U dVof OTTAWA
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Le portrait de La Bru vert- c« tètf lir ce 7uilutne
a été reproduit d'après iiiir ifr^i'.-ure ,'i I tau-forte de
M. ^. A. Svniiiigtoit^
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University of Ottawa
littp://www.arcliive.org/details/caractrespagesOOIabr
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Tous dioils reserves
Vers la fin du 17'''""-' siècle— de 1684 à 1696,
si Von veut des dates précises— vivait auprès des
Condé, soit dans leur hôtel de Versailles, soit
au Petit-Luxembourg, soit au palais de Chatitilly,
un certain homme auquel on fit, d'abord, très
peu d'attention. Il s'appelait Jean La Bruyère ; il
appartenait à une famille de bourgeoisie parisienne
qui s'était signalée pendant les troubles de la
Ligue et qui était, ensuite, retombée dans l'ob-
scurité. Né en 1645, il avait été re<,u avocat
au parlement à vingt ans et n'avait, semble-t-il,
jamais plaidé. A trente ans, il avait acheté
une des quinze charges de trésorier de France
au bureau de Ca'èn et n'avait jamais pris part
aux travaux de ses collègues. Cet étrange per-
sonnage, qui semblait éviter avec s in tout ce que
la vie ofre ou impose d'occupations utiles et de
devoirs sérieux, ne s'était point marié, soit qu'il
ne se jugeât pas assez riche, soit qu'il n'.ut
point aimé, soit qu'il n'eût pas réussi à plaire.
Il y a beaucoup de finesse et de grâce, il y a
quelque vérité dans ce qu'il écrivit plus tard sur
les femmes. Mais le bien et le mal qu'il a dit
vi PRÉFACE
(Telles, ses -préventions comme ses illusions, sont
d'un homme qui les admirait à distance, avec
une sorte de crainte, et ne s'est jamais approché
d'elles, sinon pour l'amitié.
Il avait trente-neuf ans lorsque Bossuet l'in-
diqua au Prince de Condé qui l'invita à collaborer
à l'éducation de son petit-fils en compagnie de
deux jésuites et de trois ou quatre professeurs
laïques. Le service du vainqueur de Rocroi était
parfois pénible, mais toujours honorable. Com-
bien plus difficile devint la tâche du pauvre
précepteur lorsqu'il eut pour maître le nouveau
prince de Condé, dont St. Simon nous a laissé
un portrait, moitié effrayant, moitié grotesque
Des alternatives de folle violence et de faibless •
inouïe rendaient insupportable son autorité.
La Bruyère, nerveux, timide et susceptible, ne
parait pas ovoir pris d'empire sur son élève ou,
plutôt, sur ses élèves, car, en réalité, il en eut
deux. A seize ans, le petit duc fut marié à
Mademoiselle de Nantes, fille légitimée du roi
et de la Marquise de Montespan. Elle n'était
encore qu'une enfant et, pendant tout le temps
qui s'écoula entre la célébration et la consomma-
tion du mariage, tous deux reçurent en commun
les leçons de La Bruyère. Le duc était une sorte
de monstre ; la duchesse, au contraire, était très
séduisante, mais avec un fort penchant à la
raillerie, et La Bruyère paraît avoir été une des
victimes favorites de cet esprit impitoyable.
L'habitude, une fois prise, se perpétua lorsque.
PRÉFACE vii
Péducation étant censée achevée, le frécefteur
devint gentilhomme ordinaire de son ancien élève.
De là un je ne sais quoi de contraint, de gêné,
de défiant dans l'attitude de La Bruyère qui se
sentait déplacé au milieu d'une cour et ajoutait
à son embarras comme à san ridicule en faisant
mille gauches e'fforts pour s'acclimater et paraître
à son aise ; par exemple, lorsque la fantaisie lui
prenait de chanter ou de danser. Cette cour que
nous prenons, à deux siècles et demi de distance,
pour un foyer de politesse et de mœurs élégantes,
était, en réalité, fort grossière. Un philosophe,
un esprit délicat, devait s'y trouver singulièrement
malheureux. Parmi ceux que nous appellerions
aujourd'hui les intellectuels, La Bruyère comptait
quelques amis ; mais ils ne nous rendent de lui
qu'un compte à demi favorable. " C'est un très
bon homme, écrit Boileau avec une négligence un
peu dédaigneuse, à qui il ne manquerait rien,
si la nature l'avait fait aussi agréable qu'il a
envie de l'être?' A quoi il ajoute, en guise de
correctif : " // a du savoir et du mérite''
Lorsqu'il relut plus tard ce passage de sa corre-
spondance en vue d'une publication possible, il
se dit sans doute que le terme de " bon homme "
qualifiait assez mal ce grand ironiste qui avait
été, mieux que lui-même, le satiriste de son siècle.
Il écrivit, " c'est un fort honnête homme " et
glissa " de l'esprit " entre le savoir et le mérite
de La Bruyère. C'en est assez, pour nous montrer
que ni au moment oii le premier manuscrit des
viii PRÉFACE
Caractères lui fut soumis — car c^est à propos de
cette circonstance que les lignes citées plus haut
jurent écrites — ni après le succès extraordinaire
de Vouvrage, le grand critique ne rendit pleine
justice à son contemporain.
C'était dans l'automne de 1687. Y avait-il
longtemps que La Bruyère s'était avisé d" devenir
auteur ? On nous dit, je le sais bien, qu^il
avait commencé à noircir des feuillets plus de
vingt ans auparavant et on nous en donne pour
preuves des allusions à des faits et à des hommes
dont on avait beaucoup parlé vers 1670 et dont
on ne parlait plus en 1687. V argument n^a
rien de décisif. Pour moi, je ne puis vie le
figurer composant les Caractères dans cette
chartreuse aérienne qu'il occupait tout en haut
de la maison familiale, rue des Grands Augustins,
et ou nous introduit une description fantaisiste
de Vigneul-Mar ville. Quelle apparence qu'il
put peindre les caractères du grand monde av^.nt
àe les avoir connus, les mœurs de la cour avant
d'y avoir vécu et les ressorts du gouvernement
avant de les avoir vu fonctionner de tout près F
C'est le curieux spectacle auquel il assistait tous
les jours qui dut le tenter, qui lui révéla sa
vocation d'historiographe ^ es vanités et des
misères humaines. D'ailleurs, il avait cruel-
lement soufert ; la rancœur fut pour quelque
chose, pour beaucoup peut-être dans le sentiment
qui lui mit la plume à la main. Tout le monde
PRÉFACE ix
ne se venge pas à la manière grandiose et terrible
d'un Dante qui cloue ses ennemis dans un enfer
que son imagination a créé pour eux. La Bruyère
s'est contenté de -peindre, sous des noms plus ou
moins transparents, les méchants et les sots qui
Pavaient humilié et froissé et cela a suffi pour
transformer en victimes ses tyrans et ses tour-
mcntetirs.
. . . Facit indignat'io versum,
a dit le satirique latin. L'indignation fait aussi,
parfois, de très bonne prose et les Caractères en
sont une preuve, parmi beaucoup d'autres. Mais
pourquoi ne pas employer ici les paroles mêmes de
l'auteur ? Il a dit, avec une brièveté et une
force que la langue de notre temps ne comporte
plus : " Le cœur et l'humeur me font écrire''
La première édition des Caractères, qui parut,
chez Michallet, au printemps de 1688, était loin
de contenir tout ce que nous connaissons aujour-
d'hui. En efet la forme que l'écrivain avait
donnée à son livre lui permettait de l'élargir
indéfiniment, de le remanier et de l'enrichir sans
cesse de morceaux on de traits nouveaux. Ce
qu'il fit aux éditions suivantes. Il avait fondu
avec art deux genres qui jouissaient alors d'une
grande faveur, sinon parmi les lettrés, du moins
parmi les gens du monde : les Maximes et les
Portraits. Si sévère qu'elle soit, la Maxime, dans
sa généralité, ne blesse personne ; mais le portrait
est plus dangereux. Même lorsqu'il est censé
X PRÉFACE
refrésenter un type, il contient certains traits
particuliers oit les individus de cette classe
peuvent se reconnaître et, sHls ne le font point,
d^autres prennent ce soin à leur place. C'est
pourquoi, parmi les amis auxquels La Bruyère
montra le brouillon de ses Caractères plus d'un
s'alarma des inimitiés qu'il allait soulever et du
danger auquel il s'exposait, mais les timides ont des
heures d'audace qui confondent et cet homme qu'il
était si facile de décontenancer, montra, en cette
circonstance, une résolution inflexible. Il eut le
scandale qu'on lui promettait ; mais le succès
est la meilleure des excuses. Cette fois, le gentil-
homme ordinaire de monsieur le duc eut les rieurs
de son côté. Il semble, d'ailleurs, que les amours-
propres de ce temps fussent moins susceptibles que
les nôtres et que les gens se laissassent plus
facilement traiter de sots ou de fripons que de
nos jours, à condition que ce fut sous un nom
grec, car, pas plus que Boileau, La Bruyère ne
fut ni assigné en justice, ni provoqué au duel,
ni bâtonné.
Mais il eut à se défendre contre d'autres
attaquas. Dès qu'un livre nouveau obtient une
vogue retentissante, les envieux s'empressent de
chercher les modèles d'après lesquels l'auteur a
travaillé, avec le secret espoir de le prendre en
Jlagrant délit de plagiat. Les premiers critiques
de La Bruyère se gardèrent de manquer à cet
usage. Il imitait, lui dit-'^n, Pascal et La
Rochefoucauld : il s'en défendit je ne sais trop
PRÉFACE xi
pourquoi et fréféra se donner four un élève du roi
Salomon. On lui suggéra Théofhraste auquel il
n'avait guère pensé d'abord, mais dont il fut
bien aise de se couvrir, sachant que Théophraste
était l'homme qu'il fallait pour lui ouvrir les
portes de l'Académie. Tel membre de la docte
compagnie qui eût fait grise mine à une œuvre
moderne originale, s'humanisa envers le traduc-
teur et le copiste d'un ancien. Labruyère publia
donc en tête de la V^''' édition et des éditions
suivantes les Caractères de Théophraste qu'il avait
mis en français, s'aidant, nous assure-t-on, de la
belle version latine de Casaubon.
Par là, il assurait à son ouvrage la respecta-
bilité littéraire et s'enrôlait publiquement à la
suite du groupe choisi des défenseurs de l'antiquité,
parmi lesquels il comptait ses plus solides appuis
et d'oit lui vinrent, en effet, ses meilleures chances
académiques. Tout en paraissant se placer
modestement à l'ombre et sous le patronage de
Théophraste, il n'était pas fâché de provoquer
une comparaison qui ne pouvait que tourner à
son avantage. Son intimité avec l'écrivain grec
ne remontait pas très haut et ce n'est certainement
pas le désir d'imiter Théophraste qui l'avait
d'abord poussé à écrire. Théophraste fut, pour
La Bruyère, un second mouvement, une after-
thought et ceux qui se donneront la peine de
lire avec soin les trois premières éditions, n'y
découvriront aucune trace de l'injluence de Théo-
phraste. Cette influence apparaît et va grandis-
xii PRÉFACE
sant dans les éditions suivantes ou les portraits
sont de -plus en plus nombreux. Mais elle ne
diminue, en quoi que ce soit, V originalité de notre
compatriote. Il a bien pu emprunter à Théo-
phraste cette méthode qui consiste à entrecroiser,
si je puis dire, les traits physiques et les parti-
cularités morales, de façon à suggérer entre les
unes et les autres une concomitance nécessaire, un
rapport de cause à efet. Mais combien son
abondance et sa souplesse, la variété de ses intro-
ductions, ^inattendu et le piquant de ses con-
clusions laissent loin derrière eux la sécheresse, la
monotonie et la froideur de son prétendu proto-
type ! Sa psychologie, en tous cas, est bien à lui.
Nous avons bien sous les yeux, dans les Caractères,
non une humanité vague et abstraite, mais des
français et des françaises du ijième siècle. Et
c^est ce qui ajoute au livre, outre sa grande
valeur littéraire, une valeur historique qui n'est
guère moindre et qui croît, comme celle de tous
les témoignages de ce genre, à mesure que les
années s^ajoutent aux années, les siècles aux
siècles. Avec Molière et St Simon — deux autres
grands pessimistes — La Bruyère est le peintre
accompli de cette génération, qui se retrouve
encore, sous une forme légèrement parodique, dans
le monde des bétes que nous a présenté La Fontaine.
Aussi longtemps que Von conservera les œuvres de
ces quatre grands maîtres observateurs et qu'on
entendra leur langue, on gardera la vision nette
de ce que fut notre " grand siècle " qui eut ses
PRÉFACE xiii
réelles grandeurs avec d'innombrables et infinies
■petitesses.
Parmi les contemporains, il en est beaucoup qui
ne virent dans les Caractères, ni le chef d'oeuvre
littéraire, ni le document historique de premier
ordre. Les pédants afecterent de n'y voir qu'un
de ces livres à clef qui attirent et retiennent un
temps la foule parce qu'ils irritent son éternel
appétit de scandale. L'Académie ne subit
La Bruyère qu'après s'être plusieurs fois regimbée.
Il lui fut imposé par la cour ou, du moins, par
ceux de ses membres qui avaient un pied à la
cour. Le jour de sa réception fut signalé par
une curieuse scène. Ce fut une sorte d'a^ront
organisé envers le récipiendaire qu'on afecta de
ne point écouter, tcmdis qu'on faisait répéter sa
harangue à l'abbé Bignon élu et reçu le même
jour. Il faut reconnaître, d'autre part, que le
discours de La Bruyère n'était pas heureux. Il
contenait, entre autres choses, certaines im-
pertinences envers la mémoire de Pierre Corneille,
qui n'étaient nullement nécessaires à la gloire de
Racine.
Avant comme après cette mémorable séance, le
public continua à dévorer le livre de La Bruyère,
charmé qu'il était d'entendre médire si bien de
ses maîtres et acharné à mettre des noms sous les
portraits. L'auteur s'abritait de son mieux
contre des curiosités qui menaçaient le repos de
sa vie, car elles ne pouvaient être pleinement
xiv PRÉFACE
satisfaites sans le brouiller avec ceux dont il
dépendait. Il employait mille ruses pour rompre
les pistes. Aux anciens portraits, il ajoutait des
traits nouveaux, empruntés à d'autres modèles et
destinés à égarer les conjectures. Ou, au con-
traire, il donnait, de la même physionomie,
plusieurs épreuves différentes et presque contra-
dictoires. Ainsi Henri-Jules de Bourbon se
trouve dans Hermippe, mais il se trouve également
dans Ménalque et dans une demi-douzaine
d'autres personnages. Arthénice, c'est M"" de
Boislandri, à moins que ce ne soit la duchesse de
Bourbon. C'est par de tels moyens qu'il réussit à
donner une image très fidèle de son temps, com-
posée dune infinité de petites images qui ne
ressemblent, en particulier, à personne. Des
classes entières se trouvèrent offensées, mais le
ressentiment des individus est seul à craindre et
l'écrivain avait pris ses précautions à cet égard.
Le tumulte mené autour de son livre par les
vanités qu'il avait froissées et les vices qu'il
dénonçait s'est éteint depuis deux siècles. Ne
démeure-t-il rien des critiques que lui adressèrent,
au point de vue de l'art, ses premiers juges P On
l'accusait d'avoir écrit au hasard sans suivre
aucun plan tracé d'avance et il se défendit avec
aigreur contre ce reproche. Attaque i?ijuste et
défense inutile. Un tel livre devait être multiple
et incohérent {en apparence) comme l'homme lui-
même, qui en était le sujet. Boileau était-il
PRÉFACE
XV
mieux fondé à dire que La Bruyère, en s^affran-
chissant des transitions, avait esquivé la grande
difficulté de notre métier. Il nous trahit là une
de ses plus pénibles préoccupations d'écrivain :
la transition est, après la rime, son principal
tourment. Il s^épuise en eforts pour faire une
chaîne continue de ses pensées et ne sort pas de
cette lutte aussi triomphant qu'il se l'imagine.
Sa fatigue gagne le lecteur qui préfère, et de
beaucoup, l'absence de transitions à des transi-
tions artificielles et forcées.
Il est, en revanche, une critique adressée par
Boileau à La Bruyère lui-même et qui nous paraît
s'appliquer au livre aussi bien, sinon mieux, qu'à
l'homme lui-même. Certaines pages, en effet,
indiquent une volonté trop accusée " d'être
agréable," Même quand on finit par le trouver,
c'est déjà trop d'avoir cherché l'esprit. Et cela,
d'autant plus qu'une pensée trop subtile se traduit
en une phrase contournée jusqu'à l'incorrection.
La Bruyère à été le dernier et l'un des plus
grands parmi nos Précieux. Il n'a pas plus
échappé à cette injïucnce que Shakespeare à
l'Euphuisme.
Il le savait et c'est merveille d'étudier, d'édition
en édition, (il y en eut neuf en huit anttées).^ le
progrès de son goût et sa sévérité croissante envers
lui-même. On voit telle tournure embarrassée qui
s'allège et s'éclaircit, tel trait douteux qui dis-
paraît ou qui cède la place à une image plus
simple et plus naturelle, à une observation prise
xvi PRÉFACE
sur le vif. Lorsqu^on assiste à ce travail de
révision, on est toujours, ou -presque toujours,
d^accord avec l'auteur qui joint ainsi une leçon
morale à la leçon de style. Si, parmi les grands
écrivains, il a été Vun de ceux qui ont le plus
impatiemment supporté les critiques, il a été,
envers lui-même, le plus sûr et le plus sévère des
critiques.
Épousant la querelle de Bossuet contre Fénelon,
La Bruyère avait commencé d'écrire des Dialogues
sur le Quiétisme qui, dans sa pensée, devaient
porter à cette doctrine et à ses apôtres, des coups
aussi rudes qu'avaient pu le faire au parti des
jésuites les Lettres d'un Provincial. // était en
plein travail lorsque, en mai 1696, une apoplexie
l'enleva en quelques heures. Fut-il réellement
pleuré ? " Ce pauvre monsieur de La Bruyère,"
ces mots semblent marquer, dans les correspond-
ances du temps, le maximum des regrets qu'il
obtint et je n'aperçois, en cette circonstance, de
larmes dans les yeux de personne, pas même dans
ceux de ses héritiers, dont l'héritage se bornait,
d'ailleurs, à bien peu de chose.
Nous possédons l'inventaire de tout ce qui fut
trouvé dans les trois petits appartements occupés
par le gentilhomme ordinaire de monsieur le
Prince à Versailles, au Petit Luxembourg et à
Chantilly. Ce document, d'une réalité intense,
nous transporte dans ces pauvres logts où avaient
été écrits les Caractères, nous permet de toucher
PRÉFACE xvii
les humbles objets dont ils étaient remplis. Quel-
ques volumes, évalués trois cents livres, une
guitare et un portrait de Bossuet estimé quinze
francs, telles sont les principales richesses que
nous y trouvons. Il faut y ajouter quelques
hardes et un chétif pécule, un peu plus de deux
mille livres en monnaie : toute la fortune de
La Bruyère au moment de sa mort.
W avait-il donc rien su garder de son patri-
moine, ni du prix auquel il avait revendu sa
charge de trésorier de France ? Uimmense succès
de son ouvrage ne lui avait-il donc rien rapporté ?
Une anecdote, mise en circulation par Maupertuis
vers le milieu du i8'^'"* siècle, semble répondre à
cette dernière question. La Bruyère, nous dit-on,
se rendait fréquemment rue S . 'Jacques dans la
boutique du libraire Michallet pour y prendre
connaissance des nouveautés littéraires. Là il
jouait et badinait volontiers avec la petite fille
du libraire qui était une gentille enfant. Un
jour, il montra un manuscrit à Michallet en lui
disant : " Voulez-vous imprimer cela F Si la
chose donne du profit, ce sera la dot de ma petite
amie." Michallet prit et imprima le manuscrit :
c'' étaient les Caractères, qui valurent à V éditeur,
suivant Maupertuis, de deux à trois cent mille
francs. Il faut eyi rabattre beaucoup de ce
chiffre et l'histoire, probablement, n'est qu'à
moitié vraie. Ce qui est certain, c'est que la
petite Michallet eut une grosse dot et fit un beau
mariage. Il est impossible de ne pas mettre en
xviii PRÉFACE
regard de cette grosse dot le douloureux inventaire
de juin 1696.
Heureusement La Bruyère laissait derrière lui
un autre héritage que la postérité a repris à
la petite Michallet : les pages immortelles que
Von va lire.
y< u^4L/^h^ '7-,
^n^^^^K^^MJ
DE LA VILLE
L'on se donne à Paris, sans se parler, comme
un rendez-vous public, mais fort exact, tous
les soirs, au Cours ou aux Tuileries, pour se
regarder au visage et se désapprouver les uns
les autres.
L'on ne peut se passer de ce même monde
que l'on n'aime point, et dont on se moque.
L'on s'attend au passage réciproquement
dans une promenade publique, l'on y passe en
revue l'un devant l'autre : carrosse, chevaux,
livrées, armoiries, rien n'échappe aux yeux, tout
est curieusement ou malignement observé : et,
selon le plus ou le moins de l'équipage, ou
l'on respecte les personnes, ou l'on les dédaigne.
Tout le monde connaît cette longue levée -
qui borne et qui resserre le lit de la Seine,
du côté où elle entre à Paris avec la Marne
1 Chapitre VII.
■' Le quai S. Bernard.
2 LA BRUT ÈRE
qu'elle vient de recevoir : les hommes s'y baig-
nent au pied pendant les chaleurs de la cani-
cule ; on les voit de fort près se jeter dans
l'eau, on les en voit sortir, c'est un amusement :
quand cette saison n'est pas venue, les femmes
de la ville ne s'y promènent pas encore ; et,
quand elle est passée, elles ne s'y promènent
plus.
Dans ces lieux ^ d'un concours général, où
les femmes se rassemblent pour montrer une
belle étofte, et pour recueillir le fruit de leur
toilette, on ne se promène pas avec une com-
pagne par la nécessité de la conversation, on
se^oint ensemble pour se rassurer sur le théâtre,
s'apprivoiser avec le public, et se raffermi^ contre
la critique : c'est là précisément qu'on se parle
sans se rien dire, ou plutôt qu'on parle pour
les passants; pour ceux mêmes en faveur de qui
l'on hausse sa voix, l'on gesticule et l'on badine,
l'on penche négligemment la tête, l'on passe
et l'on repasse.
La ville est partagée en diverses sociétés,
qui sont comme autant de petites répub-
liques, qui ont leurs lois, leurs usages, leur
jargon et leurs mots pour rire : tant que cet
assemblage est dans sa force, et que l'entête-
ment subsiste, l'on ne trouve rien de bien dit
ou de bien fait que ce qui part des siens,
et l'on est incapable de goûter ce qui vient
d'ailleurs : cela va jusques au mépris pour les
1 Les Tuileries,
DE LA VILLE 3
gens qui ne sont pas initiés dans leurs mystères.
L'homme du monde d'un meilleur esprit, que
le hasard a porté au milieu d'eux, leur est
étranger. Il se trouve là comme dans un
pays lointain, dont il ne connaît ni les routes,
ni la langue, ni les moeurs, ni la coutume :
il voit un peuple qui cause, bourdonne, parle
à l'oreille, éclate de rire, et qui retombe ensuite
dans un morne silence ; il y perd son maintien,
ne trouve pas où placer un seul mot, et n'a
pas même de quoi écouter. Il ne manque
jamais là un mauvais plaisant qui domine, et
qui est comme le héros de la société : celui-ci
s'est chargé de la joie des autres, et fait toujours
rire avant que d'avoir parlé. Si quelquefois
une femme survient qui n'est point de leurs
plaisirs, la bande joyeuse ne peut comprendre
qu'elle ne sache point rire des choses qu'elle
n'entend point, et paraisse insensible à des
fadaises qu'ils n'entendent eux-mêmes que
parce qu'ils les ont faites : ils ne lui pardonnent
ni son ton de voix, ni son silence, ni sa taille,
ni son visage, ni son habillement, ni son entrée,
ni la manière dont elle est sortie. Deux
années cependant ne passent point sur une
même coterie. Il y a toujours dès la première
année des semences de division, pour rompre
dans celle qui doit suivre. L'intérêt de la
beauté, les incidents du jeu, l'extravagance
des repas qui, modestes au commencement,
dégénèrent bientôt en pyramides de viandes
4 LA BRUT ÈRE
et en banquets somptueux, dérangent la
république, et lui portent enfin le coup mortel :
il n'est en fort peu de temps non plus parlé
de cette nation que des mouches de l'année
passée.
Il y a dans la ville la grande et la petite
robe, et la première se venge sur l'autre des
dédains de la cour, et des petites humiliations
qu'elle y essuie. De savoir quelles sont leurs
limites, où la grande finit et où la petite
commence, ce n'est pas une chose facile. Il
se trouve même un corps considérable qui
refuse d'être du second ordre, et à qui l'on
conteste le premier : il ne se rend pas néan-
moins, il cherche au contraire par la gravité
et par la dépense à s'égaler à la magistrature ;
on ne lui cède qu'avec peine : on l'entend
dire que la noblesse de son emploi, l'indé-
pendance de sa profession, le talent de la
parole et le mérite personnel balancent au
moins les sacs de mille francs que le fils du
partisan ou du banquier a su payer pour son
office.
\'^ous moquez-vous de rêver en carrosse, ou
peut-être de vous y reposer ? Vite, prenez
votre livre ou vos papiers, lisez, ne saluez qu'à
peine ces gens qui passent dans leur équipage :
ils vous en croiront plus occupé, ils diront :
Cet homme est laborieux, infatigable, il lit, il
travaille jusque dans les rues ou sur la route.
Apprenez du moindre avocat qu'il faut paraître
DE LA VILLE 5
accablé d'affaires, froncer le sourcil, et rêver à
rien très profondément ; savoir à propos perdre
le boire et le manger, ne faire qu'apparoir
dans sa maison, s'évanouir et se perdre comme
un fantôme dans le sombre de son cabinet ;
se cacher au public, éviter le théâtre, le laisser
à ceux qui ne courent aucun risque à s'y
montrer, qui en ont à peine le loisir, aux
Gomons, aux Duhamels.
Il y a un certain nombre de jeunes magistrats
que les grands biens et les plaisirs ont associés
à quelques-uns de ceux qu'on nomme à la cour
de fetits-mattres : ils les imitent, ils se tien-
nent fort au-dessus de la gravité de la robe,
et se croient dispensés par leur âge et par leur
fortune d'être sages et modérés. Ils prennent
de la cour ce qu'elle a de pire, ils s'approprient
la vanité, la mollesse, l'intempérance, le
libertinage, comme si tous ces vices leur
étaient dus ; et affectant ainsi un caractère
éloigné de celui qu'ils ont à soutenir, ils devien-
nent enfin, selon leurs souhaits, des copies
fidèles de très méchants originaux.
Un homme de robe à la ville, et le même
à la cour, ce sont deux hommes : revenu
chez soi, il reprend ses mœurs, sa taille et son
visage qu'il y avait laissés : il n'est plus ni si
embarrassé, ni si honnête.
Les Crispins se cotisent et rassemblent dans
leur famille jusques à six chevaux pour allonger
un équipage, qui, avec un essaim de gens de
6 LA BRUT ÈRE
livrée où ils ont fourni chacun leur part, les
fait triompher au Cours ou à Vincennes, et
aller de pair avec les nouvelles mariées, avec
Jason qui se ruine, et avec Thrason qui veut
se marier, et qui a consigné.^
J'entends dire des Sannions, même nom,
mêmes armes ; la branche aînée, la branche
cadette, les cadets de la seconde branche ;
ceux-là portent les armes pleines, ceux-ci
brisent d'un lambel, et les autres d'une bordure
dentelée. Ils ont avec les Bourbons sur une
même couleur, un même métal ; ils portent
comme eux deux et une : ce ne sont pas des
fleurs de lis, mais ils s'en consolent ; peut-être
dans leur cœur trouvent-ils leurs pièces aussi
honorables, et ils les ont communes avec de
grands seigneurs qui en sont contents. On les
voit sur les litres et sur les vitrages, sur la
porte de leur château, sur le pilier de leur
haute-justice, où ils viennent de faire pendre
un homme qui méritait le bannissement :
elles s'offrent aux yeux de toutes parts, elles
sont sur les meubles et sur les serrures, elles
sont semées sur les carrosses : leurs livrées ne
déshonorent point leurs armoiries : je dirais
volontiers aux Sannions : Votre folie est
prématurée ; attendez du moins que le siècle
s'achève sur votre race : ceux qui ont vu
votre grand-père, qui lui ont parlé, sont
1 Déposé son argent au trésor public pour une
grande charge.
DE LA VILLE 7
vieux, et ne sauraient plus vivre longtemps.
Qui pourra dire comme eux : Là il étalait et
vendait très cher ?
Les Sannions et les Crispins veulent encore
davantage que l'on dise d'eux qu'ils font une
plus grande dépense qu'ils n'aiment à la faire :
ils font un récit long et ennuyeux d'une fête ou
d'un repas qu'ils ont donné, ils disent l'argent
qu'ils ont perdu au jeu, et ils plaignent fort
haut celui qu'ils n'ont pas songé à perdre.
Ils parlent jargon et mystère sur de certaines
femmes ; ils ont réciproquement cent choses
■plaisantes à se conter^ ils ont fait depuis peu des
découvertes, ils se passent les uns aux autres
qu'ils sont gens à belles aventures. L'un
d'eux qui s'est couché tard à la campagne
et qui voudrait dormir, se lève matin, chausse
des guêtres, endosse un habit de toile, passe
un cordon où pend le fourniment, renoue
ses cheveux, prend un fusil ; le voilà chasseur,
s'il tirait bien : il revient de nuit mouillé et
recru sans avoir tué : il retourne à la chasse le
lendemain, et il passe tout le jour à manquer
des grives ou des perdrix.
Un autre, avec quelques mauvais chiens,
aurait envie de dire : Ma meute. Il sait un ren-
dez-vous de chasse, il s'y trouve, il est au laisser-
courre, il entre dans le fort, se mêle avec les
piqueurs, il a un cor. Il ne dit pas comme
Ménalippe : Al-je du plaisir F II croit en avoir,
il oublie lois et procédures, c'est un Hippolyte.
8 LA BRUT ÈRE
Ménandre qui le vit hier sur un procès qui
est en ses mains, ne reconnaîtrait pas aujourd'hui
son rapporteur : le voyez-vous le lendemain à
sa chambre, où l'on va juger une cause grave
et capitale ; il se fait entourer de ses confrères,
il leur raconte comme il n'a point perdu le
cerf de meute, comme il s'est étouffé de crier
après les chiens qui étaient en défaut, ou après
ceux des chasseurs qui prenaient le change,
qu'il a vu donner les six chiens ; l'heure presse,
il achève de leur parler des abois et de la curée,
et il court s'asseoir avec les autres pour juger.
Quel est l'égarement de certains particuliers,
qui, riches du négoce de leurs pères dont ils
viennent de recueillir la succession, se moulent
sur les princes pour leur garde-robe et pour
leur équipage, excitent, par une dépense ex-
cessive et par un faste ridicule, les traits et la
raillerie de toute une ville qu'ils croient
éblouir, et se ruinent ainsi à se faire moquer
de soi ?
Quelques-uns n'ont pas même le triste
avantage de répandre leurs folies plus loin que
le quartier où ils habitent ; c'est le seul théâtre
de leur vanité. L'on ne sait point dans l'Ile
qu'André brille au Marais, et qu'il y dissipe son
patrimoine : du moins s'il était connu dans
toute la ville et dans ses faubourgs, il serait
difficile qu'entre un si grand nombre de
citoyens qui ne savent pas tous juger sainement
de toutes choses, il ne s'en trouvât quelqu'un
DE LA VILLE 9
qui dirait de lui : // est magnifique, et qui lui
tiendrait compte des régals qu'il fait à Xante
et à Ariston, et des fêtes qu'il donne à Élamire :
mais il se ruine obscurément. Ce n'est qu'en
faveur de deux ou trois personnes qui ne l'esti-
ment point, qu'il court à l'indigence, et
qu'aujourd'hui en carrosse, il n'aura pas dans
six mois le moyen d'aller à pied.
Narcisse se lève le matin pour se coucher le
soir, il a ses heures de toilette comme une
femme, il va tous les jours fort régulièrement à
la belle messe aux Feuillants ou aux Minimes :
il est homme d'un bon commerce, et l'on
compte sur lui au quartier de*** pour un tiers
ou pour un cinquième, à l'ombre ou au reversis :
là il tient le fauteuil quatre heures de suite
chez Aricie, où il risque chaque soir cinq
pistoles d'or. Il lit exactement la Gazette de
Hollande et le Mercure galant : il a lu Cyrano
de Bergerac, Desmarets, Lesckche, les his-
toriettes de Barbin, et quelques recueils de
poésies. Il se promène avec des femmes à la
plaine ou au Cours, et il est d'une ponctualité
religieuse sur les visites. Il fera demain ce
qu'il fait aujourd'hui et ce qu'il fit hier ; et
il meurt ainsi après avoir vécu.
Voilà un homme, dites-vous, que j'ai vu
quelque part ; de savoir où, il est difficile, mais
son visage m'est familier. Il l'est à bien
d'autres ; et je vais, s'il se peut, aider votre
mémoire : est-ce au boulevard sur un stra-
lo LA BRUYÈRE
pontin, ou aux Tuileries dans la grande allée,
ou dans le balcon à la comédie ? est-ce au
sermon, au bal, à Rambouillet ? où pourriez-
vous ne l'avoir point vu ? où n'est-il point f
S'il Y a dans la place une fameuse exécution
ou un feu de joie, il paraît à une fenêtre de
l'Hôtel de Ville : si l'on attend une magnifique
entrée, il a sa place sur un échafaud : s'il se
fait un carrousel, le voilà entré, et placé sur
l'amphithéâtre : si le roi reçoit des ambas-
sadeurs, il voit leur marche, il assiste à leur
audience, il est en haie quand ils reviennent
de leur audience. Sa présence est aussi
essentielle aux serments des ligues suisses, que
celle du chancelier et des ligues mêmes. C'est
son visage que l'on voit aux almanachs repré-
senter le peuple ou l'assistance. Il y a une
chasse publique, une Saint-Hubert, le voilà à
cheval : on parle d'un camp et d'une revue,
il est à Ouilles, il est à Achères, il aime les
troupes, la milice, la guerre, il la voit de
près, et jusques au fort de Bernardi. Chanley
sait les marches, Jacquier les vivres, Dumets
l'artillerie : celui-ci voit, il a vieilli sous le
harnais en voyant, il est spectateur de pro-
fession : il ne fait rien de ce qu'un homme
doit faire, il ne sait rien de ce qu'il doit savoir :
mais il a vu, dit-il, tout ce qu'on peut voir, il
n'aura point regret de mourir : quelle perte
alors pour toute la ville ! Qui dira après lui :
Le Cours est fermé, on ne s'y promène point ; le
DE LA VILLE il
bourbier de Vincennes est desséché et relevé,
on n'y versera plus ? Qui annoncera un
concert, un beau salut, un prestige de la
foire ? Qui vous avertira que Beaumanielle
mourut hier, que Rochois est enrhumée et ne
chantera de huit jours ? Qui connaîtra comme
lui un bourgeois à ses armes et à ses livrées ?
Qui dira : Scapin porte des fleurs de lis, et
qui en sera plus édifié ? Qui prononcera avec
plus de vanité et d'emphase le nom d'une
simple bourgeoise ? Qui sera mieux fourni
de vaudevilles ? Qui prêtera aux femmes les
annales galantes, et le journal amoureux ?
Qui saura comme lui chanter à table tout un
dialogue de l'opéra et les fureurs de Roland
dans une ruelle ? enfin puisqu'il y a à la ville
comme ailleurs de fort sottes gens, des gens
fades, oisifs, désoccupés, qui pourra aussi
parfaitement leur convenir ?
Théraméne était riche et avait du mérite ;
il a hérité, il est donc très riche et d'un
très grand mérite : voilà toutes les femmes en
campagne pour l'avoir pour galant, et toutes
les filles pour épouseur. Il va de maisons en
maisons faire espérer aux mères qu'il épousera ;
est-il assis, elles se retirent pour laisser à leurs
filles toute la liberté d'être aimables, et à
Théraméne de faire ses déclarations. Il tient
ici contre le mortier, là il efface le cavalier ou
le gentilhomme ; un jeune homme fleuri, vif,
enjoué, spirituel n'est pas souhaité plus ardem-
12 LA BRUYÈRE
ment ni mieux reçu : on se l'arrache des
mains, on a à peine le loisir de sourire à qui
se trouve avec lui dans une même visite :
combien de galants va-t-il mettre en déroute ?
Quels bons partis ne fera-t-il pas manquer ?
Pourra-t-il suffire à tant d'héritières qui le
recherchent ? Ce n'est pas seulement la
terreur des maris, c'est l'épouvantail de tous
ceux qui ont envie de l'être, et qui attendent
d'un mariage à remplir le vide de leur con-
signation. On devrait proscrire de tels per-
sonnages si heureux, si pécunieux, d'une ville
bien policée, ou condamner le sexe, sous
peine de folie ou d'indignité, à ne les traiter
pas mieux que s'ils n'avaient que du mérite.
Paris, pour l'ordinaire le singe de la cour,
ne sait pas toujours la contrefaire : il ne
l'imite en aucune manière dans ces dehors
agréables et caressants, que quelques courtisans,
et surtout les femmes, y ont naturellement pour
un homme de mérite, et qui n'a même que du
mérite : elles ne s'informent ni de ses contrats,
ni de ses ancêtres ; elles le trouvent à la cour,
cela leur suffit ; elles le souffrent, elles l'esti-
ment : elles ne demandent pas s'il est venu
en chaise ou à pied, s'il a une charge, une
terre ou un équipage : comme elles regor-
gent de train, de splendeur et de dignité, elles
se délassent volontiers avec la philosophie ou
la vertu. Une femme de ville entend-elle le
bruissement d'un carrosse qui s'arrête à sa
DE LA VILLE 13
porte, elle pétille de goût et de complaisance
pour quiconque est dedans, sans le connaître :
mais si elle a vu de sa fenêtre un bel attelage,
beaucoup de livrées, et que plusieurs rangs de
clous parfaitement dorés l'aient éblouie, quelle
impatience n'a-t-elle pas de voir déjà dans
sa chambre le cavalier ou le magistrat ! quelle
charmante réception ne lui fera-t-elle point !
ôtera-t-elle les yeux de dessus lui ! Il ne perd
rien auprès d'elle ; on lui tient compte des
doubles soupentes, et des ressorts qui le font
rouler plus mollement : elle l'en estime davan-
tage, elle l'en aime mieux.
Cette fatuité de quelques femmes de la
ville, qui cause en elles une mauvaise imitation
de celles de la cour, est quelque chose de pire
que la grossièreté des femmes du peuple, et
que la rusticité des villageoises : elle a sur
toutes deux l'affectation de plus.
La subtile invention de faire de magnifiques
présents de noces qui ne coûtent rien, et qui
doivent être rendus en espèces !
L'utile et la louable pratique de perdre en
frais de noces le tiers de la dot qu'une femme
apporte ! De commencer par s'appauvrir de
concert par l'amas et l'entassement de choses
superflues, et de prendre déjà sur son fonds
de quoi payer Gaultier, les meubles et la
toilette !
Pénible coutume ! asservissement incom-
mode ! se chercher incessamment les unes les
14 LA BRUT ÈRE
autres avec l'impatience de ne se point ren-
contrer, ne se rencontrer que pour se dire
des riens, que pour s'apprendre réciproque-
ment des choses dont on est également instruite,
et dont il importe peu que l'on soit instruite ;
n'entrer dans une chambre précisément que
pour en sortir ; ne sortir de chez soi l'après-
dînée que pour y rentrer le soir, fort satisfaite
d'avoir vu en cinq petites heures trois suisses,
une femme que l'on connaît à peine, et une
autre que l'on n'aime guère ! Qui con-
sidérerait bien le prix du temps, et combien
sa perte est irréparable, pleurerait amèrement
sur de si grandes misères.
On s'élève à la ville dans une indifférence
grossière des choses, rurales et champêtres ;
on distingue à peine la plante qui porte le
chanvre d'avec celle qui produit le lin, et le
blé froment d'avec les seigles, et l'un ou
l'autre d'avec le méteil : on se contente de
se nourrir et de s'habiller. Ne parlez pas à
un grand nombre de bourgeois, ni de guérets,
ni de baliveaux, ni de provins, ni de regains,
si vous voulez être entendu ; ces termes pour
eux ne sont pas français : parlez aux uns
d'aunage, de tarif ou de sou pour livre, et aux
autres de voie d'appel, de requête civile, d'ap-
pointement, d'évocation : ils connaissent le
monde, et encore par ce qu'il a de moins beau
et de moins spécieux ; ils ignorent la nature,
ses commencements, ses progrès, ses dons
DE LA VILLE 15
et ses largesses ; leur ignorance souvent est
volontaire, et fondée sur l'estime qu'ils ont
pour leur profession et pour leurs talents. Il
n'y a si vil praticien qui au fond de son étude
sombre et enfumée, et l'esprit occupé d'une
plus noire chicane, ne se préfère au laboureur,
qui jouit du ciel, qui cultive la terre, qui sème
à propos, et qui fait de riches moissons ; et, s'il
entend quelquefois parler des premiers hommes
ou des patriarches, de leur vie champêtre et
de leur économie, il s'étonne qu'on ait pu vivre
en de tels temps, où il n'y avait encore ni
offices, ni commissions, ni présidents, ni pro-
cureurs : il ne comprend pas qu'on ait jamais
pu se passer du greffe, du parquet et de la
buvette.
Les Empereurs n'ont jamais triomphé à
Rome si mollement, si commodément, ni si
sûrement même, contre le vent, la pluie, la
poudre et le soleil, que le bourgeois sait à
Paris se faire mener par toute la ville : quelle
distance de cet usage à la mule de leurs
ancêtres ! Ils ne savaient point encore se
priver du nécessaire pour avoir le superflu, ni
préférer le faste aux choses utiles : on ne les
voyait point s'éclairer avec des bougies, et se
chauiïer à un petit feu : la cire était pour
l'autel et pour le Louvre. Ils ne sortaient
point d'un mauvais dîner, pour monter dans
leur carrosse : ils se persuadaient que l'homme
avait des jambes pour marcher, et ils mar-
i6 LA BRUYÈRE
chaient. Ils se conservaient propres quand
il faisait sec, et dans un temps humide ils
gâtaient leur chaussure, aussi peu embarrassés
de franchir les rues et les carrefours, que le
chasseur de traverser un guéret, ou le soldat
de se mouiller dans une tranchée : on n'avait
pas encore imaginé d'atteler deux hommes à
une litière ; il y avait même plusieurs magistrats
qui allaient à pied à la chambre ou aux enquêtes,
d'aussi bonne grâce qu'Auguste autrefois allait
de son pied au capitole. L'étain dans ce
temps brillait sur les tables et sur les buffets,
comme le fer et le cuivre dans les foyers :
l'argent et l'or étaient dans les coffres. Les
femmes se faisaient servir par des femmes ;
on mettait celles-ci jusqu'à la cuisine. Les
beaux noms de gouverneurs et de gouver-
nantes n'étaient pas inconnus à nos pères ; ils
savaient à qui l'on confiait les enfants des
rois et des plus grands princes ; mais ils
partagaient le service de leurs domestiques
avec leurs enfants, contents de veiller eux-
mêmes immédiatement à leur éducation. Ils
comptaient en toutes choses avec eux-mêmes :
leur dépense était proportionnée à leur recette :
leurs livrées, leurs équipages, leurs meubles,
leur table, leurs maisons de la ville et de la
campagne, tout était mesuré sur leurs rentes
et sur leur condition. Il y avait entre eux
des distinctions extérieures qui empêchaient
qu'on ne prît la femme du praticien pour celle
DE LA VILLE 17
du magistrat, et le roturier ou simple valet
pour le gentilhomme. Moins appliqués à
dissiper ou à grossir leur patrimoine qu'à le
maintenir, ils le laissaient entier à leurs
héritiers, et passaient ainsi d'une vie modérée
à une mort tranquille. Ils ne disaient point :
Le siècle est dur, la misère est grande, l'argent est
rare : ils en avaient moins que nous, et en
avaient assez, plus riches par leur économie
et par leur modestie, que de leurs revenus et
de leurs domaines. Enfin l'on était alors
pénétré de cette maxime, que ce qui est dans
les grands splendeur, somptuosité, magnificence,
est dissipation, folie, ineptie dans le par-
ticulier.
Il'
DE LA COUR
Le reproche en un sens le plus honorable
que l'on puisse faire à un homme, c'est de lui
dire qu'il ne sait pas la cour : il n'y a sorte de
vertus qu'on ne rassemble en lui par ce seul
mot.
Un homme qui sait la cour, est maître de
son geste, de ses yeux et de son visage : il est
profond, impénétrable ; il dissimule les mauvais
offices, sourit à ses ennemis, contraint son
humeur, déguise ses passions, dément son cœur,
parle et agit contre ses sentiments. Tout ce
grand raffinement n'est qu'un vice que l'on
appelle fausseté, quelquefois aussi inutile au
courtisan pour sa fortune, que la franchise, la
sincérité et la vertu.
Qui peut nommer de certaines couleurs
changeantes, et qui sont diverses selon les
divers jours dont on les regarde ? de même qui
peut définir la cour ?
Se dérober à la cour un seul moment, c'est
y renoncer : le courtisan qui l'a vue le matin,
1 Chapitre VIII.
DE LA COUR 19
la voit le soir, pour la reconnaître le lende-
main, ou afin que lui-même y soit connu.
L'on est petit à la cour, et, quelque vanité
que l'on ait, on s'7 trouve tel : mais le mal est
commun, et les grands mêmes y sont petits.
La province est l'endroit d'où la cour,
comme dans son point de vue, paraît une chose
admirable : si l'on s'en approche, ses agréments
diminuent, comme ceux d'une perspective que
l'on voit de trop près.
L'on s'accoutume difiîcilement à une vie
qui se passe dans une antichambre, dans des
cours ou sur l'escalier.
La cour ne rend pas content, elle empêche
qu'on ne le soit ailleurs.
Il faut qu'un honnête homme ait tâté de
la cour : il découvre en y entrant, comme un
nouveau monde qui lui était inconnu, où il
voit régner également le vice et la politesse,
et où tout lui est utile, le bon et le mauvais.
La cour est comme un édifice bâti de
marbre, je veux dire qu'elle est composée
d'hommes fort durs, mais fort polis.
L'on va quelquefois à la cour pour en
revenir, et se faire par là respecter du noble de
sa province ou de son diocésain.
Le brodeur et le confiseur seraient superflus
et ne feraient qu'une montre inutile, si l'on
était modeste et sobre : les cours seraient
désertes, et les rois presque seuls, si l'on était
guéri de la vanité et de l'intérêt. Les hommes
20 LA BRUT ÈRE
veulent être esclaves quelque part, et puiser
là de quoi dominer ailleurs. Il semble qu'on
livre en gros aux premiers de la cour l'air de
hauteur, de fierté et de commandement, afin
qu'ils le distribuent en détail dans les pro-
vinces : ils font précisément comme on leur
fait, vrais singes de la royauté.
Il n'y a rien qui enlaidisse certains courtisans
comme la présence du prince ; à peine les puis-je
reconnaître à leurs visages ; leurs traits sont
altérés, et leur contenance est avilie. Les
gens fiers et superbes sont les plus défaits, car
ils perdent plus du leur : celui qui est honnête
et modeste s'y soutient mieux, il n'a rien à
réformer.
L'air de cour est contagieux ; il se prend à
Versailles, comme l'accent normand à Rouen
ou à Falaise : on l'entrevoit en des fourriers,
en de petits contrôleurs, et en des chefs de
fruiterie : l'on peut avec une portée d'esprit
fort médiocre y faire de grands progrès. Un
homme d'un génie élevé et d'un mérite solide
ne fait pas assez de cas de cette espèce de
talent pour faire son capital de l'étudier et de
se le rendre propre : il l'acquiert sans ré-
flexion, et il ne pense point à s'en défaire.
N** arrive avec grand bruit, il écarte le
monde, se fait faire place, il gratte, il heurte
presque, il se nomme : on respire, et il n'entre
qu'avec la foule.
Il y a dans les cours des apparitions de gens
DE LA COUR 21
aventuriers et hardis, d'un caractère libre et
familier, qui se produisent eux-mêmes, pro-
testent qu'ils ont dans leur art toute l'habileté
qui manque aux autres, et qui sont crus sur
leur parole. Ils profitent cependant de
l'erreur publique, ou de l'amour qu'ont les
hommes pour la nouveauté : ils percent la
foule, et parviennent jusqu'à l'oreiUe du
prince, à qui le courtisan les voit parler,
pendant qu'il se trouve heureux d'en être
vu. Ils ont cela de commode pour les
grands, qu'ils en sont soufferts sans consé-
quence, et congédiés de même : alors ils
disparaissent tout à la fois riches et décrédités ;
et le monde qu'ils viennent de tromper, est
encore prêt d'être trompé par d'autres.
Vous voyez des gens qui entrent sans saluer
que légèrement, qui marchent des épaules,
et qui se rengorgent comme une femme : ils
vous interrogent sans vous regarder, ils parlent
d'un ton élevé, et qui marque qu'ils se sentent
au-dessus de ceux qui se trouvent présents.
Ils s'arrêtent, et on les entoure : ils ont la
parole, président au cercle, et persistent dans
cette hauteur ridicule et contrefaite, jusqu'à
ce qu'il survienne un grand, qui, la faisant
tomber tout d'un coup par sa présence, les
réduise à leur naturel, qui est moins mauvais.
Les cours ne sauraient se passer d'une cer-
taine espèce de courtisans, hommes flatteurs,
complaisants, insinuants, dévoués aux femmes,
22 LA BRUYÈRE
dont ils ménagent les plaisirs, étudient les
faibles et flattent toutes les passions : ils leur
soufflent à l'oreille des grossièretés, leur parlent
de leurs maris et de leurs amants dans les
termes convenables, devinent leurs chagrins,
leurs maladies, et fixent leurs couches ; ils
font les modes, raffinent sur le luxe et sur
la dépense, et apprennent à ce sexe de prompts
moyens de consumer de grandes sommes en
habits, en meubles et en équipages : ils ont
eux-mêmes des habits où brillent l'invention
et la richesse, et ils n'habitent d'anciens palais
qu'après les avoir renouvelés et embellis. Ils
mangent délicatement et avec réflexion ; il
n'y a sorte de volupté qu'ils n'essaient, et dont
ils ne puissent rendre compte. Ils doivent à
eux-mêmes leur fortune, et ils la soutiennent
avec la même adresse qu'ils l'ont élevée :
dédaigneux et fiers, ils n'abordent plus leurs
pareils, ils ne les saluent plus : ils parlent où
tous les autres se taisent, entrent, pénètrent
en des endroits et à des heures où les grands
n'osent se faire voir : ceux-ci, avec de longs
services, bien des plaies sur le corps, de beaux
emplois ou de grandes dignités, ne montrent
pas un visage si assuré, ni une contenance si
libre. Ces gens ont l'oreille des plus grands
princes, sont de tous leurs plaisirs et de toutes
leurs fêtes, ne sortent pas du Louvre ou du
château, où ils marchent et agissent comme
chez eux et dans leur domestique, semblent
DE LA COUR 23
se multiplier en mille endroits, et sont toujours
les premiers visages qui frappent les nouveaux
venus à une cour ; ils embrassent, ils sont
embrassés : ils rient, ils éclatent, ils sont
plaisants, ils font des contes : personnes
commodes, agréables, riches, qui prêtent, et
qui sont sans conséquence.
Ne croirait-on pas de Cimon et de Clitandre,
qu'ils sont seuls chargés des détails de tout
l'Etat, et que seuls aussi ils en doivent ré-
pondre ? l'un a du moins les affaires de terre,
et l'autre les maritimes. Qui pourrait les
représenter exprimerait l'empressement, l'in-
quiétude, la curiosité, l'activité, saurait peindre
le mouvement. On ne les a jamais vus assis,
jamais fixes et arrêtés : qui même les a vus
marcher ? On les voit courir, parler en
courant, et vous interroger sans attendre de
réponse. Ils ne viennent d'aucun endroit ;
ils ne vont nulle part : ils passent et ils re-
passent. Ne les retardez pas dans leur course
précipitée, vous démonteriez leur machine :
ne leur faites pas de questions, ou donnez-leur
du moins le temps de respirer et de se ressou-
venir qu'ils n'ont nulle affaire, qu'ils peuvent
demeurer avec vous et longtemps, vous suivre
même où il vous plaira de les emmener. Ils
ne sont pas les satellites de Jupiter, je veux dire
ceux qui pressent et qui entourent le prince ;
mais ils l'annoncent et le précèdent, ils se
lancent impétueusement dans la foule des
24 LA BRUYÈRE
courtisans ; tout ce qui se trouve sur leur
passage est en péril : leur profession est d'être
vus et revus ; et ils ne se couchent jamais sans
s'être acquittés d'un emploi si sérieux et si
utile à la république. Ils sont au reste instruits
à fond de toutes les nouvelles indifférentes, et
ils savent à la cour tout ce que l'on peut y
ignorer : il ne leur manque aucun des talents
nécessaires pour s'avancer médiocrement. Gens
néanmoins éveillés et alertes sur tout ce
qu'ils croient leur convenir, un peu entre-
prenants, légers et précipités ; le dirai-je ? ils
portent au vent, attelés tous deux au char
de la fortune, et tous deux fort éloignés de s'y
voir assis.
Un homme de la cour qui n'a pas un assez
beau nom, doit l'ensevelir sous un meilleur ;
mais s'il l'a tel qu'il ose le porter, il doit alors
insinuer qu'il est de tous les noms le plus
illustre, comme sa maison de toutes les maisons
la plus ancienne : il doit tenir aux Princes
Lorrains, aux Rohan, aux Foix, aux Châtillon,
aux Montmorency, et, s'il se peut, aux princes
du sang ; ne parler que de ducs, de cardinaux
et de ministres ; faire entrer dans toutes les
conversations ses aïeux paternels et maternels,
et y trouver place pour l'oriflamme et pour les
croisades, avoir des salles parées d'arbres
généalogiques, d'écussons chargés de seize
quartiers, et de tableaux de ses ancêtres et
des alliés de ses ancêtres ; se piquer d'avoir un
DE LA COUR 25
ancien château à tourelles, à créneaux et à
mâchecoulis ; dire en toute rencontre, ma
race, ma branche, mon nom et mes armes : dire
de celui-ci qu'il n'est pas homme de qualité ;
de celle-là qu'elle n'est pas demoiselle, ou
si on lui dit qu'Hyacinthe a eu le gros lot,
demander s'il est gentilhomme. Quelques-
uns riront de ces contretemps, mais il les
laissera rire : d'autres en feront des contes,
et il leur permettra de conter : il dira toujours
qu'il marche après la maison régnante, et à
force de le dire, il sera cru.
C'est une grande simplicité que d'apporter
à la cour la moindre roture, et de n'y être pas
gentilhomme.
L'on se couche à la cour et l'on se lève sur
l'intérêt : c'est ce que l'on digère le matin et
le soir, le jour et la nuit ; c'est ce qui fait que
l'on pense, que l'on parle, que l'on se tait, que
l'on agit ; c'est dans cet esprit qu'on aborde
les uns et qu'on néglige les autres, que l'on
monte et que l'on descend ; c'est sur cette
règle que l'on mesure ses soins, ses complais-
ances, son estime, son indifférence, son mépris.
Quelques pas que quelques-uns fassent par
vertu vers la modération et la sagesse, un
premier mobile d'ambition les emmène avec
les plus avares, les plus violents dans leurs
désirs, et les plus ambitieux : quel moyen de
demeurer immobile où tout marche, où tout
se remue, et de ne pas courir où les autres
26 LA BRUTËRE
courent ? On croit même être responsable
à soi-même de son élévation et de sa fortune :
celui qui ne l'a point faite à la cour est censé
ne l'avoir pas dû faire ; on n'en appelle pas.
Cependant s'en éloignera-t-on avant d'en avoir
tiré le moindre fruit, ou persistera-t-on à y
demeurer sans grâces et sans récompenses ?
Question si épineuse, si embarrassée, et d'une
si pénible décision, qu'un nombre infini de
courtisans vieillissent sur le oui et sur le non,
et meurent dans le doute.
Il n'y a rien à la cour de si méprisable et de
si indigne qu'un homme qui ne peut con-
tribuer en rien à notre fortune : je m'étonne
qu'il ose se montrer.
Celui qui voit loin derrière soi un homme
de son temps et de sa condition, avec qui il
est venu à la cour la première fois, s'il croit
avoir une raison solide d'être prévenu de son
propre mérite, et de s'estimer davantage que
cet autre qui est demeuré en chemin, ne se
souvient plus de ce qu'avant sa faveur il pensait
de soi-même, et de ceux qui l'avaient devancé.
C'est beaucoup tirer de notre ami, si ayant
monté à une grande faveur, il est encore un
homme de notre connaissance.
Si celui qui est en faveur ose s'en prévaloir
avant qu'elle lui échappe, s'il se sert d'un
bon vent qui souffle pour faire son chemin, s'il
a les yeux ouverts sur tout ce qui vaque, poste,
abbaye, pour les demander et les obtenir, et
DE LA COUR 27
qu'il soit muni de pensions, de brevets et de
survivances, vous lui reprochez son avidité
et son ambition, vous dites que tout le tente,
que tout lui est propre, aux siens, à ses
créatures, et que par le nombre et la diversité
des grâces dont il se trouve comblé, lui seul a
fait plusieurs fortunes. Cependant qu'a-t-il
dû faire ? Si j'en juge moins par vos discours
que par le parti que vous auriez pris vous-
même en pareille situation, c'est précisément
ce qu'il a fait.
L'on blâme les gens qui font une grande
fortune pendant qu'ils en ont les occasions,
parce que l'on désespère par la médiocrité de
la sienne, d'être jamais en état de faire comme
eux, et de s'attirer ce reproche. Si l'on
était à portée de leur succéder, l'on com-
mencerait à sentir qu'ils ont moins de tort, et
l'on serait plus retenu, de peur de prononcer
d'avance sa condamnation.
Il ne faut rien exagérer, ni dire des cours le
mal qui n'y est point : l'on n'y attente rien
de pis contre le vrai mérite, que de le laisser
quelquefois sans récompense ; on ne l'y
méprise pas toujours : quand on a pu une fois
le discerner, on l'oublie ; et c'est là où l'on
sait parfaitement ne faire rien, ou faire très
peu de chose pour ceux que l'on estime
beaucoup.
Il est difficile à la cour que de toutes les
pièces que l'on emploie à l'édifice de sa fortune,
28 LA BRUT ÈRE
il n'y en ait pas quelqu'une qui porte à faux :
l'un de mes amis qui a promis de parler ne
parle point ; l'autre parle mollement ; il
échappe à un troisième de parler contre mes
intérêts et contre ses intentions : à celui-là
manque la bonne volonté, à celui-ci l'habileté
et la prudence : tous n'ont pas assez de plaisir
à me voir heureux pour contribuer de tout
leur pouvoir à me rendre tel. Chacun se
souvient assez de tout ce que son établissement
lui a coûté à faire, ainsi que des secours qui
lui en ont frayé le chemin ; on serait même
assez porté à justifier les services qu'on a reçus
des uns, par ceux qu'en de pareils besoins on
rendrait aux autres, si le premier et l'unique
soin qu'on a après sa fortune faite, n'était pas
de songer à soi.
Les courtisans n'emploient pas ce qu'ils ont
d'esprit, d'adresse et de finesse pour trouver
les expédients d'obliger ceux de leurs amis qui
implorent leur secours, mais seulement pour
leur trouver des raisons apparentes, de spécieux
prétextes, ou ce qu'ils appellent une impos-
sibilité de le pouvoir faire ; et ils se persuadent
d'être quittes par là en leur endroit de tous
les devoirs de l'amitié ou de la reconnaissance.
Personne à la cour ne veut entamer ; on
s'ofïre d'appuyer ; parce que jugeant des
autres par soi-même, on espère que nul
n'entamera, et qu'on sera ainsi dispensé
d'appuyer : c'est une manière douce et polie
DE LA COUR 29
de refuser son crédit, ses offices et sa médiation
à qui en a besoin.
Combien de gens vous étouffent de caresses
dans le particulier, vous aiment et vous esti-
ment, qui sont embarrassés de vous dans
le public, et qui au lever ou à la messe
évitent vos yeux et votre rencontre ! Il
n'y a qu'un petit nombre de courtisans qui
par grandeur, ou par une confiance qu'ils
ont d'eux-mêmes, osent honorer devant le
monde le mérite qui est seul et dénué de
grands établissements.
Je vois un homme entouré et suivi, mais
il est en place : j'en vois un autre que tout
le monde aborde, mais il est en faveur : celui-ci
est embrassé et caressé, même des grands, mais
il est riche : celui-là est regardé de tous avec
curiosité, on le montre du doigt, mais il
est savant et éloquent : j'en découvre un que
personne n'oublie de saluer, mais il est
méchant : je veux un homme qui soit
bon, qui ne soit rien davantage, et qui soit
recherché.
Vient-on de placer quelqu'un dans un
nouveau poste, c'est un débordement de
louanges en sa faveur qui inonde les cours et
la chapelle, qui gagne l'escalier, les salles, la
galerie, tout l'appartement : on en a au-dessus
des yeux, on n'y tient pas. Il n'y a pas deux
voix différentes sur ce personnage : l'envie, la
jalousie, parlent comme l'adulation ; tous se
30 LA BRUTËRE
laissent entraîner au torrent qui les emporte,
qui les force de dire d'un homme ce qu'ils en
pensent ou ce qu'ils n'en pensent pas, comme
de louer souvent celui qu'ils ne connaissent
point. L'homme d'esprit, de mérite ou de
valeur, devient en un instant un génie du
premier ordre, un héros, un demi-dieu. Il
est si prodigieusement flatté dans toutes les
peintures que l'on fait de lui, qu'il paraît
difforme près de ses portraits : il lui est im-
possible d'arriver jamais jusqu'où la bassesse
et la complaisance viennent de le porter ; il
rougit de sa propre réputation. Commence-
t-il à chanceler dans ce poste où on l'avait
mis, tout le monde passe facilement à un autre
avis ; en est-il entièrement déchu, les machines
qui l'avaient guindé si haut par l'applaudisse-
ment et les éloges, sont encore toutes dressées
pour le faire tomber dans le dernier mépris ;
je veux dire qu'il n'y en a point qui le dé-
daignent mieux, qui le blâment plus aigre-
ment, et qui en disent plus de mal, que ceux
qui s'étaient comme dévoués à la fureur d'en
dire du bien.
Je crois pouvoir dire d'un poste éminent et
délicat, qu'on y monte plus aisément qu'on
ne s'y conserve.
L'on voit des hommes tomber d'une haute
fortune par les mêmes défauts qui les y avaient
fait monter.
Il y a dans les cours deux manières de ce
DE LA COUR 31
que l'on appelle congédier son monde ou se
défaire des gens : se fâcher contre eux, ou
faire si bien qu'ils se fâchent contre vous et
s'en dégoûtent.
L'on dit à la cour du bien de quelqu'un
pour deux raisons : la première afin qu'il
apprenne que nous disons du bien de lui ;
la seconde afin qu'il en dise de nous.
Il est aussi dangereux à la cour de faire les
avances, qu'il est embarrassant de ne les
point faire.
Il y a des gens à qui ne connaître point le
nom et le visage d'un homme, est un titre
pour en rire et le mépriser. Ils demandent
qui est cet homme ; ce n'est ni Rousseau, ni
un Fabri,'^ ni la Couture ^ ; ils ne pourraient
le méconnaître.
L'on me dit tant de mal de cet homme, et
j'y en vois si peu, que je commence à soup-
çonner qu'il n'ait un mérite importun, qui
éteigne celui des autres.
Vous êtes homme de bien, vous ne songez
ni à plaire ni à déplaire aux favoris, unique-
ment attaché à votre maître et à votre devoir :
vous êtes perdu.
1 II fut brûlé.
* La Couture était tailleur d'habits de madame la
Dauphine, lequel était devenu fou, et qui, sur ce
pied, demeurait à la cour, où il faisait des contes
fort extravagants. Il allait souvent à la toilette de
madame la Dauphine.
32 LA BRUTÈRE
On n'est point effronté par choix, mais par
complexion : c'est un vice de l'être, mais
naturel. Celui qui n'est pas né tel, est
modeste, et ne passe pas aisément de cette
extrémité à l'autre : c'est une leçon assez
inutile que de lui dire : Soyez effronté, et vous
réussirez : une mauvaise imitation ne lui
profiterait pas, et le ferait échouer. Il ne
faut rien de moins dans les cours qu'une vraie
et naïve impudence pour réussir.
On cherche, on s'empresse, on brigue, on
se tourmente, on demande, on est refusé, on
demande et on obtient, mais, dit-on, sans
l'avoir demandé, et dans le temps que l'on
n'y pensait pas, et que l'on songeait même
à tout autre chose : vieux style, menterie
innocente, et qui ne trompe personne.
On fait sa brigue pour parvenir à un grand
poste, on prépare toutes ses machines, toutes
les mesures sont bien prises, et l'on doit être
servi selon ses souhaits : les uns doivent
entamer, les autres appuyer ; l'amorce est
déjà conduite, et la mine prête à jouer : alors
on s'éloigne de la cour. Qui oserait soup-
çonner d'Artemon qu'il ait pensé à se mettre
dans une si belle place, lorsqu'on le tire de sa
terre ou de son gouvernement pour l'y faire
asseoir ? Artifice grossier, finesses usées, et
dont le courtisan s'est servi tant de fois, que
si je voulais donner le change à tout le public,
et lui dérober mon ambition, je me trouverais
DE LA COUR 33
sous l'œil et sous la main du prince, pour
recevoir de lui la grâce que j'aurais recherchée
avec le plus d'emportement.
Les hommes ne veulent pas que l'on découvre
les vues qu'ils ont sur leur fortune, ni que l'on
pénètre qu'ils pensent à une telle dignité,
parce que s'ils ne l'obtiennent point, il y a de
la honte, se persuadent-ils, à être refusés ; et,
s'ils y parviennent, il y a plus de gloire pour
eux d'en être crus dignes par celui qui la leur
accorde, que de s'en juger dignes eux-mêmes
par leurs brigues et par leurs cabales : ils se
trouvent parés tout à la fois de leur dignité
et de leur modestie.
Quelle plus grande honte y a-t-il d'être
refusé d'un poste que l'on mérite, ou d'y être
placé sans le mériter .'
Quelques grandes difficultés qu'il y ait à
se placer à la cour, il est encore plus âpre
et plus difficile de se rendre digne d'être
placé.
Il coûte moins à faire dire de soi : Pourquoi
a-t-il obtenu ce poste ? qu'à faire demander :
Pourquoi ne l'a-t-il pas obtenu ?
L'on se présente encore pour les charges
de ville, l'on postule une place dans l'Académie
Française, l'on demandait le consulat : quelle
moindre raison y aurait-il de travailler les
premières années de sa vie à se rendre capable
d'un grand emploi, et de demander ensuite
sans nul mystère et sans nulle intrigue, mais
c
34 LA BRUYÈRE
ouvertement et avec confiance, d'y servir sa
patrie, son prince, la république ?
Je ne vois aucun courtisan à qui le prince
vienne d'accorder un bon gouvernement, une
place éminente, ou une forte pension, qui
n'assure par vanité, ou pour marquer son
désintéressement, qu'il est bien moins content
du don, que de la manière dont il lui a été
fait : ce qu'il y a en cela de sûr et d'indubitable,
c'est qu'il le dit ainsi.
C'est rusticité que de donner de mauvaise
grâce : le plus fort et le plus pénible est de
donner ; que coûte-t-il d'y ajouter un sourire ?
Il faut avouer ^ néanmoins qu'il s'est trouvé
des hommes qui refusaient plus honnêtement
que d'autres ne savaient donner ; qu'on a dit
de quelques-uns qu'ils se faisaient si long-
temps prier, qu'ils donnaient si sèchement, et
chargeaient une grâce qu'on leur arrachait de
conditions si désagréables, qu'une plus grande
grâce était d'obtenir d'eux d'être dispensé de
rien recevoir.
L'on remarque dans les cours des hommes
avides, qui se revêtent de toutes les conditions
pour en avoir les avantages : gouvernement,
charge, bénéfice, tout leur convient : ils se
sont si bien ajustés, que par leur état ils devien-
1 Différente manière d'agir du cardinal de Richelieu
et du cardinal Mazarin. Le premier savait refuser
sans déplaire ; le second faisait plaisir de mauvc(ise
grâce,
DE LA COUR 35
nent capables de toutes les grâces ; ils sont
amphibies, ils vivent de l'église et de l'épée,
et auront le secret d'y joindre la robe. Si
vous demandez, que font ces gens à la cour ?
ils reçoivent, et envient tous ceux à qui l'on
donne.
Mille gens à la cour y traînent leur vie à
embrasser, serrer et congratuler ceux qui
reçoivent, jusqu'à ce qu'ils y meurent sans rien
avoir.
Ménophile emprunte ses mœurs d'une pro-
fession, et d'une autre son habit : il se masque
toute l'année, quoiqu'à visage découvert : il
paraît à la cour, à la ville, ailleurs, toujours
sous un certain nom et sous le même déguise-
ment. On le reconnaît, et on sait quel il est
à son visage.
Il y a pour arriver aux dignités, ce qu'on
appelle la grande voie ou le chemin battu :
il y a le chemin détourné ou de traverse, qui
est le plus court.
L'on court les malheureux pour les en-
visager; l'on se range en haie, ou l'on se place
aux fenêtres pour observer les traits et la
contenance d'un homme qui est condamné, et
qui sait qu'il va mourir. Vaine, maligne,
inhumaine curiosité ! Si les hommes étaient
sages, la place publique serait abandonnée, et
il serait établi qu'il y aurait de l'ignominie
seulement à voir de tels spectacles. Si vous
êtes si touchés de curiosité, exercez-la du
36 LA BRUTËRE
moins en un sujet noble : voyez un heureux,
contemplez-le dans le jour même où il a été
nommé à un nouveau poste, et qu'il en reçoit
les compliments : lisez dans ses yeux et au
travers d'un calme étudié et d'une feinte
modestie, combien il est content et pénétré
de soi-même : voyez quelle sérénité cet accom-
plissement de ses désirs répand dans son cœur
et sur son visage ; comme il ne songe plus
qu'à vivre et à avoir de la eanté ; comme
ensuite sa joie lui échappe et ne peut plus se
dissimuler ; comme il plie sous le poids de
son bonheur ; quel air froid et sérieux il
conserve pour ceux qui ne sont plus ses égaux ;
il ne leur répond pas, il ne les voit pas : les
embrassements et les caresses des grands qu'il
ne voit plus de si loin, achèvent de lui nuire;
il se déconcerte, il s'étourdit, c'est une courte
aliénation. \'ous voulez être heureux, vous
desirez des grâces, que de choses pour vous
à éviter !
Un homme qui vient d'être placé, ne se
sert plus de sa raison et de son esprit pour
régler sa conduite et ses dehors à l'égard des
autres : il emprunte sa règle de son poste et
de son état ; de là l'oubli, la fierté, l'arrogance,
la dureté, l'ingratitude.
Théonas, abbé depuis trente ans, se lassait
de l'être. On a moins d'ardeur et d'impatience
de se voir habillé de pourpre, qu'il n'en avait
de porter une croix d'or sur sa poitrine. Et
DE LA COUR 37
parce que les grandes fêtes se passaient toujours
sans rien changer à sa fortune, il murmurait
contre le temps présent, trouvait l'état mal
gouverné, et n'en prédisait rien que de sinistre :
convenant en son cœur que le mérite est
dangereux dans les cours à qui veut s'avancer,
il avait enfin pris son parti et renoncé à la
prélature, lorsque quelqu'un accourt lui dire
qu'il est nommé à un évêché : rempli de joie
et de confiance sur une nouvelle si peu attendue,
vous verrez, dit-il, que je n'en demeurerai pas
là, et qu'ils me feront archevêque.
Il faut des fripons à la cour, auprès des
grands et des ministres, même les mieux
intentionnés ; mais l'usage en est délicat, et
il faut savoir les mettre en œuvre : il y a
des temps et des occasions où ils ne peuvent
être suppléés par d'autres. Honneur, vertu,
conscience, qualités toujours respectables, sou-
vent inutiles : que voulez-vous quelquefois
que l'on fasse d'un homme de bien .?
Un vieil auteur, et dont j'ose rapporter ici
les propres termes, de peur d'en affaiblir le
sens par ma traduction, dit que " s'eslongner
des petits, voire de ses pareils, et iceulx vilainer
et despriser, s'accointer de grands et puissans
en tous biens et chevances, et en cette leur
cointise et privauté estre de tous esbats, gabs,
mommeries, et vilaines besoignes ; estre eshonté,
s'afïrannier et sans point de vergogne ; endurer
brocards et gausseries de tous chacuns, sans
38 LA BRUYÈRE
pour ce feindre de cheminer en avant, et à
tout son entregent, engendre heur et fortune."
Jeunesse du prince, source des belles
fortunes.
Timante toujours le même, et sans rien
perdre de ce mérite qui lui a attiré la première
fois de la réputation et des récompenses, ne
laissait pas de dégénérer dans l'esprit des
courtisans : ils étaient las de l'estimer, ils le
saluaient froidement, ils ne lui souraient plus ;
ils commençaient à ne le plus joindre, ils ne
l'embrassaient plus, ils ne le tiraient plus à
l'écart pour lui parler mystérieusement d'une
chose indifférente, ils n'avaient plus rien à
lui dire. Il lui fallait cette pension ou ce
nouveau poste dont il vient d'être honoré, pour
faire revivre ses vertus à demi effacées de leur
mémoire, et en rafraîchir l'idée : ils lui font
comme dans les commencements, et encore
mieux.
Que d'amis, que de parents naissent en une
nuit au nouveau ministre ! Les uns font
valoir leurs anciennes liaisons, leur société
d'études, les droits du voisinage : les autres
feuillettent leur généalogie, remontent jusqu'à
un trisaïeul, rappellent le côté paternel et le
maternel ; l'on veut tenir à cet homme par
quelque endroit, et l'on dit plusieurs fois
le jour que l'on y tient, on l'imprimerait
volontiers, c''est mon ami, et je suis fart aise de
son élévation ; /'y dois prendre fart, il m'est
DE LA COUR 39
assez proche. Hommes vains et dévoués à la
fortune, fades courtisans, parliez-vous ainsi,
il y a huit jours ? Est-il devenu depuis ce
temps plus homme de bien, plus digne du
choix que le prince en vient de faire ? Atten-
diez-vous cette circonstance pour le mieux
connaître ?
Ce qui me soutient et me rassure contre
les petits dédains que j'essuie quelquefois des
grands et de mes égaux, c'est que je me dis
à moi-même : Ces gens n'en veulent peut-être
qu'à ma fortune, et ils ont raison, elle est bien
petite. Ils m'adoreraient, sans doute, si
j'étais ministre.
Dois-je bientôt être en place, le sait-il,
est-ce en lui un pressentiment .' il me prévient,
il me salue.
Celui qui dit : Je dînai hier à Tibiir,
ou fy soupe ce soir., qui le répète, qui fait
entrer dix fois le nom de Plancus dans les
moindres conversations ; qui dit : Plancus ^
me demandait . . . je disais à Plancus . . .
celui-là même apprend dans ce moment que
son héros vient d'être enlevé par une mort
extraordinaire : il part de la maison, il
rassemble le peuple dans les places ou sous les
portiques, accuse le mort, décrie sa conduite,
dénigre son consulat, lui ôte jusqu'à la science
des détails que la voix publique lui accorde,
ne lui passe point une mémoire heureuse,
* De Louvois, mort subitement en 1691.
40 LA BRUYÈRE
lui refuse l'éloge d'un homme sévère et
laborieux, ne lui fait pas l'honneur de lui
croire parmi les ennemis de l'empire un
ennemi.
Un homme de mérite se donne, je crois, un
joli spectacle, lorsque la même place à une
assemblée ou à un spectacle, dont il est refusé,
il la voit accorder à un homme qui n'a point
d'yeux pour voir, ni d'oreilles pour entendre,
ni d'esprit pour connaître et pour juger ; qui
n'est recommandable que par de certaines
livrées, que même il ne porte plus.
Théodote avec un habit austère a un visage
comique et d'un homme qui entre sur la
scène : sa voix, sa démarche, son geste, son
attitude accompagnent son visage : il est fin,
cauteleux, doucereux, mystérieux, il s'approche
de vous et il vous dit à l'oreille : Voilà un
beau temps, voilà un grand dégel. S'il n'a pas
les grandes manières, il a du moins toutes
les petites, et celles mêmes qui ne conviennent
guère qu'à une jeune précieuse. Imaginez-
vous l'application d'un enfant à élever un
château de cartes ou a se saisir d'un papillon,
c'est celle de Théodote pour une affaire de
rien, et qui ne mérite pas qu'on s'en remue :
il la traite sérieusement et comme quelque
chose qui est capital ; il agit, il s'empresse, il
la fait réussir : le voilà qui respire et qui se
repose, et il a raison ; elle lui a coûté beaucoup
de peine. L'on voit des gens enivrés, ensor-
DE LA COUR 41
celés de la faveur : ils y pensent le jour, ils y
rêvent la nuit ; ils montent l'escalier d'un
ministre et ils en descendent ; ils sortent de
son antichambre et ils y rentrent ; ils n'ont
rien à lui dire et ils lui parlent ; ils lui parlent
une seconde fois ; les voilà contents, ils lui
ont parlé. Pressez-les, tordez-les, ils dé-
gouttent l'orgeuil, l'arrogance, la présomption :
vous leur adressez la parole, ils ne vous ré-
pondent point, ils ne vous connaissent point,
ils ont les yeux égarés et l'esprit aliéné : c'est
à leurs parents à en prendre soin et à les
renfermer, de peur que leur folie ne devienne
fureur, et que le monde n'en souffre. Théo-
dote a une plus douce manie : il aime la faveur
éperdument, mais sa passion a moins d'éclat :
il lui fait des vœux en secret, il la cultive, il
la sert mystérieusement : il est au guet et à
la découverte sur tout ce qui paraît de nouveau
avec les livrées de la faveur : ont-ils une
prétention, il s'offre à eux, il s'intrigue pour
eux, il leur sacrifie sourdement mérite, alliance,
amitié, engagement, reconnaissance. Si la
place d'un Cassini devenait vacante, et que le
suisse ou le postillon du favori s'avisât de la
demander, il appuierait sa demande, il le
jugerait digne de cette place, il le trouverait
capable d'observer et de calculer, de parler de
parélies et de parallaxes. Si vous demandiez de
Théodote s'il est auteur ou plagiaire, original
ou copiste, je vous donnerais ses ouvrages, et je
42 LA BRUT Ere
vous dirais, lisez et jugez : mais s'il est dévot
ou courtisan, qui pourrait le décider sur le
portrait que j'en viens de faire ? Je pro-
noncerais plus hardiment sur son étoile : oui,
Théodote, j'ai observé le point de votre
naissance, vous serez placé, et bientôt ; ne
veillez plus, n'imprimez plus, le public vous
demande quartier.
N'espérez plus de candeur, de franchise,
d'équité, de bons offices, de services, de bien-
veillance, de générosité, de fermeté dans un
homme qui s'est depuis quelque temps livré
à la cour, et qui secrètement veut sa fortune :
le reconnaissez-vous à son visage, à ses entre-
tiens ? Il ne nomme plus chaque chose par
son nom : il n'y a plus pour lui de fripons,
de fourbes, de sots et d'impertinents. Celui
dont il lui échapperait de dire ce qu'il en
pense, est celui-là même qui venant à le
savoir, l'empêcherait de cheminer. Pensant
mal de tout le monde, il n'en dit de personne ;
ne voulant du bien qu'à lui seul, il veut per-
suader qu'il en veut à tous, afin que tous lui
en fassent, ou que nul du moins ne lui soit
contraire. Non content de n'être pas sincère,
il ne souffre pas que personne le soit ; la
vérité blesse son oreille ; il est froid et in-
différent sur les observations que l'on fait
sur la cour et sur le courtisan ; et parce qu'il
les a entendues, il s'en croit complice et
responsable. Tyran de la société et martyr
DE LA COUR 43
de son ambition, il a une triste circonspection
dans sa conduite et dans ses discours, une
raillerie innocente, mais froide et contrainte,
un ris forcé, des caresses contrefaites, une
conversation interrompue, et des distractions
fréquentes : il a une profusion, le dirai-je ? des
torrents de louanges pour ce qu'a fait ou ce
qu'a dit un homme placé et qui est en faveur,
et pour tout autre une sécheresse de pul-
monique : il a des formules de compliments
différents pour l'entrée et pour la sortie à
l'égard de ceux qu'il visite ou dont il est
visité ; et il n'y a personne de ceux qui se
paient de mines et de façons de parler, qui
ne sorte d'avec lui fort satisfait. Il vise
également à se faire des patrons et des
créatures : il est médiateur, confident, entre-
metteur, il veut gouverner : il a une ferveur
de novice pour toutes les petites pratiques
de cour : il sait où il faut se placer pour être
vu : il sait vous embrasser, prendre part à
votre joie, vous faire coup sur coup des
questions empressées sur votre santé, sur vos
affaires ; et, pendant que vous lui répondez, il
perd le fil de sa curiosité, vous interrompt,
entame un autre sujet ; ou s'il survient quel-
qu'un à qui il doive un discours tout différent,
il sait, en achevant de vous congratuler, lui
faire un compliment de condoléance ; il pleure
d'un œil et il rit de l'autre. Se formant quel-
quefois sur les ministres ou sur le favori, il
44 L--i BRUYÈRE
parle en public de choses frivoles, du vent, de
la gelée : il se tait au contraire, et fait le
mystérieux sur ce qu'il sait de plus important,
et plus volontiers encore sur ce qu'il ne sait
point.
Il y a un pays où les joies sont visibles, mais
fausses, et les chagrins cachés, mais réels.
Qui croirait que l'empressement pour les
spectacles, que les éclats et les applaudisse-
ments aux théâtres de Molière et d'.\rlequin,
les repas, la chasse, les ballets, les carrousels,
couvrissent tant d'inquiétudes, de soins et de
divers intérêts, tant de craintes et d'espér-
ances, des passions si vives et des affaires si
sérieuses ?
La vie de la cour est un jeu sérieux, mélan-
colique, qui applique : il faut arranger ses
pièces et ses batteries, avoir un dessein, le
suivre, parer celui de son adversaire, hasarder
quelquefois, et jouer de caprice ; et après
toutes ses rêveries et toutes ses mesures on est
échec, quelquefois mat. Souvent avec des
pions qu'on ménage bien, on va à dame, et
l'on gagne la partie : le plus habile l'emporte,
ou le plus heureux.
Les roues, les ressorts, les mouvements sont
cachés, rien ne paraît d'une montre que son
aiguille, qui insensiblement s'avance et achève
son tour : image du courtisan d'autant plus
parfaite, qu'après avoir fait assez de chemin,
il revient au même point d'où il est parti.
DE LA COUR 45
Les deux tiers de ma vie sont écoulés, pour-
quoi tant m'inquiéter sur ce qui m'en reste ?
La plus brillante fortune ne mérite point ni
le tourment que je me donne, ni les petitesses
où je me surprends, ni les humiliations, ni les
hontes que j'essuie : trente années détruiront
ces colosses de puissance qu'on ne voyait bien
qu'à force de lever la tête ; nous disparaîtrons,
moi qui suis si peu de chose, et ceux que je
contemplais si avidement, et de qui j'espérais
toute ma grandeur : le meilleur de tous les
biens, s'il y a des biens, c'est le repos, la re-
traite, et un endroit qui soit son domaine.
N** a pensé cela dans sa disgrâce, et l'a oublié
dans la prospérité.
Un noble, s'il vit chez lui dans sa province, il
vit libre, mais sans appui : s'il vit à la cour il est
protégé, mais il est esclave; cela se compense.
Xantippe au fond de sa province, sous un
vieux toit et dans un mauvais lit, a rêvé
pendant la nuit qu'il voyait le prince, qu'il
lui parlait, et qu'il en ressentait une extrême
joie : il a été triste à son réveil : il a conté
son songe, et il a dit : Quelles chimères ne
tombent point dans l'esprit des hommes
pendant qu'ils dorment ! Xantippe a con-
tinué de vivre, il est venu à la cour, il a vu le
prince, il lui a parlé ; et il a été plus loin que
son songe, il est favori.
Qui est plus esclave qu'un courtisan assidu,
si ce n'est un courtisan plus assidu ?
46 LA BRUT ÈRE
L'esclave n'a qu'un maître : l'ambitieux en
a autant qu'il y a de gens utiles à sa fortune.
Mille gens à peine connus font la foule au
lever pour être vus du prince qui n'en saurait
voir mille à la fois ; et, s'il ne voit aujourd'hui
que ceux qu'il vit hier et qu'il verra demain,
combien de malheureux !
De tous ceux qui s'empressent auprès des
grands et qui leur font la cour, un petit nombre
les honore dans le cœur, un grand nombre
les recherche par des vues d'ambition et
d'intérêt, un plus grand nombre par une
ridicule vanité, ou par une sotte impatience
de se faire voir.
Il y a de certaines familles qui, par les lois
du monde, ou ce qu'on appelle de la bienséance,
doivent être irréconciliables : les voilà réunies ;
et, où la religion a échoué quand elle a voulu
l'entreprendre, l'intérêt s'en joue, et le fait
sans peine.
L'on parle d'une région où les vieillards
sont galants, polis et civils ; les jeunes gens
au contraire durs, féroces, san3 mœurs ni
politesse, ils se trouvent affranchis de la passion
des femmes dans un âge où l'on commence
ailleurs à la sentir ; ils leur préfèrent des
repas, des viandes, et des amours ridicules.
Celui-là chez eux est sobre et modéré, qui ne
s'enivre que de vin : l'usage trop fréquent
qu'ils en ont fait, le leur a rendu insipide. Ils
cherchent à réveiller leur goût déjà éteint par
DE LA COUR 47
des eaux-de-vie, et par toutes les liqueurs
les plus violentes ; il ne manque à leur dé-
bauche que de boire de l'eau-forte. Les
femmes du pays précipitent le déclin de leur
beauté par des artifices qu'elles croient servir
à les rendre belles : leur coutume est de peindre
leurs lèvres, leurs joues, leurs sourcils, et leurs
épaules, qu'elles étalent avec leur gorge, leurs
bras et leurs oreilles, comme si elles craignaient
de cacher l'endroit par où elles pourraient
plaire, ou de ne pas se montrer assez. Ceux
qui habitent cette contrée ont une physionomie
qui n'est pas nette, mais confuse, embarrassée
dans une épaisseur de cheveux étrangers qu'ils
préfèrent aux naturels, et dont ils font un
long tissu pour couvrir leur tête : il descend
à la moitié du corps, change les traits, et
empêche qu'on ne connaisse les hommes à
leur visage. Ces peuples d'ailleurs ont leur
Dieu et leur Roi : les grands de la nation
s'assemblent tous les jours à une certaine
heure dans un temple qu'ils nomment église.
Il y a au fond de ce temple un autel ^ consacré
à leur Dieu, où un prêtre célèbre des mystères
qu'ils appellent saints, sacrés et redoutables.
Les grands forment un vaste cercle au pied
de cet autel, et paraissent debout, le dos tourné
directement aux prêtres et aux saints mystères,
et les faces élevées vers leur Roi que l'on voit
à genoux sur une tribune, et à qui ils semblent
^ La niessç du Roi,
48 L/l BRUTËRE
avoir tout l'esprit et tout le cœur appliqués.
On ne laisse pas de voir dans cet usage une
espèce de subordination ; car ce peuple paraît
adorer le prince, et le prince adore Dieu.
Les gens du pays le nomment *** ; il est à
quelque quarante-huit degrés d'élévation du
pôle, et à plus d'onze cents lieues de mer des
Iroquois et des Hurons.
Qui considérera que le visage du prince fait
toute la félicité du courtisan, qu'il s'occupe et
se remplit pendant toute sa vie de le voir
et d'en être vu, comprendra un peu comment
voir Dieu peut faire toute la gloire et tout
le bonheur des saints.
Les grands seigneurs sont pleins d'égards
pour les princes ; c'est leur affaire, ils ont des
inférieurs : les petits courtisans se relâchent
sur ces devoirs, font les familiers, et vivent
comme gens qui n'ont d'exemples à donner à
personne.
Que manque-t-il de nos jours à la jeunesse ?
Elle peut et elle sait : ou du moins, quand elle
saurait autant qu'elle peut, elle ne serait pas
plus décisive.
Faibles hommes ! un grand dit de Tima-
gène, votre ami, qu'il est un sot, et il se
trompe ; je ne demande pas que vous ré-
pliquiez qu'il est homme d'esprit : osez seule-
ment penser qu'il n'est pas un sot.
De même il prononce d'Iphicrate qu'il
manque de cœur : vous lui avez vu faire une
DE LA COUR 49
belle action : rassurez-vous, je vous dispense
de la raconter, pourvu qu'après ce que vous
venez d'entendre, vous vous souveniez encore
de la lui avoir vu faire.
Qui sait parler aux rois ? C'est peut-être
où se termine toute la prudence et toute la
souplesse du courtisan. Une parole échappe
et elle tombe de l'oreille du prince bien
avant dans sa mémoire, et quelquefois jusque
dans son cœur ; il est impossible de la ravoir :
tous les soins que l'on prend et toute l'adresse
dont on use pour l'expliquer ou pour l'affaiblir,
servent à la graver plus profondément et à
l'enfoncer davantage : si ce n'est que contre
nous-mêmes que nous ayons parlé, outre que
ce malheur n'est pas ordinaire, il y a encore un
prompt remède, qui est de nous instruire par
notre faute, et de souffrir la peine de notre
légèreté ; mais si c'est contre quelque autre,
quel abattement, quel repentir ! Y a-t-il
une règle plus utile contre un si dangereux
inconvénient, que de parler des autres au
souverain, de leurs personnes, de leurs ouvrages,
de leurs actions, de leurs mœurs ou de leur
conduite, du moins avec l'attention, les pré-
cautions et les mesures dont on parle de
soi ?
Diseurs de bons mots, mauvais caractère : je
je le dirais, s'il n'avait été dit. Ceux qui
nuisent à la réputation ou à la fortune des
autres plutôt que de perdre un bon» mot,
D
50 LA BRUTËRE
méritent une peine infamante : cela n'a pas
été dit, et je l'ose dire.
Il y a un certain nombre de phrases toutes
faites, que l'on prend comme dans un magasin,
et dont l'on se sert pour se féliciter les uns les
autres sur les événements. Bien qu'elles se
disent souvent sans affectation, et qu'elles
soient reçues sans reconnaissance, il n'est pas
permis avec cela de les omettre, parce que du
moins elles sont l'image de ce qu'il y a au
monde de meilleur, qui est l'amitié, et que
les hommes, ne pouvant guère compter les uns
sur les autres pour la réalité, semblent être
convenus entre eux de se contenter des ap-
parences.
Avec cinq ou six termes de l'art, et rien
de plus, l'on se donne pour connaisseur en
musique, en tableaux, en bâtiments, et en
bonne chère : l'on croit avoir plus de plaisir
qu'un autre à entendre, à voir et à manger :
l'on en impose à ses semblables, et l'on se
trompe soi-même.
La cour n'est jamais dénuée d'un certain
nombre de gens, en qui l'usage du monde, la
politesse ou la fortune tiennent lieu d'esprit,
et suppléent au mérite. Ils savent entrer et
sortir, ils se tirent de la conversation en ne
s'y mêlant point, ils plaisent à force de se
taire, et se rendent importants par un silence
longtemps soutenu, ou tout au plus par
quelques monosyllabes : ils paient de mines,
DE LA COUR 51
d'une inflexion de voix, d'un geste et d'un
sourire : ils n'ont pas, si je l'ose dire, deux
pouces de profondeur ; si vous les enfoncez,
vous rencontrez le tuf.
Il y a des gens à qui la faveur arrive comme
un accident ; ils en sont les premiers surpris et
consternés : ils se reconnaissent enfin et se
trouvent dignes de leur étoile ; et comme si
la stupidité et la fortune étaient deux choses
incompatibles, ou qu'il fût impossible d'être
heureux et sot tout à la fois, ils se croient de
l'esprit, ils hasardent, que dis-je ? ils ont la
confiance de parler en toute rencontre, et sur
quelque matière qui puisse s'offrir, et sans
nul discernement des personnes qui les écou-
tent : ajouterai-je qu'ils épouvantent, ou
qu'ils donnent le dernier dégoût par leur
fatuité et par leurs fadaises ? Il est vrai du
moins qu'ils déshonorent sans ressource ceux
qui ont quelque part au hasard de leur éléva-
tion.
Comment nommerai-je cette sorte de gens
qui ne sont fins que pour les sots ? Je sais du
moins que les habiles les confondent avec ceux
qu'ils savent tromper.
C'est avoir fait un grand pas dans la finesse,
que de faire penser de soi que l'on n'est que
médiocrement fin.
La finesse n'est ni une trop bonne, ni une
trop mauvaise qualité : elle flotte entre le
vice et la vertu : il n'y a point de rencontre
52 LA BRUT ÈRE
où elle ne puisse, et peut-être où elle ne doive
être suppléée par la prudence.
La finesse est l'occasion prochaine de la
fourberie ; de l'une à l'autre le pas est glissant :
le mensonge seul en fait la différence : si on
l'ajoute à la finesse, c'est fourberie.
Avec les gens qui par finesse écoutent tout
et parlent peu, parlez encore moins : ou si
vous parlez beaucoup, dites peu de chose.
Vous dépendez, dans une affaire qui est
juste et importante, du consentement de
deux personnes. L'un vous dit : J'y donne
les mains, pourvu qu'un tel y condescende, et
ce tel y condescend et ne désire plus que d'être
assuré des intentions de l'autre : cependant
rien n'avance; les mois, les années s'écoulent
inutilement. Je m'y perds, dites-vous, et je
n'y comprends rien ; il ne s'agit que de faire
qu'ils s'abouchent, et qu'ils se parlent : je
vous dis, moi, que j'y vois clair, et que j'y
comprends tout : ils se sont parlé.
Il me semble que qui sollicite pour les autres
a la confiance d'un homme qui demande
justice, et qu'en parlant ou en agissant pour
soi-même, on a l'embarras et la pudeur de
celui qui demande grâce.
Si l'on ne se précautionne à la cour contre
les pièges que l'on y tend sans cesse pour
faire tomber dans le ridicule, l'on est étonné,
avec tout son esprit, de se trouver la dupe de
plus sots que soi.
DE LA COUR 53
Il y a quelques rencontres dans la vie, où
la vérité et la simplicité sont le meilleur manège
du monde,
Etes-vous en faveur, tout manège est bon,
vous ne faites point de fautes, tous les chemins
vous mènent au même terme : autrement tout
est faute, rien n'est utile, il n'y a point de
sentier qui ne vous égare.
Un homme qui a vécu dans l'intrigue un
certain temps, ne peut plus s'en passer : toute
autre vie pour lui est languissante.
Il faut avoir de l'esprit pour être homme de
cabale : l'on peut cependant en avoir à un tel
point, que l'on soit au-dessus de l'intrigue et
de la cabale, et que l'on ne puisse s'y assu-
jettir ; l'on va alors à une grande fortune ou
à une haute réputation par d'autres chemins.
Avec un esprit sublime, une doctrine uni-
verselle, une probité à toutes épreuves, et un
mérite très accompli, n'appréhendez pas, ô
Aristide, de tomber à la cour, ou de perdre la
faveur des grands, pendant tout le temps
qu'ils auront besoin de vous.
Qu'un favori s'observe de fort près, car s'il me
fait moins attendre dans son antichambre qu'à
l'ordinaire, s'il a le visage plus ouvert, s'il
fronce moins le sourcil, s'il m'écoute plus
volontiers, et s'il me reconduit un peu plus
loin, je penserai qu'il commence à tomber, et je
penserai vrai.
L'homme a bien peu de ressources dans soi-
54 LA BRUYÈRE
même, puisqu'il lui faut une disgrâce ou une
mortification pour le rendre plus humain, plus
traitable, moins féroce, plus honnête homme.
L'on contemple dans les cours de certaines
gens, et l'on voit bien à leurs discours et à
toute leur conduite, qu'ils ne songent ni à
leurs grands-pères, ni à leurs petits-fils : le
présent est pour eux : ils n'en jouissent pas,
ils en abusent.
Straton ^ est né sous deux étoiles, mal-
1 Le duc de Lauzun, qui a été favori du Roi, puis
disgracié et envoyé en prison à Pignerol, où il a été
pendant dix ans ; ensuite revenu et rentré dans les
bonnes grâces de Mlle de Montpensier, qui lui a
donné S. Fargeau, et 30000 livres de rente sur les
gabelles du Languedoc ; depuis brouillé avec elle,
et enfin exclus de la cour. Il a été fait duc et cordon
bleu, à la sollicitation de la Reine d'Angleterre, qui
était sortie d'Angleterre avec le prince de Galles en
1688. Il était cadet de la maison de Nompar de
Caumont, neveu du maréchal de Grammont, qui
l'attira à Paris, où il lui donna retraite chez lui, et
par reconnaissance il débaucha sa fille, mariée depuis
au prince de Monaco. Ce fut au sujet de cette
intrigue, dont il avait fait confidence au Roi, qu'il
se brouilla avec lui, avec des emportements étranges,
dont le Roi l'excusa reconnaissant généreusement
qu'il avait trahi la confidence qu'il lui en avait faite.
Il fut cependant mis à la Bastille pour le manque de
respect ; mais seulement pendant vingt-quatre heures ;
et il rentra dans les bonnes grâces du Roi, qu'il a
perdues entièrement depuis par l'attachement qu'il
prit avec Mlle, de Montpensier. 11 passa en Irlande
avec le Roi Jacques, où il ne fit rien qui vaille, s'en
étant enfui des premiers au combat de la Boyne. Il
DE LA COUR 55
heureux, heureux dans le même degré. Sa
vie est un roman : non, il lui manque le
vraisemblable. Il n'a point eu d'aventures,
il a eu de beaux songes, il en a eu de mauvais ;
que dis-je ? on ne rêve point comme il a vécu.
Personne n'a tiré d'une destinée plus qu'il n'a
fait : l'extrême et le médiocre lui sont connus :
il a brillé, il a souffert, il a mené une vie
commune : rien ne lui est échappé. Il s'est
fait valoir par des vertus qu'il assurait fort
sérieusement qui étaient en lui : il a dit de
soi .• J''ai de V esprit, fai du courage, et tous ont
dit après lui : Il a de V esprit, il a du courage. Il
a exercé dans l'une et dans l'autre fortune le
génie du courtisan, qui a dit de lui plus de
bien peut-être et plus de mal qu'il n'y en
avait. Le joli, l'aimable, le rare, le mer-
veilleux, l'héroïque ont été employés à son
éloge ; et tout le contraire a servi depuis pour
le ravaler : caractère équivoque, mêlé, en-
veloppé ; une énigme, une question presque
indécise.
La faveur met l'homme au-dessus de ses
égaux ; et sa chute, au-dessous.
Celui qui un beau jour sait renoncer ferme-
ment, ou à un grand nom, ou à une grande
avait, dans un âge assez avancé, épousé la seconde
fille du maréchal de Lorge, en 1695. L'aînée avait
épousé le jeune duc de S. Simon. La mère était fille
du sieur Fremont, fameux homme d'affaires, et enfin
garde du trésor royal.
S6 LA BRUTËRE
autorité, ou à une grande fortune, se délivre
en un moment de bien des peines, de bien des
veilles, et quelquefois de bien des crimes.
Dans cent ans le monde subsistera encore
en son entier : ce sera le même théâtre et les
mêmes décorations ; ce ne seront plus les mêmes
acteurs. Tout ce qui se réjouit sur une grâce
reçue, ou ce qui s'attriste et se désespère sur
un refus, tous auront disparu de dessus la
scène. Il s'avance déjà sur le théâtre d'autres
hommes qui vont jouer dans une même pièce
les mêmes rôles, ils s'évanouiront à leur tour,
et ceux qui ne sont pas encore, un jour ne
seront plus : de nouveaux acteurs ont pris
leur place : quel fond à faire sur un personnage
de comédie ?
Qui a vu la cour, a vu du monde ce qui est
le plus beau, le plus spécieux et le plus orné ;
qui méprise la cour après l'avoir vue, méprise
le monde.
La ville dégoûte de la province ; la cour
détrompe de la ville, et guérit de la cour.
Un esprit sain puise à la cour le goût de la
solitude et de la retraite.
IIP
DES GRANDS
La prévention du peuple en faveur des grands
est si aveugle, et l'entêtement pour leur geste,
leur visage, leur ton de voix et leurs manières si
général, que s'ils s'avisaient d'être bons, cela
irait à l'idolâtrie.
Si vous êtes né vicieux, ô Théagène, je vous
plains ; si vous le devenez par faiblesse pour
ceux qui ont intérêt que vous le soyez, qui
ont juré entre eux de vous corrompre, et qui
se vantent déjà de pouvoir y réussir, souffrez
que je vous méprise. Mais si vous êtes sage,
tempérant, modeste, civil, généreux, recon-
naissant, laborieux, d'un rang d'ailleurs et
d'une naissance à donner des exemples plutôt
qu'a les prendre d'autrui, et à faire des règles
plutôt qu'à les recevoir, convenez avec cette
sorte de gens de suivre par complaisance leurs
dérèglements, leurs vices et leur folie, quand
ils auront, par la déférence qu'ils vous doivent,
exercé toutes les vertus que vous chérissez ;
ironie forte, mais utile, très propre à mettre
. 1 Chapitre IX.
57
58 LA BRUYÈRE
vos mœurs en sûreté, à renverser tous leurs
projets, et à les jeter dans le parti de con-
tinuer d'être ce qu'ils sont, et de vous laisser
tel que vous êtes.
L'avantage des grands sur les autres hommes
est immense par un endroit. Je leur cède leur
bonne chère, leurs riches ameublements, leurs
chiens, leurs chevaux, leurs singes, leurs nains,
leurs fous, et leurs flatteurs ; mais je leur envie
le bonheur d'avoir à leur service des gens qui
les égalent par le cœur et par l'esprit, et qui
les passent quelquefois.
Les grands se piquent d'ouvrir une allée
dans une forêt, de soutenir des terres par de
longues murailles, de dorer des plafonds, de
faire venir dix pouces d'eau, de meubler une
orangerie ; mais de rendre un cœur content,
de combler une âme de joie, de prévenir
d'extrêmes besoins ou d'y remédier, leur
curiosité ne s'étend point jusque-là.
On demande si en comparant ensemble les
différentes conditions des hommes, leurs peines,
leurs avantages, on n'y remarquerait pas un
mélange ou une espèce de compensation de
bien et de mal, qui établirait entre elles
l'égalité, ou qui ferait du moins que l'une ne
serait guère plus désirable que l'autre. Celui
qui est puissant, riche, et à qui il ne manque
rien, peut former cette question; mais il
faut que ce soit un homme pauvre qui la
décide.
DES GRANDS 59
Il ne laisse pas d'y avoir comme un charme
attaché a chacune des différentes conditions,
et qui Y demeure, jusques à ce que la misère
l'en ait ôté. Ainsi les grands se plaisent dans
l'excès, et les petits aiment la modération :
ceux-là ont le goût de dominer et de com-
mander, ceux-ci sentent du plaisir et même
de la vanité à les servir et à leur obéir : les
grands sont entourés, salués, respectés : les
petits entourent, saluent, se prosternent ; et
tous sont contents.
Il coûte si peu aux grands de ne donner que
des paroles, et leur condition les dispense si
fort de tenir les belles promesses qu'ils vous
ont faites, que c'est modestie à eux de ne
promettre pas encore plus largement.
Il est vieux et usé, dit un grand, il s'est
crevé à me suivre, qu'en faire .? Un autre plus
jeune enlève ses espérances, et obtient le
poste qu'on ne refuse à ce malheureux, que
parce qu'il l'a trop mérité.
Je ne sais, dites-vous avec un air froid et
dédaigneux, Philante a du mérite, de l'esprit,
de l'agrément, de l'exactitude sur son devoir,
de la fidélité et de l'attachement pour son
maître, et il en est médiocrement considéré ;
il ne plaît pas, il n'est pas goûté : expliquez-
vous, est-ce Philante, ou le grand qu'il sert,
que vous condamnez .?
Il est souvent plus utile de quitter les
grands que de s'en plaindre.
6o LA BRUYÈRE
Qui peut dire pourquoi quelques-uns ont
le gros lot, ou quelques autres la faveur des
grands ?
Les grands sont si heureux, qu'ils n'essuient
pas même dans toute leur vie l'inconvénient
de regretter la perte de leurs meilleurs servi-
teurs, ou des personnes illustres dans leur
genre, et dont ils ont tiré le plus de plaisir et le
plus d'utilité. La première chose que la
flatterie sait faire après la mort de ces hommes
uniques, et qui ne se réparent point, est de
leur supposer des endroits faibles, dont elle
prétend que ceux qui leur succèdent sont
très exempts : elle assure que l'un avec toute
la capacité et toutes les lumières de l'autre
dont il prend la place, n'en a point les défauts,
et ce style sert aux princes à se consoler du
grand et de l'excellent par le médiocre.
Les grands dédaignent les gens d'esprit, qui
n'ont que de l'esprit ; les gens d'esprit mé-
prisent les grands qui n'ont que de la grandeur ;
les gens de bien plaignent les uns et les autres,
qui ont ou de la grandeur ou de l'esprit sans
nulle vertu.
Quand je vois d'une part auprès^ des grands,
à leur table, et quelquefois dans leur familiarité,
de ces hommes alertes, empressés, intrigants,
aventuriers, esprits dangereux et nuisibles, et
que je considère d'autre part quelle peine ont
les personnes de mérite à en approcher, je ne
suis pas toujours disposé à croire que les
DES GRJNDS 6i
méchants soient soufferts par intérêt, ou que
les gens de bien soient regardes comme inutiles :
je trouve plus mon compte à me confirmer
dans cette pensée, que grandeur et discerne-
ment sont deux choses différentes, et l'amour
pour la vertu et pour les vertueux, une troi-
sième chose.
Lucile aime mieux user sa vie à se faire
supporter de quelques grands, que d'être
réduit à vivre familièrement avec ses égaux.
La règle de voir de plus grands que soi, doit
avoir ses restrictions. Il faut quelquefois
d'étranges talents pour la réduire en pratique.
Quelle est l'incurable maladie de Théophile .?
Elle lui dure depuis plus de trente années; il
ne guérit point, il a voulu, il veut, et il voudra
gouverner les grands : la mort seule lui ôtera
avec la vie cette soif d'empire et d'ascendant
sur les esprits : est-ce en lui zèle du prochain ?
est-ce habitude ? est-ce une excessive opinion
de soi-même ? Il n'y a point de palais où
il ne s'insinue ; ce n'est pas au milieu d'une
chambre qu'il s'arrête, il passe à une embrasure
ou au cabinet : on attend qu'il ait parlé, et
longtemps et avec action, pour avoir audience,
pour être vu. Il entre dans le secret des
familles, il est de quelque chose dans tout ce
qui leur arrive de triste ou d'avantageux : il
prévient, il s'offre, il se fait de fête, il faut
l'admettre. Ce n'est pas assez pour remplir
son temps ou son ambition, que le soin de dix
62 LA BRUTËRE
mille âmes dont il répond à Dieu comme de la
sienne propre : il y en a d'un plus haut rang
et d'une plus grande distinction dont il ne
doit aucun compte, et dont il se charge plus
volontiers. Il écoute, il veille sur tout ce
qui peut servir de pâture à son esprit d'intrigue,
de médiation ou de manège : à peine un
grand est-il débarqué, qu'il l'empoigne et
s'en saisit : on entend plutôt dire à Théophile,
qu'il le gouverne, qu'on n'a pu soupçonner
qu'il pensait à le gouverner.
Une froideur ou une incivilité qui vient de
ceux qui sont au-dessus de nous, nous les fait
haïr ; mais un salut ou un sourire nous les
réconcilie.
Il y a des hommes superbes que l'élévation
de leurs rivaux humilie et apprivoise ; ils en
viennent par cette disgrâce jusqu'à rendre le
salut : mais le temps, qui adoucit toutes choses,
les remet enfin dans leur naturel.
Le mépris que les grands ont pour le
peuple, les rend indifférents sur les flatteries
ou sur les louanges qu'ils en reçoivent, et
tempère leur vanité. De même les princes
loués sans fin et sans relâche des grands ou des
courtisans, en seraient plus vains, s'ils estimaient
davantage ceux qui les louent.
Les grands croient être seuls parfaits,
n'admettent qu'à peine dans les autres hommes
la droiture d'esprit, l'habileté, la délicatesse,
et s'emparent de ces riches talents, comme de
DES GRJNDS 63
choses dues à leur naissance. C'est cependant
en eux une erreur grossière de se nourrir de si
fausses préventions : ce qu'il y a jamais eu
de mieux pensé, de mieux dit, de mieux écrit,
et peut-être d'une conduite plus délicate, ne
nous est pas toujours venu de leur fond.
Ils ont de grands domaines, et une longue
suite d'ancêtres ; cela ne leur peut être
contesté.
Avez-vous de l'esprit, de la grandeur, de
l'habileté, du goût, du discernement ? En
croirai-je la prévention et la flatterie qui
publient hardiment votre mérite ? Elles me
sont suspectes, je les récuse. Me laisserai-je
éblouir par un air de capacité ou de hauteur,
qui vous met au-dessus de tout ce qui se fait,
de ce qui se dit, et de ce qui s'écrit ; qui vous
rend sec sur les louanges, et empêche qu'on ne
puisse arracher de vous la moindre approba-
tion ? Je conclus de là plus naturellement,
que vous avez de la faveur, du crédit et de
grandes richesses. Quel moyen de vous définir,
Téléphon .' On n'approche de vous que
comme du feu, et dans une certaine distance,
et il faudrait vous développer, vous manier,
vous confronter avec vos pareils, pour porter
de vous un jugement sain et raisonnable :
votre homme de confiance, qui est dans votre
familiarité, dont vous prenez conseil, pour qui
vous quittez Socrate et Aristide, avec qui
vous riez, et qui rit plus haut que vous, Dave
64 LA BRUT ÈRE
enfin m'est très connu : serait-ce assez pour
vous bien connaître ?
Il y en a de tels que, s'ils pouvaient con-
naître leurs subalternes et se connaître eux-
mêmes, ils auraient honte de primer.
S'il y a peu d'excellents orateurs, y a-t-il
bien des gens qui puissent les entendre ?
S'il n'y a pas assez de bons écrivains, où sont
ceux qui savent lire ? De même on s'est
toujours plaint du petit nombre de personnes
capables de conseiller les rois, et de les aider
dans l'administration de leurs affaires. Mais
s'ils naissent enfin ces hommes habiles et
intelligents, s'ils agissent selon leurs vues et
leurs lumières, sont-ils aimés, sont-ils estimés
autant qu'ils le méritent ? Sont-ils loués de
ce qu'ils pensent et de ce qu'ils font pour la
patrie ? Ils vivent, il suffit ; on les censure
s'ils échouent, et on les envie s'ils réussissent.
Blâmons le peuple où il serait ridicule de vouloir
l'excuser : son chagrin et sa jalousie, regardés
des grands ou des puissants comme inévitables,
les ont conduits insensiblement à le compter
pour rien, et à négliger ses suffrages dans
toutes leurs entreprises, à s'en faire même
une règle de politique.
Les petits se haïssent les uns les autres, lors-
qu'ils se nuisent réciproquement. Les grands
sont odieux aux petits par le mal qu'ils leur
font, et par tout le bien qu'ils ne leur font pas :
ils leur sont responsables de leur obscurité,
DES GRANDS 6$
de leur pauvreté, et de leur infortune ; ou du
moins ils leur paraissent tels.
C'est déjà trop d'avoir avec le peuple une
même religion et un même dieu : quel moyen
encore de s'appeler Pierre, Jean, Jacques,
comme le marchand ou le laboureur ? évitons
d'avoir rien de commun avec la multitude ;
affectons au contraire toutes les distinctions
qui nous en séparent ; qu'elle s'approprie les
douze apôtres, leurs disciples, les premiers
martyrs (telles gens, tels patrons) ; qu'elle voie
avec plaisir revenir toutes les années ce jour
particulier que chacun célèbre comme sa
fête. Pour nous autres grands, ayons recours
aux noms profanes, faisons-nous baptiser sous
ceux d'Annibal, de César, de Pompée, c'étaient
de grands hommes : sous celui de Lucrèce,
c'était une illustre romaine ; sous ceux de
Renaud, de Roger, d'Olivier et de Tancrède,
c'étaient des paladins, et le roman n'a point de
héros plus merveilleux : sous ceux d'Hector,
d'Achille, d'Hercule, tous demi-dieux ; sous
ceux même de Phébus et de Diane : et qui
nous empêchera de nous faire nommer Jupiter,
ou Mercure, ou Vénus, ou Adonis ?
Pendant que les grands négligent de rien
connaître, je ne dis pas seulement aux intérêts
des princes et aux affaires publiques, mais à
leurs propres affaires, qu'ils ignorent l'économie
et la science d'un père de famille, et qu'ils se
louent eux-mêmes de cette ignorance, qu'ils
£
66 LA BRUTËRE
se laissent appauvrir et maîtriser par des
intendants, qu'ils se contentent d'être gour-
mets ou coteaux, d'aller chez Thaïs ou chez
Phryné, de parler de la meute et de la vieille
meute, de dire combien il y a de postes de
Paris à Besançon ou à Philisbourg ; des
citoyens s'instruisent du dedans et du dehors
d'un royaume, étudient le gouvernement, de-
viennent fins et politiques, savent le fort et le
faible de tout un état, songent à se mieux placer,
se placent, s'élèvent, deviennent puissants,
soulagent le prince d'une partie des soins
publics. Les grands qui les dédaignaient,
les révèrent, heureux s'ils deviennent leurs
gendres.
Si je compare ensemble les deux conditions
des hommes les plus opposées, je veux dire
les grands avec le peuple, ce dernier me
paraît content du nécessaire, et les autres sont
inquiets et pauvres avec le superflu. Un
homme du peuple ne saurait faire aucun mal,
un grand ne veut faire aucun bien et est
capable de grands maux : l'un ne se forme et
ne s'exerce que dans les choses qui sont utiles ;
l'autre y joint les pernicieuses : là se montrent
ingénument la grossièreté et la franchise ; ici
se cache une sève maligne et corrompue sous
l'écorce de la politesse : le peuple n'a guère
d'esprit, et les grands n'ont point d'âme :
celui-là a un bon fond et n'a point de dehors,
ceux-çi n'ont que des dehors et qu'une simple
DES GRANDS 67
superficie. Faut-il opter, je ne balance pas,
je veux être peuple.
Quelque profonds que soient les grands de
la cour, et quelque art qu'ils aient pour paraître
ce qu'ils ne sont pas, et pour ne point paraître
ce qu'ils sont, ils ne peuvent cacher leur
malignité, leur extrême pente à rire aux
dépens d'autrui, et à jeter du ridicule souvent
où il n'y en peut avoir : ces beaux talents se
découvrent en eux du premier coup d'œil,
admirables sans doute pour envelopper une
dupe, et rendre sot celui qui l'est déjà ; mais
encore plus propres à leur ôter tout le plaisir
qu'ils pourraient tirer d'un homme d'esprit,
qui saurait se tourner et se plier en mille
manières agréables et réjouissantes, si le
dangereux caractère du courtisan ne l'engageait
pas à une fort grande retenue. Il lui oppose
un caractère sérieux dans lequel il se retranche ;
et il fait si bien que les railleurs, avec des
intentions si mauvaises, manquent d'occasions
de se jouer de lui.
Les aises de la vie, l'abondance, le calme
d'une grande prospérité font que les princes
ont de la joie de reste pour rire d'un nain,
d'un singe, d'un imbécile, et d'un mauvais
conte. Les gens moins heureux ne rient qu'à
propos.
Un grand aime la Champagne, abhorre la
Brie, il s'enivre de meilleur vin que l'homme
du peuple, seule différence que la crapule
68 LA BRUl'ERE
laisse entre les conditions les plus dispro-
portionnées, entre le seigneur et l'estafier.
Il semble d'abord qu'il entre dans les
plaisirs des princes un peu de celui d'incom-
moder les autres ; mais non, les princes
ressemblent aux hommes, ils songent à eux-
mêmes, suivent leur goût, leurs passions, leur
commodité ; cela est naturel.
Il semble que la première règle des com-
pagnies des gens en place, ou des puissants,
est de donner à ceux qui dépendent d'eux
pour le besoin de leurs affaires, toutes les
traverses qu'ils en peuvent craindre.
Si un grand a quelque degré de bonheur
sur les autres hommes, je ne devine pas lequel,
si ce n'est peut-être de se trouver souvent dans
le pouvoir et dans l'occasion de faire plaisir ;
et si elle naît, cette conjoncture, il semble qu'il
doive s'en servir ; si c'est en faveur d'un
homme de bien, il doit appréhender qu'elle
ne lui échappe, mais comme c'est en une
chose juste, il doit prévenir la sollicitation, et
n'être vu que pour être remercié ; et si elle
est facile, il ne doit pas même la lui faire valoir :
s'il la lui refuse, je les plains tous deux.
Il y a des hommes nés inaccessibles, et ce
sont précisément ceux de qui les autres ont
besoin, de qui ils dépendent : ils ne sont
jamais que sur un pied ; mobiles comme le
mercure, ils pirouettent, ils gesticulent, ils
crient, ils s'agitent ; semblables à ces figures
DES GRANDS 69
de carton qui servent de montre à une fête
publique, ils jettent feu et flamme, tonnent
et foudroient ; on n'en approche pas, jusqu'à
ce que venant à s'éteindre ils tombent, et par
leur chute deviennent traitables, mais inutiles.
Le' suisse, le valet de chambre, l'homme de
livrée, s'ils n'ont plus d'esprit que ne porte
leur condition, ne jugent plus d'eux-mêmes
par leur première bassesse, mais par l'élévation
et la fortune des gens qu'ils servent, et mettent
tous ceux qui entrent par leur porte, et montent
leur escalier, indifféremment au-dessous d'eux
et de leurs maîtres : tant il est vrai qu'on est
destiné à souffrir des grands et de ce qui leur
appartient.
Un homme en place doit aimer son prince,
sa femme, ses enfants, et après eux les gens
d'esprit : il les doit adopter, il doit s'en fournir
et n'en jamais manquer. Il ne saurait payer,
je ne dis pas de trop de pensions et de bien-
faits, mais de trop de familiarité et de caresses,
les secours et les services qu'il en tire, même
sans le savoir : quels petits bruits ne dissipent-
ils pas ? Quelles histoires ne réduisent-ils pas
à la fable et à la fiction ? Ne savent-ils pas
justifier les mauvais succès par les bonnes
intentions, prouver la bonté d'un dessein et
la justesse des mesures par le bonheur des
événements, s'élever contre la malignité et
l'envie pour accorder à de bonnes entreprises
de meilleurs motifs, donner des explica-
70 LA BRUTËRE
tions favorables à des apparences qui étaient
mauvaises, détourner les petits défauts, ne
montrer que les vertus, et les mettre dans leur
jour ; semer en mille occasions des faits et des
détails qui soient avantageux, et tourner le
ris et la moquerie contre ceux qui oseraient en
douter, ou avancer des faits contraires ? Je
sais que les grands ont pour maxime de laisser
parler et de continuer d'agir : mais je sais aussi
qu'il leur arrive en plusieurs rencontres, que
laisser dire les empêche de faire.
Sentir le mérite, et quand il est une fois
connu, le bien traiter : deux grandes dé-
marches à faire tout de suite, et dont la plupart
des grands sont fort incapables.
Tu es grand, tu es puissant, ce n'est pas
assez : fais que je t'estime, afin que je sois
triste d'être déchu de tes bonnes grâces, ou
de n'avoir pu les acquérir.
XoMS dites d'un grand ou d'un homme en
place, qu'il est prévenant, officieux, qu'il aime
à faire plaisir ; et vous le confirmez par un
long détail de ce qu'il a fait en une affaire où
il a su que vous preniez intérêt. Je vous
entends, on va pour vous au-devant de la
sollicitation, vous avez du crédit, vous êtes
connu du ministre, vous êtes bien avec les
puissances : desiriez-vous que je susse autre
chose }
Quelqu'un vous dit : Je me flains d'un tel,
il est fier depuis son élévation, il me dédaigne, il
DES GRANDS 71
ne me connaît plus. Je n'ai pas, pour moi, lui
répondez-vous, sujet de -m'en plaindre ; au
contraire, je m'en loue fort, et il me semble même
qu'il est assez civil. Je crois encore vous
entendre, vous voulez qu'on sache qu'un
homme en place a de l'attention pour vous,
et qu'il vous démêle dans l'antichambre
entre mille honnêtes gens de qui il détourne
ses yeux, de peur de tomber dans l'incon-
vénient de leur rendre leur salut ou de leur
sourire.
Se louer de quelqu'un, se louer d'un
grand, phrase délicate dans son origine, et qui
signifie sans doute se louer soi-même, en
disant d'un grand tout le bien qu'il nous a
fait, ou qu'il n'a pas songé à nous faire.
On loue les grands pour marquer qu'on les
voit de près, rarement par estime ou par
gratitude : on ne connaît pas souvent ceux
que l'on loue. La vanité ou la légèreté l'em-
portent quelquefois sur le ressentiment : on
est mal content d'eux, et on les loue.
S'il est périlleux de tremper dans une affaire
suspecte, il l'est encore davantage de s'y
trouver complice d'un grand ; il s'en tire, et
vous laisse payer doublement, pour lui et
pour vous.
Le prince n'a point assez de toute sa fortune
pour payer une basse complaisance, si l'on en
juge par tout ce que celui qu'il veut récom-
penser y a mis du sien ; et il n'a pas trop de
72 LA BRUYERE
toute sa puissance pour le punir, s'il mesure
sa vengeance au tort qu'il en a reçu.
La noblesse expose sa vie pour le salut de
l'état et pour la gloire du souverain ; le
magistrat décharge le prince d'une partie du
soin de juger les peuples : voilà de part et
d'autre des fonctions bien sublimes et d'une
merveilleuse utilité, les hommes ne sont guère
capables de plus grandes choses ; et je ne
sais d'où la robe et l'épée ont puisé de quoi se
mépriser réciproquement.
S'il est vrai qu'un grand donne plus à la
fortune lorsqu'il hasarde une vie destinée à
couler dans les ris, le plaisir et l'abondance,
qu'un particulier qui ne risque que des jours
qui sont misérables, il faut avouer aussi qu'il a
un tout autre dédommagement, qui est la
gloire et la haute réputation. Le soldat ne
sent pas qu'il soit connu ; il meurt obscur et
dans la foule, il vivait de même à la vérité,
mais il vivait ; et c'est l'une des sources du
défaut de courage dans les conditions basses
et serviles. Ceux au contraire que la naissance
démêle d'avec le peuple, et expose aux yeux
des hommes, à leur censure, et à leurs éloges,
sont même capables de sortir par effort de
leur tempérament, s'il ne les portait pas à la
vertu ; et cette disposition de cœur et d'esprit
qui passe des aïeux par les pères dans leurs
descendants, est cette bravoure si familière aux
personnes nobles, et peut-être la noblesse même.
DES GRANDS 73
Jettez-moi dans les troupes comme un simple
soldat, je suis Thersite : mettez-moi à la tète
d'une armée dont j'aie à répondre à toute
l'Europe, je suis Achille.
Les princes, sans autre science ni autre
règle, ont un goût de comparaison : ils sont
nés et élevés au milieu et comme dans le
centre des meilleures choses, à quoi ils rappor-
tent ce qu'ils lisent, ce qu'ils voient et ce
qu'ils entendent. Tout ce qui s'éloigne trop
de LuUi, de Racine, et de Lebrun, est con-
damné.
Ne parler aux jeunes princes que du soin
de leur rang, est un excès de précaution,
lorsque toute une cour met son devoir et une
partie de sa politesse à les respecter, et qu'ils
sont bien moins sujets à ignorer aucun des
égards dus à leur naissance, qu'à confondre
les personnes et les traiter indifféremment et
sans distinction des conditions et des titres.
Ils ont une fierté naturelle qu'ils retrouvent
dans les occasions : il ne leur faut de
leçons que pour la régler, que pour leur in-
spirer la bonté, l'honnêteté et l'esprit de
discernement.
C'est une pure hypocrisie à un homme
d'une certaine élévation, de ne pas prendre
d'abord le rang qui lui est dû, et que tout
le monde lui cède. Il ne lui coûte rien d'être
modeste, de se mêler dans la multitude qui
va s'ouvrir pour lui, de prendre dans une
74 LA BRUT ÈRE
assemblée une dernière place, afin que tous l'y
voient et s'empressent de l'en ôter. La
modestie est d'une pratique plus amère aux
hommes d'une condition ordinaire : s'ils se
jettent dans la foule, on les écrase : s'ils
choississent un poste incommode, il leur
demeure.
Aristarque ' se transporte dans la place avec
un héraut et un trompette ; celui-ci com-
mence, toute la multitude accourt et se
rassemble. Écoutez, peuple, dit le héraut,
soyez attentifs, silence : Aristarque, que vous
voyez -présent, doit faire demain une bonne
action. Je dirai plus simplement et sans
figure : Quelqu'un fait bien ; veut-il faire
mieux ? Que je ne sache pas qu'il fait bien,
ou que je ne le soupçonne pas du moins de
me l'avoir appris.
Les meilleures actions s'altèrent et s'affaiblis-
sent par la manière dont on les fait, et laissent
même douter des intentions. Celui qui
protège ou qui loue la vertu pour la vertu, qui
corrige ou qui blâme le vice à cause du vice,
agit simplement, naturellement, sans aucun
tour, sans nulle singularité, sans faste, sans
1 De Harlay, premier prcsident. On lui vint
apporter à Beaumont, pendant les vacations, vingt-
cinq mille livres que le président de la Barois lui
avait léguées, il se transporta à Fontainebleau, où
la cour était alors, et pardevant un notaire royal, il
déclara cette somme au profit des pauvres.
DES GRANDS 75
affectation : il n'use point de réponses graves
et sentencieuses, encore moins de traits piquants
et satyriques ; ce n'est jamais une scène qu'il
joue pour le public, c'est un bon exemple qu'il
donne et un devoir dont il s'acquitte ; il ne
fournit rien aux visites des femmes, ni au
cabinet, ni aux nouvellistes ; il ne donne
point à un homme agréable la matière d'un
joli conte. Le bien qu'il vient de faire est
un peu moins su, à la vérité ; mais il a fait ce
bien, que voudrait-il davantage ?
Les grands ne doivent point aimer les
premiers temps ; ils ne leur sont point favor-
ables : il est triste pour eux d'y voir que nous
sortions tous du frère et de la sœur. Les
hommes composent ensemble une même
famille : il n'y a que le plus ou le moins dans
le degré de parenté.
Théognis est recherché dans son ajustement,
et il sort paré comme une femme : il n'est
pas hors de sa maison, qu'il a déjà ajusté ses
yeux et son visage, afin que ce soit une chose
faite quand il sera dans le public, qu'il y
pamisse tout concerté, que ceux qui passent
le trouvent déjà gracieux et leur souriant,
et que nul ne lui échappe. Marche-t-il dans
les salles, il se tourne à droite où il y a un
grand monde, et à gauche où il n'y a personne ;
il salue ceux qui y sont et ceux qui n'y sont pas.
Il embrasse un homme qu'il trouve sous sa
main, il lui presse la tête contre sa poitrine, il
lG LA BRUYÈRE
demande ensuite qui est celui qu'il a embrassé.
Quelqu'un a besoin de lui dans une affaire qui
est facile, il va le trouver, lui fait sa prière :
Théognis l'écoute favorablement, il est ravi
de lui être bon à quelque chose, il le conjure
de faire naître des occasions de lui rendre
service ; et comme celui-ci insiste sur son
affaire, il lui dit qu'il ne la fera point ; il le
prie de se mettre en sa place, il l'en fait juge ;
le client sort, reconduit, caressé, confus,
presque content d'être refusé.
C'est avoir une très mauvaise opinion des
hommes, et néanmoins les bien connaître, que
de croire dans un grand poste leur imposer
par des caresses étudiées, par de longs et
stériles embrassements.
Pamphile ne s'entretient pas avec les gens
qu'il rencontre dans les salles ou dans les cours :
si l'on en croit sa gravité et l'élévation de sa
voix, il les reçoit, leur donne audience, les
congédie. Il a des termes tout à la fois civils
et hautains, une honnêteté impérieuse et qu'il
emploie sans discernement : il a une fausse
grandeur qui l'abaisse, et qui embarrasse fort
ceux qui sont ses amis, et qui ne veulent pas
le mépriser.
Un Pamphile est plein de lui-même, ne se
perd pas de vue, ne sort point de l'idée de sa
grandeur, de ses alliances, de sa charge, de sa
dignité : il ramasse, pour ainsi dire, toutes
ses pièces, s'en enveloppe pour se faire valoir :
DES GRJNDS 77
il dit : Alon ordre, mon cordon bleu ; il l'étalé
ou il le cache par ostentation : un Pamphile
en un mot, veut être grand ; il croit l'être, il
ne l'est pas, il est d'après un grand. Si
quelquefois il sourit à un homme du dernier
ordre, à un homme d'esprit, il choisit son
temps si juste qu'il n'est jamais pris sur le
fait ; aussi la rougeur lui monterait-elle au
visage, s'il était malheureusement surpris dans
la moindre familiarité avec quelqu'un qui
n'est ni opulent, ni puissant, ni ami d'un
ministre, ni son allié, ni son domestique ; il
est sévère et inexorable à qui n'a point encore
fait sa fortune : il vous aperçoit un jour dans
une galerie, et il vous fuit ; et le lendemain
s'il vous trouve en un endroit moins public,
ou s'il est public, en la compagnie d'un grand,
il prend courage, il vient à vous, et il vous
dit : Vous ne faisiez pas hier semblant de nous
voir. Tantôt il vous quitte brusquement pour
joindre un seigneur ou un premier commis ;
tantôt s'il les trouve avec vous en conversa-
tion, il vous coupe et vous les enlève. Vous
l'abordez une autre fois, et il ne s'arrête pas,
il se fait suivre, vous parle si haut, que c'est
une scène pour ceux qui passent : aussi les
Pamphiles sont-ils toujours comme sur un
théâtre, gens nourris dans le faux, qui ne
haïssent rien tant que d'être naturels ; vrais
personnages de comédie, des Floridors, des
Mondoris.
78 LA BRUYÈRE
On ne tarit point sur les Pamphiles ; ils
sont bas et timides devant les princes et les
ministres, pleins de hauteur et de confiance
avec ceux qui n'ont que de la vertu ; muets
et embarrassés avec les savants, vifs, hardis et
décisifs avec ceux qui ne savent rien. Ils
parlent de guerre à un homme de robe, et de
politique à un financier : ils savent l'histoire
avec les femmes, ils sont poètes avec un
docteur, et géomètres avec un poète. De
maximes, il ne s'en chargent pas, de principes
encore moins ; ils vivent à l'aventure, poussés
et entraînés pas le vent de la faveur, et par
l'attrait des richesses. Ils n'ont point d'opinion
qui soit à eux, qui leur soit propre, ils en
empruntent à mesure qu'ils en ont besoin ;
et celui à qui ils ont recours, n'est guère un
homme sage, ou habile, ou vertueux : c'est un
homme à la mode.
Nous avons pour les grands et pour les
gens en place une jalousie stérile, ou une
haine impuissante, qui ne nous venge point
de leur splendeur et de leur élévation, et qui
ne fait qu'ajouter à notre propre misère le
poids insupportable du bonheur d'autrui :
que faire contre une maladie de l'âme si
invétérée et si contagieuse ? Contentons-nous
de peu, et de moins encore, s'il est possible :
sachons perdre dans l'occasion, la recette est
infaillible, et je consens à l'éprouver : j'évite
par là d'apprivoiser un suisse ou de fléchir un
DES GRANDS 79
commis, d'être repoussé à une porte par la
foule innombrable de clients ou de courtisans
dont la maison d'un ministre se dégorge
plusieurs fois le jour, de languir dans sa salle
d'audience, de lui demander en tremblant et
en balbutiant une chose juste, d'essuyer sa
gravité, son ris amer, et son laconisme. Alors
je ne le hais plus, je ne lui porte plus d'envie ;
il ne me fait aucune prière, je ne lui en fais
pas ; nous sommes égaux, si ce n'est peut-être
qu'il n'est pas tranquille, et que je le suis.
Si les grands ont des occasions de nous
faire du bien, ils en ont rarement la volonté ;
et s'ils désirent de nous faire du mal, ils n'en
trouvent pas toujours les occasions. Ainsi
l'on peut être trompé dans l'espèce de culte
qu'on leur rend, s'il n'est fondé que sur l'espé-
rance ou sur la crainte, et une longue vie se
termine quelquefois, sans qu'il arrive de
dépendre d'eux pour le moindre intérêt, ou
qu'on leur doive sa bonne ou sa mauvaise
fortune. Nous devons les honorer parce
qu'ils sont grands, et que nous sommes petits ;
et qu'il y en a d'autres plus petits que nous,
qui nous honorent.
A la cour, à la ville, mêmes passions, mêmes
faiblesses, mêmes petitesses, mêmes travers
d'esprit, mêmes brouilleries dans les familles
et entre les proches, mêmes envies, mêmes
antipathies : partout des brus et des belles-
mères, des maris et des femmes, des divorces,
8o LA BRUTE RE
des ruptures et de mauvais raccommode-
ments : partout des humeurs, des colères,
des partialités, des rapports, et ce qu'on
appelle de mauvais discours ; avec de bons
yeux on voit sans peine la petite ville, la rue
Saint-Denis comme transportées à Versailles ou
à Fontainebleau. Ici l'on croit se haïr avec
plus de fierté et de hauteur, et peut-être avec
plus de dignité : on se nuit réciproquement
avec plus d'habileté et de finesse, les colères
sont plus éloquentes, et l'on se dit des injures
plus poliment et en meilleurs termes, l'on n'y
blesse point la pureté de la langue, l'on n'y
offense que les hommes ou que leur réputa-
tion ; tous les dehors du vice y sont spécieux,
mais le fond, encore une fois, y est le même
que dans les conditions les plus ravalées ;
tout le bas, tout le faible et tout l'indigne s'y
trouvent. Ces hommes si grands, ou par leur
naissance, ou par leur faveur, ou par leurs
dignités, ces têtes si fortes et si habiles, ces
femmes si polies et si spirituelles, tous mé-
prisent le peuple, et ils sont peuple.
Qui dit le peuple dit plus d'une chose ;
c'est une vaste expression, et l'on s'étonnerait
de voir ce qu'elle embrasse, et jusques où
elle s'étend. Il y a le peuple qui est opposé
aux grands, c'est la populace et la multitude ;
il y a le peuple qui est opposé aux sages, aux
habiles et aux vertueux, ce sont les grands
comme les petits.
DES GRANDS 8i
Les grands se gouvernent par sentiment,
âmes oisives sur lesquelles tout fait d'abord
une vive impression. Une chose arrive, ils
en parlent trop, bientôt ils en parlent peu,
ensuite ils n'en parlent plus, et ils n'en parleront
plus : action, conduite, ouvrage, événement,
tout est oublié : ne leur demandez ni cor-
rection, ni prévoyance, ni réflexion, ni re-
connaissance, ni récompense.
L'on se porte aux extrémités opposées à
l'égard de certains personnages. La satire
après leur mort court parmi le peuple, pendant
que les voûtes des temples retentissent de
leurs éloges. Ils ne méritent quelquefois ni
libelles ni discours funèbres : quelquefois aussi
ils sont dignes de tous les deux.
L'on doit se taire sur les puissants : il y a
presque toujours de la flatterie à en dire du
bien ; il y a du péril à en dire du mal pendant
qu'ils vivent, de la lâcheté quand ils sont morts.
IV ^
DU SOUVERAIN OU DE LA
RÉPUBLIQUE
Quand l'on parcourt sans la prévention de son
pays toutes les formes de gouvernement, l'on
ne sait à laquelle se tenir ; il y a dans toutes
le moins bon et le moins mauvais. Ce qu'il
y a de plus raisonnable et de plus sûr, c'est
d'estimer celle où l'on est né la meilleure de
toutes, et de s'y soumettre.
Il ne faut ni art ni science pour exercer la
tyrannie ; et la politique qui ne consiste qu'à
répandre le sang est fort bornée et de nul
raffinement : elle inspire de tuer ceux dont la
vie est un obstacle à notre ambition ; un
homme né cruel fait cela sans peine. C'est
la manière la plus horrible et la plus grossière
de se maintenir, ou de s'agrandir.
C'est une politique sûre et ancienne dans
les républiques, que d'y laisser le peuple
s'endormir dans les fêtes, dans les spectacles,
dans le luxe, dans le faste, dans les plaisirs, dans
la vanité et la mollesse ; le laisser se remplir
du vide, et savourer la bagatelle : quelles
1 Chapitre X.
Si
DE LA REPUBLIQUE 83
grandes démarches ne fait-on pas au de-
spotique par cette indulgence !
Il n'y a point de patrie dans le despotique ;
d'autres choses y suppléent, l'intérêt, la gloire,
le service du prince.
Quand on veut changer et innover dans
une république, c'est moins les choses que le
temps que l'on considère. Il y a des con-
jonctures où l'on sent bien qu'on ne saurait
trop attenter contre le peuple ; et il y en a
d'autres où il est clair qu'on ne peut trop
le ménager. Vous pouvez aujourd'hui ôter à
cette ville ses franchises, ses droits, ses privi-
lèges ; mais demain ne songez pas même à
réformer ses enseignes.
Quand le peuple est en mouvement, on ne
comprend pas par où le calme peut y rentrer ;
et quand il est paisible, on ne voit pas par où
le calme peut en sortir.
Il y a de certains maux dans la république
qui y sont soufferts, parce qu'ils préviennent
ou empêchent de plus grands maux. Il y a
d'autres maux qui sont tels seulement par
leur établissement, et qui, étant dans leur
origine un abus ou un mauvais usage, sont
moins pernicieux dans leurs suites et dans la
pratique, qu'une loi plus juste ou une coutume
plus raisonnable. L'on voit une espèce de
maux que l'on peut corriger par le changement
ou la nouveauté, qui est un mal, et fort
dangereux. Il y en a d'autres cachés et
84 LA BRUTËRE
enfoncés comme des ordures dans un cloaque,
je veux dire ensevelis sous la honte, sous le
secret et dans l'obscurité ; on ne peut les
fouiller ou les remuer, qu'ils n'exhalent le
poison et l'infamie ; les plus sages doutent
quelquefois s'il est mieux de connaître ces
maux, que de les ignorer. L'on tolère quel-
quefois dans un état un assez grand mal, mais
qui détourne un million de petits maux ou
d'inconvénients, qui tous seraient inévitables
et irrémédiables. Il se trouve des maux dont
chaque particulier gémit, et qui deviennent
néanmoins un bien public, quoique le public
ne soit autre chose que tous les particuliers.
Il y a des maux personnels, qui concourent au
bien et à l'avantage de chaque famille. Il y
en a qui affligent, ruinent ou déshonorent les
familles, mais qui tendent au bien et à la
conservation de la machine de l'état et du
gouvernement. D'autres maux renversent des
états, et sur leurs ruines en élèvent de nou-
veaux. On en a vu enfin qui ont sapé par
les fondements de grands empires, et qui les
ont fait évanouir de dessus la terre, pour varier
et renouveler la face de l'univers.
Qu'importe à l'état qu'Ergaste soit riche,
qu'il ait des chiens qui arrêtent bien, qu'il
crée les modes sur les équipages et sur les
habits, qu'il abonde en superfluités ? Où il
s'agit de l'intérêt et des commodités de tout
le public, le particulier est-il compté .' La
DE LA REPUBLIQUE 85
consolation des peuples dans les choses qui lui
pèsent un peu, est de savoir qu'ils soulagent
le prince, ou qu'ils n'enrichissent que lui :
ils ne se croient point redevables à Ergaste de
l'embellissement de sa fortune.
La guerre a pour elle l'antiquité, elle a été
dans tous les siècles : on l'a toujours vue remplir
le monde de veuves et d'orphelins, épuiser les
familles d'héritiers et faire périr les frères à
une même bataille. Jeune Soyecour ^ je
regrette ta vertu, ta pudeur, ton esprit déjà
mûr, pénétrant, élevé, sociable : je plains cette
mort prématurée qui te joint à ton intrépide
frère, et t'enlève à une cour où tu n'as fait
que te montrer : malheur déplorable, mais
ordinaire ! De tout temps les hommes, pour
quelque morceau de terre de plus ou de moins,
sont convenus entre eux de se dépouiller, se
brûler, se tuer, s'égorger les uns les autres ; et
pour le faire plus ingénieusement et avec plus
de sûreté, ils ont inventé de belles règles qu'on
appelle l'art militaire ; ils ont attaché à la
pratique de ces règles la gloire, ou la plus
solide réputation ; et ils ont depuis enchéri de
siècle en siècle sur la manière de se détruire
réciproquement. De l'injustice des premiers
^ Soyecour, beau-frère de M. Je Boisfranc, maître
des requêtes, avait eu un frère tué à la bataille de
Fleurus, sous les ordres du maréchal de Luxembourg,
et lui-même mourut trois jours après des blessures
qu'il avait reçues dans cette journée.
86 LA BRUYERE
hommes comme de son unique source est
venue la guerre, ainsi que la nécessité où ils
se sont trouvés de se donner des maîtres qui
fixassent leurs droits et leurs prétentions : si
content du sien on eût pu s'abstenir du bien
de ses voisins, on avait pour toujours la paix
et la liberté.
Le peuple paisible dans ses foyers, au
milieu des siens, et dans le sein d'une grande
ville où il n'a rien à craindre ni pour ses biens
ni pour sa vie, respire le feu et le sang, s'occupe
de guerres, de ruines, d'embrasements et de
massacres ; soufïre impatiemment que des
armées qui tiennent la campagne, ne viennent
point à se rencontrer, ou si elles sont une fois
en présence, qu'elles ne combattent point, ou
si elles se mêlent, que le combat ne soit pas
sanglant, et qu'il y ait moins de dix mille
hommes sur la place. Il va même souvent
jusqu'à oublier ses intérêts les plus chers, le
repos et la sûreté, par l'amour qu'il a pour le
changement, et par le goût de la nouveauté ou
des choses extraordinaires. Quelques-uns con-
sentiraient à voir une autre fois les ennemis aux
portes de Dijon ou de Corbie, à voir tendre
des chaînes et faire des barricades, pour le
seul plaisir d'en dire ou d'en apprendre la
nouvelle.
Démophile à ma droite se lamente et s'écrie :
Tout est perdu, c'est fait de l'état, il est du
moins sur le penchant de sa ruine. Comment
DE LA RÉPUBLIQUE 87
résister à une si forte et si générale conjura-
tion ? Quel moyen, je ne dis pas d'être
supérieur, mais de suffire seul à tant et de si
puissants ennemis ? Cela est sans exemple dans
la monarchie. Un héros, un Achille y succom-
berait. On a fait, ajoute-t-il, de lourdes
fautes : je sais bien ce que je dis ; je suis du
métier, j'ai vu la guerre, et l'histoire m'en a
beaucoup appris. Il parle là-dessus avec
admiration d'Olivier le Daim et de Jacques
Cœur : c'étaient là des hommes, dit-il,
c'étaient des ministres. Il débite ses nouvelles,
qui sont toutes les plus tristes et les plus
désavantageuses que l'on pourrait feindre :
tantôt un parti des nôtres a été attiré dans une
embuscade, et taillé en pièces : tantôt quelques
troupes renfermées dans un château se sont
rendues aux ennemis à discrétion et ont passé
par le fil de l'épée ; et si vous lui dites que ce
bruit est faux et qu'il ne se confirme point, il
ne vous écoute pas : il ajoute qu'un tel général
a été tué ; et bien qu'il soit vrai qu'il n'a reçu
qu'une légère blessure, et que vous l'en assuriez,
il déplore sa mort, il plaint sa veuve, ses enfants,
l'état ; il se plaint lui-même, il a perdu un bon
ami et une grande protection. Il dit que la
cavalerie allemande est invincible : il pâUt
au seul nom des cuirassiers de l'empereur. Si
l'on attaque cette place, continue-t-il, on
lèvera le siège, ou l'on demeurera sur la dé-
fensive sans livrer de combat ; ou si on le
88 LA BRUYÈRE
livre, on le doit perdre ; et si on le perd,
voilà l'ennemi sur la frontière. Et, comme
Démophile le fait voler, le voilà dans le
cœur du royaume : il entend déjà sonner
le befïroi des villes, et crier à l'alarme :
il songe à son bien et à ses terres ; où
conduira-t-il son argent, ses meubles, sa
famille ? où se réfugiera-t-il ? en Suisse ou
à Venise ?
Mais à ma gauche Basilide met tout d'un
coup sur pied une armée de trois cent mille
hommes ; il n'en rabattrait pas une seule
brigade : il a la liste des escadrons et des
bataillons, des généraux et des officiers, il
n'oublie pas l'artillerie ni le bagage. Il dis-
pose absolument de toutes ces troupes : il en
envoie tant en Allemagne et tant en Flandre ;
il réserve un certain nombre pour les Alpes,
un peu moins pour les Pyrénées, et il fait
passer la mer à ce qui lui reste. Il connaît les
marches de ces armées, il sait ce qu'elles feront
et ce qu'elles ne feront pas ; vous diriez qu'il
ait l'oreille du prince ou le secret du ministre.
Si les ennemis viennent de perdre une bataille
où il soit demeuré sur la place quelque neuf
à dix mille hommes des leurs, il en compte
jusqu'à trente mille, ni plus ni moins ; car ses
nombres sont toujours fixes et certains, comme
de celui qui est bien informé. S'il apprend le
matin que nous avons perdu une bicoque,
non seulement il envoie s'excuser à ses amis
DE LA REPUBLIQUE 89
qu'il a la veiUe conviés à dîner, mais même ce
jour-là il ne dine point ; et s'il soupe, c'est sans
appétit. Si les nôtres assiègent une place très
forte, très régulière, pourvue de vivres et de
munitions, qui a une bonne garnison, com-
mandée par un homme d'un grand courage,
il dit que la %411e a des endroits faibles et mal
fortifiés, qu'elle manque de poudre, que son
gouverneur manque d'expérience, et qu'elle
capitulera après huit jours de tranchée ouverte.
Une autre fois il accourt tout hors d'haleine,
et après avoir respiré un peu : Voilà, s'écrie-
t-il, une grande nouvelle, ils sont défaits à
plate couture ; le général, les chefs, du moins
une bonne partie, tout est tué, tout a péri :
voilà, continue-t-il, un grand massacre, et il
faut convenir que nous jouons d'un grand
bonheur. Il s'assit, il souffle après avoir
débité sa nouvelle, à laquelle il ne manque
qu'une circonstance, qui est qu'il y ait eu
une bataille. Il assure d'ailleurs qu'un tel
prince renonce à la ligue et quitte ses con-
fédérés, qu'un autre se dispose à prendre le
même parti : il croit fermement ^ avec la
populace qu'un troisième est mort, il nomme
le lieu où il est enterré ; et quand on est
détrompé aux halles et aux faubourgs, il
parie encore pour l'affirmative. Il sait, par
une voie indubitable, que Tékéli fait de
^ Le faux bruit qui courut de la mort du prince
d'Orange, qui devint roi d'Angleterre,
90 LA BRUYÈRE
grands progrès contre l'Empereur, que le
grand seigneur arme puissamment, ne veut
point de paix, et que son vizir va se montrer
une autre fois aux portes de Vienne : il frappe
des mains, et il tressaille sur cet événement
dont il ne doute plus. La triple alliance chez
lui est un cerbère, et les ennemis autant de
monstres à assommer. Il ne parle que de
lauriers, que de palmes, que de triomphes, et
que de trophées. Il dit dans le discours
familier, notre auguste héros, notre -potentat,
notre invincible monarque. Réduisez-le, si vous
pouvez, à dire simplement : Le Roi a beaucoup
d'ennemis, ils sont puissants ; ils sont unis, ils
sont aigris, il les a vaincus ; f espère toujours
qu'il pourra les vaincre. Ce style, trop ferme
et trop décisif pour Démophile, n'est pour
Basilide ni assez pompeux ni assez exagéré : il
a bien d'autres expressions en tête ; il travaille
aux inscriptions des arcs et des pyramides
qui doivent orner la ville capitale un jour
d'entrée : et dès qu'il entend dire que les
armées sont en présence, ou qu'une place est
investie, il fait déplier sa robe et la mettre à
l'air, afin qu'elle soit toute prête pour la
cérémonie de la cathédrale.
Il faut que le capital d'une affaire qui
assemble dans une ville les plénipotentiaires ou
les agents des couronnes et des républiques soit
d'une longue- et extraordinaire discussion, si
elle leur coûte plus de temps, je ne dis pas
DE LA RÉPUBLIQUE gi
que les seuls préliminaires, mais que le simple
règlement des rangs, des préséances et des
autres cérémonies.
Le ministre ou le plénipotentiaire est un
caméléon, est un Prothée ; semblable quel-
que fois à un joueur habile, il ne montre ni
humeur, ni complexion, soit pour ne point
donner lieu aux conjectures, ou se laisser
pénétrer, soit pour ne rien laisser échapper
de son secret par passion, ou par faiblesse.
Quelquefois aussi il sait feindre le caractère le
plus conforme aux vues qu'il a, et aux besoins
où il se trouve, et paraître tel qu'il a intérêt
que les autres croient qu'il est en eflPet. Ainsi,
dans une grande puissance, ou dans une grande
faiblesse qu'il veut dissimuler, il est ferme et
inflexible, pour ôter l'envie de beaucoup
obtenir, ou il est facile, pour fournir aux autres
les occasions de lui demander et se donner
la même licence. Une autre fois, ou il est
profond et dissimulé, pour cacher une vérité
en l'annonçant, parce qu'il lui importe qu'il
l'ait dite et qu'elle ne soit pas crue ; ou il
est franc et ouvert, afin que, lorsqu'il dissimule
ce qui ne doit pas être su, l'on croie néanmoins
qu'on n'ignore rien de ce que l'on veut savoir,
et que l'on se persuade qu'il a tout dit. De
même, ou il est vif et grand parleur pour faire
parler les autres, pour empêcher qu'on ne lui
parle de ce qu'il ne veut pas ou de ce qu'il
ne doit pas savoir, pour dire plusieurs choses
92 LA BRUTËRE
indifférentes qui se modifient ou qui se dé-
truisent les unes les autres, qui confondent
dans les esprits la crainte et la confiance, pour
se défendre d'une ouverture qui lui est échappée
par une autre qu'il aura faite ; ou il est froid
et taciturne, pour jeter les autres dans l'en-
gagement de parler, pour écouter longtemps,
pour être écouté quand il parle, pour parler
avec ascendant et avec poids, pour faire des
promesses ou des menaces qui portent un
grand coup, et qui ébranlent. Il s'ouvre
et parle le premier, pour, en découvrant les
oppositions, les contradictions, les brigues et
les cabales des ministres étrangers sur les
propositions qu'il aura avancées, prendre ses
mesures et avoir la réplique ; et dans une
autre rencontre il parle le dernier, pour ne
point parler en vain, pour être précis, pour
connaître parfaitement les choses sur quoi il
est permis de faire fond pour lui ou pour ses
alliés, pour savoir ce qu'il doit demander, et
ce qu'il peut obtenir. Il sait parler en termes
clairs et formels : il sait encore mieux parler
ambigument, d'une manière enveloppée, user
de tours ou de mots équivoques qu'il peut
faire valoir, ou diminuer dans les occasions,
et selon ses intérêts. Il demande peu quand
il ne veut pas donner beaucoup. Il demande
beaucoup pour avoir peu et l'avoir plus sûre-
ment. Il exige d'abord de petites choses,
qu'il prétend ensuite lui devoir être comptées
DE LA REPUBLIQUE 93
pour rien, et qui ne l'excluent pas d'en de-
mander une plus grande ; et il évite au con-
traire de commencer par obtenir un point
important, s'il l'empêche d'en gagner plusieurs
autres de moindre conséquence, mais qui tous
ensemble l'emportent sur le premier. Il
demande trop, pour être refusé ; mais dans le
dessein de se faire un droit ou une bienséance
de refuser lui-même ce qu'il sait bien qu'il
lui sera demandé, et qu'il ne veut pas octroyer :
aussi soigneux alors d'exagérer l'énormité de
la demande, et de faire convenir, s'il se peut,
des raisons qu'il a de n'y pas entendre, que
d'affaiblir celles qu'on prétend avoir de ne
lui pas accorder ce qu'il sollicite avec instance ;
également appliqué à faire sonner haut et à
grossir dans l'idée des autres le peu qu'il offre,
et à mépriser ouvertement le peu que l'on
consent de lui donner. Il fait de fausses
offres, mais extraordinaires, qui donnent de la
défiance, et obligent de rejeter ce que l'on
accepterait inutilement, qui lui sont cepen-
dant une occasion de faire des demandes
exorbitantes, et mettent dans leur tort ceux
qui les lui refusent. Il accorde plus qu'on ne
lui demande, pour avoir encore plus qu'il ne
doit donner. Il se fait longtemps prier, presser,
importuner, sur une chose médiocre, pour
éteindre les espérances, et ôter la pensée
d'exiger de lui rien de plus fort ; ou, s'il se
laisse fléchir jusqu'à l'abandonner, c'est
94 LA BRUTËRE
toujours avec des conditions qui lui font
partager le gain et les avantages avec ceux
qui reçoivent. Il prend directement ou in-
directement l'intérêt d'un allié, s'il y trouve
son utilité et l'avancement de ses prétentions.
Il ne parle que de paix, que d'alliances, que
de tranquillité publique, que d'intérêt public ;
et en effet il ne songe qu'aux siens, c'est-à-dire
à ceux de son maître ou de sa république.
Tantôt il réunit quelques-uns qui étaient
contraires les uns aux autres, et tantôt il divise
quelques autres qui étaient unis : il intimide
les forts et les puissants, il encourage les faibles :
il unit d'abord d'intérêt plusieurs faibles
contre un plus puissant pour rendre la balance
égale ; il se joint ensuite aux premiers pour
la faire pencher, et il leur vend cher sa pro-
tection et son alliance. Il sait intéresser ceux
avec qui il traite ; et par un adroit manège,
par de fins et de subtils détours, il leur fait
sentir leurs avantages particuliers, les biens et
les honneurs qu'ils peuvent espérer par une
certaine facilité, qui ne choque point leur
commission, ni les intentions de leurs maîtres :
il ne veut pas aussi être cru imprenable par
cet endroit ; il laisse voir en lui quelque peu
de sensibilité pour sa fortune ; il s'attire
par là des propositions qui lui découvrent les
vues des autres les plus secrètes, leurs desseins
les plus profonds et leur dernière ressource, et
il en profite. Si quelquefois il est lésé dans
DE LA REPUBLIQUE 95
quelques chefs qui ont enfin été réglés, il crie
haut ; si c'est le contraire, il crie plus haut,
et jette ceux qui perdent sur la justification et
la défensive. II a son fait dirigé par la cour,
toutes ses démarches sout mesurées, les
moindres avances qu'il fait lui sont prescrites ;
et il agit néanmoins dans les points difficiles
et dans les articles contestés, comme s'il se
relâchait de lui-même sur-le-champ, et comme
par un esprit d'accommodement : il ose
même promettre à l'assemblée qu'il fera
goûter la proposition, et qu'il n'en sera pas
désavoué. II fait courir un bruit faux
des choses seulement dont il est chargé,
muni d'ailleurs de pouvoirs particuliers, qu'il
ne découvre jamais qu'à l'extrémité, et dans
les moments où il lui serait pernicieux de ne
les pas mettre en usage. Il tend surtout par
ses intrigues au solide et à l'essentiel, toujours
prêt de leur sacrifier les minuties et les points
d'honneur imaginaires. Il a du flegme, il
s'arme de courage et de patience, il ne se
lasse point, il fatigue les autres, il les pousse
jusqu'au découragement : il se précautionne
et s'endurcit contre les lenteurs et les remises,
contre les reproches, les soupçons, les dé-
fiances, contre les difficultés et les obstacles,
persuadé que le temps seul et les conjonctures
amènent les choses et conduisent les esprits
au point où on les souhaite. Il va jusqu'à
feindre un intérêt secret à la rupture de la
96 LA BRUTÈRE
négociation, lorsqu'il désire le plus ardem-
ment qu'elle soit continuée ; et si au contraire
il a des ordres précis de faire les derniers efforts
pour la rompre, il croit devoir, pour y réussir,
en presser la continuation et la fin. S'il
survient un grand événement, il se raidit ou il
se relâche, selon qu'il lui est utile ou préjudici-
able ; et si par une grande prudence il sait le
prévoir, il presse et il temporise, selon que
l'état pour qui.': il travaille en doit craindre
ou espérer, et il règle sur ses besoins ses con-
ditions. Il prend conseil du temps, du lieu,
des occasions, de sa puissance ou de sa
faiblesse, du génie des nations avec qui il
traite, du tempérament et du caractère des
personnes avec qui il négocie. Toutes ses
vues, toutes ses maximes, tous les raffinements
de sa politique tendent à une seule fin, qui
est de n'être point trompé, et de tromper les
autres.
Le caractère des Français demande du
sérieux dans le souverain.
L'un des malheurs du prince est d'être
souvent trop plein de son secret, par le péril
qu'il y a à le répandre : son bonheur est de
rencontrer une personne sûre qui l'en dé-
charge.
Il ne manque rien à un roi que les douceurs
d'une vie privée : il ne peut être consolé d'une
si grande perte que par le charme de l'amitié,
et par la fidélité de ses amis.
DE LA RÉPUBLIQUE 97
Le plaisir d'un roi qui mérite de l'être,
est de l'être moins quelquefois, de sortir du
théâtre, de quitter le bas de soie et les brode-
quins, et de jouer avec une personne de con-
fiance un rôle plus familier.
Rien ne fait plus d'honneur au prince que
la modestie de son favori.
Le favori n'a point de suite ; il est sans
engagement et sans liaisons. Il peut être
entouré de parents et de créatures, mais il
n'y tient pas : il est détaché de tout, et comme
isolé.
Je ne doute point qu'un favori, s'il a quel-
que force et quelque élévation, ne se trouve
souvent confus et déconcerté des bassesses, des
petitesses, de la flatterie, des soins superflus
et des attentions frivoles de ceux qui le courent,
qui le suivent, et qui s'attachent à lui comme
ses viles créatures, et qu'il ne se dédommage
dans le particulier d'une si grande servitude,
par le ris et la moquerie.
Hommes en place, ministres, favoris, me
permettrez-vous de le dire ? ne vous reposez
point sur vos descendants pour le soin de votre
mémoire et pour la durée de votre nom : les
titres passent, la faveur s'évanouit, les dignités
se perdent, les richesses se dissipent, et le
mérite dégénère. Vous avez des enfants, il
est vrai, dignes de vous, j'ajoute même capables
de soutenir toute votre fortune ; mais qui
peut vous en promettre autant de vos petits-
98 LA BRUYÈRE
fils ? Ne m'en croyez pas, regardez cette
unique fois de certains hommes que vous ne
regardez jamais, que vous dédaignez ; ils ont
des aïeux, à qui, tout grands que vous êtes,
vous ne faites que succéder. Ayez de la
vertu et de l'humanité, et si vous me dites,
qu'aurons-nous de plus ? je vous répondrai,
de l'humanité et de la vertu : maîtres alors
de l'avenir, et indépendants d'une postérité,
vous êtes sûrs de durer autant que la
monarchie ; et dans le temps que l'on mon-
trera les ruines de vos châteaux, et peut-être
la seule place où ils étaient construits, l'idée
de vos louables actions sera encore fraîche
dans l'esprit des peuples ; ils considéreront
avidement vos portraits et vos médailles, ils
diront : Cet homme, dont vous regardez la
peinture, ^ parlé à son maître avec force et
avec liberté, et a plus craint de lui nuire que
de lui déplaire : il lui a permis d'être bon et
bienfaisant, de dire de ses villes, ma bonne ville,
et de son peuple, mon -peuple. Cet autre dont
vous voyez l'image, et en qui l'on remarque
une physionomie forte, jointe à un air grave,
austère et majestueux, augmente d'année à
autre de réputation : les plus grands politiques
souffrent de lui être comparés. Son grand
dessein a été d'affermir l'autorité du prince
et la sûreté des peuples par l'abaissement des
grands : ni les partis, ni les conjurations, ni
les trahisons, ni le péril de la mort, ni les
DE LA RÉPUBLIQUE 99
infirmités, n'o.it pu l'en détourner : il a eu du
temps de reste pour entamer un ouvrage, con-
tinué ensuite et achevé par l'un de nos plus
grands et de nos meilleurs princes,^ l'extinction
de l'hérésie.
Le panneau le plus délié et le plus spécieux
qui dans tous les temps ait été tendu aux
grands par leurs gens d'affaires, et aux rois
par leurs ministres, ^ est la leçon qu'ils leur
font de s'acquitter et de s'enrichir. Excellent
conseil ! maxime utile, fructueuse, une mine
d'or, un Pérou, du moins pour ceux qui ont
su jusqu'à présent l'inspirer à leurs maîtres.
C'est un extrême bonheur pour les peuples
quand le prince admet dans sa confiance, et
choisit pour le ministère ceux mêmes qu'ils
auraient voulu lui donner, s'ils en avaient été
les maîtres.
La science des détails, ou une diligente
attention aux moindres besoins de la répub-
lique, est une partie essentielle au bon gouver-
nement, trop négligée à la vérité dans les
derniers temps par les rois ou par les ministres,
mais qu'on ne peut trop souhaiter dans le
souverain qui l'ignore, ni assez estimer dans
celui qui la possède. Que sert en effet au
bien des peuples, et à la douceur de leurs jours,
1 Louis XIV.
- Colbert, quand il conseilla au Roi le rembourse-
ment des rentes de la Maison de ville ; ce qui a ruiné
bien des familles.
-^uversitas ^^
BÎBUOTHECA ;
loo LA BRUT ÈRE
que le prince place les bornes de son empire
au delà des terres de ses ennemis, qu'il fasse
de leurs souverainetés des provinces de son
royaume, qu'il leur soit également supérieur
par les sièges et par les batailles, et qu'ils ne
soient devant lui en sûreté ni dans les plaines,
ni dans les plus forts bastions ; que les nations
s'appellent les unes les autres, se liguent en-
semble pour se défendre et pour l'arrêter ;
qu'elles se liguent en vain, qu'il marche tou-
jours et qu'il triomphe toujours ; que leurs
dernières espérances soient tombées par le
raffermissement d'une santé qui donnera au
monarque le plaisir de voir les princes ses
petits-fils soutenir ou accroître ses destinées,
se mettre en campagne, s'emparer de redou-
tables forteresses et conquérir de nouveaux
états, commander de vieux et expérimentés
capitaines, moins par leur rang et leur naissance
que par leur génie et leur sagesse, suivre les
traces augustes de leur victorieux père, imiter
sa bonté, sa docilité, son équité, sa vigilance,
son intrépidité ? Que me servirait, en un mot,
comme à tout le peuple, que le prince fût
heureux et comblé de gloire par lui-même et
par les siens, que ma patrie fût puissante et
formidable, si, triste et inquiet, j'y vivais
dans l'oppression ou dans l'indigence ; si, à
couvert des courses de l'ennemi, je me trouvais
exposé dans les places ou dans les rues d'une
ville au fer d'un assassin, et que je craignisse
DE LA RÉPUBLIQUE loi
moins dans l'horreur de la nuit d'être pillé ou
massacré dans d'épaisses forêts, que dans ses
carrefours ; si la sûreté, l'ordre et la propreté
ne rendaient pas le séjour des villes si délicieux,
et n'y avaient pas amené, avec l'abondance, la
douceur de la société ; si, faible et seul de
mon parti, j'avais à souffrir dans ma métairie
du voisinage d'un grand, et si l'on avait moins
pourvu à me faire justice de ses entreprises ;
si je n'avais pas sous ma main autant de maîtres
et d'excellents maîtres pour élever mes enfants
dans les sciences ou dans les arts qui feront
un jour leur établissement ; si, par la facilité
du commerce, il m'était moins ordinaire de
m'habiller de bonnes étoffes et de me nourrir
de viandes saines, et de les acheter peu ; si
enfin, par les soins du prince, je .l'étais pas
aussi content de ma fortune, qu'il doit lui-
même par ses vertus l'être de la sienne ?
Les huit ou les dix mille hommes sont au
souverain comme une monnaie dont il achète
une place ou une victoire : s'il fait qu'il lui
en coûte moins, s'il épargne les hommes, il
ressemble à celui qui marchande et qui connaît
mieux qu'un autre le prix de l'argent.
Tout prospère dans une monarchie, où l'on
confond les intérêts de l'état avec ceux du
prince.
Nommer un roi père du -peu-pie, est moins
faire son éloge, que l'appeler par son nom, ou
faire sa définition.
102 LA BRUTÈRE
Il y un a commerce ou un retour de devoirs du
souverain à ses sujets, et de ceux-ci au souverain :
quels sont les plus assujettissants et les plus
pénibles ? je ne le déciderai pas : il s'agit de
juger, d'un côté, entre les étroits engagements
du respect, des secours, des services, de l'obéis-
sance, de la dépendance ; et, d'un autre, les
obligations indispensables de bonté, de justice,
de soins, de défense, de protection. Dire
qu'un prince est arbitre de la vie des hommes,
c'est dire seulement que les hommes par leurs
crimes deviennent naturellement soumis aux
lois et à la justice, dont le prince est déposi-
taire : ajouter qu'il est maître absolu de tous
les biens de ses sujets, sans égards, sans compte
ni discussion, c'est le langage de la flatterie,
c'est l'opinion d'un favori qui se dédira à
l'agonie.
Quand vous voyez quelquefois un nombreux
troupeau qui, répandu sur une colline vers le
déclin d'un beau jour, paît tranquillement le
thym et le serpolet, ou qui broute dans une
prairie une herbe menue et tendre qui a
échappé à la faux du moissonneur, le berger
soigneux et attentif est debout auprès de ses
brebis ; il ne les perd pas de vue, il les suit, il
les conduit, il les change de pâturage ; si elles
se dispersent, il les rassemble ; si un loup
avide paraît, il lâche son chien qui le met en
fuite ; il les nourrit, il les défend ; l'aurore le
trouve déjà en pleine campagne, d'où il ne se
DE LA RÉPUBLIQUE 103
retire qu'avec le soleil : quels soins ! quelle
vigilance ! quelle servitude ! quelle condition
vous paraît la plus délicieuse et la plus libre,
ou du berger, ou des brebis ? Le troupeau
est-il fait pour le berger, ou le berger pour
le troupeau ? Image naïve des peuples
et du prince qui les gouverne, s'il est bon
prince.
Le faste et le luxe dans un souverain, c'est
le berger habillé d'or et de pierreries, la
houlette d'or en ses mains ; son chien a un
collier d'or, il est attaché avec une laisse d'or
et de soie : que sert tant d'or à son troupeau,
ou contre les loups ?
Quelle heureuse place que celle qui fournit
dans tous les instants l'occasion à un homme
de faire du bien à tant de milliers d'hommes !
quel dangereux poste que celui qui expose à
tous moments un homme à nuire à un million
d'hommes !
Si les hommes ne sont point capables sur
la terre d'une joie plus naturelle, plus flatteuse
et plus sensible que de connaître qu'ils sont
aimés, et si les rois sont hommes, peuvent-ils
jamais trop acheter le cœur de leurs peuples ?
Il y a peu de règles générales et de mesures
certaines pour bien gouverner ; l'on suit le
temps et les conjonctures, et cela roule sur la
prudence et sur les vues de ceux qui régnent :
aussi le chef-d'oeuvre de l'esprit, c'est le
parfait gouvernement ; et ce ne serait peut-
104 LA BRUTÈRE
être pas un chose possible, si les peuples, par
l'habitude où ils sont de la dépendance et
de la soumission, ne faisaient la moitié de
l'ouvrage.
Sous un très grand roi ceux qui tiennent
les premières places n'ont que des devoirs
faciles, et que l'on remplit sans nulle peine :
tout coule de source ; l'autorité et le génie
du prince leur aplanissent les chemins, leur
épargnent les difficultés, et font tout prospérer
au delà de leur attente : ils ont le mérite de
subalternes.
Si c'est trop de se trouver chargé d'une seule
famille, si c'est assez d'avoir à répondre de soi
seul, quel poids, quel accablement, que celui de
tout un royaume ! Un souverain est-il payé
de ses peines par le plaisir que semble donner
une puissance absolue, par toutes les prosterna-
tions de courtisans ? Je songe aux pénibles,
douteux et dangereux chemins qu'il est quel-
quefois obligé de suivre pour arriver à la
tranquillité publique : je repasse les moyens
extrêmes, mais nécessaires, dont il use souvent
pour une bonne fin : je sais qu'il doit répondre
à Dieu même de la félicité de ses peuples, que
le bien et le mal est en ses mains, et que toute
ignorance ne l'excuse pas, et je me dis à moi-
même : Voudrais-je régner .'' Un homme un
peu heureux dans une condition privée
devrait-il y renoncer pour une monarchie ?
N'est-ce pas beaucoup pour celui qui se trouve
DE LA RÉPUBLIQUE 105
en place par un droit héréditaire, de supporter
d'être né roi ?
Que de dons du ciel ^ ne faut-il pas pour
bien régner ? une naissance auguste, un air
d'empire et d'autorité, un visage qui remplisse
la curiosité des peuples empressés de voir le
prince, et qui conserve le respect dans le
courtisan : une parfaite égalité d'humeur, un
grand éloignement pour la raillerie piquante,
ou assez de raison pour ne se la permettre
point : ne faire jamais ni menaces ni reproches,
ne point céder à la colère, et être toujours
obéi ; l'esprit facile, insinuant ; le cœur
ouvert, sincère, et dont on croit voir le fond,
et ainsi très propre à se faire des amis, des
créatures et des alliés ; être secret toutefois,
profond et impénétrable dans ses motifs et
dans ses projets ; du sérieux et de la gravité
dans le public ; de la brièveté, jointe à beau-
coup de justesse et de dignité, soit dans les
réponses aux ambassadeurs des princes, soit
dans les conseils ; une manière de faire des
grâces, qui est comme un second bienfait; le
choix des personnes que l'on gratifie ; le dis-
cernement des esprits, des talents et des com-
plexions pour la distribution des postes et des
emplois ; le choix des généraux et des ministres ;
un jugement ferme, solide, décisif dans les
affaires, qui fait que l'on connaît le meilleur
parti et le plus juste ; un esprit de droiture
1 Portrait de Louis XIV,
io6 LA BRUYERE
et d'équité qui fait qu'on le suit, jusques à
prononcer quelquefois contre soi-même en
faveur du peuple, des alliés, des ennemis ; une
mémoire heureuse et très présente qui rappelle
les besoins des sujets, leurs visages, leurs noms,
leurs requêtes ; une vaste capacité qui s'étende
non seulement aux affaires du dehors, au com-
merce, aux maximes d'état, aux vues de la
politique, au reculement des frontières par la
conquête de nouvelles provinces, et à leur
sûreté par un grand nombre de forteresses
inaccessibles ; mais qui sache aussi se renfermer
au dedans, et comme dans les détails de tout
un royaume ; qui en bannisse un culte faux,
suspect et ennemi de la souveraineté, s'il s'y
rencontre ; qui abolisse des usages cruels et
impies, s'ils y régnent ; qui réforme les lois
et les coutumes, si elles étaient remplies d'abus ;
qui donne aux villes plus de sûreté et plus de
commodités par le renouvellement d'une exacte
police, plus d'éclat et plus de majesté par des
édifices somptueux : punir sévèrement les vices
scandaleux ; donner par son autorité et par
son exemple du crédit à la piété et à la vertu ;
protéger l'église, ses ministres, ses libertés ;
ménager ses peuples comme ses enfants ; être
toujours occupé de la pensée de les soulager,
de rendre les subsides léger?, et tels qu'ils se
lèvent sur les provinces sans les appauvrir ; de
grands talents pour la guerre ; être vigilant,
appliqué, laborieux ; avoir des armées nom-
DE LA RÉPUBLIQUE 107
breuses, les commander en personne, être froid
dans le péril, ne ménager sa vie que pour le
bien de son état, aimer le bien de son état et
sa gloire plus que sa vie ; une puissance très
absolue, qui ne laisse point d'occasion aux
brigues, à l'intrigue et à la cabale ; qui ôte
cette distance infinie qui est quelquefois entre
les grands et les petits, qui les rapproche, et
sous laquelle tous plient également : une
étendue de connaissances qui fait que le prince
voit tout par ses yeux, qu'il agit immédiatement
et par lui-même, que ses généraux ne sont,
quoique éloignés de lui, que ses lieutenants, et
les ministres que ses ministres : une profonde
sagesse qui sait déclarer la guerre, qui sait
vaincre et user de la victoire, qui sait faire la
paix, qui sait la rompre, qui sait quelquefois et
selon les divers intérêts, contraindre les ennemis
à la recevoir ; qui donne des règles à une vaste
ambition, et sait jusques où l'on doit con-
quérir : au milieu d'ennemis couverts ou
déclarés se procurer le loisir des jeux, des fêtes,
des spectacles ; cultiver les arts et les sciences,
former et exécuter des projets d'édifices sur-
prenants : un génie enfin supérieur et puissant
qui se fait aimer et révérer des siens, craindre
des étrangers ; qui fait d'une cour, et même
de tout un royaume, comme une seule famille,
unie parfaitement sous un même chef, dont
l'union et la bonne intelligence est redoutable
au reste du monde. Ces admirables vertus me
io8 LA BRUYÈRE
semblent renfermées dans l'idée du souverain.
Il est vrai qu'il est rare de les voir réunies dans
un même sujet : il faut que trop de choses
concourent à la fois, l'esprit, le cœur, les
dehors, le tempérament ; et il me paraît qu'un
monarque qui les rassemblerait toutes en sa
personne, serait bien digne du nom de Grand.
PORTRAITS TIRÉS DES CARACTÈRES
DE LA BRUYÈRE
Les Critiques ^
L'on m'a engagé, dit Ariste, à lire mes
ouvrages à Zoïle, je l'ai fait ; ils l'ont saisi
d'abord, et avant qu'il ait eu le loisir de les
trouver mauvais, il les a loués modestement en
ma présence, et il ne les a pas loués depuis
devant personne : je l'excuse et je n'en de-
mande pas davantage à un auteur ; je le plains
même d'avoir écouté de belles choses qu'il n'a
point faites. . . .
Bien des gens vont jusques à sentir le mérite
d'un manuscrit qu'on leur lit, qui ne peuveut
se déclarer en sa faveur, jusques à ce qu'ils
aient vu le cours qu'il aura dans le monde par
l'impression, ou quel sera son sort parmi les
habiles : ils ne hasardent point leurs suffrages,
et ils veulent être portés par la foule et
entraînés par la multitude. Ils disent alors
1 Chapitre I, Des Ouvrages de l'Esprit,
log
no CARACTÈRES
qu'ils ont les premiers approuvé cet ouvrage,
et que le public est de leur avis.
Ces gens laissent échapper les plus belles
occasions de nous convaincre qu'ils ont de la
capacité et des lumières, qu'ils savent juger,
trouver bon ce qui est bon, et meilleur ce qui
est meilleur. Un bel ouvrage tombe entre
leurs mains, c'est un premier ouvrage ; l'auteur
ne s'est pas encore fait un grand nom, il n'a
rien qui prévienne en sa faveur : il ne s'agit
point de faire sa cour ou de flatter les grands
en applaudissant à ses écrits. On ne vous
demande pas, Zélotes, de vous récrier : C'est
un chef-d'œuvre de l'esprit : l'humanité ne va
pas plus loin : c'est jusqu'où la parole humaine
peut s'élever: on ne jugera à l'avenir du goût
de quelqu'un qu'à proportion qu'il en aura pour
cette pièce ! Phrases outrées, dégoûtantes, qui
sentent la pension ou l'abbaye ; nuisibles à
cela même qui est louable et qu'on veut louer :
que ne disiez-vous seulement : Voilà un bon
livre .'' Vous le dites, il est vrai, avec toute la
France, avec les étrangers comme avec vos
compatriotes, quand il est imprimé par toute
l'Europe, et qu'il est traduit en plusieurs
langues : il n'est plus temps.
Quelques-uns de ceux qui ont lu un ouvrage,
en rapportent certains traits dont ils n'ont pas
compris le sens, et qu'ils altèrent encore par
tout ce qu'ils y mettent du leur ; et ces traits
ainsi corrompus et défigurés, qui ne sont autre
DE LA BRUYÈRE m
chose que leurs propres pensées et leurs ex-
pressions, ils les exposent à la censure, soutien-
nent qu'ils sont mauvais, et tout le monde
convient qu'ils sont mauvais ; mais l'endroit
de l'ouvrage que ces critiques croient citer, et
qu'en effet ils ne citent point, n'en est pas pire.
Que dites-vous du livre d'Hermodore ?
Qu'il est mauvais, répond Anthime : qu'il est
mauvais ! Qu'il est tel, continue-t-il, que ce
n'est pas un livre, ou qui mérite du moins que
le monde en parle. Mais l'avez-vous lu ?
Non, dit Anthime. Que n'ajoute-t-il que
Fulvie et Mélanie l'ont condamné sans l'avoir
lu, et qu'il est ami de Fulvie et de Mélanie ?
Arsène du plus haut de son esprit contemple
les hommes, et dans l'éloignement d'où il les
voit, il est comme effrayé de leur petitesse.
Loué, exalté, et porté jusqu'aux cieux par de
certaines gens qui se sont promis de s'admirer
réciproquement, il croit, avec quelque mérite
qu'il a, posséder tout celui qu'on peut avoir,
et qu'il n'aura jamais : occupé et rempli de
ses sublimes idées, il se donne à peine le loisir
de prononcer quelques oracles : élevé par son
caractère au-dessus des jugements humains, il
abandonne aux âmes communes le mérite d'une
vie suivie et uniforme, et il n'est responsable
de ses inconstances qu'à ce cercle d'amis qui
les idolâtrent. Eux seuls savent juger, savent
penser, savent écrire, doivent écrire. Il n'y a
point d'autre ouvrage d'esprit si bien reçu
112 CARACTÈRES
dans le monde, et si universellement goûté des
honnêtes gens, je ne dis pas qu'il veuille
approuver, mais qu'il daigne lire : incapable
d'être corrigé par cette peinture qu'il ne lira
point.
Théocrine sait des choses assez inutiles : il a
des sentiments toujours singuliers ; il est moins
profond que méthodique ; il n'exerce que sa
mémoire ; il est abstrait, dédaigneux, et il
semble toujours rire en lui-même de ceux qu'il
croit ne le valoir pas. Le hasard fait que je
lui lis mon ouvrage ; il l'écoute. Est-il lu ? il
me parle du sien : et du vôtre, me direz-vous,
qu'en pense-t-il ? Je vous l'ai déjà dit, il me
parle du sien.
Il n'y a point d'ouvrage si accompli qui ne
fondît tout entier au milieu de la critique, si
son auteur voulait en croire tous les censeurs,
qui ôtent chacun l'endroit qui leur plaît le
moins.
C'est une expérience faite, que s'il se trouve
dix personnes qui eflFacent d'un livre une
expression ou un sentiment, l'on en fournit
aisément un pareil nombre qui les réclame :
ceux-ci s'écrient : Pourquoi supprimer cette
pensée ? elle est neuve, elle est belle, et le
tour en est admirable ; et ceux-là affirment au
contraire, ou qu'ils auraient négligé cette
pensée, ou qu'ils lui auraient donné un autre
tour. Il y a un terme, disent les uns, dans
votre ouvrage, qui est rencontré, et qui peint
DE LA BRUYÈRE 113
la chose au naturel ; il y a un mot, disent les
autres, qui e'st hasardé, et qui d'ailleurs ne
signifie pas assez ce que vous voulez peut-être
faire entendre : et c'est du même trait et du
même mot que tous ces gens s'expliquent
ainsi ; et tous sont connaisseurs et passent
pour tels. Quel autre parti pour un auteur,
que d'oser pour lors être de l'avis de ceux qui
l'approuvent ? . . .
La Bruyère
Le philosophe consume sa vie à observer les
hommes, et il use ses esprits à en démêler les
vices et le ridicule : s'il donne quelque tour à
ses pensées, c'est moins par une vanité d'auteur,
que pour mettre une vérité qu'il a trouvée
dans tout le jour nécessaire pour faire l'im-
pression qui doit servir à son dessein. Quel-
ques lecteurs croient néanmoins le payer avec
usure, s'ils disent magistralement qu'ils ont lu
son livre, et qu'il y a de l'esprit : mais il leur
renvoie tous leurs éloges qu'il n'a pas cherchés
par son travail et par ses veilles. II porte plus
haut ses projets et agit pour une fin plus
relevée : il demande des hommes un plus
grand et un plus rare succès que les louanges,
et même que les récompenses, qui est de les
rendre meilleurs. . . .
1 Je pardonne, dit Antisthius, à ceux que
j'ai loués dans mon ouvrage, s'ils m'oublient ;
1 Chapitre XII, Des Jugements.
H
114 CARACTÈRES
qu'ai-je fait pour eux ? Ils étaient louables.
Je le pardonnerais moins à tous ceux dont j'ai
attaqué les vices sans toucher à leurs personnes,
s'ils me devaient un aussi grand bien que celui
d'être corrigés ; mais comme c'est un événe-
ment qu'on ne voit point, il suit de là que ni
les uns ni les autres ne sont tenus de me faire
du bien.
L'on peut, ajoute ce philosophe, envier ou
refuser à mes écrits leur récompense ; on ne
saurait en diminuer la réputation ; et si on
le fait, qui m'empêchera de le mépriser ? . . ,
Les Auteurs ^
Il y a des artisans ou des habiles dont l'esprit
est aussi vaste que l'art et la science qu'ils
professent : ils lui rendent avec avantage par
le génie et par l'invention ce qu'ils tiennent
d'elle et de ses principes : ils sortent de l'art
pour l'ennoblir, s'écartent des règles, si elles
ne les conduisent pas au grand et au sublime :
ils marchent seuls et sans compagnie, mais ils
vont fort haut et pénètrent fort loin, toujours
sûrs et confirmés par le succès des avantages
que l'on tire quelquefois de l'irrégularité. Les
esprits justes, doux, modérés, non seulement
ne les atteignent pas, ne les admirent pas, mais
ils ne les comprennent point, et voudraient
encore moins les imiter. Ils demeurent tran-
1 Chapitre I, Des Ouvrages de l'Esprit.
DE LA BRUT ÈRE 115
quilles dans l'étendue de leur sphère, vont
jusques à un certain point qui fait les bornes
de leur capacité et de leurs lumières ; ils ne
vont pas plus loin, parce qu'ils ne voient rien
au delà : ils ne peuvent au plus qu'être les
premiers d'une seconde classe, et exceller dans
le médiocre.
Il y a des esprits, si je l'ose dire, inférieurs
et subalternes, qui ne semblent faits que pour
être le recueil, le registre ou le magasin de
toutes les productions des autres génies. Ils
sont plagiaires, traducteurs, compilateurs : ils
ne pensent point, ils disent ce que les autres
ont pensé ; et comme le choix des pensées est
invention, ils l'ont mauvais, peu juste, et qui
les détermine plutôt à rapporter beaucoup de
choses, que d'excellentes choses : ils n'ont rien
d'original et qui soit à eux ; ils ne savent que
ce qu'ils ont appris ; et ils n'apprennent que
ce que tout le monde veut bien ignorer, une
science vaine, aride, dénuée d'agrément et
d'utilité, qui ne tombe point dans la conversa-
tion, qui est hors du commerce, semblable à
une monnaie qui n'a point de cours. On est
tout à la fois étonné de leur lecture et ennuyé
de leur entretien ou de leurs ouvrages. Ce
sont ceux que les grands et le vulgaire con-
fondent avec les savants, et que les sages ren-
voient au pédantisme. . . .
1 Tel, tout d'un coup, et sans y avoir pensé
1 Chapitre XV, De la Chaire.
ii6 CARACTÈRES
la veille, prend du papier, une plume, dit en
soi-même, je vais faire un livre, sans autre
talent pour écrire que le besoin qu'il a de
cinquante pistoles. Je lui crie inutilement :
Prenez une scie, Dioscore, sciez ou bien
tournez, ou faites une jante de roue, vous
aurez votre salaire ; il n'a point fait d'appren-
tissage de tous ces métiers : copiez donc,
transcrivez, soyez au plus correcteur d'im-
primerie, n'écrivez point; il veut écrire et
faire imprimer ; et parce qu'on n'envoie pas
à l'imprimeur un cahier blanc, il le barbouille
de ce qui lui plaît, il écrirait volontiers que la
Seine coule à Paris, qu'il y a sept jours dans la
semaine, ou que le temps est à la pluie ; et
comme ce discours n'est ni contre la religion
ni contre l'état, et qu'il ne fera point d'autre
désordre dans le public que de lui gâter le
goût et l'accoutumer aux choses fades et in-
sipides, il passe à l'examen, il est imprimé ; et,
à la honte du siècle, comme pour l'humiliation
des bons auteurs, réimprimé. . . .
Le Mérite Personnel ^
Que faire d'Égésippe qui demande un
emploi ? Le mettra-t-on dans les finances,
ou dans les troupes ? Cela est indifférent, et
il faut que ce soit l'intérêt seul qui e*" décide,
car il est aussi capable de manier de l'argent
1 Chapitre II, Du Mérite Personnel.
DE LA BRUT ÈRE 117
ou de dresser des comptes, que de porter les
armes. Il est propre à tout, disent ses amis ;
ce qui signifie toujours qu'il n'a pas plus de
talent pour une chose que pour une autre, ou
en d'autres termes, qu'il n'est propre à rien.
Ainsi la plupart des hommes occupés d'eux
seuls dans leur jeunesse, corrompus par la
paresse ou par le plaisir, croient faussement
dans un âge plus avancé qu'il leur suffit d'être
inutiles ou dans l'indigence, afin que la répub-
lique soit engagée à les placer ou à les secourir ;
et ils profitent rarement de cette leçon très
importante, que les hommes devraient employer
les premières années de leur vie à devenir tels
par leurs études et par leur travail, que la
république elle-même eût besoin de leur
industrie et de leurs lumières ; qu'ils fussent
comme une pièce nécessaire à tout son édifice ;
et qu'elle se trouvât portée par ses propres avan-
tages à faire leur fortune ou à l'embellir. . . .
L'or éclate, dites-vous, sur les habits de
Philémon ; il éclate de même chez les mar-
chands. Il est habillé des plus belles étoffes ;
le sont-elles moins toutes déployées dans les
boutiques, et à la pièce ? Mais la broderie et
les ornements y ajoutent encore la magni-
ficence ; je loue donc le travail de l'ouvrier.
Si on lui demande quelle heure il est ; il tire
une i. ' Dntre qui est un chef-d'œuvre : la
garde de son épée est un onyx ; il a au doigt
un gros diamant qu'il fait briller aux yeux, et
ii8 CARACTÈRES
qui est parfait : il ne lui manque aucune de
ces curieuses bagatelles que l'on porte sur soi,
autant pour la vanité que pour l'usage ; et il
ne se plaint non plus toute sorte de parure
qu'un jeune homme qui a épousé une riche
vieille. Vous m'inspirez enfin de la curiosité ;
il faut voir du moins des choses si précieuses ;
envoyez-moi cet habit et ces bijoux de Philé-
mon ; je vous quitte de la personne.
Tu te trompes, Philémon, si avec ce carrosse
brillant, ce grand nombre de coquins qui te
suivent, et ces six bêtes qui te traînent, tu
penses que l'on t'en estime davantage. L'on
écarte tout cet attirail qui t'est étranger,
pour pénétrer jusques à toi qui n'es qu'un
fat. . . .
Un homme à la cour, et souvent à la ville,
qui a un long manteau de soie ou de drap de
Hollande, une ceinture large et placée haut
sur l'estomac, le soulier de maroquin, la calotte
de même, d'un beau grain, un collet bien
fait et bien empesé, les cheveux arrangés et le
teint vermeil, qui avec cela se souvient de
quelques distinctions métaphysiques, explique
ce que c'est que la lumière de gloire, et sait
précisément comment l'on voit Dieu ; cela
s'appelle un docteur. Une personne humble
qui est ensevelie dans le cabinet, qui a médité,
cherché, consulté, confronté, lu et écrit pendant
toute sa vie, est un homme docte. . . .
Emile était né ce que les plus grands
DE LA BRUT ÈRE 119
hommes ne deviennent qu'à force de règles,
de méditation et d'exercice. Il n'a eu dans
ces premières années qu'à remplir des talents
qui étaient naturels, et qu'à se livrer a son
génie. Il a fait, il a agi avant que de savoir,
ou plutôt il a su ce qu'il n'avait jamais appris :
dirai-je que les jeux de son enfance ont été
plusieurs victoires ? Une vie accompagnée
d'un extrême bonheur joint à une longue
expérience, serait illustre par les seules actions
qu'il avait achevées dès sa jeunesse. Toutes
les occasions de vaincre qui se sont depuis
offertes, il les a embrassées, et celles qui
n'étaient pas, sa vertu et son étoile les ont
fait naître : admirable même et par les choses
qu'il a faites, et par celles qu'il aurait pu faire.
On l'a regardé comme un homme incapable
de céder à l'ennemi, de plier sous le nombre
ou sous les obstacles ; comme une âme du
premier ordre, pleine de ressources et de
lumières, qui voyait encore où personne ne
voyait plus ; comme celui qui à la tête des
légions était pour elles un présage de la victoire,
et qui valait seul plusieurs légions ; qui était
grand dans la prospérité, plus grand quand la
fortune lui a été contraire : la levée d'un siège,
une retraite l'ont plus ennobli que ses triomphes;
l'on ne met qu'après, les batailles gagnées et
les villes prises ; qui était rempli de gloire et
de modestie ; on lui a entendu dire, je fuyais,
avec la même grâce qu'il disait, nous les bat-
120 CARACTÈRES
ttmes ; un homme dévoué à l'État, à sa famille,
au chef de sa famille ; sincère pour Dieu et
pour les hommes ; autant admirateur du
mérite que s'il lui eût été moins propre et
moins familier : un homme vrai, simple,
magnanime, à qui il n'a manqué que les
moindres vertus. . . .
Je connais Mopse d'une visite qu'il m'a
rendue sans me connaître. Il prie des gens
qu'il ne connaît point de le mener chez
d'autres dont il n'est pas connu ; il écrit à des
femmes qu'il connaît de vue : il s'insinue dans
un cercle de personnes respectables, et qui ne
savent quel il est ; et là, sans attendre qu'on
l'interroge, ni sans sentir qu'il interrompt, il
parle, et souvent, et ridiculement. Il entre une
autre fois dans une assemblée, se place où il
se trouve, sans nulle attention aux autres ni
à soi-même ; on l'ôte d'une place destinée à
un ministre, il s'assied à celle d'un duc et
pair ; il est là précisément celui dont la
multitude rit, et qui seul est grave et ne
rit point. Chassez un chien du fauteuil du
roi, il grimpe à la chaire du prédicateur, il
regarde le monde indifïéremment sans em-
barras, sans pudeur : il n'a pas, non plus que
le sot, de quoi rougir.
Celse est d'un rang médiocre, mais des
grands le souffrent ; il n'est pas savant, il a
relation avec des savants ; il a peu de mérite,
mais il connaît des gens qui en ont beaucoup ;
DE LA BRUrÈRE 121
il n'est pas habile, mais il a une langue qui
peut servir de truchement, et des pieds qui
peuvent le porter d'un lieu à un autre. C'est
un homme né pour des allées et venues, pour
écouter des propositions et les rapporter, pour
en faire d'office, pour aller plus loin que sa
commission et en être désavoué, pour récon-
cilier des gens qui se querellent à leur première
entrevue, pour réussir dans une affaire et en
manquer mille, pour se donner toute la gloire
de la réussite, et pour détourner sur les autres
la haine d'un mauvais succès. Il sait les bruits
communs, les historiettes de la ville : il ne fait
rien, il dit ou il écoute ce que les autres font,
il est nouvelliste ; il sait même le secret des
familles, il entre dans de plus hauts mystères,
il vous dit pourquoi celui-ci est exilé, et pour-
quoi on rappelle cet autre : il connaît le fond
et les causes de la brouillerie des deux frères
et de la rupture des deux ministres : n'a-t-il
pas prédit aux premiers les tristes suites de
leur mésintelligence ? N'a-t-il pas dit de
ceux-ci que leur union ne serait pas longue ?
N'était-il pas présent à de certaines paroles
qui furent dites ? N'entra-t-il pas dans une
espèce de négociation ? Le voulut-on croire ?
Fut-il écouté ? A qui parlez-vous de ces
choses ? Qui a eu plus de part que Celse à
toutes ces intrigues de cour ? Et si cela n'était
pas ainsi, s'il ne l'avait du moins ou rêvé ou
imaginé, songerait-il à vous le faire croire ?
122 CARACTÈRES
Aurait-il l'air important et mystérieux d'un
homme revêtu d'une ambassade ?
Ménippe est l'oiseau paré de divers plumages
qui ne sont pas à lui : il ne parle pas, il ne sent
pas, il répète des sentiments et des discours, se
sert même si naturellement de l'esprit des
autres, qu'il y est le premier trompé, et qu'il
croit souvent dire son goût ou expliquer sa
pensée, lorsqu'il n'est que l'écho de quelqu'un
qu'il vient de quitter. C'est un homme qui
est de mise un quart d'heure de suite, qui le
moment d'après baisse, dégénère, perd le peu
de lustre qu'un peu de mémoire lui donnait,
et montre la corde : lui seul ignore combien il
est au-dessous du sublime et de l'héroïque ;
et incapable de savoir jusqu'où l'on peut avoir
de l'esprit, il croit naïvement que ce qu'il en
a, est tout ce que les hommes en sauraient
avoir : aussi a-t-il l'air et le maintien de celui
qui n'a rien à désirer sur ce chapitre, et qui
ne porte envie à personne. Il se parle souvent
à soi-même, et il ne s'en cache pas ; ceux qui
passent le voient, et il semble toujours prendre
un parti, ou décider qu'une telle chose est
sans réplique. Si vous le saluez quelquefois,
c'est le jeter dans l'embarras de savoir s'il doit
rendre le salut ou non ; et pendant qu'il
délibère, vous êtes déjà hors de portée. Sa
vanité l'a fait honnête homme, l'a mis au-
dessus de lui-même, l'a fait devenir ce qu'il
n'était pas. L'on juge en le voyant qu'il n'est
DE LA BRUl'ÈRE 123
occupé que de sa personne, qu'il sait que tout
lui sied bien, et que sa parure est assortie,
qu'il croit que tous les yeux sont ouverts sur
lui, et que les hommes se relayent pour le
contempler. . . .
Les Femmes ^
Lise entend dire d'une autre coquette, qu'elle
se moque de se piquer de jeunesse, et de vouloir
user d'ajustements qui ne conviennent plus à
une femme de quarante ans. Lise les a accom-
plis, mais les années pour elle ont moins de
douze mois et ne la vieillissent point. Elle le
croit ainsi ; et pendant qu'elle se regarde au
miroir, qu'elle met du rouge sur son visage et
qu'elle place des mouches, elle convient qu'il
n'est pas permis à un certain âge de faire la
jeune, et que Clarice en eflFet avec ses mouches
et son rouge est ridicule. . . .
Il y avait à Smyrne une très belle fîUe qu'on
appelait Emire, et qui était moins connue dans
toute la ville par sa beauté que par la sévérité
de ses mœurs, et surtout par l'indifférence
qu'elle conservait pour tous les hommes, qu'elle
voyait, disait-eUe, sans aucun péril, et sans
d'autres dispositions que celles où elle se
trouvait pour ses amies et pour ses frères.
Elle ne croyait pas la moindre partie de toutes
les folies qu'on disait que l'amour avait fait
faire dans tous les temps ; et celles qu'elle
^ Chapitre III, De» Femmes.
124 CARACTÈRES
avait vues elle-même, elle ne les pouvait com-
prendre : elle ne connaissait que l'amitié.
Une jeune et charmante personne à qui elle
devait cette expérience, la lui avait rendue si
douce, qu'elle ne pensait qu'à la faire durer,
et n'imaginait pas par quel autre sentiment
elle pourrait jamais se refroidir sur celui de
l'estime et de la confiance, dont elle était si
contente. Elle ne parlait que d'Euphrosine,
c'était le nom de cette fidèle amie ; et tout
Smyrne ne parlait que d'elle et d'Euphrosine ;
leur amitié passait en proverbe. Émire avait
deux frères qui étaient jeunes, d'une excellente
beauté, et dont toutes les femmes de la ville
étaient éprises : il est vrai qu'elle les aima
toujours comme une sœur aime ses frères. Il
Y eut un prêtre de Jupiter qui avait accès dans
la maison de son père, à qui elle plut, qui osa
le lui déclarer, et ne s'attira que du mépris.
Un vieillard qui, se confiant en sa naissance et
en ses grands biens, avait eu la même audace,
eut aussi la même aventure. Elle triomphait
cependant, et c'était jusqu'alors au milieu de
ses frères, d'un prêtre et d'un vieillard qu'elle
se disait insensible. Il sembla que le ciel
voulut l'exposer à de plus fortes épreuves, qui
ne servirent néanmoins qu'à la rendre plus
vaine, et qu'à l'affermir dans la réputation
d'une fille que l'amour ne pouvait toucher.
De trois amants que ses charmes lui acquirent
successivement, et dont elle ne craignit pas de
l\
DE LA BRUTÈRE 125
voir toute la passion, le premier dans un
transport amoureux se perça le sein à ses pieds ;
le second, plein de désespoir de n'être pas
écouté, alla se faire tuer à la guerre de Crète,
et le troisième mourut de langueur et d'in-
somnie. Celui qui les devait venger n'avait
pas encore paru. Ce vieillard, qui avait été
si malheureux dans ses amours, s'en était guéri
par des réflexions sur son âge et sur le caractère
de la personne à qui il voulait plaire : il désira
de continuer de la voir, et elle le souffrit. Il
lui amena un jour son fils qui était jeune, d'une
physionomie agréable, et qui avait une taille
fort noble. Elle le vit avec intérêt ; et comme
il se tut beaucoup en la présence de son père,
elle trouva qu'il n'avait pas assez d'esprit, et
désira qu'il en eût eu davantage. Il la vit seul,
parla assez, et avec esprit ; mais comme il la
regarda peu, et qu'il parla encore moins d'elle
et de sa beauté, elle fut surprise et comme
indignée qu'un homme si bien fait et si
spirituel ne fût pas galant. Elle s'entretint de
lui avec son amie, qui voulut le voir. Il n'eut
des yeux que pour Euphrosine, il lui dit qu'elle
était belle ; et Émire, si indifférente, devenue
jalouse, comprit que Ctésiphon était persuadé
de ce qu'il disait, et que non seulement il était
galant, mais même qu'il était tendre. Elle se
trouva depuis ce temps moins libre avec son
amie : eUe désira de les voir ensemble une
seconde fois pour être plus éclaircie, et une
126 CARACTÈRES
seconde entrevue lui fit voir, encore plus qu'elle
ne craignait de voir, et changea ses soupçons
en certitude. Elle s'éloigne d'Euphrosine, ne
lui connaît plus le mérite qui l'avait charmée,
perd le goût de sa conversation, elle ne l'aime
plus : et ce changement lui fait sentir que
l'amour dans son cœur a pris la place de
l'amitié. Ctésiphon et Euphrosine se voient
tous les jours, s'aiment, songent à s'épouser,
s'épousent. La nouvelle s'en répand par toute
la ville, et l'on publie que deux personnes
enfin ont eu cette joie si rare de se marier à
ce qu'ils aimaient. Émire l'apprend et s'en
désespère. Elle ressent tout son amour ; elle
recherche Euphrosine pour le seul plaisir de re-
voir Ctésiphon ; mais ce jeune mari est encore
l'amant de sa femme, et trouve une nouvelle
maîtresse dans une nouvelle épouse : il ne voit
dans Ëmire que l'amie d'une personne qui lui
est chère. Cette fille infortunée perd le som-
meil, et ne veut plus manger, elle s'afïaibHt,
son esprit s'égare, elle prend son frère pour
Ctésiphon, et elle lui parle comme à un amant.
Elle se détrompe, rougit de son égarement : elle
retombe bientôt dans de plus grands, et n'en
rougit plus; elle ne les connaît plus. Alors elle
craint les hommes, mais trop tard, c'est sa folie :
elle a des intervalles où sa raison lui revient,
et où elle gémit de la retrouver. La jeunesse
de Smyrne qui l'a vue si fière et si insensible,
trouve que les dieux l'ont trop punie. . . .
DE LA BRJTÈRE 127
^ Argyre tire son gant pour montrer une
belle main, et elle ne néglige pas de découvrir
un petit soulier qui suppose qu'elle a le pied
petit : elle rit des choses plaisantes ou sérieuses
pour faire voir de belles dents : si elle montre
son oreille, c'est qu'elle l'a bien faite, et si elle
ne danse jamais, c'est qu'elle est peu contente
de sa taille, qu'elle a épaisse. Elle entend tous
ses intérêts, à l'exception d'un seul ; elle parle
toujours, et n'a point d'esprit. . . .
Fragment ^
" Il disait que l'esprit dans cette belle per-
sonne était un diamant bien mis en œuvre, et
continuant de parler d'elle : c'est, ajoutait-il,
comme une nuance de raison et d'agrément qui
occupe les yeux et le cœur de ceux qui lui
parlent ; on ne sait si on l'aime ou si on
l'admire : il y a en elle de quoi faire une
parfaite amie, et il y a aussi de quoi vous
mener plus loin que l'amitié : trop jeune et
trop fleurie pour ne pas plaire, mais trop
modeste pour songer à plaire, elle ne tient
compte aux hommes que de leur mérite, et ne
croit avoir que des amis. Pleine de vivacité
et capable de sentiment, elle surprend et elle
intéresse, et sans rien ignorer de ce qui peut
entrer de plus délicat et de plus fin dans les
1 Chapitre XI, De l'Homme.
- Chapitre XII, Des Jugements.
128 CARACTÈRES
conversations, elle a encore ces saillies heureuses
qui, entre autres plaisirs qu'elles font, dis-
pensent toujours de la réplique : elle vous
parle comme celle qui n'est pas savante, qui
doute et qui cherche à s'éclaircir, et elle vous
écoute comme celle qui sait beaucoup, qui
connaît le prix de ce que vous lui dites, et
auprès de qui vous ne perdez rien de ce qui
vous échappe. Loin de s'appliquer à vous
contredire avec esprit, et d'imiter Elvire, qui
aime mieux passer pour une femme vive que
marquer du bon sens et de la justesse, elle
s'approprie vos sentiments, elle les croit siens,
elle les étend, elle les embellit, vous êtes con-
tent de vous d'avoir pensé si bien, et d'avoir
mieux dit encore que vous n'aviez cru. Elle
est toujours au-dessus de la vanité, soit qu'elle
parle, soit qu'elle écrive ; elle oublie les traits
où il faut des raisons, elle a déjà compris que
la simplicité est éloquente. S'il s'agit de
servir quelqu'un et de vous jeter dans les
mêmes intérêts, laissant à Elvire les jolis dis-
cours et les belles lettres qu'elle met à tous
usages, Artenice n'emploie auprès de vous que
la sincérité, l'ardeur, l'empressement et la per-
suasion. Ce qui domine en elle c'est le plaisir
de la lecture, avec le goût des personnes de
nom et de réputation, moins pour en être
connue que pour les connaître. On peut la
louer d'avance de toute la sagesse qu'elle aura
un jour, et de tout le mérite qu'elle se prépare
DE LA BRUT ÈRE 129
par les années, puisqu'avec une bonne con-
duite elle a de meilleures intentions, des prin-
cipes sûrs, utiles à celles qui sont comme elle
exposées aux soins et à la flatterie ; et qu'étant
assez particulière, sans pourtant être farouche,
ayant même un peu de penchant pour la
retraite, il ne lui saurait peut-être manquer
que les occasions, ou ce qu'on appelle un
grand théâtre, pour y faire briller toutes ses
vertus." . . .
Les Précieuses ^
L'on voit des gens, qui dans les conversations
ou dans le peu de commerce que l'on a avec
eux, vous dégoûtent par leurs ridicules ex-
pressions, par la nouveauté, et j'ose dire par
l'impropriété des termes dont ils se servent,
comme par l'alliance de certains mots qui ne
se rencontrent ensemble que dans leur bouche,
et à qui ils font signifier des choses que leurs
premiers inventeurs n'ont jamais eu intention
de leur faire dire. Ils ne suivent, en parlant,
ni la raison ni l'usage, mais leur bizarre génie,
que l'envie de toujours plaisanter, et peut-être
de briller, tourne insensiblement à un jargon
qui leur est propre, et qui devient enfin leur
idiome naturel : ils accompagnent un langage
si extravagant d'un geste affecté et d'une pro-
nonciation qui est contrefaite. Tous sont
^ Chapitre V, De la Société et de la Conversation.
I
I30 CARACTÈRES
contents d'eux-mêmes et de l'agrément de leur
esprit, et l'on ne peut pas dire qu'ils en soient
entièrement dénués ; mais on les plaint de ce
peu qu'ils en ont ; et ce qui est pire, on en
souffre.
Que dites-vous ? Comment ? Je n'y suis
pas : vous plairait-il de recommencer ? J'y
suis encore moins : je devine enfin : vous
voulez, Acis, me dire qu'il fait froid ; que ne
disiez-vous : Il fait froid ? vous voulez m' ap-
prendre qu'il pleut, ou qu'il neige ; dites : Il
pleut, il neige : vous me trouvez bon visage,
et vous désirez de m'en féliciter ; dites : Je
vous trouve bon visage. Mais, répondez-vous,
cela est bien uni et bien clair, et d'ailleurs qui
ne pourrait pas en dire autant ? Qu'importe,
Acis, est-ce un si grand mal d'être entendu
quand on parle, et de parler comme tout le
monde ? Une chose vous manque, Acis, à
vous et à vos semblables, les diseurs de Phébus,
vous ne vous en défiez point, et je vais vous
jeter dans l'étonnement ; une chose vous
manque, c'est l'esprit. Ce n'est pas tout : il y
a en vous une chose de trop, qui est l'opinion
d'en avoir plus que les autres : voilà la source
de votre pompeux galimatias, de vos phrases
embrouillées, et de vos grands mots qui ne
signifient rien. Vous abordez cet homme, ou
vous entrez dans cette chambre, je vous tire
par votre habit et vous dis à l'oreille : Ne songez
point à avoir de l'esprit, n'en ayez point, c'est
DE LA BRUTÈRE 131
votre rôle ; ayez, si vous pouvez, un langage
simple, et tel que l'ont ceux en qui vous ne
trouvez aucun esprit ; peut-être alors croira-
t-on que vous en avez. . . .
L'on a vu, il n'y a pas longtemps, un cercle
de personnes des deux sexes, liées ensemble
par la conversation et par un commerce d'esprit :
ils laissaient au vulgaire l'art de parler d'une
manière intelligible ; une chose dite entre eux
peu clairement, en entraînait une autre encore
plus obscure, sur laquelle on enchérissait par
de vraies énigmes, toujours suivies de longs
applaudissements : par tout ce qu'ils appel-
aient délicatesse, sentiments, tour et finesse
d'expression, ils étaient enfin parvenus à
n'être plus entendus, et à ne s'entendre
pas eux-mêmes. Il ne fallait pour fournir
à ces entretiens ni bon sens, ni jugement,
ni mémoire, ni la moindre capacité ; il fallait
de l'esprit, non pas du meilleur, mais de celui
qui est faux, et où l'imagination a trop de
part.
Je le sais, Théobalde, vous êtes vieilli :
mais voudriez-vous que je crusse que vous êtes
baissé, que vous n'êtes plus poète ni bel
esprit, que vous êtes présentement aussi
mauvais juge de tout genre d'ouvrage que
méchant auteur, que vous n'avez plus rien de
naïf et de délicat dans la conversation ? Votre
air libre et présomptueux me rassure et me
persuade tout le contraire. Vous êtes donc
132 CARACTËRES
aujourd'hui tout ce que vous fûtes jamais, et
peut-être meilleur : car si à votre âge vous
êtes si impétueux, quel nom, Théobalde,
fallait-il vous donner dans votre jeunesse, et
lorsque vous étiez la coqueluche ou l'entêtement
de certaines femmes qui ne juraient que par
vous et sur votre parole, qui disaient : Cela est
délicieux ; qu'a-t-il dit r'
L'on parle impétueusement dans les entre-
tiens, souvent par vanité ou par humeur,
rarement avec assez d'attention : tout occupé
du désir de répondre à ce qu'on n'écoute
point, l'on suit ses idées, et on les explique
sans le moindre égard pour les raisonnements
d'autrui ; l'on est bien éloigné de trouver
ensemble la vérité, l'on n'est pas encore con-
venu de celle que l'on cherche. Qui pourrait
écouter ces sortes de conversations et les écrire,
ferait voir quelquefois de bonnes choses qui
n'ont nulle suite.
Il a régné pendant quelque temps une sorte
de conversation fade et puérile, qui roulait
toute sur des questions frivoles qui avaient
relation au cœur, et à ce qu'on appelle passion
ou tendresse. La lecture de quelques romans
les avait introduites parmi les plus honnêtes
gens de la ville et de la cour ; ils s'en sont
défaits, et la bourgeoisie les a reçues avec les
pointes et les équivoques.
Quelques femmes de la ville ont la délicatesse
de ne pas savoir, ou de n'oser dire le nom des
DE LA BRUTËRE 133
rues, des places et de quelques endroits publics,
qu'elles ne croient pas assez nobles pour être
connus. Elles disent le Louvre, la Place
Royale ; mais elles usent de tours et de phrases
plutôt que de prononcer de certains noms ; et
s'ils leur échappent, c'est du moins avec quel-
que altération du mot, et après quelques façons
qui les rassurent ; en cela moins naturelles que
les femmes de la cour, qui, ayant besoin dans
le discours des Halles, du Châtelet, ou de choses
semblables, disent les Halles, le Châtelet. . . .
Les Gens du Monde
Qui peut se promettre d'éviter dans la
société des hommes, la rencontre de certains
esprits vains, légers, familiers, délibérés, qui
sont toujours dans une compagnie ceux qui
parlent, et qu'il faut que les autres écoutent ?
On les entend de l'antichambre : on entre
impunément et sans crainte de les interrompre ;
ils continuent leur récit sans la moindre atten-
tion pour ceux qui entrent ou qui sortent,
comme pour le rang ou le mérite des personnes
qui composent le cercle : ils font taire celui
qui commence à conter une nouvelle, pour la
dire de leur façon, qui est la meilleure ; ils la
tiennent de Zamet, de Ruccelay, ou de Con-
chini,^ qu'ils ne connaissent point, à qui ils
n'ont jamais parlé, et qu'ils traiteraient de
^ Sans dire monsieur.
134 CARACTÈRES
monseigneur, s'ils leur parlaient : ils s'appro-
chent quelquefois de l'oreille du plus qualifié
de l'assemblée, pour le gratifier d'une circon-
stance que personne ne sait, et dont ils ne
veulent pas que les autres soient instruits :
ils suppriment quelques noms, pour déguiser
l'histoire qu'ils racontent, et pour détourner
les applications ; vous les priez, vous les pressez
inutilement ; il y a des choses qu'ils ne diront
pas, il y a des gens qu'ils ne sauraient nommer,
leur parole y est engagée, c'est le dernier secret,
c'est un mystère : outre que vous leur de-
mandez l'impossible ; car sur ce que vous
voulez apprendre d'eux, ils ignorent le fait
et les personnes.
Arrias a tout lu, a tout vu, il veut le per-
suader ainsi, c'est un homme universel, et il
se donne pour tel ; il aime mieux mentir que
de se taire ou de paraître ignorer quelque
chose. On parle à la table d'un grand d'une
cour du nord, il prend la parole, et l'ôte à
ceux qui allaient dire ce qu'ils en savent : il
s'oriente dans cette région lointaine, comme s'il
en était originaire : il discourt des mœurs de
cette cour, des femmes du pays, de ses lois et
de ses coutumes ; il récite des historiettes qui
y sont arrivées, il les trouve plaisantes et il en
rit jusqu'à éclater. Quelqu'un se hasarde de
le contredire et lui prouve nettement qu'il dit
des choses qui ne sont pas vraies. Arrias ne
se trouble point, prend feu au contraire
DE LA BRU r ERE 135
contre l'interrupteur : Je n'avance, lui dit-il,
je ne raconte rien que je ne sache d'original;
je l'ai appris de Sethon, ambassadeur de France
dans cette cour, revenu à Paris depuis quel-
ques jours, que je connais familièrement, que
j'ai fort interrogé, et qui ne m'a caché aucune
circonstance. Il reprenait le fil de sa narration
avec plus de confiance qu'il ne l'avait com-
mencée, lorsque l'un des conviés lui dit : C'est
Sethon à qui vous parlez, lui-même, et qui
arrive fraîchement de son ambassade. . . .
J'entends Théodecte de l'antichambre ; il
grossit sa voix à mesure qu'il ap loche; le
voilà entré : il rit, il crie, il éclate ; on bouche
ses oreilles, c'est un tonnerre ; il n'est pas
moins redoutable par les choses qu'il dit, que
par le ton dont il parle : il ne s'apaise et il
ne revient de ce grand fracas, que pour bre-
douiller des vanités et des sottises : il a si peu
d'égard aux temps, aux personnes, aux bien-
séances, que chacun a son fait, sans qu'il ait
eu intention de le lui donner ; il n'est pas
encore assis, qu'il a, à son insu, désobligé toute
l'assemblée. A-t-on servi, il se met le premier
à table et dans la première place; les femmes
sont à sa droite et à sa gauche : il mange, il
boit, il conte, il plaisante, il interrompt tout
à la fois : il n'a nul discernement des per-
sonnes, ni du maître, ni des conviés ; il abuse
de la folle déférence qu'on a pour lui. Est-ce
Eutidéme qui donne le repas ? Il rappelle à
136 CARACTÈRES
soi toute l'autorité de la table, et il y a un
moindre inconvénient à la lui laisser tout entière
qu'à la lui disputer : le vin et les viandes
n'ajoutent rien à son caractère. Si l'on joue, il
gagne au jeu ; il veut railler celui qui perd, et
il l'offense : les rieurs sont pour lui ; il n'y a
sorte de fatuité qu'on ne lui passe. Je cède
enfin et je disparais, incapable de souffrir
plus longtemps Théodecte, et ceux qui le
souffrent.
Troïle est utile à ceux qui ont trop de bien ;
il leur ôte l'embarras du superflu, il leur sauve
la peine d'amasser de l'argent, de faire des
contrats, de fermer des coffres, de porter des
clefs sur soi et de craindre un vol domestique :
il les aide dans leurs plaisirs, et il devient
capable ensuite de les servir dans leurs passions ;
bientôt il les règle et les maîtrise dans leur
conduite. Il est l'oracle d'une maison, celui
dont on attend, que dis-je .^ dont on prévient,
dont on devine les décisions : il dit de cet
esclave : Il faut le punir, et on le fouette ; et
de cet autre : Il faut l'affranchir, et on l'affran-
chit : l'on voit qu'un parasite ne le fait pas
rire, il peut lui déplaire, il est congédié : le
maître est heureux, si Troïle lui laisse sa femme
et ses enfants. Si celui-ci est à table, et qu'il
prononce d'un mets qu'il est friand, le maître
et les conviés qui en mangaient sans réflexion,
le trouvent friand, et ne s'en peuvent rassasier :
s'il dit au contraire d'un autre mets qu'il est
DE LA BRU r ÈRE 137
insipide, ceux qui commençaient à le goûter,
n'osent avaler le morceau qu'ils ont à la bouche ;
ils le jettent à terre : tous ont les yeux sur
lui, observent son maintien et son visage avant
de prononcer sur le vin ou sur les viandes qui
sont servies. Ne le cherchez pas ailleurs que
dans la maison de ce riche qu'il gouverne : c'est
là qu'il mange, qu'il dort et qu'il fait digestion,
qu'il querelle son valet, qu'il reçoit ses ouvriers,
et qu'il remet ses créanciers ; il régente, il
domine dans une salle, il y reçoit la cour et les
hommages de ceux qui, plus fins que les autres,
ne veulent aller au maître que par Troïle. Si
l'on entre par malheur sans avoir une physio-
nomie qui lui agrée, il ride son front et il
détourne sa vue ; si on l'aborde, il ne se lève
pas ; si l'on s'assied auprès de lui, il s'éloigne ;
si on lui parle, il ne répond point ; si l'on
continue de parler, il passe dans une autre
chambre ; si on le suit, il gagne l'escalier ; il
franchirait tous les étages, ou il se lancerait
par une fenêtre, plutôt que de se laisser joindre
par quelqu'un qui a un visage ou un son de
voix qu'il désapprouve ; l'un et l'autre sont
agréables à Troïle, et il s'en est servi heu-
reusement pour s'insinuer ou pour conquérir.
Tout devient, avec le temps, au-dessous de
ses soins, comme il est au-dessus de vouloir se
soutenir ou continuer de plaire par le moindre
des talents qui ont commencé à le faire valoir.
C'est beaucoup qu'il sorte quelquefois de ses
138 CARACTÈRES
méditations et de sa taciturnité, pour contre-
dire, et que même pour critiquer, il daigne une
fois le jour avoir de l'esprit : bien loin
d'attendre de lui qu'il défère à vos senti-
ments, qu'il soit complaisant, qu'il vous loue,
vous n'êtes pas sûr qu'il aime toujours votre
approbation, ou qu'il souffre votre complais-
ance.
Il faut laisser parler cet inconnu que le
hasard a placé auprès de vous dans une voiture
publique, à une fête ou à un spectacle, et il
ne vous coûtera bientôt pour le connaître que
de l'avoir écouté : vous saurez son nom, sa
demeure, son pays, l'état de son bien, son
emploi, celui de son père, la famille dont est
sa mère, sa parenté, ses alliances, les armes de
sa maison ; vous comprendez qu'il est noble,
qu'il a un château, de beaux meubles, des
valets et un carrosse. . . .
Pour vous, dit Eutiphron, vous êtes riche,
ou vous devez l'être ; dix mille livres de rente,
et en fonds de terre, cela est beau, cela est
doux, et l'on est heureux à moins ; pendant
que lui qui parle ainsi, a cinquante mille livres
de revenu, et qu'il croit n'avoir que la moitié de
ce qu'il mérite : il vous taxe, il vous apprécie,
il fixe votre dépense, et s'il vous jugeait digne
d'une meilleure fortune, et de celle même où
il aspire, il ne manquerait pas de vous la sou-
haiter. Il n'est pas le seul qui fasse de si
mauvaises estimations ou des comparaisons si
DE LA BRUT ÈRE 139
désobligeantes ; le monde est plein d'Euti-
phrons.
Quelqu'un suivant la pente de la coutume
qui veut qu'on loue, et par l'habitude qu'il a
à la flatterie et à l'exagération, congratule
Théodème sur un discours qu'il n'a point
entendu, et dont personne n'a pu encore lui
rendre compte ; il ne laisse pas de lui parler
de son génie, de son geste, et surtout de la
fidélité de sa mémoire ; et il est vrai que
Théodème est demeuré court.
L'on voit des gens brusques, inquiets, suffi-
sants, qui, bien qu'oisifs, et sans aucune affaire
qui les appelle ailleurs, vous expédient, pour
ainsi dire, en peu de paroles, et ne songent
qu'à se dégager de vous : on leur parle encore
qu'ils sont partis et ont disparu. Ils ne sont
pas moins impertinents que ceux qui vous
arrêtent seulement pour vous ennuyer ; ils
sont peut-être moins incommodes.
Parler et offenser, pour de certaines gens, est
précisément la même chose : ils sont piquants
et amers ; leur style est mêlée de fiel et
d'absynthe ; la raillerie, l'injure, l'insulte, leur
découlent des lèvres comme leur salive. Il
leur serait utile d'être nés muets ou stupides.
Ce qu'ils ont de vivacité et d'esprit leur nuit
davantage que ne fait à quelques autres leur
sottise. Ils ne se contentent pas toujours de
répliquer avec aigreur, ils attaquent souvent
avec insolence : ils frappent sur tout ce qui
140 CARACTÈRES
se trouve sous leur langue, sur les présents,
sur les absents ; ils heurtent de front et de
côté comme des béliers : demande-t-on
à des béliers qu'ils n'aient pas de cornes ?
De même n'espère-t-on pas de réformer par
cette peinture des naturels si durs, si farouches,
si indociles. Ce que l'on peut faire de
mieux, d'aussi loin qu'on les découvre, est
de les fuir de toute sa force, et sans regarder
derrière soi. . . .
Je n'aime pas un homme que je ne puis
aborder le premier ni saluer avant qu'il me
salue, sans m'avilir à ses yeux, et sans tremper
dans la bonne opinion qu'il a de lui-même.
Montaigne dirait : ^ " Je veux avoir mes coudées
franches, et être courtois et affable à mon
point sans remords ne conséquence. Je no
puis du tout estriver contre mon penchant, et
aller au rebours de mon naturel, qui m'em-
meine vers celuy que je trouve à ma rencontre.
Quand il m'est égal, et qu'il ne m'est point
ennemy, j'anticipe sur son accueil, je le ques-
tionne sur sa disposition et santé, je lui fais
offre de mes offices, sans tant marchander sur
le plus ou sur le moins, ne être, comme disent
aucuns, sur le qui vive : celui-là me déplaist,
qui, par la connoissance que j'ay de ses coutumes
et façons d'agir me tire de cette liberté et fran-
chise : comment me ressouvenir tout à propos
et d'aussi loin que je vois cet homme, d'em-
' Imité de Montaigne.
DE LA BRUTÈRE 141
prunter une contenance grave et importante,
et qui l'avertisse que je crois le valoir bien et
au delà ; pour cela de me ramentevoir de mes
bonnes qualités et conditions, et des siennes
mauvaises, puis en faire la comparaison ? C'est
trop de travail pour moi, et ne suis du tout
capable de si roide et si subite attention : et
quand bien elle m'auroit succédé une première
fois, je ne laisserois pas de fléchir et de me dé-
mentir à une seconde tâche : je ne puis me
forcer et contraindre pour quelconque à estre
fier." . . .
Le Pédant
Hermagoras ne sait pas qui est roi de
Hongrie ; il s'étonne de n'entendre faire aucune
mention du roi de Bohême : ne lui parlez pas
des guerres de Flandre et de Hollande, dispen-
sez-le du moins de vous répondre ; il confond
les temps, il ignore quand elles ont commencé,
quand elles ont fini : combats, sièges, tout lui est
nouveau. Mais il est instruit de la guerre des
géants, il en raconte le progrès et les moindres
détails ; rien ne lui est échappé. Il débrouille
de même l'horrible chaos des deux empires, le
Babylonien et l'Assyrien : il connaît à fond
les Égyptiens et leurs dynasties. Il n'a jamais
vu Versailles ; il ne le verra point : il a presque
vu la tour de Babel ; il en compte les degrés,
il sait combien d'architectes ont présidé à cet
142 CARACTERES
ouvrage, il sait le nom des architectes. Dirai-je
qu'il croit Henri IV fils de Henri HI ? Il
néglige du moins de rien connaître aux maisons
de France, d'Autriche, de Bavière : quelles
minuties, dit-il ! pendant qu'il récite de
mémoire toute une liste des \o\% des Mèdes
ou de Babylone, et que les noms d'Apronal,
d'Hérigebal, de Noesnemordach, de Mado-
kempad lui sont aussi familiers qu'à nous ceux
de Valois et de Bourbon. Il demande si
l'empereur a jamais été marié : mais personne
ne lui apprendra que Ninus a eu deux femmes.
On lui dit que le roi jouit d'une santé par-
faite ; et il se souvient que Thetmosis, un roi
d'Egypte, était valétudinaire, et qu'il tenait
cette complexion de son aïeul Alipharmutosis.
Que ne sait-il point ? Quelle chose lui est
cachée de la vénérable antiquité ? Il vous
dira que Sémiramis, ou selon quelques-uns,
Sérimaris, parlait comme son fils Ninyas, qu'on
ne les distinguait pas à la parole ; si c'était
parce que la mère avait une voix mâle comme
son fils, ou le fils une voix efféminée comme
sa mère, il n'ose pas le décider. Il vous
révélera que Nembrod était gaucher, et Sésostris
ambidextre ; que c'est une erreur de s'imaginer
qu'un Artaxerxe ait été appelé Longuemain,
parce que les bras lui tombaient jusqu'aux
genoux, et non à cause qull avait une main
plus longue que l'autre : et il ajoute qu'il y
a des auteurs graves qui affirment que c'était
DE LA BRUTËRE 143
la droite, qu'il croit néanmoins être bien fondé
à soutenir que c'était la gauche.
Le Bel-Esprit
Ascagne est statuaire, Hégion fondeur,
Eschine foulon, et Cydias bel-esprit, c'est sa
profession. Il a une enseigne, un atelier, des
ouvrages de commande, et des compagnons
qui travaillent sous lui ; il ne vous saurait
rendre de plus d'un mois les stances qu'il vous
a promises, s'il ne manque de parole à Tro-
sichée qui l'a engagé à faire une élégie ; une
idylle est sur le métier, c'est pour Crantor qui
le presse et qui lui laisse espérer un riche
salaire. Prose, vers, que voulez-vous t II
réussit également en l'un et en l'autre. De-
mandez-lui des lettres de consolation ou sur
une absence, il les entreprendra ; prenez-les
toutes faites et entrez dans son magasin, il y
a à choisir. Il a un ami qui n'a point d'autre
fonction sur la terre que de le promettre long-
temps à un certain monde, et de le présenter
enfin dans les maisons comme homme rare et
d'une exquise conversation ; et là, ainsi que
le musicien chante et que le joueur de luth
touche son luth devant les personnes à qui il
a été promis, Cydias, après avoir toussé, relevé
sa manchette, étendu la main et ouvert les
doigts, débite gravement ses pensées quintes-
144
CJRJCTËRES
senciées et ses raisonnements sophistiques.
Différent de ceux qui, convenant de principes,
et connaissant la raison ou la vérité qui est
une, s'arrachent la parole l'un à l'autre pour
s'accorder sur leurs sentiments, il n'ouvre la
bouche que pour contredire : // me semble,
dit-il gracieusement, que c'est tout le contraire
de ce que vous dites, ou je ne saurais être de
votre opinion ; ou bien : Ça été autrefois mon
entêtement comme il est le vôtre ; mais... il y
a trois choses, ajoute-t-il, à considérer... et
il en ajoute une quatrième. Fade discoureur
qui n'a pas mis plutôt le pied dans une assem-
blée, qu'il cherche quelques femmes auprès de
qui il puisse s'insinuer, se parer de son bel
esprit ou de sa philosophie, et mettre en
œuvre ses rares conceptions ; car, soit qu'il
parle ou qu'il écrive, il ne doit pas être soup-
çonné d'avoir en vue ni le vrai ni le faux, ni
le raisonnable ni le ridicule ; il évite unique-
ment de donner dans le sens des autres, et
d'être de l'avis de quelqu'un : aussi attend-il
dans un cercle que chacun se soit expliqué sur
le sujet qui s'est offert, ou souvent qu'il a
amené lui-même, pour dire dogmatiquement
des choses toutes nouvelles, mais à son gré
décisives et sans réplique. Cydias s'égale à
Lucien et à Sénèque, se met au-dessus de
Platon, de Virgile, et de Théocrite ; et son
flatteur a soin de le confirmer tous les matins
dans cette opinion. Uni de goût et d'intérêt
DE LA BRUT ÈRE 145
avec les contempteurs d'Homère, il attend
paisiblement que les hommes détrompés lui
préfèrent les poètes modernes : il se met en
ce cas à la tête de ces derniers, et il sait à qui
il adjuge la seconde place. C'est en un mot,
un composé du pédant et du précieux, fait
pour être admiré de la bourgeoisie et de la
province, en qui néanmoins on n'aperçoit
rien de grand que l'opinion qu'il a de lui-
même. . . .
^ Je nomme Euripile, et vous dites, c'est un
bel esprit : vous dites aussi de celui qui
travaille une poutre, il est charpentier, et
de celui qui refait un mur, il est maçon. Je
vous demande quel est l'atelier où travaille cet
homme de métier, ce bel esprit \ Quelle est
son enseigne ? A quel habit le reconnaît-on 1
quels sont ses outils ? est-ce le coin, sont-ce
le marteau ou l'enclume .' Où fend-il, où
cogne-t-il son ouvrage, où l'expose-t-il en
vente ? Un ouvrier se pique d'être ouvrier ;
Euripile se pique-t-il d'être bel esprit ? S'il
est tel, vous me peignez un fat qui met l'esprit
en roture, une âme vile et mécanique, à qui ni
ce qui est beau, ni ce qui est esprit, ne
sauraient s'appliquer sérieusement ; et s'il est
vrai qu'il ne se pique de rien, je vous entends,
c'est un homme sage et qui a de l'esprit : ne
dites-vous pas encore du savantasse, il est bel
esprit, et ainsi du mauvais poète .? Mais vous-
1 Chapitre XII, Des Jug'ements.
K
146 CARACTÈRES
même vous croyez-vous sans aucun esprit ? Et
si vous en avez, c'est sans doute de celui qui
est beau et convenable ; vous voilà donc un bel
esprit : ou s'il s'en faut peu que vous ne
preniez ce nom pour une injure, continuez, j'y
consens, de le donner à Euripile, d'employer
cette ironie, comme les sots, sans le moindre
discernement, ou comme les ignorants qu'elle
console d'une certaine culture qui leur manque
et qu'ils ne voient que dans les autres. . . .
Les Biens de Fortune ^
Je vais, Clitiphon, à votre porte ; le besoin
que j'ai de vous me chasse de mon lit et de
ma chambre ; plût aux dieux que je ne fusse
ni votre client ni votre fâcheux ! Vos esclaves
me disent que vous êtes enfermé, et que vous
ne pouvez m'écouter que d'une heure entière :
je reviens avant le temps qu'ils m'ont marqué,
et ils me disent que vous êtes sorti. Que
faites-vous, Clitiphon, dans cet endroit le plus
reculé de votre appartement, de si laborieux
qui vous empêche de m'entendre .'' Vous
enfilez quelques mémoires, vous collationnez
un registre, vous signez, vous paraphez ; je
n'avais qu'une chose à vous demander, et vous
n'aviez qu'un mot à me répondre, oui ou non.
Voulez-vous être rare ? Rendez service à ceux
qui dépendent de vous : vous le serez davan-
1 Chapitre VI, Des Biens de Fortune.
DE LA BRUTËRE 147
tage par cette conduite, que par ne vous pas
laisser voir. O homme important et chargé
d'affaires, qui à votre tour avez besoin de mes
offices, venez dans la solitude de mon cabinet,
le philosophe est accessible, je ne vous remettrai
point à un autre jour. Vous me trouverez sur
les livres de Platon qui traitent de la spiritualité
de l'âme et de sa distinction d'avec le corps, ou
la plume à la main pour calculer les distances
de Saturne et de Jupiter : j'admire Dieu dans
ses ouvrages, et je cherche, par la connaissance
de la vérité, à régler mon esprit et devenir
meilleur. Entrez, toutes les portes vous sont
ouvertes : mon antichambre n'est pas faite
pour s'y ennuyer en m'attendant ; passez
jusqu'à moi sans me faire avertir ; vous m'ap-
portez quelque chose de plus précieux que
l'argent et l'or, si c'est une occasion de vous
obliger ; parlez, que voulez-vous que je fasse
pour vous .? Faut-il quitter mes livres, mes
études, mon ouvrage, cette ligne qui est com-
mencée ? Quelle interruption heureuse pour
moi que celle qui vous est utile ! Le manieur
d'argent, l'homme d'affaires est un ours qu'on
ne saurait apprivoiser, on ne le voit dans sa
loge qu'avec peine ; que dis-je .'' On ne le voit
point ; car d'abord on ne le voit pas encore,
et bientôt on ne le voit plus. L'homme de
lettres au contraire est trivial comme une
borne au coin des places ; il est vu de tous, et
à toute heure, et en tous états, à table, au lit.
148 CARACTERES
nu, habillé, sain ou malade : il ne peut être
important, et il ne le veut point être. . . .
Les partisans nous font sentir toutes les
passions l'une après l'autre. L'on commence
par le mépris à cause de leur obscurité. On
les envie ensuite, on les hait, on les craint, on
les estime quelquefois, et on les respecte.
L'on vit assez pour finir à leur égard par la
compassion.
Sosie de la livrée a passé par une petite
recette à une sous-ferme ; et par les con-
cussions, la violence et l'abus qu'il a fait de
ses pouvoirs, il s'est enfin, sur les ruines de
plusieurs familles, élevé à quelque grade :
devenu noble par une charge, il ne lui man-
quait que d'être homme de bien : une place
de marguillier a fait ce prodige.
Arfure cheminait seule et à pied vers le
grand portique de Saint * *, entendait de
loin le sermon d'un carme ou d'un docteur
qu'elle ne voyait qu'obliquement, et dont elle
perdait bien des paroles. Sa vertu était
obscure, et sa dévotion connue comme sa
personne. Son mari est entré dans le hui-
tième denier ; quelle monstrueuse fortune en
moins de six années ! Elle n'arrive à l'église
que dans un char ; on lui porte une lourde
queue : l'orateur s'interrompt pendant qu'elle
se place, elle le voit de front, n'en perd pas
une seule parole ni le moindre geste : il
DE LA BRUl'ÈRE 149
y a une brigue entre les prêtres pour la
confesser ; tous veulent l'absoudre, et le curé
l'emporte.
L'on porte Crésus au cimetière : de toutes
ses immenses richesses que le vol et la con-
cussion lui avaient acquises, et qu'il a épuisées
par le luxe et par la bonne chère, il ne lui est
pas demeuré de quoi se faire enterrer ; il est
mort insolvable, sans biens, et ainsi privé de
tous les secours : l'on n'a vu chez lui ni julep,
ni cordiaux, ni médecins, ni le moindre docteur
qui l'ait assuré de son salut.
Champagne, au sortir d'un long dîner qui
lui enfle l'estomac, et dans les douces fumées
d'un vin d'Avenay ou de Sillery, signe un
ordre qu'on lui présente, qui ôterait le pain à
toute une province, si l'on n'y remédiait : il
est excusable ; quel moyen de comprendre
dans la première heure de la digestion qu'on
puisse quelque part mourir de faim ?
Sylvain, dans ses deniers, a acquis de la nais-
sance et un autre nom. Il est seigneur de la
paroisse où ses aïeux payaient la taille : il
n'aurait pu autrefois entrer page chez Cléobule,
et il est son gendre.
Dorus passe en litière par la voie Appienne,
précédé de ses affranchis et de ses esclaves, qui
détournent le peuple et font faire place : il
ne lui manque que des licteurs. Il entre à
Rome avec ce cortège, où il semble triompher
150 CARACTÈRES
de la bassesse et de la pauvreté de son père
Sanga.
On ne peut mieux user de la fortune que
fait Périandre : elle lui donne du rang, du
crédit, de l'autorité ; déjà on ne le prie plus
d'accorder son amitié, on implore sa protection.
Il a commencé par dire de soi-même, un
homme de ma sorle ; il passe à dire, un homme
de ma qualité : il se donne pour tel, et il n'y
a personne de ceux à qui il prête de l'argent,
ou qu'il reçoit à sa table qui est délicate, qui
veuille s'y opposer. Sa demeure est superbe,
un dorique règne dans tous ses dehors ; ce n'est
pas une porte, c'est un portique : est-ce la
maison d'un particulier .? est-ce un temple .'' Le
peuple s'y trompe. Il est le seigneur domi-
nant de tout le quartier : c'est lui que l'on
envie et dont on voudrait voir la chute ; c'est
lui dont la femme par son collier de perles
s'est fait des ennemies de toutes les dames du
voisinage. Tout se soutient dans cet homme ;
rien encore ne se dément dans cette grandeur
qu'il a acquise, dont il ne doit rien, qu'il a
payée. Que son père si vieux et si caduc
n'est-il mort, il y a vingt ans, et avant qu'il se
fît dans le monde aucune mention de Péri-
andre ! Comment pourra-t-ils outenir ces
odieuses pancartes ^ qui déchiffrent les condi-
tions, et qui souvent font rougir la veuve et
les héritiers .' I,es supprimera-t-il aux yeux
^ Billets d'enterrement.
DE LA BRUTËRE 151
de toute une ville jalouse, maligne, clairvoyante,
et aux dépens de mille gens qui veulent abso-
lument aller tenir leur rang à des obsèques ?
Veut-on d'ailleurs qu'il fasse de son père un
noble homme, et peut-être un honorable
homme, lui qui est messire ? . . .
Ce garçon si frais, si fleuri, et d'une si belle
santé, est seigneur d'une abbaye et de dix
autres bénéfices : tous ensemble lui rapportent
six vingt mille livres de revenu, dont il n'est
payé qu'en en médailles d'or. Il y a ailleurs
six vingt familles indigentes qui ne se chauffent
point pendant l'hiver, qui n'ont point d'habits
pour se couvrir, et qui souvent manquent de
pain : leur pauvreté est extrême et honteuse :
quel partage ! Et cela ne prouve-t-il pas
clairement un avenir ?
Chrysippe, homme nouveau et le premier
noble de sa race, aspirait il y a trente années,
à se voir un jour deux mille livres de rente
pour tout bien, c'était là le comble de ses
souhaits et sa plus haute ambition ; il l'a dit
ainsi, et on s'en souvient. Il arrive, je ne sais
par quels chemins, jusqu'à donner en revenu à
l'une de ses filles pour sa dot, ce qu'il désirait
lui-même d'avoir en fonds pour toute fortune
pendant sa vie : une pareille somme est comptée
dans ses coffres pour chacun de ses autres
enfants qu'il doit pourvoir ; et il a un grand
nombre d'enfants : ce n'est qu'en avancement
d'hoirie; il y a d'autres biens à espérer après
152 CARACTÈRES
sa mort : il vit encore, quoique assez avancé en
âge, et il use le reste de ses jours à travailler
pour s'enrichir.
Laissez faire Ergaste, et il exigera un droit
de tous ceux qui boivent de l'eau de la rivière,
ou qui marchent sur la terre ferme. Il sait
convertir en or jusqu'aux roseaux, aux joncs
et à l'ortie : il écoute tous les avis, et pro-
pose tous ceux qu'il a écoutés. Le prince ne
donne aux autres qu'aux dépens d'Ergaste, et
ne leur fait de grâces que celles qui lui étaient
dues ; c'est une faim insatiable d'avoir et de
posséder : il trafiquerait des arts et des sciences,
et mettrait en parti jusqu'à l'harmonie. Il
faudrait, s'il en était cru, que le peuple, pour
avoir le plaisir de le voir riche, de lui voir une
meute et une écurie, pût perdre le souvenir
de la musique d'Orphée, et se contenter de
la sienne.
Ne traitez pas avec Criton, il n'est touché
que de ses seuls avantages. Le piège est tout
dressé à ceux à qui sa charge, sa terre, ou ce
qu'il possède, feront envie : il vous imposera
des conditions extravagantes. Il n'y a nul
ménagement et nulle composition à attendre
d'un homme si plein de ses intérêts et si
ennemi des vôtres : il lui faut une dupe. . . .
Cet homme qui a fait la fortune de plusieurs,
qui a fait la vôtre, n'a pu soutenir la sienne,
ni assurer avant sa mort celle de sa femme et
DE LA BRU r ÈRE 153
de ses enfants : ils vivent cachés et mal-
heureux : quelque bien instruit que vous
soyez de la misère de leur condition, vous ne
pensez pas à l'adoucir, vous ne le pouvez pas
en effet, vous tenez table, vous bâtissez ; mais
vous conservez par reconnaissance le portrait
de votre bienfaiteur, qui a psssé, à la vérité,
du cabinet à l'antichambre : quels égards ! il
pouvait aller au garde-meuble. . . .
Fuyez, retirez-vous ; vous n'êtes pas assez
loin : je suis, dites-vous, sous l'autre tropique :
passez sous le pôle, et dans l'autre hémisphère ;
montez aux étoiles si vous le pouvez : m'y
voilà : fort bien, vous êtes en sûreté. Je
découvre sur la terre un homme avide, in-
satiable, inexorable, qui veut, aux dépens de
tout ce qui se trouvera sur son chemin et à
sa rencontre, et quoi qu'il en puisse coûter
aux autres, pourvoir à lui seul, grossir sa fortune
et regorger de biens. . . .
Un homme d'un petit génie peut vouloir
s'avancer : il néglige tout, il ne pense du
matin au soir, il ne rêve la nuit qu'à une seule
chose, qui est de s'avancer. Il a commencé
de bonne heure et dès son adolescence à se
mettre dans les voies de la fortune : s'il trouve
une barrière de front qui ferme son passage,
il biaise naturellement, et va à droite ou a
gauche, selon qu'il y voit de jour et d'appar-
ence, et si de nouveaux obstacles l'arrêtent, il
154 CARACTÈRES
rentre dans le sentier qu'il avait quitté. Il
est déterminé par la nature des difficultés,
tantôt à les surmonter, tantôt à les éviter, ou
à prendre d'autres mesures ; son intérêt,
l'usage, les conjonctures le dirigent. Faut-il
de si grands talents et une si bonne tête à un
voyageur pour suivre d'abord le grand chemin,
et s'il est plein et embarrassé, prendre la terre,
et aller à travers champs, puis regagner sa
première route, la continuer, arriver à son
terme ? Faut-il tant d'esprit pour aller à ses
fins .? Est-ce donc un prodige qu'un sot riche
et accrédité t . . .
Ni les troubles, Zénobie, qui agitent votre
empire, ni la guerre que vous soutenez viri-
lement contre une nation puissante depuis la
mort du roi votre époux, ne diminuent rien
de votre magnificence : vous avez préféré à
toute autre contrée les rives de l'Euphrate
pour y élever un superbe édifice ; l'air y est
sain et tempéré, la situation en est riante; un
bois sacré l'ombrage du côté du couchant ; les
dieux de Syrie qui habitent quelquefois la
terre n'y auraient pu choisir une plus belle
demeure : la campagne autour est couverte
d'hommes qui taillent et qui coupent, qui
vont et qui viennent, qui roulent ou qui
charrient le bois du Liban, l'airain et le por-
phyre ; les grues et les machines gémissent
dans l'air, et font espérer, à ceux qui voyagent
vers l'Arabie, de revoir à leur retour en leurs
DE LA BRUT ÈRE 155
foyers ce palais achevé, et dans cette splendeur
où vous desirez de le porter, avant de l'habiter
vous et les princes vos enfants. N'y épargnez
rien, grande reine ; employez-y l'or et tout
l'art des plus excellents ouvriers ; que les
Phidias et les Zeuxis de votre siècle déploient
toute leur science sur vos plafonds et sur vos
lambris ; tracez-y de vastes et délicieux jardins
dont l'enchantement soit tel qu'ils ne paraissent
pas faits de la main des hommes ; épuisez vos
trésors et votre industrie sur cet ouvrage in-
comparable ; et après que vous y aurez mis,
Zénobie, la dernière main, quelqu'un de ces
pâtres qui habitent les sables voisins de
Palmyre, devenu riche par les péages de vos
rivières, achètera un jour à deniers comptants
cette royale maison, pour l'embellir, et la
rendre plus digne de lui et de sa fortune.
Ce palais, ces meubles, ces jardins, ces belles
eaux vous enchantent, et vous font récrier
d'une première vue sur une maison si déli-
cieuse, et sur l'extrême bonheur du maître qui
la possède. Il n'est plus, il n'en a pas joui si
agréablement ni si tranquillement que vous :
il n'y a jamais eu un jour serein, ni une nuit
tranquille : il s'est noyé de dettes pour la
porter à ce degré de beauté oii elle vous ravit :
ses créanciers l'en ont chassé : il a tourné la
tête, et il l'a regardée de loin une dernière
fois ; et il est mort de saisissement.
L'on ne saurait s'empêcher de voir dans
156 CARACTÈRES
certaines familles ce qu'on appelle les caprices
du hasard ou les jeux de la fortune : il y a
cent ans qu'on ne parlait point de ces familles,
qu'elles n'étaient point. Le ciel tout d'un
coup s'ouvre en leur faveur : les biens, les
honneurs, les dignités fondent sur elles à
plusieurs reprises, elles nagent dans la pros-
périté. Eumolpe, l'un de ces hommes qui
n'ont point de grands-pères, a eu un père du
moins qui s'était élevé si haut, que tout ce
qu'il a pu souhaiter pendant le cours d'une
longue vie, c'a été de l'atteindre, et il l'a
atteint. Était-ce dans ces deux personnages
éminence d'esprit, profonde capacité ^ était-ce
les conjonctures ? La fortune enfin ne leur
rit plus, elle se joue ailleurs, et traite leur
postérité comme leurs ancêtres. . . .
Giton a le teint frais, le visage plein et les
joues pendantes, l'œil fixe et assuré, les épaules
larges, l'estomac haut, la démarche ferme et
délibérée : il parle avec confiance, il fait
répéter celui qui l'entretient, et il ne goûte
que médiocrement tout ce qu'il lui dit ; il
déploie un ample mouchoir, et se mouche avec
grand bruit : il crache fort loin, et il éternue
fort haut ; il dort le jour, il dort la nuit et
profondément, il ronfle en compagnie. Il
occupe à table et à la promenade plus de place
qu'un autre ; il tient le milieu en se promenant
avec ses égaux, il s'arrête et l'on s'arrête, il
continue de marcher, et l'on marche, tous se
DE LA BRUTËRE 157
règlent sur lui : il interrompt, il redresse ceux
qui ont la parole ; on ne l'interrompt pas, on
l'écoute aussi longtemps qu'il veut parler ; on
est de son avis, on croit les nouvelles qu'il
débite. S'il s'assied, vous le voyez s'enfoncer
dans un fauteuil, croiser les jambes l'une sur
l'autre, froncer le sourcil, abaiscer son chapeau
sur ses yeux pour ne voir personne, ou le
relever ensuite, et découvrir son front par fierté
et par audace. Il est enjoué, grand rieur,
impatient, présomptueux, colère, libertin, poli-
tique, mystérieux sur les affaires du temps ; il
se croit des talents et de l'esprit : il est riche.
Phédon a les yeux creux, le teint échauffé,
le corps sec et le visage maigre : il dort peu
et d'un sommeil fort léger ; il est abstrait,
rêveur, et il a avec de l'esprit l'air d'un
stupide ; il oublie de dire ce qu'il sait, ou de
parler d'événements qui lui sont connus ; et
s'il le fait quelquefois, il s'en tire mal ; il croit
peser à ceux à qui il parle, il conte brièvement,
mais froidement ; il ne se fait pas écouter, il
ne fait point rire : il applaudit, il sourit à ce
que les autres lui disent, il est de leur avis, il
court, il vole pour leur rendre de petits ser-
vices, il est complaisant, flatteur, empressé : il
est mystérieux sur ses affaires, quelquefois
menteur ; il est superstitieux, timide : il
marche doucement et légèrement, il semble
craindre de fouler la terre : il marche les
yeux baissés, et il n'ose les lever sur ceux qui
158 CARACTÈRES
passent. Il n'est jamais du nombre de ceux
qui forment un cercle pour discourir, il se
met derrière celui qui parle, recueille fur-
tivement ce qui se dit, et il se retire si on le
regarde. Il n'occupe point de lieu, il ne tient
point de place, il va les épaules serrées, le
chapeau abaissé sur ses yeux pour n'être point
vu, il se replie et se renferme dans son man-
teau : il n'y a point de rues ni de galeries si
embarrassées et si remplies de monde, où il
ne trouve moyen de passer sans effort, et de
se couler sans être aperçu. Si on le prie de
s'asseoir, il se met à peine sur le bord d'un
siège ; il parle bas dans la conversation, et il
articule mal ; libre néanmoins sur les affaires
publiques, chagrin contre le siècle, médio-
crement prévenu des ministres et du ministère.
Il n'ouvre la bouche que pour répondre : il
tousse, il se mouche sous son chapeau, il
crache presque sur soi, et il attend qu'il
soit seul pour éternuer, ou si cela lui arrive,
c'est à l'insu de la compagnie, il n'en coûte
à personne ni salut, ni compliment : il est
pauvre. . . .
L'Homme Distrait ^
Ménalque descend son escalier, ouvre sa
porte pour sortir, il la referme : il s'aperçoit
qu'il est en bonnet de nuit, et, venant à
1 Chapitre XI, De l'Homme.
DE LA BRUTËRE 159
mieux s'examiner, il se trouve rasé à moitié ;
il voit que son épée est mise du côte droit,
que ses bas sont rabattus sur ses talons, et que
sa chemise est par-dessus ses chausses. S'il
marche dans les places, il se sent tout d'un
coup rudement frapper à l'estomac ou au
visage, il ne soupçonne point ce que ce peut
être, jusqu'à ce qu'ouvrant les yeux et se
réveillant, il se trouve ou devant un limon de
charrette, ou derrière un long ais de menuiserie
que porte un ouvrier sur ses épaules. On l'a
vu une fois heurter du front contre celui d'un
aveugle, s'embarrasser dans ses jambes, et
tomber avec lui chacun de son côté, à la ren-
verse. Il lui est arrivé plusieurs fois de se
trouver tête pour tête à la rencontre d'un
prince et sur son passage, se reconnaître à
peine, et n'avoir que le loisir de se coller à un
mur pour lui faire place. Il cherche, il
brouille, il crie, il s'échauiïe, il appelle ses
valets l'un après l'autre : on lui ferd tout, on
lui égare tout : il demande ses gants qu'il a
dans ses mains, semblable à cette femme qui
prenait le temps de demander son masque,
lorsqu'elle l'avait sur son visage. Il entre à
l'appartement, et passe sous un lustre où sa
perruque s'accroche et demeure suspendue :
tous les courtisans regardent et rient ; Ménal-
que regarde aussi, et rit plus haut que les
autres, il cherche des yeux dans toute l'as-
semblée où est celui qui montre ses oreilles,
i6o CARACTERES
et à qui il manque une perruque. S'il va par
la ville, après avoir fait quelque chemin, il se
croit égaré, il s'émeut, et il demande où il est
à des passants, qui lui disent précisément le
nom de sa rue ; il entre ensuite dans sa
maison, d'où il sort précipitamment, croyant
qu'il s'est trompé. Il descend du palais, et
trouvant au bas du grand degré un carrosse
qu'il prend pour le sien, il se met dedans : le
cocher touche, et croit ramener son maître
dans sa maison : Ménalque se jette hors de
la portière, traverse la cour, monte l'escalier,
parcourt l'antichambre, la chambre, le cabinet ;
tout lui est familier, rien ne lui est nouveau,
il s'assied, il se repose, il est chez soi. Le
maître arrive, celui-ci se lève pour le recevoir,
il le traite fort civilement, le prie de s'asseoir,
et croit faire les honneurs de sa chambre ; il
parle, il rêve, il reprend la parole : le maître
de la maison s'ennuie, et demeure étonné ;
Ménalque ne l'est pas moins, et ne dit pas ce
qu'il en pense ; il a affaire à un fâcheux, à un
homme oisif, qui se retirera à la fin, il l'espère,
et il prend patience ; la nuit arrive qu'il est
à peine détrompé. Une autre fois il rend
visite à une femme, et se persuadant bientôt
que c'est lui qui la reçoit, il s'établit dans son
fauteuil, et ne songe nullement à l'abandonner :
il trouve ensuite que cette dame fait ses visites
longues, il attend à tous moments qu'elle se
lève et le laisse en liberté : mais comme cela
DE LA BRUrERE i6i
tire en longueur, qu'il a faim, et que la nuit
est déjà avancée, il la prie à souper ; elle rit,
et si haut, qu'elle le réveille. Lui-même se
marie le matin, l'oublie le soir, et découche la
nuit de ses noces ; et quelques années après, il
perd sa femme, elle meurt entre ses bras, il
assiste à ses obsèques, et le lendemain quand
on lui vient dire qu'on a servi, il demande si
sa femme est prête, et si elle est avertie. C'est
lui encore qui entre dans une église, et prenant
l'aveugle qui est collé à la porte pour un pilier,
et sa tasse pour le bénitier, y plonge la main,
la porte à son front, lorsqu'il entend tout d'un
coup le pilier qui parle, et qui lui offre des
oraisons. Il s'avance dans la nef, il croit voir
un prie-dieu, il se jette lourdement dessus ;
la machine plie, s'enfonce et fait des efforts
pour crier : Ménalque est surpris de se voir
à genoux sur les jambes d'un fort petit homme,
appuyé sur son dos, les deux bras passés
sur ses épaules, et ses deux mains jointes et
étendues qui lui prennent le nez et lui ferment
la bouche ; il se retire confus et va s'agenouiller
ailleurs : il tire un livre pour faire sa prière, et
c'est sa pantoufle qu'il a prise pour ses Heures,
et qu'il a mise dans sa poche avant que de
sortir. Il n'est pas hors de l'église qu'un
homme de livrée court après lui, le joint, lui
demande en riant s'il n'a point la pantoufle
de monseigneur ; Ménalque lui montre la
sienne, et lui dit : Foilà toutes les -pantouflei
i62 CARACTÈRES
que fai sur moi. Il se fouille néanmoins et
tire celle de l'évêque de** qu'il vient de quitter,
qu'il a trouvé malade auprès de son feu, et
dont, avant de prendre congé de lui, il a
ramassé la pantoufle, comme l'un de ses gants
qui était à terre ; ainsi Ménalque s'en retourne
chez soi avec une pantoufle de moins. Il a
une fois perdu au jeu tout l'argent qui est
dans sa bourse, et voulant continuer de jouer,
il entre dans son cabinet, ouvre une armoire,
y prend sa cassette, en tire ce qui lui plaît,
croit la remettre où il l'a prise : il entend
aboyer dan? son armoire qu'il vient de fermer ;
étonné de ce prodige il l'ouvre une seconde
fois, et il éclate de rire d'y voir son chien qu'il
a serré pour sa cassette. Il joue au trictrac,
il demande à boire, on lui en apporte, c'est à
lui à jouer, il tient le cornet d'une main et
un verre de l'autre, et comme il a une grande
soif, il avale les dez et presque le cornet, jette
le verre d'eau dans le trictrac, et inonde celui
contre qui il joue : et dans une chambre où
il est familier, il crache sur le lit, et jette son
chapeau à terre, en croyant faire tout le con-
traire. Il se promène sur l'eau, et il demande
quelle heure il est : on lui présente une montre ;
à peine l'a-t-il reçue, que ne songeant plus ni
à l'heure ni à la montre, il la jette dans la
rivière, comme une chose qui l'embarrasse.
Lui-même écrit une longue lettre, met de la
poudre dessus à plusieurs reprises, et jette
DE LA BRUTÈRE 163
toujours la poudre dans l'encrier ; ce n'est pas
tout, il écrit une seconde lettre, et après les
avoir cachetées toutes deux, il se trompe à
l'adresse ; un duc et pair reçoit l'une de ces
deux lettres, et en l'ouvrant y lit ces mots :
Maître Olivier, ne manquez, sitôt la présente
reçue, de uCenvoyer ma -provision de foin. . . .
Son fermier reçoit l'autre, il l'ouvre, et se la
fait lire : on j trouve : Monseigneur, j'ai reçu
avec une soumission aveugle les ordres qu'il a
plu à Votre Grandeur. . . . Lui-même encore
écrit une lettre pendant la nuit, et après l'avoir
cachetée, il éteint sa bougie, il ne laisse pas
d'être surpris de ne voir goutte, et il sait à
peine comment cela est arrivé. Ménalque
descend l'escalier du Louvre ; un autre le
monte, à qui il dit, c'est vous que je cherche : il
le prend par la main, le fait descendre avec
lui, traverse plusieurs cours, entre dans les
salles, en sort, il va, il revient sur ses pas : il
regarde enfin celui qu'il traîne après soi depuis
un quart d'heure, il est étonné que ce soit
lui, il n'a rien à lui dire, il lui quitte la main,
et tourne d'un autre côté. Souvent il vous
interroge, et il est déjà bien loin de vous,
quand vous songez à lui répondre : ou bien
il vous demande en courant comment se porte
votre père ; et comme vous lui dites qu'il est
fort mal, il vous crie qu'il en est bien aise.
Il vous trouve quelque autre fois sur son
chemin, il est ravi de vous rencontrer, il sort
i64 CARACTÈRES
de chez vous pour vous entretenir d'une certaine
chose, il contemple votre main: Vous avez là,
dit-il, un beau rubis, est-il balais ? Il vous
quitte et continue sa route : voilà l'affaire
importante dont il avait à vous parler. Se
trouve-t-il en campagne, il dit à quelqu'un
qu'il le trouve heureux d'avoir pu se dérober
à la cour pendant l'automne, et d'avoir passé
dans ses terres tout le temps de Fontainebleau ;
il tient à d'autres d'autres discours, puis, reve-
nant à celui-ci, vous avez eu, lui dit-il, de
beaux jours à Fontainebleau, vous y avez sans
doute beaucoup chassé. Il commence ensuite
un conte qu'il oublie d'achever, il rit en lui-
même, il éclate d'une chose qui lui passe par
l'esprit, il répond à sa pensée, il chante entre
ses dents, il siffle, il se renverse dans une chaise,
il pousse un cri plaintif ; il bâille, il se croit
seul. S'il se trouve à un repas, on voit le
pain se multiplier insensiblement sur son
assiette : il est vrai que ses voisins en man-
quent, aussi bien que de couteaux et de four-
chettes, dont il ne les laisse pas jouir longtemps.
On a inventé aux tables une grande cuiller
pour la commodité du service : il la prend,
la plonge dans le plat, l'emplit, la porte à sa
bouche, et il ne sort pas d'étonnement de voir
répandu sur son linge et sur ses habits le
potage qu'il vient d'avaler. Il oublie de boire
pendant tout le dîner ; ou s'il s'en souvient,
et qu'il trouve que l'on lui donne trop de vin,
DE LA BRUYÈRE 165
il tnjîaque plus de la moitié au visage de celui
qui est à sa droite ; il boit le reste tranquil-
lement, et ne comprend pas pourquoi tout le
monde éclate de rire de ce qu'il a jeté à terre
tout ce qu'on lui a versé de trop. Il est un
jour retenu au lit pour quelque incommodité,
on lui rend visite, il y a un cercle d'hommes
et de femmes dans sa ruelle qui l'entretiennent,
et en leur présence il soulève sa couverture et
crache dans ses draps. On le mène aux
Chartreux, on lui fait voir un cloître orné
d'ouvrages, tous de la main d'un excellent
peintre ; le religieux qui les lui explique,
parle de S. Bruno, du chanoine et de son
aventure, en fait une longue histoire et la
montre dans l'un de ses tableaux : Ménalque,
qui, pendant la narration est hors du cloître,
et bien loin au delà, y revient enfin, et de-
mande au père si c'est le chanoine ou S. Bruno
qui est damné. Il se trouve par hasard avec
une jeune veuve, il lui parle de son défunt
mari, lui demande comment il est mort ; cette
femme, à qui ce discours renouvelle ses dou-
leurs, pleure, sanglote, et ne laisse pas de
reprendre tous les détails de la maladie de
son époux, qu'elle conduit depuis la veille de
sa fièvre qu'il se portait bien, jusqu'à l'agonie.
Madame, lui demande Ménalque, qui l'avait
apparemment écoutée avec attention, n'aviez-
vous que celui-là ? Il s'avise un matin de
faire tout hâter dans sa cuisine, il se lève avant
i66 CARACTERES
le fruit, et prend congé de la compagnie : on
le voit ce jour-là en tous les endroits de la
ville, hormis en celui où il a donné un rendez-
vous précis pour cette affaire qui l'a empêché
de dîner, et l'a fait sortir à pied, de peur que
son carrosse ne le fît attendre. L'entendez-
vous crier, gronder, s'emporter contre l'un de
ses domestiques ; il est étonné de ne le point
voir : Où peut-il être, dit-il, que fait-il, qu'est-
il devenu ? Qu'il ne se présente plus devant
moi, je le chasse dès à cette heure : le valet
arrive, à qui il demande fièrement d'où il
vient ; il lui répond qu'il vient de l'endroit où
il l'a envoyé, et il lui rend un fidèle compte
de sa commission. Vous le prendriez souvent
pour tout ce qu'il n'est pas ; pour un stupide,
car il n'écoute point, et il parle encore moins ;
pour un fou, car outre qu'il parle tout seul,
il est sujet à de certaines grimaces et à des
mouvements de tête involontaires ; pour un
homme fier et incivil, car vous le saluez, et
il passe sans vous regarder, ou il vous regarde
sans vous rendre le salut ; pour un incon-
sidéré, car il parle de banqueroute au milieu
d'une famille où il y a cette tache, d'exécution
et d'échafaud devant un homme dont le père
Y a monté ; de roture devant les roturiers qui
sont riches, et qui se donnent pour nobles.
De même, il a dessein d'élever auprès de soi
un fils naturel, sous le nom et le personnage
d'un valet ; et quoiqu'il veuille le dérober à
DE LA BRUTÈRE 167
la connaissance de sa femme et de ses enfants,
il lui échappe de l'appeler son fils dix fois le
jour : il a pris aussi la résolution de marier
son fils à la fille d'un homme d'afïaires, et
ne laisse pas de dire de temps en temps, en
parlant de sa maison et de ses ancêtres, que
les Ménalques ne se sont jamais mésalliés.
Enfin il n'est ni présent ni attentif dans une
compagnie à ce qui fait le sujet de la conversa-
tion : il pense et il parle tout à la fois ; mais
la chose dont il parle est rarement celle à
laquelle il pense ; aussi ne parle-t-il guère
conséquemment et avec suite : où il dit «o«,
souvent il faut dire oui ; et où il dit oui,
croyez qu'il veut dire non : il a, en vous
répondant si juste, les yeux fort ouverts, mais
il ne s'en sert point, il ne regarde ni vous ni
personne, ni rien qui soit au monde : tout
ce que vous pouvez tirer de lui, encore dans
le temps qu'il est le plus appliqué et d'un
meilleur commerce, ce sont ces mots : Oui,
vraiment. C'est vrai. Bon ! Tout de bon P
Oui-da ! Je fense qu'oui : assurément. Ah,
ciel ! et quelques autres monosyllabes qui ne
sont pas même placés à propos. Jamais aussi
il n'est avec ceux avec qui il paraît être : il
appelle sérieusement son laquais monsieur ; et
son ami, il l'appelle la Verdure : il dit votre
Révérence à un prince du sang, et votre Altesse
à un jésuite. Il entend la messe, le prêtre
vient à éternuer, il lui dit, Die vous assiste.
i68 CARACTÈRES
Il se trouve avec un magistrat ; cet homme,
grave par son caractère, vénérable par son âge
et par sa dignité, l'interroge sur un événement,
et lui demande si cela est ainsi : Ménalque
lui répond ; Oui, mademoiselle. Il revient une
fois de la campagne ; ses laquais en livrée
entreprennent de le voler et y réussissent ; ils
descendent de son carrosse, lui portent un bout
de flambeau sous la gorge, lui demandent la
bourse, et il la rend : arrivé chez soi, il raconte
son aventure à ses amis, qui ne manquent pas
de l'interroger sur les circonstances, et il leur
dit : Demandez à mes gens, ils y étaient. . . .
La Malade Imaginaire
Irène ^ se transporte à grands frais en
Êpidaure, voit Esculape dans son temple, et
le consulte sur tous ses maux. D'abord elle
se plaint qu'elle est lasse et recrue de fatigue ;
et le dieu prononce que cela lui arrive par la
longueur du chemin qu'elle vient de faire.
Elle dit qu'elle est le soir sans appétit ; l'oracle
lui ordonne de dîner peu : elle ajoute qu'elle
est sujette à des insomnies ; et il lui prescrit
de n'être au lit que pendant la nuit : elle lui
demande pourquoi elle devient pesante, et
quel remède ? L'oracle répond qu'elle doit se
1 L'on tint ce discours à madame de Montespan
aux eaux de Bourbon, où elle allait souvent pour
des maladies imaginaires.
DE LA BRUTËRE 169
lever avant midi, et quelquefois se servir de
ses jambes pour marcher : elle lui déclare que
le vin lui est nuisible ; l'oracle lui dit de
boire de l'eau : qu'elle a des indigestions, et il
ajoute qu'elle fasse diète. Ma vue s'affaiblit,
dit Irène ; prenez des lunettes, dit Esculape.
Je m'affaiblis moi-même, continue-t-elle, je ne
suis ni si forte ni si saine que j'ai été ; c'est,
dit le dieu, que vous vieillissez. Mais quel
moyen de guérir de cette langueur ? Le plus
court, Irène, c'est de mourir, comme ont fait
votre mère et votre aïeule. Fils d'Apollon,
s'écrie Irène, quel conseil me donnez-vous ?
Est-ce là toute cette science que les hommes
publient, et qui vous fait révérer de toute la
terre ? Que m'apprenez-vous de rare et de
mystérieux, et ne savais-je pas tous ces remèdes
que vous m'enseignez ? Que n'en usiez-vous
donc, répond le dieu, sans venir me chercher
de si loin, et abréger vos jours par un long
voyage ? . . .
Les Enfants
Les enfants ont déjà de leur âme l'imagina-
tion et la mémoire, c'est-à-dire, ce que les
vieillards n'ont plus, et ils en tirent un mer-
veilleux usage pour leurs petits jeux et pour
tous leurs amusements : c'est par elles qu'ils
répètent ce qu'ils ont entendu dire, qu'ils con-
trefont ce qu'ils ont vu faire ; qu'ils sont de
tous métiers, soit qu'ils s'occupent en effet à
170 CARACTERES
mille petits ouvrages, soit qu'ils imitent les
divers artisans par le mouvement et par le
geste ; qu'ils se trouvent à un grand festin,
et y font bonne chère ; qu'ils se transportent
dans des palais et dans des lieux enchantés ;
que bien que seuls ils se voient un riche
équipage et un grand cortège ; qu'ils con-
duisent des armées, livrent bataille, et jouissent
du plaisir de la victoire ; qu'ils parlent aux
rois et aux plus grands princes ; qu'ils sont
rois eux-mêmes, ont des sujets, possèdent des
trésors qu'ils peuveut faire de feuilles d'arbres
ou de grains de sable ; et, ce qu'ils ignorent
dans la suite de leur vie, savent, à cet âge,
être les arbitres de leur fortune, et les maîtres
de leur propre félicité. . . .
Les Vieillards
La vie est un sommeil. Les vieillards sont
ceux dont le sommeil a été plus long : ils ne
commencent à se réveiller que quand il faut
mourir. S'ils repassent alors sur tout le cours
de leurs années, ils ne trouvent souvent, ni
vertus, ni actions louables qui les distinguent
les uns des autres : ils confondent leurs différents
âges, ils n'y voient rien qui marque assez pour
mesurer le temps qu'ils ont vécu. Ils ont eu
un songe confus, informe et sans aucune suite :
ils sentent néanmoins comme ceux qui s'éveil-
lent, qu'ils ont dormi longtemps. . . .
DE LA BRUTÈRE 171
Le souvenir de la jeunesse est tendre dans
les vieillards ; ils aiment les lieux où ils l'ont
passée, les personnes qu'ils ont commencé de
connaître dans ce temps leur sont chères : ils
affectent quelques mots du premier langage
qu'ils ont parlé ; ils tiennent pour l'ancienne
manière de chanter et pour la vieille danse ;
ils vantent les modes qui régnaient alors dans
les habits, les meubles et les équipages ; ils ne
peuvent encore désapprouver des choses qui
servaient à leurs passions, qui étaient si utiles
à leurs plaisirs, et qui en rappellent la mémoire.
Comment pourraient-ils leur préférer de
nouveaux usages et des modes toutes récentes,
où ils n'ont nulle part, dont ils n'espèrent
rien, que les jeunes gens ont faites, et dont ils
tirent à leur tour de si grands avantages contre
la vieillesse ? . . .
Un vieillard qui a vécu à la cour, qui a un
grand sens et une mémoire lîdèle, est un trésor
inestimable ; il est plein de faits et de maximes ;
l'on y trouve l'histoire du siècle, revêtue de
circonstances très curieuses, et qui ne se lisent
nulle part ; l'on y apprend des règles pour la
conduite et pour les moeurs, qui sont toujours
sûres, parce qu'elles sont fondées sur l'ex-
périence.
Philippe, déjà vieux, raffine sur la propreté
et sur la mollesse ; il passe aux petites délica-
tesses ; il s'est fait un art du boire, du manger,
du repos et de l'exercice ; les petites règles
172 CARACTÈRES
qu'il s'est prescrites, et qui tendent toutes aux
aises de sa personne, il les observe avec scrupule,
et ne les romprait pas pour une maîtresse, si le
régime lui avait permis d'en retenir. Il s'est
accablé de superfluités, que l'habitude enfin
lui rend nécessaires. Il double ainsi et ren-
force les liens qui l'attachent à la vie, et il
veut employer ce qui lui en reste à en rendre
la perte plus douloureuse : n'appréhendait-il
pas assez de mourir ?
Gnathon ne vit que pour soi, et tous les
hommes ensemble sont à son égard comme s'ils
n'étaient point. Non content de remplir à
une table la première place, il occupe lui seul
celle de deux autres ; il oublie que le repas
est pour lui et pour toute la compagnie, il se
rend maître du plat, et fait son propre de
chaque service ; il ne s'attache à aucun des
mets, qu'il n'ait achevé d'essayer de tous, il
voudrait pouvoir les savourer tous, tout à la
fois ; il ne se sert à table que de ses mains ; il
manie les viandes, les remanie, démembre,
déchire, et en use de manière qu'il faut que
les conviés, s'ils veulent manger, mangent ses
restes : il ne leur épargne aucune de ces mal-
propretés dégoûtantes, capables d'ôter l'appétit
aux plus affamés ; le jus et les sauces lui dé-
goûtent du menton et de la barbe ; s'il enlève
un ragoût de dessus un plat, il le répand en
chemin dans un autre plat et sur la nappe ;
on le suit à la trace ; il mange haut et avec
DE LA BRUTÈRE 173
grand bruit ; il roule les yeux en mangeant ;
la table est pour lui un râtelier ; il écure ses
dents, et il continue à manger. Il se fait,
quelque part où il se trouve, une manière
d'établissement, et ne souffre pas d'être plus
pressé au sermon ou au théâtre que dans sa
chambre. Il n'y a dans un carrosse que les
places du fond qui lui conviennent ; dans toute
autre, si on veut l'en croire, il pâlit et tombe
en faiblesse. S'il fait un voyage avec plusieurs,
il les prévient dans les hôtelleries, et il sait
toujours se conserver dans la meilleure chambre
le meilleur lit : il tourne tout à son usage ;
ses valets, ceux d'autrui courent dans le même
temps pour son service : tout ce qu'il trouve
sous sa main lui est propre, hardes, équipages :
il embarrasse tout le monde, ne se contraint
pour personne, ne plaint personne, ne connaît
de maux que les siens, que sa réplétion et sa
bile, ne pleure point la mort des autres,
n'appréhende que la sienne, qu'il rachèterait
volontiers de l'extinction du genre humain.
Cliton n'a jamais eu dans toute sa vie que
deux affaires, qui sont de dîner le matin et
de souper le soir ; il ne semble né que pour
la digestion : il n'a de même qu'un entretien ;
il dit les entrées qui ont été servies au dernier
repas où il s'est trouvé, il dit combien il a eu
de potages, et quels potages ; il place ensuite
le rôt et les entremets ; il se souvient ex-
actement de quels plats on a relevé le premier
174 CARACTÈRES
service ; il n'oublie pas les hors-d'œuvre, le
fruit et les assiettes ; il nomme tous les vins
et toutes les liqueurs dont il a bu ; il possède
le langage des cuisines autant qu'il peut s'é-
tendre ; et il me fait envie de manger à une
bonne table où il ne soit point : il a surtout
un palais sûr, qui ne prend point le change,
et il ne s'est jamais vu exposé à l'horrible
inconvénient de manger un mauvais ragoût, ou
de boire un vin médiocre. C'est un person-
nage illustre dans son genre, et qui a porté
le talent de se bien nourrir jusques où il
pouvait aller ; on ne reverra plus un homme
qui mange tant et qui mange si bien : aussi
est-il l'arbitre des bons morceaux ; et il n'est
guère permis d'avoir du goût pour ce qu'il
désapprouve. Mais il n'est plus ; il s'est fait
du moins porter à table jusqu'au dernier
soupir ; il donnait à manger le jour qu'il est
mort ; quelque part où il soit il mange, et s'il
revient au monde, c'est pour manger.
Ruffin commence à grisonner, mais il est
sain, il a un visage frais et un œil vif qui lui
promettent encore vingt années de vie ; il est
gai, jovial, familier, indifférent ; il rit de tout
son cœur, et il rit tout seul et sans sujet :
il est content de soi, des siens, de sa petite
fortune ; il dit qu'il est heureux. Il perd son
fils unique, jeune homme de grande espérance,
~* et qui pouvait un jour être l'honneur de sa
famille ; il remet sur d'autres le soin de
DE LA BRUYÈRE 175
pleurer ; il dit : Mon fils est mort, cela fera
mourir sa mère ; et il est consolé. Il n'a point
de passions, il n'a ni amis ni ennemis, per-
sonne ne l'embarrasse, tout le monde lui con-
vient, tout lui est propre, il parle à celui qu'il
voit une première fois avec la même liberté
et la même confiance, qu'à ceux qu'il appelle
de vieux amis, et il lui fait part bientôt de ses
quolibets et de ses historiettes : on l'aborde, on
le quitte sans qu'il y fasse attention ; et le
même conte qu'il a commencé de faire à quel-
qu'un, il l'achève à celui qui prend sa place.
N** est moins affaibli par l'âge que par la
maladie, car il ne passe point soixante-huit
ans, mais il a la goutte, et il est sujet à une
colique néphrétique ; il a le visage décharné,
le teint verdâtre, et qui menace ruine : il fait
marner sa terre, et il compte que de quinze
ans entiers il ne sera obligé de la fumer : il
plante un jeune bois, et il espère qu'en moins
de vingt années il lui donnera un beau couvert.
Il fait bâtir dans la rue*** une maison de
pierre de taille, raffermie dans les encoignures
par des mains de fer, et dont il assure en
toussant et avec une voix frêle et débile, qu'on
ne verra jamais la fin : il se promène tous les
jours dans ses ateliers sur le bras d'un valet
qui le soulage ; il montre à ses amis ce qu'il a
fait, et il leur dit ce qu'il a dessein de faire.
Ce n'est pas pour ses enfants qu'il bâtit, car
il n'en a point ; ni pour ses héritiers, personnes
176 CARACTÈRES
viles, et qui se sont brouillées avec lui : c'est
pour lui seul, et il mourra demain.
Antagoras a un visage trivial et populaire ;
un suisse de paroisse ou le saint de pierre qui
orne le grand autel, n'est pas mieux connu que
lui de toute la multitude. Il parcourt le
matin toutes les chambres et tous les greffes
d'un parlement, et le soir les rues et les carre-
fours d'une ville : il plaide depuis quarante
ans, plus proche de sortir de la vie que de
sortir d'affaires. Il n'y a point eu au Palais
depuis tout ce temps de causes célèbres ou de
procédures longues et embrouillées où il n'ait
du moins intervenu : aussi a-t-il un nom fait
pour remplir la bouche de l'avocat, et qui
s'accorde avec le demandeur ou le défendeur
comme le substantif et l'adjectif. Parent de
tous, et haï de tous, il n'y a guère de familles
dont il ne se plaigne, et qui ne se plaignent
de lui : appliqué successivement à saisir une
terre, à s'opposer au sceau, à se servir d'un
committimus, ou à mettre un arrêt à exécution,
outre qu'il assiste chaque jour à quelques
assemblées de créanciers, partout syndic de
directions, et perdant a toutes les banqueroutes,
il a des heures de reste pour ses visites : vieux
meuble de ruelle où il parle procès et' dit des
nouvelles. Vous l'avez laissé dans une maison
au Marais, vous le retrouvez au grand fau-
bourg, où il vous a prévenu, et où déjà il
redit ses nouvelles et son procès. Si vous
DE LA BRUTËRE 177
plaidez vous-même, et que vous alliez le
lendemain à la pointe du jour chez l'un de
vos juges pour le solliciter, le juge attend
pour vous donner audience, qu'Antagoras soit
expédié. . . .
Trois Prodiges ^
Il y a dans le monde quelque chose, s'il se
peut, la plus incompréhensible. Un homme
paraît grossier, lourd, stupide ; il ne sait pas
parler, ni raconter ce qu'il vient de voir : s'il
se met à écrire, c'est le modèle des bons
contes ; il fait parler les animaux, les arbres,
les pierres, tout ce qui ne parle point : ce
n'est que légèreté, qu'élégance, que beau
naturel, et que délicatesse dans ses ouvrages.
Un autre est simple, timide, d'une ennuyeuse
conversation : il prend un mot pour un autre,
et il ne juge de la bonté de sa pièce que par
l'argent qui lui en revient ; il ne sait pas la
réciter ni lire son écriture. Laissez-le s'élever
par la composition ; il n'est pas au-dessous
d'Auguste, de Pompée, de Nicomède, d'Héra-
clius ; il est roi, et un grand roi, il est poli-
tique, il est philosophe ; il entreprend de
faire parler des héros, de les faire agir ; il
peint les Romains ; ils sont plus grands et
plus Romains dans ses vers, que dans leur
histoire.
1 Chapitre XII, Des Jugements.
M
178 CJRJCTÈRES
Voulez-vous quelque autre prodige : con-
cevez un homme facile, doux, complaisant,
traitable, et tout d'un coup violent, colère,
fougueux, capricieux ; imaginez-vous un
homme simple, ingénu, crédule, badin, volage,
un enfant en cheveux gris : mais permettez-
lui de se recueillir, ou plutôt de se livrer à
un génie qui agit en lui, j'ose dire, sans qu'il
y prenne part, et comme à son insu ; quelle
verve ! quelle élévation ! quelles images !
quelle latinité ! Parlez-vous d'une même per-
sonne, me direz-vous ? Oui, du même, de
Théodas, et de lui seul. Il crie, il s'agite, il
se roule à terre, il se relève, il tonne, il éclate ;
et du milieu de cette tempête il sort une lumière
qui brille et qui réjouit ; disons-le sans figure,
il parle comme un fou, et pense comme un
homme sage ; il dit ridiculement des choses
vraies, et follement des choses sensées et raison-
nables : on est surpris de voir naître et éclore
le bon sens du sein de la bouffonnerie, parmi
les grimaces et les contorsions : qu'ajouterai-je
davantage ? Il dit et il fait mieux qu'il ne
sait : ce sont en lui comme deux âmes qui ne
se connaissent point, qui ne dépendent point
l'une de l'autre, qui ont chacune leur tour,
ou leurs fonctions toutes séparées. Il man-
querait un trait à cette peinture si surprenante,
si j'oubliais de dire qu'il est tout à la fois avide
et insatiable de louanges, prêt de se jeter aux
yeux de ses critiques, et dans le fond assez docile
DE LA BRUTÈRE 179
pour profiter de leur censure. Je commence à
me persuader moi-même que j'ai fait le portrait
de deux personnages tout différents ; il ne serait
pas même impossible d'en trouver un troisième
dans Théodas, car il est bon homme, il est
plaisant homme, et il est excellent homme. . . .
Le Citateur
Hérille, soit qu'il parle, qu'il harangue ou
qu'il écrive, veut citer : il fait dire au prince
des philosophes, que le vin enivre, et à l'orateur
Romain que l'eau le tempère. S'il se jette
dans la morale, ce n'est pas lui, c'est le divin
Platon qui assure que la vertu est aimable, le
vice odieux, ou que l'un et l'autre se tournent
en habitude. Les choses les plus communes,
les plus triviales, et qu'il est même capable de
penser, il veut les devoir aux anciens, aux
latins, aux grecs : ce n'est ni pour donner plus
d'autorité à ce qu'il dit, ni peut-être pour se faire
honneur de ce qu'il sait ; il veut citer. . . .
Le Spectateur X la Guerre
Ceux qui ^ ni guerriers ni courtisans vont à
la guerre et suivent la cour, qui ne font pas
' Allusion à plusieurs courtisans et particuliers
qui allèrent voir le siège de Namur, en 1693, qui
fut fait dans une très mauvaise saison, et par la pluie
qui dura pendant tout le siège.
i8o CARACTÈRES
un siège, mais qui y assistent, ont bientôt
épuisé leur curiosité sur une place de guerre,
quelque surprenante qu'elle soit, sur la tranchée,
sur l'effet des bombes ou du canon, sur les
coups de main, comme sur l'ordre et le succès
d'une attaque qu'ils entrevoient ; la résistance
continue, les pluies surviennent, les fatigues
croissent, on plonge dans la fange, on a à com-
battre les saisons et l'ennemi, on peut être
forcé dans ses lignes et enfermé entre une
viUe et une armée ; quelles extrémités ! on
perd courage, on murmure, est-ce un si grand
inconvénient que de lever un siège ? Le salut
de l'État dépend-il d'une citadelle de plus ou
de moins ? ne faut-il pas, ajoutent-ils, fléchir
sous les ordres du ciel qui semble se déclarer
contre nous, et remettre la partie à un autre
temps ? Alors ils ne comprennent plus la
fermeté, et, s'ils l'osaient dire, l'opiniâtreté du
général qui se roidit contre les obstacles, qui
s'anime par la difficulté de l'entreprise, qui
veille la nuit et s'expose le jour pour la con-
duire à sa fin. A-t-on capitulé, ces hommes si
découragés relèvent l'importance de cette con-
quête, en prédisent les suites, exagèrent la
nécessité qu'il y avait de la faire, le péril et
la honte qui suivaient de s'en désister, prouvent
que l'armée qui nous couvrait des ennemis
était invincible ; ils reviennent avec la cour,
passent par les villes et les bourgades, fiers
d'être regardés de la bourgeoisie qui est aux
DE LA BRUYÈRE i8i
fenêtres, comme ceux mêmes qui ont pris la
place, ils en triomphent par les chemins, ils
se croient braves : revenus chez eux ils vous
étourdissent de flancs, de redans, de ravelins,
de fausse-braie, de courtines, et de chemin
couvert ; ils rendent compte des endroits où
Venvie de voir les a portés et où il ne laissait
■pas d'y avoir du péril, des hasards qu'ils ont
courus à leur retour d'être pris ou tués par
l'ennemi ; ils taisent seulement qu'ils ont
eu peur. . . .
Heraclite et Démocrite
O temps ! ô mœurs ! s'écrie Heraclite, ô
malheureux siècle ! siècle rempli de mauvais
exemples, où la vertu souffre, où le crime
domine, où il triomphe. Je veux être un
Lycaon, un Egisthe ; l'occasion ne peut être
meilleure, ni les conjonctures plus favorables,
si je désire du moins de fleurir et de prospérer.
Un homme ^ dit : Je passerai la mer, je dé-
pouillerai mon père de son patrimoine, je le
chasserai, lui, sa femme, son héritier, de ses
terres et de ses états, et comme il l'a dit, il
l'a fait. Ce qu'il devait appréhender, c'était
le ressentiment de plusieurs rois qu'il outrage
en la personne d'un seul roi : mais ils tiennent
pour lui ; ils lui ont presque dit : Passez la
1 Le prince d'Orange.
i82 CARACTÈRES
mer, dépouillez votre père,^ montrez à tout
l'univers qu'on peut chasser un roi de son
royaume, ainsi qu'un petit seigneur de son
château, ou un fermier de sa métairie ; qu'il
n'y ait plus de différence entre des simples
particuliers et nous ; nous sommes las de ces
distinctions : apprenez au monde que ces
peuples que Dieu a mis sous nos pieds, peu-
vent nous abandonner, nous trahir, nous livrer,
se livrer eux-mêmes à un étranger, et qu'ils
ont moins à craindre de nous, que nous d'eux
et de leur puissance. Qui pourrait voir des
choses si tristes avec des yeux secs et une âme
tranquille ? Il n'y a point de charges qui
n'aient leurs privilèges : il n'y a aucun titu-
laire qui ne parle, qui ne plaide, qui ne s'agite
pour les défendre : la dignité royale seule n'a
plus de privilèges, les rois eux-mêmes y ont
renoncé. Un seul toujours bon ^ et magna-
nime ouvre ses bras à un famille malheureuse.
Tous les autres se liguent comme pour se
venger de lui, et de l'appui qu'il donne à une
cause qui leur est commune ; l'esprit de pique
et de jalousie prévaut chez eux à l'intérêt de
l'honneur, de la religion, et de leur état ; est-ce
assez ? à leur intérêt personnel et domestique ;
il y va, je ne dis pas de leur élection, mais de
^ Le roi Jacques II.
'^ Louis XIV., qui donna retraite à Jacques II
et à toute sa famille, après qu'il eut été obligé de
se retirer d'Angleterre.
DE LA BRUTËRE 183
leur succession, de leurs droits comme hérédi-
taires : enfin dans tout, l'homme l'emporte sur
le souverain. Un prince délivrait l'Europe,^
se délivrait lui-même d'un fatal ennemi, allait
jouir de la gloire d'avoir détruit un grand
empire ^ ; il la néglige pour une guerre douteuse.
Ceux qui sont nés ^ arbitres et médiateurs
temporisent ; et lorsqu'ils pourraient avoir déjà
employé utilement leur médiation, ils la pro-
mettent. O pâtres, continue Heraclite ! ô
rustres qui habitez sous le chaume et dans les
cabanes ! si les événements ne vont point
jusqu'à vous, si vous n'avez point le cœur
percé par la malice des hommes, si on ne
parle plus d'hommes dans vos contrées, mais
seulement de renards et de loups-cerviers,
recevez-moi parmi vous à manger votre pain
noir, et à boire l'eau de vos citernes !
Petits hommes, hauts de six pieds, tout au
plus de sept, qui vous enfermez aux foires
comme géants, et comme des pièces rares dont
il faut acheter la vue, dès que vous allez
jusques à huit pieds, qui vous donnez sans
pudeur de la hautesse et de Yéminence, qui est
tout ce que l'on pourrait accorder à ces mon-
tagnes voisines du ciel, et qui voient les nuages
se former au-dessous d'elles : espèce d'animaux
glorieux et superbes, qui méprisez toute autre
espèce, qui ne faites pas même comparaison
1 L'Empereur. - Le Turc.
^ Le pope Innocent XI.
i84 CARACTÈRES
avec l'éléphant et la baleine, approchez,
hommes, répondez un peu à Démocrite. Ne
dites-vous pas en commun proverbe, des loups
ravissants, des lions furieux, malicieux comme
un singe ? Et vous autres, qui êtes-vous ?
J'entends corner sans cesse à mes oreiUes :
U homme est un animal raisonnable : qui vous
a passé cette définition ? Sont-ce les loups, les
singes et les lions ? Ou si vous vous l'êtes
accordée à vous-mêmes, c'est déjà une chose
plaisante, que vous donniez aux animaux, vos
confrères, ce qu'il y a de pire, pour prendre
pour vous ce qu'il y a de meilleur ; laissez-les
un peu se définir eux-mêmes, et vous verrez
comme ils s'oublieront, et comme vous serez
traités. Je ne parle point, ô hommes, de vos
légèretés, de vos folies et de vos caprices qui
vous mettent au-dessous de la taupe et de la
tortue, qui vont sagement leur petit train, et
qui suivent, sans varier, l'instinct de leur
nature : mais écoutez-moi un moment. Vous
dites d'un tiercelet de faucon qui est fort léger,
et qui fait une belle descente sur la perdrix :
Voilà un bon oiseau ; et d'un lévrier qui prend
un lièvre corps à corps : C'est un bon lévrier :
je consens aussi que vous disiez d'un homme
qui court le sanglier, qui le met aux abois, qui
l'atteint et qui le perce : Voilà un brave
homme. Mais si vous voyez deux chiens qui
s'aboient, qui s'affrontent, qui se mordent et se
déchirent, vous dites : Voilà de sots animaux,
DE LA BRUYÈRE 185
et vous prenez un bâton pour les séparer :
que si l'on vous disait que tous les chats d'un
grand pays se sont assemblés par milliers dans
une plaine, et qu'après avoir miaulé tout leur
soûl, ils se sont jetés avec fureur les uns sur
les autres, et ont joué ensemble de la dent et
de la griffe, que de cette mêlée il est demeuré
de part et d'autre neuf à dix mille chats sur la
place, qui ont infecté l'air à dix lieues de là
par leur puanteur, ne diriez-vous pas : Voilà
le plus abominable sabbat dont on ait jamais
ouï parler ? Et si les loups en faisaient de
même, quels hurlements, quelle boucherie !
Et si les uns ou les autres vous disaient qu'ils
aiment la gloire, concluriez-vous de ce dis-
cours, qu'ils la mettent à se trouver à ce beau
rendez-vous, à détruire ainsi et à anéantir leur
propre espèce ; ou, après l'avoir conclu, ne
ririez-vous pas de tout votre cœur de l'in-
génuité de ces pauvres bêtes ? Vous avez déjà,
en animaux raisonnables, et pour vous dis-
tinguer de ceux qui ne se servent que de leurs
dents et de leurs ongles, imaginé les lances, les
piques, les dards, les sabres et les cimeterres,
et à mon gré fort judicieusement ; car avec
vos seules mains que pouviez-vous vous faire les
uns aux autres, que vous arracher les cheveux,
vous égratigner au visage, ou tout au plus
vous arracher les yeux de la tête ? au lieu que
vous voilà munis d'instruments commodes, qui
vous servent à vous faire réciproquement de
i86 CARACTÈRES
larges plaies d'où peut couler votre sang jusqu'à
la dernière goutte, sans que vous puissiez
craindre d'en échapper. Mais comme vous
devenez d'année à autre plus raisonnables, vous
avez bien enchéri sur cette vieille manière de
vous exterminer : vous avez de petits globes ^
qui vous tuent tout d'un coup, s'ils peuvent
seulement vous atteindre à la tête ou à la
poitrine ; vous en avez d'autres plus pesants
et plus massifs, qui vous coupent en deux parts
ou qui vous éventrent, sans compter ceux qui,
tombant sur vos toits, enfoncent les planchers,
vont du grenier à la cave, en enlèvent les
voûtes, et font sauter en l'air, avec vos maisons,
vos femmes qui sont en couches, l'enfant et la
nourrice ; et c'est là encore où gît la gloire ;
elle aime le remue-ménage, et elle est personne
d'un grand fracas. Vous avez d'ailleurs des
armes défensives, et dans les bonnes règles vous
devez en guerre être habillés de fer, ce qui est
sans mentir une jolie parure, et qui me fait
souvenir de ces quatre puces célèbres que
montrait autrefois un charlatan, subtil ouvrier,
dans une fiole où il avait trouvé le secret à
les faire vivre : il leur avait mis à chacune une
salade en tête, leur avait passé un corps de
cuirasse, mis des brassards, des genouillères, la
lance sur la cuisse ; rien ne leur manquait, et
en cet équipage elles allaient par sauts et par
bonds dans leur bouteille. Feignez un homme
1 Les balles de mousquet.
DE LA BRUTËRE 187
de la taille du mont Athos, pourquoi non ?
Une âme serait-elle embarrassée d'animer un
tel corps ? Elle en serait plus au large : si cet
homme avait la vue assez subtile pour vous
découvrir quelque part sur la terre avec vos
armes offensives et défensives, que croyez-vous
qu'il penserait de petits marmousets ainsi
équipés, et de ce que vous appelez guerre,
cavalerie, infanterie, un mémorable siège, une
fameuse journée ? N'entendrai-je donc plus
bourdonner d'autre chose parmi vous ? Le
monde ne se divise-t-il plus qu'en régiments
et en compagnies ? Tout est-il devenu
bataillon ou escadron ? Il a pris une ville, il
en a fris une seconde, -puis une troisième ; il a
gagné une bataille, deux batailles : il chasse
V ennemi, il vainc sur la mer, il vainc sur terre ;
est-ce de quelques-uns de vous autres, est-ce
d'un géant, d'un Athos que vous me parlez ?
Vous avez surtout un homme pâle ^ et li'/ide
qui n'a pa? sur soi dix onces de chair, et que
l'on croirait jeter à terre du moindre souffle.
Il fait néanmoins plus de bruit que quatre
autres, et met tout en combustion ; il vient
de pêcher en eau trouble une île tout entière : ^
ailleurs, à la vérité, il est battu et poursuivi,
mais il se sauve par les marais, et ne veut
écouter ni paix ni trêve. Il a montré de bonne
heure ce qu'il savait faire ; il a mordu le sein
^ Le prince d'Orange.
^ L'Angleterre.
i88 CARACTÈRES
de sa nourrice ; ^ elle en est morte, la pauvre
femme ; je m'entends, il suffit. En un mot, il
était né sujet, et il ne l'est plus ; au contraire,
il est le maître ; et ceux qu'il a domptés ^ et
mis sous le joug, vont à la charrue et labourent
de bon courage : ils semblent même appré-
hender, les bonnes gens, de pouvoir se délier
un jour et de devenir libres ; car ils ont
étendu la courroie et allongé le fouet de celui
qui les fait marcher ; ils n'oublient rien pour
accroître leur servitude ; ils lui font passer
l'eau pour se faire d'autres vassaux et s'ac-
quérir de nouveaux domaines : il s'agit, il est
vrai, de prendre son père et sa mère par les
épaules, et de les jeter hors de leur maison,
et ils l'aident dans une si honnête entreprise.
Les gens de delà l'eau et ceux d'en deçà se
cotisent et mettent chacun du leur, pour se
le rendre à eux tous de jour en jour plus
redoutable : les Pietés et les Saxons imposent
silence aux Bataves, et ceux-ci aux Pietés et
aux Saxons ; tous se peuvent vanter d'être ses
humbles esclaves, et autant qu'ils le souhaitent.
Mais qu'entends-je de certains personnages ^
1 Le Prince d'Orange, devenu plus puissant par
la couronne d'Angleterre, s'était rendu maître absolu
en Hollande, et y faisait ce qu'il lui plaisait.
2 Les Anglais.
* Allusion à ce qui se passa en 1690 à la Haye,
lors du premier retour du prince d'Orange de
l'Angleterre, où les ligués se rendirent, et où le
DE LA BRUl^ËRE 189
qui ont des couronnes, je ne dis pas des comtes
ou des marquis dont la terre fourmille, mais
des princes et des souverains ? Ils viennent
trouver cet homme dès qu'il a sifflé ; ils se
découvrent dès son antichambre, et ils ne
parlent que quand on les interroge : sont-ce
là ces mêmes princes si pointilleux, si forma-
listes sur leurs rangs et sur leurs préséances,
et qui consument, pour les régler, les mois
entiers dans une diète ? Que fera ce nouvel
Archonte pour payer une si aveugle soumission,
et pour répondre à une si haute idée qu'on a
de lui ? S'il se livre une bataille, il doit la
gagner, et en personne : si l'ennemi fait un
siège, il doit le lui faire lever, et avec honte, à
moins que tout l'océan ne soit entre lui et
l'ennemi : il ne saurait moins faire en faveur
de ses courtisans. César ^ lui-même ne doit-il
pas en venir grossir le nombre ; il en attend
du moins d'importants services ; car ou l'Ar-
chonte échouera avec ses alliés, ce qui est plus
difficile qu'impossible à concevoir ; ou s'il
réussit et que rien ne lui résiste, le voilà tout
porté avec ses alliés, jaloux de la religion et
de la puissance de César, pour fondre sur lui,
pour lui enlever l'aigle et le réduire, lui et son
héritier, à la faice d'argent - et aux pays hérédi-
duc de Bavière fut longtemps à attendre dans l'anti-
chambre.
1 L'Empereur.
2 Armes de la maison d'Autriche.
I90 CARACTÈRES
taires. Enfin c'en est fait, ils se sont tous
livrés à lui volontairement, à celui peut-être
de qui ils devaient se défier davantage. Ésope
ne leur dirait-il pas : La gent volatile d'une
certaine contrée prend l'alarme, et s'effraie du
voisinage du lion, dont le seul rugissement lui
fait peur ; elle se réfugie auprès de la bête, qui
lui fait parler d' accommodement et la prend sous
sa protection, qui se termine enfin à les croquer
tous l'un après l'autre.
La ModeI
Le fleuriste a un jardin dans un faubourg ;
il y court au lever du soleil, et il en revient à
son coucher. Vous le voyez planté, et qui a
pris racine au milieu de ses tulipes et devant
la solitaire ; il ouvre de grands yeux, il frotte
ses mains, il se baisse, il la voit de plus près, il
ne Fa jamais vue si belle, il a le cœur épanoui
de joie : il la quitte pour l'orientale ; delà il
va à la veuve ; il passe au drap-d'or, de celle-ci
à Yagate, d'où il revient enfin à la solitaire, où
il se fixe, où il se lasse, où il s'assit, où il oublie
de dîner ; aussi est-elle nuancée, bordée, huilée,
à pièces emportées ; elle a un beau vase ou
un beau calice : il la contemple, il l'admire :
Dieu et la nature sont en tout cela ce qu'il
n'admire point ; il ne va pas plus loin que
l'oignon de sa tulipe qu'il ne livrerait pas pour
1 Chapitre XIU, De La Mode.
DE LA BRUT ERE 191
mille écus, et qu'il donnera pour rien quand
les tulipes seront négligées et que les œillets
auront prévalu. Cet homme raisonnable,
qui a une âme, qui a un culte et une
religion, revient chez soi, fatigué, affamé,
mais fort content de sa journée : il a vu des
tulipes.
Parlez à cet autre de la richesse des moissons,
d'une ample récolte, d'une bonne vendange ;
il est curieux de fruits ; vous n'articulez pas,
vous ne vous faites pas entendre : parlez-lui
de figues et de melons, dites que les poiriers
rompent de fruits cette année, que les pêchers
ont donné avec abondance, c'est pour lui un
idiome inconnu, il s'attache aux seuls pruniers,
il ne vous répond pas. Ne l'entretenez pas
même de vos pruniers, il n'a de l'amour que
pour une certaine espèce, toute autre que vous
lui nommez le fait sourire et se moquer. Il
vous mène à l'arbre, cueille artistement cette
prune exquise ; il l'ouvre, vous en donne une
moitié, et prend l'autre : Quelle chair, dit-il ;
goûtez-vous cela ? Cela est-il divin ? Voilà
ce que vous ne trouvez pas ailleurs ; et là-dessus
ses narines s'enflent, il cache avec peine sa
joie et sa vanité par quelques dehors de
modestie. O l'homme divin en effet ! homme,
qu'on ne peut jamais assez louer et admirer !
homme dont il sera parlé dans plusieurs siècles !
que je voie sa taille et son visage pendant qu'il
vit, que j'observe les traits et la contenance
192 CARACTÈRES
d'un homme qui seul entre les mortels possède
une telle prune !
Un troisième que vous allez voir, vous parle
des curieux ses confrères, et surtout de Diognète.
Je l'admire, dit-il, et je le comprends moins
que jamais : pensez-vous qu'il cherche à s'in-
struire par les médailles, et qu'il les regarde
comme des preuves parlantes de certains faits
et des monuments fixes et indubitables de
l'ancienne histoire ? Rien moins : vous croyez
peut-être que toute la peine qu'il se donne
pour recouvrer une tête, vient du plaisir qu'il
se fait de ne voir pas une suite d'empereurs
interrompue, c'est encore moins : Diognète
sait d'une médaille le fruste, le Jlou et la Jîeur
de coin ; il a une tablette dont toutes les
places sont garnies, à l'exception d'une seule ;
ce vide lui blesse la vue, et c'est, précisément
et à la lettre, pour le remplir, qu'il emploie son
bien et sa vie.
Vous voulez, ajoute Démocède, voir mes
estampes, et bientôt il les étale et vous les
montre. Vous en rencontrez une qui n'est ni
noire, ni nette, ni dessinée, et d'ailleurs moins
propre à être gardée dans un cabinet, qu'à
tapisser un jour de fête le Petit-Pont ou la
rue Neuve : il convient qu'elle est mal gravée,
plus mal dessinée, mais il assure qu'elle est
d'un Italien qui a travaillé peu, qu'elle n'a
presque pas été tirée, que c'est la seule qui
soit en France de ce dessin, qu'il l'a achetée
DE LA BRUYÈRE 193
très cher, et qu'il ne la changerait pas pour ce
qu'il a de meilleur. J'ai, continue-t-il, une
sensible affliction, qui m'obligera à renoncer
aux estampes, pour le reste de mes jours : j'ai
tout Calot, hormis une seule qui n'est pas, à la
vérité, de ses bons ouvrages, au contraire, c'est
un des moindres ; mais qui m'achèverait
Calot ? Je travaille depuis vingt ans à re-
couvrer cette estampe, et je désespère enfin
d'y réussir : cela est bien rude !
Tel autre fait la satire de ces gens qui
s'engagent par inquiétude ou par curiosité dans
de longs voyages, qui ne font ni mémoires ni
relations, qui ne portent point de tablettes, qui
vont pour voir, et qui ne voient pas, ou qui
oublient ce qu'ils ont vu, qui désirent seulement
de connaître de nouvelles tours ou de nouveaux
clochers, et de passer des rivières qu'on n'ap-
pelle ni la Seine ni la Loire, qui sortent de
leur patrie pour y retourner, qui aiment à être
absents, qui veulent un jour être revenus de
loin : et ce satirique parle juste, et se fait
écouter.
Mais quand il ajoute que les livres en appren-
nent plus que les voyages, et qu'il m'a fait
comprendre par ses discours qu'il a une biblio-
thèque, je souhaite de la voir : je vais trouver
cet homme qui me reçoit dans une maison,
où dès l'escalier je tombe en faiblesse d'une
odeur de maroquin noir dont ses livres sont
tous couverts. Il a beau me crier aux oreilles
194 CARACTÈRES
pour me ranimer, qu'ils sont dorés sur tranche,
ornés de filets d'or, et de la bonne édition, me
nommer les meilleurs l'un après l'autre, dire
que sa galerie est remplie, à quelques endroits
près qui sont peints de manière qu'on les
prend pour de vrais livres arrangés sur des
tablettes, et que l'œil s'y trompe ; ajouter
qu'il ne lit jamais, qu'il ne met pas le pied
dans cette galerie, qu'il y viendra pour me
faire plaisir ; je le remercie de sa complaisance,
et ne veux non plus que lui visiter sa tannerie,
qu'il appelle bibliothèque.
Quelques-uns, par une intempérance de
savoir, et par ne pouvoir se résoudre à re-
noncer à aucune sorte de connaissance, les
embrassent toutes et n'en possèdent aucune.
Ils aiment mieux savoir beaucoup, que de
savoir bien, et être faibles et superficiels dans
diverses sciences, que d'être sûrs et profonds
dans une seule : ils trouvent en toutes ren-
contres celui qui est leur maître et qui les re-
dresse : ils sont les dupes de leur vaine curiosité,
et ne peuvent au plus, par de longs et pénibles
efforts, que se tirer d'une ignorance crasse.
D'autres ont la clef des sciences, où ils
n'entrent jamais : ils passent leur vie à dé-
chiffrer les langues orientales et les langues du
nord, celles des deux Indes, celles des deux
pôles, et celle qui se parle dans la lune. Les
idiomes les plus inutiles avec les caractères les
plus bizarres et les plus magiques sont pré-
DE LA BRUTÈRE 195
cisément ce qui réveille leur passion et qui
excite leur travail. Ils plaignent ceux qui se
bornent ingénument à savoir leur langue, ou
tout au plus la grecque ou la latine. Ces gens
lisent toutes les histoires et ignorent l'histoire :
ils parcourent tous les livres, et ne profitent
d'aucun : c'est en eux une stérilité de faits et
de principes qui ne peut être plus grande,
mais à la vérité la meilleure récolte et la
richesse la plus abondante de mots et de
paroles qui puisse s'imaginer : ils plient sous
le faix, leur mémoire en est accablée, pendant
que leur esprit demeure vide.
Un bourgeois aime les bâtiments ; il se fait
bâtir un hôtel si beau, si riche et si orné, qu'il
est inhabitable : le maître honteux de s'y loger,
ne pouvant peut-être se résoudre à le louer à
un prince ou à un homme d'affaires, se retire
au galetas, où il achève sa vie, pendant que
l'enfilade et les planchers de rapport sont en
proie aux Anglais et aux Allemands qui
voyag^t, et qui viennent là du Palais-Royal,
du palais L , G ^ et du Luxembourg.
On heurte sans fin à cette belle porte : tous
demandent à voir la maison, et personne à
voir monsieur.
On en sait d'autres qui ont des filles devant
leurs yeux, à qui ils ne peuvent pas donner
une dot ; que dis-je ? EUes ne sont pas vêtues,
à peine nourries ; qui se refusent un tour de
^ Lesdiguières.
196 CARACTÈRES
lit et du linge blanc ; qui sont pauvres, et
la source de leur misère n'est pas fort loin ;
c'est un garde-meuble chargé et embarrassé de
bustes rares, déjà poudreux et couverts d'or-
dures, dont la vente les mettrait au large, mais
qu'ils ne peuvent se résoudre à mettre en vente.
Diphile commence par un oiseau et finit
par mille : sa maison n'en est pas égayée, mais
empestée : la cour, la salle, l'escalier, le vesti-
bule, les chambres, le cabinet, tout est volière :
ce n'est plus un ramage, c'est un vacarme ;
les vents d'automne et les eaux dans leurs
plus grandes crues ne font pas un bruit si
perçant et si aigu. On ne s'entend non plus
parler les uns les autres que dans ces chambres
où il faut attendre, pour faire le compliment
d'entrée, que les petits chiens aient aboyé.
Ce n'est plus pour Diphile un agréable amu-
sement, c'est une afîaire laborieuse et à laquelle
à peine il peut suffire. Il passe les jours, ces
jours qui échappent et qui ne reviennent plus,
à verser du grain et à nettoyer des ordures : il
donne pension à un homme qui n'a point
d'autre ministère que de siffler des serins au
flageolet, et de faire couver des Canaries. Il
est vrai que ce qu'il dépense d'un côté, il
l'épargne de l'autre ; car ses enfants sont sans
maîtres et sans éducation. Il se renferme le
soir, fatigué de son propre plaisir, sans pouvoir
jouir du moindre repos, que ses oiseaux ne
reposent, et que ce petit peuple, qu'il n'aime
DE LA BRUTËRE 197
que parce qu'il chante, ne cesse de chanter.
II retrouve ses oiseaux dans son sommeil ; lui-
même il est oiseau, il est huppé, il gazouille, il
perche ; il rêve la nuit qu'il mue ou qu'il couve.
Qui pourrait épuiser tous les différents genres
de curieux ? Devineriez-vous à entendre
parler celui-ci de son léopard, de sa plume, de
sa musique,^ les vanter comme ce qu'il y a sur
la terre de plus singulier et de plus merveil-
leux, qu'il veut vendre ses coquilles ? Pour-
quoi non, s'il les achète au poids de l'or.
Cet autre aime les insectes, il en fait tous
les jours de nouvelles emplettes : c'est sur-
tout le premier homme de l'Europe pour les
papillons, il en a de toutes les tailles et de
toutes les couleurs. Quel temps prenez-vous
pour lui rendre visite ? il est plongé dans une
amère douleur ; il a l'humeur noire, chagrine,
et dont toute sa famille souffre ; aussi a-t-il
fait une perte irréparable : approchez, regardez
ce qu'il vous montre sur son doigt, qui n'a
plus de vie, et qui vient d'expirer, c'est une
chenille, et quelle chenille ! . . .
Une personne à la mode ressemble à une
fleur bleue,^ qui croît de soi-même dans les
sillons, où elle étouffe les épis, diminue la
moisson et tient la place de quelque chose de
1 Noms de coquillages.
- Ces barbeaux, qui croissent parmi les seigles,
furent un été à la mode dans Paris. Les dames en
mettaient pour bouquet.
içS CARACTERES
meilleur ; qui n'a de prix et de beauté que ce
qu'elle emprunte d'un caprice léger qui naît et
qui tombe presque dans le même instant :
aujourd'hui elle est courue, les femmes s'en
parent ; demain elle est négligée, et rendue
au peuple.
Une personne de mérite, au contraire, est
une fleur qu'on ne désigne pas par sa couleur,
mais que l'on nomme par son nom, que l'on
cultive pour sa beauté ou pour son odeur ;
l'une des grâces de la nature, l'une de ces choses
qui embellissent le monde, qui est de tous les
temps et d'une vogue ancienne et populaire ;
que nos pères ont estimée, et que nous estimons
après nos pères ; à qui le dégoût ou l'anti-
pathie de quelques-uns ne saurait nuire ; un
lis, une rose.
L'on voit Eustrate assis dans sa nacelle, où
il jouit d'un air pur, et d'un ciel serein ; il
avance d'un bon vent et qui a toutes les
apparences de devoir durer ; mais il tombe tout
d'un coup, le ciel se couvre, l'orage se déclare,
un tourbillon enveloppe la nacelle, elle est
submergée : on voit Eustrate revenir sur l'eau
et faire quelques efforts, on espère qu'il pourra
du moins se sauver et venir à bord ; mais une
vague l'enfonce, on le tient perdu : il paraît
une seconde fois, et les espérances se réveillent,
lorsqu'un flot survient et l'abîme ; on ne le
revoit plus, il est noyé.
Voiture et Sarrazin étaient nés pour leur
DE LA BRUYÈRE 199
siècle, et ils ont paru dans un temps où il
semble qu'ils étaient attendus. S'ils s'étaient
moins pressés de venir, ils arrivaient trop tard,
et j'ose douter qu'ils fussent tels aujourd'hui
qu'ils ont été alors : les conversations légères,
les cercles, la fine plaisanterie, les lettres en-
jouées et familières, les petites parties où l'on
était admis seulement avec de l'esprit, tout a
disparu : et qu'on ne dise point qu'ils les
feraient revivre ; ce que je puis faire en faveur
de leur esprit, est de convenir que peut-être
ils excelleraient dans un autre genre : mais les
femmes sont, de nos jours, ou dévotes, ou
coquettes, ou joueuses, ou ambitieuses, quel-
ques-unes même tout cela à la fois : le goût
de la faveur, le jeu, les galants, les directeurs,
ont pris la place et la défendent contre les
gens d'esprit.
Un homme fat et ridicule porte un long
chapeau, un pourpoint à ailerons, des chausses
à aiguillettes et des bottines : il rêve la veille
par où et comment il pourra se faire remarquer
le jour qui suit. Un philosophe se laisse
habiller par son tailleur. Il y a autant de
faiblesse à fuir la mode qu'à l'affecter.
L'on blâme une mode qui, divisant la taille
des hommes en deux parties égales, en prend
une tout entière pour le buste, et laisse
l'autre pour le reste du corps : l'on condamne
celle qui fait de la tête des femmes la base d'un
édifice à plusieurs étages, dont l'ordre et la
20O CARACTÈRES
structure changent selon leurs caprices ; qui
éloigne les cheveux du visage, bien qu'ils ne
croissent que pour l'accompagner, qui les
relève et les hérisse à la manière des Bacchantes,
et semble avoir pourvu à ce que les femmes
changent leur physionomie douce et modeste,
en une autre qui soit fière et audacieuse. On
se récrie enfin contre une telle ou telle mode,
qui cependant, toute bizarre qu'elle est, pare
et embellit pendant qu'elle dure, et dont l'on
tire tout l'avantage qu'on en peut espérer, qui
est de plaire. Il me paraît qu'on devrait
seulement admirer l'inconstance et la légèreté
des hommes, qui attachent successivement les
agréments et la bienséance à des choses tout
opposées, qui emploient pour le comique et
pour la mascarade, ce qui leur a servi de parure
grave, et d'ornements les plus sérieux ; et que
si peu de temps en fasse la différence.
N ... est riche, elle mange bien, elle dort
bien ; mais les coiffures changent ; et lorsqu'elle
Y pense le moins et qu'elle se croit heureuse, la
sienne est hors de mode.
Iphis voit à l'église un soulier d'une nouvelle
mode ; il regarde le sien, et en rougit ; il ne
se croit plus habillé : il était venu à la messe
pour s'y montrer, et il se cache ; le voilà
retenu par le pied dans sa chambre tout le
reste du jour. Il a la main douce, et il l'en-
tretient avec une pâte de senteur. Il a soin
de rire pour montrer ses dents ; il fait la petite
DE LA BRUTÈRE 201
bouche, et il n'y a guère de moments où il ne
veuille sourire ; il regarde ses jambes, il se
voit au miroir, l'on ne peut être plus content
de personne, qu'il ne l'est de lui-même ; il
s'est acquis une voix claire et délicate, et
heureusement il parle gras ; il a un mouve-
ment de tête, et je ne sais quel adoucissement
dans les yeux, dont il n'oublie pas de s'em-
bellir ; il a une démarche molle et le plus joli
maintien qu'il est capable de se procurer ; il
met du rouge, mais rarement, il n'en fait pas
habitude ; il est vrai aussi qu'il porte des
chausses et un chapeau, et qu'il n'a ni boucles
d'oreilles ni collier de perles ; aussi ne l'ai-je
pas mis dans le chapitre des femmes. . . .
Négliger vêpres comme une chose antique
et hors de mode, garder sa place soi-même pour
le salut, savoir les êtres de la chapelle, con-
naître le flanc, savoir où l'on est vu et où l'on
n'est pas vu ; rêver dans l'église à Dieu et à
ses affaires, y recevoir des visites, y donner
des ordres et des commissions, y attendre les
réponses ; avoir un directeur mieux écouté que
l'évangile, tirer toute sa sainteté et tout son
relief de la réputation de son directeur,
dédaigner ceux dont le directeur a moins de
vogue, et convenir à peine de leur salut ;
n'aimer de la parole de Dieu que ce qui s'en
prêche chez soi ou par son directeur, préférer
sa messe aux autres messes, et les sacrements
donnés de sa main à ceux qui ont de moins
202 CARACTÈRES
cette circonstance ; ne se repaître que de
livres de spiritualité, comme s'il n'y avait ni
évangiles, ni épîtres des Apôtres, ni morale des
Pères ; lire ou parler un jargon inconnu aux
premiers siècles : circonstancier à confesse les
défauts d'autrui, y pallier les siens, s'accuser
de ses souffrances, de sa patience, dire comme
un péché son peu de progrès dans l'héroïsme :
être en liaison secrète avec de certaines gens
contre certains autres, n'estimer que soi et sa
cabale, avoir pour suspecte la vertu même :
goûter, savourer la prospérité et la faveur,
n'en vouloir que pour soi, ne point aider au
mérite, faire servir la piété à son ambition,
aller à son salut par le chemin de la fortune
et des dignités ; c'est, du moins jusqu'à ce jour,
le plus bel effort de la dévotion du temps. . . .
Quand un courtisan sera humble, guéri du
faste et de l'ambition, qu'il n'établira point sa
fortune sur la ruine de ses concurrents ; qu'il
sera équitable, soulagera ses vassaux, payera ses
créanciers ; qu'il ne sera ni fourbe ni médisant,
qu'il renoncera aux grands repas et aux amours
illégitimes, qu'il priera autrement que des
lèvres, et même hors de la présence du prince ;
quand d'ailleurs il ne sera point d'un abord
farouche et difficile, qu'il n'aura point le
visage austère et la mine triste, qu'il ne sera
point paresseux et contemplatif, qu'il saura
rendre, par une scrupuleuse attention, divers
emplois très compatibles, qu'il pourra et qu'il
DE LA BRUYÈRE 203
voudra même tourner son esprit et ses soins aux
grandes et laborieuses affaires, à celles surtout
d'une suite la plus étendue pour les peuples
et pour tout l'État, quand son caractère me
fera craindre de le nommer dans cet endroit,
et que sa modestie l'empêchera, si je ne le
nomme pas, de s'y reconnaître, alors je dirai
de ce personnage ; il est dévot ; ou plutôt,
c'est un homme donné à son siècle pour le
modèle d'une vertu sincère et pour le dis-
cernement de l'hypocrisie.
Onuphre n'a pour tout lit qu'une housse de
serge grise, mais il couche sur le coton et sur
le duvet : de même il est habillé simplement,
commodément, je veux dire d'une étoffe fort
légère en été, et d'une autre fort moelleuse
pendant l'hiver ; il porte des chemises très
déliées qu'il a un très grand soin de bien
cacher. Il ne dit point ma haire et ma disci-
fline, au contraire, il passerait pour ce qu'il
est, pour un hypocrite, et il veut passer pour
ce qu'il n'est pas, pour un homme dévot : il
est vrai qu'il fait en sorte que l'on croie, sans
qu'il le dise, qu'il porte une haire et qu'il se
donne la discipline. Il y a quelques livres
répandus dans sa chambre indifféremment ;
ouvrez-les, c'est le Combat spirituel, le Chrétien
intérieur, et V Année sainte : d'autres livres
sont sous la clef. S'il marche par la ville et
qu'il découvre de loin un homme devant qui
il est nécessaire qu'il soit dévot, les yeux
204 CARACTÈRES
baissés, la démarche lente et modeste, l'air
recueilli, lui sont familiers, il joue son rôle.
S'il entre dans une église, il observe d'abord de
qui il peut être vu, et selon la découverte
qu'il vient de faire, il se met à genoux et prie,
ou il ne songe ni à se mettre à genoux ni à
prier. Arrive-t-il vers lui un homme de bien
et d'autorité qui le verra et qui peut l'en-
tendre, non seulement il prie, mais il médite,
il pousse des élans et des soupirs : si l'homme
de bien se retire, celui-ci qui le voit partir,
s'apaise et ne souffle pas. Il entre une autre
fois dans un lieu saint, perce la foule, choisit
un endroit pour se recueillir, et où tout le
monde voit qu'il s'humilie : s'il entend des
courtisans qui parlent, qui rient, et qui sont à
la chapelle avec moins de silence que dans
l'antichambre, il fait plus de bruit qu'eux
pour les faire taire : il reprend sa méditation,
qui est toujours la comparaison qu'il fait de
ces personnes avec lui-même, et où il trouve
son compte. Il évite une église déserte et
solitaire, où il pourrait entendre deux messes
de suite, le sermon, vêpres et complies, tout
cela entre Dieu et lui, et sans que personne
lui en sût gré : il aime la paroisse, il fréquente
les temples où se fait un grand concours ; on
n'y manque point son coup, on y est vu. Il
choisit deux ou trois jours dans toute l'année,
où à propos de rien il jeûne ou fait abstinence :
mais à la fin de l'hiver il tousse, il a une
DE LA BRUYÈRE 205
mauvaise poitrine, il a des vapeurs, il a eu
la fièvre : il se fait prier, presser, quereller,
pour rompre le carême dès son commencement,
et il en vient là par complaisance. Si Onuphre
est nommé arbitre dans une querelle de parents
ou dans un procès de famille, il est pour les
plus forts, je veux dire pour les plus riches, et
il ne se persuade point que celui ou celle qui
a beaucoup de bien puisse avoir tort. S'il se
trouve bien d'un homm_e opulent, à qui il a
su imposer, dont il est le parasite, et dont il
peut tirer de grands secours, il ne cajole point
sa femme ; il ne lui fait du moins ni avance
ni déclaration ; il s'enfuira, il lui laissera son
manteau, s'il n'est aussi sûr d'elle que de lui-
même : il est encore plus éloigné d'employer
pour la flatter et pour la séduire le jargon
de la dévotion ; ce n'est point par habitude
qu'il le parle, mais avec dessein, et selon qu'il
lui est utile, et jamais quand il ne servirait
qu'à le rendre très ridicule. Il sait où se
trouvent des femmes plus sociables et plus
dociles que celle de son ami, il ne les abandonne
pas pour longtemps, quand ce ne serait que
pour faire dire de soi dans le public qu'il fait
des retraites : qui en effet pourrait en douter,
quand on le revoit paraître avec un visage
exténué et d'un homme qui ne se ménage
point ? Les femmes d'ailleurs qui fleurissent
et qui prospèrent à l'ombre de la dévo-
tion, lui conviennent, seulement avec cette
2o6 CARACTÈRES
petite différence qu'il néglige celles qui ont
vieilli, et qu'il cultive les jeunes, et entre
celles-ci les plus belles et les mieux faites ;
c'est son attrait : elles vont, et il va ; elles
reviennent, et il revient ; elles demeurent, et
il demeure ; c'est en tous lieux et à toutes
les heures qu'il a la consolation de les voir :
qui pourrait n'en être pas édifié ? Elles sont
dévotes, et il est dévot. Il n'oublie pas de
tirer avantage de l'aveuglement de son ami et
de la prévention où il l'a jeté en sa faveur :
tantôt il lui emprunte de l'argent, tantôt il
fait si bien que cet ami lui en offre : il se fait
reprocher de n'avoir pas recours à ses amis
dans ses besoins. Quelquefois il ne peut pas
recevoir une obole sans donner un billet, qu'il
est bien sûr de ne jamais retirer. Il dit une
autre fois et d'une certaine manière, que rien
ne lui manque, et c'est lorsqu'il ne lui faut
qu'une petite somme : il vante quelque autre
fois publiquement la générosité de cet homme
pour le piquer d'honneur et le conduire à lui
faire une grande largesse ; il ne pense point à
profiter de toute sa succession, ni à s'attirer une
donation générale de tous ses biens, s'il s'agit
surtout de les enlever à un fils, le légitime
héritier. Un homme dévot n'est ni avare, ni
violent, ni injuste, ni même intéressé : Onuphre
n'est pas dévot, mais il veut être cru tel, et
par une parfaite, quoique fausse imitation de
la piété, ménager sourdement ses intérêts :
DE LA BRUTÈRE 207
aussi ne se joue-t-il pas à la ligne directe, et il
ne s'insinue jamais dans une famille où se
trouvent tout à la fois une fille à pourvoir et
un fils à établir ; il y a là des droits trop forts
et trop inviolables ; on ne les traverse point
sans faire de l'éclat, et il l'appréhende, sans
qu'une pareille entreprise vienne aux oreilles
du prince, à qui il dérobe sa marche, par la
crainte qu'il a d'être découvert et de paraître
ce qu'il est. Il en veut à la ligne collatérale ;
on l'attaque plus impunément ; il est la
terreur des cousins et des cousines, du neveu et
de la nièce, le flatteur et l'ami déclaré de tous
les oncles qui ont fait fortune. Il se donne
pour l'héritier légitime de tout vieillard qui
meurt riche et sans enfants, et il faut que
celui-ci le déshérite, s'il veut que ses parents
recueillent sa succession ; si Onuphre ne
trouve pas jour à les en frustrer à fond, il leur
en ôte du moins une bonne partie ; une petite
calomnie, moins que cela, une légère médisance
lui suffit pour ce pieux dessein ; c'est le talent
qu'il possède à un plus haut degré de perfec-
tion : il se fait même souvent un point de
conduite de ne le pas laisser inutile ; il y a des
gens, selon lui, qu'on est obligé en conscience
de décrier, et ces gens sont ceux qu'il n'aime
point, à qui il veut nuire, et dont il désire la
dépouille. Il vient à ses fins sans se donner
même la peine d'ouvrir la bouche, on lui parle
d'Eudoxe, il sourit, ou il soupire ; on l'in-
2o8 CARACTÈRES
terroge, on insiste, il ne répond rien ; et il a
raison : il en a assez dit. . ^ .
L'Héritier ^
Titius assiste à la lecteur d'un testament
avec des yeux rouges et humides, et le cœur
serré de la perte de celui dont il espère re-
cueillir la succession ; un article lui donne la
charge, un autre les rentes de la ville, un
troisième le rend maître d'une terre à la
campagne ; il y a une clause qui, bien enten-
due, lui accorde une maison située au milieu
de Paris, comme elle se trouve, et avec les
meubles : son aifliction augmente, les larmes
lui coulent des yeux ; le moyen de les con-
tenir ? Il se voit officier, logé aux champs
et à la ville, meublé de même, il se voit une
bonne table, et un carrosse : T avait-il au
monde un plus honnête homme que le défunt, un
meilleur homme ? Il y a un codicille, il faut le
lire : il fait Maevius légataire universel ; et il
renvoyé Titius dans son faubourg, sans rentes,
sans titre, et le met à pied. Il essuyé ses
larmes : c'est à Maevius à s'affliger. . . .
Hermippe
Hermippe est l'esclave de ce qu'il appelle ses
petites commodités ; il leur sacrifie l'usage
1 Chapitre XIV, De quelques Usages.
DE LA BRUTÈRE 209
reçu, la coutume, les modes, la bienséance ; il
les cherche en toutes choses, il quitte une
moindre pour une plus grande, il ne néglige
aucune de celles qui sont praticables, il s'en
fait une étude et il ne se passe aucun jour
qu'il ne fasse en ce genre une découverte. Il
laisse aux autres hommes le dîner et le souper ;
à peine en admet-il les termes ; il mange
quand il a faim, et les mets seulement où son
appétit le porte. Il voit faire son lit ; quelle
main assez adroite ou assez heureuse pourrait
le faire dormir comme il veut dormir .'' Il
sort rarement de chez soi, il aime la chambre,
où il n'est ni oisif, ni laborieux, où il n'agit
point, où il tracasse, et dans l'équipage d'un
homme qui a pris médecine. On dépend
servilement d'un serrurier et d'un menuisier,
selon ses besoins : pour lui, s'il faut limer, il
a une lime, une scie s'il faut scier, et des
tenailles s'il faut arracher. Imaginez, s'il est
possible, quelques outils qu'il n'ait pas, et
meilleurs et plus commodes à son gré que ceux
mêmes dont les ouvriers se servent : il en a de
nouveaux et d'inconnus, qui n'ont point de
nom, productions de son esprit, et dont il a
presque oublié l'usage. Nul ne se peut com-
parer à lui pour faire en peu de temps et sans
peine un travail fort inutile : il faisait dix pas
pour aller de son lit dans sa garde-robe ; il
n'en fait plus que neuf par la manière dont il
a su tourner sa chambre ; combien de pas
0
210 CARACTÈRES
épargnés dans le cours d'une vie ! Ailleurs,
l'on tourne la clef, l'on pousse contre, ou l'on
tire à soi, et une porte s'ouvre, quelle fatigue !
voilà un mouvement de trop qu'il sait s'é-
pargner, et comment ? C'est un mystère qu'il
ne révèle point : il est à la vérité un grand
maître pour le ressort et pour la mécanique,
pour celle du moins dont tout le monde se
passe. Hermippe tire le jour de son appar-
tement d'ailleurs que de la fenêtre, il a trouvé
le secret de monter et de descendre autrement
que par l'escalier, et il cherche celui d'entrer
et de sortir plus commodément que par la
porte. . . .
Le Médecin
Carro Carri débarque avec une recette qu'il
appelle un prompt remède, et qui quelquefois
est un poison lent : c'est un bien de famille,
mais amélioré en ses mains ; de spécifique qu'il
était contre la colique, il guérit de la fièvre
quarte, de la pleurésie, de l'hydropisie, de
l'apoplexie, de l'épilepsie. Forcez un peu
votre mémoire, nommez une maladie, la
première qui vous viendra en l'esprit, l'hémor-
ragie, dites-vous ? Il la guérit : il ne ressuscite
personne, il est vrai ; il ne rend pas la vie aux
hommes, mais il les conduit nécessairement
jusqu'à la décrépitude : et ce n'est que par
hasard que son père et son aïeul, qui avaient
ce secret, sont morts fort jeunes. Les médecins
DE LA BRUl'ËRE 211
reçoivent pour leurs visites ce qu'on leur donne,
quelques-uns se contentent d'un remercîment :
Carro Carri est si sûr de son remède, et de
l'effet qui en doit suivre, qu'il n'hésite pas de
s'en faire paye'" d'avance, et de recevoir avant
que de donner : si le mal est incurable, tant
mieux ; il n'en est que plus digne de son
application et de son remède : commencez par
lui livrer quelques sacs de mille francs, passez-
lui un contrat de constitution, donnez-lui une
de vos terres, la plus petite, et ne soyez pas
ensuite plus inquiet que lui de votre guérison.
L'émulation de cet homme a peuplé le monde
de noms en O et en I, noms vénérables qui im-
posent aux malades et aux maladies. Vos méde-
cins, Fagon, et de toutes les facultés, avouez-le,
ne guérissent pas toujours, ni sûrement ; ceux
au contraire qui ont hérité de leurs pères la
médecine pratique, et à qui l'expérience est
échue par succession, promettent toujours et
avec serments qu'on guérira : qu'il est doux
aux hommes de tout espérer d'une maladie
mortelle, et de se porter encore passablement
bien à l'agonie ! La mort surprend agré-
ablement et sans s'être fait craindre : on la
sent plus tôt qu'on n'a songé à s'y préparer et
à s'y résoudre. O Fagon-Esculape ! faites
régner sur toute la terre le quinquina et
l'émétique ; conduisez à sa perfection la
science des simples, qui sont donnés aux
hommes pour prolonger leur vie : observez
212 CARACTÈRES DE LA BRUYÈRE
dans les cures, avec plus de précision et de
sagesse que personne n'a encore fait, le climat,
les temps, les symptômes, et les complexions :
guérissez de la manière seule qu'il convient à
chacun d'être guéri : chassez des corps où rien
ne vous est caché de leur économie, les
maladies les plus obscures et les plus invété-
rées : n'attentez pas sur celles de l'esprit ;
elles sont incurables : laissez à Corinne, à
Lesbie, à Canidie, à Trimalcion et à Carpus,
la passion ou la fureur des charlatans. . . .
Si on ne goûte point ces caractères, je m'en
étonne; et si on les goûte, je m'en étonne de
même.
FIN
Jean de La Bruyère, né à Paris, 1645; mort à
Versailles, 1695.
Les Caractères de Théophraste, traduits du' grec avec
les Caractères ou les mœurs de ce siècle, i*'^
édition, 1688.
AllaiRE, E. — La Bruyire dans la maison de Condé, 1887.
Caboche. — La Bruyère, 1844
D'OliveT. — Eloge de La Bruyère, 1729-
FagueT, e. — Les grands maîtres du XV 11^ siècle,
FoURNlER, E. — La comédie de La Bruyère, 1866.
HÉMARDiNyuER. — Commentaire de l'édition Delagrave,
1849.
JaneT, p. — Les caractères et les passions dans la littérature
française au XVII^ siècle.
Lemaître, J. — Figurines (dans le Temps du 30 décembre
1893)-
MORILLOT, P. — La Bruyère, 1904.
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RahsTEDE, h. g. — Ueber La Bruyère und seine Charaktere
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Rébelliau, a Notice littéraire dans Tédition Haciiette,
213
214 BIBLIOGRAPHIE
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Bruyère et La RùcheJ~oucauld, 1842 ; Nowveaux
Lundis, tom. I. 1861, tom. X. 1866.
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CONTES CHOISIS DE BALZAC. Préface de
Paul Bourget, de l'Académie Française.
PAUL ET VIRGINIE. Par Bernardin de St.
Pierre. Préface du Vicomte Melchior de
Vogué, de l'Académie Française.
COLOMBA. Par Prosper Mérimée. Préface
d'AuGUSTiN Filon.
ADOLPHE. Par Benjamin Constant. Préface
de Paul Bourget, de l'Académie Française.
LE ROMAN D'UN JEUNE HOMME PAUVRE.
Par Octave Feuillet. Préface d'AuousTiN
Filon.
LA MARE AU DIABLE. Par George Sand.
Préface de Louis Corniquet.
PROFILS ANGLAIS. Par C. A. Sainte-Beuve.
Préface d'ANDRÉ Turquet.
LES MAXIMES DU DUC DE LA ROCHE-
FOUCAULD. Préface de Paul Souday.
LA TULIPE NOIRE. Par Alexandre Dumas.
Préface d'EMiLE Faguet, de l'Académie Fran-
çaise.
LETTRES CHOISIES DE MADAME DE
SÉVIGNÉ. Préface de Charles Boreux.
LE BARBIER DE SÉVILLE ET LE MARIAGE
DE FIGARO. Par Beaumarchais. Préface
de Jui.es Claretie, de l'Académie Française.
CARACTÈRES (Pages Choisies) DE LA
BRUYÈRE. Préface d'AuGUSTiN Filon.
CONTES CHOISIS DE VOLTAIRE. Préface
de Gustave Lanson.
En Préparation
LETTRES PERSANES (Pages Choisies). Par
Montesquieu. Préface d'ÉMiLE Faguet, de
l'Académie Française.
CHANSONS DE BÉRANGER.
ORAISONS FUNÈBRES. Par Bossuet. Préface
de René Doumic.
FABLES CHOISIES DE LA FONTAINE.
POÈMES (1822-63) DE VICTOR HUGO. Préface
de L. Aguettant.
PROSE ET VERS DE LAMARTINE. Préface
de René Doumic.
ESSAIS CHOISIS DE MONTAIGNE. Préface
d'ÉMiLK Faguet.
LES ÉPÎTRES-LES SATIRES DE BOILEAU.
Préface d' Augustin Filon.
LA PRINCESSE DE CLÈVES. Par Madame
de La Fayette.
La Bibliothèque
Université d'Oltawa
Echéance
A,
efu| qui rapfbrte un volane après la
lèrè da!e limbrée ci-dessoas devra
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CARACTERES
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