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in 2009 witin funding from
University of Ottawa
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ŒUVRES COMPLETES
DE
GUY DE MAUPASSANT
71
LA PRESENTE EDITION
DES
ŒUVRES COMPLÈTES DE GUY DE MAUPASSANT
A ÉTÉ TIRÉE
PAR L'IMPRIMERIE NATIONALE
EN VERTU D'UNE AUTORISATION
DE M. LE GARDE DES SCEAUX
EN DATE DU 30 JANVIER I 902.
IL A ETE TIRE DE CETTE EOITIGN
100 EXEMPLAIRES SUR PAPIER DE LUXE
SAVOIR :
60 exemplaires (1 à 60) sur japon ancien.
20 exemplaires (61 à 80) sur japon impérial,
ao exemplaires (81 à 100) sur chine.
y Le texte de ce volume
est conforme à celui de l'e'dition originale : Mademoiselle Fifi
Bruxelles, Kistemaechers , 1882,
complété par Mademoiselle Fifi (nouveaux contes)
Paris, Vutur Havard, i8S^,
avec addition de :
M. Jocasie (inédit).
ŒUVRES COMPLETES
DE
GUY DE MAUPASSANT
MADEMOISELLE FIFI
M. JOCASTE
PARIS ^
LOUIS CONARD, LIBRAIRE-ÉDITEUR
6, PLACE DE LA .MADELEINE, 6
MDCCCCXXIX
Tous droits réservés.
/9ô8
(tof- 2
MADEMOISELLE FIFI
MADEMOISELLE FIFF.
LE major, commandant prussien, comte
de Farisberg, achevait de lire son
courrier, le dos au fond d'un grand
fauteuil de tapisserie et ses pieds bottés sur le
marbre élégant de la cheminée, où ses épe-
rons, depuis trois mois qu'ils occupaient le
château d'Uville, avaient tracé deux trous
profonds, fouillés un peu plus tous les jours.
Une tasse de café fumait sur un guéridon
de marqueterie maculé par les liqueurs,
brûlé par les cigares, entaillé par le canif de
l'officier conquérant qui, parfois, s'arrêtant
d'aiguiser un crayon, traçait sur le meuble
gracieux des chiffres ou des dessins, à la fan-
taisie de son rêve nonchalant.
\'
^
4 MADEMOISELLE FIFI.
Quand il eut achevé ses lettres et parcouru
les journaux allemands que son vaguemestre
venait de lui apporter, il se leva, et, après
avoir jeté au feiî trois ou quatre énormes
morceaux de bois vert, car ces messieurs
abattaient peu à peu le parc pour se chauffer,
il s'approcha de la fenêtre.
La pluie tombait à flots; une pluie nor-
mande qu'on aurait dit jetée par une main
furieuse, une pluie en biais, épaisse comme
un rideau, formant une sorte de mur à raies
obliques, une pluie cinglante, éclaboussante,
noyant tout, une vraie pluie des environs de
Rouen, ce pot de chambre de la France.
L'officier regarda longtemps les pelouses
inondées, et, là-bas, l'AndelIe gonflée qui
débordait; et il tambourinait contre la vitre
une valse du Rhin, quand un bruit le fit se
retourner : c'était son second, le baron de
Kelweingstein, ayant le grade équivalent à
celui de capitaine.
Le major était un géant, large d'épaules,
orné d'une longue barbe en éventail formant
nappe sur sa poitrine; et toute sa grande per-
sonne solennelle éveillait l'idée d'un paon
militaire, un paon qui aurait porté sa queue
déployée à son menton. Il avait des yeux
MADEMOISELLE FI FI. J
bleus, froids et doux, une joue fendue d'un
coup de sabre dans la guerre d'Autriche ; et
on le disait brave homme autant que brave
officier. ^^
Le capitaine, un petit rougeaud à gros
ventre, sanglé de force, portait presque ras
son poil ardent, dont les fils de feu auraient
fait croire, quand ils se trouvaient sous cer-
tains reflets, sa figure frottée de phosphore.
Deux dents perdues dans une nuit de noce,
sans qu'il se rappelât au juste comment, lui
faisaient cracher des paroles épaisses, qu'on
n'entendait pas toujours; et i! était chauve du
sommet du crâne seulement, tonsuré comme
un moine, avec une toison de petits cheveux
frisés, dorés et luisants, autour de ce cçrceau
de chair nue.
Le commandant lui serra la main, et il
avala d'un trait sa tasse de café (la sixième
depuis le matin), en écoutant le rapport de
son subordonné sur les incidents survenus
dans le service; puis tous deux se rappro-
chèrent de la fenêtre en déclarant que ce
n'était pas gai. Le major, homme tranquille,
marié chez lui, s'accommodait de tout; mais
le baron-capitaine, viveur tenace, coureur de
bouges, forcené trousseur de filles, rageait
MADEMOISELLE FIFI.
d'être enfermé depuis trois mois dans la chas-
teté obligatoire de ce poste perdu.
Comme on grattait à la porte, le com-
mandant cria d'ouvrir, et un homme, un de
leurs soldats automates, apparut dans l'ouver-
ture, disant par sa seule présence que le dé-
jeuner était prêt.
Dans la salle ils trouvèrent les trois offi-
ciers de moindre grade : un lieutenant, Otto
de Grossiing; deux sous-lieutenants, Fritz
Scheunaubourg eale marquis Wilhem d'Ey-
rik, un tout petit olondin fier et brutal avec
ies hommes, dur aux vaincus, et violent
comme une arme à feu. / ^
Depuis son entrée en France, ses cama-
rades ne l'appelaient plus que Mademoiselle
Fifi. Ce surnom lui venait de sa tournure co-
quette, de sa taille fine qu'on aurait dit tenue
en un corset, de sa figure pâle où sa nais-
sante moustache apparaissait à peine, et aussi
de l'habitude qu'il avait prise, pour exprimer
son souverain mépris des êtres et des choses,
d'employer à tout moment la locution fran-
çaise — fi, fi donc, qu'il prononçait avec un
léger sifflement.
La salle à manger du château d'Uville
MADEMOISELLE FIFI. 7
était une longue et royale pièce dont les
glaces de cristal ancien, ëtoilées de balles, et
les hautes tapisseries des Flandres, tailladées
à coups de sabre et pendantes par endroits,
disaient les occupations de Mademoiselle Fifi,
en ses heures de désœuvrement.
Sur les murs, trois portraits de famille, un
guerrier vêtu de fer, un cardinal et un pré-
sident, fumaient de longues pipes de porce-
laine, tandis qu'en son cadre dédoré par les
ans, une noble dame à poitrine serrée mon-
trait d'un air arrogant une énorme paire de
moustaches faite au charbon.
Et le déjeuner des officiers s'écoula presque
en silence dans cette pièce mutilée, assom-
brie par l'averse, attristante par son aspect
|j vaincu, et dont le vieux parquet de chêne
était devenu sordide comme un sol de ca-
baret. ^
A l'heure du tal/ac, quand ils commen-
cèrent à boire, ayant fini de manger, ils se
mirent, de même que chaque jour, ^ parler
de leur ennui. Les bouteilles de cognac et de
liqueurs passaient de main en main ; et tous
renversés sur leurs chaises, absorbaient à
petits coups répétés, en gardant au coin de
la bouche le long tuyau courbé que terminait
8 MADEMOISELLE FIFI.
l'œuf de faïence, toujours peinturluré comme
pour séduire des Hottentots.
Dès que leur verre était vide, ils le rem-
plissaient avec un geste de lassitude résignée.
Mais Mademoiselle Fifi cassait à tout moment
le sien, et un soldat immédiatement lui en
présentait un autre.
Un brouillard de fumée acre les noyait, et
ils semblaient s'enfoncer dans une ivresse en-
dormie et triste, dans cette saoulerie morne
des gens qui n'ont rien à faire.
Mais le baron, soudain, se redressa. Une
révolte le secouait; il jura : «Nom de Dieu,
ça ne peut pas durer, il faut inventer quelque
chose à la fin.»
Ensemble le lieutenant Otto et le sous-
lieutenant Fritz, deux Allemands doués
éminemment de physionomies allemandes
lourdes et graves, répondirent : «Quoi, mon
capitaine?»
Il réfléchit quelques secondes, puis reprit :
«Q.uoi? Eh bien, il faut organiser une fête,
si le commandant le permet.»
Le major quitta sa pipe : «Quelle fête,
capitaine?»
Le baron s'approcha : «Je me charge de
tout, mon commandant. J'enverrai à Rouen
MADEMOISELLE FIFI. 9
Le Devoir qui nous ramènera des dames; je
sais où les prendre. On préparera ici un sou-
per; rien ne manque d'ailleurs, et, au moins,
nous passerons une bonne soirée.»
Le comte de Farisberg haussa les épauîes
en souriant : «Vous êtes fou, mon ami.»
Mais tous les officiers s'étaient levés, en-
touraient leur chef, le suppliaient : «Laissez
faire le capitaine, mon commandant, c'est si
triste ici.»
A la fin le major céda : «Soit,» dit-il ; et
aussitôt le baron fit appeler Le Devoir. C'était
un vieux sous-officier qu'on n'avait jamais vu
rire, mais qui accomplissait fanatiquement
tous les ordres de ses chefs, quels qu'ils
fussent.
Debout, avec sa figure impassible, il reçut
les instructions du baron; puis il sortit; et,
cinq minutes plus tard, une grande voiture
du train militaire, couverte d'une bâche de
meunier tendue en dôme, détalait sous la
pluie acharnée, au galop de quatre chevaux.
Aussitôt un frisson de réveil sembla courir
dans les esprits ; les poses alanguies se redres-
sèrent, les visages s'animèrent, et on se mit à
causer.
Bien que l'averse continuât avec autant de
lO MADEMOISELLE FIFI.
furie, le major affirma qu'il faisait moins
sombre, et le lieutenant Otto annonçait avec
conviction que le ciel allait s'éclaircir. Made-
moiselle Fifi elle-même ne semblait pas tenir
en place. Elle se levait, se rasseyait. Son œil
clair et dur cherchait quelque chose à briser.
Soudain, fixant la dame aux moustaches, le
jeune blondin tira son revolver. «Tu ne
verras pas cela, toi,» dit-il; et, sans quitter
son siège, il visa. Deux balles successivement
crevèrent les deux yeux du portrait.
Puis il s'écria : «Faisons la mine!»
Et brusquement les conversations s'inter-
rompirent, comme si un intérêt puissant et
nouveau se fût emparé de tout le monde.
La mine, c'était son invention, sa manière
de détruire, son amusement préféré.
En quittant son château, le propriétaire
légitime, le comte Fernand d'Amoys d'Uville,
n'avait eu le temps de rien emporter ni de
rien cacher, sauf l'argenterie enfouie dans le
trou d'un mur. Or, comme il était fort riche
et magnifique, son grand salon, dont la
porte ouvrait dans la salle à manger, présen-
tait, avant la fuite précipitée du maître,
l'aspect d'une galerie de musée.
Aux murailles pendaient des toiles, des
MADEMOISELLE FIFI. I I
dessins et des aquarelles de prix, tandis que
sur les meubles, les étagères, et dans les vi-
trines élégantes, mille bibelots, des potiches,
des statuettes, des bonshommes de Saxe et
des magots de Chine, des ivoires anciens
et des verres de Venise, peuplaient le vaste
appartement de leur foule précieuse et bi-
zarre.
Il n'en restait guère maintenant. Non qu'on
les eût pillés, le major comte de Farlsberg
ne l'aurait point permis; mais Mademoiselle
Fifi, de temps en temps, faisait la mine, et
tous les officiers, ce jour-là, s'amusaient vrai-
ment pendant cinq minutes.
Le petit marquis alla chercher dans le
salon ce qu'il lui fallait. 11 rapporta une toute
mignonne théière de Chine famille Rose
qu'il emplit de poudre à canon, et, par le
bec, il introduisit délicatement un long mor-
ceau d'amadou, l'alluma, et courut reporter
cette machine infernale dans l'appartement
voisin.
Puis il revint bien vite, en fermant la
porte. Tous les Allemands attendaient de-
bout, avec la figure souriante d'une curiosité
enfantine, et, dès que l'explosion eut secoué
le château, ils se précipitèrent ensemble.
12 MADEMOISELLE FIFI.
Mademoiselle Fifi, entrée la première,
battait des mains avec délire devant une
Vénus de terre cuite dont la tête avait enfin
sauté; et chacun ramassa des morceaux de
porcelaine, s'étonnant aux dentelures étran-
ges des éclats, examinant les dégâts nou-
veaux, contestant certains ravages comme
produits par l'explosion précédente ; et le
major considérait d'un air paternel le vaste
salon bouleversé par cette mitraille à la Néron
et sablé de débris d'objets d'art. II en sortit
le premier, en déclarant avec bonhomie :
«Ça a bien réussi, cette fois. »
c;^ Mais une telle trombe de fiiméfe était
entrée dans la salle à manger, se mêlant à
celle du tâbàc, qu'on ne pouvait plus res-
pirer. Le commandant ouvrit la fenêtre, et
tous les officiers, revenus pouf boire un der-
nier verre de cognac, s'en approchèrent.
L'air humide s'engouffra dans la pièce,
apportant une sorte de poussière d'eau qui
^^ poudrait les barbes, et une odeur d'inonda-
tion. Ils regardaient les grands arbres accablés
sous l'averse, la large vallée embrumée par
ce dégorgement des nuages sombres et bas,
et tout au loin le clocher de l'église dressé
comme une pointe grise dans la pluie battante.
MADEMOISELLE FIFI. I 3
Depuis leur arrivée, il n'avait plus sonné.
C'était, du reste, la seule résistance que les
envahisseurs eussent rencontrée aux environs :
celle du clocher. Le curé ne s'était nullement
refusé à recevoir et à nourrir des soldats
prussiens ; il avait même plusieurs fois accepté
de boire une bouteille de bière ou de bor-
deaux avec le commandant ennemi, qui
l'employait souvent comme intermédiaire 'j
bienveillant; mais il ne fallait pas lui de-
mander un seul tintement de sa cloche; il
se serait plutôt laissé fusiller. C'était sa ma-
nière à lui de protester contre l'invasion, pro-
testation pacifique, protestation du silence,
la seule, disait-il, qui convînt au prêtre,
homme de douceur et non de sang, et tout
le monde, à dix lieues à la ronde, vantait
la fermeté, l'héroïsme de l'abbé Chanta-
voine, qui osait affirmer le deuil public, le
proclamer, par le mutisme obstiné de son
église^
Le village entier, enthousiasmé par cette
résistance, était prêt à soutenir jusqu'au bout
son pasteur, à tout braver, considérant cette
protestation tacite comme la sauvegarde de
l'honneur national/ II semblait aux paysans
qu'ils avaient ainsi mieux mérité de la patrie
l4 MADEMOISELLE FIFI.
que Belfort et que Strasbourg, qu'ils avaient
donne un exemple équivalent, que le nom
du hameau en deviendrait immortel, et,
hormis cela, ils ne refusaient rien aux Prus-
siens vainqueurs.
Le commandant et ses officiers riaient en-
semble de ce courage inoffensif; et t:omme
le pays entier se montrait obligeant et souple
à leur égard, ils toléraient volontiers son pa-
triotisme muet.
Seul, le petit marquis Wilhem aurait bien
voulu forcer la cloche à sonner. II enrageait
de la condescendance politique de son supé-
rieur pour le prêtre, et chaque jour il sup-
pliait le commandant de le laisser faire
«Ding-don-don», une fois, une seule petite
fois, pour rire un peu seulement. Et il de-
mandait cela avec des grâces de chatte, des
cajoleries de femme, des douceurs de voix
d'une maîtresse affolée par une envie ; mais
le commandant ne cédait point, et Made-
moiselle Fifi, pour se consoler, fliisait hmine,
dans le château d'Uville.
Les cinq hommes restèrent là, en tas,
quelques minutes, aspirant l'humidité. Le
lieutenant Fritz, enfin, prononça en jetant
un rire pâteux : «Ces temoiselles técitément.
MADEMOISELLE FIFI. I J
n'auront pas peau temps pour leur brome-
nate. »
Là-dessus, on se sépara, chacun allant à
son service, et le capitaine ayant fort à faire
pour les préparatifs du dîner.
Quand ils se retrouvèrent de nouveau à
la nuit tombante, ils se mirent à rire en se
voyant tous coquets et reluisants comme aux
jours de grande revue, pommadés, parfumés,
tout frais. Les cheveux du commandant sem-
blaient moins gris que le matin, et le capi-
taine s'était rasé, ne gardant que sa mous-
tache, qui lui mettait une flamme sous le
nez.
Malgré la pluie, on laissait la fenêtre ou-
verte et l'un d'eux parfois allait écouter. A
six heures dix minutes le baron signala un
lointain roulement. Tous se précipitèrent, et
bientôt la grande voiture accourut, avec ses
quatre chevaux toujours au galop, crottés
jusqu'au dos, fumants et soufflants.
Et cinq femmes descendirent sur le perron,
cinq belles filles choisies avec soin par un
camarade du capitaine à qui Le Devoir était
allé porter une carte de son officier.
Elles ne s'étaient point fait prier, sûres
d'être bien payées, connaissant d'ailleurs les
MADEMOISELLE FIFI.
Prussiens, depuis trois mois qu'elles en tâ-
taient, et prenant leur parti des hommes
comme des choses. « C'est le métier qui veut
ça,» se disaient-elles en route, pour répondre
sans doute à quelque picotement secret d'un
reste de conscience.
Et tout de suite on entra dans la salle à
manger. Illuminée, elle semblait plus lugubre
encore en son délabrement piteux; et la table
couverte de viandes, de vaisselle riche et
d'argenterie retrouvée dans le mur où l'avait
cachée le propriétaire, donnait à ce lieu l'a?
pect d*une taverne de bandits qui soupent
après un pillage. Le capitaine, radieux, s'em-
para des femmes comme d'une chose fami-
lière, les appréciant, les embrassant, les flai-
rant, les évaluant à leur valeur de filles à
plaisir, et comme les trois jeunes gens vou-
laient en prendre chacun une, il s'y opposa
avec autorité, se réservant de faire le partage,
en toute justice, suivant les grades, pour ne
blesser en rien la hiérarchie.
Alors, afin d'éviter toute discussion, toute
contestation et tout soupçon de partialité, il
les aligna par rang de taille, et s'adressant à
la plus grande, avec le ton du commande-
ment : «Ton nom?»
MADEMOISELLE FIFI. 1/
Elle répondit en grossissant sa voix : «Pa-
méla. »
Alors il proclama : «Numéro un, la nom-
mée Paméla , adjugée au commandant. »
Ayant ensuite embrassé Blondine, la se-
conde, en signe de propriété, il offrit au
lieutenant Otto la grosse Amanda, Eva la
Tomate au sous-lieutenant Fritz, et la plus
petite de toutes, Rachel, une brune toute
jeune, à l'œil noir comme une tache d'encre,
une juive dont le nez recroussé confirmait la
/règle qui donne des becs courbes à j^ou.te sa
race, au plus jeune des officiers, au |rel^ mar-
quis Wilhem d'Eyrik.
Toutes, d'ailleurs, étaient jolies et grasses,
sans physionomies bien distinctes, faites à
peu près pareilles de tournure et de peau par
les pratiques d'amour quotidiennes et la vie
commune des maisons publiques.
Les trois jeunes gens prétendaient tout de
suite entraîner leurs femmes, sous prétexte
de leur offrir des brosses et du savon pour se
nettoyer; mais le capitaine s'y opposa sage-
ment, affirmant qu'elles é*:aient assez propres
pour se mettre à table et que ceux qui mon-
teraient voudraient changer en descendant
et troubleraient les autres couples. Son expé-
I 8 MADEMOISELLE FIFI.
rience l'emporta. II y eut seulement beaucoup
de baisers, des baisers d'attente.
Soudain Rachel suffoqua, toussant aux
larmes et rendant de la fumée par les na-
rines. Le marquis, sous prétexte de l'embras-
ser, venait de lui souffler un jet de tabac dans
la bouche. Elle ne se fâcha point, ne dit pas
un mot, mais elle regarda fixement son pos-
sesseur avec une colère éveillée tout au fond
de son œil noir.
On s'assit. Le commandant lui-même sem-
blait enchanté; il prit à sa droite Paméla,
Blondineàsagauche, et déclara, en dépliant
sa serviette : «Vous avez eu là une charmante
idée, capitaine. »
Les lieutenants Otto et Fritz, polis comme
auprès des femmes du monde, intimidaient
un peu leurs voisines; mais le baron de Kel-
weingstein, lâché dans son vice, rayonnait,
lançait des mots grivois, semblait en feu avec
sa couronne de cheveux rouges. II galantisait
en français du Rhin, et ses compliments de
taverne, expectorés par le trou des deux dents
brisées, arrivaient aux filles au milieu d'une
mitraille de salive.
Elles ne comprenaient rien, du reste, et
leur intelligence ne sembla s'éveiller que lors-
MADEMOISELLE FIFI. I9
qu'il cracha des paroles obscènes, des expres-
sions crues, estropiées par son accent. Alors,
toutes ensemble, elles commencèrent à rire
comme des folles, tombant sur le ventre de
leurs voisins, répétant les termes que le baron
se mit alors à défigurer à plaisir pour leur
faire dire des ordures. Elles en vomissaient à
volonté, saoules aux premières bouteilles de
vin, et, redevenant elles, ouvrant la porte
aux habitudes, elles embrassaient les mousta-
ches de droite et celles de gauche, pinçaient
les bras, poussaient des cris furieux, buvaient
dans tous les verres, chantaient des couplets
français et des bouts de chansons allemandes
appris dans leurs rapports quotidiens avec
l'ennemi.
Bientôt les hommes eux-mêmes, grisés par
cette chair de femme étalée sous leur nez et
sous leurs mains, s'affolèrent, hurlant, brisant
la vaisselle, tandis que, derrière leur dos, des
soldats impassibles les servaient.
Le commandant seul gardait de la retenue.
Mademoiselle Fifi avait pris Rachel sur ses
genoux, et, s'animant à froid, tantôt il em-
brassait follement les frisons d'ébène de son
cou, humant par le mince intervalle entre la
robe et la peau la douce chaleur de son corps
20 MADEMOISELLE FIFI.
et tout le fumet de sa personne; tantôt, à
travers l'étoffe, il la pinçait avec fureur, la
faisant crier, saisi d'une férocité rageuse,
travaillé par son besoin de ravage. Souvent
aussi, la tenant à pleins bras, l'étreignant
comme pour la mêler à lui, il appuyait lon-
guement ses lèvres sur la bouche fraîche de
la juive, la baisait à perdre haleine; mais sou-
dain il la mordit si profondément qu'une
traînée de sang descendit sur le menton de la
jeune fille et coula dans son corsage.
Encore une fois, elle le regarda bien en
face, et, lavant la f)laie, murmura : «Ça se
paye, cela.» Il se mit à rire, d'un rire dur.
«Je payerai,)) dit-il.
On arrivait au dessert; on versait du Cham-
pagne. Le commandant se leva, et du même
ton qu'il aurait pris pour porter la santé de
l'impératrice Augusta, il but :
« A nos dames 1 » Et une série de toasts
commença, des toasts d'une galanterie de
soudards et de pochards, mêlés de plaisan-
teries obscènes, rendues plus brutales encore
par l'ignorance de la langue.
Ils se levaient l'un après l'autre, cherchant
de l'esprit, s'efforçant d'être drôles; et les
femmes, ivres à tomber, les yeux vagues, les
MADEMOISELLE FIFI. 21
lèvres pâteuses, applaudissaient chaque fois
éperdument.
Le capitaine, voulant sans doute rendre à
l'orgie un air galant, leva encore une fois son
verre et prononça : «A nos victoires sur les
cœurs ! »
Alors le lieutenant Otto, espèce d'ours de
la forêt Noire, se dressa, enflammé, saturé
de boissons. Et envahi brusquement de pa-
triotisme alcoolique, il cria : «A nos victoires
sur la France!»
Toutes grises qu'elles étaient, les femmes
se turent et Rachel, frissonnante, se retourna :
«Tu sais, j'en connais, des Français, devant
qui tu ne dirais pas ça.»
Mais le petit marquis, la tenant toujours
sur ses genoux se mit à rire, rendu très gai
par le vin : «Ah! ah! ah! je n'en ai jamais
vu, moi. Sitôt que nous paraissons, ils foutent
le camp!»
La fille, exaspérée, lui cria dans la figure :
«Tu mens, salaud!»
Durant une seconde, il fixa sur elle ses yeux
clairs, comme il les fixait sur les tableaux
dont il crevait la toile à coups de revolver,
puis il se remit à rire : «Ah! oui, parlons-en,
la belle ! serions-nous ici, s'ils étaient braves?»
2 2 MADExMOISELLE FIFI.
Et il s*animait : «Nous sommes leurs maîtres!
à nous la France!»
Elle quitta ses genoux d'une secousse et
retomba sur sa chaise. II se leva, tendit son
verre jusqu'au milieu de la table et répéta :
«A nous la France et les Français, les bois,
les champs et les maisons de France ! »
Les autres, tout à fait saouls, secoués sou-
dain par un enthousiasme militaire, un en-
thousiasme de brutes, saisirent leurs verres en
vociférant ; «Vive la Prusse!» et les vidèrent
d'un seul trait.
Les filles ne protestaient point, réduites au
silence et prises de peur. Rachel elle-même se
taisait, impuissante à répondre.
Alors, le petit marquis posa sur la tête de
la juive sa coupe de Champagne emplie à
nouveau : «A nous aussi, cria-t-il, toutes les
femmes de France!»
Elle se leva si vite, que le cristal, culbuté,
vida, comme pour un baptême, le vin jaune
dans ses cheveux noirs, et il tomba, se brisant
à terre. Les lèvres tremblantes, elle bravait du
regard l'ofFicier qui riait toujours, et elle bal-
butia, d'une voix étranglée de colère : «Ça,
ça, ça n'est pas vrai, par exemple, vous n'au-
rez pas les femmes de France.»
MADEMOISELLE FIFI.
II s'assit pour rire à son aise, et, cherchant
l'accent parisien : «Elle est pien ponne, pien
ponne, qu'est-ce alors que tu viens faire ici,
petite?»
Interdite, elle se tut d'abord, comprenant
mal dans son trouble, puis, dès qu'elle eut
bien saisi ce qu'il disait, elle lui jeta, indignée
et véhémente : «Moi! moi! je ne suis pas une
femme, moi, je suis une putain; c'est bien
tout ce qu'il faut à des Prussiens.»
Elle n'avait point fini qu'il la giflait à toute
volée; mais comme il levait encore une fois
la main, affolée de rage, elle saisit sur la table
un petit couteau de dessert à lame d'argent,
et, si brusquement qu'on ne vit rien d'abord,
elle le lui piqua droit dans le cou, juste au
creux où la poitrine commence.
Un mot qu'il prononçait fut coupé dans
sa gorge, et il resta béant, avec un regard
efi^royable.
Tous poussèrent un rugissement et se le-
vèrent en tumulte; mais ayant jeté sa chaise
dans les jambes du lieutenant Otto, qui
s'écroula tout au long, elle courut à la fenê-
tre, l'ouvrit avant qu'on eût pu l'atteindre, et
s'élança dans la nuit, sous la pluie qui tom-
bait toujours.
24 MADEMOISELLE FIFI.
En deux minutes, Mademoiselle Fifi fut
morte. Alors Fritz et Otto dégainèrent et
voulurent massacrer les femmes qui se traî-
naient à leurs genoux. Le major, non sans
peine, empêcha cette boucherie, fit enfermer
dans une chambre, sous la garde de deux
hommes, les quatre filles éperdues; puis,
comme s'il eût disposé ses soldats pour un
combat, il organisa la poursuite de la fugitive,
bien certain de la reprendre.
Cinquante hommes, fouettés de menaces,
furent lancés dans le parc. Deux cents autres
fouillèrent les bois et toutes les maisons de la
vallée.
La table, desservie en un instant, servait
maintenant de lit mortuaire, et les quatre
officiers, rigides, dégrisés, avec la face dure
des hommes de guerre en fonctions, restaient
debout près des fenêtres, sondaient la nuit.
L'averse torrentielle continuait. Un clapotis
continu emplissait les ténèbres, un flottant
murmure d'eau qui tombe et d'eau qui coule,
d'eau qui dégoutte et d'eau qui rejaillit.
Soudain un coup de feu retentit, puis un
autre très loin, et, pendant quatre heures, on
entendit ainsi de temps en temps des déto-
nations proches ou lointaines et des cris de
MADEMOISELLE FIFI. 2J
ralliement, des mots étranges lancés comme
appel par des voix gutturales.
Au matin , tout le monde rentra. Deux sol-
dats avaient été tués et trois autres blessés
par leurs camarades dans l'ardeur de la chasse
et l'effarement de cette poursuite nocturne.
On n'avait pas retrouvé Rachel.
Alors les habitants furent terrorisés, les
demeures bouleversées, toute la contrée par-
courue, battue, retournée. La juive ne sem-
blait pas avoir laissé une seule trace de son
passage.
Le général, prévenu, ordonna d'étouffer
l'affaire, pour ne point donner de mauvais
exemple dans l'armée, et il frappa d'une
peine disciphnaire le commandant, qui punit
ses inférieurs. Le général avait dit : «On ne
fait pas la guerre pour s'amuser et caresser
des filles publiques.» Et le comte de Farls-
berg, exaspéré, résolut de se venger sur le
pays. ... , ^ ^
Comme il lui fallait un prétexte ann de
sévir sans contrainte, il fit venir le curé et lui
ordonna de sonner la cloche à l'enterrement
du marquis d'Eyrik.
Contre toute attente, le prêtre se montra
docile, humble, plein d'égards. Et quand le
26 MADEMOISELLE FIFI.
corps de Mademoiselle Fifi, porte par des
soldats, précède, entouré, suivi de soldats
qui marchaient le fusil chargé, quitta le châ-
teau d'Uville, allant au cimetière, pour la
première fois la cloche tinta son glas funèbre
avec une allure allègre, comme si une main
amie l'eût caressée.
Elle sonna le soir encore, et le lendemain
aus^i, et tous les jours; elle carillonna tant
qu'on voulut. Parfois même, la nuit, elle se
mettait toute seule en branle et jetait douce-
ment deux ou trois sons dans l'ombre, prise
de gaietés singulières, réveillée on ne sait
pourquoi. Tous les paysans du lieu la dirent
alors ensorcelée, et personne, sauf le curé et
le sacristain, n'approchait plus du clocher.
C'est qu'une pauvre fille vivait là-haut,
dans l'angoisse et la solitude, nourrie en ca-
chette par ces deux hommes.
Elle y resta jusqu'au départ des troupes
allemandes. Puis, un soir, le curé ayant em-
prunté le char-à-bancs du boulanger, condui-
sit lui-même sa prisonnière jusqu'à la porte de
Rouen. Arrivé là, le prêtre l'embrassa; elle
descendit et regagna vivement à pied le
logis public, dont la patronne la croyait
morte.
MADExMOISELLE FIFI. 27
Elle en fut tirée quelque temps après par
un patriote sans préjugés qui l'aima pour sa
belle action, puis l'ayant ensuite chérie pour
elle-même, l'épousa, en fit une Dame qui
valut autant que beaucoup d'autres.
MADAME BAPTISTE
A ** f
MADAME BAPTISTE.
Qi
UAND j'entrai dans la salle des voya-
geurs de la gare de Loubain, mon
premier regard fut pour l'horloge.
J'avais à attendre deux heures dix minutes
l'express de Paris.
Je me sentis las soudain comme après dix
lieues à pied; puis je regardai autour de moi
comme si j'allais découvrir sur les murs un
moyen de tuer le temps; puis je ressortis et
m'arrêtai devant la porte de la gare, l'esprit
travaillé par le désir d'inventer quelque chose
à faire.
La rue, sorte de boulevard planté d'acacias -
maigres, entre deux rangs de maisons inégales
et différentes, des maisons de petite ville,
32 MADAME BAPTISTE.
montait une sorte de colline, et tout au bout
on apercevait des arbres comme si un parc
l'eût terminée.
De temps en temps un chat traversait la
chaussée, enjambant les ruisseaux d'une ma-
nière délicate. Un roquet pressé sentait le
pied de tous les arbres, cherchant des débris
de cuisine. Je n'apercevais aucun homme.
Un morne découragement m'envahit. Que
faire? Que faire? Je songeais déjà à l'intermi-
nable et inévitable séance dans le petit café du
chemin de fer, devant un bock imbuvable et
l'illisible journal du lieu, quand j'aperçus un
convoi funèbre qui tournait une rue latérale
pour s'engager dans celle où je me trouvais.
La vue du corbillard fut un soulagement
pour moi. C'était au moins dix minutes de
gagnées.
^Mais soudain mon attention redoubla. Le
mort n'était suivi que par huit messieurs dont
un pleurait. Les autres causaient amicalement.
Aucun prêtre n'accompagnait. Je pensai :
«Voici un enterrement civil, m puis je réfléchis
qu'une ville comme Loubain devait contenir
au moins une centaine de libres penseurs qui
se seraient fait un devoir de manifester.
Alors, quoi? La marche rapide du convoi
MADAME BAPTISTE. ^^
disait bien pourtant qu'on enterrait ce défunt-
là sans cérémonie, et, par conséquent, sans
religion.
Ma curiosité désœuvrée se jeta dans les
hypothèses les plus compliquées; mais,
comme la voiture funèbre passait devant
moi, une idée baroque me vint, c'était de
suivre avec les huit messieurs. J'avais là une
heure au moins d'occupations et je me mis
en marche, d'un air triste, derrière les autres.
Les deux derniers se retournèrent avec
étonnement, puis se parlèrent bas. Ils se de-
mandaient certainement si j'étais de la ville.
Puis ils consultèrent les deux précédents, qui
se mirent à leur tour à me dévisager. Cette
attention investigatrice me gênait, et, pour y
mettre fin, je m'approchai de mes voisins.
Les ayant salués, je dis : «Je vous demande
bien pardon, messieurs, si j'interromps votre
conversation. Mais apercevant un enterre-
ment civil, je me suis empressé de le suivre
sans connaître, d'ailleurs, le mort que vous
accompagnez. » Un des messieurs prononça :
«C'est une morte.» Je fus surpris et je de-
mandai : «Cependant c'est bien un enterre-
ment civil, n'est-ce pas?»
L'autre monsieur, qui désirait évidemment
34 MADAME BAPTISTE.
m'instruire, prit la parole : «Oui et non. Le
clergé nous a refusé l'entrée de l'église.» Je
poussai, cette fois, un «Ah!» de stupéfaction.
Je ne comprenais plus du tout.
Mon obligeant voisin me confia, à voix
basse : «Oh! c'est toute une histoire. Cette
jeune femme s'est tuée, et voilà pourquoi on
n'a pas pu la faire enterrer religieusement.
C'est son mari que vous voyez là, le premier,
celui qui pleure.»
Alors, je prononçai, en hésitant : «Vous
m'étonnez et vous m'intéressez beaucoup,
monsieur. Serait-il indiscret de vous deman-
der de me conter cette histoire? Si je vous
importune, mettez que je n'ai rien dit.»
Le monsieur me prit le bras familièrement.
« Mais pas du tout, pas du tout. Tenez, res-
tons un peu derrière; Je vais vous dire ça,
c'est fort triste. Nous avons le temps, avant
d'arriver au cimetière, dont vous voyez les
arbres là-haut, car la côte est rude.»
Et il commença : «Figurez-vous que cette
jeune femme, M'"^ Paul Hamot, était la fille
d'un riche commerçant du pays, M. Fonta-
nelle. Elle eut, étant toute enfant, à l'âge de
onze ans, une aventure terrible : un valet la
souilla. Elle en faillit mourir, estropiée par ce
MADAME BAPTISTE. j 5
misérable que sa brutalité dénonça. Un épou-
vantable procès eut lieu et révéla que depuis
trois mois la pauvre martyre était victime des
honteuses pratiques de cette brute. L'homme
fut condamné aux travaux forcés à perpétuité.
«La petite fille grandit, marquée d'infa-
mie, isolée, sans camarade, à peine embrassée
par les grandes personnes qui auraient cru se
tacher les lèvres en embrassant son front.
«Elle était devenue pour la ville une sorte
de monstre, de phénomène. On disait tout
bas : «Vous savez, la petite Fontanelle?»
Dans la rue tout le monde se retournait
quand elle passait. On ne pouvait même pas
trouver de bonnes pour la conduire à la
promenade, les servantes des autres familles y
se tenant à l'écart comme si une contagion se
fût émanée de l'enfant pour s'étendre à tous
ceux qui l'approchaient.
«C'était pitié de voir cette pauvre petite
sur le cours où vont jouer les mioches toutes
les après-midi. Elle restait toute seule, debout
près de sa domestique, regardant d'un air
triste les autres gamins qui s'amusaient.
Quelquefois, cédant à une irrésistible envie
de se mêler aux enfants, elle s'avançait timi-
dement, avec des gestes craintifs et entrait
36 MADAME BAPTISTE.
dans un groupe d'un pas furtif, comme con-
sciente de son indignité. Et aussitôt, de tous
les bancs, accouraient les mères, les bonnes,
les tantes, qui saisissaient par la main les
fillettes confiées à leur garde et les entraî-
naient brutalement. La petite Fontanelle de-
meurait isolée, éperdue, sans comprendre; et
elle se mettait à pleurer, le cœur crevant de
chagrin. Puis elle courait se cacher la figure,
en sanglotant, dans !e tablier de sa bonne.
«Elle grandit; ce fiit pis encore. On éloi-
gnait d'elle les jeunes filles comme d'une
pestiférée. Songez donc que cette jeune per-
sonne n'avait plus rien à apprendre, rien;
qu'elle n'avait plus droit à la symbolique
fleur d'oranger; qu'elle avait pénétré, pres-
que avant de savoir lire, le redoutable mys-
tère que les mères laissent à peine deviner,
en tremblant, le soir seulement du mariage.
«Quand elle passait dans la rue, accom-
pagnée de sa gouvernante, comme si on l'eût
gardée à vue dans la crainte incessante de
quelque nouvelle et terrible aventure, quand
elle passait dans la rue, les yeux toujours
baissés sous la honte mystérieuse qu'elle sen-
tait peser sur elle, les autres jeunes filles,
moins naïves qu'on ne pense, chuchotaient
MADAME BAPTISTE. IJ
en la regardant sournoisement, ricanaient en
dessous, et détournaient bien vite la tête d'un
air distrait, si par hasard elle les fixait.
«On la saluait à peine. Seuls, quelques
hommes se découvraient. Les mères feignaient
de ne Tavoir pas aperçue. Quelques petits
voyous l'appelaient «madame Baptiste», du
nom du valet qui l'avait outragée et perdue.
«Personne ne connaissait les tortures se-
crètes de son âme, car elle ne parlait guère
et ne riait jamais. Ses parents eux-mêmes
semblaient gênés devant elle comme s'ils lui
en eussent éternellement voulu de quelque
faute irréparable.
«Un honnête homme ne donnerait pas
volontiers la main à un forçat libéré, n'est-ce
pas, ce forçat fût-il son fils? M. et M""^ Fon-
tanelle considéraient leur fille comme ils
eussent fait d'un fils sortant du bagne.
«Elle était jolie et pâle, grande, mince, ,
distinguée. Elle m'aurait beaucoup plu, mon-v
sieur, sans cette affaire.
«Or, quand nous avons eu un nouveau
sous-préfet, voici maintenant dix-huit mois,
il amena avec lui son secrétaire particulier,
un drôle de garçon qui avait mené la vie
dans le quartier Latin, paraît-il.
38 MADAME BAPTISTE.
«Il vit M"^ Fontanelle et en devint amou-
reux. On lui dit tout. II se contenta de ré-
pondre : «Bah, c'est justement là une garan-
«tie pour l'avenir. J'aime mieux que ce soit
«avant qu'après. Avec cette femme-là, je dor-
« m i raTtran quH I e . »
«II fît sa cour, la demanda en mariage et
l'épousa. Alors, ayant du toupet, il fit des
visites de noce comme si de rien n'était.
Quelques personnes les rendirent, d'autres
s'abstinrent. Enfin, on commençait à oublier
et elle prenait place dans le monde.
«Il faut vous dire qu'elle adorait son mari
comme un dieu. Songez qu'il lui avait rendu
l'honneur, qu'il l'avait fait rentrer dans la loi
commune, qu'il avait bravé, forcé l'opinion,
affronté les outrages, accompli, en somme,
un acte de courage que bien peu d'hommes
accompliraient. Elle avait donc pour lui une
passion exaltée et ombrageuse.
«Elle devint enceinte, et, quand on apprit
sa grossesse, les personnes les plus chatouil-
leuses lui ouvrirent leur porte, comme si elle
eût été définitivement purifiée par la_mater-
nité. C'est drôle, mais c'est comme ça...
«Tout allait donc pour le mieux, qiland
nous avons eu, l'autre jour, la fête patronale
MADAME BAPTISTE. 39
du pays. Le préfet, entouré de son état-major
et des autorités, présidait le concours des
orphéons, et il venait de prononcer son dis-
cours, lorsque commença la distribution des
médailles que son secrétaire particulier, Paul
Hamot, remettait à chaque titulaire.
«Vous savez que dans ces affaires-là il y a
toujours des jalousi-es et des rivalités qui font
perdre la mesure aux gens.
«Toutes les dames de la ville étaient là,
sur l'estrade.
«A son tour s'avança le chef de musique
du bourg de Mormillon. Sa troupe n'avait
qu'une médaille de deuxième classe. On ne
peut pas en donner de première classe à tout
le monde, n'est-ce pas?
«Quand le secrétaire particulier lui remit
son emblème, voilà que cet homme le lui
jette à la figure en criant : «Tu peux la
«garder pour Baptiste, ta médaille. Tu lui
«en dois même une de première classe aussi
«bien qu'à moi.»
«Il y avait là un tas de peuple qui se mit à
rire. Le peuple n'est pas charitable ni délicat,
et tous les yeux se sont tournés vers cette
pauvre dame.
«Oh, monsieur, avez-vous jamais vu une
4o MADAME BAPTISTE.
femme devenir folle? — Non. — Eh bien,
nous avons assisté à ce spectacle-là! Elle se
leva et retomba sur son siège trois fois de
suite, comme si elle eût voulu se sauver et
compris qu'elle ne pourrait traverser toute
cette foule qui l'entourait.
«Une voix, quelque part, dans le public,
cria encore : Ohé, madame Baptiste!»
Alors une grande rumeur eut lieu faite de
gaietés et d'indignations.
«C'était une houle, un tumulte; toutes les
têtes remuaient. On se répétait le mot; on se
haussait pour voir la figure que faisait cette
malheureuse; des maris enlevaient leurs
femmes dans leurs bras afin de la leur mon-
trer; des gens demandaient : «Laquelle, celle
«en bleu?» Les gamins poussaient des cris de
coq; de grands rires éclataient de place en
place.
«Elle ne remuait plus, éperdue, sur son
fauteuil d'apparat, comme si elle eût été
placée en montre pour l'assemblée. Elle ne
pouvait ni disparaître, ni bouger, ni dissi-
muler son visage. Ses paupières clignotaient
précipitamment comme si une grande lu-
mière lui eût brûlé les yeux, et elle soufilait
à la façon d'un cheval_qui monte une côte.
MADAME BAPTISTE. 4»
«Ça fendait le cœur de la voir.
«M. Hamot avait saisi à la gorge ce gros-
sier personnage, et ils se roulaient par terre
au milieu d'un tumulte effroyable.
«La cérémonie fut interrompue.,
«Une heure après, au moment où les
Hamot rentraient chez eux, la jeune femme,
qui n'avait pas prononcé un seul mot depuis
l'insulte, mais qui tremblait comme si tous
ses nerfs eussent été mis en danse par un res-
sort, enjamba tout à coup le parapet du pont
sans que son mari ait eu le temps de la re-
tenir, et se jeta dans la rivière.
«L'eau est profonde sous les arches. On
fut deux heures avant de parvenir à la repê-
cher. Elle était morte, naturellement.»
Le conteur se tut. Puis il ajouta : «C'est
peut-être ce qu'elle avait de mieux à faire
dans sa position. H y a des choses qu'on n'ef-
face pas.
«Vous saisissez maintenant pourquoi le
clergé a refusé la porte de l'église. (Oh ! si
l'enterrement avait été religieux, toute la
ville serait venue.yMais vous comprenez que
le suicide s'ajoutant à l'autre histoire, les
familles se sont abstenues; et puis, il est bien
42 MADAME BAPTISTE.
difficile, ici, de suivre un enterrement sans
prêtres. »
Nous franchissions la porte du cimetière.
Et j'attendis, très ému, qu'on eût ^descendu
la bière dans la fosse pour m'approcher du
pauvre garçon qui sanglotait et lui serrer
ënergiquement la main.
II me regarda avec surprise à travers ses
larmes, puis prononça : «Merci, monsieur.»
Et je ne regrettai pas d'avoir suivi ce convoi.
Madame Baptiste a paru dans le Gil-Blas du mardi
28 novembre 1882, sous la signature : Maufri-
GNEUSE.
LA ROUILLE
LA ROUILLE.
IL n'avait eu, toute sa vie, qu'une inapai-
sable passion : la chasse. II chassait tous
les jours, du matin au soir, avec un em-
portement furieux. II chassait hiver comme
été, au printemps comme à l'automne, au
marais, quand les règlements interdisaient la
plaine et les bois; il chassait au tiré, à courre,
au chien d'arrêt, au chien courant, à l'affût,
au miroir, au furet. Il ne parlait que de chasse,
rêvait chasse, répétait sans cesse : «Doit-on
être malheureux quand on n'aime pas la
chasse ! »
Il avait maintenant cinquante ans sonnés,
se portait bien, restait vert, bien que chauve,
un peu gros, mais vigoureux; et il portait tout
46 LA ROUILLE.
le dessous de la moustache rasé pour bien
découvrir les lèvres et garder libre le tour de
la bouche, afin de pouvoir sonner du cor plus
facilement.
On ne le désignait dans la contrée que
par son petit nom : M. Hector. II s'appelait
le baron Hector Contran de Coutelier.
II habitait, au milieu des bois, un petit
manoir, dont il avait hérité, et, bien qu'il
connût toute la noblesse du département et
rencontrât tous ses représentants mâles dans
les rendez-vous de chasse, il ne fréquentait
assidûment qu'une famille : les Courville, des
voisins aimables, alliés à sa race depuis des
siècles.
Dans cette maison il était choyé, aimé,
dorloté, et il disait : « Si je n'étais pas chas-
seur, je voudrais ne point vous quitter. »
M. de Courville était son ami et son cama-
rade depuis l'enfance. Centilhomme agricul-
teur, il vivait tranquille avec sa femme, sa
fille et son gendre, M. de Darnetot, qui ne
faisait rien, sous prétexte d'études historiques.
Le baron de Coutelier allait souvent dîner
chez ses amis, surtout pour leur raconter ses
coups de fusil. Il avait de longues histoires
de chiens et de furets dont il parlait comme
LA ROUILLE. 4?
de personnages marquants qu'il aurait beau-
coup connus. II dévoilait leurs pensées, leurs
intentions, les analysait, les expliquait :
« Quand Médor a vu que le râle le faisait
courir ainsi, il s'est dit : «Attends, mon gail-
«lard, nous allons rire. » Alors, en me faisant
signe de la tête d'aller me placer au coin du
champ de trèfle, il s'est mis à quêter de biais,
à grand bruit, en remuant les herbes pour
pousser le gibier dans l'angle où il ne pour-
rait plus échapper. Tout est arrivé comme
il l'avait prévu; le râle, tout d'un coup, s'est
trouvé sur la lisière. Impossible d'aller plus
loin sans se découvrir. Il s'est dit : «Pincé,
«nom d'un chien! m et s'est tapi. Médor alors
tomba en arrêt en me regardant; je lui fais
un signe, il force. — Brrrou — le râle s'en-
vole — - j'épaule — pan ! — il tombe; et Mé-
dor, en le rapportant, remuait la queue pour
médire: «Est-il joué, ce tour-là, monsieur
«Hector?»
Courville, Darnetot et les deux femmes
riaient follement de ces récits pittoresques
où le baron mettait toute son âme. Il s'ani-
mait, remuait les bras, gesticulait de tout le
corps, et quand il disait la mort du gibier, il
riait d'un rire formidable, et demandait tou-
48 LA ROUILLE.
jours comme conclusion : Est-elle bonne,
celle-là?»
Dès qu'on parlait d'autre chose, il n'écou-
tait plus et s'asseyait tout seul à fredonner des
fanfares. Aussi, dès qu'un instant de silence
se faisait entre deux phrases, dans ces mo-
ments de brusques accalmies qui coupent la
rumeur des paroles, on entendait tout à coup
un air de chasse : «Ton ton, ton taine ton
ton», que le baron poussait en gonflant les
joues comme s'il eût tenu son cor.
Il n'avait jamais vécu que pour la chasse et
vieillissait sans s'en douter ni s'en apercevoir.
Brusquement, il eut une attaque de rhuma-
tisme et demeura deux mois au lit. II faillit
mourir de chagrin et d'ennui. Comme il
n'avait pas de bonne, faisant préparer sa cui-
sine par un vieux serviteur, il n'obtenait ni
cataplasmes chauds, ni petits soins, ni rien
de ce qu'il faut aux souffrants. Son piqueur
fut son garde-malade, et cet écuyer qui s'en-
nuyait au moins autant que son maître, dor-
mait jour et nuit dans un fauteuil, pendant
que le baron jurait et s'exaspérait entre ses
draps.
Les dames de Courville venaient parfois le
voir, et c'étaient pour lui des heures de calme
LA ROUILLE. 49
et de bien-être. Elles préparaient sa tisane,
avaient soin du feu, lui servaient gentiment
son déjeuner, sur le bord du lit, et quand
elles partaient il murmurait : «Sacrebleu!
vous devriez bien venir loger ici. » Et elles
riaient de tout leur cœur.
Comme il allait mieux et recommençait à
chasser au marais ; il vint un soir dîner chez
ses amis ; mais il n'avait plus son entrain ni sa
gaieté. Une pensée incessante le torturait, la
crainte d'être ressaisi par les douleurs avant
l'ouverture. Au moment de prendre congé,
alors que les femmes l'enveloppaient en un
chale, lui nouaient un foulard au cou, et qu'il
se laissait faire pour la première fois de sa
vie, il murmura d'un ton désolé : «Si ça re-
commence, je suis un homme foutu.»
Lorsqu'il fut parti, M"^ de Darnetot dit à
sa mère : « II faudrait marier le baron. »
Tout le monde leva les bras. Comment n'y
avait-on pas encore songé? On chercha toute
la soirée parmi les veuves qu'on connaissait,
et le choix s'arrêta sur une femme de qua-
rante ans, encore jolie, assez riche, de belle
humeur et bien portante, qui s'appelait
M""" Berthe Vilers.
JO LA ROUILLE.
On l'invita à passer un mois au château.
Elle s'ennuyait. Elle vint. Elle était remuante
et gaie ; M. de Coutelier lui plut tout de suite.
Elle s'en amusait comme d'un jouet vivant,
et passait des heures entières à l'interroger
sournoisement sur les sentiments des lapins
et les machinations des renards. II distinguait
gravement les manières de voir différentes
des divers animaux, et leur prêtait des plans
et des raisonnements subtils comme aux
hommes de sa connaissance.
L'attention qu'elle lui donnait le ravit, et,
un soir, pour lui témoigner son estime, il la
pria de chasser, ce qu'il n'avait encore jamais
fait pour aucune femme. L'invitation parut si
drôle qu'elle accepta. Ce fut une fête pour
l'équiper; tout le monde s'y mit, lui offrit
quelque chose et elle apparut vêtue en ma-
nière d'amazone, avec des bottes, des culottes
d'homme, une jupe courte, une jaquette de
velours trop étroite pour la gorge et une
casquette de valet de chiens.
Le baron semblait ému comme s'il allait
tirer son premier coup de fusil. Il lui expli-
qua minutieusement la direction du vent, les
différents arrêts des chiens, la façon de tirer
les gibiers; puis il la poussa dans un champ.
LA ROUILLE. J I
en la suivant pas à pas avec la sollicitude
d'une nourrice qui regarde son nourrisson
marcher pour la première fois.
Médor rencontra, rampa, s'arrêta, leva la
patte. Le baron, derrière son élève, tremblait
comme une feuille. II balbutiait : « Atten-
tion, attention, des per. .. desper. .. des per-
drix. ))
II n'avait pas fini qu'un grand bruit s'en-
vola de terre, — brrr, brrr, brrr — et un ré-
giment de gros oiseaux monta dans l'air en
battant des ailes.
M""^ Vilers, éperdue, ferma les yeux, lâcha
les deux coups, recula d'un pas sous la se-
cousse du fusil, puis, quand elle reprit son
sang-froid, elle aperçut le baron qui dansait
comme un fou, et Médor rapportant deux
perdrix dans sa gueule.
A dater de ce jour, M. de Coutelier fut
amoureux d'elle.
II disait en levant les yeux : « Quelle
femme ! » et il venait tous les soirs maintenant
pour causer chasse. Un jour, M. de Cour-
ville, qui le reconduisait et l'écoutait s'exta-
sier sur sa nouvelle amie, lui demanda brus-
quement : « Pourquoi ne l'épousez-vous pas ? »
Le baron resta saisi : «Moi? moi? l'épou-
4.
J2 LA ROUILLE.
ser?. . . mais. . . au fait — » Et il se tut. Puis ser-
rant précipitamment la main de son compa-
gnon, il murmura : «Au revoir, mon ami,»
et disparut à grands pas dans la nuit.
II fut trois jours sans revenir. Quand il re-
parut, il était pâli par ses réflexions, et plus
grave que de coutume. Ayant pris à part
M. de Courville : «Vous avez eu là une fa-
meuse idée. Tâchez de la préparer à m'ac-
cepter. Sacrebleu, une femme comme ça, on
la dirait faite pour moi. Nous chasserons en-
semble toute Tannée. »
M. de Courville, certain qu'il ne serait pas
refusé, répondit : «Faites votre demande tout
de suite, mon cher. Voulez-vous que je m'en
charge? » Mais le baron se troubla soudain ;
et balbutiant : « Non. . . non. . . , il faut d'abord
que je fasse un petit voyage... un petit
voyage... à Paris. Dès que je serai revenu,
je vous répondrai définitivement.» On n'en
put obtenir d'autres éclaircissements et il par-
tit le lendemain.
Le voyage dura longtemps. Une semaine,
deux semaines, trois semaines se passèrent,
M. de Coutelier ne reparaissait pas. Les Cour-
ville, étonnés, inquiets, ne savaient que dire
LA ROUILLE. 5 3
à leur amie qu'ils avaient prévenue de la dé-
marche du baron. On envoyait tous les deux
jours prendre chez lui de ses nouvelles; aucun
de ses serviteurs n'en avait reçu.
Or, un soir, comme M""*" Vilers chantait en
s'accompagnant au piano, une bonne vint,
avec un grand mystère, chercher M. de Cour-
ville, en lui disant tout bas qu'un monsieur le
demandait. C'était le baron, changé, vieilli,
en costume de voyage. Dès qu'il vit son vieil
ami, il lui saisit les mains, et d'une voix un
peu fatiguée: «J'arrive à l'instant, mon cher,
et j'accours chez vous, je n'en puis plus.»
Puis il hésita, visiblement embarrassé : «Je
voulais vous dire. . . tout de suite.. . que cette. . .
cette affaire... vous savez bien... est man-
quée. »
M. de Courville le regardait stupéfait :
« Comment? manquée? Et pourquoi? — Oh !
ne m'interrogez pas, je vous prie, ce serait
trop pénible à dire, mais soyez sûr que j'agis
en. . . en honnête homme. Je ne peux pas. . . Je
n'ai pas le droit, vous entendez, pas le droit,
d'épouser cette dame. J'attendrai qu'elle soit
partie pour revenir chez vous; il me serait
trop douloureux de la revoir. Adieu. »
Et il s'enfuit.
54 LA ROUILLE.
Toute la famille délibéra, discuta, supposa
mille choses. On conclut qu'un grand mystère
était caché dans la vie du baron, qu'il avait
peut-être des enfants naturels, une vieille liai-
son. Enfin l'affaire paraissait grave et, pour ne
point entrer en des complications difficiles,
on prévint habilement M™^ Vilers, qui s'en
retourna veuve comme elle était venue.
Trois mois encore se passèrent. Un soir,
comme il avait fortement dîné et qu'il titubait
un peu, M. de Coutelier, en fumant sa pipe
le soir avec M. de Courville, lui dit : « Si vous
saviez comme je pense souvent à votre amie,
vous auriez pitié de moi. »
L'autre, que la conduite du baron en cette
circonstance avait un peu froissé, lui dit sa
pensée vivement : «Sacrebleu, mon cher,
quand on a des secrets dans son existence,
on ne s'avance pas d'abord comme vous l'avez
fait; car, enfin, vous pouviez prévoir le motif
de votre reculade, assurément. »
Le baron confus cessa de fumer.
«Oui et non. Enfin, je n'aurais pas cru ce
qui est arrivé. »
M. de Courville, impatienté, reprit : «On
doit tout prévoir. »
Mais M. de Coutelier, en sondant de l'œil
LA ROUILLE. 5 5
les ténèbres pour être sûr qu'on ne les écou-
tait pas, reprit à voix basse :
«Je vois bien que je vous ai blessé et je
vais tout vous dire pour me faire excuser. De-
puis vingt ans, mon ami, je ne vis que pour
la chasse. Je n'aime que ça, vous le savez, je
ne m'occupe que de ça. Aussi, au moment
de contracter des devoirs envers cette dame,
un scrupule, un scrupule de conscience m'est
venu. Depuis le temps que j'ai perdu l'ha-
bitude de... de... de l'amour, enfin, je ne
savais plus si je serais encore capable de.,
de... vous savez bien... Songez donc? voici
maintenant seize ans exactement que. . . que. .
que... pour la dernière fois, vous comprenez
Dans ce pays-ci, ce n'est pas facile de... de.,
vous y êtes. Et puis j'avais autre chose à faire,
j'aime mieux tirer un coup de fusil. Bref, au
moment de m'engager devant le maire et
le prêtre à... à... ce que vous savez, j'ai eu
peur. Je me suis dit : Bigre, mais si... si...
j'allais rater. Un honnête homme ne manque
jamais à ses engagements et je prenais là
un engagement sacré vis-à-vis de cette per-
sonne. Enfin, pour en avoir le cœur net,
je me suis promis d'aller passer huit jours à
Paris.
5 6 LA ROUILLE.
((Au bout (de huit jours, rien, mais rien. Et
ce n'est pas faute (J'avoir essayé. J'ai pris ce
qu'il y avait de mieux dans tous les genres.
Je vous assure qu'elles ont fait ce qu'elles ont
pu. . . Oui. . . certainement elles n'ont rien né-
gligé... Mais que voulez-vous, elles se reti-
raient toujours... bredouilles... bredouilles...
bredouilles.
(( J'ai attendu alors quinze jours , trois se-
maines, espérant toujours. J'ai mangé dans
les restaurants un tas de choses poivrées , qui
m'ont perdu l'estomac, et... et... rien... tou-
jours rien.
((Vous comprenez que, dans ces circon-
stances, devant cette constatation, je ne pou-
vais que... que... que me retirer. Ce que j'ai
fait. »
M. deCourville se tordait pour ne pas rire.
II serra gravement les mains du baron en lui
disant : ((Je vous plains,» et le reconduisit
jusqu'à mi-chemin de sa demeure. Puis, lors-
qu'il se trouva seul avec sa femme, il lui dit
tout, en suffoquant de gaieté. Mais M"*" de
Courville ne riait point; elle écoutait, très
attentive, et lorsque son mari eut achevé, elle
répondit avec un grand sérieux : (( Le baron
est un niais, mon cher; il avait peur, voilà
LA ROUILLE. 57
tout. Je vais écrire à Berthe de] revenir, et
bien vite. »
Et comme M. de Courville objectait le
long et inutile essai de leur ami, elle reprit :
«Bah! quand on aime sa femme, entendez-
vous, cette chose-là... revient toujours. »
Et M. de Courville ne répliqua rien, un
peu confus lui-même.
La Rouille a paru dans le Gil-Blas. du jeudi 14 sep-
tembre 1882 , sous le titre de M. de Coutelier et signé :
Maufrigneuse.
MARROCA
/a UL
MARROCA.
MON ami, tu m'as demandé de t'en-
voyer mes impressions, mes aven-
tures, et surtout mes histoires d'a-
mour sur cette terre d'Afrique qui m'attirait
depuis si longtemps. Tu riais beaucoup, d'a-
vance, de mes tendresses noires, comme tu
disais, et tu me voyais déjà revenir suivi d'une
grande femme en ébène, coiffée d'un foulard
jaune, et ballottante en des vêtements écla-
tants.
Le tour des Mauricaudes viendra sans
doute, car j'en ai vu déjà plusieurs qui m'ont
donné quelque envie de me tremper en cette
encre; mais je suis tombé pour mon début
62 MARROCA.
sur quelque chose de mieux et de singulière-
ment original.
Tu m'as écrit, dans ta dernière lettre :
«Quand je sais comment on aime dans un
pays, je connais ce pays à le décrire, bien
que ne l'ayant jamais vu.» Sache qu'ici on
aime furieusement. On sent, dès les premiers
jours, une sorte d'ardeur frémissante, un sou-
lèvement, une brusque tension des désirs, un
énervement courant au bout des doigts, qui
surexcitent à les exaspérer nos puissances
amoureuses et toutes nos facultés de sensation
physique, depuis le simple contact des mains
jusqu'à cet innommable besoin qui nous fait
commettre tant de sottises.
Entendons-nous bien. Je ne sais si ce que
vous appelez l'amour du cœur, l'amour des
âmes, si l'idéalisme sentimental, le platonisme
enfin, peut exister sous ce ciel; j'en doute
même. Mais l'autre amour, celui des sens, qui
a du bon, et beaucoup de bon, est véritable-
ment terrible en ce climat. La chaleur, cette
constante brûlure de l'air qui vous enfièvre,
ces souffles suffocants du Sud , ces marées de
feu venues du grand désert si proche, ce lourd
siroco, plus ravageant, plus desséchant que
la flamme, ce perpétuel incendie d'un conti-
MARROCA. 63
nent tout entier brûlé jusqu'aux pierres par
un énorme et dévorant soleil, embrasent le
sang, affolent la chair, embestialisent.
Mais j'arrive à mon histoire. Je ne te dis
rien de mes premiers temps de séjour en Al-
gérie. Après avoir visité Bône, Constantine,
Biskra et Sétif, je suis venu à Bougie par les
gorges du Chabet et une incomparable route
au milieu des forêts kabyles, qui suit la mer
en la dominant de deux cents mètres et ser-
pente selon les festons de la haute montagne,
jusqu'à ce merveilleux golfe de Bougie aussi
beau que celui de Naples, que celui d'Ajaccio
et que celui de Douarnenez, les plus admira-
bles que je connaisse. J'excepte dans ma
comparaison cette invraisemblable baie de
Porto, ceinte de granit rouge, et habitée par
les fantastigues et sanglants géants de pierre
qu'on appelle les «Calanche» de Piana, sur
les côtes Ouest de la Corse.
De loin, de très loin, avant de contourner
le grand bassin où dort l'eau pacifique, on
aperçoit Bougie. Elle est bâtie sur les flancs
rapides d'un mont très élevé et couronné par
des bois. C'est une tache blanche dans cette
pente verte ; on dirait l'écume d'une cascade
tombant à la mer.
64 MARROCA.
Dès que j'eus mis le pied dans cette toute
petite et ravissante ville, je compris que j'al-
lais y rester longtemps. De partout l'œil em-
brasse un vaste cercle de sommets crochus,
dentelés, cornus et bizarres, tellement fermé
qu'on découvre à peine la pleine mer et que
le golfe a l'air d'un lac. L'eau bleue, d'un
bleu laiteux, est d'une transparence admira-
ble, et le ciel d'azur, d'un azur épais, comme
s'il avait reçu deux couches de couleur, étale
au-dessus sa surprenante beauté. Ils semblent
se mirer l'un dans l'autre et se renvoyer leurs
reflets.
Bougie est la ville des ruines. Sur le quai,
en arrivant, on rencontre un débris si magni-
fique qu'on le dirait d'opéra. C'est la vieille
porte Sarrazine, envahie de lierre. Et dans
les bois montueux autour de la cité, partout
des ruines, des pans de murailles romaines,
des morceaux de monuments sarrazins, des
restes de constructions arabes.
J'avais loué dans la ville haute une petite
maison mauresque. Tu connais ces demeures
si souvent décrites. Elles ne possèdent point
de fenêtres en dehors ; mais une cour inté-
rieure les éclaire du haut en bas. Elles ont,
au premier, une grande salle fraîche où l'on
MARROCA. 65
passe les jours, et tout en haut une terrasse
où Ton passe les nuits.
Je me mis tout de suite aux coutumes des
pays chauds, c'est-à-dire à faire la sieste après
mon déjeuner. C'est l'heure étouffante d'Afri-
que, l'heure où l'on ne respire plus, l'heure
où les rues, les plaines, les longues routes
aveuglantes sont désertes, où tout le monde
dort, essaye au moins de dormir, avec aussi
peu de vêtements que possible.
J'avais installé dans ma salle à colonnettes
d'architecture arabe un grand divan moel-
leux, couvert de tapis du Djebel-Amour. Je
m'étendais là-dessus à peu près dans le cos-
tume d'Assan, mais je n'y pouvais guère re-
poser, torturé par ma continence.
Oh! mon ami, il est deux supplices de
cette terre que je te souhaite de ne jamais
connaître : le manque d'eau et le manque de
femmes. Lequel est le plus affreux? Je ne sais.
Dans le désert, on commettrait toutes les in-
famies pour un verre d'eau claire et froide.
Q.ue ne ferait-on pas en certaines villes du
littoral pour une belle fille fraîche et saine?
Car elles ne manquent pas, les filles, en Afri-
que! Elles foisonnent, au contraire; mais,
pour continuer ma comparaison, elles y sont
66 MARROCA.
tout aussi malfaisantes et pourries que le li-
quide fangeux des puits sahariens.
Or, voici qu'un jour, plus énervé que de
coutume, je tentai, mais en vain, de fermer
les yeux. Mes jambes vibraient comme pi-
quées en dedans ; une angoisse inquiète me
retournait à tout moment sur mes tapis»
Enfin, n'y tenant plus, je me levai et je
sortis.
C'était en juillet, par une après-midi tor-
ride. Les pavés des rues étaient chauds à
cuire du pain; la chemise, tout de suite
trempée, collait au corps, et, par tout l'ho-
rizon, flottait une petite vapeur blanche, cette
buée ardente du siroco, qui semble de la
chaleur palpable.
Je descendis près de la mer et, contour-
nant le port, je me mis à suivre la berge
le long de la jolie baie où sont les bains.
La montagne escarpée, couverte de taillis, de
hautes plantes aromatiques aux senteurs puis-
santes, s'arrondit en cercle autour de cette
crique où trempent, tout le long du bord, de
gros rochers bruns.
Personne dehors; rien ne remuait; pas un
cri de bête, un vol d'oiseau, pas un bruit,
pas même un clapotement, tant la mer im-
MARROCA. 67
mobile paraissait engourdie sous le soIeiL
Mais dans l'air cuisant, je croyais saisir une
sorte de bourdonnement de feu.
Soudain, derrière une de ces roches à demi
noyées dans l'onde silencieuse, je devinai un
léger mouvement et, m'étant retourné, j'a-
perçus, prenant son bain, se croyant bien
seule à cette heure brûlante, une grande fille
nue, enfoncée jusqu'aux seins. Elle tournait
la tête vers la pleine mer et sautillait douce-
ment sans me voir.
Rien de plus étonnant que ce tableau :
cette belle femme dans cette eau transparente
comme du verre, sous cette lumière aveu-
glante. Car elle était belle merveilleusement,
cette femme, grande, modelée en statue.
Elle se retourna, poussa un cri, et, moitié
nageant, moitié marchant, se cacha tout à fait
derrière sa roche.
Comme il fallait bien qu'elle sortît, je
m*assis sur la berge et j'attendis. Alors elle
montra tout doucement sa tête surchargée de
cheveux noirs liés à la diable. Sa bouche était
large, aux lèvres retroussées comme des bour-
relets; ses yeux énormes, effrontés, et toute
sa chair un peu brunie par le climat semblait
une chair d'ivoire ancien, dure et douce, de
6 8 MARROCA.
belle race blanche teintée par le soleil des
nègres.
Elle me cria : «AlIez-vous-en.» Et sa voix
pleine, un peu forte comme toute sa per-
sonne, avait un accent guttural. Je ne bougeai
point. Elle ajouta : «Ça n'est pas bien de rester
ià, monsieur.» Les r, dans sa bouche, rou-
laient comme des chariots. Je ne remuai pas
davantage. La tête disparut.
Dix minutes s'écoulèrent, et les cheveux,
puis le front, puis les yeux se remontrèrent
avec lenteur et prudence, comme font les
enfants qui jouent à cache-cache pour obser-
ver celui qui les cherche.
Cette fois, elle eut l'air furieux; elle cria :
«Vous allez me faire attraper mal. Je ne par-
tirai pas tant que vous serez là.» Alors je me
ievai et m'en allai, non sans me retourner
souvent. Quand elle me jugea assez loin, elle
sortit de l'eau, à demi courbée, me tournant
ses reins, et elle disparut dans un creux du
roc, derrière une jupe suspendue à l'entrée.
Je revins le lendemain. Elle était encore
au bain, mais vêtue d'un costume entier. Elle
se mit à rire en me montrant ses dents lui-
santes.
Huit jours après, nous étions amis. Huit
MARROCA. 69
jours de plus, et nous le devenions encore
davantage.
Elle s'appelait Marroca, d'un surnom sans
doute, et prononçait ce mot comme s'il eût
contenu quinze r. Fille de colons espagnols,
elle avait épousé un Français nommé Pon-
tabèze. Son mari était employé de l'Etat. Je
n'ai jamais su bien au juste quelles fonctions
il remplissait. Je constatai qu'il était fort oc-
cupé, et je n'en demandai pas plus long.
Alors, changeant l'heure de son bain, elle
vint chaque jour après mon déjeuner faire la
sieste en ma maison. Quelle sieste ! Si c'est
là se reposer !
C'était vraiment une admirable fille, d'un
type un peu bestial, mais superbe. Ses yeux
semblaient toujours luisants de passion ; sa
bouche entr'ouverte , ses dents pointues, son
sourire même avaient quelque chose de féro-
cement sensuel, et ses seins étranges, allongés
et droits, aigus comme des poires de chair,
élastiques comme s'ils eussent renfermé des
ressorts d'acier, donnaient à son corps quelque
chose d'animal, faisaient d'elle une sorte
d'être inférieur et magnifique, de créature
destinée à l'amour désordonné, éveillaient en
moi l'idée des obscènes divinités antiques
yo MARROCA.
dont les tendresses libres s'étalaient au milieu
des herbes et des feuilles.
Et jamais femme ne porta dans ses flancs
de plus inapaisables désirs. Ses ardeurs achar-
nées et ses hurlantes étreintes, avec des grin-
cements de dents, des convulsions et des
morsures, étaient suivies presque aussitôt d'as-
soupissements profonds comme une mort.
Mais elle se réveillait brusquement en mes
bras, toute prête à des enlacements nouveaux,
fa gorge gonflée de baisers.
Son esprit, d'ailleurs, était simple comme
deux et deux font quatre, et un rire sonore
lui tenait lieu de pensée.
Fière par instinct de sa beauté, elle avait
en horreur les voiles les plus légers, et elle
circulait, courait, gambadait dans ma maison
avec une impudeur inconsciente et hardie.
Quand elle était enfin repue d'amour, épuisée
de cris et de mouvement, elle dormait à mes
côtés, sur le divan, d'un sommeil fort et pai-
sible, tandis que l'accablante chaleur faisait
pointer sur sa peau brunie de minuscules
gouttes de sueur, dégageait d'elle, de ses bras
relevés sous sa tête, de tous ses replis secrets,
cette odeur fauve qui plaît aux mâles.
Quelquefois elle revenait le soir, son mari
MARROCA. 71
étant de service je ne sais où. Nous nous éten-
dions alors sur la terrasse, à peine enveloppés
en de fins et flottants tissus d'Orient.
Quand la grande lune illuminante des
pays chauds s'étalait en plein dans le ciel,
éclairant la ville et le golfe avec son cadre
arrondi de montagnes, nous apercevions alors
sur toutes les autres terrasses comme une
armée de silencieux fantômes étendus qui
parfois se levaient, changeaient de place et
se recouchaient sous la tiédeur langoureuse
du ciel apaisé.
Malgré l'éclat de ces soirées d'Afrique,
Marroca s'obstinait à se mettre nue encore
sous les clairs rayons de la lune ; elle ne s'in-
quiétait guère de tous ceux qui nous pou-
vaient voir, et souvent elle poussait par la
nuit, malgré mes craintes et mes prières, de
longs cris vibrants, qui faisaient au loin hurler
les chiens.
Comme je sommeillais un soir, sous le
large firmament tout barbouillé d'étoiles, elle
vint s'agenouiller sur mon tapis, et appro-
chant de ma bouche ses grandes lèvres re-
tournées :
«Il faut, dit-elle, que tu viennes dormir
chez moi.»
72 MARROCA.
Je ne comprenais pas. «Comment chez
toi?
— Oui, quand mon mari sera parti, tu
viendras dormir à sa place.»
Je ne pus m'empêcher de rire.
«Pourquoi ça, puisque tu viens ici?»
Elle reprit, en me parlant dans la bouche,
me jetant son haleine chaude au fond de la
gorge, mouillant ma moustache de son souf-
fle : «C'est pour me faire un souvenir.» Et
IV de souvenir traîna longtemps avec un fracas
de torrent sur des roches.
Je ne saisissais point son idée. Elle passa
ses bras à mon cou. «Quand'tu ne seras plus
là, dit-elle, j'y penserai. Et quand j'embras-
serai mon mari, il me semblera que ce sera
toi.»
Et les mai et les rrra prenaient en sa voix
des grondements de tonnerres familiers.
Je murmurai attendri et très égayé :
«Mais tu es folle. J'aime mieux rester chez
moi.»
Je n'ai , en effet, aucun goût pour les rendez-
vous sous un toit conjugal; ce sont là des sou-
ricières où sont toujours pris les imbéciles.
Mais elle me pria, mesuppha, pleura même,
ajoutant : «Tu verras comme je t'aimerrrai.»
MARROCA. 75
T'aimenrai retentissait à la façon d'un roule-
ment de tambour battant la charge.
Son désir me semblait tellement singulier
que je ne me l'expliquais point; puis, en y
songeant, je crus démêler quelque haine pro-
fonde contre son mari, une de ces vengeances
secrètes de femme qui trompe avec déhces
l'homme abhorré et le veut encore tromper
chez lui, dans ses meubles, dans ses draps.
Je lui dis : «Ton mari est très méchant
pour toi?»
Elle prit un air fâché. «Oh non, très bon.
— Mais tu ne l'aimes pas, toi?»
Elle me fixa avec ses larges yeux étonnés.
«Si, je l'aime beaucoup, au contraire,
beaucoup, beaucoup, mais pas tant que toi,
mon cœurrr. »
Je ne comprenais plus du tout et, comme
je cherchais à deviner, elle appuya sur ma
bouche une de ces caresses dont elle connais-
sait le pouvoir, puis elle murmura : «Tu
viendras, dis?»
Je résistai cependant. Alors elle s'habilla
tout de suite et s'en alla.
Elle fut huit jours sans se montrer. Le neu-
vième jour elle reparut, s'arrêta gravement
sur le seuil de ma chambre et demanda :
j4 MARROCA.
«Viendras-tu ce soir dorrrmirrr chez moi?
Si tu ne viens pas, je m'en vais.»
Huit jours, c'est long, mon ami, et, en
Afrique, ces huit jours-là valaient bien un
mois. Je criai : «Oui» et j'ouvris les bras.
Elle s'y jeta.
Elle m'attendit, à la nuit, dans une rue
voisine et me guida.
Ils habitaient près du port une petite mai-
son basse. Je traversai d'abord une cuisine où
le ménage prenait ses repas, et je pénétrai
dans la chambre blanchie à la chaux, propre,
avec des photographies de parents le long
des murs et des fleurs de papier sous des
globes. Marroca semblait folle de joie : elle
sautait, répétant : «Te voilà chez nous, te
voilà chez toi. »
J'agis en eff^et comme chez moi.
J'étais un peu gêné, je l'avoue, même in-
quiet. Comme j'hésitais, dans cette demeure
inconnue, à me séparer de certain vêtement
sans lequel un homme surpris devient aussi
gauche que ridicule, et incapable de toute
action, elle me l'arracha de force et emporta
dans la pièce voisine, avec toutes mes autres
hardes, ce fourreau de la virilité.
MARROCA. 75
Je repris enfin mon assurance et je le lui
prouvai de tout mon pouvoir, si bien qu'au
bout de deux heures nous ne songions guère
encore au repos, quand des coups violents
frappés soudain contre la porte nous firent
tressaillir, et une voix forte d'homme cria :
«Marroca, c'est moi.»
Elle fit un bond : «Mon mari ! Vite, cache-
toi sous le lit.» Je cherchais éperdument mon
pantalon; mais elle me poussa haletante :
«Va donc, va donc.»
Je m'étendis à plat ventre et me glissai
sans murmurer sous ce lit, sur lequel j'étais si
bien.
Alors elle passa dans la cuisine. Je l'en-
tendis ouvrir une armoire, la fermer, puis elle
revint, apportant un objet que je n'aperçus
pas, mais qu'elle posa vivement quelque part,
et, comme son mari perdait patience, elle
répondit d'une voix forte et calme : «Je ne
trrrouve pas les allumettes;» puis soudain:
«Les voilà, je t'ouvrrre.» Et elle ouvrit.
L'homme entra. Je ne vis que ses pieds,
des pieds énormes. Si le reste se trouvait en
proportion, il devait être un colosse.
J'entendis des baisers, une tape sur de la
chair nue, un rire; puis il dit avec un accent
y6 MARROCA.
marseillais : «Z'ai oublié ma bourse, te, il a
fallu revenir. Autrement, je crois que tu dor-
mais de bon cœur.» II alla vers la commode,
chercha longtemps ce qu'il lui fallait; puis
Marroca s'ëtant étendue sur le lit comme ac-
cablée de fatigue, il revint à elle, et sans
doute il essayait de la caresser, car elle lui
envoya, en phrases irritées, une mitraille dV
furieux.
Les pieds étaient si près de moi qu'une
envie folle, stupide, inexplicable, me saisit
de les toucher tout doucement. Je me retins.
Comme il ne réussissait pas en ses projets,
il se vexa. «Tu es bien méçante aujourd'hui,»
dit-il. Mais il en prit son parti. «Adieu, pe-
tite. » Un nouveau baiser sonna ; puis les gros
pieds se retournèrent, me firent voir leurs
clous en s'éloignant, passèrent dans la pièce
voisine et la porte de la rue se referma.
J'étais sauvé !
Je sortis lentement de ma retraite, humble
et piteux, et tandis que Marroca, toujours
nue, dansait une gigue autour de moi en
riant aux éclats et battant des mains, je me
laissai tomber lourdement sur une chaise.
Mais je me relevai d'un bond ; une chose
froide gisait sous moi, et comme je n'étais pas
MARROCA. JJ
plus vêtu que ma complice, le contact m'a-
vait saisi. Je me retournai. Je venais de m'as-
seoir sur une petite hachette à fendre le bois,
aiguisée comme un couteau. Comment ëtait-
elle venue à cette place? Je ne l'avais pas
aperçue en entrant.
Marroca, voyant mon sursaut, étouffait de
gaieté, poussait des cris, toussait, les deux
mains sur son ventre.
Je trouvai cette joie déplacée, inconve-
nante. Nous avions joué notre vie stupide-
ment; j'en avais encore froid dans le dos, et
ces rires fous me blessaient un peu.
«Et si ton mari m'avait vu,» lui deman-
dai-je.
Elle répondit : «Pas de danger.
— Comment ! pas de danger. Elle est raide
celle-là! II lui suffisait de se baisser pour me
trouver. »
Elle ne riait plus; elle souriait seulement
en me regardant de ses grands yeux fixes, où
germaient de nouveaux désirs.
« 11 ne se serait pas baissé. »
J'insistai. «Par exemple! S'il avait seule-
ment laissé tomber son chapeau, il aurait bien
fallu le ramasser, alors... j'étais propre, moi,
dans ce costume.»
78 MARROCA.
Elle posa sur mes épaules ses bras ronds
et vigoureux, et, baissant le ton, comme
si elle m'eût dit : «Je t'adorrre», elle mur-
mura : « Alorrrs, il ne se serait pas relevé. »
Je ne comprenais point :
«Pourquoi ça?»
Elle cligna de l'œil avec malice, allongea
sa main vers la chaise où je venais de m'as-
seoir, et son doigt tendu, le pli de sa joue,
ses lèvres entr'ouvertes, ses dents pointues,
claires et féroces, tout cela me montrait la
petite hachette à fendre le bois, dont le tran-
chant aigu luisait.
Elle fit le geste de la prendre; puis, m'at-
tirant du bras gauche tout contre elle, serrant
sa hanche à la mienne, du bras droit elle
esquissa le mouvement qui décapite un homme
à genoux ! . . .
Et voilà, mon cher, comment on comprend
ici les devoirs conjugaux, l'amour et l'hospi-
talité!
Marroca a paru dans le Gil-Blas du 2 mars 1882 ,
sous le titre de Marauca , et signé : Maufrigneuse.
Le texte du livre est un peu plus étendu que celui
du journal.
LA BUCHE
LA BUCHE.
LE salon était petit, tout enveloppé de
tentures épaisses, et discrètement odo-
rant. Dans une cheminée large, un
grand feu flambait, tandis qu'une seule lampe
posée sur le coin de la cheminée versait une
lumière molle, ombrée par un abat-jour d'an-
cienne dentelle, sur les deux personnes qui
causaient.
Elle, la maîtresse de la maison, une vieille
à cheveux blancs, mais une de ces vieilles
adorables dont la peau sans ride est lisse
comme un fin papier et parfumée, tout
imprégnée de parfums, pénétrée jusqu'à la
chair vive par les essences fines dont elle
se baigne, depuis si longtemps, l'épiderme :
6
82 LA BUCHE.
une vieille qui sent, quand on lui baise la
main, l'odeur légère qui vous saute à l'odorat
lorsqu'on ouvre une boîte de poudre d'iris
florentine.
Lui était un ami d'autrefois, resté garçon,
un ami de toutes les semaines, un compagnon
de voyage dans l'existence. Rien de plus
d'ailleurs.
Ils avaient cessé de causer depuis une
minute environ, et tous deux regardaient le
feu, rêvant à n'importe quoi, en l'un de ces
silences amis des gens qui n'ont point besoin
de parler toujours pour se plaire l'un près de
l'autre.
Et soudain une grosse bûche, une souche
hérissée de racines enflammées, croula. EHe
bondit par-dessus les chenets, et, lancée dans
le salon, roula sur le tapis en jetant des éclats
de feu tout autour d'elle.
La vieiHe femme, avec un petit cri, se
dressa comme pour fuir, tandis que lui, à
coup de botte, rejetait dans la cheminée
l'énorme charbon et ratissait de sa semelle
toutes les éclaboussures ardentes répandues
autour.
Quand le désastre fut réparé, une forte
odeur de roussi se répandit, et l'homme se
LA bÔCHE. 83
rasseyant en face de son amie, la regarda
en souriant : «Et voilà, dit-il en montrant la
bûche replacée dans l'âtre, voilà pourquoi
je ne me suis jamais marié.»
Elle le considéra, tout étonnée, avec cet
œil curieux des femmes qui veulent savoir,
cet œil des femmes qui ne sont plus toutes
jeunes, où la curiosité est réfléchie, compli-
quée, souvent malicieuse; et elle demanda :
«Comment ça?»
Il reprit : — Oh ! c'est tout une histoire, une
assez triste et vilaine histoire.
Mes anciens camarades se sont souvent
étonnés du froid survenu tout à coup entre un
de mes meilleurs amis qui s'appelait, de son
petit nom, Julien, et moi. Ils ne comprenaient
point comment deux intimes, deux insépa-
rables comme nous étions , avaient pu tout à
coup devenir presque étrangers l'un à l'autre.
Or voici le secret de notre éloignement.
Lui et moi, nous habitions ensemble, au-
trefois. Nous ne nous quittions jamais; et
l'amitié qui nous liait semblait si forte que
rien n'aurait pu la briser.
Un soir, en rentrant, il m'annonça son
mariage.
Je reçus un coup dans la poitrine, comme
6.
84 LA BÛCHE.
s'il m'avait volé ou trahi. Quand un ami se
marie, c'est fini, bien fini. L'affection jalouse
d'une femme, cette affection ombrageuse,
inquiète et charnelle, ne tolère point l'atta-
chement vigoureux et fi-anc , cet attachement
d'esprit, de cœur et de confiance qui existe
entre deux hommes.
Voyez -vous, madame, quel que soit
l'amour qui les soude l'un à l'autre, l'homme
et la femme sont toujours étrangers d'âme,
d'intelhgence; ils restent deux belligérants;
ils sont d'une race différente; il faut qu'il y
ait toujours un dompteur et un dompté, un
maître et un esclave; tantôt l'un, tantôt
l'autre; ils ne sont jamais deux égaux. Ils
s'étreignent les mains, leurs mains frisson-
nantes d'ardeur; ils ne se les serrent jamais
d'une large et forte pression loyale, de cette
pression qui semble ouvrir les cœurs, les
mettre à nu, dans un élan de sincère et forte
et virile affection. Les sages, au lieu de se
marier et de procréer, comme consolation
pour les vieux jours, des enfants qui les aban-
donneront, devraient chercher un bon et so-
lide ami, et vieillir avec lui dans cette com-
munion de pensées qui ne peut exister
qu'entre deux hommes.
LA bÔcHE. 85
Enfin, mon ami Julien se maria. Elle était
jolie, sa femme, charmante, une petite blonde
frisottée, vive, potelée, qui semblait l'adorer.
D'abord, j'allais peu dans la maison, crai-
gnant de gêner leur tendresse, me sentant
de trop entre eux. Ils semblaient pourtant
m'attirer, m'appeler sans cesse, et m'aimer.
Peu à peu je me laissai séduire par le
charme doux de cette vie commune, et je
dînais souvent chez eux; et souvent, rentré
chez moi la nuit, je songeais à faire comme
lui, à prendre une femme, trouvant bien
triste à présent ma maison vide.
Eux, paraissaient se chérir, ne se quittaient
point. Or, un soir, Juhen m'écrivit de venir
dîner. J'y allai. «Mon bon, dit-il, il va fal-
loir que je m'absente, en sortant de table,
pour une affaire. Je ne serai pas de retour
avant onze heures; mais à onze heures pré-
cises, je rentrerai. J'ai compté sur toi pour
tenir compagnie à Berthe. »
La jeune femme sourit : «C'est moi, d'ail-
leurs, qui ai eu l'idée de vous envoyer cher-
cher, » reprit-elle.
Je lui serrai la main : « Vous êtes gentille
comme tout. » Et je sentis sur mes doigts une
amicale et longue pression. Je n'y pris pas
86 LA BUCHE.
garde. On se mit à table; et, dès huit heures^
Julien nous quittait.
Aussitôt qu'il fut parti, une sorte de gêne
singulière naquit brusquement entre sa femme
et moi. Nous ne nous étions encore jamais
trouvés seuls, et, maigé notre intimité gran-
dissant chaque jour, le tête-à-tête nous pla-
çait dans une situation nouvelle. Je parlai
d'abord de choses vagues, de ces choses in-
signifiantes dont on emplit les silences embar-
rassants. Elle ne me répondait rien et restait en
face de moi, de l'autre côté de la cheminée,
la tête baissée, le regard indécis, un pied
tendu vers la flamme, comme perdue en
une difficile méditation. Quand je fus à sec
d'idées banales, je me tus. C'est étonnant
comme il est difficile quelquefois de trouver
des choses à dire. Et puis, je sentais du nou-
veau dans l'air, je sentais de l'invisible, un je
ne sais quoi impossible à exprimer, cet aver-
tissement mystérieux qui vous prévient des
intentions secrètes, bonnes ou mauvaises,
d'une autre personne à votre égard.
Ce pénible silence dura quelque temps.
Puis Berthe me dit : «Mettez donc une bûche
au feu, mon ami, vous voyez bien qu'il va
s'éteindre.» J'ouvris le coffre à bois, placé
LA BUCHE. 87
juste comme le vôtre, et je pris une bûche,
la plus grosse bûche, que je plaçai en pyra-
mide sur les autres morceaux de bois aux
trois quarts consumés.
Et le silence recommença.
Au bout de quelques minutes, la bûche
flambait de telle façon qu'elle nous grillait la
figure. La jeune femme releva sur moi ses
yeux, des yeux qui me parurent étranges, ail
fait trop chaud, maintenant, dit-elle; allons
donc là-bas, sur le canapé.»
Et nous voilà partis sur le canapé.
Puis tout à coup, me regardant bien en
face : «Qu'est-ce que vous feriez si une
femme vous disait qu'elle vous aime?»
Je répondis, fort interloqué : «Ma foi, le
cas n'est pas prévu, et puis, ça dépendrait
de la femme. »
Alors elle se mit à rire, d'un rire sec, ner-
veux, frémissant, un de ces rires faux qui sem-
blent devoir casser les verres fins , et elle ajouta :
«Les hommes ne sont jamais audacieux ni
malins.» Elle se tut, puis reprit :
« Avez- vous quelquefois été amoureux^
monsieur Paul?»
Je l'avouai; oui, j'avais été amoureux. «Ra-
contez-moi ça,» dit-elle.
88 LA BÔC
LA BUCHE.
Je lui racontai une histoire quelconque.
Elle m'écoutait attentivement, avec des mar-
ques fréquentes d'improbation et de mépris ;
et soudain : «Non, vous n'y entendez rien.
Pour que l'amour fût bon, il faudrait, il me
semble, qu'il bouleversât le cœur, tordît les
nerfs et ravageât la tête, il faudrait qu'il fût
— comment dirai-je? — dangereux, terrible
même, presque criminel, presque sacrilège,
qu'il fût une sorte de trahison; je veux dire
qu'il a besoin de rompre des obstacles sacrés,
des lois, des liens fraternels; quand l'amour
est tranquille, facile, sans périls, légal, est-ce
bien de l'amour?»
Je ne savais plus quoi répondre, et je jetais
en moi-même cette exclamation philoso-
phique : O cervelle féminine, te voilà bien !
Elle avait pris, en parlant, un petit air
indifférent, sainte-nitouche; et, appuyée sur
les coussins, elle était allongée, couchée, la
tête contre mon épaule, la robe un peu rele-
vée, laissant voir un bas de soie rouge que
les éclats du foyer enflammaient par instants.
Au bout d'une minute : « Je vous fais
peur,)) dit-elle. Je protestai. Elle s'appuya
tout à fait contre ma poitrine et, sans me re-
garder : «Si je vous disais, moi, que je vous
LA BÛCHE. 89
aime, que feriez-vous?» Et avant que j'eusse
pu trouver ma réponse, ses bras avaient pris
mon cou, avaient attiré brusquement ma
tête, et ses lèvres joignaient les miennes.
Ah! ma chère amie, je vous réponds que
je ne m'amusais pas! Quoi! tromper Julien?
devenir l'amant de cette petite folle perverse
et rusée, effroyablement sensuelle sans doute,
à qui son mari déjà ne suffisait plus ! Trahir
sans cesse, tromper toujours, jouer l'amour
pour le seul attrait du fruit défendu, du dan-
ger bravé, de l'amitié trahie! Non, cela ne
m'allait guère. Mais que faire? imiter Joseph !
rôle fort sot et, de plus, fort difficile, car elle
était affolante en sa perfidie, cette fille, et
enflammée d'audace, et palpitante et achar-
née. Oh! que celui qui n'a jamais senti sur sa
bouche le baiser profond d'une femme prête
à se donner, me jette la première pierre. . .
Enfin, une minute de plus... vous
comprenez, n'est-ce pas? Une minute de
plus et. .. j'étais... non, elle était... pardon
c'est lui qui l'était!... ou plutôt qui l'aurait
été, quand voilà qu'un bruit terrible nous fit
bondir.
La bûche, oui, la bûche, madame, s'élan-
çait dans le salon, renversant la pelle, le
pO LA BUCHE.
garde-feu, roulant comme un ouragan de
flamme, incendiant le tapis et se gîtant
sous un fauteuil qu'elle allait infailliblement
flamber.
Je me précipitai comme un fou, et pen-
dant que je repoussais dans la cheminée le
tison sauveur, la porte brusquement s'ou-
vrit! Julien, tout joyeux, rentrait. II s'écria :
«Je suis libre, l'affaire est finie deux heures
plus tôt!»
Oui, mon amie, sans la bûche, j'étais pincé
en flagrant délit. Et vous apercevez d'ici les
conséquences !
Or je fis en sorte de n'être plus repris dans
une situation pareille, jamais, jamais. Puis je
m'aperçus que Julien me battait froid, comme
on dit. Sa femme évidemment sapait notre
amitié; et peu à peu, il m'éloigna de chez
lui; et nous avons cessé de nous voir.
Jç ne me suis point marié. Cela ne doit
plus vous étonner!
La Bûche a paru dans le Gil-Blas du jeudi 26 jan-
vier 1882, sous la signature : MAUFRfCNEUSE.
LA RELIQUE
LA RELIQUE.
Monsieur l'abbé Louis d' Ennemare ,
a Soissons,
Mon cher abbé,
VOICI mon mariage avec ta cousine
rompu, et de la façon la plus bête,
pour une mauvaise plaisanterie que
j'ai faite presque involontairement à ma
fiancée.
J'ai recours à toi, mon vieux camarade,
dans l'embarras où je me trouve; car tu peux
me tirer d'affaire. Je t'en serai reconnaissant
jusqu'à la mort.
94 LA RELIQUE.
Tu connais Gilberte, ou plutôt tu crois la
connaître; mais connaît-on jamais les femmes?
Toutes leurs opinions, leurs croyances, leurs
idées sont à surprises. Tout cela est plein de
détours, de retours, d'imprévu, de raisonne-
ments insaisissables, de logique à rebours,
d'entêtements qui semblent définitifs et qui
cèdent parce qu'un petit oiseau est venu se
poser sur le bord d'une fenêtre.
Je n'ai pas à t' apprendre que ta cousine est
religieuse à l'extrême, élevée par les Dames
blanches ou noires de Nancy.
Cela, tu le sais mieux que moi. Ce que tu
ignores sans doute, c'est qu'elle est exaltée
en tout comme en dévotion. Sa tête s'envole
à la façon d'une feuille cabriolant dans le
vent; et elle est femme, ou plutôt jeune fille,
plus qu'aucune autre, tout de suite attendrie
ou fâchée, partant au galop pour l'affection
comme pour la haine, et revenant de la même
façon; et jolie.. . comme tu sais; et charmeuse
plus qu'on ne peut dire... et comme tu ne
sauras jamais.
Donc, nous étions fiancés; je l'adorais
comme je l'adore encore. Elle semblait
m'aimer.
Un soir je reçus une dépêche qui m'appe-
LA RELIQUE. pj
lait à Cologne pour une consultation suivie
peut-être d'une opération grave et difficile.
Comme je devais partir le lendemain, je cou-
rus faire mes adieux à Gilberte et dire pour-
quoi je ne dînerais point chez mes futurs
beaux-parents le mercredi, mais seulement
le vendredi, jour de mon retour. Oh ! prends
garde aux vendredis, je t'assure qu'ils sont
funestes!
Quand je parlai de mon départ, je vis une
larme dans ses yeux; mais quand j'annonçai
ma prochaine revenue, elle battit aussitôt des
mains et s'écria: «Quel bonheur! vous me
rapporterez quelque chose; presque rien, un
simple souvenir; mais un souvenir choisi pour
moi. 11 faut découvrir ce qui me fera le plus
de plaisir, entendez-vous? Je verrai si vous
avez de l'imagination.»
Elle réfléchit quelques secondes, puis
ajouta : «Je vous défends d'y mettre plus de
vingt francs. Je veux être touchée par l'inten-
tion, par l'invention, monsieur, non par le
prix.» Puis, après un nouveau silence, elle
dit à mi-voix, les yeux baissés : «Si cela ne
vous coûte rien, comme argent, et si c'est
bien ingénieux, bien délicat, je vous... je
vous embrasserai.»
96 LA RELIQUE.
J'étais à Cologne le lendemain. II s'agissait
d'un accident afiPreux qui mettait au déses-
poir une famille entière. Une amputation
était urgente. On me logea, on m'enferma
presque; je ne vis que des gens en larmes
qui m'assourdissaient; j'opérai un moribond
qui faillit trépasser entre mes mains; je restai
deux nuits près de lui; puis, quand j'aperçus
une chance de salut, je me fis conduire à la
gare.
Or je m'étais trompé , j'avais une heure à
perdre. J'errais par les rues en songeant en-
core à mon pauvre malade, quand un individu
m'aborda.
Je ne sais pas l'allemand, il ignorait le
français; enfin je compris qu'il me proposait
des reliques. Le souvenir de Gilberte me tra-
versa le cœur; je connaissais sa dévotion fana-
tique. Voilà mon cadeau trouvé. Je suivis
l'homme dans un magasin d'objets de sain-
teté, et je pris un «bétit morceau d'un os des
once mille fierges».
La prétendue relique était enfermée dans
une charmante boîte en vieil argent qui dé-
cida mon choix.
Je mis l'objet dans ma poche et je montai
dans mon wagon. n
LA RELIQUE. 97
En rentrant chez moi, je voulus examiner
de nouveau mon achat. Je le pris. . . La boîte
s'était ouverte, la relique était perdue! J'eus
beau fouiller ma poche, la retourner; le petit
os, gros comme la moitié d'une épingle,
avait disparu.
Je n'ai, tu le sais, mon cher abbé, qu'une
foi moyenne; tu as la grandeur d'ame, l'ami-
tié, de tolérer ma froideur, et de me laisser
libre, attendant l'avenir, dis-tu; mais je suis
absolument incrédule aux reliques des bro-
canteurs en piété et tu partages mes doutes
absolus à cet égard. Donc, la perte de cette
parcelle de carcasse de mouton ne me désola
point; et je me procurai, sans peine, un frag-
ment analogue que je collai soigneusement
dans l'intérieur de mon bijou.
Et j'allai chez ma fiancée.
Dès qu'elle me vit entrer, elle s'élança de-
vant moi, anxieuse et souriante : «Qu'est-ce
que vous m'avez rapporté?»
Je fis semblant d'avoir oublié; elle ne
me crut pas. Je me laissai prier, supplier
même, et quand je la sentis éperdue de
curiosité, je lui offris le saint médaillon.
Elle demeura saisie de joie. «Une relique!
Oh! une relique!» Et elle baisait passion-
p8 LA RELIQUE.
nément la boîte. J'eus honte de ma super-
cherie.
Mais une inquiétude l'efiRleura, qui devint
aussitôt une crainte horrible, et, me fixant
au fond des yeux :
«Etes-vous bien sûr qu'elle soit authen-
tique?
— Absolument certain.
— Comment cela?»
J*étais pris. Avouer que j'avais acheté cet
ossement à un marchand courant les rues,
c'était me perdre. Que dire? Une idée folle
me traversa l'esprit; je répondis à voix basse,
d'un ton mystérieux :
«Je l'ai volée, pour vous.»
Elle me contempla avec ses grands yeux
émerveillés et ravis. « Oh ! vous l'avez volée.
Où çà? — Dans la cathédrale, dans la châsse
même des onze mille vierges.» Son cœur
battait; elle défaillait de bonheur; elle mur-
mura :
«Oh! vous avez fait cela... pour moi. Ra-
contez... dites-moi tout!»
C'était fini, je ne pouvais plus reculer. J'in-
ventai une histoire fantastique avec des détails
précis et surprenants. J'avais donné cent
francs au gardien de l'édifice pour le visiter
LA RELIQUE. ^^
seul; la châsse était en réparation; mais je
tombais juste à l'heure du déjeuner des ou-
vriers et du clergé; en enlevant un panneau
que je recollai ensuite soigneusement, j'avais
pu saisir un petit os (oh ! si petit) au milieu
d'une quantité d'autres (je dis une quantité
en songeant à ce que doivent produire les
débris de onze mille squelettes de vierges).
Puis je m'étais rendu chez un orfèvre et j'avais
acheté un bijou digne de la relique.
Je n'étais pas fâché de lui faire savoir que
le médaillon m'avait coûté cinq cents francs.
Mais elle ne songeait guère à cela; elle
m'écoutait frémissante, en extase. Elle mur-
mura : «Comme je vous aime!» et se laissa
tomber dans mes bras.
Remarque ceci : j'avais commis, pour elle,
un sacrilège. J'avais volé; j'avais violé une
église, violé une châsse; violé et volé des re-
liques sacrées. Elle m'adorait pour cela; me
trouvait tendre, parfait, divin. Telle est la
femme, mon cher abbé, toute la femme.
Pendant deux mois, je fus le plus admi-
rable des fiancés. Elle avait organisé dans sa
chambre une sorte de chapelle magnifique
pour y placer cette parcelle de côtelette qui
m'avait fait accomplir, croyait-elle, ce divin
lOO LA RELIQUE.
crime d'amour; et elle s'exaltait là devant,
soir et matin.
Je l'avais priée du secret, par crainte, di-
sais-je, de me voir arrêté, condamné, livré à
l'Allemagne. Elle m'avait tenu parole.
Or, voilà qu'au commencement de l'été,
un désir fou lui vint de voir le lieu de mon
exploit. Elle pria tant et si bien son père
(sans lui avouer sa raison secrète) qu'il l'em-
mena à Cologne en me cachant cette excur-
sion, selon le désir de sa fille.
Je n'ai pas besoin de te dire que je n'ai
pas vu la cathédrale à l'intérieur. J'ignore où
est le tombeau (s'il y a tombeau?) des onze
mille vierges. II paraît que ce sépulcre est
inabordable, hélas!
Je reçus, huit jours après, dix lignes me
rendant ma parole; plus une lettre explicative
du père, confident tardif.
A l'aspect de la châsse, elle avait compris
soudain ma supercherie, mon mensonge, et,
en même temps, ma réelle innocence. Ayant
demandé au gardien des reliques si aucun vol
n'avait été commis, l'homme s'était mis à rire
en démontrant l'impossibilité d'un semblable
attentat.
Mais du moment que je n'avais pas frac-
LA RELIQUE. lOI
turé un lieu sacré et plongé ma main profane
au milieu de restes vénérables, je n'étais plus
digne de ma blonde et délicate fiancée.
On me défendit l'entrée de la maison.
J'eus beau prier, supplier, rien ne put atten-
drir la belle dévote.
Je fus malade de chagrin.
Or, la semaine dernière, sa cousine, qui
est aussi la tienne. M"* d'Arville, me fit prier
de la venir trouver.
Voici les conditions de mon pardon. II faut
que j'apporte une relique, une vraie, authen-
tique, certifiée par Notre Saint-Père le Pape,
d'une vierge et martyre quelconque.
Je deviens fou d'embarras et d'inquiétude.
J'irai à Rome, s'il le faut. Mais je ne puis
me présenter au Pape à l'improviste et lui
raconter ma sotte aventure. Et puis je doute
qu'on confie aux particuliers des reliques vé-
ritables.
Ne pourrais-tu me recommander à quelque
monsignor, ou seulement à quelque prélat
français, propriétaire de fragments d'une
sainte? Toi-même, n'aurais-tu pas en tes col-
lections le précieux objet réclamé?
Sauve-moi, mon cher abbé, et je te pro-
mets de me convertir dix ans plus tôt!
102 LA RELIQUE.
M°* d'Arville, qui prend la chose au sé-
rieux, m'a dit : «Cette pauvre Gilberte ne se
mariera jamais. »
Mon bon camarade, laisseras-tu ta cousine
mourir victime d'une stupide fumisterie? Je
t'en supplie, fais qu'elle ne soit pas la onze
mille et unième.
Pardonne, je suis indigne; mais je t'em-
brasse et je t'aime de tout mon cœur.
Ton vieil ami,
Henri Fontal.
La Relique a paru dans le Gil-Blas du mardi 17 oc-
tobre 1882, sous la signature : Maufrigneuse.
LE LIT
LE LIT.
PAR une torride après-midi du dernier
été, le vaste hôtel des Ventes semblait
endormi, et les commissaires-priseurs
adjugeaient d'une voix mourante. Dans une
salle du fond, au premier étage, un lot d'an-
ciennes soieries d'église gisait en un coin.
C'étaient des chapes solennelles et de gra-
cieuses chasubles où des guirlandes brodées
s'enroulaient autour des lettres symboliques
sur un fond de soie un peu jaunie, devenue
crémeuse de blanche qu'elle fut jadis.
Quelques revendeurs attendaient, deux ou
trois hommes à barbes sales et une grosse
femme ventrue, une de ces marchandes
dites à la toilette^ conseillères et protectrices
I06 LE LIT.
d*amours prohibées, qui brocantent sur la
chair humaine jeune et vieille autant que sur
les jeunes et vieilles nippes.
Soudain on mit en vente une mignonne
chasuble Louis XV, joHe comme une robe
de marquise, restée fraîche avec une proces-
sion de muguets autour de la croix, de longs
iris bleus montant jusqu'aux pieds de l'em-
blème sacré et, dans les coins, des couronnes
de roses. Quand je l'eus achetée, je m'aper-
çus qu'elle était demeurée vaguement odo-
rante, comme pénétrée d'un reste d'encens,
ou plutôt comme habitée encore par ces si
légères et si douces senteurs d'autrefois qui
semblent des souvenirs de parfums, l'âme des
essences évaporées.
Quand je l'eus chez moi, j'en voulus cou-
vrir une petite chaise de la même époque
charmante, et, la maniant pour prendre les
mesures, je sentis sous mes doigts se froisser
des papiers. Ayant fendu la doublure, quel-
ques lettres tombèrent à mes pieds. Elles
étaient jaunies et l'encre eflPacée semblait
de la rouille. Une main fine avait tracé sur
une face de la feuille pliée à la mode an-
cienne : «A monsieur, monsieur l'abbé d'Ar-
gencé. »
LE LIT. 107
Les trois premières lettres fixaient simple-
ment des rendez-vous. Et voici la quatrième :
«Mon ami, je suis malade, toute souffrante,
et je ne quitte pas mon lit. La pluie bat mes
vitres, et je reste chaudement, mollement
rêveuse, dans la tiédeur des duvets. J'ai un
livre, un livre que j'aime et qui me semble
fait avec un peu de moi. Vous dirai-je lequel?
Non. Vous me gronderiez. Puis, quand j'ai
lu, je songe, et je veux vous dire à quoi.
«On a mis derrière ma tête des oreillers
qui me tiennent assise, et je vous écris sur ce
mignon pupitre que j'ai reçu de vous.
«Etant depuis trois jours en mon lit, c'est
à mon lit que je pense, et même dans le
sommeil j'y médite encore.
«Le lit, mon ami, c'est toute notre vie.
C'est là qu'on naît, c'est là qu'on aime, c'est
là qu'on meurt.
«Si j'avais la plume de M. de Crébillon,
j'écrirais l'histoire d'un lit. Et que d'aventures
émouvantes, terribles, aussi que d'aventures
gracieuses, aussi que d'autres attendrissantes !
Que d'enseignements n'en pourrait-on pas
tirer, et de moralités pour tout le monde?
«Vous connaissez mon lit, mon ami. Vous
I08 LE UT.
ne vous figurerez jamais que de choses j'y ai
découvertes depuis trois jours et comme je
l'aime davantage. II me semble habité, hanté,
dirai-je, par un tas de gens que je ne soup-
çonnais point et qui cependant ont laissé
quelque chose d'eux en cette couche.
«Oh! comme je ne comprends pas ceux
qui achètent des lits nouveaux, des lits sans
mémoires. Le mien, le nôtre, si vieux, si usé,
et si spacieux, a dû contenir bien des exis-
tences, de la naissance au tombeau. Songez-y,
mon ami; songez à tout; revoyez des vies en-
tières entre ces quatre colonnes, sous ce tapis
à personnages tendu sur nos têtes, qui a re-
gardé tant de choses. Qu'a-t-il vu depuis trois
siècles qu'il est là?
«Voici une jeune femme étendue. De
temps en temps elle pousse un soupir, puis
elle gémit; et les vieux parents l'entourent;
et voilà que d'elle sort un petit être miaulant
comme un chat, et crispé, tout ridé. C'est un
homme qui commence. Elle, la jeune mère,
se sent douloureusement joyeuse ; elle étouffe
de bonheur à ce premier cri, et tend les bras
et suffoque; et, autoui, on pleure avec dé-
lices, car ce petit morceau de créature vivante
séparé d'elle, c'est la famille continuée, la
LE LIT. 109
prolongation du sang, du cœur et de l'âme
des vieux qui regardent, tout tremblants.
« Puis voici que pour la première fois deux
amants se trouvent chair à chair dans ce ta-
bernacle de la vie. Ils tremblent, mais trans-
portés d'allégresse, ils se sentent délicieuse-
ment l'un près de l'autre et, peu à peu, leurs
bouches s'approchent. Ce baiser divin les
confond, ce baiser, porte du ciel terrestre, ce
baiser qui chante les délices humaines, qui
les promet toutes, les annonce et les devance.
Et leur lit s'émeut comme une mer soulevée,
ploie et murmure, semble lui-même animé,
joyeux, car sur lui le délirant mystère d'amour
s'accomplit. Quoi de plus suave, de plus par-
fait en ce monde que ces étreintes faisant
de deux êtres un seul et donnant à chacun,
dans le même moment, la même pensée, la
même attente et la même joie éperdue qui
descend en eux comme un feu dévorant et
céleste?
«Vous rappelez-vous ces vers que vous
m'avez lus, l'autre année, dans quelque poète
antique, je ne sais lequel, peut-être le doux
Ronsard?
Et quand au lit nous serons
Entrelacés, nous ferons
1 lO LE LIT.
Les lascifs, selon les guises
Des amants qui librement
Pratiquent folâtrement
Sous les draps cent mignardises.
«Ces vers-là, je les voudrais avoir brodés
en ce plafond de mon lit, d'où Pyrame et
Thisbé me regardent sans fin avec leurs yeux
de tapisserie.
« Et songez à la mort, mon ami, à tous ceux
qui ont exhalé vers Dieu leur dernier souffle
en ce lit. Car il est aussi le tombeau des espé-
rances finies; la porte qui ferme tout après
avoir été la porte qui ouvre le monde. Que
de cris, que d'angoisses, de souffrances, de
désespoirs épouvantables, de gémissements
d'agonie, de bras tendus vers les choses
passées, d'appels aux bonheurs terminés à
jamais; que de convulsions, de râles, de gri-
maces, de bouches tordues, d'yeux retour-
nés, dans ce ht, où je vous écris, depuis trois
siècles qu'il prête aux hommes son abri !
«Le lit, songez-y, c'est le symbole de la
vie, je me suis aperçue de cela depuis trois
jours. Rien n'est excellent hors du lit.
«Le sommeil n'est-il pas encore un de nos
instants les meilleurs?
«Mais c'est aussi là qu'on souffre! II est le
LE LIT. I I I
refuge des malades, un lieu de douleurs aux
corps épuisés.
« Le lit, c'est l'homme. Notre Seigneur Jésus,
pour prouver qu'il n'avait rien d'humain, ne
semble pas avoir jamais eu besoin d'un lit.
II est né sur la paille et mort sur la croix, lais-
sant aux créatures comme nous leur couche
de mollesse et de repos.
« Que d'autres choses me sont encore ve-
nues! mais je n'ai le temps de vous les mar-
quer, et puis me les rappellerais-je toutes? et
puis je suis déjà tant fatiguée que je vais re-
tirer mes oreillers, m'étendre tout au long et
dormir quelque peu.
«Me venez voir demain trois heures; peut-
être serai-je mieux et vous le pourrai-je mon-
trer.
«Adieu, mon ami; voici mes mains pour
que vous les baisiez, et je vous tends aussi
mes lèvres.»
Le Lit a paru dans le Gil-Blas du jeudi i6 mars
1882, sous la signature : Maufrigneuse.
FOU?
FOU?
Suis-JE fou? OU seulement jaloux? je n'en
sais rien, mais j'ai souffert horriblement.
J'ai accompli un acte de folie, de folie
furieuse, c'est vrai; mais la jalousie haletante,
mais l'amour exalté, trahi, condamné, mais
la douleur abominable que j'endure, tout
cela ne suffit-il pas pour nous faire commettre
des crimes et des folies sans être vraiment
criminel par le cœur ou par le cerveau?
Oh! j'ai souffert, souffert, souffert d'une
façon continue, aiguë, épouvantable. J'ai
aimé cette femme d'un élan frénétique... Et
cependant est-ce vrai? L'ai-je aimée? Non,
non, non. Elle m'a possédé âme et corps,
envahi, lié. J'ai été, je suis sa chose, son
8.
Il 6 FOU?
Jouet. J'appartiens à son sourire, à sa bouche,
à son regard, aux lignes de son corps, à la
forme de son visage; je halète sous la domi-
nation de son apparence extérieure; mais
Elle, la femme de tout cela, l'être de ce
corps, je la hais, je la méprise, je l'exècre,
je l'ai toujours haîe, méprisée, exécrée; car
elle est perfide, bestiale, immonde, impure;
elle est la, femme de perdition, l'animal sensuel
et faux chez qui Tâme n'est point, chez qui la
pensée ne circule jamais comme un air libre
et vivifiant; elle est la bête humaine, moins
que cela : elle n'est qu'un flanc, une mer-
veille de chair douce et ronde qu'habite l'hi-
famie.
Les premiers temps de notre liaison furent
étranges et déhcieux. Entre ses bras toujours
ouverts je m'épuisais dans une rage d'inas-
souvissable désir. Ses yeux, comme s'ils
m'eussent donné soif, me faisaient ouvrir la
bouche. Ils étaient gris à midi, teintés de vert
à la tombée du jour, et bleus au soleil levant.
Je ne suis pas fou; je jure qu'ils avaient ces
trois couleurs.
Aux heures d'amour ils étaient bleus,
comme meurtris, avec des pupilles énormes
et nerveuses. Ses lèvres, remuées d'un trem-
FOU ? 117
blement, laissaient jaillir parfois la pointe
rose et mouillée de sa langue qui palpitait
comme celle d'un reptile, et ses paupières
lourdes se relevaient lentement, découvrant
ce regard ardent et anéanti qui m'affolait.
En l'étreignant dans mes bras je regardais
son œil et je frémissais, secoué tout autant
par le besoin de tuer cette bête que par la
nécessité de la posséder sans cesse.
Quand elle marchait à travers ma chambre,
le bruit de chacun de ses pas faisait une
commotion dans mon cœur, et quand elle
commençait à se dévêtir, laissant tomber sa
robe, et sortant, infâme et radieuse, du linge
qui s'écrasait autour d'elle, je sentais tout le
long de mes membres, le long des bras,
le long des jambes, dans ma poitrine essouf-
flée, une défaillance infinie et lâche.
Un jour, je m'aperçus qu'elle était lasse de
moi. Je le vis dans son œil, au réveil. Pen-
ché sur elle, j'attendais chaque matin ce pre-
mier regard. Je l'attendais, plein de rage, de
haine, de mépris pour cette brute endormie
dont j'étais l'esclave. Mais quand le bleu pâle
de sa prunelle, ce bleu liquide comme de
l'eau, se découvrait, encore languissant, en-
core fatigué, encore malade des récentes
Il8 FOU?
caresses, c'était comme une flamme rapide
qui me brûlait, exaspérant mes ardeurs. Ce
jour-là, quand s'ouvrit ma paupière, j'aperçus
un regard indifférent et morne qui ne dési-
rait plus rien.
OIi! je le vis, je le sus, je le sentis, je le
compris tout de suite. C'était fini, fini, pour
toujours. Et j'en eus la preuve à chaque heure,
à chaque seconde.
Quand je l'appelais des bras et des lèvres,
elle se retournait ennuyée, murmurant :
«Laissez-moi donc!» ou bien : «Vous êtes
odieux ! » ou bien : « Ne serai-je jamais tran-
quille!»
Alors, je fus jaloux. Mais jaloux comme un
chien, et rusé, défiant, dissimulé. Je savais
bien qu'elle recommencerait bientôt, qu'un
autre viendrait pour rallumer ses sens.
Je fus jaloux avec frénésie; mais je ne suis
pas fou; non, certes, non.
J'attendis; oh! j'épiais; elle ne m'aurait
pas trompé; mais elle restait froide, endor-
mie. Elle disait parfois : «Les hommes me dé-
goûtent. » Et c'était vrai.
Alors je fus jaloux d'elle-même; jaloux de
son indifïérence, jaloux de la sohtude de ses
nuits; jaloux de ses gestes, de sa pensée que
FOU? 119
je sentais toujours infâme, jaloux de tout ce
que je devinais. Et quand elle avait parfois,
à son lever, ce regard mou qui suivait jadis
nos nuits ardentes, comme si quelque concu-
piscence avait hante son âme et remué ses
désirs, il me venait des suffocations de colère,
des tremblements d'indignation, des déman-
geaisons de l'étrangler, de l'abattre sous mon
genou et de lui faire avouer, en lui serrant
la gorge, tous les secrets honteux de son
cœur.
Suis-je fou? — Non.
Voilà qu'un soir je la sentis heureuse.
Je sentis qu'une passion nouvelle vivait en
elle. J'en étais sûr, indubitablement sûr.
Elle palpitait comme après mes étreintes;
son œil flambait, ses mains étaient chaudes,
toute sa personne vibrante dégageait cette
vapeur d'amour d'où mon aff^olement était
venu.
Je feignis de ne rien comprendre, mais
mon attention l'enveloppait comme un filet.
Je ne découvrais rien, pourtant.
J'attendis une semaine, un mois, une sai-
son. Elle s'épanouissait dans l'éclosion d'une
incompréhensible ardeur; elle s'apaisait dans
le bonheur d'une insaisissable caresse.
I 20 FOU ?
Et, tout à coup, je devinai! Je ne suis pas
fou. Je le jure, je ne suis pas fou!
Comment dire cela? Comment me faire
comprendre? Comment exprimer cette abo-
minable et incompréhensible chose?
Voici de quelle manière je fus averti.
Un soir, je vous l'ai dit, un soir, comme
elle rentrait d'une longue promenade à che-
val, elle tomba, les pommettes rouges, la
poitrine battante, les jambes cassées, les yeux
meurtris, sur une chaise basse, en face de
moi. Je l'avais vue comme cela! Elle aimait!
Je ne pouvais m'y tromper!
Alors, perdant la tête, pour ne plus la con-
templer, je me tournai vers la fenêtre, et
j'aperçus un valet emmenant par la bride
vers l'écurie Son grand cheval, qui se cabrait.
Elle aussi suivait de l'œil l'animal ardent
et bondissant. Puis, quand il eut disparu, elle
s'endormit tout à coup.
Je songeai toute la nuit; et il me sembla
pénétrer des mystères que je n'avais jamais
soupçonnés. Qui sondera jamais les perver-
sions de la sensualité des femmes? Qui com-
prendra leurs invraisemblables caprices et
l'assouvissement étrange des plus étranges
fantaisies?
FOU ? 12 1
Chaque matin, dès l'aurore, elle partait au
galop par les plaines et les bois; et, chaque
fois, elle rentrait alanguie, comme après des
frénésies d'amour.
J'avais compris! j'étais jaloux mamtenant
du cheval nerveux et galopant; jaloux du
vent qui caressait son visage quand elle allait
d'une course folle; jaloux des feuilles qui bai-
saient, en passant, ses oreilles; des gouttes
de soleil qui lui tombaient sur le front à tra-
vers les branches; jaloux de la selle qui la
portait et qu'elle étreignait de sa cuisse.
C'était tout cela qui la faisait heureuse, qui
l'exaltait, l'assouvissait, l'épuisait et me la ren-
dait ensuite insensible et presque pâmée.
Je résolus de me venger. Je Tus doux et
plein d'attentions pour elle. Je lui tendais la
main quand elle allait sauter à terre après ses
courses effrénées. L'animal furieux ruait vers
moi; elle le flattait sur son cou recourbé,
l'embrassait sur ses naseaux frémissants sans
essuyer ensuite ses lèvres; et le parfum de
son corps, en sueur comme après la tiédeur
du lit, se mêlait sous ma narine à l'odeur
acre et fauve de la bête.
J'attendis mon jour et mon heure. Elle
passait chaque matin par le même sentier,
122 FOU
dans un petit bois de bouleaux qui s'enfon-
çait vers la forêt.
Je sortis avant l'aurore, avec une corde
dans la main et mes pistolets cachés sur ma
poitrine, comme si j'allais me battre en duel.
Je courus vers le chemin qu'elle aimait; je
tendis la corde entre deux arbres; puis je me
cachai dans les herbes.
J'avais l'oreille contre le sol; j'entendis son
galop lointain; puis je l'aperçus là-bas, sous
les feuilles comme au bout d'une voûte, arri-
vant à fond de train. Oh ! je ne m'étais pas
trompé, c'était cela! Elle semblait transportée
d'allégresse, le sang aux joues, de la folie
dans le regard; et le mouvement précipité
de la course faisait vibrer ses nerfs d'une
jouissance sohtaire et furieuse.
L'animal heurta mon piège des deux
jambes de devant, et roula, les os cassés.
Elle! je la reçus dans mes bras. Je suis fort à
porter un bœuf Puis, quand je l'eus déposée
à terre, je m'approchai de Lui qui nous re-
gardait; alors, pendant qu'il essayait de me
mordre encore, je lui mis un pistolet dans
l'oreille... et je le tuai... comme un homme.
Mais je tombai moi-même, la figure cou-
pée par deux coups de cravache; et comme
FOU? 123
elle se ruait de nouveau sur moi, je lui tirai
mon autre balle dans le ventre.
Dites-moi, suis-je fou?
Fou? a paru dans le Gil-Blas du mercredi 23 août
1882, sous la signature : Maufrigneuse.
RÉVEIL
RÉVEIL.
DEPUIS trois ans qu'elle était mariée,
elle n'avait point quitté le val de
Ciré, où son mari possédait deux
filatures. Elle vivait tranquille, sans enfants,
heureuse dans sa maison, cachée sous les
arbres, et que les ouvriers appelaient «le
château».
M. Vasseur, bien plus vieux qu'elle, était
bon. Elle l'aimait; et jamais une pensée cou-
pable n'avait pénétré dans son cœur. Sa
mère venait passer tous les étés à Ciré, puis
retournait s'installer à Paris pour l'hiver, dès
que les feuilles commençaient à tomber.
Chaque automne Jeanne toussait un peu.
La vallée étroite où serpentait la rivière s'em-
128 RÉVEIL.
brumait alors pendant cinq mois. Des brouil-
lards légers flottaient d'abord sur les prairies,
rendant tous les fonds pareils à un grand
étang d'où émergeaient les toits des maisons.
Puis cette nuée blanche, montant comme
une marée, enveloppait tout, faisait de ce
vallon un pays de fantômes où les hommes
glissaient comme des ombres sans se recon-
naître à dix pas. Les arbres, drapés de va-
peurs, se dressaient, moisis dans cette humi-
dité.
Mais les gens qui passaient sur les côtes
voisines, et qui regardaient le trou blanc
de la vallée, voyaient surgir, au-dessus des
brumes accumulées au niveau des collines,
les deux cheminées géantes des établissements
de M. Vasseur, qui vomissaient nuit et jour
à travers le ciel deux serpents de fumée
noire.
Cela seul indiquait qu'on vivait dans ce
creux qui semblait rempli d'un nuage de
coton.
Or, cette année-là, quand revint octobre,
le médecin conseilla à la jeune femme d'aller
passer l'hiver à Paris chez sa mère, l'air du
vallon devenant dangereux pour sa poitrine.
Elle partit.
REVEIL. 1 29
Pendant les premiers mois elle pensa sans
cesse à la maison abandonnée où s'étaient en-
racinées ses habitudes, dont elle aimait les
meubles familiers et l'allure tranquille. Puis
elle s*accoutuma à sa vie nouvelle et prit
goût aux fêtes, aux dîners, aux soirées, à la
danse.
Elle avait conservé jusque-là ses manières
de jeune fille, quelque chose d'indécis et
d'endormi, une marche un peu traînante, un
sourire un peu las. Elle devint vive, gaie,
toujours prête aux plaisirs. Des hommes lui
firent la cour. Elle s'amusait de leurs bavar-
dages, jouait avec leurs galanteries, sûre de
sa résistance, un peu dégoûtée de l'amour par
ce qu'elle en avait appris dans le mariage.
La pensée de livrer son corps aux gros-
sières caresses de ces êtres barbus la faisait
rire de pitié et frissonner un peu de répu-
gnance. Elle se demandait avec stupeur
comment des femmes pouvaient consentir à
ces contacts dégradants avec des étrangers,
alors qu'elles y étaient déjà contraintes avec
l'époux légitime. Elle eût aimé plus tendre-
ment son mari s'ils avaient vécu comme deux
amis, s'en tenant aux chastes baisers qui sont
les caresses des âmes.
130 . RÉVEIL.
Mais elle s'amusait beaucoup des compli-
ments, des désirs apparus dans les yeux
et qu'elle ne partageait point, des attaques
directes, des déclarations jetées dans l'oreille
quand on repassait au salon après les fins
dîners, des paroles balbutiées si bas qu'il les
fallait presque deviner, et qui lui laissaient la
chair froide, le cœur tranquille, tout en cha-
touillant sa coquetterie inconsciente, en allu-
mant au fond d'elle une flamme de contente-
ment, en faisant s'épanouir sa lèvre, briller
son regard, frissonner son âme de femme à
qui les adorations sont dues.
Elle aimait ces tête-à-tête des soirs tom-
bants, au coin du feu dans le salon déjà
sombre, alors que l'homme devient pressant,
balbutie, tremble et tombe à genoux. C'était
pour elle une joie exquise et nouvelle de sen-
tir cette passion qui ne l'efiîeurait pas, de dire
non de la tête et des lèvres, de retirer ses
mains, de se lever, et de sonner avec sang-
froid pour demander les lampes, et de voir
se redresser confus et rageant, en entendant
venir le valet, celui qui tremblait à ses pieds.
Elle avait des rires secs qui glaçaient les
paroles brûlantes, des mots durs tombant
comme un jet d'eau glacée sur les protesta-
BEVEIL. I 3 I
tions ardentes, des intonations à faire se tuer
celui qui l'eût adorée éperdument.
Deux jeunes gens surtout la poursuivaient
avec obstination. Ils ne se ressemblaient guère.
L'un, M. Paul Përonel, était un grand
garçon mondain, galant et hardi, homme
à bonnes fortunes, qui savait attendre et
choisir ses heures.
L'autre, M. d'Avancelle, frémissait en
l'approchant, osait à peine deviner sa ten-
dresse, mais la suivait comme son ombre,
disant son désir désespéré par des regards
éperdus et par l'assiduité de sa présence au-
près d'elle.
Elle appelait le premier le «Capitaine Fra-
casse» et le second «Mouton Fidèle»; elle
finit par faire de celui-ci une sorte d'esclave
attaché à ses pas, dont elle usait comme d'un
domestique.
Elle eût bien ri si on lui eût dit qu'elle
l'aimerait.
Elle l'aima pourtant d'une singulière
façon. Comme elle le voyait sans cesse, elle
avait pris l'habitude de sa voix, de ses gestes,
de toute l'allure de sa personne, comme on
prend l'habitude de ceux près de qui on vit
continuellement.
I 3 2 REVEIL.
Bien souvent en ses rêves son visage la
hantait; elle le revoyait tel qu'il était dans
la vie, doux, délicat, humblement passionné;
et elle s'éveillait obsédée du souvenir de ces
songes, croyant l'entendre encore et le sentir
près d'elle. Or, une nuit (elle avait la fièvre
peut-être), elle se vit seule avec lui dans un
petit bois, assis tous deux sur l'herbe.
II lui disait des choses charmantes en lui
pressant les mains et les baisant. Elle sentait
la chaleur de sa peau et le souffle de son
haleine, et, d'une façon naturelle, elle lui
caressait les cheveux.
On est, dans le rêve, tout autre que dans
la vie. Elle se sentait pleine de tendresse
pour lui, d'une tendresse calme et profonde,
heureuse de toucher son front et de le tenir
contre elle.
Peu à peu il l'enlaçait de ses bras, lui bai-
sait les joues et les yeux sans qu'elle fît rien
pour lui échapper, et leurs lèvres se rencon-
trèrent. Elle s'abandonna.
Ce fut (la réalité n'a pas de ces extases),
ce fut une seconde d'un bonheur suraigu et
surhumain, idéal et charnel, affolant, inou-
bliable.
Elle s'éveilla, vibrante, éperdue, et ne se
REVEIL. I 3 3
put rendormir, tant elle se sentait obsédée,
possédée toujours par lui.
Et quand elle le revit, ignorant du trouble
qu'il avait produit, elle se sentit rougir; et
pendant qu'il lui parlait timidement de son
amour, elle se rappelait sans cesse, sans pou-
voir rejeter cette pensée, elle se rappelait
l'enlacement délicieux de son rêve.
Elle l'aima, elle l'aima d'une étrange ten-
dresse, raffinée et sensuelle, faite surtout du
souvenir de ce songe, bien qu'elle redoutât
l'accomplissement du désir qui s'était éveillé
dans son âme.
Il s'en aperçut enfin. Et elle lui dit tout,
jusqu'à la peur qu'elle avait de ses baisers.
Elle lui fit jurer qu'il la respecterait.
Il la respecta. Ils passaient ensemble de
longues heures d'amour exalté, où les âmes
seules s'étreignaient. Et ils se séparaient en-
suite énervés, défaillants, enfiévrés.
Leurs lèvres parfois se joignaient; et, fer-
mant les yeux, ils savouraient cette caresse
longue, mais chaste quand même.
Elle comprit qu'elle ne résisterait plus
longtemps; et, comme elle ne voulait pas
faillir, elle écrivit à son mari qu'elle désirait
134 RÉVEIL.
retourner près de lui et reprendre sa vie tran-
quille et solitaire.
II répondit une lettre excellente en la dis-
suadant de revenir en plein hiver, de s'expo-
ser à ce brusque dépaysement, aux brumes
glaciales de la vallée.
Elle fut atterrée et indignée contre cet
homme confiant, qui ne comprenait pas, qui
ne devinait pas les luttes de son cœur.
Février était clair et doux, et bien qu'elle
évitât maintenant de se trouver longtemps
seule avec Mouton Fidèle, elle acceptait par-
fois de faire en voiture, avec lui, une prome-
nade autour du lac, au crépuscule.
On eût dit ce soir-là, que toutes les sèves
s'éveillaient, tant les souffles de l'air étaient
tièdes. Le petit coupé allait au pas; la nuit
tombait; ils se tenaient les mains, serrés l'un
contre l'autre. Elle se disait : «C'est fini, c'est
fini, je suis perdue», sentant en elle un sou-
lèvement de désirs, l'impérieux besoin de cette
suprême étreinte qu'elle avait ressentie si com-
plète en un rêve. Leurs bouches à tout instant
se cherchaient, s'attachaient l'une à l'autre, et
se repoussaient pour se retrouver aussitôt.
II n'osa pas la reconduire chez elle, et
la laissa sur sa porte, affolée et défaillante.
REVEIL. I 3 J
M. Paul Péronel l'attendait dans le petit
salon sans lumière.
En lui touchant la main, il sentit qu'une
fièvre la brûlait. II se mit à causer à mi-voix,
tendre et galant, berçant cette âme épuisée
au charme de paroles amoureuses. Elle l'écou-
tait sans répondre, pensant à l'autre, croyant
entendre l'autre, croyant le sentir contre elle,
dans une sorte d'hallucination. Elle ne voyait
que lui, ne se rappelait plus qu'il existait un
autre homme au monde, et quand son oreille
tressaillait à ces trois syllabes : «Je vous
aime», c'était lui, l'autre, qui les disait, qui
baisait ses doigts, c'était lui qui serrait sa
poitrine comme tout à l'heure dans le coupé,
c'était lui qui jetait sur ses lèvres ces caresses
victorieuses, c'était lui qu'elle étreignait,
qu'elle enlaçait, qu'elle appelait de tout l'élan
de son cœur, de toute l'ardeur exaspérée de
son corps.
Quand elle s'éveilla de ce songe, elle
poussa un cri épouvantable.
Le capitaine Fracasse, à genoux près d'elle,
la remerciait passionnément en couvrant de
baisers ses cheveux dénoués. Elle cria : «Allez-
vous-en, allez-vous-en, allez-vous-en.»
Et comme il ne comprenait pas et cher-
1^6 RÉVEIL.
chait à ressaisir sa taille, elle se tordit en
bégayant : «Vous êtes infâme, je vous hais,
vous m'avez volée, alIez-vous-en.»
II se releva, abasourdi, prit son chapeau et
s'en alla.
Le lendemain, elle retournait au val de
Ciré. Son mari, surpris, lui reprocha ce coup
de tête. «Je ne pouvais plus vivre loin de
toi,» dit-elle.
II la trouva changée de caractère, plus
triste qu'autrefois, et quand il lui demandait :
«Qu'as-tu donc, tu semblés malheureuse.
Que désires-tu?» Elle répondait : «Rien. II
n'y a que les rêves de bons dans la vie. »
Mouton Fidèle vint la voir l'été suivant.
Elle le reçut sans trouble et sans regrets,
comprenant soudain qu'elle ne l'avait jamais
aimé qu'en un songe dont Paul Péronel
l'avait brutalement réveillée.
Mais le jeune homme, qui l'adorait tou-
jours, pensait en s'en retournant : «Les
femmes sont vraiment bien bizarres, compli-
quées et inexplicables. »
Réveil a paru dans le Gil-Blas du mardi 20 février
1883, sous la signature : Maufrigneuse.
UNE RUSE.
UNE RUSE.
ILS bavardaient au coin du feu, le vieux
médecin et la jeune malade. Elle n'était
qu'un peu souffrante de ces malaises fé-
minins qu'ont souvent les jolies femmes : un
peu d'anémie, des nerfs, et un soupçon de
fatigue, de cette fatigue qu'éprouvent parfois
les nouveaux époux à la fin du premier mois
d'union, quand ils ont fait un mariage
d'amour.
Elle était étendue sur sa chaise longue et
causait: «Non, docteur, je ne comprendrai
jamais qu'une femme trompe son mari. J'ad-
mets même qu'elle ne l'aime pas, qu'elle ne
tienne aucun compte de ses promesses, de
ses serments ! Mais comment oser se donner
l4o UNE RUSE.
à un autre homme! Comment cacher cela
aux yeux de tous. Comment pouvoir aimer
dans le mensonge et dans la trahison?»
Le médecin souriait.
«Quant à cela, c'est facile. Je vous assure
qu'on ne réfléchit guère à toutes ces subti-
lités quand l'envie vous prend de faillir. Je
suis même certain qu'une femme n'est mûre
pour l'amour vrai qu'après avoir passé par
toutes les promiscuités et tous les dégoûts du
mariage qui n'est, suivant un homme illustre,
qu'un échange de mauvaise humeur pendant
le jour, et de mauvaises odeurs pendant la
nuit. Rien de plus vrai. Une femme ne peut
aimer passionnément qu'après avoir été ma-
riée. Si je la pouvais comparer à une maison,
je dirais qu'elle n'est habitable que lorsqu'un
mari a essuyé les plâtres.
« Quant à la dissimulation, toutes les femmes
en ont à revendre en ces occasions-là. Les
plus simples sont merveilleuses, et se tirent
avec génie des cas les plus difficiles.»
Mais la jeune femme semblait incré-
dule...
« Non , docteur, on ne s'avise jamais qu'a-
près coup de ce qu'on aurait dû faire dans
les occasions périlleuses, et les femmes sont
UNE RUSE. l4l
certes encore plus disposées que les hommes
à perdre la tête. »
Le médecin leva les bras.
«Après coup, dites-vous? Nous autres,
nous n'avons l'inspiration qu'après coup. Mais
vous!... Tenez, je vais vous raconter une
petite histoire arrivée à une de mes clientes
à qui j'aurais donné le bon Dieu sans confes-
sion, comme on dit.
«Ceci s'est passé dans une ville de pro-
vince.
«Un soir, comme je dormais profondé-
ment de ce pesant premier sommeil si diffi-
cile à troubler, il me sembla, dans un rêve
obscur, que les cloches de la ville sonnaient
au feu.
«Tout à coup je m'éveillai : c'était ma son-
nette, celle de la rue, qui tintait désespéré-
ment. Comme mon domestique ne semblait
point répondre, j'agitai à mon tour le cordon
pendu dans mon lit, et bientôt des portes
battirent, des pas troublèrent le silence de la
maison dormante; puis Jean parut, tenant
une lettre qui disait : «M*"^ Lelièvre prie avec
((instance M. le docteur Siméon de passer
«chez elle immédiatement.»
«Je réfléchis quelques secondes; je pen-
l42 UNE RUSE.
sais : Crise de nerfs, vapeurs, tralala, je suis
trop fatigué. Et je répondis : «Le docteur
«Siméon, fort souffrant, prie M""^ Leiièvre
(( de vouloir bien appeler son confrère
«M. Bonnet. »
«Puis je donnai le billet sous enveloppe
et je me rendormis.
«Une demi-heure plus tard environ, la
sonnette de la rue appela de nouveau, et
Jean vint dire : «C'est quelqu'un, un homme
«ou une femme (je ne sais pas au juste, tant
« il est caché), qui voudrait parler bien vite à
« monsieur. II dit qu'il y va de la vie de deux
« personnes. »
«Je me dressai. « Faites entrer. »
«J'attendis assis dans mon lit.
«Une espèce de fantôme noir apparut et
dès que Jean fut sorti, se découvrit. C'était
M'"* Berthe Leiièvre, une toute jeune femme,
mariée depuis trois ans avec un gros com-
merçant de la ville qui passait pour avoir
épousé la plus jolie personne de la province.
«Elle était horriblement pâle, avec ces
crispations de visage des gens affolés, et ses
mains tremblaient; deux fois elle essaya de
parler sans qu'un son pût sortir de sa bouche.
Enfin, elle balbutia : «Vite, vite... vite...
UNE RUSE. 14^
«Docteur... Venez. Mon... mon amant est
« mort dans ma chambre. . . »
« Elle s'arrêta suffoquant, puis reprit : « Mon
«mari va... va rentrer du cercle...»
«Je sautai sur mes pieds, sans même son-
ger que j'étais en chemise, et je m'habillai en
quelques secondes. Puis je demandai : « C'est
«vous-même qui êtes venue tout à l'heure?»
Elle, debout comme une statue, pétrifiée par
l'angoisse, murmura : «Non... c'est ma
« bonne. . . elle sait. . . » Puis, après un silence :
«Moi, j'étais restée... près de lui.» Et une
sorte de cri de douleur horrible sortit de ses
lèvres, et, après un étouffement qui la fit
râler, elle pleura, elle pleura éperdument
avec des sanglots et des spasmes pendant
une minute ou deux; puis, ses larmes, sou-
dain, s'arrêtèrent, se tarirent, comme séchées
en dedans par du feu, et redevenue tragique-
ment calme : «Allons vite!» dit-elle.
«J'étais prêt, mais je m'écriai : « Sacre-
«bleu, je n'ai pas dit d'atteler mon coupé.»
Elle répondit : «J'en ai un, j'ai le sien qui
«l'attendait.» Elle s'enveloppa jusqu'aux che-
veux. Nous partîmes.
«Quand elle fut à mon côté, dans l'obscu-
rité de la voiture, elle me saisit brusquement
l44 UNE RUSE.
la main et, la broyant dans ses doigts fins,
elle balbutia avec des secousses dan? la voix,
des secousses venues du cœur déchiré : o Oh !
«si vous saviez, si vous saviez comme je
«soufFre! Je l'armais, je l'aimais éperdument,
«comme une insensée, depuis six mois.»
«Je demandai: «Est-on réveillé, chez vous?»
Elle répondit : «Non, personne, excepté
«Rose, qui sait tout.»
« On s'arrêta devant sa porte ; tous dor-
maient, en effet, dans la maison ; nous sommes
entrés sans bruit avec un passe- partout; et
nous voilà montant sur la pointe des pieds.
La bonne, eflParée, était assise par terre au
haut de l'escalier, avec une bougie allumée à
son côté, n'ayant pas osé demeurer près du
mort.
«Et je pénétrai dans la chambre. Elle était
bouleversée comme après une lutte. Le lit
fripé, meurtri, défait, restait ouvert, semblait
attendre; un drap traînait jusqu'au tapis; des
serviettes mouillées, dont on avait battu les
tempes du jeune homme, gisaient à terre à
côté d'une cuvette et d'un verre. Et une
singuhère odeur de vinaigre de cuisine mêlée
à des souffles de Lubin écœurait dès la
porte.
UNE RUSE. l45
«Tout de son long, sur le dos, au milieu
de la chambre, le cadavre était étendu.
«Je m'approchai; je le considérai; je le
tâtai; j'ouvris les yeux; je palpai les mains,
puis, me tournant vers les deux femmes qui
grelottaient comme si elles eussent été gelées,
je leur dis : «Aidez-moi à le porter sur le lit.»
Et on le coucha doucement. Alors, j'auscultai
le cœur et je posai une glace devant la
bouche; puis je murmurai : «C'est fini, ha-
«billons-le bien vite.» Ce fut une chose
affreuse à voir !
«Je prenais un à un les membres comme
ceux d'une énorme poupée, et je les tendais
aux vêtements qu'apportaient les femmes.
On passa les chaussettes, le caleçon, la cu-
lotte, le gilet, puis l'habit oii nous eûmes
beaucoup de mal à faire entrer les bras.
«Quand il fallut boutonner les bottines,
les deux femmes se mirent à genoux, tandis
que je les éclairais; mais comme les pieds
étaient enflés un peu, ce fut effroyablement
difficile. N'ayant pas trouvé le tire-boutons,
elles avaient pris leurs épingles à cheveux.
«Sitôt que l'horrible toilette fut terminée,
je considérai notre œuvre et je dis : «II faudrait
«le repeigner un peu.» La bonne alla cher-
l46 UNE RUSE.
cher le démêloir et la brosse de sa maîtresse;
mais comme elle tremblait et arrachait, en
des mouvements involontaires, les cheveux
longs et mêlés. M""" Leiièvre s'empara violem-
ment du peigne, et elle rajusta la chevelure
avec douceur, comme si elle l'eût caressée.
Elle refit la raie, brossa la barbe, puis roula
lentement les moustaches sur son doigt, ainsi
qu'elle avait coutume de le faire, sans doute,
en des familiarités d'amour.
«Et tout à coup, lâchant ce qu'elle tenait
'aux mains, elle saisit la tête inerte de son
amant, et regarda longuement, désespéré-
ment cette face morte qui ne lui souriait
plus; puis, s'abattant sur lui, elle l'étreignit à
pleins bras, en l'embrassant avec fureur. Ses
baisers tombaient, comme des coups, sur la
bouche fermée, sur les yeux éteints, sur les
tempes, sur le front. Puis, s'approchant de
l'oreille, comme s'il eût pu l'entendre encore,
comme pour balbutier le mot qui fait plus
ardentes les étreintes, elle répéta, dix fois de
suite, d'une voix déchirante : «Adieu, chéri. »
«Mais la pendule sonna minuit.
«J'eus un sursaut : «Bigre, minuit, c'est
«l'heure où ferme le cercle. Allons, madame,
«de l'énergie.»
UNE RUSE. 147
«Elle se rédressa. J'ordonnai : «Portons-le
«dans le salon.» Nous le prîmes tous trois,
et l'ayant emporté, je le fis asseoir sur un
canapé, puis j'allumai les candélabres.
«La porte de la rue s'ouvrit et se referma
lourdement. C'était Lui déjà. Je criai :
«Rose, vite, apportez-moi les serviettes et la
«cuvette, et refaites la chambre, dépêchez-
«vous, nom de Dieu! Voilà M. Lelièvre qui
«rentre.»
«J'entendis les pas monter, s'approcher.
Des mains, dans l'ombre, palpaient les murs.
Alors j'appelai ; «Par ici, mon cher, nous
«avons eu un accident.»
«Et le mari stupéfait parut sur le seuil, un
cigare à la bouche. Il demanda : «Quoi?
«Qu'y a-t-il ? Qu'est-ce que cela?»
«J'allai vers lui : «Mon bon, vous nous
«voyez dans un rude embarras. J'étais resté
«tard à bavarder chez vous avec votre femme
«et notre ami qui m'avait amené dans sa voi-
«ture. Voilà qu'il s'est affaissé tout à coup,
«et depuis deux heures, malgré nos soins,
«il demeure sans connaissance. Je n'ai pas
«voulu appeler des étrangers. Aidez-moi donc
«à le faire descendre; je le soignerai mieux
«chez lui.»
l48 UNE RUSE.
«L'époux surpris, mais sans méfiance, ôta
son chapeau; puis il empoigna sous ses
bras son rival désormais inoffensif. Je m'atte-
lai entre les jambes, comme un cheval entre
deux brancards, et nous voilà descendant
l'escalier, éclairés maintenant par la femme.
«Lorsque nous fûmes devant la porte, je
redressai le cadavre et je lui parlai, l'encou-
rageant pour tromper son cocher : «Allons,
« mon brave ami , ce ne sera rien ; vous vous
«sentez déjà mieux, n'est-ce pas? Du cou-
«rage, voyons, un peu de courage, faites un
«petit effort, et c'est fini.»
«Comme je sentais qu'il allait s'écrouler,
qu'il me glissait entre les mains, je lui
flanquai un grand coup d'épaule qui le jeta
en avant et le fit basculer dans la voiture,
puis je montai derrière lui.
«Le mari, inquiet, me demandait ;
«Croyez-vous que ce soit grave?» Je ré-
pondis : «Non» en souriant et je regardai la
femme. Elle avait passé son bras sous celui
de l'époux légitime et elle plongeait son œil
fixe dans le fond obscur du coupé.
«Je serrai les mains, et je donnai l'ordre
de partir. Tout le long de la route le mort
me retomba sur l'oreille droite.
UNE RUSE. 149
«Quand nous fûmes arrivés chez lui,
j'annonçai qu'il avait perdu connaissance en
chemin. J'aidai à le remonter dans sa cham-
bre; puis je constatai !e décès; je jouai toute
une nouvelle comédie devant sa famille éper-
due. Enfin, je regagnai mon lit, non sans
jurer contre les amoureux. »
Le docteur se tut, souriant toujours.
La jeune femme crispée demanda :
«Pourquoi m'avez-vous raconté cette épou-
vantable histoire?»
11 salua galamment.
«Pour vous offrir mes services, à l'occa-
sion.»
Une Ruse a paru dans le Gil-Blas du lundi 25 sep-
tembre 1882, sous la signature : Maufrigneuse.
À CHEVAL
A CHEVAL.
LES pauvres gens vivaient péniblement
des petits appointements du mari. Deux
enfants étaient nés depuis leur mariage,
et la gêne première était devenue une de ces
misères humbles, voilées, honteuses, une mi-
sère de famille noble qui veut tenir son rang
quand même.
Hector de Gribelin avait été élevé en pro-
vince, dans le manoir paternel, par un vieil
abbé précepteur. On n'était pas riche, mais
on vivotait en gardant les apparences.
Puis, à vingt ans, on lui avait cherché une
position, et il était entré, commis à quinze
cents francs, au Ministère de la Marine. II
I 54 À CHEVAL.
avait échoué sur cet écueil comme tous
ceux qui ne sont point préparés de bonne
heure au rude combat de la vie, tous ceux
qui voient l'existence à travers un nuage, qui
ignorent les moyens et les résistances, en
qui on n'a pas développé dès l'enfance des
aptitudes spéciales, des facultés particulières,
une âpre énergie à la lutte, tous ceux à qui
on n'a pas remis une arme ou un outil dans
la main.
Ses trois premières années de bureau furent
horribles.
II avait retrouvé quelques amis de sa fa-
mille, vieilles gens attardés et peu fortunés
aussi, qui vivaient dans les rues nobles, les
tristes rues du faubourg Saint-Germain, et il
s'était fait un cercle de connaissances.
Etrangers à la vie moderne, humbles et
fiers, ces aristocrates nécessiteux habitaient les
étages élevés de maisons endormies. Du haut
en bas de ces demeures, les locataires étaient
titrés; mais l'argent semblait rare au premier
comme au sixième.
Les éternels préjugés, la préoccupation du
rang, le souci de ne pas déchoir, hantaient
ces familles autrefois brillantes, et ruinées par
l'inaction des hommes. Hector de Gribelin
À CHEVAL. I 5 5
rencontra dans ce monde une jeune fille
noble et pauvre comme lui, et l'épousa.
Ils eurent deux enfants en quatre ans.
Pendant quatre années encore, ce ménage,
harcelé par la misère, ne connut d'autres
distractions que la promenade aux Champs-
Elysées, le dimanche, et quelques soirées au
théâtre, une ou deux par hiver, grâce à des
billets de faveur offerts par un collègue.
Mais voilà que, vers le printemps, un tra-
vail supplémentaire fut confié à l'employé par
son chef; et il reçut une gratification extra-
ordinaire de trois cents francs.
En rapportant cet argent, il dit à sa femme :
«Ma chère Henriette, il faut nous offrir
quelque chose, par exemple une partie de
plaisir pour les enfants. »
Et après une longue discussion, il fut dé-
cidé qu'on irait déjeuner à la campagne.
«Ma foi, s'écria Hector, une fois n'est pas
coutume; nous louerons un break pour toi,
les petits et la bonne, et moi je prendrai un
cheval au manège. Cela me fera du bien.»
Et pendant toute la semaine on ne parla
que de l'excursion projetée.
Chaque soir, en rentrant du bureau, Hec-
1^6 À CHEVAL.
tor saisissait son fils aîné, le plaçait à califour-
chon sur sa jambe, et, en le faisant sauter de
toute sa force, il lui disait:
«Voilà comment il galopera, papa, di-
manche prochain, à la promenade.»
Et le gamin, tout le jour, enfourchait les
chaises et les traînait autour de la salle en
criant :
«C'est papa à dada.»
Et la bonne elle-même regardait monsieur
d'un œil émerveillé, en songeant qu'il accom-
pagnerait la voiture à cheval ; et pendant tous
les repas elle l'écoutait parler d'équitation,
raconter ses exploits de jadis, chez son père.
Oh! il avait été à bonne école, et, une fois
la bête entre ses jambes, il ne craignait rien,
mais rien!
II répétait à sa femme en se frottant les
mains :
«Si on pouvait me donner un animal un
peu difficile, je serais enchanté. Tu verras
comme je monte; et, si tu veux, nous revien-
drons par les Champs-Elysées au moment du
retour du Bois. Comme nous ferons bonne
figure, je ne serais pas fâché de rencontrer
quelqu'un du Ministère. II n'en faut pas plus
pour se faire respecter des chefs.»
A CHEVAL. I 57
Au jour dit, la voiture et le cheval arri-
vèrent en même temps devant la porte. II des-
cendit aussitôt, pour examiner sa monture. II
avait fait coudre des sous-pieds à son pan-
talon et manœuvrait une cravache achetée
la veille.
II leva et palpa, l'une après l'autre, les
quatre jambes de la bête, tâta le cou, les côtes,
. les jarrets, éprouva du doigt les reins, ouvrit
la bouche, examina les dents, déclara son
âge, et, comme toute la famille descendait,
il fit une sorte de petit cours théorique et pra-
tique sur le cheval en général et en particu-
lier sur celui-là qu'il reconnaissait excellent.
Quand tout le monde fut bien placé dans
la voiture, il vérifia les sangles de la selle;
puis, s'enlevant sur un étrier, retomba sur
l'animal, qui se mit à danser sous la charge et
faillit désarçonner son cavalier.
Hector, ému, tâchait de le calmer :
«Allons, tout beau, mon ami, tout beau.»
Puis quand le porteur eut repris sa tran-
quillité et le porté son aplomb, celui-ci de-
manda :
«Est-on prêt?»
Toutes les voix répondirent :
«Oui.»
1)8 À. CHEVAL.
Alors, il commanda :
«En route!»
Et la cavalcade s'éloigna.
Tous les regards étaient tendus sur lui. II
trottait à l'anglaise en exagérant les ressauts.
A peine était-il retombé sur la selle qu'il re-
bondissait comme pour monter dans l'es-
pace. Souvent il semblait prêt à s'abattre sur
la crinière, et il tenait ses yeux fixes de- ^
vant lui, ayant la figure crispée et les joues
pâles.
Sa femme, gardant sur ses genoux un des
enfants, et la bonne qui portait l'autre, répé-
taient sans cesse :
«Regardez papa, regardez papa!»
Et les deux gamins, grisés par le mouve-
ment, la joie et l'air vit, poussaient des cris
aigus. Le cheval, effrayé par ces clameurs,
finit par prendre le galop, et, pendant que
le cavalier s'efforçait de l'arrêter, le chapeau
roula par terre. II fallut que le cocher des-
cendît de son siège pour ramasser cette coif-
fure, et, quand Hector l'eut reçue de ses
mains, il s'adressa de loin à sa femme :
« Empêche donc les enfants de crier comme
ça, tu me ferais emporter!»
On déjeuna sur l'herbe, dans le bois du
A CHEVAL. I 5 9
Vësinet, avec les provisions déposées dans les
coffres.
Bien que le cocher prît soin des trois che-
vaux, Hector à tout moment se levait pour
aller voir si le sien ne manquait de rien et il
le caressait sur le cou, lui faisant manger du
pain, des gâteaux, du sucre.
II déclara :
{(C'est un rude trotteur. Il m'a même un
peu secoué dans les premiers moments; mais
tu as vu que je m'y suis vite remis; il a re-
connu son maître; il ne bougera plus mainte-
nant.»
Comme il avait été décidé, on revint par
les Champs-Elysées.
La vaste avenue fourmillait de voitures. Et,
sur les côtés, les promeneurs étaient si nom-
breux qu'on eût dit deux longs rubans noirs
se déroulant, depuis l'Arc de Triomphe jus-
qu'à la place de la Concorde. Une averse de
soleil tombait sur tout ce monde, faisant étin-
celer le vernis des calèches, l'acier des har-
nais, les poignées des portières.
Une folie de mouvement, une ivresse de
vie semblait agiter cette foule de gens, d'équi-
pages et de bêtes. Et l'Obélisque, là-bas, se
dressait dans une buée d'or.
l6o À CHEVAL.
Le cheval d'Hector, dès qu'il eut dépassé
l'Arc de Triomphe, fut saisi soudain d'une
ardeur nouvelle, et il filait à travers les roues,
augrand.trot, vers l'écurie, malgré toutes les
tentatives d'apaisement de son cavalier.
La voiture était loin maintenant, loin der-
rière, et voilà qu'en face du Palais de l'In-
dustrie, l'animal se voyant du champ, tourna
à droite et prit le galop.
Une vieille femme en tablier traversait la
chaussée d'un pas tranquille; elle se trouvait
juste sur le chemin d'Hector, qui arrivait à
fond de train. Impuissant à maîtriser sa bête,
il se mit à crier de toute sa force :
« Holà ! hé ! holà ! là-bas ! »
Elle était sourde peut-être, car elle continua
paisiblement sa route jusqu'au moment où,
heurtée par le poitrail du cheval lancé comme
une locomotive, elle alla rouler dix pas plus
loin, les jupes en l'air, après trois culbutes
sur la tête.
Des voix criaient :
(( Arrêtez-le ! »
Hector, éperdu, se cramponnait à la cri-
nière en hurlant :
«Au secours!»
Une secousse terrible le fit passer comme
À CHEVAL. 1 6 I
une balle par- dessus les oreilles de son
coursier et tomber dans les bras d'un ser-
gent de ville qui venait de se jeter à sa ren-
contre.
En une seconde, un groupe furieux, gesti-
culant, vociférant, se forma autour de lui. Un
vieux monsieur surtout, un vieux monsieur
portant une grande décoration ronde et de
grandes moustaches blanches, semblait exas-
péré. II répétait :
«Sacrebleu, quand on est maladroit comme
ça, on reste chez soi. On ne vient pas tuer les
gens dans la rue quand on ne sait pas con-
duire un cheval.»
Mais quatre hommes, portant la vieille,
apparurent. Elle semblait morte , avec sa figure
jaune et son bonnet de travers, tout gris de
poussière.
« Portez cette femme chez un pharmacien,
commanda le vieux monsieur, et allons chez
le commissaire de police.»
Hector, entre les deux agents, se mit en
route. Un troisième tenait son cheval. Une
foule suivait; et soudain le break parut. Sa
femme s'élança, la bonne perdait la tête, les
marmots piaillaient. Il expliqua qu'il allait
rentrer, qu'il avait renversé une femme, que
1(52 À CHEVAL.
ce n'était rien. Et sa famille, afiFoIée, s'éloigna.
Chez le commissaire, l'explication fut
courte, il donna son nom, /Hector de Gri-
belin, attaché au Ministère xle la Marine, et
on attendit des nouvelles de la blessée. Un
agent envoyé aux renseignements revint. Elle
avait repris connaissance, mais elle souffrait
effroyablement en dedans, disait-elle. C'était
une femme de ménage, âgée de soixante-cinq
ans, et dénommée M""" Simon.
Quand il sut qu'elle n'était pas morte,
Hector reprit espoir et promit de subvenir
aux frais de sa guérison. Puis il courut chez
le pharmacien.
Une cohue stationnait devant la porte; la
bonne femme, affaissée dans un fauteuil, gei-
gnait, les mains inertes, la face abrutie. Deux
médecins l'examinaient encore. Aucun mem-
bre n'était cassé, mais on craignait une lésioa
interne.
Hector lui parla :
«Souffrez-vous beaucoup?
— Oh! oui.
— Où ça?
— C'est comme un feu que j'aurais dans
les estomacs.»
Un médecin s'approcha :
À CHEVAL. 163
«C'est VOUS, monsieur, qui êtes l'auteur de
l'accident?
— Oui, monsieur.
— II faudrait envoyer cette femme dans
une maison de santé; j'en connais une où on
la recevrait à six francs par jour. Voulez-vous
que je m'en charge?»
Hector, ravi, remercia et rentra chez lui
soulagé.
Sa femme l'attendait dans les larmes : il
l'apaisa :
«Ce n'est rien, cette dame Simon va déjà
mieux, dans trois jours il n'y paraîtra plus; je
l'ai envoyée dans une maison de santé; ce
n'est rien.»
Ce n'est rien!
En sortant de son bureau, le lendemain, il
alla prendre des nouvelles de M""*^ Simon. Il la
trouva en train de manger un bouillon gras
d'un air satisfait.
«Eh bien?» dit-il.
Elle répondit :
«Oh! mon pauv' monsieur, ça n' change
pas. Je me sens quasiment anéantie. N'y a pas
de mieux.»
Le médecin déclara qu'il fallait attendre,
une complication pouvant survenir.
l64 A CHEVAL.
II attendit trois jours, puis il revint. La
vieille femme, le teint clair, l'œil limpide, se
mit à geindre en l'apercevant :
«Je n' peux pu r'muer, mon pauv' mon-
sieur; je n'peux pu. J'en ai pour jusqu'à la fm
de mes jours.»
Un frisson courut dans les os d'Hector.
II demanda le médecin. Le médecin leva les
bras :
«Que voulez- vous, monsieur, je ne sais
pas, moi. Elle hurle quand on essaye de la
soulever. On ne peut même changer de place
son fauteuil sans lui faire pousser des cris dé-
chirants. Je dois croire ce qu'elle me dit,
monsieur; je ne suis pas dedans. Tant que je
ne /l'aurai pas vue marcher, je n'ai pas le
droit de supposer un mensonge de sa part.»
La vieille écoutait, immobile, l'œil sour-
nois.
Huit jours se passèrent; puis quinze, puis
un mois. M"'^ Simon ne quittait pas son fau-
teuil. File mangeait du matin au soir, engrais-
sait, causait gaiement avec les autres malades,
semblait accoutumée à l'immobilité comme si
c'eût été le repos bien gagné par ses cin-
quante ans d'escaliers montés et descendus,
de matelas retournés, de charbon porté d'étage
À CHEVAL. I<^5
en étage, de coups de balai et de coups de
brosse.
Hector éperdu venait chaque jour; chaque
jour il la trouvait tranquille et sereine, et dé-
clarant :
«Je n' peux pu remuer, mon pauv' mon-
sieur, je n' peux pu. »
Chaque soir, M""^ de Gribelin demandait,
dévorée d'angoisses ;
«Et M'"*' Simon?»
Et, chaque fois, il répondait avec un abat-
tement désespéré :
«Rien de changé, absolument rien !»
On renvoya la bonne, dont les gages de-
venaient trop lourds. On économisa davan-
tage encore; la gratification tout entière y
passa.
Alors Hector assembla quatre grands mé-
decins qui se réunirent autour de la vieille.
Elle se laissa examiner, tâter, palper, en les
guettant d'un œil malin.
«Il faut la faire marcher,» dit l'un.
Elle s'écria :
«Je n' peux pu, mes bons messieurs, je
n' peux pu ! »
Alors ils l'empoignèrent, la soulevèrent, la
traînèrent quelques pas ; mais elle leur échappa
l66 A CHEVAL.
des mains et s'écroula sur le plancher en pous-
sant des clameurs si épouvantables qu'ils la
reportèrent sur son siège avec des précautions
infinies.
Ils émirent une opinion discrète, con-
cluant cependant à l'impossibilité du travail.
Et, quand Hector apporta cette nouvelle à
sa femme, elle se laissa choir sur une chaise
en balbutiant :
«Il vaudrait mieux encore la prendre ici,
ça nous coûterait moins cher. »
Il bondit :
«Ici, chez nous, y penses-tu?»
Mais elle répondit, résignée à tout mainte-
nant, et avec des larmes dans les yeux :
«Que veux-tu, mon ami, ce n'est pas ma
faute!...))
A Cheval a paru dans le Gaulois du dimanche
14 janvier 1883.
UN REVEILLON
UN RÉVEILLON.
JE ne sais plus au juste l'année. Depuis un
mois entier je chassais avec emportement ,
avec une joie sauvage, avec cette ardeur
qu'on a pour les passions nouvelles.
J'étais en Normandie, chez un parent non
marié, Jules de Banneville, seul avec lui, sa
bonne, un valet et un garde dans son château
seigneurial. Ce château, vieux bâtiment gri-
sâtre entouré de sapins gémissants, au centre
de longues avenues de chênes où galopait le
vent, semblait abandonné depuis des siècles.
Un antique mobilier habitait seul les pièces
toujours fermées, où jadis ces gens, dont on
voyait les portraits accrochés dans un corridor
170 UN REVEILLON.
aussi tempétueux que les avenues, recevaient
cérémonieusement les nobles voisins.
Quant à nous, nous nous étions réfugiés
simplement dans la cuisine, seul coin habi-
table du manoir, une immense cuisine dont
les lointains sombres s'éclairaient quand on
jetait une bourrée nouvelle dans la vaste che-
minée. Puis, chaque soir, après une douce
somnolence devant le feu, après que nos
bottes trempées avaient fumé longtemps et
que nos chiens d'arrêt, couchés en rond entre
nos jambes, avaient rêvé de chasse en aboyant
comme des somnambules, nous montions
dans notre chambre.
C'était l'unique pièce qu'on eût fait pla-
fonner et plâtrer partout, à cause des souris.
Mais elle était demeurée nue, blanchie seule-
ment à la chaux, avec des fusils, des fouets à
chiens et des cors de chasse accrochés aux
murs; et nous nous glissions grelottants dans
nos lits, aux deux coins de cette case sibé-
rienne.
A une lieue en face du château, la falaise
a pic tombait dans la mer, et les puissants
souffles de l'Océan, jour et nuit, faisaient
soupirer les grands arbres courbés, pleurer
le toit et les girouettes, crier tout le vénérable
UN REVEILLON. 171
bâtiment qui s'emplissait de vent par ses
tuiles disjointes, ses cheminées larges comme
des gouffres, ses fenêtres qui ne fermaient
plus.
Ce jour-là il avait gelé horriblement. Le
soir était venu. Nous allions nous mettre à
table devant le grand feu de la haute che-
minée où rôtissait un râble de lièvre flanqué
de deux perdrix qui sentaient bon.
Mon cousin leva la tête : «11 ne fera pas
chaud en se couchant,» dit-il.
Indifférent, je répliquai : «Non, mais nous
aurons du canard aux étangs, demain matin.»
La servante qui mettait notre couvert à un
bout de la table, et celui des domestiques à
l'autre bout, demanda : «Ces messieurs sa-
vent-ils que c'est ce soir le réveillon?»
Nous n'en savions rien assurément, car
nous ne regardions guère le calendrier. Mon
compagnon reprit : «Alors, c'est ce soir aussi
la messe de minuit. C'est donc pour cela
qu'on a sonné toute la journée!»
La servante répliqua : «Oui et non, mon-
sieur; on a sonné aussi parce que le père
Fournel est mort.»
Le père Fournel, ancien berger, était une
172 UN REVEILLON.
célébrité du pays. Agé de quatre-vingt-seize
ans, il n'avait jamais été malade jusqu'au mo-
ment oii, un mois auparavant, il avait pris
froid, étant tombé dans une mare par une
nuit obscure. Le lendemain il s'était mis au
lit. Depuis lors il agonisait.
Mon cousin se tourna vers moi : «Si tu
veux, dit-il, nous irons tout à l'heure voir ces
pauvres gens.» II voulait parler de la famille
du vieux, son petit-fils, âgé de cinquante-huit
ans, et sa petite-belle-fille, d'une année plus
jeune. La génération intermédiaire n'existait
plus depuis longtemps. Ils habitaient une
lamentable masure, à l'entrée du hameau, sur
la droite.
Mais je ne sais pourquoi cette idée de Noël,
au fond de cette solitude nous mit en humeur
de causer. Tous les deux, en tête-à-tête, nous
nous racontions des histoires de réveillons
anciens, des aventures de cette nuit folle, les
bonnes fortunes passées et les réveils du len-
demain, les réveils à deux avec leurs sur-
prises hasardeuses, l'étonnement des décou-
vertes.
De cette façon, notre dîner dura longtemps.
De nombreuses pipes le suivirent, et, envahis
par ces gaietés de solitaires, ces gaietés com-
UN RÉVEILLON. I73
municatives qui naissent soudain entre deux
intimes amis, nous parlions sans repos, fouil-
lant en nous pour nous dire ces souvenirs
confidentiels du cœur qui s'échappent en ces
heures d'effusion.
La bonne, partie depuis longtemps, repa-
rut : «Je vais à la messe, monsieur.
— Déjà!
— II est minuit moins trois quarts.
— Si nous allions aussi jusqu'à l'église?
demanda Jules, cette messe de Noël est bien
curieuse aux champs.»
J'acceptai et nous partîmes, enveloppés
€n nos fourrures de chasse.
Un froid aigu piquait le visage, faisait
pleurer les yeux. L'air cru saisissait les pou-
mons, desséchait la gorge. Le ciel profond,
net et dur, était criblé d'étoiles qu'on eût dit
pâlies par la gelée; elles scintillaient non
point comme des feux, mais comme des
astres de glace, des cristallisations brillantes.
Au loin sur la terre d'airain, sèche et reten-
tissante, les sabots des paysans sonnaient, et,
par tout l'horizon, les petites cloches des vil-
lages, tintant, jetaient leurs notes grêles comme
frileuses aussi, dans la vaste nuit glaciale.
La campagne ne dormait point. Des coqs.
174 UN RÉVEILLON.
trompés par ces bruits, chantaient, et en pas-
sant le long des étables, on entendait remuer
les bêtes troublées par ces rumeurs de vie.
En approchant du hameau, Jules se res-
souvint des Fournel. — «Voici leur baraque,
dit-il, entrons!»
II frappa longtemps en vain. Alors une voi-
sine, qui sortait de chez elle pour se rendre
à l'église, nous ayant aperçus : «Ils sont à la
messe, messieurs, ils vont prier pour Le père.
— Nous les verrons en sortant,» dit mon
cousin.
La lune à son déclin profilait au bord de
l'horizon sa silhouette de faucille au milieu
de cette semaille infinie de grains luisants
jetés à poignée dans l'espace. Et par la cam-
pagne noire, des petits feux tremblants s'en
venaient de partout vers le clocher pointu qui
sonnait sans répit. Entre les cours des fermes
plantées d'arbres, au milieu des plaines som-
bres, ils sautillaient, ces feux, en rasant la
terre. C'étaient les lanternes de corne que
portaient les paysans devant leurs femmes en
bonnet blanc , enveloppées de longues mantes
noires, et suivies des mioches mal éveillés, se
tenant la main dans la nuit.
Par la porte ouverte de l'église, on aper-
UN REVEILIO-N. l/J
cevait le chœur illuminé. Une guirlande de
chandelles d'un sou faisait le tour de la pau-
vre nef, et par terre, dans une chapelle à
gauche, un gros Enfant-Jésus de cire étalait
sur de la vraie paille, au milieu des branches
de sapin, sa nudité rose et maniérée.
L'office comrrtençait. Les paysans courbés,
les femmes à genoux, priaient. Ces simples
gens, relevés par la nuit froide, regardaient,
tout remués, l'image grossièrement peinte, et
ils joignaient les mains, naïvement convaincus
autant qu'intimidés par l'humble splendeur
de cette représentation puérile.
L'air glacé faisait palpiter les flammes.
Jules me dit : «Sortons! on est encore mieux
dehors.»
Et sur la route déserte, pendant que tous
les campagnards prosternés grelottaient dé\ o-
tement, nous nous mîmes à recauser de nos
souvenirs, si longtemps que l'office était fini
quand nous revînmes au hameau.
Un filet de lumière passait sous la porte des
Fournel. «Ils veillent leur mort, dit mon cou-
sin. Entrons enfin chez ces pauvres gens, cela
leur fera plaisir.»
Dans la cheminée, quelques tisons agoni-
1 7<^ UN RÉVEILLON.
saient. La pièce noire, vernie de saleté, avec
ses solives vermoulaes brunies par le temps,
était pleine d'une odeur suffocante de boudin
grillé. Au milieu de la grande table, sous
laquelle la huche au pain s'arrondissait comme
un ventre dans toute sa longueur, une chan-
delle, dans un chandelier de fer tordu, filait
jusqu'au plafond l'âcre fumée de sa mèche
en champignon. — Et les deux Fournel,
l'homme et la femme, réveillonnaient en tête-
> .A.
a-tete.
Mornes, avec l'air navré et la face abrutie
des paysans, ils mangeaient gravement sans
dire un mot. Dans une seule assiette, posée
entre eux, un grand morceau de boudin dé-
gageait sa vapeur empestante. De temps en
temps, ils en arrachaient un bout avec la
pointe de leur couteau, l'écrasaient sur leur
pain qu'ils coupaient en bouchées, puis mâ-
chaient avec lenteur.
Quand le verre de l'homme était vide, la
femme, prenant la cruche au cidre, le rem-
plissait.
A notre entrée, ils se levèrent, nous firent
asseoir, nous offrirent de «faire comme eux»
et, sur notre refus, se remirent à manger.
Au bout de quelques minutes de silence.
UN RÉVEILLON. I 77
mon cousin demanda : «Eh bien, Anthime,
votre grand-père est mort?
— Oui, mon pauv' monsieur, il a passé
tantôt. ))
Le silence recommença. La femme, par
politesse, moucha la chandelle. Alors, pour
dire quelque chose, j'ajoutai : «Il était bien
vieux. »
Sa petite-belle-fille de cinquante-sept ans
reprit : «Oh! son temps était terminé, il
n'avait plus rien à faire ici.»
Soudain, le désir me vint de regarder le
cadavre de ce centenaire, et je priai qu'on
me le montrât.
Les deux paysans , jusque-là placides , s'ému-
rent brusquement. Leurs yeux inquiets s'inter-
rogèrent, et ils ne répondirent pas.
Mon cousin, voyant leur trouble, insista.
L'homme alors, d'un air soupçonneux et
sournois, demanda : «A quoi qu'ça vous ser-
virait?
— A rien, dit Jules, mais ça se fait tous
les jours; pourquoi ne voulez-vous pas le
montrer?»
Le paysan haussa les épaules. «Oh! moi,
j'veux ben; seulement, à c'te heure-ci, c'est
malaisé. »
UN REVEILLON.
Mille suppositions nous passaient dans l'es-
prit. Comme les petits-enfants du mort ne
remuaient toujours pas et demeuraient face
à face, les yeux baissés, avec cette tête de
bois des gens mécontents, qui semble dire :
« AlIez-vous-en», mon cousin parla avec au-
torité : «Allons, Anthime, levez-vous, et con-
duisez-nous dans sa chambre.» Mais l'homme,
ayant pris son parti, répondit d'un air ren-
frogné : «C'est pas la peine, il n'y est pu,
monsieur.
— Mais alors, oii donc est-il?»
La femme coupa la parole à son mari :
«J'vas vous dire : J'I'avons mis jusqu'à
d'main dans la huche, parce que j'avions
point d'place. »
Et, retirant l'assiette au boudin, elle leva
le couvercle de la table, se pencha avec la
chandelle pour éclairer l'intérieur du grand
coffre béant, au fond duquel nous aperçûmes
quelque chose de gris, une sorte de long pa-
quet d'où sortait, par un bout, une tête mai-
gre avec des cheveux blancs ébouriffés, et,
par l'autre bout, deux pieds nus.
C'était le vieux, tout sec, les yeux clos,
roulé dans son manteau de berger, et dor-
mant là son dernier sommeil, au milieu d'an-
UN RÉVEILLOIN. I 79
tiques et noires croûtes de pain, aussi sécu-
laires que lui.
Ses enfants avaient réveillonné dessus!
Jules, indigné, tremblant de colère, cria :
«Pourquoi ne l'avez-vous pas laissé dans son
lit, manants que vous êtes?»
Alors la femme se mit à larmoyer, et très
vite : «J'vas vous dire, mon bon monsieur,
j'avons qu'un lit dans la maison. J'couchions
avec lui auparavant puisque j'étions qu'trois.
D'puis qu'il est si malade, j'couchons par
terre; c'est dur, mon brave monsieur, dans
ces temps ici. Eh ben, quand il a été trépassé,
tantôt, j'nous sommes dit comme ça : Puisqu'il
n'souffre pu, c't'homme, à quoi qu'ça sert de
riaisser dans l'Iit? j'pouvons ben l'mettre jus-
qu'à d'main dans la huche, et je r' prendrions
riit c'te nuit qui s'ra si froide. J'pouvions pour-
tant pas coucher avec ce mort, mes bons
messieurs!...»
Mon cousin, exaspéré, sortit brusquement
en claquant la porte, tandis que je le suivais,
riant aux larmes.
MOTS D'AMOUR
MOTS D'AMOUR.
Dimanche.
Mon gros coq chéri,
Tu ne m'écris pas, je ne te vois plus, tu
ne viens jamais. Tu as donc cessé de
m'aimer? Pourquoi? Qu'ai-je fait?
Dis-le-moi, je t'en supplie, mon cher amour!
Moi, je t'aime tant, tant, tant! Je voudrais
t'avoir toujours près de moi, et t'embrasser
tout le jour, en te donnant, ô mon cœur, mon
chat aimé, tous les noms tendres qui me vien-
draient à la pensée. Je t'adore, je t'adore, je
t'adore, ô mon beau coq.
Ta poulette.
Sophie.
1 84 MOTS D'AMOUR.
Lundi.
Ma chère amie,
Tu ne comprendras absolument rien à ce
que je vais te dire. N'importe. Si 'ma lettre
tombe, par hasard, sous les yeux d'une autre
femme, elle lui sera peut-être profitable.
Si tu avais été sourde et muette, je t'aurais
sans doute aimée longtemps, longtemps. Le
malheur vient de ce que tu parles; voilà tout.
Un poète a dit :
Tu n'as jamais été dans tes jours les plus rares
Qu'un banal instrument sous mon archet vainqueur,
Et comme un air qui sonne au bois creux des guitares,
J'ai fait chanter mon rêve au vide de ton cœur.
En amour, vois-tu, on fait toujours chanter
des rêves; mais pour que les rêves chantent,
il ne faut pas qu'on les interrompe. Or, quand
on parle entre deux baisers, on interrompt
toujours le rêve déhrant que font les âmes, à
moins de dire des mots subhmes, et les mots
sublimes n'éclosent pas dans les petites cabo-
ches des jolies filles.
Tu ne comprends rien, n'est-ce pas? Tant
mieux. Je continue. Tu es assurément une
MOTS D'AMOUR. I 0 5
des plus charmantes, une des plus adorables
femmes que j'aie jamais vues.
Est-il sur la terre des yeux qui contiennent
plus de SONGE que les tiens, plus de pro-
messes inconnues, plus d'infini d'amour? Je
ne le crois pas. Et quand ta bouche sourit
avec ses deux lèvres rondes qui montrent tes
dents luisantes, on dirait qu'il va sortir de
cette bouche ravissante une ineffable musique,
quelque chose d'invraisemblablement suave,
de doux à faire sangloter.
Alors tu m'appelles tranquillement : «Mon
gros lapin adoré. » Et il me semble tout à coup
que j'entre dans ta tête, que je vois fonction-
ner ton âme, ta petite âme de petite femme
jolie, jolie, mais... et cela me gêne, vois-tu,
me gêne beaucoup. J'aimerais mieux ne pas
voir.
Tu continues à ne point comprendre,
n'est-ce pas? J'y comptais.
Te rappelles-tu la première fois que tu es
venue chez moi? Tu es entrée brusquement
avec une odeur de violette envolée de tes
jupes; nous nous sommes regardés longtemps
sans dire un mot, puis embrassés comme des
fous..., puis... puis jusqu'au lendemain nous
n'avons point parlé.
lS6 MOTS D'AMOUR.
Mais, quand nous nous sommes quittés,
nos mains tremblaient et nos yeux se disaient
des choses, des choses... qu'on ne peut ex-
primer dans aucune langue. Du moins, je l'ai
cru. Et tout bas, en me quittant, tu as mur-
muré : « A bientôt ! » Voilà tout ce que tu as
dit, et tu ne t'imagineras jamais quel enve-
loppement de rêve tu me laissais, tout ce que
j'entrevoyais, tout ce que je croyais deviner
en ta pensée.
Vois-tu, ma pauvre enfant, pour les hommes
pas bêtes, un peu raffinés, un peu supérieurs,
l'amour est un instrument si comphqué qu'un
rien le détraque. Vous autres femmes, vous
ne percevez jamais le ridicule de certaines
choses, quand vous aimez, et le grotesque
des expressions vous échappe.
Pourquoi une parole juste dans la bouche
d'une petite femme brune est-elle souverai-
nement fausse et comique dans celle d'une
grosse femme blonde? Pourquoi le geste câlin
de l'une sera-t-il déplacé chez l'autre? Pour-
quoi certaines caresses, charmantes de la part
de celle-ci, seront-elles gênantes de la part de
celle-là? Pourquoi? parce qu'il faut en tout,
mais principalement en amour, une parfaite
harmonie, une accordance absolue du geste.
MOTS D'AMOUR. I 87
de la voix, de la parole, de la manifestation
tendre, avec la personne qui agit, parle, ma-
nifeste, avec son âge, la grosseur de sa taille,
la couleur de ses cheveux et la physionomie
de sa beauté.
Une femme de trente-cinq ans, à l'âge des
grandes passions violentes, qui conserverait
seulement un rien de la mièvrerie caressante
de ses amours de vingt ans, qui ne compren-
drait pas qu'elle doit s'exprimer autrement,
regarder autrement, embrasser autrement,
qu'elle doit être une Didon et non plus
une Juliette, écœurerait infailliblement neuf
amants sur dix, même s'ils ne se rendaient
nullement compte des raisons de leur éloi-
gnement.
Comprends-tu? — Non. — Je l'espérais
bien.
A partir du jour où tu as ouvert ton robinet
à tendresses, ce fut fini pour moi, mon amie.
Quelquefois nous nous embrassions cinq
minutes, d'un seul baiser interminable,
éperdu, un de ces baisers qui font se fermer
les yeux, comme s'il pouvait s'en échapper
par le regard, comme pour les conserver
plus entiers dans l'âme enténébrée qu'ils rava-
gent. Puis, quand nous séparions nos lèvres.
l88 MOTS D'AMOUR.
tu me disais en riant d'un rire clair : a C'est
bon , mon gros chien ! » Alors je t'aurais
battue.
Car tu m'as donné successivement tous les
noms d'animaux et de légumes que tu as
trouvés sans doute dans la. Cuisinière bourgeoise,
le Parfait jardinier et les Eléments d'histoire na-
turelle à l'usage des classes inférieures. Mais cela
n'est rien encore.
La caresse d'amour est brutale, bestiale, et
plus, quand on y songe. Musset a dit :
Je me souviens encor de ces spasmes terribles,
De ces baisers muets, de ces muscles ardents,
De cet être absorbé, blême et serrant les dents.
S'ils ne sont pas divins, ces moments sont horribles,
ou grotesques!... Oh! ma pauvre enfant,
quel génie farceur, quel esprit pervers, te
pouvait donc souffler tes mots... de la fin?
Je les ai collectionnés, mais, par amour
pour toi , je ne les montrerai pas.
Et puis tu manquais vraiment d'à-propos,
et tu trouvais moyen de lâcher un nje t'aime n
exalté, en certaines occasions si singulières,
qu'il me fallait comprimer de furieuses envies
de rire. II est des instants où cette parole-là :
MOTS D'AMOUR. 1 89
a Je t'aime!)) est si déplacée qu'elle en devient
inconvenante, sache-le bien.
Mais tu ne comprends pas.
Bien des femmes aussi ne me compren-
dront point et me jugeront stupide. Peu m'im-
porte, d'ailleurs. Les affamés mangent en
gloutons, mais les délicats sont dégoûtés, et
ils ont souvent, pour peu de chose, d'invin-
cibles répugnances. II en est de l'amour
comme de la cuisine.
Ce que je ne comprends pas, par exemple,
c'est que certaines femmes qui connaissent
si bien l'irrésistible séduction des bas de soie
fins et brodés, et le charme exquis des
nuances, et l'ensorcellement des précieuses
dentelles cachées dans la profbitdeur des toi-
lettes intimes, et la troublante saveur du luxe
secret, des dessous raffinés, toutes les subtiles
délicatesses des élégances féminines, ne com-
prennent jamais l'irrésistible dégoût que nous
inspirent les paroles déplacées ou niaisement
tendres.
Un mot brutal, parfois, fait merveille,
fouette la chair, fait bondir le cœur. Ceux-là
sont permis aux heures de combat. Celui de
Cambronne n'est-il pas sublime? Rien ne
choque qui vient à temps. Mais il faut aussi
ipo MOTS D'AMOUR.
savoir se taire et éviter en certains moments
les phrases à la Paul de Kock.
Et je t'embrasse passionnément, à condi-
tion que tu ne diras rien.
René.
Mots d'amour a paru dans le Gil-Blas du 2 février
1882, sous la signature : Maufrigneuse.
UNE
AVENTURE PARISIENNE
UNE
AVENTURE PARISIENNE.
EST-IL un sentiment plus aigu que la
curiosité chez la femme? Oh! savoir,
connaître, toucher ce qu'on a rêvé!
Que ne ferait-elle pas pour cela? Une femme,
quand sa curiosité impatiente est en éveil,
commettra toutes les folies, toutes les impru-
dences, aura toutes les audaces, ne reculera
devant rien. Je parle des femmes vraiment
femmes, douées de cet esprit à triple fond
qui semble, à la surface, raisonnable et froid,
mais dont les trois compartiments secrets sont
remplis : l'un, d'inquiétude féminine toujours
agitée; l'autre, de ruse colorée en bonne foi,
de cette ruse de dévots, sophistique et re-
194 UNE AVENTURE PARISIENNE.
doutable; le dernier enfin, de canaillerie
charmante, de tromperie exquise, de déli-
cieuse perfidie, de toutes ces perverses qua-
lités qui poussent au suicide les amants im-
bécilement crédules, mais ravissent les autres.
Celle dont je veux dire l'aventure était
une petite provinciale, platement honnête
jusque-là. Sa vie, calme en apparence, s'écou-
lait dans son ménage, entre un mari très
occupé et deux enfants, qu'elle élevait en
femme irréprochable. Mais son cœur frémis-
sait d'une curiosité inassouvie, d'une déman-
geaison d'inconnu. Elle songeait à Paris, sans
cesse, et lisait avidement les journaux mon-
dains. Le récit des fêtes, des toilettes, des
joies, faisait bouillonner ses désirs; mais elle
était surtout mystérieusement troublée par les
échos pleins de sous-entendus, par les voiles
à demi soulevés en des phrases habiles, et
qui laissent entrevoir des horizons de jouis-
sances coupables et ravageantes.
De là-bas elle apercevait Paris dans une
apothéose de luxe magnifique et corrompu.
Et pendant les longues nuits de rêves, ber-
cée par le ronflement régulier de son mari
qui dormait à ses côtés, sur le dos, avec un
foulard autour du crâne, elle songeait à ces
UNE AVENTURE PARISIENNE. 195
hommes connus dont les noms apparaissent
à la première page des journaux comme de
grandes étoiles dans un ciel sombre ; et elle
se figurait leur vie affolante, avec de conti-
nuelles débauches, des orgies antiques épou-
vantablement voluptueuses et des raffme-
ments de sensualité si compliqués qu'elle ne
pouvait même se les figurer.
Les boulevards lui semblaient être une
sorte de gouffre des passions humaines; et
toutes leurs maisons recelaient assurément des
mystères d'amour prodigieux.
Elle se sentait vieillir cependant. Elle vieil-
lissait sans avoir rien connu de la vie, sinon
ces occupations régulières, odieusement mo-
notones et banales qui constituent, dit-on, le
bonheur du foyer. Elle était jolie encore,
conservée dans cette existence tranquille
comme un fi-uit d'hiver dans une armoire
close; mais rongée, ravagée, bouleversée
d'ardeurs secrètes. Elle se demandait si elle
mourrait sans avoir connu toutes ces ivresses
damnantes, sans s'être jetée une fois, une
seule fois, tout entière dans ce fjot des vo-
luptés parisiennes.
Avec une longue persévérance, elle pré-
para un voyage à Paris, inventa un prétexte,
I9<5 UNE AVENTURE PARISIENNE.
se fit inviter par des parents, et, son mari ne
pouvant l'accompagner, partit seule.
Sitôt arrivée, elle sut imaginer des raisons
qui lui permettraient au bevSoin de s'absenter
deux jours ou plutôt deux nuits, s'il le fallait,
ayant retrouvé, disait-elle, des amis qui de-
meuraient dans la campagne suburbaine.
Et elle chercha. Elle parcourut les boule-
vards sans rien voir, sinon le vice errant et
numéroté. Elle sonda de l'œil les grands
cafés, lut attentivement la petite correspon-
dance du Figaro, qui lui apparaissait chaque
matin comme un tocsin, un rappel de l'amour.
Et jamais rien ne la mettait sur la trace de
ces grandes orgies d'artistes et d'actrices ; rien
ne lui révélait les temples de ces débauches
qu'elle imaginait fermés par un mot magique,
comme la caverne des Mille et une Nuits et
ces catacombes de Rome, où s'accomplis-
saient secrètement les mystères d'une religion
persécutée.
Ses parents, petits bourgeois, ne pouvaient
lui faire connaître aucun de ces hommes
en vue dont les noms bourdonnaient dans
sa tête; et, désespérée, elle songeait à s'en re-
tourner, quand le hasard vint à son aide.
Un jour, comme elle descendait la rue de
UNE AVENTURE PARISIENNE. 197
la Chaussée-d'Antln, elle s'arrêta à contem-
pler un magasin rempli de ces bibelots japo-
nais si colorés qu'ils donnent aux yeux une
sorte de gaieté. Elle considérait les mignons
ivoires bouffons, les grandes potiches aux
émaux flambants, les bronzes bizarres, quand
elle entendit, à l'intérieur de la boutique, le
patron qui avec force révérences, montrait
à un gros petit homme chauve de crâne, et
gris de menton, un énorme magot ventru,
pièce unique, disait-il.
Et à chaque phrase du marchand, le nom
de l'amateur, un nom célèbre, sonnait comme
un appel de clairon. Les autres clients, des
jeunes femmes, des messieurs élégants, con-
templaient d'un coup d'œil furtif et rapide,
d'un coup d'œil comme il faut et manifeste-
ment respectueux, l'écrivain renommé qui,
lui, regardait passionnément le magot de
porcelaine. Ils étaient aussi laids l'un que
l'autre, laids comme deux frères sortis du
même flanc.
Le marchand disait : «Pour vous, mon-
sieur Jean Varin, je le laisserai à mille francs;
c'est juste ce qu'il me coûte. Pour tout le
monde ce serait quinze cents; mais je tiens
à ma clientèle d'artistes et je lui fais des
IpS UNE AVENTURE PARISIENNE.
prix spéciaux. Ils viennent tous chez moi,
monsieur Jean Varin. Hier, M. Busnach
m'achetait une grande coupe ancienne. J'ai
vendu l'autre jour deux flambeaux comme ça
(sont-ils beaux, dites?) à M. Alexandre Du-
mas. Tenez, cette pièce que vous tenez là,
si M. Zola la voyait, elle serait vendue, mon-
sieur Varin.»
L'écrivain très perplexe hésitait, soHicité
par l'objet, mais songeant à la somme; et
il ne s'occupait pas plus des regards que s'il
eût été seul dans un désert.
Elle était entrée tremblante, l'œil fixé ef-
frontément sur lui, et elle ne se demandait
même pas s'il était beau, élégant ou jeune.
C'était Jean Varin lui-même, Jean Varin!
Après un long combat, une douloureuse
hésitation, il reposa la potiche sur une table.
«Non, c'est trop cher,» dit-il.
Le marchand redoublait d'éloquence. « Oh !
monsieur Jean Varin, trop cher? cela vaut
deux mille francs comme un sou.»
L'homme de lettres répliqua tristement en
regardant toujours le bonhomme aux yeux
d'émail : «Je ne dis pas non; mais c'est trop
cher pour moi. »
Alors, elle, saisie d'une audace affolée,
UNE AVENTURE PARISIENNE. 1 99
s'avança : «Pour moi, dit-elle, combien ce
bonhomme?»
Le marchand, surpris, répliqua:
«Quinze cents francs, madame.
— Je le prends.»
L'écrivain, qui jusque-là ne l'avait pas
même aperçue, se retourna brusquement, et
il la regarda des pieds à la tête en observa-
teur, l'œil un peu fermé; puis, en connais-
seur, il la détailla.
Elle était charmante, animée, éclairée sou
dain par cette flamme qui jusque-là dormait
en elle. Et puis une femme qui achète ainsi
un bibelot quinze cents francs n'est pas la
première venue.
Elle eut alors un mouvement de ravissante
délicatesse; et se tournant vers lui, la voix
tremblante: «Pardon, monsieur, j'ai été sans
doute un peu vive; vous n'aviez peut-être
pas dit votre dernier mot.»
II s'inclina: «Je l'avais dit, madame.»
Mais elle, tout émue : «Enfin, monsieur,
aujourd'hui ou plus tard, s'il vous convient
de changer d'avis, ce bibelot est à vous. Je
ne l'ai acheté que parce qu'il vous avait plu.»
Il sourit, visiblement flatté. «Comment
donc me connuissiez-vous?» dit-il.
aOO UNE AVENTURE PARISIENNE.
Alors elle lui parla de son admiration, lui
cita ses œuvres, fut éloquente.
Pour causer, il s'était accoudé à un meuble,
et plongeant en elle ses yeux aigus, il cher-
chait à la deviner.
Quelquefois, le marchand, heureux de
posséder cette réclame vivante, de nouveaux
clients étant entres, criait à l'autre bout du
magasin : «Tenez, regardez ça, monsieur
Jean Varin, est-ce beau?» Alors toutes les têtes
se levaient, et elle frissonnait de plaisir à être
vue ainsi causant intimement avec un Illustre.
Grisée enfin, elle eut une audace suprême,
comme les généraux qui vont donner l'assaut.
— «Monsieur, dit-elle, faites-moi un grand,
un très grand plaisir. Permettez-moi de vous
offrir ce magot comme souvenir d'une femme
qui vous admire passionnément et que vous
aurez vue dix minutes.»
II refusa. Elle insistait. II résista, très amusé,
riant de grand cœur.
Elle, obstinée, lui dit: «Eh bien! je vais
le porter chez vous tout de suite; où demeu-
rez-vous ? »
Il refusa de donner son adresse; mais elle,
l'ayant demandée au marchand, la connut,
et, son acquisition payée, elle se sauva vers
UNE AVENTURE PARISIENNE. 20I
un fiacre. L'écrivain courut pour la rattraper,
ne voulant point s'exposer à recevoir ce ca-
deau qu'il ne saurait à qui rapporter. II la
joignit quand elle sautait en voiture, et il
s'élança, tomba presque sur elle, culbuté par
le liacre qui se mettait en route; puis il s'assit
à son côté, fort ennuyé.
II eut beau prier, insister, elle se montra
intraitable. Comme ils arrivaient devant la
porte, elle posa ses conditions. «Je consen-
tirai, dit-elle, à ne point vous laisser cela,
si vous accomplissez aujourd'hui toutes mes
volontés. »
La chose lui parut si drôle qu'il accepta.
Elle demanda: «Que faites-vous ordinaire-
ment à cette heure-ci?»
Après un peu d'hésitation : «Je me pro-
mène,» dit-il.
Alors, d'une voix résolue, elle ordonna:
« Au Bois ! »
Ils partirent.
Il fallut qu'il lui nommât toutes les femmes
connues, surtout les impures, avec des détails
intimes sur elles, leur vie, leurs habitudes,
leur intérieur, leurs vices.
Le soir tomba. «Que faites-vous tous les
jours à cette heure?» dit-elle.
202 UNE AVENTURE PARISIENNE.
II répondit en riant : « Je prends l'absinthe. »
Alors, gravement, elle ajouta : «Alors,
monsieur, allons prendre l'absinthe. »
Ils entrèrent dans un grand café du bou-
levard qu'il fréquentait, et où il rencontra
des confrères. Il les lui présenta tous. Elle
était folle de joie. Et ce mot sonnait sans
répit dans sa tête : « Enfin , enfin ! »
Le temps passait, elle demanda : «Est-ce
l'heure de votre dîner?»
II répondit : «Oui, madame.
— Alors, monsieur, allons dîner.»
En sortant du café Bignon : «Le soir, que
faites-vous?» dit-elle.
II la regarda fixement : «Cela dépend;
quelquefois je vais au théâtre.
— Eh bien, monsieur, allons au théâtre.»
Ils entrèrent au Vaudeville, par faveur,
grâce à lui, et, gloire suprême, elle fut vue
par toute la salle à son côté, assise aux fau-
teuils de balcon.
La représentation finie, il lui baisa galam-
ment la main : «II me reste, madame, à vous
remercier de la journée délicieuse » Elle
l'interrompit. — «A cette heure-ci, que faites-
vous toutes les nuits?
— Mais... mais... je rentre chez moi.»
UNE AVENTURE PARISIENNE. 203
Elle se mit à rire, d'un rire tremblant.
«Eh bien, monsieur... allons chez vous.»
Et ils ne parlèrent plus. Elle frissonnait par
instants, toute secouée des pieds à la tête,
ayant des envies de fuir et des envies de
rester, avec, tout au fond du cœur, une bien
ferme volonté d'aller jusqu'au bout.
Dans l'escalier, elle se cramponnait à la
rampe, tant son émotion devenait vive; et
il montait devant, essoufflé, une allumette-
bougie à la main.
Dès qu'elle fut dans la chambre, elle se
déshabilla bien vite et se glissa dans le lit
sans prononcer une parole; et elle attendit,
blottie contre le mur.
Mais elle était simple comme peut l'être
l'épouse légitime d'un notaire de province, et
lui plus exigeant qu'un pacha à trois queues.
Ils ne se comprirent pas, pas du tout.
Alors il s'endormit. La nuit s'écoula, trou-
blée seulement par le tic tac de la pendule;
et elle, immobile, songeait aux nuits conju-
gales; et sous les rayons jaunes d'une lanterne
chinoise elle regardait, navrée, à son côté, ce
petit homme sur le dos, tout rond, dont le
ventre en boule soulevait le drap comme un
ballon gonflé de gaz. II ronflait avec un bruit
2o4 UNE AVENTURE PARISIENNE.
de tuyau d'orgue, des renâclements prolon-
ges, des étranglements comiques. Ses vingt
cheveux profitaient de son repos pour se re-
brousser étrangement, fatigués de leur longue
station fixe sur ce crâne nu dont ils devaient
voiler les ravages. Et un filet de salive coulait
d'un coin de sa bouche entr'ouverte.
L'aurore enfin glissa un peu de jour entre
les rideaux fermés. Elle se leva, s'habilla sans
bruit, et, déjà elle avait ouvert à moitié la
porte, quand elle fit grincer la serrure et il
s'éveilla en se frottant les yeux.
II demeura quelques secondes avant de re-
prendre entièrement ses sens, puis, quand
toute l'aventure lui fut revenue, il demanda:
«Eh bien, vous partez?»
Elle restait debout, confuse. Elle balbu-
tia : «Mais oui, voici le matin.»
II se mit sur son séant : «Voyons, dit-il, à
mon tour, j'ai quelque chose à vous de-
mander.»
Elle ne répondait pas, il reprit : «Vous
m'avez bigrement étonné depuis hier. Soyez
franche, avouez-moi pourquoi vous avez fait
tout ça; car je n'y comprends rien.»
Elle se rapprocha doucement, rougissante
comme une vierge. «J'ai voulu connaître...
UNE AVENTURE PARISIENNE. 205
le. . . le vice. . . eh bien. . . en bien , ce n'est pas
drôle. ))
Elle se sauva, descendit l'escalier, se jeta
dans la rue.
L'armëe des balayeurs balayait. Ils ba-
layaient les trottoirs, les pavés, poussant
toutes les ordures au ruisseau. Du même
mouvement régulier, d'un mouvement de
faucheurs dans les prairies, ils repoussaient
les boues en demi-cercle devant eux; et de
rue en rue, elle les retrouvait comme des
pantins montés, marchant automatiquement
avec un ressort pareil.
Et il lui semblait qu'en elle aussi on venait
de balayer quelque chose, de pousser au ruis-
seau, à l'égout, ses rêves surexcités.
Elle rentra, essoufflée, glacée, gardant seu-
lement dans sa tête la sensation de ce mou-
vement des balais nettoyant Paris au matin.
Et, dès qu'elle fut dans sa chambre, elle
sanglota.
Une aventure parisienne a paru dans ie Gil-Blas du
jeudi 22 décembre i88i, sous le titre : Une Epreuve.
DEUX AMIS
DEUX AMIS.
PARIS était bloqué, affamé et râlant. Les
moineaux se faisaient bien rares sur
les toits, et les égouts se dépeuplaient.
On mangeait n'importe quoi.
Comme il se promenait tristement par un
clair matin de janvier le long du boulevard
extérieur, les mains dans les poches de sa
culotte d'uniforme et le ventre vide, M. Mo-
rissot, horloger de son état et pantouflard par
occasion, s'arrêta net devant un confrère qu'il
reconnut pour un ami. C'était M. Sauvage,
une connaissance du bord de l'eau.
Chaque dimanche, avant la guerre, Mo-
rissot partait dès l'aurore , une canne en bam-
bou d'une main, une boîte en fer-blanc sur le
2 I O DEUX AMIS.
dos. II prenait le chemin de fer d'Argenteuil,
descendait à Colombes, puis gagnait à pied
rîle Marante. A peine arrivé en ce lieu de ses
rêves, il se mettait à pêcher; il péchait jus-
qu'à la nuit.
Chaque dimanche, il rencontrait là un
petit homme replet et jovial, M. Sauvage,
mercier, rue Notre-Dame-de-Lorette, autre
pêcheur fanatique. Ils passaient souvent une
demi-journée côte à côte, la ligne à la main
et les pieds ballants au-dessus du courant, et
ils s'étaient pris d'amitié l'un pour l'autre.
En certains jours, ils ne parlaient pas.
Quelquefois ils causaient; mais ils s'enten-
daient admirablement sans rien dire, ayant
des goûts semblables et des sensations iden-
tiques.
Au printemps, le matin, vers dix heures,
quand le soleil rajeuni faisait flotter sur le
fleuve tranquille cette petite buée qui coule
avec l'eau, et versait dans le dos des deux
enragés pêcheurs une bonne chaleur de sai-
son nouvelle, Morissot parfois disait à son
voisin : « Hein ! quelle douceur ?» et M. Sau-
vage répondait : « Je ne connais rien de meil-
leur.» Et cela leur suffisait pour se comprendre
et s'estimer.
DEUX AMIS. 2 I I
A l'automne, vers la fin du jour, quand le
ciel ensanglanté par le soleil couchant jetait
dans l'eau des figures de nuages écarlates,
empourprait le fleuve entier, enflammait l'ho-
rizon, faisait rouges comme du feu les deux
amis, et dorait les arbres roussis déjà, frémis-
sants d'un frisson d'hiver, M. Sauvage regar-
dait en souriant Morissot et prononçait: «Quel
spectacle?» Et Morissot émerveillé répon-
dait, sans quitter des yeux son flotteur : «Cela
vaut mieux que le boulevard, hein?»
Dès qu'ils se furent reconnus, ils se ser-
rèrent les mains énergiquement, tout émus
de se retrouver en des circonstances si diflFé-
rentes. M. Sauvage, poussant un soupir, mur-
mura : «En voilà des événements.» Morissot,
très morne, gémit : «Et quel temps! c'est
aujourd'hui le premier beau jour de l'année.»
Le ciel était, en effet, tout bleu et plein de
lumière.
Ils se mirent à marcher côte à côte, rê-
veurs et tristes. Morissot reprit : «Et la pêche?
hein ! quel bon souvenir?»
M. Sauvage demanda : « Quand y retour-
nerons-nous?»
Ils entrèrent dans un petit café et burent
14.
2 I 2 DEUX AiMIS.
ensemble une absinthe ; puis ils se remirent à
se promener sur les trottoirs.
Morissot s'arrêta soudain : « Une seconde
verte, hein? » M. Sauvage y consentit : «A
votre disposition.» Et ils pénétrèrent chez un
autre marchand de vins.
Ils étaient fort étourdis en sortant, troublés
comme des gens à jeun dont le ventre est
plein d'alcool. II faisait doux. Une brise cares-
sante leur chatouillait le visage.
M. Sauvage, que l'air tiède achevait de
griser, s'arrêta : « Si on y allait?
— Où çà?
— A la pêche, donc.
— Mais où?
— Mais à notre île. Les avant-postes fran-
çais sont auprès de Colombes. Je connais le
colonel Dumoulin ; on nous laissera passer
facilement.»
Morissot frémit de désir : « C'est dit. J'en
suis. » Et ils se séparèrent pour prendre leurs
instruments.
Une heure après, ils marchaient côte à côte
sur la grand'route. Puis ils gagnèrent la villa
qu'occupait le colonel. Il sourit de leur de-
mande et consentit à leur fantaisie. Ils se re-
mirent en marche, munis d'un laissez-passer.
DEUX AMIS. 2 I 3
Bientôt ils franchirent les avant-postes, tra-
versèrent Colombes abandonné, et se trou-
vèrent au bord des petits champs de vigne
qui descendent vers la Seine. II était environ
onze heures.
En face, le village d'Argenteuil semblait
mort. Les hauteurs d'Orgemont et de Sannois
dominaient tout le pays. La grande plaine
qui va jusqu'à Nan terre était vide, toute vide,
avec ses cerisiers nus et ses terres grises.
M. Sauvage, montrant du doigt les som-
mets, murmura: «Les Prussiens sont là-haut I»
Et une inquiétude paralysait les deux amis
devant ce pays désert.
«Les Prussiens!» lis n'en avaient jamais
aperçu, mais ils les sentaient là depuis des
mois, autour de Paris, ruinant la France, pil-
lant, massacrant, affamant, invisibles et tout-
puissants. Et une sorte de terreur superstitieuse
s'ajoutait à la haine qu'ils avaient pour ce
peuple inconnu et victorieux.
Morissot balbutia : «Hein ! si nous allions
en rencontrer? »
M. Sauvage répondit, avec cette gouaillerie
parisienne reparaissant malgré tout : « Nous
leurs offrirons une friture. »
Mais ils hésitaient à s'aventurer dans la
2l4 DEUX AMIS.
campagne, intimidés par le silence de tout
l'horizon.
A la fin M. Sauvage se décida : « Allons,
en route ! mais avec précaution. » Et ils des-
cendirent dans un champ de vigne, courbés
en deux, rampant, profitant des buissons
pour se couvrir, l'œil inquiet, l'oreille tendue.
Une bande de terre nue restait à traverser
pour gagner le bord du fleuve. Ils se mirent
à courir ; et dès qu'ils eurent atteint la berge,
ils se blottirent dans les roseaux secs.
Morissot colla sa joue par terre pour écou-
ter si on ne marchait pas dans les environs.
II n'entendit rien. Ils étaient bien seuls, tout
seuls.
Ils se rassurèrent et se mirent à pêcher.
En face d'eux, l'île Marante abandonnée
les cachait à l'autre berge. La petite maison
du restaurant était close, semblait délaissée
depuis des années.
M. Sauvage prit le premier goujon, Mo-
rissot attrapa le second, et d'instant en instant
ils levaient leurs lignes avec une petite bête
argentée frétillant au bout du fil : une vraie
pêche miraculeuse.
Ils introduisaient délicatement les poissons
DEUX AMIS. 2 I 5
dans une poche de filet à mailles très serrées,
qui trempait à leurs pieds. Et une joie déli-
cieuse les pénétrait, cette joie qui vous saisit
quand on retrouve un plaisir aimé dont on est
privé depuis longtemps.
Le bon soleil leur coulait sa chaleur entre
les épaules; ils n'écoutaient plus rien ; ils ne
pensaient plus à rien ; ils ignoraient le reste
du monde ; ils péchaient.
Mais soudain un bruit sourd qui semblait
venir de sous terre fit trembler le sol. Le canon
se remettait à tonner.
Morissot tourna la tête, et par-dessus la
berge il aperçut, là-bas, sur la gauche, la
grande silhouette du mont Valérien, qui por-
tait au front une aigrette blanche, une buée
de poudre qu'il venait de cracher.
Et aussitôt un second jet de fumée partit
du sommet de la forteresse, et quelques in-
stants après une nouvelle détonation gronda.
Puis d'autres suivirent, et de moment en
moment la montagne jetait son haleine de
mort, soufflait ses vapeurs laiteuses qui s'éle-
vaient lentement dans le ciel calme, faisaient
un nuage au-dessus d'elle.
M. Sauvage haussa les épaules : «Voilà
qu'ils recommencent, » dit-il.
2.1 6 DEUX AMIS.
Morissot, qui regardait anxieusement plon-
ger coup sur coup la plume de son flotteur,
fut pris soudain d'une colère d'homme pai-
sible contre ces enragés qui se battaient ainsi,
et il grommela : «Faut-il être stupide pour se
tuer comme ça. »
M. Sauvage reprit : «C'est pis que des
bêtes. »
Et Morissot, qui venait de saisir une ablette,
déclara : « Et dire que ce sera toujours ainsi
tant qu'il y aura des gouvernements. »
M. Sauvage l'arrêta : «La République n'au-
rait pas déclaré la guerre. . . »
Morissot l'interrompit : «Avec les rois on a
la guerre au dehors; avec la République on
a la guerre au dedans. »
Et tranquillement ils se mirent à discuter,
débrouillant les grands problèmes politiques
avec une raison saine d'hommes doux et bor-
nés, tombant d'accord sur ce point, qu'on ne
serait jamais libres. Et le mont Valérien ton-
nait sans repos, démoHssant a coups de bou-
lets des maisons françaises, broyant des vies,
écrasant des êtres, mettant fin à bien des
rêves, à bien des joies attendues, à bien des
bonheurs espérés, ouvrant en des cœurs de
femmes, en des cœurs de filles, en des cœurs
DEUX AMIS. 217
de mères, là-bas, en d'autres pays, des souf-
frances qui ne finiraient plus.
«C'est la vie, déclara M. Sauvage.
— Dites plutôt que c'est la mort,» reprit
en riant Morissot.
Mais ils tressaillirent effarés, sentant bien
qu'on venait de marcher derrière eux, et
ayant tourné les yeux, ils aperçurent, debout
contre leurs épaules, quatre hommes, quatre
grands hommes armés et barbus, vêtus comme
des domestiques en livrée et coiffées de cas-
quettes plates, les tenant en joue au bout de
leurs fusils.
Les deux lignes s'échappèrent de leurs
mains et se mirent à descendre la rivière.
En quelques secondes, ils furent saisis,
attachés, emportés, jetés dans une barque et
passés dans l'île.
Et derrière la maison qu'ils avaient crue
abandonnée, ils aperçurent une vingtaine de
soldats allemands.
Une sorte de géant velu, qui fumait, à
cheval sur une chaise, une grande pipe de
porcelaine, leur demanda, en excellent fran-
çais : «Eh bien, messieurs, avez- vous fait
bonne pêche?»
Alors un soldat déposa aux pieds de l'offi-
2 1 8 DEUX AMIS.
cier le filet plein de poissons qu'il avait eu
soin d'emporter. Le Prussien sourit : « Eh! eh!
je vois que ça n'allait pas mal. Mais il s'agit
d'autre chose. Ecoutez- moi et ne vous trou-
blez pas.
«Pour moi, vous êtes deux espions envoyés
pour me guetter. Je vous prends et je vous
fusille. Vous faisiez semblant de pêcher, afin
de mieux dissimuler vos projets. Vous êtes
tombés entre mes mains, tant pis pour vous;
c'est la guerre.
(( Mais comme vous êtes sortis par les avant-
postes, vous avez assurément un mot d'ordre
pour rentrer. Donnez-moi ce mot d'ordre et
je vous fais grâce. »
Les deux amis, livides, côte à cote, les
mains agitées d'un léger tremblement ner-
veux, se taisaient.
L'officier reprit : « Personne ne le saura
jamais, vous rentrerez paisiblement. Le secret
disparaîtra avec vous. Si vous refusez, c'est la
mort, et tout de suite. Choisissez. »
Ils demeuraient immobiles sans ouvrir la
bouche.
Le Prussien, toujours calme, reprit en éten-
dant la main vers la rivière : « Songez que
dans cinq minutes vous serez au fond de cette
DEUX AMIS. 219
eau. Dans cinq minutes ! Vous devez avoir des
parents?»
Le mont Valérien tonnait toujours.
Les deux pêcheurs restaient debout et si-
lencieux. L'Allemand donna des ordres dans
sa langue. Puis il changea sa chaise de place
pour ne pas se trouver trop près des prison-
niers; et douze hommes vinrent se placer à
vingt pas, le fusil au pied.
L'ofFicier reprit : « Je vous donne une mi-
nute, pas deux secondes de plus.»
Puis il se leva brusquement, s'approcha
des deux Français, prit Morissot sous le bras,
l'entraîna plus loin, lui dit à voix basse: «Vite,
ce mot d'ordre ? votre camarade ne saura rien,
j'aurai l'air de m'attend rir. »
Morissot ne répondit rien.
Le Prussien entraîna alors M. Sauvage et
lui posa la même question.
M. Sauvage ne répondit pas.
Ils se retrouvèrent côte à côte.
Et l'officier se mit à commander. Les sol-
dats élevèrent leurs armes.
Alors le regard de Morissot tomba par ha-
sard sur le filet plein de goujons, resté dans
l'herbe, à quelques pas de lui.
Un rayon de soleil faisait briller le tas de
220 DEUX AMIS.
poissons qui s'agitaient encore. Et une défail-
lance l'envahit. Malgré ses efforts, ses yeux
s'emplirent de larmes.
II balbutia : « Adieu, monsieur Sauvage. »
M. Sauvage répondit : «Adieu, monsieur
Morissot. »
Ils se serrèrent la main, secoués des pieds
à la tête par d'invincibles tremblements.
L'officier cria : Feu !
Les douze coups n'en firent qu'un.
M. Sauvage tomba d'un bloc sur le nez.
Morissot, plus grand, oscilla, pivota et s'abat-
tit en travers sur son camarade, le visage au
ciel, tandis que des bouillons de sang s'échap-
paient de sa tunique crevée à la poitrine.
L'Allemand donna de nouveaux ordres.
Ses hommes se dispersèrent, puis revinrent
avec des cordes et des pierres qu'ils atta-
chèrent aux pieds des deux morts, puis ils les
portèrent sur la berge.
Le mont Valérien ne cessait pas de groa-
der, coiffé maintenant d'une montagne de
fumée.
Deux soldats prirent Morissot par la tête et
par les jambes; deux autres saisirent M. Sau-
vage de la même façon. Les corps, un instant
balancés avec force, furent lancés au loin.
DEUX AMIS. 22 1
décrivirent une courbe, puis plongèrent, de-
bout, dans le fleuve, les pierres entraînant les
pieds d'abord.
L'eau rejaillit, bouillonna, frissonna, puis
se calma, tandis que de toutes petites vagues
s'en venaient jusqu'aux rives.
Un peu de sang flottait.
L'officier, toujours serein, dit à mi-voix :
«C'est le tour des poissons maintenant.»
Puis il revint vers la maison.
Et soudain il aperçut le filet aux goujons
dans l'herbe. Il le ramassa, l'examina, sourit,
cria :«Wil hem! »
Un soldat accourut, en tablier blanc. Et le
Prussien, lui jetant la pêche des deux fusillés,
commanda : « Fais-moi frire tout de suite ces
petits animaux-là pendant qu'ils sont encore
vivants. Ce sera délicieux. »
Puis il se remit à fumer sa pipe.
Deux amis ont paru dans le Gil-Blas du lundi 5 fé-
vrier 1883, sous la signature : Maufrigneuse.
LE VOLEUR
/•'/(/
LE VOLEUR.
PUISQUE je vous dis qu'on ne la croira
pas.
— Racontez tout de même.
— Je le veux bien. Mais j'éprouve d'abord
le besoin de vous affirmer que mon histoire
est vraie en tous points, quelque invraisem-
blable qu'elle paraisse. Les peintres seuls ne
s'étonneront point, surtout les vieux qui ont
connu cette époque de charges furieuses,
cette époque oii l'esprit farceur sévissait si
bien qu'il nous hantait encore dans les cir-
constances les plus graves. »
Et le vieil artiste se mit à cheval sur une
chaise.
2 26 LE VOLEUR.
Ceci se passait dans la salle à manger d'un
hôtel de Barbizon.
II reprit : a Donc nous avions dîné ce soir-
là chez le pauvre Sorieul, aujourd'hui mort,
le plus enragé de nous. Nous étions trois
seulement: Sorieul, moi, et Le Poittevin, je
crois; mais je n'oserais affirmer que c'était
lui. Je parle, bien entendu, du peintre de ma-
rine Eugène Le Poittevin, mort aussi, et non
du paysagiste bien vivant et plein de talent.
«Dire que nous avions dîné chez Sorieul,
cela signifie que nous étions gris. Le Poittevin
seul avait gardé sa raison, un peu noyée, il
est vrai, mais claire encore. Nous étions jeu-
nes, en ce temps-là. Etendus sur des tapis,
nous discourions extravagamment dans la pe-
tite chambre qui touchait à l'ateher. Sorieul,
le dos à terre, les jambes sur une chaise, par-
lait batailles, discourait sur les uniformes de
l'Empire, et soudain, se levant, il prit dans
sa grande armoire aux accessoires une tenue
complète de hussard et s'en revêtit. Après
quoi il contraignit Le Poittevin à se costumer
en grenadier. Et comme celui-ci résistait,
nous l'empoignâmes, et après l'avoir désha-
billé, nous l'introduisîmes dans un uniforme
immense où il fut englouti.
LE VOLEUR. 227
«Je me déguisai moi-même en cuirassier. Et
Sorieul nous fit exécuter un mouvement com-
pliqué. Puis il s'écria : a Puisque nous som-
((mes ce soir des soudards, buvons comme
((des soudards.))
((Un punch fut allumé, avalé, puis une se-
conde fois la flamme s'éleva sur le bol rempli
de rhum. Et nous chantions à pleine gueule
des chansons anciennes, des chansons que
braillaient jadis les vieux troupiers de la
grande armée.
((Tout à coupLePoittevin,qui restait, mal-
gré tout, presque maître de lui, nous fit
taire; puis, après un silence de quelques se-
condes, il dit à mi-voix : ((Je suis sûr qu'on
((a marché dans l'atelier.» Sorieul se leva
comme il put, et s'écria : ((Un voleur! quelle
((chance!» Puis, soudain, il entonna la Mar-
seillaise :
Aux armes, citoyens!
((Et, se précipitant sur une panoplie, il nous
équipa, selon nos uniformes. J'eus une sorte
de mousquet et un sabre; Le Poittevin, un
gigantesque fusil à baïonnette, et Sorieul, ne
trouvant pas ce qu'il fallait, s'empara d'un
pistolet d'arçon qu'il glissa dans sa ceinture.
228 LE VOLEUR.
et d'une hache d'abordage qu'il brandit. Puis
il ouvrit avec précaution la porte de l'atelier,
et l'armée entra sur le territoire suspect.
«Quand nous fûmes au milieu de la vaste
pièce encombrée de toiles immenses, de
meubles, d'objets singuliers et inattendus,
Sorieul nous dit : «Je me nomme générai.
«Tenons un conseil de guerre. Toi, les cuiras-
«siers, tu vas couper la retraite à l'ennetni,
«c'est-à-dire donner un tour de clef à la porte.
«Toi, les grenadiers, tu seras mon escorte. m
« J'exécutai le mouvement commandé, puis
je rejoignis le gros des troupes qui opérait
une reconnaissance.
«Au moment où j'allais le rattraper derrière
un grand paravent, un bruit furieux éclata.
Je m'élançai, portant toujours une bougie à
la main. Le Poittevin venait de traverser d'un
coup de baïonnette la poitrine d'un manne-
quin dont Sorieul fendait la tête à coups de
hache. L'erreur reconnue, le général com-
manda : «Soyons prudents», et les opérations
recommencèrent.
« Depuis vingt minutes au moins on fouillait
tous les coins et recoins de l'atelier, sans suc-
cès, quand Lepoittevin eut l'idée d'ouvrir un
immense placard. Il était sombre et profond.
LE VOLEUR. 229
j'avançai mon bras qui tenait la lumière, et
je reculai stupéfait; un homme était là, un
homme vivant qui m'avait regardé.
«Immédiatement, je refermai le placard à
deux tours de clef, et on tint de nouveau
conseil.
«Les avis étaient très partagés. Sorieul vou-
lait enfumer le voleur. Le Poittevin parlait de
le prendre par la famine. Je proposai de faire
sauter le placard avec de la poudre.
«L'avis de Le Poittevin prévalut, et, pen-
dant qu'il montait la garde avec son grand
fusil, nous allâmes chercher le reste du punch
et nos pipes, puis on s'installa devant la porte
fermée , et on but au prisonnier.
«Au bout d'une demi-heure, Sorieul dit :
«C'est égal, je voudrais bien le voir de près.
« Si nous nous emparions de lui par la force? »
«Je criai : «Bravo!» chacun s'élança sur ses
armes; la porte du placard fut ouverte, et
Sorieul, armant son pistolet qui n'était pas
chargé, se précipita le premier.
«Nous le suivîmes en hurlant. Ce fut une
bousculade effroyable dans l'ombre, et après
cinq minutes d'une lutte invraisemblable,
nous ramenâmes au jour une sorte de vieux
bandit à cheveux blancs, sordide et déguenillé.
230 LE VOLEUR.
«On lui lia les pieds et les mains, puis on
l'assit dans un fauteuil. II ne prononça pas
une parole.
«Alors Sorieul , pénétré d'une ivresse solen-
nelle, se tourna vers nous : «Maintenant nous
«allons juger ce misérable.»
«J'étais tellement gris que cette proposition
me parut toute naturelle.
«Le Poittevin fut chargé de présenter la
défense et moi de soutenir l'accusation.
«Il fut condamné à mort à l'unanimité
moins une voix, celle de son défenseur.
«Nous allons l'exécuter,» dit Sorieul. Mais
un scrupule lui vint : « Cet homme ne doit
«pas mourir privé des secours de la religion.
«Si on allait chercher un prêtre?» J'objectai
qu'il était tard. Alors Sorieul me proposa de
remplir cet office et il exhorta le criminel à
se confesser dans mon sein.
«L'homme, depuis cinq minutes, roulaitdes
yeux épouvantés, se demandant à quel genre
d'êtres il avait affaire. Alors il articula d'une
voix creuse, brûlée par l'alcool : «Vous voulez
«rire, sans doute.» Mais Sorieul l'agenouilla
de force, et, par crainte que ses parents eus-
sent omis de le faire baptiser, il lui versa sur
le crâne un verre de rhum.
LE VOLEUR. 23 I
«Puis il lui dit :
«Confesse-toi à monsieur; ta dernière
«heure a sonné.»
«Eperdu, le vieux gredin se mit à crier :
«Au secours!» avec une telle force qu'on fut
contraint de le bâillonner pour ne pas ré-
veiller tous les voisins. Alors il se roula par
^ terre, ruant et se tordant, renversant les meu-
bles, crevant les toiles. A la fin, Sorieul im-
patienté, cria : «Finissons-en.» Et visant le
misérable étepdu par terre, il pressa la dé-
tente de son pistolet. Le chien tomba avec
un petit bruit sec. Emporté par l'exemple, je
tirai à mon tour. Mon fusil, qui était à pierre,
lança une étincelle dont je fus surpris.
«Alors Le Poittevin prononça gravement
ces paroles : « Avons-nous bien le droit de
«tuer cet homme?»
«Sorieul, stupéfait, répondit : «Puisque
« nous l'avons condamné à mort ! »
«Mais Le Poittevin reprit : «On ne fusille
«pas les civils, celui-ci doit être livré au bour-
«reau. 11 faut le conduire au poste.»
«L'argument nous parut concluant. On ra-
massa l'homme, et comme il ne pouvait mar-
cher, il fut placé sur une planche de table à
modèle, solidement attaché, et je l'emportai
232 LE VOLEUR.
avec Le Poittevin; tandis que Sorieul, armé
jusqu'aux dents, fermait la marche.
« Devant le poste, la sentinelle nous arrêta.
Le chef de poste, mandé, nous reconnut et,
comme chaque jour il était témoin de nos
farces, de nos scies, de nos inventions invrai-
semblables, il se contenta de rire et refusa
notre prisonnier.
«Sorieul insista; alors le soldat nous invita
sévèrement à retourner chez nous sans faire
de bruit.
«La troupe se remit en route et rentra dans
l'atelier. Je demandai : «Qu'allons-nous faire
«du voleur?»
« Le Poittevin, attendri, affirma qu'il devait
être bien fatigué, cet homme. En effet, il
avait l'air agonisant, ainsi ficelé, bâillonné,
ligaturé sur sa planche.
« Je fus pris à mon tour d'une pitié violente ,
une pitié d'ivrogne, et enlevant son bâillon,
je lui demandai: «Eh bien, mon pauv'vieux,
«comment ça va-t-il?»
« II gémit : « J'en ai assez, nom d'un chien ! »
Alors Sorieul devint paternel. II le délivra de
tous ses liens, le fit asseoir, le tutoya, et, pour
le réconforter, nous nous mîmes tous trois à
préparer bien vite un nouveau punch. Le vo-
LE VOLEUR. 233
leur, tranquille dans son fauteuil, nous re-
gardait. Quand la boisson fut prête, on lui
tendit un verre; nous lui aurions volontiers
soutenu la tête et on trinqua.
«Le prisonnier but autant qu'un régiment.
Mais comme le jour commençait à paraître,
il se leva et, d'un air fort calme : «Je vais
«être oblige de vous quitter, parce qu'il faut
«que je rentre chez moi.»
«Nous fûmes désolés; on voulut le retenir
encore, mais il se refusa à rester plus long-
temps.
«Alors on se serra la main, et Sorieul,avec
sa bougie, l'éclaira dans le vestibule, criant :
« Prenez garde à la marche sous la porte co-
« chère. »
On riait franchement autour du conteur.
Il se leva, alluma sa pipe, et il ajouta, en se
campant en face de nous :
«Mais le plus drôle de mon histoire, c'est
qu'elle est vraie.»
Le Voleur a paru dans le Gil-Blas du mercredi
21 juin 1802 , sous la signature : Maufrigneuse.
NUIT DE NOËL
NUIT DE NOËL.
LE réveillon ' le réveillon ! Ah ! mais
non, je ne réveillonnerai pas.»
Le gros Henri Templier disait cela
d'une voix furieuse, comme si on lui eût pro-
posé une infamie.
Les autres, riant, s'écrièrent : «Pourquoi
te mets-tu en colère?»
Il répondit : «Parce que le réveillon m'a
joué le plus sale tour du monde, et que j'ai
gardé une insurmontable horreur pour cette
nuit stupide de gaieté imbécile.
— Quoi donc?
— Quoi? Vous voulez le savoir; eh bien,
écoutez :
«Vous vous rappelez comme il faisait froid,
238 NUIT DE NOËL.
voici deux ans, à cette époque; un froid à
tuer les pauvres dans la rue. La Seine gelait;
les trottoirs glaçaient les pieds à travers les
semelles des bottines; le monde semblait sur
le point de crever.
«J'avais alors un gros travail en train et je
refusai toute invitation pour le réveillon, pré-
férant passer la nuit devant ma table. Je dînai
seul, puis je me mis à l'œuvre. Mais voilà
que, vers dix heures, la pensée de la gaieté
courant Paris, le bruit des rues qui me par-
venait malgré tout, les préparatifs de souper
de mes voisins, entendus à travers les cloi-
sons, m'agitèrent. Je ne savais plus ce que
je faisais; j'écrivais des bêtises, et je compris
qu'il fallait renoncer à l'espoir de produire
quelque chose de bon cette nuit-là.
«Je marchais un peu à travers ma chambre.
Je m'assis, je me relevai. Je subissais, certes,
la mystérieuse influence de la joie du dehors,
et je me résignai.
« Je sonnai ma bonne et je lui dis : « Angèle ,
«allez m'acheter de quoi souper à deux : des
« huîtres, un perdreau froid, des écrevisses, du
«jambon, des gâteaux. Montez-moi deuxbou-
« teilles de Champagne; mettez le couvert et
«couchez-vous.»
NUIT DE NOËL. 239
« Elle obéit, un peu surprise. Quand tout fut
prêt, j'endossai mon pardessus, et je sortis.
«Une grosse question restait à résoudre :
Avec qui allai-je réveillonner? Mes amies
étaient invitées partout. Pour en avoir une, il
aurait fallu m'y prendre d'avance. Alors, je
songeai à faire en même temps une bonne
action. Je me dis : Paris est plein de pauvres
et belles filles qui n'ont pas un souper sur la
planche, et qui errent en quête d'un garçon
généreux. Je veux être la Providence de
Noël d'une de ces déshéritées.
«Je vais rôder, entrer dans les lieux de
plaisir, questionner, chasser, choisir à mon
gré.
«Et je me mis à parcourir la ville.
« Certes, je rencontrai beaucoup de pauvres
filles cherchant aventure, mais elles étaient
laides à donner une indigestion, ou maigres
à geler sur pied si elles s'étaient arrêtées.
«J'ai un faible, vous le savez, j'aime les
femmes nourries. Plus elles sont en chair,
plus je les préfère. Une colosse me fait perdre
la raison.
« Soudain, en face du théâtre des Variétés,
j'aperçus un profil à mon gré. Une tête, puis,
par devant, deux bosses, celle de la poitrine.
24o NUIT DE NOËL.
fort belle, celle du dessous surprenante : un
ventre d'oie grasse. J'en frissonnai, murmu-
rant : Sacristi, la belle fille! Un point me
restait à éclaircir : le visage.
«Le visage, c'est le dessert; le reste, c'est...
c'est le rôti.
«Je hâtai le pas, je rejoignis cette femme
errante, et, sous un bec de gaz, je me retour-
nai brusquement.
«Elle était charmante, toute jeune, brune,
avec de grands yeux noirs.
«Je fis ma proposition qu'elle accepta sans
hésiter.
«Un quart d'heure plus tard, nous étions
attablés dans mon appartement.
«Elle dit en entrant : «Ah! on est bien
«ici.»
« Et elle regarda autour d'elle avec la satis-
faction visible d'avoir trouvé la table et le
gîte en cette nuit glaciale. Elle était superbe,
tellement jolie qu'elle m'étonnait, et grosse à
ravir mon cœur pour toujours.
« Elle ôta son manteau , son chapeau ; s'assit
et se mit à manger; mais elle ne paraissait
pas en train, et parfois sa figure un peu pâle
tressaillait comme si elle eût souffert d'un
chagrin caché.
NUIT DE NOËL. 24 I
«Je lui demandai : «Tu as des embête-
«ments?»
«Elle répondit : «Bah! oublions tout.»
« Et elle se mit à boire. Elle vidait d'un trait
son verre de Champagne, le remplissait et le
revidait encore, sans cesse.
«Bientôt un peu de rougeur lui vint aux
joues et elle commença à rire.
« Moi , je l'adorais déjà , l'embrassant k pleine
bouche, découvrant qu'elle n'était ni bête,
ni commune, ni (grossière comme les filles du
trottoir. Je lui demandai des détails sur sa
vie. Elle répondit : «Mon petit, cela ne te
«regarde pas!»
«Hélas! une heure plus tard...
«Enfin, le moment vint de se mettre au lit,
et, pendant que j'enlevais la table dressée
devant le feu, elle se déshabilla vivement et
se glissa sous les couvertures.
«Mes voisins faisaient un vacarme affreux,
riant et chantant comme des fous, et je me
disais : «J'ai eu rudement raison d'aller cher-
«cher cette belle fille; je n'aurais jamais pu
«travailler.»
«Un profond gémissement me fit me re-
tourner. Je demandai : «Qu*as-tu, ma chatte?»
Elle ne repondit pas, mais elle continuait à
i6
24^ NUIT DE NOËL.
pousser des soupirs douloureux, comme si
elle eût souffert horriblement.
«Je repris : «Est-ce que tu te trouves indis-
« posée?»
«Et soudain elle jeta un cri, un cri déchi-
rant. Je me précipitai, une bougie à la main.
«Son visage était décomposé par la dou-
leur, et elle se tordait les mains, haletante,
envoyant du fond de sa gorge ces sortes de
gémissements sourds qui semblent des râles
et qui font défaillir le cœur.
«Je demandai, éperdu : «Mais qu'as-tu?
«dis-moi, qu'as-tu?»
«Elle ne répondit pas et se mit à hurler.
«Tout à coup les voisins se turent, écoutant
ce qui se passait chez moi.
«Je répétais : «Où souffres-tu, dis-moi, où
«souffres-tu?»
«Elle balbutia : «Oh! mon ventre! mon
« ventre ! »
«D'un seul coup je relevai la couverture,
et j'aperçus...
«Elle accouchait, mes amis.
«Alors je perdis la tête; je me précipitai
sur le mur que je heurtai à coups de poing,
de toute ma force, en vociférant : «Au se-
« cours, au secours!»
NUIT DE NOËL. ^4^
«Ma porte s'ouvrit; une foule se précipita
chez moi, des hommes en habit, des femmes
décolletées, des Pierrots, des Turcs, des
Mousquetaires. Cette invasion m'affola telle-
ment que je ne pouvais même plus m'expli-
quer.
«Eux, ils avaient cru à quelque accident,
à un crime peut-être, et ne comprenaient
plus.
« Je dis enfin : « C'est. . . c'est. . . cette. . . cette
«femme qui... qui accouche.»
«Alors tout le monde l'examina, dit son
avis. Un capucin surtout prétendait s'y con-
naître, et voulait aider la nature.
«Ils étaient gris comme des ânes. Je crus
qu'ils allaient la tuer, et je me précipitai, nu-
tête, dans l'escalier pour chercher un vieux
médecin qui habitait dans une rue voisine.
«Quand je revins avec le docteur, toute ma
maison était debout; on avait rallumé le gaz
de l'escalier; les habitants de tous les étages
occupaient mon appartement; quatre débar-
deurs attablés achevaient mon Champagne et
mes écrevisses.
« A ma vue , un cri formidable éclata , et une
laitière me présenta dans une serviette un
affreux petit morceau de chair, ridée, plissée,
i6.
244 NUIT DE NOËL.
geignante, miaulant comme un chat, et elle
me dit : «C'est une fille.»
«Le médecin examina l'accouchée, déclara
douteux son état, l'accident ayant eu lieu
immédiatement après un souper, et il partit
en annonçant qu'il allait m'envoyer immé-
diatement une garde-malade et une nour-
rice.
«Les deux femmes arrivèrent une heure
après, apportant un paquet de médicaments.
«Je passai la nuit dans un fauteuil, trop
éperdu pour réfléchir aux suites.
«Dès le matin, le médecin revint. Il trouva
la malade assez mal.
«Il me dit : «Votre femme, monsieur...»
«Je l'interrompis : «Ce n'est pas ma
femme. »
«Il reprit : « Votre maîtresse, peu m'im-
« porte.» Et il énuméra les soins qu'il lui fal-
lait, le régime, les remèdes.
«Que faire? Envoyer cette malheureuse à
l'hôpital. J'aurais passé pour un manant dans
toute la maison, dans tout le quartier.
«Je la gardai. Elle resta dans mon lit six se-
maines.
«L'enfant? Je l'envoyai chez des paysans
de Poissy. Il me coûte encore cinquante francs
NUIT DE NOËL. 245
par mois. Ayant payé dans le début, me
voici forcé de payer jusqu'à ma mort.
«Et plus tard, il me croira son père.
«Mais, pour comble de malheur, quand la
fille a été guérie. . . elle m'aimait. . . , elle m'ai-
mait éperdument, la gueuse.
— Eh bien?
— Eh bien, elle était devenue maigre
comme un chat de gouttière, et j'ai flanqué
dehors cette carcasse qui me guette dans la
rue, se cache pour me voir passer, m'arrête
le soir, quand je sors, pour me baiser la
main, m'embête enfin à me rendre fou.
«Et voilà pourquoi je ne réveillonnerai
plus jamais. »
Nuit de Noël a paru dans le Gil-Blas du mardi 26 dé-
<:embre 1882, sous la signature Maufrigneuse.
LE REMPLAÇANT
LE REMPLAÇANT.
MME Bonderoi?
— Oui, M-"^ Bonderoi.
— Pas possible?
— Je — vous — le — dis.
— ]VIme Bonderoi, la vieille dame à bon-
nets de dentelle, la dévote, la sainte, l'hono-
rable M™*" Bonderoi dont les petits cheveux
follets et faux ont l'air collés autour du
crâne?
— Elle-même.
— Oh! voyons, vous êtes fou?
— Je — vous — le — jure.
— Alors, dites-moi tous les détails?
— Les voici. Du temps de M. Bonderoi,
l'ancien notaire, M""^ Bonderoi utilisait, dit-
250 LE REMPLAÇANT.
on, les clercs pour son service particulier.
C'est une de ces respectables bourgeoises à
vices secrets et à principes inflexibles, comme
il en est beaucoup. Elle aimait les beaux
garçons; quoi de plus naturel? N'aimons-
nous pas les belles filles?
Une fois que le père Bonderoi fut mort,
la veuve se mit à vivre en rentière paisible et
irréprochable. Elle fréquentait assidûment
l'église, parlait dédaigneusement du pro-
chain, et ne laissait rien à dire sur elle.
Puis elle vieillit, elle devint la petite bonne
femme que vous connaissez, pincée, sûrie,
mauvaise.
Or, voici l'aventure invraisemblable arrivée
jeudi dernier.
Mon ami Jean d'Anglemare est, vous le
savez, capitaine aux dragons, caserne dans
le faubourg de la Rivette.
En arrivant au quartier, l'autre matin, il
apprit que deux hommes de sa compagnie
s'étaient flanqué une abominable tripotée.
L'honneur militaire a des lois sévères. Un
duel eut lieu. Après l'affaire, les soldats se ré-
concilièrent; et, interrogés par leur officier,
lui racontèrent le sujet de la querelle. Ils
s'étaient battus pour M""" Bonderoi.
LE REMPLAÇANT. 2 5 I
— Oh!
— Oui, mon ami, pour M'"'' Bonderoi!
Mais je laisse la parole au cavalier Siballe :
«Voilà l'affaire, mon cap'taine. Ya z'envi-
ron dix-huit mois, je me promenais sur le
Cours, entre six et sept heures du soir, quand
une particulière m'aborda.
Elle me dit, comme si elle m'avait de-
mandé son chemin : «Militaire, voulez-
vous gagner honnêtement dix francs par se-
maine?»
Je lui répondis sincèrement : «Avot' ser-
vice, madame.»
Alors eir me dit : «Venez me trouver
demain, à midi. Je suis M'"*' Bonderoi, 6, rue
de la Tranchée.
— J' n'y manquerai pas, madame, soyez
tranquille.»
Puis, eir me quitta d'un air content en
ajoutant : «Je vous remercie bien, militaire.
— C'est moi qui vous remercie, ma-
dame. »
Ça ne laissa pas que d' me taquiner jus-
qu'au lendemain.
A midi, je sonnais chez elle.
EU* vint m'ouvrir elle-même. Elle avait un
tas de petits rubans sur la tête.
252 LE REMPLAÇANT.
«Dépêchons-nous, dit-elle, parce que ma
bonne pourrait rentrer. »
Je répondis : «Je veux bien me dépêcher.
Qu'est-ce qu'il faut faire?»
Alors, elle se mit à rire et riposta : «Tu ne
comprends pas, gros malin?»
Je n'y étais plus, mon cap'taine, parole
d'honneur.
Eir vint s'asseoir tout près de moi; et me
dit : «Si tu répètes un mot de tout ça, je te
ferai mettre en prison. Jure que tu seras muet. »
Je lui jurai ce qu'elT voulut. Mais je ne
comprenais toujours pas. J'en avais la sueur
au front. Alors je retirai mon casque ous-
qu'était mon mouchoir. Elle le prit, mon
mouchoir, et m'essuya les cheveux des
tempes. Puis v'ià qu'ell' m'embrasse et qu'ell'
me souffle dans l'oreille :
«Alors, tu veux bien?»
Je répondis : «Je veux bien ce que vous
voudrez, madame, puisque je suis venu pour
ça.»
Alors eir se fit comprendre ouvertement
par des manifestations. Quand j' vis de quoi
il s'agissait, je posai mon casque sur une
chaise et je lui montrai que dans les dragons
on ne recule jamais, mon cap'taine.
LE REMPLAÇANT. 253
Ce n*est pas que ça me disait beaucoup,
car la particulière n'était pas dans sa pri-
meur.
Mais y ne faut pas se montrer trop regar-
dant dans le métier, vu que les picaillons
sont rares. Et puis on a de la famille qu'il faut
soutenir. Je me disais : «Y aura cent sous
pour le père , là-dessus. »
Quand la corvée a été faite, mon cap'taine,
je me suis mis en position de me retirer. Elle
aurait bien voulu que je ne parte pas sitôt.
Mais je lui dis : «Chacun son dû, madame.
Un p'tit verre ça coûte deux sous, et deux
p'tits verres ça coûte quatre* sous.»
Eir comprit bien le raisonnement et me
mit un p'tit napoléon de dix balles au fond
de la main. Ça ne m'allait guère, c'te mon-
naie-là, parce que ça vous coule dans la
poche, et quand les pantalons ne sont pas
bien cousus, on la retrouve dans ses bottes,
ou bien on ne la retrouve pas.
Alors que je regardais ce pain à cacheter
jaune en me disant ça, ell' me contemple, et
puis eir devient rouge, et elle se trompe sur
ma physionomie, et ell' me demande :
«Est-ce que tu trouves que c'est pas
assez ? ))
254 LE REMPLAÇANT.
Je lui réponds ;
((Ce n'est pas précisément ça, macJame,
mais, si ça ne vous faisait rien, j'aimerais
mieux deux pièces de cent sous. »
Eir me les donna et je m'éloignai.
Or, voilà dix-huit mois que ça dure, mon
cap'taine. J'y vas tous les mardis, le soir,
quand vous consentez à me donner permis-
sion. Elle aime mieux ça, parce que sa bonne
est couchée.
Or donc, la semaine dernière je me trouvai
indisposé, et il me fallut tâter de l'infirmerie.
Le mardi arrive, pas moyen de sortir, et je
me mangeais les* sangs par rapport aux dix
balles dont je me trouve accoutumé.
Je me dis : ((Si personne y va, je suis rasé;
qu'elle prendra pour sûr un artilleur.» Et ça
me révolutionnait.
Alors, je fais demander Paumelle, que
nous sommes pays, et je lui dis la chose :
((Y aura cent sous pour toi, cent sous pour
moi, c'est convenu.»
Y consent et le vl'à parti. J'y avais donné
les renseignements. Y frappe; ell' ouvre; ell'
le fait entrer; ell' l'y regarde pas la tête et
s'aperçoit point qu' c'est pas le même.
Vous comprenez, mon cap'taine, un dra-
LE REMPLAÇANT. 255
gon et un dragon, quand ils ont le casque,
ça se ressemble.
Mais soudain, elle découvre la transforma-
tion, et eir demande d'un air de colère :
«Qu'est-ce que vous êtes? Q.u'est-ce que
vous voulez? Je ne vous connais pas, moi?»
Alors Paumelle s'explique. Il démontre que
je suis indisposé et il expose que je l'ai
envoyé pour remplaçant.
Elle le regarde, lui fait aussi jurer le se-
cret, et puis elle l'accepte, comme bien vous
pensez, vu que Paumelle n'est pas mal aussi
de sa personne.
Mais quand ce limier-là fut revenu, mon
cap'taine, il ne voulait plus me donner mes
cent sous. Si ça avait été pour moi, j'aurais
rien dit, mais c'était pour le père, et là-
dessus, pas de blague.
Je lui dis :
«T'es pas délicat dans tes procédés, pour
un dragon ; que tu déconsidères l'uniforme. »
11 a levé la main, mon cap'taine, en disant
que c'te corvée-là, ça valait plus du double.
Chacun son jugement, pas vrai? Fallait
point qu'il accepte. J'y ai mis mon poing
dans le nez. Vous avez connaissance du
reste. »
256 LE REMPLAÇANT.
Le capitaine d'Anglemare riait aux larmes
en me disant l'histoire. Mais il m'a fait aussi
jurer le secret qu'il avait garanti aux deux
soldats. Surtout, n'allez pas me trahir; gardez
ça pour vous, vous me le promettez?
— Oh! ne craignez rien. Mais comment
tout cela s'est-il arrangé en définitive?
— Comment? Je vous le donne en
mille!... La mère Bonderoi garde ses deux
dragons, en leur réservant chacun leur jour.
De cette façon tout le monde est content.
— Oh! elle est bien bonne, bien bonne!
— Et les vieux parents ont du pain sur la
planche. La morale est satisfaite. »
Le Remplaçant a paru dans le Gil-Blas du mardi
2 janvier 1883, sous la signature : Maufrigneuse.
M. JOCASTE
M. JOCASTE.
MADAME, VOUS rappcIcz-vous notre
grande querelle, un soir, dans le
petit salon japonais, à propos de ce
père qui commit un inceste? Vous rappelez-
vous votre indignation, les mots violents que
vous me jetiez, toute l'exaltation de votre
colère, et vous rappelez-vous tout ce que j'ai
dit pour défendre cet homme? Vous m'avez
condamné. J'en appelle.
Personne au monde, prétendiez-vous, per-
sonne ne pourrait absoudre l'infamie dont
je me faisais l'avocat. Je vais aujourd'hui
raconter ce drame en public.
Peut-être se trouvera-t-il quelqu'un, non
pour excuser le fait immonde et brutal, mais
260 M. JOCASTE.
pour comprendre qu'on ne peut lutter contre
certaines fatalités qui semblent des fantaisies
horribles de la nature toute-puissante !
On l'avait mariée à seize ans, avec un
homme vieux et dur, un homme d'affaires
avide de sa dot. C'était une mignonne créa-
ture blonde, gaie et rêveuse en même temps,
avec de grands appétits de bonheur idéal.
La désillusion lui tomba sur le cœur et le
broya. Elle comprit tout d'un coup la vie,
l'avenir perdu, le désastre de ses espérances,
et un seul désir lui demeura dans l'âme,
celui d'avoir un enfant pour occuper son
amour.
Elle n'en eut pas.
Deux ans se passèrent. Elle aima. C'était
un jeune homme de vingt-trois ans, qui fado-
rait à commettre toutes les folies pour elle.
Elle résista cependant résolument et long-
temps. II s'appelait Pierre Martel.
Mais, un soir d'hiver, ils se trouvèrent
seuls, chez elle. II était venu prendre une
tasse de thé. Puis ils s'étaient assis, tout près
du feu, sur un siège bas. Ils ne parlaient
guère, harponnés par le désir, les lèvres
pleines de cette soif sauvage qui les jette sur
M. JOCASTE. 261
d'autres lèvres, les bras frémissants du besoin
de s'ouvrir et d'étreindre.
La lampe voilée de dentelles versait une
lumière intime dans le salon silencieux.
Gênés tous deux, ils prononçaient parfois
quelques mots, mais quand leurs yeux se
rencontraient, une secousse soulevait leurs
cœurs.
Que peuvent les sentiments appris contre
la violence des instincts? Que peut le préjugé
de la pudeur contre l'irrésistible volonté de
la nature?
Leurs doigts, par hasard, se touchèrent. Et
cela suffit. La force brutale des sens les jeta
l'un à l'autre. Ils s'étreignirent et elle s'aban-
donna.
Elle fut grosse. De son amant ou de son
mari? Le pouvait-elle savoir? Mais de
l'amant, sans doute.
Alors une épouvante la harcela; elle se
croyait certaine de mourir en couches, et
sans cesse elle faisait jurer à celui qui l'avait
ainsi possédée de veiller sur l'enfant durant
toute sa vie, de ne lui rien refuser, d'être tout
pour lui, tout, et même, s'il le fallait, de
commettre un crime pour son bonheur.
Cette obsession touchait à la folie; elle
262 M. JOCASTE.
s'exaltait de plus en plus en approchant de
sa délivrance.
Elle succomba en accouchant d'une fille.
Ce fut pour le jeune homme un désespoir
épouvantable, un désespoir si furieux qu'il
ne le pouvait cacher. Le mari, peut-être, eut
des doutes; peut-être savait-il que sa fille ne
pouvait être née de lui! II ferma sa porte à
celui qui se croyait le père véritable et lui
cacha l'enfant qu'il fit élever en secret.
Et beaucoup d'années s'écoulèrent.
Pierre Martel oublia, comme on oublie
tout. II devint riche, mais il n'aima plus et
ne se maria pas. Sa vie était celle de tout
le monde, celle d'un homme heureux et
tranquille. Aucune nouvelle ne lui venait
plus de l'époux qu'il avait trompé, ni de la
jeune fille qu'il supposait sienne.
Or, il reçut un matin une lettre d'un in-
différent lui apprenant, par hasard, la mort
de son ancien rival, et un trouble vague, une
sorte de remords l'envahit. Qu'était devenue
cette enfant, son enfant? Ne pouvait-il rien
pour elle? Il s'informa. Elle avait été recueillie
par une tante, et elle était pauvre, pauvre à
toucher la misère.
M. JOCASTE. 263
II voulut la voir et l'aider. II se fit pré-
senter chez la seule parente de l'orpheline.
Son nom même n'éveilla aucun souvenir.
II avait quarante ans et semblait encore un
jeune homme. On le reçut sans qu'il osât
dire qu'il avait connu la mère, de crainte de
faire naître plus tard quelque soupçon.
Or, dès qu'elle entra dans le petit salon où
il attendait anxieusement sa venue, il tres-
saillit d'une surprise qui touchait à l'épou-
vante. C'était elle! l'autre! la morte!
Elle avait le même âge, les mêmes yeux,
les mêmes cheveux, la même taille, le même
sourire, la même voix. L'illusion si complète
l'affolait; il ne savait plus, il perdait la tête;
tout son amour tumultueux d'autrefois bouil-
lonnait dans le fond de son cœur. Elle aussi
€tait gaie et simple. Tout de suite amis et la
main tendue.
QjLiand il fut rentré chez lui, il s'aperçut
que la vieille souffrance s'était rouverte, et il
pleura éperdument, la tête enfermée en ses
mains, il pleura l'autre, hanté de souvenirs,
poursuivi par les mots familiers qu'elle disait,
retombé soudain dans un désespoir sans
issue.
Et il fréquenta la maison qu'habitait la
264 M. JOCASTE.
jeune fille. II ne pouvait plus se passer d'elle,
de sa causerie rieuse, du bruit de sa robe,
des intonations de sa parole. II les confondait
maintenant en sa pensée et dans son cœur,
la disparue et la vivante, oubliant la distance ,
le temps passe, la mort, aimant toujours
l'autre en celle-ci, aimant celle-ci en souvenir
de l'autre, ne cherchant plus à comprendre,
à savoir, ne se demandant même plus si elle
pouvait être sa fille.
Mais parfois la vue de la gêne où vivait
celle qu'il adorait de cette passion double,
confuse et incompréhensible pour lui-même,
le torturait affreusement.
Que pouvait-il faire? Offrir de l'argent?
A quel titre? De quel droit? Jouer le rôle de
tuteur? II semblait à peine plus vieux qu'elle :
on l'aurait cru son amant. La marier? Cette
pensée, surgie soudain en son âme, l'épou-
vanta. Puis il s'apaisa. Qui donc voudrait
d'elle? Elle n'avait rien, mais rien.
La tante le regardait venir, voyant bien
qu'il aimait cette enfant. Et il attendait.
Quoi? Le savait-il?
Un soir, ils se trouvèrent seuls. Ils causaient
doucement, côte à côte, sur le canapé du
petit salon. Tout a coup il lui prit la main
M. JOCASTE. 2^5
dans un mouvement paternel. Et il la garda,
troublé du cœur et des sens malgré sa vo-
lonté, n'osant plus repousser cette main
qu'elle lui abandonnait, et se sentant défaillir
s'il la gardait. Et brusquement elle se laissa
tomber dans ses bras. Car elle l'aimait ar-
demment, comme sa mère l'avait aimé,
comme si elle eût hérité de cette passion
fatale.
Eperdu, il posa ses lèvres dans ses cheveux
blonds, et comme elle relevait la tête pour
s'enfuir, leurs bouches se rencontrèrent.
On devient fou en certains moments. Ils le
furent.
Quand il se retrouva dans la rue, il se
mit à marcher devant lui sans savoir ce
qu'il allait faire.
Je me rappelle, madame, votre cri in-
digné : « Il n'avait plus qu'à se tuer! »
Je vous ai répondu : «Et elle? falîait-il
qu'il la tuât aussi? »
Cette enfant l'aimait avec égarement, avec
folie, de cette passion fatale et héréditaire
qui l'avait abattue, vierge, ignorante et éper-
due sur la poitrine de cet homme. Elle avait
agi ainsi dans cette irrésistible ivresse de l'être
266 M. JOCASTE.
entier qui ne sait plus, qui se donne,
que l'instinct tumultueux emporte, jette à
l'étreinte d'un amant, comme il jette la bête
au mâle.
S'il se tuait, que deviendrait-elle?... Elle
mourrait!... Elle mourrait déshonorée, dés-
espérée, abominablement torturée.
Que faire?
L'abandonner, la doter, la marier?.. Elle
mourrait encore; elle mourrait de chagrin,
sans accepter son argent ni un autre époux,
puisqu'elle s'était livrée à lui. II avait brisé sa
vie, détruit tout bonheur possible pour elle;
il l'avait condamnée à l'éternelle misère, à
l'éternel désespoir, aux flammes éternelles,
à l'éternelle solitude ou à la mort.
Et puis, il l'aimait aussi, lui! II l'aimait
avec horreur, maintenant, mais aussi avec
emportement. C'était sa fille, soit. Le hasard
des fécondations, la loi brutale de la repro-
duction, un contact d'une seconde avaient
fait sa fille de cet être qu'aucun lien légal
n'attachait à lui, qu'il chérissait comme il
avait chéri sa mère, et même plus, comme
si deux passions se fussent accumulées en lui.
Etait-elle bien sa fille d'ailleurs? Et puis,
qu'importe? Qui donc le saurait?
M. JOCASTE. 267
Et le souvenir ardent lui revenait des ser-
ments faits à la mourante. «Il avait promis
qu'il donnerait toute sa vie à cette enfant,
qu'il commettrait un crime s'il le fallait, pour
son bonheur. »
Et il l'aimait, se plongeant dans la pensée
de son forfait abominable et doux, déchiré de
douleur et ravagé de désirs. '
Qui donc le saurait?... puisque l'autre
était mort, le père!
«Soit! se dit-il; ce secret infâme pourra
me rompre le cœur. Comme elle ne le saurait
soupçonner, j'en porterai seul le poids. »
H demanda sa main, et l'épousa.
Je ne sais pas s'il fut heureux, mais j'aurais
fait comme lui, madame.
M. Jocaste a paru dans le Gil-Blas du mardi 23 jan-
vier 1883, sous la signature : Maufrigneuse.
APPENDICE
NOTE.
Mademoiselle Fiji parut pour la première fois en
juin 1882 cliez Kistemaeckers, à Bruxelles.
Voici ce qu'en écrivait Francisque Sarcey dans un
article intitulé : La loi sur les éa-its pornographiques
{XIX' Siècle, mardi 4 juillet 1882) :
Je regrette le penchant qui semble emporter
aujourd'hui des jeunes gens d'un mérite incon-
testable vers des sujets scabreux... Ce n'est plus
même la courtisane que nos romanciers se plaisent
à peindre ; ils marquent je ne sais quel goût étrange
pour la prostituée, la femme en carte ou en
maison.
Tenez! prenez M. Guy de Maupassant; c'est
un jeune, comme on dit, et un jeune tout plein
de talent. Il sait voir et sait dire... Eh bien! je ne
puis m'expliquer son acharnement à revenir, dans
tous les volumes qu'il publie, sur ce vilain objet
d'études...
27^ NOTE.
A quoi bon se donner tant de mal pour étu-
dier des êtres aussi peu dignes d'intérêt? Ces âmes
dépravées ne sont plus capables que d'un petit
nombre de sentiments, qui tiennent tous de l'ani-
malité. Le tour en est bientôt fait, et l'auteur a
beau s'être armé d'une analyse très pénétrante :
où il n'y a rien le roi perd ses droits...
Je n'ai pu m'empêcher de me dire, en lisant
La Maison Tellier : «Voilà de l'excellent style
dépensé bien mal à propos ! » Or, cette fois, c'est
le tour de Mademoiselle Fiji.
Encore une histoire du même genre ! . . . Est-ce
qu'il ne serait pas temps pour M. Guy de Mau-
passant de porter sur d'autres objets son goût
d'observation et son talent de style?
Qu'il y prenne garde ! Le public commence à
être bien las de ces vilaines peintures. Ce ne sont
pas les magistrats qui en condamneront l'auteur
à la prison ou à l'amende... M. Guy de Maupas-
sant doit craindre l'arrêt d'un juge infiniment plus
redoutable...
Albert Woiff, de son coté, écrivait dans son Cour-
rier de Paris (Figaro, vendredi 21 juillet 1882) :
Il n'est pas, parmi les romanciers nouveaux, un
seul qui me plaise autant que M. Guy de Mau-
passant; aucun d'eux ne m'irrite au même degré
que lui... II y a un parti pris, commun à toute la
NOTE. 273
jeune littérature; on appelle cela étudier les bas-
fonds de la société. . . Pour un homme de talent
comme M. de Maupassant, il ne peut y avoir ni
honneur, ni profit à renforcer ce bataillon 6.è']a.
considérable d'égoutiers de lettres. . . Croyez bien
ceci, M. de Maupassant, il n'est pas nécessaire de
toujours traîner sa plume dans les mauvais lieux
pour être un homme de talent.
Maupassant répondit dans les deux articles que
nous reproduisons ici.
REPONSE
À M. FRANCISQUE SARCEY.
Le Gaulois, 28 juillet 1882.
Dans un article, dont je lui suis infiniment re-
connaissant, malgré ses réserves, M. Francisque
Sarcej soulève à mon sujet plusieurs questions
littéraires. J'aurais préféré répondre aux théories
de l'éminent critique sans avoir été nommé, pour
n'avoir point l'air de plaider ma propre cause; car
j'estime qu'un écrivain n'a jamais le droit de
prendre la parole pour un fait personnel : mais,
dans le cas présent, la discussion passe bien au-
dessus de ma tête.
M. Sarcej a écrit : « Voici, ce me semble, que
nous sommes descendus plus bas. Ce n'est plus
même la courtisane que nos romanciers se plaisent
à peindre, ils marquent un je ne sais quel goût
étrange pour la prostituée... »
Et plus loin : « A quoi bon se donner tant de
mal pour étudier des êtres aussi peu dignes d'in-
térêt? Ces âmes dégradées ne sont plus capables
REPONSE A M. FRANCISQUE SARCEY. 275
<|ue d'un très petit nombre de sentiments qui
tiennent tous de l'animalité. »
M. Sarcey, en ce cas, passe ses droits, me
semble-t-il. Depuis que la littérature existe les
écrivains ont toujours énergiquement réclamé la
liberté la plus absolue dans le choix de leurs sujets.
Victor Hugo, Gautier, Flaubert, et bien d'autres,
se sont justement irrités de la prétention des cri-
tiques d'imposer un genre aux romanciers.
Autant reprocher aux prosateurs de ne point
faire de vers, aux idéahstes de n'être point réa-
listes, etc.
L'écrivain est et doit rester seul maître, seul
juge de ce qu'il se sent capable d'écrire. Mais il
appartient aux critiques, aux confrères, au public,
d'apprécier s'il a accompli bien ou mal l'œuvre
qu'il s'était imposée. Il n'est justiciable du lecteur
que pour l'exécution.
S'il me prend fantaisie de critiquer ou de con-
tester le talent d'un homme, je ne le puis faire
qu'en me plaçant à son point de vue, en péné-
trant ses intentions secrètes. Je n'ai pas le droit
de reprocher à M. Feuillet de ne jamais analyser
des ouvriers, ou à M. Zola de ne point choisir des
personnages vertueux.
Il ne s'ensuit pas qu'il ne nous soit point permis
de garder des préférences pour un certain ordre
d'idées ou de sujets.
Nous touchons là à la question la plus discutée
27^ RÉPONSE À M. FRANCISQUE SARCEY.
depuis une dizaine d'années. Je ne puis mieux
faire, me semble-t-il, pour l'aborder, que de citer
un passage d'une très remarquable lettre de
M. Taine, dont je ne partage point l'opinion, opi-
nion qui concorde d'ailleurs avec celle de M. Fran-
cisque Sarcey :
« Dans le second rôle, il ne me reste qu'à vous
prier d'ajouter à vos observations une autre série
d'observations. Vous peignez des paysans, des
petits bourgeois, des ouvriers, des étudiants et
des filles. Vous peindrez sans doute un jour la
classe cultivée, la haute bourgeoisie, ingénieurs,
médecins, professeurs, grands industriels et com-
merçants.
« A mon sens, îa civilisation est une puissance.
Un homme né dans l'aisance, héritier de trois ou
quatre générations honnêtes, laborieuses et ran-
gées, a pluj de chances d'être probe, déhcat et
instruit. L'honneur et l'esprit sont toujours plus
ou moins des plantes de serre.
« Cette doctrine est bien aristocratique, mais
elle est expérimentale. . . »
Ajoutons encore à cela le vœu formulé par un
maître romancier, Edmond de Concourt, de voir
les jeunes gens appliquer au monde, au vrai
monde, les procédés d'observation scrupuleuse
qu'emploient depuis longtemps déjà les écrivains
pour analyser les humbles classes!
Et maintenant étonnons-nous de ce que les
REPONSE A M. FRANCISQUE SARCEY. 277
gens aui semblent les seuls intéressants à étu-
dier soient toujours négligés par les hommes de
lettres.
Pourquoi? Est-ce, comme le dit Edmond de
Concourt , parce que la difficulté de pénétration
dans les cœurs, les âmes et les intentions est infi-
niment plus difficile ? Peut-être un peu. Mais il
existe une autre raison.
Le romancier moderne cherche avant tout à
surprendre l'humanité sur le fait. Ce qu'il a donc
intérêt à dégager d'abord dans toute action hu-
maine, c'est le mobile initial, l'origine mystérieuse
du vouloir, et surtout les déterminants communs
à toute la race, les impulsions instinctives.
Or, ce qui distingue principalement les gens
du monde des catégories d'individus plus simples,
c'est surtout une sorte de vernis, de conventions,
un badigeonnage d'hypocrisie compliquée.
Le romancier se trouve donc placé dans cette
alternative : faire le monde tel qu'il le voit, lever
les voiles de grâce et d'honnêteté, constater ce
qui est sous ce qui paraît, montrer l'humanité tou-
jours semblable sous ses élégances d'emprunt, ou
bien se résoudre à créer un monde gracieux et
conventionnel comme l'ont fait George Sand
Jules Sandau et Octave Feuillet,
Non point qu'il faille attaquer et condamner ce
parti pris de ne dépeindre que les surfaces at-
trayantes, que les apparences aimables; mais,
278 RÉPONSE À M. FRANCISQUE SARCEY.
quand un écrivain est doué d'un tempérament
qui ne lui permet d'exprimer que ce qu'il croit
être la vérité, on ne le peut contraindre à tromper
et à se tromper consciemment.
M. Francisque Sarcej s'irrite et s'étonne que la
courtisane et la fille depuis une quarantaine d'an-
nées aient envahi notre littérature, se soient em-
parées du roman et du théâtre.
Je pourrais répondre en citant Manon Lescaut
et toute la littérature pimentée de la fin du der-
nier siècle. Mais les citations ne sont jamais con-
cluantes.
La vraie raison n'est-elle pas celle-ci : les lettres
sont entraînées maintenant vers l'observation pré-
cise ; or la femme a dans la vie deux fonctions,
l'amour et la maternité. Les romanciers, peut-être
à tort, ont toujours estimé la première de ces
fonctions plus intéressante pour les lecteurs que
la seconde, et ils ont d'abord observé la femme
dans l'exercice professionnel de ce pourquoi elle
semblait née.
De tous les sujets, l'amour est celui qui touche
le plus au public. C'est de la femme d'amour
qu'on s'est surtout occupé.
Et puis, il existe chez l'homme de profondes
différences d'intelligence créées par l'instruction,
le milieu, etc.; il n'en est pas de même chez la
femme, son rôle humain est restreint; ses facultés
demeurent limitées; du iiaut en bas de l'échelle
REPONSE A M. FRANCISQUE SARCEY. 279
sociale, elle reste la même. Des filles épousées
deviennent en peu de temps de remarquables
femmes du monde, elles s'adaptent au milieu où
elles se trouvent. Un proverbe dit qu'on a vu des
rois épouser des bergères. Nous coudoyons chaque
jour des bergères, et même moins, qui sont deve-
nues des dames et qui tiennent leur rang tout
comme d'autres.
Chez les femmes, il n'est point de classes.
Elles ne sont quelque chose dans la société que
par ceux qui les épousent ou qui les patronnent.
En les prenant pour compagnes, légitimes ou
non, les hommes sont-ils donc toujours si scru-
puleux sur leur provenance? Faut-il l'être davan-
tage en les prenant pour sujets littéraires?
M. Taine dit en sa lettre : « L'honneur et l'es-
prit sont toujours plus ou moins des plantes de
serre. . . »
Pour l'esprit, je ne le conteste pas; quant à
l'honneur?... Je me rappelle qu'un jour on dis-
cutait cette question devant une jeune femme de
province, mais du meilleur monde, et aristocrate
jusqu'aux ongles. Elle s'irritait d'entendre dire
qu'il y eût plus de sentiments droits et simple-
ment nobles dans les classes moyennes que dans
les classes hautes. Puis, comme on citait des
exemples, elle se mit à rire tout à coup et convint
que nous avions un peu, rien qu'un peu raison.
Un souvenir lui était revenu : comme la guerre
2 8o REPONSE A M. FRANCISQUE SARCEY.
de 1870 venait de finir, elle fut chargée par un
comité de quêter pour la libération du territoire,
dans la grande ville manufacturière qu'elle habitait.
Elle commença par les quartiers ouvriers. Certes,
elle rencontra des brutes, mais elle y trouva
aussi nombre de pauvres diables qui donnaient
l'argent du dîner. Et des femmes du peuple, at-
tendries, la voulaient embrasser, et des hommes
en offrant leurs sous lui serraient les mains à la
faire crier. Quand elle pénétra dans les quartiers
bourgeois, on répondait que les maîtres étaient
sortis, ou bien quand elle les surprenait au lo-
gis, ils rusaient pour donner moins, s'excusaient
hypocritement, se montraient gueux, avec des
phrases.
Un jour enfin, comme elle n'avait point trouvé
chez lui un gros industriel, elle le rencontra en
sortant. Il s'excusa, avec mille politesses, il la fit
entrer, monter deux étages, lui offrit des biscuits
et du malaga; puis, apportant ses livres de com-
merce, lui prouva que, n'ayant rien gagné durant
toute cette année d'invasion , il ne pouvait par
conséquent rien donner à la patrie.
Et la quêteuse ajouta : « Nous conservons tou-
jours un peu de parti pris bienveillant pour les
gens de notre monde ; au fond vous avez peut-être
raison. »
Guy de Maupassant.
REPONSE
À M. ALBERT WOLFT.
Le Gaulois, vendredi 28 juillet 1882.
LES BAS-FONDS.
M. Albert WoIfF, en critiquant vivement les
tendances de la jeune école littéraire, lui reproche
de ne jamais étudier que les bas-fonds, et il ajoute
avec toute raison : « Mais ces mots (les bas- fonds)
n'impliquent pas forcément la seule étude des
filles et des pocliards, de ce qu'on appelle si gra-
cieusement dans cette littérature-là, les saligauds
et les salopes. Les bas-fonds de la société com-
mencent avec la déchéance des caractères, avec
l'écroulement de l'honneur, quelle que soit la
caste qui en souffre. Quel vaste champ ouvert à
l'observation du romancier! Nous avons les bas-
fonds de l'aristocratie, de la bourgeoisie, des ar-
tistes, des financiers et des ouvriers... »
Et, me prenant personnellement à partie.
282 RÉPONSE A M. ALBERT WOLFF.
M. WbIfF me reproche de n'avoir pas répondu fran-
chement l'autre Jour à Francisque Sarcey. Toute
question personnelle mise de côté, j'ai revendiqué
la hberté absolue pour le romancier de choisir
son sujet comme il l'entend. Je vais aujourd'hui,
si M. WoIfF le veut bien, me mettre complète-
ment d'accord sur cette question des bas-fonds.
La bas-fondmanie, qui sévit assurément, n'est
qu'une réaction trop violente contre l'idéaHsme
exagéré qui précéda.
Les romanciers ont aujourd'hui, n'est-ce pas?
la prétention de faire des romans vraisemblables.
Ce principe admis, cet idéal artistique une fois
posé (et chaque époque a le sien), l'étude unique
et continue de ce qu'on appelle les bas-fonds se-
rait aussi illogique que la représentation constante
d'un monde poétiquement parfait.
Quelle différence existerait-il entre une oeuvre
dont tous les personnages seraient sages comme
des images, et une autre œuvre dont tous les per-
sonnages seraient vils et criminels? Aucune. Dans
l'une comme dans l'autre subsisterait un parti pris
de bien comme de mal, qui ne s'accorderait en
rien avec la prétention adoptée de rendre la vie,
c'est-à-dire d'être plus équitable, plus juste, plus
vraisemblable que la vie même.
Dans le roman , tel que le comprenaient nos
aînés, on recherchait les exceptions, les fantaisies
de l'existence, les aventures rares et compliquées.
RÉPONSE À M. ALBERT WOLFF. 283
On créait avec cela une sorte de monde nulle-
ment humain, mais agréable à l'imagination. Cette
manière de procéder a été baptisée : « Méthode
ou Art idéahste. »
Du roman, tel qu'on le comprend aujourd'hui,
on cherche à bannir les exceptions. On veut faire,
pour ainsi dire, une moyenne des événements hu-
mains, et en déduire une philosophie générale, ou
plutôt dégager les idées générales des faits, des
habitudes, des mœurs, des aventures qui se repro-
duisent le plus généralement.
De là cette nécessité d'observer avec impartia-
lité et indépendance.
La vie a des écarts que le romancier doit éviter
de choisir, étant donnée sa méthode actuelle. Les
nécessités impérieuses de son art doivent lui faire
souvent même sacrifier la vérité stricte à la simple
mais logique vraisemblance.
Ainsi les accidents sont fréquents. Les chemins
de fer broient des voyageurs, la mer en engloutit,
les cheminées écrasent les passants pendant les
coups de vent. Or, quel romancier de la nouvelle
école oserait, au milieu d'un récit, supprimer par
un de ces accidents imprévus un de ses person-
nages principaux.
La vie de chaque homme étant considérée
comme un roman, chaque fois qu'un homme
meurt de cette manière, c'est cependant un ro-
man que la nature interrompt brusquement. Dans
2 84 REPONSE A M. ALBERT WQLFF.
ce cas, nous n'avons pas le droit de copier la
nature. Car nous devons toujours prendre les
moyennes et les généralités.
Donc, ne voir dans l'humanité qu'une classe
d'individus (que cette classe soit d'en haut ou
d'en bas), qu'une catégorie de sentiments, qu'un
seul ordre d'événements, est assurément une
marque d'étroitesse d'esprit, un signe de myopie
intellectuelle.
Balzac que nous citons tous, quelles que soient
nos tendances, parce que son esprit est aussi varié
qu'étendu, — Balzac considérait l'humanité par
ensembles, les faits par masses, il cataloguait par
grandes séries d'êtres et de passions.
Si nous semblons aujourd'hui abuser du micro-
scope, et toujours étudier le même insecte hu-
main, tant pis pour nous. C'est que nous sommes
impuissants à nous montrer plus vastes.
Mais rassurons-nous. L'école littéraire actuelle
élargira sans doute peu à peu les hmites de ses
études, et se débarrassera surtout des partis pris.
En y regardant de près, la persistante repro-
duction des « bas-fonds » n'est, en réahté, qu'une
protestation contre la théorie séculaire des choses
poétiques.
Toute la littérature sentimentale a vécu depuis
des temps indéfinis sur cette croyance qu'il exis-
tait des séries de sentiments et de choses essen-
tiellement nobles et poétiques, et que seuls ces
RÉPONSE À M. ALBERT WQLFF. 285
sentiments et ces choses pouvaient fournir des
sujets aux écrivains.
Les poètes, pendant des siècles, n'ont chanté
que les jeunes filles, les étoiles, le printemps et
les fleurs. Dans le drame, les basses passions elles-
mêmes, la haine, la jalousie, avaient quelque
chose d'emporté et de magnifique.
Aujourd'hui, on rit des chanteurs de rosée, et
on a compris que toutes les actions de la vie, que
toutes les choses ont, en art, un égal intérêt; mais
aussitôt cette vérité découverte, les écrivains, par
esprit de réaction, se sont peut-être obstinés à ne
dépeindre que l'opposé de ce qu'on avait célébré
jusque-là. Quand cette crise sera passée, et elle
doit toucher à sa fin, les romanciers verront d'un
œil juste et d'un esprit égal tous les êtres et tous
les faits, et leur œuvre, selon leur talent, embras-
sera le plus possible de vie dans toutes ses mani-
festations.
C'est justement pour se débarrasser de préjugés
littéraires qu'on s'est mis à en créer d'autres tout
opposés aux premiers.
S'il est enfin une devise que doive prendre le
romancier moderne, une devise résumant en
quelques mots ce qu'il tente, n'est-ce pas celle-ci :
« Je tâche que rien de ce qui touche les hommes
ne me soit étranger. »
Guy de Maupassant.
*2??
TABLE DES MATIERES.
Pages.
Mademoiselle Fifi i
Madame Baptiste 29
La Rouille 43
Marroca ^9
La Bûche 79
La Relique 91
Le Lit 103
Fou ? 113
■ Réveil 125
Une Ruse 137
A Cheval 1^ à ,
Un Réveillon 167
Mots d'Amour 181
Une Aventure parisienne 191
Deux Amis 207
Le Voleur 223
Nuit de Noël 235
Le Remplaçant 247
M. Jocaste (iWt/if) 257
APPENDICE.
Note 271
Réponse à M. Francisque Sarcey 274
Réponse à M. Albert WoIflr(Les Bas-Fonds) 281
093320009
^Zà-l
m