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DANS
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NOUVEAUX RF.CITS
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JULIETTE LAMBER
RUE VIV1ENNE, 2 BIS, ET BOULEVARD DES ITALIENS, 15
A LA LIBRAIRIE NOUVELLE
1868
Tous droits réservés.
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I
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UN JOUR D’ORAGE
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DANS
LES ALPES
UN JOUR D’ORAGE
I
Dans une petite anse du rivage de la Mé-
diterranée trois jeunes gens sont assis. Il
fait un temps lourd, orageux; le ciel gronde
au loin avec lenteur et s’abaisse pesamment
sur les Alpes neigeuses, tandis qu’il reste
haut et pur sur la mer et les vallons qui
l’avoisinent ; la nature semble envahie par la
nonchalance, plutôt que dominée parla colère.
4
UN JO U K D’OR A O K.
L’an des trois jeunes gens, peintre déjà cé-
lèbre parmi ses amis, s’appelle Jérôme Alain.
Léger autant qu’actif, c’est un de ces papil-
lons étourdis que l’on ne parvient à fixer qu’en
leur enfonçant des épingles au milieu du
corps. Maurice, son hôte, qui est parvenu ,
non sans peine , à retenir Jérôme quelques
jours dans sa villa, s’étonne de le voir immo-
bile contempler langoureusement le vaste
horizon des montagnes. Il en fait tout haut
la remarque et prie son second ami de se
joindre à lui pour féliciter le peintre de sa
sagesse et de sa tranquillité ; mais Lucien, qui
arrive d’Allemagne, le pays des songes, où
il a terminé ses études, est absorbé lui-
même dans une vague admiration. Maurice ,
n’obtenant pas de réponse, se tait, puis bien-
tôt rêve à son tour.
Ils étaient commodément étendus dans
d’immenses fauteuils de granit creusés par la
mer. Auprès d’eux, Maurice avait fait placer
une corbeille remplie d’oranges qu’ils pe-
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•s
UN JOUR D’ORAGE. 5
laient avec distraction, et dont les écorces,
pareilles à de longs rubans d’or, voguaient
sur l’azur de l’eau. La lumière pénétrait avec
peine, et par un détour gracieux, sur les ro-
ches de la petite anse. Elles étaient à moitié
dans l’ombre, presque noires, tandis que
leurs crêtes brillantes étalaient des parures
de lichens jaunes, gris d’argent, et verts. La
dernière tempête avait laissé sur les arêtes
du granit des algues dont Maurice considé-
rait les dessins étranges, œuvre d’insectes
microscopiques. La mer continuait de se ba-
lancer en uu va-et-vient d’une mollesse incom-
parable. Parfois un flut empanaché, messager
orgueilleux des tempêtes, se précipitait avec
bruit vers le rivage ; mais, repoussé par son
propre élan, il tordait son écume frémissante
comme les tronçons coupés d’un serpent
énorme. Les galets poudreux , desséchés par
le soleil, s’entrechoquaient de plaisir sous les
baisers des grands flots qui ranimaient leurs
couleurs éteintes. A les entendre, ils étaient
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e
UN JOUR D'ORAGE
exilés sur la jolie plage; ils eussent voulu
être repris et roulés de nouveau. Les galets
sont insatiables de mouvement et ne se
trouvent jamais assez ronds! Des centaines
d'anémones blanches, roses et violettes, mol-
lusques en fleurs, égayaient les mousses bai-
gnées par l’eau transparente.
Lucien regardait avec étonnement, au mi-
lieu de ces mousses, de petits coquillages
courir en tous sens avec une vivacité singu-
lière : c’étaient des Bernard-l’IIermite cachés
sous leur froc d’emprunt, méchants diables
déguisés qui dévorent les doux habitants des
coquilles, se logent dans la demeure que les
malheureux ont construite avec leur propre
substance, y vivent sans remords, et promè-
nent triomphalement cette propriété acquise
par le crime. Des crevettes diaphanes glis-
saient autour des Bernard-l’Hermite, échap-
pant aux lentes anémones et aux crabes velus
et honteux qui se cachent dans des retraites
sombres.
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1
UN JOUR D’ORAGE.
Jérôme, l’œil perdu dans l’espace, n’avait
pas cessé de regarder la chaîne des Alpes -
couverte de neiges et l’horizon gonflé de la
mer.
— C’est beau, dit-il tout à coup en se re-
levant sur le coude, mais c’est impossible à
rendre. J’ai l’immensité en haine; elle m’é-
crase. T’ai-je écrit, Lucien, que, depuis ton
départ pour la savante Allemagne, je suis
parvenu à me convaincre que l’infini n’existe
pas ?
Le jeune étudiant, toujours attentif au
mouvement des coquillages, ne répondit
point à l’interpellation du peintre.
— Cher Jérôme, dit alors Maurice en riant,
peux-tu m’apprendre où s’arrête l’étendue ?
— Très-volontiers: l’étendue s’arrête der-
rière les nuages, aux confins de l’air.
— Qu’est-ce que les étoiles?
— Des lampions négligemment accrochés,
et que les brises légères du Midi culbutent
par centaines.
i
8
UN JOUR D'O RAG E.
— Le soleil ?
— Un feu nul entretenu, un appareil de
lumière breveté sans garantie du Tout-Puis-
t
sant.
— La lune ?
— Oh ! mon cher, une lanterne qu’on a
oublié d’éclairer.
Lucien, sans s’inquiéter d’une conversa-
tion qu’il avait dédaigné de suivre, dit au
peintre avec enthousiasme :
— Cette mer est d’une couleur admirable ;
quel bleu, mon ami !
— Assez de rêves, monsieur l’Allemand ,
répondit Jérôme; si vous vous perdez dans
l’azur, nous ne vous retrouverons plus; j’es-
père qu’en bon patriote vous nous rapportez
de l’étranger plus de science que de poésie.
— Mais puisque tu ne crois pas à la science,
qu’est-ce que cela te fait? dit Maurice.
— J’aime mon pays, et je veux que nous
soyons aussi avancés dans la connaissance
des chimères, aussi forts en erreurs que ceux
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UN JOUR D’OR AO B.
ô
de l’autre côté du Rhin.... C’est à toi que je
m’adresse, Lucien, réponds à ma question.
— Laisse-moi tranquille, répliqua Lucien ;
moque-toi du grand si tu ne peux pas le
comprendre, et plaisante l’infini, mais res-
pecte mon amour pour le bleu, pour la science
et la poésie allemandes, ou je te bats.
— O bel étudiant germain ! je reconnais
dans vos discours l’un des, meilleurs argu-
ments des écoles que vous avez fréquentées.
— Jérôme, tu m’impatientes.
— Oui, cher Lucien, la mer est d’un bleu
admirable; sais-tu pourquoi?
— I)is-le.
— Je te le demande à toi, grand chercheur
des causes.
— Très-bien, tu veux t’instruire, pauvre
ignorant. Connais-tu le Bosphore?
— J’y vais de ce pas.
— Son azur, mon ami, est dix fois plus
foncé que celui-ci, il est presque noir, et tu
répugnerais à le peindre : les choses réelles
t.
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UN JOUR D'ORAGE.
manquent parfois de vérité ! J’ai fait une expé-
rience avec l’eau du Bosphore, je l’ai mise
dans une carafe, et elle est restée du plus pur
indigo. Ce qui te prouve que la Méditerranée
est bleue parce quelle est bleue.
— Non, c’est le ciel qui donne sa couleur
à la mer, dit le peintre ; quand il est sombre,
elle est sombre aussi.
— Sans doute le ciel peut la voiler, mais
elle ne cesse pas pour cela d’être bleue ; le
rouge pendant la nuit n’est-il plus le rouge?
— La science appliquée a toujours pour
moi un faux air de mystification, repartit Jé-
rôme.
Maurice riait sous cape du sérieux de Lu-
cien, et comme une impertinence en provoque
souvent une autre, il chercha du regard au-
tour de lui quelque chose qui pût lui servir
de prétexte pour se moquer de la naïveté du
peintre.
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Il
UN JOUR D'ORAGE.
Il
Le malheureux Jérôme ne serait pas sorti
entier ce jour-là des mains de ses bons amis,
si l’apparition d’une jeune fille sur la haute
passerelle qui conduit de la route au rivage
n’était venue interrompre leurs méchants dis-
cours.
Cette fille portait le costume des monta-
gnardes piémontaises •: la jupe d’indienne
bleue très-courte , et un corsage noir ouvert
sur une large pièce de drap rouge qui donnait
à son teint bruni un éclat singulier. Elle était
d’une beauté étrange. S’appuyant sur la rampe
de la passerelle, elle regarda les jeunes gens
avec une fixité pleine de hardiesse. De ses
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12
UN JOUR D'ORAGE.
grandes prunelles vertes entourées d’un cercle
phosphorescent jaillissaient des étincelles.
Sur sa tête, qu’une masse de cheveux d’un
blond ardent protégeait seule des ardeurs du
soleil , couraient des lumières semblables à
celles qui frémissent sur l’or en fusion. À sa
ceinture pendait un sac de cuir sur lequel des
cartes étaient grossièrement peintes.
Maurice, qui habitait le littoral depuis plu-
sieurs années, reconnut une de ces femmes
que les montagnards croient possédées du
démon, et qu’ils appellent des devineresses.
— Mes amis, une diseuse de bonne aven-
ture! s’écria-t-il.
— Elle est superbe! dit Jérôme.
— Si elle pouvait me révéler le secret de
la divination? pensa tout haut Lucien.
Maurice, qui savait un peu le patois pié-
montais, appela la jeune fille. Elle répondit
par un signe de tête, s’approcha d’un ravin
qui portait en chantant ses eaux limpides à la
mer, y but dans sa main creusée, et rafraî-
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UN JOUR D’ORAGE.
13
chit son visage couvert de poussière. Elle
traversa ensuite le sable mouvant avec légè-
reté, et sautant sur les rochers comme eût
fait une chèvre, elle tomba au milieu des trois
jeunes hommes.
— Voilà une belle entrée! dit le peintre.
Lucien, Maurice et Jérôme comprenaient le
bon italien, que la devineresse parlait avec
facilité.
Après quelques phrases de politesse, ren-
voyées de part et d’autre , Maurice dit à la
jeune fille de s’asseoir auprès de lui sur une
petite roche que les rayons brûlants du soleil
ne pouvaient atteindre, ce qu’elle refusa. Elle
se tint debout, en pleine lumière. Ses beaux
cheveux d’or brillamment éclairés formaient
une auréole autour de son visage, et lui don-
naient ce quelque chose de fantastique que
les devins cherchent d’ordinaire dans l’ombre.
La mer, qui commençait à gronder, venait
parfois jeter en sifflant des flots d’écume à ses
pieds.
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UN JOUR D’ORAGE.
— Qui de vous, signori, dit-elle, veut con-
naître sa destinée*/ Je suis plus voyante les
jours d’orage; un éclair me montre le fond
des cœurs, et l’Esprit aime à s’agiter en moi
durant la tempête.
— Ce langage est plein de promesses, re-
partit Maurice en français. Allons, Jérôme,
profite des bonnes dispositions de notre jolie
sorcière.
— Commence, toi, répondit le peintre;
cette femme me trouble !
— A Lucien donc! Je ne trouve pas la vie
assez amusante pour en ôter les surprises, et
je serais désolé de savoir ce que doit être mon
avenir le plus probable.
Lucien, dans l’enchantement, pria la devi-
neresse de lui dire sa gaie ou triste aven-
ture.
„ La jeune fille avait auprès d’elle une roche
aplatie ; elle chercha dans son sac le plus beau
de ses jeux, en compta les cartes avec atten-
tion, le posa sur la roche, et le fit couper et
15
UN JOUR D’ORAGE.
recouper au jeune étudiant. Ses yeux bril-
laient d’un feu sombre, qui eût fait penser à
des montagnards que l’âme de Satan brûlait
au fond de cette âme. Elle commença de par-
ler avec une animation fiévreuse, suivant de
son regard magnétique l’effet de ses discours
sur le visage de Lucien.
— Toutes les douleurs de votre existence,
lui dit-elle, vous sont arrivées à la même date ;
vous avez fini parle remarquer malgré vous;
mais vous êtes brave et vous avez lutté avec
courage pour défier le sort. Cela me plaît î
N’est-ce pas que le malheur est têtu ! Comme
il s’acharne après ses victimes aux mêmes
époques ! Pourtant, lorsqu’on lui résiste, on
le lasse, et vous le vaincrez.... Je vois que la
plus grande occupation de votre vie sera d’ap-
prendre ce que les autres ignorent. Vous de-
viendrez fort savant, et votre réputation s’é-
tendra dans le monde entier.... Vous ne vous
marierez pas, et cependant vous serez heu-
reux.
16
UN JOUR D’ORAGE.
— Malepeste! tu n’es pas à plaindre, s’é-
cria Jérôme ; heureux et célibataire, le bon-
heur sans l’esclavage !
La devineresse frappa du pied avec impa-
tience à cette interruption du peintre, et pour-
suivit :
A
— Je crois inutile de vous dire les petits
événements de votre existence, quoique je les
aperçoive très-bien, car vous êtes de ceux qui
sont assez grands, assez élevés au-dessus des
autres pour qu’il soit facile de tout lire en
eux..,. A vous de me questionner mainte-
nant !
— Pourrais-je connaître le titre de mon
premier livre et le nom de la femme que
j’aimerai? demanda Lucien.
La devineresse réfléchit un moment et ré-
pliqua :
— Votre premier livre? une chose écrite,
imprimée!... c’est extraordinaire... je me
trompe sans doute... mais non... oui, je vois
plusieurs fois un mot : divination . Vous
I
UN JOUR D’ORAGE. 17
parlez des devins et des devineresses. Ah !
mon nom, Gésarine Borelü, y est tout en-
tier... Mille grâces, signor, pour tant de
gloire 1
— Gomment s’appelle la femme qui doit
faire mon bonheur? demanda encore Lu-
0
cien.
— Je n’ai point dit qu’une femme ferait
votre bonheur, signor; rappelez-vous mes
paroles : « Vous ne vous marierez pas, et
cependant vous serez heureux. » Vous aurez
de grandes affections pour plusieurs dames,
mais vous n’aimerez d’amour que le savoir,
comme j’aime l’Esprit!
— À genoux, Jérôme, dit Maurice.
— De quel crime suis-je coupable ?
— Tu as cru que Lucien pouvait devenir
un suborneur ?
— Je me repens, je demande grâce, et je
prie cette belle inspirée de me dire à moi
quel sera le sujet de mon meilleur tableau.
— Impossible, repartit la devineresse qui
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UN JOUR D'ORAGE.
serra son jeu de cartes dans son escarcelle ;
l’Esprit m’a quittée.
— Je vous payerai double.
— C’est par plaisir plus que pour l’argent
que je devine, signor, répondit-elle avec
fierté.
— Bravissima! s’écria Lucien ; voilà trois
ans que je cherche une devineresse comme
vous !
Et lui mettant sa bourse dans la main, il
ajouta :
— Prenez ceci, je le veux!... A présent,
Césarine , puisque je dois parler de vous
dans mon premier livre, il faut que vous me
racontiez votre histoire.
— Mon histoire commence à peine, dit-
elle, et je préfère vous raconter celle de la
mia madré.
Lucien allait répliquer.
— La mia madré était aussi une devine-
resse, ajouta Césarine.
Elle se recueillit et sembla regarder au
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UN JOUR D'ORAGE.
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dedans d’elle avec la passion qu’elle avait
mise à regarder dans l’âme du jeune savant;
puis elle commença ainsi :
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20
UN JOUR D ORAGE.
III
Le père de la mia madré était chevrier
dans les marais des environs de Rome, et la
femme du chevrier, mon grand-père, devi-
nait l’avenir et guérissait les gens de la fièvre.
Un soir, on l’enleva par ordre d’un monsei-
gneur-cardinal, en disant qu’elle était sor-
cière. La femme du chevrier avait alors vingt
ans et une beauté merveilleuse ; elle est pri-
sonnière encore ou morte, monseigneur le
cardinal dit qu’il ne s’en souvient plus... Le
chevrier, mon grand-père, cacha sa fille après
qu’on lui eut pris sa femme. Plus tard, la
voyant belle, et découvrant que l’Esprit la
poussait à prédire, il l’envoya dans le Génois
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UN JOUR D’ORAGE.
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où il y a beaucoup moins de cardinaux qu’à
Rome.
Sur le doux rivage de Gênes, la mia madré
fut heureuse. Elle se tenait à l’entrée du port
tout le jour ; on la consultait, et souvent on
venait la chercher pour aller guérir la fièvre
ou dire la bonne aventure dans les plus riches
maisons de la ville.
Elle avait pour voisin de chambre un jeune
montagnard qui partait chaque matin et ren-
trait chaque soir aux mêmes heures qu’elle.
Le garçon était de Giage, près du col Ardent,
sur un plateau des Alpes marines. Il était
très-beau de figure, grand de corps, coura-
geux, travailleur, et bon comme un monta-
gnard. 11 se nommait Giuseppe Borelli, et fai-
sait la cour à sa voisine. Pendant trois années,
la mia madré répondit en se moquant aux
douces paroles de son amoureux; mais, un
jour, elle prit plaisir à les entendre, et, fina-
lement, elle épousa Giuseppe. Le chevrier,
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UN JOUR D’ORAGE.
fille que ce mariage le consolait de toutes ses
peines.
Quatre ans de bonheur passèrent. Lorsque
j’arrivai dans le monde j’étais bien attendue,
et la mia madré se réjouit d’avoir une fille.
Son Giuseppe eût préféré un garçon, parce
qu’à Giage les filles ne sont point regardées
comme des enfants. Je grandis et je connus
toujours mon père triste : il regrettait sa mon-
tagne; mais la mia madré qu’il aimait de
tout son cœur ne voulait pas le suivre à Giage.
Pourtant, à l’entendre, rien n’était plus beau
que le col Ardent, le col de Tende et la chaîne
des petites Alpes. J’avais fini par le croire, et
je rê’vais de courir dans les bois, sur les pla-
teaux verts, et sous le grand ciel, au lieu de
rester tranquille et sage à côté de la mia
madré , pendant qu’elle disait la bonne aven-
ture. Ma seule crainte était de ne plus voir
dans la montagne la mer bleue et les vagues
dont le mouvement occupait tous mes jours
et toutes mes heures. Mon père, auquel je
UN JOUR D’ORAGE.
23
parlai de mes gros soucis, me raconta que du
plateau de Ciage on voit deux mers, celle
d’Italie et celle de France.
Je venais d’avoir douze ans, lorsqu’un ma-
tin on reçut chez nous des nouvelles de Ciage
par une lettre du curé. Le père de mon père,
sur le point de mourir, appelait son fils au-
près de lui; il gardait un troupeau depuis
cinquante ans, et voulait le remettre pour la
saison aux mains de Giuseppe; la lettre disait
encore que mon père pourrait revenir dans le
Génois au commencement de l’hiver.
Après la lecture de ce malheureux papier,
le pauvre Giuseppe prit un grand bâton qui
m’avait servi plus d’une fois à jouer au cheval
dans notre chambre, nous embrassa, et nous
dit adieu en pleurant.
— Reviendras- tu bientôt? demanda la mia
madré .
— Oui, dans trois ou quatre mois... Æinsi,
tu ne veux pas suivre ton mari, tu ne le veux
pas? répéta mon père.
#
?
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UN JOUR D’ORAGE.
— Mais à Giage que ferais-je? je ne pour-
rais pas deviner, répondit-elle.
— Oh non! si M. le curé qui est le juge,
le maire et le roi de notre village, savait
que tu as tiré une seule fois les cartes, il
te ferait chasser du pays comme une crimi-
nelle.
— Adieu, adieu, dit la mia madré.
F Je les adorais autant l’un que l’autre, et je
m’écriai malgré moi :
— Ah ! vous me coupez le cœur en deux!
Mon père me saisit dans ses grands bras
et me fit en sanglotant mille caresses.
— Yois-tu, ma Gésarine, murmura-t-il, ta
mère aime mieux l’Esprit que nous.
Ah! signori, si vous aviez vu la mia madré
après ces paroles ! Elle changea entièrement
de visage; ses grands yeux noirs nous fixèrent
avec désolation; sa voix mourante répéta
deux fois : « Il faut que je choisisse ! » Elle mit
ses deux mains sur son front, puis sur sa poi-
trine, et elle les écarta vivement, comme si
UN JOUR D’ORAGE
elle chassait quelque chose.... Enfin ses re-
gards devinrent moins brillants, ses mains
tombèrent le long de son corps, et elle perdit
la connaissance d’elle-même... Mon père san-
glota de plus belle; moi, je me mis à genoux
devant la mia madré , je la suppliai de ne
point mourir, et je lui jurai que je l’aimais
plus que mon père... Elle revint à la vie.
— Partons, nous dit-elle, j’ai choisi !... C’est
toi qui l’as voulu, Giuseppe ; Dieu veuille que
tu ne t’en repentes pas bientôt!
*
Mon père, fou de joie, n’entendit point ces
dernières paroles. Il quitta la chambre en
chantant un refrain de son patois qui finit par :
in er piemonte ritornerai ! Quand il reparut,
il nous dit qu’il avait acheté une mule. La
mia madré sourit.
■ — Cornélia, dit mon père d’un air heureux
à sa femme, je vois aujourd’hui l’amitié que
tu as pour ton Giuseppe, qui t’a aimée seize
ans plus que sa montagne.
Il fit un paquet de nos vêtements, descen-
2
26
UN JOUR D'ORAGE
dit devant nous l’escalier de notre maison, et
trouva moyen de placer la min madrc , nos
habits et moi, sur la mule.
— A Ciage ! s’écria-t-il, en jetant au ciel
son grand bâton qu’il ressaisit ensuite par le
milieu.
La mia madré riait dans le chemin de la
joie de son Giuseppe, et pleurait de sa peine
à elle.
Que la campagne me sembla jolie à voir!
Les orangers et les citronniers paraissaient
couverts de neige; tous les arbres étaient en
fleurs ou en fruits ; les oiseaux chantaient
dans les buissons; les petites sauterelles au
milieu des blés, les rainettes dans les oliviers,
annonçaient de leur grosse voix le retour du
beau temps.
Au coucher du soleil nous étions déjà sur
une colline assez haute, et nous pouvions re-
garder par-dessus les vallons remplis d’oran-
gers. Je crus que je devenais plus grande. A
chaque instant mon père nous j etait des bottes
UN JOUR D'ORAGE.
27
d’herbes odorantes. Nous montions toujours.
J’entendis des torrents gronder, et je les vis
courir, briser leurs eaux sur les rochers avec
de la belle écume blanche. Mon père et moi
nous étions dans l’enchantement, mais la min
madré était pâle et souffrante; le feu qui fai-
sait briller son regard était éteint en elle ; sa
main froide s’agitait convulsivement dans la
direction de Gènes et semblait envoyer un
adieu désespéré au mystérieux compagnon
qu’elle avait quitté pour suivre mon père.
Elle essayait d’arracher de son cœur, la pau-
vre devineresse, le souvenir d’un amour que
je connais à présent et qu’aucun autre ne
peut remplacer. Get amour, mon père, pour
ne pas déplaire à sa Cornélia , l’appelait
l’amour de l’Esprit ; les montagnards le nom-
ment la passion du Diable ; moi, je suis cer-
taine que c’est Dieu et non Satan qui est en
nous.
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28
UN JOUR D’ORAGE.
IV
A ces mots, le peintre bondit sur son ro-
cher et s’écria:
— Voilà un joli blasphème !
— Qui peut vous donner cette croyance?
demanda Lucien vivement.
— J’ai lu toutes les histoires des prophètes,
répohdit Césarine, et ils n’éprouvaient pas,
en voyant, autre chose que ce que nous éprou-
vons.
— C’est possible, répliqua le peintre, quant
à l’impression; mais il s’agit justement de
savoir si ladite impression vous arrive d’en
haut ou d’en bas, du ciel ou de l’enfer!
— Comme il vous plaira, repartit la devi-
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UN JOUR D’ORAGE. 2 J
neresse d’une voix brève... Voulez-vous que
je continue? ajouta- t-elle en s’adressant à
Lucien.
— Je vous en conjure, dit le jeune étu-
diant.
2 .
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*
UN JOUR D'ORAGE.
tait dans la nuit, tandis que la mer recevait
les premières clartés du jour.
— J’ai quitté ce doux rivage plein de lu-
mière, murmura la mia madré , et j’entre
dans une nuit obscure dont je ne sortirai
peut-être pas. Je ne vois rien que de vague
dans ma destinée... tout est troublé, tout est
sombre, tout est vide en moi ! l’Esprit irrité,
jaloux de mon mariage, vient aujourd’hui de
m’abandonner pour toujours... Je l’ai voulu...
Césarine, ajouta-t-elle tout à coup, chère
fille de mon sang, si tu pouvais deviner ce
qui m’arrivera dans ce village! Essaye de lire
à travers le voile de mes yeux jusqu’au fond
de mon âme, où l’avenir de mon existence est
écrit.
Elle me prit dans ses bras ; je me pressai
contre elle; son regard fixe m’engourdis-
sait tout entière ; elle appuya ses lèvres
brûlantes contre les miennes... Mes paupières
s’alourdirent et se fermèrent... J’essavai alors
de deviner!... Mon cœur battait avec un grand
32
UN JOUR D'ORAGE.
bruit qui se répétait dans mes oreilles et de
chaque côté de mon front. Je ne sentis plus
du tout ma volonté ; mais quelque main invi-
sible conduisant mon esprit en voyage à tra-
vers les mois et les jours de l’avenir, j’aper-
çus une femme pâle au bord d’un lac noir. Je
jetai- un grand cri en reconnaissant la rnia
madré ; et je rouvris les yeux pour chasser
F image...
— Que vois-tu, que vois-tu? me demanda-
t-elle avec inquiétude. Dis-le-moi, Césarine:
il est peut-être encore temps de retourner à
Gênes!
Mon père, qui nous avait un peu dépassées,
accourut en criant:
— Nous voici à Ciage !
— Tout est fini, dit bien bas lu mia ma-
dré.
Quel village ! et comme il me parut triste !
Les maisons étaient faites en voûte comme des
caves; il fallait se coucher pour y entrer,
tant les portes étaient basses. Mon père nous
UN JOUR D’ORAGE.
33
dit que c’était à cause de la neige; la neige!
ce mot fit trembler la mia madré .
L’une des maisons de Ciage appartenait à
mon grand-père qui l’avait quittée pour aller
garder son troupeau à deux heures de mar-
che du pays. Pauvre maison ! pauvres cham-
bres toutes nues! pauvres petites fenêtres
étroites! pauvres meubles grossiers! comme
la mia madré pleura en vous voyant! Moi, je
regrettai notre petit logement de Gênes si
bien orné, et la vue de la mer. On me cou-
cha sur le lit; qu’il était dur! Mon père allu-
ma un grand feu au milieu de la case; il n’y
avait pas de cheminée, mais seulement un
trou au toit; la mia madré ouvrit la fenêtre
et la porte pour faire sortir la fumée. Bientôt
une douzaine d’enfants envahirent notre de-
meure; leurs mères vinrent aussi : c’étaient
nos voisines et nos petits voisins. Après
nous avoir souhaité la bienvenue à Ciage, on
nous apporta les deux plats qu’on offre aux
étrangers: du macaroni aux haricots et une
34
UN JOUR D’ORAGE.
tarte aux petits pois. Mon père eut l’air de
se régaler; il remercia ses voisines, et prit
plaisir à reparler son patois.
Tout à coup, un jeune garçon d’environ
♦
quatorze ans entra; ses cheveux étaient em-
plis de poussière, ses vêtements déchirés
avec intention ; il avait les bras croisés sur
la poitrine et se tenait immobile, attendant,
selon l’usage des messagers de mort à Ciage,
qu’on fit silence autour de lui. Les femmes et
les enfants se turent, et le jeune garçon pro-
nonça la phrase ordinaire :
— Le père n’est plus qu’une âme !
— Où est son corps? demanda le pauvre
Giuseppe en pleurant.
— Les bergers et moi, nous avons apporté
son corps à l’église de Ciage, répondit le mes-
sager. Que le fils du vieux me suive et vienne
enterrer son père !
— Courage, sois un homme ! dit une
femme au désolé Giuseppe, qui sortit en san-
glotant.
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35
UN JOUR D’OR AG R.
Les voisines ramassèrent la cendre de
notre foyer, elle s’en couvrirent la tête, et ce
furent des gémissements sans fin. De leur
côté, les enfants jetaient de tels cris que la
mia madré me demanda, à moi qui ne le sa-
vais pas, ce que toute cette comédie signifiait.
Comme nous n’entendions pas grand’chose au
patois de Ciage, les voisines finirent par nous
• quitter, au grand contentement de la mia
madré , qui s’assit près du feu éteint, m’at-
tira sur ses genoux , et fixa longtemps sur
moi ses yeux gonflés de larmes. Il me vint
l’idée de la distraire, et je lui demandai la
permission d’ouvrir une armoire que nous
avions devant nous. Elle m’appela curieuse,
et me laissa faire.
L’armoire était pleine , et j’en tirai plu-
sieurs costumes du pays : d’épaisses jupes
de laine, des corsages qui serrent la taille et
s’ouvrent sur une pièce de flanelle rouge,
des chemises garnies de grosse guipure de
Gênes formant collerette, de larges rubans de
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36
UN JOUR D’OR AGE.
velours et de soie pour rouler ses cheveux en
couronne autour de la tête. La mia madré ,
qui avait toujours conservé ses vêtements de
paysanne romaine, essaya l’un de ces cos-
tumes pour faire plaisir à son Giuseppe.
Lorsque mon père rentra, il était triste, abattu,
mais en voyant sa femme habillée à la mode
de Ciage, il sourit et l’embrassa de tout son
cœur. Je lui dis de reprendre à son tour ses *
habits de montagnard, que peu à peu il avait
quittés à Gênes; il alla dans sa chambre et
revint au bout d’un instant avec une culotte
de drap roux fermée au-dessus du mollet par
de gros boutons noirs, des bas de laine blanche,
d’énormes souliers à boucles, une ceinture
rouge autour des reins , un gilet très-long,
une veste courte qui se prêtait cà tous les mou-
vements du corps, le haut bonnet de tricot
écarlate, un manteau roulé sur l’épaule,
et son bâton de pâtre à la main. Mon père
était grand, beau, bien fait; ce' costume le
grandissait et l’embellissait encore. La mia
madré prit plaisir à regarder son Giuseppe,
et se leva sur le bout des pieds pour lui dire
à l’oreille des paroles que je n’entendis pas.
Mon père fit encore lui-même un paquet des
vêtements dont nous avions le plus besoin,
t
amena la mule devant notre porte, et nous
dit que nous allions partir pour rejoindre le
troupeau. Il voulut me placer comme à Gènes
à côté de la mia madré , mais je demandai «à
courir en liberté autour de mes chers pa-
rents.
Le jeune garçon qui nous avait annoncé la
mort du grand-père nous rejoignit hors du
village; il s’appelait Baptiste, et il aidait à
garder notre troupeau.
Nous voilà donc tous les quatre en route,
la mia madré heureuse de quitter Ciage qui
lui déplaisait, mon père content de se retrou-
ver dans sa montagne, moi ravie de me sentir
libre et d’avoir un jeune camarade qui parais-
sait tout disposé à m’obéir et à m’aimer. Au
bout de deux heures de marche dans une
38
UN JOUR D'ORAGE.
belle foret de mélèzes, nous étions auprès
d’un grand chalet et de nos bêtes. Le temps
était magnifique. Dans notre troupeau il n’y
avait que des vaches blanches; elles portaient
au cou des campanettes qui faisaient une jolie
musique lente etdouce. En face de notre mon-
tagne, on voyait paître sur un escarpement
le troupeau des vaches rouges; puis sur un
grand plateau vert toutes les vaches mouche-
tées de noir ou de roux. Il y avait encore la
montagne des veaux et celle des brebis.
Le chalet était encombré d’ustensiles pour
faire cailler le lait et façonner le fromage.
J’appris à porter sur la tète de grandes jarres
pleines sans les répandre. Baptiste n’avait que
deux ans de plus que moi, et il jouait encore
de tout son cœur. Je m’amusais beaucoup.
La mia madré , assisé tout le jour ou cou-
chée près de son Giuseppe au bord du torrent,
ne parlait point de Gênes. La nuit, elle regar-
dait durant de longues heures les étoiles bril-
lantes, que mon père lui apprenait à recon-
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39
UN JOUR D’ORAGE.
naître. Elle riait de tout, mais aussi elle pleu-
rait pour très-peu de chose. Lorsque mon
père se levait de bonne heure, j’allais em-
brasser la mia madré dans son lit. Je la trou-
vais souvent extraordinaire. Elle répétait dix
fois les mêmes mots. Un matin elle me dit
avec des yeux brillants pareils à ceux que je
lui avais vus au moment de notre départ de
Gênes :
— Ni mari adoré, ni enfant ne consolent
de l’abandon de l’Esprit. Comment ai-je pu
être infidèle à celui qui emplissait mon âme
de lumière? pourquoi ai-je quitté celui qui
daignait encore faire tressaillir un cœur cou-
pable? Je suis une ingrate, je me repens et
je souffre.
La mia madré en prononçant ces paroles
était fort pâle; elle n’avait plus sur les joues
ces couleurs roses quelle avait prises dans
la montagne, et que mon père, et moi nous
étions si joyeux de lui voir; il me sembla
qu’elle avait beaucoup maigri, et je la
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40
UN JOUR D’ORAGE.
quittai brusquement * pour lui cacher ma
peine.
Le -soir, Baptiste parla pour la première
fois de r hiver et dit qu’il était très-amusant
*
de le passer à Giage. Les maisons sont chaudes,
ajouta-t-il, lorsque la neige les recouvre; on
$
on a du bois de la commune autant que Ton
en veut; toutes les provisions sont faites; le
✓
froid de la montagne est très-sain; on reste
ensemble autour d’un bon feu, on travaille,
r
ou bien l’on va dans les_grandes étables où
les jeunes garçons etlesjeunes filles chantent,
et où les vieux racontent de vieilles histoires.
Mon père écoutait Baptiste avec plaisir et
l’encourageait à continuer ; mais lamiamadre
éclata en sanglots et s’écria :
— Oh ! cela ; je ne le pourrai jamais, jamais I
%
Mon père très-ému lui dit que nous re-
tournerions à Gênes aussitôt les premiers *
froids; il eut toutes les peines du monde à la
consoler, et le lendemain elle fut malade et
garda le lit.
N
UN JOUR D’ORAGE,
41
VI
Le 25 juillet, jour de la fête de Saint-
Jacques, patron de Ciage, mon père nous
permit d’aller à la messe, la mia madré , Bap-
tiste et moi. Nous nous arrêtâmes à Ciage,
dans la maison de mon grand-père, pour
mettre nos plus beaux habits. Baptiste nous
dit de nous presser, que nous étions fort en
retard. A notre entrée dans l’église, nous
vîmes que la messe était commencée depuis
longtemps. Je fis un peu de bruit pour trou-
ver des places, malgré les recommandations
de la mia madré. Lç curé de Ciage se re-
tourna vers nous avec colère, et dit tout haut
en italien :
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12
UN JOUR D'ÛRAGB.j
— Qui se permet de troubler le recueille-
ment dans la maison de Dieu?
Chacun alors nous regarda. Un brigasque
qui était venu pour la fête et avait connu la '
mia madré à Gênes,- répondit au curé.
— C’est une devineresse !
* *
, Les femmes, jalouses de nous voir mieux
habillées qu’elles, répétèrent ce malheureux
mot et allèrent jusqu’à dire :
— C’est une sorcière !
Alors le curé, voyant qu’on n’écoutait plus
la messe, s’écria d’une voix qui ressemblait à
✓ ;
celle du tonnerre :
— Les âmes possédées du démon doivent
fuir les églises.
A ces paroles, la mia madré , Baptiste et
moi, qui étions agenouillés près de la porte,
nous sortîmes. Les enfants nous poursuivirent
en nous accablant d’injures. Baptiste frappait
à tort et à travers, mais les coups pleuvaient
sur lui de toutes parts.
Depuis plus d’une heure nous avions quitté
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IJN JOUR D’ORAGE. 43
ce pays détesté, que la mia madré se sauvait
encore, croyant entendre derrière elle le ga-
lop des enfants de Ciage. La sueur qui cou-
lait de son front se mêlait à ses larmes. Pu-
vera, povcra mia madré! Enfin elle tomba
épuisée au bord du torrent et murmura :
— Une devineresse 11e devrait jamais se
marier!
Mon père était peut-être assis au bord de
ce torrent qui voyait le désespoir de la mia
madré , et il songeait peut-être en souriant
au prochain retour de sa chère femme....
Mais les eaux qui se précipitaient à grand
bruitdansla direction de notre chalet ne cou-
rurent pas aussi vite que Baptiste, qui arriva
près de son maître la tête perdue, et lui redit
toute la scène de l’église. Mon père vola jus-
qu’à nous; ses .yeux pleins de fureur et ses
poings fermés menaçaient le ciel. Je l’aperçus
au bout d’un sentier; la mia madré lui tour-
nait le dos et remettait en natte ses longs
cheveux que notre course avait entièrement
44
UN JOUR D’ORAGE.
défaits. Gomme elle était belle ! En la regar-
dant, toute la colère de Giuseppe tomba
goutte à goutte avec ses pleurs.
— Cornélie, dit-il, tu n’étais pas faite pour
un pauvre montagnard entêté, et mon bon-
•
heur te rend bien malheureuse. Je te fais trop
de chagrin, et tu cesseras de m’aimer un
jour.
Il vint se mettre à genoux auprès de la mia
madré, lui demanda mille fois pardon; puis
tout à coup il la prit dans ses bras comme un
petit enfant et l’emporta. Elle voulut des-
cendre à terre , mais il lui répondit par de
gros baisers. Ses cheveux n’étaient pas ratta-
chés , ils traînaient dans la poussière ; j’ac-
\
courus pour les soutenir, et je les portai si
gravement que la mia madré finit par rire de
tout son cœur, mon père aussi et moi avec
eux. Baptiste crut nous entendre gémir, et il
accourut au-devant de nous; il pleurait en-
core, et me dit qu’il était bien étonné de nous
voir si joyeux. Je lui racontai ce qui s’était
UN JOUR D'ORAGE.
45
passé; alors il murmura très-bas d’une voix
tendre :
— Lorsqu’on s’aime et que l’on se marie,
l’amitié fait oublier tous les chagrins.
Le soir de ce jour la miamadre^ utlafièvre,
et aucune des herbes de notre montagne ne
put cette fois la lui enlever. Mon père lui jura
qu’ après le mois de septembre nous quitte-
rions le plateau de Ciage, et qu’il ne lui de-
manderait jamais d’y revenir. Cettepromesse
parut rendre quelque force à la pauvre ma-
lade, eLcalma mon tourment.
Le 15 août approchait; c’est l’époque où
les femmes de la Briga, de Bornigo et de
Ciage viennent surprendre les pâtres dans
les prairies, et font mesurer devant elles le
lait que donnent leurs vaches, pour savoir à
combien de fromages elles auront droit au %
bout de la saison. La grande salle du chalet
était toujours pleine; la mia madré se ca-
chait souvent dans sa chambre; mais moi
j’aimais à voir tout ce monde, et grâce aux
3 .
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<16
UN JOUR D’ORAGE.
leçons de Baptiste, je commençais à bien
parler le patois du pays.
C’était aussi le temps de la fenaison. La
montagne des vaches blanches appartenant
à la commune de la Briga, les jeunes filles et
les jeunes garçons brigasques arrivaient par
bandes pour couper le foin. Après la moisson,
difficile et fatigante, la fenaison est une fête ;
, on travaille et l’on joue. Entre la part de
prairie faite à chacun, il n’y a pour toute
barrière que de hautes herbes auxquelles
personne ne touche, car celui ou celle qui se
permettrait d’y donner le moindre coup de
faucille serait déshonoré. Les filles se tiennent
sur les petits plateaux, et les garçons, avec
leurs crochets de fer aux pieds, fauchent sur
les escarpements. On chante en chœur, et
souvent un mot jeté par quelque malin court
d’un bout à l’autre de la troupe, se répète,
et l’on entend au loin de nombreux éclats de
rire. Les vaches écoutent ces bruits. Parfois
Lune d’elles, reconnaissant quelque jeune
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UN JOUR D'ORAOB.
«
voix , s’échappe , abandonne le troupeau
quelle suit fidèlement d’ordinaire, franchit
les barrières d’herbes qui la séparent de ses
maîtres, et va se rouler à leurs pieds en mu-
gissant. Chacun la nomme du nom de ceux à
qui elle appartient ; on l’entoure, on lui parle,
on la caresse. Baptiste et moi, nous allions à
tous moments chercher ainsi l’une de nos
bêtes. Les faneurs couchent sous les roches
creusées, s’enveloppent dans des draps de
laine, et se font un lit d’herbe sèche et par-
fumée. Ceux qui ne dorment pas regardent
les étoiles, que tous les montagnards aiment,
et ils chantent au milieu des nuits claires des
cantiques à la madone, que les échos chan-
tent après eux, que le grondement de l’eau
accompagne, et auxquels répondent les voix
des pâtres éloignés. Mon père a raison : la
montagne est belle et gaie pour un monta-
gnard !
Lu mia madré devenait chaque jour plus
malade. Cependant aucune des femmes venues
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48
UN JOUR D'ORAGE.
de la Briga ou de Giage ne lui avait rappelé
la scène de l’église. Baptiste prétendait savoir
que beaucoup de gens, ayant eu connaissance
de la maladie de la mia madré, s’étaient
repentis de leur dureté envers elle, et que le
curé lui-même, qui était plus violent que
/
mauvais, avait dit trois fois en chaire qu’il ne
fallait point condamner les pécheurs sans les
entendre.
Lorsque le temps des mesurages fut passé,
mon père recommença de soiguer la mia
madré. Elle avait beaucoup changé, et elle
était si faible qu’elle pouvait à peine se tenir
debout. Mon père ne la quittait plus, et ne
s’occupait guère du troupeau. 11 nous appela
un jour, Baptiste et moi, et nous dit de nous
préparer à conduire la mia madré au pic de
l’Enfer, où les gens de la Briga, de Ciage, de
San-Dalmas et de Tende, vont guérir leurs
fièvres et retrouver leur appétit lorsque par
hasard ils l’ont perdu.
Notre mule nous servit encore. Mon père
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UN JOUR D’ORAGE.
40
établit sur son dos la mia madré, et me
recommanda cent fois d’être douce, bonne,
sage, de bien soigner sa Cornélie, et de la
ramener sans fièvre au plateau. Je lui promis
en pleurant tout ce qu’il voulut. Baptiste
se chargea de provisions pour quatre jours.
Nous étions déjà très-éloignés de mon père
lorsque la mia madré me demanda de faire
signe à son Giuseppe de venir auprès de nous;
il accourut.
— Encore un adieu , murmura-t-elle en
l’embrassant avec force, le dernier...
— Le dernier ! répéta mon père ; que dis-
*
tu, Cornélie? Si tu te sens trop malade, reste,
je t’en conjure.
— Du courage, mon Giuseppe, ajouta-t-elle
avec un doux sourire.
Nous partîmes. Il fallut passer dans de
grands bois remplis d’enfants qui cueillaient
des fruits sauvages. La mia madré ayant
refusé de traverser la Briga, Baptiste nous fit
escalader la haute colline de la Maschera,
50
U N JOUR D’ORAGE.
descendre un peu à Saint-Sauveur et tout à fait
à San-Dalmas, sur la route de Coni. Nous
montâmes ensuite par le chemin de la Minière
d’argent jusqu’au vallon des Merveilles; là,
des figures d'hommes taillées dans le rocher
nous montrèrent du doigt la Testa ciel Inferno.
Une heure après, nous entrions dans la plus
haute vallée du pic. Je comptai neuflacs; ils
étaient noirs.;. La vision que j’avais eue le
jour de notre arrivée à Ciage reparut à mes
yeux... Piien ne m’avait encore semblé plus
triste que cet endroit. Le soleil en se cou-
chant avait répandu sur les roches une lu-
mière couleur de flammes. Je n’aperçus que
de petits arbustes desséchés, et pas un seul
de ces beaux arbres qui montrent aux gens
que l’on peut vivre en paix là où ils ont
/
grandi. L’eau des lacs' dormait froide, immo-
bile, au lieu- de chanter et de secouer son
écume comme l’eau des torrents de la mon-
tagne des vaches blanches. Dans la cabane
où s’abritent les malades qui viennent aux
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UN JOUR D'ORAfiR. 5»
lacs pour guérir leur fièvre et retrouver leur
appétit, il n’y avait personne. Aidée de Bap-
tiste, je descendis la mia madré de notre
mule, je l’entourai de couvertures et je la
couchai dans la cabane; elle était très-lasse
et ne tarda pas à s’endormir. Baptiste, après
avoir mangé, suivit l’exemple de sa padrona ,
et je fisbientût comme mon petit compagnon.
Le jour nous éveilla tous les trois. En re-
voyant la vallée de l’Enfer, les lacs noirs, je
me ressouvins encore de ma vision. Je sup-
pliai la mia madré de retourner en arrière
jusqu’aux lacs des Merveilles, qui guérissent
aussi de la fièvre et sont moins désolants à
regarder. Mais elle me dit que ce lieu plaisait
à son âme, et qu’elle ne le quitterait point.
..Elle voulut aller s’asseoir au bord du lac
• Lungo, et Baptiste l’y porta. Je puisai pour
elle de l’eau glacée clans le lac; elle nous dit
que cette eau lui faisait du bien et rafraîchis-
sait sa poitrine en feu.' L’air était léger et
pur. En immense troupeau de chèvres appa-
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I
52 UN JOUR D’ORAGE.
rut tout à coup sur les roches. Les bêtes im-
patientes, corne contre corne, se placèrent à
l’entour du grand lac Lungo, et burent plus
lentement qu elles ne voulaient, car l’eau leur
parut froide ; il y en avait au moins deux
cents, elles étaient ou blondes, ou noires, ou
blanches. Les chevriers nous adressèrent
quelques mots de bienvenue. La mia madré
me dit quelle croyait se retrouver au milieu
du troupeau de son père, et pleura douce-
ment. Le soleil, un peu triste, sécha ses
larmes sur ses joues et les larmes que la nuit
avait versées sur les petits arbustes. Comme la
veille, le soir venu, je couchai la mia madré
dans la cabane; de même, elle eut l’air de
s’endormir, et je me laissai prendre par le
sommeil; mais, quand le jour m’éclaira, je
cherchai en vain la mia madré auprès de
moi. Je crus rêver encore... elle avait dis-
paru î Je criai, j’appelai : Baptiste seul ré-
pondit. Je courus avec lui au bord du lac
Lungo, la pauvre malade y était !
UN JOUR D'ORAGE.
53
— Baptiste, dit-elle, prends la mule et va
chercher ton maître. Il faut qu’il se hâte s’il
veut m’embrasser avant que je meure.
N
Lejeune pâtre resta un moment épouvanté
et immobile, puis il s’élança vers la mule
qui passait à quelque distance, et partit au
galop.
Mes yeux étaient secs et brûlants; je ne
pouvais prononcer une parole, tant ma gorge
était serrée par la douleur. Je tombai à ge-
noux devant la mia madré , et je pris ses deux
mains dans les miennes en tremblant.
— Gésarine, me dit-elle d’une voix claire,
rien ne peut me sauver, je suis perdue, per-
due... Ainsi, sois courageuse, poverina ; at-
tends pour te désespérer que j’aie cessé de
vivre. Je vais te parler de choses que tu ne
raconteras jamais à ton père ni aux gens de
Ciage. Écoute ! Je lis aujourd’hui dans mon
âme aussi aisément que je lisais autrefois
dans celle des autres. Je puis compter, se-
conde par- seconde, les heures de ma courte
54
UN JOUR D’ORAGH.
existence : ton père me trouvera morte!
Écoute, écoute !... Si, comme toutes les filles
de notre race, tu sens un jour l’Esprit en toi,
ne te marie point, mon enfant, ou ma des-
tinée sera la tienne. Ne crois pas que ma
venue à Ciage m’ait tuée, je souffrais aupa-
ravant, à Gènes même je n’aurais pas vécu,
j’aurais langui une année encore ou deux
peut-être. Ton père m’a montré tant d’amour
depuis trois mois que je ne veux pas mar-
chander quelques jours à mon sort. Ce que
je regrette, c’est le passé, le temps où l’Es-
prit régnait seul dans mon âme, où lui seul
me guidait, où je n’étais esclave que de mes
volontés intérieures, où je lisais, comme en un
livre ouvert, dans l'avenir de ceux qui me
consultaient. Depuis mon mariage je n’ai eu
que de rares inspirations; mon amour pour
Giuseppe m’a toujours remplie de tendres
craintes et a troublé ma clairvoyance. Une
devineresse ne doit jamais se marier, n’oublie
pas cela, ma Césarine, et fuia Te. village, la
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UN JOUR D'ORAGE.
ville où tu craindras d’aimer, si l’Esprit te
possède. Va sans attachement, sans liens, où
l’Esprit te conduira; donne-toi tout entière à
lui; ne subis que sa loi secrète; qu’aucune
affection ne te retienne en un lieu de la terre ;
marche sans cesse, et n’aie pour parente, pour
amie, que la liberté! Oui, tu seras voyante,
chère fdle de mon sang ! L’Esprit te par-
lera comme à moi plus clairement les jours
d’orage... Addio,addio! ... Je désire être .en-
terrée là, sous ce rocher; ils ne voudraient
pas de moi dans leur terre bénie. Addio, ma
Césarine; pleure- maintenant!
Elle pencha sa tète sur mon, épaule, et
ferma ses beaux yeux pour ne plus les rou-
vrir. Ah ! quel long jour de larmes amères,
et quel lieu désolant ! Chevriers et chèvres
nous avaient quittées. Je criai parfois tout
haut ma douleur; pas un petit oiseau, pas
une mouche ne me répondit; mes larmes
coulèrent dans le grand lac noir, qui sembla
dire : « Qu’est-ce que ces gouttes légères et
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UN JOUR D’ORAGE.
brûlantes veulent à mes eaux glacées ? » Lors-
que le soleil commença de tourner autour de
/
la montagne, j’eus peur, et je me jetai à
genoux en face de lui. Je le suppliai de s’ar-
rêter un moment au-dessus de moi; il re-
monta un peu, mais pour redescendre plus
vite après. Ma tête et mon cœur me faisaient
un mal insupportable. J’étais au pic de l’En-
fer ! Si la mia madré , comme je l’avais en-
tendu dire, était possédée du démon? Si
Satan allait venir me l’enlever?... Je pris la
pauvre morte dans mes bras, je la serrai de
toutes mes forces, et je sentis le courage de
la défendre contre l’esprit du mal lui-même
/
s’il se présentait en personne. J’avais une
fièvre violente, le délire, et j’étais dans une
agitation extraordinaire. J’interrogeai l’ho-
rizon avec les yeux de mon corps, et j’essayai
en vain de découvrir mon père ; mais tout à
coup je le vis distinctement avec les yeux de
ma pensée...* Le pauvre Giuseppe! il courait
plus vite encore que n’^avait couru Baptiste.
UN JOUR D'ORAGE.
57
Son cœur pleurait et saignait ; que de choses
il se jurait! hélas! trop tard... Mon père
entra dans la vallée, et bientôt je l’aperçus
réellement. 11 faisait à peine clair lorsqu’il
s’approcha de la mia madré', et cependant il
comprit tout de suite qu’elle ne vivait plus.
Comment raconter son désespoir? Tout ce
que je puis dire, c’est que la devineresse
était plus aimée qu’aucune femme ne le sera
jamais. .. ce qui ne l’a pas empêchée de mourir
d’ennui et d’esclavage!
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♦
53
UN JOÜ R D’OR A G B.
VII
Césanne se tut. Ses yeux iixgs regardèrent
dans la chaîne des Alpes la Testa dcl Infertio.
Couvert de nuages coin me les autres sommets,
le pic laissa brusquement glisser son manteau
de brume jusqu’à sa base. Il se trouva seul
éclairé dans tout le paysage, mais d’une façon
sinistre; les collines qui le précèdent res-
tèrent dans l’ombre, et les champs d’olivieTs
noircirent. Les feuilles épaisses de l’oranger
et les fines aiguilles des pins avaient ce fré-
missement singulier précurseur des tempêtes ;
les vagues, contrariées par .deux vents, se bri-
saient les unes contre les autres avant d’arri-
ver à la plage ; les éclairs au loin se succé-
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/
r UN JOUR D'ORAGE.
daient presque sans interruption, et le bruit
de la foudre encore sourd arrivait jusqu’à la
petite anse, répété par l’écho des montagnes.
Les trois jeunes gens respectèrent la rêve-
rie de la devineresse qui dura longtemps.
— N’avez- vous plus rien à nous dire, Césa-
rine?, demanda enfin le jeune étudiant. Dou-
tez-vousde l’intérêt que nous prenons à votre
récit? Voyez, nous avons encore des larmes
' dans les yeux.
— Je n’ai plus à vous parler que de moi,
dit-elle.
— Nous écoutons.
GO
UN JOUR D’ORAGE.
%
VIII .
• \
Après avoir accompli la dernière volonté
de la mia madré , mon père voulut se jeter '
dans le grand lac Lungo. J’eus toutes les
peines du monde à le ramener sur la mon-
tagne des vaches blanches.
Beaucoup d’années se sont écoulées depuis.
J’avais douze ans, et j’en ai vingt. Huit fois je
suis retournée avec Baptiste et mon père gar-
der le troupeau : huit fois nous sommes allés
porter des fleurs sur le rocher qui recouvre
la povera mia madré . Durant huit années,
j’ai passé l’hiver dans la maison des Borelli.
J’ai vécu au milieu de gens à qui j’inspirais
tout à la fois de la pitié pour le mal qu’ils
UN JOUR D’ORAGE.
Cl
m’avaient fait, et de la crainte pour celui
que je pouvais leur rendre si je devenais sor-
cière. J’ai été bien des dimanches à l’église,
et je me suis agenouillée souvent avec déso-
lation sur la dalle où la rnia madré avait reçu
le dernier coup de la mort. Le prêtre, se re-
prochant un accès de colère qui avait tué une
créature de Dieu que les siens aimaient avec
passion, répara ses torts en s’occupant de
moi. 11 m’instruisit, et s'efforça, dit-il, de
chasser par la lumière de la science l’esprit
des ténèbres qui tournoyait à l’entour de mon
’ âme. Le curé savait beaucoup de choses et il
me les apprit toutes. 11 était Toscan d'ori-
gine, et parlait la belle langue italienne. Il
me fit lire les livres saints. Ce qui me frappa
le plus ce fut l’histoire des prophètes, et ce
qu’ils éprouvaienten prédisant. Lamia madré
m’avait beaucoup dit que ses cartes ne lui
servaient qu’à faire patienter les gens lorsque
l’Esprit tardait à paraître en elle; qu’elle sen-
tait la venue de l’inspiration par un battement
4
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62
UN JOUR D'ORAGE.
de cœur; qu’elle aimait à la fois les lieux sau-
vages et déserts quand elle avait besoin de se
recueillir, et la foule lorsqu’elle voyait dans
les autres; qu’enfin l’Esprit parlait plus clai-
rement en elle durant les orages... Ses der-
nières paroles avaient été celles d’une prophé-
tesse : « Il ne faut pas que ceux qui prédisent
aient d’autre attachement en ce monde que
celui de l’Esprit. » Je regardai donc lu mia
madré comme une envoyée de Dieu, rappelée
par lui de bonne heure, et non comme
une fille de Satan vouée aux flammes de
l’enfer.
Cet automne, mon père était malade. J’allai
seule au tombeau de lu fniu madré. Baptiste
ayant voulu m’accompagner, je lelui défendis.
Lorsque j’arrivai à la Testa del Inferno, je
me sentis tout à coup prise d’une émotion
singulière. J’avais mon cœur serré comme
dans l’attente d’une grande nouvelle; Qui pou-
vait venir me l’apprendre auprès du lac dé-
sert? J’écoutai en moi-même, je regardai au
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UN JOUR D'ORAGE.
G3
fond de mon aine. Ma volonté me quitta et
l’Esprit vint se mettre à sa place; j’éprouvai
comme un soulagement et une plénitude, de
la joie plutôt que de la souffrance. Je me crus
enveloppée de nuages et transportée dans les
airs j usqu’au chalet des pâtres de la montagne
des vaches blanches. Mes yeux se fermèrent,
et pourtant ils virent; mes oreilles, dans le
silence, entendirent...
Baptiste passait et repassait devant mon
père malade. Troublé et rougissant, il semait
à tort et à travers dans les jarres des herbes
pour faire cailler le lait. Il s’arrêta bientôt et
dit résolument : • ,
— Maître , savez-vous que Césarine est
bonne à marier?
— Oui, répondit mon père avec tristesse,
car il songeait à son amour pour la mia madré ,
et tu la veux, n’est-ce pas?
— Je vous la demande , maître , répondit
le pâtre en tremblant.
— Eh bien, je te la donne, et tu seras heu-
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64
UN JOUR D’ORAGE.
\
reux, toi; tu n’auras pas à combattre l’Esprit
en elle.
— Non, dit Baptiste, M. le curé affirme
qu’il a chassé peur toujours le démon de son
âme.
— Le démon! répéta mon père, tais-toi,
i
et ne parle point de choses que ni toi, ni moi,
ni le curé, nous ne pouvons comprendre.
J’avais songé un peu à épouser Baptiste; je
lui avais même laissé croire que je l’aimais.
L’Esprit, en me faisant entendre cette conver-
sation, me montra que je devais renoncer à
épouser le seul ami de ma triste enfance. Mon
père n’avait jamais cru, lui, que l’inspiration
de la mia madré vînt du diable, mais Bap-
tiste? Une grande fierté s’empara de moi.
Comment avais-je pu trouverdigne de maten-
dresse un pâtre ignorant qui ne connaissait
de l’avenir que l’annonce du vent et de la
pluie? t?a révolte entra dans mon cœur.
J’essayai, de prier pour la mia madré , mais
je ne pus m’agenouiller, quelque chose m’o-
UN JOUR D’ORAGE.
65
bligeant à me tenir debout. «Marche, marche,
me dit une voix inconnue ; tu portes les se-
crets des autres dans ta pensée, et il faut que
tu les répandes, sans quoi ils s’amasseront
dans ton esprit comme les nuages dans le
ciel; tu ne pourras supporter leur poids, ils
\
éclateront comme les tempêtes... Pars, des-
cends dans les plaines, à droite ou à gauche,
et laisse-toi conduire par une main amie. »
Àh ! mon père , ah ! la montagne, Baptiste,
le curé, le troupeau, les nuits avec des étoiles,
le temps des foins, l’eau qui chante, la voix
lointaine des pâtres , le lever du soleil au ri-
vage de Gênes, reverrai-je tout cela? J’appelai
la mia madré à mon secours ; elle accourut
et me dit : « Suis-le ! j’assiste à vos fiançailles ;
%
prends garde de lui être infidèle, il tue! » Je
revins au lac des Merveilles ; les grands ro-
chers avec des figures d'hommes me sou-
rirent ; Jes arbres, les fleurs, les herbes avaient
des voix qui me répétaient sur tous les tons :
« Tu es bien heureuse d’être libre et de pou-
4 .
06
UN JOUR D'ORAGE.
voir t’arracher à la montagne! » Les oiseaux
chantaient : « Tu voleras comme nous! » Une
devineresse ne doit avoir pour parente, pour
amie, que la liberté! m’avait dit la rma
madre en mourant... Mais étais-je une devi-
neresse*/
J’entrai à l’auberge de là Minière; j’avais
un peu d’argent, j’achetai des cartes, et j’es-
sayai de m’en servir comme j’avais vu la
mia madré le faire tant de fois. L’Esprit me
parla, et je dis aux ouvriers de la mine des
choses si extraordinaires que tous voulurent
savoir leur bonne aventure. .J’étais devine-
resse! je pouvais abandonner la montagne,
courir le monde... E viva la libertà !
Avant de quitter l’auberge et la vallée des
Merveilles, j’écrivis à mon père que l’Esprit
s’était emparé de moi, et, pour qu’il n’en
doutât point, je lui répétai mot pour mot sa
conversation avec Baptiste.. Je lui dis que la
mia madré m’était apparue et m’avait or-
donné de courir le monde. J’ajoutai que, se
A
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rappelant les souffrances de sa Cornélie, il ne
devait pas me poursuivre et nf obliger de re-
tourner à Ciage. Enfin, je le priai de raconter
cà Baptiste comme quoi j’étais' possédée du
démon...
J’ai passé l’hiver à Nice, et me voici!
68
UN JOUR D'ORAGE.
IX
— Où allez-vous? demanda Jérôme.
— Où va la nue poussée par le vent?
— 11 me semble, dit Maurice en français,
que nous devrions engager cette belle fille à
rentrer auprès de son père. ~
— Point du tout, répliqua vivement Lu-
cien ; ^1 ne faut pas qu’elle échappe à la
science.
— Je proteste avec toi, dit Jérôme au
jeune étudiant, et je veux léguer le portrait
de Césarine Borelü fux générations futures.
— Addio y signori , dit la devineresse, et
mille grâces pour l’attention que vous m’avez
prêtée. Souvenez-vous de Césarine Borelü !
UN JOUR D’ORAGE.
«9
— Restez ! s’écrièrent le peintre et l’étu-
diant.
— Signor savantissime, repartit la Jolie
fille, je vous ai raconté tout ce que je sais de
moi. Signor peintre, ajouta-t-elle avec ma-
lice, je ne suis point faite pour servir de
modèle. * .
Et Césarine, malgré les supplications de
Lucien et de Jérôme, s’élança sur les rochers
et s’enfuit avec la légèreté d’un oiseau. Lu-
cien courut derrière la jeune montagnarde,
mais sur la première marche de la passerelle
un éclair brûlant l’obligea de fermer les yeux.
Lorsqu’il les rouvrit, la devineresse avait dis-
paru.
— Prends garde, lui cria Jérôme, lu vas
tomber dans les flammes de l’enfer !<
Lejeune homme promena ses regards de
tous côtés et interrogea l’horizon pendant
quelques minutes ; n’apercevant pas la belle
sorcière, il revint s’asseoir sur les rochers.
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10
UN JOUR D'ORAGE.
X
— Est-ce sérieusement que tu t’es fait pré-
dire le futur par cette femme étrange? de-
manda le sage Maurice à Lucien.
Gomme il ne recevait point de réponse, il
ajouta gravement:
— Je pense que des êtres doués d’une façon
particulière peuvent voir en nous ce que nous
y voyons nous-mêmes, nos craintes, nos dé-
sirs, et les faits accomplis de notre existence;
mais je suis convaincu que des choses qu’ils
no.us prédisent ne sont que des projets de
notre esprit, et non des réalités certaines de
l’avenir.
— Mon cher, répliqua Lucien, je m’inquiète
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UN JOUR D’ORAGE. Tl
peu, je t’assure, de connaître l’arrêt fatal de
mon destin, et j’ai consulte cependant tous
les somnambules, devins’et sorciers dont j’ai
entendu parler.
— 11 a un système sur la divination ! re-
partit gaiement Jérôme. En sa qualité de
nourrisson allemand, il se croit forcé de tout
approfondir. Sache donc, jeune audacieux,
que les phénomènes de la nature sont inexpli-
cables; on ne peut que les dépeindre ou les
peindre, jamais en trouver la cause première.
L’art, qui procède raisonnablement vis-à-vis
de ces phénomènes, laisse seul des traces,
tandis que la science se détruit elle-même en
progressant!
— Aurais-tu* fait des decouvertes. sérieuses
depuis que tu t’occupes de la divination ? de-
manda Maurice à Lucien.
— Je suis arrivé à croire, répondit le jeune
étudiant, que la prévision de l’avenir, qui a
d’abord été un mystère, puis un art, devien-
dra un jour une science, car, s.aul le respect
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que je dois à Jérôme, je mets la science après,
c’est-à-dire avant l’art.
— Oslrogoth! dit le peintre, je suis certain
que tu vas faire un discours qui te coûtera
beaucoup de travail d’esprit pour prouver
tout simplement que cette sorcière a dit vrai
en déclarant que tu es un grand homme en
herbe, et qu’un jour le monde entier parlera
de ta glorieuse personne.
— Justement, cher Jérôme, et tu me tires
d’embarras avec tes plaisanteries. Je ne
savais comment rappeler cette phrase de la
devineresse, qui, bien ou mal appliquée, a
été pour moi un trait de lumière. S’il est plus
facile de prédire la destinée de ceux qui occu-
pent une plus grande place dans le monde et
que leur valeur met le plus en évidence, la
divination peut se comparer à l’astronomie.
Que l’on étudie la société comme on étudie le
ciel, qu’on se dise que tous deux sont les
milieux dans lesquels l’homme et l’étoile se
meuvent, et, si l’on procède pour la science
UN J'OUR D’ORAGE.
T4
humaine comme pour l’astronomie, on pourra
aisément prédire les phases du mouvement
d’une existence comme on prédit celles du
mouvement d’un astre. Ainsi que l’affirme ma
devineresse, il sera plus facile d’observer les
planètes, c’est-à-dire les grands hommes,
que les étoiles de sixième grandeur et cette
foule confuse d’êtres à peine ébauchés qui
fourmille dans la voie lactée. Ne connaissez-
vous pas des gens qui tournent sans cesse
dans le même cercle que les autres et ne se-
ront jamais que des satellites? et n’y a-t-il
pas un grand nombre de créatures humaines
que l’on peut, sans malveillance, comparer à
des nébuleuses?
— Si c’est là le mot du système, il me
plaît, dit Jérôme.
Lucien entraîné par la chaleur de ses pro-
pres paroles, suivait, sans crainte du para-
doxe, sa pensée à mesure qu’elle se déroulai!
dans son esprit :
— Combien pouvons-nouscompter d’étoiles
»
5
*1
74
UN JOUR D’ORAGE.
fixes dans l'humanité? recommença-t-il. Les
plus lumineux d’entre nous ressemblent à ces
comètes qui errent d’aventure en aventure,
n’ayant point encore cette belle marche pré-
cise des sphères qui obéissent à la loi univer-
selle et se laissent diriger dans l’espace par
leurs attractions légitimes. Les étoiles ensei-
gnent aux hommes que des milliers d’êtres
peuvent vivre en bonne intelligence, glisser
les uns autour des autres, s’unir dans une
commune évolution, au lieu de courir en sens
inverse pour se heurter à chaque instant.
— Bravo! dit le peintre, voilà qu’il ensei-
gne sa science avec des images, et je com-
prends. Reste clair, cher Lucien.
— La vue du ciel, continua le jeune étu-
diant, donne bien plutôt à l’esprit de l’astro-
nome l’idée des distances qui séparent les
astres entre eux que l’idée de leur agglomé-
ration. Si l’on essayait de calculer les dis-
tances qui se trouvent entre les individus, on
saurait pour l’homme, comme on le sait pour
#*•
UN JOUR D’ORAGE.
75
l’astre, quelle impulsion il a reçue, où il
va, et quel choc il est en danger de rece-
voir.
— O Mercure, dieu de l’éloquence, viehs
au secours de mon jeune ami ! s’écria Jérôme
en joignant les mains d’une façon comique.
Des raisonnements pareils à celui-ci, cher Lu-
cien, me causent de véritables pesanteurs à
la tête. Ce sont des entassements de nuages!
Je m’oppose à l’élaboration plus complète de
ton système comme dangereuse pour la santé
de nos trois cerveaux.
— La société n’est comparable qu'à une
planète, et non au ciel tout entier, dit Mau-
rice au jeune étudiant. Elle se compose de
parties qui tendent sans cesse à former une
seule masse, un seul corps.
— Mon système est bon, répliqua Lucien;
on y trouve à la fois ces amas confus, ces
accumulations, comme disait Galilée, d’étoiles
9
qui se groupent d’instinct et sont faciles à
gouverner, puis des astres solitaires qui do-
i
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16
UN JOUR D'ORAGE,
minent les conditions générales et suivent
une destinée à part, quoique soumis aux plus
grandes lois de l’univers. J’ajoute encore ces
belles comètes indisciplinables que vous n’o-
bligerez jamais à subir vos théories d’ordre,
de mesure et de sagesse. J’ai horreur de cette
grosse masse que vous pétrissez avec de la
chair humaine, horreur de votre égalité bar-
bare, et je suis certain que mieux vous réus-
sirez à centraliser, à condenser les forces de
votre boule sociale, plus aisément elle écla-
tera!... Oui! le ciel et l’humanité, l’astre et
l’être intelligent ont des destinées communes.
Les astrologues, mes amis, étaient de grands
savants ; ils avaient découvert entre l’étoile
et l’homme des rapports dont nous avons trop
dédaigné l’étude. La science, comme l’art,
comme la philosophie, ne devrait jamais
rompre avec la tradition.
— Ceci est la pensée triomphante du ro-
mantisme allemand, dit Jérôme. C’est vieux
et faux.
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UN JOUR D'ORAGE.
T7
— Je sais enchanté de ma trouvaille, ajouta
Lucien.
— Ta trouvaille n’en est pas une, repartit
sensément Maurice. Toutes les analogies sont
faciles pour peu qu’on les suive avec esprit.
Quand on prend pour comparaison le plus
mince organisme, on peut avoir par lui la no-
tion du plusgrand; tout mode de l’être donne
l’idée de l’être, tout type même inférieur peut
être comparé aux types supérieurs.
— Ma parole! ils sont malades, dit Jérôme
en se levant, et j!ai peur de gagner leur folie.
Je vais me promener, puisqu’il m’est impos-
sible de les y envoyer.
— Pour revenir à tes démons, cher Lucien,
reprit Maurice, est-il vrai que tu aies eu quel-
quefois des preuves de divination?
— D’irréfutables, mon ami. Tu sais que je
ne suis ni mystique , ni même spiritualiste,
mais partisan des seules choses réelles, comme
nous disons en Allemagne. Aussi ai-je voulu
rapporter des révélations positives de l’avenir
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78
UN JOUR D'ORAGE.
à des causes naturelles. Je viens de trouver
une explication ou comparaison, comme tu
voudras, qui satisfait mon esprit et l’oblige à
se tenir hors des voies trompeuses du surna-
turel. Le don de prophétie existe ; c’est une
faculté humaine et non divine ou diabolique;
elle nous paraît encore une sorte d’hallucina-
tion, elle deviendra un jour du génie, ou la
connaissance et la sensation extraordinaires et
supérieures des choses. Moi, je serai de ceux
qui combattent les préjugés sur la divination,
»
et recherchent le- pourquoi de certains états
de l’esprit plutôt que d’en nier les effets. Une
étude patiente, avec les moyens dont nous
disposons aujourd’hui, peut mener à toutes
les découvertes. N’ est-on pas arrivé à prédire
la course des vents qui personnifiaient le ca-
price dans l’antiquité? J’admets qu’il n’y aura
jamais plus de savants devins qu’il n’y a de
savants astronomes, et que vouloir connaître
sa destinée pour cent sous, avec des charla-
tans, lorsqu’on n’est qu’une nébuleuse, me-
UN JOt'R D’ORAGE.
■70
nace d’embrouiller singulièrement la question ;
mais j’adjure notre humaine philosophie de
ne point bannir de ses temples à ciel ouvert
les prophètes, les pythonisses, les sorciers,
les sibylles, dont Césarine est peut-être une
descendante.
— La divination ne sera jamais une science,
répéta Maurice en haussant les épaules.
— Si l’on avait affirmé, au vni c siècle, à
des hommes aussi savants pour cette époque
que tu l’es pour celle-ci, qu’on prédirait l’his-
toire future des astres fixes ou errants, com-
bien eût-on trouvé d’incrédules? Il n’y a qu’en
Allemagne, mon cher, où l’on sache à la fois
concilier le respect de la tradition et l’audace
de la recherche hors des routes battues, dans
des champs tout à fait neufs.
— Et où l’on s’égare, avec l’approbation du
bon public, à la poursuite de ce qui doit tou-
jours rester un mystère pour la science elle-
même...
— Messieurs les docteurs germanisants,
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80
UN JOUR D’ORAGE.
cria Jérôme delaroute, voilà une belle averse
qui se prépare pour rafraîchir vos pauvres
têtes !
FAUSTIN E
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FAUSTINE
I
Déjà la neige avait chassé les Tendasques
de leurs campagnes situées à mi-hauteur
du col de Tende; déjà la Roya coulait plus
lourdement entre les rochers assombris par
l’approche de l’hiver. Dans la prairie, cù pen-
dant l’été les rares bourgeois de Tende se *
promènent, les pâquerettes frileuses sem-
blaient grelotter sous la rosée froide. Toutes
les feuilles des arbres, arrachées par le vent
qui tourbillonne au sortir des gorges de la
montagne, étaient précipitées et à jamais en-
sevelies dans le (leuve torrentiel.
*
i
84
FAUSTIN E.
Au commencement de la saison d’automne,
les fêtes sont nombreuses à Tende; il y a
chaque jour une réunion de jeunes gens, cha-
que dimanche un bal ; c’est l’époque où l’on
se choisit, où l’on se fiance. Tandis que les
vieux parents, lassés par les travaux difficiles
de la moisson et des semailles , se racontent
les petits détails de la vie solitaire des cha-
lets, les jeunes filles et les jeunes hommes,
heureux de se retrouver après trois mois de
séparation, se livrent à tous les plaisirs de
leur âge.
Dans une des maisons de Tende, deux
femmes étaient assises auprès d’un feu pé-
tillant, dont la gaieté semblait vouloir les
distraire de leur silencieuse rêverie.
— Comment lui dire que je l’aime ? de-
manda tout à coup la plus jeune avec un gros
soupir. Jamais il ne m’a fait un seul compli-
ment. Hélas, c’est impossible !
— Alors, repartit la plus vieille, mon
Michel prendra une femme qui me déplaira ;
■ S t g i tiiiod by Google
F A U S T I N E.
8ô
j’aurai une belle-fille que je détesterai peut-
être... Je veux que tu lui parles de ton
amour, ajouta- 1— elle avec impatience. Je
t’assure qu’il n’a jusqu’à présent choisi per-
sonne. Va au bal ce soir; je le prierai de te
faire danser. S’il t’invite, sois courageuse et
dis-lui que tu l’aimes. Ne crains pas de lui
raconter que tu souffres pour lui depuis cin^
années, que tu n’as point osé lui montrer ta
tendresse, mais que tu en avais confié le
secret à sa mère, et que tu attendais tous les
jours un regard de ses yeux. 11 est fier, cela
peut le flatter beaucoup. Crois-moi, tout
finira comme nous le désirons depuis long-
temps.
— Si vous parliez à Michel, vous-même,
pour savoir...
— Je ferai ce que tu voudras, ma petite,
mais prends garde que la chose ne soit plus
difficile après. 11 a tant dit de fois, l’enfant,
qu’il défendait à sa mère de se mêler de
son mariage, qu’il est capable de te repous-
86
FAUSTIN E.
ser, si moi, la première, je lui parle de
toi.
— Allons, j’essayerai d’avoir du courage,
voisine... J’en aurai! ajouta la jeune fille,
dont les yeux devinrent secs et brillants.
— Retourne chez ta mère, ma Faustine,
reprit la vieille, va te faire belle. Tâche d’être
forte au-dedans de toi comme une vraie
femme ! Mais tout à l’heure, à ce bal, n’oublie
point de te montrer soumise envers Michel.
Tel que je le connais, il ne voudrait pas d’une
fille volontaire. Courage, petite, et songe que
ma plus grande joie serait de pouvoir t’ap-
peler ma fille !
Faustine quitta la maison de celui quelle
aimait d’un amour passionné. Cet amour,
allait-elle avoir l’audace de le déclarer?
C’était chose difficile pour la pauvre enfant
qu’un pareil aveu. Son cœur battait sourde-
ment, et elle était rouge et troublée comme
toutes les filles qui portent pour la première
fois dans leur tête le projet d’une action
j
s:
FAUSTIN 13.
trop hardie. Ce Michel indifférent était bien
aimé !
La jeune Tendasque monta dans sa chambre
pour mettre son fichu le plus riche. Après
qu’elle en eut arrangé tous les plis avec soin,
elle ouvrit sa fenêtre et s’accouda sur son
balcon. L’image de Michel s’offrit, comme
toujours, à ses yeux. Savoir plaire à cet adoré,
en trouver le moyen, c’était l’unique pensée
de Faustine !
Petite fille, déjà elle aimait à jouer avec
Michel, et le préférait à tous ses autres cama-
rades. Mais le jour où elle avait compris qu’il
pouvait devenir plus que son frère, quel
rêve !... C’était dans la prairie, un dimanche.
Faustine courait et chantait en cueillant des
fleurs. Tout à coup deux amoureux passent
silencieusement auprès d’elle, la main dans
la main, leurs regards confondus, un même
sourire aux lèvres. Comme fatigués de la
charge de leur bonheur, ils se reposent au
bord de la Roya. L’amoureux prend la taille
X.
88 F A U S T I N E.
v
de l’amoureuse : ils se taisent encore ! Ce si-
lence parut à la jeune fille cent fois plus
joyeux que sa chanson, et elle se dit qu’il
valait mieux tenir dans sa main la main d’un
amoureux que les plus belles fleurs. Elle jeta
son bouquet et s’assit à son tour au bord de
la Roya. Le fleuve grondait sur les rochers
•4 ,
qui ralentissent sa marche impétueuse; elle
écouta le bruit de l’eau en songeant, et
l’image de Michel vint doucement se poser à
ses côtés. *
Depuis cinq ans, Faustine promène cette
image sans espérer de voir la réalité prendre
la place d’un trop long rêve... Combien de
fois cependant n’a-t-elle pas essayé de parler
à Michel de son amour ! Mais sitôt qu’elle
s’attendrit, il plaisante, et sa légèreté à lui,
sa fierté à elle, ont vite renversé le discours.
Michel ne veut voir dans l’affection de sa
voisine que le bon souvenir de leur amitié
d’enfance. Aussi, dans ses conversations avec
Faustine, une phrase revient-elle sans cesse
4
F.VUSTI N E. 89
»
qui déchire l’âme de la malheureuse fille :
« Je puis tout te dire à toi; il me semble que
tu es ma sœur ! »
Pauvre Faustine ! à la pensée de la ten-
dresse fraternelle de son voisin, des larmes
brûlantes coulent sur ses joues. Elle quitte
son balcon pour que les gens qui passent dans
la rue ne la voient pas pleurer, et fait bien,
car, un instant plus tard, le pas de Michel
résonne dans le petit couloir qui sépare sa
maison de celle du jeune homme*Elle a l’idée
de courir à sa rencontre, de lui avouer immé-
diatement toute sa passion; mais après avoir
ouvert la porte de sa chambre, elle s’arrête.
Il lui paraît qu’à la danse, devant toutes ses
compagnes, elle sera plus forte et dissimulera
mieux sa désolation ou sa joie. Comme, après
tout, c’est une fille courageuse, sachant vou-
loir, elle se jure de confier à Michel son se-
cret d’amour le soir même, pour n’avoir pas
à se repentir toute sa vie d’un mouvement de
fierté mal entendu.
1
90 FAUSTINE.
Michel partait le 1 er novembre pour Nice,
où il passait tous les hivers chez un riche
Italien qui en avait fait son. jardinier. C’était
une belle et bonne place dont les parents du
jeune homme se montraient orgueilleux. Le
1 er novembre était proche. Michel disait à sa
mère qu’il avait le désir de se marier au prin-
temps suivant, et que son intention était de
chercher une amoureuse parmi les monta-
gnardes qui séjournent l’hiver à Nice. Or,
Faustine alte.it servir des étrangers à Monaco
durant la mauvaise saison; elle ne pouvait
donc laisser partir Michel sans lui confier sa
tendresse. S’il se riait de ses aveux, qu’im-
porte! Pour les cœurs fermes, le désespoir
lui-même vaut mieux qu’une espérance men-
songère.
Faustine arrangea sa- coiffure qu’elle ne
trouvait pas assez jolie, et roula de nouveau
ses cheveux en couronne autour de son front;
elle les entoura d’un velours neuf auquel elle
promit toutes sortes d’honneurs s’il voyait le
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F A U STI N E.
91
jour de ses accords avec Michel. Le teint de
la jeune fille bruni par les chaleurs de l’été
donnait à ses grands yeux noirs beaucoup
d’éclat. Faustine était petite, très-forte des
épaules et des hanches, comme toutes les filles
de la montagne habituées à porter de bonne
heure des fardeaux énormes sur la tête. Elle *
avait cependant le pied et la main d’une
finesse rare, beauté peu comprise chez les
Tendasques, mais que sa fréquentation avec
les étrangers lui avait fait apprécier à elle-
même, et que Michel, jardinier à Nice depuis
plusieurs années , pouvait aisément com-
prendre.
Le bal offert tous les dimanches par les
jeunes garçons de Tende aux jeunes filles
avait lieu dans la salle de la commune. On
l’appelait le bal de la vendange. Un trophée
de corbeilles qui avaient servi à porter le
raisin mûr, pleines encore de pampres secs,
ornait le fond de la salle. Toute fille honnête
avait le droit de se présenter cà ce bal sans
92
FAUSTIN E.
souci des rafraîchissements et des violons que
les jeunes Tendasques payaient généreuse-
ment. V
Faustine arriva l’une des premières, et se
fit inviter par ceux qui, déjà présents, la cour-
tisaient un peu. Très-fine, comme la plupart
des montagnardes, elle ne dédaigna point de
mettre une ruse à son service.
Lorsque Michel entra dans le bal , engagé
par sa mère à faire danser leur jolie petite
voisine, il eut toutes les peines du monde à
pénétrer jusqu’à Faustine, tant le cercle de
ses adorateurs était nombreux. La jeune fille
rougit de plaisir en le voyant, et lui parla bas
à l’oreille, au grand dépit de ses autres amou-
reux. Elle lui dit quelle avait un vrai chagrin
de ne pouvoir accepter son invitation, parce
que, selon elle, il était le meilleur danseur de
Tende. Aussi pourquoi ne lui avoir point fait
part dans la journée du bon désir qu’il avait
de l’inviter à danser? Ils étaient si proches
voisins!
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FAUSTINE.
9'i
Michel reconnut sa faute et pria la jeune
fille de lui garder toutes les danses qu’elle
n’avait pas promises, ajoutant qu’il resterait
jusqu’à la fin du bal pour danser avec elle ;
puis, comme il ne voyait plus guère à inviter
que les gardeuses de banquette, il alla jouer
aux cartes dans le fond de la salle. Mais, en
jouant, il jetait parfois un coup d’œil sur les
danseuses, et reconnaissait que celle qu’il
avait invitée n’était ni la plus lourde ni la plus
laide. Quand son tour vint de danser avec
Faustine, il eut beaucoup de plaisir à jeter ses
cartes sur la table et à répondre à l’appel de
la gaie musique.
La jeune fille avait suivi les mouvements
du jeune homme avec une émotion crois-
sante. Lorsqu’il l’attira sur son cœur pour
valser, il lui sembla voir tout tourner dans la
salle, et elle crut qu’elle allait perdre la tête.
— Petite voisine, dit Michel, tu t’es trop
fatiguée, et tu ne pourras finir le bal avec
moi.
01
FAUSTINE.
— La danse ne m’a jamais dpnné la fièvre,
répondit-elle.
— Qu’est-ce donc qui fait ainsi trembler
ton corps et rend tes mains si brûlantes?
— C’est la joie.
— La joie d’être au bal, donc?
— Non, de danser avec toi, ajouta-t-elle
résolument.
— En vérité, Faustine, tu te ris de ton
voisin ; tu m’as répondu tout à l’heure que
j’étais le meilleur danseur de Tende, et voilà
que maintenant tu me laisses entendre que
je suis le plus aimable des garçons du pays.
Sais-tu bien que je ne te permettrai pas de te
moquer ainsi de moi !
Faustine baissa les yeux; une grosse larme,
pressée par sa paupière, jaillit jusque sur son
corsage. Michel aperçut cette larme, et,
entraînant la jeune fille plus tendrement au
milieu des valseurs :
— Pardon, murmura-t-il à son oreille, je
ne veux point te faire de la peine , mais
t
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FA U STI NE.
95
comment croire que tu parles sérieuse-
ment?
— Bien sérieusement, répéta-t-elle avec
tristesse, et si tu t’occupais un peu plus de ta
pauvre voisine, tu verrais qu’elle s’occupe
beaucoup de toi.
— Que vas-tu donc me dire?
— Ce qu’il faut que tu saches enfin, répon-
dit Faustine, en s’appuyant défaillante sur
l’épaule de Michel. Mon secret m’étouffe...
Je t’aime, je t’aime depuis cinq ans.
— Une fille qui déclare son amour à un gar-
çon, cela ne s’est jamais vu honnêtement. Si
je ne te connaissais pas... Tu dois être vrai-
ment prise de passion.
, — Tais-toi, ne parle pas si haut, Michel,
si quelqu’un t’entendait je serais perdue.
— Sois tranquille, voisine, je ne te com-
promettrai pas, repartit le jeune homme avec
un bon sourire.
— Oui, je t’aime, recommença Faustine
avec des yeux brillants. Ta mère, la mienne
9C
FAUSTJNE.
et moi, nous attendons depuis cinq années un
mot de ta bouche. Si tu refuses mon amour,
tu nous rendras malheureuses toutes les trois
pour jamais.
— Quelle fille étonnante! dit Michel; tu
es bien hardie. Ma foi, il me semble agréable
d’être pareillement aimé quand on n’a rien fait
pour cela, et si je n’étais pas un peu engagé
avec une autre...
— Avec une - autre... avec qui? demanda-
t-elle d’un ton plein de menace.
i
— Une Saourgienne.
— Bravo ! Michel, tu t’amuses de moi : un
Tendasque n’épouse pas une Saourgienne!
— C’était l’extraordinaire de la chose qui
me plaisait.
— N’en trouves-tu pas dans mon amour,
de l’extraordinaire?... réponds, Michel!...
Aime-moi, aime-moi, je t’en conjure!
Enivré par la danse, par la musique, par
les regards brillants de la jeune fille, Michel
répliqua :
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V
♦
FAUSTIN E.
'J7
— Je n’ai jamais senti mon cœur battre
plus fort qu’en ce moment.
— Ah! murmura-t-elle, si tu. pouvais
m’aimer!
— Mais je te croyais toi- môme sur le point
d’entrer en accord avec ton cousin André,
dit le jeune Tendasque.
— J’ai pour mon cousin André de l’amitié,
mais point d’amour, répondit simplement la
jeune fille.
Le bal ne se termina que vers minuit. La
joie de Faustine, l’entraînement de son voisin,
furent bientôt remarqués. Tous les amoureux
de la jeune fille semblèrent vouloir servir son
amour en montrant trop visiblement leur en-
nui. Michel, qui était fort vaniteux, se sentant
regardé, envié de quelques-uns, applaudi du
grand nombre, se crut heureux et s’imagina
qu’il partagerait aisément l’amour de sa voi-
«
sine.
m
La mère du jeune homme était venue passer
la soirée chez la mère de Faustine, dont la
ü
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98
F A U S T 1 N E.
maison s’ouvrait sur la grande rue de Tende.
Les deux femmes, assises au coin du feu,
avaient laissé la porte ouverte pour mieux
entendre les bruits du dehors. Elles atten-
daient avec impatience le retour de l’un des
jeunes gens. Ah! s’ils revenaient ensemble !
Combien de projets commencèrent les deux
vieilles, que de vœux à la Madone furent faits
ce soir-là ! Les pères dormaient dans leurs lits,
chacun chez eux. Est-ce que les hommes sa-
vent s’occuper de mariage? disaient les bon-
nes femmes. Quand ils sont mariés, ils croient
volontiers que la monde peut finir! On a en-
tendu de ces hérétiques prétendre que si les
jeunes gens restaient garçons, il n’y aurait
pas grand mal à cela. Heureusement les mères
veillent pour unir leurs fils à leurs filles!
Mais, au milieu de la poi te éclairée par la
lumière du foyer, que voientles vieilles? Serait-
ce beau et bon d’en croire ses yeux ? Non, ce
n’est pas un songe ! Michel et Faustine, en-
lacés l’un à l’autre, regardent leurs mères en
V
F A U STI N K,
09
souriant d'un air plein de malice. Celles-ci
poussent des cris de joie et se précipitent vers
les deux jeunes gens qu’elles embrassent ten-
drement.
— Voisine, dit Michel à la mère de Faus-
tine, je vous ramène votre fille. Je n'aurais
point voulu, pour l’honneur du voisinage, la
laisser aller seule à cette heure. Croiriez-vous
qu’en plein bal elle a fait une déclaration à
un jeune homme? C’était à moi heureuse-
ment, et je n’en suis pas fâché. Allons, per-
sonne n’aura cherché son amoureuse aussi
loin que Michel Dona, et personne ne l’aura
trouvée plus près.
Faustine proposa de faire griller des châ-
taignes et de boire un peu de ce bon vin de
Tende, dont le premier bal de la vendange
venait de fêter si gaiement la récolte.
La félicité la plus complète régnait dans
l’âme des deux mères, qui ne la dissimulaient
pas. Elles finirent plus d’un projet commencé
pendant la veille. Si Michel pensa qu’on
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100
F AUSTINE.
rengageait un peu vite, en revanche il ne
put se défendre de participer à l’émotion des
heureuses femmes.
Le lendemain le bonheur fut complet. Les
pères, avertis de ce qui s’était passé, se ré-
jouirent à leur tour, mais plus bruyamment;
ils entraînèrent le jeune homme au cabaret;
là, ils lui apprirent, avec la franchise et l’en-
thousiasme que donne le vin, qu’il réalisait
leur espérance la plus chère. Comment rester
indifférent à toute cette joie des autres, et
comment, lorsqu’elle déborde de la sorte,
n’en pas recueillir un peu pour soi?
A Tende , bientôt l’on ne parla plus que de
l’accord de Faustine et de Michel. Chacun
trouvant leur fortune égale, c’est-à-dire les
carrés de leurs terres à peu près semblables,
leur maison de même grandeur, le ling£,
que les femmes étendent pour la lessive au
bord de la Roya, en quantité presque pa-
reille dans le ménage des parents, leurs châ-
taigniers aussi nombreux de part et d’autre,
FAUSTINE.
101
on déclara que tout était bien et on compli-
menta les deux familles. A chaque compli-
ment nouveau, chez la mère de Faustine, on
versa et l’on but de ce café noir de France
dont les vieilles femmes de Tende épuisées
par le travail sont si friandes.
Le dimanche suivant, il y eut encore une
autre réjouissance. Comme la fille était sage,
les garçons allèrent de grand matin planter
des fleurs sous sa fenêtre. Lorsque Faustine
s’éveilla, elle entendit des coups de pioche
au pied du mur de sa maison, et les rires
joyeux des jeunes Tendasques. Tout à coup
la voix de son bien-aimé domina celle des
autres, et il chanta une chanson amoureuse
qui appelait la bien-aimée à son balcon. Elle
s’habilla en toute hâte et ouvrit précipitam-
ment sa fenêtre le cœur plein de reconnais-
sance et le visage baigné de larmes d’amour.
Contrairement à l’usage, elle se mit à ge-
noux, devant tout ce monde, et s’adressant à
son amoureux :
6.
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102
FA U STI N R.
— Je te remercie de m’aimer, lui dit-elle,
tu me rends la plus fière des filles de Tende ?
— Bravo! bravo! s’écrièrent à la fois les
garçons.
— Michel t’a-t-il donné Ja bague? de-
manda très-haut un jeune homme vers qui
chacun se retourna.
— Non, répondit vivement Faustine.
— Alors il peut encore se dédire. Prends
garde à toi, petite cousine ; ne te monte pas
trop l’esprit.
— Va-t’en, trouble-fête! dirent quelques
voix avec colère.
— C’est André, le cousin, ajouta le meil-
leur camarade de Michel; il est jaloux!
Faustine jeta sur le garçon qui s’éloignait
un regard d’amitié et de gratitude. Personne
au monde ne pouvait lui rendre un plus grand
service, et elle n’ignorait pas que celui qui se
laissait ainsi chasser était un ami et non un
envieux.
— Michel, passe l’anneau de mariage au
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FAUSTIN E,
103
doigt de Faustine, devant nous; monte à côté
d’elle! fut le cri général.
— Mais je n’ai point d’anneau, dit Michel
avec un peu d’impatience.
— J’en ai un, répliqua la jeune fille en se
penchant au balcon; je l’ai porté cinq ans
sans espoir qu’il me serait un jour donné par
toi!
— Elle l’aime depuis cinq ans ! répétèrent-
ils tous avec surprise. Une si belle fille, riche
autant que lui ! Est-il heureux ? Allons, Michel,
va l’embrasser pour cette confession-là!
Lui, flatté des paroles de sa voisine, au lieu
de monter par l’escalier de la maison, grimpa
sur l’épaule d’un de ses camarades, et, attiré
par les deux mains de Faustine, sauta sur le
balcon. Alors il embrassa dix fois son amou-
reuse aux applaudissements des jeunes Ten-
dasques.
— L’anneau ! l’anneau ! dirent-ils, comme
s’ils assistaient à une comédie dont ils vou-
laient faire la fin.
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104
FAUSTIN E.
Faustine, rougissante, entr’ ouvrit son fichu
et dénoua un ruban bleu au bout duquel était
suspendu un joli anneau de mariage qu’elle
offrit à Michel. 11 le lui mit au doigt en di-
sant :
« Je jure par le Christ que je te prendrai
pour femme. »
Dans les usages du Tende et des pays qui
entourent le pic, peut-être dans tout le Pié-
mont, un jeune homme qui a fait ce serment
et passé, comme disent les montagnards,
l'anneau de mariage au doigt d’une jeune fille,
ne peut plus en épouser une autre, à moins
que l’accordée, c’est ainsi qu’on l’appelle, ne
dédaigne elle-même le serment et celui qui
l’a prêté. L’Église , adoptant cet usage , en a
fait une loi.
L’émotion de Faustine, sa joie, furent alors
si grandes qu’elle tomba sans connaissance
dans les bras du jeune homme. La mère de
l’accordée vint en pleurant prendre sa fille,
tandis que Michel rejoignait ses amis.
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FA.USTINE.
105
Certains que le bonheur seul avait fait perdre
à Faustine l’usage de ses sens, les camarades
de l’accordé coururent chercher leurs pisto-
lets, les emplirent de poudre, et tirèrent plus
de cinquante coups sous les fenêtres de la
jeune fille.
Tout ce bruit l’éveilla. Elle ouvrit les yeux
et regardant sa bague avec amour :
« Tu me consoleras de son absence durant
le long hiver, dit-elle, cher petit anneau;
avec toi, je ne craindrai plus ni la souffrance,
ni la faiblesse, ni la jalousie. »
Le père de Michel invita les camarades de
son fils à entrer chez lui. On y but largement,
et le soir la gaieté du second bal de la ven-
dange s’en ressentit ; il fut, de l’avis des jeunes
Tendasques, plus brillant qu’il ne l’avait ja-
mais été.
106
F A U STI N E.
II
Le 1 er novembre arriva, époque à laquelle
les deux accordés devaient aller, chacun de
son côté, chez leurs maîtres , Faustine à Mo-
naco, et Michel à Nice.
Beaucoup de Tendasques quittent la mon-
tagne et ses neiges pendant l’hiver. Filles et
f garçons, des enfants, des vieillards même qui
ne sont pas assez riches et n’ont pu amasser,
durant l’été , assez de grain et de châtaignes
.pour passer sans argent la mauvaise saison,,
se rendent par troupes nombreuses en Pro-
vence et dans le comté de Nice.
Ils vont travailler au soleil , cultiver une
•terre généreuse, et gagner un pain facile.
FAT; STI NE.
107
ê
Tous font la route à pied, en chantant des
chansons qui parlent de la joie du retour. Un
chariot précède la troupe, portant les vête-
ments et les provisions.
Les parents de Faustine et ceux de Michel
étaient assez riches pour ne pas être forcés de
s’éloigner de Tende et de la montagne durant
rimer. Cet hiver-là, ils allaient pouvoir chas-
ser l’ennui des longues veillées en parlant de
noce; ils se séparèrent donc de leurs enfants
les larmes aux yeux, mais le sourire de l’es-
poir aux lèvres.
Faustine partait avec Michel, qui lui était
plus cher que ses parents et que la montagne ;
elle s’efforça de ne point songer au cruel mo-
ment où il faudrait lui dire adieu. Monaco,
par les diligences, est d’ailleurs si près
de ISice ! Elle pourrait voir encore plus d’une
w
fois son amoureux jusqu’au printemps. L’heu-
reuse fille, laissant éclater son bonheur,
égaya toute la troupe par ses rires. Avec
quelle vivacité, quel esprit, elle se moqua
103
F A U S T I N K.
de ceux qui marchaient trop nonchalam-
ment !
— Joie si grande ne peut durer! dit une
vieille femme , impatientée des plaisanteries
de la jeune Piémontaise.
— Mal advient à ceux qui prédisent le mal,
repartit un viëil homme d’une voix grave;
Faustine regarda Michel ; il n’avait pas voulu
entendre. Qu’importaient à l’accordée les pa-
roles de la vieille! Elle se remit à rire et à
chanter.
Le soir, un peu las, on arriva à Breil, où,
après avoir soupé, on se coucha dans une
grange, tous ensemble sur le foin nouveau, et
chacun bien entouré de son drap de laine.
Faustine dormit aux côtés de Michel, sa main
dans la main de son bien-aimé.
A l’aube, les vieux s’éveillèrent : debout,
debout! 11 fallait marcher encore, et l’on
marcha, un peu moins vaillamment que la
veille, parce que l’on était déjà fatigué. Avant
de gravir les lacets nombreux du col de Bruis,
PAUSTINE.
109
les femmes s’arrêtèrent pour boire du vin et
les hommes du genièvre, cette bienfaisante
liqueur qui fait revenir les mourants à la vie.
A Sospello, on se reposa de nouveau toute
une nuit, et le lendemain on gravitpour la se-
conde fois les lacets nombreux d’un col. Maisà
l’auberge qui se trouve au sommet du pic de
Braus, la gaieté reparut presque entière. Il
n’y avait plus qu’à descendre jusqu’à l’Esca-
renne, d’où l’on peut se rendre à Nice en voi-
ture pour cinq sous. Descendre est facile; on
court malgré soi, on se pousse un peu, et l’on
rit de tout son cœur. La fin du voyage appro-
che, caries gens de Tende ne s’éloignent pas
beaucoup de Nice. Il fait plus chaud, le so-
leil brille ; on rencontre des fleurs sur les
versants du chemin; et puis on entre dans un
pays ami, où le Tendasque est bienvenu, où
il ne craint ni la neige, ni les voleurs de la
montagne !
Faustine et Michel devaient se quitter à
Nice. La jeune fille prit la diligence de Mo-
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no
FAUSTINE.
naco, et dit adieu en pleurant à son cher
4
accordé,
-w- Pourquoi, répéta-t-elle deux fois, ne
puisse servir à Nice et demeurer auprès de toi !
Tout ira mieux ainsi, répliqua Michel
après un silence, Il me semble que je suis
content d’être un peu seul. Je m’en vais
m’examiner, comme disent les prêtres, afin
de savoir si je t’aime aussi pour moi ; jus-^
qu’à présent, ma petite Faustine, je t’ai sur-»
tout aimée pour ton bonheur et celui de nos
parents.
Elle eût voulu reprocher à Michel ce vilain
discours, mais la diligence partait, et elle ne
put faire comprendre que par signes à son
bien-aimé toute la peine qu’il lui avait
causée,
La route est difficile de Nice à Monaco, et
la jeune fille put songer longuement aux der-
nières paroles de Michel. Elle comprit que
jusque-là il n’avait guère eu le temps de ré-
fléchir, et qu’il avait été comme emporté par
FAUSTIN E.
111
les actions des autres. La ruse ne s’ignore
pas, et ces brusques accords étaient bien le
produit de la ruse. Si Michel allait mainte-
nant résister à l’entraînement qu’on l’avait
en quelque sorte obligé de subir? Il était va-
niteux, et un mot de ses camarades, la jalou-
sie de cette fille de Saourge si vite oubliée,
pouvaient tout détruire. A cette pensée un
mouvement extraordinaire agita la jeune
Tendasque ; la violence, la méchanceté, la
haine cruelle, firent pour la première fois leur
entrée en son cœur, et elle regarda étonnée
au dedans d’elle. D’un caractère énergique,
Faustine essaya de ne point penser aux agi-
tations de son âme ; elle arrêta son attention
sur les énormes rochers qui surplombent la
route et semblent toujours prêts à écraser les
petites voitures qui passent; elle revit les
pentes escarpées qui lui parurent plus rapi-
des, les précipices qu’elle trouva plus pro-
fonds. Lorsque la diligence, lancée à la des-
cente des côtes , se pencha sur l’abîme, elle
112
F A U S T I N E.
eut peur et cria tout haut. L’inquiétude, la
souffrance vague, des pressentiments d’un in-
connu malheureux, tourmentaient son pauvre
esprit. Elle aimait sans être certaine d’être
aimée ; elle avait tendu sa main à une main
qui, après s’être ouverte un moment, allait
peut-être se fermer! Son cœur, échappé
d’elle-même, ne serait-il point repoussé par
Michel, et ne lui reviendrait-il pas tout plein
de ces mauvaises pensées qu’un cœur errant
peut ramasser en voyage ?
Mais pourquoi cette tristesse et ces doutes?
Son cher petit anneau brille à son doigt; il
est impossible à Michel de reprendre sa pa-
role! Elle l’aimera tant d’ailleurs, elle le ren-
dra si heureux, qu’il n’aura jamais à se repen-
tir de s’être laissé trop aisément convaincre.
Après la Turbie, le paysage devient riant ;
les yeux sont bien plus attirés par les jolies
pentes des collines, dont les ondulations gra-
cieuses se perdent dans la mer, que par les
roches sombres et chancelantes qui dominent
FAUSTIN E.
U3
Roquebrune et voilent les pics neigeux de la
chaîne de Tende. La Méditerranée si bleue, la
senteur enivrante des citrons, la vue des beaux
-citronniers aux feuilles rares et aux fruits
nombreux, chassèrent les noires idées de la
jeune fille. Combien elle préférait à l’oranger
le citronnier, dont les bois se penchent mol-
lement vers la terre , et qui laissent le so-
leil pénétrer dans ses rameaux ! Le citronnier
n’a point le dur visage, l’ombre froide de
l’oranger taillé en boule.
A mesure qu’elle approchait de Monaco,
Faustine se sentait plus consolée. Comme
tous les Tendasques et les gens de la Briga,
elle savait comprendre à la fois les beautés
de la montagne et celles du rivage de la mer.
Très-attachée à ses maîtres, elle espérait que
sa padrona se réjouirait de l’annonce d’un
mariage que la jeune servante désirait depuis
longtemps.
Elle arriva donc, et, bien accueillie, elle
reprit ses occupations habituelles.
214
FAUSTINE.
III
Le dimanche, Faustine écrivit à Michel une
lettre tendre, soumise, reconnaissante, et qui
devait émouvoir la bonne âme de son amou-
reux* Elle attendit la réponse, car la réponse
se fit longtemps attendre* Enfin elle reçut
une lettre qu’elle baisa cent fois avant de
/
l’ouvrir. Hélas ! c’était la répétition des der-
nières paroles de Michel, et de plus au lieu
de dire dans une phrase : « Quand nous nous
marierons, » il avait écrit en grosses lettres :
Quand on me mariera ! »
Ainsi ce bonheur n’était pas encore à Faus-
tine ; il eût sans doute été trop grand, et il
fallait de nouveau lutter pour l’obtenir. Du
FAUSTINE.
115
courage, de la patience, la jeune Tendasque
en saurait avoir. Mais cela suffirait-il ? Com-
ment vaincre un ennemi tel que la vanité ?
Le meilleur moyen pour garder ce Michel
était sans doute de feindre l’indifférence à son
égard, de répondre à sa vilaine réponse qu’il
était libre de ne pas se laisser marier. Le dire
dans un moment de colère eût été peut-être
possible, mais l’écrire ! S’il prenait l’écriture
comme témoignage, s’il s’en servait pour rom-
pre ses accords, s’il la montrait au prêtre,
l’anneau, le cher anneau, ne représenterait
plus rien qu’un petit cercle d’or ! Tout serait
détruit par un mot qu’elle ne pensait point,
qu’elle ne devait pas écrire, qu’elle ne pour-
rait même jamais prononcer! En relisant la
lettre de Michel pour la vingtième fois, Faus-
tine crut voir que ce n’était là qu’une plai-
santerie, et que son cher voisin avait voulu la
faire un peu trembler. S’efforçant de se tenir
à cette idée, elle écrivit à son amoureux que
certainement on le marierait, qu’on l’obligerait
%
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116
FAUSTIN E.
à être heureux, que sans doute c’était parce
quil y faisait tant de façons qu’on le chérissait
si fort, qu’ enfin l’on préférait ses reproches
aux paroles d’amour d’un autre, et que la
crainte du malheur avec lui valait cent fois
mieux que l’assurance du bonheur avec le
prince -de Monaco lui-même ! Michel, cette
fois, garda le silence. Il ne répondit qu’à une
autre lettre pressante, douloureuse, violente.
Son ennui éclatait à chaque mot. Ne s’était-il
pas engagé? Ne l’avait-on pas mis dans l’im-
possibilité de se reprendre ? Que voulait-on de
plus que son serment ? Pourquoi le tourmenter
ainsi ? Faustine, après avoir lu cette lettre,
demanda à sa maîtresse la permission d’aller
à Nice le dimanche suivant et de ne revenir
que le lundi dansla journée. On le lui permit.
Combien la route lui parut triste encore ! Le
dos tourné à la mer, elle ne vit que la mon-
tagne, la neige, les roches nues, les torrents
noirs et profonds, quelques oliviers tristement
poussés dans la terre ingrate. Plus elle appro-
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FAUSTINE.
117
chait de Nice, plus sa souffrance était grande,
et plus la pauvre fille croyait voir dans son
émotion l’annonce d’un malheur.
Connaissant les domestiques de la maison
dans laquelle Michel servait comme jardinier,
elle alla tout droit chez le maître de son
amoureux en descendant de la diligence. Mi-
chel n’y était plus! On lui dit que ce garçon,
si gai autrefois, devenait chaque jour plus
sombre, que lui, si bon ouvrier, ne faisait plus
rien et/cherchait toutes les occasions déplai-
sir, qu’enfin on avait été forcé de le mettre à
la porte. Faustine pleura beaucoup à cette
nouvelle, et vit par là que le cœur de son ac-
cordé devait être envahi par quelque mauvais
sentiment. Elle demanda si c’était un Tendas-
que qui avait remplacé Michel. On lui répon-
dit que oui, et elle courut dans le jardin, es-
pérant apprendre quelque circonstance de
l’épreuve nouvelle dont elle était menacée.
Sa surprise fut grande en reconnaissant son
cousin André, celui-là même qui avait pour
7 .
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118
FAUSTIN E.
ainsi dire forcé Michel à lui donner son an-
neau, et que les jeunes gens de Tende avaient
chassé le jour où ils étaient venus planter des
fleurs sous sa fenêtre. Elle crut vaguement
entrevoir que ce garçon pouvait l’aider en
quelque chose vis-à-vis de son accordé, et lui
tendant les mains avec amitié :
— Tu m’as rendu un bon service, André,
lui dit-elle; mais si tu le veux, aujourd’hui,
il t’est facile de m’en rendre un meilleur
encore. Tu es obligeant comme un saint, tu
ne rejetteras pas ma prière. Sais-tu pourquoi
Michel ne m’écrit plus ou m’écrit de vilaines
lettres, pourquoi il est triste, pourquoi il
s’étourdit, pourquoi il est devenu paresseux,
pourquoi il s’est laissé mettre à la porte de
cette maison, à laquelle il tenait beaucoup,
disait-il ? Crois-tu que ce soit seulement par
désolation d’avoir à m’épouser?
Le garçon hésitait à répondre.
— Ne me cache rien, je t’en conjure, je ,
suis brave et forte, va 1
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FAUSTIN E.
119
— Eh bien, je crois que ceux des cama-
rades de Michel qui avaient quelque vue sur
toi se sont moqués de lui. On lui a répété
de toutes façons que tu l’avais ensorcelé, et
que moi-même j’avais été gagné à ton parti.
Dans cela il y a un peu de vrai. J’ai voulu
obliger Michel à te donner l’anneau de ma-
riage et à faire son serment devant ses amis,
parce que je sais qu’avec lui les derniers
venus ont toujours raison et qu’il faut le lier
pour le tenir. Nous nous étions trouvés en-
semble, un mois auparavant, à la foire de
Saourge, et il m’avait paru qu’il tournait trop
autour d’une Saourgienne. En bon Tendas-
que, je ne voulais pas qu’un enfant de Tende
prît une femme à Saourge; les gens de la
Briga nous auraient chansonnés pendant vingt
ans ! Ta mère et la mienne sont cousines, ton
caractère me plaît, et, puisque je t’explique
tout, j’ai forcé Michel à faire un serment, non
pour lui, non pour moi, mais pour ton
bonheur et ta tranquillité : ils ont donc rai-
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120
F AUSTINE.
son de dire que je suis gagné à ta cause.
— Eh bien ! tu vas m’aider à chasser du
cœur de Michel tous les mauvais sentiments
qui combattent mon amour en lui.
— Depuis que je l’ai remplacé dans ce
jardin, répliqua André, il me jalouse et dit
sans cesse à nos camarades qu’il se vengera
de moi; mais je ne le crains pas, me sachant
les bras aussi forts que les siens. Nous nous
battrons un jour, et ce sera fini; je t’assure
que je ne ferai que me défendre. Enfin, cela
n’est guère inquiétant, et je ne t’en parlerais
pas s’il n’y avait autre chose de très-grave.
— Quoi donc? André.
— C’est bien difficile de raconter ça à
une fille... Michel, ma pauvre cousine, est un
garçon sans honneur, sans parole ; Michel en
aime une autre que toi !
— Malheur ! malheur î II en aime une
autre ! s’écria Faustine, dont la voix tremblait
de colère. Je sens que ce mot-là me rend
mauvaise; qu’il prenne garde, l’infidèle! Je
FAUSTINE.
121
ne veux pas qu’il soit heureux sans son ac-
cordée! Est-ce une Tendasque qui a pris
l’épouseur d’une Tendasque?
— Non, c’est la Saourgienne dont je t’ai
déjà parlé.
— Ah ! ma peur s’envole ! On n’épouse pas
une Saourgienne ; Michel s’amuse, mon bon
André.
— Chère Faustine, tu voudrais pouvoir
pardonner à Michel ! Mais il va disant partout
qu’il épousera la Saourgienne, malgré tes
droits, malgré ses parents et les tiens. Il
ajoute que si tu refuses de consentir à son
mariage il te donnera de l’argent... Ne brise
pas cette plante, ma petite, le maître y est
fort attaché.
Faustine était pâle; ses yeux, pleins des
feux de la haine, brillaient d’une façon ex-
traordinaire; son pied impatient frappait la
terre. Le désir de la vengeance triomphait en
elle de la douleur.
— 11 faut que je le voie tout de suite, dit
122
FAUSTINE.
la jeune fille d’un ton bref. Si je le rencontrais
avec cette Saourgienne, je crois que cela me
ferait plaisir !
— J’ai peur pour toi, Faustine, et j’ai peur
de toi. Michel ne t’aime pas; écoute mon
conseil : choisis parmi tous les garçons de
Tende celui que tu voudras, et laisse ce vani-
teux épouser une Saourgienne; il sera assez
puni, je te l’assure.
— Oserais-tu braver Michel et lui dire que
tu me prendrais volontiers pour femme,
André ? demanda-t-elle brusquement au jeune
jardinier.
— Si j’oserais! Je devine tes intentions et
j’accepte de te servir. Nous irons ensemble
au bal où Michel danse le dimanche avec la
Saourgienne, et là je te promets de faire sans
crainte, pour ton bonheur ou pour ta ven-
geance, tout ce que tu me demanderas.
— Merci, André, tu es un vrai ami et un
vrai Tendasque !
— Va t’asseoir à l’ombre dans un des coins
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FAUSTIN E.
123
du jardin, cousine ; le bal ne commence qu’à
trois heures. 11 faut que je finisse mon ou-
vrage et que je m’habille un peu pour ne pas
te donner de honte. Songe aux paroles que
tu prononceras devant tout le monde, et qui
seront répétées à tes parents comme à ceux
de Michel.
Elle s’assit sous un oranger, au bord d’une
grande pièce d’eau; le soleil était brûlant,
mais l’ombre épaisse. La fraîcheur du lieu,
une orange qu’elle cueillit et mangea, apai-
sèrent sa soif ardente et le feu qui brûlait sa
poitrine. La jeune fille alors s’efforça d’être
calme ; elle voulutattendrepatiemmentl’heure
où son cousin la conduirait au bal, et comprit
que les menaces irriteraient Michel outre
mesure. Les plaisanteries, la pitié fausse de-
vaient mieux réussir avec un garçon suscep-
tible et vaniteux.
Mais plaisanter, mentir, quand le cœur
déborde de colère, quand l’injure, les repro-
ches montent aux lèvres, cela est difficile
\
124 FAUSTIN E.
sans doute, impossible peut-être... Cepen-
dant, si l’on parle haut devant beaucoup de
monde, si l’on attire les regards, si l’on ar-
rête un moment la danse pour réunir des
amis et des inconnus autour de soi, il faut
pouvoir se jurer qu’on ne s’emportera pas,
quoi qu’il arrive, qu’on restera maîtresse de
ses yeux, maîtresse de sa bouche, maîtresse
de son cœur.
La pauvre Faustine se répète qu’il n’y a
nulle douleur comparable à celle de n’être
point aimée par celui qu’on aime. L’absence,
la séparation, la jalousie sont déjà choses
assez cruelles quand on se croit un peu chérie.
Comme la violente montagnarde va souffrir
de la jalousie maintenant ! Revoir un être
adoré vers qui l’âme et le corps s’élancent, et
le trouver froid ! Comprendre qu’on l’ennuie,
que chaque mot de tendresse l’importune,
qu’il donnerait autant pour n’être pas aimé
de son amoureuse qu’elle pour être aimée
de lui; l’affreuse épreuve, mon Dieu! Une
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FAUSTIN E.
125
fille d’ailleurs s’attire le blâme et le mépris
en avouant un amour qui n’est point partagé.
On ne lui permet que les larmes secrètes,
des larmes qui souvent refusent de couler.
« Et si je perds la tête, se disait Faustine,
si la douleur me rend folle, si lasse à ne pou-
voir plus vivre, je me tue ?... Alors peut-être
un grand soupir de contentement s’échappera
de la poitrine de Michel ; il sera enfin débar-
rassé de moi î Oui, il faut vivre, ennuyer,
importuner; il faut défier les larmes si elles
ne veulent pas couler, si elles coulent oser les
montrer ! C’est un plaisir que la vengeance
lorsqu’on n’en a point d’autre! Non la ven-
geance qui ne dure qu’un instant et s’oublie,
mais celle de tous les jours, de toutes les
heures; la vie est tellement courte !... Si
Michel refuse de m’épouser, ajouta tout haut
Faustine emportée par la colère, j’empêcherai
son mariage avec la Saourgienne, et il ne
pourra être heureux qu’en déshonorant ses
amours. Au prix du déshonneur, une fille de
126
FAUSTIN E.
Tende accepterait-elle le bonheur le plus dé-
siré? Non, mille fois non ! »
Aussitôt qu’ André eut fini sa toilette, il
vint chercher sa cousine.
— As-tu décidé quelque chose? lui de-
manda-t-il. Vas-tu rendre à Michel son ser-
ment de paille ?
— Il est trop tard, André. Quoi que je
fasse à présent tout le monde saura bien que
c’est lui qui m’a repoussée. Si je ne veux pas
être traitée comme une créature de peu de
chose, il faut que je soutienne mon droit.
— Cependant, écoute, ma petite...
— La connais-tu, cette Saourgienne? Est-ce
qu’elle est plus jolie que moi, plus grande ?
— Faustine, dit André, d’une voix grave,
s’il arrive un malheur, sais- tu bien que tes
parents pourront m’en accuser ?
— Que crains-tu donc ?
— Ton emportement.
— Sois tranquille, je sais enfermer mon
cœur dans ma tête. Est-ce que je tremble ?
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F A U S T I N E.
127
Est-ce que tu ne vois pas que je suis calme?
Viens, tu apprendras ce que je peux faire de
moi.
Après avoir quitté le jardin de l’ancien
maître de Michel, les deux jeunes gens mar-
chèrent longtemps silencieux. Arrivés à l’ex-
trémité de la rue de France , ils entendirent
le bruit des sifflets de bois au son desquels
aiment à danser les Tendasques.
— Tiens, c’est l’air de la valse pendant la-
quelle j’ai avoué mes sentiments à Michel ,
dit Faustine sans émotion apparente; tant
mieux !
Ils entrèrent dans une cour fermée par d’é-
normes aloès. Au milieu de cette cour, un seul
arbre, un dattier, étalait orgueilleusement
ses palmes nombreuses.
— Je désire que Michel soit arrivé avant
nous , dit Faustine en prenant le bras de son
ami; je ne voudrais pas l’attendre. Ah ! je
l’aperçois là-bas avec une fille de Saourge.
Oui, tu as raison, André, il l’aime î II la re-
128
FAUSTINE.
garde avec amour, il la presse dans ses bras.
Je t’avoue même, mon cousin, quoique cela
me torture, qu’il ne m’a jamais pressée, re-
gardée, aimée ainsi. Le moment est venu;
laisse-toi conduire. Tu entends ma voix,
comme elle est douce ; tu l’entends, n’est-ce
pas ? Ce que je sens dans ma poitrine ne peut
se découvrir. J’ai du courage, et je suis ce
que je croyais.
Le bal était composé en grande partie de
filles et de garçons de Tende. La plupart des
danseurs et les musiciens eux-mêmes s’arrê-
tèrent en apercevant Faustine.
Elle s’avança vers Michel avec lenteur.
Celui-ci, en la voyant, devint pâle. Sa bouche
murmura des paroles de menace, et il se pré-
cipita vers son accordée. Quittant alors le bras
d’André, et s’appuyant contre le tronc du haut
palmier, Faustine attendit que Michel fût au-
près d’elle. Ses pieds entrecroisés, ses mains
pendantes, son sourire dédaigneux, montraient
assez que la violence ne pouvait l’émouvoir.
FAUSTIN E.
129
Michel avait prévu une scène de larmes , de
supplications, à sa première rencontre avec *
Faustine. Il demeura interdit en face de la
jeune fille froide et méprisante.
En un instant, elle fut entourée par vingt
de ses compagnes, prêtes à la défendre contre
Michel, dont toutes blâmaient la conduite.
La Saourgienne pleurait et se lamentait
très-haut.
— Que viens-tu faire ici? demanda Michel
plus doucement qu’il ne l’eût voulu lui-même.
— Je viens voir mon bien-aimé, répondit
Faustine.
— Une fille doit demeurer chez ses parents
ou chez ses maîtres.
— Chez mes parents, je ne le puis; chez,
mes maîtres, m’en as-tu donné l’exemple?
D’ailleurs nul ne peut blâmer une accordée
de faire six lieues pour obtenir une douce pa-
role de son accordé.
. — Je ne te dirai plus jamais de douces pa-
roles ; je ne t’aime pas !
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130
FAUSTINE,
— Qui aimes-tu donc ?
— Madeleine, de Saourge, avec qui je dan-
sais tout à l’heure.
— Celle qui pleure là-bas si lâchement ?
répliqua Faustine.
Puis écartant de la main ses compagnes,
elle ajouta :
— Laissez-moi regarder une Saourgienne
qui veut épouser un Tendasque, ça doit être
curieux.
— Faustine , quitte le bal ! dirent les jeunes
filles avec frayeur.
— Qu’elle aille regarder la Saourgienne !
s’écrièrent les garçons de Tende.
On fit place à l’accordée. Michel était hon-
teux des gémissements de Madeleine, et trou-
blé du calme de sa voisine.
— Lève donc les yeux, la Madeleine, reprit
fièrement Faustine en s’adressant à sa rivale.
Quand on est ce que tu es, il ne faut pas avoir
de honte. Puisqu’il te convient de voler un
épouseur de Tende à une Tendasque, apprends
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FAUSTINE.
191
que tu ne le voles ni à la plus laide ni à la
plus bête. Mais il ne sera pas dit, la fille, que
je te laisserai faire. Je suis là pour empêcher
que tu ne remportes la victoire!... Tiens, Mi-
chel, ajouta Faustine en se tournant vers l’in-
fidèle, je t’aime assez pour te pardonner cette
mauvaise action. Tu t’es figuré sans doute que
j’étais très-jalouse et qu’une fois mon mari
tu ne pourrais plus t’amuser. Tu as voulu te
distraire avant la noce, et, en vérité, tu n’as '
eu que le tort de t’y prendre un peu tard. Je
ne t’en veux pas, et je te laisse à tes amours
de contrebande.
— Bravo! bravo ! s’écrièrent à la fois tous
les garçons et toutes les filles de Tende.
— Reconduis-moi, André, continua-t-elle
en prenant le bras de son cousin ; tu ne croi-
ras plus, n’est-ce pas, que Michel veut épou-
ser cette Saourgienne?
* r
— Voilà le Judas, voilà le traître! dit
Michel, qui désigna le bon André avec son
poing fermé.
132
FAUSTINE.
— Oui , répliqua le jeune homme en s’a-
vançant vers Michel d’un air plein d’audace,
je t’ai vendu, j’ai tout appris ce matin à Faus-
tine, et j’ai même ajouté que tu n’étais pas
digne d’une fille comme elle.
— Merci, tu vaux mieux peut-être?
— Certainement! Je ne déshonorerais pas
le pays, comme tu le fais.
— Tu m’as déjà pris ma place et tu vou-
drais m’enlever ma femme.
— Sa femme! répéta tout bas Faustine
avec bonheur.
— Cela m’a réussi pour l’une et me réus-
sirait probablement pour l’autre. En tout cas,
j’aimerais mieux être le rebut de Faustine
que le premier choix de la Madeleine de
Saourge.
— Merci , André , merci ! murmura l’ac-
cordée à l’oreille de son cousin.
— Laisse-les, Michel, dit là Saourgienne
en sanglotant; viens avec moi.
— Sortons, André, c’est à nous de partir,
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FAUSTIN B.
133
dit Faustine, qui s’éloigna rapidement avec
son ami.
— Je ne veux pas qu’il l’épouse ! Elle ne
sera jamais à lui, je le jure! s’écria Michel
avec colère , tandis que les jeunes filles de
Tende l’empêchaient de rejoindre leur com-
pagne.
L’accordée marchait vite dans la rue de
France.
— Es-tu contente de moi ? lui demanda son
cousin.
— Oh ! oui, cher André ; mais pressons le
pas. Mes forces, où sont-elles? J’ai peur qu’il
ne coure derrière nous ; si tu te retournais?. . .
L’aperçois-tu?... Non, ah 1 tant mieux. Comme
je tremble! C’est moi qui pleurerais à pré-
sent!... Je veux prendre la voiture de Monaco
tout de suite. Il faut que je sois seule ou avec
des gens qui ne sachent rien de ma peine ,
sans quoi mon cœur se briserait en morceaux.
— Est-ce que tu épouseras Michel? dit
André après un silence.
131
F AU STINE.
— Lui, ou personne autre, répondit-elle.
— C’est dommage.
— Pour qui donc?
— Pour moi peut-être,
— Est-ce que tu m’aimes ?
— Ah! Faustine, si tu voulais jeter dans
mon cœur une graine d’amour, il me semble
qu’elle y pousserait aisément.
— André, prends garde à toi! L’amour est
une herbe mauvaise dont on ne peut pas
arracher les racines. Ma destinée est écrite
clairement devant mes yeux : « Michel ou la
vengeance ! » Ce qui console les filles ne me
consolera jamais... ! Je suis méchante, ajouta la
montagnarde avec exaltation ; oui, une chose
m’amuserait en ce moment, ce serait d’être
aimée comme j’aime, avec désespoir... Mais
non, André, point par toi ; tu m’as fait trop
de bien pour que je te veuille du mal. Dé-
tourne-toi de ma route ; demain tu ne pourras
plus me suivre, et ton amitié se retirera d’elle-
même ! Ton amour ferait probablement le con-
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traire, car l’amour, vois-tu, se plaît dans la
bataille.
— Je resterai ton serviteur et ton ami, ré-
pliqua le jeune homme : tes idées sortent d’un
esprit plus grand que le mien !
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136
FAUSTIN E.
«
IV
Faustine, à Monaco, finit tristement la sai-
son chez ses maîtres, et attendit chaque jour
de son accordé un billet qui ne vint pas. Con-
naissant la vanité de Michel, la jeune fille
se dit quil ne voulait point demander par
lettre des excuses, mais que certainement il
comptait s’expliquer à Tende.
Une fois dans le même pays tous deux,
si la Saourgienne conservait encore une in-
fluence sur le cœur de Michel, il serait facile
de la détruire. Pourquoi Faustine avec son
courage, sa passion, son esprit comme le
disait André, ne parviendrait-elle pas à triom-
Digitized b/ Google
FAUSTIN E.
137
pher d’un caprice comme celui dé son bien-
aimé pour cette Madeleine si faible, si peu-
reuse, si sotte enfin ?
Avec quelle émotion Faustine gravissait'
chaque dimanche le chemin escarpé et rocail-
leux qui conduit les piétons de Monaco à la
Turbie ! Assise au pied de la vieille tour ro-
maine, elle regardait sur les versants du col
de Tende les pins verts se débarrasser de leur
voile de neige; il lui semblait entendre tom-
ber des arbres sur l’herbe de belles goutte-
lettes emplies du soleil et qui donnaient à la
montagne ce vêtement de gloire dont parlent
les livres saints. Elle eût voulu, l’impatiente
Fille, enlever au rivage de la mer tous les
rayons qui mûrissent les citronniers, toute la
chaleur qui rend le ciel et les vagues si
bleus, pour les porter là -bas au pic de
Tende, bien enfermés dans ses deux mains,
et les répandre sur cette froide glace qui re-
tardait la venue du printemps , son départ et
celui de Michel.
8 .
— Dig ki ne d by Google
138
FAUSTINE.
Faustine avait remarqué que dans l’espace
les cris de douleur ou de plaisir peuvent être
répétés , mais qu’ils n’obtiennent jamais de
réponse, et que le regard le plus attentif ne
voit ni les arbres, ni l’air, ni l’eau prendre de
la peine avec personne. Il faut, quand on
veut être entendu, s’adresser plus haut que
l’espace, où les prières seules peuvent voler.
La jeune montagnarde priait donc la Madone
qui protège les filles de faire fondre la glace
et de ramener le printemps; la Madone
l’exauçait avec la lenteur que les saints met-
. tent à exaucer les vœux, forcés qu’ils sont de
répondre à des supplications souvent con-
traires.
L’accordée s’était promis d’attendre pour
retourner au pays le jour de la fête de la
Vierge du Laguet, dont l’église est proche de
la Turbie. Cette Vierge est très-puissante.
Chaque année vingt mille pèlerins, quelque-
fois plus encore, viennent l’invoquer pour
être guéris de leurs maux de corps ou d’es-
FAUSTINE.
i3!)
prit. Que de miracles elle a dû faire pour tous
ceux qui souffrent de douleurs secrètes ! Elle
a sauvé tant de mourants, rendu l’usage de
leurs jambes à tant de paralytiques, donné la
parole à tant de muets! Faustine acheta pour
la Vierge du Laguet, qui aime les bijoux, une
belle chaîne d’or. Quoique la chaîne fût très-
jolie au cou de la jeune fille, celle-ci jura
cependant de la porter à la Madone, le
18 mai, afin d’obtenir d’elle qu’elle proté- -
geât ses amours. La Vierge du Laguet
n’exauce les vœux de ses fidèles que le jour
de sa fête, pour donner à ses miracles plus
d’éclat.
Après avoir vu bien des fois, le dimanche,
la glace fondre sur la montagne, le moment
du départ de Faustine pour Tende et le jour
de la fête de la Vierge du Laguet arrivèrent
enfin.
Il faisait ce beau temps chaud et frais qu’on
trouve en mai sur les hauteurs voisines de la
mer. Tous les sentiers, tous les chemins, la
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HO
FAUSTIN E.
grande route qui va de Nice en Italie et de
l’Italie à Nice, étaient couverts de pèlerins.
Dans le vallon du Laguet les jeunes gens et
les jeunes filles chantaient des cantiques, et
il s’élevait au ciel comme une grande voix
louangeuse qui faisait battre le cœur d’espé-
rance. Mais, entre les couplets des cantiques,
les plaintes, les cris des malades remplis-
saient l’âme de tristesse et d’inquiétude jus-
qu’à ce que les beaux chants d’amour et de
foi eussent redonné l’espoir.
Selon l’usage, riches et pauvres, à genoux
les uns auprès des autres, mêlant leurs pleurs
et leurs prières, se tiennent par la main et
entourent d’une chaîne d’étrangers, tout à
coup devenus frères, les affligés qui appel-
lent le miracle au seuil de l’église.
Vers le soir, après que chacun a bien prié
et bien chanté, d’un seul élan, tous lèvent les
bras au ciel en criant : « Grâce ! grâce ! »
C’est à ce moment que la xMadone fait ses
miracles. Les malades touchés de la grâce
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X.
FAUSTIN E.
141
perdent aussitôt connaissance. On les porte
dans l’église, d’où ils sortent en voyant, s’ils
sont aveugles; en parlant, s’ils sont muets ;
en marchant, s’ils sont paralytiques. La fête
dure trois journées et trois nuits.
L’accordée avait offert sa chaîne d’or à la
Madone. Le premier jour et la première nuit
elle n’avait prié que pour les malades; mais,
le second matin, dès que le soleil eut re-
poussé les vagues de la mer pour s’élancer
dans l’espace, Faustine commença d’invoquer
la Vierge pour elle-même avec ardeur.
« Bonne Madone, sainte Madone, arrêtez
vos regards sur une pauvre fille, dit-elle; je
ne suis point malade de corps, mais combien
je souffre! Faites parler le cœur de Michel,
muet pour moi ! Chassez de son esprit l’image
d’une créature indigne de son amour, et
donnez- lui un peu de tendresse pour la
pauvre Faustine, si peu que ce soit... Si vous
m’accordez ce bonheur, je jure d’être soumise
à Dieu, de le bénir pour les autres maux
/
142 F AUSTINE.
qu’il m’enverra; je jure d’être toute ma vie
religieuse envers vous, charitable, de faire
plus de bien aux autres qu’à moi-même, et
de ne jamais demander pour ma part de féli-
cité sur la terre que l’amour, le seul amour
de Michel ! »
Et comme les pèlerins criaient : « Grâce !
grâce ! » elle répéta en sanglotant : « Grâce
pour moi! »
— Pauvre petite , dit une voix amie à côté
d’elle, tu aimes donc toujours l’ingrat?
— André, André, répéta Faustine, que je
suis contente de te revoir ! Est-ce que tu viens
d’arriver seulement ?
— Non, je suis ici depuis hier. J’ai prié de
tout mon cœur pour les malades auprès de l’é-
glise. Lorsqu’un miracle se fait, si j’ai bien
chanté et demandé grâce, il me semble que
ma prière est pour quelque chose dans ce mi-
racle, et je suis heureux comme si j’avais sauvé
un mourant de la mort.
— Tu as une excellente âme, cousin.
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PAUSTINE.
143
r— Oui, je le crois, car si je dis une mau-
vaise parole, si je me détourne de ceux que
le malheur accable, si je refuse au lieu de
donner, je me prends en haine, et il me semble
que par mon tourment je me punis plus que
Je bon Dieu ne me punira.
— Cousin, je voudrais te ressembler, mais
je ne suis point bonne de nature. Avant de
faire du bien, je veux qu’on m’en ait fait à
moi-même, et je pense volontiers que pour le
mal il faut rendre le mal. Je prie en ce mo-
ulent, parce que j’espère; si j’étais certaine
que ma prière sera repoussée, je braverais la
Madone et tous les saints du paradis pour que
la mort me soit envoyée !
Lejeune homme, effrayé des paroles de son
amie, s’agenouilla auprès d’elle et lui prit la
main :
— Prends garde, dit-il, tu te révoltes, et
Dieu écrase les révoltés comme des vers de la
terre.
— Sainte Madone , protégez-moi , recom-
144
FAUSTINE.
mença Faustine en pleurant. Voyez mon âme,
il lui faut le bonheur !
La jeune fille, les mains jointes, le front
baissé sur la poitrine , cria « grâce » encore à
la fin du cantique, et parut attendre l’effet de
son ardente supplication.
Ne sentant aucun miracle s’accomplir en
elle, Faustine releva la tête avec impatience,
et, se tournant vers son compagnon , elle lui
demanda s’il avait rencontré son voisin après
la scène du bal, et s’ils s’étaient pris de que-
relle.
— Nous nous sommes battus pour toi, ré-
pondit simplement le jeune homme, mais tout
s’est bien passé. Aujourd’hui Michel me parle
et prétend qu’il n’a plus aucun souvenir de
notre brouille ; tout à l’heure il me disait en-
core...
— Michel est ici ? s’écria Faustine.
— Ah ! je ne voulais pas te le dire, répliqua
tristement le Tendasque. Voilà un secret qu’il
eût été charitable à moi de mieux garder.
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FAUSTINE.
145
— A quel endroit l’as-tu vu ?
— Auprès de l’église , à gauche ; en te le-
vant, tu l’apercevras.
— Oui, c’est bien lui ! André , est-ce la
Saourgienne qu’il tient ainsi par la main de-
vant la Madone? Et Faustine qui demande
grâce, tandis qu’ils prient à deux con tre elle !...
Hélas! mon Dieu, c’est bien lui! Il n’a plus
son visage d’autrefois. Comme il se courbe ,
comme il s’humilie! Sa préférée en a déjà fait
sans doute un suppliant et un misérable. Au
revoir, André, je ne veux aucune grâce de la
Vierge du Laguet, qui se laisse adorer par une
Saourgienne !
Faustine, en disant ces mots, s’était relevée
avec violence. La rébellion , plus encore que
la douleur, était dans son âme.
— Reste, reste, répétait le bon André,
reste, je prierai avec toi, et nous aussi nous
serons deux.
— Ah! leurs têtes se penchent l’une vers
l’autre, s’écria-t-elle; ils se parlent, d’amour
9
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146
FAUSTIN E.
et la Madone semble leur sourire ! Je voudrais
avoir le courage d’aller lui arracher ma chaîne
d’or! Mais il me faudrait pour cela passer
trop près de la Saourgienne.
Faustine s’échappa des mains d’André qui
essayait de la retenir. Elle courut au milieu
des pèlerins, l’air égaré, troublant leur extase.
Plus d’un la suivit du regard en murmurant
avec pitié :
« Sainte Madone, si vous avez maudit cette
fille, pardonnez-lui! »
Faustine marchait, marchait toujours, impa-
tiente d’éloigner de son oreille le bruit des
chants du vallon, au-dessus desquels elle
croyait distinguer la voix de la Saourgienne,
Ce fut après une bien longue course qu’elle
cessa d’entendre les sons qui la poursuivaient.
Abattue de corps, la pauvre fille s’assit au
versant d’une colline couverte de chétifs oli-
viers.
Le paysage était triste et sombre. A peine
voyait-on le ciel par-dessus les hautes mon-
FAUSTINE.
147
tagnes. La chaleur pesante de midi faisait
taire les oiseaux, et pas un travailleur n’ap-
paraissait sur les routes ou dans les terres.
Enfin, la pauvre abandonnée était seule,
sans témoins de sa douleur, et trouvait le si-
lence. Elle allait pouvoir se parler à elle-
même, se répondre, se comprendre, s’encou-
rager... Elle se veut forte, résolue à vivre.
En vivant, il lui est facile de donner un adou-
cissement à son désespoir : la vengeance !
Combien de fois le pardon lui sera-t-il de-
mandé par Michel? C’est elle qu’on suppliera
bientôt, elle qui aura le pouvoir de repousser
alors! Et l’anneau que Faustine a baisé tant
de fois, comme il va lui servir ! Elle le regarde
avec une joie étrange. Cher anneau qui de-
viendra une arme à son doigt; plus qu’un
stylet ! Ah ! si elle ne peut faire le bonheur de
Michel, elle peut au moins détruire celui de
la Saourgienne. On la maudira sans doute.
Mais si Faustine refuse son pardon, Madeleine,
forcée d’aimer hors de l’Église, sera maudite
118
FAUSTIN E.
aussi ! Elle les retrouvera tous deux dans les
flammes de l’enfer! Michel brûlant pour n’a-
voir pas tenu un serment fait à Dieu, cette
fille pour s’être laissé déshonorer. Gomment
avoir peur d’une souffrance soufferte par eux,
avec eux ?
« Ta vie est tracée, Faustine, se dit la Pié-
montaise ; ton époux est assis à tes côtés, tu
es maintenant l’accordée du malheur! Il dor-
mira dans ton lit; il s’éveillera quand tu t’é-
veilles; il te frappera tout le jour jusqu’au
sang; il épuisera les larmes de tes yeux ,
jettera de la cendre sur ta nourriture, et ren-
dra pour toi les fruits sucrés amers ; il t’ap-
prendra à détester le travail, consolation des
résignés. Avec lui tu riras de ceux qui pleu-
rent, tu désireras le trouble dans les fêtes. Le
mal est père du malheur, mon époux, et il
veut que ses belles-filles soient mauvaises !
Non, je ne mourrai pas; non, je ne deviendrai
point folle de désolation; ils seraient trop
contents, celui que j’aime et celle que je hais !»
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FAUSTINE.
H9
Faustine se releva pour marcher encore.
Bientôt elle revit la grande mer bleue. Que de
golfes, que de villes et do villages elle re-
garda sans les admirer. Le défi continuait de
jaillir de ses yeux brillants; il lui semblait
que toute cette belle nature lui était ennemie,
et elle se redisait, comme à la vieille tour ro-
maine de la Turbie, que la montagne et les
profondeurs de l’espace sont indifférentes aux
cris du désespoir, que le ciel se plaît à voir
éclater les tempêtes, que l’abîme aime à don-
ner la mort, que l’eau ravage de préférence
le champ du pauvre, et que la mer se referme
avec empressement sur le malheureux qui se
noie.
Mais la fatigue ayant repris ses droits sur
le corps de la pauvre fille, elle s’assit de nou-
veau sur le bord du chemin , et demeura pen-
dant quelques heures dans une insensibilité
presque complète. Repos d’un moment qui
ne devait point apaiser cette âme orageuse!
André était resté courbé à sa place après la
150
F A U STI N E.
fuite de sa cousine, et il avait ardemment
supplié la Madone de ne pas maudire son amie.
Dès que les premières ombres du soir descen-
dirent sur les versants,' il se mit en route à
la recherche de Faustine. Il pensait bien
qu’instinctivement elle aurait suivi le chemin
de la montagne qui conduit à l’Escarenne.
Lent et recueilli, il marcha au milieu des pè-
lerins sans troubler leurs prières.
Lorsqu'il fut hors du vallon du Laguet, il
pressa le pas. La nuit magnifique permettait
aux regards du jeune homme d’interroger les
horizons lointains. N’apercevant aucune trace
de sa cousine, inquiet, il courut devant lui,
appelant: « Faustine, Faustine ! » L’écho seul
répondit. Craignant quelque acte de folie, il
se pencha sur le bord de tous les précipices.
Vers le matin seulement il vit la jeune fille à
demi couchée sur une roche, les vêtements
humides de rosée, les joues brûlantes de fiè-
vre et les yeux égarés.
— Faustine, lui dit-il, c’est André, c’est
FAUSTINB.
1S1
ton cousin qui te parle ; il serait venu plus tôt
te rejoindre s’il n’avait pas longtemps prié
la Vierge du Laguet pour que tu oublies Michel
et que tu lui pardonnes.
— Déjà ! répondit-elle d’une voix sombre.
Voilà donc la parole que je vais entendre sans
cesse résonner à mon oreille. Je jure qu’elle
n’entrera jamais dans mon cœur. Oublier mon
amour, c’est impossible. Je l’ai caché trop
profondément en moi durant cinq années, et
rien ne pourra me l’arracher ! Quand Michel
lui-même viendrait me demander de ne plus
l’aimer, me nommerait cruelle , je lui répon-
drais que la vengeance seule qui endort la
haine peut vivre à présent dans mon âme. Si
tu m’aimais de passion au lieu de m’aimer
d’amitié, tu comprendrais ce que je te dis;
mais tu es bon et doux, tu ne saurais éprouver
l’amour.
— Veux - tu que j’essaye , ma Faus-
tine ?
— Oui, je veux bien que tu souffres pour
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152
FA U STI NE.
moi ce que je souffre pour un autre, dit-elle
avec emportement.
— Faustine, Faustine, tu es mauvaise! Je
ne t’aimerai que si tu me promets de faire un
effort courageux et d’oublier Michel.
— Garde ton amour de sage; je ne te le de-
mande pas, Tu mets des conditions à l’amour,
toi; tu raisonnes, moi je souffre... Ah! n’être
pas aimée, quel supplice! et pourquoi l’en-
dure-t-on? Si l’on était laide, on pourrait
reprocher sa laideur à Dieu ; pauvre, on re-
procherait sa pauvreté à ses parents; bête,
on s’en prendrait de sa bêtise à soi-même !
Qui donc accuser? Personne que lui! Et je me
dessaisirais de mon unique consolation, la
vengeance, la longue vengeance !
En vain, pendant le voyage qu’ils firent en-
semble de l’Escarenne à Tende, André essaya-
t-il d’adoucir par de tendres paroles le dés-
espoir et la haine de son amie; tout paraissait
au contraire les augmenter. La vue de cette
route qu’elle avait suivie avec son accordé à
FAUSTIN E.
153
l’automne ; un banc de pierre sur lequel tous
deux s’étaient assis et où Michel lui avait dit
quelques mots d’affection ; cette auberge où
ils s’étaient reposés une nuit : tout cela sur-
excitait encore la passion et la douleur de la
pauvre fille.
Lorsque Faustine, arrivée à Tende, entra
dans la maison de son père, il était tard.
Comme le soir où elle était revenue du bal
avec Michel, la porte ouverte laissait voir
auprès d’un grand feu la mère de son ac-
cordé et la sienne. Les deux femmes veil-
laient et semblaient encore attendre leurs
enfants.
Quand elles aperçurent la jeune fille pâle
et sombre au milieu de la maison, ni l’une ni
l’autre ne se leva pour l’embrasser, pas un
cri de joie ne s’échappa de leur bouche;
toutes deux se détournèrent en pleurant. La
nouvelle de l’infidélité de Michel leur était
connue, et déjà elles avaient gémi et souffert
avec l’absente.
9 .
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154
F AU STINE.
Le choix que le jeune homme avait fait
d’une Saoudienne devait attirer sur lui le
blâme de sa famille et de Tende tout entier;
aussi l’un des premiers mots que prononça la
mère de Michel fut-il celui de vengeance ;
elle approuva toute la haine, répéta toutes
les menaces de celle qu’elle avait si vivement
désiré avoir pour belle-fille.
Le lendemain de son retour, Faustine, ac-
compagnée de sa vieille amie, alla mettre op-
position chez le curé au mariage de l’infidèle.
En sortant de la cure, les deux femmes se
jurèrent, la main dans la main, le regard
animé d’une même passion, que la Saour-
gienne ne posséderait jamais Michel comme
époux tant que l’une d’elles aurait un souille
d’existence. Faustine, joyeuse d’être comprise,
sentit son exaltation s’abattre; mais elle garda
sa haine dans le calme, et s’apprit à vivre avec
elle comme avec une amie qu’elle ne voulait,
plus quitter.
Un matin le père de Michel reçut une lettre
F A US TI N B.
155
de son fils dans laquelle ce dernier donnait
des explications sur les motifs qui l’avaient
forcé d’abandonner Faustine. De la Saour-
gienne, pas un mot! Connaissant la violence
de son père, la passion de sa mère, l’inGdèle
demandait qu’on s’engageât par lettre à ne
lui faire aucune scène de reproches s’il reve-
nait à Tende.
Après s’être longuement consultés, les deux
mères, Faustine, les deux pères convinrent
qu’il fallait garder le silence.
« Obligeons-le à venir nous braver en face,
dit l’accordée. »
Quinze jours plus tard, Michel exaspéré de
la feinte indifférence de ses parents écrivit
une seconde lettre dans laquelle il n’était
question que des qualités de la Saourgienne
et des défauts de Faustine. C’était une véri-
table déclaration de guerre. Tous ceux a
Tende qui furent admis à lire ce papier s’ef-
frayèrent des conséquences qu’il pouvait avoir.
Rien ne rendra l’emportement du père et de
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156
FAUSTINE.
la mère de l’infidèle à la réception de cet au-
dacieux défi.
Faustine seule restait calme ; sa haine trou-
vait là un aliment digne d’elle. Après une pa-
reille injure qui donc eût osé lui parler de
générosité, de pardon, d’oubli?
« Viens, avait répondu le père à son fils ;
je ne te tuerai point, c’est toutce que je peux
te jurer. Ceux de mon âge savent tenir leur
serment.»
Quelquefois, la mère de Michel et Faus-
tine causant de l’accueil qu’on ferait à l’infi-
dèle s’il reparaissait, se donnaient pour ainsi
dire à elles-mêmes la représentation de ce
drame.
— Nous le verrons suppliant, disaitlamère.
— Il menacera, répliquait Faustine. L’en-
tendez-vous parler de cette Saourgienne, de
ses vertus, de sa beauté ? Comme nous nous
disputerons! comme je l’afironterai! Je veux
le faire trembler, s’il est faible ; s’il est fort ,
étonner son courage.
FAUSTINK.
157
— Alors, reprenait la mère de Michel, s’il
menace, je m’écrierai : « Va-t’en, et que
l’amour de ta Saourgienne te console de la
perte de l’affection de tes parents et de la
perte de ton honneur. »
— Oui, oui, répétait Faustine, et s’il ne
s’en allait pas, s’il défiait encore, son père
alors dirait : « Je te maudis ! »
— Que ne vient-il? ajoutait la mère d’un
air sombre.
Deux mois s’étaient écoulés déjà depuis le
retour de Faustine. Michel, après la réponse
de son père, n’avait point répliqué, et durant
six longues semaines on avait en vain attendu
de ses nouvelles.
Faustine s’impatienta de ce silence; sa
passion eût préféré les injures ; mais ce qu’elle
désirait ardemment c’était la lutte directe,
face à face, l’échange de ces paroles pleines
de colère qui apaisent le cœur, enfin la pré-
sence de l’infidèle.
Les parents de Faustine et ceux de Michel
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158
Faustin e.
étaient parmi les rares propriétaires de Tende
qui ne sont point forcés de passer l’été dans
la montagne et possèdent des terres auprès
de la petite ville.
Un soir, à l’heure du retour des champs,
l’accordée aperçut un jeune homme qui ou-
vrait avec précaution la porte de ses voisins
et se glissait chez eux comme un voleur. Il
lui sembla reconnaître Michel. Un grand cri
jeté par sa vieille amie confirma ses supposi-
tions. Contenant avec peine les battements
de son cœur, elle appela son père et sa mère.
Ne fallait-il pas que la scène fût complète ?
Les deux familles devaient donc être réunies.
On allait juger Michel, les témoins ne pou-
vaient être trop nombreux. Le père de Faus-
tine suivit sa fille, mais la mère, craignant
quelque scandale, courut chercher le curé.
Faustine entra donc chez l’accordé avec
son père. En la voyant, Michel se troublç.
Au visage contracté de son père, aux yeux
brillants de sa mère, il a déjà compris qu’il
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159
FAUSTIN R.
n’obtiendra d’eux aucune concession. Faus-
tine, ses parents offensés, vont ajouter encore
à la dureté de l’accueil qu’il reçoit.
Il se tient debout. Les deux vieillards, assis
l’un près de l’autre, interrogent du regard la
mère de Michel et Faustine. N’est-ce pas
toujours aux femmes de dire les premières
paroles dans de telles circonstances?
— Que veux-tu de nous? demanda brus-
quement la mère.
— Je veux que vous m’aidiez à repren-
dre une parole que j’ai donnée en vue de
votre bonheur, et qui, si j’étais forcé de la
tenir, me rendrait le plus malheureux des
hommes.
— Tu es libre de ne pas épouser Faus-
tine.
— C’est vrai, mais je n’ai pas le droit d‘en
épouser une autre.
— On peut être heureux avec une Saour-
gienne sans être obligé de devenir son mari,
répliqua le père de Faustine.
ICO
FAUSTIN E.
— Mais si votre fille empêche mon mariage,
elle ne pourra non plus se marier, ajouta
Michel croyant toucher le cœur du vieillard,
qui n’avait point d’autre enfant.
— Que Faustine n’apporte jamais comme
toi le déshonneur dans ma maison, c’est tout
ce que j’entends exiger d’elle.
— Faustine, Faustine, rends-moi mon an-
neau et mon serment, je t’en supplie, s’écria
Michel en joignant les mains.
— 11 prie, vous aviez raison, repartit Faus-
tine en se tournant vers la mère de l’accordé.
Que lui répondre? 11 n’a de courage qu’en
écriture.
Quelqu’un entra.
— Voilà monsieur le curé , dit Michel en
relevant la tête ; je suis sauvé !
Le curé sourit avec dédain, et s’approchant
de Faustine :
— Qu’est-ce que ce garçon vient faire ici ?
lui demanda-t-il.
— Monsieur le curé, répliqua Michel, je
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FAUSTINE.
161
viens prier Faustine d’être généreuse, chari-
table, chrétienne; de me pardonner, de me
rendre mon serment et mon anneau, de re-
tirer l’opposition à mon mariage qu’elle a
faite entre vos mains. Apprenez-lui, monsieur
le curé, que l’Évangile ordonne l’oubli des
injures.
Faustine et'la mère de Michel à ce discours
perdirent contenance. Les deux vieillards se
levèrent avec respect, sentant leurs rancunes
à la merci du prêtre et n’ayant pas même
l’idée de discuter une parole dictée par la
Madone, par Jésus ou par le bon Dieu.
Le prêtre réfléchit un instant.
— Il ne faut pas, dit-il avec fermeté, que
le coupable, en réclamant l’absolution, per-
siste dans sa faute. Or, nul n’est plus cou-
pable que celui qui essaye de se soustraire à
un serment fait à Dieu.
Ce fut au tour de Michel à trembler.
— Un serment fait à des hommes, continua
le prêtre, c’est aux hommes de le défendre.
I
y
16i FAUSTINK.
Dieu n’affirme ses droits que dans les con-
sciences et par la voix de ses ministres. Si
votre conscience vous absout, c’est que Dieu
s’est retiré d’elle, mais moi, son représentant
sur la terre, je vous condamne!
Faustine triomphante serra la main de sa
vieille amie de toutes ses forces.
Michel accablé se signa voyant déjà le
diable en lui. La condamnation d’un prêtre
est une terrible épreuve pour un Italien. L’ac-
cordé avec cela était dévot.
— Mais, balbutia-t-il vaincu, si j’aime une
Saourgienne !
Le curé eut un mouvement superbe.
— Il ne faut point parler d’amour à Dieu,
jeune homme, dit-il, mais de devoir. Or, votre
devoir est d’épouser Faustine, la seule qui
puisse être considérée par l’Église comme
votre femme légitime. Ne vous croyez pas
tenu envers une fille qui vous a engagé dans
la voie de la paresse et de la désobéissance.
Vous pouvez d’un mot faire le bonheur de vos
FAUSTINE.
163
parents, être approuvé du ciel, de votre con-
science, béni par moi. Allons, brebis égarée,
rentrez au bercail !
Michel sanglotait.
En voyant son voisin prêt à céder, Faus-
tine éprouva tout à coup une insurmontable
répulsion pour ce mariage qu’elle avait si
passionnément désiré. Quoi ! les menaces, les
défis amassés par elle, devenaient inutiles
avec ce garçon sans courage ! Michel avait
supplié d’abord, et maintenant il se laissait
battre avec des mots. 11 abandonnait, par
crainte de l’Église, cette Saourgienne qu’il
avait une première fois délaissée pour Faus-
tine, qu’il avait reprise, et pour laquelle il
avait quitté sa place, renié un serment ! Quel
amour, quel caractère, quelle union !
Faustine n’en voulait plus! Non, tout cela
était trop misérable, et elle se sentait un vé-
ritable dégoût pour ce cœur si faible et si
inconstant. Mais comment expliquer la cause
de cet éloignement subit, à qui le dépeindre?
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161
PAUSTINE.
Au prêtre? Ne défendait-il pas qu’on lui
parlât d’amour, à plus forte raison de haine !
Aux deux pères qui déjà prenaient la main de
Michel et l’attiraient à eux? A la mère de
l’accordé, à sa vieille amie, qui avait tout
compris jusque-là? Non, pas même à elle! La
pauvre femme, émue, les yeux pleins de
larmes, murmurait avec une tendresse pas-
sionnée : « Tu seras ma fille ! »
Michel s’avança vers Faustine. Elle bondit
de côté comme un chat sauvage pour ne pas
être touchée par lui- Alors le cœur en révolte,
elle le regarda en face avec des yeux étince-
lants.
\
— Lâche, lui dit-elle, je te rriéprise !
Et elle s’élança hors de la maison, sans que
Michel stupéfait, sans que le prêtre, les deux
vieilles, les deux pères, cloués à leur place,
songeassent à la poursuivre.
Elle descendit avec une rapidité folle la
rampe qui conduit de Tende à la route de
France et aux bords de la Roya. Le bruit
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FAUSTINE.
165
de sa course , tout ce qui s’agitait dans sa
tête, l’empêchèrent d’entendre qu’on la sui-
vait.
Tout à coup, elle s’arrêta au bord du fleuve
torrentiel. Il courait comme elle avait couru,
follement.
— Ah! s’écria- 1- elle, que pareille à la
Roya j’aimerais à me briser sur les roches.
— Faustine, chère Faustine, murmura une
voix derrière elle.
— André, toujours toi, quand je souffre!
Ta bonté m’impatiente, à la fin. Pourquoi
m’as-tu suivie ?
— Je t’ai vue sortir de la maison de Mi-
chel, fuyant comme une insensée du côté de
la Roya... J’ai cru que tu allais te tuer, j’ai
couru derrière toi, et je ne te quitterai que
si tu me jures de vivre. Tu sais tenir tes ser-
ments, toi!
— Je ne me tuerai point! Si l’amour ago-
nise en moi, la haine y est vivante encore.
Faustine morte, Michel épouserait la Saour-
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106
FAUSTIN E,
gienne! Adieu, André, adieu! Je vais en
France; dis à mes parents qu’ils ne me cher-
chent point. Je veux qu’on m’oublie, qu’on
me laisse en paix !
Elle s’éloigna malgré les tendres paroles
de son cousin. Faustine voulait être seule. La
solitude était nécessaire à cette âme orgueil-
leuse et indignée.
Ses yeux par hasard s’arrêtent sur son an-
neau; cet anneau dont elle a fait un confident,
un ami, quelle a baisé tant de fois, ce témoi-
gnage de l’amour de son accordé ! Le gar-
dera-t-elle? Non. Il faut qu’elle s’en sépare !
Elle l’arrache de son doigt, et le jette dans
le torrent, qui ne le rendra pas à Michel.
André accompagnait sa cousine du regard ;
il la vit lancer sa bague d’accordée dans la
Roya.
— Elle n’aime plus Michel, pensa-t-il,
mais elle aime sa haine, et elle y restera
peut-être aussi attachée qu’à son amour !
• •
r
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FAUSTINE.
167
Terminerai-je en racontant que l’âme de
Faustine s’est apaisée, qu’elle a condamné
elle-même son orgueil, et que, revenue à
Tende, elle a épousé son cousin? Je ne puis
m’y décider, dût le bon André en souffrir
longtemps. Mais s’il plaît au lecteur de marier
Michel et la Saourgienne, je l’avertis qu’une
loi du Parlement italien, datée de janvier
\ 866, et qui décrète le mariage civil, l’y au-
torise pleinement.
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LA FILLE
CHASSEUR D’AIGLES
\
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LA FILLE
DU
CHASSEUR D’AIGLES
I
Le père et la fille s’entendaient merveilleu-
sement ; ils avaientles mêmes goûts, les mêmes
fiertés. Jamais l’ennui n’apparaissait dans
leurs longs tête-à-tête. Durant l’hiver ils vi-
vaient seuls à San-Dalmas, au pied du col
de Tende, refusant d’aller comme tous leurs
voisins dans une étable pour causer, travailler,
manger, dormir ou veiller en commun. Ils
lisaient un petit nombre de livres qu’ils eus-
sent pu redire mot à mot de mémoire, mais
/
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172
LA FILLE
dont les personnages, amis bien connus,
avaient pour eux des attraits toujours nou-
veaux. Quand l’existence est monotone, les
lectures n’ont pas besoin d’être diverses pour
charmer.
Le père et la fille ne goûtaient pas avec un
plaisir égal les quatre ou cinq livres compo-
sant leur bibliothèque. 11 préférait les aven-
tures de bandits, donnant pour raison de son
choix que ses héros pouvaient vivre en Italie
ou y avoir vécu. Elle adorait les contes de fées,
dans lesquels un beau chevalier, £n costume
de fer, pénètre par ruse ou par force au fond
de l’antre des Magots, y découvre une prin-
cesse enchaînée, gémissante, qu’il plaint,
qu’il délivre, qu’il épouse et rend heureuse.
Chaque printemps, le chasseur d’aigles et
sa fille faisaient, avec leurs bêtes, l’ascension
du pic de Tende, où le père avait défriché un
morceau de forêt dans un vallon, à une grande
hauteur, endigué un torrent, bâti un chalet.
Les exigences d’une propriété nouvelle, qu’il
DU CHASSEUR D’AIGLES.
H 3
comptait donner en dot à sa Mariane, firent
oublier pendant plusieurs années au chasseur
une passion violente : celle de chasser les ai-
gles. Mais lorsque sa terre lui parut suffi-
samment creusée, retournée, plantée, mise à
son point de rapport, il se lassa du métier
de laboureur, et reprit celui de chasseur
d’aigles.
Un beau matin, il dit adieu à sa fille et
sortit du chalet fièrement, sa carabine sur
l’épaule.
— Je ne veux plus courber la tête, s’écria-
t-il du ton d’un homme heureux d’échapper
à l’esclavage, je ne veux plus travailler des
heures entières le dos voûté, les jambes pres-
que immobiles. Je veux me sentir libre
comme autrefois, sous le grand ciel!
— Ne vous attardez pas dans la montagne,
mon père, dit Mariane ; soyez de retour avant
le coucher du soleil.
— Oui, mon enfant... Ah! le fameux chas-
seur d’aigles ! continua le vieillard en riant
10.
K
ni
LA FILLE
avec pitié de lui-même : il oubliait son sac
aux aiglons. J’entends bien cependant ne pas
le rapporter vide. Cherche-le-moi.
— Voici votre sac, mon père. Souvenez-
vous que depuis quatre ans vous n’avez point
escaladé de roches, que votre pied doit être
moins sûr, et que votre œil n’est plus exercé
à découvrir les aigles autour de leur aires.
— Bonjour, Mariane! Arrache l’herbe dans
le carré de lentilles, et soigne bien nos bêtes
jusqu’à ce soir !
— Comment pouvez -vous abandonner ainsi
votre terre et votre enfant ? reprit la jeune
fille.
— Lorsqu’on a l’ambition d’épouser un
chevalier, il vaut mieux être fille d’un chas-
seur d’aigles que fille d’un laboureur, répli-
qua le vieillard, content comme un Italien
qui croit avoir trouvé un trait d’esprit.
Le montagnard s'éloigna. Suivant un che-
min étroit et rapide au bord du torrent qui
coupait en deux le petit vallon, il disparut dans
*
DU CHASSEUR D’AIGLES.
175
la gorge, non sans avoir envoyé quelques
adieux moqueurs à sa fille.
Derrière une longue table de mélèze, plu-
sieurs bancs recouverts d’un toit de vigne
vierge étaient adossés au chalet. Mariane
s’assit sur un de ces bancs; son regard par-
courut avec une joie un peu égoïste le cher
vallon dont son père lui abandonnait le soin
et pour ainsi dire la propriété. Ses champs lui
parurent plus beaux et plus larges. Elle se
promit de les cultiver plus amoureusement
encore, ce qui eût paru impossible à tout
autre qu’à Mariane.
Bientôt la jeune fille se leva pour aller dé-
tacher ses bêtes qui, de l’étable, appelaient
avec impatience leur maîtresse. La nuit et ses
ombres font peur à la plupart des animaux,
comme une chose mystérieuse, incompréhen-
sible, et le matin leur apporte toujours la sé-
curité et l’appétit.
Mariane, en se livrant à ses occupations,
suivit tout le jour par la pensée son père
176
LA FILLE
dans la montagne. 11 lui avait tant de fois
conté ses chasses, leurs ruses et leurs dan-
gers, quelle s’animait à distance avec lui,
escaladait les roches difficiles, franchissait les
torrents, et fredonnait la chanson favorite du
vieux montagnard :
a L’aigle chasseur, aime à saisir, — à saisir
pour le dévorer, — l’agneau dans le troupeau.
— Le chasseur d’aigles aime à son tour, —
à prendre vif pour l’étouffer, — l’aiglon dans
son nid. »
. Peu de gens chassent l’aigle au pic de
Tende. Rien n’est plus dangereux, et dans
aucune poursuite il ne faut déployer autant
de courage et de sang-froid. Cette chasse,
d’ailleurs, est fort lucrative quand elle est
heureuse. Voici comment:
Tous les pâtres qui conduisent des trou-
peaux sur les hauteurs de la chaîne de Tende
sont nommés par les communes, assermentés,
et tenus de rapporter à l’automne plusieurs
aiglons ou le cadavre d’un aigle. Occupés à
DU CHASSEUR D’AIGLES.
177
traire leurs nombreuses laitières pendant le
jour, à faire du fromage pendant la nuit, les
bergers ne peuvent abandonner leurs bêtes.
Ils achètent donc aux chasseurs d’aigles,
moyennant de bel argent, le produit de leur
chasse. A la commune on sait bien avec quelle
facilité les choses s’arrangent. Bah! où .les
conditions des serments sont-elles remplies à
la lettre ! L’aigle étant l’ennemi des trou-
peaux, il importe peu qu’il soit détruit par
des chasseurs ou des bergers.
Le soleil marque dans le ciel les premières
heures du soir; Mariane attend son père.
Dans le chalet la polenta fume sur la table.
La jeune fille interroge la gorge par la-
quelle le chasseur d’aigles est sorti le matin
du vallon. Cette gorge s’ouvre au pied d’une
colline basse, sans arbres, couverte seulement
d’une herbe épaisse.
Sur la colline, tout à coup, le chasseur
d’aigles paraît. Il court comme un homme
poursuivi par son plus terrible ennemi et
178
' LA FILLE
descend la colline avec une rapidité effrayante.
Mariane, inquiète, s’élance à la rencontre de
son père.
Les yeux du chasseur sont fixés sur un point
noir qui grossit et se meut entre les bois et le
ciel. Mariane s’arrête épouvantée. Elle vient
de reconnaître un aigle ! ,
Le chasseur traîne avec lui son sac dans
lequel des aiglons s’agitent et gémissent dou-
loureusement. L’aigle qui vole entend-il ces
plaintes?
— Laissez votre sac! s’écrie Mariane.
— Ouvre le chalet, vite, vite! répond le
père. Si je puis arriver au grand mélèze, je
me jette derrière la porte que tu refermes, et
j’ai l’aigle avec les aiglons.
Mariane est déjà dans le chalet; elle se
penche un peu et regarde../
Un aigle royal, dont les ailes rousses dé-
ployées occupent un espace énorme, plane
au-dessus du vallon. Le vieillard sort d’un
taillis en faisant tournoyer d’une main ha-
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DU CHASSEUR D'AIGLES. 170
bile et vigoureuse sa carabine autour de sa
tète; il se précipite sous le grand mélèze
dans les branches duquel les larges ailes de
l’aigle vont s’embarrasser. Mais l’ennemi du
chasseur prend terre non loin de l’arbre.
Alors, rasant le sol, il attaque avec fureur
le- montagnard par derrière, lui déchire la
nuque d’un formidable coup de bec, et le
jette à genoux. Le père de Mariane Lâche les
aiglons qui, bien enfermés, continuent de
gémir. L’aigle demeure un instant immobile
auprès d’eux ; il réfléchit sans doute... Bientôt
il saisit le sac et emporte fièrement dans les
airs ses petits qu’il a sauvés. Il abandonne
le chasseur : sait -il que son adversaire est
frappé à mort?
Mariane baigne d’eau fraîche la blessure
de son père. Le vieillard a les yeux fermés.
Cependant il les rouvre encore.
— Mon enfant, murmure-t-il d’une voix
affaiblie, je meurs, je vais te quitter, te dire
le plus triste adieu ! Ne vends pas ce vallon ;
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180
LA FILLE
garde-le pour ta dot... Couche-moi sous le
grand mélèze dans un lit de pierres, profond
si tu peux... Hélas ! hélas ! je la laisse seule...
Pauvre Mariane 1
Il répéta plusieurs fois encore : « Pauvre
Mariane! » Puis vinrent des mots sans suite,
sans liens; puis le montagnard se tut, sou-
pira profondément et fit un grand effort pour
mourir. Sa main froide s’échappa de celle de
sa fille, ses regards s’éteignirent, son cœur
cessa de battre.
Oui, pauvre Mariane! elle sera seule dans
la grande montagne, seule dans le petit vallon,
seule lors de son retour à San-Dalmas.
Le désir de quitter la vie avec son père
traverse son esprit exalté par le désespoir.
Si elle avait sa mère, un parent, une affec-
tion, elle n’aurait point cette pensée cou-
pable, criminelle; mais n’est-elle pas seule
au monde ?
»
«
• t
DU CHASSEUR D’AIGLES.
181
/
4
Durant toute une longue nuit, agenouillée
auprès du mort ou couchée à ses côtés, la
fille du chasseur d’aigles se désola sans tarir
la source de ses larmes, sans lasser l’écho in-
sensible aux accents de sa douleur.
Mais le matin elle entendit dans la forêt les
hurlements des loups qui, durant l’été, par-
courent la montagne et rôdent à l’entour des
troupeaux. Mariane alors sentit son courage
renaître. L’idée que son père, qu’elle-même,
deviendraient la proie des bêtes si elle se
laissait écraser par son chagrin, lui donna la
force de se tenir debout. Elle alla chercher
V
des instruments de labourage propres à
11
«
182
LA FILLE
creuser la terre et à la rejeter sur les bords
d’une fosse profonde; puis la jeune monta-
gnarde entreprit son triste ouvrage avec
volonté, avec ardeur. Il semblait à la fille du
chasseur d’aigles que les lèvres pâlies de son
père murmuraient tout- bas :
— Hâte-toi, mon enfant, hâte-toi ! l’air et
le soleil tourmentent la chair des trépassés.
Mon âme s’agite en mon pauvre corps et ne
veut le quitter qu’ après que tu l’auras couché
dans un lit de terre profond, profond, aussi
profond que tu pourras le creuser !
— Père, je le creuserai profond, votre lit
de terre, répondait tout haut Mariane, car les
loups que j’entends là-bas pourraient ouvrir
votre tombe et troubler votre long som-
meil 1
Lorsqu’elle eut creusé la fosse, les dernières
paroles du chasseur lui revinrent à la mé-
moire : n’a-t-il pas demandé un lit de
pierres ? Il faut le lui bâtir ! Comme elle dor-
mira tranquille alors, dans sa maisqn de San-
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DU CHASSEUR D’AIGLES.
183
Dalmas, durant les nuits d’hiver, où la neige
tombe, où la bande affamée des loups hurle
sous les grands murs des cimetières !
Épuisée de lassitude, elle entre dans le
chalet et mange un peu de sa polenta re-
froidie.
Que les pierres vont être lourdes! Pour-
quoi le chasseur avait-il l’habitude de porter
à l’extrémité du vallon toutes celles qu’il
trouvait dans sa terre ? Mieux vaudrait ra-
mener le mort à la maison, l’enfermer, et
courir au col de Tende pour chercher une
mule ou quelque ouvrier. Mais l’auberge est
à quatre heures de marche du chalet; Mariane
sent bien que ses forces la trahiraient en
chemin.
— Il n’y a donc rien de vrai dans les livres
de contes, rien de vrai dans les livres de re-
ligion, s’écria l’orpheline. Ah ! les fées ni les
saints n’existent pas, sans quoi ils verraient
tous qu’il est temps de me secourir!
Elle retourne auprès de son père.
184
LA FILLE
Qu’est-ce donc? Une voix d’homme jeune
et forte rompt le silence de la grande soli-
tude. Mariane écoute ; qui peut chanter en ce
lieu? Un chasseur? Alors, il aura pitié du
chasseur mort, et il lui bâtira un lit de
pierres. Hélas ! celui qui chante dans le bois
épais soupçonnera-t-il qu’il y a si près de lui
un petit vallon habité?
La jeune fille pousse de sa voix la plus
désolée le cri de détresse des montagnards :
« Aou, aou ! » On ne lui répond pas ! Mariane
prête l’oreille avec attention... Que chante le
passant sur la collipe ? Ce n’est ni le refrain
des chasseurs de chamois, ni celui du mes-
sager d’un pâtre. C’est un air vénitien. Le
chanteur est un voleur de la bande de Leo-
nardo de Venise. On disait que cette bande
se dispersait en été. Puisse le brigand n'avoir
pas entendu le cri de Mariane ! puisse-t-il ne
pas découvrir le petit vallon ?
C’en est fait ! un lévrier apparaît sous -les
hauts mélèzes; un jeune homme le suit; il a
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DU CHASSEUR D’AIGLES.
185
vu le vallon, il a entendu le cri de détresse,
il accourt, il se dirige vers l’orpheline.
— Fées bienfaisantes, murmure la jeune
fille, vous savez que je ne puis souffrir da-
vantage, et vous ne m’enverriez pas un vo-
leur en ce moment!... Oh ! non, ce n’est pas
un bandit, c’est plutôt un chevalier, se dit
Mariane. Comme il a l’air noble et fier !...
Le chanteur est auprès de la jeune fille.
En voyant un mort, il ôte son grand chapeau,
s’agenouille et se signe. Ses beaux cheveux
blonds s’éclairent sous les rayons du soleil,
et son front blanc, découvert, adoucit l’ex-
pression d’un regard trop hardi.
— Ce mort est votre parent? demande-t-il
à la montagnarde, en se relevant.
— Mon père.
— Est-ce la maladie qui l’a tué?
— Il était chasseur d’aigles, un aigle l’a
vaincu, répond Mariane.
— Votré père a quitté la vie aussi glorieu-
sement que les soldats frappés à la bataille.
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186
LA FILLE
(
— Vous voulez honorer un pauvre chas-
seur, je vous en remercie, répliqua tristement
l’orpheline.
— N’avez-vous plus votre mère ? demanda
encore l’étranger; ou serait-elle allée chercher
un prêtre ?
— Ma mère attend mon père dans l’autre
monde depuis le jour de ma naissance, ré-
pondit la jeune fille.
— Allez-vous donc demeurer sçule ici jus-
qu’au retour de l’hiver?
— Seule avec mes bêtes.
— Et vous reviendrez dans ce chalet au
printemps prochain ?
— Oui, signor; dit Mariane en sanglotant.
— Ne pleurez pas, ma chère, vous êtes
jeune, belle, vous vous marierez aisément.
Peut-être vous êtes-vous déjà promise à
quelque brave montagnard ? S’il vous faut un
messager pour aller prévenir votre amoureux,
disposez de moi. Je ne veux pas vous savoir
abandonnée dans ce vallon.
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DU CHASSEUR D'AIGLES.
187
— J’v habiterai sans peur chaque année,
\
reprit Mariane en essuyant ses yeux. Je ne
me marierai pas.
L’étranger regarda longuement l’orpheline
de son regard le plus doux.
— Si vous n’avez personne qui puisse vous
venir en aide/ dit-il, acceptez mes services ; je
suis assez courageux pour vous défendre, j’ai
assez de temps pour veiller su r vous, j e me crois
assez de cœur pour compatir à votre chagrin.
— Et quelle récompense demanderez-vous
pour tant de bontés?
— Celle d’être considéré par la fille du
chasseur d’aigles comme son ami.
— Signor, dit Mariane reconnaissante , je
i
vois à vos paroles qu’une bonne fée vous en-
voie à mon secours. Vous bcâtirez avec moi au
chasseur mort un lit de pierres; votre chien
gardera le trépassé pendant que nous irons
prendre dans la gorge, au fond du vallon,
de gros éclats de roche.
— Je suis prêt, répondit le jeune homme.
\
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188
LA FILLIi
Mariane, plus vaillante, fortifiée par la
présence de son nouvel ami, courut chercher
une civière sous un hangar.
L’étranger déposa sur la table de mélèze,
à la porte du chalet, son fusil et sa veste de
drap. Toute la nuit, et jusqu’au soir du len-
demain, ils portèrent de lourdes pierres.
Mariane, plus habile que son compagnon, les
arrangea et les réunit avec une sorte de ci-
ment fait de sable et d’eau, dans le fond du
trou qu’elle avait creusé.
Au moment de se séparer du corps meurtri
et décomposé de son père, l’orpheline éprouva
,un véritable apaisement. Enfin, elle couchait
le chasseur d’aigles en un abri sûr! Ce fut sans
cris, sans désespoir, qu’elle le recouvrit de
terre. Pour la montagnarde , le long sommeil de
son père dans le vallon n’avait rien de terrible.
La terre à ses yeux était une amie vivante
qui a des entrailles et dont le sein réchauffe
en hiver les corps glacés. Ce n’était point
éette boue noire, froide, insensible, que les
DU CHASSEUR D’AIGLES.-
180
femmes des villes entrevoient dans leurs plus
affreux cauchemars.
Quand la triste cérémonie fut terminée :
— Il peut dormir maintenant, dit la jeune •
fille; son âme heureuse .va monter au ciel.
Vous êtes mon ami, sigpor étranger. Mille
grâces pour votre aide et vos excellentes pa-
roles! Entrez dans le chalet et reposez-vous
x sur le lit du chasseur. Moi, j’ai encore un de-
voir à remplir.
Le jeune homme entra dans la salle du
chalet; comme il était très-las, il s’endormit
presque aussitôt. Mariane, les bras chargés
d’herbes odorantes, vint un peu plus tard, à
la lueur d’un bâton de résine, ranger les
vêtements du mort dans une espèce de grand
coffre qui sert d’armoire aux montagnards de
la chaîne de Tende. Ses tristes rangements
terminés, elle ferma la porte de la salle, ou-
vrit celle de sa chambre, se jeta tout habillée
- sur son lit, et, la tète pesante, douloureuse,
elle s’endormit à son tour.
il.
#
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LA FILLE
DO
III
Lorsque Mariane se leva, le matin, aucune
tristesse n'était répandue sur le vallon; tout
y souriait, tout y fêtait le retour de la lu-
mière. Et cependant le chasseur ne vivait
plus î
— Gomme la mort chagrine peu la nature,
se dit l'orpheline, car je ne puis prendre pour
des larmes les gouttes de fraîche rosée qui
tombent du ciel sur l’herbe. Rien, non, rien ne
pleure avec moi la perte de mon pauvre père !
La jeune fille souffrait beaucoup, et elle
%
eût volontiers reproché à sa chère montagne
son indifférence; mais réfléchissant que c'était
sa seule parente, le seul attachement qui lui
»
DU CHASSEUR D’AIGLES. 101
restât, elle fut plus indulgente et pardonna
aux collines, aux champs, aux bois, leur
gaieté. Bientôt même, reprise par sa tendresse
pour la montagne qu'elle se plaisait à per-
sonnifier, Mariane ne vit plus dans les sou-
rires de son amie que des efforts généreux pour
la distraire et la consoler de son malheur.
Les gens de San-Dalmas ont bien raison
d’appeler la fille du chasseur d’aigles « la
Songeuse î » Quand les commères prétendent
que Mariane a plus de goût pour le ciel de la *
montagne, pour les cris des bêtes, que pour
les voûtes des églises et les chants religieux,
elles ne la calomnient pas.
Sans mère , souvent abandonnée par le
chasseur d’aigles, son père, l’imagination
ardente, même pour une Italienne, Mariane,
dès son enfance, a peuplé sa solitude de per-
sonnages fantastiques, et s’est appris à voir
dans les choses des êtres vivants. La mon-
tagne, ses bois, ses collines, le ciel, la terre,
prennent des formes dans la pensée de la
t
102
LA FILLE
Songeuse, se revêtent d’habits de lumière
ou d’ombre, ont des qualités, des sentiments,
des passions. Tout ce qui a une voix, la brise,
les oiseaux, les torrents, a pour Mariane un
langage.
La fille du chasseur, après avoir fait sa
paix avec la montagne et s’être laissé un
instant bercer par ses songeries, se dirigea
vers ses bêtes qu’elle avait oubliées depuis le
fatal retour de son père. Étendues les unes à
côté des autres, les brebis et les chèvres
essayèrent en vain d’aller à la rencontre de
Mariane. Leur pis gonflé et douloureux les
faisait gémir à chaque mouvement. Pauvres
bêtes ! elles souffraient depuis la mort du
chasseur. Peut-être de la prairie avaient-elles
suivi d’un œil intelligent tout le drame qui
s’était passé sous le grand mélèze? L’orphe-
line ne se souvenait pas d’avoir entendu ses
chèvres ou ses brebis l’appeler.
Mariane courut à l’étable et rapporta ses
plus grandes jarres quelle emplit d’un lait
«
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DU CHASSEUR D’AIGLES.
193
• crémeux et abondant. Bientôt les chèvres et
les brebis furent sur pied et rendirent à
leur maîtresse les caresses qu’elle leur prodi-
guait.
La jeune montagnarde retourna au chalet,
en ouvrit la porte avec précaution et déposa
ses jarres pleines sur la table. L’étranger
dormait encore. Une lumière pâle éclairait
son beau visage.
La Songeuse, à qui tous les héros dès contes
de fées apparurent à la fois dans la personne
de cet étranger devenu si vite un ami, le
contempla avec extase. Ne serait-ce point le
fils du roi caché sous des habits de chasseur?
Le grand lévrier vint doucement lécher les
mains de Mariane et lui demander un peu de
ce bon lait qui fumait sur la table et dont la
mousse de neige s’échappait des jarres. Elle
lui en laissa boire tant qu’il en voulut.
Le chien rassasié, Mariane reprit triste-
ment ses occupations habituelles. Elle alla
chercher dehors un fagot de bois sec. Mais en
I
101 LA FILLE
déposant sa lourde charge auprès du foyer,
elle fit un peu de bruit. L’étranger se ré-
veilla.
/
— Ai-je dormi! dit-il gaiement; vous de-
vriez me refuser ma nourriture ce matin; je
suis un paresseux !
— Notre travail d’hier vous a fatigué pour
plusieurs jours, répondit Mariane. On voit à
vos mains que votre métier n’est pas de porter
des pierres.
— Je suis chasseur.
— Chasseur de loups, chasseur de cha-
mois?
— Chasseur d’aigles quand vous voudrez !
Mariane rougit et tourna le dos au jeune
homme. Mêlant alors avec une feinte attention
de la farine et de l’eau, elle pétrit une pâte
épaisse quelle découpa en morceaux et sema
. dans le lait qui chauffait sur le feu.
L’étranger s’assit auprès de l’âtre, en face
de Mariane. La tête penchée sur sa poitrine,
les bras croisés, il avait l’air sombre et dur.
4
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DU CHASSEUR D’AIGLES.
195
L’expression douce, presque tendre de son
visage s’était effacée complètement.
11 songeait à lui, à ses propres douleurs,
sans doute, car ses yeux ne voyaient pas ce
qu’ils fixaient.
La jeune montagnarde débarrassa un coin
de la grande table du chalet, toute couverte
d’ustensiles de ménage. Après l’avoir lavée
soigneusement, elle y plaça du vin, des fruits,
et versa la polenta bouillante dans des plats
de terre qu’elle mit en face l’un de l’autre.
L’étranger vint machinalement prendre sa
place vis-à-vis de Mariane.
Par la porte ouverte, la fille du chasseur
d’aigles apercevait le grand mélèze sous le-
quel son père était couché... Des larmes brû-
lantes coulèrent sur ses joues. En entendant
les soupirs de son hôtesse, le jeune homme
secoua les lourdes pensées qui courbaient
son front. Il s’entretint avec Mariane de tout
le travail qu’elle aurait à faire jusqu’à l’au-
tomne, supposant bien que la montagnarde
19G
LA FILLE
trouverait dans cette conversation un sujet
d’apaisement.
— Oui, dit-elle, le travail calme le chagrin.
Je veux qu’au moment où les pâtres descen-
dent des hauteurs, chassés par la neige, ma
moisson soit rentrée, mon grain battu, mes
semailles faites.
— Comment emporterez-vous votre grain?
lui demanda-t-il.
— Comme les pâtres emportent leurs fro-
mages, avec des mules, qu’on leur amène à
eux de Tende, et qui viennent pour nous
chaque année de San-Dalmas.
’ — Mais songez que jusqu’à l’époque de
votre départ il y a encore trois mois !
— Personne ne sait que mon père est
mort, excepté vous-. Les malfaiteurs de la
montagne ne sont jamais venus rôder autour
du vallon du chasseur d’aigles.
— Mais l’an prochain tout le monde saura
que vous êtes orpheline.
— J’y ai pensé cette nuit. Je louerai un
DU CHASSEUR D’AIGLES.
197
vieil ouvrier que mon père eût choisi lui-
même.
— Voulez-vous me permettre, demanda le
jeune étranger après un silence, de rester ici
quelques jours ? Peut-être vous serai-je encore
utile.
— Ne prenez point tant de mal pour moi,
signor. Il vous serait trop difficile de devenir
paysan. Vous n’avez jamais travaillé à la
terre, et je ne suis pas certaine que vous
soyez un chasseur... Votre parole, votre air,
me permettent de croire que, pareil aux
chevaliers dont j’ai lu les aventures dans mes
livres , vous avez caché votre grandeur sous
des habits grossiers.
— Je pourrais vous dire la même chose,
reprit-il en souriant. Vous avez bon air, si-
gnora, sous votre costume de montagnarde.
Vous me rappelez la princesse Orso, enfermée
par de mauvais génies dans, un vallon sans
issues, et dont vous devez connaître l’his-
toire.
198
LA FILLE
Mariane rougit, mais le compliment ne
parut pas lui déplaire.
— D’ailleurs, continua l’étranger, si je ne
suis pas laboureur, je n’aurai que plus de
mérite à vous rendre service; acceptez donc.
— Non, je vaux trop peu, dit-elle hum-
blement ; vous perdriez votre peine.
— J’ai l’idée tout à fait contraire, repartit
le jeune homme avec assurance.
Elle le regarda, pensant qu’il allait rire et
se moquer : il parlait sérieusement; dans ses
grands yeux brillaient la tendresse et l’audace.
Le cœur de la jeune fille s’agita singulière-
ment; une émotion à la fois pleine d’angoisse
et d’attrait l’envahit et l’enchaîna un instant à
ce regard. Inquiète, elle voulut sortir de la
salle. L’étranger lui saisit la main et l’obligea
de s’asseoir auprès de lui. Elle tremblait. Il
essaya de la calmer par de douces paroles,
qui la rendirent plus craintive encore.
— Votre amitié me fait peur, murmura-
t-elle. Vous qui savez ce que vous êtes,
DU CHASSEUR D'AIGLES.
199
dites -moi si j’ai raison ou tort de vous
craindre.
Il se tut.
— Apprenez-moi au moins votre nom?
continua Maria né, toujours plus troublée.
— Paolo, répliqua-t-il d’un ton dur et
froid.
— Paolo, est-ce tout ? Vous chantiez dans
la montagne un air vénitien.
— Oui, je suis de Venise.
— Gomme les hommes de Léonardo le
Vénitien I
— Gomme eux.
— Sainte madone, appartiendriez-vous à
une bande de voleurs?... Répondez, signor,
dit l'orpheline suppliante.
— Non, répliqua Paolo, mais le mieux est
que je vous quitte.
Il prit son fusil et fit signe à son chien de
le suivre.
— Je voudrais savoir si je dois ma recon-
naissance à un honnête homme ou à un ban-
200
LA PILLE
dit, demanda Mai’iane en saisissant à son tour
✓
la main de l’étranger avec hardiesse.
Il la repoussa.
— Adieu, adieu! cria -t- il sans se re-
tourner. '
— Parti ! se dit tristement la jeune • fdle ;
un méchant serait resté. Je lui ai fait de la
peine. Pauvre Paolo ! Ah! puisse-t-il ne
revenir jamais !
L’étranger marchait vite, très-vite; il dis-
parut bièntôt dans le sentier de la gorge où
Mariane et lui, le jour précédent, étaient allés
chercher des pierres pour la tombe du chas-
seur d’aigles.
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DU CHASSEUR D’AIGLES
201
IV
Épuisée par ses émotions, l’orpheline ne se
sentait point la force de travailler. La chaleur
était accablante ; un orage se formait clans le
col de Tende. Mariane s’agenouilla sur la
tombe du chasseur d’aigles.
Retrouvant là quelque courage, elle com-
mença d’arracher l’herbe dans le carré de
lentilles que son père lui avait ordonné de
nettoyer le matin de sa mort, et sarcla tout
un jour, sans plaisir et sans ardeur pour la
première fois de sa vie. Mille pensées se
croisaient dans l’esprit de la Songeuse. Paolo,
certainement, était déjà loin du vallon. 11
avait dû comprendre les avertissements de
202
LA FI LL R
Forage et s’efforcer de gagner F une des grottes
«
où le montagnard surpris peut se réfugier
quand éclate la tempête.
L’air brûlant dévorait la fraîcheur des fleurs
qui se courbaient alanguies; les feuilles re-
pliées sur elles-mêmes souffraient sans gémir.
Ni les arbres, ni la brise, ni les oiseaux, ni le
petit monde des prairies ne chantaient...
Le soir, des nuages sombres s’avançant
l’un vers l’autre avec menace s’entrechoquè-
rent bruyamment au milieu du silence. L’écho
répéta et grandit le bruit de leur lutte. Pour
les montagnards, ces nuages noirs sont pleins
d’âmes des méchants trépassés qui se battent
et font jaillir de leurs blessures les flammes
de l’enfer. La fille du chasseur, avant la mort
de son père, riait souvent de cette idée. Tout
à coup la Songeuse se sentit possédée par
elle. Les vieilles superstitions piémontaises
entrèrent dans un cœur affaibli par l’épreuve.
Mariane ne vit plus une tempête, mais le dé-
chaînement des puissances infernales. Sa
«
DU CHASSEUR D’AIGLES.
203
vieille amie la montagne tremblait de tout
son grand corps; l’orpheline aussi trembla.
Qui sait ce qu’est devenue l’âme du cher
trépassé? Se rappelant les vertus de son
père, Mariane s’efforce de résister à ses
craintes. Le chasseur d’aigles est un saint du
paradis : sa fille peut- elle en douter? La
bonne âme du vieillard, en quittant sa pauvre
dépouille, a dû monter tout droit vers Dieu.
Pendant la dernière nuit, d’ailleurs, les che-
mins du ciel, pleins d’étoiles brillantes, ont
paru à l’orpheline merveilleusement éclairés.
Le mort ne s’est donc pas trompé de i*oute et
il revit parmi les bienheureux. Bienheureux,
qui plus que lui mérite de l’être ? Il a obligé
souvent, donné beaucoup, sans jamais rien '
demander. Sa chasse n’a détruit que des ani-
maux malfaisants, ennemis des troupeaux.
Oui, elle s’est envolée, l’âme du défunt, par-
dessus les nuages noirs! Ah! que le saint
veille sur sa fille orpheline !
Les brebis et les chèvres effrayées par les
204
LA FILLE
éclats de la foudre escaladèrent toutes en-
semble la barrière de la prairie et accoururent
autour de leur maîtresse. Elle les enferma
dans l’étable et cessa de travailler.
Pauvre fille ! elle a la fièvre , son corps
souffre, son cœur s’agite avec violence et
trouble ses pensées. L’orage, la fatigue l’ont
brisée; son chagrin, le vent sans fraîcheur,
l’oppressent. La montagnarde se demande si '
»
l’existence est lourde à ce point quand on la
porte sans aide. Elle supplie la Madone de la
lui faire un peu plus légère, sans quoi elle en
sera écrasée.
Mais le ciel empli comme une outre gon-
flée verse une pluie abondante. Mariane entre
dans le chalet. Elle essaye de se reposer sur
le lit du chasseur; aussitôt elle se lève. Un
éclair brûlant pénètre dans la grande salle et
l’illumine un instant d’une façon sinistre.
4 , *
.L’orpheline allume une torche de résine. La
lumière chasse l’éclair, dit-on, et les esprits
* ,
mauvais qui courent à sa suite.
<*
DU CHASSEUR D'AIGLES.
805
Que d’inquiétudes les orages causent aux
montagnards; combien de dégâts irréparables
ils peuvent leur faire! L’orpheline pense à sa
récolte, à ses terrasses sur le versant de la
colline, élevées à grand’peine par son père.
Si quelque torrent se forme, elles seront dé-
truites. Toute sa belle et bonne terre, amassée
entre des murs de pierres sèches, sera en-
traînée comme de la boue jusqu’au pied du
pic de Tende!
Malgré la pluie, les éclairs, les menaces de
la foudre, malgré la tourmente, le chasseur
d’aigles eût été, la sape sur l’épaule, une
lanterne à la main, lutter contre la fureur de
l’eau. 11 n’a point tant de peine aujourd’hui :
il est au ciel, il ne verra plus les nuits noires,
il n’entendra plus le tonnerre.
Si le mort est paisiblement couché dans la
terre, si son âme est heureuse, pourquoi sa
fille est-elle si tourmentée ? La pauvre enfant
croit sentir à sa souffrance que son père
souffre encore. L’âme du chasseur attardée
200
LA FILLE
peut-être est prisonnière au milieu des nuages
noirs... Les âmes des méchants la battent et
se vengent sur elle avec toute la cruauté que
les mauvais ont pour les bons. Les heures du
soir s’écoulent lentement. L’orpheline, pour
le distraire, prend un livre, l’ouvre aux pages
qui la charment le plus ; mais lire quand la
fièvre brûle votre tête est impossible ; elle y
renonce.
Secouée par le vent qui souffle avec rage et
pénètre par la cheminée, la torche de résine
ne jette qu’une lueur vacillante; des ombres
mystérieuses glissent au plafond ; un drap de
laine frissonne sur le lit du chasseur et se
gonfle... La chèvre préférée de la monta-
gnarde, détachée sans doute, frappe de ses
cornes la porte qui sépare la salle du chalet
de l’étable. Mariane lui ouvre. La pauvre bête,
folle d’épouvante, se précipite vers le lit du
chasseur avec cet instinct qu’ont les faibles
de chercher les forts dans le danger. Ne
trouvant pas son maître, elle pousse des cris
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DU CHASSEUR D’AIGLES.
207
lamentables que les autres chèvres et les
moutons répètent. Mariane écoute avec frayeur
ces plaintes et les sifllements de la tempête...
Toutes les ombres qui courent autour d’elle
préparent son esprit à quelque terrible vision ;
son cœur, d’où le sang se retire avec tumulte,
lui semble pareil à la roue d’un moulin qui
tourne à vide ; il se fait dans ses oreilles et
dans son sein un bruit qui bientôt domine
tous les autres.
Le délire s’empare de ses esprits; son
trouble et sa peur atteignent leurs dernières
limites... Mais les bêtes se taisent; la chèvre
s’élance vers la porte, au bas de laquelle on
entend une respiration haletante. Qu’y a-t-il?
On marche, on court sur le sol humide. Qui
peut venir à cette heure, en ce lieu, durant
cet orage ?
Le diable seul, ou quelque traînard qui,
du haut de la colline, a vu de la lumière dans
le vallon. La jeune fille reste clouée à sa
place. On secoue la porte. Elle est si peu
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•208
LA FILLE
solide que, secouée encore une fois de la
sorte, elle se brisera en morceaux.
— Qui est là ? demande faiblement l’orphe-
line.
— Ouvrez, ouvrez ! répond une voix impé-
rieuse.
C’est la voix d’un homme jeune, d’un mal-
faiteur peut-être , qui va exiger de Mariane
qu’elle lui donne l’hospitalité. Pourquoi, pour-
quoi son seul ami l’a-t-il abandonnée? pour-
quoi l’a— t-elle laissé partir? La jeune fille
saisit sur la table le couteau de son père,
le cache dans un des plis de sa jupe, et
ouvre...
C’est la pluie elle-même, c’est un torrent
qui entre! L’eau coule des vêtements de
l’étranger comme du ciel et inonde la salle.
Un chien, semblable à celui de Paolo, tourne
autour du voyageur, aboie joyeusement,
tandis que son maître frappe des pieds,
arrache son manteau, et jette son grand
feutre loin de 'lui. Mariane tend les deux
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DU CHASSEUR D'AIGLES.
209
mains à cet homme. Chasseur ou brigand,
c’est un ami.
— Soyez le bienvenu, balbutie-t-elle, en
rougissant. Si vous m’aviez dit votre nom à la
porte, je ne vous aurais point fait attendre.
— Étais-je sûr d’être bien accueilli le jour
même où vous m’avez chassé ?
— Je ne vous ai pas chassé, signor. Ah !
que j’ai eu peur depuis votre départ !
— Moi j’ai souffert du froid, dit Paolo.
Mais puisque vous me recevez avec belle
humeur, je vais oublier mon mal au plus
vite.
Mariane allume un grand feu; la salle
s’éclaire gaiement et les ombres disparaissent.
L’orpheline va rattacher sa chèvre qui fuit le
grand lévrier de Paolo; elle laisse entrebâillée
la porte de l’étable. Les bêtes voyant le feu,
l’hôte de leur jeune maîtresse, le chien lui-
même d’un peu loin, cessent leurs cris la-
mentables.
Avoir affronté la pluie dans la montagne et
12.
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*210
LA FILLK
trouver un bon gîte, être accueilli en ami par
une jolie fille, disposent le cœur le plus sombre
et le moins attendri au contentement et à
rémotion. S’être sentie abandonnée dans une
maison déserte, avoir eu l’épouvante de sa
solitude, de l’orage, des apparitions de l’enfer,
de l’arrivée d’un brigand audacieux, et offrir
l’hospitalité à un homme jeune, beau et brave,
qui vous a pour ainsi dire sauvée du désespoir
la veille, préparent le cœur le plus fier à la
confiance.
— Chère Mariane, dit Paolo après qu’il se
fut réchauffé, nous sommes libres tous deux,
nous n’aimons ni l’un ni l’autre hors de ce
petit coin du monde; savez-vous ce que nous
devrions faire?
— Oh ! taisez-vous bien vite ! répliqua la
montagnarde.
«
— Je parlerai!... Nous devrions nous ac-
corder à la façon des gens de Tende.
— Mais hier soir votre seule ambition était
de devenir mon ami, reprit -elle avec ma-
DU CHASSEUR D’AIGLES.
211
lice. Vous avez fait bien du chemin depuis!
— Oui, j'ai considérablement marché, dit
le jeune Italien en riant, et je serais enchanté
d’apprendre que cela m’a servi à quelque
chose. Dites-moi que je me suis avancé vers
mon but...
— Vers quel but, signor?
— Celui de me faire un peu aimer de
vous.
— Un peu est chose facile après le service
t
que vous m’avez rendu.
— Mariane, chère Mariane, si déjà vous
m’aimez un peu, essayez de m’aimer beau-
coup.
— Beaucoup, dit-elle plus grave, c’est, je
crois, impossible.
— Non, répliqua Paolo avec emportement,
il faut que vous m’aimiez d’amour! Vous êtes
la compagne que je cherche : étrange, sans
parents, sans amoureux encore. J’aime les
yeux noirs, brillants et hardis comme les
vôtres; j’aime votre taille un peu forte et
212
L A. FILLE
fière comme doit l’être celle de la fille d’un
chasseur d’aigles; j’aime vos cheveux soulevés
et indociles qui se. détordent et s’échappent
sans cesse de leurs liens. Je vous ai rêvée
avant de vous connaître, maintenant je vous
veux! Votre douleur plaît à mon âme aigrie,
votre solitude m’attire. Avec quelle joie, sur
un mot de votre bouche, je délaisserai pour
toujours l’existence que jé mène, Mariane;
vous êtes l’encouragement au bien qu’il me
fallait rencontrer!
— Mon Dieu! murmura la jeune fille, que
va-t-il m’apprendre?
— Je serai chasseur d’aigles ou laboureur,
selon ce que vous ordonnerez, continua Paolo
en prenant les mains de la belle montagnarde.
Ne me repoussez pas ainsi, cura mial Je
vous jure de quitter pour vous mes compa-
gnons que je méprise, et dont je suis à la fois
l’esclave et le chef.
— Vous êtes?... balbutia la pauvre enfant
défaillante.
du' CHASSEUR D’AIGLES.
213
— Léonardo le Vénitien.
— Sainte madone, gardez votre servante !
Il osait me parler d’accords! C’est trop de
honte, trop d’épreuves! s’écria l’orpheline ,
que tant d’émotions accumulées brisèrent,
ainsi que le vent brise les jeunes arbres.
— Mariane, je t’en supplie, sauve-moi, ou
je me souviens que je suis un brigand!
Elle n’entendait plus. La tête renversée en
arrière, et comme frappée par la foudre, elle
s’affaissa sur elle-même et perdit connais-
sance. Léonardo la porta sur le lit du chas-
seur. La respiration de Mariane était difficile,
presque éteinte; il dénoua les rubans de son
corsage et détacha les lourdes jupes que les
filles de Tende serrent autour de leur taille.
La beauté de Mariane lui apparut plus
complète en ce désordre. Il crut voir quelque
agate de la montagne dont les purs dessins,
les fraîches couleurs éclatent aux yeux ravis
lorsqu’on brise leur gangue grossière. La
passion ardente, son avidité, ses audaces, en-
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214
LA FILLE
vahirent les sens et le cœur de Léonardo, qui
ne fit rien pour se dompter.
La pauvre Mariane eut pendant toute la
nuit une fièvre violente, le délire. Mais le
matin, elle s’endormit d’un sommeil profond
qui devait effacer le souvenir de ses rêves.
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DU CHASSEUR D’AIGLES.
215
V
Léonardo, pour que les brebis et les chè-
vres , par leurs bêlements , n’éveillassent
point la jeune fille, les avait sorties de bonne
heure de l’étable et conduites dans la prairie.
La montagne est splendide après l’orage ;
on dirait qu’elle a ouvert son grand sein pour
respirer; elle est plus vivante, le sol fume,
l’eau chante haut dans les torrents ; l’herbe et
les fleurs courbées se relèvent avec des fré-
missements de plaisir; les chauds rayons du
soleil, pressés, impatients, glissent à travers
les feuilles humides et font disparaître à la
hâte les traces de la pluie; toutes les bêtes
crient, chantent, voltigent et* fêtent un beau
21G
LA FILLE
jour. La paix règne de nouveau et déploie
dans le ciel son magnifique étendard bleu.
Le Vénitien regarde la petite vallée; comme
elle est calme, différente des gorges sombres,
des hauts pics, au milieu desquels il mène
cette vie pleine d’agitations, que les courses
effrénées fatiguent outre mesure, que les ruses
basses, les lâches attaques, les fuites hon-
teuses déshonorent. Enfin, Léonardo est las
de son métier de voleur ! Sa royauté, dont il
était si fier autrefois, lui répugne aujourd’hui !
Les derniers actes de son commandement ne
lui ont-ils pas démontré que l’homme avide
de pouvoir est fatalement le sujet, le servi-
teur obéissant des mauvais instincts de ceux
qu’il gouverne?
— Arrière ma royauté! Arrière! s’écrie Léo-
nardo.
Souverain du col de Tende, chef à dix-neuf
ans, le Vénitien s’est appliqué à faire revivre
le type légendaire du bandilo italien. Ami
des paysans, des faibles, ennemi de l’autorité
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%
ê
DU CHASSEUR D'AIGLES.
par état, par goût, il est la terreur des gen-
darmes. Il a pour protégés les contrebandiers
qui reviennent de France au printemps et
pénètrent en Piémont par le col de Bruis.
Ces contrebandiers, honnêtes montagnards
quelquefois, risquent de payer une forte
amende pour faire leur provision de sel à
juste prix , car le sel du bon roi Victor vaut
le double du sel français.
Le paysage au milieu duquel s’accomplis-
sent les exploits du Vénitien, son caractère,
celui des hommes avec lesquels il a formé sa
bande, gens simples, exilés vénitiens comme
lui , tout s’est prêté à faire de Léonardo ce
qu’on appelle dans les Alpes un bon bandit.
Cependant, depuis la fin de l’hiver, la bande
du jeune chef s’est tout à coup grossie d’une
autre bande, formée, on ne sait où ni com-
ment, de déserteurs, de fripons, de repris de
justice. Malgré sa répugnance, celle de ses
amis, le Vénitien a été obligé d’enrégimenter
ces malfaiteurs. A force de sang-froid, d’au-
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LA. FILLE
dace, il est parvenu durant quatre mois à dé-
fendre les voyageurs volés , à combattre l’in-
fluence des assassins, à vaincre la révolte
dans sa troupe. Mais, hélas! il n’a pu faire
que cette troupe ne se recrute chaque jour de
scélérats plus corrompus, accueillis avec plus
d’enthousiasme par les nouveaux enrôlés,
avec plus de répulsion par les Vénitiens.
Depuis la formation de la bande de Léo-
nardo, ses hommes se dispersent au prin-
temps. La vie est alors peu coûteuse, facile
en Italie, et les routes du col de Tende sont
trop fréquentées vers le milieu de chaque été.
D’ailleurs, des bataillons entiers de gendar-
mes se répandent dans la montagne et en
occupent les refuges ; ils veillent sur les
chasses du roi Victor. Léonardo ne reprend
donc chaque année le commandement de sa
troupe qu’à l’approche de l’hiver, au 1 er no-
vembre.
Ce printemps, les Vénitiens, en se séparant
de leur jeune chef, ne lui ont pas dit au re-
/
DU CHASSEUR D'AIGLES,
219
voir, mais adieu ! Résolus à s’exiler plus loin
de Venise, ils ont refusé de partager la res-
ponsabilité des crimes que commettra infail-
liblement la nouvelle bande de Léonardo à la
saison prochaine. Ils sont allés à TSice, en
France, chercher du travail et l’oubli de
leurs méfaits. Léonardo, signalé à la fron-
tière, n’a pu suivre ses compagnons.
Le voulait-il? Abdiquer un pouvoir, si misé-
rable qu’il soit, est toujours difficile. Avant de
congédier les hommes de sa nouvelle bande,
le chef leur a donné rendez-vous pour le
1 er novembre aux alentours de l’auberge du
col de Tende. Jusque-là, les bandits sont en
vacances. Le Vénitien s’est donc réservé la
possibilité de reprendre un commandement
infâme si, durant l’été, ses bons scrupules
succombent en lui sous la pernicieuse passion
de l’autorité.
Errant à travers la montagne, caché par
les pâtres, songeant à l’abandon de ses amis,
à la scélératesse de ses recrues, Léonardo a
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LA. FILLE
rencontré Mariane, belle, singulière, éprouvée
par la douleur, et seule au monde. Aucune
femme n’avait encore ému ce cœur très-jeune
et très-orgueilleux. Son arrivée au vallon
après la mort du chasseur d’aigles, ses con-
versations avec la belle montagnarde, sa fuite,
son retour pendant l’orage, ont frappé l’es-
prit du Vénitien avide d’imprévu, d’extraor-
dinaire. Tant d’aventures l’avaient séduit, la
grâce et la fierté de la fille du chasseur le
charmèrent. Ce roman lui parut bien com-
mencé. 11 se demanda s’il n’était pas temps
encore pour lui de se détourner d’un chemin
trop coupé de précipices ; il rêva une exis-
tence simple, cachée, et, dans ce frais val-
lon, des amours au cours paisible.
Hélas! durant la nuit, de même que la
tempête a fait un torrent fangeux de l’eau
limpide qui court dans le vallon, de même le
courroux de Mariane a transformé la tendresse
nouvelle de Léonardo en passion impure.
Mais, aussitôt après l’orage, on voit l’eau re-
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DU CHASSEUR D'AIGLES.
221
devenir claire et couler avec mollesse; serait-
il donc impossible, après le tumulte des sens,
de ramener la douceur dans l’amour? Toute
cette belle sérénité de la nature, le lendemain
d’un ouragan, répondait : Non, cela n’est pas
impossible !
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LA. FILLE ’
VI
Quoique le soleil fût déjà haut monté sur
les collines, Mariane dormait encore. Léonardo
s’assit à l’ombre de la vigne vierge sur un
des bancs adossés au chalet. Il se plut à pen-
ser qu’il commençait avec un beau jour une
▼ie nouvelle, et laissait la tourmente derrière
lui.
Voici Mariane! Appuyée à la porte de la
grande salle, elle cherche quelqu’un dans le
vallon; elle ouvre la bouche pour appeler...
Une pâleur subite envahit son beau visage.
Le nom de Paolo arrive faiblement à ses
lèvres. La fille du chasseur porte avec effroi
les mains à son front; d’affreuses images pas-
DU CHASSEUR D’AIOLES. 223
sent devant ses yeux... Mais, considérant le
ruisseau grossi, l’herbe humide, elle dit bien-
tôt : « Quel épouvantable orage ! » Alors elle
songe aux éclairs, au vent, à la pluie, aux
cris de ses bêtes, à sa fièvre; elle sourit de
ses craintes, ses joues perdent leur pâleur,
un voile épais s’étend sur ses rêves...
Léonardo n’a vu Mariane qu’abattue par
le chagrin et par les veilles; la brise de la
montagne, le repos, rendent au teint bruni de
la jeune fille les fraîches couleurs des jours
tranquilles. Son beau regard un peu noncha-
lant semble avoir gagné dans les larmes plus
de limpidité; sa bouche gracieuse et fine
aspire l’air pur avec des mouvements enfan-
tins, sa poitrine se gonfie, éclate sous les ru-
bans mal noués de son corsage.
Cette grande beauté, jeune, forte, franche,
de la fille du chasseur d’aigles, inspire à Léo-
nardo une admiration sans réserve, un amour
sincère. La reconnaissance envers le vieux
destin, qu’il a tant de fois maltraité, entre
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‘2*24
LA FILLE
dans son cœur et le pénètre de part en part.
— Mariane , dit-il à travers le feuillage,
ton serviteur est là î
Elle jette un cri de frayeur.
— Mes rêves sont-ils vrais? Depuis quand
êtes-vous revenu? Avez-vous passé la nuit
dans le chalet? demande avec emportement
la jeune fille sans attendre les réponses de
Léonardo*
— Calme-toi, ma bien-aimée, lui répond
le jeune homme qui sort du feuillage, entoure
de son bras la taille de Mariane et l’attire
sous la tonnelle. Assez de tristesse, assez de
pleurs; que m’importent tes rêves! L’orage
est passé, le ciel sourit, ton père est un saint
et chante les louanges de Dieu ! N’essaye pas
de m’échapper... Je veux te voir! Ta beauté
m’est nouvelle; je te connais si peu ! Je t’aime,
et mon amour me ravit. Chère Mariane, je
vais devenir excellent pour toi, bon pour moi.
Tu sais ce que c’est qu’une fée; eh bien! tu
es la fée de mon existence. Tu as frappé sur
V
DU CHASSEUR D’AIGLES. ' 223
mon âme avec une baguette magique; elle
était violente comme la révolte, tu Tas faite
tendre comme l’amour. Je t’aime... tu me
sauveras, n’est- ce pas?
Jamais la pauvre orpheline n’a senti un pa-
reil souille glisser sur elle ! Les chaudes brises
d’août qui anéantissent les forces du travail-
leur le plus courageux sont moins brûlantes.
Le bras de Leonardo l’enlace et paraît à la
jeune fille une chaîne de fer qu’elle n’essaye
pas de briser. Tout son corps frissonne; elle
penche sur l’épaule du Vénitien sa tête appe-
santie; ses yeux se ferment, et ses lèvres ne
résistent plus aux baisers.
— Tu m’aimeras, murmure-t-il de sa voix
caressante.
— Je t’aime, dit-elle bien bas.
• Paolo heureux, enivré, secoua la tête,
comme pour la débarrasser d’un mauvais sou-
venir.
— Au travail, au travail! s’écria-t-il; de-
bout, paresseuse! est-ce ainsi que des labou-
13 .
22C
LA FILLE
reurs doivent perdre leur temps à jaser ! On
se dit en travaillant d’amoureuses paroles. 11
faut que les brins d’herbe qu’on fauche, les
grains qu’on sème, les fruits qu’on cueille, la
moisson, tout me serve de prétexte, à moi,
pour conter mon amour à Mariane?
— Au travail donc ! répéta-t-elle gaiement.
Elle se coiffa d’un grand chapeau niçois
doublé de rose qui répandit sur son visage de
jolies lumières; puis se débarrassant de sa
jupe de dessus, de son étroit corsage, elle
alla travailler, la poitrine recouverte seule-
ment d’un fichu de soie, et ses beaux bras
nus.
Léonardo, lui aussi, retira sa veste pour
avoir les mouvements plus libres, et il échan-
gea son feutre noir contre un chapeau d’osier
finement tressé que portait le père de Ma-
riane.
Ce qui pressait le plus, c’était de cueillir
des cerises pour les faire sécher au soleil, et
de bêcher un champ dans lequel on pouvait
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DU CHASSEUR D’AIGLES.
227
encore semer des pois tardifs. Léonardo voulut
que Mariane cueillît les cerises, et il com-
mença de bêcher le champ avec un grand
courage, avec trop de courage même! Les
apprentis dans les travaux de la terre dé-
ploient toujours une force excessive; pour
bien labourer, il faut être lent, grave, très-
mesuré. Au bout d’une demi-heure, le pauvre
commençant avait déjà les reins brisés. Tout
courbé, le front ruisselant de sueur, il regar-
dait parfois la montagnarde, qui souriait ma-
lignement. Celle-ci, perchée sur un arbre à
quelque distance de son ami, lui jetait des
bouquets de cerises pour l’obliger, disait-elle,
à se reposer un peu.
Mais Léonardo s’était donné une tâche, et,
cette tâchée finie, entendait qu’on le récom-
pensât de sa peine par de gros baisers. Vrai-
ment il fallait qu’il y tînt fort à ces baise rs*
pour fendre la terre avec tant d’ardeur.
Quand le soleil et la montre de Léoqardo
marquèrent midi, les deux amoureux rappor-
te
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LA PILLE
tèrent au chalet, dans une corbeille à deux
anses, toutes les cerises que la jeune fille
avait cueillies. Le grand lévrier du Vénitien
les précédait en aboyant. On déjeuna sous la
tonnelle dont Léonardo chérissait l’ombre, et
l’on mangea les cerises de Mariane. Qu’elles
étaient douces, mûres à point, belles, déli-
cieuses !
La fille du chasseur d’aigles avait cet esprit
alerte, vif dans les réponses, qu’ont la plu-
part des montagnards de la chaîne de Tende.
Son babillage amusa Léonardo. Pour elle,
éblouie par la conversation du Vénitien, sé-
duite par l’éclat de ses beaux yeux, touchée
de son tendre amour, elle s’efforcait de ne
pas se souvenir, de ne pas prévoir, de ne pas
interroger. Ils parlèrent longuement de la
récolte. Les lentilles ne rendraient pas beau-
coup, mais en revanche les foins seraient
magnifiques. Le seigle couché par l’orage se
faucherait difficilement, mais les épis étaient
lourds et nombreux. En somme, l’hiver pro-
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DU CHASSEUR D'AIGLES.
229
chain n’était pas exposé à trop de priva-
tions.
L’hiver! ce mot glace la gaieté des amou-
reux qui se taisent en même temps... La fille
du chasseur fronce les sourcils; ses yeux
s’emplissent de terreurs; sa main crispée
s’attache à l’épaule de son ami.
— L’hiver! répète Mariane; je ne l’ai pas
rêvé, tu es Léonardo le Vénitien !
— Oui, reprit-il, se croyant certain alors
d’être aimé, j’ai été- chef de bandits durant
cinq hivers, je ne le suis plus, je ne le rede-
viendrai jamais! Auprès de toi, déjà, je ne
puis songer sans amertume, sans dégoût,
sans honte, à ma vie passée. Je te jure, Ma-
riane, que je n’ai point commis de crimes,
seulement des erreurs, des fautes, et que j’ai
fait du bien tant que j’ai pu. Encourage-moi
au repentir, il me semble que la réparation
m’est encore permise.
— Serait-ce vrai, balbutia- t-elle, ce qu’un
contrebandier, ami de mon père, nous apprit
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LA FILLE
de vous quelques jours avant notre départ
de San -Daim as?
— Que vous apprit-il, Mariane?
— Que vous êtes bienfaisant, ami des pau-
vres et des faibles.
— J’avais sans doute rendu service à cet
homme.
— Oui. Il était fier de vous connaître. Four
moi, j’accablais de mes reproches celui qui
parlait du Vénitien avec admiration. Un bri-
gand, lui dis-je, ne peut faire que le mal,
surtout s’il commande aux autres, parce que
les brigands chpississent d’ordinaire pour les
commander le plus mauvais d’entre eux.
— Et mon ami le contrebandier, que ré-
pliqua-t-il à ce discours?
— Que vous n’êtes point un méchant, que
vous avez été obligé par les poursuites de
l’Autriche de vous cacher dans le col de Tende,
et que, réduit à la misère par la dureté de
vos parents, vous êtes devenu un voleur. Il
ajouta que vous n’avez jamais tué personne,
DU CHASSEUR D’AIOLES. 2.‘U
et que, cet hiver même, vous avez empêché
une bande de malfaiteurs de commettre des
crimes dans la montagne. Mon père, à cela,
«
repartit, je m’en souviens! «Les nouveaux
venus tueront Leonardo, et si tout ce qu’on
dit de ce bon bandit est vrai, ce sera dom-
mage! » Dommage! m’écriai-je révoltée. Ah!
vous aimez les brigands, mon père! Moi, je
voudrais pouvoir les tuer tous, comme des
bêtes malfaisantes. Autrefois les chevaliers
leur faisaient la chasse ; pourquoi les cheva-
liers n’existent-ils plus? Maintenant, ajouta
Mariane, d’un air sombre, je fais comme le
contrebandier, comme mon père, je m’ap-
plique à trouver beau dans sa conduite, vrai
dans ses paroles, un bandit, un brigand ! Où
cela me conduira-t-il?... Tout droit à la
honte!... Combien de temps ai-je résisté au
charme du mal? Un jour et une nuit!...
Encore, si j’écoutais la voix de mes rêves,
continua- 1- elle avec égarement, elle me
dirait : « Mariane, es-tu certaine d’être au-
> r
« '
* . *
> »
•232
LA FII.LR-*
jourd’hui l’honnête fille que tu étais hier? »
La montagnarde, l’œil sec, se tordait les
mains avec violence. Elle alla se jeter la face
contre la tombe de son père, criant des mots
sans suite, appelant à son aide le saint qui
resta sourd.
Léonardo, depuis l’aurore , avait joui avec
délices de cette existence calme et facile. Le
souvenir de ses luttes, de ses haines, s’était
en quelques heures éloigné de son âme. La
solitude le travail , la compagnie d’une
belle amoureuse lui eussent fait oublier bien
vite sa passion du commandement. La brus-
que résistance de Mariane, ses insultes, lui
rappelèrent trop vite comment il savait im-
poser à la rébellion sa volonté dominatrice.
Debout, impatient, il regardait la fille du
chasseur d’aigles se rouler sur la tombe de
son père. La faiblesse de Mariane l’eût pro-
fondément attendri, ému; sa colère l’irritait.
Il se disait que cette jolie fille n’était pas à
lui, qu’il faudrait chaque jour la reconquérir.
DU CHASSEUR D’AIOLES. 23H
Ah ! la conquête, il en était las comme de
son métier de brigand. 11 avait trop long-
temps exigé, volé. Comme il eût aimé celle
qui . après avoir été prise, se fût offerte ,
donnée !...
11 s’approcha de la jeune paysanne.
— Mariane, lui dit-il d'un ton dur et hau-
tain, tu peux par un mouvement généreux
nous sauver, par ton orgueil nous perdre.
Choisis vite!
— Il n’y a qu’un salut pour moi, ré-
pondit-elle, c’est d’échapper à ton amour.
— Si tu veux aimer encore Paolo Ricci, il
fera de toi sa femme! ajouta le Vénitien en
essayant une dernière fois de la calmer et de
se contenir.
Elle se releva audacieuse et méprisante.
— Votre femme !
Il lui saisit le bras, et le serrant à le bri-
ser :
— Sois donc plutôt une fille déshonorée
par un brigand ! dit-il.
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LA. FILLE
— Dieu saint ! il ne m’est plus permis de
douter de ma perdition ! s’écria Mariane. Ce
n’était pas la fièvre, le délire seulement qui
épouvantait mon sommeil; c’était le crime.
A présent, aimer serait faire grâce ! La mort,
la belle mort, me plaît mieux que cette vie
d’épreuves et de souillures ! Devenir la proie
des loups est moins affreux à ma pensée que
d’être la proie d’un voleur !
S’arrachant à l’étreinte brutale du Véni-
tien qui s’efforce en vain de la retenir, folle
d’exaltation, elle s’élance vers le chalet. Que
va-t-elle y faire ? Léonardo la suit.
Le couteau du chasseur d’aigles est sur la
table; c’est ce couteau quelle vient cher-
cher ! Elle le saisit avec violence, l’appuie
sur sa poitrine... Ah ! sa main se contracte
*
et résiste. Le sang rougit son fichu de soie ;
mais la plaie refuse de se faire profonde î
Des sanglots s’échappent de la gorge serrée
de Mariane ; des larmes inondent son visage;
elle s’irrite contre elle-même, s’accuse de la-
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DU CHASSEUR D'AIGLES.
23Ô
cheté, se dit que la honte veut être lavée
avec du sang, non avec des pleurs, et cepen-
dant le couteau tombe à ses pieds.
Léonardo est auprès de celle qu’il aime : il
déchire son fichu. Heureusement la blessure
est légère! il la baise avec passion. L’essai
de la mort que la fille du chasseur vient de
faire pour échapper au déshonneur provoque
son respect. Les larmes, la faiblesse, l’atten-
drissennent de Mariane lui donnent l’assurance
d’une conquête définitive.
Mais la victoire acceptée fait naître dans
le cœur d’un conquérant généreux le désir de
relever le vaincu. Il est triste de voir dans le
fier adversaire de la veille un esclave humi-
lié. Léonardo, absous, vit aussitôt son âme
tourmentée par un immense désir de répara-
tion, et il se jura d’épouser la fille du chas-
seur d’aigles.
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‘23G
LA. FILLE
VII
Mariane se demandait sans cesse comment
Paolo, avec son esprit, sa bonté, avait pu
devenir un voleur. Plusieurs fois elle le pria
de lui conter son histoire. Réfléchissant un
matin que le récit de ses aventures ne pou-
vait le diminuer aux yeux e la belle monta-
gnarde, il fit sa confession entière :
— Je suis , dit-il, le fils d’un orfèvre de
Venise. J’avais dix-neuf ans lorsque je formai
le sérieux projet, avec vingt jeunes garçons
de mon fige, de renverser la domination de
l’Autriche. Mon père était riche ; seul, j’étais
instruit. Mes compagnons, fils de pêcheurs,
m’obéissaient aveuglément.
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DU CHASSEUR D’AIGLES.
237
— Êtes-vous enfant unique, Paolo ? de-
manda Mariane, trouvant que son ami ne lui
parlait pas assez de sa famille.
— J’ai quatre frères bien établis à Venise.
Patriote farouche comme les très-jeunes gens,
je leur reprochais continuellement avec ai-
greur leur tranquillité. Peut-on vivre heu-
reux et calme sous la domination de l’Au-
triche ! m’écriais-je à chaque heure du jour.
Toutes les épithètes dures, insolentes, dou-
loureuses pour des cœurs vénitiens, je les
adressais sans cesse à chacun de mes parents.
Je les troublais, je les faisais souffrir. Crai-
gnant que je ne les compromisse sans profit
pour notre cause, ils essayaient de m’apaiser
par des raisonnements que j’appelais inté-
ressés et honteux. Bref, je crois que mon
père, ma mère, mes belles-sœurs, mes frères,
me désiraient depuis longtemps où l’Autriche
m’envoya bientôt ; hors de Venise. Ils m’a-
vaient souvent demandé de voyager, et ne
m’eussent point 'marchandé l’argent. Moire
LA FILLK
238
complot découvert, mon exil prononcé, ils
m’offrirent de me faire une rente. Je refusai
leurs dons avec indignation. Plus amer après
la défaite, je ne pardonnais pas à leur égoïsme
d’avoir eu raison contre moi. Je me crus
un homme supérieur aux autres hommes,
une âme généreuse et méconnue, une de ces
natures que le monde mal gouverné n’a pas
le droit de réglementer, et je me mis sans
remords, sans hésitations, hors la famille et
hors la loi ! J’avais dix-neuf ans, Mariane, ne
l’oublie pas. Mes compagnons, dont je con-
tinuai d’être l’oracle, enhardis par mes beaux
discours, fortifiés par mon audace, me suivi-
rent dans la chaîne de Tende. Je leur ensei-
gnai des maximes d’honneur pleines de fan-
taisie qu’ils acceptèrent sans les discuter,
toujours soumis à mes vouloirs , toujours
convaincus de mes bonnes intentions, et pas-
sionnément attachés à ma personnne. Si autre-
fois, continua un peu tristement le Vénitien,
à l’époque où je n’étais coupable que de
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DU CHASSEUR D’AIGLES.
239
trop d’enthousiasme pour une noble cause,
mon orgueil a repoussé les secours de mes
parents, tu comprends, Mariane, avec quelle
exigence, le respect que je dois aux miens,
le peu de dignité qui me reste, m’ordonnent
à présent de me laisser oublier par ma fa-
mille, jusqu’à ce qu’une belle action soudaine
ou une longue repentance m’aient relevé
dans ma propre estime.
— Je comprends très-bien, mon Paolo, dit
Mariane joyeusement, et je veux que tu ne
doives rien maintenant qu’à notre travail et
à notre amour.
— Consens-tu, aujourd’hui, à devenir ma
femme ?
— Je le désire avec passion ; mais où et
comment veux-tu que nous nous épousions ?
— J’ai rendu quelques services au curé
*
de Limone, répliqua Paolo. Il est l’oncle d’un
de mes compagnons vénitiens. Cent fois, il
est venu au milieu de ma bande pour la
prêcher, nous promettant, si nous nous con-^
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,1
«•
*2 10 If A FILLE
»
w . — '
vertissions au bien, d’obtenir notre grâce
.lorsqu’à l’automne le roi Victor chasse dans
la montagne. J’irai chercher le vieux curé de
Limone ; je lui dirai que je quitte, pour t’é-
pouser, le métier de bandit, et il nous mariera,
j’en suis certain !
— Va, cher Paolo, et que notre amour te
garde ! Si ce mariage me condamne aux yeux
de beaucoup de gens, il me purifiera devant
Dieu et mon père. Pars donc pour Limone ,
sors du vallon de bonne heure. Autour d’ici,
tu ne cours aucun danger ; mais jure-moi de
ne marcher que la nuit sur la route du
Col.
— Je veux être heureux, je serai pru-
dent.
11 dit adieu à Mariane et quitta le vallon,
content comme un homme qui va faire la pre-
* mière bonne action de sa vie.
Mariane éprouva plus d’apaisement que de
tristesse après le départ du Vénitien. La Son-
geuse trouvait un certain plaisir à se sentir
±
DU CHASSEUR D’AIGLES.
241
seule pour penser librement aux épreuves
quelle avait subies depuis huit jours. Elle
employa toutes les ressources de son esprit a
réfléchir sur sa situation, à juger Léonardo.
Ces réflexions et ce jugement ne furent point
contraires à son amour. Mariane, en rêvant
d’un mari, comme rêvent toutes les jeunes *
filles, n’avait jamais entrevu à ses côtés
un montagnard grossier. Quoique chasseur
d’aigles, quoique aimant à lire, écrivant
bien l’italien, son père lui-même ne lui pa-
raissait point un modèle pour l’époux quelle
désirait. Léonardo, par sa conversation, par
son air distingué, par son amour passionné,
par ses aventures, réalisait bien cet être ex-
ceptionnel, demi-réel et demi-fantastique,
résumé étrange des qualités et des défauts de
vingt héros de contes. Mais Paolo était un
bandit! Mariane valait-elle plus? Un bandit
de la condition de son amant n’était-il pas
l’égal, sinon le supérieur, d’une fille humble,
ignorante et pauvre ? 11 connaissait les belles
l.A FIH. R
242
dames de Venise, et il avait choisi Mariane ;
il était revenu vers elle ; il avait travaillé, la-
bouré, pour lui plaire ; il allait lui donner
son nom de Paolo Ricci ! Tout cela ne devait-
il point faire pardonner une offense dont le
coupable cherchait avec ardeur la réparation?
■ Oui, cent fois oui ! D’ailleurs, le destin com-
mun de Paolo et de Mariane était écrit en
gros caractères. Comment se tromper dans
cette lecture? La mort subite du chasseur
d’aigles, l’apparition du Vénitien, les visions
terribles de Mariane anéantissant sa volonté,
l’amour de Léonardo, son désir d’une exis-
tence plus calme, la solitude de Torpheline,
l’indillérence de cœur des deux jeunes gens
jusqu’à leur rencontre, tout leur disait :
« Soyez l’un à l’autre! » Si le ciel par la
voix du vieux curé de Limone approuvait
leur union, l’avenir leur réservait assurément
>
le .bonheur.
Mais Paolo reviendra- t-il? Que la nuit
s’écoulera lentement à l’attendre, et que les
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DU CHASSEUR D’AIGLES.
243
*
heures du lendemain seront longues! 11 est
âgé, le curé de Limone. Fasse le bon Dieu
qu’il soit vivant encore, et que le Vénitien ne
soit pas surpris par les gendarmes du roi !
La Songeuse laissait son esprit courir à la
suite de Paolo et tourner autour de lui comme
faisait le grand lévrier du Vénitien. Sa fau-
cille était immobile dans sa main inactive;
# elle ne coupait plus l’herbe haute et fleurie.
Vers le soir, Mariane ferma les yeux pour
mieux suivre Paolo, qu’il lui semblait voir trop
vaguement les yeux ouverts... Elle s’endormit
jusqu’à l’aube et s’éveilla le cœur plein d’es-
pérance et d’émotion tendre.
Après le repos, le travail. L’un aussi bien
que l’autre trompe l’-attente. La fille du chas-
seur d’aigles, très-occupée, passa le jour ai-
sément. Quand tombèrentles ombres du second
soir, elle vit venir la nuit sans effroi et sans
fièvre.
De beaux bruits animaient le vallon ; le
frémissement des feuilles, toujours doux à
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211
LA FILLE
entendre, le murmure de l’eau, les cris des
petites bêtes, la voix des rossignols, nombreux
dans les solitudes boisées, et qui chantent,
disent les pâtres, des cantiques sur la gran-
deur de la montagne. Une lumière étrange,
glissant à travers les mélèzes noirs, éclairait
le flanc des collines et le dessous des bois. La
lune se leva énorme, entourée de nuages d’un
jaune sombre, à qui elle semblait faire la *
chasse et qu’elle dévorait avidement. Dans la
salle immense du ciel, les étoiles brillantes
glissaient les unes derrière les autres, comme
en une danse mesurée et cérémonieuse. Tout
était à la fois clair, voilé, mystérieux, et pa-
reil aux paysages que les contes montrent à
l’esprit, lorsque les chevaliers pénètrent dans
le royaume des fées bienfaisantes pour cher-
cher le talisman qui doit leur rendre le cœur
d’une princesse.
Le rossignol chante! Mais une autre voix
jeune et vibrante domine la sienne... c’est la
voix du Vénitien, c’est l’époux! Il se montre
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DU CHASSEUR D’AIGLES.
215
aux yeux ravis de sa bien-aimée. Ah ! le curé
de Limone n’est point avec lui... Le curé de
Limone est mort!
À cette nouvelle, la fille du chasseur eut un
dernier mouvement de révolte; mais la réso-
lution sincère que Paolo montrait de l’épouser
triompha de ses résistances. Il voulait se re-
mettre en route pour aller chercher le curé de
la Giage ou celui de Tende. La montagnarde
savait trop bien qu’en montant jusqu’à la
Giage ou en descendant jusqu’à Tende, le
Vénitien serait infailliblement pris par les
gendarmes. Elle s’opposa donc à ce départ,
et remit à la fin des chasses du roi l’époque
de son mariage.
Quelques jours suffirent à Paolo pour dis-
siper les tristesses de Mariane. Ils reprirent
gaiement leur vie de tendresse et de travail.
Jamais cœurs ne furent plus épris, amants
plus désireux de s’améliorer; jamais chau-
mière ne fut plus ornée de verdure, jamais
nid si bien caché au fond des bois.
14 .
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2-JC
LA FILLE
La paix, la solitude pour l’esprit, l’amour
pour le cœur, l’air pur et le travail des bras
pour la santé, voilà de beaux apports dans un
jeune ménage , et ce que la fortune donne
rarement. Pour le plaisir des yeux, une fraîche
campagne, un vrai jardin, où nulle fleur ne
fleurit sans être admirée. Aussi quelle ardeur
à s’épanouir !
Sur le bord du ruisseau s’entremêlent les
myosotis aux pétales mignons, au feuillage
lin et pâle, et les « aimez-moi » à la feuille
épaisse, au grand œil bleu effrontément ou-
vert. Les reines-des-prés, toujours debout,
un pied dans la terre, un pied dans l’eau,
regardent passer avec indifférence ces fleurs
roses tremblantes qu’un souffle humide dé-
tache de leur tige et que le moindre courant
emporte à la dérive, les racines en l’air. Dans
la prairie s’étalent par milliers des lavandes
au parfum insolent, de lourdes marguerites,
hères comme toutes les grosses fleurs, des
clochettes blanches qui n’ont de clochettes
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DU CHASSEUR D'AIGUES.
247
que le joli nom, puis des scabieuses violettes,
des bluets tout roses, des chardons tout
bleus et des boutons d’or reluisants. A travers
l’herbe pressée, on aperçoit les luzernes blan-
ches ou roses et le trèfle jaune avec sa fleur
pareille au tricorne d’un gendarme, puis le
petit serpolet en légions qui se faufile sous
les grandes lavandes et se donne beaucoup de
peine pour faire monter ses senteurs plus
haut que celles de ses rivales. La tige bien-
faisante du lin semble défier le bleu inutile
du myosotis; le champ grave des pommes de
terre se couvre de coquettes fleurs lilas; les
fèves communes répandent une odeur fine et
enivrante. Les rochers, eux aussi, ont voulu
se vêtir de beaux habits pour fêter les amours
de Mariane ; toutes leurs crevasses sont em-
plies de jeunes buissons de rhododendrons
aux bouquets un peu sévères de forme, mais
charmants de couleur. Sur les versants es-
carpés se déploie le gazon des pariétaires.
Enfin, dans la forêt, les vieux sapins chauffés
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LA FILLE
248
par la chaleur du jour répandent leur forti-
fiant parfum de résine. Sous leur ombre
épaisse les ronces donnent des fruits , et
parmi les pierres moussues se dressent sur
leurs petits pieds des fraisiers chargés de
fraises.
Le Vénitien, pénétré par cette poésie de la
montagne que la Songeuse comprenait mer-
veilleusement, laissait éclater son enthou-
siasme et son émotion.
-t Ce qui me plaît dans les fleurs, disait
Mariane , c’est moins leur odeur que leur vi-
sage. J’aime à voir en elles, comme aux
tournois des chevaliers du vieux temps , des
dames qui luttent de beauté. Je les juge
toute seule, je les fais reines ou esclaves, à
mon gré. Des messagers toujours prêts, mais
un peu désobéissants, les papillons, portent
de ma part la gloire ou l’humiliation à celles
dont le sort est entre mes mains.
Durant les beaux soirs, le Vénitien et son
amie, couchés sur l’herbe, après une longue
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DU CHASSEUR D’A I H LE S.
219
♦
journée de travail, jasaient ainsi des heures
entières. Ils avaient répudié le passé. Amou-
reux du présent, ils ne l’oubliaient que pour
songer à l’avenir.
— La montagne est bien séduisante, je
l’aime, et j’y suis heureux! répétait souvent
le jeune homme; mais je la quitterai avec
plaisir pendant quelques mois. Nous irons,
Mariane, nous asseoir sur les bords de la Mé-
diterranée, chère aux Vénitiens. As-tu vu
quelquefois des hauteurs du pic de Tende se
dessiner au loin les rives de la mer d’azur, les
masses grises des oliviers, et, comme des prai-
ries d’herbe sombre, les champs d’orangers?
— J’ai vu tout cela, répondait-elle, j’ai
contemplé le ciel de Provence, celui d’Italie,
et je préfère la chaîne de Tende.
— Nous y reviendrons.
— Mais qu’importe ! reprenait Mariane.
. N’es-tu pas exilé toi-même? Je dois désirer
une souffrance que je partagerai avec toi.
— Ambitieuse, tu veux te faire trop aimer.
250
LA FILLE
VIII
Le fils de l’orfévre de Venise promit à sa
compagne qu’il irait rejoindre ses vingt com-
pagnons vénitiens en France; qu’une lois au
milieu d’eux, il rédigerait et ferait signer par
les vingt hommes de sa première troupe une
demande en grâce adressée au roi Victor, et
dans laquelle, suppliant le roi de lui permet-
tre de rentrer en Piémont avec ses amis pour
y vivre honnêtement, il renierait toute parti-
cipation de lui et des siens aux exploits de
la nouvelle bande du pic de Tende.
Mariane ne doutait pas que le roi Victor ne
pardonnât à des Vénitiens, exilés par P Au-
triche, bons bandits et repentants.
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DU CHASSEUR D’AIGLES. ,251
Elle espérait donc revenir au printemps de
l’année suivante habiter avec Paolo son cha-
let dans le vallon.
Heureux, aimés, contents d’eux et de leur
amour, ils jouissaient pleinement d’une exis-
tence faite à leur goût et s'efforcaient d’en
bannir tous les soucis. Quand le bruit du cor
royal résonnait sur les hauteurs du pic de
Tende, Mariane accourait auprès de son cher
Paolo, et, peureuse, l’entraînait pour le ca-
cher dans le coin le plus sombre de la chau-
mière. Lui résistait, disant qu’il voudrait être
arrêté et conduit au roi, qu’il obtiendrait plus
tôt sa grâce. — Sa grâce! reprenait Mariane.
H n’était pas encore assez obéissant pour la
mériter.
Dès que la fille du chasseur parlait sérieu-
sement, elle tenait un autre langage. Paolo
faisait de tels efforts pour devenir meilleur,
qu’il eût été difficile de ne pas reconnaître
que son amour lui-même était dominé par un
immense désir de perfectionnement*
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LA FILLE
‘252
Le bonheur est une grande école. Heureux,
apaisé, l’ancien chef de bandits apprit à se
juger. 11 eut confiance en sa conversion, se
V
sentit à chaque instant plus résolu dans sa
volonté de pratiquer le bien, et s’émerveilla
de ne retrouver en lui ni aigreur, ni tristesse,
ni dégoût. Il parvint même à penser aux en-
nemis de Venise sans «colère. En était-il
moins bon Vénitien? Non. Sa passion politi-
que, au lieu de bouillonner et de s’échapper
comme une eau sans issue, s’écoulait calme
en un lit profond , attendant l’heure où sa
force devînt utile. Son cœur attendri, en
perdant ses impatiences, n’avait point perdu
son avidité de dévouement à la libération de
Venise. Mais l’amour lui mit tout à coup dans
l’âme une sorte de pudeur patriotique. Il se
dit que l’action pour une noble idée n’est
point permise aux étourdis, aux exaltés qui
risquent de la compromettre. Défendre une
«
grande cause ne doit pas être non plus un
sentiment intéressé. Tout homme perdu de
DU CHASSEUR D’AIGLES.
233
réputation, qui trouverait en son patriotisme
un moyen trop facile de se relever dans l’es-
time des autres, n’a pas le droit de servir sa
patrie. Donc, pensait le Vénitien, Léonardo le
bandit sera complètement réhabilité à ses
propres yeux avant de redevenir un ennemi
actif des Autrichiens, qui ne font pas à Venise
autre chose que ce qu’il faisait lui-même
sur la route de Tende à Cunéo.
Paolo redisait souvent à son amie qu’il avait
rencontré cette fée bienfaisante, à la réalité
de laquelle tant de gens, pour cause, refusent'
d’ajouter foi, et que tant d’autres cherchent
en vain toute leur vie. Le jeune homme rap-
, portait i\ sa tendresse pour Mariane les pro-
grès accomplis dans son caractère; il croyait
«
découvrir que l’amour est le grand moralisa-
teur, la religion par excellence.
Mariane ajoutait que l’amour, en agrandis-
sant le cœur, agrandit l’esprit. La monta-
gnarde dépassait chaque jour sa propre me-
sure d’intelligence et de sentiment. Avec une
15
» >
254
LA FILLE
a rdeur sans cesse en éveil, elle s’appliquait à
co mprendre les idées de son ami, à lui rendre
bonheur pour bonheur.
Quand les seigles jaunirent, il fallut tra-
vailler beaucoup, et les amoureux travaillè-
rent. Tout se finit à temps et bien î Mais .
après la moisson et les semailles, la triste in-
quiétude fit sa rentrée dans le vallon et dans
l’âme de la fille du chasseur d’aigles.
Les messagers des pâtres pouvant descen-
dre d’un moment à l’autre, il fallait que Paolo
s’éloignât du chalet. Le cor du roi ne réson-
nait plus sur les hauteurs du pic de Tende.
Si le Vénitien tardait davantage à sortir du
Piémont pour gagner la France, il s’exposait
à rencontrer des gendarmes autour des fron-
tières ou quelques-uns des hommes de la
bande criminelle qu’il voulait fuir.
Trois mois de lune de miel s’étaient écou-
lés depuis la venue de Paolo dans le vallon,
et, pareil à la lune de la montagne, leur
amour avait dévoré tous les nuages.
%
#
*
9
DU CHASSEUR D’AIGLES.
255
Parjer de séparation devenait pressant.
Mariane en parla. Elle possédait mille francs
que le chasseur d’aigles promenait de San-
Dalmas au chalet, attendant une occasion de
les placer par l’achat d’un bon morceau de
prairie. La jeune paysanne obligea son cher
Paolo de prendre la moitié de cet argent,
afin qu’il n’eût à souffrir d’aucune privation,
pendant son voyage.
Tout était prêt pour le départ du Vénitien.
' Chaque soir, il jurait à son amie qu’il lui di-
rait adieu le lendemain. Elle promettait d’al-
ler le rejoindre à la première nouvelle de son
arrivée à Nice, et le suppliait de partir. Lais-
ser Mariane exposée à. tous les dangers de la
solitude paraissait impossible à Léonardo.
Désolée de ces retards, inquiète, la jeune
femme lui proposa de l’accompagner.
11 refusa, et, cherchant une excuse à sa
faiblesse, il essaya de prouver à sa compagne
que sa résolution avait toujours été de 11 e la
quitter que le premier soir de novembre*
L
•25(5 LA FILLE
époque du rendez-vous donné par lui à ses
recrues. Les brigands devaient l’attendre aux
alentours de l’auberge du Col. Il voulait pro-
fiter de leur réunion pour passer en France.
%
Les gendarmes et les douaniers, prévenus par
leurs espions de ce rassemblement, ne le
chercheraient pas à la frontière.
Le 1 er novembre fut un triste jour pour les
deux amants. Mariane, plus confiante que
Paolo, s’efforça de voir dans ces adieux l’as-
surance d’une prochaine réunion et d’une
félicité complète.
< Quand l’heure de la séparation eut sonné,
le Vénitien, après avoir cent fois embrassé Ma-
riane, appela son lévrier Fanti, dressé à pré-
venir ceux qu’il accompagnait de l’approche
des gendarmes. Fanti pouvait être d’une
grande utilité à l’ancien chef de bandits dans 1
le voyage difficile qu’il allait entreprendre.
Mais le lévrier ne répondit pas à l’appel de
son maître. Qu’était-il devenu? Mariane se
souvint de l’avoir vu la veille courir dans la
DU CHASSEUR D’AIGLES.
251
direction du pic de Tende. Paolo s’inquiéta
de la disparition de son chien et perdit des
instants précieux à le chercher.
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•25S
I.A F IL LU
IX
Lévrier de race pure, Fanti était vaniteux,
léger de cœur. Depuis trois mois, il s’ennuyait
à en mourir. Couché tout le jour au soleil,
bâillant, enfermé entre des collines, il regret-
tait son métier de chien de bandit. Les rires
de Leonardo, ses chansons, sa gaieté, témoi-
gnages de son bonheur, n’avaient pas un
seul instant ému l’égoïste lévrier; la douceur
de la voix de son maître, au contraire, l’irri-
tait. Le chef, obéissant à une femme, ne com-
mandant plus, perdit tout prestige aux yeux
du chien.
Lorsque le froid revint, Fanti, plus délaissé
que jamais, commença de faire quelques ex-
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DU CHASSEUR D'A 1 0 [. ES.
8.A9
cursions dans la montagne pour s’échauffer
et pour se désennuyer.
Un jour qu’il parcourait avec tristesse le
théâtre de ses exploits, il découvrit, à quel-
que distance de l’auberge du Col, une masse
d’hommes agitée, murmurante, au milieu de
laquelle le nom de son maître était cent fois
répété. Ce nom de Leonardo le fit bondir de
joie. Comme il le préférait à celui de Paolo,
tendrement prononcé par Mariane ! Fanti
court vers cette troupe. Mais bientôt il s’ar-
rête avec inquiétude. Pas un seul de ses vieux
amis vénitiens ne lui apparaît. 11 hésite, il
réfléchit, et, ne comprenant pas, il croit plus
sage de retourner au vallon.
Les brigands ont aperçu le messager du
chef; des hourras nombreux l’accueillent :
« Fanti! voilà Fanti' » s’écrient-ils tous en-
semble. Puis chacun d’eux l’appelle; il vient,
on le flatte, on l'honore. Ce triomphe tourne
la tête du vaniteux lévrier. Il oublie sa pru-
dente réflexion et s’efforce de faire entendre
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260
LA FII-LE
à la troupe, par ses aboiements, ses fuites du
côté du vallon, ses retours précipités, qu’il
veut la conduire à son maître.
Les malfaiteurs, depuis douze heures, at-
tendaient Léonardo. En ne voyant parmi eux
aucun des compagnons duVénitien, il se dirent
qu’ils étaient abandonnés delapremière bande,
qu’ils allaient être reniés, trahis, poursuivis
peut-être. Ayant une médiocre confiance les
uns dans les autres, ils regrettèrent le jeune
chef, si brave, si audacieux, qui savait main-
tenir l’ordre autour de lui, et faire peur aux
plus hardis. Ils se reprochèrent de l’avoir
éloigné par leurs menaces de révolte, et se
fussent inévitablement querellés sans la sou-
daine arrivée de Fanti. La présence du lévrier
calma toute colère. Cependant on s’étonna de
ne point voir venir Léonardo derrière lui.
Bientôt l’agitation du chien fit comprendre
que le chef ne le suivait pas. 11 était sans
doute retenu par quelque crainte ; il courait
\
* un danger.
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DU CHASSEUR D’AIGLES.
201
Dix hommes, parmi les plus désireux de
ramener le chef, se détachèrent de la troupe,
suivirent Fanti et se laissèrent guider par le
chien, dont la joie témoigna clairement qu’il
avait obtenu ce qu’il voulait.
Les dix hommes marchèrent longtemps
précédés du lévrier. A mesure qu’ils s’éloi-
*
gnaientde l’auberge du Col, leurs inquiétudes
augmentaient. Allaient- ils trouver le chef
prisonnier des gendarmes? Ils tinrent conseil
et s’arrêtèrent à un quart d’heure environ du
chalet de Mariane.
Tout à coup ils entendent le bruit du sifilet
avec lequel Leonardo appelle d’ordinaire
Fanti; c’est le même son impatient qu’ils
connaissent. Le chef est vivant! il ne silîle-
rait pas son chien de la sorte s’il était prison-
nier; les gendarmes, certainement, lui au-
raient lié les mains. Fanti disparaît. Les
brigands, délivrés de leurs craintes sur Léo-
nardo, en conçoivent pour eux-mêmes.
— Si c’était un piège? s’écrie l’un des
15 .
202
LA FILLE
malfaiteurs. Le Vénitien et ses compagnons
sont là; nous sommes perdus!
Ils prennent la fuite. Mais Fanti revient
vers eux, se met en travers de leur route, va
jusqu’à les mordre pourries retenir. Con-
vaincus que le chien les attire dans un guet-
apens, ils le frappent; Fanti se défend, ils le
tuent.
Cet incident fait réfléchir les dix hommes.
Le lévrier ne peut plus conduire son maître
sur leurs traces ; d’ailleurs les ombres de
la nuit envahissent les gorges de la mon-
tagne. Ne devraient-ils pas se cacher, sur-
prendre le chef, s’il médite quelque attaque
contre la nouvelle bande?
L'un des brigands, plus entreprenant que
les autres, propose de risquer seul l’aven-
ture. 11 quitte ses camarades, descend dans le
vallon, et aperçoit le Vénitien auprès d’une
femme en pleurs, à laquelle il paraît vouloir
dire à chaque instant un dernier adieu.
Le voleur retourne vers ses amis, leur fait
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DU CHASSEUR D'AIGLE!}.
263
.en riant part de sa découverte, et bientôt
tous les dix se présentent à la porte du cha-
let. En voyant ces dix briginds armés , la
fille du chasseur pousse un cri de détresse.
Le danger rend à Paolo son courage et son
audace.
— Que me voulez-vous ? demande -t -il
d’un ton impérieux à ces hommes.
— Pardon , capitaine , si nous vous dé-
rangeons, répondent-ils avec impertinence.
— Qui vous a conduits. jusqu’à ce chalet ?
dit encore Léoriardo.
— Votre chien Fanti, que nous venons de
tuer, croyant qu’il nous attirait dans ungnet-
apens, réplique l’un des malfaiteurs.
— Ne vous souvenez-vous donc plus, ca-
pitaine, reprend un autre, du rendez-vous
que vous aviez donné à votre bande en la
quittant ? Depuis douze heures nous vous at-
tendons autour de l’auberge du Col, et nous
nous exposons, ainsi réunis au même endroit,
à être cernés par les gendarmes.
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261
LA FIL LU
— Pourquoi m’attendez-vous ? dit-il, con-
tenant mal sa colère. ]\’avez-vous pas deviné,
à l’absence de mes Vénitiens, à la mienne,
qu’eux et moi, nous ne voulons plus avoir rien
de commun avec votre troupe, et que nous
vous cédons la place?
— Tais-toi, ne leur parle pas ainsi, mur-
mure Mariane à l’oreille de Paolo, ils te tue-
ront.
Les malfaiteurs se consultent du regard.
Une résolution^ sinistre se lit un instant dans
leurs yeux.
— Tu nous suivras! s’écrient-ils.
— Je n'ai jamais cédé à la menace, répond
le Vénitien, qui s’arme d’un pistolet. Prends
le couteau du chasseur, Mariane, et défen-
dons-nous ! .
/
Les brigands hésitent. Ce qu’ils veulent
avant tout, ce qu’ils sont venus chercher,
c’est un chef vivant, c’est Léonardo, ami des
montagnards, et capable seul de maintenir
»
l’ordre dans leur troupe nombreuse.
Le défi du Vénitien , au lieu de les révol-
ter, les séduit. Sa bravoure provoque dans
le cœur de ces hommes une admiration su-
bite.
— Cédera(s-tu à la prière ? disent-ils en je-
tant leurs armes.
Leonardo se tourne vers Mariane, dont les
yeux le supplient de ne point résister à ces
méchants.
— Sortez ! dit le Vénitien ; je consens à
vous suivre.
— Capitaine, nous sommes las, permets-
nous de passer la nuit dans ce chalet, deman-
dent les brigands.
— Sortez ! je vous l’ordonne, répète le
chef.
Ils obéissent avec défiance.
Dès qu’ils sont hors du chalet, Mariane
éclate en sanglots.
— Fuyons, fuyons ! s’écrie-t-elle égarée.
11 ne faut pas que tu retombes dans les mains
de ces misérables.
/
*26G LA FILLE
— Hélas! il est trop tard, et je suis trop
puni de ma faiblesse. Cependant, lorsque je
songe que ces dix hommes pouvaient te trou-
ver seule, je m’approuve d’être resté... Je les
suivrai donc pour que tu aies le temps de
retourner à San-Dalmas. Tu m’attendras cha-
que soir ; j’échapperai à ces brigands, je te
•
le jure. Allume un grand feu, et laisse ou-
vertes toutes les nuits les portes de ta mai-
son. Je la reconnaîtrai ; c’est la plus proche
du chemin des mines d’argent. Que deux
mules soient toujours sellées dans ton écurie,
et puissent en une heure nous porter hors du
Piémont. Refais à ma taille un habillement de
ton père. Si je tarde, ne doute point de moi,
de mon amour, je t’en supplie, Mariane. Ne
cherche pas à me rejoindre. Je préférerais
cent fois te voir morte qu’au milieu de ces
criminels. Adieu, ma joie, mon courage,
mon Jionneur, ma femme! je t’aimerai jus-
qu’à mon dernier soupir!
i
Il quitte le chalet, le vallon, le travail, la
f
du chasseur d'aigles.
807
paix, l’amour ! retrouvera-t-il tout cela? Ma-
riane, immobile à la place où son ami l’a
laissée, voit l’édifice de son bonheur écroulé.
Elle regarde autour d’elle : plus rien que des
ruines! Cet avenir rempli d’heureuses pro-
messes pour la bien-aimée de Paolo Ricci, se
montre plein de menaces et d’épreuves à la
compagne du Vénitien.
I
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•2G8
l a. Fir.r.E
/
X
Lorsque les premiers messagers des pâtres
traversèrent le vallon du chasseur d’aigles,
Mariane les pria de lui acheter deux: mules et
de les lui ramener au plus tôt. Elle leur conta
la mort de son père brièvement, et refusa
d’entrer dans ces nombreux détails que les
montagnards aiment à savoir sur les rares
événements dont ils ont connaissance. En
vain ils l’interrogèrent; elle ne répondit à
aucune de leurs questions.
Trois jours après leur départ du vallonnés
messagers, en repassant, lui laissèrent deux
mules jeunes et fortes. Mariane retourna dans
sa maison de San-Dalmas, et y arriva la
*
9
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DU CHASSEUR D’AIGLES.
2G9
veille de la foire de Saourge, où elle envoya
vendre ses chèvres et ses brebis.
La fille du chasseur d’aigles retrouvait par-
tout le souvenir de son pauvre père. Ses voi-
sins et ses voisines, comme les messagers des
pâtres , l’accablèrent de questions sur l’agonie
du vieux montagnard , sur l’époque de cet
accident , la façon dont Mariane avait vécu
depuis. Durant une semaine, elle fut la proie
t
des curieux. Quelques galants, éloignés jus-
qu’ alors par l’orgueil du chasseur, commen-
cèrent à tourner autour de l’orpheline.
Mais, plus mystérieuse et plus fière que
jamais, elle repoussa leurs hommages et sut
faire comprendre sans insolence à de gros-
siers montagnards quel abîme des rêveries
avaient creusé entre eux et celle qu’ils appe-
laient la Songeuse.
✓
Les fêtes qui suivent la rentrée des trou-
%
peaux à San-Dalmas se terminèrent trop len-
tement au gré de Mariane. Cependant, l’é-
poque du départ des vieilles gens pauvres,
t
27D
LA FILLE
des filles et des garçons pour l’Italie ou la
France étant venue, ceux qui ne quittent
point la froide montagne Renfermèrent dans
les étables. Mariane se sentit enfin à l’abri de
toute curiosité, de toute surveillance.
Durant fa nuit, elle entretenait un grand
feu et laissait sa porte ouverte. Ses mules
bien nourries dormaient le jour , et chaque
soir sellées, attachées court, elles se tenaient
«
debout jusqu’au matin. La maison du chas-
seur, accrochée à la colline entre la route de
Cûni et le chemin de la minière d’argent,
était isolée au milieu d’une grande prairie.
Le Vénitien pouvait venir s’y cacher à toute
heure, sans crainte d’être découvert par un
amoureux ou une confidente de Mariane.
Hélas! lèvent seul ouvrit durant trois lon-
gues semaines la porte de la maison de l’or-
pheline; seules, les rafales de neige y en-
trèrent.
Parfois le désir d’avoir des nouvelles de
son bien-aimé mettait en l’esprit de la fille du
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chasseur l’idée d’aller dans une étable écou-
ter le récit des exploits de la bande du Véni-
tien ; mais la crainte de se trahir la retenait
toujours.
Léonardo, le chef des bandits de la chaîne
de Tende, était-il prisonnier des siens ou
mort? Pourquoi tardait-il tanta venir? Lassée
d’attendre, résolue à tout braver pour revoir
son Paolo, Mariane, après bien des hésita-
tions, se décida enfin à le chercher dans la
montagne.
Une nuit elle éteignit son grand feu, se
couvrit de l’épais manteau du chasseur d’ai-
gles, et quitta sa maison. Elle prit le chemin
de la grotte des Merveilles où Paolo lui avait
dit que sa bande se réfugiait durant les tem-
pêtes de neige. La grotte des Merveilles étant
l’asile le plus proche du chalet de Mariane,
celle-ci pensait que, libre ou surveillé, le Vé-
nitien devait y amener ses hommes.
Elle allume sa lanterne; elle part, la triste
voyageuse! Mais la fine poussière du givre.
212
LA FILLE
-
qui tourbillonneàrentour des arbres l’aveugle,
le froid glace ses membres, les violentes ra-
fales de la bise s’échappent en sifflant de
toutes les gorges, arrêtent la marche difficile
de Mariane, et menacent de la renverser.
La neige trompeuse emplit les précipices et
les cache à l’œil ébloui. Comment reconnaître
son chemin quand les rochers recouverts .
d’un immense tapis blanc ont perdu leurs
formes? L’orpheline entend les loups hurler
dans la montagne. Ah! qu’elle serait mieux
en une chaude étable avec les jeunes gens
qui chantent, les vieilles femmes qui filent
et tricotent à moitié endormies, et les vieil-
lards qui content des histoires aux petits
enfants !
Engourdie de corps, mais l’esprit exalté,
fiévreux, la compagne du Vénitien marche
toujours; elle croit que la chaleur de son
cœur la réchauffera; elle voit l’amour éclairer
son chemin. Il faut qu’elle marche encore,
sans crainte du froid, sans peur des loups et
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DU CHASSEUR D'AIGLES.
213
des mauvaises rencontres, qu’elle ne craigne
ni la fatigue ni la souffrance. Elle veut re-
trouver son Paolo ou mourir!
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•271
LA FILLE
XI
La grotte des Merveilles est large de dix
mètres, haute de quinze et très-longue. On y
entre par des couloirs étroits, presque en
rampant; elle a deux issues. Vingt bandits
cachés là y tueraient un régiment, parce que
les soldats n’y pourraient entrer qu’un à un.
C’est le plus admirable repaire qui soit au
monde. Quand la neige couvre la colline sous
laquelle cette grotte est creusée, il y fait une
chaleur douce. Quelques torches l’illuminent
comme le plus splendide des palais. De fines
stalactites laiteuses, aux formes diverses»
étranges, s’éclairent et prennent la transpa-
rence du plus beau marbre* Des cristallisa-
Digitized by Google
tions de toutes couleurs miroitent au milieu
des blanches stalactites. L’encombrement des
merveilles accrochées à la voûte de cette
grotte donne l’idée d’un art un peu lourd,
fantastique, fruit de l’imagination de quelque
génie de la terre. Le sol, formé de la pous-
sière du schiste, est plein de paillettes rouges,*
bleues, vertes, plein de mica et d’argent. Par
d’invisibles crevasses, l’air circule dans la
grotte et permet à de riches végétations d’en
tapisser les parois.
/
Au milieu de la caverne, trente -huit bri-
gands, enveloppés de leurs manteaux, dor-
ment profondément. Non loin de l’une des
issues, le chef est assis dans l’ombre; il pense
à Mariane.
Deux sentinelles* couchées auprès des en-
trées de la grotte, gardent la troupe des at-
taques du dehors.
Pendant les six premiers jours de sa ren-
trée au milieu de sa nouvelle bande, Léonardo
n’a point essayé de fuir* Désireux de ramener
276
i
LA FILLE
la confiance des misérables qu’il commande,
de laisser à son amie le temps de retourner
à San-Dalmas et de préparer pour lui et pour
elle les movens de sortir du Piémont, il a re-
pris son autorité, et, dissimulant sa répu-
gnance, il est redevenu le capitaine des vo-
Jeurs du pic de Tende. Mais le septième soir,
impatient d’échapper à ses odieux compa-
gnons, il est parti seul, sans lumière, tandis
que les brigands, lassés par de nobles exploits,
goûtaient les bienfaits cl’ un sommeil répara-
teur. Léonardo a couru dans la montagne
couverte de neige, il a franchi par miracle
des précipices, descendu sans se rompre les
os des escarpements glacés.
% i
A l’aube, jugeant prudent de ne marcher
que la nuit, il s’est caché dans une grotte
qu’il croyait connue de lui seul, et il s’y est
endormi. Ilélas! le méchant destin a voulu
que l’un des pelotons de sa troupe répandue
dan§ la chaîne pour le chercher entrât juste-
ment là.
*
♦
«
DU CHASSEUR D'A I G LES.
277
Le Vénitien découvert s’attendait à être bru-
talisé par la bande infâme, jugé, fusillé. Il
sortit de la grotte silencieux et méprisant.
Aucun de ses hommes ne put lui arracher une
parole. En chemin, ses résolutions furent pri-
ses. Il braverait la troupe entière et vendrait
chèrement sa vie.
Le détachement qui ramenait Léonardo re-
vint le dernier au lieu du rendez-vous. Quelle
ne fut pas la surprise du Vénitien en enten-
dant des exclamations de joie folle s’échapper
de toutes les poitrines de ses brigands.
« Le chef! voilà le chef! Bravo ! » s’écrièrent-
ils.
Mille témoignagesde tendresse, dedévotion,
mille doux reproches furent adressés à Léo-
nardo en cette belle langue italienne, sonore,
émouvante dans la bouche des plus misé-
rables. * . .
De beaux jours commencèrent alors pour la
bande. Une obéissance résolue de la part des
hommes, une coupable complaisance de la
p
*
LA FILLE
•218
part du chef adoucirent en quelques jours,
comme par miracle, la rudesse des uns, les
scrupules de l'autre.
Quant à cette vertu de longue repentance
dont Paolo désirait trouver l’occasion pour se
relever dans sa propre estime et dans celle
de son amie, le Vénitien n’y pensait plus.
Comme il lui eût été facile de' la pratiquer,
au milieu des brigands qu’il commandait,
s’il n’eût été ressaisi par ses plus mauvais
instincts de vanité ! Ah ! que la pauvre Ma-
riane croie toujours qu’il est le prisonnier de
la troupe criminelle, car, pour un amour sem-
blable à celui de la fille du chasseur, la dé-
chéance, l’avilissement de Paolo seraient plus
terribles que son oubli ou sa mort.
Son oubli, la belle montagnarde n’a pas à
le craindre. Il l’aime encore! il voudrait la
garder pure, ne point la mêler à sa vie pré-
sente, la revoir au printemps, lorsque renais-
/
sent les fleurs des prairies dans la chaîne de
Tende, lorsque chantent les oiseaux, lorsque
%
DU CHASSEUR D’AIGLES.
i~0
les nuits et les jours sont doux. Laboureur en
été, brigand l’hiver, amoureux sous un ciel
clément, chef pendant les tempêtes des mau-
vaises saisons, il songe à réaliser cette exis-
tence des demi-dieux anciens, qui tantôt ha-
bitaient l’Olympe, s’y reposaient de leurs
fatigues, et tantôt habitaient la terre, cher-
chant au milieu du tumulte des passions hu-
maines à secouer les langueurs de leur féli-
cité.
La sentinelle, qui gardait l’une des issues
de la grotte des Merveilles, accourut tout à
coup auprès du chef. ,
— Capitaine, dit-elle, on marche au-dessus
de nous.
Léonardo écoute.
— Je n’entends qu’une seule personne, ré-
pond-il; c’est quelque montagnard surpris
par la tempête, et qui vient me demander
asile. Qu’on ne lui fasse aucun mal, et qu’on
l’amène auprès de moi.
La sentinelle obéit.
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280
LA FILLE
Les faibles lueurs d’une lanterne pénètrent
par l’entrée de la grotte et s’éteignent brus-
quement. Un montagnard entre; il est coiffé
d’un chapeau de feutre à larges bords et com-
plètement enveloppé d’un grand manteau
brun, dont les plis sont couverts de glaçons.
Les torches à demi brûlées ne jettent plus
dans le repaire qu’une clarté douteuse.
— Auquel de nous veux-tu parler? au
au chef? demande la sentinelle à l’étranger
qui balbutie un oui craintif. Bonhomme , tu
as fièrement peur, ajoute le bandit en con-
duisant le montagnard à Léonardo. Je n’ai
pas besoin d’éveiller les autres, tu ne viens
pas pour nous combattre.
Le chef renvoie la sentinelle à l’entrée de
la grotte. Les brigands dorment toujours et,
les ombres jqui entourent Léonardo sont de-
venues impénétrables aux yeux de ceux dont
la lumière fumante des torches éclaire le
visage.
— Paolo! mon cher Paolo! murmure la
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DU CHASSEUR D’AIGI.ES. . 2«1
fille du chasseur d’aigles, qui entoure de ses
deux bras le cou de son ami.
— Mariane! je te revois! répond tout bas
le Vénitien avec passion; ah! je tremble à
mon tour. Si mes brigands s’éveillaient !
Reste, ma bien-aimée, ou plutôt, va-t’en ! Je
voudrais te retenir et je voudrais te chasser
/
d’ici.. .«Tu as froid, viens que je te réchauffe...
Non, retourne à San-Dalmas! J’aime mieux
te savoir dans la montagne, menacée par les
loups...
— Pourquoi m’as-tu laissée sans nouvelles
de toi si longtemps? demande-t-elle avec
reproche.
Paolo hésite et se trouble.
— Mariane , tu m’avais promis de ne pas
douter de mon amour; tu en doutes! J’ai es-
sayé je te le jure, d’échapper à ces misérables.
— Grand Dieu, ne peux-tu donc t’arracher
de leurs mains?
Le charme de l’amour opère. La présence
de Mariane trouble le Vénitien, lui montre un
16
\
282
LA FILLE
instant l’abîme où il est retombé. Cette main
qu’il presse Ÿ attire hors de la route mauvaise,
ce cœur qui bat près de son cœur chasse le
démon qui s’en était emparé et y ramène la
tendre affection.
— Tu as bien fait de venir, Mariane, je me
sens une force nouvelle, je suis capable de
toutes les audaces à présent pour me réunir
à toi, et nous sauver tous deux! As-tu des
mules?
— Chaque nuit elles sont sellées; l’habille-
ment de mon père est arrangé à ta taille ;
j’ai le passe-port de ton ami le contrebandier
à qui je l’ai demandé pour toi.
- — As-tu aussi un passe-port en ton nom ?
— Oui.
•
— N’oublie rien de ce que je vais te dire.
Tu conduiras tes mules la nuit prochaine à la
gorge de Berghes, sans lumière. Arrivée au
bout de la gorge, .tu couvriras tes mules de
grelots, tu les attacheras ensemble, et tu leur
accrocheras à la tête des falots allumés pa-
DU CHASSEUR D'AIGLES.
283
reils à ceux que portent les mules des voi-
tures de poste. Après avoir tourné tes mules
du côté de San-Dalmas, tu les frapperas avec
violence. Elles partiront certainement au ga-
lop vers leur écurie. J’amènerai ma troupe
dans le défilé de Gauderana. En apercevant
les lanternes, en entendant les grelots des
' mules dont le bruit sera répété par tous les
échos de la gorge, ils croiront qu’une voiture
de poste s’avance. La mauvaise réputation de
ma bande rend les voyageurs plus rares sur
. la route de Côni; mes hommes sont en ce
moment avides de butin, ils se précipiteront
sur la route, et je m’enfuirai. Tandis que tes
mules seront dans la gorge de Berghes et que
les brigands descendront sur la route, j’irai
me cacher sur le grand rocher couvert de
pins-parasols, où tu me rejoindras avec l’ha-
billement de ton père. Paraissant alors fuir la
bande du Vénitien, criant que nous sommes
poursuivis par ses hommes dont on entendra
les cris au loin, nous entrerons en France.
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284
LA FILLE
Après-demain, Mariane, je serai libre, tout à
%
toi et à notre amour! Je verrai bientôt la Mé-
diterranée, le ciel de Provence, qui me sou-
riront eomme autrefois le ciel et la mer de
Venise! Sors d’ici, hâte-toi; retourne dans ta
maison. Ajoute à mon plan tout ce que tu
voudras, mais qu’à huit heures du soir, de-
main, tes mules avec leurs grelots soient lan-
cées dans la gorge de Berghes. Adieu! à
bientôt le bonheur !
Il la conduisit jusqu’à l’entrée de la grotte,
malgré l’attitude de la sentinelle qui voulait
retenir le montagnard, dans l’espérance de
le rançonner un peu ou de s’amuser de sa
frayeur.
«i
— Capitaine , demanda curieusement le
voleur après la sortie de Mariane, qu’est venu
vous dire cet homme?
Léonardo se tut et retourna lentement à sa
place.
La sentinelle suivit le Vénitien et l’interro-
gea de nouveau.
DU CHASSEUR D’AIGLES.
28 Ô
— Tu le sauras demain, répliqua d’un air
indifférent Léonardo.
— Dites-le-moi maintenant, pour que je le
raconte aux autres...
— Ce montagnard est venu m’avertir qu’un
riche Américain se rend en Italie par la route
du Tende. L’Américain a écrit à YAlbergo
rwzionale qu’on lui prépare un dîner de prince
pour demain soir à neuf heures.
— Il sera par conséquent vers huit heures
dans le défilé de Gauderana, repartit joyeuse-
ment la sentinelle. Ah ! quel bon coup nous
allons faire !
Le désir impatient des joies de l’amour
avait repris possession de l’âme du Vénitien.
11 ne doutait pas d’ailleurs que sa fable n’eût
auprès des brigands le succès qu’il en atten-
' dait.
Le lendemain , tous les hommes de la
troupe s’entretinrent avec la sentinelle, qui
parut à Léonardo très-fière de son rôle, et ne
manqua point d’exagérer les renseignements
i
LA FILLE
28 .)
que le cheflui avait donnés. Les voleurs s’en-
tendirent aisément avec le Vénitien au sujet
de cette expédition, et il fut convenu que la
bande entière se rendrait à huit heures du
soir dans le défilé de Gauderana. .
%
DU CHASSEUR D'AHil.ES.
XII
Mariane quitta San-Dalmas avec ses deux
mules sans lumière et sans bruit. 11 lui sem-
blait que, comme un soldat, elle partait pour
une grande bataille, et elle appelait à elle
tout son courage , toute sa force d’âme. Dans
la lutte que la fille du chasseur entrevoyait,
ce n’était point des ennemis vivants, les
hommes de la bande de Léonardo quelle avait
à combattre 5 chose affreuse, c’était une créa-
ture fantastique et terrible, sans sexe et sans
nom, un génie vengeur, qui chuchotait des
paroles dont le sens arrivait au cœur de Ma-
riane, non à son esprit. Cette voix mystérieuse
répétait : « Je ne pardonne point à ceux qui,
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•2S8
LA FILLE
assez intelligents, assez instruits pour com-
prendre le bien, ont recherché le mal! » En
r
vain Mariane repoussait la vision; elle ne
cessait point de courir sur son chemin, illu-
minant la nuit sombre.
»
Lorsque la jeune femme fut à la gorge de
Berghes, endroit sauvage, caché sous de
grands rochers noirs qui surplombent la
route, elle mit pied à terre, s’agenouilla sur
la neige, appuya son oreille contre l’une des
parois du rocher, et entendit vers le défilé
de Gauderana le bruit sourd que la troupe
nombreuse de Léonardo faisait en mar-
4
chant.
L’heure est venue de sauver le Vénitien, de
✓
l’arracher à sa destinée mauvaise. Avant de
se relever, Mariane supplie la Madone, le
Christ son fils, Dieu père du Christ, l’Esprit-
Saint, l’âme du chasseur d’aigles, tous les
bienheureux saints du ciel, de protéger la
fuite de Paolo Ricci, le pécheur repentant.
Elle oublie les fées. Ses vieilles croyances
DU CHASSEUR D'AIGLES.
Ü8H
piémontaises reprennent de nouveau dans
l’épreuve leur empire sur son esprit.
La fille du chasseur allume ses lanternes,
bien assujetties d’avance au collier des mules,
enlève vivement la paille dont elle a entouré
la sonnette des grelots, se charge du paquet
contenant l’habit de son père, tourne ses
mules du côté de San-Dalmas et frappe les
pauvres bêtes de toutes ses forces.
Les mules, effrayées par la lumière qu’elles
voient s’agiter brusquement devant elles, in-
quiètes du bruit soudain de leurs grelots,
s’emportent et partent au galop dans la di-
rection de leur écurie.
Mariane essave alors de monter sur les ro-
** * *
elles qui forment une arche au-dessus de la
gorge de Berghes; mais l’escalade est diffi-
cile, périlleuse; Paolo n’y a pas songé. La
pauvre fille du chasseur, son paquet de vête-
ments attaché autour de la taille, s’aide des *
pieds et des mains pour avancer plus vite-*
hélas ! la neige est épaisse sur les versants,
17
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290
LA FILLE
et Mariane ne trouve nulle part la moindre
végétation où s'accrocher.
Elle craint que son ami, venu par la hau-
teur, n’arrive plus vite qu’elle au rendez-
vous. Comme l’escarpement est rapide, la
jeune femme croit être dans un de ces affreux
cauchemars où l’on a la volonté d’agir, où
l’on se débat contre une puissance malfai-
sante qui engourdit les membres et les force
à rester inertes.
Le son des grelots des mules résonne au
loin, tantôt répété par les échos de la mon-
tagne, tantôt assourdi par l’épaisseur des ro-
chers. Quelquefois le silence semble se faire
tout à coup. L’angoisse de Mariane alors re-
double. Les mules sont arrêtées par les bri-
gands; la ruse déjà découverte, Paolo n’aura
plus le temps de gagner la frontière, on va le
poursuivre !
Sur la neige blapche, au-dessous du bois
de pins parasols, une forme s’agite. Mariane
fait un effort suprême pour gravir l’escarpe-
*
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DU C'JIASSKUK D’AIGLES.
291
ment; elle y parvient. C’est Paolo qui s’avance
vers sa bien-aimée. En un moment, le Véni-
tien est revêtu de l’habit de montagnard. Le
temps court, il faut le suivre! Se parler,
s’embrasser ferait perdre aux amoureux une
seconde, et cette seconde en s’enfuyant pour-
rait emporter à elle seule le bonheur, la vie
de Paolo et de Mariane.
Ils descendent sur la route. La main dans
la main , ils marchent vers la frontière de
France, qui paraîtrait proche à des voya-
geurs paisibles, et semble s’éloigner aux yeux
du Vénitien et de sa compagne. Pourquoi
n’ont-ils pas songé à prendre une troisième
mule ?
— bientôt nous serons à l’abri du danger,
heureux pour toujours; courage, ma vaillante
Mariane! dit Paolo.
— Allons plus vite, courage! répète-t-elle*
déjà épuisée par la fatigue.
Ils aperçoivent les lumières du poste des
douaniers français; mais, derrière eux, ils
LA FILLE
•2'J2
distinguent, ils entendent le son des grelots
des mules qui se rapproche.
— Nous sommes suivis! s’écrient-ils en
môme temps.
Une sueur froide glace le front de Mariane,
ses jambes fléchissent, elle ne peut plus faire
un pas. A droite de la route est un énorme
rocher à pic , à gauche la violente Roya. Où
se cacher? Les lanternes que la fille du chas-
seur a solidement attachées à la tête des
mules doivent éclairer tout ce qui se trouve
sur leur passage. Paolo prend Mariane dans
ses bras et l’emporte. Les mules gagnent
du terrain. Nul espoir de les éviter mainte-
nant.
Le Vénitien dépose à terre son précieux
fardeau et se prépare à la résistance. Un pis-
tolet dans chaque main, il se place devant son
amie.
— Mariane, point de faiblesse, dit-il; tes
mules, épouvantées par les cris des malfai-
teurs, ont peut-être rebroussé chemin; elles
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DU CHASSEUR n’AIGI.ES.
•203
reviennent seules vers toi pour nous sauver!
La fille du chasseur se relève.
Ah! sur chacune des mules deux brigands
sont montés ! 11 faut se défendre contre
quatre.
Mariane retombe anéantie aux pieds de
Leonardo; elle sanglote et délire.
La lumière des lanternes frappe le chef en
plein visage. Ses hommes le reconnaissent.
Mariane jette un dernier cri de frayeur, et,
redevenue subitement vaillante, elle couvre
le Vénitien de son corps.
— La fille du vallon ! dit l’un des vo-
leurs.
Les voilà maintenant certains que Leonardo
a voulu leur échapper.
— Rends-toi ! s’écrient-ils ensemble.
11 leur répond par deux coups de pistolet
qui frappent deux hommes et les renversent.
Mais aussitôt le chef reçoit lui-même une
balle dans la poitrine; il chancelle et s’ap-
puie contre le rocher.
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LA. FILLE
201
Les douaniers français, entendant sur la
route des coups de pistolet, sortent de leur
poste et se dirigent vers le lieu du combat.
Deux des malfaiteurs, fermes encore sur
leur mule, aperçoivent les falots des doua-
niers; ils prennent la fuite.
— Paolo! les brigands se sauvent, dit la
fille du chasseur avec une joie folle.
Mais Paolo ne répond pas. Elle le cherche
dans l’obcurité.
Sainte Madone ! il est renversé , il est
étendu par terre, il ne fait plus aucun mou-
vement. Les misérables ont tué leur chef! ils
ont tué le bien-aimé de Mariane!
La montagnarde se révolte contre une
épreuve qu’elle trouve injuste pour elle, con-
tre une punition quelle déclare excessive,
imméritée pour le Vénitien.
Oh ! lorsqu’un être adoré, digne encore de
vivre, meurt, si Ton savait à qui s’en pren-
dre? Le rocher est endurci, pourquoi le dé-
chirer de tes mains, pauvre Mariane ? Tais-toi,
ne CHASSEUR D'A IG I. ES.
20.Î
ne menace pas le ciel; il est sourd, il ne peut
rien contre la mort!
— La neige froide glace les membres de
mon Paolo ! s’écrie la montagnarde avec dé-
sespoir. Je veux donner la chaleur de mon
corps vivant, la donner toute, donner mon
sang, ma vie, mon dernier souille pour rani-
mer celui qui n’est plus.
Tout mouvement devrait s’arrêter dans
l'univers à la minute où l’existence des êtres
aimés finit. La vie des créatures et des choses
paraît une insulte aux grandes douleurs.
L’avenir de ceux qui restent se voile entière-
ment d’un voile noir; toutes les routes se
ferment. Ils partent seuls, les trépassés, pour
•un long voyage! On ne les suivra pas. Ils ont
mal dit adieu. Est-ce que, s’ils avaient voulu
retenir les palpitations de leur cœur adoré, ils
ne les auraient point retenues? Non. Les plus
braves et les plus aimants ne se retournent
pas, lorsque la mort impérieuse leur a fait un
signe.
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En frappant le Vénitien, la vieille moisson-
neuse , insatiable de tortures , s’est donné le
spectacle d’un vrai désespoir; elle a fait une
veuve comme il lui est agréable d’en faire.
L’existence de Mariane lui appartient désor-
mais minute par minute ; ce sera pour la fille
du chasseur d’aigles mourir lentement que
de survivre à Paolo !
Les douaniers emportèrent au Fontan le
corps de l’amant de Mariane. Elle ne leur
conta rien de son histoire, et fit enterrer le
Vénitien en terre sainte et française.
Après l’enterrement, elle alla seule à Nice.
Là, retrouvant les compagnons de Léonardo,
elle les supplia de venger leur chef et leur
ami. Elle obtint de l’un d’eux qu’il portât
pour tous une demande en grâce au roi Vic-
tor. Lorsque les Vénitiens eurent obtenu l’au-
torisation de rentrer en Piémont, ils s’allièrent
aux montagnards, aux gendarmes, et, tou-
jours accompagnés de l’amie de Paolo, ils dis-
persèrent et détruisirent la bande infâme.
nn ni assbvr d’aig i.f.s.
29'
Au printemps, Mariane retourna dans le
vallon du pic de Tende; mais ni les messa-
gers des pâtres à l’automne, ni les pâtres
eux-mêmes en descendant des hauteurs, ni
les habitants de San-Dalmas, durant le long
hiver, ne revirent la fille du chasseur d’aigles.
17.
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LE DIABLE BLANC
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LE DIABLE BLANC
Le Diable blanc planait sur la chaîne de
Tende ; il avait déployé ses ailes glaciales
/
entre les champs et le ciel. Les bois de la
montagne étaient réchauffés, il y a une se-
maine encore, par le soleil ardent qui brille
derrière les nuages sombres, au-dessus du
(iénois et de la Provence; maintenant plus de
troupeaux sur les versants, plus de feuilles
aux châtaigniers, plus d’eau courante, plus
de belles nuits et de beaux jours ! mais le
silence, le froid, la neige, le grand manteau
du Diable blanc étendu sur toutes choses.
A Limone, la cloche de l’église annonce
yo2
LE DIABLE BLANC.
par ses tintements lugubres un enterrement.
Quelques jeunes filles, des vieillards en grand
nombre, sortent de la dernière maison du
village. Au milieu d’eux un cercueil décou-
vert est porté à la main, non sur les épaules,
pour que les plus petits enfants de Limone
puissent, selon l’usage, souhaiter au trépassé
ce qu’ils appellent «l’adieu sans réponse:»
Dans le cercueil il y a deux morts vêtus de
leurs habits : une jeune femme endimanchée
et un jeune homme portant le costume des
soldats Italiens. Ils ont cessé de vivre en s’ai-
mant, car leurs bouches semblent se presser
encore, etleurs bras sont si passionnément en-
trelacés qu’il a été impossible aux vivants de
les dénouer. Il neige à gros flocons et le cor-
tège en deuil marche avec lenteur ; la terre
glacée ne résonne point sous ses pas. Cou-
verts de givre, les amis et les parents des
morts ont l’air de morts eux-mêmes. La
cloche du village ne tinte plus. Refuse-t-elle
d’appeler à l’église ceux que le prêtre seul
LE DI ALLE HLA NC
303
peut faire revivre au ciel? Les petits enfants
frileux, retenus au foyer par le froid, n’ac-
courent pas sur le chemin pour féliciter les
morts de leur prochaine entrée au paradis.
Le triste enterrement ! A travers le silence
quelques sanglots déchirants éclatent et se
taisent aussitôt , comme effrayés de leur
propre bruit.
Le curé se tient debout avec ses servants
hors de l’église. Qu’est-ce donc ? 11 arrête
le convoi de la main, et dit d’un ton mena-
çant que Dieu ne reçoit jamais au royaume
céleste ceux qui n’ont pas eu le courage de
supporter les épreuves de la terre et se sont
donné eux-mêmes la mort.
La foule entière proteste, et jure d’une
seule voix que les deux trépassés ont été vic-
times de la cruauté du Diable blanc ! Sans en
paraître très-convaincu, le ministre du bon
Dieu livre cependant passage au cortège, qui
entre avec impétuosité dans l’église et va dé-
poser le cercueil jusque sur les marches de
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i.rc m.vîH.K in.Axr.
l’autel, comme pour le placer sous la protec-
tion du Tout-Puissant lui-même.
Le prêtre regarde sévèrement les deux
morts, dont les dernières pensées ont dû ô(re
des pensées d’amour, non de contrition. Ces
enfants, il les a connus, presque élevés; il
eût béni leur tendresse si, vivants, ils fussent
venus lui demander de les marier. Comme ils
sont enlacés ! IJn amour plus fort que la
mort les unissait ! Le prêtre s’émeut et se di-
rige vers l’autel. Un cri de joie s'échappe
des cœurs désolés. Mais avant de réciter des
prières saintes pour les pauvres amoureux, le
curé fait signe à la mère de la morte de s’ap-
procher du cercueil.
— Racontez-moi, dit-il, ce que vous savez
de leur mort, et ne cachez rien de la vérité,
car si vous trompez le prêtre vous ne pouvez
tromper Dieu.
La mère pleure, se signe, et ne peut arti-
culer un mot. Le père alors s’avance et parle
ainsi :
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LE DIABLE BLANC.
305
— Avant-hier notre fille nous dit que Jean,
son fiancé, a déserté, qu’il est dans la mon-
tagne, quelle va le chercher, et elle nous
demande si nous l’aiderons à le cacher. La
mère répond oui ; je n’ajoute rien, parce que,
moi aussi, j’ai déserté dans ma jeunesse par
amour pour ma femme. La mère attendit sa
fille toute la nuit; à sept heures, hier matin,
elle n’était pas encore revenue. Je priai qua-
tre de mes amis, qui sont présents, de m’ac-
compagner dans la montagne et de se mettre
en peine avec moi pour ma fille. Le froid était
si vif, la neige tombait si épaisse, que nos
yeux se troublaient. Déjà nous marchions de-
puis deux heures quand l’ un de nous jeta un
grand cri ; il venait d’apercevoir ma fille et le
soldat pressés l’un contre l’autre et couchés
sur la terre glacée. Ah ! quel spectacle !
Le Diable blanc se penchait sur le visage des
pauvres amoureux ; ils les avait regardés
mourir ! Chacun de nous le reconnut ce mau-
vais démon du froid, à ses yeux sans couleur,
#
30fî
LE DIABLE BLANC.
à sa figure de glace, à ses cheveux pareils à
des branches d’arbres couvertes de givre, à
son grand manteau fait de flocons de neige
assemblés. Je sentis mon cœur se refroidir et
je serais couché là à côté de mes enfants,
V
victime comme eux du diable, si mes amis
n’avaient formé la chaîne autour de moi et
n’avaient chassé le mauvais esprit par leurs
menaces. Pourquoi ai-je eu la force d’amener
ici ma fille unique et bien-aimée?
Le prêtre étend avec érriotiôn les bras sur
le cercueil, la cloche recommence ses tinte-
ments, les amis et les parents des morts en-
tonnent le triste chant d’adieu, les femmes
gémissent et pleurent. Quand toutes les pa-
roles saintes, nécessaires aux âmes de la
chaîne de Tende pour entrer en paradis, fu-
rent chantées, que le dernier amen fut dit,
la cloche, les parents, les amis, les femmes se
turent. On se pressa autour du cercueil pour
le reprendre et le porter au cimetière. C’est
le moment où le prêtre adresse quelques
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LE DIABLE BLANC.
307
mots de consolation à ceux que les morts vont
abandonner.
— Ne craignez rien, vous tous qui aimiez
ces pauvres enfants, le Dieu bienfaisant m’a-
vertit qu’à cette heure il marie et réchauffe
deux âmes délivrées des corps en poussière
que nous avons sous les yeux. Allons rendre
à la terre ce qui appartient à la terre. Pleu-
rons sur nous, mais ne faisons pas au Sei-
gneur l’injure de pleurer ceux qui sont heu-
reux auprès de. lui !
Ils quittèrent l’église un peu calmés par les
paroles du prêtre, et de même, quelques in-
stants plus tard, ils sortirent du cimetière pour
se rendre dans la maison du père de la morte.
Le repas des funérailles, du pain, du vin,
était servi sur une table. On s’entretint des
.morts, de leur jeunesse,, de leur grand
amour, et l’on commença de faire à Lirnone
la légende des deux amoureux morts en-
semble, frappés par le Diable blanc.
Jamais, dans la chaîne de Tende, on ne ra-
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I.IÎ DIABLE RI. ANC.
ms
conte F histoire du Diable blanc sans la faire
précéder de l’enterrement du déserteur et de
sa liancée. A ceux rpii douteraient de l’exis-
tence du malfaiteur, on montre ses coups!
Les gens de peu de foi sont aujourd’hui si
nombreux, que l’on ne saurait trop bien s’y
prendre pour les amener à la croyance du
Diable blanc comme à celle du Diable noir.
Ceux qui ont peur des démons craignent le
Seigneur, plus puissant et plus terrible à lui
seul que tous les diables réunis.
Quand donc les premiers anges mauvais se
révoltèrent, Dieu, pour se venger d’eux, créa
un globe de flamme qu’il jeta dans l’espace
et le donna pour prison au Diable noir, chef
des révoltés, ainsi qu’à tous ceux qui avaient
voulu précipiter de son tronc le Seigneur trois
fois bon. En assignant au terrible Lucifer, •
pour lieu d’exil, un royaume de feu, Dicn pro-
portionna la grandeur de la vengeance à la
grandeur de la faute. Le courage insensé,
l’audace sacrilège du Diable noir méritaient
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l.E DIABLE BLANC.
300
la torture cruelle, non une punition humi-
liante.
Le règne de Dieu, après la défaite de Lu-
cifer, devait encore une fois être troublé. In
ange rusé, (jue la fatale expérience du Diable
noiV avait fait réfléchir, crut pouvoir réussir
à détrôner le lloi des Rois par de petits
moyens. Soupçonneux, inquiet, jaloux, il ne
chercha point, comme Lucifer, à s’entourer
de cohortes nombreuses. Sans hardiesse, sans
vaillance, il craignit d’attaquer en face le
maître du ciel, l’attira dans un piège et le
trahit bassement.
Le Très-Haut, forçant alors ce lâche con-
spirateur à venir au milieu de la foule des
anges, lui dit :
— Lucifer avait l’orgueil, tu as l’envie; il
avait la passion ardente, un cœur exalté : je
l'ai maudit, livré au feu et à la flamme. Toi,
tu fais le mal froidement, sans chaleur, avec
calcul et lente réflexion ; je créerai pour te
punir un élément nouveau: la glace ! Tu au-
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310
I.E DIABLE BLANC,
ras pour compagne la neige stérile. Partout
où vous passerez, elle et toi, la mort en
même temps passera. Ce royaume de feu que
j’ai donné «à Lucifer, et dont la possession
l’enorgueillit déjà trop, tu l’habiteras avec
lui. Vous lutterez tous deux sans relâche, et
de la lutte du feu et du froid un monde nou-
veau se formera, une terre naîtra peu à peu,
dont les destinées m’appartiendront !
Nul ne redira les premiers combats du
Diable blanc sur le globe de llamme. 11 en-
tassa neige sur neige, torrents sur torrents de
glace. Chaque printemps il se désespère;
chaque automne le ramène triomphant dans
la chaîne de Tende. Alors tout frissonne, tout
s’assombrit; les oiseaux cessent de chanter,
les ^arbres se dépouillent, et, comme Dieu
l’a prédit, '4^ .mort passe où le Diable blanc a
passé.
Mais du haut du pic de Tende, quand lassé
d’avoir empli les gorges de neige» d’avoir
entassé sur les sommets des montagnes de
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LE DIABLE BLANC.
311
glace, le Diable blanc regarde à ses pieds ; que
voit-il? La chaude Provence et le Génois cou-
verts de fleurs : pays bénis de Dieu, dont la
main fait bondir en cascades rafraîchissantes,
au milieu des campagnes toujours vertes, le
froid péniblementamassé par le Diable blanc.
FIN.
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I
TABLE.
F.'gOs.
Ln Jour d’orage \
Faustine ! 81
La Fille du chasseur d’aigles 109
*
Le Diable blanc ‘299
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SOUVENIRS DES FUNASBOLES 1
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l’osorier BLAIZOT 1
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avec avant-propos rtc M. Sie-liruvc. I
le oknie ou christianisme, avec un
avant-^iroi'03 de M r,nis»t 2
Itinéraire ok paris a Jérusalem, avec
une Elude de M. de Pur) tmar tin. 2
Les martyrs, avec un discours de J. -J.
Ampère g
Les natchrz, avec un essai du Prince
A lbert de Broqlie 2
Le paradis Pérou de Milton, tradurt
précédée d'one étude de M. John
Lemoinne j
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LA H6E0ÉNB . , J
LES NBI-PRRCÉS | |
LBS PIEDS-NOIRS. . A * i
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L ANNÉE DES MERVEILLES 4
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LE CHATEAU DE LA ROC US-S ANGLANTE. 4
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LA DAME DD CHATEAU MORE 1
LA DERNIÉRB EXPIATION . 2
LA DUCHESSE DE LAUZUN S
LA DUCHESSE D’ÉPONNÉS. A A ... A i
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LR FRUIT DÉPENDU ........ 4
LES GALANTERIES DELACOUR DE LOUIS XV. 4
— LA RÉGENCE 4
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LE JEU DE LA REINE 1
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MADAME LOUISE DE FRANCE. ...Ah 4
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MADEMOISELLE DE LA TOUR DU PIN ... 1
LA MAIN GAUCHE ET LA MAIN DROITE. . 4
LA MARQUISE DE PAHARÈRB 1
LA MARQUISE SANGLANTE. ....... 4
LE NEnF DE PIQUE . 4
LA POUDRE ET LA NEIGE. ....... 1
UN PROCÈS CRIMINEL 4
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LE SALON DU DIABLE. 4
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LA SORCIÈRE DU ROI . 2
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LES SIX AVENTURES ( --*• LB CAUCASE ’ g
ALEXANDRE DUMAS - le corricoi.o ..... .WM â
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ANGE PITOU É — QUINZE JOURS AU SINAJ. ...... 4
AJCANIO 2 ~ LK spkronare ...... *
UNE AVENTURE D'AMOUR. ....... 4 — LB VKLOCB $
AVENTURES UE JOHN DAVYS ...... 2 LA v aLA PALMIKR1. ......... 4
LES BALEINIERS a INGENUE 2
LE BATARD DE KAOLÉON 3 IBAHBL DE BAVIÈRE. ........... jj
BLACK 1 ITIALIRNS ET FLAMANDS. ......... 2
les blancs et les bleus 1 ivanhoe dp W, Scolt {Traduction).. 2
LA BOUILLIE DK LA COMTESSE BER THE 4 JACQUES ORTIS- . .......... |
LA BOUILLIE DK LA COMTKSSE BER THE 4
LA BOULE DE NEIGE i
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UN CADET DB FAMILLE 3
LE CAPITAINE PAMPHILE 4
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CATHERINE BLUM .......... i
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CÉCILE. » . 4
CHARLES LE TÉMÉRAIRE 2
LE CBA3SKUR DE SAUVAGINE 1
LE CHATEAU d’ePPSJP.IN 2
le chevalier d'harmrntal ..... 2
LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE ... 2
LE COLLIER DK LA REINE 3
la colombe. Maître Adam le Calabrais. 4
LE COMTE DK MONTE-CRISTO 6
LA COMTESSE DE CHARNY 6
LA COMTESSE DE SAL1SBDRY ..... 2
LES COMPAGNONS DE JSHU. ...... 3
LES CONFESSIONS DE LA MARQUISE. . . 2
CONSCIENCE L’INNOCENT 2
LA DAME DB MONSOREAU ...... 3
LA DAME DB VOLUPTE 2
LES DEUX DUNE ...» 3
LES DEUX REINES .......... 2
DIEU DISPOSE. ........... 2
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LES DRAMES DB LA MER 1
LES DRAMES GALANTS — LA MARQUISE
d'escoman 2
LA FEMME AU COLLIER DK VELOURS . 4
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CARLO BROSCHI
FRÉDÉRIC SOULIÉ
AU JOUR L» JOUR
▲VENT. DE SATURNIN FICHBT •
LE
LA COMTESSE DE MONRION. . •
CONFESSION 0ÉNÉRALI* . • • •
LES DEUX CADAVRES. • • • • •
LES DRAMES INCONNUS
— LA MAISON N* 3, RUE DI PRO-
VENCE .
— LES AVENTURES D*UN CADET
DE FAMILLE .
— LES AMOURS DI VICTOR BON-
SENNE
— OLIVIER DUHAMEL • . • « •
FRÉDÉRIC SOULIÉ (Suite) Tr.c.
KOLALIE PONTOIS — >30
LES FORGERONS — >60
HUIT JOURS AU CHAT1AU. ... — >70
Ll LION AMOUREUX. ..... — » 30
LA LIONNE. — >70
LE MAITRE D’ÉCOLE. — >30
MARGUERITE — >60
LES MÉMOIRES DU DIABLE. . . — 2 »
Ll PORT DI CRBTBIL — >70
LIS QUATRE NAPOLITAINES. . . — 1 50
LIS QUATRI — >50
•I JEUNESSE SAVAIT. SI VIEIL-
LISSE POUVAIT — 1 50
ÉMILE SOU VESTRE
DEUX MISÈHES — >90
l’homme et l’argent .... — >70
JEAN PLEBIAU — >50
LE MENDIANT DI SA1NT-ROCH. . — » 70
PIERRE LANDAIS — a 50
LIS RÉPROUVÉS ET LES ÉLUS. — i 50
SOUVENIRS d’un BAS-BRETON. . — i 50
EUGÈNE SUE
LES SEPT PÉCHÉS CAPITAUX. . . — 5 > v
— L’OROUEIL — i 50
— l’envie — > 9J
— LA COLÈRE — » 70
— LA LUXURE — » 70
— LA PARESSE — >50
— l’avarice — » 50
— LA GOURMANDISE — » 50
LA SONNE AVENTURE — 1 50
GILBERT ET GILBERT! .... — 2 70
Ll DIABLE MÉDECIN — 2 70
— LA FEMME SÉPARÉE DI CORPS
ET DE BIENS ’— » 90
— LA GRANDE DAME — >50
— LA LORITTI — » 30
— LA FEMME DI LETTRES ... — >10
— LA BELLE FILLE — > {'0
LIS MÉMOIRES D'ON MARI. . . — 2 70
— UN MARIAGE DE CONVENANCES. — l 50
— UN MARIAGE D'ARGENT ... — >90
— UN MARIAGE D'INCLINATION. — >60
LIS SECRSTS DE L’OREILLER. . — 2 20
LIS FILS DI FAMILLE — 2.70
VALOIS DE FQRVILIE
CONSCRIT DI L’AN VIII. . . — » 90
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DISCOURS DR RECEPTION A L’ACA-
DÉMIR FRANÇAISE ........ 1 *
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LA QUESTION ALGÉRIENNE S prOpOS (le
la lettre adressé» 1 par l'Empereur au
maréchal de Mac-Mahon 1 *
LOUIS BLANC
LA RÉVOLUTION" DE FEVRIER AU
LUXEMBOURG 1 »
B L A N 0 U I et ÉMILE OE G I R A R D I H
! DE LA LIBERTÉ DO COMMERCE BT DE
LA PROTECTION DE L’INDUSTRIE . . 2 »
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N. LE COMTE DE CHAMBORD — UN MOIS
A VENISE t »
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j ABOLITION DU PROLÉTARIAT 1 »
1 LA FORCE ET l’iDÈR 1 »
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| RÉORGANISATION ADMINISTRATIVE. . . 1 »
CHAMPFLEURY
RICHARD WAGNER >50
RENÉ CLÉMENT
ÉTUDE SUR LE THÉÂTRE ANTIQUE. . 1 >
ATHANASE COQUEREL FILS
sermon d’adiru prêche dans l’église
de l’Oratoire >50
PROFESSION DE FOI CHRÉTIENNE. . . » 50
LE CATHOLICISME ET LE PROTESTAN-
TISME considérés dans leuroiigine
et leur développement 1 >
le bon samaritain, sermon prêché
en 1864, dans les églises de Lusi-
gnan et de Reims
l’ÉOOÎSME DEVANT LA CROIX. SCI'IHOH
sur Luc, prêché dans les églises de
Vauvert , Anduie , Sommières ,
Ur.ês et Clairac ...» 50
i LES CHOSES ANCIENNES ET LES CHOSES
nouvelles, sermon prononcé en
1 864, dans les églises de Poitiers,
Reims, Nîmes, Montpellier, Mon-
lauban et Lyon » 50
LA SCIENCE ET LA RELIOION, SeiTOOn
prêché en 1864, dans les églises
• de Nîmes et de Dieppe » 50
L. COUTURE
DU BONAPARTISME DANS L UISTOIRR DE
FRANCE 1 >
DU GOUVERNEMENT HÉRÉDITAIRE EN
FRANCK 1 50
UN CURÉ
A NOTRE SAINT-PÉRE LE PAPE ... 1 >
CHARLES DIDIER
QUESTION SICILIENNE . 1 >
UNE VISITE AO DOC DK BORDEAUX. . i »
ERNEST OESJ ARDINS
NOTICE SUR LE MUSEE NAPOLÉON III
et promenade dans les galeries. » SO
00 FAURE
BU DROIT AU TRAVAIL > 3Q
_ ALEXANDRE DUMAS fr. c.
RÉVÉLATIONS SUR L'ARRESTATION D*É-
MILK THOMAS >90
ADRIEN DUMONT
LIS PRINCIPES DE 1789 . ..... | >
LÉON FAUCHER
LE CRÉDIT FONCIER » 30
OCTAVE FEUILLET
DISCOURS DE RÉCEPTION A l’aCA-
DBMIE FRANÇAISE ........ i »
, LE MARQUIS DE GABRIAC
DR L ORIGINE DB LA GUERRE li’bf ALIE . 4 »
ÉMILE DE 6 1 R A R D I N
l’abolition de l’autorité 1 »
ABOLITION DE L’ESCLAVAGE MILITAIRE. 1 »
AVANT LA CONSTITUTION >50
L’EXPROPRIATION ABOLIE PAR LA DETTE
FONCIÈRE CONSOLIDÉE 2 »
LE GOUVERNEMENT LE PLUS SIMPLE. 1 »
LA CONSTITUANTE ST LA LÉGISLATIVE. I >
LE DROIT DK TOUT DIRE 1 » "
L ÉQUILIBRE FINANCIER PAR LA RÉ-
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LA N0TB DU XIV DÉCEMBRB. . . . . i »
l’ornière DES RÉVOLUTIONS 1 »
la paix. 2« édition 1 >
RESPECT DE LA CONSTITUTION. . . . i S
LE SOCIALISME ET L’iMPOT I »
SOLUTION DB LA QUESTION D’ORIENT. 2 50
GLADSTONE
deux lettres au lord Aberdeen
sur les poursuites politiques exer-
cées par le gouvernement napo-
litain i »
JULES GOUACHE
LES VIOLONS DK M. MARfflAST. ...» 50
LE COMTE D’HAUSSONVILLE
CONSULTATION DB MM. LES BATON-
NIERS DB L’ORDRE DES AVOCATS. . 1 »
LETTRE AUX BATONNIERS DE L'ORDRE
DES AVOCATS 1 »
M. DE CAVOUB ET LA CRISE ITALIENNE, i >
LÉON HEUZEY
CATALOGUE DE LA MISSION DE MACÉ-
DOINE ET DE THKSSALIE >50
VICTOR HUGO ET CRÉMIEUX
DISCOURS SUR LA PEINE DE MORT (Pro-
têt de l’Evénement ) l ■
LOUIS JOURDAN
LA GUERRE A l’ ANGLAIS. 2» édit, , i >
LAMARTINE
BU DROIT AU TRAVAIL >
LETTRE AUX DIX DEPARTEMENTS. . . »
LA PRÉSIDENCE >
DU PROJET DB CONSTITUTION . . . . >
UNE SEULE CHAMBaK >30
ÉDOUARD LEMOINE
ABDICATION DU ROI LOUIS-PBILIPFf. . > 50
JOHN LENGINNE
affaires de bomb 1 >
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A. LEY1ARIE tr. «•
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Uoa de propriété 2 »
Etienne Maurice
BÉCIWTRAUIATION ET DÉCENTRALISA*
HORS 1 •
LE COMTE DE MONT ALIYET
OBSERVATIONS SUR LE PROJET DE LOI
! RILATir AUX CONSEIL9-OÉNÉRAGX. 4 >
U ROI LOGIS-PHILIPPE BT SA LIST*
CIVILE >50
LE BARON DE NERVO
L’ADMINISTRATION DES FINANCES SOCS
LA RESTAURATION 1 •
LES FINANCES DE LA FRANCE SOUS LE
RÉGNS RE NAPOLÉON III 4 »
D. NISARD
LES CLASSES MOTENNES EN ANGLE-
TERRE ET LA qOUBQEOISlE EM
FRANCE 1 >
DISCOURS PRONONCÉ A L'ACADÉMIE
française en réponse au discours
de réception dç M. Ponsard .... 1 »
UN PAYSAN CHAMPENOIS.
* timon spr son prcypt de Consti-
tution >50
CASIMIR PERIER
LS su no ET DE (863 i >
LA RÉFORME FINANCIERS DS 1862. • i >
GEORGES PERROT
CATALOGUE DE LA MISSION d’àSIE-
MWBORS >50
ANSELME PETETIH
ns l'amkbxion DE LA SAVOIE. 2 id. 4 »
31
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gencc des corps roulants snr l’eau 4 50
A. PONROY
LE maréchal buoeaud 4 >
F. PONSARD
DISCOURS DS RÉCEPTION A L'ACADÉMIE
française 4 >
PREVOST-PARADOL
DE LA LIBERTÉ DES CULTES EN FRANCE. 4 >
DEUX LETTRES SUR LA RÉFORME DU
CODE PÉNAL . 4 >
LES ÉLECTIONS DE 1863 1 »
DU GOUVERNEMENT PARLEMENTAIRE ET
DU DÉCRET DU 24 NOVEMBRE ... 4 >
QUELQUES RÉFLBXIONS SUR NOTRE SI-
TUATION INTÉRIEURE >50
ESPRIT PRIVAT
LE DOIGT DE DIEU 4 >
ERNEST RENAN
CATALOGUE DES OBJETS PROVENANT
DE La MISSION DK PHÉNICIE. . . . > 50
SAINTE-BEUVE
A PROPOS DES BIBLIUTUÈQ. POPULAIRES 50
SAINT-MARC CIRAROIN
DU DÉCRET DU 24 NOVEMBRE OU de
la réforme de la Constitution
de 4852 4 >
GEORGE SAND
LA GUERRE 4 >
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TRAVAILLEURS ET PROPRIÉTAIRES . . 4 >
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DU CRÉDIT FONCIER >30
LE DROIT AU TRAVAIL » 30
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