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Full text of "Voyages imaginaires, songes, visions, et romans cabalistiques. Ornés de figures. Tome premier trentesixieme"

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I 



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VOYAGES 

• ' 4 * 

I MA GIN A IRE S , 

romanesques, merveilleux, 

ALLÉGORIQUES, AMUSANS, 
COMIQUES ET CRITIQUES. 

SUIVIS DES 

SONGES ET VISIONS, 

ET D E S 

ROMANS CABALISTIQUÉS. 



i 


■» 


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CE VOLUME CONTIENT: 


La fuite des Ho mm ns Vola ns, ou les 
Aventures de Pierre Wilkins , traduites 
de l’Anglois. 

Les Aventures du Voyageur Aérien, 
par M***. 


M i CR. O M É g a s , ou Voyage d\m habitant 
dé Tépile Sirius, par Voltaire. 





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I MA G I N A I R E S , 

SONGES, VISIONS 


ROMANS CABALISTIQUES 


'uns 


Seconde divifion de la première claffe, contenant 
les Voyages Imaginaires merveilleux - .. 


A AMSTERDA M >s^|: 

» Et fe troûve à P. A R LS , 

R UE ET HOTEL S EU P ENTE, 



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LES HOMMES 

y O L A N s, 

. ' . . 

ou ; 

LES AVENTURES 

H 

'"*D E ^ 


PIERRE WILKINS , 

•# » 

.t T , A 

Traduites de l’angîois. 
— 
TOME SECOND. 



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DES VOYAGES IMAGINAIRES, 


U n donne dans ce volume la dernière 
partie des Hommes V olans ou des Aven- 
tures de Pierre W ilkins. 

L’ouvrage qui fuit contient encore une 
relation des voyages faits dans les airs. Mais 
le Vcfyageur ne découvre pas des peuples 
nouveaux : fon fecret ne lui fert qu’à par- 
courir rapidement notre globe , 6c dans les 
differentes contrées cju’ii vifite , il lui arrive 
plufieurs aventures tres-varjées 6c très-inté- 
reffantes. On juge de - là que les courfes 
aériennes de notre Voyageur ne fervent que 
de cadre au roman , 6c donnent à l’auteur le 
moyen d’y réunir plufieurs morceaux, dont 
les uns font des hiftoires intéreffantes , telle 
que celle de la beLle Liriane , les autres des 
romans comiques 6c merveilleux , comme 
F hijioire de La naijj'ance prodigieufe d’Anto- 
fiia de Zayàs , 6c enfin des critiques : La dif- 

f ute du docteur Nigugrw eft de ce genre. 

/ouvrage eft rare 6c curieux , 6c nous 
croyons que nos leétcurs le trouveront ici 
avec plaiur. 


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vii) Avertissement de l'Éditeur. 

- * J 

Le volume eft terminé par Micromégas. 
Dire que cet ouvrage eft forci de la plume 
de Voltaire, c’eft en faire le plus brillant 
éloge. Le voyageur court encore dans les 
vaftes régions du ciel ; c’cft un géant échappé 
de l’étoile Sirius , qui fe promène de pla- 
nètes en planètes , avec autant de facilité 
que nous allons d’un village à un autre, aune 
diftance de quelques lieues. Il en eft où il 
trouve a peine de quoi repofer fa tête : notre 

E auvre monde eft une machine bien petite, 
ien frêle &: bien méprilàble aux yeux d’un 
colofie haut de cent-vingt-mille pieds : il ne 
peut fe perfuader que le créateur ait daigné 
jetter les yeux fur ce vil morceau de boue , 
&c qu’il l’ait peuplé d’êtres animés. Quelle 
eft la furprile /lorfqu’il voit que ce petit 
monde , pour lequel il témoigne êant de 
mépris , eft habité , & qu’il eft habité par 
des êtres penfans , inftruits , intclîigens , «3 c 
qui l’ont de beaucoup devancé dans la car- 
rière des fciences ! On juge quel fonds de 
morale & de philofophie doit fortir, fous 
une pareille plume , une fiéHon en apparence 
aufti extravagante. Ce voyage termine les 
courfes aérienes ; âc il faut convenir 
qu’après la hardiefle de celle-ci , il eft diffi- 
cile d’en entreprendre de nouvelles. 





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• I t \ 



LES 

4* . 

HOMMES VOLANS. 

4 

'■ « ' » 

CHAPITRE XXXIX. 

, » 

’ Dcfcription des appartemens du roi. Wilkins y 
>w ejl introduit. Moucherait convoqué. Converfatio/t 
y de Wilkins avec Je roi fjtr la religion. 

S 

J’ai connu des gens d’un goût fi fingiilier* 
qu’ils ne pouvoient dormir ailleurs que dans 
leur lit : grâces à mon étoile , je ne me trou- 
vai poïfit dans ce cas i car ayant regardé à 
ma montre , lorfque je me couchai , & la 
trouvant à fa fin , je la remontai ; l’aiguillé 
étoit a^ors fur trois heures de jour ou de nuit, 
n’importe. Le lendemain quand je me réveillai , 
il en étoit neuf palîées, de forte que i’avois . „ 

dormi dix -huit heures. Un pareil repos étoit 
bien raifonnable. Comme je me fentois de 
l’appétit, j’appellai Quilly pour me faire donner 
à déjeûner. • « 

Quilly me dit que le roi étoit verni pour 
Tome I h 1 A 


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/ 


i Les Hommes 

y 

me rendre vifite , mais qu’il n’avoit pas voulu 
foutïrir qu’on interrompît mon fommeil. Je le 
priai de prciLr le plus qu’il pourroit mon dé- 
j^û 1 er, 6c de me donner de l’eau pourlaver mes 
Ii alla porter mes ordres aux domeftiques 
dans la galle rie , &C tout fut prêt dans l’irÜant. 

Le déjeuner confidoit en une liqueur * 
brune , dans laquelle on avoit mis d’une efpèce 
de petits grains ou femences agréables au goût 
& très- bonnes. Là crainte que le roi ne revînt 
encore, avant que je fuffe prêt à le recevoir, 
m’empêcha de demander ce que c’étoit. Ainfi 
dès que j’<Ais fini , je lavai mes mains. Quilly 
me préfenta une ferviette qui refl'embloit à 
de la çroffe toile écrue, mais elle étoit douce 
& mcëîieufe ; &: j’appris par la fuite qu’elle 
étoit faite d’ccorce d’arbres. Je mis njon habit 
brun , mon épée & ma longue perruque ; 6c 
j’envoyai Quilly favoir quand il plairoit au 
roi que j’allafle le trouver. 

Je m’étois fi bien accoutumé à la l»eur de 
la lampe dans ma grotte , que les lumières de 
cette demeure lotnbre ne me parurent pas aulîi 
extraordinaires qu’elles auroient femblé à tout 
antre étranger. Le roi me fit dire qu’il me re- 
cevroit fur le champ ; &c Quilly me conduifit 
à fôn appartement. 

Nous palsâmes par une gallerie , au bout 


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I 


V O L A S S. $ 

de laquelle étoit une fort belle voûte de plain- 
pied avec l’efcalier; ce fut par-là que Quilly 
me conduifit dans la grande falle des gardes. 
J’y vis plus de cent Giumms rangés en haie, 
armés de piques , les unes garnies de pierres 
coupantes & pointues , d’autres de maflues à 
plufieurs pans , d’autres enfin de boules de 
pierre. Après avoir paffé au milieu d’eux, nous 
entrâmes dans une autre gallerie aufli longue 
que celle de mon appartement ; puis fous 
une autre voûte qui nous mena à une pe- 
tite fal£ quarrée extrêmement chargée de 
. fculpture. A droite & à gauche étoient deux 
autres arcades, qui conduifoient dans de très- 
belles falles ; mais nous ne les vîmes qu’en 
partant : nous traversâmes cette petite falle , 
& entrâmes par une autre voûte vis-à-vis de 
nous , dans une gallerie d’une hauteur prodi- 
gieufe , au bout de laquelle Quilly détour- 
nant un paillaffon , me fît entrer, & me lairtfa 
dans le plus bel endroit du monde. Ne voyant 
paroître & n’entendant perfonne , je m’occu- 
pai à* en confidcrer la magnificence, & je crus 
alors qu’il y avoit de quoi s’y amufer pen- 
dant une année entière. Elle avoit plus de 
cent trente de mes pas en longueur , & quatre 
vingt- quatorze de largeur. On trouvoit au 
milieu , de chaque côté , & à chaque bout, des 

Ai i 


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•V. 


4 Les Hommes 

arcades ; & la voûte qui occupoit toute la 
largeur de la pièce , étoit chargée de la plus 
délicieufe fculpïure ; on y voyoit fufpendus 
quantité de globes de lumière placés fans ordre , 
ce qui me paroiffoit alors en augmenter la beauté. 

Au centre de ce fallon pendoit un Indre pro- 
digieux des mêmes lumières, mais fi bien dil- 
polées , qu’elles paroiflbient n’en faire qu’une 
grande; 8c plufk-urs rangées d’autres, placées 
à certaines diftances au-deifus les unes des 
autres , régnoient tout autour de la pièce. 
Ces lumières me fembjèrent reprélenter affez 
bien-les étoiles avec la lune au milieif.TÜbrfque 
je fus plus infiruu du pays , j’appris qu’elles 
repréfentoient les conftellations de l’hémif- 
phère méridional. Les arcades étoient ornées 
des plus beaux emblèmes ; 8c les frontons de 
chaque côté étoient foutenus par des figures 
coiofi'ales de glumms. Sur les côtés 8c aux deux 
extrémités du fallon , s’éie voient de dix pas en 
dix pas , des colonnes portées fur des baies 
larges 8c quarrées , très bien fculptées 8c cui 
fouîenoient des corniches fervant de l'otdîaflè- 
mens à fa voûte. On voyoit fur les panneaux, 
entre les colonnes , les différens combats ôc 
les exploits les plus remarquables , exécutés , 
par Begfurbeck en perfonne. Au-defTus de l’ar- 
cade par laquelle j’entrai, étok la ftalue de 


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» 


V O 1 A N S. 5 

* . . * . w 

Begfurbeck, & à l’autre bout oppofé celle du 
vieux ragam , prophète. Au milieu de la falle 
régnoit une longue table de pierre bien tra-r 
vflillée, qui en occupoit toute la longueur, 
excepté vers le milieu, où elle étoit partagée 
à peu près de la largeur des arcades , par un 
paffage pour aller de l’une à l’autre, li faudrait 
un volume entier pour décrire cette leule 
pièce. 

Il y avoit bien une heure & demie que Té- 
tois dans ce fallon , étonné de ne voir venir 
perfonne , lorfqu'en me retournant j’apperçus 
deux glumms qui s'approchèrent de moi , 8c 
m’ayant falué , me prièrent de paflèr chez le 
roi. Nous allâmes donc par l’arcade du mi- 
lieu , & après avoir détourné une natte au 
bout de la pièce , on me conduifit dans une 
autre où fa majefté étoit afîîfe avec un autre 
glumm. Ils fe levèrent tous les deux - lorfque 
j’entrai , & me prenant chacun par une main , 
me firent alfeoir entr’eux. 

Après quelques complimens fur mon voyage 
& fur la manière dont je me trouvois dans 
le pays , le roi me dit qu’il ne m’auroit pas 
fait attendre fi long-tems, s’il n’eût eu quel- 
ques dépêches prcfTantes à faire , & que vou- 
lant me parler en particulier , il s’étoit ima- 
giné que je pourrois m’amufer pendant ce 

A iij 


0 


6 Les Hommes 

A 

tems-là dans le Boske ou grand fallon. Je lui 
avouai que je n’avois jamais rien vu qui en 
égalât la grandeuf & la magnificence, mais 
que fur tout la fculpture & la difpofition des 
lumières m’avoient paru parfaites. 

Pendant que je parlois ainfi , je fentis que 
l’autre glumm manioit ma perruque; il exa- 
minoit fi elle avoit cru ainfi fur ma tête , ou 
enfin ce que c’étoit. Il avoit gliffé fon doigt 
fous la coëffe , & tiroit mes cheveux par- 
deffous. Je tournai la tête. Glumm Pierre , me 
dit le roi , n’ayez pas de peur ; le Ragam ne 
vous fera aucun mal ; c’eft feulement pour • 
fatisfaire fa curiofité ; & j’ai voulu qu’il fe 
trouvât ici , afin de confulter plus à loifir 
avec vous , comment il faudra nous conduire 
dans les befoins préfens de cet état. Mes co- 
lambs m’ont inftruit pleinement de l’hiftoire 
de vos voyages, & nous avons rendu grâces 
à la grande image, de ce qu après tant de dan- 
gers & de fecours , elle vous a fait arriver 
heureufement ici pour nous défendre. 

Le ragam voulut favoir fi tous ces che- 
veux , voulant dire ma perruque, croiffoient 
fur ma tête ou non. Je lui répondis que non; 
que je ne les mettois que de tems en tems 
comme un ornement , mais que j’en avois 
d’autres qui croiffoient fur ma tête; & ôtant 


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V O L A N Si 7 

ma perruque, je les lui montrai. Alors le ra- 
gam maniant ma barbe , qui eft une chofe 
inconnue chez les g'.umms , me demanda fi 
j’avois aufli par-defTous ces cheveux d’autres 
qui fuffent de mon crû. Je lui dis que ce poil 
y croiffoit de lui-même. O parly puly , (dbuce 
image) dit le ragam en fe levant, c’eft lui- 
même , c’eft lui-même. 

Ragam, lui disqe, quelle eft ce Puly dont 
/vous parlez? C’éft l’image du grand Col war, 
me répondit il , de celui qui a fait le monde. 
Mais', infiftai-je , qui eft-ce qui a fait fon image } 
Oh! dit-il, nous avons fait l’image. Ne pou- 
vez-vous pas aufti la rompre , lui demandai je ? 
Oui, dit-il, ft nous voulons être frappés de 
mort à l heure même ; car telle feroit'à coup 
sûr la fuite d’une pareille entreprife. Il fuffi- 
roit même pour cela d’y toucher du bout dit 
doigt avec mépris. Quelqu’un eft-il déjà mort 
de cette manière, interrompis- jç? Non , dit-il , 
car perfonne n’a jamais ofé commettre un tel 
attentat. Peut-être , lui dis-je , qu’en l’eflayant, 
on verroit que cette a&ion n’airroit pas une 
fuite fi funefte. Mais , je vous prie , qui peut 
avoir donné à Colhvar une fi grande com- 
plaifance pour cette image ? C’eft, répondit le 
ragam , que cette image eft la vraie reflem- 
blance de Collwar , & qull lui accorde tout 

A iv 


i 



8 Les Hommes 

ce qu'elle lui demande ; car nous ne nous 
adreflons qu’à elle. Oui , c’eft cette image , * 

elle-même qui vous a fait venir parmi nous. v 

Je ne crus pas devoir alors contrarier ce 

* v 1 " % / 

ragam , perfuadé qu’il n’en pouvoit réfulter 
aucun bien. Un minière ne fe laiffe convaincre 
que par un parti plus fort que le fien ; ainfi je 
rcfervai mes argumens fur cette matière pour 
une occafion plus favorable. 

Très-admirable Pierre , me dit le roi , vous 
êtes le Glumm fur qui nous comptons aujour- 
d’hui , pour accomplir une ancienne" prédic- 
tion faite par un vénérable ragam. Si vous 
voulez , le ragam ici préfeqt vous la répétera ; 
vous vous y verrez délîgné clairement , non 
par une’expücation détournée, mais en propres 
termes , & par les circonftances même de votre 
biftoire. 

Jufques-là j’avois conclu que je pouvois 
bien être i’homme annoncé dans la prédiélion. 

( Voyant donc la plus, belle occafion de tra- 
vailler à l’avancement de la religion , par adrefie 
ou autrement , (car je fentois bien que mes pro- 
pres forces n’en étoient pas capables toutes 
feules) , je réfolus de profiter du moment , ou 
de ne rien faire pour çes gens-là. Nafgig m’a- 
voit inftruit en partie do ce que le vieux ra- 
gam avoit voulu établir, Sc qui étoit aflH 


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'• ' ' V O L A N S. 9 

de mon goût. Je projettai en moi-même d’y 
ajouter ce que je jugerois à propos , comme • 
faifant partie de fon deffein , au cas que fes 
proposions euflent été acceptées. > 

; Je dis au roi que je difpenfois le ragam de 
ine répéter la prédi&ion , en ayant été in- 
* formé par Nafgig ; que concevant moi-même 
que j’étois la perfonne qu’elle avoit en vue , 
je m’en étois déterminé plus volontiers à une 
expédition , que rien au monde n’auroit pu 
me faire entreprendre que l’efpérance d’un fi 
gr|nd bien ; & que je comptois en venir à 
bout avec la grâce de dieu , & accomplir la 
prophétie. 

Le roi fut ravi de m’entendre parler ainfi. 

Il me dit qu’il alloit convoquer un Mouche- 
ra» , pour avoir l’avis de tous les colambs ; 

& qu’enfuite on agiroit. En effet il ordonna 
au ragam de l’indiquer pour le fixième jour ; 

&* qu’en attendant, lui & fes frères prieroient 
« jour & nuit l’image de guider leurs délibé- 
rations. » 

» • 

, Quand le ragam fut parti , je dis au roi , 
que j’avois certaines chofes à communiquer à 
fa majefté , fur quoi il m’étoit important de 
favoir fes fentimens , avant de paro.ître publi- 
quement au Mouchera». Il me pria de parler 
librement. Après avoir confidéré quelque tems 

* ■ » 

% J ‘ . • 

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io Les Homme* 

' . la prcdi&ion du vieux ragam , & ce qui y 
a donné lieu; je vois Très- clairement , lui 
dis-je , que tous les malheurs qui font tombés 
fur cet état , ne font arrivés que pour avoir 
ixiéprilé le plan que le vieux ragam avoit 
propofé au lujet de la religion , plan qui avoit 
l’agrément du grand Begfurbeclc , votre illuftre 
ancêtre , & que tout fon peuple auroit adopté 
aufli', fi les ragams ne s’y fuffent oppofés. 
Vous l'avez par tradit'On , que ce rot a eu 
un règne long & glorieux. Je prétends rendre 
le vôtre beaucoup plus heureux encore que * 
le ûen , non-feulement pendant votre vie par 
tir» éclat extérieur, mais aufli par une gloire 
durable dans la fuite des tems. 

Voyant le roi fort attentif à mon difcours, 
je continuai ainfi. Il faut que votre majefté 
fâche que c’eft le plan du vieux ragam que 
je prétends exécuter dans toute fon étendue. 
Comment , dit le roi , il vouloit abolir le cube 
de la grande image. Oui fans doute , répon- .* 
dis-je , il l’auroit fait , & j’ai deflein de le faire 
aufli. Non feulement j’ai ce deflein ; mais il le 
faut, ôc cela fera fait avait que je m’engage 
à travailler à votre délivrance; & alors je 
compte réuflir avec la feule aflïûance du grand 
Cobvrar que j’adore , & que vous devez adorer 
aufli , fi vous attendez de moi quelque fervice. 


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t 


V O t A N s. Il 

Votre majefté voit que je me fuis expliqué 
nettement & en peu de mots ; je la prie de 
me répondre d’une manière auffi claire & auffi 
précife fur cet article ; car je n’ai plus rien à 
lui dire jufqu’à ce que je fâche fes fentimens. 

Le roi me voyant fi preflant & fi ferme , 
répondit en ces mots. Glumm Pierre , dit-il , 
en regardant de tous côtés fi perfonne ne pou- 
voit nous entendre , j’ai trop de bon fens pour 
croire que notre image puiffe nous faire ni 
bien ni mal : fi elle eût été capable de faire 
du bien , pourquoi ne l’auroit-elle pas fait de- 
puis près de deux cens ans qne nos malheurs 
durent? Pour moi , je n’y ai pas plus de con- 
fiance que Begfurbeck , mon illuftre ancêtre ; 
mais la difficulté confifte à choifir un autre 
objet du culte public ; car je fens bien moi- 
même, que par une certaine impulfion natu- 
relle , il faut au peuple un objet fupérieur à 
qui il obéifie , comme un enfant à fon père , 
de qui il puifie attendre du fecours dans les 
accidens divers. Ainfi , avant d’abandonner ce 
culte , il faut en avoir un autre tout prêt ; au- 
trement , au lieu d’une partie du peuple qui 
s’eft révoltée, je me verrois bientôt abandonné 
de tous (ans exception. Ils fe repofent mainte- 
nant fur l’efpoir d’être fecourus par la grande 
image ; ils lui attribuent la moindre ombre de 


¥ 


I 


%x Les Hommes 

fuccès ; s’il nous arrive des ma heurs, les ra» 
gants ne manquent pas de les rejetter fur ce 
que le peuple n’eft pas foigneux de la prier 
& de lui faire des offrandes; ces pauvres gens, 
qui fentent le poids qui les accable , aiment 
-mieux , comme on le leur die, fe charger eux- 
mêmes de tout le blâme , que d’en faire tomber 
la moindre partie fur l’image. 

le fens le foible de tout cela , continua le 
roi ; mais fi j’allois le dire , ma vie ne feroit 
pas en sûreté. Les ragams enverroient quelque 
meffage contre moi de la part de l’image , pour - , 

me faire abandonner ou affafîiner : alors ce fe- 
roit à qui me donneroit le premier coup, & 
bientôt les autres fuivroient leur exemple. 

Cette déclaration franche , à laquelle je ne 
m’attendois pas, me donna pour le roi beau- 
coup de confiance. Je lui promis, s’il jugeoit \ 
à propos , de me laiffer faire , de conduire les 
chofes de manière que tout retomberoit fur 
moi ; & qu’alors je leverois tous fes fcrupules , 

& le rendrois un prince heurepx & floriffant. 

Mais je ne pus m'empêcher de réfléchir en 
même tems, combien il y avoit de refTem- 
blance entre ce prince éloigné & fon peuple, • • 
avec la plupart des états de l’Europe. 



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Réflexions de Pierre . Avis à fort fils & à fia 
fille Globes de lumière ; créatures vivantes. Il 
prend Malcch à jon fier vice. Nafifig découvre à 
Pierre un complot formé à la cour. Révolte de 
Gavingrunt. 

.Ayant donc entamé cette affaire à ma 
fatisfadion , j'etois réfolu de la pouffer vi- 
goureufement , ou de mourir à la peine. Quoi! 
me diiois-je, tandis qu’il fe préfente une li 
belle occafion de manifefter mon créateur à 
toute une nation qui m’appelle pour accom- 
plir une prédidion , la polïîbilité d’un danger 
doit-elle me faire trembler ? Peut-être même 
ce danger n’eft-il pas probable. La nation eft 
dans le plus -grand embarras, & par consé- 
quent difpofée à effayer toute forte de remè- 
des pour en Sortir. Cette image a relié toujours 
muette depuis deux cens ans. Il exifte une 
ancienne prophétie , ou du moins fi elle n’tft 
pas vraie , on la croit auffi fermement que li 
elle l’étoit ; & pour le peuple , cela revient 
au même. Mais pourquoi ne feroit- el'e pas 
vraie ? Elle eft mieux atteftée pour avoir été 
Souvent répétée depuis ce te ms jufqu’à pré-. 



44 Lie Hommes. 

fent , que bien des traditions dont j’ai entendu 
parler parmi-vnbus autres chrétiens. Si je puis 
parvenir , Tans employer la fraude ni la vio- 
lence , à faire connoître la vérité à ce peuple, 
& que je fois le feul qui ait ce pouvoir , pour- 
quoi n’y travaillerons- je pas de toutes mes 
forces? Oui , sûrement je l’entreprendrai. La 
providence ne fe fert-e!le pas tous les jours , 
pour agir , de moyens auxquels nous aurions 
toutes les peines du monde à livrer notre con- 
fiance ? Confidérons donc avec prudence com- 
ment il nous faut conduire dans l’exécution 
de notre projet. O providence divine, faites- 
moi arriver au but que je me propofe. 

Après l’examen le plus férieux, je m’arrêtai 
aux réfolutions fuivantes. i°. D’infifterfur l’a- 
bolition du culte de l’image , & de tâcher d’in- 
troduire la vraie religion par les moyens les 
plus propres que je rencontrcrois. 

2°. Comme les révoltés n’ont fait autrefois 
qu’un peuple avec ceux que je voudrois fer- 
vir , qu’ils ont la même prédiélion à laquelle 
ils ont intérêt aufli dans l’efpoir de fon accom- 
pliffement futur ; fi je puis leur faire favcir 
que la perfonne prédite a paru , & qu’elle eft 
prête à exécuter fes projets , peut-être ébran-* 
lerai-je l’attachement qu’ils ont à leur nou- 
veau maître. Par conféquent il faut chercher 


1 


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, ' V O L À N s; Iç 

les moyens de leur donner cette connoiffance. 

3°. Avant de rien’ faire v je dois être en état 
de n’êtrepas aifément repouffé; car le moindre 
échec détruiroit les efpérances , abattroit le 
courage de ceux de mon parti , & mon fyf- 
tême de religion feroit anéanti. Il fera donc 
à propos que j’aie du canon.* 

4°. Je prétends aller à la guerre dans ma 
chaife volante , & avoir pour la sûreté de 
ma perfonne , une garde volante armée de 
piftolets & de fabres. 

Je tins ces réfolutions fecrettes jufqu’après 
le Moucheratt , pour voir auparavant com- 
ment les chofes tourneroient. 

* Tandis que j’attendois I’affemblée du Mou- 
cheratt , mon fils Tomy & ma fille Halicarnie 
vinrent me rendre vifite. Il eft étonnant que 
les jeunes gens prennent fi promptement les 
impreffions du mauvais exemple. Je les trou- 
vai rous les deux charmés de me voir ; car , 
me dirent-ils , chacun affure que Vous devez 
être notre libérateur. Ils avoient appris la 
prophétie par cœur , & parloient de l’image 
avec la même vénération que les fujets natu- 
rels du pays. Dès que Tomy m’en parla: 
jeune homme , lui dis-je , que font devenus 
les bons principes que j’ai pris tant de peine 
à vous inculquer? Tous mes foins pour votre 



# 

itf Les Hommes 

falut feront-ils donc en pure perte? Êtes’ vous 
devenu un réprouvé , un déferteur de la foi 
que vous avez fuccée avec le lait ? La divinité 
que je vous ai fi fou vent enfeignée , eft-elle 
un dieu de bois ? Répondez-moi , ou ne me 
revoyez jamais; 

Le pauvre enfant fut confondu de m’en- 
tendre parler d’un ton fi févère & fi dur. En 
vérité , mon cher père * me dit-il , j’ai excité • 
votre colère fans le vouloir; je n’avois pas 
deffein de vous montrer aucune vénération 
particulière pour l’image ; car , grâces à vos 
inftru&ions, je n’y ai aucune foi. Ce que j’en 
ai dit , n’eft qu’une façon de parler qqi efi 
dans la bouche de tout le monde. Je n’y en- 
tends ni bien ni mal. 

Tomy , lui dis-je , c’eft une grande faute 
de donner dans une erreur pour fe conformer 
à la multitude. Quand on a des principes purs 
& fondés en raifon , le nombre ne doit jamais 
nous ébranler. Vous êtes jeune; écoutez-moi, 

& vous auili , Halicarnie. Quelque chofe que 
vous voyiez faire au peuple de ce pgys en 
faveur du culte de cette idole , ne l’imitez pas ; 
gardez - vous bien de vous joindre à lui. 
Confervez dans votre mémoire les bonnes le- 

• • t 

çons que je vous ai prêchées; & quand les ra- 
gams ou tous autres entreprendront de vous 

• attirée 


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V 0 L A N 5 , 17 

attirer au même culte qu’eux , ou qu’ils vou- 
dront vous faire agir ou parler en faveur de 
l’Idole ; penfez à moi & à mes préceptes ; ren- 
dez vos adorations au fouverain père des âmes , 
& non à des dieux de hois, de pierre, ou d’argile. 

Mes enfans fe mirent à pleurer , & promirent 
bien de fe reffouvenir de moi , & de faire ce 
que je leur avois enfeigné. J’étois alors dans 
ma chambre ovale feul avec eux. Il me vint 
en fantaifie de m’informer de certaines chofes 
que j’ctois honteux de demander à Quilly. 
Tomy , dis-je à mon fils, quelle efpèce de feu 
conferve-t-bn dans ces globes? Et de quoi 
font-ils faits ? Mon papa , me dit-il , il y a là-bas 
un homme qui les change ; alîez-y , vous les 
verrez. J’en fus curieux en effet, & j’allai 
droit à lui : mais à mefure que j’approchois, il 
me parut avoir fur fon bras quelque chofe qui 
étoit tout de feu. Je demandai ce que c etoit. 
Ce font des vers luifans , me dit Tomy. 
Pendant ce tems m’étant approché de cet 
homme : mon ami , lui dis-je , que faites-vous 
là? Je change les vers luifans, monfieur, ré- 
pondit-il, afin de les nourrir. Et avec quelle 
huile les nourriffez-vous ? lui dis-je. De l’huile! 
reprit-il; ils ne mangent point d’huile, cela 
les feroit mourir tous. Cependant, lui dis-je , 
je nourris ma lampe avec de l’huile. 

Tome II, B 



*8 L e,s Hommes 

Tnmy eut peine à s’empêcher de rire J 
mais de peur que le domcftique n’en fit autant , 
il me tira par le bras. Ainfi m’étant retourné 
avec lui : mon papa , me dit-il, ce n’eftpas de 
l’huile qui fournit cette lumière ; ce font des 
vers luifans , des créatures vivantes. Il en a 
plein fa corbeille ; il retire les vieux pour les 
faire manger , & en remet de nouveaux. On 
les change & on les nourrit ainfi deux fois par 
jour» Quoi , lui dis-je , ce nombre infini de 
globes que je vois, font des créatures vivantes? 
Non, me dit-il ,les globes ne font autre chofe 
que la peau tranfparente d’une gourde fem- 
blable à nos calebaffes ; mais la lumière vient 
du ver luifant qui y eft renfermé. Voyons 
donc, ajoutai-je , cet homme en a-t-il ’à que!* 
ques-uns? Oui, me dit-il, vous pouvez les 
voir. Le roi , les Colambs , 6c même toutes les 
perfonnes un peu confidérables , ont un lieu 
pouréle'. er & nourrir les vers luifans. Allons 
les voir, lui dis-je; cela me paroît fort cit- 
«leux. 

T-omy pria cet homme de me montrer les 
vers luifans. Il pofa par terre fa corbeille qui 
ctoit garnie d'une anie , & partagée en deux 
avec un couvercle à chaque divifion pour l’ou- 
vrir & la fermer. Elle étoit faite de petits 
brins de pailles de couleurs entrelacés , mais 


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V o l A n s: 

fi légère, qu’à peine avoit-elle aucun poids. 
En ouvrant un des côtés; ie d.’fiinguai diffici- 
lement ce qu’il conter.oit; le fond m’en parut 
couvert de quelque choie de très-blanc. Cet 
homme me voyant furpris de cette lumière , en 
tira un qu’il voulut me mettre dans la main. 
Comme j’héfitois à le tenir j il m’aflfura que 
c’étoit la chofe du monde la plus innocente. Je 
le pris donc ; il étoit fort doux au toucher , 6Z 
auffi froid qu’un morceau déplacé. J’en* admi- 
rai beaucoup la couleur brillante. Il me dit 
qu’il avoit rempli fon devoir, & qu’on alloit le 
faire manger ; mais que ceux qui n’avoient pas 
encore travaillé, étoient beaucoup plus luifans. 
Alors ouvrant l’autre divifion de fon panier , 
j’en vis en effet qui paroiffoient beaucoup 
plus brillans , & même plus gros qug les autres. 
Je demandai de quoi on les ncftirriffoit. De 
feuilles & de fruits , me répondit cet homme ; 
mais ils aiment fort le gazon , quand je puis, 
leur en trouver ; & je leur en donne quelque- 
fois. 

Ayant renvoyé mes enfans, je fis appeller 
Nafgig pour ‘tirer de lui quelques inftruftions 
dont j’avois befoin. Au moment que je le vis 
paraître , je me rappellai la mémoire de mes 
nouveaux affranchis; & je lui en demandai dss 
nouvelles. Il me répondit que le roi, au pre- 


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aa Les Hommes 

mier mot, avoit accordé ma demande. Je 
vous en fuis obligé , lui dis-je , vous avez ac- 
quitté votre parole ; mais vous m’avez promis 
que mes porteurs feroient libres auffi; Ils le 
font pareillement , ajouta-t-il. J'ai encore une 
ehofe à vous demander, lui dis- je : ce feroit 
de voir le fécond porteur qui éto t à ma droite , 
& qui ri’a pas voulu qu’on le reltvât pendant 
le voyage. J’aurois en ie d’attacher ce garçon 
aup f ès de moi. Jarf’aime'; fi vous pouvez l’en- 
gager à venir ma voir, je voudrois m’arran- 
'ger avec lui pour cela. 

Mon ami Pierre , dit Nafgig , je vois que 
vous êtes un homme de pénétration , quoi- 
qu’il me fied allez mal de parler air.fi. Je puis 
vous afiure* que c’eft le plus fidèle garçon du 
monde ; &ê que vous ferez une bonne acqui-' 
fition, fi votis lui convenez autant qu’il paroît 
vous plaire ; car comme il fcait qu’il a du 
mérite, il ne voudroit pas s’attacher à tout 
le monde. Je n’appréhende pas, lui dis-je, de 
ne pas lui convenir; car j’ai pour maxime de 
faire aux autres ce que je voudrois qu’on me fît 
à moi-même. S’il eft homme d’honneur , 
comme vous me l’affurez , il doit faire comme 
moi, & nous ferons bientôt d’accord. Mais, 
dit Nafgig , il y a déjà quatre jours qu’il eft 
affranchi, il fera peut-être parti; car iln’eft 


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• . ' ' ■ \ 

» 

V O L A N S. Il 

point de cette ville, il demeure au mont Alkoé. 

Si Quitly peut le trouver, il viendra. A Æ-tôt 
il ordonna à Quilly d’envoyer chercher Ma- 
leck du mont Alkoé , & de me l’amener. 

Nous paffâmes d’un difcours à un autre , & 
à la fin , nous en vînmes #\ix affaires du roi 
Géorigetti. Ah! Pierre, me dit Nafgig en pouf- 
fant un foupir , nous allons perdre ici le tems , 
jufqu’à ce que nous ayons l’ennemi fur le dos. 

Il y a quelque chofe qui fe trame , & je 
voudrois que mon maître ne fût pas trahi. 
Par qui? lui demandai-je. Par qui? répon- 
dit-! , par les gens qu’il foupçonne le moins. 
Quoi , lui dis - je , vous en êtes favorifé , 
& vous le fouffrez? Je crois, reprit Nafgig, 
qu’en effet je fuis en faveur, & il ne tient 
qu’à moi de continuer à y être , fi je veux me . 
joindre aux autres pour le ruiner ; fans cela je 
ferai bientôt difgracié. Ce que vous me dites 
eft une énigme , lui dis-je ; expliquez-vous. 
Ah ! continua t-iî, quand on dit de ces chofes , 
il faut avoir la tête dans les dents; cela eft 
dangereux , Pierre , cela eft dangereux. Je crois , 

* répliquai-je, que vous ne me foupçonnez pas ? 
Non, répondit-il, je connois bien votre ame. 
Il y a dans ce royaume trois perfonnes qui 
ne laifferont pas mon maître tranquille ; jufqu’ 
ce qu’il foit hors du trône , ou dans l’Hoximo 

1 » * n fi* 

B ii j 


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%x \ Les Hommes 
le ne fuis dans fes bonnes grâces que de? 
* puis peu ; mais j’ai peut-être fait plus de remar- 
ques que ceux quiontpaffébiendutemsà la cour. 

Nafgig, lui dis-je , vos inquiétudes partent 
d’un cœur fidèle & honnête : ne renfermez pas 
- Çe que vous avez âfdire : fi je puis vous donner 
sûrement un bon confeil, je le ferai; finon, 
je vous le dirai de même. 

Pierre , me dit-il , Géorigetti étoit fils unique 
d’un père fort aimé, fur le trône duquel il efl: 
monté à fa mort , il y a dix ans. Harlokin, 
prince des révoltés, dont l’efprit n’eft jamais 
tranquille , voyant que les méchantes hifloi- 
res qu’il avoit fait répandre fourdement contre 
Géorigetti , ne pouvaient ébranler l’affe&ian 
de fes fujets, a efiayé les moyens de le ruiner 
lui-même. Comment cela ? lui demandai-je. 
Le voici, continua-t-il,- 11 eftpar^jfnu , à force 
de pratiques, à faire entrer un de fes parens au 
fervice du roi; il ne pou voit choifir un meil- 
leur fu jet pour fes deffeins. Celui-ci en flattant 
l’humeur du roi , & lui promettant des mer? 
veilles , s’eft infirmé dans fa faveur : il fe 
nomme Barbarfa. C’efl un homme rongé d’am» 
4 bîticm , & de ces caraéîères bouillans & im- 
pétueux, qui fpnt capables de tout, & à qui 
^ien ne coûte pour parvenir à leurs fins. 
faveur qu’il s’çfi acquife auprc^ de Géorigetti 


^ . 

> ** 


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V O L A N S. 4} 

l’a mîs à portée de voir «fiez familièrement la 
prioceffe Tafpi. Vous favez que cette princeflTe 
eft parente du roi; mais ce que vous ne la vet 
pas , c’eft qu'elle eft delcendue de la même 
tige que lui , & qu’elle eft au même degré, Des 
circonftances particulières ayant fait préférer 
l’ancêtre de Georigetti à fon frère , dont la 
princefie defcend , elle conferve quelques pré- 
tentions éloignées à la couronne, L’hab tude de 
fe trouver avec Barbarfa , oC une certaine con- 
formité de fentimens , lui a infpiré pour lui un 
goût vif qui a dégénéré en une paflion vio- 
lente,. Cet homme rufé a fait fervir cet amour à 
fon ambition, il a profité du pouvoir qu’il a 
fur le cœur de la princeffe , pour réveiller en 
elle l’efpoir de régner, qui ne femb!oit éteint 
que par l’impoiïibilité de réuffir à faire valoir 
fou droit prétendu. Ils ont comploté avec Har- 
lokin, chef des. rébelles & fon par n,G Barbarfa 
a gagné aufli un homme appelle Nicor, qui juf- 
qu’alors avoir été très-fidèle. Ils font convenus 
enfe initie de traînée la guerre en longueur , juft 
qu’à ce qu’à force de ftratagêmes , ils. fa (Font 
révolter Gavingrunt . province très-étendue &. 
fort peuplée, qui nous fépare maintenant d’avec: 
les rebelles , OC deux ou trois autres places 
«près quoi ils doivent perfuader à Georigetti 
de s’enfuir. Alors Bai barfa fera roi , Sc Tafpi 

B i* 


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.14 LesHommes 

reine. Ils doivent ei.fuite former une alliance 
avec Harlokin , & faire la paix en refti tuant 
quelques-unes des provinces ufurpées, à con- 
dition encore que l’un d’eux , ou fes enfans , 
venant à mourir fans poftérité, le tout fera 
réuni fur la tête du furvivant, ou de fes enfans. 
Ils fe moquent de la réunion que vous devez 
faire de toutes les parties du royaume , ôi font 
mille railleries fur l’ancienne prédiélion. 

Na^ig, lui dis-je, ceci eft fort férieux, & , 
comme vous dites , on ne doit pas en parler 
à la légère. Mais favez-vous, mon ami, que 
qui cache de pareilles chofes, eft un traître? 
Etes-vous en état d’en fournir des preuves ? 
Je le leur ai entendu dire à eux-mêmes, ré- 
pondit Nafgig. Et vous ne le découvrez pas ? 
repliquai-je. Pierre , me dit-il , tout cela ne 
m’inquiète pas moins que vous. Mais faut-il 
que je me fafle chafier, mutiler , & envoyer à 
Crashdoorpt, pour avoir eu une bonne inten- 
tion , fans être en état d’effoûuer mon deffein ? 
Quel avantage en reviendra-t-il au roi , ou à 
moi? En quel endroit, &c quand avez- vous en- 
tendu ce complot? lui dis-je. Plufieurs fois , 
me répondit-il , dans mon lit. Dans votre lit , 
repris-je? Oui, me dit-il; lorfque je refte au 
palais, comme je fuis obligé fouvent de le faire 
quand je fuis de fervice, il y a un lit particulier 


fr 


O 


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V O L A N S. 15 

deftiné pour moi. Or , tout le palais eft taillé 
dans le roc ; quoiqu’il y ait fort loin de l’entrée 
de l’appartement de Tafpi , à l’entrée du mien > 
mon lit fe trouve tout proche d’un autre qui 
dépend de fon appartement. A la vérité , la lé- 
paration ell de pierre ; mais foit qu’elle n’ait 
pas beaucoup d’épaiffeur , ou qu’il fe trouve 
dans le rocher quelques crevaffes que je n’ai, 
pas encore pu découvrir , je puis entendre , 
mot pour mot, tout ce que l’on dit de l’autre 
côté. C’eft dans le tems qu’ils font enfemble au 
lit, que j’ai entendu tout ce que je viens de 
vous déclarer. N’en parlez point davantage, 
lui dis-je, 8c laiflez-moi taire. 

Dans le moment le meflager revint avec 
Maleck. Nous nous arrangeâmes enfemble , 8c 
je le pris à mon fervice. 

J’allai me coucher comme à l’ordinaire ; mais 
1 hifioire de Naf^ig m’occupoit tellement, que 
je ne pus fermer l’œil de la nuit. Cependant j’é- 
tois réfolu d’être mieux informé,, avant que d’en 
parler au roi. Le lendemain , dès que je fus levé , 
le roi vint dans ma chambre appuyé fur l’épaule 
de Barbarfa , 8c me dit qu’il venoit d’apprendre 
par un exprès la révolte de Gavingrunt. Pierre , 
me dit-il, vous voyez un monarque accablé 
de trifteffe,un homme abfôlument ruiné. Grand 



, *6 Les Hommes' 

prince , dit Barbarfa , vous vous affligez trop 
vite. Ne craignez rien ; voilà monfieur Pierre 
qui eft venu pour vous fecourir ; il diflipera 
tous vos chagrins. Je regardai fixement cet 
homme ; & quoique la prévention puiffe ‘quel- 
quefois faire 'tort à un honnête homme, je 
vis que c’étoit un fcélérat dans l’ame ; car 
tandis même qu’il affeftoit un air trifte & un 
ton affl : gé, il regardoit avec attention mon 
chapeau bordé & mon plumet qui étoit fur un 
fiége ; d’où je conclus qu’il n’y avoit rien de fi 
peu d’accord que fon cœur & fa bouche. En 
voyant fon chagrin Simulé, je fus tenté de l’ar- 
rêter en la préfence du roi ; mais fa majeflé * 
m’ayant parlé dans ce moment, m’en détourna. 

Avant que le roi me quittât , je lui dis. 
qu’ayant certaines propositions à faire le lende- 
main au moucheratt , peut-être il lui faudroit 
du tems pour les examiner ; qu’ainfi il feroit à 
propos, dans une oçcafion aufiî critique, de. 
le faire affembler quelques jours de fuite, 
jufqu’à ce que cette aff iire fût finie. Le roi 
ordonna à Barbarfa de faire ce que je difois , 

& nous nous Séparâmes. 



; . • . - • 


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V O L A N S. 


e 


*7 


CHAPITRE xli. 

Moucheratt affemble. DifcourMi ^ Ragams & des 
Colambs. Pierre établit la religion. Il informe 
le roi d’un complot. Envoie Safgig au vaijfeau , 
pour en apporter du canon. 

L E lendemain étant au Moucheratt , je me 
trouvai placé à deux pas de l’idole. Jamais on 
n’y avoir vu un tel concours. Quand tout fut 
tranquille, le roi ouvrit l’affemblée , en an- 
nonçant la révolte d£ Gavingrunt , l’approche 
de l’ennemi, & déclarant qu’il n’avoit point de 
troupes à lui oppofer. Il parla dans des termes 
fi touchans, qu’il fit pleurer tout le monde. 
Alors un des colambs fe leva , & parla ainfi, 
Si le détail que fa majeflé vient de faire, efl vrai, 
comme il n’en faut pas douter, nous ne pou- 
vons être trop vigilans. Il paroît que vous 
avez tous autant de confiance que moi dans le 
fecours qui doit nous être propofé aujour- 
d’hui , en exécution de notre ancienne pré- 
diélion. Je ne doute pas que le Glumm Pierre 
ne foit la perfonne défignée , & que nous ne 
foyions fecourus par fon moyen ; mais exa- 
çtùnons fi on n’auroit pas pu prévenir ces maipç 


. S 


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*8 Les - Hommes 

preflans , & fur- tout le dernier , en prenant des 
précautions de meilleure heure. Quelle eftla pro- 
vince ou que's fondes membres de l’état qui r.e 
fe rangent pas du côté d’une armée nombreufe 
prête à les dévier , fi le chef ne peut leur 
donner aucune aïïiftance ? Je fçais qu’il y a plus 
d’un an que fa majefîé a donné fes ordres, St 
que perfonne ne s’y efl rendu encore. Pouvons- 
nous efpérer que Pierre aille feul combattre 
line armée ? Notre prédiefion dit-elle qu’il ira 
feu! ? Non, il tuera , c’efl: à-dire lui & fon 
armée ; car tout ce que fait une armée eft tou- 
jours attribué au général. Examinez donc votre 
conduite paflee : établirez Pierre pour votre 
général,, & ayez confiance dans la grande image. 

. Sa majefté dit alors, que fi jufqu’à préfent 
on avoit exécuté fes ordres avec négligence ^ 
on n£ l’avoit fait fans doute que pour lui rendre 
fervice; qu’on trouveroit un tems plus favo- 
rable pour faire une recherche de cette nature , 
& que la préfente affemblée n’étoit convoquée 
que pour propofer à Pierre l’exécution de ce 
qui reftoit à accomplir de la prédi&ion , ou du 
înoinsla partie dont l’accomplifiVmentfembloit 
devoir fe faire à préfent ou jamais. 

En cet endroit un ragam dit à l’aflemblée , 
en fon nom & celui de fes frères, que la pré- 
diélion n’avoit jamais été applicable à perfonnfc 



• ' • , v ; * . 

V O L. A N S. ' 19 

jufqu’à l’arrivée du Glumm Pierre; que fa fa- 
gacité feule étoit fuîfilante pour lui faire donner 
la conduite de l’entreprife ; & qu’il requeroit 
que le Glumm Pierre fût déclaré proti âeur de 
l’état, & qu’on le mît à la tête de l’armée pour 
rétablir la iûreté publique , & faire rendre à la 
grande image l’honneur qui lui eft dû. 

Je ne pus pas me retenir plus long-rems; 
& m’étant levé, je prononçai le difcours fui- 
vant : puiflant roi , vénérables ragams , ho- 
norables colambs , & vous peuples de cette 
augufte affemblée qui m’écoutez, je fuis venu 
ici, attiré par la force de votre préd’ftion , à la 
prière de fa majeflé 6 i des états , & au péril de 
ma vie, pour accomplir Us chofes qu’on dit 
avoir été annoncées de moi , qui fuis le Glumm 
Pierre. Si donc vous avez une prédiûion , fi 
je fuis la perfonne qu’elle défigne , & fi les 
circonftances des tems fe rencontrent juftes , il* 
faut en péfer mûrement toutes les parties , 
afin que je puiffe fa voir quand & par où je 
dois commencer mon opération , & par où la 
terminer; car, en fait de prédirions, il faut 
que le tout loit accompli , ainfi que les parties. 

On dit que je détruirai le traître de l’Oc- 
cident : je fuis prêt à partir, & à rétablir les 
anciennes limites de la monarchie. Voulez-vous 
donc que cela foii fait, oui ou non? Chacun 


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}o Les Hommes 
répondit , oui. Voulez- vous auffi que j’établiffe 
ce que le vieux ragam vous auroit enfeigné > 
Le roi allôit le lever; mais Barbarfa lui ayant 
fait figue , parce que chacun vouloit être guidé 
par la voix des ragams, il fe remit en fa place , 
& perfonne ne répondit. Je répétai alors la 
même queftion , & je dis : cette affaire vous 
■ regarde tous perfonnellement ; j’attends votre 
réponfe avant d’aller plus loin. Un des ragams 
fe leva , & dit : On ne peut rien ftatuer fur cette 
partie de la prédi&ion ; car elle regarde ce 
qu’il auroii enfeigné. Or, qui fçait ce qu'il 
auroit enfeigné ? Toute l’affemblé garda le 
filence. J’avois déjà la bouche ouverte pour 
parler, quand un ancien & vénérable ragam 
fe leva : Je fu : s fâché , dit-il , que la vérité ait 
befoin d’un avocat. Mon âge & mes infirmités 
auroient dû. m’excufer de parler dans cette 
♦ affemblée, où je vois tant de mes frères plus 
jeunes & plus propres à cette fonôion que 
moi; mais puifqa’il eft queflion d’une chofe 
' facrée , & que perfonne ne fe met en devoir 
de déclarer la vérité , on pourroit m’accufer 
d’avoir confenti à la fupprimer, fi je reftois 
dans le filence. Qu’il me foit donc permis de 
parler un moment. Mon frère , qui a parlé le 
premier , dit que ces mots , & établir d'un 
commun confenum&nt ce que j'aurois enfeigné, 
font obfcurs , & qu’on ne peut pas y compter : 


■V Ô t A N S. $ï 

avec fa permifllon , je penfe tout différemment. 
Nous favons tous ce qu’il auroit enfeigné; la 

mémoire nous en a été tranfmife auffi exafte- 

» 

ment que la prédiâion même. Comment nos 
ancêtres auroient-ils pu s’oppofer à là doûrine, 
s’ils ne l’euffent pas entendue & défapprouvée? 
Nous connoiffons tous la prédittion; la doc- 
trine du ragam nous a été tranfmife auffi de 
bouche en bouche, quoique malheureufement 
nous ne l’ayons pas proclamée auffi franche- 
ment que la prédiôion. Quand tous mes frères, 
ici préfens , feront à mon âge , & fur le bord 
de l’Hoximo, c’eft alors qu’ils regretteront de 
ne pas avoir enfeigné cette doârine. Pour 
moi , je la regrette fort ; car je la crois & je 
l’approuve. 

Le vieillard ne pût en dire davantage ; la 
refpiration lui manqua , & il s’affit. Me voyant 
fi bien appuyé , je repris la queftion ; & un 
autre ragam fe levant auffi-tôt , dit qu’il n’y 
auroit point de fin à cette affemblée , fi l’on 
vouloit examiner tous les points à la fois; 
qu’enfuite on agiteroit fans doute quel pays 
il faudroit conquérir & met|fe à contribution , 
& quel tribut on en exigeroit ; ce qui s’appelle 
fe battre pour le fruit, avant que la femenco 
foit en terre ; que fon avis étoit qu’on devoit 
étouffer la rébellion , 6c rétablir la Monarchie ; 



3* Les Hommes 
& qu’enfuite on pafferoit aux autres points. 

Je leur dis que s’ils faifoient affez peu de cas 
de la prédi&ion , pour ne pas déclaïer publi- 
quement, puifqu’ils le favoient , ce que le ra- 
gam auroit enfeigné, il ne me convenoit pas / 
d’être plus zélé dans cé qui les regardoit , 
‘qu’eux-mêmes; que j’imaginerois qu’elle n’étoit 
véritable dans aucune de fes parties , & que je 
ne rifquerois point ma vie pour l’amour de gens 
qui refufoient de dire la vérité pour fauverle 
royaume ; que je n’étois pas homme à fouffrir 
qu’on m’amufât , & que je demandois aux 
états la permiflion de m’en retourner; que j’é- 
tois venu chez eux de ma bonne volonté , 
fans que perfonne pût m’y forcer ; qu’on pour- 
roit bien m’ôter la vie, mais jamais fouiller 
mon honneur; que cependant j’étois fur de 
pouvoir aifément , s’ils y confentoient , ac- 
complir tout ce qu’on leur avoit prédit. 

Le plus ancien des colambs me voyant dif- 
pofé à fortir,fe leva; & me pria d’avoir un 
peu de patience, & de ne point quitter l’affem- 
blée avant qu’il eût parlé. 

On agite aujourd'hui , dit-il , une matière 
dont la connoiflance n’eft pas moins impor- 
tante au corps & aux membres du peuple , __ 
qu’au Gïumm Pierre. Je fuis furpris , à moins 
que les ragams ici préfens ne croyent ce que 

neur 


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V O L A N s. • 33 

leur prcdécefTeur nous auroit enfeigr.é, beau- 
coup meilleur que ce qu’ils enfeignent , ( car 
il n’y a que cela qui puiffe nous y faire con- 
fentir ) je fuis furpris , dis-je , qu*ils fafTent 
difficulté de nous l’annoncer. Nous fommes 
auffi bien des adorateurs de Collwar qu’eux- 
mémes. Pourquoi veulent-ils nous cacher des 
chofes.qu’il nous eft fi important de connoître ? 
Mon avis eft donc qu’on oblige les ragams à 
déclarer la vérité. Si la prédiction eft véritable , 
tout ce qui y a un rapport immédiat , l’efl 
auffi; & j’infifte à ce que nous le fâchions. 

Voyant que les ragams ne parloient point, 
je priai le peuple de m’entendre. PuifTant roi , 
honorables colambs , & vous bon peuple de 
ce royaume , dis- je ; ) car c’eft à vous que je 
parle maintenant ) écoutez-moi avec attention. 
Vous croyez peut-être que vos ragams , en 
fupprimant la vérité ( ce qui vient de leur être 
reproché par le plus refpeétable de tout leur 
corps, que fes infirmités mettent hors d’état 
de vous déclarer ce fecret, quoiqu’il en ait la 
bonne volonté ) empêcheront que vous ne 
fâchiez ce que le ragam auroit enfeigné. Vous 
vous trompez ; ne croyez pas que je fois venu 
ici au hafard, pour tenter fi je pourrai vous fé- 
courir. Je fuis fur de le faire , fi vous y con< 
fentez ; c’eft de moi que vous allez apprendre la 
Tome IL C 

' ... *'• » ‘ . 


t 


t 


34 .Les Hommes 

do&rine que le ragam vous auroit enfeigné. 
Le ragam auroit démoli cette picce de 
boue , cet idole trompeur , auquel on a 
donne une face &C des couleurs horribles pour 
effrayer les en fa ns» Oui , i! l’auroit anéanti , bien 
certain qu’il ne peut faire ni bien ni mal, donner 
du chagrin ni caufer de la joie à perfonne , 6c 
qu’il ne fert uniquement qu’à entretenir une 
troupe de gens inutiles qui m’entendent , &: qui 
favert bien la véiité de ce que je dis. Pouvez- 
Vous croire que ce morceau d’argile , ce vilain 
marrr.ouzet m’entende ? Quelques ragams s'é- 
crièrent: oui. Croyez-vous qu’il puiffe le ven- 
ger de l’afixont que je lui ferai ? On entendit 
crier : oui ^Turémenf Eh bien , dis je , qu’il le 
faffe donc , s’il l’ofe ; & tirant mon fabfe , je lui 
abattis la tête d’un revers. Voilà , ô Glumms , 
voilà ce que les ragams favoient , 6c je les 
défie de le nier. Maintenant, continuai-je, je 
vais vous apprendre à qui le vieux ragam vou- 
loit qu’on s’adrefsàt, ôc qu’on rendît des ado- 
rations. C\ft à l’être fupiême , au créateur du 
ciel & de la terre , 6c de toutes choies , qui nous 
envoyé la nourriture 6c fournit à nos befoins , 
en faifant produire à la terre, qu’il a créé les 
chofes néceffaires pour notre ufage. C’eft cet 
être dont vous ayez entendu parler fous le nom 
de Collwar ,6 c à qui l’on vous apprend main- 


V O l A N s; 35 

tenant que vous ne devez point vous adrefler. 
J’en appelle à vos propres coeurs , fi jamais au- 
cun de vous a penfé à lui. Pour le peu qu’un 
homme foit en état de réfléchir , qu’il me dife fi 
une chofe qu’il peut faire, & qu’il fait de fes 
propres mains , ne doit pas plutôt dépendre de 
lui, que recevoir fes hommages? Pourquoi 
donc ne nous adreflons- nous pas à celui qui nous 
a faits, en reconnoiffant que nous lui devons tout? 

Vous êtes dans l’erreur , Glumms , conti- 
nuai-je , fi vous imaginez que je veuille ex- 
clure tous ces révérends ragams de leurs 
places. Non, ils connoiffent trop ce qui eft 
jufte & bon. Ainfi ceux qui voudront continuer 
àfervir dans le temple, enfeigner fidèlement la 
do&rine du ragam, & les autres connoiflances 
qu’ils recevront ci-après de l’être tout-puifiant, 
pourront être toujours vos ragams ; & pn en 
choifira d’autres que l’on élévera dans cetta 
do&rine. 

En cet endroit le bon vieux ragajn fe leva 
avec beaucoup de peine. Monfieur Pierre , dit-il , 
vous êtes l’homme de la prédidion ; vous avez 
déclaré le deffein du vieux ragam , mes con- 
frères le lavent tous très-bien. 

Sentant donc le peuple de mon côté , car je 
ne dotitois point du roi & des coiambs, jVu 
dreflai ainfi la parole aux ragams. Révérends, 

C ij 


l 


ïë L E S H O M M E S 

J » i ’■ 

leur dis-je , vous voyefc aujourd’hui votre pré- 
diélion fur le point d’être accomplie ; car fi elle 
ell vraie , aucune force humaine ne peut s’y 
oppofer. Vous voyez votre image détruite : 
vous voyez, & j’en appelle à vous-mêmes , 
que ce que le ragam vouloit enfeigner a été 
découvert fans votre afliftance. Je voudrois 
donc que rompant les liens & l’efclavage de 
l’idolâtrie, vôus vous tournafliez vers le vrai 
Collwar. Rien ne peut être plus glorieux pour 
vous. Y a-t-il quelqu’un d’entre vous qui doré- 
navant feuille fervir Collwar , & quitter en- 
tièrement le culte de l’idole ? Ceux qui pren- 
dront ce parti , relieront au fervice du temple. 
Si aucun de vous ne le veut, je me charge 
d’infiruire un nombre fuflifant de vrais ra- 

* i ~ 

gams, pour former une fucceflioti de minières. 
Le fuccès de cette grande affaire dépend de la 
réponfe que vous allez rendre. Ils attendirent 
quelque tems que quelqu’un prît la parole; & le 
bon vieux ragam fe levant avec peine , dit : 
Pour moi , je continuerai les fondions, & tâ- 
cherai de faire tout le bien dont je fuis capable. 
Béni foit ce jour ou la prédiction efl accomplie 
pour le bien des générations futures. Que je me 
trouve heureux d’avoir vécu allez long-tems 
pôur le voir ! Tous les^ragams fuivirent fon 
exemple les uns après les autres. Ainfi fe ter- 


V O L A N s. 37 

** ' '* ' i . . * 

mina cette grande affaire de la religion , avec 
les acclamations prodigieutes des ragams & du 
peuple. 

Ce fuccès me confirma de plus en plus dans 
l’idée xpte la prédi&ion étoit véritable. Je leur 
dis alors , qu’avant de marcher contre les re- 
belles , j’aurois befoin de fept cens hommes, 

& que je fouhaitois qu’ils fuffent commandés 
par Nafgig : on me les accorda aufli-tot. 

Je leur dis encore , que ne voulant rien faire 
fans quils y concouruffent avec moi, je priois 
les cola mbs de refter dans la ville jufqu’à mon^^» 
départ, afin de pouvoir les affembier promp- 
tement quand il le faudroit. 

le demandai enfuite qu’on me laiffât feul 
& fans compagnie jufqu’au moment de mon 


départ. . 

. Alors je pris Nafgig avec moi; & étant re- 
tournés enfemble dans mon appartement : mon 
cher ami , me dit* il , qu’avez-vous fait àujour- 
, d’hui ? Vous avez détruit une puiffance , qitj 
jufqu’ici avoit été inébranlable. Je ne croirai 
déformais rien de trop difficile pour vous. 
Nafgig, lui dis-je, je fuis bien-aife que cela foit 
fait. Maintenant vous allez entrer dans un nou- 
vel emploi ; mais,, avant tout , pouvez- vous 
me procurer cinquante Glumms honnêtes & 
jfidèléspour une expédition particulière } Il ma 

v Cii î 


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Lè$ Hommes 
faut des gens de bon fens, fècrets & patiens. fl 
me dit qu’il l’alloit faire furie champ» & qu’il 
feviendroit me trouver. 

Je demandai alors Une audience particulière 
au roi, qui, en nie voyant parohre , me parla de 
mon expédition du Moucheratt. Prince, lui 
dis-je , fi , feul & étranger que je fuis , j’ai pu 
m’y faire entendre , que n’auroit-ce pas été , fi 
vous m’eufïiez fécondé ? Après m’avoir dit que 
vous n’aviez aucune foi à l’image , je m'atten- 
dons que vous vous rangeriez de mon côté. Ah ! 
Pierre , me répondit le roi , les monarques ne 
voyent , n’entendent &c ne comprennent que 
par les autres ; ils ne peuvent fe fervir de leurs 
propres yeux ; de leurs oreilles , ni de leur jflge* 
menti J’aurois bien voulu le faire i mais Barbarfà 
m’en a empêché , en m’affurant que ce feroit me 
perdre. C’efl mon ami de cœur : quels reproches 
ii’auroit-il pas eu à tpe faire , fi la chofe eût 
échoué ? U faut que je vous le confeffe ; lui & 
Ni cor font d’avis que votre arrivée dans ce pays, 
que nous regardons tous comme -le plus grand 
bonheur , fera çâufe un jour de ma ruine. Car , 
difeftt-il$ , quand il pOUrroit exécuter ce que 
vous efpérez de lui , on ne doit pas iuppofer 
qu’il en daiffât retomber tout l’avantage fur 
vous. Sfil peut opérer ces grandes chofes, il 
petn auffi bien vous ôter votre couronne* Ainfi* 



Vol ans. 3^ 

quoique je n’aye aucun foupçon fur vous, j’ai 
l’efprit continuellement trouble de craintes Ôc 
de jaloufies; je ne faurois ramener à ma façon 
depenfer des gens que je crains, parce qu’ils, 
fa vent-tous mes fecrets., 

Puiffant prince, repris-je , je ne fuis pas venu 
ici pour pofféder v.oîre royaume ; c’eil pour le 
rétablir. Je vivois plus à mon aife dans t ma 
grotte que dans ce palais. Grand roi, ajoutai-je, 
voilà mon épée ; percez- moi le cœur; tran- 
qnillifez-vous en me donnant la mort, plutôt 
que de me laiffer vivre pour vous défier de 
moi. Ce n’eft pas moi qui cherche à vous 
faire tort. Quoique je ne fois que depuis peu 
dans vos états , j’ai découvert des gens qui ont 
ce deffein, & oui l’exécuteront fans -doute, fl 
vous ne faites connoître que vous êtes, roi % 
en défruifant ces harpies , qui , toujours appli- 
quées à vos oreilles , y foufflent la défiance 8c 
l’inquiétude. Pierre , reprit le roi, que voulez- 
vous dire ? Je a’ai plus de traîtres dans mes, 
états. Pardonnez-moi , Sire , répliquai je , vous 
en avez. Etes* vous. en état de le prouver» 
Pierre , dit-il ? Je ne fuis pas venu ici?» repris- je » 
pour faire la fonftion de délateur , mais pour 
réformer le mal; ainft je ne vous donnerai fj- 
lisfa&ion qu’autant qu’il le faut pour voust 
mettre en état de les connoître vous même. 

C iv 


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40 Les Hommes 

Pour cela, laiflez-vous' conduire abfolument 
par mes confeils pendant trois jours : vous 
ferez à meme de faire telles informations que 
voudrez, fans que je vous le dife. Pendant ce 
tems, ne paroiflez pas plus inquiet que de 
coutume , îk. ne changez point votre ufage ordi- 
naire. • 

Nafgig m’ayant envoyé les cinquante hom- 
* mes, je leur demandai fi on pouvoit compter 
fur leur fidélité , & s’ils exécuteroient adroitc- 
tement une cormniflion importante. Ils m’af* 
furerent qu’ils le feroient fidèlement. Eh 
bien donc , leur dis -je, je ne puis vous 
donner de meilleures inftruftions, que de vous 
déclarer mon defTein , & de vous en laifler ab- 
folument la conduite. 

Ma confiance en eux les rendit plus diligens 
que tous les ordres que j'aurois pu leur donner. 

Je me contentai de leur dire que j’avois deilein 
de faire connoître aux villes révoltées, & à 
l’armée ennemie , que la perfonne prédite de- ' 
puis fi long- tems étoit à Brandleguarp ; que 
pour parvenir à les réduire,'& à tuer Harlo- 
kin , fon premier pas avoit été de changer la 
religion , fuivant le plan du vieux ragam ; 
qu’ils ne dévoient plus attendre que leur def- 
truclion, fi-tôt que je paroîtrois contr’eux avec 
le feu & la fumée inconnue que je portôis tour 


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V O L A N S. 4» 

jours avec moi; qu’on regardoit déjà la chofe 
comme faite dans tout Bragdleguarp. Après 
avoir divulgué ces brpits ; .ils dévoient revenir 
fans être apperçus. Ils me promirent d’exécuter 
mes ordres avec foin , & partirent. , 

Nafgig vint enfuite me trouver. Je lui dis, 
maintenant qu’il étoit fous mes ordres, d’aller à 
Graundevolet , avec fix cens hommes , dire à 
Yoirwarky de lui montrer mon vaiffeau , & de 
m’apporter les choies que je lui avois décrites 
fous le nom de canon ; qu’il les apporteroit 
avec des cordes, comme on m’avoit amené 
moi-même ; qu’il prendroit de la poudre qu’elle 
lui enfeigneroit , & environ cinquante boules 
pefantes qui étoient dans la même chambre que 
la poudre. Je lui recommandai , en cas qu’il ne 
crût pas avoir affez de monde , d’en prendre 
davantage , & fur-tout de faire diligence. Je fis 
dire aufli à Youwarky que j’efpérois avant peu 
l’envoyer chercher , elle & toute ma famille. 
•Voilà mes ordres, mon cher Nafgig , lui dis-je. 
Mais , le Roi ? il faut fécourir ce* honnête 
homme. Je veux fçavoir de vous les momens 
oh Barbarfa & Tafpi fe voyent en fecret. Ahl 
répondit Nafgig , fort fouvent : le roi aime 
beaucoup la princefl'e , & foupe rarement fans 
elle ; mais quand cela arrive , elle paffe la nuit 
avec JBarbarfa. Comment lui dis-je , puis-je 


4t LesHommes 

favoir fi elle foupera, ou non, avec le roi? 
Quand le roi a re/lé long-tems fur le Graundy , 
reprit-il , il foupe feul , & fe couche de bonne 
heure. Maintenant, lui dis- je, faites-moi voir 
votre apartement, afin que je puiffe m’y rendre ç 
pendant votre abfence : ordonnez à la garde de. v 
m’ylaiffer entrer, & tous ceux qui feront avec 
moi , en quelque tems que ce foit. 11 me mena 
auffi-tôt dans fa chambre. Il fallut paffer par 
tant de détours, de faites & de galeries, que je 
craignois de ne pas pouvoir en retrouver le 
chemin; mais ayant appris que’Maleck le fa- 
voit, & ne pourroit pas s’y tromper , je le 
congédiai , & il partit pour Gt aundevolet. 

---- - ' ■ ^ 

CHAPITRE XL I h 

V.t •: .i. î - * . - 

Le roi entend Barbarfa & Tafpi parler enfentble de • 
leur complot. Pierre les accufe en plein Mouche - 
cheratt. Ils font condamnés 6* exécutes. Nicor fe 
foumot £ tf relâché, t - ' 

f y s*.- ‘"y M } / • * ■* , * 

Il faut, dit-on, battre le fer tandis qu’il eft 
chaud. J’avois alors plufieurs affaires impor- 
tantes ;.il ne falloit pas les laiffer en fi beau che- 
min. Il étoit queftion d’affermir la religion 
de femer la divifion entre tes ennesôs , de‘dé« 


V • 


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V O X A N 5» 


4 * 


faire le roi de deux favoris & d’une princeiTe 
rebelle , & de tranfporter du canon dans l’air à 
quelques centaines de lieues; l’une ou l’autre 
de ces expéditions venant à manquer, pouvoit 
avoir des fuites fâcheufes ; mais l’affaire de la 
confpiration étant plus à ma portée , je l’en- 
tamai de la manière fuivante. 

Le roi vint me voir le lendemain, comme 
nous en étions convenus; & m’ayant affuré 
qu’il n’avoit parlé de rien à perlonne , pas 
même à Barbarfa ni à Tafpi , il m’avoua que 
Barbarfa avoit donné des ordres pour laifir 
Nafgig & fes gens ; & lui avoit perfuadé de 
ne point tant fe preffer de faire ce que je vou- 
lois, & d’employer au contraire fon autorité 
pour me contenir. Sire , lui dis-je , j’ai fi fort à 
cœur la fureté de votre majefté, que même 
votre défaut de confiance ne m’empêchera pas 
de tâcher de vous fervir. Avez-vous fouffert 
que l’on arrêtât Nafgig? Non, me tépondit-il, 
il étoit déjà parti quand on ÿ a envoyé. Sire, 
continuai-je, vous ne connoiffez pas la moitié 
du mérite de cet homme; mais vous en ferez 
Convaincu par la fuite, & vous le récompen- 
ferez comme vous le devez. Maintenant à 
quoi nous arrêtons-nous? Si vous confentez 
comme vous me l’avez déjà promis, à vou 
laiffer conduire pendant trois jours fans me 


y • • 


44 -Les Hommes 

queftionnér , j’offre de vous faire connoître les 
traîtres qui vous entourent , & de les remettre 
entre vos mains. Il me le promit encore. Hé 
bien , Sire , lui dis-je , ne dites point à Talpi 
d’aller fouper avec vous ce foir. Quel incon- 
vénient peut-il donc en réfulter ? reprit le roi. 
Sire , lui dis-je , vous m’avez promis de ne point 
me faire de queftions. Eh bien , dit-il , cela 
fuffit, j’y confens. De plus; lui dis je ;il faut 
nous rendre enfemble ce foir dans l’appartement 
de Nafgig, fans qu’on nous voye, ficela fe 
peut, ou du moins fans que perfonne enfok 
inlîruit. Quelque chofe que vous y voyiez ou 
que vous y entendiez, il ne faudra pas dire un 
feul mot, que vdlis ne foyez dehors. Le roi 
ay^nt promis de fuivre en tout mon confeil * 
nous nous féparâmes jusqu’au foir. 

J’appellai Maleck , & lui demandai s’il fa- 
voit le chemin de l’appartement de Nafgig. Ü 
médit qu’il le connoiffoit très-bien. A l’heure 
marquée ,il m’y conduifit. Je n’eus pas long- 
tems à attendre. Le roi s’y rendit, quand pref- 
que toute la cour fut retirée. Je fis refter le 
roi dans la chambre extérieure , tandis que 
j’allois de tems en tems dans lâ chambre à 
coucher. Je croyois déjà qu’il faudroit remettre 
la partie à un autre jour, lorfqu’à la quatrième 
fois j’entendis que nos gens éîoient arrivés- 



V O L A N S.' ' 45 

J’allai chercher le roi, & le conduilis dans la 
chambre , en le priant de fe tenir tranquille , 
quelque chofe qui arrivât , s’il ne vouloit 
tout perdre. Après plufieurs difcours tendres 
entre Barbarfa & Tafpi, nous entendîmes le 
dialogue fuivant; 

Tafpi. Mon cher Barbarfa , que lignifie 
tout ce bruit qui eft arrivé l’autre jour dans le 
Moucheratt? 

Barbarfa. Rien, ma belle, finon que ce fol 
de Pierre , qui fe donne pour un homme mer- 
veilleux , voudroit nous mener tous com#ie 
des enfans. 

Tafpi. On dit que d’un feul mot contre l’i- 
mage il a renverfé tous les ragams. 

Barbarfa. Je ne fais comment cela s’eftfait. 
C’eft le vieux radoteur de ragam qui en a été 
caufe. Véritablement le roi avoit grande envie 
de fe ranger du côté de Pierre ; mais je lui ai 
fait ligne tout-à-propos, & vous lavez qu’il 
n’ofe déplaire à un ami li cher que moi. Ah ! 
ah ! ah ! ne fuis-je pas un plaifant homme, ma 
belle , de parler ainfi de mon roi ? 

Tafpi. Qui n’a qu’un pas à faire pour par- 
venir au trône, eft prefque égal à un roi. 

- Barbarfa . Oui vraiment , & encore ce pas 
eft-il très-petit. Mais il faut nous défaire abfo- 
lument de Nafgig, quoique je me flatte de l’a- 



tyS Les Hommes 

voir déjà ruiné dans l’efprit du roi. Je n’aime 
point les gens fi pénétrans. Ce drôle-là penfe 
plus que moi , ma chère. 

Tafpi , Je ne crois pas qu’il penfe jamais fi 
utilement. A propos ; donnez-moi donc des 
nouvelles du coufin Harlokin : on dit que le 
Gavingrunt eft enfin révolté. 

Barbarfa. Oui , ma chere , Bazin , Iflell , 
Pézele & Ginkatt fuivront bientôt fon exem- 
ple ; du moins j’y travaille à force : pour lors 
nous confeillerons à Géorigetti de fuir, & nous 
prendrons fa place. Les noms du roi Barbarfa &C 
de la reine Tafpi ne fonnent ils pasaufli bien que 
celui dû roi Géorigetti ? Eh bien, ma chere, 
quand nous ferons fur le trône , ce qui ne peut 
pas tarder , pourvu que Nicor faffe bien fon 
perfonnage, car je n’ai encore rien appris de 
fes fuccès , quand dis-je , nôus ferons en pof- 
feflion de la fouveraineté , il faudra fonger à 
nous y foutenir. 

Tafpi. Allons , divertiffons-nous , vivons 
comme roi & reine , en attendant que nous le 
foyions réellement. 

Ils fe turent en cet endroit , & le roi qui 
s’étoit contenu mieux que je n’aurois penfé , ‘ 
paffa brufquement dans l’autre chambre, Pierre 
me dit il , je vous remercie de m’avoir amfi fait 
connoître les chofes par moi-même. Que les 


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v o i à n s: 47 

rois font malheureux ! Que nous nous rendons 
milérables pour tâcher de faire le bonheur des 
autres : Avec quelle facilité nous nous laiflons 
aveugler par la flatterie de ceux qui font au- 
de flous de nous! Favori indigne I Princefle dé- 
tcflable! je les ai en horreur. Pierre , me dit-il, 
prêtez moi votre épée; je veux les percer tous 
les deux du même coup. 

Arrêtez , Sire , lui dis-je; votre majefté en a 
aflez entendu pour prononcer un jugement 
équitable contr’eux. Mais un roi ne doit pas fe 
laifler emporter par la colère & la vengeance. 
Vous puniriez ces pafîions dans les autres ; 
évitez-les donc vous-même. Dans un état fi 
relevé, vous ne manquez pas d’autorité pour 
châtier un crime connu. Ne vous lailTez point 
aller à des avions de violence , que vous ne 
pafferiez pas à un particulier qui n’auroit pas la 
commodité de le faire rendre juftice. Mon avis 
tfl que vous aflembliez demain les colambs. 
Ëarbarfa & Nicor ne manqueront pas de s’y 
trouver. Vous direz aufli à Tafpi que vous avez 
à faire aux états des propofitions importantes, 
que vous voulez qu’elle entende. Je préparerai 
cependant les gens qui fervent fous Quilly : je 
détacherai Maleck avec une autre troupe pour 
m’accompagner , & exécuter les ordres que je 
leur donnerai de votre part* J’arrêterai moi- 




48 Les Hommes 

même en pleine affemblée les criminels; & fi 
Nicor ne confefle pas ingénument de quelle 
nature eft la commiflîon dent l’a chargé Bar- 
barfa , je le ferai mettre à la torture , jufqu’à 
ee qu’il avoue. 

Le roi ayant goûté ce moyen j’ordonnai à 
Quilly de la part du roi d’amener tous mes do- 
méftiques à Faflemblée , & je lui indiquai fa 
place. Je dis auflî à Maleck de me choifir cin- 
quante braves gens, & d’être prêt à exécuter 
mes ordres au premier lignai. Si-tôt que i’af- 
femblée fut ouverte , je m’adreflai aux co- 
lambs , & leur dis qu’ayant pris à cœur leurs af- 
faires , je m’étois chargé d’examiner la caufe de 
toutes leurs calamités ; & qu’ayant découvert 
qu’il y avoir des traîtres par-tout , & même 
jufques dans la capitale, fa majefté m’avoit or« 
donné de leur demander quelle punition on 
devoit infliger , fuivant leurs ufages , à des 
criminels qui ont confpiré contre le roi & con- 
tre l’état , & qui entretiennent correfpondance 
avec fes ennemis , fous le mafque de la plus 
grande amitié. 

A ces mots je m’arrêtai en regardant Bar- 
barfa, dont le vifage fe couvrit d’une pâleur 
mortelle. Il alloit prendre la parole , quand le 
plus ancien des colambs décla^l, que pour pu- 
nir un pareil crime , le fupplice ordinaire de 

la 


% 

Digi 


V O L A N s; 49 

la mutilation étoit trop peu de chofe ; & que 
les criminels méritoient d’être enfevelis tout 
vivans dans l’hoximo ou dans le mont Alkoé. 
Les'autres colambs dirent tous , qu’ils étoient 
du même avis , & qu’ils trouvoient ce châti- 
ment encore trop doux. Je m’avançai alors 
vers Barbarfa qui étoit à la gauche du roi , & en- 
fuite vers Tafpi qui étoit à fa droite , & je leur 
déclarai qu’ils étoient prifonniers d’état aufli bien 
que Nicor. Barbarfa & Tafpi furent mis fous 
la garde deQuilly & de fesgens , & Nicor fous 
celle de Maleck & de fa troupe. Je leur ordonnai 
de tenir ces prifonniers dans des appartenons 
féparés , avec défenfes de les laitier parler les 
uns aux autres fous quelque prétexte que ce 
fut , a peine d’être mutilés eux-mêmes. 

Barbarfa voulut parler, fuppliant le roi de 
ne pas abandonner un ferviteur fidèle fur l’ac- 
cufation vague d’un homme aufli mépjfifable 
que Pierre. Mais le roi répondit que l’on con- 
noîtroit bien-tôt quel étoit l'homme mépri- 
fable, & qu’il feroit puni fuivant fon mérite. 
Je me levai alors , & j’inflruifis toute l’affem- 
blée de ce que nous avions entendu, com- 
ment la chofe avoir été découverte d’abord , 
&C que le roienavoitete témoin auriculaire. Le 
roi ayant confirmé ce que j’avançois, toute l’af- 
femblée indignée nerefpiraplus que vengeance 

Tome II. D 

• ■* " 



50 LesHommes 

Nous ignorions encore en quoi confiftoit la 
commiffi.m fecrète dont Nicor avoit été char- 
gé , quoique nous euflions une affei grande 
convi&ion contre les autres. Je propofai alors 
de faire venir Nicor , & au cas qu’il refusât 
de répondre, de le mettre à la torture. 

Nicor étant amené devant toute l’affembîée, 
je lui demandai par ordre du roi , quelle com- 
miïïton Barbaria lui avoit donnée , & à qui 
elle s’adreffoit. Je lui fis entendre que le moyen 
le plus sûr de conferver fa vie , fon honneur 
& le bien de fon pays , étoit de tout avouer 
d’abord , fans quoi il feroit appliqué à la quef- 
tion : que la mutilation & le banniffement étant 
des fupplices trop doux pour une telle offenfe, 
iV pouvoit compter que .le lien feroit d’une 
nature encore plus févère , s’il ne déclaroit 
nettement la vérité. 

Effrayé de ces menaces , il confeffa à haute 
voix , que fa dernière commiflion étoit d’aller 
dans différentes villes, comme de la part du roi, 
& avec fon Gripfack , pour leur ordonner de 
fe rendre à Harlokin , & d’annoncer qu’aufîi- 
îot qu’Harlokin paroîtroit -, on l’introduisît 
dans ces villes, parce que le roi ne pouvoit 
tenir contre lui. 

Il déclara aufli qu’il avoit été convenu juf- 
qu’cù les limites d’Harlokin s’étendroient , 



V O U N S, 51 

auflîbien que celles de Barbarfa, qui de voit 
être déclaré roi , & époufer Tafpi: que Bar- 
barfa feroit appelle roi de l’eft , & Harlokin 
de l’oueft ; & qu’en cas que l’un ou l’autre 
mourût fans enfans, le furvivant lui fuccéde- 
roit , & pofféderoit toute la monarchie. 

Le roi déclara que par mon moyen , il avoit 
entendu dire tout cela la nuit dernière à Bar- 
barfa & à Tafpi , qui étoient couchés enfembîe. 
Toute l’aflemblée ordonna qu’on les fît venir 
tous les deux & qu’après leur avoir mis des 
cordes au col , on les précipitât tout vivans 
dans le mont Alkoé. * < 

J’exigeai alors que les criminels fuffent en-l 
tendus avant leur exécution , & qu’on les inf- 
truisît féparément de leur fentence. Je deman- 
dai d’abord à Barbarfa ce qu’il avoit à dire 
contre fa condamnation. Il déclara que Ion am- 
bition & la facilité de fon maître l’avoient porté 
à entreprendre ce dont il étoit accufé , d’au- 
tant plus que l’occafion lui paroiffoit favo- 
rable. Je fis enfuite là même queftion à Tafpi , 
qui répondit que l’ambition avoit été de tout 
tems fa paflion dominante ; que j’avois fait 
ce que je pouvois de pis contr’elle , en eu 
arrêtant le progrès , & que tout le refie ne 
valoit pas la peine d’en parler.Oui, ajouta-t-elle 
en fureur , j’aurois facrifié la vie d’un million- 
d’bommes pour régner. . D ij 


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I * 

^2 L E 5 H O M M E S 

Nicor n’étant que le favori du favori , & 
n’ayant eu dans toute cette affaire d'autre objet 
que d’obtenir la faveur de fon nouveau maître, 
je plaidai fa caufe avec chaleur. D’ailleurs , 
comme il avoit déclaré la vérité , & que je 
croyais pouvoir en tirer quelque avantage à 
l’avenir, j’obtins qu’il me feroit livré, & que 
î’aurois la liberté de lui pardonner ou de le 
faire mutiler , fi je le jugeois à propos. Je n’a- 
vois pas tort de penfer ainfi ; car par la fuite 
il fe trouva fort utile pour mes deffeins , & 
je lui pardonnai. 

Avant que l'affemblée fe féparât, on or-* 
donna à un parti de gens du mont Alkoé , 
de porter Tafpi & Barbarfa -à la montagne , 
de leur taillader le graundy , & de les préci- 
piter. Ainfi finit la vie de ces deux viâimes 
de l'ambition. 

De retour chez moi , je fis appeller Nicor. 
C’eft à moi, lui dis-je, que -vous êtes rede- 
vable de la vie dont vous jouiffez maintenant. 

Si je vous en rappelle la mémoire , ce n’eft 
pas que j’en attende aucune reconnoiflance 
pour moi-même ; vous ne devez pas ignorer 
que tous mes efforts ne tendent qu’à fervir • 
cet état : je vous offre la vie & la liberté ; * 
mais c’eft à condition que vous réparerez 
votre conduite paffée , en me déclarant vo- # 
lontaircinent tout ce que yous croirez pouvoir. 


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v o l a n j; flè 

contribuer à P-avantage de l’état. Vous con- 
noiff z les auteurs de tous les troubles; je pré-- 
tends que vous me difiez votre avis, pour 
mieux contrebalancer les projets des ennemis 
& remédier à tous les maux. 

Nicor , pleinement convaincu de ,/a faute », 

& fe voyant fans patron , n’eut d’autre parti à. 
prendre que celui de la foumiflîon. Je crois», 
me dit-il , qu’aucune des provinces n’auroit 
embrafle le parti d’Harlokin , fi elles n'euffent 
cru que c’étolt par ordre du roi que Barbarfa 
agifloit ; elles n’en ont fait aucun doute,, dès, 
qu’elles ont entendu, le Gripfack. Envoyez t 
donc des exprès avec le Gripfack du roi aux, 
endroits qui fe font révoltés depuis peu , &C. 
à ceux qui font fur le point de le taire , pour 
arrêter leur révolte. Je lui dis que je Pavois, 
déjà fait. Mais, me dit il , s’ils. ne voyent point 
le Gripfack du roi on méprifera. Les ordres, 
que vous^erez donner, & on n’ajoutera au- 
cune foi au meflagej II me donna donc des, 
inûru&ions particulières fur d’autres affaires, 
importantes. Alors le voyant véritablement * 
repentant , & le croyant fincère , je lui dis; 
que j’étois ennemi juré de la contrainte ^ 
qu’afnfl, fi quelque perfonne de crédit vou- 
loit s’engager de le repréfenter toutes les fois 
qu’on en auroit befoin > je lui laifferois fa li- 
berté entière. , D lij 


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54 LesHommes 

Le pauvre Nicor éprouva le fort ordinaire 
à toutes les perfonnes difgraciées ; il fe trouva 
abandonné de tous fes amis , & me vint dire 
le lendemain tout en larmes , qu’il fentoit vi- 
vement l’énormité de fon crime , qu’aucun de 
ceux qui ftoient autrefois fes amis ne vouloit 
le regarder maintenant , & qu’ainfi il falloit 
qu’il fe fournît à fon fort. 

Nicor étoit naturellement d’un excellent 
cara&ère , jufqu’au moment qu’il s’étoit laide 
féduire par Barbarfa. Perfuadé qu’un ennemi 
qu’on oblige , devient quelquefois l’ami le 
plus sûr , je le preflai d’aller encore follici- 
ter fes connoiffances. Mais il me répondit 
que perfonne ne vouloit le fervir dans cette 
affaire ; qu’il aimoit mieux fouffrir lui-même , 
que d’aller prier les gens pour les engager à des 
cqmplaifances forcées. Venez , Nicor, lui dis-je; 
voulez-vous être votre propre caution ? Puis-je 
m’en rapporter'à votre parole ? Il m| répondit 
qu’il ne méritoit pas cette grâce de ma part ; 
que la crainte d’être mutilé & de refter en ma 
puiffance, le mejtoit hors d’état de me •ré- 
pondre , & qu’il pourroit peut-être me trom- 
per, fi jamais il concevoit que j’euffe quel- 
que? defleins contre lui, & que moi -meme 
aufli je pourrois avoir cette idée. 

Eh bien donc , Nicor , lui dis-je, vous êtes 



• A 


<9 


V O 1 A N S. 5 J 

libre; jouiffez de votre état. Je ne crois pas 
que jamais vous me donniez lieu de me re- 
pentir de mon indulgence : en tout cas je n’au- 
rois aucun reproche à me faire. 

Nicor tomba à mes pieds , & fut fi furpris 
de ma genérofité , que j’eus beaucoup de peine 
à le faire lever. Il me jura qu’il étoit plus con- 
fus que jamais de me regarder. Ce n’eft pas 
tout, lui dis- je ; je .prétends vous traiter à 
l’avenir comme un véritable ami. Je lui or- 
donnai de me venir voir tous les jours , parce 
que j’aurois fouvent befoin de lui. En effet , 
après Nafgig , c’eft de tous les fujets du roi ' 
celui dont j’ai tiré le plus de fervices. 


_j_ 

CHAPITRE XLIII. 

Nafgiatrevient avec le canon. Pierre lui en apprend 
le fcrvice : il fe defline une garde , & régie P ordre 
de fa marche contre Harlokin. Combat entre 
Nafgig & le général des rébelles. Pierre revient 
avec la tète cP Harlokin. On vient au-devant 

de lui. Réjouiffances publiques. Efclavage aboli - 

* . * * 

Le dixième jour, Nafgig arriva tandis que 
j’étois dans les jardins du roi. Ayant entendu 
le trompette qui le précédoit , je l’appellai 

D iv 

S . 

ï . 



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Les Hommes 

pour faire fiavoir à Nafgig où j’étois, afin qu'il 
s’y abattît. 

Après m’avoir donné des nouvelles de ma 
femme & d? mes enfans , qui ctoient en bonne 
fanté : hé bien, mon ami , dit Nafgig, faut-il 
vivre ou mourir? Expliquez-vous, lui répon- 
dis-je. Je vous demande feulement , dit-i! , fi 
vous m’avez découvert au roi. Mon cher Naf- 
gig, lui dis- je, je ne pu vous cacher la vérité: 
oui , je l’ai inftruit de tout. Hé bien , neprit-ii, 
fans doute que fa majefté ne fe fer vira plus de 
moi. Pourquoi donc, lui dis- je ? Le roi n’efi pas 
affez injufle pour cela. Mais, je vous prie, 
infifta-t-ii , que difent Barbarfa &c Tafpi ? Rien 
du tout , répliquai-je , foyez tranquille. Avez- 
vous découvert leur méchanceté au roi? Oui ; 
lui dis-je , & le roi s’t fl conduit comme il le 
devoit dans c$tte occafion. Oii font- ils mainte- 
nant, dit Nafgig ? Dans le mont Alkoé ? lui ré- 
pondis-je. Dans le mont Alkoé , reprit-il ; que 
voulez- vous dire par-là ? Comment peuvent- 
ils être dans le mont Alkoé ? On les y a préci- 
pités la corde au col , comme on fait à vos cri- 
minels quand on les mène à Crashdoorpt. Ont- 
ils été mutilés , demanda-t-il ? Ah ! lui répon- 
dis-je , mieux que cçla , je vous a/Ture. Venez , 
mon bon ami, je vous en ferai le récit. Alors 
je lui racontai tout ce qui étoit arrivé, & com- 


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V o l a n s: 57 

bien le roi étoit fatisfait du jugement rendu par 
le moucherait. C’eft maintenant, Nafgig, lui 
dis je , que vous pouvez vous regarder comme 
favori. Sa majefté n’attend votre retour que pour 
vous combler de les bienfa ts; mais méfiez-vous 
d’un trop grand pouvoir. La plupart des 
hommes en font éblouis ; & la chute fuit de 
près l’abus que l’on en fait. Dites-moi , de- 
manda Nafgig, qu’eft devenu Nicor?£ft il en- 
veloppé dans la même condamnation ? Non , 
lui dis-je . Nicor eft abfolument libre par mon 
moyen; & dans to*ut le royaume, il n’y a pas 
deux hommes plus grands que lui & moi. Je 
lui dis alors comment je m'ctois comporté 
avec lui. Nafgig en fut charmé, parce que 
Nicor , à ce qu’il me dit , étoit foncièrement un 
honnête homme. 

Pendant ce tems nous vîmes arriver le canon. 
Si mes compatriotes avoientle graundy , difois- 
je, ne fût-ce que pour tranfporter leur canon 
d’un lieu à un autre avec tant de facilité êc à 
û peu de frais, le monde entier ne pourroit 
pas tenir devant nous. Ils m’apportoient cinq 
canons , trois autres pièces d’artillerie , 
beaucoup plus de munitions que je n’en avois 
demandé. 

Je préfentai Nafgig au roi auffi-tôt fon retour, 
comme un homme à la conduite duquel j’étois 



58 Les Hommes 

redevable de l’arrivée de mon canon. Le roi 
lui dit, en l’embraffant, qu’il lui avoit rendu 
un fi grand fervice dans l’affaire de Barbarfa 
& qu’il s’étoit conduit avec tant de prudence 
que dorénavant il vouloit mettre en lui toute 
fa confiance , & une eftime la plus particu- 
lière. 

Nafgig rendit grâces au roi de ce qu’il vou- 
loit bien agréer fes fervices , & demanda quand 
ou commenceroit les opérations de la cam- 
pagne? Demandez-le à mon père , dit le roi. 

Vous aurez la conduite de la guerre, mais c’efl: 
lui qui vous dirigera. 

Alors Nafgig s’informa du nombre de trou- 
pes qu’il faudroit. Je lui demandai combien 
l’ennemi en avoit. Environ trente millehommes,, 
me répondit-il. Hé bien, lui dis-je, prenez-en 
feulement fix mille, fans compter ceux qui me 
porteront & l’artillerie. Choififfez auffi cin- 
quante hommes des plus braves pour mefervir 
de gardes , & envoyez-les moi. 

Je fis voir à ces gens mes fabres & mes pif- 
tolets ; je leur en montrai l’ufage , & la manière 
de s’en fervir. Comme nos ennemis combattent 
avec des piques, leur dis-je, tenez-vous d’a- 
bord à quelque diftance. Quand vous voudrez 
attaquer, détournez la pique avec une main* 

& de l’autre , frappez l’ennemi avec cette arme 

4 

' Jt • • 

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V O L À N S. 59 

fur le graundy. Ce côté, dis-je, en leur mon- 
trant le taillant du fabre, eft capable de fendre 
votre ennemi en deux; un teul coup fuffira 
pour cela ; mais il faut en approcher bien près. 

Si cependant vous craignez de détourner la 
pique , appliquez defibs un grand coup de 
fabre , il la féparera en deux , & la pique n’ayant 
plus de pointe, ne pourra plus fervir à votre 
ennemi. Suivez bien ces inftru&ions , & nous 
ferons viftorieux à coup fur. 

La premfere chofe que je fis enfuite , fut de 
régler l’ordre de ma marche de la manière qu’on ' 
va voir ; & après avoir pris congé du roi , je 
partis. 

On vit marcher d’abord dix compagnies de 
cent hommes y compris les officiers, précédées 
chacune d’un gripfack, & rangées fur deux 
dignes doubles de cinquante hommes de front. 

i°. Quatre cens porteurs du canon , avec 
deux cens hommes à droite & autant à gauche, 
pour les relever detems à autre. 

3°. Deux cens hommes portoient les muni- 
tions , les magafins , des haches , & autres cfiofes 
néceflaires à la guerre. 

4°. Mes cinquante gardes du corps mar- 
choient^enfuite fur deux lignes. 

5°. Enfin ma perfonne portée par huit hom- 
mes avec douze autres fur la droite & au- 



y 


go Les Hommes 

tant fur la gauche , pour fe repofer d’heure en 

heure. 

6°. Deux mille hommes marchant en co- 

/ » 

lonnes de cinquante de front à la gauche du 
canon 6i de moi. 

7°. Mille hommes formant Karrière-garde 
fur deux lignes doubles de cinquante hommes 
de front. 

Je confultai avec Nafgig fur la fituation de 
l’armée ennemie , afin d’éviter les villes révol** 
tées q.ie j’aimois mieux prendre à mon retour* 
car mon defléin étoit de combattre Harlokin 
avant toutes chofes , bien perfuade qu’après 
l’avoir vaincu , les villes le rendroient fans faire 

W 

de réfiilance. 

Arrivés à une petite diftance de fon armée , 
je fis faire haite a la mienne dans un lieu com- 
mode pour placer mon canon ; & l’ayant pofé 
fur des pierres plattes mifes les unes fur les au- 
tres jufqu’à une certaine élévation , je les char* 
geai, aufîi bien que mes petites armes qui con>* 
liftoient en fix muufquets & trois paires de pif- 
tolei 1 ;. Puis rangeant mon armée , favoir deux 
milles hommes immédiatement derrière moi , 
deux mille à ma droite & autant à ma gauche, 
je défendis expreflement de bouger faps ordre. 
Enfuite j’envoyai un gripfack prcfenter la ba- 
taille à Harlokin , qui répondit que combat^ 

« 

* *' , ■ " ' 


* 


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V O L A N S. <6i 

tant pour un royaume il n’héfuoit pas de l’ac- 
ceprer; il en fut même charmé , à ce que )ai 
appris par la fuite ; car depuis les avis que j’a- 
vois fait diflribuer dans fon armée, il eo avoit 
déferté une grande partie , & il appréhendoit 
que la défection ne devînt générale. J’étois aflis 
dans ma chaife avec trois moufquets de chaque 
côté, un piflolet à ma main droite , & cinq 
autres à ma ceinture. J’attendis dans cette pof- 
ture l’arrivée d’Harlokin. Environ une heure 
après nous vîmes paroître l’avant-garde de fon 
armée, qui étoit de cinq mille hommes volans 
fur cinq colonnes les unes au-deflus des autres. Je 
n’a vois point chargé mes canons à boulet , mais 
feulementavec des petitespierres dont il y avoit 
environ foixante dans chaque; & apperceyant 
la longueur de leur ligne , j’éloignai un peu 
plus l’embouchure de mes canons. Puis me ré- 
glant pour les pointer fur une étoile brillante 
qui paroifloit un peu au-deffus de l’horifon , 
j’obfervai , en me retirant à ma chaife, le rap. 
port qu’il y avoit entre la hauteur de cette 
étoile & l’élévation du canon , afin de me 
régler fur le tems où je devrois le tirer. Les 
rangs ennemis les plus avancés ne voyant point 
remuer mon armée , s’approchèrent prefqu’au- 
deflus de nous pour nous accabler, Lorfqu’ils 


êt " 

! 

61 Les Hommes 

. furent à ma portée , je tirai deux de mes ca- 
nons à la fois ; ils en furent fi mal* traités , que 
dès la première déchargé il tomba quatre-vingt- 
dix hommes avec leur commandant. Les autres 
étoient fi ferrés , qu’ils ne pouvoient fe retour- 
ner librement pour voler : ceux de derrière les 
arrêtoient ; & empêchoient le paffage. Ainfi 
«les voyant former une troupe rainaffée fi pro- 
digieufe , je tirai deux autres canons , qui 
tuèrent & firent tomber deux fois plus d’enne- 
mis que la première décharge. Alors donnant 
le fignal dont j’étois convenu , mes gardes 
armés de fabres, & les piquiers tombèrent fur 
l’ennemi , & en firent un épouvantable carnage. 
Mais craignant que le corps de l’armée ennemie 
ne s’avançât avant que j’euffe le tems de re- 
mettre mes gens en ordre, je leur fis dire de 
s’abattre chacun dans leur porte , & de laifler 
échapper le rerte des ennemis. 

L’événement juftifîa ma conduite ; & ma pré- 
caution eut beaucoup plus de fuccès que fi 
j’en euffe tué deux fois autant : car non-feule- 
ment ils ne revinrent point , mais s’envolant 
les uns à droite , les autres à gauche , & paf- 
fant le long des deux ailes de leur armée com- 
pofées de fix mille hommes chacune , ils an- 
noncèrent qufi toute l’avant-garde étoit dé- 
truite ; & que la prédiction feroit certainement 


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V O L A N S. 6$, 

accomplie, puifque tous leurs camarades avoient 
été tués par le feu & la fumée. Cette nouvelle 
mit l’allarme dans chaque aile , de manière que 
tous les foldats fe débandèrent , & ne repa- 
rurent plus. 

Le corps de bataille compofé d’environ dix 
mille hommes , ne fçut rien de ce qui étoit 
arrivé aux deux ailes; car Harlokin leur avoit 
commandé de faire un grand circuit pour nous 
envelopper , & apprenant que nous n’étions 
qu’une poignée de monde , il" s’avançoit har- 
diment. Comme j’avois ordonné à mes gens de 
ne fe pas élever trop haut , l’ennemi voulut 
fondre fur eux. Quand ils fe furent approchés , 
je demandai à Nafgig , qui étoit leur conduc- 
teur , & fi c’étoit Harlokin ? Il me répondit 
que c’étoit fon général , & qu’Harlokin étoit 
derrière. Cette troupe n’étant pas encore à la 
portée de mon canon , Nafgig me demanda 
la permiflîon d’aller effayer fes forces contre 
le général. J’y confentis. Alors Nafgig prit fon 
vol , & s’avançant feul avec un de mes fabres, 
alla défier le général à un combat fingulier. 
Celui-ci en brave homme ,1’accepta , & fit faire 
halte à fa troupe. Alors ils en vinrent aux mains. 
Tous deux avides de gloire & prenant chacun 
leur avantage , les coups fe fuccédoient fi bruf- 
quement , que l’un n’attendoit pas l’autre. 





64 .Les Hommes 
T antôt l’itn avoir le deffus , tantôt il fe trouvoït 
deffous, & tournant avec promptitude ils fe 
heurtoient prefque corps à corps. Alors le gé- 
néral , armé d’une maflue ou p : que garnie d’une 
grofle pierre par le bout, en donna un coup fi ' 
furieux fur la tête de Nafgig, qu’il le fit baiffer 
corfidérablement. Je commençois à être in- 
quiet , parce que le général le pourfuivoit. 
Nafgig remontant avec beaucoup de légèreté 
derrière le général, regagna le terrein qu’il 
avoit perdu avant que fon ennemi pût s’en ap- 
percevoir. Il s’élança en avant , & reçut encore 
un coup fur le bras gauche; en même tems il 
porta au général un coup de fabre au-dtflusde 
l’épaule , dont il lui fendit le graundy, & lu* 
enleva une partie de la chair du bras gauche. 

La douleur que le général en reffentit le fit 
tomber en chancelant auprès cfe moi , mais ce 
ne fut qu’après avoir reçu un autre coup que 
Nafgig lui porta en le pourfuivant dans fa 
chute. 

Après cette défaite , Nafgig vint fe placer 
derrière moi. Notre armée faifoit retentir l’air 
de fes cris. A peine le général fut- il défait , que 
l’on vit venir fe Harlokin avec un regard mêlé 
de dignité & de terreur; H fembloit méprifer 
l’air qui le portoit; & de fa nvain il do na-le 
fignal de l’attaque. Quand il fut afïez proche de 
. moi 


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V O L A N S. 6 5 

moi pour m’entendre , je lui reprochai fa tra- 
hifon , & l’indignité qu’ii y avoit de combattre 
contre Ton légitime fouverain : je lui offris 
même un bon parti, s’il vouloit le foumettre. 
Infeêle bas & rampant , dit Harlokin , li tu as 
quelque chofe à me dire qui mérite d’être 
écouté, viens me trouver dans les airs. Ce bras 
te fera voir qui de nous deux a befoin de grâce. 
Je te m.éprilè trop pour m’arrêter à toi. Mais ce 
meflager te lera connoître que tu es un im- 
polleur, en te renvoyant fans vie au roi qui t’a 
fait venir contre moi. A ces mots : il me lança 
un javelot armé d’une pierre très-pointue. J’é- 
vitai le coup. Puifque mes paroles n'opèrent 
rien fur toi, lui dis-je , ceci jullifiera la vérité 
de notre prédiâion. Alors le couchant en joue, 
je lui perçai le cœur d’un coup de fufil, dont 
il tomba mort à vingt pas de moi. Mais voyant 
qu’un autre prenoit fa place , malgré le trouble 
que mon coup - de fufil leur avoit caufé, je 
courus à ma mèche , & mettant le feu à deux 
antres canons en même tems, les ennemis tom- 
bèrent fi drus autour de moi , que je craignis 
d’être écrafé de leur chiite. Le relie fe fépara & 
s’enfuit à tire d'ailes. Ainfi finit cette guerre. Je 
refiai trois jours fur le champ de bataille , 
pour voir fi les ennemis fe rallieroient. Ils en 
étoient bien éloignés; car j’appris enfuite qu’a- 
Tome 1 1, F. 




66 Lee Hommes 
vant mon retour , la plupart des provinces 
révoltées avoient déjà envoyé des députés qui 
portèrent les premières nouvelles de leur dé- 
faite, & demandèrent ir.iféricorde. On retint 
tous ces députés en p ri ton jv.fqu’à ce que je 
retournai avec la tête d’Harlokin. 

A mon arrivée à Brandleguarp , je fus reçu 
en triomphe. Le roi , les colambs , & prefque 
tout le peuple, hommes, femmes & enfans, 
vinrent au-devant de moi avec chacun deux 
globes de lumière dans les mains. Ce fpeélacle 
extraordinaire dans les airs m’allarma. Je de- 
mandai à Nafgig ce que cela vouloit dire; &c il 
me répondit que c’étoit unfveecoan, ou qu’il 
ne favoit ce que c’étoit. Je lui demandai encore 
ce que lignifioit ce mot ; Sc il me répondit que 
c’étoit une réjouiflance particulière dont il 
avoit entendu parler , fans jamais en avoir vu , 
dans laquelle le roi marchoit en triomphe. Tous 
les habitans de Brandleguarp', depuis quinze 
jufqu’â Soixante ans > font obligés de l’accompa- 
gner avec des v?rs-luifans dans les mains. Il 
ajouta qu’on avoit vu deux réjouiffances fem- 
blabîes fous le règne de Begfurbeck; mais qu’il 
n’y en avoit pas eu depuis. 

Quand nous approchâmes, tout ce cortège 
fe fépara en deux lignes d’une longueur pro- 
digieule , au bout defquelles étoit le roi en- 


'Digitized 



V O L A N S. 67 

touré de lumières fans nombre. Il me fembloit 
voir une avenue d’illuminations terminée à l’en- 
droit où étoit le roi par une piramide de lu- 
mières. Jamais l’oeil n’a rien vu de fi majes- 
tueux ni de plus magnifique. En pafîant dans 
les rangs, chacun des fpeélateurs qui avoient 
deux lumières en donnoit une à un foldat , 
de forte que , fait que l’on regardât devant ou 
derrière , le tout formoit un fpe&acle d’une 
beauté inexprimable. Nous marchâmes ainfi 
au milieu des acclamations du peuple & au 
fon des gripfacks qui s’avançoient lentement 
entre les rangs; enfin nous arrivâmes à la pira- 
jfllide de lumières où étoit le roi. J’entendis un 
grand nombre des plus belles voix qui célé- 
braient mes aûions par des chants de triomphe ; 
mais le fpcftade fingulier de I3 pyramide qui’ 
fembloit s’élever jufqu’au ciel, m’empccha d’y 
faire attention, & d’y reccnnoître mon fils qui 
s’y étoit joint avec fon flageolet. D’abord il 
y avoit une ligne de près d’un quart de lieue de 
longueur, qui planoit à la même hauteur que 
les deux rangées , au centre de laquelle & un 
peu plus en avant étoit le roi feul. Il y avoit au- 
deflùs de lui une autre ligne plus courte que 
la première , puis une troifième encore plus 
courte , & ainfi de fuite jufqu’à une hauteur 
prodigieufe , où la pyramide étoit terminée 

\ ’ .V Eij 


6$ LesHommes 

par une feule lumière. Tcute cette multitude 
planoit dans les airs fans fe déranger. Le roi 
s’avança un peu pour venir à moi , & me féli- 
cita de mon heureux fuccès ; enfuite fe re- 
tournant & marchant devant moi , toute la 
multitude fe retourna auffi & fe mit en marche , 
en chantant tout le long du chemin jufqu’à la 
ville. La pyramide changea plufieurs fois de 
face ; tantôt elle prit la figure d’un carré , 
tantôt elle formoit une demi-lune , & mille au- 
tres figures. Cependant ce nombre infini de 
globes de lumière n’avoit rien qui bleffilt la 
vue , meme des gens du pays. L’arrière-garde 
de l’armée entra dans les lignes , & nous 
fuivit jufqu’à Brandleguarp en -fermant la 
marche. Tandis que nous pallions au deffus de 
la ville pour nous rendre au palais , tout le 
peuple refia furie graundy , jufqu’à ce que nous 
fûmes defeendus le roi & moi ; enfuite chacun 
alla s’abattre où il voulut. Toutes les rues 
& les avenues du palais étoient garnies du 
peuple qui accourroit en foule pour voir le roi ; 
car il avoit fait proclamer une fête & table ou- 
verte pour tout le peuple pendant fix jours. Le 
roi, les colambs, les ragams & les grands 
officiers de l’état affilièrent avec moi à un fef- 
tin magnifique qui fut préparé dans la grande 
falle de Begfurbeck. Après le fouper, fa ma- 



V O t A N S. 69 

jefté me marqua quelque impatience d’appren- 
dre le détail du combat. Je lui dis que la feule 
aéfion courageufe avoit ete faite par mon ami 
Nafgig, qui avoit commence la vi&oire par la 
mort du général Harlokin. Nafgig fe leva 
& dit au roi, qu’il n’a voit fait en cela que 
profiter de l’occafion que la fortune lui a voit 
préfentée, & qu’il auroit pu avoir le même 
fort que le général. Excepté cette efcarmouche, 
dit-il , & quelques coups de fabres diftribués à 
l’avant-garde , il n’y a point eu de combat, &: 
nous n’avons pas perdu un feul homme. Pierre , 
de deffusla chaife oii il étoit aflis , commando: t 
à la vi&oire. Il n’a fait que parler trois fois & 
murmurer tout bas une quatrième; mais il l’a 
fait avec tant defuccès , que des deux premiers 
mots il a tué plus de trois cens ennemis; fon 
murmure a couché Harlokin à fes pieds , & le 
troifième mot a terminé la guerre. Depuis que 
nous avons apperçu l’ennemi , jufqu’à fa dé. 
faite totale , il ne s’eft pas écoulé plus de tems 
qu’il n’en faut pour traverfer les jardins de votre 
majefté. En-un mot, ajouta Nafgig , votre ma- 
je fié n’a pas befoin, comme je vois, d’autre 
perfonne que Pierre pour vous défendre contre 
vos ennemis publics & particuliers ; & tant 
qu’il fera parmi nous , ma profefïion ne fera pas 
fort néceflaire à l’état, 

Eiij 


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70 Les Hommes 

Après ces comp'imens cle la part de Nafgig , 
& d'autres que je reçus du roi & du refre de 
la compagnie, je reconnus que c’étoit un grand 
bonheur pour moi d ? avoir été choifi par le 
grand Collwar, pour affranchir un royaume 
puiffant & un peuple auffi confidérable des 
malheurs de la tyrannie. Vous menez , leur dis- 
je, une vie fi heureufe fous le gouvernement de 
Gcorigetti , que l’on ne peut forger fans hor- 
reur à l’érat miférable dans lequel vous auriez 
été réduits fous le pouvoir d’un ufurpateur , 
qui regardant ce royaume comme ime con- 
quête, vous auroit tous réduits à un eiclavage 
infupportable. Mais , ajoutai-je, il y a encore 
parmi vous , & je ne le vois qu’avec peine > 
un mal que les grands ne reffentent point, & 
qui cependant a befoin de reforme. Depuis le 
roijufqu’au moindre de fes fujets, n’êt es-vous 
pas tous formés des mêmes membres? Ne ref- 
pirez-vous pas tous le même air? N’habitez-vous 
pas la même terre ? N’êtes vous pas fujets aux 
mêmes maladies ? Ne fentez-vous pas tous éga- 
lement la douleur tk l’oppreflîon ? N’avez-vous 
pas les mêmes fens & les mêmes facultés? En 
un mot, ne fonimcs-nous pas tous également 
créatures ôc ferviteurs du même maître , le 

• •J» 

grand Collwar ? Le roi lui- même n’auroit-il 
pas pu être efdave , fans le hafard qui l’a fait 


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V O L A N S. ' 71 

naître d’un roi? & le plus miférable d’entre 
nous n’auroit-il pas été roi , fi le fort l’eût 
voulu ? Vous tous qui êtes élevés en dignité , 
quel droit aviez-vous aux grandes places que 
vous occupez , fans le hafard de la nahTance ? 
Non , vous n’en aviez aucun : permettez-moi 
donc de vous dire ce que je voudrois que l’on 
fît. Puifque tous les hommes ont également 
droit à la protection de Collwar , pourquoi 
cherchez-vous à vous tourmenter les uns les 
autres, lorfque vous n’avez aucun ennemi qui 
vous inquiètte ? Ecoutez la nature ; elle vous 
crie au fond du cœur , de faire à autrui ce que 
vous voudriez qu’il vous fît. Que ce principe 
foit la règle de vos aéiions. AffranchifTez vos 
efclaves; & que tous les hommes foienttels que 
Collwar les a faits, c’eft-à-dire , libres. Tant 
que cette diftinéfion inégale d’homme à homme 
fubfiftera parmi vous, comptez que, quoique 
vous fembliez maintenant délivrés de vos mal- 
heurs , il en fur viendra d’autres , & peut-être 
de plus fâcheux. Ne croyez pas pour cela que 
je prétende que tout les hommes fuient grands 
ou que tous foient petits : non, je voudrois 
feulement que l’on laiflat à chaque ferviteur la 
liberté de fe choiùr un maître , & à chaque 
maître celle de choifir fes ferviteurs. Celui 
qui poflede des biens & qui peut procurer des 

E iv 



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7 1 Les Hommes 

avantages , ne manquera jamais de gens qui 
s empreiTent à le fervir , pour avoir part à fes 
biens ; de même aufli celui qui n’a point de 
biens eft obligé de fervir pour en gagner : 
mais tout cela doit fe faire de bonne volonté. 
Par ce moyen, celui qui vous fert y trouvera 
Ion intérêt, & le fera avec plus de cœur ; 
vous qui vous faites fervir , vous en ferez plus 
doux, & vous en aurez plus d’attachement 
pour un bon ferviteur, perfuadé qu’en agitant 
autrement vous le perdriez. Je vous prie°donc 
de faire un réglement à ce fujet ;ou fi vous vous 
y oppofez, dites-m’en les raifons. 

Un desragams dit qu’il croyoit que je par- 
lois jufte , & qu’une telle conduite feroita^réa- 
ble à Collwar. ‘ 

• Enfuite deux colambs fe levèrent , & décla- 
rèrent qu’ils y confentoient. 

Le roi s’en rapportant à moi, j’ordonnai, du 
confentement des colambs , que la liberté feroit 
proclamée dans toute la ville, de manière que 
chacun fe rendroit à fon devoir comme à l’or- 
dinaire, pour fervir fon maître pendant l’ef- 
pace d’un mois ; après quoi il feroit libre à 
chacun de faire une nouvelle convention avec 
eux , ou avec tout autre. 

Ce jour, fire, dis-je au roi , fera véritable- 
ment un jour de joie pour ces pauvres efclaves» 



V 


V O L A N S. yj 

â qui il etoit indifférent auparavant qui fût leur 
roi, parce qu’ils n’avoient rien à perdre. En 
effet , qu’importe à un efclave, qu’un homme 
gouverne ou un autre , puil'qu’il refie toujours 
clans l’efclavage? Maintenant qu’ils font libres, 
leur propre intérêt les engagera à défendre 
l’état. 

Il ne me refie plus qu’une chofe à vous de- 
mander, continuai-je, en m’adreffant aux ra- 
gams : c’efl de vous trouver tous demain au 
temple , pour remercier Collwar des faveurs 
qu’il vient de vous faire , & lui en demander de 
nouvelles. Chacun y confentit de bon cœur. 

Quand on fut affemblé , les pauvres ragams 
qui n’a voient plus leur image, ne fachant que 
faire & que dire , fe trouvèrent fort embarraffés. 
Leur ufage étoit de fe proflerner contre terre 
devant 1 idole , en faifant mille gefles bizarres 
Prioient-ils véritablement , ou n’en faifoient-ils* 
que femblant? C’efl ce que perfonne ne fait. 

Tandis que le peuple s’affembloit, j’appellai 
un ragam dont j appercevoisl’embarras. Je vois , 
lui dis-je, que l’abfence de votre image vous 
embarrafîe. Suppofez que vous & vos frères 
ayez reçu du roi quelques faveurs, & que vous 
foyez charge de l’en remercier, feriez-vous 
embarrafîe de lui marquer votre reconnoif- 
fance? Ne lui diriez- vous pas jufqu’à quel point 


74 L F. S H O M M E s 

vous êtes fenfible à fes bienfaits ? Ne lui pro. 
mettriez-vous pas de vous conduire dans la 
fuite en fidèlle fujet? Ne le prieriez-vous point 
de vous continuer toujours fa protection ? Hé 
bien, continuai-je , vous croyez en Colîwar; 
vous êtes perfuadé qu’il entend ce que vous lui 
dites ; adreflez-vous à lui avec ferveur : dirigez 
votre cœur vers lui comme s’il étoit prêtent. En 
effet , me répondit ce ragam , je crois que vous 
avezraifon, nous pouvons le faire; maiscomme 
c’eft une chofe nouvelle pour nous, vous devez 
nous excuier , fi nous ne nous en acquittons pas 
bien la première fois. ' 

Je ne pouvois choifir un meilleur difcîple; 
car il n’eut pas plutôt ouvert la bouche , qu’il fit 
une prière fort pathétique que le peuple écouta 
avec beaucoup d’attention. Elle ne fut pas 
longue , mais il embrafla tous les points que je 
lui a vois prefcrits. 

Quand il eut fini , un autre reprit , & nous 
entendîmes au moins dix prières, dans chacune 
defquelles il y avoit quelque chofe de nouveau 
& de très-bien dit. Plufieurs d’entre eux m’a- 
vouèrent enfuite qu’ils n’avoient jamaiséprouvé 
tant de fatisfaélion , & qu’ils fe fentoient un 
cœur nouveau. Nous paflames les fix jours de 
fête avec toute la gaieté imaginable , & fur- 
tout dans les danfes à la manière du pays , qu 


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V O L A N S, 7Ç 

me parurent trop chargées Je figures , & moins 
agréables que celles d’Angleterre. Il arrivoit 
tous les jours des villes révoltées, & même de 
plufieurs petites républiques auxquelles Géori- 
getti n’a voit aucun droit , des députés qui ve- 
noient demander fa proteftior. : de forte qu’en 
moins d’une femaine le roi fe vit nom feule- 
ment délivré de l’appréhenfion d’être chaffé de 
fon trône , mais encore chéri de tous fes fujets, 
recherché de fes voifins , & enfin élevé au 
plus haut point de gloire où un fouverain pniffe 
atteindre. 


CHAPITRE X L V I. 

Pierre propre de faire la vifite des provinces révol- 
tées. Il change le nom du pays , établit la religion 
du côté de l'ouefi , & y abolit l'efclavage. Laf- 
meel revient avec Pierre. Pierre lui enfeigne à lire 
& à écrire. Le roi ejl furpris de cette cor ref pon- 
dante. Pierre décrit au roi la forme d'un animal. 

Q U and les fêtes furent finies , les colambs 
demandèrent permiflion de s’en retourner. Le 
roi, qui ne faifoit plus rien fans me confulter , 
voulut favoir de moi s’il étoit à propos de les 
renvoyer dans leurs poftes. Je lui dis, que la 


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7 6 LesHommes 
confufion ayant régné fx !ong-tems à I’oucft de 
fon royaume, ces provinces n’avoient peut-être 
fait leur foumiffion que par la néceflîté des cir- 
conftances, que la conflernation générale poti- 
voit bien les avoir engagées à dilïimuler , juf- 
qu’à ce qu’elles biffent en état de remuer de nou- 
veau; qu’il étoit plus que probable que quel- 
ques parens d’Harlokin ou autres chercheroîent 
encore à les entraîner dans la révolte ; qu’ainfi 
il pourroit avoir befoin de travailler avec fes 
colambs à affurer la tranquillité ; qu’il ne falloit 
pas par trop de fécurité donner lieu à de nou- 
veaux troubles , & que tous les colambs fe 
trouvant dans la capitale, il étoit bon de les 
réunir encore une fois. 

Quand ils furent aflemblés , le roi leur dé- 
clara qu’il étoit beaucoup plus fatisfait de Tes 
voir tous réunis maintenant , que quand il 
avoit été quedion de chercher des moyens 
pour conferver leurs vies & leurs pofleffions. 
Maintenant, leur dit-il , il ne nous relie plus 
qu’à délibérer fur la manière d’affurer nos 
acquifitions nouvelles , & de régler des pro- 
vinces qui n’ont pas encore été en mort pou- 
voir. Le glumm Pierre* vous propofera ce 
qu’il y a de plus néceffaire à examiner ; & 
quand tout fera arrangé , vous aurez la li- 
berté de vous en retourner. 

Je leur repréfentai que , comme il eft clan- 



V O L A N S, * 77 

gcreux dans le corps naturel de guérir trop 
promptement les plaies , avant que les chairs 
loient bien faines , de crainte que l’humeur 
^enfermée ne caufe de nouveaux ravages par 
fg malignité; de même auffi dans le corps po“ 
litique , fi Tonie contente de fermer les plaies , 
iansnétoyer la fource qui les a caufées, elles 
s’enveniment & s’irritent fourdement , jufqu’à 
ce que rencontrant une occafion favorable , 
ciles renaiffent avec plus de violence. Je vou- 
drois donc , ieur dis-je , que Ton vifitât les 
différentes provinces, que Ton recherchât leur 
conduite , que Ton examinât la vie & les mœurs 
des colambs ; des officiers inférieurs & des ma- 
giftrats, afin de conferver les anciens , ou d’en 
établirde nouveaux , s’il eft néceffaire. Je vou- 
drois que cette vifite fût faite par fa majefté 
elle-même , accompagnée d’autant de colambs 
qu’elle le jugeroit néceffaire, afin que fes nou- 
veaux fujets puffent la voir dans toute fa fplen- 
deur; que reconnoiffant les bonnes difpofitions 
que le roi a pour eux , auffi-bien que fon équité 
& fa juftice , ils deviennent des fujets zélés , 
attachés à foa gouvernement. C’eft ce qu’on 
ne peut guère infpirer à leur cœur , que par des 
moyens qui parlent aux fens. Une telle démarche 
produira certainement l’effet que j’en attends, 
&£ affurera la paix & le bonheur de Norm , 


I 


78 'Les Hommes 

Normus, je veux dire, de Dcorptfvzangeanti. 

En m’entendar.t bégayer le rnoc Normbdf- 
grfutt , & prononcer Doorptfwangeanti, toute 
l'ail emblée retentit du mot Doorptfwangeanti* 
& il tut rélolu que l’occident étant mainte 
nant réuni à l’orient , le royaume entier ferait 
. appellé déformais Saffdoorptfwangeanti , c’eft- 
à-dire, grande terre de vol. 

Tous les colambs approuvèrent que le roi 
fît cette vifite , Si offrirent de l’y accompagner ; 
mais ils infiftèrent à ce que je fuffe du voya 



J’y cor.fentis, & je choifis deux des plus 1 
biles ragams , pour enfeigner chez eux la nou- 
velle religion au peuple : car dans tous mes pro- 
jets je ne perdois pas de vue ce point , qui me 
paroiffoit le plus important. 

Quelques-uns étoient d’avis qu’on relâchât 
les députés, après leur avoir déclaré les inten-i 
tiens du roi; mais j’objeftai que peut-être ils 
auraient du reffentiment de leur détention , & 
feraient chez eux des rapports peu favorables à 
nos dt (Teins. Il fut donc jugé plus à propos de 
les emmener avec nous, & de partir le plus 



: le pourrait. 


promptement 


Nous partîmes en effet avec une fuite nom- 
breufe , 5c nous commençâmes notre route par 
la droite , afin de faire tout le tour du pays , de 
prendre les villes qui fe trouveraient fur notre. • 




, 

JB* 


Mit. 


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I 


V O L A N S. 79 

roure , & d’entrer quelquefois dans l’intérieur, 
lorfque lafituation des lieux le demanderoit. 

Les magiftrats & les principaux officiers de 
chaque dirtriâ vinrent au-devant de nous à 
quelque diftance de leurs villes , avec la corde 
au col & l’inftrument de la mutilation que l’on 
portoit devant eux. Le roi leur parloit peu en 
chemin; il leur ordonnoit de marcher devant 
lui vers la ville , & de le conduire à la maifon 
du colamb. Auffi-tôt fon arrivée , le roi lui 
commandoit de remettre fon emploi, ainfi qu’à 
tous les officiers qui avoient des polies infé- 
rieurs. Enfuite on examinoit leurs vies & mœurs. 
& la manière dont ils s’étoient conduits dans 
leurs emplois. On trouva que la plupart avoient 
fait leur devoir relativement au gouvernement 
fous lequel ils vivoient ; ( car ils alléguoient 
pour défenfe, qu’ayant trouvé les chofes dans 
un état d’ufurpation , & n’ayant pas l’autorité 
de les changer, ce gouvernement étoit naturel 
pour eux ). Audi en s’engageant folemnellement 
à foutenir les droits du roi , ils reçurent prefque 
tous leurs commiffions de la bouche même de 
fa majefté. S’il s’en trouvoit quelques-uns qui 
euffent été cruels envers les fujets , & qui 
euffent commis quelques crimes notoires ou 
abuféde leur autorité ( car tout le monde a voit 
la liberté de fe plaindre ), ils étoient cartes & 

* . ..» ■ * ‘\£" v • " ' V-'. . * * ■ 



8o LesHômmes 

envoyés à Crashdoorpt , pour prévenir les 
mauvais effets de leurs difgraces. 

Nous ne déplaçâmes que cinq colatnbs & un 
petit nombre de petits officiers inférieurs. Ainfi 
la modération &. la ji.ftice de nos procédés, 
donnèrent la plus grande fatisfaélion aux ma- 
giftrats & au peuple. 

Ayant remarqué à Brandleguarp quantité de 
petites images dont ma femme m’avoit parlé, 
je crus qu’il étoittems de marquer mon reffen- 
tirnent contre elles. Je fis amener devant moi 
plufieurs ragams de l’oueft , & leur demasdai 
quelles petites images ils avoient parmi eux. 
L’un d’eux prenant la parole pour les autres , 
dit qu’il ne croyoit pas qu’il y en eût beaucoup , 
parce qu’on lui en apportoit peu à bénir. Oii 
eft donc votre grande image , lui dis-je ? A 
Youk , répondit-il. Le peuple n’en a-t-il pas ici 
de petites ? Fort peu , me dit-il , car on ne 
nous y a pas forcé depuis long-tems. Comment 
forcés , repris-je ? Efl-ce que le peuple ne les 
adore pas ? Il y a peu de gens qui le faffent , me 
dit-il ; elles n’ont jamais été adoptées dans 
notre état que depuis environ dix ans qu’Har- 
lokin nous y a contraints. Quoi , lui dis- je , vous 
ne les adoriez donc pas auparavant ? Non , ré- 
pondit-il , jamais , depuis que le royaume a été 
divifé ; car nous avons voulu fuivre l’avis du 


Vieux 


V O L A N S. 


81 

ragam , & adorer Collwar même ; !e refte de 
l’état n’y voulant pas confentir, le royaume fut 
divifé entre nous qui fuivions la doétrine du ra- 
gam, & les autres qui la rejettoient. Quoi" 
qu’Harlokin fût un adorateur zélé de l’image * 
tout ce qu’il a pu faire, n’a pu attirer le peuple 
dans fes fentimens ; & Colhvar a toujours été 
fuivi du plus grand nombre. Cette déclaration 
me plut beaucoup; je n’avois jamais été informé 
de ces circonilances , & je n’en fus que plus dé- 
terminé à fuivre mon projet. 

Comme nous devions aller vifiter Youk huit 
jours après, je fis affembler les ragams & le 
peuple dans le temple. Là , je leur racontai les 
grandes merveilles que Colhvar avoit opérées 
dans toutes les nations. Je pourrais , leur dis- je , 
vous en rapporter plufieurs exemples; fans 
aller plus loin , vous en avez un frappant dans 
vos villes. 

Commençons par les anciens tems , où je 
préfume que vous adoriez tous une idole. Avez- 
vous quelque tradition précédente? Non,ré- 
porfdirent-ils. Cette image , continuai-je, étoit 
adorée dans le tems de Begfurbeck; pour lors 
un vieux ragam , dont Collwar avoit éclairé 
l’ame, voulut vous faire rendre à CoUwar 
même les adorations que vous rendiez à l’image. 
Vous ne voulûtes pas y confentir, & il vous 
Tome II - F 


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8i Les Hommes » 

menaça; mais il promit d’heureux fuccès à Beg- 
furbeck qui y confentoit : aufli parvint-il à un 
âge fort avancé. Ceux qui y confentirent , 
eurent le courage de former un royaume in- 
dépendant. Y a-t-il quelqu’un qui n’en apper- 
çoivela caufe? N’étoit il pas vilible que Col- 
lvrar étoit irrité contre l’eft, qui refufoit de 
fuivre le vieux ragam ; & qu’au contraire il 
étoit favorable à l’oueft, qui fuivitfa doûrine ? 
Venons à l’application; elle vous fera voir qui 
des deux avoit raifon ou tort. 

Tant que l’oueft a fuivi Collwar, il a été 
i floriffant , & l’eft a décliné : il n’eut pas plutôt 
dégénéréfousle commandement de Harlokin, & 
l’eft embraffé le culte de Collwar par mon 
moyen , que la face des choies a changé. H fout 
être aveugle pour ne point appercevoir toutes 
ce svéritçs. Ainfi il fautpublier que chacun ait 
à détruire toutes les petites images , fous peine 
d’être mutilé. Pour moi , je détruirai cette 
grande idole ; chargez-vous , vénérables ra- 
gams , de détruire les petites. A ces mots , je 
renverfoi la grande image , & la brifoi’en 
morceaux. 

Je fis faire une proclamation pour abolir 
l’efclavage , aux mêmes conditions qu’à Brand- 
leguarp ; & après avoir pacifié la province* de 
l’oueft avec une fatisfaélion générale , nous 


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V O L A N S. 83 

continuâmes notre route. Prefque tout l’oueft 
nous accompagna, jufqu’à ce que nous fûmes 
revenus à l’eft; & je ne crois pas qu’il y ait 
jamais eu dans le monde une réunion aufîi 
heureufe. 

J’ordonnai à plufieurs des grands .d’envoyer 
leurs fils à la cour, pour y remplir des poftes, 
& le mettre en état de pouvoir un jour gouver- 
ner des colambats. Ce qui m’engagea à prendre 
ce parti , fut la certitude que chaque pays aime 
beaucoup mieux avoir pour chef un de fes 
membres, qu’un étranger. D’ailleurs , en éle- 
vant ces jeunes gens fous les yeux du roi pen- 
dant huit ou dix ans, ils deviennent, pour ainfi 
dire , naturalifés à la cour, oii ils fervent d’ota- 
ges pour répondre de la fidélité de leurs pa» 
rens , & fe rendent capables de fervir un jour 
leur patrie. 

Continuellement occupé à travailler au bien 
de ce peuple , je tirois avantage des moindres 
événemens , & j’étendois toujours mes vues 
tant qu’elles pouvoient aller. Je n’en rappo% 
terai ici qu'un feul exemple. Il y avoit à Youk 
le fils d’un fimple particulier , à qui par hafard je 
fis quelques queflious. Il y répondit très-jufie 
&avec beaucoup d’afiurance. La manière dont 
il le fit, m’engagea àde queftionner davantage; 
je fus encore plus fatisfait de fes'autres réponfes. 

F ij 



84 LesHommes 

Lui trouvant donc un génie étendu & beaucoup 
de pénétration pour fon âge, je propofai à ion 
père de me le confier. Le bon vieillard qui me 
voyait en fi grande réputation , y conientit 
avec joie ; le jeune homme ne demandant 
pas mieux , je l’emmenai avec moi à Brar.dle- 
guarp. Je lui procurai aufii-tôt un pofte peu 
confidérable , à la vérité , car je lui en defiinois 
un autre , mais cependant propre â lui attirer 
quelques égards. Je prenois plaifir à difcourir 
avec lui fur différentes matières. Ses queftions 
& fes réponfes , qui fouvent m’embarraffoient, 
me firent appercevoir en lui une imagination 
vafte , & beaucoup de folidité jointe à une ap- 
plicatioh continuelle & infatigable. Comme 
je lui parlois fouvent de livres, d’écriture , de 
leéhires , & des grandes connoiflances qu’on ac- 
quéroit par leur moyen , fon efprit curieux & 
les projets folides qu’il formoit , me firent 
naître des idées auxquelles je n’aurois jamais 
penfé fans lui. J’examinai tous les moyens de 
Fùaftruire ; & lui ayant fait part de mon deffein , 
urne demanda comment je faifois pour former 
une lettre. Je lui fis la defeription d’une plume; 
je lui dis qu’en la rempliffant d’une liqueur 
noire, & la fail'ant paffer fur une chofe plate 
& blanche appellée du papier, elle y formoit 
des traits auxquels j’étois le maître de donner 


I 

I 


V O L A N S. 85 

telle figure que je voulois. Quoi ! me dit-il, 
toute chofe qui fera une marque fur une autre 
chofe comme je voudrai , écrira ? Oui, lui dis-je ; 
mais ciue pourrions-nous trouver qui fût capa- 
ble de tracer des figures noires ? Nous allions 
pourfuivre cette converfation , lorfque je fus 
obligé de le quitter, pour me rendre auprès du 
roi qui m’avoit demandé. Ayant refté tard avec 
le roi, je ne revis Lafméel ( c’étoit ainfi que fe 
nommoit mon élève ) que le lendemain au foir. 
Son abfence m’avoit même donné de l’inquié- 
tude. Je lui demandai oit il avoit paffé tout le 
jour. Il me répondit qu’il avoit été chercher de 
l’encre & du papier. Bon ! lui dis-je en riant. 
En avez-vous trouvé? Oui , répondit-il, ou 
du moins quelque chofe d’équivalent. Aufli- 
tôt ouvrant un côté de fon graundy, il me fit 
voir une grande feuille plate, unie & charnue , 
longue & large, de deux lignes d’épaiffeur , & 
femblable à une feuille de figuier d’inde. Que 
voulez-vous que je faffe de cela , lui dis-je ? 
C’eftpour écrire deffus , répondit- il , & pour 
voir ce que vous y aurez marqué. Avec quoi, 
lui demandai-je ? Avec ceci , me dit-il ; & met- 
tant la main dans fon graundy , il en tira trois 
ou quatre efpèces de poinçons fermes & poin- 
tus. Je les examinai , & frappant fur la tête de 
Lafméel : mon ami , lui dis-je , fi nous étions 

• - F iij ’ 


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86 LesHommes 

vous & moi ei> Angleterre, vous deviendriez 
confeiller d’état. Quoi ! me dit-il, efl-ce que 
cela ne peut pas fervir? Je croyois avoir fait 
merveille ; car j’ai marqué fur une de ces feuilles 
tout autour ; & quoique je n’y apperçufle rien 
fur le champ , avant qüe j’euffe fini , ce que 
j’avois marqué d’abord , étoit d’une autre cou-* 
leur que la feuille , & j’apperçus diltinéfement 
les traits. Je lui dis que , comme il étoit d’un 
âge à pouvoir comprendre ce que je lui enfei-» 
gnerois, je voulois m’y prendre avec lui au^ 
trement qu’avec un enfant. Ainfi je lui parlai 
de fon langage ; je lui fis voir que les phrafes 
étoient compoféesdemots , les mots de fyllabes 
& les fyllabes de lettres. Puis formant la voyelle 
A, je lui en appris le fon , 8t y ajoutant une 
confonne , je lui dis qu’une partie du fon de plu- 
fieurs lettres particulières jointes enfemble com- 
me ces deux-ci , formoit un autre fon , que j’ap- 
pellois une fyllabe ; qu’en ajoutant deu x ou 
plufieurs de çes fyllabes , j’en formols un mot , 
en plaçant enfemble les lettres qui forment les 
fons des fyllabes propres à faire ce mot. En- 
fuite lui montrant une copie de lettre qui pou- 
vait aifément tenir fur la feuille , & lui en ap- 
prenant les fons , je la lui laiffai : je n’eus befoin 
que de les lui dire deux fois, Il avoit la mé" 
moire fi bonne , qu’il retint le fon de çhaque 
çttre , çxçepté de Vf, de l’I & du q. 





V O L A N S. 87 

En deux mois , je lui appris à lire tout ce que 
j’écrivois. Il y prenoit goût, & travailloit 
beaucoup de lui-même ; de forte que nous en- 
tretenions enfemble une correfpondance de 
lettres ; & il couchoit par écrit tout ce qu’il 
avoit vu ou entendu pendant le jour, avec des 
remarques fur différentes chofes. 

Un jour que je me promenois avec le roi „ ' 
dans les jardins , en parlant des ufages de mon 
pays , fur-tout de nos guerres , je lui dis que 
nous avions des Soldats qui combattaient à 
cheval. Le roi ne pouvoit concevoir ce que 
j’entendois par un cheval. Sir%, lui dis-je , ma 
femme m’a dit qu’il n’y avoit ici ni bêtes ni 
poiffons ; j’en ai été d’autant plus furpris, que 
nous avons abondamment des uns & des autres 
en Angleterre. Si* je dis à Votre majefté, qu’un 
cheval eft une créature vivante à quatre pieds , 
vous croirez naturellement que c'eft quelque 
chofe qui reffemble à un homme qui auroit 
quatre jambes. Oui vraiment, je le crois , dit 
le roi; mais a-t-il le graundy? Je ne pus m’em- 
pêcher de rire, & je fentis qu’il me faudroit 
quelque comparaifon pour lui en donner une 
idée jufle , fans quoi il n’entendroit jamais ce 
que je voulois dire. Je me reffouvins d’avoir 
.donné à Lafméel une petite eftampe représen- 
tant un cheval , que j’avois trouvée dans xvaeM 

F iv 


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88 Les Hommes 

poche des habits du capitaine , & que j’avois 
gardée pour amufer mes enfans ainfi je dis au 
roi que je pouvois lui montrer la figure d’un 
cheval. Il me répondit que je lui ferois plaifir. 

Je rencontrai par hafard dans le jardin une 
des feuilles de LafméeL Je la pris; & avec la 
pointe de mon couteau, j’écrivis à Lafméel de 
m’envoyer par le porteur la figure de cheval 
que je lui avois donnée , afin de la montrer 
au roi ; & appellant un des gardes pofté à l’en- 
trée du jardin , je lui dis ; Portez ceci à Laf- 
méel; vous le trouverez, je crois, dans mon 
appartement , 84 vous me rapporterez la ré- 
ponfe. Alors continuant à parler avec le roi , 
& tournant au bout d’une allée, je vis encore 
le même garde. Vous ne pouvez pas, lui dis- 
je , avoir fait encore mon fncflage. Non , me 
répondit-il ; vous ne m’avez point dit de quo* 
je devois vous apporter la réponfe. Non vrai- 
ment , lui dis-je; mais n’importe, faites ce 
que je vous ordonne. Le garde s’éloigna avec 
la feuille, fort mécontent. Mon pcre, me dit 
alors le roi,* je fuis furpris de vous voir agir 
d’une manière fi contradittoire; je ne m’atten- 
dois pas à cela : quoi , vous ordonnez à un 
homme de vous apporter une réponfe , fans lui 
avoir donné de meffage. Je le priai d’avoir pa- 
0 tience jufqu’au retour du meffager. Je n’atten 

t* 


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V O L A N S. 


H 

drai pas longt-tems , dit le roi , car le voilà de 
retour. Hé bien , dis-je au garde , quelle ré- 
ponse y a-t-il? Monfieur, me dit cet homme, 
j’en ai été quitte pour ma peine , car il m’a ren- 
voyé avec cette petite chofe blanche. Ah, ah , 
dit le roi en riant , je m’y attendois bien : 
allons , mon père , avouez une fois que vous 
avez eu tort : je fuis fur que vous aviez deffein 
de lui donner un meffage , & que l’ayant ou- 
blié , vous n’avez pas voulu qu’un garde vous fit 
appercevoir de votre méprife. Je le regardai fé- 
rieufement , & me mis à lire ce que Lafméel avoit 
écrit. 11 me marquoit qu’il obéiffoit à mes or- 
dres, en m’envoyant le cheval que je deman- 
dois , & qu’il étoit après alors à le defliner fur 
une feuille. 

Allons , allons , dit le roi , donnez à cet hom- 
me fon meffage, & qu’il retourne. Non, lui 
répondis-je, il n’eft pas néceffaire: il m’a obéi 
pon&uellement. Il a trouvé Lafméel dans ma 
chambre ovale , aflis à fa table avec cette pein- 
ture que voici , qui étoit devant lui. 

Le roi penfa tomber de fon haut , quand il 
m’entendit parler ainfi , & qu’il vit la figure. 
Vraiment , mon père , me dit-il , j’ai eu tort de 
vous accufer ; quoiqu’une chofe foit au-deffus 
de ma portée , je ne dois pas croire qu’elle foit 
au-deffus de votre fcience. Je ne répondis rien ; 

A 


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ço LesHommes 

& me contentai de montrer au roi cette figure 
& de lui expliquer ce que c’étoit qu’un cheval. 
Il me fit mille queftions fur cet animal, & me 
demanda enfin comment il étoit fait en dedans, 
précifément comme votre majefté , lui dis-je. 
Quoi ! reprit-il , il mange & refpire aufli? Oui , 
répliquai-je , apurement. Hé bien , dit-il , je 
n’aurois jamais cru qu’il y eût au monde une 
telle créature. Je ne fçais ce que je nedonnerois 
pas pour en avoir une femblable. Je lui expli- 
quai à quoi le cheval nous fervoit encore in- 
dépendamment de la guerre : & au moyen de 
la même figure , en y fuppofant des change- 
mens , je lui fis la defcription d’une vache , 
d’une brebis, & de tous les autres quadru- 
pèdes. Cette converfation fit beaucoup de plai- 
fir au roi. 


CHAPITRE X L V. 

Pierre envoie chercher fa famille. Il va viftterla ville. 
Defcription de cette ville & du pays. Fontaines 
chaudes & froides. 

A- yant alors le loifir de fonger à mes pro- 
pres affaires, je conçus lé deffein de tranfporter 
ma famille avec tous mes effets à Saffdoorpt- 




V o l a N s. 9* 

fwangeanti. Je ne voulois pas pourtant aban- 
donner mon vaiffeau & la cargaifon ; car la 
plus grande partie de la charge y reftoit encore; 
tk. ma femme ne m’avoit envoyé par le goufre, 
pour ainfi dire, que des bagatelles. J’eus quelque' 
envie d’y aller moi-même ; mais confidérant 
le trajet immenfe qu’il y avoit par mer , je pen- 
fai qu’il ne falloit pas tenter la providence , en 
allant dans un endroit oit ma préfence n’étoit 
pas abfolument néceffaire. 

Nafgig, aux foins & à la conduite de qui je 
pouvois confier toutes fortes d’entreprifes , 
m’offrit fes fervices, & me promit de faire 
tout ce que je lui ordonnerois. La feule diffi- 
culté , dit-il , eft qu’il me fera impoffible de me 
reffouvenir du nom de beaucoup de chofes 
dont je n’ai point d’idée , pour en porter la con- 
noiffance à mon efprit , lorfque je les verrai : 
à cela près, je ne doute pas de vous fatisfaire. Je 
lui répondis que je lui donnerois un compagnon 
qui fe reffouvenoit de tout , quand une fois je 
lui avois parlé ; que pour ne lui point furchar- 
ger la mémoire, Lafméel porteroit un état des 
chofes que je défirois d’avoir , & que pour lui 
il ne feroit chargé que de l’exécution. 

Lafméel défiroit beaucoup de voir le vaiffeau , 
& d’avoir part dans cette aventure. Il dit à 
Nafgig qu’il avoit un art particulier au moyen 


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9* LesHommes 

duquel il fe reflouvenoit de tout , fi long-tems 
qu’il le voudrait, & qu’en portant avec lui un 
mémoire, il ne craignoit pas de fe tromper. 

Le roi m’ayant permis de prendre autant 
qu’il me faudroit de fes gardes pour porter mes 
effets, je leur dis de fe tenir prêts pour le qua- 
trième jour , que Nafgig & Lafméel partiraient 
avec eux. J’ordonnai cependant à Lafméel de 
revenir le jour fuivant prendre mes inftruc- 
tions, & d’apporter avec lui un bon nombre de 
feuilles, parce que j’avois bien des chofes à 
écrire. 

Lafméel , en entrant dans ma chambre le 
lendemain matin, m’avertit que toute la ville 
étoit en rumeur, & fur tout ceux à qui j’avois 
fait rendre la liberté. Comment , lui dis-je , 
ont-ils fi-tôt oublié leur efclavage , pour abufer 
déjà de la liberté? Allez vous informer de l’af- 
faire, & que l’on m’amene quelques-uns des 
chefs de la révolte. 

Lafméel apprit, après plufieurs informations t 
que le bruit courait que j’allois quitter le pays , 
& oue ces gens étoient déterminés à me fuivre , 
& à s’établir par-tout , où j’irais , de crainte 
qu’on ne les réduisît encore à l’efclavage. Il 
m’en amena quelques-uns. Après les avoir rt- 
merciésde leur affe&ion , je les blâmai fort de 
l’avoir montrée d’une manière fi tumultueufc : 


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V O L A N S. 95 

je leur dis que loin de vouloir les quitter , j’en- 
voyois chercher ma famille , & mes effets pour 
m’établir chez eux. Ils en furent réjouis, & me 
dirent qu’ils alloient porter cette bonne nou- 
velle à leurs camarades ; en effet ils fe retirèrent. 
Bientôt après je me trouvai dans un plus grand 
embarras qu’auparavant ; car ayant déclaré mon 
projet aux autres , ils accoururent dans ma ga- 
lerie en fi grand nombre , qu’ils pénétrèrent juf- 
qu’à ma chambre. Je leur dis qu’il n’y avoit 
point d’exemple que l’on traitât ainfi une per- 
fonne pour qui on prétendoit avoir de l’amitié; 
& qu’un pareil foulevement , loin de me prou- 
ver leur reconnoiffance , feroit le vrai moyen 
pour me déterminer à les quitter. Car, ajou- 
tai-je, penfez-vous que je puiffe vivre dans un 
pays où l’on marque plus de déférence pour 
moi que pour le roi? Ils me demandèrent par- 
don, &c promirent de m’obéir en toutes chofes , 
s’excüfant du trouble qu’ils m’avoient caufé , 
fur ce qu’ils étoient venus m’offrir leurs fervi- 
ces pour tranfporter ma famille , mes effets , & 
tout ce dont j’aurois befoin; & quefijevou- 
lois les favorifer en cela^ils fe retireroient apffi- 
tôt. Je leur répondis qu’après y avoir penfé , 

je leur donnerois de mes nouvelles. Cela les 

* 

tranquillifa. 



94 Les Hommes 

Ce trouble me prit beau coup de tems que Mau- 
rois pu employer mieux ; je ne favois comment 
nt’en débarraffer : enfin je leur fis dire par Ma- 
leck , que j’avois pour eux beaucoup d’eftime ; 
mais qu’après ce qui s’étoit paffé, il ne me con- 
venoit pas d’accepter leur bonne volonté : que 
d’ailleurs ayant demandé au roi quantité de gens 
qu’il m’avoit accordés, ce feroit les*préférer au 
roi , & faire injure aux autres, que d’accepter 
leur offre. Ma réponfe les fatisfit , & il n’en fut 
plus parlé. 

Rien ne me parut fi difficile que de régler 
exaûement la conduite de cette entreprife. J’a- 
vois quantité de chofes à exprimer fur lef- 
quellesla moindre obfcurité pouvoit caufer des 
délais & du dommage. Non-feulement je fus 
obligé de détailler ce que je voulois qu’on ap- 
portât , mais encore la manière de l’emballer & 
de le conferver. Comme Lafméel pouvoit lire 
mon écriture à Pédro chez moi, &à Youwar- 
ky à bord du vaiffeau, j’embraflai ce moyen, 
qui, quoiqu’un peu long, me parut propre à 
mettre quelque ordre dans l’expédition. Mon 
mémoire étant fini , je vis qu’il y avoit encore 
quantité de chofes à apporter; ainfi je mis un 
&c. à la fin de mon catalogue ; & tandis que mes 
gens fe préparoient au départ, j’y ajoutai en- 
core plufieurs autres chofes. Ils étoient déjà fur 


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* 


V O L A N S. 95 

le graundy., lorfque je me rappellai la chofe , à 
mon avis, la plus importante. J’avois brifé un fi. 
grand nombre de mes caiffes, que j’étois inquiet 
comment on pourroit emballer tous mes effets. 
Je longeai qu’il y avoit à bord plufieurs grands 
tonneaux à mettre de l’eau , qui pourroient con- 
tenir un nombre infini de petits uftenfiles, & 
qui feroient faciles à tranfporter ; ainfi je les ar- 
rêtai, & j’écrivis encore ceci. Mais à* peine 
furent-ils partis & hors de vue , que je me rap- 
pellai encore vingt autres chofes que j’aurois dû 
leur dire, & qu’il fallut me réfoudre à laiffer 
comprifes dans mon & caetera. 

J’avois envoyé ma chaife volante , pour 
tranfporter ceux de mes enfans qui n’avoient 
pas le graundy. J’avois ordonné que Pédro fe- 
roit aflîs & lié fur la chaife avec Richard attaché 
dans fes bras. Jemmy devoitêtre afîife ôc liée 
fur les planches devant la chaife , & David par 
derrière; ainfi j’efpérai qu’ils arriveroientheu- 
reufement : pour ma femme & Sara , elles 
étoient en état de faire la traverfée fans le fe- 
cours de perfonne. 

Ayant dépêché ma caravane , & me trouvant 
feul, j’appelai Quilly le lendemain matin : Il me 
prit envie d’aller me promener dans la cam- 
pagne ; je lui ordonnai de venir avec moi. 

Depuis plus de fix mois que j’étois dans le 


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96 Les Hommes. 

pays, quoique j’euffe forti plufieurs fois dans 
ma chaife , je me trouvai aufli neuf que le 
premier jour, lorfque je voulus me promener 
autour de la ville. 

En effet, cette ville eft la plus curieufe qu’il y 
ait au monde : c’eft un rocher immenfe , d’une 
hauteur confidérable: de plus de deux lieues de 
longueur , à peu près autant de larguettr. 
Les rues & la partie habitable de cette ville font 
taillées dans le roc jufqu’au niveau du refte du 
pays , fort plates & unies au fond , tandis que 
le rocher s’élève perpendiculairement de cha- 
que côté des rues. La figure de cette ville eft 
un carré parfait, dont chaque côté a environ 
deux lieues de longueur. 11 y a au centre du 
carré une grande place ronde de près d’un mille 
de diamètre. A chacun des côtés des rues exté- 
rieures jufqu’au côtéoppofé, il y a une autre 
rue qui traverfe la ville , & coupe le centre 
du cercle ; le long de la face du rocher qui 
termine les rues & le cercle, il y a des arcades 
ou maifons voûtées. Celles qui font dans les 
cercle ôc dans les quatre rues qui fe croifent 
& qui y aboutifîent , font deftinées pour les 
grands & les plus confidérables habitans; mais 
celles des rues extérieures font pour le petit 
peuple. Il eft aifé de connoître où demeure un 
grand , par la face extérieure de fon arcade , 

• & 


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V Ô L À N S. . 

& la diflribution des colonnes , de la fculpture & 
des ftatues qui ornent Ton portique en dedans 
& en dehors; car comme ils n’ont point de 
portes, on peut vifiter par- tout ,& rien n’em- 
pêche d’entrer. Le leüeur fera peut-être étonné 
qu’un anglois puiffe parler avec plaifir d’un 
pays ténébreux tel que celui ci ; cependant je 
fuis peri'uadé que ceux qui le verront après moi, 
conviendront que , pour la grandeur des porti- 
ques & la magnificence des appartenons & de 
la fculpture -, aucun pays de l’univers ne peut 
rien produire de femblable. 11 eft vrai qu’on ne 
trouve dans l’intérieur des maifons d’autre 
lumière que celle des vers luifans ; mais quand 
une fois on y eft accoutumé , On la trouve * 
agréable, & elle n’a point de mauvaife odeur» 
Pour moi , quoique j’aye fouvent regretté la 
perte du foieil en plein air, je n’y ai jamais fongé 
au-dedans des maifons; d’ailleurs une lumière 
plus forte incommoderait les habitans , qui 
pourtant ne voyent pas mieux que moi dans 
une obfcurité totale. 

Je fuis entré quelquefois dans des maifons 
particulières qui contiennent jufqu’à 3.0 pièces 
grandes & petites , tant hautes que baffes ; cha- 
cune de ces pièces eft éclairée de vers luifans ; 
extrêmement belle & bien proportionnée. Le 
palais du roi , avec les appartenons qui en dé-. 
Tome II.. ç 



^3 LtsHokïirtfe's 

pendent y occupe la quatrième partie du carré 
de toute la vHle , & pourroit palier lui-même 
pour une ville entière. 

Il c’y a point de maifon de grdnds qui n’ait 
une ou plufieurs longues galeries, où les femmes 
vont s’arttuler à difïérens jeux ; mais c’eft tou- 
jours fans intérêt que l’on y joue ; ou fi les per- 
dans rifquent quelque chofe , ce ne font jamais 
que des ratraîchiflemens : car la perte , loin de 
déranger la fortune des joueurs, eft.tm lien de 
plus pour entretenir l’amitié entre tous les ci- 
toyens üe l’état. 

Lorfque j’allai me promener parla ville , un des 
colarob -aifoit faire une maifon pour y établir 
faréfid^ ; ve quand il venoit à Brandleguarp. J’eus 
la curie lue d’y entrer ; j’y vis quantité de cale- 
bafTcs remplies d’une liqueur verdâtre ;& de- 
mandant à Quilly à quel ufage elles fervoient, 
ii me îépondit que ç’étoit une liqueur, dont * 
les ouvriers fe fervoient pour faire des mai- 
fons. Je m’avançai jutqu’à Un endroit où plu- v 
fieurs hommes travailloient , & je m’arrêtai 
quelque tems à les confidérer. Chaque ouvrier • 
tenoit dans fa main gauche une de ces éalebaffes. 

Ils étoient debout devant un grand banc de . 
pierre , o f at pouvoit avoir trente pieds dé 
haut , & qui atteignoit jufqu’à la voûte * où 
l’on montoii par des efpèces de degrés > de* 


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1 



' V 6 L A f? s. 99 

» \ » . 

ÿtuïs le bas jufqu’aü haut. Il y avoit des ou- 
vriers fur chaque marche , qui verfoient de 
cette liqueur de la main gauche , & tenoient . 
de la droite un outil de bois , à peu près fem- 
blable à une petite ratiïïbire. Je remarquai que 
quand ils verfoient de cette eau y il s’élevoit 
de la fumée pendant quelques momens ; lâ 
place devenoit toute blanche , la pierre fe 
réduifôit en pouflière , que Ton ôtoit avec la 
ratifloire : ort vèrloit enfui te d’autre liqueur , 

& on ôtoit encore la pouflière , jufqu’à'ce que 
le roc fût fuflilamment creufé. Tout ce travail 
fe faifoit à la clarté des vers luifafts; 

Comme j’avois ima montre dans ma poche, 
je mefurai un canton de pierre de trois pieds 
de long , un- pied & demi de large furie plat* 

& environ un pied d’épalffeur , pour voir com- 
bien de tems l’ouvrier employeroit pour ufeir 
cette portion de rocher felle fut enlevée en 
moins de deux heures. Je connus par ce moyen 
comment ils fabriquoient leurs mailons ; car 
depuis que j’étois dans îe pays, je n’avois 
jamais vu de fer , ni aucuns outils autres que 
les miens. J’appris en quefttonnant les ouvriers * 
que les raîiflures de cette pierre , mêlées Ivéc 
une portion de terre ordinaire & d’une eat* 
particulière , foo-moient un ciment femblabla 
au plâtre , arec lequel ils faifoient les petits 

. ; G Ȕ v 

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I • 

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loo Les Hommes 

ouvrages qui fervoit d'ornement à leurs édi- 
fices. En m’avançant un peu plus loin dans 
cette maifon , je vis un homme qui travailloit 
à une figure de gliimm , fuivant la même mé- 
thode , qui étoit debout dans le rocher contre 
la muraille. L’ouvrier tenoit fa liqueur dans 
une efpèce d’afiiettc découverte , 6c y trem- 
pant une forte d’étoffe de la même matière 
que mon lit , dont il avoit fait des rouleaux 
courts de. différentes groffeurs , il en touchoit 
la figure , 6c enfuite grattoit avec l'on infini- 
ment , jufqu’à ce qu’il eût mangé de la pierre 
ce qu’il en fallOjit pour perfectionner fon ou- 
vrage. 

Il n’efi pas concevable combien ce travail 
fe fait promptement ; car en moins de dix mois 
je vis cette maifon achevée, & compofée d’un 
grand nombre de vafies 6c fuperbes apparte- 
nons, fort chargés «d’ornemens & de fculp- 
ture. Quand je vis la facilité avec laquelle 
on faifoit ces ouvrages , le palais du roi ne 
me caufa plus de • irprife : cependant je fuis 
sûr qu’il n’y a pas dans le monde une pièce 
qui, pour fa beauté, puiffe être comparée à 
la cfearnbre de Begfurbeck, dont j’ai donné 
ci devant la defcription. 

Le palais occupant, comme je l’ai déjà dit, 
j 4 n quart de la ville, aboutit à quatre rues 


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V G L A N S. ïôr 

différentes par autant d’arcades. Le long de la 
face la plus baffe eff un promenoir d’une hau- 
teur confidérable , foutenu par une vafte co- 
lonnade , qui fembloit porter tout le devant 
du rocher; & au-deffus règne une galerie de 
même longueur, garnie de baluftrades, & fou- 
tenue par des colonnes plus délicates , au- 
deffus de laquelle eff un fronton décoré de 
différentes figures , & autres ouvrages d’or- 
nement jufqu’au fommet du rocher, qui étant 
uni & de niveau dans toute fa longueur, étoit 
environné de baluftrades, entremêlées d’tfpace 
en efpace par des piédeftaux & des ft'atues des 
anciens rois , fi grandes , que d’en bas elles 
paroiffent de grandeur naturelle. Les autres 
côtés font des logemens pour différens offi- 
ciers qui fervent au palais. Sous l’arcade du 
milieu de la place eff le paffage pour entrer 
au paiais. C’eft une voûte longue & fpacieufe , 
term-inée par une grande place quarrée. De 
chaque côté de ce paffage font de grands 
efcaliers en pente douce & fans degrés , par 
lefquels on monte aux appartemens. # 

Ayant infinué à Quilly d’aller le lendemain, 
matin promener dans la campagne , nous for- 
tunes par une des arcades de derrière, au lie» , . 
que la première fois nous étions fortis par un 
des côtés, U y avoitducôté oppofé un paffage 

• Giii 


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ioi Les Hommes 

par-deffous le rocher, qui conduifoit dans lu 
jardin. Nous fortîmes dore par. derrière , & 
après avoir traversé unç grande cour carrée, 
environnée de bâtimens, nous montâmes , par. 
un endroit pratiqué dans le rocher , fur une 
grande tçrraflè , où nous vîmes diftin&ement 
la montagne noire , dont le fommet s’élevoit 
dans les deux ; & les côtés étoient bien gar-, 
nis d’arbres , quoique le terrein du haut ne 
fournît que peu de verdure. Le plus beau coup, 
d’œil du haut du rocher étoit de voir le peuple, 
'revenir en foule de la montagne 6c des bois, 
çhargés du poids de plus de quarante livres 
çhacun fur leur dos. Du haut du rocher on 
les yoyoit voltiger au-deffus des rues, pour 
gagner chacun leur demeure , par-deflits la 
tête de mille autres gens qui fe promenoient 
dans les rues. C’étoit une ebofe fort plaifante 
de voir un homme qui fe promeooit grave- 
ment dans une rue , 6c un clin d’œil après 
de l’appercevoir fur le graundy , 6c de le voir 
' - s’abattre dans un autre endroit , à près de , 
^ deux milles de diftance. 

L’afped du payfage d’autour de la ville me, 
paroifTant fi nud, je demandai à Q.uilly d’oij, 
on tiroit les provifions pour tout le peuple, 
de cette ville , qui n’avoit pas moins de tro« 
cens mille habitai».. 11 me répondit qu’ils n’en 


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* V O t A N S» *0$ 

• avaient pas d’autres que ce qui venoit de 
h grande forêt ou des côtés de la montagne* 
Mais , hii di*-je , j’aurois juré l’autre jour à la , 
table du roi , que je mangeois du bœuf de 

• mon pays. Je ne fiais, répliqua- t-il , ce que 
vous appeliez du bœuf; nous n’avons rien ici 
que les fruits de quelques arbres ou arbrifieaux. 

J:e fuis fort étonné , lui dis 4e , comment vos. 
cuifiniers préparent leurs mets : j’ai mangé de 
beaucoup de chofes bouillies, & d’autres que 
l’on fert toutes chaudes ; cependant je n’ai vu 
depuis moa arrivée dans ce pays , ni rivière , 
ni eau , excepté pouf boire & pour laver mes, 
mains , & je ne fais d’où, on la tire. Il y a en- 
core une chofe qui me furpfend.-, c’eft que , 
quoiqu’on ne voie point ici le foleil, comme 
chez nous % pour échauffer l’air , le climat 
de cette ville efl tempéré , & il y fait rare- 
ment froid;; d’àilleurs je ne vois ni fèu ni fu- 
mée. Nous avons fous le palais , reprit Quillv , 
pfufieurs fources d’eau , tant chaudes , que 

• froides * que ferions - nous du feu ? Nous en 
voyons affez pour nous effrayer au mont 
Alkoé. Nos cuifiniers accommodent leurs fruits, 
fur les fources chaudes. C’efl une imagination, 
lui dis-je , ils œ peuvent pas. y cuire. Je fuis, 
sûr pourtant , répondit-il , que nous n’avons. 
JMLS; d’autre façon de préparer les mets» Es 

G iv. 


* 


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104 Les Hommes 

ben, Quilly, lui dis- je, nous retournerons . 
aujourd’hui par le chemin que vous m’avex 
dit , & demain vous me ferez, voif les fources. 
Mais éclairciffez-moi , je vous prie : pourquoi 
avez-voustantde frayeur du mont Alkoé? C’eft 
apparemment que vos yeux ne peuvent pas 
en iupporter la lumière, n’t-ft-il pas vrai? Non, 
non, répondit Quilly; c’eft le pays des mé- 
dians. Quelques-uns de nous ont volé par- 
defîiis cette montagne , lorfqu’eile ne jette point 
de flammes, comme il arrive quelquefois pen- 
dant long-tems , & iis y ont entendu des bruits 
capables d’effrayer tous , les honnêtes gens. 
C’eft: là que l’on punit les méchans. Ne pou- 
vant tirer de lui d’autre éclaire iffement , je 
ne pouffai pas plus loin mes queftions. Cepen- 
dant j etois déterminé, s’il étoit poffible, d’y 1 
aller faire un tour moi- même. En parlant ainfi, 
nous arrivâmes dans le jardin, & j’ordonnai à 
Quilly de faire tenir mon dîner prêt, en lui 
difant que je voulois rentrer dans le moment. 

Le lendemain matin j’allai vifiter les four- 
ces. C’eft une chofe qui mérite d’être Vite, 
Nous paflames dans différens offices par-deflbus 
le rocher , Quilly portant devant moi deux 
globes de lumière. Nous y vîmes des fources 
d’une eau fort claire , les unes chaudes , &. 
les autres froides, qui selevoient à deux ou 




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. V O t A N S. IOÇ 

trois pouces au-deffus du pave. Nous paffames 
enfuire dans les cuifines, qui me parurent plus 
grandes qu’aucunes Eglifes que j’aie jamais 
vues. Nous y trouvâmes un grand nombre de 
ces fources , dont les unes étoient bouillantes 
jour & nuit, & jettofènt de la fumée comme 
un chaudio i. L’eau fortant par de petites cre- 
vages du rocher , tomboit dans des bafltns 
plus ou moins grands , & il y avoit de grandes 
terrines de pierre, pour faire bouillir tout ce 
que l’on vouloit préparer. Mais cé qu’il y avoit 
de furprénant , c'eft que l’on voyoit à quel- 
ques pieds de diftance d’une fource d’eau 
chaude, une autre fource très-froide , & que 
ces fources n’étoient jamais plus hautes ni plus 
baffes dans un tems que dans un autre. J’en 
raifonnai beaucoup avec le chef de cuifine , 
qui me parut un homme inffruit. Il me dit que 
ces fources régnoient ainfi tout le long de la 
partie pierreufe du pays ; que quand on vou- 
loit creufer une maifon , le premier foin étoit 
de conftdérer fi l’on trouveroit dans cet efpace 
de l’eau chaude & froide , & que quai^il ne 
s’en trouvoit pas , on choififfoit un autre em- 
placement. H me dit auffi que l’on n’habitoit 
point les endroits oit toutes ces commodités 
ne fe trouvoient pas en abondance , & que 
ç’étoit par cette raifon que les villes étoient 


\ o 6 Les Hommes 
6 peuplées. Qe font encore ces fources chaudes, 
«gui rendent l’air plus, fain autour do6 villes , 
que dans les endroits oh il n’y en a pa$. Je 
le remerciai de cette explication, ye bornai; 
là mes recherches pour le moment. 

r-- ■■■"?' j, ■ 1 . . ■ ,!.,■■ ■■■ 

* 

CHAPITRE XLVL 

J U'ifoire fabuleufe de la population de ce pays. 

• Sa police & fon gouvernement. Difcours de, 
Pierre fur le commerce. Arrivée cTYouwarky. 
Elle invite le roi & les nobles à un grand feflin , 

& envoie chercher de ta volaille à Graundevolet. 

IL Eteins me paroiffant long jufqu’à l’arrivée 
de ma famille , j’envoyai un meffage à Pendle- 
hamby, pour lui annoncer que j’avois envoyé 
chercher ma femme , mes enfans , & tous mes. 
effets , pour m’établir dans ce pays , & que les » 
attendant bientôt , je ferois bien aife que lui, 
mon frère & ma foeur fe trouvaffent à leur 
arrivé^ 

Mon père étant venu feul , je le queflionnak 
fur l’origine 8c la politique du pays. J’avois. 
deffein de m’inftruire plus à fond de ldhrs af-. 
faires, & d’y apporter , s’il étoit poflible, des v 
change mens avantageux, Ay.çg. une opaaQÏtf 


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Volons. 107 

fance fuperficielle des cbpfes , je n’avois pu 
jufqu’alors me former un^ idée l?ien jufte desî 
loix &( du gouvernement. C’eft pourquoi je 
priai mon beau-père de m’inftruire fur toute? 
çes matières. 

Mon fils Pierre , dit Pendlehamby , vous 
avez déjà fait tant de chofes en fi peu de tems , 
que j’ai lieu de croire que vous n’en relierez pas- 
là. Jfufqu’à préfent toutes vos entreprifes ont eu 
un fuccès prodigieux. Le roi ni les çolambs ne 
s’oppoferont à rien de ce que vous propoferez ; 
ç’efl à nous à vous donner les inftru&ions 
dont nous fommes capables , & vous m 'ho- 
norez beaucoup d’avoir jette les yeux fur moi 
pour cela. 

Vous faurez donc que, fuivant la tradition 
de nos ragams , cet état fubfifte depuis onze 
mille ans. La grande montagne Emina , lituée 
alors à une petite diftance de la montagne noire , 
& maintenant écroulée depuis long- tems dans 
la mer, ayant éprouvé pendant plufieurs fiècles 
de furieufes fecottflès dans fes entrailles , creva, 
enfin avec beaucoup de violence, & lança juf- 
qu’aux étoiles des rnalTes de chair informes , 
dont deux ayant touché dans leur paflage au 
çôté de la montagne noire , ( car tout le relie 
tomba dans la mer <k fut perdu ) , s’y logèrent, 
& fe tenant ferrçes enfenable « mefure qu’elle# 


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sot Les Hommes 
♦ 

croifloient , fe réunirent , & n’en firent plus 
qu’une ; & au moyen de la rofée du ciel , il s’en 
forma par lucceflion de tems un glumm & une 
gawry. Ces deux êtres attachés l’un à l’autre 
étoient obligés de fe mouvoir du côté que l’un 
vouloit aller : ainfi vivant long-tems enfemble 
avec beaucoup d’amour & de tendreffe , ils 
eurent la même inclination ; la moindre in- 
commodité les faifoit fouffrir tous les deux 
également. 

Au bout d’un certain tems , ils commencè- 
rent à s’ennuyer de cette fociété r l’un voulant 
aller d’un côté , tandis que l’autre vouloit fe 
tranfporter ailleurs , il fur vint entre eux des 
diflenfions qui devinrent perpétuelles. Pour y 
remédier à l’avenir, ils convinrent 'de fe déta- 
cher l’un de l’autre au moyen d’une pierre ai- 
guë. La douleur de l’opération fut très- vive, 
'cependant ils en vinrent à bout. La plaie fe 
trouva dangerettfe, & fut long-tems à fe gué- 
rir parfaitement. Par la fuite du tems , fe trou- 
vant tantôt de bon accôrd , & tantôt d’avis dif- 
férens, ils engendrèrent , dans leurs bons mo- 
mens, un fils qu’ils .nommèrent Périgèné, & 
une fille appellée Philella. Ces deux enfans de- 
venus grands méprifèrent leurs parens qui ha- 
bitoient le fommet de la montagne; & fe déter* • 
minant à defçendre dans les plaines , ils véc»- 


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V O 1 A NS.' ïoç . 

tent des fruits qu’ils y trouvèrent & fe mirent à 
couvert dans ce rocher oii nous fommes. Pen- 
dant ce tems , le vieux glumm & la gawry 
étantparvenus à un âge fort avance, f]e trou- 
vèrent fi infirmes, qu’ils furent long-tems fans 
pouvoir marcher, jufqu’à ce qu’un jour étant 
proches l’un de l’autre , & effayant de s’en- 
tr’aider mutuellement, ils fe levèrent, & s ap- 
puyant l’un fur l’autre , ils marchèrent affez 
commodément. Ce fecours mutuel les tint 
quelque tems en bonne humeur, jufqu’à ce 
qu’enfin paffant un jour le long de l’Hoximo,ils 
y tombèrent tous les deu$. 

Périgèné & Philella eurent dans la plaine plu- , 
fleurs enfans , lefquels ayant cru & multiplié, 
s’étendirent dans les cantons éloignés , & peu- 
plèrent le pays. L’un d’eux , qui étojf un homme 
fort emporté , commit le premier meurtre , en 
tuant fon frère à l’inftigation de fa femme. Le 
peuple irrité de cette aftion, & ayant en hor- 
reur le meurtrier & fa femme , les mena fur le 
. 

mont Alkoé , oh il n’y avoit alors qu’un trou 
étroit & fort profond, & les y précipita. Ceux 
qui les y avoient conduits ne furent pas plutôt 
éloignés du trou, qu’il en fortit des flammes qui 
firent un ravage prodigieux , & ont toujours 
continué depuis. Arco le meurtrier & Télamine 
fa femme vécurent fept mille ans dans les flam- 

' ■ V il . > Vx*A ,- . <*■ jfefr 

' ; -••• jy * V* * ■* : :r ‘ . • 



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• üd Les Hommes 

mes , jufqu’à ce que s’étant fait un paffage avec 
les dents à travers le côté de la moritagne , ils 
engendrèrent une nouvelle génération au pied 
de ce mont , & y portèrent le feu avec eux, ré- 
fotus de l’entretenir toujours en mémoire dé 
leur délivrance. Ils reçurent d’en haut la puifr 
fance lurles méchans, & depuis ce tems ils né 
s’occupent eux & leur poflérité qu’à les tour- 
menter. 

• ■ 

Long-tems après qu’on eut précipité ainfi 
Arco & Télamine , le peuple du pays s*etant 
multiplié , il arriva une année que tous les fruits 
furent tellement grillés fur les arbres, que lé. 
peuple ne poüvoit entirerfa fubfiftance comme, 
il avoit fait jufqu’alors , & craignoit de périr 
des fuites de cette féchereffe. Mais un des ra- 
gams s’étant adreffé à Collwar , & lui ayant 
promis de faire une image qu’il conferveroit à 
jamais , pourvu qu’il envoyât de l’humidité ; 
pendant la nuit un déluge fe répandit fur la 
terre , de forte que le peuple fut forcé de 
monter furies rochers, pour éviter d’être noyé* 

Le lendemain , toutes ces eaux furent écoulées; 
à l’exception de plufieurs petits endroits oit il 
en refta pendant long-tems * & le peuple né 
Vécut que de cette humidité qu’il tiroit , 
fuçant la pierre pendant bien des années; car 
ontrouvoit que l’eau montoit toujours à la hall- • 


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• V O L A N î, ' IH 

. r 

ïeqr de la fur fa ce, & pas plus haut. Les hommes 
s’établirent & formèrent des villes aux endroits 
oh ils trouvoient le plus de ces crevaffes Ôc de 
ces réfervoirs d’eau, vivant enfemble dans les 
crevaffes du rocher , jufqu’à ce qu’un certain 
Lallio trouva le fecret de réduire le rocher en 
pauffière , au moyen d’une liqueur qu’il tifoit 
des arbres ; & s’étant coriÜruit une belle maifon 
à l’endroit oùefta&uellement le palais , il dit à 
tous les autres , que , s’ils vouloient le recon- 
noître pour leur roi , ils auroient chacun une 
OKtifou comme la fienne. Tous y confentirent , 
& il leur communiqua fon fecret. 

Ce Lallio prefcrivit la manière dq' tailler 
toute cette ville , partagea le peuple en colo- 
nies aux endroits où les eaux étoient ?lus 
abondantes; & tandis que la moitié du peuple 
étoit occupée à creufer les rues & les maifons, 
l’autre moitié apportoit des provifions. En un 
mot , il devint fi puiffant, que perfonne n’ofoit 
enfreindre fes ordres. Il tranfmit cette autorité 
à fes fucceffeurs , qui voyant que la multipli- 
cation du peuple & les colonies qu’on en avoit 
formées l’avoient reqdu infolent & difficile à 
gouverner, établirent dans chaque province un 
colamb ou e.fpèce de vice- roi, revêtu d’une 
autorité abfolue dans tous les cas, excepté 
k meurtre & la trahifon , dont le toi feul & les 



%ia! Les Homme# 
côlambs font en droit de connoître dans Ife 
Moucheratt. 

Comme nous n’avons befoin que de vivres 
& d’habitation , le roi , en donnant un co- 
lambat, donnoit toutes les terres & les fruits « 
qu’elles produifent , avec toutes les fources 
chaudes & froides, au colamb , qui les diftri- 
buoit par parties aux grands officiers qu’il avoit 
fous lui, & ceux-ci aux autres officiers fubal* 
ternes, pour fervir à leur fubfiftance. On don- 
noit auffi à chacun un nombre d’efclaves du 
petit peuple , à proportion de la dignité du 
polie dont il jouiffoit; & ces efc'aves, en ré- 
compenfe de leurs fervices , font nourris par 
leurs maîtres. 

E(l- il queftion de faire la guerre , le roi expofé 
en plein Moucheratt le nombre de troupes qu’il 
a deffein d’y envoyer. Chaque colamb efl taxé 
à proportion de fa puiflance , & envoie fort < 
contingent tiré , tant du nombre de fes efclaves , 
que de ceux des différens officiers qui dépendent • 
de lui ; de forte que , quelque nombre de troupes 
que l’on leve , tous les foldats peuvent fe trou- 
ver aurendez-vous en fq§t peu de jours. 

Nous n’avons chez nous , après les colambs, 
lesragams & les guerriers, que trois profeffions 
qui font, les cuifiniers, les archite&es & les 
faifeurs de piques. Chaque colamb en a plu- 

fieurs 


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V O L A N S'. HJ 

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fieurs parmi Tes efclaves. Suivant le nouveau 
Reglement, il n’y aura que ceux-là qui gagne- 
ront, puifqu’ils pourront travailler où il leur 
plaira, & qu’ils feront payés fuivant leur capa- 
cité ; mais je ne vois pas en quoi les pauvres ar- * 
tifans en feron^mieux pour cela. 

Monfieur , lui dis-je, vous favez qu’il y a 
parmi vos efclaves des gens qui ont tant de 
talens, qu’il feroit fâcheux de les priver des 
moyens de fe faire connoître. Je n’ai eu d’autre 
deflein en leur procurant la liberté, que le bien 
qui dqit en résulter, c’eft-à-dire , l’introduélion 
des arts. Or tout homme qui a des taleps natu- 
rels s’y adonnera , dès qu’il fera maître de 
choifir tel art qu’il voudra : il trouvera tant de 
plaifir à faire de nouvelles découvertes , que, 
quand il ne lui en reviendroit aucun profit ; la 
feule fatisfaélion de l’avoir trouvée fuffiroit 
pour le dédommager de fes peines. Mais je 
propofe aufïî un falaire pour les ouvriers. Quel 
lalaire , dit mon père , peut-il leur revenir 
autre que la nourriture, & tout au plus quelqu’un 
pour la leur fournir ? 

Moniteur , lui dis-je , l’homme qui n’a rien à 
efpérer , perd l’ufage d’une de fes facultés. Je 
me trompe fort , ou fi vous vivez encore dix 
ans , vous verrez 'cet état auflt différent de ce 
qu’il eft maintenant, qu’un efclave l’eft d’avec 
Tome 1 7. H 


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1 14 Les Hommes 
l’arbre & les plantes dont il tire fa nourriture.' 
Vous ferez tous en poffelîion de chofes qui 
vous procureront les fruits des bois, fans que 
vous ayez befoin d’efclaves pour les aller cher- 
cher. Ceux qui étoient ci-devant vos efclavfs , 
tiendront "à honneur d'être employés pour vous 
& en même tems ils en employeront d’autres ; 
de forte que les grands & les petits feront obli- 
gés mutuellement les uns aux autres; tous le 
feront à l’artifan induflrieux ; & chacun fera 
content d’avoir ce qu’il délire. 

Mon fils , me dit-il, ce fe*oit un tems bien 
glorieux, à la vérité : mais croyez-moi, vous 
avez déjà joué un fi grand perfonnage; n’allez 
pas rifquer , en entreprenant ce à quoi vous ne 
pouvez pas réuflir ,cle ternir la gloire que vous 
vous êtes juftement acquife. 

-v Monfieur, lui dis-je, je n’entreprendrai rien 
qui puiffe me faire tort ; je n’oublierai jamais le 
difcours de mon ami Glanlepze. Voyez-vous 
ceci, monfieur , lui dis-je, en lui montrant ma 
montre? Oui , dit-il; c’ell ce qui étoit attaché 
au côté de ma fille à Graundevolet. Vous 
avez raifon , lui dis-je ; que croyez-vous que 
ce foit? Une calebalfe, dit-il. Je m’attendois à 
cette rpponfe, répliquai-je : portez cela à votre 
oreille. Comment, dit-ii cela fait du bruit ? EU- 

ce une créature vivante? Non , lui dis-je; 

* ' 



V O L À N S. I)Ç 

mais elle me fert tout autant. Si je veux favoir > * 
quel tems du jour il eft , ou combien j’ai été pour 
aller d’un endroit à un autre , je n’ai qu’à re- 
garder ceci , il me le dit auffi-tot. ® 

Mon père la confidéra quelque tems , & 
voyant Taiguille des minutes plus avancé® 
qu’elle ne l’étoit d’abord, eh eut peur , & l’au- 
roit laiffée’tomber, fi heureufement je n’y euffe 
porté la main. Comment, dit-il , cela remue ? 
monfieur, lu) dis-je, fi vous l’eufliez laiffé tom- 
ber, vous m’auriez fait un tort inexprimable. Je 
vois bien maintenant, ..reprit-il, comment vous 
opérez toutes vos merveilles. C’eft quelque 
chofe que vous avez renfermé là, qui vous 
aide ; c’eft quelque efprit malin. Je fis un 
grand éclat de rire. Il en fut fâché . voyant bien 
qu’il avoit parlé en ignorant. Non, monfieur , 
lui dis-je ; ce n%ft point un efprit bon ni mauvais , 
c’eft une machine faite par des gens de. mon 
pays pour mefurer le tems. J’ai bien entendu 
dire, répondit-il, que l’on mefuroit un terrein, 
un rocher , un arbre; mais je n’ai jamais vu me- 
furer 'le tems. Pourquoi non, monfieur, lui 
dis- je ? Ne direz-vous pas, dans trois heures 
d’ici je ferai telle chofe? Cet homme a trente 
ans? N’eft-ce pas mefurer le tems par jours & 
par années? En effet, dit mon père, vous avez 
raifondans un fens. Hé bien, lui dis- je, com- 

Hij 


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ii6 L e ç Hommes 

ment mefurez-vous le jour ? Par le lever & le 
coucher, répondit-il. Mais, répliquai je, fup- 
pol'ez que je dife : je pars pour tel endroit , & je 
reviendrai bientôt ; & que j’aye dans l’idée le 
moment oit je reviendrai: comment pourrai-jè 
vous faire connoître ce tems ? Bon ! dit-il , ce 
• fera dans la fuite, ou dans un autre tems que 
je puis bienpenfer , fachant oii vous allez. Mais , 
infiftai-je , comment me ferez-vous connoîtrç 
quand vous penfez que ce fera ? Il faut que 
vous le penfiez auffi , me répondit- il. Oui , lui 
dis-je ; dans ce cas nous pouvons nous tromper 
tous les deux en penfant différemment. Hé bien, 
ceci fert à re&ifier cette erreur. Alors lui mon- 

r • • 

trant les heures, je lui fis entendre en combien 
de parties on divifoit le jour; que l’aiguille me 
montroit combien de ces parties étoient déjà 
paffées ; & que fi en s’éloignant ^e moi , il me 
' difoit qu’il reviendroit à une , deux , ou 
trois parties de là, je fa vois quand je devois l’at- 
tendre. Enfuite je lui montrai les roues ; Sx je 
lui expliquai de mon mieux en quoi confifloit 
la force du mouvement; & pourquoi il n’alloit 
pas plus vite ou plus lentement. Le défir de l’en- 
feigner m’en donna infenfiblement à moi-même 
plus de connoiffance. Quand il commença à en 
avoir quelque idée , il me dit qu’il voudroit bien 
fcvoir aufli une montre. Apprendrez- vous, dit- 



V & i A N si 117 

it , à tous nos gens à faire de pareilles chofes è 
Non , Monfîeur , lui dis-je ;on n’enferoit plus de 
Cas. Ah ! s’écria-t-il , cela eft impoflible. Ecou- 
tez, monfîeur, répliquai-je , comment je l’en- 
tends ; je pourrai dans la fuite vous faire voir 
cent chofes’aufîi utiles r mais, fi tous les ouvriers 
s’occupoient à faire des montres, comment 
pourroit-on faire d’autres chofes ? D’ailleurs , fi 
Chacun en faifoit , perfonne n’en auroit befoin ; 
& alors que gagneroit un homme à en faire ? 
Rien que fa propre fatisfaftion : au lieu que , 
s’il n’y a que vingt-hommes qui en fâchent faire 
dans une grande ville , tous les autres auront 
recours à eux. Ceux qui les font , auront nécef- 
fâirement affaire à quelque autre ouvrier qui 
fera d’autres chofes dont ils auront befoin, ÔC 
ainfi de fuite. Par ce moyen , tout homme 
qui a befoin de quelque ‘ chofe qu’il ne fait 
pas lui-même , s’adreffera à l’ouvrier qui la 
fait. 

Excufez-moi, mon fils, me dit mon père : 
maintenant que vous m’avez inftruit, j’ai honte 
de vous avoir fait une queftion fi fotte. le lui 
répondis que c’étoit un proverbe dans mon 
pays , que tout eft aifé , quand on, le fait. En 
effet , dit-il, je penfe qu’on 'doit trouver de tout 
dans votre pays. 

Deux jours après, ma femme & ma fille Sara 

H iij . 

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-4 


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,u8 L Ej Hommes 
arrivèrent de fort bonne heure. Jamais joie ne 
fut égale à la nôtre. Je les embraffai de tout 
mon cœur , ainfi que mon pere , & fur-tout 
Sara qui étoit une fil le char mante. Elles m’ap- • 
prirent que tout le cortège arriveroit le foir 
même; qu’elles l’avoient quitté à Battingdrigi 
que quoiqu’elles fuffent parties les dernières % 
tout le cortège n’avoit pas pu venir li vite 
qu’elles , à caufe du bagage qui eft embarraflant. 

Oui, mon papa, dit la petite Sara, nous n’a- 
vons fait que nous repofer à Batt'ingdrig ; Sc 
■fi-tôt que maman a vu tous mes frères, qui * 
font arrivés avant les. autres , elle a baifé Ri- 
chard, & nous fommes reparties. 

Sept heures apres, on vit arriver le fécond 
convoi qui fût jamais entré dans çe pays Je 
fus trop occupé ceite nuit de ma femme &c de 
mes enfans, pour fQnger à ma cargaifon, & je 
me contentai d’y établir une garde; car, après 
feizeannées de mariage , Youwarky m’étoit aulfi, 
chère que le premier jour. 

Je fus obligé de m’adreffer au roi pour faire 
augmenter mon appartement. Mes enfans étaient 
charmés d’avoir beaucoup plus de place qu’à 
Graundevolet : mais fe voyant fçrvis avec tant 
de propreté '& par un fi grand nombre de domef' 
tiques (car, avec de nouveaux appartenons , 
on nous avoit donné tous les domeftiques qui . « 


I 


^ - 

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r # V O L A N S. * T 19 

en dépendoient ) , üsfe crurent dans un paradis , 
en comparaifon de ma grotte, où nous étions 
obligés d’aller chercher nous- memes tout ce 
dont nous avions beioin. 

Le lendemain, Tômy vint nous voir. Le 
roi lui avoit donné un fort joli pode depuis la 
mort de Yaccombourfe. Halicarnie vint auifi 
avec la princefle Jahamelprès de qui elle étoir ^ 

’ qui fut charmée de voir Youwarky dans fon 
habit à Pangloife , & l’invîta elle & fes enfans 
d’aller la vifiter dans fon appartement. 

Il n’y avoir que quelques mois* que ma femme 
avoit vu fes enfans;. cependant elle eut peine à 
les reconnoître , tant ils étoient changés. Nos 
deux courtifans avoient tant de politeffe dans < 
leurs manières, que leurs frères Sara les re- 
gardoient de mauvais œil , cherchant à trou- 
ver des défauts en tout , & laiflant percer à 
chaque inftant l’ènvie qu’ils leur portoierit. Je 
les en repris un peu durement. Nous fommes 
tous faits , leur dis-je , pour plaire à notre créa- 
teur : ce n’eft que par la bonté du cœuf qu’on 
•y parvient; 8? ceux qui l’ont le plus pur, font 
les meilleurs de tous. Si l’extérieur de votre 
frère 8c de votre fœur vous piaifent mieux que 
le vôtre , cherchez à les imiter* 

Quand qous fumes établis dans notre nouvel! • 
appartement , je débalai mes, chaifes 6c ma 
v. Hi\ç 


1 i 


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ïiq Les Homme^, 

table , & montai mon buffet. Nous nous trou- 
vâmes alors les gens les mieux meublés & les 
plus en état de figurer , qu’on eut jamais vu 
dans cette partie du monde. Il me manquoit 
alors des fouliers pour Pedro, les fiens étoient 
prefque itfés; pour les autres, ils n’en avoient 
jamais porté : mais je ne pus pas en trouver, 
jufqu'à ce que m’adreffant à Lafméel , & lui 
faifant entendre ce qui me manquoit , il me 
montra les grands tonneaux. Comme il y en 
avoit onze, tant grands que petits, je ne fa- 
vois par oit commencer; mais ayant invité le. 
roi & plufieurs des minières à dîner avec moi , 
je fus obligé de faire la revue de tous mes 
effets , pour chercher d’autres chofes dont j’a- 
vois befoin. 

Dans cette vifite , je trouvai une demi- 
rame de papier, une bouteille à encre, de 
cuir, mais dans laquelle il n’y avoit point d’en- 
cre ; quelques plumes , des livres de compte, 

& plufieurs chofes concernant l’écriture. Cette 
trouvaille m’encouragea à défoncer les autres 
tonneaux, où je trouvai peu d* chofes II y 
avoit dans la dernière caiffe plufieurs livres, 
deux romans , fix volumes de pièces angloifes , 
deux livres de dévotion ; les fuivans étoient ef- 
pagnols ou portugais ; le dernier, me parut 

‘être une bible » mais en l’ouvrant je la crus en 

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V O t A N S. 1 11* 

langue portugaise , & je remis tous ces livres 
enfemble dans le deffein de m’en amufer dans un 
autre tems. J’y trouvai encore un peu de pa- 
pier , & une ii grande quantité de fouliers, 
que, quand ils furent appareillés, j’en eus 
pour tout le tems que je reliai dans le pays. 

Ayant invité le roi de manger avec moi, 
comme je viens de le dire , j’étois fâché de n’a- 
voir point fait apporter mes volailles. Youwarky 
dit qu’elle avoit penfé en apporter; mais que 
cet article n’étant pas fur mon mémoire , elle 
n’avoit pas voulu le faire fans mon ordre. Je 
réfolus auffi-tôt d’envoyer Maleck en cher- 
cher , parce que je ferois bien aife de donner au 
roi un plat dont il n’eût jamais' mangé. Ainfi 
lyant fait venir Maleck : prenez trente hommes \ 
avec vous, lui dis-je *,& partez pour Graunde- 
volet : vous emporterez fix caifles vuides, & 
mettant huit de mes volailles dans chacune , 
vous les apporterez promptement. Où font- 
elles: me demanda-t-il ? Vous les trouverez au 
juchoir,lui dis-je , quand il fera obfcur. Jq^p’y 
ai jamais été, me répondit' il , & je ne fais pas 
le chemin. Quoi! lui dis je , vous n’avez jamais 
été à Graundevolet? Oui, dit-il, mais jimais 
au juchoir. Maleck, lui dis- je en riant, vous • 
n’avez pas vu mes vola lies? Ii me dit qu’il ne 
les connoiffoit pas, ôi demanda à quoi elles 


p' - 


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* . * 

na Les Hommes 

xeftembloient. C’eft un oifeau , lui dis-je; 
Qu’eft-ce que c’eft qu’un oifeau , demanda-t-il è 
Youwarky s’appercevant de cette conversation , 
lui dit : Maleck , ne m’avez-vous pas vu jetter 
des petites noix à dès chofes qui vous éton** 
noient & qui mangeoient les noix ? Oui , ma- 
dame, dit- il; je fais à préfent ce que c’eft , 
ces chofes qui ont deux jambes & point de 
bras? Oui, Maleck, lui dis-je, c’eft cela même. 

Vous verrez une petite maifon à côté de ma 
grotte; & le foir vous y trouverez ces mêmes 
chofes montées fur des bâtons. Prenez-les dou- 
cement, & portez-les dans les cailles. Maleck 
s’acquitta très-bien de fa commilfion , & au lieu 
de quarante-huit, il m’en apporta foixante, en 
me difant que les caiftes pouvoient les tenir 
Commodément. Je lés élevai enfuite dans le 
jardin du roi. 



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V O L A N S. Ï . HJ 

■■ i nu i 


. CHAPITRE XLVII. 

Pierre va che{ fort beau-plre. Il traverfe les mon- 
tagnes noires. V oyage au mont Alkoe. Il gagne 
les mineurs ; défait Us troupes du gouverneur ; 
fait proclatner roi Gearigelti ; prend le gouverneur 
prifonnier , & lui rend fon gouvernement ; fait 
des loix du confentement du peuple , & retourne 
à Brandlçguarp avec des députés. 

IN’ayant plus aucuns projets dont l’exécu- 
tion fut preffante, j’allai faire un voyage à Arn- 
drumnftake chez mon beau-père. Nous y ref- 
îâmes Youwarky & moi environ fix femaines^ 
& j’y laiflai tous mes enfans, * 

' , A mon retour , je parlai fouvent à Maleck 
de fon pays ; je m’informai de fon origine , s’il 
y avoit long tems qu’il étoit habité , quels 
étoient les pays voifins & leur fituation. Il me 
répondit que fon pays fe prétendoit fort ancien, 
mais qu’il n’étoit pas bien peuplé; que les an- 
ciennes familles avoient été prefque éteintes 
par des accidens ; qu’environ trois cens ans au- 
paravant , fuivant une bonne tradition , un 
peuple venu de delà les mers, ou comme ildi- 
foit, des petites terres, les avoit cruellement 


* 

* I 

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H4 Les Hommes 
persécutés; qu’on prétendoit même, quoique 
fans apparence, que ce même peuple a voit aufli 
inondé ce royaume. Il me dit que, quand ce 
peuple vint la première Fois , il commença à 
creufer la terre à une grande profondeur , d’oti 
en tirant beaucoup de terres de différentes ef- 
pèces dures & pefantes , iLles mettoit dans de 
grands feux , jufqu’à ce qu’elles coulaffent 
comme de l’eau ; après quoi il les battoit avec 
de grandes maffes pefantes , pour leur donner 
différentes formes. Il y en a , ajouta-t-il , qui 
reffemblent à cette matière qui eft au fond de 
votre vaiffeau , d’autres qui font prefque blan- 
ches , & d’autres rouges. Quand j’étois enfant , 
ces gens vouloient qu’on m’envoyât travailler 
parmi eux, comme mon père; mais ce travail 
. lui ayant caufé la mort , je fuis venu ici avec 
beaucoup d’autres pour m’en affranchir. Que 
font-ils de cela , lui demandai-je , après l’avoir 
battir comme vous dites? Ils l’emportent fort 
loin fur la mer, dit-il. Mais, répliquai-je , à 
quelle intention l’emportent- ils? Ils le don- 
nent, dit il, à un autre peuple, qui le reçoit 
d’eux & qui l’emporte. Mais pourquoi le îaif- 
fent-ils emporter, lui dis-je? C’eft,répondit-il- 
parce que ces gens leur donnent des habits en* 
échange. Comment, des habits , pourfuivis-je * 
Ont-ils beioin d’habits plus que vous? Oui y 


• •' ■ -, ■ *> 

V O L A N Si 

dit- il, car ils n’ont point le graundy. Et quels 
autres pays avez-vous dans les environs , de- 
mandai je? Il y a , me répondit-il, un pays au 
nord d’ Alkoé, où l’on prétend qu’habite un au- 
tre peuple comme celui des petites terres , qui 
tire plufieurs chofes du mont Alkoé. Qu’eft- ce 
qu’ils en font , dèmandai-je^? Je n’en fais rien, 
me dit-il j mais ils en tirent beaucoup, & ils ne 
veulent pas laifler entrer dans leur pays : il n’y 
a perfonne qui habite entre le mont Aikoé & la 
mer ; ces gens ne veulent pas le fouffrir. 

Ayant tiré de Maleck tous les éclairciffemens 
que je pus , ainfi que de deux autres du même 
pays , qu’il m’avoit amenés ; je combinai tout 
ce que j’en avois appris. Si je pouvois aller fur 
le haut du mont Alkoé voiries ouvrages qu’on 
y fait, penfois-je, je parviendrois peut-être, 
en y empêchant le commerce par mer , à attirer 
tout le profit du pays , & à le faire palier par 
nos mains. 

Je m’informai enfuite de ceux quiapportoient 
les fruits de la grande forêt , quelle forte de . 
terrein il y avoit ;& je trouvai, parla defcrip- 
tion qu’ils m’en firent , que c’étoit une terre lé- 
gère, couverte en plufieurs endroits d’herbes 
& de gazon. Suivant leur rapport , ce devoir 
être un pays abondant , s’il étoit bien cultivé : 
d’ailleurs , n’étant point environné de ce côté 


1 


/ - 


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*116 Les Hommes 
parles montagnes noires , il étoit plat & beau» 
coup plus haut que DoorptfwangeantuCes nou» 
velles me donnèrent envie de connoître la vé- 
rité J’allai faire le tour de la montagrfe noire & 
delà grande forêt, en mettant fouventpied à 
terre pour oblerver les lieux. La forêt eft une 
longue fuite de bSîs qui ne finiffent point , & 
qui font entremêlés çà & là de belles peloufes 
garnies de gazon. Le terrein y produit très bien, 
parce que les arbres n’en font pas trop preffés , 
mais à une certaine diftance entre eux. J’allai 
beaucoup plus loin qu’aucun autre n’avoit été 
avant moi , fans y trouver le moindre change- 
ment. En revenant par l’oueft, je vis l’Hoximo , 
qui n’eft autre chofe qu’une ouverture étroite & 
très-profonde au fommct de la montagne noire. 
Quand on y jette une pierre, on l’entend heur- 
ter de côté & d’autre avec bruit. J’approchai 
mon oreille de l’ouverture, tandis que j’y en 
fis jetter une groffe ; je m’imaginai , après fon 
bruit ordinaire, l’entendre tomber dans l’eau ; 
de forte qu’il n’eft pas impoflible que le fond de 
cette crevafle aboutifle à la mer , qui en eft à 
deux ou trois lieues. C’eft dans ce trou que l’on 
jette tous les corps morts, depuis le roi jufqu’au 
dernier de fes fujers. Quatre Glunims tenant le 
mort par les bras & par les jambes, prennent 
leur vol au-deftus de l’Hoximo & le jettent. 


V O L A N S* * ny 

tandis que Fair retentit des lamentations de fa 
famille & des autres personnes qui fuivent le 
corps; car, dans ces occaftorts, les parens dis- 
tribuent abondamment du vin à tôus venans. 

■Après m’être repofê deux femaines chez moi, 

•je réfolus d’aller faire un voyage au mont Al- 
koé; & ayant communiqué mon deffein à Ma- 
leck, il me dit qu’il y viendrait de tout fon 
cœur, mais qu’il appréhendoit que les Swan* 
geantis ne voulurent pas m’y porter; car, 
dit-il , ils ont une ancienne tradition, que Min- 
drack, ceft-à-dire, le diable, y demeure; & 
ils ne voudraient pas y aller pour un monde. 
C’eft même ce qui fait la plus grande fureté du 
pays ; car ils prétendent qae fans cela Min- 
drack les aurait dévorés. 

J’en parlai au roi, à Nafgig & aux ragams, 

<iue je trouvai tous dans la perfuafion que le 
mont Alkoé étoit l’habitation de Mindrack, & 
qile le bruit qu’on y entendoit, étoit caufé par 
fes ferviteurs occupés à battre & à tourmenter 
les méchans. Hélas! dis-je en moi-même , voilà ’ 
un des plus beaux projets du monde arrêté 
par un préjugé infoutenable ; comment pour- 
rai-je faire pour le détruire? 

^ dis à Maleck, que ce qu’il avoit prévu, 
n etoit que trop vrai , par rapport au peuple de 
Brandleguarp ; mais lui dis-je , „’ y auroit .g « 



ui 8 Les Hommes 

pas ici affez de vos compatriotes pour m’y # 
porter? Sur ce qu’il me dit qu’il y en avoit un 
affez grand nombre, je lui ordonnai de s’arran- 
ger avec eux ; cependant ce n’étoit pas fans 
peine que je me déterminois à me fervir de ces 
gens. Quoique ma réfolution fût prife, je jugeai 
pourtant à propos de faire goûter mon projet 
aux ragams, s’il étoit poflible, dansia perfua- 
fion que cela pourroit déterminer le peuple, 
J’affemblai donc plufieurs des ragams, & leur 
dis : comme vous êtes plus fagcs & plus fenfés 
que le peuple , je m’adreffe à vous pour avoir 
votre avis (ur mon expédition du mont Aikoé. 
Songez-y bien : avez- vous quelque raifon réelle , 

& n’eft-ce pas un pur préjugé qui vous porte 
à croire que ces peuples font amis ou ferviteurs 
du diable , & cela fans autre examen ? Autant 
que je puis le comprendre , ce font des peuples 
qui connoiffent la nature des différentes fortes 
de terres, & qui, à force de travail & de tett*, 
les réduifent en une fubllance tolide pour l’u- 
fage du genre humain. Le défaut de ces chofes 
fait précifément que vous ne poffedez pas la 
centième partie des avantages de la vie. On 
entend & on voit dans mon pays les mêmes 
bruits & les mêmes travaux que fur le mont 
Aikoé : c’efl avec les ouvrages qui en réfultent , 

« que nous trafiquons d’un bout du monde h l’au- 

v tre| 


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A 


V O L A N s: I1Ç> 

tre ; & nous qui fommes fort à notre aife par 
leut moyen , nous ferions fans cela très-mifé- 
râbles. Quelques-uns de vous n’ont-ils pas re- 
marqué ce que j’appelle des couteaux, des four- 
chettes , des cuillers , des gobelets d’argent , 
mes piflolets & mes fabres? Hé bien , toutes ces 
chofes & une infinité d’autres encore font le 
produit de l’induftrie de ces pauvres gens. Or, 
continuai-je , fi nous établirions une commu- 
nication avec ce peuple, vos revenus feraient 
tous payés avec de ces chofes curieufes ; vos 
fujets feroient employés à les mettre en œuvre 
& les étrangers s’adreflant à vous pour avoir 
ce dont ils manquent, vous donneroient en 
échange des choies dont vous avez befoin ; 
vous feriez bientôt connus & refpe&és dans 
le monde. Voyant que quelques - uns de ces 
raifonnemens les avôient ébranlés , je voulus 
les prendre du côté de leurs fens. Je vois bien, 
leur dis-je , que vos préjugés ne font pas en- 
core détruits: mais, que direz- vous, fi j’y vais,' 
& que je revienne en bonne fanté ? Craindrez- 
vous de m’y fuivre une autrefois? Ils voulurent 
m’en difluader comme d’une expérience dan- 
gereufe ; cependant ils avouèrent que fi je re- 
venois , ils ne croiroient .pas qu’il y eût tant à 
craindre. qu’ils l’avoient foupçonné. . 

Maleck m’ayant choifi quatre-viogt de fes 
Tome II. I 

è 


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Lfes Hommes 

compatriotes, j’employai un mois de tems à 
leur faire connoître mes piftolets & mes fabres, 
& la manière de s’en fervir ; & prenant avec 
înoi une caiffe remplie d’armes , & d’autres 
■choies néceflaires , nous nous rendîmes à la 
montagne noire. J’y fis une paufe. Nafgig & 
Lafméel vinrent m’y trouver, & me dirent, 
que , puifqu’ils me voyoient fi obftiné d’y 
■aller , ils ne m’abandonneroient pas , quelque 
chofe ‘qu’il pût leur en arriver. Cette démarche 
de leur part m’encouragea ; & confultant en- 
semble de quel côté les bruits venoient, nous 
prîmes la réfolution de combattre d’abord du 
côté où la fumée s’élevoit avec le plus de force. 
•Je chargeai fix fufils & tous mes piftolets, que 
je tins dans ma caiffe , & ordonnai de me def- 
cendre à environ cent pas de la première fu- 
mée : enfuite je pris trois hommes pour porter 
mes fufils derrière moi; j’en armai douze autres 
de piftolets , mais avec défenfe de tirer fans 
crdre , & je laiflai le refte avec le bagage. 

Nous avançâmes vers la fumée , qui fortoit 
d’une voûte bâfre au pied de la montagne. 
L’entrée en étoit éclairée par les flammes du 
volcan. A peine y eus-je mis le pied , qu’un 
iiomme accourut fur moi avec une barre de 
fer rouge ; je le renverfai par terre d’un coup 
*de ftrfil ; & envoyant deux autres & une - 


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V O L A N J, ' 131 

femme qui, pour n’être point apperçus, fe 
cachoient le vifage , & fe tenoient droits Contre 
une muraille , j’ordonnai à Maleck de leur dire 
dans leur langue , que nous n’étions point ve- 
nus comme ennemis, ni à deffein de leur faire 
aucun mal ; que leur compagnon avoit mérité 
fon fort, en accourant fur moi avec une barre 
rouge; que s’ils en agiffoient honnêtement avec 
nous , nous ferions de même avec eux ; mais 
que s’ils fe mettoient en devoir de nous ré- 
fifter , ou de méditer quelque trahifon , ils au- 
roient tous le même fort que leur compagnon. 

A cette déclaration , ils s’approchèrent avec 
mille marques de foumilîîon. Je remis mon fufil 
à Maleck, & leur dis de continuer leur ou- 
vrage. Apres avoir fait porter tous les fu- 
ftls dehors , de crainte de quelque étincelle , 
je m’apperçus que ce que nous voyions étoit 
une forge autrement faite que les nôtres , oit 
le vent ctoit produit par une grande roue fem- 
blable à celle d’un moulin à eau, dont les ailes 
ou vannes tournoient dans une elpèce d’au- 
get fermé , ce qui faifoit un courant prodi- 
gieux d’air , qui alloit aboutir à un petit trou 
derrière le foyer de la forge. On en tiroit 
alors des barres de fer. 

Je donnai à chacun de ces hommes & même 
à la femme un verre d’eau-de-vie ; ils la burent 

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ijz Les Hommes 
avec plaifir, & ’a trouvèrent fi bonne , qu’ils 
regardoient fi je leur en donnerois encore. Je 
les queftionnai enfuite fur leur métier, & m’in- 
formai quel étoit leur chef, & comment ils 
commerçoient avec leür fer. Ils me firent la 
même reponfe que m’avoit rendue Maleck. 

£ ifuite je demandai où éioient leurs mines. 

*• 

L’un d’eux me regardât attentivement , me 
dit : vous favez donc ce que nous faifons ? 
Oui, lui répondis-je, très-bien. Il me dit dans 
fon langage , que Maleck m’interpréta , que 
la mine étoit à deux cens pas de-là du côté 
qu’il me monîroit. Je leur fis continuer leur 
ouvrage , en difant que j’aüois les faire gar- 
der , uniquement pour empêcher qu’ils ne fou- 
levaffent le voifinage contre moi ; quoique , 
s’ils le faifoient , ils feroient fervis comme 
leur compagnon : en effet , je portai auprès de 
l’arcade quatre hommes armés de piftolets. 

Je me tranfportai à la mine de fer, dans la- 
quelle tous les ouvriers étoient vraifemblable- 
ment defcendus ; car je n’y vis perfonne , 
mais feulement de grands monceaux de mine ; 
j’en pris dans ma main , & à fa pefanteur je 
jugeai qu’elle étoit fort riche en métal. 

Je retournai enfuite à mes gens de la forge, 
& leur demandai quelles autres mines il y avoit 
dans le pays , & quels métaux elles fourni^ 


V O t A N S.' * I 

foierit. Maleck , fauté de connoîtrtf les mé- 
taux lui même , ne pogvoit leifr rendre ma 
queftion , parce qu’il en ignoroit les noms. 
Alors je leur montrai Une pièce de monnoie 
de cuivre , une autre d’argent , & ma montre 
\d’or, & je leur fis demander s’ils a voient de 
ces métaux. Il marquèrent du doigt la pièce, 
de cuivre. & celte d’argent ; & en voyant la 
montre ils fecouèrent la tête. Je leur fis voir 
auflî une balle de plomb , ils dirent qu’ils 
* avoient aufl: de ce métal en abondance. 

Je les priai de m’enfeigner le chemin des 
mines de cuivre , en leur montrant du doigt 
la pièce de cuivre , avec proraeffe , s’ils vou- 
loient y venir avec moi , de leur donner en- 
core de l’eau-de-vie. Ils y confentirent, pourvu 
fyie j’attendiffe que l’ouvrage qu’ils tcnoient , 
fût fini. C’étoit à près d’une lieue fur la droite 
qu’étoitla mine de cuivre ; & comme ils avoient 
le-graundy, je crus qu!ils- alloient s’envoler à 
côté de moi ; mais je nvapp-rçus qu’on leur 
avoit mis autour du graundy une petite chaîne, 
qui les empêchoit de l’ouvrir.. Je marchai 
auïfi à pied ; & ayant gagné leur amitié , en 
me familiartfant avec: eux , je leur dis d’en- 
trer les premiers, & d’annoncer au condu&eur 
des ouvriers , qu’un étranger demandoit à lui. 
parler & à voir fes travaux ; que j’étois un 

liij 


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i } 4 L e S H o ivr w e s 

homme paîfibie, pourvu qu’il me traitât civi- 
lement ; mais que je le.tuerois fans façon , s’il 
faifoit réfiftance. 

Je ne fais quel rapport ils lui firent de moi , 
ni comment ils s’acquittèrent de ma commif- 
fion; mais cet homme vint à moi fort poli- 
ment. Maleck lui demanda par mon ordre , s’il 
venoit ainfi que nous en qualité d’ami ; & en 
ayant reçu l’affurance , j’entrai avec lui , pre- 
nant Nafgig & Maleck pour m’accompagner , 

&C je laiffai dehors mes armes à feu. Je dis • 
pourtant à mes deux compagnons de porter 
ainfi que moi leurs fabres à la main , de peur 
de quelque furprife. Nous vîmes une grande 
quantité de mine de cuivre , & plufieurs four-s 
neaux à l’entrée de^ la mine , qui régnoit ho- 
rifontalement dans le côté de la montagne , & 
qui, à ce qu’ils me dirent, étoit fort riche. Je 
donnai à l’infpeûeur un peu d’eau-de-vie, ainfi 
- qu’à deux ou trois de fes ouvriers qui avoient 
été empreffés à. me montrer & à m’expliquer 
tout. 

Je priai leur chef de fortir avecrmoi, & lui 
demandai depuis quand il avoit cet emploi. Il 
me répondit qu’il étoit né dans les* îles Born , 
g£c avoit été amené tout jeune ici , oit il avoit 
travaillé vingt ans d’abord au fer, enfuite à 
l’argent, & maintenant dans cette mine, fans au- 


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V O L A N S. 

cun efpoir d’être jamais délivré de cet efc lavage ; 
qu’étant maintenant infpeCteur des travaux , il 
fe trouvoit affez bien , quoiqu’il n’y eût rien 
de tel que la liberté. Il me dit encore qu’ils 
attendoient dans peu de nouveaux efcîaves , 
parce que les mines tuoient ceux qui n’y étoient 
pas propres en fi peu de tems , qu’elles étoient 
fort mal en ouvriers actuellement, & que le gou- 
verneur étoit allé aux îles pour y faire recruç. 
Cette circonftance me fit plaifir. Oii demeure 
le gouverneur, lui demandai-je ? 11 me montra 
fa maifon. Sa garde eft-elle forte , continuai je } 
D’environ quatre cens hommes , me dit-il ; 
mais perfonne n’ofe lui réfifter ; çar il maltraite 
fi fort les gens , fans cependant les tuer , qu’on 
ne peut pas faire la moindre chofe contre fon 
gré. 

Quand nous eûmes difcouru quelque tems fur 
la misère de l’efclavage , voyant que cet homme 
étoit propre pour mes deffeins , je lui deman- 
dai s’il vouloit venir avec moi à Brandleguarp ; 
car, lui dis -je, il y a sûrement de bonnes 
mines dans les montagnes , & fi vous voulez 
en accepter la direction , vous ferez libre , $£ 
l’on vous donnera tout ce que vous voudrez. 
. Il fecouala tête , en difant: comment pourrois*je 
être libre dans un pays oit tout le monde efl 
,efdaveî D’ailleurs, ajouta- 1- il, il y règne 

' I IV 


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136 Les Hommes 

tant de divifions internes , qu’on prétend que 
tout cet état va être déchiré en lambeaux. Vous 
vous trompez, lui dis je; j’ai fait ceffertous les 
troubles en tuant l’ufurpateur. Eft-il poffible , 
reprit-il? Et êtes-vous l’homme qu’on dit qu’ils 
attendoient , & qui devoit fortir de la mer? 
C’eft moi-même , lui dis je. Quant à l’efcla- 
vage, il eft aboli ; il n’y a plus un feul efclave 
dans le royaume, & il n’y en aura point non 
plus ici , fi vous confentez de vous attacher à 
moi. Ceta feroit bien heureux pour nous, re- 
prit-il. Eh bien , mon ami , lui dis-je , je vous 
promets que cela fera. Ayez feulement atten- 
tion à une chofe : quand je viendrai pour ré- 
duire votre gouverneur , qu’aucun de vos mi- 
neurs ne prenne fa défenfe. 11 me promit d’en 
informer les autres ouvriers en fecret, &que 
tout iroit à ma fatisfaftion ; mais il me con- 
feilla de prefier cette affaire , parce qu’on 
attendoit le gouverneur de jour à autre. 

En le quittant, j’allai aux autres mines avec 
mes guides , qui m’ayant vu fi bien recevoir 
à la mine de cuivre , le dirent*aux autres ; de 
forte que par-tout oit j’allois , mes offres furent 
acceptées de bon cœur ; & mon projet prit 
un tour favorable , qui me fit entrevoir que 
je réuffirois aifément. 

Ayant ainû difpofé mes batteries, j’envoyai 


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Volant 137 

Maleclc Si fes camarades aux naturels du pays 
pour traiter avec eux , & leur promettre la 
liberté , pourvu qu’ils fe foumiflent à Géori- 
getti. Ces gens étant bien allurés de ce que 
j’avois fait à Brandleguarp , & voyant jour à 
recouvrer la liberté, fe prêtèrent à mes vues; 
de forte qu’il ne me refloit plus que d’atta- 
quer les foldats avant le retour du gouver- 
neur. Ayant donc renouvellé'mes engagemens 
avec les mineurs , & me croyant avec les na- 
turels du pays dans la meilleure intelligence 
que je pouvois defirer, Nafgig & Lafméel me 
confeillèrent d’aller avec eux chercher le ca- 
non & une greffe armée , avant que d’attaquer 
les foldats. Toute ma vie j’ai aimé la prompti- 
tude dans les expéditions; perfuadé que, quand 
on daiffe échapper une occafion , il eft rare 
de la retrouver. J’auroîs bien fouhaité avoir 
mon canon avec moi ; mais je n’eftimois les 
hommes que pour la montre. Ainft je formai 
le plan de marcher le lendemain ipatin avec 
les feules forces que j’avois, & de me ranger 
dans une plaine voifine de la garnifon du gou- 
verneur, afin d’y attirer fes foldats, fi je pou- 
vois. Je m’y rendis donc. Ce que je fouhaitois 
arriva ; car , à la première nouvelle de ma 
venue , ils parurent armés d’une efpèce de 
maffue fort pefante, qu'ils faifoient tourner 



L e s Hommes 

avec force * & jettoient en l’air, afin d'at- 
teindre leurs ennemis par derrière dans leur 
vol , & de les abattre; mais ils ne pou voient 
pas les lancer à plus de trente pas. 

Je me tiqj aflis dans ma chaife, un fufil à 
la main ; Maleck étoit à mes côtés avec un 
autre; quatre autres fufils étoient pofés tout 
prêts à m’être préfentés , & Lafméel fe tenoit 
auprès de moi , pour recharger mes armes , à 
mefure que je tirerois. Je détachai un parti 
de vingt hommes armés de fabres , à qui j’or- 
donnai d’attaquer l’avant-garde des ennemis , 
en fe jettent fur eux avec impétuofité , pardfe 
qu’ils ne venoient contre moi qu’un petit 
nombre à la fois. Je ne voulois pas faire ufage 
de mes fufils , jufqu’à ce que j’en trouvaffe une 
occafion favorable. Ils commencèrent l’attaque . 
à] environ cent pas de moi , & à très-peu de 
hauteur dans l’air. Mes gens, armés de fabres , 
ayant évité la première volée de leurs armes , 
tombèrent fur eu? avec tant de furie , que 
coupant ici un membre , là Un graundy , & 
par ce moyen les mettant hors de vol , il les 
firent tomber par vingtaine à mes pieds. Quand 
je vis venir l’arrière-garde , qui formoit un 
corps de trois cens hommes, fur trois rangs 
bien ferrés les uns au-deffus des autres , dans 
le deffein d’abattre ma poignée de monde , &c 


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V o l a- n s: _ ' i35[ ' 

de l’accabler par leur nombre , je fis retirer 
tous mes gens derrière moi , & donnai ordre » 
de ne point tomber fur l’ennemi, qu’il ne fut 
paffé au-deflus de ma tête. A mefure qu’ils ap- 
prochoient, Maleck & moi, ayant tiré chacun 
un fufil en même tems , puis fautant fur un au- 
tre , & enfuite fur un troifième; tout cela dans 
un inftant; nous les fîmes tomber autour de 
nous , en rugiflant & faif^nt des cris horribles. 
Les autres voyant une telle boucherie, paf- 
sèrent au-deflus de ta tête de mes gens , qui en 
paflerent beaucoup au tranchant de leurs fabres, 
& ceux qui s’échappèrent, s’enfuirent fi-^ien 
qu’on n’en entendit plus parler. 

Les mineurs , qui de leurs difFérens pofles , 
a voient vu l’aélion , fe rendirent de toutes 
parts autour de moi , en danfant & en chantant. 

Si je n’eufle fait ranger mon monde , ils m’au- 
roient peut-être fait plus.de mal à force d’a- 
mitié, que deux armées comme la garde du 
gouverneur. La reconnoiflance m’empêchoit 
d’employer la force contre* eux ; & ils accou- 
r oient en foule , dans le défir de me toucher feu- 
lement, à ce qu’ils difoient. Ainfi de peur d’en 
être blefle, comme quelques-uns le furent, je 
leur dis de pafler entre deux files de mes gens, 
après m’avoir touché , de fe retirer de l’au- 
tre côté. Cela les tranquillifa un peu ; mais ils 
me tinrent long-tems à la torture, 


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140 Les Hommes 
Nous marchâmes enfuite tous en corps vers 
la ville, où nous allions proclamer Géorigetti 
roi du mont Alkoé, quand un drôle beaucoup 
plus hardi que les autres, voulant haranguer le 
peuple , pour l’engager à ne pas aller lî \ î e, fut 
frappé d’un coup’ de fabre , & tomba mort poiir 
fa peine'. Nous continuâmes la proclamation ; & 
j’accordai, au nom du roi, la liberté générale- 
ment à tous fans exception. 

Il fallut fonger enfuite de quelle manière 
nous nous oppoferions au gouverneur ; quand 
il vîendroit. Pour cet effet , je m’informai com- 
menf il arrivoit, par quelle route, & avec 
quelle fuite. Ayant appris qu’une centaine 
d’hommes fans graundy l’attendoient au bord 
de la mer, & compofoient toute fa garde, à 
‘l’exception de quelques amis & des efclaves 
qu’il amenoit; que les efclaves marchoient tous 
devant par rangs de fix hommes enchaînés les 
uns aux autres , fous l’efcorte de quelques 
gardes, j’allai en perfonne viliter la route par 
oit il devoit paffer'; & trouvant un polie con- 
venable dans un bois épais qui étoit fur la route, 
& d’où nous pouvions le voir long-tems avant 
d’en être apperçus , je plaçai un corps -de-garde 
dans le bois du côté de la mer , & avec mon 
monde je me mis de côté & d’autre précisément 
à l’endroit par oit le gouverneur Ôc fa fuite de- 


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V O L A N S. 141 

voient en fortir;de forte que mon corps- de- 
'garJe me donnant avis de leur venue , je puffe 
être prêt à tomber fur eux, quaftd ils fortiroient 
du bois de n.otre côté. 

Après avoir attendu trois jours; le corps-de- 
garde vint nous dire qu’ils paroifloient. Ainfi 
nous tenant le plus cachés que nous pûmes, 
nous biffâmes paffer les efclaves & les gardes, 
qui arrivèrent environ deux heures avant 
le gouverneur. Si- tôt qu’ij^ parut lui-même, je 
rangeai mes gens dans le bois fur un terrein uni 
&par files, leur commandai de fe coucher 
fur le ventre, jufqu’à ce qu’ils me vident lever ; 
& pour lors de fe lever aufli , pour me fuivre &: 
exécuter mes ordres. 

Les premiers rangs ayant paffé le bois , 
je me levai, dès que je vis paroître le gou- 
verneur a découvert , & je dis à Maleck de 
crier tout haut , que fi quelqu’un remuoit 
ou ofoit lever la maffue , il feroit mis à mort. 
Alors voyant un des plus avancés 'courir, je 
le couchai par terre d’un coup de moufquet. 
Je fis dire aux autres , qu’ils enflent à mettre bas 
les armes; & qu’ils feroient en fureté; mais que 
quiconque réûfteroit, feroit traité comme celui 
qui s’étoit enfui. Ce difcours joint à la frayeur 
que mort fufil avoit répandue parmi eux , les 
arrêta , &c Us _ relièrent tous comme des 
flatues. 



» 

142 Les Hommes 

Je m’avançai enfuite vers le gouverneur, à 
qui >e fis demander par Maleck mon interprête , 
quels étoient les gens qu’il avoit avec lui. Il 
répondit que c’étoient fes efclaves. Je lui or- 
donnai alors de les faire venir les uns après les 
autres, & de leur rendre la liberté. Voyant 
donc que c’étoit une néceffité ( car j’avois le 
regard terrible ) il fit ce que j’exigeois. Je crus 
que tous ces nouveaux affranchis me dévore- 
roientde careflès , Si j’eus bien de la peine à les 
conrenir. Je lui demandai enfuite où ilalloit. A 
mon gouvernement , répondit-il. De qui* le 
tenez-vous, répliquai-je ? Des Z^ps des îles, 
dit-il. Je lui déclarai que quiconque auroit à 
l’avenir ce gouvernement , le recevroit des 
'mains de Géorigetti, roi du pays , à qui tous 
les naturels & les mineurs avoient déjà engagé 
leur fidélité. Je lui dis encore que les naturels, 
ainfi que les étrangers , avoient tous été dé- 
clarés libres , & que la fervitude étoit abolie. 

Le gouverneur parut fort affligé ; & fur 
*ce qu’il me pria de ne point le maltraiter , ni 
’ lui ni fa fuite , je lui dis que cela dépendoit de la 
manière dont ils fe comporteroient. Quels font 
les gens que vous avez ici avec vous, lui de- 
mandai-je ? Ce font , répondit-il , quelques-uns 
des parens du Zap , qui font venus voir de 
quelle façon je gouverne, & vifrter les mines. 


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* •* 



V O L A N S. 143 

J’ordonnai à tous les gardes & aux amis du 
gouverneur de marcher devant, Maleck & mon 
monde les fuivirent à quelques pas ; & j’entrai 
en convention avec le gouverneur fur l’état 
des îles & du pays d’Alkoé. Alors le reconnoif- 
fant pour un homme de jugement , & qui n’é- 
toit point originaire des îles, je crus qu’en le 
traitant avec douceur , il pourroit m’être utile* 
Ce que j’avois entendu dire de fa févérité , 
ne me plaifoit peint. Je lui déclarai nettement 
qu’une feule chofe m’empêchoit d’avancer fa 
fortune plus quelle ne l’avoit jamais été ; que 
j’étois informé que fon caractère dur l’avoit 
porté envers des efclaves à des extrémités 
que je ne pouvois fupporter. Monfieur , me ré- 
pondit-il, quel que foit le caractère naturel 
d’un homme , quand il a des efclaves à com- 
mander , il faut qu’il les traite , ou feigne de 
les traiter , fans miféricorde. On m’a confié le 
gouvernement d’un pays qui n’eft peuplé que 
d’efclaves , aufii peu capables d’amitié , que 
l’herbe de la terre qu’ils foulent aux pieds. Je 
dois rendre compte de leurs travaux à mes 
maîtres. Ces gens travaillent par force : fans cela 
& fans la crainte d’être châtiés, on ne leur feroit 
pas faire un pas ; c’eft pourquoi il faut toujours 
tenir la verge levée fur eux ; & quoique je 
ne la laiffe tomber que rarement, quand je le 



I 


* 


144 Lçs Hommes 

fais, le fou venir en dure trop long-tems pour 
permettre aux autres de s’expofer fi-tôt aux 
mêmes châtimens. Cette méthode m’a paru la 
meilleure; & j’ai jugé que la mort ou lefupplice 
d’un homme , de loin en loin, quoique très-fé- 
vère, eft une voie plus douce réellement que 
d’en punir fouvent un grand nombre. Si je pa- 
rois fi dur , c’eft le pofte que j’occupe qui en eft 
caufe. Traitez doucement des efclaves , ils 
croient que vous les craignez; c’eft le moyen 
de les armer contre vous. 

Je ne pus le contredire , fur-tout lorfqu’il 
m’eut afluré qu’il étoit charmé que je les eufle 
délivrés tous. Car ajouta-t-il , il n’y a perfonne 
qui , s’il en avoit le choix, n’aimât mieux ré- 
gner par la douceur , que par la crainte. Cela 
peut fe taire dans un pays libre ; mais la chofe eft 
impraticable dans un pays d’efclaves, oit la ri- 
gueurfeule peut les entretenir dans la foumiflïon. 

Comme il connoiffoit la nature du pays & 
les devoirs d’un gouverneur, je lui demandai 
s’il voudroit s’attacher à Gcorigetti. Moniteur, 
me dit- il, j’ai toujours été fidèle aux Zaps mes 
maîtres, & je continuerai de le faire jufqu’à ce 
que je fois fur que tout ce que vous m’avez 
dit eft vrai. Ce n’eft pas que je vous foupçonne 
oe m’en impofer; mais ma confcience ne fera 
point fatisfaite, que je ne voye de mes propres 

yeux ' 


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V 0„L A N S.- 145 

yeux : pour lors , n’étant plus en fituatlon de 
les fervir ouveïtement, je ferai libre de me 
choifirun maître; & je m’attacherai àGéori- 
getti préalablement à tout autre. Quoique je 
vous paroiffe fouhaiter de refter fidèle à mes 
premiers maîtres , tant qu’il fera en mon pou- 
voir de lesfervir , ne croyez pas pour cela que 
je vouluffe les foutenir par des pratiques four- 
des : non , quand je ferai une fois engagé , 
vous me Verrez ^ire tous mes efforts pour rem- 
plir mes obligations. 

Après fix jours de marche , car je voyageois à 
pied avec .eux, nous arrivâmes au palais du 
gouverneur , oîi nous ne trouvâmes pas un 
feutgarde ; tous les efclaves qu’il avoit envoyés 
devant lui, étoient en liberté. Ainfi je dis âmes 
gens de fuppléer à la garde ordinaire, & je 
pris mon logement dans l’appartement du gou- 
verneur. 

Comme Gadfi ( c’eft ainfi que fe nommoit 
ce gouverneur ) ni aucun de fes amis n’étoient 
privés de la liberté, il vint dans mon apparte- 
ment , & me dit qu’ayant trouvé les chofes 
telles que je les lui avois dites , il m’abandonne- 
roit le palais, fi je voulois, & tout ce qui 
dépendoit du gouvernement. Je lui répon- 
dis que c’étoit fort bien fait. Il partit donc', 
fans rien emporter avec lui que ce qui lui ap- 

- Tom* II. . . . K 



i 4 6 L e^s H o m m e s 

partenoit en propre. Si-tôt qu’il fut hors du pa- 
lais, je l’envoyai chercher lui 6c fes amis. Il ne 
put s’empêcher, en recevant cet ordre, de 
craindre quelque mauvaife aventure. Gadfi , lui 
dis-je ; maintenant que je tiens ce palais au nom 
de Gcorigctti, je le remets fous votre garde, 
en qualité de fon gouverneur , & je vous or- 
donne de lui faire le ferment de fidélité. Il le 
fît dans les termes que je diftai moi-même , & 
je lui remis le gouvernement, en le chargeant 
de maintenir la liberté que j’agis établie. Mais , 
lui dis-je , comme tout le pays & ce qu’il pro- 
produit , appartient au roi , je prétends que 
quiconque ne voudra pas travailler, foit privé 
de ce qui eft néceffaire pour fa fubfifîance. 

Enfuite je convoquai une affemblée du peu- 
ple, & fis dire à tous les mineurs de m’ac- 
compagner. Je les affurai que le roi ne défiroit 
que leur bonheur. Comme les mines , ajoutai-je , 
font à préfent le feu! travail du pays , je vou- 
drais que vous confentifliez de bonne volon- 
té ( car je ne veux vous forcer en rien), que 
tout homme parmi vous , depuis l’âge de feize 
ans jufqu’àfoixante, travaillera de trois femai- 
nes l’une , foit aux mines , foit aux autres occu- 
pations qu’on lui dqpnera, pour le gouverne- 
ment ; il aura le*s deux autres femaines pour 
pourvoir a\ïx befoins de fa maifon. Si je vis 
allez Iong-tems pour revenir vous voir, çhaqu* 


V O t A N S. 147 

homme recevra une quantité de terrein fuffi- 
fante pour fa famille, & je me chargerai de 
vous faire avoir des grains pour le cultiver. Si 
parla fuite je puis diminuer le fardeau de cette 
troifième femaine de travail , & le réduire à 
la quatrième, je le ferai; mais ce travail fera 
comme une marque de votre reconnoiflance 
des bontés que le roi a pour vous. Y confentez- 
vous? tous s’écrièrent d’une voix : Oui, nous 
y confentons. Arrangez-vous, leur dis- je, & 
partagez-vous en quatre divifions pour travail- 
ler aux quatre fortes de métaux ; enfuite 
parez chacune de ces divifions en trois parties,' 
& que chaque feptième jour au matin , ceux 
qui doivent commencer à travailler, viennent 
relever ctùx qui ont fini leur tâche; de forte 
qu’il y aura lix jours plein de travail , & le 
feptième fera employé à aller & venir. Y con- 
fentez-vous tous ? Oui , s’écrièrent-ils. Eh bien 
donc, continuai-je, quiconque négligera fon 
devoir, travaillera une femaine de plus, à 
moins qu’il ne l’ait fait pour caufe de maladie, 
ou avec permiflion du gouverneur. Y con- 
fentez-vous ? Ils répondirent : Oui , nous y 
confentons. Toutes matières de différens entre, 
vous feront décidées par le gouverneur ; & en 
cas d’injuflice , de refus de juger , ou de mau- 
vais jugement de la part du gouverneur , ce fera 1 

Kij 


i4§ Les Hommes 
le roi qui en décidera. Y confentez-vous ? Oui» 
dirent-ils. Choififfez donc dix hommes, fa voir, 
deux naturels du pays, & deux ouvriers de 
chaque forte de mige , pour venir avec moi à 
Brandleguarp, afin de fupplier le roi de con- 
firmer ces loix jufqu’à nouvel ordre, & afin de 
reconnoître fa fouveraineté. Le voulez- vous ? 

■ i 

Tous répondirent : Cela eft jufte , & nous y 
confentons. 

Je leur dis enfuite que , comme ceux qui 
avoient été efclaves , étoient libres maintenant, 
ikpouvoient s’en retourner chez eux , s’ils le 
jugeoient à propos ; mais qu’ayant deffein de 
leur procurer tous les avantages & les com- 
modités de la vie, je croyois bien que la plupart 
fentiroient qu’il eft de leur intérêt de relier 
comme ils font. Sur toutes chofes je recom- 
mandai une union^arfaite entre les naturels & 
les nouveaux affranchis; je leur confeillai de 
faire des alliances entre eux par mariage , de 
s’aimer les uns les autres , & d’être fidèles au 
roi& à fon gouverneur. Je leur promis dere-' 
venir dans peu achever d’établir ce qui man- 
quoit encore. Enfuite je congédiai l’aflèmblée , 
& partis pour Brandleguarp avec les dix dépu- 
tés. Mais je laiffai Lafméel avec le gouverneur 
& deux domeftiques auprès de lui , afin qu’il 
me fît avertir fur le champ , s’il arrivoit quel- 
ques troubles pendant mon abfence. 



V O L A N S. 


M9 


CHAPITRE XLVIII. 

, ' , . . / 

Pierre arrive avec les députés : les préfente au roi. 
On prend la réfoluùon d'y envoyer-une colonie . 
Nafgig en ef fait gouverneur. Manière de choijir 
ceux qu'on envoie dons cette colonie. Courfe dans 
l'air , & à quel deffein. Walfi remporte le prix . 
On découvre que c'ejl une Gawrye • 

_ » t 

C Omm e il étoit tard quand nous descen- 
dîmes au palais , je gardaUes députés avec moi 
jufqu’au lendemain matin, & je les fis refter 
dans mon appartement , en attendant que le roi 
voulût bien leur donner audience. ‘ 

Sa majefté venoit de fe lever , quand j’entrai 
dans fa chambre. Mon cher père, ^ne dit-il en 
m’embraffant, je fuis ravi de vous voir de re- 
tour heureufement. Votre abfence m’a caufé 
des inquiétudes étranges. Si quelques-uns de 
mes gens avoient voulu vous aller trouver , 
je n’aurois pas attendu jufqu’à préfent à en- 
voyer favoir de vos nouvelles. 

Je répondis au roi, que cette preuve de fon 
eftime étoit la plus gasnde faveur que je pufle 
recevoir ; & qu’il pouvoit compter que je 
prendrois foin, de moi-même par deux raifons* 

K iij 


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V O L A N S.' ÎÇI 

la troifième partie de tout le travail qui s’y Fait ; 
& j’ai amené avec moi dix députés , deux de “ 
chaque efpèce du peuple. Ils n’attendent que 
vos ordres pour être admis , afin de fupplier 
votre majeflé de recevoir leur foumiflion , 
& de leur accorder votre prote&ion royale. 

Mon père, dit lè roi, vous me furprenezl 
Qu’on les fafle entrer. 

Les députés ayant été admis , Maleck leur 
fervit d’interprête. Le roi les reçut favorable- 
ment, & dit qu’ils pouvoient regarder tout ce 
que j’avois fait & ferois à l’avenir , comme fait 
par lui-même ; & il leur commanda d’avertir le 
gouverneur , pour qui il avoit la plus haute ef- 
time, d’obferver les loix, fans s’en écarter en 
aucune façon; jufqu’à ce que fon père y fit 
telles additions qu’il jugeroit à propos pour 
* fon fervice & pour Ifeur liberté future. Après 
avoir été régalés magnifiquement, ils s’en re- 
tournèrent extrêmement fatisfaits dés honneurs 
qu’ils avoient reçus. > 

Le bruit de cet événement s’étant répandu 
aufli-tôt, tous les colambs vinrent en perfonne, 
& les grandes villes envoyèrent des députés 
pour 'complimenter fa majefté dans cette occa- 
fion : enfin on vit régner la joie dans tout le 
royaume. Maleck me dit que ceux qui avoient 
refufé de venir avec moi étoient honteux , & fê 

K iv 


ifi •' Les Hommes 
vouloiertt un mal infini d’avoir manqué l’occa- 
* fion de partager a^ee moi l’honneur de cette 
expédition. 

Je démontrai au roi , que le feül moyen de 
conferver ce royaume , étoit d’établir une forte 
colonie dans les plaines qui font entre la monta-' 
gne & la mer, afin d’intercepter le commerce 
clandeftin , & faire face à toutes les forces qu’on 
pourroit envoyer des petites terres, pour re- 
couvrer les mines. Je lui promis de veiller en per- 
fonne à cet établiflement, & d’y donner mesfoins. 

La plupart des colambs étant venus à la 
cour, comme je l’ai dit ci-deffus, pour com- 
plimenter le roi, fa majefté les affembla afin de 
prendre leurs avis fur mes propofitions , & dit 
qu’il m’avoit ordonné de leur expofer ce que 
je penfois fur les affaires de cc royaume. Après 
avoir reçu de leur part bitn des félicitations & 
des éloges, je leur expliquai la néceflité d’éta- 
blir la colonie, les avantages qu’ils en retireroient 
comment j’avois deflein de conduire ce projet, & 
les vues que j’avois d’introduirechezeux plufieurs 
commodités extraordinaires dont ils n’avoient 
point d’idée. 

Les colambs qui , faute d’habjtude dans ces 
fortes de matières , n’y connoiffoient rien , 
confidérant néanmoins que , dans l’idée gêné- * 
raie des chofes , ils pourroient y avoir quelque 



V O L A N S. 153 

part , approuvèrent tout ce que j’avois dit. Je 
les priai donc de régler entre eux de quelle 
partie du peuple feroit compofée la colonie 
pour ce nouvel établiffement, & comment ils 
procéderoient à en faire le choix. Ils fe trou- 
vèrent fort embarraffés fur la manière de le 
faire. Je leur dis que la meilleure façon de s’y 
prendre feroit , à mon avis , de publier une 
invitation à tous les gens de bonne volonté; 
de fe trouver à un certain endroit fixé pour 
le rendez-vous ; & que dans le cas oh il n’y 
en auroit pas fuffifamment , on ordonneroit à 
tous les colambs, chacun dans l’étendue de 
lpur diftriû , de lever un fupplément, afin de 
compléter le nombre , qui devoit former un 
corps de douze mille hommes, fans compter 
les femmes & les enfans ; & de promettre 
qu’on diftribueroit à*chacun des colons une 
étendue de terrein , & du bois fuffifamment 
pour pourvoir à leur fubfiftance. Cet avis pafla 
à la pluralité des voix. 

Je leur dis enfuite que ce grand peuple au- 
roit befoin néceffairement d’un chef ou gou- 
verneur, pour le contenir dans le devoir, & 
pour juger des conteftations qui pourroient 
naître entr’eux au fujet de leurs *poffeffions. 
Ils me nommèrent tous d’une voix ; mais 
je leur repréfentai que je croyois pouvoir 
leur être plus utile ailleurs, & que j’avois 



ij4 Les Hommes 
dans la tête trop de projets concernant le bien 
général de 1 état, pour me charger d’aucun dé- 
partement particulier; mais que s’ils vouloient 
me permettre de leur recommander un homme 
capable de remplir ce pofte, c’étoit Nafgig que 
je leur propoferois. Aufîi-tôt on envoya cher- 
cher Nafgig , à qui on conféra cette place. 

Tout me paroiffoit fi bien difpofé par rap- 
port à la nouvelle colonie , que je fongeois 
déjà , à l’aide d’un officier.que j’avois pris avec 
moi , à envoyer des exprès avec les gripfack§ 
du roi dans les différentes provinces, pour no- 
tifier ces ordres , & fixer le tems & le lieu du 
rendez-vous. Tandis que je travaillois à ces pré- 
paratifs , je vis quantité de gens accourir en foule 
chez moi , pour favoirfîje croyois qu’ils puffent 
faire ce voyage fûremgpt. Je croyois avoir 
levé pleinement tous leurs fcrupules , lorfque 
les ragams , qui, après avoir fi long tems en- 
tretenu le peuple dans la croyance que le 
mont Alkoé étoit habité par Mindrack , ne 
vouloient pas qu’il découvrît fi promptement 
leur tromperie , répandirent fourdement le 
bruit, qu’à la vérité moi &mes porteurs qui 
étoient tous du mont Alkoé ,. étions revenus 
heureufement ; mais^wç^ quelques habitans 
de Brandleguaçp avoieof entrepris ce voyage, 
il n’en feroit revenu aucuns. Ce bruit 


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V O L A N s; 

étant parvenu jufqu’à mes oreilles, je fentis 
que ,* fi je lui laiffois le tems de fe fortifier , il 
mettroit obftacle à mes projets. Je fufpendis 
donc la publication des ordres , jufqu’à ce 
que j’euffe confidéré le parti qu’il y avoit à 
prendre dans cette affaire, A la fin me perfua- 
dant que j’en avois fait ^revenir un grand 
nombre de leurs doutes, & voulant lever les 
fcrupules des autres , & les familiarifer en 
quelque forte avec le pays & le peuple du 
mont Alkoé, je propofai un prix pour un vol 
qui fe feroit le fixième jour , & fis publier, 
tant pour les gens du mont Alkoé, que pour 
ceux de Saffdoorptfvangeanti , à l’exception 
de ceux qui étoient venus avec moi à la 
dernière expédition, quiconque feroit*la plus 
grande diligence pour porter un meffage au 
gouverneur du mont Alkoé , & me rappor- 
ter une réponfe de Lafméel , auroit pour 
récompenfe un de mes piftoiets «vec une 
certaine quantité de poudre & de balles ; & 
que celui qui arriveroit le fécond , auroit un 
fabre & un ceinturon, favois fixé le tems ; il 
ne fe préfenta que peu de perfounes les deux 
premiers jours ; mais le troifième il en vint plu- 
fieurs du mont Alkoé pour fe faire enregiftrer. 
Ceux de Brandleguarp voyant cela , & ayant 
grande envie de gagner le prix , fe préfentèrent 
le matin du quatrième jour au nombre de fix, & 


1^6 L E S H O M M E S. 

le cinquième avapt midi j’en avois près de foi- * 
xante fur ma lifte , fans compter ceux du mont 
Alkoé ; en tout ils étoient bien une centaine. 

Le tems du départ é toit réglé pour le fixième 
jour au matin. On devoit prendre fo» vol de 
deflus un rocher derrière le palais, & le lignai 
étoit, quand je tirerois un coup de piftolet. 

Ce nouveau divertiffement attira une . 
affluence prodigieufe de fpe&ateursï; car, 
à l’exception de ceux qui étoient trop 
jeunes ou trop vieux pour voler , tout 
Brandleguarp étoit fur l’un ou l’autre des ro- 
chers ; le roi lui- même s’y trouva avec toute 
fa cour, & quantité de gens y étoient accou- 
rus des cantons les plus éloignés. ... ...... 

J’avois écrit quelques jours auparavant à 
Lafméel par un de mes porteurs anciens , pour 
l’informer de cette courfe , avec ordre de tenir 
deux lettres prêtes, l’une pour donner au pre- . 
mier mefl^ge, l’autre au fécond , & de ne point 
faire attention aux autres. Ma caurfe de 
graundy étant imaginée également pour l’a vanr 
tage des deux royaumes , ce que j’avois efpé- 
ré arriva. Il vint une quantité prodigieufe d’Al- 
koanspour difputer le prix , qui relièrent avec 
moi jufqu’à ce que le vol commençât 11 fe 
raffembla une foule innombrable de gens des 
deu* nations fur les montagnes noires, pour 


* 


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, V O L A N S. 157, 

• ' . * 

les voir partir & revenir ; plufieurs 'des Svan- 
geantinsalloient par bravade fe mêler avec les 
concurrens. Enfin le concours des deux nations 
fut fi grand ce jour-là , & les conventions que 
les Swangeantins eurent avec les habitans, & 
les mineurs du mont Alkoé, les guérirent fi bien 
de leurs vieilles appréhenfions , qu'en moins 
de trois jours toutes leurs craintes furent éva- 
nouies, & que quiconque auroit entrepris de 
les faire revivre, auroit été regardé comme 
un infenfé. . ^ 

Le moment étant arrivé , je rangeai tous 
mes aâeurs fur le bord extérieur cju rocher K 
& ayant défendu à toutes perfonnes de bouger 
jufqu’à ce que les coureurs fuffent fur le graun- 
dy & arrivés à une certaine diftance , je dis 
à ceux-ci que j’allois donner le fignal. Je n’eus 
/pas plutôt tiré, que tous fans exception, du bord 
delà montagne fe jetterent la tête devant, & 
toute la compagnie après eux. Ils rafèrent avec 
une viteflfe incroyable la furface de la plaine 
entre le rocher & la montagne ; & la rapidité 
de cette defcente, comme s’ils euffent été em- 
portés par une efcarpolette , les fit monter 
prefque droits le long du côté de la montagne, 
jufqu’à ceque femblant en effleurer le bord avec 
leurs ventres, ils glifferent fur la furface &’ 
fe confondirent avec le corps du Swangean, 


a^8 Les Hommes 

Nos rochers retentirent des cris des gens de la 
montagne. J’avois tiré ma montre en donnant 
le lignai, & elle marquoit neuf heures du 
matin. Je n’eus pas befoin de demander à quelle 
heure on comptoit qu’ils arriveroient; chacun 
faifoit des conjectures & difoit fon avis. Les uns 
prétendoient qu’ils ne pourroient revenir qu’au 
milieu de la nuit , d’autres le lendemain matin* * 
Cependant nous allâmes dîner , & revenant fur 
les deux heures, à ma montre, le peuple qui 
étoit fur le rocher & le couvroit tout entier , 
médit, comme une opinion générale, qu’on 
ne devoit pas. encore les attendre de long-tems ; 

& la plupart concluoient qu’ils n’ét oient pas 
encore à plus de la moitié du chemin pour re- 
venir , lorfque nous entendîmes tout d’un coup 
un bruit prodigieux venant du haut de la mon- 
tagne. Ce bruit femblant approcher & devenant 
plus fort, nous vîmes paroîtreun moment après 
un jeune garçon qui s’abattit furie rocher, & qui 
voloit avec tant de vîteffe , qu’il eut bien de la 
peine à s’arrêter. Il vint me remettre dans ma 
chaife oii j’étois aflisunelettre de Lafméel. Jelui 
annonçai qu’il avoit remporté le prix ; & lui dis 
de venir dans mon appartement , à mon retour, 

& qu’il le rece vroit de ma main. Je lui demandai W 
' enfuite où il avoit laide les autres. Il me dit 
qu’il n’en favoit rien , parce qu’il avoit paffé 


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V O L A N S. 259 

près des forges en revenant, & qu’il les avoit 
vus allant chez Lafméel. Quoi ! lui dis-je , il 
doit y avoir une grande diftance de ce côté de 
la maifon du -gouverneur. 'Environ pour une 
demi-heure de vol., me dit-il. Comme il de- 
voit être fatigué d’avoir fait un vol fi rapide, 
je lui dis d’aller fe repofer , & de venir me voir 
le lendemain. Il me remercia ; & après m’avoir 
dit qu’il fe noinmoit Walfi , il fuivit mon avis ; 

& partant aulîi vite que le vent , il fe retira. Le 
rocher étojt tout couvert de gens qui étoient 
venus des montagnes pour voir le viftorieux. 

11 étoit fept heures à ma montre quand Walfi 
arriva; de forte que , fuivant le calcul le plus 
jufte,enréduifant ce chemin en milles, fuivant 
la defcription qu’on me fit des chofes, je jugeai 
qu’il avoit fait aux environs d’un njille par 
minute. 

Je reftai fur le rocher jufqu’à près de neuf 
heures ; &C comme il failoit froid & que je 
m’ennuyois, je retournai chez moi avec Quilly , 

• & plaçai Maleck pour attendre le fécond. Mais 
le bruit s’étant accru , je vis tout d’un coup l’air 
rempli de monde fort proche de moi ; car je 
m’étois écarté de près de deux cens pas du bord 
du rocher , pour laiffer aux arrivans de l’ef- 
pace pour s’abattre. Je crus que ces gens alloient 
me renverfer, lorfque j’apperçus deux com-* 
pétheurs précifément fur le dos l’un de l’autre; 


x 6 o Les Hommes 

celui de deflus s’élançant fur le graundi de l’autre* 
leurs têtes étoient égales. L’envie de remporter 
le prix fit que celui de deffous donna un coup 
de tête à l’autre , qui le bleffa à la poitrine ; 
mais il fe froiffa le graundy de maniéré qu’ils 
tombèrent tous les deux à mes pieds prefque 
fans connoiffance. 

Ils refterent long-tems dans cet état, & fans 
autre Aouvement que celui de leurs poumons 
& de la refpiration; enfuite chacun d’eux pré- 
tendit être le premier. Celui de deffous me donna 
une lettre. Je leur dis que Walfi étoit arrivé de- 
puis près de deux heures. Ils répondirent tous 
les deux que cela étoit impoffible, & qu’il n’y 
avoit point affùrément de Glumms qui fuflent 
capables de les furpaffer au vol dans tout le 
royaume. Je leur ordonnai de me venir trouver 
tous les deux le lendemain matin, & que je ferois 
droit fur leurs préventions. L’homme de deffous 
ne m’eut pas plutôt dit qu’il fenommoitNaggitt, 
qu’il en arriva un autre qui , voyant Naggitt , 
dit qu’il étoit fûrement le fécond ; mais quand il 
vit encore l’autre , il lui céda la place» 

Comme il étoit déjà tard , je ne voulus pas 
refter plus long-tems. J’appris le lendemain 
matin que tous les autres étoient revenus à 
||a montagne , excepté deux qui avoient été 
obligés d’abandonner auparavant; pour avoir 

fait 


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V O L A N S. 161 

fait un effort qui les avoit mis hors d’état de 
voler. 

Le lendemain matin, Walfi arriva le pre- 
mier à mon appartement , tandis que j’étois 
allé avec le roi. Quilly, à qui il dit le fujet 
qui lamenoit, lui dit de relier dans la galerie 
jufqu’à mon retour. Youwarky ayant paru dans 
le moment , apprit que le vainqueur de la 
veille m’attendoit dans la galerie. Elle s’étoit 
informée combien de tems il étoit revenu avant 
les autres , & avoit grande envie de le voir. 
Elle alla donc dans la galerie, & y faifant un 
tour ou deux , elle le queftionna lur la rapidité 
de fa courfe. Comme les femmes prennent 
garde à tout, elle diftingua à fes réponfes, à 
fa voix , à fa taille , que c’étoit afïuré- 
ment à une Gawry qu’elle parloit , quoi- 
qu’elle eût cherché à fe déguifer , en roulant 
fes cheveux & les attachant autour de fa tête 
avec un large chapelet comme un homme , & 
que fon corps mince & fa poitrine plate eût 
pu la faire paffer pour telle à quelqu’un de 
moins pénétrant que Youwarky, Mais You- 
warky le queftionnant & lui difant qu’il avoit 
plus de l’air d’une Gawry que d’un Glumm , 
la pauvre fille , car c’en étoit une , rougit , lui 
avoua le fait, & en même tems la pria de 
Tome II. L 


i6z Les Hommes 

ne point en parler , parce que cette démarche 
la perdroit. 

Cet aveu donna à Youvarky la curiofîté 
de favoir comment elle s’étoit déterminée à 
difputer le prix- Cette fille ne pouvant plus 
s’en défendre , lui avoua franchement qu’elle 
aimoit un jeune Glumm fort courageux ; mais 
un peu trop trop lourd pour pouvoir voler 
vite , qui depuis que le prix avoit été propofé 
n’a voit pas un moment de repos, en fongeant 
qu’il n’étoit pas aufll propre à cet exercice q«e 
les autres, & fur-tout qu’un, certain Naggitt 
qui lui faifoit la cour, & qui étoit du nombre 
des contendans. S’il eût été quefiion de force , 
de valeur & de courage, difoit-il, je ne l’au- 
rois cédé à qui que ce ioit ; mais me voir na- 
turellement incapable d’obtenir un prix fi glo- 
rieux , que le roi même n’eft pas maître d’en 
propofer un pareil, c’eft ce que je ne puis 
fupporter. J’y fuis réfolu, j’irai me faire en- 
regiftrer , & je ferai un effort , duffai-je en mou- 
rir. Quoi ! je verrois Naggitt remporter le 
prix , & peut-être vous obtenir auffi , 
quand il pourra mettre à vos pieds ce qu’aucun 
autre Glumm ne peut vous donner ? Non , 
je vaincrai , ou je ne reparoîtrai plus. Je vous 
avôue, madame, continua \Yalfi, ijue, com- 


V O L A N S. Î&3 

je le connois pour un Glumm à ne pas fur- 
vivre à fa défaite , j’ai craint qu’il ne tînt pa- 
role , & qu’il ne fît une fin malheurcufe. Je lui 
dis que , quoiqu’il tût certain de remporter le 
prix dans toute autre choie , fi on l’eut pro- 
pofée , il y avoit bien des demi-Glumms, des 
gens d’une taille déliée, efféminée, qui l’em- 
porteroient fur lui à coup fur, dès qu’il feroit 
queftion de voler; qu’il étoit malheureux pour 
un vrai Glumm de dilputcr avec eux un prix 
qui ne peut être remporté que par ceux qui 
ne font capables de rien de meilleur ; qu’ainfi 
il ne devoit pas fonger à une entreprife dont 
il ne remportcroit quedeJa fatigue; mais que, 
comme je l’y voyois ablolument rélolu , je 
voulois effayer de gagner le prix pour lui , 
d’autant mieux que ma grandeur & ma taille 
me faifoient croire que perfonne n’auroit plus 
de facilité à vaincre que moi. Grâces à Cbl- 
Avar , madame , j’efpère lui mettre bientôt l’e'f- 
prit tranquille , pourvu que vous veuilliez 
bien avoir la complaifance de ne pas dire qui 
je fuis. 

Youwarky , charmée de fon hiftoire , lui pro* 
mit tout ce qu’elle vouloit , mais elle l’engagea 
à paffer dans fon appartement , aufii-tôt qu’elle 
auroit reçu le prix. 

Quand je fus de retour , on me dit que 

VTT; W' Lij 


* 



-Die 


164 Les Hommes 

Walfi m’attendoit. Je le fis appeller , & lifant la 
lettre qu’il m’a voit apportée , & que je reconnus 
êtredeLafméel, je cherchai fur ma lifte le nom 
de Walfi; c’étoit tout le dernier; car il ne s’étoit 
préfenté que le matin même de la courfe. 
Ainfi, lui-dis-je,"Walfi ,1e dernier enregiftré,eft 
arrivé le premier. Mais je vois que vous y avez 
été, par ce que Lafméel m’écrit, quoiqu’il y ait 
eu des gens que la précipitation de votre retour 
en a fait douter. Recevez le prix , lui dis-je ; 
que cette arme ne foit jamais employée que 
pour le fervice de la patrie. Enfuite je le con- 
gédiai. 

Les deux compétiteurs parurent enfuite pour 
avoir le fabre , & chacun d’eux apporta les 
meilleures raifons qu’il put pour me faire dé- 
cider en fa faveur. Je leur dis qu’il failoit 
re/idre juftice , & que , quoiqu’il n’y eût eu 
entre eux qu’une très-petite différence, Naggitt 
étoit certainement le plus près de moi , 
quand ils avoient ceffé de voler, puifque fon 
vifage étoit fur mes pieds. Vous vous plaignez 
tous les deux d’une füpercherie ; la chofe eft 
égale entre vous à cet égard : mais dans la jus- 
tice , c’eft à Naggitt que le prix appartient. Je 
le lui donnai donc, en lui difant i Prenez-le, 
Naggitt , il eft à vous par la loi de la courfe ; 
mais j’ai peine à décider lequel des deux l’a 
mieux mérité. < 


, • jf£>igilizeti t*y Ci 


V O L A N S. 


165 

L’état où fe trouvoit l'autre , me fît compaf- 
fion pour lui, comme j’en aurois eu aufîi pour 
Naggitt , fi l’autre eût remporté le prix. 11 s’en 
alloit fort chagrin , en difant : perdre d’une 
moitié de tête , après avoir pris tant de peine 
& de fatigue ! Quand ils furent un peu éloi- 
gnés , jé les rappelai. Je leur dis qu’ils étoient 
tous les deux de braves Glumms; & je donnai 
aufîi un fabre au malheureux ; en leur faifant la 
même exhortation que j’avois faite à Walfi. 

En me quittant, "Walfi alla rejoindre You- 
warky , comme elle le lui avoit promis. Celle- 
ci ne manqua pas de la queftionner encore ; 
car en matière d’amour , elle ne finifloit pas ; 
elle auroit pafle tout le jour à lui faire ra- 
conter toutes ces petites circonftances , qui ne 
peuvent que toucher un cœur tendre. Walfi 
étoit fur les épines , & auroit voulu être 
déjà dehors. Youwarky lui faifant queftions fur 
queftions, Walfi fe leva & la pria d’exeufer 
fi elle ne reftoit pas plus long-tems. Madame, 
lui dit elle, quand l’objet qu’on aime eft dans 
l’inquiétude , on eft un peu preffé : je fuis 
fûre que jufqu’à ce qu’il me voye , il eft à la 
tortiye, dans la crainte que je fois découverte. 
Si jamais vous avez aimé , vous ne pouvez pas 
blâmer mon impatience. 

Quand elle fut partie , Youvsrky remplie 



I 







I C)6 L E S H O M M E s 

de cette aventure , vint me trouver. J’étois feul, 1 
elle ne put garder le filence ; mais après vingt 
raifonnemens hors de propos , & m’avoir fait 
promettre que je ne ferois point fâché , & que 
je ne révoquerois point ce que j’avois fait , & 
mille autres difeours femblables, elle me ra- 
conta ce qu’elle venoit d’apprendre. Ce récit 
me fit plaifir; je lui dis que j’aurois fouhaité 
d’être inftruit plutôt. Ah ! me dit Youwarky , 
je voulois la faire relier jufqu’à ce que vous 
euffiez fini, afin que vous la vidiez. Que ne 
l’avez- vous fait i ma chere , lui dis -je ? 
Pierre , me répondit-elle , fi vous aviez vu 
l’inquiétude de cette pauvre fille jufqu’à ce 
qu’elle a été fortie avec fon prix , vous n’au- 
riez pas pu avoir la dureté de différer plus 
long-tems le plaifir qu’elle attendoit à fon re- 
tour ; & je me fuis fait confcience de la re-, 
tenir davantage. 


* 


V O, L A N S. 


CHAPITRE X L I X* 

La courfe reconcilie les deux royaumes. La colonie 
part , bâtit une ville. Pierre va vifiter le pays : 
il entend parler d'une prophétie de Stygée 
fille du roi de Norbon. Il s'y tranfporte ; tue 
le neveu du roi ; accomplit la prophétie Y en 
faifant époufer Stygée à Georigetti. Il revient 

Q U 0 1 Q U e les ragams puffent dire pour Con- 
tenir lèur crédit , & empêcher le peuple d’ap- 
percevoir qu’ils l’avoient trompé , cette courfe 
produifit un effet fi favorable & fi prompt fur 
le préjugé des peuples, que fans être obligé 
d’avoirs ^recours à une fécondé proclamation, 
dès la première , on vit paroître volontaire- 
ment au rendez- vous au moins vingt-cinq 
mille hommes, fans compter les femmes & les 
enfans ; c’étoient tous des anciens efclaves ; 
dont les maîtres avoient employé divers 
moyens pour les opprimer, quoiqu’ils euffent 
été déclarés bbres, & pour rendre leur liberté 
même une efpçce de fervitude. Par ce moyen 
nous avions de quoi choifir ceux qui paroif- 
foient les plus utiles à la nouvelle colonie. 

Nous n’étions pas d’accord Nafgig & moi 

'T: V T * ' 

fi â". ; 


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168 LesHommes 

fur le choix des perfonnes. Comme foldat , il 
n’auroit voulu que de jeunes gens non mariés, 
tout au contraire j’étois d’avis de prendre des 
familles entières , quoiqu’il s’y trouvât des 
gens trop vieux & d’autres trop jeunes pour le 
métier de la guerre. Après y avoir réfléchi, II 
revint à mon fentiment ; car je lui repréfentai 
que des jeunes gens laiflant derrière eux un 
père , une mère ou une maîtrefîe , foupire- 
roient bientôt après leurs pays; ce quiocca- 
fionneroit des défertions & un mauvais exem- 
ple; ou bien prendroient un caraftère inquiet, 
& infpireroient un dégoût général à toute la 
troupe. Nous choisîmes donc des familles en- 
tières tant qu’il s’en préfenta ; d’abord celles 
où il y avoit le plus de jeunes hommes ; en- 
fuite les autres ; puis nous en vînmes à prendre 
des garçons à qui je demandois en particulier, 
s’il y avoit quelques femmes de leur goût qui 
vouluffent aller avec eux, auquel cas jelespre’ 
nois aufli. Enfin nous ramaflames un corps d’en- 
viron treize mille combattans , fans compter 
les vieillards, les femmes & les enfans; puis 
ayant indiqué l’affemblée auprès du palais, le 
roi fit diftribuer à chacun dès provifions pour 
dix jours , & nous prîmes notre vol. Comme 
j’apprehendois toujours qu’il n’y eût de la 
confufion dans l’air , Nafgig prit la conduite 





* 

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V O L A N S.' 169 

de tout le corps : pour moi je marchai à l’ar- 
rière-garde. „ 

Outre le nombre de gens dont je. viens de 
parler , je crois que nous trouvâmes bien dix 
mille volontaires fur la montagne noire , qui 
étoient venus les uns pour prendre congé de 
leurs amis , & les autres par curiofité & pour 
voir notre vol. Je pris avec moi trois pièces 
de canon & des munitions convenables. 

Après une courte halte fur la montagne 
noire, nous allâm«6 fans nous repofer jufqu’au 
palais du gouverneur , où Gadfi nous reçut 
avec de grands égards. Je lui fis part de mon 
projet , qu’il approuva. Car , dit-il , mon com- 
patriote, j’ai autant d’intérêt maintenant d’é- 
carter mes anciens maîtres , que j’en avois au- 
trefois à les fervir : vous avez pris le feul moyen 
qu’il y eût au monde de le faire avec fuccès. 
Je le confultai fur le lieu où je fixerois ma 
colonie ; & par fon avis je la plaçai en-deçà du 
bois , avec quelques habitations éparfes de 
l’autre côté, comme autant de corps-de-garde , 
pour donner avis de la venue des ennemis, 
lefquels pourroient fe retirer dans le bois avant 
que d’arriver à la ville, ou au pis aller pour- 
roient gagner la ville. 

Gadfi m’apprit qu’on attendoit bientôt les 
vaiffeaux des petites- terr es ; car, difoit-il , les 


170 Les Hommes 

Zaqs ne Savent rien encore du changement de 
gouvernement , & ji’en apprendront la nou- 
velle qu’après le retour des vaiffeaux. Il mede- 
manda donc, Si je jugeois à propos qu’on leur 
fournît des métaux dont il y avoit déjà un bon 
chargement , à des conditions raisonnables ? Je 
fui répondis que je ne voulois ni les empêcher 
d’avoir des métaux , ni gêner en aucune forte 
la liberté du commerce ; mais que je ferois bien 
aife de traiter avec eux moi-même. 

Je donnai aux ouvriers dt£ forges, des mo- 
dèles pour me faire des pelles, des bêches, 
des pioches , des marteaux , & quantité d’au- 
tres inllrumens de fer dont j’avois befoin pour 
la conftruflion de la nouvelle ville : tout cela 
fut bientôt prêt, &c nous l’emportâmes avec 
nous. Nous prîmes alors notre vol, & des- 
cendîmes au lieu même où je voulois cons- 
truire ; & après avoir vilité le terrain à plu- 
sieurs milles de chaque côté, nous tirâmes des 
lignes de circonvallation ; & j’occupai une 
grande partie de mon monde, les uns à cou- 
per du bois ; les autres à creufer la terre Sc 
travailler aux fondemens : en un mot, il n’y 
avoit perfonne d’oifif. Pendant ce tems les 
femmes alloient chercher des provisions. Mais 
j’étois obligé à chaque pas de leur montrer ce 
qu’ils avoient à faire pour la nouvelle conf- 


V O L A N Ç. 171 

tru&ion ; & j’en prenois la peine bien volon- 
tiers ; car il étoit rare qu’il fallut leur dire deux 
fois la même chofe ; & je n'ai jamais vu de 
peuple qui comprit fi facilement ce qu’il avoit 
une fois entendu dire. 

Suivant mon plan, la ville de voit être com- 
pofée de plufieurs rues longues & droites ; pa- 
rallèles entr’elles , avec des jardins par der- 
rière de chaque côté ; & d’efpace en efpace 
des petites rues de traverfe , pour aller d’une 
grande rue à une autre. 

Tandis que cet ouvrage étoit en train , je 
me mis en route pour aller vifiter l’autre pays 
dont Maleck m’avoit parlé. Nous n’eûmes pas 
fait un long vol , que nous vîmes de loin des 
gens de ce pays, qui alloient au mont-Alkoé 
chercher des métaux. J’avois envie de con- 
verfer avec eux fur leur royaume ; ainlî 
j’ordonnai à mes porteurs d’aller à eux : ils 
me dirent qu’ils ne l’ofoient pas , parce que 
chacun de ces gens étoit capable de tuer dix 
hommes. Je ne voulus pas les y forcer; mais re- 
marquant le chemin par lequel ils venoient , & 
«■ qu’ils étoient féparés en plufieurs bandes de 
fix ou huit hommes; voyant d’ailleurs qu’il y 
avoit entr’eux & moi un petit bois & des buif- 
fons , j’ordonnai à mes porteurs de me defcen- 
cjre au-defi'ous des arbres hors de vue,& de 


\ 


Ci 


m* 


* v'H ♦ 


* * 


171 L £• S H O M M E S 

me mettre à terre précisément au pied du bois, 
parce que j’étois réfolu , a\ant de partir, de 
les connoitre un peu plus particulièrement. 

Je refiai couché ventre à terre jufqu’à ce 
qu’ils furent à Soixante pas de moi. Alors de- 
mandant à Maleck s’il Savoit leur langage, il 
me répondit qu’il avoit converfé autrefois avec 
eux aux mines. Je lui dis donc de les Saluer , & 
de leur déclarer que j’étois ami , & qu’ils pou- 
voient Sûrement s’arrêter. Ils étoient Sept, & 
il y en avoit d’autres pelotons plus loin. Je me 
montrai alors, & Maleck leur parla. Deux ou 
trois de la bande s’enfuirent d’abord ; un d’eux 
s’arrêta & nous regarda hardiment ; les autres 
fe mirent à courir. Je dis à Maleck de lui an- 
noncer que s’il ne les rappeloit pas, je les tue- 
rois. Celui qui éioit refté; eut beau les rappe- 
ler, ils doublèrent le pas. Je les laiflai faire; 
mais ayant tiré, j’en frappai un à l’épaule. Il 
tomba du coup, & je crus l’avoir tué. Je m’a- 
vançai vers l’autre qui n’avoit pas bougé , 
même au bruit de mon fufil ; il me parut tout- 
à-fait effrayé. Je lui pris la main , que je baifai ; 
alors il Se remit un peu , & m’ayant faifi la 
mienne , il la baifa auffi. 

Maleck l’affura de ma part que j’étois un 
grand voyageur , & que je ne voulois que dif- 
courir avec lui. Pour moi , voyant remuer celui 






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V O L A N S. 175 

que j’avois tiré, je m’avançai & lui dis, que li 
je l’avois bleffé, il ne devoit s’en prendre qu’à 
lui- même ; & que je ne l’aurois jamais fait, 
s’il ne m’eût marqué de la défiance en s’en- 
fuyant , chofe que je ne pouvois fouffrir : je 
difois cela afin de faire relier l’autre. Mon 
homme étoit bielle à l’épaule , mais très-lé- 
gérement : car la balle étant au bout de fa force , 
n’avoit pas pénétré dans l’os ; & étoit tombé 
par terre ; ainfi bandant la plaie avec mon mou- 
choir, je lui promis qu’il guériroit bientôt. 

Je m’informai de leur pays, de fon nom , 
de l’objet de leur voyage , de leur commerce , 
des fruits , des oifeaux & des beltiaux du 
pays. 

Comme celui que j’avois blefle fouffroit, je 
m’adreffai à l’autre , qui me dit qu’il venoit de 
Norbone , royaume valte , bien peuplé dans de 
certains cantons , qui étoit gouverné par un 
vieux &C bon roi nommé Onhveske. Ce roi , 
continua, t-jd , n’a qu’une fille appellée Stygée, 
ainli je crains bien qu’à fa mort le royaume ne 
paffe à un de fes neveux , qui eft un prince mé- 
chant & débauché. Si cela arrive , fans doute , 
il nous ruinera , & détruira un beau royaume , 
qui depuis quinze cens ans eft dans la famille 
d’Oniveske. Comment, lui dis-je, ell-ce qu’a- 


174 Les Hommes 

près fa mort , fa fille ou fes enfans ne monteront 
pas fur le trône? Hélas ! dit-il, tout iroit bien , 
fielleavoit des enfans: & l’état refferoit encore 
quinze cens ans dans la même famille. Comment 
pouvez-vous favoir cela , lui demandai-je ? 
Vous pouvez bien dire combien il a duré , mais 
combien il durera , c’eft une choie qu’on ne 
peut deviner. Pardonnez-moi , dit-il : ce tems 
même & l’état aétuel de notre royaume , ont 
été prédits à la naiffance de notre premier roi , 
qui étoit de la famille actuellement régnante. 
Avant que d’être gouvernes par des rois, nous 
avions un bon & faint vieillard qui vivoit re- 
tiré dans une caverne auprès de la mer ; tous 
ceux qui étoient embarraffés , alloient lui de- 
mander desconfeils. Ce vieillard ayant été fort 
malade , tout le monde étoit allarmé par la 
crainte de le perdre. Comme on alloit en 
foule le voir , il annonça qu’on ne devoit pas 
craindre, & qu’il ne mourroit qu’à la naiffance 
d’un roi qui régneroit quinze cens ans. Tous 
ceux qui étoient préfens , crurent que la ma- 
ladie lui avoit dérangé le cerveau ; cependant 
il perfifta dans ce qu’il avoit dit , & revint de 
cette maladie. 

Quelques années après , un grand nombre de 
gens étant autour de lui, il leur dit qu’il alloit 


V O L A N S, 175 

les quitter , maintenant que leur roi étoit né; en 
même temsil montroit un enfant qu’une pauvre 
femme portoit dans fes bras. Ce difcoursfurprit 
tous les afliftans , qui ne pouvoient croire que ce 
pauvre enfant devint un jourroi.il leur affura 
que cela étoit arrêté, & que comme il mour- 
roit finement le lendemain , s’ils vouloient s’af- 
fembler tous , il leur annonceroit ce qui devoit 
leur arriver par la fuite. 

Quand ils furent affemblés , la femme & l’en- 
fant étant au milieu d’eux , il leur dit : cet en- 
fant eft votre roi , & il fortira de lui une race 
de rois qui durera quinze cens ans , fous les- 
quels vous ferez heureufement gouvernés. Mais 
enfuite un habitant femelle de l’air réclamera 
le royaume; & elle fera entièrement d^uite 
, avec le royaume , à moins qu’un meffas^Fd’en 
haut ne vienne avec une couronne dans chaque 
main, & ne lui procure un mâle de fa propre 
efpèce; pour lors le royaume fubfiftera encore 
pendant quinze cens ans dans fa poftérité. Or , 
continua-t-il, ce tems eft prêt à expirer; & 
, comme il n’eft encore venu , & fans doute il ne 
viendra perfonne avec ces deux couronnes, la 
princeffeStygée , malgré tous fes efforts pour fuc- 
céder à fon père, n’efpere guères de réuflir ; car 
fon coufin Felbamko prétend qu’aucune femme 
n’ayant encore régné chez nous , il eft héritier 


176 Les Hommes 

de droit, & pofledera le royaume. Qu’enten- 
dez- vous, lui dis-je , par une habitante de l’air? 
Oh! dit il, c’eft qu’elle vole. Eft-ce que tous 
les gens de votre pays volent , lui demandai-je ? 
Il me femble que vous ne volez pas. Non , dit- 
il ; il n’y a que la princeffe-Stygée. Comment 
cela fe fait- il, répliquai-je? Le voici , reprit-il. 
Sa mere étant enceinte, alla un jour fe prome- 
ner dans un bois voifin du palais ; & s’étant 
égarée , elle fut attaqué par un homme qui 
avoit le graundy , & qui voulut la forcer ; 
mais voyant que fes cris avoient attiré quel- 
ques-uns de fes gens à fon fecours, il la quitta 
& s’enfuit. Cet accident lui caufa une telle 
frayeur , qu’elle fut très-long-tems fans pou- 
voû^en revenir, & accoucha d’une fille qui a 
le {PRmdy. Mon ami, lui dis-je, la rencontre 
que vous avez faite aujourd’hui de moi, fera 
une fource de bonheur pour votre royaume. 
Retournez à la princeffe , & dites au roi & à 
elle , que je ferai près d’eux dans fix jours , 
& que j’établirai fa couronne fur la tête de 
Stygée. 

Cet homme croyant que je badinois , me 
regarda & ne bougeoit point. Pourquoi donc ne 
partez-vous pas , lui dis-je ? Allez , & pour les 
bonnes nouvelles que vous porterez à votre 
princeffe , je vous rendrai l’un des hommes le 


V O L A N s; 177 

plus difiingués de Norbone. Cet homme fourioit 
toujours, & ne pouvoit fe perfuader que je par- 
laffe férieufement. Je lui demandai combien il 
lui falloit de tems pour retourner au palais ? 
Trois jours au moins, répondit-il. Allez donc, 
lui dis-je; faites bien votre meflage; & je vous 
promets que vous n’en ferez pas fâché. Alors 
me voyant parler très férieufement , il me crut 
à la fin, & promit de m’obéir pon&uellement. 
Il n’avoit pas vu comment j’étois venu à l’en- 
droit où il m’avoit rencontré ; car avant que 
de me montrer, j’avois fait entrer mes por- 
teurs & ma chaife dans le bois. 

J’appris par la fuite qu’il étoit arrivé le 4* 
jour au matin, & que partant devant la garde 
fort échauffé , il avoit eu de la peine à fe faire 
introduire devant le roi à qui il avoit annoncé 
mon meflage. Sa majefté ne pouvant le croire, 
le regarda comme un fol ; mais fur ce qu’il 
proterta qu’il difoit la vérité ; que de fort loin 
j’avois renverfé fon camarade parterre, &I u i 
avoisfaitun grand trou dans le dos, en tenant 
feulement quelque chofe à la main qui avoit 
fait beaucoup de bruit; Oniweske fit venir fa 
fille , qui ayant entendu le rapport de cet 
homme , & fe fentant difpofée à le croire , de- 
manda au roi la permiflîon de retenir cet 
homme jufqu’au jour indiqué, & d’en prendra 
Tome II. M 


t 


tyV .Les Hommes 
foïn ; & que pendant ce tems on fît des prépa- 
ratifs pour recevoir l’étranger, en cas que le 
rapport fe vérifiât. 

Le bruit de mon arrivée & de mon meffage 
donna à tout le monde la curiofité de me voir 
arriver. Je planai pendant un tems confidérable 
au dtffus de la ville , pour être fur de defcendre 
julle. Le roi & fa fille apprenant que je paroif- 
fois, fortirent pour me voir & me recevoir à 
la defcente. Le peuple étoit amafle dans une 
grande place à côté du palais, & fe tenoit par 
pelotons en différens endroits. Je confidérai le 
lieu où vraifemblablement le roi devoit être , 
& je dis à mes porteurs de s’y abattre. Je def- 
cendis à l’endroit le plus jufte & en même tems 
le plus malheureux que je pouvois trouver ; 
car je ne me fus pas plutôt levé de ma chaife, 
que Felbamko fendant la prefle , & levant une^ 
grofle rnaflue qu’il tenoit à la main , m’auroit 
certainement affommé , fi tirant à l’inftant un 
piftolet de ma ceinture, je ne l’euffe renverfé 
fur la place roide mort ; de forte que fa mafiùe 
qui étoit alors au-deffus de ma tête, tomba fans 
force fur mon épaule. 

Je ne favois pas alors qui je venois de tuer. 
Pour empêcher toute autre entreprife, je tirai 
un autre pifiolet & mon fabre , & demandant 
à quel endroit de la place étoit le roi , qui 

*V i 


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V O L A N S* ' 179 

he favoit pas encore ce qui étolt arrivé * je 
marchai droit à lui-. Sa majefté & ta fille > iurent 
au devant de moi , & me firent compl-ment 
fur mon arrivée dans leurs états. Je ine jettai 
aux pieds du roi , en lui difant que je lui ap- 
portois un meffage , & que j’efpérois qu’il 
voudroit bien m’excuier, fi j’étois entré dans 
fon royaume fans obferverla formalité de lui 
en demander la permiflion. 

Arrivés au palais , le roi fit apporter des 
rafraîchiflemens pour moi &. peur ma fuite; 
après quoi on me conduifit dans la l'aile d’au- 
dience. 

Le bruit de la mort de Felbamko étoit ar- 
rivé au palais avant nous , & que c’étoit moi 
qui Pavois tué. Toute la cour en fut extrê- 
mement lurprifejce fut une nouvelle fort agréa- 
ble pour Stygée* 

En entrant dans la falle d’audience , je trou- 
vai le roi aflis au plus haut bout contre la mu- 
raille ; fa fille étoit à fa droite : on avoit placé 
^un fiége exprès pour moi à la gnuche , un 
peu plus haut , avancé vers le milieu de la 
fulle , & on m’y fit affeoir. Il y avoit quantité 
de courtilans qui afliftèrent è cette auuience ; 
& au-deflus de moi étoit une autre place def- 
tinée pour un autre , que je fus par la fuite 
être uu des chefs de la religion. 


i8d> Les H o m m e.s 

Sa majefté me demanda tout haut , pour- 
quoi, en mettant le pied dans fes états, j’avois 
commencé par répandre le fang, & même celui 
d’un de fes plus proches parens } 

' Je me levai pour lui répondre ; mais fa 
majefté m’ayant ordonné de m’affeoir , je lui 
dis qu’il étoit très-certain que ne connoiffant 
aucune perfcnne de fon royaume , on ne pou- 
voit pas fuppofer que j’euffe eu de mauvais 
deffeins contre qui que ce fût , & fur-tout 
contre un parent du fouverain entre les mains 
de qui je venois me rendre,; que la vérité 
étoit , que j’avois cherché à conferver ma pro- 
pre vie; que celui que j’avois tué avoit fêndu 
la preffe , & S’étoit avancé près de moi avec 
une groffe maffue pour m’affommer ; & que 
voyant la maffue déjà fur ma tête , je l’avois 
tué dans une telle attitude , que la maffue 
étoit tombée fur mon épaule , mais fans allez 
de force pour me bleffer. 

Le roi demanda fi je difois la Vérité. Alors 
plufieurs perlbnnes placées au bas bout de 1^ 
falle , s’écrièrent que cela étoit vrai ; un en- 
tr’autres dit qu’il en avoit été témoin , & que 
la chofe étoit ainfi. Eh bien donc, dit le roi. 
Vous êtes abfous. Maintenant , que demandez- 
vous de nous ? quel eft votre meffage ? 

Grand roi , lui dis-je , c’eft un bonheur fin-' 


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f 


i 


V O L A N S. 181 

gulier pour moi d’avoir cté choifi par la pro- 
vidence, pour propofer le mariage de la prin- 
ceffe Stygée votre fille , avec un monarque * 
puiflant de vos voifins. J’ai déjà fait d’autres 
exploits incroyables en fa faveur. S -.chez , 
fire , que je fuis né dans les pays du .lord ; 
qu’après avoir effuyé un nombre infini de 
malheurs & de dangers , je fuis enfin arrivé 
chez le roi Georigetti, dans les états duquel 
j’ai rétabli la paix , en tuant l’ufurpateur Har- 
lckin. J’ai aufli conquis depuis peu le royaume 
du mont Alkoé pour mon maître ; & je viens 
ici faire à votre fille l’offre de deux couronnes, 

& de tout ce que mon maître poffede avec 
fa perfonne en mariage. 

Le vieux prêtre fe leva alors, & dit : fire ^ 
tout va très-bien ; mais ce qui m’a toujours » 
embarraffé , c’eft la manière dont le meffager 
doit venir ; car celui qui doit être chargé de 
cette commiflion viendra d’en haut. Or cet 
homme-ci n’ayant pas le graundy, n’a pas pu 
venir d’en-haut. Pour tout le refie , je com- 
prens que le prince au nom de qui cette offre 
eft faite, ayant le graundy, efl un mâle de la 
même efpèce que la princefîe. Je comprens 
aufli que les deux royaumes qu’il poffède font 
les deux couronnes dans les mains du meffager 
mais encore une fois , il doit venir d’en-haut, 

M iij 

** H - - *** i 

• ; . 




iffi Les Hommes 

Eh bien, dit Stygée, ne l’avez- vous pas vu ' 
venir ? Non , répondit- il. Oh ! dit-elle, il eft 
venu dans Pair , & il a plané long tems au- 
deflus d la ville avant que de defcendre. Cela 
eft impoftible , dit le vieux prêtre ; car il eft 
suffi uni que nous. En vérité ; révérend , con- 
tinua-! elle , ie l’ai vu, St toute la cour Pa 
vu comme moi. Le roi & les nobles ayant 
atrefté la vérité : lire , dit le prêtre , en ce 
cas tout eft accompli ; c’eft à votre majeflé 
à faire le rtfte. 

Je ne m’attendois guères à voir ce jour , dit 
le roi : ainfi , ma fille , comme ce meflage eft 
deftiné pour vous , c’eft à vous feule à y ré- 
pondre. J’avoue encore. que cette aventure me 
•paflV. Je ne puis concevoir qu’il ait été ar- 
rêté dans les décrets de la providence, que 
la même mam qui nous apporte l’accomplif- 
fement de ce, qui a été prédit depuis fi long- 
„ tems , ait commencé , fans aucun deffein , par 
détruire ce qui aurort pu renJre l’état de 
mariage malheureux pour vous. Srygée déclara 
alors qu’elle fe foumettoit à fon fort & à l«t 
volonté de fon père. 

Je reftai encore une femarne pour vifiter le 
pays &c la mer , que j’appris n’êrre pas fort 
éloignée. Je trouvai quantité d’animaux utiles, 
tant pour porter , que pour la pourriture à 


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4 • ^ ■ ' • . , 

V O L A N s. îlj 

des oîfeaux en abondance ; & du poiflfon fur 
la côte de la mer. Les habitans mangeoient de 
• la vîande ; ainfi je m’imaginai être revenu 
parmi des hommes. Je fis toutes les remarques 
que la brièveté du teins put me permettre; &; * 

ayant pris congé du roi , je m’en retournai. 

De retour à la colonie , j’appris que les 
gens des ides étoient venus , & que ne m’y 
trouvant pas , ni aucune charge prête , ils 
s’en étoient allés. Cependant on en avoit re- 
tenu deux. J’en fus bien aife , quoique d’ail- 
leurs j’étois fâché qu’ils s’en tuflent retournés 
à vuids. 

J’examinai les prifonniers , & leur ayant 
rendu la liberté , je les engagai à force de 
bons traitemens à s’établir parmi nous. De la 
première flotte qui vint- enfuite , il n’y eut pas 
un feul homme qui ne fût à moi , dès. le mo- 
ment qu’elle eut abordé. Quoique je cruffe- ‘ • 
cette circonflance capable de ruiner notre com-«. 
merce ; elle détermina les habitans des i fies à 
faire avec moi l’arrangement qu’on va voir,. 

Les vaiffeaux ayant paflCc une faifoa entière 
fur nos côtes , faute de monde pour les re- 
mener , les commandans qui voulurent tous 
s’en retourner % convinrent avec moi qu’il en. 
refteroit un certain nombre en otages, jufqu’aii; 
setour d’une certaine quantité de mes gen* * 

. MW 


v 


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Les Hommes. 

que je leur prêterais pour reconduire tes 
■vaiffeaux ; & je fis dire aux Zaps , que , comme 
51 ferait avantageux pour eux & pour nous • 
^entretenir commerce enfemble , pour empê- 
cher à l’avenir de pareils inconvéniens, j’ache- 
terois leurs vaiffeaux, dont je leur payerais 
’Ja valeur en métaux ; & je confentirois à leur 
■fournir à un prix réglé telle ( quantité de mes 
marohandifes que je leur envoyerois par mes 
gens. Ces propofitionsfe trouvant de leur goût, . * 

le commerce fe ht avantageufement & fans 
peine : & avec le tems nous construisîmes 
nous-mêmes plufieurs petits vaiffeaux , & em- 
ployâmes beaucoup de nos gens au commerce, 
ce qui nous procura quantité d’ouvriers fe 
toutes les fortes, dont j’obligeai chacun à pren- 
dre trois naturels du pays avec eux, pour leur 
«nfeigner leur profeflion. 




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V O L A N S. 


185 


CHAPITRE L. 

Dif cours entre Pierre & Gcorigetti fur le mariage. 

Pierre propofe Stygte au roi , qui confent a l e- 
poufer. tl raconte ce qu'il a fait a Norbone. Le 
mariage ef terminé. Cérémonie à cette occafon. 

Pierre va à Norbone , y établit un commerce 
libre avec le mont Alkoê. Il engage des commer- 
çai à $’ établir k Norbone , & fait tranfporter 
du bétail au mont Alkoè. 

Sitôt que je fus de retour à Saffdoorptfwan* 
geanti , j’allai trouver le roi , à qui je racontai 
tout ce que j’avois fait * & l’établiffement que 
je venois de former. Il me dit que tout (on 
royaume ne fàffifoit pas pour payer les fer- 
vices que je lui avois rendus. Je le priai de 
ne regarder tout cela que comme un devoir 
que j’avois rempli ; & que fi j’avois quelque 
grâce à lui demander , c’étoit de vouloir bien , 
lui ou fes enfans , prendre foin de ma fa- 
mille , quand je ne ferois plus. 

Mon pèrè , répondit le roi , pour ce qui me» 
regarde, je puis bien vous le promettre; mais 
je ne fais pas ce qui arrivera après moi ; car 
je ne me marierai jamais ; non , jamais : la 
perte de Yaccombourfe m’a dégoûté des fem- 

, , 1 - 

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' ' ’ , • * • ' ’• i ' 


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i$6 Les Hommes 

mes ; & à moins que les états ne jettent l’es 
yeux fur vous pour me fuccéder, ce à quo* 
je confentirai volontiers , il y a toute appa- 
rence que le royaume fera déchiré en pièces 
par les divers compétiteurs qui voudront s’en 
emparer ; car je fuis maintenant le dernier de 
* la ligne de Begfttrbeck & de toute la famille 
royale. D’ailleurs , qui peut mieux conferver 
l’état dans fa fplendeur, que celui qui l’a amené 
au point de perfection où il eft maintenant ? 

Grand prince, lui dis-je , mon ambition fe 
borne à faire du bien tant que je vivrai , & 
à élever mes enfans dans les mêmes principes» 
J’efpère que cette façon d’agir pourra leur pro- 
curer quelque proteétion, quand j’aurai fini 
mes jours. Mais, ajoutai -je ^pourquoi votre- ^ 
majefté a-t-eHe tant d’averlîon pour le ma- 
riage ? Par la feule raifon qu’elle a perdu une 
femme qu’elle aimoit , & été trahie d’une autre 
de qui elle ne devoit jamais attendre autre 
çhofe. Jamais attendre autre chofe , reprit le 
roi ! Y a-t-il quelque chofe fur l'a terre qui 
dîi.t l’attacher plus fortement à moi que moa 
affe&ion , & tout ce que mon royaume pou- 
voir lui procurer ? Bagatelles que tour cela », 
feigneur , lui dis je. Quoi! reprit-il, avec un 
peu de chaleur , que pouvoitell? avoir de 
plus ? Seigneur , lui répondis-je , l’honneur ie 


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V O L A N S, 


187 

. régner fur un grand peuple; le plaifir de mon- 
ter fur un trône dont elle vousrcgardoit comme 
rufurpateur à fon préjudice ; enfin , la fatis- 
faéfion de contenter ion ambition , paillon qui 
étoit née avec elle , & que votre célibat nour- 
rifoit en elle. Alnfi , que cet exemple vous 
rende plus clairvoyant fur votre intérêt & 
celui de votre peuple. Mariez-vous , fire ; affû- 
tez à votre peuple un maître , qui après vous 
le gouverne avec équité ; & fur-tout donnez- 
vous des héritiers légitimes à qui on ne puiffe 
pas difputer votre couronne. Tafpi étoit fans 
honneur , j’en conviens ; mais il ne faut pas 
juger par elle de toutes les autres. Croyez moi, 
prenez une femme légitime ; vous trouverez 
plus de bonheur dans la poffeflion d’une époufe 
toute ordinaire , que dans la maîtreffe la plus 
parfaite. Naturellement nous nous laiffons tous 
dominer par l’intérêt : or il ne peut y avoir 
qu’un feul & même intérêt réel entre le mari 
& la femme. Si donc votre majefté pouvoit ^ 

trouver une femme aimable & vertueufe , digne 
dï pofféder fa perfonne & de partager fon 
lit, qui peut-être lui apportât un royaume en 
dot , qui fe fît un devoir de partager vos in- 
quiétudes comme votre gloire , ne feroit ce 
pas un grand- bonheur de voir é’ever fous vos 
yeux &ç par vos foins des héritiers propres 



» 


» 

4 


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ï88 Les Hommes 
à perpétuer votre fang jufqu’à la poftérité la 
plus reculée? Ne feroit-ce pas * dis-je , une 
grande confolation pour vous pendant votre 
vieilleffe ? 

Véritablement mon père , dit le roi , ce coup- 
d’œil ne peut manquer de plaire par les cou- 
leurs que vous lui donnez ; dans des circonf- 
tances telles que vous les repréfentez , un pa- 
reil projet auroit mon approbation. Mais où 
trouver une femme de ce caraôère ? Je crains 
bien qu’elle n’exifte que dans l’imagination. 

Sire , lui dis-je , après avoir fait femblant de 
rêver un moment, que penferiez-vous de la 
fille d’Oniweske , roi de Norbone ?, J’ai oui 
dire qu’elle eft fille unique. Mon père , 
dit-il, à quel propos me parlez-vous de cette 
princeffe ? A peine favons-nous qu’il exifte un 
état de ce nom ; & jamais il n’y a eu de cor- 
refpondance entre lui & nous. D’ailleurs * 
comme vous dites qu’il n’a point d’autre en- 
fant, pouvez- vous fuppofer quelle voulût (e , 
marier , & quitter un fi beau royaume pour 
venir demeurer ici? Mais , lire , repris- je , puif- 
que nous en fohunes fur des fuppofitions ; fup- 
pofez qu’elle confentît à vous époufer , de 
l’aveu de fon père , voudriez-vous la prendre 
pour femme ? Mon père , répondit le roi , c’eft 

mç faire tort que d’en douter; il faudroit que 

• ** — . - ’ ' • • _ v 


* 


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' V O L A N S. 189 

je fuffe extravagant. Hé bien , Tire , lui dis-je , 
fon père y a confenti & elle auffi ; & fi j’euffe 
ofé prendre affez fur moi , ou que j’euffe connu 
plutôt vos fentimens, je fuis fur qu’elle auroit 
été d’humeur de venir avec moi , & de fe 
donner à vous. Mais peut-être l’auriez-vous 
méprifée , & il ne faut pas badiner avec les 
têtes couronnées. Puifque vous voulez bien 
donner les mains à ce mariage , je puis vous 
affurer que fa beauté ne le cède à celle d’au- 
cune femme de votre royaume; car, lire , j’y 
ai été , je l’ai vue ; elle eft à vous & fon 
royaume auffi , dès que vous la demanderez. 

Mon père , me dit le roi , en me regardant 
férieufement , depuis que je vous connois ,j’ai 
fouvent douté de ma propre exiftence. La vie 
me paroît un fonge : car fi on ne doit juger de 
l’exiftence d’un homme, que par fes facultés, 
les miennes m’ont fi fouvent trompé, depuis 
que vous êtes ici , que , comme je me fens 
incapable de juger de rien avec certitude , il 
ne s’en faut guères que je ne doute fi j’exifte 
réellement. Tout ce que vous venez de m’an- 
noncer eft-il poffible , mon père ? 

Alors je lui racontai ma négociation ; je lui 
confeillai à tous égards d’accepter cette offre, 
& d’époufer la princeffe fans différer. 

Quand j’eus amené le roi au point de me 

- / * 


190 Les Hommes 
croire entièrement , il me parut aufli eirtpreffé 
de finir ce mariage, que je l’avois été à le 
lui pro'pofer. Il fut queftion alors , fi elle 
viendroit , ou s’il devoit aller la joindre. Je 
lui répondis qu’il n’étoit point d’ufage qu’un 
fouverain quittât fon pays pour aller chercher 
une femme , qu’il devoit envoyer une am- 
baflade à fon père pour la demander , & lui 
faire dire qu’il iroit la recevoir & l’époufer 
fur les frontières des deux royaumes. 

Les ambafladeurs allèrent en faire les pro- 
pofitions , & revinrent après être convenus 
du tems & du lieu ; de forte qu’en moins d’un 
mois je plaçai Stygée fur les trônes de Saff- 
doorptxrangeanti & du mont Alkoé, avec con- 
vention exprefle que le royaume de Norbone 
retourneroit à Georigetti après la mort du 
roi. 

Le roi étant arrivé fur les frontières , Sty- 
gée qui l’attendoit depuis quelques heures dans 
le dernier village de l’état de Norbone , 
s’avança vers fa majefté jufqu’à la lifiere des 
deux royaumes , où l’on avoit tracé une ligne 
exprès. Là , le roi & Stygée s’étant parlé 
quelque ttms fans témoins, en fe tenant par 
la main chacun dê defiùs fon terrain , le prin- 
cipal ragam alla les joindre , & commença ainfi 
la cérémonie. 


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V O L A N S. 19* 

ïl demanda d’abord à chacune des parties 
contrariantes , fi elles voulaient être unies de 
corps & d’affeéfion , &c fi elles s’engageoient 
à pafler enfemble toute leur vie. Chacune ayant 
répondu tout haut que c’étoit fon intention : 
donnez-m’en donc une marqua , leur dit-il ? 
Aufli-tôt chacune étendant le côté droit de 
fon graundy , & le pofant fur le côté gauche 
de l’autre , ils ne parurent plus qu’un feul corps 
debout & environné du graundy. Alors le 
ragam leur ayant fait un difcours fur les de- 
voirs du mariage , finit la cérémonie en leur 
fouhaitant la fécondité de Perigène & de Phi— 
lella. Sitôt qu’il eut ceffé , & que les gripfacks 
& les voix eurent achevé l’épitalame , les 
nouveaux époux prirent leur effor , & furent 
conduits à Brandleguarp au milieu d’un nom- 
bre infini des fujets de Georigetti. 

Le roi avoit fait faire de grands préparatifs 
pour la réception de la princeffe Stygée. Pen- 
dant plufieurs jours on ne vit & entendit que 
fêtes & réjouiflances dans la ville & dans tout 
le royaume. Sa majefté m’aflura enfuite qu’il 
étoit très-fatisfait du choix que j’avois fait de 
fon époufe , fans laquelle il m’avoua qu’il auroit 
manqué quelque chofe à fon bonheur, malgré 
tous les avantages que j’aurois pu lui procurer 
d’ailleurs. 


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1 


'jçi Les Hommes ( 

Ayant formé la réfolution de faire encore 
un voyage à Norbone , le roi & la rein* 
me chargèrent de leurs complimens pour Oni- 
weske. Après m’être acquitté de leur com- 
miflion , j’établis un commerce libre avec le 
mont Alkoé ; & apprenant qu’il venoit fou- 
vent de petits vaiffeaux fur la côte de Nor- 
bone , pour tirer du fer & des autres métaux 
écrus & non façonnés de ce royaume , & qu’ils 
payoient une partie de leurs cargaifons en ou* 
vrages de métaux mis en œuvre , je donnai 
ordre d’arrêter quelques-uns de ceux qui vien- 
droient au prochain voyage & de me les 
amener. La veillé du jour que j’avoisfixé pour 
mon départ, on vint m’avertir qu’on avoit 
arrêté douze de ces commerçans , & qu’ils 
étoient en prifon le long de la côte. J’avois 
envie de les voir; mais confiderant que je 
perdrois plus de tems à les faire amener à 
Apfillo la capitale , où j’étois , qu’il ne m’en 
faudroit pour les aller trouver & revenir , je 
réfolus de m’y tranfporter , & de les exami- 
ner moi-même. 

Ils me dirent qu’ils venoient trafiquer à Nor- 
bone avec de petits vaiffeaux , pour en em- 
porter des métaux, qu’ils faifoient travailler 
la plûpart chez eux , pour les envoyer enfuite 
& les difperfer dans différentes ifies éloignées ; 

& 


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\ 


V V O L A N S» *9} 

& qu’ils en vendoient aufii fans être façon- 
nés à certains peuples qui i’emportoient je né 
fais où dans de grands navires* Ils m’apprirent 
encore qu’il y avoit chez eux quantité d’ou- 
vriers occupés à ces fortes d’ouvrages. Je leur 
demandai fi les ouvriers qu’ils avoient , façon- 
noient ces métaux pour leur profit ou pour 
celui de leurs maîtres. Us me répondirent que 
c’étoit pour leurs maîtres , & qu’i!s étoient 
tousefclaveS. Et vous autres , leur demandai-je * 
êtes- vous auffi efclaves ? Ils me dirent qu« 
oui, à l’exception d’un qu’ils me montrèrent* 
J’ordonnai alors que l’on fe faisit de lui , & 
qu’on l’éloignât ; & je leur dis que s’ils vou- 
loient me procurer quelques ouvriers pour 
s’établir à Norbone & au mont Aîkoé * ils 
feroient libres tous ; qu’on leur afiigneroit des 
terres pour fubfifter ; qu’on leur accorderoit 
d’autres grands privilèges; & que je ne dou- 
tois pas qu’ils ne devinflent par la fuite les 
plus riches hommes du pays; car ils m’ap-. 
prirent qu’ils connoifioient l’ufage de l’argent 
monnoyé. Je leur demandai quelles autres den- 
rées ils apportoient en échange à Norbone. Ils me 
dirent que c’étoit des habits [jour le petit peuple* 
qu’ils recevoient ^eux-mêmes en échange de 
ceux qui achcroient leur fer, & quelques étoffes 
plus grofiières qui fe fabriquoient dans leur 
Tome II, N 


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/ 


*94 Les Hommes 

* ' 

pays. Dans la converfation avec ees onze hom- 
mes , j’appris qu’il y en avoit de quatre pro- 
feffions différentes ; ainfi je promis à ceux qui 
voudroient relier avec moi, la liberté , de 
bonnes maifons , & d’autres récompenfes ; & 
en renvoyant trois chez eux avec leur vaif- 
feau chargé de marchandifes d’une valeur pro- 
portionnée à la cargaison qu’ils avoient appor- 
tée , je leur ordonnai d’engager autant qu’ils 
pOurroient de leurs compatriotes de différens 
métiers , pour venir s’établir auprès 3e moi ; 
& que s’ils avoient chez eux des grains , des 
bleds , des racines , des plantes ou des femences , 
propres aux ufages de la vie , ils en appor- 
taient tant qu’ils pourroient , bien certains 
que cela leur procureroit d’excellens retours. 
: A l’égard des bons ouvriers qui s’établiroient 
ici , je leur promis qu’on leur fourniroit tous 
les matériaux , qu’ils travailleroient la première 
année uniquement pour leur profit , & que 
dans les années fuivantes ils donreroient au 
roi la dixième partie de leur profit , tous frais 
faits. Ces propofitions leur parurent fi avan- 
tageufes , que j’eus routes les peines du monde 
à en déterminer quelques-uns à s’en retour- 
ner avec le vaiffeau, dans la crainte oit ils 
étoient de ne pouvoir pas revenir. 

Avant que de les quitter , j’aflignai aux huit 


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V O L A N S. 195 

qui étoient reliés, toutes les commodités qui 
leur étoient nécefi'aires , & je priai le roi de 
leur accorder fa proteüion. Pour le maître 
du vaiffeau , qui étoit alors en prifon , je le 
fis conduire au mont Aîlcoé , & de-là à Brand- 
leguarp , où après l’avoir traité doucement, & 
lui avoir donné la liberté, j’en tirai toute l’uti- 
lité que je pus. 

Le roi m’ayant donné un convoi pour con- 
duire mon prifonnicr , & la permilîîon d’em- 
mener autant de befiiaux de toutes les fortes 
. que je voudrais , dans les Etats de Georigetti, 
je fis mener un grand nombre de brebis fort 
grofies , & de la plus belle laine du monde , 
une grande quantité d’animaux à-peu-près fem- 
blables à des ânes , mais qui avoient deux cor- 
nes droites & les oreilles courtes , qui ren- 
doient du lait en abondance , & quelques truies. 
Tout ce bétail fut conduit & diltribué dans ma 
nouvelle colonie , où je les fis nourrir jufqu’à 
ce que j’euffe fait pratiquer auprès des bois 
à SafTdoorptwangeanti , un enclos propre pour 
les contenir. J’en fis mener aulïi beaucoup fur 
la montagne noire, en indiquant la manière * 
de les élever ; & au bout de fept ans , nous 
eûmes auprès de Brandleguarp un petit mar- 
ché , qui fe tenoit deux fois l’annee , où le 
bétail qu’on avoit de trop étoit ferré & con- 

N ij 


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Les Hommes 

fervé dans le fel jufqu’au marché fuivant ; car 
j a vois pratiqué quelques années auparavant de 
grandes falines au mont Alkoé auprès de la 
mer, où quantité de gens étoient occupés, 
& qui par fucceflion de tems étoient deve- 
nues un objet confidérable de commerce. 

Nous eûmes alors du fer , du cuivre & de 
l’argent , dont on fit des efpèces qui avoient 
cours. Les fermes d’auprès des bois fourni f- 
• foient du beurre & du fromage en aufli grande 
abondance qu’on y avoit des fruits auparavant. 
Quantité de familles s’y étoient établies , & . 
il n’y en avoit guères qui n’tût quelque occu- 
pation particulière. 

Suivant les nouvelles que je recevois de 
îems en tems des mines , il elï inconcevable 
combien on préparoitde métal par année dans 
chacune , quoiqu’il n’y eût guères plus que le 
tiers du monde qu’on y emploie ordinairement ; 
car l’ambition de ces ouvriers étoit de laifler 
l’ouvrage d’une bonne femaine en évidence , 
pour fervir d’exemple à ceux qui venoient 
travailler ; & les infpeûeurs m’ont dit que ces 
. gens chantoient & travailloient avec le plus 
grand plaifir du monde , en fe difant entr’eux , 
comment iis avoient envie de paffer les deux 
femaines fuivantes. 


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f *' - 


V O L A N S. 


r 97 


CHAPITRE Lt. 

Pierre , en parcourant fes livres , trouve, une bible 
latim . , qu'il ent r epre::d de traduire. H enjeignt 
Us lettres à quelques uns des r a gains. H établie 
une manufacture de papier. Fait lire la bible aux 
ragams. Ceux-ci apprennent aux outres à tire 
& â écrire. U tient une foire dans Us montagnes 
noires. Réflexion de Pierre fur Us habits de ce 
pays. 

T o ut étant difpofé de façon à pouvoir fe 
paffer de mon fecours, & n’ayant plus aucun 
projet dans la tête , je paffai quelque tems 
avec ma femme; & parcourant un jour me» 
livres pour m’anufer , je trouvai avec une 
joie inexprimable une bible latine , que j’avoi* 
crue jufqu’alors être en langue portugaife. Il 
y avoit bien des années que je n’avois vu de 
latin ; mais à force d’attention &c d’étude , & 
par le fecours de ma mémoire, je parvins à 
me rendre cette langue li familière , que je 
réfoîus de traduire cette bible en langue 
fvangeantine. 

Je priai aufîitôt Lafmeel de me fervir de 
copifte , & nous nous mîmes à travailler à 
cette tradu&ion.. 

Nbj 

S 


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198 Les Hommes 

Nous commençâmes par la création du 
monde jufqu’au déluge; nous continuâmes juf- 
qu’à la captivité des Juifs en Egypte , & à 
leur délivrante par Moyfe. Nous pafsâmes les 
généalogies & toutes les cérémonies & les 
loix des Juifs , à l’exception des dix com- 
mandemens. Je traduifis les livres de Samuel 
& des rois jufqu’à la captivité de Babylone. 
Enfuite je travaillai les endroits des prophètes 
qui ont rapport au Metfie, les pfeaumes , le 
livre de Job & les proverbes , & je me hâtai 
d’arriver au nouveau teftament. Alors fongeant 
qu’il n’y avoit que Lafméel & moi qui fuffions 
lire, & que notre tradu&ion motirroit avec 
nous , je choifis fix des plus jeunes ragams , 
& deux anciens pour leur apprendre à lire ; & 
en moins d’un an je les mis tous en état de 
lire parfaitemant l’écriture de Lafméel & la 
mienne. 

J’inflruifois ces ragams dans mes momens 
perdus, à mefure que j’avançois ma traduélion ; 
mais trouvant que mon papier tiroit à fa fin , 
& ayant eu une grande quantité de linge 
grofiier & une efpèce de toile des îles en retour * 
de nos métaux , j’élevai une manufa&ure de 
papier ; & faifant bouillir de la gomme d’ar- 
bres, que je mêlai & battis avec mes chiffons 
dans des mortiers de fer , je fis du papier qui 



V O L A N S. 199 

pouvoit affez bien fupporter l’encre ; mais je 
ne pus rien trouver pour faire de l’encre, quoi- 
que j’envoyaffe dans tous les pays chercher de 
toutes les fortes d’herbes & de fruits dont on 
ne fe fert pas communément. Enfin , à force 
d’effais , je trouvai une herbe avec fa fleur , qui , 
en la prenant fi-tôt que la fleur efl: deflechée & 
lafaifant bouillir, deveint bleue. Je la fis re- 
cuire encore plus dans une chaudière de cui- 
vre, jufqu’à ce qu’elle fut tout-a fait féche & 
bridée au fond ; pour lors elle fit affez bien 
mon affaire , & je m’en tins à cette forte d’en- 
cre , comme la meilleure que mes expériences 
eufi'ent pu me donner. 

Quand mes ragams furent en état d’écrire j 
j’en chargeai fix de copier ce que Lafméel 
avoit fini , & les deux autres d’enfeigner leurs 
frères. En moins de deux ans, avec une appli- 
cation confiante , nous finîmes notre tradu&ion , 
& nous eûmes deux belles copies très-bien 
écrites & fort lifibles. 

J’ordonnai enfuite aux ragams d ; en lire tous 
les jours une petite portion au peuple dans le 
temple. La nouveauté de cette hiftoire leur en 
iûfpira tant de goût , qu’après leur en avoir 
fait de fréquentes expofitions , j’enfeignai aux 
ragams à en faire au peuple de femblables, & 
pour lors ils coir.mancèrent à s’appliquer fé- 
rieufement à la religion. N iy 


i 


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%oo Les Hommes. 

Mes ragams copiées furent fort £ers de fa- 
voir lire &C écrire. Le commerce fk les arts , qui 
prenoient de jour en jour de Faccroiflement , 
mirent bientôt chacun dans le cas d’ayoir befoin 
de la m$me connoiffance. Ainfi ils gagnèrent 
beaucoup à inftruire tous ceux qui s’adref» 
foientà eux, Ce progrès dans l’écriture donna 
péçeflairement les moyens de fubfifler à diffé- 
rentes perfonnes qui voyageoient à Norhone , 
& qui y achetant des plumes , les revendoient 
aux Swangeantins à un prix exorbitant , jufqu’à 
ce que les Norbonois en ayant entendu parler, 
les apportèrent eux-mêmes aux pied de la mon- 
tagne, où les Swangeantins les alloient acheté r, 
pinfi que beaucoup d'autres denrées qu’uÆ pays 
fournit , tandis que l’autre en manque , & fur- 
tout des marchandées de fer de prefque toutes 
les fortes. Car les Norbonois trouvant à monter 
& à defcendre une grande difficulté , qui n’en 
étoit point une pour les Swangeantins av^ec 
leurs graundis , il fe forma fur le penchant du 
mont Alkoé , du côté des montagnes noires , 
un marché perpétuel , qui peu à peu devint 
un comptoir général pour tous les trois royaux 
tues, 

J’ai fouvent réfléchi en moi-même , & je ne 
pou.vois m ’empêçher d'être furpiis, qu’un peu» 
pie auffi ingénieux & auffi adroit que le? Swaa* 


■ 



V O L A N S. 


131 


geantins m’ont paru depuis , & qui , jufqu’à mon 
arrivée dans le pays, n’avoit autre chofe que la 
{impie nourriture & un trou pour fie coucher, 

. dans un pays tout de roche, fe fioit trouvé au 
bout de dix ans pourvu non-feulement des com- 
modités de la vie, mais même de ce qui en 
fait l’agrément, & qu’il en l'oit devenu ii paf- 
fionné , qu’il perdroit plus volontiers la vie , 
que de fe voir réduit dans l’état où jel’avois 
trouvé en arrivant. Je ne pouvois me livrer à 
ces réflexions , fans reconnoître la bonté de la, 
providence qui fait fupporter à une partie du 
genre hûmain la privation de certaines chofes 
dont les autres ne peuvent pas fe paffer ; êc j’en 
ai tire un bon argument pour me {oumettre aux 
vérités bien conftatées , quoiqu’au-deffus de 
ma compréhenlion. Car , me difois-je, fi en 
arrivant chez ces peuples, j’avois affuré qu’un 
jour ces chofes fe trouveroient établies , ou 
que quand elles feroient faites , elles pourroient 
être de quelque utilité à ce peuple , la lingula- 
rité d’une pareille promeffe m’auroit fait paiTer 
dans leur efprit pour un impofteur ou pour un 
fol, quoiqu’â- préfent cette vérité leur paroifle 
tfès-claire. En étendant peu à peu la fphère de 
leurs idées , & leur montrant la dépendance 
d’une chofe d’avec une autre, je les ai changés 
tellement, que quiconque leur diroit mainte- 



102 Les Hommes 

i 

nant que ces chofes font inutiles , en feroit en- 
core plus mal regardé. Cependant , privés de 
toutes les -commodités des arts , ce peuple fi 
nombreux n’a-t-il pas toujours bien vécu fous 
la proteâion de la providence? Examinons-le 
d’abord dénué de toutes fortes de nourriture, 
à moins qu’il n’allât s’en fournir à une diftance 
confidérable ; le fecours du graundy l'aidoit& 
ne faifoit de cette difiance, qu’un pas, pour 
ainfi dire. S’il étoit forcé d’habiter dans des 
rochers, faute de moyens pour fe procurer 
d’autres demeures , & parce qu’il manquoit 
d’outils, foit pour couper du bois pour bâtir, loit 
pour creufer la terre , & pour préparer des ma- ■ 
tériaux ;* ces gens avoient une liqueur capable 
de diffoudre le rocher, pour y former des ha- 
bitations. S’ils manquoient de poiffons & de 
bêtes , foit à manger , foit pour porter des 
fardeaux, ils avoient des fruits qui fuppléoient 
aux uns 6c aux autres , qui avoient le même 
goût , &C qui étoient aufli bons pour la fanté , 
fans être obligés de répandre le fang. Leurs 
fruits étoient dangereux jufqu’à ce qu’ils enflent 
fermentés à une chaleur bouillante ; & ils n’a- 
voient ni foleil ni feu ; ni aucuns moyens pour 
en faire , ni pour l’entretenir ; mais ils avoient 
des fontaines d’eau chaude toujours bouillante, 

& qui ne leur coutoient aucun foin. Ils n’a- 


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V O L A N S. 10$ 

voient point de peaux de bêtes , qui font les 
premiers habillemens , ni aucune couverture 
qui pût les garantir des rigueurs de l’air ; mais 
ils étoient nés avec le graundy ; cet habille- 
ment naturel étant affez épais & garni de vaif- • 
féaux pleins de fang , défendoit leur chair de 
toutes les injures de l’air : il formoit de plus 
à leur corps une couverture fort douce , chau- 
de & très-belle. Ils vivoient la plupart dans un 
rocher obfcur , ou les changemens des faifons 
faifoient moins de différence par rapport à la 
lumière, quedans les autres pays; mais, foit 
par habitude ou par un effet de leur confor- 
mation, une lumière plus grande que celle que 
leur fourniffoient les vers luifans, leur’ auroit 
bleffé les yeux. Ainfi , dans les endroits où on 
ne peut avoir guère de commodités, la provi- 
dence reftreint les defirs , de forte qu’on efî: 
content de ce que l’on a ; & lorfque les be foins 
font apparens , nous voyons , par l’exemple de 
ce peuple , combien la providence a foin d’y 
fuppléer ; car on ne trouve ni graundys , ni 
vers luifans , ni fources bouillantes dans les 
lieux oit l’on peut fuppléer à ces befoins par 
d’autres moyens. 

Au milieu de mes réflexions , j’avois fouvent 
penfé qu’en voyageant fur lefommet de la mon- 



io4 Les Hommes 

tagne noire au noTdde Brandieguarp pendant le 
teins le plus éclairé, j’aurois pu voir le foleil ; 
ces montagnes étoient ii hautes , que notre tems 
le plus clair ne fdifoit qu’un petit crépufcule fur 
leur fonrrret , au-defïus duquel je n’ai jarbais ap- 
perçu afïez de clarté pour édipfer toutes les 
étoiles ; ic on y voit toujours les mêmes, quoi- 
qu’en des pofitions différentes. 


CHAPITRE LII. 

Les enfans de Pierre font pourvus. Mort de 
Youwarky. Comment U roi & La reine pajfent 
leur vie. Il prend à Pierre une grande mélan- 
colie. Il veut aller faite un tour en Angleterre , 
& en imagine Us moyens. Il ejl emporté au-dejfus 
des mers. 

1 L y a voit alors dix ans que j’étois à Brandle- 
gnarp ; le roi avoit pourvu tous mes enfans , à 
l’exception de Richard , en leur diftribuant les 
emplois auxquels ils étoient propres. Ceux qui 
avaient voulu fe marier , avoient trouvé les 
meilleurs partis du pays; ainfi je pouvois main- 
tenant me trauquillifer ; je voyois avec plaifir 
profpérer tout ce que j’avois entrepris ;&r il 
n’y avoit perfonne dans toute l’étendue dts 


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V O L A N S. 105 

trois royaumes qui n’eût beaucoup d’amitié 
pour moi. Mais dans la onzième ou douzième 
année de mon féjour, ma femme tomba dans 
une maladie de langueur qui l’emporta au bout 
de deux ans. Ce fut la première affl&ion vé- 
ritable que j’euffe éprouvée depuis bien des 
années : le chagrin que j’en reffentis, altéra 
tellement ma fanté, que je n’étois plus propre 
à rien : la feule idée d’affaires me devint in- 
fupportable. 

Leroi avoit eu trois fils & une fille; & ilme 
difoitfouventque je devois les regarder comme 
mes enfans. Le vieux Oniwefke étoit mort, &. le 
roi avec la reine partageoient également leur 
demeure entre BrandleguarpSc A pfülo. Mais il 
faifoit bâtir un palais dans ma nouvelle colonie 
qui étoit devenue une grande ville . 8c que j’a- 
vois nommée Stygena du nom de la reine ; & 
ce nouvèau palais étoit deftiné pour être le fé- 
jour de la cour pendant trois mois de l’année , 
d’autant plus qu’il étoit fitué préeifémcnt au 
milieu du chemin de fes deux autres réfidences. 
Sa majefté avoit pris cette méthode à ma follici- 
tation. Après la mort d’Onitmke , il y étoit allé 
la première fois un peu à contre-cœur ; mais 
ayant fenti qu’il étoit de fon intérêt de le faire, 
& que ce moyen lui gagneroit de plus en plus 
l’amour 6c l’eftime de fes fujets , il en contraria 



20 6 Les Hommes 

l'habitude avec tant de plaifir , qu’il n’avoit plus 
befoin d’être excité pour y aller. 

J’avois efpéré en vain que le teras diflïperoit 
le chagrin que m’avoit caufé la mort de ma 
femme ; il prenoit fur moi de jour en jour ; & 
quoiqu’aufli confidéré que jamais à la cour, je 
ne pouvois plus fotiffrir qu’on me demandât 
mon avis fur rien. Tout le monde étoit furpris 
aufîi-bien que moi de ce changement ; & l’on 
ne pouvoit concevoir que fans aucune altéra- 
tion vifible dans mafanté, monefprit, de vif 5c 
entreprenant qu’il étoit auparavant , fût de- 
venu en fi peu de tems mélancolique & in- 
dolent. 

✓ 

Le défir de retourner dans mon pays natal 
que je n’avois jamais perdu de vue , augmen- 
îoit toujours , fur-tout depuis la mort de ma 
femme, & j’avois formé différens projets pour 
y aller. D’abord j’avois eu le deffein d’y aller 
d’île en îie ; & comme j’avois tant de petits vaif- 
feaux à mes ordres , de me rendre dans le grand 
Océan, afin de tenter la fortune de ce côté. 
Après y avoir bien réfléchi , je trouvai que 
nies vaiffeaux ne pourroient aller que jusqu’aux 
îles de Zap , à caufe de la quantité de rochers & 
de bans de fable qui s’oppofercient à mon 
paflage , à moins que je ne voulufle traverfer 
par terre le pays de Zap, ce que je craignois 


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V O L A N S. 


ac»7 

d’entreprendre après tout ce qu’on m’en avoit 
dit. Enluite je projettai de partir de la côte de 
Norbone; mais je n’aurois pu le faire que dans 
un des vaiffeaux étrangers ; & comme ils ve- 
naient tous d’un pays tout- à-fait différent de 
la route qu’il faudroit tenir, il éioit vraifem- 
blable que , ne connoiffant pas le chemin & 
n’ayant point de compas, nous péririons dans 
le voyage. Plus j’acquérois de lumières fur la 
Situation de Dnorpfwangeanti , plus j’avois lieu 
de conje&urer que le continent le plus proche 
de nous devoit être la côte la plus méridionale 
de l’amérique ; ce n’étoit pourtant qu’une con- 
jeélure. A la fin me fentant mal à mon aife & tou- 
jours plus tirannifé par mes propres penfées , foii- 
geant d’ailleurs que j’étois accoutumé au vol & 
que je l’aimois, jeréfolus de faire une route de 
quelques jours ; de quelque côté que mes por- 
teurs me, conduififTent , j’efpérois d’aborder fûre- 
ment àque’que terre ; d’où le pis aller feroit de 
m’en revenir. Pour cet effet j’allai voir fi ma 
chaife , ma machine 6$ mes cordes dont je ne 
m’étois pas fervi depuis plufieurs années , 
étoient en bon état ; je trouvai le tout fi caduc , 
que je n’ofai pas m’y rifquer. Ce contre-tems 
me fit différer encore mon voyage. Mais mon 
projet ne me fortant pas de l’idée , je cherchai 



2o8 Les Hommes Volan s* 
dans ma tête quelqu’autre moyen de l’effeéhter. 
J’imaginai les perches auxquelles vous m’avez 
trouvé attaché, quand vous m’avez tiré de la 
mer. Ce font des efpèces de rofeaux creux 
dont les Swangeantins font leurs piques, & 
qui font extrêmement forts & élaftiques. En les 
entrelaçant avec de petites cordes, je m’en fis 
un fiége beaucoup plus léger que ma chaiie; & 
c’étoit fur ces rofeaux que j’étois l'outenu , 
quand vous vîntes me fauver. Pavois pris des 
porteurs du mont Alkoé , parce que ie favois 
que je devois paffer à des pays beaucoup plus 
éclairés. Je fens maintenant que , fi je n’étois 
pas tombé , & que nous euffions pu nous fou- 
tenir , il auroit fallu bientôt prendre terre; car 
nous étions allés trop loin pour pouvoir re- 
tourner fans trouver un lieu de repos. Je ne 
fais ce que feront devenus mes porteurs ; je 
crains bien qu’ils ne foient. tombés auffi , s’ils 
ont entrepris de retourner chez eux ; car je les 
avois entendu fe plaindre tout le jour & la nuit 
d’auparavant, & ils avaient été obligés de fe 
relayer fouvent. Si vous jugez à propos de 
continuer plus loin mon hiftoire, vous pourrez 
le faire aufli-bien que moi. 

fyi des Hommes V dans. 

LES 

II 

4 


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LES 

AVENTURES 

DU 

voyageur aérien; 

; 

HISTOIRE ESPAGNOLE. 


Tome 1 1. 7 . O 


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9 



LES 


AVENTURES 

D U 

VOYAGEUR AÉRIEN. 

Sur la fin du dernier printems , dom Alarif, 
colonel du régiment des Algarves alla voir 
dom Juan Gazul , duc & gouverneur de la ville 
de Burgos , fituée àl’extréinité des Afturies, au 
pied des. montagnes. Il y fut reçu comme un 
homme de fon rang , & comme un parent 
que l’on fouhaitoit de voir depuis allez long- 
tems. Après un léger dîner , dom Gazul , con- 
noifîant l’inclination de fon coufin , lui pro- 
pofa une partie de chaffe , qu’il accepta avec 
joie. Outre que le gouverneur aimoit fort ce 
divertiffement » il étoit bien aife d’éprouver 
s’il étoit vrai que fon parent fht aufli habile 
à cet exercice , que l’on avoit voulu le lui 

° *i 


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an Les Aventures' 
perfuader. Il eut bientôt lieu d’en être fatis- 
fait ; car dom Alarif , en fort peu de tems , fît 
un fi terrible carnage de lièvres , lapins & per- 
drix , qu’il fallut avoir un fourgon pour les em- 
porter, attendu que leurs domefiiques n’y pou- 
voient fuffire. Dom Alarif, non content d’avoir 
dépeuplé , pour ainfi dire, toute la campagne , 
pria fon coufin de le fuivre fur une montagne 
voifine , où il efpéroit fignaler fon adreffe 
contre quelques bêtes fauves. Dès qu’ils furent 
arrivés fur la cime de la montagne , ils ne pu- 
rent s’empêcher de promener leurs regards fur 
les objets d’alentour. Ils confidérèrent avec 
admiration la vafte étendue de l’Efpagne , cou- 
ronnée d’un nombre prefqu’infîni de villes fu- 
perbes , de châteaux magnifiques , & de mai- 
fons de pîaifance fi agréables , que l’art & la 
nature* fembloient fe difputer le prix de la 
beauté : ils ne pouvoient fe lafler de contem- 
pler de tous côtés de vaftes campagnes, fi par- 
femées de fleurs de diftèrenies couleurs, & fi 
vives dans cette faifon , qu’elles paroiffoient 
plutôt de loin des champs femésde perles, de 
rubis & d’émeraudes , que de fimples cam- 
pagnes. 

Une grofle nuée noire , mêlée de quelques 
nuances rouges , qui venoit du côté du 
nord dire&ement à eux , les détourna de ces 




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du Voyageur Aérien. 113 
agréables contemplations , & leur donna diffé- 
rentes penfées fur les taufes d’un pareil phé- 
nomène , dans un tems où l’air paroiffoît py; 

& ferein par-tout ailleurs. Ce qui augmenta 
leur furprife , fut que cette nuée , prefqu’au 
niveau de la montagne , fembloit s’apprêter 
à les envelopper. Dom Alarif, dans le dcffein 
de la diliiper , voulut tirer un coup de fulil au 
travers; mais fon coufin l’en empêcha, & fe 
contenta de fe retirer *du chemin qu’elle te- 
noit. A peine fut-elle fur le haut de la mon- 
tagne , qu elle # s’ouvrit avec un bruit fem- 
blable'à celui du tonnerre, qui fut fui.vi de 
plufieurs éclats , femblables à celui d’une fufée 
qui crève dans les airs. En même tems on vit 
tomber de cette même nuée un grand homme 
en robe noire , avec une toque doftorale fur 
fa tête. Nos deux chaffeurs voyant le phéno- 
mène dilüpé, s’approchèrent de cet homme , . 
qui paroiffoit un peu étourdi de fa chute , & 
lui demandèrent civilement fon nom , & com- 
ment il avoitété apporté fi miraculeufement dans 
ce lieu. Au nom de dieu , braves cavaliers , 
leur dit-il d’une voix foible , daignez me laiffer 
un peu de tems pour reprendre haleine , & 
me délaffer des fatigues du long & pénible 
voyage que je viens de faire. J’aurai- dans la 
fuite de quoi contenter votre curiofiîé. Nos 

°.ü* 


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U4 Les Aventures 

deux chafleurs voyant fa foibleffe , lui laifsèrent 
le tems de fe repofer,& ordonnèrentà deux de 
leurs domeftiques de prendre foin de lui, & 
de l’amener au château aufli-tôt qu’il feroit en 
état de marcher , & continuèrent leur chaffe. 
Mais , foit que le bruit qu’avoit fait la nuée 
en s’ouvrant eût effarouché le gibier , ou 
qu’occupés de ce qu’ils venoient de voir, il* 
euffent moins d’ardeur pour la chaffe , üs.ne 
rencontrèrent aucunes -bêtes fauves qui méri- 
taffent leur attention. Enfin , après plufieurs 
détours , pour adoucir la peiÿe de la mon- 
tagne , ils arrivèrent bien fatigués au château , 
où ils fe reposèrent, en attendant des nouvelles 
du grand homme tombé de la nuée. 

A peine avoit-il joui de quelques heures de 
repos» qu’on vint les avertir de l’arrivée d’un 
grand homme inconnu , accompagné de deux 
de leurs domeftiques. Ils allèrent au-devant de 
lui jufqu’à la porte du château , & le reçurent 
avec toutes les civilités poflibles. Il y répondit 
avec une vivacité & une préfence d’efprij 
qui les charma , & leur donna une haute eftime 
de fa perfonne. Dom Alarif le préfenta à fa 
coufine & à fes deux filles , qui le reçurent 
fort gracieufement , avec les complimens gé- 
néraux , dont on ufe avec les perfonnes que 
l’on voit pour la première fois. L’aînée des 


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dit Voyageur Aérien, zij 
filles de dom Gazul , nommée Agathe , pou- 
voit pafler pour une des plus rares beautés 
de toute l’Efpagne ; la cadette , quoique fort 
belle , n’a voit cependant pas un air fi ma* 
jeftueux , ni en même tems fi doux que l’autre. 
Notre voyageur aérien , qui s’apperçut^ d’a- 
bord de cette différence , leur répondit le plus 
obligeamment qu’il put ; car la vue d’Agathe 
lui rappellant certains traits qu’il avoit vus , 
lui caufoit des agitations , dont il ne démêloit 
pas bien lui-mêine la caufe. On lui fit enfuite 
plufieurs queftions différentes , auxquelles il fa- 
tisfit , au grand contentement de toute l’affem- 
blée. 

Cependant l’heurt? du fouper étant venue, 
on vint avertir M. le gouverneur , & toute 
l’affemblée, de fe mettre à table ; chacun prit 
fa place, & madame Gazul voulut avoir auprès 
d’elle celui que l’on ne connoiffoif encore 
que fous le nom du grand homme noir , afin 
d’être plus à portée de lui fervir ce qu’il fouhai- 
teroit. Pendant le repas , on ne parla que de 
chofes agréables & propres à divertir la com- 
pagnie : après le fouper , qui n’eft pas ordinai- 
rement fort prolixe chez tes Efpagnols, on 
defcendit au jardin , rempjj des plus belles 
fleurs , & garni tout à l’entour de berceaux de 
charmille , d’orangers , de citronniers & de 


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ai6 Les Aventures 
grenadiers , qui mènent par plufieurs chemins 
à quatre falles de verdure , qui font aux quatre 
angles du jardin. Ces falles font garnies de tables 
de marbre de différentes figures , avec des 
bancs de même efpèce. Après quelques tours 
de promenade , on choifit une des quatre falles 
pour prendre le frais fans fe fatiguer. Ce fut 
alors que dom Gazul dit à fon nouvel hôte, vous 
nous avez promis, feigneur, que vous nous 
apprendriez quelques particularités de votre 
vie ; je ne crois pas que vous le puiffiez faire 
en meilleure compagnie. J’attendois l’honneur 
de vos ordres, feigneur, répondit le nouvel 
hôte , pour m’acquitter de la promette que 
je vous ai faite; mais je vous fupplie par 
avance , & toute l’honorable compagnie , de 
me pardonner le récit d’une infinité de chofes , 
qui ne feront fans doute pas dignes de votre 
attention.- ^ 


Hijloïre du Voyageur Aérien. 

J e fuis originaire du pays oit le vent trouve 
des vendeurs & des acheteurs, & où l’on 
peut faire deux cens lieues en douze heures 
fans s’incommoder.* Pour le fecret de ma naif- 
fance , je vous prie de m’en laiffer le dépofi- 



,du Voyageur .Aérien, 117 
taire , jufqu’à ce que foccafion fe préfente 
de la découvrir néceflairement. J’ai employé 
toute ma jeuneffe à l’étude des belles-lettres & 
de la philofophie ; j’ai aufîi appris le droit , tant 
naturel que romain; j’ai voulu encore m’inf- 
truire dans la théologie & la médecine : enfin , 
mes dernieres études ont été les exercices de 
la noblefle , & les mathématiques oh j’ai fait 
d’autant plus de progrès , que je les aimois 
naturellement. Mais n’étant pas content de ce 
que j’avois appris dans mon pays, quoiqu’on 
m’eût donné tout ce qu’il y avoit de meilleurs 
maîtres, je réfolus de parcourir tous les pays 
de l’Europe, où je croyois pouvoir trouver 
des favans plus éclairés que dans ma patrie , 
je vifitai tous les pays du nord, & m’arrêtai 
principalement en Allemagne, où je trouvai 
certainement de quoi fatisfaire ma curiofité 
fur plufieurs points d’érudition. De-là je pafTai 
en Hollande , puis en Angleterre , où je ne 
demeurai qu’autant de tems qu’il en falloit 
pour apprendre la langue de chacun de cese 
pays. Je m’embarquai de-la pour la France , 
où je fis un plus long féjour que dans aucun 
des endroits précédens. La franchife & la po- 
liteffe des François de l’un 6c de l’autre fexe , 
m’amusèrent agréablement , tant que je de- 
meurai à Paris. Cette grande ôc fuperbe ville 


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u8 Lés Aventures 
préfente tant de raretés aux étrangers qu’ils y 
viennent de toutes les parties du inonde ; que 
quand ils y font une fois entrés , ils ne peu- 
vent fe réfoudre à en fortir. Cependant la rai* 
ion m’en arracha , ou plutôt tranfporta mon 
corps par-deflus les Pyrénées, fans pouvoir 
arracher mon ime de Paris : c’eft-à-dire , inter* 
rompit Agathe , que vons avez pris de l’amour 
pour quelque belle Parifienne. Cet endroit de 
votre hiftoire efl trop intéreftant pour le palier 
fous filence, & je fuis perfuadée que le récit 
en fera plaifir à toute la compagnie. J’obéis 
avec refped à vos ordres , madame , répondit 
notre voyageur ; mais je crains bien que cette • 
hiftoire ne vous divertiffe pas tant que je le 
fouhaiterois. 


Hijloire de la belle Liriane . 

J’ai toujours étéperfuadé que, pour voyager 
agréablement parmi le monde , il falloit s’ac- 
commoder aux mœurs, coutumes & religion 
des pays oit l’on fe trouve. C’eft ce que j’ai 
pratiqué exa&ement jufqu’à ce jour , & dont 
je me fuis bien trouvé. J’affiftois donc un jour 7 
de fête de paroifie à l’office qui fe célébroit à 


* 

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dü Voyageur Aérien. 119 
Saint - Euftache , fameufe paroiffe de Paris , 
dont j’étois habitant. L’office étoit à peine 
commencé , que je vis une fille ou plutôt une 
déefte habillée en quêteufe, qui me préfenta 
une bourfe ouverte pour recevoir mes charitéf . 
Je fus d’abord fi ébloui de l’éclat de fescharmes, 
que je reftai quelque tems immobile , fans 
fonger à ce qu’elle me demandoit: à mon air 
& à mon équipage , elle jugea que mon au- 
mône de voit être confidérable , ce qui lui fit 
redoubler fes inftances. Alors , comme revenu 
d’un évanouiffement, je mis la main à la poche, 
& lui donnai deux louis d’or ; à cet afpeft , elle 
me fit une revérence fi gracieufe, qu’elle acheva 
de triompher de toute ma liberté. Je la fuivis 
des yeux tant que je pus , & lui trouvai une 
taille fi avantageufe, & des manières fi enga- 
geantes , que dès-!ors je pris la réfolution de 
l’aimer toute ma vie. 

Comme le fervice étoit long , & qu’elle fai* 
foit le tour de l’églife , conduite par un jeune 
homme , qui paroiffoit être fon frère , je quittai 
ma première place , pour en prendre une dans 
l’autre côté de l’églife , par où elle devoit 
bientôt paffer. Si-tôt que je l’apperçus de loin , 
pour ne pas tomber dans la même incivilité 
que la première fois , je tins mon offrande 
toute prête à lui préfenter , dès qu’elle m’offri- 



aïo Les Aventure s 
roit fa bourfe. Je la confidérois avec tant 
d’attention , qu’il lui eût été impofîible de ne 
pas s’appereevoir qu’elle m’infpiroit d’autres 
fentimens que ceux de la dévotion ; suffi elle 
me reconnut d’abord pour celui qui lui avoit 
fait le plus riche préfent de toute l’afTemblée ; 

& ne jugeant pas à propos de me préfenter 
fa bourfe une fécondé fois , elle paffoit outre , 
après m’avoir fait une profonde révérence. 
Alors, pour l’arrêter , je lui dis , mademoifelle , 
vous palliez bien vite ; eft-ce le préfent , ou 
celui qui le fait , qui a le malheur de vous dé- 
plaire ? Ni l’un ni l’autre , monfieur , me ré- 
pondit-elle avec fa grâce ordinaire ; mais je 
ne crois pas devoir abufer de votre généro- , , 

fi té. Si vous faviez, lui dis-je , en mettant en») 

core deux louis dans fa bourfe , combien vous « 

* . ' 
m’obligez en recevant ces petites offrandes , 

vous pourriez peut-être confentir à en rece-i 

voir de plus dignes de vous. Elle rougit à ces 

mots , & continua fa quête , après m’avoir > 

payé d’une révérence fi charmante, que j’au- ' 

rois volontiers redoublé mes libéralités , fi elle 

eût voulu recommencer. 

Dès que je l’eus perdue de vue , je quittai en- 
core cette place pour l’aller attendre au bas de 
l’églife où elle de voit finir fa quête. Mais comme 
illui reftoit encore beaucoup de chemin à faire* 


> 


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du Voyageur Aérien, m 
l’office finit avant qu’elle eût achevé. Tout ce que 
je pus faire en cette occafion , fut de charger un 
valet-de-chambre , françols de nation , de la 
fuivre , & de me rapporter exaélement , & fon 
nom & le lieu de fa demeure. Defplanes , c’eff 
le nom de ce domeftique, s’acquitta de fa corn- 
million en habile homme , & me dit à fon retour 
tout ce que je défirois favoir. Il m’apprit que 
cette incomparable beauté fe nommoifLiriane, 
feulrefte d’une illuftre famille , mais peu avan- 
tagée des biens de la fortune, à caufe des gran- 
des dépenfes que fon père avoit faites au lervice 
» de fa majeflé très-chrétieune ; qu’elle vivoit 
avec fa mère , déjà fort âgée, dans la feule mai- 
fon qui lui refloit du naufrage de tous fes biens ; 
quelle ne fortoit qu’avec fa mère dont elle fai- 
foit toute la joie , & qu’enfin elle fe deftinoit à 
paffer fes jours dans un couvent fort auflère , 
auffi-tôt que fa mère auroit quitté cette de- * 
meure mortelle , pour paffer au féjour de la 
gloire & de l’éternité. Si la découverte de 
la naiffance & de la demeure de la belle Liriane 
me donna beaucoup de joie , fa rcfolution de 
fe faire religieufe m’affligea au dernier point. 
Cependant je me mis dans la tête que le défor- 
dre de fes affaires , 6c le peu d’efpérance de 
pouvoir conferver dans le monde l’éclat du 
rang qu’y avoient tenu fes ancêtres pouvoient 



I 


xii Les Aventures 
être le6 motifs de cette cruelle réfolution , & 
qu’un parti considérable pourroit lui faire chan- 
ger de fentiment. 

Dans cette penfée je ne fongeai plus qu'à 
trouver les moyens de m’introduire dans la 
maifon de Liriane. La chofe étoit d’une diffi* 
culté prefque infurmontable , vu la vie folitaire 
qu’elle menoit & le peu de monde qu’elle 
voyoit. Car outre fon petit coufin que j’avois 
pris d’abord pour fon frère , & quelques proches 
parentes qu’elle avoit, perfonne n’avoit entrée 
chez elle. Je paffois & repaffois cent fois chaque 
jour par devant fa porte , pour tâcher de la 
voir & d’en être vû. Mais inutilement , elle 
ne paroiffoit jamais aux fenêtres ni fur fes 
balcons. Elle n’avoit qu’une feule fille de 
chambre qui lui tenoit lieu de tous domefti- 
ques & qu’elle aimoit beaucoup. Enfin je de- 
fefpérois prefque de pouvoir trouver quelque 
accès auprès d’elle , lorfque la fortune me fa- 
vorifa plus que je n’aurois jamais ofé l'efpérer. 
Un certain jour de grand matin fa mère étoit 
fortie fans en rien dire à fa fille qui repofoit , & 
étoit allée à faint- Euftathe pour y faire dire des 
meffes pour le repos de l’ame de fon défunt 
mari , dont le fouvenir lui étoit encore très- 
cher. Sa ferveur la fit refier plus long-tems à 
l’égUfe, que fon grand âge le permettait, & après 


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d’un Voyageur Aérien. 113 

avoir entendu plufieurs meffes à genoux , 
comme elle fe préparoit à fe retirer chez elle , 
une Tueur froide s’empara de tout Ton corps , 
Tes yeux fe troublèrent , 82 elle tomba dans un 
évanouiffement qui fit crrindre^our Ta vie. 
J’avois entendu la dernière meffe où elle avoit 
afiifté : & dès que je m’apperçus de Ton éva- 
nouiffement, je m’en approchai avec empreffe- 
ment, & lui frottai le nez 8c les temples, d’eau 
de la reine de Hongrie. Mais voyant que fou 
mal étoit trop grand pour céder à ces foibles 
remèdes , j’ordonnai à mes domeftiques de l’en- 
lever le plus doucement qu’ils pourroient & de 
me fuivre , ce qui fut exécuté ponctuellement. 
Nous arrivâmes peu de tems après à fon logis 
où ayant frappé en maître , la fille de chambre 
à demi habillée mit la tête à la fenêtre pour 
voir qui pouvoit ainfi troubler leur repos. Elle 
ignoroit la fortie dé fon ancienne maîtreffe , 8c 
fut fort furprife de la voir à Ta porte entre les 
bras de quatre hommes inconnus & dans une 
pofture qui lui faifoit douter fi elle étoit morte 
ou en vie. Elle en avertit fa jeune maîtreffe , 
qui s’étant couverte à la hâte d’une robe de 
chambre, vint nous ouvrir la porte. Jefis é porter 
la malade dans fon appartement 8c dans %o lit. 
Liriane qui ignoroit ce qui s’étoit paffé , ne 
fcvoit fi elle devoit nous prendre «ou comme 



/ . • 

1*4 Les Avent u r e s 

les affaffins, ou comme les protecteurs de fa 
mère ; pour la tirer de^cet embarras , je lui con- 
tai ia chofe en peu ^e mots , & lui dis que j’a- 
v.ois beaucqpp d’obligation à mon étoile , qui 
m’ayant conduit à famt-Euftache m’avoit pro- 
curé l’occafion de lui rendre ce petit fervice, 
& le plaifir de voir la plus aimable perfonne du 
monde. Elle ne put s’empêcher de me marquer 
fa reconnoiffance pour les bons fervices que 
j’ayois rendus à fa mère. Je crus devoir profiter 
de cette occafion pour lui déclarer mon amour , 
& les deffeins que j’avois formés de la rendre 
heureufe pour toute fa vie. Mais elle me dit 
qu’ayant réfolu de fe faire religieufe , elle më 
prioit inftamment de ne point venir trou- 
bler par ma préfence de fi faintes réfolutions , 
attendu qu’elle voyoit à toutes mes démarches 
que j’avois d’autres deffeins que ceux que le 
ciel lui infpiroit. Je lui jurai que mes inten- 
tions étoient aufli pures que l’aftre qui nous 
éclaire , & combattis fes pieufes infpirations 
avec toute la force & l’éloquence dont l’amour 
me rendoit capable. Mais cette tentative fut 
inutile pour moi ; fa mère fô réveillant alors 
avec utf grand foupir, appella fa fille pour fa- 
voir oix elle étoit; car elle fe croyoit encore 
au pied de l’autel. Liriane eut bien de la peine à 
la détromper , & ce ne fut qu’après lui avoir ra- 
conté 


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du V o Y À g e u r Aérien. îtj 
conté tout ce qui lui étoit arrivé qu’elle fe* 
connut fon erreur , & me marqua combien elle 
étoit fenfible aux fervices que je lui avois 
rendus fi à propos. Alors voyant bien qu’elles 
avoient befoin de tranquillité jepris congé d’elles 
après plufieurs offres de fervi,ces , demandai 
à la mère la p.ermifîion de m’informer de tems 
eri tems de fa fanté. Mais elle me dit , que fon 
f mal n’étant qu’une légère indifpofition qui 
n’aiuoit aucune fuite, elle me fupplioit de 
m’épargner des peines inutiles. 

Je fortis de cette maifon encore plus arnou* 1 - 
reux que je n’étois forti peu de jours auparavant 
de faint-Euftache* En effet Liriane fans parure 
m’avoit paru mille fois plus charmante qu’elle 
n’avoitfait auparavant avec tous les avantages 
des ajuftemens. La fraîcheur de fon teint , la 
vivacité de fes yeux , la majefté de fa taille en 
cet état négligé , femporîoient infiniment fur^ 
tout ce que l’artifice peut ajouter à la beauté* 
Enfin ne pouvant plus vivre fan*s elle je fis 
mouvoir tous les refforts de mon imagination 
pour tâcher de m’infinuer auprès d’elle. Son 
petit coufin dont j’avois pratiqué la connoif- 
fance m’honoroit fouvent de fes vifites ,& je 
fus û bien le mettre dans mes intérêts qu’il ne né‘ 
gligeoit aucune occafion pour me fervir auprès 
de fa coufine ; quoiqu’elle eût quelque plaifir 
Tome I lé P 


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\ 

* / 

• ü6 Lès Aventure.*' 

à t’entendre , elle lui défendoit cependant de 
lui parler de moi; mais il le faifoit avec tant 
d’adrefle qu’elle fut obligée de lui laiffer le 
«hamp libre. Mon valet de chambre de fon 
côté , ayant gagné les bonnes grâces de la fui- 
vante de Liriane , fecondoit admirablement 
bien par le moyen de cette fille les bonnes in- 
tentions du petit coulin. Enfin je commençois 
à concevoir quelque efpérance , lorfque la 
fortune changea tout d’un coup , & me 

rendit le plus malheureux de tous les hom- 

> 

mes. 

La beauté de Liriane commençoit à faire 
beaucoup de bruit dans Paris ; quand elle 
alloit à la meffe ou à vêpres toute la belle 
jeuneffe la fuivoit comme autant d’efclaves 
de fes charmes. Les plus apparens s’eftimoient 
fort heureux quand elle avoit daigné tourner 
fes regards fur eux. Le bruit de tant d’appas fe 
répandit bientôt parmi les courtifans , & il n’y 
en avoit pas un qui ne fouhaitat d etre 1 heu- 
reux conquérant d’une fi précieufe toifon. 
On parla même au roi de la faire venir à la 
cour dont elle feroit le plus rare ornement ; 
mais le roi qui veut laider les inclinations 
libres ne voulut lui impofer aucunes loix 
fur cela. 

Cependant un vieux courtifan tout cou- 


i 

i 


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DÜ VotÀGEUft ÀiklEN. llj 

vert de la neige de Tes cheveux blancs, mais 

le cœur emj^afé d’un feu qu’il ne pouvoit 

éteindre dep/ms lé jour fatal qù’il l’avoit Vue 

avec fa mère à la promenade, entreprit de 

s’en fendre poffeffeur à quelque prix que ce 

fut. Comme il étoit très riche, il s’emb^rraffoit 

peu de ce qu’il lui en cbûteroit pourvu qu’il ' 

vint à bout de fon deffein, & Péxcès de fa 

paffion lui faifoit regarder les plus infignes 

fourberies & les avions même les plus noires, 

comme des galanteries , fur qu’il trôuveroit 

dans fon coffre fort l’impunité de fes crimes 

s’ils étoient découverts. * , 

• 

Céphife , mère de Liriàne , par une inclina- 
tion naturelle à toutes les bonnes mères , 
voyant les prodigieux effets de la beauté de fa 
fille , n’eût pas été fâchée de lui -voir changer 
fes pieufes inclinations en de plus humaines. 
Mais en mère prudente elle attendoit que ce 
changéhient vînt plutôt de fa fille même que de 
fes infpfrâtiohs. 11 cil bien difficile qu’une belle 
perfonne qui fe voit adorée de fout le monde 
ne prenne enfin dés fentiftieris dé fendrefle pour 
quelqu’un. Afin de t’jr porter infenfiblemenr, 
elle prit le patti de lui taire voir tout ce qu’il 
y a de plus rare & de plus beau dans Paris. 
Elle lüi fit contempler les richeffes des gale- 
ries du Louvre St dés autres tnâilons royales , 

Pij 


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ai8 Le s Aventures 

\ . > > 

& la mena même aux fpettacles publics , & 
ne négligea rien pour la divertir de fes pre- 
mières penfées. Enfin , elle for& le deffein 
de lui faire voir toutes les magnificences de 
la cour , & choifxt pour cet effet le vingt-cinq 
du mois d’août , jour de la fête des rois de 
France *: Liriane , par complaifance pour fa 
mère , l’accompagnoit par-tout , fans cependant 
prendre beaucoup de plaifir à tout ce qu’elle 
voyoit. Le jour de faint Louis étant donc venu , 
elles partirent de grand matin eh caroffe de 
louage , pour profiter de la fraîcheur, & ar- 
river à propos à Verfailles. Pendant tout le 
Voyage Liriane parut d’une humeur mélanco- 
lique ; ce que fa mère attribuoit à ce qu’elle 
s’étoit levée plus matin qu’à l’ordinaire. Dès 
qu’elles furent arrivées à Verfailles , elles .al- 
lèrent voir les magnificences des appartemens 
du roi , les belles ftatues de marbre & de 
bronze que l’on trouve de tous côtés ;& enfin 
les jets d’eaux & les cafcades qui font une fi 
belle perfpeôive dans le parc. 

Pendant ce tems-là le vieux courtifan qui 
avoit appris ( par fes émiffaires qu’il avoit à 
' l’entour de la maifon de Cephife, ) qu’elle & 
fa fille étoient à Verfailles, fit chercher leur 
cocher , & l’ayant fait venir dans fon au- 
berge : veux-tu gagner cinquante piftoles , lui 

t -• 

l- ■ 


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du Voyageur Aérien. zîe> 

dit-il , pour le relie de ta journée , & cela 
fans fatiguer ni toi ni tes chevaux ? L’argent 

eft bon dans le tems où nous fommes , lui 

•* » 

' répondit ce ruffaut : de quoi s’agit-il? Pour une 
pareille femme j’irois à l’autre bout du njonde 
s’il le falloit. Il ne s’agit pas de fe donner tant 
de peine , lui dit le courtifan ; tu as amené 
trois dames dans ton caroffe ? Oui, monfieur , 
répliqua le cocher. La vieille n’étoit pas jeune , 
la jeune n’étoit pas vieille. Il y a voit une groffe 
dondon avec elles , de moyen âge , ma foi 
je me pafterois bien de femme fi je l’avois la , 
nuit à mes côtés. Elles m’ont dit de me tenir 
prêt à partir fur les quatre heures & demie. 
Suffit , dit le courtifan , ton caroffe eff de peu 
de valeur, les roues en font toutes vermou- 
lues. Ainfi , il ne s’agit ici que d’enrayer tel- 
lement ton caroffe que la roue gauche fe rompe 
vis-à-vis la muraille des Bons-Hommes , $C 
renverfe la caroffée par terré ; c’eft un diver- 
tiffement que je veux me donner en retour- 
nant à Paris. Et pour te montrer que l’effet 
fuit de près mes promeffes, tien voilà les cin- 
quante piftoles promifes en beaux & bons louis 
d’or. Leruftre charmé de l’afpeft de cet or, 
fe feroit volontiers mis à genoux dévant cette 
divinité chenue , qui lui faifoit tant de bien 
îorfqu’il s’y attendoit le moins. Gagné par ce 

Piij 


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dü Voyageur Aérien, ffÿ 
dans l’autre. Il fit enfuite avancer le fécond 
carofie au niveau du fien, fous prétexte de de- 
mander à Cephife fi elle n r étoit pas bleflee 
ayant appris qu’il ne leur, étoit arrivé aucun 
accident, il ordonna aux cochers de continuer 
leur route. Ces caroffes n’allant pas également 
vite , ne furent pas long-tems fans fe brouiller 
parmi la foule des autres qui revenoient de 
Verfailles; celui du courtifan prit les devans,. 
& au lieu de mener Liriane chez elle , la con- 
duifit jufqu’au bout du fauxbourg Saint- An- 

X 1 

toine. L’autre , fuivant l’ordre qu’on avoit 
» donné , mena Cephife & fa fille -de-chambre 
à leur porte & fe retira. Liriane fut fort fur- 
prife après phifieurs détours de fe trouver à 
la porte d’une maifon de plaifance très- magni- 
fique , où après avoir traverfé deux belles 
cours , le vieux courtifan mit pied à terre 
devant fon logis & préfenta la main «t Liriane 
pour lui aider à defcenfjre ; mais cette belle 
fille refufant de lui obéir , le conjura de lut 
tenir la promeflè qu’il lui avoit faite de la con- 
duire chez elle. Pour l’obliger à deftendre & 
à entrer dans fa maifon , il lui dit que fa mère 
& fa fille- de- chambre dévoient arriver fur 
l’heure ; & que s’il avoit promis de les remener 
chez elles ; ce n’etoit qu’a près avoir eu l’hon- 
neur de Leur donner à fouper , pour les remettre 

- V iy 


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/ 



yyt Les Aventures 
un peu des fatigues de leur voyage & de ta 
peur qu’elles avoient eue. Liriane qui ignoroit 
les artifices des courtifans , & qui croyoit Savoir 
rien à 'Craindre d’un homme de fon âge, qui 
d’ailleurs lui avoit toujours parlé fi relpe&ueu- < 

fement , le laifla perfuader & conduire dans une 
chambré fuperbement parée , en attendant l’ar- 
rivée de fa mère.;Quand elle y fut entrée, 

'el'e fut fi éblouie de l’éclat de For , de la pour- 
pre & des pierreries qui brilloient de tous cô- 
tés , qu’elle avoua qu’elle n’avoit rien vu de 
mieux entendu , même dans les appartenons 
du roi. Vous avez raifon, lui répondit le cour- 
tifan ; mais pour recevoir une aufli charmante 
reine que vous il faudroit un palais bâti par 
les mains des Fées mêmes , & je fuis honteux 
de n’avoir rien de plus digne à vous offrir. Il 
la mena enfuite dans fes autres appartenons 
' qui étoient tous plus magnifiques les uns que 
lés autres. Cependant Liriane qui n’entendoit 
point venir fa mère , commençoit à fe défier 
de la bonne foi de fon hôte ; fon inquiétude 
çroiffoit à chaque moment, lorfque l’on entendît^ 
frapper à la porte de la première cour, un ca- 
rotte qui entra aulfi-tôt lui rendit toute fa joie. 

Le courtifan comme pour la mener au-devan| 
de fa mère , lui donna la main & la fit def- 

pa? m m3|qifique efçaUçf , dj05 \m 

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du Voyageur Aérien, 

grande falle ornée de tapifferies anciennes , 
mais d’un goût exquis. On vit entrer en mêmç 
tems deux des parens du courtifan avec leurs 
femmes & leurs filles-de-chambre qui venoient 
fouper avec lui. On fervit en même-tems un 
repas des mieux entendus ; ce fut alors quç 
Liriane ne doutant plus de fon malheur , re- 
garda le vieux courtifafl avec toute l’indigna- 
tion qu’il méritoit. On l’obligea de fe mettre 
à table ; mais elle ne voulut toucher à au- 
cun mets. Un torrent de larmes couloit fan$ 
celle de fes yeux , & fon cœur gros de fou- 
pirs lui déroboit prefque la refpiration.Le cour- 
tifan la voyant dans un fi pitoyable état , or- 
donna à une dame de la compagnie à qui il 
avoit beaucoup de confiance , de la remener 
dans la chambre & de tâcher de la confoler. , 
Dès qü’elle fut arrivée dans cette chambre , 
elle fe jetta fur un foffà le vifage en bas, 
s’abandonna à toute fa douleur. Les trilles re- 
flexions qu’elle faifoit augmentoient encore fon 
défefpoir ; elle ne favoit à quoi fe termineroient 
les defleins du courtifan , & ne voyoit aucun 
moyen de fortir de fa prifon. Dorothée , c’eft 
ainfi que l’on nomme celle qui Pavoit remenée 
dans la chambre, s’approchant d’elle, témoigna 
la part qu'elle preno.it à fon chagrin , & lui 
promit tous les fecours poflibles contre ie$ 



)34 Les Aventures 
maux qu’elle appréhendoit le plus. Elle lui dit 
enluite que le vieux courtifan étoit plus ga- 
lant que brutal, & qu’il n’attenteroit jamais 
à Ton honneur qu’elle n’y confentît , qu’il tâ- 
cheron à la vérité de la gagner par toutes les 
voies de l’honnêteté &c de l’intérêt ; mais , que 
!i elle réfiftoit ^ toutes ces chofes , elle n’auroit 
rien à craindre. Enfin elle témo.gna tant de 
zele pour fon fervice , & tant d’habileté dans 
l’exécurion des deffeins les plus difficiles , que 
Liriane ne put lui refufer fa confiance. Ma chère 
Dorothée, lui difoit cette aimable perfonne, 
fi tu pouvois me rendre ma liberté je te don- 
nerois volontiers tout mon bien. Tes difcours 
me paroiffent fi fincères & fi confolans que je 
ne fais aucune difficulté de m’abandonner tout à- 
fait à ta bonne foi. Aye pitié d’une infor- 
tunée qui n’eft miférable que parce qu’elle eft 
innocente. Vous n’êtes pas ici la feule mat- 
heureufe , lui répliqua Dorothée ; mais fi vous 
avez du cœur & de la hardieffe , je puis vous 
répondre que vous fortirez d’ici aufïï pure que 
vous y êtes entrée. Je ne vops dis rien où je 
ne fois intçreflee autant & peut être plus que 
vous , 8( je fuis prête à tout entreprendre pour 
me délivrer de l’indigne fervitude où je fuis , 
retenue. Ces paroles charmèrent Liriane , qui 
fe jettant au cou de Dorothée, l’aflùra de re- 


» 


v 


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bu Voyageur Aérien. 33* 

chef qu’elle ne comptoit plus qiie fur fon feul 
fecours, & qu’elle feroit tout ce qu’elle lui 
prefcriroit. Commençons donc , lui dit Doro- 
thée , à qui on venoit d’apporter à Couper, à 
manger un morceau enfemble , pour être 
plus en état de prendre les mefures néceflaires 
pour notre fureté. Nous nous repoferons en- 
fuite fur ce beau lit en attendant le retour du 
foleil , qui dans cette faifon*ci ne relie paslong- 
tems entre les bras de fon amphitrite. Dès 
le point du jour nous irons nous promener 
dans les jardins de cette maifon , où je vous 
apprendrai des chofes qui ne vous permettront 
pas -de douter un feul 'moment de la vérité 
de tout ce que j’ai l’honneur de vous dire. 
Liliane l’embraffa de rechef & la pria de fe 
fouvenir de fes promeffes , & promit de la 
féconder de toutes fes forces. Elles Coupèrent 
légèrement & fe reposèrent furie lit en atten- 
dant le lendemain. ' ' 

Mais fi Liriane étoit au défefpoir de fe voir 
féparée dé fa mère , Cephife , de fon côté , 
après avoir fi long-tems attendu fans voir venir 
la fille , ne douta plus de fon malheur. Ses pre- 
miers foupçons tombèrent fur moi, elle m’en- 
voya dire qu’elle foubaitoit me parler. J’y volai 
avec une joie que je ne puis exprimer; mais 
à mon arrivée, quel revers pour moi? Au lieu 



1 


y - ir -r • ; • \ . s . -r .. y *r .j . # 

336 L ej Aventures 

de trouver la joie répandue par-tout , comme 
je m’en ctpis flatté, je vis une mère éplorée 
qui s’afrachoit les cheveux & fe déchiroit le 
vifage. Dès qu’elle m’apperçut , rends-moi ma 
fille, lâche ravifleur , me dit-elle , qu’en as-tu 
fait ? où l’as tu mife ? As-tu réfolu de me faire 

' : \ -jt. 

expirer de douleur avant le tems ? Je fus fi in- 
terdit de cette réception & de la fâcheufe nou- , 
velle que j’apprenois que j’en perdis la refpi- 
ration & prefque la vie. Mes domefiiques mp 
mirent dans un fauteuil où je refiai près d’une 
heure évanoui , malgré tous les fecours que 
l’on me donnoit. Cependant Defplanes re- 
montra à Cephife le tort qu’elle avoit de m’im- 
puter un crime dont j’étois.aufîi innocent qu’elle- 
même , que je n’étois pas forti de mon appar- 
tement ce jour-là; qu’enfin de femblables 
brutalités n’étoient jamais entrées dans la pen>? 
fée d’une perfonne de mon rang. Qu’il étoit 
bien vrai que j’adorois fa fille ; mais que je 
n’avois jamais eu defiein de l’obtenir que d’ellç- 
même & fous les loix d’un honorable mariage , 
que je n’étois pas moins afflige qu’elle de fon 
malheur, & que je ferois le premier à pour- 
fuivre & à punir les ravifieurs. 

Ces paroles dites avec l’aflurance que donne 
la vérité par un ferviteur fidèle „ firent pre/- 
que tepeptir CejJhife du mauvais traitement 


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du Voyageur Aérien. 127 

qu’elle m’avolt fait. Elle favoit bien que je 
ifavois point paru dans l’embarras des carofies 
qui revenoient de Verfailles lorfque fa fille fut 
enlevée ; mais elle croyoit que j’aurois pu foire 
faire une fi cruelle expédition par des gens affi- 
dés . Difluadée enfin par mes domefiiques, eüe 
leur conta de quelle manière fa fille lui avoit 
été ravie. A peine finifîbit-ellc fon récit, que 
je revins de mon évanouifTement, & tout tranf- 
porté de colère & dedcfefpoir, je dis à Ce- 
phife : il efl donc vrai qu’on vous a enlevé la 
charmante Liriane ? Cette injure me regarde 
autant que vous , & je jure par tout ce qu’il 
y a de plus facré, que je punirai fes ravifiêurs 
& vous la ramènerai. Je fortis brufquement à 
ces mots , fans fonger qu’elle n’avoit pas moins 
befoin de confolation que moi- même. 

De retour cliez moi , j’appris de mes do- 
meftiques de quelle manière Liriane avoit été ‘ 
enlevée , & qu’elle étoit à-peu-près la figure 
de fon raviffeur. Je partis fur le champ , quoic^t; e 
la nuit fût déjà bien avancée , pour Verfailles , 
dans l’idéfe que j’avois que fur la route je pour- 
rots découvrir quelque chofe de ce que je 
défirois favoir. Je ne m’étois pas trompé dans 
mes conjectures; car vis-à-vis des murs des Bqns- 
Hommes, je trouvai le cocher des dames à 
demi-ivre , & qui fe repofoit dans fon carrofle 



, 1 

33S Les Aventures 
à demi-relevé , en attendant le jour. Il avoit 
eu cependant la précaution de mettre fes che- 
vaux & leur équipage en lieu de fûreté dans 
un village prochain. Je lui demandai s’il con- 
noiffoit la perfonne qui avoit reçu les dames 
dans fon caroffe après leur chûte. Il me répon- 
dit, en bégayant , qu’il ne 1 a connoiffoit pas ; 
mais qu’il pouvoit répondre fur fa vie que 
c’étoit un bon vivant, parce qu’il lui avoit 
fait boire d’excellent vin de Bourgogne à Ver- 
failles. Il n’en fallut pas davantage pour me 
faire concevoir qu’il y avoit du myftère dans 
cette affaire. Je lui commandai aufli-tôt, fur 
peine de la vie, de me fuivre à Verfailles, & 
de me mener dans la maifon où il l’avoit vu , 
& où il avoit bu de fi excellent vin de Bour- 
gogne. Il obéit fans fe faire tirer l’oreille , & 
me conduifit dans la plus fameufe auberge de 
Verfailles , & dans la chambre même où il 
avoit parlé au vieux courtifan & bu de fon 
vin. Je m’informai de l'hote & de l’hôtefîe , 
s’ils ne connoiffoient pas celui qui ijvoit oc- 
cupé cette chambre le jour d’auparavaht , pen- 
dant une bonne partie de la journée. Ils me 
répondirent que dans ces fortes de fêtes l’af- 
fluence du monde étoit ordinairement fi grande, 
qu’il étoit impoflible de fe fouvenir , & même 
de connoître la plus grande partie des perfon- 


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du Voyageur Aérien. 33$ 
res qui venoient chez eux. Je fis venir les 
domeftiques , qui me répondirent à-peu-près 
les mêmes chofes. Je leur fis enfuitë le por* 
trait du courtifan aux cheveux argentés, pour 
voir fi quelqu’un d’entr’eux ne le connoîtroit 
pas. Ils me dirent qu’il y avoit plufieurs per- 
fonnes de la figure que je repréfentois , qui 
venoient à Verfailles de tems en tems pour 
faire leur cour, & qui s’en retournoient à Paris 
aufli-tôt tju’ils ayoient paru devant fa majefté. 
Ils m’en nommèrent trois , entr’autres , dont 
ils m’enfeignèrent les demeures à Paris. Con- 
tent de cette découverte , je commandai au 
cocher de revenir avec moi à Paris & de me 
conduire au logis des dames qu'il avoit ame- 
nées à Verfailles. Il fentit bien la néceflité où 
il étoit de m’obéir : aufii le fit-il d’aftez bonne 
grâce. Quand nous eûmes atteint fon carrofle 
eftropié , il me pria de lui permettre de rem- 
placer fa roue rompue , par une autre qu’il avoit 
•trouvée dans le village , &.qui, quoiqu’elle 
ne valût pas beaucoup mieux , fuffiroit c e* 
pendant pour remener fon carofle à Paris. Je 
le lui permis aux conditions qu’il feïoit etf- 
corté par- tout où il iroit , de deux de mes 
domeftiques. 11 fit tant de diligence avec leur 
fecouri, qu’en moins d’urte petite heure nous 
fûmes en état de partir. Dès que nous fumes 



J 4® Les Aventures 
arrivés au logis de Cephife , je lui préfental 
fon perfide cocher , à qui nôus donnâmes la 
queftion pour tirer de lui quelques éclaircif- 
femens fur ce qui étoit arrivé. Il fit d’abord 
quelques difficultés ; mais voyant que je le 
menaçois de faire venir le commiffaire & de 
le livrer entre les mains de la juffice, il fe jérta 
aux genoux de Cephife, & lui'avoua toute la 
méchanceté. J’en fus fi outré , qu’il me prit 
Cent fois envie de le facrifier fur le champ à 
ma colère. Cependant je me contèntai de le 
mettre entre les mains d’un commiffaire , qui 
prit volontiers le foin de ma vengeance , & 
s’en acquitta en homme qui favoit de quelle 
importance iY étoit de punir ces ennemis de 
la fureté publique. 11 fut pendu quelques jours 
après. Je n’eus que faire alors de rendre compte 
à Cephife des diligences que j’avois faites pouf 
découvrir le raviffeur de fa fille , après ce qué 
j’avois déjà fait , elle ne put douter de ma bonne 
.•foi , & loin de m’accabler d’injures comme. 
«Ile avoit fait dlbord , elle me conjura par 
ce qu’elle avoit de plus cher de tâcher de lui - 
ramener fa fille ; ce que je lui promis autant 
que cela feroit en ma puiffance. 

Tandis que je me donnois des mouvemens 
extraordinaires pour découvrir le lieu où Li- 
riane étoit retenue , cette charmante fille qui 

YOit 


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du Voyageur Aérien. 141 

n’avoitptefque pas fermé l’œil de toute fe nuit, 
réveilla Dorothée dès le point du jour, & la 
pria de fe fouvenir de ce qu’elle lui avoit 
promis le foir précédent. Dorothée, qui netoit 
guères moins malbeureufe que Liriane , & qui 
avoit befoin d’elle pour exécuter certains pro- 
jets qu’èlle avoit formés de fe rendre plus heu- 
reufe par des voies légitimes ? fe leva prom- 
ptement , & la conduifit dans le jardin. Dès 
qu’elles y furent arrivées , Dorothée embraf- 
fant Liriane , lui dit : hé bien ! ne vous dis-je 
pas hier au foir que vous n’aviez rien à crain- 
dre des violences de notre courtifan ? Il n’a 
pas même envoyé vous fouhaiter le bon foir 
de peur de vous déplaire. Ces commencemens 
font bons , à la vérité , lui répondit Liriane ; 
mais je crains tout de fon impatience. Laiflez- 
moi ménager toutes chofes, lui dit Dorothée v 
& vous triompherez de toutes les difficultés 
peut-être plutôt que vousn’ofez l’efpérer. Après 
s’être promenées quelque tems , elles allèrent 
s’affeoir dans un berceau de verdure à l’ombre 
de plufxeurs arbres , où les oifeaux faluoient 
avec leur mélodie ordinaire le retour du fo- 
leil. Ce fut là que Dorothée , pour s’acquitter 
de fa promeffe , commença ainû le récit de 
fes aventures. 

— t 

Tome II. - Q 


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Hijîoite de Dorothée, 

* » 

J E fuis née d’une des plus anciennes familles 
de Bretagne, mais par le malheur des tems elle 
fe vit réduite à embraffdr le gros commerce 
jufqu’à ce que fes affaires fuffent rétablies : 
droit accordé à tous les nobles de cette pro- 
vince. Mon père qui aimoit extrêmement fes . 
enfans , & qui n’avoit pas affez de bien pour 
les pourvoir félon leur qualité , partit avec 
quelques amis pour les Indes orientales. Notre 
vieux courtifan , que vous voyez aujourd’hui 
fi opulent , faifoit alors le perfonnage de pi 1 
lote dans le même vaiffeau. Ma mère reilû ; é^ 
Bretagne avec moi , mon frère & un précep- 
teur. Elle avoit un foin extraordinaire de fâirè 
inftruire mon frère dans tous les exercices de 
la nobleffe , & vouloit fur-tout»qu’il fût par- 
faitement le latin , quoiqu’il y eût de la ré 1 
pugnance. Pour moi j’avois tant de paffion d’ap- 
prendre cette langue , que je ne manquois pas 
de me trouver à toutes les leçons que le pré- 
cepteur luifaifoit. Ce précepteur, habile homme, 
s’apperçut de mon deffein, & fe fit ûù vérita- 
ble plaifir de me montrer auffi-bien qu’à mon 
frère. Je fis tant de progrès fous fa difcipline , 


( 


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du Voyageur aérien. * 4 j 

qu’à quinze ans j’entendois prefque tous les 
auteurs daffiques , tant poètes , hiftoriens , 
qu’orateurs , & parlois latin av'ec uoe facilité 
qui m’attiroit beaucoup d’admirateurs. Peu de 
tems après , mon frère qui avoit les inclina- 
tions martiales prit le parti des armes , UYoa 
fit donner une bonne cure au précepteur pour 
le récompenfer de fes foins & de fes inftruftions. 
Nous recevions tous les ans des nouvelles de 
mon père , par lesquelles nous apprenions qu’il 
avoit fait une fortune confidérable dans les 
Indes , & qu il s apprêtoit à nous en venir faire 
part aufli-tôt qu’il le pourrait; ce qu’il ne put 
exécuter que deux ans après la dernière let- 
tre qui nous donnoit cet avis. Pendant cet 
intervalle de tems mon frère fut tué au fiège 
de.Philisbourg , & ma mère ne lui fiirvécut 
que huit mois. Elle mourut de chagrin de la 
perte de fon fils , qui lui caufa une fièvre fi 
violente qu’il n’y eut point de remède capable 
d’en appaifer l’ardeur. Je reftai donc feule maî- 
trefle de tous les biens fitués en Bretagne, 
qui n’étoient pas fort confidérables , en atten- 
dant le retour démon père. Son filence,plus 
long qu’à l’ordinaire , m’inquiétoit extrême- 
ment, & j apprehendois fort d’avoir perdu dans 
une meme année tout ce que j’aimois le plus , 
& de me voir réduite à une fortune affez mé- 

Qij 



144 Les Aventures 
diocre ,lorfque je reçus une lettre de lui adref- 
fée à ma mère dont il ignoroit la mort , par 
laquelle il mandoit qu’il s’embarquoit avec tous 
fes effets, & qu’il efpéroit dans trois mois au 
plus tard aborder dans quelque port de France 
ou d’Efpagne , félon que le befoin l’exigeroif. 
Vous pouvez bien jüger que cette nouvelle 
ne contribua pas peu à me confoler de l’ex- 
trême affliftion où m’avoit jetté la mort d’une 
mère que j'aimois tendrement', & d’unfrere, 
qui, de l’humeur dont il étoit, fe feroit fait 
un jour de la réputation dans les armes , & 
auroit foutenu l’ancien éclat de la famille. Notre 
vieux courtifan n’avoit pas oublié de faire auffi 
fa fortune dans les Indes : ils étoient fort amis , 
mon père & lui , quoiqu’ils füffent nés avec 
des caraâères bien différens ; car mon père 
étoit franc , fincère , inviolable en fes promef- 
fes , & ami , comme l’on dit , ufque ad aras ; 
c*eft-à-dire , julqu’à fe facrifier s’il l’eût fallu 
pour fon ami. L’autre, au contraire , fous une 
apparence de probité , cachoit une avarice 
fordide & une mauvaife foi capables de lui 
faire tout entreprendre pour venir à fes fins. 
Quelque tems après, je reçus une fécondé let- 
tre de mon père , qui m’apprit qu’il étoit en 
route ; que n’ayant pas voulu confier tous fes 
effets fur un feul vaiffeau , il avoit confié au 


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I 


du Voyageur Aérien. 24Ç 

fieur Gaîaife , c’eft ainfi que fe nommoit alors 
notre vieux courtifan jadis pilote , une boîte 
de plus de deux cent mille livres de pierreries 
orientales; qu’il avoit dans le lien pour plus 
de quinze cent mille livres de marchandées 
précieufes , & plufieurs autres bijoux confi- 
dérables. Ils'étoient partis en même tems,& 
fuivantla même route ; ilfcis une affreufe tem- 
pête les ayant féparés , ils n’arrivèrent ni en 
même tems ni dans le même port. Mon père 
aborda à Breft avec toutes fes richeffes qu’il 
nous avoii; fait bien moindres dans fes lettres 
qu’elles n’étoient en effet. Les fatigues d’une 
longue navigation avoient beaucoup altéré fa 
fanté. Ainfi dès qu’il fut arrivé à l’auberge qu’il 
avoit choifie , il fe mit au lit. Sa maladie , 
faute de fecours néceffaires, augmentoiî de 
jour en jour. Les Miftagogues de Breft, inf- 
truits par leurs confrères deslnde^, des facultés 
de mon père', n’eurent pas plutôt appris fa 
maladie qu.ilsée tranfportèrent à fon auberge, 

&c lui offrirent tous les fecours tant corpo- 
rels que fpirituels dont il pourroit avoir befpin , 
s’il vouloit bien qu’on le trnnfportât à leur 
,maifon ; qu’étant grande & en bon air , ne con- ■* 
tribueroit pas peu à fon rétabliffement. Mon 
père , perfuàdé par ces raifons, belles en ap- 
parence , confentit^à tout ce que lui propo 

Q üj 


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246 Les Aventures 

foit celui qui s’étoit établi auprès de lui en 
qualité de fon direûeur fpirituel. Il fut donc 
tranfporté dans leur infirmerie , où fa maladie 
loin de diminuer , augmentoit à chaque mo- 
ment. Cependant les Myftagogues , fous pré- 
texte qu’il étoit étranger , & que par confé- 
quent fes biens étoient confifcables au profit 
du toi , eurent la précaution de les faire porter 
en diligence in fpduncam latronum , je veux 
dire chez eux. Dans ce tems-là mon père, igno- 
rant l’ufage que l’on a voit fait de fes richeffes , ÔC 
voulant mettre ordre à fes affaires temporelles, 
pour ne vacquer après uniquement qu’au foin 
de fon falut , pria fon directeur de faire venir 
un notaire & quatre ou cinq des plus notables 
bourgeois de la ville , pour dépofer en leur 
préfence fes dernières volontés. Les Myfta- 
gogues qui ne vouloient pas qu’on fût rien de 
ce qui fe pa^it chez eux , firent habiller leur 
jardinier en notaire , & cinq ou fix de leur 
troupe en bourgeois : ainfi mon père croyant 
faire fon teftament n’en fit aucun , & les Myf- 
tagogues fe trouvèrent en poffellîon de tous fes 
biens. Et de peur que dans la fuite le curé de 
Bref! , à qui feul il appartenoit d’adminiftrer 
les facremens au malade , ne découvrit leur 
fupercherie , ils fe dépêchèrent d’envoyer au 
plutôt mon père dans l’autre monde , & de 

* • , • - 

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d’un Voyageur Aérien. . 247 

l’enterrer incognito chez eux. Je ne fais par qui 
le curé fut informé de fa mort ; mais fitôt qu’il 
la fut, ilpréfenta requête aux Juges du lieu., 
tendante à ce que le corps mort lui fût remis 
pour être inhumé en terre fainte. Sur fon re- 
quilitoire les Juges ordonnèrent aux Myftago- 
gnes de livrer au fieur curé le corps mort ; 
ce qu’ils firent fur le champ , de peur de quel- 
ques autres inconvéniens qu’ils voyoient bien , 
qui leur arriveroit en cas de refus. Ainfi mon 
père fut honorablement enterré , par la chai 
rité , dans le cimetière de Breft. 

Le tems que mon père m’avoit mandé qu’il 
devoit arriver en quelque port de France ou 
d’Efpagne étant paffé , je commençai à crain- 
dre que les pirates ne lui euffent enlevé fe» 
biens & qté la vie. Je n’avois garde de pen- 
fer qu’il y en eût fur terre mille fois plus à 
craindre que ceux .de Tripoli , de Tunis & 
d’Alger; mais je ne fus pas long-tems à en 
être pleinement convaincue. Il fe répandit un 
bruit fourd dans la Bretagne qu’il étoit arrivé 
un vaifleau marchand au port de Breft, chargé 
de la valeur de plufieurs millions ; que tou» 
ces biens avoient difparu dans une feule nuit, 

& que l’on ne favôit ce qu’étoit devenu celui 
à qui ils appartenôient. Ce bruit excita ma 
curiofité, la nature même s’en mêla;& je ne 

Qiv 


I 




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î+8 Les Aventures - 
fus pas contente que je n’eufle.fait le voyage 
de Breft, dont je n’ctois éloignée que de trente 
lieues. Tout lembloit me confirmer que ce 
vaiffeau étoit celui de mon père. Dès que je 
fus arrivée à Breft je m’informai foigneufement 
de toutes chofes , & j’appris par plusieurs in- 
dices , par le témoignage de quelques uns de 
ceux qui avoient aidé à tranfporter les effets 
de mon père , & par les difcours du fieur curé 
de Bref! , que les Myftagogues s’étoient em- 
parés de tous les biens de mon père. Je crus 
devoir agir d’abord par les voies de l’hon- 
nêteté avant que de tenter celles de la rigueur. 

J’allai donc trouver archipiratam , c’eft le chef 
de la bande; je lui montrai les lettres de mon 
père & le droit que j’avois '4 fa fucceffion. 

Je n’oubliai nas même à lui faire voir que j’avois 
des preuves inconteflables du tranfport de mon^ 
père & de tous fes effets dans leur maifon. 

Enfin, je lui dis réfolumer.t que j’allois tout 
faire faifir chez eux. Lui qui croyoit avoir af- 
faire à une femmelette , &C qui ne s’épouvan- 
toit pas du bruit, me répondit d’un air mêlé 
de fierté d'hypocrifie , qu’il ne m’apparte- 
noit pas de venir ihfulter ainfi de faints & im- 
peccables perfonnages, ni de vouloir révoquer 
les legs pieux que des perfonnes de bien fai- 
foicnt manuellement à leur myftagogie pour le 

, •# , , 

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du Voyageur Aérien. 149 

falut de leurs âmes , & pour être diftribués 
par eux aux pauvres honteux de la province ; 
enfin , que fi je tentois la moindre aftion contre 
eux , j’aurois bientôt Heu de m’en repentir. Je 
ne répondis à cette rodomontade que par ce 
vers d Horace : ô tua cornu ni font ex feci » frons 
quai f acérés cumjîc mutilas minitere ? C’eft-à-dire, 
fouvenez-vous que vous portez encore des 
marques des châtimens que de pareilles galan- 
teries vous ont attirés ; & me retirai. 

Comme la journée étoit avancée , je remis 
au lendemain à préfenter requête aux juges du 
lieu , à ce qu’il me fût permis de faifir mes 
biens ^iar-tout oit ils fe trouveroient : en quoi 
je fis un\très-lourde faute ; car les Myftago- 
gues profitant de ce tems pour jetter de la 
pouïïiere d’or^qux yeux de mes juges , qui les 
rendit infenfibles^ toutes mes remontrances. 
Quand je vis doncNju’il n’y avoit point d’ef- 
pérance de réuflir par ce moyen , je pris la 
réfolution d’aller trouver M. le premier préfi- 
dent de Rennes, & de lui expqfer l’état de 
mes affaires. Cet illuftre magiftrat , aiïffi recom- 
mandable par fon intégrité que par fa naiffan- 
ce , députâ un commiffaire pour venir avec 
moi faire des informations à Breft , tant contre 
les Myftagogues que contre les juges du lieu 
quCn’avoient pas voulu me rendre juftice. 



*5© Lés Aventures 
N otre arrivée à Breft , & l’exaâitude avec 
laquelle nous recommencions nos informations , 
allarmèrent extrêmement les uns & les autres. 
Ils voyoient bien que l’affaire alloit être jugée 
en dernier reffort à leur honte & dommage. 
Ainfi pour prévenir un fi terrible coup , les 
Myftagogues de Brefl écrivirent à leurs com- 
pirates de Paris la trille fituation de leurs af- ' 
faires. Ceux-ci firent tant par leurs brigues, 
lollicitations & préfens , qu’ils obtinrent un 
arrêt du confeil qui défendoit au parlement de 
Rennes de connoître de cette affaire. Ainfi , 
ayant perdu toute efpérance de me pourvoir 
contre une fi noire injullice, je ne fongeai plus 
qu’à m’informer de ce qu’étoit devéuu Ga- 
laife & la boîte des perles orientales que mon 
père lui avoit confiée. J’appris qu’il étoit heu- 
reufement arrivé à Rochefort , où ayant vendu 
la plus grande partie de fes marchandifes , il 
avoit fait tranfporter le relie à Paris , & qu’il 
avoit changé de nom & de genre de vie , c’elt- 
à-dire que de marchand il s’étoit fait courti- 
fan. 

Je ne balançai pas un moment fur te parti 
que j’avois à prendre ; j’établis de bons fer- 
miers dans mes métairies , & me rendis en di- 
ligence à Paris , perfuadée que je trouverois 
plus de bonne foi dans les perfonnes du monde , 


I 


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du Voyageur Aérien; 15 1’ 

ê 

que dans les perfonnes qui voulant paroître y 
avoir renoncé , y font plus attachés que le 
refte des hommes. D’ahord j’allai trouver Ga- 
laife, à qui je contai mes malheurs ,& le priai 
de me remettre la boîte de perles orientales 
que mon père lui avoit mife entre les mains , 
comme il paroiffoit par fa lettre que je lui 
montrai. Il parut d’abord furpris & touché de 
la mort de mon père & de la perte de fes biens. 
Il s’étendit fort fur fes louanges , & parla de 
fes qualités en homme qui les admiroit. Il me 
dit enfuite qu’étant en pleine mer , & voyant 
fe former une horrible tempête, il avoit rendu 
à mon père fa boîte de pierreries , parce qu’il 
craignoit que fon vaifleau , moins bon voi- 
lier que celui de mon père , ne pût réfifter à 
la tempête, & qu’il ne perdît ainfi ce qu’il lui 
avoit confié. Qu’au refte, en mémoire d’un fi 
bon ami, il vouloit me regarder comme fa 
fille , & ne me laifler manquer de rien. 

Pour commencer, il m’afligna une penfion 
de fix cens livres fur tous fes biens , & m’of- 
frit un logement dans fa maifon. J’acceptai l’un 
&. l’autre , & lui en témoignai ma reconnoif- 
fance en des termes refpeâueux , quoique je 
fuffe fort perfuadée que ce qu’il me donnoit 
n'étoit qu’une elpèce de reftitution en détail de 
ce qu’il avoit qui m’appartenoit. Il étoit bien 




Les Aventures 
éloigné tîs croire qu’une fille arrivée depuis 
peu de la capipagne fût capable tie démêler 
fes fineffes. Cependant trouvant en moi , je ne 
fais quelle adrefle , il me pria de prendre le 
foin général de fa maifon, comme fi j’en euffe 
été la maîtreffe. Je m’en fuis acquittée avec 
une exaâitude éjti’il a crue digne d’une plus 
grande récompenfe : il m’a confié le foin de , 
fes bijoux qui font en très-grand nombre , à 
la réferve de la feule boîte de perles de mon 
père qu’il tient enfermée dans une armoire à 
part; mais j’en ai trouvé une clef qu’il a per- 
due il y a long-tems , qui me met en état de 
revendiquer la pofleflion de mon bien. Je l’au- 
rois déjà fait fi j’eufleeu quelqu’un à qui j’euffe 
cru pouvoir me confier ; car je ne puis feule 
venir à bout de mon deflein , attendu les dif- 
ficultés qu’il y a à l’exécuter : je crois , ma 
chère Liriane , avoir trouvé en vous la per- 
fonne dont j’ai befoin. Par ce même moyen 
vous recouvrerez vdtre liberté, moi mon bien, 

& il ne tiendra qu’à vous de partager ma petite , 
fortune fi elle vous eft agréable. Voilà l’hiftoire 
de ma vie que je vous avois promis de vous 
raconter. Liriane l’embrafla , la remercia dans 
les termes les plus obligeans , l’exhorta à bien 
prendre fes mefures & à hâter le moment de 
leur liberté. 


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t 



du Voyageur Aérien. 155 


Suite de l’HiJloire de Liriane. 

•A. prés cette converfation , Liriane & Do- 
rothée remontèrent dans leur chambre , oii le 
vieux courtifan ayant fu qu’elîesfe promenoient, 
avoit fait préparer un déjeûné très-galant pour 
leur retour, fans vouloir y paroître, de peur 
d’alarmer Liriane. A leur arrivée , Dorothée 
voyant cette galanterie , çria Liriane de fe 
mettre à table fans façon & de profiter au 
moins de cette honnêteté du courtifan , fans 
s’embarraffer de ce qui pourroit arriver dans 
la fuite , dont elle s’étoit rendue caution. Li- 

1 

riane lui obéit , & pendant le repas elles s’en- 
tretinrent des moyens de venir à bout de leurs 
projets. Le courtifan qui croyoit que Doro- 
thée parloit à Liriane en fa faveur, la faifoit 
appeler de tems en tems pour favoir d’elle fa 
deftince. Dorothée le berçoit toujours de 
quelque efpérance ; mais enfin elle lui dit un 
jour qu’il n’y avoit rien à efpérer de Liriane 
que fous les loix d’un légitime mariage , & 
qu’elle mourroit plutôt mille fois que de con- 
fentir à la moindre chofe qui intéreflât fon hon- 
neur ; qu’il eft vrai que la difproportion des âges 
feroit quelque difficulté , mais dont on pour- 


I 


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154 Les Aventures 

roit venir à bout à force de complaifance & 
de belles manières. Cette proportion étourdit 
un peu notre courtifan, que fes parens détour- 
noient du mariage de toutes leurs forces , & 
pour de bonnes raifons. Cependant, avant que 
de rien réfoudre , il fit demander à Liriane la 
permifîion de îa venir voir. Dorothée con- 
feilla à Liriane de ne lui pas refufer ce plaifir 
qui feroit le dernier qu’il auroit de fa vue. 
Le courtifan ne l’eut pas plutôt faluée qu’il 
ceffa de délibérer* & après quelques compli- 
mens, fortit dans la réfolution d’époufer Li- 
riane , malgré toutes les raifons que fes parens 
pouvoient lui alléguer. Il pria même Doro- 
thée de faire tout ce qu’elle pourroit pour y 
réfoudre Liriane. Ce qu’elle lui promit , fans 
avoir cependant le deffein de l’exécuter. 

Pendant ce tems-là, comme on dit, je remuois 
ciel & terre pour découvrir le lieu oii Liriane étoit 
tenue enfermée ; j’avois parcouru pour ainfi dire 
la ville & les fauxbourgs de Paris ; j’avois exa- , 
miné la conduite & toutes les aélions des trois 
perfonnes aux cheveux blancs, fans avoir pu 
rien découvrir , lorfqu’on vint m’apprendre 
que Cephife , mère de Liriane, étoit à l’extré- 
mité. J’y courus avec empreffement. Les mé- 
decins lui ayant trouvé de la fièvre , fans s’em- 
barrafîer de la caufe qui la produifoit , ni de 

) 


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du Voyageur Aérien. 155 ) 
l’âge de la malade , l’avoient fait faigner plu- 
fieurs fois chaque jour , voyant que fon mal 
ne diminuoit point ; enfin ils lui firent , le^roi- 
fième jour , fortir l’ame avec la dernière goutte 
de fon fang. J’en fus auffi affligé que fi c’eût été 
ma propre mère , & j’eus foins de fes funé- 
railles , comme fi j’euffe été véritablement fon 
fils. J’ordonnai à la fille de chambre de demeu- 
rer dans la même maifon jufqü’à ce que fa jeune , 
maîtreffe fût de retour. J’allois recommencer 
mes recherches , quand Defplanes me dit qu’il 
n’yavoitguères de feigneurs François qui n’eût 
quelque belle maifon de plaifance dans les en- 
virons de Paris , & qu’il pourroit être arrivé 
que le râviffeur de Liriane l’auroit menée d’a- 
bord hors de Paris pour éviter toutes pour- 
fuites. Il me dit enfuite que fi cela étoit ainfi , 
comme il y , 

il ne feroitpas difficile de là trouver. Suivant 
cet avis nous paffâmes trois jours à fonder ‘ 
tout ce qui fe paffoit dans les baftides d’alen- 
tour de cette grande ville. Defplanes qui con- 
noiffoit prefque tous les gens à livrée , s'ac- 
quittait de fon devoir comme s’il y eût été prin- 
cipalement intéreffé. Enfin , nous revenions un 
peu après minuit fans avoir rien découvert , 
le long des murs d’un parc affez confidérable 
qui borde la rue de Gharenton ; il faifoit un 



« 


Les Aventures 

beau clair de lune , les nuits étoient courtes ; 
le tems ferai u Si un agréable zéphir tempéroit 
les îaleurs de cette faifon , lorfque nous vî- 
mes defcendre une éêhelle de corde par-deffus 
la muraille du parc. Aufli-tôt une jeune de- 
moifelle , avec l’aide de cette échelle, fe laifla 
gliffer jufqu’à terre. Dès qu’elle fut defcen- 
due elle fit plufieurs efforts pour en retenir 
le bout; mais la pefanteur d’un plus lourd 
fardeau de l’autre côté de la muraille , fem. 
bloit vouloir la rentrainer. Nous approchions 
toujours infenfiblement d’elle. Dès qu’elle nous 
apperçut , fans s’effrayer : Meilleurs , par cha- 
rité , dit-elle , aidez-moi à retenir ce bout 
d’échelle que mon peu de poids n’eft pas ca<- 
pable d’arrêter. Nous lui prêtâmes volontiers 
la main , & nous vîmes aufli-tôt paroître fur 
la muraille une autre demoifelle de moyen 
âge , & d’un embonpoint charmant. Nous la 
reçûmes le plus doucement qu’il nous fut pof- 
fible , & leur offrîmes civilement de les con- 
duire. en qqeîque endroit qu’ellés defiraffent 
d’aller. L’ombre de la muraille ne nous per- 
mettoit encore pas de nous reconnoître. Elles 
'■>' acceptèrent notre offre d’autant plus volontiers 
que deux jeunes demoifeltes feules , fur- tout 
dans une* heure fi indue , auroient pu courir 
plufieurs rifques. Dès que nous eûmes quitté 
' le 


I 


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toxj Voyageur Aérien» ito 

le voifinage de la muraille , & atteint un lied 
éclairé de la lune, je reconnus ma chère Li» 
riane que je cherchois par-tout où elle n’étoit 
pas, & que ma bonne fortune me faifoit troii* 
ver lorfque je m’y attendois le moins» Je nè 
pus m’empêcher de lui marquer la joie què 
j’avois d’une fi heureufe rencontre. Elle fût 
un peu déconcertée lorfqu’elle me reconnut; 
mais rafiurée par la préfence de Dorothée ; 
elle me demanda, par quel hafard je m’étois 
trouvé là dans le moment même qu’elles fè 
fauvoient de leur prifon. Je lui dis qu’elle eri 
étoit le feul motif * & que depuis près dè 
fept jours qu’elle avoit difparu , je n’avois pas 
goûté un feul moment de repos ; que j’avois 
parcouru tout Paris & toutes les maifons dé 
plaifance d’alentour , pour découvrir l'endroit 
de fa prifon & punir fes raviffeurs. Elle m’ert 
témoigna fa reconnoiffance , &C Dorothée 
ajouta fort fpiritueilement , qu’après m’ètrë 
donné tant de peines, il étoit jufte que j’eufle 
quelque part à leur délivrance. Enfuite elle 
nous conta par quelle adreffe elle avoit fi biert 
endormi le vieux courtifan , qu’elle étoit venue 
à boqj de fes deffeins fans que perfonne s’eri 
fût apperçu. 

Dès que nous fumes arrivés au logis de Li* 
riane , ne jugeant pas à propos de lui parlef 
Terne ÎJ t R 


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158 Les Aventures 

d’abord de la mort de fa mère , j’avertis fe- 
crètement la fille de chambre de dire qu’elle 
dormoit pour la première fois depuis fept 
jours, & quelle a voit ordonné qu’on la lais- 
sât en repos jufqu’au lendemain. Quelqu’envie 
que Liriane eût d’embraffer fa mère , un ordre 
fi jufie & fi abfolu lui fit remettre au lende- 
main , qui n’étoit éloigné que de quelques 
heures , le plaifir de la voir. Je conduifis les 
dames dans leur appartement , où après leur 
avoir fouhaité un bon repos , je me retirai 
chez moi fort content d’avoir retrouvé ma 
charmante Liriane. J’étois ravi d’ailleurs qu’elle 
apprît la mort de fa mère plutôt de fa fille 
de chambre que de moi , parce que j’étois 
perfuadé qu’elle apprendroit en même tems 
de quelle manière j’avois agi en cette oc- 
cafion. Cette nouvelle inefpérée l’accabla de 
douleur , d’autant plus qu’elle fe regardoit feule , 
comme une perfonne expofée à plufieurs au- 
tres «accidens femblables à celui qui lui étoït 
déjà arrivé , & peut-être encore plus fâcheux. 
Alors tout ce que j’avois fait pour elle & pour 
fa mère , mes manières douces & honnêtes , 

& je ne fais quel air de qualité qu’elle q;oyoit 
remarquer dans ma perfonne , balançoient un 
peu les pieufes intentions qu’elle avoit eues 
jufqu’alors de fe faire religieuie. Dorothée & 

• i 


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du Voyageur Aérien. 159 

fa jfille de chambre lui partaient fans ceffe en 
ma faveur faos que j’en fuffe rien ; mais ce qui 
acheva de l’ébranler, fut que deux jours après 
Dorothée apperçut le vieux courtilan , fuivi 
de quelques amis , qui rodoit à l’entour de la 
maifon de Liriane ; ce qui les effraya tellement, . 
qu’elles m’envoyèrent aufli-tôt dire de les venir 
trouver pour délibérer avec elles fur les moyens 
de les mettre à couvert de quelques infultes 
nouvelles. Je m’y tranfportai fur le champ , 
,& ayant appris de qnoi il s’agiffoit : je fuis 
* bien aife , leur dis-je , de ce que ce vieux fou 
venant chercher ici la punition de fes crimes , 

1 nous épargne la peine de l’aller punir dans 
fon quartier. Mais il peut nous furprendre , 
dit Dorothée , dans un tems oit vous ne ferez 
peut-être pas à portée de nous garantir de fes 
infultes ; je trouverois à propos que moniteur 
vînt occuper votre fécond appartement qui 
eft fort commode pour lui & pour fes domef- 
tiques : alors à couvert des entreprifes du vieux 
courtifan , nous nous moquerons impunément 
de lui. Et que diroit-on dans le monde , ré- 
pondit Liriane, fi après avoir perdu ma mère , 
je logeois un homme avec fa fuite dans ma 
maifon. Quoi ! tai dit fa fille de chambre , de- 
puis quand eft-il défendu de louer les apparte- 
nons vides d’une maifon ? Combien voit-qude 

R ij 


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ifo Les Aventures 

ménages dans un môme logis , qui n’ont au- 
cune relation les uns avec les autres , & qui 
ne fe connoiffent pas ? En effet, dit Dorothée, 
vos fcrupules font affez mal fondés , à moins 
que vous n'ayez pris goût pour la vie que 
. vous avez menée depuis fept ou huit jours, 
& que vous n’ayez cleffein d’en effayer en- 
core. Allons , fans tant balancer , monfieur, 
je vous prie d’accepter l’offre que je vous 
fais du fécond étage de la maifon de inade- 
moifelle Liriane. J’ai tant de refpeft pour toutes 
les volontés de la charmante Liriane , dis-je^ 
alors , que je ne veux rien faire que ce qu’elle 
m’ordonnera. Enfin , Liriane vaincue & par 
mes honnêtetés & par la néceflité de fes affaires, 
confentit à me donner fon appartement. 

Auffi-tôt Defplanes ravi de ce qu’il alloit 
quitter un hôtel garni pour fe mettre en mai- 
fon bourgeoife , fit telle diligence , aidé de 
mes autres domeffiques , qu’en très-peu de 
tems mon appartement fe trouva magnifique- 
ment meublé & fourni de tout ce qui nous 
étoit néceffaire. Sur le foir , pour détourner 
Liriane d’entrer dans la chambre où fa mère 
étoit morte , & empêcher qu’elle ne s’aban- 
donnât à fon chagrin , je la fuppliai avec fa 
bonne amie , de vouloir bien accepter le petit 
repas de ma bien venue, ce qu’on appelle en 


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I . / 

du Voyageur Aérien. i6t 

France pendre la crémaillère. Dorothée y con- 
fentit fans peine , Liriane eut de la peine à s’y 
réfoudre; mais enfin enhardie par l’exemple 
de Dorothée , elle ne crut pas devoir me re- 
fufer , fur-tout bien perfuadée qu’elle étoit de 
ma probité & de l’amour refpe&ueux que j’a- 
vois pour elle. Le foupéfüt fervi félon le goût 
de Defplanes , qui l’a excellent en tout ce qu’il 
fait. A peine finiflions-nous le premier fervice , 
que l’on entendit frapper trois coups à la porte. 
Defplanes ayant regardé par la fenêtre , quels 
pouvoient être ces infolens frappeurs , prend s 
fon épée & defeend à la hâte pour les mettre 
à la raifon. Je le fuivis avec précipitation. Il 
avoit déjà opvert la porte , .& fe doutant 
bien que c’étoit , ou le viaux courtifan ou 
quelques perfonnes de fa part : que demandent 
ces hommes-là , leur dit-il? Ce n’eft pas ton 
affaire , répond le plus apparent d’entr’eux * 

( car ils étoient trois ) , & nous voulons en- 
trer. Tu en auras menti , répondit Defplanes * 
ou ce ne fera qu’après m’avoir ôté la vie. Aufïi- 
tôt il s’élance comme un lion furieux & paffç 
fon épée au travers de celui qui lui avoit parlé 
aVec tant de fierté , qui s’en alla mourir à quel- 
ques pas de-là. Je parus alors l’épée à la main;, 
fes camarades de fortune voyant la partie égale 
en hommes s mais non pas en courage , fe 

R iij 


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161 Les Aventures 
fauvèrent chacun de leur côté. Nous ne ju- 
geâmes pas à propos de les pourfuivre plus 
loin , & rentrant tranquillement dans la maifon , 
nous en fermâmes la porte. Nous voulûmes 
d’abord faire croire que ce n’étoit qu’une fauffe 
alarme , & que c’étoient des perfonnes qui 
avoient pris une porte pour l’autre. Mais Li- 
liane & Dorothée, ayant mis la tête à. la fe- 
nêtre, avoient été témoins de tout ce qui s’étoit 
paffé. Dorothée reconnut à la lueur de la lune 
le vieux courtifan étendu par terre; & s’adref- 
fant à Liriane : hé bien , lui dit-elle , vous 
trouvez-vous bien de mes confeils , & vous 
repentez-vous d’avoir loué votre appartement 
à d’aulîi brave^ cavaliers? Peu'de tems après 
on vit venir plufi’eurs perfonnes pour enlever 
le corps du mort , avant que le guet oujes 
commiffaires s’en fuffent emparés. 

Je priai les dames encore alarmées du 
péril ou elles avoient été , de fe remettre à 
table & de fe divertir en fureté , attendu 
qu’elles n’avoient plus à craindre. Cependant 
t:e contre-tems diminua un peu de la joie de 
notre feffin , & ôta une partie de l’appetit de 
nos dames , qui , quoique ravies de fe voir fans 
ennemis , ne .laiffoient pas d’être fâchées de 
ce qu’elles avoient été caufe de la mort d’un 
homme , dont elles craignoient inutilement les 


pu Voyàgeur Aérien. i6f 
fuites ; car les parens du vieux courtifan , loin 
de chercher à venger fa mort, ne s’occupè- 
rent uniquement que du foin de partager fes 
grandes richeffes. Noîfe fouper fini , je rame- 
nai les dames jufqu’à la porte de leur appar- 
tement , & leur foohaitai une bonne nuit. Le 
lendemain , dès qu’elles furent vifibles , j’allai 
les faluer ; je les trouvai d’une humeur fi en- 
jouée , que Liliane me parut encore plus belle 
& plus aimable qu’elle ne m’avoit paru juf- 
qu’alors. Enfin , j’en devins fi éperdument amou- 
reux , que je ne pus m’empêcher de lui dé- 
couvrir en partie qui je fuis, de lui demander 
la permiflion de la rechercher publiquement, 
& d’écrire à mes parens de m’envoyer leur 
confentement pour l’époufer. 

Les grandes , mais fages dépenfes que je 
fkifois à Paris , & la magnificence de mon 
train lui p|rfuadèrent facilement que je pe lui 
avois rien dit que de très-vrai ; & c’eft ce qui 
lui fît appréhender que je ne puffe jamais obte- 
nir de mes parens le confentement que je leur, 
demandois. Elle déclara fes fcrupules à fa 
chère Dorothée , qui jugea à propos de m’en 
parler. Je lui repréfentai , que n’ay|git plus de 
père & étant fort chéri de ma mère , je ne 
doutois pas qu’elle ne confentît à tout ce que 
je fouhaiterois, pourvu que mon choix fût beau. 



164 Les A*entures 

& digne de fon eftime; qu’il n’y avoit que la 
^eule Liriane au monde capable de charmer 
toutes les perfonnes qui auroient eu le bonheur 
de la voir , & que fans différer j’allois en écrire 
à ma mère. En effet je mis auffi-tôt la main à 
la plume pour inltruire ma mère de mon def- 
(ein ; je lui exagérai av ec tant de paffion & 
d’éloquence les charmes & les mérites de cet 
aimable objet * que ma mère qui avoit d’autres 
vues pour moi , crut devoir prendre, dès-lors 
<es mefures pour empêcher ce mariage , qui 
pe cadrait pas avec les projets de fa politi- 
que, Elle écrivit à fon réfident en France d’exa- 
miner toutes chofes , & de lui en faire un fi- 
dèle récit , afin d’y pourvoir félon fa prudence' 
te réfident me vint trouver & me montra ies 
lettres de ma mère. Pour lui faire approuver 
t»on deffein , il ne fallut que lui faire voir 
Liriane ; il étoit impoffible de la regarder, fans 
çtre pénétré d’amour & de refpeô pour elle, 
V ne put que louer mon choix , fur-tout ayant 
appris qu’elle étoit d’une des plus confidéra-* 
t>les familles de France ; & pour me faire plai-. 
fit il écrivit les chofes telles qu elles étaient; 
çç qui aurait dû fans, doute engager ma mère 
à ne plus s’oppofer à une paffion auffi belle 
auffi légitime que i’étoit la mienne ; mai^ 
les raifons de politique remportèrent fur çelles 


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du Voyageur Aérien. 

de mon cœur , & ma mère m’écrivit que je 
ne devois plus fonger à une alliance fi con- 
traire à fes intentions & à mes intérêts , at- 
tendu qu’elle avoit jetté les yeux fur un parti 
fortable pour moi ; que les perfonnes de mon 
rang, doivent facrifier les intérêts de leur cœur 
à ceux de leur grandeur, & qu’il n’apparte- 
noit qu’aux âmes vulgaires de fe laifler pren- 
dre par les yeux : elle ajouta qu’il étoit tems 
que j’achevaffe mon tour de- l’Europe , pour 
venir au plutôt prendre poffeflion des biens 
& des dignités de mes ancêtres. 

" Ces lettres tombèrent malheureufement pour 
moi entre les mains de la belle Liriane , qui , 
par une curiofité naturelle aux perfonnes de 
fon fexe, vu le pied fur lequel nous com- 
mencions à nous regarder, crut pouvoir les 
ouvrir fans conféquence. Dès qu’elle vit la 
difficulté qu’il y avoit à terminer cette affaire, 
elle reprit tout-à-coup fes pieufes intentions, 
& fans m’en rien témoigner , fe prépara férieu- 
fement à la retraite , dans le couvent ou elle 
avoit réfolu de fe mettre dès que fa mère feroit 
morte. Dorothee n’ayant pu la détourner de 
ce deffem , prit la refolution de l’imiter. De- 
puis qu elles eurent fait un ferme propos de 
quitter le monde, elles prirent leurs mefures û 
juffes f qu’il me fut impoffible de pénétrer dans 



1 66 Les Aventure» 

leurs deffeins. Je les voyois tous les jours , 
elles me paroiffoient même depuis quelques 
jours plus gaies qu’à l’ordinaire. Cependant * 
Liriane fe dépéchoit de mettre ordre à fes af- 
faires. D’abord elle donna à fa fille de chambre 
une répompenfe proportionnée à fes fervices, 
& me fit une donation , pardevant Notaires, de 
tous fes biens, pour me confoler de la perte 
de fa perfonne. Enfin, ayant écrit une lettre 
qu’elle enferma- d’une enveloppe avec celles de 
ma mère , & la donation qu’elle venoit de me 
faire; elle ordonna à fa fille de chambre de 
ne me mettre ce paquet dans les mains que 
le lendemain. Elle fortit enfuite avec Doro- 
thée en carroffe , dans le tems que j’étois allé 
voir fi le réfident n’auroit reçu aucunes nou- 
velles de ma mère. Lorfque j’étois chez lui, 
il arriva un paquet affez femblable à celui que 
Liriane avoit reçu pour moi en mon abfence ; 
nous le lûmes enfemble : mais malgré les me- 
sures que ma mère avoit prifes , je ne défef- 
pérois pas de l’amener au point oit je voulois ; 
j’avois même des raifons fuffifantes pour être 
perfuadé qu’une fécondé inftance auprès d’elle 
auroit eu fon effet. A mon retour au logis je 
demandai à la fille de chambre où étoient les 
dames ; «lie me dit qu’elles étoient forties en 
carroffe pour rendre vifite à quelque dame 


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• • / i 

du -Voyageur Aérien. 167 

des amies de Liriane ; ce que je pris pour une 

vérité , & ne les voyant pas de retour vers le 

* 

midi, je m’imaginai qu’on les avoit retenues 
à dîner. Enfin le foir étant venu , & ne voyant 
revenir perfonne , je me fentis prefque agité 
des mêmes fhouvemens que je*l’avois été quand 
j’appris le ravifTement de Liriane : je me pro- 
menois dans ma chambre à grands pas , & le 
cœur agité de mille penfées différentes , jë 
paffai la nuit la plus trille & la plus doulou- 
reufe que j’ai paffé de ma vie. J’envoyai dès 
le matin demander à la fille de chambre fi 
* 'elle en avoit eu quelques nouvelles. Elle dit 
à mon laquais qu’elle venoit de recevoir un 
paquet adreffé à moi , qu’elle lui mit entre les 
mains pour me rendre. Je l’ouvris avec toute 
la précipitation que vous pouvez vous ima- 
giner. La première chôfe qui s’offrit à ma vue 
fut la lettre de Liriane où je lus ces mots : 

. t 

Lettre de Liriane au chevalier inconnu. 

» Mon cher, en vain les hommes fe flattent 
de .contre-balancer les deffeins du ciel ; il fait 
rompre leurs mefures quand & comme il lui 
plaît. J’avois réfolu d’être à vous , fans ceffer 
d’être à lui. Mais n’approuvant pas ce partage, 
il a fait jouer les reflorts du nord pour dé- 


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î 68 Les Aventur.es 

tmire nos projets. Il fait mieux ce qui nous 

eft néceflaire que nous-mêmes, & nous devons 
* • 

lui favoir’ bon gré des attentions qu’il veut bien 
avoir pour nous- Vous trouverez dans les au- 
tres pièces de ce paquet ma juftification , & 
la fincérité avec, laquelle j’ai agi jufqu’à pré- 
fent, doit vous faire connoître que je n’étois 
pas tout-à-fait indigne de l’honneur que vous 
vouliez me faire. Au refte ne vous embarraffez 
point du lieu de ma retraite ; outre qu’il vous 
feroit impoflible de le découvrir , ce feroit me 
défobliger. Puiffe le ciel vous combler de toutes 
les faveurs & de toutes les confolations que* 
je vous fouhaite & que vous méritez. Adieu. 

Liriane. » 

» 

Cruelle ! m’écriai-je alors , en lifant ces der- 
niers mots , pourquoi me laiffer tant d’amour 
pour vous ? pourquoi me flatter de la douce 
elpérance de votre charmante poffefiion, fi 
vous continuiez toujours dans vos premières 
réfolutions? n’eût- ce pas été affez de fupplice 
pour moi de vous perdre quand je ne vous 
connoiffois encore qu’à demi ? Quelle juftifi- 
cation pouvez-vous apporter pour vous laver 
d’une a&ion fi barbare ï quelles font ces ma- 
chines du nord que le ciel a fuit jouer pour 
nous féparet;^ En. difanr ces mots j’apperçus 


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bu Voyageur Aérien. 169 

les lettres de ma mère , qu’elle avoit reçues 
& décachetées en mpn abfence, ou je lus à la 
hâte les raifons qui avoient fait prendre une 
ii prompte réfolution à Liriane. Ah ! fun elles 
lettres, c’eft vous , m’écriai-je alors, qui avez 
caufé tout ce malheur : c’eft vous qui avez 
forcé Liriane à reprendre fes premiers deffeins, 
& à ne plus fonger à être à moi. Que je fuis 
malheureux ! falloit-il que vous tombafliez en- 
tre fes mains ? Si je n’avoispas obtenu d’abord 
le confentement de ma mère pour notre ma- 
riage , n’y avoit- il pas d’autres moyens d’en 
venir à bout -? Au refte ne fuis-je pas maître 
de ma deftinée , & ne pouvois-je pas malgré 
tout l’univers exécuter mes projets ? J’apperçus 
enfuite la donation que Liriane me faifoit de 
tous fes biens. Généreufe Liriane! continuai- je, 
au lieu de me donner vos biens , que n’avez- 
vous accepté le don de mon cœur & de tout 
ce qui m’appartient ? Faut il que je ne trouve 
en vous que des vertus que je fuis contraint 
d’admirer, îorfqu’il feroit à fouhaiter pour 
moi d’y trouver des défauts pour me confoler 
de votre perte ? Non , non , je n’ai que faire 
de vos biens ! j ai tout perdu en vous perdant, 
& tout ce qu’il y a de grand & de beau dans 
le monde n eft pas capable de me confoler 
de la perte que je viens de faire. J’appelUi 



ijo Les Aventures 
aufli-tôt Defplanes pour lui demander s’il n'y 
auroit point de remède âmes maux , & fi l’on 
ne pourroit point découvrir le lieu de fa re- 
traite & l’en arracher. Il me répondit qu’elle 
auroit fans doute pris toutes fes mefures pour 
prévenir mes pourfuites , & qu’il feroit inutile 
de faire des tentatives qui n’auroient aucun 
fuccès, & qui même déplairoient à Liriane ; 
enfin , il me repréfenta que le meilleur remède 
que je pourrois apporter à mon mal , feroit de 
fortir au plutôt de Paris & de continuer mon 
i voyage de l’Europe , pendant lequel les diffé- 
• rens objets qui fe préfenteroient à mes yeux 
pourroient me faire perdre peu-à-peu l’idée 
de Liriane. Quelque bon que fût ce confeil, 
dans l’état préfent de mes affaires , je n’en pou- 
, vois goûter l’utilité ; du moins \ me dit-il, vous 
.. pouvez vous réfoudre à paffer quelques jours 
: à la campagne, pour diffiper une partie de 
vos chagrins : là on fongera aux moyens de 
vous rendre plus heureux. Mon cher Defpla- 
viies, lui dis-je , dans l’abbattement où je fuis 9 
je me fens incapable de prendre aucune ré- 
folution ; je m’abandonne tout entier à ta con- 
duite ; fais tout ce que tu jugeras à propos 
. de faire pour mon repos. A ces mots je me ♦ 
jettai fur un lit où je ne fis que foupirer &C 
^plaindre ma trifte deûinée. 


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du Voyageur Aérien. '*71 

Pendant que j’étois ainfi en proie à mes dou- 
leurs, Defplanes dit à mes domeftiques de faire 
au plfuôt des paquets de tout ce qui m’appar- 
tenoit dans la maifon , & courut à la hâte au 
carroffe de Bordeaux , qui devoit partir trois 
heures après ; il y retint des places pour moi 
& pour toute ma fuite. A fon retour, je me 
relevai de mon lit tout baigné de mes pleurs, 
& voyant tout en défordre dans mon appar- 
tement , que l’on démeubloit , je lui en de- 
mandai la raifon. Voudriez- vous, me dit-il, 
que l’on vous laiffât plus long-tems dans une 
maifon oii tout vous parle de la caufe de vos 
maux , & vous retrace l’image de ce que vous 
avez perdu. Non, monfieur, il faut prendre 
l’air de la campagne , c’eft le plus sur moyen 
de vous tirer du trifte état où vous êtes : un 
carroffe vous attend à la porte, il faut , s’il 
vous plaît , y entrer fur le champ , & vous 
laiffer conduire à la fidélité de vos domefti- 
ques ; les maladies aiguës veulent des remèdes 
prompts. Perfuadé de fes bonnes intentions , 
je m’abandonnai de rechef à fa conduite , aux 
conditions qu’il refteroit avec moi , & ne me 
quitteroit pas un moment. II me mena au coche 
de Bordeaux , fans que je fuffe où j’allois , &C 
fans que je m’en miffe en peine , tant j’étois 
occupé de l’idée de Liriane & de mon malheur. 


\ 


271 Les Aventures 
Il avoit fi bien difpofé toutes chofes , que 
le coche partit auflï-tôtque nous fumes arrivés 
& que nous eûmes pris nos places. Je ne fais 
ce qui fe paffa depuis , car je fus près de huit 
jours fans favoir,ni où j’étois , ni où j’allois, 
& fi Defplanes n’eût pris foin de me faire 
manger , comme un enfant , je me ferois laiffé 
mourir de faim : comme la faifon étoit belle 
nous arrivâmes à Bordeaux en douze jours : 
là me réveillant comme d’un affoupiffement, 
je demandai à Defplanes, où nous étions & 
où nous allions? Il me dit que nous appro- 
chions de l’Efpagne , où nous devions paffer 
quelque tems pour y apprendre la langue du. 
pays & les mœurs de la nation , fuivant la 
route que je m’étois prefcrite avant que de 
quitter mon pays , & qu’en peu de tems nous 
verrions la belle cour de Madrid , où nous 
trouverions amplement de quoi nous dédom- 
mager de ce que nous laiffions derrière nous. 
Je ne lui répondis que par un profond foupir. 
Il faut avouer que j’ai des obligations infinies 
au zèle fincère & à la fidélité inviolable de 
cet excellent domeftique : il favoit quel étoit 
mon devoir 6c m’y conduifoit avec une pru- 
dence admirable. Nous paflames enfuite les 
Pyrénées, & arrivâmes à Pampelune , capi-, 
taie du royaume de Navarre. Le fexe de cette 

belle 


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du Voyageur Aérien; i 7 f 
belle ville , à caufe du voifinage & du com- 
merce qu’elle a avec les François, eft fort 
galant; les dames, y font belles, bien faites & 
jouiffent prefque de la même liberté cjui régné 
en France. Les grandes dépenfes que je faifois 
par-tout où je paroiffois, attirèrent chez moi 


tout le beau monde de la ville, qui y étoit 
reçu gracieufement : il étoit imnofïible , de là 
complexion dont je fuis , que mon cœur de- 
meurât long-tems fans occupation ; les ven- 
danges qui venoient de finir avoient ramené 
à la ville toutes les perfoUnes qui avoient pro- 
fite de cette faifon , pour aller fe divertir à la 
campagne ; la joie & les fÉltifirs régnoient par- 
tout ; les fêtes , les bals & les comédies n’y 
manquoieni pas. Je fus invité à toutes les par- 
ties qui s’y firent; les plus galantes fe fcifoient 
çhe*Je duc ^jHi Sqhj^rvilJoS’d^Albuzas^ gou- 
verneur de fa ville ^quoiqu’U eût une 
fille d’un premier lit , qu’il aimoit beaucoup , 
s étoit cependant remarié à une jeune perfonne 
de la ville , qui regardoit donna Schervilla 
moins comme fa belle-fille , .que co^me fa 
bonne amie : elles étoient prefque de même 
& parfaitement belles l’une & l’aütre , 
çe qui leur attiroit un grand nombre de fou- 
pirans. 

Lorfque nous étions tous occupés à ces di 
*• Tome II, ' S ' * 



*74 1* E S À v'E N T U R É i 

vertiffemens , le frère du roi de Siam paflant 
par l’Efpagne pour aller en France , s’arrêta 
quelque teins à Pampelune ; on lui rendit tous 
les honneurs dûs à une perfonne de Ion rang : 
quoiqu’il fut fort bafanné, il avoit cependant < 
la taille avantageufe , un air noble , & des 
manières plus aifées que l’on n’en doit atten- 
dre des gens de fon pays ; il étoit naturelle- 
ment galant, & fi accoutumé à voir des per- 
fonnes d’une autre couleur que celles que l’on 
voit dans fon pays , qu’il eût préféré la moin- 
dre européenne à toutes les beautés bafan- 
nées du royaume de Siam. Donna Schervilla , 
pour qui je commenÇois à prendre de l’amour, 
lui plut extrêmement ; ainfi nous nous trou- 
vâmes bientôt rivaux. Il étoit difficile de de- 
viner ce qui fe paffoit dans le cœur de cette 
belle. Elle favoit que le roi de Siam , n’ayant 
point d’enfans légitimes, fon frère devoit lui • 
fuccéder : d’un autre côté elle voyoit par mes 
dépenfes que j’étois quelque chofe au- déifias 

du commun ; l’ambition & l’amour tourmen- 

. 

toient également fon cœur , & l’obligeoient à 
demeurer incertaine , & à faire bonne mine ‘ 
à fes deux amans. Je ne m’accommodois guçres 
de cette indifférence , & un jour que je m’eo 
plaignois à elle , je fus fort étonné d’apprendre 
quelle ne fuivoit en cette occafion que les 


t . 


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du Voyageur Aérien. '175' 

infpirations de fon confeffeur , qui lui faifoït 
entendre que la moitié du royaume de Siam 
ayant été convertie à la foi catholique, par le 
zèle ardent des bons pères de fa fociété , il 
leur feroit aifé de convertir le refte , fi elle 
devenoit reine de ce riche royaume; que ce 
facrifice feroit très-méritoire devant Dieu, & 
lui procureroit dans le ciel un rang au deflus 
des martyrs mêmes. Je ne pus m’empêcher de 
rire de la fimplicité de cette belle fille, qui, 1 
d’ailleurs ne manquoit pas d’efprit : ce qui lui 
donna un fi grand mépris pour Zaga-Ali , & 
pour fon confefleur, qu’elle ne voulut plus 
ni les voir ni les entendre. L’un & l’autre fe 
doutant bien d’où pouvoit provenir un chan-* 
gement fi fubit , réfolurent, le premier d’en- 
lever donna Schervilla , le fécond de me per- 
dre. De û pieufes réfolutions n’eurent pas 
Tifliie qu’ils s’en éloient promis , foit qu’elles 
ne fuffent pas fi agréables à Dieu qu’on avoit 
voulu le perfuader , foit qu’on n’eût pas pris 
d’affez juftes mefures. 

Un jour qu’il y avoit bal chez le lieutenant 
du roi de la ville , la femme du gouverneur 
& donna Schervilla réfolurent d’y aller déguk 
fées en bergères, & d’habiller deux ferrantes 
de leurs habits. Zaga-Ali ne manqua pas de-s’y 
trouver aveç une.douzaine de domeftiqne* 


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*7 6 Les Aventures 

«niqués , & dans le deflein d’enlever donna 
Schervilla. Tout étolt préparé pour cette belle 
expédition , les chevaux Telles attendoient à 
quatre pas de-là , & Zaga devoit emporter 
entre fes bras & fur fes genoux celle qui fai- 
foit l’objet de tous fes defirs. Le bal étoit à 
peine commencé , que ces deux fervantes, après 
avoir danfé en rond quelques danfes , fe trou- 
vèrent preflées de quelques befoins naturels , 
& turent obligées de fortir de la falle du bal 
pour fe foulager. Elles ne furent pas plutôt hors 
de la foule , que celle qui avoit les habits de 
donna Schervilla fe vit embraffée avec force, 
& portée à cheval par un cavalier inconnu, 
fuivi de plufieurs autres bien armés , qui*fe 
dépêchèrent de fortir des frontières d’Efpagne , 
de peur cTetre pourfuivis. L’autre fervante ren- 
trant dans le bal jetta -l’épouvante par-tout : 
quelques-uns des fpe&ateursdifoient qu’on avoit 
enlevé la fille du gouverneur , d’autres foute- 
nôient que c’étoit fa femme ; enfin , quand par 
fa préfence de l’une & de l’autre , on fut que 
tout fe terminoit à l’enlèvement d’une vieille 
fervante , la frayeur fê changea en rifée , & 
chacun parla diverfement de l’expédition de 
Zaga -Ali. . 

Pour moi qui voyois une autre tempête 
prête à tçmber fur moi, je formai le deflein 


du Voyageur Aérien. 177 

de quitter la partie , & de continuer *on 
voyage par les plus belles villes de l’Efpagne , 
jufqu’à ce que j’eufle enfin eu le plaiftr de voir 
Madrid & la cour. Ce qui me détermina en- 
core plutôt à partir , fut une converfation que 
j’eus avec quelques perfonnes diftinguées de 
la ville , oii le difcours étant tombé fur les mer- 
veilles de l’Efpagne , une perfonne de la com- 
pagnie dit qu’il y avoit à Valladolid une jeune 
beauté fi extraordinaire , qu’il n’y en avoit 
jamais eu , & qu’il n’y en auroit jamais dans 
le monde qui pût entrer en comparaifon avec 
elles ; que les Géorgiennes & les Circafïiennes , > „ 
dont on parle tant , n’étoient pas dignes de la 
fervir ; enfin , eîlè porta l’exagération jufqu’à 
dire que fa beauté avoit quelque chofe de 
furnaturel & de divin. Seroit*il bien poflible, 
me difois-je en moi-même, que l’Efpagne pût 
avoir aufli une Liriane ? car je ne pouvois 
m’imaginer qu’il y eût rien au monde de plus 
beau que cette incomparable Françoife. Donna 
Schervilla étoit une belle brune d’une blan- 
cheur à éblouir» & d’une taille majeftueufe; 
fes manières étoient douces & infinuantes , 
quoique accompagnées d’un peu de fierté. Je 
ne l’aimois pas encore affez potar la mettre en n 
parallèle avec Liriane , quoique je la cruffe 
très- digne de l’attachement d’un honnête hom- 

Siij 


V 

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# 

i7? fc e s ArENfüRfes 

\ - 

me. Ce que l’on m’avoit dit' des charmes dè 
la beauté de Valladolid m’empêchoit de pren* 
dre de plus forts engagemens, jufqu’à ce que 
j’euffe Satisfait ma curiofité de ce côté-là. 

Je découvris à Defplanes le deffein que 
j’avois d’aller à Valladolid; il l’approuva d’au- 
tant plus , qu’il ne craignoit rien tant que de 
me voir encore en proie aux chagrins dont 
il avoit eu tant de peine à me tirer. Il fallut 
donc , pour fortir avec honneur de Pampe- 
lune , oîi j’étois fi agréablement reçu dans les 
plus belles compagnies , & où je paffois déjà 
parmi quelques uns pour l’amant de la fille 
du gouverneur , feindre des ordres du roi d’Ef- 
pagne j qui m’appelloient à Madrid' , pour 
quelques négociations fecrètes^ Donna Scher- 
Villa , fur le cœur de laquelle j’avois fait plus 
de progrès que je ne me i’étois imaginé, fut 
au défefpoir de cette nouvelle ; elle ne put 
s’empêcher de m’en témoigner quelque chofe , 
ce qu’elle fit en des termes fi touehans, , que 
Je nie repentis prefque du deffein que j’avois 
pris d’aller à Valladolid ; je la trouvai fi belle 
avec ces beaux fentimens , que je fentis au- 
tant de répugnance à m’en éloigner , qu’elle 
avoit paru chagrine de mon départ : tant il 
eff vrai que l’ojî n’infpire jamais fi bien une 
paffion que quand on la fent véritablement» 



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»«7 Voyageur Aérien: *7$, 

Depuis ce tents- là j’eus beaucoup moins d’em- 
preflement à partir pour Valladolid. Defplanes 
qui n’étoit pas amoureux comme moi , en décou- 
vrit bientôt la caufe r & difiimulant le chagrin 
que cela lui faifoit , il épioit toutes les occafions 
poflibles pour me remettre en mon devoir, 

& m’arracher d’un lieu où ma liberté couroit 
de grands rifques. 

Habile comme il étoit , il ne fut pas long- 
tems fans trouver ce qu’il fouhaitoit. Dom 
Gufman d’ Alvarez , grand d’Efpagne , faifoit 
fon féjour le plus ordinaire à Pampelune ; il 
y avoit un palais magnifiquement bâti , & 
orné par le dedans de tout ce qu’il y avoit 
de plus beau & de plus rare dans l’Europe ; 
on y voyoit entre plufieurs autres merveilles 
une gallerie v fort longue , ornée d’un côté des 
portraits de tous fes ancêtres , & de l’autre 
des plus rares beautés de l’Efpagne. Un jour 
que Defplanes s’y promenoit , il apperçut deux 
portraits que l’on venoit d’achever ï c’étoient 
deux chefs d’œuvres de l’art, tant pour la dé- 
licatelTe du pinceau que pour l’excellence des 
fujets qu’ils repréfentoient. Il s’informa des 
perfonnes que l’on venoit d’achever de pein- 
dre , & demanda s’il étoit poffible qu’il y eût 
deux filles fi belles que celles-là dans tout l’uni- 
vers. On lui répondit que loin d’être flattées 

/» • * 
Si y 


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i$o Les Aventures 

dans leurs portraits , elles n’y paroiffoient pas 
encore fi belles qu’elles l’étoient en effet. On 
ajoura que le premier portrait repréfentoit la 
beauté de Valladolid , le tecond une infante 
d’Efpagne dont on ignoroit la deftinée : l’une 
étoit blonde & l’autre brune ; mais chacune 
pofledoit tellement tous les avantages de la 
beauté dans fon efpèce , qué l’on ne favoit à 
qui donner le prix. 

Defplanes voulant faire jouer la mine qu’il 
m’avoit préparé fous prétexte de me faire voir 
les magnificences du palais de dom Alvarez, 
après m’avoir fait remarquer quelques curio- 
fités dignes d’attention , me conduifit dans la 

° t m * 

gallerie , & me fit arrêter vis-à-vis des deux 
portraits dont on vient de parler. Je fus fi 
frappé à la vue de ces deux merveilles, que 
peu s’en fallut que je ne les révéraffe comme 
autant de divinités. Je demandai avec empref- 
fement à Defplanes fi ces deux portraits n’é- 
toient pas l’effoTt de l’imagination du peintre. 
11 me répondit que le premier repréfentoit au 
naturel la beauté de Valladolid, & le fécond 
une infante d’Efpagne dont on ignore la def- 
tinée. Il n’en fallut pas davantage pour me dé- 
terminer à partir prefque fur le champ ; cepen- 
. dant , pour faire toutes chofes dans l’ordre , 
il fallut fvtppofer un nouveau commandement 



DU VOYAGEUR AÉRIEN. l8l 
du roi pour aller à Madrid. Donna Schervilla 
qui fe croyoit bien allurée de mon cœur , fe 
contenta de me faire promettre que jt revien- 
drois à Pampelune, dès que mes affaires feroient 
terminées à la cour. Je lui 'réitérai des pro- 
meffes que je n’avois pas deffeio de lui tenir. 
Nous nous féparâmes l’un & l’autre fort fatif- 
faits , elle de ma promeffe , & moi de fa cré- 
dulité. 

i ... . 

Comme notre voyageur aerien achèVoit ces 
mots , il s’apperçut que la nuit s’avançoit, & 
que le fommeil , malgré que l’on en eut, s’ap- 
prêtoit à interrompre l’attention des dames , il 
leur demanda pardon de les avoir fi long-tems 
ennuyées. Elles lui répondirent qu’elles avoient 
eu bien du plaifir à entendre le récit de fes 
premières avantures , & qu’elles le prioient de 
vouloir bien continuer le lendemain après le 
dîner , où il y auroit bonne compagnie : il le 
leur promit , & fe retira dans l’appartement 
qu’on lui avoit préparé. * . 

Le lendemain donna Agathe & donna The. 
cle , qui fe croy oient toutes deux filles du 
gourverneur de Burgos , fe levèrent plus matin 
que le refte de la compagnie , c’eft-à-dire , 
entre les fept & huit heures du matin. Leur 
premier entretien roula fur les aventures de 
leur nouvel hôte. Agathe qui l’avôit trouvé 



i8i Les Aventures 

fort à fbn gré , en parloit fort avantagetife- 
ment , & foutenoit qu’il n’étoit rien moins 
que ce <}u’il paroiffoit ; elle le regardoit déjà 
comme quelque prince étranger , qui voyageoit 
parmi le monde pour fon plaifir. Thecle , fâ- 
chée de ce qu’il ne l’ayoit prefque pas regar- 
dée pendant tout l’entretien précédent , & de 
ce qu’il avoit toujours eu les yeux attachés fur 
Agathe , le traitoit de magicien , 5c difoit que 
cet homme par fes enchantemens ne cherchoit 
qu’à fe divertir aux dépens de celles qui fe- 
roient affez fottes pour le croire ; que la ma- 
nière dont il avoit paru entouré d’une nuée 
étoit une preuve plus que fufîifante qu’il avoit 
un grand commerce avec les démons. Quoi 
qu’il en foit , lui dit Agathe , j’ai réfolu de 
lui infpirer de l’amour pour moi , & peut-être 
d’en prendre pour lui, bien perfuadée que fes 
charmes les plus forts , font fa bonne mine & 
fes manières toutes nobles & toutes enga- 
geantes. Bon 1 lui dit Thecle , vous voulez , 
comme la fille de dom Schervillos , donner une 

dÉpëns. Croyez-moi, 
ma foèur, quittez- une entreprife qui ne vous 
feroit pas d’honneur, l’ai affez bonne eftime de 
•moi, répondit Agathe , &C je compte affez fur ma 
beauté , pour m’en promettre une bonne iffue : 
vous verrez comme je m’y prendrai. Je ne 



du Vôîàseur Aérien 18$ 

doute point qu’il n’ait aimé , même éperdu* 
ment la belle de Valladolid ; je crois même 
qu’il l’aime encore ; cependant toutes ces cho* 
(es , loin de me rebuter, ne font que^n’animer 
davantage , & me flatter d’un heureux fuccès* 
Elles fe promenoient dans leur chambre en 
tenant ces dilcours, lorfqu’elles apperçurent 
par une fenêtre qui donnoit fur le jardin notre 
Voyageur aerien qui fe promenoit, tantôt à 
pas lents , tantôt à pas précipités : elles ne le 
quittèrent point de vue,. afin de mieux exa* 
miner toutes fes aélions. Après plufieurs tours 
de promenades il s’arrêta auprès d’un vieux 
hêtre , tira de fa poche un burin , & grava 
fur l’écorce de l’arbre ces mots : 

Oh ! que le pays oh nous fommes 
£d fatal au repos des hommes, 

Et que malgré notre fierté 
On y perd tôt fa liberté. 

Il rentra quelques momens après dans fa cham- 
bre. Agathe & Thecle defcendirent aufii-tôt 
dans le jardin, & coururent lire ce qu’il avoir 
écrit. Alors Agathe dit à fa foeur , vous le voyez , 
notre magicien en tient , & je ne puis douter 
que ce ne foit pour une de nous deux que fora 
cœur foupire , puifqu’il n’a vu perfonne ici 
que nous. Hier , dès fon- arrivée , pendant le 
repas , & en contant fon hiftoire , il avoit les 



I 


aS4 Les Aventures 
yeux, tantôt attachés fur vous, tantôt fur moi; 
il aura fans doute découvert dans nos traits quel- 
ques-uns de ceux de fa chère Liriane. Voulez- 
vous queue vous dife nuement ma penfée ; je le 
crois fi embarrafle du choix , qu’il ne fait àf 
quoi fe déterminer. Thecle répondit : je lui 
ôterai bientôt cette incertitude par la hauteur 
avec laquelle je le recevrai , s’il me parle 
d’amour. Elles firent encore quelques tours de 
jardin , & allèrent enfuite , félon leur coutume , 
fouhaiter le bon jour à leur père & à leur mère; 
elles y trouvèrent notre voyageur aerien 
qu’elles faluèrent, & à qui Agathe demanda, 
en riant , fi fon ame qu’il avoit laifîee à Paris , 
ne l’étoit pas venue retrouver. Et que me fert , 
répondit-il , qu’elle foit de retour , fi elle eft 
allez malheureufe , fortant d’une prifon , pour 
rentrer dans une autre, peut-être plus rigou- 
reufe que la première ? Pourvu qu’elle foit 
aufii belle , répondit Agathe , je ne vous trouve 
pas fort à plaindre. Il alloit lui répondre, lors- 
qu’elle fit une révérence à la compagnie , & 
fe retira dans fa chambre avec fa fœur. Thecle , 
qui le jour d’auparavant n’avoit pas confidéré 
avec affez d’attention la bonne mine de leur 
hôte , en fut fi charmée à la fécondé vue, que 
fon eftime pour lui ne cédoit guères à celle 
de fa fœur. Quand elles furent rentrées dans 


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du Voyageur Aérien; 28 f 
leur chambre , il s’éleva entr’elles une plai- 
fante difpute fur la manière dont on deroit 
recevoir les vœux d’un amant : Agathe fou- 
tenant que la douceur & l’honnêteté étoient 
les vrais moyens de fe rendre maître d’un 
cœur que l’on vouloit gagner ; Thecle difant 
au contraire que la fierté & les manières hau- 
taines étoient le vrai perfonnage que doit jouer 
une fille bien née. J’avoue , lui dit Agathe , 
que les caraftères des hommes étant bien dif- 
férens , il faut agir diverfement avec eux , 
fuivant la diverfité de leurs humeurs. Mais il 
faut aufii avouer qu’il y a des manières qui 
piaifent généralement à tous les hommes. Nous 
ne valons qu’au tant que nous nous conformons 
aux foix de la nature , & que foibles par nous- 
mêmes , nous empruntons notre éclat & notre 
force de ceux à qui nous nous unifions. Qu’une 
payfanne foit afiez hieureufe pour engager un 
prince à l’époufer , la voilà de payfanne deve- 
nue prince fie : quand elle ne leroit même que 
fa maîtreffe , elle eft reverée de tous ceux qui 

cherchent à gagner les bonnes grâces de ce 

* 

même prince. Parcourez tous les états , con- 
tinua-t-elle , vous verrez que les perfonnes de 
notre fexe ne brillent dans le monde que par 
l’éclat de leiirs maris ; je veux bien que leur 
beauté ôc quelques auttes bonnes qualités que 



1 • 

tS 6 Les Aventures 

quelques-unes pofsèdent , faffent du bruit dans 
le monde & leur attirent des adorateurs , com-* 
bien cette petite lueur de vanité leur caufe- 
t-elle dans la fuite de chagrins & de malheurs t 
pour peu qu’elles s’en faffent accroire & qu’elles 
s’écartent de leur devoir ! car pour peu qu’elles 
deviennent fenfibles aux vœux de quelques 
amans , un mari cft à la vérité le dernier à 
être informé de ce qui fe paffe chez lui , mais 
cependant il n’eft pas long-tems à s’en apper- 
cevoir, pour peu qu’il aitd’ufage du monde s 
alors elles perdent fa confiance , ce qui eft à 
mon gré le plus grand des malheurs qui leur 
puiffent arriver ; enfuite , quelques habiles qu’el- 
les foient , leur réputation court grand rifque 
de faire naufrage ; enfin , méprifées des hon-r 
«êtes gens , balançant entre l’appréhenfion des 
vengeances d’un mari juftement irrité , & l’in- 
confiance ordinaire de leurs amans, elles éprou- 
vent tous les remords des confciences ulce* 
rées , & meurent à chaque moment de crainte 
d’une mort plus digne de leur lâcheté. Nous 
avons beau nous flatter de l’empire prétendu 
que nous avons fur l’efprit des maris , dès qu’ils 
nous jugent indignes de leur eflime , ils fa-! 
vent bien nous montrer qu’ils font les maîtres ; 
leur autorité fur nous eft fondée fur les loix 
de la nature , & notre empire fur leur ccerw 


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nu Voyageur  â r i e H. 187 
n’eft établi que fur l’eflime qu’ils font de nous, 
de notre douceur & de notre parfaite com- 
plaifance à leurs volontés : c’eft par-là unique- 
ment que nous les enchaînons , & que nous 
les retenons dans nos fers. 

Je ne fuis nullement de cette opinion en 
cela , répondit Thecle ; on ne s’embarrafle 
guères de la perte d’un bien, dont la poffef- 
fion ne nous a guères coûté ; nous ne valons 
qu’autant que nous nous faifons valoir; il n’y 
a point de meilleur, ragoût pour épuifer l’ap- 
pétit des hommes , que notre fierté. Quand 
un homme eft .véritablement amoureux, il n’y 
a rien qu’il ne faffe pour obtenir ce qu’il de- 
fiçe : plaintes , larmes , foumifîions , empref- 
femens , rien ne lui coûte , dans le deflein de 
parvenir à fon but. Quel triomphe pour les 
dames de voir ces vainqueurs du monde abaifles 
à leurs pieds 1 Ce triomphe feroit beau , dit 
Agathe , s’il duroit toujours ; mais dès que les 
amans font devenus maris , leur règne com- 
mence & dure jufqu’à la fin de leur vie ; pen- 
dant cetems ; là nous ne pouvons efpérer de con- 
fçrver quelque autorité fur eux , que par notre 
fidélité , notre douceur & notre complaifance. 
Mais cette maîtrife qu’ils ufurpent # fur nous , 
répondit Thecle , efl: contraire aux loix de 
la nature , qui nous a fait libres en naiflant 



ü 


a88 Les Aventures 




aufli bien que les hommes : pourquoi nous ex- 
clure des charges de l’érat, du barreau , de 
l’églife & de la guerre ? N’y a-t-il pas eu des *■ 
Semiramis , des Zenobies , des Amazones , & 
n’en trouveroit-on pas encore tous les jours, 
fi l’on vouloit leur laiffcr l’adminiftration des 
grandes affaires? Ccdous-nous aux hommes en 
courage & en grandeur d’ame , & fàut-il , 
parce qu’ils font les plus forts , qu’ils mfultent 
à notre foibleffe? Si toutes les filles éroient de , 
mon humeur , nous aurions bientôt réduit tous 
les hommes à leur devoir. Hé bien , dit Aga- 
the, tâchez d’infpirer à toutes vos nobles fen- 
timens : pour moi qui ne vois aucun fujet , 
ni même aucun moyen de changer la face des 
chofes, j’aime mieux prendre un peu fur moi 
& me ranger à mon devoir , que de me re- 
paître de chimères. Nos ancêtres ont vécu 
comme nous vivons , & je crois que nous ne 
pouvons mieux faire que de fuivre leurs traces. 

Au refte , que demandent de nous nos maris , 
fi ce n’eft que nous nous renfermions dans les 
bornes de notre devoir ? eft-ce une choie û 
difficile à faire? • 

. Elles étoient encore fur cet entretien , lorf- 
qu’on vint les avertir que monfeigneur le duc 
de Vafcellos & le dofteur dom Lopez de Ni- 
gugno venoient d’arriver. Le duc eft un de 
* * ces . 


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du Voyageur Aérien. 289 

ces hommes de joie , qui n’épargne rien pour 
« * fe procurer tous les plaifirs dont il s’avife. 
Le dotteur eft un de ces ânes chargés de latin 
& de partages des anciens , qui ne demande 
qu’à difputer quand il croit trouver quelqu’un 
du métier , & capable de lui tenir tête; il eft 
û entêté de fes fentimens , qu’il foutient pour- 
tant aflfez mal , qu’il fuffit feul pour donner la 
comédie à la compagnie la plus phlegmatique; 
t il s’admire en tout ce qu’il dit, quoiqu’il ne 
dife ordinairement que des chofes très- com- 
munes , & même fouvent ridicules. Le duc le 
fait un plaifir d'avoir ce doéfeui théatin avec 
. , lui , parce qu’il lui fournit fans certfe de nou- 

- veaux divertiflemens par fes nouvelles imper- 
tinences. Le docteur, à la fin de chaque dif- 
pute , ne manqueras de conftituer le duc juge 
du différend , & le duc , pour animer fon doc- 
teur davantage, ne manque pas de lui donner 
gain de caufe , foit qu’il le mérite , ou qu’il 
ne le mérite pas. Dès qu’on fut averti de leur 
arrivée , don Gazul & toute fa famille allè- 
rent les recevoir , & les amenèrent dans la 
grande falle du château» oit après quelques 
* complimens de part & d’autre, le dofteur ayant 
* apperçu notre voyageur aérien en habit de li- 
centié es droit , coiiîjif embrafler le duc , en 
lui difant : Ma foi, duc, le ciel nous eft pro- 
Tomtîl. 


T 


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a^O L E 5 A V E N T U R E 5 * 

pice aujourd’hui ; je vois un homme d’érudr» 
tion avec qui je brûle d’envie de chamaillé* * y 
tout mon faoul ; car en ce pays les favans lont 
fi rares qu’il y a près de quatre jours que je 
n’ai eu aucune occafion de faire valoir mes 
taîens je crève de réplétion de fcience , & 
fi j’érois. encore quelque tems faits en exhaler ^ 
un peu, je craindrois d’en être fuffoqué. Ce 
feroit grand dommage , dit le duc , & je ferois 
fâché* que vous périmiez d’un genre de mort 
aufii cruel que celui-là : je crois que toute la 
compagnie, s’intéreffant à la vie d’un fameux 
doûeur de Théologie à Salamanque , vous don- 
nera volontiers l’attention que mérite votre 
profond fa voir : ainfi vous .pouvez entrer en 
lice quand il vous plaira. Aufli-tôt notre doc- 
teur théologique va fe placer dans un fauteuil 
vis-à-vis du voyageur en toque juridique , 

8c lui parla en ces mots. 



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bV Voyageur à é à i k K. ïjfr 



'Agréable & fàvahte difpute entre dort 
Lope q de Nigugno , Théatin , docteur 
en théologie à Salamanque , & le 
Voyageur Aérien. 

I 

j e ne doute pas que votre féigriêurie , ifei- 
gneur-do&eur ès droits, n’ait entendu parler 
du dotteur Nourtechez de l’univérfité de Sà* 
lamanqüe. 

Le voyageur. La réputation du doîieur Nou- 
nechez eft fi bien établie , que je ne penfe pa$ 
qu’il y ait aucun endroit dans le monde où 
il ne foit connu ; il s’eft diftingué dans toutëè 
tes facultés , & l’on peut dire qu’il en fait lft 
x plus rare ornemènt; • 

Le docteur. Cela fut jadis , mais aujourd’hui 
tout a changé de face. Croiriez-vous qu’aprèé 
s’être tant fignalé par un favoir profond , il a 
fait une aflion j depuis peii , qui lui enlèvé 
tout d’un coup fon mérite ? 

Le voyageur. C’efi ce que je ne fais pâs^ & 
ce qui me paroît fort difficile à croire. % 

Le docteur. Vous en conviendrez fans douté 
avec moi , quand* vous faurez l’abominâblë 
0Ôion qu’il à comrnifé, Dotïeur dans les facül^ 



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îçi Les Aventures 

tés des arts , de médecine & des droits , nous 
lui avions fait l’honneur de lui donner le de- 
gré de .licentié dans notre facrée faculté , il 
ne lui manquoit plus que les ordres facrés & 
la toque do&orale pour être égalé aux mem- 
bres fciencifiques de la faculté théologique. Ce- 
pendant , ô nef as ! il a préféré le mariage à cette 
dignité , une femme au bonnet de doéleur 
théologique ; enfin un ménage à notre faculté. 
Beau foleil ! avez-vous pu éclairer une aâiori 
aufii honteufe & aufii criminelle que celle-là ? 

Le voyageur. Continuez de grâce , car juf- 
qu’ici je ne vois rien de honteux ni de cri- 
minel , à moins qu’il n’ait épojufé une débau- 
chée ou une fille qui auroit pafle par, les mains 
de lajuftice. 

Le docteur. Il n’y a rien de tout ce que vous 
dites. Celle qu’il a époufée eft une fille d’hoo- 
neur & des meilleures familles de Salamanque. 
Mais croyez-vous que la fcience puifle s’ac- 
corder avec une femme ? Les mufes étoient 
chaftes , & ceux qui vivent fous leurs loix , 
doivent vivre comme elles. 

Le voyageur. A ce prix- là elles n’auront guè- 
res de fe&ateurs ; car fi vous croyez que le 
célibat rend les gens chaftes, c’eftune erreur 
qui n’eft nullement pardonnable ; il y a fou- 
vent plus de chafteté dans le mariage que dans 


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du Voyageur Aérien. 19$ 

le célibat, à moins que les célibataires ne 
loien't de frigidis aut maleficiatis. D’ailleurs, 
croire que les fciences & les beaux arts ne 
conviennent qu’aux célibataires , c’eft une 
fécondé erreur encore moins pardonnable que 
la première. Les Scaligers , les Pics de la Mi- 
randole , les Manuce , les Kenfius , les CaCau- 
bons , & une infinité d’autres illuflres favans 
mariés , font des preuves bien füres que le ma- 
riage n’eft pas un empêchement à devenir fa- 
vans. Je dis bien plus, il ne s’eft jamais trouvé 
parmi les célibataires aucun qui osât fe mettre 
en parallèle avec les favans mariés dont je 
viens de ^parler. Démofthène , Ifocràte, Cicé- 
ron, Varron & tout ce qu’il y avoït d’habiles 
gens parmi les anciens Grecs & Latins , étoien’t 
tous mariés, & s’il s’eft trouvé de leurtems 
quelques célibataires qui aient laifle de beaux 
ouvrages , c’eft que leur débauche leur per- 
fuadoit de tâcher de jouir des plaifirs du ma- 
riage , fans en avoir les incommodités. 

Le doBiur. Votre feigneurie ne fe fouvient 
fans doute pas d’un proverbe très-véritable & 
très-commun parmi nous : in cucullis monacho- 
rum latent fenfus ferip tut arum. Oui , c’étoit chez 
les moines qu’il falloit autrefois aller cher- 
cher la feience , ils en étoient les feuls dépo- 
sitaires : aufli étoit-ce eux qui enfeignoient la 
' / T iij 

• / 


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2,94 Les Aventures 
religion , qui exercoient charitablement la mé- 
decine , 6ç qui tenoient des écoles publiques 
de philofophie & d’humanité. 

Le voyageur. Votre modeftie ne vous permet 
fans doute pas de dire les autres chofes aux- 
quelles la plus grande partie d’entr’eux s’occu- 
poiçnt. Il y en avoit qui fàifoient la profeflion 
d’avocats , quelques-uns paffoient leur tems à la 
çhaffe & à d’autres exercices qui ne convien- 
nent nullement à des perfonnes confacrées au 
fervice de Dieu. Mais revenons au but prin- 
cipal. Les moines étoient autrefois les dépofi- 
taires de la fcience : j’en conviens avec vous.. 
On les obligeoit , pour éviter l’oifiveté , à co- 
pier tout ce qu’on pouvoit trouver d’anciens 
manufcrits : il étoit donc impôflible qu’ils ne 
devinrent d’habiles gens par cet exercice , & 
c’eft avec raifon qu’ils occupoient alors toutes 
les chaires des fciences & des artsj la nécef-r 
fité obligeoit les autres hommes à fe ferviç 
d’eux pour s’inftruire, parce que. dans ces fjèr 
çles d’ignorance il n’y avoit qu’eux quipuffent 
•le faire. VousT'-'^^i^üié la néceffité force la 
foi , &i que les enfans mâles de nos premiers 
parens étoient obligés d’époufer leurs fceurs, 
fans quoi le monde auroit bientôt fini ; mais, 
dès que le monde fut peuplé , la néçefîité cef-j 
{prit., la loi reprit fçs forces , & ne permit plus 



du Voyageur Aérien. 295 

que l’on le mariât dans les degrés prohibés. 

Il en eft de même de la fcience des anciens 
eccléfiaftiques tant réguliers que léculiers ^ tant 
qu’ilsont éténéceffaires , on a été obligé de les 
foufFrir ; mais dès que le nombre des favans s’eft 
multiplié dans le monde , la loi & la bienféance 
ont repris leur vigueur. On a voulu d’abord 
les réduire à leur devoir, qui confifte à ca-* 
téchifer , à prêcher , à adminiftrer les facre- 
mens ; mais dans l’habitude où ils étoient de 
faire toute autre chofe que leur devoir , ort 
eut toutes les peines du monde à leur faire' 
concevoir que les facultés des arts , des droits. 
& de la médecine, étant purement profanes, 
ils dévoient s’en abftenir , & fe regarder comme' 
des perfonnes qui ne doivent fe mêler que de* 
conduire les âmes à la vie éternue. 

Le docteur. Ah ! feigneur docteur ès droits % 
je vous tiens. Notre- Seigneur n’a-t-il pas dit aux. 
apôtres , & par conféquent aux prêtres leurs 
fucceffeurs : lie , doute, omnts gémis h 

Le voyageur. Cet oracle de la divine fagefle- 
eft fx clair & fx oppofé à ce que vous loute-*. 
nez, que je fuis fur-pris que votis ofxez let 
mettre en avant. Songez aux paroles qui fui-* 
vent immédiatement celles que vous venez. d$ 
rapporter : baptif antes. cos in nomine Patris > <5v 
ÇUlfi & Smritûs Sancli.. Voilà, votre devoir*. 

X VI 


2q6 Les Aventures 

' -t 

Le dacleur. Cependant une des règles fonda- 
mentales de notre upiverfité de Salamanque , 
veut qu ’ acadevûa fit corpus mixtum. 

Le voyageur. Vous m’accorde2 plus que je ne 
vous demandois. Vous difiez , il n’y a qu’un 
moment , que c’étoit 1 un crime aux gens ma- 
riés , de fe mêler de fcience, qu’il falloit être 
vierge comme les mufes , pour y réuflir : & * 
vous m’accordez préfentement que l’iiniverfité 
doit être compofée d’eccléiiaftiques & de laïcs: 
c’eft plus de grâce que je n’en attendois de 
votre feigneivie. Puifque je vous trouve de » 

li belle humeur , vous voudrez bien que nous 
examinions la chofe un peu plus férieufement ; 
pour y réuflir , le bon ordre veut que nous défi- 
niflions les chofes avant que d’en difputer , 
afin d’éviteg les chicanes qui pourroient ar- 
river dans la fuite. Je dis donc que l’univerfité 
eft un corps compofé de perfonnes favantes , 
prépofées pour enfeigner la théologie, les droits, 
la médecine & les arts ; je dis en fécond lieu , 
qu’un eccléfiaftique , foit féculier , foit régu- 
lier * eft un homme fpécialement confacré à 
Dieu , & dont toutes les penfées , paroles & 
allions ne doivent tendre qu’à fa gloire & au 
falut du prochain ; je dis enfin , qu’un laïc eft 
une perfonne deftinée à fervir Dieu dans l’em- 
ploi où il lui a plu de le mettre pour fonfalut. . 

- - >/ > 

» s 

« * - . 


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DU VOYASEUR AÉRIEN. 2^7 

Ces définitions vous paroi ffent-elles juftes ? 

Le docteur. Je ne crois pas qu’on y puifle 
trouver rien à dire : mais que prétendez-vous 
en inférer ? 

Le voyageur. Ajoutons-y , s’il vous plaît , celles 
des quatre facultés , afin que rien ne nous ar- 
rête dans la fuite de nos raifonnemens. La 
théologie tant fcolaftique que morale, eft une 
difeipline qui nous donne la connoiffance de 
Dieu & des myftères’, par la foi, & de nos 
devoirs, en qualité de chrétiens. La jurifpru- 
dence eft la connoiffance des loix & des cou- 
tumes tant générales que particulières , tant 
naturelles que pofitives , pour rendre à chacun 
ce qui lui appartient ; la médecine eft l’art de 
prévenir les maladies qui nous menacent , & 
de guérir celles dont nous fommes attaqués. 
Enfin , la faculté des arts eft celle qui enfeigne 
la grammaire , la poéfie , la mythologie , la 
philofophie , l’éloquence & les mathématiques. 
Je crois que vous admettrez encore ces dé- 
finitions. 

Le docteur. Elles font tirées de la nature 
des chofes memes , &; par conféquent exa&es. 

Le voyageur. Cela ainfi pofé , voici comme 
je crois qu’on doit raifonner. Le bon fens & 
le bon ordre veulent que chacun fe renferme 
dans les bornes de l’état qu’il a embraff'é. Un 


D 


19& Les Aventures 
payfan auroit mauvaife grâce à vouloir s’afV 
feoir dans le tribunal de la juftice , & pronon-' 
«er des arrêts fur des matières où il n'entend; 

s t 

rien. Un général d’armée fe feroit moquer de. 
lui s’il venoit la mitre en tête , la croffe en 
main , & revêtu des habits pontificaux , faire 
les fondions épifcopales. Un magiftrat ne feroit 
pas à couvert de la cenfure , fi , au fortir de 
fon tribunal , on le voyoil monter fur le théâ- 
tre, & faire le perfonnage de Jean Farine. Je 
conviens avec vous que l’uni verfitéeft un corps 
mixte , c’eft-à-dire , eompofé d’eccléfiaftiques 
& de laïcs ; mais vous conviendrez avec moi 
que la condition des uns eft bien différente de 
celle des autres , & qu’un eccléfiaftique qui 
fe mêle des affaires temporelles , ne fort pas 
moins de fa fphère, que feroit un laïc qui vou- 
droit donner la bénédiction epifcopale ; car 
enfin , quelles font les fondions des ecclé- 
fiafiiques, fur-tout- en ce pays-ci oit l’on fe 
pique tant de rigidité, & à quoi s’engagent- 
ils en prenant cet état ? Dominus pars hereditatis 
meæ , je n’ai point d’autre héritage que le fei- 
gneur ; c’eft-à-dire , qu’ils ne doivent tra**. 
vailler qu’à la vigne du feigneur, à l’édifica- 
tion du prochain , au falut des autres hommes %t 
& au leur principalement. Cette occupation., 
iv’a-velle pas de quoi. les occuper t.ou*eotiers£- 


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du Voyageur Aérien. 199 

peuvent-ils fervir Dieu & le monde en même- 
tems. Ars artium , fcientia fcientiarum , regimen 
animarum ; anima/um cura onus ejl angelicis 
ctiam kumeris formidandfim. Le premier concile 
de Milan & celui de Bordeaux , tenu l’an 1514 
ru chapitre de l’ordre , difent : ciirn in Dci mi - 
liùam adfcripti funt , non ad commoditates aut 
yoluptates , fed ad labores & follicitudinem voca 
tos ejfe memintrint. Saint Jerome à Nepotien , 
parle en ces termes. Qui Dominum pcjfidet & 
cum proplieta dicit : pars me a Dominus , aihib 
extra Dominum habere potejl : quod Ji quidpiarn 
aliud habuerit preeter Dominum , pars ejus non 
erit Dcus . Le concile de Trente exige des clercs, 
qu’ils çonfelTent avant que de recevoir la ton- 
fure , ut Deo fidcUm çulturn prcejlent hoc rites, 
genus el.egijfe, Le concile de Milan dit en ter-, 
mes exprès qui Deo militât , implicare fe nego- 
çiis fæcularibus prohibetur. Saint Paul aux Co- 
rinthiens , dit aux eccléfraftiques : Dei adjutores 
fiimus , pro Chriflo légation s fungimur. Saint Àm- 
broife , k 1 , de la fuite du ficelé , c. 1 , dit : 
eut Dcus portio ejl , nikil débet curare niji Deum , 
& quod ad alia officia confertur , hoc religionis. 
cultui decerpitur. Croyez- vous, feigneur doc- 
teur clauflral , que l’on puiffe dire d’un ecclé- 
Saftique , qui fe mêle de la médecine , de la 
çhirurgje., des arts , jfoit mécaniques , feit ii- 


‘joo Les Aventures 

béraux , ipfum nihil curare niji Deum ? Penfez- 
vous qu’un moine qui paffe fa vie à étudier & 
à enfeigner la mythologie , la politique des 
anciens Grecs & latins , leurs cérémonies dans 
la création des magiftrats & des pontifes, leur 
art militaire, leur jurifprudence, leur religion, 
legaùone pro Chrijto fungi ? En effet , qu’eft-il 
befoin maintenant que les eccléfiaftiques fe * 
mêlent .de toutes ces chofes , fur-tout dans un 
tems où il y a tant de laïcs qui s’en acquittent 
fi bien , & même beaucoup mieux que ne 
peuvent faire les eccléfiaftiques ? 

Le docteur. Tout cela eft beau ; mais il eft dit . 
dans le pontifical romain , faccrdotem oporttt 
cfferre , benediccre , pnzcjfe ,prccdicare & baptifare. 

Or , par le mot prceejfc , on entend ex fuggejlu , 
c’efl> à-dire , d'enfeigner publiquement. 

Le voyageur. Oui, les eccléfiaftiques doivent 
enfeigner publiquement , non la mythologie , 
mais l’évangile , non les mœurs & coutumes des 
payens , mais les commandemens de Dieu , non 
la religion des payens , mais la voie du falut : 
qu’ils fe tiennent dans les bornes de leur état , 
qu’ils catéchifent, qu’ils difent la meffe, qu’ils 
adminiftrent les facremens, qu’ils étabfiffent la 
paix dans les ménages , qu’ils prêchent enfin 
la parole de Dieu : alors tout le monde fera 
édifié de leur conduite. Saint Jerome , péné- 


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ou Voyageur Aérien. 30,1 

tré de cette vérité, dit, épif. 146. Sacerdotes 
omifjîs evangeliis & prophetis , videmus comœdias 
legere , amatoria bucolicorum verfuum verba lé- 
gère , Virgilium tenere , & id , quoi in pueris 
necejjitatis ejl , crimen in fe facere voluptatis. 
Saint Auguftin étoit de ce fentiment , lorfqu’il 
dit : non ergo ilia innumerabiles & impie fabule , 
quibus vanorum plenafunt carmina poétarum , ullo 
modo no/lre confonant libertad. Mais qu’un ec- 
cléfiaftique paffe fa vie à toute autre chofe 
qu*à fa profeflion , qu’il quitte Dieu pour les 
chofes temporelles , c’eft ce que l’on ne peut 
fouffrir. Ne me dites pas qu’il peut partager fes 
foins entre Dieu & le monde , aut ferviendum 
ejl Deo , aut Mammone. Et comme j’ai dit ci- 
devant : quoi fi quidpiam habitait facerdos prê- 
ter Dominum , pars ejus non erit Deus. 

Le docteur. Mais eft-il plus permis aux laïcs 
de s’y employer, qu’aux eccléfiaftiques ? 

Le voyageur. C’eft comme fi vous me deman- 
diez : eft-il plus permis aux laïcs de fe faire 
maîtres à danfer , maîtres d’armes , maîtres cui- 
finiers , maîtres joueurs d’infirumens , qu’aux 
eccléfiaftiques ? Oui , monfieur , les eccléfiafti- 
ques font deftinés uniquement à travailler à 
H leur falut & à celui des autres hommes ; un 
laïc n eft obligé qu’à fervir Dieu , & faire fon 
falut dans i’honnfite profeflion qu’il a embraffée. 



3oi Lés A vêkt üRïï 

L’hiftoire fainte & profane , le droit naturèl 
& romain , les coutumes) la phyfique^ la mé- 
decine & tous les arts font d’honnêtes occu- 
pations pour les laïcs , mais très-peu conve- 
nables aux eccléfiaftiques ; car enfin , ou les 
eccléfiaftiques croient à là religion qu’ils pro- 
feffent , ou n’y croient pas : s’ils y croient t 
pourquoi n’en fuivent-ils pas les principes ? 
s’ils n’y croient pas, pourquoi en font-ils pro- 
feffion ? Je dis ceci par rapport à la fé vérité 
des Efpagnols ; car en France on jouit d’une 
plus grande liberté* 

Le docteur. Seigneur do&eur ès droits, vous 
me preflez vivement ; mais que répondez- vous 
à ceci ? Les eccléfiaftiques fe mêlent de toutes 
les chofes dont vous parlez , mais c’eft pour 
les fanriifief. 

Le voyageur. Je vüus entends , doâeur théo- 
logique de Salamanque ; c’eft-à-dite qu’ils fe 
damnent de gaieté de cœur, en renonçant aux 
commandemens de Dieu , afin de fanôifièr les 
chofes profanes, & de profaner les chofes fa- 
crées. Ce n’eft cependant pas en ce fens-là que 
Saint Paul difoit , vellem ejje anathema pro fra- 
trlbus meis. Mais voyons comment les ecclé- 
fiaftiques peuvent fanftifier toutes ces chofeS 
profanes , même en fe damnant : ce ne peut 
être qu’en en montrant la faufleté & le ri<ji- 


/ 

/ 


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Cule. Quel eft le laïc qui ne le pu! (Te pas faire 
encore mieux que les ecoefiaftiques ? N’a-t-il 
pas p fus de liberté à s’énoncer fur certaines 
choies qu’un eccléfiaftique ? manque- 1- il de 
zèle on d’érudition fuffifante pour cela ? Non 
fans doute, &: la religion cil bien mieux éta- 
blie dans le cœur de ceux à qui il n’eft pas 
permis de la prêcher publiquement, que dans 
celui des eccléfiaftiques qui fe font un métier 
fordide de ce qui devroit faire leur unique 
occupation. Quant au jugement , on deman- 
dera à tel eccléfialtique ce qu’il a fait pendant 
fa vie, que répondra-t-il? J’ai pafle toute ma 
vie à faire des livres profanes pour avoir de 
l’argent. Quelle réponfe doit - il attendre ? 
Serve j toquant . 

Notre voyageur aérien alloit achever de ter- 
rafîer le doéleur falamanquin , lorfque par 
bonheur pour celui-ci on vint avertir que le 
dîner étoit fur table i & qu’il étoit tems de fe 
lever. Le dcfteur falamanquin , fier à fon ordi- 
naire , courut embraffer le duc , & lui dit : 
hé bien, duc , ne me fuis-je pas battu en vail- 
lant champion ? Dites , en déferteur , dit le 
duc ; vous n’avez feulement pas paré la moin- 
dre botte.; jamais je ne vous ai vii fi confterné, 
vous m’avez fait pitié pendant toute la difpute. 
Quoi , dit le doéteur , duc , vous me tournez 


304 Les Aventures 

^ t 

donc aujourd’hui le clos ? Hé bien , comptez 
que je renonce dorénavant à difputer & contre 
les doâeurs ès droits, & devant vous. Cha- 
cun rit de cette réponfe , & on fe leva pour 
aller dîner. Cependant notre dodeur falaman- 
quin jettoit de tems en tems des regards ter- 
ribles furie prétendu dodeur ès droits, ce qui 
ne contribuoit pas' peu à divertir la compa- 
gnie, qui obfervoit toutes fes mines Sc démar- 
ches après fa défaite , qui en effet étoient toutes 
comiques. 

Dès qu’on fut arrivé dans la faite , chacun 
prit fa place : on ne vit jamais tant de magni- 
ficence que dom Gazul en fit paroître en ce 
feflin ; on ne fervoit fur table aucun plat ni 
affiette , ni autre vafe , qui ne fût ou d’or ou 
de vermeil doré, & garni d’un bon nombre 
des plus belles pierres précieufes de l’orient; 
tous les mets étoient exquis & les vins déli- 
cieux; le deffert fut copieux Sc des mieux en- 
tendus ; quelques orages qui s’élevèrent l’après- 
dînée , furent caufe que le repas dura plus long- 
lerns qu’à l’ordinaire , 6c que perfonne ne parla 
d’aller à la promenade. Le repas fini , toute 
l’affemblée fe retira dans une belle falle qui 
donne fur le jardin : ce fut-là que madame Gazul 
pria fon nouvel hôte de vouloir bien conti- 
nuer le récit de fes aventures ; ce qu’il fit en 

ces termes. Suiu 

* . ** * ' . . * 

Ÿ 

S, - 


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ï>v Voyageur Aérien: 


Suite des aventures du Voyageur Aérien* 

Dà s que nous fûmes partis de Pampelune £ 
la curiofité qui m’en avoit fait fortir , nous 
faifoit avancer à grandes journées vers Val- 
ladolid. Nous n’en étions pas à plus de cinq 
lieues, lorfqu’au -bas d'un vallon fur notre route, 
fur le bord d’un bois de haute futaie , nous 
apperçûmes deux chevaux magnifiquement en- 
harnachés & attachés à quelques branches 
d’arbres : peu de tems après nous vîmes deux 
cavaliers un peu bafannés qui fe promenoient 
parmi les arbres, en attendant qu’une bella 
dame , couchée par terre , & prefqu’à demi- 
morte ,fe fût remife de fon trouble &c de 
fes fatigues. Nous avançâmes à petit bruit, & 
quand nous fûmes proche d’eux, je mis pied 
à terre auffi-bien que Defplanes , & l’épée à 
la main, je demandai à ces cavaliers, quelle 
étoit cette dame , & pourquoi elle étoit fi 
affligée. Ils ne nous répondirent que le fabre 
à la main, & comtpe des enragés vinrent fon- 
dre fur nous. Nous les reçûmes avec une pa- 
reille valeur; ils furent très-furpris de nous 
voir leur réfifter avec des armes fi inégales. 
Tome IL V 

I' 


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7 3Lés Aventures : 

Enfin , ayant paffé fur les armes de celui qui 
me preffoit , je lui enfonçai mon épée tout 
au travers du corps. Celui qui difputoit la 
viûoire à Defplanes , voyant tomber fon ca- 
marade , quitta fon adverfaire pour aller cou- 
per la tête à la dame étendue par terre, afin 
de nous ravir cette belle proie. Je compris 
d’abord fon deffein , & courant à lui , je le 
combattis avec tant de force , que percé de 
plulieurs coups , il tomba à mes pieds à demi- 
mort. Un moment après , ramaffant toutes fes 
forces , il fe releva & voulut recommencer le 
combat ; mais il étoit fi foible , que du pre- 
mier coup je le renverfai par terre.. Alors il 
me dit , en me regardant d’un air furieux : 
jouis maintenant, cavalier, d’une double vic- 
toire ; après avoir triomphé des deux plus braves 
cavaliers de toute la barbarie, tu vas être 
maître de tout ce que la terre pofsède de plus 
beau ; elle perdplus que nous à notre défaite; 
dans peu de jours elle eût été la femme du 
roi des rois , du feigneur des feigneurs; enfin , 
du digne fucceffeur du grand prophète : à ces 
mots il expira. Je courus aufiî-tôt vers la 
dame , qui , quoique fatiguée & fondante en 
larmes, étaloit tant d’appas, que j’en fus ébloui. 
Je rends grâces au ciel , madame, lui dis-je, 
de ce qu’il m’a procuré l’occafion de vous 


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% 


t> Ù VoŸAGEUft AâttlEN. $Qf 

fendre une liberté qui alloit vous être ravi# 
pour toujours* Généreux cavalier , me répon* 
dit-elle , ce n’eft pas ici le lieu de vous mar* 
tjuet combien je vous fuis redevable ; faites* 
moi conduire daris quelque bourgade ou gros 
village voifin * où j’aie le tems de revenir de 
mon étonnement * & je tâcherai de vous mar- 
quer ma reconnoiffance. J’ordonnai à mes gens 
de s’informer s’il n’y auroit pas quelque vil- 
lage aux environs * où nous puiffions loger 
commodément : ils me rapportèrent qu’à une 
demûlieue de- là, il y avoit une petite ville fut? 
le grand chemin de Valladolid , avec d’affei 
bonnes auberges* Auffi-tôt monté à cheval , 
je pris la dame entre mes bras, & la portai 
le plus Commodément qu’il me fut poflible ail 
lieu fufdit , où , Defplanes ayant pris les devants , 
nous trouvâmes toutes chofes préparées pouf 
i nous recevoir. On mit la dame dans une charn* 
bre propre , fur un bon lit , pour le pays oli 
nous étions ; elle s’y repofa pendant trois 
heures, pendant lequel tems j’avois foin d’en-» 
Vdycr favoir Comment elle fe portoit , & li elle 
n’avoit befoin de rien : cependant la nuit ap* 
prochoit , 5c Defplanes voyant bien qu’il fau- 
drait la paffer dans cette auberge* eut foin de! 
nous faire préparer le meilleur fouper qu’il puf. 
Dès quelle fut réveillée * elle pria la fille dt4 


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$08 Les Aventures 

logis de la conduire à ma chambre : jamais ell# 
n’avoit , je crois , paru plus brillante qu’elle 
l’étoit en entrant chez moi ; un petit mouve- 
ment de pudeur lui avoit donné un tein ver- 
meil qj-i’elle n’avoit pas ordinairement , & qui 
rehauffoit infiniment l’éclat de fes charmes; 
elle avoit l’air fi majeftueux , les traits du 
vifage fi réguliers , les yeux fi vifs, la taille 
fi bien prife, que ne pouvant imaginer qu’elle 
fût une mortelle , je me jettai à fes genoux 
pour les embrafler. En me donnant la main , 
elle me dit que ce n’étoit pas aux héros & 
libérateurs de prendre cette pofture devant las 
perfonnes qui leur ont tant d’obligations, & 
m’ordonnant de m’afTeoir fur un bout d’un vieux 
fopha , dont elle occupa l’autre, elle continua 
à me parler de la forte. 


> • 

Hijloire d’ 'Antonio, de Zayas. 

/ 

Je ne puis mieux vous marquer combien je 
fuis fenfible à tout ce que votre générofîté a 
fait pour moi, qu’en vous faifant connoître 
quels étoient les périls dont votre valeur m’a 
délivrée. On me nomme Antonia de Zayas , ou 
la Nymphe de Valladolid. Je ne vous puis rien 


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du Voyageur Aérien. 30^ 

dire de ma naiflance , parce qu’elle renferme 
tant de contradictions, qu’il eft impofiible de 
les concilier. Ceux qui- patient pour mon père 
& ma mère, ne palfent pas pour des perfonnes 
capables d’avoir produit un enfant qui leur ref- 
femble fi peu, foitpour les manières , foit pour 
la figure. Cependant leur amour véritablement 
paternel pour moi , a fait croire que je fuis leur 
fille. Mon père eft bourgeois de Valladolid , 
ftatuaire des plus habiles de fon métier , mais 
fi pareffeux, qu’il ne travaille que quand la 
néceflité l’y oblige. Le bruit qu’a fait jufqu’icr 
mon peu de beauté, m’a attiré pîufieurs partis 
confidérables de toutes les provinces d’Efpa- 
gne , du Portugal & même des royaumes cir- 
convoifins. Mais mon père *>c ma mère réfoîus 
de ne pas permettre que je m’élève au-defliis 
de leur condition , ont fermé l’oreille à toutes 
les propofiitions qu’on leur a faites pour mon 
établiflement. Il s’eft trouvé des feigneurs affez 
généreux pour vouloir m’acheter d’eux , 6c 
les payer de fout ce que j’ai pu leur coûter 
depuis ma naiflance jufqu’à préfent. Mais ni. 
l’or , ni l’argent , ni la vue d’une haute for- 
tune pour moi , n’ont pu les éblouir. Prefque 
làns biens ils fe croyent allez riches, quand 
ils ont le nécefîaire , & ne voudroient pas tro- 
quer leur gueuferie contre toutes les richefîes du' 

. , - y üj 



3 1 o> Les Aventures 
P érou. Ils entretiennent cependant autant qu’ils 
le peuvent ma vanité par la magnificence des 
habits 6c des pierreries dont ils parsèment ma 
coëffure. Ils ne me défendent pas de fonger 
au mariage , pourvu que ce foit avec un mar-* 
çhand , un homme de plume , ou quelque 
ouvrier qui ait de la réputation. Ils accepte- 
roient encore un licencié de quelque faculté 
qu’il fût , pourvu qu’il fût homme à donner 
des nazardes à la fortune , 6i à fouffrir plu- 
tôt toutes les engoifles de la pauvreté , qu’à 
intérefi’cr en quoi que ce foit fa fainéantife, 
C’efi pour cela qu’ils me tiennent fi étroite-» 
ment attachée à eux & «lofe dans la maifon , 
qu’il n’y a qu’une feule vieille tante que j’ai , 
qui demeure à quelques fiadesde Valladolid, à 
qui ils daignent quelquesfoxs me confier. Quand 
elle vient à la ville , j’ai la liberté de l’efeorter 
partout, même jufques chez elle , pouvu qu’elle 
me ramene à îa maifon quelques jours après, 
Quoique cette tante ne foit pas riche , il faut 
pourtant avouer que j’ai toujours mieux aimé 
jl vivre avec elle à la campagne , qu’avec un 
père & une mère d’une humeur fi bizarre, C’eft 
pourquoi je n’avois jamais un plus grand plaifir , 
que quand je la voypis entrer chez nous , 
parçe que jç me fiattois qu’elle m’emmeneroit 
âYC«èUÇ| Çe qip nç manqtiQit prefque jamais 



du Voyageur Aérien. 311 
d’arriver. Les corfaires de Tripoli , qui rodent 
fans ceffe fur nos côtes pour y faire des efcla ves , 
ayant entendu parler de moi, avoient fans doute 
conçu le deffein de m’enlever , à quelque prix 
que ce fût , pour me préfenter au grand fei- 
gneur , & en tirer une magnifique récompenfe. 
Ayant donc appris que j’étois à la campagne 
ces jours derniers , ils fe font mis enembufcade 
entre Valladolid & le village , en atrendant mon 
retour. Comme je revenois ce matin avec ma 
tante , nous avons donné, fans y , fonger dans 
cette embufcade. L’un d’eux a renverfé ma 
tante par terre d’un coup de poing , tandis 
que l’autre s’étant faifi de moi , m’a enlevée 
fur fon cheval , & donnant des éperons , ils 
fe font éloignés par des routes détournées du 
lieu de leur embufcade. La frayeur dont j’ai 
été furprife en ce moment , m’a çaufé un 
évanouiffement fi grand , que mes ravifieurs , 
après avoir fait quelqueslieues avec une vîteffe 
incroyable , voyant que j’avois la pâleur de 
la mort fur le vifage , ont craint pour ma 
vie , & ayant trouvé fur leur route un bois 
commode , ils ont réfolu de me mettre par 
terre & d’attendre que je donnaffe quelques 
fignes de vie , avant que d’aller plus loin. C’eft 
dans ce même endroit où vous nous avez 
trouvés , & où votre valeur , par la mort de 

.Viv; 

• y 

1 


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3iz Les Ave'Ntures 

* ■# 

«nés ravifleurs , m’a garantie du fort le plus 
cruel que j’euffe à craindre. 

Madame , lui dis-je alors , pour prévenir 
les remercimens qu’elle alloit fans doute me 
faire , je me fuis rendu plus de fervice en 
cette occafion qu’à vous-même , fi vous ne 
défapprouvez pas ce que j’ai fait pour une 
peifonne , qui mérite que tout l’univers s’arme 
pour fa défenfe. Il eft vrai qu’en vous rendant 
la liberté , j’ai perdu la mienne. Mais cette 
perte me fera toujours agréable, pourvu que 
votre nouvel efclave ne vous déplaife pas ; 
& je vous faurai bon gré des chaînes mêmes 
que vous m’avez données. Seigneur, me ré- 
pondit-elle, quand je ne feroispas à vous par 
droit de conquête , vos «manières généreufes 
auroient bien-tôt triomphé des fentimens de 
mon cœur. Non, je ne fuis pas affez injufte 
pour vous difputer un bien , qui vous appar- 
tient par tant d’endroits. Tout ce que je puis 
fouhaiter eft , que votre conquête puifle tou- 
jours vous paroître digne de v/ms ; de mon 
côté , vous ne trouverez aucun obfiacle à vos 
légitimes défirs. Mais vous favez ce que je 
vous ai dit du cara&ère de mes parens .... 
Quelles obligations ne vous ai-je pas , lui dis- 
je , charmante Zayas , de tant de bontés 
que vous avez pour moi! Je viens de bien 


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d’un Voyageur Aérien. 315 

loin d’ici pouffé par la réputation de vos 
charmes , j’ai le bonheur de vous rendre un 
petit fervice , vous m’en récompenfez par le 
don de votre cœur ; que puis-je fouhaiter de 
plus heureux ? Oui , je viendrai à bout de 
la mauvaife humeur de vos parens ; il n’y a 
rien que je ne fois capable d’entreprendre pour 
y réuflir, & me procurer la poffefîion du bien 
le plus charmant du monde. 

Comme je parlois ainfi , Defplanes vint 
mettre le couvert dans ma chambre. Mes autres 
domeftiques le fuivoient , apportant tout ce 
qu’ils avoient pu trouver de plus exquis dans 
le village , & qu’ils avoient apprêté avec un 
foin extrême. On fervit aufli les vins les plus 
délicats de cette belle province. Je plaçai 
la belle Zayas dans la plus belle place , & 
me mis vis-à-vis d’elle pour avoir le plaifir 
de contempler à mon aife fes divins appas. 
Je fis durer le repas tant que je pus , fachant 
bien que la belle Zayas après s'être repofée 
trois heures , n’avoit pas encore envie de dor- 
mir. Pendant tout ce tems-là , je ne ceffai 
de louer en détail tous fes charmes , & fur- 
tout la bonne grâce avec laquelle elle faifoit 
toutes chofes. Elle me demanda par plufieurs 
fois mon nom & le lieu de ma demeure en 
Efpagne j fi j’étois de la cour du roi , ou fi jrç 


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}i4 Les Aventures 

vi vois clans mes biens particuliers, ce qui m’em- 
barraffoit fort : car de lui dire ma naiflance , 
c’étoit m’éloigner infiniment du but oii je 
voulois arriver ; ne lui en rien dire , e’étoit 
faire le perfonnage d’un chevalier errant. Je 
me contentai donc de lui dire que j’étois dans 
un porte avantageux auprès de fa majefté 
Catholique, & fur le point de me retirer dans 
mes terres , dès que j’en aurois obtenu la 
permirtion du roi. Elle parut contente de 
cette réponfe. Nous pafîames ainfi une partie 
de la nuit à nous entretenir de chofes affez 
'ordinaires.Enfin voyant qu’il étoit tems qu’elle 
allât jouir de quelques heures de repos , avant 
notre départ pour Valladolid , & qu’elle fem- 
bloit en avoir befoin , je la conduifis jufqu’à 
la porte de fa chambre , où après lui avoir 
fouhaité le bon foir , je priai la fille de l’hô- 
tefFe de ne pas l’abandonner de toute la nuit , 
& de lui aider à fe deshabiller : ce qui fut 
exécuté de point en point. Pour moi, furpris 
& charmé d’une fi heureufe aventure , je ne 
pus fermer l’œil de toute la nuit. Le jour 
me paroiffoit lent à revenir , tant j’avois d’em- 
preffement à m’éclaircir fi ce qui s’étoit parte 
n’étoit pas un enchantement^ Quoique bien 
perfuadé de mon bonheur , je voulois en dou- 
ter , & la feule préfence d’Antonia de Zayas 


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du Voyageur Aérien. 315 

* 

étoit capable de me raffurer. J’envoyai dès 
le matin Defplanes pour écouter fi elle étoit 
éveillée ; mais il n’étoit pas encore tems. Je 
l’interrogeois de tems en tems de ce qui s’étoit 
paffé le jour précédent, & me faifois raconter 
mes propres aérions , comme fi je les euffe 
ignorées. 

Enfin fur les neuf heures je vis paroître la 
brillante Antonia de Zayas , qui me fit perdre 
toutes mes incertitudes , & me combla d’une 
joie que toute l’éloquence ne fauroit exprimer. 
Quelques touchans que foient deux beaux yeux 
couverts de larmes, il faut cependant avouer 
qu’ils ne brillent jamais avec tant d’avantage , 
que quand la joie & le contentement y ré- 
gnent. C’èft alors que les jeux , les ris & 
les amours folâtrent agréablement , & que 
les grâces triomphent de toutes les libertés. 
Donna Antonia contente de fon fort & 
pleine de reconnoiflance pour fon libérateur, 
parut alors avec tant d’éclat , & me donna 
tant de marques de fa gratitude , que je ne 
favois qui je devois plutôt admirer , ou de 
fes charmes, ou de fon bon naturel. En Efpa- 
gne l'amour fait beaucoup de ichemin en peu’ 
de tems , & profite de tous les momens qu’on 
perd en d’autres pays en des formalités inu- 
tiles & fouvent ridicules. Brave cavalier * 


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3i 6 Les Aventures 

me dit-elle , dès qu’elle m’apperçut , il faut 
avouer que j’ai deux grandes obligations au 
ciel ; ia première , en ce qu’il a bien voulu 
procurer ma délivrance des mains des cor- 
laires ; la fécondé , en ce qu’il m’a donné 
pour libérateur le cavalier le plus généreux 
& le plus accompli de tous les hommes. Il 
ne me refteroit plus rien à fouhaiter , fi je 
trou vois le moyen de m’acquitter envers l’un 
& l’autre. 11 vous eft bien aifé , lui répon- 
dis-je, de vous acquitter envers moi , & même 
envers le ciel. Il ne demande de nous qu’un 
fincère aveu de ce que nous lui devons ; & 
mon amour ne demande que l’apprôbation du 
divin objet qui le fait naître. Remenez- moi, 
dit-elle , à Valladolid ; & s’il eft vrai que 
vous m’aimez , comme vous me le dites , vous 
ne ferez pas long-tems fans être inftruit de ce 
qui fe paffe dans mon cœur. 

Pour marquer ma propre obéiffance à fes 
ordres, j’ordonnai à Defplanesde nous cher- 
cher un brancard , & de tenir tout prêt 
dans une heure & demie pour notre départ : 
ce qu’il exécuta avec fa diligence & fon exac- 
■ titude ordinaires. Et comme nous étions éloi- 
gnés de trois lieues de Valladolid , & qu’il 
y avoit lieu de craindre que quelques corfaires 
de la compagnie de la troupe de ceux que 


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feu Voyageur Aérien; ftf 

feoüs avions tués ne fe préfentaffent , ou pour 
nous enlever Donna Antonia, ou pour venge r 
la mort de leurs camarades , voulut nous 
faire marcher en ordre de bataille. Pour cet 
effet il prit deux foldats qu’il trouva dans 
cette petite ville , à qui il diftribua les che- 
vaux des deux corfaires "tués , qu’il avoit 
eu la précaution d’emmener après notre com- 
bat , & leurs fabres ; & les ayant priés de 
nous efcorter jufqu’à Valladolid en les payant , 
il les mit à l’avant-garde : entre eux & mes 
domeftiques qui faifoient l’arrière-garde , il 
plaça le brancard où j’étois affis auprès ^e la 
belle Antonia. Ces précautions ne furent pas 
inutiles , comme vous l’allez voir. 


Hijloire des Pèlerins de S . Jacques. 

L E terrain des Afturies & de prefque toute 
l’Efpagne , eft très-inégal. On n’y fauroit faire 
une lieue fans trouver des éminences très-diffi- 
ciles à paffer , & des vallons li bas & fi efçarpés 
des deux côtés , qu’à peine y voit-on le foleil 
en plein midi. Les voleurs & les pèlerins , que 
l’on doit regarder comme autant de bandits, 
ont pratiqué en terre , des deux côtés de ces 


Jiî Lis Aventurés 

chemins enfoncés , des cavernes où ils fe retî-% 
rent quand la pluie ou la nuit les furprend , ou 
quand ils ont avis qu’il y a quelque bon coup 
à faire. Après avoir paffé une montagne affez 
rude , nous nous apperçumes qu’il falloit defcen- 
dre dans un enfoncement , dont la defcente étoit 
très-rapide , & où ïl n’y avoit pas d’apparence 
que notre brancard chargé pût s’arrêter ; c’eft 
pourquoi nous mimes pied à terré , Donna An* 
tonia & moi , & Defplanes fe chargea du foin 
de conduire le brancard. Nous avançâmes à 
petits pas jufqu’au fond du vallon. Le bas de 
ce vgllon , entre des terres fort élevées des deux 
côtés , étoit fort uni pendant l’efpace de cent 
pas. Le long de cet efpace étoit garni des deux 
côtés de ces efpèces de cafemates ou repaires 
à voleurs. Nous n’eûmes pas fait vingt pas dans 
ce chemin uni % qu’il fortit d’une de ces caver- 
nes une femme jeune , belle & d’une taille ma- 
jeftueufe. Elle étoit habillée en Pèlerine de faint 
Jacques avec beaucoup de coquilles & de pe- 
tites images de plomb attachées à fes habits. 
Elle portoit un bourdon garni de fer aigu par 
le bas, & d’une gourde à l’autre bout. Dès 
qu’elle apperçut Donna Antonia, elle vint fe 
jetter à fon col, en lui difant , eh bon jour , ma 
chère fœur, comment vous êtes -vous portée 
depuis que nous ne vous ayons vue ? Je vous 


* 


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fev Voyageur Aerien. 319 

affure que votre mari , qui eft ici, aura un véri- 
table plaifir à vous revoir. Vous vous trompez, 
madame. Lui dit Donna Antonia , en la repouf- 
fant un peu rudement , vous me prenez pour 
quelqu’autre, je n’ai ni fœur , ni frère , ni mari # 
Quoi , répondit la Pèlerine , vous feriez fi dé- 
naturée que de méconnoître vos parens les plus 
proches? A ces mots elle tira de fa poche un 
fffla, dont elle lonna trois fois. Nous allons 
voir, continua-t-elle, fi la préfence de votre mari 
ne vous fera pas changer de gamme. Aufîi-tôt oa 
vit fortir de la meme grotte dix à douze Pèle- 
rins armés de bourdons &i de coquilles au lieu 
de cuirafles. A leur tête marchoit un jeune 
homme de belle taille, & plus richement vêtu 
que les autres. Voyant qu’ils vouloient avancer 
vers nous , je leur ordonnai d’arrêter, & de 
dire de loin ce qu’ils fouhaitoient. Le jeune 
homme répondit qu’il nous croyoit trop hon- 
nêtes gens , pour vouloir ainfi lui enlever foa 
époufe , & que fi nous étions affezinjuftespour 
continuer dans ce deffein , il efpéroit fous la 
prote&ion du bon faint Jacques nous en faire 
repentir ; enfin qu’il étoit rélolu de perdre plu- 
tôt la vie , que de fouffrir un pareil affront. 
L’affurance avec laquelle il prononça ces mots, 
fembloit perfuader qu’il difoit la vérité : ainfi 
je demandai à Donna Antonia ce qu’elle vou- 


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JSb Les Aventures 

loit faire. Elle, irritée de l’infolence de ces ban- 
dits , fe faifit du bourdon de la Pèlerine , qui 
étoit encore auprès d’elle, avec tant de fureur, 
qu’elle l’eût affommée, fi nous ne l’euffions re- 
tenue. La Pèlerine ainfi maltraitée attira fes 
camarades à fon fecours , & il fe fit un combat 
des plus plaifans entre des guerriers pourvus 
d’armes fi différentes. Les Pèlerins faifoient rage 
avec leurs bourdons , mais nos fabres les eurent 
bientôt coupés en plufieurs tronçons, & mis 
nos ennemis hors de défenfe. Alors ils gagnèrent 
au plutôt leurs cafemates, après avoir reçu 
quelques bleffures légères. Nous nous conten- 
tâmes de la Pèlerine que nous fîmes notre pri- 
fonnière, plutôt pour apprendre d’elle quels 
étoient fes camarades , que pour aucune autre 
chofe. Quand nous fûmes au bout de l’efpace 
uni , il fallut monter par-deffus une autre col- 
line , .qui faifoit l’extrémité d’une petite plaine 
affez agréable. Les Pèlerins enragés d’avoir 
perdu leur Pèlerine , & au défefpoir de ne 
pouvoir pas nous attaquer , firent des hurle- 
méns fi terribles , que les bois d’alentour en 
retentirent. Peu de tems après , s’étant joints à 
d’autres bandits , ils coururent après nous avec' 
tant de tumulte & de fureur , redemandant leur 
Pèlerine , que pour nous délivrer de leur pour-, 
fuite , nous réfoiûmes de la leur renvoyer. 


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du VoYAGEun Aérien. 311 

A peine fûmes-nous en plaine , après avoie 
paffé avec beaucoup de fatigue la colline , que 
nous anperçûmes fur la gauche de notre che- 
min une large foffe, profonde de douze pieds, 
dans laquelle on defcendoit par une échelle de 
bois. Quatre gros & longs troncs d’arbres , plan- 
tésaux quatre coins, foutenoient à trente pieds de 
hauteur un toit de rofeaux & de gazons. Des 
quatre coins de cette foffe quarrée fortoit une fu- 
mée épaiffe , qui fe difiipoit dans la campagne. La 
curiofité nous obligea d’en approcher & de la 
conûdérer de plus près. Nous apperçùmes d’a- 
bord à chaque coin une efpèce de cheminée 
avec de grandes chaudières foutenues l'ur trois 
gros morceaux de pierre , qui leur fervoient de 
trépieds, fie quantité de broches, chargées de 
beaucoup de viandes , qui tournoient vis-à-vis 
du feu qui failoit bouillir les chaudières. Sur les 
côtés on voyoit quantité de bouchers & de rô- 
tiffeurs occupés , les uns à tuer , écorcher , cou- 
per les groffes viandes ; les autres à plumer, vui- 
der, larder la volaille. Dès qu’on nous apperçuf, 
on nous envoya un jeune homme tête nue , 
n’ayant pour tout habillement qu’une ferviette 
affez fale qui lui ceignoit les reins. Il portoit 
une manne d’ofier, de figure triangulaire, dans 
laquelle il y avoit plufieurs pièces de volaille 
rôties. Il nous demanda fi nous fouhaitions en 

. Tome II. * X 




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$ii Les Aventures 

i 

acheter. Je le remerciai , & lui demandai quelle 
mode c’étoit que dé faire des rôtifferies en 
terre. 11 me répondit que cette auberge étoit 
faire pour les pafl'ans les pèlerins qui vou- 
loient être nourris à bon marché ; que ce qüe 
l’on achetoit ailleurs un écu , ne coûtoit là que 
dix fols , attendu que plufieurs honnêtes gens 
y venoient vendre prefque pour rien , ce qu’ils 
avoient attrapé en chemin faifant , comme 
bœufs, moutons, canards, oies, dindons & 
autres menues béatilles. 11 nous offrit de nous 
régaler tous abondamment pour chacun un ma- 
ravedis. Je dis aux foldats de prendre ce dont 
ils auroient befoin , ce qu’ils firent, & renvoyai 
notre jeune homme habillé à la légère fort con-, 
tent de moi. . * 

De -là nous continuâmes notre route affez 
tranquillement jufqu’à Valladolid, & allâmes 
defcendre dans la plus apparente auberge de la 
ville , qui n’étoit pas éloignée de la maifon de la 
belle Zayas. Le bruit de fa délivrance & de 
fon retour fe répandit bientôt par toute la ville, 
que fa tante a voit alarmée par celui de fon en- 
lèvement. Je crus devoir profiter de cette oc- 
cafion puirme mettre bien dans l’efprit de fes 
parens, en la leur remettant entre les mains. 
Dès qu’elle fut arrivée, elle entra fans façon, 
& monta au premier étage. Pour moi je fus con- 


\ 


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bü Voyageur Aérien» jij 

iduit dans un fallon aflez mal en ordre , oh l’oft 
me dit d’attendre la réponfe du feigneur dorti 
Jago Manuel de Zayas. Après y avoir demeuré 
une bonne demi heure, une vieille douegnaj 
habillée en villageois, vint de fa part me re» 
mercier de la manière la moins obligeante du 
monde. Elle me dit que le feigneur dbm Ma«* 
nuel m'étoit obligé de lui avoir rendu fa fille ÿ 
& de l’avoir arrachée des mains desccrfaires dé 
Tripoli , quoiqu’il n’y eût aucun cavalier efpa~ 
gnol , qui n’en eût fait autant dans une pareille 
©ccafion » que la gloire de cette aétion vâloit 
toutes les reconnoifiances pcfîîbles , & que ce~ 
pendant il m’offrcit fes fervices , tant que jé 
demeurerois à Valladolid. Ce compliment fec 
& fi peu attendu m’étourdit tellement , que jé 
fortis fans rien dire , & me retirai dans mon 
auberge aufli étonné qu’un fondeur de' cloches 
qui auroit manqué fon coup. Ce fut alors que 
m’abandonnant à mes réflexions , l’idée de ma 
chère Liriane me revint dans l’efprit, & eii 
effaça prcfque tous les traits de donna Antonia; 
Si j’en avois fait autant pour celle-là , que j’ai 
fait pour celle-ci, djifoiS-je en moi- même, aveé 
quel témoignage de reconnoiflance aurois-jë 
été reçu, de fa mère? Quel gré ne m’eût-ellë 
pas fit elle-même de lui avoir rendu fa mère j 
& de l’avoir fendue à fa mère ? Quoique jë 
‘ .V X ij . 


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314 Les Aventures. 

n’eufle rien rien fait pour Liriane, elle m’a 
donné tout fon bien , ne pouvant me donner 
fon cœur. Quoique j’aye fait pour donna An- 
tonia , ni elle , ni fes parens ne daignent pas me 
remercier. J’avois bien entendu parler de l’or- 
gueil infupportable de la bourgeoise efpa- 
gnole, mais je n’euffe jamais cru qu’elle eût 
un fang froid fi extraordinaire dans une occa- 
fion telle que celle-ci. Je ne favois de qui je 
devois me plaindre lé plus, ou de donna An- 
tonia, ou de fes paryag. commençois à re- 
garder toutes les marques d’eftime & de recon- 
noiflance qu’elle m’avoit données , comme au- 
tant de pièges qu’elle av oit adroitement tendus 
à ma crédulité. 

J’étois dans ces cruelles inquiétudes , lorfque 
fur le foir je vis entrer dans ma chambré un 
jeune homme de douze à treize ans, qui me 
préfenta une lettre , dont il me dit qu’il vien- 
droit le lendemain prendre la réponfe. Je l’ou- 
vris à la hâte , & y lus ces mots. 

Letre de donna Antonio, de Zayas à fon 
Libérateur. 

* ' 

« Si le récit de ce que votre générofité a 
fait pour moi, eût trouvé autant de reconnoif- 
fance dans les cœurs de mon père & de ma 


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ou Voyageur Aérien. 515 

mère , qu’il auroit dû y en trouver , vous au- 
riez été reçu avec autant de joie chez eux , que 
l’idée de vos vertus eft gravée profondément 
dans mon cœur. Mais vous connoiffez la fierté des 
Efpagnols ; ils penfent quand on a tout fait pour 
eux , qu’on leur eft encore fort obligés. J’efpère 
que vous me rendrez affez de juftice , pour ne 
me pas croire capable de pareilles bafTeffes. Je 
fens, comme je le dois, les fervices que vous 
m’avez rendus, & l’eftime que je dois toujours 
avoir pour votre perfonne. Mais n’ayant rien 
qui foit digne de vous , finon peut-être le don 
de ma perfonne , c’eft à vous à me faire con- 
noîtrequel cas vous en faites, afin que je prenne 
mes mefures là-deffus. Je vous laiffe cette nuit 
x entière pour y fonger ; j’envoyerai demain ma- 
tin favoir votre réponfe ». 

Donna Antonia de Zayas. 

. ’ «•' _ , * 

Dès que j’eus lu cette lettre , qui me tira de 
l’affreufe inquiétude où j’étois , je ne fus pas 
long-tems à me déterminer fur un parti que j’a- 
vois déjà pris , dès la première fois que j’avois 
vu donna Antonia. Ainfi je lui fis cette réponfe 
fur le champ , qu’elle ne reçut cependant que 
le lendemain par fon courier ordinaire. 

X iij * 


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giô Les Aventures. 

Lettre du Voyçgeur Aérien , à P incomparable 

Antonia de Zayas. H 

« Ne fuffit-il pas de vous avoir vue une feule 
fois pour vous aimer éternellement? Et pouvezr 
vous douter fi le don que vous voulez bien me 
faire , me fera plus précieux que tout ce qu’il 
y a de beau & de grand dans le monde? Il m’im- 
porte peu quels Ibient les fentimens de tous les 
hommes à mon égard , pourvu que les vôtres ’ 

^ne foient favorables. C’eft en vos feules bontés 
que j’efpère , c’eft après vous feule que j’afpire , 
vous êtes la feule avec qui je puiffe vivre 
heureux. Ainfi preferivez-rooi toutes les condi- 
tions que vous fouhaiterez pour arriver à ce 
îppnheur , & vous verrez qu’il n’y a rien d’im- 
poftible à qui aime autant que votre Libéra- 
teur y. 

Il eft bon de remarquer ici que le petit 
çourier de dona Antonia, étant un jeune Fran- 
çois qui tâchoit d’apprendre la profeflion de 
dpm Manuel de Zayas reconnut bientôt à 
l^ir aux maniérés de Defplanes, qu’il étoit 
François, & peut-être fon compatriote. Ainfi 
s’étant fait connoître à lui , ils lièrent enfemble 
une amitié très - étroite , & telle qu’ont cou- 
tume de lier des perfonnes d’un même pays, 
lorsqu’ils fe rencontrent dans des climats éloi- 


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du Voyageur Aérien. 327 

gtiés du leur. Ils ne pouvoient prefque vivre 
l’un fans l’autre, ce qui rendit notre commerce 
de lettres beaucoup plus facile. Le petit Mer- 
cure ayant rendu ma lettre à dona Antonia, 

voici la réponfe que j’en reçus le foir même. 

« 1 

. v 

« 

Lettre de dona Antonia de Zayas à fon généreux 
libérateur . 

' I • 

« A quoi vous engagez - vous , feigneur % 
pour l’amour d’une perfonne infiniment au- 
deffous de vous. J’avois compris , quand vous 
donnâtes des marques fi éclatantes de votre 
courage & de votre générofité, que vous étiez 
né du fang des héros. II n’appartient qu’aux 
âmes héroïques de faire ce que vous avez fait 
pour m’arracher des* mains des corfaires de 
Barbarie. Mais je ne favois pas ce que j’ai 
appris depuis peu , & qui m’humilie tout-à- 
fait devant mon vainqueur. Plus votre naif- 
fance eft élevée , plus je fens.la baiïeflé de 
la mienne. Cette fleur de jeunefl’e qui peut- 
être vojlis aura plu d’abord, eft fi peu de chofe, 
que je ne vous çonfeiüe pas d’y avoir le 
moindre égard. Il ne faut qu’une légère ma- 
ladie pour me l'ôter , & pour n’expofer plus, 
aux yeux des hommes que le fépulchre de 
moi- même. D’ailleurs , vous favez que mon 

Xix 

* 


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3*8 Lis Aventures 
pcre ne confentira à me donner qu’à une per- 
sonne de fa forte , ou peu au-deffus de lui. 
Que d’obftacles invincibles à ma félicité! Vous 
n’avez rien à perdre en cette occafion , Sei- 
gneur ; mais que le plaifir de vous avoir vu 
coûtera cher à la trifte & malheureufe Antonia 
de Zayas. 

11 y a bien de l’apparence que la belle An- 
tonia avoit chargé Son petit Mercure de pro- 
fiter de la liaifôn qu’il avoit avec Defplanes, 
pour tâcher de tirer de lui le Secret de ma 
naiffance. Mais Defplanes n’en étant pas lui- 
même bien inftruit par le foin que j’ai toujours 
pris de la cacher , n’avoit pu lui donner que 
des idées affez vagues, qui cependant auroient 
pu nuire à mes deffeins , Si je n’euffe rafluré 
î’efprit de la belle Antonia par la réponfe que 
je fis à la Sienne en ces termes: 

Lettre, du Chevalier Aérien à la charmante donna 
Antonia de Zayas. 

0 

* * â . • m % 

« Eft-il poflible que l’incomparable Antonia 
de Zayas ne Soit pas convaincue que l’em- 
pire de la beauté eft infiniment au - deffus de 
toutes les puiflances du monde ? Les dieux 
mêmes n’ont pu s’en défendre. L’or de Jupiter < 
triompha des gardes de Danaë } mais cette 



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du Voyageur Aérien. 319 
> • 

meme Danaë n’avoit-elle pas déjà triomphé 
de toute la majefté de ce Dieu ? Les termes 
humilians dont vous vous fervez dans la vôtre 
ne conviennent qu’aux efclaves, & non pas à 
ceux qui donnent des chaînes. Ainfi celiez de 
grâce de me parler de votre naiflance. L’ori- 
gine de la beauté eft toujours divine, & fon 
empire ne connoît point de bornes. Pour les 
obftacles dont vous me parlez, c’ell à moi à 
les lever. Daignez feulement m’inftruire de 
ceux qui pourroient venir de la part de vos 
parens. Je fuis réfolu de me transformer s’il 
le faut, pour avoir l’honneur de vous pofleder, 
en plus de formes que n’a jamais fait Jupiter 
même. Tout me paroîtra facile, pourvu que 
l’adorable Antonia de Zayas daigne agréer les 
fervices de fon cavalier libérateur ». 

Cette réponfe calma un peu fes inquiétudes , 
& n’ayant pas eu le tems de m’écrire , elle 
me fit dire, par fon petit Courier, de me trou- 
ver fur" le foir à la promenade le long du 
vieux château, ou elle ne manqueroit pas de 
venir avec fa vieille tante qu’elle avoit mife 
dans fon parti. Je n’avois garde de manquer 
une entrevue que je fouhaitois avec tant de 
paflion. L’heure du rendez-vous étant venue, 
je me promenai quelque tems fans voir ar- 
river dona Antonia , mais je l’apperçus bien- 


330 Les Aventures 
tôt qui venoit 3 pas lents en s’entretenant avec 
fa tante qui lui donnoit le bras. J’allai au-devant 
d’elles, & après quelques civilités réciproques 
je préfentai le bras à ma charmante, qui ne fit 
aucune difficulté de l’accepter , faveur cepen- 
dant très-rare parmi les Efpagnols. Nous en- 
trâmes enfuite dans un petit bofquet,oû dès 
que nous fûmes arrivés, dona Antonia me dit 
en peu de mots ( car elle craignoit d’être dé- 
couverte en cette entrevue, & que fesparens 
,n’en fuffent informés ) que fon- père l’avoit 
promiie à un licentié des droits de Salamanque % 
nommé dom Ferez de Hiera , fur la feule ré- 
putation qu’il avoit d’être habile homme en 
fa profeffion, grand fainéant, &c peu foigncux 
de faire fortune. Que cette convenance d’hu- 
meurs entre fon père & ce gendre prétendu % 
avoit foit déterminer l’un à ne pas refufer 
l’autre ; que dom Perez fachant bien manier 
l’épée & jouer un peu de la guitarre , à ce 
que l’on difoit , car ils ne fe font jamais vus 
mon père & lui , s’étoit trouvé entièrement 
du goût de fon beau - père futur : enfin que 
dom Perez pour tout délai , devoit partir dans 
huit jours de Salamanque pour venir l’époufer 
à Valladolid, & l’emmener auffi-tôt dans fon 
pays. Que fi cependant mes vues étoient telles, 
que je le lui a vois marqué de bouche &. par 


du Voyageur Aérien. ttt 

» 

mes lettres , il feroit ai fé d’en impofcr à Son 
père , que je n’aurois pour cela qu’à m’ha- 
biller en licentié ès droits & en contrefaire < 
le perfonnage; que ripn n’étoit plus facile , vu 
que la doctrine de la plupart des licentiés Es- 
pagnols ne confifte que dans leur robe & leur 
toque doôorale ; enfin que fa tante s^offroit 
d’être médiatrice de cette négociation. Voilà , 
bien des difficultés à vaincre , ajouta-t-elle , 
que j’aurois bien voulu vous épargner s’il eût 
été en ma puiffance. Tout cela ne me rebute 
pas, lui dis-je, adorable Antonia, pourvu que 
vous approuviez mes démarches , je ne puis 
manquer de réuffir. 

Elle Sortit en même-tems du bofquet avec fa 
tante, & reprit le chemin de fa maifon, après > 
m’avoir prié de ne les pas Suivre, fi ce n’étoit 
de fort loin , pour les raifons qu’elle m’avoit 
déjà dites: ainfi je demeurai encore quelques 
momens dans le bofquet pour ne pas gâter 
des affaires qui me paroiffoient en fi bon train. 
Comme j’en fortois , }e me Sentis arrêté par 
un homme qui n’avoit pas la mine d’être fort 
content de moi. Je lui demandai ce qu’il fou- 
haitoit. Mefurer mon épée, me dit- il, avec la 
vôtre. Je n’ai jamais refufè de pareilles. parties 
de*plaifir , lui dis- je d’un Sang-froid à glacer, 
çtais il eft bon de Savoir pour qui elles .fe 


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33* Les Aventures 
font , & fi le fujet en vaut la peine. Oui ^ 
fans doute , me répondit-il ; & pour vous en 
convaincre, fâchez que je fuis dom Perez de 
Hiera , à qui la belle Antonia de Zayas a été ' 
promife en mariage par fon père même , que 
je fuis incognito à Valladolid il y a plus d’un 
mois# fans avoir annoncé ma venue pour de 
bonnes raifons, & que fi vous ne ceffez vos 
pourfuites auprès d’elle, il faut que le fort des 
armes décide entre nous deux à qui elle doit 
appartenir. Et vous , apprenez , lui dis-je , à 
votre tour , que la belle Antonia de Zayas , 
après l’avoir fauvée des mains des corfaires 
de Barbarie , m’appartient par droit de con- 
quête, & que je foutiendrai mes droits contre 
qui que ce foit. Enfonçons-nous, me dit- il, 
uo peu plus avant dans le bois, là nous dé- 
ciderons l’affaire fans bruit. Je le fuivis au clair 
de la lune jufques dans une peloufe, qui nous 
parut fort propre pour vuider notre différend. 
Voici, dit-il, alors le champ de bataille, oit 
“je vous ferai repentir*de votre témérité ; il 
tire en même-tems une longue épée Efpagnole, 

& fe met en état de m’attaquer. Je me mis 
feulement en défenfe pour lui tâter le pouls. 
Mais ayant bientôt connu à qui j’avois af- 
faire , je gagnai le fort de fon épée & le 
défarmai. Vous m’avez furpris, me dit-il alors » 

• - : 

/ 


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du Voyageur Aérien. 33 j 

Cela n’eft pas de bonne guerre , Si tout Ef- 
pagnol aimeroit mieux qu’on lui ôtât la vie 
que les armes. Ne voulant donc pas profiter 
de cet avantage , je lui rendis fon épée. Dès 
qu’il l’eut, il recommença le combat en défef- 
péré. Je ne me crus plus alors obligé de garder 
aucune mefure avec lui , & de la fécondé 
botte je l’étendis par terre percé d’outre en 
outre. Il mourut un moment après , Si je le 
traînai dans l’épaiffeur du bois , où je prévoyois 
bien qu’il pourriroit avant qu’on fût de fes nou- 
velles. Tout favorifa la juftice de ma caufe en 
cette occafion. 

Le lendemain je m’habillai en licentié ès 
droits , & pris le nom de celui qui venoit de 
ceffer d’être mon rival. Pour comble de bon- 
heur , Defplanes , qui fongeoit à tout , alla au 
coche de Salamanque pour favoir s’il n’y avoit 
pas quelque paquet pour le feigneur dom Perez 
de Hiera. On lui confia , comme à fon do- 
meftique , un paquet qui venoit jd’arriver de 
la part du père de notre défunt licentié , qu’il 
me mit entre les mains. J’y trouvai une lettre 
du père de dom Perez', par laquelle lui 
mandoit de terminer au plutôt fon marjage. 
Si de revenir à Salamanque pour y difputer 
une chaire vacante. Il lui envoyoit outre cela 
un extrait baptiftaire Si fon confentement pour 



334 1 « s Aventures 

ce mariage. Dès que je fus muni de toutes ces 
pièces, j’envoyai dire à la vieille tante que je 
fouhaitois d’avoir un moment d’entretien avec 
elle ; ce qu’elle m’accorda gracieusement. Je 
lui montrai les pièces dont j’étois faifi , & lui 
remettant le paquet entre Ses mains, je lui dis 
qu’il falloit profiter de cette heureufe con- 
joncture , & les montrer au père d’Antonia; 
Ce qui eût eu tout le Succès que j’en devois 
attendre, fi Antonia, qui vouloir du Solide en 
toutes choSes, n’eût refuSé de m’épouSer Sous 
un nom emprunté & Sous de faux titres. Les 
perSonnes intéreflfées Sont toujours les plus 
clairvoyantes dans leur propres affaires. Elle me 
manda donc qu’elle ne confentiroit jamais à 
m’épouSer, fi je n’avois véritablement le con- 
sentement des parens dont je dépendois ; ce 
qui d’abord m’embarraffa : mais l’amour que 
j’avois pour elle s’accrut par les difficultés, 

& voyant que ma première tentative par let- 
tres , auprès , de ma mère , avoit été inutile , 
je pris Sur le champ la réSolution d’aller en 
perfonne à petit bruit lui demander Son confen- * 
temeatt. Je ne demandai à dona Antonia que 
douze jours pour faire ce voyage ; ce qui lui 
perfuada que je n’étois pas d’un pays fi éloigné 
que l’on avoit voulu le lui faire croire. 

Je laiflai donc mon équipage & mes domefr 


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toU VOYAGfcUR AÊRI-Eïfv 
tiques à Valladolid , fans leur rien dire de 
«non deffein , leur ordonnant feulement de 
m’attendre fans inquiétude , & courus m’em- 
barquer au port de Riba de Sela fur un vaik ^ 
feau hollandois qui s’en retournoit. Pbur mieux 
cacher qui j’étois , je gardai mon habit de 
licentié , dont vous me voyez encore couvert. 
Le vent nous fut fi favorable , que fur la fin 
du trcWième jour nous abordâmes au port 
d’Amfterdam, d’où, fans différer , je me fis 
porter par des commodités qui fe préfentèrent 
jufques dans mon pays; j’y. trouvai ma mère 
& mes frères , qui , furpris de mon déguife- 
ment , ne manquèrent pas de m’en demander 
la caufe ; je ne leur cachai rien de Ta vérité , 
& le portrait que je leurs fis des charmes de 
dona.Antonia de Zayas , ne leur ayant pas 
déplu , ma mère me donna un confentement 
général, d’autant plus volontiers qu’elle voyoit 
que mon tems de minorité alloit expirer. 

11 y avoit déjà neuf jours que j’étois parti 
de Valladolid , & guères d’apparence que je 
puffe m’y rendre dans le tems convenu par 
la voie ordinaire ; c’eft pourquoi je réfolus 
d’aller trouver les marchands de vents , qui me 
promirent de me rendre aux environs de Val- 
ladolid en l’efpace de quarante- trois heures, 
moyennant le prix dont nous, convînmes en- 
femble. 


33 6 Le, s Aventures 
L a compagnie ne fera peut-être pas fâchée 
d’apprendre comment cela fe fait fans le fe- 
cours de la magie. Sur les bords de la mer 
Mormanskou à l’extrémité de la Laponie , les 
vents du nord , qui en font fort voifin , font 
d’une force & d’une rapidité à qui rien n’eft 
capable de réfifter ; ils roulent avec autant de 
violence que s’ils étoient compofés de quelque 
matière folide , tant les vapeurs dont ils font 
compofés font condenfées : tous les pays d’alen- 
tour , la Norvège , le Dannemarclç , la Mof- 
covie , l’Allemagne , la Hollande , l’Angle- 
terre & la France en ont fenti trop fouvent • 
les funeftes effets ; mais la Laponie , la Fim- 
marchie & la Leporie font les plus expofées . 
aux fureurs de ces vents glacés , qui renver- 
fent les arbres, démoliffent les maifons , & 
obligent les habitans à fe creufer dans la terre 
des cavernes pour s’y mettre à l’abri de leur 
impétuofité. Il n’y a rien que les peuples de 
ces triffes cantons n’aient tenté pour prévenir 
ou foulager leurs maux ; il y a environ cinq 
cents ans qu’ils indiquèrent une affemblée géné- 
rale dans la Norvège, pour tâcher de trouver 
quelques remèdes à leurs peines communes ; 
on délibéra long-tems fans rien décider , vu 
les difficultés qui fe préfentoient , quelque parti 
que l’on prît , lorfqu’un vénérable vieillard , . 

qui , 

S 


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du Voyageur Aérien. 337 

qui , quoiqu’il eût paflé deux fois l’âge d’un 
homme , paroifloit cependant très-vigoureu** 
d’elprit &£ de corps , dit dans l’affemblée , que 
fi l’on vouloit lui donner feulement cent hom-* 
mes robufies, armés de haches, de fcies &C 
de quelques autres uftenfiles , il fe flattoit de 
mettre bientôt tous ces pays à couvert des 
infultes des vents» Cette entreprife, avec fi 
peu de monde , parut d’abord ridicule à quel- 
ques-uns , qui fa voient bien que les vents du 
pôle arftique fe jouent de l’homme le plus ro- 
bufte , comme un enfant feroit d’une balle ; 
quelques-autres , gagné par l’éloquence & l’ex- 
périence de ce vénérable vieillard , furent 
d’avis de lui fournir ce qu’il fouhaitoit pouf 
tenter l’entreprife , au hafard d’y perdre une 
centaine hommes, chofe fort peu confidérable 
dans un pays fi fécond en la prôdu&ion des 
individus. 

Ce dernier parti l’ayant donc emporté , le 
vénérable vieillard , elcorté de cent hommes 
d’élite , armés de toutes pièces, les conduifit, 
dans la (aifon la plus favorable pour fon en- 
treprife , fur les bords de la mer Mortnanskou , 
& leur ordonna de tailler en pilotis tous les 1 
troncs d’arbres qu’ils trouveroient fur ce ri- 
vage. .On fait que les arbres dans ce pays-là 
font d’une grofleur & d’une hauteur extraor- 
T«mi 11. y 

ê 


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$38 Les Aventures 

dinaire, jufques-làquel’ony trouve des chênes 
des ormes que douze hommes embraflent à 
peine. Il leur commanda enfuite de faire une 
longue tranchée , depuis le commencement de 
la Fimmarchie, jufqu’à l’éXtrêmité de la Le- 
porie , en creitfant la terre couverte de neiges 
glacées à la hauteur de plus de trois pieds , 
& d’y faire d’efpace en efpace des cafemates 
fouterraines , pour s’y mettre à couvert de 
certains lits de vents à qui il falloit néceflai- 
rement céder , fur-tout dans les équinoxes. 
Entre cette tranchée & la mer il leur fît faire 
des trous en terre de la profondeur de douze 
pieds , & de la largeur de fix en quarré à la 
diftance de vingt pieds les uns des autres , dans 
lefquels il fit planter les pilotis qu'il avoit fait 
préparer ; & afin de tenir fes ouvriers tou- 
jours fains 8c vigoureux , il les nourriffoit de 
pain fait avec de la chair de phyfeterre, poif- 
fon norvégien , féchée au foleil pendant leur 
long été. D’ailleurs , les rennes , animaux ter- 
reftres approchans de la figure des cerfs, ayant 
quatre cornes branchues fur leurs t êtes , les 
bufles , les lièvres blancs , les fangliers noirs , 
& plufieurs animaux du pays, voyant la terre 
découverte , venoient s’y retirer en fi grande 
abondance , qu’ils ne manquoient ni de viande 
ni de laitage ; ils eurent fouvent à combattre 




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/ 


t . X 

bv Voyageur Aérien, 333; 
fcontre des ours blancs qui vouloient y venir* 
mais dont ils venoient facilement à bout aveè 
le fecours de leurs armes tranchantes. 

Quand les pilotis furent placés & bien affu- 
tés , U fit abattre une quantité ftiffifante d’ar* 
bres * pour faire des traverfes de pilotis ert 
pilotis t & des appuis du côté de la terre à 
chaque pilotis ; il leur fit enfuite fcier en plan- 
ches d’un demi-pied d’épais Un grand nombre 
de troncs d’arbres à la hauteur des mêmes pi- 
lotis , qu’il fit attacher du côté de là mer aüx 
traverfes avec de gros & longs clbus de fer i 
ce qui fer vit d’une digue inébranlable contre 
la fureur des vents * qui ne pouvant plus 
tafer la terre * alloient fe perdre dans les airs. 
Apres s etre ainfi rendu maître des vents , il 
fe perfuada qu’il pourroit dans la fuite en tirer 
des avantages très-confidérables ; c’eft pourquoi 
il ht faire entre chaque traverfe au milieu d« 
chaque large planche , des fenêtres de demi* 
pied en quarré avec des couliffes du côté dô 
la mer , pour les ouvrir & fermer quand i! 
en auroit befoin* 

Les terres de la Laponie & de pfefque toute 
la Norvège font couvertes de neiges très- 
hautes & très*folides pendant neuf mois ; elles 
ne font découvertes que pendant les mois de 
luiu , juillet & août i mais elles fontfi fécondes 

* n 


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- <• 

34° Les Aventures 
pendant ees trois mois , que les bleds noirs 
que l’on y feme dans le mois de juin font prêts 
à être moiffonnés vers la mi-août : il y croît 
auffi pendant ce peu de tems quantité de pom- 
mes fauvages , dont ils font une boiffon affez 
paffable , & beaucoup d’eau-de-vie qu’ils gar- 
dent pour leur hiver qui dure fix mois fans 
être éclairé des rayons du foleil ; car depuis le 
1 5 d’avril jufqu’au premier de juin , & de- 
puis le premier feptembre jufqu’au 1 5 de no- 
vembre , on r:e jouit que d’un crépufcule quon 
ne peut appeller ni été ni hiver, ni jour ni 
nuit. r 

Les vapeurs de la mer glaciale , & les exha- 
laifons des terres boréales font la matière des 
vents qui fe forment en ces pays là : ces va- 
peurs & ces exhalaifons fe condenfent telle- 
ment à caufe du froid infupportable du cli- 
mat , qu’elles deviennent pour ainli dire fo- 
liées, Sc qu’elles ne fe dilatent qu’à propor- 
tion qu’elles fe répandent dans des climats 
échauffés par les rayons du foleil ; cette con- 
denfation eff fi ferrée dans fon commencement, 
qu’il n’en faut que la grofïcur d’un œuf d’oie 
pour couvrir un grand pays dans fa dilatation. 

Le vénérable vieillard , bien inliruit de toutes, 
ces chofes par une longue expérience , fit faire 
un grand nombre de traîneaux de bois , à 

1 • 

. k e 

( 

• • * * 

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du Voyageur Aérien. $41 

chacun defquels il attacha une renne privée, 
pour empocher qu’ils ne tombaient dans quel- 
ques précipices , & mettant quatre ou cinq 
personnes fur chaque traîneau , il les plaça 
vis à- vis de chacune des fenêtres , qui étoient 
prefque à fleur de terre , & ouvrant les cou- 
Lffes , leur donna un quart de lis de vent , 

• & s’apperçut qu’avec ce fecours on faifoit au 
moins dix lieues par chaque heure. 

Cette première tentative lui ayant réufli 
il s’avifa de faire dreffer du côté de la terre - . 
deux échafauds de planches l’un fur l’autre, 
dont le premier répondoit à la hauteur des 
codifies du fécond rang , & le fécond à la 
hauteur de celles du troifieme , pour ceux qui 
voudroient voyager , & par la moyenne ré- 
giori^de l’air, & pour ceux qui voudroient fe 
faire porter au-deflus des nues : pour cet effet 
il établit un fylphe à chaque codifie du fé- 
cond rang, &, un gnome à chaque codifie du 
troifieme, pour fervir de guide aux voyageurs. 
Pour récompenfer fes ouvriers, il leur donna 
>à chacun dix coulifles à leur choix , & un em- 
pire, abfolu , tant fur les rétines que fur les 
fyiphes & les gnomes dont il difpofoit à fon 
gré, & ne retint pour lui que le gouvernement 
général de- tout l’ouvrage. Ceux qui veulent 
Voyager par terre , s’adreffent à ceux qui on$ 


** 

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% ) 

» 

« 4 . 


* 

• 


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34* Les Aventures 

les çouliffes d’embas., 8c font prix avec eux • 
pour les mener dans l’endroit qu’ils fouhaitent 
en traîneaux , dans l’cfpace de tems dont ils 
conviennent : on leur donne ordinairement une 
réale par chaque centaine de lieues. Ceux qui 
veulent voyager par la moyenne région de 
l’air -, s’adreffent à ceux qui difpofent des fyl- 
phes 8c des fécondés çouliffes. Enfin , ceux 
qui veulent voltiger au deffus des nues^ s’adref- 
fent à ceux qui ont en leur puiffance les gno-r 
mes 8c les troifièmes çouliffes ; lçs prix font 
toujours les mêmes pour toutes les çoulifTes, 
Je crus , voyant le peu de tems qui me refi* 

’ toit , devoir prendre la voie -la plus com- 
mode & la plus prompte pour me rapporter 
à VaîladoUd. Ainfi , je fis rmarché avec les 
dire&eurs du fécond rang. Ils me firent mpnter 
fur le premier échafaud , & me placèrent vis* 
à-vis de la couliffe qui fouffle droit vers ces 
lieux. Le fylphe qui me devoit conduire fit 
aufîuôt un chariot de vapeurs & d’exhalai- 
fons fort épaiffes , dans lequel il me dit d’çntrer 
fans rien craindre ; il fe plaça lui-même fur le. 
devant , £c l’ouvrier prépofé à la couliffe nous 
donna un tiers de lis de vçnt , à caufe de la 
longueur du chemin, A mefure que nous nous 
éloignions du nord , je voyois notre chariot 
fe dilater & fe ÇQnyçrtir çn unç nuée fort 


4 

■ * 

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du Voyageur Aérien. 345' 

groff« & fort épaiffe. Cette nuée grofiiffoit à 
vue d’œil, jufqu’à ce que devenue trop fub- 
tile , elle ne fut pas capable de nous porter. 
Alors le fylphe jugeant à propos de cingler 
vers la plus proche montagne , pour y dépo- 
fer fon fardeau , m’a porté fur celle oit vous 
chafliez , & comme triomphant de fo bonne 
réuflite, en a marqué fa joie par un éclat de 
tonnerre, fuivi de plufieurs autres moins confi- 
dérables. Vous avez été témoins de ce qui s’efl 
paflfé dans cette occafion , & de la fin de mon 
hiftoire. 

Ici le voyageur aérien finit fa narration » 
qui caufa autant d’étonnement à la compagnie 
qu’elle lui fit de plaifir 1 il n’y eut que le doc- 
teur Niguno qui n’approuva point les voyages 
par la moyenne région de l’air, foutenant qu’ils 
étoient impoflibles , fans avoir fait un paéle 
avec le diable; d’ailleurs, en qualité. de parent 
du licentié dom Perez de Hiera , qui s’étoit 
fait tuer mal à-propos , il conçut ledeffein de 
perdre le voyageur aérien; la fainte inquifi- 
tion lui en fourniffoit un moyen très-sur , à 
ce, qu’il fembloit : & ce fut le parti qu’il crut 
devoir prendre pour fe venger d’une perfonne 
qui l’a voit couvert de honte en fi bonne com- 
pagnie. 

Agathe qui avoit écouté tranquillement cette 


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344 Les Aventures 
hiftoire , qui prenoit quelque intérêt au fort 
de notre voyageur , lui dit que le tems qu’il 
ÿ’étoit prefcrit étant expiré , il pouvoit bien 
prendre encore quelques jours pour fe repofer , 
fans que cela intérefsât les affaires de fon cœur; 
quç d’ailleurs depuis fon abfence deux chofes 
dévoient lui ôter le deffein de retourner à Val- 
ladolid : favoir, les parens de dom Perez qui 
redemandoient leur fils, & le fécond enlève- 
ment de donna Antonia de Zayas. Notre voya* 
geur pâlit à çette nouvelle , & demeura long- 
tems interdit ; enfin , revenu à lui , il pria 
Agathe de lui dire fwcèrement ce qui s’étoit 
palTé à Valladolid depuis fon départ ; elle lui 
apprit que les parens de dom Perez n’ayant 
pu retrouver leur fils , avoient fait mettre en - 
prifon dom Manuel de Zayas & fa femme , 

& qu'ils vouloient' les faire pendre , que 
donna Antonia venoit d’être enlevée de la part > 
du roi d’Efp3gne , qu’elle lui en appren- 
droit toutes les particularités dès qu’il le fouhai- 
îeroit, Ne différez pas plus long-tems , lui dit 
le voyageur , ou de me faire mourir , ou de 
me rendre la vie ; car l’un l’autre font en 
votre puiffançe. On ne meurt pas fi facilement , 
lui répondit Agathe, & puif que vous le fcrnhai» 
îez , je vais vous apprendre çe qu’il eft 
pgriant £j U e V QU$ n’^qoriez pas, 

• • ' - ‘ V. * 


. , Digitized by Google 



du Voyageur Aérien. 345 



Hifloire de dom Francifque d' Avalos & 

. de dom Gome ? de la Cerda. 

Dom Francifque d’Avalos & dom Gomez de 
la Cerda font deux jeunes fèigneurs Efpagnols , 
également avancés dans la faveur & les bonnes 
grâces dii roi; ils ont fait leurs exercices enfem- 
b'e , & font liés d’une amitié fort étroite ; ils n’ont 
rien de réfervé entr’eux. Dom Francifque ayant 
envie de fe marier, communiqua fon deffein 
à dom Gomez , qui lui dit qu’il ne pouvoit 
mieux faire, pourvu qu’il eût jette les yeux 
fur quelque beauté digne de lui. Dom Fran- 
cifque lui répondit, que celle qu’il vouloit 
époufer , étoit la plus belle perfonne de toute 
l’Efpagne , & qu’elle méritoit de partager le 
lit du plus grand monarque du monde. C’eft 
ainfi que parlent tous les amans , dit dom Gomez; 
mais je gage que fi je voulois me marier , je 
trouverois une fille plus belle , de votre avis 
même , que celle dont vous êtes féru : vous ne 
vous connoiffez pas en beautés comme moi. 
Parbleu ! dit dom Francifque , j’accepte le 
pari , & je gage mille piftoles que vous n’en 
fattriez trouver dans tout le monde qui ap- 
proche dç celle que je vais époufer. Dom 





* % 


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346 Les Aventures 

Gômez , qui avoit entendu parler de la beauté 
de Valladolid , crut que dom Francifque étoit 
fur le point de Pépoufer ; mais il en fut bien- 
tôt détrompé quand il apprit que cette future 
étoit d’une autre province ; & comme il avoit 
eu lui-même quelques deffeins d’époufer donna 
Antonia de Zayas, qu’il favoit être eftimée la 
plus belle de toutes les Efpagnes , il mit mille 
piûoîes de gageure contre celles de Francifque , 
& fe féparèrent ; celui-ci pour aller époufer 
fa belle , celui-là pour demander au roi un 
ordre à donna Antoniade Pépoufer fur le champ : 
ce qu’il obtint facilement, & alla fur ie champ 
à Valladolid, où après avoir fignifié les ordres 
de fa majefté , il l’époufa en préfence de toute 
la ville ; les réjouiffances furent courtes dans 
ces pays éloignés de la cour , parce qu’on s’étoit 
réfervé à les recommencer à Madrid. Voilà de 
quelle manière donna Antonia vous a été en- 
levée fans doute malgré qu’elle en. eût , mais 
par une puiffance à qui il n’eft pas permis de 
réfifter. 

Notre voyageur furpris de cet accident , oit 
il n’y avoit point de remède , jetta un regard 
amoureux fur Agathe , qui fut plus éloquent 
que tout ce que l’art auroit pu lui fournir. Je 
fuis bien malheureux , dit- il , en amour , puif- 
que rien ne me réuffit de ce côté-là, fans que 



' du Voyageur Aérien. 347 
j’y ai donné occafion ; j’efpère cependant que 
ma fincérité & ma fidélité auront un jour leur 
récompenfe ; le ciel eft trop jufte pour vouloir 
toujours perfécuter un malheureux , dont la 
droiture de cœur ne s’eft pas attiré fes dif* 
graces. C’eft peut-être pour vous en mieux ré- 
çompenfer , dit Agathe , qu’il n’a pas permis 
que vous obtinfliez ce que vous fouhaitiéz avec 
tant d’ardeur 5 il fait mieux ce qui nous eft 
utile que nous-mêmes , & prend fouvent le 
foin de nous rendre heureux , malgré que nous 
en ayons. 

Toute Paffemblée loua cette fage & pieufe 
réflexion d’Agathe ; & le duc de Vafconcellos , 
qui n’avoit peut-être jamais entendu parler de 
donna Antonia de Zayas , demanda à Agathe 
li elle connoifloit fes parens , & de quelle naif- 
fance elle étoit. Agathe , pour lç fatisfaire , * 

continua ainft de parler. 

” » 

i- . 1 -J-f. . "■ 

H'ijloïrc de la naijfance prodigieuse de 
dona Antonia de Zayas. 

La naiflançe de donna Antonia de Zayas a 
quelque chofe de fi extraordinaire, que plufieurs 
eut cru qu'elle* ne pouvoir pas être fille de 



348 Les Aventures 

ceux qui paffent pour fes père & mère , à 
caufe de la grande difproportion qui fe trouve 
entre la caufe & l’effet : quelques-uns fe font 
perfuadés qu’elle ctoit fille de quelque incube, 
d’autres , qu’elle s’étoit faite elle-même , ou 
qu’elle avoit été travaillée à force de rabot 
& de cifeau ; il s’en efl trouvé même quel- 
ques-uns qui ont rappellé la fable de la flatue 
de Pigmalion ; mais aucuns d’eux n’a vile 
droit au but , ni pu pénétrer les caufes de ce 
prodige , dont je fais toutes les circonftances 
& particularités , ainli que vous le verrez par 
la fuite de cet entretien. 

Dom Jago Manuel de Zayas, père d’Antonia , 
efl l’homme le plus extraordinaire en fa fi- 
gure & en fes manières que l’on ait jamais 
vu ; il efl le plus excellent fculpteur en mar- 
bre qui ait jamais paru en Europe. Il eft fier 
& fainéant au-deffus de ce qu’on peut imagi- 
ner ; fa figure efl des plus grotefques ; ifa en- 
viron trois pieds & neuf pouces de hauteur ; 
fa taille, depuis le haut jufqu’en bas, reffembîe 
aflez à une toupie qui tourne fur fon fer: fes 
épaules fort larges s’élèvent plus de deux pou- 
ces au-deffus de fa tête, qui , à force de fe 
redreffer , s’eft fait comme une efpèce de niche 
au milieu de leur prodigieufe maflè; fa tête,' 
terminée en pointe par-haut ôt^ar-bas , s’étend 


j 

N , 


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du Voyageur Aérien. 34^ 

«depuis prefque le niveau des épaules jufqu’au 
creux de Ton eftomac ; une large bouche qui 
s’étend depuis une épaule jufqu’à l’autre, par- 
tage cette vafte tête en deux parties prefque 
égales : deux gros yeux ronds , bordés d’une 
écarlatte très- vive, femblent vouloir fortir de 
leur orbite ; fon ventre pointu., qui femble 
n’avoir été placé là que pour aider à foutenir 
l’énorme poids de cette greffe tête , lui a tou- 
jours défendu la vue de fes genoux , & même 
de fes pieds , qui dégénèrent en autant de 
fufeaux : des extrémités de fes larges épaules , 
un peu au-deffous de fes oreilles , fortent deux 
bras maigres & décharnés , qu’il croife & ap- 
puie fur fon long nez , quand ils ne font pas 
occupés ailleurs , à-peu-près comme une femme 
groffe appuie les fiens fur fon ventre. Enfin , 
ce feroit un original fans copie , fi dona Ma- 
ria de Gonofca fa fidelle époufe ne lui difpu- 
toit pas le prix de la laideur. 

C’eft une Andaloufienne montagnarde , d’une 
efpèce toute fingulière. Elle eft fort haute de 
tailie , fon épaule droite s’élève à la hauteur 
d’un pied plus que la gauche ; mais en ré- 
cômpenfe fa groffe tête couchée fur celle-ci 
eft de niveau avec l’autre , & forme comme 
une double éminence qui termine fa ftrufture 
par haut avec affez d’égalité; fa.botiche, pour 



J5d Ces AvENTÜHÉS 
s’accommoder au niveau de fa ftrufture , s’oit* 
vre immédiatement au-deffous de l’angle ex- 
terne de fon œil gauche , & defcend diago- 
nalement jufqu’à la pointe d’un gîos menton 
fi retroufle , qu’il femble avoir fait une alliance 
perpétuelle avec la pointe de fon nez de per- 
roquet ; fes deux grands yeux gardant à-peu- 
près la même proportion que la bouche , font 
fichés l’un près de la temple gauche , l’autre' 
au milieu de fa joue droite , avec cette dif- 
férence que le premier eft prefque mourant * 

& que l’autre verfe fans cefTe des larmes amè- 
res fur la perte prochaine de fon camarade* 

Elle n’a point de ventre , mais%i récompenfe 
la nature l’a doué d’une croupe qui approche 
bien de celles que les poètes donnent aux cem» f 
taures. Ses jambes font excefîivement groffes t 
uniformes & femblables à deux pilotis chargés * 
de quelque grand fardeau. La nature qui a fait 
de ces deux perfonnes deux chef-d’œuvres de 
fingularité , leur a donné une inclination fi forte 
l’un pour l’autre, qu’elle vâ jufqu’à une ja~ 
lQufie qui me paroît affez mal placée* 

Après ces portraits tirés d’après nature du 
père & de la mère de Donna Antonia , il eft 
* à propos que je vous fatisfaffe fur fa naiffance, 

& que je vous faffe connoître qu’il eft fort 
naturel qye deux monftres en laideur puiffent 
produire un prodige en beauté. 

* ’ r 

' . 


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. bu Voyageur Aérien. 351' 

Dom Manuel , fuivant l’ordre qu’il en avoit 
reçu d’un des plus grands monarques de l’Eu- 
rope , venoit d’achever la ftatue de Vénus 
Caîlipyga , en marbre fur le modèle de Scopas. 

Il avoit fi parfaitement réufli , que l’on n’a 
jamais rien vu de fi achevé dans toute l’an- 
tiquité. Il l’avoit fait de la grandeur humaine , 
afin d’en rendre les traits plus fenfibles. Charmé 
d’une û heureufe réuflite , il fit appeller ta 
femme , tant pour fe garantir de la deftinée 
de Zeuxis , que pour lui faire part de fa joie. 
Elle y vint fur le champ , èêwjgcës avoir con- 
lidéré 'de tous les côtés cette merveilleufe 
figure , elle prit un fiège vis-à-vis pour la con- 
fidérer à fon gré. Elle s’y attacha fi fort , que 
l’on eut beaucoup de peine à l’en arracher 
pour dîner ; encore pendant ce court repas 
chez les Efpagnols , quitta-t-elle la table deux 
ou trois fois pour aller contempler cette ftatne. * 
Elle ne pouvoit être deux heures fans la voir; 
& la nuit elle fe rele voit trois ou quatre fois, 
& allumoit delà chandelle pour l’y conduire. 
Sa paillon étoit d’autant plus forte , qu’elle 
étoit groffe depuis fix femaines , & durajuf- 
qu’à la fin de fon terme , où elle accoucha de 
cette merveille , qui fait l’admiration de toute 
l’Efpagne. On ne doute point que ce ne foit 
k force de l’imagination de cette mère , qui 



/ 


Les Aventures 

ait fait paffer dans le fruit qu’elle portoit tOu£ 
les traits qui l’avoit frappée. 

Pendant qu’Agathe parloit ainfi , & qu’elle 
accompagnoit fon difcours de toutes les grâces 
dont elle étoit abondamment pourvue , notre 
voyageur ne détourna pas les yeux de fur elle. 
Il lui trouva des traits encore plus piquans 
que ceux de Donna Antonia , & un efprit 
beaucoup plus folide ; ce qui le cojifola bien- 
tôt de la perte qu’il venoit de faire. Il remar- 
quoït d’ailleurs qu’Agathe avoit pour lui des 
fentimens nobles & tendres , & qu’elle s’in- 
téreffoit généreufement en tout ce qui* le re- 
gardoit. Il n’en fallut pas davantage pour le 
déterminer à lui donner fcn cœur fans réferve. 
La difficulté étoit de trouver l’occafion de lui 
marquer fon amour & fa reconnoiflance , ce 
qui n’étoit pas facile dans un lieu oii les fré- 
quentes compagnies ne permettoieat pas d’avoir 
de tête-à-tête. En tout cas fes yeux & fes 
manières s’expliquèrent fi bien , qu’Agathe ne 
douta plus qu’elle n’eût réufli dans le deffein 
de s’en faire aimer , & le regarda dès lors 
comme un parti qui ne pouvait lui échaper. 

Le doéleur Nigugno enragé de voir les bons 
fuccès de fon adverfaire , ne put s’empêcher 
de fuivre, fur le champ, les premiers mouve- 
mens qu’il avoit eus de le perdre. Il fe déroba 

de 


M 


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bu Voyageur Aérien. 353 

de la compagnie , & écrivit au grand inquifi- 
teur , qu’il y avoit chez dom Gazul, gouver- 
neur de Burgos , un certain étranger qui étoit 
forci er , afîaffin & fans religion. L’inquifition 
ne fe failit pas moins de ceux qui reçoivent 
chez eux ceux qui font accufés , que des ac- 
cufés mêmes ; fur-tout quand ils favent qu’ils 
font riches , & qu’il y a de quoi fe payer 
graffement de fes peines. Ainfi Nigugno ne 
machinoit pas moins la perte de toute la fa- 
mille de dom Gazul , que celle de fon adver- 
fairc. Mais c’étoit un étourdi qui ne réfléchif- 
foit que quand les fautes étoient commifes : 
pour comble d’extravagance , il fit avertir 
fecrettement le corrégidor de Valladolid , que 
dom Perez avoit été tué ; & que fon afiafîin 
s’étoit retiré chez le gouverneur de Burgos. 
Les pourfuites du corrégidor de Valladolid , 

, n’étoient guères à craindre pour notre voya- 
geur tant qu’il refieroit à Burgos; mais celles de 
l’inquifition font formidables à toutes perfonnes , 
dans quelque afyle qu’elles foient. Un furieux 
* orage menaçoit alors notre voyageur , dont u 
il ne fe fût jamais tiré fans l’adrefï’e & le cou- 
rage d’Agathe. Elle avoit déjà fait avertir Défi* 
planes de fe fauver fecrettement à Burgos , 
avec tous les équipages de fon maître , qui l’y 
attendoit.Le corrégidor n’ayant point de preu- 
Tome II. ' Z 


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3f4 Les Aventures 
ves de l’affaflinat de dom Perez , fe conten- 
ait de les faire garder à vue , & d’examiner 
leurs démarches. Le relie de la journée le paffa 
agréablement , fans qu’on eût aucun foupçon 
des funeftes deffeins que le dodeur Nigugno 
rouloit dans fa noire caboche. 

Le lendemain à la pointe du jour, Defplanes 
arriva à Burgos , avec tous les équipages de 
fon maître. Il étoit tout couvert de fon fang j 
les trois autres domettiques a voient été bleffés; 
mais aucune de leurs bleffures n’étoient mor- 
telle. D’abord il demanda à voir fon maître, 
qui dès qu’il l’apperçut en ce trille équipage 
lui en demanda la raifon. Seigneur , lui répon- 
dit-il , l’air d’Efpagne n’eftpaslain pour vous , 
ni pour nous. Le corrégidcr de Yalladolid , 
ayant appris que vous aviez délivré la belle 
Antonia.des mains des corfaires , s’eft ailément 
perfuadé que vous l’aimiez , oc qu’ayant appris 
que dcm Perez étoit venu de Salamanque pour 
l’époufer , vous auriez prévenu ce rival & 
lui auriez fait un mauvais parti. Dans cette„ 
penfée , il nous a fait efpiunner de près : votre 
abfence meme a contribué à augmenter les foup- 
çons.Le père de dom Perez , arrivé depuis trois 
jours à Yalladolid , fait des perquifitions ex- 
traordinaires avec ce corrégidor qui l’accom- 
pagne par-tout. Le billet d’une certaine dame 

r * * t 

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du Voyageur Aérien. 3^5 
hommée Agathe , qui s’intéreffe fort à ce qui 
vous regarde , m’ayant été rendu hier fur les 
trois heures après midi , je me préparai à 
vous venir trouver pendant la nuit : mais les 
émiflaires du corrégidor qui rodoient fans 
cefTe à l’entour de notre auberge , voyant que 
nous nous difpofions à partir de nuit , l’aver- 
tirent de faire $rmer toutes les portes de la 
ville , hormis celle de Pampelune , par où. 
ils fe doutoient bien que nous pafferions pour 
retourner en cette ville. Le corrégidor, à deux 
cens pas de cette porte , nous avoit drefle 
une embufcade de douze alguafils , à la tête 
dcfquels il étoit avec le père de dom Perez. 

Nous triomphions de joie d’être fortis de 
cette ville fans périls , Serions piquions vi- 
goureufement nos chevaux, pour venir vous 
rejoindre au plutôt , lorfque du coin d’un bof- 
quet, dans un petit vallon, nousnous fournies vus 
falués de douze coups defufilsen même-tems. 
J’ai reçu pour ma part deux coups de balle , 
l’un à la tête , l’autre au b /as gauche. II n’y 
a perfonne de nous qui n’ait eu part à cette 
brufque falutation. Ils fe font enluite jettés dans 
le chemin pour nous barrer le paflage l’épée 
à la main. Alors ne voyant plus au clair de 
la lune , que des armes blanches , & fur qu’au- 
cun des nôtres n’ayoit été dél'arçonné , cama- 

> rr •• 



35^ Lis Aventures 
racles , leur ai-je dit , il faut ici ou vaincre ", 
ou mourir en braves gens : nous fommes mon- 
tés à l’avantage & bien armés , il faut paffer 
par-deflùs le ventre de ces coquins , & leur 
rendre avec ufure en paffant , ce qu’ils nous 
ont prêté. Marchons fans leur laiffer le tems 
de fe reconnoître. A ces mots , nous fondons 
fur nos ennemis avec tant de 'fureur , que le 
corrégidor & le père de dom Perez fon tom- 
bés à nos pieds; la plupart des alguafils ont 
pris la fuite ; les autres porteront long-tems 
de nos marques. Voilà pourquoi vous nous 
voyez dans l’état où nous fommes. Mais , Sei- 
gneur , quittez au plutôt ces habits qui vous 
deviendront funeftes , & reprenez ceux qui 
vous conviennent 'beaucoup mieux. 

Son maître après avoir loué fa valeur, lui 
demanda des nouvelles de donna Antonia , 
comme s’il ne favoit rien de tout ce qui lui 
étoit arrivé. Defplanes lui répondit quelle 
avoit été enlevée par ordre de fa majefté Ca- 
tholique , & qu’on ne favoit ce qu’elle étoit 
devenue ; que dom Manuel & fon époufe , 
étaient fortis de prifon fous bonne & valable 
caution ; & que les inquifiteurs faifoient à 
Valladolid & dans les villages prochains , des 
recherches dont on ignoroit les caufes. 

Agathe qui avoit écouté fans que l’on en 


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du Voyageur Aérien. 357 
fût rien toute la fuite de ces difcours , entra 
aufîi-tôt dans la chambre de fon nouvel hôte , 
qu’elle trouva dans un équipage tout different 
des jours précédens.Elle étoit elle- même coëffée 
& habillée fi richement & fi avantageufement , 
que quand elle n’auroit pas été une des plus 
belles perfonnes de toute l’Efpagne , elle fe 
feroit cependant attiré les égards de tout le 
monde, par fon air noble & fa grande pro- 
preté. Son nouvel hôte en fut fi charmé , 
qu’il ne put s’empêcher de lui déclarer les 
fentimens de fon cœur , avec des termes li 
tendres & fi pafiionnés , qu’il n’étoit pas permis 
de douter qu’il ne fût plus amoureux qu’il ne 
l’avoit été jufqu’alors. Agathe n’étoit pas de 
ces beautés qui éblouiffent d’abord , mais fes 
traits étoient fi vifs & fi réguliers , que plus on 
la confidéroit , plus on découvroit de charmes 
dans fa perfonne , & par conféquent plus de 
raifons de l’adorer. 

L’inquifition ayant des miniftres répandus 
dans toutes les parties de l’Efpagne , eft de 
tous les tribunaux celui qui fait exécuter le plus 
promptement fes volontés. Qu’une perfonne 
foit accufée à midi , il arrive rarement qu’elle 
couche chez elle , tant les miniftres del’inquifi- 
tion font ardens & zélés à leur profit. Ce tri- 
bunal qui fait trembler les rois mêmes , 6c 

L iij 


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358 Les Aventures 
qui les oblige à lui prêter main-forte» quand 
il l’exige , eft le plus 1 édoutable de tous ceux 
de l'Efpagne , & celui où les injuftices les plus 
atroces , couvertes du manteau de la religion, 
partent pour des aéfes de vertu. Agathe avant 
entendu pa .-1er des recherches des inquifiteurs 
à Vailadoiid, ne douta pas un moment qu’elles 
ne s’étendiffent bien- tôt jufqu’à Burgos , & 
qu’elles n’euflent pour principal objet la prife 
du voyageur aérien. C’eft pourquoi elle fongea 
aux moyens de les prévenir. Comme fon nouvel 
hôte ignoroit le péril où il étoit , elle crut 
devoir l’en avertir , & lui faire connoître ce 
qu’elle étoit capable d’entreprendre pour fa 
fureté. Elle lui expofa donc en peu de mots 
le danger où il étoit ; qu’en peu d’heures les 
inquifiteurs environneroient Burgos , & n’en 
Jaifferoient fortir perfonne qui ne fût connu 
d’eux ; mais qu’il y avoit dans la citadelle de 
Burgos une ample voûte fouterraine, qui s’étend 
jufqu’à une maifon de pîaifance de fon père» 
fituée à deux lieues de là , que cette voûte 
n’étoit connue que de fon père & d’elle ; qu’elle 
étoit fermée par une groffe pierre de taille en * 
forme de porte qnarrée , qu’elle aboutiffoit au 
pied d’une muraille du jardin de la maifon de 
pîaifance dont elle lui avoit parlé , & qu’il 
feroitr facile par cette voie d’éviter les pour- 


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du Voyageur Aérien. 359 

fuites de l’inquifition. Belle & génércufe Aga- 
the , lui dit alors notre voyageur , pourquoi 
faut-il que vos bontés préviennent mesfervices? 
Qui vous oblige à vouloir du bien à une per- 
fonne qui n’a pas l’honneur d’être connue de 
vous ? Il ne s’agit pas ici de compümcns , lut 
répondit Agathe ; les inquifiteurs avec leurs 
nombreufes brigades d’alguafils & de Soldats , 
feront bien-tôt h nos portes ; préparez-vous 
à partir incelTamment avec tous vos équipages, 
que vos domeftiques Soient bien armés. Je vais 
difpofer mon coufin Alarif , & quelques-uns 
de nos amis à nous efcorier juSqu’A notre maiSon 
de plaiSance. 

A peine ctoit elle (ortie , que les fenti- 
nelles des portes de la ville accoururent de 
tous côtés chez le gouverneur , pour lui de- 
mander les clefs , attendu que la. Sainte in- 
quifition fouhaitoit entrer dans la ville, Agathe 
les renvoya dire aux chefs que le gouverneur 
n’étant pas encore levé » ils n’avoient pa. jugé 
à propos de l’éveiller fi matin , mais qu’ils 
ne tarderoient pas iong-tems à leur ouvrir. 
Elle profita de ce tems-là pour mener Ion 
hôte , dom A’arif , deux de (es amis , avec 
leurs domeftiques à l’embouchure de la voûte 
qu’elle fit ouvrir en même-tems. Qtiatre do- 
meftique^ marchoient devant , tenant un flam 

. Z-iv 


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360 Les Aventures 
beau à la main gauche , & un fabre dans la 
droite ; Pefplane étoit à leur tête : enfuite 
marchoit Agathe, ayant Ton hôte à fa gauche, 
& dom Alarif à la droite. Les deux amis de 
dom Alarif les fuivoient. Tous, hormis Agathe, 
étoient armés de bonnes épées & de bons fufils. 
Les autres domeftiques formoient l’arrière 
garde , menant par la bride chacun un cheval. 
Dès que tout l’équipage fut entré, on ferma 
la porte de pierre , & on la barricada par-de- 
dans avec de grolfes barres de fer , qui paf- 
foient au travers de plufieurs anneaux de fer 
attachés aux gonds de la porte ; précaution 
que l’on ne prenoit, que quand on craignoit 
les incurfions des Maures. 

Ils n’eurent pas fait deux cens pas à la lueur 
des flambeaux , que les chevaux, effarouchés 
par une odeur inconnue , fe cabrèrent ; 6c 
fronçant les narines, firent voir qu’il y avoit 
là quelque chôfe d’extraordinaire. Un moment 
après, Delplanes apperçut à vingt pas de lui, 
comme deux gros yeux enflammés , qui rou- 
loient de côté & d’autre. Il en approcha avec 
fes camarades , & apperçut un lézard d’Afri- 
que , d’une longueur & d’une figure prodi- 
gieiffe , qui fe traînoit lentement fur fix pieds 
fort courts. 11 avoit le dos couvert d’une écaille 

n 

noire fort épaiffe ; celle de deffous fà gorge 



du Voyageur Aérien. 361 

&; fon ventre étoit rouge moins épaiiTe. 

Il préfentoit une large &. longue gueule , garnie 
de trois rangs de dents de différentes figures: 
les unes étoient larges & unies , les autres 
crochues fe terminoient en pointes comme les 
défenfes d’un fanglier. Cet afpeft les obligea 
d'avertir ceux qui les fuivoient de fe tenir fur 
leurs gardes. Le voyageur aérien , dont Alarif 
& fes deux amis , avancèrent le fufil à la main. 
Dom Alarif, comme le meilleur tireur, lâcha 
trois balles dans la tête de ce monfire , dont 
deux ne firent que couler le long des écailles, 
mais la troifiàme lui ayant crevé l’œil gau- 
che , pénétra bien avant dans fa fervelle , ce 
qui lui fit jetter un cri effroyable ,& ouvrir 
une vafie & large gueule capable d’engloutir 
un homme tout entier. Ceux qui accompa- 
gnoient dom Alarif , profitèrent de cette oc- 
cafion , & firent une fi rude décharge dans 
cette énorme gueule , qu’il en fortit une grande 
quantité de fang & de fanie. Alors les pre- 
miers domefiiques à coup de fabre achevèrent 
d’affommerce monftre , qui roula en mourant 
contre une des parois de la voûte. Les der- 
niers domefiiques qui menoient les chevaux , « 
profitèrent du tems que l’air étoit chargé de 
nitre pour les faire paffer le long de l’autre 
côté de la voûte. 


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361 Les Aventures 

Après cette expédition , on s’arrêta quelque 
tems à cpnfidérer la prodigieufe maffe de ce 
monftre , qui depuis trente ans qu’on n’avoit 
paffé par-ià, ù nourriflbit des feules vapeurs 
de la terre , qui ne pouvoient qu’être très- 
épaiffes dans ce lieu foutcrrain. On délibéra 
eniuite de C"e que l’on feroit de ce monftre , fi on 
le tireroit de cette caverne , ou fi l’on l’y laifie- 
roit pourrir. Agathe qui l’avoit toujours moins 
appréhendé que Finquilition , fut d'avis qu’on 
le laifiât là , jufqu’à ce que les inquifiteurs fe 
fufient retirés , de peur que la curiofité de 
le voir , ne devînt ftinefte à ceux qui Fauroient 
expofé. Ainfi on le laiffa là , & l’on continua 
le voyage fans embarras , jufqu’à la maifon de 
plaifance de dom Gazul. 

Pendant ce tems-là , la reine d’Efpagne , qui 
pour de bennes raifons prenoit intérêt à ce 
qui rcgnrdoit dom Gazul & toute fa famille, 
ayant appris les deflieins des inquifiteurs contre 
ces innocens , obtint du roi une lettre de 
juflion & des alguafils , pour fe faifir de ce 
même dom Gazul , du voyageur aérien 8c 
de toute la famille , fous prétexte de leze- 
majefté , de révolte & de félonie , 8c un ordre 
de les amener au plutôt dans les prifons de 
Madrid. Le capitaine des alguafils arrivé 
à Burgos , remit d’abord entre les mains de 


du Voyageur Aérien. 363 
dom Gazul une lettre de la reine , conçue en 
ces termes. 

\ 

1 

Lettre de la reine des Efpagnes , à dom Garjil 
gouverneur de la ville & château de Burgos. 

» Ne foyez pas furpris , dom Gazul , des or- 
dres rigoureux & injuftes du roi à votre égard. 
Ils ne le font qu’en apparence. S’il y avoit 
eu quel qu’autre moyen de vous arracher des 
mains oes inquifiteurs, on l’auroit tenté- Mais 
il n’y a qué les feuls crimes de leze-majefié, 
qu’il n’eft pas permis à ces cruels vautours de 
s’interpofer. Amenez avec vous tous ceux qui 
pourraient être en péril, & fur- tout ma chère 
Agathe La Reine des Espagnes. 

Dom Gazul ayant appris les mauvais def- 
feins des inquifiteurs , s’étoit déjà retiré dans 
la citadelle ?vec fa famille &c toute la gar- 
nifon delà ville, réfolu de fe bien défendre , 
pour peu que les efeouades des inquifiteurs 
vouluffent l’attaquer. Peu de tems après , le 
père inquifiteur étant entré dans la ville , 
fomma dom Gazul de fe rendre. Mais voyant 
fa réfolution à tenir ferme , il s’avifa de courir^ 
comme un fou par les rues de la ville , avec 
fes alguafils la tête découverte , & tenant 
un crucifix à la main, afin de foulever la beur- 


# 


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364 Les Aventures 
geoifie contre fon gouverneur. La populace 
groffière & fuperftitieufe , fe rangeoit volon- 
tiers du côté de ce pieux comédien. Mais les 
perfonnes de bon fens fe moquoient de Tes 
fottes tentatives , lorfque les ordres abfolus 
du roi arrivèrent. Ce fut alors que le révé- 
rendiffime inquiliteur , & les minières de fes 
injuftices, fe retirèrent avec une courte honte. 

Les ordres du roi. n’eurent pas été plutôt 
fignifiés à dom Gazul , qu’il fortit de la cita- 
delle avec un air content , parce qu’il favoit 
le fecret , au milieu de fa famille affligée , & 
fe rendit au capitaine des gardes porteur des 
ordres. De là ils allèrent à la maifon de plai- 
fance , où le même capitaine des gardes or- 
donna à Agathe , au voyageur aérien & à dom 
Alarif , de fe rendre prifonniers avec tous leurs 
amis & leurs domeftiques. Quelques-uns vou- 
lurent fe mettre en défenfe ; mais dès qu’ils 
virent les ordres du roi , & que dom Gazul 
s’étoit auffi rendu , ils obéirent fans réfiftance. 
On les mena tous en diligence à Madrid, où 
ils furent enfermés dans les prifons avec au- 
„ tant de rigueur en apparence , que des vic- 
times que l’on s’apprêtoit à facrifier. 

La reine, impatiente de voir fa chère Agathe , 
. fit dire aux geôliers de la lui amener. Dès que 
cette belle fille fut arrivée , elle fe jetta à fes 


*» 


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du Voyageur Aerien. 36$ 

genoux , & lui protefta avec une éloquence 
que la douleur & la tendreffe animoient , 
que jamais fon père , ni aucun de fa famille 
n’avoit été affez malheureux pour fe départir 
un feul moment de l’obéiffance & du refpeft 
du à leur fouverain , & qu’elle la fupplioit 
au nom de ce quelle avoit de plus cher , de 
vouloir bien foutenir l’innocence de dom Gazul 
contre la malignité de fes accufateurs. La reine 
l’affura de fa prote&ion , & lui demanda quel 
étoit cet étranger qui étoit venu avec eux. 
Agathe lui répondit , qu’il cachoit fon nom 
& fa naiffance , mais que fa bonne mine , fes 
manières toutes nobles , fa valeur extraordi- 
naire , enfin les grandes dépenfes qu’il faifoit 
par-tout où il alloit, marquoient affez qu’il 
étoit un grand prince. La reine qui jufqu’alors 
avoit à peine fufpendu fa tendreffe , releva 
Agathe , & l’embraffa fort tendrement , & la 
faifant affeoir fur un tabouret auprès d’elle » 
lui faifoit mille queftions & ne pouvoit ceffer 
de la baifer. Elle la tenoit encore entre fes 
bras , lorfque le roi for tant de fon apparte- 
ment l’apperçut , & lui demanda pourquoi 
elle careffoit une perfonne qu’il regardoit 
» comme fon ennemie. Mais elle qui ne voyoit 
rien à craindre , ni pour le roi , ni pour 
elle , lui parla en ces termes. 



$66 Les Aventures 

X-» ■. g 

Hijloire de la belle Agathe. 

C^)uAND j’eus l’honneur de partager le lit de 
votre majefté, je fus d ux ans , à caufe de 
ma grande jeunefl'e , fans avoir d’enfans. Je 
devins enfuite greffe. Votre majefté, qui fouhai- 
toit un héritier à la couronne , dit un jour 
parmi fes courtifans , que fi j’accouchois d’un 
garçon , je ferois la reine la plus heureufe 
du monde ; mais que ft c’étoit d’une fille , 
je courtois ril'que d’encourir votre difgrace. 
Dans cette rude alternative tout ce que je 
pus faire , fut de déguifer ma grofleffe le plus 
qu’il me fut poftible , & de faire croire que 
j’avois encore trois mois , lorfqu’il ne me 
reftoit que huit jours pour mes couches. J’allai 
comme pour prendre l’air à l’Efcurial , oit étant 
accouchée peu de jours après d’une fille , je 
fis courir le bruit que je r.’avois eu qu’une 
mole. Par ce moyen je me mettois à couvert 
de votre reffentiment. Je donnai cette fille à 
élever à dom Gazul & à fon époufe , qui , 
la faifant paffer pour un fruit de leur hymen, 
en ont eu les mêmes foins que fi c’eût été . 
leur enfant. D’une fécondé couche, je vous 
donnai un héritier qui comble vos vœux pa? 

’ a - 4 >- h . ■ • 


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bu Voyageur Aérien.' 367 

tes qualités véritablement royales qu’il a. Votre 
majefté m’en a marqué fa reconnoiflance par 
les grâces qu’elle m’a accordées lorfque je les 
lui ai demandées. Dom (fazul a obtenu ainü 
le gouvernement de Burgos à ma lollicitation. 
Il s’y eft comporté en très-fidèle & très-zèié 
fujet de votre majefté. Pourquoi donc le faire 
arrêter comme un fujet rebelle ù mes volontés? 
C’eft , fire , répondit la reine , qu’il n’y avoit 
point d’autres moyens de l’arracher des mains 
desinquifiteurs qui le pourfuitoientoutrageuîe- 
ment fur de faux allégués , 6c qui vouloient 
engloutir fes grandes richeffes. La chofè étant 
ainfi , dit le roi , je ne puis qu’approuver votre 
prudence. Mais d’où viennent ces carefles que 
vous faites avec tant de paillon à la fille de 
dom GazuL? Pourquoi, fire, dit ^ reine, U 
voix de la^tature ne parle-t-elle pas au fond 
de votre cœur , comme elle parle au fond 
du nüeci ? Cette aimable fille que vous croyez 
appartenir à dom Gazul , efl fille de votre 
majeflé ; ceJle-là même dont j’accouchai à l’Ef- 
curial. A ces mots, Agathe le jetta aux genoux 
de fon père véritable, avec une modeftie mêlée 
de joie. Le roi l’ayant contemplée quelque 
tems , y remarqua prefqua tous les traits de 
la reine dans le tems qu’il l’époufa , ÔC l’ayant 
relevée , l’embraffa avec autant de tendrsfTe 


3 68 Les Aventures 

qu’avoit fait la reine , & ordonna : fur le 
champ , qu’on fît fortir des prifons tous ceux 
qui y étoient détenus , & qu’on les lui amenât. 

Ce qui fut aulîi-tôt exécuté. 

Dom Gazul marchoit à leur tête , accom- 
pagné du voyageur aérien fon hôte ; dom 
Alarif fuivoit , ayant fes deux amis à fes côtés: 
la femme du gouverneur avec Tecle fa fille 
marchoient en fuite , fui vies des domeftiques 
des uns & des autres : le roi les fit conduire 
dans la chambre de fon confeil , où il fe rendit 
peu de tems après , accompagné delà reine, 
de dom Fernand Infant , de donna Agathe In- 
fante , & de tous les grands d’Efpagne , qui 
étoient alors à la cour. D’abord fe tournant 

■4 * 

vers celui que l’on ne connoifioit encore que 
fous le nom de voyageur aérien , dont il ne pou- 
voit afiez admirer la bonne mine , il lui dit : il 
eft inutile , feigneur , de vouloir déguifer plus 
long-tems votre origine ; elle fe manifefte dans 
toutes vos aftions & dans la majefté de votre 
perfonne. Ainfi daignez nous dire franchement 
qui vous êtes , quel/» motifs vous ont amené 
en ces lieux ? Alors le voyageur aérien prit 
la parole pour fatisfaire aux volontés du roi 

& de toute l’affemblée , &c parla ainfi. 

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SUITE 

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du Voyageur Aérien. 369 


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• 

Suite de Vhijloire du Voyageur aérien . 

* 

J E fuis l’aîné de trois enfâns mâles que Guf- 
tave le-grand , qui fut tué en Allemagne , au . • 

fortir d’une viftoire complette qu’il venoit de / 

remporter fur les Impériaux, lailfa à ma mère. 

Comme je n’avois encore que douze ans , lorf- 
que ce malheur arriva , ma mère , femme des 
plus prudentes & des plus courageufes de fon. 
fexe, fe chargea des affaires du gouvernement 
pendant la minorité de fes enfaus, qui ne finit 
parmi nous qu’à l’âge de vingt-un ans. Ayant 
rétabli par fa prudence, le calme & la tran- 
quilité dans toute l’étendue des états de Suède 
& de Norvège , elle ne longea plus qu’à donner 
à fes enfans une éducation digne de leur naif- 
fance. Les belles-lettres & les exercices de la 
noblelfe faifoient toute notre occupation, & 
nous avions, mes frères & moi, une noble 
émulation à y exceller. On avoit choifi pour 
nous inftruire tout ce qu’il y avoit de meil- 
leurs maîtres en chaque difcipline ; enfin , ayant 
fini tous mes exercices à l’âge de dix-feptans, 
il me prit une forte envie de voyager par 
toute l’Europe , pour apprendre les mœurs 
Tome 11. A a • 


»• 


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j7° Les .Aventures 

& Je langage de fes divers habitans : pour le 
faire avec moins d’embarras , je ne pris avec 
moi qu’un homme de lettres , un valet-de- 
chambre & trois domeftiques. Avec cette petite 
efcorte je parcourus l’une & l’autre Prufle , 
le Dannemarck , la Mofcovie , la Pologne & 
l’Allemagne. Mon homme de lettres étant fort 
âgé , mourut en Franconie : je continuai 
mon voyage par la Hollande & par l’Angle- 
. terre , où je ne demeurai qu 'autant qu’il en 
falloit pour apprendre leurs langues ; de-là 
je paffai en France , où je fis un plus long 
féjoitr que par-tout ailleurs ; enfin , je fais 
venu dans les états de votre majefté, où je 
fuis depuis quelques mois , &C où j’ai eu dif- 
férentes aventures qui ne méritent pas que j’en 
-étourdifle les oreilles de votre majefté. 

Ici le roi lui demanda s’il n’avoit pas perdu 
i a liberté auprès de quelque belle Efpagnole. 
Guftavte lui répondit qu’il en avoit vu plu- 
fieurs d’une beauté fingulière , qu’il avoit ai- 
mées véritablement ; mais qu’il avoit été affez 
malheureux pour ne pas réuffir dans fes def- 
feins , par les fâcheux contre-tems qui étoient 
arrivés; que dans le tems qu’il parloit à fa 
majefté il étoit plus amoureux qu’il ne l’avoit 
jamais été, parce qu’il aimoit une perfonne 
élont les charmes & le mérite l’emportoient 

• - L ■, ' . *’ ' • * - » 


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d’ün Voyageur Aérien.* 371 

infiniment fur toutes celles qu’il avoit vues 
jufqu’alors; enfin , qu’il l’aimoit fi refpe&ueufe- 
ment , qu’il n’avoit pas même ofé lui déclarer 
la paflîon qu’il avoit pour elle , quoiqu’elle 
lui eût rendu tous les bons offices imagina- 
bles , & qu’il fe flattât de n’en être pas haï. 

Le roi furpris d’une paffion fi forte , & en 
même tems fi refpeétueufe , lui demanda quelle 
étoit cette belle incomparable , lui promettant 
de travailler à fa fatisfaéjhon, Guftave remercia 
le roi de fa bonne volonté, & lui nomma la 
fille ainee de dom Gazul , dont il exaggéra la 
beauté avec une éloquence fou tenue d’une 
e ttne d’une paffion extraordinaires. Guf- 
tave ne favoit pas encore qu’Agathe fût fille 
du roi & de la reine. Vous n’êtes pas de mau- 
vais goût, lui dit le roi, cette belle fille n’efl 
pas indigne de 1 alliance des plus grands princes 
du monde. J’en fuis fi perfuadé , fire , répon- 
dit Guûave , que la leule grâce que j’ofe de- 
mander à votre majefté eft de déterminer dom 
Gazul à m’accorder Agathe , & de permettre 
que notre mariage fe faffe à la vue de toute 
votre, cour. Pour le confentement de dom Ga- 
zul , dit le roi , il fera fort aifé de l’obtenir , 
je crois même que celui d’Agathe ne vous man- 
quera pas ; c’eft cependant ce dont je veux 
être pleinement inftruit avant que de paffer 

Aaij 


* 


T 


f 

371 Les Aventures 

outre : cependant agréez un appartement con- 
venable pour vous & pour votre fuite dans 
mon palais. Guftave lui témoigna combien il 
étoit fenftble à tant de bontés. Le roi & la ' 
reine fe retirèrent & emmenèrent avec eux 
Agathe , pour apprendre de fa propre bouche 
quels étoient fes fentimens pour le prince de 
Suède. Ils furent ravis d’apprendre qu’elle l’efti- 
moit affez pour vouloir partager avec lui l’une 
& l’autre fortune , en cas qu’il fallût les éprou- 
ver toutes deux. 

Cependant , comme il fe faifoit tard , le roi 
convia fes nouveaux hôtes à fouper. Il prit à 
table fa place ordinaire , .ayant la reine à fa 
droite , Guftave à 1a gauche : Agathe eut ordre 
de fe ranger auprès de fa mère , le prince in- 
fant auprès de Gufiave; quatre grands d’Efpagne 
fuivoient deux à Jeux’de chaque côté. On plaça 
enfuite les dames, dom Gazul , dom Alarif & 
fes deux amis. Le repas fut magnifique & digne 
de la majtfté de celui qui le donnoit : ce fut 
là que le roi déclara q^i’Agathe étoit fa fille , 
qu’il la donnoit à l'héritier des couronnes de 
Suède & de Norvège , 6c que le lendemain 
on.feroit les cérémonies de leur mariage avec 
toutes les fêtes &C toute la pompe qui fe pra- 
tiquent en ces occafions, Il n’y eut de toute 
l’affemblée que les feuls dom Gazul &. fon 


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d-u Voyageur Aérien. 57 j . 

époufe qui ne furent point furpris de tant de 
nouveautés. Guftave qui croyoit n’époufer que 
la fille d'un fimple gouverneur de ville , eut 
tant de joie d’apprendre que fa chère & char* 
mante Agathe éroit fille du puiffant : monarque 

- _ , T . 

des Efpagnes & des Indes, qu-’il ne fa voir fi 
tout ce qu’il voyoit n’étoit pas un fonge ; il 
remercia le roi, en termes & pafiionrrés , que 
Pon ne pou voit douter qu’il ne fentît toute 
l’étendue d’une fi rare faveur. Agathe , qui 
fie poffédoit un peu plus , marqua au roi toute 
k reconnoiflance pofiible & lé contentement 
qu’elle a voit d’un fuccès fi heureux & fi con- 
forme à fes defirs. 

Pendant que toutes ces chofes fe paffoient 
tant à Burgos- qu’à Madrid , nos deux favoris 
du roi, dom Francifque d’Alvalos êc dèm Gô- 
mez de la Cerda , avoient fait tant de dili- 
gence & terminé fi promptement leurs ma- 
riages , qu’ils arrivèrent a>vec leurs époufes 
Madrid , le foir même que le roi venoit d’ac- 
corder fa fille à l’héritier des royaumes de Suède 
& de Norvège. Ils- apprirent que le lendemain? 
on devait faire les cérémonies de leur mariage r 
qu’il y auroit desf&es, des tournois,. des bal* 
& plufieurs autres pareils tUvertiffemer» , ÔC 
fe difposèrent à y paroître avec leurs nouvelles 
époufes > à faire juger leur différend pax le 

A «a il j. » 


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174 Les Aventures 
roi même /ils convinrent même entr’eux que 
pour le faire d’une manière plus galante 6c 
plus digne d’eux, il falloit propofer le prix 
de la beauté; que les fommes qu’ils avoient 
dépofées l’un & l’autre , feroient mifes entre 
fcs mains de celle qui , au jugement du roi ôc 
de toute la cour, feroit la plus belle. 

Sur la fin du foUper du roi , ils vinrent faluer 
fa majefté , & lui rendre compte chacun dé 
Ce qtj’il avoit fait , & fur-tout de fon mariage > 
de lui demandèrent la permiflion de propofer 
le lendemain un prix confidérable en faveur 
des dames , pour, celle qui à fon jugement 
pafiferoit pour la plus belle. Le roi leur ré* 
pondit qu’il agréoit leur demande , & qu’il y 
ajouteroit un diamant d’un prix & d’une beauté 
fingulière , s’ils vouloient bien que l’infante 
entrât dans cette concurrence. Ils répondirent 
que rien ne leur feroit plus de plaifir , & que 
ce feroit là le moyen de rendre cette partie 
de la fête toute grande & toute auguüle. 

Le lendemain , toutes les perfonnes diflin- 
u- guées & même toute la bourgeoifie parut en 
habit de fête ; les dames fur-tout; poür hono- 
rer la fê{e , s’habillèrent le plus richement 
qu’elles purent : toutes les boutiques furent 
fermées pendant trois jours ; les places publi- 
ques furent ornées de belles tapifferies 6c de 


du Vôïageur Aérien. 37^ 

fleurs ; chaque bourgeois avoit fait planter u» 
mai devant fa porte ; plufieurs rùifleaux de vin 
coûtaient d’efpace en efpace pour tous ceux 
qui en vouloient boire.* 

Sur les dix heures dû matin Guftave en 
habit fuperbe, qui relevoit infiniment fa bonne 
mine , vint voir Agathe qu’il trouva parée fi 
pompeufement & fi brillante en cet équipage, 
qu’il lui dit d’abord, qu’il ne doutoit nullement 
que le prix de la beauté & du mérite ne lui 
fiât adjugé , du confentement du même doc- 
teur Niguno , s’il fe trouvoit à la' fête. Après 
quelques complimens de part & d’autre , ils 
allèrent fe jetter aux pieds du roi Su de la reine , 
& leur demander leur bénédiftion : ils en furent 
reçus avec toutes les careffes & les applau- 
diffemens poflibles. Un moment après le roi 
envoya avertir l’archevêque de Madrid de le 
venir trouver pour affaires de fon minifière. 
Il parut quelque tems après en habits ponti- 
ficaux , & fut conduit dans la chapelle du 
roi , où il donna la bénëdiftion nuptiale à 
Guftave & à Agathe, en préfence du roi ,'de 
la reine , de l’infant & de toute la çour , 6c 
célébra pontificalement la fainte méfié à leur 
intention.*'' 

« 

Cette cérémonie étant finie , & toutes lèx 
perfonnes de diftinftion étant entrées à la fiiitet 

A a iy 



37 6 L E S A V E N T ü « ! 'S 

du roi & des nouveaux mariés , dans les ap^ 
partemens , Agathe & Çuftave fuivirent la 
reine dans fon cabinet , où elle leur fit plulieurs 
préfenstrès-confidérables. Le roi convia à dîner 
tous les grands de fa cour & toutes les dames 
de qualité. Jamais noce n’a été plus belle & 
plus joyeufe que celle-là. Le roi fit placer Guf- 
tave à table dans la place qu’il occupoit lui- 
même le foir précédent , & Agathe dans celle 
de fa mère , avec chacun une couronne d’or 
fur la tête , garnie des plus belles pierreries 
de l’orient 1 . L’archevêque de Madrid fit la bé- 
ncdidion de la table. 

Cependaqf on avoit fait drefler dans la cour 
du palais du roi un magnifique échafaud , 
avec plufieurs dais , pour réjouir le peuple par 
la vue des nouveaux mariés & de toute la 
cour. Le dîner pompeux & plus prolixe que 
ce n’eft la coutume chez les Efpagnols , fut 
accompagné d’un concert admirable de luth, 
de guittares & des plus belles voix de toute 
l’Efpagne, après lequel le roi & la reine vin- 
rent prendre place fous deux magnifiques dais 
que d’on avoit drefles fur l’echafaud fufdit. 
Guflave & Agathe attendoient les ordres du 
roi pour venir occuper les deux autres à leurs 
côtés , lorfque dom Fr,ancifque menant par la 
main donna Schervilla , fille du gouverneur 



" Digiti; 




du Voyageur Aérien. 377* 

de Pampelune qu’il venoit d’époufer , & dom 
Gômez de la Cerda menant donna Antonia de 
Zayas , qu’il venoit pareillement d’époufer , 
mirent entre les mains du roi la bourfe où le 
pari fait entr’eux étoit enfermé, & le prièrent 
de vider leur différend. Tous les afliftans fu- 
rent fi éblouis à l’afped de deux fi rares beautés, 
que l’on entendit de tous côtés des acclama- 
tions de joie & d’admiration ; on ne pouvoit 
croire que l’Efpagne eût produit de femb'ables 
merveilles. Enfin , comme il arrive, les voix 
fe partagèrent , les uns donnant le prix de la 
beauté à donna Schervilla , les autres à donna 
Antonia de Zayas. 

Le roi prenant la parole , en tirant de fon 
doigt un diamant d’un prix excefTif, leur dit 
qu’il leur avoit propofé d’être de leur pari , 
s’ils vouloient bien permettre que l’infante 
entrât en concurrence avec ces deux triom- 
phantes beautés, & mit fon diamant dans la 
bourfe commune. Ces deux jeunes favoris 
n’a voient pas cru devoir faire fouvenir le roi 
de ce qu-’il leur avoit dit , parce qu’ils ne 
croyoient pas qu’il fut poffible de trouver quel- 
ques beautés qui approchaient de celle de 
leurs époufes. Cependant voyant que le roi le 
vouloit ainû,ilsy confentirent. Le roi fit aufii- 
tôt appeller l’infante , qui dès qu’elle eut falué 


Dk 


378 Les Aventures 
la compagnie avec un air majelhteux & mêlé 
de pudeur , réunit en fa perfonne les dédiions 
de toute l’alfemblée , & les fuffrages mêmes 
de nos deux favoris & de leurs époufes. Les 
uns fe récrioient fur la régularité de les traits > 
d’autres fur la délicateffe de fon teint parfemé 
de lys & de rofes : quelques-uns ne pouvoient 
affez louer fa modeftie, fon air plein de ma- 
jefté , la vivacité dè fes yeux qu’elle avoit 
les plus beaux du monde. 

Enfin l’infante d’Efpagne emporta fans dif- 
ficulté le prix fur fes concurrentes, fans que 
perfonne s’avisât d’aller contre. Mais le roi, 
judicieux , ne voulant pas décider entre fa fille 
&fes concurrentes, fit avertir Guftave de venir 
terminer ce différend. Son arrivée rt’éblouit 
guères moins Tes yeux de toutle monde, qu’avoit 
fait celle de l’infante , tant il étoit bien fait , 
d’un air doux , mais noble & d’un abord pré- 
venant. Après avoir falué le roi , la reine & 
toute l’alfemblée, il fe plaça, fous le dais 3 là 
gauche du roi. Mais quelle fut fa furprife 
quand il apperçut donna Schervilla & donna 
Antonia de Zayas fes premières maîtreffes ! elles 
ne furent pas moins furprifes lorfqu’elles trou- 
vèrent dans leur juge leur ancien amant. Enfin , 
voyant que les fuffrages de tout le monde étoient 
pour finfante , il prononça ainfi la fentgRce. 


DU VOYAORUR AÉRIEN. 

, . mm m 

Il n’eft pas jufte que perfonne fe retire mé- 
content de fon roi. La voix publique ayant una- 
nimement décerné le prix de la beauté à l’in- 
fante , cette gloire qui lui appartient , doit auflî 
lui tenir lieu de toutes chofes. Pour confoler 
la difgrace de ces deux autres merveilles , il 
faut qu’ellqi partagent le prix pour lequel elles 
font entrées enconcurrençe. Ainfi, donna Scher- 
villa , recevez cette bourfe garnie d’or , & 
vous , donna Antonia de Zayas , recevez cet 
anneau que la magnificence de fa majefté vous 

r v 

donne. 11 prit enfuite l’infante par la main, 
& là conduifit fous le dais qui lui étoit pré- 
paré auprès de la reine, & lui , alla fe placer 
dans le ûen. 

Le roi & toute l’affemblée approuva le ju- 
gement de Guftave ; on le regardoit comme 
un autre Salomon , 6c tout le monde ayant 
pris fes places , les trompettes , les haut-bois , 
les fifres , les tymbales <k les tambours an- 
noncèrent le tournoi que les grands d’Efpagne 
avoient préparé pour cette fête ; il fut des 
plus magnifiques, tous les chevaliers y cou- 
rurent la bague avec beaucoup d'adreffe & 
d’émulation : plufieurs autres divertiffemens 
fiiccédèrent les uns aux autres. A* l’arrivée de 
la nuit toute la ville fut éclairée d’illuminations 
les fouac d’artifices , les futées volantes, les ac 



: *$o Lis Aventure» 

- clamations du peuple rendirent la joie fi unî^ 
yerfelle , que les divertiflemens de la nuit ne 
cédèrent pas à ceux de la journée. 

Ces fêtes durèrent trois jours &t trois nuits 
fans aucune intermiflion , pendant ce tetns-là 
il arriva à Madrid des ambafladeurs delà part 
de la reine de Suède qui redematfioit jon fils 
aîné , attendu que fon grand âge ne lui per- 
mettoit plus de vaquer aux affaires de fon gou- 
-vernefnent ; ils furent reçus du roi & de la 
reine avec tous les honneurs poflîbles ; ils Sa- 
luèrent leur nouveau roi & leur nouvelle reine 
avec une joie qui^ ne (e peut, affez exprimer; 
le roi voulut qu’ils fuffent fpeâateurs des di- 
vertiffemens publics , en attendant que l’on 
prépareroit toutes les chofes pour le départ 
du roi 6c de la reine de Suède : il leur fit aufS 
des préfens confidérables , chacun fuivant fa 
qualité. Comme le retour du rôi de Suède 
preffoit, on choifit la route la plus courte que 
l’on put, pour le rendre en bref en fes états. 
On jugea que la voie de l’Océan feroit la plus 
courte & la plus commode ; on choifit pour 
s’y embarquer le port de Fontarabie , qui ef* 
feôivemeot paroît; le plus propre & le mieux 
fourni de bons vaiffeaux pour un voyage de 
long cours. On prépara aufll les carrofiês & 
les chariots nécefiaires pour conduire leurs 



' / A 

> • , 

ou Voyageur Aérien. 181 

t i * ^ t * 

majeftés fuéduifes jufqu’au port où ils dévoient 
s’embarquer. Agathe remercia dom Gazul de 
tous les l'oins qu’il avoit pris de fon éducation , 
& pria le roi de s’en fouvenir. Guftave té- 
moigna au roi & à la reine le chagrin qu’il 
avoit de fe réparer fi-tôt de leur chère pré- 
sence. Le roi d’Elpagne les combla de préfens 
très riches & très-précieux ; ils s’embrafsèrent 
les larmes aux yeux , & fe dirent les adieux 
les plus tendres qui fe foient jamais dits en 
de Semblables occafions. 

Fin des aventurts du voyageur aérien . 


%■■ ■ 

v . ' * • ** ' à . ' ~ ' * % 




MICROMÉGAS 

OÙ 

% 

VOYAGES DES HABIT ANS 

V 

DE L’ÉTOILE SIRIUS. 


Par Voltaire. 

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V 



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MICROMÉGAS, 

# 


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MICROMÉGAS 

O U 


VOYAGES DES H A BIT ANS 
DE L’ÉTOILE SIRIUS. 




CHAPITRE PREMIER. 

Voyage d'un habitant du monde de t étoile Sirius 
dans la planïte de Saturne & fur la Terre. 

Dans une de ces planètes qui tournent 
autour de l’étoile nommée Sirius, il y avoit 
un jeune homme de beaucoup d’efprit , que 
j’ai eu l’honneur de connoître dans le dernier 
voyage qu’il fit fur notre petite fourmillière ; 
il s’appelloit Micromégas , nom qui convient 
fort à tous les grands. Il avoit huit lieues, 
de haut : j’entends par huit lieues de haut , 
vingt-quatre mille pas géométriques de cinq 
pieds chacun. 

Tome II. B b 


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Micromégas. 

Quelques algcbriftes , gens toujours utiles 
au public , prendront fur le champ la plume, 

& trouveront que , puifque M. Micromégas , 
habitant du pays de Sirius, a de la tête aux 
pieds vingt quatre mille pas , qui font cent 
vingt mille pieds de roi, & que, nous autres 
citoyens de la terre , nous n’avons guère que £ 
cinq pieds , &c que notre globe a neuf mille 
lieues de tour; ils trouveront , dis- je , qu’il 4 
faut abfolument que le globe qui l’a produit, 
ait au jufte vingt-un millions lix cent mille 
fois plus de circonférence que notre petite 
terre. Rien n’eft plus (impie & plus ordinaire 
dans la nature. Les états de quelques fouve- 
rains d’Allem3gne ou d’Italie , dont on peut 
faire le tour en une demi-heure , comparés à 
l’empire de Turquie , de Mofcovie ou de la 
Chine, ne font qu’une très-foible image des 
prodigieufes différences que la nature a mifes 
dans tous les êtres. 

La taille de fon excellence étant de la hau- 
teur que j’ai dite, tous nos fculpteurs & tous 
nos peintres conviendront fans peine , que fa 
ceinture peut avoir cinquante mille pieds de roi 
de tour ce qui fait une très-jolie proportion. 

Quant à fon efprit, c’eft un des plus cul- 
tivés que nous ayions ; il fait beaucoup de ' 
çhofes, il en a inventé quelques-unes: il n’a- 


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Micromégas. 387 

voit pas encore*deux cens cinquante ans , 5c 
il étudioit , félon la coutume , au collège des 
Jéfuites de fa planète , lorfqu’il devina , par 
la force defonefprit, plus de cinquante pro- 
portions d’Euclide. C’eft dix huit de plui que 
Blaife Pafcal , lequel après en avoir deviné 
trente-deux en fe jouant , à ce que dit fa foeur 
devint depuis un géomètre affez médiocre, ôc 
un fort mauvais métaphyficien. Vers les quatre 
cens cinquante ans , au fortir de l’enfance , il 
difféqua beaucoup d? ces petits infe&es ; qui 
n’ont pas cent pieds de diamètre, & qui fe 
dérobent aux microfcopes ordinaires : il en 
compofa un livre fort curieux , mais qui lui 
fit quelques affaires. Le’muphti de fon pays, 
grand vétillard, & fort ignorant , trouva dans 
fon livre des propofitions fufpeétes , mal-fon- 
nantes , téméraires , hérétiques , fentant l'hé- 
réfie, & le pourfuivit vivement: il s’agiffoit 
de favoir li la forme fubflancielle des puces 
de Sirius étoit de même nature que celle des 
colimaçons. Micromégas fe défendit avec 
efprit; il mit les femmes de fon côté; le pro- 
cès dura deux cens vingt ans. Enfin le muphti 
fit condamner le livre par des Jurifconfultes 
qui ne l’avoient pas lu , & l’auteur eut ordre 
de ne paroître à la cour de huit cens années. • 
Il ne fut que médiocrement affligé d’être 

B b ij 


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388 M I C R O M E G À s: 

• 

banni d’une cour qui n’éfoit Remplie que de 
tracafleries -& de petiteffes. Il fît une chanfon 
fort plaifante contre le muphti , dont celui ci 
ne s’embarraffa guère ; & il fe mit à voyager 
de planète en planète , pour achever de fe 
former refprit & le cœur, comme on dit. 
Ceux qui ne voyagent qu’en chaife de porte 
ou en berline , feront fans doute étonnés des 
équipages de là-haut : car nous autres , fur 
notre petit tas de boue , nous ne concevons 
rien au-delà de nos ufages. Notre voyageur 
connoifloit merveilleufement les loix de la 
gravitation , & toutes les forces attraftives & 
répulfives. Il s’en fervoit fi à propos, que tan- 
tôt, à l’aide d’un rayon du foleil, tantôt par 
la commodité d’une comète , il alloit de globe 
en globe , lui & les fiens , comme un oifeau 
voltige de branche en branche. Il parcourut 
la voie laélée en peu de tems ; & je fuis obligé 
d’avouer qu’il ne vit jamais à traver les étoiles 
dont elle ert femée , ce beau ciel empiré , que 
l’illuftre vicaire Derham (e vante d’avoir vu 
au bout de fa lunète. Ce n’eft pas que je pré- 
tende que M. Derham ait mal vu , à Dieu ne 
plaife ! Mais Micromégas étoit fur les lieux ; 
c’eft un bon obfervateur , & je ne veux con- 
tredire perfonne. Micromégas , après avoir 
bien tourné , arriva dans le globe de Saturne. 


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M I C R O M k 6 A Sï '£&*! 

Quelque accoutumé qu’il fut à voir -des choies- 
nouvelles , il ne put d’abord , en voyant la 
petiteffe du globe & de fes habitans , le dé- 
fendre de ce lourire de fupériorité qui échappe 
quelquefois aux plus fages. Car r enfin , Sa- 
turne n’eft guère que neuf cens fois plus gros 
que la terre , & les citoyens de ce pays - là 
font des nains qui n’ont que mille toifes de 
haut, ou environ. Il s’en moqua un peu d’a- 
bord avec fes gens, à peu près comme ut» 
muficien italien fe met à rire de la rmHiqtte de 
Lulli , quand il vient en France. Mais comme 
le Sirien avoir un bon efprit, il comprit bien 
vite qu’un- être penfant peut fort bien n’être 
pas ridicule , pour n’avoir que fix mille pieds, 
de haut. Il fe familiarifa avec les Saturniens,, 
après les avoir étonnés. Il lia une étroite amitié; 
avec le fecretaire de l’Académie de Satprne 
homme de beaucoup d’efprit , qui n’àvoit , à 
la vérité, rien inventé, mais qui rendoit urt 
fort bon compte des inventions des autres * 
& qui faifoit paffablement de petits vers & de: 
grands calculs. Je rapporterai ici , pour la fa-- 
tisfaftion des kéfeurs, une converfation lin«- 
gulière que Micromégas eut un jour avec mors- 
lie u|pe fecretaire. 



■ 


f 

390 Micromégas. 


CHAPITRE II. 

X. '* 

Converfaùon de l'habitant de Sirius avec celui , 
de Saturne . 

• • 

près que fon excellence fe fut couchée, 

& que le fecretaire ‘fe fut approché de fon 
vifage : il faut avouer , dit Micromégas , que 
la nature eft bien variée. Oui , dit le Satur- 
nien; la nature eft comme un parterre, dont 
les fleurs... Ah, dit l’autre, laiffez-là votre 
parterre ! — Elle eft , reprit le fecretaire , comme 
une afîemblée de blondes & de brunes , dont 
les parures . . .Et qu’ai je à faire de vos brunes? 
dit l’autre.' — Elle eft donc comme une galerie 
de peintures , dont les traits ... Et non , dit 
le voyageur , encore une fois , la nature eft 
comme la nature. Pourquoi lui chercher des 
comparaifons? Pour vous plaire., répondit le 
fecretaire. — Je ne veu* point qu’on me 
plaife , répondit le voyageur ; je veux qu’on 
m’inftruife; commencez d’abord par me dire 
combien les hommes de votre globe ont de 
fens.-Nous en avons foixante & 
dit l académicien ; & nous nous plaignons tous 
les jours du peu. Notre imagination va au- 


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M r c R O M É G A S. }9* 
delà de nos befoins; nous trouvons qu’avec 
nos foixante & douze fens, notre anneau* 
nos cinq lunes , nous fommes trop bornés ; 

& , malgré toute notre curiofité & le nombre 
allez grand de pallions , qui réfultent de nos 
foixante & douze fens y nous avons tout le 
teins de nous ennuyer. Je le crois bien , dit 
Micromégas; car dans notre globe nous avons 
près de mille fens; & il nous refte encore je 
ne fais quel defir vague , je ne fais quelle in- 
quiétude qui nous avertit, fans CefTe , que 
nous fommes peu de cnôfe , & qu’il y a des 
êtres„ beaucoup plus parfaits. J’ai un peu 
voyagé ; j’ai vu des mortels fort au-deffous 
de nous; j’en ai vu de fort fupérieurs; mais 
je n’en ai vu aucuns qui n’aient plus de defirs 
que de vrais befoins , & plus de befoins que 
de fatisfaélion. J’arriverai peut-être un jour 
au pays où il ne manque rien ; mais jufqu’à 
préfent perfonne ne m a donné des nouvelles 
pofitives de ce pays - là. Le Saturnien & le ^ 
S. rien s’épuisèrent alors en conje&ures; mais,, 
après beaucoup de raifonnpmens fort ingé- 
nieux & fort incertains, il en fallut revenir 
aux faits. — Combien de tems vivez- vous ? 
dit le Sirien.-Ahibien peu, répliqua le petit 
homme de Saturne. — C’eft tout comme chez 
aous , dit le Sirien ; nous nous plaignons tou- 

B b iv 


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3 9* Micromégàs. 

» 

jours clu peu. Il faut que ce foit une loi univer- 
felle de la nature.— Hélas ! nous ne vivons , dit 
le Saturnien, que cinq cens grandes révolutions 
du foleil, (cela revient à quinze mille ans ou 
environ , à compter à notre manière. ) Vous 
voyez bien que c’eft mourir prefque au mo- 
ment que l’on eft né : notre exiftence eft un 
point , notre durée un inftant , notre globe un 
atome. A peine a-t-on commencé à s’inftruire 
un peu , que la mort arrive avant qu’on ait 
de l’expérience. Pour moi , je n’ofe faire au- 
cuns projets ; je me trouve comme un goutte 
d’eau dans un océan immenfe. Je fuis honteux, 
fur - tout devant vous , de la figure ridicule 
que je fais dans ce monde. 

Micromégas lui repartit : fi vous n’étiez pas 
philofophe , je craindrois de vous affliger , en 
vous apprennant que notre vie eft fept cens 
fois plus longue que la vôtre ; mais vous favez 
trop bien que quand il faut rendre fon corps aux 
é Siemens , & ranimer la nature fous une autre 
forme, ce qui s’appelle mourir, quand ce mo- 
ment de métamorphofe eft venu , avoir vécu 
une éternité , ou avoir vécu un jour, c'eft pré- 
cifément la même chafe. J’ai été dans des pays 
cil l’on vit mille fois plus long-tems que chez 
moi , & j’ai trouvé qu’on y murmuroit encore. 
Mais il y a par-tout des gens de bon fens qui 

« 

r ■ * * . 

! • 

/ 


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Micromégas. 39^ 
favent éprendre leur parti , & remercier l’au- 
teur de la nature. Il a répandu fur cet univers 
une profulion de variétés, avec une efpèce 
d’uniformité admirable. Par exemple , tous les 
êtres penfans font différens , & tous fe reffem- 
blent au fond par le don de la penfée & des 
defirs. La matière eft par-tout étendue ; mais 
elle a dans chaque globe des propriétés di- 
verfes. Combien comptez-vous de ces pro* 
priétés diverfes dans votre matière? -Si vous 
parlez de ces propriétés , dit le Saturnien , fans 
lefquelles nous croyons que ce globe ne pour- 
roit fubfifter tel qu’il eft , nous en comptons 
trois cens; comme l’étendue, l’impénétrabi- 
lité, la mobilité , la gravitation , la divifibilité, 
& le refte.-Apparemment , répliqua le voya- 
geur , que ce petit nombre fuffit aux vues que 
le créateur avoit fur votre petite ^habitation. 
J’admire en tout fa fagefle ; je vois par tout 
des différences ; mais aufli par-tout des propor- 
tions ; votre giobe eft petit ; vos habitans le 
font aufli ; vous avez peu de fenfations ; votre 
matière a peu de propriétés; tout cela eft l’ou- 
vrage de la Providence. De quelle couleur 
eft votre foleil , bien examiné ?— D’un blanc 
fort jaunâtre, dit le Saturnien ; & quand nous 
divifons un de fes rayons , nous trouvons qu’il 
contient fept couleurs.— Notre foleil tire fur le 


V 


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394 MicromégaS* 

rouge, dit le Sirien , & nous avons 'trente- 
neuf couleurs primitives. Il n’y a pas un fo- 
leii , parmi >jous ceux dont j’ai approché, qui 
fe refïemble , comme chez vous il n’y a pas 
un vifage qui ne foit différent de tous les 
autres. 

Après plufieurs queftions de cette nature , il 
s’informa combien de fubftances effentiellement 
différentes on comptoit dans Saturne. Il apprit 
qu’on n’en comptoit qu’une trentaine, comme 
Dieu, l’efpaçe , la matière , les êtres étendus qui 
fentent , les êtres étendus qui fèntent & qui pen- 
fent, les êtrespenfans qui n’ont point d’étendue, 
ceux qui fe pénètrent , ceux qui nefe pénètrent 
pas ,&£ le refte. Le Sirien chez qui on encomptoit 
trois cent , & qui en a voit découvert trois 
«tille autres dans fes voyages , étonn$ prodi- 
gieufement le philofophe de Saturne. Enfin, 
après s’être communiqué l’un à l’autre un peu 
de ce qu’ils favoient» & beaucoup de ce qu’ils 
«e favoient pas, après avoir raifonné pendant 
«ne révolution du foleil , réfolurent de faire 
enfemble un petit voyage philosophique. 

• 44 


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Microméoas. 



CHAPITRE III. 


Voyage des deux habitons de Sirius & de Saturne. 

]Vos deux philofophes étoient prêts à s’em- 
barquer dans l’atmofphère de Saturne , avec i 
une fort jolie provifion d’inftrumens de ma- 
thématiques , lorfque la maîtreffe du Satur- 
nien qui en eut des nouvelles vint en larmes 
faire fes remontrances. C’étoit une jolie petite 
brune qui n'avoit que fix cens foixante toifes, 
mais qui réparoit par bien desagrémens la pe- 
titefle de fa taille. Ah cruel ! s’écria-t-elle, après 
t’avoir réfifté xjt inze cens ans , lorfqu’enfin je 
com nençois à me rendre , quand i’ai à peine 

f ^flTé deux cens ans entre tes bras , tu me quittes 
our aller voyager avec un géant d’un autrer 
monde ; va , tu n’es qu’un curieux , tu n’a» 
jamais eu d’amour ; fi tu étois un vrai Satur- 
nien , tu ferois fidèle. Où vas-tu Ærnrir ? que 
veux-tu ? nos cinq lunes font moins errantes 
que toi , notre anneau eft moins changeant 
voilà qui eft fait , je n’aimerai jamais plus 
perfonne. Le philofophe l’embraflfa , pleura 
avec elle , tout philofophe qu’il étoit ; & la 
dame , après s’être pâmée, alla fe confoler avec 
. • un petit-maître du pays. 


\ 


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Microm£ga$: 

* 

Cependant nos deux curieux partirent; il* 
fautèrent d’abord fur l’anneau , qu’ils trou- 
vèrent affez plat , comme l’a fort bien deviné 
un illuftre habitant de notre petit globe; de- 
là ils allèrent aifément de lune en lune. Une 
comète paffoit tout auprès de la dernière; ilï 
s’élancèrent fur elle avec leurs domeftiques & 
leurs inûrumens. Quand ils eurent fait envi- 
ron cent cinquante millions de lieues , ils ren- 
contrèrent les fatellites de Jupiter. Ils paffèrent 
dans Jupiter meme, & y relièrent une année, 
pendant laquelle ils apprirent de fort beaux 
fecrets , qui feroient actuellement fous preffe, 
fans meffieurs les inquifitenrs qui ont trouvé 
quelques propofitions un peu dures ; mais j’ert 
ai lu le manuferit dans la bibliothèque de 
l’illuftre archevêque de***, qui m’a laiffé vom 
fes livres avec cette générofité & cette bonté 
qu’on ne lauroit affez louer. 

• Mais revenons à nos voyageurs. En fortant 
de Jupiterf' ils traversèrent un efpace d’envi- 
ron cent millions de lieues , & ils côtoyèrent 
la planète de Mars , qui , comme on fait , eft 
cinq fois plus petite que notre petit globe ; 
ils virent deux lunes qui fervent à cette pla- 
nète , & qui ont échappé aux regards de nos 
aftronomes. Je fais bien que le père Cartel 
écrira , & même affez plaifamment , contre > 


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Kïicromégas; 3 97 
l’exiftence de ces deux lunes ; mais je m’en 
rapporte à ceux qui raifonnent par analogie. 
Ces bons philofophes-là favent combien il fe- 
* roit difficile que Mars , qui eft fi loin du foleil, 

i 

fe paffât à moins de deux lunes. Quoi qu’il en 
foit , nos gens trouvèrent cela fa petit , qu’ils 
craignirent de n’y pas trouver de quoi cou- 
cher , & ils paffèrent leur chemin , comme des 
voyageurs qui dédaignent un mauvais cabaret 
de village , & pouffent jufqu’à la ville voi- 
fine. Mais le Sirien & fon compagnon fe repen- 
tirent bientôt. Us allèrent long-tems, & ne 
trouvèrent rien. Enfin , ils apperçurent une 
petite lueur, c’étoit la Terre; cela fit pitié à 
des gens qui venoient de Jupiter. Cependant, 
de peur de fe repentir une fécondé fois , ils 
r£Tolurent de débarquer. Ils paffèrent fur la 
queue de la comète , &, trouvant une au- 
rore boréale toute prête, ils fe mirent dedans, 

& arrivèrent à terre fur le bord feptentrional 
de la mer baltique , le cinq Juillet mil fept 
cent trente*fept , nouveau ffyle. 



398 Micromégas. 


CHAPITRE IV. 

Ce qui leur arrive fur le globe de la Terre , ♦ 

.A. p rés s’êjje repcfés quelque tems , ils 
mangèrent à leur déjeuner deux montagnes , 
que leurs gens leur apprêtèrent affez propre- 
ment. Enfuite , ils voulurent reconnoître le 
petit pays où ils étoient. Ils allèrent d’abord 
du nord au fud. Les pas ordinaires du Sirien 
& de fes gens étoient d’environ trente mille 
pieds de roi ; le nain de Saturne fuivoit de 
loin en halétant ; or , il falloit qu’il fît envi- 
ron douze pas , quand l’autre faifoit une en- 
jambée; figurez-vous , (s’il eft permis de faire 
de telles comparaifons) un très- petit chien dq 
manchon qui fuivroit un capitaine des gardes 
du roi de Pruffe. 

Comme ces étrangers-là vont affez vite, ils 
eurent fait le tour du globe en trente- fi x heures; 
le foleil, à la vérité, ou plutôt la terre, fait 
un pareil voyage en une journée ; mais il faut 
fonger qu’on va bien plus à fon aife , quand 
on tourne fur fon axe, que quand on marche, 
fur fes pieds. Les voilà donc revenus d’où ils 
éroient partis , après avoir vu cette mare pref- 
que imperceptible pour eux , qu’on nomme la 


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Micromégas. 399 
Méditerranée , & cet autre petit étang , qui , 
fous le nom du grand Océan, entoure la tau- 
pinière. Le nain n’en avoit eu jamais qu’à mi- 
jambe , & à peine l’autre avoit-il mouillé l'on 
talon. Ils firent tout ce qu’ils purent en allant 
& en revenant defliis & deflcus , pour tâcher 
d’appercevoir fi ce globe étoit habité ou non. 
Ils fe baififèrent , ils fe couchèrent, ils tâtèrent 
par-tout ; mais leurs yeux & leurs mains n’é- 
tant point proportionnés aux petits êtres qui 
rampent ici , ils ne reçurent pas la moindre 
fenfation qui pût leur faire foupçonner , que 
nous & nos confrères , les autres habitans de 
ce globe , avons l’honneur d’exifter. 

Le nain , qui jugeoit quelquefois un peu trop 
vite, décida d’abord qu’il n’y avoit perfonne 
terre. Sa première raifon étoit qu’il n’a- 
voit vu perfonne. Micromégas lui fit fentir 
poliment que c’étoit raifonner affez mal ; car, 
difoit-il, vous ne voyez pas avec vos petits 
yeux certaines étoiles de la cinquantième gran- 
deur , que j’apperçois très-difiindement ; con- 
cluez-vous de-là que ces étoiles n’exiftent pas ? 
—Mais, dit le Nain, j’ai bien tâté.-- Mais ^ré- 
pondit l’autre, vous avez mal fenti.— -Mais, 
dit le nain, ce globe -ci eft fi mal confirait, 
cela eft fi irrégulier , & d’ui.? forme qui me 
paroît fi ridicule ! tout femble être ici dans 
le çahos i voyez -vous ces petits ruiûeuox , 



w 


400 M I C R O M É G À si 

dont aucun ne va de droit fil , ces étangs qui 
ne font ni ronds , ni quarrés , ni ovales , ni 
(bus aucune forme régulière ; tous ces petits 
grains pointus dont ce globe eft hériffé , &C 
qui m’ont écorché les pieds ? (il vouloit parler 
des montagnes) remarquez- vous encore la 
forme de tout le globe , comme il eft plat 
aux pôles , comme il tourne autour du foleil 
d’une manière gauche, de façon que les cli- 
mats des pôles font néceflairement incultes } 
en vérité , ce qui fait que je penfe qu’il n’y 
a ici perfonne , c’eft qu’il me paroît que des 
gens de bon fens ne voudroient pas y demeu- 
rer.- Eh bien , dit Micromégas , ce ne font peut* 
,être pas non plus des gens de bon fens qui l’ha- 
bitent. Mais enfin , il y a* quelque apparence 
que ceci n’eft pas fait pour rien. Tout .vous 
paroît irrégulier ici , dites- vous , parce que 
tout eft tiré au cordeau dans Saturne & dans 
Jupiter! c’eft peut-être par cette raifon-là même 
qu’il y a ici un peu de confufion. Ne vous ai-je 
pas dit que dans mes voyages j’avois toujours 
remarqué de la variété ? Le Saturnien répliqua 
à toutes ces raifons. La difpute n’eût jamais 
fini , fi , par bonheur Micromégas , en s’é- 
chauffant à parler , n’eût cafte le fil de fon 
collier de diamans. Les diamans tombèrent ; 
ç’étoient de jolis petits karats aflez inégaux , 

dont 


y * 

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Micromégas. 401 

dont les plus gros pefoient quatre cens livres, 

& les plus petits cinquante. Le nain en ra -' 1 
mafia quelques-uns ; il s’apperçut , en les appro- 
chant de fes yeux , que ces diamans , de la 
façon dont ils étoient taillés , étoient d'ex- 
cellens microfcopes. Il prit donc un petit mi- 
crofcope de cent foixante pieds de diamètre, 
qu’il appliqua à fa prunelle ; Sc Micromégas 
en choifit un de deux mille cinq cens pieds. 
Ils étoient excellens ; mais d’abord on ne vit 
rien par leur fecours , il falîoit s’ajufter. Enfin, 
l’habitant de Saturne vit quelque chofe d’im- 
perceptible qui remuoit entre deux eaux dans 
la mer Baltique : c’étoit une baleine. Il la prit 
avec le petit doigt fort adroitement, & la 
mettant fur l’ongle de fon pouce , il la fit voir 
au Sirien , qui fe mît à rire pour la fécondé 
fois , de l’excès de petiteffe dont étoient les 
habitans de notre globe. Le Saturnien , con- 
vaincu que notre monde eft habité, s’imagina 
bien vite qu’il ne l’étoit que par des baleines ; 
& comme il étoit grand raifonneur, i! voulut 
deviner d’oit un fi petit atome tiroit fon mou- 
vement, s’il avoit des idées , une volonté , 
une liberté. Micromégas y fut fort embarrafle; 
il examina l’animal fort patiemment , & le ré- 
fultat de l’examen fut , qu’il n’y avoit pas 
çioyen de croire qu’une ame fût logée là. Les 
Tome II. C c 


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4oi Micromégas. 

deux voyageurs inclinoient donc à penfer qu’il 
n’y a point d’efprit dans notre habitation, lorf- 
qu’à l’aide du microfcope , ils apperçurent 
quelque chofe de plus gros qu’une baleine qui 
fiottoit fur la mer Baltique. On fait que dans 
ce tems-là même une volée de philofophes 
revenoit du cercle polaire , fous lequel ils 
avoient été faire des obfervations , dont per- 
fonne ne s’étoit avifé jufqu alors. Les gazettes 
dirent que leur vaiffeau échoua aux côtes de 
Bothnie, & qu’ils eurent bien de la peine à 
fe fanver. Mais on ne fait jamais dans ce monde 
le deffous des cartes. Je vais racorçten.ingénue- 
ment comme la chofe fe pafla , fâns y rien 
mettre du mien; ce qui n’eft pas un petit 
effort pour un Hiftorien. 


CHAPITRE V. 

Expériences & raifonnemens des deux Voyageurs. 

JNÆicro mégas étendit la main tout dou- 
cement vers l’endroit oii l’objet paroiffoit ; 6c 
avançant deux doigts, & les retirant par la 
crainte de fe tromper, puis les ouvrant & les 
ferrant, il faifit fort adroitement le vaifleau 
qui portoit ces meffieurs , & le mit encore 


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Micromégas. 405 

fur fon ongle , fans le trop preffer , de peur 
de l’écrafer. Voici un animal bien différent du 
premier , dit le nain de Saturne ; le Sirien mit 
le prétendu animal dans le creux de fa main. 
Les paffagers & les gens de l’équipage qui s’é- 
toient cru enlevés par un ouragan , & qui 
fe croyoient fur une efpèce de rocher, fe 
mettent tous en mouvement , les matelots 
prennent des tonneaux de vin , les jettent fur 
la main de Micromégas , & fe précipitent après . 
Les géomètres prennent leurs quartS'de-cercIe , 
leurs fe&eurs, & des filles Lapponnes, & def- 
cendent fur les doigts du Sirien. Ils en firent 
tant, qu’il fentit enfin remuer quelque chofe 
qui lui chatouilloit les doigts ; c’étoit un bâton 
ferré qu’on lui enfonçoit d’un pied dans l’in-^ 
dex; il jugea par ce picotement qu’il étoit forti 
quelque chofe du petit animal qu’il tenoit. Mais 
il n’en foupçonna pas d’abord davantage. Le 
microfcope qui faifoit à peine difcerner une 
. baleine & un vaiffeau , n’avoit point de prife 
fur des êtres auffi imperceptibles que les hom- 
mes. Je ne prétends choquer ici la vanité de 
perfonne , mais je fuis obligé de prier les im- 
portans de faire ici une petite remarque avec 
moi : c’eft qu’en prennant la taille des hommes 
d’environ cinq pieds , nous ne faifons pas fur 
la terre une plus grande figure , qu’en feroi 
* . C c ij 


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404 Micromégas. 

fur une boule de dix pieds de tour , un animal 
qui auroit à peu près la fix cent millième par- 
tie d’un pouce en hauteur. Figurez-vous une 
fubftance qui pourroit tenir la terre dans fa 
main , & qui auroit des organes en proportion 
des nôtres (& il fe peut très-bien faire qu’il y 
ait un grand nombre de ces fubftances ) , & 
concevez, je vous prie, ce qu’elles penfe- 
roient de ces batailles qui nous ont valu deux 
villages qu’il a fallu rendre. 

Je ne doute pas que fi quelque capitaine de 
grands grenadiers lit jamais cet ouvrage , il ne 
hauffe de deux grands pieds au moins les bon- 
nets de fa troupe ; mais je l’avertis qu’il aura 
beau faire, & que lui & les Cens ne feront 
jamais que des infmimens petits. 

Quelle adreffe merveilleufe ne fallut-il donc 
pas â notre philofophe de Sirius , pour apper- 
cevoir les atomes dont je viens de parler ■ 
Quand Leuwenhoeck & Hartfoek virent les 
premiers , ou crurent voir , la graine dont 
nous fommes formés , ils ne firent pas, à beau- 
coup près , une fi étonnante découverte. Quel 
plaifîr fentit Micromégas en voyant remuer 
ces petites machines , en examinant tous leurs 
tours, en les fuivant dans toutes leurs opéra- 
tions ! comme il s’écria ! comme il mit avec 
jôie un de fes microfcopes dans les mains de 


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Micromégas. 405 
fon compagnon de voyage! Je les vois, di- 
foient-ils tous deux à-la-fois ; ne les voyez- 
vous pas qui portent des fardeaux, qui fe 
baillent , qui fe relèvent? En parlant ainfi, les 
mains leur trembloient , par le plaifir de voir 
des objets fi nouveaux , & par la crainte de 
les perdre. Le Saturnien , paffant d’un excès de 
défiance à un excès de crédulité , crut apper- 
cevoir qu’ils travailloient à la propagation. 
Ah! difoit-il, j’ai pris la nature fur le fait. 
Mais il fe trompoit fur les apparences ; ce qui 
n’arrive que trop , qu’on fe fervede microf- 
copes, ou non. 


Chapitre VI. 

i ' 

Ce qui leur arriva avec les hommes. 

M icromégas, bien meilleur obfervateur 
que fon nain , vit clairement que les atomes 
fe parloient; & il le fit remarquer à fon com- 
pagnon , qui , honteux de s’être mépris fur 
l’article de la génération, ne voulut point 
croire que de pareilles efpèces puffent fe com- 
muniquer des idées. Il avoit le don des langues , 
aufîi-bien que le Sirien : il n’entendoit point 
parler nos atomes , & il fuppofoit qu’ils n.e 
parloient pas. D’ailleurs , comment ces êtres 

C c iij 



4o6 Micromégas. 
imperceptibles auroient-ils les organes de la 
voix , S C qu’auroient-ils à dire ? Pour parler , 
il faut penler , ou à peu près ; mais s’ils pen- 
foient , ils auroient donc l’équivalent d’une 
ame. Or, attribuer l’équivalent d’une ame à 
cette efpèce , cela lui paroiffoit abfurde. Mais, 
dit le Sirien , vous avez cru tout à l’heure 
qu’ils faifoient l’amour ; efl-ce que vous croyez 
qu’on puiffe faire l’amour fans penfer & fans 
proférer quelque parole , ou du moins fans fe 
faire entendre ? Suppofez-vous d’ailleurs, qu’il 
foit plus difficile de produire un argument 
qu’un enfant ? Pour moi , l’un & l’aurre me 
parorffent de grands myftères. Je n’ofe plus ni 
croire , ni nier , dit le nain , je n’ai plus d’o- 
pinion. Il faut tâcher d’examiner ces infeâes, 
n nous raifonnerons après. C’eft fort bien dit , 
reprit Micromégas; & auffi-tot il tira une paire 
de cifeaux , dont if fe coupa les ongles , & 
d’une rognure de l’ongle de fon pouce , il fit 
fur le champ une efpèce de grande trompette 
parlante comme un vafte entonnoir, dont il 
mit le tuyau dans fon oreille. La circonfé- 
rence de l’entonnoir enveloppoit le vaiffeau 
■ & tout l’équipage. La voix la plus foible en- 
troit dans les fibres circulaires de l’ongle ; de 
forte que, grâce à fon indufirie, le philofophe 
de là haut entendit parfaitement le botirdon- 


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I 

f 

M 1 C R O M É G A S. 407 

nement de nos infe&es de là-bas. En peu 
d’heures il parvint à diftinguer les paroles, & 
enfin , à entendre le françois. Le nain en fit 
autant, quoiqu’avec plus de difficulté. L’éton- 
nement des voyageurs redoubloit à chaque 
inftant. Ils entendoîent des mites parler d’affez 
bon fens : ce jeu de la nature leur paroiffoit inex- 
plicable. Vous croyez bien que le Sirien & fon 
nain brfiloient d’impatience de lier converfa- 
tion avec les atomes ; il craignoit que fa voix 
de tonnerre, & fur- tout celle de Micromégas, 
n’affourdît les mites fans en être entendue. Il 
falloir en diminuer la force : ils le mirent dans 
la bouche des efpèces de petits cure-dents,dont 
le bout , fort effilé, venoit donner auprès du 
vaiffeau. Le Sirien tenoit Je nain fur fes ge- 
r.oux,"] & le vaiffeau avec l’équipage fur un 
ongle. Il baiffoit la tête, & parloit bas. Enfin , 
moyennant toutes ces précautions , & bien 
d’autres encore , il commença ainfi fon dif— 
cours : 

Infeftes invifibles , que la main du créateur 
s’eft plu à faire naître dans l’abîme de l’infini- 
ment petit , je le remercie de ce qu’il a daigné 
me découvrir des fecrets qui fembloient im- 
pénétrables. Peut-être ne daigneroit-on pas vou 
regarder à ma cour ; mais je ne méprife per- 
fonne, & je vous offre ma proteûion. 

C c iv 

. * 

H 

\ t 


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408 M I C R O M É G A 5. 

Si jamais il y a eu quelqu’un d’étonné , ce 
furent les gens qui entendirent ces paroles. Ils 
ne pouvoient deviner d’oh elles partoient. 
L’aumônier du vailTeau récita les prières des 
cxorcifmes , les matelots jurèrent , & les phi- 
losophes du vailTeau firent un fyftême ; mais 
quelque fyftême qu’ils fiflent, ils ne purent 
jamais deviner qui leur parloit. Le nain de 
Saturne qui avoir la voix plus douce que Mi- 
cromégas , leur apprit alors en peu de mots 
à quelles efpèces ils avoient à faire. Il leur 
conta le voyage de Saturne , les mit au fait 
de ce qu’étoit monfieur Microtnégas; &, après 
les avoir plaints d’être fi petits; il leur demanda 
s’ils avoient toujours été dans ce miférable état 
li voifin de l’anéanîiffement, ce qu’ils faifoient 
dans un globe qui paroiffoit appartenir à des 
baleines , s’ils étoient heureux , s’ils multi- 
plioient , s’ils avoient une ame ? & cent autres 
queftions de cette nature. 

Un raifonneur de la troupe , plus hardi que 
les autres , & choqué de ce qu’on doutoit de 
fon ame, obferva l’interlocuteur avec des pi- 
nuîes braquées fur un quart-de-cercle , fit deux 
flations, & à la troifième il parla ainfirvous 
croyez donc - , monfieur , parce que vous avez 
mille toifes depuis la tête jufqu’aux pieds, que 
vous êtes un... Mille , toifes ! s’écria le nain ; jufte 




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M.icromegas, 409 

ciel ! d’où peut-il favoir ma hauteur ? mille 
toifes ! il rte Te trompe pas d’un pouce ; quoi ! 
cet atome m’a mejfuré ! il eft géomètre ! il 
connoît ma grandeur ! & moi qui ne le vois 
qu'à travers un microfeope , je ne connois 
pas encore lafiennelüui, je vous ai mefuré, 

• dit le phyficien , & je mefurerai bien encore 
votre grand compagnon. La propofition fut 
acceptée ; fon excellence fe coucha de fon 
long ; car s’il fe fut tenu debout , fa tête eût 
été trop au-deffus des nuages. Nos philofophes 
lui plantèrent un grand arbre dans un endroit 
que le dofteur Swift nommeroit , mais que 
je me garderai bien d’appeller par fon nom, 
à caufe de mon grand refpeâ pour les dames. 
Puis par une fuite de triangles liés énfemble , 
ils conclurent que ce qu’ils voyoient, étoit, 
en effet , un jeune homme de cent vingt mille 
pieds de roi. 

Alors Micromégas prononça ces paroles : je 
vois plus que jamais qu’il ne faut juger de rien 
fur fa grandeur apparente. O dieu ! qui avez 
donné une intelligence à des fubftances qui 
paroiffoient fi méprifables , l’infiniment petit 
vous coûte aufli peu que l’infiniment grand ; 
& , s’il eft poflible qu’il y ait des êtres plus 
petits que ceux - ci , ils peuvent encore avoir 
un efprit fupérieur à ceux de ces fuperbes 



4X0 Micromégas. ' 

animaux que j’ai vus dans le ciel, dont le pied 
feul couvriroit le globe où je fuis defcendu. 

Un des philofophes lui répondit , qu’il pou- 
voit en toute sûreté croire qu’il eft,en effet, 
des êtres intelligens beaucoup plus petits que 
l’homme. 11 lui conta , non pas tout ce que 
Virgile a dit de fabuleux fur les abeilles , mais 
ce que Swammerdam a découvert, & ce que 
Réaumur a difféqué. Il lui apprit enfin qu’il y 
a des animaux qui font pour les abeilles , ce 
que les abeilles font pour l’homme, ce que 
le Sirien lui-même étoit pour ces animaux fi 
vaftes dont il parloit , & ce que ces grands 
animaux font pour d’autres fubftances, devant 
lefquelles ils ne paroiffent que comme des 
atomes. Peu à peu la converfation devint in- 
téreffante , & Micromégas parla ainfi. 


Chapitre VII. 
Converfation avec les hommes. 

, * A 

v) atomes intelligens ! dans qui l’être éternel 
s’eft plû à manifefter fon adreffe & fa puiflance , 
vous devez fans doute goûter des joies bien 
pures fur votre globe ; car ayant fi peu de 
matière, &-paroiffant tout çfprit, vous devez 
' /■ • 


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Micromégas, 411 

paffer votre vie à aimer & à penfer , c’eft la 

véritable vie des efprits. Je n’ai vu nulle part 

le vrai bonheut, mais il eft ici fans doute. A 

ce difcours tous les philofophes fecouèrent la 

tête , & l’un d’eux , plus franc que les autres, 

avoua de bonne-foi, que fi l’on en excepte un 

petit nombre d’habitans fort peu confidérés , 

tout le refte eft un alfemblage de fous , de 

médians & de malheureux. Nous avons plus 

de matière qu’il ne nous en faut, dit-il, pour 

faire beaucoup de mal , fi le mal vient de la 

matière , & trop d’efprit , fi le mal vient de 

l’efprit. Savez-vous bien , par exemple , qu’à 

l’heure que je vous parle , il y a cent mille 

fous de notre efpèce , couverts de chapeaux, 

qui tuent cent mille autres animaux couverts 
1 / • 
d’un turban , ou qui font maffacrés par eux , 

& que prefque par toute la terre c’eft: ainfi 
qu’on en ufe de tems immémorial? Le Sirien 
frémit , & demanda quel pouvoit être le fujet 
de ces horribles querelles entre de fi chétifs 
animaux. Il s’agit , dit le philofophe, de quel- 
ques tas de boue grands comme votre talon. 
Ce n’eft pas qu’aucun de ces millions d’hom- 
mes qui fe font égorger , prétende un fétu fur 
ces tas de boue. Il ne s’agit que de favoir s’il 
appartiendra à un certain homme qu’on nomme 
Sultan, ou à un autre qu’on nomme, je ne fais 



4n Microméga s. 
pourquoi , Céfar. Ni l’un ni l’autre n’a jamais 
vu , ni nç verra jamais le petit coin de terre 
dont il s’agit ; & prefqu’aucun-de ces animaux 
qui s’égorgent mutuellement , n’a jamais vu 
l’animal pour lequel ils s’égorgent. 

Àh malheureux ! s’écria le Sirien avec in- 
dignation , peut -on concevoir cet excès de 
rage forcenée ? Il me prend envie de faire trois 
pas , & d’écrafer de trois coups de pieds toute 
cette fourmilière d’alîaflins ridicules. Ne vous 
en donnez pas la peine , lui répondit-on ; ils 
travaillent afTez à leur ruine. Sachez qu’au bout 
de dix ans , il ne refte jamais la centième partie 
de ces mifcrables; fâchez que quand même ils 
n’auroient pas tiré l’épée , la faim , la fatigue 
ou l’intempérance les emportent prefque tous. 
D’ailleurs , ce n’eft pas eux qu’il faut punir , 
ce font ces barbares fédentaires, qui , du fond 
de leur cabinet, ordonnent, dans le tems de 
leur digeftion, le maflacre d’un million d’hom- 
mes , & qui enfuite en font remercier Dieu fo- 
lemnellcment. Le voyageur fe fentoit ému de 
pitié pour la petite .race humaine , dans la- 
quelle il découvroit de fi étonnans contraftes. 
Puifque vous êtes du petit nombre des fages , 
dit-il à ces meilleurs, & qu’apparemment vous 
ne tuez perfonne pour de l’argent , dites-moi , 
je vous en prie, a quoi vous vous occupez? 


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Micromécas. 4T3 

Nous dilîéquons des mouches , dit le philo- 
fop’ne ; nous mefurons des lignes ; nous ailem- 
blons des nombres; nous fommes d’accord t'vir 
deux ou trois points que nous entendons , &c 
nous difputons fur deux ou trois mille que 
nous n’entendons pas. Il prit aufil-tôt fantaifie 
au Sirien & au Saturnien d’interroger ces atomes 
penfans, pour favoir les choies dont ils con- 
venoient. Combien comptez-vous, dit-il, de 
l’étoile de la Canicule à la grande étoile des 
Gerneaux ? Ils répondirent tous à la fois , 
trente-deux degrés & demi. Combien comptez- 
vous d’ici à la lune? Soixante demi-diamètres 
de la terre eu nombres ronds. Combien pèfe 
votre air ? Il croyoit les attraper ; mais tous 
lui dirent que l’air pèfe environ neuf cens fois 
moins qu’un pareil volume de l’eau la plus 
légère , & dix-neuf cens fois moins que l’or 
de ducat. Le petit nain de Saturne , étonné de 
leurs répocfes , fut tenté de prendre pour des 
forciers ces mêmes gens, auxquels il avoir re- 
fufé une ame un quart-d’heure auparavant. 

Enfin , Micromégas leur dit : puifque vous . 
favez fi bien ce qui eft hors de vous , fans 
doute vous favez encore mieux ce qui eft en 
dedans. Dites-moi ce que c’eft que votre ame, 
& comment vous formez vos idées? Lesphi- 
lofophes parlèrent tous à la fois comme aupa- 



414 M 1 e R O M É G A s.' 

ravant ; mais ils furent tous de différens avis. 
Le plus vieux citoit Ariftote ; l’autre pronon- 
çoit le nom de Defcartes ; celui-ci , celui de 
Mallebranche ; cet autre , celui de Leibnitz : 
un autre , celui de Locke. Un vieux Péripa- 
téticien dit tout haut avec confiance , l’ame 
eft une entéléchie, & une raifon par qui elle a 
la puiflance d’être ce qu’elle eft. C’eft ce que 
déclare expreffément Ariftote, page 633 , de 
l’édition du Louvre: 

E'mi^eîk «fi , &c. 

Je n’entends pas trop bien le grec , dit le 
géant : ni moi non plus , dit le mite philofo- 
phique. Pourquoi donc , reprit le, Sirien , ci- 
tez-vous un certain Ariftote en grec ! C’eft, 
répliqua le {avant , qu’il faut bien citer ce 
qu’on ne comprend point du tout dans la lan- 
gue qu’on entend le moins. 

Le Cartéfien prit la parole , & dit : l’ame 
eft un efprit pur, qui a reçu dans le ventre 
de fa mère toutes les idées métaphyfiques, & 
qui , en fortant de-là , eft obligée d’aller à l’é- 
cole , & d’apprendre tout de nouveau ce 
qu’elle a fi bien fu , & qu’elle ne faura plus. 
Ce n’étoit donc pas la peine, répondit l’ani- 
mal de huit lieues , que ton ame fût fi favante 
dans le ventre de ta mère , pour être fi igno- 



Micromégas; 415 
rante quand tu aurois de la barbe au mentonj 
Mais qu’entends - tu par efprit ? Que me de- 
mandez-vous là ? dit le raisonneur , je n’en ai 
point d’idées ; on dit que ce n’eft pas de la 
matière. Mais fais -tu au moins ce que c’eft 
que la matière? Très-bien, répondit l’homme. 
Par exemple , cette pierre eft grife , & d’une 
telle forme; elle a Ses trois dimenfions; elle 
eft pefante & divifible. Eh bien , dit le Sirien, 
cette chofe qui te paroît être' divifible , pe- 
fante & grife, me dirois-tu bien ce que c’eft? 
tu vois quelques attributs , mais le fond de la 
chofe, le connois-tu ? Non , dit l’autre. Tu ne 
fais donc point ce que c’eft que la matière. 

Alors, monlieur Micromégas adreffant la 
parole à un autre fage qu’il tenoit fur fou 
pouce , lui demanda ce que c’étoit que fon 
ame , & ce qu’elle faifoit? Rien du tout, ré- 
pondit le philofophe Malebranchifte ; c’eft 
Dieu qui fait tout pour moi ; je vois tout en 
lui ; je fais tout en lui ; c’eft lui qui fait tout 
fans que je m’en mêle. Autant vaudrait ne pas 
être , reprit le fage de Sirius. Et toi, mon anii , 
dit-il à un Leibnitzien qui étoit là, qu’eft-ce 
que ton ame? C’eft, répondit le Leibnitzien, 
une aiguille qui montre les heures pendant 
que mon corps carillonne , ou bien , fi vous 
voulez , c’eft elle qui carillonne pendant que ‘ 



4 J 6 Micromégas. 
mon corps montre l’heure ; ou bien mon ame 
eft le miroir de l’univers , & mon corps eft 
la bordure du miroir : cela eft clair. 

♦ 

Un petit partifan de Locke étoit là tout au- 
près; & quand on lui eut enfin adrefle la pa- 
role : je ne fais pas , dit-il , comment je penfe ; 
mais je fais que je n’ai jamais penfé qu’à 
Foccafion de mes fens. Qu’il y ait des fubftan- 
ces immatérielles & intelligentes , c’eft de quoi 
je ne doute pas ; mais qu’il foit impofiible à 
Dieu de communiquer la penfée à la matière , 
c’eft de quoi je doute fort. Je révère la puif- 
fance éternelle; il ne m’appartient pas de la 
borner ; je n’affirme rien ; je me contente dé 
croire qu’il y a plus de chofes poffibles qu’on 
ne penfe. 

L’animal de Sinus fourit : il ne trouva pas 
celui-là le moins fage ; & le nain de Saturne 
auroit embraffé le feélateur de Loke , fans 
l’extrême difjproportion. Mais il y a^oit là, 
par malheur, un petit animalcule en bonnet 
quarré, qui coupa la parole à tous les animal- 
cules philofophes ; il dit qu’il favoit tout le fe- 
cret ; que cela fe trouvoit dans la fomme de 
faint Thomas ; il regarda de haut en bas les 
deux habitans céleftes ; il leur foutint que 
leurs perfonnes , leurs mondes , leurs foleils , 

‘ J^urs étoiles , tout étoit fait uniquement pouf 
' , l’homme 


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Micromégas. 417 

l’homme. À ce discours , nos deux voyageurs 
fe laiffèrent aller l’un fur l’autre , en étouffant 
de ce rire inextinguible, qui, félon Homère, 
efl le partage des dieux, leurs épaules 6c leurs 
ventres alloient & venoient , 6c dans ces con- 
vulfions , le vaifTeau que le Sirien avoit fur 
fon ongle tomba dans une poche de la culotte du 
Saturnien. Ces deux bonnes gens le cherchèrent 
long tems ; enfin , ils retrouvèrent l’équipage , 
& le ratifièrent fort proprement. Le Sirien reprit 
les petites mites ; il leur parla encore avec beau- 
coup de bonté , quoiqu’il fût un peu filché dans 
le fond du cœur de voir que des infiniment pe- 
tits eufTent un orgueil prefqu’mfiniment grand. 
Il leur promit de leur faire un beau livre de 
philofophie , écrit fort menu , pour leur ufage, 
& que dans ce livre ils verroient le bout des 
chofes. Effeélivement , il leur donna ce vo- 
lume avant fon départ: on le porta à Paris à 
Pacadémie des fciences ; mais quand le fecre- 
taire l’eut ouvert, il ne vit rien qu’un livre tout 
blanc : ah! dit-il, je m’en étois bien douté. 

« • 


Dd x> 


Fin de Micromégas. 


Tome ll\ 




f 


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4tS 


TABLÉ. ; 


T A B LE 




k * 


DES VOYAGES IMAGINAIRES 

• 'î 

Contenus dans ce Volume. 

Suite des Hommes Volans. 


iA- VERTISSEMENT de l'Editeur , Page vij 
ChaP. XXXIX. Defcription des appartement 
du roi. Wilkins y efl introduit. Moucherait 
convoqué, Çonverfation de Wilkins avec le roi 
fur la religion , . ■ L 

Chap. XL. Réflexions de Pierre. Avis à fon fils 6* * 
à fa fille. Globes de lumière ; créatures vivantes . 
■ ( Il prend Malech à fon fervice. N afgig découvre à 
> Pierre un complot formé à La cour. ; Révolte de 
Gavingrunty y, • IJ 

Chap. XLI. Moucher att afifemblt. Dif cours des 
R a gants & des Colambs. Pierre établit la reli- 
gion. Il informe le roi d'un complot. Envoie 
A afgig au vaijfeau , pour en apporter du ca- 


non 




2ŸL 


i Chap. XL1I. Le roi entend Barbarfa 6* Tafpi •» 
parler enfemble de leur complot, rierre les accufe 
en plein Moucheratt. Pif font condamnés 6* 
exécutés, Nicor fe fournit & efl relâché , 4 l 

i ' \ "n *1^1 

* V » ■ ■■ — 


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• •* ' 


table; 41 9 

CÎHAP. XLIII. Nafgig revient avec le canon, Pierre 
lui en apprend, h fervice : il fe dejiine une garde , 
& régie tordre de fa marche contre Harlokin. 
Combat entre Nafgig & le général des rébelles. 
Pierre revient avec la tête d' Hnrlokin. On vient 
au-devant de lui. Réjouiffances publiques. Efola - 
V vage aboli , 55 

Çhap. XLIV. Pierre propofe de faire la vif te des 
provinces révoltées. Il change le nom du pays , 
établit la religion du côté de touif t & y abolit 
tefclavage. Lafméel revient avec Pierre. Pierre 
lui en feigne à lire & à écrire. Le roi-cf furpris 
. de cette correfpondance. Pierre décrit du roi la. 

forme a un animal 75 

Chap. XLV. Pierre envoie chercher fa famille. Il 
va vif ter la ville. Defcription de cette ville & du 
pays. Fonta ines chaudes & froides , 90 

Çhap. XLV v^Hifoïre fabuleufe de la popula- 
tion de ce pays. Sa police & fon gouvernement. 
Difcours de Pierre fur le commerce. Arrivée . 
d'Youwarky . Elle invite le roi & les nobles À 
un grand fef in , 6 * envoie chercher de la volaille 
y à Graundevolet , ïoS 

ÇHAP. XLVII. Pierre va che £ fon beau-pbre. IL 

« 

traverfe tes montagnes noires. Voyage au mont 
Alkoé. Il gagne les mineurs ; défait les troupes 
du gouverneur ; fait proclamer roi Georigetti ; 
prend le gouverneur prifonmer , & lui rend' fon 

D ij 


,1 


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TABLE.' 


4io 

gouvernement ; fait des loix du confentement du 
peuple y & retourne à Brandleguarp avec des dé- 
putés , 113 , 

Ch AP. XLVIII. Pierre arrive avec les députés: 
Us préfente au roi. On prend la réfolurion Jfy 
envoyer une col nie: Nafgig en cjl fait gouver- 
neur. Manière de ckoifir ceux qu'on envoie dans 
cette colonie. Courfe danj l'air , & à quel deffein. 
Walji remporte le prise. On découvre que défi 

une Gawry , • u • 149 

Ch AP. XLIX. La courfe réconcilie les deux royau - 
mes. La colonie part , bâtit une ville . Pierre va 
vif ter U pays : il entend parler d'une prophétie 
de Stygée , fille du roi de Norbon. Il s’y tranf- 
porte ; tue le neveu du roi ; accomplit la prp. 
phétie , en faifant épouftr Stygée à Georigetti. 

Il revient y _j 167 

Ch AP. L. Dif cours entre Pierre & Georigetti fur 
le mariage. Pierre propofe Stygée au roi , qui 
confent à tépoufer. Il raconte ce qu'il a fait à 
Norbone. Le mariage ef termine. Cérémonie à 
cette occafion. Pierre va à Norbortt , y établit 
un commerce libre arec le mont Alkoe. U engage 
des commerçons à s'établir à Norbone , & fait 
tranf porter du bétail au mont Alkoé f 185 

Ch AP. LI. Pierre , en parcourant fes livres , trouve 
une bible latine , qu'il entreprend de traduire. Il 

enfeigne les Ut très à quelques uns des ragams . 

* * * ~ 


TABLE 411 

Il établit une manufacture de papier. Fait lire la 
bible aux Ragams. Ceux-ci aprennent aux autres 
à lire & à écrire. Il tient une foire dans Us mon - 
tagnes noires. Réflexion de Pierre fur Us habits 
de ce pays , > v • 195 

CHAP. LII. Les enfans de Pierre font pourvus. 
Mort de Yoawarky. Comment le roi & la reine 
paffcnt leur vie. Il prend à Pierre une grande 
mélancolie. Il veut aller faire un tour en AngU- 


terre , & en imagine Us moyens. Il ejl emporté au - 

deffus des mers. 

X04 

t . 

Le Voyageur Aérien. 


Hiftoire du Voyageur Aérien y 

116 

Hiftoire de la belle Liriane 

iiS 

Hiftoire de Dorothée , -r.' *’ 

242 

Suite de l' Hiftoire de la belle Liriane , 

M 3 


Agréable & favante difpute entre don Lope £ de 
Nigugno t Théatin , docteur en théologie à Sa- 
lamanque y & le Voyageur Aérien , e 19 1 


Suite des aventures du Voyageur Aérien , 3 o 


Hiftoire d' A ntonia de Zayas , 


Hiftoire des Pèlerins de S. Jacques y 

! 3 1 7 

Hiftoire de dom Francifque d'Alualos & de dom 

Gomei de la Cercla , 

345 


Hiftoire de la naiffance prodigieufe d' Antonia de 


Zayas f «fc 

- * 

347 

> 

♦ 

* 



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TABLÉ. 

Hijloire de la belle Agathe , r ■•'* 3 66 

Suite de t hijloire du Voyageur Aérien , 369 

‘ ' ' 

Micromégas. 

^ , • , 

Çhap premier. Voyage d'un habitant du monde 
de l'étoile Sinus dans la planète de Saturne 6* 
fur la Terre , * '385 

ÇHAP. II. Converfation de l'habitant de Siriusavec 
celui de Saturne , ■» 3 90, ’ 

ÇHAP. III. Voyage des dekx habitons de Sinus & 
de Saturne y 39Ç 

ÇHAP. IV. Ce qui leur arrive fur le globe de la , 
Terre y 398 

Çhap. V. Expériences & raifonnemens des deux 

> ' Voyageurs y 401 

_ * t » * 
CHAP. VI. Ce qui leur arriva avec les hommes, 40Ç 

ÇHAP. VII. Cohverfation avec les hommes , 41a 


Fin de la Table. ... 

« • ' ' j » . 



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