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Full text of "Caractères : pages choisies"

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U  dVof  OTTAWA 
3900300332592^ 


Le  portrait  de  La  Bru  vert-  c«  tètf  lir  ce  7uilutne 
a  été  reproduit  d'après  iiiir  ifr^i'.-ure  ,'i  I  tau-forte  de 
M.   ^.  A.  Svniiiigtoit^ 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  witli  funding  from 

University  of  Ottawa 


littp://www.arcliive.org/details/caractrespagesOOIabr 


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Tous  dioils  reserves 


Vers  la  fin  du   17'''""-'  siècle— de  1684   à   1696, 
si  Von  veut  des  dates  précises— vivait  auprès  des 
Condé,  soit  dans  leur   hôtel  de   Versailles,   soit 
au  Petit-Luxembourg,  soit  au  palais  de  Chatitilly, 
un   certain    homme   auquel   on   fit,   d'abord,    très 
peu  d'attention.   Il  s'appelait  Jean  La  Bruyère  ;  il 
appartenait  à  une  famille  de  bourgeoisie  parisienne 
qui  s'était   signalée   pendant   les    troubles   de   la 
Ligue  et  qui  était,  ensuite,  retombée  dans  l'ob- 
scurité.    Né  en  1645,  il  avait  été  re<,u  avocat 
au  parlement  à  vingt  ans  et  n'avait,  semble-t-il, 
jamais  plaidé.      A   trente   ans,   il  avait  acheté 
une   des   quinze  charges  de  trésorier  de  France 
au  bureau  de  Ca'èn  et  n'avait  jamais  pris  part 
aux  travaux  de  ses  collègues.     Cet  étrange  per- 
sonnage, qui  semblait  éviter  avec  s  in  tout  ce  que 
la  vie  ofre  ou  impose  d'occupations  utiles  et  de 
devoirs  sérieux,  ne  s'était  point  marié,  soit  qu'il 
ne   se   jugeât   pas    assez   riche,  soit   qu'il   n'.ut 
point  aimé,  soit  qu'il  n'eût  pas  réussi  à  plaire. 
Il  y  a  beaucoup  de  finesse  et  de  grâce,  il  y  a 
quelque  vérité  dans  ce  qu'il  écrivit  plus  tard  sur 
les  femmes.    Mais  le  bien  et  le  mal  qu'il  a  dit 


vi  PRÉFACE 

(Telles,  ses  -préventions  comme  ses  illusions,  sont 
d'un  homme  qui  les  admirait  à  distance,  avec 
une  sorte  de  crainte,  et  ne  s'est  jamais  approché 
d'elles,  sinon  pour  l'amitié. 

Il  avait  trente-neuf  ans  lorsque  Bossuet  l'in- 
diqua au  Prince  de  Condé  qui  l'invita  à  collaborer 
à  l'éducation  de  son  petit-fils  en  compagnie  de 
deux  jésuites  et  de  trois  ou  quatre  professeurs 
laïques.  Le  service  du  vainqueur  de  Rocroi  était 
parfois  pénible,  mais  toujours  honorable.  Com- 
bien plus  difficile  devint  la  tâche  du  pauvre 
précepteur  lorsqu'il  eut  pour  maître  le  nouveau 
prince  de  Condé,  dont  St.  Simon  nous  a  laissé 
un  portrait,  moitié  effrayant,  moitié  grotesque 
Des  alternatives  de  folle  violence  et  de  faibless  • 
inouïe  rendaient  insupportable  son  autorité. 
La  Bruyère,  nerveux,  timide  et  susceptible,  ne 
parait  pas  ovoir  pris  d'empire  sur  son  élève  ou, 
plutôt,  sur  ses  élèves,  car,  en  réalité,  il  en  eut 
deux.  A  seize  ans,  le  petit  duc  fut  marié  à 
Mademoiselle  de  Nantes,  fille  légitimée  du  roi 
et  de  la  Marquise  de  Montespan.  Elle  n'était 
encore  qu'une  enfant  et,  pendant  tout  le  temps 
qui  s'écoula  entre  la  célébration  et  la  consomma- 
tion du  mariage,  tous  deux  reçurent  en  commun 
les  leçons  de  La  Bruyère.  Le  duc  était  une  sorte 
de  monstre  ;  la  duchesse,  au  contraire,  était  très 
séduisante,  mais  avec  un  fort  penchant  à  la 
raillerie,  et  La  Bruyère  paraît  avoir  été  une  des 
victimes  favorites  de  cet  esprit  impitoyable. 
L'habitude,  une   fois  prise,  se  perpétua  lorsque. 


PRÉFACE  vii 

Péducation  étant  censée  achevée,  le  frécefteur 
devint  gentilhomme  ordinaire  de  son  ancien  élève. 
De  là  un  je  ne  sais  quoi  de  contraint,  de  gêné, 
de  défiant  dans  l'attitude  de  La  Bruyère  qui  se 
sentait  déplacé  au  milieu  d'une  cour  et  ajoutait 
à  son  embarras  comme  à  san  ridicule  en  faisant 
mille  gauches  e'fforts  pour  s'acclimater  et  paraître 
à  son  aise  ;  par  exemple,  lorsque  la  fantaisie  lui 
prenait  de  chanter  ou  de  danser.  Cette  cour  que 
nous  prenons,  à  deux  siècles  et  demi  de  distance, 
pour  un  foyer  de  politesse  et  de  mœurs  élégantes, 
était,  en  réalité,  fort  grossière.  Un  philosophe, 
un  esprit  délicat,  devait  s'y  trouver  singulièrement 
malheureux.  Parmi  ceux  que  nous  appellerions 
aujourd'hui  les  intellectuels,  La  Bruyère  comptait 
quelques  amis  ;  mais  ils  ne  nous  rendent  de  lui 
qu'un  compte  à  demi  favorable.  "  C'est  un  très 
bon  homme,  écrit  Boileau  avec  une  négligence  un 
peu  dédaigneuse,  à  qui  il  ne  manquerait  rien, 
si  la  nature  l'avait  fait  aussi  agréable  qu'il  a 
envie  de  l'être?'  A  quoi  il  ajoute,  en  guise  de 
correctif  :  "  //  a  du  savoir  et  du  mérite'' 
Lorsqu'il  relut  plus  tard  ce  passage  de  sa  corre- 
spondance en  vue  d'une  publication  possible,  il 
se  dit  sans  doute  que  le  terme  de  "  bon  homme  " 
qualifiait  assez  mal  ce  grand  ironiste  qui  avait 
été,  mieux  que  lui-même,  le  satiriste  de  son  siècle. 
Il  écrivit,  "  c'est  un  fort  honnête  homme  "  et 
glissa  "  de  l'esprit  "  entre  le  savoir  et  le  mérite 
de  La  Bruyère.  C'en  est  assez,  pour  nous  montrer 
que  ni  au  moment  oii  le  premier  manuscrit  des 


viii  PRÉFACE 

Caractères  lui  fut  soumis — car  c^est  à  propos  de 
cette  circonstance  que  les  lignes  citées  plus  haut 
jurent  écrites — ni  après  le  succès  extraordinaire 
de  Vouvrage,  le  grand  critique  ne  rendit  pleine 
justice  à  son  contemporain. 

C'était  dans  l'automne  de  1687.  Y  avait-il 
longtemps  que  La  Bruyère  s'était  avisé  d"  devenir 
auteur  ?  On  nous  dit,  je  le  sais  bien,  qu^il 
avait  commencé  à  noircir  des  feuillets  plus  de 
vingt  ans  auparavant  et  on  nous  en  donne  pour 
preuves  des  allusions  à  des  faits  et  à  des  hommes 
dont  on  avait  beaucoup  parlé  vers  1670  et  dont 
on  ne  parlait  plus  en  1687.  V argument  n^a 
rien  de  décisif.  Pour  moi,  je  ne  puis  vie  le 
figurer  composant  les  Caractères  dans  cette 
chartreuse  aérienne  qu'il  occupait  tout  en  haut 
de  la  maison  familiale,  rue  des  Grands  Augustins, 
et  ou  nous  introduit  une  description  fantaisiste 
de  Vigneul-Mar  ville.  Quelle  apparence  qu'il 
put  peindre  les  caractères  du  grand  monde  av^.nt 
àe  les  avoir  connus,  les  mœurs  de  la  cour  avant 
d'y  avoir  vécu  et  les  ressorts  du  gouvernement 
avant  de  les  avoir  vu  fonctionner  de  tout  près  F 
C'est  le  curieux  spectacle  auquel  il  assistait  tous 
les  jours  qui  dut  le  tenter,  qui  lui  révéla  sa 
vocation  d'historiographe  ^  es  vanités  et  des 
misères  humaines.  D'ailleurs,  il  avait  cruel- 
lement soufert  ;  la  rancœur  fut  pour  quelque 
chose,  pour  beaucoup  peut-être  dans  le  sentiment 
qui  lui  mit  la  plume  à  la  main.     Tout  le  monde 


PRÉFACE  ix 

ne  se  venge  pas  à  la  manière  grandiose  et  terrible 
d'un  Dante  qui  cloue  ses  ennemis  dans  un  enfer 
que  son  imagination  a  créé  pour  eux.  La  Bruyère 
s'est  contenté  de  -peindre,  sous  des  noms  plus  ou 
moins  transparents,  les  méchants  et  les  sots  qui 
Pavaient  humilié  et  froissé  et  cela  a  suffi  pour 
transformer  en  victimes  ses  tyrans  et  ses  tour- 
mcntetirs. 

.    .    .   Facit  indignat'io  versum, 

a  dit  le  satirique  latin.  L'indignation  fait  aussi, 
parfois,  de  très  bonne  prose  et  les  Caractères  en 
sont  une  preuve,  parmi  beaucoup  d'autres.  Mais 
pourquoi  ne  pas  employer  ici  les  paroles  mêmes  de 
l'auteur  ?  Il  a  dit,  avec  une  brièveté  et  une 
force  que  la  langue  de  notre  temps  ne  comporte 
plus  :    "  Le  cœur  et  l'humeur  me  font  écrire'' 

La  première  édition  des  Caractères,  qui  parut, 
chez  Michallet,  au  printemps  de  1688,  était  loin 
de  contenir  tout  ce  que  nous  connaissons  aujour- 
d'hui. En  efet  la  forme  que  l'écrivain  avait 
donnée  à  son  livre  lui  permettait  de  l'élargir 
indéfiniment,  de  le  remanier  et  de  l'enrichir  sans 
cesse  de  morceaux  on  de  traits  nouveaux.  Ce 
qu'il  fit  aux  éditions  suivantes.  Il  avait  fondu 
avec  art  deux  genres  qui  jouissaient  alors  d'une 
grande  faveur,  sinon  parmi  les  lettrés,  du  moins 
parmi  les  gens  du  monde  :  les  Maximes  et  les 
Portraits.  Si  sévère  qu'elle  soit,  la  Maxime,  dans 
sa  généralité,  ne  blesse  personne  ;  mais  le  portrait 
est   plus    dangereux.     Même    lorsqu'il   est    censé 


X  PRÉFACE 

refrésenter  un  type,  il  contient  certains  traits 
particuliers  oit  les  individus  de  cette  classe 
peuvent  se  reconnaître  et,  sHls  ne  le  font  point, 
d^autres  prennent  ce  soin  à  leur  place.  C'est 
pourquoi,  parmi  les  amis  auxquels  La  Bruyère 
montra  le  brouillon  de  ses  Caractères  plus  d'un 
s'alarma  des  inimitiés  qu'il  allait  soulever  et  du 
danger  auquel  il  s'exposait,  mais  les  timides  ont  des 
heures  d'audace  qui  confondent  et  cet  homme  qu'il 
était  si  facile  de  décontenancer,  montra,  en  cette 
circonstance,  une  résolution  inflexible.  Il  eut  le 
scandale  qu'on  lui  promettait  ;  mais  le  succès 
est  la  meilleure  des  excuses.  Cette  fois,  le  gentil- 
homme ordinaire  de  monsieur  le  duc  eut  les  rieurs 
de  son  côté.  Il  semble,  d'ailleurs,  que  les  amours- 
propres  de  ce  temps  fussent  moins  susceptibles  que 
les  nôtres  et  que  les  gens  se  laissassent  plus 
facilement  traiter  de  sots  ou  de  fripons  que  de 
nos  jours,  à  condition  que  ce  fut  sous  un  nom 
grec,  car,  pas  plus  que  Boileau,  La  Bruyère  ne 
fut  ni  assigné  en  justice,  ni  provoqué  au  duel, 
ni  bâtonné. 

Mais  il  eut  à  se  défendre  contre  d'autres 
attaquas.  Dès  qu'un  livre  nouveau  obtient  une 
vogue  retentissante,  les  envieux  s'empressent  de 
chercher  les  modèles  d'après  lesquels  l'auteur  a 
travaillé,  avec  le  secret  espoir  de  le  prendre  en 
Jlagrant  délit  de  plagiat.  Les  premiers  critiques 
de  La  Bruyère  se  gardèrent  de  manquer  à  cet 
usage.  Il  imitait,  lui  dit-'^n,  Pascal  et  La 
Rochefoucauld  :    il  s'en  défendit  je  ne  sais    trop 


PRÉFACE  xi 

pourquoi  et  fréféra  se  donner  four  un  élève  du  roi 
Salomon.  On  lui  suggéra  Théofhraste  auquel  il 
n'avait  guère  pensé  d'abord,  mais  dont  il  fut 
bien  aise  de  se  couvrir,  sachant  que  Théophraste 
était  l'homme  qu'il  fallait  pour  lui  ouvrir  les 
portes  de  l'Académie.  Tel  membre  de  la  docte 
compagnie  qui  eût  fait  grise  mine  à  une  œuvre 
moderne  originale,  s'humanisa  envers  le  traduc- 
teur et  le  copiste  d'un  ancien.  Labruyère  publia 
donc  en  tête  de  la  V^'''  édition  et  des  éditions 
suivantes  les  Caractères  de  Théophraste  qu'il  avait 
mis  en  français,  s'aidant,  nous  assure-t-on,  de  la 
belle  version  latine  de  Casaubon. 

Par  là,  il  assurait  à  son  ouvrage  la  respecta- 
bilité littéraire  et  s'enrôlait  publiquement  à  la 
suite  du  groupe  choisi  des  défenseurs  de  l'antiquité, 
parmi  lesquels  il  comptait  ses  plus  solides  appuis 
et  d'oit  lui  vinrent,  en  effet,  ses  meilleures  chances 
académiques.  Tout  en  paraissant  se  placer 
modestement  à  l'ombre  et  sous  le  patronage  de 
Théophraste,  il  n'était  pas  fâché  de  provoquer 
une  comparaison  qui  ne  pouvait  que  tourner  à 
son  avantage.  Son  intimité  avec  l'écrivain  grec 
ne  remontait  pas  très  haut  et  ce  n'est  certainement 
pas  le  désir  d'imiter  Théophraste  qui  l'avait 
d'abord  poussé  à  écrire.  Théophraste  fut,  pour 
La  Bruyère,  un  second  mouvement,  une  after- 
thought  et  ceux  qui  se  donneront  la  peine  de 
lire  avec  soin  les  trois  premières  éditions,  n'y 
découvriront  aucune  trace  de  l'injluence  de  Théo- 
phraste.    Cette  influence  apparaît  et  va  grandis- 


xii  PRÉFACE 

sant  dans  les  éditions  suivantes  ou  les  portraits 
sont  de  -plus  en  plus  nombreux.  Mais  elle  ne 
diminue,  en  quoi  que  ce  soit,  V originalité  de  notre 
compatriote.  Il  a  bien  pu  emprunter  à  Théo- 
phraste  cette  méthode  qui  consiste  à  entrecroiser, 
si  je  puis  dire,  les  traits  physiques  et  les  parti- 
cularités morales,  de  façon  à  suggérer  entre  les 
unes  et  les  autres  une  concomitance  nécessaire,  un 
rapport  de  cause  à  efet.  Mais  combien  son 
abondance  et  sa  souplesse,  la  variété  de  ses  intro- 
ductions, ^inattendu  et  le  piquant  de  ses  con- 
clusions laissent  loin  derrière  eux  la  sécheresse,  la 
monotonie  et  la  froideur  de  son  prétendu  proto- 
type !  Sa  psychologie,  en  tous  cas,  est  bien  à  lui. 
Nous  avons  bien  sous  les  yeux,  dans  les  Caractères, 
non  une  humanité  vague  et  abstraite,  mais  des 
français  et  des  françaises  du  ijième  siècle.  Et 
c^est  ce  qui  ajoute  au  livre,  outre  sa  grande 
valeur  littéraire,  une  valeur  historique  qui  n'est 
guère  moindre  et  qui  croît,  comme  celle  de  tous 
les  témoignages  de  ce  genre,  à  mesure  que  les 
années  s^ajoutent  aux  années,  les  siècles  aux 
siècles.  Avec  Molière  et  St  Simon — deux  autres 
grands  pessimistes — La  Bruyère  est  le  peintre 
accompli  de  cette  génération,  qui  se  retrouve 
encore,  sous  une  forme  légèrement  parodique,  dans 
le  monde  des  bétes  que  nous  a  présenté  La  Fontaine. 
Aussi  longtemps  que  Von  conservera  les  œuvres  de 
ces  quatre  grands  maîtres  observateurs  et  qu'on 
entendra  leur  langue,  on  gardera  la  vision  nette 
de  ce  que  fut  notre  "  grand  siècle  "  qui  eut  ses 


PRÉFACE  xiii 

réelles  grandeurs  avec  d'innombrables  et  infinies 
■petitesses. 

Parmi  les  contemporains,  il  en  est  beaucoup  qui 
ne  virent  dans  les  Caractères,  ni  le  chef  d'oeuvre 
littéraire,  ni  le  document  historique  de  premier 
ordre.  Les  pédants  afecterent  de  n'y  voir  qu'un 
de  ces  livres  à  clef  qui  attirent  et  retiennent  un 
temps  la  foule  parce  qu'ils  irritent  son  éternel 
appétit  de  scandale.  L'Académie  ne  subit 
La  Bruyère  qu'après  s'être  plusieurs  fois  regimbée. 
Il  lui  fut  imposé  par  la  cour  ou,  du  moins,  par 
ceux  de  ses  membres  qui  avaient  un  pied  à  la 
cour.  Le  jour  de  sa  réception  fut  signalé  par 
une  curieuse  scène.  Ce  fut  une  sorte  d'a^ront 
organisé  envers  le  récipiendaire  qu'on  afecta  de 
ne  point  écouter,  tcmdis  qu'on  faisait  répéter  sa 
harangue  à  l'abbé  Bignon  élu  et  reçu  le  même 
jour.  Il  faut  reconnaître,  d'autre  part,  que  le 
discours  de  La  Bruyère  n'était  pas  heureux.  Il 
contenait,  entre  autres  choses,  certaines  im- 
pertinences envers  la  mémoire  de  Pierre  Corneille, 
qui  n'étaient  nullement  nécessaires  à  la  gloire  de 
Racine. 

Avant  comme  après  cette  mémorable  séance,  le 
public  continua  à  dévorer  le  livre  de  La  Bruyère, 
charmé  qu'il  était  d'entendre  médire  si  bien  de 
ses  maîtres  et  acharné  à  mettre  des  noms  sous  les 
portraits.  L'auteur  s'abritait  de  son  mieux 
contre  des  curiosités  qui  menaçaient  le  repos  de 
sa   vie,   car   elles   ne   pouvaient   être   pleinement 


xiv  PRÉFACE 

satisfaites  sans  le  brouiller  avec  ceux  dont  il 
dépendait.  Il  employait  mille  ruses  pour  rompre 
les  pistes.  Aux  anciens  portraits,  il  ajoutait  des 
traits  nouveaux,  empruntés  à  d'autres  modèles  et 
destinés  à  égarer  les  conjectures.  Ou,  au  con- 
traire, il  donnait,  de  la  même  physionomie, 
plusieurs  épreuves  différentes  et  presque  contra- 
dictoires. Ainsi  Henri-Jules  de  Bourbon  se 
trouve  dans  Hermippe,  mais  il  se  trouve  également 
dans  Ménalque  et  dans  une  demi-douzaine 
d'autres  personnages.  Arthénice,  c'est  M""  de 
Boislandri,  à  moins  que  ce  ne  soit  la  duchesse  de 
Bourbon.  C'est  par  de  tels  moyens  qu'il  réussit  à 
donner  une  image  très  fidèle  de  son  temps,  com- 
posée dune  infinité  de  petites  images  qui  ne 
ressemblent,  en  particulier,  à  personne.  Des 
classes  entières  se  trouvèrent  offensées,  mais  le 
ressentiment  des  individus  est  seul  à  craindre  et 
l'écrivain  avait  pris  ses  précautions  à  cet  égard. 

Le  tumulte  mené  autour  de  son  livre  par  les 
vanités  qu'il  avait  froissées  et  les  vices  qu'il 
dénonçait  s'est  éteint  depuis  deux  siècles.  Ne 
démeure-t-il  rien  des  critiques  que  lui  adressèrent, 
au  point  de  vue  de  l'art,  ses  premiers  juges  P  On 
l'accusait  d'avoir  écrit  au  hasard  sans  suivre 
aucun  plan  tracé  d'avance  et  il  se  défendit  avec 
aigreur  contre  ce  reproche.  Attaque  i?ijuste  et 
défense  inutile.  Un  tel  livre  devait  être  multiple 
et  incohérent  {en  apparence)  comme  l'homme  lui- 
même,    qui   en   était   le   sujet.     Boileau   était-il 


PRÉFACE 


XV 


mieux  fondé  à  dire  que  La  Bruyère,  en  s^affran- 
chissant  des  transitions,  avait  esquivé  la  grande 
difficulté  de  notre  métier.  Il  nous  trahit  là  une 
de  ses  plus  pénibles  préoccupations  d'écrivain  : 
la  transition  est,  après  la  rime,  son  principal 
tourment.  Il  s^épuise  en  eforts  pour  faire  une 
chaîne  continue  de  ses  pensées  et  ne  sort  pas  de 
cette  lutte  aussi  triomphant  qu'il  se  l'imagine. 
Sa  fatigue  gagne  le  lecteur  qui  préfère,  et  de 
beaucoup,  l'absence  de  transitions  à  des  transi- 
tions artificielles  et  forcées. 

Il  est,  en  revanche,  une  critique  adressée  par 
Boileau  à  La  Bruyère  lui-même  et  qui  nous  paraît 
s'appliquer  au  livre  aussi  bien,  sinon  mieux,  qu'à 
l'homme  lui-même.  Certaines  pages,  en  effet, 
indiquent  une  volonté  trop  accusée  "  d'être 
agréable,"  Même  quand  on  finit  par  le  trouver, 
c'est  déjà  trop  d'avoir  cherché  l'esprit.  Et  cela, 
d'autant  plus  qu'une  pensée  trop  subtile  se  traduit 
en  une  phrase  contournée  jusqu'à  l'incorrection. 
La  Bruyère  à  été  le  dernier  et  l'un  des  plus 
grands  parmi  nos  Précieux.  Il  n'a  pas  plus 
échappé  à  cette  injïucnce  que  Shakespeare  à 
l'Euphuisme. 

Il  le  savait  et  c'est  merveille  d'étudier,  d'édition 
en  édition,  (il  y  en  eut  neuf  en  huit  anttées).^  le 
progrès  de  son  goût  et  sa  sévérité  croissante  envers 
lui-même.  On  voit  telle  tournure  embarrassée  qui 
s'allège  et  s'éclaircit,  tel  trait  douteux  qui  dis- 
paraît ou  qui  cède  la  place  à  une  image  plus 
simple  et  plus  naturelle,  à  une  observation  prise 


xvi  PRÉFACE 

sur  le  vif.  Lorsqu^on  assiste  à  ce  travail  de 
révision,  on  est  toujours,  ou  -presque  toujours, 
d^accord  avec  l'auteur  qui  joint  ainsi  une  leçon 
morale  à  la  leçon  de  style.  Si,  parmi  les  grands 
écrivains,  il  a  été  Vun  de  ceux  qui  ont  le  plus 
impatiemment  supporté  les  critiques,  il  a  été, 
envers  lui-même,  le  plus  sûr  et  le  plus  sévère  des 
critiques. 

Épousant  la  querelle  de  Bossuet  contre  Fénelon, 
La  Bruyère  avait  commencé  d'écrire  des  Dialogues 
sur  le  Quiétisme  qui,  dans  sa  pensée,  devaient 
porter  à  cette  doctrine  et  à  ses  apôtres,  des  coups 
aussi  rudes  qu'avaient  pu  le  faire  au  parti  des 
jésuites  les  Lettres  d'un  Provincial.  //  était  en 
plein  travail  lorsque,  en  mai  1696,  une  apoplexie 
l'enleva  en  quelques  heures.  Fut-il  réellement 
pleuré  ?  "  Ce  pauvre  monsieur  de  La  Bruyère," 
ces  mots  semblent  marquer,  dans  les  correspond- 
ances du  temps,  le  maximum  des  regrets  qu'il 
obtint  et  je  n'aperçois,  en  cette  circonstance,  de 
larmes  dans  les  yeux  de  personne,  pas  même  dans 
ceux  de  ses  héritiers,  dont  l'héritage  se  bornait, 
d'ailleurs,  à  bien  peu  de  chose. 

Nous  possédons  l'inventaire  de  tout  ce  qui  fut 
trouvé  dans  les  trois  petits  appartements  occupés 
par  le  gentilhomme  ordinaire  de  monsieur  le 
Prince  à  Versailles,  au  Petit  Luxembourg  et  à 
Chantilly.  Ce  document,  d'une  réalité  intense, 
nous  transporte  dans  ces  pauvres  logts  où  avaient 
été  écrits  les  Caractères,  nous  permet  de  toucher 


PRÉFACE  xvii 

les  humbles  objets  dont  ils  étaient  remplis.  Quel- 
ques volumes,  évalués  trois  cents  livres,  une 
guitare  et  un  portrait  de  Bossuet  estimé  quinze 
francs,  telles  sont  les  principales  richesses  que 
nous  y  trouvons.  Il  faut  y  ajouter  quelques 
hardes  et  un  chétif  pécule,  un  peu  plus  de  deux 
mille  livres  en  monnaie  :  toute  la  fortune  de 
La  Bruyère  au  moment  de  sa  mort. 

W avait-il  donc  rien  su  garder  de  son  patri- 
moine, ni  du  prix  auquel  il  avait  revendu  sa 
charge  de  trésorier  de  France  ?  Uimmense  succès 
de  son  ouvrage  ne  lui  avait-il  donc  rien  rapporté  ? 
Une  anecdote,  mise  en  circulation  par  Maupertuis 
vers  le  milieu  du  i8'^'"*  siècle,  semble  répondre  à 
cette  dernière  question.  La  Bruyère,  nous  dit-on, 
se  rendait  fréquemment  rue  S  .  'Jacques  dans  la 
boutique  du  libraire  Michallet  pour  y  prendre 
connaissance  des  nouveautés  littéraires.  Là  il 
jouait  et  badinait  volontiers  avec  la  petite  fille 
du  libraire  qui  était  une  gentille  enfant.  Un 
jour,  il  montra  un  manuscrit  à  Michallet  en  lui 
disant  :  "  Voulez-vous  imprimer  cela  F  Si  la 
chose  donne  du  profit,  ce  sera  la  dot  de  ma  petite 
amie."  Michallet  prit  et  imprima  le  manuscrit  : 
c'' étaient  les  Caractères,  qui  valurent  à  V éditeur, 
suivant  Maupertuis,  de  deux  à  trois  cent  mille 
francs.  Il  faut  eyi  rabattre  beaucoup  de  ce 
chiffre  et  l'histoire,  probablement,  n'est  qu'à 
moitié  vraie.  Ce  qui  est  certain,  c'est  que  la 
petite  Michallet  eut  une  grosse  dot  et  fit  un  beau 
mariage.     Il  est  impossible  de  ne  pas  mettre  en 


xviii  PRÉFACE 

regard  de  cette  grosse  dot  le  douloureux  inventaire 
de  juin  1696. 

Heureusement  La  Bruyère  laissait  derrière  lui 
un  autre  héritage  que  la  postérité  a  repris  à 
la  petite  Michallet  :  les  pages  immortelles  que 
Von  va  lire. 


y<  u^4L/^h^  '7-, 


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DE  LA  VILLE 

L'on  se  donne  à  Paris,  sans  se  parler,  comme 
un  rendez-vous  public,  mais  fort  exact,  tous 
les  soirs,  au  Cours  ou  aux  Tuileries,  pour  se 
regarder  au  visage  et  se  désapprouver  les  uns 
les  autres. 

L'on  ne  peut  se  passer  de  ce  même  monde 
que  l'on  n'aime  point,  et  dont  on  se  moque. 

L'on  s'attend  au  passage  réciproquement 
dans  une  promenade  publique,  l'on  y  passe  en 
revue  l'un  devant  l'autre  :  carrosse,  chevaux, 
livrées,  armoiries,  rien  n'échappe  aux  yeux,  tout 
est  curieusement  ou  malignement  observé  :  et, 
selon  le  plus  ou  le  moins  de  l'équipage,  ou 
l'on  respecte  les  personnes,  ou  l'on  les  dédaigne. 

Tout  le  monde  connaît  cette  longue  levée  - 
qui  borne  et  qui  resserre  le  lit  de  la  Seine, 
du  côté  où  elle  entre  à  Paris  avec  la  Marne 

1  Chapitre  VII. 

■'  Le  quai  S.  Bernard. 


2  LA   BRUT ÈRE 

qu'elle  vient  de  recevoir  :  les  hommes  s'y  baig- 
nent au  pied  pendant  les  chaleurs  de  la  cani- 
cule ;  on  les  voit  de  fort  près  se  jeter  dans 
l'eau,  on  les  en  voit  sortir,  c'est  un  amusement  : 
quand  cette  saison  n'est  pas  venue,  les  femmes 
de  la  ville  ne  s'y  promènent  pas  encore  ;  et, 
quand  elle  est  passée,  elles  ne  s'y  promènent 

plus. 

Dans  ces  lieux  ^  d'un  concours  général,  où 
les  femmes  se  rassemblent  pour  montrer  une 
belle  étofte,  et  pour  recueillir  le  fruit  de  leur 
toilette,  on  ne  se  promène  pas  avec  une  com- 
pagne par  la  nécessité  de  la  conversation,  on 
se^oint  ensemble  pour  se  rassurer  sur  le  théâtre, 
s'apprivoiser  avec  le  public,  et  se  raffermi^  contre 
la  critique  :  c'est  là  précisément  qu'on  se  parle 
sans  se  rien  dire,  ou  plutôt  qu'on  parle  pour 
les  passants;  pour  ceux  mêmes  en  faveur  de  qui 
l'on  hausse  sa  voix,  l'on  gesticule  et  l'on  badine, 
l'on  penche  négligemment  la  tête,  l'on  passe 
et  l'on  repasse. 

La  ville  est  partagée  en  diverses  sociétés, 
qui  sont  comme  autant  de  petites  répub- 
liques, qui  ont  leurs  lois,  leurs  usages,  leur 
jargon  et  leurs  mots  pour  rire  :  tant  que  cet 
assemblage  est  dans  sa  force,  et  que  l'entête- 
ment subsiste,  l'on  ne  trouve  rien  de  bien  dit 
ou  de  bien  fait  que  ce  qui  part  des  siens, 
et  l'on  est  incapable  de  goûter  ce  qui  vient 
d'ailleurs  :  cela  va  jusques  au  mépris  pour  les 
1  Les  Tuileries, 


DE    LA    VILLE  3 

gens  qui  ne  sont  pas  initiés  dans  leurs  mystères. 
L'homme  du  monde  d'un  meilleur  esprit,  que 
le  hasard  a  porté  au  milieu  d'eux,  leur  est 
étranger.  Il  se  trouve  là  comme  dans  un 
pays  lointain,  dont  il  ne  connaît  ni  les  routes, 
ni  la  langue,  ni  les  moeurs,  ni  la  coutume  : 
il  voit  un  peuple  qui  cause,  bourdonne,  parle 
à  l'oreille,  éclate  de  rire,  et  qui  retombe  ensuite 
dans  un  morne  silence  ;  il  y  perd  son  maintien, 
ne  trouve  pas  où  placer  un  seul  mot,  et  n'a 
pas  même  de  quoi  écouter.  Il  ne  manque 
jamais  là  un  mauvais  plaisant  qui  domine,  et 
qui  est  comme  le  héros  de  la  société  :  celui-ci 
s'est  chargé  de  la  joie  des  autres,  et  fait  toujours 
rire  avant  que  d'avoir  parlé.  Si  quelquefois 
une  femme  survient  qui  n'est  point  de  leurs 
plaisirs,  la  bande  joyeuse  ne  peut  comprendre 
qu'elle  ne  sache  point  rire  des  choses  qu'elle 
n'entend  point,  et  paraisse  insensible  à  des 
fadaises  qu'ils  n'entendent  eux-mêmes  que 
parce  qu'ils  les  ont  faites  :  ils  ne  lui  pardonnent 
ni  son  ton  de  voix,  ni  son  silence,  ni  sa  taille, 
ni  son  visage,  ni  son  habillement,  ni  son  entrée, 
ni  la  manière  dont  elle  est  sortie.  Deux 
années  cependant  ne  passent  point  sur  une 
même  coterie.  Il  y  a  toujours  dès  la  première 
année  des  semences  de  division,  pour  rompre 
dans  celle  qui  doit  suivre.  L'intérêt  de  la 
beauté,  les  incidents  du  jeu,  l'extravagance 
des  repas  qui,  modestes  au  commencement, 
dégénèrent  bientôt  en  pyramides  de  viandes 


4  LA   BRUT ÈRE 

et  en  banquets  somptueux,  dérangent  la 
république,  et  lui  portent  enfin  le  coup  mortel  : 
il  n'est  en  fort  peu  de  temps  non  plus  parlé 
de  cette  nation  que  des  mouches  de  l'année 
passée. 

Il  y  a  dans  la  ville  la  grande  et  la  petite 
robe,  et  la  première  se  venge  sur  l'autre  des 
dédains  de  la  cour,  et  des  petites  humiliations 
qu'elle  y  essuie.  De  savoir  quelles  sont  leurs 
limites,  où  la  grande  finit  et  où  la  petite 
commence,  ce  n'est  pas  une  chose  facile.  Il 
se  trouve  même  un  corps  considérable  qui 
refuse  d'être  du  second  ordre,  et  à  qui  l'on 
conteste  le  premier  :  il  ne  se  rend  pas  néan- 
moins, il  cherche  au  contraire  par  la  gravité 
et  par  la  dépense  à  s'égaler  à  la  magistrature  ; 
on  ne  lui  cède  qu'avec  peine  :  on  l'entend 
dire  que  la  noblesse  de  son  emploi,  l'indé- 
pendance de  sa  profession,  le  talent  de  la 
parole  et  le  mérite  personnel  balancent  au 
moins  les  sacs  de  mille  francs  que  le  fils  du 
partisan  ou  du  banquier  a  su  payer  pour  son 
office. 

\'^ous  moquez-vous  de  rêver  en  carrosse,  ou 
peut-être  de  vous  y  reposer  ?  Vite,  prenez 
votre  livre  ou  vos  papiers,  lisez,  ne  saluez  qu'à 
peine  ces  gens  qui  passent  dans  leur  équipage  : 
ils  vous  en  croiront  plus  occupé,  ils  diront  : 
Cet  homme  est  laborieux,  infatigable,  il  lit,  il 
travaille  jusque  dans  les  rues  ou  sur  la  route. 
Apprenez  du  moindre  avocat  qu'il  faut  paraître 


DE   LA    VILLE  5 

accablé  d'affaires,  froncer  le  sourcil,  et  rêver  à 
rien  très  profondément  ;  savoir  à  propos  perdre 
le  boire  et  le  manger,  ne  faire  qu'apparoir 
dans  sa  maison,  s'évanouir  et  se  perdre  comme 
un  fantôme  dans  le  sombre  de  son  cabinet  ; 
se  cacher  au  public,  éviter  le  théâtre,  le  laisser 
à  ceux  qui  ne  courent  aucun  risque  à  s'y 
montrer,  qui  en  ont  à  peine  le  loisir,  aux 
Gomons,  aux  Duhamels. 

Il  y  a  un  certain  nombre  de  jeunes  magistrats 
que  les  grands  biens  et  les  plaisirs  ont  associés 
à  quelques-uns  de  ceux  qu'on  nomme  à  la  cour 
de  fetits-mattres  :  ils  les  imitent,  ils  se  tien- 
nent fort  au-dessus  de  la  gravité  de  la  robe, 
et  se  croient  dispensés  par  leur  âge  et  par  leur 
fortune  d'être  sages  et  modérés.  Ils  prennent 
de  la  cour  ce  qu'elle  a  de  pire,  ils  s'approprient 
la  vanité,  la  mollesse,  l'intempérance,  le 
libertinage,  comme  si  tous  ces  vices  leur 
étaient  dus  ;  et  affectant  ainsi  un  caractère 
éloigné  de  celui  qu'ils  ont  à  soutenir,  ils  devien- 
nent enfin,  selon  leurs  souhaits,  des  copies 
fidèles  de  très  méchants  originaux. 

Un  homme  de  robe  à  la  ville,  et  le  même 
à  la  cour,  ce  sont  deux  hommes  :  revenu 
chez  soi,  il  reprend  ses  mœurs,  sa  taille  et  son 
visage  qu'il  y  avait  laissés  :  il  n'est  plus  ni  si 
embarrassé,  ni  si  honnête. 

Les  Crispins  se  cotisent  et  rassemblent  dans 
leur  famille  jusques  à  six  chevaux  pour  allonger 
un  équipage,  qui,  avec  un  essaim  de  gens  de 


6  LA   BRUT ÈRE 

livrée  où  ils  ont  fourni  chacun  leur  part,  les 
fait  triompher  au  Cours  ou  à  Vincennes,  et 
aller  de  pair  avec  les  nouvelles  mariées,  avec 
Jason  qui  se  ruine,  et  avec  Thrason  qui  veut 
se  marier,  et  qui  a  consigné.^ 

J'entends  dire  des  Sannions,  même  nom, 
mêmes  armes  ;  la  branche  aînée,  la  branche 
cadette,  les  cadets  de  la  seconde  branche  ; 
ceux-là  portent  les  armes  pleines,  ceux-ci 
brisent  d'un  lambel,  et  les  autres  d'une  bordure 
dentelée.  Ils  ont  avec  les  Bourbons  sur  une 
même  couleur,  un  même  métal  ;  ils  portent 
comme  eux  deux  et  une  :  ce  ne  sont  pas  des 
fleurs  de  lis,  mais  ils  s'en  consolent  ;  peut-être 
dans  leur  cœur  trouvent-ils  leurs  pièces  aussi 
honorables,  et  ils  les  ont  communes  avec  de 
grands  seigneurs  qui  en  sont  contents.  On  les 
voit  sur  les  litres  et  sur  les  vitrages,  sur  la 
porte  de  leur  château,  sur  le  pilier  de  leur 
haute-justice,  où  ils  viennent  de  faire  pendre 
un  homme  qui  méritait  le  bannissement  : 
elles  s'offrent  aux  yeux  de  toutes  parts,  elles 
sont  sur  les  meubles  et  sur  les  serrures,  elles 
sont  semées  sur  les  carrosses  :  leurs  livrées  ne 
déshonorent  point  leurs  armoiries  :  je  dirais 
volontiers  aux  Sannions  :  Votre  folie  est 
prématurée  ;  attendez  du  moins  que  le  siècle 
s'achève  sur  votre  race  :  ceux  qui  ont  vu 
votre    grand-père,    qui    lui    ont    parlé,    sont 

1  Déposé  son  argent  au  trésor  public  pour  une 
grande  charge. 


DE   LA    VILLE  7 

vieux,  et  ne  sauraient  plus  vivre  longtemps. 
Qui  pourra  dire  comme  eux  :  Là  il  étalait  et 
vendait  très  cher  ? 

Les  Sannions  et  les  Crispins  veulent  encore 
davantage  que  l'on  dise  d'eux  qu'ils  font  une 
plus  grande  dépense  qu'ils  n'aiment  à  la  faire  : 
ils  font  un  récit  long  et  ennuyeux  d'une  fête  ou 
d'un  repas  qu'ils  ont  donné,  ils  disent  l'argent 
qu'ils  ont  perdu  au  jeu,  et  ils  plaignent  fort 
haut  celui  qu'ils  n'ont  pas  songé  à  perdre. 
Ils  parlent  jargon  et  mystère  sur  de  certaines 
femmes  ;  ils  ont  réciproquement  cent  choses 
■plaisantes  à  se  conter^  ils  ont  fait  depuis  peu  des 
découvertes,  ils  se  passent  les  uns  aux  autres 
qu'ils  sont  gens  à  belles  aventures.  L'un 
d'eux  qui  s'est  couché  tard  à  la  campagne 
et  qui  voudrait  dormir,  se  lève  matin,  chausse 
des  guêtres,  endosse  un  habit  de  toile,  passe 
un  cordon  où  pend  le  fourniment,  renoue 
ses  cheveux,  prend  un  fusil  ;  le  voilà  chasseur, 
s'il  tirait  bien  :  il  revient  de  nuit  mouillé  et 
recru  sans  avoir  tué  :  il  retourne  à  la  chasse  le 
lendemain,  et  il  passe  tout  le  jour  à  manquer 
des  grives  ou  des  perdrix. 

Un  autre,  avec  quelques  mauvais  chiens, 
aurait  envie  de  dire  :  Ma  meute.  Il  sait  un  ren- 
dez-vous de  chasse,  il  s'y  trouve,  il  est  au  laisser- 
courre,  il  entre  dans  le  fort,  se  mêle  avec  les 
piqueurs,  il  a  un  cor.  Il  ne  dit  pas  comme 
Ménalippe  :  Al-je  du  plaisir  F  II  croit  en  avoir, 
il  oublie  lois  et  procédures,  c'est  un  Hippolyte. 


8  LA   BRUT ÈRE 

Ménandre  qui  le  vit  hier  sur  un  procès  qui 
est  en  ses  mains,  ne  reconnaîtrait  pas  aujourd'hui 
son  rapporteur  :  le  voyez-vous  le  lendemain  à 
sa  chambre,  où  l'on  va  juger  une  cause  grave 
et  capitale  ;  il  se  fait  entourer  de  ses  confrères, 
il  leur  raconte  comme  il  n'a  point  perdu  le 
cerf  de  meute,  comme  il  s'est  étouffé  de  crier 
après  les  chiens  qui  étaient  en  défaut,  ou  après 
ceux  des  chasseurs  qui  prenaient  le  change, 
qu'il  a  vu  donner  les  six  chiens  ;  l'heure  presse, 
il  achève  de  leur  parler  des  abois  et  de  la  curée, 
et  il  court  s'asseoir  avec  les  autres  pour  juger. 

Quel  est  l'égarement  de  certains  particuliers, 
qui,  riches  du  négoce  de  leurs  pères  dont  ils 
viennent  de  recueillir  la  succession,  se  moulent 
sur  les  princes  pour  leur  garde-robe  et  pour 
leur  équipage,  excitent,  par  une  dépense  ex- 
cessive et  par  un  faste  ridicule,  les  traits  et  la 
raillerie  de  toute  une  ville  qu'ils  croient 
éblouir,  et  se  ruinent  ainsi  à  se  faire  moquer 
de  soi  ? 

Quelques-uns  n'ont  pas  même  le  triste 
avantage  de  répandre  leurs  folies  plus  loin  que 
le  quartier  où  ils  habitent  ;  c'est  le  seul  théâtre 
de  leur  vanité.  L'on  ne  sait  point  dans  l'Ile 
qu'André  brille  au  Marais,  et  qu'il  y  dissipe  son 
patrimoine  :  du  moins  s'il  était  connu  dans 
toute  la  ville  et  dans  ses  faubourgs,  il  serait 
difficile  qu'entre  un  si  grand  nombre  de 
citoyens  qui  ne  savent  pas  tous  juger  sainement 
de  toutes  choses,  il  ne  s'en  trouvât  quelqu'un 


DE   LA    VILLE  9 

qui  dirait  de  lui  :  //  est  magnifique,  et  qui  lui 
tiendrait  compte  des  régals  qu'il  fait  à  Xante 
et  à  Ariston,  et  des  fêtes  qu'il  donne  à  Élamire  : 
mais  il  se  ruine  obscurément.  Ce  n'est  qu'en 
faveur  de  deux  ou  trois  personnes  qui  ne  l'esti- 
ment point,  qu'il  court  à  l'indigence,  et 
qu'aujourd'hui  en  carrosse,  il  n'aura  pas  dans 
six  mois  le  moyen  d'aller  à  pied. 

Narcisse  se  lève  le  matin  pour  se  coucher  le 
soir,  il  a  ses  heures  de  toilette  comme  une 
femme,  il  va  tous  les  jours  fort  régulièrement  à 
la  belle  messe  aux  Feuillants  ou  aux  Minimes  : 
il  est  homme  d'un  bon  commerce,  et  l'on 
compte  sur  lui  au  quartier  de***  pour  un  tiers 
ou  pour  un  cinquième,  à  l'ombre  ou  au  reversis  : 
là  il  tient  le  fauteuil  quatre  heures  de  suite 
chez  Aricie,  où  il  risque  chaque  soir  cinq 
pistoles  d'or.  Il  lit  exactement  la  Gazette  de 
Hollande  et  le  Mercure  galant  :  il  a  lu  Cyrano 
de  Bergerac,  Desmarets,  Lesckche,  les  his- 
toriettes de  Barbin,  et  quelques  recueils  de 
poésies.  Il  se  promène  avec  des  femmes  à  la 
plaine  ou  au  Cours,  et  il  est  d'une  ponctualité 
religieuse  sur  les  visites.  Il  fera  demain  ce 
qu'il  fait  aujourd'hui  et  ce  qu'il  fit  hier  ;  et 
il  meurt  ainsi  après  avoir  vécu. 

Voilà  un  homme,  dites-vous,  que  j'ai  vu 
quelque  part  ;  de  savoir  où,  il  est  difficile,  mais 
son  visage  m'est  familier.  Il  l'est  à  bien 
d'autres  ;  et  je  vais,  s'il  se  peut,  aider  votre 
mémoire  :     est-ce   au   boulevard   sur   un   stra- 


lo  LA   BRUYÈRE 

pontin,  ou  aux  Tuileries  dans  la  grande  allée, 
ou  dans  le  balcon  à  la  comédie  ?  est-ce  au 
sermon,  au  bal,  à  Rambouillet  ?  où  pourriez- 
vous  ne  l'avoir  point  vu  ?  où  n'est-il  point  f 
S'il  Y  a  dans  la  place  une  fameuse  exécution 
ou  un  feu  de  joie,  il  paraît  à  une  fenêtre  de 
l'Hôtel  de  Ville  :  si  l'on  attend  une  magnifique 
entrée,  il  a  sa  place  sur  un  échafaud  :  s'il  se 
fait  un  carrousel,  le  voilà  entré,  et  placé  sur 
l'amphithéâtre  :  si  le  roi  reçoit  des  ambas- 
sadeurs, il  voit  leur  marche,  il  assiste  à  leur 
audience,  il  est  en  haie  quand  ils  reviennent 
de  leur  audience.  Sa  présence  est  aussi 
essentielle  aux  serments  des  ligues  suisses,  que 
celle  du  chancelier  et  des  ligues  mêmes.  C'est 
son  visage  que  l'on  voit  aux  almanachs  repré- 
senter le  peuple  ou  l'assistance.  Il  y  a  une 
chasse  publique,  une  Saint-Hubert,  le  voilà  à 
cheval  :  on  parle  d'un  camp  et  d'une  revue, 
il  est  à  Ouilles,  il  est  à  Achères,  il  aime  les 
troupes,  la  milice,  la  guerre,  il  la  voit  de 
près,  et  jusques  au  fort  de  Bernardi.  Chanley 
sait  les  marches,  Jacquier  les  vivres,  Dumets 
l'artillerie  :  celui-ci  voit,  il  a  vieilli  sous  le 
harnais  en  voyant,  il  est  spectateur  de  pro- 
fession :  il  ne  fait  rien  de  ce  qu'un  homme 
doit  faire,  il  ne  sait  rien  de  ce  qu'il  doit  savoir  : 
mais  il  a  vu,  dit-il,  tout  ce  qu'on  peut  voir,  il 
n'aura  point  regret  de  mourir  :  quelle  perte 
alors  pour  toute  la  ville  !  Qui  dira  après  lui  : 
Le  Cours  est  fermé,  on  ne  s'y  promène  point  ;  le 


DE    LA    VILLE  il 

bourbier  de  Vincennes  est  desséché  et  relevé, 
on  n'y  versera  plus  ?  Qui  annoncera  un 
concert,  un  beau  salut,  un  prestige  de  la 
foire  ?  Qui  vous  avertira  que  Beaumanielle 
mourut  hier,  que  Rochois  est  enrhumée  et  ne 
chantera  de  huit  jours  ?  Qui  connaîtra  comme 
lui  un  bourgeois  à  ses  armes  et  à  ses  livrées  ? 
Qui  dira  :  Scapin  porte  des  fleurs  de  lis,  et 
qui  en  sera  plus  édifié  ?  Qui  prononcera  avec 
plus  de  vanité  et  d'emphase  le  nom  d'une 
simple  bourgeoise  ?  Qui  sera  mieux  fourni 
de  vaudevilles  ?  Qui  prêtera  aux  femmes  les 
annales  galantes,  et  le  journal  amoureux  ? 
Qui  saura  comme  lui  chanter  à  table  tout  un 
dialogue  de  l'opéra  et  les  fureurs  de  Roland 
dans  une  ruelle  ?  enfin  puisqu'il  y  a  à  la  ville 
comme  ailleurs  de  fort  sottes  gens,  des  gens 
fades,  oisifs,  désoccupés,  qui  pourra  aussi 
parfaitement  leur  convenir  ? 

Théraméne  était  riche  et  avait  du  mérite  ; 
il  a  hérité,  il  est  donc  très  riche  et  d'un 
très  grand  mérite  :  voilà  toutes  les  femmes  en 
campagne  pour  l'avoir  pour  galant,  et  toutes 
les  filles  pour  épouseur.  Il  va  de  maisons  en 
maisons  faire  espérer  aux  mères  qu'il  épousera  ; 
est-il  assis,  elles  se  retirent  pour  laisser  à  leurs 
filles  toute  la  liberté  d'être  aimables,  et  à 
Théraméne  de  faire  ses  déclarations.  Il  tient 
ici  contre  le  mortier,  là  il  efface  le  cavalier  ou 
le  gentilhomme  ;  un  jeune  homme  fleuri,  vif, 
enjoué,  spirituel  n'est  pas  souhaité  plus  ardem- 


12  LA    BRUYÈRE 

ment  ni  mieux  reçu  :  on  se  l'arrache  des 
mains,  on  a  à  peine  le  loisir  de  sourire  à  qui 
se  trouve  avec  lui  dans  une  même  visite  : 
combien  de  galants  va-t-il  mettre  en  déroute  ? 
Quels  bons  partis  ne  fera-t-il  pas  manquer  ? 
Pourra-t-il  suffire  à  tant  d'héritières  qui  le 
recherchent  ?  Ce  n'est  pas  seulement  la 
terreur  des  maris,  c'est  l'épouvantail  de  tous 
ceux  qui  ont  envie  de  l'être,  et  qui  attendent 
d'un  mariage  à  remplir  le  vide  de  leur  con- 
signation. On  devrait  proscrire  de  tels  per- 
sonnages si  heureux,  si  pécunieux,  d'une  ville 
bien  policée,  ou  condamner  le  sexe,  sous 
peine  de  folie  ou  d'indignité,  à  ne  les  traiter 
pas  mieux  que  s'ils  n'avaient  que  du  mérite. 

Paris,  pour  l'ordinaire  le  singe  de  la  cour, 
ne  sait  pas  toujours  la  contrefaire  :  il  ne 
l'imite  en  aucune  manière  dans  ces  dehors 
agréables  et  caressants,  que  quelques  courtisans, 
et  surtout  les  femmes,  y  ont  naturellement  pour 
un  homme  de  mérite,  et  qui  n'a  même  que  du 
mérite  :  elles  ne  s'informent  ni  de  ses  contrats, 
ni  de  ses  ancêtres  ;  elles  le  trouvent  à  la  cour, 
cela  leur  suffit  ;  elles  le  souffrent,  elles  l'esti- 
ment :  elles  ne  demandent  pas  s'il  est  venu 
en  chaise  ou  à  pied,  s'il  a  une  charge,  une 
terre  ou  un  équipage  :  comme  elles  regor- 
gent de  train,  de  splendeur  et  de  dignité,  elles 
se  délassent  volontiers  avec  la  philosophie  ou 
la  vertu.  Une  femme  de  ville  entend-elle  le 
bruissement   d'un   carrosse    qui    s'arrête    à    sa 


DE    LA    VILLE  13 

porte,  elle  pétille  de  goût  et  de  complaisance 
pour  quiconque  est  dedans,  sans  le  connaître  : 
mais  si  elle  a  vu  de  sa  fenêtre  un  bel  attelage, 
beaucoup  de  livrées,  et  que  plusieurs  rangs  de 
clous  parfaitement  dorés  l'aient  éblouie,  quelle 
impatience  n'a-t-elle  pas  de  voir  déjà  dans 
sa  chambre  le  cavalier  ou  le  magistrat  !  quelle 
charmante  réception  ne  lui  fera-t-elle  point  ! 
ôtera-t-elle  les  yeux  de  dessus  lui  !  Il  ne  perd 
rien  auprès  d'elle  ;  on  lui  tient  compte  des 
doubles  soupentes,  et  des  ressorts  qui  le  font 
rouler  plus  mollement  :  elle  l'en  estime  davan- 
tage, elle  l'en  aime  mieux. 

Cette  fatuité  de  quelques  femmes  de  la 
ville,  qui  cause  en  elles  une  mauvaise  imitation 
de  celles  de  la  cour,  est  quelque  chose  de  pire 
que  la  grossièreté  des  femmes  du  peuple,  et 
que  la  rusticité  des  villageoises  :  elle  a  sur 
toutes  deux  l'affectation  de  plus. 

La  subtile  invention  de  faire  de  magnifiques 
présents  de  noces  qui  ne  coûtent  rien,  et  qui 
doivent  être  rendus  en  espèces  ! 

L'utile  et  la  louable  pratique  de  perdre  en 
frais  de  noces  le  tiers  de  la  dot  qu'une  femme 
apporte  !  De  commencer  par  s'appauvrir  de 
concert  par  l'amas  et  l'entassement  de  choses 
superflues,  et  de  prendre  déjà  sur  son  fonds 
de  quoi  payer  Gaultier,  les  meubles  et  la 
toilette  ! 

Pénible  coutume  !  asservissement  incom- 
mode !    se  chercher  incessamment  les  unes  les 


14  LA   BRUT  ÈRE 

autres  avec  l'impatience  de  ne  se  point  ren- 
contrer, ne  se  rencontrer  que  pour  se  dire 
des  riens,  que  pour  s'apprendre  réciproque- 
ment des  choses  dont  on  est  également  instruite, 
et  dont  il  importe  peu  que  l'on  soit  instruite  ; 
n'entrer  dans  une  chambre  précisément  que 
pour  en  sortir  ;  ne  sortir  de  chez  soi  l'après- 
dînée  que  pour  y  rentrer  le  soir,  fort  satisfaite 
d'avoir  vu  en  cinq  petites  heures  trois  suisses, 
une  femme  que  l'on  connaît  à  peine,  et  une 
autre  que  l'on  n'aime  guère  !  Qui  con- 
sidérerait bien  le  prix  du  temps,  et  combien 
sa  perte  est  irréparable,  pleurerait  amèrement 
sur  de  si  grandes  misères. 

On  s'élève  à  la  ville  dans  une  indifférence 
grossière  des  choses,  rurales  et  champêtres  ; 
on  distingue  à  peine  la  plante  qui  porte  le 
chanvre  d'avec  celle  qui  produit  le  lin,  et  le 
blé  froment  d'avec  les  seigles,  et  l'un  ou 
l'autre  d'avec  le  méteil  :  on  se  contente  de 
se  nourrir  et  de  s'habiller.  Ne  parlez  pas  à 
un  grand  nombre  de  bourgeois,  ni  de  guérets, 
ni  de  baliveaux,  ni  de  provins,  ni  de  regains, 
si  vous  voulez  être  entendu  ;  ces  termes  pour 
eux  ne  sont  pas  français  :  parlez  aux  uns 
d'aunage,  de  tarif  ou  de  sou  pour  livre,  et  aux 
autres  de  voie  d'appel,  de  requête  civile,  d'ap- 
pointement,  d'évocation  :  ils  connaissent  le 
monde,  et  encore  par  ce  qu'il  a  de  moins  beau 
et  de  moins  spécieux  ;  ils  ignorent  la  nature, 
ses    commencements,    ses    progrès,    ses    dons 


DE    LA    VILLE  15 

et  ses  largesses  ;  leur  ignorance  souvent  est 
volontaire,  et  fondée  sur  l'estime  qu'ils  ont 
pour  leur  profession  et  pour  leurs  talents.  Il 
n'y  a  si  vil  praticien  qui  au  fond  de  son  étude 
sombre  et  enfumée,  et  l'esprit  occupé  d'une 
plus  noire  chicane,  ne  se  préfère  au  laboureur, 
qui  jouit  du  ciel,  qui  cultive  la  terre,  qui  sème 
à  propos,  et  qui  fait  de  riches  moissons  ;  et,  s'il 
entend  quelquefois  parler  des  premiers  hommes 
ou  des  patriarches,  de  leur  vie  champêtre  et 
de  leur  économie,  il  s'étonne  qu'on  ait  pu  vivre 
en  de  tels  temps,  où  il  n'y  avait  encore  ni 
offices,  ni  commissions,  ni  présidents,  ni  pro- 
cureurs :  il  ne  comprend  pas  qu'on  ait  jamais 
pu  se  passer  du  greffe,  du  parquet  et  de  la 
buvette. 

Les  Empereurs  n'ont  jamais  triomphé  à 
Rome  si  mollement,  si  commodément,  ni  si 
sûrement  même,  contre  le  vent,  la  pluie,  la 
poudre  et  le  soleil,  que  le  bourgeois  sait  à 
Paris  se  faire  mener  par  toute  la  ville  :  quelle 
distance  de  cet  usage  à  la  mule  de  leurs 
ancêtres  !  Ils  ne  savaient  point  encore  se 
priver  du  nécessaire  pour  avoir  le  superflu,  ni 
préférer  le  faste  aux  choses  utiles  :  on  ne  les 
voyait  point  s'éclairer  avec  des  bougies,  et  se 
chauiïer  à  un  petit  feu  :  la  cire  était  pour 
l'autel  et  pour  le  Louvre.  Ils  ne  sortaient 
point  d'un  mauvais  dîner,  pour  monter  dans 
leur  carrosse  :  ils  se  persuadaient  que  l'homme 
avait   des   jambes  pour  marcher,   et  ils   mar- 


i6  LA    BRUYÈRE 

chaient.  Ils  se  conservaient  propres  quand 
il  faisait  sec,  et  dans  un  temps  humide  ils 
gâtaient  leur  chaussure,  aussi  peu  embarrassés 
de  franchir  les  rues  et  les  carrefours,  que  le 
chasseur  de  traverser  un  guéret,  ou  le  soldat 
de  se  mouiller  dans  une  tranchée  :  on  n'avait 
pas  encore  imaginé  d'atteler  deux  hommes  à 
une  litière  ;  il  y  avait  même  plusieurs  magistrats 
qui  allaient  à  pied  à  la  chambre  ou  aux  enquêtes, 
d'aussi  bonne  grâce  qu'Auguste  autrefois  allait 
de  son  pied  au  capitole.  L'étain  dans  ce 
temps  brillait  sur  les  tables  et  sur  les  buffets, 
comme  le  fer  et  le  cuivre  dans  les  foyers  : 
l'argent  et  l'or  étaient  dans  les  coffres.  Les 
femmes  se  faisaient  servir  par  des  femmes  ; 
on  mettait  celles-ci  jusqu'à  la  cuisine.  Les 
beaux  noms  de  gouverneurs  et  de  gouver- 
nantes n'étaient  pas  inconnus  à  nos  pères  ;  ils 
savaient  à  qui  l'on  confiait  les  enfants  des 
rois  et  des  plus  grands  princes  ;  mais  ils 
partagaient  le  service  de  leurs  domestiques 
avec  leurs  enfants,  contents  de  veiller  eux- 
mêmes  immédiatement  à  leur  éducation.  Ils 
comptaient  en  toutes  choses  avec  eux-mêmes  : 
leur  dépense  était  proportionnée  à  leur  recette  : 
leurs  livrées,  leurs  équipages,  leurs  meubles, 
leur  table,  leurs  maisons  de  la  ville  et  de  la 
campagne,  tout  était  mesuré  sur  leurs  rentes 
et  sur  leur  condition.  Il  y  avait  entre  eux 
des  distinctions  extérieures  qui  empêchaient 
qu'on  ne  prît  la  femme  du  praticien  pour  celle 


DE   LA    VILLE  17 

du  magistrat,  et  le  roturier  ou  simple  valet 
pour  le  gentilhomme.  Moins  appliqués  à 
dissiper  ou  à  grossir  leur  patrimoine  qu'à  le 
maintenir,  ils  le  laissaient  entier  à  leurs 
héritiers,  et  passaient  ainsi  d'une  vie  modérée 
à  une  mort  tranquille.  Ils  ne  disaient  point  : 
Le  siècle  est  dur,  la  misère  est  grande,  l'argent  est 
rare  :  ils  en  avaient  moins  que  nous,  et  en 
avaient  assez,  plus  riches  par  leur  économie 
et  par  leur  modestie,  que  de  leurs  revenus  et 
de  leurs  domaines.  Enfin  l'on  était  alors 
pénétré  de  cette  maxime,  que  ce  qui  est  dans 
les  grands  splendeur,  somptuosité,  magnificence, 
est  dissipation,  folie,  ineptie  dans  le  par- 
ticulier. 


Il' 

DE  LA  COUR 

Le  reproche  en  un  sens  le  plus  honorable 
que  l'on  puisse  faire  à  un  homme,  c'est  de  lui 
dire  qu'il  ne  sait  pas  la  cour  :  il  n'y  a  sorte  de 
vertus  qu'on  ne  rassemble  en  lui  par  ce  seul 
mot. 

Un  homme  qui  sait  la  cour,  est  maître  de 
son  geste,  de  ses  yeux  et  de  son  visage  :  il  est 
profond,  impénétrable  ;  il  dissimule  les  mauvais 
offices,  sourit  à  ses  ennemis,  contraint  son 
humeur,  déguise  ses  passions,  dément  son  cœur, 
parle  et  agit  contre  ses  sentiments.  Tout  ce 
grand  raffinement  n'est  qu'un  vice  que  l'on 
appelle  fausseté,  quelquefois  aussi  inutile  au 
courtisan  pour  sa  fortune,  que  la  franchise,  la 
sincérité  et  la  vertu. 

Qui  peut  nommer  de  certaines  couleurs 
changeantes,  et  qui  sont  diverses  selon  les 
divers  jours  dont  on  les  regarde  ?  de  même  qui 
peut  définir  la  cour  ? 

Se  dérober  à  la  cour  un  seul  moment,  c'est 
y  renoncer  :    le  courtisan  qui  l'a  vue  le  matin, 

1  Chapitre  VIII. 


DE   LA    COUR  19 

la  voit  le  soir,  pour  la  reconnaître  le  lende- 
main, ou  afin  que  lui-même  y  soit  connu. 

L'on  est  petit  à  la  cour,  et,  quelque  vanité 
que  l'on  ait,  on  s'7  trouve  tel  :  mais  le  mal  est 
commun,  et  les  grands  mêmes  y  sont  petits. 

La  province  est  l'endroit  d'où  la  cour, 
comme  dans  son  point  de  vue,  paraît  une  chose 
admirable  :  si  l'on  s'en  approche,  ses  agréments 
diminuent,  comme  ceux  d'une  perspective  que 
l'on  voit  de  trop  près. 

L'on  s'accoutume  difiîcilement  à  une  vie 
qui  se  passe  dans  une  antichambre,  dans  des 
cours  ou  sur  l'escalier. 

La  cour  ne  rend  pas  content,  elle  empêche 
qu'on  ne  le  soit  ailleurs. 

Il  faut  qu'un  honnête  homme  ait  tâté  de 
la  cour  :  il  découvre  en  y  entrant,  comme  un 
nouveau  monde  qui  lui  était  inconnu,  où  il 
voit  régner  également  le  vice  et  la  politesse, 
et  où  tout  lui  est  utile,  le  bon  et  le  mauvais. 

La  cour  est  comme  un  édifice  bâti  de 
marbre,  je  veux  dire  qu'elle  est  composée 
d'hommes  fort  durs,  mais  fort  polis. 

L'on  va  quelquefois  à  la  cour  pour  en 
revenir,  et  se  faire  par  là  respecter  du  noble  de 
sa  province  ou  de  son  diocésain. 

Le  brodeur  et  le  confiseur  seraient  superflus 
et  ne  feraient  qu'une  montre  inutile,  si  l'on 
était  modeste  et  sobre  :  les  cours  seraient 
désertes,  et  les  rois  presque  seuls,  si  l'on  était 
guéri  de  la  vanité  et  de  l'intérêt.     Les  hommes 


20  LA    BRUT  ÈRE 

veulent  être  esclaves  quelque  part,  et  puiser 
là  de  quoi  dominer  ailleurs.  Il  semble  qu'on 
livre  en  gros  aux  premiers  de  la  cour  l'air  de 
hauteur,  de  fierté  et  de  commandement,  afin 
qu'ils  le  distribuent  en  détail  dans  les  pro- 
vinces :  ils  font  précisément  comme  on  leur 
fait,  vrais  singes  de  la  royauté. 

Il  n'y  a  rien  qui  enlaidisse  certains  courtisans 
comme  la  présence  du  prince  ;  à  peine  les  puis-je 
reconnaître  à  leurs  visages  ;  leurs  traits  sont 
altérés,  et  leur  contenance  est  avilie.  Les 
gens  fiers  et  superbes  sont  les  plus  défaits,  car 
ils  perdent  plus  du  leur  :  celui  qui  est  honnête 
et  modeste  s'y  soutient  mieux,  il  n'a  rien  à 
réformer. 

L'air  de  cour  est  contagieux  ;  il  se  prend  à 
Versailles,  comme  l'accent  normand  à  Rouen 
ou  à  Falaise  :  on  l'entrevoit  en  des  fourriers, 
en  de  petits  contrôleurs,  et  en  des  chefs  de 
fruiterie  :  l'on  peut  avec  une  portée  d'esprit 
fort  médiocre  y  faire  de  grands  progrès.  Un 
homme  d'un  génie  élevé  et  d'un  mérite  solide 
ne  fait  pas  assez  de  cas  de  cette  espèce  de 
talent  pour  faire  son  capital  de  l'étudier  et  de 
se  le  rendre  propre  :  il  l'acquiert  sans  ré- 
flexion, et  il  ne  pense  point  à  s'en  défaire. 

N**  arrive  avec  grand  bruit,  il  écarte  le 
monde,  se  fait  faire  place,  il  gratte,  il  heurte 
presque,  il  se  nomme  :  on  respire,  et  il  n'entre 
qu'avec  la  foule. 

Il  y  a  dans  les  cours  des  apparitions  de  gens 


DE    LA    COUR  21 

aventuriers  et  hardis,  d'un  caractère  libre  et 
familier,  qui  se  produisent  eux-mêmes,  pro- 
testent qu'ils  ont  dans  leur  art  toute  l'habileté 
qui  manque  aux  autres,  et  qui  sont  crus  sur 
leur  parole.  Ils  profitent  cependant  de 
l'erreur  publique,  ou  de  l'amour  qu'ont  les 
hommes  pour  la  nouveauté  :  ils  percent  la 
foule,  et  parviennent  jusqu'à  l'oreiUe  du 
prince,  à  qui  le  courtisan  les  voit  parler, 
pendant  qu'il  se  trouve  heureux  d'en  être 
vu.  Ils  ont  cela  de  commode  pour  les 
grands,  qu'ils  en  sont  soufferts  sans  consé- 
quence, et  congédiés  de  même  :  alors  ils 
disparaissent  tout  à  la  fois  riches  et  décrédités  ; 
et  le  monde  qu'ils  viennent  de  tromper,  est 
encore  prêt  d'être  trompé  par  d'autres. 

Vous  voyez  des  gens  qui  entrent  sans  saluer 
que  légèrement,  qui  marchent  des  épaules, 
et  qui  se  rengorgent  comme  une  femme  :  ils 
vous  interrogent  sans  vous  regarder,  ils  parlent 
d'un  ton  élevé,  et  qui  marque  qu'ils  se  sentent 
au-dessus  de  ceux  qui  se  trouvent  présents. 
Ils  s'arrêtent,  et  on  les  entoure  :  ils  ont  la 
parole,  président  au  cercle,  et  persistent  dans 
cette  hauteur  ridicule  et  contrefaite,  jusqu'à 
ce  qu'il  survienne  un  grand,  qui,  la  faisant 
tomber  tout  d'un  coup  par  sa  présence,  les 
réduise  à  leur  naturel,  qui  est  moins  mauvais. 

Les  cours  ne  sauraient  se  passer  d'une  cer- 
taine espèce  de  courtisans,  hommes  flatteurs, 
complaisants,  insinuants,  dévoués  aux  femmes, 


22  LA   BRUYÈRE 

dont  ils  ménagent  les  plaisirs,  étudient  les 
faibles  et  flattent  toutes  les  passions  :  ils  leur 
soufflent  à  l'oreille  des  grossièretés,  leur  parlent 
de  leurs  maris  et  de  leurs  amants  dans  les 
termes  convenables,  devinent  leurs  chagrins, 
leurs  maladies,  et  fixent  leurs  couches  ;  ils 
font  les  modes,  raffinent  sur  le  luxe  et  sur 
la  dépense,  et  apprennent  à  ce  sexe  de  prompts 
moyens  de  consumer  de  grandes  sommes  en 
habits,  en  meubles  et  en  équipages  :  ils  ont 
eux-mêmes  des  habits  où  brillent  l'invention 
et  la  richesse,  et  ils  n'habitent  d'anciens  palais 
qu'après  les  avoir  renouvelés  et  embellis.  Ils 
mangent  délicatement  et  avec  réflexion  ;  il 
n'y  a  sorte  de  volupté  qu'ils  n'essaient,  et  dont 
ils  ne  puissent  rendre  compte.  Ils  doivent  à 
eux-mêmes  leur  fortune,  et  ils  la  soutiennent 
avec  la  même  adresse  qu'ils  l'ont  élevée  : 
dédaigneux  et  fiers,  ils  n'abordent  plus  leurs 
pareils,  ils  ne  les  saluent  plus  :  ils  parlent  où 
tous  les  autres  se  taisent,  entrent,  pénètrent 
en  des  endroits  et  à  des  heures  où  les  grands 
n'osent  se  faire  voir  :  ceux-ci,  avec  de  longs 
services,  bien  des  plaies  sur  le  corps,  de  beaux 
emplois  ou  de  grandes  dignités,  ne  montrent 
pas  un  visage  si  assuré,  ni  une  contenance  si 
libre.  Ces  gens  ont  l'oreille  des  plus  grands 
princes,  sont  de  tous  leurs  plaisirs  et  de  toutes 
leurs  fêtes,  ne  sortent  pas  du  Louvre  ou  du 
château,  où  ils  marchent  et  agissent  comme 
chez   eux   et   dans   leur  domestique,   semblent 


DE   LA    COUR  23 

se  multiplier  en  mille  endroits,  et  sont  toujours 
les  premiers  visages  qui  frappent  les  nouveaux 
venus  à  une  cour  ;  ils  embrassent,  ils  sont 
embrassés  :  ils  rient,  ils  éclatent,  ils  sont 
plaisants,  ils  font  des  contes  :  personnes 
commodes,  agréables,  riches,  qui  prêtent,  et 
qui  sont  sans  conséquence. 

Ne  croirait-on  pas  de  Cimon  et  de  Clitandre, 
qu'ils  sont  seuls  chargés  des  détails  de  tout 
l'Etat,  et  que  seuls  aussi  ils  en  doivent  ré- 
pondre ?  l'un  a  du  moins  les  affaires  de  terre, 
et  l'autre  les  maritimes.  Qui  pourrait  les 
représenter  exprimerait  l'empressement,  l'in- 
quiétude, la  curiosité,  l'activité,  saurait  peindre 
le  mouvement.  On  ne  les  a  jamais  vus  assis, 
jamais  fixes  et  arrêtés  :  qui  même  les  a  vus 
marcher  ?  On  les  voit  courir,  parler  en 
courant,  et  vous  interroger  sans  attendre  de 
réponse.  Ils  ne  viennent  d'aucun  endroit  ; 
ils  ne  vont  nulle  part  :  ils  passent  et  ils  re- 
passent. Ne  les  retardez  pas  dans  leur  course 
précipitée,  vous  démonteriez  leur  machine  : 
ne  leur  faites  pas  de  questions,  ou  donnez-leur 
du  moins  le  temps  de  respirer  et  de  se  ressou- 
venir qu'ils  n'ont  nulle  affaire,  qu'ils  peuvent 
demeurer  avec  vous  et  longtemps,  vous  suivre 
même  où  il  vous  plaira  de  les  emmener.  Ils 
ne  sont  pas  les  satellites  de  Jupiter,  je  veux  dire 
ceux  qui  pressent  et  qui  entourent  le  prince  ; 
mais  ils  l'annoncent  et  le  précèdent,  ils  se 
lancent    impétueusement    dans    la    foule    des 


24  LA   BRUYÈRE 

courtisans  ;  tout  ce  qui  se  trouve  sur  leur 
passage  est  en  péril  :  leur  profession  est  d'être 
vus  et  revus  ;  et  ils  ne  se  couchent  jamais  sans 
s'être  acquittés  d'un  emploi  si  sérieux  et  si 
utile  à  la  république.  Ils  sont  au  reste  instruits 
à  fond  de  toutes  les  nouvelles  indifférentes,  et 
ils  savent  à  la  cour  tout  ce  que  l'on  peut  y 
ignorer  :  il  ne  leur  manque  aucun  des  talents 
nécessaires  pour  s'avancer  médiocrement.  Gens 
néanmoins  éveillés  et  alertes  sur  tout  ce 
qu'ils  croient  leur  convenir,  un  peu  entre- 
prenants, légers  et  précipités  ;  le  dirai-je  ?  ils 
portent  au  vent,  attelés  tous  deux  au  char 
de  la  fortune,  et  tous  deux  fort  éloignés  de  s'y 
voir  assis. 

Un  homme  de  la  cour  qui  n'a  pas  un  assez 
beau  nom,  doit  l'ensevelir  sous  un  meilleur  ; 
mais  s'il  l'a  tel  qu'il  ose  le  porter,  il  doit  alors 
insinuer  qu'il  est  de  tous  les  noms  le  plus 
illustre,  comme  sa  maison  de  toutes  les  maisons 
la  plus  ancienne  :  il  doit  tenir  aux  Princes 
Lorrains,  aux  Rohan,  aux  Foix,  aux  Châtillon, 
aux  Montmorency,  et,  s'il  se  peut,  aux  princes 
du  sang  ;  ne  parler  que  de  ducs,  de  cardinaux 
et  de  ministres  ;  faire  entrer  dans  toutes  les 
conversations  ses  aïeux  paternels  et  maternels, 
et  y  trouver  place  pour  l'oriflamme  et  pour  les 
croisades,  avoir  des  salles  parées  d'arbres 
généalogiques,  d'écussons  chargés  de  seize 
quartiers,  et  de  tableaux  de  ses  ancêtres  et 
des  alliés  de  ses  ancêtres  ;    se  piquer  d'avoir  un 


DE   LA    COUR  25 

ancien  château  à  tourelles,  à  créneaux  et  à 
mâchecoulis  ;  dire  en  toute  rencontre,  ma 
race,  ma  branche,  mon  nom  et  mes  armes  :  dire 
de  celui-ci  qu'il  n'est  pas  homme  de  qualité  ; 
de  celle-là  qu'elle  n'est  pas  demoiselle,  ou 
si  on  lui  dit  qu'Hyacinthe  a  eu  le  gros  lot, 
demander  s'il  est  gentilhomme.  Quelques- 
uns  riront  de  ces  contretemps,  mais  il  les 
laissera  rire  :  d'autres  en  feront  des  contes, 
et  il  leur  permettra  de  conter  :  il  dira  toujours 
qu'il  marche  après  la  maison  régnante,  et  à 
force  de  le  dire,  il  sera  cru. 

C'est  une  grande  simplicité  que  d'apporter 
à  la  cour  la  moindre  roture,  et  de  n'y  être  pas 
gentilhomme. 

L'on  se  couche  à  la  cour  et  l'on  se  lève  sur 
l'intérêt  :  c'est  ce  que  l'on  digère  le  matin  et 
le  soir,  le  jour  et  la  nuit  ;  c'est  ce  qui  fait  que 
l'on  pense,  que  l'on  parle,  que  l'on  se  tait,  que 
l'on  agit  ;  c'est  dans  cet  esprit  qu'on  aborde 
les  uns  et  qu'on  néglige  les  autres,  que  l'on 
monte  et  que  l'on  descend  ;  c'est  sur  cette 
règle  que  l'on  mesure  ses  soins,  ses  complais- 
ances, son  estime,  son  indifférence,  son  mépris. 
Quelques  pas  que  quelques-uns  fassent  par 
vertu  vers  la  modération  et  la  sagesse,  un 
premier  mobile  d'ambition  les  emmène  avec 
les  plus  avares,  les  plus  violents  dans  leurs 
désirs,  et  les  plus  ambitieux  :  quel  moyen  de 
demeurer  immobile  où  tout  marche,  où  tout 
se  remue,  et  de  ne  pas  courir  où  les  autres 


26  LA   BRUTËRE 

courent  ?  On  croit  même  être  responsable 
à  soi-même  de  son  élévation  et  de  sa  fortune  : 
celui  qui  ne  l'a  point  faite  à  la  cour  est  censé 
ne  l'avoir  pas  dû  faire  ;  on  n'en  appelle  pas. 
Cependant  s'en  éloignera-t-on  avant  d'en  avoir 
tiré  le  moindre  fruit,  ou  persistera-t-on  à  y 
demeurer  sans  grâces  et  sans  récompenses  ? 
Question  si  épineuse,  si  embarrassée,  et  d'une 
si  pénible  décision,  qu'un  nombre  infini  de 
courtisans  vieillissent  sur  le  oui  et  sur  le  non, 
et  meurent  dans  le  doute. 

Il  n'y  a  rien  à  la  cour  de  si  méprisable  et  de 
si  indigne  qu'un  homme  qui  ne  peut  con- 
tribuer en  rien  à  notre  fortune  :  je  m'étonne 
qu'il  ose  se  montrer. 

Celui  qui  voit  loin  derrière  soi  un  homme 
de  son  temps  et  de  sa  condition,  avec  qui  il 
est  venu  à  la  cour  la  première  fois,  s'il  croit 
avoir  une  raison  solide  d'être  prévenu  de  son 
propre  mérite,  et  de  s'estimer  davantage  que 
cet  autre  qui  est  demeuré  en  chemin,  ne  se 
souvient  plus  de  ce  qu'avant  sa  faveur  il  pensait 
de  soi-même,  et  de  ceux  qui  l'avaient  devancé. 

C'est  beaucoup  tirer  de  notre  ami,  si  ayant 
monté  à  une  grande  faveur,  il  est  encore  un 
homme  de  notre  connaissance. 

Si  celui  qui  est  en  faveur  ose  s'en  prévaloir 
avant  qu'elle  lui  échappe,  s'il  se  sert  d'un 
bon  vent  qui  souffle  pour  faire  son  chemin,  s'il 
a  les  yeux  ouverts  sur  tout  ce  qui  vaque,  poste, 
abbaye,  pour  les  demander  et  les  obtenir,  et 


DE   LA    COUR  27 

qu'il  soit  muni  de  pensions,  de  brevets  et  de 
survivances,  vous  lui  reprochez  son  avidité 
et  son  ambition,  vous  dites  que  tout  le  tente, 
que  tout  lui  est  propre,  aux  siens,  à  ses 
créatures,  et  que  par  le  nombre  et  la  diversité 
des  grâces  dont  il  se  trouve  comblé,  lui  seul  a 
fait  plusieurs  fortunes.  Cependant  qu'a-t-il 
dû  faire  ?  Si  j'en  juge  moins  par  vos  discours 
que  par  le  parti  que  vous  auriez  pris  vous- 
même  en  pareille  situation,  c'est  précisément 
ce  qu'il  a  fait. 

L'on  blâme  les  gens  qui  font  une  grande 
fortune  pendant  qu'ils  en  ont  les  occasions, 
parce  que  l'on  désespère  par  la  médiocrité  de 
la  sienne,  d'être  jamais  en  état  de  faire  comme 
eux,  et  de  s'attirer  ce  reproche.  Si  l'on 
était  à  portée  de  leur  succéder,  l'on  com- 
mencerait à  sentir  qu'ils  ont  moins  de  tort,  et 
l'on  serait  plus  retenu,  de  peur  de  prononcer 
d'avance  sa  condamnation. 

Il  ne  faut  rien  exagérer,  ni  dire  des  cours  le 
mal  qui  n'y  est  point  :  l'on  n'y  attente  rien 
de  pis  contre  le  vrai  mérite,  que  de  le  laisser 
quelquefois  sans  récompense  ;  on  ne  l'y 
méprise  pas  toujours  :  quand  on  a  pu  une  fois 
le  discerner,  on  l'oublie  ;  et  c'est  là  où  l'on 
sait  parfaitement  ne  faire  rien,  ou  faire  très 
peu  de  chose  pour  ceux  que  l'on  estime 
beaucoup. 

Il  est  difficile  à  la  cour  que  de  toutes  les 
pièces  que  l'on  emploie  à  l'édifice  de  sa  fortune, 


28  LA    BRUT  ÈRE 

il  n'y  en  ait  pas  quelqu'une  qui  porte  à  faux  : 
l'un  de  mes  amis  qui  a  promis  de  parler  ne 
parle  point  ;  l'autre  parle  mollement  ;  il 
échappe  à  un  troisième  de  parler  contre  mes 
intérêts  et  contre  ses  intentions  :  à  celui-là 
manque  la  bonne  volonté,  à  celui-ci  l'habileté 
et  la  prudence  :  tous  n'ont  pas  assez  de  plaisir 
à  me  voir  heureux  pour  contribuer  de  tout 
leur  pouvoir  à  me  rendre  tel.  Chacun  se 
souvient  assez  de  tout  ce  que  son  établissement 
lui  a  coûté  à  faire,  ainsi  que  des  secours  qui 
lui  en  ont  frayé  le  chemin  ;  on  serait  même 
assez  porté  à  justifier  les  services  qu'on  a  reçus 
des  uns,  par  ceux  qu'en  de  pareils  besoins  on 
rendrait  aux  autres,  si  le  premier  et  l'unique 
soin  qu'on  a  après  sa  fortune  faite,  n'était  pas 
de  songer  à  soi. 

Les  courtisans  n'emploient  pas  ce  qu'ils  ont 
d'esprit,  d'adresse  et  de  finesse  pour  trouver 
les  expédients  d'obliger  ceux  de  leurs  amis  qui 
implorent  leur  secours,  mais  seulement  pour 
leur  trouver  des  raisons  apparentes,  de  spécieux 
prétextes,  ou  ce  qu'ils  appellent  une  impos- 
sibilité de  le  pouvoir  faire  ;  et  ils  se  persuadent 
d'être  quittes  par  là  en  leur  endroit  de  tous 
les  devoirs  de  l'amitié  ou  de  la  reconnaissance. 

Personne  à  la  cour  ne  veut  entamer  ;  on 
s'ofïre  d'appuyer  ;  parce  que  jugeant  des 
autres  par  soi-même,  on  espère  que  nul 
n'entamera,  et  qu'on  sera  ainsi  dispensé 
d'appuyer  :    c'est  une  manière  douce  et  polie 


DE   LA    COUR  29 

de  refuser  son  crédit,  ses  offices  et  sa  médiation 
à  qui  en  a  besoin. 

Combien  de  gens  vous  étouffent  de  caresses 
dans  le  particulier,  vous  aiment  et  vous  esti- 
ment, qui  sont  embarrassés  de  vous  dans 
le  public,  et  qui  au  lever  ou  à  la  messe 
évitent  vos  yeux  et  votre  rencontre  !  Il 
n'y  a  qu'un  petit  nombre  de  courtisans  qui 
par  grandeur,  ou  par  une  confiance  qu'ils 
ont  d'eux-mêmes,  osent  honorer  devant  le 
monde  le  mérite  qui  est  seul  et  dénué  de 
grands  établissements. 

Je  vois  un  homme  entouré  et  suivi,  mais 
il  est  en  place  :  j'en  vois  un  autre  que  tout 
le  monde  aborde,  mais  il  est  en  faveur  :  celui-ci 
est  embrassé  et  caressé,  même  des  grands,  mais 
il  est  riche  :  celui-là  est  regardé  de  tous  avec 
curiosité,  on  le  montre  du  doigt,  mais  il 
est  savant  et  éloquent  :  j'en  découvre  un  que 
personne  n'oublie  de  saluer,  mais  il  est 
méchant  :  je  veux  un  homme  qui  soit 
bon,  qui  ne  soit  rien  davantage,  et  qui  soit 
recherché. 

Vient-on  de  placer  quelqu'un  dans  un 
nouveau  poste,  c'est  un  débordement  de 
louanges  en  sa  faveur  qui  inonde  les  cours  et 
la  chapelle,  qui  gagne  l'escalier,  les  salles,  la 
galerie,  tout  l'appartement  :  on  en  a  au-dessus 
des  yeux,  on  n'y  tient  pas.  Il  n'y  a  pas  deux 
voix  différentes  sur  ce  personnage  :  l'envie,  la 
jalousie,  parlent  comme  l'adulation  ;    tous  se 


30  LA    BRUTËRE 

laissent  entraîner  au  torrent  qui  les  emporte, 
qui  les  force  de  dire  d'un  homme  ce  qu'ils  en 
pensent  ou  ce  qu'ils  n'en  pensent  pas,  comme 
de  louer  souvent  celui  qu'ils  ne  connaissent 
point.  L'homme  d'esprit,  de  mérite  ou  de 
valeur,  devient  en  un  instant  un  génie  du 
premier  ordre,  un  héros,  un  demi-dieu.  Il 
est  si  prodigieusement  flatté  dans  toutes  les 
peintures  que  l'on  fait  de  lui,  qu'il  paraît 
difforme  près  de  ses  portraits  :  il  lui  est  im- 
possible d'arriver  jamais  jusqu'où  la  bassesse 
et  la  complaisance  viennent  de  le  porter  ;  il 
rougit  de  sa  propre  réputation.  Commence- 
t-il  à  chanceler  dans  ce  poste  où  on  l'avait 
mis,  tout  le  monde  passe  facilement  à  un  autre 
avis  ;  en  est-il  entièrement  déchu,  les  machines 
qui  l'avaient  guindé  si  haut  par  l'applaudisse- 
ment et  les  éloges,  sont  encore  toutes  dressées 
pour  le  faire  tomber  dans  le  dernier  mépris  ; 
je  veux  dire  qu'il  n'y  en  a  point  qui  le  dé- 
daignent mieux,  qui  le  blâment  plus  aigre- 
ment, et  qui  en  disent  plus  de  mal,  que  ceux 
qui  s'étaient  comme  dévoués  à  la  fureur  d'en 
dire  du  bien. 

Je  crois  pouvoir  dire  d'un  poste  éminent  et 
délicat,  qu'on  y  monte  plus  aisément  qu'on 
ne  s'y  conserve. 

L'on  voit  des  hommes  tomber  d'une  haute 
fortune  par  les  mêmes  défauts  qui  les  y  avaient 
fait  monter. 

Il  y  a  dans  les  cours  deux  manières   de  ce 


DE   LA    COUR  31 

que  l'on  appelle  congédier  son  monde  ou  se 
défaire  des  gens  :  se  fâcher  contre  eux,  ou 
faire  si  bien  qu'ils  se  fâchent  contre  vous  et 
s'en  dégoûtent. 

L'on  dit  à  la  cour  du  bien  de  quelqu'un 
pour  deux  raisons  :  la  première  afin  qu'il 
apprenne  que  nous  disons  du  bien  de  lui  ; 
la  seconde  afin  qu'il  en  dise  de  nous. 

Il  est  aussi  dangereux  à  la  cour  de  faire  les 
avances,  qu'il  est  embarrassant  de  ne  les 
point  faire. 

Il  y  a  des  gens  à  qui  ne  connaître  point  le 
nom  et  le  visage  d'un  homme,  est  un  titre 
pour  en  rire  et  le  mépriser.  Ils  demandent 
qui  est  cet  homme  ;  ce  n'est  ni  Rousseau,  ni 
un  Fabri,'^  ni  la  Couture  ^  ;  ils  ne  pourraient 
le  méconnaître. 

L'on  me  dit  tant  de  mal  de  cet  homme,  et 
j'y  en  vois  si  peu,  que  je  commence  à  soup- 
çonner qu'il  n'ait  un  mérite  importun,  qui 
éteigne  celui  des  autres. 

Vous  êtes  homme  de  bien,  vous  ne  songez 
ni  à  plaire  ni  à  déplaire  aux  favoris,  unique- 
ment attaché  à  votre  maître  et  à  votre  devoir  : 
vous  êtes  perdu. 

1  II  fut  brûlé. 

*  La  Couture  était  tailleur  d'habits  de  madame  la 
Dauphine,  lequel  était  devenu  fou,  et  qui,  sur  ce 
pied,  demeurait  à  la  cour,  où  il  faisait  des  contes 
fort  extravagants.  Il  allait  souvent  à  la  toilette  de 
madame  la  Dauphine. 


32  LA    BRUTÈRE 

On  n'est  point  effronté  par  choix,  mais  par 
complexion  :  c'est  un  vice  de  l'être,  mais 
naturel.  Celui  qui  n'est  pas  né  tel,  est 
modeste,  et  ne  passe  pas  aisément  de  cette 
extrémité  à  l'autre  :  c'est  une  leçon  assez 
inutile  que  de  lui  dire  :  Soyez  effronté,  et  vous 
réussirez  :  une  mauvaise  imitation  ne  lui 
profiterait  pas,  et  le  ferait  échouer.  Il  ne 
faut  rien  de  moins  dans  les  cours  qu'une  vraie 
et  naïve  impudence  pour  réussir. 

On  cherche,  on  s'empresse,  on  brigue,  on 
se  tourmente,  on  demande,  on  est  refusé,  on 
demande  et  on  obtient,  mais,  dit-on,  sans 
l'avoir  demandé,  et  dans  le  temps  que  l'on 
n'y  pensait  pas,  et  que  l'on  songeait  même 
à  tout  autre  chose  :  vieux  style,  menterie 
innocente,  et  qui  ne  trompe  personne. 

On  fait  sa  brigue  pour  parvenir  à  un  grand 
poste,  on  prépare  toutes  ses  machines,  toutes 
les  mesures  sont  bien  prises,  et  l'on  doit  être 
servi  selon  ses  souhaits  :  les  uns  doivent 
entamer,  les  autres  appuyer  ;  l'amorce  est 
déjà  conduite,  et  la  mine  prête  à  jouer  :  alors 
on  s'éloigne  de  la  cour.  Qui  oserait  soup- 
çonner d'Artemon  qu'il  ait  pensé  à  se  mettre 
dans  une  si  belle  place,  lorsqu'on  le  tire  de  sa 
terre  ou  de  son  gouvernement  pour  l'y  faire 
asseoir  ?  Artifice  grossier,  finesses  usées,  et 
dont  le  courtisan  s'est  servi  tant  de  fois,  que 
si  je  voulais  donner  le  change  à  tout  le  public, 
et  lui  dérober  mon  ambition,  je  me  trouverais 


DE   LA    COUR  33 

sous  l'œil  et  sous  la  main  du  prince,  pour 
recevoir  de  lui  la  grâce  que  j'aurais  recherchée 
avec  le  plus  d'emportement. 

Les  hommes  ne  veulent  pas  que  l'on  découvre 
les  vues  qu'ils  ont  sur  leur  fortune,  ni  que  l'on 
pénètre  qu'ils  pensent  à  une  telle  dignité, 
parce  que  s'ils  ne  l'obtiennent  point,  il  y  a  de 
la  honte,  se  persuadent-ils,  à  être  refusés  ;  et, 
s'ils  y  parviennent,  il  y  a  plus  de  gloire  pour 
eux  d'en  être  crus  dignes  par  celui  qui  la  leur 
accorde,  que  de  s'en  juger  dignes  eux-mêmes 
par  leurs  brigues  et  par  leurs  cabales  :  ils  se 
trouvent  parés  tout  à  la  fois  de  leur  dignité 
et  de  leur  modestie. 

Quelle  plus  grande  honte  y  a-t-il  d'être 
refusé  d'un  poste  que  l'on  mérite,  ou  d'y  être 
placé  sans  le  mériter  .' 

Quelques  grandes  difficultés  qu'il  y  ait  à 
se  placer  à  la  cour,  il  est  encore  plus  âpre 
et  plus  difficile  de  se  rendre  digne  d'être 
placé. 

Il  coûte  moins  à  faire  dire  de  soi  :  Pourquoi 
a-t-il  obtenu  ce  poste  ?  qu'à  faire  demander  : 
Pourquoi  ne  l'a-t-il  pas  obtenu  ? 

L'on  se  présente  encore  pour  les  charges 
de  ville,  l'on  postule  une  place  dans  l'Académie 
Française,  l'on  demandait  le  consulat  :  quelle 
moindre  raison  y  aurait-il  de  travailler  les 
premières  années  de  sa  vie  à  se  rendre  capable 
d'un  grand  emploi,  et  de  demander  ensuite 
sans  nul  mystère  et  sans  nulle  intrigue,  mais 

c 


34  LA   BRUYÈRE 

ouvertement  et  avec  confiance,  d'y  servir  sa 
patrie,  son  prince,  la  république  ? 

Je  ne  vois  aucun  courtisan  à  qui  le  prince 
vienne  d'accorder  un  bon  gouvernement,  une 
place  éminente,  ou  une  forte  pension,  qui 
n'assure  par  vanité,  ou  pour  marquer  son 
désintéressement,  qu'il  est  bien  moins  content 
du  don,  que  de  la  manière  dont  il  lui  a  été 
fait  :  ce  qu'il  y  a  en  cela  de  sûr  et  d'indubitable, 
c'est  qu'il  le  dit  ainsi. 

C'est  rusticité  que  de  donner  de  mauvaise 
grâce  :  le  plus  fort  et  le  plus  pénible  est  de 
donner  ;  que  coûte-t-il  d'y  ajouter  un  sourire  ? 

Il  faut  avouer  ^  néanmoins  qu'il  s'est  trouvé 
des  hommes  qui  refusaient  plus  honnêtement 
que  d'autres  ne  savaient  donner  ;  qu'on  a  dit 
de  quelques-uns  qu'ils  se  faisaient  si  long- 
temps prier,  qu'ils  donnaient  si  sèchement,  et 
chargeaient  une  grâce  qu'on  leur  arrachait  de 
conditions  si  désagréables,  qu'une  plus  grande 
grâce  était  d'obtenir  d'eux  d'être  dispensé  de 
rien  recevoir. 

L'on  remarque  dans  les  cours  des  hommes 
avides,  qui  se  revêtent  de  toutes  les  conditions 
pour  en  avoir  les  avantages  :  gouvernement, 
charge,  bénéfice,  tout  leur  convient  :  ils  se 
sont  si  bien  ajustés,  que  par  leur  état  ils  devien- 

1  Différente  manière  d'agir  du  cardinal  de  Richelieu 
et  du  cardinal  Mazarin.  Le  premier  savait  refuser 
sans  déplaire  ;  le  second  faisait  plaisir  de  mauvc(ise 
grâce, 


DE   LA    COUR  35 

nent  capables  de  toutes  les  grâces  ;  ils  sont 
amphibies,  ils  vivent  de  l'église  et  de  l'épée, 
et  auront  le  secret  d'y  joindre  la  robe.  Si 
vous  demandez,  que  font  ces  gens  à  la  cour  ? 
ils  reçoivent,  et  envient  tous  ceux  à  qui  l'on 
donne. 

Mille  gens  à  la  cour  y  traînent  leur  vie  à 
embrasser,  serrer  et  congratuler  ceux  qui 
reçoivent,  jusqu'à  ce  qu'ils  y  meurent  sans  rien 
avoir. 

Ménophile  emprunte  ses  mœurs  d'une  pro- 
fession, et  d'une  autre  son  habit  :  il  se  masque 
toute  l'année,  quoiqu'à  visage  découvert  :  il 
paraît  à  la  cour,  à  la  ville,  ailleurs,  toujours 
sous  un  certain  nom  et  sous  le  même  déguise- 
ment. On  le  reconnaît,  et  on  sait  quel  il  est 
à  son  visage. 

Il  y  a  pour  arriver  aux  dignités,  ce  qu'on 
appelle  la  grande  voie  ou  le  chemin  battu  : 
il  y  a  le  chemin  détourné  ou  de  traverse,  qui 
est  le  plus  court. 

L'on  court  les  malheureux  pour  les  en- 
visager; l'on  se  range  en  haie,  ou  l'on  se  place 
aux  fenêtres  pour  observer  les  traits  et  la 
contenance  d'un  homme  qui  est  condamné,  et 
qui  sait  qu'il  va  mourir.  Vaine,  maligne, 
inhumaine  curiosité  !  Si  les  hommes  étaient 
sages,  la  place  publique  serait  abandonnée,  et 
il  serait  établi  qu'il  y  aurait  de  l'ignominie 
seulement  à  voir  de  tels  spectacles.  Si  vous 
êtes    si    touchés    de    curiosité,    exercez-la    du 


36  LA    BRUTËRE 

moins  en  un  sujet  noble  :  voyez  un  heureux, 
contemplez-le  dans  le  jour  même  où  il  a  été 
nommé  à  un  nouveau  poste,  et  qu'il  en  reçoit 
les  compliments  :  lisez  dans  ses  yeux  et  au 
travers  d'un  calme  étudié  et  d'une  feinte 
modestie,  combien  il  est  content  et  pénétré 
de  soi-même  :  voyez  quelle  sérénité  cet  accom- 
plissement de  ses  désirs  répand  dans  son  cœur 
et  sur  son  visage  ;  comme  il  ne  songe  plus 
qu'à  vivre  et  à  avoir  de  la  eanté  ;  comme 
ensuite  sa  joie  lui  échappe  et  ne  peut  plus  se 
dissimuler  ;  comme  il  plie  sous  le  poids  de 
son  bonheur  ;  quel  air  froid  et  sérieux  il 
conserve  pour  ceux  qui  ne  sont  plus  ses  égaux  ; 
il  ne  leur  répond  pas,  il  ne  les  voit  pas  :  les 
embrassements  et  les  caresses  des  grands  qu'il 
ne  voit  plus  de  si  loin,  achèvent  de  lui  nuire; 
il  se  déconcerte,  il  s'étourdit,  c'est  une  courte 
aliénation.  \'ous  voulez  être  heureux,  vous 
desirez  des  grâces,  que  de  choses  pour  vous 
à  éviter  ! 

Un  homme  qui  vient  d'être  placé,  ne  se 
sert  plus  de  sa  raison  et  de  son  esprit  pour 
régler  sa  conduite  et  ses  dehors  à  l'égard  des 
autres  :  il  emprunte  sa  règle  de  son  poste  et 
de  son  état  ;  de  là  l'oubli,  la  fierté,  l'arrogance, 
la  dureté,  l'ingratitude. 

Théonas,  abbé  depuis  trente  ans,  se  lassait 
de  l'être.  On  a  moins  d'ardeur  et  d'impatience 
de  se  voir  habillé  de  pourpre,  qu'il  n'en  avait 
de  porter  une  croix  d'or  sur  sa  poitrine.     Et 


DE   LA   COUR  37 

parce  que  les  grandes  fêtes  se  passaient  toujours 
sans  rien  changer  à  sa  fortune,  il  murmurait 
contre  le  temps  présent,  trouvait  l'état  mal 
gouverné,  et  n'en  prédisait  rien  que  de  sinistre  : 
convenant  en  son  cœur  que  le  mérite  est 
dangereux  dans  les  cours  à  qui  veut  s'avancer, 
il  avait  enfin  pris  son  parti  et  renoncé  à  la 
prélature,  lorsque  quelqu'un  accourt  lui  dire 
qu'il  est  nommé  à  un  évêché  :  rempli  de  joie 
et  de  confiance  sur  une  nouvelle  si  peu  attendue, 
vous  verrez,  dit-il,  que  je  n'en  demeurerai  pas 
là,  et  qu'ils  me  feront  archevêque. 

Il  faut  des  fripons  à  la  cour,  auprès  des 
grands  et  des  ministres,  même  les  mieux 
intentionnés  ;  mais  l'usage  en  est  délicat,  et 
il  faut  savoir  les  mettre  en  œuvre  :  il  y  a 
des  temps  et  des  occasions  où  ils  ne  peuvent 
être  suppléés  par  d'autres.  Honneur,  vertu, 
conscience,  qualités  toujours  respectables,  sou- 
vent inutiles  :  que  voulez-vous  quelquefois 
que  l'on  fasse  d'un  homme  de  bien  .? 

Un  vieil  auteur,  et  dont  j'ose  rapporter  ici 
les  propres  termes,  de  peur  d'en  affaiblir  le 
sens  par  ma  traduction,  dit  que  "  s'eslongner 
des  petits,  voire  de  ses  pareils,  et  iceulx  vilainer 
et  despriser,  s'accointer  de  grands  et  puissans 
en  tous  biens  et  chevances,  et  en  cette  leur 
cointise  et  privauté  estre  de  tous  esbats,  gabs, 
mommeries,  et  vilaines  besoignes  ;  estre  eshonté, 
s'afïrannier  et  sans  point  de  vergogne  ;  endurer 
brocards   et  gausseries   de   tous   chacuns,   sans 


38  LA    BRUYÈRE 

pour  ce  feindre  de  cheminer  en  avant,   et  à 
tout  son  entregent,  engendre  heur  et  fortune." 

Jeunesse  du  prince,  source  des  belles 
fortunes. 

Timante  toujours  le  même,  et  sans  rien 
perdre  de  ce  mérite  qui  lui  a  attiré  la  première 
fois  de  la  réputation  et  des  récompenses,  ne 
laissait  pas  de  dégénérer  dans  l'esprit  des 
courtisans  :  ils  étaient  las  de  l'estimer,  ils  le 
saluaient  froidement,  ils  ne  lui  souraient  plus  ; 
ils  commençaient  à  ne  le  plus  joindre,  ils  ne 
l'embrassaient  plus,  ils  ne  le  tiraient  plus  à 
l'écart  pour  lui  parler  mystérieusement  d'une 
chose  indifférente,  ils  n'avaient  plus  rien  à 
lui  dire.  Il  lui  fallait  cette  pension  ou  ce 
nouveau  poste  dont  il  vient  d'être  honoré,  pour 
faire  revivre  ses  vertus  à  demi  effacées  de  leur 
mémoire,  et  en  rafraîchir  l'idée  :  ils  lui  font 
comme  dans  les  commencements,  et  encore 
mieux. 

Que  d'amis,  que  de  parents  naissent  en  une 
nuit  au  nouveau  ministre  !  Les  uns  font 
valoir  leurs  anciennes  liaisons,  leur  société 
d'études,  les  droits  du  voisinage  :  les  autres 
feuillettent  leur  généalogie,  remontent  jusqu'à 
un  trisaïeul,  rappellent  le  côté  paternel  et  le 
maternel  ;  l'on  veut  tenir  à  cet  homme  par 
quelque  endroit,  et  l'on  dit  plusieurs  fois 
le  jour  que  l'on  y  tient,  on  l'imprimerait 
volontiers,  c''est  mon  ami,  et  je  suis  fart  aise  de 
son  élévation  ;    /'y  dois  prendre  fart,   il  m'est 


DE   LA    COUR  39 

assez  proche.  Hommes  vains  et  dévoués  à  la 
fortune,  fades  courtisans,  parliez-vous  ainsi, 
il  y  a  huit  jours  ?  Est-il  devenu  depuis  ce 
temps  plus  homme  de  bien,  plus  digne  du 
choix  que  le  prince  en  vient  de  faire  ?  Atten- 
diez-vous  cette  circonstance  pour  le  mieux 
connaître  ? 

Ce  qui  me  soutient  et  me  rassure  contre 
les  petits  dédains  que  j'essuie  quelquefois  des 
grands  et  de  mes  égaux,  c'est  que  je  me  dis 
à  moi-même  :  Ces  gens  n'en  veulent  peut-être 
qu'à  ma  fortune,  et  ils  ont  raison,  elle  est  bien 
petite.  Ils  m'adoreraient,  sans  doute,  si 
j'étais  ministre. 

Dois-je  bientôt  être  en  place,  le  sait-il, 
est-ce  en  lui  un  pressentiment  .'  il  me  prévient, 
il  me  salue. 

Celui  qui  dit  :  Je  dînai  hier  à  Tibiir, 
ou  fy  soupe  ce  soir.,  qui  le  répète,  qui  fait 
entrer  dix  fois  le  nom  de  Plancus  dans  les 
moindres  conversations  ;  qui  dit  :  Plancus  ^ 
me  demandait  .  .  .  je  disais  à  Plancus  .  .  . 
celui-là  même  apprend  dans  ce  moment  que 
son  héros  vient  d'être  enlevé  par  une  mort 
extraordinaire  :  il  part  de  la  maison,  il 
rassemble  le  peuple  dans  les  places  ou  sous  les 
portiques,  accuse  le  mort,  décrie  sa  conduite, 
dénigre  son  consulat,  lui  ôte  jusqu'à  la  science 
des  détails  que  la  voix  publique  lui  accorde, 
ne  lui  passe  point  une  mémoire  heureuse, 
*  De  Louvois,  mort  subitement  en  1691. 


40  LA    BRUYÈRE 

lui  refuse  l'éloge  d'un  homme  sévère  et 
laborieux,  ne  lui  fait  pas  l'honneur  de  lui 
croire  parmi  les  ennemis  de  l'empire  un 
ennemi. 

Un  homme  de  mérite  se  donne,  je  crois,  un 
joli  spectacle,  lorsque  la  même  place  à  une 
assemblée  ou  à  un  spectacle,  dont  il  est  refusé, 
il  la  voit  accorder  à  un  homme  qui  n'a  point 
d'yeux  pour  voir,  ni  d'oreilles  pour  entendre, 
ni  d'esprit  pour  connaître  et  pour  juger  ;  qui 
n'est  recommandable  que  par  de  certaines 
livrées,  que  même  il  ne  porte  plus. 

Théodote  avec  un  habit  austère  a  un  visage 
comique  et  d'un  homme  qui  entre  sur  la 
scène  :  sa  voix,  sa  démarche,  son  geste,  son 
attitude  accompagnent  son  visage  :  il  est  fin, 
cauteleux,  doucereux,  mystérieux,  il  s'approche 
de  vous  et  il  vous  dit  à  l'oreille  :  Voilà  un 
beau  temps,  voilà  un  grand  dégel.  S'il  n'a  pas 
les  grandes  manières,  il  a  du  moins  toutes 
les  petites,  et  celles  mêmes  qui  ne  conviennent 
guère  qu'à  une  jeune  précieuse.  Imaginez- 
vous  l'application  d'un  enfant  à  élever  un 
château  de  cartes  ou  a  se  saisir  d'un  papillon, 
c'est  celle  de  Théodote  pour  une  affaire  de 
rien,  et  qui  ne  mérite  pas  qu'on  s'en  remue  : 
il  la  traite  sérieusement  et  comme  quelque 
chose  qui  est  capital  ;  il  agit,  il  s'empresse,  il 
la  fait  réussir  :  le  voilà  qui  respire  et  qui  se 
repose,  et  il  a  raison  ;  elle  lui  a  coûté  beaucoup 
de   peine.     L'on  voit  des  gens  enivrés,  ensor- 


DE    LA    COUR  41 

celés  de  la  faveur  :  ils  y  pensent  le  jour,  ils  y 
rêvent  la  nuit  ;  ils  montent  l'escalier  d'un 
ministre  et  ils  en  descendent  ;  ils  sortent  de 
son  antichambre  et  ils  y  rentrent  ;  ils  n'ont 
rien  à  lui  dire  et  ils  lui  parlent  ;  ils  lui  parlent 
une  seconde  fois  ;  les  voilà  contents,  ils  lui 
ont  parlé.  Pressez-les,  tordez-les,  ils  dé- 
gouttent l'orgeuil,  l'arrogance,  la  présomption  : 
vous  leur  adressez  la  parole,  ils  ne  vous  ré- 
pondent point,  ils  ne  vous  connaissent  point, 
ils  ont  les  yeux  égarés  et  l'esprit  aliéné  :  c'est 
à  leurs  parents  à  en  prendre  soin  et  à  les 
renfermer,  de  peur  que  leur  folie  ne  devienne 
fureur,  et  que  le  monde  n'en  souffre.  Théo- 
dote  a  une  plus  douce  manie  :  il  aime  la  faveur 
éperdument,  mais  sa  passion  a  moins  d'éclat  : 
il  lui  fait  des  vœux  en  secret,  il  la  cultive,  il 
la  sert  mystérieusement  :  il  est  au  guet  et  à 
la  découverte  sur  tout  ce  qui  paraît  de  nouveau 
avec  les  livrées  de  la  faveur  :  ont-ils  une 
prétention,  il  s'offre  à  eux,  il  s'intrigue  pour 
eux,  il  leur  sacrifie  sourdement  mérite,  alliance, 
amitié,  engagement,  reconnaissance.  Si  la 
place  d'un  Cassini  devenait  vacante,  et  que  le 
suisse  ou  le  postillon  du  favori  s'avisât  de  la 
demander,  il  appuierait  sa  demande,  il  le 
jugerait  digne  de  cette  place,  il  le  trouverait 
capable  d'observer  et  de  calculer,  de  parler  de 
parélies  et  de  parallaxes.  Si  vous  demandiez  de 
Théodote  s'il  est  auteur  ou  plagiaire,  original 
ou  copiste,  je  vous  donnerais  ses  ouvrages,  et  je 


42  LA  BRUT  Ere 

vous  dirais,  lisez  et  jugez  :  mais  s'il  est  dévot 
ou  courtisan,  qui  pourrait  le  décider  sur  le 
portrait  que  j'en  viens  de  faire  ?  Je  pro- 
noncerais plus  hardiment  sur  son  étoile  :  oui, 
Théodote,  j'ai  observé  le  point  de  votre 
naissance,  vous  serez  placé,  et  bientôt  ;  ne 
veillez  plus,  n'imprimez  plus,  le  public  vous 
demande  quartier. 

N'espérez  plus  de  candeur,  de  franchise, 
d'équité,  de  bons  offices,  de  services,  de  bien- 
veillance, de  générosité,  de  fermeté  dans  un 
homme  qui  s'est  depuis  quelque  temps  livré 
à  la  cour,  et  qui  secrètement  veut  sa  fortune  : 
le  reconnaissez-vous  à  son  visage,  à  ses  entre- 
tiens ?  Il  ne  nomme  plus  chaque  chose  par 
son  nom  :  il  n'y  a  plus  pour  lui  de  fripons, 
de  fourbes,  de  sots  et  d'impertinents.  Celui 
dont  il  lui  échapperait  de  dire  ce  qu'il  en 
pense,  est  celui-là  même  qui  venant  à  le 
savoir,  l'empêcherait  de  cheminer.  Pensant 
mal  de  tout  le  monde,  il  n'en  dit  de  personne  ; 
ne  voulant  du  bien  qu'à  lui  seul,  il  veut  per- 
suader qu'il  en  veut  à  tous,  afin  que  tous  lui 
en  fassent,  ou  que  nul  du  moins  ne  lui  soit 
contraire.  Non  content  de  n'être  pas  sincère, 
il  ne  souffre  pas  que  personne  le  soit  ;  la 
vérité  blesse  son  oreille  ;  il  est  froid  et  in- 
différent sur  les  observations  que  l'on  fait 
sur  la  cour  et  sur  le  courtisan  ;  et  parce  qu'il 
les  a  entendues,  il  s'en  croit  complice  et 
responsable.     Tyran   de    la    société    et    martyr 


DE   LA    COUR  43 

de  son  ambition,  il  a  une  triste  circonspection 
dans  sa  conduite  et  dans  ses  discours,  une 
raillerie  innocente,  mais  froide  et  contrainte, 
un  ris  forcé,  des  caresses  contrefaites,  une 
conversation  interrompue,  et  des  distractions 
fréquentes  :  il  a  une  profusion,  le  dirai-je  ?  des 
torrents  de  louanges  pour  ce  qu'a  fait  ou  ce 
qu'a  dit  un  homme  placé  et  qui  est  en  faveur, 
et  pour  tout  autre  une  sécheresse  de  pul- 
monique  :  il  a  des  formules  de  compliments 
différents  pour  l'entrée  et  pour  la  sortie  à 
l'égard  de  ceux  qu'il  visite  ou  dont  il  est 
visité  ;  et  il  n'y  a  personne  de  ceux  qui  se 
paient  de  mines  et  de  façons  de  parler,  qui 
ne  sorte  d'avec  lui  fort  satisfait.  Il  vise 
également  à  se  faire  des  patrons  et  des 
créatures  :  il  est  médiateur,  confident,  entre- 
metteur, il  veut  gouverner  :  il  a  une  ferveur 
de  novice  pour  toutes  les  petites  pratiques 
de  cour  :  il  sait  où  il  faut  se  placer  pour  être 
vu  :  il  sait  vous  embrasser,  prendre  part  à 
votre  joie,  vous  faire  coup  sur  coup  des 
questions  empressées  sur  votre  santé,  sur  vos 
affaires  ;  et,  pendant  que  vous  lui  répondez,  il 
perd  le  fil  de  sa  curiosité,  vous  interrompt, 
entame  un  autre  sujet  ;  ou  s'il  survient  quel- 
qu'un à  qui  il  doive  un  discours  tout  différent, 
il  sait,  en  achevant  de  vous  congratuler,  lui 
faire  un  compliment  de  condoléance  ;  il  pleure 
d'un  œil  et  il  rit  de  l'autre.  Se  formant  quel- 
quefois sur  les   ministres  ou   sur  le  favori,   il 


44  L--i    BRUYÈRE 

parle  en  public  de  choses  frivoles,  du  vent,  de 
la  gelée  :  il  se  tait  au  contraire,  et  fait  le 
mystérieux  sur  ce  qu'il  sait  de  plus  important, 
et  plus  volontiers  encore  sur  ce  qu'il  ne  sait 
point. 

Il  y  a  un  pays  où  les  joies  sont  visibles,  mais 
fausses,  et  les  chagrins  cachés,  mais  réels. 
Qui  croirait  que  l'empressement  pour  les 
spectacles,  que  les  éclats  et  les  applaudisse- 
ments aux  théâtres  de  Molière  et  d'.\rlequin, 
les  repas,  la  chasse,  les  ballets,  les  carrousels, 
couvrissent  tant  d'inquiétudes,  de  soins  et  de 
divers  intérêts,  tant  de  craintes  et  d'espér- 
ances, des  passions  si  vives  et  des  affaires  si 
sérieuses  ? 

La  vie  de  la  cour  est  un  jeu  sérieux,  mélan- 
colique, qui  applique  :  il  faut  arranger  ses 
pièces  et  ses  batteries,  avoir  un  dessein,  le 
suivre,  parer  celui  de  son  adversaire,  hasarder 
quelquefois,  et  jouer  de  caprice  ;  et  après 
toutes  ses  rêveries  et  toutes  ses  mesures  on  est 
échec,  quelquefois  mat.  Souvent  avec  des 
pions  qu'on  ménage  bien,  on  va  à  dame,  et 
l'on  gagne  la  partie  :  le  plus  habile  l'emporte, 
ou  le  plus  heureux. 

Les  roues,  les  ressorts,  les  mouvements  sont 
cachés,  rien  ne  paraît  d'une  montre  que  son 
aiguille,  qui  insensiblement  s'avance  et  achève 
son  tour  :  image  du  courtisan  d'autant  plus 
parfaite,  qu'après  avoir  fait  assez  de  chemin, 
il  revient  au  même  point  d'où  il  est  parti. 


DE   LA    COUR  45 

Les  deux  tiers  de  ma  vie  sont  écoulés,  pour- 
quoi tant  m'inquiéter  sur  ce  qui  m'en  reste  ? 
La  plus  brillante  fortune  ne  mérite  point  ni 
le  tourment  que  je  me  donne,  ni  les  petitesses 
où  je  me  surprends,  ni  les  humiliations,  ni  les 
hontes  que  j'essuie  :  trente  années  détruiront 
ces  colosses  de  puissance  qu'on  ne  voyait  bien 
qu'à  force  de  lever  la  tête  ;  nous  disparaîtrons, 
moi  qui  suis  si  peu  de  chose,  et  ceux  que  je 
contemplais  si  avidement,  et  de  qui  j'espérais 
toute  ma  grandeur  :  le  meilleur  de  tous  les 
biens,  s'il  y  a  des  biens,  c'est  le  repos,  la  re- 
traite, et  un  endroit  qui  soit  son  domaine. 
N**  a  pensé  cela  dans  sa  disgrâce,  et  l'a  oublié 
dans  la  prospérité. 

Un  noble,  s'il  vit  chez  lui  dans  sa  province,  il 
vit  libre,  mais  sans  appui  :  s'il  vit  à  la  cour  il  est 
protégé,  mais  il  est  esclave;  cela  se  compense. 

Xantippe  au  fond  de  sa  province,  sous  un 
vieux  toit  et  dans  un  mauvais  lit,  a  rêvé 
pendant  la  nuit  qu'il  voyait  le  prince,  qu'il 
lui  parlait,  et  qu'il  en  ressentait  une  extrême 
joie  :  il  a  été  triste  à  son  réveil  :  il  a  conté 
son  songe,  et  il  a  dit  :  Quelles  chimères  ne 
tombent  point  dans  l'esprit  des  hommes 
pendant  qu'ils  dorment  !  Xantippe  a  con- 
tinué de  vivre,  il  est  venu  à  la  cour,  il  a  vu  le 
prince,  il  lui  a  parlé  ;  et  il  a  été  plus  loin  que 
son  songe,  il  est  favori. 

Qui  est  plus  esclave  qu'un  courtisan  assidu, 
si  ce  n'est  un  courtisan  plus  assidu  ? 


46  LA    BRUT  ÈRE 

L'esclave  n'a  qu'un  maître  :  l'ambitieux  en 
a  autant  qu'il  y  a  de  gens  utiles  à  sa  fortune. 

Mille  gens  à  peine  connus  font  la  foule  au 
lever  pour  être  vus  du  prince  qui  n'en  saurait 
voir  mille  à  la  fois  ;  et,  s'il  ne  voit  aujourd'hui 
que  ceux  qu'il  vit  hier  et  qu'il  verra  demain, 
combien  de  malheureux  ! 

De  tous  ceux  qui  s'empressent  auprès  des 
grands  et  qui  leur  font  la  cour,  un  petit  nombre 
les  honore  dans  le  cœur,  un  grand  nombre 
les  recherche  par  des  vues  d'ambition  et 
d'intérêt,  un  plus  grand  nombre  par  une 
ridicule  vanité,  ou  par  une  sotte  impatience 
de  se  faire  voir. 

Il  y  a  de  certaines  familles  qui,  par  les  lois 
du  monde,  ou  ce  qu'on  appelle  de  la  bienséance, 
doivent  être  irréconciliables  :  les  voilà  réunies  ; 
et,  où  la  religion  a  échoué  quand  elle  a  voulu 
l'entreprendre,  l'intérêt  s'en  joue,  et  le  fait 
sans  peine. 

L'on  parle  d'une  région  où  les  vieillards 
sont  galants,  polis  et  civils  ;  les  jeunes  gens 
au  contraire  durs,  féroces,  san3  mœurs  ni 
politesse,  ils  se  trouvent  affranchis  de  la  passion 
des  femmes  dans  un  âge  où  l'on  commence 
ailleurs  à  la  sentir  ;  ils  leur  préfèrent  des 
repas,  des  viandes,  et  des  amours  ridicules. 
Celui-là  chez  eux  est  sobre  et  modéré,  qui  ne 
s'enivre  que  de  vin  :  l'usage  trop  fréquent 
qu'ils  en  ont  fait,  le  leur  a  rendu  insipide.  Ils 
cherchent  à  réveiller  leur  goût  déjà  éteint  par 


DE   LA    COUR  47 

des  eaux-de-vie,  et  par  toutes  les  liqueurs 
les  plus  violentes  ;  il  ne  manque  à  leur  dé- 
bauche que  de  boire  de  l'eau-forte.  Les 
femmes  du  pays  précipitent  le  déclin  de  leur 
beauté  par  des  artifices  qu'elles  croient  servir 
à  les  rendre  belles  :  leur  coutume  est  de  peindre 
leurs  lèvres,  leurs  joues,  leurs  sourcils,  et  leurs 
épaules,  qu'elles  étalent  avec  leur  gorge,  leurs 
bras  et  leurs  oreilles,  comme  si  elles  craignaient 
de  cacher  l'endroit  par  où  elles  pourraient 
plaire,  ou  de  ne  pas  se  montrer  assez.  Ceux 
qui  habitent  cette  contrée  ont  une  physionomie 
qui  n'est  pas  nette,  mais  confuse,  embarrassée 
dans  une  épaisseur  de  cheveux  étrangers  qu'ils 
préfèrent  aux  naturels,  et  dont  ils  font  un 
long  tissu  pour  couvrir  leur  tête  :  il  descend 
à  la  moitié  du  corps,  change  les  traits,  et 
empêche  qu'on  ne  connaisse  les  hommes  à 
leur  visage.  Ces  peuples  d'ailleurs  ont  leur 
Dieu  et  leur  Roi  :  les  grands  de  la  nation 
s'assemblent  tous  les  jours  à  une  certaine 
heure  dans  un  temple  qu'ils  nomment  église. 
Il  y  a  au  fond  de  ce  temple  un  autel  ^  consacré 
à  leur  Dieu,  où  un  prêtre  célèbre  des  mystères 
qu'ils  appellent  saints,  sacrés  et  redoutables. 
Les  grands  forment  un  vaste  cercle  au  pied 
de  cet  autel,  et  paraissent  debout,  le  dos  tourné 
directement  aux  prêtres  et  aux  saints  mystères, 
et  les  faces  élevées  vers  leur  Roi  que  l'on  voit 
à  genoux  sur  une  tribune,  et  à  qui  ils  semblent 

^  La  niessç  du  Roi, 


48  L/l   BRUTËRE 

avoir  tout  l'esprit  et  tout  le  cœur  appliqués. 
On  ne  laisse  pas  de  voir  dans  cet  usage  une 
espèce  de  subordination  ;  car  ce  peuple  paraît 
adorer  le  prince,  et  le  prince  adore  Dieu. 
Les  gens  du  pays  le  nomment  ***  ;  il  est  à 
quelque  quarante-huit  degrés  d'élévation  du 
pôle,  et  à  plus  d'onze  cents  lieues  de  mer  des 
Iroquois  et  des  Hurons. 

Qui  considérera  que  le  visage  du  prince  fait 
toute  la  félicité  du  courtisan,  qu'il  s'occupe  et 
se  remplit  pendant  toute  sa  vie  de  le  voir 
et  d'en  être  vu,  comprendra  un  peu  comment 
voir  Dieu  peut  faire  toute  la  gloire  et  tout 
le  bonheur  des  saints. 

Les  grands  seigneurs  sont  pleins  d'égards 
pour  les  princes  ;  c'est  leur  affaire,  ils  ont  des 
inférieurs  :  les  petits  courtisans  se  relâchent 
sur  ces  devoirs,  font  les  familiers,  et  vivent 
comme  gens  qui  n'ont  d'exemples  à  donner  à 
personne. 

Que  manque-t-il  de  nos  jours  à  la  jeunesse  ? 
Elle  peut  et  elle  sait  :  ou  du  moins,  quand  elle 
saurait  autant  qu'elle  peut,  elle  ne  serait  pas 
plus  décisive. 

Faibles  hommes  !  un  grand  dit  de  Tima- 
gène,  votre  ami,  qu'il  est  un  sot,  et  il  se 
trompe  ;  je  ne  demande  pas  que  vous  ré- 
pliquiez qu'il  est  homme  d'esprit  :  osez  seule- 
ment penser  qu'il  n'est  pas  un  sot. 

De  même  il  prononce  d'Iphicrate  qu'il 
manque  de  cœur  :    vous  lui  avez  vu  faire  une 


DE   LA    COUR  49 

belle  action  :  rassurez-vous,  je  vous  dispense 
de  la  raconter,  pourvu  qu'après  ce  que  vous 
venez  d'entendre,  vous  vous  souveniez  encore 
de  la  lui  avoir  vu  faire. 

Qui  sait  parler  aux  rois  ?  C'est  peut-être 
où  se  termine  toute  la  prudence  et  toute  la 
souplesse  du  courtisan.  Une  parole  échappe 
et  elle  tombe  de  l'oreille  du  prince  bien 
avant  dans  sa  mémoire,  et  quelquefois  jusque 
dans  son  cœur  ;  il  est  impossible  de  la  ravoir  : 
tous  les  soins  que  l'on  prend  et  toute  l'adresse 
dont  on  use  pour  l'expliquer  ou  pour  l'affaiblir, 
servent  à  la  graver  plus  profondément  et  à 
l'enfoncer  davantage  :  si  ce  n'est  que  contre 
nous-mêmes  que  nous  ayons  parlé,  outre  que 
ce  malheur  n'est  pas  ordinaire,  il  y  a  encore  un 
prompt  remède,  qui  est  de  nous  instruire  par 
notre  faute,  et  de  souffrir  la  peine  de  notre 
légèreté  ;  mais  si  c'est  contre  quelque  autre, 
quel  abattement,  quel  repentir  !  Y  a-t-il 
une  règle  plus  utile  contre  un  si  dangereux 
inconvénient,  que  de  parler  des  autres  au 
souverain,  de  leurs  personnes,  de  leurs  ouvrages, 
de  leurs  actions,  de  leurs  mœurs  ou  de  leur 
conduite,  du  moins  avec  l'attention,  les  pré- 
cautions et  les  mesures  dont  on  parle  de 
soi  ? 

Diseurs  de  bons  mots,  mauvais  caractère  :  je 
je  le  dirais,  s'il  n'avait  été  dit.  Ceux  qui 
nuisent  à  la  réputation  ou  à  la  fortune  des 
autres    plutôt    que    de    perdre    un    bon»  mot, 

D 


50  LA    BRUTËRE 

méritent  une  peine  infamante  :  cela  n'a  pas 
été  dit,  et  je  l'ose  dire. 

Il  y  a  un  certain  nombre  de  phrases  toutes 
faites,  que  l'on  prend  comme  dans  un  magasin, 
et  dont  l'on  se  sert  pour  se  féliciter  les  uns  les 
autres  sur  les  événements.  Bien  qu'elles  se 
disent  souvent  sans  affectation,  et  qu'elles 
soient  reçues  sans  reconnaissance,  il  n'est  pas 
permis  avec  cela  de  les  omettre,  parce  que  du 
moins  elles  sont  l'image  de  ce  qu'il  y  a  au 
monde  de  meilleur,  qui  est  l'amitié,  et  que 
les  hommes,  ne  pouvant  guère  compter  les  uns 
sur  les  autres  pour  la  réalité,  semblent  être 
convenus  entre  eux  de  se  contenter  des  ap- 
parences. 

Avec  cinq  ou  six  termes  de  l'art,  et  rien 
de  plus,  l'on  se  donne  pour  connaisseur  en 
musique,  en  tableaux,  en  bâtiments,  et  en 
bonne  chère  :  l'on  croit  avoir  plus  de  plaisir 
qu'un  autre  à  entendre,  à  voir  et  à  manger  : 
l'on  en  impose  à  ses  semblables,  et  l'on  se 
trompe  soi-même. 

La  cour  n'est  jamais  dénuée  d'un  certain 
nombre  de  gens,  en  qui  l'usage  du  monde,  la 
politesse  ou  la  fortune  tiennent  lieu  d'esprit, 
et  suppléent  au  mérite.  Ils  savent  entrer  et 
sortir,  ils  se  tirent  de  la  conversation  en  ne 
s'y  mêlant  point,  ils  plaisent  à  force  de  se 
taire,  et  se  rendent  importants  par  un  silence 
longtemps  soutenu,  ou  tout  au  plus  par 
quelques   monosyllabes  :     ils   paient   de  mines, 


DE   LA    COUR  51 

d'une  inflexion  de  voix,  d'un  geste  et  d'un 
sourire  :  ils  n'ont  pas,  si  je  l'ose  dire,  deux 
pouces  de  profondeur  ;  si  vous  les  enfoncez, 
vous  rencontrez  le  tuf. 

Il  y  a  des  gens  à  qui  la  faveur  arrive  comme 
un  accident  ;  ils  en  sont  les  premiers  surpris  et 
consternés  :  ils  se  reconnaissent  enfin  et  se 
trouvent  dignes  de  leur  étoile  ;  et  comme  si 
la  stupidité  et  la  fortune  étaient  deux  choses 
incompatibles,  ou  qu'il  fût  impossible  d'être 
heureux  et  sot  tout  à  la  fois,  ils  se  croient  de 
l'esprit,  ils  hasardent,  que  dis-je  ?  ils  ont  la 
confiance  de  parler  en  toute  rencontre,  et  sur 
quelque  matière  qui  puisse  s'offrir,  et  sans 
nul  discernement  des  personnes  qui  les  écou- 
tent :  ajouterai-je  qu'ils  épouvantent,  ou 
qu'ils  donnent  le  dernier  dégoût  par  leur 
fatuité  et  par  leurs  fadaises  ?  Il  est  vrai  du 
moins  qu'ils  déshonorent  sans  ressource  ceux 
qui  ont  quelque  part  au  hasard  de  leur  éléva- 
tion. 

Comment  nommerai-je  cette  sorte  de  gens 
qui  ne  sont  fins  que  pour  les  sots  ?  Je  sais  du 
moins  que  les  habiles  les  confondent  avec  ceux 
qu'ils  savent  tromper. 

C'est  avoir  fait  un  grand  pas  dans  la  finesse, 
que  de  faire  penser  de  soi  que  l'on  n'est  que 
médiocrement  fin. 

La  finesse  n'est  ni  une  trop  bonne,  ni  une 
trop  mauvaise  qualité  :  elle  flotte  entre  le 
vice  et  la  vertu  :    il  n'y  a  point  de  rencontre 


52  LA    BRUT  ÈRE 

où  elle  ne  puisse,  et  peut-être  où  elle  ne  doive 
être  suppléée  par  la  prudence. 

La  finesse  est  l'occasion  prochaine  de  la 
fourberie  ;  de  l'une  à  l'autre  le  pas  est  glissant  : 
le  mensonge  seul  en  fait  la  différence  :  si  on 
l'ajoute  à  la  finesse,  c'est  fourberie. 

Avec  les  gens  qui  par  finesse  écoutent  tout 
et  parlent  peu,  parlez  encore  moins  :  ou  si 
vous  parlez  beaucoup,  dites  peu  de  chose. 

Vous  dépendez,  dans  une  affaire  qui  est 
juste  et  importante,  du  consentement  de 
deux  personnes.  L'un  vous  dit  :  J'y  donne 
les  mains,  pourvu  qu'un  tel  y  condescende,  et 
ce  tel  y  condescend  et  ne  désire  plus  que  d'être 
assuré  des  intentions  de  l'autre  :  cependant 
rien  n'avance;  les  mois,  les  années  s'écoulent 
inutilement.  Je  m'y  perds,  dites-vous,  et  je 
n'y  comprends  rien  ;  il  ne  s'agit  que  de  faire 
qu'ils  s'abouchent,  et  qu'ils  se  parlent  :  je 
vous  dis,  moi,  que  j'y  vois  clair,  et  que  j'y 
comprends  tout  :  ils  se  sont  parlé. 

Il  me  semble  que  qui  sollicite  pour  les  autres 
a  la  confiance  d'un  homme  qui  demande 
justice,  et  qu'en  parlant  ou  en  agissant  pour 
soi-même,  on  a  l'embarras  et  la  pudeur  de 
celui  qui  demande  grâce. 

Si  l'on  ne  se  précautionne  à  la  cour  contre 
les  pièges  que  l'on  y  tend  sans  cesse  pour 
faire  tomber  dans  le  ridicule,  l'on  est  étonné, 
avec  tout  son  esprit,  de  se  trouver  la  dupe  de 
plus  sots  que  soi. 


DE   LA    COUR  53 

Il  y  a  quelques  rencontres  dans  la  vie,  où 
la  vérité  et  la  simplicité  sont  le  meilleur  manège 
du  monde, 

Etes-vous  en  faveur,  tout  manège  est  bon, 
vous  ne  faites  point  de  fautes,  tous  les  chemins 
vous  mènent  au  même  terme  :  autrement  tout 
est  faute,  rien  n'est  utile,  il  n'y  a  point  de 
sentier  qui  ne  vous  égare. 

Un  homme  qui  a  vécu  dans  l'intrigue  un 
certain  temps,  ne  peut  plus  s'en  passer  :  toute 
autre  vie  pour  lui  est  languissante. 

Il  faut  avoir  de  l'esprit  pour  être  homme  de 
cabale  :  l'on  peut  cependant  en  avoir  à  un  tel 
point,  que  l'on  soit  au-dessus  de  l'intrigue  et 
de  la  cabale,  et  que  l'on  ne  puisse  s'y  assu- 
jettir ;  l'on  va  alors  à  une  grande  fortune  ou 
à  une  haute  réputation  par  d'autres  chemins. 

Avec  un  esprit  sublime,  une  doctrine  uni- 
verselle, une  probité  à  toutes  épreuves,  et  un 
mérite  très  accompli,  n'appréhendez  pas,  ô 
Aristide,  de  tomber  à  la  cour,  ou  de  perdre  la 
faveur  des  grands,  pendant  tout  le  temps 
qu'ils  auront  besoin  de  vous. 

Qu'un  favori  s'observe  de  fort  près,  car  s'il  me 
fait  moins  attendre  dans  son  antichambre  qu'à 
l'ordinaire,  s'il  a  le  visage  plus  ouvert,  s'il 
fronce  moins  le  sourcil,  s'il  m'écoute  plus 
volontiers,  et  s'il  me  reconduit  un  peu  plus 
loin,  je  penserai  qu'il  commence  à  tomber,  et  je 
penserai  vrai. 

L'homme  a  bien  peu  de  ressources  dans  soi- 


54  LA    BRUYÈRE 

même,  puisqu'il  lui  faut  une  disgrâce  ou  une 
mortification  pour  le  rendre  plus  humain,  plus 
traitable,  moins  féroce,  plus  honnête  homme. 

L'on  contemple  dans  les  cours  de  certaines 
gens,  et  l'on  voit  bien  à  leurs  discours  et  à 
toute  leur  conduite,  qu'ils  ne  songent  ni  à 
leurs  grands-pères,  ni  à  leurs  petits-fils  :  le 
présent  est  pour  eux  :  ils  n'en  jouissent  pas, 
ils  en  abusent. 

Straton  ^    est    né    sous    deux    étoiles,    mal- 

1  Le  duc  de  Lauzun,  qui  a  été  favori  du  Roi,  puis 
disgracié  et  envoyé  en  prison  à  Pignerol,  où  il  a  été 
pendant  dix  ans  ;  ensuite  revenu  et  rentré  dans  les 
bonnes  grâces  de  Mlle  de  Montpensier,  qui  lui  a 
donné  S.  Fargeau,  et  30000  livres  de  rente  sur  les 
gabelles  du  Languedoc  ;  depuis  brouillé  avec  elle, 
et  enfin  exclus  de  la  cour.  Il  a  été  fait  duc  et  cordon 
bleu,  à  la  sollicitation  de  la  Reine  d'Angleterre,  qui 
était  sortie  d'Angleterre  avec  le  prince  de  Galles  en 
1688.  Il  était  cadet  de  la  maison  de  Nompar  de 
Caumont,  neveu  du  maréchal  de  Grammont,  qui 
l'attira  à  Paris,  où  il  lui  donna  retraite  chez  lui,  et 
par  reconnaissance  il  débaucha  sa  fille,  mariée  depuis 
au  prince  de  Monaco.  Ce  fut  au  sujet  de  cette 
intrigue,  dont  il  avait  fait  confidence  au  Roi,  qu'il 
se  brouilla  avec  lui,  avec  des  emportements  étranges, 
dont  le  Roi  l'excusa  reconnaissant  généreusement 
qu'il  avait  trahi  la  confidence  qu'il  lui  en  avait  faite. 
Il  fut  cependant  mis  à  la  Bastille  pour  le  manque  de 
respect  ;  mais  seulement  pendant  vingt-quatre  heures  ; 
et  il  rentra  dans  les  bonnes  grâces  du  Roi,  qu'il  a 
perdues  entièrement  depuis  par  l'attachement  qu'il 
prit  avec  Mlle,  de  Montpensier.  11  passa  en  Irlande 
avec  le  Roi  Jacques,  où  il  ne  fit  rien  qui  vaille,  s'en 
étant  enfui  des  premiers  au  combat  de  la  Boyne.     Il 


DE   LA    COUR  55 

heureux,  heureux  dans  le  même  degré.  Sa 
vie  est  un  roman  :  non,  il  lui  manque  le 
vraisemblable.  Il  n'a  point  eu  d'aventures, 
il  a  eu  de  beaux  songes,  il  en  a  eu  de  mauvais  ; 
que  dis-je  ?  on  ne  rêve  point  comme  il  a  vécu. 
Personne  n'a  tiré  d'une  destinée  plus  qu'il  n'a 
fait  :  l'extrême  et  le  médiocre  lui  sont  connus  : 
il  a  brillé,  il  a  souffert,  il  a  mené  une  vie 
commune  :  rien  ne  lui  est  échappé.  Il  s'est 
fait  valoir  par  des  vertus  qu'il  assurait  fort 
sérieusement  qui  étaient  en  lui  :  il  a  dit  de 
soi  .•  J''ai  de  V esprit,  fai  du  courage,  et  tous  ont 
dit  après  lui  :  Il  a  de  V esprit,  il  a  du  courage.  Il 
a  exercé  dans  l'une  et  dans  l'autre  fortune  le 
génie  du  courtisan,  qui  a  dit  de  lui  plus  de 
bien  peut-être  et  plus  de  mal  qu'il  n'y  en 
avait.  Le  joli,  l'aimable,  le  rare,  le  mer- 
veilleux, l'héroïque  ont  été  employés  à  son 
éloge  ;  et  tout  le  contraire  a  servi  depuis  pour 
le  ravaler  :  caractère  équivoque,  mêlé,  en- 
veloppé ;  une  énigme,  une  question  presque 
indécise. 

La  faveur  met  l'homme  au-dessus  de  ses 
égaux  ;    et  sa  chute,  au-dessous. 

Celui  qui  un  beau  jour  sait  renoncer  ferme- 
ment, ou  à  un  grand  nom,  ou  à  une  grande 

avait,  dans  un  âge  assez  avancé,  épousé  la  seconde 
fille  du  maréchal  de  Lorge,  en  1695.  L'aînée  avait 
épousé  le  jeune  duc  de  S.  Simon.  La  mère  était  fille 
du  sieur  Fremont,  fameux  homme  d'affaires,  et  enfin 
garde  du  trésor  royal. 


S6  LA   BRUTËRE 

autorité,  ou  à  une  grande  fortune,  se  délivre 
en  un  moment  de  bien  des  peines,  de  bien  des 
veilles,  et  quelquefois  de  bien  des  crimes. 

Dans  cent  ans  le  monde  subsistera  encore 
en  son  entier  :  ce  sera  le  même  théâtre  et  les 
mêmes  décorations  ;  ce  ne  seront  plus  les  mêmes 
acteurs.  Tout  ce  qui  se  réjouit  sur  une  grâce 
reçue,  ou  ce  qui  s'attriste  et  se  désespère  sur 
un  refus,  tous  auront  disparu  de  dessus  la 
scène.  Il  s'avance  déjà  sur  le  théâtre  d'autres 
hommes  qui  vont  jouer  dans  une  même  pièce 
les  mêmes  rôles,  ils  s'évanouiront  à  leur  tour, 
et  ceux  qui  ne  sont  pas  encore,  un  jour  ne 
seront  plus  :  de  nouveaux  acteurs  ont  pris 
leur  place  :  quel  fond  à  faire  sur  un  personnage 
de  comédie  ? 

Qui  a  vu  la  cour,  a  vu  du  monde  ce  qui  est 
le  plus  beau,  le  plus  spécieux  et  le  plus  orné  ; 
qui  méprise  la  cour  après  l'avoir  vue,  méprise 
le  monde. 

La  ville  dégoûte  de  la  province  ;  la  cour 
détrompe  de  la  ville,  et  guérit  de  la  cour. 

Un  esprit  sain  puise  à  la  cour  le  goût  de  la 
solitude  et  de  la  retraite. 


IIP 

DES   GRANDS 

La  prévention  du  peuple  en  faveur  des  grands 
est  si  aveugle,  et  l'entêtement  pour  leur  geste, 
leur  visage,  leur  ton  de  voix  et  leurs  manières  si 
général,  que  s'ils  s'avisaient  d'être  bons,  cela 
irait  à  l'idolâtrie. 

Si  vous  êtes  né  vicieux,  ô  Théagène,  je  vous 
plains  ;  si  vous  le  devenez  par  faiblesse  pour 
ceux  qui  ont  intérêt  que  vous  le  soyez,  qui 
ont  juré  entre  eux  de  vous  corrompre,  et  qui 
se  vantent  déjà  de  pouvoir  y  réussir,  souffrez 
que  je  vous  méprise.  Mais  si  vous  êtes  sage, 
tempérant,  modeste,  civil,  généreux,  recon- 
naissant, laborieux,  d'un  rang  d'ailleurs  et 
d'une  naissance  à  donner  des  exemples  plutôt 
qu'a  les  prendre  d'autrui,  et  à  faire  des  règles 
plutôt  qu'à  les  recevoir,  convenez  avec  cette 
sorte  de  gens  de  suivre  par  complaisance  leurs 
dérèglements,  leurs  vices  et  leur  folie,  quand 
ils  auront,  par  la  déférence  qu'ils  vous  doivent, 
exercé  toutes  les  vertus  que  vous  chérissez  ; 
ironie  forte,  mais  utile,  très  propre  à   mettre 

.  1  Chapitre  IX. 

57 


58  LA    BRUYÈRE 

vos  mœurs  en  sûreté,  à  renverser  tous  leurs 
projets,  et  à  les  jeter  dans  le  parti  de  con- 
tinuer d'être  ce  qu'ils  sont,  et  de  vous  laisser 
tel  que  vous  êtes. 

L'avantage  des  grands  sur  les  autres  hommes 
est  immense  par  un  endroit.  Je  leur  cède  leur 
bonne  chère,  leurs  riches  ameublements,  leurs 
chiens,  leurs  chevaux,  leurs  singes,  leurs  nains, 
leurs  fous,  et  leurs  flatteurs  ;  mais  je  leur  envie 
le  bonheur  d'avoir  à  leur  service  des  gens  qui 
les  égalent  par  le  cœur  et  par  l'esprit,  et  qui 
les  passent  quelquefois. 

Les  grands  se  piquent  d'ouvrir  une  allée 
dans  une  forêt,  de  soutenir  des  terres  par  de 
longues  murailles,  de  dorer  des  plafonds,  de 
faire  venir  dix  pouces  d'eau,  de  meubler  une 
orangerie  ;  mais  de  rendre  un  cœur  content, 
de  combler  une  âme  de  joie,  de  prévenir 
d'extrêmes  besoins  ou  d'y  remédier,  leur 
curiosité  ne  s'étend  point  jusque-là. 

On  demande  si  en  comparant  ensemble  les 
différentes  conditions  des  hommes,  leurs  peines, 
leurs  avantages,  on  n'y  remarquerait  pas  un 
mélange  ou  une  espèce  de  compensation  de 
bien  et  de  mal,  qui  établirait  entre  elles 
l'égalité,  ou  qui  ferait  du  moins  que  l'une  ne 
serait  guère  plus  désirable  que  l'autre.  Celui 
qui  est  puissant,  riche,  et  à  qui  il  ne  manque 
rien,  peut  former  cette  question;  mais  il 
faut  que  ce  soit  un  homme  pauvre  qui  la 
décide. 


DES   GRANDS  59 

Il  ne  laisse  pas  d'y  avoir  comme  un  charme 
attaché  a  chacune  des  différentes  conditions, 
et  qui  Y  demeure,  jusques  à  ce  que  la  misère 
l'en  ait  ôté.  Ainsi  les  grands  se  plaisent  dans 
l'excès,  et  les  petits  aiment  la  modération  : 
ceux-là  ont  le  goût  de  dominer  et  de  com- 
mander, ceux-ci  sentent  du  plaisir  et  même 
de  la  vanité  à  les  servir  et  à  leur  obéir  :  les 
grands  sont  entourés,  salués,  respectés  :  les 
petits  entourent,  saluent,  se  prosternent  ;  et 
tous  sont  contents. 

Il  coûte  si  peu  aux  grands  de  ne  donner  que 
des  paroles,  et  leur  condition  les  dispense  si 
fort  de  tenir  les  belles  promesses  qu'ils  vous 
ont  faites,  que  c'est  modestie  à  eux  de  ne 
promettre  pas  encore  plus  largement. 

Il  est  vieux  et  usé,  dit  un  grand,  il  s'est 
crevé  à  me  suivre,  qu'en  faire  .?  Un  autre  plus 
jeune  enlève  ses  espérances,  et  obtient  le 
poste  qu'on  ne  refuse  à  ce  malheureux,  que 
parce  qu'il  l'a  trop  mérité. 

Je  ne  sais,  dites-vous  avec  un  air  froid  et 
dédaigneux,  Philante  a  du  mérite,  de  l'esprit, 
de  l'agrément,  de  l'exactitude  sur  son  devoir, 
de  la  fidélité  et  de  l'attachement  pour  son 
maître,  et  il  en  est  médiocrement  considéré  ; 
il  ne  plaît  pas,  il  n'est  pas  goûté  :  expliquez- 
vous,  est-ce  Philante,  ou  le  grand  qu'il  sert, 
que  vous  condamnez  .? 

Il  est  souvent  plus  utile  de  quitter  les 
grands  que  de  s'en  plaindre. 


6o  LA    BRUYÈRE 

Qui  peut  dire  pourquoi  quelques-uns  ont 
le  gros  lot,  ou  quelques  autres  la  faveur  des 
grands  ? 

Les  grands  sont  si  heureux,  qu'ils  n'essuient 
pas  même  dans  toute  leur  vie  l'inconvénient 
de  regretter  la  perte  de  leurs  meilleurs  servi- 
teurs, ou  des  personnes  illustres  dans  leur 
genre,  et  dont  ils  ont  tiré  le  plus  de  plaisir  et  le 
plus  d'utilité.  La  première  chose  que  la 
flatterie  sait  faire  après  la  mort  de  ces  hommes 
uniques,  et  qui  ne  se  réparent  point,  est  de 
leur  supposer  des  endroits  faibles,  dont  elle 
prétend  que  ceux  qui  leur  succèdent  sont 
très  exempts  :  elle  assure  que  l'un  avec  toute 
la  capacité  et  toutes  les  lumières  de  l'autre 
dont  il  prend  la  place,  n'en  a  point  les  défauts, 
et  ce  style  sert  aux  princes  à  se  consoler  du 
grand  et  de  l'excellent  par  le  médiocre. 

Les  grands  dédaignent  les  gens  d'esprit,  qui 
n'ont  que  de  l'esprit  ;  les  gens  d'esprit  mé- 
prisent les  grands  qui  n'ont  que  de  la  grandeur  ; 
les  gens  de  bien  plaignent  les  uns  et  les  autres, 
qui  ont  ou  de  la  grandeur  ou  de  l'esprit  sans 
nulle  vertu. 

Quand  je  vois  d'une  part  auprès^  des  grands, 
à  leur  table,  et  quelquefois  dans  leur  familiarité, 
de  ces  hommes  alertes,  empressés,  intrigants, 
aventuriers,  esprits  dangereux  et  nuisibles,  et 
que  je  considère  d'autre  part  quelle  peine  ont 
les  personnes  de  mérite  à  en  approcher,  je  ne 
suis    pas    toujours    disposé    à    croire    que    les 


DES    GRJNDS  6i 

méchants  soient  soufferts  par  intérêt,  ou  que 
les  gens  de  bien  soient  regardes  comme  inutiles  : 
je  trouve  plus  mon  compte  à  me  confirmer 
dans  cette  pensée,  que  grandeur  et  discerne- 
ment sont  deux  choses  différentes,  et  l'amour 
pour  la  vertu  et  pour  les  vertueux,  une  troi- 
sième chose. 

Lucile  aime  mieux  user  sa  vie  à  se  faire 
supporter  de  quelques  grands,  que  d'être 
réduit  à  vivre  familièrement  avec  ses  égaux. 

La  règle  de  voir  de  plus  grands  que  soi,  doit 
avoir  ses  restrictions.  Il  faut  quelquefois 
d'étranges  talents  pour  la  réduire  en  pratique. 

Quelle  est  l'incurable  maladie  de  Théophile  .? 
Elle  lui  dure  depuis  plus  de  trente  années;  il 
ne  guérit  point,  il  a  voulu,  il  veut,  et  il  voudra 
gouverner  les  grands  :  la  mort  seule  lui  ôtera 
avec  la  vie  cette  soif  d'empire  et  d'ascendant 
sur  les  esprits  :  est-ce  en  lui  zèle  du  prochain  ? 
est-ce  habitude  ?  est-ce  une  excessive  opinion 
de  soi-même  ?  Il  n'y  a  point  de  palais  où 
il  ne  s'insinue  ;  ce  n'est  pas  au  milieu  d'une 
chambre  qu'il  s'arrête,  il  passe  à  une  embrasure 
ou  au  cabinet  :  on  attend  qu'il  ait  parlé,  et 
longtemps  et  avec  action,  pour  avoir  audience, 
pour  être  vu.  Il  entre  dans  le  secret  des 
familles,  il  est  de  quelque  chose  dans  tout  ce 
qui  leur  arrive  de  triste  ou  d'avantageux  :  il 
prévient,  il  s'offre,  il  se  fait  de  fête,  il  faut 
l'admettre.  Ce  n'est  pas  assez  pour  remplir 
son  temps  ou  son  ambition,  que  le  soin  de  dix 


62  LA    BRUTËRE 

mille  âmes  dont  il  répond  à  Dieu  comme  de  la 
sienne  propre  :  il  y  en  a  d'un  plus  haut  rang 
et  d'une  plus  grande  distinction  dont  il  ne 
doit  aucun  compte,  et  dont  il  se  charge  plus 
volontiers.  Il  écoute,  il  veille  sur  tout  ce 
qui  peut  servir  de  pâture  à  son  esprit  d'intrigue, 
de  médiation  ou  de  manège  :  à  peine  un 
grand  est-il  débarqué,  qu'il  l'empoigne  et 
s'en  saisit  :  on  entend  plutôt  dire  à  Théophile, 
qu'il  le  gouverne,  qu'on  n'a  pu  soupçonner 
qu'il  pensait  à  le  gouverner. 

Une  froideur  ou  une  incivilité  qui  vient  de 
ceux  qui  sont  au-dessus  de  nous,  nous  les  fait 
haïr  ;  mais  un  salut  ou  un  sourire  nous  les 
réconcilie. 

Il  y  a  des  hommes  superbes  que  l'élévation 
de  leurs  rivaux  humilie  et  apprivoise  ;  ils  en 
viennent  par  cette  disgrâce  jusqu'à  rendre  le 
salut  :  mais  le  temps,  qui  adoucit  toutes  choses, 
les  remet  enfin  dans  leur  naturel. 

Le  mépris  que  les  grands  ont  pour  le 
peuple,  les  rend  indifférents  sur  les  flatteries 
ou  sur  les  louanges  qu'ils  en  reçoivent,  et 
tempère  leur  vanité.  De  même  les  princes 
loués  sans  fin  et  sans  relâche  des  grands  ou  des 
courtisans,  en  seraient  plus  vains,  s'ils  estimaient 
davantage  ceux  qui  les  louent. 

Les  grands  croient  être  seuls  parfaits, 
n'admettent  qu'à  peine  dans  les  autres  hommes 
la  droiture  d'esprit,  l'habileté,  la  délicatesse, 
et  s'emparent  de  ces  riches  talents,  comme  de 


DES    GRJNDS  63 

choses  dues  à  leur  naissance.  C'est  cependant 
en  eux  une  erreur  grossière  de  se  nourrir  de  si 
fausses  préventions  :  ce  qu'il  y  a  jamais  eu 
de  mieux  pensé,  de  mieux  dit,  de  mieux  écrit, 
et  peut-être  d'une  conduite  plus  délicate,  ne 
nous  est  pas  toujours  venu  de  leur  fond. 
Ils  ont  de  grands  domaines,  et  une  longue 
suite  d'ancêtres  ;  cela  ne  leur  peut  être 
contesté. 

Avez-vous  de  l'esprit,  de  la  grandeur,  de 
l'habileté,  du  goût,  du  discernement  ?  En 
croirai-je  la  prévention  et  la  flatterie  qui 
publient  hardiment  votre  mérite  ?  Elles  me 
sont  suspectes,  je  les  récuse.  Me  laisserai-je 
éblouir  par  un  air  de  capacité  ou  de  hauteur, 
qui  vous  met  au-dessus  de  tout  ce  qui  se  fait, 
de  ce  qui  se  dit,  et  de  ce  qui  s'écrit  ;  qui  vous 
rend  sec  sur  les  louanges,  et  empêche  qu'on  ne 
puisse  arracher  de  vous  la  moindre  approba- 
tion ?  Je  conclus  de  là  plus  naturellement, 
que  vous  avez  de  la  faveur,  du  crédit  et  de 
grandes  richesses.  Quel  moyen  de  vous  définir, 
Téléphon  .'  On  n'approche  de  vous  que 
comme  du  feu,  et  dans  une  certaine  distance, 
et  il  faudrait  vous  développer,  vous  manier, 
vous  confronter  avec  vos  pareils,  pour  porter 
de  vous  un  jugement  sain  et  raisonnable  : 
votre  homme  de  confiance,  qui  est  dans  votre 
familiarité,  dont  vous  prenez  conseil,  pour  qui 
vous  quittez  Socrate  et  Aristide,  avec  qui 
vous  riez,  et  qui  rit  plus  haut  que  vous,  Dave 


64  LA    BRUT  ÈRE 

enfin  m'est  très  connu  :  serait-ce  assez  pour 
vous  bien  connaître  ? 

Il  y  en  a  de  tels  que,  s'ils  pouvaient  con- 
naître leurs  subalternes  et  se  connaître  eux- 
mêmes,  ils  auraient  honte  de  primer. 

S'il  y  a  peu  d'excellents  orateurs,  y  a-t-il 
bien  des  gens  qui  puissent  les  entendre  ? 
S'il  n'y  a  pas  assez  de  bons  écrivains,  où  sont 
ceux  qui  savent  lire  ?  De  même  on  s'est 
toujours  plaint  du  petit  nombre  de  personnes 
capables  de  conseiller  les  rois,  et  de  les  aider 
dans  l'administration  de  leurs  affaires.  Mais 
s'ils  naissent  enfin  ces  hommes  habiles  et 
intelligents,  s'ils  agissent  selon  leurs  vues  et 
leurs  lumières,  sont-ils  aimés,  sont-ils  estimés 
autant  qu'ils  le  méritent  ?  Sont-ils  loués  de 
ce  qu'ils  pensent  et  de  ce  qu'ils  font  pour  la 
patrie  ?  Ils  vivent,  il  suffit  ;  on  les  censure 
s'ils  échouent,  et  on  les  envie  s'ils  réussissent. 
Blâmons  le  peuple  où  il  serait  ridicule  de  vouloir 
l'excuser  :  son  chagrin  et  sa  jalousie,  regardés 
des  grands  ou  des  puissants  comme  inévitables, 
les  ont  conduits  insensiblement  à  le  compter 
pour  rien,  et  à  négliger  ses  suffrages  dans 
toutes  leurs  entreprises,  à  s'en  faire  même 
une  règle  de  politique. 

Les  petits  se  haïssent  les  uns  les  autres,  lors- 
qu'ils se  nuisent  réciproquement.  Les  grands 
sont  odieux  aux  petits  par  le  mal  qu'ils  leur 
font,  et  par  tout  le  bien  qu'ils  ne  leur  font  pas  : 
ils  leur  sont   responsables    de   leur    obscurité, 


DES    GRANDS  6$ 

de  leur  pauvreté,  et  de  leur  infortune  ;  ou  du 
moins  ils  leur  paraissent  tels. 

C'est  déjà  trop  d'avoir  avec  le  peuple  une 
même  religion  et  un  même  dieu  :  quel  moyen 
encore  de  s'appeler  Pierre,  Jean,  Jacques, 
comme  le  marchand  ou  le  laboureur  ?  évitons 
d'avoir  rien  de  commun  avec  la  multitude  ; 
affectons  au  contraire  toutes  les  distinctions 
qui  nous  en  séparent  ;  qu'elle  s'approprie  les 
douze  apôtres,  leurs  disciples,  les  premiers 
martyrs  (telles  gens,  tels  patrons)  ;  qu'elle  voie 
avec  plaisir  revenir  toutes  les  années  ce  jour 
particulier  que  chacun  célèbre  comme  sa 
fête.  Pour  nous  autres  grands,  ayons  recours 
aux  noms  profanes,  faisons-nous  baptiser  sous 
ceux  d'Annibal,  de  César,  de  Pompée,  c'étaient 
de  grands  hommes  :  sous  celui  de  Lucrèce, 
c'était  une  illustre  romaine  ;  sous  ceux  de 
Renaud,  de  Roger,  d'Olivier  et  de  Tancrède, 
c'étaient  des  paladins,  et  le  roman  n'a  point  de 
héros  plus  merveilleux  :  sous  ceux  d'Hector, 
d'Achille,  d'Hercule,  tous  demi-dieux  ;  sous 
ceux  même  de  Phébus  et  de  Diane  :  et  qui 
nous  empêchera  de  nous  faire  nommer  Jupiter, 
ou  Mercure,  ou  Vénus,  ou  Adonis  ? 

Pendant  que  les  grands  négligent  de  rien 
connaître,  je  ne  dis  pas  seulement  aux  intérêts 
des  princes  et  aux  affaires  publiques,  mais  à 
leurs  propres  affaires,  qu'ils  ignorent  l'économie 
et  la  science  d'un  père  de  famille,  et  qu'ils  se 
louent   eux-mêmes   de   cette  ignorance,   qu'ils 

£ 


66  LA    BRUTËRE 

se  laissent  appauvrir  et  maîtriser  par  des 
intendants,  qu'ils  se  contentent  d'être  gour- 
mets ou  coteaux,  d'aller  chez  Thaïs  ou  chez 
Phryné,  de  parler  de  la  meute  et  de  la  vieille 
meute,  de  dire  combien  il  y  a  de  postes  de 
Paris  à  Besançon  ou  à  Philisbourg  ;  des 
citoyens  s'instruisent  du  dedans  et  du  dehors 
d'un  royaume,  étudient  le  gouvernement,  de- 
viennent fins  et  politiques,  savent  le  fort  et  le 
faible  de  tout  un  état,  songent  à  se  mieux  placer, 
se  placent,  s'élèvent,  deviennent  puissants, 
soulagent  le  prince  d'une  partie  des  soins 
publics.  Les  grands  qui  les  dédaignaient, 
les  révèrent,  heureux  s'ils  deviennent  leurs 
gendres. 

Si  je  compare  ensemble  les  deux  conditions 
des  hommes  les  plus  opposées,  je  veux  dire 
les  grands  avec  le  peuple,  ce  dernier  me 
paraît  content  du  nécessaire,  et  les  autres  sont 
inquiets  et  pauvres  avec  le  superflu.  Un 
homme  du  peuple  ne  saurait  faire  aucun  mal, 
un  grand  ne  veut  faire  aucun  bien  et  est 
capable  de  grands  maux  :  l'un  ne  se  forme  et 
ne  s'exerce  que  dans  les  choses  qui  sont  utiles  ; 
l'autre  y  joint  les  pernicieuses  :  là  se  montrent 
ingénument  la  grossièreté  et  la  franchise  ;  ici 
se  cache  une  sève  maligne  et  corrompue  sous 
l'écorce  de  la  politesse  :  le  peuple  n'a  guère 
d'esprit,  et  les  grands  n'ont  point  d'âme  : 
celui-là  a  un  bon  fond  et  n'a  point  de  dehors, 
ceux-çi  n'ont  que  des  dehors  et  qu'une  simple 


DES    GRANDS  67 

superficie.  Faut-il  opter,  je  ne  balance  pas, 
je  veux  être  peuple. 

Quelque  profonds  que  soient  les  grands  de 
la  cour,  et  quelque  art  qu'ils  aient  pour  paraître 
ce  qu'ils  ne  sont  pas,  et  pour  ne  point  paraître 
ce  qu'ils  sont,  ils  ne  peuvent  cacher  leur 
malignité,  leur  extrême  pente  à  rire  aux 
dépens  d'autrui,  et  à  jeter  du  ridicule  souvent 
où  il  n'y  en  peut  avoir  :  ces  beaux  talents  se 
découvrent  en  eux  du  premier  coup  d'œil, 
admirables  sans  doute  pour  envelopper  une 
dupe,  et  rendre  sot  celui  qui  l'est  déjà  ;  mais 
encore  plus  propres  à  leur  ôter  tout  le  plaisir 
qu'ils  pourraient  tirer  d'un  homme  d'esprit, 
qui  saurait  se  tourner  et  se  plier  en  mille 
manières  agréables  et  réjouissantes,  si  le 
dangereux  caractère  du  courtisan  ne  l'engageait 
pas  à  une  fort  grande  retenue.  Il  lui  oppose 
un  caractère  sérieux  dans  lequel  il  se  retranche  ; 
et  il  fait  si  bien  que  les  railleurs,  avec  des 
intentions  si  mauvaises,  manquent  d'occasions 
de  se  jouer  de  lui. 

Les  aises  de  la  vie,  l'abondance,  le  calme 
d'une  grande  prospérité  font  que  les  princes 
ont  de  la  joie  de  reste  pour  rire  d'un  nain, 
d'un  singe,  d'un  imbécile,  et  d'un  mauvais 
conte.  Les  gens  moins  heureux  ne  rient  qu'à 
propos. 

Un  grand  aime  la  Champagne,  abhorre  la 
Brie,  il  s'enivre  de  meilleur  vin  que  l'homme 
du    peuple,    seule    différence    que    la    crapule 


68  LA    BRUl'ERE 

laisse  entre  les  conditions  les  plus  dispro- 
portionnées, entre  le  seigneur  et  l'estafier. 

Il  semble  d'abord  qu'il  entre  dans  les 
plaisirs  des  princes  un  peu  de  celui  d'incom- 
moder les  autres  ;  mais  non,  les  princes 
ressemblent  aux  hommes,  ils  songent  à  eux- 
mêmes,  suivent  leur  goût,  leurs  passions,  leur 
commodité  ;   cela  est  naturel. 

Il  semble  que  la  première  règle  des  com- 
pagnies des  gens  en  place,  ou  des  puissants, 
est  de  donner  à  ceux  qui  dépendent  d'eux 
pour  le  besoin  de  leurs  affaires,  toutes  les 
traverses  qu'ils  en  peuvent  craindre. 

Si  un  grand  a  quelque  degré  de  bonheur 
sur  les  autres  hommes,  je  ne  devine  pas  lequel, 
si  ce  n'est  peut-être  de  se  trouver  souvent  dans 
le  pouvoir  et  dans  l'occasion  de  faire  plaisir  ; 
et  si  elle  naît,  cette  conjoncture,  il  semble  qu'il 
doive  s'en  servir  ;  si  c'est  en  faveur  d'un 
homme  de  bien,  il  doit  appréhender  qu'elle 
ne  lui  échappe,  mais  comme  c'est  en  une 
chose  juste,  il  doit  prévenir  la  sollicitation,  et 
n'être  vu  que  pour  être  remercié  ;  et  si  elle 
est  facile,  il  ne  doit  pas  même  la  lui  faire  valoir  : 
s'il  la  lui  refuse,  je  les  plains  tous  deux. 

Il  y  a  des  hommes  nés  inaccessibles,  et  ce 
sont  précisément  ceux  de  qui  les  autres  ont 
besoin,  de  qui  ils  dépendent  :  ils  ne  sont 
jamais  que  sur  un  pied  ;  mobiles  comme  le 
mercure,  ils  pirouettent,  ils  gesticulent,  ils 
crient,  ils  s'agitent  ;    semblables  à  ces  figures 


DES    GRANDS  69 

de  carton  qui  servent  de  montre  à  une  fête 
publique,  ils  jettent  feu  et  flamme,  tonnent 
et  foudroient  ;  on  n'en  approche  pas,  jusqu'à 
ce  que  venant  à  s'éteindre  ils  tombent,  et  par 
leur  chute  deviennent  traitables,  mais  inutiles. 

Le'  suisse,  le  valet  de  chambre,  l'homme  de 
livrée,  s'ils  n'ont  plus  d'esprit  que  ne  porte 
leur  condition,  ne  jugent  plus  d'eux-mêmes 
par  leur  première  bassesse,  mais  par  l'élévation 
et  la  fortune  des  gens  qu'ils  servent,  et  mettent 
tous  ceux  qui  entrent  par  leur  porte,  et  montent 
leur  escalier,  indifféremment  au-dessous  d'eux 
et  de  leurs  maîtres  :  tant  il  est  vrai  qu'on  est 
destiné  à  souffrir  des  grands  et  de  ce  qui  leur 
appartient. 

Un  homme  en  place  doit  aimer  son  prince, 
sa  femme,  ses  enfants,  et  après  eux  les  gens 
d'esprit  :  il  les  doit  adopter,  il  doit  s'en  fournir 
et  n'en  jamais  manquer.  Il  ne  saurait  payer, 
je  ne  dis  pas  de  trop  de  pensions  et  de  bien- 
faits, mais  de  trop  de  familiarité  et  de  caresses, 
les  secours  et  les  services  qu'il  en  tire,  même 
sans  le  savoir  :  quels  petits  bruits  ne  dissipent- 
ils  pas  ?  Quelles  histoires  ne  réduisent-ils  pas 
à  la  fable  et  à  la  fiction  ?  Ne  savent-ils  pas 
justifier  les  mauvais  succès  par  les  bonnes 
intentions,  prouver  la  bonté  d'un  dessein  et 
la  justesse  des  mesures  par  le  bonheur  des 
événements,  s'élever  contre  la  malignité  et 
l'envie  pour  accorder  à  de  bonnes  entreprises 
de     meilleurs     motifs,     donner     des    explica- 


70  LA    BRUTËRE 

tions  favorables  à  des  apparences  qui  étaient 
mauvaises,  détourner  les  petits  défauts,  ne 
montrer  que  les  vertus,  et  les  mettre  dans  leur 
jour  ;  semer  en  mille  occasions  des  faits  et  des 
détails  qui  soient  avantageux,  et  tourner  le 
ris  et  la  moquerie  contre  ceux  qui  oseraient  en 
douter,  ou  avancer  des  faits  contraires  ?  Je 
sais  que  les  grands  ont  pour  maxime  de  laisser 
parler  et  de  continuer  d'agir  :  mais  je  sais  aussi 
qu'il  leur  arrive  en  plusieurs  rencontres,  que 
laisser  dire  les  empêche  de  faire. 

Sentir  le  mérite,  et  quand  il  est  une  fois 
connu,  le  bien  traiter  :  deux  grandes  dé- 
marches à  faire  tout  de  suite,  et  dont  la  plupart 
des  grands  sont  fort  incapables. 

Tu  es  grand,  tu  es  puissant,  ce  n'est  pas 
assez  :  fais  que  je  t'estime,  afin  que  je  sois 
triste  d'être  déchu  de  tes  bonnes  grâces,  ou 
de  n'avoir  pu  les  acquérir. 

XoMS  dites  d'un  grand  ou  d'un  homme  en 
place,  qu'il  est  prévenant,  officieux,  qu'il  aime 
à  faire  plaisir  ;  et  vous  le  confirmez  par  un 
long  détail  de  ce  qu'il  a  fait  en  une  affaire  où 
il  a  su  que  vous  preniez  intérêt.  Je  vous 
entends,  on  va  pour  vous  au-devant  de  la 
sollicitation,  vous  avez  du  crédit,  vous  êtes 
connu  du  ministre,  vous  êtes  bien  avec  les 
puissances  :  desiriez-vous  que  je  susse  autre 
chose  } 

Quelqu'un  vous  dit  :  Je  me  flains  d'un  tel, 
il  est  fier  depuis  son  élévation,  il  me  dédaigne,  il 


DES    GRANDS  71 

ne  me  connaît  plus.  Je  n'ai  pas,  pour  moi,  lui 
répondez-vous,  sujet  de  -m'en  plaindre  ;  au 
contraire,  je  m'en  loue  fort,  et  il  me  semble  même 
qu'il  est  assez  civil.  Je  crois  encore  vous 
entendre,  vous  voulez  qu'on  sache  qu'un 
homme  en  place  a  de  l'attention  pour  vous, 
et  qu'il  vous  démêle  dans  l'antichambre 
entre  mille  honnêtes  gens  de  qui  il  détourne 
ses  yeux,  de  peur  de  tomber  dans  l'incon- 
vénient de  leur  rendre  leur  salut  ou  de  leur 
sourire. 

Se  louer  de  quelqu'un,  se  louer  d'un 
grand,  phrase  délicate  dans  son  origine,  et  qui 
signifie  sans  doute  se  louer  soi-même,  en 
disant  d'un  grand  tout  le  bien  qu'il  nous  a 
fait,  ou  qu'il  n'a  pas  songé  à  nous  faire. 

On  loue  les  grands  pour  marquer  qu'on  les 
voit  de  près,  rarement  par  estime  ou  par 
gratitude  :  on  ne  connaît  pas  souvent  ceux 
que  l'on  loue.  La  vanité  ou  la  légèreté  l'em- 
portent quelquefois  sur  le  ressentiment  :  on 
est  mal  content  d'eux,  et  on  les  loue. 

S'il  est  périlleux  de  tremper  dans  une  affaire 
suspecte,  il  l'est  encore  davantage  de  s'y 
trouver  complice  d'un  grand  ;  il  s'en  tire,  et 
vous  laisse  payer  doublement,  pour  lui  et 
pour  vous. 

Le  prince  n'a  point  assez  de  toute  sa  fortune 
pour  payer  une  basse  complaisance,  si  l'on  en 
juge  par  tout  ce  que  celui  qu'il  veut  récom- 
penser y  a  mis  du  sien  ;    et  il  n'a  pas  trop  de 


72  LA   BRUYERE 

toute  sa  puissance  pour  le  punir,  s'il  mesure 
sa  vengeance  au  tort  qu'il  en  a  reçu. 

La  noblesse  expose  sa  vie  pour  le  salut  de 
l'état  et  pour  la  gloire  du  souverain  ;  le 
magistrat  décharge  le  prince  d'une  partie  du 
soin  de  juger  les  peuples  :  voilà  de  part  et 
d'autre  des  fonctions  bien  sublimes  et  d'une 
merveilleuse  utilité,  les  hommes  ne  sont  guère 
capables  de  plus  grandes  choses  ;  et  je  ne 
sais  d'où  la  robe  et  l'épée  ont  puisé  de  quoi  se 
mépriser  réciproquement. 

S'il  est  vrai  qu'un  grand  donne  plus  à  la 
fortune  lorsqu'il  hasarde  une  vie  destinée  à 
couler  dans  les  ris,  le  plaisir  et  l'abondance, 
qu'un  particulier  qui  ne  risque  que  des  jours 
qui  sont  misérables,  il  faut  avouer  aussi  qu'il  a 
un  tout  autre  dédommagement,  qui  est  la 
gloire  et  la  haute  réputation.  Le  soldat  ne 
sent  pas  qu'il  soit  connu  ;  il  meurt  obscur  et 
dans  la  foule,  il  vivait  de  même  à  la  vérité, 
mais  il  vivait  ;  et  c'est  l'une  des  sources  du 
défaut  de  courage  dans  les  conditions  basses 
et  serviles.  Ceux  au  contraire  que  la  naissance 
démêle  d'avec  le  peuple,  et  expose  aux  yeux 
des  hommes,  à  leur  censure,  et  à  leurs  éloges, 
sont  même  capables  de  sortir  par  effort  de 
leur  tempérament,  s'il  ne  les  portait  pas  à  la 
vertu  ;  et  cette  disposition  de  cœur  et  d'esprit 
qui  passe  des  aïeux  par  les  pères  dans  leurs 
descendants,  est  cette  bravoure  si  familière  aux 
personnes  nobles,  et  peut-être  la  noblesse  même. 


DES    GRANDS  73 

Jettez-moi  dans  les  troupes  comme  un  simple 
soldat,  je  suis  Thersite  :  mettez-moi  à  la  tète 
d'une  armée  dont  j'aie  à  répondre  à  toute 
l'Europe,  je  suis  Achille. 

Les  princes,  sans  autre  science  ni  autre 
règle,  ont  un  goût  de  comparaison  :  ils  sont 
nés  et  élevés  au  milieu  et  comme  dans  le 
centre  des  meilleures  choses,  à  quoi  ils  rappor- 
tent ce  qu'ils  lisent,  ce  qu'ils  voient  et  ce 
qu'ils  entendent.  Tout  ce  qui  s'éloigne  trop 
de  LuUi,  de  Racine,  et  de  Lebrun,  est  con- 
damné. 

Ne  parler  aux  jeunes  princes  que  du  soin 
de  leur  rang,  est  un  excès  de  précaution, 
lorsque  toute  une  cour  met  son  devoir  et  une 
partie  de  sa  politesse  à  les  respecter,  et  qu'ils 
sont  bien  moins  sujets  à  ignorer  aucun  des 
égards  dus  à  leur  naissance,  qu'à  confondre 
les  personnes  et  les  traiter  indifféremment  et 
sans  distinction  des  conditions  et  des  titres. 
Ils  ont  une  fierté  naturelle  qu'ils  retrouvent 
dans  les  occasions  :  il  ne  leur  faut  de 
leçons  que  pour  la  régler,  que  pour  leur  in- 
spirer la  bonté,  l'honnêteté  et  l'esprit  de 
discernement. 

C'est  une  pure  hypocrisie  à  un  homme 
d'une  certaine  élévation,  de  ne  pas  prendre 
d'abord  le  rang  qui  lui  est  dû,  et  que  tout 
le  monde  lui  cède.  Il  ne  lui  coûte  rien  d'être 
modeste,  de  se  mêler  dans  la  multitude  qui 
va    s'ouvrir   pour   lui,    de   prendre    dans    une 


74  LA   BRUT  ÈRE 

assemblée  une  dernière  place,  afin  que  tous  l'y 
voient  et  s'empressent  de  l'en  ôter.  La 
modestie  est  d'une  pratique  plus  amère  aux 
hommes  d'une  condition  ordinaire  :  s'ils  se 
jettent  dans  la  foule,  on  les  écrase  :  s'ils 
choississent  un  poste  incommode,  il  leur 
demeure. 

Aristarque  '  se  transporte  dans  la  place  avec 
un  héraut  et  un  trompette  ;  celui-ci  com- 
mence, toute  la  multitude  accourt  et  se 
rassemble.  Écoutez,  peuple,  dit  le  héraut, 
soyez  attentifs,  silence  :  Aristarque,  que  vous 
voyez  -présent,  doit  faire  demain  une  bonne 
action.  Je  dirai  plus  simplement  et  sans 
figure  :  Quelqu'un  fait  bien  ;  veut-il  faire 
mieux  ?  Que  je  ne  sache  pas  qu'il  fait  bien, 
ou  que  je  ne  le  soupçonne  pas  du  moins  de 
me  l'avoir  appris. 

Les  meilleures  actions  s'altèrent  et  s'affaiblis- 
sent par  la  manière  dont  on  les  fait,  et  laissent 
même  douter  des  intentions.  Celui  qui 
protège  ou  qui  loue  la  vertu  pour  la  vertu,  qui 
corrige  ou  qui  blâme  le  vice  à  cause  du  vice, 
agit  simplement,  naturellement,  sans  aucun 
tour,    sans    nulle    singularité,    sans    faste,    sans 

1  De  Harlay,  premier  prcsident.  On  lui  vint 
apporter  à  Beaumont,  pendant  les  vacations,  vingt- 
cinq  mille  livres  que  le  président  de  la  Barois  lui 
avait  léguées,  il  se  transporta  à  Fontainebleau,  où 
la  cour  était  alors,  et  pardevant  un  notaire  royal,  il 
déclara  cette  somme  au  profit  des  pauvres. 


DES    GRANDS  75 

affectation  :  il  n'use  point  de  réponses  graves 
et  sentencieuses,  encore  moins  de  traits  piquants 
et  satyriques  ;  ce  n'est  jamais  une  scène  qu'il 
joue  pour  le  public,  c'est  un  bon  exemple  qu'il 
donne  et  un  devoir  dont  il  s'acquitte  ;  il  ne 
fournit  rien  aux  visites  des  femmes,  ni  au 
cabinet,  ni  aux  nouvellistes  ;  il  ne  donne 
point  à  un  homme  agréable  la  matière  d'un 
joli  conte.  Le  bien  qu'il  vient  de  faire  est 
un  peu  moins  su,  à  la  vérité  ;  mais  il  a  fait  ce 
bien,  que  voudrait-il  davantage  ? 

Les  grands  ne  doivent  point  aimer  les 
premiers  temps  ;  ils  ne  leur  sont  point  favor- 
ables :  il  est  triste  pour  eux  d'y  voir  que  nous 
sortions  tous  du  frère  et  de  la  sœur.  Les 
hommes  composent  ensemble  une  même 
famille  :  il  n'y  a  que  le  plus  ou  le  moins  dans 
le  degré  de  parenté. 

Théognis  est  recherché  dans  son  ajustement, 
et  il  sort  paré  comme  une  femme  :  il  n'est 
pas  hors  de  sa  maison,  qu'il  a  déjà  ajusté  ses 
yeux  et  son  visage,  afin  que  ce  soit  une  chose 
faite  quand  il  sera  dans  le  public,  qu'il  y 
pamisse  tout  concerté,  que  ceux  qui  passent 
le  trouvent  déjà  gracieux  et  leur  souriant, 
et  que  nul  ne  lui  échappe.  Marche-t-il  dans 
les  salles,  il  se  tourne  à  droite  où  il  y  a  un 
grand  monde,  et  à  gauche  où  il  n'y  a  personne  ; 
il  salue  ceux  qui  y  sont  et  ceux  qui  n'y  sont  pas. 
Il  embrasse  un  homme  qu'il  trouve  sous  sa 
main,  il  lui  presse  la  tête  contre  sa  poitrine,  il 


lG  LA    BRUYÈRE 

demande  ensuite  qui  est  celui  qu'il  a  embrassé. 
Quelqu'un  a  besoin  de  lui  dans  une  affaire  qui 
est  facile,  il  va  le  trouver,  lui  fait  sa  prière  : 
Théognis  l'écoute  favorablement,  il  est  ravi 
de  lui  être  bon  à  quelque  chose,  il  le  conjure 
de  faire  naître  des  occasions  de  lui  rendre 
service  ;  et  comme  celui-ci  insiste  sur  son 
affaire,  il  lui  dit  qu'il  ne  la  fera  point  ;  il  le 
prie  de  se  mettre  en  sa  place,  il  l'en  fait  juge  ; 
le  client  sort,  reconduit,  caressé,  confus, 
presque  content  d'être  refusé. 

C'est  avoir  une  très  mauvaise  opinion  des 
hommes,  et  néanmoins  les  bien  connaître,  que 
de  croire  dans  un  grand  poste  leur  imposer 
par  des  caresses  étudiées,  par  de  longs  et 
stériles  embrassements. 

Pamphile  ne  s'entretient  pas  avec  les  gens 
qu'il  rencontre  dans  les  salles  ou  dans  les  cours  : 
si  l'on  en  croit  sa  gravité  et  l'élévation  de  sa 
voix,  il  les  reçoit,  leur  donne  audience,  les 
congédie.  Il  a  des  termes  tout  à  la  fois  civils 
et  hautains,  une  honnêteté  impérieuse  et  qu'il 
emploie  sans  discernement  :  il  a  une  fausse 
grandeur  qui  l'abaisse,  et  qui  embarrasse  fort 
ceux  qui  sont  ses  amis,  et  qui  ne  veulent  pas 
le  mépriser. 

Un  Pamphile  est  plein  de  lui-même,  ne  se 
perd  pas  de  vue,  ne  sort  point  de  l'idée  de  sa 
grandeur,  de  ses  alliances,  de  sa  charge,  de  sa 
dignité  :  il  ramasse,  pour  ainsi  dire,  toutes 
ses  pièces,  s'en  enveloppe  pour  se  faire  valoir  : 


DES    GRJNDS  77 

il  dit  :  Alon  ordre,  mon  cordon  bleu  ;  il  l'étalé 
ou  il  le  cache  par  ostentation  :  un  Pamphile 
en  un  mot,  veut  être  grand  ;  il  croit  l'être,  il 
ne  l'est  pas,  il  est  d'après  un  grand.  Si 
quelquefois  il  sourit  à  un  homme  du  dernier 
ordre,  à  un  homme  d'esprit,  il  choisit  son 
temps  si  juste  qu'il  n'est  jamais  pris  sur  le 
fait  ;  aussi  la  rougeur  lui  monterait-elle  au 
visage,  s'il  était  malheureusement  surpris  dans 
la  moindre  familiarité  avec  quelqu'un  qui 
n'est  ni  opulent,  ni  puissant,  ni  ami  d'un 
ministre,  ni  son  allié,  ni  son  domestique  ;  il 
est  sévère  et  inexorable  à  qui  n'a  point  encore 
fait  sa  fortune  :  il  vous  aperçoit  un  jour  dans 
une  galerie,  et  il  vous  fuit  ;  et  le  lendemain 
s'il  vous  trouve  en  un  endroit  moins  public, 
ou  s'il  est  public,  en  la  compagnie  d'un  grand, 
il  prend  courage,  il  vient  à  vous,  et  il  vous 
dit  :  Vous  ne  faisiez  pas  hier  semblant  de  nous 
voir.  Tantôt  il  vous  quitte  brusquement  pour 
joindre  un  seigneur  ou  un  premier  commis  ; 
tantôt  s'il  les  trouve  avec  vous  en  conversa- 
tion, il  vous  coupe  et  vous  les  enlève.  Vous 
l'abordez  une  autre  fois,  et  il  ne  s'arrête  pas, 
il  se  fait  suivre,  vous  parle  si  haut,  que  c'est 
une  scène  pour  ceux  qui  passent  :  aussi  les 
Pamphiles  sont-ils  toujours  comme  sur  un 
théâtre,  gens  nourris  dans  le  faux,  qui  ne 
haïssent  rien  tant  que  d'être  naturels  ;  vrais 
personnages  de  comédie,  des  Floridors,  des 
Mondoris. 


78  LA    BRUYÈRE 

On  ne  tarit  point  sur  les  Pamphiles  ;  ils 
sont  bas  et  timides  devant  les  princes  et  les 
ministres,  pleins  de  hauteur  et  de  confiance 
avec  ceux  qui  n'ont  que  de  la  vertu  ;  muets 
et  embarrassés  avec  les  savants,  vifs,  hardis  et 
décisifs  avec  ceux  qui  ne  savent  rien.  Ils 
parlent  de  guerre  à  un  homme  de  robe,  et  de 
politique  à  un  financier  :  ils  savent  l'histoire 
avec  les  femmes,  ils  sont  poètes  avec  un 
docteur,  et  géomètres  avec  un  poète.  De 
maximes,  il  ne  s'en  chargent  pas,  de  principes 
encore  moins  ;  ils  vivent  à  l'aventure,  poussés 
et  entraînés  pas  le  vent  de  la  faveur,  et  par 
l'attrait  des  richesses.  Ils  n'ont  point  d'opinion 
qui  soit  à  eux,  qui  leur  soit  propre,  ils  en 
empruntent  à  mesure  qu'ils  en  ont  besoin  ; 
et  celui  à  qui  ils  ont  recours,  n'est  guère  un 
homme  sage,  ou  habile,  ou  vertueux  :  c'est  un 
homme  à  la  mode. 

Nous  avons  pour  les  grands  et  pour  les 
gens  en  place  une  jalousie  stérile,  ou  une 
haine  impuissante,  qui  ne  nous  venge  point 
de  leur  splendeur  et  de  leur  élévation,  et  qui 
ne  fait  qu'ajouter  à  notre  propre  misère  le 
poids  insupportable  du  bonheur  d'autrui  : 
que  faire  contre  une  maladie  de  l'âme  si 
invétérée  et  si  contagieuse  ?  Contentons-nous 
de  peu,  et  de  moins  encore,  s'il  est  possible  : 
sachons  perdre  dans  l'occasion,  la  recette  est 
infaillible,  et  je  consens  à  l'éprouver  :  j'évite 
par  là  d'apprivoiser  un  suisse  ou  de  fléchir  un 


DES    GRANDS  79 

commis,  d'être  repoussé  à  une  porte  par  la 
foule  innombrable  de  clients  ou  de  courtisans 
dont  la  maison  d'un  ministre  se  dégorge 
plusieurs  fois  le  jour,  de  languir  dans  sa  salle 
d'audience,  de  lui  demander  en  tremblant  et 
en  balbutiant  une  chose  juste,  d'essuyer  sa 
gravité,  son  ris  amer,  et  son  laconisme.  Alors 
je  ne  le  hais  plus,  je  ne  lui  porte  plus  d'envie  ; 
il  ne  me  fait  aucune  prière,  je  ne  lui  en  fais 
pas  ;  nous  sommes  égaux,  si  ce  n'est  peut-être 
qu'il  n'est  pas  tranquille,  et  que  je  le  suis. 

Si  les  grands  ont  des  occasions  de  nous 
faire  du  bien,  ils  en  ont  rarement  la  volonté  ; 
et  s'ils  désirent  de  nous  faire  du  mal,  ils  n'en 
trouvent  pas  toujours  les  occasions.  Ainsi 
l'on  peut  être  trompé  dans  l'espèce  de  culte 
qu'on  leur  rend,  s'il  n'est  fondé  que  sur  l'espé- 
rance ou  sur  la  crainte,  et  une  longue  vie  se 
termine  quelquefois,  sans  qu'il  arrive  de 
dépendre  d'eux  pour  le  moindre  intérêt,  ou 
qu'on  leur  doive  sa  bonne  ou  sa  mauvaise 
fortune.  Nous  devons  les  honorer  parce 
qu'ils  sont  grands,  et  que  nous  sommes  petits  ; 
et  qu'il  y  en  a  d'autres  plus  petits  que  nous, 
qui  nous  honorent. 

A  la  cour,  à  la  ville,  mêmes  passions,  mêmes 
faiblesses,  mêmes  petitesses,  mêmes  travers 
d'esprit,  mêmes  brouilleries  dans  les  familles 
et  entre  les  proches,  mêmes  envies,  mêmes 
antipathies  :  partout  des  brus  et  des  belles- 
mères,  des  maris  et  des  femmes,  des  divorces, 


8o  LA    BRUTE  RE 

des  ruptures  et  de  mauvais  raccommode- 
ments :  partout  des  humeurs,  des  colères, 
des  partialités,  des  rapports,  et  ce  qu'on 
appelle  de  mauvais  discours  ;  avec  de  bons 
yeux  on  voit  sans  peine  la  petite  ville,  la  rue 
Saint-Denis  comme  transportées  à  Versailles  ou 
à  Fontainebleau.  Ici  l'on  croit  se  haïr  avec 
plus  de  fierté  et  de  hauteur,  et  peut-être  avec 
plus  de  dignité  :  on  se  nuit  réciproquement 
avec  plus  d'habileté  et  de  finesse,  les  colères 
sont  plus  éloquentes,  et  l'on  se  dit  des  injures 
plus  poliment  et  en  meilleurs  termes,  l'on  n'y 
blesse  point  la  pureté  de  la  langue,  l'on  n'y 
offense  que  les  hommes  ou  que  leur  réputa- 
tion ;  tous  les  dehors  du  vice  y  sont  spécieux, 
mais  le  fond,  encore  une  fois,  y  est  le  même 
que  dans  les  conditions  les  plus  ravalées  ; 
tout  le  bas,  tout  le  faible  et  tout  l'indigne  s'y 
trouvent.  Ces  hommes  si  grands,  ou  par  leur 
naissance,  ou  par  leur  faveur,  ou  par  leurs 
dignités,  ces  têtes  si  fortes  et  si  habiles,  ces 
femmes  si  polies  et  si  spirituelles,  tous  mé- 
prisent le  peuple,  et  ils  sont  peuple. 

Qui  dit  le  peuple  dit  plus  d'une  chose  ; 
c'est  une  vaste  expression,  et  l'on  s'étonnerait 
de  voir  ce  qu'elle  embrasse,  et  jusques  où 
elle  s'étend.  Il  y  a  le  peuple  qui  est  opposé 
aux  grands,  c'est  la  populace  et  la  multitude  ; 
il  y  a  le  peuple  qui  est  opposé  aux  sages,  aux 
habiles  et  aux  vertueux,  ce  sont  les  grands 
comme  les  petits. 


DES    GRANDS  8i 

Les  grands  se  gouvernent  par  sentiment, 
âmes  oisives  sur  lesquelles  tout  fait  d'abord 
une  vive  impression.  Une  chose  arrive,  ils 
en  parlent  trop,  bientôt  ils  en  parlent  peu, 
ensuite  ils  n'en  parlent  plus,  et  ils  n'en  parleront 
plus  :  action,  conduite,  ouvrage,  événement, 
tout  est  oublié  :  ne  leur  demandez  ni  cor- 
rection, ni  prévoyance,  ni  réflexion,  ni  re- 
connaissance, ni  récompense. 

L'on  se  porte  aux  extrémités  opposées  à 
l'égard  de  certains  personnages.  La  satire 
après  leur  mort  court  parmi  le  peuple,  pendant 
que  les  voûtes  des  temples  retentissent  de 
leurs  éloges.  Ils  ne  méritent  quelquefois  ni 
libelles  ni  discours  funèbres  :  quelquefois  aussi 
ils  sont  dignes  de  tous  les  deux. 

L'on  doit  se  taire  sur  les  puissants  :  il  y  a 
presque  toujours  de  la  flatterie  à  en  dire  du 
bien  ;  il  y  a  du  péril  à  en  dire  du  mal  pendant 
qu'ils  vivent,  de  la  lâcheté  quand  ils  sont  morts. 


IV  ^ 

DU  SOUVERAIN  OU  DE  LA 
RÉPUBLIQUE 

Quand  l'on  parcourt  sans  la  prévention  de  son 
pays  toutes  les  formes  de  gouvernement,  l'on 
ne  sait  à  laquelle  se  tenir  ;  il  y  a  dans  toutes 
le  moins  bon  et  le  moins  mauvais.  Ce  qu'il 
y  a  de  plus  raisonnable  et  de  plus  sûr,  c'est 
d'estimer  celle  où  l'on  est  né  la  meilleure  de 
toutes,  et  de  s'y  soumettre. 

Il  ne  faut  ni  art  ni  science  pour  exercer  la 
tyrannie  ;  et  la  politique  qui  ne  consiste  qu'à 
répandre  le  sang  est  fort  bornée  et  de  nul 
raffinement  :  elle  inspire  de  tuer  ceux  dont  la 
vie  est  un  obstacle  à  notre  ambition  ;  un 
homme  né  cruel  fait  cela  sans  peine.  C'est 
la  manière  la  plus  horrible  et  la  plus  grossière 
de  se  maintenir,  ou  de  s'agrandir. 

C'est  une  politique  sûre  et  ancienne  dans 
les  républiques,  que  d'y  laisser  le  peuple 
s'endormir  dans  les  fêtes,  dans  les  spectacles, 
dans  le  luxe,  dans  le  faste,  dans  les  plaisirs,  dans 
la  vanité  et  la  mollesse  ;  le  laisser  se  remplir 
du    vide,    et    savourer    la    bagatelle  :     quelles 

1  Chapitre  X. 
Si 


DE   LA   REPUBLIQUE  83 

grandes  démarches  ne  fait-on  pas  au  de- 
spotique par  cette  indulgence  ! 

Il  n'y  a  point  de  patrie  dans  le  despotique  ; 
d'autres  choses  y  suppléent,  l'intérêt,  la  gloire, 
le  service  du  prince. 

Quand  on  veut  changer  et  innover  dans 
une  république,  c'est  moins  les  choses  que  le 
temps  que  l'on  considère.  Il  y  a  des  con- 
jonctures où  l'on  sent  bien  qu'on  ne  saurait 
trop  attenter  contre  le  peuple  ;  et  il  y  en  a 
d'autres  où  il  est  clair  qu'on  ne  peut  trop 
le  ménager.  Vous  pouvez  aujourd'hui  ôter  à 
cette  ville  ses  franchises,  ses  droits,  ses  privi- 
lèges ;  mais  demain  ne  songez  pas  même  à 
réformer  ses  enseignes. 

Quand  le  peuple  est  en  mouvement,  on  ne 
comprend  pas  par  où  le  calme  peut  y  rentrer  ; 
et  quand  il  est  paisible,  on  ne  voit  pas  par  où 
le  calme  peut  en  sortir. 

Il  y  a  de  certains  maux  dans  la  république 
qui  y  sont  soufferts,  parce  qu'ils  préviennent 
ou  empêchent  de  plus  grands  maux.  Il  y  a 
d'autres  maux  qui  sont  tels  seulement  par 
leur  établissement,  et  qui,  étant  dans  leur 
origine  un  abus  ou  un  mauvais  usage,  sont 
moins  pernicieux  dans  leurs  suites  et  dans  la 
pratique,  qu'une  loi  plus  juste  ou  une  coutume 
plus  raisonnable.  L'on  voit  une  espèce  de 
maux  que  l'on  peut  corriger  par  le  changement 
ou  la  nouveauté,  qui  est  un  mal,  et  fort 
dangereux.     Il    y    en    a    d'autres    cachés    et 


84  LA    BRUTËRE 

enfoncés  comme  des  ordures  dans  un  cloaque, 
je  veux  dire  ensevelis  sous  la  honte,  sous  le 
secret  et  dans  l'obscurité  ;  on  ne  peut  les 
fouiller  ou  les  remuer,  qu'ils  n'exhalent  le 
poison  et  l'infamie  ;  les  plus  sages  doutent 
quelquefois  s'il  est  mieux  de  connaître  ces 
maux,  que  de  les  ignorer.  L'on  tolère  quel- 
quefois dans  un  état  un  assez  grand  mal,  mais 
qui  détourne  un  million  de  petits  maux  ou 
d'inconvénients,  qui  tous  seraient  inévitables 
et  irrémédiables.  Il  se  trouve  des  maux  dont 
chaque  particulier  gémit,  et  qui  deviennent 
néanmoins  un  bien  public,  quoique  le  public 
ne  soit  autre  chose  que  tous  les  particuliers. 
Il  y  a  des  maux  personnels,  qui  concourent  au 
bien  et  à  l'avantage  de  chaque  famille.  Il  y 
en  a  qui  affligent,  ruinent  ou  déshonorent  les 
familles,  mais  qui  tendent  au  bien  et  à  la 
conservation  de  la  machine  de  l'état  et  du 
gouvernement.  D'autres  maux  renversent  des 
états,  et  sur  leurs  ruines  en  élèvent  de  nou- 
veaux. On  en  a  vu  enfin  qui  ont  sapé  par 
les  fondements  de  grands  empires,  et  qui  les 
ont  fait  évanouir  de  dessus  la  terre,  pour  varier 
et  renouveler  la  face  de  l'univers. 

Qu'importe  à  l'état  qu'Ergaste  soit  riche, 
qu'il  ait  des  chiens  qui  arrêtent  bien,  qu'il 
crée  les  modes  sur  les  équipages  et  sur  les 
habits,  qu'il  abonde  en  superfluités  ?  Où  il 
s'agit  de  l'intérêt  et  des  commodités  de  tout 
le    public,    le    particulier    est-il    compté  .'     La 


DE   LA    REPUBLIQUE  85 

consolation  des  peuples  dans  les  choses  qui  lui 
pèsent  un  peu,  est  de  savoir  qu'ils  soulagent 
le  prince,  ou  qu'ils  n'enrichissent  que  lui  : 
ils  ne  se  croient  point  redevables  à  Ergaste  de 
l'embellissement  de  sa  fortune. 

La  guerre  a  pour  elle  l'antiquité,  elle  a  été 
dans  tous  les  siècles  :  on  l'a  toujours  vue  remplir 
le  monde  de  veuves  et  d'orphelins,  épuiser  les 
familles  d'héritiers  et  faire  périr  les  frères  à 
une  même  bataille.  Jeune  Soyecour  ^  je 
regrette  ta  vertu,  ta  pudeur,  ton  esprit  déjà 
mûr,  pénétrant,  élevé,  sociable  :  je  plains  cette 
mort  prématurée  qui  te  joint  à  ton  intrépide 
frère,  et  t'enlève  à  une  cour  où  tu  n'as  fait 
que  te  montrer  :  malheur  déplorable,  mais 
ordinaire  !  De  tout  temps  les  hommes,  pour 
quelque  morceau  de  terre  de  plus  ou  de  moins, 
sont  convenus  entre  eux  de  se  dépouiller,  se 
brûler,  se  tuer,  s'égorger  les  uns  les  autres  ;  et 
pour  le  faire  plus  ingénieusement  et  avec  plus 
de  sûreté,  ils  ont  inventé  de  belles  règles  qu'on 
appelle  l'art  militaire  ;  ils  ont  attaché  à  la 
pratique  de  ces  règles  la  gloire,  ou  la  plus 
solide  réputation  ;  et  ils  ont  depuis  enchéri  de 
siècle  en  siècle  sur  la  manière  de  se  détruire 
réciproquement.     De   l'injustice   des   premiers 

^  Soyecour,  beau-frère  de  M.  Je  Boisfranc,  maître 
des  requêtes,  avait  eu  un  frère  tué  à  la  bataille  de 
Fleurus,  sous  les  ordres  du  maréchal  de  Luxembourg, 
et  lui-même  mourut  trois  jours  après  des  blessures 
qu'il  avait  reçues  dans  cette  journée. 


86  LA    BRUYERE 

hommes  comme  de  son  unique  source  est 
venue  la  guerre,  ainsi  que  la  nécessité  où  ils 
se  sont  trouvés  de  se  donner  des  maîtres  qui 
fixassent  leurs  droits  et  leurs  prétentions  :  si 
content  du  sien  on  eût  pu  s'abstenir  du  bien 
de  ses  voisins,  on  avait  pour  toujours  la  paix 
et  la  liberté. 

Le  peuple  paisible  dans  ses  foyers,  au 
milieu  des  siens,  et  dans  le  sein  d'une  grande 
ville  où  il  n'a  rien  à  craindre  ni  pour  ses  biens 
ni  pour  sa  vie,  respire  le  feu  et  le  sang,  s'occupe 
de  guerres,  de  ruines,  d'embrasements  et  de 
massacres  ;  soufïre  impatiemment  que  des 
armées  qui  tiennent  la  campagne,  ne  viennent 
point  à  se  rencontrer,  ou  si  elles  sont  une  fois 
en  présence,  qu'elles  ne  combattent  point,  ou 
si  elles  se  mêlent,  que  le  combat  ne  soit  pas 
sanglant,  et  qu'il  y  ait  moins  de  dix  mille 
hommes  sur  la  place.  Il  va  même  souvent 
jusqu'à  oublier  ses  intérêts  les  plus  chers,  le 
repos  et  la  sûreté,  par  l'amour  qu'il  a  pour  le 
changement,  et  par  le  goût  de  la  nouveauté  ou 
des  choses  extraordinaires.  Quelques-uns  con- 
sentiraient à  voir  une  autre  fois  les  ennemis  aux 
portes  de  Dijon  ou  de  Corbie,  à  voir  tendre 
des  chaînes  et  faire  des  barricades,  pour  le 
seul  plaisir  d'en  dire  ou  d'en  apprendre  la 
nouvelle. 

Démophile  à  ma  droite  se  lamente  et  s'écrie  : 
Tout  est  perdu,  c'est  fait  de  l'état,  il  est  du 
moins  sur  le  penchant  de  sa  ruine.     Comment 


DE   LA    RÉPUBLIQUE  87 

résister  à  une  si  forte  et  si  générale  conjura- 
tion ?  Quel  moyen,  je  ne  dis  pas  d'être 
supérieur,  mais  de  suffire  seul  à  tant  et  de  si 
puissants  ennemis  ?  Cela  est  sans  exemple  dans 
la  monarchie.  Un  héros,  un  Achille  y  succom- 
berait. On  a  fait,  ajoute-t-il,  de  lourdes 
fautes  :  je  sais  bien  ce  que  je  dis  ;  je  suis  du 
métier,  j'ai  vu  la  guerre,  et  l'histoire  m'en  a 
beaucoup  appris.  Il  parle  là-dessus  avec 
admiration  d'Olivier  le  Daim  et  de  Jacques 
Cœur  :  c'étaient  là  des  hommes,  dit-il, 
c'étaient  des  ministres.  Il  débite  ses  nouvelles, 
qui  sont  toutes  les  plus  tristes  et  les  plus 
désavantageuses  que  l'on  pourrait  feindre  : 
tantôt  un  parti  des  nôtres  a  été  attiré  dans  une 
embuscade,  et  taillé  en  pièces  :  tantôt  quelques 
troupes  renfermées  dans  un  château  se  sont 
rendues  aux  ennemis  à  discrétion  et  ont  passé 
par  le  fil  de  l'épée  ;  et  si  vous  lui  dites  que  ce 
bruit  est  faux  et  qu'il  ne  se  confirme  point,  il 
ne  vous  écoute  pas  :  il  ajoute  qu'un  tel  général 
a  été  tué  ;  et  bien  qu'il  soit  vrai  qu'il  n'a  reçu 
qu'une  légère  blessure,  et  que  vous  l'en  assuriez, 
il  déplore  sa  mort,  il  plaint  sa  veuve,  ses  enfants, 
l'état  ;  il  se  plaint  lui-même,  il  a  perdu  un  bon 
ami  et  une  grande  protection.  Il  dit  que  la 
cavalerie  allemande  est  invincible  :  il  pâUt 
au  seul  nom  des  cuirassiers  de  l'empereur.  Si 
l'on  attaque  cette  place,  continue-t-il,  on 
lèvera  le  siège,  ou  l'on  demeurera  sur  la  dé- 
fensive  sans  livrer   de  combat  ;    ou   si   on  le 


88  LA   BRUYÈRE 

livre,  on  le  doit  perdre  ;  et  si  on  le  perd, 
voilà  l'ennemi  sur  la  frontière.  Et,  comme 
Démophile  le  fait  voler,  le  voilà  dans  le 
cœur  du  royaume  :  il  entend  déjà  sonner 
le  befïroi  des  villes,  et  crier  à  l'alarme  : 
il  songe  à  son  bien  et  à  ses  terres  ;  où 
conduira-t-il  son  argent,  ses  meubles,  sa 
famille  ?  où  se  réfugiera-t-il  ?  en  Suisse  ou 
à  Venise  ? 

Mais  à  ma  gauche  Basilide  met  tout  d'un 
coup  sur  pied  une  armée  de  trois  cent  mille 
hommes  ;  il  n'en  rabattrait  pas  une  seule 
brigade  :  il  a  la  liste  des  escadrons  et  des 
bataillons,  des  généraux  et  des  officiers,  il 
n'oublie  pas  l'artillerie  ni  le  bagage.  Il  dis- 
pose absolument  de  toutes  ces  troupes  :  il  en 
envoie  tant  en  Allemagne  et  tant  en  Flandre  ; 
il  réserve  un  certain  nombre  pour  les  Alpes, 
un  peu  moins  pour  les  Pyrénées,  et  il  fait 
passer  la  mer  à  ce  qui  lui  reste.  Il  connaît  les 
marches  de  ces  armées,  il  sait  ce  qu'elles  feront 
et  ce  qu'elles  ne  feront  pas  ;  vous  diriez  qu'il 
ait  l'oreille  du  prince  ou  le  secret  du  ministre. 
Si  les  ennemis  viennent  de  perdre  une  bataille 
où  il  soit  demeuré  sur  la  place  quelque  neuf 
à  dix  mille  hommes  des  leurs,  il  en  compte 
jusqu'à  trente  mille,  ni  plus  ni  moins  ;  car  ses 
nombres  sont  toujours  fixes  et  certains,  comme 
de  celui  qui  est  bien  informé.  S'il  apprend  le 
matin  que  nous  avons  perdu  une  bicoque, 
non  seulement  il  envoie  s'excuser  à  ses  amis 


DE   LA    REPUBLIQUE  89 

qu'il  a  la  veiUe  conviés  à  dîner,  mais  même  ce 
jour-là  il  ne  dine  point  ;  et  s'il  soupe,  c'est  sans 
appétit.  Si  les  nôtres  assiègent  une  place  très 
forte,  très  régulière,  pourvue  de  vivres  et  de 
munitions,  qui  a  une  bonne  garnison,  com- 
mandée par  un  homme  d'un  grand  courage, 
il  dit  que  la  %411e  a  des  endroits  faibles  et  mal 
fortifiés,  qu'elle  manque  de  poudre,  que  son 
gouverneur  manque  d'expérience,  et  qu'elle 
capitulera  après  huit  jours  de  tranchée  ouverte. 
Une  autre  fois  il  accourt  tout  hors  d'haleine, 
et  après  avoir  respiré  un  peu  :  Voilà,  s'écrie- 
t-il,  une  grande  nouvelle,  ils  sont  défaits  à 
plate  couture  ;  le  général,  les  chefs,  du  moins 
une  bonne  partie,  tout  est  tué,  tout  a  péri  : 
voilà,  continue-t-il,  un  grand  massacre,  et  il 
faut  convenir  que  nous  jouons  d'un  grand 
bonheur.  Il  s'assit,  il  souffle  après  avoir 
débité  sa  nouvelle,  à  laquelle  il  ne  manque 
qu'une  circonstance,  qui  est  qu'il  y  ait  eu 
une  bataille.  Il  assure  d'ailleurs  qu'un  tel 
prince  renonce  à  la  ligue  et  quitte  ses  con- 
fédérés, qu'un  autre  se  dispose  à  prendre  le 
même  parti  :  il  croit  fermement  ^  avec  la 
populace  qu'un  troisième  est  mort,  il  nomme 
le  lieu  où  il  est  enterré  ;  et  quand  on  est 
détrompé  aux  halles  et  aux  faubourgs,  il 
parie  encore  pour  l'affirmative.  Il  sait,  par 
une    voie    indubitable,    que    Tékéli     fait     de 

^   Le  faux   bruit  qui   courut  de  la   mort  du   prince 
d'Orange,  qui  devint  roi  d'Angleterre, 


90  LA   BRUYÈRE 

grands  progrès  contre  l'Empereur,  que  le 
grand  seigneur  arme  puissamment,  ne  veut 
point  de  paix,  et  que  son  vizir  va  se  montrer 
une  autre  fois  aux  portes  de  Vienne  :  il  frappe 
des  mains,  et  il  tressaille  sur  cet  événement 
dont  il  ne  doute  plus.  La  triple  alliance  chez 
lui  est  un  cerbère,  et  les  ennemis  autant  de 
monstres  à  assommer.  Il  ne  parle  que  de 
lauriers,  que  de  palmes,  que  de  triomphes,  et 
que  de  trophées.  Il  dit  dans  le  discours 
familier,  notre  auguste  héros,  notre  -potentat, 
notre  invincible  monarque.  Réduisez-le,  si  vous 
pouvez,  à  dire  simplement  :  Le  Roi  a  beaucoup 
d'ennemis,  ils  sont  puissants  ;  ils  sont  unis,  ils 
sont  aigris,  il  les  a  vaincus  ;  f  espère  toujours 
qu'il  pourra  les  vaincre.  Ce  style,  trop  ferme 
et  trop  décisif  pour  Démophile,  n'est  pour 
Basilide  ni  assez  pompeux  ni  assez  exagéré  :  il 
a  bien  d'autres  expressions  en  tête  ;  il  travaille 
aux  inscriptions  des  arcs  et  des  pyramides 
qui  doivent  orner  la  ville  capitale  un  jour 
d'entrée  :  et  dès  qu'il  entend  dire  que  les 
armées  sont  en  présence,  ou  qu'une  place  est 
investie,  il  fait  déplier  sa  robe  et  la  mettre  à 
l'air,  afin  qu'elle  soit  toute  prête  pour  la 
cérémonie  de  la  cathédrale. 

Il  faut  que  le  capital  d'une  affaire  qui 
assemble  dans  une  ville  les  plénipotentiaires  ou 
les  agents  des  couronnes  et  des  républiques  soit 
d'une  longue-  et  extraordinaire  discussion,  si 
elle  leur  coûte  plus  de  temps,  je  ne  dis  pas 


DE   LA    RÉPUBLIQUE  gi 

que  les  seuls  préliminaires,  mais  que  le  simple 
règlement  des  rangs,  des  préséances  et  des 
autres  cérémonies. 

Le  ministre  ou  le  plénipotentiaire  est  un 
caméléon,  est  un  Prothée  ;  semblable  quel- 
que fois  à  un  joueur  habile,  il  ne  montre  ni 
humeur,  ni  complexion,  soit  pour  ne  point 
donner  lieu  aux  conjectures,  ou  se  laisser 
pénétrer,  soit  pour  ne  rien  laisser  échapper 
de  son  secret  par  passion,  ou  par  faiblesse. 
Quelquefois  aussi  il  sait  feindre  le  caractère  le 
plus  conforme  aux  vues  qu'il  a,  et  aux  besoins 
où  il  se  trouve,  et  paraître  tel  qu'il  a  intérêt 
que  les  autres  croient  qu'il  est  en  eflPet.  Ainsi, 
dans  une  grande  puissance,  ou  dans  une  grande 
faiblesse  qu'il  veut  dissimuler,  il  est  ferme  et 
inflexible,  pour  ôter  l'envie  de  beaucoup 
obtenir,  ou  il  est  facile,  pour  fournir  aux  autres 
les  occasions  de  lui  demander  et  se  donner 
la  même  licence.  Une  autre  fois,  ou  il  est 
profond  et  dissimulé,  pour  cacher  une  vérité 
en  l'annonçant,  parce  qu'il  lui  importe  qu'il 
l'ait  dite  et  qu'elle  ne  soit  pas  crue  ;  ou  il 
est  franc  et  ouvert,  afin  que,  lorsqu'il  dissimule 
ce  qui  ne  doit  pas  être  su,  l'on  croie  néanmoins 
qu'on  n'ignore  rien  de  ce  que  l'on  veut  savoir, 
et  que  l'on  se  persuade  qu'il  a  tout  dit.  De 
même,  ou  il  est  vif  et  grand  parleur  pour  faire 
parler  les  autres,  pour  empêcher  qu'on  ne  lui 
parle  de  ce  qu'il  ne  veut  pas  ou  de  ce  qu'il 
ne  doit  pas  savoir,  pour  dire  plusieurs  choses 


92  LA    BRUTËRE 

indifférentes  qui  se  modifient  ou  qui  se  dé- 
truisent les  unes  les  autres,  qui  confondent 
dans  les  esprits  la  crainte  et  la  confiance,  pour 
se  défendre  d'une  ouverture  qui  lui  est  échappée 
par  une  autre  qu'il  aura  faite  ;  ou  il  est  froid 
et  taciturne,  pour  jeter  les  autres  dans  l'en- 
gagement de  parler,  pour  écouter  longtemps, 
pour  être  écouté  quand  il  parle,  pour  parler 
avec  ascendant  et  avec  poids,  pour  faire  des 
promesses  ou  des  menaces  qui  portent  un 
grand  coup,  et  qui  ébranlent.  Il  s'ouvre 
et  parle  le  premier,  pour,  en  découvrant  les 
oppositions,  les  contradictions,  les  brigues  et 
les  cabales  des  ministres  étrangers  sur  les 
propositions  qu'il  aura  avancées,  prendre  ses 
mesures  et  avoir  la  réplique  ;  et  dans  une 
autre  rencontre  il  parle  le  dernier,  pour  ne 
point  parler  en  vain,  pour  être  précis,  pour 
connaître  parfaitement  les  choses  sur  quoi  il 
est  permis  de  faire  fond  pour  lui  ou  pour  ses 
alliés,  pour  savoir  ce  qu'il  doit  demander,  et 
ce  qu'il  peut  obtenir.  Il  sait  parler  en  termes 
clairs  et  formels  :  il  sait  encore  mieux  parler 
ambigument,  d'une  manière  enveloppée,  user 
de  tours  ou  de  mots  équivoques  qu'il  peut 
faire  valoir,  ou  diminuer  dans  les  occasions, 
et  selon  ses  intérêts.  Il  demande  peu  quand 
il  ne  veut  pas  donner  beaucoup.  Il  demande 
beaucoup  pour  avoir  peu  et  l'avoir  plus  sûre- 
ment. Il  exige  d'abord  de  petites  choses, 
qu'il  prétend  ensuite  lui  devoir  être  comptées 


DE   LA    REPUBLIQUE  93 

pour  rien,  et  qui  ne  l'excluent  pas  d'en  de- 
mander une  plus  grande  ;  et  il  évite  au  con- 
traire de  commencer  par  obtenir  un  point 
important,  s'il  l'empêche  d'en  gagner  plusieurs 
autres  de  moindre  conséquence,  mais  qui  tous 
ensemble  l'emportent  sur  le  premier.  Il 
demande  trop,  pour  être  refusé  ;  mais  dans  le 
dessein  de  se  faire  un  droit  ou  une  bienséance 
de  refuser  lui-même  ce  qu'il  sait  bien  qu'il 
lui  sera  demandé,  et  qu'il  ne  veut  pas  octroyer  : 
aussi  soigneux  alors  d'exagérer  l'énormité  de 
la  demande,  et  de  faire  convenir,  s'il  se  peut, 
des  raisons  qu'il  a  de  n'y  pas  entendre,  que 
d'affaiblir  celles  qu'on  prétend  avoir  de  ne 
lui  pas  accorder  ce  qu'il  sollicite  avec  instance  ; 
également  appliqué  à  faire  sonner  haut  et  à 
grossir  dans  l'idée  des  autres  le  peu  qu'il  offre, 
et  à  mépriser  ouvertement  le  peu  que  l'on 
consent  de  lui  donner.  Il  fait  de  fausses 
offres,  mais  extraordinaires,  qui  donnent  de  la 
défiance,  et  obligent  de  rejeter  ce  que  l'on 
accepterait  inutilement,  qui  lui  sont  cepen- 
dant une  occasion  de  faire  des  demandes 
exorbitantes,  et  mettent  dans  leur  tort  ceux 
qui  les  lui  refusent.  Il  accorde  plus  qu'on  ne 
lui  demande,  pour  avoir  encore  plus  qu'il  ne 
doit  donner.  Il  se  fait  longtemps  prier,  presser, 
importuner,  sur  une  chose  médiocre,  pour 
éteindre  les  espérances,  et  ôter  la  pensée 
d'exiger  de  lui  rien  de  plus  fort  ;  ou,  s'il  se 
laisse      fléchir      jusqu'à      l'abandonner,      c'est 


94  LA    BRUTËRE 

toujours  avec  des  conditions  qui  lui  font 
partager  le  gain  et  les  avantages  avec  ceux 
qui  reçoivent.  Il  prend  directement  ou  in- 
directement l'intérêt  d'un  allié,  s'il  y  trouve 
son  utilité  et  l'avancement  de  ses  prétentions. 
Il  ne  parle  que  de  paix,  que  d'alliances,  que 
de  tranquillité  publique,  que  d'intérêt  public  ; 
et  en  effet  il  ne  songe  qu'aux  siens,  c'est-à-dire 
à  ceux  de  son  maître  ou  de  sa  république. 
Tantôt  il  réunit  quelques-uns  qui  étaient 
contraires  les  uns  aux  autres,  et  tantôt  il  divise 
quelques  autres  qui  étaient  unis  :  il  intimide 
les  forts  et  les  puissants,  il  encourage  les  faibles  : 
il  unit  d'abord  d'intérêt  plusieurs  faibles 
contre  un  plus  puissant  pour  rendre  la  balance 
égale  ;  il  se  joint  ensuite  aux  premiers  pour 
la  faire  pencher,  et  il  leur  vend  cher  sa  pro- 
tection et  son  alliance.  Il  sait  intéresser  ceux 
avec  qui  il  traite  ;  et  par  un  adroit  manège, 
par  de  fins  et  de  subtils  détours,  il  leur  fait 
sentir  leurs  avantages  particuliers,  les  biens  et 
les  honneurs  qu'ils  peuvent  espérer  par  une 
certaine  facilité,  qui  ne  choque  point  leur 
commission,  ni  les  intentions  de  leurs  maîtres  : 
il  ne  veut  pas  aussi  être  cru  imprenable  par 
cet  endroit  ;  il  laisse  voir  en  lui  quelque  peu 
de  sensibilité  pour  sa  fortune  ;  il  s'attire 
par  là  des  propositions  qui  lui  découvrent  les 
vues  des  autres  les  plus  secrètes,  leurs  desseins 
les  plus  profonds  et  leur  dernière  ressource,  et 
il  en  profite.     Si  quelquefois  il  est  lésé  dans 


DE   LA    REPUBLIQUE  95 

quelques  chefs  qui  ont  enfin  été  réglés,  il  crie 
haut  ;  si  c'est  le  contraire,  il  crie  plus  haut, 
et  jette  ceux  qui  perdent  sur  la  justification  et 
la  défensive.  II  a  son  fait  dirigé  par  la  cour, 
toutes  ses  démarches  sout  mesurées,  les 
moindres  avances  qu'il  fait  lui  sont  prescrites  ; 
et  il  agit  néanmoins  dans  les  points  difficiles 
et  dans  les  articles  contestés,  comme  s'il  se 
relâchait  de  lui-même  sur-le-champ,  et  comme 
par  un  esprit  d'accommodement  :  il  ose 
même  promettre  à  l'assemblée  qu'il  fera 
goûter  la  proposition,  et  qu'il  n'en  sera  pas 
désavoué.  II  fait  courir  un  bruit  faux 
des  choses  seulement  dont  il  est  chargé, 
muni  d'ailleurs  de  pouvoirs  particuliers,  qu'il 
ne  découvre  jamais  qu'à  l'extrémité,  et  dans 
les  moments  où  il  lui  serait  pernicieux  de  ne 
les  pas  mettre  en  usage.  Il  tend  surtout  par 
ses  intrigues  au  solide  et  à  l'essentiel,  toujours 
prêt  de  leur  sacrifier  les  minuties  et  les  points 
d'honneur  imaginaires.  Il  a  du  flegme,  il 
s'arme  de  courage  et  de  patience,  il  ne  se 
lasse  point,  il  fatigue  les  autres,  il  les  pousse 
jusqu'au  découragement  :  il  se  précautionne 
et  s'endurcit  contre  les  lenteurs  et  les  remises, 
contre  les  reproches,  les  soupçons,  les  dé- 
fiances, contre  les  difficultés  et  les  obstacles, 
persuadé  que  le  temps  seul  et  les  conjonctures 
amènent  les  choses  et  conduisent  les  esprits 
au  point  où  on  les  souhaite.  Il  va  jusqu'à 
feindre   un   intérêt  secret  à  la  rupture  de  la 


96  LA    BRUTÈRE 

négociation,  lorsqu'il  désire  le  plus  ardem- 
ment qu'elle  soit  continuée  ;  et  si  au  contraire 
il  a  des  ordres  précis  de  faire  les  derniers  efforts 
pour  la  rompre,  il  croit  devoir,  pour  y  réussir, 
en  presser  la  continuation  et  la  fin.  S'il 
survient  un  grand  événement,  il  se  raidit  ou  il 
se  relâche,  selon  qu'il  lui  est  utile  ou  préjudici- 
able ;  et  si  par  une  grande  prudence  il  sait  le 
prévoir,  il  presse  et  il  temporise,  selon  que 
l'état  pour  qui.':  il  travaille  en  doit  craindre 
ou  espérer,  et  il  règle  sur  ses  besoins  ses  con- 
ditions. Il  prend  conseil  du  temps,  du  lieu, 
des  occasions,  de  sa  puissance  ou  de  sa 
faiblesse,  du  génie  des  nations  avec  qui  il 
traite,  du  tempérament  et  du  caractère  des 
personnes  avec  qui  il  négocie.  Toutes  ses 
vues,  toutes  ses  maximes,  tous  les  raffinements 
de  sa  politique  tendent  à  une  seule  fin,  qui 
est  de  n'être  point  trompé,  et  de  tromper  les 
autres. 

Le  caractère  des  Français  demande  du 
sérieux  dans  le  souverain. 

L'un  des  malheurs  du  prince  est  d'être 
souvent  trop  plein  de  son  secret,  par  le  péril 
qu'il  y  a  à  le  répandre  :  son  bonheur  est  de 
rencontrer  une  personne  sûre  qui  l'en  dé- 
charge. 

Il  ne  manque  rien  à  un  roi  que  les  douceurs 
d'une  vie  privée  :  il  ne  peut  être  consolé  d'une 
si  grande  perte  que  par  le  charme  de  l'amitié, 
et  par  la  fidélité  de  ses  amis. 


DE   LA   RÉPUBLIQUE  97 

Le  plaisir  d'un  roi  qui  mérite  de  l'être, 
est  de  l'être  moins  quelquefois,  de  sortir  du 
théâtre,  de  quitter  le  bas  de  soie  et  les  brode- 
quins, et  de  jouer  avec  une  personne  de  con- 
fiance un  rôle  plus  familier. 

Rien  ne  fait  plus  d'honneur  au  prince  que 
la  modestie  de  son  favori. 

Le  favori  n'a  point  de  suite  ;  il  est  sans 
engagement  et  sans  liaisons.  Il  peut  être 
entouré  de  parents  et  de  créatures,  mais  il 
n'y  tient  pas  :  il  est  détaché  de  tout,  et  comme 
isolé. 

Je  ne  doute  point  qu'un  favori,  s'il  a  quel- 
que force  et  quelque  élévation,  ne  se  trouve 
souvent  confus  et  déconcerté  des  bassesses,  des 
petitesses,  de  la  flatterie,  des  soins  superflus 
et  des  attentions  frivoles  de  ceux  qui  le  courent, 
qui  le  suivent,  et  qui  s'attachent  à  lui  comme 
ses  viles  créatures,  et  qu'il  ne  se  dédommage 
dans  le  particulier  d'une  si  grande  servitude, 
par  le  ris  et  la  moquerie. 

Hommes  en  place,  ministres,  favoris,  me 
permettrez-vous  de  le  dire  ?  ne  vous  reposez 
point  sur  vos  descendants  pour  le  soin  de  votre 
mémoire  et  pour  la  durée  de  votre  nom  :  les 
titres  passent,  la  faveur  s'évanouit,  les  dignités 
se  perdent,  les  richesses  se  dissipent,  et  le 
mérite  dégénère.  Vous  avez  des  enfants,  il 
est  vrai,  dignes  de  vous,  j'ajoute  même  capables 
de  soutenir  toute  votre  fortune  ;  mais  qui 
peut  vous  en  promettre  autant  de  vos  petits- 


98  LA    BRUYÈRE 

fils  ?  Ne  m'en  croyez  pas,  regardez  cette 
unique  fois  de  certains  hommes  que  vous  ne 
regardez  jamais,  que  vous  dédaignez  ;  ils  ont 
des  aïeux,  à  qui,  tout  grands  que  vous  êtes, 
vous  ne  faites  que  succéder.  Ayez  de  la 
vertu  et  de  l'humanité,  et  si  vous  me  dites, 
qu'aurons-nous  de  plus  ?  je  vous  répondrai, 
de  l'humanité  et  de  la  vertu  :  maîtres  alors 
de  l'avenir,  et  indépendants  d'une  postérité, 
vous  êtes  sûrs  de  durer  autant  que  la 
monarchie  ;  et  dans  le  temps  que  l'on  mon- 
trera les  ruines  de  vos  châteaux,  et  peut-être 
la  seule  place  où  ils  étaient  construits,  l'idée 
de  vos  louables  actions  sera  encore  fraîche 
dans  l'esprit  des  peuples  ;  ils  considéreront 
avidement  vos  portraits  et  vos  médailles,  ils 
diront  :  Cet  homme,  dont  vous  regardez  la 
peinture,  ^  parlé  à  son  maître  avec  force  et 
avec  liberté,  et  a  plus  craint  de  lui  nuire  que 
de  lui  déplaire  :  il  lui  a  permis  d'être  bon  et 
bienfaisant,  de  dire  de  ses  villes,  ma  bonne  ville, 
et  de  son  peuple,  mon  -peuple.  Cet  autre  dont 
vous  voyez  l'image,  et  en  qui  l'on  remarque 
une  physionomie  forte,  jointe  à  un  air  grave, 
austère  et  majestueux,  augmente  d'année  à 
autre  de  réputation  :  les  plus  grands  politiques 
souffrent  de  lui  être  comparés.  Son  grand 
dessein  a  été  d'affermir  l'autorité  du  prince 
et  la  sûreté  des  peuples  par  l'abaissement  des 
grands  :  ni  les  partis,  ni  les  conjurations,  ni 
les   trahisons,   ni   le  péril   de  la   mort,  ni   les 


DE   LA    RÉPUBLIQUE  99 

infirmités,  n'o.it  pu  l'en  détourner  :  il  a  eu  du 
temps  de  reste  pour  entamer  un  ouvrage,  con- 
tinué ensuite  et  achevé  par  l'un  de  nos  plus 
grands  et  de  nos  meilleurs  princes,^  l'extinction 
de  l'hérésie. 

Le  panneau  le  plus  délié  et  le  plus  spécieux 
qui  dans  tous  les  temps  ait  été  tendu  aux 
grands  par  leurs  gens  d'affaires,  et  aux  rois 
par  leurs  ministres, ^  est  la  leçon  qu'ils  leur 
font  de  s'acquitter  et  de  s'enrichir.  Excellent 
conseil  !  maxime  utile,  fructueuse,  une  mine 
d'or,  un  Pérou,  du  moins  pour  ceux  qui  ont 
su  jusqu'à  présent  l'inspirer  à  leurs  maîtres. 

C'est  un  extrême  bonheur  pour  les  peuples 
quand  le  prince  admet  dans  sa  confiance,  et 
choisit  pour  le  ministère  ceux  mêmes  qu'ils 
auraient  voulu  lui  donner,  s'ils  en  avaient  été 
les  maîtres. 

La  science  des  détails,  ou  une  diligente 
attention  aux  moindres  besoins  de  la  répub- 
lique, est  une  partie  essentielle  au  bon  gouver- 
nement, trop  négligée  à  la  vérité  dans  les 
derniers  temps  par  les  rois  ou  par  les  ministres, 
mais  qu'on  ne  peut  trop  souhaiter  dans  le 
souverain  qui  l'ignore,  ni  assez  estimer  dans 
celui  qui  la  possède.  Que  sert  en  effet  au 
bien  des  peuples,  et  à  la  douceur  de  leurs  jours, 

1  Louis  XIV. 

-  Colbert,  quand  il  conseilla  au  Roi  le  rembourse- 
ment des  rentes  de  la  Maison  de  ville  ;  ce  qui  a  ruiné 
bien  des  familles. 


-^uversitas  ^^ 
BÎBUOTHECA     ; 


loo  LA    BRUT  ÈRE 

que  le  prince  place  les  bornes  de  son  empire 
au  delà  des  terres  de  ses  ennemis,  qu'il  fasse 
de  leurs  souverainetés  des  provinces  de  son 
royaume,  qu'il  leur  soit  également  supérieur 
par  les  sièges  et  par  les  batailles,  et  qu'ils  ne 
soient  devant  lui  en  sûreté  ni  dans  les  plaines, 
ni  dans  les  plus  forts  bastions  ;  que  les  nations 
s'appellent  les  unes  les  autres,  se  liguent  en- 
semble pour  se  défendre  et  pour  l'arrêter  ; 
qu'elles  se  liguent  en  vain,  qu'il  marche  tou- 
jours et  qu'il  triomphe  toujours  ;  que  leurs 
dernières  espérances  soient  tombées  par  le 
raffermissement  d'une  santé  qui  donnera  au 
monarque  le  plaisir  de  voir  les  princes  ses 
petits-fils  soutenir  ou  accroître  ses  destinées, 
se  mettre  en  campagne,  s'emparer  de  redou- 
tables forteresses  et  conquérir  de  nouveaux 
états,  commander  de  vieux  et  expérimentés 
capitaines,  moins  par  leur  rang  et  leur  naissance 
que  par  leur  génie  et  leur  sagesse,  suivre  les 
traces  augustes  de  leur  victorieux  père,  imiter 
sa  bonté,  sa  docilité,  son  équité,  sa  vigilance, 
son  intrépidité  ?  Que  me  servirait,  en  un  mot, 
comme  à  tout  le  peuple,  que  le  prince  fût 
heureux  et  comblé  de  gloire  par  lui-même  et 
par  les  siens,  que  ma  patrie  fût  puissante  et 
formidable,  si,  triste  et  inquiet,  j'y  vivais 
dans  l'oppression  ou  dans  l'indigence  ;  si,  à 
couvert  des  courses  de  l'ennemi,  je  me  trouvais 
exposé  dans  les  places  ou  dans  les  rues  d'une 
ville  au  fer  d'un  assassin,  et  que  je  craignisse 


DE    LA    RÉPUBLIQUE  loi 

moins  dans  l'horreur  de  la  nuit  d'être  pillé  ou 
massacré  dans  d'épaisses  forêts,  que  dans  ses 
carrefours  ;  si  la  sûreté,  l'ordre  et  la  propreté 
ne  rendaient  pas  le  séjour  des  villes  si  délicieux, 
et  n'y  avaient  pas  amené,  avec  l'abondance,  la 
douceur  de  la  société  ;  si,  faible  et  seul  de 
mon  parti,  j'avais  à  souffrir  dans  ma  métairie 
du  voisinage  d'un  grand,  et  si  l'on  avait  moins 
pourvu  à  me  faire  justice  de  ses  entreprises  ; 
si  je  n'avais  pas  sous  ma  main  autant  de  maîtres 
et  d'excellents  maîtres  pour  élever  mes  enfants 
dans  les  sciences  ou  dans  les  arts  qui  feront 
un  jour  leur  établissement  ;  si,  par  la  facilité 
du  commerce,  il  m'était  moins  ordinaire  de 
m'habiller  de  bonnes  étoffes  et  de  me  nourrir 
de  viandes  saines,  et  de  les  acheter  peu  ;  si 
enfin,  par  les  soins  du  prince,  je  .l'étais  pas 
aussi  content  de  ma  fortune,  qu'il  doit  lui- 
même  par  ses  vertus  l'être  de  la  sienne  ? 

Les  huit  ou  les  dix  mille  hommes  sont  au 
souverain  comme  une  monnaie  dont  il  achète 
une  place  ou  une  victoire  :  s'il  fait  qu'il  lui 
en  coûte  moins,  s'il  épargne  les  hommes,  il 
ressemble  à  celui  qui  marchande  et  qui  connaît 
mieux  qu'un  autre  le  prix  de  l'argent. 

Tout  prospère  dans  une  monarchie,  où  l'on 
confond  les  intérêts  de  l'état  avec  ceux  du 
prince. 

Nommer  un  roi  père  du  -peu-pie,  est  moins 
faire  son  éloge,  que  l'appeler  par  son  nom,  ou 
faire  sa  définition. 


102  LA   BRUTÈRE 

Il  y  un  a  commerce  ou  un  retour  de  devoirs  du 
souverain  à  ses  sujets,  et  de  ceux-ci  au  souverain  : 
quels  sont  les  plus  assujettissants  et  les  plus 
pénibles  ?  je  ne  le  déciderai  pas  :  il  s'agit  de 
juger,  d'un  côté,  entre  les  étroits  engagements 
du  respect,  des  secours,  des  services,  de  l'obéis- 
sance, de  la  dépendance  ;  et,  d'un  autre,  les 
obligations  indispensables  de  bonté,  de  justice, 
de  soins,  de  défense,  de  protection.  Dire 
qu'un  prince  est  arbitre  de  la  vie  des  hommes, 
c'est  dire  seulement  que  les  hommes  par  leurs 
crimes  deviennent  naturellement  soumis  aux 
lois  et  à  la  justice,  dont  le  prince  est  déposi- 
taire :  ajouter  qu'il  est  maître  absolu  de  tous 
les  biens  de  ses  sujets,  sans  égards,  sans  compte 
ni  discussion,  c'est  le  langage  de  la  flatterie, 
c'est  l'opinion  d'un  favori  qui  se  dédira  à 
l'agonie. 

Quand  vous  voyez  quelquefois  un  nombreux 
troupeau  qui,  répandu  sur  une  colline  vers  le 
déclin  d'un  beau  jour,  paît  tranquillement  le 
thym  et  le  serpolet,  ou  qui  broute  dans  une 
prairie  une  herbe  menue  et  tendre  qui  a 
échappé  à  la  faux  du  moissonneur,  le  berger 
soigneux  et  attentif  est  debout  auprès  de  ses 
brebis  ;  il  ne  les  perd  pas  de  vue,  il  les  suit,  il 
les  conduit,  il  les  change  de  pâturage  ;  si  elles 
se  dispersent,  il  les  rassemble  ;  si  un  loup 
avide  paraît,  il  lâche  son  chien  qui  le  met  en 
fuite  ;  il  les  nourrit,  il  les  défend  ;  l'aurore  le 
trouve  déjà  en  pleine  campagne,  d'où  il  ne  se 


DE   LA    RÉPUBLIQUE  103 

retire  qu'avec  le  soleil  :  quels  soins  !  quelle 
vigilance  !  quelle  servitude  !  quelle  condition 
vous  paraît  la  plus  délicieuse  et  la  plus  libre, 
ou  du  berger,  ou  des  brebis  ?  Le  troupeau 
est-il  fait  pour  le  berger,  ou  le  berger  pour 
le  troupeau  ?  Image  naïve  des  peuples 
et  du  prince  qui  les  gouverne,  s'il  est  bon 
prince. 

Le  faste  et  le  luxe  dans  un  souverain,  c'est 
le  berger  habillé  d'or  et  de  pierreries,  la 
houlette  d'or  en  ses  mains  ;  son  chien  a  un 
collier  d'or,  il  est  attaché  avec  une  laisse  d'or 
et  de  soie  :  que  sert  tant  d'or  à  son  troupeau, 
ou  contre  les  loups  ? 

Quelle  heureuse  place  que  celle  qui  fournit 
dans  tous  les  instants  l'occasion  à  un  homme 
de  faire  du  bien  à  tant  de  milliers  d'hommes  ! 
quel  dangereux  poste  que  celui  qui  expose  à 
tous  moments  un  homme  à  nuire  à  un  million 
d'hommes  ! 

Si  les  hommes  ne  sont  point  capables  sur 
la  terre  d'une  joie  plus  naturelle,  plus  flatteuse 
et  plus  sensible  que  de  connaître  qu'ils  sont 
aimés,  et  si  les  rois  sont  hommes,  peuvent-ils 
jamais  trop  acheter  le  cœur  de  leurs  peuples  ? 

Il  y  a  peu  de  règles  générales  et  de  mesures 
certaines  pour  bien  gouverner  ;  l'on  suit  le 
temps  et  les  conjonctures,  et  cela  roule  sur  la 
prudence  et  sur  les  vues  de  ceux  qui  régnent  : 
aussi  le  chef-d'oeuvre  de  l'esprit,  c'est  le 
parfait  gouvernement  ;    et  ce  ne  serait  peut- 


104  LA    BRUTÈRE 

être  pas  un  chose  possible,  si  les  peuples,  par 
l'habitude  où  ils  sont  de  la  dépendance  et 
de  la  soumission,  ne  faisaient  la  moitié  de 
l'ouvrage. 

Sous  un  très  grand  roi  ceux  qui  tiennent 
les  premières  places  n'ont  que  des  devoirs 
faciles,  et  que  l'on  remplit  sans  nulle  peine  : 
tout  coule  de  source  ;  l'autorité  et  le  génie 
du  prince  leur  aplanissent  les  chemins,  leur 
épargnent  les  difficultés,  et  font  tout  prospérer 
au  delà  de  leur  attente  :  ils  ont  le  mérite  de 
subalternes. 

Si  c'est  trop  de  se  trouver  chargé  d'une  seule 
famille,  si  c'est  assez  d'avoir  à  répondre  de  soi 
seul,  quel  poids,  quel  accablement,  que  celui  de 
tout  un  royaume  !  Un  souverain  est-il  payé 
de  ses  peines  par  le  plaisir  que  semble  donner 
une  puissance  absolue,  par  toutes  les  prosterna- 
tions de  courtisans  ?  Je  songe  aux  pénibles, 
douteux  et  dangereux  chemins  qu'il  est  quel- 
quefois obligé  de  suivre  pour  arriver  à  la 
tranquillité  publique  :  je  repasse  les  moyens 
extrêmes,  mais  nécessaires,  dont  il  use  souvent 
pour  une  bonne  fin  :  je  sais  qu'il  doit  répondre 
à  Dieu  même  de  la  félicité  de  ses  peuples,  que 
le  bien  et  le  mal  est  en  ses  mains,  et  que  toute 
ignorance  ne  l'excuse  pas,  et  je  me  dis  à  moi- 
même  :  Voudrais-je  régner  .''  Un  homme  un 
peu  heureux  dans  une  condition  privée 
devrait-il  y  renoncer  pour  une  monarchie  ? 
N'est-ce  pas  beaucoup  pour  celui  qui  se  trouve 


DE    LA    RÉPUBLIQUE  105 

en  place  par  un  droit  héréditaire,  de  supporter 
d'être  né  roi  ? 

Que  de  dons  du  ciel  ^  ne  faut-il  pas  pour 
bien  régner  ?  une  naissance  auguste,  un  air 
d'empire  et  d'autorité,  un  visage  qui  remplisse 
la  curiosité  des  peuples  empressés  de  voir  le 
prince,  et  qui  conserve  le  respect  dans  le 
courtisan  :  une  parfaite  égalité  d'humeur,  un 
grand  éloignement  pour  la  raillerie  piquante, 
ou  assez  de  raison  pour  ne  se  la  permettre 
point  :  ne  faire  jamais  ni  menaces  ni  reproches, 
ne  point  céder  à  la  colère,  et  être  toujours 
obéi  ;  l'esprit  facile,  insinuant  ;  le  cœur 
ouvert,  sincère,  et  dont  on  croit  voir  le  fond, 
et  ainsi  très  propre  à  se  faire  des  amis,  des 
créatures  et  des  alliés  ;  être  secret  toutefois, 
profond  et  impénétrable  dans  ses  motifs  et 
dans  ses  projets  ;  du  sérieux  et  de  la  gravité 
dans  le  public  ;  de  la  brièveté,  jointe  à  beau- 
coup de  justesse  et  de  dignité,  soit  dans  les 
réponses  aux  ambassadeurs  des  princes,  soit 
dans  les  conseils  ;  une  manière  de  faire  des 
grâces,  qui  est  comme  un  second  bienfait;  le 
choix  des  personnes  que  l'on  gratifie  ;  le  dis- 
cernement des  esprits,  des  talents  et  des  com- 
plexions  pour  la  distribution  des  postes  et  des 
emplois  ;  le  choix  des  généraux  et  des  ministres  ; 
un  jugement  ferme,  solide,  décisif  dans  les 
affaires,  qui  fait  que  l'on  connaît  le  meilleur 
parti  et  le  plus  juste  ;  un  esprit  de  droiture 
1  Portrait  de  Louis  XIV, 


io6  LA   BRUYERE 

et  d'équité  qui  fait  qu'on  le  suit,  jusques  à 
prononcer  quelquefois  contre  soi-même  en 
faveur  du  peuple,  des  alliés,  des  ennemis  ;  une 
mémoire  heureuse  et  très  présente  qui  rappelle 
les  besoins  des  sujets,  leurs  visages,  leurs  noms, 
leurs  requêtes  ;  une  vaste  capacité  qui  s'étende 
non  seulement  aux  affaires  du  dehors,  au  com- 
merce, aux  maximes  d'état,  aux  vues  de  la 
politique,  au  reculement  des  frontières  par  la 
conquête  de  nouvelles  provinces,  et  à  leur 
sûreté  par  un  grand  nombre  de  forteresses 
inaccessibles  ;  mais  qui  sache  aussi  se  renfermer 
au  dedans,  et  comme  dans  les  détails  de  tout 
un  royaume  ;  qui  en  bannisse  un  culte  faux, 
suspect  et  ennemi  de  la  souveraineté,  s'il  s'y 
rencontre  ;  qui  abolisse  des  usages  cruels  et 
impies,  s'ils  y  régnent  ;  qui  réforme  les  lois 
et  les  coutumes,  si  elles  étaient  remplies  d'abus  ; 
qui  donne  aux  villes  plus  de  sûreté  et  plus  de 
commodités  par  le  renouvellement  d'une  exacte 
police,  plus  d'éclat  et  plus  de  majesté  par  des 
édifices  somptueux  :  punir  sévèrement  les  vices 
scandaleux  ;  donner  par  son  autorité  et  par 
son  exemple  du  crédit  à  la  piété  et  à  la  vertu  ; 
protéger  l'église,  ses  ministres,  ses  libertés  ; 
ménager  ses  peuples  comme  ses  enfants  ;  être 
toujours  occupé  de  la  pensée  de  les  soulager, 
de  rendre  les  subsides  léger?,  et  tels  qu'ils  se 
lèvent  sur  les  provinces  sans  les  appauvrir  ;  de 
grands  talents  pour  la  guerre  ;  être  vigilant, 
appliqué,  laborieux  ;    avoir  des  armées  nom- 


DE   LA    RÉPUBLIQUE  107 

breuses,  les  commander  en  personne,  être  froid 
dans  le  péril,  ne  ménager  sa  vie  que  pour  le 
bien  de  son  état,  aimer  le  bien  de  son  état  et 
sa  gloire  plus  que  sa  vie  ;  une  puissance  très 
absolue,  qui  ne  laisse  point  d'occasion  aux 
brigues,  à  l'intrigue  et  à  la  cabale  ;  qui  ôte 
cette  distance  infinie  qui  est  quelquefois  entre 
les  grands  et  les  petits,  qui  les  rapproche,  et 
sous  laquelle  tous  plient  également  :  une 
étendue  de  connaissances  qui  fait  que  le  prince 
voit  tout  par  ses  yeux,  qu'il  agit  immédiatement 
et  par  lui-même,  que  ses  généraux  ne  sont, 
quoique  éloignés  de  lui,  que  ses  lieutenants,  et 
les  ministres  que  ses  ministres  :  une  profonde 
sagesse  qui  sait  déclarer  la  guerre,  qui  sait 
vaincre  et  user  de  la  victoire,  qui  sait  faire  la 
paix,  qui  sait  la  rompre,  qui  sait  quelquefois  et 
selon  les  divers  intérêts,  contraindre  les  ennemis 
à  la  recevoir  ;  qui  donne  des  règles  à  une  vaste 
ambition,  et  sait  jusques  où  l'on  doit  con- 
quérir :  au  milieu  d'ennemis  couverts  ou 
déclarés  se  procurer  le  loisir  des  jeux,  des  fêtes, 
des  spectacles  ;  cultiver  les  arts  et  les  sciences, 
former  et  exécuter  des  projets  d'édifices  sur- 
prenants :  un  génie  enfin  supérieur  et  puissant 
qui  se  fait  aimer  et  révérer  des  siens,  craindre 
des  étrangers  ;  qui  fait  d'une  cour,  et  même 
de  tout  un  royaume,  comme  une  seule  famille, 
unie  parfaitement  sous  un  même  chef,  dont 
l'union  et  la  bonne  intelligence  est  redoutable 
au  reste  du  monde.     Ces  admirables  vertus  me 


io8  LA    BRUYÈRE 

semblent  renfermées  dans  l'idée  du  souverain. 
Il  est  vrai  qu'il  est  rare  de  les  voir  réunies  dans 
un  même  sujet  :  il  faut  que  trop  de  choses 
concourent  à  la  fois,  l'esprit,  le  cœur,  les 
dehors,  le  tempérament  ;  et  il  me  paraît  qu'un 
monarque  qui  les  rassemblerait  toutes  en  sa 
personne,  serait  bien  digne  du  nom  de  Grand. 


PORTRAITS  TIRÉS  DES   CARACTÈRES 
DE  LA  BRUYÈRE 

Les    Critiques  ^ 

L'on  m'a  engagé,  dit  Ariste,  à  lire  mes 
ouvrages  à  Zoïle,  je  l'ai  fait  ;  ils  l'ont  saisi 
d'abord,  et  avant  qu'il  ait  eu  le  loisir  de  les 
trouver  mauvais,  il  les  a  loués  modestement  en 
ma  présence,  et  il  ne  les  a  pas  loués  depuis 
devant  personne  :  je  l'excuse  et  je  n'en  de- 
mande pas  davantage  à  un  auteur  ;  je  le  plains 
même  d'avoir  écouté  de  belles  choses  qu'il  n'a 
point  faites.  .  .  . 

Bien  des  gens  vont  jusques  à  sentir  le  mérite 
d'un  manuscrit  qu'on  leur  lit,  qui  ne  peuveut 
se  déclarer  en  sa  faveur,  jusques  à  ce  qu'ils 
aient  vu  le  cours  qu'il  aura  dans  le  monde  par 
l'impression,  ou  quel  sera  son  sort  parmi  les 
habiles  :  ils  ne  hasardent  point  leurs  suffrages, 
et  ils  veulent  être  portés  par  la  foule  et 
entraînés   par   la   multitude.     Ils   disent   alors 

1  Chapitre  I,  Des  Ouvrages  de  l'Esprit, 
log 


no  CARACTÈRES 

qu'ils  ont  les  premiers  approuvé  cet  ouvrage, 
et  que  le  public  est  de  leur  avis. 

Ces  gens  laissent  échapper  les  plus  belles 
occasions  de  nous  convaincre  qu'ils  ont  de  la 
capacité  et  des  lumières,  qu'ils  savent  juger, 
trouver  bon  ce  qui  est  bon,  et  meilleur  ce  qui 
est  meilleur.  Un  bel  ouvrage  tombe  entre 
leurs  mains,  c'est  un  premier  ouvrage  ;  l'auteur 
ne  s'est  pas  encore  fait  un  grand  nom,  il  n'a 
rien  qui  prévienne  en  sa  faveur  :  il  ne  s'agit 
point  de  faire  sa  cour  ou  de  flatter  les  grands 
en  applaudissant  à  ses  écrits.  On  ne  vous 
demande  pas,  Zélotes,  de  vous  récrier  :  C'est 
un  chef-d'œuvre  de  l'esprit  :  l'humanité  ne  va 
pas  plus  loin  :  c'est  jusqu'où  la  parole  humaine 
peut  s'élever:  on  ne  jugera  à  l'avenir  du  goût 
de  quelqu'un  qu'à  proportion  qu'il  en  aura  pour 
cette  pièce  !  Phrases  outrées,  dégoûtantes,  qui 
sentent  la  pension  ou  l'abbaye  ;  nuisibles  à 
cela  même  qui  est  louable  et  qu'on  veut  louer  : 
que  ne  disiez-vous  seulement  :  Voilà  un  bon 
livre  .''  Vous  le  dites,  il  est  vrai,  avec  toute  la 
France,  avec  les  étrangers  comme  avec  vos 
compatriotes,  quand  il  est  imprimé  par  toute 
l'Europe,  et  qu'il  est  traduit  en  plusieurs 
langues  :   il  n'est  plus  temps. 

Quelques-uns  de  ceux  qui  ont  lu  un  ouvrage, 
en  rapportent  certains  traits  dont  ils  n'ont  pas 
compris  le  sens,  et  qu'ils  altèrent  encore  par 
tout  ce  qu'ils  y  mettent  du  leur  ;  et  ces  traits 
ainsi  corrompus  et  défigurés,  qui  ne  sont  autre 


DE   LA    BRUYÈRE  m 

chose  que  leurs  propres  pensées  et  leurs  ex- 
pressions, ils  les  exposent  à  la  censure,  soutien- 
nent qu'ils  sont  mauvais,  et  tout  le  monde 
convient  qu'ils  sont  mauvais  ;  mais  l'endroit 
de  l'ouvrage  que  ces  critiques  croient  citer,  et 
qu'en  effet  ils  ne  citent  point,  n'en  est  pas  pire. 

Que  dites-vous  du  livre  d'Hermodore  ? 
Qu'il  est  mauvais,  répond  Anthime  :  qu'il  est 
mauvais  !  Qu'il  est  tel,  continue-t-il,  que  ce 
n'est  pas  un  livre,  ou  qui  mérite  du  moins  que 
le  monde  en  parle.  Mais  l'avez-vous  lu  ? 
Non,  dit  Anthime.  Que  n'ajoute-t-il  que 
Fulvie  et  Mélanie  l'ont  condamné  sans  l'avoir 
lu,  et  qu'il  est  ami  de  Fulvie  et  de  Mélanie  ? 

Arsène  du  plus  haut  de  son  esprit  contemple 
les  hommes,  et  dans  l'éloignement  d'où  il  les 
voit,  il  est  comme  effrayé  de  leur  petitesse. 
Loué,  exalté,  et  porté  jusqu'aux  cieux  par  de 
certaines  gens  qui  se  sont  promis  de  s'admirer 
réciproquement,  il  croit,  avec  quelque  mérite 
qu'il  a,  posséder  tout  celui  qu'on  peut  avoir, 
et  qu'il  n'aura  jamais  :  occupé  et  rempli  de 
ses  sublimes  idées,  il  se  donne  à  peine  le  loisir 
de  prononcer  quelques  oracles  :  élevé  par  son 
caractère  au-dessus  des  jugements  humains,  il 
abandonne  aux  âmes  communes  le  mérite  d'une 
vie  suivie  et  uniforme,  et  il  n'est  responsable 
de  ses  inconstances  qu'à  ce  cercle  d'amis  qui 
les  idolâtrent.  Eux  seuls  savent  juger,  savent 
penser,  savent  écrire,  doivent  écrire.  Il  n'y  a 
point    d'autre   ouvrage   d'esprit    si    bien    reçu 


112  CARACTÈRES 

dans  le  monde,  et  si  universellement  goûté  des 
honnêtes  gens,  je  ne  dis  pas  qu'il  veuille 
approuver,  mais  qu'il  daigne  lire  :  incapable 
d'être  corrigé  par  cette  peinture  qu'il  ne  lira 
point. 

Théocrine  sait  des  choses  assez  inutiles  :  il  a 
des  sentiments  toujours  singuliers  ;  il  est  moins 
profond  que  méthodique  ;  il  n'exerce  que  sa 
mémoire  ;  il  est  abstrait,  dédaigneux,  et  il 
semble  toujours  rire  en  lui-même  de  ceux  qu'il 
croit  ne  le  valoir  pas.  Le  hasard  fait  que  je 
lui  lis  mon  ouvrage  ;  il  l'écoute.  Est-il  lu  ?  il 
me  parle  du  sien  :  et  du  vôtre,  me  direz-vous, 
qu'en  pense-t-il  ?  Je  vous  l'ai  déjà  dit,  il  me 
parle  du  sien. 

Il  n'y  a  point  d'ouvrage  si  accompli  qui  ne 
fondît  tout  entier  au  milieu  de  la  critique,  si 
son  auteur  voulait  en  croire  tous  les  censeurs, 
qui  ôtent  chacun  l'endroit  qui  leur  plaît  le 
moins. 

C'est  une  expérience  faite,  que  s'il  se  trouve 
dix  personnes  qui  eflFacent  d'un  livre  une 
expression  ou  un  sentiment,  l'on  en  fournit 
aisément  un  pareil  nombre  qui  les  réclame  : 
ceux-ci  s'écrient  :  Pourquoi  supprimer  cette 
pensée  ?  elle  est  neuve,  elle  est  belle,  et  le 
tour  en  est  admirable  ;  et  ceux-là  affirment  au 
contraire,  ou  qu'ils  auraient  négligé  cette 
pensée,  ou  qu'ils  lui  auraient  donné  un  autre 
tour.  Il  y  a  un  terme,  disent  les  uns,  dans 
votre  ouvrage,  qui  est  rencontré,  et  qui  peint 


DE   LA   BRUYÈRE  113 

la  chose  au  naturel  ;  il  y  a  un  mot,  disent  les 
autres,  qui  e'st  hasardé,  et  qui  d'ailleurs  ne 
signifie  pas  assez  ce  que  vous  voulez  peut-être 
faire  entendre  :  et  c'est  du  même  trait  et  du 
même  mot  que  tous  ces  gens  s'expliquent 
ainsi  ;  et  tous  sont  connaisseurs  et  passent 
pour  tels.  Quel  autre  parti  pour  un  auteur, 
que  d'oser  pour  lors  être  de  l'avis  de  ceux  qui 
l'approuvent  ?  .  .  . 

La  Bruyère 

Le  philosophe  consume  sa  vie  à  observer  les 
hommes,  et  il  use  ses  esprits  à  en  démêler  les 
vices  et  le  ridicule  :  s'il  donne  quelque  tour  à 
ses  pensées,  c'est  moins  par  une  vanité  d'auteur, 
que  pour  mettre  une  vérité  qu'il  a  trouvée 
dans  tout  le  jour  nécessaire  pour  faire  l'im- 
pression qui  doit  servir  à  son  dessein.  Quel- 
ques lecteurs  croient  néanmoins  le  payer  avec 
usure,  s'ils  disent  magistralement  qu'ils  ont  lu 
son  livre,  et  qu'il  y  a  de  l'esprit  :  mais  il  leur 
renvoie  tous  leurs  éloges  qu'il  n'a  pas  cherchés 
par  son  travail  et  par  ses  veilles.  II  porte  plus 
haut  ses  projets  et  agit  pour  une  fin  plus 
relevée  :  il  demande  des  hommes  un  plus 
grand  et  un  plus  rare  succès  que  les  louanges, 
et  même  que  les  récompenses,  qui  est  de  les 
rendre  meilleurs.  .  .  . 

1  Je  pardonne,  dit  Antisthius,  à  ceux  que 
j'ai  loués  dans  mon  ouvrage,  s'ils  m'oublient  ; 

1  Chapitre  XII,  Des  Jugements. 

H 


114  CARACTÈRES 

qu'ai-je  fait  pour  eux  ?  Ils  étaient  louables. 
Je  le  pardonnerais  moins  à  tous  ceux  dont  j'ai 
attaqué  les  vices  sans  toucher  à  leurs  personnes, 
s'ils  me  devaient  un  aussi  grand  bien  que  celui 
d'être  corrigés  ;  mais  comme  c'est  un  événe- 
ment qu'on  ne  voit  point,  il  suit  de  là  que  ni 
les  uns  ni  les  autres  ne  sont  tenus  de  me  faire 
du  bien. 

L'on  peut,  ajoute  ce  philosophe,  envier  ou 
refuser  à  mes  écrits  leur  récompense  ;  on  ne 
saurait  en  diminuer  la  réputation  ;  et  si  on 
le  fait,  qui  m'empêchera  de  le  mépriser  ?  .  .  , 

Les  Auteurs  ^ 

Il  y  a  des  artisans  ou  des  habiles  dont  l'esprit 
est  aussi  vaste  que  l'art  et  la  science  qu'ils 
professent  :  ils  lui  rendent  avec  avantage  par 
le  génie  et  par  l'invention  ce  qu'ils  tiennent 
d'elle  et  de  ses  principes  :  ils  sortent  de  l'art 
pour  l'ennoblir,  s'écartent  des  règles,  si  elles 
ne  les  conduisent  pas  au  grand  et  au  sublime  : 
ils  marchent  seuls  et  sans  compagnie,  mais  ils 
vont  fort  haut  et  pénètrent  fort  loin,  toujours 
sûrs  et  confirmés  par  le  succès  des  avantages 
que  l'on  tire  quelquefois  de  l'irrégularité.  Les 
esprits  justes,  doux,  modérés,  non  seulement 
ne  les  atteignent  pas,  ne  les  admirent  pas,  mais 
ils  ne  les  comprennent  point,  et  voudraient 
encore  moins  les  imiter.  Ils  demeurent  tran- 
1   Chapitre  I,  Des  Ouvrages  de  l'Esprit. 


DE   LA   BRUT  ÈRE  115 

quilles  dans  l'étendue  de  leur  sphère,  vont 
jusques  à  un  certain  point  qui  fait  les  bornes 
de  leur  capacité  et  de  leurs  lumières  ;  ils  ne 
vont  pas  plus  loin,  parce  qu'ils  ne  voient  rien 
au  delà  :  ils  ne  peuvent  au  plus  qu'être  les 
premiers  d'une  seconde  classe,  et  exceller  dans 
le  médiocre. 

Il  y  a  des  esprits,  si  je  l'ose  dire,  inférieurs 
et  subalternes,  qui  ne  semblent  faits  que  pour 
être  le  recueil,  le  registre  ou  le  magasin  de 
toutes  les  productions  des  autres  génies.  Ils 
sont  plagiaires,  traducteurs,  compilateurs  :  ils 
ne  pensent  point,  ils  disent  ce  que  les  autres 
ont  pensé  ;  et  comme  le  choix  des  pensées  est 
invention,  ils  l'ont  mauvais,  peu  juste,  et  qui 
les  détermine  plutôt  à  rapporter  beaucoup  de 
choses,  que  d'excellentes  choses  :  ils  n'ont  rien 
d'original  et  qui  soit  à  eux  ;  ils  ne  savent  que 
ce  qu'ils  ont  appris  ;  et  ils  n'apprennent  que 
ce  que  tout  le  monde  veut  bien  ignorer,  une 
science  vaine,  aride,  dénuée  d'agrément  et 
d'utilité,  qui  ne  tombe  point  dans  la  conversa- 
tion, qui  est  hors  du  commerce,  semblable  à 
une  monnaie  qui  n'a  point  de  cours.  On  est 
tout  à  la  fois  étonné  de  leur  lecture  et  ennuyé 
de  leur  entretien  ou  de  leurs  ouvrages.  Ce 
sont  ceux  que  les  grands  et  le  vulgaire  con- 
fondent avec  les  savants,  et  que  les  sages  ren- 
voient au  pédantisme.  .  .  . 

1  Tel,  tout  d'un  coup,  et  sans  y  avoir  pensé 
1  Chapitre  XV,  De  la  Chaire. 


ii6  CARACTÈRES 

la  veille,  prend  du  papier,  une  plume,  dit  en 
soi-même,  je  vais  faire  un  livre,  sans  autre 
talent  pour  écrire  que  le  besoin  qu'il  a  de 
cinquante  pistoles.  Je  lui  crie  inutilement  : 
Prenez  une  scie,  Dioscore,  sciez  ou  bien 
tournez,  ou  faites  une  jante  de  roue,  vous 
aurez  votre  salaire  ;  il  n'a  point  fait  d'appren- 
tissage de  tous  ces  métiers  :  copiez  donc, 
transcrivez,  soyez  au  plus  correcteur  d'im- 
primerie, n'écrivez  point;  il  veut  écrire  et 
faire  imprimer  ;  et  parce  qu'on  n'envoie  pas 
à  l'imprimeur  un  cahier  blanc,  il  le  barbouille 
de  ce  qui  lui  plaît,  il  écrirait  volontiers  que  la 
Seine  coule  à  Paris,  qu'il  y  a  sept  jours  dans  la 
semaine,  ou  que  le  temps  est  à  la  pluie  ;  et 
comme  ce  discours  n'est  ni  contre  la  religion 
ni  contre  l'état,  et  qu'il  ne  fera  point  d'autre 
désordre  dans  le  public  que  de  lui  gâter  le 
goût  et  l'accoutumer  aux  choses  fades  et  in- 
sipides, il  passe  à  l'examen,  il  est  imprimé  ;  et, 
à  la  honte  du  siècle,  comme  pour  l'humiliation 
des  bons  auteurs,  réimprimé.  .  .  . 

Le  Mérite  Personnel  ^ 

Que  faire  d'Égésippe  qui  demande  un 
emploi  ?  Le  mettra-t-on  dans  les  finances, 
ou  dans  les  troupes  ?  Cela  est  indifférent,  et 
il  faut  que  ce  soit  l'intérêt  seul  qui  e*"  décide, 
car  il  est  aussi  capable  de  manier  de  l'argent 
1  Chapitre  II,  Du  Mérite  Personnel. 


DE   LA   BRUT  ÈRE  117 

ou  de  dresser  des  comptes,  que  de  porter  les 
armes.  Il  est  propre  à  tout,  disent  ses  amis  ; 
ce  qui  signifie  toujours  qu'il  n'a  pas  plus  de 
talent  pour  une  chose  que  pour  une  autre,  ou 
en  d'autres  termes,  qu'il  n'est  propre  à  rien. 
Ainsi  la  plupart  des  hommes  occupés  d'eux 
seuls  dans  leur  jeunesse,  corrompus  par  la 
paresse  ou  par  le  plaisir,  croient  faussement 
dans  un  âge  plus  avancé  qu'il  leur  suffit  d'être 
inutiles  ou  dans  l'indigence,  afin  que  la  répub- 
lique soit  engagée  à  les  placer  ou  à  les  secourir  ; 
et  ils  profitent  rarement  de  cette  leçon  très 
importante,  que  les  hommes  devraient  employer 
les  premières  années  de  leur  vie  à  devenir  tels 
par  leurs  études  et  par  leur  travail,  que  la 
république  elle-même  eût  besoin  de  leur 
industrie  et  de  leurs  lumières  ;  qu'ils  fussent 
comme  une  pièce  nécessaire  à  tout  son  édifice  ; 
et  qu'elle  se  trouvât  portée  par  ses  propres  avan- 
tages à  faire  leur  fortune  ou  à  l'embellir.  .  .  . 

L'or  éclate,  dites-vous,  sur  les  habits  de 
Philémon  ;  il  éclate  de  même  chez  les  mar- 
chands. Il  est  habillé  des  plus  belles  étoffes  ; 
le  sont-elles  moins  toutes  déployées  dans  les 
boutiques,  et  à  la  pièce  ?  Mais  la  broderie  et 
les  ornements  y  ajoutent  encore  la  magni- 
ficence ;  je  loue  donc  le  travail  de  l'ouvrier. 
Si  on  lui  demande  quelle  heure  il  est  ;  il  tire 
une  i.  '  Dntre  qui  est  un  chef-d'œuvre  :  la 
garde  de  son  épée  est  un  onyx  ;  il  a  au  doigt 
un  gros  diamant  qu'il  fait  briller  aux  yeux,  et 


ii8  CARACTÈRES 

qui  est  parfait  :  il  ne  lui  manque  aucune  de 
ces  curieuses  bagatelles  que  l'on  porte  sur  soi, 
autant  pour  la  vanité  que  pour  l'usage  ;  et  il 
ne  se  plaint  non  plus  toute  sorte  de  parure 
qu'un  jeune  homme  qui  a  épousé  une  riche 
vieille.  Vous  m'inspirez  enfin  de  la  curiosité  ; 
il  faut  voir  du  moins  des  choses  si  précieuses  ; 
envoyez-moi  cet  habit  et  ces  bijoux  de  Philé- 
mon  ;   je  vous  quitte  de  la  personne. 

Tu  te  trompes,  Philémon,  si  avec  ce  carrosse 
brillant,  ce  grand  nombre  de  coquins  qui  te 
suivent,  et  ces  six  bêtes  qui  te  traînent,  tu 
penses  que  l'on  t'en  estime  davantage.  L'on 
écarte  tout  cet  attirail  qui  t'est  étranger, 
pour  pénétrer  jusques  à  toi  qui  n'es  qu'un 
fat.  .  .  . 

Un  homme  à  la  cour,  et  souvent  à  la  ville, 
qui  a  un  long  manteau  de  soie  ou  de  drap  de 
Hollande,  une  ceinture  large  et  placée  haut 
sur  l'estomac,  le  soulier  de  maroquin,  la  calotte 
de  même,  d'un  beau  grain,  un  collet  bien 
fait  et  bien  empesé,  les  cheveux  arrangés  et  le 
teint  vermeil,  qui  avec  cela  se  souvient  de 
quelques  distinctions  métaphysiques,  explique 
ce  que  c'est  que  la  lumière  de  gloire,  et  sait 
précisément  comment  l'on  voit  Dieu  ;  cela 
s'appelle  un  docteur.  Une  personne  humble 
qui  est  ensevelie  dans  le  cabinet,  qui  a  médité, 
cherché,  consulté,  confronté,  lu  et  écrit  pendant 
toute  sa  vie,  est  un  homme  docte.  .  .  . 

Emile    était    né    ce    que    les   plus    grands 


DE  LA   BRUT  ÈRE  119 

hommes  ne  deviennent  qu'à  force  de  règles, 
de  méditation  et  d'exercice.  Il  n'a  eu  dans 
ces  premières  années  qu'à  remplir  des  talents 
qui  étaient  naturels,  et  qu'à  se  livrer  a  son 
génie.  Il  a  fait,  il  a  agi  avant  que  de  savoir, 
ou  plutôt  il  a  su  ce  qu'il  n'avait  jamais  appris  : 
dirai-je  que  les  jeux  de  son  enfance  ont  été 
plusieurs  victoires  ?  Une  vie  accompagnée 
d'un  extrême  bonheur  joint  à  une  longue 
expérience,  serait  illustre  par  les  seules  actions 
qu'il  avait  achevées  dès  sa  jeunesse.  Toutes 
les  occasions  de  vaincre  qui  se  sont  depuis 
offertes,  il  les  a  embrassées,  et  celles  qui 
n'étaient  pas,  sa  vertu  et  son  étoile  les  ont 
fait  naître  :  admirable  même  et  par  les  choses 
qu'il  a  faites,  et  par  celles  qu'il  aurait  pu  faire. 
On  l'a  regardé  comme  un  homme  incapable 
de  céder  à  l'ennemi,  de  plier  sous  le  nombre 
ou  sous  les  obstacles  ;  comme  une  âme  du 
premier  ordre,  pleine  de  ressources  et  de 
lumières,  qui  voyait  encore  où  personne  ne 
voyait  plus  ;  comme  celui  qui  à  la  tête  des 
légions  était  pour  elles  un  présage  de  la  victoire, 
et  qui  valait  seul  plusieurs  légions  ;  qui  était 
grand  dans  la  prospérité,  plus  grand  quand  la 
fortune  lui  a  été  contraire  :  la  levée  d'un  siège, 
une  retraite  l'ont  plus  ennobli  que  ses  triomphes; 
l'on  ne  met  qu'après,  les  batailles  gagnées  et 
les  villes  prises  ;  qui  était  rempli  de  gloire  et 
de  modestie  ;  on  lui  a  entendu  dire,  je  fuyais, 
avec  la  même  grâce  qu'il  disait,  nous  les  bat- 


120  CARACTÈRES 

ttmes  ;  un  homme  dévoué  à  l'État,  à  sa  famille, 
au  chef  de  sa  famille  ;  sincère  pour  Dieu  et 
pour  les  hommes  ;  autant  admirateur  du 
mérite  que  s'il  lui  eût  été  moins  propre  et 
moins  familier  :  un  homme  vrai,  simple, 
magnanime,  à  qui  il  n'a  manqué  que  les 
moindres  vertus.  .  .  . 

Je  connais  Mopse  d'une  visite  qu'il  m'a 
rendue  sans  me  connaître.  Il  prie  des  gens 
qu'il  ne  connaît  point  de  le  mener  chez 
d'autres  dont  il  n'est  pas  connu  ;  il  écrit  à  des 
femmes  qu'il  connaît  de  vue  :  il  s'insinue  dans 
un  cercle  de  personnes  respectables,  et  qui  ne 
savent  quel  il  est  ;  et  là,  sans  attendre  qu'on 
l'interroge,  ni  sans  sentir  qu'il  interrompt,  il 
parle,  et  souvent,  et  ridiculement.  Il  entre  une 
autre  fois  dans  une  assemblée,  se  place  où  il 
se  trouve,  sans  nulle  attention  aux  autres  ni 
à  soi-même  ;  on  l'ôte  d'une  place  destinée  à 
un  ministre,  il  s'assied  à  celle  d'un  duc  et 
pair  ;  il  est  là  précisément  celui  dont  la 
multitude  rit,  et  qui  seul  est  grave  et  ne 
rit  point.  Chassez  un  chien  du  fauteuil  du 
roi,  il  grimpe  à  la  chaire  du  prédicateur,  il 
regarde  le  monde  indifïéremment  sans  em- 
barras, sans  pudeur  :  il  n'a  pas,  non  plus  que 
le  sot,  de  quoi  rougir. 

Celse  est  d'un  rang  médiocre,  mais  des 
grands  le  souffrent  ;  il  n'est  pas  savant,  il  a 
relation  avec  des  savants  ;  il  a  peu  de  mérite, 
mais  il  connaît  des  gens  qui  en  ont  beaucoup  ; 


DE   LA   BRUrÈRE  121 

il  n'est  pas  habile,  mais  il  a  une  langue  qui 
peut  servir  de  truchement,  et  des  pieds  qui 
peuvent  le  porter  d'un  lieu  à  un  autre.  C'est 
un  homme  né  pour  des  allées  et  venues,  pour 
écouter  des  propositions  et  les  rapporter,  pour 
en  faire  d'office,  pour  aller  plus  loin  que  sa 
commission  et  en  être  désavoué,  pour  récon- 
cilier des  gens  qui  se  querellent  à  leur  première 
entrevue,  pour  réussir  dans  une  affaire  et  en 
manquer  mille,  pour  se  donner  toute  la  gloire 
de  la  réussite,  et  pour  détourner  sur  les  autres 
la  haine  d'un  mauvais  succès.  Il  sait  les  bruits 
communs,  les  historiettes  de  la  ville  :  il  ne  fait 
rien,  il  dit  ou  il  écoute  ce  que  les  autres  font, 
il  est  nouvelliste  ;  il  sait  même  le  secret  des 
familles,  il  entre  dans  de  plus  hauts  mystères, 
il  vous  dit  pourquoi  celui-ci  est  exilé,  et  pour- 
quoi on  rappelle  cet  autre  :  il  connaît  le  fond 
et  les  causes  de  la  brouillerie  des  deux  frères 
et  de  la  rupture  des  deux  ministres  :  n'a-t-il 
pas  prédit  aux  premiers  les  tristes  suites  de 
leur  mésintelligence  ?  N'a-t-il  pas  dit  de 
ceux-ci  que  leur  union  ne  serait  pas  longue  ? 
N'était-il  pas  présent  à  de  certaines  paroles 
qui  furent  dites  ?  N'entra-t-il  pas  dans  une 
espèce  de  négociation  ?  Le  voulut-on  croire  ? 
Fut-il  écouté  ?  A  qui  parlez-vous  de  ces 
choses  ?  Qui  a  eu  plus  de  part  que  Celse  à 
toutes  ces  intrigues  de  cour  ?  Et  si  cela  n'était 
pas  ainsi,  s'il  ne  l'avait  du  moins  ou  rêvé  ou 
imaginé,   songerait-il    à    vous  le    faire  croire  ? 


122  CARACTÈRES 

Aurait-il   l'air   important    et   mystérieux   d'un 
homme  revêtu  d'une  ambassade  ? 

Ménippe  est  l'oiseau  paré  de  divers  plumages 
qui  ne  sont  pas  à  lui  :  il  ne  parle  pas,  il  ne  sent 
pas,  il  répète  des  sentiments  et  des  discours,  se 
sert  même  si  naturellement  de  l'esprit  des 
autres,  qu'il  y  est  le  premier  trompé,  et  qu'il 
croit  souvent  dire  son  goût  ou  expliquer  sa 
pensée,  lorsqu'il  n'est  que  l'écho  de  quelqu'un 
qu'il  vient  de  quitter.  C'est  un  homme  qui 
est  de  mise  un  quart  d'heure  de  suite,  qui  le 
moment  d'après  baisse,  dégénère,  perd  le  peu 
de  lustre  qu'un  peu  de  mémoire  lui  donnait, 
et  montre  la  corde  :  lui  seul  ignore  combien  il 
est  au-dessous  du  sublime  et  de  l'héroïque  ; 
et  incapable  de  savoir  jusqu'où  l'on  peut  avoir 
de  l'esprit,  il  croit  naïvement  que  ce  qu'il  en 
a,  est  tout  ce  que  les  hommes  en  sauraient 
avoir  :  aussi  a-t-il  l'air  et  le  maintien  de  celui 
qui  n'a  rien  à  désirer  sur  ce  chapitre,  et  qui 
ne  porte  envie  à  personne.  Il  se  parle  souvent 
à  soi-même,  et  il  ne  s'en  cache  pas  ;  ceux  qui 
passent  le  voient,  et  il  semble  toujours  prendre 
un  parti,  ou  décider  qu'une  telle  chose  est 
sans  réplique.  Si  vous  le  saluez  quelquefois, 
c'est  le  jeter  dans  l'embarras  de  savoir  s'il  doit 
rendre  le  salut  ou  non  ;  et  pendant  qu'il 
délibère,  vous  êtes  déjà  hors  de  portée.  Sa 
vanité  l'a  fait  honnête  homme,  l'a  mis  au- 
dessus  de  lui-même,  l'a  fait  devenir  ce  qu'il 
n'était  pas.     L'on  juge  en  le  voyant  qu'il  n'est 


DE   LA   BRUl'ÈRE  123 

occupé  que  de  sa  personne,  qu'il  sait  que  tout 
lui  sied  bien,  et  que  sa  parure  est  assortie, 
qu'il  croit  que  tous  les  yeux  sont  ouverts  sur 
lui,  et  que  les  hommes  se  relayent  pour  le 
contempler.   .   .   . 

Les  Femmes  ^ 

Lise  entend  dire  d'une  autre  coquette,  qu'elle 
se  moque  de  se  piquer  de  jeunesse,  et  de  vouloir 
user  d'ajustements  qui  ne  conviennent  plus  à 
une  femme  de  quarante  ans.  Lise  les  a  accom- 
plis, mais  les  années  pour  elle  ont  moins  de 
douze  mois  et  ne  la  vieillissent  point.  Elle  le 
croit  ainsi  ;  et  pendant  qu'elle  se  regarde  au 
miroir,  qu'elle  met  du  rouge  sur  son  visage  et 
qu'elle  place  des  mouches,  elle  convient  qu'il 
n'est  pas  permis  à  un  certain  âge  de  faire  la 
jeune,  et  que  Clarice  en  eflFet  avec  ses  mouches 
et  son  rouge  est  ridicule.  .  .  . 

Il  y  avait  à  Smyrne  une  très  belle  fîUe  qu'on 
appelait  Emire,  et  qui  était  moins  connue  dans 
toute  la  ville  par  sa  beauté  que  par  la  sévérité 
de  ses  mœurs,  et  surtout  par  l'indifférence 
qu'elle  conservait  pour  tous  les  hommes,  qu'elle 
voyait,  disait-eUe,  sans  aucun  péril,  et  sans 
d'autres  dispositions  que  celles  où  elle  se 
trouvait  pour  ses  amies  et  pour  ses  frères. 
Elle  ne  croyait  pas  la  moindre  partie  de  toutes 
les  folies  qu'on  disait  que  l'amour  avait  fait 
faire  dans  tous  les  temps  ;  et  celles  qu'elle 
^   Chapitre  III,  De»  Femmes. 


124  CARACTÈRES 

avait  vues  elle-même,  elle  ne  les  pouvait  com- 
prendre :  elle  ne  connaissait  que  l'amitié. 
Une  jeune  et  charmante  personne  à  qui  elle 
devait  cette  expérience,  la  lui  avait  rendue  si 
douce,  qu'elle  ne  pensait  qu'à  la  faire  durer, 
et  n'imaginait  pas  par  quel  autre  sentiment 
elle  pourrait  jamais  se  refroidir  sur  celui  de 
l'estime  et  de  la  confiance,  dont  elle  était  si 
contente.  Elle  ne  parlait  que  d'Euphrosine, 
c'était  le  nom  de  cette  fidèle  amie  ;  et  tout 
Smyrne  ne  parlait  que  d'elle  et  d'Euphrosine  ; 
leur  amitié  passait  en  proverbe.  Émire  avait 
deux  frères  qui  étaient  jeunes,  d'une  excellente 
beauté,  et  dont  toutes  les  femmes  de  la  ville 
étaient  éprises  :  il  est  vrai  qu'elle  les  aima 
toujours  comme  une  sœur  aime  ses  frères.  Il 
Y  eut  un  prêtre  de  Jupiter  qui  avait  accès  dans 
la  maison  de  son  père,  à  qui  elle  plut,  qui  osa 
le  lui  déclarer,  et  ne  s'attira  que  du  mépris. 
Un  vieillard  qui,  se  confiant  en  sa  naissance  et 
en  ses  grands  biens,  avait  eu  la  même  audace, 
eut  aussi  la  même  aventure.  Elle  triomphait 
cependant,  et  c'était  jusqu'alors  au  milieu  de 
ses  frères,  d'un  prêtre  et  d'un  vieillard  qu'elle 
se  disait  insensible.  Il  sembla  que  le  ciel 
voulut  l'exposer  à  de  plus  fortes  épreuves,  qui 
ne  servirent  néanmoins  qu'à  la  rendre  plus 
vaine,  et  qu'à  l'affermir  dans  la  réputation 
d'une  fille  que  l'amour  ne  pouvait  toucher. 
De  trois  amants  que  ses  charmes  lui  acquirent 
successivement,  et  dont  elle  ne  craignit  pas  de 


l\ 


DE   LA    BRUTÈRE  125 

voir  toute  la  passion,  le  premier  dans  un 
transport  amoureux  se  perça  le  sein  à  ses  pieds  ; 
le  second,  plein  de  désespoir  de  n'être  pas 
écouté,  alla  se  faire  tuer  à  la  guerre  de  Crète, 
et  le  troisième  mourut  de  langueur  et  d'in- 
somnie. Celui  qui  les  devait  venger  n'avait 
pas  encore  paru.  Ce  vieillard,  qui  avait  été 
si  malheureux  dans  ses  amours,  s'en  était  guéri 
par  des  réflexions  sur  son  âge  et  sur  le  caractère 
de  la  personne  à  qui  il  voulait  plaire  :  il  désira 
de  continuer  de  la  voir,  et  elle  le  souffrit.  Il 
lui  amena  un  jour  son  fils  qui  était  jeune,  d'une 
physionomie  agréable,  et  qui  avait  une  taille 
fort  noble.  Elle  le  vit  avec  intérêt  ;  et  comme 
il  se  tut  beaucoup  en  la  présence  de  son  père, 
elle  trouva  qu'il  n'avait  pas  assez  d'esprit,  et 
désira  qu'il  en  eût  eu  davantage.  Il  la  vit  seul, 
parla  assez,  et  avec  esprit  ;  mais  comme  il  la 
regarda  peu,  et  qu'il  parla  encore  moins  d'elle 
et  de  sa  beauté,  elle  fut  surprise  et  comme 
indignée  qu'un  homme  si  bien  fait  et  si 
spirituel  ne  fût  pas  galant.  Elle  s'entretint  de 
lui  avec  son  amie,  qui  voulut  le  voir.  Il  n'eut 
des  yeux  que  pour  Euphrosine,  il  lui  dit  qu'elle 
était  belle  ;  et  Émire,  si  indifférente,  devenue 
jalouse,  comprit  que  Ctésiphon  était  persuadé 
de  ce  qu'il  disait,  et  que  non  seulement  il  était 
galant,  mais  même  qu'il  était  tendre.  Elle  se 
trouva  depuis  ce  temps  moins  libre  avec  son 
amie  :  eUe  désira  de  les  voir  ensemble  une 
seconde  fois   pour   être   plus   éclaircie,  et  une 


126  CARACTÈRES 

seconde  entrevue  lui  fit  voir,  encore  plus  qu'elle 
ne  craignait  de  voir,  et  changea  ses  soupçons 
en  certitude.  Elle  s'éloigne  d'Euphrosine,  ne 
lui  connaît  plus  le  mérite  qui  l'avait  charmée, 
perd  le  goût  de  sa  conversation,  elle  ne  l'aime 
plus  :  et  ce  changement  lui  fait  sentir  que 
l'amour  dans  son  cœur  a  pris  la  place  de 
l'amitié.  Ctésiphon  et  Euphrosine  se  voient 
tous  les  jours,  s'aiment,  songent  à  s'épouser, 
s'épousent.  La  nouvelle  s'en  répand  par  toute 
la  ville,  et  l'on  publie  que  deux  personnes 
enfin  ont  eu  cette  joie  si  rare  de  se  marier  à 
ce  qu'ils  aimaient.  Émire  l'apprend  et  s'en 
désespère.  Elle  ressent  tout  son  amour  ;  elle 
recherche  Euphrosine  pour  le  seul  plaisir  de  re- 
voir Ctésiphon  ;  mais  ce  jeune  mari  est  encore 
l'amant  de  sa  femme,  et  trouve  une  nouvelle 
maîtresse  dans  une  nouvelle  épouse  :  il  ne  voit 
dans  Ëmire  que  l'amie  d'une  personne  qui  lui 
est  chère.  Cette  fille  infortunée  perd  le  som- 
meil, et  ne  veut  plus  manger,  elle  s'afïaibHt, 
son  esprit  s'égare,  elle  prend  son  frère  pour 
Ctésiphon,  et  elle  lui  parle  comme  à  un  amant. 
Elle  se  détrompe,  rougit  de  son  égarement  :  elle 
retombe  bientôt  dans  de  plus  grands,  et  n'en 
rougit  plus;  elle  ne  les  connaît  plus.  Alors  elle 
craint  les  hommes,  mais  trop  tard,  c'est  sa  folie  : 
elle  a  des  intervalles  où  sa  raison  lui  revient, 
et  où  elle  gémit  de  la  retrouver.  La  jeunesse 
de  Smyrne  qui  l'a  vue  si  fière  et  si  insensible, 
trouve  que  les  dieux  l'ont  trop  punie.  .  .  . 


DE   LA   BRJTÈRE  127 

^  Argyre  tire  son  gant  pour  montrer  une 
belle  main,  et  elle  ne  néglige  pas  de  découvrir 
un  petit  soulier  qui  suppose  qu'elle  a  le  pied 
petit  :  elle  rit  des  choses  plaisantes  ou  sérieuses 
pour  faire  voir  de  belles  dents  :  si  elle  montre 
son  oreille,  c'est  qu'elle  l'a  bien  faite,  et  si  elle 
ne  danse  jamais,  c'est  qu'elle  est  peu  contente 
de  sa  taille,  qu'elle  a  épaisse.  Elle  entend  tous 
ses  intérêts,  à  l'exception  d'un  seul  ;  elle  parle 
toujours,  et  n'a  point  d'esprit.    .   .  . 

Fragment  ^ 

"  Il  disait  que  l'esprit  dans  cette  belle  per- 
sonne était  un  diamant  bien  mis  en  œuvre,  et 
continuant  de  parler  d'elle  :  c'est,  ajoutait-il, 
comme  une  nuance  de  raison  et  d'agrément  qui 
occupe  les  yeux  et  le  cœur  de  ceux  qui  lui 
parlent  ;  on  ne  sait  si  on  l'aime  ou  si  on 
l'admire  :  il  y  a  en  elle  de  quoi  faire  une 
parfaite  amie,  et  il  y  a  aussi  de  quoi  vous 
mener  plus  loin  que  l'amitié  :  trop  jeune  et 
trop  fleurie  pour  ne  pas  plaire,  mais  trop 
modeste  pour  songer  à  plaire,  elle  ne  tient 
compte  aux  hommes  que  de  leur  mérite,  et  ne 
croit  avoir  que  des  amis.  Pleine  de  vivacité 
et  capable  de  sentiment,  elle  surprend  et  elle 
intéresse,  et  sans  rien  ignorer  de  ce  qui  peut 
entrer  de  plus  délicat  et  de  plus  fin  dans  les 

1  Chapitre  XI,  De  l'Homme. 
-  Chapitre  XII,  Des  Jugements. 


128  CARACTÈRES 

conversations,  elle  a  encore  ces  saillies  heureuses 
qui,  entre  autres  plaisirs  qu'elles  font,  dis- 
pensent toujours  de  la  réplique  :  elle  vous 
parle  comme  celle  qui  n'est  pas  savante,  qui 
doute  et  qui  cherche  à  s'éclaircir,  et  elle  vous 
écoute  comme  celle  qui  sait  beaucoup,  qui 
connaît  le  prix  de  ce  que  vous  lui  dites,  et 
auprès  de  qui  vous  ne  perdez  rien  de  ce  qui 
vous  échappe.  Loin  de  s'appliquer  à  vous 
contredire  avec  esprit,  et  d'imiter  Elvire,  qui 
aime  mieux  passer  pour  une  femme  vive  que 
marquer  du  bon  sens  et  de  la  justesse,  elle 
s'approprie  vos  sentiments,  elle  les  croit  siens, 
elle  les  étend,  elle  les  embellit,  vous  êtes  con- 
tent de  vous  d'avoir  pensé  si  bien,  et  d'avoir 
mieux  dit  encore  que  vous  n'aviez  cru.  Elle 
est  toujours  au-dessus  de  la  vanité,  soit  qu'elle 
parle,  soit  qu'elle  écrive  ;  elle  oublie  les  traits 
où  il  faut  des  raisons,  elle  a  déjà  compris  que 
la  simplicité  est  éloquente.  S'il  s'agit  de 
servir  quelqu'un  et  de  vous  jeter  dans  les 
mêmes  intérêts,  laissant  à  Elvire  les  jolis  dis- 
cours et  les  belles  lettres  qu'elle  met  à  tous 
usages,  Artenice  n'emploie  auprès  de  vous  que 
la  sincérité,  l'ardeur,  l'empressement  et  la  per- 
suasion. Ce  qui  domine  en  elle  c'est  le  plaisir 
de  la  lecture,  avec  le  goût  des  personnes  de 
nom  et  de  réputation,  moins  pour  en  être 
connue  que  pour  les  connaître.  On  peut  la 
louer  d'avance  de  toute  la  sagesse  qu'elle  aura 
un  jour,  et  de  tout  le  mérite  qu'elle  se  prépare 


DE   LA   BRUT  ÈRE  129 

par  les  années,  puisqu'avec  une  bonne  con- 
duite elle  a  de  meilleures  intentions,  des  prin- 
cipes sûrs,  utiles  à  celles  qui  sont  comme  elle 
exposées  aux  soins  et  à  la  flatterie  ;  et  qu'étant 
assez  particulière,  sans  pourtant  être  farouche, 
ayant  même  un  peu  de  penchant  pour  la 
retraite,  il  ne  lui  saurait  peut-être  manquer 
que  les  occasions,  ou  ce  qu'on  appelle  un 
grand  théâtre,  pour  y  faire  briller  toutes  ses 
vertus."  .  .  . 

Les  Précieuses  ^ 

L'on  voit  des  gens,  qui  dans  les  conversations 
ou  dans  le  peu  de  commerce  que  l'on  a  avec 
eux,  vous  dégoûtent  par  leurs  ridicules  ex- 
pressions, par  la  nouveauté,  et  j'ose  dire  par 
l'impropriété  des  termes  dont  ils  se  servent, 
comme  par  l'alliance  de  certains  mots  qui  ne 
se  rencontrent  ensemble  que  dans  leur  bouche, 
et  à  qui  ils  font  signifier  des  choses  que  leurs 
premiers  inventeurs  n'ont  jamais  eu  intention 
de  leur  faire  dire.  Ils  ne  suivent,  en  parlant, 
ni  la  raison  ni  l'usage,  mais  leur  bizarre  génie, 
que  l'envie  de  toujours  plaisanter,  et  peut-être 
de  briller,  tourne  insensiblement  à  un  jargon 
qui  leur  est  propre,  et  qui  devient  enfin  leur 
idiome  naturel  :  ils  accompagnent  un  langage 
si  extravagant  d'un  geste  affecté  et  d'une  pro- 
nonciation   qui    est    contrefaite.       Tous    sont 

^  Chapitre  V,  De  la  Société  et  de  la  Conversation. 

I 


I30  CARACTÈRES 

contents  d'eux-mêmes  et  de  l'agrément  de  leur 
esprit,  et  l'on  ne  peut  pas  dire  qu'ils  en  soient 
entièrement  dénués  ;  mais  on  les  plaint  de  ce 
peu  qu'ils  en  ont  ;  et  ce  qui  est  pire,  on  en 
souffre. 

Que  dites-vous  ?  Comment  ?  Je  n'y  suis 
pas  :  vous  plairait-il  de  recommencer  ?  J'y 
suis  encore  moins  :  je  devine  enfin  :  vous 
voulez,  Acis,  me  dire  qu'il  fait  froid  ;  que  ne 
disiez-vous  :  Il  fait  froid  ?  vous  voulez  m' ap- 
prendre qu'il  pleut,  ou  qu'il  neige  ;  dites  :  Il 
pleut,  il  neige  :  vous  me  trouvez  bon  visage, 
et  vous  désirez  de  m'en  féliciter  ;  dites  :  Je 
vous  trouve  bon  visage.  Mais,  répondez-vous, 
cela  est  bien  uni  et  bien  clair,  et  d'ailleurs  qui 
ne  pourrait  pas  en  dire  autant  ?  Qu'importe, 
Acis,  est-ce  un  si  grand  mal  d'être  entendu 
quand  on  parle,  et  de  parler  comme  tout  le 
monde  ?  Une  chose  vous  manque,  Acis,  à 
vous  et  à  vos  semblables,  les  diseurs  de  Phébus, 
vous  ne  vous  en  défiez  point,  et  je  vais  vous 
jeter  dans  l'étonnement  ;  une  chose  vous 
manque,  c'est  l'esprit.  Ce  n'est  pas  tout  :  il  y 
a  en  vous  une  chose  de  trop,  qui  est  l'opinion 
d'en  avoir  plus  que  les  autres  :  voilà  la  source 
de  votre  pompeux  galimatias,  de  vos  phrases 
embrouillées,  et  de  vos  grands  mots  qui  ne 
signifient  rien.  Vous  abordez  cet  homme,  ou 
vous  entrez  dans  cette  chambre,  je  vous  tire 
par  votre  habit  et  vous  dis  à  l'oreille  :  Ne  songez 
point  à  avoir  de  l'esprit,  n'en  ayez  point,  c'est 


DE    LA    BRUTÈRE  131 

votre  rôle  ;  ayez,  si  vous  pouvez,  un  langage 
simple,  et  tel  que  l'ont  ceux  en  qui  vous  ne 
trouvez  aucun  esprit  ;  peut-être  alors  croira- 
t-on  que  vous  en  avez.   .   .    . 

L'on  a  vu,  il  n'y  a  pas  longtemps,  un  cercle 
de  personnes  des  deux  sexes,  liées  ensemble 
par  la  conversation  et  par  un  commerce  d'esprit  : 
ils  laissaient  au  vulgaire  l'art  de  parler  d'une 
manière  intelligible  ;  une  chose  dite  entre  eux 
peu  clairement,  en  entraînait  une  autre  encore 
plus  obscure,  sur  laquelle  on  enchérissait  par 
de  vraies  énigmes,  toujours  suivies  de  longs 
applaudissements  :  par  tout  ce  qu'ils  appel- 
aient délicatesse,  sentiments,  tour  et  finesse 
d'expression,  ils  étaient  enfin  parvenus  à 
n'être  plus  entendus,  et  à  ne  s'entendre 
pas  eux-mêmes.  Il  ne  fallait  pour  fournir 
à  ces  entretiens  ni  bon  sens,  ni  jugement, 
ni  mémoire,  ni  la  moindre  capacité  ;  il  fallait 
de  l'esprit,  non  pas  du  meilleur,  mais  de  celui 
qui  est  faux,  et  où  l'imagination  a  trop  de 
part. 

Je  le  sais,  Théobalde,  vous  êtes  vieilli  : 
mais  voudriez-vous  que  je  crusse  que  vous  êtes 
baissé,  que  vous  n'êtes  plus  poète  ni  bel 
esprit,  que  vous  êtes  présentement  aussi 
mauvais  juge  de  tout  genre  d'ouvrage  que 
méchant  auteur,  que  vous  n'avez  plus  rien  de 
naïf  et  de  délicat  dans  la  conversation  ?  Votre 
air  libre  et  présomptueux  me  rassure  et  me 
persuade   tout   le   contraire.     Vous   êtes   donc 


132  CARACTËRES 

aujourd'hui  tout  ce  que  vous  fûtes  jamais,  et 
peut-être  meilleur  :  car  si  à  votre  âge  vous 
êtes  si  impétueux,  quel  nom,  Théobalde, 
fallait-il  vous  donner  dans  votre  jeunesse,  et 
lorsque  vous  étiez  la  coqueluche  ou  l'entêtement 
de  certaines  femmes  qui  ne  juraient  que  par 
vous  et  sur  votre  parole,  qui  disaient  :  Cela  est 
délicieux  ;   qu'a-t-il  dit  r' 

L'on  parle  impétueusement  dans  les  entre- 
tiens, souvent  par  vanité  ou  par  humeur, 
rarement  avec  assez  d'attention  :  tout  occupé 
du  désir  de  répondre  à  ce  qu'on  n'écoute 
point,  l'on  suit  ses  idées,  et  on  les  explique 
sans  le  moindre  égard  pour  les  raisonnements 
d'autrui  ;  l'on  est  bien  éloigné  de  trouver 
ensemble  la  vérité,  l'on  n'est  pas  encore  con- 
venu de  celle  que  l'on  cherche.  Qui  pourrait 
écouter  ces  sortes  de  conversations  et  les  écrire, 
ferait  voir  quelquefois  de  bonnes  choses  qui 
n'ont  nulle  suite. 

Il  a  régné  pendant  quelque  temps  une  sorte 
de  conversation  fade  et  puérile,  qui  roulait 
toute  sur  des  questions  frivoles  qui  avaient 
relation  au  cœur,  et  à  ce  qu'on  appelle  passion 
ou  tendresse.  La  lecture  de  quelques  romans 
les  avait  introduites  parmi  les  plus  honnêtes 
gens  de  la  ville  et  de  la  cour  ;  ils  s'en  sont 
défaits,  et  la  bourgeoisie  les  a  reçues  avec  les 
pointes  et  les  équivoques. 

Quelques  femmes  de  la  ville  ont  la  délicatesse 
de  ne  pas  savoir,  ou  de  n'oser  dire  le  nom  des 


DE   LA   BRUTËRE  133 

rues,  des  places  et  de  quelques  endroits  publics, 
qu'elles  ne  croient  pas  assez  nobles  pour  être 
connus.  Elles  disent  le  Louvre,  la  Place 
Royale  ;  mais  elles  usent  de  tours  et  de  phrases 
plutôt  que  de  prononcer  de  certains  noms  ;  et 
s'ils  leur  échappent,  c'est  du  moins  avec  quel- 
que altération  du  mot,  et  après  quelques  façons 
qui  les  rassurent  ;  en  cela  moins  naturelles  que 
les  femmes  de  la  cour,  qui,  ayant  besoin  dans 
le  discours  des  Halles,  du  Châtelet,  ou  de  choses 
semblables,  disent  les  Halles,  le  Châtelet.  .  .    . 

Les  Gens  du  Monde 

Qui  peut  se  promettre  d'éviter  dans  la 
société  des  hommes,  la  rencontre  de  certains 
esprits  vains,  légers,  familiers,  délibérés,  qui 
sont  toujours  dans  une  compagnie  ceux  qui 
parlent,  et  qu'il  faut  que  les  autres  écoutent  ? 
On  les  entend  de  l'antichambre  :  on  entre 
impunément  et  sans  crainte  de  les  interrompre  ; 
ils  continuent  leur  récit  sans  la  moindre  atten- 
tion pour  ceux  qui  entrent  ou  qui  sortent, 
comme  pour  le  rang  ou  le  mérite  des  personnes 
qui  composent  le  cercle  :  ils  font  taire  celui 
qui  commence  à  conter  une  nouvelle,  pour  la 
dire  de  leur  façon,  qui  est  la  meilleure  ;  ils  la 
tiennent  de  Zamet,  de  Ruccelay,  ou  de  Con- 
chini,^  qu'ils  ne  connaissent  point,  à  qui  ils 
n'ont  jamais  parlé,  et  qu'ils  traiteraient  de 
^  Sans  dire  monsieur. 


134  CARACTÈRES 

monseigneur,  s'ils  leur  parlaient  :  ils  s'appro- 
chent quelquefois  de  l'oreille  du  plus  qualifié 
de  l'assemblée,  pour  le  gratifier  d'une  circon- 
stance que  personne  ne  sait,  et  dont  ils  ne 
veulent  pas  que  les  autres  soient  instruits  : 
ils  suppriment  quelques  noms,  pour  déguiser 
l'histoire  qu'ils  racontent,  et  pour  détourner 
les  applications  ;  vous  les  priez,  vous  les  pressez 
inutilement  ;  il  y  a  des  choses  qu'ils  ne  diront 
pas,  il  y  a  des  gens  qu'ils  ne  sauraient  nommer, 
leur  parole  y  est  engagée,  c'est  le  dernier  secret, 
c'est  un  mystère  :  outre  que  vous  leur  de- 
mandez l'impossible  ;  car  sur  ce  que  vous 
voulez  apprendre  d'eux,  ils  ignorent  le  fait 
et  les  personnes. 

Arrias  a  tout  lu,  a  tout  vu,  il  veut  le  per- 
suader ainsi,  c'est  un  homme  universel,  et  il 
se  donne  pour  tel  ;  il  aime  mieux  mentir  que 
de  se  taire  ou  de  paraître  ignorer  quelque 
chose.  On  parle  à  la  table  d'un  grand  d'une 
cour  du  nord,  il  prend  la  parole,  et  l'ôte  à 
ceux  qui  allaient  dire  ce  qu'ils  en  savent  :  il 
s'oriente  dans  cette  région  lointaine,  comme  s'il 
en  était  originaire  :  il  discourt  des  mœurs  de 
cette  cour,  des  femmes  du  pays,  de  ses  lois  et 
de  ses  coutumes  ;  il  récite  des  historiettes  qui 
y  sont  arrivées,  il  les  trouve  plaisantes  et  il  en 
rit  jusqu'à  éclater.  Quelqu'un  se  hasarde  de 
le  contredire  et  lui  prouve  nettement  qu'il  dit 
des  choses  qui  ne  sont  pas  vraies.  Arrias  ne 
se    trouble    point,    prend     feu     au     contraire 


DE    LA   BRU r ERE  135 

contre  l'interrupteur  :  Je  n'avance,  lui  dit-il, 
je  ne  raconte  rien  que  je  ne  sache  d'original; 
je  l'ai  appris  de  Sethon,  ambassadeur  de  France 
dans  cette  cour,  revenu  à  Paris  depuis  quel- 
ques jours,  que  je  connais  familièrement,  que 
j'ai  fort  interrogé,  et  qui  ne  m'a  caché  aucune 
circonstance.  Il  reprenait  le  fil  de  sa  narration 
avec  plus  de  confiance  qu'il  ne  l'avait  com- 
mencée, lorsque  l'un  des  conviés  lui  dit  :  C'est 
Sethon  à  qui  vous  parlez,  lui-même,  et  qui 
arrive  fraîchement  de  son  ambassade.    .    .    . 

J'entends  Théodecte  de  l'antichambre  ;  il 
grossit  sa  voix  à  mesure  qu'il  ap  loche;  le 
voilà  entré  :  il  rit,  il  crie,  il  éclate  ;  on  bouche 
ses  oreilles,  c'est  un  tonnerre  ;  il  n'est  pas 
moins  redoutable  par  les  choses  qu'il  dit,  que 
par  le  ton  dont  il  parle  :  il  ne  s'apaise  et  il 
ne  revient  de  ce  grand  fracas,  que  pour  bre- 
douiller des  vanités  et  des  sottises  :  il  a  si  peu 
d'égard  aux  temps,  aux  personnes,  aux  bien- 
séances, que  chacun  a  son  fait,  sans  qu'il  ait 
eu  intention  de  le  lui  donner  ;  il  n'est  pas 
encore  assis,  qu'il  a,  à  son  insu,  désobligé  toute 
l'assemblée.  A-t-on  servi,  il  se  met  le  premier 
à  table  et  dans  la  première  place;  les  femmes 
sont  à  sa  droite  et  à  sa  gauche  :  il  mange,  il 
boit,  il  conte,  il  plaisante,  il  interrompt  tout 
à  la  fois  :  il  n'a  nul  discernement  des  per- 
sonnes, ni  du  maître,  ni  des  conviés  ;  il  abuse 
de  la  folle  déférence  qu'on  a  pour  lui.  Est-ce 
Eutidéme  qui  donne  le  repas  ?      Il  rappelle  à 


136  CARACTÈRES 

soi  toute  l'autorité  de  la  table,  et  il  y  a  un 
moindre  inconvénient  à  la  lui  laisser  tout  entière 
qu'à  la  lui  disputer  :  le  vin  et  les  viandes 
n'ajoutent  rien  à  son  caractère.  Si  l'on  joue,  il 
gagne  au  jeu  ;  il  veut  railler  celui  qui  perd,  et 
il  l'offense  :  les  rieurs  sont  pour  lui  ;  il  n'y  a 
sorte  de  fatuité  qu'on  ne  lui  passe.  Je  cède 
enfin  et  je  disparais,  incapable  de  souffrir 
plus  longtemps  Théodecte,  et  ceux  qui  le 
souffrent. 

Troïle  est  utile  à  ceux  qui  ont  trop  de  bien  ; 
il  leur  ôte  l'embarras  du  superflu,  il  leur  sauve 
la  peine  d'amasser  de  l'argent,  de  faire  des 
contrats,  de  fermer  des  coffres,  de  porter  des 
clefs  sur  soi  et  de  craindre  un  vol  domestique  : 
il  les  aide  dans  leurs  plaisirs,  et  il  devient 
capable  ensuite  de  les  servir  dans  leurs  passions  ; 
bientôt  il  les  règle  et  les  maîtrise  dans  leur 
conduite.  Il  est  l'oracle  d'une  maison,  celui 
dont  on  attend,  que  dis-je  .^  dont  on  prévient, 
dont  on  devine  les  décisions  :  il  dit  de  cet 
esclave  :  Il  faut  le  punir,  et  on  le  fouette  ;  et 
de  cet  autre  :  Il  faut  l'affranchir,  et  on  l'affran- 
chit :  l'on  voit  qu'un  parasite  ne  le  fait  pas 
rire,  il  peut  lui  déplaire,  il  est  congédié  :  le 
maître  est  heureux,  si  Troïle  lui  laisse  sa  femme 
et  ses  enfants.  Si  celui-ci  est  à  table,  et  qu'il 
prononce  d'un  mets  qu'il  est  friand,  le  maître 
et  les  conviés  qui  en  mangaient  sans  réflexion, 
le  trouvent  friand,  et  ne  s'en  peuvent  rassasier  : 
s'il  dit  au  contraire  d'un  autre  mets  qu'il  est 


DE    LA   BRU r ÈRE  137 

insipide,  ceux  qui  commençaient  à  le  goûter, 
n'osent  avaler  le  morceau  qu'ils  ont  à  la  bouche  ; 
ils  le  jettent  à  terre  :  tous  ont  les  yeux  sur 
lui,  observent  son  maintien  et  son  visage  avant 
de  prononcer  sur  le  vin  ou  sur  les  viandes  qui 
sont  servies.  Ne  le  cherchez  pas  ailleurs  que 
dans  la  maison  de  ce  riche  qu'il  gouverne  :  c'est 
là  qu'il  mange,  qu'il  dort  et  qu'il  fait  digestion, 
qu'il  querelle  son  valet,  qu'il  reçoit  ses  ouvriers, 
et  qu'il  remet  ses  créanciers  ;  il  régente,  il 
domine  dans  une  salle,  il  y  reçoit  la  cour  et  les 
hommages  de  ceux  qui,  plus  fins  que  les  autres, 
ne  veulent  aller  au  maître  que  par  Troïle.  Si 
l'on  entre  par  malheur  sans  avoir  une  physio- 
nomie qui  lui  agrée,  il  ride  son  front  et  il 
détourne  sa  vue  ;  si  on  l'aborde,  il  ne  se  lève 
pas  ;  si  l'on  s'assied  auprès  de  lui,  il  s'éloigne  ; 
si  on  lui  parle,  il  ne  répond  point  ;  si  l'on 
continue  de  parler,  il  passe  dans  une  autre 
chambre  ;  si  on  le  suit,  il  gagne  l'escalier  ;  il 
franchirait  tous  les  étages,  ou  il  se  lancerait 
par  une  fenêtre,  plutôt  que  de  se  laisser  joindre 
par  quelqu'un  qui  a  un  visage  ou  un  son  de 
voix  qu'il  désapprouve  ;  l'un  et  l'autre  sont 
agréables  à  Troïle,  et  il  s'en  est  servi  heu- 
reusement pour  s'insinuer  ou  pour  conquérir. 
Tout  devient,  avec  le  temps,  au-dessous  de 
ses  soins,  comme  il  est  au-dessus  de  vouloir  se 
soutenir  ou  continuer  de  plaire  par  le  moindre 
des  talents  qui  ont  commencé  à  le  faire  valoir. 
C'est  beaucoup  qu'il  sorte  quelquefois  de  ses 


138  CARACTÈRES 

méditations  et  de  sa  taciturnité,  pour  contre- 
dire, et  que  même  pour  critiquer,  il  daigne  une 
fois  le  jour  avoir  de  l'esprit  :  bien  loin 
d'attendre  de  lui  qu'il  défère  à  vos  senti- 
ments, qu'il  soit  complaisant,  qu'il  vous  loue, 
vous  n'êtes  pas  sûr  qu'il  aime  toujours  votre 
approbation,  ou  qu'il  souffre  votre  complais- 
ance. 

Il  faut  laisser  parler  cet  inconnu  que  le 
hasard  a  placé  auprès  de  vous  dans  une  voiture 
publique,  à  une  fête  ou  à  un  spectacle,  et  il 
ne  vous  coûtera  bientôt  pour  le  connaître  que 
de  l'avoir  écouté  :  vous  saurez  son  nom,  sa 
demeure,  son  pays,  l'état  de  son  bien,  son 
emploi,  celui  de  son  père,  la  famille  dont  est 
sa  mère,  sa  parenté,  ses  alliances,  les  armes  de 
sa  maison  ;  vous  comprendez  qu'il  est  noble, 
qu'il  a  un  château,  de  beaux  meubles,  des 
valets  et  un  carrosse.   .   .   . 

Pour  vous,  dit  Eutiphron,  vous  êtes  riche, 
ou  vous  devez  l'être  ;  dix  mille  livres  de  rente, 
et  en  fonds  de  terre,  cela  est  beau,  cela  est 
doux,  et  l'on  est  heureux  à  moins  ;  pendant 
que  lui  qui  parle  ainsi,  a  cinquante  mille  livres 
de  revenu,  et  qu'il  croit  n'avoir  que  la  moitié  de 
ce  qu'il  mérite  :  il  vous  taxe,  il  vous  apprécie, 
il  fixe  votre  dépense,  et  s'il  vous  jugeait  digne 
d'une  meilleure  fortune,  et  de  celle  même  où 
il  aspire,  il  ne  manquerait  pas  de  vous  la  sou- 
haiter. Il  n'est  pas  le  seul  qui  fasse  de  si 
mauvaises  estimations  ou  des  comparaisons  si 


DE   LA   BRUT  ÈRE  139 

désobligeantes  ;  le  monde  est  plein  d'Euti- 
phrons. 

Quelqu'un  suivant  la  pente  de  la  coutume 
qui  veut  qu'on  loue,  et  par  l'habitude  qu'il  a 
à  la  flatterie  et  à  l'exagération,  congratule 
Théodème  sur  un  discours  qu'il  n'a  point 
entendu,  et  dont  personne  n'a  pu  encore  lui 
rendre  compte  ;  il  ne  laisse  pas  de  lui  parler 
de  son  génie,  de  son  geste,  et  surtout  de  la 
fidélité  de  sa  mémoire  ;  et  il  est  vrai  que 
Théodème  est  demeuré  court. 

L'on  voit  des  gens  brusques,  inquiets,  suffi- 
sants, qui,  bien  qu'oisifs,  et  sans  aucune  affaire 
qui  les  appelle  ailleurs,  vous  expédient,  pour 
ainsi  dire,  en  peu  de  paroles,  et  ne  songent 
qu'à  se  dégager  de  vous  :  on  leur  parle  encore 
qu'ils  sont  partis  et  ont  disparu.  Ils  ne  sont 
pas  moins  impertinents  que  ceux  qui  vous 
arrêtent  seulement  pour  vous  ennuyer  ;  ils 
sont  peut-être  moins  incommodes. 

Parler  et  offenser,  pour  de  certaines  gens,  est 
précisément  la  même  chose  :  ils  sont  piquants 
et  amers  ;  leur  style  est  mêlée  de  fiel  et 
d'absynthe  ;  la  raillerie,  l'injure,  l'insulte,  leur 
découlent  des  lèvres  comme  leur  salive.  Il 
leur  serait  utile  d'être  nés  muets  ou  stupides. 
Ce  qu'ils  ont  de  vivacité  et  d'esprit  leur  nuit 
davantage  que  ne  fait  à  quelques  autres  leur 
sottise.  Ils  ne  se  contentent  pas  toujours  de 
répliquer  avec  aigreur,  ils  attaquent  souvent 
avec  insolence  :    ils  frappent  sur  tout  ce  qui 


140  CARACTÈRES 

se  trouve  sous  leur  langue,  sur  les  présents, 
sur  les  absents  ;  ils  heurtent  de  front  et  de 
côté  comme  des  béliers  :  demande-t-on 
à  des  béliers  qu'ils  n'aient  pas  de  cornes  ? 
De  même  n'espère-t-on  pas  de  réformer  par 
cette  peinture  des  naturels  si  durs,  si  farouches, 
si  indociles.  Ce  que  l'on  peut  faire  de 
mieux,  d'aussi  loin  qu'on  les  découvre,  est 
de  les  fuir  de  toute  sa  force,  et  sans  regarder 
derrière  soi.   .    .   . 

Je  n'aime  pas  un  homme  que  je  ne  puis 
aborder  le  premier  ni  saluer  avant  qu'il  me 
salue,  sans  m'avilir  à  ses  yeux,  et  sans  tremper 
dans  la  bonne  opinion  qu'il  a  de  lui-même. 
Montaigne  dirait  :  ^  "  Je  veux  avoir  mes  coudées 
franches,  et  être  courtois  et  affable  à  mon 
point  sans  remords  ne  conséquence.  Je  no 
puis  du  tout  estriver  contre  mon  penchant,  et 
aller  au  rebours  de  mon  naturel,  qui  m'em- 
meine  vers  celuy  que  je  trouve  à  ma  rencontre. 
Quand  il  m'est  égal,  et  qu'il  ne  m'est  point 
ennemy,  j'anticipe  sur  son  accueil,  je  le  ques- 
tionne sur  sa  disposition  et  santé,  je  lui  fais 
offre  de  mes  offices,  sans  tant  marchander  sur 
le  plus  ou  sur  le  moins,  ne  être,  comme  disent 
aucuns,  sur  le  qui  vive  :  celui-là  me  déplaist, 
qui,  par  la  connoissance  que  j'ay  de  ses  coutumes 
et  façons  d'agir  me  tire  de  cette  liberté  et  fran- 
chise :  comment  me  ressouvenir  tout  à  propos 
et  d'aussi  loin  que  je  vois  cet  homme,  d'em- 
'    Imité  de  Montaigne. 


DE   LA   BRUTÈRE  141 

prunter  une  contenance  grave  et  importante, 
et  qui  l'avertisse  que  je  crois  le  valoir  bien  et 
au  delà  ;  pour  cela  de  me  ramentevoir  de  mes 
bonnes  qualités  et  conditions,  et  des  siennes 
mauvaises,  puis  en  faire  la  comparaison  ?  C'est 
trop  de  travail  pour  moi,  et  ne  suis  du  tout 
capable  de  si  roide  et  si  subite  attention  :  et 
quand  bien  elle  m'auroit  succédé  une  première 
fois,  je  ne  laisserois  pas  de  fléchir  et  de  me  dé- 
mentir à  une  seconde  tâche  :  je  ne  puis  me 
forcer  et  contraindre  pour  quelconque  à  estre 
fier."  .  .  . 


Le  Pédant 

Hermagoras  ne  sait  pas  qui  est  roi  de 
Hongrie  ;  il  s'étonne  de  n'entendre  faire  aucune 
mention  du  roi  de  Bohême  :  ne  lui  parlez  pas 
des  guerres  de  Flandre  et  de  Hollande,  dispen- 
sez-le du  moins  de  vous  répondre  ;  il  confond 
les  temps,  il  ignore  quand  elles  ont  commencé, 
quand  elles  ont  fini  :  combats,  sièges,  tout  lui  est 
nouveau.  Mais  il  est  instruit  de  la  guerre  des 
géants,  il  en  raconte  le  progrès  et  les  moindres 
détails  ;  rien  ne  lui  est  échappé.  Il  débrouille 
de  même  l'horrible  chaos  des  deux  empires,  le 
Babylonien  et  l'Assyrien  :  il  connaît  à  fond 
les  Égyptiens  et  leurs  dynasties.  Il  n'a  jamais 
vu  Versailles  ;  il  ne  le  verra  point  :  il  a  presque 
vu  la  tour  de  Babel  ;  il  en  compte  les  degrés, 
il  sait  combien  d'architectes  ont  présidé  à  cet 


142  CARACTERES 

ouvrage,  il  sait  le  nom  des  architectes.  Dirai-je 
qu'il  croit  Henri  IV  fils  de  Henri  HI  ?  Il 
néglige  du  moins  de  rien  connaître  aux  maisons 
de  France,  d'Autriche,  de  Bavière  :  quelles 
minuties,  dit-il  !  pendant  qu'il  récite  de 
mémoire  toute  une  liste  des  \o\%  des  Mèdes 
ou  de  Babylone,  et  que  les  noms  d'Apronal, 
d'Hérigebal,  de  Noesnemordach,  de  Mado- 
kempad  lui  sont  aussi  familiers  qu'à  nous  ceux 
de  Valois  et  de  Bourbon.  Il  demande  si 
l'empereur  a  jamais  été  marié  :  mais  personne 
ne  lui  apprendra  que  Ninus  a  eu  deux  femmes. 
On  lui  dit  que  le  roi  jouit  d'une  santé  par- 
faite ;  et  il  se  souvient  que  Thetmosis,  un  roi 
d'Egypte,  était  valétudinaire,  et  qu'il  tenait 
cette  complexion  de  son  aïeul  Alipharmutosis. 
Que  ne  sait-il  point  ?  Quelle  chose  lui  est 
cachée  de  la  vénérable  antiquité  ?  Il  vous 
dira  que  Sémiramis,  ou  selon  quelques-uns, 
Sérimaris,  parlait  comme  son  fils  Ninyas,  qu'on 
ne  les  distinguait  pas  à  la  parole  ;  si  c'était 
parce  que  la  mère  avait  une  voix  mâle  comme 
son  fils,  ou  le  fils  une  voix  efféminée  comme 
sa  mère,  il  n'ose  pas  le  décider.  Il  vous 
révélera  que  Nembrod  était  gaucher,  et  Sésostris 
ambidextre  ;  que  c'est  une  erreur  de  s'imaginer 
qu'un  Artaxerxe  ait  été  appelé  Longuemain, 
parce  que  les  bras  lui  tombaient  jusqu'aux 
genoux,  et  non  à  cause  qull  avait  une  main 
plus  longue  que  l'autre  :  et  il  ajoute  qu'il  y 
a  des  auteurs  graves  qui  affirment  que  c'était 


DE    LA    BRUTËRE  143 

la  droite,  qu'il  croit  néanmoins  être  bien  fondé 
à  soutenir  que  c'était  la  gauche. 


Le  Bel-Esprit 

Ascagne  est  statuaire,  Hégion  fondeur, 
Eschine  foulon,  et  Cydias  bel-esprit,  c'est  sa 
profession.  Il  a  une  enseigne,  un  atelier,  des 
ouvrages  de  commande,  et  des  compagnons 
qui  travaillent  sous  lui  ;  il  ne  vous  saurait 
rendre  de  plus  d'un  mois  les  stances  qu'il  vous 
a  promises,  s'il  ne  manque  de  parole  à  Tro- 
sichée  qui  l'a  engagé  à  faire  une  élégie  ;  une 
idylle  est  sur  le  métier,  c'est  pour  Crantor  qui 
le  presse  et  qui  lui  laisse  espérer  un  riche 
salaire.  Prose,  vers,  que  voulez-vous  t  II 
réussit  également  en  l'un  et  en  l'autre.  De- 
mandez-lui des  lettres  de  consolation  ou  sur 
une  absence,  il  les  entreprendra  ;  prenez-les 
toutes  faites  et  entrez  dans  son  magasin,  il  y 
a  à  choisir.  Il  a  un  ami  qui  n'a  point  d'autre 
fonction  sur  la  terre  que  de  le  promettre  long- 
temps à  un  certain  monde,  et  de  le  présenter 
enfin  dans  les  maisons  comme  homme  rare  et 
d'une  exquise  conversation  ;  et  là,  ainsi  que 
le  musicien  chante  et  que  le  joueur  de  luth 
touche  son  luth  devant  les  personnes  à  qui  il 
a  été  promis,  Cydias,  après  avoir  toussé,  relevé 
sa  manchette,  étendu  la  main  et  ouvert  les 
doigts,  débite  gravement  ses  pensées  quintes- 


144 


CJRJCTËRES 


senciées  et  ses  raisonnements  sophistiques. 
Différent  de  ceux  qui,  convenant  de  principes, 
et  connaissant  la  raison  ou  la  vérité  qui  est 
une,  s'arrachent  la  parole  l'un  à  l'autre  pour 
s'accorder  sur  leurs  sentiments,  il  n'ouvre  la 
bouche  que  pour  contredire  :  //  me  semble, 
dit-il  gracieusement,  que  c'est  tout  le  contraire 
de  ce  que  vous  dites,  ou  je  ne  saurais  être  de 
votre  opinion  ;  ou  bien  :  Ça  été  autrefois  mon 
entêtement  comme  il  est  le  vôtre  ;  mais...  il  y 
a  trois  choses,  ajoute-t-il,  à  considérer...  et 
il  en  ajoute  une  quatrième.  Fade  discoureur 
qui  n'a  pas  mis  plutôt  le  pied  dans  une  assem- 
blée, qu'il  cherche  quelques  femmes  auprès  de 
qui  il  puisse  s'insinuer,  se  parer  de  son  bel 
esprit  ou  de  sa  philosophie,  et  mettre  en 
œuvre  ses  rares  conceptions  ;  car,  soit  qu'il 
parle  ou  qu'il  écrive,  il  ne  doit  pas  être  soup- 
çonné d'avoir  en  vue  ni  le  vrai  ni  le  faux,  ni 
le  raisonnable  ni  le  ridicule  ;  il  évite  unique- 
ment de  donner  dans  le  sens  des  autres,  et 
d'être  de  l'avis  de  quelqu'un  :  aussi  attend-il 
dans  un  cercle  que  chacun  se  soit  expliqué  sur 
le  sujet  qui  s'est  offert,  ou  souvent  qu'il  a 
amené  lui-même,  pour  dire  dogmatiquement 
des  choses  toutes  nouvelles,  mais  à  son  gré 
décisives  et  sans  réplique.  Cydias  s'égale  à 
Lucien  et  à  Sénèque,  se  met  au-dessus  de 
Platon,  de  Virgile,  et  de  Théocrite  ;  et  son 
flatteur  a  soin  de  le  confirmer  tous  les  matins 
dans  cette  opinion.     Uni  de  goût  et  d'intérêt 


DE    LA   BRUT  ÈRE  145 

avec  les  contempteurs  d'Homère,  il  attend 
paisiblement  que  les  hommes  détrompés  lui 
préfèrent  les  poètes  modernes  :  il  se  met  en 
ce  cas  à  la  tête  de  ces  derniers,  et  il  sait  à  qui 
il  adjuge  la  seconde  place.  C'est  en  un  mot, 
un  composé  du  pédant  et  du  précieux,  fait 
pour  être  admiré  de  la  bourgeoisie  et  de  la 
province,  en  qui  néanmoins  on  n'aperçoit 
rien  de  grand  que  l'opinion  qu'il  a  de  lui- 
même.  .  .   . 

^  Je  nomme  Euripile,  et  vous  dites,  c'est  un 
bel  esprit  :  vous  dites  aussi  de  celui  qui 
travaille  une  poutre,  il  est  charpentier,  et 
de  celui  qui  refait  un  mur,  il  est  maçon.  Je 
vous  demande  quel  est  l'atelier  où  travaille  cet 
homme  de  métier,  ce  bel  esprit  \  Quelle  est 
son  enseigne  ?  A  quel  habit  le  reconnaît-on  1 
quels  sont  ses  outils  ?  est-ce  le  coin,  sont-ce 
le  marteau  ou  l'enclume  .'  Où  fend-il,  où 
cogne-t-il  son  ouvrage,  où  l'expose-t-il  en 
vente  ?  Un  ouvrier  se  pique  d'être  ouvrier  ; 
Euripile  se  pique-t-il  d'être  bel  esprit  ?  S'il 
est  tel,  vous  me  peignez  un  fat  qui  met  l'esprit 
en  roture,  une  âme  vile  et  mécanique,  à  qui  ni 
ce  qui  est  beau,  ni  ce  qui  est  esprit,  ne 
sauraient  s'appliquer  sérieusement  ;  et  s'il  est 
vrai  qu'il  ne  se  pique  de  rien,  je  vous  entends, 
c'est  un  homme  sage  et  qui  a  de  l'esprit  :  ne 
dites-vous  pas  encore  du  savantasse,  il  est  bel 
esprit,  et  ainsi  du  mauvais  poète  .?  Mais  vous- 
1  Chapitre  XII,  Des  Jug'ements. 

K 


146  CARACTÈRES 

même  vous  croyez-vous  sans  aucun  esprit  ?  Et 
si  vous  en  avez,  c'est  sans  doute  de  celui  qui 
est  beau  et  convenable  ;  vous  voilà  donc  un  bel 
esprit  :  ou  s'il  s'en  faut  peu  que  vous  ne 
preniez  ce  nom  pour  une  injure,  continuez,  j'y 
consens,  de  le  donner  à  Euripile,  d'employer 
cette  ironie,  comme  les  sots,  sans  le  moindre 
discernement,  ou  comme  les  ignorants  qu'elle 
console  d'une  certaine  culture  qui  leur  manque 
et  qu'ils  ne  voient  que  dans  les  autres.  .   .   . 

Les  Biens  de  Fortune  ^ 

Je  vais,  Clitiphon,  à  votre  porte  ;  le  besoin 
que  j'ai  de  vous  me  chasse  de  mon  lit  et  de 
ma  chambre  ;  plût  aux  dieux  que  je  ne  fusse 
ni  votre  client  ni  votre  fâcheux  !  Vos  esclaves 
me  disent  que  vous  êtes  enfermé,  et  que  vous 
ne  pouvez  m'écouter  que  d'une  heure  entière  : 
je  reviens  avant  le  temps  qu'ils  m'ont  marqué, 
et  ils  me  disent  que  vous  êtes  sorti.  Que 
faites-vous,  Clitiphon,  dans  cet  endroit  le  plus 
reculé  de  votre  appartement,  de  si  laborieux 
qui  vous  empêche  de  m'entendre  .''  Vous 
enfilez  quelques  mémoires,  vous  collationnez 
un  registre,  vous  signez,  vous  paraphez  ;  je 
n'avais  qu'une  chose  à  vous  demander,  et  vous 
n'aviez  qu'un  mot  à  me  répondre,  oui  ou  non. 
Voulez-vous  être  rare  ?  Rendez  service  à  ceux 
qui  dépendent  de  vous  :  vous  le  serez  davan- 
1  Chapitre  VI,  Des  Biens  de  Fortune. 


DE   LA    BRUTËRE  147 

tage  par  cette  conduite,  que  par  ne  vous  pas 
laisser  voir.  O  homme  important  et  chargé 
d'affaires,  qui  à  votre  tour  avez  besoin  de  mes 
offices,  venez  dans  la  solitude  de  mon  cabinet, 
le  philosophe  est  accessible,  je  ne  vous  remettrai 
point  à  un  autre  jour.  Vous  me  trouverez  sur 
les  livres  de  Platon  qui  traitent  de  la  spiritualité 
de  l'âme  et  de  sa  distinction  d'avec  le  corps,  ou 
la  plume  à  la  main  pour  calculer  les  distances 
de  Saturne  et  de  Jupiter  :  j'admire  Dieu  dans 
ses  ouvrages,  et  je  cherche,  par  la  connaissance 
de  la  vérité,  à  régler  mon  esprit  et  devenir 
meilleur.  Entrez,  toutes  les  portes  vous  sont 
ouvertes  :  mon  antichambre  n'est  pas  faite 
pour  s'y  ennuyer  en  m'attendant  ;  passez 
jusqu'à  moi  sans  me  faire  avertir  ;  vous  m'ap- 
portez quelque  chose  de  plus  précieux  que 
l'argent  et  l'or,  si  c'est  une  occasion  de  vous 
obliger  ;  parlez,  que  voulez-vous  que  je  fasse 
pour  vous  .?  Faut-il  quitter  mes  livres,  mes 
études,  mon  ouvrage,  cette  ligne  qui  est  com- 
mencée ?  Quelle  interruption  heureuse  pour 
moi  que  celle  qui  vous  est  utile  !  Le  manieur 
d'argent,  l'homme  d'affaires  est  un  ours  qu'on 
ne  saurait  apprivoiser,  on  ne  le  voit  dans  sa 
loge  qu'avec  peine  ;  que  dis-je  .''  On  ne  le  voit 
point  ;  car  d'abord  on  ne  le  voit  pas  encore, 
et  bientôt  on  ne  le  voit  plus.  L'homme  de 
lettres  au  contraire  est  trivial  comme  une 
borne  au  coin  des  places  ;  il  est  vu  de  tous,  et 
à  toute  heure,  et  en  tous  états,  à  table,  au  lit. 


148  CARACTERES 

nu,  habillé,  sain  ou  malade  :  il  ne  peut  être 
important,  et  il  ne  le  veut  point  être.   .   .  . 

Les  partisans  nous  font  sentir  toutes  les 
passions  l'une  après  l'autre.  L'on  commence 
par  le  mépris  à  cause  de  leur  obscurité.  On 
les  envie  ensuite,  on  les  hait,  on  les  craint,  on 
les  estime  quelquefois,  et  on  les  respecte. 
L'on  vit  assez  pour  finir  à  leur  égard  par  la 
compassion. 

Sosie  de  la  livrée  a  passé  par  une  petite 
recette  à  une  sous-ferme  ;  et  par  les  con- 
cussions, la  violence  et  l'abus  qu'il  a  fait  de 
ses  pouvoirs,  il  s'est  enfin,  sur  les  ruines  de 
plusieurs  familles,  élevé  à  quelque  grade  : 
devenu  noble  par  une  charge,  il  ne  lui  man- 
quait que  d'être  homme  de  bien  :  une  place 
de  marguillier  a  fait  ce  prodige. 

Arfure  cheminait  seule  et  à  pied  vers  le 
grand  portique  de  Saint  *  *,  entendait  de 
loin  le  sermon  d'un  carme  ou  d'un  docteur 
qu'elle  ne  voyait  qu'obliquement,  et  dont  elle 
perdait  bien  des  paroles.  Sa  vertu  était 
obscure,  et  sa  dévotion  connue  comme  sa 
personne.  Son  mari  est  entré  dans  le  hui- 
tième denier  ;  quelle  monstrueuse  fortune  en 
moins  de  six  années  !  Elle  n'arrive  à  l'église 
que  dans  un  char  ;  on  lui  porte  une  lourde 
queue  :  l'orateur  s'interrompt  pendant  qu'elle 
se  place,  elle  le  voit  de  front,  n'en  perd  pas 
une    seule    parole    ni    le    moindre    geste  :     il 


DE    LA    BRUl'ÈRE  149 

y  a  une  brigue  entre  les  prêtres  pour  la 
confesser  ;  tous  veulent  l'absoudre,  et  le  curé 
l'emporte. 

L'on  porte  Crésus  au  cimetière  :  de  toutes 
ses  immenses  richesses  que  le  vol  et  la  con- 
cussion lui  avaient  acquises,  et  qu'il  a  épuisées 
par  le  luxe  et  par  la  bonne  chère,  il  ne  lui  est 
pas  demeuré  de  quoi  se  faire  enterrer  ;  il  est 
mort  insolvable,  sans  biens,  et  ainsi  privé  de 
tous  les  secours  :  l'on  n'a  vu  chez  lui  ni  julep, 
ni  cordiaux,  ni  médecins,  ni  le  moindre  docteur 
qui  l'ait  assuré  de  son  salut. 

Champagne,  au  sortir  d'un  long  dîner  qui 
lui  enfle  l'estomac,  et  dans  les  douces  fumées 
d'un  vin  d'Avenay  ou  de  Sillery,  signe  un 
ordre  qu'on  lui  présente,  qui  ôterait  le  pain  à 
toute  une  province,  si  l'on  n'y  remédiait  :  il 
est  excusable  ;  quel  moyen  de  comprendre 
dans  la  première  heure  de  la  digestion  qu'on 
puisse  quelque  part  mourir  de  faim  ? 

Sylvain,  dans  ses  deniers,  a  acquis  de  la  nais- 
sance et  un  autre  nom.  Il  est  seigneur  de  la 
paroisse  où  ses  aïeux  payaient  la  taille  :  il 
n'aurait  pu  autrefois  entrer  page  chez  Cléobule, 
et  il  est  son  gendre. 

Dorus  passe  en  litière  par  la  voie  Appienne, 
précédé  de  ses  affranchis  et  de  ses  esclaves,  qui 
détournent  le  peuple  et  font  faire  place  :  il 
ne  lui  manque  que  des  licteurs.  Il  entre  à 
Rome  avec  ce  cortège,  où  il  semble  triompher 


150  CARACTÈRES 

de  la  bassesse  et   de  la  pauvreté  de  son  père 
Sanga. 

On  ne  peut  mieux  user  de  la  fortune  que 
fait  Périandre  :  elle  lui  donne  du  rang,  du 
crédit,  de  l'autorité  ;  déjà  on  ne  le  prie  plus 
d'accorder  son  amitié,  on  implore  sa  protection. 
Il  a  commencé  par  dire  de  soi-même,  un 
homme  de  ma  sorle  ;  il  passe  à  dire,  un  homme 
de  ma  qualité  :  il  se  donne  pour  tel,  et  il  n'y 
a  personne  de  ceux  à  qui  il  prête  de  l'argent, 
ou  qu'il  reçoit  à  sa  table  qui  est  délicate,  qui 
veuille  s'y  opposer.  Sa  demeure  est  superbe, 
un  dorique  règne  dans  tous  ses  dehors  ;  ce  n'est 
pas  une  porte,  c'est  un  portique  :  est-ce  la 
maison  d'un  particulier  .?  est-ce  un  temple  .''  Le 
peuple  s'y  trompe.  Il  est  le  seigneur  domi- 
nant de  tout  le  quartier  :  c'est  lui  que  l'on 
envie  et  dont  on  voudrait  voir  la  chute  ;  c'est 
lui  dont  la  femme  par  son  collier  de  perles 
s'est  fait  des  ennemies  de  toutes  les  dames  du 
voisinage.  Tout  se  soutient  dans  cet  homme  ; 
rien  encore  ne  se  dément  dans  cette  grandeur 
qu'il  a  acquise,  dont  il  ne  doit  rien,  qu'il  a 
payée.  Que  son  père  si  vieux  et  si  caduc 
n'est-il  mort,  il  y  a  vingt  ans,  et  avant  qu'il  se 
fît  dans  le  monde  aucune  mention  de  Péri- 
andre !  Comment  pourra-t-ils  outenir  ces 
odieuses  pancartes  ^  qui  déchiffrent  les  condi- 
tions, et  qui  souvent  font  rougir  la  veuve  et 
les  héritiers  .'  I,es  supprimera-t-il  aux  yeux 
^  Billets  d'enterrement. 


DE   LA    BRUTËRE  151 

de  toute  une  ville  jalouse,  maligne,  clairvoyante, 
et  aux  dépens  de  mille  gens  qui  veulent  abso- 
lument aller  tenir  leur  rang  à  des  obsèques  ? 
Veut-on  d'ailleurs  qu'il  fasse  de  son  père  un 
noble  homme,  et  peut-être  un  honorable 
homme,  lui  qui  est  messire  ?  .    .  . 

Ce  garçon  si  frais,  si  fleuri,  et  d'une  si  belle 
santé,  est  seigneur  d'une  abbaye  et  de  dix 
autres  bénéfices  :  tous  ensemble  lui  rapportent 
six  vingt  mille  livres  de  revenu,  dont  il  n'est 
payé  qu'en  en  médailles  d'or.  Il  y  a  ailleurs 
six  vingt  familles  indigentes  qui  ne  se  chauffent 
point  pendant  l'hiver,  qui  n'ont  point  d'habits 
pour  se  couvrir,  et  qui  souvent  manquent  de 
pain  :  leur  pauvreté  est  extrême  et  honteuse  : 
quel  partage  !  Et  cela  ne  prouve-t-il  pas 
clairement  un  avenir  ? 

Chrysippe,  homme  nouveau  et  le  premier 
noble  de  sa  race,  aspirait  il  y  a  trente  années, 
à  se  voir  un  jour  deux  mille  livres  de  rente 
pour  tout  bien,  c'était  là  le  comble  de  ses 
souhaits  et  sa  plus  haute  ambition  ;  il  l'a  dit 
ainsi,  et  on  s'en  souvient.  Il  arrive,  je  ne  sais 
par  quels  chemins,  jusqu'à  donner  en  revenu  à 
l'une  de  ses  filles  pour  sa  dot,  ce  qu'il  désirait 
lui-même  d'avoir  en  fonds  pour  toute  fortune 
pendant  sa  vie  :  une  pareille  somme  est  comptée 
dans  ses  coffres  pour  chacun  de  ses  autres 
enfants  qu'il  doit  pourvoir  ;  et  il  a  un  grand 
nombre  d'enfants  :  ce  n'est  qu'en  avancement 
d'hoirie;    il  y  a  d'autres  biens  à  espérer  après 


152  CARACTÈRES 

sa  mort  :  il  vit  encore,  quoique  assez  avancé  en 
âge,  et  il  use  le  reste  de  ses  jours  à  travailler 
pour  s'enrichir. 

Laissez  faire  Ergaste,  et  il  exigera  un  droit 
de  tous  ceux  qui  boivent  de  l'eau  de  la  rivière, 
ou  qui  marchent  sur  la  terre  ferme.  Il  sait 
convertir  en  or  jusqu'aux  roseaux,  aux  joncs 
et  à  l'ortie  :  il  écoute  tous  les  avis,  et  pro- 
pose tous  ceux  qu'il  a  écoutés.  Le  prince  ne 
donne  aux  autres  qu'aux  dépens  d'Ergaste,  et 
ne  leur  fait  de  grâces  que  celles  qui  lui  étaient 
dues  ;  c'est  une  faim  insatiable  d'avoir  et  de 
posséder  :  il  trafiquerait  des  arts  et  des  sciences, 
et  mettrait  en  parti  jusqu'à  l'harmonie.  Il 
faudrait,  s'il  en  était  cru,  que  le  peuple,  pour 
avoir  le  plaisir  de  le  voir  riche,  de  lui  voir  une 
meute  et  une  écurie,  pût  perdre  le  souvenir 
de  la  musique  d'Orphée,  et  se  contenter  de 
la  sienne. 

Ne  traitez  pas  avec  Criton,  il  n'est  touché 
que  de  ses  seuls  avantages.  Le  piège  est  tout 
dressé  à  ceux  à  qui  sa  charge,  sa  terre,  ou  ce 
qu'il  possède,  feront  envie  :  il  vous  imposera 
des  conditions  extravagantes.  Il  n'y  a  nul 
ménagement  et  nulle  composition  à  attendre 
d'un  homme  si  plein  de  ses  intérêts  et  si 
ennemi  des  vôtres  :    il  lui  faut  une  dupe.  .   .  . 

Cet  homme  qui  a  fait  la  fortune  de  plusieurs, 
qui  a  fait  la  vôtre,  n'a  pu  soutenir  la  sienne, 
ni  assurer  avant  sa  mort  celle  de  sa  femme  et 


DE   LA    BRU r ÈRE  153 

de  ses  enfants  :  ils  vivent  cachés  et  mal- 
heureux :  quelque  bien  instruit  que  vous 
soyez  de  la  misère  de  leur  condition,  vous  ne 
pensez  pas  à  l'adoucir,  vous  ne  le  pouvez  pas 
en  effet,  vous  tenez  table,  vous  bâtissez  ;  mais 
vous  conservez  par  reconnaissance  le  portrait 
de  votre  bienfaiteur,  qui  a  psssé,  à  la  vérité, 
du  cabinet  à  l'antichambre  :  quels  égards  !  il 
pouvait  aller  au  garde-meuble.   .   .  . 

Fuyez,  retirez-vous  ;  vous  n'êtes  pas  assez 
loin  :  je  suis,  dites-vous,  sous  l'autre  tropique  : 
passez  sous  le  pôle,  et  dans  l'autre  hémisphère  ; 
montez  aux  étoiles  si  vous  le  pouvez  :  m'y 
voilà  :  fort  bien,  vous  êtes  en  sûreté.  Je 
découvre  sur  la  terre  un  homme  avide,  in- 
satiable, inexorable,  qui  veut,  aux  dépens  de 
tout  ce  qui  se  trouvera  sur  son  chemin  et  à 
sa  rencontre,  et  quoi  qu'il  en  puisse  coûter 
aux  autres,  pourvoir  à  lui  seul,  grossir  sa  fortune 
et  regorger  de  biens.  .   .  . 

Un  homme  d'un  petit  génie  peut  vouloir 
s'avancer  :  il  néglige  tout,  il  ne  pense  du 
matin  au  soir,  il  ne  rêve  la  nuit  qu'à  une  seule 
chose,  qui  est  de  s'avancer.  Il  a  commencé 
de  bonne  heure  et  dès  son  adolescence  à  se 
mettre  dans  les  voies  de  la  fortune  :  s'il  trouve 
une  barrière  de  front  qui  ferme  son  passage, 
il  biaise  naturellement,  et  va  à  droite  ou  a 
gauche,  selon  qu'il  y  voit  de  jour  et  d'appar- 
ence, et  si  de  nouveaux  obstacles  l'arrêtent,  il 


154  CARACTÈRES 

rentre  dans  le  sentier  qu'il  avait  quitté.  Il 
est  déterminé  par  la  nature  des  difficultés, 
tantôt  à  les  surmonter,  tantôt  à  les  éviter,  ou 
à  prendre  d'autres  mesures  ;  son  intérêt, 
l'usage,  les  conjonctures  le  dirigent.  Faut-il 
de  si  grands  talents  et  une  si  bonne  tête  à  un 
voyageur  pour  suivre  d'abord  le  grand  chemin, 
et  s'il  est  plein  et  embarrassé,  prendre  la  terre, 
et  aller  à  travers  champs,  puis  regagner  sa 
première  route,  la  continuer,  arriver  à  son 
terme  ?  Faut-il  tant  d'esprit  pour  aller  à  ses 
fins  .?  Est-ce  donc  un  prodige  qu'un  sot  riche 
et  accrédité  t  .   .   . 

Ni  les  troubles,  Zénobie,  qui  agitent  votre 
empire,  ni  la  guerre  que  vous  soutenez  viri- 
lement contre  une  nation  puissante  depuis  la 
mort  du  roi  votre  époux,  ne  diminuent  rien 
de  votre  magnificence  :  vous  avez  préféré  à 
toute  autre  contrée  les  rives  de  l'Euphrate 
pour  y  élever  un  superbe  édifice  ;  l'air  y  est 
sain  et  tempéré,  la  situation  en  est  riante;  un 
bois  sacré  l'ombrage  du  côté  du  couchant  ;  les 
dieux  de  Syrie  qui  habitent  quelquefois  la 
terre  n'y  auraient  pu  choisir  une  plus  belle 
demeure  :  la  campagne  autour  est  couverte 
d'hommes  qui  taillent  et  qui  coupent,  qui 
vont  et  qui  viennent,  qui  roulent  ou  qui 
charrient  le  bois  du  Liban,  l'airain  et  le  por- 
phyre ;  les  grues  et  les  machines  gémissent 
dans  l'air,  et  font  espérer,  à  ceux  qui  voyagent 
vers  l'Arabie,  de  revoir  à  leur  retour  en  leurs 


DE   LA   BRUT  ÈRE  155 

foyers  ce  palais  achevé,  et  dans  cette  splendeur 
où  vous  desirez  de  le  porter,  avant  de  l'habiter 
vous  et  les  princes  vos  enfants.  N'y  épargnez 
rien,  grande  reine  ;  employez-y  l'or  et  tout 
l'art  des  plus  excellents  ouvriers  ;  que  les 
Phidias  et  les  Zeuxis  de  votre  siècle  déploient 
toute  leur  science  sur  vos  plafonds  et  sur  vos 
lambris  ;  tracez-y  de  vastes  et  délicieux  jardins 
dont  l'enchantement  soit  tel  qu'ils  ne  paraissent 
pas  faits  de  la  main  des  hommes  ;  épuisez  vos 
trésors  et  votre  industrie  sur  cet  ouvrage  in- 
comparable ;  et  après  que  vous  y  aurez  mis, 
Zénobie,  la  dernière  main,  quelqu'un  de  ces 
pâtres  qui  habitent  les  sables  voisins  de 
Palmyre,  devenu  riche  par  les  péages  de  vos 
rivières,  achètera  un  jour  à  deniers  comptants 
cette  royale  maison,  pour  l'embellir,  et  la 
rendre  plus  digne  de  lui  et  de  sa  fortune. 

Ce  palais,  ces  meubles,  ces  jardins,  ces  belles 
eaux  vous  enchantent,  et  vous  font  récrier 
d'une  première  vue  sur  une  maison  si  déli- 
cieuse, et  sur  l'extrême  bonheur  du  maître  qui 
la  possède.  Il  n'est  plus,  il  n'en  a  pas  joui  si 
agréablement  ni  si  tranquillement  que  vous  : 
il  n'y  a  jamais  eu  un  jour  serein,  ni  une  nuit 
tranquille  :  il  s'est  noyé  de  dettes  pour  la 
porter  à  ce  degré  de  beauté  oii  elle  vous  ravit  : 
ses  créanciers  l'en  ont  chassé  :  il  a  tourné  la 
tête,  et  il  l'a  regardée  de  loin  une  dernière 
fois  ;    et  il  est  mort  de  saisissement. 

L'on   ne   saurait   s'empêcher   de   voir   dans 


156  CARACTÈRES 

certaines  familles  ce  qu'on  appelle  les  caprices 
du  hasard  ou  les  jeux  de  la  fortune  :  il  y  a 
cent  ans  qu'on  ne  parlait  point  de  ces  familles, 
qu'elles  n'étaient  point.  Le  ciel  tout  d'un 
coup  s'ouvre  en  leur  faveur  :  les  biens,  les 
honneurs,  les  dignités  fondent  sur  elles  à 
plusieurs  reprises,  elles  nagent  dans  la  pros- 
périté. Eumolpe,  l'un  de  ces  hommes  qui 
n'ont  point  de  grands-pères,  a  eu  un  père  du 
moins  qui  s'était  élevé  si  haut,  que  tout  ce 
qu'il  a  pu  souhaiter  pendant  le  cours  d'une 
longue  vie,  c'a  été  de  l'atteindre,  et  il  l'a 
atteint.  Était-ce  dans  ces  deux  personnages 
éminence  d'esprit,  profonde  capacité  ^  était-ce 
les  conjonctures  ?  La  fortune  enfin  ne  leur 
rit  plus,  elle  se  joue  ailleurs,  et  traite  leur 
postérité  comme  leurs  ancêtres.   .  .   . 

Giton  a  le  teint  frais,  le  visage  plein  et  les 
joues  pendantes,  l'œil  fixe  et  assuré,  les  épaules 
larges,  l'estomac  haut,  la  démarche  ferme  et 
délibérée  :  il  parle  avec  confiance,  il  fait 
répéter  celui  qui  l'entretient,  et  il  ne  goûte 
que  médiocrement  tout  ce  qu'il  lui  dit  ;  il 
déploie  un  ample  mouchoir,  et  se  mouche  avec 
grand  bruit  :  il  crache  fort  loin,  et  il  éternue 
fort  haut  ;  il  dort  le  jour,  il  dort  la  nuit  et 
profondément,  il  ronfle  en  compagnie.  Il 
occupe  à  table  et  à  la  promenade  plus  de  place 
qu'un  autre  ;  il  tient  le  milieu  en  se  promenant 
avec  ses  égaux,  il  s'arrête  et  l'on  s'arrête,  il 
continue  de  marcher,  et  l'on  marche,  tous  se 


DE    LA    BRUTËRE  157 

règlent  sur  lui  :  il  interrompt,  il  redresse  ceux 
qui  ont  la  parole  ;  on  ne  l'interrompt  pas,  on 
l'écoute  aussi  longtemps  qu'il  veut  parler  ;  on 
est  de  son  avis,  on  croit  les  nouvelles  qu'il 
débite.  S'il  s'assied,  vous  le  voyez  s'enfoncer 
dans  un  fauteuil,  croiser  les  jambes  l'une  sur 
l'autre,  froncer  le  sourcil,  abaiscer  son  chapeau 
sur  ses  yeux  pour  ne  voir  personne,  ou  le 
relever  ensuite,  et  découvrir  son  front  par  fierté 
et  par  audace.  Il  est  enjoué,  grand  rieur, 
impatient,  présomptueux,  colère,  libertin,  poli- 
tique, mystérieux  sur  les  affaires  du  temps  ;  il 
se  croit  des  talents  et  de  l'esprit  :   il  est  riche. 

Phédon  a  les  yeux  creux,  le  teint  échauffé, 
le  corps  sec  et  le  visage  maigre  :  il  dort  peu 
et  d'un  sommeil  fort  léger  ;  il  est  abstrait, 
rêveur,  et  il  a  avec  de  l'esprit  l'air  d'un 
stupide  ;  il  oublie  de  dire  ce  qu'il  sait,  ou  de 
parler  d'événements  qui  lui  sont  connus  ;  et 
s'il  le  fait  quelquefois,  il  s'en  tire  mal  ;  il  croit 
peser  à  ceux  à  qui  il  parle,  il  conte  brièvement, 
mais  froidement  ;  il  ne  se  fait  pas  écouter,  il 
ne  fait  point  rire  :  il  applaudit,  il  sourit  à  ce 
que  les  autres  lui  disent,  il  est  de  leur  avis,  il 
court,  il  vole  pour  leur  rendre  de  petits  ser- 
vices, il  est  complaisant,  flatteur,  empressé  :  il 
est  mystérieux  sur  ses  affaires,  quelquefois 
menteur  ;  il  est  superstitieux,  timide  :  il 
marche  doucement  et  légèrement,  il  semble 
craindre  de  fouler  la  terre  :  il  marche  les 
yeux  baissés,  et  il  n'ose  les  lever  sur  ceux  qui 


158  CARACTÈRES 

passent.  Il  n'est  jamais  du  nombre  de  ceux 
qui  forment  un  cercle  pour  discourir,  il  se 
met  derrière  celui  qui  parle,  recueille  fur- 
tivement ce  qui  se  dit,  et  il  se  retire  si  on  le 
regarde.  Il  n'occupe  point  de  lieu,  il  ne  tient 
point  de  place,  il  va  les  épaules  serrées,  le 
chapeau  abaissé  sur  ses  yeux  pour  n'être  point 
vu,  il  se  replie  et  se  renferme  dans  son  man- 
teau :  il  n'y  a  point  de  rues  ni  de  galeries  si 
embarrassées  et  si  remplies  de  monde,  où  il 
ne  trouve  moyen  de  passer  sans  effort,  et  de 
se  couler  sans  être  aperçu.  Si  on  le  prie  de 
s'asseoir,  il  se  met  à  peine  sur  le  bord  d'un 
siège  ;  il  parle  bas  dans  la  conversation,  et  il 
articule  mal  ;  libre  néanmoins  sur  les  affaires 
publiques,  chagrin  contre  le  siècle,  médio- 
crement prévenu  des  ministres  et  du  ministère. 
Il  n'ouvre  la  bouche  que  pour  répondre  :  il 
tousse,  il  se  mouche  sous  son  chapeau,  il 
crache  presque  sur  soi,  et  il  attend  qu'il 
soit  seul  pour  éternuer,  ou  si  cela  lui  arrive, 
c'est  à  l'insu  de  la  compagnie,  il  n'en  coûte 
à  personne  ni  salut,  ni  compliment  :  il  est 
pauvre.  .  .  . 

L'Homme  Distrait  ^ 

Ménalque    descend    son    escalier,    ouvre    sa 
porte  pour  sortir,  il  la  referme  :    il  s'aperçoit 
qu'il     est   en    bonnet   de    nuit,    et,    venant    à 
1  Chapitre  XI,  De  l'Homme. 


DE   LA   BRUTËRE  159 

mieux  s'examiner,  il  se  trouve  rasé  à  moitié  ; 
il  voit  que  son  épée  est  mise  du  côte  droit, 
que  ses  bas  sont  rabattus  sur  ses  talons,  et  que 
sa  chemise  est  par-dessus  ses  chausses.  S'il 
marche  dans  les  places,  il  se  sent  tout  d'un 
coup  rudement  frapper  à  l'estomac  ou  au 
visage,  il  ne  soupçonne  point  ce  que  ce  peut 
être,  jusqu'à  ce  qu'ouvrant  les  yeux  et  se 
réveillant,  il  se  trouve  ou  devant  un  limon  de 
charrette,  ou  derrière  un  long  ais  de  menuiserie 
que  porte  un  ouvrier  sur  ses  épaules.  On  l'a 
vu  une  fois  heurter  du  front  contre  celui  d'un 
aveugle,  s'embarrasser  dans  ses  jambes,  et 
tomber  avec  lui  chacun  de  son  côté,  à  la  ren- 
verse. Il  lui  est  arrivé  plusieurs  fois  de  se 
trouver  tête  pour  tête  à  la  rencontre  d'un 
prince  et  sur  son  passage,  se  reconnaître  à 
peine,  et  n'avoir  que  le  loisir  de  se  coller  à  un 
mur  pour  lui  faire  place.  Il  cherche,  il 
brouille,  il  crie,  il  s'échauiïe,  il  appelle  ses 
valets  l'un  après  l'autre  :  on  lui  ferd  tout,  on 
lui  égare  tout  :  il  demande  ses  gants  qu'il  a 
dans  ses  mains,  semblable  à  cette  femme  qui 
prenait  le  temps  de  demander  son  masque, 
lorsqu'elle  l'avait  sur  son  visage.  Il  entre  à 
l'appartement,  et  passe  sous  un  lustre  où  sa 
perruque  s'accroche  et  demeure  suspendue  : 
tous  les  courtisans  regardent  et  rient  ;  Ménal- 
que  regarde  aussi,  et  rit  plus  haut  que  les 
autres,  il  cherche  des  yeux  dans  toute  l'as- 
semblée où   est  celui  qui  montre  ses  oreilles, 


i6o  CARACTERES 

et  à  qui  il  manque  une  perruque.  S'il  va  par 
la  ville,  après  avoir  fait  quelque  chemin,  il  se 
croit  égaré,  il  s'émeut,  et  il  demande  où  il  est 
à  des  passants,  qui  lui  disent  précisément  le 
nom  de  sa  rue  ;  il  entre  ensuite  dans  sa 
maison,  d'où  il  sort  précipitamment,  croyant 
qu'il  s'est  trompé.  Il  descend  du  palais,  et 
trouvant  au  bas  du  grand  degré  un  carrosse 
qu'il  prend  pour  le  sien,  il  se  met  dedans  :  le 
cocher  touche,  et  croit  ramener  son  maître 
dans  sa  maison  :  Ménalque  se  jette  hors  de 
la  portière,  traverse  la  cour,  monte  l'escalier, 
parcourt  l'antichambre,  la  chambre,  le  cabinet  ; 
tout  lui  est  familier,  rien  ne  lui  est  nouveau, 
il  s'assied,  il  se  repose,  il  est  chez  soi.  Le 
maître  arrive,  celui-ci  se  lève  pour  le  recevoir, 
il  le  traite  fort  civilement,  le  prie  de  s'asseoir, 
et  croit  faire  les  honneurs  de  sa  chambre  ;  il 
parle,  il  rêve,  il  reprend  la  parole  :  le  maître 
de  la  maison  s'ennuie,  et  demeure  étonné  ; 
Ménalque  ne  l'est  pas  moins,  et  ne  dit  pas  ce 
qu'il  en  pense  ;  il  a  affaire  à  un  fâcheux,  à  un 
homme  oisif,  qui  se  retirera  à  la  fin,  il  l'espère, 
et  il  prend  patience  ;  la  nuit  arrive  qu'il  est 
à  peine  détrompé.  Une  autre  fois  il  rend 
visite  à  une  femme,  et  se  persuadant  bientôt 
que  c'est  lui  qui  la  reçoit,  il  s'établit  dans  son 
fauteuil,  et  ne  songe  nullement  à  l'abandonner  : 
il  trouve  ensuite  que  cette  dame  fait  ses  visites 
longues,  il  attend  à  tous  moments  qu'elle  se 
lève  et  le  laisse  en  liberté  :    mais  comme  cela 


DE   LA    BRUrERE  i6i 

tire  en  longueur,  qu'il  a  faim,  et  que  la  nuit 
est  déjà  avancée,  il  la  prie  à  souper  ;  elle  rit, 
et  si  haut,  qu'elle  le  réveille.  Lui-même  se 
marie  le  matin,  l'oublie  le  soir,  et  découche  la 
nuit  de  ses  noces  ;  et  quelques  années  après,  il 
perd  sa  femme,  elle  meurt  entre  ses  bras,  il 
assiste  à  ses  obsèques,  et  le  lendemain  quand 
on  lui  vient  dire  qu'on  a  servi,  il  demande  si 
sa  femme  est  prête,  et  si  elle  est  avertie.  C'est 
lui  encore  qui  entre  dans  une  église,  et  prenant 
l'aveugle  qui  est  collé  à  la  porte  pour  un  pilier, 
et  sa  tasse  pour  le  bénitier,  y  plonge  la  main, 
la  porte  à  son  front,  lorsqu'il  entend  tout  d'un 
coup  le  pilier  qui  parle,  et  qui  lui  offre  des 
oraisons.  Il  s'avance  dans  la  nef,  il  croit  voir 
un  prie-dieu,  il  se  jette  lourdement  dessus  ; 
la  machine  plie,  s'enfonce  et  fait  des  efforts 
pour  crier  :  Ménalque  est  surpris  de  se  voir 
à  genoux  sur  les  jambes  d'un  fort  petit  homme, 
appuyé  sur  son  dos,  les  deux  bras  passés 
sur  ses  épaules,  et  ses  deux  mains  jointes  et 
étendues  qui  lui  prennent  le  nez  et  lui  ferment 
la  bouche  ;  il  se  retire  confus  et  va  s'agenouiller 
ailleurs  :  il  tire  un  livre  pour  faire  sa  prière,  et 
c'est  sa  pantoufle  qu'il  a  prise  pour  ses  Heures, 
et  qu'il  a  mise  dans  sa  poche  avant  que  de 
sortir.  Il  n'est  pas  hors  de  l'église  qu'un 
homme  de  livrée  court  après  lui,  le  joint,  lui 
demande  en  riant  s'il  n'a  point  la  pantoufle 
de  monseigneur  ;  Ménalque  lui  montre  la 
sienne,  et  lui  dit  :    Foilà  toutes  les  -pantouflei 


i62  CARACTÈRES 

que  fai  sur  moi.     Il  se  fouille  néanmoins  et 
tire  celle  de  l'évêque  de**  qu'il  vient  de  quitter, 
qu'il  a  trouvé  malade  auprès  de  son  feu,  et 
dont,    avant    de   prendre   congé    de   lui,   il   a 
ramassé  la  pantoufle,  comme  l'un  de  ses  gants 
qui  était  à  terre  ;   ainsi  Ménalque  s'en  retourne 
chez  soi  avec  une  pantoufle  de  moins.     Il  a 
une  fois  perdu   au  jeu   tout  l'argent  qui  est 
dans  sa  bourse,  et  voulant  continuer  de  jouer, 
il  entre  dans  son  cabinet,  ouvre  une  armoire, 
y  prend  sa  cassette,  en  tire  ce  qui  lui  plaît, 
croit  la   remettre   où   il   l'a   prise  :     il   entend 
aboyer  dan?  son  armoire  qu'il  vient  de  fermer  ; 
étonné  de  ce  prodige  il  l'ouvre  une  seconde 
fois,  et  il  éclate  de  rire  d'y  voir  son  chien  qu'il 
a  serré  pour  sa  cassette.     Il  joue  au  trictrac, 
il  demande  à  boire,  on  lui  en  apporte,  c'est  à 
lui  à   jouer,  il  tient   le  cornet  d'une  main  et 
un  verre  de  l'autre,  et  comme  il  a  une  grande 
soif,  il  avale  les  dez  et  presque  le  cornet,  jette 
le  verre  d'eau  dans  le  trictrac,  et  inonde  celui 
contre  qui  il  joue  :    et  dans  une  chambre  où 
il  est  familier,  il  crache  sur  le  lit,  et  jette  son 
chapeau  à  terre,  en  croyant  faire  tout  le  con- 
traire.    Il  se  promène  sur  l'eau,  et  il  demande 
quelle  heure  il  est  :  on  lui  présente  une  montre  ; 
à  peine  l'a-t-il  reçue,  que  ne  songeant  plus  ni 
à  l'heure  ni   à  la  montre,  il   la  jette   dans  la 
rivière,    comme    une    chose    qui    l'embarrasse. 
Lui-même  écrit  une  longue  lettre,  met  de  la 
poudre    dessus    à    plusieurs    reprises,    et   jette 


DE   LA   BRUTÈRE  163 

toujours  la  poudre  dans  l'encrier  ;  ce  n'est  pas 
tout,  il  écrit  une  seconde  lettre,  et  après  les 
avoir  cachetées  toutes  deux,  il  se  trompe  à 
l'adresse  ;  un  duc  et  pair  reçoit  l'une  de  ces 
deux  lettres,  et  en  l'ouvrant  y  lit  ces  mots  : 
Maître  Olivier,  ne  manquez,  sitôt  la  présente 
reçue,  de  uCenvoyer  ma  -provision  de  foin.  .  .  . 
Son  fermier  reçoit  l'autre,  il  l'ouvre,  et  se  la 
fait  lire  :  on  j  trouve  :  Monseigneur,  j'ai  reçu 
avec  une  soumission  aveugle  les  ordres  qu'il  a 
plu  à  Votre  Grandeur.  .  .  .  Lui-même  encore 
écrit  une  lettre  pendant  la  nuit,  et  après  l'avoir 
cachetée,  il  éteint  sa  bougie,  il  ne  laisse  pas 
d'être  surpris  de  ne  voir  goutte,  et  il  sait  à 
peine  comment  cela  est  arrivé.  Ménalque 
descend  l'escalier  du  Louvre  ;  un  autre  le 
monte,  à  qui  il  dit,  c'est  vous  que  je  cherche  :  il 
le  prend  par  la  main,  le  fait  descendre  avec 
lui,  traverse  plusieurs  cours,  entre  dans  les 
salles,  en  sort,  il  va,  il  revient  sur  ses  pas  :  il 
regarde  enfin  celui  qu'il  traîne  après  soi  depuis 
un  quart  d'heure,  il  est  étonné  que  ce  soit 
lui,  il  n'a  rien  à  lui  dire,  il  lui  quitte  la  main, 
et  tourne  d'un  autre  côté.  Souvent  il  vous 
interroge,  et  il  est  déjà  bien  loin  de  vous, 
quand  vous  songez  à  lui  répondre  :  ou  bien 
il  vous  demande  en  courant  comment  se  porte 
votre  père  ;  et  comme  vous  lui  dites  qu'il  est 
fort  mal,  il  vous  crie  qu'il  en  est  bien  aise. 
Il  vous  trouve  quelque  autre  fois  sur  son 
chemin,  il  est  ravi  de  vous  rencontrer,  il  sort 


i64  CARACTÈRES 

de  chez  vous  pour  vous  entretenir  d'une  certaine 
chose,  il  contemple  votre  main:  Vous  avez  là, 
dit-il,  un  beau  rubis,  est-il  balais  ?  Il  vous 
quitte  et  continue  sa  route  :  voilà  l'affaire 
importante  dont  il  avait  à  vous  parler.  Se 
trouve-t-il  en  campagne,  il  dit  à  quelqu'un 
qu'il  le  trouve  heureux  d'avoir  pu  se  dérober 
à  la  cour  pendant  l'automne,  et  d'avoir  passé 
dans  ses  terres  tout  le  temps  de  Fontainebleau  ; 
il  tient  à  d'autres  d'autres  discours,  puis,  reve- 
nant à  celui-ci,  vous  avez  eu,  lui  dit-il,  de 
beaux  jours  à  Fontainebleau,  vous  y  avez  sans 
doute  beaucoup  chassé.  Il  commence  ensuite 
un  conte  qu'il  oublie  d'achever,  il  rit  en  lui- 
même,  il  éclate  d'une  chose  qui  lui  passe  par 
l'esprit,  il  répond  à  sa  pensée,  il  chante  entre 
ses  dents,  il  siffle,  il  se  renverse  dans  une  chaise, 
il  pousse  un  cri  plaintif  ;  il  bâille,  il  se  croit 
seul.  S'il  se  trouve  à  un  repas,  on  voit  le 
pain  se  multiplier  insensiblement  sur  son 
assiette  :  il  est  vrai  que  ses  voisins  en  man- 
quent, aussi  bien  que  de  couteaux  et  de  four- 
chettes, dont  il  ne  les  laisse  pas  jouir  longtemps. 
On  a  inventé  aux  tables  une  grande  cuiller 
pour  la  commodité  du  service  :  il  la  prend, 
la  plonge  dans  le  plat,  l'emplit,  la  porte  à  sa 
bouche,  et  il  ne  sort  pas  d'étonnement  de  voir 
répandu  sur  son  linge  et  sur  ses  habits  le 
potage  qu'il  vient  d'avaler.  Il  oublie  de  boire 
pendant  tout  le  dîner  ;  ou  s'il  s'en  souvient, 
et  qu'il  trouve  que  l'on  lui  donne  trop  de  vin, 


DE   LA   BRUYÈRE  165 

il  tnjîaque  plus  de  la  moitié  au  visage  de  celui 
qui  est  à  sa  droite  ;  il  boit  le  reste  tranquil- 
lement, et  ne  comprend  pas  pourquoi  tout  le 
monde  éclate  de  rire  de  ce  qu'il  a  jeté  à  terre 
tout  ce  qu'on  lui  a  versé  de  trop.  Il  est  un 
jour  retenu  au  lit  pour  quelque  incommodité, 
on  lui  rend  visite,  il  y  a  un  cercle  d'hommes 
et  de  femmes  dans  sa  ruelle  qui  l'entretiennent, 
et  en  leur  présence  il  soulève  sa  couverture  et 
crache  dans  ses  draps.  On  le  mène  aux 
Chartreux,  on  lui  fait  voir  un  cloître  orné 
d'ouvrages,  tous  de  la  main  d'un  excellent 
peintre  ;  le  religieux  qui  les  lui  explique, 
parle  de  S.  Bruno,  du  chanoine  et  de  son 
aventure,  en  fait  une  longue  histoire  et  la 
montre  dans  l'un  de  ses  tableaux  :  Ménalque, 
qui,  pendant  la  narration  est  hors  du  cloître, 
et  bien  loin  au  delà,  y  revient  enfin,  et  de- 
mande au  père  si  c'est  le  chanoine  ou  S.  Bruno 
qui  est  damné.  Il  se  trouve  par  hasard  avec 
une  jeune  veuve,  il  lui  parle  de  son  défunt 
mari,  lui  demande  comment  il  est  mort  ;  cette 
femme,  à  qui  ce  discours  renouvelle  ses  dou- 
leurs, pleure,  sanglote,  et  ne  laisse  pas  de 
reprendre  tous  les  détails  de  la  maladie  de 
son  époux,  qu'elle  conduit  depuis  la  veille  de 
sa  fièvre  qu'il  se  portait  bien,  jusqu'à  l'agonie. 
Madame,  lui  demande  Ménalque,  qui  l'avait 
apparemment  écoutée  avec  attention,  n'aviez- 
vous  que  celui-là  ?  Il  s'avise  un  matin  de 
faire  tout  hâter  dans  sa  cuisine,  il  se  lève  avant 


i66  CARACTERES 

le  fruit,  et  prend  congé  de  la  compagnie  :  on 
le  voit  ce  jour-là  en  tous  les  endroits  de  la 
ville,  hormis  en  celui  où  il  a  donné  un  rendez- 
vous  précis  pour  cette  affaire  qui  l'a  empêché 
de  dîner,  et  l'a  fait  sortir  à  pied,  de  peur  que 
son  carrosse  ne  le  fît  attendre.  L'entendez- 
vous  crier,  gronder,  s'emporter  contre  l'un  de 
ses  domestiques  ;  il  est  étonné  de  ne  le  point 
voir  :  Où  peut-il  être,  dit-il,  que  fait-il,  qu'est- 
il  devenu  ?  Qu'il  ne  se  présente  plus  devant 
moi,  je  le  chasse  dès  à  cette  heure  :  le  valet 
arrive,  à  qui  il  demande  fièrement  d'où  il 
vient  ;  il  lui  répond  qu'il  vient  de  l'endroit  où 
il  l'a  envoyé,  et  il  lui  rend  un  fidèle  compte 
de  sa  commission.  Vous  le  prendriez  souvent 
pour  tout  ce  qu'il  n'est  pas  ;  pour  un  stupide, 
car  il  n'écoute  point,  et  il  parle  encore  moins  ; 
pour  un  fou,  car  outre  qu'il  parle  tout  seul, 
il  est  sujet  à  de  certaines  grimaces  et  à  des 
mouvements  de  tête  involontaires  ;  pour  un 
homme  fier  et  incivil,  car  vous  le  saluez,  et 
il  passe  sans  vous  regarder,  ou  il  vous  regarde 
sans  vous  rendre  le  salut  ;  pour  un  incon- 
sidéré, car  il  parle  de  banqueroute  au  milieu 
d'une  famille  où  il  y  a  cette  tache,  d'exécution 
et  d'échafaud  devant  un  homme  dont  le  père 
Y  a  monté  ;  de  roture  devant  les  roturiers  qui 
sont  riches,  et  qui  se  donnent  pour  nobles. 
De  même,  il  a  dessein  d'élever  auprès  de  soi 
un  fils  naturel,  sous  le  nom  et  le  personnage 
d'un  valet  ;    et  quoiqu'il  veuille  le  dérober  à 


DE   LA   BRUTÈRE  167 

la  connaissance  de  sa  femme  et  de  ses  enfants, 
il  lui  échappe  de  l'appeler  son  fils  dix  fois  le 
jour  :  il  a  pris  aussi  la  résolution  de  marier 
son  fils  à  la  fille  d'un  homme  d'afïaires,  et 
ne  laisse  pas  de  dire  de  temps  en  temps,  en 
parlant  de  sa  maison  et  de  ses  ancêtres,  que 
les  Ménalques  ne  se  sont  jamais  mésalliés. 
Enfin  il  n'est  ni  présent  ni  attentif  dans  une 
compagnie  à  ce  qui  fait  le  sujet  de  la  conversa- 
tion :  il  pense  et  il  parle  tout  à  la  fois  ;  mais 
la  chose  dont  il  parle  est  rarement  celle  à 
laquelle  il  pense  ;  aussi  ne  parle-t-il  guère 
conséquemment  et  avec  suite  :  où  il  dit  «o«, 
souvent  il  faut  dire  oui  ;  et  où  il  dit  oui, 
croyez  qu'il  veut  dire  non  :  il  a,  en  vous 
répondant  si  juste,  les  yeux  fort  ouverts,  mais 
il  ne  s'en  sert  point,  il  ne  regarde  ni  vous  ni 
personne,  ni  rien  qui  soit  au  monde  :  tout 
ce  que  vous  pouvez  tirer  de  lui,  encore  dans 
le  temps  qu'il  est  le  plus  appliqué  et  d'un 
meilleur  commerce,  ce  sont  ces  mots  :  Oui, 
vraiment.  C'est  vrai.  Bon  !  Tout  de  bon  P 
Oui-da  !  Je  fense  qu'oui  :  assurément.  Ah, 
ciel  !  et  quelques  autres  monosyllabes  qui  ne 
sont  pas  même  placés  à  propos.  Jamais  aussi 
il  n'est  avec  ceux  avec  qui  il  paraît  être  :  il 
appelle  sérieusement  son  laquais  monsieur  ;  et 
son  ami,  il  l'appelle  la  Verdure  :  il  dit  votre 
Révérence  à  un  prince  du  sang,  et  votre  Altesse 
à  un  jésuite.  Il  entend  la  messe,  le  prêtre 
vient  à  éternuer,  il  lui  dit,  Die     vous  assiste. 


i68  CARACTÈRES 

Il  se  trouve  avec  un  magistrat  ;  cet  homme, 
grave  par  son  caractère,  vénérable  par  son  âge 
et  par  sa  dignité,  l'interroge  sur  un  événement, 
et  lui  demande  si  cela  est  ainsi  :  Ménalque 
lui  répond  ;  Oui,  mademoiselle.  Il  revient  une 
fois  de  la  campagne  ;  ses  laquais  en  livrée 
entreprennent  de  le  voler  et  y  réussissent  ;  ils 
descendent  de  son  carrosse,  lui  portent  un  bout 
de  flambeau  sous  la  gorge,  lui  demandent  la 
bourse,  et  il  la  rend  :  arrivé  chez  soi,  il  raconte 
son  aventure  à  ses  amis,  qui  ne  manquent  pas 
de  l'interroger  sur  les  circonstances,  et  il  leur 
dit  :  Demandez  à  mes  gens,  ils  y  étaient.   .  .  . 

La  Malade  Imaginaire 

Irène  ^  se  transporte  à  grands  frais  en 
Êpidaure,  voit  Esculape  dans  son  temple,  et 
le  consulte  sur  tous  ses  maux.  D'abord  elle 
se  plaint  qu'elle  est  lasse  et  recrue  de  fatigue  ; 
et  le  dieu  prononce  que  cela  lui  arrive  par  la 
longueur  du  chemin  qu'elle  vient  de  faire. 
Elle  dit  qu'elle  est  le  soir  sans  appétit  ;  l'oracle 
lui  ordonne  de  dîner  peu  :  elle  ajoute  qu'elle 
est  sujette  à  des  insomnies  ;  et  il  lui  prescrit 
de  n'être  au  lit  que  pendant  la  nuit  :  elle  lui 
demande  pourquoi  elle  devient  pesante,  et 
quel  remède  ?     L'oracle  répond  qu'elle  doit  se 

1  L'on  tint  ce  discours  à  madame  de  Montespan 
aux  eaux  de  Bourbon,  où  elle  allait  souvent  pour 
des  maladies  imaginaires. 


DE   LA   BRUTËRE  169 

lever  avant  midi,  et  quelquefois  se  servir  de 
ses  jambes  pour  marcher  :  elle  lui  déclare  que 
le  vin  lui  est  nuisible  ;  l'oracle  lui  dit  de 
boire  de  l'eau  :  qu'elle  a  des  indigestions,  et  il 
ajoute  qu'elle  fasse  diète.  Ma  vue  s'affaiblit, 
dit  Irène  ;  prenez  des  lunettes,  dit  Esculape. 
Je  m'affaiblis  moi-même,  continue-t-elle,  je  ne 
suis  ni  si  forte  ni  si  saine  que  j'ai  été  ;  c'est, 
dit  le  dieu,  que  vous  vieillissez.  Mais  quel 
moyen  de  guérir  de  cette  langueur  ?  Le  plus 
court,  Irène,  c'est  de  mourir,  comme  ont  fait 
votre  mère  et  votre  aïeule.  Fils  d'Apollon, 
s'écrie  Irène,  quel  conseil  me  donnez-vous  ? 
Est-ce  là  toute  cette  science  que  les  hommes 
publient,  et  qui  vous  fait  révérer  de  toute  la 
terre  ?  Que  m'apprenez-vous  de  rare  et  de 
mystérieux,  et  ne  savais-je  pas  tous  ces  remèdes 
que  vous  m'enseignez  ?  Que  n'en  usiez-vous 
donc,  répond  le  dieu,  sans  venir  me  chercher 
de  si  loin,  et  abréger  vos  jours  par  un  long 
voyage  ?  .  .   . 

Les  Enfants 

Les  enfants  ont  déjà  de  leur  âme  l'imagina- 
tion et  la  mémoire,  c'est-à-dire,  ce  que  les 
vieillards  n'ont  plus,  et  ils  en  tirent  un  mer- 
veilleux usage  pour  leurs  petits  jeux  et  pour 
tous  leurs  amusements  :  c'est  par  elles  qu'ils 
répètent  ce  qu'ils  ont  entendu  dire,  qu'ils  con- 
trefont ce  qu'ils  ont  vu  faire  ;  qu'ils  sont  de 
tous  métiers,  soit  qu'ils  s'occupent  en  effet  à 


170  CARACTERES 

mille  petits  ouvrages,  soit  qu'ils  imitent  les 
divers  artisans  par  le  mouvement  et  par  le 
geste  ;  qu'ils  se  trouvent  à  un  grand  festin, 
et  y  font  bonne  chère  ;  qu'ils  se  transportent 
dans  des  palais  et  dans  des  lieux  enchantés  ; 
que  bien  que  seuls  ils  se  voient  un  riche 
équipage  et  un  grand  cortège  ;  qu'ils  con- 
duisent des  armées,  livrent  bataille,  et  jouissent 
du  plaisir  de  la  victoire  ;  qu'ils  parlent  aux 
rois  et  aux  plus  grands  princes  ;  qu'ils  sont 
rois  eux-mêmes,  ont  des  sujets,  possèdent  des 
trésors  qu'ils  peuveut  faire  de  feuilles  d'arbres 
ou  de  grains  de  sable  ;  et,  ce  qu'ils  ignorent 
dans  la  suite  de  leur  vie,  savent,  à  cet  âge, 
être  les  arbitres  de  leur  fortune,  et  les  maîtres 
de  leur  propre  félicité.   .    .  . 

Les  Vieillards 

La  vie  est  un  sommeil.  Les  vieillards  sont 
ceux  dont  le  sommeil  a  été  plus  long  :  ils  ne 
commencent  à  se  réveiller  que  quand  il  faut 
mourir.  S'ils  repassent  alors  sur  tout  le  cours 
de  leurs  années,  ils  ne  trouvent  souvent,  ni 
vertus,  ni  actions  louables  qui  les  distinguent 
les  uns  des  autres  :  ils  confondent  leurs  différents 
âges,  ils  n'y  voient  rien  qui  marque  assez  pour 
mesurer  le  temps  qu'ils  ont  vécu.  Ils  ont  eu 
un  songe  confus,  informe  et  sans  aucune  suite  : 
ils  sentent  néanmoins  comme  ceux  qui  s'éveil- 
lent, qu'ils  ont  dormi  longtemps.  .   .   . 


DE   LA   BRUTÈRE  171 

Le  souvenir  de  la  jeunesse  est  tendre  dans 
les  vieillards  ;  ils  aiment  les  lieux  où  ils  l'ont 
passée,  les  personnes  qu'ils  ont  commencé  de 
connaître  dans  ce  temps  leur  sont  chères  :  ils 
affectent  quelques  mots  du  premier  langage 
qu'ils  ont  parlé  ;  ils  tiennent  pour  l'ancienne 
manière  de  chanter  et  pour  la  vieille  danse  ; 
ils  vantent  les  modes  qui  régnaient  alors  dans 
les  habits,  les  meubles  et  les  équipages  ;  ils  ne 
peuvent  encore  désapprouver  des  choses  qui 
servaient  à  leurs  passions,  qui  étaient  si  utiles 
à  leurs  plaisirs,  et  qui  en  rappellent  la  mémoire. 
Comment  pourraient-ils  leur  préférer  de 
nouveaux  usages  et  des  modes  toutes  récentes, 
où  ils  n'ont  nulle  part,  dont  ils  n'espèrent 
rien,  que  les  jeunes  gens  ont  faites,  et  dont  ils 
tirent  à  leur  tour  de  si  grands  avantages  contre 
la  vieillesse  ?   .   .   . 

Un  vieillard  qui  a  vécu  à  la  cour,  qui  a  un 
grand  sens  et  une  mémoire  lîdèle,  est  un  trésor 
inestimable  ;  il  est  plein  de  faits  et  de  maximes  ; 
l'on  y  trouve  l'histoire  du  siècle,  revêtue  de 
circonstances  très  curieuses,  et  qui  ne  se  lisent 
nulle  part  ;  l'on  y  apprend  des  règles  pour  la 
conduite  et  pour  les  moeurs,  qui  sont  toujours 
sûres,  parce  qu'elles  sont  fondées  sur  l'ex- 
périence. 

Philippe,  déjà  vieux,  raffine  sur  la  propreté 
et  sur  la  mollesse  ;  il  passe  aux  petites  délica- 
tesses ;  il  s'est  fait  un  art  du  boire,  du  manger, 
du  repos  et  de  l'exercice  ;    les  petites  règles 


172  CARACTÈRES 

qu'il  s'est  prescrites,  et  qui  tendent  toutes  aux 
aises  de  sa  personne,  il  les  observe  avec  scrupule, 
et  ne  les  romprait  pas  pour  une  maîtresse,  si  le 
régime  lui  avait  permis  d'en  retenir.  Il  s'est 
accablé  de  superfluités,  que  l'habitude  enfin 
lui  rend  nécessaires.  Il  double  ainsi  et  ren- 
force les  liens  qui  l'attachent  à  la  vie,  et  il 
veut  employer  ce  qui  lui  en  reste  à  en  rendre 
la  perte  plus  douloureuse  :  n'appréhendait-il 
pas  assez  de  mourir  ? 

Gnathon  ne  vit  que  pour  soi,  et  tous  les 
hommes  ensemble  sont  à  son  égard  comme  s'ils 
n'étaient  point.  Non  content  de  remplir  à 
une  table  la  première  place,  il  occupe  lui  seul 
celle  de  deux  autres  ;  il  oublie  que  le  repas 
est  pour  lui  et  pour  toute  la  compagnie,  il  se 
rend  maître  du  plat,  et  fait  son  propre  de 
chaque  service  ;  il  ne  s'attache  à  aucun  des 
mets,  qu'il  n'ait  achevé  d'essayer  de  tous,  il 
voudrait  pouvoir  les  savourer  tous,  tout  à  la 
fois  ;  il  ne  se  sert  à  table  que  de  ses  mains  ;  il 
manie  les  viandes,  les  remanie,  démembre, 
déchire,  et  en  use  de  manière  qu'il  faut  que 
les  conviés,  s'ils  veulent  manger,  mangent  ses 
restes  :  il  ne  leur  épargne  aucune  de  ces  mal- 
propretés dégoûtantes,  capables  d'ôter  l'appétit 
aux  plus  affamés  ;  le  jus  et  les  sauces  lui  dé- 
goûtent du  menton  et  de  la  barbe  ;  s'il  enlève 
un  ragoût  de  dessus  un  plat,  il  le  répand  en 
chemin  dans  un  autre  plat  et  sur  la  nappe  ; 
on  le  suit  à  la  trace  ;    il  mange  haut  et  avec 


DE   LA   BRUTÈRE  173 

grand  bruit  ;  il  roule  les  yeux  en  mangeant  ; 
la  table  est  pour  lui  un  râtelier  ;  il  écure  ses 
dents,  et  il  continue  à  manger.  Il  se  fait, 
quelque  part  où  il  se  trouve,  une  manière 
d'établissement,  et  ne  souffre  pas  d'être  plus 
pressé  au  sermon  ou  au  théâtre  que  dans  sa 
chambre.  Il  n'y  a  dans  un  carrosse  que  les 
places  du  fond  qui  lui  conviennent  ;  dans  toute 
autre,  si  on  veut  l'en  croire,  il  pâlit  et  tombe 
en  faiblesse.  S'il  fait  un  voyage  avec  plusieurs, 
il  les  prévient  dans  les  hôtelleries,  et  il  sait 
toujours  se  conserver  dans  la  meilleure  chambre 
le  meilleur  lit  :  il  tourne  tout  à  son  usage  ; 
ses  valets,  ceux  d'autrui  courent  dans  le  même 
temps  pour  son  service  :  tout  ce  qu'il  trouve 
sous  sa  main  lui  est  propre,  hardes,  équipages  : 
il  embarrasse  tout  le  monde,  ne  se  contraint 
pour  personne,  ne  plaint  personne,  ne  connaît 
de  maux  que  les  siens,  que  sa  réplétion  et  sa 
bile,  ne  pleure  point  la  mort  des  autres, 
n'appréhende  que  la  sienne,  qu'il  rachèterait 
volontiers  de  l'extinction  du  genre  humain. 

Cliton  n'a  jamais  eu  dans  toute  sa  vie  que 
deux  affaires,  qui  sont  de  dîner  le  matin  et 
de  souper  le  soir  ;  il  ne  semble  né  que  pour 
la  digestion  :  il  n'a  de  même  qu'un  entretien  ; 
il  dit  les  entrées  qui  ont  été  servies  au  dernier 
repas  où  il  s'est  trouvé,  il  dit  combien  il  a  eu 
de  potages,  et  quels  potages  ;  il  place  ensuite 
le  rôt  et  les  entremets  ;  il  se  souvient  ex- 
actement de  quels  plats  on  a  relevé  le  premier 


174  CARACTÈRES 

service  ;  il  n'oublie  pas  les  hors-d'œuvre,  le 
fruit  et  les  assiettes  ;  il  nomme  tous  les  vins 
et  toutes  les  liqueurs  dont  il  a  bu  ;  il  possède 
le  langage  des  cuisines  autant  qu'il  peut  s'é- 
tendre ;  et  il  me  fait  envie  de  manger  à  une 
bonne  table  où  il  ne  soit  point  :  il  a  surtout 
un  palais  sûr,  qui  ne  prend  point  le  change, 
et  il  ne  s'est  jamais  vu  exposé  à  l'horrible 
inconvénient  de  manger  un  mauvais  ragoût,  ou 
de  boire  un  vin  médiocre.  C'est  un  person- 
nage illustre  dans  son  genre,  et  qui  a  porté 
le  talent  de  se  bien  nourrir  jusques  où  il 
pouvait  aller  ;  on  ne  reverra  plus  un  homme 
qui  mange  tant  et  qui  mange  si  bien  :  aussi 
est-il  l'arbitre  des  bons  morceaux  ;  et  il  n'est 
guère  permis  d'avoir  du  goût  pour  ce  qu'il 
désapprouve.  Mais  il  n'est  plus  ;  il  s'est  fait 
du  moins  porter  à  table  jusqu'au  dernier 
soupir  ;  il  donnait  à  manger  le  jour  qu'il  est 
mort  ;  quelque  part  où  il  soit  il  mange,  et  s'il 
revient  au  monde,  c'est  pour  manger. 

Ruffin  commence  à  grisonner,  mais  il  est 
sain,  il  a  un  visage  frais  et  un  œil  vif  qui  lui 
promettent  encore  vingt  années  de  vie  ;  il  est 
gai,  jovial,  familier,  indifférent  ;  il  rit  de  tout 
son  cœur,  et  il  rit  tout  seul  et  sans  sujet  : 
il  est  content  de  soi,  des  siens,  de  sa  petite 
fortune  ;  il  dit  qu'il  est  heureux.  Il  perd  son 
fils  unique,  jeune  homme  de  grande  espérance, 
~*  et  qui  pouvait  un  jour  être  l'honneur  de  sa 
famille  ;     il    remet    sur    d'autres    le    soin    de 


DE   LA   BRUYÈRE  175 

pleurer  ;  il  dit  :  Mon  fils  est  mort,  cela  fera 
mourir  sa  mère  ;  et  il  est  consolé.  Il  n'a  point 
de  passions,  il  n'a  ni  amis  ni  ennemis,  per- 
sonne ne  l'embarrasse,  tout  le  monde  lui  con- 
vient, tout  lui  est  propre,  il  parle  à  celui  qu'il 
voit  une  première  fois  avec  la  même  liberté 
et  la  même  confiance,  qu'à  ceux  qu'il  appelle 
de  vieux  amis,  et  il  lui  fait  part  bientôt  de  ses 
quolibets  et  de  ses  historiettes  :  on  l'aborde,  on 
le  quitte  sans  qu'il  y  fasse  attention  ;  et  le 
même  conte  qu'il  a  commencé  de  faire  à  quel- 
qu'un, il  l'achève  à  celui  qui  prend  sa  place. 

N**  est  moins  affaibli  par  l'âge  que  par  la 
maladie,  car  il  ne  passe  point  soixante-huit 
ans,  mais  il  a  la  goutte,  et  il  est  sujet  à  une 
colique  néphrétique  ;  il  a  le  visage  décharné, 
le  teint  verdâtre,  et  qui  menace  ruine  :  il  fait 
marner  sa  terre,  et  il  compte  que  de  quinze 
ans  entiers  il  ne  sera  obligé  de  la  fumer  :  il 
plante  un  jeune  bois,  et  il  espère  qu'en  moins 
de  vingt  années  il  lui  donnera  un  beau  couvert. 
Il  fait  bâtir  dans  la  rue***  une  maison  de 
pierre  de  taille,  raffermie  dans  les  encoignures 
par  des  mains  de  fer,  et  dont  il  assure  en 
toussant  et  avec  une  voix  frêle  et  débile,  qu'on 
ne  verra  jamais  la  fin  :  il  se  promène  tous  les 
jours  dans  ses  ateliers  sur  le  bras  d'un  valet 
qui  le  soulage  ;  il  montre  à  ses  amis  ce  qu'il  a 
fait,  et  il  leur  dit  ce  qu'il  a  dessein  de  faire. 
Ce  n'est  pas  pour  ses  enfants  qu'il  bâtit,  car 
il  n'en  a  point  ;   ni  pour  ses  héritiers,  personnes 


176  CARACTÈRES 

viles,  et  qui  se  sont  brouillées  avec  lui  :    c'est 
pour  lui  seul,  et  il  mourra  demain. 

Antagoras  a  un  visage  trivial  et  populaire  ; 
un  suisse  de  paroisse  ou  le  saint  de  pierre  qui 
orne  le  grand  autel,  n'est  pas  mieux  connu  que 
lui  de  toute  la  multitude.  Il  parcourt  le 
matin  toutes  les  chambres  et  tous  les  greffes 
d'un  parlement,  et  le  soir  les  rues  et  les  carre- 
fours d'une  ville  :  il  plaide  depuis  quarante 
ans,  plus  proche  de  sortir  de  la  vie  que  de 
sortir  d'affaires.  Il  n'y  a  point  eu  au  Palais 
depuis  tout  ce  temps  de  causes  célèbres  ou  de 
procédures  longues  et  embrouillées  où  il  n'ait 
du  moins  intervenu  :  aussi  a-t-il  un  nom  fait 
pour  remplir  la  bouche  de  l'avocat,  et  qui 
s'accorde  avec  le  demandeur  ou  le  défendeur 
comme  le  substantif  et  l'adjectif.  Parent  de 
tous,  et  haï  de  tous,  il  n'y  a  guère  de  familles 
dont  il  ne  se  plaigne,  et  qui  ne  se  plaignent 
de  lui  :  appliqué  successivement  à  saisir  une 
terre,  à  s'opposer  au  sceau,  à  se  servir  d'un 
committimus,  ou  à  mettre  un  arrêt  à  exécution, 
outre  qu'il  assiste  chaque  jour  à  quelques 
assemblées  de  créanciers,  partout  syndic  de 
directions,  et  perdant  a  toutes  les  banqueroutes, 
il  a  des  heures  de  reste  pour  ses  visites  :  vieux 
meuble  de  ruelle  où  il  parle  procès  et'  dit  des 
nouvelles.  Vous  l'avez  laissé  dans  une  maison 
au  Marais,  vous  le  retrouvez  au  grand  fau- 
bourg, où  il  vous  a  prévenu,  et  où  déjà  il 
redit    ses    nouvelles    et    son    procès.     Si    vous 


DE   LA   BRUTËRE  177 

plaidez  vous-même,  et  que  vous  alliez  le 
lendemain  à  la  pointe  du  jour  chez  l'un  de 
vos  juges  pour  le  solliciter,  le  juge  attend 
pour  vous  donner  audience,  qu'Antagoras  soit 
expédié.  .  .  . 


Trois  Prodiges  ^ 

Il  y  a  dans  le  monde  quelque  chose,  s'il  se 
peut,  la  plus  incompréhensible.  Un  homme 
paraît  grossier,  lourd,  stupide  ;  il  ne  sait  pas 
parler,  ni  raconter  ce  qu'il  vient  de  voir  :  s'il 
se  met  à  écrire,  c'est  le  modèle  des  bons 
contes  ;  il  fait  parler  les  animaux,  les  arbres, 
les  pierres,  tout  ce  qui  ne  parle  point  :  ce 
n'est  que  légèreté,  qu'élégance,  que  beau 
naturel,  et  que  délicatesse  dans  ses  ouvrages. 

Un  autre  est  simple,  timide,  d'une  ennuyeuse 
conversation  :  il  prend  un  mot  pour  un  autre, 
et  il  ne  juge  de  la  bonté  de  sa  pièce  que  par 
l'argent  qui  lui  en  revient  ;  il  ne  sait  pas  la 
réciter  ni  lire  son  écriture.  Laissez-le  s'élever 
par  la  composition  ;  il  n'est  pas  au-dessous 
d'Auguste,  de  Pompée,  de  Nicomède,  d'Héra- 
clius  ;  il  est  roi,  et  un  grand  roi,  il  est  poli- 
tique, il  est  philosophe  ;  il  entreprend  de 
faire  parler  des  héros,  de  les  faire  agir  ;  il 
peint  les  Romains  ;  ils  sont  plus  grands  et 
plus  Romains  dans  ses  vers,  que  dans  leur 
histoire. 

1  Chapitre  XII,  Des  Jugements. 

M 


178  CJRJCTÈRES 

Voulez-vous  quelque  autre  prodige  :  con- 
cevez un  homme  facile,  doux,  complaisant, 
traitable,  et  tout  d'un  coup  violent,  colère, 
fougueux,  capricieux  ;  imaginez-vous  un 
homme  simple,  ingénu,  crédule,  badin,  volage, 
un  enfant  en  cheveux  gris  :  mais  permettez- 
lui  de  se  recueillir,  ou  plutôt  de  se  livrer  à 
un  génie  qui  agit  en  lui,  j'ose  dire,  sans  qu'il 
y  prenne  part,  et  comme  à  son  insu  ;  quelle 
verve  !  quelle  élévation  !  quelles  images  ! 
quelle  latinité  !  Parlez-vous  d'une  même  per- 
sonne, me  direz-vous  ?  Oui,  du  même,  de 
Théodas,  et  de  lui  seul.  Il  crie,  il  s'agite,  il 
se  roule  à  terre,  il  se  relève,  il  tonne,  il  éclate  ; 
et  du  milieu  de  cette  tempête  il  sort  une  lumière 
qui  brille  et  qui  réjouit  ;  disons-le  sans  figure, 
il  parle  comme  un  fou,  et  pense  comme  un 
homme  sage  ;  il  dit  ridiculement  des  choses 
vraies,  et  follement  des  choses  sensées  et  raison- 
nables :  on  est  surpris  de  voir  naître  et  éclore 
le  bon  sens  du  sein  de  la  bouffonnerie,  parmi 
les  grimaces  et  les  contorsions  :  qu'ajouterai-je 
davantage  ?  Il  dit  et  il  fait  mieux  qu'il  ne 
sait  :  ce  sont  en  lui  comme  deux  âmes  qui  ne 
se  connaissent  point,  qui  ne  dépendent  point 
l'une  de  l'autre,  qui  ont  chacune  leur  tour, 
ou  leurs  fonctions  toutes  séparées.  Il  man- 
querait un  trait  à  cette  peinture  si  surprenante, 
si  j'oubliais  de  dire  qu'il  est  tout  à  la  fois  avide 
et  insatiable  de  louanges,  prêt  de  se  jeter  aux 
yeux  de  ses  critiques,  et  dans  le  fond  assez  docile 


DE   LA   BRUTÈRE  179 

pour  profiter  de  leur  censure.  Je  commence  à 
me  persuader  moi-même  que  j'ai  fait  le  portrait 
de  deux  personnages  tout  différents  ;  il  ne  serait 
pas  même  impossible  d'en  trouver  un  troisième 
dans  Théodas,  car  il  est  bon  homme,  il  est 
plaisant  homme,  et  il  est  excellent  homme.  .  .  . 

Le  Citateur 

Hérille,  soit  qu'il  parle,  qu'il  harangue  ou 
qu'il  écrive,  veut  citer  :  il  fait  dire  au  prince 
des  philosophes,  que  le  vin  enivre,  et  à  l'orateur 
Romain  que  l'eau  le  tempère.  S'il  se  jette 
dans  la  morale,  ce  n'est  pas  lui,  c'est  le  divin 
Platon  qui  assure  que  la  vertu  est  aimable,  le 
vice  odieux,  ou  que  l'un  et  l'autre  se  tournent 
en  habitude.  Les  choses  les  plus  communes, 
les  plus  triviales,  et  qu'il  est  même  capable  de 
penser,  il  veut  les  devoir  aux  anciens,  aux 
latins,  aux  grecs  :  ce  n'est  ni  pour  donner  plus 
d'autorité  à  ce  qu'il  dit,  ni  peut-être  pour  se  faire 
honneur  de  ce  qu'il  sait  ;    il  veut  citer.   .   .   . 

Le  Spectateur  X  la  Guerre 

Ceux  qui  ^  ni  guerriers  ni  courtisans  vont  à 
la  guerre  et  suivent  la  cour,  qui  ne  font  pas 

'  Allusion  à  plusieurs  courtisans  et  particuliers 
qui  allèrent  voir  le  siège  de  Namur,  en  1693,  qui 
fut  fait  dans  une  très  mauvaise  saison,  et  par  la  pluie 
qui  dura  pendant  tout  le  siège. 


i8o  CARACTÈRES 

un  siège,  mais  qui  y  assistent,  ont  bientôt 
épuisé  leur  curiosité  sur  une  place  de  guerre, 
quelque  surprenante  qu'elle  soit,  sur  la  tranchée, 
sur  l'effet  des  bombes  ou  du  canon,  sur  les 
coups  de  main,  comme  sur  l'ordre  et  le  succès 
d'une  attaque  qu'ils  entrevoient  ;  la  résistance 
continue,  les  pluies  surviennent,  les  fatigues 
croissent,  on  plonge  dans  la  fange,  on  a  à  com- 
battre les  saisons  et  l'ennemi,  on  peut  être 
forcé  dans  ses  lignes  et  enfermé  entre  une 
viUe  et  une  armée  ;  quelles  extrémités  !  on 
perd  courage,  on  murmure,  est-ce  un  si  grand 
inconvénient  que  de  lever  un  siège  ?  Le  salut 
de  l'État  dépend-il  d'une  citadelle  de  plus  ou 
de  moins  ?  ne  faut-il  pas,  ajoutent-ils,  fléchir 
sous  les  ordres  du  ciel  qui  semble  se  déclarer 
contre  nous,  et  remettre  la  partie  à  un  autre 
temps  ?  Alors  ils  ne  comprennent  plus  la 
fermeté,  et,  s'ils  l'osaient  dire,  l'opiniâtreté  du 
général  qui  se  roidit  contre  les  obstacles,  qui 
s'anime  par  la  difficulté  de  l'entreprise,  qui 
veille  la  nuit  et  s'expose  le  jour  pour  la  con- 
duire à  sa  fin.  A-t-on  capitulé,  ces  hommes  si 
découragés  relèvent  l'importance  de  cette  con- 
quête, en  prédisent  les  suites,  exagèrent  la 
nécessité  qu'il  y  avait  de  la  faire,  le  péril  et 
la  honte  qui  suivaient  de  s'en  désister,  prouvent 
que  l'armée  qui  nous  couvrait  des  ennemis 
était  invincible  ;  ils  reviennent  avec  la  cour, 
passent  par  les  villes  et  les  bourgades,  fiers 
d'être  regardés  de  la  bourgeoisie   qui  est  aux 


DE   LA   BRUYÈRE  i8i 

fenêtres,  comme  ceux  mêmes  qui  ont  pris  la 
place,  ils  en  triomphent  par  les  chemins,  ils 
se  croient  braves  :  revenus  chez  eux  ils  vous 
étourdissent  de  flancs,  de  redans,  de  ravelins, 
de  fausse-braie,  de  courtines,  et  de  chemin 
couvert  ;  ils  rendent  compte  des  endroits  où 
Venvie  de  voir  les  a  portés  et  où  il  ne  laissait 
■pas  d'y  avoir  du  péril,  des  hasards  qu'ils  ont 
courus  à  leur  retour  d'être  pris  ou  tués  par 
l'ennemi  ;  ils  taisent  seulement  qu'ils  ont 
eu  peur.   .   .   . 

Heraclite  et  Démocrite 

O  temps  !  ô  mœurs  !  s'écrie  Heraclite,  ô 
malheureux  siècle  !  siècle  rempli  de  mauvais 
exemples,  où  la  vertu  souffre,  où  le  crime 
domine,  où  il  triomphe.  Je  veux  être  un 
Lycaon,  un  Egisthe  ;  l'occasion  ne  peut  être 
meilleure,  ni  les  conjonctures  plus  favorables, 
si  je  désire  du  moins  de  fleurir  et  de  prospérer. 
Un  homme  ^  dit  :  Je  passerai  la  mer,  je  dé- 
pouillerai mon  père  de  son  patrimoine,  je  le 
chasserai,  lui,  sa  femme,  son  héritier,  de  ses 
terres  et  de  ses  états,  et  comme  il  l'a  dit,  il 
l'a  fait.  Ce  qu'il  devait  appréhender,  c'était 
le  ressentiment  de  plusieurs  rois  qu'il  outrage 
en  la  personne  d'un  seul  roi  :  mais  ils  tiennent 
pour  lui  ;   ils   lui   ont   presque   dit  :    Passez  la 

1  Le  prince  d'Orange. 


i82  CARACTÈRES 

mer,  dépouillez  votre  père,^  montrez  à  tout 
l'univers  qu'on  peut  chasser  un  roi  de  son 
royaume,  ainsi  qu'un  petit  seigneur  de  son 
château,  ou  un  fermier  de  sa  métairie  ;  qu'il 
n'y  ait  plus  de  différence  entre  des  simples 
particuliers  et  nous  ;  nous  sommes  las  de  ces 
distinctions  :  apprenez  au  monde  que  ces 
peuples  que  Dieu  a  mis  sous  nos  pieds,  peu- 
vent nous  abandonner,  nous  trahir,  nous  livrer, 
se  livrer  eux-mêmes  à  un  étranger,  et  qu'ils 
ont  moins  à  craindre  de  nous,  que  nous  d'eux 
et  de  leur  puissance.  Qui  pourrait  voir  des 
choses  si  tristes  avec  des  yeux  secs  et  une  âme 
tranquille  ?  Il  n'y  a  point  de  charges  qui 
n'aient  leurs  privilèges  :  il  n'y  a  aucun  titu- 
laire qui  ne  parle,  qui  ne  plaide,  qui  ne  s'agite 
pour  les  défendre  :  la  dignité  royale  seule  n'a 
plus  de  privilèges,  les  rois  eux-mêmes  y  ont 
renoncé.  Un  seul  toujours  bon  ^  et  magna- 
nime ouvre  ses  bras  à  un  famille  malheureuse. 
Tous  les  autres  se  liguent  comme  pour  se 
venger  de  lui,  et  de  l'appui  qu'il  donne  à  une 
cause  qui  leur  est  commune  ;  l'esprit  de  pique 
et  de  jalousie  prévaut  chez  eux  à  l'intérêt  de 
l'honneur,  de  la  religion,  et  de  leur  état  ;  est-ce 
assez  ?  à  leur  intérêt  personnel  et  domestique  ; 
il  y  va,  je  ne  dis  pas  de  leur  élection,  mais  de 

^  Le  roi  Jacques  II. 

'^  Louis  XIV.,  qui  donna  retraite  à  Jacques  II 
et  à  toute  sa  famille,  après  qu'il  eut  été  obligé  de 
se  retirer  d'Angleterre. 


DE   LA   BRUTËRE  183 

leur  succession,  de  leurs  droits  comme  hérédi- 
taires :  enfin  dans  tout,  l'homme  l'emporte  sur 
le  souverain.  Un  prince  délivrait  l'Europe,^ 
se  délivrait  lui-même  d'un  fatal  ennemi,  allait 
jouir  de  la  gloire  d'avoir  détruit  un  grand 
empire  ^  ;  il  la  néglige  pour  une  guerre  douteuse. 
Ceux  qui  sont  nés  ^  arbitres  et  médiateurs 
temporisent  ;  et  lorsqu'ils  pourraient  avoir  déjà 
employé  utilement  leur  médiation,  ils  la  pro- 
mettent. O  pâtres,  continue  Heraclite  !  ô 
rustres  qui  habitez  sous  le  chaume  et  dans  les 
cabanes  !  si  les  événements  ne  vont  point 
jusqu'à  vous,  si  vous  n'avez  point  le  cœur 
percé  par  la  malice  des  hommes,  si  on  ne 
parle  plus  d'hommes  dans  vos  contrées,  mais 
seulement  de  renards  et  de  loups-cerviers, 
recevez-moi  parmi  vous  à  manger  votre  pain 
noir,  et  à  boire  l'eau  de  vos  citernes  ! 

Petits  hommes,  hauts  de  six  pieds,  tout  au 
plus  de  sept,  qui  vous  enfermez  aux  foires 
comme  géants,  et  comme  des  pièces  rares  dont 
il  faut  acheter  la  vue,  dès  que  vous  allez 
jusques  à  huit  pieds,  qui  vous  donnez  sans 
pudeur  de  la  hautesse  et  de  Yéminence,  qui  est 
tout  ce  que  l'on  pourrait  accorder  à  ces  mon- 
tagnes voisines  du  ciel,  et  qui  voient  les  nuages 
se  former  au-dessous  d'elles  :  espèce  d'animaux 
glorieux  et  superbes,  qui  méprisez  toute  autre 
espèce,   qui   ne  faites  pas    même   comparaison 

1  L'Empereur.  -  Le  Turc. 

^  Le  pope  Innocent  XI. 


i84  CARACTÈRES 

avec  l'éléphant  et  la  baleine,  approchez, 
hommes,  répondez  un  peu  à  Démocrite.  Ne 
dites-vous  pas  en  commun  proverbe,  des  loups 
ravissants,  des  lions  furieux,  malicieux  comme 
un  singe  ?  Et  vous  autres,  qui  êtes-vous  ? 
J'entends  corner  sans  cesse  à  mes  oreiUes  : 
U homme  est  un  animal  raisonnable  :  qui  vous 
a  passé  cette  définition  ?  Sont-ce  les  loups,  les 
singes  et  les  lions  ?  Ou  si  vous  vous  l'êtes 
accordée  à  vous-mêmes,  c'est  déjà  une  chose 
plaisante,  que  vous  donniez  aux  animaux,  vos 
confrères,  ce  qu'il  y  a  de  pire,  pour  prendre 
pour  vous  ce  qu'il  y  a  de  meilleur  ;  laissez-les 
un  peu  se  définir  eux-mêmes,  et  vous  verrez 
comme  ils  s'oublieront,  et  comme  vous  serez 
traités.  Je  ne  parle  point,  ô  hommes,  de  vos 
légèretés,  de  vos  folies  et  de  vos  caprices  qui 
vous  mettent  au-dessous  de  la  taupe  et  de  la 
tortue,  qui  vont  sagement  leur  petit  train,  et 
qui  suivent,  sans  varier,  l'instinct  de  leur 
nature  :  mais  écoutez-moi  un  moment.  Vous 
dites  d'un  tiercelet  de  faucon  qui  est  fort  léger, 
et  qui  fait  une  belle  descente  sur  la  perdrix  : 
Voilà  un  bon  oiseau  ;  et  d'un  lévrier  qui  prend 
un  lièvre  corps  à  corps  :  C'est  un  bon  lévrier  : 
je  consens  aussi  que  vous  disiez  d'un  homme 
qui  court  le  sanglier,  qui  le  met  aux  abois,  qui 
l'atteint  et  qui  le  perce  :  Voilà  un  brave 
homme.  Mais  si  vous  voyez  deux  chiens  qui 
s'aboient,  qui  s'affrontent,  qui  se  mordent  et  se 
déchirent,  vous  dites  :   Voilà  de  sots  animaux, 


DE   LA   BRUYÈRE  185 

et  vous  prenez  un  bâton  pour  les  séparer  : 
que  si  l'on  vous  disait  que  tous  les  chats  d'un 
grand  pays  se  sont  assemblés  par  milliers  dans 
une  plaine,  et  qu'après  avoir  miaulé  tout  leur 
soûl,  ils  se  sont  jetés  avec  fureur  les  uns  sur 
les  autres,  et  ont  joué  ensemble  de  la  dent  et 
de  la  griffe,  que  de  cette  mêlée  il  est  demeuré 
de  part  et  d'autre  neuf  à  dix  mille  chats  sur  la 
place,  qui  ont  infecté  l'air  à  dix  lieues  de  là 
par  leur  puanteur,  ne  diriez-vous  pas  :  Voilà 
le  plus  abominable  sabbat  dont  on  ait  jamais 
ouï  parler  ?  Et  si  les  loups  en  faisaient  de 
même,  quels  hurlements,  quelle  boucherie  ! 
Et  si  les  uns  ou  les  autres  vous  disaient  qu'ils 
aiment  la  gloire,  concluriez-vous  de  ce  dis- 
cours, qu'ils  la  mettent  à  se  trouver  à  ce  beau 
rendez-vous,  à  détruire  ainsi  et  à  anéantir  leur 
propre  espèce  ;  ou,  après  l'avoir  conclu,  ne 
ririez-vous  pas  de  tout  votre  cœur  de  l'in- 
génuité de  ces  pauvres  bêtes  ?  Vous  avez  déjà, 
en  animaux  raisonnables,  et  pour  vous  dis- 
tinguer de  ceux  qui  ne  se  servent  que  de  leurs 
dents  et  de  leurs  ongles,  imaginé  les  lances,  les 
piques,  les  dards,  les  sabres  et  les  cimeterres, 
et  à  mon  gré  fort  judicieusement  ;  car  avec 
vos  seules  mains  que  pouviez-vous  vous  faire  les 
uns  aux  autres,  que  vous  arracher  les  cheveux, 
vous  égratigner  au  visage,  ou  tout  au  plus 
vous  arracher  les  yeux  de  la  tête  ?  au  lieu  que 
vous  voilà  munis  d'instruments  commodes,  qui 
vous  servent  à  vous  faire  réciproquement  de 


i86  CARACTÈRES 

larges  plaies  d'où  peut  couler  votre  sang  jusqu'à 
la  dernière  goutte,  sans  que  vous  puissiez 
craindre  d'en  échapper.  Mais  comme  vous 
devenez  d'année  à  autre  plus  raisonnables,  vous 
avez  bien  enchéri  sur  cette  vieille  manière  de 
vous  exterminer  :  vous  avez  de  petits  globes  ^ 
qui  vous  tuent  tout  d'un  coup,  s'ils  peuvent 
seulement  vous  atteindre  à  la  tête  ou  à  la 
poitrine  ;  vous  en  avez  d'autres  plus  pesants 
et  plus  massifs,  qui  vous  coupent  en  deux  parts 
ou  qui  vous  éventrent,  sans  compter  ceux  qui, 
tombant  sur  vos  toits,  enfoncent  les  planchers, 
vont  du  grenier  à  la  cave,  en  enlèvent  les 
voûtes,  et  font  sauter  en  l'air,  avec  vos  maisons, 
vos  femmes  qui  sont  en  couches,  l'enfant  et  la 
nourrice  ;  et  c'est  là  encore  où  gît  la  gloire  ; 
elle  aime  le  remue-ménage,  et  elle  est  personne 
d'un  grand  fracas.  Vous  avez  d'ailleurs  des 
armes  défensives,  et  dans  les  bonnes  règles  vous 
devez  en  guerre  être  habillés  de  fer,  ce  qui  est 
sans  mentir  une  jolie  parure,  et  qui  me  fait 
souvenir  de  ces  quatre  puces  célèbres  que 
montrait  autrefois  un  charlatan,  subtil  ouvrier, 
dans  une  fiole  où  il  avait  trouvé  le  secret  à 
les  faire  vivre  :  il  leur  avait  mis  à  chacune  une 
salade  en  tête,  leur  avait  passé  un  corps  de 
cuirasse,  mis  des  brassards,  des  genouillères,  la 
lance  sur  la  cuisse  ;  rien  ne  leur  manquait,  et 
en  cet  équipage  elles  allaient  par  sauts  et  par 
bonds  dans  leur  bouteille.  Feignez  un  homme 
1  Les  balles  de  mousquet. 


DE   LA   BRUTËRE  187 

de  la  taille  du  mont  Athos,  pourquoi  non  ? 
Une  âme  serait-elle  embarrassée  d'animer  un 
tel  corps  ?  Elle  en  serait  plus  au  large  :  si  cet 
homme  avait  la  vue  assez  subtile  pour  vous 
découvrir  quelque  part  sur  la  terre  avec  vos 
armes  offensives  et  défensives,  que  croyez-vous 
qu'il  penserait  de  petits  marmousets  ainsi 
équipés,  et  de  ce  que  vous  appelez  guerre, 
cavalerie,  infanterie,  un  mémorable  siège,  une 
fameuse  journée  ?  N'entendrai-je  donc  plus 
bourdonner  d'autre  chose  parmi  vous  ?  Le 
monde  ne  se  divise-t-il  plus  qu'en  régiments 
et  en  compagnies  ?  Tout  est-il  devenu 
bataillon  ou  escadron  ?  Il  a  pris  une  ville,  il 
en  a  fris  une  seconde,  -puis  une  troisième  ;  il  a 
gagné  une  bataille,  deux  batailles  :  il  chasse 
V ennemi,  il  vainc  sur  la  mer,  il  vainc  sur  terre  ; 
est-ce  de  quelques-uns  de  vous  autres,  est-ce 
d'un  géant,  d'un  Athos  que  vous  me  parlez  ? 
Vous  avez  surtout  un  homme  pâle  ^  et  li'/ide 
qui  n'a  pa?  sur  soi  dix  onces  de  chair,  et  que 
l'on  croirait  jeter  à  terre  du  moindre  souffle. 
Il  fait  néanmoins  plus  de  bruit  que  quatre 
autres,  et  met  tout  en  combustion  ;  il  vient 
de  pêcher  en  eau  trouble  une  île  tout  entière  :  ^ 
ailleurs,  à  la  vérité,  il  est  battu  et  poursuivi, 
mais  il  se  sauve  par  les  marais,  et  ne  veut 
écouter  ni  paix  ni  trêve.  Il  a  montré  de  bonne 
heure  ce  qu'il  savait  faire  ;    il  a  mordu  le  sein 

^  Le  prince  d'Orange. 
^  L'Angleterre. 


i88  CARACTÈRES 

de  sa  nourrice  ;  ^  elle  en  est  morte,  la  pauvre 
femme  ;  je  m'entends,  il  suffit.  En  un  mot,  il 
était  né  sujet,  et  il  ne  l'est  plus  ;  au  contraire, 
il  est  le  maître  ;  et  ceux  qu'il  a  domptés  ^  et 
mis  sous  le  joug,  vont  à  la  charrue  et  labourent 
de  bon  courage  :  ils  semblent  même  appré- 
hender, les  bonnes  gens,  de  pouvoir  se  délier 
un  jour  et  de  devenir  libres  ;  car  ils  ont 
étendu  la  courroie  et  allongé  le  fouet  de  celui 
qui  les  fait  marcher  ;  ils  n'oublient  rien  pour 
accroître  leur  servitude  ;  ils  lui  font  passer 
l'eau  pour  se  faire  d'autres  vassaux  et  s'ac- 
quérir de  nouveaux  domaines  :  il  s'agit,  il  est 
vrai,  de  prendre  son  père  et  sa  mère  par  les 
épaules,  et  de  les  jeter  hors  de  leur  maison, 
et  ils  l'aident  dans  une  si  honnête  entreprise. 
Les  gens  de  delà  l'eau  et  ceux  d'en  deçà  se 
cotisent  et  mettent  chacun  du  leur,  pour  se 
le  rendre  à  eux  tous  de  jour  en  jour  plus 
redoutable  :  les  Pietés  et  les  Saxons  imposent 
silence  aux  Bataves,  et  ceux-ci  aux  Pietés  et 
aux  Saxons  ;  tous  se  peuvent  vanter  d'être  ses 
humbles  esclaves,  et  autant  qu'ils  le  souhaitent. 
Mais    qu'entends-je    de    certains    personnages  ^ 

1  Le  Prince  d'Orange,  devenu  plus  puissant  par 
la  couronne  d'Angleterre,  s'était  rendu  maître  absolu 
en  Hollande,  et  y  faisait  ce  qu'il  lui  plaisait. 

2  Les  Anglais. 

*  Allusion  à  ce  qui  se  passa  en  1690  à  la  Haye, 
lors  du  premier  retour  du  prince  d'Orange  de 
l'Angleterre,    où    les    ligués    se  rendirent,    et  où  le 


DE    LA    BRUl^ËRE  189 

qui  ont  des  couronnes,  je  ne  dis  pas  des  comtes 
ou  des  marquis  dont  la  terre  fourmille,  mais 
des  princes  et  des  souverains  ?  Ils  viennent 
trouver  cet  homme  dès  qu'il  a  sifflé  ;  ils  se 
découvrent  dès  son  antichambre,  et  ils  ne 
parlent  que  quand  on  les  interroge  :  sont-ce 
là  ces  mêmes  princes  si  pointilleux,  si  forma- 
listes sur  leurs  rangs  et  sur  leurs  préséances, 
et  qui  consument,  pour  les  régler,  les  mois 
entiers  dans  une  diète  ?  Que  fera  ce  nouvel 
Archonte  pour  payer  une  si  aveugle  soumission, 
et  pour  répondre  à  une  si  haute  idée  qu'on  a 
de  lui  ?  S'il  se  livre  une  bataille,  il  doit  la 
gagner,  et  en  personne  :  si  l'ennemi  fait  un 
siège,  il  doit  le  lui  faire  lever,  et  avec  honte,  à 
moins  que  tout  l'océan  ne  soit  entre  lui  et 
l'ennemi  :  il  ne  saurait  moins  faire  en  faveur 
de  ses  courtisans.  César  ^  lui-même  ne  doit-il 
pas  en  venir  grossir  le  nombre  ;  il  en  attend 
du  moins  d'importants  services  ;  car  ou  l'Ar- 
chonte échouera  avec  ses  alliés,  ce  qui  est  plus 
difficile  qu'impossible  à  concevoir  ;  ou  s'il 
réussit  et  que  rien  ne  lui  résiste,  le  voilà  tout 
porté  avec  ses  alliés,  jaloux  de  la  religion  et 
de  la  puissance  de  César,  pour  fondre  sur  lui, 
pour  lui  enlever  l'aigle  et  le  réduire,  lui  et  son 
héritier,  à  la  faice  d'argent  -  et  aux  pays  hérédi- 

duc  de  Bavière  fut  longtemps  à  attendre  dans  l'anti- 
chambre. 

1  L'Empereur. 

2  Armes  de  la  maison  d'Autriche. 


I90  CARACTÈRES 

taires.  Enfin  c'en  est  fait,  ils  se  sont  tous 
livrés  à  lui  volontairement,  à  celui  peut-être 
de  qui  ils  devaient  se  défier  davantage.  Ésope 
ne  leur  dirait-il  pas  :  La  gent  volatile  d'une 
certaine  contrée  prend  l'alarme,  et  s'effraie  du 
voisinage  du  lion,  dont  le  seul  rugissement  lui 
fait  peur  ;  elle  se  réfugie  auprès  de  la  bête,  qui 
lui  fait  parler  d' accommodement  et  la  prend  sous 
sa  protection,  qui  se  termine  enfin  à  les  croquer 
tous  l'un  après  l'autre. 

La  ModeI 

Le  fleuriste  a  un  jardin  dans  un  faubourg  ; 
il  y  court  au  lever  du  soleil,  et  il  en  revient  à 
son  coucher.  Vous  le  voyez  planté,  et  qui  a 
pris  racine  au  milieu  de  ses  tulipes  et  devant 
la  solitaire  ;  il  ouvre  de  grands  yeux,  il  frotte 
ses  mains,  il  se  baisse,  il  la  voit  de  plus  près,  il 
ne  Fa  jamais  vue  si  belle,  il  a  le  cœur  épanoui 
de  joie  :  il  la  quitte  pour  l'orientale  ;  delà  il 
va  à  la  veuve  ;  il  passe  au  drap-d'or,  de  celle-ci 
à  Yagate,  d'où  il  revient  enfin  à  la  solitaire,  où 
il  se  fixe,  où  il  se  lasse,  où  il  s'assit,  où  il  oublie 
de  dîner  ;  aussi  est-elle  nuancée,  bordée,  huilée, 
à  pièces  emportées  ;  elle  a  un  beau  vase  ou 
un  beau  calice  :  il  la  contemple,  il  l'admire  : 
Dieu  et  la  nature  sont  en  tout  cela  ce  qu'il 
n'admire  point  ;  il  ne  va  pas  plus  loin  que 
l'oignon  de  sa  tulipe  qu'il  ne  livrerait  pas  pour 
1  Chapitre  XIU,  De  La  Mode. 


DE   LA    BRUT  ERE  191 

mille  écus,  et  qu'il  donnera  pour  rien  quand 
les  tulipes  seront  négligées  et  que  les  œillets 
auront  prévalu.  Cet  homme  raisonnable, 
qui  a  une  âme,  qui  a  un  culte  et  une 
religion,  revient  chez  soi,  fatigué,  affamé, 
mais  fort  content  de  sa  journée  :  il  a  vu  des 
tulipes. 

Parlez  à  cet  autre  de  la  richesse  des  moissons, 
d'une  ample  récolte,  d'une  bonne  vendange  ; 
il  est  curieux  de  fruits  ;  vous  n'articulez  pas, 
vous  ne  vous  faites  pas  entendre  :  parlez-lui 
de  figues  et  de  melons,  dites  que  les  poiriers 
rompent  de  fruits  cette  année,  que  les  pêchers 
ont  donné  avec  abondance,  c'est  pour  lui  un 
idiome  inconnu,  il  s'attache  aux  seuls  pruniers, 
il  ne  vous  répond  pas.  Ne  l'entretenez  pas 
même  de  vos  pruniers,  il  n'a  de  l'amour  que 
pour  une  certaine  espèce,  toute  autre  que  vous 
lui  nommez  le  fait  sourire  et  se  moquer.  Il 
vous  mène  à  l'arbre,  cueille  artistement  cette 
prune  exquise  ;  il  l'ouvre,  vous  en  donne  une 
moitié,  et  prend  l'autre  :  Quelle  chair,  dit-il  ; 
goûtez-vous  cela  ?  Cela  est-il  divin  ?  Voilà 
ce  que  vous  ne  trouvez  pas  ailleurs  ;  et  là-dessus 
ses  narines  s'enflent,  il  cache  avec  peine  sa 
joie  et  sa  vanité  par  quelques  dehors  de 
modestie.  O  l'homme  divin  en  effet  !  homme, 
qu'on  ne  peut  jamais  assez  louer  et  admirer  ! 
homme  dont  il  sera  parlé  dans  plusieurs  siècles  ! 
que  je  voie  sa  taille  et  son  visage  pendant  qu'il 
vit,  que  j'observe  les   traits  et  la  contenance 


192  CARACTÈRES 

d'un  homme  qui  seul  entre  les  mortels  possède 
une  telle  prune  ! 

Un  troisième  que  vous  allez  voir,  vous  parle 
des  curieux  ses  confrères,  et  surtout  de  Diognète. 
Je  l'admire,  dit-il,  et  je  le  comprends  moins 
que  jamais  :  pensez-vous  qu'il  cherche  à  s'in- 
struire par  les  médailles,  et  qu'il  les  regarde 
comme  des  preuves  parlantes  de  certains  faits 
et  des  monuments  fixes  et  indubitables  de 
l'ancienne  histoire  ?  Rien  moins  :  vous  croyez 
peut-être  que  toute  la  peine  qu'il  se  donne 
pour  recouvrer  une  tête,  vient  du  plaisir  qu'il 
se  fait  de  ne  voir  pas  une  suite  d'empereurs 
interrompue,  c'est  encore  moins  :  Diognète 
sait  d'une  médaille  le  fruste,  le  Jlou  et  la  Jîeur 
de  coin  ;  il  a  une  tablette  dont  toutes  les 
places  sont  garnies,  à  l'exception  d'une  seule  ; 
ce  vide  lui  blesse  la  vue,  et  c'est,  précisément 
et  à  la  lettre,  pour  le  remplir,  qu'il  emploie  son 
bien  et  sa  vie. 

Vous  voulez,  ajoute  Démocède,  voir  mes 
estampes,  et  bientôt  il  les  étale  et  vous  les 
montre.  Vous  en  rencontrez  une  qui  n'est  ni 
noire,  ni  nette,  ni  dessinée,  et  d'ailleurs  moins 
propre  à  être  gardée  dans  un  cabinet,  qu'à 
tapisser  un  jour  de  fête  le  Petit-Pont  ou  la 
rue  Neuve  :  il  convient  qu'elle  est  mal  gravée, 
plus  mal  dessinée,  mais  il  assure  qu'elle  est 
d'un  Italien  qui  a  travaillé  peu,  qu'elle  n'a 
presque  pas  été  tirée,  que  c'est  la  seule  qui 
soit  en  France  de  ce  dessin,  qu'il  l'a  achetée 


DE    LA    BRUYÈRE  193 

très  cher,  et  qu'il  ne  la  changerait  pas  pour  ce 
qu'il  a  de  meilleur.  J'ai,  continue-t-il,  une 
sensible  affliction,  qui  m'obligera  à  renoncer 
aux  estampes,  pour  le  reste  de  mes  jours  :  j'ai 
tout  Calot,  hormis  une  seule  qui  n'est  pas,  à  la 
vérité,  de  ses  bons  ouvrages,  au  contraire,  c'est 
un  des  moindres  ;  mais  qui  m'achèverait 
Calot  ?  Je  travaille  depuis  vingt  ans  à  re- 
couvrer cette  estampe,  et  je  désespère  enfin 
d'y  réussir  :    cela  est  bien  rude  ! 

Tel  autre  fait  la  satire  de  ces  gens  qui 
s'engagent  par  inquiétude  ou  par  curiosité  dans 
de  longs  voyages,  qui  ne  font  ni  mémoires  ni 
relations,  qui  ne  portent  point  de  tablettes,  qui 
vont  pour  voir,  et  qui  ne  voient  pas,  ou  qui 
oublient  ce  qu'ils  ont  vu,  qui  désirent  seulement 
de  connaître  de  nouvelles  tours  ou  de  nouveaux 
clochers,  et  de  passer  des  rivières  qu'on  n'ap- 
pelle ni  la  Seine  ni  la  Loire,  qui  sortent  de 
leur  patrie  pour  y  retourner,  qui  aiment  à  être 
absents,  qui  veulent  un  jour  être  revenus  de 
loin  :  et  ce  satirique  parle  juste,  et  se  fait 
écouter. 

Mais  quand  il  ajoute  que  les  livres  en  appren- 
nent plus  que  les  voyages,  et  qu'il  m'a  fait 
comprendre  par  ses  discours  qu'il  a  une  biblio- 
thèque, je  souhaite  de  la  voir  :  je  vais  trouver 
cet  homme  qui  me  reçoit  dans  une  maison, 
où  dès  l'escalier  je  tombe  en  faiblesse  d'une 
odeur  de  maroquin  noir  dont  ses  livres  sont 
tous  couverts.     Il  a  beau  me  crier  aux  oreilles 


194  CARACTÈRES 

pour  me  ranimer,  qu'ils  sont  dorés  sur  tranche, 
ornés  de  filets  d'or,  et  de  la  bonne  édition,  me 
nommer  les  meilleurs  l'un  après  l'autre,  dire 
que  sa  galerie  est  remplie,  à  quelques  endroits 
près  qui  sont  peints  de  manière  qu'on  les 
prend  pour  de  vrais  livres  arrangés  sur  des 
tablettes,  et  que  l'œil  s'y  trompe  ;  ajouter 
qu'il  ne  lit  jamais,  qu'il  ne  met  pas  le  pied 
dans  cette  galerie,  qu'il  y  viendra  pour  me 
faire  plaisir  ;  je  le  remercie  de  sa  complaisance, 
et  ne  veux  non  plus  que  lui  visiter  sa  tannerie, 
qu'il  appelle  bibliothèque. 

Quelques-uns,  par  une  intempérance  de 
savoir,  et  par  ne  pouvoir  se  résoudre  à  re- 
noncer à  aucune  sorte  de  connaissance,  les 
embrassent  toutes  et  n'en  possèdent  aucune. 
Ils  aiment  mieux  savoir  beaucoup,  que  de 
savoir  bien,  et  être  faibles  et  superficiels  dans 
diverses  sciences,  que  d'être  sûrs  et  profonds 
dans  une  seule  :  ils  trouvent  en  toutes  ren- 
contres celui  qui  est  leur  maître  et  qui  les  re- 
dresse :  ils  sont  les  dupes  de  leur  vaine  curiosité, 
et  ne  peuvent  au  plus,  par  de  longs  et  pénibles 
efforts,  que  se  tirer  d'une  ignorance  crasse. 

D'autres  ont  la  clef  des  sciences,  où  ils 
n'entrent  jamais  :  ils  passent  leur  vie  à  dé- 
chiffrer les  langues  orientales  et  les  langues  du 
nord,  celles  des  deux  Indes,  celles  des  deux 
pôles,  et  celle  qui  se  parle  dans  la  lune.  Les 
idiomes  les  plus  inutiles  avec  les  caractères  les 
plus   bizarres   et  les  plus   magiques   sont  pré- 


DE   LA   BRUTÈRE  195 

cisément  ce  qui  réveille  leur  passion  et  qui 
excite  leur  travail.  Ils  plaignent  ceux  qui  se 
bornent  ingénument  à  savoir  leur  langue,  ou 
tout  au  plus  la  grecque  ou  la  latine.  Ces  gens 
lisent  toutes  les  histoires  et  ignorent  l'histoire  : 
ils  parcourent  tous  les  livres,  et  ne  profitent 
d'aucun  :  c'est  en  eux  une  stérilité  de  faits  et 
de  principes  qui  ne  peut  être  plus  grande, 
mais  à  la  vérité  la  meilleure  récolte  et  la 
richesse  la  plus  abondante  de  mots  et  de 
paroles  qui  puisse  s'imaginer  :  ils  plient  sous 
le  faix,  leur  mémoire  en  est  accablée,  pendant 
que  leur  esprit  demeure  vide. 

Un  bourgeois  aime  les  bâtiments  ;  il  se  fait 
bâtir  un  hôtel  si  beau,  si  riche  et  si  orné,  qu'il 
est  inhabitable  :  le  maître  honteux  de  s'y  loger, 
ne  pouvant  peut-être  se  résoudre  à  le  louer  à 
un  prince  ou  à  un  homme  d'affaires,  se  retire 
au  galetas,  où  il  achève  sa  vie,  pendant  que 
l'enfilade  et  les  planchers  de  rapport  sont  en 
proie  aux  Anglais  et  aux  Allemands  qui 
voyag^t,  et  qui  viennent  là  du  Palais-Royal, 

du  palais  L ,  G ^  et  du  Luxembourg. 

On  heurte  sans  fin  à  cette  belle  porte  :  tous 
demandent  à  voir  la  maison,  et  personne  à 
voir  monsieur. 

On  en  sait  d'autres  qui  ont  des  filles  devant 

leurs  yeux,   à  qui  ils  ne  peuvent  pas  donner 

une  dot  ;  que  dis-je  ?    EUes  ne  sont  pas  vêtues, 

à  peine  nourries  ;  qui  se  refusent  un  tour  de 

^  Lesdiguières. 


196  CARACTÈRES 

lit  et  du  linge  blanc  ;  qui  sont  pauvres,  et 
la  source  de  leur  misère  n'est  pas  fort  loin  ; 
c'est  un  garde-meuble  chargé  et  embarrassé  de 
bustes  rares,  déjà  poudreux  et  couverts  d'or- 
dures, dont  la  vente  les  mettrait  au  large,  mais 
qu'ils  ne  peuvent  se  résoudre  à  mettre  en  vente. 
Diphile  commence  par  un  oiseau  et  finit 
par  mille  :  sa  maison  n'en  est  pas  égayée,  mais 
empestée  :  la  cour,  la  salle,  l'escalier,  le  vesti- 
bule, les  chambres,  le  cabinet,  tout  est  volière  : 
ce  n'est  plus  un  ramage,  c'est  un  vacarme  ; 
les  vents  d'automne  et  les  eaux  dans  leurs 
plus  grandes  crues  ne  font  pas  un  bruit  si 
perçant  et  si  aigu.  On  ne  s'entend  non  plus 
parler  les  uns  les  autres  que  dans  ces  chambres 
où  il  faut  attendre,  pour  faire  le  compliment 
d'entrée,  que  les  petits  chiens  aient  aboyé. 
Ce  n'est  plus  pour  Diphile  un  agréable  amu- 
sement, c'est  une  afîaire  laborieuse  et  à  laquelle 
à  peine  il  peut  suffire.  Il  passe  les  jours,  ces 
jours  qui  échappent  et  qui  ne  reviennent  plus, 
à  verser  du  grain  et  à  nettoyer  des  ordures  :  il 
donne  pension  à  un  homme  qui  n'a  point 
d'autre  ministère  que  de  siffler  des  serins  au 
flageolet,  et  de  faire  couver  des  Canaries.  Il 
est  vrai  que  ce  qu'il  dépense  d'un  côté,  il 
l'épargne  de  l'autre  ;  car  ses  enfants  sont  sans 
maîtres  et  sans  éducation.  Il  se  renferme  le 
soir,  fatigué  de  son  propre  plaisir,  sans  pouvoir 
jouir  du  moindre  repos,  que  ses  oiseaux  ne 
reposent,  et  que  ce  petit  peuple,  qu'il  n'aime 


DE   LA   BRUTËRE  197 

que  parce  qu'il  chante,  ne  cesse  de  chanter. 
II  retrouve  ses  oiseaux  dans  son  sommeil  ;  lui- 
même  il  est  oiseau,  il  est  huppé,  il  gazouille,  il 
perche  ;  il  rêve  la  nuit  qu'il  mue  ou  qu'il  couve. 

Qui  pourrait  épuiser  tous  les  différents  genres 
de  curieux  ?  Devineriez-vous  à  entendre 
parler  celui-ci  de  son  léopard,  de  sa  plume,  de 
sa  musique,^  les  vanter  comme  ce  qu'il  y  a  sur 
la  terre  de  plus  singulier  et  de  plus  merveil- 
leux, qu'il  veut  vendre  ses  coquilles  ?  Pour- 
quoi non,  s'il  les  achète  au  poids  de  l'or. 

Cet  autre  aime  les  insectes,  il  en  fait  tous 
les  jours  de  nouvelles  emplettes  :  c'est  sur- 
tout le  premier  homme  de  l'Europe  pour  les 
papillons,  il  en  a  de  toutes  les  tailles  et  de 
toutes  les  couleurs.  Quel  temps  prenez-vous 
pour  lui  rendre  visite  ?  il  est  plongé  dans  une 
amère  douleur  ;  il  a  l'humeur  noire,  chagrine, 
et  dont  toute  sa  famille  souffre  ;  aussi  a-t-il 
fait  une  perte  irréparable  :  approchez,  regardez 
ce  qu'il  vous  montre  sur  son  doigt,  qui  n'a 
plus  de  vie,  et  qui  vient  d'expirer,  c'est  une 
chenille,  et  quelle  chenille  !   .   .   . 

Une  personne  à  la  mode  ressemble  à  une 
fleur  bleue,^  qui  croît  de  soi-même  dans  les 
sillons,  où  elle  étouffe  les  épis,  diminue  la 
moisson  et  tient  la  place  de  quelque  chose  de 

1  Noms  de  coquillages. 

-  Ces  barbeaux,  qui  croissent  parmi  les  seigles, 
furent  un  été  à  la  mode  dans  Paris.  Les  dames  en 
mettaient  pour  bouquet. 


içS  CARACTERES 

meilleur  ;  qui  n'a  de  prix  et  de  beauté  que  ce 
qu'elle  emprunte  d'un  caprice  léger  qui  naît  et 
qui  tombe  presque  dans  le  même  instant  : 
aujourd'hui  elle  est  courue,  les  femmes  s'en 
parent  ;  demain  elle  est  négligée,  et  rendue 
au  peuple. 

Une  personne  de  mérite,  au  contraire,  est 
une  fleur  qu'on  ne  désigne  pas  par  sa  couleur, 
mais  que  l'on  nomme  par  son  nom,  que  l'on 
cultive  pour  sa  beauté  ou  pour  son  odeur  ; 
l'une  des  grâces  de  la  nature,  l'une  de  ces  choses 
qui  embellissent  le  monde,  qui  est  de  tous  les 
temps  et  d'une  vogue  ancienne  et  populaire  ; 
que  nos  pères  ont  estimée,  et  que  nous  estimons 
après  nos  pères  ;  à  qui  le  dégoût  ou  l'anti- 
pathie de  quelques-uns  ne  saurait  nuire  ;  un 
lis,  une  rose. 

L'on  voit  Eustrate  assis  dans  sa  nacelle,  où 
il  jouit  d'un  air  pur,  et  d'un  ciel  serein  ;  il 
avance  d'un  bon  vent  et  qui  a  toutes  les 
apparences  de  devoir  durer  ;  mais  il  tombe  tout 
d'un  coup,  le  ciel  se  couvre,  l'orage  se  déclare, 
un  tourbillon  enveloppe  la  nacelle,  elle  est 
submergée  :  on  voit  Eustrate  revenir  sur  l'eau 
et  faire  quelques  efforts,  on  espère  qu'il  pourra 
du  moins  se  sauver  et  venir  à  bord  ;  mais  une 
vague  l'enfonce,  on  le  tient  perdu  :  il  paraît 
une  seconde  fois,  et  les  espérances  se  réveillent, 
lorsqu'un  flot  survient  et  l'abîme  ;  on  ne  le 
revoit  plus,  il  est  noyé. 

Voiture    et    Sarrazin  étaient    nés   pour   leur 


DE   LA   BRUYÈRE  199 

siècle,  et  ils  ont  paru  dans  un  temps  où  il 
semble  qu'ils  étaient  attendus.  S'ils  s'étaient 
moins  pressés  de  venir,  ils  arrivaient  trop  tard, 
et  j'ose  douter  qu'ils  fussent  tels  aujourd'hui 
qu'ils  ont  été  alors  :  les  conversations  légères, 
les  cercles,  la  fine  plaisanterie,  les  lettres  en- 
jouées et  familières,  les  petites  parties  où  l'on 
était  admis  seulement  avec  de  l'esprit,  tout  a 
disparu  :  et  qu'on  ne  dise  point  qu'ils  les 
feraient  revivre  ;  ce  que  je  puis  faire  en  faveur 
de  leur  esprit,  est  de  convenir  que  peut-être 
ils  excelleraient  dans  un  autre  genre  :  mais  les 
femmes  sont,  de  nos  jours,  ou  dévotes,  ou 
coquettes,  ou  joueuses,  ou  ambitieuses,  quel- 
ques-unes même  tout  cela  à  la  fois  :  le  goût 
de  la  faveur,  le  jeu,  les  galants,  les  directeurs, 
ont  pris  la  place  et  la  défendent  contre  les 
gens  d'esprit. 

Un  homme  fat  et  ridicule  porte  un  long 
chapeau,  un  pourpoint  à  ailerons,  des  chausses 
à  aiguillettes  et  des  bottines  :  il  rêve  la  veille 
par  où  et  comment  il  pourra  se  faire  remarquer 
le  jour  qui  suit.  Un  philosophe  se  laisse 
habiller  par  son  tailleur.  Il  y  a  autant  de 
faiblesse  à  fuir  la  mode  qu'à  l'affecter. 

L'on  blâme  une  mode  qui,  divisant  la  taille 
des  hommes  en  deux  parties  égales,  en  prend 
une  tout  entière  pour  le  buste,  et  laisse 
l'autre  pour  le  reste  du  corps  :  l'on  condamne 
celle  qui  fait  de  la  tête  des  femmes  la  base  d'un 
édifice   à   plusieurs   étages,    dont   l'ordre   et   la 


20O  CARACTÈRES 

structure  changent  selon  leurs  caprices  ;  qui 
éloigne  les  cheveux  du  visage,  bien  qu'ils  ne 
croissent  que  pour  l'accompagner,  qui  les 
relève  et  les  hérisse  à  la  manière  des  Bacchantes, 
et  semble  avoir  pourvu  à  ce  que  les  femmes 
changent  leur  physionomie  douce  et  modeste, 
en  une  autre  qui  soit  fière  et  audacieuse.  On 
se  récrie  enfin  contre  une  telle  ou  telle  mode, 
qui  cependant,  toute  bizarre  qu'elle  est,  pare 
et  embellit  pendant  qu'elle  dure,  et  dont  l'on 
tire  tout  l'avantage  qu'on  en  peut  espérer,  qui 
est  de  plaire.  Il  me  paraît  qu'on  devrait 
seulement  admirer  l'inconstance  et  la  légèreté 
des  hommes,  qui  attachent  successivement  les 
agréments  et  la  bienséance  à  des  choses  tout 
opposées,  qui  emploient  pour  le  comique  et 
pour  la  mascarade,  ce  qui  leur  a  servi  de  parure 
grave,  et  d'ornements  les  plus  sérieux  ;  et  que 
si  peu  de  temps  en  fasse  la  différence. 

N  ...  est  riche,  elle  mange  bien,  elle  dort 
bien  ;  mais  les  coiffures  changent  ;  et  lorsqu'elle 
Y  pense  le  moins  et  qu'elle  se  croit  heureuse,  la 
sienne  est  hors  de  mode. 

Iphis  voit  à  l'église  un  soulier  d'une  nouvelle 
mode  ;  il  regarde  le  sien,  et  en  rougit  ;  il  ne 
se  croit  plus  habillé  :  il  était  venu  à  la  messe 
pour  s'y  montrer,  et  il  se  cache  ;  le  voilà 
retenu  par  le  pied  dans  sa  chambre  tout  le 
reste  du  jour.  Il  a  la  main  douce,  et  il  l'en- 
tretient avec  une  pâte  de  senteur.  Il  a  soin 
de  rire  pour  montrer  ses  dents  ;   il  fait  la  petite 


DE   LA   BRUTÈRE  201 

bouche,  et  il  n'y  a  guère  de  moments  où  il  ne 
veuille  sourire  ;  il  regarde  ses  jambes,  il  se 
voit  au  miroir,  l'on  ne  peut  être  plus  content 
de  personne,  qu'il  ne  l'est  de  lui-même  ;  il 
s'est  acquis  une  voix  claire  et  délicate,  et 
heureusement  il  parle  gras  ;  il  a  un  mouve- 
ment de  tête,  et  je  ne  sais  quel  adoucissement 
dans  les  yeux,  dont  il  n'oublie  pas  de  s'em- 
bellir ;  il  a  une  démarche  molle  et  le  plus  joli 
maintien  qu'il  est  capable  de  se  procurer  ;  il 
met  du  rouge,  mais  rarement,  il  n'en  fait  pas 
habitude  ;  il  est  vrai  aussi  qu'il  porte  des 
chausses  et  un  chapeau,  et  qu'il  n'a  ni  boucles 
d'oreilles  ni  collier  de  perles  ;  aussi  ne  l'ai-je 
pas  mis  dans  le  chapitre  des  femmes.   .   .   . 

Négliger  vêpres  comme  une  chose  antique 
et  hors  de  mode,  garder  sa  place  soi-même  pour 
le  salut,  savoir  les  êtres  de  la  chapelle,  con- 
naître le  flanc,  savoir  où  l'on  est  vu  et  où  l'on 
n'est  pas  vu  ;  rêver  dans  l'église  à  Dieu  et  à 
ses  affaires,  y  recevoir  des  visites,  y  donner 
des  ordres  et  des  commissions,  y  attendre  les 
réponses  ;  avoir  un  directeur  mieux  écouté  que 
l'évangile,  tirer  toute  sa  sainteté  et  tout  son 
relief  de  la  réputation  de  son  directeur, 
dédaigner  ceux  dont  le  directeur  a  moins  de 
vogue,  et  convenir  à  peine  de  leur  salut  ; 
n'aimer  de  la  parole  de  Dieu  que  ce  qui  s'en 
prêche  chez  soi  ou  par  son  directeur,  préférer 
sa  messe  aux  autres  messes,  et  les  sacrements 
donnés  de  sa  main  à  ceux  qui  ont  de  moins 


202  CARACTÈRES 

cette  circonstance  ;  ne  se  repaître  que  de 
livres  de  spiritualité,  comme  s'il  n'y  avait  ni 
évangiles,  ni  épîtres  des  Apôtres,  ni  morale  des 
Pères  ;  lire  ou  parler  un  jargon  inconnu  aux 
premiers  siècles  :  circonstancier  à  confesse  les 
défauts  d'autrui,  y  pallier  les  siens,  s'accuser 
de  ses  souffrances,  de  sa  patience,  dire  comme 
un  péché  son  peu  de  progrès  dans  l'héroïsme  : 
être  en  liaison  secrète  avec  de  certaines  gens 
contre  certains  autres,  n'estimer  que  soi  et  sa 
cabale,  avoir  pour  suspecte  la  vertu  même  : 
goûter,  savourer  la  prospérité  et  la  faveur, 
n'en  vouloir  que  pour  soi,  ne  point  aider  au 
mérite,  faire  servir  la  piété  à  son  ambition, 
aller  à  son  salut  par  le  chemin  de  la  fortune 
et  des  dignités  ;  c'est,  du  moins  jusqu'à  ce  jour, 
le  plus  bel  effort  de  la  dévotion  du  temps.  .  .  . 
Quand  un  courtisan  sera  humble,  guéri  du 
faste  et  de  l'ambition,  qu'il  n'établira  point  sa 
fortune  sur  la  ruine  de  ses  concurrents  ;  qu'il 
sera  équitable,  soulagera  ses  vassaux,  payera  ses 
créanciers  ;  qu'il  ne  sera  ni  fourbe  ni  médisant, 
qu'il  renoncera  aux  grands  repas  et  aux  amours 
illégitimes,  qu'il  priera  autrement  que  des 
lèvres,  et  même  hors  de  la  présence  du  prince  ; 
quand  d'ailleurs  il  ne  sera  point  d'un  abord 
farouche  et  difficile,  qu'il  n'aura  point  le 
visage  austère  et  la  mine  triste,  qu'il  ne  sera 
point  paresseux  et  contemplatif,  qu'il  saura 
rendre,  par  une  scrupuleuse  attention,  divers 
emplois  très  compatibles,  qu'il  pourra  et  qu'il 


DE   LA   BRUYÈRE  203 

voudra  même  tourner  son  esprit  et  ses  soins  aux 
grandes  et  laborieuses  affaires,  à  celles  surtout 
d'une  suite  la  plus  étendue  pour  les  peuples 
et  pour  tout  l'État,  quand  son  caractère  me 
fera  craindre  de  le  nommer  dans  cet  endroit, 
et  que  sa  modestie  l'empêchera,  si  je  ne  le 
nomme  pas,  de  s'y  reconnaître,  alors  je  dirai 
de  ce  personnage  ;  il  est  dévot  ;  ou  plutôt, 
c'est  un  homme  donné  à  son  siècle  pour  le 
modèle  d'une  vertu  sincère  et  pour  le  dis- 
cernement de  l'hypocrisie. 

Onuphre  n'a  pour  tout  lit  qu'une  housse  de 
serge  grise,  mais  il  couche  sur  le  coton  et  sur 
le  duvet  :  de  même  il  est  habillé  simplement, 
commodément,  je  veux  dire  d'une  étoffe  fort 
légère  en  été,  et  d'une  autre  fort  moelleuse 
pendant  l'hiver  ;  il  porte  des  chemises  très 
déliées  qu'il  a  un  très  grand  soin  de  bien 
cacher.  Il  ne  dit  point  ma  haire  et  ma  disci- 
fline,  au  contraire,  il  passerait  pour  ce  qu'il 
est,  pour  un  hypocrite,  et  il  veut  passer  pour 
ce  qu'il  n'est  pas,  pour  un  homme  dévot  :  il 
est  vrai  qu'il  fait  en  sorte  que  l'on  croie,  sans 
qu'il  le  dise,  qu'il  porte  une  haire  et  qu'il  se 
donne  la  discipline.  Il  y  a  quelques  livres 
répandus  dans  sa  chambre  indifféremment  ; 
ouvrez-les,  c'est  le  Combat  spirituel,  le  Chrétien 
intérieur,  et  V Année  sainte  :  d'autres  livres 
sont  sous  la  clef.  S'il  marche  par  la  ville  et 
qu'il  découvre  de  loin  un  homme  devant  qui 
il    est    nécessaire    qu'il    soit    dévot,    les    yeux 


204  CARACTÈRES 

baissés,  la  démarche  lente  et  modeste,  l'air 
recueilli,  lui  sont  familiers,  il  joue  son  rôle. 
S'il  entre  dans  une  église,  il  observe  d'abord  de 
qui  il  peut  être  vu,  et  selon  la  découverte 
qu'il  vient  de  faire,  il  se  met  à  genoux  et  prie, 
ou  il  ne  songe  ni  à  se  mettre  à  genoux  ni  à 
prier.  Arrive-t-il  vers  lui  un  homme  de  bien 
et  d'autorité  qui  le  verra  et  qui  peut  l'en- 
tendre, non  seulement  il  prie,  mais  il  médite, 
il  pousse  des  élans  et  des  soupirs  :  si  l'homme 
de  bien  se  retire,  celui-ci  qui  le  voit  partir, 
s'apaise  et  ne  souffle  pas.  Il  entre  une  autre 
fois  dans  un  lieu  saint,  perce  la  foule,  choisit 
un  endroit  pour  se  recueillir,  et  où  tout  le 
monde  voit  qu'il  s'humilie  :  s'il  entend  des 
courtisans  qui  parlent,  qui  rient,  et  qui  sont  à 
la  chapelle  avec  moins  de  silence  que  dans 
l'antichambre,  il  fait  plus  de  bruit  qu'eux 
pour  les  faire  taire  :  il  reprend  sa  méditation, 
qui  est  toujours  la  comparaison  qu'il  fait  de 
ces  personnes  avec  lui-même,  et  où  il  trouve 
son  compte.  Il  évite  une  église  déserte  et 
solitaire,  où  il  pourrait  entendre  deux  messes 
de  suite,  le  sermon,  vêpres  et  complies,  tout 
cela  entre  Dieu  et  lui,  et  sans  que  personne 
lui  en  sût  gré  :  il  aime  la  paroisse,  il  fréquente 
les  temples  où  se  fait  un  grand  concours  ;  on 
n'y  manque  point  son  coup,  on  y  est  vu.  Il 
choisit  deux  ou  trois  jours  dans  toute  l'année, 
où  à  propos  de  rien  il  jeûne  ou  fait  abstinence  : 
mais   à   la   fin   de   l'hiver   il   tousse,   il   a   une 


DE   LA   BRUYÈRE  205 

mauvaise  poitrine,  il  a  des  vapeurs,  il  a  eu 
la  fièvre  :  il  se  fait  prier,  presser,  quereller, 
pour  rompre  le  carême  dès  son  commencement, 
et  il  en  vient  là  par  complaisance.  Si  Onuphre 
est  nommé  arbitre  dans  une  querelle  de  parents 
ou  dans  un  procès  de  famille,  il  est  pour  les 
plus  forts,  je  veux  dire  pour  les  plus  riches,  et 
il  ne  se  persuade  point  que  celui  ou  celle  qui 
a  beaucoup  de  bien  puisse  avoir  tort.  S'il  se 
trouve  bien  d'un  homm_e  opulent,  à  qui  il  a 
su  imposer,  dont  il  est  le  parasite,  et  dont  il 
peut  tirer  de  grands  secours,  il  ne  cajole  point 
sa  femme  ;  il  ne  lui  fait  du  moins  ni  avance 
ni  déclaration  ;  il  s'enfuira,  il  lui  laissera  son 
manteau,  s'il  n'est  aussi  sûr  d'elle  que  de  lui- 
même  :  il  est  encore  plus  éloigné  d'employer 
pour  la  flatter  et  pour  la  séduire  le  jargon 
de  la  dévotion  ;  ce  n'est  point  par  habitude 
qu'il  le  parle,  mais  avec  dessein,  et  selon  qu'il 
lui  est  utile,  et  jamais  quand  il  ne  servirait 
qu'à  le  rendre  très  ridicule.  Il  sait  où  se 
trouvent  des  femmes  plus  sociables  et  plus 
dociles  que  celle  de  son  ami,  il  ne  les  abandonne 
pas  pour  longtemps,  quand  ce  ne  serait  que 
pour  faire  dire  de  soi  dans  le  public  qu'il  fait 
des  retraites  :  qui  en  effet  pourrait  en  douter, 
quand  on  le  revoit  paraître  avec  un  visage 
exténué  et  d'un  homme  qui  ne  se  ménage 
point  ?  Les  femmes  d'ailleurs  qui  fleurissent 
et  qui  prospèrent  à  l'ombre  de  la  dévo- 
tion,   lui    conviennent,    seulement    avec    cette 


2o6  CARACTÈRES 

petite  différence  qu'il  néglige  celles  qui  ont 
vieilli,  et  qu'il  cultive  les  jeunes,  et  entre 
celles-ci  les  plus  belles  et  les  mieux  faites  ; 
c'est  son  attrait  :  elles  vont,  et  il  va  ;  elles 
reviennent,  et  il  revient  ;  elles  demeurent,  et 
il  demeure  ;  c'est  en  tous  lieux  et  à  toutes 
les  heures  qu'il  a  la  consolation  de  les  voir  : 
qui  pourrait  n'en  être  pas  édifié  ?  Elles  sont 
dévotes,  et  il  est  dévot.  Il  n'oublie  pas  de 
tirer  avantage  de  l'aveuglement  de  son  ami  et 
de  la  prévention  où  il  l'a  jeté  en  sa  faveur  : 
tantôt  il  lui  emprunte  de  l'argent,  tantôt  il 
fait  si  bien  que  cet  ami  lui  en  offre  :  il  se  fait 
reprocher  de  n'avoir  pas  recours  à  ses  amis 
dans  ses  besoins.  Quelquefois  il  ne  peut  pas 
recevoir  une  obole  sans  donner  un  billet,  qu'il 
est  bien  sûr  de  ne  jamais  retirer.  Il  dit  une 
autre  fois  et  d'une  certaine  manière,  que  rien 
ne  lui  manque,  et  c'est  lorsqu'il  ne  lui  faut 
qu'une  petite  somme  :  il  vante  quelque  autre 
fois  publiquement  la  générosité  de  cet  homme 
pour  le  piquer  d'honneur  et  le  conduire  à  lui 
faire  une  grande  largesse  ;  il  ne  pense  point  à 
profiter  de  toute  sa  succession,  ni  à  s'attirer  une 
donation  générale  de  tous  ses  biens,  s'il  s'agit 
surtout  de  les  enlever  à  un  fils,  le  légitime 
héritier.  Un  homme  dévot  n'est  ni  avare,  ni 
violent,  ni  injuste,  ni  même  intéressé  :  Onuphre 
n'est  pas  dévot,  mais  il  veut  être  cru  tel,  et 
par  une  parfaite,  quoique  fausse  imitation  de 
la    piété,    ménager    sourdement    ses    intérêts  : 


DE   LA   BRUTÈRE  207 

aussi  ne  se  joue-t-il  pas  à  la  ligne  directe,  et  il 
ne  s'insinue  jamais  dans  une  famille  où  se 
trouvent  tout  à  la  fois  une  fille  à  pourvoir  et 
un  fils  à  établir  ;  il  y  a  là  des  droits  trop  forts 
et  trop  inviolables  ;  on  ne  les  traverse  point 
sans  faire  de  l'éclat,  et  il  l'appréhende,  sans 
qu'une  pareille  entreprise  vienne  aux  oreilles 
du  prince,  à  qui  il  dérobe  sa  marche,  par  la 
crainte  qu'il  a  d'être  découvert  et  de  paraître 
ce  qu'il  est.  Il  en  veut  à  la  ligne  collatérale  ; 
on  l'attaque  plus  impunément  ;  il  est  la 
terreur  des  cousins  et  des  cousines,  du  neveu  et 
de  la  nièce,  le  flatteur  et  l'ami  déclaré  de  tous 
les  oncles  qui  ont  fait  fortune.  Il  se  donne 
pour  l'héritier  légitime  de  tout  vieillard  qui 
meurt  riche  et  sans  enfants,  et  il  faut  que 
celui-ci  le  déshérite,  s'il  veut  que  ses  parents 
recueillent  sa  succession  ;  si  Onuphre  ne 
trouve  pas  jour  à  les  en  frustrer  à  fond,  il  leur 
en  ôte  du  moins  une  bonne  partie  ;  une  petite 
calomnie,  moins  que  cela,  une  légère  médisance 
lui  suffit  pour  ce  pieux  dessein  ;  c'est  le  talent 
qu'il  possède  à  un  plus  haut  degré  de  perfec- 
tion :  il  se  fait  même  souvent  un  point  de 
conduite  de  ne  le  pas  laisser  inutile  ;  il  y  a  des 
gens,  selon  lui,  qu'on  est  obligé  en  conscience 
de  décrier,  et  ces  gens  sont  ceux  qu'il  n'aime 
point,  à  qui  il  veut  nuire,  et  dont  il  désire  la 
dépouille.  Il  vient  à  ses  fins  sans  se  donner 
même  la  peine  d'ouvrir  la  bouche,  on  lui  parle 
d'Eudoxe,   il   sourit,   ou   il   soupire  ;     on   l'in- 


2o8  CARACTÈRES 

terroge,  on  insiste,  il  ne  répond  rien  ;  et  il  a 
raison  :    il  en  a  assez  dit.  .  ^  . 


L'Héritier  ^ 

Titius  assiste  à  la  lecteur  d'un  testament 
avec  des  yeux  rouges  et  humides,  et  le  cœur 
serré  de  la  perte  de  celui  dont  il  espère  re- 
cueillir la  succession  ;  un  article  lui  donne  la 
charge,  un  autre  les  rentes  de  la  ville,  un 
troisième  le  rend  maître  d'une  terre  à  la 
campagne  ;  il  y  a  une  clause  qui,  bien  enten- 
due, lui  accorde  une  maison  située  au  milieu 
de  Paris,  comme  elle  se  trouve,  et  avec  les 
meubles  :  son  aifliction  augmente,  les  larmes 
lui  coulent  des  yeux  ;  le  moyen  de  les  con- 
tenir ?  Il  se  voit  officier,  logé  aux  champs 
et  à  la  ville,  meublé  de  même,  il  se  voit  une 
bonne  table,  et  un  carrosse  :  T  avait-il  au 
monde  un  plus  honnête  homme  que  le  défunt,  un 
meilleur  homme  ?  Il  y  a  un  codicille,  il  faut  le 
lire  :  il  fait  Maevius  légataire  universel  ;  et  il 
renvoyé  Titius  dans  son  faubourg,  sans  rentes, 
sans  titre,  et  le  met  à  pied.  Il  essuyé  ses 
larmes  :    c'est  à  Maevius  à  s'affliger.   .   .   . 

Hermippe 

Hermippe  est  l'esclave  de  ce  qu'il  appelle  ses 
petites    commodités  ;     il    leur    sacrifie    l'usage 

1  Chapitre  XIV,  De  quelques  Usages. 


DE   LA    BRUTÈRE  209 

reçu,  la  coutume,  les  modes,  la  bienséance  ;  il 
les  cherche  en  toutes  choses,  il  quitte  une 
moindre  pour  une  plus  grande,  il  ne  néglige 
aucune  de  celles  qui  sont  praticables,  il  s'en 
fait  une  étude  et  il  ne  se  passe  aucun  jour 
qu'il  ne  fasse  en  ce  genre  une  découverte.  Il 
laisse  aux  autres  hommes  le  dîner  et  le  souper  ; 
à  peine  en  admet-il  les  termes  ;  il  mange 
quand  il  a  faim,  et  les  mets  seulement  où  son 
appétit  le  porte.  Il  voit  faire  son  lit  ;  quelle 
main  assez  adroite  ou  assez  heureuse  pourrait 
le  faire  dormir  comme  il  veut  dormir .''  Il 
sort  rarement  de  chez  soi,  il  aime  la  chambre, 
où  il  n'est  ni  oisif,  ni  laborieux,  où  il  n'agit 
point,  où  il  tracasse,  et  dans  l'équipage  d'un 
homme  qui  a  pris  médecine.  On  dépend 
servilement  d'un  serrurier  et  d'un  menuisier, 
selon  ses  besoins  :  pour  lui,  s'il  faut  limer,  il 
a  une  lime,  une  scie  s'il  faut  scier,  et  des 
tenailles  s'il  faut  arracher.  Imaginez,  s'il  est 
possible,  quelques  outils  qu'il  n'ait  pas,  et 
meilleurs  et  plus  commodes  à  son  gré  que  ceux 
mêmes  dont  les  ouvriers  se  servent  :  il  en  a  de 
nouveaux  et  d'inconnus,  qui  n'ont  point  de 
nom,  productions  de  son  esprit,  et  dont  il  a 
presque  oublié  l'usage.  Nul  ne  se  peut  com- 
parer à  lui  pour  faire  en  peu  de  temps  et  sans 
peine  un  travail  fort  inutile  :  il  faisait  dix  pas 
pour  aller  de  son  lit  dans  sa  garde-robe  ;  il 
n'en  fait  plus  que  neuf  par  la  manière  dont  il 
a    su    tourner    sa    chambre  ;     combien    de    pas 

0 


210  CARACTÈRES 

épargnés  dans  le  cours  d'une  vie  !  Ailleurs, 
l'on  tourne  la  clef,  l'on  pousse  contre,  ou  l'on 
tire  à  soi,  et  une  porte  s'ouvre,  quelle  fatigue  ! 
voilà  un  mouvement  de  trop  qu'il  sait  s'é- 
pargner, et  comment  ?  C'est  un  mystère  qu'il 
ne  révèle  point  :  il  est  à  la  vérité  un  grand 
maître  pour  le  ressort  et  pour  la  mécanique, 
pour  celle  du  moins  dont  tout  le  monde  se 
passe.  Hermippe  tire  le  jour  de  son  appar- 
tement d'ailleurs  que  de  la  fenêtre,  il  a  trouvé 
le  secret  de  monter  et  de  descendre  autrement 
que  par  l'escalier,  et  il  cherche  celui  d'entrer 
et  de  sortir  plus  commodément  que  par  la 
porte.   .   .   . 

Le  Médecin 

Carro  Carri  débarque  avec  une  recette  qu'il 
appelle  un  prompt  remède,  et  qui  quelquefois 
est  un  poison  lent  :  c'est  un  bien  de  famille, 
mais  amélioré  en  ses  mains  ;  de  spécifique  qu'il 
était  contre  la  colique,  il  guérit  de  la  fièvre 
quarte,  de  la  pleurésie,  de  l'hydropisie,  de 
l'apoplexie,  de  l'épilepsie.  Forcez  un  peu 
votre  mémoire,  nommez  une  maladie,  la 
première  qui  vous  viendra  en  l'esprit,  l'hémor- 
ragie, dites-vous  ?  Il  la  guérit  :  il  ne  ressuscite 
personne,  il  est  vrai  ;  il  ne  rend  pas  la  vie  aux 
hommes,  mais  il  les  conduit  nécessairement 
jusqu'à  la  décrépitude  :  et  ce  n'est  que  par 
hasard  que  son  père  et  son  aïeul,  qui  avaient 
ce  secret,  sont  morts  fort  jeunes.     Les  médecins 


DE    LA    BRUl'ËRE  211 

reçoivent  pour  leurs  visites  ce  qu'on  leur  donne, 
quelques-uns  se  contentent  d'un  remercîment  : 
Carro  Carri  est  si  sûr  de  son  remède,  et  de 
l'effet  qui  en  doit  suivre,  qu'il  n'hésite  pas  de 
s'en  faire  paye'"  d'avance,  et  de  recevoir  avant 
que  de  donner  :  si  le  mal  est  incurable,  tant 
mieux  ;  il  n'en  est  que  plus  digne  de  son 
application  et  de  son  remède  :  commencez  par 
lui  livrer  quelques  sacs  de  mille  francs,  passez- 
lui  un  contrat  de  constitution,  donnez-lui  une 
de  vos  terres,  la  plus  petite,  et  ne  soyez  pas 
ensuite  plus  inquiet  que  lui  de  votre  guérison. 
L'émulation  de  cet  homme  a  peuplé  le  monde 
de  noms  en  O  et  en  I,  noms  vénérables  qui  im- 
posent aux  malades  et  aux  maladies.  Vos  méde- 
cins, Fagon,  et  de  toutes  les  facultés,  avouez-le, 
ne  guérissent  pas  toujours,  ni  sûrement  ;  ceux 
au  contraire  qui  ont  hérité  de  leurs  pères  la 
médecine  pratique,  et  à  qui  l'expérience  est 
échue  par  succession,  promettent  toujours  et 
avec  serments  qu'on  guérira  :  qu'il  est  doux 
aux  hommes  de  tout  espérer  d'une  maladie 
mortelle,  et  de  se  porter  encore  passablement 
bien  à  l'agonie  !  La  mort  surprend  agré- 
ablement et  sans  s'être  fait  craindre  :  on  la 
sent  plus  tôt  qu'on  n'a  songé  à  s'y  préparer  et 
à  s'y  résoudre.  O  Fagon-Esculape  !  faites 
régner  sur  toute  la  terre  le  quinquina  et 
l'émétique  ;  conduisez  à  sa  perfection  la 
science  des  simples,  qui  sont  donnés  aux 
hommes    pour   prolonger   leur   vie  :     observez 


212     CARACTÈRES    DE    LA    BRUYÈRE 

dans  les  cures,  avec  plus  de  précision  et  de 
sagesse  que  personne  n'a  encore  fait,  le  climat, 
les  temps,  les  symptômes,  et  les  complexions  : 
guérissez  de  la  manière  seule  qu'il  convient  à 
chacun  d'être  guéri  :  chassez  des  corps  où  rien 
ne  vous  est  caché  de  leur  économie,  les 
maladies  les  plus  obscures  et  les  plus  invété- 
rées :  n'attentez  pas  sur  celles  de  l'esprit  ; 
elles  sont  incurables  :  laissez  à  Corinne,  à 
Lesbie,  à  Canidie,  à  Trimalcion  et  à  Carpus, 
la  passion  ou  la  fureur  des  charlatans.  .  .  . 


Si  on  ne  goûte  point  ces  caractères,  je  m'en 
étonne;  et  si  on  les  goûte,  je  m'en  étonne  de 
même. 


FIN 


Jean  de  La  Bruyère,  né  à  Paris,  1645;  mort  à 
Versailles,  1695. 

Les  Caractères  de  Théophraste,  traduits  du'  grec  avec 
les  Caractères  ou  les  mœurs  de  ce  siècle,  i*'^ 
édition,  1688. 


AllaiRE,  E. — La  Bruyire  dans  la  maison  de  Condé,  1887. 
Caboche. — La  Bruyère,  1844 
D'OliveT. — Eloge  de  La  Bruyère,  1729- 
FagueT,  e. — Les  grands  maîtres  du  XV  11^  siècle, 
FoURNlER,  E. — La  comédie  de  La  Bruyère,  1866. 
HÉMARDiNyuER. — Commentaire   de    l'édition    Delagrave, 

1849. 
JaneT,  p.  — Les  caractères  et  les  passions  dans  la  littérature 

française  au  XVII^  siècle. 
Lemaître,  J.  —  Figurines  (dans  le  Temps  du  30  décembre 

1893)- 
MORILLOT,  P. — La  Bruyère,  1904. 
PelusSON,  m. — La  Bruyère,   18 92. 
Prévost- ParaDOL. — Les  moralistes  français ,   1865. 
RahsTEDE,  h.  g.  — Ueber  La  Bruyère  und  seine  Charaktere 

1886. 
Rébelliau,  a Notice  littéraire  dans  Tédition  Haciiette, 


213 


214  BIBLIOGRAPHIE 

SaJNTE-Beuvk.  —  Portraits  Ultéraires,  tom.  I.  1836;  La 
Bruyère  et  La  RùcheJ~oucauld,  1842  ;  Nowveaux 
Lundis,  tom.  I.   1861,  tom.  X.   1866. 

Servois.  J. — Notices^  Sic,  en  tête  de  l'édition  critique 
des  œuvres  complètes,  1865-1878. 

SlLVESTRE  DE  SaCV — Variétés  littéraires. 

Stendhal. — Du  style,  i8iz. 

SuARD. — Notice    sur    La     Bruyère    (^Mélanges    littéraireSy 

tom.  H.). 
TaINE. — Nouveaux  essais  de  critique  et  d^histoire  (article 

de  1854). 
Viurr.—Moralutes  des  XVI'  et  XVII<^  Siècles,  1859. 
WalcKENAER. — Étude  sur  La   Bruyère,  en   tête   de   son 

édition,  1845. 

H.   W.  A. 


Imprimerie  Ballantyne,  Hanson,  cr'  Cie 
Edimbourg  âr'  Londres 


LES    CLASSIQUES 
FRANÇAIS 

ATALA,  RENÉ,  et  LE  DERNIER  ABENCÉ- 
RAGE.  Par  Chateaubriand.  Préface  du 
Vicomte  Melchior  de  Vogué,  de  l'Académie 
Française. 

CONTES  CHOISIS  DE  BALZAC.  Préface  de 
Paul  Bourget,  de  l'Académie  Française. 

PAUL  ET  VIRGINIE.  Par  Bernardin  de  St. 
Pierre.  Préface  du  Vicomte  Melchior  de 
Vogué,  de  l'Académie  Française. 

COLOMBA.  Par  Prosper  Mérimée.  Préface 
d'AuGUSTiN  Filon. 

ADOLPHE.  Par  Benjamin  Constant.  Préface 
de  Paul  Bourget,  de  l'Académie  Française. 

LE  ROMAN  D'UN  JEUNE  HOMME  PAUVRE. 
Par  Octave  Feuillet.  Préface  d'AuousTiN 
Filon. 

LA  MARE  AU  DIABLE.  Par  George  Sand. 
Préface  de  Louis  Corniquet. 

PROFILS  ANGLAIS.  Par  C.  A.  Sainte-Beuve. 
Préface  d'ANDRÉ  Turquet. 

LES  MAXIMES  DU  DUC  DE  LA  ROCHE- 
FOUCAULD.    Préface  de  Paul  Souday. 

LA  TULIPE  NOIRE.  Par  Alexandre  Dumas. 
Préface  d'EMiLE  Faguet,  de  l'Académie  Fran- 
çaise. 


LETTRES  CHOISIES  DE  MADAME  DE 
SÉVIGNÉ.     Préface  de  Charles  Boreux. 

LE  BARBIER  DE  SÉVILLE  ET  LE  MARIAGE 
DE  FIGARO.  Par  Beaumarchais.  Préface 
de  Jui.es  Claretie,  de  l'Académie  Française. 

CARACTÈRES  (Pages  Choisies)  DE  LA 
BRUYÈRE.     Préface  d'AuGUSTiN  Filon. 

CONTES  CHOISIS  DE  VOLTAIRE.  Préface 
de  Gustave  Lanson. 

En  Préparation 

LETTRES    PERSANES    (Pages    Choisies).      Par 
Montesquieu.      Préface  d'ÉMiLE  Faguet,   de 
l'Académie  Française. 
CHANSONS  DE  BÉRANGER. 
ORAISONS  FUNÈBRES.    Par  Bossuet.    Préface 

de  René  Doumic. 
FABLES   CHOISIES   DE   LA   FONTAINE. 
POÈMES  (1822-63)  DE  VICTOR  HUGO.    Préface 

de  L.  Aguettant. 
PROSE  ET  VERS  DE  LAMARTINE.     Préface 

de  René  Doumic. 
ESSAIS  CHOISIS  DE  MONTAIGNE.     Préface 

d'ÉMiLK  Faguet. 
LES  ÉPÎTRES-LES  SATIRES  DE  BOILEAU. 

Préface  d' Augustin  Filon. 
LA  PRINCESSE  DE  CLÈVES.      Par  Madame 
de  La  Fayette. 


La  Bibliothèque 
Université  d'Oltawa 

Echéance 

A, 

efu|  qui  rapfbrte  un  volane  après  la 
lèrè  da!e  limbrée  ci-dessoas  devra 
>r  ine /mentje  de /inq  soQs,  plot  an 
ponrchaque  ipuf/ae  retard.  ^'^ 


Tbe  Library 
Uoiversit;  ef  Ottawa 

Date  dne 

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CE     PQ        180  3 
•A6D4     1907 
COO        LA    BRUYERE, 
ACC#     1388523 


CARACTERES 


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