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I
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VOYAGES
• ' 4 *
I MA GIN A IRE S ,
romanesques, merveilleux,
ALLÉGORIQUES, AMUSANS,
COMIQUES ET CRITIQUES.
SUIVIS DES
SONGES ET VISIONS,
ET D E S
ROMANS CABALISTIQUÉS.
i
■»
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CE VOLUME CONTIENT:
La fuite des Ho mm ns Vola ns, ou les
Aventures de Pierre Wilkins , traduites
de l’Anglois.
Les Aventures du Voyageur Aérien,
par M***.
M i CR. O M É g a s , ou Voyage d\m habitant
dé Tépile Sirius, par Voltaire.
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I MA G I N A I R E S ,
SONGES, VISIONS
ROMANS CABALISTIQUES
'uns
Seconde divifion de la première claffe, contenant
les Voyages Imaginaires merveilleux - ..
A AMSTERDA M >s^|:
» Et fe troûve à P. A R LS ,
R UE ET HOTEL S EU P ENTE,
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LES HOMMES
y O L A N s,
. ' . .
ou ;
LES AVENTURES
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'"*D E ^
PIERRE WILKINS ,
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Traduites de l’angîois.
—
TOME SECOND.
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DES VOYAGES IMAGINAIRES,
U n donne dans ce volume la dernière
partie des Hommes V olans ou des Aven-
tures de Pierre W ilkins.
L’ouvrage qui fuit contient encore une
relation des voyages faits dans les airs. Mais
le Vcfyageur ne découvre pas des peuples
nouveaux : fon fecret ne lui fert qu’à par-
courir rapidement notre globe , 6c dans les
differentes contrées cju’ii vifite , il lui arrive
plufieurs aventures tres-varjées 6c très-inté-
reffantes. On juge de - là que les courfes
aériennes de notre Voyageur ne fervent que
de cadre au roman , 6c donnent à l’auteur le
moyen d’y réunir plufieurs morceaux, dont
les uns font des hiftoires intéreffantes , telle
que celle de la beLle Liriane , les autres des
romans comiques 6c merveilleux , comme
F hijioire de La naijj'ance prodigieufe d’Anto-
fiia de Zayàs , 6c enfin des critiques : La dif-
f ute du docteur Nigugrw eft de ce genre.
/ouvrage eft rare 6c curieux , 6c nous
croyons que nos leétcurs le trouveront ici
avec plaiur.
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vii) Avertissement de l'Éditeur.
- * J
Le volume eft terminé par Micromégas.
Dire que cet ouvrage eft forci de la plume
de Voltaire, c’eft en faire le plus brillant
éloge. Le voyageur court encore dans les
vaftes régions du ciel ; c’cft un géant échappé
de l’étoile Sirius , qui fe promène de pla-
nètes en planètes , avec autant de facilité
que nous allons d’un village à un autre, aune
diftance de quelques lieues. Il en eft où il
trouve a peine de quoi repofer fa tête : notre
E auvre monde eft une machine bien petite,
ien frêle &: bien méprilàble aux yeux d’un
colofie haut de cent-vingt-mille pieds : il ne
peut fe perfuader que le créateur ait daigné
jetter les yeux fur ce vil morceau de boue ,
&c qu’il l’ait peuplé d’êtres animés. Quelle
eft la furprile /lorfqu’il voit que ce petit
monde , pour lequel il témoigne êant de
mépris , eft habité , & qu’il eft habité par
des êtres penfans , inftruits , intclîigens , «3 c
qui l’ont de beaucoup devancé dans la car-
rière des fciences ! On juge quel fonds de
morale & de philofophie doit fortir, fous
une pareille plume , une fiéHon en apparence
aufti extravagante. Ce voyage termine les
courfes aérienes ; âc il faut convenir
qu’après la hardiefle de celle-ci , il eft diffi-
cile d’en entreprendre de nouvelles.
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LES
4* .
HOMMES VOLANS.
4
'■ « ' »
CHAPITRE XXXIX.
, »
’ Dcfcription des appartemens du roi. Wilkins y
>w ejl introduit. Moucherait convoqué. Converfatio/t
y de Wilkins avec Je roi fjtr la religion.
S
J’ai connu des gens d’un goût fi fingiilier*
qu’ils ne pouvoient dormir ailleurs que dans
leur lit : grâces à mon étoile , je ne me trou-
vai poïfit dans ce cas i car ayant regardé à
ma montre , lorfque je me couchai , & la
trouvant à fa fin , je la remontai ; l’aiguillé
étoit a^ors fur trois heures de jour ou de nuit,
n’importe. Le lendemain quand je me réveillai ,
il en étoit neuf palîées, de forte que i’avois . „
dormi dix -huit heures. Un pareil repos étoit
bien raifonnable. Comme je me fentois de
l’appétit, j’appellai Quilly pour me faire donner
à déjeûner. • «
Quilly me dit que le roi étoit verni pour
Tome I h 1 A
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/
i Les Hommes
y
me rendre vifite , mais qu’il n’avoit pas voulu
foutïrir qu’on interrompît mon fommeil. Je le
priai de prciLr le plus qu’il pourroit mon dé-
j^û 1 er, 6c de me donner de l’eau pourlaver mes
Ii alla porter mes ordres aux domeftiques
dans la galle rie , &C tout fut prêt dans l’irÜant.
Le déjeuner confidoit en une liqueur *
brune , dans laquelle on avoit mis d’une efpèce
de petits grains ou femences agréables au goût
& très- bonnes. Là crainte que le roi ne revînt
encore, avant que je fuffe prêt à le recevoir,
m’empêcha de demander ce que c’étoit. Ainfi
dès que j’<Ais fini , je lavai mes mains. Quilly
me préfenta une ferviette qui refl'embloit à
de la çroffe toile écrue, mais elle étoit douce
& mcëîieufe ; &: j’appris par la fuite qu’elle
étoit faite d’ccorce d’arbres. Je mis njon habit
brun , mon épée & ma longue perruque ; 6c
j’envoyai Quilly favoir quand il plairoit au
roi que j’allafle le trouver.
Je m’étois fi bien accoutumé à la l»eur de
la lampe dans ma grotte , que les lumières de
cette demeure lotnbre ne me parurent pas aulîi
extraordinaires qu’elles auroient femblé à tout
antre étranger. Le roi me fit dire qu’il me re-
cevroit fur le champ ; &c Quilly me conduifit
à fôn appartement.
Nous palsâmes par une gallerie , au bout
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V O L A S S. $
de laquelle étoit une fort belle voûte de plain-
pied avec l’efcalier; ce fut par-là que Quilly
me conduifit dans la grande falle des gardes.
J’y vis plus de cent Giumms rangés en haie,
armés de piques , les unes garnies de pierres
coupantes & pointues , d’autres de maflues à
plufieurs pans , d’autres enfin de boules de
pierre. Après avoir paffé au milieu d’eux, nous
entrâmes dans une autre gallerie aufli longue
que celle de mon appartement ; puis fous
une autre voûte qui nous mena à une pe-
tite fal£ quarrée extrêmement chargée de
. fculpture. A droite & à gauche étoient deux
autres arcades, qui conduifoient dans de très-
belles falles ; mais nous ne les vîmes qu’en
partant : nous traversâmes cette petite falle ,
& entrâmes par une autre voûte vis-à-vis de
nous , dans une gallerie d’une hauteur prodi-
gieufe , au bout de laquelle Quilly détour-
nant un paillaffon , me fît entrer, & me lairtfa
dans le plus bel endroit du monde. Ne voyant
paroître & n’entendant perfonne , je m’occu-
pai à* en confidcrer la magnificence, & je crus
alors qu’il y avoit de quoi s’y amufer pen-
dant une année entière. Elle avoit plus de
cent trente de mes pas en longueur , & quatre
vingt- quatorze de largeur. On trouvoit au
milieu , de chaque côté , & à chaque bout, des
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•V.
4 Les Hommes
arcades ; & la voûte qui occupoit toute la
largeur de la pièce , étoit chargée de la plus
délicieufe fculpïure ; on y voyoit fufpendus
quantité de globes de lumière placés fans ordre ,
ce qui me paroiffoit alors en augmenter la beauté.
Au centre de ce fallon pendoit un Indre pro-
digieux des mêmes lumières, mais fi bien dil-
polées , qu’elles paroiflbient n’en faire qu’une
grande; 8c plufk-urs rangées d’autres, placées
à certaines diftances au-deifus les unes des
autres , régnoient tout autour de la pièce.
Ces lumières me fembjèrent reprélenter affez
bien-les étoiles avec la lune au milieif.TÜbrfque
je fus plus infiruu du pays , j’appris qu’elles
repréfentoient les conftellations de l’hémif-
phère méridional. Les arcades étoient ornées
des plus beaux emblèmes ; 8c les frontons de
chaque côté étoient foutenus par des figures
coiofi'ales de glumms. Sur les côtés 8c aux deux
extrémités du fallon , s’éie voient de dix pas en
dix pas , des colonnes portées fur des baies
larges 8c quarrées , très bien fculptées 8c cui
fouîenoient des corniches fervant de l'otdîaflè-
mens à fa voûte. On voyoit fur les panneaux,
entre les colonnes , les différens combats ôc
les exploits les plus remarquables , exécutés ,
par Begfurbeck en perfonne. Au-defTus de l’ar-
cade par laquelle j’entrai, étok la ftalue de
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»
V O 1 A N S. 5
* . . * . w
Begfurbeck, & à l’autre bout oppofé celle du
vieux ragam , prophète. Au milieu de la falle
régnoit une longue table de pierre bien tra-r
vflillée, qui en occupoit toute la longueur,
excepté vers le milieu, où elle étoit partagée
à peu près de la largeur des arcades , par un
paffage pour aller de l’une à l’autre, li faudrait
un volume entier pour décrire cette leule
pièce.
Il y avoit bien une heure & demie que Té-
tois dans ce fallon , étonné de ne voir venir
perfonne , lorfqu'en me retournant j’apperçus
deux glumms qui s'approchèrent de moi , 8c
m’ayant falué , me prièrent de paflèr chez le
roi. Nous allâmes donc par l’arcade du mi-
lieu , & après avoir détourné une natte au
bout de la pièce , on me conduifit dans une
autre où fa majefté étoit afîîfe avec un autre
glumm. Ils fe levèrent tous les deux - lorfque
j’entrai , & me prenant chacun par une main ,
me firent alfeoir entr’eux.
Après quelques complimens fur mon voyage
& fur la manière dont je me trouvois dans
le pays , le roi me dit qu’il ne m’auroit pas
fait attendre fi long-tems, s’il n’eût eu quel-
ques dépêches prcfTantes à faire , & que vou-
lant me parler en particulier , il s’étoit ima-
giné que je pourrois m’amufer pendant ce
A iij
0
6 Les Hommes
A
tems-là dans le Boske ou grand fallon. Je lui
avouai que je n’avois jamais rien vu qui en
égalât la grandeuf & la magnificence, mais
que fur tout la fculpture & la difpofition des
lumières m’avoient paru parfaites.
Pendant que je parlois ainfi , je fentis que
l’autre glumm manioit ma perruque; il exa-
minoit fi elle avoit cru ainfi fur ma tête , ou
enfin ce que c’étoit. Il avoit gliffé fon doigt
fous la coëffe , & tiroit mes cheveux par-
deffous. Je tournai la tête. Glumm Pierre , me
dit le roi , n’ayez pas de peur ; le Ragam ne
vous fera aucun mal ; c’eft feulement pour •
fatisfaire fa curiofité ; & j’ai voulu qu’il fe
trouvât ici , afin de confulter plus à loifir
avec vous , comment il faudra nous conduire
dans les befoins préfens de cet état. Mes co-
lambs m’ont inftruit pleinement de l’hiftoire
de vos voyages, & nous avons rendu grâces
à la grande image, de ce qu après tant de dan-
gers & de fecours , elle vous a fait arriver
heureufement ici pour nous défendre.
Le ragam voulut favoir fi tous ces che-
veux , voulant dire ma perruque, croiffoient
fur ma tête ou non. Je lui répondis que non;
que je ne les mettois que de tems en tems
comme un ornement , mais que j’en avois
d’autres qui croiffoient fur ma tête; & ôtant
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V O L A N Si 7
ma perruque, je les lui montrai. Alors le ra-
gam maniant ma barbe , qui eft une chofe
inconnue chez les g'.umms , me demanda fi
j’avois aufli par-defTous ces cheveux d’autres
qui fuffent de mon crû. Je lui dis que ce poil
y croiffoit de lui-même. O parly puly , (dbuce
image) dit le ragam en fe levant, c’eft lui-
même , c’eft lui-même.
Ragam, lui disqe, quelle eft ce Puly dont
/vous parlez? C’éft l’image du grand Col war,
me répondit il , de celui qui a fait le monde.
Mais', infiftai-je , qui eft-ce qui a fait fon image }
Oh! dit-il, nous avons fait l’image. Ne pou-
vez-vous pas aufti la rompre , lui demandai je ?
Oui, dit-il, ft nous voulons être frappés de
mort à l heure même ; car telle feroit'à coup
sûr la fuite d’une pareille entreprife. Il fuffi-
roit même pour cela d’y toucher du bout dit
doigt avec mépris. Quelqu’un eft-il déjà mort
de cette manière, interrompis- jç? Non , dit-il ,
car perfonne n’a jamais ofé commettre un tel
attentat. Peut-être , lui dis-je , qu’en l’eflayant,
on verroit que cette a&ion n’airroit pas une
fuite fi funefte. Mais , je vous prie , qui peut
avoir donné à Colhvar une fi grande com-
plaifance pour cette image ? C’eft, répondit le
ragam , que cette image eft la vraie reflem-
blance de Collwar , & qull lui accorde tout
A iv
i
8 Les Hommes
ce qu'elle lui demande ; car nous ne nous
adreflons qu’à elle. Oui , c’eft cette image , *
elle-même qui vous a fait venir parmi nous. v
Je ne crus pas devoir alors contrarier ce
* v 1 " % /
ragam , perfuadé qu’il n’en pouvoit réfulter
aucun bien. Un minière ne fe laiffe convaincre
que par un parti plus fort que le fien ; ainfi je
rcfervai mes argumens fur cette matière pour
une occafion plus favorable.
Très-admirable Pierre , me dit le roi , vous
êtes le Glumm fur qui nous comptons aujour-
d’hui , pour accomplir une ancienne" prédic-
tion faite par un vénérable ragam. Si vous
voulez , le ragam ici préfeqt vous la répétera ;
vous vous y verrez délîgné clairement , non
par une’expücation détournée, mais en propres
termes , & par les circonftances même de votre
biftoire.
Jufques-là j’avois conclu que je pouvois
bien être i’homme annoncé dans la prédiélion.
( Voyant donc la plus, belle occafion de tra-
vailler à l’avancement de la religion , par adrefie
ou autrement , (car je fentois bien que mes pro-
pres forces n’en étoient pas capables toutes
feules) , je réfolus de profiter du moment , ou
de ne rien faire pour çes gens-là. Nafgig m’a-
voit inftruit en partie do ce que le vieux ra-
gam avoit voulu établir, Sc qui étoit aflH
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'• ' ' V O L A N S. 9
de mon goût. Je projettai en moi-même d’y
ajouter ce que je jugerois à propos , comme •
faifant partie de fon deffein , au cas que fes
proposions euflent été acceptées. >
; Je dis au roi que je difpenfois le ragam de
ine répéter la prédi&ion , en ayant été in-
* formé par Nafgig ; que concevant moi-même
que j’étois la perfonne qu’elle avoit en vue ,
je m’en étois déterminé plus volontiers à une
expédition , que rien au monde n’auroit pu
me faire entreprendre que l’efpérance d’un fi
gr|nd bien ; & que je comptois en venir à
bout avec la grâce de dieu , & accomplir la
prophétie.
Le roi fut ravi de m’entendre parler ainfi.
Il me dit qu’il alloit convoquer un Mouche-
ra» , pour avoir l’avis de tous les colambs ;
& qu’enfuite on agiroit. En effet il ordonna
au ragam de l’indiquer pour le fixième jour ;
&* qu’en attendant, lui & fes frères prieroient
« jour & nuit l’image de guider leurs délibé-
rations. »
» •
, Quand le ragam fut parti , je dis au roi ,
que j’avois certaines chofes à communiquer à
fa majefté , fur quoi il m’étoit important de
favoir fes fentimens , avant de paro.ître publi-
quement au Mouchera». Il me pria de parler
librement. Après avoir confidéré quelque tems
* ■ »
% J ‘ . •
* . ' Digitized by Google
io Les Homme*
' . la prcdi&ion du vieux ragam , & ce qui y
a donné lieu; je vois Très- clairement , lui
dis-je , que tous les malheurs qui font tombés
fur cet état , ne font arrivés que pour avoir
ixiéprilé le plan que le vieux ragam avoit
propofé au lujet de la religion , plan qui avoit
l’agrément du grand Begfurbeclc , votre illuftre
ancêtre , & que tout fon peuple auroit adopté
aufli', fi les ragams ne s’y fuffent oppofés.
Vous l'avez par tradit'On , que ce rot a eu
un règne long & glorieux. Je prétends rendre
le vôtre beaucoup plus heureux encore que *
le ûen , non-feulement pendant votre vie par
tir» éclat extérieur, mais aufli par une gloire
durable dans la fuite des tems.
Voyant le roi fort attentif à mon difcours,
je continuai ainfi. Il faut que votre majefté
fâche que c’eft le plan du vieux ragam que
je prétends exécuter dans toute fon étendue.
Comment , dit le roi , il vouloit abolir le cube
de la grande image. Oui fans doute , répon- .*
dis-je , il l’auroit fait , & j’ai deflein de le faire
aufli. Non feulement j’ai ce deflein ; mais il le
faut, ôc cela fera fait avait que je m’engage
à travailler à votre délivrance; & alors je
compte réuflir avec la feule aflïûance du grand
Cobvrar que j’adore , & que vous devez adorer
aufli , fi vous attendez de moi quelque fervice.
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t
V O t A N s. Il
Votre majefté voit que je me fuis expliqué
nettement & en peu de mots ; je la prie de
me répondre d’une manière auffi claire & auffi
précife fur cet article ; car je n’ai plus rien à
lui dire jufqu’à ce que je fâche fes fentimens.
Le roi me voyant fi preflant & fi ferme ,
répondit en ces mots. Glumm Pierre , dit-il ,
en regardant de tous côtés fi perfonne ne pou-
voit nous entendre , j’ai trop de bon fens pour
croire que notre image puiffe nous faire ni
bien ni mal : fi elle eût été capable de faire
du bien , pourquoi ne l’auroit-elle pas fait de-
puis près de deux cens ans qne nos malheurs
durent? Pour moi , je n’y ai pas plus de con-
fiance que Begfurbeck , mon illuftre ancêtre ;
mais la difficulté confifte à choifir un autre
objet du culte public ; car je fens bien moi-
même, que par une certaine impulfion natu-
relle , il faut au peuple un objet fupérieur à
qui il obéifie , comme un enfant à fon père ,
de qui il puifie attendre du fecours dans les
accidens divers. Ainfi , avant d’abandonner ce
culte , il faut en avoir un autre tout prêt ; au-
trement , au lieu d’une partie du peuple qui
s’eft révoltée, je me verrois bientôt abandonné
de tous (ans exception. Ils fe repofent mainte-
nant fur l’efpoir d’être fecourus par la grande
image ; ils lui attribuent la moindre ombre de
¥
I
%x Les Hommes
fuccès ; s’il nous arrive des ma heurs, les ra»
gants ne manquent pas de les rejetter fur ce
que le peuple n’eft pas foigneux de la prier
& de lui faire des offrandes; ces pauvres gens,
qui fentent le poids qui les accable , aiment
-mieux , comme on le leur die, fe charger eux-
mêmes de tout le blâme , que d’en faire tomber
la moindre partie fur l’image.
le fens le foible de tout cela , continua le
roi ; mais fi j’allois le dire , ma vie ne feroit
pas en sûreté. Les ragams enverroient quelque
meffage contre moi de la part de l’image , pour - ,
me faire abandonner ou affafîiner : alors ce fe-
roit à qui me donneroit le premier coup, &
bientôt les autres fuivroient leur exemple.
Cette déclaration franche , à laquelle je ne
m’attendois pas, me donna pour le roi beau-
coup de confiance. Je lui promis, s’il jugeoit \
à propos , de me laiffer faire , de conduire les
chofes de manière que tout retomberoit fur
moi ; & qu’alors je leverois tous fes fcrupules ,
& le rendrois un prince heurepx & floriffant.
Mais je ne pus m'empêcher de réfléchir en
même tems, combien il y avoit de refTem-
blance entre ce prince éloigné & fon peuple, • •
avec la plupart des états de l’Europe.
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Réflexions de Pierre . Avis à fort fils & à fia
fille Globes de lumière ; créatures vivantes. Il
prend Malcch à jon fier vice. Nafifig découvre à
Pierre un complot formé à la cour. Révolte de
Gavingrunt.
.Ayant donc entamé cette affaire à ma
fatisfadion , j'etois réfolu de la pouffer vi-
goureufement , ou de mourir à la peine. Quoi!
me diiois-je, tandis qu’il fe préfente une li
belle occafion de manifefter mon créateur à
toute une nation qui m’appelle pour accom-
plir une prédidion , la polïîbilité d’un danger
doit-elle me faire trembler ? Peut-être même
ce danger n’eft-il pas probable. La nation eft
dans le plus -grand embarras, & par consé-
quent difpofée à effayer toute forte de remè-
des pour en Sortir. Cette image a relié toujours
muette depuis deux cens ans. Il exifte une
ancienne prophétie , ou du moins fi elle n’tft
pas vraie , on la croit auffi fermement que li
elle l’étoit ; & pour le peuple , cela revient
au même. Mais pourquoi ne feroit- el'e pas
vraie ? Elle eft mieux atteftée pour avoir été
Souvent répétée depuis ce te ms jufqu’à pré-.
44 Lie Hommes.
fent , que bien des traditions dont j’ai entendu
parler parmi-vnbus autres chrétiens. Si je puis
parvenir , Tans employer la fraude ni la vio-
lence , à faire connoître la vérité à ce peuple,
& que je fois le feul qui ait ce pouvoir , pour-
quoi n’y travaillerons- je pas de toutes mes
forces? Oui , sûrement je l’entreprendrai. La
providence ne fe fert-e!le pas tous les jours ,
pour agir , de moyens auxquels nous aurions
toutes les peines du monde à livrer notre con-
fiance ? Confidérons donc avec prudence com-
ment il nous faut conduire dans l’exécution
de notre projet. O providence divine, faites-
moi arriver au but que je me propofe.
Après l’examen le plus férieux, je m’arrêtai
aux réfolutions fuivantes. i°. D’infifterfur l’a-
bolition du culte de l’image , & de tâcher d’in-
troduire la vraie religion par les moyens les
plus propres que je rencontrcrois.
2°. Comme les révoltés n’ont fait autrefois
qu’un peuple avec ceux que je voudrois fer-
vir , qu’ils ont la même prédiélion à laquelle
ils ont intérêt aufli dans l’efpoir de fon accom-
pliffement futur ; fi je puis leur faire favcir
que la perfonne prédite a paru , & qu’elle eft
prête à exécuter fes projets , peut-être ébran-*
lerai-je l’attachement qu’ils ont à leur nou-
veau maître. Par conféquent il faut chercher
1
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, ' V O L À N s; Iç
les moyens de leur donner cette connoiffance.
3°. Avant de rien’ faire v je dois être en état
de n’êtrepas aifément repouffé; car le moindre
échec détruiroit les efpérances , abattroit le
courage de ceux de mon parti , & mon fyf-
tême de religion feroit anéanti. Il fera donc
à propos que j’aie du canon.*
4°. Je prétends aller à la guerre dans ma
chaife volante , & avoir pour la sûreté de
ma perfonne , une garde volante armée de
piftolets & de fabres.
Je tins ces réfolutions fecrettes jufqu’après
le Moucheratt , pour voir auparavant com-
ment les chofes tourneroient.
* Tandis que j’attendois I’affemblée du Mou-
cheratt , mon fils Tomy & ma fille Halicarnie
vinrent me rendre vifite. Il eft étonnant que
les jeunes gens prennent fi promptement les
impreffions du mauvais exemple. Je les trou-
vai rous les deux charmés de me voir ; car ,
me dirent-ils , chacun affure que Vous devez
être notre libérateur. Ils avoient appris la
prophétie par cœur , & parloient de l’image
avec la même vénération que les fujets natu-
rels du pays. Dès que Tomy m’en parla:
jeune homme , lui dis-je , que font devenus
les bons principes que j’ai pris tant de peine
à vous inculquer? Tous mes foins pour votre
#
itf Les Hommes
falut feront-ils donc en pure perte? Êtes’ vous
devenu un réprouvé , un déferteur de la foi
que vous avez fuccée avec le lait ? La divinité
que je vous ai fi fou vent enfeignée , eft-elle
un dieu de bois ? Répondez-moi , ou ne me
revoyez jamais;
Le pauvre enfant fut confondu de m’en-
tendre parler d’un ton fi févère & fi dur. En
vérité , mon cher père * me dit-il , j’ai excité •
votre colère fans le vouloir; je n’avois pas
deffein de vous montrer aucune vénération
particulière pour l’image ; car , grâces à vos
inftru&ions, je n’y ai aucune foi. Ce que j’en
ai dit , n’eft qu’une façon de parler qqi efi
dans la bouche de tout le monde. Je n’y en-
tends ni bien ni mal.
Tomy , lui dis-je , c’eft une grande faute
de donner dans une erreur pour fe conformer
à la multitude. Quand on a des principes purs
& fondés en raifon , le nombre ne doit jamais
nous ébranler. Vous êtes jeune; écoutez-moi,
& vous auili , Halicarnie. Quelque chofe que
vous voyiez faire au peuple de ce pgys en
faveur du culte de cette idole , ne l’imitez pas ;
gardez - vous bien de vous joindre à lui.
Confervez dans votre mémoire les bonnes le-
• • t
çons que je vous ai prêchées; & quand les ra-
gams ou tous autres entreprendront de vous
• attirée
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V 0 L A N 5 , 17
attirer au même culte qu’eux , ou qu’ils vou-
dront vous faire agir ou parler en faveur de
l’Idole ; penfez à moi & à mes préceptes ; ren-
dez vos adorations au fouverain père des âmes ,
& non à des dieux de hois, de pierre, ou d’argile.
Mes enfans fe mirent à pleurer , & promirent
bien de fe reffouvenir de moi , & de faire ce
que je leur avois enfeigné. J’étois alors dans
ma chambre ovale feul avec eux. Il me vint
en fantaifie de m’informer de certaines chofes
que j’ctois honteux de demander à Quilly.
Tomy , dis-je à mon fils, quelle efpèce de feu
conferve-t-bn dans ces globes? Et de quoi
font-ils faits ? Mon papa , me dit-il , il y a là-bas
un homme qui les change ; alîez-y , vous les
verrez. J’en fus curieux en effet, & j’allai
droit à lui : mais à mefure que j’approchois, il
me parut avoir fur fon bras quelque chofe qui
étoit tout de feu. Je demandai ce que c etoit.
Ce font des vers luifans , me dit Tomy.
Pendant ce tems m’étant approché de cet
homme : mon ami , lui dis-je , que faites-vous
là? Je change les vers luifans, monfieur, ré-
pondit-il, afin de les nourrir. Et avec quelle
huile les nourriffez-vous ? lui dis-je. De l’huile!
reprit-il; ils ne mangent point d’huile, cela
les feroit mourir tous. Cependant, lui dis-je ,
je nourris ma lampe avec de l’huile.
Tome II, B
*8 L e,s Hommes
Tnmy eut peine à s’empêcher de rire J
mais de peur que le domcftique n’en fit autant ,
il me tira par le bras. Ainfi m’étant retourné
avec lui : mon papa , me dit-il, ce n’eftpas de
l’huile qui fournit cette lumière ; ce font des
vers luifans , des créatures vivantes. Il en a
plein fa corbeille ; il retire les vieux pour les
faire manger , & en remet de nouveaux. On
les change & on les nourrit ainfi deux fois par
jour» Quoi , lui dis-je , ce nombre infini de
globes que je vois, font des créatures vivantes?
Non, me dit-il ,les globes ne font autre chofe
que la peau tranfparente d’une gourde fem-
blable à nos calebaffes ; mais la lumière vient
du ver luifant qui y eft renfermé. Voyons
donc, ajoutai-je , cet homme en a-t-il ’à que!*
ques-uns? Oui, me dit-il, vous pouvez les
voir. Le roi , les Colambs , 6c même toutes les
perfonnes un peu confidérables , ont un lieu
pouréle'. er & nourrir les vers luifans. Allons
les voir, lui dis-je; cela me paroît fort cit-
«leux.
T-omy pria cet homme de me montrer les
vers luifans. Il pofa par terre fa corbeille qui
ctoit garnie d'une anie , & partagée en deux
avec un couvercle à chaque divifion pour l’ou-
vrir & la fermer. Elle étoit faite de petits
brins de pailles de couleurs entrelacés , mais
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V o l A n s:
fi légère, qu’à peine avoit-elle aucun poids.
En ouvrant un des côtés; ie d.’fiinguai diffici-
lement ce qu’il conter.oit; le fond m’en parut
couvert de quelque choie de très-blanc. Cet
homme me voyant furpris de cette lumière , en
tira un qu’il voulut me mettre dans la main.
Comme j’héfitois à le tenir j il m’aflfura que
c’étoit la chofe du monde la plus innocente. Je
le pris donc ; il étoit fort doux au toucher , 6Z
auffi froid qu’un morceau déplacé. J’en* admi-
rai beaucoup la couleur brillante. Il me dit
qu’il avoit rempli fon devoir, & qu’on alloit le
faire manger ; mais que ceux qui n’avoient pas
encore travaillé, étoient beaucoup plus luifans.
Alors ouvrant l’autre divifion de fon panier ,
j’en vis en effet qui paroiffoient beaucoup
plus brillans , & même plus gros qug les autres.
Je demandai de quoi on les ncftirriffoit. De
feuilles & de fruits , me répondit cet homme ;
mais ils aiment fort le gazon , quand je puis,
leur en trouver ; & je leur en donne quelque-
fois.
Ayant renvoyé mes enfans, je fis appeller
Nafgig pour ‘tirer de lui quelques inftruftions
dont j’avois befoin. Au moment que je le vis
paraître , je me rappellai la mémoire de mes
nouveaux affranchis; & je lui en demandai dss
nouvelles. Il me répondit que le roi, au pre-
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aa Les Hommes
mier mot, avoit accordé ma demande. Je
vous en fuis obligé , lui dis-je , vous avez ac-
quitté votre parole ; mais vous m’avez promis
que mes porteurs feroient libres auffi; Ils le
font pareillement , ajouta-t-il. J'ai encore une
ehofe à vous demander, lui dis- je : ce feroit
de voir le fécond porteur qui éto t à ma droite ,
& qui ri’a pas voulu qu’on le reltvât pendant
le voyage. J’aurois en ie d’attacher ce garçon
aup f ès de moi. Jarf’aime'; fi vous pouvez l’en-
gager à venir ma voir, je voudrois m’arran-
'ger avec lui pour cela.
Mon ami Pierre , dit Nafgig , je vois que
vous êtes un homme de pénétration , quoi-
qu’il me fied allez mal de parler air.fi. Je puis
vous afiure* que c’eft le plus fidèle garçon du
monde ; &ê que vous ferez une bonne acqui-'
fition, fi votis lui convenez autant qu’il paroît
vous plaire ; car comme il fcait qu’il a du
mérite, il ne voudroit pas s’attacher à tout
le monde. Je n’appréhende pas, lui dis-je, de
ne pas lui convenir; car j’ai pour maxime de
faire aux autres ce que je voudrois qu’on me fît
à moi-même. S’il eft homme d’honneur ,
comme vous me l’affurez , il doit faire comme
moi, & nous ferons bientôt d’accord. Mais,
dit Nafgig , il y a déjà quatre jours qu’il eft
affranchi, il fera peut-être parti; car iln’eft
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• . ' ' ■ \
»
V O L A N S. Il
point de cette ville, il demeure au mont Alkoé.
Si Quitly peut le trouver, il viendra. A Æ-tôt
il ordonna à Quilly d’envoyer chercher Ma-
leck du mont Alkoé , & de me l’amener.
Nous paffâmes d’un difcours à un autre , &
à la fin , nous en vînmes #\ix affaires du roi
Géorigetti. Ah! Pierre, me dit Nafgig en pouf-
fant un foupir , nous allons perdre ici le tems ,
jufqu’à ce que nous ayons l’ennemi fur le dos.
Il y a quelque chofe qui fe trame , & je
voudrois que mon maître ne fût pas trahi.
Par qui? lui demandai-je. Par qui? répon-
dit-! , par les gens qu’il foupçonne le moins.
Quoi , lui dis - je , vous en êtes favorifé ,
& vous le fouffrez? Je crois, reprit Nafgig,
qu’en effet je fuis en faveur, & il ne tient
qu’à moi de continuer à y être , fi je veux me .
joindre aux autres pour le ruiner ; fans cela je
ferai bientôt difgracié. Ce que vous me dites
eft une énigme , lui dis-je ; expliquez-vous.
Ah ! continua t-iî, quand on dit de ces chofes ,
il faut avoir la tête dans les dents; cela eft
dangereux , Pierre , cela eft dangereux. Je crois ,
* répliquai-je, que vous ne me foupçonnez pas ?
Non, répondit-il, je connois bien votre ame.
Il y a dans ce royaume trois perfonnes qui
ne laifferont pas mon maître tranquille ; jufqu’
ce qu’il foit hors du trône , ou dans l’Hoximo
1 » * n fi*
B ii j
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%x \ Les Hommes
le ne fuis dans fes bonnes grâces que de?
* puis peu ; mais j’ai peut-être fait plus de remar-
ques que ceux quiontpaffébiendutemsà la cour.
Nafgig, lui dis-je , vos inquiétudes partent
d’un cœur fidèle & honnête : ne renfermez pas
- Çe que vous avez âfdire : fi je puis vous donner
sûrement un bon confeil, je le ferai; finon,
je vous le dirai de même.
Pierre , me dit-il , Géorigetti étoit fils unique
d’un père fort aimé, fur le trône duquel il efl:
monté à fa mort , il y a dix ans. Harlokin,
prince des révoltés, dont l’efprit n’eft jamais
tranquille , voyant que les méchantes hifloi-
res qu’il avoit fait répandre fourdement contre
Géorigetti , ne pouvaient ébranler l’affe&ian
de fes fujets, a efiayé les moyens de le ruiner
lui-même. Comment cela ? lui demandai-je.
Le voici, continua-t-il,- 11 eftpar^jfnu , à force
de pratiques, à faire entrer un de fes parens au
fervice du roi; il ne pou voit choifir un meil-
leur fu jet pour fes deffeins. Celui-ci en flattant
l’humeur du roi , & lui promettant des mer?
veilles , s’eft infirmé dans fa faveur : il fe
nomme Barbarfa. C’efl un homme rongé d’am»
4 bîticm , & de ces caraéîères bouillans & im-
pétueux, qui fpnt capables de tout, & à qui
^ien ne coûte pour parvenir à leurs fins.
faveur qu’il s’çfi acquife auprc^ de Géorigetti
^ .
> **
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V O L A N S. 4}
l’a mîs à portée de voir «fiez familièrement la
prioceffe Tafpi. Vous favez que cette princeflTe
eft parente du roi; mais ce que vous ne la vet
pas , c’eft qu'elle eft delcendue de la même
tige que lui , & qu’elle eft au même degré, Des
circonftances particulières ayant fait préférer
l’ancêtre de Georigetti à fon frère , dont la
princefie defcend , elle conferve quelques pré-
tentions éloignées à la couronne, L’hab tude de
fe trouver avec Barbarfa , oC une certaine con-
formité de fentimens , lui a infpiré pour lui un
goût vif qui a dégénéré en une paflion vio-
lente,. Cet homme rufé a fait fervir cet amour à
fon ambition, il a profité du pouvoir qu’il a
fur le cœur de la princeffe , pour réveiller en
elle l’efpoir de régner, qui ne femb!oit éteint
que par l’impoiïibilité de réuffir à faire valoir
fou droit prétendu. Ils ont comploté avec Har-
lokin, chef des. rébelles & fon par n,G Barbarfa
a gagné aufli un homme appelle Nicor, qui juf-
qu’alors avoir été très-fidèle. Ils font convenus
enfe initie de traînée la guerre en longueur , juft
qu’à ce qu’à force de ftratagêmes , ils. fa (Font
révolter Gavingrunt . province très-étendue &.
fort peuplée, qui nous fépare maintenant d’avec:
les rebelles , OC deux ou trois autres places
«près quoi ils doivent perfuader à Georigetti
de s’enfuir. Alors Bai barfa fera roi , Sc Tafpi
B i*
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.14 LesHommes
reine. Ils doivent ei.fuite former une alliance
avec Harlokin , & faire la paix en refti tuant
quelques-unes des provinces ufurpées, à con-
dition encore que l’un d’eux , ou fes enfans ,
venant à mourir fans poftérité, le tout fera
réuni fur la tête du furvivant, ou de fes enfans.
Ils fe moquent de la réunion que vous devez
faire de toutes les parties du royaume , ôi font
mille railleries fur l’ancienne prédiélion.
Na^ig, lui dis-je, ceci eft fort férieux, & ,
comme vous dites , on ne doit pas en parler
à la légère. Mais favez-vous, mon ami, que
qui cache de pareilles chofes, eft un traître?
Etes-vous en état d’en fournir des preuves ?
Je le leur ai entendu dire à eux-mêmes, ré-
pondit Nafgig. Et vous ne le découvrez pas ?
repliquai-je. Pierre , me dit-il , tout cela ne
m’inquiète pas moins que vous. Mais faut-il
que je me fafle chafier, mutiler , & envoyer à
Crashdoorpt, pour avoir eu une bonne inten-
tion , fans être en état d’effoûuer mon deffein ?
Quel avantage en reviendra-t-il au roi , ou à
moi? En quel endroit, &c quand avez- vous en-
tendu ce complot? lui dis-je. Plufieurs fois ,
me répondit-il , dans mon lit. Dans votre lit ,
repris-je? Oui, me dit-il; lorfque je refte au
palais, comme je fuis obligé fouvent de le faire
quand je fuis de fervice, il y a un lit particulier
fr
O
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V O L A N S. 15
deftiné pour moi. Or , tout le palais eft taillé
dans le roc ; quoiqu’il y ait fort loin de l’entrée
de l’appartement de Tafpi , à l’entrée du mien >
mon lit fe trouve tout proche d’un autre qui
dépend de fon appartement. A la vérité , la lé-
paration ell de pierre ; mais foit qu’elle n’ait
pas beaucoup d’épaiffeur , ou qu’il fe trouve
dans le rocher quelques crevaffes que je n’ai,
pas encore pu découvrir , je puis entendre ,
mot pour mot, tout ce que l’on dit de l’autre
côté. C’eft dans le tems qu’ils font enfemble au
lit, que j’ai entendu tout ce que je viens de
vous déclarer. N’en parlez point davantage,
lui dis-je, 8c laiflez-moi taire.
Dans le moment le meflager revint avec
Maleck. Nous nous arrangeâmes enfemble , 8c
je le pris à mon fervice.
J’allai me coucher comme à l’ordinaire ; mais
1 hifioire de Naf^ig m’occupoit tellement, que
je ne pus fermer l’œil de la nuit. Cependant j’é-
tois réfolu d’être mieux informé,, avant que d’en
parler au roi. Le lendemain , dès que je fus levé ,
le roi vint dans ma chambre appuyé fur l’épaule
de Barbarfa , 8c me dit qu’il venoit d’apprendre
par un exprès la révolte de Gavingrunt. Pierre ,
me dit-il, vous voyez un monarque accablé
de trifteffe,un homme abfôlument ruiné. Grand
, *6 Les Hommes'
prince , dit Barbarfa , vous vous affligez trop
vite. Ne craignez rien ; voilà monfieur Pierre
qui eft venu pour vous fecourir ; il diflipera
tous vos chagrins. Je regardai fixement cet
homme ; & quoique la prévention puiffe ‘quel-
quefois faire 'tort à un honnête homme, je
vis que c’étoit un fcélérat dans l’ame ; car
tandis même qu’il affeftoit un air trifte & un
ton affl : gé, il regardoit avec attention mon
chapeau bordé & mon plumet qui étoit fur un
fiége ; d’où je conclus qu’il n’y avoit rien de fi
peu d’accord que fon cœur & fa bouche. En
voyant fon chagrin Simulé, je fus tenté de l’ar-
rêter en la préfence du roi ; mais fa majeflé *
m’ayant parlé dans ce moment, m’en détourna.
Avant que le roi me quittât , je lui dis.
qu’ayant certaines propositions à faire le lende-
main au moucheratt , peut-être il lui faudroit
du tems pour les examiner ; qu’ainfi il feroit à
propos, dans une oçcafion aufiî critique, de.
le faire affembler quelques jours de fuite,
jufqu’à ce que cette aff iire fût finie. Le roi
ordonna à Barbarfa de faire ce que je difois ,
& nous nous Séparâmes.
; . • . - •
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V O L A N S.
e
*7
CHAPITRE xli.
Moucheratt affemble. DifcourMi ^ Ragams & des
Colambs. Pierre établit la religion. Il informe
le roi d’un complot. Envoie Safgig au vaijfeau ,
pour en apporter du canon.
L E lendemain étant au Moucheratt , je me
trouvai placé à deux pas de l’idole. Jamais on
n’y avoir vu un tel concours. Quand tout fut
tranquille, le roi ouvrit l’affemblée , en an-
nonçant la révolte d£ Gavingrunt , l’approche
de l’ennemi, & déclarant qu’il n’avoit point de
troupes à lui oppofer. Il parla dans des termes
fi touchans, qu’il fit pleurer tout le monde.
Alors un des colambs fe leva , & parla ainfi,
Si le détail que fa majeflé vient de faire, efl vrai,
comme il n’en faut pas douter, nous ne pou-
vons être trop vigilans. Il paroît que vous
avez tous autant de confiance que moi dans le
fecours qui doit nous être propofé aujour-
d’hui , en exécution de notre ancienne pré-
diélion. Je ne doute pas que le Glumm Pierre
ne foit la perfonne défignée , & que nous ne
foyions fecourus par fon moyen ; mais exa-
çtùnons fi on n’auroit pas pu prévenir ces maipç
. S
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*8 Les - Hommes
preflans , & fur- tout le dernier , en prenant des
précautions de meilleure heure. Quelle eftla pro-
vince ou que's fondes membres de l’état qui r.e
fe rangent pas du côté d’une armée nombreufe
prête à les dévier , fi le chef ne peut leur
donner aucune aïïiftance ? Je fçais qu’il y a plus
d’un an que fa majefîé a donné fes ordres, St
que perfonne ne s’y efl rendu encore. Pouvons-
nous efpérer que Pierre aille feul combattre
line armée ? Notre prédiefion dit-elle qu’il ira
feu! ? Non, il tuera , c’efl: à-dire lui & fon
armée ; car tout ce que fait une armée eft tou-
jours attribué au général. Examinez donc votre
conduite paflee : établirez Pierre pour votre
général,, & ayez confiance dans la grande image.
. Sa majefté dit alors, que fi jufqu’à préfent
on avoit exécuté fes ordres avec négligence ^
on n£ l’avoit fait fans doute que pour lui rendre
fervice; qu’on trouveroit un tems plus favo-
rable pour faire une recherche de cette nature ,
& que la préfente affemblée n’étoit convoquée
que pour propofer à Pierre l’exécution de ce
qui reftoit à accomplir de la prédi&ion , ou du
înoinsla partie dont l’accomplifiVmentfembloit
devoir fe faire à préfent ou jamais.
En cet endroit un ragam dit à l’aflemblée ,
en fon nom & celui de fes frères, que la pré-
diélion n’avoit jamais été applicable à perfonnfc
• ' • , v ; * .
V O L. A N S. ' 19
jufqu’à l’arrivée du Glumm Pierre; que fa fa-
gacité feule étoit fuîfilante pour lui faire donner
la conduite de l’entreprife ; & qu’il requeroit
que le Glumm Pierre fût déclaré proti âeur de
l’état, & qu’on le mît à la tête de l’armée pour
rétablir la iûreté publique , & faire rendre à la
grande image l’honneur qui lui eft dû.
Je ne pus pas me retenir plus long-rems;
& m’étant levé, je prononçai le difcours fui-
vant : puiflant roi , vénérables ragams , ho-
norables colambs , & vous peuples de cette
augufte affemblée qui m’écoutez, je fuis venu
ici, attiré par la force de votre préd’ftion , à la
prière de fa majeflé 6 i des états , & au péril de
ma vie, pour accomplir Us chofes qu’on dit
avoir été annoncées de moi , qui fuis le Glumm
Pierre. Si donc vous avez une prédiûion , fi
je fuis la perfonne qu’elle défigne , & fi les
circonftances des tems fe rencontrent juftes , il*
faut en péfer mûrement toutes les parties ,
afin que je puiffe fa voir quand & par où je
dois commencer mon opération , & par où la
terminer; car, en fait de prédirions, il faut
que le tout loit accompli , ainfi que les parties.
On dit que je détruirai le traître de l’Oc-
cident : je fuis prêt à partir, & à rétablir les
anciennes limites de la monarchie. Voulez-vous
donc que cela foii fait, oui ou non? Chacun
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}o Les Hommes
répondit , oui. Voulez- vous auffi que j’établiffe
ce que le vieux ragam vous auroit enfeigné >
Le roi allôit le lever; mais Barbarfa lui ayant
fait figue , parce que chacun vouloit être guidé
par la voix des ragams, il fe remit en fa place ,
& perfonne ne répondit. Je répétai alors la
même queftion , & je dis : cette affaire vous
■ regarde tous perfonnellement ; j’attends votre
réponfe avant d’aller plus loin. Un des ragams
fe leva , & dit : On ne peut rien ftatuer fur cette
partie de la prédi&ion ; car elle regarde ce
qu’il auroii enfeigné. Or, qui fçait ce qu'il
auroit enfeigné ? Toute l’affemblé garda le
filence. J’avois déjà la bouche ouverte pour
parler, quand un ancien & vénérable ragam
fe leva : Je fu : s fâché , dit-il , que la vérité ait
befoin d’un avocat. Mon âge & mes infirmités
auroient dû. m’excufer de parler dans cette
♦ affemblée, où je vois tant de mes frères plus
jeunes & plus propres à cette fonôion que
moi; mais puifqa’il eft queflion d’une chofe
' facrée , & que perfonne ne fe met en devoir
de déclarer la vérité , on pourroit m’accufer
d’avoir confenti à la fupprimer, fi je reftois
dans le filence. Qu’il me foit donc permis de
parler un moment. Mon frère , qui a parlé le
premier , dit que ces mots , & établir d'un
commun confenum&nt ce que j'aurois enfeigné,
font obfcurs , & qu’on ne peut pas y compter :
■V Ô t A N S. $ï
avec fa permifllon , je penfe tout différemment.
Nous favons tous ce qu’il auroit enfeigné; la
mémoire nous en a été tranfmife auffi exafte-
»
ment que la prédiâion même. Comment nos
ancêtres auroient-ils pu s’oppofer à là doûrine,
s’ils ne l’euffent pas entendue & défapprouvée?
Nous connoiffons tous la prédittion; la doc-
trine du ragam nous a été tranfmife auffi de
bouche en bouche, quoique malheureufement
nous ne l’ayons pas proclamée auffi franche-
ment que la prédiôion. Quand tous mes frères,
ici préfens , feront à mon âge , & fur le bord
de l’Hoximo, c’eft alors qu’ils regretteront de
ne pas avoir enfeigné cette doârine. Pour
moi , je la regrette fort ; car je la crois & je
l’approuve.
Le vieillard ne pût en dire davantage ; la
refpiration lui manqua , & il s’affit. Me voyant
fi bien appuyé , je repris la queftion ; & un
autre ragam fe levant auffi-tôt , dit qu’il n’y
auroit point de fin à cette affemblée , fi l’on
vouloit examiner tous les points à la fois;
qu’enfuite on agiteroit fans doute quel pays
il faudroit conquérir & met|fe à contribution ,
& quel tribut on en exigeroit ; ce qui s’appelle
fe battre pour le fruit, avant que la femenco
foit en terre ; que fon avis étoit qu’on devoit
étouffer la rébellion , 6c rétablir la Monarchie ;
3* Les Hommes
& qu’enfuite on pafferoit aux autres points.
Je leur dis que s’ils faifoient affez peu de cas
de la prédi&ion , pour ne pas déclaïer publi-
quement, puifqu’ils le favoient , ce que le ra-
gam auroit enfeigné, il ne me convenoit pas /
d’être plus zélé dans cé qui les regardoit ,
‘qu’eux-mêmes; que j’imaginerois qu’elle n’étoit
véritable dans aucune de fes parties , & que je
ne rifquerois point ma vie pour l’amour de gens
qui refufoient de dire la vérité pour fauverle
royaume ; que je n’étois pas homme à fouffrir
qu’on m’amufât , & que je demandois aux
états la permiflion de m’en retourner; que j’é-
tois venu chez eux de ma bonne volonté ,
fans que perfonne pût m’y forcer ; qu’on pour-
roit bien m’ôter la vie, mais jamais fouiller
mon honneur; que cependant j’étois fur de
pouvoir aifément , s’ils y confentoient , ac-
complir tout ce qu’on leur avoit prédit.
Le plus ancien des colambs me voyant dif-
pofé à fortir,fe leva; & me pria d’avoir un
peu de patience, & de ne point quitter l’affem-
blée avant qu’il eût parlé.
On agite aujourd'hui , dit-il , une matière
dont la connoiflance n’eft pas moins impor-
tante au corps & aux membres du peuple , __
qu’au Gïumm Pierre. Je fuis furpris , à moins
que les ragams ici préfens ne croyent ce que
neur
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V O L A N s. • 33
leur prcdécefTeur nous auroit enfeigr.é, beau-
coup meilleur que ce qu’ils enfeignent , ( car
il n’y a que cela qui puiffe nous y faire con-
fentir ) je fuis furpris , dis-je , qu*ils fafTent
difficulté de nous l’annoncer. Nous fommes
auffi bien des adorateurs de Collwar qu’eux-
mémes. Pourquoi veulent-ils nous cacher des
chofes.qu’il nous eft fi important de connoître ?
Mon avis eft donc qu’on oblige les ragams à
déclarer la vérité. Si la prédiction eft véritable ,
tout ce qui y a un rapport immédiat , l’efl
auffi; & j’infifte à ce que nous le fâchions.
Voyant que les ragams ne parloient point,
je priai le peuple de m’entendre. PuifTant roi ,
honorables colambs , & vous bon peuple de
ce royaume , dis- je ; ) car c’eft à vous que je
parle maintenant ) écoutez-moi avec attention.
Vous croyez peut-être que vos ragams , en
fupprimant la vérité ( ce qui vient de leur être
reproché par le plus refpeétable de tout leur
corps, que fes infirmités mettent hors d’état
de vous déclarer ce fecret, quoiqu’il en ait la
bonne volonté ) empêcheront que vous ne
fâchiez ce que le ragam auroit enfeigné. Vous
vous trompez ; ne croyez pas que je fois venu
ici au hafard, pour tenter fi je pourrai vous fé-
courir. Je fuis fur de le faire , fi vous y con<
fentez ; c’eft de moi que vous allez apprendre la
Tome IL C
' ... *'• » ‘ .
t
t
34 .Les Hommes
do&rine que le ragam vous auroit enfeigné.
Le ragam auroit démoli cette picce de
boue , cet idole trompeur , auquel on a
donne une face &C des couleurs horribles pour
effrayer les en fa ns» Oui , i! l’auroit anéanti , bien
certain qu’il ne peut faire ni bien ni mal, donner
du chagrin ni caufer de la joie à perfonne , 6c
qu’il ne fert uniquement qu’à entretenir une
troupe de gens inutiles qui m’entendent , &: qui
favert bien la véiité de ce que je dis. Pouvez-
Vous croire que ce morceau d’argile , ce vilain
marrr.ouzet m’entende ? Quelques ragams s'é-
crièrent: oui. Croyez-vous qu’il puiffe le ven-
ger de l’afixont que je lui ferai ? On entendit
crier : oui ^Turémenf Eh bien , dis je , qu’il le
faffe donc , s’il l’ofe ; & tirant mon fabfe , je lui
abattis la tête d’un revers. Voilà , ô Glumms ,
voilà ce que les ragams favoient , 6c je les
défie de le nier. Maintenant, continuai-je, je
vais vous apprendre à qui le vieux ragam vou-
loit qu’on s’adrefsàt, ôc qu’on rendît des ado-
rations. C\ft à l’être fupiême , au créateur du
ciel & de la terre , 6c de toutes choies , qui nous
envoyé la nourriture 6c fournit à nos befoins ,
en faifant produire à la terre, qu’il a créé les
chofes néceffaires pour notre ufage. C’eft cet
être dont vous ayez entendu parler fous le nom
de Collwar ,6 c à qui l’on vous apprend main-
V O l A N s; 35
tenant que vous ne devez point vous adrefler.
J’en appelle à vos propres coeurs , fi jamais au-
cun de vous a penfé à lui. Pour le peu qu’un
homme foit en état de réfléchir , qu’il me dife fi
une chofe qu’il peut faire, & qu’il fait de fes
propres mains , ne doit pas plutôt dépendre de
lui, que recevoir fes hommages? Pourquoi
donc ne nous adreflons- nous pas à celui qui nous
a faits, en reconnoiffant que nous lui devons tout?
Vous êtes dans l’erreur , Glumms , conti-
nuai-je , fi vous imaginez que je veuille ex-
clure tous ces révérends ragams de leurs
places. Non, ils connoiffent trop ce qui eft
jufte & bon. Ainfi ceux qui voudront continuer
àfervir dans le temple, enfeigner fidèlement la
do&rine du ragam, & les autres connoiflances
qu’ils recevront ci-après de l’être tout-puifiant,
pourront être toujours vos ragams ; & pn en
choifira d’autres que l’on élévera dans cetta
do&rine.
En cet endroit le bon vieux ragajn fe leva
avec beaucoup de peine. Monfieur Pierre , dit-il ,
vous êtes l’homme de la prédidion ; vous avez
déclaré le deffein du vieux ragam , mes con-
frères le lavent tous très-bien.
Sentant donc le peuple de mon côté , car je
ne dotitois point du roi & des coiambs, jVu
dreflai ainfi la parole aux ragams. Révérends,
C ij
l
ïë L E S H O M M E S
J » i ’■
leur dis-je , vous voyefc aujourd’hui votre pré-
diélion fur le point d’être accomplie ; car fi elle
ell vraie , aucune force humaine ne peut s’y
oppofer. Vous voyez votre image détruite :
vous voyez, & j’en appelle à vous-mêmes ,
que ce que le ragam vouloit enfeigner a été
découvert fans votre afliftance. Je voudrois
donc que rompant les liens & l’efclavage de
l’idolâtrie, vôus vous tournafliez vers le vrai
Collwar. Rien ne peut être plus glorieux pour
vous. Y a-t-il quelqu’un d’entre vous qui doré-
navant feuille fervir Collwar , & quitter en-
tièrement le culte de l’idole ? Ceux qui pren-
dront ce parti , relieront au fervice du temple.
Si aucun de vous ne le veut, je me charge
d’infiruire un nombre fuflifant de vrais ra-
* i ~
gams, pour former une fucceflioti de minières.
Le fuccès de cette grande affaire dépend de la
réponfe que vous allez rendre. Ils attendirent
quelque tems que quelqu’un prît la parole; & le
bon vieux ragam fe levant avec peine , dit :
Pour moi , je continuerai les fondions, & tâ-
cherai de faire tout le bien dont je fuis capable.
Béni foit ce jour ou la prédiction efl accomplie
pour le bien des générations futures. Que je me
trouve heureux d’avoir vécu allez long-tems
pôur le voir ! Tous les^ragams fuivirent fon
exemple les uns après les autres. Ainfi fe ter-
V O L A N s. 37
** ' '* ' i . . *
mina cette grande affaire de la religion , avec
les acclamations prodigieutes des ragams & du
peuple.
Ce fuccès me confirma de plus en plus dans
l’idée xpte la prédi&ion étoit véritable. Je leur
dis alors , qu’avant de marcher contre les re-
belles , j’aurois befoin de fept cens hommes,
& que je fouhaitois qu’ils fuffent commandés
par Nafgig : on me les accorda aufli-tot.
Je leur dis encore , que ne voulant rien faire
fans quils y concouruffent avec moi, je priois
les cola mbs de refter dans la ville jufqu’à mon^^»
départ, afin de pouvoir les affembier promp-
tement quand il le faudroit.
le demandai enfuite qu’on me laiffât feul
& fans compagnie jufqu’au moment de mon
départ. .
. Alors je pris Nafgig avec moi; & étant re-
tournés enfemble dans mon appartement : mon
cher ami , me dit* il , qu’avez-vous fait àujour-
, d’hui ? Vous avez détruit une puiffance , qitj
jufqu’ici avoit été inébranlable. Je ne croirai
déformais rien de trop difficile pour vous.
Nafgig, lui dis-je, je fuis bien-aife que cela foit
fait. Maintenant vous allez entrer dans un nou-
vel emploi ; mais,, avant tout , pouvez- vous
me procurer cinquante Glumms honnêtes &
jfidèléspour une expédition particulière } Il ma
v Cii î
Oigitized by
Lè$ Hommes
faut des gens de bon fens, fècrets & patiens. fl
me dit qu’il l’alloit faire furie champ» & qu’il
feviendroit me trouver.
Je demandai alors Une audience particulière
au roi, qui, en nie voyant parohre , me parla de
mon expédition du Moucheratt. Prince, lui
dis-je , fi , feul & étranger que je fuis , j’ai pu
m’y faire entendre , que n’auroit-ce pas été , fi
vous m’eufïiez fécondé ? Après m’avoir dit que
vous n’aviez aucune foi à l’image , je m'atten-
dons que vous vous rangeriez de mon côté. Ah !
Pierre , me répondit le roi , les monarques ne
voyent , n’entendent &c ne comprennent que
par les autres ; ils ne peuvent fe fervir de leurs
propres yeux ; de leurs oreilles , ni de leur jflge*
menti J’aurois bien voulu le faire i mais Barbarfà
m’en a empêché , en m’affurant que ce feroit me
perdre. C’efl mon ami de cœur : quels reproches
ii’auroit-il pas eu à tpe faire , fi la chofe eût
échoué ? U faut que je vous le confeffe ; lui &
Ni cor font d’avis que votre arrivée dans ce pays,
que nous regardons tous comme -le plus grand
bonheur , fera çâufe un jour de ma ruine. Car ,
difeftt-il$ , quand il pOUrroit exécuter ce que
vous efpérez de lui , on ne doit pas iuppofer
qu’il en daiffât retomber tout l’avantage fur
vous. Sfil peut opérer ces grandes chofes, il
petn auffi bien vous ôter votre couronne* Ainfi*
Vol ans. 3^
quoique je n’aye aucun foupçon fur vous, j’ai
l’efprit continuellement trouble de craintes Ôc
de jaloufies; je ne faurois ramener à ma façon
depenfer des gens que je crains, parce qu’ils,
fa vent-tous mes fecrets.,
Puiffant prince, repris-je , je ne fuis pas venu
ici pour pofféder v.oîre royaume ; c’eil pour le
rétablir. Je vivois plus à mon aife dans t ma
grotte que dans ce palais. Grand roi, ajoutai-je,
voilà mon épée ; percez- moi le cœur; tran-
qnillifez-vous en me donnant la mort, plutôt
que de me laiffer vivre pour vous défier de
moi. Ce n’eft pas moi qui cherche à vous
faire tort. Quoique je ne fois que depuis peu
dans vos états , j’ai découvert des gens qui ont
ce deffein, & oui l’exécuteront fans -doute, fl
vous ne faites connoître que vous êtes, roi %
en défruifant ces harpies , qui , toujours appli-
quées à vos oreilles , y foufflent la défiance 8c
l’inquiétude. Pierre , reprit le roi, que voulez-
vous dire ? Je a’ai plus de traîtres dans mes,
états. Pardonnez-moi , Sire , répliquai je , vous
en avez. Etes* vous. en état de le prouver»
Pierre , dit-il ? Je ne fuis pas venu ici?» repris- je »
pour faire la fonftion de délateur , mais pour
réformer le mal; ainft je ne vous donnerai fj-
lisfa&ion qu’autant qu’il le faut pour voust
mettre en état de les connoître vous même.
C iv
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40 Les Hommes
Pour cela, laiflez-vous' conduire abfolument
par mes confeils pendant trois jours : vous
ferez à meme de faire telles informations que
voudrez, fans que je vous le dife. Pendant ce
tems, ne paroiflez pas plus inquiet que de
coutume , îk. ne changez point votre ufage ordi-
naire. •
Nafgig m’ayant envoyé les cinquante hom-
* mes, je leur demandai fi on pouvoit compter
fur leur fidélité , & s’ils exécuteroient adroitc-
tement une cormniflion importante. Ils m’af*
furerent qu’ils le feroient fidèlement. Eh
bien donc , leur dis -je, je ne puis vous
donner de meilleures inftruftions, que de vous
déclarer mon defTein , & de vous en laifler ab-
folument la conduite.
Ma confiance en eux les rendit plus diligens
que tous les ordres que j'aurois pu leur donner.
Je me contentai de leur dire que j’avois deilein
de faire connoître aux villes révoltées, & à
l’armée ennemie , que la perfonne prédite de- '
puis fi long- tems étoit à Brandleguarp ; que
pour parvenir à les réduire,'& à tuer Harlo-
kin , fon premier pas avoit été de changer la
religion , fuivant le plan du vieux ragam ;
qu’ils ne dévoient plus attendre que leur def-
truclion, fi-tôt que je paroîtrois contr’eux avec
le feu & la fumée inconnue que je portôis tour
Digifeed by Google
V O L A N S. 4»
jours avec moi; qu’on regardoit déjà la chofe
comme faite dans tout Bragdleguarp. Après
avoir divulgué ces brpits ; .ils dévoient revenir
fans être apperçus. Ils me promirent d’exécuter
mes ordres avec foin , & partirent. ,
Nafgig vint enfuite me trouver. Je lui dis,
maintenant qu’il étoit fous mes ordres, d’aller à
Graundevolet , avec fix cens hommes , dire à
Yoirwarky de lui montrer mon vaiffeau , & de
m’apporter les choies que je lui avois décrites
fous le nom de canon ; qu’il les apporteroit
avec des cordes, comme on m’avoit amené
moi-même ; qu’il prendroit de la poudre qu’elle
lui enfeigneroit , & environ cinquante boules
pefantes qui étoient dans la même chambre que
la poudre. Je lui recommandai , en cas qu’il ne
crût pas avoir affez de monde , d’en prendre
davantage , & fur-tout de faire diligence. Je fis
dire aufli à Youwarky que j’efpérois avant peu
l’envoyer chercher , elle & toute ma famille.
•Voilà mes ordres, mon cher Nafgig , lui dis-je.
Mais , le Roi ? il faut fécourir ce* honnête
homme. Je veux fçavoir de vous les momens
oh Barbarfa & Tafpi fe voyent en fecret. Ahl
répondit Nafgig , fort fouvent : le roi aime
beaucoup la princefl'e , & foupe rarement fans
elle ; mais quand cela arrive , elle paffe la nuit
avec JBarbarfa. Comment lui dis-je , puis-je
4t LesHommes
favoir fi elle foupera, ou non, avec le roi?
Quand le roi a re/lé long-tems fur le Graundy ,
reprit-il , il foupe feul , & fe couche de bonne
heure. Maintenant, lui dis- je, faites-moi voir
votre apartement, afin que je puiffe m’y rendre ç
pendant votre abfence : ordonnez à la garde de. v
m’ylaiffer entrer, & tous ceux qui feront avec
moi , en quelque tems que ce foit. 11 me mena
auffi-tôt dans fa chambre. Il fallut paffer par
tant de détours, de faites & de galeries, que je
craignois de ne pas pouvoir en retrouver le
chemin; mais ayant appris que’Maleck le fa-
voit, & ne pourroit pas s’y tromper , je le
congédiai , & il partit pour Gt aundevolet.
---- - ' ■ ^
CHAPITRE XL I h
V.t •: .i. î - * . -
Le roi entend Barbarfa & Tafpi parler enfentble de •
leur complot. Pierre les accufe en plein Mouche -
cheratt. Ils font condamnés 6* exécutes. Nicor fe
foumot £ tf relâché, t - '
f y s*.- ‘"y M } / • * ■* , *
Il faut, dit-on, battre le fer tandis qu’il eft
chaud. J’avois alors plufieurs affaires impor-
tantes ;.il ne falloit pas les laiffer en fi beau che-
min. Il étoit queftion d’affermir la religion
de femer la divifion entre tes ennesôs , de‘dé«
V •
"Digitized by
V O X A N 5»
4 *
faire le roi de deux favoris & d’une princeiTe
rebelle , & de tranfporter du canon dans l’air à
quelques centaines de lieues; l’une ou l’autre
de ces expéditions venant à manquer, pouvoit
avoir des fuites fâcheufes ; mais l’affaire de la
confpiration étant plus à ma portée , je l’en-
tamai de la manière fuivante.
Le roi vint me voir le lendemain, comme
nous en étions convenus; & m’ayant affuré
qu’il n’avoit parlé de rien à perlonne , pas
même à Barbarfa ni à Tafpi , il m’avoua que
Barbarfa avoit donné des ordres pour laifir
Nafgig & fes gens ; & lui avoit perfuadé de
ne point tant fe preffer de faire ce que je vou-
lois, & d’employer au contraire fon autorité
pour me contenir. Sire , lui dis-je , j’ai fi fort à
cœur la fureté de votre majefté, que même
votre défaut de confiance ne m’empêchera pas
de tâcher de vous fervir. Avez-vous fouffert
que l’on arrêtât Nafgig? Non, me tépondit-il,
il étoit déjà parti quand on ÿ a envoyé. Sire,
continuai-je, vous ne connoiffez pas la moitié
du mérite de cet homme; mais vous en ferez
Convaincu par la fuite, & vous le récompen-
ferez comme vous le devez. Maintenant à
quoi nous arrêtons-nous? Si vous confentez
comme vous me l’avez déjà promis, à vou
laiffer conduire pendant trois jours fans me
y • •
44 -Les Hommes
queftionnér , j’offre de vous faire connoître les
traîtres qui vous entourent , & de les remettre
entre vos mains. Il me le promit encore. Hé
bien , Sire , lui dis-je , ne dites point à Talpi
d’aller fouper avec vous ce foir. Quel incon-
vénient peut-il donc en réfulter ? reprit le roi.
Sire , lui dis-je , vous m’avez promis de ne point
me faire de queftions. Eh bien , dit-il , cela
fuffit, j’y confens. De plus; lui dis je ;il faut
nous rendre enfemble ce foir dans l’appartement
de Nafgig, fans qu’on nous voye, ficela fe
peut, ou du moins fans que perfonne enfok
inlîruit. Quelque chofe que vous y voyiez ou
que vous y entendiez, il ne faudra pas dire un
feul mot, que vdlis ne foyez dehors. Le roi
ay^nt promis de fuivre en tout mon confeil *
nous nous féparâmes jusqu’au foir.
J’appellai Maleck , & lui demandai s’il fa-
voit le chemin de l’appartement de Nafgig. Ü
médit qu’il le connoiffoit très-bien. A l’heure
marquée ,il m’y conduifit. Je n’eus pas long-
tems à attendre. Le roi s’y rendit, quand pref-
que toute la cour fut retirée. Je fis refter le
roi dans la chambre extérieure , tandis que
j’allois de tems en tems dans lâ chambre à
coucher. Je croyois déjà qu’il faudroit remettre
la partie à un autre jour, lorfqu’à la quatrième
fois j’entendis que nos gens éîoient arrivés-
V O L A N S.' ' 45
J’allai chercher le roi, & le conduilis dans la
chambre , en le priant de fe tenir tranquille ,
quelque chofe qui arrivât , s’il ne vouloit
tout perdre. Après plufieurs difcours tendres
entre Barbarfa & Tafpi, nous entendîmes le
dialogue fuivant;
Tafpi. Mon cher Barbarfa , que lignifie
tout ce bruit qui eft arrivé l’autre jour dans le
Moucheratt?
Barbarfa. Rien, ma belle, finon que ce fol
de Pierre , qui fe donne pour un homme mer-
veilleux , voudroit nous mener tous com#ie
des enfans.
Tafpi. On dit que d’un feul mot contre l’i-
mage il a renverfé tous les ragams.
Barbarfa. Je ne fais comment cela s’eftfait.
C’eft le vieux radoteur de ragam qui en a été
caufe. Véritablement le roi avoit grande envie
de fe ranger du côté de Pierre ; mais je lui ai
fait ligne tout-à-propos, & vous lavez qu’il
n’ofe déplaire à un ami li cher que moi. Ah !
ah ! ah ! ne fuis-je pas un plaifant homme, ma
belle , de parler ainfi de mon roi ?
Tafpi. Qui n’a qu’un pas à faire pour par-
venir au trône, eft prefque égal à un roi.
- Barbarfa . Oui vraiment , & encore ce pas
eft-il très-petit. Mais il faut nous défaire abfo-
lument de Nafgig, quoique je me flatte de l’a-
tyS Les Hommes
voir déjà ruiné dans l’efprit du roi. Je n’aime
point les gens fi pénétrans. Ce drôle-là penfe
plus que moi , ma chère.
Tafpi , Je ne crois pas qu’il penfe jamais fi
utilement. A propos ; donnez-moi donc des
nouvelles du coufin Harlokin : on dit que le
Gavingrunt eft enfin révolté.
Barbarfa. Oui , ma chere , Bazin , Iflell ,
Pézele & Ginkatt fuivront bientôt fon exem-
ple ; du moins j’y travaille à force : pour lors
nous confeillerons à Géorigetti de fuir, & nous
prendrons fa place. Les noms du roi Barbarfa &C
de la reine Tafpi ne fonnent ils pasaufli bien que
celui dû roi Géorigetti ? Eh bien, ma chere,
quand nous ferons fur le trône , ce qui ne peut
pas tarder , pourvu que Nicor faffe bien fon
perfonnage, car je n’ai encore rien appris de
fes fuccès , quand dis-je , nôus ferons en pof-
feflion de la fouveraineté , il faudra fonger à
nous y foutenir.
Tafpi. Allons , divertiffons-nous , vivons
comme roi & reine , en attendant que nous le
foyions réellement.
Ils fe turent en cet endroit , & le roi qui
s’étoit contenu mieux que je n’aurois penfé , ‘
paffa brufquement dans l’autre chambre, Pierre
me dit il , je vous remercie de m’avoir amfi fait
connoître les chofes par moi-même. Que les
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v o i à n s: 47
rois font malheureux ! Que nous nous rendons
milérables pour tâcher de faire le bonheur des
autres : Avec quelle facilité nous nous laiflons
aveugler par la flatterie de ceux qui font au-
de flous de nous! Favori indigne I Princefle dé-
tcflable! je les ai en horreur. Pierre , me dit-il,
prêtez moi votre épée; je veux les percer tous
les deux du même coup.
Arrêtez , Sire , lui dis-je; votre majefté en a
aflez entendu pour prononcer un jugement
équitable contr’eux. Mais un roi ne doit pas fe
laifler emporter par la colère & la vengeance.
Vous puniriez ces pafîions dans les autres ;
évitez-les donc vous-même. Dans un état fi
relevé, vous ne manquez pas d’autorité pour
châtier un crime connu. Ne vous lailTez point
aller à des avions de violence , que vous ne
pafferiez pas à un particulier qui n’auroit pas la
commodité de le faire rendre juftice. Mon avis
tfl que vous aflembliez demain les colambs.
Ëarbarfa & Nicor ne manqueront pas de s’y
trouver. Vous direz aufli à Tafpi que vous avez
à faire aux états des propofitions importantes,
que vous voulez qu’elle entende. Je préparerai
cependant les gens qui fervent fous Quilly : je
détacherai Maleck avec une autre troupe pour
m’accompagner , & exécuter les ordres que je
leur donnerai de votre part* J’arrêterai moi-
48 Les Hommes
même en pleine affemblée les criminels; & fi
Nicor ne confefle pas ingénument de quelle
nature eft la commiflîon dent l’a chargé Bar-
barfa , je le ferai mettre à la torture , jufqu’à
ee qu’il avoue.
Le roi ayant goûté ce moyen j’ordonnai à
Quilly de la part du roi d’amener tous mes do-
méftiques à Faflemblée , & je lui indiquai fa
place. Je dis auflî à Maleck de me choifir cin-
quante braves gens, & d’être prêt à exécuter
mes ordres au premier lignai. Si-tôt que i’af-
femblée fut ouverte , je m’adreflai aux co-
lambs , & leur dis qu’ayant pris à cœur leurs af-
faires , je m’étois chargé d’examiner la caufe de
toutes leurs calamités ; & qu’ayant découvert
qu’il y avoir des traîtres par-tout , & même
jufques dans la capitale, fa majefté m’avoit or«
donné de leur demander quelle punition on
devoit infliger , fuivant leurs ufages , à des
criminels qui ont confpiré contre le roi & con-
tre l’état , & qui entretiennent correfpondance
avec fes ennemis , fous le mafque de la plus
grande amitié.
A ces mots je m’arrêtai en regardant Bar-
barfa, dont le vifage fe couvrit d’une pâleur
mortelle. Il alloit prendre la parole , quand le
plus ancien des colambs décla^l, que pour pu-
nir un pareil crime , le fupplice ordinaire de
la
%
Digi
V O L A N s; 49
la mutilation étoit trop peu de chofe ; & que
les criminels méritoient d’être enfevelis tout
vivans dans l’hoximo ou dans le mont Alkoé.
Les'autres colambs dirent tous , qu’ils étoient
du même avis , & qu’ils trouvoient ce châti-
ment encore trop doux. Je m’avançai alors
vers Barbarfa qui étoit à la gauche du roi , & en-
fuite vers Tafpi qui étoit à fa droite , & je leur
déclarai qu’ils étoient prifonniers d’état aufli bien
que Nicor. Barbarfa & Tafpi furent mis fous
la garde deQuilly & de fesgens , & Nicor fous
celle de Maleck & de fa troupe. Je leur ordonnai
de tenir ces prifonniers dans des appartenons
féparés , avec défenfes de les laitier parler les
uns aux autres fous quelque prétexte que ce
fut , a peine d’être mutilés eux-mêmes.
Barbarfa voulut parler, fuppliant le roi de
ne pas abandonner un ferviteur fidèle fur l’ac-
cufation vague d’un homme aufli mépjfifable
que Pierre. Mais le roi répondit que l’on con-
noîtroit bien-tôt quel étoit l'homme mépri-
fable, & qu’il feroit puni fuivant fon mérite.
Je me levai alors , & j’inflruifis toute l’affem-
blée de ce que nous avions entendu, com-
ment la chofe avoir été découverte d’abord ,
&C que le roienavoitete témoin auriculaire. Le
roi ayant confirmé ce que j’avançois, toute l’af-
femblée indignée nerefpiraplus que vengeance
Tome II. D
• ■* "
50 LesHommes
Nous ignorions encore en quoi confiftoit la
commiffi.m fecrète dont Nicor avoit été char-
gé , quoique nous euflions une affei grande
convi&ion contre les autres. Je propofai alors
de faire venir Nicor , & au cas qu’il refusât
de répondre, de le mettre à la torture.
Nicor étant amené devant toute l’affembîée,
je lui demandai par ordre du roi , quelle com-
miïïton Barbaria lui avoit donnée , & à qui
elle s’adreffoit. Je lui fis entendre que le moyen
le plus sûr de conferver fa vie , fon honneur
& le bien de fon pays , étoit de tout avouer
d’abord , fans quoi il feroit appliqué à la quef-
tion : que la mutilation & le banniffement étant
des fupplices trop doux pour une telle offenfe,
iV pouvoit compter que .le lien feroit d’une
nature encore plus févère , s’il ne déclaroit
nettement la vérité.
Effrayé de ces menaces , il confeffa à haute
voix , que fa dernière commiflion étoit d’aller
dans différentes villes, comme de la part du roi,
& avec fon Gripfack , pour leur ordonner de
fe rendre à Harlokin , & d’annoncer qu’aufîi-
îot qu’Harlokin paroîtroit -, on l’introduisît
dans ces villes, parce que le roi ne pouvoit
tenir contre lui.
Il déclara aufli qu’il avoit été convenu juf-
qu’cù les limites d’Harlokin s’étendroient ,
V O U N S, 51
auflîbien que celles de Barbarfa, qui de voit
être déclaré roi , & époufer Tafpi: que Bar-
barfa feroit appelle roi de l’eft , & Harlokin
de l’oueft ; & qu’en cas que l’un ou l’autre
mourût fans enfans, le furvivant lui fuccéde-
roit , & pofféderoit toute la monarchie.
Le roi déclara que par mon moyen , il avoit
entendu dire tout cela la nuit dernière à Bar-
barfa & à Tafpi , qui étoient couchés enfembîe.
Toute l’aflemblée ordonna qu’on les fît venir
tous les deux & qu’après leur avoir mis des
cordes au col , on les précipitât tout vivans
dans le mont Alkoé. * <
J’exigeai alors que les criminels fuffent en-l
tendus avant leur exécution , & qu’on les inf-
truisît féparément de leur fentence. Je deman-
dai d’abord à Barbarfa ce qu’il avoit à dire
contre fa condamnation. Il déclara que Ion am-
bition & la facilité de fon maître l’avoient porté
à entreprendre ce dont il étoit accufé , d’au-
tant plus que l’occafion lui paroiffoit favo-
rable. Je fis enfuite là même queftion à Tafpi ,
qui répondit que l’ambition avoit été de tout
tems fa paflion dominante ; que j’avois fait
ce que je pouvois de pis contr’elle , en eu
arrêtant le progrès , & que tout le refie ne
valoit pas la peine d’en parler.Oui, ajouta-t-elle
en fureur , j’aurois facrifié la vie d’un million-
d’bommes pour régner. . D ij
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I *
^2 L E 5 H O M M E S
Nicor n’étant que le favori du favori , &
n’ayant eu dans toute cette affaire d'autre objet
que d’obtenir la faveur de fon nouveau maître,
je plaidai fa caufe avec chaleur. D’ailleurs ,
comme il avoit déclaré la vérité , & que je
croyais pouvoir en tirer quelque avantage à
l’avenir, j’obtins qu’il me feroit livré, & que
î’aurois la liberté de lui pardonner ou de le
faire mutiler , fi je le jugeois à propos. Je n’a-
vois pas tort de penfer ainfi ; car par la fuite
il fe trouva fort utile pour mes deffeins , &
je lui pardonnai.
Avant que l'affemblée fe féparât, on or-*
donna à un parti de gens du mont Alkoé ,
de porter Tafpi & Barbarfa -à la montagne ,
de leur taillader le graundy , & de les préci-
piter. Ainfi finit la vie de ces deux viâimes
de l'ambition.
De retour chez moi , je fis appeller Nicor.
C’eft à moi, lui dis-je, que -vous êtes rede-
vable de la vie dont vous jouiffez maintenant.
Si je vous en rappelle la mémoire , ce n’eft
pas que j’en attende aucune reconnoiflance
pour moi-même ; vous ne devez pas ignorer
que tous mes efforts ne tendent qu’à fervir •
cet état : je vous offre la vie & la liberté ; *
mais c’eft à condition que vous réparerez
votre conduite paffée , en me déclarant vo- #
lontaircinent tout ce que yous croirez pouvoir.
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v o l a n j; flè
contribuer à P-avantage de l’état. Vous con-
noiff z les auteurs de tous les troubles; je pré--
tends que vous me difiez votre avis, pour
mieux contrebalancer les projets des ennemis
& remédier à tous les maux.
Nicor , pleinement convaincu de ,/a faute »,
& fe voyant fans patron , n’eut d’autre parti à.
prendre que celui de la foumiflîon. Je crois»,
me dit-il , qu’aucune des provinces n’auroit
embrafle le parti d’Harlokin , fi elles n'euffent
cru que c’étolt par ordre du roi que Barbarfa
agifloit ; elles n’en ont fait aucun doute,, dès,
qu’elles ont entendu, le Gripfack. Envoyez t
donc des exprès avec le Gripfack du roi aux,
endroits qui fe font révoltés depuis peu , &C.
à ceux qui font fur le point de le taire , pour
arrêter leur révolte. Je lui dis que je Pavois,
déjà fait. Mais, me dit il , s’ils. ne voyent point
le Gripfack du roi on méprifera. Les ordres,
que vous^erez donner, & on n’ajoutera au-
cune foi au meflagej II me donna donc des,
inûru&ions particulières fur d’autres affaires,
importantes. Alors le voyant véritablement *
repentant , & le croyant fincère , je lui dis;
que j’étois ennemi juré de la contrainte ^
qu’afnfl, fi quelque perfonne de crédit vou-
loit s’engager de le repréfenter toutes les fois
qu’on en auroit befoin > je lui laifferois fa li-
berté entière. , D lij
Digitized by Google
54 LesHommes
Le pauvre Nicor éprouva le fort ordinaire
à toutes les perfonnes difgraciées ; il fe trouva
abandonné de tous fes amis , & me vint dire
le lendemain tout en larmes , qu’il fentoit vi-
vement l’énormité de fon crime , qu’aucun de
ceux qui ftoient autrefois fes amis ne vouloit
le regarder maintenant , & qu’ainfi il falloit
qu’il fe fournît à fon fort.
Nicor étoit naturellement d’un excellent
cara&ère , jufqu’au moment qu’il s’étoit laide
féduire par Barbarfa. Perfuadé qu’un ennemi
qu’on oblige , devient quelquefois l’ami le
plus sûr , je le preflai d’aller encore follici-
ter fes connoiffances. Mais il me répondit
que perfonne ne vouloit le fervir dans cette
affaire ; qu’il aimoit mieux fouffrir lui-même ,
que d’aller prier les gens pour les engager à des
cqmplaifances forcées. Venez , Nicor, lui dis-je;
voulez-vous être votre propre caution ? Puis-je
m’en rapporter'à votre parole ? Il m| répondit
qu’il ne méritoit pas cette grâce de ma part ;
que la crainte d’être mutilé & de refter en ma
puiffance, le mejtoit hors d’état de me •ré-
pondre , & qu’il pourroit peut-être me trom-
per, fi jamais il concevoit que j’euffe quel-
que? defleins contre lui, & que moi -meme
aufli je pourrois avoir cette idée.
Eh bien donc , Nicor , lui dis-je, vous êtes
• A
<9
V O 1 A N S. 5 J
libre; jouiffez de votre état. Je ne crois pas
que jamais vous me donniez lieu de me re-
pentir de mon indulgence : en tout cas je n’au-
rois aucun reproche à me faire.
Nicor tomba à mes pieds , & fut fi furpris
de ma genérofité , que j’eus beaucoup de peine
à le faire lever. Il me jura qu’il étoit plus con-
fus que jamais de me regarder. Ce n’eft pas
tout, lui dis- je ; je .prétends vous traiter à
l’avenir comme un véritable ami. Je lui or-
donnai de me venir voir tous les jours , parce
que j’aurois fouvent befoin de lui. En effet ,
après Nafgig , c’eft de tous les fujets du roi '
celui dont j’ai tiré le plus de fervices.
_j_
CHAPITRE XLIII.
Nafgiatrevient avec le canon. Pierre lui en apprend
le fcrvice : il fe defline une garde , & régie P ordre
de fa marche contre Harlokin. Combat entre
Nafgig & le général des rébelles. Pierre revient
avec la tète cP Harlokin. On vient au-devant
de lui. Réjouiffances publiques. Efclavage aboli -
* . * *
Le dixième jour, Nafgig arriva tandis que
j’étois dans les jardins du roi. Ayant entendu
le trompette qui le précédoit , je l’appellai
D iv
S .
ï .
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Les Hommes
pour faire fiavoir à Nafgig où j’étois, afin qu'il
s’y abattît.
Après m’avoir donné des nouvelles de ma
femme & d? mes enfans , qui ctoient en bonne
fanté : hé bien, mon ami , dit Nafgig, faut-il
vivre ou mourir? Expliquez-vous, lui répon-
dis-je. Je vous demande feulement , dit-i! , fi
vous m’avez découvert au roi. Mon cher Naf-
gig, lui dis- je, je ne pu vous cacher la vérité:
oui , je l’ai inftruit de tout. Hé bien , neprit-ii,
fans doute que fa majefté ne fe fer vira plus de
moi. Pourquoi donc, lui dis- je ? Le roi n’efi pas
affez injufle pour cela. Mais, je vous prie,
infifta-t-ii , que difent Barbarfa &c Tafpi ? Rien
du tout , répliquai-je , foyez tranquille. Avez-
vous découvert leur méchanceté au roi? Oui ;
lui dis-je , & le roi s’t fl conduit comme il le
devoit dans c$tte occafion. Oii font- ils mainte-
nant, dit Nafgig ? Dans le mont Alkoé ? lui ré-
pondis-je. Dans le mont Alkoé , reprit-il ; que
voulez- vous dire par-là ? Comment peuvent-
ils être dans le mont Alkoé ? On les y a préci-
pités la corde au col , comme on fait à vos cri-
minels quand on les mène à Crashdoorpt. Ont-
ils été mutilés , demanda-t-il ? Ah ! lui répon-
dis-je , mieux que cçla , je vous a/Ture. Venez ,
mon bon ami, je vous en ferai le récit. Alors
je lui racontai tout ce qui étoit arrivé, & com-
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V o l a n s: 57
bien le roi étoit fatisfait du jugement rendu par
le moucherait. C’eft maintenant, Nafgig, lui
dis je , que vous pouvez vous regarder comme
favori. Sa majefté n’attend votre retour que pour
vous combler de les bienfa ts; mais méfiez-vous
d’un trop grand pouvoir. La plupart des
hommes en font éblouis ; & la chute fuit de
près l’abus que l’on en fait. Dites-moi , de-
manda Nafgig, qu’eft devenu Nicor?£ft il en-
veloppé dans la même condamnation ? Non ,
lui dis-je . Nicor eft abfolument libre par mon
moyen; & dans to*ut le royaume, il n’y a pas
deux hommes plus grands que lui & moi. Je
lui dis alors comment je m'ctois comporté
avec lui. Nafgig en fut charmé, parce que
Nicor , à ce qu’il me dit , étoit foncièrement un
honnête homme.
Pendant ce tems nous vîmes arriver le canon.
Si mes compatriotes avoientle graundy , difois-
je, ne fût-ce que pour tranfporter leur canon
d’un lieu à un autre avec tant de facilité êc à
û peu de frais, le monde entier ne pourroit
pas tenir devant nous. Ils m’apportoient cinq
canons , trois autres pièces d’artillerie ,
beaucoup plus de munitions que je n’en avois
demandé.
Je préfentai Nafgig au roi auffi-tôt fon retour,
comme un homme à la conduite duquel j’étois
58 Les Hommes
redevable de l’arrivée de mon canon. Le roi
lui dit, en l’embraffant, qu’il lui avoit rendu
un fi grand fervice dans l’affaire de Barbarfa
& qu’il s’étoit conduit avec tant de prudence
que dorénavant il vouloit mettre en lui toute
fa confiance , & une eftime la plus particu-
lière.
Nafgig rendit grâces au roi de ce qu’il vou-
loit bien agréer fes fervices , & demanda quand
ou commenceroit les opérations de la cam-
pagne? Demandez-le à mon père , dit le roi.
Vous aurez la conduite de la guerre, mais c’efl:
lui qui vous dirigera.
Alors Nafgig s’informa du nombre de trou-
pes qu’il faudroit. Je lui demandai combien
l’ennemi en avoit. Environ trente millehommes,,
me répondit-il. Hé bien, lui dis-je, prenez-en
feulement fix mille, fans compter ceux qui me
porteront & l’artillerie. Choififfez auffi cin-
quante hommes des plus braves pour mefervir
de gardes , & envoyez-les moi.
Je fis voir à ces gens mes fabres & mes pif-
tolets ; je leur en montrai l’ufage , & la manière
de s’en fervir. Comme nos ennemis combattent
avec des piques, leur dis-je, tenez-vous d’a-
bord à quelque diftance. Quand vous voudrez
attaquer, détournez la pique avec une main*
& de l’autre , frappez l’ennemi avec cette arme
4
' Jt • •
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V O L À N S. 59
fur le graundy. Ce côté, dis-je, en leur mon-
trant le taillant du fabre, eft capable de fendre
votre ennemi en deux; un teul coup fuffira
pour cela ; mais il faut en approcher bien près.
Si cependant vous craignez de détourner la
pique , appliquez defibs un grand coup de
fabre , il la féparera en deux , & la pique n’ayant
plus de pointe, ne pourra plus fervir à votre
ennemi. Suivez bien ces inftru&ions , & nous
ferons viftorieux à coup fur.
La premfere chofe que je fis enfuite , fut de
régler l’ordre de ma marche de la manière qu’on '
va voir ; & après avoir pris congé du roi , je
partis.
On vit marcher d’abord dix compagnies de
cent hommes y compris les officiers, précédées
chacune d’un gripfack, & rangées fur deux
dignes doubles de cinquante hommes de front.
i°. Quatre cens porteurs du canon , avec
deux cens hommes à droite & autant à gauche,
pour les relever detems à autre.
3°. Deux cens hommes portoient les muni-
tions , les magafins , des haches , & autres cfiofes
néceflaires à la guerre.
4°. Mes cinquante gardes du corps mar-
choient^enfuite fur deux lignes.
5°. Enfin ma perfonne portée par huit hom-
mes avec douze autres fur la droite & au-
y
go Les Hommes
tant fur la gauche , pour fe repofer d’heure en
heure.
6°. Deux mille hommes marchant en co-
/ »
lonnes de cinquante de front à la gauche du
canon 6i de moi.
7°. Mille hommes formant Karrière-garde
fur deux lignes doubles de cinquante hommes
de front.
Je confultai avec Nafgig fur la fituation de
l’armée ennemie , afin d’éviter les villes révol**
tées q.ie j’aimois mieux prendre à mon retour*
car mon defléin étoit de combattre Harlokin
avant toutes chofes , bien perfuade qu’après
l’avoir vaincu , les villes le rendroient fans faire
W
de réfiilance.
Arrivés à une petite diftance de fon armée ,
je fis faire haite a la mienne dans un lieu com-
mode pour placer mon canon ; & l’ayant pofé
fur des pierres plattes mifes les unes fur les au-
tres jufqu’à une certaine élévation , je les char*
geai, aufîi bien que mes petites armes qui con>*
liftoient en fix muufquets & trois paires de pif-
tolei 1 ;. Puis rangeant mon armée , favoir deux
milles hommes immédiatement derrière moi ,
deux mille à ma droite & autant à ma gauche,
je défendis expreflement de bouger faps ordre.
Enfuite j’envoyai un gripfack prcfenter la ba-
taille à Harlokin , qui répondit que combat^
«
* *' , ■ " '
*
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V O L A N S. <6i
tant pour un royaume il n’héfuoit pas de l’ac-
ceprer; il en fut même charmé , à ce que )ai
appris par la fuite ; car depuis les avis que j’a-
vois fait diflribuer dans fon armée, il eo avoit
déferté une grande partie , & il appréhendoit
que la défection ne devînt générale. J’étois aflis
dans ma chaife avec trois moufquets de chaque
côté, un piflolet à ma main droite , & cinq
autres à ma ceinture. J’attendis dans cette pof-
ture l’arrivée d’Harlokin. Environ une heure
après nous vîmes paroître l’avant-garde de fon
armée, qui étoit de cinq mille hommes volans
fur cinq colonnes les unes au-deflus des autres. Je
n’a vois point chargé mes canons à boulet , mais
feulementavec des petitespierres dont il y avoit
environ foixante dans chaque; & apperceyant
la longueur de leur ligne , j’éloignai un peu
plus l’embouchure de mes canons. Puis me ré-
glant pour les pointer fur une étoile brillante
qui paroifloit un peu au-deffus de l’horifon ,
j’obfervai , en me retirant à ma chaife, le rap.
port qu’il y avoit entre la hauteur de cette
étoile & l’élévation du canon , afin de me
régler fur le tems où je devrois le tirer. Les
rangs ennemis les plus avancés ne voyant point
remuer mon armée , s’approchèrent prefqu’au-
deflus de nous pour nous accabler, Lorfqu’ils
êt "
!
61 Les Hommes
. furent à ma portée , je tirai deux de mes ca-
nons à la fois ; ils en furent fi mal* traités , que
dès la première déchargé il tomba quatre-vingt-
dix hommes avec leur commandant. Les autres
étoient fi ferrés , qu’ils ne pouvoient fe retour-
ner librement pour voler : ceux de derrière les
arrêtoient ; & empêchoient le paffage. Ainfi
«les voyant former une troupe rainaffée fi pro-
digieufe , je tirai deux autres canons , qui
tuèrent & firent tomber deux fois plus d’enne-
mis que la première décharge. Alors donnant
le fignal dont j’étois convenu , mes gardes
armés de fabres, & les piquiers tombèrent fur
l’ennemi , & en firent un épouvantable carnage.
Mais craignant que le corps de l’armée ennemie
ne s’avançât avant que j’euffe le tems de re-
mettre mes gens en ordre, je leur fis dire de
s’abattre chacun dans leur porte , & de laifler
échapper le rerte des ennemis.
L’événement juftifîa ma conduite ; & ma pré-
caution eut beaucoup plus de fuccès que fi
j’en euffe tué deux fois autant : car non-feule-
ment ils ne revinrent point , mais s’envolant
les uns à droite , les autres à gauche , & paf-
fant le long des deux ailes de leur armée com-
pofées de fix mille hommes chacune , ils an-
noncèrent qufi toute l’avant-garde étoit dé-
truite ; & que la prédiction feroit certainement
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V O L A N S. 6$,
accomplie, puifque tous leurs camarades avoient
été tués par le feu & la fumée. Cette nouvelle
mit l’allarme dans chaque aile , de manière que
tous les foldats fe débandèrent , & ne repa-
rurent plus.
Le corps de bataille compofé d’environ dix
mille hommes , ne fçut rien de ce qui étoit
arrivé aux deux ailes; car Harlokin leur avoit
commandé de faire un grand circuit pour nous
envelopper , & apprenant que nous n’étions
qu’une poignée de monde , il" s’avançoit har-
diment. Comme j’avois ordonné à mes gens de
ne fe pas élever trop haut , l’ennemi voulut
fondre fur eux. Quand ils fe furent approchés ,
je demandai à Nafgig , qui étoit leur conduc-
teur , & fi c’étoit Harlokin ? Il me répondit
que c’étoit fon général , & qu’Harlokin étoit
derrière. Cette troupe n’étant pas encore à la
portée de mon canon , Nafgig me demanda
la permiflîon d’aller effayer fes forces contre
le général. J’y confentis. Alors Nafgig prit fon
vol , & s’avançant feul avec un de mes fabres,
alla défier le général à un combat fingulier.
Celui-ci en brave homme ,1’accepta , & fit faire
halte à fa troupe. Alors ils en vinrent aux mains.
Tous deux avides de gloire & prenant chacun
leur avantage , les coups fe fuccédoient fi bruf-
quement , que l’un n’attendoit pas l’autre.
64 .Les Hommes
T antôt l’itn avoir le deffus , tantôt il fe trouvoït
deffous, & tournant avec promptitude ils fe
heurtoient prefque corps à corps. Alors le gé-
néral , armé d’une maflue ou p : que garnie d’une
grofle pierre par le bout, en donna un coup fi '
furieux fur la tête de Nafgig, qu’il le fit baiffer
corfidérablement. Je commençois à être in-
quiet , parce que le général le pourfuivoit.
Nafgig remontant avec beaucoup de légèreté
derrière le général, regagna le terrein qu’il
avoit perdu avant que fon ennemi pût s’en ap-
percevoir. Il s’élança en avant , & reçut encore
un coup fur le bras gauche; en même tems il
porta au général un coup de fabre au-dtflusde
l’épaule , dont il lui fendit le graundy, & lu*
enleva une partie de la chair du bras gauche.
La douleur que le général en reffentit le fit
tomber en chancelant auprès cfe moi , mais ce
ne fut qu’après avoir reçu un autre coup que
Nafgig lui porta en le pourfuivant dans fa
chute.
Après cette défaite , Nafgig vint fe placer
derrière moi. Notre armée faifoit retentir l’air
de fes cris. A peine le général fut- il défait , que
l’on vit venir fe Harlokin avec un regard mêlé
de dignité & de terreur; H fembloit méprifer
l’air qui le portoit; & de fa nvain il do na-le
fignal de l’attaque. Quand il fut afïez proche de
. moi
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V O L A N S. 6 5
moi pour m’entendre , je lui reprochai fa tra-
hifon , & l’indignité qu’ii y avoit de combattre
contre Ton légitime fouverain : je lui offris
même un bon parti, s’il vouloit le foumettre.
Infeêle bas & rampant , dit Harlokin , li tu as
quelque chofe à me dire qui mérite d’être
écouté, viens me trouver dans les airs. Ce bras
te fera voir qui de nous deux a befoin de grâce.
Je te m.éprilè trop pour m’arrêter à toi. Mais ce
meflager te lera connoître que tu es un im-
polleur, en te renvoyant fans vie au roi qui t’a
fait venir contre moi. A ces mots : il me lança
un javelot armé d’une pierre très-pointue. J’é-
vitai le coup. Puifque mes paroles n'opèrent
rien fur toi, lui dis-je , ceci jullifiera la vérité
de notre prédiâion. Alors le couchant en joue,
je lui perçai le cœur d’un coup de fufil, dont
il tomba mort à vingt pas de moi. Mais voyant
qu’un autre prenoit fa place , malgré le trouble
que mon coup - de fufil leur avoit caufé, je
courus à ma mèche , & mettant le feu à deux
antres canons en même tems, les ennemis tom-
bèrent fi drus autour de moi , que je craignis
d’être écrafé de leur chiite. Le relie fe fépara &
s’enfuit à tire d'ailes. Ainfi finit cette guerre. Je
refiai trois jours fur le champ de bataille ,
pour voir fi les ennemis fe rallieroient. Ils en
étoient bien éloignés; car j’appris enfuite qu’a-
Tome 1 1, F.
66 Lee Hommes
vant mon retour , la plupart des provinces
révoltées avoient déjà envoyé des députés qui
portèrent les premières nouvelles de leur dé-
faite, & demandèrent ir.iféricorde. On retint
tous ces députés en p ri ton jv.fqu’à ce que je
retournai avec la tête d’Harlokin.
A mon arrivée à Brandleguarp , je fus reçu
en triomphe. Le roi , les colambs , & prefque
tout le peuple, hommes, femmes & enfans,
vinrent au-devant de moi avec chacun deux
globes de lumière dans les mains. Ce fpeélacle
extraordinaire dans les airs m’allarma. Je de-
mandai à Nafgig ce que cela vouloit dire; &c il
me répondit que c’étoit unfveecoan, ou qu’il
ne favoit ce que c’étoit. Je lui demandai encore
ce que lignifioit ce mot ; Sc il me répondit que
c’étoit une réjouiflance particulière dont il
avoit entendu parler , fans jamais en avoir vu ,
dans laquelle le roi marchoit en triomphe. Tous
les habitans de Brandleguarp', depuis quinze
jufqu’â Soixante ans > font obligés de l’accompa-
gner avec des v?rs-luifans dans les mains. Il
ajouta qu’on avoit vu deux réjouiffances fem-
blabîes fous le règne de Begfurbeck; mais qu’il
n’y en avoit pas eu depuis.
Quand nous approchâmes, tout ce cortège
fe fépara en deux lignes d’une longueur pro-
digieule , au bout defquelles étoit le roi en-
'Digitized
V O L A N S. 67
touré de lumières fans nombre. Il me fembloit
voir une avenue d’illuminations terminée à l’en-
droit où étoit le roi par une piramide de lu-
mières. Jamais l’oeil n’a rien vu de fi majes-
tueux ni de plus magnifique. En pafîant dans
les rangs, chacun des fpeélateurs qui avoient
deux lumières en donnoit une à un foldat ,
de forte que , fait que l’on regardât devant ou
derrière , le tout formoit un fpe&acle d’une
beauté inexprimable. Nous marchâmes ainfi
au milieu des acclamations du peuple & au
fon des gripfacks qui s’avançoient lentement
entre les rangs; enfin nous arrivâmes à la pira-
jfllide de lumières où étoit le roi. J’entendis un
grand nombre des plus belles voix qui célé-
braient mes aûions par des chants de triomphe ;
mais le fpcftade fingulier de I3 pyramide qui’
fembloit s’élever jufqu’au ciel, m’empccha d’y
faire attention, & d’y reccnnoître mon fils qui
s’y étoit joint avec fon flageolet. D’abord il
y avoit une ligne de près d’un quart de lieue de
longueur, qui planoit à la même hauteur que
les deux rangées , au centre de laquelle & un
peu plus en avant étoit le roi feul. Il y avoit au-
deflùs de lui une autre ligne plus courte que
la première , puis une troifième encore plus
courte , & ainfi de fuite jufqu’à une hauteur
prodigieufe , où la pyramide étoit terminée
\ ’ .V Eij
6$ LesHommes
par une feule lumière. Tcute cette multitude
planoit dans les airs fans fe déranger. Le roi
s’avança un peu pour venir à moi , & me féli-
cita de mon heureux fuccès ; enfuite fe re-
tournant & marchant devant moi , toute la
multitude fe retourna auffi & fe mit en marche ,
en chantant tout le long du chemin jufqu’à la
ville. La pyramide changea plufieurs fois de
face ; tantôt elle prit la figure d’un carré ,
tantôt elle formoit une demi-lune , & mille au-
tres figures. Cependant ce nombre infini de
globes de lumière n’avoit rien qui bleffilt la
vue , meme des gens du pays. L’arrière-garde
de l’armée entra dans les lignes , & nous
fuivit jufqu’à Brandleguarp en -fermant la
marche. Tandis que nous pallions au deffus de
la ville pour nous rendre au palais , tout le
peuple refia furie graundy , jufqu’à ce que nous
fûmes defeendus le roi & moi ; enfuite chacun
alla s’abattre où il voulut. Toutes les rues
& les avenues du palais étoient garnies du
peuple qui accourroit en foule pour voir le roi ;
car il avoit fait proclamer une fête & table ou-
verte pour tout le peuple pendant fix jours. Le
roi, les colambs, les ragams & les grands
officiers de l’état affilièrent avec moi à un fef-
tin magnifique qui fut préparé dans la grande
falle de Begfurbeck. Après le fouper, fa ma-
V O t A N S. 69
jefté me marqua quelque impatience d’appren-
dre le détail du combat. Je lui dis que la feule
aéfion courageufe avoit ete faite par mon ami
Nafgig, qui avoit commence la vi&oire par la
mort du général Harlokin. Nafgig fe leva
& dit au roi, qu’il n’a voit fait en cela que
profiter de l’occafion que la fortune lui a voit
préfentée, & qu’il auroit pu avoir le même
fort que le général. Excepté cette efcarmouche,
dit-il , & quelques coups de fabres diftribués à
l’avant-garde , il n’y a point eu de combat, &:
nous n’avons pas perdu un feul homme. Pierre ,
de deffusla chaife oii il étoit aflis , commando: t
à la vi&oire. Il n’a fait que parler trois fois &
murmurer tout bas une quatrième; mais il l’a
fait avec tant defuccès , que des deux premiers
mots il a tué plus de trois cens ennemis; fon
murmure a couché Harlokin à fes pieds , & le
troifième mot a terminé la guerre. Depuis que
nous avons apperçu l’ennemi , jufqu’à fa dé.
faite totale , il ne s’eft pas écoulé plus de tems
qu’il n’en faut pour traverfer les jardins de votre
majefté. En-un mot, ajouta Nafgig , votre ma-
je fié n’a pas befoin, comme je vois, d’autre
perfonne que Pierre pour vous défendre contre
vos ennemis publics & particuliers ; & tant
qu’il fera parmi nous , ma profefïion ne fera pas
fort néceflaire à l’état,
Eiij
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70 Les Hommes
Après ces comp'imens cle la part de Nafgig ,
& d'autres que je reçus du roi & du refre de
la compagnie, je reconnus que c’étoit un grand
bonheur pour moi d ? avoir été choifi par le
grand Collwar, pour affranchir un royaume
puiffant & un peuple auffi confidérable des
malheurs de la tyrannie. Vous menez , leur dis-
je, une vie fi heureufe fous le gouvernement de
Gcorigetti , que l’on ne peut forger fans hor-
reur à l’érat miférable dans lequel vous auriez
été réduits fous le pouvoir d’un ufurpateur ,
qui regardant ce royaume comme ime con-
quête, vous auroit tous réduits à un eiclavage
infupportable. Mais , ajoutai-je, il y a encore
parmi vous , & je ne le vois qu’avec peine >
un mal que les grands ne reffentent point, &
qui cependant a befoin de reforme. Depuis le
roijufqu’au moindre de fes fujets, n’êt es-vous
pas tous formés des mêmes membres? Ne ref-
pirez-vous pas tous le même air? N’habitez-vous
pas la même terre ? N’êtes vous pas fujets aux
mêmes maladies ? Ne fentez-vous pas tous éga-
lement la douleur tk l’oppreflîon ? N’avez-vous
pas les mêmes fens & les mêmes facultés? En
un mot, ne fonimcs-nous pas tous également
créatures ôc ferviteurs du même maître , le
• •J»
grand Collwar ? Le roi lui- même n’auroit-il
pas pu être efdave , fans le hafard qui l’a fait
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V O L A N S. ' 71
naître d’un roi? & le plus miférable d’entre
nous n’auroit-il pas été roi , fi le fort l’eût
voulu ? Vous tous qui êtes élevés en dignité ,
quel droit aviez-vous aux grandes places que
vous occupez , fans le hafard de la nahTance ?
Non , vous n’en aviez aucun : permettez-moi
donc de vous dire ce que je voudrois que l’on
fît. Puifque tous les hommes ont également
droit à la protection de Collwar , pourquoi
cherchez-vous à vous tourmenter les uns les
autres, lorfque vous n’avez aucun ennemi qui
vous inquiètte ? Ecoutez la nature ; elle vous
crie au fond du cœur , de faire à autrui ce que
vous voudriez qu’il vous fît. Que ce principe
foit la règle de vos aéiions. AffranchifTez vos
efclaves; & que tous les hommes foienttels que
Collwar les a faits, c’eft-à-dire , libres. Tant
que cette diftinéfion inégale d’homme à homme
fubfiftera parmi vous, comptez que, quoique
vous fembliez maintenant délivrés de vos mal-
heurs , il en fur viendra d’autres , & peut-être
de plus fâcheux. Ne croyez pas pour cela que
je prétende que tout les hommes fuient grands
ou que tous foient petits : non, je voudrois
feulement que l’on laiflat à chaque ferviteur la
liberté de fe choiùr un maître , & à chaque
maître celle de choifir fes ferviteurs. Celui
qui poflede des biens & qui peut procurer des
E iv
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7 1 Les Hommes
avantages , ne manquera jamais de gens qui
s empreiTent à le fervir , pour avoir part à fes
biens ; de même aufli celui qui n’a point de
biens eft obligé de fervir pour en gagner :
mais tout cela doit fe faire de bonne volonté.
Par ce moyen, celui qui vous fert y trouvera
Ion intérêt, & le fera avec plus de cœur ;
vous qui vous faites fervir , vous en ferez plus
doux, & vous en aurez plus d’attachement
pour un bon ferviteur, perfuadé qu’en agitant
autrement vous le perdriez. Je vous prie°donc
de faire un réglement à ce fujet ;ou fi vous vous
y oppofez, dites-m’en les raifons.
Un desragams dit qu’il croyoit que je par-
lois jufte , & qu’une telle conduite feroita^réa-
ble à Collwar. ‘
• Enfuite deux colambs fe levèrent , & décla-
rèrent qu’ils y confentoient.
Le roi s’en rapportant à moi, j’ordonnai, du
confentement des colambs , que la liberté feroit
proclamée dans toute la ville, de manière que
chacun fe rendroit à fon devoir comme à l’or-
dinaire, pour fervir fon maître pendant l’ef-
pace d’un mois ; après quoi il feroit libre à
chacun de faire une nouvelle convention avec
eux , ou avec tout autre.
Ce jour, fire, dis-je au roi , fera véritable-
ment un jour de joie pour ces pauvres efclaves»
V
V O L A N S. yj
â qui il etoit indifférent auparavant qui fût leur
roi, parce qu’ils n’avoient rien à perdre. En
effet , qu’importe à un efclave, qu’un homme
gouverne ou un autre , puil'qu’il refie toujours
clans l’efclavage? Maintenant qu’ils font libres,
leur propre intérêt les engagera à défendre
l’état.
Il ne me refie plus qu’une chofe à vous de-
mander, continuai-je, en m’adreffant aux ra-
gams : c’efl de vous trouver tous demain au
temple , pour remercier Collwar des faveurs
qu’il vient de vous faire , & lui en demander de
nouvelles. Chacun y confentit de bon cœur.
Quand on fut affemblé , les pauvres ragams
qui n’a voient plus leur image, ne fachant que
faire & que dire , fe trouvèrent fort embarraffés.
Leur ufage étoit de fe proflerner contre terre
devant 1 idole , en faifant mille gefles bizarres
Prioient-ils véritablement , ou n’en faifoient-ils*
que femblant? C’efl ce que perfonne ne fait.
Tandis que le peuple s’affembloit, j’appellai
un ragam dont j appercevoisl’embarras. Je vois ,
lui dis-je, que l’abfence de votre image vous
embarrafîe. Suppofez que vous & vos frères
ayez reçu du roi quelques faveurs, & que vous
foyez charge de l’en remercier, feriez-vous
embarrafîe de lui marquer votre reconnoif-
fance? Ne lui diriez- vous pas jufqu’à quel point
74 L F. S H O M M E s
vous êtes fenfible à fes bienfaits ? Ne lui pro.
mettriez-vous pas de vous conduire dans la
fuite en fidèlle fujet? Ne le prieriez-vous point
de vous continuer toujours fa protection ? Hé
bien, continuai-je , vous croyez en Colîwar;
vous êtes perfuadé qu’il entend ce que vous lui
dites ; adreflez-vous à lui avec ferveur : dirigez
votre cœur vers lui comme s’il étoit prêtent. En
effet , me répondit ce ragam , je crois que vous
avezraifon, nous pouvons le faire; maiscomme
c’eft une chofe nouvelle pour nous, vous devez
nous excuier , fi nous ne nous en acquittons pas
bien la première fois. '
Je ne pouvois choifir un meilleur difcîple;
car il n’eut pas plutôt ouvert la bouche , qu’il fit
une prière fort pathétique que le peuple écouta
avec beaucoup d’attention. Elle ne fut pas
longue , mais il embrafla tous les points que je
lui a vois prefcrits.
Quand il eut fini , un autre reprit , & nous
entendîmes au moins dix prières, dans chacune
defquelles il y avoit quelque chofe de nouveau
& de très-bien dit. Plufieurs d’entre eux m’a-
vouèrent enfuite qu’ils n’avoient jamaiséprouvé
tant de fatisfaélion , & qu’ils fe fentoient un
cœur nouveau. Nous paflames les fix jours de
fête avec toute la gaieté imaginable , & fur-
tout dans les danfes à la manière du pays , qu
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V O L A N S, 7Ç
me parurent trop chargées Je figures , & moins
agréables que celles d’Angleterre. Il arrivoit
tous les jours des villes révoltées, & même de
plufieurs petites républiques auxquelles Géori-
getti n’a voit aucun droit , des députés qui ve-
noient demander fa proteftior. : de forte qu’en
moins d’une femaine le roi fe vit nom feule-
ment délivré de l’appréhenfion d’être chaffé de
fon trône , mais encore chéri de tous fes fujets,
recherché de fes voifins , & enfin élevé au
plus haut point de gloire où un fouverain pniffe
atteindre.
CHAPITRE X L V I.
Pierre propre de faire la vifite des provinces révol-
tées. Il change le nom du pays , établit la religion
du côté de l'ouefi , & y abolit l'efclavage. Laf-
meel revient avec Pierre. Pierre lui enfeigne à lire
& à écrire. Le roi ejl furpris de cette cor ref pon-
dante. Pierre décrit au roi la forme d'un animal.
Q U and les fêtes furent finies , les colambs
demandèrent permiflion de s’en retourner. Le
roi, qui ne faifoit plus rien fans me confulter ,
voulut favoir de moi s’il étoit à propos de les
renvoyer dans leurs poftes. Je lui dis, que la
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7 6 LesHommes
confufion ayant régné fx !ong-tems à I’oucft de
fon royaume, ces provinces n’avoient peut-être
fait leur foumiffion que par la néceflîté des cir-
conftances, que la conflernation générale poti-
voit bien les avoir engagées à dilïimuler , juf-
qu’à ce qu’elles biffent en état de remuer de nou-
veau; qu’il étoit plus que probable que quel-
ques parens d’Harlokin ou autres chercheroîent
encore à les entraîner dans la révolte ; qu’ainfi
il pourroit avoir befoin de travailler avec fes
colambs à affurer la tranquillité ; qu’il ne falloit
pas par trop de fécurité donner lieu à de nou-
veaux troubles , & que tous les colambs fe
trouvant dans la capitale, il étoit bon de les
réunir encore une fois.
Quand ils furent aflemblés , le roi leur dé-
clara qu’il étoit beaucoup plus fatisfait de Tes
voir tous réunis maintenant , que quand il
avoit été quedion de chercher des moyens
pour conferver leurs vies & leurs pofleffions.
Maintenant, leur dit-il , il ne nous relie plus
qu’à délibérer fur la manière d’affurer nos
acquifitions nouvelles , & de régler des pro-
vinces qui n’ont pas encore été en mort pou-
voir. Le glumm Pierre* vous propofera ce
qu’il y a de plus néceffaire à examiner ; &
quand tout fera arrangé , vous aurez la li-
berté de vous en retourner.
Je leur repréfentai que , comme il eft clan-
V O L A N S, * 77
gcreux dans le corps naturel de guérir trop
promptement les plaies , avant que les chairs
loient bien faines , de crainte que l’humeur
^enfermée ne caufe de nouveaux ravages par
fg malignité; de même auffi dans le corps po“
litique , fi Tonie contente de fermer les plaies ,
iansnétoyer la fource qui les a caufées, elles
s’enveniment & s’irritent fourdement , jufqu’à
ce que rencontrant une occafion favorable ,
ciles renaiffent avec plus de violence. Je vou-
drois donc , ieur dis-je , que Ton vifitât les
différentes provinces, que Ton recherchât leur
conduite , que Ton examinât la vie & les mœurs
des colambs ; des officiers inférieurs & des ma-
giftrats, afin de conferver les anciens , ou d’en
établirde nouveaux , s’il eft néceffaire. Je vou-
drois que cette vifite fût faite par fa majefté
elle-même , accompagnée d’autant de colambs
qu’elle le jugeroit néceffaire, afin que fes nou-
veaux fujets puffent la voir dans toute fa fplen-
deur; que reconnoiffant les bonnes difpofitions
que le roi a pour eux , auffi-bien que fon équité
& fa juftice , ils deviennent des fujets zélés ,
attachés à foa gouvernement. C’eft ce qu’on
ne peut guère infpirer à leur cœur , que par des
moyens qui parlent aux fens. Une telle démarche
produira certainement l’effet que j’en attends,
&£ affurera la paix & le bonheur de Norm ,
I
78 'Les Hommes
Normus, je veux dire, de Dcorptfvzangeanti.
En m’entendar.t bégayer le rnoc Normbdf-
grfutt , & prononcer Doorptfwangeanti, toute
l'ail emblée retentit du mot Doorptfwangeanti*
& il tut rélolu que l’occident étant mainte
nant réuni à l’orient , le royaume entier ferait
. appellé déformais Saffdoorptfwangeanti , c’eft-
à-dire, grande terre de vol.
Tous les colambs approuvèrent que le roi
fît cette vifite , Si offrirent de l’y accompagner ;
mais ils infiftèrent à ce que je fuffe du voya
J’y cor.fentis, & je choifis deux des plus 1
biles ragams , pour enfeigner chez eux la nou-
velle religion au peuple : car dans tous mes pro-
jets je ne perdois pas de vue ce point , qui me
paroiffoit le plus important.
Quelques-uns étoient d’avis qu’on relâchât
les députés, après leur avoir déclaré les inten-i
tiens du roi; mais j’objeftai que peut-être ils
auraient du reffentiment de leur détention , &
feraient chez eux des rapports peu favorables à
nos dt (Teins. Il fut donc jugé plus à propos de
les emmener avec nous, & de partir le plus
: le pourrait.
promptement
Nous partîmes en effet avec une fuite nom-
breufe , 5c nous commençâmes notre route par
la droite , afin de faire tout le tour du pays , de
prendre les villes qui fe trouveraient fur notre. •
,
JB*
Mit.
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I
V O L A N S. 79
roure , & d’entrer quelquefois dans l’intérieur,
lorfque lafituation des lieux le demanderoit.
Les magiftrats & les principaux officiers de
chaque dirtriâ vinrent au-devant de nous à
quelque diftance de leurs villes , avec la corde
au col & l’inftrument de la mutilation que l’on
portoit devant eux. Le roi leur parloit peu en
chemin; il leur ordonnoit de marcher devant
lui vers la ville , & de le conduire à la maifon
du colamb. Auffi-tôt fon arrivée , le roi lui
commandoit de remettre fon emploi, ainfi qu’à
tous les officiers qui avoient des polies infé-
rieurs. Enfuite on examinoit leurs vies & mœurs.
& la manière dont ils s’étoient conduits dans
leurs emplois. On trouva que la plupart avoient
fait leur devoir relativement au gouvernement
fous lequel ils vivoient ; ( car ils alléguoient
pour défenfe, qu’ayant trouvé les chofes dans
un état d’ufurpation , & n’ayant pas l’autorité
de les changer, ce gouvernement étoit naturel
pour eux ). Audi en s’engageant folemnellement
à foutenir les droits du roi , ils reçurent prefque
tous leurs commiffions de la bouche même de
fa majefté. S’il s’en trouvoit quelques-uns qui
euffent été cruels envers les fujets , & qui
euffent commis quelques crimes notoires ou
abuféde leur autorité ( car tout le monde a voit
la liberté de fe plaindre ), ils étoient cartes &
* . ..» ■ * ‘\£" v • " ' V-'. . * * ■
8o LesHômmes
envoyés à Crashdoorpt , pour prévenir les
mauvais effets de leurs difgraces.
Nous ne déplaçâmes que cinq colatnbs & un
petit nombre de petits officiers inférieurs. Ainfi
la modération &. la ji.ftice de nos procédés,
donnèrent la plus grande fatisfaélion aux ma-
giftrats & au peuple.
Ayant remarqué à Brandleguarp quantité de
petites images dont ma femme m’avoit parlé,
je crus qu’il étoittems de marquer mon reffen-
tirnent contre elles. Je fis amener devant moi
plufieurs ragams de l’oueft , & leur demasdai
quelles petites images ils avoient parmi eux.
L’un d’eux prenant la parole pour les autres ,
dit qu’il ne croyoit pas qu’il y en eût beaucoup ,
parce qu’on lui en apportoit peu à bénir. Oii
eft donc votre grande image , lui dis-je ? A
Youk , répondit-il. Le peuple n’en a-t-il pas ici
de petites ? Fort peu , me dit-il , car on ne
nous y a pas forcé depuis long-tems. Comment
forcés , repris-je ? Efl-ce que le peuple ne les
adore pas ? Il y a peu de gens qui le faffent , me
dit-il ; elles n’ont jamais été adoptées dans
notre état que depuis environ dix ans qu’Har-
lokin nous y a contraints. Quoi , lui dis- je , vous
ne les adoriez donc pas auparavant ? Non , ré-
pondit-il , jamais , depuis que le royaume a été
divifé ; car nous avons voulu fuivre l’avis du
Vieux
V O L A N S.
81
ragam , & adorer Collwar même ; !e refte de
l’état n’y voulant pas confentir, le royaume fut
divifé entre nous qui fuivions la doétrine du ra-
gam, & les autres qui la rejettoient. Quoi"
qu’Harlokin fût un adorateur zélé de l’image *
tout ce qu’il a pu faire, n’a pu attirer le peuple
dans fes fentimens ; & Colhvar a toujours été
fuivi du plus grand nombre. Cette déclaration
me plut beaucoup; je n’avois jamais été informé
de ces circonilances , & je n’en fus que plus dé-
terminé à fuivre mon projet.
Comme nous devions aller vifiter Youk huit
jours après, je fis affembler les ragams & le
peuple dans le temple. Là , je leur racontai les
grandes merveilles que Colhvar avoit opérées
dans toutes les nations. Je pourrais , leur dis- je ,
vous en rapporter plufieurs exemples; fans
aller plus loin , vous en avez un frappant dans
vos villes.
Commençons par les anciens tems , où je
préfume que vous adoriez tous une idole. Avez-
vous quelque tradition précédente? Non,ré-
porfdirent-ils. Cette image , continuai-je, étoit
adorée dans le tems de Begfurbeck; pour lors
un vieux ragam , dont Collwar avoit éclairé
l’ame, voulut vous faire rendre à CoUwar
même les adorations que vous rendiez à l’image.
Vous ne voulûtes pas y confentir, & il vous
Tome II - F
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8i Les Hommes »
menaça; mais il promit d’heureux fuccès à Beg-
furbeck qui y confentoit : aufli parvint-il à un
âge fort avancé. Ceux qui y confentirent ,
eurent le courage de former un royaume in-
dépendant. Y a-t-il quelqu’un qui n’en apper-
çoivela caufe? N’étoit il pas vilible que Col-
lvrar étoit irrité contre l’eft, qui refufoit de
fuivre le vieux ragam ; & qu’au contraire il
étoit favorable à l’oueft, qui fuivitfa doûrine ?
Venons à l’application; elle vous fera voir qui
des deux avoit raifon ou tort.
Tant que l’oueft a fuivi Collwar, il a été
i floriffant , & l’eft a décliné : il n’eut pas plutôt
dégénéréfousle commandement de Harlokin, &
l’eft embraffé le culte de Collwar par mon
moyen , que la face des choies a changé. H fout
être aveugle pour ne point appercevoir toutes
ce svéritçs. Ainfi il fautpublier que chacun ait
à détruire toutes les petites images , fous peine
d’être mutilé. Pour moi , je détruirai cette
grande idole ; chargez-vous , vénérables ra-
gams , de détruire les petites. A ces mots , je
renverfoi la grande image , & la brifoi’en
morceaux.
Je fis faire une proclamation pour abolir
l’efclavage , aux mêmes conditions qu’à Brand-
leguarp ; & après avoir pacifié la province* de
l’oueft avec une fatisfaélion générale , nous
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V O L A N S. 83
continuâmes notre route. Prefque tout l’oueft
nous accompagna, jufqu’à ce que nous fûmes
revenus à l’eft; & je ne crois pas qu’il y ait
jamais eu dans le monde une réunion aufîi
heureufe.
J’ordonnai à plufieurs des grands .d’envoyer
leurs fils à la cour, pour y remplir des poftes,
& le mettre en état de pouvoir un jour gouver-
ner des colambats. Ce qui m’engagea à prendre
ce parti , fut la certitude que chaque pays aime
beaucoup mieux avoir pour chef un de fes
membres, qu’un étranger. D’ailleurs , en éle-
vant ces jeunes gens fous les yeux du roi pen-
dant huit ou dix ans, ils deviennent, pour ainfi
dire , naturalifés à la cour, oii ils fervent d’ota-
ges pour répondre de la fidélité de leurs pa»
rens , & fe rendent capables de fervir un jour
leur patrie.
Continuellement occupé à travailler au bien
de ce peuple , je tirois avantage des moindres
événemens , & j’étendois toujours mes vues
tant qu’elles pouvoient aller. Je n’en rappo%
terai ici qu'un feul exemple. Il y avoit à Youk
le fils d’un fimple particulier , à qui par hafard je
fis quelques queflious. Il y répondit très-jufie
&avec beaucoup d’afiurance. La manière dont
il le fit, m’engagea àde queftionner davantage;
je fus encore plus fatisfait de fes'autres réponfes.
F ij
84 LesHommes
Lui trouvant donc un génie étendu & beaucoup
de pénétration pour fon âge, je propofai à ion
père de me le confier. Le bon vieillard qui me
voyait en fi grande réputation , y conientit
avec joie ; le jeune homme ne demandant
pas mieux , je l’emmenai avec moi à Brar.dle-
guarp. Je lui procurai aufii-tôt un pofte peu
confidérable , à la vérité , car je lui en defiinois
un autre , mais cependant propre â lui attirer
quelques égards. Je prenois plaifir à difcourir
avec lui fur différentes matières. Ses queftions
& fes réponfes , qui fouvent m’embarraffoient,
me firent appercevoir en lui une imagination
vafte , & beaucoup de folidité jointe à une ap-
plicatioh continuelle & infatigable. Comme
je lui parlois fouvent de livres, d’écriture , de
leéhires , & des grandes connoiflances qu’on ac-
quéroit par leur moyen , fon efprit curieux &
les projets folides qu’il formoit , me firent
naître des idées auxquelles je n’aurois jamais
penfé fans lui. J’examinai tous les moyens de
Fùaftruire ; & lui ayant fait part de mon deffein ,
urne demanda comment je faifois pour former
une lettre. Je lui fis la defeription d’une plume;
je lui dis qu’en la rempliffant d’une liqueur
noire, & la fail'ant paffer fur une chofe plate
& blanche appellée du papier, elle y formoit
des traits auxquels j’étois le maître de donner
I
I
V O L A N S. 85
telle figure que je voulois. Quoi ! me dit-il,
toute chofe qui fera une marque fur une autre
chofe comme je voudrai , écrira ? Oui, lui dis-je ;
mais ciue pourrions-nous trouver qui fût capa-
ble de tracer des figures noires ? Nous allions
pourfuivre cette converfation , lorfque je fus
obligé de le quitter, pour me rendre auprès du
roi qui m’avoit demandé. Ayant refté tard avec
le roi, je ne revis Lafméel ( c’étoit ainfi que fe
nommoit mon élève ) que le lendemain au foir.
Son abfence m’avoit même donné de l’inquié-
tude. Je lui demandai oit il avoit paffé tout le
jour. Il me répondit qu’il avoit été chercher de
l’encre & du papier. Bon ! lui dis-je en riant.
En avez-vous trouvé? Oui , répondit-il, ou
du moins quelque chofe d’équivalent. Aufli-
tôt ouvrant un côté de fon graundy, il me fit
voir une grande feuille plate, unie & charnue ,
longue & large, de deux lignes d’épaiffeur , &
femblable à une feuille de figuier d’inde. Que
voulez-vous que je faffe de cela , lui dis-je ?
C’eftpour écrire deffus , répondit- il , & pour
voir ce que vous y aurez marqué. Avec quoi,
lui demandai-je ? Avec ceci , me dit-il ; & met-
tant la main dans fon graundy , il en tira trois
ou quatre efpèces de poinçons fermes & poin-
tus. Je les examinai , & frappant fur la tête de
Lafméel : mon ami , lui dis-je , fi nous étions
• - F iij ’
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86 LesHommes
vous & moi ei> Angleterre, vous deviendriez
confeiller d’état. Quoi ! me dit-il, efl-ce que
cela ne peut pas fervir? Je croyois avoir fait
merveille ; car j’ai marqué fur une de ces feuilles
tout autour ; & quoique je n’y apperçufle rien
fur le champ , avant qüe j’euffe fini , ce que
j’avois marqué d’abord , étoit d’une autre cou-*
leur que la feuille , & j’apperçus diltinéfement
les traits. Je lui dis que , comme il étoit d’un
âge à pouvoir comprendre ce que je lui enfei-»
gnerois, je voulois m’y prendre avec lui au^
trement qu’avec un enfant. Ainfi je lui parlai
de fon langage ; je lui fis voir que les phrafes
étoient compoféesdemots , les mots de fyllabes
& les fyllabes de lettres. Puis formant la voyelle
A, je lui en appris le fon , 8t y ajoutant une
confonne , je lui dis qu’une partie du fon de plu-
fieurs lettres particulières jointes enfemble com-
me ces deux-ci , formoit un autre fon , que j’ap-
pellois une fyllabe ; qu’en ajoutant deu x ou
plufieurs de çes fyllabes , j’en formols un mot ,
en plaçant enfemble les lettres qui forment les
fons des fyllabes propres à faire ce mot. En-
fuite lui montrant une copie de lettre qui pou-
vait aifément tenir fur la feuille , & lui en ap-
prenant les fons , je la lui laiffai : je n’eus befoin
que de les lui dire deux fois, Il avoit la mé"
moire fi bonne , qu’il retint le fon de çhaque
çttre , çxçepté de Vf, de l’I & du q.
V O L A N S. 87
En deux mois , je lui appris à lire tout ce que
j’écrivois. Il y prenoit goût, & travailloit
beaucoup de lui-même ; de forte que nous en-
tretenions enfemble une correfpondance de
lettres ; & il couchoit par écrit tout ce qu’il
avoit vu ou entendu pendant le jour, avec des
remarques fur différentes chofes.
Un jour que je me promenois avec le roi „ '
dans les jardins , en parlant des ufages de mon
pays , fur-tout de nos guerres , je lui dis que
nous avions des Soldats qui combattaient à
cheval. Le roi ne pouvoit concevoir ce que
j’entendois par un cheval. Sir%, lui dis-je , ma
femme m’a dit qu’il n’y avoit ici ni bêtes ni
poiffons ; j’en ai été d’autant plus furpris, que
nous avons abondamment des uns & des autres
en Angleterre. Si* je dis à Votre majefté, qu’un
cheval eft une créature vivante à quatre pieds ,
vous croirez naturellement que c'eft quelque
chofe qui reffemble à un homme qui auroit
quatre jambes. Oui vraiment, je le crois , dit
le roi; mais a-t-il le graundy? Je ne pus m’em-
pêcher de rire, & je fentis qu’il me faudroit
quelque comparaifon pour lui en donner une
idée jufle , fans quoi il n’entendroit jamais ce
que je voulois dire. Je me reffouvins d’avoir
.donné à Lafméel une petite eftampe représen-
tant un cheval , que j’avois trouvée dans xvaeM
F iv
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88 Les Hommes
poche des habits du capitaine , & que j’avois
gardée pour amufer mes enfans ainfi je dis au
roi que je pouvois lui montrer la figure d’un
cheval. Il me répondit que je lui ferois plaifir.
Je rencontrai par hafard dans le jardin une
des feuilles de LafméeL Je la pris; & avec la
pointe de mon couteau, j’écrivis à Lafméel de
m’envoyer par le porteur la figure de cheval
que je lui avois donnée , afin de la montrer
au roi ; & appellant un des gardes pofté à l’en-
trée du jardin , je lui dis ; Portez ceci à Laf-
méel; vous le trouverez, je crois, dans mon
appartement , 84 vous me rapporterez la ré-
ponfe. Alors continuant à parler avec le roi ,
& tournant au bout d’une allée, je vis encore
le même garde. Vous ne pouvez pas, lui dis-
je , avoir fait encore mon fncflage. Non , me
répondit-il ; vous ne m’avez point dit de quo*
je devois vous apporter la réponfe. Non vrai-
ment , lui dis-je; mais n’importe, faites ce
que je vous ordonne. Le garde s’éloigna avec
la feuille, fort mécontent. Mon pcre, me dit
alors le roi,* je fuis furpris de vous voir agir
d’une manière fi contradittoire; je ne m’atten-
dois pas à cela : quoi , vous ordonnez à un
homme de vous apporter une réponfe , fans lui
avoir donné de meffage. Je le priai d’avoir pa-
0 tience jufqu’au retour du meffager. Je n’atten
t*
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V O L A N S.
H
drai pas longt-tems , dit le roi , car le voilà de
retour. Hé bien , dis-je au garde , quelle ré-
ponse y a-t-il? Monfieur, me dit cet homme,
j’en ai été quitte pour ma peine , car il m’a ren-
voyé avec cette petite chofe blanche. Ah, ah ,
dit le roi en riant , je m’y attendois bien :
allons , mon père , avouez une fois que vous
avez eu tort : je fuis fur que vous aviez deffein
de lui donner un meffage , & que l’ayant ou-
blié , vous n’avez pas voulu qu’un garde vous fit
appercevoir de votre méprife. Je le regardai fé-
rieufement , & me mis à lire ce que Lafméel avoit
écrit. 11 me marquoit qu’il obéiffoit à mes or-
dres, en m’envoyant le cheval que je deman-
dois , & qu’il étoit après alors à le defliner fur
une feuille.
Allons , allons , dit le roi , donnez à cet hom-
me fon meffage, & qu’il retourne. Non, lui
répondis-je, il n’eft pas néceffaire: il m’a obéi
pon&uellement. Il a trouvé Lafméel dans ma
chambre ovale , aflis à fa table avec cette pein-
ture que voici , qui étoit devant lui.
Le roi penfa tomber de fon haut , quand il
m’entendit parler ainfi , & qu’il vit la figure.
Vraiment , mon père , me dit-il , j’ai eu tort de
vous accufer ; quoiqu’une chofe foit au-deffus
de ma portée , je ne dois pas croire qu’elle foit
au-deffus de votre fcience. Je ne répondis rien ;
A
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ço LesHommes
& me contentai de montrer au roi cette figure
& de lui expliquer ce que c’étoit qu’un cheval.
Il me fit mille queftions fur cet animal, & me
demanda enfin comment il étoit fait en dedans,
précifément comme votre majefté , lui dis-je.
Quoi ! reprit-il , il mange & refpire aufli? Oui ,
répliquai-je , apurement. Hé bien , dit-il , je
n’aurois jamais cru qu’il y eût au monde une
telle créature. Je ne fçais ce que je nedonnerois
pas pour en avoir une femblable. Je lui expli-
quai à quoi le cheval nous fervoit encore in-
dépendamment de la guerre : & au moyen de
la même figure , en y fuppofant des change-
mens , je lui fis la defcription d’une vache ,
d’une brebis, & de tous les autres quadru-
pèdes. Cette converfation fit beaucoup de plai-
fir au roi.
CHAPITRE X L V.
Pierre envoie chercher fa famille. Il va viftterla ville.
Defcription de cette ville & du pays. Fontaines
chaudes & froides.
A- yant alors le loifir de fonger à mes pro-
pres affaires, je conçus lé deffein de tranfporter
ma famille avec tous mes effets à Saffdoorpt-
V o l a N s. 9*
fwangeanti. Je ne voulois pas pourtant aban-
donner mon vaiffeau & la cargaifon ; car la
plus grande partie de la charge y reftoit encore;
tk. ma femme ne m’avoit envoyé par le goufre,
pour ainfi dire, que des bagatelles. J’eus quelque'
envie d’y aller moi-même ; mais confidérant
le trajet immenfe qu’il y avoit par mer , je pen-
fai qu’il ne falloit pas tenter la providence , en
allant dans un endroit oit ma préfence n’étoit
pas abfolument néceffaire.
Nafgig, aux foins & à la conduite de qui je
pouvois confier toutes fortes d’entreprifes ,
m’offrit fes fervices, & me promit de faire
tout ce que je lui ordonnerois. La feule diffi-
culté , dit-il , eft qu’il me fera impoffible de me
reffouvenir du nom de beaucoup de chofes
dont je n’ai point d’idée , pour en porter la con-
noiffance à mon efprit , lorfque je les verrai :
à cela près, je ne doute pas de vous fatisfaire. Je
lui répondis que je lui donnerois un compagnon
qui fe reffouvenoit de tout , quand une fois je
lui avois parlé ; que pour ne lui point furchar-
ger la mémoire, Lafméel porteroit un état des
chofes que je défirois d’avoir , & que pour lui
il ne feroit chargé que de l’exécution.
Lafméel défiroit beaucoup de voir le vaiffeau ,
& d’avoir part dans cette aventure. Il dit à
Nafgig qu’il avoit un art particulier au moyen
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9* LesHommes
duquel il fe reflouvenoit de tout , fi long-tems
qu’il le voudrait, & qu’en portant avec lui un
mémoire, il ne craignoit pas de fe tromper.
Le roi m’ayant permis de prendre autant
qu’il me faudroit de fes gardes pour porter mes
effets, je leur dis de fe tenir prêts pour le qua-
trième jour , que Nafgig & Lafméel partiraient
avec eux. J’ordonnai cependant à Lafméel de
revenir le jour fuivant prendre mes inftruc-
tions, & d’apporter avec lui un bon nombre de
feuilles, parce que j’avois bien des chofes à
écrire.
Lafméel , en entrant dans ma chambre le
lendemain matin, m’avertit que toute la ville
étoit en rumeur, & fur tout ceux à qui j’avois
fait rendre la liberté. Comment , lui dis-je ,
ont-ils fi-tôt oublié leur efclavage , pour abufer
déjà de la liberté? Allez vous informer de l’af-
faire, & que l’on m’amene quelques-uns des
chefs de la révolte.
Lafméel apprit, après plufieurs informations t
que le bruit courait que j’allois quitter le pays ,
& oue ces gens étoient déterminés à me fuivre ,
& à s’établir par-tout , où j’irais , de crainte
qu’on ne les réduisît encore à l’efclavage. Il
m’en amena quelques-uns. Après les avoir rt-
merciésde leur affe&ion , je les blâmai fort de
l’avoir montrée d’une manière fi tumultueufc :
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V O L A N S. 95
je leur dis que loin de vouloir les quitter , j’en-
voyois chercher ma famille , & mes effets pour
m’établir chez eux. Ils en furent réjouis, & me
dirent qu’ils alloient porter cette bonne nou-
velle à leurs camarades ; en effet ils fe retirèrent.
Bientôt après je me trouvai dans un plus grand
embarras qu’auparavant ; car ayant déclaré mon
projet aux autres , ils accoururent dans ma ga-
lerie en fi grand nombre , qu’ils pénétrèrent juf-
qu’à ma chambre. Je leur dis qu’il n’y avoit
point d’exemple que l’on traitât ainfi une per-
fonne pour qui on prétendoit avoir de l’amitié;
& qu’un pareil foulevement , loin de me prou-
ver leur reconnoiffance , feroit le vrai moyen
pour me déterminer à les quitter. Car, ajou-
tai-je, penfez-vous que je puiffe vivre dans un
pays où l’on marque plus de déférence pour
moi que pour le roi? Ils me demandèrent par-
don, &c promirent de m’obéir en toutes chofes ,
s’excüfant du trouble qu’ils m’avoient caufé ,
fur ce qu’ils étoient venus m’offrir leurs fervi-
ces pour tranfporter ma famille , mes effets , &
tout ce dont j’aurois befoin; & quefijevou-
lois les favorifer en cela^ils fe retireroient apffi-
tôt. Je leur répondis qu’après y avoir penfé ,
je leur donnerois de mes nouvelles. Cela les
*
tranquillifa.
94 Les Hommes
Ce trouble me prit beau coup de tems que Mau-
rois pu employer mieux ; je ne favois comment
nt’en débarraffer : enfin je leur fis dire par Ma-
leck , que j’avois pour eux beaucoup d’eftime ;
mais qu’après ce qui s’étoit paffé, il ne me con-
venoit pas d’accepter leur bonne volonté : que
d’ailleurs ayant demandé au roi quantité de gens
qu’il m’avoit accordés, ce feroit les*préférer au
roi , & faire injure aux autres, que d’accepter
leur offre. Ma réponfe les fatisfit , & il n’en fut
plus parlé.
Rien ne me parut fi difficile que de régler
exaûement la conduite de cette entreprife. J’a-
vois quantité de chofes à exprimer fur lef-
quellesla moindre obfcurité pouvoit caufer des
délais & du dommage. Non-feulement je fus
obligé de détailler ce que je voulois qu’on ap-
portât , mais encore la manière de l’emballer &
de le conferver. Comme Lafméel pouvoit lire
mon écriture à Pédro chez moi, &à Youwar-
ky à bord du vaiffeau, j’embraflai ce moyen,
qui, quoiqu’un peu long, me parut propre à
mettre quelque ordre dans l’expédition. Mon
mémoire étant fini , je vis qu’il y avoit encore
quantité de chofes à apporter; ainfi je mis un
&c. à la fin de mon catalogue ; & tandis que mes
gens fe préparoient au départ, j’y ajoutai en-
core plufieurs autres chofes. Ils étoient déjà fur
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*
V O L A N S. 95
le graundy., lorfque je me rappellai la chofe , à
mon avis, la plus importante. J’avois brifé un fi.
grand nombre de mes caiffes, que j’étois inquiet
comment on pourroit emballer tous mes effets.
Je longeai qu’il y avoit à bord plufieurs grands
tonneaux à mettre de l’eau , qui pourroient con-
tenir un nombre infini de petits uftenfiles, &
qui feroient faciles à tranfporter ; ainfi je les ar-
rêtai, & j’écrivis encore ceci. Mais à* peine
furent-ils partis & hors de vue , que je me rap-
pellai encore vingt autres chofes que j’aurois dû
leur dire, & qu’il fallut me réfoudre à laiffer
comprifes dans mon & caetera.
J’avois envoyé ma chaife volante , pour
tranfporter ceux de mes enfans qui n’avoient
pas le graundy. J’avois ordonné que Pédro fe-
roit aflîs & lié fur la chaife avec Richard attaché
dans fes bras. Jemmy devoitêtre afîife ôc liée
fur les planches devant la chaife , & David par
derrière; ainfi j’efpérai qu’ils arriveroientheu-
reufement : pour ma femme & Sara , elles
étoient en état de faire la traverfée fans le fe-
cours de perfonne.
Ayant dépêché ma caravane , & me trouvant
feul, j’appelai Quilly le lendemain matin : Il me
prit envie d’aller me promener dans la cam-
pagne ; je lui ordonnai de venir avec moi.
Depuis plus de fix mois que j’étois dans le
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96 Les Hommes.
pays, quoique j’euffe forti plufieurs fois dans
ma chaife , je me trouvai aufli neuf que le
premier jour, lorfque je voulus me promener
autour de la ville.
En effet, cette ville eft la plus curieufe qu’il y
ait au monde : c’eft un rocher immenfe , d’une
hauteur confidérable: de plus de deux lieues de
longueur , à peu près autant de larguettr.
Les rues & la partie habitable de cette ville font
taillées dans le roc jufqu’au niveau du refte du
pays , fort plates & unies au fond , tandis que
le rocher s’élève perpendiculairement de cha-
que côté des rues. La figure de cette ville eft
un carré parfait, dont chaque côté a environ
deux lieues de longueur. 11 y a au centre du
carré une grande place ronde de près d’un mille
de diamètre. A chacun des côtés des rues exté-
rieures jufqu’au côtéoppofé, il y a une autre
rue qui traverfe la ville , & coupe le centre
du cercle ; le long de la face du rocher qui
termine les rues & le cercle, il y a des arcades
ou maifons voûtées. Celles qui font dans les
cercle ôc dans les quatre rues qui fe croifent
& qui y aboutifîent , font deftinées pour les
grands & les plus confidérables habitans; mais
celles des rues extérieures font pour le petit
peuple. Il eft aifé de connoître où demeure un
grand , par la face extérieure de fon arcade ,
• &
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V Ô L À N S. .
& la diflribution des colonnes , de la fculpture &
des ftatues qui ornent Ton portique en dedans
& en dehors; car comme ils n’ont point de
portes, on peut vifiter par- tout ,& rien n’em-
pêche d’entrer. Le leüeur fera peut-être étonné
qu’un anglois puiffe parler avec plaifir d’un
pays ténébreux tel que celui ci ; cependant je
fuis peri'uadé que ceux qui le verront après moi,
conviendront que , pour la grandeur des porti-
ques & la magnificence des appartenons & de
la fculpture -, aucun pays de l’univers ne peut
rien produire de femblable. 11 eft vrai qu’on ne
trouve dans l’intérieur des maifons d’autre
lumière que celle des vers luifans ; mais quand
une fois on y eft accoutumé , On la trouve *
agréable, & elle n’a point de mauvaife odeur»
Pour moi , quoique j’aye fouvent regretté la
perte du foieil en plein air, je n’y ai jamais fongé
au-dedans des maifons; d’ailleurs une lumière
plus forte incommoderait les habitans , qui
pourtant ne voyent pas mieux que moi dans
une obfcurité totale.
Je fuis entré quelquefois dans des maifons
particulières qui contiennent jufqu’à 3.0 pièces
grandes & petites , tant hautes que baffes ; cha-
cune de ces pièces eft éclairée de vers luifans ;
extrêmement belle & bien proportionnée. Le
palais du roi , avec les appartenons qui en dé-.
Tome II.. ç
^3 LtsHokïirtfe's
pendent y occupe la quatrième partie du carré
de toute la vHle , & pourroit palier lui-même
pour une ville entière.
Il c’y a point de maifon de grdnds qui n’ait
une ou plufieurs longues galeries, où les femmes
vont s’arttuler à difïérens jeux ; mais c’eft tou-
jours fans intérêt que l’on y joue ; ou fi les per-
dans rifquent quelque chofe , ce ne font jamais
que des ratraîchiflemens : car la perte , loin de
déranger la fortune des joueurs, eft.tm lien de
plus pour entretenir l’amitié entre tous les ci-
toyens üe l’état.
Lorfque j’allai me promener parla ville , un des
colarob -aifoit faire une maifon pour y établir
faréfid^ ; ve quand il venoit à Brandleguarp. J’eus
la curie lue d’y entrer ; j’y vis quantité de cale-
bafTcs remplies d’une liqueur verdâtre ;& de-
mandant à Quilly à quel ufage elles fervoient,
ii me îépondit que ç’étoit une liqueur, dont *
les ouvriers fe fervoient pour faire des mai-
fons. Je m’avançai jutqu’à Un endroit où plu- v
fieurs hommes travailloient , & je m’arrêtai
quelque tems à les confidérer. Chaque ouvrier •
tenoit dans fa main gauche une de ces éalebaffes.
Ils étoient debout devant un grand banc de .
pierre , o f at pouvoit avoir trente pieds dé
haut , & qui atteignoit jufqu’à la voûte * où
l’on montoii par des efpèces de degrés > de*
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1
' V 6 L A f? s. 99
» \ » .
ÿtuïs le bas jufqu’aü haut. Il y avoit des ou-
vriers fur chaque marche , qui verfoient de
cette liqueur de la main gauche , & tenoient .
de la droite un outil de bois , à peu près fem-
blable à une petite ratiïïbire. Je remarquai que
quand ils verfoient de cette eau y il s’élevoit
de la fumée pendant quelques momens ; lâ
place devenoit toute blanche , la pierre fe
réduifôit en pouflière , que Ton ôtoit avec la
ratifloire : ort vèrloit enfui te d’autre liqueur ,
& on ôtoit encore la pouflière , jufqu’à'ce que
le roc fût fuflilamment creufé. Tout ce travail
fe faifoit à la clarté des vers luifafts;
Comme j’avois ima montre dans ma poche,
je mefurai un canton de pierre de trois pieds
de long , un- pied & demi de large furie plat*
& environ un pied d’épalffeur , pour voir com-
bien de tems l’ouvrier employeroit pour ufeir
cette portion de rocher felle fut enlevée en
moins de deux heures. Je connus par ce moyen
comment ils fabriquoient leurs mailons ; car
depuis que j’étois dans îe pays, je n’avois
jamais vu de fer , ni aucuns outils autres que
les miens. J’appris en quefttonnant les ouvriers *
que les raîiflures de cette pierre , mêlées Ivéc
une portion de terre ordinaire & d’une eat*
particulière , foo-moient un ciment femblabla
au plâtre , arec lequel ils faifoient les petits
. ; G Ȕ v
, - •' . ■/
I •
*• t ’ ,
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loo Les Hommes
ouvrages qui fervoit d'ornement à leurs édi-
fices. En m’avançant un peu plus loin dans
cette maifon , je vis un homme qui travailloit
à une figure de gliimm , fuivant la même mé-
thode , qui étoit debout dans le rocher contre
la muraille. L’ouvrier tenoit fa liqueur dans
une efpèce d’afiiettc découverte , 6c y trem-
pant une forte d’étoffe de la même matière
que mon lit , dont il avoit fait des rouleaux
courts de. différentes groffeurs , il en touchoit
la figure , 6c enfuite grattoit avec l'on infini-
ment , jufqu’à ce qu’il eût mangé de la pierre
ce qu’il en fallOjit pour perfectionner fon ou-
vrage.
Il n’efi pas concevable combien ce travail
fe fait promptement ; car en moins de dix mois
je vis cette maifon achevée, & compofée d’un
grand nombre de vafies 6c fuperbes apparte-
nons, fort chargés «d’ornemens & de fculp-
ture. Quand je vis la facilité avec laquelle
on faifoit ces ouvrages , le palais du roi ne
me caufa plus de • irprife : cependant je fuis
sûr qu’il n’y a pas dans le monde une pièce
qui, pour fa beauté, puiffe être comparée à
la cfearnbre de Begfurbeck, dont j’ai donné
ci devant la defcription.
Le palais occupant, comme je l’ai déjà dit,
j 4 n quart de la ville, aboutit à quatre rues
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V G L A N S. ïôr
différentes par autant d’arcades. Le long de la
face la plus baffe eff un promenoir d’une hau-
teur confidérable , foutenu par une vafte co-
lonnade , qui fembloit porter tout le devant
du rocher; & au-deffus règne une galerie de
même longueur, garnie de baluftrades, & fou-
tenue par des colonnes plus délicates , au-
deffus de laquelle eff un fronton décoré de
différentes figures , & autres ouvrages d’or-
nement jufqu’au fommet du rocher, qui étant
uni & de niveau dans toute fa longueur, étoit
environné de baluftrades, entremêlées d’tfpace
en efpace par des piédeftaux & des ft'atues des
anciens rois , fi grandes , que d’en bas elles
paroiffent de grandeur naturelle. Les autres
côtés font des logemens pour différens offi-
ciers qui fervent au palais. Sous l’arcade du
milieu de la place eff le paffage pour entrer
au paiais. C’eft une voûte longue & fpacieufe ,
term-inée par une grande place quarrée. De
chaque côté de ce paffage font de grands
efcaliers en pente douce & fans degrés , par
lefquels on monte aux appartemens. #
Ayant infinué à Quilly d’aller le lendemain,
matin promener dans la campagne , nous for-
tunes par une des arcades de derrière, au lie» , .
que la première fois nous étions fortis par un
des côtés, U y avoitducôté oppofé un paffage
• Giii
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ioi Les Hommes
par-deffous le rocher, qui conduifoit dans lu
jardin. Nous fortîmes dore par. derrière , &
après avoir traversé unç grande cour carrée,
environnée de bâtimens, nous montâmes , par.
un endroit pratiqué dans le rocher , fur une
grande tçrraflè , où nous vîmes diftin&ement
la montagne noire , dont le fommet s’élevoit
dans les deux ; & les côtés étoient bien gar-,
nis d’arbres , quoique le terrein du haut ne
fournît que peu de verdure. Le plus beau coup,
d’œil du haut du rocher étoit de voir le peuple,
'revenir en foule de la montagne 6c des bois,
çhargés du poids de plus de quarante livres
çhacun fur leur dos. Du haut du rocher on
les yoyoit voltiger au-deffus des rues, pour
gagner chacun leur demeure , par-deflits la
tête de mille autres gens qui fe promenoient
dans les rues. C’étoit une ebofe fort plaifante
de voir un homme qui fe promeooit grave-
ment dans une rue , 6c un clin d’œil après
de l’appercevoir fur le graundy , 6c de le voir
' - s’abattre dans un autre endroit , à près de ,
^ deux milles de diftance.
L’afped du payfage d’autour de la ville me,
paroifTant fi nud, je demandai à Q.uilly d’oij,
on tiroit les provifions pour tout le peuple,
de cette ville , qui n’avoit pas moins de tro«
cens mille habitai».. 11 me répondit qu’ils n’en
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* V O t A N S» *0$
• avaient pas d’autres que ce qui venoit de
h grande forêt ou des côtés de la montagne*
Mais , hii di*-je , j’aurois juré l’autre jour à la ,
table du roi , que je mangeois du bœuf de
• mon pays. Je ne fiais, répliqua- t-il , ce que
vous appeliez du bœuf; nous n’avons rien ici
que les fruits de quelques arbres ou arbrifieaux.
J:e fuis fort étonné , lui dis 4e , comment vos.
cuifiniers préparent leurs mets : j’ai mangé de
beaucoup de chofes bouillies, & d’autres que
l’on fert toutes chaudes ; cependant je n’ai vu
depuis moa arrivée dans ce pays , ni rivière ,
ni eau , excepté pouf boire & pour laver mes,
mains , & je ne fais d’où, on la tire. Il y a en-
core une chofe qui me furpfend.-, c’eft que ,
quoiqu’on ne voie point ici le foleil, comme
chez nous % pour échauffer l’air , le climat
de cette ville efl tempéré , & il y fait rare-
ment froid;; d’àilleurs je ne vois ni fèu ni fu-
mée. Nous avons fous le palais , reprit Quillv ,
pfufieurs fources d’eau , tant chaudes , que
• froides * que ferions - nous du feu ? Nous en
voyons affez pour nous effrayer au mont
Alkoé. Nos cuifiniers accommodent leurs fruits,
fur les fources chaudes. C’efl une imagination,
lui dis-je , ils œ peuvent pas. y cuire. Je fuis,
sûr pourtant , répondit-il , que nous n’avons.
JMLS; d’autre façon de préparer les mets» Es
G iv.
*
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104 Les Hommes
ben, Quilly, lui dis- je, nous retournerons .
aujourd’hui par le chemin que vous m’avex
dit , & demain vous me ferez, voif les fources.
Mais éclairciffez-moi , je vous prie : pourquoi
avez-voustantde frayeur du mont Alkoé? C’eft
apparemment que vos yeux ne peuvent pas
en iupporter la lumière, n’t-ft-il pas vrai? Non,
non, répondit Quilly; c’eft le pays des mé-
dians. Quelques-uns de nous ont volé par-
defîiis cette montagne , lorfqu’eile ne jette point
de flammes, comme il arrive quelquefois pen-
dant long-tems , & iis y ont entendu des bruits
capables d’effrayer tous , les honnêtes gens.
C’eft: là que l’on punit les méchans. Ne pou-
vant tirer de lui d’autre éclaire iffement , je
ne pouffai pas plus loin mes queftions. Cepen-
dant j etois déterminé, s’il étoit poffible, d’y 1
aller faire un tour moi- même. En parlant ainfi,
nous arrivâmes dans le jardin, & j’ordonnai à
Quilly de faire tenir mon dîner prêt, en lui
difant que je voulois rentrer dans le moment.
Le lendemain matin j’allai vifiter les four-
ces. C’eft une chofe qui mérite d’être Vite,
Nous paflames dans différens offices par-deflbus
le rocher , Quilly portant devant moi deux
globes de lumière. Nous y vîmes des fources
d’une eau fort claire , les unes chaudes , &.
les autres froides, qui selevoient à deux ou
Digitized
. V O t A N S. IOÇ
trois pouces au-deffus du pave. Nous paffames
enfuire dans les cuifines, qui me parurent plus
grandes qu’aucunes Eglifes que j’aie jamais
vues. Nous y trouvâmes un grand nombre de
ces fources , dont les unes étoient bouillantes
jour & nuit, & jettofènt de la fumée comme
un chaudio i. L’eau fortant par de petites cre-
vages du rocher , tomboit dans des bafltns
plus ou moins grands , & il y avoit de grandes
terrines de pierre, pour faire bouillir tout ce
que l’on vouloit préparer. Mais cé qu’il y avoit
de furprénant , c'eft que l’on voyoit à quel-
ques pieds de diftance d’une fource d’eau
chaude, une autre fource très-froide , & que
ces fources n’étoient jamais plus hautes ni plus
baffes dans un tems que dans un autre. J’en
raifonnai beaucoup avec le chef de cuifine ,
qui me parut un homme inffruit. Il me dit que
ces fources régnoient ainfi tout le long de la
partie pierreufe du pays ; que quand on vou-
loit creufer une maifon , le premier foin étoit
de conftdérer fi l’on trouveroit dans cet efpace
de l’eau chaude & froide , & que quai^il ne
s’en trouvoit pas , on choififfoit un autre em-
placement. H me dit auffi que l’on n’habitoit
point les endroits oit toutes ces commodités
ne fe trouvoient pas en abondance , & que
ç’étoit par cette raifon que les villes étoient
\ o 6 Les Hommes
6 peuplées. Qe font encore ces fources chaudes,
«gui rendent l’air plus, fain autour do6 villes ,
que dans les endroits oh il n’y en a pa$. Je
le remerciai de cette explication, ye bornai;
là mes recherches pour le moment.
r-- ■■■"?' j, ■ 1 . . ■ ,!.,■■ ■■■
*
CHAPITRE XLVL
J U'ifoire fabuleufe de la population de ce pays.
• Sa police & fon gouvernement. Difcours de,
Pierre fur le commerce. Arrivée cTYouwarky.
Elle invite le roi & les nobles à un grand feflin ,
& envoie chercher de ta volaille à Graundevolet.
IL Eteins me paroiffant long jufqu’à l’arrivée
de ma famille , j’envoyai un meffage à Pendle-
hamby, pour lui annoncer que j’avois envoyé
chercher ma femme , mes enfans , & tous mes.
effets , pour m’établir dans ce pays , & que les »
attendant bientôt , je ferois bien aife que lui,
mon frère & ma foeur fe trouvaffent à leur
arrivé^
Mon père étant venu feul , je le queflionnak
fur l’origine 8c la politique du pays. J’avois.
deffein de m’inftruire plus à fond de ldhrs af-.
faires, & d’y apporter , s’il étoit poflible, des v
change mens avantageux, Ay.çg. une opaaQÏtf
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Volons. 107
fance fuperficielle des cbpfes , je n’avois pu
jufqu’alors me former un^ idée l?ien jufte desî
loix &( du gouvernement. C’eft pourquoi je
priai mon beau-père de m’inftruire fur toute?
çes matières.
Mon fils Pierre , dit Pendlehamby , vous
avez déjà fait tant de chofes en fi peu de tems ,
que j’ai lieu de croire que vous n’en relierez pas-
là. Jfufqu’à préfent toutes vos entreprifes ont eu
un fuccès prodigieux. Le roi ni les çolambs ne
s’oppoferont à rien de ce que vous propoferez ;
ç’efl à nous à vous donner les inftru&ions
dont nous fommes capables , & vous m 'ho-
norez beaucoup d’avoir jette les yeux fur moi
pour cela.
Vous faurez donc que, fuivant la tradition
de nos ragams , cet état fubfifte depuis onze
mille ans. La grande montagne Emina , lituée
alors à une petite diftance de la montagne noire ,
& maintenant écroulée depuis long- tems dans
la mer, ayant éprouvé pendant plufieurs fiècles
de furieufes fecottflès dans fes entrailles , creva,
enfin avec beaucoup de violence, & lança juf-
qu’aux étoiles des rnalTes de chair informes ,
dont deux ayant touché dans leur paflage au
çôté de la montagne noire , ( car tout le relie
tomba dans la mer <k fut perdu ) , s’y logèrent,
& fe tenant ferrçes enfenable « mefure qu’elle#
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sot Les Hommes
♦
croifloient , fe réunirent , & n’en firent plus
qu’une ; & au moyen de la rofée du ciel , il s’en
forma par lucceflion de tems un glumm & une
gawry. Ces deux êtres attachés l’un à l’autre
étoient obligés de fe mouvoir du côté que l’un
vouloit aller : ainfi vivant long-tems enfemble
avec beaucoup d’amour & de tendreffe , ils
eurent la même inclination ; la moindre in-
commodité les faifoit fouffrir tous les deux
également.
Au bout d’un certain tems , ils commencè-
rent à s’ennuyer de cette fociété r l’un voulant
aller d’un côté , tandis que l’autre vouloit fe
tranfporter ailleurs , il fur vint entre eux des
diflenfions qui devinrent perpétuelles. Pour y
remédier à l’avenir, ils convinrent 'de fe déta-
cher l’un de l’autre au moyen d’une pierre ai-
guë. La douleur de l’opération fut très- vive,
'cependant ils en vinrent à bout. La plaie fe
trouva dangerettfe, & fut long-tems à fe gué-
rir parfaitement. Par la fuite du tems , fe trou-
vant tantôt de bon accôrd , & tantôt d’avis dif-
férens, ils engendrèrent , dans leurs bons mo-
mens, un fils qu’ils .nommèrent Périgèné, &
une fille appellée Philella. Ces deux enfans de-
venus grands méprifèrent leurs parens qui ha-
bitoient le fommet de la montagne; & fe déter* •
minant à defçendre dans les plaines , ils véc»-
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V O 1 A NS.' ïoç .
tent des fruits qu’ils y trouvèrent & fe mirent à
couvert dans ce rocher oii nous fommes. Pen-
dant ce tems , le vieux glumm & la gawry
étantparvenus à un âge fort avance, f]e trou-
vèrent fi infirmes, qu’ils furent long-tems fans
pouvoir marcher, jufqu’à ce qu’un jour étant
proches l’un de l’autre , & effayant de s’en-
tr’aider mutuellement, ils fe levèrent, & s ap-
puyant l’un fur l’autre , ils marchèrent affez
commodément. Ce fecours mutuel les tint
quelque tems en bonne humeur, jufqu’à ce
qu’enfin paffant un jour le long de l’Hoximo,ils
y tombèrent tous les deu$.
Périgèné & Philella eurent dans la plaine plu- ,
fleurs enfans , lefquels ayant cru & multiplié,
s’étendirent dans les cantons éloignés , & peu-
plèrent le pays. L’un d’eux , qui étojf un homme
fort emporté , commit le premier meurtre , en
tuant fon frère à l’inftigation de fa femme. Le
peuple irrité de cette aftion, & ayant en hor-
reur le meurtrier & fa femme , les mena fur le
.
mont Alkoé , oh il n’y avoit alors qu’un trou
étroit & fort profond, & les y précipita. Ceux
qui les y avoient conduits ne furent pas plutôt
éloignés du trou, qu’il en fortit des flammes qui
firent un ravage prodigieux , & ont toujours
continué depuis. Arco le meurtrier & Télamine
fa femme vécurent fept mille ans dans les flam-
' ■ V il . > Vx*A ,- . <*■ jfefr
' ; -••• jy * V* * ■* : :r ‘ . •
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• üd Les Hommes
mes , jufqu’à ce que s’étant fait un paffage avec
les dents à travers le côté de la moritagne , ils
engendrèrent une nouvelle génération au pied
de ce mont , & y portèrent le feu avec eux, ré-
fotus de l’entretenir toujours en mémoire dé
leur délivrance. Ils reçurent d’en haut la puifr
fance lurles méchans, & depuis ce tems ils né
s’occupent eux & leur poflérité qu’à les tour-
menter.
• ■
Long-tems après qu’on eut précipité ainfi
Arco & Télamine , le peuple du pays s*etant
multiplié , il arriva une année que tous les fruits
furent tellement grillés fur les arbres, que lé.
peuple ne poüvoit entirerfa fubfiftance comme,
il avoit fait jufqu’alors , & craignoit de périr
des fuites de cette féchereffe. Mais un des ra-
gams s’étant adreffé à Collwar , & lui ayant
promis de faire une image qu’il conferveroit à
jamais , pourvu qu’il envoyât de l’humidité ;
pendant la nuit un déluge fe répandit fur la
terre , de forte que le peuple fut forcé de
monter furies rochers, pour éviter d’être noyé*
Le lendemain , toutes ces eaux furent écoulées;
à l’exception de plufieurs petits endroits oit il
en refta pendant long-tems * & le peuple né
Vécut que de cette humidité qu’il tiroit ,
fuçant la pierre pendant bien des années; car
ontrouvoit que l’eau montoit toujours à la hall- •
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• V O L A N î, ' IH
. r
ïeqr de la fur fa ce, & pas plus haut. Les hommes
s’établirent & formèrent des villes aux endroits
oh ils trouvoient le plus de ces crevaffes Ôc de
ces réfervoirs d’eau, vivant enfemble dans les
crevaffes du rocher , jufqu’à ce qu’un certain
Lallio trouva le fecret de réduire le rocher en
pauffière , au moyen d’une liqueur qu’il tifoit
des arbres ; & s’étant coriÜruit une belle maifon
à l’endroit oùefta&uellement le palais , il dit à
tous les autres , que , s’ils vouloient le recon-
noître pour leur roi , ils auroient chacun une
OKtifou comme la fienne. Tous y confentirent ,
& il leur communiqua fon fecret.
Ce Lallio prefcrivit la manière dq' tailler
toute cette ville , partagea le peuple en colo-
nies aux endroits où les eaux étoient ?lus
abondantes; & tandis que la moitié du peuple
étoit occupée à creufer les rues & les maifons,
l’autre moitié apportoit des provifions. En un
mot , il devint fi puiffant, que perfonne n’ofoit
enfreindre fes ordres. Il tranfmit cette autorité
à fes fucceffeurs , qui voyant que la multipli-
cation du peuple & les colonies qu’on en avoit
formées l’avoient reqdu infolent & difficile à
gouverner, établirent dans chaque province un
colamb ou e.fpèce de vice- roi, revêtu d’une
autorité abfolue dans tous les cas, excepté
k meurtre & la trahifon , dont le toi feul & les
%ia! Les Homme#
côlambs font en droit de connoître dans Ife
Moucheratt.
Comme nous n’avons befoin que de vivres
& d’habitation , le roi , en donnant un co-
lambat, donnoit toutes les terres & les fruits «
qu’elles produifent , avec toutes les fources
chaudes & froides, au colamb , qui les diftri-
buoit par parties aux grands officiers qu’il avoit
fous lui, & ceux-ci aux autres officiers fubal*
ternes, pour fervir à leur fubfiftance. On don-
noit auffi à chacun un nombre d’efclaves du
petit peuple , à proportion de la dignité du
polie dont il jouiffoit; & ces efc'aves, en ré-
compenfe de leurs fervices , font nourris par
leurs maîtres.
E(l- il queftion de faire la guerre , le roi expofé
en plein Moucheratt le nombre de troupes qu’il
a deffein d’y envoyer. Chaque colamb efl taxé
à proportion de fa puiflance , & envoie fort <
contingent tiré , tant du nombre de fes efclaves ,
que de ceux des différens officiers qui dépendent •
de lui ; de forte que , quelque nombre de troupes
que l’on leve , tous les foldats peuvent fe trou-
ver aurendez-vous en fq§t peu de jours.
Nous n’avons chez nous , après les colambs,
lesragams & les guerriers, que trois profeffions
qui font, les cuifiniers, les archite&es & les
faifeurs de piques. Chaque colamb en a plu-
fieurs
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■s . ' »,
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*» , . 1 , •
V O L A N S'. HJ
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fieurs parmi Tes efclaves. Suivant le nouveau
Reglement, il n’y aura que ceux-là qui gagne-
ront, puifqu’ils pourront travailler où il leur
plaira, & qu’ils feront payés fuivant leur capa-
cité ; mais je ne vois pas en quoi les pauvres ar- *
tifans en feron^mieux pour cela.
Monfieur , lui dis-je, vous favez qu’il y a
parmi vos efclaves des gens qui ont tant de
talens, qu’il feroit fâcheux de les priver des
moyens de fe faire connoître. Je n’ai eu d’autre
deflein en leur procurant la liberté, que le bien
qui dqit en résulter, c’eft-à-dire , l’introduélion
des arts. Or tout homme qui a des taleps natu-
rels s’y adonnera , dès qu’il fera maître de
choifir tel art qu’il voudra : il trouvera tant de
plaifir à faire de nouvelles découvertes , que,
quand il ne lui en reviendroit aucun profit ; la
feule fatisfaélion de l’avoir trouvée fuffiroit
pour le dédommager de fes peines. Mais je
propofe aufïî un falaire pour les ouvriers. Quel
lalaire , dit mon père , peut-il leur revenir
autre que la nourriture, & tout au plus quelqu’un
pour la leur fournir ?
Moniteur , lui dis-je , l’homme qui n’a rien à
efpérer , perd l’ufage d’une de fes facultés. Je
me trompe fort , ou fi vous vivez encore dix
ans , vous verrez 'cet état auflt différent de ce
qu’il eft maintenant, qu’un efclave l’eft d’avec
Tome 1 7. H
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1 14 Les Hommes
l’arbre & les plantes dont il tire fa nourriture.'
Vous ferez tous en poffelîion de chofes qui
vous procureront les fruits des bois, fans que
vous ayez befoin d’efclaves pour les aller cher-
cher. Ceux qui étoient ci-devant vos efclavfs ,
tiendront "à honneur d'être employés pour vous
& en même tems ils en employeront d’autres ;
de forte que les grands & les petits feront obli-
gés mutuellement les uns aux autres; tous le
feront à l’artifan induflrieux ; & chacun fera
content d’avoir ce qu’il délire.
Mon fils , me dit-il, ce fe*oit un tems bien
glorieux, à la vérité : mais croyez-moi, vous
avez déjà joué un fi grand perfonnage; n’allez
pas rifquer , en entreprenant ce à quoi vous ne
pouvez pas réuflir ,cle ternir la gloire que vous
vous êtes juftement acquife.
-v Monfieur, lui dis-je, je n’entreprendrai rien
qui puiffe me faire tort ; je n’oublierai jamais le
difcours de mon ami Glanlepze. Voyez-vous
ceci, monfieur , lui dis-je, en lui montrant ma
montre? Oui , dit-il; c’ell ce qui étoit attaché
au côté de ma fille à Graundevolet. Vous
avez raifon , lui dis-je ; que croyez-vous que
ce foit? Une calebalfe, dit-il. Je m’attendois à
cette rpponfe, répliquai-je : portez cela à votre
oreille. Comment, dit-ii cela fait du bruit ? EU-
ce une créature vivante? Non , lui dis-je;
* '
V O L À N S. I)Ç
mais elle me fert tout autant. Si je veux favoir > *
quel tems du jour il eft , ou combien j’ai été pour
aller d’un endroit à un autre , je n’ai qu’à re-
garder ceci , il me le dit auffi-tot. ®
Mon père la confidéra quelque tems , &
voyant Taiguille des minutes plus avancé®
qu’elle ne l’étoit d’abord, eh eut peur , & l’au-
roit laiffée’tomber, fi heureufement je n’y euffe
porté la main. Comment, dit-il , cela remue ?
monfieur, lu) dis-je, fi vous l’eufliez laiffé tom-
ber, vous m’auriez fait un tort inexprimable. Je
vois bien maintenant, ..reprit-il, comment vous
opérez toutes vos merveilles. C’eft quelque
chofe que vous avez renfermé là, qui vous
aide ; c’eft quelque efprit malin. Je fis un
grand éclat de rire. Il en fut fâché . voyant bien
qu’il avoit parlé en ignorant. Non, monfieur ,
lui dis-je ; ce n%ft point un efprit bon ni mauvais ,
c’eft une machine faite par des gens de. mon
pays pour mefurer le tems. J’ai bien entendu
dire, répondit-il, que l’on mefuroit un terrein,
un rocher , un arbre; mais je n’ai jamais vu me-
furer 'le tems. Pourquoi non, monfieur, lui
dis- je ? Ne direz-vous pas, dans trois heures
d’ici je ferai telle chofe? Cet homme a trente
ans? N’eft-ce pas mefurer le tems par jours &
par années? En effet, dit mon père, vous avez
raifondans un fens. Hé bien, lui dis- je, com-
Hij
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ii6 L e ç Hommes
ment mefurez-vous le jour ? Par le lever & le
coucher, répondit-il. Mais, répliquai je, fup-
pol'ez que je dife : je pars pour tel endroit , & je
reviendrai bientôt ; & que j’aye dans l’idée le
moment oit je reviendrai: comment pourrai-jè
vous faire connoître ce tems ? Bon ! dit-il , ce
• fera dans la fuite, ou dans un autre tems que
je puis bienpenfer , fachant oii vous allez. Mais ,
infiftai-je , comment me ferez-vous connoîtrç
quand vous penfez que ce fera ? Il faut que
vous le penfiez auffi , me répondit- il. Oui , lui
dis-je ; dans ce cas nous pouvons nous tromper
tous les deux en penfant différemment. Hé bien,
ceci fert à re&ifier cette erreur. Alors lui mon-
r • •
trant les heures, je lui fis entendre en combien
de parties on divifoit le jour; que l’aiguille me
montroit combien de ces parties étoient déjà
paffées ; & que fi en s’éloignant ^e moi , il me
' difoit qu’il reviendroit à une , deux , ou
trois parties de là, je fa vois quand je devois l’at-
tendre. Enfuite je lui montrai les roues ; Sx je
lui expliquai de mon mieux en quoi confifloit
la force du mouvement; & pourquoi il n’alloit
pas plus vite ou plus lentement. Le défir de l’en-
feigner m’en donna infenfiblement à moi-même
plus de connoiffance. Quand il commença à en
avoir quelque idée , il me dit qu’il voudroit bien
fcvoir aufli une montre. Apprendrez- vous, dit-
V & i A N si 117
it , à tous nos gens à faire de pareilles chofes è
Non , Monfîeur , lui dis-je ;on n’enferoit plus de
Cas. Ah ! s’écria-t-il , cela eft impoflible. Ecou-
tez, monfîeur, répliquai-je , comment je l’en-
tends ; je pourrai dans la fuite vous faire voir
cent chofes’aufîi utiles r mais, fi tous les ouvriers
s’occupoient à faire des montres, comment
pourroit-on faire d’autres chofes ? D’ailleurs , fi
Chacun en faifoit , perfonne n’en auroit befoin ;
& alors que gagneroit un homme à en faire ?
Rien que fa propre fatisfaftion : au lieu que ,
s’il n’y a que vingt-hommes qui en fâchent faire
dans une grande ville , tous les autres auront
recours à eux. Ceux qui les font , auront nécef-
fâirement affaire à quelque autre ouvrier qui
fera d’autres chofes dont ils auront befoin, ÔC
ainfi de fuite. Par ce moyen , tout homme
qui a befoin de quelque ‘ chofe qu’il ne fait
pas lui-même , s’adreffera à l’ouvrier qui la
fait.
Excufez-moi, mon fils, me dit mon père :
maintenant que vous m’avez inftruit, j’ai honte
de vous avoir fait une queftion fi fotte. le lui
répondis que c’étoit un proverbe dans mon
pays , que tout eft aifé , quand on, le fait. En
effet , dit-il, je penfe qu’on 'doit trouver de tout
dans votre pays.
Deux jours après, ma femme & ma fille Sara
H iij .
1 7 ^
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,u8 L Ej Hommes
arrivèrent de fort bonne heure. Jamais joie ne
fut égale à la nôtre. Je les embraffai de tout
mon cœur , ainfi que mon pere , & fur-tout
Sara qui étoit une fil le char mante. Elles m’ap- •
prirent que tout le cortège arriveroit le foir
même; qu’elles l’avoient quitté à Battingdrigi
que quoiqu’elles fuffent parties les dernières %
tout le cortège n’avoit pas pu venir li vite
qu’elles , à caufe du bagage qui eft embarraflant.
Oui, mon papa, dit la petite Sara, nous n’a-
vons fait que nous repofer à Batt'ingdrig ; Sc
■fi-tôt que maman a vu tous mes frères, qui *
font arrivés avant les. autres , elle a baifé Ri-
chard, & nous fommes reparties.
Sept heures apres, on vit arriver le fécond
convoi qui fût jamais entré dans çe pays Je
fus trop occupé ceite nuit de ma femme &c de
mes enfans, pour fQnger à ma cargaifon, & je
me contentai d’y établir une garde; car, après
feizeannées de mariage , Youwarky m’étoit aulfi,
chère que le premier jour.
Je fus obligé de m’adreffer au roi pour faire
augmenter mon appartement. Mes enfans étaient
charmés d’avoir beaucoup plus de place qu’à
Graundevolet : mais fe voyant fçrvis avec tant
de propreté '& par un fi grand nombre de domef'
tiques (car, avec de nouveaux appartenons ,
on nous avoit donné tous les domeftiques qui . «
I
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r # V O L A N S. * T 19
en dépendoient ) , üsfe crurent dans un paradis ,
en comparaifon de ma grotte, où nous étions
obligés d’aller chercher nous- memes tout ce
dont nous avions beioin.
Le lendemain, Tômy vint nous voir. Le
roi lui avoit donné un fort joli pode depuis la
mort de Yaccombourfe. Halicarnie vint auifi
avec la princefle Jahamelprès de qui elle étoir ^
’ qui fut charmée de voir Youwarky dans fon
habit à Pangloife , & l’invîta elle & fes enfans
d’aller la vifiter dans fon appartement.
Il n’y avoir que quelques mois* que ma femme
avoit vu fes enfans;. cependant elle eut peine à
les reconnoître , tant ils étoient changés. Nos
deux courtifans avoient tant de politeffe dans <
leurs manières, que leurs frères Sara les re-
gardoient de mauvais œil , cherchant à trou-
ver des défauts en tout , & laiflant percer à
chaque inftant l’ènvie qu’ils leur portoierit. Je
les en repris un peu durement. Nous fommes
tous faits , leur dis-je , pour plaire à notre créa-
teur : ce n’eft que par la bonté du cœuf qu’on
•y parvient; 8? ceux qui l’ont le plus pur, font
les meilleurs de tous. Si l’extérieur de votre
frère 8c de votre fœur vous piaifent mieux que
le vôtre , cherchez à les imiter*
Quand qous fumes établis dans notre nouvel! •
appartement , je débalai mes, chaifes 6c ma
v. Hi\ç
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ïiq Les Homme^,
table , & montai mon buffet. Nous nous trou-
vâmes alors les gens les mieux meublés & les
plus en état de figurer , qu’on eut jamais vu
dans cette partie du monde. Il me manquoit
alors des fouliers pour Pedro, les fiens étoient
prefque itfés; pour les autres, ils n’en avoient
jamais porté : mais je ne pus pas en trouver,
jufqu'à ce que m’adreffant à Lafméel , & lui
faifant entendre ce qui me manquoit , il me
montra les grands tonneaux. Comme il y en
avoit onze, tant grands que petits, je ne fa-
vois par oit commencer; mais ayant invité le.
roi & plufieurs des minières à dîner avec moi ,
je fus obligé de faire la revue de tous mes
effets , pour chercher d’autres chofes dont j’a-
vois befoin.
Dans cette vifite , je trouvai une demi-
rame de papier, une bouteille à encre, de
cuir, mais dans laquelle il n’y avoit point d’en-
cre ; quelques plumes , des livres de compte,
& plufieurs chofes concernant l’écriture. Cette
trouvaille m’encouragea à défoncer les autres
tonneaux, où je trouvai peu d* chofes II y
avoit dans la dernière caiffe plufieurs livres,
deux romans , fix volumes de pièces angloifes ,
deux livres de dévotion ; les fuivans étoient ef-
pagnols ou portugais ; le dernier, me parut
‘être une bible » mais en l’ouvrant je la crus en
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V O t A N S. 1 11*
langue portugaise , & je remis tous ces livres
enfemble dans le deffein de m’en amufer dans un
autre tems. J’y trouvai encore un peu de pa-
pier , & une ii grande quantité de fouliers,
que, quand ils furent appareillés, j’en eus
pour tout le tems que je reliai dans le pays.
Ayant invité le roi de manger avec moi,
comme je viens de le dire , j’étois fâché de n’a-
voir point fait apporter mes volailles. Youwarky
dit qu’elle avoit penfé en apporter; mais que
cet article n’étant pas fur mon mémoire , elle
n’avoit pas voulu le faire fans mon ordre. Je
réfolus auffi-tôt d’envoyer Maleck en cher-
cher , parce que je ferois bien aife de donner au
roi un plat dont il n’eût jamais' mangé. Ainfi
lyant fait venir Maleck : prenez trente hommes \
avec vous, lui dis-je *,& partez pour Graunde-
volet : vous emporterez fix caifles vuides, &
mettant huit de mes volailles dans chacune ,
vous les apporterez promptement. Où font-
elles: me demanda-t-il ? Vous les trouverez au
juchoir,lui dis-je , quand il fera obfcur. Jq^p’y
ai jamais été, me répondit' il , & je ne fais pas
le chemin. Quoi! lui dis je , vous n’avez jamais
été à Graundevolet? Oui, dit-il, mais jimais
au juchoir. Maleck, lui dis- je en riant, vous •
n’avez pas vu mes vola lies? Ii me dit qu’il ne
les connoiffoit pas, ôi demanda à quoi elles
p' -
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* . *
na Les Hommes
xeftembloient. C’eft un oifeau , lui dis-je;
Qu’eft-ce que c’eft qu’un oifeau , demanda-t-il è
Youwarky s’appercevant de cette conversation ,
lui dit : Maleck , ne m’avez-vous pas vu jetter
des petites noix à dès chofes qui vous éton**
noient & qui mangeoient les noix ? Oui , ma-
dame, dit- il; je fais à préfent ce que c’eft ,
ces chofes qui ont deux jambes & point de
bras? Oui, Maleck, lui dis-je, c’eft cela même.
Vous verrez une petite maifon à côté de ma
grotte; & le foir vous y trouverez ces mêmes
chofes montées fur des bâtons. Prenez-les dou-
cement, & portez-les dans les cailles. Maleck
s’acquitta très-bien de fa commilfion , & au lieu
de quarante-huit, il m’en apporta foixante, en
me difant que les caiftes pouvoient les tenir
Commodément. Je lés élevai enfuite dans le
jardin du roi.
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V O L A N S. Ï . HJ
■■ i nu i
. CHAPITRE XLVII.
Pierre va che{ fort beau-plre. Il traverfe les mon-
tagnes noires. V oyage au mont Alkoe. Il gagne
les mineurs ; défait Us troupes du gouverneur ;
fait proclatner roi Gearigelti ; prend le gouverneur
prifonnier , & lui rend fon gouvernement ; fait
des loix du confentement du peuple , & retourne
à Brandlçguarp avec des députés.
IN’ayant plus aucuns projets dont l’exécu-
tion fut preffante, j’allai faire un voyage à Arn-
drumnftake chez mon beau-père. Nous y ref-
îâmes Youwarky & moi environ fix femaines^
& j’y laiflai tous mes enfans, *
' , A mon retour , je parlai fouvent à Maleck
de fon pays ; je m’informai de fon origine , s’il
y avoit long tems qu’il étoit habité , quels
étoient les pays voifins & leur fituation. Il me
répondit que fon pays fe prétendoit fort ancien,
mais qu’il n’étoit pas bien peuplé; que les an-
ciennes familles avoient été prefque éteintes
par des accidens ; qu’environ trois cens ans au-
paravant , fuivant une bonne tradition , un
peuple venu de delà les mers, ou comme ildi-
foit, des petites terres, les avoit cruellement
*
* I
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H4 Les Hommes
persécutés; qu’on prétendoit même, quoique
fans apparence, que ce même peuple a voit aufli
inondé ce royaume. Il me dit que, quand ce
peuple vint la première Fois , il commença à
creufer la terre à une grande profondeur , d’oti
en tirant beaucoup de terres de différentes ef-
pèces dures & pefantes , iLles mettoit dans de
grands feux , jufqu’à ce qu’elles coulaffent
comme de l’eau ; après quoi il les battoit avec
de grandes maffes pefantes , pour leur donner
différentes formes. Il y en a , ajouta-t-il , qui
reffemblent à cette matière qui eft au fond de
votre vaiffeau , d’autres qui font prefque blan-
ches , & d’autres rouges. Quand j’étois enfant ,
ces gens vouloient qu’on m’envoyât travailler
parmi eux, comme mon père; mais ce travail
. lui ayant caufé la mort , je fuis venu ici avec
beaucoup d’autres pour m’en affranchir. Que
font-ils de cela , lui demandai-je , après l’avoir
battir comme vous dites? Ils l’emportent fort
loin fur la mer, dit-il. Mais, répliquai-je , à
quelle intention l’emportent- ils? Ils le don-
nent, dit il, à un autre peuple, qui le reçoit
d’eux & qui l’emporte. Mais pourquoi le îaif-
fent-ils emporter, lui dis-je? C’eft,répondit-il-
parce que ces gens leur donnent des habits en*
échange. Comment, des habits , pourfuivis-je *
Ont-ils beioin d’habits plus que vous? Oui y
• •' ■ -, ■ *>
V O L A N Si
dit- il, car ils n’ont point le graundy. Et quels
autres pays avez-vous dans les environs , de-
mandai je? Il y a , me répondit-il, un pays au
nord d’ Alkoé, où l’on prétend qu’habite un au-
tre peuple comme celui des petites terres , qui
tire plufieurs chofes du mont Alkoé. Qu’eft- ce
qu’ils en font , dèmandai-je^? Je n’en fais rien,
me dit-il j mais ils en tirent beaucoup, & ils ne
veulent pas laifler entrer dans leur pays : il n’y
a perfonne qui habite entre le mont Aikoé & la
mer ; ces gens ne veulent pas le fouffrir.
Ayant tiré de Maleck tous les éclairciffemens
que je pus , ainfi que de deux autres du même
pays , qu’il m’avoit amenés ; je combinai tout
ce que j’en avois appris. Si je pouvois aller fur
le haut du mont Alkoé voiries ouvrages qu’on
y fait, penfois-je, je parviendrois peut-être,
en y empêchant le commerce par mer , à attirer
tout le profit du pays , & à le faire palier par
nos mains.
Je m’informai enfuite de ceux quiapportoient
les fruits de la grande forêt , quelle forte de .
terrein il y avoit ;& je trouvai, parla defcrip-
tion qu’ils m’en firent , que c’étoit une terre lé-
gère, couverte en plufieurs endroits d’herbes
& de gazon. Suivant leur rapport , ce devoir
être un pays abondant , s’il étoit bien cultivé :
d’ailleurs , n’étant point environné de ce côté
1
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*116 Les Hommes
parles montagnes noires , il étoit plat & beau»
coup plus haut que DoorptfwangeantuCes nou»
velles me donnèrent envie de connoître la vé-
rité J’allai faire le tour de la montagrfe noire &
delà grande forêt, en mettant fouventpied à
terre pour oblerver les lieux. La forêt eft une
longue fuite de bSîs qui ne finiffent point , &
qui font entremêlés çà & là de belles peloufes
garnies de gazon. Le terrein y produit très bien,
parce que les arbres n’en font pas trop preffés ,
mais à une certaine diftance entre eux. J’allai
beaucoup plus loin qu’aucun autre n’avoit été
avant moi , fans y trouver le moindre change-
ment. En revenant par l’oueft, je vis l’Hoximo ,
qui n’eft autre chofe qu’une ouverture étroite &
très-profonde au fommct de la montagne noire.
Quand on y jette une pierre, on l’entend heur-
ter de côté & d’autre avec bruit. J’approchai
mon oreille de l’ouverture, tandis que j’y en
fis jetter une groffe ; je m’imaginai , après fon
bruit ordinaire, l’entendre tomber dans l’eau ;
de forte qu’il n’eft pas impoflible que le fond de
cette crevafle aboutifle à la mer , qui en eft à
deux ou trois lieues. C’eft dans ce trou que l’on
jette tous les corps morts, depuis le roi jufqu’au
dernier de fes fujers. Quatre Glunims tenant le
mort par les bras & par les jambes, prennent
leur vol au-deftus de l’Hoximo & le jettent.
V O L A N S* * ny
tandis que Fair retentit des lamentations de fa
famille & des autres personnes qui fuivent le
corps; car, dans ces occaftorts, les parens dis-
tribuent abondamment du vin à tôus venans.
■Après m’être repofê deux femaines chez moi,
•je réfolus d’aller faire un voyage au mont Al-
koé; & ayant communiqué mon deffein à Ma-
leck, il me dit qu’il y viendrait de tout fon
cœur, mais qu’il appréhendoit que les Swan*
geantis ne voulurent pas m’y porter; car,
dit-il , ils ont une ancienne tradition, que Min-
drack, ceft-à-dire, le diable, y demeure; &
ils ne voudraient pas y aller pour un monde.
C’eft même ce qui fait la plus grande fureté du
pays ; car ils prétendent qae fans cela Min-
drack les aurait dévorés.
J’en parlai au roi, à Nafgig & aux ragams,
<iue je trouvai tous dans la perfuafion que le
mont Alkoé étoit l’habitation de Mindrack, &
qile le bruit qu’on y entendoit, étoit caufé par
fes ferviteurs occupés à battre & à tourmenter
les méchans. Hélas! dis-je en moi-même , voilà ’
un des plus beaux projets du monde arrêté
par un préjugé infoutenable ; comment pour-
rai-je faire pour le détruire?
^ dis à Maleck, que ce qu’il avoit prévu,
n etoit que trop vrai , par rapport au peuple de
Brandleguarp ; mais lui dis-je , „’ y auroit .g «
ui 8 Les Hommes
pas ici affez de vos compatriotes pour m’y #
porter? Sur ce qu’il me dit qu’il y en avoit un
affez grand nombre, je lui ordonnai de s’arran-
ger avec eux ; cependant ce n’étoit pas fans
peine que je me déterminois à me fervir de ces
gens. Quoique ma réfolution fût prife, je jugeai
pourtant à propos de faire goûter mon projet
aux ragams, s’il étoit poflible, dansia perfua-
fion que cela pourroit déterminer le peuple,
J’affemblai donc plufieurs des ragams, & leur
dis : comme vous êtes plus fagcs & plus fenfés
que le peuple , je m’adreffe à vous pour avoir
votre avis (ur mon expédition du mont Aikoé.
Songez-y bien : avez- vous quelque raifon réelle ,
& n’eft-ce pas un pur préjugé qui vous porte
à croire que ces peuples font amis ou ferviteurs
du diable , & cela fans autre examen ? Autant
que je puis le comprendre , ce font des peuples
qui connoiffent la nature des différentes fortes
de terres, & qui, à force de travail & de tett*,
les réduifent en une fubllance tolide pour l’u-
fage du genre humain. Le défaut de ces chofes
fait précifément que vous ne poffedez pas la
centième partie des avantages de la vie. On
entend & on voit dans mon pays les mêmes
bruits & les mêmes travaux que fur le mont
Aikoé : c’efl avec les ouvrages qui en réfultent ,
« que nous trafiquons d’un bout du monde h l’au-
v tre|
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A
V O L A N s: I1Ç>
tre ; & nous qui fommes fort à notre aife par
leut moyen , nous ferions fans cela très-mifé-
râbles. Quelques-uns de vous n’ont-ils pas re-
marqué ce que j’appelle des couteaux, des four-
chettes , des cuillers , des gobelets d’argent ,
mes piflolets & mes fabres? Hé bien , toutes ces
chofes & une infinité d’autres encore font le
produit de l’induftrie de ces pauvres gens. Or,
continuai-je , fi nous établirions une commu-
nication avec ce peuple, vos revenus feraient
tous payés avec de ces chofes curieufes ; vos
fujets feroient employés à les mettre en œuvre
& les étrangers s’adreflant à vous pour avoir
ce dont ils manquent, vous donneroient en
échange des choies dont vous avez befoin ;
vous feriez bientôt connus & refpe&és dans
le monde. Voyant que quelques - uns de ces
raifonnemens les avôient ébranlés , je voulus
les prendre du côté de leurs fens. Je vois bien,
leur dis-je , que vos préjugés ne font pas en-
core détruits: mais, que direz- vous, fi j’y vais,'
& que je revienne en bonne fanté ? Craindrez-
vous de m’y fuivre une autrefois? Ils voulurent
m’en difluader comme d’une expérience dan-
gereufe ; cependant ils avouèrent que fi je re-
venois , ils ne croiroient .pas qu’il y eût tant à
craindre. qu’ils l’avoient foupçonné. .
Maleck m’ayant choifi quatre-viogt de fes
Tome II. I
è
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Lfes Hommes
compatriotes, j’employai un mois de tems à
leur faire connoître mes piftolets & mes fabres,
& la manière de s’en fervir ; & prenant avec
înoi une caiffe remplie d’armes , & d’autres
■choies néceflaires , nous nous rendîmes à la
montagne noire. J’y fis une paufe. Nafgig &
Lafméel vinrent m’y trouver, & me dirent,
que , puifqu’ils me voyoient fi obftiné d’y
■aller , ils ne m’abandonneroient pas , quelque
chofe ‘qu’il pût leur en arriver. Cette démarche
de leur part m’encouragea ; & confultant en-
semble de quel côté les bruits venoient, nous
prîmes la réfolution de combattre d’abord du
côté où la fumée s’élevoit avec le plus de force.
•Je chargeai fix fufils & tous mes piftolets, que
je tins dans ma caiffe , & ordonnai de me def-
cendre à environ cent pas de la première fu-
mée : enfuite je pris trois hommes pour porter
mes fufils derrière moi; j’en armai douze autres
de piftolets , mais avec défenfe de tirer fans
crdre , & je laiflai le refte avec le bagage.
Nous avançâmes vers la fumée , qui fortoit
d’une voûte bâfre au pied de la montagne.
L’entrée en étoit éclairée par les flammes du
volcan. A peine y eus-je mis le pied , qu’un
iiomme accourut fur moi avec une barre de
fer rouge ; je le renverfai par terre d’un coup
*de ftrfil ; & envoyant deux autres & une -
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V O L A N J, ' 131
femme qui, pour n’être point apperçus, fe
cachoient le vifage , & fe tenoient droits Contre
une muraille , j’ordonnai à Maleck de leur dire
dans leur langue , que nous n’étions point ve-
nus comme ennemis, ni à deffein de leur faire
aucun mal ; que leur compagnon avoit mérité
fon fort, en accourant fur moi avec une barre
rouge; que s’ils en agiffoient honnêtement avec
nous , nous ferions de même avec eux ; mais
que s’ils fe mettoient en devoir de nous ré-
fifter , ou de méditer quelque trahifon , ils au-
roient tous le même fort que leur compagnon.
A cette déclaration , ils s’approchèrent avec
mille marques de foumilîîon. Je remis mon fufil
à Maleck, & leur dis de continuer leur ou-
vrage. Apres avoir fait porter tous les fu-
ftls dehors , de crainte de quelque étincelle ,
je m’apperçus que ce que nous voyions étoit
une forge autrement faite que les nôtres , oit
le vent ctoit produit par une grande roue fem-
blable à celle d’un moulin à eau, dont les ailes
ou vannes tournoient dans une elpèce d’au-
get fermé , ce qui faifoit un courant prodi-
gieux d’air , qui alloit aboutir à un petit trou
derrière le foyer de la forge. On en tiroit
alors des barres de fer.
Je donnai à chacun de ces hommes & même
à la femme un verre d’eau-de-vie ; ils la burent
1 %
" - 4, . .
«
• * • > .
•v
bigitized
ijz Les Hommes
avec plaifir, & ’a trouvèrent fi bonne , qu’ils
regardoient fi je leur en donnerois encore. Je
les queftionnai enfuite fur leur métier, & m’in-
formai quel étoit leur chef, & comment ils
commerçoient avec leür fer. Ils me firent la
même reponfe que m’avoit rendue Maleck.
£ ifuite je demandai où éioient leurs mines.
*•
L’un d’eux me regardât attentivement , me
dit : vous favez donc ce que nous faifons ?
Oui, lui répondis-je, très-bien. Il me dit dans
fon langage , que Maleck m’interpréta , que
la mine étoit à deux cens pas de-là du côté
qu’il me monîroit. Je leur fis continuer leur
ouvrage , en difant que j’aüois les faire gar-
der , uniquement pour empêcher qu’ils ne fou-
levaffent le voifinage contre moi ; quoique ,
s’ils le faifoient , ils feroient fervis comme
leur compagnon : en effet , je portai auprès de
l’arcade quatre hommes armés de piftolets.
Je me tranfportai à la mine de fer, dans la-
quelle tous les ouvriers étoient vraifemblable-
ment defcendus ; car je n’y vis perfonne ,
mais feulement de grands monceaux de mine ;
j’en pris dans ma main , & à fa pefanteur je
jugeai qu’elle étoit fort riche en métal.
Je retournai enfuite à mes gens de la forge,
& leur demandai quelles autres mines il y avoit
dans le pays , & quels métaux elles fourni^
V O t A N S.' * I
foierit. Maleck , fauté de connoîtrtf les mé-
taux lui même , ne pogvoit leifr rendre ma
queftion , parce qu’il en ignoroit les noms.
Alors je leur montrai Une pièce de monnoie
de cuivre , une autre d’argent , & ma montre
\d’or, & je leur fis demander s’ils a voient de
ces métaux. Il marquèrent du doigt la pièce,
de cuivre. & celte d’argent ; & en voyant la
montre ils fecouèrent la tête. Je leur fis voir
auflî une balle de plomb , ils dirent qu’ils
* avoient aufl: de ce métal en abondance.
Je les priai de m’enfeigner le chemin des
mines de cuivre , en leur montrant du doigt
la pièce de cuivre , avec proraeffe , s’ils vou-
loient y venir avec moi , de leur donner en-
core de l’eau-de-vie. Ils y confentirent, pourvu
fyie j’attendiffe que l’ouvrage qu’ils tcnoient ,
fût fini. C’étoit à près d’une lieue fur la droite
qu’étoitla mine de cuivre ; & comme ils avoient
le-graundy, je crus qu!ils- alloient s’envoler à
côté de moi ; mais je nvapp-rçus qu’on leur
avoit mis autour du graundy une petite chaîne,
qui les empêchoit de l’ouvrir.. Je marchai
auïfi à pied ; & ayant gagné leur amitié , en
me familiartfant avec: eux , je leur dis d’en-
trer les premiers, & d’annoncer au condu&eur
des ouvriers , qu’un étranger demandoit à lui.
parler & à voir fes travaux ; que j’étois un
liij
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i } 4 L e S H o ivr w e s
homme paîfibie, pourvu qu’il me traitât civi-
lement ; mais que je le.tuerois fans façon , s’il
faifoit réfiftance.
Je ne fais quel rapport ils lui firent de moi ,
ni comment ils s’acquittèrent de ma commif-
fion; mais cet homme vint à moi fort poli-
ment. Maleck lui demanda par mon ordre , s’il
venoit ainfi que nous en qualité d’ami ; & en
ayant reçu l’affurance , j’entrai avec lui , pre-
nant Nafgig & Maleck pour m’accompagner ,
&C je laiffai dehors mes armes à feu. Je dis •
pourtant à mes deux compagnons de porter
ainfi que moi leurs fabres à la main , de peur
de quelque furprife. Nous vîmes une grande
quantité de mine de cuivre , & plufieurs four-s
neaux à l’entrée de^ la mine , qui régnoit ho-
rifontalement dans le côté de la montagne , &
qui, à ce qu’ils me dirent, étoit fort riche. Je
donnai à l’infpeûeur un peu d’eau-de-vie, ainfi
- qu’à deux ou trois de fes ouvriers qui avoient
été empreffés à. me montrer & à m’expliquer
tout.
Je priai leur chef de fortir avecrmoi, & lui
demandai depuis quand il avoit cet emploi. Il
me répondit qu’il étoit né dans les* îles Born ,
g£c avoit été amené tout jeune ici , oit il avoit
travaillé vingt ans d’abord au fer, enfuite à
l’argent, & maintenant dans cette mine, fans au-
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V O L A N S.
cun efpoir d’être jamais délivré de cet efc lavage ;
qu’étant maintenant infpeCteur des travaux , il
fe trouvoit affez bien , quoiqu’il n’y eût rien
de tel que la liberté. Il me dit encore qu’ils
attendoient dans peu de nouveaux efcîaves ,
parce que les mines tuoient ceux qui n’y étoient
pas propres en fi peu de tems , qu’elles étoient
fort mal en ouvriers actuellement, & que le gou-
verneur étoit allé aux îles pour y faire recruç.
Cette circonftance me fit plaifir. Oii demeure
le gouverneur, lui demandai-je ? 11 me montra
fa maifon. Sa garde eft-elle forte , continuai je }
D’environ quatre cens hommes , me dit-il ;
mais perfonne n’ofe lui réfifter ; çar il maltraite
fi fort les gens , fans cependant les tuer , qu’on
ne peut pas faire la moindre chofe contre fon
gré.
Quand nous eûmes difcouru quelque tems fur
la misère de l’efclavage , voyant que cet homme
étoit propre pour mes deffeins , je lui deman-
dai s’il vouloit venir avec moi à Brandleguarp ;
car, lui dis -je, il y a sûrement de bonnes
mines dans les montagnes , & fi vous voulez
en accepter la direction , vous ferez libre , $£
l’on vous donnera tout ce que vous voudrez.
. Il fecouala tête , en difant: comment pourrois*je
être libre dans un pays oit tout le monde efl
,efdaveî D’ailleurs, ajouta- 1- il, il y règne
' I IV
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136 Les Hommes
tant de divifions internes , qu’on prétend que
tout cet état va être déchiré en lambeaux. Vous
vous trompez, lui dis je; j’ai fait ceffertous les
troubles en tuant l’ufurpateur. Eft-il poffible ,
reprit-il? Et êtes-vous l’homme qu’on dit qu’ils
attendoient , & qui devoit fortir de la mer?
C’eft moi-même , lui dis je. Quant à l’efcla-
vage, il eft aboli ; il n’y a plus un feul efclave
dans le royaume, & il n’y en aura point non
plus ici , fi vous confentez de vous attacher à
moi. Ceta feroit bien heureux pour nous, re-
prit-il. Eh bien , mon ami , lui dis-je , je vous
promets que cela fera. Ayez feulement atten-
tion à une chofe : quand je viendrai pour ré-
duire votre gouverneur , qu’aucun de vos mi-
neurs ne prenne fa défenfe. 11 me promit d’en
informer les autres ouvriers en fecret, &que
tout iroit à ma fatisfaftion ; mais il me con-
feilla de prefier cette affaire , parce qu’on
attendoit le gouverneur de jour à autre.
En le quittant, j’allai aux autres mines avec
mes guides , qui m’ayant vu fi bien recevoir
à la mine de cuivre , le dirent*aux autres ; de
forte que par-tout oit j’allois , mes offres furent
acceptées de bon cœur ; & mon projet prit
un tour favorable , qui me fit entrevoir que
je réuffirois aifément.
Ayant ainû difpofé mes batteries, j’envoyai
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Volant 137
Maleclc Si fes camarades aux naturels du pays
pour traiter avec eux , & leur promettre la
liberté , pourvu qu’ils fe foumiflent à Géori-
getti. Ces gens étant bien allurés de ce que
j’avois fait à Brandleguarp , & voyant jour à
recouvrer la liberté, fe prêtèrent à mes vues;
de forte qu’il ne me refloit plus que d’atta-
quer les foldats avant le retour du gouver-
neur. Ayant donc renouvellé'mes engagemens
avec les mineurs , & me croyant avec les na-
turels du pays dans la meilleure intelligence
que je pouvois defirer, Nafgig & Lafméel me
confeillèrent d’aller avec eux chercher le ca-
non & une greffe armée , avant que d’attaquer
les foldats. Toute ma vie j’ai aimé la prompti-
tude dans les expéditions; perfuadé que, quand
on daiffe échapper une occafion , il eft rare
de la retrouver. J’auroîs bien fouhaité avoir
mon canon avec moi ; mais je n’eftimois les
hommes que pour la montre. Ainft je formai
le plan de marcher le lendemain ipatin avec
les feules forces que j’avois, & de me ranger
dans une plaine voifine de la garnifon du gou-
verneur, afin d’y attirer fes foldats, fi je pou-
vois. Je m’y rendis donc. Ce que je fouhaitois
arriva ; car , à la première nouvelle de ma
venue , ils parurent armés d’une efpèce de
maffue fort pefante, qu'ils faifoient tourner
L e s Hommes
avec force * & jettoient en l’air, afin d'at-
teindre leurs ennemis par derrière dans leur
vol , & de les abattre; mais ils ne pou voient
pas les lancer à plus de trente pas.
Je me tiqj aflis dans ma chaife, un fufil à
la main ; Maleck étoit à mes côtés avec un
autre; quatre autres fufils étoient pofés tout
prêts à m’être préfentés , & Lafméel fe tenoit
auprès de moi , pour recharger mes armes , à
mefure que je tirerois. Je détachai un parti
de vingt hommes armés de fabres , à qui j’or-
donnai d’attaquer l’avant-garde des ennemis ,
en fe jettent fur eux avec impétuofité , pardfe
qu’ils ne venoient contre moi qu’un petit
nombre à la fois. Je ne voulois pas faire ufage
de mes fufils , jufqu’à ce que j’en trouvaffe une
occafion favorable. Ils commencèrent l’attaque .
à] environ cent pas de moi , & à très-peu de
hauteur dans l’air. Mes gens, armés de fabres ,
ayant évité la première volée de leurs armes ,
tombèrent fur eu? avec tant de furie , que
coupant ici un membre , là Un graundy , &
par ce moyen les mettant hors de vol , il les
firent tomber par vingtaine à mes pieds. Quand
je vis venir l’arrière-garde , qui formoit un
corps de trois cens hommes, fur trois rangs
bien ferrés les uns au-deffus des autres , dans
le deffein d’abattre ma poignée de monde , &c
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V o l a- n s: _ ' i35[ '
de l’accabler par leur nombre , je fis retirer
tous mes gens derrière moi , & donnai ordre »
de ne point tomber fur l’ennemi, qu’il ne fut
paffé au-deflus de ma tête. A mefure qu’ils ap-
prochoient, Maleck & moi, ayant tiré chacun
un fufil en même tems , puis fautant fur un au-
tre , & enfuite fur un troifième; tout cela dans
un inftant; nous les fîmes tomber autour de
nous , en rugiflant & faif^nt des cris horribles.
Les autres voyant une telle boucherie, paf-
sèrent au-deflus de ta tête de mes gens , qui en
paflerent beaucoup au tranchant de leurs fabres,
& ceux qui s’échappèrent, s’enfuirent fi-^ien
qu’on n’en entendit plus parler.
Les mineurs , qui de leurs difFérens pofles ,
a voient vu l’aélion , fe rendirent de toutes
parts autour de moi , en danfant & en chantant.
Si je n’eufle fait ranger mon monde , ils m’au-
roient peut-être fait plus.de mal à force d’a-
mitié, que deux armées comme la garde du
gouverneur. La reconnoiflance m’empêchoit
d’employer la force contre* eux ; & ils accou-
r oient en foule , dans le défir de me toucher feu-
lement, à ce qu’ils difoient. Ainfi de peur d’en
être blefle, comme quelques-uns le furent, je
leur dis de pafler entre deux files de mes gens,
après m’avoir touché , de fe retirer de l’au-
tre côté. Cela les tranquillifa un peu ; mais ils
me tinrent long-tems à la torture,
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140 Les Hommes
Nous marchâmes enfuite tous en corps vers
la ville, où nous allions proclamer Géorigetti
roi du mont Alkoé, quand un drôle beaucoup
plus hardi que les autres, voulant haranguer le
peuple , pour l’engager à ne pas aller lî \ î e, fut
frappé d’un coup’ de fabre , & tomba mort poiir
fa peine'. Nous continuâmes la proclamation ; &
j’accordai, au nom du roi, la liberté générale-
ment à tous fans exception.
Il fallut fonger enfuite de quelle manière
nous nous oppoferions au gouverneur ; quand
il vîendroit. Pour cet effet , je m’informai com-
menf il arrivoit, par quelle route, & avec
quelle fuite. Ayant appris qu’une centaine
d’hommes fans graundy l’attendoient au bord
de la mer, & compofoient toute fa garde, à
‘l’exception de quelques amis & des efclaves
qu’il amenoit; que les efclaves marchoient tous
devant par rangs de fix hommes enchaînés les
uns aux autres , fous l’efcorte de quelques
gardes, j’allai en perfonne viliter la route par
oit il devoit paffer'; & trouvant un polie con-
venable dans un bois épais qui étoit fur la route,
& d’où nous pouvions le voir long-tems avant
d’en être apperçus , je plaçai un corps -de-garde
dans le bois du côté de la mer , & avec mon
monde je me mis de côté & d’autre précisément
à l’endroit par oit le gouverneur Ôc fa fuite de-
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V O L A N S. 141
voient en fortir;de forte que mon corps- de-
'garJe me donnant avis de leur venue , je puffe
être prêt à tomber fur eux, quaftd ils fortiroient
du bois de n.otre côté.
Après avoir attendu trois jours; le corps-de-
garde vint nous dire qu’ils paroifloient. Ainfi
nous tenant le plus cachés que nous pûmes,
nous biffâmes paffer les efclaves & les gardes,
qui arrivèrent environ deux heures avant
le gouverneur. Si- tôt qu’ij^ parut lui-même, je
rangeai mes gens dans le bois fur un terrein uni
&par files, leur commandai de fe coucher
fur le ventre, jufqu’à ce qu’ils me vident lever ;
& pour lors de fe lever aufli , pour me fuivre &:
exécuter mes ordres.
Les premiers rangs ayant paffé le bois ,
je me levai, dès que je vis paroître le gou-
verneur a découvert , & je dis à Maleck de
crier tout haut , que fi quelqu’un remuoit
ou ofoit lever la maffue , il feroit mis à mort.
Alors voyant un des plus avancés 'courir, je
le couchai par terre d’un coup de moufquet.
Je fis dire aux autres , qu’ils enflent à mettre bas
les armes; & qu’ils feroient en fureté; mais que
quiconque réûfteroit, feroit traité comme celui
qui s’étoit enfui. Ce difcours joint à la frayeur
que mort fufil avoit répandue parmi eux , les
arrêta , &c Us _ relièrent tous comme des
flatues.
»
142 Les Hommes
Je m’avançai enfuite vers le gouverneur, à
qui >e fis demander par Maleck mon interprête ,
quels étoient les gens qu’il avoit avec lui. Il
répondit que c’étoient fes efclaves. Je lui or-
donnai alors de les faire venir les uns après les
autres, & de leur rendre la liberté. Voyant
donc que c’étoit une néceffité ( car j’avois le
regard terrible ) il fit ce que j’exigeois. Je crus
que tous ces nouveaux affranchis me dévore-
roientde careflès , Si j’eus bien de la peine à les
conrenir. Je lui demandai enfuite où ilalloit. A
mon gouvernement , répondit-il. De qui* le
tenez-vous, répliquai-je ? Des Z^ps des îles,
dit-il. Je lui déclarai que quiconque auroit à
l’avenir ce gouvernement , le recevroit des
'mains de Géorigetti, roi du pays , à qui tous
les naturels & les mineurs avoient déjà engagé
leur fidélité. Je lui dis encore que les naturels,
ainfi que les étrangers , avoient tous été dé-
clarés libres , & que la fervitude étoit abolie.
Le gouverneur parut fort affligé ; & fur
*ce qu’il me pria de ne point le maltraiter , ni
’ lui ni fa fuite , je lui dis que cela dépendoit de la
manière dont ils fe comporteroient. Quels font
les gens que vous avez ici avec vous, lui de-
mandai-je ? Ce font , répondit-il , quelques-uns
des parens du Zap , qui font venus voir de
quelle façon je gouverne, & vifrter les mines.
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* •*
V O L A N S. 143
J’ordonnai à tous les gardes & aux amis du
gouverneur de marcher devant, Maleck & mon
monde les fuivirent à quelques pas ; & j’entrai
en convention avec le gouverneur fur l’état
des îles & du pays d’Alkoé. Alors le reconnoif-
fant pour un homme de jugement , & qui n’é-
toit point originaire des îles, je crus qu’en le
traitant avec douceur , il pourroit m’être utile*
Ce que j’avois entendu dire de fa févérité ,
ne me plaifoit peint. Je lui déclarai nettement
qu’une feule chofe m’empêchoit d’avancer fa
fortune plus quelle ne l’avoit jamais été ; que
j’étois informé que fon caractère dur l’avoit
porté envers des efclaves à des extrémités
que je ne pouvois fupporter. Monfieur , me ré-
pondit-il, quel que foit le caractère naturel
d’un homme , quand il a des efclaves à com-
mander , il faut qu’il les traite , ou feigne de
les traiter , fans miféricorde. On m’a confié le
gouvernement d’un pays qui n’eft peuplé que
d’efclaves , aufii peu capables d’amitié , que
l’herbe de la terre qu’ils foulent aux pieds. Je
dois rendre compte de leurs travaux à mes
maîtres. Ces gens travaillent par force : fans cela
& fans la crainte d’être châtiés, on ne leur feroit
pas faire un pas ; c’eft pourquoi il faut toujours
tenir la verge levée fur eux ; & quoique je
ne la laiffe tomber que rarement, quand je le
I
*
144 Lçs Hommes
fais, le fou venir en dure trop long-tems pour
permettre aux autres de s’expofer fi-tôt aux
mêmes châtimens. Cette méthode m’a paru la
meilleure; & j’ai jugé que la mort ou lefupplice
d’un homme , de loin en loin, quoique très-fé-
vère, eft une voie plus douce réellement que
d’en punir fouvent un grand nombre. Si je pa-
rois fi dur , c’eft le pofte que j’occupe qui en eft
caufe. Traitez doucement des efclaves , ils
croient que vous les craignez; c’eft le moyen
de les armer contre vous.
Je ne pus le contredire , fur-tout lorfqu’il
m’eut afluré qu’il étoit charmé que je les eufle
délivrés tous. Car ajouta-t-il , il n’y a perfonne
qui , s’il en avoit le choix, n’aimât mieux ré-
gner par la douceur , que par la crainte. Cela
peut fe taire dans un pays libre ; mais la chofe eft
impraticable dans un pays d’efclaves, oit la ri-
gueurfeule peut les entretenir dans la foumiflïon.
Comme il connoiffoit la nature du pays &
les devoirs d’un gouverneur, je lui demandai
s’il voudroit s’attacher à Gcorigetti. Moniteur,
me dit- il, j’ai toujours été fidèle aux Zaps mes
maîtres, & je continuerai de le faire jufqu’à ce
que je fois fur que tout ce que vous m’avez
dit eft vrai. Ce n’eft pas que je vous foupçonne
oe m’en impofer; mais ma confcience ne fera
point fatisfaite, que je ne voye de mes propres
yeux '
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V 0„L A N S.- 145
yeux : pour lors , n’étant plus en fituatlon de
les fervir ouveïtement, je ferai libre de me
choifirun maître; & je m’attacherai àGéori-
getti préalablement à tout autre. Quoique je
vous paroiffe fouhaiter de refter fidèle à mes
premiers maîtres , tant qu’il fera en mon pou-
voir de lesfervir , ne croyez pas pour cela que
je vouluffe les foutenir par des pratiques four-
des : non , quand je ferai une fois engagé ,
vous me Verrez ^ire tous mes efforts pour rem-
plir mes obligations.
Après fix jours de marche , car je voyageois à
pied avec .eux, nous arrivâmes au palais du
gouverneur , oîi nous ne trouvâmes pas un
feutgarde ; tous les efclaves qu’il avoit envoyés
devant lui, étoient en liberté. Ainfi je dis âmes
gens de fuppléer à la garde ordinaire, & je
pris mon logement dans l’appartement du gou-
verneur.
Comme Gadfi ( c’eft ainfi que fe nommoit
ce gouverneur ) ni aucun de fes amis n’étoient
privés de la liberté, il vint dans mon apparte-
ment , & me dit qu’ayant trouvé les chofes
telles que je les lui avois dites , il m’abandonne-
roit le palais, fi je voulois, & tout ce qui
dépendoit du gouvernement. Je lui répon-
dis que c’étoit fort bien fait. Il partit donc',
fans rien emporter avec lui que ce qui lui ap-
- Tom* II. . . . K
i 4 6 L e^s H o m m e s
partenoit en propre. Si-tôt qu’il fut hors du pa-
lais, je l’envoyai chercher lui 6c fes amis. Il ne
put s’empêcher, en recevant cet ordre, de
craindre quelque mauvaife aventure. Gadfi , lui
dis-je ; maintenant que je tiens ce palais au nom
de Gcorigctti, je le remets fous votre garde,
en qualité de fon gouverneur , & je vous or-
donne de lui faire le ferment de fidélité. Il le
fît dans les termes que je diftai moi-même , &
je lui remis le gouvernement, en le chargeant
de maintenir la liberté que j’agis établie. Mais ,
lui dis-je , comme tout le pays & ce qu’il pro-
produit , appartient au roi , je prétends que
quiconque ne voudra pas travailler, foit privé
de ce qui eft néceffaire pour fa fubfifîance.
Enfuite je convoquai une affemblée du peu-
ple, & fis dire à tous les mineurs de m’ac-
compagner. Je les affurai que le roi ne défiroit
que leur bonheur. Comme les mines , ajoutai-je ,
font à préfent le feu! travail du pays , je vou-
drais que vous confentifliez de bonne volon-
té ( car je ne veux vous forcer en rien), que
tout homme parmi vous , depuis l’âge de feize
ans jufqu’àfoixante, travaillera de trois femai-
nes l’une , foit aux mines , foit aux autres occu-
pations qu’on lui dqpnera, pour le gouverne-
ment ; il aura le*s deux autres femaines pour
pourvoir a\ïx befoins de fa maifon. Si je vis
allez Iong-tems pour revenir vous voir, çhaqu*
V O t A N S. 147
homme recevra une quantité de terrein fuffi-
fante pour fa famille, & je me chargerai de
vous faire avoir des grains pour le cultiver. Si
parla fuite je puis diminuer le fardeau de cette
troifième femaine de travail , & le réduire à
la quatrième, je le ferai; mais ce travail fera
comme une marque de votre reconnoiflance
des bontés que le roi a pour vous. Y confentez-
vous? tous s’écrièrent d’une voix : Oui, nous
y confentons. Arrangez-vous, leur dis- je, &
partagez-vous en quatre divifions pour travail-
ler aux quatre fortes de métaux ; enfuite
parez chacune de ces divifions en trois parties,'
& que chaque feptième jour au matin , ceux
qui doivent commencer à travailler, viennent
relever ctùx qui ont fini leur tâche; de forte
qu’il y aura lix jours plein de travail , & le
feptième fera employé à aller & venir. Y con-
fentez-vous tous ? Oui , s’écrièrent-ils. Eh bien
donc, continuai-je, quiconque négligera fon
devoir, travaillera une femaine de plus, à
moins qu’il ne l’ait fait pour caufe de maladie,
ou avec permiflion du gouverneur. Y con-
fentez-vous ? Ils répondirent : Oui , nous y
confentons. Toutes matières de différens entre,
vous feront décidées par le gouverneur ; & en
cas d’injuflice , de refus de juger , ou de mau-
vais jugement de la part du gouverneur , ce fera 1
Kij
i4§ Les Hommes
le roi qui en décidera. Y confentez-vous ? Oui»
dirent-ils. Choififfez donc dix hommes, fa voir,
deux naturels du pays, & deux ouvriers de
chaque forte de mige , pour venir avec moi à
Brandleguarp, afin de fupplier le roi de con-
firmer ces loix jufqu’à nouvel ordre, & afin de
reconnoître fa fouveraineté. Le voulez- vous ?
■ i
Tous répondirent : Cela eft jufte , & nous y
confentons.
Je leur dis enfuite que , comme ceux qui
avoient été efclaves , étoient libres maintenant,
ikpouvoient s’en retourner chez eux , s’ils le
jugeoient à propos ; mais qu’ayant deffein de
leur procurer tous les avantages & les com-
modités de la vie, je croyois bien que la plupart
fentiroient qu’il eft de leur intérêt de relier
comme ils font. Sur toutes chofes je recom-
mandai une union^arfaite entre les naturels &
les nouveaux affranchis; je leur confeillai de
faire des alliances entre eux par mariage , de
s’aimer les uns les autres , & d’être fidèles au
roi& à fon gouverneur. Je leur promis dere-'
venir dans peu achever d’établir ce qui man-
quoit encore. Enfuite je congédiai l’aflèmblée ,
& partis pour Brandleguarp avec les dix dépu-
tés. Mais je laiffai Lafméel avec le gouverneur
& deux domeftiques auprès de lui , afin qu’il
me fît avertir fur le champ , s’il arrivoit quel-
ques troubles pendant mon abfence.
V O L A N S.
M9
CHAPITRE XLVIII.
, ' , . . /
Pierre arrive avec les députés : les préfente au roi.
On prend la réfoluùon d'y envoyer-une colonie .
Nafgig en ef fait gouverneur. Manière de choijir
ceux qu'on envoie dons cette colonie. Courfe dans
l'air , & à quel deffein. Walfi remporte le prix .
On découvre que c'ejl une Gawrye •
_ » t
C Omm e il étoit tard quand nous descen-
dîmes au palais , je gardaUes députés avec moi
jufqu’au lendemain matin, & je les fis refter
dans mon appartement , en attendant que le roi
voulût bien leur donner audience. ‘
Sa majefté venoit de fe lever , quand j’entrai
dans fa chambre. Mon cher père, ^ne dit-il en
m’embraffant, je fuis ravi de vous voir de re-
tour heureufement. Votre abfence m’a caufé
des inquiétudes étranges. Si quelques-uns de
mes gens avoient voulu vous aller trouver ,
je n’aurois pas attendu jufqu’à préfent à en-
voyer favoir de vos nouvelles.
Je répondis au roi, que cette preuve de fon
eftime étoit la plus gasnde faveur que je pufle
recevoir ; & qu’il pouvoit compter que je
prendrois foin, de moi-même par deux raifons*
K iij
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V O L A N S.' ÎÇI
la troifième partie de tout le travail qui s’y Fait ;
& j’ai amené avec moi dix députés , deux de “
chaque efpèce du peuple. Ils n’attendent que
vos ordres pour être admis , afin de fupplier
votre majeflé de recevoir leur foumiflion ,
& de leur accorder votre prote&ion royale.
Mon père, dit lè roi, vous me furprenezl
Qu’on les fafle entrer.
Les députés ayant été admis , Maleck leur
fervit d’interprête. Le roi les reçut favorable-
ment, & dit qu’ils pouvoient regarder tout ce
que j’avois fait & ferois à l’avenir , comme fait
par lui-même ; & il leur commanda d’avertir le
gouverneur , pour qui il avoit la plus haute ef-
time, d’obferver les loix, fans s’en écarter en
aucune façon; jufqu’à ce que fon père y fit
telles additions qu’il jugeroit à propos pour
* fon fervice & pour Ifeur liberté future. Après
avoir été régalés magnifiquement, ils s’en re-
tournèrent extrêmement fatisfaits dés honneurs
qu’ils avoient reçus. >
Le bruit de cet événement s’étant répandu
aufli-tôt, tous les colambs vinrent en perfonne,
& les grandes villes envoyèrent des députés
pour 'complimenter fa majefté dans cette occa-
fion : enfin on vit régner la joie dans tout le
royaume. Maleck me dit que ceux qui avoient
refufé de venir avec moi étoient honteux , & fê
K iv
ifi •' Les Hommes
vouloiertt un mal infini d’avoir manqué l’occa-
* fion de partager a^ee moi l’honneur de cette
expédition.
Je démontrai au roi , que le feül moyen de
conferver ce royaume , étoit d’établir une forte
colonie dans les plaines qui font entre la monta-'
gne & la mer, afin d’intercepter le commerce
clandeftin , & faire face à toutes les forces qu’on
pourroit envoyer des petites terres, pour re-
couvrer les mines. Je lui promis de veiller en per-
fonne à cet établiflement, & d’y donner mesfoins.
La plupart des colambs étant venus à la
cour, comme je l’ai dit ci-deffus, pour com-
plimenter le roi, fa majefté les affembla afin de
prendre leurs avis fur mes propofitions , & dit
qu’il m’avoit ordonné de leur expofer ce que
je penfois fur les affaires de cc royaume. Après
avoir reçu de leur part bitn des félicitations &
des éloges, je leur expliquai la néceflité d’éta-
blir la colonie, les avantages qu’ils en retireroient
comment j’avois deflein de conduire ce projet, &
les vues que j’avois d’introduirechezeux plufieurs
commodités extraordinaires dont ils n’avoient
point d’idée.
Les colambs qui , faute d’habjtude dans ces
fortes de matières , n’y connoiffoient rien ,
confidérant néanmoins que , dans l’idée gêné- *
raie des chofes , ils pourroient y avoir quelque
V O L A N S. 153
part , approuvèrent tout ce que j’avois dit. Je
les priai donc de régler entre eux de quelle
partie du peuple feroit compofée la colonie
pour ce nouvel établiffement, & comment ils
procéderoient à en faire le choix. Ils fe trou-
vèrent fort embarraffés fur la manière de le
faire. Je leur dis que la meilleure façon de s’y
prendre feroit , à mon avis , de publier une
invitation à tous les gens de bonne volonté;
de fe trouver à un certain endroit fixé pour
le rendez-vous ; & que dans le cas oh il n’y
en auroit pas fuffifamment , on ordonneroit à
tous les colambs, chacun dans l’étendue de
lpur diftriû , de lever un fupplément, afin de
compléter le nombre , qui devoit former un
corps de douze mille hommes, fans compter
les femmes & les enfans ; & de promettre
qu’on diftribueroit à*chacun des colons une
étendue de terrein , & du bois fuffifamment
pour pourvoir à leur fubfiftance. Cet avis pafla
à la pluralité des voix.
Je leur dis enfuite que ce grand peuple au-
roit befoin néceffairement d’un chef ou gou-
verneur, pour le contenir dans le devoir, &
pour juger des conteftations qui pourroient
naître entr’eux au fujet de leurs *poffeffions.
Ils me nommèrent tous d’une voix ; mais
je leur repréfentai que je croyois pouvoir
leur être plus utile ailleurs, & que j’avois
ij4 Les Hommes
dans la tête trop de projets concernant le bien
général de 1 état, pour me charger d’aucun dé-
partement particulier; mais que s’ils vouloient
me permettre de leur recommander un homme
capable de remplir ce pofte, c’étoit Nafgig que
je leur propoferois. Aufîi-tôt on envoya cher-
cher Nafgig , à qui on conféra cette place.
Tout me paroiffoit fi bien difpofé par rap-
port à la nouvelle colonie , que je fongeois
déjà , à l’aide d’un officier.que j’avois pris avec
moi , à envoyer des exprès avec les gripfack§
du roi dans les différentes provinces, pour no-
tifier ces ordres , & fixer le tems & le lieu du
rendez-vous. Tandis que je travaillois à ces pré-
paratifs , je vis quantité de gens accourir en foule
chez moi , pour favoirfîje croyois qu’ils puffent
faire ce voyage fûremgpt. Je croyois avoir
levé pleinement tous leurs fcrupules , lorfque
les ragams , qui, après avoir fi long tems en-
tretenu le peuple dans la croyance que le
mont Alkoé étoit habité par Mindrack , ne
vouloient pas qu’il découvrît fi promptement
leur tromperie , répandirent fourdement le
bruit, qu’à la vérité moi &mes porteurs qui
étoient tous du mont Alkoé ,. étions revenus
heureufement ; mais^wç^ quelques habitans
de Brandleguaçp avoieof entrepris ce voyage,
il n’en feroit revenu aucuns. Ce bruit
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V O L A N s;
étant parvenu jufqu’à mes oreilles, je fentis
que ,* fi je lui laiffois le tems de fe fortifier , il
mettroit obftacle à mes projets. Je fufpendis
donc la publication des ordres , jufqu’à ce
que j’euffe confidéré le parti qu’il y avoit à
prendre dans cette affaire, A la fin me perfua-
dant que j’en avois fait ^revenir un grand
nombre de leurs doutes, & voulant lever les
fcrupules des autres , & les familiarifer en
quelque forte avec le pays & le peuple du
mont Alkoé, je propofai un prix pour un vol
qui fe feroit le fixième jour , & fis publier,
tant pour les gens du mont Alkoé, que pour
ceux de Saffdoorptfvangeanti , à l’exception
de ceux qui étoient venus avec moi à la
dernière expédition, quiconque feroit*la plus
grande diligence pour porter un meffage au
gouverneur du mont Alkoé , & me rappor-
ter une réponfe de Lafméel , auroit pour
récompenfe un de mes piftoiets «vec une
certaine quantité de poudre & de balles ; &
que celui qui arriveroit le fécond , auroit un
fabre & un ceinturon, favois fixé le tems ; il
ne fe préfenta que peu de perfounes les deux
premiers jours ; mais le troifième il en vint plu-
fieurs du mont Alkoé pour fe faire enregiftrer.
Ceux de Brandleguarp voyant cela , & ayant
grande envie de gagner le prix , fe préfentèrent
le matin du quatrième jour au nombre de fix, &
1^6 L E S H O M M E S.
le cinquième avapt midi j’en avois près de foi- *
xante fur ma lifte , fans compter ceux du mont
Alkoé ; en tout ils étoient bien une centaine.
Le tems du départ é toit réglé pour le fixième
jour au matin. On devoit prendre fo» vol de
deflus un rocher derrière le palais, & le lignai
étoit, quand je tirerois un coup de piftolet.
Ce nouveau divertiffement attira une .
affluence prodigieufe de fpe&ateursï; car,
à l’exception de ceux qui étoient trop
jeunes ou trop vieux pour voler , tout
Brandleguarp étoit fur l’un ou l’autre des ro-
chers ; le roi lui- même s’y trouva avec toute
fa cour, & quantité de gens y étoient accou-
rus des cantons les plus éloignés. ... ......
J’avois écrit quelques jours auparavant à
Lafméel par un de mes porteurs anciens , pour
l’informer de cette courfe , avec ordre de tenir
deux lettres prêtes, l’une pour donner au pre- .
mier mefl^ge, l’autre au fécond , & de ne point
faire attention aux autres. Ma caurfe de
graundy étant imaginée également pour l’a vanr
tage des deux royaumes , ce que j’avois efpé-
ré arriva. Il vint une quantité prodigieufe d’Al-
koanspour difputer le prix , qui relièrent avec
moi jufqu’à ce que le vol commençât 11 fe
raffembla une foule innombrable de gens des
deu* nations fur les montagnes noires, pour
*
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, V O L A N S. 157,
• ' . *
les voir partir & revenir ; plufieurs 'des Svan-
geantinsalloient par bravade fe mêler avec les
concurrens. Enfin le concours des deux nations
fut fi grand ce jour-là , & les conventions que
les Swangeantins eurent avec les habitans, &
les mineurs du mont Alkoé, les guérirent fi bien
de leurs vieilles appréhenfions , qu'en moins
de trois jours toutes leurs craintes furent éva-
nouies, & que quiconque auroit entrepris de
les faire revivre, auroit été regardé comme
un infenfé. . ^
Le moment étant arrivé , je rangeai tous
mes aâeurs fur le bord extérieur cju rocher K
& ayant défendu à toutes perfonnes de bouger
jufqu’à ce que les coureurs fuffent fur le graun-
dy & arrivés à une certaine diftance , je dis
à ceux-ci que j’allois donner le fignal. Je n’eus
/pas plutôt tiré, que tous fans exception, du bord
delà montagne fe jetterent la tête devant, &
toute la compagnie après eux. Ils rafèrent avec
une viteflfe incroyable la furface de la plaine
entre le rocher & la montagne ; & la rapidité
de cette defcente, comme s’ils euffent été em-
portés par une efcarpolette , les fit monter
prefque droits le long du côté de la montagne,
jufqu’à ceque femblant en effleurer le bord avec
leurs ventres, ils glifferent fur la furface &’
fe confondirent avec le corps du Swangean,
a^8 Les Hommes
Nos rochers retentirent des cris des gens de la
montagne. J’avois tiré ma montre en donnant
le lignai, & elle marquoit neuf heures du
matin. Je n’eus pas befoin de demander à quelle
heure on comptoit qu’ils arriveroient; chacun
faifoit des conjectures & difoit fon avis. Les uns
prétendoient qu’ils ne pourroient revenir qu’au
milieu de la nuit , d’autres le lendemain matin* *
Cependant nous allâmes dîner , & revenant fur
les deux heures, à ma montre, le peuple qui
étoit fur le rocher & le couvroit tout entier ,
médit, comme une opinion générale, qu’on
ne devoit pas. encore les attendre de long-tems ;
& la plupart concluoient qu’ils n’ét oient pas
encore à plus de la moitié du chemin pour re-
venir , lorfque nous entendîmes tout d’un coup
un bruit prodigieux venant du haut de la mon-
tagne. Ce bruit femblant approcher & devenant
plus fort, nous vîmes paroîtreun moment après
un jeune garçon qui s’abattit furie rocher, & qui
voloit avec tant de vîteffe , qu’il eut bien de la
peine à s’arrêter. Il vint me remettre dans ma
chaife oii j’étois aflisunelettre de Lafméel. Jelui
annonçai qu’il avoit remporté le prix ; & lui dis
de venir dans mon appartement , à mon retour,
& qu’il le rece vroit de ma main. Je lui demandai W
' enfuite où il avoit laide les autres. Il me dit
qu’il n’en favoit rien , parce qu’il avoit paffé
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V O L A N S. 259
près des forges en revenant, & qu’il les avoit
vus allant chez Lafméel. Quoi ! lui dis-je , il
doit y avoir une grande diftance de ce côté de
la maifon du -gouverneur. 'Environ pour une
demi-heure de vol., me dit-il. Comme il de-
voit être fatigué d’avoir fait un vol fi rapide,
je lui dis d’aller fe repofer , & de venir me voir
le lendemain. Il me remercia ; & après m’avoir
dit qu’il fe noinmoit Walfi , il fuivit mon avis ;
& partant aulîi vite que le vent , il fe retira. Le
rocher étojt tout couvert de gens qui étoient
venus des montagnes pour voir le viftorieux.
11 étoit fept heures à ma montre quand Walfi
arriva; de forte que , fuivant le calcul le plus
jufte,enréduifant ce chemin en milles, fuivant
la defcription qu’on me fit des chofes, je jugeai
qu’il avoit fait aux environs d’un njille par
minute.
Je reftai fur le rocher jufqu’à près de neuf
heures ; &C comme il failoit froid & que je
m’ennuyois, je retournai chez moi avec Quilly ,
• & plaçai Maleck pour attendre le fécond. Mais
le bruit s’étant accru , je vis tout d’un coup l’air
rempli de monde fort proche de moi ; car je
m’étois écarté de près de deux cens pas du bord
du rocher , pour laiffer aux arrivans de l’ef-
pace pour s’abattre. Je crus que ces gens alloient
me renverfer, lorfque j’apperçus deux com-*
pétheurs précifément fur le dos l’un de l’autre;
x 6 o Les Hommes
celui de deflus s’élançant fur le graundi de l’autre*
leurs têtes étoient égales. L’envie de remporter
le prix fit que celui de deffous donna un coup
de tête à l’autre , qui le bleffa à la poitrine ;
mais il fe froiffa le graundy de maniéré qu’ils
tombèrent tous les deux à mes pieds prefque
fans connoiffance.
Ils refterent long-tems dans cet état, & fans
autre Aouvement que celui de leurs poumons
& de la refpiration; enfuite chacun d’eux pré-
tendit être le premier. Celui de deffous me donna
une lettre. Je leur dis que Walfi étoit arrivé de-
puis près de deux heures. Ils répondirent tous
les deux que cela étoit impoffible, & qu’il n’y
avoit point affùrément de Glumms qui fuflent
capables de les furpaffer au vol dans tout le
royaume. Je leur ordonnai de me venir trouver
tous les deux le lendemain matin, & que je ferois
droit fur leurs préventions. L’homme de deffous
ne m’eut pas plutôt dit qu’il fenommoitNaggitt,
qu’il en arriva un autre qui , voyant Naggitt ,
dit qu’il étoit fûrement le fécond ; mais quand il
vit encore l’autre , il lui céda la place»
Comme il étoit déjà tard , je ne voulus pas
refter plus long-tems. J’appris le lendemain
matin que tous les autres étoient revenus à
||a montagne , excepté deux qui avoient été
obligés d’abandonner auparavant; pour avoir
fait
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V O L A N S. 161
fait un effort qui les avoit mis hors d’état de
voler.
Le lendemain matin, Walfi arriva le pre-
mier à mon appartement , tandis que j’étois
allé avec le roi. Quilly, à qui il dit le fujet
qui lamenoit, lui dit de relier dans la galerie
jufqu’à mon retour. Youwarky ayant paru dans
le moment , apprit que le vainqueur de la
veille m’attendoit dans la galerie. Elle s’étoit
informée combien de tems il étoit revenu avant
les autres , & avoit grande envie de le voir.
Elle alla donc dans la galerie, & y faifant un
tour ou deux , elle le queftionna lur la rapidité
de fa courfe. Comme les femmes prennent
garde à tout, elle diftingua à fes réponfes, à
fa voix , à fa taille , que c’étoit afïuré-
ment à une Gawry qu’elle parloit , quoi-
qu’elle eût cherché à fe déguifer , en roulant
fes cheveux & les attachant autour de fa tête
avec un large chapelet comme un homme , &
que fon corps mince & fa poitrine plate eût
pu la faire paffer pour telle à quelqu’un de
moins pénétrant que Youwarky, Mais You-
warky le queftionnant & lui difant qu’il avoit
plus de l’air d’une Gawry que d’un Glumm ,
la pauvre fille , car c’en étoit une , rougit , lui
avoua le fait, & en même tems la pria de
Tome II. L
i6z Les Hommes
ne point en parler , parce que cette démarche
la perdroit.
Cet aveu donna à Youvarky la curiofîté
de favoir comment elle s’étoit déterminée à
difputer le prix- Cette fille ne pouvant plus
s’en défendre , lui avoua franchement qu’elle
aimoit un jeune Glumm fort courageux ; mais
un peu trop trop lourd pour pouvoir voler
vite , qui depuis que le prix avoit été propofé
n’a voit pas un moment de repos, en fongeant
qu’il n’étoit pas aufll propre à cet exercice q«e
les autres, & fur-tout qu’un, certain Naggitt
qui lui faifoit la cour, & qui étoit du nombre
des contendans. S’il eût été quefiion de force ,
de valeur & de courage, difoit-il, je ne l’au-
rois cédé à qui que ce ioit ; mais me voir na-
turellement incapable d’obtenir un prix fi glo-
rieux , que le roi même n’eft pas maître d’en
propofer un pareil, c’eft ce que je ne puis
fupporter. J’y fuis réfolu, j’irai me faire en-
regiftrer , & je ferai un effort , duffai-je en mou-
rir. Quoi ! je verrois Naggitt remporter le
prix , & peut-être vous obtenir auffi ,
quand il pourra mettre à vos pieds ce qu’aucun
autre Glumm ne peut vous donner ? Non ,
je vaincrai , ou je ne reparoîtrai plus. Je vous
avôue, madame, continua \Yalfi, ijue, com-
V O L A N S. Î&3
je le connois pour un Glumm à ne pas fur-
vivre à fa défaite , j’ai craint qu’il ne tînt pa-
role , & qu’il ne fît une fin malheurcufe. Je lui
dis que , quoiqu’il tût certain de remporter le
prix dans toute autre choie , fi on l’eut pro-
pofée , il y avoit bien des demi-Glumms, des
gens d’une taille déliée, efféminée, qui l’em-
porteroient fur lui à coup fur, dès qu’il feroit
queftion de voler; qu’il étoit malheureux pour
un vrai Glumm de dilputcr avec eux un prix
qui ne peut être remporté que par ceux qui
ne font capables de rien de meilleur ; qu’ainfi
il ne devoit pas fonger à une entreprife dont
il ne remportcroit quedeJa fatigue; mais que,
comme je l’y voyois ablolument rélolu , je
voulois effayer de gagner le prix pour lui ,
d’autant mieux que ma grandeur & ma taille
me faifoient croire que perfonne n’auroit plus
de facilité à vaincre que moi. Grâces à Cbl-
Avar , madame , j’efpère lui mettre bientôt l’e'f-
prit tranquille , pourvu que vous veuilliez
bien avoir la complaifance de ne pas dire qui
je fuis.
Youwarky , charmée de fon hiftoire , lui pro*
mit tout ce qu’elle vouloit , mais elle l’engagea
à paffer dans fon appartement , aufii-tôt qu’elle
auroit reçu le prix.
Quand je fus de retour , on me dit que
VTT; W' Lij
*
-Die
164 Les Hommes
Walfi m’attendoit. Je le fis appeller , & lifant la
lettre qu’il m’a voit apportée , & que je reconnus
êtredeLafméel, je cherchai fur ma lifte le nom
de Walfi; c’étoit tout le dernier; car il ne s’étoit
préfenté que le matin même de la courfe.
Ainfi, lui-dis-je,"Walfi ,1e dernier enregiftré,eft
arrivé le premier. Mais je vois que vous y avez
été, par ce que Lafméel m’écrit, quoiqu’il y ait
eu des gens que la précipitation de votre retour
en a fait douter. Recevez le prix , lui dis-je ;
que cette arme ne foit jamais employée que
pour le fervice de la patrie. Enfuite je le con-
gédiai.
Les deux compétiteurs parurent enfuite pour
avoir le fabre , & chacun d’eux apporta les
meilleures raifons qu’il put pour me faire dé-
cider en fa faveur. Je leur dis qu’il failoit
re/idre juftice , & que , quoiqu’il n’y eût eu
entre eux qu’une très-petite différence, Naggitt
étoit certainement le plus près de moi ,
quand ils avoient ceffé de voler, puifque fon
vifage étoit fur mes pieds. Vous vous plaignez
tous les deux d’une füpercherie ; la chofe eft
égale entre vous à cet égard : mais dans la jus-
tice , c’eft à Naggitt que le prix appartient. Je
le lui donnai donc, en lui difant i Prenez-le,
Naggitt , il eft à vous par la loi de la courfe ;
mais j’ai peine à décider lequel des deux l’a
mieux mérité. <
, • jf£>igilizeti t*y Ci
V O L A N S.
165
L’état où fe trouvoit l'autre , me fît compaf-
fion pour lui, comme j’en aurois eu aufîi pour
Naggitt , fi l’autre eût remporté le prix. 11 s’en
alloit fort chagrin , en difant : perdre d’une
moitié de tête , après avoir pris tant de peine
& de fatigue ! Quand ils furent un peu éloi-
gnés , jé les rappelai. Je leur dis qu’ils étoient
tous les deux de braves Glumms; & je donnai
aufîi un fabre au malheureux ; en leur faifant la
même exhortation que j’avois faite à Walfi.
En me quittant, "Walfi alla rejoindre You-
warky , comme elle le lui avoit promis. Celle-
ci ne manqua pas de la queftionner encore ;
car en matière d’amour , elle ne finifloit pas ;
elle auroit pafle tout le jour à lui faire ra-
conter toutes ces petites circonftances , qui ne
peuvent que toucher un cœur tendre. Walfi
étoit fur les épines , & auroit voulu être
déjà dehors. Youwarky lui faifant queftions fur
queftions, Walfi fe leva & la pria d’exeufer
fi elle ne reftoit pas plus long-tems. Madame,
lui dit elle, quand l’objet qu’on aime eft dans
l’inquiétude , on eft un peu preffé : je fuis
fûre que jufqu’à ce qu’il me voye , il eft à la
tortiye, dans la crainte que je fois découverte.
Si jamais vous avez aimé , vous ne pouvez pas
blâmer mon impatience.
Quand elle fut partie , Youvsrky remplie
I
I C)6 L E S H O M M E s
de cette aventure , vint me trouver. J’étois feul, 1
elle ne put garder le filence ; mais après vingt
raifonnemens hors de propos , & m’avoir fait
promettre que je ne ferois point fâché , & que
je ne révoquerois point ce que j’avois fait , &
mille autres difeours femblables, elle me ra-
conta ce qu’elle venoit d’apprendre. Ce récit
me fit plaifir; je lui dis que j’aurois fouhaité
d’être inftruit plutôt. Ah ! me dit Youwarky ,
je voulois la faire relier jufqu’à ce que vous
euffiez fini, afin que vous la vidiez. Que ne
l’avez- vous fait i ma chere , lui dis -je ?
Pierre , me répondit-elle , fi vous aviez vu
l’inquiétude de cette pauvre fille jufqu’à ce
qu’elle a été fortie avec fon prix , vous n’au-
riez pas pu avoir la dureté de différer plus
long-tems le plaifir qu’elle attendoit à fon re-
tour ; & je me fuis fait confcience de la re-,
tenir davantage.
*
V O, L A N S.
CHAPITRE X L I X*
La courfe reconcilie les deux royaumes. La colonie
part , bâtit une ville. Pierre va vifiter le pays :
il entend parler d'une prophétie de Stygée
fille du roi de Norbon. Il s'y tranfporte ; tue
le neveu du roi ; accomplit la prophétie Y en
faifant époufer Stygée à Georigetti. Il revient
Q U 0 1 Q U e les ragams puffent dire pour Con-
tenir lèur crédit , & empêcher le peuple d’ap-
percevoir qu’ils l’avoient trompé , cette courfe
produifit un effet fi favorable & fi prompt fur
le préjugé des peuples, que fans être obligé
d’avoirs ^recours à une fécondé proclamation,
dès la première , on vit paroître volontaire-
ment au rendez- vous au moins vingt-cinq
mille hommes, fans compter les femmes & les
enfans ; c’étoient tous des anciens efclaves ;
dont les maîtres avoient employé divers
moyens pour les opprimer, quoiqu’ils euffent
été déclarés bbres, & pour rendre leur liberté
même une efpçce de fervitude. Par ce moyen
nous avions de quoi choifir ceux qui paroif-
foient les plus utiles à la nouvelle colonie.
Nous n’étions pas d’accord Nafgig & moi
'T: V T * '
fi â". ;
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168 LesHommes
fur le choix des perfonnes. Comme foldat , il
n’auroit voulu que de jeunes gens non mariés,
tout au contraire j’étois d’avis de prendre des
familles entières , quoiqu’il s’y trouvât des
gens trop vieux & d’autres trop jeunes pour le
métier de la guerre. Après y avoir réfléchi, II
revint à mon fentiment ; car je lui repréfentai
que des jeunes gens laiflant derrière eux un
père , une mère ou une maîtrefîe , foupire-
roient bientôt après leurs pays; ce quiocca-
fionneroit des défertions & un mauvais exem-
ple; ou bien prendroient un caraftère inquiet,
& infpireroient un dégoût général à toute la
troupe. Nous choisîmes donc des familles en-
tières tant qu’il s’en préfenta ; d’abord celles
où il y avoit le plus de jeunes hommes ; en-
fuite les autres ; puis nous en vînmes à prendre
des garçons à qui je demandois en particulier,
s’il y avoit quelques femmes de leur goût qui
vouluffent aller avec eux, auquel cas jelespre’
nois aufli. Enfin nous ramaflames un corps d’en-
viron treize mille combattans , fans compter
les vieillards, les femmes & les enfans; puis
ayant indiqué l’affemblée auprès du palais, le
roi fit diftribuer à chacun dès provifions pour
dix jours , & nous prîmes notre vol. Comme
j’apprehendois toujours qu’il n’y eût de la
confufion dans l’air , Nafgig prit la conduite
*
gtgitizedb^'
V O L A N S.' 169
de tout le corps : pour moi je marchai à l’ar-
rière-garde. „
Outre le nombre de gens dont je. viens de
parler , je crois que nous trouvâmes bien dix
mille volontaires fur la montagne noire , qui
étoient venus les uns pour prendre congé de
leurs amis , & les autres par curiofité & pour
voir notre vol. Je pris avec moi trois pièces
de canon & des munitions convenables.
Après une courte halte fur la montagne
noire, nous allâm«6 fans nous repofer jufqu’au
palais du gouverneur , où Gadfi nous reçut
avec de grands égards. Je lui fis part de mon
projet , qu’il approuva. Car , dit-il , mon com-
patriote, j’ai autant d’intérêt maintenant d’é-
carter mes anciens maîtres , que j’en avois au-
trefois à les fervir : vous avez pris le feul moyen
qu’il y eût au monde de le faire avec fuccès.
Je le confultai fur le lieu où je fixerois ma
colonie ; & par fon avis je la plaçai en-deçà du
bois , avec quelques habitations éparfes de
l’autre côté, comme autant de corps-de-garde ,
pour donner avis de la venue des ennemis,
lefquels pourroient fe retirer dans le bois avant
que d’arriver à la ville, ou au pis aller pour-
roient gagner la ville.
Gadfi m’apprit qu’on attendoit bientôt les
vaiffeaux des petites- terr es ; car, difoit-il , les
170 Les Hommes
Zaqs ne Savent rien encore du changement de
gouvernement , & ji’en apprendront la nou-
velle qu’après le retour des vaiffeaux. Il mede-
manda donc, Si je jugeois à propos qu’on leur
fournît des métaux dont il y avoit déjà un bon
chargement , à des conditions raisonnables ? Je
fui répondis que je ne voulois ni les empêcher
d’avoir des métaux , ni gêner en aucune forte
la liberté du commerce ; mais que je ferois bien
aife de traiter avec eux moi-même.
Je donnai aux ouvriers dt£ forges, des mo-
dèles pour me faire des pelles, des bêches,
des pioches , des marteaux , & quantité d’au-
tres inllrumens de fer dont j’avois befoin pour
la conftruflion de la nouvelle ville : tout cela
fut bientôt prêt, &c nous l’emportâmes avec
nous. Nous prîmes alors notre vol, & des-
cendîmes au lieu même où je voulois cons-
truire ; & après avoir vilité le terrain à plu-
sieurs milles de chaque côté, nous tirâmes des
lignes de circonvallation ; & j’occupai une
grande partie de mon monde, les uns à cou-
per du bois ; les autres à creufer la terre Sc
travailler aux fondemens : en un mot, il n’y
avoit perfonne d’oifif. Pendant ce tems les
femmes alloient chercher des provisions. Mais
j’étois obligé à chaque pas de leur montrer ce
qu’ils avoient à faire pour la nouvelle conf-
V O L A N Ç. 171
tru&ion ; & j’en prenois la peine bien volon-
tiers ; car il étoit rare qu’il fallut leur dire deux
fois la même chofe ; & je n'ai jamais vu de
peuple qui comprit fi facilement ce qu’il avoit
une fois entendu dire.
Suivant mon plan, la ville de voit être com-
pofée de plufieurs rues longues & droites ; pa-
rallèles entr’elles , avec des jardins par der-
rière de chaque côté ; & d’efpace en efpace
des petites rues de traverfe , pour aller d’une
grande rue à une autre.
Tandis que cet ouvrage étoit en train , je
me mis en route pour aller vifiter l’autre pays
dont Maleck m’avoit parlé. Nous n’eûmes pas
fait un long vol , que nous vîmes de loin des
gens de ce pays, qui alloient au mont-Alkoé
chercher des métaux. J’avois envie de con-
verfer avec eux fur leur royaume ; ainlî
j’ordonnai à mes porteurs d’aller à eux : ils
me dirent qu’ils ne l’ofoient pas , parce que
chacun de ces gens étoit capable de tuer dix
hommes. Je ne voulus pas les y forcer; mais re-
marquant le chemin par lequel ils venoient , &
«■ qu’ils étoient féparés en plufieurs bandes de
fix ou huit hommes; voyant d’ailleurs qu’il y
avoit entr’eux & moi un petit bois & des buif-
fons , j’ordonnai à mes porteurs de me defcen-
cjre au-defi'ous des arbres hors de vue,& de
\
Ci
m*
* v'H ♦
* *
171 L £• S H O M M E S
me mettre à terre précisément au pied du bois,
parce que j’étois réfolu , a\ant de partir, de
les connoitre un peu plus particulièrement.
Je refiai couché ventre à terre jufqu’à ce
qu’ils furent à Soixante pas de moi. Alors de-
mandant à Maleck s’il Savoit leur langage, il
me répondit qu’il avoit converfé autrefois avec
eux aux mines. Je lui dis donc de les Saluer , &
de leur déclarer que j’étois ami , & qu’ils pou-
voient Sûrement s’arrêter. Ils étoient Sept, &
il y en avoit d’autres pelotons plus loin. Je me
montrai alors, & Maleck leur parla. Deux ou
trois de la bande s’enfuirent d’abord ; un d’eux
s’arrêta & nous regarda hardiment ; les autres
fe mirent à courir. Je dis à Maleck de lui an-
noncer que s’il ne les rappeloit pas, je les tue-
rois. Celui qui éioit refté; eut beau les rappe-
ler, ils doublèrent le pas. Je les laiflai faire;
mais ayant tiré, j’en frappai un à l’épaule. Il
tomba du coup, & je crus l’avoir tué. Je m’a-
vançai vers l’autre qui n’avoit pas bougé ,
même au bruit de mon fufil ; il me parut tout-
à-fait effrayé. Je lui pris la main , que je baifai ;
alors il Se remit un peu , & m’ayant faifi la
mienne , il la baifa auffi.
Maleck l’affura de ma part que j’étois un
grand voyageur , & que je ne voulois que dif-
courir avec lui. Pour moi , voyant remuer celui
r? , •
*V-
>
* \jÉ
m
V O L A N S. 175
que j’avois tiré, je m’avançai & lui dis, que li
je l’avois bleffé, il ne devoit s’en prendre qu’à
lui- même ; & que je ne l’aurois jamais fait,
s’il ne m’eût marqué de la défiance en s’en-
fuyant , chofe que je ne pouvois fouffrir : je
difois cela afin de faire relier l’autre. Mon
homme étoit bielle à l’épaule , mais très-lé-
gérement : car la balle étant au bout de fa force ,
n’avoit pas pénétré dans l’os ; & étoit tombé
par terre ; ainfi bandant la plaie avec mon mou-
choir, je lui promis qu’il guériroit bientôt.
Je m’informai de leur pays, de fon nom ,
de l’objet de leur voyage , de leur commerce ,
des fruits , des oifeaux & des beltiaux du
pays.
Comme celui que j’avois blefle fouffroit, je
m’adreffai à l’autre , qui me dit qu’il venoit de
Norbone , royaume valte , bien peuplé dans de
certains cantons , qui étoit gouverné par un
vieux &C bon roi nommé Onhveske. Ce roi ,
continua, t-jd , n’a qu’une fille appellée Stygée,
ainli je crains bien qu’à fa mort le royaume ne
paffe à un de fes neveux , qui eft un prince mé-
chant & débauché. Si cela arrive , fans doute ,
il nous ruinera , & détruira un beau royaume ,
qui depuis quinze cens ans eft dans la famille
d’Oniveske. Comment, lui dis-je, ell-ce qu’a-
174 Les Hommes
près fa mort , fa fille ou fes enfans ne monteront
pas fur le trône? Hélas ! dit-il, tout iroit bien ,
fielleavoit des enfans: & l’état refferoit encore
quinze cens ans dans la même famille. Comment
pouvez-vous favoir cela , lui demandai-je ?
Vous pouvez bien dire combien il a duré , mais
combien il durera , c’eft une choie qu’on ne
peut deviner. Pardonnez-moi , dit-il : ce tems
même & l’état aétuel de notre royaume , ont
été prédits à la naiffance de notre premier roi ,
qui étoit de la famille actuellement régnante.
Avant que d’être gouvernes par des rois, nous
avions un bon & faint vieillard qui vivoit re-
tiré dans une caverne auprès de la mer ; tous
ceux qui étoient embarraffés , alloient lui de-
mander desconfeils. Ce vieillard ayant été fort
malade , tout le monde étoit allarmé par la
crainte de le perdre. Comme on alloit en
foule le voir , il annonça qu’on ne devoit pas
craindre, & qu’il ne mourroit qu’à la naiffance
d’un roi qui régneroit quinze cens ans. Tous
ceux qui étoient préfens , crurent que la ma-
ladie lui avoit dérangé le cerveau ; cependant
il perfifta dans ce qu’il avoit dit , & revint de
cette maladie.
Quelques années après , un grand nombre de
gens étant autour de lui, il leur dit qu’il alloit
V O L A N S, 175
les quitter , maintenant que leur roi étoit né; en
même temsil montroit un enfant qu’une pauvre
femme portoit dans fes bras. Ce difcoursfurprit
tous les afliftans , qui ne pouvoient croire que ce
pauvre enfant devint un jourroi.il leur affura
que cela étoit arrêté, & que comme il mour-
roit finement le lendemain , s’ils vouloient s’af-
fembler tous , il leur annonceroit ce qui devoit
leur arriver par la fuite.
Quand ils furent affemblés , la femme & l’en-
fant étant au milieu d’eux , il leur dit : cet en-
fant eft votre roi , & il fortira de lui une race
de rois qui durera quinze cens ans , fous les-
quels vous ferez heureufement gouvernés. Mais
enfuite un habitant femelle de l’air réclamera
le royaume; & elle fera entièrement d^uite
, avec le royaume , à moins qu’un meffas^Fd’en
haut ne vienne avec une couronne dans chaque
main, & ne lui procure un mâle de fa propre
efpèce; pour lors le royaume fubfiftera encore
pendant quinze cens ans dans fa poftérité. Or ,
continua-t-il, ce tems eft prêt à expirer; &
, comme il n’eft encore venu , & fans doute il ne
viendra perfonne avec ces deux couronnes, la
princeffeStygée , malgré tous fes efforts pour fuc-
céder à fon père, n’efpere guères de réuflir ; car
fon coufin Felbamko prétend qu’aucune femme
n’ayant encore régné chez nous , il eft héritier
176 Les Hommes
de droit, & pofledera le royaume. Qu’enten-
dez- vous, lui dis-je , par une habitante de l’air?
Oh! dit il, c’eft qu’elle vole. Eft-ce que tous
les gens de votre pays volent , lui demandai-je ?
Il me femble que vous ne volez pas. Non , dit-
il ; il n’y a que la princeffe-Stygée. Comment
cela fe fait- il, répliquai-je? Le voici , reprit-il.
Sa mere étant enceinte, alla un jour fe prome-
ner dans un bois voifin du palais ; & s’étant
égarée , elle fut attaqué par un homme qui
avoit le graundy , & qui voulut la forcer ;
mais voyant que fes cris avoient attiré quel-
ques-uns de fes gens à fon fecours, il la quitta
& s’enfuit. Cet accident lui caufa une telle
frayeur , qu’elle fut très-long-tems fans pou-
voû^en revenir, & accoucha d’une fille qui a
le {PRmdy. Mon ami, lui dis-je, la rencontre
que vous avez faite aujourd’hui de moi, fera
une fource de bonheur pour votre royaume.
Retournez à la princeffe , & dites au roi & à
elle , que je ferai près d’eux dans fix jours ,
& que j’établirai fa couronne fur la tête de
Stygée.
Cet homme croyant que je badinois , me
regarda & ne bougeoit point. Pourquoi donc ne
partez-vous pas , lui dis-je ? Allez , & pour les
bonnes nouvelles que vous porterez à votre
princeffe , je vous rendrai l’un des hommes le
V O L A N s; 177
plus difiingués de Norbone. Cet homme fourioit
toujours, & ne pouvoit fe perfuader que je par-
laffe férieufement. Je lui demandai combien il
lui falloit de tems pour retourner au palais ?
Trois jours au moins, répondit-il. Allez donc,
lui dis-je; faites bien votre meflage; & je vous
promets que vous n’en ferez pas fâché. Alors
me voyant parler très férieufement , il me crut
à la fin, & promit de m’obéir pon&uellement.
Il n’avoit pas vu comment j’étois venu à l’en-
droit où il m’avoit rencontré ; car avant que
de me montrer, j’avois fait entrer mes por-
teurs & ma chaife dans le bois.
J’appris par la fuite qu’il étoit arrivé le 4*
jour au matin, & que partant devant la garde
fort échauffé , il avoit eu de la peine à fe faire
introduire devant le roi à qui il avoit annoncé
mon meflage. Sa majefté ne pouvant le croire,
le regarda comme un fol ; mais fur ce qu’il
proterta qu’il difoit la vérité ; que de fort loin
j’avois renverfé fon camarade parterre, &I u i
avoisfaitun grand trou dans le dos, en tenant
feulement quelque chofe à la main qui avoit
fait beaucoup de bruit; Oniweske fit venir fa
fille , qui ayant entendu le rapport de cet
homme , & fe fentant difpofée à le croire , de-
manda au roi la permiflîon de retenir cet
homme jufqu’au jour indiqué, & d’en prendra
Tome II. M
t
tyV .Les Hommes
foïn ; & que pendant ce tems on fît des prépa-
ratifs pour recevoir l’étranger, en cas que le
rapport fe vérifiât.
Le bruit de mon arrivée & de mon meffage
donna à tout le monde la curiofité de me voir
arriver. Je planai pendant un tems confidérable
au dtffus de la ville , pour être fur de defcendre
julle. Le roi & fa fille apprenant que je paroif-
fois, fortirent pour me voir & me recevoir à
la defcente. Le peuple étoit amafle dans une
grande place à côté du palais, & fe tenoit par
pelotons en différens endroits. Je confidérai le
lieu où vraifemblablement le roi devoit être ,
& je dis à mes porteurs de s’y abattre. Je def-
cendis à l’endroit le plus jufte & en même tems
le plus malheureux que je pouvois trouver ;
car je ne me fus pas plutôt levé de ma chaife,
que Felbamko fendant la prefle , & levant une^
grofle rnaflue qu’il tenoit à la main , m’auroit
certainement affommé , fi tirant à l’inftant un
piftolet de ma ceinture, je ne l’euffe renverfé
fur la place roide mort ; de forte que fa mafiùe
qui étoit alors au-deffus de ma tête, tomba fans
force fur mon épaule.
Je ne favois pas alors qui je venois de tuer.
Pour empêcher toute autre entreprife, je tirai
un autre pifiolet & mon fabre , & demandant
à quel endroit de la place étoit le roi , qui
*V i
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V O L A N S* ' 179
he favoit pas encore ce qui étolt arrivé * je
marchai droit à lui-. Sa majefté & ta fille > iurent
au devant de moi , & me firent compl-ment
fur mon arrivée dans leurs états. Je ine jettai
aux pieds du roi , en lui difant que je lui ap-
portois un meffage , & que j’efpérois qu’il
voudroit bien m’excuier, fi j’étois entré dans
fon royaume fans obferverla formalité de lui
en demander la permiflion.
Arrivés au palais , le roi fit apporter des
rafraîchiflemens pour moi &. peur ma fuite;
après quoi on me conduifit dans la l'aile d’au-
dience.
Le bruit de la mort de Felbamko étoit ar-
rivé au palais avant nous , & que c’étoit moi
qui Pavois tué. Toute la cour en fut extrê-
mement lurprifejce fut une nouvelle fort agréa-
ble pour Stygée*
En entrant dans la falle d’audience , je trou-
vai le roi aflis au plus haut bout contre la mu-
raille ; fa fille étoit à fa droite : on avoit placé
^un fiége exprès pour moi à la gnuche , un
peu plus haut , avancé vers le milieu de la
fulle , & on m’y fit affeoir. Il y avoit quantité
de courtilans qui afliftèrent è cette auuience ;
& au-deflus de moi étoit une autre place def-
tinée pour un autre , que je fus par la fuite
être uu des chefs de la religion.
i8d> Les H o m m e.s
Sa majefté me demanda tout haut , pour-
quoi, en mettant le pied dans fes états, j’avois
commencé par répandre le fang, & même celui
d’un de fes plus proches parens }
' Je me levai pour lui répondre ; mais fa
majefté m’ayant ordonné de m’affeoir , je lui
dis qu’il étoit très-certain que ne connoiffant
aucune perfcnne de fon royaume , on ne pou-
voit pas fuppofer que j’euffe eu de mauvais
deffeins contre qui que ce fût , & fur-tout
contre un parent du fouverain entre les mains
de qui je venois me rendre,; que la vérité
étoit , que j’avois cherché à conferver ma pro-
pre vie; que celui que j’avois tué avoit fêndu
la preffe , & S’étoit avancé près de moi avec
une groffe maffue pour m’affommer ; & que
voyant la maffue déjà fur ma tête , je l’avois
tué dans une telle attitude , que la maffue
étoit tombée fur mon épaule , mais fans allez
de force pour me bleffer.
Le roi demanda fi je difois la Vérité. Alors
plufieurs perlbnnes placées au bas bout de 1^
falle , s’écrièrent que cela étoit vrai ; un en-
tr’autres dit qu’il en avoit été témoin , & que
la chofe étoit ainfi. Eh bien donc, dit le roi.
Vous êtes abfous. Maintenant , que demandez-
vous de nous ? quel eft votre meffage ?
Grand roi , lui dis-je , c’eft un bonheur fin-'
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f
i
V O L A N S. 181
gulier pour moi d’avoir cté choifi par la pro-
vidence, pour propofer le mariage de la prin-
ceffe Stygée votre fille , avec un monarque *
puiflant de vos voifins. J’ai déjà fait d’autres
exploits incroyables en fa faveur. S -.chez ,
fire , que je fuis né dans les pays du .lord ;
qu’après avoir effuyé un nombre infini de
malheurs & de dangers , je fuis enfin arrivé
chez le roi Georigetti, dans les états duquel
j’ai rétabli la paix , en tuant l’ufurpateur Har-
lckin. J’ai aufli conquis depuis peu le royaume
du mont Alkoé pour mon maître ; & je viens
ici faire à votre fille l’offre de deux couronnes,
& de tout ce que mon maître poffede avec
fa perfonne en mariage.
Le vieux prêtre fe leva alors, & dit : fire ^
tout va très-bien ; mais ce qui m’a toujours »
embarraffé , c’eft la manière dont le meffager
doit venir ; car celui qui doit être chargé de
cette commiflion viendra d’en haut. Or cet
homme-ci n’ayant pas le graundy, n’a pas pu
venir d’en-haut. Pour tout le refie , je com-
prens que le prince au nom de qui cette offre
eft faite, ayant le graundy, efl un mâle de la
même efpèce que la princefîe. Je comprens
aufli que les deux royaumes qu’il poffède font
les deux couronnes dans les mains du meffager
mais encore une fois , il doit venir d’en-haut,
M iij
** H - - *** i
• ; .
iffi Les Hommes
Eh bien, dit Stygée, ne l’avez- vous pas vu '
venir ? Non , répondit- il. Oh ! dit-elle, il eft
venu dans Pair , & il a plané long tems au-
deflus d la ville avant que de defcendre. Cela
eft impoftible , dit le vieux prêtre ; car il eft
suffi uni que nous. En vérité ; révérend , con-
tinua-! elle , ie l’ai vu, St toute la cour Pa
vu comme moi. Le roi & les nobles ayant
atrefté la vérité : lire , dit le prêtre , en ce
cas tout eft accompli ; c’eft à votre majeflé
à faire le rtfte.
Je ne m’attendois guères à voir ce jour , dit
le roi : ainfi , ma fille , comme ce meflage eft
deftiné pour vous , c’eft à vous feule à y ré-
pondre. J’avoue encore. que cette aventure me
•paflV. Je ne puis concevoir qu’il ait été ar-
rêté dans les décrets de la providence, que
la même mam qui nous apporte l’accomplif-
fement de ce, qui a été prédit depuis fi long-
„ tems , ait commencé , fans aucun deffein , par
détruire ce qui aurort pu renJre l’état de
mariage malheureux pour vous. Srygée déclara
alors qu’elle fe foumettoit à fon fort & à l«t
volonté de fon père.
Je reftai encore une femarne pour vifiter le
pays &c la mer , que j’appris n’êrre pas fort
éloignée. Je trouvai quantité d’animaux utiles,
tant pour porter , que pour la pourriture à
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4 • ^ ■ ' • . ,
V O L A N s. îlj
des oîfeaux en abondance ; & du poiflfon fur
la côte de la mer. Les habitans mangeoient de
• la vîande ; ainfi je m’imaginai être revenu
parmi des hommes. Je fis toutes les remarques
que la brièveté du teins put me permettre; &; *
ayant pris congé du roi , je m’en retournai.
De retour à la colonie , j’appris que les
gens des ides étoient venus , & que ne m’y
trouvant pas , ni aucune charge prête , ils
s’en étoient allés. Cependant on en avoit re-
tenu deux. J’en fus bien aife , quoique d’ail-
leurs j’étois fâché qu’ils s’en tuflent retournés
à vuids.
J’examinai les prifonniers , & leur ayant
rendu la liberté , je les engagai à force de
bons traitemens à s’établir parmi nous. De la
première flotte qui vint- enfuite , il n’y eut pas
un feul homme qui ne fût à moi , dès. le mo-
ment qu’elle eut abordé. Quoique je cruffe- ‘ •
cette circonflance capable de ruiner notre com-«.
merce ; elle détermina les habitans des i fies à
faire avec moi l’arrangement qu’on va voir,.
Les vaiffeaux ayant paflCc une faifoa entière
fur nos côtes , faute de monde pour les re-
mener , les commandans qui voulurent tous
s’en retourner % convinrent avec moi qu’il en.
refteroit un certain nombre en otages, jufqu’aii;
setour d’une certaine quantité de mes gen* *
. MW
v
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Les Hommes.
que je leur prêterais pour reconduire tes
■vaiffeaux ; & je fis dire aux Zaps , que , comme
51 ferait avantageux pour eux & pour nous •
^entretenir commerce enfemble , pour empê-
cher à l’avenir de pareils inconvéniens, j’ache-
terois leurs vaiffeaux, dont je leur payerais
’Ja valeur en métaux ; & je confentirois à leur
■fournir à un prix réglé telle ( quantité de mes
marohandifes que je leur envoyerois par mes
gens. Ces propofitionsfe trouvant de leur goût, . *
le commerce fe ht avantageufement & fans
peine : & avec le tems nous construisîmes
nous-mêmes plufieurs petits vaiffeaux , & em-
ployâmes beaucoup de nos gens au commerce,
ce qui nous procura quantité d’ouvriers fe
toutes les fortes, dont j’obligeai chacun à pren-
dre trois naturels du pays avec eux, pour leur
«nfeigner leur profeflion.
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V O L A N S.
185
CHAPITRE L.
Dif cours entre Pierre & Gcorigetti fur le mariage.
Pierre propofe Stygte au roi , qui confent a l e-
poufer. tl raconte ce qu'il a fait a Norbone. Le
mariage ef terminé. Cérémonie à cette occafon.
Pierre va à Norbone , y établit un commerce
libre avec le mont Alkoê. Il engage des commer-
çai à $’ établir k Norbone , & fait tranfporter
du bétail au mont Alkoè.
Sitôt que je fus de retour à Saffdoorptfwan*
geanti , j’allai trouver le roi , à qui je racontai
tout ce que j’avois fait * & l’établiffement que
je venois de former. Il me dit que tout (on
royaume ne fàffifoit pas pour payer les fer-
vices que je lui avois rendus. Je le priai de
ne regarder tout cela que comme un devoir
que j’avois rempli ; & que fi j’avois quelque
grâce à lui demander , c’étoit de vouloir bien ,
lui ou fes enfans , prendre foin de ma fa-
mille , quand je ne ferois plus.
Mon pèrè , répondit le roi , pour ce qui me»
regarde, je puis bien vous le promettre; mais
je ne fais pas ce qui arrivera après moi ; car
je ne me marierai jamais ; non , jamais : la
perte de Yaccombourfe m’a dégoûté des fem-
, , 1 -
« t
' ' ’ , • * • ' ’• i '
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i$6 Les Hommes
mes ; & à moins que les états ne jettent l’es
yeux fur vous pour me fuccéder, ce à quo*
je confentirai volontiers , il y a toute appa-
rence que le royaume fera déchiré en pièces
par les divers compétiteurs qui voudront s’en
emparer ; car je fuis maintenant le dernier de
* la ligne de Begfttrbeck & de toute la famille
royale. D’ailleurs , qui peut mieux conferver
l’état dans fa fplendeur, que celui qui l’a amené
au point de perfection où il eft maintenant ?
Grand prince, lui dis-je , mon ambition fe
borne à faire du bien tant que je vivrai , &
à élever mes enfans dans les mêmes principes»
J’efpère que cette façon d’agir pourra leur pro-
curer quelque proteétion, quand j’aurai fini
mes jours. Mais, ajoutai -je ^pourquoi votre- ^
majefté a-t-eHe tant d’averlîon pour le ma-
riage ? Par la feule raifon qu’elle a perdu une
femme qu’elle aimoit , & été trahie d’une autre
de qui elle ne devoit jamais attendre autre
çhofe. Jamais attendre autre chofe , reprit le
roi ! Y a-t-il quelque chofe fur l'a terre qui
dîi.t l’attacher plus fortement à moi que moa
affe&ion , & tout ce que mon royaume pou-
voir lui procurer ? Bagatelles que tour cela »,
feigneur , lui dis je. Quoi! reprit-il, avec un
peu de chaleur , que pouvoitell? avoir de
plus ? Seigneur , lui répondis-je , l’honneur ie
Digitizeâ by Google
V O L A N S,
187
. régner fur un grand peuple; le plaifir de mon-
ter fur un trône dont elle vousrcgardoit comme
rufurpateur à fon préjudice ; enfin , la fatis-
faéfion de contenter ion ambition , paillon qui
étoit née avec elle , & que votre célibat nour-
rifoit en elle. Alnfi , que cet exemple vous
rende plus clairvoyant fur votre intérêt &
celui de votre peuple. Mariez-vous , fire ; affû-
tez à votre peuple un maître , qui après vous
le gouverne avec équité ; & fur-tout donnez-
vous des héritiers légitimes à qui on ne puiffe
pas difputer votre couronne. Tafpi étoit fans
honneur , j’en conviens ; mais il ne faut pas
juger par elle de toutes les autres. Croyez moi,
prenez une femme légitime ; vous trouverez
plus de bonheur dans la poffeflion d’une époufe
toute ordinaire , que dans la maîtreffe la plus
parfaite. Naturellement nous nous laiffons tous
dominer par l’intérêt : or il ne peut y avoir
qu’un feul & même intérêt réel entre le mari
& la femme. Si donc votre majefté pouvoit ^
trouver une femme aimable & vertueufe , digne
dï pofféder fa perfonne & de partager fon
lit, qui peut-être lui apportât un royaume en
dot , qui fe fît un devoir de partager vos in-
quiétudes comme votre gloire , ne feroit ce
pas un grand- bonheur de voir é’ever fous vos
yeux &ç par vos foins des héritiers propres
»
»
4
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ï88 Les Hommes
à perpétuer votre fang jufqu’à la poftérité la
plus reculée? Ne feroit-ce pas * dis-je , une
grande confolation pour vous pendant votre
vieilleffe ?
Véritablement mon père , dit le roi , ce coup-
d’œil ne peut manquer de plaire par les cou-
leurs que vous lui donnez ; dans des circonf-
tances telles que vous les repréfentez , un pa-
reil projet auroit mon approbation. Mais où
trouver une femme de ce caraôère ? Je crains
bien qu’elle n’exifte que dans l’imagination.
Sire , lui dis-je , après avoir fait femblant de
rêver un moment, que penferiez-vous de la
fille d’Oniweske , roi de Norbone ?, J’ai oui
dire qu’elle eft fille unique. Mon père ,
dit-il, à quel propos me parlez-vous de cette
princeffe ? A peine favons-nous qu’il exifte un
état de ce nom ; & jamais il n’y a eu de cor-
refpondance entre lui & nous. D’ailleurs *
comme vous dites qu’il n’a point d’autre en-
fant, pouvez- vous fuppofer quelle voulût (e ,
marier , & quitter un fi beau royaume pour
venir demeurer ici? Mais , lire , repris- je , puif-
que nous en fohunes fur des fuppofitions ; fup-
pofez qu’elle confentît à vous époufer , de
l’aveu de fon père , voudriez-vous la prendre
pour femme ? Mon père , répondit le roi , c’eft
mç faire tort que d’en douter; il faudroit que
• ** — . - ’ ' • • _ v
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' V O L A N S. 189
je fuffe extravagant. Hé bien , Tire , lui dis-je ,
fon père y a confenti & elle auffi ; & fi j’euffe
ofé prendre affez fur moi , ou que j’euffe connu
plutôt vos fentimens, je fuis fur qu’elle auroit
été d’humeur de venir avec moi , & de fe
donner à vous. Mais peut-être l’auriez-vous
méprifée , & il ne faut pas badiner avec les
têtes couronnées. Puifque vous voulez bien
donner les mains à ce mariage , je puis vous
affurer que fa beauté ne le cède à celle d’au-
cune femme de votre royaume; car, lire , j’y
ai été , je l’ai vue ; elle eft à vous & fon
royaume auffi , dès que vous la demanderez.
Mon père , me dit le roi , en me regardant
férieufement , depuis que je vous connois ,j’ai
fouvent douté de ma propre exiftence. La vie
me paroît un fonge : car fi on ne doit juger de
l’exiftence d’un homme, que par fes facultés,
les miennes m’ont fi fouvent trompé, depuis
que vous êtes ici , que , comme je me fens
incapable de juger de rien avec certitude , il
ne s’en faut guères que je ne doute fi j’exifte
réellement. Tout ce que vous venez de m’an-
noncer eft-il poffible , mon père ?
Alors je lui racontai ma négociation ; je lui
confeillai à tous égards d’accepter cette offre,
& d’époufer la princeffe fans différer.
Quand j’eus amené le roi au point de me
- / *
190 Les Hommes
croire entièrement , il me parut aufli eirtpreffé
de finir ce mariage, que je l’avois été à le
lui pro'pofer. Il fut queftion alors , fi elle
viendroit , ou s’il devoit aller la joindre. Je
lui répondis qu’il n’étoit point d’ufage qu’un
fouverain quittât fon pays pour aller chercher
une femme , qu’il devoit envoyer une am-
baflade à fon père pour la demander , & lui
faire dire qu’il iroit la recevoir & l’époufer
fur les frontières des deux royaumes.
Les ambafladeurs allèrent en faire les pro-
pofitions , & revinrent après être convenus
du tems & du lieu ; de forte qu’en moins d’un
mois je plaçai Stygée fur les trônes de Saff-
doorptxrangeanti & du mont Alkoé, avec con-
vention exprefle que le royaume de Norbone
retourneroit à Georigetti après la mort du
roi.
Le roi étant arrivé fur les frontières , Sty-
gée qui l’attendoit depuis quelques heures dans
le dernier village de l’état de Norbone ,
s’avança vers fa majefté jufqu’à la lifiere des
deux royaumes , où l’on avoit tracé une ligne
exprès. Là , le roi & Stygée s’étant parlé
quelque ttms fans témoins, en fe tenant par
la main chacun dê defiùs fon terrain , le prin-
cipal ragam alla les joindre , & commença ainfi
la cérémonie.
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V O L A N S. 19*
ïl demanda d’abord à chacune des parties
contrariantes , fi elles voulaient être unies de
corps & d’affeéfion , &c fi elles s’engageoient
à pafler enfemble toute leur vie. Chacune ayant
répondu tout haut que c’étoit fon intention :
donnez-m’en donc une marqua , leur dit-il ?
Aufli-tôt chacune étendant le côté droit de
fon graundy , & le pofant fur le côté gauche
de l’autre , ils ne parurent plus qu’un feul corps
debout & environné du graundy. Alors le
ragam leur ayant fait un difcours fur les de-
voirs du mariage , finit la cérémonie en leur
fouhaitant la fécondité de Perigène & de Phi—
lella. Sitôt qu’il eut ceffé , & que les gripfacks
& les voix eurent achevé l’épitalame , les
nouveaux époux prirent leur effor , & furent
conduits à Brandleguarp au milieu d’un nom-
bre infini des fujets de Georigetti.
Le roi avoit fait faire de grands préparatifs
pour la réception de la princeffe Stygée. Pen-
dant plufieurs jours on ne vit & entendit que
fêtes & réjouiflances dans la ville & dans tout
le royaume. Sa majefté m’aflura enfuite qu’il
étoit très-fatisfait du choix que j’avois fait de
fon époufe , fans laquelle il m’avoua qu’il auroit
manqué quelque chofe à fon bonheur, malgré
tous les avantages que j’aurois pu lui procurer
d’ailleurs.
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1
'jçi Les Hommes (
Ayant formé la réfolution de faire encore
un voyage à Norbone , le roi & la rein*
me chargèrent de leurs complimens pour Oni-
weske. Après m’être acquitté de leur com-
miflion , j’établis un commerce libre avec le
mont Alkoé ; & apprenant qu’il venoit fou-
vent de petits vaiffeaux fur la côte de Nor-
bone , pour tirer du fer & des autres métaux
écrus & non façonnés de ce royaume , & qu’ils
payoient une partie de leurs cargaifons en ou*
vrages de métaux mis en œuvre , je donnai
ordre d’arrêter quelques-uns de ceux qui vien-
droient au prochain voyage & de me les
amener. La veillé du jour que j’avoisfixé pour
mon départ, on vint m’avertir qu’on avoit
arrêté douze de ces commerçans , & qu’ils
étoient en prifon le long de la côte. J’avois
envie de les voir; mais confiderant que je
perdrois plus de tems à les faire amener à
Apfillo la capitale , où j’étois , qu’il ne m’en
faudroit pour les aller trouver & revenir , je
réfolus de m’y tranfporter , & de les exami-
ner moi-même.
Ils me dirent qu’ils venoient trafiquer à Nor-
bone avec de petits vaiffeaux , pour en em-
porter des métaux, qu’ils faifoient travailler
la plûpart chez eux , pour les envoyer enfuite
& les difperfer dans différentes ifies éloignées ;
&
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\
V V O L A N S» *9}
& qu’ils en vendoient aufii fans être façon-
nés à certains peuples qui i’emportoient je né
fais où dans de grands navires* Ils m’apprirent
encore qu’il y avoit chez eux quantité d’ou-
vriers occupés à ces fortes d’ouvrages. Je leur
demandai fi les ouvriers qu’ils avoient , façon-
noient ces métaux pour leur profit ou pour
celui de leurs maîtres. Us me répondirent que
c’étoit pour leurs maîtres , & qu’i!s étoient
tousefclaveS. Et vous autres , leur demandai-je *
êtes- vous auffi efclaves ? Ils me dirent qu«
oui, à l’exception d’un qu’ils me montrèrent*
J’ordonnai alors que l’on fe faisit de lui , &
qu’on l’éloignât ; & je leur dis que s’ils vou-
loient me procurer quelques ouvriers pour
s’établir à Norbone & au mont Aîkoé * ils
feroient libres tous ; qu’on leur afiigneroit des
terres pour fubfifter ; qu’on leur accorderoit
d’autres grands privilèges; & que je ne dou-
tois pas qu’ils ne devinflent par la fuite les
plus riches hommes du pays; car ils m’ap-.
prirent qu’ils connoifioient l’ufage de l’argent
monnoyé. Je leur demandai quelles autres den-
rées ils apportoient en échange à Norbone. Ils me
dirent que c’étoit des habits [jour le petit peuple*
qu’ils recevoient ^eux-mêmes en échange de
ceux qui achcroient leur fer, & quelques étoffes
plus grofiières qui fe fabriquoient dans leur
Tome II, N
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/
*94 Les Hommes
* '
pays. Dans la converfation avec ees onze hom-
mes , j’appris qu’il y en avoit de quatre pro-
feffions différentes ; ainfi je promis à ceux qui
voudroient relier avec moi, la liberté , de
bonnes maifons , & d’autres récompenfes ; &
en renvoyant trois chez eux avec leur vaif-
feau chargé de marchandifes d’une valeur pro-
portionnée à la cargaison qu’ils avoient appor-
tée , je leur ordonnai d’engager autant qu’ils
pOurroient de leurs compatriotes de différens
métiers , pour venir s’établir auprès 3e moi ;
& que s’ils avoient chez eux des grains , des
bleds , des racines , des plantes ou des femences ,
propres aux ufages de la vie , ils en appor-
taient tant qu’ils pourroient , bien certains
que cela leur procureroit d’excellens retours.
: A l’égard des bons ouvriers qui s’établiroient
ici , je leur promis qu’on leur fourniroit tous
les matériaux , qu’ils travailleroient la première
année uniquement pour leur profit , & que
dans les années fuivantes ils donreroient au
roi la dixième partie de leur profit , tous frais
faits. Ces propofitions leur parurent fi avan-
tageufes , que j’eus routes les peines du monde
à en déterminer quelques-uns à s’en retour-
ner avec le vaiffeau, dans la crainte oit ils
étoient de ne pouvoir pas revenir.
Avant que de les quitter , j’aflignai aux huit
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V O L A N S. 195
qui étoient reliés, toutes les commodités qui
leur étoient nécefi'aires , & je priai le roi de
leur accorder fa proteüion. Pour le maître
du vaiffeau , qui étoit alors en prifon , je le
fis conduire au mont Aîlcoé , & de-là à Brand-
leguarp , où après l’avoir traité doucement, &
lui avoir donné la liberté, j’en tirai toute l’uti-
lité que je pus.
Le roi m’ayant donné un convoi pour con-
duire mon prifonnicr , & la permilîîon d’em-
mener autant de befiiaux de toutes les fortes
. que je voudrais , dans les Etats de Georigetti,
je fis mener un grand nombre de brebis fort
grofies , & de la plus belle laine du monde ,
une grande quantité d’animaux à-peu-près fem-
blables à des ânes , mais qui avoient deux cor-
nes droites & les oreilles courtes , qui ren-
doient du lait en abondance , & quelques truies.
Tout ce bétail fut conduit & diltribué dans ma
nouvelle colonie , où je les fis nourrir jufqu’à
ce que j’euffe fait pratiquer auprès des bois
à SafTdoorptwangeanti , un enclos propre pour
les contenir. J’en fis mener aulïi beaucoup fur
la montagne noire, en indiquant la manière *
de les élever ; & au bout de fept ans , nous
eûmes auprès de Brandleguarp un petit mar-
ché , qui fe tenoit deux fois l’annee , où le
bétail qu’on avoit de trop étoit ferré & con-
N ij
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Les Hommes
fervé dans le fel jufqu’au marché fuivant ; car
j a vois pratiqué quelques années auparavant de
grandes falines au mont Alkoé auprès de la
mer, où quantité de gens étoient occupés,
& qui par fucceflion de tems étoient deve-
nues un objet confidérable de commerce.
Nous eûmes alors du fer , du cuivre & de
l’argent , dont on fit des efpèces qui avoient
cours. Les fermes d’auprès des bois fourni f-
• foient du beurre & du fromage en aufli grande
abondance qu’on y avoit des fruits auparavant.
Quantité de familles s’y étoient établies , & .
il n’y en avoit guères qui n’tût quelque occu-
pation particulière.
Suivant les nouvelles que je recevois de
îems en tems des mines , il elï inconcevable
combien on préparoitde métal par année dans
chacune , quoiqu’il n’y eût guères plus que le
tiers du monde qu’on y emploie ordinairement ;
car l’ambition de ces ouvriers étoit de laifler
l’ouvrage d’une bonne femaine en évidence ,
pour fervir d’exemple à ceux qui venoient
travailler ; & les infpeûeurs m’ont dit que ces
. gens chantoient & travailloient avec le plus
grand plaifir du monde , en fe difant entr’eux ,
comment iis avoient envie de paffer les deux
femaines fuivantes.
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f *' -
V O L A N S.
r 97
CHAPITRE Lt.
Pierre , en parcourant fes livres , trouve, une bible
latim . , qu'il ent r epre::d de traduire. H enjeignt
Us lettres à quelques uns des r a gains. H établie
une manufacture de papier. Fait lire la bible aux
ragams. Ceux-ci apprennent aux outres à tire
& â écrire. U tient une foire dans Us montagnes
noires. Réflexion de Pierre fur Us habits de ce
pays.
T o ut étant difpofé de façon à pouvoir fe
paffer de mon fecours, & n’ayant plus aucun
projet dans la tête , je paffai quelque tems
avec ma femme; & parcourant un jour me»
livres pour m’anufer , je trouvai avec une
joie inexprimable une bible latine , que j’avoi*
crue jufqu’alors être en langue portugaife. Il
y avoit bien des années que je n’avois vu de
latin ; mais à force d’attention &c d’étude , &
par le fecours de ma mémoire, je parvins à
me rendre cette langue li familière , que je
réfoîus de traduire cette bible en langue
fvangeantine.
Je priai aufîitôt Lafmeel de me fervir de
copifte , & nous nous mîmes à travailler à
cette tradu&ion..
Nbj
S
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198 Les Hommes
Nous commençâmes par la création du
monde jufqu’au déluge; nous continuâmes juf-
qu’à la captivité des Juifs en Egypte , & à
leur délivrante par Moyfe. Nous pafsâmes les
généalogies & toutes les cérémonies & les
loix des Juifs , à l’exception des dix com-
mandemens. Je traduifis les livres de Samuel
& des rois jufqu’à la captivité de Babylone.
Enfuite je travaillai les endroits des prophètes
qui ont rapport au Metfie, les pfeaumes , le
livre de Job & les proverbes , & je me hâtai
d’arriver au nouveau teftament. Alors fongeant
qu’il n’y avoit que Lafméel & moi qui fuffions
lire, & que notre tradu&ion motirroit avec
nous , je choifis fix des plus jeunes ragams ,
& deux anciens pour leur apprendre à lire ; &
en moins d’un an je les mis tous en état de
lire parfaitemant l’écriture de Lafméel & la
mienne.
J’inflruifois ces ragams dans mes momens
perdus, à mefure que j’avançois ma traduélion ;
mais trouvant que mon papier tiroit à fa fin ,
& ayant eu une grande quantité de linge
grofiier & une efpèce de toile des îles en retour *
de nos métaux , j’élevai une manufa&ure de
papier ; & faifant bouillir de la gomme d’ar-
bres, que je mêlai & battis avec mes chiffons
dans des mortiers de fer , je fis du papier qui
V O L A N S. 199
pouvoit affez bien fupporter l’encre ; mais je
ne pus rien trouver pour faire de l’encre, quoi-
que j’envoyaffe dans tous les pays chercher de
toutes les fortes d’herbes & de fruits dont on
ne fe fert pas communément. Enfin , à force
d’effais , je trouvai une herbe avec fa fleur , qui ,
en la prenant fi-tôt que la fleur efl: deflechée &
lafaifant bouillir, deveint bleue. Je la fis re-
cuire encore plus dans une chaudière de cui-
vre, jufqu’à ce qu’elle fut tout-a fait féche &
bridée au fond ; pour lors elle fit affez bien
mon affaire , & je m’en tins à cette forte d’en-
cre , comme la meilleure que mes expériences
eufi'ent pu me donner.
Quand mes ragams furent en état d’écrire j
j’en chargeai fix de copier ce que Lafméel
avoit fini , & les deux autres d’enfeigner leurs
frères. En moins de deux ans, avec une appli-
cation confiante , nous finîmes notre tradu&ion ,
& nous eûmes deux belles copies très-bien
écrites & fort lifibles.
J’ordonnai enfuite aux ragams d ; en lire tous
les jours une petite portion au peuple dans le
temple. La nouveauté de cette hiftoire leur en
iûfpira tant de goût , qu’après leur en avoir
fait de fréquentes expofitions , j’enfeignai aux
ragams à en faire au peuple de femblables, &
pour lors ils coir.mancèrent à s’appliquer fé-
rieufement à la religion. N iy
i
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%oo Les Hommes.
Mes ragams copiées furent fort £ers de fa-
voir lire &C écrire. Le commerce fk les arts , qui
prenoient de jour en jour de Faccroiflement ,
mirent bientôt chacun dans le cas d’ayoir befoin
de la m$me connoiffance. Ainfi ils gagnèrent
beaucoup à inftruire tous ceux qui s’adref»
foientà eux, Ce progrès dans l’écriture donna
péçeflairement les moyens de fubfifler à diffé-
rentes perfonnes qui voyageoient à Norhone ,
& qui y achetant des plumes , les revendoient
aux Swangeantins à un prix exorbitant , jufqu’à
ce que les Norbonois en ayant entendu parler,
les apportèrent eux-mêmes aux pied de la mon-
tagne, où les Swangeantins les alloient acheté r,
pinfi que beaucoup d'autres denrées qu’uÆ pays
fournit , tandis que l’autre en manque , & fur-
tout des marchandées de fer de prefque toutes
les fortes. Car les Norbonois trouvant à monter
& à defcendre une grande difficulté , qui n’en
étoit point une pour les Swangeantins av^ec
leurs graundis , il fe forma fur le penchant du
mont Alkoé , du côté des montagnes noires ,
un marché perpétuel , qui peu à peu devint
un comptoir général pour tous les trois royaux
tues,
J’ai fouvent réfléchi en moi-même , & je ne
pou.vois m ’empêçher d'être furpiis, qu’un peu»
pie auffi ingénieux & auffi adroit que le? Swaa*
■
V O L A N S.
131
geantins m’ont paru depuis , & qui , jufqu’à mon
arrivée dans le pays, n’avoit autre chofe que la
{impie nourriture & un trou pour fie coucher,
. dans un pays tout de roche, fe fioit trouvé au
bout de dix ans pourvu non-feulement des com-
modités de la vie, mais même de ce qui en
fait l’agrément, & qu’il en l'oit devenu ii paf-
fionné , qu’il perdroit plus volontiers la vie ,
que de fe voir réduit dans l’état où jel’avois
trouvé en arrivant. Je ne pouvois me livrer à
ces réflexions , fans reconnoître la bonté de la,
providence qui fait fupporter à une partie du
genre hûmain la privation de certaines chofes
dont les autres ne peuvent pas fe paffer ; êc j’en
ai tire un bon argument pour me {oumettre aux
vérités bien conftatées , quoiqu’au-deffus de
ma compréhenlion. Car , me difois-je, fi en
arrivant chez ces peuples, j’avois affuré qu’un
jour ces chofes fe trouveroient établies , ou
que quand elles feroient faites , elles pourroient
être de quelque utilité à ce peuple , la lingula-
rité d’une pareille promeffe m’auroit fait paiTer
dans leur efprit pour un impofteur ou pour un
fol, quoiqu’â- préfent cette vérité leur paroifle
tfès-claire. En étendant peu à peu la fphère de
leurs idées , & leur montrant la dépendance
d’une chofe d’avec une autre, je les ai changés
tellement, que quiconque leur diroit mainte-
102 Les Hommes
i
nant que ces chofes font inutiles , en feroit en-
core plus mal regardé. Cependant , privés de
toutes les -commodités des arts , ce peuple fi
nombreux n’a-t-il pas toujours bien vécu fous
la proteâion de la providence? Examinons-le
d’abord dénué de toutes fortes de nourriture,
à moins qu’il n’allât s’en fournir à une diftance
confidérable ; le fecours du graundy l'aidoit&
ne faifoit de cette difiance, qu’un pas, pour
ainfi dire. S’il étoit forcé d’habiter dans des
rochers, faute de moyens pour fe procurer
d’autres demeures , & parce qu’il manquoit
d’outils, foit pour couper du bois pour bâtir, loit
pour creufer la terre , & pour préparer des ma- ■
tériaux ;* ces gens avoient une liqueur capable
de diffoudre le rocher, pour y former des ha-
bitations. S’ils manquoient de poiffons & de
bêtes , foit à manger , foit pour porter des
fardeaux, ils avoient des fruits qui fuppléoient
aux uns 6c aux autres , qui avoient le même
goût , &C qui étoient aufli bons pour la fanté ,
fans être obligés de répandre le fang. Leurs
fruits étoient dangereux jufqu’à ce qu’ils enflent
fermentés à une chaleur bouillante ; & ils n’a-
voient ni foleil ni feu ; ni aucuns moyens pour
en faire , ni pour l’entretenir ; mais ils avoient
des fontaines d’eau chaude toujours bouillante,
& qui ne leur coutoient aucun foin. Ils n’a-
i Digitized by Google
V O L A N S. 10$
voient point de peaux de bêtes , qui font les
premiers habillemens , ni aucune couverture
qui pût les garantir des rigueurs de l’air ; mais
ils étoient nés avec le graundy ; cet habille-
ment naturel étant affez épais & garni de vaif- •
féaux pleins de fang , défendoit leur chair de
toutes les injures de l’air : il formoit de plus
à leur corps une couverture fort douce , chau-
de & très-belle. Ils vivoient la plupart dans un
rocher obfcur , ou les changemens des faifons
faifoient moins de différence par rapport à la
lumière, quedans les autres pays; mais, foit
par habitude ou par un effet de leur confor-
mation, une lumière plus grande que celle que
leur fourniffoient les vers luifans, leur’ auroit
bleffé les yeux. Ainfi , dans les endroits où on
ne peut avoir guère de commodités, la provi-
dence reftreint les defirs , de forte qu’on efî:
content de ce que l’on a ; & lorfque les be foins
font apparens , nous voyons , par l’exemple de
ce peuple , combien la providence a foin d’y
fuppléer ; car on ne trouve ni graundys , ni
vers luifans , ni fources bouillantes dans les
lieux oit l’on peut fuppléer à ces befoins par
d’autres moyens.
Au milieu de mes réflexions , j’avois fouvent
penfé qu’en voyageant fur lefommet de la mon-
io4 Les Hommes
tagne noire au noTdde Brandieguarp pendant le
teins le plus éclairé, j’aurois pu voir le foleil ;
ces montagnes étoient ii hautes , que notre tems
le plus clair ne fdifoit qu’un petit crépufcule fur
leur fonrrret , au-defïus duquel je n’ai jarbais ap-
perçu afïez de clarté pour édipfer toutes les
étoiles ; ic on y voit toujours les mêmes, quoi-
qu’en des pofitions différentes.
CHAPITRE LII.
Les enfans de Pierre font pourvus. Mort de
Youwarky. Comment U roi & La reine pajfent
leur vie. Il prend à Pierre une grande mélan-
colie. Il veut aller faite un tour en Angleterre ,
& en imagine Us moyens. Il ejl emporté au-dejfus
des mers.
1 L y a voit alors dix ans que j’étois à Brandle-
gnarp ; le roi avoit pourvu tous mes enfans , à
l’exception de Richard , en leur diftribuant les
emplois auxquels ils étoient propres. Ceux qui
avaient voulu fe marier , avoient trouvé les
meilleurs partis du pays; ainfi je pouvois main-
tenant me trauquillifer ; je voyois avec plaifir
profpérer tout ce que j’avois entrepris ;&r il
n’y avoit perfonne dans toute l’étendue dts
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V O L A N S. 105
trois royaumes qui n’eût beaucoup d’amitié
pour moi. Mais dans la onzième ou douzième
année de mon féjour, ma femme tomba dans
une maladie de langueur qui l’emporta au bout
de deux ans. Ce fut la première affl&ion vé-
ritable que j’euffe éprouvée depuis bien des
années : le chagrin que j’en reffentis, altéra
tellement ma fanté, que je n’étois plus propre
à rien : la feule idée d’affaires me devint in-
fupportable.
Leroi avoit eu trois fils & une fille; & ilme
difoitfouventque je devois les regarder comme
mes enfans. Le vieux Oniwefke étoit mort, &. le
roi avec la reine partageoient également leur
demeure entre BrandleguarpSc A pfülo. Mais il
faifoit bâtir un palais dans ma nouvelle colonie
qui étoit devenue une grande ville . 8c que j’a-
vois nommée Stygena du nom de la reine ; &
ce nouvèau palais étoit deftiné pour être le fé-
jour de la cour pendant trois mois de l’année ,
d’autant plus qu’il étoit fitué préeifémcnt au
milieu du chemin de fes deux autres réfidences.
Sa majefté avoit pris cette méthode à ma follici-
tation. Après la mort d’Onitmke , il y étoit allé
la première fois un peu à contre-cœur ; mais
ayant fenti qu’il étoit de fon intérêt de le faire,
& que ce moyen lui gagneroit de plus en plus
l’amour 6c l’eftime de fes fujets , il en contraria
20 6 Les Hommes
l'habitude avec tant de plaifir , qu’il n’avoit plus
befoin d’être excité pour y aller.
J’avois efpéré en vain que le teras diflïperoit
le chagrin que m’avoit caufé la mort de ma
femme ; il prenoit fur moi de jour en jour ; &
quoiqu’aufli confidéré que jamais à la cour, je
ne pouvois plus fotiffrir qu’on me demandât
mon avis fur rien. Tout le monde étoit furpris
aufîi-bien que moi de ce changement ; & l’on
ne pouvoit concevoir que fans aucune altéra-
tion vifible dans mafanté, monefprit, de vif 5c
entreprenant qu’il étoit auparavant , fût de-
venu en fi peu de tems mélancolique & in-
dolent.
✓
Le défir de retourner dans mon pays natal
que je n’avois jamais perdu de vue , augmen-
îoit toujours , fur-tout depuis la mort de ma
femme, & j’avois formé différens projets pour
y aller. D’abord j’avois eu le deffein d’y aller
d’île en îie ; & comme j’avois tant de petits vaif-
feaux à mes ordres , de me rendre dans le grand
Océan, afin de tenter la fortune de ce côté.
Après y avoir bien réfléchi , je trouvai que
nies vaiffeaux ne pourroient aller que jusqu’aux
îles de Zap , à caufe de la quantité de rochers &
de bans de fable qui s’oppofercient à mon
paflage , à moins que je ne voulufle traverfer
par terre le pays de Zap, ce que je craignois
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V O L A N S.
ac»7
d’entreprendre après tout ce qu’on m’en avoit
dit. Enluite je projettai de partir de la côte de
Norbone; mais je n’aurois pu le faire que dans
un des vaiffeaux étrangers ; & comme ils ve-
naient tous d’un pays tout- à-fait différent de
la route qu’il faudroit tenir, il éioit vraifem-
blable que , ne connoiffant pas le chemin &
n’ayant point de compas, nous péririons dans
le voyage. Plus j’acquérois de lumières fur la
Situation de Dnorpfwangeanti , plus j’avois lieu
de conje&urer que le continent le plus proche
de nous devoit être la côte la plus méridionale
de l’amérique ; ce n’étoit pourtant qu’une con-
jeélure. A la fin me fentant mal à mon aife & tou-
jours plus tirannifé par mes propres penfées , foii-
geant d’ailleurs que j’étois accoutumé au vol &
que je l’aimois, jeréfolus de faire une route de
quelques jours ; de quelque côté que mes por-
teurs me, conduififTent , j’efpérois d’aborder fûre-
ment àque’que terre ; d’où le pis aller feroit de
m’en revenir. Pour cet effet j’allai voir fi ma
chaife , ma machine 6$ mes cordes dont je ne
m’étois pas fervi depuis plufieurs années ,
étoient en bon état ; je trouvai le tout fi caduc ,
que je n’ofai pas m’y rifquer. Ce contre-tems
me fit différer encore mon voyage. Mais mon
projet ne me fortant pas de l’idée , je cherchai
2o8 Les Hommes Volan s*
dans ma tête quelqu’autre moyen de l’effeéhter.
J’imaginai les perches auxquelles vous m’avez
trouvé attaché, quand vous m’avez tiré de la
mer. Ce font des efpèces de rofeaux creux
dont les Swangeantins font leurs piques, &
qui font extrêmement forts & élaftiques. En les
entrelaçant avec de petites cordes, je m’en fis
un fiége beaucoup plus léger que ma chaiie; &
c’étoit fur ces rofeaux que j’étois l'outenu ,
quand vous vîntes me fauver. Pavois pris des
porteurs du mont Alkoé , parce que ie favois
que je devois paffer à des pays beaucoup plus
éclairés. Je fens maintenant que , fi je n’étois
pas tombé , & que nous euffions pu nous fou-
tenir , il auroit fallu bientôt prendre terre; car
nous étions allés trop loin pour pouvoir re-
tourner fans trouver un lieu de repos. Je ne
fais ce que feront devenus mes porteurs ; je
crains bien qu’ils ne foient. tombés auffi , s’ils
ont entrepris de retourner chez eux ; car je les
avois entendu fe plaindre tout le jour & la nuit
d’auparavant, & ils avaient été obligés de fe
relayer fouvent. Si vous jugez à propos de
continuer plus loin mon hiftoire, vous pourrez
le faire aufli-bien que moi.
fyi des Hommes V dans.
LES
II
4
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LES
AVENTURES
DU
voyageur aérien;
;
HISTOIRE ESPAGNOLE.
Tome 1 1. 7 . O
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9
LES
AVENTURES
D U
VOYAGEUR AÉRIEN.
Sur la fin du dernier printems , dom Alarif,
colonel du régiment des Algarves alla voir
dom Juan Gazul , duc & gouverneur de la ville
de Burgos , fituée àl’extréinité des Afturies, au
pied des. montagnes. Il y fut reçu comme un
homme de fon rang , & comme un parent
que l’on fouhaitoit de voir depuis allez long-
tems. Après un léger dîner , dom Gazul , con-
noifîant l’inclination de fon coufin , lui pro-
pofa une partie de chaffe , qu’il accepta avec
joie. Outre que le gouverneur aimoit fort ce
divertiffement » il étoit bien aife d’éprouver
s’il étoit vrai que fon parent fht aufli habile
à cet exercice , que l’on avoit voulu le lui
° *i
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an Les Aventures'
perfuader. Il eut bientôt lieu d’en être fatis-
fait ; car dom Alarif , en fort peu de tems , fît
un fi terrible carnage de lièvres , lapins & per-
drix , qu’il fallut avoir un fourgon pour les em-
porter, attendu que leurs domefiiques n’y pou-
voient fuffire. Dom Alarif, non content d’avoir
dépeuplé , pour ainfi dire, toute la campagne ,
pria fon coufin de le fuivre fur une montagne
voifine , où il efpéroit fignaler fon adreffe
contre quelques bêtes fauves. Dès qu’ils furent
arrivés fur la cime de la montagne , ils ne pu-
rent s’empêcher de promener leurs regards fur
les objets d’alentour. Ils confidérèrent avec
admiration la vafte étendue de l’Efpagne , cou-
ronnée d’un nombre prefqu’infîni de villes fu-
perbes , de châteaux magnifiques , & de mai-
fons de pîaifance fi agréables , que l’art & la
nature* fembloient fe difputer le prix de la
beauté : ils ne pouvoient fe lafler de contem-
pler de tous côtés de vaftes campagnes, fi par-
femées de fleurs de diftèrenies couleurs, & fi
vives dans cette faifon , qu’elles paroiffoient
plutôt de loin des champs femésde perles, de
rubis & d’émeraudes , que de fimples cam-
pagnes.
Une grofle nuée noire , mêlée de quelques
nuances rouges , qui venoit du côté du
nord dire&ement à eux , les détourna de ces
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du Voyageur Aérien. 113
agréables contemplations , & leur donna diffé-
rentes penfées fur les taufes d’un pareil phé-
nomène , dans un tems où l’air paroiffoît py;
& ferein par-tout ailleurs. Ce qui augmenta
leur furprife , fut que cette nuée , prefqu’au
niveau de la montagne , fembloit s’apprêter
à les envelopper. Dom Alarif, dans le dcffein
de la diliiper , voulut tirer un coup de fulil au
travers; mais fon coufin l’en empêcha, & fe
contenta de fe retirer *du chemin qu’elle te-
noit. A peine fut-elle fur le haut de la mon-
tagne , qu elle # s’ouvrit avec un bruit fem-
blable'à celui du tonnerre, qui fut fui.vi de
plufieurs éclats , femblables à celui d’une fufée
qui crève dans les airs. En même tems on vit
tomber de cette même nuée un grand homme
en robe noire , avec une toque doftorale fur
fa tête. Nos deux chaffeurs voyant le phéno-
mène dilüpé, s’approchèrent de cet homme , .
qui paroiffoit un peu étourdi de fa chute , &
lui demandèrent civilement fon nom , & com-
ment il avoitété apporté fi miraculeufement dans
ce lieu. Au nom de dieu , braves cavaliers ,
leur dit-il d’une voix foible , daignez me laiffer
un peu de tems pour reprendre haleine , &
me délaffer des fatigues du long & pénible
voyage que je viens de faire. J’aurai- dans la
fuite de quoi contenter votre curiofiîé. Nos
°.ü*
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U4 Les Aventures
deux chafleurs voyant fa foibleffe , lui laifsèrent
le tems de fe repofer,& ordonnèrentà deux de
leurs domeftiques de prendre foin de lui, &
de l’amener au château aufli-tôt qu’il feroit en
état de marcher , & continuèrent leur chaffe.
Mais , foit que le bruit qu’avoit fait la nuée
en s’ouvrant eût effarouché le gibier , ou
qu’occupés de ce qu’ils venoient de voir, il*
euffent moins d’ardeur pour la chaffe , üs.ne
rencontrèrent aucunes -bêtes fauves qui méri-
taffent leur attention. Enfin , après plufieurs
détours , pour adoucir la peiÿe de la mon-
tagne , ils arrivèrent bien fatigués au château ,
où ils fe reposèrent, en attendant des nouvelles
du grand homme tombé de la nuée.
A peine avoit-il joui de quelques heures de
repos» qu’on vint les avertir de l’arrivée d’un
grand homme inconnu , accompagné de deux
de leurs domeftiques. Ils allèrent au-devant de
lui jufqu’à la porte du château , & le reçurent
avec toutes les civilités poflibles. Il y répondit
avec une vivacité & une préfence d’efprij
qui les charma , & leur donna une haute eftime
de fa perfonne. Dom Alarif le préfenta à fa
coufine & à fes deux filles , qui le reçurent
fort gracieufement , avec les complimens gé-
néraux , dont on ufe avec les perfonnes que
l’on voit pour la première fois. L’aînée des
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dit Voyageur Aérien, zij
filles de dom Gazul , nommée Agathe , pou-
voit pafler pour une des plus rares beautés
de toute l’Efpagne ; la cadette , quoique fort
belle , n’a voit cependant pas un air fi ma*
jeftueux , ni en même tems fi doux que l’autre.
Notre voyageur aérien , qui s’apperçut^ d’a-
bord de cette différence , leur répondit le plus
obligeamment qu’il put ; car la vue d’Agathe
lui rappellant certains traits qu’il avoit vus ,
lui caufoit des agitations , dont il ne démêloit
pas bien lui-mêine la caufe. On lui fit enfuite
plufieurs queftions différentes , auxquelles il fa-
tisfit , au grand contentement de toute l’affem-
blée.
Cependant l’heurt? du fouper étant venue,
on vint avertir M. le gouverneur , & toute
l’affemblée, de fe mettre à table ; chacun prit
fa place, & madame Gazul voulut avoir auprès
d’elle celui que l’on ne connoiffoif encore
que fous le nom du grand homme noir , afin
d’être plus à portée de lui fervir ce qu’il fouhai-
teroit. Pendant le repas , on ne parla que de
chofes agréables & propres à divertir la com-
pagnie : après le fouper , qui n’eft pas ordinai-
rement fort prolixe chez tes Efpagnols, on
defcendit au jardin , rempjj des plus belles
fleurs , & garni tout à l’entour de berceaux de
charmille , d’orangers , de citronniers & de
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ai6 Les Aventures
grenadiers , qui mènent par plufieurs chemins
à quatre falles de verdure , qui font aux quatre
angles du jardin. Ces falles font garnies de tables
de marbre de différentes figures , avec des
bancs de même efpèce. Après quelques tours
de promenade , on choifit une des quatre falles
pour prendre le frais fans fe fatiguer. Ce fut
alors que dom Gazul dit à fon nouvel hôte, vous
nous avez promis, feigneur, que vous nous
apprendriez quelques particularités de votre
vie ; je ne crois pas que vous le puiffiez faire
en meilleure compagnie. J’attendois l’honneur
de vos ordres, feigneur, répondit le nouvel
hôte , pour m’acquitter de la promette que
je vous ai faite; mais je vous fupplie par
avance , & toute l’honorable compagnie , de
me pardonner le récit d’une infinité de chofes ,
qui ne feront fans doute pas dignes de votre
attention.- ^
Hijloïre du Voyageur Aérien.
J e fuis originaire du pays oit le vent trouve
des vendeurs & des acheteurs, & où l’on
peut faire deux cens lieues en douze heures
fans s’incommoder.* Pour le fecret de ma naif-
fance , je vous prie de m’en laiffer le dépofi-
,du Voyageur .Aérien, 117
taire , jufqu’à ce que foccafion fe préfente
de la découvrir néceflairement. J’ai employé
toute ma jeuneffe à l’étude des belles-lettres &
de la philofophie ; j’ai aufîi appris le droit , tant
naturel que romain; j’ai voulu encore m’inf-
truire dans la théologie & la médecine : enfin ,
mes dernieres études ont été les exercices de
la noblefle , & les mathématiques oh j’ai fait
d’autant plus de progrès , que je les aimois
naturellement. Mais n’étant pas content de ce
que j’avois appris dans mon pays, quoiqu’on
m’eût donné tout ce qu’il y avoit de meilleurs
maîtres, je réfolus de parcourir tous les pays
de l’Europe, où je croyois pouvoir trouver
des favans plus éclairés que dans ma patrie ,
je vifitai tous les pays du nord, & m’arrêtai
principalement en Allemagne, où je trouvai
certainement de quoi fatisfaire ma curiofité
fur plufieurs points d’érudition. De-là je pafTai
en Hollande , puis en Angleterre , où je ne
demeurai qu’autant de tems qu’il en falloit
pour apprendre la langue de chacun de cese
pays. Je m’embarquai de-la pour la France ,
où je fis un plus long féjour que dans aucun
des endroits précédens. La franchife & la po-
liteffe des François de l’un 6c de l’autre fexe ,
m’amusèrent agréablement , tant que je de-
meurai à Paris. Cette grande ôc fuperbe ville
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u8 Lés Aventures
préfente tant de raretés aux étrangers qu’ils y
viennent de toutes les parties du inonde ; que
quand ils y font une fois entrés , ils ne peu-
vent fe réfoudre à en fortir. Cependant la rai*
ion m’en arracha , ou plutôt tranfporta mon
corps par-deflus les Pyrénées, fans pouvoir
arracher mon ime de Paris : c’eft-à-dire , inter*
rompit Agathe , que vons avez pris de l’amour
pour quelque belle Parifienne. Cet endroit de
votre hiftoire efl trop intéreftant pour le palier
fous filence, & je fuis perfuadée que le récit
en fera plaifir à toute la compagnie. J’obéis
avec refped à vos ordres , madame , répondit
notre voyageur ; mais je crains bien que cette •
hiftoire ne vous divertiffe pas tant que je le
fouhaiterois.
Hijloire de la belle Liriane .
J’ai toujours étéperfuadé que, pour voyager
agréablement parmi le monde , il falloit s’ac-
commoder aux mœurs, coutumes & religion
des pays oit l’on fe trouve. C’eft ce que j’ai
pratiqué exa&ement jufqu’à ce jour , & dont
je me fuis bien trouvé. J’affiftois donc un jour 7
de fête de paroifie à l’office qui fe célébroit à
*
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dü Voyageur Aérien. 119
Saint - Euftache , fameufe paroiffe de Paris ,
dont j’étois habitant. L’office étoit à peine
commencé , que je vis une fille ou plutôt une
déefte habillée en quêteufe, qui me préfenta
une bourfe ouverte pour recevoir mes charitéf .
Je fus d’abord fi ébloui de l’éclat de fescharmes,
que je reftai quelque tems immobile , fans
fonger à ce qu’elle me demandoit: à mon air
& à mon équipage , elle jugea que mon au-
mône de voit être confidérable , ce qui lui fit
redoubler fes inftances. Alors , comme revenu
d’un évanouiffement, je mis la main à la poche,
& lui donnai deux louis d’or ; à cet afpeft , elle
me fit une revérence fi gracieufe, qu’elle acheva
de triompher de toute ma liberté. Je la fuivis
des yeux tant que je pus , & lui trouvai une
taille fi avantageufe, & des manières fi enga-
geantes , que dès-!ors je pris la réfolution de
l’aimer toute ma vie.
Comme le fervice étoit long , & qu’elle fai*
foit le tour de l’églife , conduite par un jeune
homme , qui paroiffoit être fon frère , je quittai
ma première place , pour en prendre une dans
l’autre côté de l’églife , par où elle devoit
bientôt paffer. Si-tôt que je l’apperçus de loin ,
pour ne pas tomber dans la même incivilité
que la première fois , je tins mon offrande
toute prête à lui préfenter , dès qu’elle m’offri-
aïo Les Aventure s
roit fa bourfe. Je la confidérois avec tant
d’attention , qu’il lui eût été impofîible de ne
pas s’appereevoir qu’elle m’infpiroit d’autres
fentimens que ceux de la dévotion ; suffi elle
me reconnut d’abord pour celui qui lui avoit
fait le plus riche préfent de toute l’afTemblée ;
& ne jugeant pas à propos de me préfenter
fa bourfe une fécondé fois , elle paffoit outre ,
après m’avoir fait une profonde révérence.
Alors, pour l’arrêter , je lui dis , mademoifelle ,
vous palliez bien vite ; eft-ce le préfent , ou
celui qui le fait , qui a le malheur de vous dé-
plaire ? Ni l’un ni l’autre , monfieur , me ré-
pondit-elle avec fa grâce ordinaire ; mais je
ne crois pas devoir abufer de votre généro- , ,
fi té. Si vous faviez, lui dis-je , en mettant en»)
core deux louis dans fa bourfe , combien vous «
* . '
m’obligez en recevant ces petites offrandes ,
vous pourriez peut-être confentir à en rece-i
voir de plus dignes de vous. Elle rougit à ces
mots , & continua fa quête , après m’avoir >
payé d’une révérence fi charmante, que j’au- '
rois volontiers redoublé mes libéralités , fi elle
eût voulu recommencer.
Dès que je l’eus perdue de vue , je quittai en-
core cette place pour l’aller attendre au bas de
l’églife où elle de voit finir fa quête. Mais comme
illui reftoit encore beaucoup de chemin à faire*
>
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du Voyageur Aérien, m
l’office finit avant qu’elle eût achevé. Tout ce que
je pus faire en cette occafion , fut de charger un
valet-de-chambre , françols de nation , de la
fuivre , & de me rapporter exaélement , & fon
nom & le lieu de fa demeure. Defplanes , c’eff
le nom de ce domeftique, s’acquitta de fa corn-
million en habile homme , & me dit à fon retour
tout ce que je défirois favoir. Il m’apprit que
cette incomparable beauté fe nommoifLiriane,
feulrefte d’une illuftre famille , mais peu avan-
tagée des biens de la fortune, à caufe des gran-
des dépenfes que fon père avoit faites au lervice
» de fa majeflé très-chrétieune ; qu’elle vivoit
avec fa mère , déjà fort âgée, dans la feule mai-
fon qui lui refloit du naufrage de tous fes biens ;
quelle ne fortoit qu’avec fa mère dont elle fai-
foit toute la joie , & qu’enfin elle fe deftinoit à
paffer fes jours dans un couvent fort auflère ,
auffi-tôt que fa mère auroit quitté cette de- *
meure mortelle , pour paffer au féjour de la
gloire & de l’éternité. Si la découverte de
la naiffance & de la demeure de la belle Liriane
me donna beaucoup de joie , fa rcfolution de
fe faire religieufe m’affligea au dernier point.
Cependant je me mis dans la tête que le défor-
dre de fes affaires , 6c le peu d’efpérance de
pouvoir conferver dans le monde l’éclat du
rang qu’y avoient tenu fes ancêtres pouvoient
I
xii Les Aventures
être le6 motifs de cette cruelle réfolution , &
qu’un parti considérable pourroit lui faire chan-
ger de fentiment.
Dans cette penfée je ne fongeai plus qu'à
trouver les moyens de m’introduire dans la
maifon de Liriane. La chofe étoit d’une diffi*
culté prefque infurmontable , vu la vie folitaire
qu’elle menoit & le peu de monde qu’elle
voyoit. Car outre fon petit coufin que j’avois
pris d’abord pour fon frère , & quelques proches
parentes qu’elle avoit, perfonne n’avoit entrée
chez elle. Je paffois & repaffois cent fois chaque
jour par devant fa porte , pour tâcher de la
voir & d’en être vû. Mais inutilement , elle
ne paroiffoit jamais aux fenêtres ni fur fes
balcons. Elle n’avoit qu’une feule fille de
chambre qui lui tenoit lieu de tous domefti-
ques & qu’elle aimoit beaucoup. Enfin je de-
fefpérois prefque de pouvoir trouver quelque
accès auprès d’elle , lorfque la fortune me fa-
vorifa plus que je n’aurois jamais ofé l'efpérer.
Un certain jour de grand matin fa mère étoit
fortie fans en rien dire à fa fille qui repofoit , &
étoit allée à faint- Euftathe pour y faire dire des
meffes pour le repos de l’ame de fon défunt
mari , dont le fouvenir lui étoit encore très-
cher. Sa ferveur la fit refier plus long-tems à
l’égUfe, que fon grand âge le permettait, & après
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d’un Voyageur Aérien. 113
avoir entendu plufieurs meffes à genoux ,
comme elle fe préparoit à fe retirer chez elle ,
une Tueur froide s’empara de tout Ton corps ,
Tes yeux fe troublèrent , 82 elle tomba dans un
évanouiffement qui fit crrindre^our Ta vie.
J’avois entendu la dernière meffe où elle avoit
afiifté : & dès que je m’apperçus de Ton éva-
nouiffement, je m’en approchai avec empreffe-
ment, & lui frottai le nez 8c les temples, d’eau
de la reine de Hongrie. Mais voyant que fou
mal étoit trop grand pour céder à ces foibles
remèdes , j’ordonnai à mes domeftiques de l’en-
lever le plus doucement qu’ils pourroient & de
me fuivre , ce qui fut exécuté ponctuellement.
Nous arrivâmes peu de tems après à fon logis
où ayant frappé en maître , la fille de chambre
à demi habillée mit la tête à la fenêtre pour
voir qui pouvoit ainfi troubler leur repos. Elle
ignoroit la fortie dé fon ancienne maîtreffe , 8c
fut fort furprife de la voir à Ta porte entre les
bras de quatre hommes inconnus & dans une
pofture qui lui faifoit douter fi elle étoit morte
ou en vie. Elle en avertit fa jeune maîtreffe ,
qui s’étant couverte à la hâte d’une robe de
chambre, vint nous ouvrir la porte. Jefis é porter
la malade dans fon appartement 8c dans %o lit.
Liriane qui ignoroit ce qui s’étoit paffé , ne
fcvoit fi elle devoit nous prendre «ou comme
/ . •
1*4 Les Avent u r e s
les affaffins, ou comme les protecteurs de fa
mère ; pour la tirer de^cet embarras , je lui con-
tai ia chofe en peu ^e mots , & lui dis que j’a-
v.ois beaucqpp d’obligation à mon étoile , qui
m’ayant conduit à famt-Euftache m’avoit pro-
curé l’occafion de lui rendre ce petit fervice,
& le plaifir de voir la plus aimable perfonne du
monde. Elle ne put s’empêcher de me marquer
fa reconnoiffance pour les bons fervices que
j’ayois rendus à fa mère. Je crus devoir profiter
de cette occafion pour lui déclarer mon amour ,
& les deffeins que j’avois formés de la rendre
heureufe pour toute fa vie. Mais elle me dit
qu’ayant réfolu de fe faire religieufe , elle më
prioit inftamment de ne point venir trou-
bler par ma préfence de fi faintes réfolutions ,
attendu qu’elle voyoit à toutes mes démarches
que j’avois d’autres deffeins que ceux que le
ciel lui infpiroit. Je lui jurai que mes inten-
tions étoient aufli pures que l’aftre qui nous
éclaire , & combattis fes pieufes infpirations
avec toute la force & l’éloquence dont l’amour
me rendoit capable. Mais cette tentative fut
inutile pour moi ; fa mère fô réveillant alors
avec utf grand foupir, appella fa fille pour fa-
voir oix elle étoit; car elle fe croyoit encore
au pied de l’autel. Liriane eut bien de la peine à
la détromper , & ce ne fut qu’après lui avoir ra-
conté
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du V o Y À g e u r Aérien. îtj
conté tout ce qui lui étoit arrivé qu’elle fe*
connut fon erreur , & me marqua combien elle
étoit fenfible aux fervices que je lui avois
rendus fi à propos. Alors voyant bien qu’elles
avoient befoin de tranquillité jepris congé d’elles
après plufieurs offres de fervi,ces , demandai
à la mère la p.ermifîion de m’informer de tems
eri tems de fa fanté. Mais elle me dit , que fon
f mal n’étant qu’une légère indifpofition qui
n’aiuoit aucune fuite, elle me fupplioit de
m’épargner des peines inutiles.
Je fortis de cette maifon encore plus arnou* 1 -
reux que je n’étois forti peu de jours auparavant
de faint-Euftache* En effet Liriane fans parure
m’avoit paru mille fois plus charmante qu’elle
n’avoitfait auparavant avec tous les avantages
des ajuftemens. La fraîcheur de fon teint , la
vivacité de fes yeux , la majefté de fa taille en
cet état négligé , femporîoient infiniment fur^
tout ce que l’artifice peut ajouter à la beauté*
Enfin ne pouvant plus vivre fan*s elle je fis
mouvoir tous les refforts de mon imagination
pour tâcher de m’infinuer auprès d’elle. Son
petit coufin dont j’avois pratiqué la connoif-
fance m’honoroit fouvent de fes vifites ,& je
fus û bien le mettre dans mes intérêts qu’il ne né‘
gligeoit aucune occafion pour me fervir auprès
de fa coufine ; quoiqu’elle eût quelque plaifir
Tome I lé P
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* /
• ü6 Lès Aventure.*'
à t’entendre , elle lui défendoit cependant de
lui parler de moi; mais il le faifoit avec tant
d’adrefle qu’elle fut obligée de lui laiffer le
«hamp libre. Mon valet de chambre de fon
côté , ayant gagné les bonnes grâces de la fui-
vante de Liriane , fecondoit admirablement
bien par le moyen de cette fille les bonnes in-
tentions du petit coulin. Enfin je commençois
à concevoir quelque efpérance , lorfque la
fortune changea tout d’un coup , & me
rendit le plus malheureux de tous les hom-
>
mes.
La beauté de Liriane commençoit à faire
beaucoup de bruit dans Paris ; quand elle
alloit à la meffe ou à vêpres toute la belle
jeuneffe la fuivoit comme autant d’efclaves
de fes charmes. Les plus apparens s’eftimoient
fort heureux quand elle avoit daigné tourner
fes regards fur eux. Le bruit de tant d’appas fe
répandit bientôt parmi les courtifans , & il n’y
en avoit pas un qui ne fouhaitat d etre 1 heu-
reux conquérant d’une fi précieufe toifon.
On parla même au roi de la faire venir à la
cour dont elle feroit le plus rare ornement ;
mais le roi qui veut laider les inclinations
libres ne voulut lui impofer aucunes loix
fur cela.
Cependant un vieux courtifan tout cou-
i
i
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DÜ VotÀGEUft ÀiklEN. llj
vert de la neige de Tes cheveux blancs, mais
le cœur emj^afé d’un feu qu’il ne pouvoit
éteindre dep/ms lé jour fatal qù’il l’avoit Vue
avec fa mère à la promenade, entreprit de
s’en fendre poffeffeur à quelque prix que ce
fut. Comme il étoit très riche, il s’emb^rraffoit
peu de ce qu’il lui en cbûteroit pourvu qu’il '
vint à bout de fon deffein, & Péxcès de fa
paffion lui faifoit regarder les plus infignes
fourberies & les avions même les plus noires,
comme des galanteries , fur qu’il trôuveroit
dans fon coffre fort l’impunité de fes crimes
s’ils étoient découverts. * ,
•
Céphife , mère de Liriàne , par une inclina-
tion naturelle à toutes les bonnes mères ,
voyant les prodigieux effets de la beauté de fa
fille , n’eût pas été fâchée de lui -voir changer
fes pieufes inclinations en de plus humaines.
Mais en mère prudente elle attendoit que ce
changéhient vînt plutôt de fa fille même que de
fes infpfrâtiohs. 11 cil bien difficile qu’une belle
perfonne qui fe voit adorée de fout le monde
ne prenne enfin dés fentiftieris dé fendrefle pour
quelqu’un. Afin de t’jr porter infenfiblemenr,
elle prit le patti de lui taire voir tout ce qu’il
y a de plus rare & de plus beau dans Paris.
Elle lüi fit contempler les richeffes des gale-
ries du Louvre St dés autres tnâilons royales ,
Pij
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ai8 Le s Aventures
\ . > >
& la mena même aux fpettacles publics , &
ne négligea rien pour la divertir de fes pre-
mières penfées. Enfin , elle for& le deffein
de lui faire voir toutes les magnificences de
la cour , & choifxt pour cet effet le vingt-cinq
du mois d’août , jour de la fête des rois de
France *: Liriane , par complaifance pour fa
mère , l’accompagnoit par-tout , fans cependant
prendre beaucoup de plaifir à tout ce qu’elle
voyoit. Le jour de faint Louis étant donc venu ,
elles partirent de grand matin eh caroffe de
louage , pour profiter de la fraîcheur, & ar-
river à propos à Verfailles. Pendant tout le
Voyage Liriane parut d’une humeur mélanco-
lique ; ce que fa mère attribuoit à ce qu’elle
s’étoit levée plus matin qu’à l’ordinaire. Dès
qu’elles furent arrivées à Verfailles , elles .al-
lèrent voir les magnificences des appartemens
du roi , les belles ftatues de marbre & de
bronze que l’on trouve de tous côtés ;& enfin
les jets d’eaux & les cafcades qui font une fi
belle perfpeôive dans le parc.
Pendant ce tems-là le vieux courtifan qui
avoit appris ( par fes émiffaires qu’il avoit à
' l’entour de la maifon de Cephife, ) qu’elle &
fa fille étoient à Verfailles, fit chercher leur
cocher , & l’ayant fait venir dans fon au-
berge : veux-tu gagner cinquante piftoles , lui
t -•
l- ■
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du Voyageur Aérien. zîe>
dit-il , pour le relie de ta journée , & cela
fans fatiguer ni toi ni tes chevaux ? L’argent
eft bon dans le tems où nous fommes , lui
•* »
' répondit ce ruffaut : de quoi s’agit-il? Pour une
pareille femme j’irois à l’autre bout du njonde
s’il le falloit. Il ne s’agit pas de fe donner tant
de peine , lui dit le courtifan ; tu as amené
trois dames dans ton caroffe ? Oui, monfieur ,
répliqua le cocher. La vieille n’étoit pas jeune ,
la jeune n’étoit pas vieille. Il y a voit une groffe
dondon avec elles , de moyen âge , ma foi
je me pafterois bien de femme fi je l’avois la ,
nuit à mes côtés. Elles m’ont dit de me tenir
prêt à partir fur les quatre heures & demie.
Suffit , dit le courtifan , ton caroffe eff de peu
de valeur, les roues en font toutes vermou-
lues. Ainfi , il ne s’agit ici que d’enrayer tel-
lement ton caroffe que la roue gauche fe rompe
vis-à-vis la muraille des Bons-Hommes , $C
renverfe la caroffée par terré ; c’eft un diver-
tiffement que je veux me donner en retour-
nant à Paris. Et pour te montrer que l’effet
fuit de près mes promeffes, tien voilà les cin-
quante piftoles promifes en beaux & bons louis
d’or. Leruftre charmé de l’afpeft de cet or,
fe feroit volontiers mis à genoux dévant cette
divinité chenue , qui lui faifoit tant de bien
îorfqu’il s’y attendoit le moins. Gagné par ce
Piij
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dü Voyageur Aérien, ffÿ
dans l’autre. Il fit enfuite avancer le fécond
carofie au niveau du fien, fous prétexte de de-
mander à Cephife fi elle n r étoit pas bleflee
ayant appris qu’il ne leur, étoit arrivé aucun
accident, il ordonna aux cochers de continuer
leur route. Ces caroffes n’allant pas également
vite , ne furent pas long-tems fans fe brouiller
parmi la foule des autres qui revenoient de
Verfailles; celui du courtifan prit les devans,.
& au lieu de mener Liriane chez elle , la con-
duifit jufqu’au bout du fauxbourg Saint- An-
X 1
toine. L’autre , fuivant l’ordre qu’on avoit
» donné , mena Cephife & fa fille -de-chambre
à leur porte & fe retira. Liriane fut fort fur-
prife après phifieurs détours de fe trouver à
la porte d’une maifon de plaifance très- magni-
fique , où après avoir traverfé deux belles
cours , le vieux courtifan mit pied à terre
devant fon logis & préfenta la main «t Liriane
pour lui aider à defcenfjre ; mais cette belle
fille refufant de lui obéir , le conjura de lut
tenir la promeflè qu’il lui avoit faite de la con-
duire chez elle. Pour l’obliger à deftendre &
à entrer dans fa maifon , il lui dit que fa mère
& fa fille- de- chambre dévoient arriver fur
l’heure ; & que s’il avoit promis de les remener
chez elles ; ce n’etoit qu’a près avoir eu l’hon-
neur de Leur donner à fouper , pour les remettre
- V iy
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/
yyt Les Aventures
un peu des fatigues de leur voyage & de ta
peur qu’elles avoient eue. Liriane qui ignoroit
les artifices des courtifans , & qui croyoit Savoir
rien à 'Craindre d’un homme de fon âge, qui
d’ailleurs lui avoit toujours parlé fi relpe&ueu- <
fement , le laifla perfuader & conduire dans une
chambré fuperbement parée , en attendant l’ar-
rivée de fa mère.;Quand elle y fut entrée,
'el'e fut fi éblouie de l’éclat de For , de la pour-
pre & des pierreries qui brilloient de tous cô-
tés , qu’elle avoua qu’elle n’avoit rien vu de
mieux entendu , même dans les appartenons
du roi. Vous avez raifon, lui répondit le cour-
tifan ; mais pour recevoir une aufli charmante
reine que vous il faudroit un palais bâti par
les mains des Fées mêmes , & je fuis honteux
de n’avoir rien de plus digne à vous offrir. Il
la mena enfuite dans fes autres appartenons
' qui étoient tous plus magnifiques les uns que
lés autres. Cependant Liriane qui n’entendoit
point venir fa mère , commençoit à fe défier
de la bonne foi de fon hôte ; fon inquiétude
çroiffoit à chaque moment, lorfque l’on entendît^
frapper à la porte de la première cour, un ca-
rotte qui entra aulfi-tôt lui rendit toute fa joie.
Le courtifan comme pour la mener au-devan|
de fa mère , lui donna la main & la fit def-
pa? m m3|qifique efçaUçf , dj05 \m
* \
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y
du Voyageur Aérien,
grande falle ornée de tapifferies anciennes ,
mais d’un goût exquis. On vit entrer en mêmç
tems deux des parens du courtifan avec leurs
femmes & leurs filles-de-chambre qui venoient
fouper avec lui. On fervit en même-tems un
repas des mieux entendus ; ce fut alors quç
Liriane ne doutant plus de fon malheur , re-
garda le vieux courtifafl avec toute l’indigna-
tion qu’il méritoit. On l’obligea de fe mettre
à table ; mais elle ne voulut toucher à au-
cun mets. Un torrent de larmes couloit fan$
celle de fes yeux , & fon cœur gros de fou-
pirs lui déroboit prefque la refpiration.Le cour-
tifan la voyant dans un fi pitoyable état , or-
donna à une dame de la compagnie à qui il
avoit beaucoup de confiance , de la remener
dans la chambre & de tâcher de la confoler. ,
Dès qü’elle fut arrivée dans cette chambre ,
elle fe jetta fur un foffà le vifage en bas,
s’abandonna à toute fa douleur. Les trilles re-
flexions qu’elle faifoit augmentoient encore fon
défefpoir ; elle ne favoit à quoi fe termineroient
les defleins du courtifan , & ne voyoit aucun
moyen de fortir de fa prifon. Dorothée , c’eft
ainfi que l’on nomme celle qui Pavoit remenée
dans la chambre, s’approchant d’elle, témoigna
la part qu'elle preno.it à fon chagrin , & lui
promit tous les fecours poflibles contre ie$
)34 Les Aventures
maux qu’elle appréhendoit le plus. Elle lui dit
enluite que le vieux courtifan étoit plus ga-
lant que brutal, & qu’il n’attenteroit jamais
à Ton honneur qu’elle n’y confentît , qu’il tâ-
cheron à la vérité de la gagner par toutes les
voies de l’honnêteté &c de l’intérêt ; mais , que
!i elle réfiftoit ^ toutes ces chofes , elle n’auroit
rien à craindre. Enfin elle témo.gna tant de
zele pour fon fervice , & tant d’habileté dans
l’exécurion des deffeins les plus difficiles , que
Liriane ne put lui refufer fa confiance. Ma chère
Dorothée, lui difoit cette aimable perfonne,
fi tu pouvois me rendre ma liberté je te don-
nerois volontiers tout mon bien. Tes difcours
me paroiffent fi fincères & fi confolans que je
ne fais aucune difficulté de m’abandonner tout à-
fait à ta bonne foi. Aye pitié d’une infor-
tunée qui n’eft miférable que parce qu’elle eft
innocente. Vous n’êtes pas ici la feule mat-
heureufe , lui répliqua Dorothée ; mais fi vous
avez du cœur & de la hardieffe , je puis vous
répondre que vous fortirez d’ici aufïï pure que
vous y êtes entrée. Je ne vops dis rien où je
ne fois intçreflee autant & peut être plus que
vous , 8( je fuis prête à tout entreprendre pour
me délivrer de l’indigne fervitude où je fuis ,
retenue. Ces paroles charmèrent Liriane , qui
fe jettant au cou de Dorothée, l’aflùra de re-
»
v
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bu Voyageur Aérien. 33*
chef qu’elle ne comptoit plus qiie fur fon feul
fecours, & qu’elle feroit tout ce qu’elle lui
prefcriroit. Commençons donc , lui dit Doro-
thée , à qui on venoit d’apporter à Couper, à
manger un morceau enfemble , pour être
plus en état de prendre les mefures néceflaires
pour notre fureté. Nous nous repoferons en-
fuite fur ce beau lit en attendant le retour du
foleil , qui dans cette faifon*ci ne relie paslong-
tems entre les bras de fon amphitrite. Dès
le point du jour nous irons nous promener
dans les jardins de cette maifon , où je vous
apprendrai des chofes qui ne vous permettront
pas -de douter un feul 'moment de la vérité
de tout ce que j’ai l’honneur de vous dire.
Liliane l’embraffa de rechef & la pria de fe
fouvenir de fes promeffes , & promit de la
féconder de toutes fes forces. Elles Coupèrent
légèrement & fe reposèrent furie lit en atten-
dant le lendemain. ' '
Mais fi Liriane étoit au défefpoir de fe voir
féparée dé fa mère , Cephife , de fon côté ,
après avoir fi long-tems attendu fans voir venir
la fille , ne douta plus de fon malheur. Ses pre-
miers foupçons tombèrent fur moi, elle m’en-
voya dire qu’elle foubaitoit me parler. J’y volai
avec une joie que je ne puis exprimer; mais
à mon arrivée, quel revers pour moi? Au lieu
1
y - ir -r • ; • \ . s . -r .. y *r .j . #
336 L ej Aventures
de trouver la joie répandue par-tout , comme
je m’en ctpis flatté, je vis une mère éplorée
qui s’afrachoit les cheveux & fe déchiroit le
vifage. Dès qu’elle m’apperçut , rends-moi ma
fille, lâche ravifleur , me dit-elle , qu’en as-tu
fait ? où l’as tu mife ? As-tu réfolu de me faire
' : \ -jt.
expirer de douleur avant le tems ? Je fus fi in-
terdit de cette réception & de la fâcheufe nou- ,
velle que j’apprenois que j’en perdis la refpi-
ration & prefque la vie. Mes domefiiques mp
mirent dans un fauteuil où je refiai près d’une
heure évanoui , malgré tous les fecours que
l’on me donnoit. Cependant Defplanes re-
montra à Cephife le tort qu’elle avoit de m’im-
puter un crime dont j’étois.aufîi innocent qu’elle-
même , que je n’étois pas forti de mon appar-
tement ce jour-là; qu’enfin de femblables
brutalités n’étoient jamais entrées dans la pen>?
fée d’une perfonne de mon rang. Qu’il étoit
bien vrai que j’adorois fa fille ; mais que je
n’avois jamais eu defiein de l’obtenir que d’ellç-
même & fous les loix d’un honorable mariage ,
que je n’étois pas moins afflige qu’elle de fon
malheur, & que je ferois le premier à pour-
fuivre & à punir les ravifieurs.
Ces paroles dites avec l’aflurance que donne
la vérité par un ferviteur fidèle „ firent pre/-
que tepeptir CejJhife du mauvais traitement
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du Voyageur Aérien. 127
qu’elle m’avolt fait. Elle favoit bien que je
ifavois point paru dans l’embarras des carofies
qui revenoient de Verfailles lorfque fa fille fut
enlevée ; mais elle croyoit que j’aurois pu foire
faire une fi cruelle expédition par des gens affi-
dés . Difluadée enfin par mes domefiiques, eüe
leur conta de quelle manière fa fille lui avoit
été ravie. A peine finifîbit-ellc fon récit, que
je revins de mon évanouifTement, & tout tranf-
porté de colère & dedcfefpoir, je dis à Ce-
phife : il efl donc vrai qu’on vous a enlevé la
charmante Liriane ? Cette injure me regarde
autant que vous , & je jure par tout ce qu’il
y a de plus facré, que je punirai fes ravifiêurs
& vous la ramènerai. Je fortis brufquement à
ces mots , fans fonger qu’elle n’avoit pas moins
befoin de confolation que moi- même.
De retour cliez moi , j’appris de mes do-
meftiques de quelle manière Liriane avoit été ‘
enlevée , & qu’elle étoit à-peu-près la figure
de fon raviffeur. Je partis fur le champ , quoic^t; e
la nuit fût déjà bien avancée , pour Verfailles ,
dans l’idéfe que j’avois que fur la route je pour-
rots découvrir quelque chofe de ce que je
défirois favoir. Je ne m’étois pas trompé dans
mes conjectures; car vis-à-vis des murs des Bqns-
Hommes, je trouvai le cocher des dames à
demi-ivre , & qui fe repofoit dans fon carrofle
, 1
33S Les Aventures
à demi-relevé , en attendant le jour. Il avoit
eu cependant la précaution de mettre fes che-
vaux & leur équipage en lieu de fûreté dans
un village prochain. Je lui demandai s’il con-
noiffoit la perfonne qui avoit reçu les dames
dans fon caroffe après leur chûte. Il me répon-
dit, en bégayant , qu’il ne 1 a connoiffoit pas ;
mais qu’il pouvoit répondre fur fa vie que
c’étoit un bon vivant, parce qu’il lui avoit
fait boire d’excellent vin de Bourgogne à Ver-
failles. Il n’en fallut pas davantage pour me
faire concevoir qu’il y avoit du myftère dans
cette affaire. Je lui commandai aufli-tôt, fur
peine de la vie, de me fuivre à Verfailles, &
de me mener dans la maifon où il l’avoit vu ,
& où il avoit bu de fi excellent vin de Bour-
gogne. Il obéit fans fe faire tirer l’oreille , &
me conduifit dans la plus fameufe auberge de
Verfailles , & dans la chambre même où il
avoit parlé au vieux courtifan & bu de fon
vin. Je m’informai de l'hote & de l’hôtefîe ,
s’ils ne connoiffoient pas celui qui ijvoit oc-
cupé cette chambre le jour d’auparavaht , pen-
dant une bonne partie de la journée. Ils me
répondirent que dans ces fortes de fêtes l’af-
fluence du monde étoit ordinairement fi grande,
qu’il étoit impoflible de fe fouvenir , & même
de connoître la plus grande partie des perfon-
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du Voyageur Aérien. 33$
res qui venoient chez eux. Je fis venir les
domeftiques , qui me répondirent à-peu-près
les mêmes chofes. Je leur fis enfuitë le por*
trait du courtifan aux cheveux argentés, pour
voir fi quelqu’un d’entr’eux ne le connoîtroit
pas. Ils me dirent qu’il y avoit plufieurs per-
fonnes de la figure que je repréfentois , qui
venoient à Verfailles de tems en tems pour
faire leur cour, & qui s’en retournoient à Paris
aufli-tôt tju’ils ayoient paru devant fa majefté.
Ils m’en nommèrent trois , entr’autres , dont
ils m’enfeignèrent les demeures à Paris. Con-
tent de cette découverte , je commandai au
cocher de revenir avec moi à Paris & de me
conduire au logis des dames qu'il avoit ame-
nées à Verfailles. Il fentit bien la néceflité où
il étoit de m’obéir : aufii le fit-il d’aftez bonne
grâce. Quand nous eûmes atteint fon carrofle
eftropié , il me pria de lui permettre de rem-
placer fa roue rompue , par une autre qu’il avoit
•trouvée dans le village , &.qui, quoiqu’elle
ne valût pas beaucoup mieux , fuffiroit c e*
pendant pour remener fon carofle à Paris. Je
le lui permis aux conditions qu’il feïoit etf-
corté par- tout où il iroit , de deux de mes
domeftiques. 11 fit tant de diligence avec leur
fecouri, qu’en moins d’urte petite heure nous
fûmes en état de partir. Dès que nous fumes
J 4® Les Aventures
arrivés au logis de Cephife , je lui préfental
fon perfide cocher , à qui nôus donnâmes la
queftion pour tirer de lui quelques éclaircif-
femens fur ce qui étoit arrivé. Il fit d’abord
quelques difficultés ; mais voyant que je le
menaçois de faire venir le commiffaire & de
le livrer entre les mains de la juffice, il fe jérta
aux genoux de Cephife, & lui'avoua toute la
méchanceté. J’en fus fi outré , qu’il me prit
Cent fois envie de le facrifier fur le champ à
ma colère. Cependant je me contèntai de le
mettre entre les mains d’un commiffaire , qui
prit volontiers le foin de ma vengeance , &
s’en acquitta en homme qui favoit de quelle
importance iY étoit de punir ces ennemis de
la fureté publique. 11 fut pendu quelques jours
après. Je n’eus que faire alors de rendre compte
à Cephife des diligences que j’avois faites pouf
découvrir le raviffeur de fa fille , après ce qué
j’avois déjà fait , elle ne put douter de ma bonne
.•foi , & loin de m’accabler d’injures comme.
«Ile avoit fait dlbord , elle me conjura par
ce qu’elle avoit de plus cher de tâcher de lui -
ramener fa fille ; ce que je lui promis autant
que cela feroit en ma puiffance.
Tandis que je me donnois des mouvemens
extraordinaires pour découvrir le lieu où Li-
riane étoit retenue , cette charmante fille qui
YOit
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du Voyageur Aérien. 141
n’avoitptefque pas fermé l’œil de toute fe nuit,
réveilla Dorothée dès le point du jour, & la
pria de fe fouvenir de ce qu’elle lui avoit
promis le foir précédent. Dorothée, qui netoit
guères moins malbeureufe que Liriane , & qui
avoit befoin d’elle pour exécuter certains pro-
jets qu’èlle avoit formés de fe rendre plus heu-
reufe par des voies légitimes ? fe leva prom-
ptement , & la conduifit dans le jardin. Dès
qu’elles y furent arrivées , Dorothée embraf-
fant Liriane , lui dit : hé bien ! ne vous dis-je
pas hier au foir que vous n’aviez rien à crain-
dre des violences de notre courtifan ? Il n’a
pas même envoyé vous fouhaiter le bon foir
de peur de vous déplaire. Ces commencemens
font bons , à la vérité , lui répondit Liriane ;
mais je crains tout de fon impatience. Laiflez-
moi ménager toutes chofes, lui dit Dorothée v
& vous triompherez de toutes les difficultés
peut-être plutôt que vousn’ofez l’efpérer. Après
s’être promenées quelque tems , elles allèrent
s’affeoir dans un berceau de verdure à l’ombre
de plufxeurs arbres , où les oifeaux faluoient
avec leur mélodie ordinaire le retour du fo-
leil. Ce fut là que Dorothée , pour s’acquitter
de fa promeffe , commença ainû le récit de
fes aventures.
— t
Tome II. - Q
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Hijîoite de Dorothée,
* »
J E fuis née d’une des plus anciennes familles
de Bretagne, mais par le malheur des tems elle
fe vit réduite à embraffdr le gros commerce
jufqu’à ce que fes affaires fuffent rétablies :
droit accordé à tous les nobles de cette pro-
vince. Mon père qui aimoit extrêmement fes .
enfans , & qui n’avoit pas affez de bien pour
les pourvoir félon leur qualité , partit avec
quelques amis pour les Indes orientales. Notre
vieux courtifan , que vous voyez aujourd’hui
fi opulent , faifoit alors le perfonnage de pi 1
lote dans le même vaiffeau. Ma mère reilû ; é^
Bretagne avec moi , mon frère & un précep-
teur. Elle avoit un foin extraordinaire de fâirè
inftruire mon frère dans tous les exercices de
la nobleffe , & vouloit fur-tout»qu’il fût par-
faitement le latin , quoiqu’il y eût de la ré 1
pugnance. Pour moi j’avois tant de paffion d’ap-
prendre cette langue , que je ne manquois pas
de me trouver à toutes les leçons que le pré-
cepteur luifaifoit. Ce précepteur, habile homme,
s’apperçut de mon deffein, & fe fit ûù vérita-
ble plaifir de me montrer auffi-bien qu’à mon
frère. Je fis tant de progrès fous fa difcipline ,
(
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du Voyageur aérien. * 4 j
qu’à quinze ans j’entendois prefque tous les
auteurs daffiques , tant poètes , hiftoriens ,
qu’orateurs , & parlois latin av'ec uoe facilité
qui m’attiroit beaucoup d’admirateurs. Peu de
tems après , mon frère qui avoit les inclina-
tions martiales prit le parti des armes , UYoa
fit donner une bonne cure au précepteur pour
le récompenfer de fes foins & de fes inftruftions.
Nous recevions tous les ans des nouvelles de
mon père , par lesquelles nous apprenions qu’il
avoit fait une fortune confidérable dans les
Indes , & qu il s apprêtoit à nous en venir faire
part aufli-tôt qu’il le pourrait; ce qu’il ne put
exécuter que deux ans après la dernière let-
tre qui nous donnoit cet avis. Pendant cet
intervalle de tems mon frère fut tué au fiège
de.Philisbourg , & ma mère ne lui fiirvécut
que huit mois. Elle mourut de chagrin de la
perte de fon fils , qui lui caufa une fièvre fi
violente qu’il n’y eut point de remède capable
d’en appaifer l’ardeur. Je reftai donc feule maî-
trefle de tous les biens fitués en Bretagne,
qui n’étoient pas fort confidérables , en atten-
dant le retour démon père. Son filence,plus
long qu’à l’ordinaire , m’inquiétoit extrême-
ment, & j apprehendois fort d’avoir perdu dans
une meme année tout ce que j’aimois le plus ,
& de me voir réduite à une fortune affez mé-
Qij
144 Les Aventures
diocre ,lorfque je reçus une lettre de lui adref-
fée à ma mère dont il ignoroit la mort , par
laquelle il mandoit qu’il s’embarquoit avec tous
fes effets, & qu’il efpéroit dans trois mois au
plus tard aborder dans quelque port de France
ou d’Efpagne , félon que le befoin l’exigeroif.
Vous pouvez bien jüger que cette nouvelle
ne contribua pas peu à me confoler de l’ex-
trême affliftion où m’avoit jetté la mort d’une
mère que j'aimois tendrement', & d’unfrere,
qui, de l’humeur dont il étoit, fe feroit fait
un jour de la réputation dans les armes , &
auroit foutenu l’ancien éclat de la famille. Notre
vieux courtifan n’avoit pas oublié de faire auffi
fa fortune dans les Indes : ils étoient fort amis ,
mon père & lui , quoiqu’ils füffent nés avec
des caraâères bien différens ; car mon père
étoit franc , fincère , inviolable en fes promef-
fes , & ami , comme l’on dit , ufque ad aras ;
c*eft-à-dire , julqu’à fe facrifier s’il l’eût fallu
pour fon ami. L’autre, au contraire , fous une
apparence de probité , cachoit une avarice
fordide & une mauvaife foi capables de lui
faire tout entreprendre pour venir à fes fins.
Quelque tems après, je reçus une fécondé let-
tre de mon père , qui m’apprit qu’il étoit en
route ; que n’ayant pas voulu confier tous fes
effets fur un feul vaiffeau , il avoit confié au
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I
du Voyageur Aérien. 24Ç
fieur Gaîaife , c’eft ainfi que fe nommoit alors
notre vieux courtifan jadis pilote , une boîte
de plus de deux cent mille livres de pierreries
orientales; qu’il avoit dans le lien pour plus
de quinze cent mille livres de marchandées
précieufes , & plufieurs autres bijoux confi-
dérables. Ils'étoient partis en même tems,&
fuivantla même route ; ilfcis une affreufe tem-
pête les ayant féparés , ils n’arrivèrent ni en
même tems ni dans le même port. Mon père
aborda à Breft avec toutes fes richeffes qu’il
nous avoii; fait bien moindres dans fes lettres
qu’elles n’étoient en effet. Les fatigues d’une
longue navigation avoient beaucoup altéré fa
fanté. Ainfi dès qu’il fut arrivé à l’auberge qu’il
avoit choifie , il fe mit au lit. Sa maladie ,
faute de fecours néceffaires, augmentoiî de
jour en jour. Les Miftagogues de Breft, inf-
truits par leurs confrères deslnde^, des facultés
de mon père', n’eurent pas plutôt appris fa
maladie qu.ilsée tranfportèrent à fon auberge,
&c lui offrirent tous les fecours tant corpo-
rels que fpirituels dont il pourroit avoir befpin ,
s’il vouloit bien qu’on le trnnfportât à leur
,maifon ; qu’étant grande & en bon air , ne con- ■*
tribueroit pas peu à fon rétabliffement. Mon
père , perfuàdé par ces raifons, belles en ap-
parence , confentit^à tout ce que lui propo
Q üj
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246 Les Aventures
foit celui qui s’étoit établi auprès de lui en
qualité de fon direûeur fpirituel. Il fut donc
tranfporté dans leur infirmerie , où fa maladie
loin de diminuer , augmentoit à chaque mo-
ment. Cependant les Myftagogues , fous pré-
texte qu’il étoit étranger , & que par confé-
quent fes biens étoient confifcables au profit
du toi , eurent la précaution de les faire porter
en diligence in fpduncam latronum , je veux
dire chez eux. Dans ce tems-là mon père, igno-
rant l’ufage que l’on a voit fait de fes richeffes , ÔC
voulant mettre ordre à fes affaires temporelles,
pour ne vacquer après uniquement qu’au foin
de fon falut , pria fon directeur de faire venir
un notaire & quatre ou cinq des plus notables
bourgeois de la ville , pour dépofer en leur
préfence fes dernières volontés. Les Myfta-
gogues qui ne vouloient pas qu’on fût rien de
ce qui fe pa^it chez eux , firent habiller leur
jardinier en notaire , & cinq ou fix de leur
troupe en bourgeois : ainfi mon père croyant
faire fon teftament n’en fit aucun , & les Myf-
tagogues fe trouvèrent en poffellîon de tous fes
biens. Et de peur que dans la fuite le curé de
Bref! , à qui feul il appartenoit d’adminiftrer
les facremens au malade , ne découvrit leur
fupercherie , ils fe dépêchèrent d’envoyer au
plutôt mon père dans l’autre monde , & de
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d’un Voyageur Aérien. . 247
l’enterrer incognito chez eux. Je ne fais par qui
le curé fut informé de fa mort ; mais fitôt qu’il
la fut, ilpréfenta requête aux Juges du lieu.,
tendante à ce que le corps mort lui fût remis
pour être inhumé en terre fainte. Sur fon re-
quilitoire les Juges ordonnèrent aux Myftago-
gnes de livrer au fieur curé le corps mort ;
ce qu’ils firent fur le champ , de peur de quel-
ques autres inconvéniens qu’ils voyoient bien ,
qui leur arriveroit en cas de refus. Ainfi mon
père fut honorablement enterré , par la chai
rité , dans le cimetière de Breft.
Le tems que mon père m’avoit mandé qu’il
devoit arriver en quelque port de France ou
d’Efpagne étant paffé , je commençai à crain-
dre que les pirates ne lui euffent enlevé fe»
biens & qté la vie. Je n’avois garde de pen-
fer qu’il y en eût fur terre mille fois plus à
craindre que ceux .de Tripoli , de Tunis &
d’Alger; mais je ne fus pas long-tems à en
être pleinement convaincue. Il fe répandit un
bruit fourd dans la Bretagne qu’il étoit arrivé
un vaifleau marchand au port de Breft, chargé
de la valeur de plufieurs millions ; que tou»
ces biens avoient difparu dans une feule nuit,
& que l’on ne favôit ce qu’étoit devenu celui
à qui ils appartenôient. Ce bruit excita ma
curiofité, la nature même s’en mêla;& je ne
Qiv
I
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î+8 Les Aventures -
fus pas contente que je n’eufle.fait le voyage
de Breft, dont je n’ctois éloignée que de trente
lieues. Tout lembloit me confirmer que ce
vaiffeau étoit celui de mon père. Dès que je
fus arrivée à Breft je m’informai foigneufement
de toutes chofes , & j’appris par plusieurs in-
dices , par le témoignage de quelques uns de
ceux qui avoient aidé à tranfporter les effets
de mon père , & par les difcours du fieur curé
de Bref! , que les Myftagogues s’étoient em-
parés de tous les biens de mon père. Je crus
devoir agir d’abord par les voies de l’hon-
nêteté avant que de tenter celles de la rigueur.
J’allai donc trouver archipiratam , c’eft le chef
de la bande; je lui montrai les lettres de mon
père & le droit que j’avois '4 fa fucceffion.
Je n’oubliai nas même à lui faire voir que j’avois
des preuves inconteflables du tranfport de mon^
père & de tous fes effets dans leur maifon.
Enfin, je lui dis réfolumer.t que j’allois tout
faire faifir chez eux. Lui qui croyoit avoir af-
faire à une femmelette , &C qui ne s’épouvan-
toit pas du bruit, me répondit d’un air mêlé
de fierté d'hypocrifie , qu’il ne m’apparte-
noit pas de venir ihfulter ainfi de faints & im-
peccables perfonnages, ni de vouloir révoquer
les legs pieux que des perfonnes de bien fai-
foicnt manuellement à leur myftagogie pour le
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du Voyageur Aérien. 149
falut de leurs âmes , & pour être diftribués
par eux aux pauvres honteux de la province ;
enfin , que fi je tentois la moindre aftion contre
eux , j’aurois bientôt Heu de m’en repentir. Je
ne répondis à cette rodomontade que par ce
vers d Horace : ô tua cornu ni font ex feci » frons
quai f acérés cumjîc mutilas minitere ? C’eft-à-dire,
fouvenez-vous que vous portez encore des
marques des châtimens que de pareilles galan-
teries vous ont attirés ; & me retirai.
Comme la journée étoit avancée , je remis
au lendemain à préfenter requête aux juges du
lieu , à ce qu’il me fût permis de faifir mes
biens ^iar-tout oit ils fe trouveroient : en quoi
je fis un\très-lourde faute ; car les Myftago-
gues profitant de ce tems pour jetter de la
pouïïiere d’or^qux yeux de mes juges , qui les
rendit infenfibles^ toutes mes remontrances.
Quand je vis doncNju’il n’y avoit point d’ef-
pérance de réuflir par ce moyen , je pris la
réfolution d’aller trouver M. le premier préfi-
dent de Rennes, & de lui expqfer l’état de
mes affaires. Cet illuftre magiftrat , aiïffi recom-
mandable par fon intégrité que par fa naiffan-
ce , députâ un commiffaire pour venir avec
moi faire des informations à Breft , tant contre
les Myftagogues que contre les juges du lieu
quCn’avoient pas voulu me rendre juftice.
*5© Lés Aventures
N otre arrivée à Breft , & l’exaâitude avec
laquelle nous recommencions nos informations ,
allarmèrent extrêmement les uns & les autres.
Ils voyoient bien que l’affaire alloit être jugée
en dernier reffort à leur honte & dommage.
Ainfi pour prévenir un fi terrible coup , les
Myftagogues de Brefl écrivirent à leurs com-
pirates de Paris la trille fituation de leurs af- '
faires. Ceux-ci firent tant par leurs brigues,
lollicitations & préfens , qu’ils obtinrent un
arrêt du confeil qui défendoit au parlement de
Rennes de connoître de cette affaire. Ainfi ,
ayant perdu toute efpérance de me pourvoir
contre une fi noire injullice, je ne fongeai plus
qu’à m’informer de ce qu’étoit devéuu Ga-
laife & la boîte des perles orientales que mon
père lui avoit confiée. J’appris qu’il étoit heu-
reufement arrivé à Rochefort , où ayant vendu
la plus grande partie de fes marchandifes , il
avoit fait tranfporter le relie à Paris , & qu’il
avoit changé de nom & de genre de vie , c’elt-
à-dire que de marchand il s’étoit fait courti-
fan.
Je ne balançai pas un moment fur te parti
que j’avois à prendre ; j’établis de bons fer-
miers dans mes métairies , & me rendis en di-
ligence à Paris , perfuadée que je trouverois
plus de bonne foi dans les perfonnes du monde ,
I
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du Voyageur Aérien; 15 1’
ê
que dans les perfonnes qui voulant paroître y
avoir renoncé , y font plus attachés que le
refte des hommes. D’ahord j’allai trouver Ga-
laife, à qui je contai mes malheurs ,& le priai
de me remettre la boîte de perles orientales
que mon père lui avoit mife entre les mains ,
comme il paroiffoit par fa lettre que je lui
montrai. Il parut d’abord furpris & touché de
la mort de mon père & de la perte de fes biens.
Il s’étendit fort fur fes louanges , & parla de
fes qualités en homme qui les admiroit. Il me
dit enfuite qu’étant en pleine mer , & voyant
fe former une horrible tempête, il avoit rendu
à mon père fa boîte de pierreries , parce qu’il
craignoit que fon vaifleau , moins bon voi-
lier que celui de mon père , ne pût réfifter à
la tempête, & qu’il ne perdît ainfi ce qu’il lui
avoit confié. Qu’au refte, en mémoire d’un fi
bon ami, il vouloit me regarder comme fa
fille , & ne me laifler manquer de rien.
Pour commencer, il m’afligna une penfion
de fix cens livres fur tous fes biens , & m’of-
frit un logement dans fa maifon. J’acceptai l’un
&. l’autre , & lui en témoignai ma reconnoif-
fance en des termes refpeâueux , quoique je
fuffe fort perfuadée que ce qu’il me donnoit
n'étoit qu’une elpèce de reftitution en détail de
ce qu’il avoit qui m’appartenoit. Il étoit bien
Les Aventures
éloigné tîs croire qu’une fille arrivée depuis
peu de la capipagne fût capable tie démêler
fes fineffes. Cependant trouvant en moi , je ne
fais quelle adrefle , il me pria de prendre le
foin général de fa maifon, comme fi j’en euffe
été la maîtreffe. Je m’en fuis acquittée avec
une exaâitude éjti’il a crue digne d’une plus
grande récompenfe : il m’a confié le foin de ,
fes bijoux qui font en très-grand nombre , à
la réferve de la feule boîte de perles de mon
père qu’il tient enfermée dans une armoire à
part; mais j’en ai trouvé une clef qu’il a per-
due il y a long-tems , qui me met en état de
revendiquer la pofleflion de mon bien. Je l’au-
rois déjà fait fi j’eufleeu quelqu’un à qui j’euffe
cru pouvoir me confier ; car je ne puis feule
venir à bout de mon deflein , attendu les dif-
ficultés qu’il y a à l’exécuter : je crois , ma
chère Liriane , avoir trouvé en vous la per-
fonne dont j’ai befoin. Par ce même moyen
vous recouvrerez vdtre liberté, moi mon bien,
& il ne tiendra qu’à vous de partager ma petite ,
fortune fi elle vous eft agréable. Voilà l’hiftoire
de ma vie que je vous avois promis de vous
raconter. Liriane l’embrafla , la remercia dans
les termes les plus obligeans , l’exhorta à bien
prendre fes mefures & à hâter le moment de
leur liberté.
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t
du Voyageur Aérien. 155
Suite de l’HiJloire de Liriane.
•A. prés cette converfation , Liriane & Do-
rothée remontèrent dans leur chambre , oii le
vieux courtifan ayant fu qu’elîesfe promenoient,
avoit fait préparer un déjeûné très-galant pour
leur retour, fans vouloir y paroître, de peur
d’alarmer Liriane. A leur arrivée , Dorothée
voyant cette galanterie , çria Liriane de fe
mettre à table fans façon & de profiter au
moins de cette honnêteté du courtifan , fans
s’embarraffer de ce qui pourroit arriver dans
la fuite , dont elle s’étoit rendue caution. Li-
1
riane lui obéit , & pendant le repas elles s’en-
tretinrent des moyens de venir à bout de leurs
projets. Le courtifan qui croyoit que Doro-
thée parloit à Liriane en fa faveur, la faifoit
appeler de tems en tems pour favoir d’elle fa
deftince. Dorothée le berçoit toujours de
quelque efpérance ; mais enfin elle lui dit un
jour qu’il n’y avoit rien à efpérer de Liriane
que fous les loix d’un légitime mariage , &
qu’elle mourroit plutôt mille fois que de con-
fentir à la moindre chofe qui intéreflât fon hon-
neur ; qu’il eft vrai que la difproportion des âges
feroit quelque difficulté , mais dont on pour-
I
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154 Les Aventures
roit venir à bout à force de complaifance &
de belles manières. Cette proportion étourdit
un peu notre courtifan, que fes parens détour-
noient du mariage de toutes leurs forces , &
pour de bonnes raifons. Cependant, avant que
de rien réfoudre , il fit demander à Liriane la
permifîion de îa venir voir. Dorothée con-
feilla à Liriane de ne lui pas refufer ce plaifir
qui feroit le dernier qu’il auroit de fa vue.
Le courtifan ne l’eut pas plutôt faluée qu’il
ceffa de délibérer* & après quelques compli-
mens, fortit dans la réfolution d’époufer Li-
riane , malgré toutes les raifons que fes parens
pouvoient lui alléguer. Il pria même Doro-
thée de faire tout ce qu’elle pourroit pour y
réfoudre Liriane. Ce qu’elle lui promit , fans
avoir cependant le deffein de l’exécuter.
Pendant ce tems-là, comme on dit, je remuois
ciel & terre pour découvrir le lieu oii Liriane étoit
tenue enfermée ; j’avois parcouru pour ainfi dire
la ville & les fauxbourgs de Paris ; j’avois exa- ,
miné la conduite & toutes les aélions des trois
perfonnes aux cheveux blancs, fans avoir pu
rien découvrir , lorfqu’on vint m’apprendre
que Cephife , mère de Liriane, étoit à l’extré-
mité. J’y courus avec empreffement. Les mé-
decins lui ayant trouvé de la fièvre , fans s’em-
barrafîer de la caufe qui la produifoit , ni de
)
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du Voyageur Aérien. 155 )
l’âge de la malade , l’avoient fait faigner plu-
fieurs fois chaque jour , voyant que fon mal
ne diminuoit point ; enfin ils lui firent , le^roi-
fième jour , fortir l’ame avec la dernière goutte
de fon fang. J’en fus auffi affligé que fi c’eût été
ma propre mère , & j’eus foins de fes funé-
railles , comme fi j’euffe été véritablement fon
fils. J’ordonnai à la fille de chambre de demeu-
rer dans la même maifon jufqü’à ce que fa jeune ,
maîtreffe fût de retour. J’allois recommencer
mes recherches , quand Defplanes me dit qu’il
n’yavoitguères de feigneurs François qui n’eût
quelque belle maifon de plaifance dans les en-
virons de Paris , & qu’il pourroit être arrivé
que le râviffeur de Liriane l’auroit menée d’a-
bord hors de Paris pour éviter toutes pour-
fuites. Il me dit enfuite que fi cela étoit ainfi ,
comme il y ,
il ne feroitpas difficile de là trouver. Suivant
cet avis nous paffâmes trois jours à fonder ‘
tout ce qui fe paffoit dans les baftides d’alen-
tour de cette grande ville. Defplanes qui con-
noiffoit prefque tous les gens à livrée , s'ac-
quittait de fon devoir comme s’il y eût été prin-
cipalement intéreffé. Enfin , nous revenions un
peu après minuit fans avoir rien découvert ,
le long des murs d’un parc affez confidérable
qui borde la rue de Gharenton ; il faifoit un
«
Les Aventures
beau clair de lune , les nuits étoient courtes ;
le tems ferai u Si un agréable zéphir tempéroit
les îaleurs de cette faifon , lorfque nous vî-
mes defcendre une éêhelle de corde par-deffus
la muraille du parc. Aufli-tôt une jeune de-
moifelle , avec l’aide de cette échelle, fe laifla
gliffer jufqu’à terre. Dès qu’elle fut defcen-
due elle fit plufieurs efforts pour en retenir
le bout; mais la pefanteur d’un plus lourd
fardeau de l’autre côté de la muraille , fem.
bloit vouloir la rentrainer. Nous approchions
toujours infenfiblement d’elle. Dès qu’elle nous
apperçut , fans s’effrayer : Meilleurs , par cha-
rité , dit-elle , aidez-moi à retenir ce bout
d’échelle que mon peu de poids n’eft pas ca<-
pable d’arrêter. Nous lui prêtâmes volontiers
la main , & nous vîmes aufli-tôt paroître fur
la muraille une autre demoifelle de moyen
âge , & d’un embonpoint charmant. Nous la
reçûmes le plus doucement qu’il nous fut pof-
fible , & leur offrîmes civilement de les con-
duire. en qqeîque endroit qu’ellés defiraffent
d’aller. L’ombre de la muraille ne nous per-
mettoit encore pas de nous reconnoître. Elles
'■>' acceptèrent notre offre d’autant plus volontiers
que deux jeunes demoifeltes feules , fur- tout
dans une* heure fi indue , auroient pu courir
plufieurs rifques. Dès que nous eûmes quitté
' le
I
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toxj Voyageur Aérien» ito
le voifinage de la muraille , & atteint un lied
éclairé de la lune, je reconnus ma chère Li»
riane que je cherchois par-tout où elle n’étoit
pas, & que ma bonne fortune me faifoit troii*
ver lorfque je m’y attendois le moins» Je nè
pus m’empêcher de lui marquer la joie què
j’avois d’une fi heureufe rencontre. Elle fût
un peu déconcertée lorfqu’elle me reconnut;
mais rafiurée par la préfence de Dorothée ;
elle me demanda, par quel hafard je m’étois
trouvé là dans le moment même qu’elles fè
fauvoient de leur prifon. Je lui dis qu’elle eri
étoit le feul motif * & que depuis près dè
fept jours qu’elle avoit difparu , je n’avois pas
goûté un feul moment de repos ; que j’avois
parcouru tout Paris & toutes les maifons dé
plaifance d’alentour , pour découvrir l'endroit
de fa prifon & punir fes raviffeurs. Elle m’ert
témoigna fa reconnoiffance , &C Dorothée
ajouta fort fpiritueilement , qu’après m’ètrë
donné tant de peines, il étoit jufte que j’eufle
quelque part à leur délivrance. Enfuite elle
nous conta par quelle adreffe elle avoit fi biert
endormi le vieux courtifan , qu’elle étoit venue
à boqj de fes deffeins fans que perfonne s’eri
fût apperçu.
Dès que nous fumes arrivés au logis de Li*
riane , ne jugeant pas à propos de lui parlef
Terne ÎJ t R
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158 Les Aventures
d’abord de la mort de fa mère , j’avertis fe-
crètement la fille de chambre de dire qu’elle
dormoit pour la première fois depuis fept
jours, & quelle a voit ordonné qu’on la lais-
sât en repos jufqu’au lendemain. Quelqu’envie
que Liriane eût d’embraffer fa mère , un ordre
fi jufie & fi abfolu lui fit remettre au lende-
main , qui n’étoit éloigné que de quelques
heures , le plaifir de la voir. Je conduifis les
dames dans leur appartement , où après leur
avoir fouhaité un bon repos , je me retirai
chez moi fort content d’avoir retrouvé ma
charmante Liriane. J’étois ravi d’ailleurs qu’elle
apprît la mort de fa mère plutôt de fa fille
de chambre que de moi , parce que j’étois
perfuadé qu’elle apprendroit en même tems
de quelle manière j’avois agi en cette oc-
cafion. Cette nouvelle inefpérée l’accabla de
douleur , d’autant plus qu’elle fe regardoit feule ,
comme une perfonne expofée à plufieurs au-
tres «accidens femblables à celui qui lui étoït
déjà arrivé , & peut-être encore plus fâcheux.
Alors tout ce que j’avois fait pour elle & pour
fa mère , mes manières douces & honnêtes ,
& je ne fais quel air de qualité qu’elle q;oyoit
remarquer dans ma perfonne , balançoient un
peu les pieufes intentions qu’elle avoit eues
jufqu’alors de fe faire religieuie. Dorothée &
• i
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du Voyageur Aérien. 159
fa jfille de chambre lui partaient fans ceffe en
ma faveur faos que j’en fuffe rien ; mais ce qui
acheva de l’ébranler, fut que deux jours après
Dorothée apperçut le vieux courtilan , fuivi
de quelques amis , qui rodoit à l’entour de la
maifon de Liriane ; ce qui les effraya tellement, .
qu’elles m’envoyèrent aufli-tôt dire de les venir
trouver pour délibérer avec elles fur les moyens
de les mettre à couvert de quelques infultes
nouvelles. Je m’y tranfportai fur le champ ,
,& ayant appris de qnoi il s’agiffoit : je fuis
* bien aife , leur dis-je , de ce que ce vieux fou
venant chercher ici la punition de fes crimes ,
1 nous épargne la peine de l’aller punir dans
fon quartier. Mais il peut nous furprendre ,
dit Dorothée , dans un tems oit vous ne ferez
peut-être pas à portée de nous garantir de fes
infultes ; je trouverois à propos que moniteur
vînt occuper votre fécond appartement qui
eft fort commode pour lui & pour fes domef-
tiques : alors à couvert des entreprifes du vieux
courtifan , nous nous moquerons impunément
de lui. Et que diroit-on dans le monde , ré-
pondit Liriane, fi après avoir perdu ma mère ,
je logeois un homme avec fa fuite dans ma
maifon. Quoi ! tai dit fa fille de chambre , de-
puis quand eft-il défendu de louer les apparte-
nons vides d’une maifon ? Combien voit-qude
R ij
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ifo Les Aventures
ménages dans un môme logis , qui n’ont au-
cune relation les uns avec les autres , & qui
ne fe connoiffent pas ? En effet, dit Dorothée,
vos fcrupules font affez mal fondés , à moins
que vous n'ayez pris goût pour la vie que
. vous avez menée depuis fept ou huit jours,
& que vous n’ayez cleffein d’en effayer en-
core. Allons , fans tant balancer , monfieur,
je vous prie d’accepter l’offre que je vous
fais du fécond étage de la maifon de inade-
moifelle Liriane. J’ai tant de refpeft pour toutes
les volontés de la charmante Liriane , dis-je^
alors , que je ne veux rien faire que ce qu’elle
m’ordonnera. Enfin , Liriane vaincue & par
mes honnêtetés & par la néceflité de fes affaires,
confentit à me donner fon appartement.
Auffi-tôt Defplanes ravi de ce qu’il alloit
quitter un hôtel garni pour fe mettre en mai-
fon bourgeoife , fit telle diligence , aidé de
mes autres domeffiques , qu’en très-peu de
tems mon appartement fe trouva magnifique-
ment meublé & fourni de tout ce qui nous
étoit néceffaire. Sur le foir , pour détourner
Liriane d’entrer dans la chambre où fa mère
étoit morte , & empêcher qu’elle ne s’aban-
donnât à fon chagrin , je la fuppliai avec fa
bonne amie , de vouloir bien accepter le petit
repas de ma bien venue, ce qu’on appelle en
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I . /
du Voyageur Aérien. i6t
France pendre la crémaillère. Dorothée y con-
fentit fans peine , Liriane eut de la peine à s’y
réfoudre; mais enfin enhardie par l’exemple
de Dorothée , elle ne crut pas devoir me re-
fufer , fur-tout bien perfuadée qu’elle étoit de
ma probité & de l’amour refpe&ueux que j’a-
vois pour elle. Le foupéfüt fervi félon le goût
de Defplanes , qui l’a excellent en tout ce qu’il
fait. A peine finiflions-nous le premier fervice ,
que l’on entendit frapper trois coups à la porte.
Defplanes ayant regardé par la fenêtre , quels
pouvoient être ces infolens frappeurs , prend s
fon épée & defeend à la hâte pour les mettre
à la raifon. Je le fuivis avec précipitation. Il
avoit déjà opvert la porte , .& fe doutant
bien que c’étoit , ou le viaux courtifan ou
quelques perfonnes de fa part : que demandent
ces hommes-là , leur dit-il? Ce n’eft pas ton
affaire , répond le plus apparent d’entr’eux *
( car ils étoient trois ) , & nous voulons en-
trer. Tu en auras menti , répondit Defplanes *
ou ce ne fera qu’après m’avoir ôté la vie. Aufïi-
tôt il s’élance comme un lion furieux & paffç
fon épée au travers de celui qui lui avoit parlé
aVec tant de fierté , qui s’en alla mourir à quel-
ques pas de-là. Je parus alors l’épée à la main;,
fes camarades de fortune voyant la partie égale
en hommes s mais non pas en courage , fe
R iij
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161 Les Aventures
fauvèrent chacun de leur côté. Nous ne ju-
geâmes pas à propos de les pourfuivre plus
loin , & rentrant tranquillement dans la maifon ,
nous en fermâmes la porte. Nous voulûmes
d’abord faire croire que ce n’étoit qu’une fauffe
alarme , & que c’étoient des perfonnes qui
avoient pris une porte pour l’autre. Mais Li-
liane & Dorothée, ayant mis la tête à. la fe-
nêtre, avoient été témoins de tout ce qui s’étoit
paffé. Dorothée reconnut à la lueur de la lune
le vieux courtifan étendu par terre; & s’adref-
fant à Liriane : hé bien , lui dit-elle , vous
trouvez-vous bien de mes confeils , & vous
repentez-vous d’avoir loué votre appartement
à d’aulîi brave^ cavaliers? Peu'de tems après
on vit venir plufi’eurs perfonnes pour enlever
le corps du mort , avant que le guet oujes
commiffaires s’en fuffent emparés.
Je priai les dames encore alarmées du
péril ou elles avoient été , de fe remettre à
table & de fe divertir en fureté , attendu
qu’elles n’avoient plus à craindre. Cependant
t:e contre-tems diminua un peu de la joie de
notre feffin , & ôta une partie de l’appetit de
nos dames , qui , quoique ravies de fe voir fans
ennemis , ne .laiffoient pas d’être fâchées de
ce qu’elles avoient été caufe de la mort d’un
homme , dont elles craignoient inutilement les
pu Voyàgeur Aérien. i6f
fuites ; car les parens du vieux courtifan , loin
de chercher à venger fa mort, ne s’occupè-
rent uniquement que du foin de partager fes
grandes richeffes. Noîfe fouper fini , je rame-
nai les dames jufqu’à la porte de leur appar-
tement , & leur foohaitai une bonne nuit. Le
lendemain , dès qu’elles furent vifibles , j’allai
les faluer ; je les trouvai d’une humeur fi en-
jouée , que Liliane me parut encore plus belle
& plus aimable qu’elle ne m’avoit paru juf-
qu’alors. Enfin , j’en devins fi éperdument amou-
reux , que je ne pus m’empêcher de lui dé-
couvrir en partie qui je fuis, de lui demander
la permiflion de la rechercher publiquement,
& d’écrire à mes parens de m’envoyer leur
confentement pour l’époufer.
Les grandes , mais fages dépenfes que je
fkifois à Paris , & la magnificence de mon
train lui p|rfuadèrent facilement que je pe lui
avois rien dit que de très-vrai ; & c’eft ce qui
lui fît appréhender que je ne puffe jamais obte-
nir de mes parens le confentement que je leur,
demandois. Elle déclara fes fcrupules à fa
chère Dorothée , qui jugea à propos de m’en
parler. Je lui repréfentai , que n’ay|git plus de
père & étant fort chéri de ma mère , je ne
doutois pas qu’elle ne confentît à tout ce que
je fouhaiterois, pourvu que mon choix fût beau.
164 Les A*entures
& digne de fon eftime; qu’il n’y avoit que la
^eule Liriane au monde capable de charmer
toutes les perfonnes qui auroient eu le bonheur
de la voir , & que fans différer j’allois en écrire
à ma mère. En effet je mis auffi-tôt la main à
la plume pour inltruire ma mère de mon def-
(ein ; je lui exagérai av ec tant de paffion &
d’éloquence les charmes & les mérites de cet
aimable objet * que ma mère qui avoit d’autres
vues pour moi , crut devoir prendre, dès-lors
<es mefures pour empêcher ce mariage , qui
pe cadrait pas avec les projets de fa politi-
que, Elle écrivit à fon réfident en France d’exa-
miner toutes chofes , & de lui en faire un fi-
dèle récit , afin d’y pourvoir félon fa prudence'
te réfident me vint trouver & me montra ies
lettres de ma mère. Pour lui faire approuver
t»on deffein , il ne fallut que lui faire voir
Liriane ; il étoit impoffible de la regarder, fans
çtre pénétré d’amour & de refpeô pour elle,
V ne put que louer mon choix , fur-tout ayant
appris qu’elle étoit d’une des plus confidéra-*
t>les familles de France ; & pour me faire plai-.
fit il écrivit les chofes telles qu elles étaient;
çç qui aurait dû fans, doute engager ma mère
à ne plus s’oppofer à une paffion auffi belle
auffi légitime que i’étoit la mienne ; mai^
les raifons de politique remportèrent fur çelles
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du Voyageur Aérien.
de mon cœur , & ma mère m’écrivit que je
ne devois plus fonger à une alliance fi con-
traire à fes intentions & à mes intérêts , at-
tendu qu’elle avoit jetté les yeux fur un parti
fortable pour moi ; que les perfonnes de mon
rang, doivent facrifier les intérêts de leur cœur
à ceux de leur grandeur, & qu’il n’apparte-
noit qu’aux âmes vulgaires de fe laifler pren-
dre par les yeux : elle ajouta qu’il étoit tems
que j’achevaffe mon tour de- l’Europe , pour
venir au plutôt prendre poffeflion des biens
& des dignités de mes ancêtres.
" Ces lettres tombèrent malheureufement pour
moi entre les mains de la belle Liriane , qui ,
par une curiofité naturelle aux perfonnes de
fon fexe, vu le pied fur lequel nous com-
mencions à nous regarder, crut pouvoir les
ouvrir fans conféquence. Dès qu’elle vit la
difficulté qu’il y avoit à terminer cette affaire,
elle reprit tout-à-coup fes pieufes intentions,
& fans m’en rien témoigner , fe prépara férieu-
fement à la retraite , dans le couvent ou elle
avoit réfolu de fe mettre dès que fa mère feroit
morte. Dorothee n’ayant pu la détourner de
ce deffem , prit la refolution de l’imiter. De-
puis qu elles eurent fait un ferme propos de
quitter le monde, elles prirent leurs mefures û
juffes f qu’il me fut impoffible de pénétrer dans
1 66 Les Aventure»
leurs deffeins. Je les voyois tous les jours ,
elles me paroiffoient même depuis quelques
jours plus gaies qu’à l’ordinaire. Cependant *
Liriane fe dépéchoit de mettre ordre à fes af-
faires. D’abord elle donna à fa fille de chambre
une répompenfe proportionnée à fes fervices,
& me fit une donation , pardevant Notaires, de
tous fes biens, pour me confoler de la perte
de fa perfonne. Enfin, ayant écrit une lettre
qu’elle enferma- d’une enveloppe avec celles de
ma mère , & la donation qu’elle venoit de me
faire; elle ordonna à fa fille de chambre de
ne me mettre ce paquet dans les mains que
le lendemain. Elle fortit enfuite avec Doro-
thée en carroffe , dans le tems que j’étois allé
voir fi le réfident n’auroit reçu aucunes nou-
velles de ma mère. Lorfque j’étois chez lui,
il arriva un paquet affez femblable à celui que
Liriane avoit reçu pour moi en mon abfence ;
nous le lûmes enfemble : mais malgré les me-
sures que ma mère avoit prifes , je ne défef-
pérois pas de l’amener au point oit je voulois ;
j’avois même des raifons fuffifantes pour être
perfuadé qu’une fécondé inftance auprès d’elle
auroit eu fon effet. A mon retour au logis je
demandai à la fille de chambre où étoient les
dames ; «lie me dit qu’elles étoient forties en
carroffe pour rendre vifite à quelque dame
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• • / i
du -Voyageur Aérien. 167
des amies de Liriane ; ce que je pris pour une
vérité , & ne les voyant pas de retour vers le
*
midi, je m’imaginai qu’on les avoit retenues
à dîner. Enfin le foir étant venu , & ne voyant
revenir perfonne , je me fentis prefque agité
des mêmes fhouvemens que je*l’avois été quand
j’appris le ravifTement de Liriane : je me pro-
menois dans ma chambre à grands pas , & le
cœur agité de mille penfées différentes , jë
paffai la nuit la plus trille & la plus doulou-
reufe que j’ai paffé de ma vie. J’envoyai dès
le matin demander à la fille de chambre fi
* 'elle en avoit eu quelques nouvelles. Elle dit
à mon laquais qu’elle venoit de recevoir un
paquet adreffé à moi , qu’elle lui mit entre les
mains pour me rendre. Je l’ouvris avec toute
la précipitation que vous pouvez vous ima-
giner. La première chôfe qui s’offrit à ma vue
fut la lettre de Liriane où je lus ces mots :
. t
Lettre de Liriane au chevalier inconnu.
» Mon cher, en vain les hommes fe flattent
de .contre-balancer les deffeins du ciel ; il fait
rompre leurs mefures quand & comme il lui
plaît. J’avois réfolu d’être à vous , fans ceffer
d’être à lui. Mais n’approuvant pas ce partage,
il a fait jouer les reflorts du nord pour dé-
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î 68 Les Aventur.es
tmire nos projets. Il fait mieux ce qui nous
eft néceflaire que nous-mêmes, & nous devons
* •
lui favoir’ bon gré des attentions qu’il veut bien
avoir pour nous- Vous trouverez dans les au-
tres pièces de ce paquet ma juftification , &
la fincérité avec, laquelle j’ai agi jufqu’à pré-
fent, doit vous faire connoître que je n’étois
pas tout-à-fait indigne de l’honneur que vous
vouliez me faire. Au refte ne vous embarraffez
point du lieu de ma retraite ; outre qu’il vous
feroit impoflible de le découvrir , ce feroit me
défobliger. Puiffe le ciel vous combler de toutes
les faveurs & de toutes les confolations que*
je vous fouhaite & que vous méritez. Adieu.
Liriane. »
»
Cruelle ! m’écriai-je alors , en lifant ces der-
niers mots , pourquoi me laiffer tant d’amour
pour vous ? pourquoi me flatter de la douce
elpérance de votre charmante poffefiion, fi
vous continuiez toujours dans vos premières
réfolutions? n’eût- ce pas été affez de fupplice
pour moi de vous perdre quand je ne vous
connoiffois encore qu’à demi ? Quelle juftifi-
cation pouvez-vous apporter pour vous laver
d’une a&ion fi barbare ï quelles font ces ma-
chines du nord que le ciel a fuit jouer pour
nous féparet;^ En. difanr ces mots j’apperçus
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bu Voyageur Aérien. 169
les lettres de ma mère , qu’elle avoit reçues
& décachetées en mpn abfence, ou je lus à la
hâte les raifons qui avoient fait prendre une
ii prompte réfolution à Liriane. Ah ! fun elles
lettres, c’eft vous , m’écriai-je alors, qui avez
caufé tout ce malheur : c’eft vous qui avez
forcé Liriane à reprendre fes premiers deffeins,
& à ne plus fonger à être à moi. Que je fuis
malheureux ! falloit-il que vous tombafliez en-
tre fes mains ? Si je n’avoispas obtenu d’abord
le confentement de ma mère pour notre ma-
riage , n’y avoit- il pas d’autres moyens d’en
venir à bout -? Au refte ne fuis-je pas maître
de ma deftinée , & ne pouvois-je pas malgré
tout l’univers exécuter mes projets ? J’apperçus
enfuite la donation que Liriane me faifoit de
tous fes biens. Généreufe Liriane! continuai- je,
au lieu de me donner vos biens , que n’avez-
vous accepté le don de mon cœur & de tout
ce qui m’appartient ? Faut il que je ne trouve
en vous que des vertus que je fuis contraint
d’admirer, îorfqu’il feroit à fouhaiter pour
moi d’y trouver des défauts pour me confoler
de votre perte ? Non , non , je n’ai que faire
de vos biens ! j ai tout perdu en vous perdant,
& tout ce qu’il y a de grand & de beau dans
le monde n eft pas capable de me confoler
de la perte que je viens de faire. J’appelUi
ijo Les Aventures
aufli-tôt Defplanes pour lui demander s’il n'y
auroit point de remède âmes maux , & fi l’on
ne pourroit point découvrir le lieu de fa re-
traite & l’en arracher. Il me répondit qu’elle
auroit fans doute pris toutes fes mefures pour
prévenir mes pourfuites , & qu’il feroit inutile
de faire des tentatives qui n’auroient aucun
fuccès, & qui même déplairoient à Liriane ;
enfin , il me repréfenta que le meilleur remède
que je pourrois apporter à mon mal , feroit de
fortir au plutôt de Paris & de continuer mon
i voyage de l’Europe , pendant lequel les diffé-
• rens objets qui fe préfenteroient à mes yeux
pourroient me faire perdre peu-à-peu l’idée
de Liriane. Quelque bon que fût ce confeil,
dans l’état préfent de mes affaires , je n’en pou-
, vois goûter l’utilité ; du moins \ me dit-il, vous
.. pouvez vous réfoudre à paffer quelques jours
: à la campagne, pour diffiper une partie de
vos chagrins : là on fongera aux moyens de
vous rendre plus heureux. Mon cher Defpla-
viies, lui dis-je , dans l’abbattement où je fuis 9
je me fens incapable de prendre aucune ré-
folution ; je m’abandonne tout entier à ta con-
duite ; fais tout ce que tu jugeras à propos
. de faire pour mon repos. A ces mots je me ♦
jettai fur un lit où je ne fis que foupirer &C
^plaindre ma trifte deûinée.
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du Voyageur Aérien. '*71
Pendant que j’étois ainfi en proie à mes dou-
leurs, Defplanes dit à mes domeftiques de faire
au plfuôt des paquets de tout ce qui m’appar-
tenoit dans la maifon , & courut à la hâte au
carroffe de Bordeaux , qui devoit partir trois
heures après ; il y retint des places pour moi
& pour toute ma fuite. A fon retour, je me
relevai de mon lit tout baigné de mes pleurs,
& voyant tout en défordre dans mon appar-
tement , que l’on démeubloit , je lui en de-
mandai la raifon. Voudriez- vous, me dit-il,
que l’on vous laiffât plus long-tems dans une
maifon oii tout vous parle de la caufe de vos
maux , & vous retrace l’image de ce que vous
avez perdu. Non, monfieur, il faut prendre
l’air de la campagne , c’eft le plus sur moyen
de vous tirer du trifte état où vous êtes : un
carroffe vous attend à la porte, il faut , s’il
vous plaît , y entrer fur le champ , & vous
laiffer conduire à la fidélité de vos domefti-
ques ; les maladies aiguës veulent des remèdes
prompts. Perfuadé de fes bonnes intentions ,
je m’abandonnai de rechef à fa conduite , aux
conditions qu’il refteroit avec moi , & ne me
quitteroit pas un moment. II me mena au coche
de Bordeaux , fans que je fuffe où j’allois , &C
fans que je m’en miffe en peine , tant j’étois
occupé de l’idée de Liriane & de mon malheur.
\
271 Les Aventures
Il avoit fi bien difpofé toutes chofes , que
le coche partit auflï-tôtque nous fumes arrivés
& que nous eûmes pris nos places. Je ne fais
ce qui fe paffa depuis , car je fus près de huit
jours fans favoir,ni où j’étois , ni où j’allois,
& fi Defplanes n’eût pris foin de me faire
manger , comme un enfant , je me ferois laiffé
mourir de faim : comme la faifon étoit belle
nous arrivâmes à Bordeaux en douze jours :
là me réveillant comme d’un affoupiffement,
je demandai à Defplanes, où nous étions &
où nous allions? Il me dit que nous appro-
chions de l’Efpagne , où nous devions paffer
quelque tems pour y apprendre la langue du.
pays & les mœurs de la nation , fuivant la
route que je m’étois prefcrite avant que de
quitter mon pays , & qu’en peu de tems nous
verrions la belle cour de Madrid , où nous
trouverions amplement de quoi nous dédom-
mager de ce que nous laiffions derrière nous.
Je ne lui répondis que par un profond foupir.
Il faut avouer que j’ai des obligations infinies
au zèle fincère & à la fidélité inviolable de
cet excellent domeftique : il favoit quel étoit
mon devoir 6c m’y conduifoit avec une pru-
dence admirable. Nous paflames enfuite les
Pyrénées, & arrivâmes à Pampelune , capi-,
taie du royaume de Navarre. Le fexe de cette
belle
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du Voyageur Aérien; i 7 f
belle ville , à caufe du voifinage & du com-
merce qu’elle a avec les François, eft fort
galant; les dames, y font belles, bien faites &
jouiffent prefque de la même liberté cjui régné
en France. Les grandes dépenfes que je faifois
par-tout où je paroiffois, attirèrent chez moi
tout le beau monde de la ville, qui y étoit
reçu gracieufement : il étoit imnofïible , de là
complexion dont je fuis , que mon cœur de-
meurât long-tems fans occupation ; les ven-
danges qui venoient de finir avoient ramené
à la ville toutes les perfoUnes qui avoient pro-
fite de cette faifon , pour aller fe divertir à la
campagne ; la joie & les fÉltifirs régnoient par-
tout ; les fêtes , les bals & les comédies n’y
manquoieni pas. Je fus invité à toutes les par-
ties qui s’y firent; les plus galantes fe fcifoient
çhe*Je duc ^jHi Sqhj^rvilJoS’d^Albuzas^ gou-
verneur de fa ville ^quoiqu’U eût une
fille d’un premier lit , qu’il aimoit beaucoup ,
s étoit cependant remarié à une jeune perfonne
de la ville , qui regardoit donna Schervilla
moins comme fa belle-fille , .que co^me fa
bonne amie : elles étoient prefque de même
& parfaitement belles l’une & l’aütre ,
çe qui leur attiroit un grand nombre de fou-
pirans.
Lorfque nous étions tous occupés à ces di
*• Tome II, ' S ' *
*74 1* E S À v'E N T U R É i
vertiffemens , le frère du roi de Siam paflant
par l’Efpagne pour aller en France , s’arrêta
quelque teins à Pampelune ; on lui rendit tous
les honneurs dûs à une perfonne de Ion rang :
quoiqu’il fut fort bafanné, il avoit cependant <
la taille avantageufe , un air noble , & des
manières plus aifées que l’on n’en doit atten-
dre des gens de fon pays ; il étoit naturelle-
ment galant, & fi accoutumé à voir des per-
fonnes d’une autre couleur que celles que l’on
voit dans fon pays , qu’il eût préféré la moin-
dre européenne à toutes les beautés bafan-
nées du royaume de Siam. Donna Schervilla ,
pour qui je commenÇois à prendre de l’amour,
lui plut extrêmement ; ainfi nous nous trou-
vâmes bientôt rivaux. Il étoit difficile de de-
viner ce qui fe paffoit dans le cœur de cette
belle. Elle favoit que le roi de Siam , n’ayant
point d’enfans légitimes, fon frère devoit lui •
fuccéder : d’un autre côté elle voyoit par mes
dépenfes que j’étois quelque chofe au- déifias
du commun ; l’ambition & l’amour tourmen-
.
toient également fon cœur , & l’obligeoient à
demeurer incertaine , & à faire bonne mine ‘
à fes deux amans. Je ne m’accommodois guçres
de cette indifférence , & un jour que je m’eo
plaignois à elle , je fus fort étonné d’apprendre
quelle ne fuivoit en cette occafion que les
t .
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du Voyageur Aérien. '175'
infpirations de fon confeffeur , qui lui faifoït
entendre que la moitié du royaume de Siam
ayant été convertie à la foi catholique, par le
zèle ardent des bons pères de fa fociété , il
leur feroit aifé de convertir le refte , fi elle
devenoit reine de ce riche royaume; que ce
facrifice feroit très-méritoire devant Dieu, &
lui procureroit dans le ciel un rang au deflus
des martyrs mêmes. Je ne pus m’empêcher de
rire de la fimplicité de cette belle fille, qui, 1
d’ailleurs ne manquoit pas d’efprit : ce qui lui
donna un fi grand mépris pour Zaga-Ali , &
pour fon confefleur, qu’elle ne voulut plus
ni les voir ni les entendre. L’un & l’autre fe
doutant bien d’où pouvoit provenir un chan-*
gement fi fubit , réfolurent, le premier d’en-
lever donna Schervilla , le fécond de me per-
dre. De û pieufes réfolutions n’eurent pas
Tifliie qu’ils s’en éloient promis , foit qu’elles
ne fuffent pas fi agréables à Dieu qu’on avoit
voulu le perfuader , foit qu’on n’eût pas pris
d’affez juftes mefures.
Un jour qu’il y avoit bal chez le lieutenant
du roi de la ville , la femme du gouverneur
& donna Schervilla réfolurent d’y aller déguk
fées en bergères, & d’habiller deux ferrantes
de leurs habits. Zaga-Ali ne manqua pas de-s’y
trouver aveç une.douzaine de domeftiqne*
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*7 6 Les Aventures
«niqués , & dans le deflein d’enlever donna
Schervilla. Tout étolt préparé pour cette belle
expédition , les chevaux Telles attendoient à
quatre pas de-là , & Zaga devoit emporter
entre fes bras & fur fes genoux celle qui fai-
foit l’objet de tous fes defirs. Le bal étoit à
peine commencé , que ces deux fervantes, après
avoir danfé en rond quelques danfes , fe trou-
vèrent preflées de quelques befoins naturels ,
& turent obligées de fortir de la falle du bal
pour fe foulager. Elles ne furent pas plutôt hors
de la foule , que celle qui avoit les habits de
donna Schervilla fe vit embraffée avec force,
& portée à cheval par un cavalier inconnu,
fuivi de plufieurs autres bien armés , qui*fe
dépêchèrent de fortir des frontières d’Efpagne ,
de peur cTetre pourfuivis. L’autre fervante ren-
trant dans le bal jetta -l’épouvante par-tout :
quelques-uns des fpe&ateursdifoient qu’on avoit
enlevé la fille du gouverneur , d’autres foute-
nôient que c’étoit fa femme ; enfin , quand par
fa préfence de l’une & de l’autre , on fut que
tout fe terminoit à l’enlèvement d’une vieille
fervante , la frayeur fê changea en rifée , &
chacun parla diverfement de l’expédition de
Zaga -Ali. .
Pour moi qui voyois une autre tempête
prête à tçmber fur moi, je formai le deflein
du Voyageur Aérien. 177
de quitter la partie , & de continuer *on
voyage par les plus belles villes de l’Efpagne ,
jufqu’à ce que j’eufle enfin eu le plaiftr de voir
Madrid & la cour. Ce qui me détermina en-
core plutôt à partir , fut une converfation que
j’eus avec quelques perfonnes diftinguées de
la ville , oii le difcours étant tombé fur les mer-
veilles de l’Efpagne , une perfonne de la com-
pagnie dit qu’il y avoit à Valladolid une jeune
beauté fi extraordinaire , qu’il n’y en avoit
jamais eu , & qu’il n’y en auroit jamais dans
le monde qui pût entrer en comparaifon avec
elles ; que les Géorgiennes & les Circafïiennes , > „
dont on parle tant , n’étoient pas dignes de la
fervir ; enfin , eîlè porta l’exagération jufqu’à
dire que fa beauté avoit quelque chofe de
furnaturel & de divin. Seroit*il bien poflible,
me difois-je en moi-même, que l’Efpagne pût
avoir aufli une Liriane ? car je ne pouvois
m’imaginer qu’il y eût rien au monde de plus
beau que cette incomparable Françoife. Donna
Schervilla étoit une belle brune d’une blan-
cheur à éblouir» & d’une taille majeftueufe;
fes manières étoient douces & infinuantes ,
quoique accompagnées d’un peu de fierté. Je
ne l’aimois pas encore affez potar la mettre en n
parallèle avec Liriane , quoique je la cruffe
très- digne de l’attachement d’un honnête hom-
Siij
V
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#
i7? fc e s ArENfüRfes
\ -
me. Ce que l’on m’avoit dit' des charmes dè
la beauté de Valladolid m’empêchoit de pren*
dre de plus forts engagemens, jufqu’à ce que
j’euffe Satisfait ma curiofité de ce côté-là.
Je découvris à Defplanes le deffein que
j’avois d’aller à Valladolid; il l’approuva d’au-
tant plus , qu’il ne craignoit rien tant que de
me voir encore en proie aux chagrins dont
il avoit eu tant de peine à me tirer. Il fallut
donc , pour fortir avec honneur de Pampe-
lune , oîi j’étois fi agréablement reçu dans les
plus belles compagnies , & où je paffois déjà
parmi quelques uns pour l’amant de la fille
du gouverneur , feindre des ordres du roi d’Ef-
pagne j qui m’appelloient à Madrid' , pour
quelques négociations fecrètes^ Donna Scher-
Villa , fur le cœur de laquelle j’avois fait plus
de progrès que je ne me i’étois imaginé, fut
au défefpoir de cette nouvelle ; elle ne put
s’empêcher de m’en témoigner quelque chofe ,
ce qu’elle fit en des termes fi touehans, , que
Je nie repentis prefque du deffein que j’avois
pris d’aller à Valladolid ; je la trouvai fi belle
avec ces beaux fentimens , que je fentis au-
tant de répugnance à m’en éloigner , qu’elle
avoit paru chagrine de mon départ : tant il
eff vrai que l’ojî n’infpire jamais fi bien une
paffion que quand on la fent véritablement»
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»«7 Voyageur Aérien: *7$,
Depuis ce tents- là j’eus beaucoup moins d’em-
preflement à partir pour Valladolid. Defplanes
qui n’étoit pas amoureux comme moi , en décou-
vrit bientôt la caufe r & difiimulant le chagrin
que cela lui faifoit , il épioit toutes les occafions
poflibles pour me remettre en mon devoir,
& m’arracher d’un lieu où ma liberté couroit
de grands rifques.
Habile comme il étoit , il ne fut pas long-
tems fans trouver ce qu’il fouhaitoit. Dom
Gufman d’ Alvarez , grand d’Efpagne , faifoit
fon féjour le plus ordinaire à Pampelune ; il
y avoit un palais magnifiquement bâti , &
orné par le dedans de tout ce qu’il y avoit
de plus beau & de plus rare dans l’Europe ;
on y voyoit entre plufieurs autres merveilles
une gallerie v fort longue , ornée d’un côté des
portraits de tous fes ancêtres , & de l’autre
des plus rares beautés de l’Efpagne. Un jour
que Defplanes s’y promenoit , il apperçut deux
portraits que l’on venoit d’achever ï c’étoient
deux chefs d’œuvres de l’art, tant pour la dé-
licatelTe du pinceau que pour l’excellence des
fujets qu’ils repréfentoient. Il s’informa des
perfonnes que l’on venoit d’achever de pein-
dre , & demanda s’il étoit poffible qu’il y eût
deux filles fi belles que celles-là dans tout l’uni-
vers. On lui répondit que loin d’être flattées
/» • *
Si y
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i$o Les Aventures
dans leurs portraits , elles n’y paroiffoient pas
encore fi belles qu’elles l’étoient en effet. On
ajoura que le premier portrait repréfentoit la
beauté de Valladolid , le tecond une infante
d’Efpagne dont on ignoroit la deftinée : l’une
étoit blonde & l’autre brune ; mais chacune
pofledoit tellement tous les avantages de la
beauté dans fon efpèce , qué l’on ne favoit à
qui donner le prix.
Defplanes voulant faire jouer la mine qu’il
m’avoit préparé fous prétexte de me faire voir
les magnificences du palais de dom Alvarez,
après m’avoir fait remarquer quelques curio-
fités dignes d’attention , me conduifit dans la
° t m *
gallerie , & me fit arrêter vis-à-vis des deux
portraits dont on vient de parler. Je fus fi
frappé à la vue de ces deux merveilles, que
peu s’en fallut que je ne les révéraffe comme
autant de divinités. Je demandai avec empref-
fement à Defplanes fi ces deux portraits n’é-
toient pas l’effoTt de l’imagination du peintre.
11 me répondit que le premier repréfentoit au
naturel la beauté de Valladolid, & le fécond
une infante d’Efpagne dont on ignore la def-
tinée. Il n’en fallut pas davantage pour me dé-
terminer à partir prefque fur le champ ; cepen-
. dant , pour faire toutes chofes dans l’ordre ,
il fallut fvtppofer un nouveau commandement
DU VOYAGEUR AÉRIEN. l8l
du roi pour aller à Madrid. Donna Schervilla
qui fe croyoit bien allurée de mon cœur , fe
contenta de me faire promettre que jt revien-
drois à Pampelune, dès que mes affaires feroient
terminées à la cour. Je lui 'réitérai des pro-
meffes que je n’avois pas deffeio de lui tenir.
Nous nous féparâmes l’un & l’autre fort fatif-
faits , elle de ma promeffe , & moi de fa cré-
dulité.
i ... .
Comme notre voyageur aerien achèVoit ces
mots , il s’apperçut que la nuit s’avançoit, &
que le fommeil , malgré que l’on en eut, s’ap-
prêtoit à interrompre l’attention des dames , il
leur demanda pardon de les avoir fi long-tems
ennuyées. Elles lui répondirent qu’elles avoient
eu bien du plaifir à entendre le récit de fes
premières avantures , & qu’elles le prioient de
vouloir bien continuer le lendemain après le
dîner , où il y auroit bonne compagnie : il le
leur promit , & fe retira dans l’appartement
qu’on lui avoit préparé. * .
Le lendemain donna Agathe & donna The.
cle , qui fe croy oient toutes deux filles du
gourverneur de Burgos , fe levèrent plus matin
que le refte de la compagnie , c’eft-à-dire ,
entre les fept & huit heures du matin. Leur
premier entretien roula fur les aventures de
leur nouvel hôte. Agathe qui l’avôit trouvé
i8i Les Aventures
fort à fbn gré , en parloit fort avantagetife-
ment , & foutenoit qu’il n’étoit rien moins
que ce <}u’il paroiffoit ; elle le regardoit déjà
comme quelque prince étranger , qui voyageoit
parmi le monde pour fon plaifir. Thecle , fâ-
chée de ce qu’il ne l’ayoit prefque pas regar-
dée pendant tout l’entretien précédent , & de
ce qu’il avoit toujours eu les yeux attachés fur
Agathe , le traitoit de magicien , 5c difoit que
cet homme par fes enchantemens ne cherchoit
qu’à fe divertir aux dépens de celles qui fe-
roient affez fottes pour le croire ; que la ma-
nière dont il avoit paru entouré d’une nuée
étoit une preuve plus que fufîifante qu’il avoit
un grand commerce avec les démons. Quoi
qu’il en foit , lui dit Agathe , j’ai réfolu de
lui infpirer de l’amour pour moi , & peut-être
d’en prendre pour lui, bien perfuadée que fes
charmes les plus forts , font fa bonne mine &
fes manières toutes nobles & toutes enga-
geantes. Bon 1 lui dit Thecle , vous voulez ,
comme la fille de dom Schervillos , donner une
dÉpëns. Croyez-moi,
ma foèur, quittez- une entreprife qui ne vous
feroit pas d’honneur, l’ai affez bonne eftime de
•moi, répondit Agathe , &C je compte affez fur ma
beauté , pour m’en promettre une bonne iffue :
vous verrez comme je m’y prendrai. Je ne
du Vôîàseur Aérien 18$
doute point qu’il n’ait aimé , même éperdu*
ment la belle de Valladolid ; je crois même
qu’il l’aime encore ; cependant toutes ces cho*
(es , loin de me rebuter, ne font que^n’animer
davantage , & me flatter d’un heureux fuccès*
Elles fe promenoient dans leur chambre en
tenant ces dilcours, lorfqu’elles apperçurent
par une fenêtre qui donnoit fur le jardin notre
Voyageur aerien qui fe promenoit, tantôt à
pas lents , tantôt à pas précipités : elles ne le
quittèrent point de vue,. afin de mieux exa*
miner toutes fes aélions. Après plufieurs tours
de promenades il s’arrêta auprès d’un vieux
hêtre , tira de fa poche un burin , & grava
fur l’écorce de l’arbre ces mots :
Oh ! que le pays oh nous fommes
£d fatal au repos des hommes,
Et que malgré notre fierté
On y perd tôt fa liberté.
Il rentra quelques momens après dans fa cham-
bre. Agathe & Thecle defcendirent aufii-tôt
dans le jardin, & coururent lire ce qu’il avoir
écrit. Alors Agathe dit à fa foeur , vous le voyez ,
notre magicien en tient , & je ne puis douter
que ce ne foit pour une de nous deux que fora
cœur foupire , puifqu’il n’a vu perfonne ici
que nous. Hier , dès fon- arrivée , pendant le
repas , & en contant fon hiftoire , il avoit les
I
aS4 Les Aventures
yeux, tantôt attachés fur vous, tantôt fur moi;
il aura fans doute découvert dans nos traits quel-
ques-uns de ceux de fa chère Liriane. Voulez-
vous queue vous dife nuement ma penfée ; je le
crois fi embarrafle du choix , qu’il ne fait àf
quoi fe déterminer. Thecle répondit : je lui
ôterai bientôt cette incertitude par la hauteur
avec laquelle je le recevrai , s’il me parle
d’amour. Elles firent encore quelques tours de
jardin , & allèrent enfuite , félon leur coutume ,
fouhaiter le bon jour à leur père & à leur mère;
elles y trouvèrent notre voyageur aerien
qu’elles faluèrent, & à qui Agathe demanda,
en riant , fi fon ame qu’il avoit laifîee à Paris ,
ne l’étoit pas venue retrouver. Et que me fert ,
répondit-il , qu’elle foit de retour , fi elle eft
allez malheureufe , fortant d’une prifon , pour
rentrer dans une autre, peut-être plus rigou-
reufe que la première ? Pourvu qu’elle foit
aufii belle , répondit Agathe , je ne vous trouve
pas fort à plaindre. Il alloit lui répondre, lors-
qu’elle fit une révérence à la compagnie , &
fe retira dans fa chambre avec fa fœur. Thecle ,
qui le jour d’auparavant n’avoit pas confidéré
avec affez d’attention la bonne mine de leur
hôte , en fut fi charmée à la fécondé vue, que
fon eftime pour lui ne cédoit guères à celle
de fa fœur. Quand elles furent rentrées dans
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du Voyageur Aérien; 28 f
leur chambre , il s’éleva entr’elles une plai-
fante difpute fur la manière dont on deroit
recevoir les vœux d’un amant : Agathe fou-
tenant que la douceur & l’honnêteté étoient
les vrais moyens de fe rendre maître d’un
cœur que l’on vouloit gagner ; Thecle difant
au contraire que la fierté & les manières hau-
taines étoient le vrai perfonnage que doit jouer
une fille bien née. J’avoue , lui dit Agathe ,
que les caraftères des hommes étant bien dif-
férens , il faut agir diverfement avec eux ,
fuivant la diverfité de leurs humeurs. Mais il
faut aufii avouer qu’il y a des manières qui
piaifent généralement à tous les hommes. Nous
ne valons qu’au tant que nous nous conformons
aux foix de la nature , & que foibles par nous-
mêmes , nous empruntons notre éclat & notre
force de ceux à qui nous nous unifions. Qu’une
payfanne foit afiez hieureufe pour engager un
prince à l’époufer , la voilà de payfanne deve-
nue prince fie : quand elle ne leroit même que
fa maîtreffe , elle eft reverée de tous ceux qui
cherchent à gagner les bonnes grâces de ce
*
même prince. Parcourez tous les états , con-
tinua-t-elle , vous verrez que les perfonnes de
notre fexe ne brillent dans le monde que par
l’éclat de leiirs maris ; je veux bien que leur
beauté ôc quelques auttes bonnes qualités que
1 •
tS 6 Les Aventures
quelques-unes pofsèdent , faffent du bruit dans
le monde & leur attirent des adorateurs , com-*
bien cette petite lueur de vanité leur caufe-
t-elle dans la fuite de chagrins & de malheurs t
pour peu qu’elles s’en faffent accroire & qu’elles
s’écartent de leur devoir ! car pour peu qu’elles
deviennent fenfibles aux vœux de quelques
amans , un mari cft à la vérité le dernier à
être informé de ce qui fe paffe chez lui , mais
cependant il n’eft pas long-tems à s’en apper-
cevoir, pour peu qu’il aitd’ufage du monde s
alors elles perdent fa confiance , ce qui eft à
mon gré le plus grand des malheurs qui leur
puiffent arriver ; enfuite , quelques habiles qu’el-
les foient , leur réputation court grand rifque
de faire naufrage ; enfin , méprifées des hon-r
«êtes gens , balançant entre l’appréhenfion des
vengeances d’un mari juftement irrité , & l’in-
confiance ordinaire de leurs amans, elles éprou-
vent tous les remords des confciences ulce*
rées , & meurent à chaque moment de crainte
d’une mort plus digne de leur lâcheté. Nous
avons beau nous flatter de l’empire prétendu
que nous avons fur l’efprit des maris , dès qu’ils
nous jugent indignes de leur eflime , ils fa-!
vent bien nous montrer qu’ils font les maîtres ;
leur autorité fur nous eft fondée fur les loix
de la nature , & notre empire fur leur ccerw
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nu Voyageur  â r i e H. 187
n’eft établi que fur l’eflime qu’ils font de nous,
de notre douceur & de notre parfaite com-
plaifance à leurs volontés : c’eft par-là unique-
ment que nous les enchaînons , & que nous
les retenons dans nos fers.
Je ne fuis nullement de cette opinion en
cela , répondit Thecle ; on ne s’embarrafle
guères de la perte d’un bien, dont la poffef-
fion ne nous a guères coûté ; nous ne valons
qu’autant que nous nous faifons valoir; il n’y
a point de meilleur, ragoût pour épuifer l’ap-
pétit des hommes , que notre fierté. Quand
un homme eft .véritablement amoureux, il n’y
a rien qu’il ne faffe pour obtenir ce qu’il de-
fiçe : plaintes , larmes , foumifîions , empref-
femens , rien ne lui coûte , dans le deflein de
parvenir à fon but. Quel triomphe pour les
dames de voir ces vainqueurs du monde abaifles
à leurs pieds 1 Ce triomphe feroit beau , dit
Agathe , s’il duroit toujours ; mais dès que les
amans font devenus maris , leur règne com-
mence & dure jufqu’à la fin de leur vie ; pen-
dant cetems ; là nous ne pouvons efpérer de con-
fçrver quelque autorité fur eux , que par notre
fidélité , notre douceur & notre complaifance.
Mais cette maîtrife qu’ils ufurpent # fur nous ,
répondit Thecle , efl: contraire aux loix de
la nature , qui nous a fait libres en naiflant
ü
a88 Les Aventures
aufli bien que les hommes : pourquoi nous ex-
clure des charges de l’érat, du barreau , de
l’églife & de la guerre ? N’y a-t-il pas eu des *■
Semiramis , des Zenobies , des Amazones , &
n’en trouveroit-on pas encore tous les jours,
fi l’on vouloit leur laiffcr l’adminiftration des
grandes affaires? Ccdous-nous aux hommes en
courage & en grandeur d’ame , & fàut-il ,
parce qu’ils font les plus forts , qu’ils mfultent
à notre foibleffe? Si toutes les filles éroient de ,
mon humeur , nous aurions bientôt réduit tous
les hommes à leur devoir. Hé bien , dit Aga-
the, tâchez d’infpirer à toutes vos nobles fen-
timens : pour moi qui ne vois aucun fujet ,
ni même aucun moyen de changer la face des
chofes, j’aime mieux prendre un peu fur moi
& me ranger à mon devoir , que de me re-
paître de chimères. Nos ancêtres ont vécu
comme nous vivons , & je crois que nous ne
pouvons mieux faire que de fuivre leurs traces.
Au refte , que demandent de nous nos maris ,
fi ce n’eft que nous nous renfermions dans les
bornes de notre devoir ? eft-ce une choie û
difficile à faire? •
. Elles étoient encore fur cet entretien , lorf-
qu’on vint les avertir que monfeigneur le duc
de Vafcellos & le dofteur dom Lopez de Ni-
gugno venoient d’arriver. Le duc eft un de
* * ces .
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du Voyageur Aérien. 289
ces hommes de joie , qui n’épargne rien pour
« * fe procurer tous les plaifirs dont il s’avife.
Le dotteur eft un de ces ânes chargés de latin
& de partages des anciens , qui ne demande
qu’à difputer quand il croit trouver quelqu’un
du métier , & capable de lui tenir tête; il eft
û entêté de fes fentimens , qu’il foutient pour-
tant aflfez mal , qu’il fuffit feul pour donner la
comédie à la compagnie la plus phlegmatique;
t il s’admire en tout ce qu’il dit, quoiqu’il ne
dife ordinairement que des chofes très- com-
munes , & même fouvent ridicules. Le duc le
fait un plaifir d'avoir ce doéfeui théatin avec
. , lui , parce qu’il lui fournit fans certfe de nou-
- veaux divertiflemens par fes nouvelles imper-
tinences. Le docteur, à la fin de chaque dif-
pute , ne manqueras de conftituer le duc juge
du différend , & le duc , pour animer fon doc-
teur davantage, ne manque pas de lui donner
gain de caufe , foit qu’il le mérite , ou qu’il
ne le mérite pas. Dès qu’on fut averti de leur
arrivée , don Gazul & toute fa famille allè-
rent les recevoir , & les amenèrent dans la
grande falle du château» oit après quelques
* complimens de part & d’autre, le dofteur ayant
* apperçu notre voyageur aérien en habit de li-
centié es droit , coiiîjif embrafler le duc , en
lui difant : Ma foi, duc, le ciel nous eft pro-
Tomtîl.
T
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a^O L E 5 A V E N T U R E 5 *
pice aujourd’hui ; je vois un homme d’érudr»
tion avec qui je brûle d’envie de chamaillé* * y
tout mon faoul ; car en ce pays les favans lont
fi rares qu’il y a près de quatre jours que je
n’ai eu aucune occafion de faire valoir mes
taîens je crève de réplétion de fcience , &
fi j’érois. encore quelque tems faits en exhaler ^
un peu, je craindrois d’en être fuffoqué. Ce
feroit grand dommage , dit le duc , & je ferois
fâché* que vous périmiez d’un genre de mort
aufii cruel que celui-là : je crois que toute la
compagnie, s’intéreffant à la vie d’un fameux
doûeur de Théologie à Salamanque , vous don-
nera volontiers l’attention que mérite votre
profond fa voir : ainfi vous .pouvez entrer en
lice quand il vous plaira. Aufli-tôt notre doc-
teur théologique va fe placer dans un fauteuil
vis-à-vis du voyageur en toque juridique ,
8c lui parla en ces mots.
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bV Voyageur à é à i k K. ïjfr
'Agréable & fàvahte difpute entre dort
Lope q de Nigugno , Théatin , docteur
en théologie à Salamanque , & le
Voyageur Aérien.
I
j e ne doute pas que votre féigriêurie , ifei-
gneur-do&eur ès droits, n’ait entendu parler
du dotteur Nourtechez de l’univérfité de Sà*
lamanqüe.
Le voyageur. La réputation du doîieur Nou-
nechez eft fi bien établie , que je ne penfe pa$
qu’il y ait aucun endroit dans le monde où
il ne foit connu ; il s’eft diftingué dans toutëè
tes facultés , & l’on peut dire qu’il en fait lft
x plus rare ornemènt; •
Le docteur. Cela fut jadis , mais aujourd’hui
tout a changé de face. Croiriez-vous qu’aprèé
s’être tant fignalé par un favoir profond , il a
fait une aflion j depuis peii , qui lui enlèvé
tout d’un coup fon mérite ?
Le voyageur. C’efi ce que je ne fais pâs^ &
ce qui me paroît fort difficile à croire. %
Le docteur. Vous en conviendrez fans douté
avec moi , quand* vous faurez l’abominâblë
0Ôion qu’il à comrnifé, Dotïeur dans les facül^
Digitized by Google
îçi Les Aventures
tés des arts , de médecine & des droits , nous
lui avions fait l’honneur de lui donner le de-
gré de .licentié dans notre facrée faculté , il
ne lui manquoit plus que les ordres facrés &
la toque do&orale pour être égalé aux mem-
bres fciencifiques de la faculté théologique. Ce-
pendant , ô nef as ! il a préféré le mariage à cette
dignité , une femme au bonnet de doéleur
théologique ; enfin un ménage à notre faculté.
Beau foleil ! avez-vous pu éclairer une aâiori
aufii honteufe & aufii criminelle que celle-là ?
Le voyageur. Continuez de grâce , car juf-
qu’ici je ne vois rien de honteux ni de cri-
minel , à moins qu’il n’ait épojufé une débau-
chée ou une fille qui auroit pafle par, les mains
de lajuftice.
Le docteur. Il n’y a rien de tout ce que vous
dites. Celle qu’il a époufée eft une fille d’hoo-
neur & des meilleures familles de Salamanque.
Mais croyez-vous que la fcience puifle s’ac-
corder avec une femme ? Les mufes étoient
chaftes , & ceux qui vivent fous leurs loix ,
doivent vivre comme elles.
Le voyageur. A ce prix- là elles n’auront guè-
res de fe&ateurs ; car fi vous croyez que le
célibat rend les gens chaftes, c’eftune erreur
qui n’eft nullement pardonnable ; il y a fou-
vent plus de chafteté dans le mariage que dans
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du Voyageur Aérien. 19$
le célibat, à moins que les célibataires ne
loien't de frigidis aut maleficiatis. D’ailleurs,
croire que les fciences & les beaux arts ne
conviennent qu’aux célibataires , c’eft une
fécondé erreur encore moins pardonnable que
la première. Les Scaligers , les Pics de la Mi-
randole , les Manuce , les Kenfius , les CaCau-
bons , & une infinité d’autres illuflres favans
mariés , font des preuves bien füres que le ma-
riage n’eft pas un empêchement à devenir fa-
vans. Je dis bien plus, il ne s’eft jamais trouvé
parmi les célibataires aucun qui osât fe mettre
en parallèle avec les favans mariés dont je
viens de ^parler. Démofthène , Ifocràte, Cicé-
ron, Varron & tout ce qu’il y avoït d’habiles
gens parmi les anciens Grecs & Latins , étoien’t
tous mariés, & s’il s’eft trouvé de leurtems
quelques célibataires qui aient laifle de beaux
ouvrages , c’eft que leur débauche leur per-
fuadoit de tâcher de jouir des plaifirs du ma-
riage , fans en avoir les incommodités.
Le doBiur. Votre feigneurie ne fe fouvient
fans doute pas d’un proverbe très-véritable &
très-commun parmi nous : in cucullis monacho-
rum latent fenfus ferip tut arum. Oui , c’étoit chez
les moines qu’il falloit autrefois aller cher-
cher la feience , ils en étoient les feuls dépo-
sitaires : aufli étoit-ce eux qui enfeignoient la
' / T iij
• /
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2,94 Les Aventures
religion , qui exercoient charitablement la mé-
decine , 6ç qui tenoient des écoles publiques
de philofophie & d’humanité.
Le voyageur. Votre modeftie ne vous permet
fans doute pas de dire les autres chofes aux-
quelles la plus grande partie d’entr’eux s’occu-
poiçnt. Il y en avoit qui fàifoient la profeflion
d’avocats , quelques-uns paffoient leur tems à la
çhaffe & à d’autres exercices qui ne convien-
nent nullement à des perfonnes confacrées au
fervice de Dieu. Mais revenons au but prin-
cipal. Les moines étoient autrefois les dépofi-
taires de la fcience : j’en conviens avec vous..
On les obligeoit , pour éviter l’oifiveté , à co-
pier tout ce qu’on pouvoit trouver d’anciens
manufcrits : il étoit donc impôflible qu’ils ne
devinrent d’habiles gens par cet exercice , &
c’eft avec raifon qu’ils occupoient alors toutes
les chaires des fciences & des artsj la nécef-r
fité obligeoit les autres hommes à fe ferviç
d’eux pour s’inftruire, parce que. dans ces fjèr
çles d’ignorance il n’y avoit qu’eux quipuffent
•le faire. VousT'-'^^i^üié la néceffité force la
foi , &i que les enfans mâles de nos premiers
parens étoient obligés d’époufer leurs fceurs,
fans quoi le monde auroit bientôt fini ; mais,
dès que le monde fut peuplé , la néçefîité cef-j
{prit., la loi reprit fçs forces , & ne permit plus
du Voyageur Aérien. 295
que l’on le mariât dans les degrés prohibés.
Il en eft de même de la fcience des anciens
eccléfiaftiques tant réguliers que léculiers ^ tant
qu’ilsont éténéceffaires , on a été obligé de les
foufFrir ; mais dès que le nombre des favans s’eft
multiplié dans le monde , la loi & la bienféance
ont repris leur vigueur. On a voulu d’abord
les réduire à leur devoir, qui confifte à ca-*
téchifer , à prêcher , à adminiftrer les facre-
mens ; mais dans l’habitude où ils étoient de
faire toute autre chofe que leur devoir , ort
eut toutes les peines du monde à leur faire'
concevoir que les facultés des arts , des droits.
& de la médecine, étant purement profanes,
ils dévoient s’en abftenir , & fe regarder comme'
des perfonnes qui ne doivent fe mêler que de*
conduire les âmes à la vie éternue.
Le docteur. Ah ! feigneur docteur ès droits %
je vous tiens. Notre- Seigneur n’a-t-il pas dit aux.
apôtres , & par conféquent aux prêtres leurs
fucceffeurs : lie , doute, omnts gémis h
Le voyageur. Cet oracle de la divine fagefle-
eft fx clair & fx oppofé à ce que vous loute-*.
nez, que je fuis fur-pris que votis ofxez let
mettre en avant. Songez aux paroles qui fui-*
vent immédiatement celles que vous venez. d$
rapporter : baptif antes. cos in nomine Patris > <5v
ÇUlfi & Smritûs Sancli.. Voilà, votre devoir*.
X VI
2q6 Les Aventures
' -t
Le dacleur. Cependant une des règles fonda-
mentales de notre upiverfité de Salamanque ,
veut qu ’ acadevûa fit corpus mixtum.
Le voyageur. Vous m’accorde2 plus que je ne
vous demandois. Vous difiez , il n’y a qu’un
moment , que c’étoit 1 un crime aux gens ma-
riés , de fe mêler de fcience, qu’il falloit être
vierge comme les mufes , pour y réuflir : & *
vous m’accordez préfentement que l’iiniverfité
doit être compofée d’eccléiiaftiques & de laïcs:
c’eft plus de grâce que je n’en attendois de
votre feigneivie. Puifque je vous trouve de »
li belle humeur , vous voudrez bien que nous
examinions la chofe un peu plus férieufement ;
pour y réuflir , le bon ordre veut que nous défi-
niflions les chofes avant que d’en difputer ,
afin d’éviteg les chicanes qui pourroient ar-
river dans la fuite. Je dis donc que l’univerfité
eft un corps compofé de perfonnes favantes ,
prépofées pour enfeigner la théologie, les droits,
la médecine & les arts ; je dis en fécond lieu ,
qu’un eccléfiaftique , foit féculier , foit régu-
lier * eft un homme fpécialement confacré à
Dieu , & dont toutes les penfées , paroles &
allions ne doivent tendre qu’à fa gloire & au
falut du prochain ; je dis enfin , qu’un laïc eft
une perfonne deftinée à fervir Dieu dans l’em-
ploi où il lui a plu de le mettre pour fonfalut. .
- - >/ >
» s
« * - .
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DU VOYASEUR AÉRIEN. 2^7
Ces définitions vous paroi ffent-elles juftes ?
Le docteur. Je ne crois pas qu’on y puifle
trouver rien à dire : mais que prétendez-vous
en inférer ?
Le voyageur. Ajoutons-y , s’il vous plaît , celles
des quatre facultés , afin que rien ne nous ar-
rête dans la fuite de nos raifonnemens. La
théologie tant fcolaftique que morale, eft une
difeipline qui nous donne la connoiffance de
Dieu & des myftères’, par la foi, & de nos
devoirs, en qualité de chrétiens. La jurifpru-
dence eft la connoiffance des loix & des cou-
tumes tant générales que particulières , tant
naturelles que pofitives , pour rendre à chacun
ce qui lui appartient ; la médecine eft l’art de
prévenir les maladies qui nous menacent , &
de guérir celles dont nous fommes attaqués.
Enfin , la faculté des arts eft celle qui enfeigne
la grammaire , la poéfie , la mythologie , la
philofophie , l’éloquence & les mathématiques.
Je crois que vous admettrez encore ces dé-
finitions.
Le docteur. Elles font tirées de la nature
des chofes memes , &; par conféquent exa&es.
Le voyageur. Cela ainfi pofé , voici comme
je crois qu’on doit raifonner. Le bon fens &
le bon ordre veulent que chacun fe renferme
dans les bornes de l’état qu’il a embraff'é. Un
D
19& Les Aventures
payfan auroit mauvaife grâce à vouloir s’afV
feoir dans le tribunal de la juftice , & pronon-'
«er des arrêts fur des matières où il n'entend;
s t
rien. Un général d’armée fe feroit moquer de.
lui s’il venoit la mitre en tête , la croffe en
main , & revêtu des habits pontificaux , faire
les fondions épifcopales. Un magiftrat ne feroit
pas à couvert de la cenfure , fi , au fortir de
fon tribunal , on le voyoil monter fur le théâ-
tre, & faire le perfonnage de Jean Farine. Je
conviens avec vous que l’uni verfitéeft un corps
mixte , c’eft-à-dire , eompofé d’eccléfiaftiques
& de laïcs ; mais vous conviendrez avec moi
que la condition des uns eft bien différente de
celle des autres , & qu’un eccléfiaftique qui
fe mêle des affaires temporelles , ne fort pas
moins de fa fphère, que feroit un laïc qui vou-
droit donner la bénédiction epifcopale ; car
enfin , quelles font les fondions des ecclé-
fiafiiques, fur-tout- en ce pays-ci oit l’on fe
pique tant de rigidité, & à quoi s’engagent-
ils en prenant cet état ? Dominus pars hereditatis
meæ , je n’ai point d’autre héritage que le fei-
gneur ; c’eft-à-dire , qu’ils ne doivent tra**.
vailler qu’à la vigne du feigneur, à l’édifica-
tion du prochain , au falut des autres hommes %t
& au leur principalement. Cette occupation.,
iv’a-velle pas de quoi. les occuper t.ou*eotiers£-
'■ Digitized by Google
du Voyageur Aérien. 199
peuvent-ils fervir Dieu & le monde en même-
tems. Ars artium , fcientia fcientiarum , regimen
animarum ; anima/um cura onus ejl angelicis
ctiam kumeris formidandfim. Le premier concile
de Milan & celui de Bordeaux , tenu l’an 1514
ru chapitre de l’ordre , difent : ciirn in Dci mi -
liùam adfcripti funt , non ad commoditates aut
yoluptates , fed ad labores & follicitudinem voca
tos ejfe memintrint. Saint Jerome à Nepotien ,
parle en ces termes. Qui Dominum pcjfidet &
cum proplieta dicit : pars me a Dominus , aihib
extra Dominum habere potejl : quod Ji quidpiarn
aliud habuerit preeter Dominum , pars ejus non
erit Dcus . Le concile de Trente exige des clercs,
qu’ils çonfelTent avant que de recevoir la ton-
fure , ut Deo fidcUm çulturn prcejlent hoc rites,
genus el.egijfe, Le concile de Milan dit en ter-,
mes exprès qui Deo militât , implicare fe nego-
çiis fæcularibus prohibetur. Saint Paul aux Co-
rinthiens , dit aux eccléfraftiques : Dei adjutores
fiimus , pro Chriflo légation s fungimur. Saint Àm-
broife , k 1 , de la fuite du ficelé , c. 1 , dit :
eut Dcus portio ejl , nikil débet curare niji Deum ,
& quod ad alia officia confertur , hoc religionis.
cultui decerpitur. Croyez- vous, feigneur doc-
teur clauflral , que l’on puiffe dire d’un ecclé-
Saftique , qui fe mêle de la médecine , de la
çhirurgje., des arts , jfoit mécaniques , feit ii-
‘joo Les Aventures
béraux , ipfum nihil curare niji Deum ? Penfez-
vous qu’un moine qui paffe fa vie à étudier &
à enfeigner la mythologie , la politique des
anciens Grecs & latins , leurs cérémonies dans
la création des magiftrats & des pontifes, leur
art militaire, leur jurifprudence, leur religion,
legaùone pro Chrijto fungi ? En effet , qu’eft-il
befoin maintenant que les eccléfiaftiques fe *
mêlent .de toutes ces chofes , fur-tout dans un
tems où il y a tant de laïcs qui s’en acquittent
fi bien , & même beaucoup mieux que ne
peuvent faire les eccléfiaftiques ?
Le docteur. Tout cela eft beau ; mais il eft dit .
dans le pontifical romain , faccrdotem oporttt
cfferre , benediccre , pnzcjfe ,prccdicare & baptifare.
Or , par le mot prceejfc , on entend ex fuggejlu ,
c’efl> à-dire , d'enfeigner publiquement.
Le voyageur. Oui, les eccléfiaftiques doivent
enfeigner publiquement , non la mythologie ,
mais l’évangile , non les mœurs & coutumes des
payens , mais les commandemens de Dieu , non
la religion des payens , mais la voie du falut :
qu’ils fe tiennent dans les bornes de leur état ,
qu’ils catéchifent, qu’ils difent la meffe, qu’ils
adminiftrent les facremens, qu’ils étabfiffent la
paix dans les ménages , qu’ils prêchent enfin
la parole de Dieu : alors tout le monde fera
édifié de leur conduite. Saint Jerome , péné-
Digitized bj
ou Voyageur Aérien. 30,1
tré de cette vérité, dit, épif. 146. Sacerdotes
omifjîs evangeliis & prophetis , videmus comœdias
legere , amatoria bucolicorum verfuum verba lé-
gère , Virgilium tenere , & id , quoi in pueris
necejjitatis ejl , crimen in fe facere voluptatis.
Saint Auguftin étoit de ce fentiment , lorfqu’il
dit : non ergo ilia innumerabiles & impie fabule ,
quibus vanorum plenafunt carmina poétarum , ullo
modo no/lre confonant libertad. Mais qu’un ec-
cléfiaftique paffe fa vie à toute autre chofe
qu*à fa profeflion , qu’il quitte Dieu pour les
chofes temporelles , c’eft ce que l’on ne peut
fouffrir. Ne me dites pas qu’il peut partager fes
foins entre Dieu & le monde , aut ferviendum
ejl Deo , aut Mammone. Et comme j’ai dit ci-
devant : quoi fi quidpiam habitait facerdos prê-
ter Dominum , pars ejus non erit Deus.
Le docteur. Mais eft-il plus permis aux laïcs
de s’y employer, qu’aux eccléfiaftiques ?
Le voyageur. C’eft comme fi vous me deman-
diez : eft-il plus permis aux laïcs de fe faire
maîtres à danfer , maîtres d’armes , maîtres cui-
finiers , maîtres joueurs d’infirumens , qu’aux
eccléfiaftiques ? Oui , monfieur , les eccléfiafti-
ques font deftinés uniquement à travailler à
H leur falut & à celui des autres hommes ; un
laïc n eft obligé qu’à fervir Dieu , & faire fon
falut dans i’honnfite profeflion qu’il a embraffée.
3oi Lés A vêkt üRïï
L’hiftoire fainte & profane , le droit naturèl
& romain , les coutumes) la phyfique^ la mé-
decine & tous les arts font d’honnêtes occu-
pations pour les laïcs , mais très-peu conve-
nables aux eccléfiaftiques ; car enfin , ou les
eccléfiaftiques croient à là religion qu’ils pro-
feffent , ou n’y croient pas : s’ils y croient t
pourquoi n’en fuivent-ils pas les principes ?
s’ils n’y croient pas, pourquoi en font-ils pro-
feffion ? Je dis ceci par rapport à la fé vérité
des Efpagnols ; car en France on jouit d’une
plus grande liberté*
Le docteur. Seigneur do&eur ès droits, vous
me preflez vivement ; mais que répondez- vous
à ceci ? Les eccléfiaftiques fe mêlent de toutes
les chofes dont vous parlez , mais c’eft pour
les fanriifief.
Le voyageur. Je vüus entends , doâeur théo-
logique de Salamanque ; c’eft-à-dite qu’ils fe
damnent de gaieté de cœur, en renonçant aux
commandemens de Dieu , afin de fanôifièr les
chofes profanes, & de profaner les chofes fa-
crées. Ce n’eft cependant pas en ce fens-là que
Saint Paul difoit , vellem ejje anathema pro fra-
trlbus meis. Mais voyons comment les ecclé-
fiaftiques peuvent fanftifier toutes ces chofeS
profanes , même en fe damnant : ce ne peut
être qu’en en montrant la faufleté & le ri<ji-
/
/
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Cule. Quel eft le laïc qui ne le pu! (Te pas faire
encore mieux que les ecoefiaftiques ? N’a-t-il
pas p fus de liberté à s’énoncer fur certaines
choies qu’un eccléfiaftique ? manque- 1- il de
zèle on d’érudition fuffifante pour cela ? Non
fans doute, &: la religion cil bien mieux éta-
blie dans le cœur de ceux à qui il n’eft pas
permis de la prêcher publiquement, que dans
celui des eccléfiaftiques qui fe font un métier
fordide de ce qui devroit faire leur unique
occupation. Quant au jugement , on deman-
dera à tel eccléfialtique ce qu’il a fait pendant
fa vie, que répondra-t-il? J’ai pafle toute ma
vie à faire des livres profanes pour avoir de
l’argent. Quelle réponfe doit - il attendre ?
Serve j toquant .
Notre voyageur aérien alloit achever de ter-
rafîer le doéleur falamanquin , lorfque par
bonheur pour celui-ci on vint avertir que le
dîner étoit fur table i & qu’il étoit tems de fe
lever. Le dcfteur falamanquin , fier à fon ordi-
naire , courut embraffer le duc , & lui dit :
hé bien, duc , ne me fuis-je pas battu en vail-
lant champion ? Dites , en déferteur , dit le
duc ; vous n’avez feulement pas paré la moin-
dre botte.; jamais je ne vous ai vii fi confterné,
vous m’avez fait pitié pendant toute la difpute.
Quoi , dit le doéteur , duc , vous me tournez
304 Les Aventures
^ t
donc aujourd’hui le clos ? Hé bien , comptez
que je renonce dorénavant à difputer & contre
les doâeurs ès droits, & devant vous. Cha-
cun rit de cette réponfe , & on fe leva pour
aller dîner. Cependant notre dodeur falaman-
quin jettoit de tems en tems des regards ter-
ribles furie prétendu dodeur ès droits, ce qui
ne contribuoit pas' peu à divertir la compa-
gnie, qui obfervoit toutes fes mines Sc démar-
ches après fa défaite , qui en effet étoient toutes
comiques.
Dès qu’on fut arrivé dans la faite , chacun
prit fa place : on ne vit jamais tant de magni-
ficence que dom Gazul en fit paroître en ce
feflin ; on ne fervoit fur table aucun plat ni
affiette , ni autre vafe , qui ne fût ou d’or ou
de vermeil doré, & garni d’un bon nombre
des plus belles pierres précieufes de l’orient;
tous les mets étoient exquis & les vins déli-
cieux; le deffert fut copieux Sc des mieux en-
tendus ; quelques orages qui s’élevèrent l’après-
dînée , furent caufe que le repas dura plus long-
lerns qu’à l’ordinaire , 6c que perfonne ne parla
d’aller à la promenade. Le repas fini , toute
l’affemblée fe retira dans une belle falle qui
donne fur le jardin : ce fut-là que madame Gazul
pria fon nouvel hôte de vouloir bien conti-
nuer le récit de fes aventures ; ce qu’il fit en
ces termes. Suiu
* . ** * ' . . *
Ÿ
S, -
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ï>v Voyageur Aérien:
Suite des aventures du Voyageur Aérien*
Dà s que nous fûmes partis de Pampelune £
la curiofité qui m’en avoit fait fortir , nous
faifoit avancer à grandes journées vers Val-
ladolid. Nous n’en étions pas à plus de cinq
lieues, lorfqu’au -bas d'un vallon fur notre route,
fur le bord d’un bois de haute futaie , nous
apperçûmes deux chevaux magnifiquement en-
harnachés & attachés à quelques branches
d’arbres : peu de tems après nous vîmes deux
cavaliers un peu bafannés qui fe promenoient
parmi les arbres, en attendant qu’une bella
dame , couchée par terre , & prefqu’à demi-
morte ,fe fût remife de fon trouble &c de
fes fatigues. Nous avançâmes à petit bruit, &
quand nous fûmes proche d’eux, je mis pied
à terre auffi-bien que Defplanes , & l’épée à
la main, je demandai à ces cavaliers, quelle
étoit cette dame , & pourquoi elle étoit fi
affligée. Ils ne nous répondirent que le fabre
à la main, & comtpe des enragés vinrent fon-
dre fur nous. Nous les reçûmes avec une pa-
reille valeur; ils furent très-furpris de nous
voir leur réfifter avec des armes fi inégales.
Tome IL V
I'
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7 3Lés Aventures :
Enfin , ayant paffé fur les armes de celui qui
me preffoit , je lui enfonçai mon épée tout
au travers du corps. Celui qui difputoit la
viûoire à Defplanes , voyant tomber fon ca-
marade , quitta fon adverfaire pour aller cou-
per la tête à la dame étendue par terre, afin
de nous ravir cette belle proie. Je compris
d’abord fon deffein , & courant à lui , je le
combattis avec tant de force , que percé de
plulieurs coups , il tomba à mes pieds à demi-
mort. Un moment après , ramaffant toutes fes
forces , il fe releva & voulut recommencer le
combat ; mais il étoit fi foible , que du pre-
mier coup je le renverfai par terre.. Alors il
me dit , en me regardant d’un air furieux :
jouis maintenant, cavalier, d’une double vic-
toire ; après avoir triomphé des deux plus braves
cavaliers de toute la barbarie, tu vas être
maître de tout ce que la terre pofsède de plus
beau ; elle perdplus que nous à notre défaite;
dans peu de jours elle eût été la femme du
roi des rois , du feigneur des feigneurs; enfin ,
du digne fucceffeur du grand prophète : à ces
mots il expira. Je courus aufiî-tôt vers la
dame , qui , quoique fatiguée & fondante en
larmes, étaloit tant d’appas, que j’en fus ébloui.
Je rends grâces au ciel , madame, lui dis-je,
de ce qu’il m’a procuré l’occafion de vous
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%
t> Ù VoŸAGEUft AâttlEN. $Qf
fendre une liberté qui alloit vous être ravi#
pour toujours* Généreux cavalier , me répon*
dit-elle , ce n’eft pas ici le lieu de vous mar*
tjuet combien je vous fuis redevable ; faites*
moi conduire daris quelque bourgade ou gros
village voifin * où j’aie le tems de revenir de
mon étonnement * & je tâcherai de vous mar-
quer ma reconnoiffance. J’ordonnai à mes gens
de s’informer s’il n’y auroit pas quelque vil-
lage aux environs * où nous puiffions loger
commodément : ils me rapportèrent qu’à une
demûlieue de- là, il y avoit une petite ville fut?
le grand chemin de Valladolid , avec d’affei
bonnes auberges* Auffi-tôt monté à cheval ,
je pris la dame entre mes bras, & la portai
le plus Commodément qu’il me fut poflible ail
lieu fufdit , où , Defplanes ayant pris les devants ,
nous trouvâmes toutes chofes préparées pouf
i nous recevoir. On mit la dame dans une charn*
bre propre , fur un bon lit , pour le pays oli
nous étions ; elle s’y repofa pendant trois
heures, pendant lequel tems j’avois foin d’en-»
Vdycr favoir Comment elle fe portoit , & li elle
n’avoit befoin de rien : cependant la nuit ap*
prochoit , 5c Defplanes voyant bien qu’il fau-
drait la paffer dans cette auberge* eut foin de!
nous faire préparer le meilleur fouper qu’il puf.
Dès quelle fut réveillée * elle pria la fille dt4
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$08 Les Aventures
logis de la conduire à ma chambre : jamais ell#
n’avoit , je crois , paru plus brillante qu’elle
l’étoit en entrant chez moi ; un petit mouve-
ment de pudeur lui avoit donné un tein ver-
meil qj-i’elle n’avoit pas ordinairement , & qui
rehauffoit infiniment l’éclat de fes charmes;
elle avoit l’air fi majeftueux , les traits du
vifage fi réguliers , les yeux fi vifs, la taille
fi bien prife, que ne pouvant imaginer qu’elle
fût une mortelle , je me jettai à fes genoux
pour les embrafler. En me donnant la main ,
elle me dit que ce n’étoit pas aux héros &
libérateurs de prendre cette pofture devant las
perfonnes qui leur ont tant d’obligations, &
m’ordonnant de m’afTeoir fur un bout d’un vieux
fopha , dont elle occupa l’autre, elle continua
à me parler de la forte.
> •
Hijloire d’ 'Antonio, de Zayas.
/
Je ne puis mieux vous marquer combien je
fuis fenfible à tout ce que votre générofîté a
fait pour moi, qu’en vous faifant connoître
quels étoient les périls dont votre valeur m’a
délivrée. On me nomme Antonia de Zayas , ou
la Nymphe de Valladolid. Je ne vous puis rien
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du Voyageur Aérien. 30^
dire de ma naiflance , parce qu’elle renferme
tant de contradictions, qu’il eft impofiible de
les concilier. Ceux qui- patient pour mon père
& ma mère, ne palfent pas pour des perfonnes
capables d’avoir produit un enfant qui leur ref-
femble fi peu, foitpour les manières , foit pour
la figure. Cependant leur amour véritablement
paternel pour moi , a fait croire que je fuis leur
fille. Mon père eft bourgeois de Valladolid ,
ftatuaire des plus habiles de fon métier , mais
fi pareffeux, qu’il ne travaille que quand la
néceflité l’y oblige. Le bruit qu’a fait jufqu’icr
mon peu de beauté, m’a attiré pîufieurs partis
confidérables de toutes les provinces d’Efpa-
gne , du Portugal & même des royaumes cir-
convoifins. Mais mon père *>c ma mère réfoîus
de ne pas permettre que je m’élève au-defliis
de leur condition , ont fermé l’oreille à toutes
les propofiitions qu’on leur a faites pour mon
établiflement. Il s’eft trouvé des feigneurs affez
généreux pour vouloir m’acheter d’eux , 6c
les payer de fout ce que j’ai pu leur coûter
depuis ma naiflance jufqu’à préfent. Mais ni.
l’or , ni l’argent , ni la vue d’une haute for-
tune pour moi , n’ont pu les éblouir. Prefque
làns biens ils fe croyent allez riches, quand
ils ont le nécefîaire , & ne voudroient pas tro-
quer leur gueuferie contre toutes les richefîes du'
. , - y üj
3 1 o> Les Aventures
P érou. Ils entretiennent cependant autant qu’ils
le peuvent ma vanité par la magnificence des
habits 6c des pierreries dont ils parsèment ma
coëffure. Ils ne me défendent pas de fonger
au mariage , pourvu que ce foit avec un mar-*
çhand , un homme de plume , ou quelque
ouvrier qui ait de la réputation. Ils accepte-
roient encore un licencié de quelque faculté
qu’il fût , pourvu qu’il fût homme à donner
des nazardes à la fortune , 6i à fouffrir plu-
tôt toutes les engoifles de la pauvreté , qu’à
intérefi’cr en quoi que ce foit fa fainéantife,
C’efi pour cela qu’ils me tiennent fi étroite-»
ment attachée à eux & «lofe dans la maifon ,
qu’il n’y a qu’une feule vieille tante que j’ai ,
qui demeure à quelques fiadesde Valladolid, à
qui ils daignent quelquesfoxs me confier. Quand
elle vient à la ville , j’ai la liberté de l’efeorter
partout, même jufques chez elle , pouvu qu’elle
me ramene à îa maifon quelques jours après,
Quoique cette tante ne foit pas riche , il faut
pourtant avouer que j’ai toujours mieux aimé
jl vivre avec elle à la campagne , qu’avec un
père & une mère d’une humeur fi bizarre, C’eft
pourquoi je n’avois jamais un plus grand plaifir ,
que quand je la voypis entrer chez nous ,
parçe que jç me fiattois qu’elle m’emmeneroit
âYC«èUÇ| Çe qip nç manqtiQit prefque jamais
du Voyageur Aérien. 311
d’arriver. Les corfaires de Tripoli , qui rodent
fans ceffe fur nos côtes pour y faire des efcla ves ,
ayant entendu parler de moi, avoient fans doute
conçu le deffein de m’enlever , à quelque prix
que ce fût , pour me préfenter au grand fei-
gneur , & en tirer une magnifique récompenfe.
Ayant donc appris que j’étois à la campagne
ces jours derniers , ils fe font mis enembufcade
entre Valladolid & le village , en atrendant mon
retour. Comme je revenois ce matin avec ma
tante , nous avons donné, fans y , fonger dans
cette embufcade. L’un d’eux a renverfé ma
tante par terre d’un coup de poing , tandis
que l’autre s’étant faifi de moi , m’a enlevée
fur fon cheval , & donnant des éperons , ils
fe font éloignés par des routes détournées du
lieu de leur embufcade. La frayeur dont j’ai
été furprife en ce moment , m’a çaufé un
évanouiffement fi grand , que mes ravifieurs ,
après avoir fait quelqueslieues avec une vîteffe
incroyable , voyant que j’avois la pâleur de
la mort fur le vifage , ont craint pour ma
vie , & ayant trouvé fur leur route un bois
commode , ils ont réfolu de me mettre par
terre & d’attendre que je donnaffe quelques
fignes de vie , avant que d’aller plus loin. C’eft
dans ce même endroit où vous nous avez
trouvés , & où votre valeur , par la mort de
.Viv;
• y
1
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3iz Les Ave'Ntures
* ■#
«nés ravifleurs , m’a garantie du fort le plus
cruel que j’euffe à craindre.
Madame , lui dis-je alors , pour prévenir
les remercimens qu’elle alloit fans doute me
faire , je me fuis rendu plus de fervice en
cette occafion qu’à vous-même , fi vous ne
défapprouvez pas ce que j’ai fait pour une
peifonne , qui mérite que tout l’univers s’arme
pour fa défenfe. Il eft vrai qu’en vous rendant
la liberté , j’ai perdu la mienne. Mais cette
perte me fera toujours agréable, pourvu que
votre nouvel efclave ne vous déplaife pas ;
& je vous faurai bon gré des chaînes mêmes
que vous m’avez données. Seigneur, me ré-
pondit-elle, quand je ne feroispas à vous par
droit de conquête , vos «manières généreufes
auroient bien-tôt triomphé des fentimens de
mon cœur. Non, je ne fuis pas affez injufte
pour vous difputer un bien , qui vous appar-
tient par tant d’endroits. Tout ce que je puis
fouhaiter eft , que votre conquête puifle tou-
jours vous paroître digne de v/ms ; de mon
côté , vous ne trouverez aucun obfiacle à vos
légitimes défirs. Mais vous favez ce que je
vous ai dit du cara&ère de mes parens ....
Quelles obligations ne vous ai-je pas , lui dis-
je , charmante Zayas , de tant de bontés
que vous avez pour moi! Je viens de bien
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d’un Voyageur Aérien. 315
loin d’ici pouffé par la réputation de vos
charmes , j’ai le bonheur de vous rendre un
petit fervice , vous m’en récompenfez par le
don de votre cœur ; que puis-je fouhaiter de
plus heureux ? Oui , je viendrai à bout de
la mauvaife humeur de vos parens ; il n’y a
rien que je ne fois capable d’entreprendre pour
y réuflir, & me procurer la poffefîion du bien
le plus charmant du monde.
Comme je parlois ainfi , Defplanes vint
mettre le couvert dans ma chambre. Mes autres
domeftiques le fuivoient , apportant tout ce
qu’ils avoient pu trouver de plus exquis dans
le village , & qu’ils avoient apprêté avec un
foin extrême. On fervit aufli les vins les plus
délicats de cette belle province. Je plaçai
la belle Zayas dans la plus belle place , &
me mis vis-à-vis d’elle pour avoir le plaifir
de contempler à mon aife fes divins appas.
Je fis durer le repas tant que je pus , fachant
bien que la belle Zayas après s'être repofée
trois heures , n’avoit pas encore envie de dor-
mir. Pendant tout ce tems-là , je ne ceffai
de louer en détail tous fes charmes , & fur-
tout la bonne grâce avec laquelle elle faifoit
toutes chofes. Elle me demanda par plufieurs
fois mon nom & le lieu de ma demeure en
Efpagne j fi j’étois de la cour du roi , ou fi jrç
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}i4 Les Aventures
vi vois clans mes biens particuliers, ce qui m’em-
barraffoit fort : car de lui dire ma naiflance ,
c’étoit m’éloigner infiniment du but oii je
voulois arriver ; ne lui en rien dire , e’étoit
faire le perfonnage d’un chevalier errant. Je
me contentai donc de lui dire que j’étois dans
un porte avantageux auprès de fa majefté
Catholique, & fur le point de me retirer dans
mes terres , dès que j’en aurois obtenu la
permirtion du roi. Elle parut contente de
cette réponfe. Nous pafîames ainfi une partie
de la nuit à nous entretenir de chofes affez
'ordinaires.Enfin voyant qu’il étoit tems qu’elle
allât jouir de quelques heures de repos , avant
notre départ pour Valladolid , & qu’elle fem-
bloit en avoir befoin , je la conduifis jufqu’à
la porte de fa chambre , où après lui avoir
fouhaité le bon foir , je priai la fille de l’hô-
tefFe de ne pas l’abandonner de toute la nuit ,
& de lui aider à fe deshabiller : ce qui fut
exécuté de point en point. Pour moi, furpris
& charmé d’une fi heureufe aventure , je ne
pus fermer l’œil de toute la nuit. Le jour
me paroiffoit lent à revenir , tant j’avois d’em-
preffement à m’éclaircir fi ce qui s’étoit parte
n’étoit pas un enchantement^ Quoique bien
perfuadé de mon bonheur , je voulois en dou-
ter , & la feule préfence d’Antonia de Zayas
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du Voyageur Aérien. 315
*
étoit capable de me raffurer. J’envoyai dès
le matin Defplanes pour écouter fi elle étoit
éveillée ; mais il n’étoit pas encore tems. Je
l’interrogeois de tems en tems de ce qui s’étoit
paffé le jour précédent, & me faifois raconter
mes propres aérions , comme fi je les euffe
ignorées.
Enfin fur les neuf heures je vis paroître la
brillante Antonia de Zayas , qui me fit perdre
toutes mes incertitudes , & me combla d’une
joie que toute l’éloquence ne fauroit exprimer.
Quelques touchans que foient deux beaux yeux
couverts de larmes, il faut cependant avouer
qu’ils ne brillent jamais avec tant d’avantage ,
que quand la joie & le contentement y ré-
gnent. C’èft alors que les jeux , les ris &
les amours folâtrent agréablement , & que
les grâces triomphent de toutes les libertés.
Donna Antonia contente de fon fort &
pleine de reconnoiflance pour fon libérateur,
parut alors avec tant d’éclat , & me donna
tant de marques de fa gratitude , que je ne
favois qui je devois plutôt admirer , ou de
fes charmes, ou de fon bon naturel. En Efpa-
gne l'amour fait beaucoup de ichemin en peu’
de tems , & profite de tous les momens qu’on
perd en d’autres pays en des formalités inu-
tiles & fouvent ridicules. Brave cavalier *
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3i 6 Les Aventures
me dit-elle , dès qu’elle m’apperçut , il faut
avouer que j’ai deux grandes obligations au
ciel ; ia première , en ce qu’il a bien voulu
procurer ma délivrance des mains des cor-
laires ; la fécondé , en ce qu’il m’a donné
pour libérateur le cavalier le plus généreux
& le plus accompli de tous les hommes. Il
ne me refteroit plus rien à fouhaiter , fi je
trou vois le moyen de m’acquitter envers l’un
& l’autre. 11 vous eft bien aifé , lui répon-
dis-je, de vous acquitter envers moi , & même
envers le ciel. Il ne demande de nous qu’un
fincère aveu de ce que nous lui devons ; &
mon amour ne demande que l’apprôbation du
divin objet qui le fait naître. Remenez- moi,
dit-elle , à Valladolid ; & s’il eft vrai que
vous m’aimez , comme vous me le dites , vous
ne ferez pas long-tems fans être inftruit de ce
qui fe paffe dans mon cœur.
Pour marquer ma propre obéiffance à fes
ordres, j’ordonnai à Defplanesde nous cher-
cher un brancard , & de tenir tout prêt
dans une heure & demie pour notre départ :
ce qu’il exécuta avec fa diligence & fon exac-
■ titude ordinaires. Et comme nous étions éloi-
gnés de trois lieues de Valladolid , & qu’il
y avoit lieu de craindre que quelques corfaires
de la compagnie de la troupe de ceux que
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feu Voyageur Aérien; ftf
feoüs avions tués ne fe préfentaffent , ou pour
nous enlever Donna Antonia, ou pour venge r
la mort de leurs camarades , voulut nous
faire marcher en ordre de bataille. Pour cet
effet il prit deux foldats qu’il trouva dans
cette petite ville , à qui il diftribua les che-
vaux des deux corfaires "tués , qu’il avoit
eu la précaution d’emmener après notre com-
bat , & leurs fabres ; & les ayant priés de
nous efcorter jufqu’à Valladolid en les payant ,
il les mit à l’avant-garde : entre eux & mes
domeftiques qui faifoient l’arrière-garde , il
plaça le brancard où j’étois affis auprès ^e la
belle Antonia. Ces précautions ne furent pas
inutiles , comme vous l’allez voir.
Hijloire des Pèlerins de S . Jacques.
L E terrain des Afturies & de prefque toute
l’Efpagne , eft très-inégal. On n’y fauroit faire
une lieue fans trouver des éminences très-diffi-
ciles à paffer , & des vallons li bas & fi efçarpés
des deux côtés , qu’à peine y voit-on le foleil
en plein midi. Les voleurs & les pèlerins , que
l’on doit regarder comme autant de bandits,
ont pratiqué en terre , des deux côtés de ces
Jiî Lis Aventurés
chemins enfoncés , des cavernes où ils fe retî-%
rent quand la pluie ou la nuit les furprend , ou
quand ils ont avis qu’il y a quelque bon coup
à faire. Après avoir paffé une montagne affez
rude , nous nous apperçumes qu’il falloit defcen-
dre dans un enfoncement , dont la defcente étoit
très-rapide , & où ïl n’y avoit pas d’apparence
que notre brancard chargé pût s’arrêter ; c’eft
pourquoi nous mimes pied à terré , Donna An*
tonia & moi , & Defplanes fe chargea du foin
de conduire le brancard. Nous avançâmes à
petits pas jufqu’au fond du vallon. Le bas de
ce vgllon , entre des terres fort élevées des deux
côtés , étoit fort uni pendant l’efpace de cent
pas. Le long de cet efpace étoit garni des deux
côtés de ces efpèces de cafemates ou repaires
à voleurs. Nous n’eûmes pas fait vingt pas dans
ce chemin uni % qu’il fortit d’une de ces caver-
nes une femme jeune , belle & d’une taille ma-
jeftueufe. Elle étoit habillée en Pèlerine de faint
Jacques avec beaucoup de coquilles & de pe-
tites images de plomb attachées à fes habits.
Elle portoit un bourdon garni de fer aigu par
le bas, & d’une gourde à l’autre bout. Dès
qu’elle apperçut Donna Antonia, elle vint fe
jetter à fon col, en lui difant , eh bon jour , ma
chère fœur, comment vous êtes -vous portée
depuis que nous ne vous ayons vue ? Je vous
*
Digitized
fev Voyageur Aerien. 319
affure que votre mari , qui eft ici, aura un véri-
table plaifir à vous revoir. Vous vous trompez,
madame. Lui dit Donna Antonia , en la repouf-
fant un peu rudement , vous me prenez pour
quelqu’autre, je n’ai ni fœur , ni frère , ni mari #
Quoi , répondit la Pèlerine , vous feriez fi dé-
naturée que de méconnoître vos parens les plus
proches? A ces mots elle tira de fa poche un
fffla, dont elle lonna trois fois. Nous allons
voir, continua-t-elle, fi la préfence de votre mari
ne vous fera pas changer de gamme. Aufîi-tôt oa
vit fortir de la meme grotte dix à douze Pèle-
rins armés de bourdons &i de coquilles au lieu
de cuirafles. A leur tête marchoit un jeune
homme de belle taille, & plus richement vêtu
que les autres. Voyant qu’ils vouloient avancer
vers nous , je leur ordonnai d’arrêter, & de
dire de loin ce qu’ils fouhaitoient. Le jeune
homme répondit qu’il nous croyoit trop hon-
nêtes gens , pour vouloir ainfi lui enlever foa
époufe , & que fi nous étions affezinjuftespour
continuer dans ce deffein , il efpéroit fous la
prote&ion du bon faint Jacques nous en faire
repentir ; enfin qu’il étoit rélolu de perdre plu-
tôt la vie , que de fouffrir un pareil affront.
L’affurance avec laquelle il prononça ces mots,
fembloit perfuader qu’il difoit la vérité : ainfi
je demandai à Donna Antonia ce qu’elle vou-
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JSb Les Aventures
loit faire. Elle, irritée de l’infolence de ces ban-
dits , fe faifit du bourdon de la Pèlerine , qui
étoit encore auprès d’elle, avec tant de fureur,
qu’elle l’eût affommée, fi nous ne l’euffions re-
tenue. La Pèlerine ainfi maltraitée attira fes
camarades à fon fecours , & il fe fit un combat
des plus plaifans entre des guerriers pourvus
d’armes fi différentes. Les Pèlerins faifoient rage
avec leurs bourdons , mais nos fabres les eurent
bientôt coupés en plufieurs tronçons, & mis
nos ennemis hors de défenfe. Alors ils gagnèrent
au plutôt leurs cafemates, après avoir reçu
quelques bleffures légères. Nous nous conten-
tâmes de la Pèlerine que nous fîmes notre pri-
fonnière, plutôt pour apprendre d’elle quels
étoient fes camarades , que pour aucune autre
chofe. Quand nous fûmes au bout de l’efpace
uni , il fallut monter par-deffus une autre col-
line , .qui faifoit l’extrémité d’une petite plaine
affez agréable. Les Pèlerins enragés d’avoir
perdu leur Pèlerine , & au défefpoir de ne
pouvoir pas nous attaquer , firent des hurle-
méns fi terribles , que les bois d’alentour en
retentirent. Peu de tems après , s’étant joints à
d’autres bandits , ils coururent après nous avec'
tant de tumulte & de fureur , redemandant leur
Pèlerine , que pour nous délivrer de leur pour-,
fuite , nous réfoiûmes de la leur renvoyer.
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du VoYAGEun Aérien. 311
A peine fûmes-nous en plaine , après avoie
paffé avec beaucoup de fatigue la colline , que
nous anperçûmes fur la gauche de notre che-
min une large foffe, profonde de douze pieds,
dans laquelle on defcendoit par une échelle de
bois. Quatre gros & longs troncs d’arbres , plan-
tésaux quatre coins, foutenoient à trente pieds de
hauteur un toit de rofeaux & de gazons. Des
quatre coins de cette foffe quarrée fortoit une fu-
mée épaiffe , qui fe difiipoit dans la campagne. La
curiofité nous obligea d’en approcher & de la
conûdérer de plus près. Nous apperçùmes d’a-
bord à chaque coin une efpèce de cheminée
avec de grandes chaudières foutenues l'ur trois
gros morceaux de pierre , qui leur fervoient de
trépieds, fie quantité de broches, chargées de
beaucoup de viandes , qui tournoient vis-à-vis
du feu qui failoit bouillir les chaudières. Sur les
côtés on voyoit quantité de bouchers & de rô-
tiffeurs occupés , les uns à tuer , écorcher , cou-
per les groffes viandes ; les autres à plumer, vui-
der, larder la volaille. Dès qu’on nous apperçuf,
on nous envoya un jeune homme tête nue ,
n’ayant pour tout habillement qu’une ferviette
affez fale qui lui ceignoit les reins. Il portoit
une manne d’ofier, de figure triangulaire, dans
laquelle il y avoit plufieurs pièces de volaille
rôties. Il nous demanda fi nous fouhaitions en
. Tome II. * X
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$ii Les Aventures
i
acheter. Je le remerciai , & lui demandai quelle
mode c’étoit que dé faire des rôtifferies en
terre. 11 me répondit que cette auberge étoit
faire pour les pafl'ans les pèlerins qui vou-
loient être nourris à bon marché ; que ce qüe
l’on achetoit ailleurs un écu , ne coûtoit là que
dix fols , attendu que plufieurs honnêtes gens
y venoient vendre prefque pour rien , ce qu’ils
avoient attrapé en chemin faifant , comme
bœufs, moutons, canards, oies, dindons &
autres menues béatilles. 11 nous offrit de nous
régaler tous abondamment pour chacun un ma-
ravedis. Je dis aux foldats de prendre ce dont
ils auroient befoin , ce qu’ils firent, & renvoyai
notre jeune homme habillé à la légère fort con-,
tent de moi. . *
De -là nous continuâmes notre route affez
tranquillement jufqu’à Valladolid, & allâmes
defcendre dans la plus apparente auberge de la
ville , qui n’étoit pas éloignée de la maifon de la
belle Zayas. Le bruit de fa délivrance & de
fon retour fe répandit bientôt par toute la ville,
que fa tante a voit alarmée par celui de fon en-
lèvement. Je crus devoir profiter de cette oc-
cafion puirme mettre bien dans l’efprit de fes
parens, en la leur remettant entre les mains.
Dès qu’elle fut arrivée, elle entra fans façon,
& monta au premier étage. Pour moi je fus con-
\
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bü Voyageur Aérien» jij
iduit dans un fallon aflez mal en ordre , oh l’oft
me dit d’attendre la réponfe du feigneur dorti
Jago Manuel de Zayas. Après y avoir demeuré
une bonne demi heure, une vieille douegnaj
habillée en villageois, vint de fa part me re»
mercier de la manière la moins obligeante du
monde. Elle me dit que le feigneur dbm Ma«*
nuel m'étoit obligé de lui avoir rendu fa fille ÿ
& de l’avoir arrachée des mains desccrfaires dé
Tripoli , quoiqu’il n’y eût aucun cavalier efpa~
gnol , qui n’en eût fait autant dans une pareille
©ccafion » que la gloire de cette aétion vâloit
toutes les reconnoifiances pcfîîbles , & que ce~
pendant il m’offrcit fes fervices , tant que jé
demeurerois à Valladolid. Ce compliment fec
& fi peu attendu m’étourdit tellement , que jé
fortis fans rien dire , & me retirai dans mon
auberge aufli étonné qu’un fondeur de' cloches
qui auroit manqué fon coup. Ce fut alors que
m’abandonnant à mes réflexions , l’idée de ma
chère Liriane me revint dans l’efprit, & eii
effaça prcfque tous les traits de donna Antonia;
Si j’en avois fait autant pour celle-là , que j’ai
fait pour celle-ci, djifoiS-je en moi- même, aveé
quel témoignage de reconnoiflance aurois-jë
été reçu, de fa mère? Quel gré ne m’eût-ellë
pas fit elle-même de lui avoir rendu fa mère j
& de l’avoir fendue à fa mère ? Quoique jë
‘ .V X ij .
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314 Les Aventures.
n’eufle rien rien fait pour Liriane, elle m’a
donné tout fon bien , ne pouvant me donner
fon cœur. Quoique j’aye fait pour donna An-
tonia , ni elle , ni fes parens ne daignent pas me
remercier. J’avois bien entendu parler de l’or-
gueil infupportable de la bourgeoise efpa-
gnole, mais je n’euffe jamais cru qu’elle eût
un fang froid fi extraordinaire dans une occa-
fion telle que celle-ci. Je ne favois de qui je
devois me plaindre lé plus, ou de donna An-
tonia, ou de fes paryag. commençois à re-
garder toutes les marques d’eftime & de recon-
noiflance qu’elle m’avoit données , comme au-
tant de pièges qu’elle av oit adroitement tendus
à ma crédulité.
J’étois dans ces cruelles inquiétudes , lorfque
fur le foir je vis entrer dans ma chambré un
jeune homme de douze à treize ans, qui me
préfenta une lettre , dont il me dit qu’il vien-
droit le lendemain prendre la réponfe. Je l’ou-
vris à la hâte , & y lus ces mots.
Letre de donna Antonio, de Zayas à fon
Libérateur.
* '
« Si le récit de ce que votre générofité a
fait pour moi, eût trouvé autant de reconnoif-
fance dans les cœurs de mon père & de ma
Digitizbd by Google
ou Voyageur Aérien. 515
mère , qu’il auroit dû y en trouver , vous au-
riez été reçu avec autant de joie chez eux , que
l’idée de vos vertus eft gravée profondément
dans mon cœur. Mais vous connoiffez la fierté des
Efpagnols ; ils penfent quand on a tout fait pour
eux , qu’on leur eft encore fort obligés. J’efpère
que vous me rendrez affez de juftice , pour ne
me pas croire capable de pareilles bafTeffes. Je
fens, comme je le dois, les fervices que vous
m’avez rendus, & l’eftime que je dois toujours
avoir pour votre perfonne. Mais n’ayant rien
qui foit digne de vous , finon peut-être le don
de ma perfonne , c’eft à vous à me faire con-
noîtrequel cas vous en faites, afin que je prenne
mes mefures là-deffus. Je vous laiffe cette nuit
x entière pour y fonger ; j’envoyerai demain ma-
tin favoir votre réponfe ».
Donna Antonia de Zayas.
. ’ «•' _ , *
Dès que j’eus lu cette lettre , qui me tira de
l’affreufe inquiétude où j’étois , je ne fus pas
long-tems à me déterminer fur un parti que j’a-
vois déjà pris , dès la première fois que j’avois
vu donna Antonia. Ainfi je lui fis cette réponfe
fur le champ , qu’elle ne reçut cependant que
le lendemain par fon courier ordinaire.
X iij *
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giô Les Aventures.
Lettre du Voyçgeur Aérien , à P incomparable
Antonia de Zayas. H
« Ne fuffit-il pas de vous avoir vue une feule
fois pour vous aimer éternellement? Et pouvezr
vous douter fi le don que vous voulez bien me
faire , me fera plus précieux que tout ce qu’il
y a de beau & de grand dans le monde? Il m’im-
porte peu quels Ibient les fentimens de tous les
hommes à mon égard , pourvu que les vôtres ’
^ne foient favorables. C’eft en vos feules bontés
que j’efpère , c’eft après vous feule que j’afpire ,
vous êtes la feule avec qui je puiffe vivre
heureux. Ainfi preferivez-rooi toutes les condi-
tions que vous fouhaiterez pour arriver à ce
îppnheur , & vous verrez qu’il n’y a rien d’im-
poftible à qui aime autant que votre Libéra-
teur y.
Il eft bon de remarquer ici que le petit
çourier de dona Antonia, étant un jeune Fran-
çois qui tâchoit d’apprendre la profeflion de
dpm Manuel de Zayas reconnut bientôt à
l^ir aux maniérés de Defplanes, qu’il étoit
François, & peut-être fon compatriote. Ainfi
s’étant fait connoître à lui , ils lièrent enfemble
une amitié très - étroite , & telle qu’ont cou-
tume de lier des perfonnes d’un même pays,
lorsqu’ils fe rencontrent dans des climats éloi-
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du Voyageur Aérien. 327
gtiés du leur. Ils ne pouvoient prefque vivre
l’un fans l’autre, ce qui rendit notre commerce
de lettres beaucoup plus facile. Le petit Mer-
cure ayant rendu ma lettre à dona Antonia,
voici la réponfe que j’en reçus le foir même.
« 1
. v
«
Lettre de dona Antonia de Zayas à fon généreux
libérateur .
' I •
« A quoi vous engagez - vous , feigneur %
pour l’amour d’une perfonne infiniment au-
deffous de vous. J’avois compris , quand vous
donnâtes des marques fi éclatantes de votre
courage & de votre générofité, que vous étiez
né du fang des héros. II n’appartient qu’aux
âmes héroïques de faire ce que vous avez fait
pour m’arracher des* mains des corfaires de
Barbarie. Mais je ne favois pas ce que j’ai
appris depuis peu , & qui m’humilie tout-à-
fait devant mon vainqueur. Plus votre naif-
fance eft élevée , plus je fens.la baiïeflé de
la mienne. Cette fleur de jeunefl’e qui peut-
être vojlis aura plu d’abord, eft fi peu de chofe,
que je ne vous çonfeiüe pas d’y avoir le
moindre égard. Il ne faut qu’une légère ma-
ladie pour me l'ôter , & pour n’expofer plus,
aux yeux des hommes que le fépulchre de
moi- même. D’ailleurs , vous favez que mon
Xix
*
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3*8 Lis Aventures
pcre ne confentira à me donner qu’à une per-
sonne de fa forte , ou peu au-deffus de lui.
Que d’obftacles invincibles à ma félicité! Vous
n’avez rien à perdre en cette occafion , Sei-
gneur ; mais que le plaifir de vous avoir vu
coûtera cher à la trifte & malheureufe Antonia
de Zayas.
11 y a bien de l’apparence que la belle An-
tonia avoit chargé Son petit Mercure de pro-
fiter de la liaifôn qu’il avoit avec Defplanes,
pour tâcher de tirer de lui le Secret de ma
naiffance. Mais Defplanes n’en étant pas lui-
même bien inftruit par le foin que j’ai toujours
pris de la cacher , n’avoit pu lui donner que
des idées affez vagues, qui cependant auroient
pu nuire à mes deffeins , Si je n’euffe rafluré
î’efprit de la belle Antonia par la réponfe que
je fis à la Sienne en ces termes:
Lettre, du Chevalier Aérien à la charmante donna
Antonia de Zayas.
0
* * â . • m %
« Eft-il poflible que l’incomparable Antonia
de Zayas ne Soit pas convaincue que l’em-
pire de la beauté eft infiniment au - deffus de
toutes les puiflances du monde ? Les dieux
mêmes n’ont pu s’en défendre. L’or de Jupiter <
triompha des gardes de Danaë } mais cette
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du Voyageur Aérien. 319
> •
meme Danaë n’avoit-elle pas déjà triomphé
de toute la majefté de ce Dieu ? Les termes
humilians dont vous vous fervez dans la vôtre
ne conviennent qu’aux efclaves, & non pas à
ceux qui donnent des chaînes. Ainfi celiez de
grâce de me parler de votre naiflance. L’ori-
gine de la beauté eft toujours divine, & fon
empire ne connoît point de bornes. Pour les
obftacles dont vous me parlez, c’ell à moi à
les lever. Daignez feulement m’inftruire de
ceux qui pourroient venir de la part de vos
parens. Je fuis réfolu de me transformer s’il
le faut, pour avoir l’honneur de vous pofleder,
en plus de formes que n’a jamais fait Jupiter
même. Tout me paroîtra facile, pourvu que
l’adorable Antonia de Zayas daigne agréer les
fervices de fon cavalier libérateur ».
Cette réponfe calma un peu fes inquiétudes ,
& n’ayant pas eu le tems de m’écrire , elle
me fit dire, par fon petit Courier, de me trou-
ver fur" le foir à la promenade le long du
vieux château, ou elle ne manqueroit pas de
venir avec fa vieille tante qu’elle avoit mife
dans fon parti. Je n’avois garde de manquer
une entrevue que je fouhaitois avec tant de
paflion. L’heure du rendez-vous étant venue,
je me promenai quelque tems fans voir ar-
river dona Antonia , mais je l’apperçus bien-
330 Les Aventures
tôt qui venoit 3 pas lents en s’entretenant avec
fa tante qui lui donnoit le bras. J’allai au-devant
d’elles, & après quelques civilités réciproques
je préfentai le bras à ma charmante, qui ne fit
aucune difficulté de l’accepter , faveur cepen-
dant très-rare parmi les Efpagnols. Nous en-
trâmes enfuite dans un petit bofquet,oû dès
que nous fûmes arrivés, dona Antonia me dit
en peu de mots ( car elle craignoit d’être dé-
couverte en cette entrevue, & que fesparens
,n’en fuffent informés ) que fon- père l’avoit
promiie à un licentié des droits de Salamanque %
nommé dom Ferez de Hiera , fur la feule ré-
putation qu’il avoit d’être habile homme en
fa profeffion, grand fainéant, &c peu foigncux
de faire fortune. Que cette convenance d’hu-
meurs entre fon père & ce gendre prétendu %
avoit foit déterminer l’un à ne pas refufer
l’autre ; que dom Perez fachant bien manier
l’épée & jouer un peu de la guitarre , à ce
que l’on difoit , car ils ne fe font jamais vus
mon père & lui , s’étoit trouvé entièrement
du goût de fon beau - père futur : enfin que
dom Perez pour tout délai , devoit partir dans
huit jours de Salamanque pour venir l’époufer
à Valladolid, & l’emmener auffi-tôt dans fon
pays. Que fi cependant mes vues étoient telles,
que je le lui a vois marqué de bouche &. par
du Voyageur Aérien. ttt
»
mes lettres , il feroit ai fé d’en impofcr à Son
père , que je n’aurois pour cela qu’à m’ha-
biller en licentié ès droits & en contrefaire <
le perfonnage; que ripn n’étoit plus facile , vu
que la doctrine de la plupart des licentiés Es-
pagnols ne confifte que dans leur robe & leur
toque doôorale ; enfin que fa tante s^offroit
d’être médiatrice de cette négociation. Voilà ,
bien des difficultés à vaincre , ajouta-t-elle ,
que j’aurois bien voulu vous épargner s’il eût
été en ma puiffance. Tout cela ne me rebute
pas, lui dis-je, adorable Antonia, pourvu que
vous approuviez mes démarches , je ne puis
manquer de réuffir.
Elle Sortit en même-tems du bofquet avec fa
tante, & reprit le chemin de fa maifon, après >
m’avoir prié de ne les pas Suivre, fi ce n’étoit
de fort loin , pour les raifons qu’elle m’avoit
déjà dites: ainfi je demeurai encore quelques
momens dans le bofquet pour ne pas gâter
des affaires qui me paroiffoient en fi bon train.
Comme j’en fortois , }e me Sentis arrêté par
un homme qui n’avoit pas la mine d’être fort
content de moi. Je lui demandai ce qu’il fou-
haitoit. Mefurer mon épée, me dit- il, avec la
vôtre. Je n’ai jamais refufè de pareilles. parties
de*plaifir , lui dis- je d’un Sang-froid à glacer,
çtais il eft bon de Savoir pour qui elles .fe
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33* Les Aventures
font , & fi le fujet en vaut la peine. Oui ^
fans doute , me répondit-il ; & pour vous en
convaincre, fâchez que je fuis dom Perez de
Hiera , à qui la belle Antonia de Zayas a été '
promife en mariage par fon père même , que
je fuis incognito à Valladolid il y a plus d’un
mois# fans avoir annoncé ma venue pour de
bonnes raifons, & que fi vous ne ceffez vos
pourfuites auprès d’elle, il faut que le fort des
armes décide entre nous deux à qui elle doit
appartenir. Et vous , apprenez , lui dis-je , à
votre tour , que la belle Antonia de Zayas ,
après l’avoir fauvée des mains des corfaires
de Barbarie , m’appartient par droit de con-
quête, & que je foutiendrai mes droits contre
qui que ce foit. Enfonçons-nous, me dit- il,
uo peu plus avant dans le bois, là nous dé-
ciderons l’affaire fans bruit. Je le fuivis au clair
de la lune jufques dans une peloufe, qui nous
parut fort propre pour vuider notre différend.
Voici, dit-il, alors le champ de bataille, oit
“je vous ferai repentir*de votre témérité ; il
tire en même-tems une longue épée Efpagnole,
& fe met en état de m’attaquer. Je me mis
feulement en défenfe pour lui tâter le pouls.
Mais ayant bientôt connu à qui j’avois af-
faire , je gagnai le fort de fon épée & le
défarmai. Vous m’avez furpris, me dit-il alors »
• - :
/
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du Voyageur Aérien. 33 j
Cela n’eft pas de bonne guerre , Si tout Ef-
pagnol aimeroit mieux qu’on lui ôtât la vie
que les armes. Ne voulant donc pas profiter
de cet avantage , je lui rendis fon épée. Dès
qu’il l’eut, il recommença le combat en défef-
péré. Je ne me crus plus alors obligé de garder
aucune mefure avec lui , & de la fécondé
botte je l’étendis par terre percé d’outre en
outre. Il mourut un moment après , Si je le
traînai dans l’épaiffeur du bois , où je prévoyois
bien qu’il pourriroit avant qu’on fût de fes nou-
velles. Tout favorifa la juftice de ma caufe en
cette occafion.
Le lendemain je m’habillai en licentié ès
droits , & pris le nom de celui qui venoit de
ceffer d’être mon rival. Pour comble de bon-
heur , Defplanes , qui fongeoit à tout , alla au
coche de Salamanque pour favoir s’il n’y avoit
pas quelque paquet pour le feigneur dom Perez
de Hiera. On lui confia , comme à fon do-
meftique , un paquet qui venoit jd’arriver de
la part du père de notre défunt licentié , qu’il
me mit entre les mains. J’y trouvai une lettre
du père de dom Perez', par laquelle lui
mandoit de terminer au plutôt fon marjage.
Si de revenir à Salamanque pour y difputer
une chaire vacante. Il lui envoyoit outre cela
un extrait baptiftaire Si fon confentement pour
334 1 « s Aventures
ce mariage. Dès que je fus muni de toutes ces
pièces, j’envoyai dire à la vieille tante que je
fouhaitois d’avoir un moment d’entretien avec
elle ; ce qu’elle m’accorda gracieusement. Je
lui montrai les pièces dont j’étois faifi , & lui
remettant le paquet entre Ses mains, je lui dis
qu’il falloit profiter de cette heureufe con-
joncture , & les montrer au père d’Antonia;
Ce qui eût eu tout le Succès que j’en devois
attendre, fi Antonia, qui vouloir du Solide en
toutes choSes, n’eût refuSé de m’épouSer Sous
un nom emprunté & Sous de faux titres. Les
perSonnes intéreflfées Sont toujours les plus
clairvoyantes dans leur propres affaires. Elle me
manda donc qu’elle ne confentiroit jamais à
m’épouSer, fi je n’avois véritablement le con-
sentement des parens dont je dépendois ; ce
qui d’abord m’embarraffa : mais l’amour que
j’avois pour elle s’accrut par les difficultés,
& voyant que ma première tentative par let-
tres , auprès , de ma mère , avoit été inutile ,
je pris Sur le champ la réSolution d’aller en
perfonne à petit bruit lui demander Son confen- *
temeatt. Je ne demandai à dona Antonia que
douze jours pour faire ce voyage ; ce qui lui
perfuada que je n’étois pas d’un pays fi éloigné
que l’on avoit voulu le lui faire croire.
Je laiflai donc mon équipage & mes domefr
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toU VOYAGfcUR AÊRI-Eïfv
tiques à Valladolid , fans leur rien dire de
«non deffein , leur ordonnant feulement de
m’attendre fans inquiétude , & courus m’em-
barquer au port de Riba de Sela fur un vaik ^
feau hollandois qui s’en retournoit. Pbur mieux
cacher qui j’étois , je gardai mon habit de
licentié , dont vous me voyez encore couvert.
Le vent nous fut fi favorable , que fur la fin
du trcWième jour nous abordâmes au port
d’Amfterdam, d’où, fans différer , je me fis
porter par des commodités qui fe préfentèrent
jufques dans mon pays; j’y. trouvai ma mère
& mes frères , qui , furpris de mon déguife-
ment , ne manquèrent pas de m’en demander
la caufe ; je ne leur cachai rien de Ta vérité ,
& le portrait que je leurs fis des charmes de
dona.Antonia de Zayas , ne leur ayant pas
déplu , ma mère me donna un confentement
général, d’autant plus volontiers qu’elle voyoit
que mon tems de minorité alloit expirer.
11 y avoit déjà neuf jours que j’étois parti
de Valladolid , & guères d’apparence que je
puffe m’y rendre dans le tems convenu par
la voie ordinaire ; c’eft pourquoi je réfolus
d’aller trouver les marchands de vents , qui me
promirent de me rendre aux environs de Val-
ladolid en l’efpace de quarante- trois heures,
moyennant le prix dont nous, convînmes en-
femble.
33 6 Le, s Aventures
L a compagnie ne fera peut-être pas fâchée
d’apprendre comment cela fe fait fans le fe-
cours de la magie. Sur les bords de la mer
Mormanskou à l’extrémité de la Laponie , les
vents du nord , qui en font fort voifin , font
d’une force & d’une rapidité à qui rien n’eft
capable de réfifter ; ils roulent avec autant de
violence que s’ils étoient compofés de quelque
matière folide , tant les vapeurs dont ils font
compofés font condenfées : tous les pays d’alen-
tour , la Norvège , le Dannemarclç , la Mof-
covie , l’Allemagne , la Hollande , l’Angle-
terre & la France en ont fenti trop fouvent •
les funeftes effets ; mais la Laponie , la Fim-
marchie & la Leporie font les plus expofées .
aux fureurs de ces vents glacés , qui renver-
fent les arbres, démoliffent les maifons , &
obligent les habitans à fe creufer dans la terre
des cavernes pour s’y mettre à l’abri de leur
impétuofité. Il n’y a rien que les peuples de
ces triffes cantons n’aient tenté pour prévenir
ou foulager leurs maux ; il y a environ cinq
cents ans qu’ils indiquèrent une affemblée géné-
rale dans la Norvège, pour tâcher de trouver
quelques remèdes à leurs peines communes ;
on délibéra long-tems fans rien décider , vu
les difficultés qui fe préfentoient , quelque parti
que l’on prît , lorfqu’un vénérable vieillard , .
qui ,
S
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du Voyageur Aérien. 337
qui , quoiqu’il eût paflé deux fois l’âge d’un
homme , paroifloit cependant très-vigoureu**
d’elprit &£ de corps , dit dans l’affemblée , que
fi l’on vouloit lui donner feulement cent hom-*
mes robufies, armés de haches, de fcies &C
de quelques autres uftenfiles , il fe flattoit de
mettre bientôt tous ces pays à couvert des
infultes des vents» Cette entreprife, avec fi
peu de monde , parut d’abord ridicule à quel-
ques-uns , qui fa voient bien que les vents du
pôle arftique fe jouent de l’homme le plus ro-
bufte , comme un enfant feroit d’une balle ;
quelques-autres , gagné par l’éloquence & l’ex-
périence de ce vénérable vieillard , furent
d’avis de lui fournir ce qu’il fouhaitoit pouf
tenter l’entreprife , au hafard d’y perdre une
centaine hommes, chofe fort peu confidérable
dans un pays fi fécond en la prôdu&ion des
individus.
Ce dernier parti l’ayant donc emporté , le
vénérable vieillard , elcorté de cent hommes
d’élite , armés de toutes pièces, les conduifit,
dans la (aifon la plus favorable pour fon en-
treprife , fur les bords de la mer Mortnanskou ,
& leur ordonna de tailler en pilotis tous les 1
troncs d’arbres qu’ils trouveroient fur ce ri-
vage. .On fait que les arbres dans ce pays-là
font d’une grofleur & d’une hauteur extraor-
T«mi 11. y
ê
\
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$38 Les Aventures
dinaire, jufques-làquel’ony trouve des chênes
des ormes que douze hommes embraflent à
peine. Il leur commanda enfuite de faire une
longue tranchée , depuis le commencement de
la Fimmarchie, jufqu’à l’éXtrêmité de la Le-
porie , en creitfant la terre couverte de neiges
glacées à la hauteur de plus de trois pieds ,
& d’y faire d’efpace en efpace des cafemates
fouterraines , pour s’y mettre à couvert de
certains lits de vents à qui il falloit néceflai-
rement céder , fur-tout dans les équinoxes.
Entre cette tranchée & la mer il leur fît faire
des trous en terre de la profondeur de douze
pieds , & de la largeur de fix en quarré à la
diftance de vingt pieds les uns des autres , dans
lefquels il fit planter les pilotis qu'il avoit fait
préparer ; & afin de tenir fes ouvriers tou-
jours fains 8c vigoureux , il les nourriffoit de
pain fait avec de la chair de phyfeterre, poif-
fon norvégien , féchée au foleil pendant leur
long été. D’ailleurs , les rennes , animaux ter-
reftres approchans de la figure des cerfs, ayant
quatre cornes branchues fur leurs t êtes , les
bufles , les lièvres blancs , les fangliers noirs ,
& plufieurs animaux du pays, voyant la terre
découverte , venoient s’y retirer en fi grande
abondance , qu’ils ne manquoient ni de viande
ni de laitage ; ils eurent fouvent à combattre
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/
t . X
bv Voyageur Aérien, 333;
fcontre des ours blancs qui vouloient y venir*
mais dont ils venoient facilement à bout aveè
le fecours de leurs armes tranchantes.
Quand les pilotis furent placés & bien affu-
tés , U fit abattre une quantité ftiffifante d’ar*
bres * pour faire des traverfes de pilotis ert
pilotis t & des appuis du côté de la terre à
chaque pilotis ; il leur fit enfuite fcier en plan-
ches d’un demi-pied d’épais Un grand nombre
de troncs d’arbres à la hauteur des mêmes pi-
lotis , qu’il fit attacher du côté de là mer aüx
traverfes avec de gros & longs clbus de fer i
ce qui fer vit d’une digue inébranlable contre
la fureur des vents * qui ne pouvant plus
tafer la terre * alloient fe perdre dans les airs.
Apres s etre ainfi rendu maître des vents , il
fe perfuada qu’il pourroit dans la fuite en tirer
des avantages très-confidérables ; c’eft pourquoi
il ht faire entre chaque traverfe au milieu d«
chaque large planche , des fenêtres de demi*
pied en quarré avec des couliffes du côté dô
la mer , pour les ouvrir & fermer quand i!
en auroit befoin*
Les terres de la Laponie & de pfefque toute
la Norvège font couvertes de neiges très-
hautes & très*folides pendant neuf mois ; elles
ne font découvertes que pendant les mois de
luiu , juillet & août i mais elles fontfi fécondes
* n
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- <•
34° Les Aventures
pendant ees trois mois , que les bleds noirs
que l’on y feme dans le mois de juin font prêts
à être moiffonnés vers la mi-août : il y croît
auffi pendant ce peu de tems quantité de pom-
mes fauvages , dont ils font une boiffon affez
paffable , & beaucoup d’eau-de-vie qu’ils gar-
dent pour leur hiver qui dure fix mois fans
être éclairé des rayons du foleil ; car depuis le
1 5 d’avril jufqu’au premier de juin , & de-
puis le premier feptembre jufqu’au 1 5 de no-
vembre , on r:e jouit que d’un crépufcule quon
ne peut appeller ni été ni hiver, ni jour ni
nuit. r
Les vapeurs de la mer glaciale , & les exha-
laifons des terres boréales font la matière des
vents qui fe forment en ces pays là : ces va-
peurs & ces exhalaifons fe condenfent telle-
ment à caufe du froid infupportable du cli-
mat , qu’elles deviennent pour ainli dire fo-
liées, Sc qu’elles ne fe dilatent qu’à propor-
tion qu’elles fe répandent dans des climats
échauffés par les rayons du foleil ; cette con-
denfation eff fi ferrée dans fon commencement,
qu’il n’en faut que la grofïcur d’un œuf d’oie
pour couvrir un grand pays dans fa dilatation.
Le vénérable vieillard , bien inliruit de toutes,
ces chofes par une longue expérience , fit faire
un grand nombre de traîneaux de bois , à
1 •
. k e
(
• • * *
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du Voyageur Aérien. $41
chacun defquels il attacha une renne privée,
pour empocher qu’ils ne tombaient dans quel-
ques précipices , & mettant quatre ou cinq
personnes fur chaque traîneau , il les plaça
vis à- vis de chacune des fenêtres , qui étoient
prefque à fleur de terre , & ouvrant les cou-
Lffes , leur donna un quart de lis de vent ,
• & s’apperçut qu’avec ce fecours on faifoit au
moins dix lieues par chaque heure.
Cette première tentative lui ayant réufli
il s’avifa de faire dreffer du côté de la terre - .
deux échafauds de planches l’un fur l’autre,
dont le premier répondoit à la hauteur des
codifies du fécond rang , & le fécond à la
hauteur de celles du troifieme , pour ceux qui
voudroient voyager , & par la moyenne ré-
giori^de l’air, & pour ceux qui voudroient fe
faire porter au-deflus des nues : pour cet effet
il établit un fylphe à chaque codifie du fé-
cond rang, &, un gnome à chaque codifie du
troifieme, pour fervir de guide aux voyageurs.
Pour récompenfer fes ouvriers, il leur donna
>à chacun dix coulifles à leur choix , & un em-
pire, abfolu , tant fur les rétines que fur les
fyiphes & les gnomes dont il difpofoit à fon
gré, & ne retint pour lui que le gouvernement
général de- tout l’ouvrage. Ceux qui veulent
Voyager par terre , s’adreffent à ceux qui on$
**
f
•
Y iij
% )
»
« 4 .
*
•
Digitized by Go<
34* Les Aventures
les çouliffes d’embas., 8c font prix avec eux •
pour les mener dans l’endroit qu’ils fouhaitent
en traîneaux , dans l’cfpace de tems dont ils
conviennent : on leur donne ordinairement une
réale par chaque centaine de lieues. Ceux qui
veulent voyager par la moyenne région de
l’air -, s’adreffent à ceux qui difpofent des fyl-
phes 8c des fécondés çouliffes. Enfin , ceux
qui veulent voltiger au deffus des nues^ s’adref-
fent à ceux qui ont en leur puiffance les gno-r
mes 8c les troifièmes çouliffes ; lçs prix font
toujours les mêmes pour toutes les çoulifTes,
Je crus , voyant le peu de tems qui me refi*
’ toit , devoir prendre la voie -la plus com-
mode & la plus prompte pour me rapporter
à VaîladoUd. Ainfi , je fis rmarché avec les
dire&eurs du fécond rang. Ils me firent mpnter
fur le premier échafaud , & me placèrent vis*
à-vis de la couliffe qui fouffle droit vers ces
lieux. Le fylphe qui me devoit conduire fit
aufîuôt un chariot de vapeurs & d’exhalai-
fons fort épaiffes , dans lequel il me dit d’çntrer
fans rien craindre ; il fe plaça lui-même fur le.
devant , £c l’ouvrier prépofé à la couliffe nous
donna un tiers de lis de vçnt , à caufe de la
longueur du chemin, A mefure que nous nous
éloignions du nord , je voyois notre chariot
fe dilater & fe ÇQnyçrtir çn unç nuée fort
4
■ *
m I
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du Voyageur Aérien. 345'
groff« & fort épaiffe. Cette nuée grofiiffoit à
vue d’œil, jufqu’à ce que devenue trop fub-
tile , elle ne fut pas capable de nous porter.
Alors le fylphe jugeant à propos de cingler
vers la plus proche montagne , pour y dépo-
fer fon fardeau , m’a porté fur celle oit vous
chafliez , & comme triomphant de fo bonne
réuflite, en a marqué fa joie par un éclat de
tonnerre, fuivi de plufieurs autres moins confi-
dérables. Vous avez été témoins de ce qui s’efl
paflfé dans cette occafion , & de la fin de mon
hiftoire.
Ici le voyageur aérien finit fa narration »
qui caufa autant d’étonnement à la compagnie
qu’elle lui fit de plaifir 1 il n’y eut que le doc-
teur Niguno qui n’approuva point les voyages
par la moyenne région de l’air, foutenant qu’ils
étoient impoflibles , fans avoir fait un paéle
avec le diable; d’ailleurs, en qualité. de parent
du licentié dom Perez de Hiera , qui s’étoit
fait tuer mal à-propos , il conçut ledeffein de
perdre le voyageur aérien; la fainte inquifi-
tion lui en fourniffoit un moyen très-sur , à
ce, qu’il fembloit : & ce fut le parti qu’il crut
devoir prendre pour fe venger d’une perfonne
qui l’a voit couvert de honte en fi bonne com-
pagnie.
Agathe qui avoit écouté tranquillement cette
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344 Les Aventures
hiftoire , qui prenoit quelque intérêt au fort
de notre voyageur , lui dit que le tems qu’il
ÿ’étoit prefcrit étant expiré , il pouvoit bien
prendre encore quelques jours pour fe repofer ,
fans que cela intérefsât les affaires de fon cœur;
quç d’ailleurs depuis fon abfence deux chofes
dévoient lui ôter le deffein de retourner à Val-
ladolid : favoir, les parens de dom Perez qui
redemandoient leur fils, & le fécond enlève-
ment de donna Antonia de Zayas. Notre voya*
geur pâlit à çette nouvelle , & demeura long-
tems interdit ; enfin , revenu à lui , il pria
Agathe de lui dire fwcèrement ce qui s’étoit
palTé à Valladolid depuis fon départ ; elle lui
apprit que les parens de dom Perez n’ayant
pu retrouver leur fils , avoient fait mettre en -
prifon dom Manuel de Zayas & fa femme ,
& qu'ils vouloient' les faire pendre , que
donna Antonia venoit d’être enlevée de la part >
du roi d’Efp3gne , qu’elle lui en appren-
droit toutes les particularités dès qu’il le fouhai-
îeroit, Ne différez pas plus long-tems , lui dit
le voyageur , ou de me faire mourir , ou de
me rendre la vie ; car l’un l’autre font en
votre puiffançe. On ne meurt pas fi facilement ,
lui répondit Agathe, & puif que vous le fcrnhai»
îez , je vais vous apprendre çe qu’il eft
pgriant £j U e V QU$ n’^qoriez pas,
• • ' - ‘ V. *
. , Digitized by Google
du Voyageur Aérien. 345
Hifloire de dom Francifque d' Avalos &
. de dom Gome ? de la Cerda.
Dom Francifque d’Avalos & dom Gomez de
la Cerda font deux jeunes fèigneurs Efpagnols ,
également avancés dans la faveur & les bonnes
grâces dii roi; ils ont fait leurs exercices enfem-
b'e , & font liés d’une amitié fort étroite ; ils n’ont
rien de réfervé entr’eux. Dom Francifque ayant
envie de fe marier, communiqua fon deffein
à dom Gomez , qui lui dit qu’il ne pouvoit
mieux faire, pourvu qu’il eût jette les yeux
fur quelque beauté digne de lui. Dom Fran-
cifque lui répondit, que celle qu’il vouloit
époufer , étoit la plus belle perfonne de toute
l’Efpagne , & qu’elle méritoit de partager le
lit du plus grand monarque du monde. C’eft
ainfi que parlent tous les amans , dit dom Gomez;
mais je gage que fi je voulois me marier , je
trouverois une fille plus belle , de votre avis
même , que celle dont vous êtes féru : vous ne
vous connoiffez pas en beautés comme moi.
Parbleu ! dit dom Francifque , j’accepte le
pari , & je gage mille piftoles que vous n’en
fattriez trouver dans tout le monde qui ap-
proche dç celle que je vais époufer. Dom
* %
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346 Les Aventures
Gômez , qui avoit entendu parler de la beauté
de Valladolid , crut que dom Francifque étoit
fur le point de Pépoufer ; mais il en fut bien-
tôt détrompé quand il apprit que cette future
étoit d’une autre province ; & comme il avoit
eu lui-même quelques deffeins d’époufer donna
Antonia de Zayas, qu’il favoit être eftimée la
plus belle de toutes les Efpagnes , il mit mille
piûoîes de gageure contre celles de Francifque ,
& fe féparèrent ; celui-ci pour aller époufer
fa belle , celui-là pour demander au roi un
ordre à donna Antoniade Pépoufer fur le champ :
ce qu’il obtint facilement, & alla fur ie champ
à Valladolid, où après avoir fignifié les ordres
de fa majefté , il l’époufa en préfence de toute
la ville ; les réjouiffances furent courtes dans
ces pays éloignés de la cour , parce qu’on s’étoit
réfervé à les recommencer à Madrid. Voilà de
quelle manière donna Antonia vous a été en-
levée fans doute malgré qu’elle en. eût , mais
par une puiffance à qui il n’eft pas permis de
réfifter.
Notre voyageur furpris de cet accident , oit
il n’y avoit point de remède , jetta un regard
amoureux fur Agathe , qui fut plus éloquent
que tout ce que l’art auroit pu lui fournir. Je
fuis bien malheureux , dit- il , en amour , puif-
que rien ne me réuffit de ce côté-là, fans que
' du Voyageur Aérien. 347
j’y ai donné occafion ; j’efpère cependant que
ma fincérité & ma fidélité auront un jour leur
récompenfe ; le ciel eft trop jufte pour vouloir
toujours perfécuter un malheureux , dont la
droiture de cœur ne s’eft pas attiré fes dif*
graces. C’eft peut-être pour vous en mieux ré-
çompenfer , dit Agathe , qu’il n’a pas permis
que vous obtinfliez ce que vous fouhaitiéz avec
tant d’ardeur 5 il fait mieux ce qui nous eft
utile que nous-mêmes , & prend fouvent le
foin de nous rendre heureux , malgré que nous
en ayons.
Toute Paffemblée loua cette fage & pieufe
réflexion d’Agathe ; & le duc de Vafconcellos ,
qui n’avoit peut-être jamais entendu parler de
donna Antonia de Zayas , demanda à Agathe
li elle connoifloit fes parens , & de quelle naif-
fance elle étoit. Agathe , pour lç fatisfaire , *
continua ainft de parler.
” »
i- . 1 -J-f. . "■
H'ijloïrc de la naijfance prodigieuse de
dona Antonia de Zayas.
La naiflançe de donna Antonia de Zayas a
quelque chofe de fi extraordinaire, que plufieurs
eut cru qu'elle* ne pouvoir pas être fille de
348 Les Aventures
ceux qui paffent pour fes père & mère , à
caufe de la grande difproportion qui fe trouve
entre la caufe & l’effet : quelques-uns fe font
perfuadés qu’elle ctoit fille de quelque incube,
d’autres , qu’elle s’étoit faite elle-même , ou
qu’elle avoit été travaillée à force de rabot
& de cifeau ; il s’en efl trouvé même quel-
ques-uns qui ont rappellé la fable de la flatue
de Pigmalion ; mais aucuns d’eux n’a vile
droit au but , ni pu pénétrer les caufes de ce
prodige , dont je fais toutes les circonftances
& particularités , ainli que vous le verrez par
la fuite de cet entretien.
Dom Jago Manuel de Zayas, père d’Antonia ,
efl l’homme le plus extraordinaire en fa fi-
gure & en fes manières que l’on ait jamais
vu ; il efl le plus excellent fculpteur en mar-
bre qui ait jamais paru en Europe. Il eft fier
& fainéant au-deffus de ce qu’on peut imagi-
ner ; fa figure efl des plus grotefques ; ifa en-
viron trois pieds & neuf pouces de hauteur ;
fa taille, depuis le haut jufqu’en bas, reffembîe
aflez à une toupie qui tourne fur fon fer: fes
épaules fort larges s’élèvent plus de deux pou-
ces au-deffus de fa tête, qui , à force de fe
redreffer , s’eft fait comme une efpèce de niche
au milieu de leur prodigieufe maflè; fa tête,'
terminée en pointe par-haut ôt^ar-bas , s’étend
j
N ,
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du Voyageur Aérien. 34^
«depuis prefque le niveau des épaules jufqu’au
creux de Ton eftomac ; une large bouche qui
s’étend depuis une épaule jufqu’à l’autre, par-
tage cette vafte tête en deux parties prefque
égales : deux gros yeux ronds , bordés d’une
écarlatte très- vive, femblent vouloir fortir de
leur orbite ; fon ventre pointu., qui femble
n’avoir été placé là que pour aider à foutenir
l’énorme poids de cette greffe tête , lui a tou-
jours défendu la vue de fes genoux , & même
de fes pieds , qui dégénèrent en autant de
fufeaux : des extrémités de fes larges épaules ,
un peu au-deffous de fes oreilles , fortent deux
bras maigres & décharnés , qu’il croife & ap-
puie fur fon long nez , quand ils ne font pas
occupés ailleurs , à-peu-près comme une femme
groffe appuie les fiens fur fon ventre. Enfin ,
ce feroit un original fans copie , fi dona Ma-
ria de Gonofca fa fidelle époufe ne lui difpu-
toit pas le prix de la laideur.
C’eft une Andaloufienne montagnarde , d’une
efpèce toute fingulière. Elle eft fort haute de
tailie , fon épaule droite s’élève à la hauteur
d’un pied plus que la gauche ; mais en ré-
cômpenfe fa groffe tête couchée fur celle-ci
eft de niveau avec l’autre , & forme comme
une double éminence qui termine fa ftrufture
par haut avec affez d’égalité; fa.botiche, pour
J5d Ces AvENTÜHÉS
s’accommoder au niveau de fa ftrufture , s’oit*
vre immédiatement au-deffous de l’angle ex-
terne de fon œil gauche , & defcend diago-
nalement jufqu’à la pointe d’un gîos menton
fi retroufle , qu’il femble avoir fait une alliance
perpétuelle avec la pointe de fon nez de per-
roquet ; fes deux grands yeux gardant à-peu-
près la même proportion que la bouche , font
fichés l’un près de la temple gauche , l’autre'
au milieu de fa joue droite , avec cette dif-
férence que le premier eft prefque mourant *
& que l’autre verfe fans cefTe des larmes amè-
res fur la perte prochaine de fon camarade*
Elle n’a point de ventre , mais%i récompenfe
la nature l’a doué d’une croupe qui approche
bien de celles que les poètes donnent aux cem» f
taures. Ses jambes font excefîivement groffes t
uniformes & femblables à deux pilotis chargés *
de quelque grand fardeau. La nature qui a fait
de ces deux perfonnes deux chef-d’œuvres de
fingularité , leur a donné une inclination fi forte
l’un pour l’autre, qu’elle vâ jufqu’à une ja~
lQufie qui me paroît affez mal placée*
Après ces portraits tirés d’après nature du
père & de la mère de Donna Antonia , il eft
* à propos que je vous fatisfaffe fur fa naiffance,
& que je vous faffe connoître qu’il eft fort
naturel qye deux monftres en laideur puiffent
produire un prodige en beauté.
* ’ r
' .
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. bu Voyageur Aérien. 351'
Dom Manuel , fuivant l’ordre qu’il en avoit
reçu d’un des plus grands monarques de l’Eu-
rope , venoit d’achever la ftatue de Vénus
Caîlipyga , en marbre fur le modèle de Scopas.
Il avoit fi parfaitement réufli , que l’on n’a
jamais rien vu de fi achevé dans toute l’an-
tiquité. Il l’avoit fait de la grandeur humaine ,
afin d’en rendre les traits plus fenfibles. Charmé
d’une û heureufe réuflite , il fit appeller ta
femme , tant pour fe garantir de la deftinée
de Zeuxis , que pour lui faire part de fa joie.
Elle y vint fur le champ , èêwjgcës avoir con-
lidéré 'de tous les côtés cette merveilleufe
figure , elle prit un fiège vis-à-vis pour la con-
fidérer à fon gré. Elle s’y attacha fi fort , que
l’on eut beaucoup de peine à l’en arracher
pour dîner ; encore pendant ce court repas
chez les Efpagnols , quitta-t-elle la table deux
ou trois fois pour aller contempler cette ftatne. *
Elle ne pouvoit être deux heures fans la voir;
& la nuit elle fe rele voit trois ou quatre fois,
& allumoit delà chandelle pour l’y conduire.
Sa paillon étoit d’autant plus forte , qu’elle
étoit groffe depuis fix femaines , & durajuf-
qu’à la fin de fon terme , où elle accoucha de
cette merveille , qui fait l’admiration de toute
l’Efpagne. On ne doute point que ce ne foit
k force de l’imagination de cette mère , qui
/
Les Aventures
ait fait paffer dans le fruit qu’elle portoit tOu£
les traits qui l’avoit frappée.
Pendant qu’Agathe parloit ainfi , & qu’elle
accompagnoit fon difcours de toutes les grâces
dont elle étoit abondamment pourvue , notre
voyageur ne détourna pas les yeux de fur elle.
Il lui trouva des traits encore plus piquans
que ceux de Donna Antonia , & un efprit
beaucoup plus folide ; ce qui le cojifola bien-
tôt de la perte qu’il venoit de faire. Il remar-
quoït d’ailleurs qu’Agathe avoit pour lui des
fentimens nobles & tendres , & qu’elle s’in-
téreffoit généreufement en tout ce qui* le re-
gardoit. Il n’en fallut pas davantage pour le
déterminer à lui donner fcn cœur fans réferve.
La difficulté étoit de trouver l’occafion de lui
marquer fon amour & fa reconnoiflance , ce
qui n’étoit pas facile dans un lieu oii les fré-
quentes compagnies ne permettoieat pas d’avoir
de tête-à-tête. En tout cas fes yeux & fes
manières s’expliquèrent fi bien , qu’Agathe ne
douta plus qu’elle n’eût réufli dans le deffein
de s’en faire aimer , & le regarda dès lors
comme un parti qui ne pouvait lui échaper.
Le doéleur Nigugno enragé de voir les bons
fuccès de fon adverfaire , ne put s’empêcher
de fuivre, fur le champ, les premiers mouve-
mens qu’il avoit eus de le perdre. Il fe déroba
de
M
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bu Voyageur Aérien. 353
de la compagnie , & écrivit au grand inquifi-
teur , qu’il y avoit chez dom Gazul, gouver-
neur de Burgos , un certain étranger qui étoit
forci er , afîaffin & fans religion. L’inquifition
ne fe failit pas moins de ceux qui reçoivent
chez eux ceux qui font accufés , que des ac-
cufés mêmes ; fur-tout quand ils favent qu’ils
font riches , & qu’il y a de quoi fe payer
graffement de fes peines. Ainfi Nigugno ne
machinoit pas moins la perte de toute la fa-
mille de dom Gazul , que celle de fon adver-
fairc. Mais c’étoit un étourdi qui ne réfléchif-
foit que quand les fautes étoient commifes :
pour comble d’extravagance , il fit avertir
fecrettement le corrégidor de Valladolid , que
dom Perez avoit été tué ; & que fon afiafîin
s’étoit retiré chez le gouverneur de Burgos.
Les pourfuites du corrégidor de Valladolid ,
, n’étoient guères à craindre pour notre voya-
geur tant qu’il refieroit à Burgos; mais celles de
l’inquifition font formidables à toutes perfonnes ,
dans quelque afyle qu’elles foient. Un furieux
* orage menaçoit alors notre voyageur , dont u
il ne fe fût jamais tiré fans l’adrefï’e & le cou-
rage d’Agathe. Elle avoit déjà fait avertir Défi*
planes de fe fauver fecrettement à Burgos ,
avec tous les équipages de fon maître , qui l’y
attendoit.Le corrégidor n’ayant point de preu-
Tome II. ' Z
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3f4 Les Aventures
ves de l’affaflinat de dom Perez , fe conten-
ait de les faire garder à vue , & d’examiner
leurs démarches. Le relie de la journée le paffa
agréablement , fans qu’on eût aucun foupçon
des funeftes deffeins que le dodeur Nigugno
rouloit dans fa noire caboche.
Le lendemain à la pointe du jour, Defplanes
arriva à Burgos , avec tous les équipages de
fon maître. Il étoit tout couvert de fon fang j
les trois autres domettiques a voient été bleffés;
mais aucune de leurs bleffures n’étoient mor-
telle. D’abord il demanda à voir fon maître,
qui dès qu’il l’apperçut en ce trille équipage
lui en demanda la raifon. Seigneur , lui répon-
dit-il , l’air d’Efpagne n’eftpaslain pour vous ,
ni pour nous. Le corrégidcr de Yalladolid ,
ayant appris que vous aviez délivré la belle
Antonia.des mains des corfaires , s’eft ailément
perfuadé que vous l’aimiez , oc qu’ayant appris
que dcm Perez étoit venu de Salamanque pour
l’époufer , vous auriez prévenu ce rival &
lui auriez fait un mauvais parti. Dans cette„
penfée , il nous a fait efpiunner de près : votre
abfence meme a contribué à augmenter les foup-
çons.Le père de dom Perez , arrivé depuis trois
jours à Yalladolid , fait des perquifitions ex-
traordinaires avec ce corrégidor qui l’accom-
pagne par-tout. Le billet d’une certaine dame
r * * t
é * * .
, ' ' • <r . ■
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du Voyageur Aérien. 3^5
hommée Agathe , qui s’intéreffe fort à ce qui
vous regarde , m’ayant été rendu hier fur les
trois heures après midi , je me préparai à
vous venir trouver pendant la nuit : mais les
émiflaires du corrégidor qui rodoient fans
cefTe à l’entour de notre auberge , voyant que
nous nous difpofions à partir de nuit , l’aver-
tirent de faire $rmer toutes les portes de la
ville , hormis celle de Pampelune , par où.
ils fe doutoient bien que nous pafferions pour
retourner en cette ville. Le corrégidor, à deux
cens pas de cette porte , nous avoit drefle
une embufcade de douze alguafils , à la tête
dcfquels il étoit avec le père de dom Perez.
Nous triomphions de joie d’être fortis de
cette ville fans périls , Serions piquions vi-
goureufement nos chevaux, pour venir vous
rejoindre au plutôt , lorfque du coin d’un bof-
quet, dans un petit vallon, nousnous fournies vus
falués de douze coups defufilsen même-tems.
J’ai reçu pour ma part deux coups de balle ,
l’un à la tête , l’autre au b /as gauche. II n’y
a perfonne de nous qui n’ait eu part à cette
brufque falutation. Ils fe font enluite jettés dans
le chemin pour nous barrer le paflage l’épée
à la main. Alors ne voyant plus au clair de
la lune , que des armes blanches , & fur qu’au-
cun des nôtres n’ayoit été dél'arçonné , cama-
> rr ••
35^ Lis Aventures
racles , leur ai-je dit , il faut ici ou vaincre ",
ou mourir en braves gens : nous fommes mon-
tés à l’avantage & bien armés , il faut paffer
par-deflùs le ventre de ces coquins , & leur
rendre avec ufure en paffant , ce qu’ils nous
ont prêté. Marchons fans leur laiffer le tems
de fe reconnoître. A ces mots , nous fondons
fur nos ennemis avec tant de 'fureur , que le
corrégidor & le père de dom Perez fon tom-
bés à nos pieds; la plupart des alguafils ont
pris la fuite ; les autres porteront long-tems
de nos marques. Voilà pourquoi vous nous
voyez dans l’état où nous fommes. Mais , Sei-
gneur , quittez au plutôt ces habits qui vous
deviendront funeftes , & reprenez ceux qui
vous conviennent 'beaucoup mieux.
Son maître après avoir loué fa valeur, lui
demanda des nouvelles de donna Antonia ,
comme s’il ne favoit rien de tout ce qui lui
étoit arrivé. Defplanes lui répondit quelle
avoit été enlevée par ordre de fa majefté Ca-
tholique , & qu’on ne favoit ce qu’elle étoit
devenue ; que dom Manuel & fon époufe ,
étaient fortis de prifon fous bonne & valable
caution ; & que les inquifiteurs faifoient à
Valladolid & dans les villages prochains , des
recherches dont on ignoroit les caufes.
Agathe qui avoit écouté fans que l’on en
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du Voyageur Aérien. 357
fût rien toute la fuite de ces difcours , entra
aufîi-tôt dans la chambre de fon nouvel hôte ,
qu’elle trouva dans un équipage tout different
des jours précédens.Elle étoit elle- même coëffée
& habillée fi richement & fi avantageufement ,
que quand elle n’auroit pas été une des plus
belles perfonnes de toute l’Efpagne , elle fe
feroit cependant attiré les égards de tout le
monde, par fon air noble & fa grande pro-
preté. Son nouvel hôte en fut fi charmé ,
qu’il ne put s’empêcher de lui déclarer les
fentimens de fon cœur , avec des termes li
tendres & fi pafiionnés , qu’il n’étoit pas permis
de douter qu’il ne fût plus amoureux qu’il ne
l’avoit été jufqu’alors. Agathe n’étoit pas de
ces beautés qui éblouiffent d’abord , mais fes
traits étoient fi vifs & fi réguliers , que plus on
la confidéroit , plus on découvroit de charmes
dans fa perfonne , & par conféquent plus de
raifons de l’adorer.
L’inquifition ayant des miniftres répandus
dans toutes les parties de l’Efpagne , eft de
tous les tribunaux celui qui fait exécuter le plus
promptement fes volontés. Qu’une perfonne
foit accufée à midi , il arrive rarement qu’elle
couche chez elle , tant les miniftres del’inquifi-
tion font ardens & zélés à leur profit. Ce tri-
bunal qui fait trembler les rois mêmes , 6c
L iij
»
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358 Les Aventures
qui les oblige à lui prêter main-forte» quand
il l’exige , eft le plus 1 édoutable de tous ceux
de l'Efpagne , & celui où les injuftices les plus
atroces , couvertes du manteau de la religion,
partent pour des aéfes de vertu. Agathe avant
entendu pa .-1er des recherches des inquifiteurs
à Vailadoiid, ne douta pas un moment qu’elles
ne s’étendiffent bien- tôt jufqu’à Burgos , &
qu’elles n’euflent pour principal objet la prife
du voyageur aérien. C’eft pourquoi elle fongea
aux moyens de les prévenir. Comme fon nouvel
hôte ignoroit le péril où il étoit , elle crut
devoir l’en avertir , & lui faire connoître ce
qu’elle étoit capable d’entreprendre pour fa
fureté. Elle lui expofa donc en peu de mots
le danger où il étoit ; qu’en peu d’heures les
inquifiteurs environneroient Burgos , & n’en
Jaifferoient fortir perfonne qui ne fût connu
d’eux ; mais qu’il y avoit dans la citadelle de
Burgos une ample voûte fouterraine, qui s’étend
jufqu’à une maifon de pîaifance de fon père»
fituée à deux lieues de là , que cette voûte
n’étoit connue que de fon père & d’elle ; qu’elle
étoit fermée par une groffe pierre de taille en *
forme de porte qnarrée , qu’elle aboutiffoit au
pied d’une muraille du jardin de la maifon de
pîaifance dont elle lui avoit parlé , & qu’il
feroitr facile par cette voie d’éviter les pour-
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du Voyageur Aérien. 359
fuites de l’inquifition. Belle & génércufe Aga-
the , lui dit alors notre voyageur , pourquoi
faut-il que vos bontés préviennent mesfervices?
Qui vous oblige à vouloir du bien à une per-
fonne qui n’a pas l’honneur d’être connue de
vous ? Il ne s’agit pas ici de compümcns , lut
répondit Agathe ; les inquifiteurs avec leurs
nombreufes brigades d’alguafils & de Soldats ,
feront bien-tôt h nos portes ; préparez-vous
à partir incelTamment avec tous vos équipages,
que vos domeftiques Soient bien armés. Je vais
difpofer mon coufin Alarif , & quelques-uns
de nos amis à nous efcorier juSqu’A notre maiSon
de plaiSance.
A peine ctoit elle (ortie , que les fenti-
nelles des portes de la ville accoururent de
tous côtés chez le gouverneur , pour lui de-
mander les clefs , attendu que la. Sainte in-
quifition fouhaitoit entrer dans la ville, Agathe
les renvoya dire aux chefs que le gouverneur
n’étant pas encore levé » ils n’avoient pa. jugé
à propos de l’éveiller fi matin , mais qu’ils
ne tarderoient pas iong-tems à leur ouvrir.
Elle profita de ce tems-là pour mener Ion
hôte , dom A’arif , deux de (es amis , avec
leurs domeftiques à l’embouchure de la voûte
qu’elle fit ouvrir en même-tems. Qtiatre do-
meftique^ marchoient devant , tenant un flam
. Z-iv
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360 Les Aventures
beau à la main gauche , & un fabre dans la
droite ; Pefplane étoit à leur tête : enfuite
marchoit Agathe, ayant Ton hôte à fa gauche,
& dom Alarif à la droite. Les deux amis de
dom Alarif les fuivoient. Tous, hormis Agathe,
étoient armés de bonnes épées & de bons fufils.
Les autres domeftiques formoient l’arrière
garde , menant par la bride chacun un cheval.
Dès que tout l’équipage fut entré, on ferma
la porte de pierre , & on la barricada par-de-
dans avec de grolfes barres de fer , qui paf-
foient au travers de plufieurs anneaux de fer
attachés aux gonds de la porte ; précaution
que l’on ne prenoit, que quand on craignoit
les incurfions des Maures.
Ils n’eurent pas fait deux cens pas à la lueur
des flambeaux , que les chevaux, effarouchés
par une odeur inconnue , fe cabrèrent ; 6c
fronçant les narines, firent voir qu’il y avoit
là quelque chôfe d’extraordinaire. Un moment
après, Delplanes apperçut à vingt pas de lui,
comme deux gros yeux enflammés , qui rou-
loient de côté & d’autre. Il en approcha avec
fes camarades , & apperçut un lézard d’Afri-
que , d’une longueur & d’une figure prodi-
gieiffe , qui fe traînoit lentement fur fix pieds
fort courts. 11 avoit le dos couvert d’une écaille
n
noire fort épaiffe ; celle de deffous fà gorge
du Voyageur Aérien. 361
&; fon ventre étoit rouge moins épaiiTe.
Il préfentoit une large &. longue gueule , garnie
de trois rangs de dents de différentes figures:
les unes étoient larges & unies , les autres
crochues fe terminoient en pointes comme les
défenfes d’un fanglier. Cet afpeft les obligea
d'avertir ceux qui les fuivoient de fe tenir fur
leurs gardes. Le voyageur aérien , dont Alarif
& fes deux amis , avancèrent le fufil à la main.
Dom Alarif, comme le meilleur tireur, lâcha
trois balles dans la tête de ce monfire , dont
deux ne firent que couler le long des écailles,
mais la troifiàme lui ayant crevé l’œil gau-
che , pénétra bien avant dans fa fervelle , ce
qui lui fit jetter un cri effroyable ,& ouvrir
une vafie & large gueule capable d’engloutir
un homme tout entier. Ceux qui accompa-
gnoient dom Alarif , profitèrent de cette oc-
cafion , & firent une fi rude décharge dans
cette énorme gueule , qu’il en fortit une grande
quantité de fang & de fanie. Alors les pre-
miers domefiiques à coup de fabre achevèrent
d’affommerce monftre , qui roula en mourant
contre une des parois de la voûte. Les der-
niers domefiiques qui menoient les chevaux , «
profitèrent du tems que l’air étoit chargé de
nitre pour les faire paffer le long de l’autre
côté de la voûte.
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361 Les Aventures
Après cette expédition , on s’arrêta quelque
tems à cpnfidérer la prodigieufe maffe de ce
monftre , qui depuis trente ans qu’on n’avoit
paffé par-ià, ù nourriflbit des feules vapeurs
de la terre , qui ne pouvoient qu’être très-
épaiffes dans ce lieu foutcrrain. On délibéra
eniuite de C"e que l’on feroit de ce monftre , fi on
le tireroit de cette caverne , ou fi l’on l’y laifie-
roit pourrir. Agathe qui l’avoit toujours moins
appréhendé que Finquilition , fut d'avis qu’on
le laifiât là , jufqu’à ce que les inquifiteurs fe
fufient retirés , de peur que la curiofité de
le voir , ne devînt ftinefte à ceux qui Fauroient
expofé. Ainfi on le laiffa là , & l’on continua
le voyage fans embarras , jufqu’à la maifon de
plaifance de dom Gazul.
Pendant ce tems-là , la reine d’Efpagne , qui
pour de bennes raifons prenoit intérêt à ce
qui rcgnrdoit dom Gazul & toute fa famille,
ayant appris les deflieins des inquifiteurs contre
ces innocens , obtint du roi une lettre de
juflion & des alguafils , pour fe faifir de ce
même dom Gazul , du voyageur aérien 8c
de toute la famille , fous prétexte de leze-
majefté , de révolte & de félonie , 8c un ordre
de les amener au plutôt dans les prifons de
Madrid. Le capitaine des alguafils arrivé
à Burgos , remit d’abord entre les mains de
du Voyageur Aérien. 363
dom Gazul une lettre de la reine , conçue en
ces termes.
\
1
Lettre de la reine des Efpagnes , à dom Garjil
gouverneur de la ville & château de Burgos.
» Ne foyez pas furpris , dom Gazul , des or-
dres rigoureux & injuftes du roi à votre égard.
Ils ne le font qu’en apparence. S’il y avoit
eu quel qu’autre moyen de vous arracher des
mains oes inquifiteurs, on l’auroit tenté- Mais
il n’y a qué les feuls crimes de leze-majefié,
qu’il n’eft pas permis à ces cruels vautours de
s’interpofer. Amenez avec vous tous ceux qui
pourraient être en péril, & fur- tout ma chère
Agathe La Reine des Espagnes.
Dom Gazul ayant appris les mauvais def-
feins des inquifiteurs , s’étoit déjà retiré dans
la citadelle ?vec fa famille &c toute la gar-
nifon delà ville, réfolu de fe bien défendre ,
pour peu que les efeouades des inquifiteurs
vouluffent l’attaquer. Peu de tems après , le
père inquifiteur étant entré dans la ville ,
fomma dom Gazul de fe rendre. Mais voyant
fa réfolution à tenir ferme , il s’avifa de courir^
comme un fou par les rues de la ville , avec
fes alguafils la tête découverte , & tenant
un crucifix à la main, afin de foulever la beur-
#
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364 Les Aventures
geoifie contre fon gouverneur. La populace
groffière & fuperftitieufe , fe rangeoit volon-
tiers du côté de ce pieux comédien. Mais les
perfonnes de bon fens fe moquoient de Tes
fottes tentatives , lorfque les ordres abfolus
du roi arrivèrent. Ce fut alors que le révé-
rendiffime inquiliteur , & les minières de fes
injuftices, fe retirèrent avec une courte honte.
Les ordres du roi. n’eurent pas été plutôt
fignifiés à dom Gazul , qu’il fortit de la cita-
delle avec un air content , parce qu’il favoit
le fecret , au milieu de fa famille affligée , &
fe rendit au capitaine des gardes porteur des
ordres. De là ils allèrent à la maifon de plai-
fance , où le même capitaine des gardes or-
donna à Agathe , au voyageur aérien & à dom
Alarif , de fe rendre prifonniers avec tous leurs
amis & leurs domeftiques. Quelques-uns vou-
lurent fe mettre en défenfe ; mais dès qu’ils
virent les ordres du roi , & que dom Gazul
s’étoit auffi rendu , ils obéirent fans réfiftance.
On les mena tous en diligence à Madrid, où
ils furent enfermés dans les prifons avec au-
„ tant de rigueur en apparence , que des vic-
times que l’on s’apprêtoit à facrifier.
La reine, impatiente de voir fa chère Agathe ,
. fit dire aux geôliers de la lui amener. Dès que
cette belle fille fut arrivée , elle fe jetta à fes
*»
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du Voyageur Aerien. 36$
genoux , & lui protefta avec une éloquence
que la douleur & la tendreffe animoient ,
que jamais fon père , ni aucun de fa famille
n’avoit été affez malheureux pour fe départir
un feul moment de l’obéiffance & du refpeft
du à leur fouverain , & qu’elle la fupplioit
au nom de ce quelle avoit de plus cher , de
vouloir bien foutenir l’innocence de dom Gazul
contre la malignité de fes accufateurs. La reine
l’affura de fa prote&ion , & lui demanda quel
étoit cet étranger qui étoit venu avec eux.
Agathe lui répondit , qu’il cachoit fon nom
& fa naiffance , mais que fa bonne mine , fes
manières toutes nobles , fa valeur extraordi-
naire , enfin les grandes dépenfes qu’il faifoit
par-tout où il alloit, marquoient affez qu’il
étoit un grand prince. La reine qui jufqu’alors
avoit à peine fufpendu fa tendreffe , releva
Agathe , & l’embraffa fort tendrement , & la
faifant affeoir fur un tabouret auprès d’elle »
lui faifoit mille queftions & ne pouvoit ceffer
de la baifer. Elle la tenoit encore entre fes
bras , lorfque le roi for tant de fon apparte-
ment l’apperçut , & lui demanda pourquoi
elle careffoit une perfonne qu’il regardoit
» comme fon ennemie. Mais elle qui ne voyoit
rien à craindre , ni pour le roi , ni pour
elle , lui parla en ces termes.
$66 Les Aventures
X-» ■. g
Hijloire de la belle Agathe.
C^)uAND j’eus l’honneur de partager le lit de
votre majefté, je fus d ux ans , à caufe de
ma grande jeunefl'e , fans avoir d’enfans. Je
devins enfuite greffe. Votre majefté, qui fouhai-
toit un héritier à la couronne , dit un jour
parmi fes courtifans , que fi j’accouchois d’un
garçon , je ferois la reine la plus heureufe
du monde ; mais que ft c’étoit d’une fille ,
je courtois ril'que d’encourir votre difgrace.
Dans cette rude alternative tout ce que je
pus faire , fut de déguifer ma grofleffe le plus
qu’il me fut poftible , & de faire croire que
j’avois encore trois mois , lorfqu’il ne me
reftoit que huit jours pour mes couches. J’allai
comme pour prendre l’air à l’Efcurial , oit étant
accouchée peu de jours après d’une fille , je
fis courir le bruit que je r.’avois eu qu’une
mole. Par ce moyen je me mettois à couvert
de votre reffentiment. Je donnai cette fille à
élever à dom Gazul & à fon époufe , qui ,
la faifant paffer pour un fruit de leur hymen,
en ont eu les mêmes foins que fi c’eût été .
leur enfant. D’une fécondé couche, je vous
donnai un héritier qui comble vos vœux pa?
’ a - 4 >- h . ■ •
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bu Voyageur Aérien.' 367
tes qualités véritablement royales qu’il a. Votre
majefté m’en a marqué fa reconnoiflance par
les grâces qu’elle m’a accordées lorfque je les
lui ai demandées. Dom (fazul a obtenu ainü
le gouvernement de Burgos à ma lollicitation.
Il s’y eft comporté en très-fidèle & très-zèié
fujet de votre majefté. Pourquoi donc le faire
arrêter comme un fujet rebelle ù mes volontés?
C’eft , fire , répondit la reine , qu’il n’y avoit
point d’autres moyens de l’arracher des mains
desinquifiteurs qui le pourfuitoientoutrageuîe-
ment fur de faux allégués , 6c qui vouloient
engloutir fes grandes richeffes. La chofè étant
ainfi , dit le roi , je ne puis qu’approuver votre
prudence. Mais d’où viennent ces carefles que
vous faites avec tant de paillon à la fille de
dom GazuL? Pourquoi, fire, dit ^ reine, U
voix de la^tature ne parle-t-elle pas au fond
de votre cœur , comme elle parle au fond
du nüeci ? Cette aimable fille que vous croyez
appartenir à dom Gazul , efl fille de votre
majeflé ; ceJle-là même dont j’accouchai à l’Ef-
curial. A ces mots, Agathe le jetta aux genoux
de fon père véritable, avec une modeftie mêlée
de joie. Le roi l’ayant contemplée quelque
tems , y remarqua prefqua tous les traits de
la reine dans le tems qu’il l’époufa , ÔC l’ayant
relevée , l’embraffa avec autant de tendrsfTe
3 68 Les Aventures
qu’avoit fait la reine , & ordonna : fur le
champ , qu’on fît fortir des prifons tous ceux
qui y étoient détenus , & qu’on les lui amenât.
Ce qui fut aulîi-tôt exécuté.
Dom Gazul marchoit à leur tête , accom-
pagné du voyageur aérien fon hôte ; dom
Alarif fuivoit , ayant fes deux amis à fes côtés:
la femme du gouverneur avec Tecle fa fille
marchoient en fuite , fui vies des domeftiques
des uns & des autres : le roi les fit conduire
dans la chambre de fon confeil , où il fe rendit
peu de tems après , accompagné delà reine,
de dom Fernand Infant , de donna Agathe In-
fante , & de tous les grands d’Efpagne , qui
étoient alors à la cour. D’abord fe tournant
■4 *
vers celui que l’on ne connoifioit encore que
fous le nom de voyageur aérien , dont il ne pou-
voit afiez admirer la bonne mine , il lui dit : il
eft inutile , feigneur , de vouloir déguifer plus
long-tems votre origine ; elle fe manifefte dans
toutes vos aftions & dans la majefté de votre
perfonne. Ainfi daignez nous dire franchement
qui vous êtes , quel/» motifs vous ont amené
en ces lieux ? Alors le voyageur aérien prit
la parole pour fatisfaire aux volontés du roi
& de toute l’affemblée , &c parla ainfi.
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SUITE
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du Voyageur Aérien. 369
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Suite de Vhijloire du Voyageur aérien .
*
J E fuis l’aîné de trois enfâns mâles que Guf-
tave le-grand , qui fut tué en Allemagne , au . •
fortir d’une viftoire complette qu’il venoit de /
remporter fur les Impériaux, lailfa à ma mère.
Comme je n’avois encore que douze ans , lorf-
que ce malheur arriva , ma mère , femme des
plus prudentes & des plus courageufes de fon.
fexe, fe chargea des affaires du gouvernement
pendant la minorité de fes enfaus, qui ne finit
parmi nous qu’à l’âge de vingt-un ans. Ayant
rétabli par fa prudence, le calme & la tran-
quilité dans toute l’étendue des états de Suède
& de Norvège , elle ne longea plus qu’à donner
à fes enfans une éducation digne de leur naif-
fance. Les belles-lettres & les exercices de la
noblelfe faifoient toute notre occupation, &
nous avions, mes frères & moi, une noble
émulation à y exceller. On avoit choifi pour
nous inftruire tout ce qu’il y avoit de meil-
leurs maîtres en chaque difcipline ; enfin , ayant
fini tous mes exercices à l’âge de dix-feptans,
il me prit une forte envie de voyager par
toute l’Europe , pour apprendre les mœurs
Tome 11. A a •
»•
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j7° Les .Aventures
& Je langage de fes divers habitans : pour le
faire avec moins d’embarras , je ne pris avec
moi qu’un homme de lettres , un valet-de-
chambre & trois domeftiques. Avec cette petite
efcorte je parcourus l’une & l’autre Prufle ,
le Dannemarck , la Mofcovie , la Pologne &
l’Allemagne. Mon homme de lettres étant fort
âgé , mourut en Franconie : je continuai
mon voyage par la Hollande & par l’Angle-
. terre , où je ne demeurai qu 'autant qu’il en
falloit pour apprendre leurs langues ; de-là
je paffai en France , où je fis un plus long
féjoitr que par-tout ailleurs ; enfin , je fais
venu dans les états de votre majefté, où je
fuis depuis quelques mois , &C où j’ai eu dif-
férentes aventures qui ne méritent pas que j’en
-étourdifle les oreilles de votre majefté.
Ici le roi lui demanda s’il n’avoit pas perdu
i a liberté auprès de quelque belle Efpagnole.
Guftavte lui répondit qu’il en avoit vu plu-
fieurs d’une beauté fingulière , qu’il avoit ai-
mées véritablement ; mais qu’il avoit été affez
malheureux pour ne pas réuffir dans fes def-
feins , par les fâcheux contre-tems qui étoient
arrivés; que dans le tems qu’il parloit à fa
majefté il étoit plus amoureux qu’il ne l’avoit
jamais été, parce qu’il aimoit une perfonne
élont les charmes & le mérite l’emportoient
• - L ■, ' . *’ ' • * - »
* ». * < '
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d’ün Voyageur Aérien.* 371
infiniment fur toutes celles qu’il avoit vues
jufqu’alors; enfin , qu’il l’aimoit fi refpe&ueufe-
ment , qu’il n’avoit pas même ofé lui déclarer
la paflîon qu’il avoit pour elle , quoiqu’elle
lui eût rendu tous les bons offices imagina-
bles , & qu’il fe flattât de n’en être pas haï.
Le roi furpris d’une paffion fi forte , & en
même tems fi refpeétueufe , lui demanda quelle
étoit cette belle incomparable , lui promettant
de travailler à fa fatisfaéjhon, Guftave remercia
le roi de fa bonne volonté, & lui nomma la
fille ainee de dom Gazul , dont il exaggéra la
beauté avec une éloquence fou tenue d’une
e ttne d’une paffion extraordinaires. Guf-
tave ne favoit pas encore qu’Agathe fût fille
du roi & de la reine. Vous n’êtes pas de mau-
vais goût, lui dit le roi, cette belle fille n’efl
pas indigne de 1 alliance des plus grands princes
du monde. J’en fuis fi perfuadé , fire , répon-
dit Guûave , que la leule grâce que j’ofe de-
mander à votre majefté eft de déterminer dom
Gazul à m’accorder Agathe , & de permettre
que notre mariage fe faffe à la vue de toute
votre, cour. Pour le confentement de dom Ga-
zul , dit le roi , il fera fort aifé de l’obtenir ,
je crois même que celui d’Agathe ne vous man-
quera pas ; c’eft cependant ce dont je veux
être pleinement inftruit avant que de paffer
Aaij
*
T
f
371 Les Aventures
outre : cependant agréez un appartement con-
venable pour vous & pour votre fuite dans
mon palais. Guftave lui témoigna combien il
étoit fenftble à tant de bontés. Le roi & la '
reine fe retirèrent & emmenèrent avec eux
Agathe , pour apprendre de fa propre bouche
quels étoient fes fentimens pour le prince de
Suède. Ils furent ravis d’apprendre qu’elle l’efti-
moit affez pour vouloir partager avec lui l’une
& l’autre fortune , en cas qu’il fallût les éprou-
ver toutes deux.
Cependant , comme il fe faifoit tard , le roi
convia fes nouveaux hôtes à fouper. Il prit à
table fa place ordinaire , .ayant la reine à fa
droite , Guftave à 1a gauche : Agathe eut ordre
de fe ranger auprès de fa mère , le prince in-
fant auprès de Gufiave; quatre grands d’Efpagne
fuivoient deux à Jeux’de chaque côté. On plaça
enfuite les dames, dom Gazul , dom Alarif &
fes deux amis. Le repas fut magnifique & digne
de la majtfté de celui qui le donnoit : ce fut
là que le roi déclara q^i’Agathe étoit fa fille ,
qu’il la donnoit à l'héritier des couronnes de
Suède & de Norvège , 6c que le lendemain
on.feroit les cérémonies de leur mariage avec
toutes les fêtes &C toute la pompe qui fe pra-
tiquent en ces occafions, Il n’y eut de toute
l’affemblée que les feuls dom Gazul &. fon
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d-u Voyageur Aérien. 57 j .
époufe qui ne furent point furpris de tant de
nouveautés. Guftave qui croyoit n’époufer que
la fille d'un fimple gouverneur de ville , eut
tant de joie d’apprendre que fa chère & char*
mante Agathe éroit fille du puiffant : monarque
- _ , T .
des Efpagnes & des Indes, qu-’il ne fa voir fi
tout ce qu’il voyoit n’étoit pas un fonge ; il
remercia le roi, en termes & pafiionrrés , que
Pon ne pou voit douter qu’il ne fentît toute
l’étendue d’une fi rare faveur. Agathe , qui
fie poffédoit un peu plus , marqua au roi toute
k reconnoiflance pofiible & lé contentement
qu’elle a voit d’un fuccès fi heureux & fi con-
forme à fes defirs.
Pendant que toutes ces chofes fe paffoient
tant à Burgos- qu’à Madrid , nos deux favoris
du roi, dom Francifque d’Alvalos êc dèm Gô-
mez de la Cerda , avoient fait tant de dili-
gence & terminé fi promptement leurs ma-
riages , qu’ils arrivèrent a>vec leurs époufes
Madrid , le foir même que le roi venoit d’ac-
corder fa fille à l’héritier des royaumes de Suède
& de Norvège. Ils- apprirent que le lendemain?
on devait faire les cérémonies de leur mariage r
qu’il y auroit desf&es, des tournois,. des bal*
& plufieurs autres pareils tUvertiffemer» , ÔC
fe difposèrent à y paroître avec leurs nouvelles
époufes > à faire juger leur différend pax le
A «a il j. »
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174 Les Aventures
roi même /ils convinrent même entr’eux que
pour le faire d’une manière plus galante 6c
plus digne d’eux, il falloit propofer le prix
de la beauté; que les fommes qu’ils avoient
dépofées l’un & l’autre , feroient mifes entre
fcs mains de celle qui , au jugement du roi ôc
de toute la cour, feroit la plus belle.
Sur la fin du foUper du roi , ils vinrent faluer
fa majefté , & lui rendre compte chacun dé
Ce qtj’il avoit fait , & fur-tout de fon mariage >
de lui demandèrent la permiflion de propofer
le lendemain un prix confidérable en faveur
des dames , pour, celle qui à fon jugement
pafiferoit pour la plus belle. Le roi leur ré*
pondit qu’il agréoit leur demande , & qu’il y
ajouteroit un diamant d’un prix & d’une beauté
fingulière , s’ils vouloient bien que l’infante
entrât dans cette concurrence. Ils répondirent
que rien ne leur feroit plus de plaifir , & que
ce feroit là le moyen de rendre cette partie
de la fête toute grande & toute auguüle.
Le lendemain , toutes les perfonnes diflin-
u- guées & même toute la bourgeoifie parut en
habit de fête ; les dames fur-tout; poür hono-
rer la fê{e , s’habillèrent le plus richement
qu’elles purent : toutes les boutiques furent
fermées pendant trois jours ; les places publi-
ques furent ornées de belles tapifferies 6c de
du Vôïageur Aérien. 37^
fleurs ; chaque bourgeois avoit fait planter u»
mai devant fa porte ; plufieurs rùifleaux de vin
coûtaient d’efpace en efpace pour tous ceux
qui en vouloient boire.*
Sur les dix heures dû matin Guftave en
habit fuperbe, qui relevoit infiniment fa bonne
mine , vint voir Agathe qu’il trouva parée fi
pompeufement & fi brillante en cet équipage,
qu’il lui dit d’abord, qu’il ne doutoit nullement
que le prix de la beauté & du mérite ne lui
fiât adjugé , du confentement du même doc-
teur Niguno , s’il fe trouvoit à la' fête. Après
quelques complimens de part & d’autre , ils
allèrent fe jetter aux pieds du roi Su de la reine ,
& leur demander leur bénédiftion : ils en furent
reçus avec toutes les careffes & les applau-
diffemens poflibles. Un moment après le roi
envoya avertir l’archevêque de Madrid de le
venir trouver pour affaires de fon minifière.
Il parut quelque tems après en habits ponti-
ficaux , & fut conduit dans la chapelle du
roi , où il donna la bénëdiftion nuptiale à
Guftave & à Agathe, en préfence du roi ,'de
la reine , de l’infant & de toute la çour , 6c
célébra pontificalement la fainte méfié à leur
intention.*''
«
Cette cérémonie étant finie , & toutes lèx
perfonnes de diftinftion étant entrées à la fiiitet
A a iy
37 6 L E S A V E N T ü « ! 'S
du roi & des nouveaux mariés , dans les ap^
partemens , Agathe & Çuftave fuivirent la
reine dans fon cabinet , où elle leur fit plulieurs
préfenstrès-confidérables. Le roi convia à dîner
tous les grands de fa cour & toutes les dames
de qualité. Jamais noce n’a été plus belle &
plus joyeufe que celle-là. Le roi fit placer Guf-
tave à table dans la place qu’il occupoit lui-
même le foir précédent , & Agathe dans celle
de fa mère , avec chacun une couronne d’or
fur la tête , garnie des plus belles pierreries
de l’orient 1 . L’archevêque de Madrid fit la bé-
ncdidion de la table.
Cependaqf on avoit fait drefler dans la cour
du palais du roi un magnifique échafaud ,
avec plufieurs dais , pour réjouir le peuple par
la vue des nouveaux mariés & de toute la
cour. Le dîner pompeux & plus prolixe que
ce n’eft la coutume chez les Efpagnols , fut
accompagné d’un concert admirable de luth,
de guittares & des plus belles voix de toute
l’Efpagne, après lequel le roi & la reine vin-
rent prendre place fous deux magnifiques dais
que d’on avoit drefles fur l’echafaud fufdit.
Guflave & Agathe attendoient les ordres du
roi pour venir occuper les deux autres à leurs
côtés , lorfque dom Fr,ancifque menant par la
main donna Schervilla , fille du gouverneur
" Digiti;
du Voyageur Aérien. 377*
de Pampelune qu’il venoit d’époufer , & dom
Gômez de la Cerda menant donna Antonia de
Zayas , qu’il venoit pareillement d’époufer ,
mirent entre les mains du roi la bourfe où le
pari fait entr’eux étoit enfermé, & le prièrent
de vider leur différend. Tous les afliftans fu-
rent fi éblouis à l’afped de deux fi rares beautés,
que l’on entendit de tous côtés des acclama-
tions de joie & d’admiration ; on ne pouvoit
croire que l’Efpagne eût produit de femb'ables
merveilles. Enfin , comme il arrive, les voix
fe partagèrent , les uns donnant le prix de la
beauté à donna Schervilla , les autres à donna
Antonia de Zayas.
Le roi prenant la parole , en tirant de fon
doigt un diamant d’un prix excefTif, leur dit
qu’il leur avoit propofé d’être de leur pari ,
s’ils vouloient bien permettre que l’infante
entrât en concurrence avec ces deux triom-
phantes beautés, & mit fon diamant dans la
bourfe commune. Ces deux jeunes favoris
n’a voient pas cru devoir faire fouvenir le roi
de ce qu-’il leur avoit dit , parce qu’ils ne
croyoient pas qu’il fut poffible de trouver quel-
ques beautés qui approchaient de celle de
leurs époufes. Cependant voyant que le roi le
vouloit ainû,ilsy confentirent. Le roi fit aufii-
tôt appeller l’infante , qui dès qu’elle eut falué
Dk
378 Les Aventures
la compagnie avec un air majelhteux & mêlé
de pudeur , réunit en fa perfonne les dédiions
de toute l’alfemblée , & les fuffrages mêmes
de nos deux favoris & de leurs époufes. Les
uns fe récrioient fur la régularité de les traits >
d’autres fur la délicateffe de fon teint parfemé
de lys & de rofes : quelques-uns ne pouvoient
affez louer fa modeftie, fon air plein de ma-
jefté , la vivacité dè fes yeux qu’elle avoit
les plus beaux du monde.
Enfin l’infante d’Efpagne emporta fans dif-
ficulté le prix fur fes concurrentes, fans que
perfonne s’avisât d’aller contre. Mais le roi,
judicieux , ne voulant pas décider entre fa fille
&fes concurrentes, fit avertir Guftave de venir
terminer ce différend. Son arrivée rt’éblouit
guères moins Tes yeux de toutle monde, qu’avoit
fait celle de l’infante , tant il étoit bien fait ,
d’un air doux , mais noble & d’un abord pré-
venant. Après avoir falué le roi , la reine &
toute l’alfemblée, il fe plaça, fous le dais 3 là
gauche du roi. Mais quelle fut fa furprife
quand il apperçut donna Schervilla & donna
Antonia de Zayas fes premières maîtreffes ! elles
ne furent pas moins furprifes lorfqu’elles trou-
vèrent dans leur juge leur ancien amant. Enfin ,
voyant que les fuffrages de tout le monde étoient
pour finfante , il prononça ainfi la fentgRce.
DU VOYAORUR AÉRIEN.
, . mm m
Il n’eft pas jufte que perfonne fe retire mé-
content de fon roi. La voix publique ayant una-
nimement décerné le prix de la beauté à l’in-
fante , cette gloire qui lui appartient , doit auflî
lui tenir lieu de toutes chofes. Pour confoler
la difgrace de ces deux autres merveilles , il
faut qu’ellqi partagent le prix pour lequel elles
font entrées enconcurrençe. Ainfi, donna Scher-
villa , recevez cette bourfe garnie d’or , &
vous , donna Antonia de Zayas , recevez cet
anneau que la magnificence de fa majefté vous
r v
donne. 11 prit enfuite l’infante par la main,
& là conduifit fous le dais qui lui étoit pré-
paré auprès de la reine, & lui , alla fe placer
dans le ûen.
Le roi & toute l’affemblée approuva le ju-
gement de Guftave ; on le regardoit comme
un autre Salomon , 6c tout le monde ayant
pris fes places , les trompettes , les haut-bois ,
les fifres , les tymbales <k les tambours an-
noncèrent le tournoi que les grands d’Efpagne
avoient préparé pour cette fête ; il fut des
plus magnifiques, tous les chevaliers y cou-
rurent la bague avec beaucoup d'adreffe &
d’émulation : plufieurs autres divertiffemens
fiiccédèrent les uns aux autres. A* l’arrivée de
la nuit toute la ville fut éclairée d’illuminations
les fouac d’artifices , les futées volantes, les ac
: *$o Lis Aventure»
- clamations du peuple rendirent la joie fi unî^
yerfelle , que les divertiflemens de la nuit ne
cédèrent pas à ceux de la journée.
Ces fêtes durèrent trois jours &t trois nuits
fans aucune intermiflion , pendant ce tetns-là
il arriva à Madrid des ambafladeurs delà part
de la reine de Suède qui redematfioit jon fils
aîné , attendu que fon grand âge ne lui per-
mettoit plus de vaquer aux affaires de fon gou-
-vernefnent ; ils furent reçus du roi & de la
reine avec tous les honneurs poflîbles ; ils Sa-
luèrent leur nouveau roi & leur nouvelle reine
avec une joie qui^ ne (e peut, affez exprimer;
le roi voulut qu’ils fuffent fpeâateurs des di-
vertiffemens publics , en attendant que l’on
prépareroit toutes les chofes pour le départ
du roi 6c de la reine de Suède : il leur fit aufS
des préfens confidérables , chacun fuivant fa
qualité. Comme le retour du rôi de Suède
preffoit, on choifit la route la plus courte que
l’on put, pour le rendre en bref en fes états.
On jugea que la voie de l’Océan feroit la plus
courte & la plus commode ; on choifit pour
s’y embarquer le port de Fontarabie , qui ef*
feôivemeot paroît; le plus propre & le mieux
fourni de bons vaiffeaux pour un voyage de
long cours. On prépara aufll les carrofiês &
les chariots nécefiaires pour conduire leurs
' / A
> • ,
ou Voyageur Aérien. 181
t i * ^ t *
majeftés fuéduifes jufqu’au port où ils dévoient
s’embarquer. Agathe remercia dom Gazul de
tous les l'oins qu’il avoit pris de fon éducation ,
& pria le roi de s’en fouvenir. Guftave té-
moigna au roi & à la reine le chagrin qu’il
avoit de fe réparer fi-tôt de leur chère pré-
sence. Le roi d’Elpagne les combla de préfens
très riches & très-précieux ; ils s’embrafsèrent
les larmes aux yeux , & fe dirent les adieux
les plus tendres qui fe foient jamais dits en
de Semblables occafions.
Fin des aventurts du voyageur aérien .
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MICROMÉGAS
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VOYAGES DES HABIT ANS
V
DE L’ÉTOILE SIRIUS.
Par Voltaire.
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MICROMÉGAS
O U
VOYAGES DES H A BIT ANS
DE L’ÉTOILE SIRIUS.
CHAPITRE PREMIER.
Voyage d'un habitant du monde de t étoile Sirius
dans la planïte de Saturne & fur la Terre.
Dans une de ces planètes qui tournent
autour de l’étoile nommée Sirius, il y avoit
un jeune homme de beaucoup d’efprit , que
j’ai eu l’honneur de connoître dans le dernier
voyage qu’il fit fur notre petite fourmillière ;
il s’appelloit Micromégas , nom qui convient
fort à tous les grands. Il avoit huit lieues,
de haut : j’entends par huit lieues de haut ,
vingt-quatre mille pas géométriques de cinq
pieds chacun.
Tome II. B b
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Micromégas.
Quelques algcbriftes , gens toujours utiles
au public , prendront fur le champ la plume,
& trouveront que , puifque M. Micromégas ,
habitant du pays de Sirius, a de la tête aux
pieds vingt quatre mille pas , qui font cent
vingt mille pieds de roi, & que, nous autres
citoyens de la terre , nous n’avons guère que £
cinq pieds , &c que notre globe a neuf mille
lieues de tour; ils trouveront , dis- je , qu’il 4
faut abfolument que le globe qui l’a produit,
ait au jufte vingt-un millions lix cent mille
fois plus de circonférence que notre petite
terre. Rien n’eft plus (impie & plus ordinaire
dans la nature. Les états de quelques fouve-
rains d’Allem3gne ou d’Italie , dont on peut
faire le tour en une demi-heure , comparés à
l’empire de Turquie , de Mofcovie ou de la
Chine, ne font qu’une très-foible image des
prodigieufes différences que la nature a mifes
dans tous les êtres.
La taille de fon excellence étant de la hau-
teur que j’ai dite, tous nos fculpteurs & tous
nos peintres conviendront fans peine , que fa
ceinture peut avoir cinquante mille pieds de roi
de tour ce qui fait une très-jolie proportion.
Quant à fon efprit, c’eft un des plus cul-
tivés que nous ayions ; il fait beaucoup de '
çhofes, il en a inventé quelques-unes: il n’a-
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Micromégas. 387
voit pas encore*deux cens cinquante ans , 5c
il étudioit , félon la coutume , au collège des
Jéfuites de fa planète , lorfqu’il devina , par
la force defonefprit, plus de cinquante pro-
portions d’Euclide. C’eft dix huit de plui que
Blaife Pafcal , lequel après en avoir deviné
trente-deux en fe jouant , à ce que dit fa foeur
devint depuis un géomètre affez médiocre, ôc
un fort mauvais métaphyficien. Vers les quatre
cens cinquante ans , au fortir de l’enfance , il
difféqua beaucoup d? ces petits infe&es ; qui
n’ont pas cent pieds de diamètre, & qui fe
dérobent aux microfcopes ordinaires : il en
compofa un livre fort curieux , mais qui lui
fit quelques affaires. Le’muphti de fon pays,
grand vétillard, & fort ignorant , trouva dans
fon livre des propofitions fufpeétes , mal-fon-
nantes , téméraires , hérétiques , fentant l'hé-
réfie, & le pourfuivit vivement: il s’agiffoit
de favoir li la forme fubflancielle des puces
de Sirius étoit de même nature que celle des
colimaçons. Micromégas fe défendit avec
efprit; il mit les femmes de fon côté; le pro-
cès dura deux cens vingt ans. Enfin le muphti
fit condamner le livre par des Jurifconfultes
qui ne l’avoient pas lu , & l’auteur eut ordre
de ne paroître à la cour de huit cens années. •
Il ne fut que médiocrement affligé d’être
B b ij
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388 M I C R O M E G À s:
•
banni d’une cour qui n’éfoit Remplie que de
tracafleries -& de petiteffes. Il fît une chanfon
fort plaifante contre le muphti , dont celui ci
ne s’embarraffa guère ; & il fe mit à voyager
de planète en planète , pour achever de fe
former refprit & le cœur, comme on dit.
Ceux qui ne voyagent qu’en chaife de porte
ou en berline , feront fans doute étonnés des
équipages de là-haut : car nous autres , fur
notre petit tas de boue , nous ne concevons
rien au-delà de nos ufages. Notre voyageur
connoifloit merveilleufement les loix de la
gravitation , & toutes les forces attraftives &
répulfives. Il s’en fervoit fi à propos, que tan-
tôt, à l’aide d’un rayon du foleil, tantôt par
la commodité d’une comète , il alloit de globe
en globe , lui & les fiens , comme un oifeau
voltige de branche en branche. Il parcourut
la voie laélée en peu de tems ; & je fuis obligé
d’avouer qu’il ne vit jamais à traver les étoiles
dont elle ert femée , ce beau ciel empiré , que
l’illuftre vicaire Derham (e vante d’avoir vu
au bout de fa lunète. Ce n’eft pas que je pré-
tende que M. Derham ait mal vu , à Dieu ne
plaife ! Mais Micromégas étoit fur les lieux ;
c’eft un bon obfervateur , & je ne veux con-
tredire perfonne. Micromégas , après avoir
bien tourné , arriva dans le globe de Saturne.
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M I C R O M k 6 A Sï '£&*!
Quelque accoutumé qu’il fut à voir -des choies-
nouvelles , il ne put d’abord , en voyant la
petiteffe du globe & de fes habitans , le dé-
fendre de ce lourire de fupériorité qui échappe
quelquefois aux plus fages. Car r enfin , Sa-
turne n’eft guère que neuf cens fois plus gros
que la terre , & les citoyens de ce pays - là
font des nains qui n’ont que mille toifes de
haut, ou environ. Il s’en moqua un peu d’a-
bord avec fes gens, à peu près comme ut»
muficien italien fe met à rire de la rmHiqtte de
Lulli , quand il vient en France. Mais comme
le Sirien avoir un bon efprit, il comprit bien
vite qu’un- être penfant peut fort bien n’être
pas ridicule , pour n’avoir que fix mille pieds,
de haut. Il fe familiarifa avec les Saturniens,,
après les avoir étonnés. Il lia une étroite amitié;
avec le fecretaire de l’Académie de Satprne
homme de beaucoup d’efprit , qui n’àvoit , à
la vérité, rien inventé, mais qui rendoit urt
fort bon compte des inventions des autres *
& qui faifoit paffablement de petits vers & de:
grands calculs. Je rapporterai ici , pour la fa--
tisfaftion des kéfeurs, une converfation lin«-
gulière que Micromégas eut un jour avec mors-
lie u|pe fecretaire.
■
f
390 Micromégas.
CHAPITRE II.
X. '*
Converfaùon de l'habitant de Sirius avec celui ,
de Saturne .
• •
près que fon excellence fe fut couchée,
& que le fecretaire ‘fe fut approché de fon
vifage : il faut avouer , dit Micromégas , que
la nature eft bien variée. Oui , dit le Satur-
nien; la nature eft comme un parterre, dont
les fleurs... Ah, dit l’autre, laiffez-là votre
parterre ! — Elle eft , reprit le fecretaire , comme
une afîemblée de blondes & de brunes , dont
les parures . . .Et qu’ai je à faire de vos brunes?
dit l’autre.' — Elle eft donc comme une galerie
de peintures , dont les traits ... Et non , dit
le voyageur , encore une fois , la nature eft
comme la nature. Pourquoi lui chercher des
comparaifons? Pour vous plaire., répondit le
fecretaire. — Je ne veu* point qu’on me
plaife , répondit le voyageur ; je veux qu’on
m’inftruife; commencez d’abord par me dire
combien les hommes de votre globe ont de
fens.-Nous en avons foixante &
dit l académicien ; & nous nous plaignons tous
les jours du peu. Notre imagination va au-
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M r c R O M É G A S. }9*
delà de nos befoins; nous trouvons qu’avec
nos foixante & douze fens, notre anneau*
nos cinq lunes , nous fommes trop bornés ;
& , malgré toute notre curiofité & le nombre
allez grand de pallions , qui réfultent de nos
foixante & douze fens y nous avons tout le
teins de nous ennuyer. Je le crois bien , dit
Micromégas; car dans notre globe nous avons
près de mille fens; & il nous refte encore je
ne fais quel defir vague , je ne fais quelle in-
quiétude qui nous avertit, fans CefTe , que
nous fommes peu de cnôfe , & qu’il y a des
êtres„ beaucoup plus parfaits. J’ai un peu
voyagé ; j’ai vu des mortels fort au-deffous
de nous; j’en ai vu de fort fupérieurs; mais
je n’en ai vu aucuns qui n’aient plus de defirs
que de vrais befoins , & plus de befoins que
de fatisfaélion. J’arriverai peut-être un jour
au pays où il ne manque rien ; mais jufqu’à
préfent perfonne ne m a donné des nouvelles
pofitives de ce pays - là. Le Saturnien & le ^
S. rien s’épuisèrent alors en conje&ures; mais,,
après beaucoup de raifonnpmens fort ingé-
nieux & fort incertains, il en fallut revenir
aux faits. — Combien de tems vivez- vous ?
dit le Sirien.-Ahibien peu, répliqua le petit
homme de Saturne. — C’eft tout comme chez
aous , dit le Sirien ; nous nous plaignons tou-
B b iv
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3 9* Micromégàs.
»
jours clu peu. Il faut que ce foit une loi univer-
felle de la nature.— Hélas ! nous ne vivons , dit
le Saturnien, que cinq cens grandes révolutions
du foleil, (cela revient à quinze mille ans ou
environ , à compter à notre manière. ) Vous
voyez bien que c’eft mourir prefque au mo-
ment que l’on eft né : notre exiftence eft un
point , notre durée un inftant , notre globe un
atome. A peine a-t-on commencé à s’inftruire
un peu , que la mort arrive avant qu’on ait
de l’expérience. Pour moi , je n’ofe faire au-
cuns projets ; je me trouve comme un goutte
d’eau dans un océan immenfe. Je fuis honteux,
fur - tout devant vous , de la figure ridicule
que je fais dans ce monde.
Micromégas lui repartit : fi vous n’étiez pas
philofophe , je craindrois de vous affliger , en
vous apprennant que notre vie eft fept cens
fois plus longue que la vôtre ; mais vous favez
trop bien que quand il faut rendre fon corps aux
é Siemens , & ranimer la nature fous une autre
forme, ce qui s’appelle mourir, quand ce mo-
ment de métamorphofe eft venu , avoir vécu
une éternité , ou avoir vécu un jour, c'eft pré-
cifément la même chafe. J’ai été dans des pays
cil l’on vit mille fois plus long-tems que chez
moi , & j’ai trouvé qu’on y murmuroit encore.
Mais il y a par-tout des gens de bon fens qui
«
r ■ * * .
! •
/
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Micromégas. 39^
favent éprendre leur parti , & remercier l’au-
teur de la nature. Il a répandu fur cet univers
une profulion de variétés, avec une efpèce
d’uniformité admirable. Par exemple , tous les
êtres penfans font différens , & tous fe reffem-
blent au fond par le don de la penfée & des
defirs. La matière eft par-tout étendue ; mais
elle a dans chaque globe des propriétés di-
verfes. Combien comptez-vous de ces pro*
priétés diverfes dans votre matière? -Si vous
parlez de ces propriétés , dit le Saturnien , fans
lefquelles nous croyons que ce globe ne pour-
roit fubfifter tel qu’il eft , nous en comptons
trois cens; comme l’étendue, l’impénétrabi-
lité, la mobilité , la gravitation , la divifibilité,
& le refte.-Apparemment , répliqua le voya-
geur , que ce petit nombre fuffit aux vues que
le créateur avoit fur votre petite ^habitation.
J’admire en tout fa fagefle ; je vois par tout
des différences ; mais aufli par-tout des propor-
tions ; votre giobe eft petit ; vos habitans le
font aufli ; vous avez peu de fenfations ; votre
matière a peu de propriétés; tout cela eft l’ou-
vrage de la Providence. De quelle couleur
eft votre foleil , bien examiné ?— D’un blanc
fort jaunâtre, dit le Saturnien ; & quand nous
divifons un de fes rayons , nous trouvons qu’il
contient fept couleurs.— Notre foleil tire fur le
V
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394 MicromégaS*
rouge, dit le Sirien , & nous avons 'trente-
neuf couleurs primitives. Il n’y a pas un fo-
leii , parmi >jous ceux dont j’ai approché, qui
fe refïemble , comme chez vous il n’y a pas
un vifage qui ne foit différent de tous les
autres.
Après plufieurs queftions de cette nature , il
s’informa combien de fubftances effentiellement
différentes on comptoit dans Saturne. Il apprit
qu’on n’en comptoit qu’une trentaine, comme
Dieu, l’efpaçe , la matière , les êtres étendus qui
fentent , les êtres étendus qui fèntent & qui pen-
fent, les êtrespenfans qui n’ont point d’étendue,
ceux qui fe pénètrent , ceux qui nefe pénètrent
pas ,&£ le refte. Le Sirien chez qui on encomptoit
trois cent , & qui en a voit découvert trois
«tille autres dans fes voyages , étonn$ prodi-
gieufement le philofophe de Saturne. Enfin,
après s’être communiqué l’un à l’autre un peu
de ce qu’ils favoient» & beaucoup de ce qu’ils
«e favoient pas, après avoir raifonné pendant
«ne révolution du foleil , réfolurent de faire
enfemble un petit voyage philosophique.
• 44
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Microméoas.
CHAPITRE III.
Voyage des deux habitons de Sirius & de Saturne.
]Vos deux philofophes étoient prêts à s’em-
barquer dans l’atmofphère de Saturne , avec i
une fort jolie provifion d’inftrumens de ma-
thématiques , lorfque la maîtreffe du Satur-
nien qui en eut des nouvelles vint en larmes
faire fes remontrances. C’étoit une jolie petite
brune qui n'avoit que fix cens foixante toifes,
mais qui réparoit par bien desagrémens la pe-
titefle de fa taille. Ah cruel ! s’écria-t-elle, après
t’avoir réfifté xjt inze cens ans , lorfqu’enfin je
com nençois à me rendre , quand i’ai à peine
f ^flTé deux cens ans entre tes bras , tu me quittes
our aller voyager avec un géant d’un autrer
monde ; va , tu n’es qu’un curieux , tu n’a»
jamais eu d’amour ; fi tu étois un vrai Satur-
nien , tu ferois fidèle. Où vas-tu Ærnrir ? que
veux-tu ? nos cinq lunes font moins errantes
que toi , notre anneau eft moins changeant
voilà qui eft fait , je n’aimerai jamais plus
perfonne. Le philofophe l’embraflfa , pleura
avec elle , tout philofophe qu’il étoit ; & la
dame , après s’être pâmée, alla fe confoler avec
. • un petit-maître du pays.
\
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Microm£ga$:
*
Cependant nos deux curieux partirent; il*
fautèrent d’abord fur l’anneau , qu’ils trou-
vèrent affez plat , comme l’a fort bien deviné
un illuftre habitant de notre petit globe; de-
là ils allèrent aifément de lune en lune. Une
comète paffoit tout auprès de la dernière; ilï
s’élancèrent fur elle avec leurs domeftiques &
leurs inûrumens. Quand ils eurent fait envi-
ron cent cinquante millions de lieues , ils ren-
contrèrent les fatellites de Jupiter. Ils paffèrent
dans Jupiter meme, & y relièrent une année,
pendant laquelle ils apprirent de fort beaux
fecrets , qui feroient actuellement fous preffe,
fans meffieurs les inquifitenrs qui ont trouvé
quelques propofitions un peu dures ; mais j’ert
ai lu le manuferit dans la bibliothèque de
l’illuftre archevêque de***, qui m’a laiffé vom
fes livres avec cette générofité & cette bonté
qu’on ne lauroit affez louer.
• Mais revenons à nos voyageurs. En fortant
de Jupiterf' ils traversèrent un efpace d’envi-
ron cent millions de lieues , & ils côtoyèrent
la planète de Mars , qui , comme on fait , eft
cinq fois plus petite que notre petit globe ;
ils virent deux lunes qui fervent à cette pla-
nète , & qui ont échappé aux regards de nos
aftronomes. Je fais bien que le père Cartel
écrira , & même affez plaifamment , contre >
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Kïicromégas; 3 97
l’exiftence de ces deux lunes ; mais je m’en
rapporte à ceux qui raifonnent par analogie.
Ces bons philofophes-là favent combien il fe-
* roit difficile que Mars , qui eft fi loin du foleil,
i
fe paffât à moins de deux lunes. Quoi qu’il en
foit , nos gens trouvèrent cela fa petit , qu’ils
craignirent de n’y pas trouver de quoi cou-
cher , & ils paffèrent leur chemin , comme des
voyageurs qui dédaignent un mauvais cabaret
de village , & pouffent jufqu’à la ville voi-
fine. Mais le Sirien & fon compagnon fe repen-
tirent bientôt. Us allèrent long-tems, & ne
trouvèrent rien. Enfin , ils apperçurent une
petite lueur, c’étoit la Terre; cela fit pitié à
des gens qui venoient de Jupiter. Cependant,
de peur de fe repentir une fécondé fois , ils
r£Tolurent de débarquer. Ils paffèrent fur la
queue de la comète , &, trouvant une au-
rore boréale toute prête, ils fe mirent dedans,
& arrivèrent à terre fur le bord feptentrional
de la mer baltique , le cinq Juillet mil fept
cent trente*fept , nouveau ffyle.
398 Micromégas.
CHAPITRE IV.
Ce qui leur arrive fur le globe de la Terre , ♦
.A. p rés s’êjje repcfés quelque tems , ils
mangèrent à leur déjeuner deux montagnes ,
que leurs gens leur apprêtèrent affez propre-
ment. Enfuite , ils voulurent reconnoître le
petit pays où ils étoient. Ils allèrent d’abord
du nord au fud. Les pas ordinaires du Sirien
& de fes gens étoient d’environ trente mille
pieds de roi ; le nain de Saturne fuivoit de
loin en halétant ; or , il falloit qu’il fît envi-
ron douze pas , quand l’autre faifoit une en-
jambée; figurez-vous , (s’il eft permis de faire
de telles comparaifons) un très- petit chien dq
manchon qui fuivroit un capitaine des gardes
du roi de Pruffe.
Comme ces étrangers-là vont affez vite, ils
eurent fait le tour du globe en trente- fi x heures;
le foleil, à la vérité, ou plutôt la terre, fait
un pareil voyage en une journée ; mais il faut
fonger qu’on va bien plus à fon aife , quand
on tourne fur fon axe, que quand on marche,
fur fes pieds. Les voilà donc revenus d’où ils
éroient partis , après avoir vu cette mare pref-
que imperceptible pour eux , qu’on nomme la
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Micromégas. 399
Méditerranée , & cet autre petit étang , qui ,
fous le nom du grand Océan, entoure la tau-
pinière. Le nain n’en avoit eu jamais qu’à mi-
jambe , & à peine l’autre avoit-il mouillé l'on
talon. Ils firent tout ce qu’ils purent en allant
& en revenant defliis & deflcus , pour tâcher
d’appercevoir fi ce globe étoit habité ou non.
Ils fe baififèrent , ils fe couchèrent, ils tâtèrent
par-tout ; mais leurs yeux & leurs mains n’é-
tant point proportionnés aux petits êtres qui
rampent ici , ils ne reçurent pas la moindre
fenfation qui pût leur faire foupçonner , que
nous & nos confrères , les autres habitans de
ce globe , avons l’honneur d’exifter.
Le nain , qui jugeoit quelquefois un peu trop
vite, décida d’abord qu’il n’y avoit perfonne
terre. Sa première raifon étoit qu’il n’a-
voit vu perfonne. Micromégas lui fit fentir
poliment que c’étoit raifonner affez mal ; car,
difoit-il, vous ne voyez pas avec vos petits
yeux certaines étoiles de la cinquantième gran-
deur , que j’apperçois très-difiindement ; con-
cluez-vous de-là que ces étoiles n’exiftent pas ?
—Mais, dit le Nain, j’ai bien tâté.-- Mais ^ré-
pondit l’autre, vous avez mal fenti.— -Mais,
dit le nain, ce globe -ci eft fi mal confirait,
cela eft fi irrégulier , & d’ui.? forme qui me
paroît fi ridicule ! tout femble être ici dans
le çahos i voyez -vous ces petits ruiûeuox ,
w
400 M I C R O M É G À si
dont aucun ne va de droit fil , ces étangs qui
ne font ni ronds , ni quarrés , ni ovales , ni
(bus aucune forme régulière ; tous ces petits
grains pointus dont ce globe eft hériffé , &C
qui m’ont écorché les pieds ? (il vouloit parler
des montagnes) remarquez- vous encore la
forme de tout le globe , comme il eft plat
aux pôles , comme il tourne autour du foleil
d’une manière gauche, de façon que les cli-
mats des pôles font néceflairement incultes }
en vérité , ce qui fait que je penfe qu’il n’y
a ici perfonne , c’eft qu’il me paroît que des
gens de bon fens ne voudroient pas y demeu-
rer.- Eh bien , dit Micromégas , ce ne font peut*
,être pas non plus des gens de bon fens qui l’ha-
bitent. Mais enfin , il y a* quelque apparence
que ceci n’eft pas fait pour rien. Tout .vous
paroît irrégulier ici , dites- vous , parce que
tout eft tiré au cordeau dans Saturne & dans
Jupiter! c’eft peut-être par cette raifon-là même
qu’il y a ici un peu de confufion. Ne vous ai-je
pas dit que dans mes voyages j’avois toujours
remarqué de la variété ? Le Saturnien répliqua
à toutes ces raifons. La difpute n’eût jamais
fini , fi , par bonheur Micromégas , en s’é-
chauffant à parler , n’eût cafte le fil de fon
collier de diamans. Les diamans tombèrent ;
ç’étoient de jolis petits karats aflez inégaux ,
dont
y *
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Micromégas. 401
dont les plus gros pefoient quatre cens livres,
& les plus petits cinquante. Le nain en ra -' 1
mafia quelques-uns ; il s’apperçut , en les appro-
chant de fes yeux , que ces diamans , de la
façon dont ils étoient taillés , étoient d'ex-
cellens microfcopes. Il prit donc un petit mi-
crofcope de cent foixante pieds de diamètre,
qu’il appliqua à fa prunelle ; Sc Micromégas
en choifit un de deux mille cinq cens pieds.
Ils étoient excellens ; mais d’abord on ne vit
rien par leur fecours , il falîoit s’ajufter. Enfin,
l’habitant de Saturne vit quelque chofe d’im-
perceptible qui remuoit entre deux eaux dans
la mer Baltique : c’étoit une baleine. Il la prit
avec le petit doigt fort adroitement, & la
mettant fur l’ongle de fon pouce , il la fit voir
au Sirien , qui fe mît à rire pour la fécondé
fois , de l’excès de petiteffe dont étoient les
habitans de notre globe. Le Saturnien , con-
vaincu que notre monde eft habité, s’imagina
bien vite qu’il ne l’étoit que par des baleines ;
& comme il étoit grand raifonneur, i! voulut
deviner d’oit un fi petit atome tiroit fon mou-
vement, s’il avoit des idées , une volonté ,
une liberté. Micromégas y fut fort embarrafle;
il examina l’animal fort patiemment , & le ré-
fultat de l’examen fut , qu’il n’y avoit pas
çioyen de croire qu’une ame fût logée là. Les
Tome II. C c
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4oi Micromégas.
deux voyageurs inclinoient donc à penfer qu’il
n’y a point d’efprit dans notre habitation, lorf-
qu’à l’aide du microfcope , ils apperçurent
quelque chofe de plus gros qu’une baleine qui
fiottoit fur la mer Baltique. On fait que dans
ce tems-là même une volée de philofophes
revenoit du cercle polaire , fous lequel ils
avoient été faire des obfervations , dont per-
fonne ne s’étoit avifé jufqu alors. Les gazettes
dirent que leur vaiffeau échoua aux côtes de
Bothnie, & qu’ils eurent bien de la peine à
fe fanver. Mais on ne fait jamais dans ce monde
le deffous des cartes. Je vais racorçten.ingénue-
ment comme la chofe fe pafla , fâns y rien
mettre du mien; ce qui n’eft pas un petit
effort pour un Hiftorien.
CHAPITRE V.
Expériences & raifonnemens des deux Voyageurs.
JNÆicro mégas étendit la main tout dou-
cement vers l’endroit oii l’objet paroiffoit ; 6c
avançant deux doigts, & les retirant par la
crainte de fe tromper, puis les ouvrant & les
ferrant, il faifit fort adroitement le vaifleau
qui portoit ces meffieurs , & le mit encore
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Micromégas. 405
fur fon ongle , fans le trop preffer , de peur
de l’écrafer. Voici un animal bien différent du
premier , dit le nain de Saturne ; le Sirien mit
le prétendu animal dans le creux de fa main.
Les paffagers & les gens de l’équipage qui s’é-
toient cru enlevés par un ouragan , & qui
fe croyoient fur une efpèce de rocher, fe
mettent tous en mouvement , les matelots
prennent des tonneaux de vin , les jettent fur
la main de Micromégas , & fe précipitent après .
Les géomètres prennent leurs quartS'de-cercIe ,
leurs fe&eurs, & des filles Lapponnes, & def-
cendent fur les doigts du Sirien. Ils en firent
tant, qu’il fentit enfin remuer quelque chofe
qui lui chatouilloit les doigts ; c’étoit un bâton
ferré qu’on lui enfonçoit d’un pied dans l’in-^
dex; il jugea par ce picotement qu’il étoit forti
quelque chofe du petit animal qu’il tenoit. Mais
il n’en foupçonna pas d’abord davantage. Le
microfcope qui faifoit à peine difcerner une
. baleine & un vaiffeau , n’avoit point de prife
fur des êtres auffi imperceptibles que les hom-
mes. Je ne prétends choquer ici la vanité de
perfonne , mais je fuis obligé de prier les im-
portans de faire ici une petite remarque avec
moi : c’eft qu’en prennant la taille des hommes
d’environ cinq pieds , nous ne faifons pas fur
la terre une plus grande figure , qu’en feroi
* . C c ij
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404 Micromégas.
fur une boule de dix pieds de tour , un animal
qui auroit à peu près la fix cent millième par-
tie d’un pouce en hauteur. Figurez-vous une
fubftance qui pourroit tenir la terre dans fa
main , & qui auroit des organes en proportion
des nôtres (& il fe peut très-bien faire qu’il y
ait un grand nombre de ces fubftances ) , &
concevez, je vous prie, ce qu’elles penfe-
roient de ces batailles qui nous ont valu deux
villages qu’il a fallu rendre.
Je ne doute pas que fi quelque capitaine de
grands grenadiers lit jamais cet ouvrage , il ne
hauffe de deux grands pieds au moins les bon-
nets de fa troupe ; mais je l’avertis qu’il aura
beau faire, & que lui & les Cens ne feront
jamais que des infmimens petits.
Quelle adreffe merveilleufe ne fallut-il donc
pas â notre philofophe de Sirius , pour apper-
cevoir les atomes dont je viens de parler ■
Quand Leuwenhoeck & Hartfoek virent les
premiers , ou crurent voir , la graine dont
nous fommes formés , ils ne firent pas, à beau-
coup près , une fi étonnante découverte. Quel
plaifîr fentit Micromégas en voyant remuer
ces petites machines , en examinant tous leurs
tours, en les fuivant dans toutes leurs opéra-
tions ! comme il s’écria ! comme il mit avec
jôie un de fes microfcopes dans les mains de
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Micromégas. 405
fon compagnon de voyage! Je les vois, di-
foient-ils tous deux à-la-fois ; ne les voyez-
vous pas qui portent des fardeaux, qui fe
baillent , qui fe relèvent? En parlant ainfi, les
mains leur trembloient , par le plaifir de voir
des objets fi nouveaux , & par la crainte de
les perdre. Le Saturnien , paffant d’un excès de
défiance à un excès de crédulité , crut apper-
cevoir qu’ils travailloient à la propagation.
Ah! difoit-il, j’ai pris la nature fur le fait.
Mais il fe trompoit fur les apparences ; ce qui
n’arrive que trop , qu’on fe fervede microf-
copes, ou non.
Chapitre VI.
i '
Ce qui leur arriva avec les hommes.
M icromégas, bien meilleur obfervateur
que fon nain , vit clairement que les atomes
fe parloient; & il le fit remarquer à fon com-
pagnon , qui , honteux de s’être mépris fur
l’article de la génération, ne voulut point
croire que de pareilles efpèces puffent fe com-
muniquer des idées. Il avoit le don des langues ,
aufîi-bien que le Sirien : il n’entendoit point
parler nos atomes , & il fuppofoit qu’ils n.e
parloient pas. D’ailleurs , comment ces êtres
C c iij
4o6 Micromégas.
imperceptibles auroient-ils les organes de la
voix , S C qu’auroient-ils à dire ? Pour parler ,
il faut penler , ou à peu près ; mais s’ils pen-
foient , ils auroient donc l’équivalent d’une
ame. Or, attribuer l’équivalent d’une ame à
cette efpèce , cela lui paroiffoit abfurde. Mais,
dit le Sirien , vous avez cru tout à l’heure
qu’ils faifoient l’amour ; efl-ce que vous croyez
qu’on puiffe faire l’amour fans penfer & fans
proférer quelque parole , ou du moins fans fe
faire entendre ? Suppofez-vous d’ailleurs, qu’il
foit plus difficile de produire un argument
qu’un enfant ? Pour moi , l’un & l’aurre me
parorffent de grands myftères. Je n’ofe plus ni
croire , ni nier , dit le nain , je n’ai plus d’o-
pinion. Il faut tâcher d’examiner ces infeâes,
n nous raifonnerons après. C’eft fort bien dit ,
reprit Micromégas; & auffi-tot il tira une paire
de cifeaux , dont if fe coupa les ongles , &
d’une rognure de l’ongle de fon pouce , il fit
fur le champ une efpèce de grande trompette
parlante comme un vafte entonnoir, dont il
mit le tuyau dans fon oreille. La circonfé-
rence de l’entonnoir enveloppoit le vaiffeau
■ & tout l’équipage. La voix la plus foible en-
troit dans les fibres circulaires de l’ongle ; de
forte que, grâce à fon indufirie, le philofophe
de là haut entendit parfaitement le botirdon-
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I
f
M 1 C R O M É G A S. 407
nement de nos infe&es de là-bas. En peu
d’heures il parvint à diftinguer les paroles, &
enfin , à entendre le françois. Le nain en fit
autant, quoiqu’avec plus de difficulté. L’éton-
nement des voyageurs redoubloit à chaque
inftant. Ils entendoîent des mites parler d’affez
bon fens : ce jeu de la nature leur paroiffoit inex-
plicable. Vous croyez bien que le Sirien & fon
nain brfiloient d’impatience de lier converfa-
tion avec les atomes ; il craignoit que fa voix
de tonnerre, & fur- tout celle de Micromégas,
n’affourdît les mites fans en être entendue. Il
falloir en diminuer la force : ils le mirent dans
la bouche des efpèces de petits cure-dents,dont
le bout , fort effilé, venoit donner auprès du
vaiffeau. Le Sirien tenoit Je nain fur fes ge-
r.oux,"] & le vaiffeau avec l’équipage fur un
ongle. Il baiffoit la tête, & parloit bas. Enfin ,
moyennant toutes ces précautions , & bien
d’autres encore , il commença ainfi fon dif—
cours :
Infeftes invifibles , que la main du créateur
s’eft plu à faire naître dans l’abîme de l’infini-
ment petit , je le remercie de ce qu’il a daigné
me découvrir des fecrets qui fembloient im-
pénétrables. Peut-être ne daigneroit-on pas vou
regarder à ma cour ; mais je ne méprife per-
fonne, & je vous offre ma proteûion.
C c iv
. *
H
\ t
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408 M I C R O M É G A 5.
Si jamais il y a eu quelqu’un d’étonné , ce
furent les gens qui entendirent ces paroles. Ils
ne pouvoient deviner d’oh elles partoient.
L’aumônier du vailTeau récita les prières des
cxorcifmes , les matelots jurèrent , & les phi-
losophes du vailTeau firent un fyftême ; mais
quelque fyftême qu’ils fiflent, ils ne purent
jamais deviner qui leur parloit. Le nain de
Saturne qui avoir la voix plus douce que Mi-
cromégas , leur apprit alors en peu de mots
à quelles efpèces ils avoient à faire. Il leur
conta le voyage de Saturne , les mit au fait
de ce qu’étoit monfieur Microtnégas; &, après
les avoir plaints d’être fi petits; il leur demanda
s’ils avoient toujours été dans ce miférable état
li voifin de l’anéanîiffement, ce qu’ils faifoient
dans un globe qui paroiffoit appartenir à des
baleines , s’ils étoient heureux , s’ils multi-
plioient , s’ils avoient une ame ? & cent autres
queftions de cette nature.
Un raifonneur de la troupe , plus hardi que
les autres , & choqué de ce qu’on doutoit de
fon ame, obferva l’interlocuteur avec des pi-
nuîes braquées fur un quart-de-cercle , fit deux
flations, & à la troifième il parla ainfirvous
croyez donc - , monfieur , parce que vous avez
mille toifes depuis la tête jufqu’aux pieds, que
vous êtes un... Mille , toifes ! s’écria le nain ; jufte
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M.icromegas, 409
ciel ! d’où peut-il favoir ma hauteur ? mille
toifes ! il rte Te trompe pas d’un pouce ; quoi !
cet atome m’a mejfuré ! il eft géomètre ! il
connoît ma grandeur ! & moi qui ne le vois
qu'à travers un microfeope , je ne connois
pas encore lafiennelüui, je vous ai mefuré,
• dit le phyficien , & je mefurerai bien encore
votre grand compagnon. La propofition fut
acceptée ; fon excellence fe coucha de fon
long ; car s’il fe fut tenu debout , fa tête eût
été trop au-deffus des nuages. Nos philofophes
lui plantèrent un grand arbre dans un endroit
que le dofteur Swift nommeroit , mais que
je me garderai bien d’appeller par fon nom,
à caufe de mon grand refpeâ pour les dames.
Puis par une fuite de triangles liés énfemble ,
ils conclurent que ce qu’ils voyoient, étoit,
en effet , un jeune homme de cent vingt mille
pieds de roi.
Alors Micromégas prononça ces paroles : je
vois plus que jamais qu’il ne faut juger de rien
fur fa grandeur apparente. O dieu ! qui avez
donné une intelligence à des fubftances qui
paroiffoient fi méprifables , l’infiniment petit
vous coûte aufli peu que l’infiniment grand ;
& , s’il eft poflible qu’il y ait des êtres plus
petits que ceux - ci , ils peuvent encore avoir
un efprit fupérieur à ceux de ces fuperbes
4X0 Micromégas. '
animaux que j’ai vus dans le ciel, dont le pied
feul couvriroit le globe où je fuis defcendu.
Un des philofophes lui répondit , qu’il pou-
voit en toute sûreté croire qu’il eft,en effet,
des êtres intelligens beaucoup plus petits que
l’homme. 11 lui conta , non pas tout ce que
Virgile a dit de fabuleux fur les abeilles , mais
ce que Swammerdam a découvert, & ce que
Réaumur a difféqué. Il lui apprit enfin qu’il y
a des animaux qui font pour les abeilles , ce
que les abeilles font pour l’homme, ce que
le Sirien lui-même étoit pour ces animaux fi
vaftes dont il parloit , & ce que ces grands
animaux font pour d’autres fubftances, devant
lefquelles ils ne paroiffent que comme des
atomes. Peu à peu la converfation devint in-
téreffante , & Micromégas parla ainfi.
Chapitre VII.
Converfation avec les hommes.
, * A
v) atomes intelligens ! dans qui l’être éternel
s’eft plû à manifefter fon adreffe & fa puiflance ,
vous devez fans doute goûter des joies bien
pures fur votre globe ; car ayant fi peu de
matière, &-paroiffant tout çfprit, vous devez
' /■ •
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Micromégas, 411
paffer votre vie à aimer & à penfer , c’eft la
véritable vie des efprits. Je n’ai vu nulle part
le vrai bonheut, mais il eft ici fans doute. A
ce difcours tous les philofophes fecouèrent la
tête , & l’un d’eux , plus franc que les autres,
avoua de bonne-foi, que fi l’on en excepte un
petit nombre d’habitans fort peu confidérés ,
tout le refte eft un alfemblage de fous , de
médians & de malheureux. Nous avons plus
de matière qu’il ne nous en faut, dit-il, pour
faire beaucoup de mal , fi le mal vient de la
matière , & trop d’efprit , fi le mal vient de
l’efprit. Savez-vous bien , par exemple , qu’à
l’heure que je vous parle , il y a cent mille
fous de notre efpèce , couverts de chapeaux,
qui tuent cent mille autres animaux couverts
1 / •
d’un turban , ou qui font maffacrés par eux ,
& que prefque par toute la terre c’eft: ainfi
qu’on en ufe de tems immémorial? Le Sirien
frémit , & demanda quel pouvoit être le fujet
de ces horribles querelles entre de fi chétifs
animaux. Il s’agit , dit le philofophe, de quel-
ques tas de boue grands comme votre talon.
Ce n’eft pas qu’aucun de ces millions d’hom-
mes qui fe font égorger , prétende un fétu fur
ces tas de boue. Il ne s’agit que de favoir s’il
appartiendra à un certain homme qu’on nomme
Sultan, ou à un autre qu’on nomme, je ne fais
4n Microméga s.
pourquoi , Céfar. Ni l’un ni l’autre n’a jamais
vu , ni nç verra jamais le petit coin de terre
dont il s’agit ; & prefqu’aucun-de ces animaux
qui s’égorgent mutuellement , n’a jamais vu
l’animal pour lequel ils s’égorgent.
Àh malheureux ! s’écria le Sirien avec in-
dignation , peut -on concevoir cet excès de
rage forcenée ? Il me prend envie de faire trois
pas , & d’écrafer de trois coups de pieds toute
cette fourmilière d’alîaflins ridicules. Ne vous
en donnez pas la peine , lui répondit-on ; ils
travaillent afTez à leur ruine. Sachez qu’au bout
de dix ans , il ne refte jamais la centième partie
de ces mifcrables; fâchez que quand même ils
n’auroient pas tiré l’épée , la faim , la fatigue
ou l’intempérance les emportent prefque tous.
D’ailleurs , ce n’eft pas eux qu’il faut punir ,
ce font ces barbares fédentaires, qui , du fond
de leur cabinet, ordonnent, dans le tems de
leur digeftion, le maflacre d’un million d’hom-
mes , & qui enfuite en font remercier Dieu fo-
lemnellcment. Le voyageur fe fentoit ému de
pitié pour la petite .race humaine , dans la-
quelle il découvroit de fi étonnans contraftes.
Puifque vous êtes du petit nombre des fages ,
dit-il à ces meilleurs, & qu’apparemment vous
ne tuez perfonne pour de l’argent , dites-moi ,
je vous en prie, a quoi vous vous occupez?
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Micromécas. 4T3
Nous dilîéquons des mouches , dit le philo-
fop’ne ; nous mefurons des lignes ; nous ailem-
blons des nombres; nous fommes d’accord t'vir
deux ou trois points que nous entendons , &c
nous difputons fur deux ou trois mille que
nous n’entendons pas. Il prit aufil-tôt fantaifie
au Sirien & au Saturnien d’interroger ces atomes
penfans, pour favoir les choies dont ils con-
venoient. Combien comptez-vous, dit-il, de
l’étoile de la Canicule à la grande étoile des
Gerneaux ? Ils répondirent tous à la fois ,
trente-deux degrés & demi. Combien comptez-
vous d’ici à la lune? Soixante demi-diamètres
de la terre eu nombres ronds. Combien pèfe
votre air ? Il croyoit les attraper ; mais tous
lui dirent que l’air pèfe environ neuf cens fois
moins qu’un pareil volume de l’eau la plus
légère , & dix-neuf cens fois moins que l’or
de ducat. Le petit nain de Saturne , étonné de
leurs répocfes , fut tenté de prendre pour des
forciers ces mêmes gens, auxquels il avoir re-
fufé une ame un quart-d’heure auparavant.
Enfin , Micromégas leur dit : puifque vous .
favez fi bien ce qui eft hors de vous , fans
doute vous favez encore mieux ce qui eft en
dedans. Dites-moi ce que c’eft que votre ame,
& comment vous formez vos idées? Lesphi-
lofophes parlèrent tous à la fois comme aupa-
414 M 1 e R O M É G A s.'
ravant ; mais ils furent tous de différens avis.
Le plus vieux citoit Ariftote ; l’autre pronon-
çoit le nom de Defcartes ; celui-ci , celui de
Mallebranche ; cet autre , celui de Leibnitz :
un autre , celui de Locke. Un vieux Péripa-
téticien dit tout haut avec confiance , l’ame
eft une entéléchie, & une raifon par qui elle a
la puiflance d’être ce qu’elle eft. C’eft ce que
déclare expreffément Ariftote, page 633 , de
l’édition du Louvre:
E'mi^eîk «fi , &c.
Je n’entends pas trop bien le grec , dit le
géant : ni moi non plus , dit le mite philofo-
phique. Pourquoi donc , reprit le, Sirien , ci-
tez-vous un certain Ariftote en grec ! C’eft,
répliqua le {avant , qu’il faut bien citer ce
qu’on ne comprend point du tout dans la lan-
gue qu’on entend le moins.
Le Cartéfien prit la parole , & dit : l’ame
eft un efprit pur, qui a reçu dans le ventre
de fa mère toutes les idées métaphyfiques, &
qui , en fortant de-là , eft obligée d’aller à l’é-
cole , & d’apprendre tout de nouveau ce
qu’elle a fi bien fu , & qu’elle ne faura plus.
Ce n’étoit donc pas la peine, répondit l’ani-
mal de huit lieues , que ton ame fût fi favante
dans le ventre de ta mère , pour être fi igno-
Micromégas; 415
rante quand tu aurois de la barbe au mentonj
Mais qu’entends - tu par efprit ? Que me de-
mandez-vous là ? dit le raisonneur , je n’en ai
point d’idées ; on dit que ce n’eft pas de la
matière. Mais fais -tu au moins ce que c’eft
que la matière? Très-bien, répondit l’homme.
Par exemple , cette pierre eft grife , & d’une
telle forme; elle a Ses trois dimenfions; elle
eft pefante & divifible. Eh bien , dit le Sirien,
cette chofe qui te paroît être' divifible , pe-
fante & grife, me dirois-tu bien ce que c’eft?
tu vois quelques attributs , mais le fond de la
chofe, le connois-tu ? Non , dit l’autre. Tu ne
fais donc point ce que c’eft que la matière.
Alors, monlieur Micromégas adreffant la
parole à un autre fage qu’il tenoit fur fou
pouce , lui demanda ce que c’étoit que fon
ame , & ce qu’elle faifoit? Rien du tout, ré-
pondit le philofophe Malebranchifte ; c’eft
Dieu qui fait tout pour moi ; je vois tout en
lui ; je fais tout en lui ; c’eft lui qui fait tout
fans que je m’en mêle. Autant vaudrait ne pas
être , reprit le fage de Sirius. Et toi, mon anii ,
dit-il à un Leibnitzien qui étoit là, qu’eft-ce
que ton ame? C’eft, répondit le Leibnitzien,
une aiguille qui montre les heures pendant
que mon corps carillonne , ou bien , fi vous
voulez , c’eft elle qui carillonne pendant que ‘
4 J 6 Micromégas.
mon corps montre l’heure ; ou bien mon ame
eft le miroir de l’univers , & mon corps eft
la bordure du miroir : cela eft clair.
♦
Un petit partifan de Locke étoit là tout au-
près; & quand on lui eut enfin adrefle la pa-
role : je ne fais pas , dit-il , comment je penfe ;
mais je fais que je n’ai jamais penfé qu’à
Foccafion de mes fens. Qu’il y ait des fubftan-
ces immatérielles & intelligentes , c’eft de quoi
je ne doute pas ; mais qu’il foit impofiible à
Dieu de communiquer la penfée à la matière ,
c’eft de quoi je doute fort. Je révère la puif-
fance éternelle; il ne m’appartient pas de la
borner ; je n’affirme rien ; je me contente dé
croire qu’il y a plus de chofes poffibles qu’on
ne penfe.
L’animal de Sinus fourit : il ne trouva pas
celui-là le moins fage ; & le nain de Saturne
auroit embraffé le feélateur de Loke , fans
l’extrême difjproportion. Mais il y a^oit là,
par malheur, un petit animalcule en bonnet
quarré, qui coupa la parole à tous les animal-
cules philofophes ; il dit qu’il favoit tout le fe-
cret ; que cela fe trouvoit dans la fomme de
faint Thomas ; il regarda de haut en bas les
deux habitans céleftes ; il leur foutint que
leurs perfonnes , leurs mondes , leurs foleils ,
‘ J^urs étoiles , tout étoit fait uniquement pouf
' , l’homme
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Micromégas. 417
l’homme. À ce discours , nos deux voyageurs
fe laiffèrent aller l’un fur l’autre , en étouffant
de ce rire inextinguible, qui, félon Homère,
efl le partage des dieux, leurs épaules 6c leurs
ventres alloient & venoient , 6c dans ces con-
vulfions , le vaifTeau que le Sirien avoit fur
fon ongle tomba dans une poche de la culotte du
Saturnien. Ces deux bonnes gens le cherchèrent
long tems ; enfin , ils retrouvèrent l’équipage ,
& le ratifièrent fort proprement. Le Sirien reprit
les petites mites ; il leur parla encore avec beau-
coup de bonté , quoiqu’il fût un peu filché dans
le fond du cœur de voir que des infiniment pe-
tits eufTent un orgueil prefqu’mfiniment grand.
Il leur promit de leur faire un beau livre de
philofophie , écrit fort menu , pour leur ufage,
& que dans ce livre ils verroient le bout des
chofes. Effeélivement , il leur donna ce vo-
lume avant fon départ: on le porta à Paris à
Pacadémie des fciences ; mais quand le fecre-
taire l’eut ouvert, il ne vit rien qu’un livre tout
blanc : ah! dit-il, je m’en étois bien douté.
« •
Dd x>
Fin de Micromégas.
Tome ll\
f
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4tS
TABLÉ. ;
T A B LE
k *
DES VOYAGES IMAGINAIRES
• 'î
Contenus dans ce Volume.
Suite des Hommes Volans.
iA- VERTISSEMENT de l'Editeur , Page vij
ChaP. XXXIX. Defcription des appartement
du roi. Wilkins y efl introduit. Moucherait
convoqué, Çonverfation de Wilkins avec le roi
fur la religion , . ■ L
Chap. XL. Réflexions de Pierre. Avis à fon fils 6* *
à fa fille. Globes de lumière ; créatures vivantes .
■ ( Il prend Malech à fon fervice. N afgig découvre à
> Pierre un complot formé à La cour. ; Révolte de
Gavingrunty y, • IJ
Chap. XLI. Moucher att afifemblt. Dif cours des
R a gants & des Colambs. Pierre établit la reli-
gion. Il informe le roi d'un complot. Envoie
A afgig au vaijfeau , pour en apporter du ca-
non
2ŸL
i Chap. XL1I. Le roi entend Barbarfa 6* Tafpi •»
parler enfemble de leur complot, rierre les accufe
en plein Moucheratt. Pif font condamnés 6*
exécutés, Nicor fe fournit & efl relâché , 4 l
i ' \ "n *1^1
* V » ■ ■■ —
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• •* '
table; 41 9
CÎHAP. XLIII. Nafgig revient avec le canon, Pierre
lui en apprend, h fervice : il fe dejiine une garde ,
& régie tordre de fa marche contre Harlokin.
Combat entre Nafgig & le général des rébelles.
Pierre revient avec la tête d' Hnrlokin. On vient
au-devant de lui. Réjouiffances publiques. Efola -
V vage aboli , 55
Çhap. XLIV. Pierre propofe de faire la vif te des
provinces révoltées. Il change le nom du pays ,
établit la religion du côté de touif t & y abolit
tefclavage. Lafméel revient avec Pierre. Pierre
lui en feigne à lire & à écrire. Le roi-cf furpris
. de cette correfpondance. Pierre décrit du roi la.
forme a un animal 75
Chap. XLV. Pierre envoie chercher fa famille. Il
va vif ter la ville. Defcription de cette ville & du
pays. Fonta ines chaudes & froides , 90
Çhap. XLV v^Hifoïre fabuleufe de la popula-
tion de ce pays. Sa police & fon gouvernement.
Difcours de Pierre fur le commerce. Arrivée .
d'Youwarky . Elle invite le roi & les nobles À
un grand fef in , 6 * envoie chercher de la volaille
y à Graundevolet , ïoS
ÇHAP. XLVII. Pierre va che £ fon beau-pbre. IL
«
traverfe tes montagnes noires. Voyage au mont
Alkoé. Il gagne les mineurs ; défait les troupes
du gouverneur ; fait proclamer roi Georigetti ;
prend le gouverneur prifonmer , & lui rend' fon
D ij
,1
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TABLE.'
4io
gouvernement ; fait des loix du confentement du
peuple y & retourne à Brandleguarp avec des dé-
putés , 113 ,
Ch AP. XLVIII. Pierre arrive avec les députés:
Us préfente au roi. On prend la réfolurion Jfy
envoyer une col nie: Nafgig en cjl fait gouver-
neur. Manière de ckoifir ceux qu'on envoie dans
cette colonie. Courfe danj l'air , & à quel deffein.
Walji remporte le prise. On découvre que défi
une Gawry , • u • 149
Ch AP. XLIX. La courfe réconcilie les deux royau -
mes. La colonie part , bâtit une ville . Pierre va
vif ter U pays : il entend parler d'une prophétie
de Stygée , fille du roi de Norbon. Il s’y tranf-
porte ; tue le neveu du roi ; accomplit la prp.
phétie , en faifant épouftr Stygée à Georigetti.
Il revient y _j 167
Ch AP. L. Dif cours entre Pierre & Georigetti fur
le mariage. Pierre propofe Stygée au roi , qui
confent à tépoufer. Il raconte ce qu'il a fait à
Norbone. Le mariage ef termine. Cérémonie à
cette occafion. Pierre va à Norbortt , y établit
un commerce libre arec le mont Alkoe. U engage
des commerçons à s'établir à Norbone , & fait
tranf porter du bétail au mont Alkoé f 185
Ch AP. LI. Pierre , en parcourant fes livres , trouve
une bible latine , qu'il entreprend de traduire. Il
enfeigne les Ut très à quelques uns des ragams .
* * * ~
TABLE 411
Il établit une manufacture de papier. Fait lire la
bible aux Ragams. Ceux-ci aprennent aux autres
à lire & à écrire. Il tient une foire dans Us mon -
tagnes noires. Réflexion de Pierre fur Us habits
de ce pays , > v • 195
CHAP. LII. Les enfans de Pierre font pourvus.
Mort de Yoawarky. Comment le roi & la reine
paffcnt leur vie. Il prend à Pierre une grande
mélancolie. Il veut aller faire un tour en AngU-
terre , & en imagine Us moyens. Il ejl emporté au -
deffus des mers.
X04
t .
Le Voyageur Aérien.
Hiftoire du Voyageur Aérien y
116
Hiftoire de la belle Liriane
iiS
Hiftoire de Dorothée , -r.' *’
242
Suite de l' Hiftoire de la belle Liriane ,
M 3
Agréable & favante difpute entre don Lope £ de
Nigugno t Théatin , docteur en théologie à Sa-
lamanque y & le Voyageur Aérien , e 19 1
Suite des aventures du Voyageur Aérien , 3 o
Hiftoire d' A ntonia de Zayas ,
Hiftoire des Pèlerins de S. Jacques y
! 3 1 7
Hiftoire de dom Francifque d'Alualos & de dom
Gomei de la Cercla ,
345
Hiftoire de la naiffance prodigieufe d' Antonia de
Zayas f «fc
- *
347
>
♦
*
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TABLÉ.
Hijloire de la belle Agathe , r ■•'* 3 66
Suite de t hijloire du Voyageur Aérien , 369
‘ ' '
Micromégas.
^ , • ,
Çhap premier. Voyage d'un habitant du monde
de l'étoile Sinus dans la planète de Saturne 6*
fur la Terre , * '385
ÇHAP. II. Converfation de l'habitant de Siriusavec
celui de Saturne , ■» 3 90, ’
ÇHAP. III. Voyage des dekx habitons de Sinus &
de Saturne y 39Ç
ÇHAP. IV. Ce qui leur arrive fur le globe de la ,
Terre y 398
Çhap. V. Expériences & raifonnemens des deux
> ' Voyageurs y 401
_ * t » *
CHAP. VI. Ce qui leur arriva avec les hommes, 40Ç
ÇHAP. VII. Cohverfation avec les hommes , 41a
Fin de la Table. ...
« • ' ' j » .
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