Skip to main content

Full text of "Mademoiselle Fifi. M. Jocaste"

See other formats


m 

— =u> 

^=0) 

g=— co 

e^^co 

tj.       i<^ 

'^^^^^c^ 

:CD 


CO 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2009  witin  funding  from 

University  of  Ottawa 


Iittp://www.arcliive.org/details/c2mademoisellefif00maup 


ŒUVRES   COMPLETES 


DE 


GUY   DE   MAUPASSANT 


71 


LA    PRESENTE   EDITION 

DES 

ŒUVRES  COMPLÈTES  DE  GUY  DE  MAUPASSANT 

A   ÉTÉ  TIRÉE 

PAR   L'IMPRIMERIE  NATIONALE 

EN     VERTU     D'UNE    AUTORISATION 

DE  M.  LE  GARDE  DES  SCEAUX 

EN   DATE  DU    30  JANVIER    I  902. 


IL  A  ETE  TIRE  DE  CETTE  EOITIGN 

100    EXEMPLAIRES   SUR    PAPIER    DE    LUXE 

SAVOIR  : 

60  exemplaires  (1  à  60)  sur  japon  ancien. 
20  exemplaires  (61  à  80)  sur  japon  impérial, 
ao  exemplaires  (81  à  100)  sur  chine. 


y  Le  texte  de  ce  volume 

est  conforme  à  celui  de  l'e'dition  originale  :  Mademoiselle  Fifi 

Bruxelles,  Kistemaechers ,  1882, 

complété  par  Mademoiselle  Fifi  (nouveaux  contes) 

Paris,  Vutur  Havard,  i8S^, 

avec  addition  de  : 

M.  Jocasie  (inédit). 


ŒUVRES    COMPLETES 

DE 

GUY    DE    MAUPASSANT 


MADEMOISELLE  FIFI 


M.  JOCASTE 


PARIS  ^ 

LOUIS    CONARD,   LIBRAIRE-ÉDITEUR 

6,    PLACE    DE   LA    .MADELEINE,    6 


MDCCCCXXIX 

Tous  droits  réservés. 


/9ô8 

(tof-  2 


MADEMOISELLE  FIFI 


MADEMOISELLE  FIFF. 


LE  major,  commandant  prussien,  comte 
de  Farisberg,  achevait  de  lire  son 
courrier,  le  dos  au  fond  d'un  grand 
fauteuil  de  tapisserie  et  ses  pieds  bottés  sur  le 
marbre  élégant  de  la  cheminée,  où  ses  épe- 
rons, depuis  trois  mois  qu'ils  occupaient  le 
château  d'Uville,  avaient  tracé  deux  trous 
profonds,  fouillés  un  peu  plus  tous  les  jours. 
Une  tasse  de  café  fumait  sur  un  guéridon 
de  marqueterie  maculé  par  les  liqueurs, 
brûlé  par  les  cigares,  entaillé  par  le  canif  de 
l'officier  conquérant  qui,  parfois,  s'arrêtant 
d'aiguiser  un  crayon,  traçait  sur  le  meuble 
gracieux  des  chiffres  ou  des  dessins,  à  la  fan- 
taisie de  son  rêve  nonchalant. 


\' 


^ 


4  MADEMOISELLE  FIFI. 

Quand  il  eut  achevé  ses  lettres  et  parcouru 
les  journaux  allemands  que  son  vaguemestre 
venait  de  lui  apporter,  il  se  leva,  et,  après 
avoir  jeté  au  feiî  trois  ou  quatre  énormes 
morceaux  de  bois  vert,  car  ces  messieurs 
abattaient  peu  à  peu  le  parc  pour  se  chauffer, 
il  s'approcha  de  la  fenêtre. 

La  pluie  tombait  à  flots;  une  pluie  nor- 
mande qu'on  aurait  dit  jetée  par  une  main 
furieuse,  une  pluie  en  biais,  épaisse  comme 
un  rideau,  formant  une  sorte  de  mur  à  raies 
obliques,  une  pluie  cinglante,  éclaboussante, 
noyant  tout,  une  vraie  pluie  des  environs  de 
Rouen,  ce  pot  de  chambre  de  la  France. 

L'officier  regarda  longtemps  les  pelouses 
inondées,  et,  là-bas,  l'AndelIe  gonflée  qui 
débordait;  et  il  tambourinait  contre  la  vitre 
une  valse  du  Rhin,  quand  un  bruit  le  fit  se 
retourner  :  c'était  son  second,  le  baron  de 
Kelweingstein,  ayant  le  grade  équivalent  à 
celui  de  capitaine. 

Le  major  était  un  géant,  large  d'épaules, 
orné  d'une  longue  barbe  en  éventail  formant 
nappe  sur  sa  poitrine;  et  toute  sa  grande  per- 
sonne solennelle  éveillait  l'idée  d'un  paon 
militaire,  un  paon  qui  aurait  porté  sa  queue 
déployée  à  son  menton.  Il  avait   des  yeux 


MADEMOISELLE  FI  FI.  J 

bleus,  froids  et  doux,  une  joue  fendue  d'un 
coup  de  sabre  dans  la  guerre  d'Autriche  ;  et 
on  le  disait  brave  homme  autant  que  brave 
officier.  ^^ 

Le  capitaine,  un  petit  rougeaud  à  gros 
ventre,  sanglé  de  force,  portait  presque  ras 
son  poil  ardent,  dont  les  fils  de  feu  auraient 
fait  croire,  quand  ils  se  trouvaient  sous  cer- 
tains reflets,  sa  figure  frottée  de  phosphore. 
Deux  dents  perdues  dans  une  nuit  de  noce, 
sans  qu'il  se  rappelât  au  juste  comment,  lui 
faisaient  cracher  des  paroles  épaisses,  qu'on 
n'entendait  pas  toujours;  et  i!  était  chauve  du 
sommet  du  crâne  seulement,  tonsuré  comme 
un  moine,  avec  une  toison  de  petits  cheveux 
frisés,  dorés  et  luisants,  autour  de  ce  cçrceau 
de  chair  nue. 

Le  commandant  lui  serra  la  main,  et  il 
avala  d'un  trait  sa  tasse  de  café  (la  sixième 
depuis  le  matin),  en  écoutant  le  rapport  de 
son  subordonné  sur  les  incidents  survenus 
dans  le  service;  puis  tous  deux  se  rappro- 
chèrent de  la  fenêtre  en  déclarant  que  ce 
n'était  pas  gai.  Le  major,  homme  tranquille, 
marié  chez  lui,  s'accommodait  de  tout;  mais 
le  baron-capitaine,  viveur  tenace,  coureur  de 
bouges,  forcené  trousseur  de  filles,  rageait 


MADEMOISELLE  FIFI. 


d'être  enfermé  depuis  trois  mois  dans  la  chas- 
teté obligatoire  de  ce  poste  perdu. 

Comme  on  grattait  à  la  porte,  le  com- 
mandant cria  d'ouvrir,  et  un  homme,  un  de 
leurs  soldats  automates,  apparut  dans  l'ouver- 
ture, disant  par  sa  seule  présence  que  le  dé- 
jeuner était  prêt. 

Dans  la  salle  ils  trouvèrent  les  trois  offi- 
ciers de  moindre  grade  :  un  lieutenant,  Otto 
de  Grossiing;  deux  sous-lieutenants,  Fritz 
Scheunaubourg  eale  marquis  Wilhem  d'Ey- 
rik,  un  tout  petit  olondin  fier  et  brutal  avec 
ies  hommes,  dur  aux  vaincus,  et  violent 
comme  une  arme  à  feu.  /       ^ 

Depuis  son  entrée  en  France,  ses  cama- 
rades ne  l'appelaient  plus  que  Mademoiselle 
Fifi.  Ce  surnom  lui  venait  de  sa  tournure  co- 
quette, de  sa  taille  fine  qu'on  aurait  dit  tenue 
en  un  corset,  de  sa  figure  pâle  où  sa  nais- 
sante moustache  apparaissait  à  peine,  et  aussi 
de  l'habitude  qu'il  avait  prise,  pour  exprimer 
son  souverain  mépris  des  êtres  et  des  choses, 
d'employer  à  tout  moment  la  locution  fran- 
çaise — fi,  fi  donc,  qu'il  prononçait  avec  un 
léger  sifflement. 

La  salle  à  manger   du    château   d'Uville 


MADEMOISELLE  FIFI.  7 

était  une  longue  et  royale  pièce  dont  les 
glaces  de  cristal  ancien,  ëtoilées  de  balles,  et 
les  hautes  tapisseries  des  Flandres,  tailladées 
à  coups  de  sabre  et  pendantes  par  endroits, 
disaient  les  occupations  de  Mademoiselle  Fifi, 
en  ses  heures  de  désœuvrement. 

Sur  les  murs,  trois  portraits  de  famille,  un 
guerrier  vêtu  de  fer,  un  cardinal  et  un  pré- 
sident, fumaient  de  longues  pipes  de  porce- 
laine, tandis  qu'en  son  cadre  dédoré  par  les 
ans,  une  noble  dame  à  poitrine  serrée  mon- 
trait d'un  air  arrogant  une  énorme  paire  de 
moustaches  faite  au  charbon. 

Et  le  déjeuner  des  officiers  s'écoula  presque 
en  silence  dans  cette  pièce  mutilée,  assom- 
brie par  l'averse,  attristante  par  son  aspect 
|j  vaincu,  et  dont  le  vieux  parquet  de  chêne 
était  devenu  sordide  comme  un  sol  de  ca- 
baret. ^ 

A  l'heure  du  tal/ac,  quand  ils  commen- 
cèrent à  boire,  ayant  fini  de  manger,  ils  se 
mirent,  de  même  que  chaque  jour,  ^  parler 
de  leur  ennui.  Les  bouteilles  de  cognac  et  de 
liqueurs  passaient  de  main  en  main  ;  et  tous 
renversés  sur  leurs  chaises,  absorbaient  à 
petits  coups  répétés,  en  gardant  au  coin  de 
la  bouche  le  long  tuyau  courbé  que  terminait 


8  MADEMOISELLE  FIFI. 

l'œuf  de  faïence,  toujours  peinturluré  comme 
pour  séduire  des  Hottentots. 

Dès  que  leur  verre  était  vide,  ils  le  rem- 
plissaient avec  un  geste  de  lassitude  résignée. 
Mais  Mademoiselle  Fifi  cassait  à  tout  moment 
le  sien,  et  un  soldat  immédiatement  lui  en 
présentait  un  autre. 

Un  brouillard  de  fumée  acre  les  noyait,  et 
ils  semblaient  s'enfoncer  dans  une  ivresse  en- 
dormie et  triste,  dans  cette  saoulerie  morne 
des  gens  qui  n'ont  rien  à  faire. 

Mais  le  baron,  soudain,  se  redressa.  Une 
révolte  le  secouait;  il  jura  :  «Nom  de  Dieu, 
ça  ne  peut  pas  durer,  il  faut  inventer  quelque 
chose  à  la  fin.» 

Ensemble  le  lieutenant  Otto  et  le  sous- 
lieutenant  Fritz,  deux  Allemands  doués 
éminemment  de  physionomies  allemandes 
lourdes  et  graves,  répondirent  :  «Quoi,  mon 
capitaine?» 

Il  réfléchit  quelques  secondes,  puis  reprit  : 
«Q.uoi?  Eh  bien,  il  faut  organiser  une  fête, 
si  le  commandant  le  permet.» 

Le  major  quitta  sa  pipe  :  «Quelle  fête, 
capitaine?» 

Le  baron  s'approcha  :  «Je  me  charge  de 
tout,  mon  commandant.  J'enverrai  à  Rouen 


MADEMOISELLE  FIFI.  9 

Le  Devoir  qui  nous  ramènera  des  dames;  je 
sais  où  les  prendre.  On  préparera  ici  un  sou- 
per; rien  ne  manque  d'ailleurs,  et,  au  moins, 
nous  passerons  une  bonne  soirée.» 

Le  comte  de  Farisberg  haussa  les  épauîes 
en  souriant  :  «Vous  êtes  fou,  mon  ami.» 

Mais  tous  les  officiers  s'étaient  levés,  en- 
touraient leur  chef,  le  suppliaient  :  «Laissez 
faire  le  capitaine,  mon  commandant,  c'est  si 
triste  ici.» 

A  la  fin  le  major  céda  :  «Soit,»  dit-il  ;  et 
aussitôt  le  baron  fit  appeler  Le  Devoir.  C'était 
un  vieux  sous-officier  qu'on  n'avait  jamais  vu 
rire,  mais  qui  accomplissait  fanatiquement 
tous  les  ordres  de  ses  chefs,  quels  qu'ils 
fussent. 

Debout,  avec  sa  figure  impassible,  il  reçut 
les  instructions  du  baron;  puis  il  sortit;  et, 
cinq  minutes  plus  tard,  une  grande  voiture 
du  train  militaire,  couverte  d'une  bâche  de 
meunier  tendue  en  dôme,  détalait  sous  la 
pluie  acharnée,  au  galop  de  quatre  chevaux. 

Aussitôt  un  frisson  de  réveil  sembla  courir 
dans  les  esprits  ;  les  poses  alanguies  se  redres- 
sèrent, les  visages  s'animèrent,  et  on  se  mit  à 
causer. 

Bien  que  l'averse  continuât  avec  autant  de 


lO  MADEMOISELLE  FIFI. 


furie,  le  major  affirma  qu'il  faisait  moins 
sombre,  et  le  lieutenant  Otto  annonçait  avec 
conviction  que  le  ciel  allait  s'éclaircir.  Made- 
moiselle Fifi  elle-même  ne  semblait  pas  tenir 
en  place.  Elle  se  levait,  se  rasseyait.  Son  œil 
clair  et  dur  cherchait  quelque  chose  à  briser. 
Soudain,  fixant  la  dame  aux  moustaches,  le 
jeune  blondin  tira  son  revolver.  «Tu  ne 
verras  pas  cela,  toi,»  dit-il;  et,  sans  quitter 
son  siège,  il  visa.  Deux  balles  successivement 
crevèrent  les  deux  yeux  du  portrait. 

Puis  il  s'écria  :  «Faisons  la  mine!» 

Et  brusquement  les  conversations  s'inter- 
rompirent, comme  si  un  intérêt  puissant  et 
nouveau  se  fût  emparé  de  tout  le  monde. 

La  mine,  c'était  son  invention,  sa  manière 
de  détruire,  son  amusement  préféré. 

En  quittant  son  château,  le  propriétaire 
légitime,  le  comte  Fernand  d'Amoys  d'Uville, 
n'avait  eu  le  temps  de  rien  emporter  ni  de 
rien  cacher,  sauf  l'argenterie  enfouie  dans  le 
trou  d'un  mur.  Or,  comme  il  était  fort  riche 
et  magnifique,  son  grand  salon,  dont  la 
porte  ouvrait  dans  la  salle  à  manger,  présen- 
tait, avant  la  fuite  précipitée  du  maître, 
l'aspect  d'une  galerie  de  musée. 

Aux   murailles  pendaient  des  toiles,  des 


MADEMOISELLE  FIFI.  I  I 

dessins  et  des  aquarelles  de  prix,  tandis  que 
sur  les  meubles,  les  étagères,  et  dans  les  vi- 
trines élégantes,  mille  bibelots,  des  potiches, 
des  statuettes,  des  bonshommes  de  Saxe  et 
des  magots  de  Chine,  des  ivoires  anciens 
et  des  verres  de  Venise,  peuplaient  le  vaste 
appartement  de  leur  foule  précieuse  et  bi- 
zarre. 

Il  n'en  restait  guère  maintenant.  Non  qu'on 
les  eût  pillés,  le  major  comte  de  Farlsberg 
ne  l'aurait  point  permis;  mais  Mademoiselle 
Fifi,  de  temps  en  temps,  faisait  la  mine,  et 
tous  les  officiers,  ce  jour-là,  s'amusaient  vrai- 
ment pendant  cinq  minutes. 

Le  petit  marquis  alla  chercher  dans  le 
salon  ce  qu'il  lui  fallait.  11  rapporta  une  toute 
mignonne  théière  de  Chine  famille  Rose 
qu'il  emplit  de  poudre  à  canon,  et,  par  le 
bec,  il  introduisit  délicatement  un  long  mor- 
ceau d'amadou,  l'alluma,  et  courut  reporter 
cette  machine  infernale  dans  l'appartement 
voisin. 

Puis  il  revint  bien  vite,  en  fermant  la 
porte.  Tous  les  Allemands  attendaient  de- 
bout, avec  la  figure  souriante  d'une  curiosité 
enfantine,  et,  dès  que  l'explosion  eut  secoué 
le  château,  ils  se  précipitèrent  ensemble. 


12  MADEMOISELLE  FIFI. 


Mademoiselle  Fifi,  entrée  la  première, 
battait  des  mains  avec  délire  devant  une 
Vénus  de  terre  cuite  dont  la  tête  avait  enfin 
sauté;  et  chacun  ramassa  des  morceaux  de 
porcelaine,  s'étonnant  aux  dentelures  étran- 
ges des  éclats,  examinant  les  dégâts  nou- 
veaux, contestant  certains  ravages  comme 
produits  par  l'explosion  précédente  ;  et  le 
major  considérait  d'un  air  paternel  le  vaste 
salon  bouleversé  par  cette  mitraille  à  la  Néron 
et  sablé  de  débris  d'objets  d'art.  II  en  sortit 
le  premier,  en  déclarant  avec  bonhomie  : 
«Ça  a  bien  réussi,  cette  fois.  » 
c;^  Mais  une  telle  trombe  de  fiiméfe  était 
entrée  dans  la  salle  à  manger,  se  mêlant  à 
celle  du  tâbàc,  qu'on  ne  pouvait  plus  res- 
pirer. Le  commandant  ouvrit  la  fenêtre,  et 
tous  les  officiers,  revenus  pouf  boire  un  der- 
nier verre  de  cognac,  s'en  approchèrent. 

L'air  humide  s'engouffra  dans  la  pièce, 
apportant  une  sorte  de  poussière  d'eau  qui 
^^  poudrait  les  barbes,  et  une  odeur  d'inonda- 
tion. Ils  regardaient  les  grands  arbres  accablés 
sous  l'averse,  la  large  vallée  embrumée  par 
ce  dégorgement  des  nuages  sombres  et  bas, 
et  tout  au  loin  le  clocher  de  l'église  dressé 
comme  une  pointe  grise  dans  la  pluie  battante. 


MADEMOISELLE  FIFI.  I  3 

Depuis  leur  arrivée,  il  n'avait  plus  sonné. 
C'était,  du  reste,  la  seule  résistance  que  les 
envahisseurs  eussent  rencontrée  aux  environs  : 
celle  du  clocher.  Le  curé  ne  s'était  nullement 
refusé  à  recevoir  et  à  nourrir  des  soldats 
prussiens  ;  il  avait  même  plusieurs  fois  accepté 
de  boire  une  bouteille  de  bière  ou  de  bor- 
deaux avec  le  commandant  ennemi,  qui 
l'employait  souvent  comme  intermédiaire  'j 
bienveillant;  mais  il  ne  fallait  pas  lui  de- 
mander un  seul  tintement  de  sa  cloche;  il 
se  serait  plutôt  laissé  fusiller.  C'était  sa  ma- 
nière à  lui  de  protester  contre  l'invasion,  pro- 
testation pacifique,  protestation  du  silence, 
la  seule,  disait-il,  qui  convînt  au  prêtre, 
homme  de  douceur  et  non  de  sang,  et  tout 
le  monde,  à  dix  lieues  à  la  ronde,  vantait 
la  fermeté,  l'héroïsme  de  l'abbé  Chanta- 
voine,  qui  osait  affirmer  le  deuil  public,  le 
proclamer,  par  le  mutisme  obstiné  de  son 
église^ 

Le  village  entier,  enthousiasmé  par  cette 
résistance,  était  prêt  à  soutenir  jusqu'au  bout 
son  pasteur,  à  tout  braver,  considérant  cette 
protestation  tacite  comme  la  sauvegarde  de 
l'honneur  national/ II  semblait  aux  paysans 
qu'ils  avaient  ainsi  mieux  mérité  de  la  patrie 


l4  MADEMOISELLE  FIFI. 

que  Belfort  et  que  Strasbourg,  qu'ils  avaient 
donne  un  exemple  équivalent,  que  le  nom 
du  hameau  en  deviendrait  immortel,  et, 
hormis  cela,  ils  ne  refusaient  rien  aux  Prus- 
siens vainqueurs. 

Le  commandant  et  ses  officiers  riaient  en- 
semble de  ce  courage  inoffensif;  et  t:omme 
le  pays  entier  se  montrait  obligeant  et  souple 
à  leur  égard,  ils  toléraient  volontiers  son  pa- 
triotisme muet. 

Seul,  le  petit  marquis  Wilhem  aurait  bien 
voulu  forcer  la  cloche  à  sonner.  II  enrageait 
de  la  condescendance  politique  de  son  supé- 
rieur pour  le  prêtre,  et  chaque  jour  il  sup- 
pliait le  commandant  de  le  laisser  faire 
«Ding-don-don»,  une  fois,  une  seule  petite 
fois,  pour  rire  un  peu  seulement.  Et  il  de- 
mandait cela  avec  des  grâces  de  chatte,  des 
cajoleries  de  femme,  des  douceurs  de  voix 
d'une  maîtresse  affolée  par  une  envie  ;  mais 
le  commandant  ne  cédait  point,  et  Made- 
moiselle Fifi,  pour  se  consoler,  fliisait  hmine, 
dans  le  château  d'Uville. 

Les  cinq  hommes  restèrent  là,  en  tas, 
quelques  minutes,  aspirant  l'humidité.  Le 
lieutenant  Fritz,  enfin,  prononça  en  jetant 
un  rire  pâteux  :  «Ces  temoiselles  técitément. 


MADEMOISELLE   FIFI.  I  J 

n'auront  pas  peau  temps  pour  leur  brome- 
nate.  » 

Là-dessus,  on  se  sépara,  chacun  allant  à 
son  service,  et  le  capitaine  ayant  fort  à  faire 
pour  les  préparatifs  du  dîner. 

Quand  ils  se  retrouvèrent  de  nouveau  à 
la  nuit  tombante,  ils  se  mirent  à  rire  en  se 
voyant  tous  coquets  et  reluisants  comme  aux 
jours  de  grande  revue,  pommadés,  parfumés, 
tout  frais.  Les  cheveux  du  commandant  sem- 
blaient moins  gris  que  le  matin,  et  le  capi- 
taine s'était  rasé,  ne  gardant  que  sa  mous- 
tache, qui  lui  mettait  une  flamme  sous  le 
nez. 

Malgré  la  pluie,  on  laissait  la  fenêtre  ou- 
verte et  l'un  d'eux  parfois  allait  écouter.  A 
six  heures  dix  minutes  le  baron  signala  un 
lointain  roulement.  Tous  se  précipitèrent,  et 
bientôt  la  grande  voiture  accourut,  avec  ses 
quatre  chevaux  toujours  au  galop,  crottés 
jusqu'au  dos,  fumants  et  soufflants. 

Et  cinq  femmes  descendirent  sur  le  perron, 
cinq  belles  filles  choisies  avec  soin  par  un 
camarade  du  capitaine  à  qui  Le  Devoir  était 
allé  porter  une  carte  de  son  officier. 

Elles  ne  s'étaient  point  fait  prier,  sûres 
d'être  bien  payées,  connaissant  d'ailleurs  les 


MADEMOISELLE  FIFI. 


Prussiens,  depuis  trois  mois  qu'elles  en  tâ- 
taient,  et  prenant  leur  parti  des  hommes 
comme  des  choses.  «  C'est  le  métier  qui  veut 
ça,»  se  disaient-elles  en  route,  pour  répondre 
sans  doute  à  quelque  picotement  secret  d'un 
reste  de  conscience. 

Et  tout  de  suite  on  entra  dans  la  salle  à 
manger. Illuminée,  elle  semblait  plus  lugubre 
encore  en  son  délabrement  piteux;  et  la  table 
couverte  de  viandes,  de  vaisselle  riche  et 
d'argenterie  retrouvée  dans  le  mur  où  l'avait 
cachée  le  propriétaire,  donnait  à  ce  lieu  l'a? 
pect  d*une  taverne  de  bandits  qui  soupent 
après  un  pillage.  Le  capitaine,  radieux,  s'em- 
para des  femmes  comme  d'une  chose  fami- 
lière, les  appréciant,  les  embrassant,  les  flai- 
rant, les  évaluant  à  leur  valeur  de  filles  à 
plaisir,  et  comme  les  trois  jeunes  gens  vou- 
laient en  prendre  chacun  une,  il  s'y  opposa 
avec  autorité,  se  réservant  de  faire  le  partage, 
en  toute  justice,  suivant  les  grades,  pour  ne 
blesser  en  rien  la  hiérarchie. 

Alors,  afin  d'éviter  toute  discussion,  toute 
contestation  et  tout  soupçon  de  partialité,  il 
les  aligna  par  rang  de  taille,  et  s'adressant  à 
la  plus  grande,  avec  le  ton  du  commande- 
ment :  «Ton  nom?» 


MADEMOISELLE  FIFI.  1/ 

Elle  répondit  en  grossissant  sa  voix  :  «Pa- 
méla.  » 

Alors  il  proclama  :  «Numéro  un,  la  nom- 
mée Paméla ,  adjugée  au  commandant.  » 

Ayant  ensuite  embrassé  Blondine,  la  se- 
conde, en  signe  de  propriété,  il  offrit  au 
lieutenant  Otto  la  grosse  Amanda,  Eva  la 
Tomate  au  sous-lieutenant  Fritz,  et  la  plus 
petite  de  toutes,  Rachel,  une  brune  toute 
jeune,  à  l'œil  noir  comme  une  tache  d'encre, 
une  juive  dont  le  nez  recroussé  confirmait  la 
/règle  qui  donne  des  becs  courbes  à  j^ou.te  sa 
race,  au  plus  jeune  des  officiers,  au  |rel^  mar- 
quis Wilhem  d'Eyrik. 

Toutes,  d'ailleurs,  étaient  jolies  et  grasses, 
sans  physionomies  bien  distinctes,  faites  à 
peu  près  pareilles  de  tournure  et  de  peau  par 
les  pratiques  d'amour  quotidiennes  et  la  vie 
commune  des  maisons  publiques. 

Les  trois  jeunes  gens  prétendaient  tout  de 
suite  entraîner  leurs  femmes,  sous  prétexte 
de  leur  offrir  des  brosses  et  du  savon  pour  se 
nettoyer;  mais  le  capitaine  s'y  opposa  sage- 
ment, affirmant  qu'elles  é*:aient  assez  propres 
pour  se  mettre  à  table  et  que  ceux  qui  mon- 
teraient voudraient  changer  en  descendant 
et  troubleraient  les  autres  couples.  Son  expé- 


I  8  MADEMOISELLE  FIFI. 

rience  l'emporta.  II  y  eut  seulement  beaucoup 
de  baisers,  des  baisers  d'attente. 

Soudain  Rachel  suffoqua,  toussant  aux 
larmes  et  rendant  de  la  fumée  par  les  na- 
rines. Le  marquis,  sous  prétexte  de  l'embras- 
ser, venait  de  lui  souffler  un  jet  de  tabac  dans 
la  bouche.  Elle  ne  se  fâcha  point,  ne  dit  pas 
un  mot,  mais  elle  regarda  fixement  son  pos- 
sesseur avec  une  colère  éveillée  tout  au  fond 
de  son  œil  noir. 

On  s'assit.  Le  commandant  lui-même  sem- 
blait enchanté;  il  prit  à  sa  droite  Paméla, 
Blondineàsagauche,  et  déclara,  en  dépliant 
sa  serviette  :  «Vous  avez  eu  là  une  charmante 
idée,  capitaine. » 

Les  lieutenants  Otto  et  Fritz,  polis  comme 
auprès  des  femmes  du  monde,  intimidaient 
un  peu  leurs  voisines;  mais  le  baron  de  Kel- 
weingstein,  lâché  dans  son  vice,  rayonnait, 
lançait  des  mots  grivois,  semblait  en  feu  avec 
sa  couronne  de  cheveux  rouges.  II  galantisait 
en  français  du  Rhin,  et  ses  compliments  de 
taverne,  expectorés  par  le  trou  des  deux  dents 
brisées,  arrivaient  aux  filles  au  milieu  d'une 
mitraille  de  salive. 

Elles  ne  comprenaient  rien,  du  reste,  et 
leur  intelligence  ne  sembla  s'éveiller  que  lors- 


MADEMOISELLE  FIFI.  I9 

qu'il  cracha  des  paroles  obscènes,  des  expres- 
sions crues,  estropiées  par  son  accent.  Alors, 
toutes  ensemble,  elles  commencèrent  à  rire 
comme  des  folles,  tombant  sur  le  ventre  de 
leurs  voisins,  répétant  les  termes  que  le  baron 
se  mit  alors  à  défigurer  à  plaisir  pour  leur 
faire  dire  des  ordures.  Elles  en  vomissaient  à 
volonté,  saoules  aux  premières  bouteilles  de 
vin,  et,  redevenant  elles,  ouvrant  la  porte 
aux  habitudes,  elles  embrassaient  les  mousta- 
ches de  droite  et  celles  de  gauche,  pinçaient 
les  bras,  poussaient  des  cris  furieux,  buvaient 
dans  tous  les  verres,  chantaient  des  couplets 
français  et  des  bouts  de  chansons  allemandes 
appris  dans  leurs  rapports  quotidiens  avec 
l'ennemi. 

Bientôt  les  hommes  eux-mêmes,  grisés  par 
cette  chair  de  femme  étalée  sous  leur  nez  et 
sous  leurs  mains,  s'affolèrent,  hurlant,  brisant 
la  vaisselle,  tandis  que,  derrière  leur  dos,  des 
soldats  impassibles  les  servaient. 

Le  commandant  seul  gardait  de  la  retenue. 

Mademoiselle  Fifi  avait  pris  Rachel  sur  ses 
genoux,  et,  s'animant  à  froid,  tantôt  il  em- 
brassait follement  les  frisons  d'ébène  de  son 
cou,  humant  par  le  mince  intervalle  entre  la 
robe  et  la  peau  la  douce  chaleur  de  son  corps 


20  MADEMOISELLE  FIFI. 

et  tout  le  fumet  de  sa  personne;  tantôt,  à 
travers  l'étoffe,  il  la  pinçait  avec  fureur,  la 
faisant  crier,  saisi  d'une  férocité  rageuse, 
travaillé  par  son  besoin  de  ravage.  Souvent 
aussi,  la  tenant  à  pleins  bras,  l'étreignant 
comme  pour  la  mêler  à  lui,  il  appuyait  lon- 
guement ses  lèvres  sur  la  bouche  fraîche  de 
la  juive,  la  baisait  à  perdre  haleine;  mais  sou- 
dain il  la  mordit  si  profondément  qu'une 
traînée  de  sang  descendit  sur  le  menton  de  la 
jeune  fille  et  coula  dans  son  corsage. 

Encore  une  fois,  elle  le  regarda  bien  en 
face,  et,  lavant  la  f)laie,  murmura  :  «Ça  se 
paye,  cela.»  Il  se  mit  à  rire,  d'un  rire  dur. 
«Je  payerai,))  dit-il. 

On  arrivait  au  dessert;  on  versait  du  Cham- 
pagne. Le  commandant  se  leva,  et  du  même 
ton  qu'il  aurait  pris  pour  porter  la  santé  de 
l'impératrice  Augusta,  il  but  : 

«  A  nos  dames  1  »  Et  une  série  de  toasts 
commença,  des  toasts  d'une  galanterie  de 
soudards  et  de  pochards,  mêlés  de  plaisan- 
teries obscènes,  rendues  plus  brutales  encore 
par  l'ignorance  de  la  langue. 

Ils  se  levaient  l'un  après  l'autre,  cherchant 
de  l'esprit,  s'efforçant  d'être  drôles;  et  les 
femmes,  ivres  à  tomber,  les  yeux  vagues,  les 


MADEMOISELLE  FIFI.  21 

lèvres  pâteuses,  applaudissaient  chaque  fois 
éperdument. 

Le  capitaine,  voulant  sans  doute  rendre  à 
l'orgie  un  air  galant,  leva  encore  une  fois  son 
verre  et  prononça  :  «A  nos  victoires  sur  les 
cœurs  !  » 

Alors  le  lieutenant  Otto,  espèce  d'ours  de 
la  forêt  Noire,  se  dressa,  enflammé,  saturé 
de  boissons.  Et  envahi  brusquement  de  pa- 
triotisme alcoolique,  il  cria  :  «A  nos  victoires 
sur  la  France!» 

Toutes  grises  qu'elles  étaient,  les  femmes 
se  turent  et  Rachel,  frissonnante,  se  retourna  : 
«Tu  sais,  j'en  connais,  des  Français,  devant 
qui  tu  ne  dirais  pas  ça.» 

Mais  le  petit  marquis,  la  tenant  toujours 
sur  ses  genoux  se  mit  à  rire,  rendu  très  gai 
par  le  vin  :  «Ah!  ah!  ah!  je  n'en  ai  jamais 
vu,  moi.  Sitôt  que  nous  paraissons,  ils  foutent 
le  camp!» 

La  fille,  exaspérée,  lui  cria  dans  la  figure  : 
«Tu  mens,  salaud!» 

Durant  une  seconde,  il  fixa  sur  elle  ses  yeux 
clairs,  comme  il  les  fixait  sur  les  tableaux 
dont  il  crevait  la  toile  à  coups  de  revolver, 
puis  il  se  remit  à  rire  :  «Ah!  oui,  parlons-en, 
la  belle  !  serions-nous  ici,  s'ils  étaient  braves?» 


2  2  MADExMOISELLE  FIFI. 

Et  il  s*animait  :  «Nous  sommes  leurs  maîtres! 
à  nous  la  France!» 

Elle  quitta  ses  genoux  d'une  secousse  et 
retomba  sur  sa  chaise.  II  se  leva,  tendit  son 
verre  jusqu'au  milieu  de  la  table  et  répéta  : 
«A  nous  la  France  et  les  Français,  les  bois, 
les  champs  et  les  maisons  de  France  !  » 

Les  autres,  tout  à  fait  saouls,  secoués  sou- 
dain par  un  enthousiasme  militaire,  un  en- 
thousiasme de  brutes,  saisirent  leurs  verres  en 
vociférant  ;  «Vive  la  Prusse!»  et  les  vidèrent 
d'un  seul  trait. 

Les  filles  ne  protestaient  point,  réduites  au 
silence  et  prises  de  peur.  Rachel  elle-même  se 
taisait,  impuissante  à  répondre. 

Alors,  le  petit  marquis  posa  sur  la  tête  de 
la  juive  sa  coupe  de  Champagne  emplie  à 
nouveau  :  «A  nous  aussi,  cria-t-il,  toutes  les 
femmes  de  France!» 

Elle  se  leva  si  vite,  que  le  cristal,  culbuté, 
vida,  comme  pour  un  baptême,  le  vin  jaune 
dans  ses  cheveux  noirs,  et  il  tomba,  se  brisant 
à  terre.  Les  lèvres  tremblantes,  elle  bravait  du 
regard  l'ofFicier  qui  riait  toujours,  et  elle  bal- 
butia, d'une  voix  étranglée  de  colère  :  «Ça, 
ça,  ça  n'est  pas  vrai,  par  exemple,  vous  n'au- 
rez pas  les  femmes  de  France.» 


MADEMOISELLE  FIFI. 


II  s'assit  pour  rire  à  son  aise,  et,  cherchant 
l'accent  parisien  :  «Elle  est  pien  ponne,  pien 
ponne,  qu'est-ce  alors  que  tu  viens  faire  ici, 
petite?» 

Interdite,  elle  se  tut  d'abord,  comprenant 
mal  dans  son  trouble,  puis,  dès  qu'elle  eut 
bien  saisi  ce  qu'il  disait,  elle  lui  jeta,  indignée 
et  véhémente  :  «Moi!  moi!  je  ne  suis  pas  une 
femme,  moi,  je  suis  une  putain;  c'est  bien 
tout  ce  qu'il  faut  à  des  Prussiens.» 

Elle  n'avait  point  fini  qu'il  la  giflait  à  toute 
volée;  mais  comme  il  levait  encore  une  fois 
la  main,  affolée  de  rage,  elle  saisit  sur  la  table 
un  petit  couteau  de  dessert  à  lame  d'argent, 
et,  si  brusquement  qu'on  ne  vit  rien  d'abord, 
elle  le  lui  piqua  droit  dans  le  cou,  juste  au 
creux  où  la  poitrine  commence. 

Un  mot  qu'il  prononçait  fut  coupé  dans 
sa  gorge,  et  il  resta  béant,  avec  un  regard 
efi^royable. 

Tous  poussèrent  un  rugissement  et  se  le- 
vèrent en  tumulte;  mais  ayant  jeté  sa  chaise 
dans  les  jambes  du  lieutenant  Otto,  qui 
s'écroula  tout  au  long,  elle  courut  à  la  fenê- 
tre, l'ouvrit  avant  qu'on  eût  pu  l'atteindre,  et 
s'élança  dans  la  nuit,  sous  la  pluie  qui  tom- 
bait toujours. 


24  MADEMOISELLE  FIFI. 

En  deux  minutes,  Mademoiselle  Fifi  fut 
morte.  Alors  Fritz  et  Otto  dégainèrent  et 
voulurent  massacrer  les  femmes  qui  se  traî- 
naient à  leurs  genoux.  Le  major,  non  sans 
peine,  empêcha  cette  boucherie,  fit  enfermer 
dans  une  chambre,  sous  la  garde  de  deux 
hommes,  les  quatre  filles  éperdues;  puis, 
comme  s'il  eût  disposé  ses  soldats  pour  un 
combat,  il  organisa  la  poursuite  de  la  fugitive, 
bien  certain  de  la  reprendre. 

Cinquante  hommes,  fouettés  de  menaces, 
furent  lancés  dans  le  parc.  Deux  cents  autres 
fouillèrent  les  bois  et  toutes  les  maisons  de  la 
vallée. 

La  table,  desservie  en  un  instant,  servait 
maintenant  de  lit  mortuaire,  et  les  quatre 
officiers,  rigides,  dégrisés,  avec  la  face  dure 
des  hommes  de  guerre  en  fonctions,  restaient 
debout  près  des  fenêtres,  sondaient  la  nuit. 

L'averse  torrentielle  continuait.  Un  clapotis 
continu  emplissait  les  ténèbres,  un  flottant 
murmure  d'eau  qui  tombe  et  d'eau  qui  coule, 
d'eau  qui  dégoutte  et  d'eau  qui  rejaillit. 

Soudain  un  coup  de  feu  retentit,  puis  un 
autre  très  loin,  et,  pendant  quatre  heures,  on 
entendit  ainsi  de  temps  en  temps  des  déto- 
nations proches  ou  lointaines  et  des  cris  de 


MADEMOISELLE  FIFI.  2J 

ralliement,  des  mots  étranges  lancés  comme 
appel  par  des  voix  gutturales. 

Au  matin ,  tout  le  monde  rentra.  Deux  sol- 
dats avaient  été  tués  et  trois  autres  blessés 
par  leurs  camarades  dans  l'ardeur  de  la  chasse 
et  l'effarement  de  cette  poursuite  nocturne. 

On  n'avait  pas  retrouvé  Rachel. 

Alors  les  habitants  furent  terrorisés,  les 
demeures  bouleversées,  toute  la  contrée  par- 
courue, battue,  retournée.  La  juive  ne  sem- 
blait pas  avoir  laissé  une  seule  trace  de  son 
passage. 

Le  général,  prévenu,  ordonna  d'étouffer 
l'affaire,  pour  ne  point  donner  de  mauvais 
exemple  dans  l'armée,  et  il  frappa  d'une 
peine  disciphnaire  le  commandant,  qui  punit 
ses  inférieurs.  Le  général  avait  dit  :  «On  ne 
fait  pas  la  guerre  pour  s'amuser  et  caresser 
des  filles  publiques.»  Et  le  comte  de  Farls- 
berg,  exaspéré,  résolut  de  se  venger  sur  le 

pays.  ...  ,  ^    ^ 

Comme  il  lui  fallait  un  prétexte  ann  de 

sévir  sans  contrainte,  il  fit  venir  le  curé  et  lui 

ordonna  de  sonner  la  cloche  à  l'enterrement 

du  marquis  d'Eyrik. 

Contre  toute  attente,  le  prêtre  se  montra 

docile,  humble,  plein  d'égards.  Et  quand  le 


26  MADEMOISELLE  FIFI. 

corps  de  Mademoiselle  Fifi,  porte  par  des 
soldats,  précède,  entouré,  suivi  de  soldats 
qui  marchaient  le  fusil  chargé,  quitta  le  châ- 
teau d'Uville,  allant  au  cimetière,  pour  la 
première  fois  la  cloche  tinta  son  glas  funèbre 
avec  une  allure  allègre,  comme  si  une  main 
amie  l'eût  caressée. 

Elle  sonna  le  soir  encore,  et  le  lendemain 
aus^i,  et  tous  les  jours;  elle  carillonna  tant 
qu'on  voulut.  Parfois  même,  la  nuit,  elle  se 
mettait  toute  seule  en  branle  et  jetait  douce- 
ment deux  ou  trois  sons  dans  l'ombre,  prise 
de  gaietés  singulières,  réveillée  on  ne  sait 
pourquoi.  Tous  les  paysans  du  lieu  la  dirent 
alors  ensorcelée,  et  personne,  sauf  le  curé  et 
le  sacristain,  n'approchait  plus  du  clocher. 

C'est  qu'une  pauvre  fille  vivait  là-haut, 
dans  l'angoisse  et  la  solitude,  nourrie  en  ca- 
chette par  ces  deux  hommes. 

Elle  y  resta  jusqu'au  départ  des  troupes 
allemandes.  Puis,  un  soir,  le  curé  ayant  em- 
prunté le  char-à-bancs  du  boulanger,  condui- 
sit lui-même  sa  prisonnière  jusqu'à  la  porte  de 
Rouen.  Arrivé  là,  le  prêtre  l'embrassa;  elle 
descendit  et  regagna  vivement  à  pied  le 
logis  public,  dont  la  patronne  la  croyait 
morte. 


MADExMOISELLE  FIFI.  27 

Elle  en  fut  tirée  quelque  temps  après  par 
un  patriote  sans  préjugés  qui  l'aima  pour  sa 
belle  action,  puis  l'ayant  ensuite  chérie  pour 
elle-même,  l'épousa,  en  fit  une  Dame  qui 
valut  autant  que  beaucoup  d'autres. 


MADAME  BAPTISTE 


A  **    f 


MADAME  BAPTISTE. 


Qi 


UAND  j'entrai  dans  la  salle  des  voya- 
geurs de  la  gare  de  Loubain,  mon 
premier   regard  fut  pour  l'horloge. 
J'avais  à  attendre  deux  heures  dix  minutes 
l'express  de  Paris. 

Je  me  sentis  las  soudain  comme  après  dix 
lieues  à  pied;  puis  je  regardai  autour  de  moi 
comme  si  j'allais  découvrir  sur  les  murs  un 
moyen  de  tuer  le  temps;  puis  je  ressortis  et 
m'arrêtai  devant  la  porte  de  la  gare,  l'esprit 
travaillé  par  le  désir  d'inventer  quelque  chose 
à  faire. 

La  rue,  sorte  de  boulevard  planté  d'acacias - 
maigres,  entre  deux  rangs  de  maisons  inégales 
et  différentes,  des  maisons  de  petite   ville, 


32  MADAME  BAPTISTE. 

montait  une  sorte  de  colline,  et  tout  au  bout 
on  apercevait  des  arbres  comme  si  un  parc 
l'eût  terminée. 

De  temps  en  temps  un  chat  traversait  la 
chaussée,  enjambant  les  ruisseaux  d'une  ma- 
nière délicate.  Un  roquet  pressé  sentait  le 
pied  de  tous  les  arbres,  cherchant  des  débris 
de  cuisine.  Je  n'apercevais  aucun  homme. 

Un  morne  découragement  m'envahit.  Que 
faire?  Que  faire?  Je  songeais  déjà  à  l'intermi- 
nable et  inévitable  séance  dans  le  petit  café  du 
chemin  de  fer,  devant  un  bock  imbuvable  et 
l'illisible  journal  du  lieu,  quand  j'aperçus  un 
convoi  funèbre  qui  tournait  une  rue  latérale 
pour  s'engager  dans  celle  où  je  me  trouvais. 

La  vue  du  corbillard  fut  un  soulagement 
pour  moi.  C'était  au  moins  dix  minutes  de 
gagnées. 

^Mais  soudain  mon  attention  redoubla.  Le 
mort  n'était  suivi  que  par  huit  messieurs  dont 
un  pleurait.  Les  autres  causaient  amicalement. 
Aucun  prêtre  n'accompagnait.  Je  pensai  : 
«Voici  un  enterrement  civil,  m  puis  je  réfléchis 
qu'une  ville  comme  Loubain  devait  contenir 
au  moins  une  centaine  de  libres  penseurs  qui 
se  seraient  fait  un  devoir  de  manifester. 
Alors,  quoi?  La  marche  rapide  du  convoi 


MADAME    BAPTISTE.  ^^ 

disait  bien  pourtant  qu'on  enterrait  ce  défunt- 
là  sans  cérémonie,  et,  par  conséquent,  sans 
religion. 

Ma  curiosité  désœuvrée  se  jeta  dans  les 
hypothèses  les  plus  compliquées;  mais, 
comme  la  voiture  funèbre  passait  devant 
moi,  une  idée  baroque  me  vint,  c'était  de 
suivre  avec  les  huit  messieurs.  J'avais  là  une 
heure  au  moins  d'occupations  et  je  me  mis 
en  marche,  d'un  air  triste,  derrière  les  autres. 

Les  deux  derniers  se  retournèrent  avec 
étonnement,  puis  se  parlèrent  bas.  Ils  se  de- 
mandaient certainement  si  j'étais  de  la  ville. 
Puis  ils  consultèrent  les  deux  précédents,  qui 
se  mirent  à  leur  tour  à  me  dévisager.  Cette 
attention  investigatrice  me  gênait,  et,  pour  y 
mettre  fin,  je  m'approchai  de  mes  voisins. 
Les  ayant  salués,  je  dis  :  «Je  vous  demande 
bien  pardon,  messieurs,  si  j'interromps  votre 
conversation.  Mais  apercevant  un  enterre- 
ment civil,  je  me  suis  empressé  de  le  suivre 
sans  connaître,  d'ailleurs,  le  mort  que  vous 
accompagnez.  »  Un  des  messieurs  prononça  : 
«C'est  une  morte.»  Je  fus  surpris  et  je  de- 
mandai :  «Cependant  c'est  bien  un  enterre- 
ment civil,  n'est-ce  pas?» 

L'autre  monsieur,  qui  désirait  évidemment 


34  MADAME    BAPTISTE. 

m'instruire,  prit  la  parole  :  «Oui  et  non.  Le 
clergé  nous  a  refusé  l'entrée  de  l'église.»  Je 
poussai,  cette  fois,  un  «Ah!»  de  stupéfaction. 
Je  ne  comprenais  plus  du  tout. 

Mon  obligeant  voisin  me  confia,  à  voix 
basse  :  «Oh!  c'est  toute  une  histoire.  Cette 
jeune  femme  s'est  tuée,  et  voilà  pourquoi  on 
n'a  pas  pu  la  faire  enterrer  religieusement. 
C'est  son  mari  que  vous  voyez  là,  le  premier, 
celui  qui  pleure.» 

Alors,  je  prononçai,  en  hésitant  :  «Vous 
m'étonnez  et  vous  m'intéressez  beaucoup, 
monsieur.  Serait-il  indiscret  de  vous  deman- 
der de  me  conter  cette  histoire?  Si  je  vous 
importune,  mettez  que  je  n'ai  rien  dit.» 

Le  monsieur  me  prit  le  bras  familièrement. 
«  Mais  pas  du  tout,  pas  du  tout.  Tenez,  res- 
tons un  peu  derrière;  Je  vais  vous  dire  ça, 
c'est  fort  triste.  Nous  avons  le  temps,  avant 
d'arriver  au  cimetière,  dont  vous  voyez  les 
arbres  là-haut,  car  la  côte  est  rude.» 

Et  il  commença  :  «Figurez-vous  que  cette 
jeune  femme,  M'"^  Paul  Hamot,  était  la  fille 
d'un  riche  commerçant  du  pays,  M.  Fonta- 
nelle. Elle  eut,  étant  toute  enfant,  à  l'âge  de 
onze  ans,  une  aventure  terrible  :  un  valet  la 
souilla.  Elle  en  faillit  mourir,  estropiée  par  ce 


MADAME    BAPTISTE.  j  5 

misérable  que  sa  brutalité  dénonça.  Un  épou- 
vantable procès  eut  lieu  et  révéla  que  depuis 
trois  mois  la  pauvre  martyre  était  victime  des 
honteuses  pratiques  de  cette  brute.  L'homme 
fut  condamné  aux  travaux  forcés  à  perpétuité. 

«La  petite  fille  grandit,  marquée  d'infa- 
mie, isolée,  sans  camarade,  à  peine  embrassée 
par  les  grandes  personnes  qui  auraient  cru  se 
tacher  les  lèvres  en  embrassant  son  front. 

«Elle  était  devenue  pour  la  ville  une  sorte 
de  monstre,  de  phénomène.  On  disait  tout 
bas  :  «Vous  savez,  la  petite  Fontanelle?» 
Dans  la  rue  tout  le  monde  se  retournait 
quand  elle  passait.  On  ne  pouvait  même  pas 
trouver  de  bonnes  pour  la  conduire  à  la 
promenade,  les  servantes  des  autres  familles  y 
se  tenant  à  l'écart  comme  si  une  contagion  se 
fût  émanée  de  l'enfant  pour  s'étendre  à  tous 
ceux  qui  l'approchaient. 

«C'était  pitié  de  voir  cette  pauvre  petite 
sur  le  cours  où  vont  jouer  les  mioches  toutes 
les  après-midi.  Elle  restait  toute  seule,  debout 
près  de  sa  domestique,  regardant  d'un  air 
triste  les  autres  gamins  qui  s'amusaient. 
Quelquefois,  cédant  à  une  irrésistible  envie 
de  se  mêler  aux  enfants,  elle  s'avançait  timi- 
dement, avec  des  gestes  craintifs  et  entrait 


36  MADAME    BAPTISTE. 

dans  un  groupe  d'un  pas  furtif,  comme  con- 
sciente de  son  indignité.  Et  aussitôt,  de  tous 
les  bancs,  accouraient  les  mères,  les  bonnes, 
les  tantes,  qui  saisissaient  par  la  main  les 
fillettes  confiées  à  leur  garde  et  les  entraî- 
naient brutalement.  La  petite  Fontanelle  de- 
meurait isolée,  éperdue,  sans  comprendre;  et 
elle  se  mettait  à  pleurer,  le  cœur  crevant  de 
chagrin.  Puis  elle  courait  se  cacher  la  figure, 
en  sanglotant,  dans  !e  tablier  de  sa  bonne. 

«Elle  grandit;  ce  fiit  pis  encore.  On  éloi- 
gnait d'elle  les  jeunes  filles  comme  d'une 
pestiférée.  Songez  donc  que  cette  jeune  per- 
sonne n'avait  plus  rien  à  apprendre,  rien; 
qu'elle  n'avait  plus  droit  à  la  symbolique 
fleur  d'oranger;  qu'elle  avait  pénétré,  pres- 
que avant  de  savoir  lire,  le  redoutable  mys- 
tère que  les  mères  laissent  à  peine  deviner, 
en  tremblant,  le  soir  seulement  du  mariage. 

«Quand  elle  passait  dans  la  rue,  accom- 
pagnée de  sa  gouvernante,  comme  si  on  l'eût 
gardée  à  vue  dans  la  crainte  incessante  de 
quelque  nouvelle  et  terrible  aventure,  quand 
elle  passait  dans  la  rue,  les  yeux  toujours 
baissés  sous  la  honte  mystérieuse  qu'elle  sen- 
tait peser  sur  elle,  les  autres  jeunes  filles, 
moins  naïves  qu'on  ne  pense,  chuchotaient 


MADAME   BAPTISTE.  IJ 

en  la  regardant  sournoisement,  ricanaient  en 
dessous,  et  détournaient  bien  vite  la  tête  d'un 
air  distrait,  si  par  hasard  elle  les  fixait. 

«On  la  saluait  à  peine.  Seuls,  quelques 
hommes  se  découvraient.  Les  mères  feignaient 
de  ne  Tavoir  pas  aperçue.  Quelques  petits 
voyous  l'appelaient  «madame  Baptiste»,  du 
nom  du  valet  qui  l'avait  outragée  et  perdue. 

«Personne  ne  connaissait  les  tortures  se- 
crètes de  son  âme,  car  elle  ne  parlait  guère 
et  ne  riait  jamais.  Ses  parents  eux-mêmes 
semblaient  gênés  devant  elle  comme  s'ils  lui 
en  eussent  éternellement  voulu  de  quelque 
faute  irréparable. 

«Un  honnête  homme  ne  donnerait  pas 
volontiers  la  main  à  un  forçat  libéré,  n'est-ce 
pas,  ce  forçat  fût-il  son  fils?  M.  et  M""^  Fon- 
tanelle considéraient  leur  fille  comme  ils 
eussent  fait  d'un  fils  sortant  du  bagne. 

«Elle  était  jolie  et  pâle,  grande,  mince,    , 
distinguée.  Elle  m'aurait  beaucoup  plu,  mon-v 
sieur,  sans  cette  affaire. 

«Or,  quand  nous  avons  eu  un  nouveau 
sous-préfet,  voici  maintenant  dix-huit  mois, 
il  amena  avec  lui  son  secrétaire  particulier, 
un  drôle  de  garçon  qui  avait  mené  la  vie 
dans  le  quartier  Latin,  paraît-il. 


38  MADAME    BAPTISTE. 

«Il  vit  M"^  Fontanelle  et  en  devint  amou- 
reux. On  lui  dit  tout.  II  se  contenta  de  ré- 
pondre :  «Bah,  c'est  justement  là  une  garan- 
«tie  pour  l'avenir.  J'aime  mieux  que  ce  soit 
«avant  qu'après.  Avec  cette  femme-là,  je  dor- 
«  m i raTtran quH  I e .  » 

«II  fît  sa  cour,  la  demanda  en  mariage  et 
l'épousa.  Alors,  ayant  du  toupet,  il  fit  des 
visites  de  noce  comme  si  de  rien  n'était. 
Quelques  personnes  les  rendirent,  d'autres 
s'abstinrent.  Enfin,  on  commençait  à  oublier 
et  elle  prenait  place  dans  le  monde. 

«Il  faut  vous  dire  qu'elle  adorait  son  mari 
comme  un  dieu.  Songez  qu'il  lui  avait  rendu 
l'honneur,  qu'il  l'avait  fait  rentrer  dans  la  loi 
commune,  qu'il  avait  bravé,  forcé  l'opinion, 
affronté  les  outrages,  accompli,  en  somme, 
un  acte  de  courage  que  bien  peu  d'hommes 
accompliraient.  Elle  avait  donc  pour  lui  une 
passion  exaltée  et  ombrageuse. 

«Elle  devint  enceinte,  et,  quand  on  apprit 
sa  grossesse,  les  personnes  les  plus  chatouil- 
leuses lui  ouvrirent  leur  porte,  comme  si  elle 
eût  été  définitivement  purifiée  par  la_mater- 
nité.  C'est  drôle,  mais  c'est  comme  ça... 

«Tout  allait  donc  pour  le  mieux,  qiland 
nous  avons  eu,  l'autre  jour,  la  fête  patronale 


MADAME   BAPTISTE.  39 

du  pays.  Le  préfet,  entouré  de  son  état-major 
et  des  autorités,  présidait  le  concours  des 
orphéons,  et  il  venait  de  prononcer  son  dis- 
cours, lorsque  commença  la  distribution  des 
médailles  que  son  secrétaire  particulier,  Paul 
Hamot,  remettait  à  chaque  titulaire. 

«Vous  savez  que  dans  ces  affaires-là  il  y  a 
toujours  des  jalousi-es  et  des  rivalités  qui  font 
perdre  la  mesure  aux  gens. 

«Toutes  les  dames  de  la  ville  étaient  là, 
sur  l'estrade. 

«A  son  tour  s'avança  le  chef  de  musique 
du  bourg  de  Mormillon.  Sa  troupe  n'avait 
qu'une  médaille  de  deuxième  classe.  On  ne 
peut  pas  en  donner  de  première  classe  à  tout 
le  monde,  n'est-ce  pas? 

«Quand  le  secrétaire  particulier  lui  remit 
son  emblème,  voilà  que  cet  homme  le  lui 
jette  à  la  figure  en  criant  :  «Tu  peux  la 
«garder  pour  Baptiste,  ta  médaille.  Tu  lui 
«en  dois  même  une  de  première  classe  aussi 
«bien  qu'à  moi.» 

«Il  y  avait  là  un  tas  de  peuple  qui  se  mit  à 
rire.  Le  peuple  n'est  pas  charitable  ni  délicat, 
et  tous  les  yeux  se  sont  tournés  vers  cette 
pauvre  dame. 

«Oh,  monsieur,  avez-vous  jamais  vu  une 


4o  MADAME   BAPTISTE. 

femme  devenir  folle?  —  Non.  —  Eh  bien, 
nous  avons  assisté  à  ce  spectacle-là!  Elle  se 
leva  et  retomba  sur  son  siège  trois  fois  de 
suite,  comme  si  elle  eût  voulu  se  sauver  et 
compris  qu'elle  ne  pourrait  traverser  toute 
cette  foule  qui  l'entourait. 

«Une  voix,  quelque  part,  dans  le  public, 
cria  encore  :  Ohé,  madame  Baptiste!» 
Alors  une  grande  rumeur  eut  lieu  faite  de 
gaietés  et  d'indignations. 

«C'était  une  houle,  un  tumulte;  toutes  les 
têtes  remuaient.  On  se  répétait  le  mot;  on  se 
haussait  pour  voir  la  figure  que  faisait  cette 
malheureuse;  des  maris  enlevaient  leurs 
femmes  dans  leurs  bras  afin  de  la  leur  mon- 
trer; des  gens  demandaient  :  «Laquelle,  celle 
«en  bleu?»  Les  gamins  poussaient  des  cris  de 
coq;  de  grands  rires  éclataient  de  place  en 
place. 

«Elle  ne  remuait  plus,  éperdue,  sur  son 
fauteuil  d'apparat,  comme  si  elle  eût  été 
placée  en  montre  pour  l'assemblée.  Elle  ne 
pouvait  ni  disparaître,  ni  bouger,  ni  dissi- 
muler son  visage.  Ses  paupières  clignotaient 
précipitamment  comme  si  une  grande  lu- 
mière lui  eût  brûlé  les  yeux,  et  elle  soufilait 
à  la  façon  d'un  cheval_qui  monte  une  côte. 


MADAME   BAPTISTE.  4» 

«Ça  fendait  le  cœur  de  la  voir. 

«M.  Hamot  avait  saisi  à  la  gorge  ce  gros- 
sier personnage,  et  ils  se  roulaient  par  terre 
au  milieu  d'un  tumulte  effroyable. 

«La  cérémonie  fut  interrompue., 

«Une  heure  après,  au  moment  où  les 
Hamot  rentraient  chez  eux,  la  jeune  femme, 
qui  n'avait  pas  prononcé  un  seul  mot  depuis 
l'insulte,  mais  qui  tremblait  comme  si  tous 
ses  nerfs  eussent  été  mis  en  danse  par  un  res- 
sort, enjamba  tout  à  coup  le  parapet  du  pont 
sans  que  son  mari  ait  eu  le  temps  de  la  re- 
tenir, et  se  jeta  dans  la  rivière. 

«L'eau  est  profonde  sous  les  arches.  On 
fut  deux  heures  avant  de  parvenir  à  la  repê- 
cher. Elle  était  morte,  naturellement.» 

Le  conteur  se  tut.  Puis  il  ajouta  :  «C'est 
peut-être  ce  qu'elle  avait  de  mieux  à  faire 
dans  sa  position.  H  y  a  des  choses  qu'on  n'ef- 
face pas. 

«Vous  saisissez  maintenant  pourquoi  le 
clergé  a  refusé  la  porte  de  l'église.  (Oh  !  si 
l'enterrement  avait  été  religieux,  toute  la 
ville  serait  venue.yMais  vous  comprenez  que 
le  suicide  s'ajoutant  à  l'autre  histoire,  les 
familles  se  sont  abstenues;  et  puis,  il  est  bien 


42  MADAME  BAPTISTE. 

difficile,  ici,  de  suivre  un  enterrement  sans 
prêtres.  » 

Nous  franchissions  la  porte  du  cimetière. 
Et  j'attendis,  très  ému,  qu'on  eût  ^descendu 
la  bière  dans  la  fosse  pour  m'approcher  du 
pauvre  garçon  qui  sanglotait  et  lui  serrer 
ënergiquement  la  main. 

II  me  regarda  avec  surprise  à  travers  ses 
larmes,  puis  prononça  :  «Merci,  monsieur.» 
Et  je  ne  regrettai  pas  d'avoir  suivi  ce  convoi. 

Madame  Baptiste  a  paru  dans  le  Gil-Blas  du  mardi 
28  novembre  1882,  sous  la  signature  :  Maufri- 
GNEUSE. 


LA  ROUILLE 


LA  ROUILLE. 


IL  n'avait  eu,  toute  sa  vie,  qu'une  inapai- 
sable  passion  :  la  chasse.  II  chassait  tous 
les  jours,  du  matin  au  soir,  avec  un  em- 
portement furieux.  II  chassait  hiver  comme 
été,  au  printemps  comme  à  l'automne,  au 
marais,  quand  les  règlements  interdisaient  la 
plaine  et  les  bois;  il  chassait  au  tiré,  à  courre, 
au  chien  d'arrêt,  au  chien  courant,  à  l'affût, 
au  miroir,  au  furet.  Il  ne  parlait  que  de  chasse, 
rêvait  chasse,  répétait  sans  cesse  :  «Doit-on 
être  malheureux  quand  on  n'aime  pas  la 
chasse  !  » 

Il  avait  maintenant  cinquante  ans  sonnés, 
se  portait  bien,  restait  vert,  bien  que  chauve, 
un  peu  gros,  mais  vigoureux;  et  il  portait  tout 


46  LA    ROUILLE. 

le  dessous  de  la  moustache  rasé  pour  bien 
découvrir  les  lèvres  et  garder  libre  le  tour  de 
la  bouche,  afin  de  pouvoir  sonner  du  cor  plus 
facilement. 

On  ne  le  désignait  dans  la  contrée  que 
par  son  petit  nom  :  M.  Hector.  II  s'appelait 
le  baron  Hector  Contran  de  Coutelier. 

II  habitait,  au  milieu  des  bois,  un  petit 
manoir,  dont  il  avait  hérité,  et,  bien  qu'il 
connût  toute  la  noblesse  du  département  et 
rencontrât  tous  ses  représentants  mâles  dans 
les  rendez-vous  de  chasse,  il  ne  fréquentait 
assidûment  qu'une  famille  :  les  Courville,  des 
voisins  aimables,  alliés  à  sa  race  depuis  des 
siècles. 

Dans  cette  maison  il  était  choyé,  aimé, 
dorloté,  et  il  disait  :  «  Si  je  n'étais  pas  chas- 
seur, je  voudrais  ne  point  vous  quitter.  » 
M.  de  Courville  était  son  ami  et  son  cama- 
rade depuis  l'enfance.  Centilhomme  agricul- 
teur, il  vivait  tranquille  avec  sa  femme,  sa 
fille  et  son  gendre,  M.  de  Darnetot,  qui  ne 
faisait  rien,  sous  prétexte  d'études  historiques. 

Le  baron  de  Coutelier  allait  souvent  dîner 
chez  ses  amis,  surtout  pour  leur  raconter  ses 
coups  de  fusil.  Il  avait  de  longues  histoires 
de  chiens  et  de  furets  dont  il  parlait  comme 


LA    ROUILLE.  4? 

de  personnages  marquants  qu'il  aurait  beau- 
coup connus.  II  dévoilait  leurs  pensées,  leurs 
intentions,  les  analysait,  les  expliquait  : 
«  Quand  Médor  a  vu  que  le  râle  le  faisait 
courir  ainsi,  il  s'est  dit  :  «Attends,  mon  gail- 
«lard,  nous  allons  rire.  »  Alors,  en  me  faisant 
signe  de  la  tête  d'aller  me  placer  au  coin  du 
champ  de  trèfle,  il  s'est  mis  à  quêter  de  biais, 
à  grand  bruit,  en  remuant  les  herbes  pour 
pousser  le  gibier  dans  l'angle  où  il  ne  pour- 
rait plus  échapper.  Tout  est  arrivé  comme 
il  l'avait  prévu;  le  râle,  tout  d'un  coup,  s'est 
trouvé  sur  la  lisière.  Impossible  d'aller  plus 
loin  sans  se  découvrir.  Il  s'est  dit  :  «Pincé, 
«nom  d'un  chien!  m  et  s'est  tapi.  Médor  alors 
tomba  en  arrêt  en  me  regardant;  je  lui  fais 
un  signe,  il  force.  —  Brrrou  —  le  râle  s'en- 
vole — -  j'épaule  —  pan  !  —  il  tombe;  et  Mé- 
dor, en  le  rapportant,  remuait  la  queue  pour 
médire:  «Est-il  joué,  ce  tour-là,  monsieur 
«Hector?» 

Courville,  Darnetot  et  les  deux  femmes 
riaient  follement  de  ces  récits  pittoresques 
où  le  baron  mettait  toute  son  âme.  Il  s'ani- 
mait, remuait  les  bras,  gesticulait  de  tout  le 
corps,  et  quand  il  disait  la  mort  du  gibier,  il 
riait  d'un  rire  formidable,  et  demandait  tou- 


48  LA    ROUILLE. 

jours  comme  conclusion  :  Est-elle  bonne, 
celle-là?» 

Dès  qu'on  parlait  d'autre  chose,  il  n'écou- 
tait plus  et  s'asseyait  tout  seul  à  fredonner  des 
fanfares.  Aussi,  dès  qu'un  instant  de  silence 
se  faisait  entre  deux  phrases,  dans  ces  mo- 
ments de  brusques  accalmies  qui  coupent  la 
rumeur  des  paroles,  on  entendait  tout  à  coup 
un  air  de  chasse  :  «Ton  ton,  ton  taine  ton 
ton»,  que  le  baron  poussait  en  gonflant  les 
joues  comme  s'il  eût  tenu  son  cor. 

Il  n'avait  jamais  vécu  que  pour  la  chasse  et 
vieillissait  sans  s'en  douter  ni  s'en  apercevoir. 
Brusquement,  il  eut  une  attaque  de  rhuma- 
tisme et  demeura  deux  mois  au  lit.  II  faillit 
mourir  de  chagrin  et  d'ennui.  Comme  il 
n'avait  pas  de  bonne,  faisant  préparer  sa  cui- 
sine par  un  vieux  serviteur,  il  n'obtenait  ni 
cataplasmes  chauds,  ni  petits  soins,  ni  rien 
de  ce  qu'il  faut  aux  souffrants.  Son  piqueur 
fut  son  garde-malade,  et  cet  écuyer  qui  s'en- 
nuyait au  moins  autant  que  son  maître,  dor- 
mait jour  et  nuit  dans  un  fauteuil,  pendant 
que  le  baron  jurait  et  s'exaspérait  entre  ses 
draps. 

Les  dames  de  Courville  venaient  parfois  le 
voir,  et  c'étaient  pour  lui  des  heures  de  calme 


LA    ROUILLE.  49 

et  de  bien-être.  Elles  préparaient  sa  tisane, 
avaient  soin  du  feu,  lui  servaient  gentiment 
son  déjeuner,  sur  le  bord  du  lit,  et  quand 
elles  partaient  il  murmurait  :  «Sacrebleu! 
vous  devriez  bien  venir  loger  ici.  »  Et  elles 
riaient  de  tout  leur  cœur. 

Comme  il  allait  mieux  et  recommençait  à 
chasser  au  marais  ;  il  vint  un  soir  dîner  chez 
ses  amis  ;  mais  il  n'avait  plus  son  entrain  ni  sa 
gaieté.  Une  pensée  incessante  le  torturait,  la 
crainte  d'être  ressaisi  par  les  douleurs  avant 
l'ouverture.  Au  moment  de  prendre  congé, 
alors  que  les  femmes  l'enveloppaient  en  un 
chale,  lui  nouaient  un  foulard  au  cou,  et  qu'il 
se  laissait  faire  pour  la  première  fois  de  sa 
vie,  il  murmura  d'un  ton  désolé  :  «Si  ça  re- 
commence, je  suis  un  homme  foutu.» 

Lorsqu'il  fut  parti,  M"^  de  Darnetot  dit  à 
sa  mère  :  «  II  faudrait  marier  le  baron.  » 

Tout  le  monde  leva  les  bras.  Comment  n'y 
avait-on  pas  encore  songé?  On  chercha  toute 
la  soirée  parmi  les  veuves  qu'on  connaissait, 
et  le  choix  s'arrêta  sur  une  femme  de  qua- 
rante ans,  encore  jolie,  assez  riche,  de  belle 
humeur  et  bien  portante,  qui  s'appelait 
M"""  Berthe  Vilers. 


JO  LA    ROUILLE. 

On  l'invita  à  passer  un  mois  au  château. 
Elle  s'ennuyait.  Elle  vint.  Elle  était  remuante 
et  gaie  ;  M.  de  Coutelier  lui  plut  tout  de  suite. 
Elle  s'en  amusait  comme  d'un  jouet  vivant, 
et  passait  des  heures  entières  à  l'interroger 
sournoisement  sur  les  sentiments  des  lapins 
et  les  machinations  des  renards.  II  distinguait 
gravement  les  manières  de  voir  différentes 
des  divers  animaux,  et  leur  prêtait  des  plans 
et  des  raisonnements  subtils  comme  aux 
hommes  de  sa  connaissance. 

L'attention  qu'elle  lui  donnait  le  ravit,  et, 
un  soir,  pour  lui  témoigner  son  estime,  il  la 
pria  de  chasser,  ce  qu'il  n'avait  encore  jamais 
fait  pour  aucune  femme.  L'invitation  parut  si 
drôle  qu'elle  accepta.  Ce  fut  une  fête  pour 
l'équiper;  tout  le  monde  s'y  mit,  lui  offrit 
quelque  chose  et  elle  apparut  vêtue  en  ma- 
nière d'amazone,  avec  des  bottes,  des  culottes 
d'homme,  une  jupe  courte,  une  jaquette  de 
velours  trop  étroite  pour  la  gorge  et  une 
casquette  de  valet  de  chiens. 

Le  baron  semblait  ému  comme  s'il  allait 
tirer  son  premier  coup  de  fusil.  Il  lui  expli- 
qua minutieusement  la  direction  du  vent,  les 
différents  arrêts  des  chiens,  la  façon  de  tirer 
les  gibiers;  puis  il  la  poussa  dans  un  champ. 


LA    ROUILLE.  J  I 

en  la  suivant  pas  à  pas  avec  la  sollicitude 
d'une  nourrice  qui  regarde  son  nourrisson 
marcher  pour  la  première  fois. 

Médor  rencontra,  rampa,  s'arrêta,  leva  la 
patte.  Le  baron,  derrière  son  élève,  tremblait 
comme  une  feuille.  II  balbutiait  :  «  Atten- 
tion, attention,  des  per. ..  desper. ..  des  per- 
drix. )) 

II  n'avait  pas  fini  qu'un  grand  bruit  s'en- 
vola de  terre,  —  brrr,  brrr,  brrr  —  et  un  ré- 
giment de  gros  oiseaux  monta  dans  l'air  en 
battant  des  ailes. 

M""^  Vilers,  éperdue,  ferma  les  yeux,  lâcha 
les  deux  coups,  recula  d'un  pas  sous  la  se- 
cousse du  fusil,  puis,  quand  elle  reprit  son 
sang-froid,  elle  aperçut  le  baron  qui  dansait 
comme  un  fou,  et  Médor  rapportant  deux 
perdrix  dans  sa  gueule. 

A  dater  de  ce  jour,  M.  de  Coutelier  fut 
amoureux  d'elle. 

II  disait  en  levant  les  yeux  :  «  Quelle 
femme  !  »  et  il  venait  tous  les  soirs  maintenant 
pour  causer  chasse.  Un  jour,  M.  de  Cour- 
ville,  qui  le  reconduisait  et  l'écoutait  s'exta- 
sier sur  sa  nouvelle  amie,  lui  demanda  brus- 
quement :  «  Pourquoi  ne  l'épousez-vous  pas  ?  » 
Le  baron   resta  saisi  :  «Moi?  moi?  l'épou- 

4. 


J2  LA    ROUILLE. 

ser?. . .  mais. . .  au  fait —  »  Et  il  se  tut.  Puis  ser- 
rant précipitamment  la  main  de  son  compa- 
gnon, il  murmura  :  «Au  revoir,  mon  ami,» 
et  disparut  à  grands  pas  dans  la  nuit. 

II  fut  trois  jours  sans  revenir.  Quand  il  re- 
parut, il  était  pâli  par  ses  réflexions,  et  plus 
grave  que  de  coutume.  Ayant  pris  à  part 
M.  de  Courville  :  «Vous  avez  eu  là  une  fa- 
meuse idée.  Tâchez  de  la  préparer  à  m'ac- 
cepter.  Sacrebleu,  une  femme  comme  ça,  on 
la  dirait  faite  pour  moi.  Nous  chasserons  en- 
semble toute  Tannée.  » 

M.  de  Courville,  certain  qu'il  ne  serait  pas 
refusé,  répondit  :  «Faites  votre  demande  tout 
de  suite,  mon  cher.  Voulez-vous  que  je  m'en 
charge?  »  Mais  le  baron  se  troubla  soudain  ; 
et  balbutiant  :  «  Non. . .  non. . . ,  il  faut  d'abord 
que  je  fasse  un  petit  voyage...  un  petit 
voyage...  à  Paris.  Dès  que  je  serai  revenu, 
je  vous  répondrai  définitivement.»  On  n'en 
put  obtenir  d'autres  éclaircissements  et  il  par- 
tit le  lendemain. 

Le  voyage  dura  longtemps.  Une  semaine, 
deux  semaines,  trois  semaines  se  passèrent, 
M.  de  Coutelier  ne  reparaissait  pas.  Les  Cour- 
ville, étonnés,  inquiets,  ne  savaient  que  dire 


LA    ROUILLE.  5  3 

à  leur  amie  qu'ils  avaient  prévenue  de  la  dé- 
marche du  baron.  On  envoyait  tous  les  deux 
jours  prendre  chez  lui  de  ses  nouvelles;  aucun 
de  ses  serviteurs  n'en  avait  reçu. 

Or,  un  soir,  comme  M""*"  Vilers  chantait  en 
s'accompagnant  au  piano,  une  bonne  vint, 
avec  un  grand  mystère,  chercher  M.  de  Cour- 
ville,  en  lui  disant  tout  bas  qu'un  monsieur  le 
demandait.  C'était  le  baron,  changé,  vieilli, 
en  costume  de  voyage.  Dès  qu'il  vit  son  vieil 
ami,  il  lui  saisit  les  mains,  et  d'une  voix  un 
peu  fatiguée:  «J'arrive  à  l'instant,  mon  cher, 
et  j'accours  chez  vous,  je  n'en  puis  plus.» 
Puis  il  hésita,  visiblement  embarrassé  :  «Je 
voulais  vous  dire. . .  tout  de  suite.. .  que  cette. . . 
cette  affaire...  vous  savez  bien...  est  man- 
quée.  » 

M.  de  Courville  le  regardait  stupéfait  : 
«  Comment?  manquée?  Et  pourquoi?  —  Oh  ! 
ne  m'interrogez  pas,  je  vous  prie,  ce  serait 
trop  pénible  à  dire,  mais  soyez  sûr  que  j'agis 
en. . .  en  honnête  homme.  Je  ne  peux  pas. . .  Je 
n'ai  pas  le  droit,  vous  entendez,  pas  le  droit, 
d'épouser  cette  dame.  J'attendrai  qu'elle  soit 
partie  pour  revenir  chez  vous;  il  me  serait 
trop  douloureux  de  la  revoir.  Adieu.  » 

Et  il  s'enfuit. 


54  LA    ROUILLE. 

Toute  la  famille  délibéra,  discuta,  supposa 
mille  choses.  On  conclut  qu'un  grand  mystère 
était  caché  dans  la  vie  du  baron,  qu'il  avait 
peut-être  des  enfants  naturels,  une  vieille  liai- 
son. Enfin  l'affaire  paraissait  grave  et,  pour  ne 
point  entrer  en  des  complications  difficiles, 
on  prévint  habilement  M™^  Vilers,  qui  s'en 
retourna  veuve  comme  elle  était  venue. 

Trois  mois  encore  se  passèrent.  Un  soir, 
comme  il  avait  fortement  dîné  et  qu'il  titubait 
un  peu,  M.  de  Coutelier,  en  fumant  sa  pipe 
le  soir  avec  M.  de  Courville,  lui  dit  :  «  Si  vous 
saviez  comme  je  pense  souvent  à  votre  amie, 
vous  auriez  pitié  de  moi.  » 

L'autre,  que  la  conduite  du  baron  en  cette 
circonstance  avait  un  peu  froissé,  lui  dit  sa 
pensée  vivement  :  «Sacrebleu,  mon  cher, 
quand  on  a  des  secrets  dans  son  existence, 
on  ne  s'avance  pas  d'abord  comme  vous  l'avez 
fait;  car,  enfin,  vous  pouviez  prévoir  le  motif 
de  votre  reculade,  assurément.  » 

Le  baron  confus  cessa  de  fumer. 

«Oui  et  non.  Enfin,  je  n'aurais  pas  cru  ce 
qui  est  arrivé.  » 

M.  de  Courville,  impatienté,  reprit  :  «On 
doit  tout  prévoir.  » 

Mais  M.  de  Coutelier,  en  sondant  de  l'œil 


LA    ROUILLE.  5  5 

les  ténèbres  pour  être  sûr  qu'on  ne  les  écou- 
tait pas,  reprit  à  voix  basse  : 

«Je  vois  bien  que  je  vous  ai  blessé  et  je 
vais  tout  vous  dire  pour  me  faire  excuser.  De- 
puis vingt  ans,  mon  ami,  je  ne  vis  que  pour 
la  chasse.  Je  n'aime  que  ça,  vous  le  savez,  je 
ne  m'occupe  que  de  ça.  Aussi,  au  moment 
de  contracter  des  devoirs  envers  cette  dame, 
un  scrupule,  un  scrupule  de  conscience  m'est 
venu.  Depuis  le  temps  que  j'ai  perdu  l'ha- 
bitude de...  de...  de  l'amour,  enfin,  je  ne 
savais  plus  si  je  serais  encore  capable  de., 
de...  vous  savez  bien...  Songez  donc?  voici 
maintenant  seize  ans  exactement  que. . .  que. . 
que...  pour  la  dernière  fois,  vous  comprenez 
Dans  ce  pays-ci,  ce  n'est  pas  facile  de...  de., 
vous  y  êtes.  Et  puis  j'avais  autre  chose  à  faire, 
j'aime  mieux  tirer  un  coup  de  fusil.  Bref,  au 
moment  de  m'engager  devant  le  maire  et 
le  prêtre  à...  à...  ce  que  vous  savez,  j'ai  eu 
peur.  Je  me  suis  dit  :  Bigre,  mais  si...  si... 
j'allais  rater.  Un  honnête  homme  ne  manque 
jamais  à  ses  engagements  et  je  prenais  là 
un  engagement  sacré  vis-à-vis  de  cette  per- 
sonne. Enfin,  pour  en  avoir  le  cœur  net, 
je  me  suis  promis  d'aller  passer  huit  jours  à 
Paris. 


5  6  LA    ROUILLE. 

((Au  bout  (de  huit  jours,  rien,  mais  rien.  Et 
ce  n'est  pas  faute  (J'avoir  essayé.  J'ai  pris  ce 
qu'il  y  avait  de  mieux  dans  tous  les  genres. 
Je  vous  assure  qu'elles  ont  fait  ce  qu'elles  ont 
pu. . .  Oui. . .  certainement  elles  n'ont  rien  né- 
gligé...  Mais  que  voulez-vous,  elles  se  reti- 
raient toujours...  bredouilles...  bredouilles... 
bredouilles. 

((  J'ai  attendu  alors  quinze  jours ,  trois  se- 
maines, espérant  toujours.  J'ai  mangé  dans 
les  restaurants  un  tas  de  choses  poivrées ,  qui 
m'ont  perdu  l'estomac,  et...  et...  rien...  tou- 
jours rien. 

((Vous  comprenez  que,  dans  ces  circon- 
stances, devant  cette  constatation,  je  ne  pou- 
vais que...  que...  que  me  retirer.  Ce  que  j'ai 
fait.  » 

M.  deCourville  se  tordait  pour  ne  pas  rire. 
II  serra  gravement  les  mains  du  baron  en  lui 
disant  :  ((Je  vous  plains,»  et  le  reconduisit 
jusqu'à  mi-chemin  de  sa  demeure.  Puis,  lors- 
qu'il se  trouva  seul  avec  sa  femme,  il  lui  dit 
tout,  en  suffoquant  de  gaieté.  Mais  M"*"  de 
Courville  ne  riait  point;  elle  écoutait,  très 
attentive,  et  lorsque  son  mari  eut  achevé,  elle 
répondit  avec  un  grand  sérieux  :  ((  Le  baron 
est  un  niais,  mon  cher;  il  avait  peur,  voilà 


LA    ROUILLE.  57 

tout.  Je  vais  écrire  à  Berthe  de]  revenir,  et 
bien  vite.  » 

Et  comme  M.  de  Courville  objectait  le 
long  et  inutile  essai  de  leur  ami,  elle  reprit  : 
«Bah!  quand  on  aime  sa  femme,  entendez- 
vous,  cette  chose-là...  revient  toujours.  » 

Et  M.  de  Courville  ne  répliqua  rien,  un 
peu  confus  lui-même. 

La  Rouille  a  paru  dans  le  Gil-Blas.  du  jeudi  14  sep- 
tembre 1882 ,  sous  le  titre  de  M.  de  Coutelier  et  signé  : 
Maufrigneuse. 


MARROCA 


/a    UL 


MARROCA. 


MON  ami,  tu  m'as  demandé  de  t'en- 
voyer  mes  impressions,  mes  aven- 
tures, et  surtout  mes  histoires  d'a- 
mour sur  cette  terre  d'Afrique  qui  m'attirait 
depuis  si  longtemps.  Tu  riais  beaucoup,  d'a- 
vance, de  mes  tendresses  noires,  comme  tu 
disais,  et  tu  me  voyais  déjà  revenir  suivi  d'une 
grande  femme  en  ébène,  coiffée  d'un  foulard 
jaune,  et  ballottante  en  des  vêtements  écla- 
tants. 

Le  tour  des  Mauricaudes  viendra  sans 
doute,  car  j'en  ai  vu  déjà  plusieurs  qui  m'ont 
donné  quelque  envie  de  me  tremper  en  cette 
encre;  mais  je  suis  tombé  pour  mon  début 


62  MARROCA. 

sur  quelque  chose  de  mieux  et  de  singulière- 
ment original. 

Tu  m'as  écrit,  dans  ta  dernière  lettre  : 
«Quand  je  sais  comment  on  aime  dans  un 
pays,  je  connais  ce  pays  à  le  décrire,  bien 
que  ne  l'ayant  jamais  vu.»  Sache  qu'ici  on 
aime  furieusement.  On  sent,  dès  les  premiers 
jours,  une  sorte  d'ardeur  frémissante,  un  sou- 
lèvement, une  brusque  tension  des  désirs,  un 
énervement  courant  au  bout  des  doigts,  qui 
surexcitent  à  les  exaspérer  nos  puissances 
amoureuses  et  toutes  nos  facultés  de  sensation 
physique,  depuis  le  simple  contact  des  mains 
jusqu'à  cet  innommable  besoin  qui  nous  fait 
commettre  tant  de  sottises. 

Entendons-nous  bien.  Je  ne  sais  si  ce  que 
vous  appelez  l'amour  du  cœur,  l'amour  des 
âmes,  si  l'idéalisme  sentimental,  le  platonisme 
enfin,  peut  exister  sous  ce  ciel;  j'en  doute 
même.  Mais  l'autre  amour,  celui  des  sens,  qui 
a  du  bon,  et  beaucoup  de  bon,  est  véritable- 
ment terrible  en  ce  climat.  La  chaleur,  cette 
constante  brûlure  de  l'air  qui  vous  enfièvre, 
ces  souffles  suffocants  du  Sud ,  ces  marées  de 
feu  venues  du  grand  désert  si  proche,  ce  lourd 
siroco,  plus  ravageant,  plus  desséchant  que 
la  flamme,  ce  perpétuel  incendie  d'un  conti- 


MARROCA.  63 

nent  tout  entier  brûlé  jusqu'aux  pierres  par 
un  énorme  et  dévorant  soleil,  embrasent  le 
sang,  affolent  la  chair,  embestialisent. 

Mais  j'arrive  à  mon  histoire.  Je  ne  te  dis 
rien  de  mes  premiers  temps  de  séjour  en  Al- 
gérie. Après  avoir  visité  Bône,  Constantine, 
Biskra  et  Sétif,  je  suis  venu  à  Bougie  par  les 
gorges  du  Chabet  et  une  incomparable  route 
au  milieu  des  forêts  kabyles,  qui  suit  la  mer 
en  la  dominant  de  deux  cents  mètres  et  ser- 
pente selon  les  festons  de  la  haute  montagne, 
jusqu'à  ce  merveilleux  golfe  de  Bougie  aussi 
beau  que  celui  de  Naples,  que  celui  d'Ajaccio 
et  que  celui  de  Douarnenez,  les  plus  admira- 
bles   que   je    connaisse.  J'excepte  dans  ma 
comparaison  cette   invraisemblable  baie  de 
Porto,  ceinte  de  granit  rouge,  et  habitée  par 
les  fantastigues  et  sanglants  géants  de  pierre 
qu'on  appelle  les  «Calanche»  de  Piana,  sur 
les  côtes  Ouest  de  la  Corse. 

De  loin,  de  très  loin,  avant  de  contourner 
le  grand  bassin  où  dort  l'eau  pacifique,  on 
aperçoit  Bougie.  Elle  est  bâtie  sur  les  flancs 
rapides  d'un  mont  très  élevé  et  couronné  par 
des  bois.  C'est  une  tache  blanche  dans  cette 
pente  verte  ;  on  dirait  l'écume  d'une  cascade 
tombant  à  la  mer. 


64  MARROCA. 

Dès  que  j'eus  mis  le  pied  dans  cette  toute 
petite  et  ravissante  ville,  je  compris  que  j'al- 
lais y  rester  longtemps.  De  partout  l'œil  em- 
brasse un  vaste  cercle  de  sommets  crochus, 
dentelés,  cornus  et  bizarres,  tellement  fermé 
qu'on  découvre  à  peine  la  pleine  mer  et  que 
le  golfe  a  l'air  d'un  lac.  L'eau  bleue,  d'un 
bleu  laiteux,  est  d'une  transparence  admira- 
ble, et  le  ciel  d'azur,  d'un  azur  épais,  comme 
s'il  avait  reçu  deux  couches  de  couleur,  étale 
au-dessus  sa  surprenante  beauté.  Ils  semblent 
se  mirer  l'un  dans  l'autre  et  se  renvoyer  leurs 
reflets. 

Bougie  est  la  ville  des  ruines.  Sur  le  quai, 
en  arrivant,  on  rencontre  un  débris  si  magni- 
fique qu'on  le  dirait  d'opéra.  C'est  la  vieille 
porte  Sarrazine,  envahie  de  lierre.  Et  dans 
les  bois  montueux  autour  de  la  cité,  partout 
des  ruines,  des  pans  de  murailles  romaines, 
des  morceaux  de  monuments  sarrazins,  des 
restes  de  constructions  arabes. 

J'avais  loué  dans  la  ville  haute  une  petite 
maison  mauresque.  Tu  connais  ces  demeures 
si  souvent  décrites.  Elles  ne  possèdent  point 
de  fenêtres  en  dehors  ;  mais  une  cour  inté- 
rieure les  éclaire  du  haut  en  bas.  Elles  ont, 
au  premier,  une  grande  salle  fraîche  où  l'on 


MARROCA.  65 

passe  les  jours,  et  tout  en  haut  une  terrasse 
où  Ton  passe  les  nuits. 

Je  me  mis  tout  de  suite  aux  coutumes  des 
pays  chauds,  c'est-à-dire  à  faire  la  sieste  après 
mon  déjeuner.  C'est  l'heure  étouffante  d'Afri- 
que, l'heure  où  l'on  ne  respire  plus,  l'heure 
où  les  rues,  les  plaines,  les  longues  routes 
aveuglantes  sont  désertes,  où  tout  le  monde 
dort,  essaye  au  moins  de  dormir,  avec  aussi 
peu  de  vêtements  que  possible. 

J'avais  installé  dans  ma  salle  à  colonnettes 
d'architecture  arabe  un  grand  divan  moel- 
leux, couvert  de  tapis  du  Djebel-Amour.  Je 
m'étendais  là-dessus  à  peu  près  dans  le  cos- 
tume d'Assan,  mais  je  n'y  pouvais  guère  re- 
poser, torturé  par  ma  continence. 

Oh!  mon  ami,  il  est  deux  supplices  de 
cette  terre  que  je  te  souhaite  de  ne  jamais 
connaître  :  le  manque  d'eau  et  le  manque  de 
femmes.  Lequel  est  le  plus  affreux?  Je  ne  sais. 
Dans  le  désert,  on  commettrait  toutes  les  in- 
famies pour  un  verre  d'eau  claire  et  froide. 
Q.ue  ne  ferait-on  pas  en  certaines  villes  du 
littoral  pour  une  belle  fille  fraîche  et  saine? 
Car  elles  ne  manquent  pas,  les  filles,  en  Afri- 
que! Elles  foisonnent,  au  contraire;  mais, 
pour  continuer  ma  comparaison,  elles  y  sont 


66  MARROCA. 

tout  aussi  malfaisantes  et  pourries  que  le  li- 
quide fangeux  des  puits  sahariens. 

Or,  voici  qu'un  jour,  plus  énervé  que  de 
coutume,  je  tentai,  mais  en  vain,  de  fermer 
les  yeux.  Mes  jambes  vibraient  comme  pi- 
quées en  dedans  ;  une  angoisse  inquiète  me 
retournait  à  tout  moment  sur  mes  tapis» 
Enfin,  n'y  tenant  plus,  je  me  levai  et  je 
sortis. 

C'était  en  juillet,  par  une  après-midi  tor- 
ride.  Les  pavés  des  rues  étaient  chauds  à 
cuire  du  pain;  la  chemise,  tout  de  suite 
trempée,  collait  au  corps,  et,  par  tout  l'ho- 
rizon, flottait  une  petite  vapeur  blanche,  cette 
buée  ardente  du  siroco,  qui  semble  de  la 
chaleur  palpable. 

Je  descendis  près  de  la  mer  et,  contour- 
nant le  port,  je  me  mis  à  suivre  la  berge 
le  long  de  la  jolie  baie  où  sont  les  bains. 
La  montagne  escarpée,  couverte  de  taillis,  de 
hautes  plantes  aromatiques  aux  senteurs  puis- 
santes, s'arrondit  en  cercle  autour  de  cette 
crique  où  trempent,  tout  le  long  du  bord,  de 
gros  rochers  bruns. 

Personne  dehors;  rien  ne  remuait;  pas  un 
cri  de  bête,  un  vol  d'oiseau,  pas  un  bruit, 
pas  même  un  clapotement,  tant  la  mer  im- 


MARROCA.  67 

mobile  paraissait  engourdie  sous  le  soIeiL 
Mais  dans  l'air  cuisant,  je  croyais  saisir  une 
sorte  de  bourdonnement  de  feu. 

Soudain,  derrière  une  de  ces  roches  à  demi 
noyées  dans  l'onde  silencieuse,  je  devinai  un 
léger  mouvement  et,  m'étant  retourné,  j'a- 
perçus, prenant  son  bain,  se  croyant  bien 
seule  à  cette  heure  brûlante,  une  grande  fille 
nue,  enfoncée  jusqu'aux  seins.  Elle  tournait 
la  tête  vers  la  pleine  mer  et  sautillait  douce- 
ment sans  me  voir. 

Rien  de  plus  étonnant  que  ce  tableau  : 
cette  belle  femme  dans  cette  eau  transparente 
comme  du  verre,  sous  cette  lumière  aveu- 
glante. Car  elle  était  belle  merveilleusement, 
cette  femme,  grande,  modelée  en  statue. 

Elle  se  retourna,  poussa  un  cri,  et,  moitié 
nageant,  moitié  marchant,  se  cacha  tout  à  fait 
derrière  sa  roche. 

Comme  il  fallait  bien  qu'elle  sortît,  je 
m*assis  sur  la  berge  et  j'attendis.  Alors  elle 
montra  tout  doucement  sa  tête  surchargée  de 
cheveux  noirs  liés  à  la  diable.  Sa  bouche  était 
large,  aux  lèvres  retroussées  comme  des  bour- 
relets; ses  yeux  énormes,  effrontés,  et  toute 
sa  chair  un  peu  brunie  par  le  climat  semblait 
une  chair  d'ivoire  ancien,  dure  et  douce,  de 


6  8  MARROCA. 

belle  race  blanche  teintée  par  le  soleil  des 
nègres. 

Elle  me  cria  :  «AlIez-vous-en.»  Et  sa  voix 
pleine,  un  peu  forte  comme  toute  sa  per- 
sonne, avait  un  accent  guttural.  Je  ne  bougeai 
point.  Elle  ajouta  :  «Ça  n'est  pas  bien  de  rester 
ià,  monsieur.»  Les  r,  dans  sa  bouche,  rou- 
laient comme  des  chariots.  Je  ne  remuai  pas 
davantage.  La  tête  disparut. 

Dix  minutes  s'écoulèrent,  et  les  cheveux, 
puis  le  front,  puis  les  yeux  se  remontrèrent 
avec  lenteur  et  prudence,  comme  font  les 
enfants  qui  jouent  à  cache-cache  pour  obser- 
ver celui  qui  les  cherche. 

Cette  fois,  elle  eut  l'air  furieux;  elle  cria  : 
«Vous  allez  me  faire  attraper  mal.  Je  ne  par- 
tirai pas  tant  que  vous  serez  là.»  Alors  je  me 
ievai  et  m'en  allai,  non  sans  me  retourner 
souvent.  Quand  elle  me  jugea  assez  loin,  elle 
sortit  de  l'eau,  à  demi  courbée,  me  tournant 
ses  reins,  et  elle  disparut  dans  un  creux  du 
roc,  derrière  une  jupe  suspendue  à  l'entrée. 

Je  revins  le  lendemain.  Elle  était  encore 
au  bain,  mais  vêtue  d'un  costume  entier.  Elle 
se  mit  à  rire  en  me  montrant  ses  dents  lui- 
santes. 

Huit  jours  après,  nous  étions  amis.  Huit 


MARROCA.  69 

jours  de  plus,  et  nous  le  devenions  encore 
davantage. 

Elle  s'appelait  Marroca,  d'un  surnom  sans 
doute,  et  prononçait  ce  mot  comme  s'il  eût 
contenu  quinze  r.  Fille  de  colons  espagnols, 
elle  avait  épousé  un  Français  nommé  Pon- 
tabèze.  Son  mari  était  employé  de  l'Etat.  Je 
n'ai  jamais  su  bien  au  juste  quelles  fonctions 
il  remplissait.  Je  constatai  qu'il  était  fort  oc- 
cupé, et  je  n'en  demandai  pas  plus  long. 

Alors,  changeant  l'heure  de  son  bain,  elle 
vint  chaque  jour  après  mon  déjeuner  faire  la 
sieste  en  ma  maison.  Quelle  sieste  !  Si  c'est 
là  se  reposer  ! 

C'était  vraiment  une  admirable  fille,  d'un 
type  un  peu  bestial,  mais  superbe.  Ses  yeux 
semblaient  toujours  luisants  de  passion  ;  sa 
bouche  entr'ouverte ,  ses  dents  pointues,  son 
sourire  même  avaient  quelque  chose  de  féro- 
cement sensuel,  et  ses  seins  étranges,  allongés 
et  droits,  aigus  comme  des  poires  de  chair, 
élastiques  comme  s'ils  eussent  renfermé  des 
ressorts  d'acier,  donnaient  à  son  corps  quelque 
chose  d'animal,  faisaient  d'elle  une  sorte 
d'être  inférieur  et  magnifique,  de  créature 
destinée  à  l'amour  désordonné,  éveillaient  en 
moi  l'idée  des  obscènes   divinités  antiques 


yo  MARROCA. 

dont  les  tendresses  libres  s'étalaient  au  milieu 
des  herbes  et  des  feuilles. 

Et  jamais  femme  ne  porta  dans  ses  flancs 
de  plus  inapaisables  désirs.  Ses  ardeurs  achar- 
nées et  ses  hurlantes  étreintes,  avec  des  grin- 
cements de  dents,  des  convulsions  et  des 
morsures,  étaient  suivies  presque  aussitôt  d'as- 
soupissements profonds  comme  une  mort. 
Mais  elle  se  réveillait  brusquement  en  mes 
bras,  toute  prête  à  des  enlacements  nouveaux, 
fa  gorge  gonflée  de  baisers. 

Son  esprit,  d'ailleurs,  était  simple  comme 
deux  et  deux  font  quatre,  et  un  rire  sonore 
lui  tenait  lieu  de  pensée. 

Fière  par  instinct  de  sa  beauté,  elle  avait 
en  horreur  les  voiles  les  plus  légers,  et  elle 
circulait,  courait,  gambadait  dans  ma  maison 
avec  une  impudeur  inconsciente  et  hardie. 
Quand  elle  était  enfin  repue  d'amour,  épuisée 
de  cris  et  de  mouvement,  elle  dormait  à  mes 
côtés,  sur  le  divan,  d'un  sommeil  fort  et  pai- 
sible, tandis  que  l'accablante  chaleur  faisait 
pointer  sur  sa  peau  brunie  de  minuscules 
gouttes  de  sueur,  dégageait  d'elle,  de  ses  bras 
relevés  sous  sa  tête,  de  tous  ses  replis  secrets, 
cette  odeur  fauve  qui  plaît  aux  mâles. 

Quelquefois  elle  revenait  le  soir,  son  mari 


MARROCA.  71 

étant  de  service  je  ne  sais  où.  Nous  nous  éten- 
dions alors  sur  la  terrasse,  à  peine  enveloppés 
en  de  fins  et  flottants  tissus  d'Orient. 

Quand  la  grande  lune  illuminante  des 
pays  chauds  s'étalait  en  plein  dans  le  ciel, 
éclairant  la  ville  et  le  golfe  avec  son  cadre 
arrondi  de  montagnes,  nous  apercevions  alors 
sur  toutes  les  autres  terrasses  comme  une 
armée  de  silencieux  fantômes  étendus  qui 
parfois  se  levaient,  changeaient  de  place  et 
se  recouchaient  sous  la  tiédeur  langoureuse 
du  ciel  apaisé. 

Malgré  l'éclat  de  ces  soirées  d'Afrique, 
Marroca  s'obstinait  à  se  mettre  nue  encore 
sous  les  clairs  rayons  de  la  lune  ;  elle  ne  s'in- 
quiétait guère  de  tous  ceux  qui  nous  pou- 
vaient voir,  et  souvent  elle  poussait  par  la 
nuit,  malgré  mes  craintes  et  mes  prières,  de 
longs  cris  vibrants,  qui  faisaient  au  loin  hurler 
les  chiens. 

Comme  je  sommeillais  un  soir,  sous  le 
large  firmament  tout  barbouillé  d'étoiles,  elle 
vint  s'agenouiller  sur  mon  tapis,  et  appro- 
chant de  ma  bouche  ses  grandes  lèvres  re- 
tournées : 

«Il  faut,  dit-elle,  que  tu  viennes  dormir 
chez  moi.» 


72  MARROCA. 

Je  ne  comprenais  pas.  «Comment  chez 
toi? 

—  Oui,  quand  mon  mari  sera  parti,  tu 
viendras  dormir  à  sa  place.» 

Je  ne  pus  m'empêcher  de  rire. 

«Pourquoi  ça,  puisque  tu  viens  ici?» 

Elle  reprit,  en  me  parlant  dans  la  bouche, 
me  jetant  son  haleine  chaude  au  fond  de  la 
gorge,  mouillant  ma  moustache  de  son  souf- 
fle :  «C'est  pour  me  faire  un  souvenir.»  Et 
IV  de  souvenir  traîna  longtemps  avec  un  fracas 
de  torrent  sur  des  roches. 

Je  ne  saisissais  point  son  idée.  Elle  passa 
ses  bras  à  mon  cou.  «Quand'tu  ne  seras  plus 
là,  dit-elle,  j'y  penserai.  Et  quand  j'embras- 
serai mon  mari,  il  me  semblera  que  ce  sera 
toi.» 

Et  les  mai  et  les  rrra  prenaient  en  sa  voix 
des  grondements  de  tonnerres  familiers. 

Je  murmurai  attendri  et  très  égayé  : 

«Mais  tu  es  folle.  J'aime  mieux  rester  chez 
moi.» 

Je  n'ai ,  en  effet,  aucun  goût  pour  les  rendez- 
vous  sous  un  toit  conjugal;  ce  sont  là  des  sou- 
ricières où  sont  toujours  pris  les  imbéciles. 
Mais  elle  me  pria,  mesuppha,  pleura  même, 
ajoutant  :  «Tu  verras  comme  je  t'aimerrrai.» 


MARROCA.  75 

T'aimenrai  retentissait  à  la  façon  d'un  roule- 
ment de  tambour  battant  la  charge. 

Son  désir  me  semblait  tellement  singulier 
que  je  ne  me  l'expliquais  point;  puis,  en  y 
songeant,  je  crus  démêler  quelque  haine  pro- 
fonde contre  son  mari,  une  de  ces  vengeances 
secrètes  de  femme  qui  trompe  avec  déhces 
l'homme  abhorré  et  le  veut  encore  tromper 
chez  lui,  dans  ses  meubles,  dans  ses  draps. 

Je  lui  dis  :  «Ton  mari  est  très  méchant 
pour  toi?» 

Elle  prit  un  air  fâché.  «Oh  non,  très  bon. 

—  Mais  tu  ne  l'aimes  pas,  toi?» 

Elle  me  fixa  avec  ses  larges  yeux  étonnés. 

«Si,  je  l'aime  beaucoup,  au  contraire, 
beaucoup,  beaucoup,  mais  pas  tant  que  toi, 
mon  cœurrr.  » 

Je  ne  comprenais  plus  du  tout  et,  comme 
je  cherchais  à  deviner,  elle  appuya  sur  ma 
bouche  une  de  ces  caresses  dont  elle  connais- 
sait le  pouvoir,  puis  elle  murmura  :  «Tu 
viendras,  dis?» 

Je  résistai  cependant.  Alors  elle  s'habilla 
tout  de  suite  et  s'en  alla. 

Elle  fut  huit  jours  sans  se  montrer.  Le  neu- 
vième jour  elle  reparut,  s'arrêta  gravement 
sur  le  seuil  de  ma  chambre  et  demanda  : 


j4  MARROCA. 

«Viendras-tu  ce  soir  dorrrmirrr  chez  moi? 
Si  tu  ne  viens  pas,  je  m'en  vais.» 

Huit  jours,  c'est  long,  mon  ami,  et,  en 
Afrique,  ces  huit  jours-là  valaient  bien  un 
mois.  Je  criai  :  «Oui»  et  j'ouvris  les  bras. 
Elle  s'y  jeta. 

Elle  m'attendit,  à  la  nuit,  dans  une  rue 
voisine  et  me  guida. 

Ils  habitaient  près  du  port  une  petite  mai- 
son basse.  Je  traversai  d'abord  une  cuisine  où 
le  ménage  prenait  ses  repas,  et  je  pénétrai 
dans  la  chambre  blanchie  à  la  chaux,  propre, 
avec  des  photographies  de  parents  le  long 
des  murs  et  des  fleurs  de  papier  sous  des 
globes.  Marroca  semblait  folle  de  joie  :  elle 
sautait,  répétant  :  «Te  voilà  chez  nous,  te 
voilà  chez  toi.  » 

J'agis  en  eff^et  comme  chez  moi. 

J'étais  un  peu  gêné,  je  l'avoue,  même  in- 
quiet. Comme  j'hésitais,  dans  cette  demeure 
inconnue,  à  me  séparer  de  certain  vêtement 
sans  lequel  un  homme  surpris  devient  aussi 
gauche  que  ridicule,  et  incapable  de  toute 
action,  elle  me  l'arracha  de  force  et  emporta 
dans  la  pièce  voisine,  avec  toutes  mes  autres 
hardes,  ce  fourreau  de  la  virilité. 


MARROCA.  75 

Je  repris  enfin  mon  assurance  et  je  le  lui 
prouvai  de  tout  mon  pouvoir,  si  bien  qu'au 
bout  de  deux  heures  nous  ne  songions  guère 
encore  au  repos,  quand  des  coups  violents 
frappés  soudain  contre  la  porte  nous  firent 
tressaillir,  et  une  voix  forte  d'homme  cria  : 
«Marroca,  c'est  moi.» 

Elle  fit  un  bond  :  «Mon  mari  !  Vite,  cache- 
toi  sous  le  lit.»  Je  cherchais  éperdument  mon 
pantalon;  mais  elle  me  poussa  haletante  : 
«Va  donc,  va  donc.» 

Je  m'étendis  à  plat  ventre  et  me  glissai 
sans  murmurer  sous  ce  lit,  sur  lequel  j'étais  si 
bien. 

Alors  elle  passa  dans  la  cuisine.  Je  l'en- 
tendis ouvrir  une  armoire,  la  fermer,  puis  elle 
revint,  apportant  un  objet  que  je  n'aperçus 
pas,  mais  qu'elle  posa  vivement  quelque  part, 
et,  comme  son  mari  perdait  patience,  elle 
répondit  d'une  voix  forte  et  calme  :  «Je  ne 
trrrouve  pas  les  allumettes;»  puis  soudain: 
«Les  voilà,  je  t'ouvrrre.»  Et  elle  ouvrit. 

L'homme  entra.  Je  ne  vis  que  ses  pieds, 
des  pieds  énormes.  Si  le  reste  se  trouvait  en 
proportion,  il  devait  être  un  colosse. 

J'entendis  des  baisers,  une  tape  sur  de  la 
chair  nue,  un  rire;  puis  il  dit  avec  un  accent 


y6  MARROCA. 

marseillais  :  «Z'ai  oublié  ma  bourse,  te,  il  a 
fallu  revenir.  Autrement,  je  crois  que  tu  dor- 
mais de  bon  cœur.»  II  alla  vers  la  commode, 
chercha  longtemps  ce  qu'il  lui  fallait;  puis 
Marroca  s'ëtant  étendue  sur  le  lit  comme  ac- 
cablée de  fatigue,  il  revint  à  elle,  et  sans 
doute  il  essayait  de  la  caresser,  car  elle  lui 
envoya,  en  phrases  irritées,  une  mitraille  dV 
furieux. 

Les  pieds  étaient  si  près  de  moi  qu'une 
envie  folle,  stupide,  inexplicable,  me  saisit 
de  les  toucher  tout  doucement.  Je  me  retins. 

Comme  il  ne  réussissait  pas  en  ses  projets, 
il  se  vexa.  «Tu  es  bien  méçante  aujourd'hui,» 
dit-il.  Mais  il  en  prit  son  parti.  «Adieu,  pe- 
tite. »  Un  nouveau  baiser  sonna  ;  puis  les  gros 
pieds  se  retournèrent,  me  firent  voir  leurs 
clous  en  s'éloignant,  passèrent  dans  la  pièce 
voisine  et  la  porte  de  la  rue  se  referma. 

J'étais  sauvé  ! 

Je  sortis  lentement  de  ma  retraite,  humble 
et  piteux,  et  tandis  que  Marroca,  toujours 
nue,  dansait  une  gigue  autour  de  moi  en 
riant  aux  éclats  et  battant  des  mains,  je  me 
laissai  tomber  lourdement  sur  une  chaise. 
Mais  je  me  relevai  d'un  bond  ;  une  chose 
froide  gisait  sous  moi,  et  comme  je  n'étais  pas 


MARROCA.  JJ 

plus  vêtu  que  ma  complice,  le  contact  m'a- 
vait saisi.  Je  me  retournai.  Je  venais  de  m'as- 
seoir  sur  une  petite  hachette  à  fendre  le  bois, 
aiguisée  comme  un  couteau.  Comment  ëtait- 
elle  venue  à  cette  place?  Je  ne  l'avais  pas 
aperçue  en  entrant. 

Marroca,  voyant  mon  sursaut,  étouffait  de 
gaieté,  poussait  des  cris,  toussait,  les  deux 
mains  sur  son  ventre. 

Je  trouvai  cette  joie  déplacée,  inconve- 
nante. Nous  avions  joué  notre  vie  stupide- 
ment; j'en  avais  encore  froid  dans  le  dos,  et 
ces  rires  fous  me  blessaient  un  peu. 

«Et  si  ton  mari  m'avait  vu,»  lui  deman- 
dai-je. 

Elle  répondit  :  «Pas  de  danger. 

—  Comment  !  pas  de  danger.  Elle  est  raide 
celle-là!  II  lui  suffisait  de  se  baisser  pour  me 
trouver.  » 

Elle  ne  riait  plus;  elle  souriait  seulement 
en  me  regardant  de  ses  grands  yeux  fixes,  où 
germaient  de  nouveaux  désirs. 

«  11  ne  se  serait  pas  baissé.  » 

J'insistai.  «Par  exemple!  S'il  avait  seule- 
ment laissé  tomber  son  chapeau,  il  aurait  bien 
fallu  le  ramasser,  alors...  j'étais  propre,  moi, 
dans  ce  costume.» 


78  MARROCA. 

Elle  posa  sur  mes  épaules  ses  bras  ronds 
et  vigoureux,  et,  baissant  le  ton,  comme 
si  elle  m'eût  dit  :  «Je  t'adorrre»,  elle  mur- 
mura :  «  Alorrrs,  il  ne  se  serait  pas  relevé.  » 

Je  ne  comprenais  point  : 

«Pourquoi  ça?» 

Elle  cligna  de  l'œil  avec  malice,  allongea 
sa  main  vers  la  chaise  où  je  venais  de  m'as- 
seoir,  et  son  doigt  tendu,  le  pli  de  sa  joue, 
ses  lèvres  entr'ouvertes,  ses  dents  pointues, 
claires  et  féroces,  tout  cela  me  montrait  la 
petite  hachette  à  fendre  le  bois,  dont  le  tran- 
chant aigu  luisait. 

Elle  fit  le  geste  de  la  prendre;  puis,  m'at- 
tirant  du  bras  gauche  tout  contre  elle,  serrant 
sa  hanche  à  la  mienne,  du  bras  droit  elle 
esquissa  le  mouvement  qui  décapite  un  homme 
à  genoux  ! . . . 

Et  voilà,  mon  cher,  comment  on  comprend 
ici  les  devoirs  conjugaux,  l'amour  et  l'hospi- 
talité! 

Marroca  a  paru  dans  le  Gil-Blas  du  2  mars  1882 , 
sous  le  titre  de  Marauca ,  et  signé  :  Maufrigneuse. 

Le  texte  du  livre  est  un  peu  plus  étendu  que  celui 
du  journal. 


LA  BUCHE 


LA  BUCHE. 


LE  salon  était  petit,  tout  enveloppé  de 
tentures  épaisses,  et  discrètement  odo- 
rant. Dans  une  cheminée  large,  un 
grand  feu  flambait,  tandis  qu'une  seule  lampe 
posée  sur  le  coin  de  la  cheminée  versait  une 
lumière  molle,  ombrée  par  un  abat-jour  d'an- 
cienne dentelle,  sur  les  deux  personnes  qui 
causaient. 

Elle,  la  maîtresse  de  la  maison,  une  vieille 
à  cheveux  blancs,  mais  une  de  ces  vieilles 
adorables  dont  la  peau  sans  ride  est  lisse 
comme  un  fin  papier  et  parfumée,  tout 
imprégnée  de  parfums,  pénétrée  jusqu'à  la 
chair  vive  par  les  essences  fines  dont  elle 
se  baigne,  depuis  si  longtemps,  l'épiderme  : 

6 


82  LA   BUCHE. 

une  vieille  qui  sent,  quand  on  lui  baise  la 
main,  l'odeur  légère  qui  vous  saute  à  l'odorat 
lorsqu'on  ouvre  une  boîte  de  poudre  d'iris 
florentine. 

Lui  était  un  ami  d'autrefois,  resté  garçon, 
un  ami  de  toutes  les  semaines,  un  compagnon 
de  voyage  dans  l'existence.  Rien  de  plus 
d'ailleurs. 

Ils  avaient  cessé  de  causer  depuis  une 
minute  environ,  et  tous  deux  regardaient  le 
feu,  rêvant  à  n'importe  quoi,  en  l'un  de  ces 
silences  amis  des  gens  qui  n'ont  point  besoin 
de  parler  toujours  pour  se  plaire  l'un  près  de 
l'autre. 

Et  soudain  une  grosse  bûche,  une  souche 
hérissée  de  racines  enflammées,  croula.  EHe 
bondit  par-dessus  les  chenets,  et,  lancée  dans 
le  salon,  roula  sur  le  tapis  en  jetant  des  éclats 
de  feu  tout  autour  d'elle. 

La  vieiHe  femme,  avec  un  petit  cri,  se 
dressa  comme  pour  fuir,  tandis  que  lui,  à 
coup  de  botte,  rejetait  dans  la  cheminée 
l'énorme  charbon  et  ratissait  de  sa  semelle 
toutes  les  éclaboussures  ardentes  répandues 
autour. 

Quand  le  désastre  fut  réparé,  une  forte 
odeur  de  roussi  se  répandit,  et  l'homme  se 


LA  bÔCHE.  83 

rasseyant  en  face  de  son  amie,  la  regarda 
en  souriant  :  «Et  voilà,  dit-il  en  montrant  la 
bûche  replacée  dans  l'âtre,  voilà  pourquoi 
je  ne  me  suis  jamais  marié.» 

Elle  le  considéra,  tout  étonnée,  avec  cet 
œil  curieux  des  femmes  qui  veulent  savoir, 
cet  œil  des  femmes  qui  ne  sont  plus  toutes 
jeunes,  où  la  curiosité  est  réfléchie,  compli- 
quée, souvent  malicieuse;  et  elle  demanda  : 
«Comment  ça?» 

Il  reprit  :  —  Oh  !  c'est  tout  une  histoire,  une 
assez  triste  et  vilaine  histoire. 

Mes  anciens  camarades  se  sont  souvent 
étonnés  du  froid  survenu  tout  à  coup  entre  un 
de  mes  meilleurs  amis  qui  s'appelait,  de  son 
petit  nom,  Julien,  et  moi.  Ils  ne  comprenaient 
point  comment  deux  intimes,  deux  insépa- 
rables comme  nous  étions ,  avaient  pu  tout  à 
coup  devenir  presque  étrangers  l'un  à  l'autre. 
Or  voici  le  secret  de  notre  éloignement. 

Lui  et  moi,  nous  habitions  ensemble,  au- 
trefois. Nous  ne  nous  quittions  jamais;  et 
l'amitié  qui  nous  liait  semblait  si  forte  que 
rien  n'aurait  pu  la  briser. 

Un  soir,  en  rentrant,  il  m'annonça  son 
mariage. 

Je  reçus  un  coup  dans  la  poitrine,  comme 

6. 


84  LA  BÛCHE. 

s'il  m'avait  volé  ou  trahi.  Quand  un  ami  se 
marie,  c'est  fini,  bien  fini.  L'affection  jalouse 
d'une  femme,  cette  affection  ombrageuse, 
inquiète  et  charnelle,  ne  tolère  point  l'atta- 
chement vigoureux  et  fi-anc ,  cet  attachement 
d'esprit,  de  cœur  et  de  confiance  qui  existe 
entre  deux  hommes. 

Voyez -vous,  madame,  quel  que  soit 
l'amour  qui  les  soude  l'un  à  l'autre,  l'homme 
et  la  femme  sont  toujours  étrangers  d'âme, 
d'intelhgence;  ils  restent  deux  belligérants; 
ils  sont  d'une  race  différente;  il  faut  qu'il  y 
ait  toujours  un  dompteur  et  un  dompté,  un 
maître  et  un  esclave;  tantôt  l'un,  tantôt 
l'autre;  ils  ne  sont  jamais  deux  égaux.  Ils 
s'étreignent  les  mains,  leurs  mains  frisson- 
nantes d'ardeur;  ils  ne  se  les  serrent  jamais 
d'une  large  et  forte  pression  loyale,  de  cette 
pression  qui  semble  ouvrir  les  cœurs,  les 
mettre  à  nu,  dans  un  élan  de  sincère  et  forte 
et  virile  affection.  Les  sages,  au  lieu  de  se 
marier  et  de  procréer,  comme  consolation 
pour  les  vieux  jours,  des  enfants  qui  les  aban- 
donneront, devraient  chercher  un  bon  et  so- 
lide ami,  et  vieillir  avec  lui  dans  cette  com- 
munion de  pensées  qui  ne  peut  exister 
qu'entre  deux  hommes. 


LA  bÔcHE.  85 

Enfin,  mon  ami  Julien  se  maria.  Elle  était 
jolie,  sa  femme,  charmante,  une  petite  blonde 
frisottée,  vive,  potelée,  qui  semblait  l'adorer. 

D'abord,  j'allais  peu  dans  la  maison,  crai- 
gnant de  gêner  leur  tendresse,  me  sentant 
de  trop  entre  eux.  Ils  semblaient  pourtant 
m'attirer,  m'appeler  sans  cesse,  et  m'aimer. 

Peu  à  peu  je  me  laissai  séduire  par  le 
charme  doux  de  cette  vie  commune,  et  je 
dînais  souvent  chez  eux;  et  souvent,  rentré 
chez  moi  la  nuit,  je  songeais  à  faire  comme 
lui,  à  prendre  une  femme,  trouvant  bien 
triste  à  présent  ma  maison  vide. 

Eux,  paraissaient  se  chérir,  ne  se  quittaient 
point.  Or,  un  soir,  Juhen  m'écrivit  de  venir 
dîner.  J'y  allai.  «Mon  bon,  dit-il,  il  va  fal- 
loir que  je  m'absente,  en  sortant  de  table, 
pour  une  affaire.  Je  ne  serai  pas  de  retour 
avant  onze  heures;  mais  à  onze  heures  pré- 
cises, je  rentrerai.  J'ai  compté  sur  toi  pour 
tenir  compagnie  à  Berthe.  » 

La  jeune  femme  sourit  :  «C'est  moi,  d'ail- 
leurs, qui  ai  eu  l'idée  de  vous  envoyer  cher- 
cher, »  reprit-elle. 

Je  lui  serrai  la  main  :  «  Vous  êtes  gentille 
comme  tout.  »  Et  je  sentis  sur  mes  doigts  une 
amicale  et  longue  pression.  Je  n'y  pris  pas 


86  LA  BUCHE. 

garde.  On  se  mit  à  table;  et,  dès  huit  heures^ 
Julien  nous  quittait. 

Aussitôt  qu'il  fut  parti,  une  sorte  de  gêne 
singulière  naquit  brusquement  entre  sa  femme 
et  moi.  Nous  ne  nous  étions  encore  jamais 
trouvés  seuls,  et,  maigé  notre  intimité  gran- 
dissant chaque  jour,  le  tête-à-tête  nous  pla- 
çait dans  une  situation  nouvelle.  Je  parlai 
d'abord  de  choses  vagues,  de  ces  choses  in- 
signifiantes dont  on  emplit  les  silences  embar- 
rassants. Elle  ne  me  répondait  rien  et  restait  en 
face  de  moi,  de  l'autre  côté  de  la  cheminée, 
la  tête  baissée,  le  regard  indécis,  un  pied 
tendu  vers  la  flamme,  comme  perdue  en 
une  difficile  méditation.  Quand  je  fus  à  sec 
d'idées  banales,  je  me  tus.  C'est  étonnant 
comme  il  est  difficile  quelquefois  de  trouver 
des  choses  à  dire.  Et  puis,  je  sentais  du  nou- 
veau dans  l'air,  je  sentais  de  l'invisible,  un  je 
ne  sais  quoi  impossible  à  exprimer,  cet  aver- 
tissement mystérieux  qui  vous  prévient  des 
intentions  secrètes,  bonnes  ou  mauvaises, 
d'une  autre  personne  à  votre  égard. 

Ce  pénible  silence  dura  quelque  temps. 
Puis  Berthe  me  dit  :  «Mettez  donc  une  bûche 
au  feu,  mon  ami,  vous  voyez  bien  qu'il  va 
s'éteindre.»  J'ouvris  le  coffre  à  bois,  placé 


LA  BUCHE.  87 

juste  comme  le  vôtre,  et  je  pris  une  bûche, 
la  plus  grosse  bûche,  que  je  plaçai  en  pyra- 
mide sur  les  autres  morceaux  de  bois  aux 
trois  quarts  consumés. 

Et  le  silence  recommença. 

Au  bout  de  quelques  minutes,  la  bûche 
flambait  de  telle  façon  qu'elle  nous  grillait  la 
figure.  La  jeune  femme  releva  sur  moi  ses 
yeux,  des  yeux  qui  me  parurent  étranges,  ail 
fait  trop  chaud,  maintenant,  dit-elle;  allons 
donc  là-bas,  sur  le  canapé.» 

Et  nous  voilà  partis  sur  le  canapé. 

Puis  tout  à  coup,  me  regardant  bien  en 
face  :  «Qu'est-ce  que  vous  feriez  si  une 
femme  vous  disait  qu'elle  vous  aime?» 

Je  répondis,  fort  interloqué  :  «Ma  foi,  le 
cas  n'est  pas  prévu,  et  puis,  ça  dépendrait 
de  la  femme.  » 

Alors  elle  se  mit  à  rire,  d'un  rire  sec,  ner- 
veux, frémissant,  un  de  ces  rires  faux  qui  sem- 
blent devoir  casser  les  verres  fins ,  et  elle  ajouta  : 

«Les  hommes  ne  sont  jamais  audacieux  ni 
malins.»  Elle  se  tut,  puis  reprit  : 

«  Avez- vous  quelquefois  été  amoureux^ 
monsieur  Paul?» 

Je  l'avouai;  oui,  j'avais  été  amoureux.  «Ra- 
contez-moi ça,»  dit-elle. 


88  LA  BÔC 


LA  BUCHE. 


Je  lui  racontai  une  histoire  quelconque. 
Elle  m'écoutait  attentivement,  avec  des  mar- 
ques fréquentes  d'improbation  et  de  mépris  ; 
et  soudain  :  «Non,  vous  n'y  entendez  rien. 
Pour  que  l'amour  fût  bon,  il  faudrait,  il  me 
semble,  qu'il  bouleversât  le  cœur,  tordît  les 
nerfs  et  ravageât  la  tête,  il  faudrait  qu'il  fût 
—  comment  dirai-je?  —  dangereux,  terrible 
même,  presque  criminel,  presque  sacrilège, 
qu'il  fût  une  sorte  de  trahison;  je  veux  dire 
qu'il  a  besoin  de  rompre  des  obstacles  sacrés, 
des  lois,  des  liens  fraternels;  quand  l'amour 
est  tranquille,  facile,  sans  périls,  légal,  est-ce 
bien  de  l'amour?» 

Je  ne  savais  plus  quoi  répondre,  et  je  jetais 
en  moi-même  cette  exclamation  philoso- 
phique :  O  cervelle  féminine,  te  voilà  bien  ! 

Elle  avait  pris,  en  parlant,  un  petit  air 
indifférent,  sainte-nitouche;  et,  appuyée  sur 
les  coussins,  elle  était  allongée,  couchée,  la 
tête  contre  mon  épaule,  la  robe  un  peu  rele- 
vée, laissant  voir  un  bas  de  soie  rouge  que 
les  éclats  du  foyer  enflammaient  par  instants. 

Au  bout  d'une  minute  :  «  Je  vous  fais 
peur,))  dit-elle.  Je  protestai.  Elle  s'appuya 
tout  à  fait  contre  ma  poitrine  et,  sans  me  re- 
garder :  «Si  je  vous  disais,  moi,  que  je  vous 


LA  BÛCHE.  89 

aime,  que  feriez-vous?»  Et  avant  que  j'eusse 
pu  trouver  ma  réponse,  ses  bras  avaient  pris 
mon  cou,  avaient  attiré  brusquement  ma 
tête,  et  ses  lèvres  joignaient  les  miennes. 

Ah!  ma  chère  amie,  je  vous  réponds  que 
je  ne  m'amusais  pas!  Quoi!  tromper  Julien? 
devenir  l'amant  de  cette  petite  folle  perverse 
et  rusée,  effroyablement  sensuelle  sans  doute, 
à  qui  son  mari  déjà  ne  suffisait  plus  !  Trahir 
sans  cesse,  tromper  toujours,  jouer  l'amour 
pour  le  seul  attrait  du  fruit  défendu,  du  dan- 
ger bravé,  de  l'amitié  trahie!  Non,  cela  ne 
m'allait  guère.  Mais  que  faire?  imiter  Joseph  ! 
rôle  fort  sot  et,  de  plus,  fort  difficile,  car  elle 
était  affolante  en  sa  perfidie,  cette  fille,  et 
enflammée  d'audace,  et  palpitante  et  achar- 
née. Oh!  que  celui  qui  n'a  jamais  senti  sur  sa 
bouche  le  baiser  profond  d'une  femme  prête 
à  se  donner,  me  jette  la  première  pierre. . . 

Enfin,    une   minute  de  plus...   vous 

comprenez,  n'est-ce  pas?  Une  minute  de 
plus  et. ..  j'étais...  non,  elle  était...  pardon 
c'est  lui  qui  l'était!...  ou  plutôt  qui  l'aurait 
été,  quand  voilà  qu'un  bruit  terrible  nous  fit 
bondir. 

La  bûche,  oui,  la  bûche,  madame,  s'élan- 
çait dans  le   salon,   renversant   la  pelle,  le 


pO  LA  BUCHE. 

garde-feu,  roulant  comme  un  ouragan  de 
flamme,  incendiant  le  tapis  et  se  gîtant 
sous  un  fauteuil  qu'elle  allait  infailliblement 
flamber. 

Je  me  précipitai  comme  un  fou,  et  pen- 
dant que  je  repoussais  dans  la  cheminée  le 
tison  sauveur,  la  porte  brusquement  s'ou- 
vrit! Julien,  tout  joyeux,  rentrait.  II  s'écria  : 
«Je  suis  libre,  l'affaire  est  finie  deux  heures 
plus  tôt!» 

Oui,  mon  amie,  sans  la  bûche,  j'étais  pincé 
en  flagrant  délit.  Et  vous  apercevez  d'ici  les 
conséquences  ! 

Or  je  fis  en  sorte  de  n'être  plus  repris  dans 
une  situation  pareille,  jamais,  jamais.  Puis  je 
m'aperçus  que  Julien  me  battait  froid,  comme 
on  dit.  Sa  femme  évidemment  sapait  notre 
amitié;  et  peu  à  peu,  il  m'éloigna  de  chez 
lui;  et  nous  avons  cessé  de  nous  voir. 

Jç  ne  me  suis  point  marié.  Cela  ne  doit 
plus  vous  étonner! 

La  Bûche  a  paru  dans  le  Gil-Blas  du  jeudi  26  jan- 
vier 1882,  sous  la  signature  :  MAUFRfCNEUSE. 


LA  RELIQUE 


LA  RELIQUE. 


Monsieur  l'abbé  Louis  d' Ennemare , 
a  Soissons, 


Mon  cher  abbé, 

VOICI  mon  mariage  avec  ta  cousine 
rompu,  et  de  la  façon  la  plus  bête, 
pour  une  mauvaise  plaisanterie  que 
j'ai  faite  presque  involontairement  à  ma 
fiancée. 

J'ai  recours  à  toi,  mon  vieux  camarade, 
dans  l'embarras  où  je  me  trouve;  car  tu  peux 
me  tirer  d'affaire.  Je  t'en  serai  reconnaissant 
jusqu'à  la  mort. 


94  LA  RELIQUE. 

Tu  connais  Gilberte,  ou  plutôt  tu  crois  la 
connaître;  mais  connaît-on  jamais  les  femmes? 
Toutes  leurs  opinions,  leurs  croyances,  leurs 
idées  sont  à  surprises.  Tout  cela  est  plein  de 
détours,  de  retours,  d'imprévu,  de  raisonne- 
ments insaisissables,  de  logique  à  rebours, 
d'entêtements  qui  semblent  définitifs  et  qui 
cèdent  parce  qu'un  petit  oiseau  est  venu  se 
poser  sur  le  bord  d'une  fenêtre. 

Je  n'ai  pas  à  t' apprendre  que  ta  cousine  est 
religieuse  à  l'extrême,  élevée  par  les  Dames 
blanches  ou  noires  de  Nancy. 

Cela,  tu  le  sais  mieux  que  moi.  Ce  que  tu 
ignores  sans  doute,  c'est  qu'elle  est  exaltée 
en  tout  comme  en  dévotion.  Sa  tête  s'envole 
à  la  façon  d'une  feuille  cabriolant  dans  le 
vent;  et  elle  est  femme,  ou  plutôt  jeune  fille, 
plus  qu'aucune  autre,  tout  de  suite  attendrie 
ou  fâchée,  partant  au  galop  pour  l'affection 
comme  pour  la  haine,  et  revenant  de  la  même 
façon;  et  jolie.. .  comme  tu  sais;  et  charmeuse 
plus  qu'on  ne  peut  dire...  et  comme  tu  ne 
sauras  jamais. 

Donc,  nous  étions  fiancés;  je  l'adorais 
comme  je  l'adore  encore.  Elle  semblait 
m'aimer. 

Un  soir  je  reçus  une  dépêche  qui  m'appe- 


LA  RELIQUE.  pj 

lait  à  Cologne  pour  une  consultation  suivie 
peut-être  d'une  opération  grave  et  difficile. 
Comme  je  devais  partir  le  lendemain,  je  cou- 
rus faire  mes  adieux  à  Gilberte  et  dire  pour- 
quoi je  ne  dînerais  point  chez  mes  futurs 
beaux-parents  le  mercredi,  mais  seulement 
le  vendredi,  jour  de  mon  retour.  Oh  !  prends 
garde  aux  vendredis,  je  t'assure  qu'ils  sont 
funestes! 

Quand  je  parlai  de  mon  départ,  je  vis  une 
larme  dans  ses  yeux;  mais  quand  j'annonçai 
ma  prochaine  revenue,  elle  battit  aussitôt  des 
mains  et  s'écria:  «Quel  bonheur!  vous  me 
rapporterez  quelque  chose;  presque  rien,  un 
simple  souvenir;  mais  un  souvenir  choisi  pour 
moi.  11  faut  découvrir  ce  qui  me  fera  le  plus 
de  plaisir,  entendez-vous?  Je  verrai  si  vous 
avez  de  l'imagination.» 

Elle  réfléchit  quelques  secondes,  puis 
ajouta  :  «Je  vous  défends  d'y  mettre  plus  de 
vingt  francs.  Je  veux  être  touchée  par  l'inten- 
tion, par  l'invention,  monsieur,  non  par  le 
prix.»  Puis,  après  un  nouveau  silence,  elle 
dit  à  mi-voix,  les  yeux  baissés  :  «Si  cela  ne 
vous  coûte  rien,  comme  argent,  et  si  c'est 
bien  ingénieux,  bien  délicat,  je  vous...  je 
vous  embrasserai.» 


96  LA  RELIQUE. 

J'étais  à  Cologne  le  lendemain.  II  s'agissait 
d'un  accident  afiPreux  qui  mettait  au  déses- 
poir une  famille  entière.  Une  amputation 
était  urgente.  On  me  logea,  on  m'enferma 
presque;  je  ne  vis  que  des  gens  en  larmes 
qui  m'assourdissaient;  j'opérai  un  moribond 
qui  faillit  trépasser  entre  mes  mains;  je  restai 
deux  nuits  près  de  lui;  puis,  quand  j'aperçus 
une  chance  de  salut,  je  me  fis  conduire  à  la 
gare. 

Or  je  m'étais  trompé ,  j'avais  une  heure  à 
perdre.  J'errais  par  les  rues  en  songeant  en- 
core à  mon  pauvre  malade,  quand  un  individu 
m'aborda. 

Je  ne  sais  pas  l'allemand,  il  ignorait  le 
français;  enfin  je  compris  qu'il  me  proposait 
des  reliques.  Le  souvenir  de  Gilberte  me  tra- 
versa le  cœur;  je  connaissais  sa  dévotion  fana- 
tique. Voilà  mon  cadeau  trouvé.  Je  suivis 
l'homme  dans  un  magasin  d'objets  de  sain- 
teté, et  je  pris  un  «bétit  morceau  d'un  os  des 
once  mille  fierges». 

La  prétendue  relique  était  enfermée  dans 
une  charmante  boîte  en  vieil  argent  qui  dé- 
cida mon  choix. 

Je  mis  l'objet  dans  ma  poche  et  je  montai 
dans  mon  wagon.  n 


LA   RELIQUE.  97 

En  rentrant  chez  moi,  je  voulus  examiner 
de  nouveau  mon  achat.  Je  le  pris. . .  La  boîte 
s'était  ouverte,  la  relique  était  perdue!  J'eus 
beau  fouiller  ma  poche,  la  retourner;  le  petit 
os,  gros  comme  la  moitié  d'une  épingle, 
avait  disparu. 

Je  n'ai,  tu  le  sais,  mon  cher  abbé,  qu'une 
foi  moyenne;  tu  as  la  grandeur  d'ame,  l'ami- 
tié, de  tolérer  ma  froideur,  et  de  me  laisser 
libre,  attendant  l'avenir,  dis-tu;  mais  je  suis 
absolument  incrédule  aux  reliques  des  bro- 
canteurs en  piété  et  tu  partages  mes  doutes 
absolus  à  cet  égard.  Donc,  la  perte  de  cette 
parcelle  de  carcasse  de  mouton  ne  me  désola 
point;  et  je  me  procurai,  sans  peine,  un  frag- 
ment analogue  que  je  collai  soigneusement 
dans  l'intérieur  de  mon  bijou. 

Et  j'allai  chez  ma  fiancée. 

Dès  qu'elle  me  vit  entrer,  elle  s'élança  de- 
vant moi,  anxieuse  et  souriante  :  «Qu'est-ce 
que  vous  m'avez  rapporté?» 

Je  fis  semblant  d'avoir  oublié;  elle  ne 
me  crut  pas.  Je  me  laissai  prier,  supplier 
même,  et  quand  je  la  sentis  éperdue  de 
curiosité,  je  lui  offris  le  saint  médaillon. 
Elle  demeura  saisie  de  joie.  «Une  relique! 
Oh!  une  relique!»  Et  elle  baisait  passion- 


p8  LA  RELIQUE. 

nément  la  boîte.  J'eus  honte  de  ma  super- 
cherie. 

Mais  une  inquiétude  l'efiRleura,  qui  devint 
aussitôt  une  crainte  horrible,  et,  me  fixant 
au  fond  des  yeux  : 

«Etes-vous  bien  sûr  qu'elle  soit  authen- 
tique? 

—  Absolument  certain. 

—  Comment  cela?» 

J*étais  pris.  Avouer  que  j'avais  acheté  cet 
ossement  à  un  marchand  courant  les  rues, 
c'était  me  perdre.  Que  dire?  Une  idée  folle 
me  traversa  l'esprit;  je  répondis  à  voix  basse, 
d'un  ton  mystérieux  : 

«Je  l'ai  volée,  pour  vous.» 

Elle  me  contempla  avec  ses  grands  yeux 
émerveillés  et  ravis.  «  Oh  !  vous  l'avez  volée. 
Où  çà?  —  Dans  la  cathédrale,  dans  la  châsse 
même  des  onze  mille  vierges.»  Son  cœur 
battait;  elle  défaillait  de  bonheur;  elle  mur- 
mura : 

«Oh!  vous  avez  fait  cela...  pour  moi.  Ra- 
contez... dites-moi  tout!» 

C'était  fini,  je  ne  pouvais  plus  reculer.  J'in- 
ventai une  histoire  fantastique  avec  des  détails 
précis  et  surprenants.  J'avais  donné  cent 
francs  au  gardien  de  l'édifice  pour  le  visiter 


LA  RELIQUE.  ^^ 

seul;  la  châsse  était  en  réparation;  mais  je 
tombais  juste  à  l'heure  du  déjeuner  des  ou- 
vriers et  du  clergé;  en  enlevant  un  panneau 
que  je  recollai  ensuite  soigneusement,  j'avais 
pu  saisir  un  petit  os  (oh  !  si  petit)  au  milieu 
d'une  quantité  d'autres  (je  dis  une  quantité 
en  songeant  à  ce  que  doivent  produire  les 
débris  de  onze  mille  squelettes  de  vierges). 
Puis  je  m'étais  rendu  chez  un  orfèvre  et  j'avais 
acheté  un  bijou  digne  de  la  relique. 

Je  n'étais  pas  fâché  de  lui  faire  savoir  que 
le  médaillon  m'avait  coûté  cinq  cents  francs. 

Mais  elle  ne  songeait  guère  à  cela;  elle 
m'écoutait  frémissante,  en  extase.  Elle  mur- 
mura :  «Comme  je  vous  aime!»  et  se  laissa 
tomber  dans  mes  bras. 

Remarque  ceci  :  j'avais  commis,  pour  elle, 
un  sacrilège.  J'avais  volé;  j'avais  violé  une 
église,  violé  une  châsse;  violé  et  volé  des  re- 
liques sacrées.  Elle  m'adorait  pour  cela;  me 
trouvait  tendre,  parfait,  divin.  Telle  est  la 
femme,  mon  cher  abbé,  toute  la  femme. 

Pendant  deux  mois,  je  fus  le  plus  admi- 
rable des  fiancés.  Elle  avait  organisé  dans  sa 
chambre  une  sorte  de  chapelle  magnifique 
pour  y  placer  cette  parcelle  de  côtelette  qui 
m'avait  fait  accomplir,  croyait-elle,  ce  divin 


lOO  LA    RELIQUE. 

crime  d'amour;  et  elle  s'exaltait  là  devant, 
soir  et  matin. 

Je  l'avais  priée  du  secret,  par  crainte,  di- 
sais-je,  de  me  voir  arrêté,  condamné,  livré  à 
l'Allemagne.  Elle  m'avait  tenu  parole. 

Or,  voilà  qu'au  commencement  de  l'été, 
un  désir  fou  lui  vint  de  voir  le  lieu  de  mon 
exploit.  Elle  pria  tant  et  si  bien  son  père 
(sans  lui  avouer  sa  raison  secrète)  qu'il  l'em- 
mena à  Cologne  en  me  cachant  cette  excur- 
sion, selon  le  désir  de  sa  fille. 

Je  n'ai  pas  besoin  de  te  dire  que  je  n'ai 
pas  vu  la  cathédrale  à  l'intérieur.  J'ignore  où 
est  le  tombeau  (s'il  y  a  tombeau?)  des  onze 
mille  vierges.  II  paraît  que  ce  sépulcre  est 
inabordable,  hélas! 

Je  reçus,  huit  jours  après,  dix  lignes  me 
rendant  ma  parole;  plus  une  lettre  explicative 
du  père,  confident  tardif. 

A  l'aspect  de  la  châsse,  elle  avait  compris 
soudain  ma  supercherie,  mon  mensonge,  et, 
en  même  temps,  ma  réelle  innocence.  Ayant 
demandé  au  gardien  des  reliques  si  aucun  vol 
n'avait  été  commis,  l'homme  s'était  mis  à  rire 
en  démontrant  l'impossibilité  d'un  semblable 
attentat. 

Mais  du  moment  que  je  n'avais  pas  frac- 


LA    RELIQUE.  lOI 

turé  un  lieu  sacré  et  plongé  ma  main  profane 
au  milieu  de  restes  vénérables,  je  n'étais  plus 
digne  de  ma  blonde  et  délicate  fiancée. 

On  me  défendit  l'entrée  de  la  maison. 
J'eus  beau  prier,  supplier,  rien  ne  put  atten- 
drir la  belle  dévote. 

Je  fus  malade  de  chagrin. 

Or,  la  semaine  dernière,  sa  cousine,  qui 
est  aussi  la  tienne.  M"*  d'Arville,  me  fit  prier 
de  la  venir  trouver. 

Voici  les  conditions  de  mon  pardon.  II  faut 
que  j'apporte  une  relique,  une  vraie,  authen- 
tique, certifiée  par  Notre  Saint-Père  le  Pape, 
d'une  vierge  et  martyre  quelconque. 

Je  deviens  fou  d'embarras  et  d'inquiétude. 

J'irai  à  Rome,  s'il  le  faut.  Mais  je  ne  puis 
me  présenter  au  Pape  à  l'improviste  et  lui 
raconter  ma  sotte  aventure.  Et  puis  je  doute 
qu'on  confie  aux  particuliers  des  reliques  vé- 
ritables. 

Ne  pourrais-tu  me  recommander  à  quelque 
monsignor,  ou  seulement  à  quelque  prélat 
français,  propriétaire  de  fragments  d'une 
sainte?  Toi-même,  n'aurais-tu  pas  en  tes  col- 
lections le  précieux  objet  réclamé? 

Sauve-moi,  mon  cher  abbé,  et  je  te  pro- 
mets de  me  convertir  dix  ans  plus  tôt! 


102  LA  RELIQUE. 

M°*  d'Arville,  qui  prend  la  chose  au  sé- 
rieux, m'a  dit  :  «Cette  pauvre  Gilberte  ne  se 
mariera  jamais.  » 

Mon  bon  camarade,  laisseras-tu  ta  cousine 
mourir  victime  d'une  stupide  fumisterie?  Je 
t'en  supplie,  fais  qu'elle  ne  soit  pas  la  onze 
mille  et  unième. 

Pardonne,  je  suis  indigne;  mais  je  t'em- 
brasse et  je  t'aime  de  tout  mon  cœur. 

Ton  vieil  ami, 

Henri  Fontal. 

La  Relique  a  paru  dans  le  Gil-Blas  du  mardi  17  oc- 
tobre 1882,  sous  la  signature  :  Maufrigneuse. 


LE  LIT 


LE  LIT. 


PAR  une  torride  après-midi  du  dernier 
été,  le  vaste  hôtel  des  Ventes  semblait 
endormi,  et  les  commissaires-priseurs 
adjugeaient  d'une  voix  mourante.  Dans  une 
salle  du  fond,  au  premier  étage,  un  lot  d'an- 
ciennes soieries  d'église  gisait  en  un  coin. 

C'étaient  des  chapes  solennelles  et  de  gra- 
cieuses chasubles  où  des  guirlandes  brodées 
s'enroulaient  autour  des  lettres  symboliques 
sur  un  fond  de  soie  un  peu  jaunie,  devenue 
crémeuse  de  blanche  qu'elle  fut  jadis. 

Quelques  revendeurs  attendaient,  deux  ou 
trois  hommes  à  barbes  sales  et  une  grosse 
femme  ventrue,  une  de  ces  marchandes 
dites  à  la  toilette^  conseillères  et  protectrices 


I06  LE  LIT. 

d*amours  prohibées,  qui  brocantent  sur  la 
chair  humaine  jeune  et  vieille  autant  que  sur 
les  jeunes  et  vieilles  nippes. 

Soudain  on  mit  en  vente  une  mignonne 
chasuble  Louis  XV,  joHe  comme  une  robe 
de  marquise,  restée  fraîche  avec  une  proces- 
sion de  muguets  autour  de  la  croix,  de  longs 
iris  bleus  montant  jusqu'aux  pieds  de  l'em- 
blème sacré  et,  dans  les  coins,  des  couronnes 
de  roses.  Quand  je  l'eus  achetée,  je  m'aper- 
çus qu'elle  était  demeurée  vaguement  odo- 
rante, comme  pénétrée  d'un  reste  d'encens, 
ou  plutôt  comme  habitée  encore  par  ces  si 
légères  et  si  douces  senteurs  d'autrefois  qui 
semblent  des  souvenirs  de  parfums,  l'âme  des 
essences  évaporées. 

Quand  je  l'eus  chez  moi,  j'en  voulus  cou- 
vrir une  petite  chaise  de  la  même  époque 
charmante,  et,  la  maniant  pour  prendre  les 
mesures,  je  sentis  sous  mes  doigts  se  froisser 
des  papiers.  Ayant  fendu  la  doublure,  quel- 
ques lettres  tombèrent  à  mes  pieds.  Elles 
étaient  jaunies  et  l'encre  eflPacée  semblait 
de  la  rouille.  Une  main  fine  avait  tracé  sur 
une  face  de  la  feuille  pliée  à  la  mode  an- 
cienne :  «A  monsieur,  monsieur  l'abbé  d'Ar- 
gencé.  » 


LE  LIT.  107 

Les  trois  premières  lettres  fixaient  simple- 
ment des  rendez-vous.  Et  voici  la  quatrième  : 

«Mon  ami,  je  suis  malade,  toute  souffrante, 
et  je  ne  quitte  pas  mon  lit.  La  pluie  bat  mes 
vitres,  et  je  reste  chaudement,  mollement 
rêveuse,  dans  la  tiédeur  des  duvets.  J'ai  un 
livre,  un  livre  que  j'aime  et  qui  me  semble 
fait  avec  un  peu  de  moi.  Vous  dirai-je  lequel? 
Non.  Vous  me  gronderiez.  Puis,  quand  j'ai 
lu,  je  songe,  et  je  veux  vous  dire  à  quoi. 

«On  a  mis  derrière  ma  tête  des  oreillers 
qui  me  tiennent  assise,  et  je  vous  écris  sur  ce 
mignon  pupitre  que  j'ai  reçu  de  vous. 

«Etant  depuis  trois  jours  en  mon  lit,  c'est 
à  mon  lit  que  je  pense,  et  même  dans  le 
sommeil  j'y  médite  encore. 

«Le  lit,  mon  ami,  c'est  toute  notre  vie. 
C'est  là  qu'on  naît,  c'est  là  qu'on  aime,  c'est 
là  qu'on  meurt. 

«Si  j'avais  la  plume  de  M.  de  Crébillon, 
j'écrirais  l'histoire  d'un  lit.  Et  que  d'aventures 
émouvantes,  terribles,  aussi  que  d'aventures 
gracieuses,  aussi  que  d'autres  attendrissantes  ! 
Que  d'enseignements  n'en  pourrait-on  pas 
tirer,  et  de  moralités  pour  tout  le  monde? 

«Vous  connaissez  mon  lit,  mon  ami.  Vous 


I08  LE  UT. 

ne  vous  figurerez  jamais  que  de  choses  j'y  ai 
découvertes  depuis  trois  jours  et  comme  je 
l'aime  davantage.  II  me  semble  habité,  hanté, 
dirai-je,  par  un  tas  de  gens  que  je  ne  soup- 
çonnais point  et  qui  cependant  ont  laissé 
quelque  chose  d'eux  en  cette  couche. 

«Oh!  comme  je  ne  comprends  pas  ceux 
qui  achètent  des  lits  nouveaux,  des  lits  sans 
mémoires.  Le  mien,  le  nôtre,  si  vieux,  si  usé, 
et  si  spacieux,  a  dû  contenir  bien  des  exis- 
tences, de  la  naissance  au  tombeau.  Songez-y, 
mon  ami;  songez  à  tout;  revoyez  des  vies  en- 
tières entre  ces  quatre  colonnes,  sous  ce  tapis 
à  personnages  tendu  sur  nos  têtes,  qui  a  re- 
gardé tant  de  choses.  Qu'a-t-il  vu  depuis  trois 
siècles  qu'il  est  là? 

«Voici  une  jeune  femme  étendue.  De 
temps  en  temps  elle  pousse  un  soupir,  puis 
elle  gémit;  et  les  vieux  parents  l'entourent; 
et  voilà  que  d'elle  sort  un  petit  être  miaulant 
comme  un  chat,  et  crispé,  tout  ridé.  C'est  un 
homme  qui  commence.  Elle,  la  jeune  mère, 
se  sent  douloureusement  joyeuse  ;  elle  étouffe 
de  bonheur  à  ce  premier  cri,  et  tend  les  bras 
et  suffoque;  et,  autoui,  on  pleure  avec  dé- 
lices, car  ce  petit  morceau  de  créature  vivante 
séparé  d'elle,  c'est  la  famille  continuée,  la 


LE  LIT.  109 

prolongation  du  sang,  du  cœur  et  de  l'âme 
des  vieux  qui  regardent,  tout  tremblants. 

«  Puis  voici  que  pour  la  première  fois  deux 
amants  se  trouvent  chair  à  chair  dans  ce  ta- 
bernacle de  la  vie.  Ils  tremblent,  mais  trans- 
portés d'allégresse,  ils  se  sentent  délicieuse- 
ment l'un  près  de  l'autre  et,  peu  à  peu,  leurs 
bouches  s'approchent.  Ce  baiser  divin  les 
confond,  ce  baiser,  porte  du  ciel  terrestre,  ce 
baiser  qui  chante  les  délices  humaines,  qui 
les  promet  toutes,  les  annonce  et  les  devance. 
Et  leur  lit  s'émeut  comme  une  mer  soulevée, 
ploie  et  murmure,  semble  lui-même  animé, 
joyeux,  car  sur  lui  le  délirant  mystère  d'amour 
s'accomplit.  Quoi  de  plus  suave,  de  plus  par- 
fait en  ce  monde  que  ces  étreintes  faisant 
de  deux  êtres  un  seul  et  donnant  à  chacun, 
dans  le  même  moment,  la  même  pensée,  la 
même  attente  et  la  même  joie  éperdue  qui 
descend  en  eux  comme  un  feu  dévorant  et 
céleste? 

«Vous  rappelez-vous  ces  vers  que  vous 
m'avez  lus,  l'autre  année,  dans  quelque  poète 
antique,  je  ne  sais  lequel,  peut-être  le  doux 
Ronsard? 

Et  quand  au  lit  nous  serons 
Entrelacés,  nous  ferons 


1  lO  LE  LIT. 


Les  lascifs,  selon  les  guises 
Des  amants  qui  librement 
Pratiquent  folâtrement 
Sous  les  draps  cent  mignardises. 

«Ces  vers-là,  je  les  voudrais  avoir  brodés 
en  ce  plafond  de  mon  lit,  d'où  Pyrame  et 
Thisbé  me  regardent  sans  fin  avec  leurs  yeux 
de  tapisserie. 

«  Et  songez  à  la  mort,  mon  ami,  à  tous  ceux 
qui  ont  exhalé  vers  Dieu  leur  dernier  souffle 
en  ce  lit.  Car  il  est  aussi  le  tombeau  des  espé- 
rances finies;  la  porte  qui  ferme  tout  après 
avoir  été  la  porte  qui  ouvre  le  monde.  Que 
de  cris,  que  d'angoisses,  de  souffrances,  de 
désespoirs  épouvantables,  de  gémissements 
d'agonie,  de  bras  tendus  vers  les  choses 
passées,  d'appels  aux  bonheurs  terminés  à 
jamais;  que  de  convulsions,  de  râles,  de  gri- 
maces, de  bouches  tordues,  d'yeux  retour- 
nés, dans  ce  ht,  où  je  vous  écris,  depuis  trois 
siècles  qu'il  prête  aux  hommes  son  abri  ! 

«Le  lit,  songez-y,  c'est  le  symbole  de  la 
vie,  je  me  suis  aperçue  de  cela  depuis  trois 
jours.  Rien  n'est  excellent  hors  du  lit. 

«Le  sommeil  n'est-il  pas  encore  un  de  nos 
instants  les  meilleurs? 

«Mais  c'est  aussi  là  qu'on  souffre!  II  est  le 


LE  LIT.  I  I  I 


refuge  des  malades,  un  lieu  de  douleurs  aux 
corps  épuisés. 

«  Le  lit,  c'est  l'homme.  Notre  Seigneur  Jésus, 
pour  prouver  qu'il  n'avait  rien  d'humain,  ne 
semble  pas  avoir  jamais  eu  besoin  d'un  lit. 
II  est  né  sur  la  paille  et  mort  sur  la  croix,  lais- 
sant aux  créatures  comme  nous  leur  couche 
de  mollesse  et  de  repos. 

«  Que  d'autres  choses  me  sont  encore  ve- 
nues! mais  je  n'ai  le  temps  de  vous  les  mar- 
quer, et  puis  me  les  rappellerais-je  toutes?  et 
puis  je  suis  déjà  tant  fatiguée  que  je  vais  re- 
tirer mes  oreillers,  m'étendre  tout  au  long  et 
dormir  quelque  peu. 

«Me  venez  voir  demain  trois  heures;  peut- 
être  serai-je  mieux  et  vous  le  pourrai-je  mon- 
trer. 

«Adieu,  mon  ami;  voici  mes  mains  pour 
que  vous  les  baisiez,  et  je  vous  tends  aussi 
mes  lèvres.» 


Le  Lit  a  paru  dans  le  Gil-Blas  du  jeudi  i6  mars 
1882,  sous  la  signature  :  Maufrigneuse. 


FOU? 


FOU? 


Suis-JE  fou?  OU  seulement  jaloux?  je  n'en 
sais  rien,  mais  j'ai  souffert  horriblement. 
J'ai  accompli  un  acte  de  folie,  de  folie 
furieuse,  c'est  vrai;  mais  la  jalousie  haletante, 
mais  l'amour  exalté,  trahi,  condamné,  mais 
la  douleur  abominable  que  j'endure,  tout 
cela  ne  suffit-il  pas  pour  nous  faire  commettre 
des  crimes  et  des  folies  sans  être  vraiment 
criminel  par  le  cœur  ou  par  le  cerveau? 

Oh!  j'ai  souffert,  souffert,  souffert  d'une 
façon  continue,  aiguë,  épouvantable.  J'ai 
aimé  cette  femme  d'un  élan  frénétique...  Et 
cependant  est-ce  vrai?  L'ai-je  aimée?  Non, 
non,  non.  Elle  m'a  possédé  âme  et  corps, 
envahi,   lié.  J'ai  été,  je  suis  sa  chose,  son 

8. 


Il  6  FOU? 

Jouet.  J'appartiens  à  son  sourire,  à  sa  bouche, 
à  son  regard,  aux  lignes  de  son  corps,  à  la 
forme  de  son  visage;  je  halète  sous  la  domi- 
nation de  son  apparence  extérieure;  mais 
Elle,  la  femme  de  tout  cela,  l'être  de  ce 
corps,  je  la  hais,  je  la  méprise,  je  l'exècre, 
je  l'ai  toujours  haîe,  méprisée,  exécrée;  car 
elle  est  perfide,  bestiale,  immonde,  impure; 
elle  est  la,  femme  de  perdition,  l'animal  sensuel 
et  faux  chez  qui  Tâme  n'est  point,  chez  qui  la 
pensée  ne  circule  jamais  comme  un  air  libre 
et  vivifiant;  elle  est  la  bête  humaine,  moins 
que  cela  :  elle  n'est  qu'un  flanc,  une  mer- 
veille de  chair  douce  et  ronde  qu'habite  l'hi- 
famie. 

Les  premiers  temps  de  notre  liaison  furent 
étranges  et  déhcieux.  Entre  ses  bras  toujours 
ouverts  je  m'épuisais  dans  une  rage  d'inas- 
souvissable  désir.  Ses  yeux,  comme  s'ils 
m'eussent  donné  soif,  me  faisaient  ouvrir  la 
bouche.  Ils  étaient  gris  à  midi,  teintés  de  vert 
à  la  tombée  du  jour,  et  bleus  au  soleil  levant. 
Je  ne  suis  pas  fou;  je  jure  qu'ils  avaient  ces 
trois  couleurs. 

Aux  heures  d'amour  ils  étaient  bleus, 
comme  meurtris,  avec  des  pupilles  énormes 
et  nerveuses.  Ses  lèvres,  remuées  d'un  trem- 


FOU  ?  117 

blement,  laissaient  jaillir  parfois  la  pointe 
rose  et  mouillée  de  sa  langue  qui  palpitait 
comme  celle  d'un  reptile,  et  ses  paupières 
lourdes  se  relevaient  lentement,  découvrant 
ce  regard  ardent  et  anéanti  qui  m'affolait. 

En  l'étreignant  dans  mes  bras  je  regardais 
son  œil  et  je  frémissais,  secoué  tout  autant 
par  le  besoin  de  tuer  cette  bête  que  par  la 
nécessité  de  la  posséder  sans  cesse. 

Quand  elle  marchait  à  travers  ma  chambre, 
le  bruit  de  chacun  de  ses  pas  faisait  une 
commotion  dans  mon  cœur,  et  quand  elle 
commençait  à  se  dévêtir,  laissant  tomber  sa 
robe,  et  sortant,  infâme  et  radieuse,  du  linge 
qui  s'écrasait  autour  d'elle,  je  sentais  tout  le 
long  de  mes  membres,  le  long  des  bras, 
le  long  des  jambes,  dans  ma  poitrine  essouf- 
flée, une  défaillance  infinie  et  lâche. 

Un  jour,  je  m'aperçus  qu'elle  était  lasse  de 
moi.  Je  le  vis  dans  son  œil,  au  réveil.  Pen- 
ché sur  elle,  j'attendais  chaque  matin  ce  pre- 
mier regard.  Je  l'attendais,  plein  de  rage,  de 
haine,  de  mépris  pour  cette  brute  endormie 
dont  j'étais  l'esclave.  Mais  quand  le  bleu  pâle 
de  sa  prunelle,  ce  bleu  liquide  comme  de 
l'eau,  se  découvrait,  encore  languissant,  en- 
core  fatigué,   encore   malade   des    récentes 


Il8  FOU? 

caresses,  c'était  comme  une  flamme  rapide 
qui  me  brûlait,  exaspérant  mes  ardeurs.  Ce 
jour-là,  quand  s'ouvrit  ma  paupière,  j'aperçus 
un  regard  indifférent  et  morne  qui  ne  dési- 
rait plus  rien. 

OIi!  je  le  vis,  je  le  sus,  je  le  sentis,  je  le 
compris  tout  de  suite.  C'était  fini,  fini,  pour 
toujours.  Et  j'en  eus  la  preuve  à  chaque  heure, 
à  chaque  seconde. 

Quand  je  l'appelais  des  bras  et  des  lèvres, 
elle  se  retournait  ennuyée,  murmurant  : 
«Laissez-moi  donc!»  ou  bien  :  «Vous  êtes 
odieux  !  »  ou  bien  :  «  Ne  serai-je  jamais  tran- 
quille!» 

Alors,  je  fus  jaloux.  Mais  jaloux  comme  un 
chien,  et  rusé,  défiant,  dissimulé.  Je  savais 
bien  qu'elle  recommencerait  bientôt,  qu'un 
autre  viendrait  pour  rallumer  ses  sens. 

Je  fus  jaloux  avec  frénésie;  mais  je  ne  suis 
pas  fou;  non,  certes,  non. 

J'attendis;  oh!  j'épiais;  elle  ne  m'aurait 
pas  trompé;  mais  elle  restait  froide,  endor- 
mie. Elle  disait  parfois  :  «Les  hommes  me  dé- 
goûtent. »  Et  c'était  vrai. 

Alors  je  fus  jaloux  d'elle-même;  jaloux  de 
son  indifïérence,  jaloux  de  la  sohtude  de  ses 
nuits;  jaloux  de  ses  gestes,  de  sa  pensée  que 


FOU?  119 

je  sentais  toujours  infâme,  jaloux  de  tout  ce 
que  je  devinais.  Et  quand  elle  avait  parfois, 
à  son  lever,  ce  regard  mou  qui  suivait  jadis 
nos  nuits  ardentes,  comme  si  quelque  concu- 
piscence avait  hante  son  âme  et  remué  ses 
désirs,  il  me  venait  des  suffocations  de  colère, 
des  tremblements  d'indignation,  des  déman- 
geaisons de  l'étrangler,  de  l'abattre  sous  mon 
genou  et  de  lui  faire  avouer,  en  lui  serrant 
la  gorge,  tous  les  secrets  honteux  de  son 
cœur. 

Suis-je  fou?  —  Non. 

Voilà  qu'un  soir  je  la  sentis  heureuse. 
Je  sentis  qu'une  passion  nouvelle  vivait  en 
elle.  J'en  étais  sûr,  indubitablement  sûr. 
Elle  palpitait  comme  après  mes  étreintes; 
son  œil  flambait,  ses  mains  étaient  chaudes, 
toute  sa  personne  vibrante  dégageait  cette 
vapeur  d'amour  d'où  mon  aff^olement  était 
venu. 

Je  feignis  de  ne  rien  comprendre,  mais 
mon  attention  l'enveloppait  comme  un  filet. 

Je  ne  découvrais  rien,  pourtant. 

J'attendis  une  semaine,  un  mois,  une  sai- 
son. Elle  s'épanouissait  dans  l'éclosion  d'une 
incompréhensible  ardeur;  elle  s'apaisait  dans 
le  bonheur  d'une  insaisissable  caresse. 


I  20  FOU  ? 

Et,  tout  à  coup,  je  devinai!  Je  ne  suis  pas 
fou.  Je  le  jure,  je  ne  suis  pas  fou! 

Comment  dire  cela?  Comment  me  faire 
comprendre?  Comment  exprimer  cette  abo- 
minable et  incompréhensible  chose? 

Voici  de  quelle  manière  je  fus  averti. 

Un  soir,  je  vous  l'ai  dit,  un  soir,  comme 
elle  rentrait  d'une  longue  promenade  à  che- 
val, elle  tomba,  les  pommettes  rouges,  la 
poitrine  battante,  les  jambes  cassées,  les  yeux 
meurtris,  sur  une  chaise  basse,  en  face  de 
moi.  Je  l'avais  vue  comme  cela!  Elle  aimait! 
Je  ne  pouvais  m'y  tromper! 

Alors,  perdant  la  tête,  pour  ne  plus  la  con- 
templer, je  me  tournai  vers  la  fenêtre,  et 
j'aperçus  un  valet  emmenant  par  la  bride 
vers  l'écurie  Son  grand  cheval,  qui  se  cabrait. 

Elle  aussi  suivait  de  l'œil  l'animal  ardent 
et  bondissant.  Puis,  quand  il  eut  disparu,  elle 
s'endormit  tout  à  coup. 

Je  songeai  toute  la  nuit;  et  il  me  sembla 
pénétrer  des  mystères  que  je  n'avais  jamais 
soupçonnés.  Qui  sondera  jamais  les  perver- 
sions de  la  sensualité  des  femmes?  Qui  com- 
prendra leurs  invraisemblables  caprices  et 
l'assouvissement  étrange  des  plus  étranges 
fantaisies? 


FOU  ?  12  1 

Chaque  matin,  dès  l'aurore,  elle  partait  au 
galop  par  les  plaines  et  les  bois;  et,  chaque 
fois,  elle  rentrait  alanguie,  comme  après  des 
frénésies  d'amour. 

J'avais  compris!  j'étais  jaloux  mamtenant 
du  cheval  nerveux  et  galopant;  jaloux  du 
vent  qui  caressait  son  visage  quand  elle  allait 
d'une  course  folle;  jaloux  des  feuilles  qui  bai- 
saient, en  passant,  ses  oreilles;  des  gouttes 
de  soleil  qui  lui  tombaient  sur  le  front  à  tra- 
vers les  branches;  jaloux  de  la  selle  qui  la 
portait  et  qu'elle  étreignait  de  sa  cuisse. 

C'était  tout  cela  qui  la  faisait  heureuse,  qui 
l'exaltait,  l'assouvissait,  l'épuisait  et  me  la  ren- 
dait ensuite  insensible  et  presque  pâmée. 

Je  résolus  de  me  venger.  Je  Tus  doux  et 
plein  d'attentions  pour  elle.  Je  lui  tendais  la 
main  quand  elle  allait  sauter  à  terre  après  ses 
courses  effrénées.  L'animal  furieux  ruait  vers 
moi;  elle  le  flattait  sur  son  cou  recourbé, 
l'embrassait  sur  ses  naseaux  frémissants  sans 
essuyer  ensuite  ses  lèvres;  et  le  parfum  de 
son  corps,  en  sueur  comme  après  la  tiédeur 
du  lit,  se  mêlait  sous  ma  narine  à  l'odeur 
acre  et  fauve  de  la  bête. 

J'attendis  mon  jour  et  mon  heure.  Elle 
passait  chaque  matin  par  le  même  sentier, 


122  FOU 


dans  un  petit  bois  de  bouleaux  qui  s'enfon- 
çait vers  la  forêt. 

Je  sortis  avant  l'aurore,  avec  une  corde 
dans  la  main  et  mes  pistolets  cachés  sur  ma 
poitrine,  comme  si  j'allais  me  battre  en  duel. 

Je  courus  vers  le  chemin  qu'elle  aimait;  je 
tendis  la  corde  entre  deux  arbres;  puis  je  me 
cachai  dans  les  herbes. 

J'avais  l'oreille  contre  le  sol;  j'entendis  son 
galop  lointain;  puis  je  l'aperçus  là-bas,  sous 
les  feuilles  comme  au  bout  d'une  voûte,  arri- 
vant à  fond  de  train.  Oh  !  je  ne  m'étais  pas 
trompé,  c'était  cela!  Elle  semblait  transportée 
d'allégresse,  le  sang  aux  joues,  de  la  folie 
dans  le  regard;  et  le  mouvement  précipité 
de  la  course  faisait  vibrer  ses  nerfs  d'une 
jouissance  sohtaire  et  furieuse. 

L'animal  heurta  mon  piège  des  deux 
jambes  de  devant,  et  roula,  les  os  cassés. 
Elle!  je  la  reçus  dans  mes  bras.  Je  suis  fort  à 
porter  un  bœuf  Puis,  quand  je  l'eus  déposée 
à  terre,  je  m'approchai  de  Lui  qui  nous  re- 
gardait; alors,  pendant  qu'il  essayait  de  me 
mordre  encore,  je  lui  mis  un  pistolet  dans 
l'oreille...  et  je  le  tuai...  comme  un  homme. 

Mais  je  tombai  moi-même,  la  figure  cou- 
pée par  deux  coups  de  cravache;  et  comme 


FOU?  123 

elle  se  ruait  de  nouveau  sur  moi,  je  lui  tirai 
mon  autre  balle  dans  le  ventre. 
Dites-moi,  suis-je  fou? 

Fou?  a  paru  dans  le  Gil-Blas  du  mercredi  23  août 
1882,  sous  la  signature  :  Maufrigneuse. 


RÉVEIL 


RÉVEIL. 


DEPUIS  trois  ans  qu'elle  était  mariée, 
elle  n'avait  point  quitté  le  val  de 
Ciré,  où  son  mari  possédait  deux 
filatures.  Elle  vivait  tranquille,  sans  enfants, 
heureuse  dans  sa  maison,  cachée  sous  les 
arbres,  et  que  les  ouvriers  appelaient  «le 
château». 

M.  Vasseur,  bien  plus  vieux  qu'elle,  était 
bon.  Elle  l'aimait;  et  jamais  une  pensée  cou- 
pable n'avait  pénétré  dans  son  cœur.  Sa 
mère  venait  passer  tous  les  étés  à  Ciré,  puis 
retournait  s'installer  à  Paris  pour  l'hiver,  dès 
que  les  feuilles  commençaient  à  tomber. 

Chaque  automne  Jeanne  toussait  un  peu. 
La  vallée  étroite  où  serpentait  la  rivière  s'em- 


128  RÉVEIL. 

brumait  alors  pendant  cinq  mois.  Des  brouil- 
lards légers  flottaient  d'abord  sur  les  prairies, 
rendant  tous  les  fonds  pareils  à  un  grand 
étang  d'où  émergeaient  les  toits  des  maisons. 
Puis  cette  nuée  blanche,  montant  comme 
une  marée,  enveloppait  tout,  faisait  de  ce 
vallon  un  pays  de  fantômes  où  les  hommes 
glissaient  comme  des  ombres  sans  se  recon- 
naître à  dix  pas.  Les  arbres,  drapés  de  va- 
peurs, se  dressaient,  moisis  dans  cette  humi- 
dité. 

Mais  les  gens  qui  passaient  sur  les  côtes 
voisines,  et  qui  regardaient  le  trou  blanc 
de  la  vallée,  voyaient  surgir,  au-dessus  des 
brumes  accumulées  au  niveau  des  collines, 
les  deux  cheminées  géantes  des  établissements 
de  M.  Vasseur,  qui  vomissaient  nuit  et  jour 
à  travers  le  ciel  deux  serpents  de  fumée 
noire. 

Cela  seul  indiquait  qu'on  vivait  dans  ce 
creux  qui  semblait  rempli  d'un  nuage  de 
coton. 

Or,  cette  année-là,  quand  revint  octobre, 
le  médecin  conseilla  à  la  jeune  femme  d'aller 
passer  l'hiver  à  Paris  chez  sa  mère,  l'air  du 
vallon  devenant  dangereux  pour  sa  poitrine. 

Elle  partit. 


REVEIL.  1  29 

Pendant  les  premiers  mois  elle  pensa  sans 
cesse  à  la  maison  abandonnée  où  s'étaient  en- 
racinées ses  habitudes,  dont  elle  aimait  les 
meubles  familiers  et  l'allure  tranquille.  Puis 
elle  s*accoutuma  à  sa  vie  nouvelle  et  prit 
goût  aux  fêtes,  aux  dîners,  aux  soirées,  à  la 
danse. 

Elle  avait  conservé  jusque-là  ses  manières 
de  jeune  fille,  quelque  chose  d'indécis  et 
d'endormi,  une  marche  un  peu  traînante,  un 
sourire  un  peu  las.  Elle  devint  vive,  gaie, 
toujours  prête  aux  plaisirs.  Des  hommes  lui 
firent  la  cour.  Elle  s'amusait  de  leurs  bavar- 
dages, jouait  avec  leurs  galanteries,  sûre  de 
sa  résistance,  un  peu  dégoûtée  de  l'amour  par 
ce  qu'elle  en  avait  appris  dans  le  mariage. 

La  pensée  de  livrer  son  corps  aux  gros- 
sières caresses  de  ces  êtres  barbus  la  faisait 
rire  de  pitié  et  frissonner  un  peu  de  répu- 
gnance. Elle  se  demandait  avec  stupeur 
comment  des  femmes  pouvaient  consentir  à 
ces  contacts  dégradants  avec  des  étrangers, 
alors  qu'elles  y  étaient  déjà  contraintes  avec 
l'époux  légitime.  Elle  eût  aimé  plus  tendre- 
ment son  mari  s'ils  avaient  vécu  comme  deux 
amis,  s'en  tenant  aux  chastes  baisers  qui  sont 
les  caresses  des  âmes. 


130  .  RÉVEIL. 

Mais  elle  s'amusait  beaucoup  des  compli- 
ments, des  désirs  apparus  dans  les  yeux 
et  qu'elle  ne  partageait  point,  des  attaques 
directes,  des  déclarations  jetées  dans  l'oreille 
quand  on  repassait  au  salon  après  les  fins 
dîners,  des  paroles  balbutiées  si  bas  qu'il  les 
fallait  presque  deviner,  et  qui  lui  laissaient  la 
chair  froide,  le  cœur  tranquille,  tout  en  cha- 
touillant sa  coquetterie  inconsciente,  en  allu- 
mant au  fond  d'elle  une  flamme  de  contente- 
ment, en  faisant  s'épanouir  sa  lèvre,  briller 
son  regard,  frissonner  son  âme  de  femme  à 
qui  les  adorations  sont  dues. 

Elle  aimait  ces  tête-à-tête  des  soirs  tom- 
bants, au  coin  du  feu  dans  le  salon  déjà 
sombre,  alors  que  l'homme  devient  pressant, 
balbutie,  tremble  et  tombe  à  genoux.  C'était 
pour  elle  une  joie  exquise  et  nouvelle  de  sen- 
tir cette  passion  qui  ne  l'efiîeurait  pas,  de  dire 
non  de  la  tête  et  des  lèvres,  de  retirer  ses 
mains,  de  se  lever,  et  de  sonner  avec  sang- 
froid  pour  demander  les  lampes,  et  de  voir 
se  redresser  confus  et  rageant,  en  entendant 
venir  le  valet,  celui  qui  tremblait  à  ses  pieds. 

Elle  avait  des  rires  secs  qui  glaçaient  les 
paroles  brûlantes,  des  mots  durs  tombant 
comme  un  jet  d'eau  glacée  sur  les  protesta- 


BEVEIL.  I  3  I 

tions  ardentes,  des  intonations  à  faire  se  tuer 
celui  qui  l'eût  adorée  éperdument. 

Deux  jeunes  gens  surtout  la  poursuivaient 
avec  obstination.  Ils  ne  se  ressemblaient  guère. 

L'un,  M.  Paul  Përonel,  était  un  grand 
garçon  mondain,  galant  et  hardi,  homme 
à  bonnes  fortunes,  qui  savait  attendre  et 
choisir  ses  heures. 

L'autre,  M.  d'Avancelle,  frémissait  en 
l'approchant,  osait  à  peine  deviner  sa  ten- 
dresse, mais  la  suivait  comme  son  ombre, 
disant  son  désir  désespéré  par  des  regards 
éperdus  et  par  l'assiduité  de  sa  présence  au- 
près d'elle. 

Elle  appelait  le  premier  le  «Capitaine  Fra- 
casse» et  le  second  «Mouton  Fidèle»;  elle 
finit  par  faire  de  celui-ci  une  sorte  d'esclave 
attaché  à  ses  pas,  dont  elle  usait  comme  d'un 
domestique. 

Elle  eût  bien  ri  si  on  lui  eût  dit  qu'elle 
l'aimerait. 

Elle  l'aima  pourtant  d'une  singulière 
façon.  Comme  elle  le  voyait  sans  cesse,  elle 
avait  pris  l'habitude  de  sa  voix,  de  ses  gestes, 
de  toute  l'allure  de  sa  personne,  comme  on 
prend  l'habitude  de  ceux  près  de  qui  on  vit 
continuellement. 


I  3  2  REVEIL. 

Bien  souvent  en  ses  rêves  son  visage  la 
hantait;  elle  le  revoyait  tel  qu'il  était  dans 
la  vie,  doux,  délicat,  humblement  passionné; 
et  elle  s'éveillait  obsédée  du  souvenir  de  ces 
songes,  croyant  l'entendre  encore  et  le  sentir 
près  d'elle.  Or,  une  nuit  (elle  avait  la  fièvre 
peut-être),  elle  se  vit  seule  avec  lui  dans  un 
petit  bois,  assis  tous  deux  sur  l'herbe. 

II  lui  disait  des  choses  charmantes  en  lui 
pressant  les  mains  et  les  baisant.  Elle  sentait 
la  chaleur  de  sa  peau  et  le  souffle  de  son 
haleine,  et,  d'une  façon  naturelle,  elle  lui 
caressait  les  cheveux. 

On  est,  dans  le  rêve,  tout  autre  que  dans 
la  vie.  Elle  se  sentait  pleine  de  tendresse 
pour  lui,  d'une  tendresse  calme  et  profonde, 
heureuse  de  toucher  son  front  et  de  le  tenir 
contre  elle. 

Peu  à  peu  il  l'enlaçait  de  ses  bras,  lui  bai- 
sait les  joues  et  les  yeux  sans  qu'elle  fît  rien 
pour  lui  échapper,  et  leurs  lèvres  se  rencon- 
trèrent. Elle  s'abandonna. 

Ce  fut  (la  réalité  n'a  pas  de  ces  extases), 
ce  fut  une  seconde  d'un  bonheur  suraigu  et 
surhumain,  idéal  et  charnel,  affolant,  inou- 
bliable. 

Elle  s'éveilla,  vibrante,  éperdue,  et  ne  se 


REVEIL.  I  3  3 

put  rendormir,  tant  elle  se  sentait  obsédée, 
possédée  toujours  par  lui. 

Et  quand  elle  le  revit,  ignorant  du  trouble 
qu'il  avait  produit,  elle  se  sentit  rougir;  et 
pendant  qu'il  lui  parlait  timidement  de  son 
amour,  elle  se  rappelait  sans  cesse,  sans  pou- 
voir rejeter  cette  pensée,  elle  se  rappelait 
l'enlacement  délicieux  de  son  rêve. 

Elle  l'aima,  elle  l'aima  d'une  étrange  ten- 
dresse, raffinée  et  sensuelle,  faite  surtout  du 
souvenir  de  ce  songe,  bien  qu'elle  redoutât 
l'accomplissement  du  désir  qui  s'était  éveillé 
dans  son  âme. 

Il  s'en  aperçut  enfin.  Et  elle  lui  dit  tout, 
jusqu'à  la  peur  qu'elle  avait  de  ses  baisers. 
Elle  lui  fit  jurer  qu'il  la  respecterait. 

Il  la  respecta.  Ils  passaient  ensemble  de 
longues  heures  d'amour  exalté,  où  les  âmes 
seules  s'étreignaient.  Et  ils  se  séparaient  en- 
suite énervés,  défaillants,  enfiévrés. 

Leurs  lèvres  parfois  se  joignaient;  et,  fer- 
mant les  yeux,  ils  savouraient  cette  caresse 
longue,  mais  chaste  quand  même. 

Elle  comprit  qu'elle  ne  résisterait  plus 
longtemps;  et,  comme  elle  ne  voulait  pas 
faillir,  elle  écrivit  à  son  mari  qu'elle  désirait 


134  RÉVEIL. 

retourner  près  de  lui  et  reprendre  sa  vie  tran- 
quille et  solitaire. 

II  répondit  une  lettre  excellente  en  la  dis- 
suadant de  revenir  en  plein  hiver,  de  s'expo- 
ser à  ce  brusque  dépaysement,  aux  brumes 
glaciales  de  la  vallée. 

Elle  fut  atterrée  et  indignée  contre  cet 
homme  confiant,  qui  ne  comprenait  pas,  qui 
ne  devinait  pas  les  luttes  de  son  cœur. 

Février  était  clair  et  doux,  et  bien  qu'elle 
évitât  maintenant  de  se  trouver  longtemps 
seule  avec  Mouton  Fidèle,  elle  acceptait  par- 
fois de  faire  en  voiture,  avec  lui,  une  prome- 
nade autour  du  lac,  au  crépuscule. 

On  eût  dit  ce  soir-là,  que  toutes  les  sèves 
s'éveillaient,  tant  les  souffles  de  l'air  étaient 
tièdes.  Le  petit  coupé  allait  au  pas;  la  nuit 
tombait;  ils  se  tenaient  les  mains,  serrés  l'un 
contre  l'autre.  Elle  se  disait  :  «C'est  fini,  c'est 
fini,  je  suis  perdue»,  sentant  en  elle  un  sou- 
lèvement de  désirs,  l'impérieux  besoin  de  cette 
suprême  étreinte  qu'elle  avait  ressentie  si  com- 
plète en  un  rêve.  Leurs  bouches  à  tout  instant 
se  cherchaient,  s'attachaient  l'une  à  l'autre,  et 
se  repoussaient  pour  se  retrouver  aussitôt. 

II  n'osa  pas  la  reconduire  chez  elle,  et 
la  laissa  sur  sa  porte,  affolée  et  défaillante. 


REVEIL.  I  3  J 

M.  Paul  Péronel  l'attendait  dans  le  petit 
salon  sans  lumière. 

En  lui  touchant  la  main,  il  sentit  qu'une 
fièvre  la  brûlait.  II  se  mit  à  causer  à  mi-voix, 
tendre  et  galant,  berçant  cette  âme  épuisée 
au  charme  de  paroles  amoureuses.  Elle  l'écou- 
tait  sans  répondre,  pensant  à  l'autre,  croyant 
entendre  l'autre,  croyant  le  sentir  contre  elle, 
dans  une  sorte  d'hallucination.  Elle  ne  voyait 
que  lui,  ne  se  rappelait  plus  qu'il  existait  un 
autre  homme  au  monde,  et  quand  son  oreille 
tressaillait  à  ces  trois  syllabes  :  «Je  vous 
aime»,  c'était  lui,  l'autre,  qui  les  disait,  qui 
baisait  ses  doigts,  c'était  lui  qui  serrait  sa 
poitrine  comme  tout  à  l'heure  dans  le  coupé, 
c'était  lui  qui  jetait  sur  ses  lèvres  ces  caresses 
victorieuses,  c'était  lui  qu'elle  étreignait, 
qu'elle  enlaçait,  qu'elle  appelait  de  tout  l'élan 
de  son  cœur,  de  toute  l'ardeur  exaspérée  de 
son  corps. 

Quand  elle  s'éveilla  de  ce  songe,  elle 
poussa  un  cri  épouvantable. 

Le  capitaine  Fracasse,  à  genoux  près  d'elle, 
la  remerciait  passionnément  en  couvrant  de 
baisers  ses  cheveux  dénoués.  Elle  cria  :  «Allez- 
vous-en,  allez-vous-en,  allez-vous-en.» 

Et  comme  il  ne  comprenait  pas  et  cher- 


1^6  RÉVEIL. 

chait  à  ressaisir  sa  taille,  elle  se  tordit  en 
bégayant  :  «Vous  êtes  infâme,  je  vous  hais, 
vous  m'avez  volée,  alIez-vous-en.» 

II  se  releva,  abasourdi,  prit  son  chapeau  et 
s'en  alla. 

Le  lendemain,  elle  retournait  au  val  de 
Ciré.  Son  mari,  surpris,  lui  reprocha  ce  coup 
de  tête.  «Je  ne  pouvais  plus  vivre  loin  de 
toi,»  dit-elle. 

II  la  trouva  changée  de  caractère,  plus 
triste  qu'autrefois,  et  quand  il  lui  demandait  : 
«Qu'as-tu  donc,  tu  semblés  malheureuse. 
Que  désires-tu?»  Elle  répondait  :  «Rien.  II 
n'y  a  que  les  rêves  de  bons  dans  la  vie.  » 

Mouton  Fidèle  vint  la  voir  l'été  suivant. 

Elle  le  reçut  sans  trouble  et  sans  regrets, 
comprenant  soudain  qu'elle  ne  l'avait  jamais 
aimé  qu'en  un  songe  dont  Paul  Péronel 
l'avait  brutalement  réveillée. 

Mais  le  jeune  homme,  qui  l'adorait  tou- 
jours, pensait  en  s'en  retournant  :  «Les 
femmes  sont  vraiment  bien  bizarres,  compli- 
quées et  inexplicables.  » 

Réveil  a  paru  dans  le  Gil-Blas  du  mardi  20  février 
1883,  sous  la  signature  :  Maufrigneuse. 


UNE  RUSE. 


UNE    RUSE. 


ILS  bavardaient  au  coin  du  feu,  le  vieux 
médecin  et  la  jeune  malade.  Elle  n'était 
qu'un  peu  souffrante  de  ces  malaises  fé- 
minins qu'ont  souvent  les  jolies  femmes  :  un 
peu  d'anémie,  des  nerfs,  et  un  soupçon  de 
fatigue,  de  cette  fatigue  qu'éprouvent  parfois 
les  nouveaux  époux  à  la  fin  du  premier  mois 
d'union,  quand  ils  ont  fait  un  mariage 
d'amour. 

Elle  était  étendue  sur  sa  chaise  longue  et 
causait:  «Non,  docteur,  je  ne  comprendrai 
jamais  qu'une  femme  trompe  son  mari.  J'ad- 
mets même  qu'elle  ne  l'aime  pas,  qu'elle  ne 
tienne  aucun  compte  de  ses  promesses,  de 
ses  serments  !  Mais  comment  oser  se  donner 


l4o  UNE  RUSE. 

à  un  autre  homme!  Comment  cacher  cela 
aux  yeux  de  tous.  Comment  pouvoir  aimer 
dans  le  mensonge  et  dans  la  trahison?» 

Le  médecin  souriait. 

«Quant  à  cela,  c'est  facile.  Je  vous  assure 
qu'on  ne  réfléchit  guère  à  toutes  ces  subti- 
lités quand  l'envie  vous  prend  de  faillir.  Je 
suis  même  certain  qu'une  femme  n'est  mûre 
pour  l'amour  vrai  qu'après  avoir  passé  par 
toutes  les  promiscuités  et  tous  les  dégoûts  du 
mariage  qui  n'est,  suivant  un  homme  illustre, 
qu'un  échange  de  mauvaise  humeur  pendant 
le  jour,  et  de  mauvaises  odeurs  pendant  la 
nuit.  Rien  de  plus  vrai.  Une  femme  ne  peut 
aimer  passionnément  qu'après  avoir  été  ma- 
riée. Si  je  la  pouvais  comparer  à  une  maison, 
je  dirais  qu'elle  n'est  habitable  que  lorsqu'un 
mari  a  essuyé  les  plâtres. 

«  Quant  à  la  dissimulation,  toutes  les  femmes 
en  ont  à  revendre  en  ces  occasions-là.  Les 
plus  simples  sont  merveilleuses,  et  se  tirent 
avec  génie  des  cas  les  plus  difficiles.» 

Mais  la  jeune  femme  semblait  incré- 
dule... 

«  Non ,  docteur,  on  ne  s'avise  jamais  qu'a- 
près coup  de  ce  qu'on  aurait  dû  faire  dans 
les  occasions  périlleuses,  et  les  femmes  sont 


UNE  RUSE.  l4l 

certes  encore  plus  disposées  que  les  hommes 
à  perdre  la  tête.  » 

Le  médecin  leva  les  bras. 

«Après  coup,  dites-vous?  Nous  autres, 
nous  n'avons  l'inspiration  qu'après  coup.  Mais 
vous!...  Tenez,  je  vais  vous  raconter  une 
petite  histoire  arrivée  à  une  de  mes  clientes 
à  qui  j'aurais  donné  le  bon  Dieu  sans  confes- 
sion, comme  on  dit. 

«Ceci  s'est  passé  dans  une  ville  de  pro- 
vince. 

«Un  soir,  comme  je  dormais  profondé- 
ment de  ce  pesant  premier  sommeil  si  diffi- 
cile à  troubler,  il  me  sembla,  dans  un  rêve 
obscur,  que  les  cloches  de  la  ville  sonnaient 
au  feu. 

«Tout  à  coup  je  m'éveillai  :  c'était  ma  son- 
nette, celle  de  la  rue,  qui  tintait  désespéré- 
ment. Comme  mon  domestique  ne  semblait 
point  répondre,  j'agitai  à  mon  tour  le  cordon 
pendu  dans  mon  lit,  et  bientôt  des  portes 
battirent,  des  pas  troublèrent  le  silence  de  la 
maison  dormante;  puis  Jean  parut,  tenant 
une  lettre  qui  disait  :  «M*"^  Lelièvre  prie  avec 
((instance  M.  le  docteur  Siméon  de  passer 
«chez  elle  immédiatement.» 

«Je  réfléchis  quelques  secondes;  je  pen- 


l42  UNE  RUSE. 

sais  :  Crise  de  nerfs,  vapeurs,  tralala,  je  suis 
trop  fatigué.  Et  je  répondis  :  «Le  docteur 
«Siméon,  fort  souffrant,  prie  M""^  Leiièvre 
((  de  vouloir  bien  appeler  son  confrère 
«M.  Bonnet.  » 

«Puis  je  donnai  le  billet  sous  enveloppe 
et  je  me  rendormis. 

«Une  demi-heure  plus  tard  environ,  la 
sonnette  de  la  rue  appela  de  nouveau,  et 
Jean  vint  dire  :  «C'est  quelqu'un,  un  homme 
«ou  une  femme  (je  ne  sais  pas  au  juste,  tant 
«  il  est  caché),  qui  voudrait  parler  bien  vite  à 
«  monsieur.  II  dit  qu'il  y  va  de  la  vie  de  deux 
«  personnes.  » 

«Je  me  dressai.  «  Faites  entrer.  » 

«J'attendis  assis  dans  mon  lit. 

«Une  espèce  de  fantôme  noir  apparut  et 
dès  que  Jean  fut  sorti,  se  découvrit.  C'était 
M'"*  Berthe  Leiièvre,  une  toute  jeune  femme, 
mariée  depuis  trois  ans  avec  un  gros  com- 
merçant de  la  ville  qui  passait  pour  avoir 
épousé  la  plus  jolie  personne  de  la  province. 

«Elle  était  horriblement  pâle,  avec  ces 
crispations  de  visage  des  gens  affolés,  et  ses 
mains  tremblaient;  deux  fois  elle  essaya  de 
parler  sans  qu'un  son  pût  sortir  de  sa  bouche. 
Enfin,    elle  balbutia    :    «Vite,  vite...  vite... 


UNE  RUSE.  14^ 

«Docteur...  Venez.  Mon...  mon  amant  est 
«  mort  dans  ma  chambre. . .  » 

«  Elle  s'arrêta  suffoquant,  puis  reprit  :  «  Mon 
«mari  va...  va  rentrer  du  cercle...» 

«Je  sautai  sur  mes  pieds,  sans  même  son- 
ger que  j'étais  en  chemise,  et  je  m'habillai  en 
quelques  secondes.  Puis  je  demandai  :  «  C'est 
«vous-même  qui  êtes  venue  tout  à  l'heure?» 
Elle,  debout  comme  une  statue,  pétrifiée  par 
l'angoisse,  murmura  :  «Non...  c'est  ma 
«  bonne. . .  elle  sait. . .  »  Puis,  après  un  silence  : 
«Moi,  j'étais  restée...  près  de  lui.»  Et  une 
sorte  de  cri  de  douleur  horrible  sortit  de  ses 
lèvres,  et,  après  un  étouffement  qui  la  fit 
râler,  elle  pleura,  elle  pleura  éperdument 
avec  des  sanglots  et  des  spasmes  pendant 
une  minute  ou  deux;  puis,  ses  larmes,  sou- 
dain, s'arrêtèrent,  se  tarirent,  comme  séchées 
en  dedans  par  du  feu,  et  redevenue  tragique- 
ment calme  :  «Allons  vite!»  dit-elle. 

«J'étais  prêt,  mais  je  m'écriai  :  «  Sacre- 
«bleu,  je  n'ai  pas  dit  d'atteler  mon  coupé.» 
Elle  répondit  :  «J'en  ai  un,  j'ai  le  sien  qui 
«l'attendait.»  Elle  s'enveloppa  jusqu'aux  che- 
veux. Nous  partîmes. 

«Quand  elle  fut  à  mon  côté,  dans  l'obscu- 
rité de  la  voiture,  elle  me  saisit  brusquement 


l44  UNE  RUSE. 

la  main  et,  la  broyant  dans  ses  doigts  fins, 
elle  balbutia  avec  des  secousses  dan?  la  voix, 
des  secousses  venues  du  cœur  déchiré  :  o  Oh  ! 
«si  vous  saviez,  si  vous  saviez  comme  je 
«soufFre!  Je  l'armais,  je  l'aimais  éperdument, 
«comme  une  insensée,  depuis  six  mois.» 

«Je  demandai:  «Est-on  réveillé,  chez  vous?» 
Elle  répondit  :  «Non,  personne,  excepté 
«Rose,  qui  sait  tout.» 

«  On  s'arrêta  devant  sa  porte  ;  tous  dor- 
maient, en  effet,  dans  la  maison  ;  nous  sommes 
entrés  sans  bruit  avec  un  passe- partout;  et 
nous  voilà  montant  sur  la  pointe  des  pieds. 
La  bonne,  eflParée,  était  assise  par  terre  au 
haut  de  l'escalier,  avec  une  bougie  allumée  à 
son  côté,  n'ayant  pas  osé  demeurer  près  du 
mort. 

«Et  je  pénétrai  dans  la  chambre.  Elle  était 
bouleversée  comme  après  une  lutte.  Le  lit 
fripé,  meurtri,  défait,  restait  ouvert,  semblait 
attendre;  un  drap  traînait  jusqu'au  tapis;  des 
serviettes  mouillées,  dont  on  avait  battu  les 
tempes  du  jeune  homme,  gisaient  à  terre  à 
côté  d'une  cuvette  et  d'un  verre.  Et  une 
singuhère  odeur  de  vinaigre  de  cuisine  mêlée 
à  des  souffles  de  Lubin  écœurait  dès  la 
porte. 


UNE  RUSE.  l45 

«Tout  de  son  long,  sur  le  dos,  au  milieu 
de  la  chambre,  le  cadavre  était  étendu. 

«Je  m'approchai;  je  le  considérai;  je  le 
tâtai;  j'ouvris  les  yeux;  je  palpai  les  mains, 
puis,  me  tournant  vers  les  deux  femmes  qui 
grelottaient  comme  si  elles  eussent  été  gelées, 
je  leur  dis  :  «Aidez-moi  à  le  porter  sur  le  lit.» 
Et  on  le  coucha  doucement.  Alors,  j'auscultai 
le  cœur  et  je  posai  une  glace  devant  la 
bouche;  puis  je  murmurai  :  «C'est  fini,  ha- 
«billons-le  bien  vite.»  Ce  fut  une  chose 
affreuse  à  voir  ! 

«Je  prenais  un  à  un  les  membres  comme 
ceux  d'une  énorme  poupée,  et  je  les  tendais 
aux  vêtements  qu'apportaient  les  femmes. 
On  passa  les  chaussettes,  le  caleçon,  la  cu- 
lotte, le  gilet,  puis  l'habit  oii  nous  eûmes 
beaucoup  de  mal  à  faire  entrer  les  bras. 

«Quand  il  fallut  boutonner  les  bottines, 
les  deux  femmes  se  mirent  à  genoux,  tandis 
que  je  les  éclairais;  mais  comme  les  pieds 
étaient  enflés  un  peu,  ce  fut  effroyablement 
difficile.  N'ayant  pas  trouvé  le  tire-boutons, 
elles  avaient  pris  leurs  épingles  à  cheveux. 

«Sitôt  que  l'horrible  toilette  fut  terminée, 
je  considérai  notre  œuvre  et  je  dis  :  «II  faudrait 
«le  repeigner  un  peu.»  La  bonne  alla  cher- 


l46  UNE  RUSE. 

cher  le  démêloir  et  la  brosse  de  sa  maîtresse; 
mais  comme  elle  tremblait  et  arrachait,  en 
des  mouvements  involontaires,  les  cheveux 
longs  et  mêlés.  M"""  Leiièvre  s'empara  violem- 
ment du  peigne,  et  elle  rajusta  la  chevelure 
avec  douceur,  comme  si  elle  l'eût  caressée. 
Elle  refit  la  raie,  brossa  la  barbe,  puis  roula 
lentement  les  moustaches  sur  son  doigt,  ainsi 
qu'elle  avait  coutume  de  le  faire,  sans  doute, 
en  des  familiarités  d'amour. 

«Et  tout  à  coup,  lâchant  ce  qu'elle  tenait 
'aux  mains,  elle  saisit  la  tête  inerte  de  son 
amant,  et  regarda  longuement,  désespéré- 
ment cette  face  morte  qui  ne  lui  souriait 
plus;  puis,  s'abattant  sur  lui,  elle  l'étreignit  à 
pleins  bras,  en  l'embrassant  avec  fureur.  Ses 
baisers  tombaient,  comme  des  coups,  sur  la 
bouche  fermée,  sur  les  yeux  éteints,  sur  les 
tempes,  sur  le  front.  Puis,  s'approchant  de 
l'oreille,  comme  s'il  eût  pu  l'entendre  encore, 
comme  pour  balbutier  le  mot  qui  fait  plus 
ardentes  les  étreintes,  elle  répéta,  dix  fois  de 
suite,  d'une  voix  déchirante  :  «Adieu,  chéri.  » 

«Mais  la  pendule  sonna  minuit. 

«J'eus  un  sursaut  :  «Bigre,  minuit,  c'est 
«l'heure  où  ferme  le  cercle.  Allons,  madame, 
«de  l'énergie.» 


UNE  RUSE.  147 

«Elle  se  rédressa.  J'ordonnai  :  «Portons-le 
«dans  le  salon.»  Nous  le  prîmes  tous  trois, 
et  l'ayant  emporté,  je  le  fis  asseoir  sur  un 
canapé,  puis  j'allumai  les  candélabres. 

«La  porte  de  la  rue  s'ouvrit  et  se  referma 
lourdement.  C'était  Lui  déjà.  Je  criai  : 
«Rose,  vite,  apportez-moi  les  serviettes  et  la 
«cuvette,  et  refaites  la  chambre,  dépêchez- 
«vous,  nom  de  Dieu!  Voilà  M.  Lelièvre  qui 
«rentre.» 

«J'entendis  les  pas  monter,  s'approcher. 
Des  mains,  dans  l'ombre,  palpaient  les  murs. 
Alors  j'appelai  ;  «Par  ici,  mon  cher,  nous 
«avons  eu  un  accident.» 

«Et  le  mari  stupéfait  parut  sur  le  seuil,  un 
cigare  à  la  bouche.  Il  demanda  :  «Quoi? 
«Qu'y  a-t-il ?  Qu'est-ce  que  cela?» 

«J'allai  vers  lui  :  «Mon  bon,  vous  nous 
«voyez  dans  un  rude  embarras.  J'étais  resté 
«tard  à  bavarder  chez  vous  avec  votre  femme 
«et  notre  ami  qui  m'avait  amené  dans  sa  voi- 
«ture.  Voilà  qu'il  s'est  affaissé  tout  à  coup, 
«et  depuis  deux  heures,  malgré  nos  soins, 
«il  demeure  sans  connaissance.  Je  n'ai  pas 
«voulu  appeler  des  étrangers.  Aidez-moi  donc 
«à  le  faire  descendre;  je  le  soignerai  mieux 
«chez  lui.» 


l48  UNE  RUSE. 

«L'époux  surpris,  mais  sans  méfiance,  ôta 
son  chapeau;  puis  il  empoigna  sous  ses 
bras  son  rival  désormais  inoffensif.  Je  m'atte- 
lai entre  les  jambes,  comme  un  cheval  entre 
deux  brancards,  et  nous  voilà  descendant 
l'escalier,  éclairés  maintenant  par  la  femme. 

«Lorsque  nous  fûmes  devant  la  porte,  je 
redressai  le  cadavre  et  je  lui  parlai,  l'encou- 
rageant pour  tromper  son  cocher  :  «Allons, 
«  mon  brave  ami ,  ce  ne  sera  rien  ;  vous  vous 
«sentez  déjà  mieux,  n'est-ce  pas?  Du  cou- 
«rage,  voyons,  un  peu  de  courage,  faites  un 
«petit  effort,  et  c'est  fini.» 

«Comme  je  sentais  qu'il  allait  s'écrouler, 
qu'il  me  glissait  entre  les  mains,  je  lui 
flanquai  un  grand  coup  d'épaule  qui  le  jeta 
en  avant  et  le  fit  basculer  dans  la  voiture, 
puis  je  montai  derrière  lui. 

«Le  mari,  inquiet,  me  demandait  ; 
«Croyez-vous  que  ce  soit  grave?»  Je  ré- 
pondis :  «Non»  en  souriant  et  je  regardai  la 
femme.  Elle  avait  passé  son  bras  sous  celui 
de  l'époux  légitime  et  elle  plongeait  son  œil 
fixe  dans  le  fond  obscur  du  coupé. 

«Je  serrai  les  mains,  et  je  donnai  l'ordre 
de  partir.  Tout  le  long  de  la  route  le  mort 
me  retomba  sur  l'oreille  droite. 


UNE  RUSE.  149 

«Quand  nous  fûmes  arrivés  chez  lui, 
j'annonçai  qu'il  avait  perdu  connaissance  en 
chemin.  J'aidai  à  le  remonter  dans  sa  cham- 
bre; puis  je  constatai  !e  décès;  je  jouai  toute 
une  nouvelle  comédie  devant  sa  famille  éper- 
due. Enfin,  je  regagnai  mon  lit,  non  sans 
jurer  contre  les  amoureux.  » 

Le  docteur  se  tut,  souriant  toujours. 

La  jeune  femme  crispée  demanda  : 

«Pourquoi  m'avez-vous  raconté  cette  épou- 
vantable histoire?» 

11  salua  galamment. 

«Pour  vous  offrir  mes  services,  à  l'occa- 
sion.» 

Une  Ruse  a  paru  dans  le  Gil-Blas  du  lundi  25  sep- 
tembre 1882,  sous  la  signature  :  Maufrigneuse. 


À  CHEVAL 


A  CHEVAL. 


LES  pauvres  gens  vivaient  péniblement 
des  petits  appointements  du  mari.  Deux 
enfants  étaient  nés  depuis  leur  mariage, 
et  la  gêne  première  était  devenue  une  de  ces 
misères  humbles,  voilées,  honteuses,  une  mi- 
sère de  famille  noble  qui  veut  tenir  son  rang 
quand  même. 

Hector  de  Gribelin  avait  été  élevé  en  pro- 
vince, dans  le  manoir  paternel,  par  un  vieil 
abbé  précepteur.  On  n'était  pas  riche,  mais 
on  vivotait  en  gardant  les  apparences. 

Puis,  à  vingt  ans,  on  lui  avait  cherché  une 
position,  et  il  était  entré,  commis  à  quinze 
cents  francs,  au  Ministère  de  la  Marine.  II 


I  54  À   CHEVAL. 

avait  échoué  sur  cet  écueil  comme  tous 
ceux  qui  ne  sont  point  préparés  de  bonne 
heure  au  rude  combat  de  la  vie,  tous  ceux 
qui  voient  l'existence  à  travers  un  nuage,  qui 
ignorent  les  moyens  et  les  résistances,  en 
qui  on  n'a  pas  développé  dès  l'enfance  des 
aptitudes  spéciales,  des  facultés  particulières, 
une  âpre  énergie  à  la  lutte,  tous  ceux  à  qui 
on  n'a  pas  remis  une  arme  ou  un  outil  dans 
la  main. 

Ses  trois  premières  années  de  bureau  furent 
horribles. 

II  avait  retrouvé  quelques  amis  de  sa  fa- 
mille, vieilles  gens  attardés  et  peu  fortunés 
aussi,  qui  vivaient  dans  les  rues  nobles,  les 
tristes  rues  du  faubourg  Saint-Germain,  et  il 
s'était  fait  un  cercle  de  connaissances. 

Etrangers  à  la  vie  moderne,  humbles  et 
fiers,  ces  aristocrates  nécessiteux  habitaient  les 
étages  élevés  de  maisons  endormies.  Du  haut 
en  bas  de  ces  demeures,  les  locataires  étaient 
titrés;  mais  l'argent  semblait  rare  au  premier 
comme  au  sixième. 

Les  éternels  préjugés,  la  préoccupation  du 
rang,  le  souci  de  ne  pas  déchoir,  hantaient 
ces  familles  autrefois  brillantes,  et  ruinées  par 
l'inaction  des  hommes.  Hector  de  Gribelin 


À   CHEVAL.  I  5  5 

rencontra   dans   ce   monde    une   jeune  fille 
noble  et  pauvre  comme  lui,  et  l'épousa. 
Ils  eurent  deux  enfants  en  quatre  ans. 

Pendant  quatre  années  encore,  ce  ménage, 
harcelé  par  la  misère,  ne  connut  d'autres 
distractions  que  la  promenade  aux  Champs- 
Elysées,  le  dimanche,  et  quelques  soirées  au 
théâtre,  une  ou  deux  par  hiver,  grâce  à  des 
billets  de  faveur  offerts  par  un  collègue. 

Mais  voilà  que,  vers  le  printemps,  un  tra- 
vail supplémentaire  fut  confié  à  l'employé  par 
son  chef;  et  il  reçut  une  gratification  extra- 
ordinaire de  trois  cents  francs. 

En  rapportant  cet  argent,  il  dit  à  sa  femme  : 

«Ma  chère  Henriette,  il  faut  nous  offrir 
quelque  chose,  par  exemple  une  partie  de 
plaisir  pour  les  enfants.  » 

Et  après  une  longue  discussion,  il  fut  dé- 
cidé qu'on  irait  déjeuner  à  la  campagne. 

«Ma  foi,  s'écria  Hector,  une  fois  n'est  pas 
coutume;  nous  louerons  un  break  pour  toi, 
les  petits  et  la  bonne,  et  moi  je  prendrai  un 
cheval  au  manège.  Cela  me  fera  du  bien.» 

Et  pendant  toute  la  semaine  on  ne  parla 
que  de  l'excursion  projetée. 

Chaque  soir,  en  rentrant  du  bureau,  Hec- 


1^6  À    CHEVAL. 

tor  saisissait  son  fils  aîné,  le  plaçait  à  califour- 
chon sur  sa  jambe,  et,  en  le  faisant  sauter  de 
toute  sa  force,  il  lui  disait: 

«Voilà  comment  il  galopera,  papa,  di- 
manche prochain,  à  la  promenade.» 

Et  le  gamin,  tout  le  jour,  enfourchait  les 
chaises  et  les  traînait  autour  de  la  salle  en 
criant  : 

«C'est  papa  à  dada.» 

Et  la  bonne  elle-même  regardait  monsieur 
d'un  œil  émerveillé,  en  songeant  qu'il  accom- 
pagnerait la  voiture  à  cheval  ;  et  pendant  tous 
les  repas  elle  l'écoutait  parler  d'équitation, 
raconter  ses  exploits  de  jadis,  chez  son  père. 
Oh!  il  avait  été  à  bonne  école,  et,  une  fois 
la  bête  entre  ses  jambes,  il  ne  craignait  rien, 
mais  rien! 

II  répétait  à  sa  femme  en  se  frottant  les 
mains  : 

«Si  on  pouvait  me  donner  un  animal  un 
peu  difficile,  je  serais  enchanté.  Tu  verras 
comme  je  monte;  et,  si  tu  veux,  nous  revien- 
drons par  les  Champs-Elysées  au  moment  du 
retour  du  Bois.  Comme  nous  ferons  bonne 
figure,  je  ne  serais  pas  fâché  de  rencontrer 
quelqu'un  du  Ministère.  II  n'en  faut  pas  plus 
pour  se  faire  respecter  des  chefs.» 


A   CHEVAL.  I  57 

Au  jour  dit,  la  voiture  et  le  cheval  arri- 
vèrent en  même  temps  devant  la  porte.  II  des- 
cendit aussitôt,  pour  examiner  sa  monture.  II 
avait  fait  coudre  des  sous-pieds  à  son  pan- 
talon et  manœuvrait  une  cravache  achetée 
la  veille. 

II  leva  et  palpa,  l'une  après  l'autre,  les 
quatre  jambes  de  la  bête,  tâta  le  cou,  les  côtes, 
.  les  jarrets,  éprouva  du  doigt  les  reins,  ouvrit 
la  bouche,  examina  les  dents,  déclara  son 
âge,  et,  comme  toute  la  famille  descendait, 
il  fit  une  sorte  de  petit  cours  théorique  et  pra- 
tique sur  le  cheval  en  général  et  en  particu- 
lier sur  celui-là  qu'il  reconnaissait  excellent. 

Quand  tout  le  monde  fut  bien  placé  dans 
la  voiture,  il  vérifia  les  sangles  de  la  selle; 
puis,  s'enlevant  sur  un  étrier,  retomba  sur 
l'animal,  qui  se  mit  à  danser  sous  la  charge  et 
faillit  désarçonner  son  cavalier. 

Hector,  ému,  tâchait  de  le  calmer  : 

«Allons,  tout  beau,  mon  ami,  tout  beau.» 

Puis  quand  le  porteur  eut  repris  sa  tran- 
quillité et  le  porté  son  aplomb,  celui-ci  de- 
manda : 

«Est-on  prêt?» 

Toutes  les  voix  répondirent  : 

«Oui.» 


1)8  À.    CHEVAL. 

Alors,  il  commanda  : 

«En  route!» 

Et  la  cavalcade  s'éloigna. 

Tous  les  regards  étaient  tendus  sur  lui.  II 
trottait  à  l'anglaise  en  exagérant  les  ressauts. 
A  peine  était-il  retombé  sur  la  selle  qu'il  re- 
bondissait comme  pour  monter  dans  l'es- 
pace. Souvent  il  semblait  prêt  à  s'abattre  sur 
la  crinière,  et  il  tenait  ses  yeux  fixes  de-  ^ 
vant  lui,  ayant  la  figure  crispée  et  les  joues 
pâles. 

Sa  femme,  gardant  sur  ses  genoux  un  des 
enfants,  et  la  bonne  qui  portait  l'autre,  répé- 
taient sans  cesse  : 

«Regardez  papa,  regardez  papa!» 

Et  les  deux  gamins,  grisés  par  le  mouve- 
ment, la  joie  et  l'air  vit,  poussaient  des  cris 
aigus.  Le  cheval,  effrayé  par  ces  clameurs, 
finit  par  prendre  le  galop,  et,  pendant  que 
le  cavalier  s'efforçait  de  l'arrêter,  le  chapeau 
roula  par  terre.  II  fallut  que  le  cocher  des- 
cendît de  son  siège  pour  ramasser  cette  coif- 
fure, et,  quand  Hector  l'eut  reçue  de  ses 
mains,  il  s'adressa  de  loin  à  sa  femme  : 

«  Empêche  donc  les  enfants  de  crier  comme 
ça,  tu  me  ferais  emporter!» 

On  déjeuna  sur  l'herbe,  dans  le  bois  du 


A  CHEVAL.  I  5  9 

Vësinet,  avec  les  provisions  déposées  dans  les 
coffres. 

Bien  que  le  cocher  prît  soin  des  trois  che- 
vaux, Hector  à  tout  moment  se  levait  pour 
aller  voir  si  le  sien  ne  manquait  de  rien  et  il 
le  caressait  sur  le  cou,  lui  faisant  manger  du 
pain,  des  gâteaux,  du  sucre. 

II  déclara  : 

{(C'est  un  rude  trotteur.  Il  m'a  même  un 
peu  secoué  dans  les  premiers  moments;  mais 
tu  as  vu  que  je  m'y  suis  vite  remis;  il  a  re- 
connu son  maître;  il  ne  bougera  plus  mainte- 
nant.» 

Comme  il  avait  été  décidé,  on  revint  par 
les  Champs-Elysées. 

La  vaste  avenue  fourmillait  de  voitures.  Et, 
sur  les  côtés,  les  promeneurs  étaient  si  nom- 
breux qu'on  eût  dit  deux  longs  rubans  noirs 
se  déroulant,  depuis  l'Arc  de  Triomphe  jus- 
qu'à la  place  de  la  Concorde.  Une  averse  de 
soleil  tombait  sur  tout  ce  monde,  faisant  étin- 
celer  le  vernis  des  calèches,  l'acier  des  har- 
nais, les  poignées  des  portières. 

Une  folie  de  mouvement,  une  ivresse  de 
vie  semblait  agiter  cette  foule  de  gens,  d'équi- 
pages et  de  bêtes.  Et  l'Obélisque,  là-bas,  se 
dressait  dans  une  buée  d'or. 


l6o  À    CHEVAL. 

Le  cheval  d'Hector,  dès  qu'il  eut  dépassé 
l'Arc  de  Triomphe,  fut  saisi  soudain  d'une 
ardeur  nouvelle,  et  il  filait  à  travers  les  roues, 
augrand.trot,  vers  l'écurie,  malgré  toutes  les 
tentatives  d'apaisement  de  son  cavalier. 

La  voiture  était  loin  maintenant,  loin  der- 
rière, et  voilà  qu'en  face  du  Palais  de  l'In- 
dustrie, l'animal  se  voyant  du  champ,  tourna 
à  droite  et  prit  le  galop. 

Une  vieille  femme  en  tablier  traversait  la 
chaussée  d'un  pas  tranquille;  elle  se  trouvait 
juste  sur  le  chemin  d'Hector,  qui  arrivait  à 
fond  de  train.  Impuissant  à  maîtriser  sa  bête, 
il  se  mit  à  crier  de  toute  sa  force  : 

«  Holà  !  hé  !  holà  !  là-bas  !  » 

Elle  était  sourde  peut-être,  car  elle  continua 
paisiblement  sa  route  jusqu'au  moment  où, 
heurtée  par  le  poitrail  du  cheval  lancé  comme 
une  locomotive,  elle  alla  rouler  dix  pas  plus 
loin,  les  jupes  en  l'air,  après  trois  culbutes 
sur  la  tête. 

Des  voix  criaient  : 

((  Arrêtez-le  !  » 

Hector,  éperdu,  se  cramponnait  à  la  cri- 
nière en  hurlant  : 

«Au  secours!» 

Une  secousse  terrible  le  fit  passer  comme 


À  CHEVAL.  1  6  I 

une  balle  par-  dessus  les  oreilles  de  son 
coursier  et  tomber  dans  les  bras  d'un  ser- 
gent de  ville  qui  venait  de  se  jeter  à  sa  ren- 
contre. 

En  une  seconde,  un  groupe  furieux,  gesti- 
culant, vociférant,  se  forma  autour  de  lui.  Un 
vieux  monsieur  surtout,  un  vieux  monsieur 
portant  une  grande  décoration  ronde  et  de 
grandes  moustaches  blanches,  semblait  exas- 
péré. II  répétait  : 

«Sacrebleu,  quand  on  est  maladroit  comme 
ça,  on  reste  chez  soi.  On  ne  vient  pas  tuer  les 
gens  dans  la  rue  quand  on  ne  sait  pas  con- 
duire un  cheval.» 

Mais  quatre  hommes,  portant  la  vieille, 
apparurent.  Elle  semblait  morte ,  avec  sa  figure 
jaune  et  son  bonnet  de  travers,  tout  gris  de 
poussière. 

«  Portez  cette  femme  chez  un  pharmacien, 
commanda  le  vieux  monsieur,  et  allons  chez 
le  commissaire  de  police.» 

Hector,  entre  les  deux  agents,  se  mit  en 
route.  Un  troisième  tenait  son  cheval.  Une 
foule  suivait;  et  soudain  le  break  parut.  Sa 
femme  s'élança,  la  bonne  perdait  la  tête,  les 
marmots  piaillaient.  Il  expliqua  qu'il  allait 
rentrer,  qu'il  avait  renversé  une  femme,  que 


1(52  À  CHEVAL. 

ce  n'était  rien.  Et  sa  famille,  afiFoIée,  s'éloigna. 

Chez  le  commissaire,  l'explication  fut 
courte,  il  donna  son  nom, /Hector  de  Gri- 
belin,  attaché  au  Ministère  xle  la  Marine,  et 
on  attendit  des  nouvelles  de  la  blessée.  Un 
agent  envoyé  aux  renseignements  revint.  Elle 
avait  repris  connaissance,  mais  elle  souffrait 
effroyablement  en  dedans,  disait-elle.  C'était 
une  femme  de  ménage,  âgée  de  soixante-cinq 
ans,  et  dénommée  M"""  Simon. 

Quand  il  sut  qu'elle  n'était  pas  morte, 
Hector  reprit  espoir  et  promit  de  subvenir 
aux  frais  de  sa  guérison.  Puis  il  courut  chez 
le  pharmacien. 

Une  cohue  stationnait  devant  la  porte;  la 
bonne  femme,  affaissée  dans  un  fauteuil,  gei- 
gnait, les  mains  inertes,  la  face  abrutie.  Deux 
médecins  l'examinaient  encore.  Aucun  mem- 
bre n'était  cassé,  mais  on  craignait  une  lésioa 
interne. 

Hector  lui  parla  : 

«Souffrez-vous  beaucoup? 

—  Oh!  oui. 

—  Où  ça? 

—  C'est  comme  un  feu  que  j'aurais  dans 
les  estomacs.» 

Un  médecin  s'approcha  : 


À  CHEVAL.  163 

«C'est  VOUS,  monsieur,  qui  êtes  l'auteur  de 
l'accident? 

—  Oui,  monsieur. 

—  II  faudrait  envoyer  cette  femme  dans 
une  maison  de  santé;  j'en  connais  une  où  on 
la  recevrait  à  six  francs  par  jour.  Voulez-vous 
que  je  m'en  charge?» 

Hector,  ravi,  remercia  et  rentra  chez  lui 
soulagé. 

Sa  femme  l'attendait  dans  les  larmes  :  il 
l'apaisa  : 

«Ce  n'est  rien,  cette  dame  Simon  va  déjà 
mieux,  dans  trois  jours  il  n'y  paraîtra  plus;  je 
l'ai  envoyée  dans  une  maison  de  santé;  ce 
n'est  rien.» 

Ce  n'est  rien! 

En  sortant  de  son  bureau,  le  lendemain,  il 
alla  prendre  des  nouvelles  de  M""*^  Simon.  Il  la 
trouva  en  train  de  manger  un  bouillon  gras 
d'un  air  satisfait. 

«Eh  bien?»  dit-il. 

Elle  répondit  : 

«Oh!  mon  pauv'  monsieur,  ça  n'  change 
pas.  Je  me  sens  quasiment  anéantie.  N'y  a  pas 
de  mieux.» 

Le  médecin  déclara  qu'il  fallait  attendre, 
une  complication  pouvant  survenir. 


l64  A  CHEVAL. 

II  attendit  trois  jours,  puis  il  revint.  La 
vieille  femme,  le  teint  clair,  l'œil  limpide,  se 
mit  à  geindre  en  l'apercevant  : 

«Je  n'  peux  pu  r'muer,  mon  pauv'  mon- 
sieur; je  n'peux  pu.  J'en  ai  pour  jusqu'à  la  fm 
de  mes  jours.» 

Un  frisson  courut  dans  les  os  d'Hector. 
II  demanda  le  médecin.  Le  médecin  leva  les 
bras  : 

«Que  voulez- vous,  monsieur,  je  ne  sais 
pas,  moi.  Elle  hurle  quand  on  essaye  de  la 
soulever.  On  ne  peut  même  changer  de  place 
son  fauteuil  sans  lui  faire  pousser  des  cris  dé- 
chirants. Je  dois  croire  ce  qu'elle  me  dit, 
monsieur;  je  ne  suis  pas  dedans.  Tant  que  je 
ne  /l'aurai  pas  vue  marcher,  je  n'ai  pas  le 
droit  de  supposer  un  mensonge  de  sa  part.» 

La  vieille  écoutait,  immobile,  l'œil  sour- 
nois. 

Huit  jours  se  passèrent;  puis  quinze,  puis 
un  mois.  M"'^  Simon  ne  quittait  pas  son  fau- 
teuil. File  mangeait  du  matin  au  soir,  engrais- 
sait, causait  gaiement  avec  les  autres  malades, 
semblait  accoutumée  à  l'immobilité  comme  si 
c'eût  été  le  repos  bien  gagné  par  ses  cin- 
quante ans  d'escaliers  montés  et  descendus, 
de  matelas  retournés,  de  charbon  porté  d'étage 


À  CHEVAL.  I<^5 

en  étage,  de  coups  de  balai  et  de  coups  de 
brosse. 

Hector  éperdu  venait  chaque  jour;  chaque 
jour  il  la  trouvait  tranquille  et  sereine,  et  dé- 
clarant : 

«Je  n'  peux  pu  remuer,  mon  pauv'  mon- 
sieur, je  n'  peux  pu.  » 

Chaque  soir,  M""^  de  Gribelin  demandait, 
dévorée  d'angoisses  ; 

«Et  M'"*'  Simon?» 

Et,  chaque  fois,  il  répondait  avec  un  abat- 
tement désespéré  : 

«Rien  de  changé,  absolument  rien  !» 

On  renvoya  la  bonne,  dont  les  gages  de- 
venaient trop  lourds.  On  économisa  davan- 
tage encore;  la  gratification  tout  entière  y 
passa. 

Alors  Hector  assembla  quatre  grands  mé- 
decins qui  se  réunirent  autour  de  la  vieille. 
Elle  se  laissa  examiner,  tâter,  palper,  en  les 
guettant  d'un  œil  malin. 

«Il  faut  la  faire  marcher,»  dit  l'un. 

Elle  s'écria  : 

«Je  n'  peux  pu,  mes  bons  messieurs,  je 
n'  peux  pu  !  » 

Alors  ils  l'empoignèrent,  la  soulevèrent,  la 
traînèrent  quelques  pas  ;  mais  elle  leur  échappa 


l66  A  CHEVAL. 

des  mains  et  s'écroula  sur  le  plancher  en  pous- 
sant des  clameurs  si  épouvantables  qu'ils  la 
reportèrent  sur  son  siège  avec  des  précautions 
infinies. 

Ils  émirent  une  opinion  discrète,  con- 
cluant cependant  à  l'impossibilité  du  travail. 

Et,  quand  Hector  apporta  cette  nouvelle  à 
sa  femme,  elle  se  laissa  choir  sur  une  chaise 
en  balbutiant  : 

«Il  vaudrait  mieux  encore  la  prendre  ici, 
ça  nous  coûterait  moins  cher.  » 

Il  bondit  : 

«Ici,  chez  nous,  y  penses-tu?» 

Mais  elle  répondit,  résignée  à  tout  mainte- 
nant, et  avec  des  larmes  dans  les  yeux  : 

«Que  veux-tu,  mon  ami,  ce  n'est  pas  ma 
faute!...)) 


A   Cheval   a    paru    dans    le    Gaulois  du   dimanche 
14  janvier  1883. 


UN  REVEILLON 


UN  RÉVEILLON. 


JE  ne  sais  plus  au  juste  l'année.  Depuis  un 
mois  entier  je  chassais  avec  emportement , 
avec  une  joie  sauvage,  avec  cette  ardeur 
qu'on  a  pour  les  passions  nouvelles. 

J'étais  en  Normandie,  chez  un  parent  non 
marié,  Jules  de  Banneville,  seul  avec  lui,  sa 
bonne,  un  valet  et  un  garde  dans  son  château 
seigneurial.  Ce  château,  vieux  bâtiment  gri- 
sâtre entouré  de  sapins  gémissants,  au  centre 
de  longues  avenues  de  chênes  où  galopait  le 
vent,  semblait  abandonné  depuis  des  siècles. 
Un  antique  mobilier  habitait  seul  les  pièces 
toujours  fermées,  où  jadis  ces  gens,  dont  on 
voyait  les  portraits  accrochés  dans  un  corridor 


170  UN  REVEILLON. 

aussi  tempétueux  que  les  avenues,  recevaient 
cérémonieusement  les  nobles  voisins. 

Quant  à  nous,  nous  nous  étions  réfugiés 
simplement  dans  la  cuisine,  seul  coin  habi- 
table du  manoir,  une  immense  cuisine  dont 
les  lointains  sombres  s'éclairaient  quand  on 
jetait  une  bourrée  nouvelle  dans  la  vaste  che- 
minée. Puis,  chaque  soir,  après  une  douce 
somnolence  devant  le  feu,  après  que  nos 
bottes  trempées  avaient  fumé  longtemps  et 
que  nos  chiens  d'arrêt,  couchés  en  rond  entre 
nos  jambes,  avaient  rêvé  de  chasse  en  aboyant 
comme  des  somnambules,  nous  montions 
dans  notre  chambre. 

C'était  l'unique  pièce  qu'on  eût  fait  pla- 
fonner et  plâtrer  partout,  à  cause  des  souris. 
Mais  elle  était  demeurée  nue,  blanchie  seule- 
ment à  la  chaux,  avec  des  fusils,  des  fouets  à 
chiens  et  des  cors  de  chasse  accrochés  aux 
murs;  et  nous  nous  glissions  grelottants  dans 
nos  lits,  aux  deux  coins  de  cette  case  sibé- 
rienne. 

A  une  lieue  en  face  du  château,  la  falaise 
a  pic  tombait  dans  la  mer,  et  les  puissants 
souffles  de  l'Océan,  jour  et  nuit,  faisaient 
soupirer  les  grands  arbres  courbés,  pleurer 
le  toit  et  les  girouettes,  crier  tout  le  vénérable 


UN  REVEILLON.  171 

bâtiment  qui  s'emplissait  de  vent  par  ses 
tuiles  disjointes,  ses  cheminées  larges  comme 
des  gouffres,  ses  fenêtres  qui  ne  fermaient 
plus. 

Ce  jour-là  il  avait  gelé  horriblement.  Le 
soir  était  venu.  Nous  allions  nous  mettre  à 
table  devant  le  grand  feu  de  la  haute  che- 
minée où  rôtissait  un  râble  de  lièvre  flanqué 
de  deux  perdrix  qui  sentaient  bon. 

Mon  cousin  leva  la  tête  :  «11  ne  fera  pas 
chaud  en  se  couchant,»  dit-il. 

Indifférent,  je  répliquai  :  «Non,  mais  nous 
aurons  du  canard  aux  étangs,  demain  matin.» 

La  servante  qui  mettait  notre  couvert  à  un 
bout  de  la  table,  et  celui  des  domestiques  à 
l'autre  bout,  demanda  :  «Ces  messieurs  sa- 
vent-ils que  c'est  ce  soir  le  réveillon?» 

Nous  n'en  savions  rien  assurément,  car 
nous  ne  regardions  guère  le  calendrier.  Mon 
compagnon  reprit  :  «Alors,  c'est  ce  soir  aussi 
la  messe  de  minuit.  C'est  donc  pour  cela 
qu'on  a  sonné  toute  la  journée!» 

La  servante  répliqua  :  «Oui  et  non,  mon- 
sieur; on  a  sonné  aussi  parce  que  le  père 
Fournel  est  mort.» 

Le  père  Fournel,  ancien  berger,  était  une 


172  UN  REVEILLON. 

célébrité  du  pays.  Agé  de  quatre-vingt-seize 
ans,  il  n'avait  jamais  été  malade  jusqu'au  mo- 
ment oii,  un  mois  auparavant,  il  avait  pris 
froid,  étant  tombé  dans  une  mare  par  une 
nuit  obscure.  Le  lendemain  il  s'était  mis  au 
lit.  Depuis  lors  il  agonisait. 

Mon  cousin  se  tourna  vers  moi  :  «Si  tu 
veux,  dit-il,  nous  irons  tout  à  l'heure  voir  ces 
pauvres  gens.»  II  voulait  parler  de  la  famille 
du  vieux,  son  petit-fils,  âgé  de  cinquante-huit 
ans,  et  sa  petite-belle-fille,  d'une  année  plus 
jeune.  La  génération  intermédiaire  n'existait 
plus  depuis  longtemps.  Ils  habitaient  une 
lamentable  masure,  à  l'entrée  du  hameau,  sur 
la  droite. 

Mais  je  ne  sais  pourquoi  cette  idée  de  Noël, 
au  fond  de  cette  solitude  nous  mit  en  humeur 
de  causer.  Tous  les  deux,  en  tête-à-tête,  nous 
nous  racontions  des  histoires  de  réveillons 
anciens,  des  aventures  de  cette  nuit  folle,  les 
bonnes  fortunes  passées  et  les  réveils  du  len- 
demain, les  réveils  à  deux  avec  leurs  sur- 
prises hasardeuses,  l'étonnement  des  décou- 
vertes. 

De  cette  façon,  notre  dîner  dura  longtemps. 
De  nombreuses  pipes  le  suivirent,  et,  envahis 
par  ces  gaietés  de  solitaires,  ces  gaietés  com- 


UN  RÉVEILLON.  I73 

municatives  qui  naissent  soudain  entre  deux 
intimes  amis,  nous  parlions  sans  repos,  fouil- 
lant en  nous  pour  nous  dire  ces  souvenirs 
confidentiels  du  cœur  qui  s'échappent  en  ces 
heures  d'effusion. 

La  bonne,  partie  depuis  longtemps,  repa- 
rut :  «Je  vais  à  la  messe,  monsieur. 

—  Déjà! 

—  II  est  minuit  moins  trois  quarts. 

—  Si  nous  allions  aussi  jusqu'à  l'église? 
demanda  Jules,  cette  messe  de  Noël  est  bien 
curieuse  aux  champs.» 

J'acceptai  et  nous  partîmes,  enveloppés 
€n  nos  fourrures  de  chasse. 

Un  froid  aigu  piquait  le  visage,  faisait 
pleurer  les  yeux.  L'air  cru  saisissait  les  pou- 
mons, desséchait  la  gorge.  Le  ciel  profond, 
net  et  dur,  était  criblé  d'étoiles  qu'on  eût  dit 
pâlies  par  la  gelée;  elles  scintillaient  non 
point  comme  des  feux,  mais  comme  des 
astres  de  glace,  des  cristallisations  brillantes. 
Au  loin  sur  la  terre  d'airain,  sèche  et  reten- 
tissante, les  sabots  des  paysans  sonnaient,  et, 
par  tout  l'horizon,  les  petites  cloches  des  vil- 
lages, tintant,  jetaient  leurs  notes  grêles  comme 
frileuses  aussi,  dans  la  vaste  nuit  glaciale. 

La  campagne  ne  dormait  point.  Des  coqs. 


174  UN  RÉVEILLON. 

trompés  par  ces  bruits,  chantaient,  et  en  pas- 
sant le  long  des  étables,  on  entendait  remuer 
les  bêtes  troublées  par  ces  rumeurs  de  vie. 

En  approchant  du  hameau,  Jules  se  res- 
souvint des  Fournel.  —  «Voici  leur  baraque, 
dit-il,  entrons!» 

II  frappa  longtemps  en  vain.  Alors  une  voi- 
sine, qui  sortait  de  chez  elle  pour  se  rendre 
à  l'église,  nous  ayant  aperçus  :  «Ils  sont  à  la 
messe,  messieurs,  ils  vont  prier  pour  Le  père. 

—  Nous  les  verrons  en  sortant,»  dit  mon 
cousin. 

La  lune  à  son  déclin  profilait  au  bord  de 
l'horizon  sa  silhouette  de  faucille  au  milieu 
de  cette  semaille  infinie  de  grains  luisants 
jetés  à  poignée  dans  l'espace.  Et  par  la  cam- 
pagne noire,  des  petits  feux  tremblants  s'en 
venaient  de  partout  vers  le  clocher  pointu  qui 
sonnait  sans  répit.  Entre  les  cours  des  fermes 
plantées  d'arbres,  au  milieu  des  plaines  som- 
bres, ils  sautillaient,  ces  feux,  en  rasant  la 
terre.  C'étaient  les  lanternes  de  corne  que 
portaient  les  paysans  devant  leurs  femmes  en 
bonnet  blanc ,  enveloppées  de  longues  mantes 
noires,  et  suivies  des  mioches  mal  éveillés,  se 
tenant  la  main  dans  la  nuit. 

Par  la  porte  ouverte  de  l'église,  on  aper- 


UN  REVEILIO-N.  l/J 

cevait  le  chœur  illuminé.  Une  guirlande  de 
chandelles  d'un  sou  faisait  le  tour  de  la  pau- 
vre nef,  et  par  terre,  dans  une  chapelle  à 
gauche,  un  gros  Enfant-Jésus  de  cire  étalait 
sur  de  la  vraie  paille,  au  milieu  des  branches 
de  sapin,  sa  nudité  rose  et  maniérée. 

L'office  comrrtençait.  Les  paysans  courbés, 
les  femmes  à  genoux,  priaient.  Ces  simples 
gens,  relevés  par  la  nuit  froide,  regardaient, 
tout  remués,  l'image  grossièrement  peinte,  et 
ils  joignaient  les  mains,  naïvement  convaincus 
autant  qu'intimidés  par  l'humble  splendeur 
de  cette  représentation  puérile. 

L'air  glacé  faisait  palpiter  les  flammes. 
Jules  me  dit  :  «Sortons!  on  est  encore  mieux 
dehors.» 

Et  sur  la  route  déserte,  pendant  que  tous 
les  campagnards  prosternés  grelottaient  dé\  o- 
tement,  nous  nous  mîmes  à  recauser  de  nos 
souvenirs,  si  longtemps  que  l'office  était  fini 
quand  nous  revînmes  au  hameau. 

Un  filet  de  lumière  passait  sous  la  porte  des 
Fournel.  «Ils  veillent  leur  mort,  dit  mon  cou- 
sin. Entrons  enfin  chez  ces  pauvres  gens,  cela 
leur  fera  plaisir.» 

Dans  la  cheminée,  quelques  tisons  agoni- 


1  7<^  UN  RÉVEILLON. 

saient.  La  pièce  noire,  vernie  de  saleté,  avec 
ses  solives  vermoulaes  brunies  par  le  temps, 
était  pleine  d'une  odeur  suffocante  de  boudin 
grillé.  Au  milieu  de  la  grande  table,  sous 
laquelle  la  huche  au  pain  s'arrondissait  comme 
un  ventre  dans  toute  sa  longueur,  une  chan- 
delle, dans  un  chandelier  de  fer  tordu,  filait 
jusqu'au  plafond  l'âcre  fumée  de  sa  mèche 
en  champignon.  —  Et  les  deux  Fournel, 
l'homme  et  la  femme,  réveillonnaient  en  tête- 

>      .A. 

a-tete. 

Mornes,  avec  l'air  navré  et  la  face  abrutie 
des  paysans,  ils  mangeaient  gravement  sans 
dire  un  mot.  Dans  une  seule  assiette,  posée 
entre  eux,  un  grand  morceau  de  boudin  dé- 
gageait sa  vapeur  empestante.  De  temps  en 
temps,  ils  en  arrachaient  un  bout  avec  la 
pointe  de  leur  couteau,  l'écrasaient  sur  leur 
pain  qu'ils  coupaient  en  bouchées,  puis  mâ- 
chaient avec  lenteur. 

Quand  le  verre  de  l'homme  était  vide,  la 
femme,  prenant  la  cruche  au  cidre,  le  rem- 
plissait. 

A  notre  entrée,  ils  se  levèrent,  nous  firent 
asseoir,  nous  offrirent  de  «faire  comme  eux» 
et,  sur  notre  refus,  se  remirent  à  manger. 

Au  bout  de  quelques  minutes  de  silence. 


UN  RÉVEILLON.  I  77 

mon  cousin  demanda  :  «Eh  bien,  Anthime, 
votre  grand-père  est  mort? 

—  Oui,  mon  pauv'  monsieur,  il  a  passé 
tantôt.  )) 

Le  silence  recommença.  La  femme,  par 
politesse,  moucha  la  chandelle.  Alors,  pour 
dire  quelque  chose,  j'ajoutai  :  «Il  était  bien 
vieux.  » 

Sa  petite-belle-fille  de  cinquante-sept  ans 
reprit  :  «Oh!  son  temps  était  terminé,  il 
n'avait  plus  rien  à  faire  ici.» 

Soudain,  le  désir  me  vint  de  regarder  le 
cadavre  de  ce  centenaire,  et  je  priai  qu'on 
me  le  montrât. 

Les  deux  paysans ,  jusque-là  placides ,  s'ému- 
rent brusquement.  Leurs  yeux  inquiets  s'inter- 
rogèrent, et  ils  ne  répondirent  pas. 

Mon  cousin,  voyant  leur  trouble,  insista. 

L'homme  alors,  d'un  air  soupçonneux  et 
sournois,  demanda  :  «A  quoi  qu'ça  vous  ser- 
virait? 

—  A  rien,  dit  Jules,  mais  ça  se  fait  tous 
les  jours;  pourquoi  ne  voulez-vous  pas  le 
montrer?» 

Le  paysan  haussa  les  épaules.  «Oh!  moi, 
j'veux  ben;  seulement,  à  c'te  heure-ci,  c'est 
malaisé.  » 


UN  REVEILLON. 


Mille  suppositions  nous  passaient  dans  l'es- 
prit. Comme  les  petits-enfants  du  mort  ne 
remuaient  toujours  pas  et  demeuraient  face 
à  face,  les  yeux  baissés,  avec  cette  tête  de 
bois  des  gens  mécontents,  qui  semble  dire  : 
«  AlIez-vous-en»,  mon  cousin  parla  avec  au- 
torité :  «Allons,  Anthime,  levez-vous,  et  con- 
duisez-nous dans  sa  chambre.»  Mais  l'homme, 
ayant  pris  son  parti,  répondit  d'un  air  ren- 
frogné :  «C'est  pas  la  peine,  il  n'y  est  pu, 
monsieur. 

—  Mais  alors,  oii  donc  est-il?» 
La  femme  coupa  la  parole  à  son  mari  : 
«J'vas  vous   dire  :  J'I'avons   mis   jusqu'à 
d'main  dans  la  huche,   parce   que  j'avions 
point  d'place.  » 

Et,  retirant  l'assiette  au  boudin,  elle  leva 
le  couvercle  de  la  table,  se  pencha  avec  la 
chandelle  pour  éclairer  l'intérieur  du  grand 
coffre  béant,  au  fond  duquel  nous  aperçûmes 
quelque  chose  de  gris,  une  sorte  de  long  pa- 
quet d'où  sortait,  par  un  bout,  une  tête  mai- 
gre avec  des  cheveux  blancs  ébouriffés,  et, 
par  l'autre  bout,  deux  pieds  nus. 

C'était  le  vieux,  tout  sec,  les  yeux  clos, 
roulé  dans  son  manteau  de  berger,  et  dor- 
mant là  son  dernier  sommeil,  au  milieu  d'an- 


UN  RÉVEILLOIN.  I  79 

tiques  et  noires  croûtes  de  pain,  aussi  sécu- 
laires que  lui. 

Ses  enfants  avaient  réveillonné  dessus! 

Jules,  indigné,  tremblant  de  colère,  cria  : 
«Pourquoi  ne  l'avez-vous  pas  laissé  dans  son 
lit,  manants  que  vous  êtes?» 

Alors  la  femme  se  mit  à  larmoyer,  et  très 
vite  :  «J'vas  vous  dire,  mon  bon  monsieur, 
j'avons  qu'un  lit  dans  la  maison.  J'couchions 
avec  lui  auparavant  puisque  j'étions  qu'trois. 
D'puis  qu'il  est  si  malade,  j'couchons  par 
terre;  c'est  dur,  mon  brave  monsieur,  dans 
ces  temps  ici.  Eh  ben,  quand  il  a  été  trépassé, 
tantôt,  j'nous  sommes  dit  comme  ça  :  Puisqu'il 
n'souffre  pu,  c't'homme,  à  quoi  qu'ça  sert  de 
riaisser  dans  l'Iit?  j'pouvons  ben  l'mettre  jus- 
qu'à d'main  dans  la  huche,  et  je  r' prendrions 
riit  c'te  nuit  qui  s'ra  si  froide.  J'pouvions  pour- 
tant pas  coucher  avec  ce  mort,  mes  bons 
messieurs!...» 

Mon  cousin,  exaspéré,  sortit  brusquement 
en  claquant  la  porte,  tandis  que  je  le  suivais, 
riant  aux  larmes. 


MOTS  D'AMOUR 


MOTS  D'AMOUR. 


Dimanche. 
Mon  gros  coq  chéri, 

Tu  ne  m'écris  pas,  je  ne  te  vois  plus,  tu 
ne  viens  jamais.  Tu  as  donc  cessé  de 
m'aimer?  Pourquoi?  Qu'ai-je  fait? 
Dis-le-moi,  je  t'en  supplie,  mon  cher  amour! 
Moi,  je  t'aime  tant,  tant,  tant!  Je  voudrais 
t'avoir  toujours  près  de  moi,  et  t'embrasser 
tout  le  jour,  en  te  donnant,  ô  mon  cœur,  mon 
chat  aimé,  tous  les  noms  tendres  qui  me  vien- 
draient à  la  pensée.  Je  t'adore,  je  t'adore,  je 
t'adore,  ô  mon  beau  coq. 
Ta  poulette. 

Sophie. 


1  84  MOTS  D'AMOUR. 

Lundi. 
Ma  chère  amie, 

Tu  ne  comprendras  absolument  rien  à  ce 
que  je  vais  te  dire.  N'importe.  Si 'ma  lettre 
tombe,  par  hasard,  sous  les  yeux  d'une  autre 
femme,  elle  lui  sera  peut-être  profitable. 

Si  tu  avais  été  sourde  et  muette,  je  t'aurais 
sans  doute  aimée  longtemps,  longtemps.  Le 
malheur  vient  de  ce  que  tu  parles;  voilà  tout. 
Un  poète  a  dit  : 

Tu  n'as  jamais  été  dans  tes  jours  les  plus  rares 
Qu'un  banal  instrument  sous  mon  archet  vainqueur, 
Et  comme  un  air  qui  sonne  au  bois  creux  des  guitares, 
J'ai  fait  chanter  mon  rêve  au  vide  de  ton  cœur. 

En  amour,  vois-tu,  on  fait  toujours  chanter 
des  rêves;  mais  pour  que  les  rêves  chantent, 
il  ne  faut  pas  qu'on  les  interrompe.  Or,  quand 
on  parle  entre  deux  baisers,  on  interrompt 
toujours  le  rêve  déhrant  que  font  les  âmes,  à 
moins  de  dire  des  mots  subhmes,  et  les  mots 
sublimes  n'éclosent  pas  dans  les  petites  cabo- 
ches des  jolies  filles. 

Tu  ne  comprends  rien,  n'est-ce  pas?  Tant 
mieux.  Je  continue.  Tu  es  assurément  une 


MOTS  D'AMOUR.  I  0  5 

des  plus  charmantes,  une  des  plus  adorables 
femmes  que  j'aie  jamais  vues. 

Est-il  sur  la  terre  des  yeux  qui  contiennent 
plus  de  SONGE  que  les  tiens,  plus  de  pro- 
messes inconnues,  plus  d'infini  d'amour?  Je 
ne  le  crois  pas.  Et  quand  ta  bouche  sourit 
avec  ses  deux  lèvres  rondes  qui  montrent  tes 
dents  luisantes,  on  dirait  qu'il  va  sortir  de 
cette  bouche  ravissante  une  ineffable  musique, 
quelque  chose  d'invraisemblablement  suave, 
de  doux  à  faire  sangloter. 

Alors  tu  m'appelles  tranquillement  :  «Mon 
gros  lapin  adoré.  »  Et  il  me  semble  tout  à  coup 
que  j'entre  dans  ta  tête,  que  je  vois  fonction- 
ner ton  âme,  ta  petite  âme  de  petite  femme 
jolie,  jolie,  mais...  et  cela  me  gêne,  vois-tu, 
me  gêne  beaucoup.  J'aimerais  mieux  ne  pas 
voir. 

Tu  continues  à  ne  point  comprendre, 
n'est-ce  pas?  J'y  comptais. 

Te  rappelles-tu  la  première  fois  que  tu  es 
venue  chez  moi?  Tu  es  entrée  brusquement 
avec  une  odeur  de  violette  envolée  de  tes 
jupes;  nous  nous  sommes  regardés  longtemps 
sans  dire  un  mot,  puis  embrassés  comme  des 
fous...,  puis...  puis  jusqu'au  lendemain  nous 
n'avons  point  parlé. 


lS6  MOTS  D'AMOUR. 

Mais,  quand  nous  nous  sommes  quittés, 
nos  mains  tremblaient  et  nos  yeux  se  disaient 
des  choses,  des  choses...  qu'on  ne  peut  ex- 
primer dans  aucune  langue.  Du  moins,  je  l'ai 
cru.  Et  tout  bas,  en  me  quittant,  tu  as  mur- 
muré :  «  A  bientôt  !  »  Voilà  tout  ce  que  tu  as 
dit,  et  tu  ne  t'imagineras  jamais  quel  enve- 
loppement de  rêve  tu  me  laissais,  tout  ce  que 
j'entrevoyais,  tout  ce  que  je  croyais  deviner 
en  ta  pensée. 

Vois-tu,  ma  pauvre  enfant,  pour  les  hommes 
pas  bêtes,  un  peu  raffinés,  un  peu  supérieurs, 
l'amour  est  un  instrument  si  comphqué  qu'un 
rien  le  détraque.  Vous  autres  femmes,  vous 
ne  percevez  jamais  le  ridicule  de  certaines 
choses,  quand  vous  aimez,  et  le  grotesque 
des  expressions  vous  échappe. 

Pourquoi  une  parole  juste  dans  la  bouche 
d'une  petite  femme  brune  est-elle  souverai- 
nement fausse  et  comique  dans  celle  d'une 
grosse  femme  blonde?  Pourquoi  le  geste  câlin 
de  l'une  sera-t-il  déplacé  chez  l'autre?  Pour- 
quoi certaines  caresses,  charmantes  de  la  part 
de  celle-ci,  seront-elles  gênantes  de  la  part  de 
celle-là?  Pourquoi?  parce  qu'il  faut  en  tout, 
mais  principalement  en  amour,  une  parfaite 
harmonie,  une  accordance  absolue  du  geste. 


MOTS  D'AMOUR.  I  87 

de  la  voix,  de  la  parole,  de  la  manifestation 
tendre,  avec  la  personne  qui  agit,  parle,  ma- 
nifeste, avec  son  âge,  la  grosseur  de  sa  taille, 
la  couleur  de  ses  cheveux  et  la  physionomie 
de  sa  beauté. 

Une  femme  de  trente-cinq  ans,  à  l'âge  des 
grandes  passions  violentes,  qui  conserverait 
seulement  un  rien  de  la  mièvrerie  caressante 
de  ses  amours  de  vingt  ans,  qui  ne  compren- 
drait pas  qu'elle  doit  s'exprimer  autrement, 
regarder  autrement,  embrasser  autrement, 
qu'elle  doit  être  une  Didon  et  non  plus 
une  Juliette,  écœurerait  infailliblement  neuf 
amants  sur  dix,  même  s'ils  ne  se  rendaient 
nullement  compte  des  raisons  de  leur  éloi- 
gnement. 

Comprends-tu?  —  Non.  —  Je  l'espérais 
bien. 

A  partir  du  jour  où  tu  as  ouvert  ton  robinet 
à  tendresses,  ce  fut  fini  pour  moi,  mon  amie. 

Quelquefois  nous  nous  embrassions  cinq 
minutes,  d'un  seul  baiser  interminable, 
éperdu,  un  de  ces  baisers  qui  font  se  fermer 
les  yeux,  comme  s'il  pouvait  s'en  échapper 
par  le  regard,  comme  pour  les  conserver 
plus  entiers  dans  l'âme  enténébrée  qu'ils  rava- 
gent. Puis,  quand  nous  séparions  nos  lèvres. 


l88  MOTS  D'AMOUR. 

tu  me  disais  en  riant  d'un  rire  clair  :  a  C'est 
bon ,  mon  gros  chien  !  »  Alors  je  t'aurais 
battue. 

Car  tu  m'as  donné  successivement  tous  les 
noms  d'animaux  et  de  légumes  que  tu  as 
trouvés  sans  doute  dans  la.  Cuisinière  bourgeoise, 
le  Parfait  jardinier  et  les  Eléments  d'histoire  na- 
turelle à  l'usage  des  classes  inférieures.  Mais  cela 
n'est  rien  encore. 

La  caresse  d'amour  est  brutale,  bestiale,  et 
plus,  quand  on  y  songe.  Musset  a  dit  : 

Je  me  souviens  encor  de  ces  spasmes  terribles, 
De  ces  baisers  muets,  de  ces  muscles  ardents, 
De  cet  être  absorbé,  blême  et  serrant  les  dents. 
S'ils  ne  sont  pas  divins,  ces  moments  sont  horribles, 

ou  grotesques!...  Oh!  ma  pauvre  enfant, 
quel  génie  farceur,  quel  esprit  pervers,  te 
pouvait  donc  souffler  tes  mots...  de  la  fin? 

Je  les  ai  collectionnés,  mais,  par  amour 
pour  toi ,  je  ne  les  montrerai  pas. 

Et  puis  tu  manquais  vraiment  d'à-propos, 
et  tu  trouvais  moyen  de  lâcher  un  nje  t'aime  n 
exalté,  en  certaines  occasions  si  singulières, 
qu'il  me  fallait  comprimer  de  furieuses  envies 
de  rire.  II  est  des  instants  où  cette  parole-là  : 


MOTS  D'AMOUR.  1  89 

a  Je  t'aime!))  est  si  déplacée  qu'elle  en  devient 
inconvenante,  sache-le  bien. 

Mais  tu  ne  comprends  pas. 

Bien  des  femmes  aussi  ne  me  compren- 
dront point  et  me  jugeront  stupide.  Peu  m'im- 
porte, d'ailleurs.  Les  affamés  mangent  en 
gloutons,  mais  les  délicats  sont  dégoûtés,  et 
ils  ont  souvent,  pour  peu  de  chose,  d'invin- 
cibles répugnances.  II  en  est  de  l'amour 
comme  de  la  cuisine. 

Ce  que  je  ne  comprends  pas,  par  exemple, 
c'est  que  certaines  femmes  qui  connaissent 
si  bien  l'irrésistible  séduction  des  bas  de  soie 
fins  et  brodés,  et  le  charme  exquis  des 
nuances,  et  l'ensorcellement  des  précieuses 
dentelles  cachées  dans  la  profbitdeur  des  toi- 
lettes intimes,  et  la  troublante  saveur  du  luxe 
secret,  des  dessous  raffinés,  toutes  les  subtiles 
délicatesses  des  élégances  féminines,  ne  com- 
prennent jamais  l'irrésistible  dégoût  que  nous 
inspirent  les  paroles  déplacées  ou  niaisement 
tendres. 

Un  mot  brutal,  parfois,  fait  merveille, 
fouette  la  chair,  fait  bondir  le  cœur.  Ceux-là 
sont  permis  aux  heures  de  combat.  Celui  de 
Cambronne  n'est-il  pas  sublime?  Rien  ne 
choque  qui  vient  à  temps.  Mais  il  faut  aussi 


ipo  MOTS  D'AMOUR. 

savoir  se  taire  et  éviter  en  certains  moments 
les  phrases  à  la  Paul  de  Kock. 

Et  je  t'embrasse  passionnément,  à  condi- 
tion que  tu  ne  diras  rien. 

René. 

Mots  d'amour  a  paru  dans  le  Gil-Blas  du  2  février 
1882,  sous  la  signature  :  Maufrigneuse. 


UNE 

AVENTURE  PARISIENNE 


UNE 
AVENTURE  PARISIENNE. 


EST-IL  un  sentiment  plus  aigu  que  la 
curiosité  chez  la  femme?  Oh!  savoir, 
connaître,  toucher  ce  qu'on  a  rêvé! 
Que  ne  ferait-elle  pas  pour  cela?  Une  femme, 
quand  sa  curiosité  impatiente  est  en  éveil, 
commettra  toutes  les  folies,  toutes  les  impru- 
dences, aura  toutes  les  audaces,  ne  reculera 
devant  rien.  Je  parle  des  femmes  vraiment 
femmes,  douées  de  cet  esprit  à  triple  fond 
qui  semble,  à  la  surface,  raisonnable  et  froid, 
mais  dont  les  trois  compartiments  secrets  sont 
remplis  :  l'un,  d'inquiétude  féminine  toujours 
agitée;  l'autre,  de  ruse  colorée  en  bonne  foi, 
de  cette  ruse  de  dévots,  sophistique  et  re- 


194  UNE  AVENTURE  PARISIENNE. 

doutable;  le  dernier  enfin,  de  canaillerie 
charmante,  de  tromperie  exquise,  de  déli- 
cieuse perfidie,  de  toutes  ces  perverses  qua- 
lités qui  poussent  au  suicide  les  amants  im- 
bécilement  crédules,  mais  ravissent  les  autres. 

Celle  dont  je  veux  dire  l'aventure  était 
une  petite  provinciale,  platement  honnête 
jusque-là.  Sa  vie,  calme  en  apparence,  s'écou- 
lait dans  son  ménage,  entre  un  mari  très 
occupé  et  deux  enfants,  qu'elle  élevait  en 
femme  irréprochable.  Mais  son  cœur  frémis- 
sait d'une  curiosité  inassouvie,  d'une  déman- 
geaison d'inconnu.  Elle  songeait  à  Paris,  sans 
cesse,  et  lisait  avidement  les  journaux  mon- 
dains. Le  récit  des  fêtes,  des  toilettes,  des 
joies,  faisait  bouillonner  ses  désirs;  mais  elle 
était  surtout  mystérieusement  troublée  par  les 
échos  pleins  de  sous-entendus,  par  les  voiles 
à  demi  soulevés  en  des  phrases  habiles,  et 
qui  laissent  entrevoir  des  horizons  de  jouis- 
sances coupables  et  ravageantes. 

De  là-bas  elle  apercevait  Paris  dans  une 
apothéose  de  luxe  magnifique  et  corrompu. 
Et  pendant  les  longues  nuits  de  rêves,  ber- 
cée par  le  ronflement  régulier  de  son  mari 
qui  dormait  à  ses  côtés,  sur  le  dos,  avec  un 
foulard  autour  du  crâne,  elle  songeait  à  ces 


UNE  AVENTURE  PARISIENNE.  195 

hommes  connus  dont  les  noms  apparaissent 
à  la  première  page  des  journaux  comme  de 
grandes  étoiles  dans  un  ciel  sombre  ;  et  elle 
se  figurait  leur  vie  affolante,  avec  de  conti- 
nuelles débauches,  des  orgies  antiques  épou- 
vantablement  voluptueuses  et  des  raffme- 
ments  de  sensualité  si  compliqués  qu'elle  ne 
pouvait  même  se  les  figurer. 

Les  boulevards  lui  semblaient  être  une 
sorte  de  gouffre  des  passions  humaines;  et 
toutes  leurs  maisons  recelaient  assurément  des 
mystères  d'amour  prodigieux. 

Elle  se  sentait  vieillir  cependant.  Elle  vieil- 
lissait sans  avoir  rien  connu  de  la  vie,  sinon 
ces  occupations  régulières,  odieusement  mo- 
notones et  banales  qui  constituent,  dit-on,  le 
bonheur  du  foyer.  Elle  était  jolie  encore, 
conservée  dans  cette  existence  tranquille 
comme  un  fi-uit  d'hiver  dans  une  armoire 
close;  mais  rongée,  ravagée,  bouleversée 
d'ardeurs  secrètes.  Elle  se  demandait  si  elle 
mourrait  sans  avoir  connu  toutes  ces  ivresses 
damnantes,  sans  s'être  jetée  une  fois,  une 
seule  fois,  tout  entière  dans  ce  fjot  des  vo- 
luptés parisiennes. 

Avec  une  longue  persévérance,  elle  pré- 
para un  voyage  à  Paris,  inventa  un  prétexte, 


I9<5  UNE  AVENTURE  PARISIENNE. 

se  fit  inviter  par  des  parents,  et,  son  mari  ne 
pouvant  l'accompagner,  partit  seule. 

Sitôt  arrivée,  elle  sut  imaginer  des  raisons 
qui  lui  permettraient  au  bevSoin  de  s'absenter 
deux  jours  ou  plutôt  deux  nuits,  s'il  le  fallait, 
ayant  retrouvé,  disait-elle,  des  amis  qui  de- 
meuraient dans  la  campagne  suburbaine. 

Et  elle  chercha.  Elle  parcourut  les  boule- 
vards sans  rien  voir,  sinon  le  vice  errant  et 
numéroté.  Elle  sonda  de  l'œil  les  grands 
cafés,  lut  attentivement  la  petite  correspon- 
dance du  Figaro,  qui  lui  apparaissait  chaque 
matin  comme  un  tocsin,  un  rappel  de  l'amour. 

Et  jamais  rien  ne  la  mettait  sur  la  trace  de 
ces  grandes  orgies  d'artistes  et  d'actrices  ;  rien 
ne  lui  révélait  les  temples  de  ces  débauches 
qu'elle  imaginait  fermés  par  un  mot  magique, 
comme  la  caverne  des  Mille  et  une  Nuits  et 
ces  catacombes  de  Rome,  où  s'accomplis- 
saient secrètement  les  mystères  d'une  religion 
persécutée. 

Ses  parents,  petits  bourgeois,  ne  pouvaient 
lui  faire  connaître  aucun  de  ces  hommes 
en  vue  dont  les  noms  bourdonnaient  dans 
sa  tête;  et,  désespérée,  elle  songeait  à  s'en  re- 
tourner, quand  le  hasard  vint  à  son  aide. 

Un  jour,  comme  elle  descendait  la  rue  de 


UNE   AVENTURE  PARISIENNE.  197 

la  Chaussée-d'Antln,  elle  s'arrêta  à  contem- 
pler un  magasin  rempli  de  ces  bibelots  japo- 
nais si  colorés  qu'ils  donnent  aux  yeux  une 
sorte  de  gaieté.  Elle  considérait  les  mignons 
ivoires  bouffons,  les  grandes  potiches  aux 
émaux  flambants,  les  bronzes  bizarres,  quand 
elle  entendit,  à  l'intérieur  de  la  boutique,  le 
patron  qui  avec  force  révérences,  montrait 
à  un  gros  petit  homme  chauve  de  crâne,  et 
gris  de  menton,  un  énorme  magot  ventru, 
pièce  unique,  disait-il. 

Et  à  chaque  phrase  du  marchand,  le  nom 
de  l'amateur,  un  nom  célèbre,  sonnait  comme 
un  appel  de  clairon.  Les  autres  clients,  des 
jeunes  femmes,  des  messieurs  élégants,  con- 
templaient d'un  coup  d'œil  furtif  et  rapide, 
d'un  coup  d'œil  comme  il  faut  et  manifeste- 
ment respectueux,  l'écrivain  renommé  qui, 
lui,  regardait  passionnément  le  magot  de 
porcelaine.  Ils  étaient  aussi  laids  l'un  que 
l'autre,  laids  comme  deux  frères  sortis  du 
même  flanc. 

Le  marchand  disait  :  «Pour  vous,  mon- 
sieur Jean  Varin,  je  le  laisserai  à  mille  francs; 
c'est  juste  ce  qu'il  me  coûte.  Pour  tout  le 
monde  ce  serait  quinze  cents;  mais  je  tiens 
à   ma   clientèle   d'artistes   et  je  lui   fais  des 


IpS  UNE  AVENTURE  PARISIENNE. 

prix  spéciaux.  Ils  viennent  tous  chez  moi, 
monsieur  Jean  Varin.  Hier,  M.  Busnach 
m'achetait  une  grande  coupe  ancienne.  J'ai 
vendu  l'autre  jour  deux  flambeaux  comme  ça 
(sont-ils  beaux,  dites?)  à  M.  Alexandre  Du- 
mas. Tenez,  cette  pièce  que  vous  tenez  là, 
si  M.  Zola  la  voyait,  elle  serait  vendue,  mon- 
sieur Varin.» 

L'écrivain  très  perplexe  hésitait,  soHicité 
par  l'objet,  mais  songeant  à  la  somme;  et 
il  ne  s'occupait  pas  plus  des  regards  que  s'il 
eût  été  seul  dans  un  désert. 

Elle  était  entrée  tremblante,  l'œil  fixé  ef- 
frontément sur  lui,  et  elle  ne  se  demandait 
même  pas  s'il  était  beau,  élégant  ou  jeune. 
C'était  Jean  Varin  lui-même,  Jean  Varin! 

Après  un  long  combat,  une  douloureuse 
hésitation,  il  reposa  la  potiche  sur  une  table. 
«Non,  c'est  trop  cher,»  dit-il. 

Le  marchand  redoublait  d'éloquence.  «  Oh  ! 
monsieur  Jean  Varin,  trop  cher?  cela  vaut 
deux  mille  francs  comme  un  sou.» 

L'homme  de  lettres  répliqua  tristement  en 
regardant  toujours  le  bonhomme  aux  yeux 
d'émail  :  «Je  ne  dis  pas  non;  mais  c'est  trop 
cher  pour  moi.  » 

Alors,  elle,   saisie  d'une  audace  affolée, 


UNE  AVENTURE  PARISIENNE.  1  99 

s'avança  :  «Pour  moi,  dit-elle,  combien  ce 
bonhomme?» 

Le  marchand,  surpris,  répliqua: 

«Quinze  cents  francs,  madame. 

—  Je  le  prends.» 

L'écrivain,  qui  jusque-là  ne  l'avait  pas 
même  aperçue,  se  retourna  brusquement,  et 
il  la  regarda  des  pieds  à  la  tête  en  observa- 
teur, l'œil  un  peu  fermé;  puis,  en  connais- 
seur, il  la  détailla. 

Elle  était  charmante,  animée,  éclairée  sou 
dain  par  cette  flamme  qui  jusque-là  dormait 
en  elle.  Et  puis  une  femme  qui  achète  ainsi 
un   bibelot  quinze  cents  francs  n'est  pas  la 
première  venue. 

Elle  eut  alors  un  mouvement  de  ravissante 
délicatesse;  et  se  tournant  vers  lui,  la  voix 
tremblante:  «Pardon,  monsieur,  j'ai  été  sans 
doute  un  peu  vive;  vous  n'aviez  peut-être 
pas  dit  votre  dernier  mot.» 

II  s'inclina:  «Je  l'avais  dit,  madame.» 

Mais  elle,  tout  émue  :  «Enfin,  monsieur, 
aujourd'hui  ou  plus  tard,  s'il  vous  convient 
de  changer  d'avis,  ce  bibelot  est  à  vous.  Je 
ne  l'ai  acheté  que  parce  qu'il  vous  avait  plu.» 

Il  sourit,  visiblement  flatté.  «Comment 
donc  me  connuissiez-vous?»  dit-il. 


aOO  UNE  AVENTURE  PARISIENNE. 

Alors  elle  lui  parla  de  son  admiration,  lui 
cita  ses  œuvres,  fut  éloquente. 

Pour  causer,  il  s'était  accoudé  à  un  meuble, 
et  plongeant  en  elle  ses  yeux  aigus,  il  cher- 
chait à  la  deviner. 

Quelquefois,  le  marchand,  heureux  de 
posséder  cette  réclame  vivante,  de  nouveaux 
clients  étant  entres,  criait  à  l'autre  bout  du 
magasin  :  «Tenez,  regardez  ça,  monsieur 
Jean  Varin,  est-ce  beau?»  Alors  toutes  les  têtes 
se  levaient,  et  elle  frissonnait  de  plaisir  à  être 
vue  ainsi  causant  intimement  avec  un  Illustre. 

Grisée  enfin,  elle  eut  une  audace  suprême, 
comme  les  généraux  qui  vont  donner  l'assaut. 
—  «Monsieur,  dit-elle,  faites-moi  un  grand, 
un  très  grand  plaisir.  Permettez-moi  de  vous 
offrir  ce  magot  comme  souvenir  d'une  femme 
qui  vous  admire  passionnément  et  que  vous 
aurez  vue  dix  minutes.» 

II  refusa.  Elle  insistait.  II  résista,  très  amusé, 
riant  de  grand  cœur. 

Elle,  obstinée,  lui  dit:  «Eh  bien!  je  vais 
le  porter  chez  vous  tout  de  suite;  où  demeu- 
rez-vous ?  » 

Il  refusa  de  donner  son  adresse;  mais  elle, 
l'ayant  demandée  au  marchand,  la  connut, 
et,  son  acquisition  payée,  elle  se  sauva  vers 


UNE  AVENTURE  PARISIENNE.  20I 

un  fiacre.  L'écrivain  courut  pour  la  rattraper, 
ne  voulant  point  s'exposer  à  recevoir  ce  ca- 
deau qu'il  ne  saurait  à  qui  rapporter.  II  la 
joignit  quand  elle  sautait  en  voiture,  et  il 
s'élança,  tomba  presque  sur  elle,  culbuté  par 
le  liacre  qui  se  mettait  en  route;  puis  il  s'assit 
à  son  côté,  fort  ennuyé. 

II  eut  beau  prier,  insister,  elle  se  montra 
intraitable.  Comme  ils  arrivaient  devant  la 
porte,  elle  posa  ses  conditions.  «Je  consen- 
tirai, dit-elle,  à  ne  point  vous  laisser  cela, 
si  vous  accomplissez  aujourd'hui  toutes  mes 
volontés.  » 

La  chose  lui  parut  si  drôle  qu'il  accepta. 

Elle  demanda:  «Que  faites-vous  ordinaire- 
ment à  cette  heure-ci?» 

Après  un  peu  d'hésitation  :  «Je  me  pro- 
mène,» dit-il. 

Alors,  d'une  voix  résolue,  elle  ordonna: 
«  Au  Bois  !  » 

Ils  partirent. 

Il  fallut  qu'il  lui  nommât  toutes  les  femmes 
connues,  surtout  les  impures,  avec  des  détails 
intimes  sur  elles,  leur  vie,  leurs  habitudes, 
leur  intérieur,  leurs  vices. 

Le  soir  tomba.  «Que  faites-vous  tous  les 
jours  à  cette  heure?»  dit-elle. 


202  UNE  AVENTURE  PARISIENNE. 

II  répondit  en  riant  :  «  Je  prends  l'absinthe.  » 

Alors,  gravement,  elle  ajouta  :  «Alors, 
monsieur,  allons  prendre  l'absinthe.  » 

Ils  entrèrent  dans  un  grand  café  du  bou- 
levard qu'il  fréquentait,  et  où  il  rencontra 
des  confrères.  Il  les  lui  présenta  tous.  Elle 
était  folle  de  joie.  Et  ce  mot  sonnait  sans 
répit  dans  sa  tête  :  «  Enfin ,  enfin  !  » 

Le  temps  passait,  elle  demanda  :  «Est-ce 
l'heure  de  votre  dîner?» 

II  répondit  :  «Oui,  madame. 

—  Alors,  monsieur,  allons  dîner.» 

En  sortant  du  café  Bignon  :  «Le  soir,  que 
faites-vous?»  dit-elle. 

II  la  regarda  fixement  :  «Cela  dépend; 
quelquefois  je  vais  au  théâtre. 

—  Eh  bien,  monsieur,  allons  au  théâtre.» 
Ils   entrèrent  au    Vaudeville,  par  faveur, 

grâce  à  lui,  et,  gloire  suprême,  elle  fut  vue 
par  toute  la  salle  à  son  côté,  assise  aux  fau- 
teuils de  balcon. 

La  représentation  finie,  il  lui  baisa  galam- 
ment la  main  :  «II  me  reste,  madame,  à  vous 

remercier  de  la  journée  délicieuse »  Elle 

l'interrompit.  —  «A  cette  heure-ci,  que  faites- 
vous  toutes  les  nuits? 

—  Mais...  mais...  je  rentre  chez  moi.» 


UNE  AVENTURE  PARISIENNE.  203 

Elle  se  mit  à  rire,  d'un  rire  tremblant. 

«Eh  bien,  monsieur...  allons  chez  vous.» 

Et  ils  ne  parlèrent  plus.  Elle  frissonnait  par 
instants,  toute  secouée  des  pieds  à  la  tête, 
ayant  des  envies  de  fuir  et  des  envies  de 
rester,  avec,  tout  au  fond  du  cœur,  une  bien 
ferme  volonté  d'aller  jusqu'au  bout. 

Dans  l'escalier,  elle  se  cramponnait  à  la 
rampe,  tant  son  émotion  devenait  vive;  et 
il  montait  devant,  essoufflé,  une  allumette- 
bougie  à  la  main. 

Dès  qu'elle  fut  dans  la  chambre,  elle  se 
déshabilla  bien  vite  et  se  glissa  dans  le  lit 
sans  prononcer  une  parole;  et  elle  attendit, 
blottie  contre  le  mur. 

Mais  elle  était  simple  comme  peut  l'être 
l'épouse  légitime  d'un  notaire  de  province,  et 
lui  plus  exigeant  qu'un  pacha  à  trois  queues. 
Ils  ne  se  comprirent  pas,  pas  du  tout. 

Alors  il  s'endormit.  La  nuit  s'écoula,  trou- 
blée seulement  par  le  tic  tac  de  la  pendule; 
et  elle,  immobile,  songeait  aux  nuits  conju- 
gales; et  sous  les  rayons  jaunes  d'une  lanterne 
chinoise  elle  regardait,  navrée,  à  son  côté,  ce 
petit  homme  sur  le  dos,  tout  rond,  dont  le 
ventre  en  boule  soulevait  le  drap  comme  un 
ballon  gonflé  de  gaz.  II  ronflait  avec  un  bruit 


2o4  UNE  AVENTURE  PARISIENNE. 

de  tuyau  d'orgue,  des  renâclements  prolon- 
ges, des  étranglements  comiques.  Ses  vingt 
cheveux  profitaient  de  son  repos  pour  se  re- 
brousser étrangement,  fatigués  de  leur  longue 
station  fixe  sur  ce  crâne  nu  dont  ils  devaient 
voiler  les  ravages.  Et  un  filet  de  salive  coulait 
d'un  coin  de  sa  bouche  entr'ouverte. 

L'aurore  enfin  glissa  un  peu  de  jour  entre 
les  rideaux  fermés.  Elle  se  leva,  s'habilla  sans 
bruit,  et,  déjà  elle  avait  ouvert  à  moitié  la 
porte,  quand  elle  fit  grincer  la  serrure  et  il 
s'éveilla  en  se  frottant  les  yeux. 

II  demeura  quelques  secondes  avant  de  re- 
prendre entièrement  ses  sens,  puis,  quand 
toute  l'aventure  lui  fut  revenue,  il  demanda: 
«Eh  bien,  vous  partez?» 

Elle  restait  debout,  confuse.  Elle  balbu- 
tia :  «Mais  oui,  voici  le  matin.» 

II  se  mit  sur  son  séant  :  «Voyons,  dit-il,  à 
mon  tour,  j'ai  quelque  chose  à  vous  de- 
mander.» 

Elle  ne  répondait  pas,  il  reprit  :  «Vous 
m'avez  bigrement  étonné  depuis  hier.  Soyez 
franche,  avouez-moi  pourquoi  vous  avez  fait 
tout  ça;  car  je  n'y  comprends  rien.» 

Elle  se  rapprocha  doucement,  rougissante 
comme  une  vierge.  «J'ai  voulu  connaître... 


UNE  AVENTURE  PARISIENNE.  205 

le. . .  le  vice. . .  eh  bien. . .  en  bien ,  ce  n'est  pas 
drôle.  )) 

Elle  se  sauva,  descendit  l'escalier,  se  jeta 
dans  la  rue. 

L'armëe  des  balayeurs  balayait.  Ils  ba- 
layaient les  trottoirs,  les  pavés,  poussant 
toutes  les  ordures  au  ruisseau.  Du  même 
mouvement  régulier,  d'un  mouvement  de 
faucheurs  dans  les  prairies,  ils  repoussaient 
les  boues  en  demi-cercle  devant  eux;  et  de 
rue  en  rue,  elle  les  retrouvait  comme  des 
pantins  montés,  marchant  automatiquement 
avec  un  ressort  pareil. 

Et  il  lui  semblait  qu'en  elle  aussi  on  venait 
de  balayer  quelque  chose,  de  pousser  au  ruis- 
seau, à  l'égout,  ses  rêves  surexcités. 

Elle  rentra,  essoufflée,  glacée,  gardant  seu- 
lement dans  sa  tête  la  sensation  de  ce  mou- 
vement des  balais  nettoyant  Paris  au  matin. 

Et,  dès  qu'elle  fut  dans  sa  chambre,  elle 


sanglota. 


Une  aventure  parisienne  a   paru  dans  ie  Gil-Blas  du 
jeudi  22  décembre  i88i,  sous  le  titre  :  Une  Epreuve. 


DEUX  AMIS 


DEUX   AMIS. 


PARIS  était  bloqué,  affamé  et  râlant.  Les 
moineaux  se   faisaient  bien  rares  sur 
les  toits,  et  les  égouts  se  dépeuplaient. 
On  mangeait  n'importe  quoi. 

Comme  il  se  promenait  tristement  par  un 
clair  matin  de  janvier  le  long  du  boulevard 
extérieur,  les  mains  dans  les  poches  de  sa 
culotte  d'uniforme  et  le  ventre  vide,  M.  Mo- 
rissot,  horloger  de  son  état  et  pantouflard  par 
occasion,  s'arrêta  net  devant  un  confrère  qu'il 
reconnut  pour  un  ami.  C'était  M.  Sauvage, 
une  connaissance  du  bord  de  l'eau. 

Chaque  dimanche,  avant  la  guerre,  Mo- 
rissot  partait  dès  l'aurore ,  une  canne  en  bam- 
bou d'une  main,  une  boîte  en  fer-blanc  sur  le 


2  I  O  DEUX  AMIS. 

dos.  II  prenait  le  chemin  de  fer  d'Argenteuil, 
descendait  à  Colombes,  puis  gagnait  à  pied 
rîle  Marante.  A  peine  arrivé  en  ce  lieu  de  ses 
rêves,  il  se  mettait  à  pêcher;  il  péchait  jus- 
qu'à la  nuit. 

Chaque  dimanche,  il  rencontrait  là  un 
petit  homme  replet  et  jovial,  M.  Sauvage, 
mercier,  rue  Notre-Dame-de-Lorette,  autre 
pêcheur  fanatique.  Ils  passaient  souvent  une 
demi-journée  côte  à  côte,  la  ligne  à  la  main 
et  les  pieds  ballants  au-dessus  du  courant,  et 
ils  s'étaient  pris  d'amitié  l'un  pour  l'autre. 

En  certains  jours,  ils  ne  parlaient  pas. 
Quelquefois  ils  causaient;  mais  ils  s'enten- 
daient admirablement  sans  rien  dire,  ayant 
des  goûts  semblables  et  des  sensations  iden- 
tiques. 

Au  printemps,  le  matin,  vers  dix  heures, 
quand  le  soleil  rajeuni  faisait  flotter  sur  le 
fleuve  tranquille  cette  petite  buée  qui  coule 
avec  l'eau,  et  versait  dans  le  dos  des  deux 
enragés  pêcheurs  une  bonne  chaleur  de  sai- 
son nouvelle,  Morissot  parfois  disait  à  son 
voisin  :  «  Hein  !  quelle  douceur  ?»  et  M.  Sau- 
vage répondait  :  «  Je  ne  connais  rien  de  meil- 
leur.» Et  cela  leur  suffisait  pour  se  comprendre 
et  s'estimer. 


DEUX  AMIS.  2  I  I 


A  l'automne,  vers  la  fin  du  jour,  quand  le 
ciel  ensanglanté  par  le  soleil  couchant  jetait 
dans  l'eau  des  figures  de  nuages  écarlates, 
empourprait  le  fleuve  entier,  enflammait  l'ho- 
rizon, faisait  rouges  comme  du  feu  les  deux 
amis,  et  dorait  les  arbres  roussis  déjà,  frémis- 
sants d'un  frisson  d'hiver,  M.  Sauvage  regar- 
dait en  souriant  Morissot  et  prononçait:  «Quel 
spectacle?»  Et  Morissot  émerveillé  répon- 
dait, sans  quitter  des  yeux  son  flotteur  :  «Cela 
vaut  mieux  que  le  boulevard,  hein?» 

Dès  qu'ils  se  furent  reconnus,  ils  se  ser- 
rèrent les  mains  énergiquement,  tout  émus 
de  se  retrouver  en  des  circonstances  si  diflFé- 
rentes.  M.  Sauvage,  poussant  un  soupir,  mur- 
mura :  «En  voilà  des  événements.»  Morissot, 
très  morne,  gémit  :  «Et  quel  temps!  c'est 
aujourd'hui  le  premier  beau  jour  de  l'année.» 

Le  ciel  était,  en  effet,  tout  bleu  et  plein  de 
lumière. 

Ils  se  mirent  à  marcher  côte  à  côte,  rê- 
veurs et  tristes.  Morissot  reprit  :  «Et  la  pêche? 
hein  !  quel  bon  souvenir?» 

M.  Sauvage  demanda  :  «  Quand  y  retour- 
nerons-nous?» 

Ils  entrèrent  dans  un  petit  café  et  burent 

14. 


2  I  2  DEUX  AiMIS. 

ensemble  une  absinthe  ;  puis  ils  se  remirent  à 
se  promener  sur  les  trottoirs. 

Morissot  s'arrêta  soudain  :  «  Une  seconde 
verte,  hein?  »  M.  Sauvage  y  consentit  :  «A 
votre  disposition.»  Et  ils  pénétrèrent  chez  un 
autre  marchand  de  vins. 

Ils  étaient  fort  étourdis  en  sortant,  troublés 
comme  des  gens  à  jeun  dont  le  ventre  est 
plein  d'alcool.  II  faisait  doux.  Une  brise  cares- 
sante leur  chatouillait  le  visage. 

M.  Sauvage,  que  l'air  tiède  achevait  de 
griser,  s'arrêta  :  «  Si  on  y  allait? 

—  Où  çà? 

—  A  la  pêche,  donc. 

—  Mais  où? 

—  Mais  à  notre  île.  Les  avant-postes  fran- 
çais sont  auprès  de  Colombes.  Je  connais  le 
colonel  Dumoulin  ;  on  nous  laissera  passer 
facilement.» 

Morissot  frémit  de  désir  :  «  C'est  dit.  J'en 
suis.  »  Et  ils  se  séparèrent  pour  prendre  leurs 
instruments. 

Une  heure  après,  ils  marchaient  côte  à  côte 
sur  la  grand'route.  Puis  ils  gagnèrent  la  villa 
qu'occupait  le  colonel.  Il  sourit  de  leur  de- 
mande et  consentit  à  leur  fantaisie.  Ils  se  re- 
mirent en  marche,  munis  d'un  laissez-passer. 


DEUX  AMIS.  2  I  3 

Bientôt  ils  franchirent  les  avant-postes,  tra- 
versèrent Colombes  abandonné,  et  se  trou- 
vèrent au  bord  des  petits  champs  de  vigne 
qui  descendent  vers  la  Seine.  II  était  environ 
onze  heures. 

En  face,  le  village  d'Argenteuil  semblait 
mort.  Les  hauteurs  d'Orgemont  et  de  Sannois 
dominaient  tout  le  pays.  La  grande  plaine 
qui  va  jusqu'à  Nan terre  était  vide,  toute  vide, 
avec  ses  cerisiers  nus  et  ses  terres  grises. 

M.  Sauvage,  montrant  du  doigt  les  som- 
mets, murmura:  «Les  Prussiens  sont  là-haut  I» 
Et  une  inquiétude  paralysait  les  deux  amis 
devant  ce  pays  désert. 

«Les  Prussiens!»  lis  n'en  avaient  jamais 
aperçu,  mais  ils  les  sentaient  là  depuis  des 
mois,  autour  de  Paris,  ruinant  la  France,  pil- 
lant, massacrant,  affamant,  invisibles  et  tout- 
puissants.  Et  une  sorte  de  terreur  superstitieuse 
s'ajoutait  à  la  haine  qu'ils  avaient  pour  ce 
peuple  inconnu  et  victorieux. 

Morissot  balbutia  :  «Hein  !  si  nous  allions 
en  rencontrer?  » 

M.  Sauvage  répondit,  avec  cette  gouaillerie 
parisienne  reparaissant  malgré  tout  :  «  Nous 
leurs  offrirons  une  friture.  » 

Mais  ils  hésitaient  à  s'aventurer   dans  la 


2l4  DEUX  AMIS. 

campagne,  intimidés  par  le  silence  de  tout 
l'horizon. 

A  la  fin  M.  Sauvage  se  décida  :  «  Allons, 
en  route  !  mais  avec  précaution.  »  Et  ils  des- 
cendirent dans  un  champ  de  vigne,  courbés 
en  deux,  rampant,  profitant  des  buissons 
pour  se  couvrir,  l'œil  inquiet,  l'oreille  tendue. 

Une  bande  de  terre  nue  restait  à  traverser 
pour  gagner  le  bord  du  fleuve.  Ils  se  mirent 
à  courir  ;  et  dès  qu'ils  eurent  atteint  la  berge, 
ils  se  blottirent  dans  les  roseaux  secs. 

Morissot  colla  sa  joue  par  terre  pour  écou- 
ter si  on  ne  marchait  pas  dans  les  environs. 
II  n'entendit  rien.  Ils  étaient  bien  seuls,  tout 
seuls. 

Ils  se  rassurèrent  et  se  mirent  à  pêcher. 

En  face  d'eux,  l'île  Marante  abandonnée 
les  cachait  à  l'autre  berge.  La  petite  maison 
du  restaurant  était  close,  semblait  délaissée 
depuis  des  années. 

M.  Sauvage  prit  le  premier  goujon,  Mo- 
rissot attrapa  le  second,  et  d'instant  en  instant 
ils  levaient  leurs  lignes  avec  une  petite  bête 
argentée  frétillant  au  bout  du  fil  :  une  vraie 
pêche  miraculeuse. 

Ils  introduisaient  délicatement  les  poissons 


DEUX  AMIS.  2  I  5 

dans  une  poche  de  filet  à  mailles  très  serrées, 
qui  trempait  à  leurs  pieds.  Et  une  joie  déli- 
cieuse les  pénétrait,  cette  joie  qui  vous  saisit 
quand  on  retrouve  un  plaisir  aimé  dont  on  est 
privé  depuis  longtemps. 

Le  bon  soleil  leur  coulait  sa  chaleur  entre 
les  épaules;  ils  n'écoutaient  plus  rien  ;  ils  ne 
pensaient  plus  à  rien  ;  ils  ignoraient  le  reste 
du  monde  ;  ils  péchaient. 

Mais  soudain  un  bruit  sourd  qui  semblait 
venir  de  sous  terre  fit  trembler  le  sol.  Le  canon 
se  remettait  à  tonner. 

Morissot  tourna  la  tête,  et  par-dessus  la 
berge  il  aperçut,  là-bas,  sur  la  gauche,  la 
grande  silhouette  du  mont  Valérien,  qui  por- 
tait au  front  une  aigrette  blanche,  une  buée 
de  poudre  qu'il  venait  de  cracher. 

Et  aussitôt  un  second  jet  de  fumée  partit 
du  sommet  de  la  forteresse,  et  quelques  in- 
stants après  une  nouvelle  détonation  gronda. 

Puis  d'autres  suivirent,  et  de  moment  en 
moment  la  montagne  jetait  son  haleine  de 
mort,  soufflait  ses  vapeurs  laiteuses  qui  s'éle- 
vaient lentement  dans  le  ciel  calme,  faisaient 
un  nuage  au-dessus  d'elle. 

M.  Sauvage  haussa  les  épaules  :  «Voilà 
qu'ils  recommencent,  »  dit-il. 


2.1  6  DEUX  AMIS. 

Morissot,  qui  regardait  anxieusement  plon- 
ger coup  sur  coup  la  plume  de  son  flotteur, 
fut  pris  soudain  d'une  colère  d'homme  pai- 
sible contre  ces  enragés  qui  se  battaient  ainsi, 
et  il  grommela  :  «Faut-il  être  stupide  pour  se 
tuer  comme  ça.  » 

M.  Sauvage  reprit  :  «C'est  pis  que  des 
bêtes.  » 

Et  Morissot,  qui  venait  de  saisir  une  ablette, 
déclara  :  «  Et  dire  que  ce  sera  toujours  ainsi 
tant  qu'il  y  aura  des  gouvernements.  » 

M.  Sauvage  l'arrêta  :  «La République  n'au- 
rait pas  déclaré  la  guerre. . .  » 

Morissot  l'interrompit  :  «Avec  les  rois  on  a 
la  guerre  au  dehors;  avec  la  République  on 
a  la  guerre  au  dedans.  » 

Et  tranquillement  ils  se  mirent  à  discuter, 
débrouillant  les  grands  problèmes  politiques 
avec  une  raison  saine  d'hommes  doux  et  bor- 
nés, tombant  d'accord  sur  ce  point,  qu'on  ne 
serait  jamais  libres.  Et  le  mont  Valérien  ton- 
nait sans  repos,  démoHssant  a  coups  de  bou- 
lets des  maisons  françaises,  broyant  des  vies, 
écrasant  des  êtres,  mettant  fin  à  bien  des 
rêves,  à  bien  des  joies  attendues,  à  bien  des 
bonheurs  espérés,  ouvrant  en  des  cœurs  de 
femmes,  en  des  cœurs  de  filles,  en  des  cœurs 


DEUX  AMIS.  217 

de  mères,  là-bas,  en  d'autres  pays,  des  souf- 
frances qui  ne  finiraient  plus. 

«C'est  la  vie,  déclara  M.  Sauvage. 

—  Dites  plutôt  que  c'est  la  mort,»  reprit 
en  riant  Morissot. 

Mais  ils  tressaillirent  effarés,  sentant  bien 
qu'on  venait  de  marcher  derrière  eux,  et 
ayant  tourné  les  yeux,  ils  aperçurent,  debout 
contre  leurs  épaules,  quatre  hommes,  quatre 
grands  hommes  armés  et  barbus,  vêtus  comme 
des  domestiques  en  livrée  et  coiffées  de  cas- 
quettes plates,  les  tenant  en  joue  au  bout  de 
leurs  fusils. 

Les  deux  lignes  s'échappèrent  de  leurs 
mains  et  se  mirent  à  descendre  la  rivière. 

En  quelques  secondes,  ils  furent  saisis, 
attachés,  emportés,  jetés  dans  une  barque  et 
passés  dans  l'île. 

Et  derrière  la  maison  qu'ils  avaient  crue 
abandonnée,  ils  aperçurent  une  vingtaine  de 
soldats  allemands. 

Une  sorte  de  géant  velu,  qui  fumait,  à 
cheval  sur  une  chaise,  une  grande  pipe  de 
porcelaine,  leur  demanda,  en  excellent  fran- 
çais :  «Eh  bien,  messieurs,  avez- vous  fait 
bonne  pêche?» 

Alors  un  soldat  déposa  aux  pieds  de  l'offi- 


2  1  8  DEUX  AMIS. 

cier  le  filet  plein  de  poissons  qu'il  avait  eu 
soin  d'emporter.  Le  Prussien  sourit  :  «  Eh!  eh! 
je  vois  que  ça  n'allait  pas  mal.  Mais  il  s'agit 
d'autre  chose.  Ecoutez- moi  et  ne  vous  trou- 
blez pas. 

«Pour  moi,  vous  êtes  deux  espions  envoyés 
pour  me  guetter.  Je  vous  prends  et  je  vous 
fusille.  Vous  faisiez  semblant  de  pêcher,  afin 
de  mieux  dissimuler  vos  projets.  Vous  êtes 
tombés  entre  mes  mains,  tant  pis  pour  vous; 
c'est  la  guerre. 

((  Mais  comme  vous  êtes  sortis  par  les  avant- 
postes,  vous  avez  assurément  un  mot  d'ordre 
pour  rentrer.  Donnez-moi  ce  mot  d'ordre  et 
je  vous  fais  grâce.  » 

Les  deux  amis,  livides,  côte  à  cote,  les 
mains  agitées  d'un  léger  tremblement  ner- 
veux, se  taisaient. 

L'officier  reprit  :  «  Personne  ne  le  saura 
jamais,  vous  rentrerez  paisiblement.  Le  secret 
disparaîtra  avec  vous.  Si  vous  refusez,  c'est  la 
mort,  et  tout  de  suite.  Choisissez.  » 

Ils  demeuraient  immobiles  sans  ouvrir  la 
bouche. 

Le  Prussien,  toujours  calme,  reprit  en  éten- 
dant la  main  vers  la  rivière  :  «  Songez  que 
dans  cinq  minutes  vous  serez  au  fond  de  cette 


DEUX  AMIS.  219 

eau.  Dans  cinq  minutes  !  Vous  devez  avoir  des 
parents?» 

Le  mont  Valérien  tonnait  toujours. 

Les  deux  pêcheurs  restaient  debout  et  si- 
lencieux. L'Allemand  donna  des  ordres  dans 
sa  langue.  Puis  il  changea  sa  chaise  de  place 
pour  ne  pas  se  trouver  trop  près  des  prison- 
niers; et  douze  hommes  vinrent  se  placer  à 
vingt  pas,  le  fusil  au  pied. 

L'ofFicier  reprit  :  «  Je  vous  donne  une  mi- 
nute, pas  deux  secondes  de  plus.» 

Puis  il  se  leva  brusquement,  s'approcha 
des  deux  Français,  prit  Morissot  sous  le  bras, 
l'entraîna  plus  loin,  lui  dit  à  voix  basse:  «Vite, 
ce  mot  d'ordre  ?  votre  camarade  ne  saura  rien, 
j'aurai  l'air  de  m'attend rir.  » 

Morissot  ne  répondit  rien. 

Le  Prussien  entraîna  alors  M.  Sauvage  et 
lui  posa  la  même  question. 

M.  Sauvage  ne  répondit  pas. 

Ils  se  retrouvèrent  côte  à  côte. 

Et  l'officier  se  mit  à  commander.  Les  sol- 
dats élevèrent  leurs  armes. 

Alors  le  regard  de  Morissot  tomba  par  ha- 
sard sur  le  filet  plein  de  goujons,  resté  dans 
l'herbe,  à  quelques  pas  de  lui. 

Un  rayon  de  soleil  faisait  briller  le  tas  de 


220  DEUX  AMIS. 

poissons  qui  s'agitaient  encore.  Et  une  défail- 
lance l'envahit.  Malgré  ses  efforts,  ses  yeux 
s'emplirent  de  larmes. 

II  balbutia  :  «  Adieu,  monsieur  Sauvage.  » 

M.  Sauvage  répondit  :  «Adieu,  monsieur 
Morissot.  » 

Ils  se  serrèrent  la  main,  secoués  des  pieds 
à  la  tête  par  d'invincibles  tremblements. 

L'officier  cria  :  Feu  ! 

Les  douze  coups  n'en  firent  qu'un. 

M.  Sauvage  tomba  d'un  bloc  sur  le  nez. 
Morissot,  plus  grand,  oscilla,  pivota  et  s'abat- 
tit en  travers  sur  son  camarade,  le  visage  au 
ciel,  tandis  que  des  bouillons  de  sang  s'échap- 
paient de  sa  tunique  crevée  à  la  poitrine. 

L'Allemand  donna  de  nouveaux  ordres. 

Ses  hommes  se  dispersèrent,  puis  revinrent 
avec  des  cordes  et  des  pierres  qu'ils  atta- 
chèrent aux  pieds  des  deux  morts,  puis  ils  les 
portèrent  sur  la  berge. 

Le  mont  Valérien  ne  cessait  pas  de  groa- 
der,  coiffé  maintenant  d'une  montagne  de 
fumée. 

Deux  soldats  prirent  Morissot  par  la  tête  et 
par  les  jambes;  deux  autres  saisirent  M.  Sau- 
vage de  la  même  façon.  Les  corps,  un  instant 
balancés  avec  force,  furent  lancés  au  loin. 


DEUX   AMIS.  22  1 


décrivirent  une  courbe,  puis  plongèrent,  de- 
bout, dans  le  fleuve,  les  pierres  entraînant  les 
pieds  d'abord. 

L'eau  rejaillit,  bouillonna,  frissonna,  puis 
se  calma,  tandis  que  de  toutes  petites  vagues 
s'en  venaient  jusqu'aux  rives. 

Un  peu  de  sang  flottait. 

L'officier,  toujours  serein,  dit  à  mi-voix  : 
«C'est  le  tour  des  poissons  maintenant.» 

Puis  il  revint  vers  la  maison. 

Et  soudain  il  aperçut  le  filet  aux  goujons 
dans  l'herbe.  Il  le  ramassa,  l'examina,  sourit, 
cria :«Wil hem!  » 

Un  soldat  accourut,  en  tablier  blanc.  Et  le 
Prussien,  lui  jetant  la  pêche  des  deux  fusillés, 
commanda  :  «  Fais-moi  frire  tout  de  suite  ces 
petits  animaux-là  pendant  qu'ils  sont  encore 
vivants.  Ce  sera  délicieux.  » 

Puis  il  se  remit  à  fumer  sa  pipe. 

Deux  amis  ont  paru  dans  le  Gil-Blas  du  lundi  5  fé- 
vrier 1883,  sous  la  signature  :  Maufrigneuse. 


LE  VOLEUR 


/•'/(/ 


LE  VOLEUR. 


PUISQUE  je  vous  dis  qu'on  ne  la  croira 
pas. 
—  Racontez  tout  de  même. 
—  Je  le  veux  bien.  Mais  j'éprouve  d'abord 
le  besoin  de  vous  affirmer  que  mon  histoire 
est  vraie  en  tous  points,  quelque  invraisem- 
blable qu'elle  paraisse.  Les  peintres  seuls  ne 
s'étonneront  point,  surtout  les  vieux  qui  ont 
connu  cette  époque  de  charges  furieuses, 
cette  époque  oii  l'esprit  farceur  sévissait  si 
bien  qu'il  nous  hantait  encore  dans  les  cir- 
constances les  plus  graves.  » 

Et  le  vieil  artiste  se  mit  à  cheval  sur  une 
chaise. 


2  26  LE  VOLEUR. 

Ceci  se  passait  dans  la  salle  à  manger  d'un 
hôtel  de  Barbizon. 

II  reprit  :  a  Donc  nous  avions  dîné  ce  soir- 
là  chez  le  pauvre  Sorieul,  aujourd'hui  mort, 
le  plus  enragé  de  nous.  Nous  étions  trois 
seulement:  Sorieul,  moi,  et  Le  Poittevin,  je 
crois;  mais  je  n'oserais  affirmer  que  c'était 
lui.  Je  parle,  bien  entendu,  du  peintre  de  ma- 
rine Eugène  Le  Poittevin,  mort  aussi,  et  non 
du  paysagiste  bien  vivant  et  plein  de  talent. 

«Dire  que  nous  avions  dîné  chez  Sorieul, 
cela  signifie  que  nous  étions  gris.  Le  Poittevin 
seul  avait  gardé  sa  raison,  un  peu  noyée,  il 
est  vrai,  mais  claire  encore.  Nous  étions  jeu- 
nes, en  ce  temps-là.  Etendus  sur  des  tapis, 
nous  discourions  extravagamment  dans  la  pe- 
tite chambre  qui  touchait  à  l'ateher.  Sorieul, 
le  dos  à  terre,  les  jambes  sur  une  chaise,  par- 
lait batailles,  discourait  sur  les  uniformes  de 
l'Empire,  et  soudain,  se  levant,  il  prit  dans 
sa  grande  armoire  aux  accessoires  une  tenue 
complète  de  hussard  et  s'en  revêtit.  Après 
quoi  il  contraignit  Le  Poittevin  à  se  costumer 
en  grenadier.  Et  comme  celui-ci  résistait, 
nous  l'empoignâmes,  et  après  l'avoir  désha- 
billé, nous  l'introduisîmes  dans  un  uniforme 
immense  où  il  fut  englouti. 


LE  VOLEUR.  227 

«Je  me  déguisai  moi-même  en  cuirassier.  Et 
Sorieul  nous  fit  exécuter  un  mouvement  com- 
pliqué. Puis  il  s'écria  :  a  Puisque  nous  som- 
((mes  ce  soir  des  soudards,  buvons  comme 
((des  soudards.)) 

((Un  punch  fut  allumé,  avalé,  puis  une  se- 
conde fois  la  flamme  s'éleva  sur  le  bol  rempli 
de  rhum.  Et  nous  chantions  à  pleine  gueule 
des  chansons  anciennes,  des  chansons  que 
braillaient  jadis  les  vieux  troupiers  de  la 
grande  armée. 

((Tout  à  coupLePoittevin,qui  restait,  mal- 
gré tout,  presque  maître  de  lui,  nous  fit 
taire;  puis,  après  un  silence  de  quelques  se- 
condes, il  dit  à  mi-voix  :  ((Je  suis  sûr  qu'on 
((a  marché  dans  l'atelier.»  Sorieul  se  leva 
comme  il  put,  et  s'écria  :  ((Un  voleur!  quelle 
((chance!»  Puis,  soudain,  il  entonna  la  Mar- 
seillaise : 

Aux  armes,  citoyens! 

((Et,  se  précipitant  sur  une  panoplie,  il  nous 
équipa,  selon  nos  uniformes.  J'eus  une  sorte 
de  mousquet  et  un  sabre;  Le  Poittevin,  un 
gigantesque  fusil  à  baïonnette,  et  Sorieul,  ne 
trouvant  pas  ce  qu'il  fallait,  s'empara  d'un 
pistolet  d'arçon  qu'il  glissa  dans  sa  ceinture. 


228  LE  VOLEUR. 

et  d'une  hache  d'abordage  qu'il  brandit.  Puis 
il  ouvrit  avec  précaution  la  porte  de  l'atelier, 
et  l'armée  entra  sur  le  territoire  suspect. 

«Quand  nous  fûmes  au  milieu  de  la  vaste 
pièce  encombrée  de  toiles  immenses,  de 
meubles,  d'objets  singuliers  et  inattendus, 
Sorieul  nous  dit  :  «Je  me  nomme  générai. 
«Tenons  un  conseil  de  guerre.  Toi,  les  cuiras- 
«siers,  tu  vas  couper  la  retraite  à  l'ennetni, 
«c'est-à-dire  donner  un  tour  de  clef  à  la  porte. 
«Toi,  les  grenadiers,  tu  seras  mon  escorte. m 

«  J'exécutai  le  mouvement  commandé,  puis 
je  rejoignis  le  gros  des  troupes  qui  opérait 
une  reconnaissance. 

«Au  moment  où  j'allais  le  rattraper  derrière 
un  grand  paravent,  un  bruit  furieux  éclata. 
Je  m'élançai,  portant  toujours  une  bougie  à 
la  main.  Le  Poittevin  venait  de  traverser  d'un 
coup  de  baïonnette  la  poitrine  d'un  manne- 
quin dont  Sorieul  fendait  la  tête  à  coups  de 
hache.  L'erreur  reconnue,  le  général  com- 
manda :  «Soyons  prudents»,  et  les  opérations 
recommencèrent. 

«  Depuis  vingt  minutes  au  moins  on  fouillait 
tous  les  coins  et  recoins  de  l'atelier,  sans  suc- 
cès, quand  Lepoittevin  eut  l'idée  d'ouvrir  un 
immense  placard.  Il  était  sombre  et  profond. 


LE  VOLEUR.  229 

j'avançai  mon  bras  qui  tenait  la  lumière,  et 
je  reculai  stupéfait;  un  homme  était  là,  un 
homme  vivant  qui  m'avait  regardé. 

«Immédiatement,  je  refermai  le  placard  à 
deux  tours  de  clef,  et  on  tint  de  nouveau 
conseil. 

«Les  avis  étaient  très  partagés.  Sorieul  vou- 
lait enfumer  le  voleur.  Le  Poittevin  parlait  de 
le  prendre  par  la  famine.  Je  proposai  de  faire 
sauter  le  placard  avec  de  la  poudre. 

«L'avis  de  Le  Poittevin  prévalut,  et,  pen- 
dant qu'il  montait  la  garde  avec  son  grand 
fusil,  nous  allâmes  chercher  le  reste  du  punch 
et  nos  pipes,  puis  on  s'installa  devant  la  porte 
fermée ,  et  on  but  au  prisonnier. 

«Au  bout  d'une  demi-heure,  Sorieul  dit  : 
«C'est  égal,  je  voudrais  bien  le  voir  de  près. 
«  Si  nous  nous  emparions  de  lui  par  la  force?  » 

«Je  criai  :  «Bravo!»  chacun  s'élança  sur  ses 
armes;  la  porte  du  placard  fut  ouverte,  et 
Sorieul,  armant  son  pistolet  qui  n'était  pas 
chargé,  se  précipita  le  premier. 

«Nous  le  suivîmes  en  hurlant.  Ce  fut  une 
bousculade  effroyable  dans  l'ombre,  et  après 
cinq  minutes  d'une  lutte  invraisemblable, 
nous  ramenâmes  au  jour  une  sorte  de  vieux 
bandit  à  cheveux  blancs,  sordide  et  déguenillé. 


230  LE  VOLEUR. 

«On  lui  lia  les  pieds  et  les  mains,  puis  on 
l'assit  dans  un  fauteuil.  II  ne  prononça  pas 
une  parole. 

«Alors  Sorieul ,  pénétré  d'une  ivresse  solen- 
nelle, se  tourna  vers  nous  :  «Maintenant  nous 
«allons  juger  ce  misérable.» 

«J'étais  tellement  gris  que  cette  proposition 
me  parut  toute  naturelle. 

«Le  Poittevin  fut  chargé  de  présenter  la 
défense  et  moi  de  soutenir  l'accusation. 

«Il  fut  condamné  à  mort  à  l'unanimité 
moins  une  voix,  celle  de  son  défenseur. 

«Nous  allons  l'exécuter,»  dit  Sorieul.  Mais 
un  scrupule  lui  vint  :  «  Cet  homme  ne  doit 
«pas  mourir  privé  des  secours  de  la  religion. 
«Si  on  allait  chercher  un  prêtre?»  J'objectai 
qu'il  était  tard.  Alors  Sorieul  me  proposa  de 
remplir  cet  office  et  il  exhorta  le  criminel  à 
se  confesser  dans  mon  sein. 

«L'homme,  depuis  cinq  minutes,  roulaitdes 
yeux  épouvantés,  se  demandant  à  quel  genre 
d'êtres  il  avait  affaire.  Alors  il  articula  d'une 
voix  creuse,  brûlée  par  l'alcool  :  «Vous  voulez 
«rire,  sans  doute.»  Mais  Sorieul  l'agenouilla 
de  force,  et,  par  crainte  que  ses  parents  eus- 
sent omis  de  le  faire  baptiser,  il  lui  versa  sur 
le  crâne  un  verre  de  rhum. 


LE  VOLEUR.  23  I 

«Puis  il  lui  dit  : 

«Confesse-toi  à  monsieur;  ta  dernière 
«heure  a  sonné.» 

«Eperdu,  le  vieux  gredin  se  mit  à  crier  : 
«Au  secours!»  avec  une  telle  force  qu'on  fut 
contraint  de  le  bâillonner  pour  ne  pas  ré- 
veiller tous  les  voisins.  Alors  il  se  roula  par 
^ terre,  ruant  et  se  tordant,  renversant  les  meu- 
bles, crevant  les  toiles.  A  la  fin,  Sorieul  im- 
patienté, cria  :  «Finissons-en.»  Et  visant  le 
misérable  étepdu  par  terre,  il  pressa  la  dé- 
tente de  son  pistolet.  Le  chien  tomba  avec 
un  petit  bruit  sec.  Emporté  par  l'exemple,  je 
tirai  à  mon  tour.  Mon  fusil,  qui  était  à  pierre, 
lança  une  étincelle  dont  je  fus  surpris. 

«Alors  Le  Poittevin  prononça  gravement 
ces  paroles  :  «  Avons-nous  bien  le  droit  de 
«tuer  cet  homme?» 

«Sorieul,  stupéfait,  répondit  :  «Puisque 
«  nous  l'avons  condamné  à  mort  !  » 

«Mais  Le  Poittevin  reprit  :  «On  ne  fusille 
«pas  les  civils,  celui-ci  doit  être  livré  au  bour- 
«reau.  11  faut  le  conduire  au  poste.» 

«L'argument  nous  parut  concluant.  On  ra- 
massa l'homme,  et  comme  il  ne  pouvait  mar- 
cher, il  fut  placé  sur  une  planche  de  table  à 
modèle,  solidement  attaché,  et  je  l'emportai 


232  LE  VOLEUR. 

avec  Le  Poittevin;  tandis  que  Sorieul,  armé 
jusqu'aux  dents,  fermait  la  marche. 

«  Devant  le  poste,  la  sentinelle  nous  arrêta. 
Le  chef  de  poste,  mandé,  nous  reconnut  et, 
comme  chaque  jour  il  était  témoin  de  nos 
farces,  de  nos  scies,  de  nos  inventions  invrai- 
semblables, il  se  contenta  de  rire  et  refusa 
notre  prisonnier. 

«Sorieul  insista;  alors  le  soldat  nous  invita 
sévèrement  à  retourner  chez  nous  sans  faire 
de  bruit. 

«La  troupe  se  remit  en  route  et  rentra  dans 
l'atelier.  Je  demandai  :  «Qu'allons-nous  faire 
«du  voleur?» 

«  Le  Poittevin,  attendri,  affirma  qu'il  devait 
être  bien  fatigué,  cet  homme.  En  effet,  il 
avait  l'air  agonisant,  ainsi  ficelé,  bâillonné, 
ligaturé  sur  sa  planche. 

«  Je  fus  pris  à  mon  tour  d'une  pitié  violente , 
une  pitié  d'ivrogne,  et  enlevant  son  bâillon, 
je  lui  demandai:  «Eh  bien,  mon  pauv'vieux, 
«comment  ça  va-t-il?» 

«  II  gémit  :  «  J'en  ai  assez,  nom  d'un  chien  !  » 
Alors  Sorieul  devint  paternel.  II  le  délivra  de 
tous  ses  liens,  le  fit  asseoir,  le  tutoya,  et,  pour 
le  réconforter,  nous  nous  mîmes  tous  trois  à 
préparer  bien  vite  un  nouveau  punch.  Le  vo- 


LE  VOLEUR.  233 

leur,  tranquille  dans  son  fauteuil,  nous  re- 
gardait. Quand  la  boisson  fut  prête,  on  lui 
tendit  un  verre;  nous  lui  aurions  volontiers 
soutenu  la  tête  et  on  trinqua. 

«Le  prisonnier  but  autant  qu'un  régiment. 
Mais  comme  le  jour  commençait  à  paraître, 
il  se  leva  et,  d'un  air  fort  calme  :  «Je  vais 
«être  oblige  de  vous  quitter,  parce  qu'il  faut 
«que  je  rentre  chez  moi.» 

«Nous  fûmes  désolés;  on  voulut  le  retenir 
encore,  mais  il  se  refusa  à  rester  plus  long- 
temps. 

«Alors  on  se  serra  la  main,  et  Sorieul,avec 
sa  bougie,  l'éclaira  dans  le  vestibule,  criant  : 
«  Prenez  garde  à  la  marche  sous  la  porte  co- 
«  chère.  » 

On  riait  franchement  autour  du  conteur. 
Il  se  leva,  alluma  sa  pipe,  et  il  ajouta,  en  se 
campant  en  face  de  nous  : 

«Mais  le  plus  drôle  de  mon  histoire,  c'est 
qu'elle  est  vraie.» 

Le  Voleur  a  paru  dans  le  Gil-Blas  du  mercredi 
21  juin  1802 ,  sous  la  signature  :  Maufrigneuse. 


NUIT  DE  NOËL 


NUIT  DE  NOËL. 


LE    réveillon  '    le    réveillon  !   Ah  !  mais 
non,  je  ne  réveillonnerai  pas.» 
Le  gros  Henri  Templier  disait  cela 
d'une  voix  furieuse,  comme  si  on  lui  eût  pro- 
posé une  infamie. 

Les  autres,  riant,  s'écrièrent  :  «Pourquoi 
te  mets-tu  en  colère?» 

Il  répondit  :  «Parce  que  le  réveillon  m'a 
joué  le  plus  sale  tour  du  monde,  et  que  j'ai 
gardé  une  insurmontable  horreur  pour  cette 
nuit  stupide  de  gaieté  imbécile. 

—  Quoi  donc? 

—  Quoi?  Vous  voulez  le  savoir;  eh  bien, 
écoutez  : 

«Vous  vous  rappelez  comme  il  faisait  froid, 


238  NUIT  DE  NOËL. 

voici  deux  ans,  à  cette  époque;  un  froid  à 
tuer  les  pauvres  dans  la  rue.  La  Seine  gelait; 
les  trottoirs  glaçaient  les  pieds  à  travers  les 
semelles  des  bottines;  le  monde  semblait  sur 
le  point  de  crever. 

«J'avais  alors  un  gros  travail  en  train  et  je 
refusai  toute  invitation  pour  le  réveillon,  pré- 
férant passer  la  nuit  devant  ma  table.  Je  dînai 
seul,  puis  je  me  mis  à  l'œuvre.  Mais  voilà 
que,  vers  dix  heures,  la  pensée  de  la  gaieté 
courant  Paris,  le  bruit  des  rues  qui  me  par- 
venait malgré  tout,  les  préparatifs  de  souper 
de  mes  voisins,  entendus  à  travers  les  cloi- 
sons, m'agitèrent.  Je  ne  savais  plus  ce  que 
je  faisais;  j'écrivais  des  bêtises,  et  je  compris 
qu'il  fallait  renoncer  à  l'espoir  de  produire 
quelque  chose  de  bon  cette  nuit-là. 

«Je  marchais  un  peu  à  travers  ma  chambre. 
Je  m'assis,  je  me  relevai.  Je  subissais,  certes, 
la  mystérieuse  influence  de  la  joie  du  dehors, 
et  je  me  résignai. 

«  Je  sonnai  ma  bonne  et  je  lui  dis  :  «  Angèle , 
«allez  m'acheter  de  quoi  souper  à  deux  :  des 
«  huîtres,  un  perdreau  froid,  des écrevisses,  du 
«jambon,  des  gâteaux.  Montez-moi  deuxbou- 
«  teilles  de  Champagne;  mettez  le  couvert  et 
«couchez-vous.» 


NUIT  DE  NOËL.  239 

«  Elle  obéit,  un  peu  surprise.  Quand  tout  fut 
prêt,  j'endossai  mon  pardessus,  et  je  sortis. 

«Une  grosse  question  restait  à  résoudre  : 
Avec  qui  allai-je  réveillonner?  Mes  amies 
étaient  invitées  partout.  Pour  en  avoir  une,  il 
aurait  fallu  m'y  prendre  d'avance.  Alors,  je 
songeai  à  faire  en  même  temps  une  bonne 
action.  Je  me  dis  :  Paris  est  plein  de  pauvres 
et  belles  filles  qui  n'ont  pas  un  souper  sur  la 
planche,  et  qui  errent  en  quête  d'un  garçon 
généreux.  Je  veux  être  la  Providence  de 
Noël  d'une  de  ces  déshéritées. 

«Je  vais  rôder,  entrer  dans  les  lieux  de 
plaisir,  questionner,  chasser,  choisir  à  mon 

gré. 

«Et  je  me  mis  à  parcourir  la  ville. 

«  Certes,  je  rencontrai  beaucoup  de  pauvres 
filles  cherchant  aventure,  mais  elles  étaient 
laides  à  donner  une  indigestion,  ou  maigres 
à  geler  sur  pied  si  elles  s'étaient  arrêtées. 

«J'ai  un  faible,  vous  le  savez,  j'aime  les 
femmes  nourries.  Plus  elles  sont  en  chair, 
plus  je  les  préfère.  Une  colosse  me  fait  perdre 
la  raison. 

«  Soudain,  en  face  du  théâtre  des  Variétés, 
j'aperçus  un  profil  à  mon  gré.  Une  tête,  puis, 
par  devant,  deux  bosses,  celle  de  la  poitrine. 


24o  NUIT  DE  NOËL. 

fort  belle,  celle  du  dessous  surprenante  :  un 
ventre  d'oie  grasse.  J'en  frissonnai,  murmu- 
rant :  Sacristi,  la  belle  fille!  Un  point  me 
restait  à  éclaircir  :  le  visage. 

«Le  visage,  c'est  le  dessert;  le  reste,  c'est... 
c'est  le  rôti. 

«Je  hâtai  le  pas,  je  rejoignis  cette  femme 
errante,  et,  sous  un  bec  de  gaz,  je  me  retour- 
nai brusquement. 

«Elle  était  charmante,  toute  jeune,  brune, 
avec  de  grands  yeux  noirs. 

«Je  fis  ma  proposition  qu'elle  accepta  sans 
hésiter. 

«Un  quart  d'heure  plus  tard,  nous  étions 
attablés  dans  mon  appartement. 

«Elle  dit  en  entrant  :  «Ah!  on  est  bien 
«ici.» 

«  Et  elle  regarda  autour  d'elle  avec  la  satis- 
faction visible  d'avoir  trouvé  la  table  et  le 
gîte  en  cette  nuit  glaciale.  Elle  était  superbe, 
tellement  jolie  qu'elle  m'étonnait,  et  grosse  à 
ravir  mon  cœur  pour  toujours. 

«  Elle  ôta  son  manteau ,  son  chapeau  ;  s'assit 
et  se  mit  à  manger;  mais  elle  ne  paraissait 
pas  en  train,  et  parfois  sa  figure  un  peu  pâle 
tressaillait  comme  si  elle  eût  souffert  d'un 
chagrin  caché. 


NUIT  DE  NOËL.  24  I 

«Je  lui  demandai  :  «Tu  as  des  embête- 
«ments?» 

«Elle  répondit  :  «Bah!  oublions  tout.» 

«  Et  elle  se  mit  à  boire.  Elle  vidait  d'un  trait 
son  verre  de  Champagne,  le  remplissait  et  le 
revidait  encore,  sans  cesse. 

«Bientôt  un  peu  de  rougeur  lui  vint  aux 
joues  et  elle  commença  à  rire. 

«  Moi ,  je  l'adorais  déjà ,  l'embrassant  k  pleine 
bouche,  découvrant  qu'elle  n'était  ni  bête, 
ni  commune,  ni  (grossière  comme  les  filles  du 
trottoir.  Je  lui  demandai  des  détails  sur  sa 
vie.  Elle  répondit  :  «Mon  petit,  cela  ne  te 
«regarde  pas!» 

«Hélas!  une  heure  plus  tard... 

«Enfin,  le  moment  vint  de  se  mettre  au  lit, 
et,  pendant  que  j'enlevais  la  table  dressée 
devant  le  feu,  elle  se  déshabilla  vivement  et 
se  glissa  sous  les  couvertures. 

«Mes  voisins  faisaient  un  vacarme  affreux, 
riant  et  chantant  comme  des  fous,  et  je  me 
disais  :  «J'ai  eu  rudement  raison  d'aller  cher- 
«cher  cette  belle  fille;  je  n'aurais  jamais  pu 
«travailler.» 

«Un  profond  gémissement  me  fit  me  re- 
tourner. Je  demandai  :  «Qu*as-tu,  ma  chatte?» 
Elle  ne  repondit  pas,  mais  elle  continuait  à 

i6 


24^  NUIT  DE  NOËL. 

pousser  des  soupirs  douloureux,  comme  si 
elle  eût  souffert  horriblement. 

«Je  repris  :  «Est-ce  que  tu  te  trouves  indis- 
«  posée?» 

«Et  soudain  elle  jeta  un  cri,  un  cri  déchi- 
rant. Je  me  précipitai,  une  bougie  à  la  main. 

«Son  visage  était  décomposé  par  la  dou- 
leur, et  elle  se  tordait  les  mains,  haletante, 
envoyant  du  fond  de  sa  gorge  ces  sortes  de 
gémissements  sourds  qui  semblent  des  râles 
et  qui  font  défaillir  le  cœur. 

«Je  demandai,  éperdu  :  «Mais  qu'as-tu? 
«dis-moi,  qu'as-tu?» 

«Elle  ne  répondit  pas  et  se  mit  à  hurler. 

«Tout  à  coup  les  voisins  se  turent,  écoutant 
ce  qui  se  passait  chez  moi. 

«Je  répétais  :  «Où  souffres-tu,  dis-moi,  où 
«souffres-tu?» 

«Elle  balbutia  :  «Oh!  mon  ventre!  mon 
«  ventre  !  » 

«D'un  seul  coup  je  relevai  la  couverture, 
et  j'aperçus... 

«Elle  accouchait,  mes  amis. 

«Alors  je  perdis  la  tête;  je  me  précipitai 
sur  le  mur  que  je  heurtai  à  coups  de  poing, 
de  toute  ma  force,  en  vociférant  :  «Au  se- 
«  cours,  au  secours!» 


NUIT  DE  NOËL.  ^4^ 

«Ma  porte  s'ouvrit;  une  foule  se  précipita 
chez  moi,  des  hommes  en  habit,  des  femmes 
décolletées,  des  Pierrots,  des  Turcs,  des 
Mousquetaires.  Cette  invasion  m'affola  telle- 
ment que  je  ne  pouvais  même  plus  m'expli- 
quer. 

«Eux,  ils  avaient  cru  à  quelque  accident, 
à  un  crime  peut-être,  et  ne  comprenaient 
plus. 

«  Je  dis  enfin  :  «  C'est. . .  c'est. . .  cette. . .  cette 
«femme  qui...  qui  accouche.» 

«Alors  tout  le  monde  l'examina,  dit  son 
avis.  Un  capucin  surtout  prétendait  s'y  con- 
naître, et  voulait  aider  la  nature. 

«Ils  étaient  gris  comme  des  ânes.  Je  crus 
qu'ils  allaient  la  tuer,  et  je  me  précipitai,  nu- 
tête,  dans  l'escalier  pour  chercher  un  vieux 
médecin  qui  habitait  dans  une  rue  voisine. 

«Quand  je  revins  avec  le  docteur,  toute  ma 
maison  était  debout;  on  avait  rallumé  le  gaz 
de  l'escalier;  les  habitants  de  tous  les  étages 
occupaient  mon  appartement;  quatre  débar- 
deurs attablés  achevaient  mon  Champagne  et 
mes  écrevisses. 

«  A  ma  vue ,  un  cri  formidable  éclata ,  et  une 
laitière  me  présenta  dans  une  serviette  un 
affreux  petit  morceau  de  chair,  ridée,  plissée, 

i6. 


244  NUIT  DE  NOËL. 

geignante,  miaulant  comme  un  chat,  et  elle 
me  dit  :  «C'est  une  fille.» 

«Le  médecin  examina  l'accouchée,  déclara 
douteux  son  état,  l'accident  ayant  eu  lieu 
immédiatement  après  un  souper,  et  il  partit 
en  annonçant  qu'il  allait  m'envoyer  immé- 
diatement une  garde-malade  et  une  nour- 
rice. 

«Les  deux  femmes  arrivèrent  une  heure 
après,  apportant  un  paquet  de  médicaments. 

«Je  passai  la  nuit  dans  un  fauteuil,  trop 
éperdu  pour  réfléchir  aux  suites. 

«Dès  le  matin,  le  médecin  revint.  Il  trouva 
la  malade  assez  mal. 

«Il  me  dit  :  «Votre  femme,  monsieur...» 

«Je  l'interrompis  :  «Ce  n'est  pas  ma 
femme.  » 

«Il  reprit  :  «  Votre  maîtresse,  peu  m'im- 
«  porte.»  Et  il  énuméra  les  soins  qu'il  lui  fal- 
lait, le  régime,  les  remèdes. 

«Que  faire?  Envoyer  cette  malheureuse  à 
l'hôpital.  J'aurais  passé  pour  un  manant  dans 
toute  la  maison,  dans  tout  le  quartier. 

«Je  la  gardai.  Elle  resta  dans  mon  lit  six  se- 
maines. 

«L'enfant?  Je  l'envoyai  chez  des  paysans 
de  Poissy.  Il  me  coûte  encore  cinquante  francs 


NUIT  DE  NOËL.  245 

par  mois.  Ayant  payé  dans  le  début,  me 
voici  forcé  de  payer  jusqu'à  ma  mort. 

«Et  plus  tard,  il  me  croira  son  père. 

«Mais,  pour  comble  de  malheur,  quand  la 
fille  a  été  guérie. . .  elle  m'aimait. . . ,  elle  m'ai- 
mait éperdument,  la  gueuse. 

—  Eh  bien? 

—  Eh  bien,  elle  était  devenue  maigre 
comme  un  chat  de  gouttière,  et  j'ai  flanqué 
dehors  cette  carcasse  qui  me  guette  dans  la 
rue,  se  cache  pour  me  voir  passer,  m'arrête 
le  soir,  quand  je  sors,  pour  me  baiser  la 
main,  m'embête  enfin  à  me  rendre  fou. 

«Et  voilà  pourquoi  je  ne  réveillonnerai 
plus  jamais.  » 

Nuit  de  Noël  a  paru  dans  le  Gil-Blas  du  mardi  26  dé- 
<:embre  1882,  sous  la  signature  Maufrigneuse. 


LE  REMPLAÇANT 


LE   REMPLAÇANT. 


MME  Bonderoi? 
—  Oui,  M-"^  Bonderoi. 
—  Pas  possible? 

—  Je  —  vous  —  le  —  dis. 

—  ]VIme  Bonderoi,  la  vieille  dame  à  bon- 
nets de  dentelle,  la  dévote,  la  sainte,  l'hono- 
rable M™*"  Bonderoi  dont  les  petits  cheveux 
follets  et  faux  ont  l'air  collés  autour  du 
crâne? 

—  Elle-même. 

—  Oh!  voyons,  vous  êtes  fou? 

—  Je  —  vous — le — jure. 

—  Alors,  dites-moi  tous  les  détails? 

—  Les  voici.  Du  temps  de  M.  Bonderoi, 
l'ancien  notaire,  M""^  Bonderoi  utilisait,  dit- 


250  LE  REMPLAÇANT. 

on,  les  clercs  pour  son  service  particulier. 
C'est  une  de  ces  respectables  bourgeoises  à 
vices  secrets  et  à  principes  inflexibles,  comme 
il  en  est  beaucoup.  Elle  aimait  les  beaux 
garçons;  quoi  de  plus  naturel?  N'aimons- 
nous  pas  les  belles  filles? 

Une  fois  que  le  père  Bonderoi  fut  mort, 
la  veuve  se  mit  à  vivre  en  rentière  paisible  et 
irréprochable.  Elle  fréquentait  assidûment 
l'église,  parlait  dédaigneusement  du  pro- 
chain, et  ne  laissait  rien  à  dire  sur  elle. 

Puis  elle  vieillit,  elle  devint  la  petite  bonne 
femme  que  vous  connaissez,  pincée,  sûrie, 
mauvaise. 

Or,  voici  l'aventure  invraisemblable  arrivée 
jeudi  dernier. 

Mon  ami  Jean  d'Anglemare  est,  vous  le 
savez,  capitaine  aux  dragons,  caserne  dans 
le  faubourg  de  la  Rivette. 

En  arrivant  au  quartier,  l'autre  matin,  il 
apprit  que  deux  hommes  de  sa  compagnie 
s'étaient  flanqué  une  abominable  tripotée. 
L'honneur  militaire  a  des  lois  sévères.  Un 
duel  eut  lieu.  Après  l'affaire,  les  soldats  se  ré- 
concilièrent; et,  interrogés  par  leur  officier, 
lui  racontèrent  le  sujet  de  la  querelle.  Ils 
s'étaient  battus  pour  M"""  Bonderoi. 


LE  REMPLAÇANT.  2  5  I 

—  Oh! 

—  Oui,  mon  ami,  pour  M'"''  Bonderoi! 
Mais  je  laisse  la  parole  au  cavalier  Siballe  : 
«Voilà  l'affaire,  mon  cap'taine.  Ya  z'envi- 

ron  dix-huit  mois,  je  me  promenais  sur  le 
Cours,  entre  six  et  sept  heures  du  soir,  quand 
une  particulière  m'aborda. 

Elle  me  dit,  comme  si  elle  m'avait  de- 
mandé son  chemin  :  «Militaire,  voulez- 
vous  gagner  honnêtement  dix  francs  par  se- 
maine?» 

Je  lui  répondis  sincèrement  :  «Avot'  ser- 
vice, madame.» 

Alors  eir  me  dit  :  «Venez  me  trouver 
demain,  à  midi.  Je  suis  M'"*'  Bonderoi,  6,  rue 
de  la  Tranchée. 

—  J'  n'y  manquerai  pas,  madame,  soyez 
tranquille.» 

Puis,  eir  me  quitta  d'un  air  content  en 

ajoutant  :  «Je  vous  remercie  bien,  militaire. 

—  C'est  moi  qui  vous  remercie,  ma- 
dame. » 

Ça  ne  laissa  pas  que  d'  me  taquiner  jus- 
qu'au lendemain. 

A  midi,  je  sonnais  chez  elle. 

EU*  vint  m'ouvrir  elle-même.  Elle  avait  un 
tas  de  petits  rubans  sur  la  tête. 


252  LE  REMPLAÇANT. 

«Dépêchons-nous,  dit-elle,  parce  que  ma 
bonne  pourrait  rentrer.  » 

Je  répondis  :  «Je  veux  bien  me  dépêcher. 
Qu'est-ce  qu'il  faut  faire?» 

Alors,  elle  se  mit  à  rire  et  riposta  :  «Tu  ne 
comprends  pas,  gros  malin?» 

Je  n'y  étais  plus,  mon  cap'taine,  parole 
d'honneur. 

Eir  vint  s'asseoir  tout  près  de  moi;  et  me 
dit  :  «Si  tu  répètes  un  mot  de  tout  ça,  je  te 
ferai  mettre  en  prison.  Jure  que  tu  seras  muet.  » 

Je  lui  jurai  ce  qu'elT  voulut.  Mais  je  ne 
comprenais  toujours  pas.  J'en  avais  la  sueur 
au  front.  Alors  je  retirai  mon  casque  ous- 
qu'était  mon  mouchoir.  Elle  le  prit,  mon 
mouchoir,  et  m'essuya  les  cheveux  des 
tempes.  Puis  v'ià  qu'ell'  m'embrasse  et  qu'ell' 
me  souffle  dans  l'oreille  : 

«Alors,  tu  veux  bien?» 

Je  répondis  :  «Je  veux  bien  ce  que  vous 
voudrez,  madame,  puisque  je  suis  venu  pour 
ça.» 

Alors  eir  se  fit  comprendre  ouvertement 
par  des  manifestations.  Quand  j'  vis  de  quoi 
il  s'agissait,  je  posai  mon  casque  sur  une 
chaise  et  je  lui  montrai  que  dans  les  dragons 
on  ne  recule  jamais,  mon  cap'taine. 


LE  REMPLAÇANT.  253 

Ce  n*est  pas  que  ça  me  disait  beaucoup, 
car  la  particulière  n'était  pas  dans  sa  pri- 
meur. 

Mais  y  ne  faut  pas  se  montrer  trop  regar- 
dant dans  le  métier,  vu  que  les  picaillons 
sont  rares.  Et  puis  on  a  de  la  famille  qu'il  faut 
soutenir.  Je  me  disais  :  «Y  aura  cent  sous 
pour  le  père ,  là-dessus.  » 

Quand  la  corvée  a  été  faite,  mon  cap'taine, 
je  me  suis  mis  en  position  de  me  retirer.  Elle 
aurait  bien  voulu  que  je  ne  parte  pas  sitôt. 
Mais  je  lui  dis  :  «Chacun  son  dû,  madame. 
Un  p'tit  verre  ça  coûte  deux  sous,  et  deux 
p'tits  verres  ça  coûte  quatre* sous.» 

Eir  comprit  bien  le  raisonnement  et  me 
mit  un  p'tit  napoléon  de  dix  balles  au  fond 
de  la  main.  Ça  ne  m'allait  guère,  c'te  mon- 
naie-là, parce  que  ça  vous  coule  dans  la 
poche,  et  quand  les  pantalons  ne  sont  pas 
bien  cousus,  on  la  retrouve  dans  ses  bottes, 
ou  bien  on  ne  la  retrouve  pas. 

Alors  que  je  regardais  ce  pain  à  cacheter 
jaune  en  me  disant  ça,  ell'  me  contemple,  et 
puis  eir  devient  rouge,  et  elle  se  trompe  sur 
ma  physionomie,  et  ell'  me  demande  : 

«Est-ce  que  tu  trouves  que  c'est  pas 
assez  ?  )) 


254  LE  REMPLAÇANT. 

Je  lui  réponds  ; 

((Ce  n'est  pas  précisément  ça,  macJame, 
mais,  si  ça  ne  vous  faisait  rien,  j'aimerais 
mieux  deux  pièces  de  cent  sous.  » 

Eir  me  les  donna  et  je  m'éloignai. 

Or,  voilà  dix-huit  mois  que  ça  dure,  mon 
cap'taine.  J'y  vas  tous  les  mardis,  le  soir, 
quand  vous  consentez  à  me  donner  permis- 
sion. Elle  aime  mieux  ça,  parce  que  sa  bonne 
est  couchée. 

Or  donc,  la  semaine  dernière  je  me  trouvai 
indisposé,  et  il  me  fallut  tâter  de  l'infirmerie. 
Le  mardi  arrive,  pas  moyen  de  sortir,  et  je 
me  mangeais  les*  sangs  par  rapport  aux  dix 
balles  dont  je  me  trouve  accoutumé. 

Je  me  dis  :  ((Si  personne  y  va,  je  suis  rasé; 
qu'elle  prendra  pour  sûr  un  artilleur.»  Et  ça 
me  révolutionnait. 

Alors,  je  fais  demander  Paumelle,  que 
nous  sommes  pays,  et  je  lui  dis  la  chose  : 
((Y  aura  cent  sous  pour  toi,  cent  sous  pour 
moi,  c'est  convenu.» 

Y  consent  et  le  vl'à  parti.  J'y  avais  donné 
les  renseignements.  Y  frappe;  ell'  ouvre;  ell' 
le  fait  entrer;  ell'  l'y  regarde  pas  la  tête  et 
s'aperçoit  point  qu'  c'est  pas  le  même. 

Vous  comprenez,  mon  cap'taine,  un  dra- 


LE  REMPLAÇANT.  255 

gon  et  un  dragon,  quand  ils  ont  le  casque, 
ça  se  ressemble. 

Mais  soudain,  elle  découvre  la  transforma- 
tion, et  eir  demande  d'un  air  de  colère  : 

«Qu'est-ce  que  vous  êtes?  Q.u'est-ce  que 
vous  voulez?  Je  ne  vous  connais  pas,  moi?» 

Alors  Paumelle  s'explique.  Il  démontre  que 
je  suis  indisposé  et  il  expose  que  je  l'ai 
envoyé  pour  remplaçant. 

Elle  le  regarde,  lui  fait  aussi  jurer  le  se- 
cret, et  puis  elle  l'accepte,  comme  bien  vous 
pensez,  vu  que  Paumelle  n'est  pas  mal  aussi 
de  sa  personne. 

Mais  quand  ce  limier-là  fut  revenu,  mon 
cap'taine,  il  ne  voulait  plus  me  donner  mes 
cent  sous.  Si  ça  avait  été  pour  moi,  j'aurais 
rien  dit,  mais  c'était  pour  le  père,  et  là- 
dessus,  pas  de  blague. 

Je  lui  dis  : 

«T'es  pas  délicat  dans  tes  procédés,  pour 
un  dragon  ;  que  tu  déconsidères  l'uniforme.  » 

11  a  levé  la  main,  mon  cap'taine,  en  disant 
que  c'te  corvée-là,  ça  valait  plus  du  double. 

Chacun  son  jugement,  pas  vrai?  Fallait 
point  qu'il  accepte.  J'y  ai  mis  mon  poing 
dans  le  nez.  Vous  avez  connaissance  du 
reste.  » 


256  LE  REMPLAÇANT. 

Le  capitaine  d'Anglemare  riait  aux  larmes 
en  me  disant  l'histoire.  Mais  il  m'a  fait  aussi 
jurer  le  secret  qu'il  avait  garanti  aux  deux 
soldats.  Surtout,  n'allez  pas  me  trahir;  gardez 
ça  pour  vous,  vous  me  le  promettez? 

—  Oh!  ne  craignez  rien.  Mais  comment 
tout  cela  s'est-il  arrangé  en  définitive? 

—  Comment?  Je  vous  le  donne  en 
mille!...  La  mère  Bonderoi  garde  ses  deux 
dragons,  en  leur  réservant  chacun  leur  jour. 
De  cette  façon  tout  le  monde  est  content. 

—  Oh!  elle  est  bien  bonne,  bien  bonne! 

—  Et  les  vieux  parents  ont  du  pain  sur  la 
planche.  La  morale  est  satisfaite.  » 

Le  Remplaçant  a  paru  dans  le  Gil-Blas  du  mardi 
2  janvier  1883,  sous  la  signature  :  Maufrigneuse. 


M.  JOCASTE 


M.   JOCASTE. 


MADAME,  VOUS  rappcIcz-vous  notre 
grande  querelle,  un  soir,  dans  le 
petit  salon  japonais,  à  propos  de  ce 
père  qui  commit  un  inceste?  Vous  rappelez- 
vous  votre  indignation,  les  mots  violents  que 
vous  me  jetiez,  toute  l'exaltation  de  votre 
colère,  et  vous  rappelez-vous  tout  ce  que  j'ai 
dit  pour  défendre  cet  homme?  Vous  m'avez 
condamné.  J'en  appelle. 

Personne  au  monde,  prétendiez-vous,  per- 
sonne ne  pourrait  absoudre  l'infamie  dont 
je  me  faisais  l'avocat.  Je  vais  aujourd'hui 
raconter  ce  drame  en  public. 

Peut-être  se  trouvera-t-il  quelqu'un,  non 
pour  excuser  le  fait  immonde  et  brutal,  mais 


260  M.  JOCASTE. 

pour  comprendre  qu'on  ne  peut  lutter  contre 
certaines  fatalités  qui  semblent  des  fantaisies 
horribles  de  la  nature  toute-puissante  ! 

On  l'avait  mariée  à  seize  ans,  avec  un 
homme  vieux  et  dur,  un  homme  d'affaires 
avide  de  sa  dot.  C'était  une  mignonne  créa- 
ture blonde,  gaie  et  rêveuse  en  même  temps, 
avec  de  grands  appétits  de  bonheur  idéal. 
La  désillusion  lui  tomba  sur  le  cœur  et  le 
broya.  Elle  comprit  tout  d'un  coup  la  vie, 
l'avenir  perdu,  le  désastre  de  ses  espérances, 
et  un  seul  désir  lui  demeura  dans  l'âme, 
celui  d'avoir  un  enfant  pour  occuper  son 
amour. 

Elle  n'en  eut  pas. 

Deux  ans  se  passèrent.  Elle  aima.  C'était 
un  jeune  homme  de  vingt-trois  ans,  qui  fado- 
rait  à  commettre  toutes  les  folies  pour  elle. 
Elle  résista  cependant  résolument  et  long- 
temps. II  s'appelait  Pierre  Martel. 

Mais,  un  soir  d'hiver,  ils  se  trouvèrent 
seuls,  chez  elle.  II  était  venu  prendre  une 
tasse  de  thé.  Puis  ils  s'étaient  assis,  tout  près 
du  feu,  sur  un  siège  bas.  Ils  ne  parlaient 
guère,  harponnés  par  le  désir,  les  lèvres 
pleines  de  cette  soif  sauvage  qui  les  jette  sur 


M.  JOCASTE.  261 

d'autres  lèvres,  les  bras  frémissants  du  besoin 
de  s'ouvrir  et  d'étreindre. 

La  lampe  voilée  de  dentelles  versait  une 
lumière  intime  dans  le  salon  silencieux. 

Gênés  tous  deux,  ils  prononçaient  parfois 
quelques  mots,  mais  quand  leurs  yeux  se 
rencontraient,  une  secousse  soulevait  leurs 
cœurs. 

Que  peuvent  les  sentiments  appris  contre 
la  violence  des  instincts?  Que  peut  le  préjugé 
de  la  pudeur  contre  l'irrésistible  volonté  de 
la  nature? 

Leurs  doigts,  par  hasard,  se  touchèrent.  Et 
cela  suffit.  La  force  brutale  des  sens  les  jeta 
l'un  à  l'autre.  Ils  s'étreignirent  et  elle  s'aban- 
donna. 

Elle  fut  grosse.  De  son  amant  ou  de  son 
mari?  Le  pouvait-elle  savoir?  Mais  de 
l'amant,  sans  doute. 

Alors  une  épouvante  la  harcela;  elle  se 
croyait  certaine  de  mourir  en  couches,  et 
sans  cesse  elle  faisait  jurer  à  celui  qui  l'avait 
ainsi  possédée  de  veiller  sur  l'enfant  durant 
toute  sa  vie,  de  ne  lui  rien  refuser,  d'être  tout 
pour  lui,  tout,  et  même,  s'il  le  fallait,  de 
commettre  un  crime  pour  son  bonheur. 

Cette  obsession  touchait  à    la  folie;  elle 


262  M.  JOCASTE. 

s'exaltait  de  plus  en  plus  en  approchant  de 
sa  délivrance. 

Elle  succomba  en  accouchant  d'une  fille. 

Ce  fut  pour  le  jeune  homme  un  désespoir 
épouvantable,  un  désespoir  si  furieux  qu'il 
ne  le  pouvait  cacher.  Le  mari,  peut-être,  eut 
des  doutes;  peut-être  savait-il  que  sa  fille  ne 
pouvait  être  née  de  lui!  II  ferma  sa  porte  à 
celui  qui  se  croyait  le  père  véritable  et  lui 
cacha  l'enfant  qu'il  fit  élever  en  secret. 

Et  beaucoup  d'années  s'écoulèrent. 

Pierre  Martel  oublia,  comme  on  oublie 
tout.  II  devint  riche,  mais  il  n'aima  plus  et 
ne  se  maria  pas.  Sa  vie  était  celle  de  tout 
le  monde,  celle  d'un  homme  heureux  et 
tranquille.  Aucune  nouvelle  ne  lui  venait 
plus  de  l'époux  qu'il  avait  trompé,  ni  de  la 
jeune  fille  qu'il  supposait  sienne. 

Or,  il  reçut  un  matin  une  lettre  d'un  in- 
différent lui  apprenant,  par  hasard,  la  mort 
de  son  ancien  rival,  et  un  trouble  vague,  une 
sorte  de  remords  l'envahit.  Qu'était  devenue 
cette  enfant,  son  enfant?  Ne  pouvait-il  rien 
pour  elle?  Il  s'informa.  Elle  avait  été  recueillie 
par  une  tante,  et  elle  était  pauvre,  pauvre  à 
toucher  la  misère. 


M.  JOCASTE.  263 

II  voulut  la  voir  et  l'aider.  II  se  fit  pré- 
senter chez  la  seule  parente  de  l'orpheline. 

Son  nom  même  n'éveilla  aucun  souvenir. 
II  avait  quarante  ans  et  semblait  encore  un 
jeune  homme.  On  le  reçut  sans  qu'il  osât 
dire  qu'il  avait  connu  la  mère,  de  crainte  de 
faire  naître  plus  tard  quelque  soupçon. 

Or,  dès  qu'elle  entra  dans  le  petit  salon  où 
il  attendait  anxieusement  sa  venue,  il  tres- 
saillit d'une  surprise  qui  touchait  à  l'épou- 
vante. C'était  elle!  l'autre!  la  morte! 

Elle  avait  le  même  âge,  les  mêmes  yeux, 
les  mêmes  cheveux,  la  même  taille,  le  même 
sourire,  la  même  voix.  L'illusion  si  complète 
l'affolait;  il  ne  savait  plus,  il  perdait  la  tête; 
tout  son  amour  tumultueux  d'autrefois  bouil- 
lonnait dans  le  fond  de  son  cœur.  Elle  aussi 
€tait  gaie  et  simple.  Tout  de  suite  amis  et  la 
main  tendue. 

QjLiand  il  fut  rentré  chez  lui,  il  s'aperçut 
que  la  vieille  souffrance  s'était  rouverte,  et  il 
pleura  éperdument,  la  tête  enfermée  en  ses 
mains,  il  pleura  l'autre,  hanté  de  souvenirs, 
poursuivi  par  les  mots  familiers  qu'elle  disait, 
retombé  soudain  dans  un  désespoir  sans 
issue. 

Et  il   fréquenta   la   maison   qu'habitait  la 


264  M.  JOCASTE. 

jeune  fille.  II  ne  pouvait  plus  se  passer  d'elle, 
de  sa  causerie  rieuse,  du  bruit  de  sa  robe, 
des  intonations  de  sa  parole.  II  les  confondait 
maintenant  en  sa  pensée  et  dans  son  cœur, 
la  disparue  et  la  vivante,  oubliant  la  distance , 
le  temps  passe,  la  mort,  aimant  toujours 
l'autre  en  celle-ci,  aimant  celle-ci  en  souvenir 
de  l'autre,  ne  cherchant  plus  à  comprendre, 
à  savoir,  ne  se  demandant  même  plus  si  elle 
pouvait  être  sa  fille. 

Mais  parfois  la  vue  de  la  gêne  où  vivait 
celle  qu'il  adorait  de  cette  passion  double, 
confuse  et  incompréhensible  pour  lui-même, 
le  torturait  affreusement. 

Que  pouvait-il  faire?  Offrir  de  l'argent? 
A  quel  titre?  De  quel  droit?  Jouer  le  rôle  de 
tuteur?  II  semblait  à  peine  plus  vieux  qu'elle  : 
on  l'aurait  cru  son  amant.  La  marier?  Cette 
pensée,  surgie  soudain  en  son  âme,  l'épou- 
vanta. Puis  il  s'apaisa.  Qui  donc  voudrait 
d'elle?  Elle  n'avait  rien,  mais  rien. 

La  tante  le  regardait  venir,  voyant  bien 
qu'il  aimait  cette  enfant.  Et  il  attendait. 
Quoi?  Le  savait-il? 

Un  soir,  ils  se  trouvèrent  seuls.  Ils  causaient 
doucement,  côte  à  côte,  sur  le  canapé  du 
petit  salon.  Tout  a  coup  il  lui  prit  la  main 


M.  JOCASTE.  2^5 

dans  un  mouvement  paternel.  Et  il  la  garda, 
troublé  du  cœur  et  des  sens  malgré  sa  vo- 
lonté, n'osant  plus  repousser  cette  main 
qu'elle  lui  abandonnait,  et  se  sentant  défaillir 
s'il  la  gardait.  Et  brusquement  elle  se  laissa 
tomber  dans  ses  bras.  Car  elle  l'aimait  ar- 
demment, comme  sa  mère  l'avait  aimé, 
comme  si  elle  eût  hérité  de  cette  passion 
fatale. 

Eperdu,  il  posa  ses  lèvres  dans  ses  cheveux 
blonds,  et  comme  elle  relevait  la  tête  pour 
s'enfuir,  leurs  bouches  se  rencontrèrent. 

On  devient  fou  en  certains  moments.  Ils  le 
furent. 

Quand  il  se  retrouva  dans  la  rue,  il  se 
mit  à  marcher  devant  lui  sans  savoir  ce 
qu'il  allait  faire. 

Je  me  rappelle,  madame,  votre  cri  in- 
digné :  «  Il  n'avait  plus  qu'à  se  tuer!  » 

Je  vous  ai  répondu  :  «Et  elle?  falîait-il 
qu'il  la  tuât  aussi?  » 

Cette  enfant  l'aimait  avec  égarement,  avec 
folie,  de  cette  passion  fatale  et  héréditaire 
qui  l'avait  abattue,  vierge,  ignorante  et  éper- 
due sur  la  poitrine  de  cet  homme.  Elle  avait 
agi  ainsi  dans  cette  irrésistible  ivresse  de  l'être 


266  M.  JOCASTE. 

entier  qui  ne  sait  plus,  qui  se  donne, 
que  l'instinct  tumultueux  emporte,  jette  à 
l'étreinte  d'un  amant,  comme  il  jette  la  bête 
au  mâle. 

S'il  se  tuait,  que  deviendrait-elle?...  Elle 
mourrait!...  Elle  mourrait  déshonorée,  dés- 
espérée, abominablement  torturée. 

Que  faire? 

L'abandonner,  la  doter,  la  marier?..  Elle 
mourrait  encore;  elle  mourrait  de  chagrin, 
sans  accepter  son  argent  ni  un  autre  époux, 
puisqu'elle  s'était  livrée  à  lui.  II  avait  brisé  sa 
vie,  détruit  tout  bonheur  possible  pour  elle; 
il  l'avait  condamnée  à  l'éternelle  misère,  à 
l'éternel  désespoir,  aux  flammes  éternelles, 
à  l'éternelle  solitude  ou  à  la  mort. 

Et  puis,  il  l'aimait  aussi,  lui!  II  l'aimait 
avec  horreur,  maintenant,  mais  aussi  avec 
emportement.  C'était  sa  fille,  soit.  Le  hasard 
des  fécondations,  la  loi  brutale  de  la  repro- 
duction, un  contact  d'une  seconde  avaient 
fait  sa  fille  de  cet  être  qu'aucun  lien  légal 
n'attachait  à  lui,  qu'il  chérissait  comme  il 
avait  chéri  sa  mère,  et  même  plus,  comme 
si  deux  passions  se  fussent  accumulées  en  lui. 

Etait-elle  bien  sa  fille  d'ailleurs?  Et  puis, 
qu'importe?  Qui  donc  le  saurait? 


M.  JOCASTE.  267 

Et  le  souvenir  ardent  lui  revenait  des  ser- 
ments faits  à  la  mourante.  «Il  avait  promis 
qu'il  donnerait  toute  sa  vie  à  cette  enfant, 
qu'il  commettrait  un  crime  s'il  le  fallait,  pour 
son  bonheur.  » 

Et  il  l'aimait,  se  plongeant  dans  la  pensée 
de  son  forfait  abominable  et  doux,  déchiré  de 
douleur  et  ravagé  de  désirs.  ' 

Qui  donc  le  saurait?...  puisque  l'autre 
était  mort,  le  père! 

«Soit!  se  dit-il;  ce  secret  infâme  pourra 
me  rompre  le  cœur.  Comme  elle  ne  le  saurait 
soupçonner,  j'en  porterai  seul  le  poids.  » 

H  demanda  sa  main,  et  l'épousa. 

Je  ne  sais  pas  s'il  fut  heureux,  mais  j'aurais 
fait  comme  lui,  madame. 

M.  Jocaste  a  paru  dans  le  Gil-Blas  du  mardi  23  jan- 
vier 1883,  sous  la  signature  :  Maufrigneuse. 


APPENDICE 


NOTE. 


Mademoiselle  Fiji  parut  pour  la  première  fois  en 
juin  1882  cliez  Kistemaeckers,  à  Bruxelles. 

Voici  ce  qu'en  écrivait  Francisque  Sarcey  dans  un 
article  intitulé  :  La  loi  sur  les  éa-its  pornographiques 
{XIX'  Siècle,  mardi  4  juillet  1882)  : 

Je  regrette  le  penchant  qui  semble  emporter 
aujourd'hui  des  jeunes  gens  d'un  mérite  incon- 
testable vers  des  sujets  scabreux...  Ce  n'est  plus 
même  la  courtisane  que  nos  romanciers  se  plaisent 
à  peindre  ;  ils  marquent  je  ne  sais  quel  goût  étrange 
pour  la  prostituée,  la  femme  en  carte  ou  en 
maison. 

Tenez!  prenez  M.  Guy  de  Maupassant;  c'est 
un  jeune,  comme  on  dit,  et  un  jeune  tout  plein 
de  talent.  Il  sait  voir  et  sait  dire...  Eh  bien!  je  ne 
puis  m'expliquer  son  acharnement  à  revenir,  dans 
tous  les  volumes  qu'il  publie,  sur  ce  vilain  objet 
d'études... 


27^  NOTE. 

A  quoi  bon  se  donner  tant  de  mal  pour  étu- 
dier des  êtres  aussi  peu  dignes  d'intérêt?  Ces  âmes 
dépravées  ne  sont  plus  capables  que  d'un  petit 
nombre  de  sentiments,  qui  tiennent  tous  de  l'ani- 
malité. Le  tour  en  est  bientôt  fait,  et  l'auteur  a 
beau  s'être  armé  d'une  analyse  très  pénétrante  : 
où  il  n'y  a  rien  le  roi  perd  ses  droits... 

Je  n'ai  pu  m'empêcher  de  me  dire,  en  lisant 
La  Maison  Tellier  :  «Voilà  de  l'excellent  style 
dépensé  bien  mal  à  propos  !  »  Or,  cette  fois,  c'est 
le  tour  de  Mademoiselle  Fiji. 

Encore  une  histoire  du  même  genre  ! . . .  Est-ce 
qu'il  ne  serait  pas  temps  pour  M.  Guy  de  Mau- 
passant  de  porter  sur  d'autres  objets  son  goût 
d'observation  et  son  talent  de  style? 

Qu'il  y  prenne  garde  !  Le  public  commence  à 
être  bien  las  de  ces  vilaines  peintures.  Ce  ne  sont 
pas  les  magistrats  qui  en  condamneront  l'auteur 
à  la  prison  ou  à  l'amende...  M.  Guy  de  Maupas- 
sant  doit  craindre  l'arrêt  d'un  juge  infiniment  plus 
redoutable... 

Albert  Woiff,  de  son  coté,  écrivait  dans  son  Cour- 
rier de  Paris  (Figaro,  vendredi  21  juillet  1882)  : 

Il  n'est  pas,  parmi  les  romanciers  nouveaux,  un 
seul  qui  me  plaise  autant  que  M.  Guy  de  Mau- 
passant;  aucun  d'eux  ne  m'irrite  au  même  degré 
que  lui...  II  y  a  un  parti  pris,  commun  à  toute  la 


NOTE.  273 

jeune  littérature;  on  appelle  cela  étudier  les  bas- 
fonds  de  la  société. . .  Pour  un  homme  de  talent 
comme  M.  de  Maupassant,  il  ne  peut  y  avoir  ni 
honneur,  ni  profit  à  renforcer  ce  bataillon  6.è']a. 
considérable  d'égoutiers  de  lettres. . .  Croyez  bien 
ceci,  M.  de  Maupassant,  il  n'est  pas  nécessaire  de 
toujours  traîner  sa  plume  dans  les  mauvais  lieux 
pour  être  un  homme  de  talent. 

Maupassant    répondit  dans  les  deux   articles  que 
nous  reproduisons  ici. 


REPONSE 

À  M.  FRANCISQUE  SARCEY. 

Le  Gaulois,  28  juillet  1882. 

Dans  un  article,  dont  je  lui  suis  infiniment  re- 
connaissant, malgré  ses  réserves,  M.  Francisque 
Sarcej  soulève  à  mon  sujet  plusieurs  questions 
littéraires.  J'aurais  préféré  répondre  aux  théories 
de  l'éminent  critique  sans  avoir  été  nommé,  pour 
n'avoir  point  l'air  de  plaider  ma  propre  cause;  car 
j'estime  qu'un  écrivain  n'a  jamais  le  droit  de 
prendre  la  parole  pour  un  fait  personnel  :  mais, 
dans  le  cas  présent,  la  discussion  passe  bien  au- 
dessus  de  ma  tête. 

M.  Sarcej  a  écrit  :  «  Voici,  ce  me  semble,  que 
nous  sommes  descendus  plus  bas.  Ce  n'est  plus 
même  la  courtisane  que  nos  romanciers  se  plaisent 
à  peindre,  ils  marquent  un  je  ne  sais  quel  goût 
étrange  pour  la  prostituée...  » 

Et  plus  loin  :  «  A  quoi  bon  se  donner  tant  de 
mal  pour  étudier  des  êtres  aussi  peu  dignes  d'in- 
térêt? Ces  âmes  dégradées  ne  sont  plus  capables 


REPONSE  A  M.  FRANCISQUE  SARCEY.        275 

<|ue  d'un  très  petit  nombre  de  sentiments  qui 
tiennent  tous  de  l'animalité.  » 

M.  Sarcey,  en  ce  cas,  passe  ses  droits,  me 
semble-t-il.  Depuis  que  la  littérature  existe  les 
écrivains  ont  toujours  énergiquement  réclamé  la 
liberté  la  plus  absolue  dans  le  choix  de  leurs  sujets. 
Victor  Hugo,  Gautier,  Flaubert,  et  bien  d'autres, 
se  sont  justement  irrités  de  la  prétention  des  cri- 
tiques d'imposer  un  genre  aux  romanciers. 

Autant  reprocher  aux  prosateurs  de  ne  point 
faire  de  vers,  aux  idéahstes  de  n'être  point  réa- 
listes, etc. 

L'écrivain  est  et  doit  rester  seul  maître,  seul 
juge  de  ce  qu'il  se  sent  capable  d'écrire.  Mais  il 
appartient  aux  critiques,  aux  confrères,  au  public, 
d'apprécier  s'il  a  accompli  bien  ou  mal  l'œuvre 
qu'il  s'était  imposée.  Il  n'est  justiciable  du  lecteur 
que  pour  l'exécution. 

S'il  me  prend  fantaisie  de  critiquer  ou  de  con- 
tester le  talent  d'un  homme,  je  ne  le  puis  faire 
qu'en  me  plaçant  à  son  point  de  vue,  en  péné- 
trant ses  intentions  secrètes.  Je  n'ai  pas  le  droit 
de  reprocher  à  M.  Feuillet  de  ne  jamais  analyser 
des  ouvriers,  ou  à  M.  Zola  de  ne  point  choisir  des 
personnages  vertueux. 

Il  ne  s'ensuit  pas  qu'il  ne  nous  soit  point  permis 
de  garder  des  préférences  pour  un  certain  ordre 
d'idées  ou  de  sujets. 

Nous  touchons  là  à  la  question  la  plus  discutée 


27^       RÉPONSE  À  M.  FRANCISQUE  SARCEY. 

depuis  une  dizaine  d'années.  Je  ne  puis  mieux 
faire,  me  semble-t-il,  pour  l'aborder,  que  de  citer 
un  passage  d'une  très  remarquable  lettre  de 
M.  Taine,  dont  je  ne  partage  point  l'opinion,  opi- 
nion qui  concorde  d'ailleurs  avec  celle  de  M.  Fran- 
cisque Sarcey  : 

«  Dans  le  second  rôle,  il  ne  me  reste  qu'à  vous 
prier  d'ajouter  à  vos  observations  une  autre  série 
d'observations.  Vous  peignez  des  paysans,  des 
petits  bourgeois,  des  ouvriers,  des  étudiants  et 
des  filles.  Vous  peindrez  sans  doute  un  jour  la 
classe  cultivée,  la  haute  bourgeoisie,  ingénieurs, 
médecins,  professeurs,  grands  industriels  et  com- 
merçants. 

«  A  mon  sens,  îa  civilisation  est  une  puissance. 
Un  homme  né  dans  l'aisance,  héritier  de  trois  ou 
quatre  générations  honnêtes,  laborieuses  et  ran- 
gées, a  pluj  de  chances  d'être  probe,  déhcat  et 
instruit.  L'honneur  et  l'esprit  sont  toujours  plus 
ou  moins  des  plantes  de  serre. 

«  Cette  doctrine  est  bien  aristocratique,  mais 
elle  est  expérimentale. . .  » 

Ajoutons  encore  à  cela  le  vœu  formulé  par  un 
maître  romancier,  Edmond  de  Concourt,  de  voir 
les  jeunes  gens  appliquer  au  monde,  au  vrai 
monde,  les  procédés  d'observation  scrupuleuse 
qu'emploient  depuis  longtemps  déjà  les  écrivains 
pour  analyser  les  humbles  classes! 

Et  maintenant  étonnons-nous  de   ce   que  les 


REPONSE  A  M.  FRANCISQUE  SARCEY.       277 

gens  aui  semblent  les  seuls  intéressants  à  étu- 
dier soient  toujours  négligés  par  les  hommes  de 
lettres. 

Pourquoi?  Est-ce,  comme  le  dit  Edmond  de 
Concourt ,  parce  que  la  difficulté  de  pénétration 
dans  les  cœurs,  les  âmes  et  les  intentions  est  infi- 
niment plus  difficile  ?  Peut-être  un  peu.  Mais  il 
existe  une  autre  raison. 

Le  romancier  moderne  cherche  avant  tout  à 
surprendre  l'humanité  sur  le  fait.  Ce  qu'il  a  donc 
intérêt  à  dégager  d'abord  dans  toute  action  hu- 
maine, c'est  le  mobile  initial,  l'origine  mystérieuse 
du  vouloir,  et  surtout  les  déterminants  communs 
à  toute  la  race,  les  impulsions  instinctives. 

Or,  ce  qui  distingue  principalement  les  gens 
du  monde  des  catégories  d'individus  plus  simples, 
c'est  surtout  une  sorte  de  vernis,  de  conventions, 
un  badigeonnage  d'hypocrisie  compliquée. 

Le  romancier  se  trouve  donc  placé  dans  cette 
alternative  :  faire  le  monde  tel  qu'il  le  voit,  lever 
les  voiles  de  grâce  et  d'honnêteté,  constater  ce 
qui  est  sous  ce  qui  paraît,  montrer  l'humanité  tou- 
jours semblable  sous  ses  élégances  d'emprunt,  ou 
bien  se  résoudre  à  créer  un  monde  gracieux  et 
conventionnel  comme  l'ont  fait  George  Sand 
Jules  Sandau  et  Octave  Feuillet, 

Non  point  qu'il  faille  attaquer  et  condamner  ce 
parti  pris  de  ne  dépeindre  que  les  surfaces  at- 
trayantes,   que   les    apparences  aimables;  mais, 


278        RÉPONSE  À  M.   FRANCISQUE  SARCEY. 

quand  un  écrivain  est  doué  d'un  tempérament 
qui  ne  lui  permet  d'exprimer  que  ce  qu'il  croit 
être  la  vérité,  on  ne  le  peut  contraindre  à  tromper 
et  à  se  tromper  consciemment. 

M.  Francisque  Sarcej  s'irrite  et  s'étonne  que  la 
courtisane  et  la  fille  depuis  une  quarantaine  d'an- 
nées aient  envahi  notre  littérature,  se  soient  em- 
parées du  roman  et  du  théâtre. 

Je  pourrais  répondre  en  citant  Manon  Lescaut 
et  toute  la  littérature  pimentée  de  la  fin  du  der- 
nier siècle.  Mais  les  citations  ne  sont  jamais  con- 
cluantes. 

La  vraie  raison  n'est-elle  pas  celle-ci  :  les  lettres 
sont  entraînées  maintenant  vers  l'observation  pré- 
cise ;  or  la  femme  a  dans  la  vie  deux  fonctions, 
l'amour  et  la  maternité.  Les  romanciers,  peut-être 
à  tort,  ont  toujours  estimé  la  première  de  ces 
fonctions  plus  intéressante  pour  les  lecteurs  que 
la  seconde,  et  ils  ont  d'abord  observé  la  femme 
dans  l'exercice  professionnel  de  ce  pourquoi  elle 
semblait  née. 

De  tous  les  sujets,  l'amour  est  celui  qui  touche 
le  plus  au  public.  C'est  de  la  femme  d'amour 
qu'on  s'est  surtout  occupé. 

Et  puis,  il  existe  chez  l'homme  de  profondes 
différences  d'intelligence  créées  par  l'instruction, 
le  milieu,  etc.;  il  n'en  est  pas  de  même  chez  la 
femme,  son  rôle  humain  est  restreint;  ses  facultés 
demeurent  limitées;  du  iiaut  en  bas  de  l'échelle 


REPONSE  A  M.  FRANCISQUE  SARCEY.       279 

sociale,  elle  reste  la  même.  Des  filles  épousées 
deviennent  en  peu  de  temps  de  remarquables 
femmes  du  monde,  elles  s'adaptent  au  milieu  où 
elles  se  trouvent.  Un  proverbe  dit  qu'on  a  vu  des 
rois  épouser  des  bergères.  Nous  coudoyons  chaque 
jour  des  bergères,  et  même  moins,  qui  sont  deve- 
nues des  dames  et  qui  tiennent  leur  rang  tout 
comme  d'autres. 

Chez  les  femmes,  il  n'est  point  de  classes. 
Elles  ne  sont  quelque  chose  dans  la  société  que 
par  ceux  qui  les  épousent  ou  qui  les  patronnent. 
En  les  prenant  pour  compagnes,  légitimes  ou 
non,  les  hommes  sont-ils  donc  toujours  si  scru- 
puleux sur  leur  provenance?  Faut-il  l'être  davan- 
tage en  les  prenant  pour  sujets  littéraires? 

M.  Taine  dit  en  sa  lettre  :  «  L'honneur  et  l'es- 
prit sont  toujours  plus  ou  moins  des  plantes  de 
serre. . .  » 

Pour  l'esprit,  je  ne  le  conteste  pas;  quant  à 
l'honneur?...  Je  me  rappelle  qu'un  jour  on  dis- 
cutait cette  question  devant  une  jeune  femme  de 
province,  mais  du  meilleur  monde,  et  aristocrate 
jusqu'aux  ongles.  Elle  s'irritait  d'entendre  dire 
qu'il  y  eût  plus  de  sentiments  droits  et  simple- 
ment nobles  dans  les  classes  moyennes  que  dans 
les  classes  hautes.  Puis,  comme  on  citait  des 
exemples,  elle  se  mit  à  rire  tout  à  coup  et  convint 
que  nous  avions  un  peu,  rien  qu'un  peu  raison. 
Un  souvenir  lui  était  revenu  :  comme  la  guerre 


2  8o        REPONSE  A  M.   FRANCISQUE  SARCEY. 

de  1870  venait  de  finir,  elle  fut  chargée  par  un 
comité  de  quêter  pour  la  libération  du  territoire, 
dans  la  grande  ville  manufacturière  qu'elle  habitait. 
Elle  commença  par  les  quartiers  ouvriers.  Certes, 
elle  rencontra  des  brutes,  mais  elle  y  trouva 
aussi  nombre  de  pauvres  diables  qui  donnaient 
l'argent  du  dîner.  Et  des  femmes  du  peuple,  at- 
tendries, la  voulaient  embrasser,  et  des  hommes 
en  offrant  leurs  sous  lui  serraient  les  mains  à  la 
faire  crier.  Quand  elle  pénétra  dans  les  quartiers 
bourgeois,  on  répondait  que  les  maîtres  étaient 
sortis,  ou  bien  quand  elle  les  surprenait  au  lo- 
gis, ils  rusaient  pour  donner  moins,  s'excusaient 
hypocritement,  se  montraient  gueux,  avec  des 
phrases. 

Un  jour  enfin,  comme  elle  n'avait  point  trouvé 
chez  lui  un  gros  industriel,  elle  le  rencontra  en 
sortant.  Il  s'excusa,  avec  mille  politesses,  il  la  fit 
entrer,  monter  deux  étages,  lui  offrit  des  biscuits 
et  du  malaga;  puis,  apportant  ses  livres  de  com- 
merce, lui  prouva  que,  n'ayant  rien  gagné  durant 
toute  cette  année  d'invasion ,  il  ne  pouvait  par 
conséquent  rien  donner  à  la  patrie. 

Et  la  quêteuse  ajouta  :  «  Nous  conservons  tou- 
jours un  peu  de  parti  pris  bienveillant  pour  les 
gens  de  notre  monde  ;  au  fond  vous  avez  peut-être 
raison.  » 

Guy  de  Maupassant. 


REPONSE 

À  M.  ALBERT  WOLFT. 


Le  Gaulois,  vendredi  28  juillet  1882. 

LES   BAS-FONDS. 

M.  Albert  WoIfF,  en  critiquant  vivement  les 
tendances  de  la  jeune  école  littéraire,  lui  reproche 
de  ne  jamais  étudier  que  les  bas-fonds,  et  il  ajoute 
avec  toute  raison  :  «  Mais  ces  mots  (les  bas- fonds) 
n'impliquent  pas  forcément  la  seule  étude  des 
filles  et  des  pocliards,  de  ce  qu'on  appelle  si  gra- 
cieusement dans  cette  littérature-là,  les  saligauds 
et  les  salopes.  Les  bas-fonds  de  la  société  com- 
mencent avec  la  déchéance  des  caractères,  avec 
l'écroulement  de  l'honneur,  quelle  que  soit  la 
caste  qui  en  souffre.  Quel  vaste  champ  ouvert  à 
l'observation  du  romancier!  Nous  avons  les  bas- 
fonds  de  l'aristocratie,  de  la  bourgeoisie,  des  ar- 
tistes, des  financiers  et  des  ouvriers...  » 

Et,     me    prenant   personnellement   à   partie. 


282  RÉPONSE  A  M.  ALBERT  WOLFF. 

M.  WbIfF  me  reproche  de  n'avoir  pas  répondu  fran- 
chement l'autre  Jour  à  Francisque  Sarcey.  Toute 
question  personnelle  mise  de  côté,  j'ai  revendiqué 
la  hberté  absolue  pour  le  romancier  de  choisir 
son  sujet  comme  il  l'entend.  Je  vais  aujourd'hui, 
si  M.  WoIfF  le  veut  bien,  me  mettre  complète- 
ment d'accord  sur  cette  question  des  bas-fonds. 

La  bas-fondmanie,  qui  sévit  assurément,  n'est 
qu'une  réaction  trop  violente  contre  l'idéaHsme 
exagéré  qui  précéda. 

Les  romanciers  ont  aujourd'hui,  n'est-ce  pas? 
la  prétention  de  faire  des  romans  vraisemblables. 
Ce  principe  admis,  cet  idéal  artistique  une  fois 
posé  (et  chaque  époque  a  le  sien),  l'étude  unique 
et  continue  de  ce  qu'on  appelle  les  bas-fonds  se- 
rait aussi  illogique  que  la  représentation  constante 
d'un  monde  poétiquement  parfait. 

Quelle  différence  existerait-il  entre  une  oeuvre 
dont  tous  les  personnages  seraient  sages  comme 
des  images,  et  une  autre  œuvre  dont  tous  les  per- 
sonnages seraient  vils  et  criminels?  Aucune.  Dans 
l'une  comme  dans  l'autre  subsisterait  un  parti  pris 
de  bien  comme  de  mal,  qui  ne  s'accorderait  en 
rien  avec  la  prétention  adoptée  de  rendre  la  vie, 
c'est-à-dire  d'être  plus  équitable,  plus  juste,  plus 
vraisemblable  que  la  vie  même. 

Dans  le  roman ,  tel  que  le  comprenaient  nos 
aînés,  on  recherchait  les  exceptions,  les  fantaisies 
de  l'existence,  les  aventures  rares  et  compliquées. 


RÉPONSE  À  M.   ALBERT  WOLFF.  283 

On  créait  avec  cela  une  sorte  de  monde  nulle- 
ment humain,  mais  agréable  à  l'imagination.  Cette 
manière  de  procéder  a  été  baptisée  :  «  Méthode 
ou  Art  idéahste.  » 

Du  roman,  tel  qu'on  le  comprend  aujourd'hui, 
on  cherche  à  bannir  les  exceptions.  On  veut  faire, 
pour  ainsi  dire,  une  moyenne  des  événements  hu- 
mains, et  en  déduire  une  philosophie  générale,  ou 
plutôt  dégager  les  idées  générales  des  faits,  des 
habitudes,  des  mœurs,  des  aventures  qui  se  repro- 
duisent le  plus  généralement. 

De  là  cette  nécessité  d'observer  avec  impartia- 
lité et  indépendance. 

La  vie  a  des  écarts  que  le  romancier  doit  éviter 
de  choisir,  étant  donnée  sa  méthode  actuelle.  Les 
nécessités  impérieuses  de  son  art  doivent  lui  faire 
souvent  même  sacrifier  la  vérité  stricte  à  la  simple 
mais  logique  vraisemblance. 

Ainsi  les  accidents  sont  fréquents.  Les  chemins 
de  fer  broient  des  voyageurs,  la  mer  en  engloutit, 
les  cheminées  écrasent  les  passants  pendant  les 
coups  de  vent.  Or,  quel  romancier  de  la  nouvelle 
école  oserait,  au  milieu  d'un  récit,  supprimer  par 
un  de  ces  accidents  imprévus  un  de  ses  person- 
nages principaux. 

La  vie  de  chaque  homme  étant  considérée 
comme  un  roman,  chaque  fois  qu'un  homme 
meurt  de  cette  manière,  c'est  cependant  un  ro- 
man que  la  nature  interrompt  brusquement.  Dans 


2  84  REPONSE  A  M.  ALBERT  WQLFF. 

ce  cas,  nous  n'avons  pas  le  droit  de  copier  la 
nature.  Car  nous  devons  toujours  prendre  les 
moyennes  et  les  généralités. 

Donc,  ne  voir  dans  l'humanité  qu'une  classe 
d'individus  (que  cette  classe  soit  d'en  haut  ou 
d'en  bas),  qu'une  catégorie  de  sentiments,  qu'un 
seul  ordre  d'événements,  est  assurément  une 
marque  d'étroitesse  d'esprit,  un  signe  de  myopie 
intellectuelle. 

Balzac  que  nous  citons  tous,  quelles  que  soient 
nos  tendances,  parce  que  son  esprit  est  aussi  varié 
qu'étendu,  —  Balzac  considérait  l'humanité  par 
ensembles,  les  faits  par  masses,  il  cataloguait  par 
grandes  séries  d'êtres  et  de  passions. 

Si  nous  semblons  aujourd'hui  abuser  du  micro- 
scope, et  toujours  étudier  le  même  insecte  hu- 
main, tant  pis  pour  nous.  C'est  que  nous  sommes 
impuissants  à  nous  montrer  plus  vastes. 

Mais  rassurons-nous.  L'école  littéraire  actuelle 
élargira  sans  doute  peu  à  peu  les  hmites  de  ses 
études,  et  se  débarrassera  surtout  des  partis  pris. 

En  y  regardant  de  près,  la  persistante  repro- 
duction des  «  bas-fonds  »  n'est,  en  réahté,  qu'une 
protestation  contre  la  théorie  séculaire  des  choses 
poétiques. 

Toute  la  littérature  sentimentale  a  vécu  depuis 
des  temps  indéfinis  sur  cette  croyance  qu'il  exis- 
tait des  séries  de  sentiments  et  de  choses  essen- 
tiellement nobles   et  poétiques,  et  que  seuls  ces 


RÉPONSE  À  M.  ALBERT  WQLFF.  285 

sentiments   et  ces  choses  pouvaient  fournir  des 
sujets  aux  écrivains. 

Les  poètes,  pendant  des  siècles,  n'ont  chanté 
que  les  jeunes  filles,  les  étoiles,  le  printemps  et 
les  fleurs.  Dans  le  drame,  les  basses  passions  elles- 
mêmes,  la  haine,  la  jalousie,  avaient  quelque 
chose  d'emporté  et  de  magnifique. 

Aujourd'hui,  on  rit  des  chanteurs  de  rosée,  et 
on  a  compris  que  toutes  les  actions  de  la  vie,  que 
toutes  les  choses  ont,  en  art,  un  égal  intérêt;  mais 
aussitôt  cette  vérité  découverte,  les  écrivains,  par 
esprit  de  réaction,  se  sont  peut-être  obstinés  à  ne 
dépeindre  que  l'opposé  de  ce  qu'on  avait  célébré 
jusque-là.  Quand  cette  crise  sera  passée,  et  elle 
doit  toucher  à  sa  fin,  les  romanciers  verront  d'un 
œil  juste  et  d'un  esprit  égal  tous  les  êtres  et  tous 
les  faits,  et  leur  œuvre,  selon  leur  talent,  embras- 
sera le  plus  possible  de  vie  dans  toutes  ses  mani- 
festations. 

C'est  justement  pour  se  débarrasser  de  préjugés 
littéraires  qu'on  s'est  mis  à  en  créer  d'autres  tout 
opposés  aux  premiers. 

S'il  est  enfin  une  devise  que  doive  prendre  le 
romancier  moderne,  une  devise  résumant  en 
quelques  mots  ce  qu'il  tente,  n'est-ce  pas  celle-ci  : 

«  Je  tâche  que  rien  de  ce  qui  touche  les  hommes 
ne  me  soit  étranger.  » 

Guy  de  Maupassant. 


*2?? 


TABLE  DES  MATIERES. 

Pages. 

Mademoiselle  Fifi i 

Madame  Baptiste 29 

La  Rouille 43 

Marroca ^9 

La  Bûche 79 

La  Relique 91 

Le  Lit 103 

Fou  ? 113 

■  Réveil 125 

Une  Ruse 137 

A  Cheval 1^  à , 

Un  Réveillon 167 

Mots  d'Amour 181 

Une  Aventure  parisienne 191 

Deux  Amis 207 

Le  Voleur 223 

Nuit  de  Noël 235 

Le  Remplaçant 247 

M.  Jocaste  (iWt/if) 257 

APPENDICE. 

Note 271 

Réponse  à  M.  Francisque  Sarcey 274 

Réponse  à  M.  Albert  WoIflr(Les  Bas-Fonds) 281 


093320009 


^Zà-l 


m