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University of Ottawa
http://www.archive.org/details/cassinouvatengueOOdere
Charles DERENNES
CASSINOU
VA-T-EN GUERRE
Illustrations de Léon FAURET
v^
N»
L'ÉDITION FF^^AISE ILLUSTRÉE
PARIS — 30, Rue dô Provence, 30 - PARIS
a
CASSINOU VA-T-EN GUERRE
DU MÊME AUTEUR
t.*EnIvrante]An£:oisse, poèmes. Librairie Ollendorfï 1904
La Tempête, poèmes. Librairie Ollendorfï 1906
L'Amour fessé, roman. Mercure de France 1906
Le Peuple du Pôle, roman. Mercure de France 1907
La Vie et la Mort de M. de Tournèves, conte. Bernard
Grasset, éditeur 1907
La Quenllle, roman. Louis-Michaud, éditeur 1908
Les Caprices de Nouche, roman. Éditions de La Vie pari-
sienne 1909
Le Béguin des Muses, roman. Éditions de La Vie pari-
sienne 19 1 1
Le Miroir |des Pêclieresses, nouvelles. Louis-Michaud,
éditeur 1912
Les Enfants sages, roman, Louis-Michaud, éditeur. . . 1913
Nique et ses Cousines, roman. Louis-Michaud, éditeur. 191 4
La Nuit d'Été, roman. L'Édition 1917
En Préparation :
Leur Tout Petit Cœur, Le Bénévole 93 ter et Ma Poupée.
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CHARLES DERENNES
CASSINOU
VA-T-EN GUERRE
A'-
L'ÉDITION FRANÇAISE ILLUSTRÉE /> -^ A\i
30, rue de Provence, Paris V Jp 1 ^ \
~ yo ]
1917 /
Copyright by L'Édition française illustrée,
aris (Septembre 1917).
A
J.-H. ROSNY JEUNE
ET A
PAUL MARGUERITTE
en toute admiration et en toute affection,
ces reflets humains d'un pa^s qui nous est cher.
Cassinou va=t=en guerre
I
L'été, cette année-là, se montrait grognon, ora-
geux, moite, tantôt trop chaud, tantôt trop froid.
Mais la menace de Fondée quotidienne n'avait
pas empêché le brigadier de gendarmerie de
Saint-Lubin-lès-Hont-Hàbi, Joseph Hourtilhacq,
dit Sherlock Holmes, et un de ses pandores,
de faire leur tournée, ce samedi comme les
autres, du côté de Hont-Hàbi-l'Étang.
La tournée du samedi à Hont-Hàbi-l'Étang?
Le brigadier n'y aurait manqué pour rien au
monde. Cette tournée était (si j'ose risquer ce
jeu de mot) une tournée qui en appelait bien
d'autres... « Le samedi », vous dira-t-on en
pays landais (et surtout du côté de Hont-Hàbi),
« le samedi, c'est un dimanche plus petit...
le samedi, c'est déjà dimanche... le samedi, la
fête commence... » Ces bons proverbes-là, ils
10 TAssmon va-t-en guerre
mériteraient d'être mis en chanson et gueu-
les en chœur par les beaux soirs, avec accom-
pa^ement d'ocarina ou d'accordéon, d'un
bout à l'autre de la contrée !
Dès l'aube, les joyeux vivants arrivent dare-
dare, qui à bicyclette, qui en voiture, qui en
auto, qui à pied. Pays riche et content de lui,
où les distinctions de caste n'existent pour
ainsi dire pas entre les gens qui aiment la
bonne chère et le plaisir. On se retrouve, on
fraternise... Tout à l'heure, le jeune comte
de Cabiracq a arrêté sa soixante-chevaux
pour épargner au résinier Labouraquère la
peine d'aller de Hont-Hàbi-le-Bourg à Hont-
Hàbi-l'Étang par le chemin de fer d'in-
térêt local, affreux instrument de torture auquel
sa locomotive a valu le surnom de « petit
monstre » et la douceur de ses ressorts celui
— sauf respect — de Machecul.
Samedi. Au bord de l'étang, durant l'hiver,
en semaine, on n'entend guère que la voix des
flots sur le sable et du vent dans les pins ; domi-
nées par ce majestueux et monotone fracas, les
maisons des berges ont l'air de nonnes en prière
dans une cathédrale emplie de l'hymne des or-
gues. Mais venez donc visîter*rétang''en été, le
samedi et !le 'dimanche ; alors. Termite se fait
CASSINOU VA-T-EN GUERRE r==r=^^=: Il
diable... Que voulez-vous? Les auberges du
lieu sont réputées, le poisson y est frais, le gibier
faisandé à point, et les huîtres, dans leur saison,
y sont telles qu'on risque de les saler trop en
pleurant des larmes de joie, rien qu*à en con-
templer une assiettée fraîche.
— Bonjour, la compagnie !
■ — Salut, les gendarmes !
Car c'étaient eux. On leur fit place sous
l'auvent déjà fréquenté de l'auberge. Neuf
heures. Le soleil, depuis le fond de l'étang
barricadé de vert sombre jusqu'au bout du
chenal frangé d'azur argenté qui relie l'étang à
la mer, usait en fantaisiste de ses talents, jouait
à cache-cache avec les nuages, vernissant ici
de folle clarté les nappes d'eau, les obscur-
cissant outrageusement là, donnant ailleurs
des colorations de massifs de violettes ou d'hor-
tensias aux bancs de sable des lagunes... Quel-
ques réputés casseurs de croûtes et d'assiettes
menaient déjà grand bruit chez Baptistin, à
l'enseigne du Pin Rouge.
— Té, le brigadier !
C'était la patronne, une joviale et bruyante
commère de quelque'quarante ans, qui, en face
de Joseph Hourtilhacq, dit Sherlock Holmes,
12 =====z CASSINOU VA-T-EN GUERRE
renchérissait chaque semaine sur les manifes-
tations de sympathie auxquelles il lui semblait
décent de se livrer en pareil cas :
■ — Sacré brigadier !... Toujours aussi joli
garçon... Ah ! tu engraisses ! Non, mais regar-
dez comme il engraisse !... Ce qu'il est beau !...
Et cet œil coquin ! On peut dire qu'il est né
doublé de la peau du Diable, ce gaillard-là !
Une politesse en vaut une autre :
- — Bougresse de Marie-Rose ! Dieu vivant,
je ne la reconnais plus !... Elle rajeunit de
dix ans tous les quinze jours !
— Ah ! s'il sait y faire, répliqua la patronne
comme en extase... Assieds-toi là et ton gen-
darme mêmement... Une omelette aux piments,
ainsi qu'à l'ordinaire?
■ — Et pardi oui !
Mais le brigader venait à peine de s'asseoir
qu'une voix terrible, cuivrée et rauque, fît
résonner les profondeurs de l'auberge :
— Je te prie de taire... Me connais-tu ou ne
me connais-tu pas?... A moi, on ne me la fait pas !
A moi, on ne me fait pas prendre un chien de
mer pour une sole...
Le brigadier tendit l'oreille, risqua un coup
d'œil, puis :
•^ Hein? C'est encore ce Cassinou, ce mu-
CASSINOU VA-T-EN GUERRE ^=:=:::==:=^ 13
letier du Diable? demanda-t-il à l'hôtelière.
•— Lui et non pas un autre ... Il est là
depuis hier au soir. Il était tellement saoul
qu'il a bien fallu le « retirer » pour la nuit dans
la grange, le pauvre ! Et voilà qu'il recom-
mence ... C'est bien vrai que le samedi on est
excusable de...
Une bordée effroyable de jurons, venue de
l'intérieur, interrompit cette plaidoirie. Alors,
Marie-Rose, changeant de figure et de ton, alla
jusqu'au seuil de la salle :
— J'en ai plein les oreilles, de toi, hé, Cassi-
nou !... Ça y est... Il est cuit; il attrape le facteur...
Et il faudra le remettre dans la grange dès
midi sonné... Prends garde. Pas tant de bruit...
Et parle-moi poliment, hilh de pule, parce que,
tu sais, il y a les gendarmes...
L'homme apparut dans l'encadrement de la
porte, en face de Marie-Rose : un superbe bon-
homme d'une trentaine d'années, au profil accen-
tué, au nez légèrement busqué, au menton un
peu galochard, au teint halé, brun et doré, — une
tête comme on en voit de profil sur les médailles
antiques et une allure comme on en imagine
aux gladiateurs romains... Il claudiquait légère-
ment d'une jambe, ce qui contribuait, quand
il s'avançait en se dandinant, à lui donner une
14 TT======== CASStNOU VA-T-EN GUERRE
allure féroce... Mais il n'y a vait^qu*à 'regarder
ses yeux, des yeux d'enfant, naïfs et frais,
passant du noir le plus dur au brun le plus clair en
quelques secondes, pour qu'on éprouvât à son
aspect, et si fort qu'il tempêtât, infiniment
plus de sympathie que de terreur.
— Il y a les gendarmes, les gendarmes,
entends-tu, Cassinou ?... reprit Marie-Rose
hypocritement furieuse.
— Les gendarmes? fit l'homme en souriant
moqueusement, je les
Et comme il venait de les apercevoir juste au
moment où il achevait de prononcer le verbe
intranscriptible de cette phrase courte et nette,
il s'avança vers eux, tout content, très à son
aise, transformant même son sourire moqueur,
pour une si belle occasion, en un rire largement
épanoui.
— Ce bon Sherlock !... C'est vrai, c'est samedi,
c'est l'omelette !... Je n'y pensais plus...
Marie-Rose, à tes fourneaux. Je m'invite...
Et j'offre du vin bouché... A part ça, briga-
dier, ça va comme tu le désires?
Le brigadier avait ôté son képi et se grattait
la tête, d'un air bizarre, d'un air embarrassé,
ennuyé... Le^ pandore, lui, à l'annonce du vin
bouché, venait d'ouvrir une bouche et des
CASSINOU VA-T-EN GUERRE =:===== 15
yeux^qui démontraient nettement à quel point
il se sentait émerveillé et honoré d'une telle
politesse... Gela parut agacer son supérieur
qui lui ordonna froidement d'enfourcher la
bicyclette et d'aller, en attendant que l'ome-
lette fût cuite, chercher au bourg trois cigares
de deux, sous...
— J'ai besoin de te parler, expliqua le bri-
gadier, quand le gendarme eut disparu au tour-
nant de la route.
Les yeux de Gassinou prirent brusquement
leur couleur foncée des heures de colère ou de
méfiance.
— En vérité ?... SoitI Mais, tu sais, je n'aime
pas beaucoup cela... le samedi surtout !... Je
m'assieds à ta table bien honnêtement, et toi,
tu me reçois comme si c'était ton métier, et non
ton affection pour moi, qui te dictait, en ce jour,
ta manière d'agir... Qu'est-ce qu'il y a de
démoli?... On se connaît depuis qu'on est nés,
toi et moi, et, quoique tu te sois fait gendarme,
je n'en garde pas moins un coin de cœur pour
toi, je suis ton homme...
— Que tu sois mon homme, cela se pourrait
plus que tu ne le penses, répondit sinistre-
ment Hourtilhacq... Est-ce que c'est vrai, ce
qu'on raconte?
iC ===== CASSINOU VA-T-EN GUERRE
— Ça dépend de ce que Ton raconte. Qu'est-ce
qu'on t'a encore raconté?
— Ghutî^Si j'ai expédié mon collègue au
bourg pour une foutaise, ce n'est pas afin que
tu prennes la peine de mettre tout le monde
au courant. Ce qu'il y a? Il y a que le maire
de Goulombre n'est pas content après toi.
Il y a qu'il a constaté qu'on lui a pris dans
les^quinze poules depuis un mois et qu'il va
jurant que le Piocq et toi y êtes sûrement
pour quelque chose. Tel que tu me vois, je
suis en train d'enquêter. D'ailleurs je te jure
que, pour le moment, je ne peux croire à un tel
méfait de la part d'un homme de ton rang, qui
a le cœur sur la main et qui a du foin dans ses
bottes.
Gassinou parut réfléchir, enfonça son béret
presque au ras de sa frange drue et brune,
cracha par terre et déclara :
— Bon. Quand tu reverras le maire de Çou-
lombre, tu lui diras, et de ma part, qu'il ferait
mieux de surveiller sa femme que ses poules.
Geci, comme de juste, entre nous également.
— Le maire?... sa femme?... fit le brigadier
de plus en plus gêné...
— ^_Hé oui ! Parce qu'il y a de mauvaises
langues qui disent que le petit prochain du maire
CASSINOU VA-T-EN GUERRE ===== 17
de Coulombre, quand il viendra, aura des chances
de te ressembler plus qu'à son papa.
Le brigadier Hourtilhacq sursauta, s'occupa
de sa pipe avec une minutie piteuse ; il par-
vint néanmoins à lancer ensuite d'assez bon
cœur :
■ — Ce qu'i/s sont méchanls, le monde, tout de
même !
• — A qui le dis-tu? C'est comme ça, mou
vieux... La vie est la vie ; tout un chacun y a
ses torts : ainsi, moi, je chipe les poules du maire;
toi, tu lui empruntes sa poule... C'est bien
fâcheux.
■ — Voler des poules, toi, un garçon à sou
aise !
— Tromper ton maire, toi, marié et briga-
dier de gendarmerie !
Posé de la sorte, le débat eût été difficile
à résoudre, si les deux adversaires n'avaient pas
compris aussitôt qu'il valait mieux s'arranger
amiablement. Alors, le brigadier — un bien beau
garçon, un brun aux yeux de velours, aux mous-
taches conquérantes — se confessa ; il raconta,
aussi modestement que possible, sa bonne fortune
avec la personne en question : deux ans que
cela durait, presque à son corps défendant,
on pouvait le dire...
3
18 =====rz CASSINOU VA-T-EN GUERRE
Cassinou, cependant, faisait tinter des écus
et des louis dans ses poches...
— Eh bé, ceci reconnu, ça m'épate tout de
même que tu me comprennes si mal... Tu en-
tends? Ça sonne clair et loyal, hein?... Du foin
dans les bottes, comme tu dis... Et tout n'est pas
dans mes bottes, ni dans mes poches !... Ah!
pauvre de toi, tu crois que c'est par intérêt que
je vole des poules? Ça m'amuse, ça me les fait
paraître meilleures... et voilà tout... Je suis
franc!... C'est comme la mairesse : elle te plaît
parce que tu la voles à son homme...
— Cassinou, je t'en prie...
— Mais ta bourgeoise est rudement mieux...
Hé ! Marie-Rose, l'apéro, en attendant le reste...
Deux vertes, hein?
— Ce n'est pas que j'aie soif, dit le brigadier,
et c'est bien pour t'être agréable... Oui, Marie-
Rose, deux vertes, bien légères, et comme pour
des enfants... Ceci dit, Cassinou, sans rancune !
On te fichera la paix avec cette histoire... Seule-
ment, le maire en a assez... J'irai voirie Piocq :
il écopera pour deux...
— Halte-là! protesta Cassinou... Le Piocq est
mon ami, un brave homme, un vieux retraité
de la marine. Je ne monterais pas sur l'échiné de
mes camarades quand il s'agirait de danser
CASSINOU VA-T-EN GUERRE == — = r-r=^ 19
pieds nus sur des ajoncs secs... Comme s'il n'y
en avait pas assez, dans le pays, de voleurs de
poules, pour t'en prendre à tes amis et aux amis
de tes amis !
— Tu as raison, tu as raison, dit précipitam-
ment le brigadier... Mais tais-toi, pour Dieu !...
C'est entendu, je vais tirer les vers du nez à
Barboutiet... ou à Rescampane...
— Pour ceux-là, concéda Cassinou, je ne
dis pas «de non »... Ils ont été chacun dans les
nouante fois condamnés pour vol de poule...
Alors, une fois de plus ou de moins... Débrouille-
toi. Je m'en fiche, je crache par terre. A la
tienne, brigadier.
Les verres s'entre-choquèrent, puis il y eut
quelques instants de silence, que suffisait à jus-
tifier honorablement la dégustation de l'apéritif ;
à la vérité, Hourtilhacq était assez mécontent
de lui : ce damné muletier lui imposait une
idée un peu trop élastique de ses obligations ;
en outre, Cassinou parlait abondamment et
haut, quand il avait bu... S'il allait se vanter de
la façon par lui imaginée dont quiconque pou-
vait coudre le bec au brigadier de gendarmerie
de Saint-Lubin-lès-Hont-Hàbi?... Mais, bah! Cas-
sinou avait bon cœur, c'était un pays, un ami
de toujours : oui, Hourtilhacq et lui étaient
20 - CASSINOU VA-T-EN GUERRE
nés à Loureheyre, « dans le nord », c'est-à-
dire à sept kilomètres de là, « sur la montagne »,
c'est-à-dire à vingt-cinq mètres au-dessus du
niveau de la mer, « en plein territoire », c'est-à-dire
à une demi-lieue de la côte... Et Cassinou, de son
côté, sentait vaguement qu'il n'aurait pas dû
coudre aussi solidement le bec du brigadier, parce
que, sûr désormais de ne rien risquer, il ne pren-
drait plus autant de plaisir à chiper de temps en
temps une poule ou deux à cet imbécile de
maire de Coulombre.
Ces légers nuages se dissipèrent dès le retour
du pandore, que suivit immédiatement l'appa-
rition du vin bouché, topaze et rubis, et d'une
copieuse platée de jambon fricassé, laquelle
venait d'être apportée sur l'ordre de Cassinou,
« parce qu'il n'y a rien de tel que le sel du jambon
pour préparer le chemin aux piments de l'ome-
lette »... Quand celle-ci arriva, dorée et dodue,
bourrée de piments de choix, de piments à
brûler les tripes du Diable, une satisfaction
quasi religieuse illumina les visages, et, peu
après, les langues des convives, chatouillées
par la saveur violente, s'agitèrent éperdument,
frénétiquemenj:.
Alors Cassinou conta sa claquaille de la veille.
L»a clacfUQUle^ c'est la bonibance, ruais la bom.
CASSINOU VA-T-EN GUERRE ===== 21
bance à la mode du lieu, la ripaille alerte et
gueularde qui ne s'éternise pas autour d'une
table, mais qui conduit le claquailleur, selon sa
fantaisie et son appétit ou sa soif, sans souci
de l'heure, d'auberge en auberge et même de
village en village... On a le sang trop vif, là-bas,
pour ne pas bouger, pour ne pas marcher ou
pédaler, même quand on zigzague... Foin du
siège où l'on prendrait racine ! Il faut changer
d'horizon et de maison, cent dieux !
Ainsi, le jour précédent, ils s'étaient rencontrés
trois, venant qui du port, qui de la forêt, qui
du village... Cassinou avait de l'argent dans sa
poche, comme à l'habitude ; l'ami Fantique
promit les plus beaux des fruits et des légumes
que son métier était d'aller trimballant de seuil
à seuil, sur sa carriole; le vieux Piocq,lui, avait
fait tâter aux copains une poule qu'il portait
dans son sac, une poule bien grasse, bien à
point...
— Chut ! implora le brigadier...
Ah ! pour une claquaille, c'en avait été une
de soignée, d'inoubliable ! D'abord, on était
allé au bout de l'étang, à deux kilomètres de
là, goûter la soupe aux poissons de Potisse et
boire chacun les deux ou trois litres sans lesquels
Gassinou jurait qu'il n'est pas possible de «se
22 z===^=z CASSINOU VA-T-EN GUERHE
mettre en train »... Après quoi, on avait rebroussé
chemin vers le port et confié les victuailles à
la Piocque, une vieille terrible, forte comme un
taureau, méchante comme la gale, mais qui
était un peu là pour la cuisine, surtout quand elle
se sentait elle-même de bon appétit... Puis, il y
avait eu la tournée de vertes à l'Hôtel de la Grève,
puis une autre tournée offerte au bourg par
Fantique qui ne voulait pas être en reste et
qui, en plus des fruits et des légumes, offrit
quelques flacons tirés du meilleur endroit de
son cellier... Cependant Cassinou, qui s'était
absenté un instant, revenait en brandissant
un superbe gigot... Un repas, mes enfants,
comme le pape n'en fait pas dix par année,
quoi ! et qui, sur les trois heures de l'après-
midi, n'en était pas à sa fin encore. — Une tournée
de cafés et de pousse-café ici, une autre là, et le
moment de Tapéritif était déjà revenu, sans
crier gare. « Au Pin Rouge ! » avait alors ordonné
Cassinou... Et la fête s'était continuée au Pin
Rouge par des rasades de boissons variées,
puis par un bon quartier de confit de dinde
vers les neuf heures, histoire de se dégourdir les
tripes ; après les avoir dégourdies, il avait fallu
les rafraîchir : bière à volonté.
Tant et si bien qu'aux approches de minuit,
Ils s'étaient rencontrés, venant qui du bourg,
qui de la plage...
CASSINOU VA-T-EN GUERRE r====r== 25
il ne restait plus à Fantique qu'à rentrer chez
lui sans trop se pressei*, crainte d'erreur, au
Piocq qu'à se faire rosser chez lui par la Piocque,
qui n'admettait pas les fêtes dont elle était
bannie, et à Cassinou qu'à dormir dans la
grange du Pin Rouge, puisque ses jambes se
refusaient à le porter.
Un cercle d'admirateurs s'était formé autour
de la table où Cassinou faisait bruyamment le
récit de ses exploits : des gars du pays, de fiers
lurons, de bons vivants, eux aussi, jeunes ou
vieux... Mais, ce sacré Cassinou, il leur faisait
encore la pige à tous, pour la beuverie comme
pour la boustifaille ! Là-dessus, sa réputation
était établie... Il n'en concevait pas une mince
fierté. IJésireux d'éblouir définitivement son
auditoire, il frappa du poing la table :
— Et ce qu'il y a de plus fort, proclama-t-il
jovialement, c'est que le tonnerre du bon Dieu
ne m'empêcherait pas de recommencer aujour-
d'hui !
— Quel bougre ! fit le brigadier qui se pré-
parait à partir... Enfin, tu as raison d'en pro-
fiter, tant que le beau temps dure pour le
monde.
— Que veux-tu dire par là?
26 =z===:z^3 CASSINOU VA-T-EN GUERRE
— Tu n'as donc pas lu les journaux, ces jours-
ci?... On parle de guerre.
Les sourcils de^Cassinou se froncèrent :
— Ah ça? Est-ce que tu voudrais, toi aussi,
me faire prendre un chien de mer pour une
sole?... Est-ce qu'on n'a pas fini de me farcir les
oreilles avec cette histoire?... J'ai déjà failli
me fâcher, tout à l'heure, quand ce vieux pecq (1)
de facteur m'embêtait avec son éternel « la
guerre... la guerre... » Brigadier, tu me fais pitié...
Il ne me pousse pas de la mousse sur les yeux,
je pense, et je sais lire... Quant au facteur, il
y a quarante ans et plus qu'il l'annonce, la
guerre, tout ça pour nous faire croire que sans
lui, à l'époque, les Prussiens seraient venus
jusqu'ici... La guerre ! Il ne faudrait pas cher-
cher à se foutre de moi ; je ne suis pas pêcheur,
je n'ai pas besoin qu'on me monte des bateaux ;
mais je suis muletier et j'ai un bâton pour tous
les mulets, qu'ils soient à deux pattes ou à
quatre.
Les auditeurs hochaient la tête, mal convain-
cus... Mais on connaissait suffisamment Gassinou
pour ne pas essayer de discuter avec lui au lende-
main d'une daquaille, surtout quand il était
(1) Idiot.
CASSINOU VA-T-EN GUERRE
27
en train d'en inaugurer une autre... Il aimait
volontiers à discourir, à pérorer, en bon Méri-
dional; et, si particulière que fût son élo-
e::^
^^^^:s^'
' Un cercle d'admirateurs...
quence, elle n'en était] 'pas moins réelle. Il
reprit, un peu calmé par le silence qui s'était
fait et l'attention qu'on lui prêtait, — en fran-
çais, cette fois, en son français à lui, pour
28 ^1=:==:=^:=:=:;^ CASSINOU VA-T-EN GUERRE
donner plus de poids et de dignité à ses
paroles •
— Ce n'est pas que je veux dire qu'on ait
peur aux Prussiens... Mais pourquoi c'est-il qu'y
aurait la guerre? Est-ce que le monde il n'est
pas content? Est-ce que le pays pâtit? Est-ce
que la résine ne se vend pas? Est-ce qu'il
manque du vin à boire?... La guerre, c'était
bon autrefois, quand les hommes étaient des
sauvages, aussi bêtes que ce pecq de facteur !
Il faudrait voir qu'un roi, un empereur ou le pré-
sident de la République se mette dans l'idée de
les faire massacrer manière de rire un brin...
On ne marcherait pas, en Allemagne comme en
France ! On n'est plus des moutards... Le pro-
grès est le progrès...
Cependant l'instituteur adjoint, qui venait
d'arriver, osa émettre une objection : «Permettez,
Cassinou... » Alors Cassinou blêmit, puis rougit,
puis crispa les poings, puis frappa par terre de
rage... Devant ce morveux-là, il ne trouvait plus
de mots et sa voix s'étranglait dans sa gorge,
parce qu'il ne savait pas discuter avec les gens
qui parlent doucement.
— Ah ! du moment que celui-là aussi s'en
mêle, c'est bon !... J'aime mieux filer. Je
ferais du désastre.
CASSINOU VA-T-EN GUERRE 29
Il ramassa son béret, prit sa canne et s*en fut,
très digne, très raide.
Cependant, au bout de l'auvent, il se ravisa,
se retourna, et alors, d'une voix tonitruante :
— La guerre ! Tenez, je vais vous expliquer
votre cas, à vous tous tant que vous êtes :
vous êtes des froussards, qui avez mal au ventre
depuis que cette idée vous est venue... La
guerre?... Moi, je dis ce mot et je crache par
terre...
Il fit encore quelque pas, se retourna de nou-
veau et lança d'une voix triomphante, avant de
disparaître :
— La guerre, je m'en fous et je la mé-
prise... je suis réformé.
II
— Té ! Cassinou ! Où t'en vas-tu si vite?
— Té, Cassinou !... Dis donc, tu pourrais
donner le bonjour aux amis !
— ■ Té, Cassinou !... Arrête un moment...
on va boire un verre.
Mais lui, sur la route qui longe l'étang,
marchait à grands pas, en faisant voler des
cailloux du bout de son bâton ferré, et ne répon-
dait que par des grognements ou de coléreux
haussements d'épaules aux questions et aux
invites des passants.
La pluie, vers midi, fit mine de tomber et
Cassinou tourna sa mauvaise humeur et la
pointe de son bâton ferré contre le ciel, qu'il
invectiva de belle manière... A l'endroit où la
route quitte le bord de l'eau pour virer brus-
quement à droite, vers Saint-Lubin et Ttchya-
tyic, ce fut à la route qu'il s'en prit...
Garce de route ! Comme si elle n'aurait pas
pu se déranger un peu pour lui éviter de patau-
CASSINOU VA-T EN GUERRE — 31
ger dans la vase ou de se fatiguer dans le sable !
Tant pis, allons-y !... Et notre homme, tout
en grognant et en marmonnant de plus belle,
se dirigea vers le coin forestier où il avait pris
l'habitude de se réfugier quand il désirait réflé-
chir ou cuver son vin, sans risquer, durant
son repos, les f ai ces 'ou les moqueries de
personne.
C'est au sommet d'une belle dune, toute em-
baumée de serpolet sauvage. Au nord, la
solitude règne sur des lieues et des lieues ; à
l'ouest, la « grande mer » apparaît entre les
fûts des pins, glauque, mouvante et frangée
d'argent même par les plus beaux jours ; au
sud, on voit, à deux kilomètres de là, les maisons
de Hont-Hàbi-l'Etanget l'auberge du Pin Rouge
qui semble dire : « Tu sais, quand tu seras
fatigué de bouder?... » Cassinoune boudait jamais
très longtemps.
Mais il aimait cet endroit comme un animal
aime sa tanière. Il avait restauré et recouvert de
bonne brande la tranchée principale d'une
palombière abandonnée. Rien de meilleur
pour se mettre à l'abri des hommes, de la pluie
et du soleil quand on n'a plus soif et qu'on se
sent pour un temps devenu misanthrope, rien
de meilleur pour vous rafraîchir les idées et
32 - CASSINOU VA-T-EN GUERRE
VOUS débrouiller l'estomac qu'un bon sommeil
de bête sauvage, loin de tout et de tous, parmi
la grande odeur marine et celle de la cuisine que
prépare le soleil, en surveillant les poêles à
frire des cigales.
Cassinou s'étendit sur une litière de fougère
qu'il avait accommodée et entretenue à sa
taille.
Deux minutes plus tard, il ronflait^ béate-
ment.
II se réveilla tout guilleret, lucide et opti-
miste. Quelle heure?... Penh! L'heure du jambon
si Ton a faim, de l'apéritif si l'on a soif : quatre
heures « du tantôt », ou quelque chose d'appro-
chant. Pas besoin de traîner de montres avec
soi pour être fixé. Il suffit de consulter la cou-
leur du ciel, son estomac, ou son gosier. Cassinou
se frotta les mains, puis se gratta le menton
et sourit... Il n'en voulait plus à personne ; il
irait jusqu'au bourg rendre visite au coiffeur,
faire à son domicile un brin de toilette, — et ce
soir, bon sang, surtout s'il y avait bal ici ou là, il
les épaterait tous, frais et jovial comme il comp-
tait l'être ; il leur montrerait qu'on tient le coup
lorsqu'on s'appelle Cassinou et qu'on ne con-
fond pas un chien] de mer avec une sole. Puis,
cette fois, si on lui parlait encore de guerre, i
CASSINOU VA-T-EN GUERRE =z^z:z===irz== 33
serait assez maître de lui pour rigoler au nez
de ces espaurilz (1) !
Mais, qu'est cela? Un son de cloche sinistre a
soudain retenti dans tout le ciel... Le tocsin !...
Et, ces cloches, ce sont celles de Saint-Lubin...
Le feu est à Saint-Lubin !... Le feu, dans les
Landes, c'est à peu près le seul ennemi grave
qu'on se connaisse ; il faut voir quelle union
sacrée règne dès que la voix des églises l'annonce,
sinistrement... Chacun part au plus vite et par
le plus court. Dame, c'est la fortune du pays
qui brûle, et qui brûle dur et fort, comme si la
flamme des étés se vengeait d'un coup d'avoir
été emprisonnée aux troncs des pins sous l'espèce
et avec le titre de résine.
Le feu ! La forêt est à jeu du côté de Saint-
Lubin!... Tant pis pour la toilette, la claquaille
et le bal ; Cassinou ne connaît que son devoir de
bon fils des Landes... Et le voici, tout feu tout
flammes lui-même, qui bondit à travers les four-
rés, puis dans les flaques d'eau lacustre, héroï-
quement, si giande est sa hâte de rejoindre la
route... Celle-ci atteinte, il s'arrête pour souffler
un brin... Hein? Quoi?... Un autre clocher
appelle au secours, juste à l'opposé de Saint-
Ci) Quelque chose comme ahuris, froussards, capons, bêtas,
niguedouilles...
3
34 ======== CASSINOU VA-T-EN GUERRE
Lubin?... Coulombre 1 Coulombre aussi est à
feu !... Double Dieu vivant !... Et ce n'est
pas fini : en quelques minutes, tous les clochers du
pays, l'un après l'autre, s'en mêlent...
Cassinou s'assied, atterré. Ah ça, est-ce
qu'il perd la tête?... Non ! son ivresse est loin et,
les cloches de toute la contrée, il sait bien qu'il
peut les reconnaître à leur timbre, toutes, des
plus mesquines aux plus riches, comme on
reconnaît avant même que de tourner la tête de
vieilles connaissances à leur voix. Les cloches
de Saint-Lubin, cheHieu du canton, résonnent
lourdement, en personnes d'importance; celles de
la petite église enguirlandée de lierre de Cou-
lombre imitent la voix un peu grêle des jeunes
filles, quand c'est le mois de Marie ; et voici celles
de Cambiange, grognonnes comme le paysage
qu'elles dominent ou comme les sangliers qui
pullulent dans leur domaine et qu'elles ont
l'air de bénir ; celles d'Escanegorb, la commune
pauvre, qui paraissent implorer l'aumône en
leur langage; celles de Hont-Hàbi, enfin, dont
M"^6 la comtesse douairière de Cabiracq fit
don à la paroisse et dont le gros bourdon, aussi
imposant que sa marraine, semble comme elle
parler du nez... Et toutes ces ondes sonores
vont et viennent, s'entre-croisent, s'entremê-
•'/*
Arrivez les autres :... Le monde est à feu!.
CASSINOU VA-T-EN GUERRE =:===rzz3zzzz 37
lent comme des passages d'invisibles et sinistres
oiseaux dans le ciel lavé par l'orage ; l'immen-
sité sylvestre fait retentir les échos à l'infini...
Tout se brouille ; entre les quatre coins de
l'horizon, il n'y a plus qu'un désolant et confus
bourdonnement... Comment le soleil ose-t-il
resplendir à cette heure?
Cassinou enfonce son béret jusqu'aux oreilles,
se lève, puis, roulant des yeux hagards, s'élance
vers Saint-Lubin, l'endroit le plus proche...
Et tout le long du chemin il hurle — ne pen-
sant pas dire si vrai — il hurle d'une voixrauque,
d'une voix d'épouvante :
— Arrivez, les autres !... Le monde est à feu !
Tout le monde est à feu !
III
Il avait suivi le chemin forestier qui dé-
bouche à deux pas de la place de la Mairie
de Saint-Lubin, laquelle était déjà noire de
monde. Haletant, soufflant, il demandait à un
chacun :
— Où est le feu?
Et l'on n'avait pas l'air de l'entendre !... Les
gens, les femmes surtout, le considéraient avec
ahurissement, et tournaient tout aussitôt vers
ailleurs, vers le sol de préférence, des yeux
affolés, des yeux qui ne semblaient plus voir les
hommes ni les choses... Cassinou sentit une an-
goisse inconnue l'étreindre à la gorge, il n'osa
même pas poser de questions... Un peu de pa-
tience ! Il s'instruirait par lui-même; tout cet
incompréhensible cauchemar s'évanouirait. Pas
la peine de courir le risque de se faire lancer
au nez des moqueries ou des sottises.
Il ne craignait pourtant rien ni personne,
Cassinou, d'habitude : mais tout était si drôle,
CASSINOU VA-T-EN GUERRE ==^^== 39
aujourd'hui, dans l'aspect de ce bourg archi-
connu comme dans celui des physionomies les
plus familières !
Justement, le maire venait d'apparaître sur
le perron de la « maison de ville », une belle
bâtisse toute neuve, orgueil du bourg. Un
grand silence se fît aussitôt. Hélas ! Il n'avait
pas, lui non plus, sa figure et sa voix ordi-
naires, cet excellent papa Larbilhot, un si
joyeux vieillard, toujours à l'affût d'un bon
mot ou d'une farce...
— Mes chers administrés... mes chers enfants...
je... je...
— Qu'est-ce qu'il dit? demanda Cassinou...
Hé! plus haut, donc !...
— Ah! toi, ta gueule ! lui lanca-t-on de divers
côtés...
— ...Mes chers enfants, il n'y a pas à se le
dissimuler, l'instant est grave, très grave ;
mais la mobilisation générale ne signifie pas
forcément la guerre...
Deux ou trois sanglots de femmes et quelques
murmures l'interrompirent ; M. Larbilhot, de
plus en plus ému, se hâta de terminer son
allocution :
— Ce dont je suis sûr, mes amis, c'est que,
si ce malheur arrive, vous montrerez aux Prus-
40 - CASSINOU VA-T-EN GUERRE
siens qu'il n'y a... qu'il n'y a... que de rudes et
fiers garçons, par ici...
Cette fois, les applaudissements crépitèrent
et, pour la première fois depuis qu'avait sonné
le tocsin, les hommes hurlèrent joyeusement,
comme aux soirs de fête ou à la veille des beaux
dimanches... Les Landais sont en effet de rudes et
fiers garçons, qui ont le droit d'aimer à se l'en-
tendre dire. Allons! Une s'agissait plus que de
calmer les mères et les sœurs, les femmes et
les fiancées, et puis ce serait samedi quand
même, un samedi royal où l'on viderait comme
de juste les plus vieilles bouteilles, en atten-
dant d'en trouver d'autres à bon compte, quand
on aurait passé le Rhin.
De nouveau, il y eut un mouvement dans la
foule : « C'est le comte de Cabiracq ! Il est allé
d'un coup d'auto jusqu'au chef-lieu !... Il a
des nouvelles !... » Et puis, ce fut un brusque
silence : le jeune comte venait d'apparaître
à son tour et de rejoindre diverses notabilités sur
le perron de la mairie... Bigre ! il avait déjà
revêtu son uniforme de lieutenant de réserve! Et
l'on constata qu'il serrait la main de* l'institu-
teur et de l'épicier Doigtdieu, adjoint au maire,
ses plus mortels ennemis durant les périodes
électorales...
CASSINOU VA-T-EN GUERRE ====zz 41
Mais que le jeune comte leur serrât la main,
cela n'avait pas l'air d'étonner l'instituteur ni
l'adjoint au maire, et chacun, comme par
miracle, se hâta de trouver également qu'un
tel geste n'avait rien que de très naturel. « Vive
la France ! )> crièrent les uns... « Vive la Répu-
blique ! » crièrent les autres... Et, ces excla-
mations s'étant spontanément envolées, on
s'aperçut avec une sorte de joie et d'enthou-
siasme jamais éprouvés que les cris les plus di-
vers n'en font qu'un seul, mais qui sonne juste,
quand il s'agit de la patrie.
Peu après, les derniers bruits, vrais ou faux,
que le comte de Gabiracq rapportait du chef-
lieu, circulèrent :
— Les Russes ont envahi l'Allemagne. Ils
sont des millions... Rien ne peut leur résis-
ter !
— Et l'Angleterre? Pourvu que l'Angleterre
marche !...
— L'Angleterre? Sa flotte a coulé hier onze
cuirassés boches !
— Alors... ça y est? Ça y est bien?
— Et un peu, mon neveu !
— Tant mieux... On va en tuer... On va en
bouffer... Ah ! les salauds !
— Vive la France ! Ohé, Yan, Bertranou...
42 ====^== CASSINOU VA-T-EN GUERRE
et toi aussi, Cassinou, venez, on va trinquer
à la victoire!
Cassinou s'était assis sur une borne et bais-
sait la tête. La guerre ! C'était la guerre, ça y
était, et ça y était un peu, mon neveu ! Il se rap-
pelait tous les discours qu'il avait tenus à ce
sujet les jours précédents et le matin même ;
il se sentait furieux non plus contre les autres,
mais contre lui... Maintenant, bien sûr, on aurait
de quoi lui river son clou,- quand il déclarait y
voir clair en toutes choses !... Une seconde en-
core, il se révolta. La guerre? Quoi? Ils accep-
taient cette nouvelle delà sorte, joyeusement?...
Il n'y en aurait pas un qui rouspéterait, ne
fût-ce que pour la forme?... Et puis, Cassinou
baissa davantage la tête, en murmurant pour
lui tout seul : «Assez... j'ai tort... ce que je me
dis là, c'est pareillement que si je le disais par
envie d'eux... » Il éprouvait une humiliation infi-
nie comme s'il avait été lui, le seul, l'unique
Cassinou, chassé d'une fête, relégué à la mau-
vaise place, mis à la porte d'un bal... Et ce fut
alors en lui une tristesse morne, une sorte de
désespoir que sa nature têtue et fruste, orgueil-
leuse et violente, lui avaient fait ignorer jusque-
là.
«Ah ça? C'est bien moi, pourtant!» conti-
CASSINOU VA-T-EN GUERRE ====== 43
nuait-il entre ses dents... « Bon Dieu ! Il faut
que cela cesse... ou sinon... » Soudain, il prit une
résolution énergique. Le comte de Cabiracq des-
cendait les marches de la mairie. Gassinou se
leva, s'avança vers lui et l'arrêta familièrement :
• — Bonjour, monsieur Henri. Je désirerais
vous parler.
— Entendu, mon vieux. Je vais à pied
jusqu'au bas de la côte, embrasser grand'mère.
Accompagne-moi.
Ils n'allèrent pas très loin de la sorte. En
passant devant le café d'Oscar Trentefeuilles,
Gassinou, jusque-là muet, avait déclaré en
manière d'excuse qu'il pouvait bien, en y met-
tant du sien, penser en marchant, mais qu'il
lui était difficile de parler et de s'expHquer autre-
ment que devant un verre. Il en offrit un au
jeune Henri de Gabiracq, lequel ne pouvait
refuser : il aurait craint de vexer Gassinou, pour
qui il avait une affection sincère ; et, en outre,
il avait soif.
— Ma foi, répondit-il après l'invite, mes
phares sont garnis et la guerre ne commence que
demain... J'aurai le temps de voir ma famille
d'ici l'aube... Geci dit, qu'est-ce qu'il y a
de cassé, Gassinou? En tout et pour tout à ta
disposition.
44 ===z= CASSINOU VA-T-EN GUERRE
La treille de vigne folle monnayait le soleil
couchant sur le marbre des tables du bon café
Oscar Trentefeuilles. Tout en confectionnant
méthodiquement sa verte, Gassinou parla :
— La main sur le cœur, monsieur Henri,
je suis votre homme. Je le dis et ne m'en dédis
pas. Mais pourquoi faut-il que vous n'ayez
pas été loyal avec moi... une fois ?
— Hein, moi ?... pas loyal avec qui que ce
soit au monde ?
— Hé là ! Attendez !... Je ne parle pas autre-
ment que dans le sens du vrai et il se peut que
dans un clin d'œil vous soyez à même de me
comprendre et de reconnaître ce que j'avance.
La main sur le cœur et je suis votre homme, je
vous dis... Vous vous rappelez, il y a dix ans
et peut-être plus, quand vous aviez loué sur la
grand'route, à Pontourlène, cette belle grande
propriété pour une jolie petite dame...
— Chut ! interrompit Henri de Cabiracq
en riant... Oublies-tu que je suis marié mainte-
nant... et bon mari et bon père?
— Je voudrais pouvoir en dire autant, et
je vous en félicite, répondit Gassinou mélan-
coliquement... Eh bé, moi, sans en avoir l'air,
j'étais fiancé, à l'époque...
— Ah ! oui... la petite fruitière... en face l'église?
CASSINOU VA-T-EN GUERRE ^=== 45
— C'eût été vous qui auriez été moi que
vous ne parleriez pas plus justement. Ça n'a pas
tenu... Ce n'était rien... On rogne un temps, puis
on oublie ; et, d'ailleurs, là n'est pas l'histoire...
L'histoire, c'est qu'elle s'appelait Marinon-
nette...
• — En effet.
— Et qu'elle aimait très fort les raisins
muscats. Vous savez, monsieur Henri... il y en
avait, devant la maison de votre petite dame,
une belle treille...
■ — Tu n'avais qu'à venir m'en demander !
Cassinou sursauta :
— De quoi? Est-ce que vous me prendriez
pour un « ^^erdu » ou pour un mendiant? Des
raisins, c'est comme les poules... Ça ne coûte
rien à élever, ça dépend du soleil et des bonnes
saisons. Alors... je n'étais pas tout à fait ma-
jeur, j'avais le gousset flasque...
— Je comprends, tu t'es servi à même ma
treille? Oui? Ne te fais donc pas de bilo,
s'écria jovialement Henri de Cabiracq... Tout
cela est loin et je te pardonne de bien bon cceur.
— Vous ne comprenez rien de rien à l'affaire,
riposta sévèrement Cassinou... Pourquoi aviez-
vous laissé à l'entrée de la propriété un écri-
teau : « Ici, il y a des pièges à loup... » Quand on
46 z;=^=zi==rz CASSINOU VA-T-EN GUERRE
affiche des écriteaux de celte espèce, c'est pour
économiser les pièges, un chacun le sait ! Vous
m'avez trompé... il y avait des pièges... Et...
et...
La voix de Gassinou s'étranglait dans sa
gorge.
— Alors... ton infirmité?
— C'est de vous qu'elle me vient... et c'est
ce qui est cause aujourd'hui que...
— Mais c'étaient de vieux pièges... à peine
capables de briser une patte de poulet?
— Je ne dis pas « de non » ; seulement, sur
le moment, ça m'a ému... et j'ai sauté le mur si
rapidement que je me suis cassé la jambe en
trois endroits...
— Ah ! je comprends pourquoi il ne faisait
pas bon de te demander où tu avais gagné cette
blessure 1
— On m'a soigné tant bien que mal à Bayonne
et j'ai raconté ce que j'ai voulu... ou, plutôt,
j'ai envoyé à la balançoire ceux qui se montraient
curieux plus qu'il ne se doit entre monde
propre... N'empêche qu'aujourd'hui, je souffre
bougrement par vous !
— Mais, mon pauvre vieux...
Au loin des chants montaient vers le ciel,
le long des routes; la Marseillaise et Bel
CASSINOU VA-T-EN GUERRE
47
ceii de Paii (1) confondaient sous la nue
encore nuageuse et incertaine l'âme de la
grande et de la petite patrie. Et Cassinou
ragea ferme ; les larmes lui vinrent aux yeux :
— Vous me rassurez loyalement ? fit Cassinou.
— Vous entendez? Vous entendez?... Vous
n'avez pas été loyal ! Est-ce que je chante,
moi, ce soir?... Misère de bon Dieu !... Trois centi-
mètres de moins à une patte qu'à l'autre !...
(1) Beau ciel de Pau.
48 - CASSINOU VA-T-EN GUERRE
Rachetez ce que vous avez fait : emmenez-moi.
Le jeune lieutenant considéra son interlocu-
teur avec une gravité attendrie, puis lui tendit
la main :
— Le fait est que s'il n'y avait que des types
comme toi, dans ma compagnie...
— Ça marcherait, hein? fit Cassinou rassé-
réné.
— Je le crois.
■ — Bonne parole. J'oublie le piège et... je
crache par terre ! ni vu ni connu ! Je ne boite
plus !... Où c'est-il qu'on s'engage?... C'est
Marylis qui va être épatée !
— Marylis Larribebère?
— Elle-même... C'est elle qui a remplacé
dans mon cœur celle que je courtisais la fois où
vous fûtes déloyal à propos de muscats.
— N'en parlons plus.
— C'est vrai, et je vous demande excuse,
puisque j'ai craché par terre à propos de cela...
— Dis donc, tu as décidément bon goût...
Maryhs, elle aussi, est une joHe fdle...
— Ah oui ! mais elle n'a pas confiance en
moi ; elle jure qu'elle ne voudra jamais d'un
ivrogne et d'un coureur... Monsieur Henri,
la main sur la conscience, je bois et j'aime le mou-
vement, mais je ne suis ni ivrogne ni coureur...
CASSINOU VA-T-EN GUERRE - 49
Cette guerre, c'est le salut ! Emmenez-moi,
je vous dis.
La nuit s'avançait à pas de velours, moite
et masquée de brumes. Le comte de Cabiracq,
qui consultait sa montre avec quelque anxiété,
expliqua que Gassinou devrait probablement
attendre dans les trois semaines pour pouvoir
s'engager. Après quoi, il n'aurait qu'à se rendre
au chef-lieu, à Combelux.
— Vous me l'assurez loyalement? fit Gassi-
nou.
— Pardi !
— Sans piège à loup?
— Moi aussi, je crache par terre... Je parle-
rai de toi au capitaine...
— Et je serai avec vous?
— Je recrache, mon vieux.
— Alors je ne vous parlerai plus de votre
.déloyauté. Vous êtes un bon, un vrai, un pur,
monsieur Henri...
— Je tâcherai de mériter mieux tes éloges
dans quelques jours, répondit le jeune homme
en lui serrant de nouveau la main.
Ils se turent.
Les chants, le long des routes, s'envolaient
toujours ; mais, plus près, on entendait
encore une îemme pleurer...
4
IV
Encore quelques sanglots de femmes, encore
quelques manifestations bruyantes et enthou-
siastes chaque midi, à l'heure des départs succes-
sifs, puis, le reste du temps, ce fut très vite, à
Hont-Hàbi comme ailleurs, le silence. Silence
étrange et troublant, encore plus pesant, sem-
blait-il, que celui qui règne sur les maisons et
la campagne lorsqu'il fait chaud encore, que
c'est l'heure de la sieste, que la saison des cigales
est finie et que la mer se tait.
Cassinou n'avait pas le cœur à la besogne.
Du reste, toute route était barrée, tout trafic
interrompu... Il erra comme une âme en peine
de l'étang au port, du port au village ; il
essayait de s'égayer à l'idée qu'il entrerait
bientôt, lui aussi, dans la danse, et que ce serait
fameux.
S'égayer? Il y fût assez facilement parvenu
s'il ne s'était constamment heurté à l'hostilité
presque tragique, insolite en tout cas, des êtres
CASSINOU VA-T-EN GUERRE ====^=i=z 51
et des choses ; le moindre éclat de rire, même
dans ce pays où le rire est chez lui, semblait
arrêté par les regards entre-croisés, comme l'est
un vol d'oisillons par le filet invisible et péremp-
toire du chasseur, lors des passages.
Un matin, il rencontra sur la grand 'place du
bourg la vieille Brousselette, la plus mauvaise
langue mais aussi la plus farceuse commère
du lieu, et il tenta de plaisanter bruyamment
et vertement avec elle, comme il faisait à l'ordi-
naire ; mais Brousselette haussa les épaules
et ne s'arrêta pas. Alors Gassinou se rappela que
les deux fils Broussel, l'un écarteur, l'autre
joueur de pelote, étaient partis des premiers ;
il rattrapa la vieille et, la tirant par la manche :
— Eh bé, quoi? C'est cette figure que tu me
fais?.., La guerre, hein?... Mais, ma pauvre, la
guerre, ce n'est pas plus dangereux qu'une
course de vaches... Et, pour ce qui est de ton
cadet, les balles... hé ! hé !... les balles, ça le
connaît...
Il se dandinait et souriait d'un air bon enfant,
assez content de son jeu de mot. Or la vieille
s'avança vers lui férocement, en femelle à qui
on vient d'arracher ses petits, les doigts crochus
et la mâchoire en avant, prête à griffer et prête
à mordre...
52 ===== CASSINOU VA-T-EN GUERRE
Et, tandis qu'il reculait, ahuri, elle hurla,
d'une voix qui fit les portes s'ouvrir et se glisser
des visages aux fenêtres :
— Bougre de réformé ! La guerre, est-ce que
ça te regarde?... Est-ce que tu oserais me parler
de la sorte si tu avais un cœur dans la poitrine
au lieu d'un litre de trop dans l'estomac?...
Écoutez, vous autres, ce qu'il dit, écoutez si ce
n'est pas « de honte » !
Cassinou n'avait jamais craint les hommes
pour le coup de poing ni les femmes pour les
coups de gueule ; et, pourtant, — expliquez
cela comme vous voudrez ! ■ — il fila, sans trou-
ver d'autre riposte que celle de hausser les
épaules à son tour.
A cent mètres de là, il s'arrêta, furieux contre
lui-même encore plus que contre la vieille ;
celle-ci, on l'entendait vociférer de plus belle,
sur la grand'place, là-bas...
Cassinou grommela pour lui tout seul :
— Chameau ! Bique enragée ! Trouie-
canhe (1) !... Pardi, elle est saoule !
Qu'elle fût saoule, il savait bien que non,
et ce n'en «était que plus pénible et plus
incompréhensible pour lui... Mélancolique-
Ci) Animai évidemment mythologique. Mot à mot: truie,
chienne.
CASSINOU VA-T-EN GUERRE 53
ment, « tête-à-terre », il poursuivit son che-
min...
Sales moments ! Pensez donc, la plupart
des bons compagnons étaient partis : Espe-
deilhe, dit Capmartet (1), qui avait failli
battre, un soir, à la fête d'Ondres, le record
de Cassinou pour le vin blanc ; et Atchiparre
le Bascot, mauvaise tête, terrible quand il
se butait, mais toujours prêt, la bouche et
le cœur sur la main, dès qu'il s'agissait de passer
un bon moment avec des amis de choix ; et
Barrucas, dit Barrabas, un jeune monsieur,
certes, un fils de rentier, mais tellement ami
du paysan et du marin... et qui vous tuait le
gibier, — sans permis,s'il vous plaît, — aussi adroi-
tement qu'un braconnier des dunes !... Et tant
d'autres, tant d'autres... Cassinou, en pronon-
çant tout bas leurs noms, en se remémorant leurs
exploits et leurs figures, avait presque les larmes
aux yeux.
Ce fut pour tout de bon qu'il pleura quand
il évoqua le plus cher de tous, le marchand
de primeurs Fantique...
Ah ! ce Fantique, en voilà un qui était parti
. (1) Le Têtard.
54 ====^ CASSINOU VA-T-EN GUERRE
crânement !... Et notre muletier revoyait son
camarade préféré durant le matin suprême.
Ils avaient déjeuné ensemble, royalement, en
famille, avec la bourgeoise à Fantique et les
deux petits...
— Au moins, disait le marchand de primeurs
à sa femme, tu n'as pas trop ]'l uré dans les
plats ? Bougresses de femmes ! Même quand
c'est la guerre, avec elles, il n'y a pns moyen
d'avoir la paix !
Les gosses pleuraient en voyant pleurer leur
maman. Pour eux, Fantique s'était montré plus
tendre :
■ — Puisque je vais revenir, hé ! Yanot,
hél Peyroun... et que je vous rapporterai le
casque de Guillaume... et des fusils... et des
sabres... et de tout.
Yanot et Peyroun calmés, Fantique avait
fait honte à sa femme :
— Tu vois, ils rient... Et encore, eux, qui
ne comprennent pas, ils avaient leur excuse
quand ils pleuraient !... Allons, as-tu fini, oui
ou non?... Ramène-nous du vin de sable !
Et si tu continues à hurler pour rien... comme les
chiens àla lune... je me venge sur les Berlinoises...
ah ! ah !... dans quinze jours...
A la gare, après avoir pris possession d'un
CASSINOU VA-T-EN GUERRE 55
wagon découvert, sur le petit train d'intérêt
local, il avait harangué la foule. Des camarades
le soutenaient, l'ayant hissé sur leurs épaules,
car il n'avait plus les jambes très solides, à
cause de ce sacré vin de sable qui laisse la tête
libre, mais qui vous paralyse des cuisses aux
orteils, avec son petit air de rien... Qu'avait-il
dit? Cassinou ne s'en souvenait guère, non plus
que personne, sans doute ; en tout cas, les mots
avient porté, et suscité des applaudissements
tels que M"^^ Fantique elle-même, transformée,
réconfortée, éblouie, avait lancé à son époux,
superbement, deux secondes avant que la petite
locomotive fît entendre son jappement de
roquet haroiioux :
— Couillon, val Tu n'avais donc pas compris
que c'était pour badiner que je pleurais, tout à
l'heure?
...Faute de mieux, Cassinou se rabattit sur
le Piocq. Mais il est à croire que les événements
avaient tapé sur la tête du vieux et qu'il en
gardait à présent, comme l'on dit, une étoile
dans la cervelle. Devant la verte la plus soignée
ou la iasse la plus fraîche, il ne revenait pas à lui-
même et proférait d'une voix lugubre les plus
effroyables prédictions : l'Angleterre et la Russie
56 - CASSmOU VA-T-EN GUERRE
se foutaient de nous ; la France? Il fallait se
hâter d'en parler, tant qu'elle existait encore...
Cassinou, à la fin, allait se fâcher... Il se con-
sola en pensant que le lendemain, qui tombait
un samedi, il y aurait toujours chez Marie-Rose,
au Pin Rouge, la traditionnelle omelette.
Hélas ! en dépit d'un clair soleil, la terrasse,
sous l'auvent, était vide comme en plein hiver
et Marie-Rose ne semblait guère avoir plus envie
de plaisanter que, quelques jours plus tôt, la
vieille Brousselette : son mari Baptistin, en
qualité d'antique territorial, gardait déjà les
voies du côté de la frontière. De la frontière
espagnole, s'entend. Mais ce mot de frontière
n'en résonnait pas pour cela avec moins de gra-
vité dans la bouche de Marie-Rose...
— Allons, tu vas me donner à déjeuner, fît
Cassinou d'un air timide, suppliant presque.
— La même chose?
— Oui, pas trop cuite, avec des piments,
beaucoup de piments et de ceux qui « parlent »...
Maintenant, je pourrais peut-être attendre un
moment encore? Le brigadier ne va pas tarder,
j'imagine.
Marie-Rose, comme suffoquée, se campa vis-à-
vis de lui, les poings sur les hanches et, d'une
voix furibonde :
Marie-Rose, comme suffoquée
CASSINOU VA-T-EN GUERRE ===== 59
— Le brigadier? Alors, tu crois qu'il peut
venir à ce jour? Tu crois qu'il n'a pas autre
chose à faire qu'à claquailler, par le temps qui
va? Tu crois qu'il y en a d'autres, de par le
monde, qui soient aussi feignants que tu l'es?
— Moi, feifinant'l Qu'est-ce que tu voulais
que je fiche, hier, aujourd'hui et demain?
— Te cacher, dans un vieux four, ou un trou
à renard.
— Ah! tu m'embêtes. J'en vaux d'autres...
Et j'ai le droit, boire ou manger, de m'en payer
tant qu'il me plaira, jusqu'au moment où je
pourrai m'engager...
— Toi, t'engager ? Pffft! On dit ça.
Alors Cassinou s'emporta :
— Carogne! De quel droit m'insultes-tu,
moi... un client et un ami de toujours ?... Pas la
peine de me lancer des regards de vipère; je ne
t'ai pas peur ; je n'ai peur à rien, pas même
aux Boches, tu entends ?... Oui, et je le mon-
trerai!... Voyez-moi, madame a ses nerfs! Au
fait, je comprends ça!... Tu sais donc que ton
mari, en ce moment, est en train de dire deux
mots aux Bascottes ?... Ah! le bougre, il
a bien raison... Une sorcière de ton espèce, ça
mérite la corde au cou et non des baisers sur le
museau !
60 ==z==iizi:== CASSINOU VA-T-EN GUERRE
Marie-Rose se laissa tomber sur un siège...
Sans le faire exprès, Cassinou, en parlant de
la sorte, avait frappé juste : elle était jalouse.
Son mari, son Baptistin,un si bel homme, ah ! est-ce
que toutes, jeunes et vieilles, ne lui couraient
pas après, là-bas? Surtout à présent qu'il avait
repris l'habit militaire... Car elle le revoyait
tel qu'il était auprès d'elle, en uniforme, sur
une photographie suspendue au mur de leur
chambre, sur une photographie maintenant
jaunie qu'on « leur avait tirée » à Rayonne,
du temps qu'il y faisait son service et qu'elle lui
était fiancée...
— Ce n'est pas vrai... tu mens !... sanglotait
Marie-Rose.
— Ah ouat ! Je jouerais cent sous que ça y
est déjà !... Et c'est rudement bien fait.
Impitoyable, il se leva, prit son bâton en rica-
nant, et s'en fut non sans avoir, avant de dispa-
raître, « fait les cornes » à Marie-Rose toujours
effondrée sur son banc. Mais il ne goûta pas long-
temps l'amer plaisir de la vengeance... « Peine
d'amour, chacun son tour !... » dit un proverbe
du pays. Et Cassinou, qui était un sentimental
en fin de compte, était aussi superstitieux,
comme tous les sentimentaux. Il regretta sa
riposte triomphante; lui-même, Dieu vivant.
CASSINOU VA-T-EN GUERRE r===r 61
n'était pas tellement à l'aise du côté du cœur...
Il se dit :
— Je vais aller voir Marylis... Ce serait
terrible, en des jours comme ceux-ci (ah !
jours de malheur !...) de ne pas être une bonne
fois fixé sur ce qu'elle pense dans le vrai fond
d'elle-même...
Quand on s'approche du dentiste, le mal aux
dents guérit, et il ne reste plus au client qu'à
retourner chez soi, jusqu'à ce que la douleur
recommence. Mal de dents et mal d'amour...
Lorsque Gassinou aperçut, dès l'entrée du bourg,
les murs très blancs et les volets très verts
de la jolie Marylis Larribebère, et l'écriteau
flottant où, gentiment, était inscrite la profession
de l'habitante : couiurerière... il souhaita bien
sincèrement que la jeune fille ne fût pas là.
Ils s'étaient connus tout petits.
Il n'y a pas d'école à Loureheyre et c'était celle
de Coulombre que fréquentait Gassinou. Les
parents de Marylis habitaient entre Goulombre
et Loureheyre. Quatre ou cinq ans durant,
le petit garçon et la petite fille étaient allés à
l'école le matin et en étaient revenus le soir, la
main dans la main. Que de rêves d'avenir con-
62 - CASSINOU VA-T-EN GUERRE
tient, même pour les âmes les plus simples et les
plus frustes, le nid tiède de deux mains enfan-
tines qui se joignent et s'habituent à leur tié-
deur réciproque comme à leur mutuel soutien !
Depuis, Cassinou était devenu... Cassinou,
le seul, l'illustre Cassinou, le plus joyeux vivant
et le plus fier noceur qu'on renommât de Morcenx
à Dax, de Dax à Bayonne. Aux approches de
la vingtième année, à la suite d'un accident que
le lecteur connaît déjà, certes, mais auquel lui-
même n'aimait guère qu'on fît allusion, il s'était
mis à boiter... Beau quand même !... Quant à
Marylis...
Ah ! mes amis, une petite perle, un ange de
tous les cent mille bons dieux !... Fine comme
une hampe de trémière,et, au bout de la hampe,
au sommet d'un corps svelte, gracile et pur,
une tête aussi plaisante à voir qu'une fleur,
une jolie figure dont on n'aurait jamais pu dire
si elle cachait beaucoup de moquerie ou un
peu de chagrin... Une peau mate et rosée, des
yeux bruns légèrement tirés vers les tempes,
une bouche dont le sourire ne laissait rien devi-
ner aux plus hardis, sinon que les dents qu'il
découvrait étaient admirablement blanches...
Quand on est aussi jolie, au pays de Marylis, c'est
un mérite et même un miracle que de passer
CASSINOU VA-T-EN OTTERRKl- 63
sans conteste pour fille sage : Marylis était
considérée comme telle ; les plus mauvaises
langues, — Brousselette, par exemple, ou Marie-
Rose du Pin Rouge, — en eussent dit de belles à
quiconque se serait permis d'insinuer le con-
traire...
Et Brousselette et Marie-Rose et tous les
autres avaient raison sur ce point.
Son père mort, sa sœur mariée, la ferme
vendue, — ah ! la petite maison, entre Coulombre
et Lourcheyre, devant laquelle Cassinou ne
repassait jamais sans éprouver un pinçon au
cœur ! — Marylis s'était placée à Biarritz, comme
femme de chambre, chez une grande dame russe
ou polonaise, y avait réalisé quelques économies,
puis, dès qu'elle avait pu, elle était revenue
s'établir à Hont-Hàbi... Elle avait du goût, ne
se montrait pas « obérante »; les dames de Mont-
de-Marsan, de Rayonne et de Dax, durant la sai-
son des bains de mer, étaient trop heureuses
d'être ses clientes et de se faire, à peu de frais,
habiller par une personne qui avait déshabillé
une princesse dont le nom finissait en ski.
Décidément, Cassinou n'avait pas de veine !
C'nq minutes plus tard, celle qu'il venait voir
tout en désirant vaguement de ne pas la rencon-
64 CASSINOU VA-T-EN GUERRE
trer, eût été partie... Près du portail du jardinet
qui entourait la maisonnette blanche et verte,
Marylis, toute parée pour un voyage, accrochait
au porte-bagage de sa bicyclette de menus colis.
Quand Cassinou eut fait crier le sable, devant le
portail, elle leva la tête : « Tiens, c'est toi !...
Tu viens me voir?... Entre donc... » Et elle lui
expliqua qu'elle se rendait pour quelques
jours à Goulombre : oui, sa pauvre sœur
qui était comme folle... Son beau-frère, — oh !
ce n'était pas qu'il valût très cher, encore un
ivrogne, celui-là ! — venait d'être appelé...
— Et tu vois cela d'ici, Cassinou ! Une femme
seule, avec six enfants...
— C'est triste, fit Cassinou qui pensait à
autre chose.
Jamais elle ne lui avait semblé aussi jolie.
Il hasarda :
— Tout cela est terrible ! Hein? Si l'on
nous avait dit que nous verrions cela... tu te
rappelles, quand nous revenions de l'école?...
— Toi, tu as de la veine ! Tu verras cela,
mais de loin...
— Moi? Je n'attends que le vingt et un
pour m'engager... Et, comme on ne sait jamais
ni qui vit ni qui meurt... auparavant... j'aurais
voulu, MaryHs... j'aurais voulu...
CASSINOU VA-T-EN GUERRE ^=z=:=^= 65
Sa voix s'étranglait dans sa gorge. Marylis,
fine mouche, tenta de parer le coup :
— Oh ! je sais que tu n'es pas un capon,
fît-elle avec gentillesse... Au revoir. Tu m'ex-
cuses? Je voudrais être à Coulombre avant
midi.
Elle verrouillait le portail. Comme elle tour-
nait la tête, Cassinou se sentit le courage de
poursuivre sa phrase :
— J'aurais voulu, auparavant, te dire que
je suis toujours dans les mêmes sentiments...
te dire...
Elle se retourna vers lui ; il se tut...
— Ne me dis rien ; tu m'as déjà parlé une
fois, et ma réponse serait la même... A présent,
ne fais pas cette tête de chien battu, mon
pauvre ! On est des amis, nous deux, des vrais,
et je te souhaite bien des bonnes choses... En
veux-tu la preuve?
Avant qu'il eût demandé ladite preuve, elle
lui sauta au cou, et lui donna deux gros bai-
sers qui claquèrent, un sur chaque joue.
Cassinou demeura un instant les yeux troubles,
les jambes molles ; mais, déjà, Marylis, désireuse
de couper court, avait profité du trouble de
son prétendant, sauté sur sa bicyclette ; elle
allait disparaître au tournant, là-bas...
66 ========= CASSINOU VA-T-EN GUERRE
Sa réponse eût été la même : « Qui a bu boira,
qui a couru courra et je ne veux pas pour mari
d'un coureur et d'un buveur... » Cassinou se
rappelait le bal de la fête votive, six mois plus
tôt, où il avait enfin osé se déclarer, excité par
ses succès de danseur émérite... Il avait alors
supplié Marylis de le mettre à l'épreuve, juré de
ne plus boire que de la tisane et du lait... Or,
un enchaînement fatal de circonstances avait
voulu qu'il rencontrât des amis, sur le tard, et
rentrât chez lui, le lendemain matin, terrible-
ment ivre, par une route où Marylis ne passait
jamais et où le destin voulut qu'il se trouvât nez à
nez avec elle, cette fois-là !
Allons, c'était fini... D'ailleurs, on n'embrasse-
rait pas comme elle venait de le faire, en pleine
rue, sans façons, un homme auquel on penserait
le moins du monde, surtout quand on est une
Marylis. Ces deux bons gros baisers fraternels,
ils en disaient plus long encore que le petit air
obstiné et raisonnable avec lequel la jeune fille
avait repoussé par deux fois le cœur et la main
du galant. Maudits baisers ! Cassinou déses-
péré les sentait encore sur chacune de ses joues,
plus douloureux que la brûlure d'un affront
ou même qu'une vraie brûlure :
— Eh bé! je pense que tu sais y faire avec les
CASSINOU VA-T-EN GUERRE i==z==== 67
demoiselle^, lui lança ironiquement une voisine
qui avait assisté à la scène... et probablement
écouté à l'abri d'un volet.
— Des baisers comme ça, crâna Cassinou,
c'est dommage qu'il ne soit pas de mode de
les recevoir sur la bouche : on les cracherait !
Il avait redressé la tête ; mais son cœur était
très lourd.
Les douze coups de minuit, dans les légendes
sonnent le rappel des ombres. Ce dimanche-
là, dans tous les Hont-Hàbi, les douze coups de
midi réveillèrent les vivants : le communi-
qué venait d'annoncer l'entrée des troupes fran-
çaises à Mulhouse. Cassinou prit, de la joie géné-
rale, une bonne part qu'il promena triomphale-
ment d'auberge en auberge. Mais, sur le soir,
une idée navrante lui vint qu'il ne se gêna pas
pour exprimer hautement au café de la Marine :
tout serait fmi avant qu'il s'en fût mêlé !...
Et il pestait dur et ferme contre le décret qui
empêchait les gens de bonne volonté de s'enga-
ger avant le vingt et un...
La femme de l'herboriste, qui sirotait à la
terrasse, avec son mari, la limonade dominicale,
émit alors, à haute voix, cette parole profonde :
— Il y en a qui feraient mieux d'être partis
avant de se tant faire voir !
Le lendemain, on réquisitionnait les mules de
j-r
Cassinou.
CASSINOU VA-T-EN GUERRE 71
Gassinou... Il s'en fallut de peu qu'il n'en «reçût
un coup de sang )>... On aurait dû l'avertir,
c'était la moindre des politesses... Les propos
qu'il tint à ce sujet lui valurent une nouvelle
avanie :
— De quoi se plaint-il encore, celui-là? fit la
femme de l'adjoint sur son passage ; on lui prend
ses mules, mais on lui laisse sa peau...
Trois jours plus tard, on interdisait la vente
de l'absinthe.
Alors, Gassinou eut l'impression horrible que
le monde entier était contre lui, contre lui
jusque-là si fier et sympathique ! N'ayant été
attaqué directement que par des femmes, il tenta
de chercher querelle à des hommes : cela n'eut
pour lui d'autre résultat que de se faire moucher
une fois de plus :
— Mon vieux, en France, en ce moment,
on ne fail plus aux coups qu'avec les Boches! »
Ge fut au soir de ce jour que, rentrant chez
lui, il vit, tracé sur la porte de son écurie, à
la craie et d'une écriture maladroite, un mot
incompréhensible :
EMBUSQUÉ
Justement, Brand<'bal, le coiffeur bossu,
passait.
72 T=^r=== CASSINOU VA-T-EN GUERRE
— Qu'est-ce que ça veut dire? lui demanda
Cassinou.
— Je ne sais pas trop. Ça doit être pour
marquer qu'on t'a pris tes mules et que tu n'as
plus rien à craindre maintenant...
Par la suite, le même mot résonna souvent
sur son passage ; oh ! certes, il n'avait pas l'air
d'être prononcé à propos de lui ; mais il est cer-
taines coïncidences qui ne sauraient manquer de
soulever la fureur chez des gens généreux,
même quand ils ne sont pas sûrs qu'on les
insulte.
— Le premier ou la première qui m'embête,
je l'étrangle, quoi qu'on dise ou qu'on fasse, cria
enfin Cassinou, un soir où il sentit trop claire-
ment autour de lui l'hostilité venimeuse ou
narquoise... Vous vous taisez, tous et toutes?
Vous avez bougrement raison... Et, maintenant,
vous allez voir ce que vous allez voir, c'est
moi qui vous le dis, vilain monde !
Et tous ceux qu'il venait de traiter de la
sorte se turent, un peu gênés, un peu inquiets
aussi, car ce n'était pas de l'air de quelqu'un
qui entendait en rester là que Cassinou, ayant
traversé la place, venait d'entrer chez M. le
maire...
VJ
Quelle était la démarche que Cassinou avait
brusquement résolu de tenter auprès de M. le
maire?... On ne sera jamais fixé là-dessus. Peut-
être, après tout, avait-il voulu simplement
terroriser les plaisantins, méduser les médisants,
estomaquer les foules.
En quoi, il avait pleinement réussi, du reste.
C'est que ce diable de Cassinou avait fait ses
preuves!... Avec lui, «on ne pouvait jamais
savoir... )> Dans les Amériques, on bluffe ;
ailleurs, l'on trompe ou l'on abuse; à Paris,
on chine ou l'on fait marcher, ou bien l'on
mystifie, ou bien l'on met dedans... Pour un
Gascon de la trempe de Cassinou, nulle de ces
expressions ne conviendrait. La chose est tout
ensemble plus complexe et plus simple.
L'art, quand on veut se venger de quelqu'un
ou simplement s'en gausser, — ce qui est pire
que vengeance, — le retourner cul par-dessus
tête ou le mettre dans sa poche, c'est de ne
74 r===^=^^ CASSINOU VA-T-EN GUERRE
jamais lui laisser comprendre sur quel pied il
danse. On a l'air de rire? Bon ! L'autre a de
fortes raisons de croire que c'est sérieux. Mais
on peut rire aussi pour faire croire à l'autre
que c'est sérieux alors que, dans la réalité, ce
n'est pas sérieux le inoins du monde ; on
peut aussi continuer de rire pour que l'autre
estime qu'on ne rit plus, ou se mettre à gro-
gner et à geindre pour que l'autre se suppose en
face d'une ruse majeure... Et quand l'autre
tente à son tour de rire ou de se fâcher pour
voir où vous voulez en venir, les moyens de le
faire dérailler se multiplient. On les voit d'ici...
Jeu passionnant qu'un grand livre ne suffirait
pas à expliquer utilement aux profanes et dont
il faut posséder les règles d'instinct. Gassinou y
était passé maître et il le savait ; et les gens le ,
savaient aussi, et il savait que les gens le savaient ;
et les gens savaient qu 'il savait qu 'ils le savaient . . .
Aussi, prudemment, débarrassèrent-ils la
grand'place, préférant penser à autre chose ou
s'occuper ailleurs des événements.
Du haut du perron de la mairie, Gassinou
se retourna vers ses concitoyens en déroute, et
gronda :
— Pire que des lapins fuyards... Ça ferait
pitié si ça ne faisait honte.
CA8SIN0U VA-Ï-KN GUERRE -^=—^=rTz 75
Mais un spectacle inattendu, dès le vesti-
bule, lui retourna les idées. Ils étaient là quelques-
uns, vieux durs-à-cuir du patelin, qui, sous la
surveillance amicale de M. Potrelon, l'entrepre-
neur, s'équipaient plus rigoureusement et plus
sévèrement qu'on ne l'avait jamais fait pour
telle ou telle battue illustre.
Louberan, le tambour, guêtre, enveloppé
dans un caoutchouc, un cache-nez en bandou-
lière et un poignard à la ceinture, était assis,
l'air sombre et résolu, sur la première marche
du grand escalier. Autour de lui, également
résolus et sombres, armés de pied en cap, se
tenaient Larrougne l'apothicaire, Juffressan
le bouclier, Sidoine le rebouteux, Marfredon
l'épicier, Cucu-rien-qui-vaille, Capbestan le
notaire, d'autres encore : une quinzaine en
tout...
Gassinou connaissait, comme de juste, tout
ce monde. Il tira bien courtoisement son béret
et prononça, dévoré de curiosité :
— Bien le bonsoir, monsieur Potrelon et la
compagnie... Je venais pousser une petite visite
à. monsieur le maire...
Les uns et les autres lui répondirent avec une
courtoisie égale, comme il se doit.
— Bon sang de Dieu vivant, fit alors Cassi-
76 ===== CASSINOU VA-T-EN GUERRE
nou de plus en plus aimable et enthousiaste,
armés comme vous l'êtes, je ne voudrais pas,
ce soir, être un Boche en face de vous ! Et où
allez-vous donc comme ca?...
o
— Le pays est pourri d'espions, murmura
d'une voix sourde Cucu-rien-qui-vaille.
— Pour une fois, il n'est pas saoul et il dit
vrai, affirma sentencieusement M. Capbestan,
le notaire.
— C'est nous la garde civique, ajouta l'apo-
thicaire Lanougne...
— Tu devrais en être et te rendre utile,
Cassinou, poursuivit Juffressan, le boucher...
Et Sidoine le rebouteux, qui était bègue et
« peu parlant » en conséquence, jugea le cas
intéressant au point de conclure :
— B... b... b... bien sûr... tu... tu devrais...
Justement, le maire descendait de son cabinet,
par le grand escalier. Cassinou se précipita à sa
rencontre : « Je venais vous voir, monsieur le
maire... Si c'est un effet de votre bonté?... »
Le maire, très complaisamment, remonta l'es-
calier et introduisit Cassinou dans son cabi-
net. C'était un petit homme à binocles, fort
riche, d'une famille hautement considérée
dans le pays, « bon et brave «, et à qui l'on
CASSINOU YA-T-EN GUERRE ====== 77
ne reprochait que de ne pas s'être encore marié à
quarante ans passés, d'habiter plus souvent Paris
que Hont-Hàbi, et d'écrire dans les journaux.
— Asseyez-vous, monsieur Cassin, dit-il
à son visiteur dès que celui-ci eut passé
la porte... Qu'y a-t-il pour votre service?
Des gens comme M. Leberlucque, maire
de Hont-Hàbi, on les appelle en d'autres endroits
du Midi des refrejons, des sang-glaceiirs, des
morts-de-froid, des chandelles de glace... Terribles^
ces messieurs qui vous écoutent parler en vous
regardant fixement à travers leurs lorgnons,
sans bouger, sans souffler mot, et qui, au mo-
ment où vous commencez de vous rappeler ce
que vous avez à leur dire, vous clouent la langue
au palais avec des: pardon! pardon!... qui
vous font oublier le reste. En outre, M. Laber-
lucque était le seul du pays qui appelât Cassinou
de son vrai nom de famille, et qui ne le tutoyât
pas ; il lui donnait même du monsieur, ou du
« mon cher Cassin », ce qui était plus déconcer-
tant encore... Ai-je besoin, bonnes gens, de vous
dire que ce pauvre Cassinou était dans ses
plus petits souliers ?
— Monsieur le maire, commença-t-il, il faut
vous dire que j'ai l'intention de m'engager dès
que la chose sera possible...
78 ==^===^ CASSINOU VA-T-EN GUERRE
— Pardon! pardon, mon cher Cassin, mais
ce n'est pas ici que vous devez vous adresser;
Je ne vous félicite pas moins de votre noble
intention...
— Merci, monsieur le maire... Un chien de
mer et une sole, ça fait deux, et je connais la
porte où j'irai frapper, au moment voulu. Il ne
s'agit pas de cela... En deux mots, j'ai rencontré
Potrelon et les autres, en bas, et comme j'en ai
assez de ne rien faire, je voudrais, moi aussi...
— Etre de la garde civique? C'est facile...
Et, de nouveau, tous mes compliments. Je
vais vous inscrire. Vos nom et prénoms?...
Votre âge?... Pas de condamnations?...
— Une petite, monsieur le maire... Un
agent, à Bayonne, que j'avais traité de porc
à deux pattes...
— Diable !
— Mais il y a eu sursis.
— Oh ! alors, s'il y a eu sursis... Ceci dit,
mon cher Cassin, vous savez en quoi consistent
les devoirs que vous voulez bien assumer?
— A tirer sur les espions comme sur des
lapins...
— En dernier recours, et après les somma-
tions d'usage... Vous avez un fusil chez vous,
monsieur Cassin?
CASSINOU VA-T-EN GUERRE - 79
— Bien sûr.
— C'est un tort. Vous auriez dû le porter à la
mairie dès le début des hostilités. Enfin ! puisque
vous allez être autorisé à circuler en portant
des armes... Et un poignard? Avez-vous un poi-
gnard?...
Cassinou pensa: «Cette fois, mon vieux,
tu ne m'y reprendras pas... )) Il répondit :
— Je n'ai pas de poignard.
— C'est un tort, fit ^I. le maire... On ne sau-
rait être trop armé contre les espions. Daignez
accepter celui-ci, dont je me suis servi jadis
pour la chasse au sanglier... Attendez donc!
J'ai encore un pistolet qui ne vous sera pas
inutile... Mais si... mais si... ne faites pas de
façons, c'est dans l'intérêt du pays ; vous me
rendrez ces objets plus tard... Ah ! un conseil :
vous parlez de tirer sur les espions comme
sur des lapins ; or, la lune va être dans son
plein... Si un lapin, par hasard, venait jouer
sur la dune, parmi les thyms et les serpolets
embaumés, ne le prenez pas pour un espion...
Cassinou, qui justement avait vaguement
caressé ce projet-là, balbutia de manière assez
piteuse :
— Je vous assure, monsieur le maire...
- — Oui. Car cela pourrait vous attirer des
80 - CASSINOU VA-T-EN GUERRE
désagréments. Ceci dit, voyons... vous voulez,
j'imagine, ne pas perdre de temps? Parfait...
Eh bien, vous prendrez la garde dès ce soir...
Attendez donc...
M. Leberlucque alla consulter une carte
d'état-major de la région, sur laquelle de petits
drapeaux étaient piqués. Il en prit un autre
dans une soucoupe, y inscrivit le nom de
Cassin (Jean-Arthur) et le planta, après diverses
hésitations, en un point vierge encore de la
carte.
— Voilà. C'est un poste d'honneur que je vous
confie, monsieur Cassin... Le pont de Cou-
lombre... un ouvrage d'art... Vous resterez dessus,
ou dessous, gardant tantôt la voie, tantôt la
route... Et puis, il y a, tout près de là, l'auberge
de la mère Rémoulat ; au cas où la nuit serait
fraîche et où vous auriez envie de prendre un vin
chaud, pour vous regaillardir le sang... Chut !
Chut !... Je ne devrais pas vous dire cela...
Sachez que vous veillez sur un point straté-
gique important, et que si les Espagnols avaient
fait cause commune avec l'Allemagne...
— Pour sûr ! fit Cassinou d'un ton convaincu.
Il lui tardait néanmoins de filer. Ce diable
de maire ! Décidément il n'était pas comme
tout le monde, et l'on ne savait jamais s'il par-
i
CASSINOU VA-T-EN GUERRE :^r==:z=^== 81
lait sérieusement ou s'il cherchait à vous acheter
pour pas cher ! L'essentiel, c'est que, dix mi-
nutes plus tard, lesté d'un poignard, d'un
pistolet, et d'un mandat en bonne et due
forme, Cassinou pouvait annoncer son affec-
tation à ses nouveaux collègues qui, frater-
nellement, en sortant de la mairie, étaient
allés choquer un verre à la terrasse du café de
la Marine...
— Si l'on dmait ensemble? proposa-t-il...
Et l'on dîna ensemble, en effet, mais non
pas avant que le notaire fût allé expliquer
à sa femme, une réputée mégère, que l'union
sacrée exigeait en ces temps troublés sa présence
à la même table qu'un Caicu-rien-qui-vaille.
Cassinou, de son côté, avait tenu à s'équiper
complètement avant la soupe...
Vers sept heures, on le vit revenir de chez
lui guêtre jusqu'aux cuisses, le fusil armé, le
poignard et le pistolet prêtés par le maire
martialement ajustés à une ceinture de cuir...
Il s'était drapé noblement dans son grand caban
de muletier et portait en outre sous le bras un
immense sac de toile cirée, celui qui, en temps
de paix, contenait l'avoine destinée aux mules
lors des tournées longues.
— Pour ne pas me mouiller les fesses dans
6
82 CASSINOU VA-T-EN GUERRE
la rosée, au cas où les fourmis me taquineraient
ma mauvaise jambe, expliqua-t-il...
Sur le passage de Cassinou, des femmes avaient
ri un peu trop fort ; qulques vieux aussi ...
Mais il ne s'en était pas aperçu, tout à sa joie,
ravi par le sentiment du devoir accompli et la
perspective d'un dîner de choix en compagnie
de braves gens capables de le comprendre. Et,
ma foi! il fut succulent, le dîner !... Le patron
du café de la Marine était fier de traiter ces
messieu s de la garde.
Dès le potage, ceux-ci parlèrent métier...
Certes, personne n'avait encore descendu
d'espion, mais ça ne prouvait qu'une chose, à
savoir qu'ils étaient malins, les cochons, et qu'il
fallait ouvrir l'œil et le bon ! Cassinou, qui avait
bu du blanc et du rouge mélangés, pour se
donner du cœur, hocha la tête d'un air entendu :
— J'en sais un, d'espion, moi qui vous parle !
Vous vous rappelez... ce grand diable, qui
travaillait à des tableaux dans la forêt... et qui se
faisait passer pour Russe?
— Il n'est pas parti? gronda le notaire...
Bigre !... Qu'il ne passe pas cette nuit à portée de
mon mousquet 1... C'est comme ce soi-disant
Parisien qui a installé un tennis près de la plage...
le blond... vous savez?
Vers sept heures, on le vit revenir, guêtre jusqu'aux cuisses.
CASSINOU VA-T-EN GUERRE ==^== 85
— Il n'avait pas l'air franc, dit quelqu'un.
— C'est comme cet Espagnol, poursuivit un
autre...
Au dessert, on vivait véritablement dans une
atmosphère de fumée de bons cigares et de mau-
vais romans-feuilletons. Un chacun confiait à son
voisin, dans le tuyau de l'oreille, des histoires ou
des faits caractéristiques qu'il jugeait inutile de
développer hautement... Cassinou, très énervé,
tâtait férocement le manche du poignard et la
crosse du revolver suspendus à sa ceinture...
Salauds d'espions ! Il en voulait un avant d'aller
s'engager... Au Champagne, qu'il paya, il déclara
qu'il prendrait le sien vivant, et qu'il lui brûle-
rait les oreilles, comme on fait aux sorciers
pour les guérir de leur mauvais pouvoir.
— Et ce... ce... ce... sera b... b... bien juste,
déclara Sidoine le rebouteux.
\ il
Sale nuit, mes amis, pour débuter dans le
métier de garde civique ! Août à son milieu
avait un air d'automne ; une lune malpropre
et maussade tentait en vain de se passer de
gros nuages chargés d'eau comme des éponges
sur son museau, pour le récurer. Finale-
ment, elle V renonça, se cacha comme une
honteuse ; et la pluie se mit à tomber, douce-
ment, posément, finement, en personne qui sait
qu'elle a du temps devant elle... Alors Cassinou
tira sa montre et constata, non sans un déses-
poir à la fois héroïque et morne, qu'il se passe-
rait encore cinq bonnes heures avant que son
collègue, l'épicier Marfredoh, vmt le relever.
Par exemple, le maire n'avait pas menti : un
poste de confiance, et un endroit de choix. En
cas de mauvais temps, le pont servait d'abri.
Les vitres de l'auberge de la mère Remoulat
flamboieraient d'autre part jusqu'à dix heures ;
et un vin chaud est vite fait...
CASSINOU VA-T-EN GUERRE =:=== 87
Dans la journée, ce serait charmant ; le pont
est aux limites de trois communes : tout en lé-
zardant au soleil, Cassinou verrait danser en
rond, autour de lui, dans l'instant où l'on
somnole, où les yeux tournent et où la tête
chavire doucement, les clochers de Saint-Lubin,
de Coulombre et de Hont-Hàbi, et les taches
blanches des maisons pareilles à du linge en train
de sécher contre l'azur...
En attendant, il faisait un temps à vous rem-
placer la moelle des os par de l'eau claire, ce
qui vous est, comme chacun sait, la meilleure
façon de vous gagner des rhumatismes. Si encore
deux ou trois espions étaient passés ! Mais ils se
méfiaient, ils étaient malins, les bougres, et les
collègues avaient raison de le proclamer!... Cas-
sinou réfléchit, regarda de nouveau sa montre :
bah ! ne surveillerait-il pas aussi bien le pont,
durant quelques minutes, de derrière les vitres
de la mère Rémoulat?
Par chance, un paysan vint à passer, sur une
carriole traînée par une bourrique.
— Halte ! commanda Cassinou. Où vas-tu?
— Té ! c'est toi, Cassinou ! Et où donc veux-
. tu que j'aille? Je me retire chez moi.
— Tes papiers ! s'il te plaît.
— Mes papiers? Tu as bu un coup de
CASSINOU VA-T-EN GUERRE
trop?... C'est moi Martin, le fils à Yantiye...
— Je te demande tes papiers. Je ne connais
que la consigne. Qu'est-ce qui me prouve que
tu es Martin? Est-ce que je te vois, dans ce
noir?... Allons, avance jusqu'à l'auberge, et ne
regimbe pas ; sinon, je compte jusqu'à trois...
et je tire !
Le Martin de la Yantiye, qui était un peu faible
d'esprit, obtempéra, pâle et tremblant de j^eur.
Quand Cassinou, dans la salle bien éclairée
de l'auberge, l'eut officiellement reconnu, sa
joie fut telle qu'il ne put s'empêcher d'offrir
un verre... Cassinou l'accepta, en offrit un
autre et daigna s'excurer, non sans hauteur :
— Tu me comprends, Martin? Ce que j'en
ai fait, ce n'était pas pour t'embêter. J'obéis
à des ordres... Préparez-nous du vin chaud,
même Rémoulat!... Et je t'assure, Martin, que
dans le métier que je pratique en ce moment, il
ne faut pas être borgne. C'est terrible ce qu'on
est espionné !
Il pérora longuement, cita des faits qu'il
avait entendu raconter au café de la Marine
par ses camarades de la garde, puis en rapporta
d'autres qu'il avait lui-même observés : tenez,
la bonne de ces gens qui avaient loué, pour la
saison, à Hont-Hàbi plage, la villa des dunes?...
j
CASSINOU VA-T-EN GUERRE z:===z^== 89
Oui, cette grande blonde, à Tair insolent... Eh
bien, — Cassinou en avait à présent la certitude,
— c'était un officier allemand!... Et, la preuve,
c'est que tout ce méchant monde avait filé à la
veille de la guerre!... Il raconta également sa
rencontre avec un singulier cycliste qui parcou-
rait le pays en lançant sur son passage, comme
pour marquer sa trace, des bouts de papier
coupés menus... Martin écarquillait les yeux;
la même et le pépé Remoulat, acagnardis au
foyer, lançaient peureusement, de temps en
temps des « Diû bibant ! » ou des « Moun Diu
Jêsu ! » Cassinou continuait de boire sec et
chaud, en pensant à l'humidité qui l'attendait
sous le pont du chemin de fer.
— Mon Cassinou, fit soudain le pépé de sa
voix chevrotante, tu pourrais bien avoir de
par chez nous plus de travail que tu ne
l'imagines. Il y a du louche. Est-ce vrai, la
mémél...
La vieille secoua la tête affirmativement.
— Oui, continua le vieux, toutes les nuits,
sur le coup de onze heures. Bâtard et Coucoumet,
qui sont pourtant des chiens bien tranquilles,
hurlent à s'en faire péter la gorge! Est-ce vrai?
Est-ce vrai?
— Comme il le dit.
90 -^==== CASSINOU VA-T-EN GUERRE
— Je serai là désormais, déclara Cassinou...
Bigre ! Bientôt onze heures !
Il fit remplir une fiole de bon vieil armagnac
qu'il enfouit dans sa poche, et regagna son
poste après avoir de nouveau assuré les vieux
Remoulat qu'ils pouvaient compter sur lui.
VIII
La nuit était de plus en plus noire. Pour se
donner du cœur, Cassinou donna deux ou trois
baisers à sa fiole, au bon endroit, puis, bien que
légèrement ragaillardi, il pensa que « le temps lui
durerait ))... Mais, tout à coup, il dressa l'oreille.
Là-bas, chez Rémoulat, Bâtard et Coucoumet
avaient commencé le chœur à deux voix dont
les vieux lui avaient parlé. En même temps,
les clochers voisins se racontèrent entre eux
qu'il était onze heures...
Alors, Cassinou eut l'impression qu'un pas
furtif faisait crier au-dessus de sa tête le sable
de la voie ferrée... Il se fit tout petit contre
le mur, puis contre le talus...
Les chiens de Rémoulat hurlaient de plus belle.
— Cassinou, se dit-il, il s'en irait temps de
montrer que tu es là, et que tu y es un peu!
Il ne bougeait pas, une main crispée contre la
gâchette de son pistolet, l'autre sur la poignée
de son coutelas. Plus de doute ! C'étaient bien
92 r==== CASSINOU VA-T-EN GUERRE
des pas, et des pas qui ne voulaient pas être
entendus (ceci se devinait tout de suite) ' qui
crissaient au-dessus de sa tête... Et, soudain,
Cassinou comprit que l'homme descendait le long
du talus, que dans une seconde, ils se trouveraient
face à face au tournant de la pile. Il lâcha
poignard et revolver... Une idée lui était venue...
Vlan ! L'intrus, sans même avoir eu le temps
de crier « ouf ! » était jeté à terre, ligoté, bâil-
lonné, et finalement introduit dans le grand
sac de toile cirée qui, en temps de paix, avait
servi de garde-manger aux mules du muletier,
lors des courses longues.
Ca&sinou coulissa le sac et se frotta les mains.
Espion ou non, l'homme était sûrement de
bonne prise. Fort comme un bœuf, il hissa facile-
ment son prisonnier mystérieux sur ses épaules
et revint chez les Rémoulat.
Ils se couchaient. Les chiens hurlèrent -de
nouveau, terriblement ; il fallut parlementer...
— Hé ! pépé... Hé ! même... puisque je vous
dis que c'est moi, Cassinou, et que je le tiens, le
bougre !
Le sac remuait faiblement et poussait des gro-
gnements inarticulés... Pépê Rémoulat, la chan-
delle à la main, vint ouvrir la porte et s'extasia :
— Arrive donc, même,., C'est pourtant vrai
CASSINOU VA-T-EN GUERRE ===1== 93
qu'il tient quelque chose, chrétien ou bête...
Il fallut même fouetter Bâtard et Coucou-
met qui voulaient se précipiter sur le sac,
tous crocs au vent.
— Vous allez maintenant me prêter l'ânesse
et la voiture, ordonna Cassinou. Parfaitement.
Je réquisitionne. J'emmène mon homme à la
gendarmerie de Saint-Liib'n.
— Hoû ! hoû !... heuh !... suppha le sac.
— Ferme ! reprit Cassinou, tandis que les
vieux, dociles et ahuris, préparaient l'attelage.
J'ai comme une idée que, pour ma nuit d'appren-
tissage, j'aurai fait travail de patron... Eh là,
le Boche... l'espion... tais-toi... ou je cogne !
Le sac se tut.
... Et je vous assure qu'il s'en passa de belles,
une demi-heure plus tard, à la gendarmerie
de Saint-Lubin-lès-Hont-Hàbi ! Imaginez Cas-
sinou frappant à coups redoublés contre la maî-
tresse porte, les pandores qui accourent, les mous-
taches embroussaillées, les yeux troubles de
sommeil ; voici également leurs dames, en
bigoudis et camisoles... Les volets des voisins
s'ouvrent, et puis les volets des voisins des voi-
sins...
94 ===== CASSINOU VA-T-EN GUERRE
Qu'est-ce qu'il y a ?
Cassinou qui a pris l'Espion !... L'Espion,
vous comprenez? par un grand E et avec
l'article, l'Espion, personnage devenu symboli-
que, créature en train de tourner à l'entité,
comme les lièvres quand le chasseur demande
aux paysans s'ils ont vu passer /a lièvre... Vite,
on enfile des pantalons, on accourt de partout...
Il faudrait presque un service d'ordre! Cassinou,
modeste, s'éponge le front, recommande le calme.
— Attention, armez vos revolvers, vous
autres, commande-t-il aux pandores. Hé là !
le Boche... Il y a quatre revolvers qui te guettent.
Tu entends?
— Hoû ! heuh !
— Ça va bien... Je vais ouvrir le sac... atten-
tion, attention !
Les gendarmes sont au poste qu'il leur a assi-
gné, revolver au poing, les yeux flamboyants ;
leurs dames s'éloignent en poussant de petits
cris de terreur... Les voisins, devant la porte
et même dans le couloir, mènent grand tapage...
Mais quand la coulisse du grand sac est
dénouée et que le captif parvient à montrer sa
figure, savez-vous, bonnes gens, qui l'on recon-
naît, à demi étouffé et plus encore suffoquant
de rage?...
Tandis que Cassinou sccroulait sur une chaise, un rire tint.T,
puis un aulre...
CASSINOU VA-T-EN GUERRE 97
Hourtilhacq, dit Sherlock Holmes ! Hour-
tilhacq, le brigadier de gendarmerie de Saint-
Lubin-lès-Hont-Hàbi, tout simplement ! Hour-
tilhacq qui, cette nuit-là comme les autres,
en civil et à la faveur de l'ombre, était allé par
le plus court, par la voie ferrée, rejoindre sa
Dulcinée, la mairesse de Coulombre...
— Mon Dieu ! soupira dans le silence la
grosse mercière d'en face, une sentimentale...
mon Dieu ! c'est encore bien heureux, brigadier,
que votre femme soit chez ses parents, un jour
comme aujourd'hui...
Alors, tandis que le brigadier continuait à
rouler des yeux furibonds et que Cassinou
s'écroulait sur une chaise, un rire tinta, puis un
autre, puis d'autres dans la salle, dans le cou-
loir, sur le trottoir, sur la place...
' C'était à croire que le village entier, réveillé,
faisait chorus, comme s'il avait été, en quelques
instants, au courant exactement de ce qui venait
de se passer; une afïaire qui valait la peine d'être
connue, mes amis, et comme Dieu lui-même, en
dépit de sa sévérité, ne se croit pas le droit d'en
refuser parfois aux gens gais, même par les temps
tristes !
IX
Cassinou, dès qu'il le put, s'évada sans de-
mander son reste... Et le lendemain, de bonne
heure, il gagnait par des chemins détournés
le domicile particulier du maire de Hont-Hàbi,
lequel, par bonheur, était situé un peu hors du
bourg.
M. Leberlucque achevait sa toilette. Le
valet de chambre, un Parisien bien stylé, un
poseur que Cassinou méprisait de toute son
âme, pria Môssieu Cassin de bien vouloir
attendre un instant.
— Qui te dit, garçon, que je me refuse à
attendre? fit hautainement Cassinou que de
telles manières dégoûtaient...
L'autre, qui s'était incliné ironiquement, intro-
duisit le visiteur dans le hall de la villa. La pièce
était charmante, meublée avec goût, pleine
de bibelots bien choisis, de tableaux aimables et
de beaux livres ; au delà des larges baies bien
enguirlandées de soie à l'intérieur, de feuilles
CASSINOU VA-T-EN GUERRE 99
vertes au dehors, apparaissaient les allées et les
massifs du jardin dont l'extrémité, par un
artifice heureux, se confondait peu à peu pour
l'œil avec la forêt elle-même.
Mais Gassinou n'était pas d'humeur, ce
matin-là, à s'extasier sur les beautés de l'art et
de la nature, — ce dont, en d'autres temps, il eût
été peut-être capable après tout, comme la plu-
part de ceux de sa race. — 'C'était bien plutôt, à
vrai dire, une question d'ordre psycholo-
gique qui occupait son esprit. Connaissait-
on déjà sa mésaventure?... Certes, il n'ignorait
pas que, dans son pays, certaines histoires
courent de maison en maison et de bourg à
bourg avec une vitesse qui fait penser à celle
du vent et de l'ondée. Et, déjà, il lui avait semblé
que les rares personnes rencontrées en route
l'avaient regardé... regardé d'une manière...
Bah ! simple illusion, sans doute. En revanche,
tout en s'inclinant, tandis que Cassinou le
rabrouait, ce coquin de valet, répugnante larbi-
naille, mulet à bourgeois, avait eu vraiment un
drôle d'air...
Mais M. L( berlu(([ue entrait :
— Bonjour, cher monsieur Cassin. Non,
non, restez assis, je vous en prie... Excusez-
mci d'avoir tardé. Avez-vous quelque chose
100 ====== CASSINOU VA-T-EN GUERRE
de neuf à m'apprendre ? Oh ! mais je ne
reconnais pas votre figure habituelle. Que se
passe-t-il?
— Il se passe, répondit Cassinou,que je vous
rapporte ceci, dont je n'ai plus que faire.
Dignement, il posa sur une table le poignard
et le pistolet que le maire lui avait prêtés
pour compléter son équipement de garde civique.
— Et je ne vous en remercie pas moins,
ajouta-t-il, entre deux révérences soigaées.
— Il n'y a pas de quoi, fit M. Leberlucque...
Maintenant, mon cher Cassin, puis-je vous
demander les raisons qui?...
Les sourcils de Gassinou se plissèrent terrible-
ment, et ses yeux devinrent très sombres :
— J'en ai assez et voilà tout.
— Serait-ce à cause de la petite histoire de
cette nuit? Mais vous êtes au-dessus de cela !...
Vous n'avez péché que par excès de zèle.
Dieu vivant !... Gassinou jura, frappa du
pied... puis s'excusa bien honnêtement. Ainsi
donc, ses pressentiments ne l'avaient pas
trompé: tout Hont-Hàbi était au courant déjà...
Un morne accablement fit place à sa colère.
Il se laissa retomber sur son siège et ce fut d'une
voix presque désespérée qu'il proféra :
^— Est-ce que je pouvais deviner? Enfin, je
"ïr-^^a^lS^
Dignement, il posa sur une table..
CASSINOU VA-T-EN GUERRE ===z== 103
VOUS demande im peu si ce sont des heures pour
courir les routes en se cachant, comme un voleur,
quand on est gendarme !
— Hourtilhacq était peut-être en mission
secrète, insinua indulgemment M. le maire.
— Ah, ouiche ! En mission secrète !... Où il
allait? Vous voulez que je vous le dise?
— Chut ! Les affaires de la mairie de Cou-
lombre ne me regardent pas...
Tiens ! M. Leberlucque était renseigné? Un
fameux malin, décidément, cet homme-là !...
Cassinou, un peu rasséréné, cligna de l'œil :
compris, motus !... Entre gens à qui on ne
la fait pas et qui ne confondent pas les chiens
de mer avec les soles, on peut toujours s'en-
tendre, du haut en bas et du bas en haut de
l'échelle.
M. Leberlucque, sentant qu'il avait amadoué
le muletier, crut devoir lui demander si sa déci-
sion était irrévocable. Cassinou aurait bien voulu
fair»' plaisir à un malin comme M. le maire, mais
il était aussi têtu que ses ordinaires serviteurs
à quatre pattes... Il avait rendu le poignard
et le pistolet, il ne les reprendrait pas.
— Et puis, entre nous, ajouta-t-il, dans ce
métier-là, je crois que, quand il pleut, c'est
pour des foutaises qu'on se mouille.
104 ======== CASSINOU VA-T-EN GUERRE
Le maire eut un geste vague et fit dévier la
conversation :
— A propos, Hourtilhacq ne vous en a pas
voulu, j'imagine, de votre farce involontaire?
— On nous a réconciliés, bien ou mal; en
tout cas, c'eût été trop bête à lui de ne pas
rire... Pourtant, j'ai comme une idée qu'il croit
que je l'ai fait exprès... et c'est qu'il est
rageur, le bougre !
— Je lui parlerai.
— Gardez-vous-en bien. Ah ça, vous ne pen-
sez pas que je le crains?... Voulez-vous que je
vous dise? Je me f... de lui, et la preuve...
Cassinou, comme à l'ordinaire, cracha par
terre pour bien prouver la sincérité de son affir-
mation. Le tapis était de haute laine. M. Le-
berlucque ne broncha pas ; mais l'entretien lui
parut avoir assez duré :
— Mon cher Gassin, merci, quoi qu'il en soit, de
votre bonne volonté... A bientôt. Je vous re ver-
rai avant votre départ, j'espère?... Après tout,
puisque vous allez bientôt servir la France, et
de noble manière, mieux vaut vous reposer en
attendant...
Depuis un instant, au delà des mimosas qui
dissimulaient la grille du jardin et la route,
une voix aiguë et claire, une voix terrible, im-
CASSINOU VA-T-EN GUERRE - 105
placable, comme les gosses en ont souvent au
pay?, venait d'entonner une chanson dont Cassi-
nou ni le maire, tout d'abord, n'avaient eu
cure.
Mais, dès le second couplet, le muletier roula
des yeux blancs de fureur. M. Leberlucque,
très ennuyé, s'était tu... La chanson continuait,
sur l'air de Cadet Bousselle :
Oiioani lou Cassinoii haï cassa,
Plasé qu'es de rbéde passa;
Cau bous dise que ço que casse,
Noun es lehre nimeych bécasse...
Brin, broun, piche de gai !
Cassinou qu'es u broï gouyat (1)/...
Le héros de la chanson esquissa un mouve-
ment comme s'il eût voulu se précipiter vers
l'insolent gamin... Mais, déjà, la voix s'éloignait,
et d'ailleurs M. Leberlucque retenait son visi-
teur par la manche :
(1) Quand Cassinou va à la chasse, — c'est plaisir de le
voir passer; — il faut vous dire que ce qu'il chasse, — ce
n'est pas le lièvre ni la bécasse... — Ziin ! boum! pisse de
chat! — Cassinou est un beau garçon!...
N. B, Piche de gai est une exclamation familière qui
signifie assez mystérieusement quelque chose comme ; Ah l
fichlre oui!.,.
106 _ CASSINOU VA-T-EN GUERRE
— Voyons, mon cher Gassin, voyons...
— Ah ! non, non, monsieur le maire, je vous
en prie, pas de discours... vous êtes fin parleur,
mais, à présent, vous ne retourneriez pas les
idées que ceci vient de me clouer dans la cer-
velle... J'ai tout supporté, depuis la guerre,
tout... et les insultes de Marie-Rose... et celles
de Brousselette, et les mauvais propos de
l'adjointe, de Brandebal et des autres... qui
gageaient que je faisais de mon hanlariol et que
je ne m'engagerais pas... Encore un peu, j'allais
leur river le bec de belle manière... Dieu me
damne, je l'aurais fait!... Mais, après ça... après
ça...
Sa voix s'étranglait dans sa gorge ; le maire
continuait de se taire, connaissant bien ses
administrés et l'esprit du pays : si un Cassinou
peut à la rigueur supporter la jalousie et la
haine, s'il est même fier parfois d'inspirer l'une
ou l'autre, il est bien rare qu'il ne se révolte pas
sans retour devant la menace du ridicule,
d'une popularité burlesque et chansonnée.
Maintenant Cassinou, ayant repris haleine,
parlait dans le vide.
— Sale race ! Infirmes ! Abrutis !... Et les
femelles pires que les mâles!...- Tout ça des
langues de serpents et des pète-la-peiir î... Et
CASSINOU VA-T-EN GUERRE ===== 107
c'est pour des charognes de cette espèce que je
serais allé risquer de me faire trouer la peau?...
J'avais envie de voir la guerre et j'étais sûr
d'y rigoler, oui ! Mais vous seriez trop content
si j'y crevais, mauvais monde !
— Pardon, fît doucement M. le maire, tout
de même, la France...
— La France?... Je l'ai... voulez-vous que
je vous dise où?
Il se tut, gêné tout de même ; les mots
qu'il allait lancer avant que de les avoir pensés^
comme il lui arrivait maintes fois, s'étaient
refusés à sortir de sa gorge...
— La France... la France, continua-t-il...
hé 1 oui, c'est entendu !... N'empêche que voilà
ce que vous allez faire : vous me préparerez mes
papiers ; et, d'ici quelque temps, c'est en
Espagne que j'irai oublier tout et le reste!...
Salauds ! Chrétiens manques !... Vous entendez,
monsieur le maire?... En Espagne. Là, pour
le moment, on ne s'y tue pas ; les hommes
n'y sont pas pires que des bêtes... Et je suis
libre, peut-être?...
— Certainement. Je vous enverrai vos papiers,
mon cher Cassin. Là-dessus...
M. Leberlucque en avait décidément assez.
Peut-être Cassinou le comprit-il :
108 ====== CASSINOU VA-T-EN GUERRE
— Merci... Et au revoir, ou adieu !
Au moment de passer le seuil du hall, ayant
entrevu le valet de chambre, il se ravisa et pro-
nonça hautement :
— Hé ! monsieur le maire, je passerai prendre
mes papiers à la mairie, si ça vous est égal?...
Oui, parce que si c'était par hasard votre larbin
qui les apportait chez moi, je lui conseillerais
de numéroter les os de sa sale gueule !
X
Il rentra tout droit et très vite chez lui : ça
valait mieux...
Sa maison était située derrière l'église, au
bord du canal : une immense bâtisse délabrée
qu'il avait héritée de son oncle, Juste Cassin,
tonnelier-barricotier, mort quelques années plus
tôt « vieux jeune-homme », comme on dit là-
bas, et dépourvu de bâtards ou d'attaches.
Juste Cassin avait été un fier travailleur et
aussi un noceur de premier ordre : « Pour ça »,
déclarait-il à son neveu, « je ne regarderai pas à
vider mon sac... On ne crève que quand le
gosier se sèche ; je le mouillerai tant que je
pourrai ; quant à toi, gowjai, après moi, s'il
en reste ! » Il en était resté suffisamment pour
que Cassinou eût déjà du foin dans ses bottes,
ainsi que le brigadier Hotirtilhacq ne le lui
envoyait pas dire... D'ailhurs, Gassiaou ne s'en
cachait pas.
Du foin déjà, et d'autre en train de pousser.
110 - ^ - CASSÎNOU VA-T-EN GUERRE
A Loureheyre, sa mère vivait encore, dans une
propriété de franc maïs et de pinèdes en bon
ordre qu'elle administrait avec une rapacité
paysanne, ne se laissant guère distraire de ce
soin que par l'exercice d'une revêche et méti-
culeuse dévotion. C'est dire que Cassinou
aurait pu fonder boutique quelque part ou vivre
en propriétaire auprès de la mania. Mais il
méprisait l'immobilité et aussi le métier de
gratte-terre ; il s'était fait muletier jadis, un
jour que son feu père l'avait traité de propre-à-
rien; il restait muletier par goût, muletier-
amateur si l'on peut dire, parce qu'il ne ché-
rissait rien tant que le changement, l'infinie
variété selon les heures ou les saisons des
routes les plus familières, les casse-croûte
et les repas au hasard des auberges, les bom-
bances improvisées avec les copains de rencontre,
les sourires des jolies servantes qu'on taquine
par principe et qui ont tôt fait de vous
encourager d'un sourire ou de vous calmer d'un
soufflet, la paisible somnolence au lent balin-
halan du hros (1) devant des horizons aux airs
de vieux amis, entre deux relais, deux vins, deux
aventures, deux baisers ou deux querelles...
(1) Char traîné par des mules.
CASSINOU VA-Ï-EN GUERRE
111
Daiïne (1) Gassin ne comprenait pas l'entête-
ment de son « unique » à ne point vouloir chan-
ger de vie et elle s'en irritait. Gassinou regrettait
La paisible somnolence au lent b ilin-balan du hros.
qu'il en fût ainsi, mais il n'y pouvait rien. Gomme
c'était un fils respectueux, il voyait sa mère le
moins possible, par crainte de trop élever
la voix devant elle une fois ou l'autre, ce qui
(1) Madame, mais avec un sens qui implique une idée
d'aulorité et presque de seigneurie dont la traduction ne peut
rendre compte.
112 ===== CASSINOU VA-T-EN GUERRE
l'eût bien ennuyé, car il s'en serait voulu...
Ma foi, chacun chez soi! Tout allait à peu près
de la sorte. -
Dans la maison de feu Juste Cassin, il y avait,
au-dessus de l'atelier maintenant transformé
en écurie, quantité d'immenses pièces vides
et poussiéreuses, et une autre, plus petite et
un peu plus propre, que meublaient un bon lit,
une armoire, une table, une chaise et quantité
de bouteilles vides. Ornements uniques et
assez incohérents de ce modeste asile, un portrait
de Gambetta et un crucifix pendaient aux murs.
Si le tonnelier-barricotier pouvait voir encore son
logis d'où il était, à coup sûr, il devait avoir
l'impression d'en être parti la veille.
Gassinou tira de l'armoire une sorte d'im-
mense sacoche qui lui servait de valise quand
il allait festoyer à Bayonne, à Dax ou à Bor-
deaux, y enfouit quelques frusques, prit sur lui
son costume neuf, son costume de monsieur,
repoussa du pied, dans un coin de la pièce, dédai-
gneusement, celui qu'il venait de quitter,
ferma les volets, alluma sa chandelle...
Qu'attendait-il, maintenant? Pourquoi s'attar-
dait-il dans sa chambre? Pourquoi laissait-il, sans
raison, bêtement, ses yeux errer du lit à l'armoire,
CASSINOU VA-T-EN GUERRE 1=^==:= 113
du crucifix au portrait de Gambetta?.., Et
pourquoi sentit-il tout à coup un grand froid
lui courir dans le dos?... Ah ça! est-ce que par
hasard il aurait gagné quelque mauvaise fièvre
en montant la garde sous la pluie, la nuit précé-
dente au pont de Goulombre?
— Penh ! grommela-t-il en ricanant, je me
soignerai et je ,me réchaufferai en Espagne...
Allons chercher d'abord le grand remède.
Il descendit dans l'écurie, écarta dans un coin
quelques bottes de paille, fit apparaître une
trappe qu'il souleva, descendit dans la cave,
gratta le sol à certain endroit, sans hésiter,
bouscula deux ou trois briques : une antique
marmite apparut.
D'un paquet de toile cirée, Cassinou tira une
liasse de gros billets : un, deux, trois... dix...
treize, quatorze : le compte y était... Puis une
lourde bourse de cuir brun, qu'il secoua, fit
entendre un bruit guilleret qi plaisant de pièces
d'or... C'était le magot de menoune (1) ; Juste
Cassin, sur son lit de mort, en avait indiqué
l'existence et l'emplacement à son neveu :
• — Qu'est-ce que tu veux? Je n'ai pas eu
le temps de tout boire ; tant mieux pour toi,
(1) T.'onclo.
114 ======= CASSINOU VA-T-EN GUERRE
pilchoun, et profîtes-en pour trinquer au salut
de mon âme, de temps en temps !
D'ailleurs, Gassinou n'avait guère écorné
cette réserve ; il gagnait à peu près de quoi
s'amuser son saoul, étant dur à la peine et
impitoyable sur son point d'honneur de muletier,
entre le mardi et le vendredi, entre le 28 d'un
mois et le 2 du suivant. Il glissa les billets
dans son portefeuille, la bourse dans sa « poche-
voleuse )), et se frotta les mains :
— Il avait bougrement raison, menoiine ! Ça
vaut mieux qu'à la banque. Pas de tracas, et,
quand on en veut, on n'a qu'à se servir...
Il regagna le rez-de-chaussée, poussa dehors
sa bicyclette, verrouilla consciencieusement les
portes et les fenêtres comme il sied quand
on part pour longtemps, peut-être pour tou-
jours...
Là ! C'était fini...
Il regarda la grande porte close, puis le
canal que gonflait doucement le jusant contre
les pierres du quai doucement ombragé... Alors,
de nouveau, il éprouva cette vilaine impres-
sion de froid qui l'avait un plus tôt surpris,
dans sa chambre.
Il l'éprouva encore au café de la ^Marine,
lorsqu'il eut mis le patron au courant de sesinten-
CASSINOU VA-T-EN GUERRE ■ 115
tions et que le patron, qui d'ailleurs regrettait
surtout son dernier bon client, eut gémi :
« Pauvre cher Cassinou ! Il n'y a qu'aux braves
gens qu'on fait des misères! » Ill'éprouva quand
M. le maire lui remit ses papiers en lui disant,
d'un ton qui n'était pas tout de même son ton
ordinaire : « Vous n'avez donc pas changé d'avis?
C'est dommage... Enfm, bonne chance, mon-
sieur Cassin ! » Il l'éprouva à Lourcheyie... Il
n'avait pas cru pouvoir se dispenser d'aller
saluer la marna.
— Ahîtu te retires en Espagne?... La terre, ici,
aurait pourtant bien besoin de tes bras. Que
vais-je devenir, pauvre vieille?... Les travail-
leurs sont tous partis ; les raisins du voisin
sécheront sur pied ; chez moi, le maïs pourrira
dans la panouille.
— Le voisin boira moins de vin et vous
laisserez vos poulets maigrir, plaisanta Cassinou.
— Oh ! je ne me plains pas, se hâta de pro-
clamer la vieille d'une voix presque tendre,
d'une voix à laquelle il n'avait jamais pris garde
et qu'il ne supposait même pas qu'elle pût avoir...
Trop heureuse de te savoir, toi, mon « unique >♦,
loin de la guerre !
Tiens, sa mère, cette raide et autoritaire,
Daiine Cassin, l'aimait donc un peu? Elle pensait
116 ========: CASSINOU VA-T-EN GUERRE
à son fils autrement que pour pester, vitupérer
ou maudire? Cependant Cassinou regardait la
grand'pièce, les armoires luisantes, la table où
il ne s'était plus assis depuis longtemps qu'en
hâte, pour le principe, lors des grandes occasions.
Dans la chambre voisine, son berceau de tout
petit drôle, un beau berceau de chêne aux bar-
reaux artistement travaillés, était resté à la place
où il avait dormi ses premiers sommes ; il le vit
par la porte entr'ouverte ; il ne sut pas en déta-
cher ses regards aussitôt ; et alors, à ce bizarre
froid qui l'avait agacé jusque-là succéda, une
sorte d'énervement fiévreux de faiblesse ; il
pensait : « Ah ! ça, est-ce que je suis enhadé (1)? »
Il sentait qu'il n'y aurait eu, pour le guérir,
que des larmes venues de très loin, du meilleur
et du plus vrai de son être...
Mais pleurer, lui, Cassinou, à son âge et
devant sa mère !...
— Ah ! non, je ne me plains pas, reprit celle-
ci... Je pense à toutes celles dont les fils sont
là-bas maintenant. Dieu m'a récompensée de
l'avoir toujours bien prié pour toi.
— Taisez-vous, ma mère, parvint à répliquer
assez rudement Cassinou ; vous me feriez croire,
(1) Enhadal: ensorcelé.
— Voici du bon vieux muscat, de celui que Ion père ainiail tant..,
CASSINOU VA-T-EN GUERRE ^===== 119
si je ne partais en Espagne pour des raisons
à moi, que Dieu n*aime que les infirmes et les
lâches...
— Je n'ai pas dit ça ! Je n'ai pas dit ça, fit
vivement Daune Gassin... Ou, du moins, c'est
la langue qui m'a fourché en heurtant contre mes
dents mauvaises... Allons, pitchoun, sans ran-
cune, surtout! Voici du bon vieux muscat... de
celui que ton père aimait tant...
Daiine Gassin, décidément telle que son fils ne
l'eût pu jamais imaginer, venait de tirer de
l'armoire une vieille bouteille qui y semblait à
l'attente de quelque chose... Le muscat était
exquis, mais Gassinou se sentait trop désem-
paré pour le boire autrement que par tendresse
ou politesse...
Quand le tout petit verre fut achevé, il dit
très vite, car il craignait que sa voix ne trem-
blât piteusement :
— Fameux, marna ! Il avait bon goût, le
père...
Et comme il sentait bien que, pour la première
fois et pour des motifs d'ailleurs obscurs,
Daiine Gassin avait cherché à flatter son péché,
reconnaissant à sa façon, il chercha les mots qui
pouvaient le mieux flatter celui de sa mère :
— Je pars... mais reviendrai très riche... De
120 zz==== CASSINOr VA-T-EN GUERRE
bonnes affaires m'attendent. . . Embrassons-nous .. .
Au revoir, marna !
Par exemple, où Cassinou se sentit mal à
l'aise au point de pouvoir à peine faire virer ses
pédales, ce fut dans Coulombre, sur la place,
devant la maison où la jolie Marylis Larribe-
bère allait vivre pour un temps auprès de
sa sœur.
Les nombreux enfants de celle-ci polisson-
naient bruyamment sur le seuil.... La îan-
iine, à cette heure, devait les surveiller tout en
cousant, derrière la fenêtre... Cassinou crut même
entrevoir un fm profil, entendre une voix
chantante et fraîc4ie qui ordonnait indulgem-
ment : « Mauvais sujets, soyez sages !... )^ Et
ses jambes devinrent molles, molles...
Pourtant, s'arrêter?... Allons donc! c'eût été
de la lâcheté pour rien !... Qu'était-il, en effet,
aux yeux de Marylis? Un mauvais sujet qu'elle
n'aimait pas, qu'elle ne pourrait jamais aimer!
Dans un sursaut de volonté rageuse, il
retrouva l'énergie qui le tira de là, comme par un
licol douloureux ; quelques minutes plus tard,
ayant compté les bornes, il fut sûr que la
maison de Marylis et Coulombre même avaient
disparu derrière le rideau capricieux des
CASSÎNOU VA-T-EN GUERRE -::--——_—————- 121
pins... Alors, il osa arrêter. Il lui semblait
qu'il traînait derrière sa bécane un fardeau
énorme ; il souffrait aussi d'un sentiment pareil
à celui qu'éprouve un vantard qui n'a pas le
sou en passant devant un Ijon pauvre ; il se
hâtait pour échapper à d'obscures suppliques
dont le dédain afîecté le poignardait : supplique
du sol, supplique de la maison natale, sup-
dlique d'un amour sincèrement conçu... Qu'on
sache au juste ou non ce qu'est un horizon
toujours connu, un foyer, une famille, ce qu'est
une patrie grande ou petite, on n'emporte
jamais une de ces profondes et mystérieuses
choses à la semelle de ses souliers sans savoir
qu'il est solide et terrible, le lien qui vous
attache à elles...
Gassinou souffla, s'épongea et fanfaronna
mauvaisement pour lui tout seul :
— Ouf ! Ça y est !... Et maintenant, mon
vieux, pour te remettre d'aplomb, je sais ce
qu'il te faut : une bonne cuite chez cette cra-
pule de Gouilagne !
XI
Le nommé Gourlagne. tenait à une demi-lieue
de là, près de la grand'route, une auberge à la
fois réputée et mal famée.
A première vue, l'établissement ne présen-
tait rien de suspect. Avec ses volets verts et
son toit débordant, à la mode basque, on eût
dit la maison d'un honnête commerçant « retiré »
ou d'un fonctionnaire retraité. Le jardin était
vaste et pourvu de beaux arbres ; seule, une
branche de pin assez drôlement érigée au-dessus
du portail cossu indiquait que l'établissement
était public.
Les dames comme il faut ne parlaient jamais
de la maison Gourlagne qu'en fronçant le sour-
cil, en déclarant que « c'était une honte » ou en
esquissant des crises de nerfs, selon leur tempé-
rament... Les mères la redoutaient pour leurs
fils ; point d'épouse qui ne se fût cru déshonorée
en ne parlant pas de divorce, dès qu'on lui
rapportait que son mari y fréquentait ; quand
CASSIXOU VA-T-EN GUERRE ,==^==^= 123
on disait d'un jeune homme qu'il était un
habitué de chez Gourlagne, cela suffisait ample-
ment à une matrone pour qu'elle lui refusât sa
fille, si fort que celle-ci fût amoureuse et san-
glotât.
A la vérité, il ne se passait rien d'extra-
ordinaire chez celui que Cassinou — qui s'y
connaissait — appelait « cette crapule de Gour-
lagne »... La chère y était fine, les consommations
soignées, et les bonnes, toujours jolies et
coquettes, n'y souffletaient que pour rire les
clients les plus audacieux...
Alors, vous comprenez, quand les cafés de
Biarritz, de Bayorme ou de Dax fermaient, les
messieurs des envirous n'avaient pas de meilleur
endroit où se rendre en automobile, pour souper
ou encore pour continuer une partie de poker
intéressante. Cassinou connaissait ce jeu-là et
s'en tirait fort bien. De hauts fonctionnaires
et de riches ou nobles hommes l'y estimaient
comme partenaire ; les demoiselles servantes
de l'endroit ne faisaient pas la moindre diffé-
rence entre eux et lui. On voit que les
dames du pays, mères, épouses ou fiancées,
avaient tort de décrier cette auberge, où l'union
sacrée existait solidement, de long temps avant
l'ouverture des hostilités...
124 === CASSINOU VA-T-EN GUERRE
Gourlagnc était un quinquagénaire bouffi,
un gros réjoui ; on n'eût vu de lui que sa figure
qu'on aurait pensé à son ventre ; et c'eût été
justice, car son ventre et sa figure étaient
presque autant l'un que l'autre expressifs. Pas
un mauvais homme, du reste, et généreux comme
un usurier quand il savait qu'il ne risquait
rien... loin de là î... 11 fît fête à Cassinou et lui
glissa dans le tuyau de l'oreille qu'il gardait
encore une ou deux bouteilles de pernod pour
ses amis sûrs.
Cassinou se sentit aussitôt rasséréné. Vive une
bonne absinthe, un bon dîner... puis le reste si
le cœur le chante !... Et, dans l'arrière-salle où
le patron l'avait consigné à l'abri des regards
indiscrets, il se mit sans plus tarder en devoir
de chasser les idées noires avec de grandes
lampées vertes.
Tout à coup, — et la nuit tombait déjà, — on
frappa à la porte de la grand 'salle. Go urlagne,
qui tenait compagnie à Cassinou, mit un doigt
sur ses lèvres, éteignit Félectricité. Fausse
alerte !...
■ — Excuse-moi, Cassinou, dit-il avec con-
trition, quand il reparut... J'aurais pourtant
pu me rappeler que je défends aux gendarmes
de venir prendre leur pernod autrement qu'à
M
-:>C-
Cctlc crapule «le (-ioui-la''ue. ,
CASSINGU VA-T-EN GUERRE =====: 127
dix heures, ou à six heures... Mais qu'est-ce
que tu attends, hé ! Jean?... Tu peux venir...
C'est Cassinou.
Et Gourlagne poussa devant lui un vagabond,
un grand diable portant bâton et besace, fort
piteusement vêtu, mais dont le visage reflétait
une bonne humeur, une joie de vivre, une fran-
chise et même une finesse qui ne sont pas ordi-
naires chez ses pareils.
— Ah ! par exemple, s'écria Cassinou tout
content à son tour, voilà une fière rencontre !...
Assieds-toi et que je te régale, mon brave Jean-
le-Perdu !
Jadis, il s'était appelé Jean Hoscal ; mais on
ne le connaissait guère que sous l'appellation
de Jean-le-Perdu.
Un perdu? Ailleurs, on traiterait tout bon-
nement de dévoyé un homme de son espèce ;
traduction qui ne serait que trahison, comme
à l'ordinaire, et qui ne rendrait ni l'expressive
mélancolie du terme, ni surtout la sympathie
presque attendrie avec laquelle on le prononce
en pays gascon, où il fut inventé.
Il existe des perdus-par-paressc, des perdus-
par-ivrognerie, bref des perdus redevables de
leur perdition ou de leur perte à un péché
l-?8 — CASSINOU VA-T-EN GUERRE
capital dûment catalogué. Mais il y en a aussi,
pour être juste, qui semblent en être venus là
joyeusement, par vocation pourrait-on dire...
Jean Hoscal, lui, passait (on en comprendra
mieux les raisons tout à l'heure) pour un perdu-
par-amour...
Sa famille était considérée, presque considé-
rable. Il avait été un assez brillant élève au
lycée, un bon soldat à la caserne. Il ne se mon-
trait joueur, buveur ou débauché que dans la
mesure où il faut l'être pour éviter les railleries
des camarades... Vers vingt-cinq ans, il passa
pour être amoureux d'une jeune fille qui pré-
féra finalement convoler avec un autre que lui.
On proclama qu'il en était très affecté parce
qu'il cessa durant un mois de se montrer au café
ou de partager les plaisirs nocturnes de ses
camarades...
Peut-être, après tout, s'était-il absenté du
pays à l'époque... Mais ce fut une question que
l'on ne se posa pas.
Peu après, son père mourut, le laissant en
possession d'une fortune assez ronde. Jean,
qui était dès lors redevenu un bon compagnon,
serviable, facétieux, doué d'un estomac solide
et d'une gaieté inaltérable, se mit aussitôt à
dilapider son capital, sans faire de folies, du
CASSINOU VA-T-EN GUERRE ===3== \19
reste, et sans paraître s'amuser à ce jeu outre
mesure. Il jelait de l'argent à droite ou à
gauche comme quelqu'un qui dirait : « Tu en
veux? En voici ! » Bref, comme s'il avait eu
hâte de se débarrasser d'un fardeau ou d'une
corvée...
Enfin, quand il se trouva, un beau jour, au
bout de son rouleau, il empaqueta les quelques
objets qu'on peut emporter sans trop de peine
sur l'épaule, au bout d'un bâton, et prit la rouie,
c'est-à-dire le métier de mendiant.
La route, c'était pour lui la belle et large artère
aux multiples embranchements qui s'échappe
du cœur de la Gascogne vers l'Espagne : c'était
la grande voie forestière, tout embaumée de
l'arôme des brandes naissantes ou pourrissantes,
des ajoncs, des genêts, des œillets sauvages et
des pins. Là, les villages sont espacés, la vie y
était abondante et facile, nul nouveau venu
n'y semblait un ennemi... C'était, avant la
guerre, le paradis des pauvres inoffensifs, des
coureurs de route joyiaux, à tel point que
ceux-ci, à coup sûr, n'eussent échangé leur
destinée contre celle de personne au monde...
Tel vécut Jean, Jean-le-Perdu, perdu pour
les siens, perdu pour sa caste, perdu pour ce que
les sociologues appellent la société. Il allait
9
130 ====^^=^ CASSINOU VA-T-EN GUERRE
de ville en ville et de bourgade en bourgade,
sans dépasser certaines limites géographiques
au delà desquelles l'esprit changeait et où l'on
estimait qu'il était assez jeune pour travailler...
Travailler? Qu'est-ce qu'ils lui chantaient là,
ces barbares?... Travailler? Est-ce que ses
anciens amis ne lui avaient pas souvent proposé
une situation, un métier, une gâche, une embus-
cade?... Et, tout en riant de tant de bêtise ou
d'insanité, il revenait vers les endroits où on lui
donnait des habits, où on lui trempait de succu-
lentes soupes, où on lui ouvrait au soir les portes
des granges après l'avoir assis au foyer, où il
était le bienvenu parce qu'il n'avait jamais fait
de tort à j^ersonne et qu'il connaissait toutes les
bonnes histoires du pays.
Son histoire à lui, on la connaissait ou on
croyait la connaître; et on le plaignait. Quand
les bonnes gens, pour le consoler, lui offraient
à boire, il les récompensait de leur commisé-
ration en les faisant rire, car il n'avait pas son
pareil, dès qu'un peu éméché, pour exécuter
les danses les plus cocasses ou tenir les plus bur-
lesques propos.
— Alors, déclar.^ Cassinou, le dîner, ce sera
pour trois. On n'a pas tant d'occasions de voir
11 n'avait i^as -on pareil, dus qu'un peu cméclié...
Il
CASSINOU VA-T-EN GUERRE ======== 133
un visage qui mérite de vous changer les
humeurs, n'est-ce pas ? Jean-le-Perdu, qu'est-
ce qu'on peut t'ofïrir pour te laver la gorge ?
— Ce sera un petit rien du tout : du moel-
leux.
— Tu sais qu'il y en a pour toi, fit bénévo-
lement le patron en désignant certaine bou-
teille au goulot argenté.
Mais, pour le double étonnement de son hôte-
lier et de son hôte, Jean repoussa l'aubaine de
cette offre.
— Je crois que le voisin a un lièvre... un tout
petit lièvre... un levraut, tant vaut dire, reprit
Gourlagne... Et, ma foi, rôti, avec du jam-
bon haché dans le ventre...
— Pour ça, je ne dis pas, approuva Jean-
le -Perdu.
— JMon pauvre vieux, continua Cassinou
après avoir examiné la vêture du nouveau venu,
j'aurais pu te faire un cadeau qui ne m'aurait
pas. coûté grand'chose... J'ai laissé chez moi un
costume... Car, sans te vexer, tu es un peu
miteux...
— C'est l'été. Les irons rafraîchissent la
peau, en voyage... Et puis, té ! est-ce que le
gouvernement ne va pas m'habiller richement,
dès demain?
134 CASSINOU VA-T-EN GUERRE
— On t'appelle?
— Dame ! Classe 97... Voici mon livret...
Sans me presser, j'arriverai à l'heure... Un bon
gueuleton, ça colle ; mais, à cause du métier
qui se prépare, j'aime autant ne pas avoir la
bouche en bois.
Le patron s'était éclipsé dans la direction
de la cuisine, où les servantes gloussaient un
peu bruyamment, taquinées qu'elles étaient par
une bande de jeunes gens appartenant à des
classes non appelées encore. Jean-le-Perdu roula
tranquillement une cigarette avec des débris de
tabac grattés dans ses poches ; Cassinou lui
tendit sa blague ; trop tard, d'ailleurs : la ciga-
rette était faite.
— Encore une bonne chose qui ne me coû-
tera pas cher d'ici peu, rigola Jean-le-Perdu.
Cassinou rageait. Jean-le-Perdu, lui aussi,
était de la fête qu'il s'était vue interdite.
— Et ça te paraît drôle, à toi, cette histoire
de guerre? demanda-t-il presque agressivement.
Jean-le-Perdu déclara avec beaucoup de calme
et do simplicité :
— Je m'en fous ; je veux dire par là que je
suis bien content et que', si je n'étais pas con-
tent, ce serait la même chose.
Cassinou réfléchissait tout en buvant.
CASSIXOU VA-T-EN GUERRE =:^z=== 135
— Du moment qu'on m'appelle, poursuivit
Jean-le-Perdu...
— Et moi, alors, pourquoi c'est-il qu'on ne
m'a pas appelé ? fit Cassinou sur un ton rageur,
provocateur presque.
— Bouge pas si tu préfères ne pas bouger. Ça
a son charme aussi.
— Pour me faire engueuler par d'^s vieux et
par des femmes?... Ah ! tu ne sais pas ce que
c'est ! Ecoute un peu voir...
Et Cassinou raconta ses misères. Et Jean dit,
après réflexion :
• — Ne pas y aller, c'est une idée comme une
autre. Pour sûr, tu vas les mettre en rogne...
Mais, des fois que tu serais plus en rogne qu'eux
de ce fait que tu ne bougerais pas, ce serait
encore toi la poire, mon vieux.
— Je bougerai à ma manière... Je bouge déjà,
Dieu vivant ! Je pars, tel que tu me vois, pour
l'Espagne.
— Beau pays. Moi, j'en viens tout juste,
déclara Jean qui hochait la tête d'un air con-
naisseur.
— Au fait, c'est vrai, grommela Cassinou,
Qu'est-ce donc qu'on m'avait raconté?...
Attends, j'y suis... Oui, Cucu-rien-qui-vaillr...
— Parfaitement, nous avons déjeuné
136 =^==z=^==r CASSINOU VA-T-EN GUERRE
ensemble à Saint -Sébastien, où il venait pour
une commande d'ardoise brute.
— Et il t'avait vu on monsieur... et tu lui
avais payé un diner au Champagne...
— C'est exact.
— Et c'était vrai... le reste?... C'était vrai
que ton ancienne promise... celle pour qui tu
t'étais laissé devenir Perdu-par-amour?...
— Parfaitement vrai.
— Alors? grogna Cassinou, les yeux tout
ronds et les bras croisés.
— Alors, répondit Jean-le-Perdu, c'est que
je n'ai pas changé depuis que je suis au monde
et que je ne changerai probablement pas tant
que le bon Dieu me permettra d'y vivre à mon
gré.
— Et... tu habitais chez elle... Chez... ?
— Chez M^i^ Geneviève Lourcine... ma fian-
cée, il y a dix ans... devenue depuis la sefiora
Brazon... tu sais?... les conserves...
— J'ai travaillé pour la boîte.
— Ma fiancée il y a dix ans !... Elle était
alors Française... Espagnole et veuve depuis
lors...
— Et riche, hein?... Oui, oui... c'est bien ce
qu'ils m'avaient raconté, Cucu... et d'autres...
Mais, alors, tu ne l'aimais pas?...
CASSINOU VA-T-EN GUERRE ===== 137
Jean-le-Perdu demanda « un petit peu
d'absinthe, tout de même, rien que pour en
avoir le goût à la bouche », et demeura quelques
instants plus perdu, à coup sûr, dans on ne sait
quel rêve, qu'il ne l'avait été jamais jusque-là
pour les siens ou la société...
— C'est une histoire, ô Gassinou... Une his-
toire, ou plutôt quelque chose comme un conte
qui serait vrai... Attends... Juin finissait ; tu
sais comme juin a été beau? Et j'avais un peu
honte de mes habits et de ma vie... Un peu de
honte, mais pas de chagrin... En ai-je imaginé
jamais une autre, de vie?... Alors, je me suis
dit : « Jean, ça va mal... Que penses-tu d'un
petit tour en Espagne?... » Entre Béhobie et
Hendaye, j'ai rencontré le batelier Iribure, et
je lui ai expliqué que j'avais envie de dormir
plutôt sur le chemin du cap du Figuier que sur
t( rre française... Et il m'a répondu : « Justement,
ce soir, je vais à Fontarrabie acheter une
médaille que j'ai promise à ma femme... Paieras-
tu le vino tinto?... » J'ai payé le vino tinto à la
Magdalena, et je suis allé dormir sur le chemin
du cap du Figuier, car, si les pierres y sont sèches
et roides, la mousse et les herbes, ô Gassinou,
y sentent bon.
138 ======= CASSINOU VA-T-EN GUERRE
— Mais, alors...
— C'est quelque chose que je quitte, Cassi-
nou, et c'est pourquoi ce que tu vas entendre
n'est pas une histoire, mais un conte vrai...
Elle a trente ans, maintenant, cinq de moins
que moi, tu sais... Et toujours aussi jolie, sinon
plus helle... L'as-tu vue jamais?
— Oui. Une touffe de jasmins et d'œillets dans
une chambre sombre.
— Comme tu dis... A cela près que les fleurs
semblent à présent embaumer plus que jamais...
0 Cassinou, un conte, et non pas une his-
toire, en vérité !
Il narra la chose comme il le pouvait, de façon
à bien la faire entendre à l'autre. Nous ne nous
y essayerons pas, nous résumerons.
Quand la nuit avait été fraîche sur le beau
chemin du cap du Figuier, Jean s'était mis en
quête d'un gîte aussi facile à trouver en ce coin
quasi français d'Espagne que dans n'importe
quelle contrée de sa Gascogne déjà ibérique.
Justement il y avait, à l'endroit où les mai-
sons commencent de tacher de blanc les coteaux
sauvages, il y avait une belle villa toute neuve...
Et Jean avait pensé que, si on le repoussait là. il
lui resterait toujours la ressource d'aller frapper
chez l'alcade, une vieille connaissance, un copain.
CASSINOU VA-T-EN GUERRE ===== 130
— 0 Cassinou, c'était Elle qui habitait là et
qui me reconnut dès la porte... et qui pleura!
«Veuve d'un an, viande à Satan... » grommelait
sa gouvernante. En quoi la gouvernante se
trompait. Mais je l'avais retrouvée, elle, Gene-
viève, plus belle que jamais... et libre et repen-
tante... J'ai été lâche ; je suis resté chez elle des
semaines, habillé des habits du pauvre mon-
sieur... Le plus vexant, c'est qu'elle me deman-
dait pardon. Heureusement qu'on a commencé
à parler de guerre. Ça m'a permis d'être pa-
tient...
Cassinou écoutait attentivement... Comme
tout cela était difficile à comprendre !
Il risqua :
— Au fond, ton ancienne t'embêtait?
— Non. Mais je m'ennuyais... Ecoute-moi !
Elle me disait : « Ce n'est que quelques années
de gâchées ; on se retrouve pour jusqu'au bout
de la vie... » Et elle me demandait pardon, ce
qui me barbouillait le cœur plus que tout le
reste... Et puis, on disait de moi : le fiancé de
la veuve... Ah ! je ne suis pas méchant, mais
j'en aurais bien démoli quelques-uns...
— Ils t'insultaient?
— Non. Mais ils me dégoûtaient d'elle et je
n'avais pas besoin de cela.
140 ====== CASSINOU VA-T-EN GUERRE
— C'est bien ce que je disais : elle t'embê-
tait.
— Gassinou, rends-toi compte ; elle me disait
à sa manière : « Quitte la route ; redeviens Jean
Hoscal... Je t'aime et je suis heureuse de te
retrouver... » Ah?...
— Eh hé... je ne vois pas...
— Pecq ! Et moi, si je lui avais répondu
alors : c Moi, je suis Jean-le-Perdu ; c'est ma
vocation de suivre la route après l'avoir prise...
Si le cœur t'en dit?... » Hein? Que m'eût-elle
envoyé !
— Pecq, comme tu as dit pour moi... Sans
rancune, du reste.
— Sans rancune, puisque tu commences
à me comprendre... Eh bien, sache que les lits
moelleux me démangeaient, que les beaux
habits du pauvre monsieur me gênaient aux
entournures, que l'argent me pesait dans la
poche et que les trop bons dîners me démo-
lissaient l'estomac... Ah ! vois-tu, quand on
choisit sa voie, c'est une fois pour toutes... Vive
la guerre ! Ça m'a permis d'arranger tout sans
la vexer... Je suis libre...
— Depuis quand?
— Depuis avant-hier... J'ai filé à l'aube en
laissant un mot ; j'ai expliqué que le devoir
CASSINOU VA-T-EN GTJEERE ==^====i 141
m'appelait. J'ai laissé aussi un louis à la
bonne, mon dernier, celui que je gardais tou-
jours cousu au fond de ma poche, dans mon vieil
habit, pour cpie les gendarmes ne me traitent
pas de vagabond.
A ce moment, le patron revint, annonçant
que la soupe allait être prête.
— Parfait ! fit Cassinou... Laisse-nous causer
cinq minutes encore.
— A votre gré, marmonna Gourlagne, vexé
et pincé... N'empêche que j'y ai mis un quartier
de dinde...
— On a de quoi le payer. Tu disais,
Jean?
— Rien. Je n'ai plus rien à dire, ô Cassinou...
Rien, sinon que je suis content... Il y en a qui
sont nés pour bâtir des maisons, d'autres pour
prendre la route. Je suis fait pour prendre la
route et pour ne jamais la quitter.
— Mais, pourtant, aujourd'hui, la route...
hasarda Cassinou, elle te mène droit à la
caserne, et... ce n'est pas ton genre ?
— C'est la plus belle de toutes les routes,
parce qu'on n'est à la caserne que pour trinquer
quelques jours avec des amis... Après quoi, c'est
du nouveau !
— Du nouveau?
142 ====== CASSINOr VA-T-EN GUERRE
— Dame, après, on ne sait plus... et c'est bien
ce que j'aime.
Il y eut encore quelques secondes de silence,
le temps de « rafraîchir » les verres. Cassinou
réfléchissait, réfléchissait... Mais ce travail men-
tal, au lieu de plisser son front, éclairait ses
yeux.
— J'aurais bougrement envie d'être dans ta
p^au, déclara -t-il.
— Tu n'as qu'à venir. On sera tous les deux
ensemble...
Cassinou, un instant furieux et sombre, tendit
le poing vers l'ouest, vers Coulombre et vers
tous les Hont-Hàbi :
— Ne t'ai-je pas dit ce qu'ils ont trafiqué?
Risquer de me faire trouer la peau pour eux,
après leur avoir promis que, puisqu'ils le pre-
naient comme ça, je me retirais en Espagne !
— J'en viens. Il y a plus rigolo... et ils ne
le sauraient pas, si tu me suivais?
Les yeux de Cassinou brillèrent :
— Bougre des cent-vingt-mille dieux !... C'est
tout de même vrai qu'ils ne le sauraient pas !
Et, en somme, en admettant que je t'écoute, je
leur en joue une bien bonne...
— Une fameuse.
— Entendu. On ne se quitte pas... J'ai de
CASSINOU VA-T-EN GUERRE
143
l'argent... Je paie tout... On fera route ensemble...
Ça va? Tope !
— Je savais bien que tu étais un brave type,
fit Jean-le-Perdu sans le moindre éclat... Et on
Liiôlelier Gourlagnc apportait la soupe fumante...
a toujours raison d'être un l»rave type... Qu'est-
ce que tu serais devenu en Espagne? Ah ! tu
n'es pas encore mûr, toi non plus, pour bâtir
des maisons !... En route !
— Pas sans dîner, continua Cassinou, tandis
que l'hôtelier Gourlagne apportait la soupe
144 ===== CASSINOU VA-T-EN GUERRE
fumante... Mais, hâte-toi, patron ! Car dès
demain, oui... j'ai changé d'idée... Biboslc !
L'appétit va mieux, déjà...
— Qu'est-ce qu'il y a donc? fit pohment
Gourlagne, qui avait d'ailleurs écouté derrière
la porte.
— Il y a que je le suis, à la caserne.
— Il y a, confirma Jean-le-Perdu, que nous
avons tous deux au-devant de nous une grande
route qui s'ouvre, et qu'il vaut mieux, par le
temps qui court, être infirme ou perdu d'occa-
sion, comme nous sommes, plutôt que de man-
quer la bonne chance de devenir quelque chose
de mieux... C'est juré, Cassinou? Tu me suis?
— C'est juré!
— Il y a tout de même des inconvénients, dit
sérieusement Gourlagne en commençant de
servir la soupe.
— Pffït ! Il y a qu'on va vivre de nouvelle ma-
nière, alors que ceux qui continueront de vivre
sans risquer de mourir s'embêteront bougre-
ment.
— J'en sais déjà quelque chose, fit Cassinou.
— Il y a qu'on va en finir avec des sali-
gauds c|ui nous embêtent, dans ce pays-ci
comme partout ! H y a bien des choses, il y a...
il y a...
CASSINOU VA-T-EN GUERRE ===== 145
C'était trop long à développer, Jean-le-Perdu,
dont le potage était tiède à point, y goûta; et
il conclut :
— Et puis... il y a la France.
— C'est vrai, dit Cassinou avec beaucoup de
simplicité, il y a aussi la France...
Son esprit n'avait peut-être pas eu, jusque-là,
à formuler une déclaration pareille, mais son
cœur, déjà, la comprenait sûrement un peu. .
lu
XII
Combelux, la minuscule préfecture des Landes-
et-Garonne, ne perdra pas de sitôt le souvenir
du soldat Gassin (Jean-Arthur).
Tout de suite, il y acquit une sorte de célé-
brité, il y eut sa légende, due à son incompré-
hension absolue de toute discipline, aux boni-
ments diôlatiques qu'il servait après un dîner
fin, à sa bonne humeur fréquente comme aussi
à ses colères formidables, mais inofîensives et
brèves. Fantique et quelques bons copains de
Hont-Hàbi, qui se trouvaient encore au dépôt,
ne contribuèrent pas pour peu, comme l'on pense ,
au déveloj^pement de sa popularité.
Et puis, il bénéficia de son prestige d'engagé
volontaire. Un fameux lapin, et qui en ferait
voir de rudes aux Boches.
— ■ S'il n'y en avait que « des comme moi »,
déclarait volontiers Gassinou avec cette aimable
absence de fausse modestie qui le caractérisait,
on aurait vite fait de saigner tous ces porcs.
CASSINOU VA-T-EN GUERRE ===^= 14/
^ Et cela était lancé sur un ton si convaincu
que nul n'en eût fait douter personne...
Néanmoins, comme l'on peut s'en douter, les
choses n'allèrent pas toujours toutes seules.
Tenez, lors des formalités de l'engagement, est-ce
qu'un gros plein-de-soupe de major ne s'était
pas avisé de dire à Cassinou que l'artillerie lourde
conviendrait mieux à son état physique?
— J'ai dit l'infanterie... Quand on a
choisi son chemin, c'est que l'on sait, à moins
d'être pecq, où il mène et sur quoi l'on marche...
Et si ça ne vous plaît pas, je m'en fous.
Alors le major, étonné par tant de résolu-
tion, avait de nouveau mensuré la « mauvaise
jambe ». Un brave homme, d'aspect et d'âme
débonnaires, qui s'écria presque désespérément,
une fois l'examen terminé :
— Mais, bon Dieu, il y a quatre bons centi-
mètres de moins à l'une qu'à l'autre ! Que di-
raient les Boches s'ils savaient que nous collons
déjà les infirmes dans l'infanterie?
Cassinou avait bondi, rouge de fureur :
— Un infirme? Dites donc, voulez-vous
essayer de faire aux coups avec moi, ou de
jouer aux jambes sur n'importe quel ruban de
grand 'roule ?
148 ^======: CASSIXOU VA-T-EN GUERRE
Suffoqué, le bon gros major n'avait pas
insisté et, après un geste à la Ponce Pilate, il
déclarait notre homme apte à faire un fantas-
sin...
Ah ! il eût fallu entendre Cassinou, quelques
instants plus tard, à la terrasse du Café des Pro-
priétaires et des Maquignons réunis, raconter
son histoire devant Fantique et quelques autres
parfaitement estomirés, et conclure :
— Voyez-vous, mes enfants, les galons, qu'il
y en ait trois, ou quatre, sur le même
képi... ou même dix et même quinze, je sais,
maintenant, comment c'est qu'il faut leur par-
ler...
Ce n'était pas une gasconnade ; il en était
persuadé, et l'on conçoit que cette opinion sur la
manière de tenir les galons en respect aurait pu
lui jouer d'assez vilains tours par la suite. Le
lieutenant de Cabiracq, par bonheur, se trouva
là pour parer aux coups et endoctriner peu à peu
le farouche muletier. D'autre part, auprès des
sous-offîciers, les libéralités sans arrière-pensée
de Cassinou firent le meilleur effet. Tout de suite,
il fut celui à qui l'on fiche la paix, qui se la coule
en douce, et sur le « couchage en ville » duquel
on consent à fermer les yeux.
Que ce fût à ses mérites personnels, et à
CASSINOU VA-T-EN GUERRE . 149
eux seuls, qu'il dût cette situation privi-
légiée, il aurait rougi d'en douter un ins-
tant ; mais une prudence instinctive le garda
heureusement de trop haut fanfaronner à ce
sujet.
Une johe ville, Combelux ! Toute fîère de son
clocher de briques, de son vieux pont et de son
pont-neuf, de ses platanes incomparables, elle
s'étage du bas en haut d'une colline, à la limite
de la terre et du sable, des labours et des pigna-
das. Bien entendu, dès son arrivée, avant même
que d'endosser l'habit militaire, Cassinou s'était
occupé de repérer les bons endroits et les
indigènes de commerce agréable.
Il avait été vite fixé, avec l'aide du ciel et
de son flair de muletier ; une semaine ne s'était
point passée que la plupart des aubergistes le
saluaient très bas et qu'il était courtoisement
admis sur divers seuils et dans bon nombre de
boutiques à converser de la guerre et de la
pluie ou du beau temps.
Enfin, on lui rendait justice !... Pensant à
toutes les avanies qu'il avait subies précédem-
ment de la part de ceux de Hont-Hàbi, il
déclarait, en parlant des Combeluziens :
— Voilà du bon monde. On est à l'aise en leur
150 CASSINOU VA-T-EN GUERRE
société... Ce n'est pas comme avec ces brutes de
paysans.
Et son poing se tendait rageusement dans la
direction de Hont-Hàbi, au-dessus de l'immen-
sité sylvestre qui moutonnait du bas du coteau
jusqu'à l'horizon.
A la vérité, il s'embourgeoisait. Le videur
bruyant de pots et le coureur impénitent de
routes éprouvait, en dehors de la caserne, une
satisfaction analogue à celle d'un boutiquier
ou d'un fonctionnaire qui va faire son tour de
boulevard ou sa partie de cartes, une fois la
journée fmie. Avec une facilité d'adaptation
toute gasconne, en changeant de milieu, il avait
transformé ses manières, pour le plus grand
étonnement de Jean-le-Perdu qui, lui, gardait
l'irrémédiable nostalgie de la route et de l'aven-
ture et qui pleurait quotidiennement dans la
tunique de ses chefs pour être envoyé au plus
tôt sur le front.
Cassinou le morigénait doucement :
— Bon Dieu, quoi ! On a bien le temps, ça
n'est pas fini ! Qu'est-ce qu'il te faut? Veux-tu
de l'argent? Ne te gêne pas ; on est des frères...
Mais Jean-le-Perdu refusait l'argent, et par-
fois même les invitations aux agapes qui réunis-
saient, autour d'une table alléchante, Cassinou,
Cassinou. (lui est pressé, a noirci lui-même ses souliers,
CAS8IN0U VA-T-EX GUERRE =z=^== 153
Fantique et autres « pays » de choix. Certes,
dans cette bande et tant que durait la fête,
Cassinou redevenait le Cassinou de Hont-Hàbi,
bruyant, gueulard, bavard et querelleur par
principe... Ouais, bonnes gens ! Laissez éclater
la bombe, la cuite se cuver, et suivez, avec moi,
dès le lendemain, Cassinou dans sa promenade...
Six heures du soir. Il est sorti un peu plus tôt
de la caserne et est allé faire toilette en son
domicile, chez Urbain Pozelet, logeur, dont
l'enseigne ainnonce fièrement : « On sert à cou-
cher, à boire et à manger ; on peut porter son
manger et son boire, hommes et chevaux... »
Ricou, dit Coco-vaut-peu, le fils même de Cucu-
rien-qui-vaille, un auxiliaire, un pauvre petit
bonhomme aussi « pauvre de poitrine » que
léger de gousset, a fait briller quasi miraculeu-
sement les boutons de la capote de Cassinou,
dont il est le tampon ; et, cependant, Cassinou,
qui est pressé, a noirci lui-même ses souliers et
«blanchi au rasoir» ses joues où le noir de la
barbe vient plus vite encore que sur les souliers
le jaune de la boue ou le blanc de la poussière.
— Alors, qu'est-ce que tu fais, ce soir. Ri-
cou?
— Bé... tu sais... mon vieux...
— Va dîner chez Urbain. Je paye.
154 =======: CASSINOU VA-T-EN GUERRE
Non, non, je vous assure : en de pareils
moments, Cassinou n'est pas un homme qui
recherche la popularité, qui fait de son géné-
reux, pour qu'on le sache. D'abord, il n'y a
personne à l'entendre ; et Coco-vaut-peu est trop
fier dans son genre pour aller chanter sur les
toits ce qu'il doit à Cassinou. Seulement, Coco-
vaut-peu, que le destin n'a point gâté, en a pres-
que les larmes aux yeux... Et Cassinou se hâte
de prendre le large, de peur de faire comme le
« pitchoun ))...
Voici le boulevard ; voici le bureau de tabac
dont la gérante est veuve d'un fonctionnaire
qui fut presque important durant sa vie...
— Cela va-t-il à votre désir, madame Es-
tèbe ? demande Cassinou tout en choisissant
ses cigares...
Il choisit également les termes de son fran-
çais... Et M^^ Estèbe pense : « Un garçon
qui sait se tenir... et un bon client... » C'est
qu'elle n'est pas la seule à penser de la sorte, du
reste, sur la route que Cassinou s'est accoutumé
à suivre de la caserne à son logis, du logis au
boulevard, du boulevard à la « Place Principale »,
où sont les cafés les plus agréables et les mieux
réputés du lieu...
Jusqu'à la marchande de journaux de la gare.
CASSINOU VA-Ï-EN GUERRE
155
une effroyable vieille fille, médisante comme
un nid d'agacés, qui a été conquise, et qui
<:^x::h
Après ({uoi, il se dirigeait vers le {^rand cale...
déclare liauLenient, quand Classinou vient lui
acheter la Pclile Gironde :
— Il n'est pfut-étre pas dans les mêmes
156 ==== CASSINOU VA-T-EN GUERRE
idées politiques que moi, mais j'affirme que
le bon Dieu peut le recevoir sans confes-
sion.
Il gagnait l'Esplanade, d'où la vue est im-
mense et belle sur son pays natal ; là, il rageait
un peu, une fois de plus, en pensant à Hont-
Hàbi... Il souffrait aussi en pensant à Gou-
lombre et à Marylis... Après quoi, il se dirigeait
vers le grand café, où siégeait, à cette heure-là,
l'état-major ; les simples trouffions entendaient
par là les officiers de la place ; Henri de Cabi-
racq, qui tenait décidément Cassinou pour un
numéro peu ordinaire, lui assignait souvent une
place à son côté ; cet officier de réserve était un
peu le Cassinou de sa caste, brave et gueulard,
noceur et tendre : on reste parfois gentilhomme
campagnard comme on devient muletier, par
vocation.
— Qu'est-ce que vous en dites? faisait quel-
quefois Cassinou... Vous avez vu mes copains?
Rien que de voir des galons dans un café, ça
leur colle la colique... Est-ce que j'ai peur de vous
et des autres, moi?... Fantique même qui vient
de me lâcher ! Ils disent : « Toi, ce n'est pas la
même chose... » Monsieur Henri, il me semble
pourtant que...
CASSINOU VA-T-EN GUERRE ====== 157
— Appelle-moi : mon lieutenant, et non pas
Monsieur Henri... ou je te fous dedans, brute...
Qu'est-ce que je t'offre?
— C'est mon tour, mons... mon lieutenant !
— Soit... mais je t'invite à dîner... Bon sang !
on s'embête... Dis donc, quand est-ce qu'on
se la lire, Cassinou?...
— Je suis venu m'engager pour vous suivre...
Vous qui êtes dans les huiles, débrouillez-vous.
Le lieutenant de Cabiracq jetait parfois, dans
ces cas-là, un regard vaguement inquiet sur son
rustique interlocuteur :
— C'est que tu serais fichu de t'habituer à
cette existence-là, toi !
— Elle n'est pas désagréable.
Elle n'était pas désagréable, en effet, comme
l'on peut dès à présent en juger... Cassinou
avait même trouvé mieux que des copains et des
relations à Combelux : une amie, ou, pour mieux
dire, — afin qu'on ne se méprenne pas sur le sens
équivoque, hélas ! de ce beau mot, — une affec-
tion véritable, quelque chose comme un brin de
famille... Il n'en avait guère eu jusque-là, de
famille véritable, de famille qui lui plût, l'infor-
tuné Cassinou !
XIII
M^^ BeaudriUette, dont la boutique étalait sa
devanture sang-de-bœuf au meilleur endroit de
la Place Principale, M"^^ BeaudriUette était la
bouchère la plus considérée de Combelux.
Un jour, • — les communiqués officiels venaient
d'annoncer la victoire de la Marne, — Cassinou
entra chez elle, afm d'acheter quelque pièce
somptueuse qui, cuisinée chez Pozelet (où tout
un chacun pouvait porter son manger et son
boire), rehausserait la popote jusqu'à la rendre
digne, dans son genre, du glorieux événement...
M'"^ BeaudriUette regarda son client avec atten-
tion et lui demanda :
— Ne seriez-vous pas un Cassin, de Loure-
hryre?
— pui, si fait bien sûr, de certain et de
solide, répondit Cassinou en français.
— Alors, embrasse-moi, pitchoun ! s'écria
en patois de Lourehoyre la bonne femme...
Pauvre ! Il ne me reconnaît pas... Je suis la
CASSINOU VA-T-EN GUERRE ■ 159
belle-sœur de ta tante Léonie... Tu ne te rap-
pelles pas? J'étais à ta première communion...
Puis je t'ai vu encore à la fête d'Ondres, il y a
dans les cinq ans... Rappelle-toi mon mari...
Yanounet! Il était bien saoul... Un bon commer-
çant, par exemple... Il est garde-voie... Il
viendra en permission un de ces dimanches ;
il sera bien content de te revoir... Hé 1 dis donc,
on peut s'embrasser devant le monde !... Regar-
dez donc, vous autres, ce beau soldat-là, c'est
tant vaut dire mon neveu !
Mais où l'enthousiasme de la brave bouchère
pour Cassinou ne connut plus de bornes, ce fut
quand elle apprit, à quelques jours de là, que le
beau morceau de bœuf qu'il venait acheter
presque quotidiennement était destiné à corser
l'ordinaire du petit Ricou, dit Goco-vaut-peu,
l'auxihaire qui était si pauvre d'argent et de
poitrine.
— Ça l'embête de nous savoir au moment de
partir et de ne pas nous suivre, expliquait Cas-
sinou ; alors, je tâche de lui enrichir le sang...
Il pourra toujours venir nous rejoindre, si ça
lui chante, après quelques mois de ce traite-
ment.
— Part à deux ! avait déclaré la bouchère.
Depuis lors, Cassinou n'obtenait de payer
160 ===^= CASSINOU VA-T-EN GUERRE
qu'un jour sur deux la bidoche de Coco-vaut-
peu...
Et quelle belle fête, le dimanche où le garde-
voie vint en permission î M^^ Beaudrillette
avait fait jurer à Cassinou d'amener au dîner une
ribambelle d'amis ; Cassinou, après mûreréflexion ,
avait établi une liste qui lui semblait à la fois
honorable, discrète et décente : Fantique, Coco-
vaut-peu et le lieutenant-comte Henri de Cabi-
racq. Je vous prie de croire que ce dernier ne se
fit pas tirer l'oreille et qu'il y alla comme les
autres de sa chanson, au dessert, après un festin
pantagruélique. Ah ! les bonnes chansons, où
chacun reprenait en chœur au refrain, les tou-
jours jeunes et saines chansons patoises, douces
aux gosiers au point de faire monter les larmes
du cœur aux yeux 1... Tour à tour, de l'arrière
boutique somptueusement illuminée s'envo-
lèrent Beii ceii de Pau, Aquères mouniines,
Quoant bin loii bèn, La Maysoun blanque, dissé-
minant avec elles au-dessus de la petite ville
une fougue, une mélancolie ou un parfum de
vent marin dans la forêt.
Tant et si bien que des voisins se fâchèrent...
Du côté de la maison du notaire, une voix har-
gneuse s'éleva :
CASSINOU VA-T-EN GUERRE ====== 161
— Si ce n'est pas une honte de s'amuser de la
sorte quand la patrie est en deuil !
C'est alors qu'il eût fallu voir et entendre le
lieutenant de Cabiracq qui, s'étant précipité
à la croisée, criait :
— Des chansons comme ça, vous n'y devinez
donc pas dedans le meilleur de la patrie, tas
de pedzouilles ?
Il dut, d'ailleurs, à quelques secondes de là,
retenir à bras-le-corps Cassinou et le garde-voie
qui ne parlaient de rien moins que d'assommer
le notaire et de voir un peu la couleur de ses
tripes.
Si mes souvenirs classiques sont exacts, c'est
à l'âge d'or qu'Hésiode attribue la moindre
durée parmi les âges divers qui se sont succédé
en ce monde... L'âge, d'or de Cassinou à Com-
belux était révolu.
Il avait mangé son pain blanc le premier,
comme tant d'autres.
Cela commença par une pauvre petite histoire
de riendu tout : un matin, au retour d'une marche,
Cassinou baguenaudait dans la cour de la ca-
serne en compagnie de quelques loustics de son
espèce... Tout à coup, nos gens se poussèrent du
coude et se dirigèrent, gonflés d'une joie silen-
11
162 ======= GASSINOU VA-T-EN GUERRE
cieuse, vers un coin du quartier où retentissaient
de martiales et terribles vociférations...
— Encore des ioriaux qui viennent d'arriver.
Faut pas manquer ça... Oh! là là! qu'est-ce
qu'il leur passe, le commandant, qu'est-ce qu'il
leur passe !...
La scène était connue, fréquente, mais Cas-
sinou et C'*^ ne se lassaient pas d'y assister dis-
crètement. Quandune nouvelle fournée d'ancêtres
arrivait, le commandant de la place, le père
Salvage, tenait à les passer en revue aussitôt
qu'habillés. Ce qu'était ledit habillement, on
le devine : les hommes avaient touché cette fois-
là, comme d'habitude, des galoches, d'inénar-
rables capotes pisseuses et d'apocalyptiques
képis dont on ne pouvait dire s'ils avaient été
rouges, ou s'ils tentaient déjà, devançant la
mode, d'affecter une nuance bleu-azur.
Le commandant Salvage inspirait d'ailleurs
beaucoup plus l'envie de rire que celle de trem-
bler ; c'était une très digne vieille culotte, qui
avait délaissé diverses occupations champêtres
pour reprendre du service depuis la guerre ; sa
conception de la vie militaire semblait calquée
sur celle même du colonel Ronchonot. Avec cela,
un cœur d'or et un estomac accoutumé aux
liqueurs fortes»;; Il était énorme^ ventripotentj
CASSLNOU VA-T-EN GUERRE ======z= 163
semblait rouler plutôt que marcher ; de son
visage, au-dessous d'un képi en bataille, on
ne voyait guère que deux minuscules yeux cou-
leur de café brûlé et un pif gentiment rond et
rouge ; le reste, menton, joues et front était
comme submergé, dévoré par une végétation
étrangement abondante de barbe, de mous-
taches et de sourcils.
La dégaine des territoriaux avait le don de le
jeter dans des accès de rage terribles. Trop juste
pour leur en vouloir, il ne pouvait néanmoins
s'empêcher d'exhaler sa fureur en leur pré-
sence... Ce matin-là, il faut bien l'avouer, les
malheureux pépères étaient plus burlesquement
accoutrés que jamais, et la voix du commandant
Salvage retentissait avec un bruit de tonnerre :
— Est-ce qu'on se paie ma tête? Non, mais,
capitaine, voyez-moi un peu ces gueules !...
Toi, le grand maigre, dis donc, est-ce que c'est
pour la bouffer ou la mettre dans tes sabots que
le gouvernement te paie de la paille? Regardez-
le î II en a plein sa barbe... Va contre le mur !...
Et toi, l'ahuri, cette capote... Si je te collais
quatre jours, pour t'apprendre que le tailleur
s'est foutu de toi?... Au mur !... Et celui-ci...
et celui-là ! Au mur... Ou va voir ça ! J'en ai
assez... Au mur I
164 ===== CASSINOU VA-T-EN GUERRE
Ce fut sans doute pour réfléchir en paix à la
décision qu'il convenait de prendre que le com-
mandant s'en fut, là-dessus, faire résonner
sa voix dans un autre coin de la cour. Quand il
repassa par là, les lamentables pépères étaient
encore contre le mur, s'eiitre-regardant avec
des mines de chiens battus, accablés d'ennui et
de fatigue ou rongés d'inquiétude... A quelques
pas de là, Cassinou et ses confrères se tordaient,
raillant cruellement les martyrs et leur lançant
les plaisanteries d'usage : « Et ta bourgeoise?
Qu'est-ce qu'elle fait pendant ce temps?... »
ou encore : « Si tu as des petits, et qu'ils te
ressemblent, faudra m'en garder... » Le com-
mandant considéra ces hommes avec stupéfac-
tion :
— Ah ça, qu'est-ce qu'ils fichent ici, ces
idiots-là?
Cassinou se tordait. Et une irrésistible envie
lui vint de se montrer, de lancer un mot drôle,
de faire le zigoteau ou le Jacques... Ce fut plus
fort que lui :
— Eh té, mon commandant, c'est vous qui les
avez mis là !... A quelle heure c'est qu'on les
fusille?
Le commandant fît volte-face, ahuri... puis
comprit... — peut-être !
CASSINOU VA-T-EN GUERRE ====== 165
Alors, les yeux étincelants, le nez écarlate et
les poings serrés, il s'avança vers Cassinou et
hurla :
— En prison ! En prison... foutez-moi cet
homme en prison, tout de suite !
XIV
Bien entendu, le soir même, le -lieutenant de
Gabiracq gagna dès qu'il le put le grand café
et s'assit à la table du commandant Salvage.
L'humeur de celui-ci, surtout après le deuxième
apéritif, s'adoucissait singulièrement, et ce fut
sans trop de peine que le protecteur juré de
Gassinou put arranger l'afïaire.
'— Ah ! Ah !... faisait le commandant... Alors,
ce Cassin, c'est un bon?... C'est un numéro?...
Parfait, je vais lui secouer les puces moi-même.
Horreur ! Quand le commandant, plein de
clémence, se fut rendu à la caserne dans l'inten-
tion de libérer le soldat Cassin, il y avait du
nouveau, et du vilain !... Est-ce que cet ani-
mal de muletier ne s'était pas avisé de traiter
l'adjudant Bondon de porc à deux pattes?...
La même injure qui lui avait valu quelques
années plus tôt, adressée à un « sergent de
ville », à Bayonne, le minimum de la peine, et
encore avec sursis !
CASSINOU VA-T-ËN GUERRE ■ 167
Cette foisj'ilne pouvait être question de sursis...
L'adjudant Bondon, avocaillon dans le civil, était
un individu long et falot, bilieux, atrabilaire, un
de ces êtres qui ont l'art de faire miroiter de
sinistre façon les verres de leurs binocles ; il sem-
blait se venger, depuis qu'il était militarisé, de
ce que son métier l'eût obligé de tout temps à
solliciter l'indulgence des tribunaux. Il guettait
particulièrement Cassinou, irrité de ses manières
et des quelques privilèges qu'on lui consentait...
Du moment que le personnage n'était plus iabou,
l'adjudant Bondon s'était hâté de prendre sa
revanche, et il n'avait rien négligé, dans la
matinée, de ce qui pouvait lui attirer du farouche
gascon, devant témoins autant que possible,
quelque invective bien sentie.
Le lieutenant et le commandant durent même
le prendre par la terreur et lui faire comprendre
qu'il y avait peut-être eu provocation de sa
part pour que l'histoire ne prît pas trop fâcheuse
tournure.
Notre homme n'y coupa cependant pas de
six jours de tôle... Comme une punition en
appelle une autre, à quelque temps de là, il
passa trois nuits à la salle de police, sous un
prétexte quelconque, et comme il est si facile
d'en dénicher quand on a un peu d'imagina-
168 z======= CASSINOU VA-T-EN GUERRE
tion et un galon or et rouge sur la manche...
Cassinou sortit de là furieux, aigri, menaçant
presque.
— Tu sais, rhon vieux, lui disait le lieutenant,
tu deviens impossible. Fais attention !
— Mais, cent dieux, ce n'-est pas pour faire
le pantin que je me suis engagé ; c'est pour me
battre !
— Ça viendra. Ne t'occupe donc plus de
Bondon, j'ai l'œil sur lui.
— Ah ! la crapule...
— T'en fais pas ! Et ferme... ferme, sur-
tout !
A cette rancœur s'ajouta bientôt une immense
mélancolie. Un soir, prévenue par M^^ Beau-
drillette, qui lui faisait grand compliment de son
fils, arriva Daiine Cassin. La pauvre vieille
était tout ensemble flattée et désespérée. Elle
guetta son fils à la sortie de la caserne, un
panier sous chaque bras ; et, quand il parut, elle
les laissa choir pour lui sauter au cou, en dépit
du risque de casser quelque vieille bouteille
ou de gâter de bonnes choses.
Ce geste, de la part de la marna, qu'il
savait avaricieuse, valut à Cassinou, tout de
suite, un attendrissement presque douloureux.
CASSINOU VA-T-EN GUERRE =^===== 169
Puis les reproches commencèrent, sur un ton
tendre et tout nouveau :
— Moi qui dormais bien tranquille sur mes
deux oreilles, te croyant en Espagne ainsi que
tu V avais droit... Pauvre de moi ! Quand j'ai
reçu la lettre Beaudrillette, j'ai cru avoir un
mauvais coup de sang... Tant de chez nous sont
morts déjà ! Tiens, le petit Louis, de l'Étang-
Blanc... et le fils du notaire de Hourigues lui-
même...
— Raison de plus, mama, polir que j'aille
faire payer cela aux Boches.
— Oh ! Ce n'est pas du reproche de ma
part. Regarde-moi... Tu es content? Non ! Tu
n'as pas l'air content.
Cassinou, qui venait d'avoir encore des mots
avec l'adjudant Bondon, haussa nerveusement
les épaules et prononça ces paroles énigma-
tiques :
— Je ne me plains pas ; mais il y a une vache
dont je veux la peau !
— Si ce n'est que ça... soupira la vieille,
rassurée.
Délestée de ses deux paniers, elle trottina,
auprès de son fils, dans la direction de la Place
Principale; Cassinou réfléchissait, de plus en
plus ému. Sa mère, qui n'était pas sortie de
170 =z====== CASSINOU VA-T-EN GUERRE
Loureheyre depuis quatre lustres, et qui avait
été malade de peur chaque fois qu'elle devait
prendre le chemin de fer, sa mère était venue le
voir, lui le mauvais sujet, l'incorrigible !... On
vivait, vraiment, en des temps bien étranges...
Elle ne lui avait jamais parlé comme cela...
Pour l'en remercier, il s'arrêta au seuil
de toutes les maisons où il était connu, de chez
Pozelet à M"^^ Estèbe : « Regardez donc, c'est
la marna !...)> La vieille multipliait les révé-
rences, ravie d'entendre chanter partout qu'il
y avait lieu d'être fière d'un gouyai comme le
sien.
Mais, ensuite, sa douleur n'en fut que plus
vive :
— Et c'est maintenant que tu me quittes,
quand tu commences à te montrer tel que tu
es et à prouver ce que tu vaux... toi, mon
« unique !... » Pourquoi as-tu fait cela, pourquoi?
— Pour rigoler, répondit Gassinou...
— Mais tu me déchires le cœur, et tu te
moques. On ne fait pas cela pour rigoler, comme
tu dis !
— Marna (et ici Gassinou, en dépit de son
horreur des explications, fît asseoir sa mère sur
un banc du boulevard et s'installa auprès d'elle),
marna, si des bandits venaient tirer des coups
CASSINOU VA-T-EN GUERRE
171
de fusil sur votre maison, voler vos bêtes, couper
vos pins, qoute chétive que vous êtes, vous
— C'est (le M. de (]abiracf[ que tu parlais à linstant ?
sauriez encore décrocher du mur la canardière
du père?
— Pour ça, c'est comme Lu parles, fit la
vieille, dont les yeux, durant une seconde, étin-
celèrent férocement à cette supposition.
— Eh bien, moi, c'est pareil... Les Boches nô
sont pas chez nous, mais ils ont déjà « fait pire
172 =r====: CASSINOU VA-T-EN GUERRE
que pendre » chez les Français de là-haut ; et
c'est grâce aux Français de là-haut, qui souffrent
et saignent, que Vous pouvez, ô marna, vivre
tranquille chez vous... Et nous, alors, quoi,
malgré qu'on ne parle pas la même langue, on
serait des faux frères? On aurait la bêtise de
laisser une bande de voleurs venir jusqu'à nos
maïs, à nos pins?
La vieille écoutait avec une attention farouche
en secouant la tête presque approbativement.
— Le fait est qu'une fois mis en goût, ils
viendraient aussi chez nous, ces diables î
— Pardi... Et c'est ce que me disait le comte...
Monsieur Henri, tu sais, hier encore : « Il faut
savoir qui sera le plus fort, du voleur ou de
celui qu'on veut voler... » Alors, comment
hésiterait-on, dans ces moments, à se mettre
gendarme?
Cassinou ajouta, après un instant de silence :
— On était heureux, tout allait bien... Ils
nous embêtent... Ils paieront ça.
La vieille demanda :
— C'est de M. de Gabiracq que tu parlais
à l'instant? Il est avec toi?...
— C'est bien de lui. On est des copains, et
mieux que ça : des amis.
Daiine Cassin réfléchit de nouveau, partagée
CASSINOU VA-T-EN GUERRE z=== 173
entre son inquiétude maternelle et son effroi
du pays envahi, souillé, saccagé par les Bar-
bares ; alors, du fond des âg^s, des temps où
seigneurs et paysans savaient se serrer les coudes,
s'entr'aider et même s'aimer pour la protection
du sol natal, ces mots, par une sorte d'hérédité
mystérieuse, lui vinrent aux lèvres :
— Ah ! si c'est comme ça, c'est autre chose...
Vas-y, mon pitchoun^ et n'en parlons plus.
XV
On n'en parla plus, même chez M°^^ Beau-
drillette. Le malheur fut qu'il fallait parler
d'autre chose, et qu'on ne parla guère que du
pays... Un tel, et tel autre, que devenaient-
ils?... Après le ventre de veau au jambon,
aux oignons, à l'ail et au persil, — genre
Tonneins, — Cassinou engloutit un grand coup
de vin, pour se donner du cœur, et deman-
da :
— A propos, et iVIarylis Larribebère?... Qu'est-
ce qu'elle devient? Elle était, « si je ne m'y
manque », chez sa sœur de Goulombre, lors de
mon départ.
Daiïne Gassin raclait bien consciencieusement
les miettes de pain de la nappe, qui font la
joie des poules et qu'il serait indécent de
gaspiller. Interrompant cette besogne :
— Marylis? dit-elle... Elle est venue par chez
moi voici peu... Jolie comme un cœur, toujours,
et bonne petite î... Le bon Dieu a l'œil sur elle^
CASSINOU VA-T-EN OUERRE ==^====== 175
comme il le doit. Je crois que le fils Bam-
bourlc...
■ — Hein? gronda Cassinou.
C'était le fils d'un riche minotier de Saint-
Lubin, tout jeune, mais que les nécessités de la
minoterie avaient mis en sursis d'appel. Un
beau garçon, solide sur ses pattes, qui chantait
la romance et distillait la chansonnette ou le
monologue avec un art incomparable.
— Je crois que le fils Bambourle irait jusqu'à
l'épouser... continua la vieille. Elle le mérite
bien, pauvre mignonne !
Alors Cassinou devint vert, se leva, puis se
rassit comme l'on tombe, la tête entre les coudes,
hurlant, jurant, sanglotant... Et la marna
et la bonne M""^ Beaudrillette comprirent, oh !
tout de suite... Ça leur déchirait le cœur, de
voir le vaillant guerrier pleurer de la sorte,
comme un enfant !
— Je n'ai pas d'héritier, tu seras le mien, et
tu seras plus riche que le fils Bambourle, déclara
^me Beaudrillette, toute rouge. Ah!... Je ne le
connais pas, ce Bambourle, mais comment
pourrait-on le préférer à toi?
Et la marna, toute pâle :
— Je te demande pardon, mon petit... Je ne
pouvais pas savoir ; mais, à présent, je sais ;
176 ======== CASvSINOU VA-T-EN GUERRE
et ce sera ma guerre à moi... tu entends?...
ma guerre !...
Quoi qu'eussent pu tenter, pour la retenir, son
fîls et M^^ Beaudrillette, Daiine Cassin partit le
lendemain même en répétant férocement : « C'est
ma guerre à moi !... Ma guerre à moi !... » Et,
quatre jours plus tard, — après des heures où
tous les cafards du monde venaient empoi-
sonner sa cervelle, • — Cassinou reçut la lettre
que voici et dont il faut, tout compte fait,
respecter l'orthographe et la ponctuation :
« Mon brave Jean et ami j'ai vu ta brave
maman qui m'as dit que tu était un vrai brave.
« Ça ne m'est tonne pas je te le redits. J'ai
le cœur gros que le tien de cœur à toi te fasse
du movais sang. On ait pourtan des amis des
vrais et je t'ai donné des gros baisé à preuve.
Ce nait pas que je t'aime pas loin de la au con-
traire. Razure toi pour ce qui ait de Bambourle
un embusquet et rien qui puissent se pensé
mieux! Toi au contrère!!! Il paret que tu n'ais
pas un movais suget main tenant au contraire
loin de la et que les bons t'estiment. Il te fau
continuyer, ce n*ait pas pour m'engage par
promeze vue que je neveu pas du mariagge
pour le maument, vue que ce n'ait pas ce qu'il
CASSINOU VA-T-EN GUERRE ===== 177
lia de plus drôle. Rien que de regardez comme
ma seur et ses 6 pettits sont heureutx depui
que son mallandrint d'hivrogne de marit n'ait
plus la, tu me fait enqore un petit peux de
peur... Chasse ces vilins Bauches et vu verreras
qu'on peu être heureutx de bonne amitié. La
mienne de moi d'amitié, je te dits que je te
l'assure.
« Ton amie Marylis qui t'envoi deux bon baisé
et qui n'en ferais pas tant pour h Bambourle... »
Suivait la signature fantaisistement fignolée
de la jolie Marylis... Ce soir-là, Cassinou, dédai-
gnant Fantique, Coco-vaut-peu, le lieutenant-
comte de Cabiracq et toute la bande, s'en fut
seul sur l'esplanade, d'où l'on voyait presque
Loureheyre, et se paya le luxe de pleurer,
non pas de rage, cette fois, mais tendrement
et bonnement, en pensant à la marna et à
Marylis, aux bons jours, à son bon métier, à sa
bonne vie, à sa bonne dune où il lui avait été
si doux d'aller faire la sieste durant les clairs
étés... Cochons de Boches !... Il n'en voulait
presque plus à l'adjudant Bondon.
Il envoya à Marylis une belle carte postale
rouge, azurée et dorée, où un soldat aux che-
veux frisés levait les yeux vers le ciel et vers
42
178 :====== CASSINOU VA-T-EN GUERRE
une figure de femme comme on n'en voit qu'aux
devantures des coiffeurs ; la légende disait, en
vers, s'il vous plaît :
Ne pleurez pas, beaux yeux,
Tout va bien et pour le mieux.
Il n'eut, de la sorte, qu'à ajouter sa signa-
ture : Cassin le filsy et se trouva satisfait. Une
plus grande joie l'attendait au Grand Café où le
lieutenant de Cabiracq, ayant accommodé sa
main en porte-voix, lui glissa dans le creux de
l'oreille :
— Je crois que c'est pour demain : on
demande quarante-six hommes, un officier,
deux sous-officiers... Tu en es; Fantique aussi...
Goco-vaut-peu veut partir comme cuistot et
s'est fait reconnaître apte...
— Vrai?... Vrai?... C'est pas de la blague?
Le visage de Cassinou resplendissait de joie :
— Tous les copains ! Il y a du bon... Ab ! si
vous permettez, monsieur Henri... pardon !
mon lieutenant... j'en paie «un autre»!
— Ça va bien, parce qu'il y a mieux... et que
tu ne vas pas t'embêter demain, fit le lieutenant
après avoir donné sa commande au garçon.
Le lendemain, dans la cour de la caserne, le
CASSINOU VA-T-EN GUERRE
179
commandant Salvage demandait, avec son air
des mauvais jours, avec son allure des matins
^^ J
— Moi, cria Cassinou.
dont les veilles avaient été trop arrosées et trop
belles :
180 ======^= CASSINOU VA-T-EN GUERRE
— On demande quarante-six hommes et
deux sous-officiers... Y a-t-il des volontaires?
~ Moi, cria Gassinou d'une voix qui fit trem-
bler les échos du quartier, pourtant habitués à
répercuter la voix du commandant Salvage...
— Et moi ! fit Fantique aussitôt.
— Et moi, comme cuistot, continua Coco-
vaut-peu...
— Ça va... attendez donc !... Y a de la place,
insinua un sergent, tandis que le commandant
s'avançait, intrigué, vers Coco-vaut-peu.
— Mais toi, dis donc... tu es auxiliaire?
— Justement, mon commandant... je prépa-
rerai la bidoche aux frères... et un peu... J'ai
étudié la cuisine au Bochton-hôtel, à Biarritz...
La voix du commandant s'adoucit, trembla
un peu.
— Ça va, dit-il... Inscrivez-le. Tu es un
numéro... et un bon.
— Je le crois, mon commandant.
On fut obligé de refuser des volontaires. Partir
pour partir, un tas de tire-aux-flancs et de jDèle-
rins eussent préféré que ce fût avec Cassinou,
Fantique, Coco-vaut-peu et des bougres comme
ça ! En revanche, les sous-officiers donnaient
peu...
— Si vous le permettez, mon commandant,
CASSINOU VA-Ï-EN GUERRE ===== 181
déclara le lieutenant de Gabiracq, je vous signa-
lerai l'adjudant Bondon... très intelligent, très
méticuleux... Où donc est-il?... Hé, Bondon !
Le lieutenant avait lancé un coup d'œil à
Cassinou. Et Cassinou, qui avait compris, jubi-
lait ferme.
• — On demande des sous-officiers, avez-vous
entendu?... Je m'étonne... poursuivit Henri de
Gabiracq quand l'adjudant, qui tentait de
s'éclipser, se fut mis devant lui au garde à
vous...
— Mon lieutenant?...
— On demande des sous-offîciers, répéta le
lieutenant, implacable et goguenard.
Alors l'autre, bouleversé :
— Mais... mais... je ne demanderais pas
mieux... Seulement, — monsieur le médecin
major me le disait encore ce matin, — à cause
de mon foie, je suis... je suis...
■ — ■ Inapte? Bien. Soignez-vous.
Et cela fut dit d'un tel ton que les rires, en
dépit d'une auguste présence, éclatèrent...
Cassinou était vengé.
Ce fut un beau départ, vers dix heures, par le
train qui emportait les quarante-six nouveaux
poilus vers la gare régulatrice. De ces départs,
182 ===== CASSINOU VA-T-EN GUERRE
il y on avait eu de sinistres, de navrants, où les
femmes s'accrochaient au bras des hommes
pour les suivre jusqu'au bout, où des enfants
criaient : « Papa ! Je ne veux pas que tu
meures 1 » Cette fois-là, Cassinou, chez Pozelet,
déclara :
— Le premier qui larmoie... ou qui permette
à sa femme de l'accompagner, je ne le connais
plus... et je crache par terre !... Est-ce qu'on est
des volontaires, oui ou non?
— On l'est 1
— Alors, ça va. Et faut pas s'en faire...
On va épater la ville !
On épata la ville, en effet. Tous ces gaillards
qui allaient vers le feu et la mort possible sem-
blaient s'y rendre comme à la frairie. La veille,
]\jme de Cabiracq, affolée, avait sauté en auto
pour venir embrasser son mari, lequel ne s'était
pas gêné pour ronchonner : « Et après, quoi?
Est-ce que ce n'était pas prévu?... Il y a ici
un muletier qui, si je lui disais ce que tu as fait,
te servirait une de ces grimaces... » Le muletier
en question, cependant, allait offrir chez ses amis
et connaissances les plus joviaux de ses adieux.
Il recueillit de la sorte, à son corps défen-
dant, quantité de paquets — tricots ou vivres
— qu'il accepta finalement en se disant que
CASSINOU VA-T-EN GUERRE zzz=:^^=:=z::^==i 183
d'autres en auraient peut-être besoin à défaut
de lui. Cela lui augmentait son fourbi, sac et
musettes, quand il défila sur le boulevard, avec
les autres, d'une quarantaine de kilos supplé-
mentaires... Il se tordait :
— Quand on pense que ce bon vieux bougre
de major m'avait traité d'infirme !
A la gare, M™^ Beaudrillette se précipita :
— Tiens ! Tiens, nebout (1)... Un bon rôti de
veau froid... et avec de l'ail ! Je l'ai préparé de
toute mon âme.
En dépit des ordres de son mari, la com-
tesse de Gabiracq avait tenu à l'embrasser au
dernier moment. Et elle pleurait, c'était plus
fort qu'elle. Gassinou se rappela heureusement
que son lieutenant n'était pas chez Pozelet
la veille, et, pour bien montrer qu'il avait de
l'indulgence pour lui comme pour la comtesse,
il s'avança vers celle-ci, lui montra le rôti de
veau qu'il avait enfilé, faute d'autre place, à sa
baïonnette, et, après s'être présenté, lui dit
dans le tuyau de l'oreille :
— N'ayez crainte, madame : il y en aura
pour lui.
(1) Neveu.
XVI
Dès que Daûne Cassin fut descendue de
wagon, elle entendit bourdonner à ses oreilles
la formule consacrée :
— Alors, c'est vrai, ce qu'on raconte?
Daûne Cassin répliquait sèchement :
— Qu'est-ce qu'on raconte?
— Il paraîtrait que votre «unique »...
— C'est vrai.
— Ah ! ce n'est pas un capon, celui-là !
s'exclamait-on en général...
— Quand on n'a qu'un fils, c'est la moindre
des choses qu'il en vaille dix dans les noirs
moments, répondait la vieille.
Tous hochaient la tête, flatteusement. Par
exemple, il ne fallait pas que quelqu'un, voulant
surenchérir, hasardât une réflexion comme :
— Quand je pense que des jaloux « le mo-
quaient » avant son départ, et qu'ils le traitaient
de fanfaron !
C'est qu'alors DaiXne Cassin devenait terrible.
CASSINOU VA-T-EN GUERRE ^======^ 185
Son orgueilleux et dur visage, sur lequel l'âge
et les rides ne semblaient s'être appuyés que
pour le rendre plus ressemblant à lui-même, se
crispait, s'amenuisait encore ; et il n'y avait
plus en ce visage, au-dessous de deux immenses
yeux noirs dardant des foudres sur l'importun,
qu'un nez pointu comme un sabre et qu'une
bouche qui lançait les mots comme celle d'un
fusil fait la grenaille :
— Assez. Tu étais peut-être un des premiers à
le décrier... Devant le danger, les geais font
chorus... Et c'est la nuit seulement que les
cabèques (1) jacassent. Il fait jour. Bien
merci, quand même... Au revoir !...
Rude vieille, connue pour telle, et qu'on
saluait bas en murmurant :
— Celle-là, quand elle veut quelque chose !
Ce que voulait maintenant Daiine Cassin,
nous le savons : Marylis serait sa nore (bru),
quand Cassinou, dans deux ou trois mois, la
guerre finie, reviendrait... Et si un malheur
arrivait... Mais non ! un malheur n'arriverait
pas, ce n'était pas possible : en affaires, elle s'en-
tendait à tourner et à retourner son monde, et il
fallait bien que chacun en passât par où elle vou-
(1) Oiseau de nuit.
186 CASSINOU VA-T-EN GUERRE
lait. Elle prierait Dieu pour son fils, tant et de
telle sorte que Dieu lui-même, comme les autres,
se sentirait harangué par raison et justice, et
« tomberait » de son avis.
Voilà ce qu'elle méditait à son retour de
Combelux, tandis que la guimbarde publique
la conduisait de la gare de Saint-Lubin à
Loureheyre. Sur le siège, en l'absence de son
frère parti au front, la petite Estelette, une
gamine d'une quinzaine d'années, conduisait
gaillardement deux rosses, qu'elle houspillait du
fouet et de la gueule, jurant et tempêtant
comme un homme. A l'entrée de Coulombre,
Daûne Gassin sursauta et, ayant tiré la lourde
natte brune d'Estelette, la pria d'arrêter un
instant. Elle venait • — bon signe ! — d'aperce-
voir la jolie couturière, laquelle allait sans
doute rapporter de l'ouvrage chez une cliente.
— Au ! Marylis !...
Celle-ci accourut :
— Bonjour, madame Gassin ! Et d'où c'est
donc que vous venez comme ça?
La vieille raconta son voyage, vanta son
fils et ajouta :
— Il a beaucoup d'amitié pour toi ; tu me
ferais plaisir de lui envoyer un bout de lettre.
— Mais bien sûr, répondit Marylis un peu rou-
Eslelette conduisait i'aillardement.
CASSINOU VA-T-EN GUERRE ==:==:-____- 189
gissante. Ah ! ce n'est pas d'hier qu'on se con-
naît, nous deux !... Daiine Cassin, j'écrirai... tout
de suite... c'est juré. Dieu vous le garde !
La vieille pensa :
« Dieu nous le garde ! w
Sur un gracieux salut, Marylis se disposait
à partir.
Daiine Cassin se pencha, la retint, et, tout bas :
— Dis-moi... le] fils Bambourle... qu'est-ce
qu'il fabrique, celui-là, avenir faire de son beau
sous tes fenêtres? On l'a laissé ici pour moudre
du blé... Si ce métier l'ennuie, dis-lui donc qu'il
y a de la place, là-haut, avec les autres.
Marylis, cette fois, devint rouge comme une
pivoine :
— Oh ! madame Cassin, vous ne croyez pas?...
— Bien sûr que je ne crois pas !... Et là-des-
sus, au revoir, fillette... Va, Estelette... Déjà midi.
Voilà. Une première poignée de grains, quand
on l'a lancée, c'est déjà de la moisson à naître.
La vieille tira son chapelet de sa poche, tandis
qu'on passait devant l'église, et récita à mi-voix
une dizaine ; allons, ça promettait !... Il ne
s'agissait déjà plus pour elle, qui tenait le
lin bout de l'écheveau, que de le désembrouil-
1er sans impatience et savamment... Toute
jny( use, elle interpella Estelette :
190 ===:^=^ CASSINOU VA-T^EN GUERRE
— Hé ! ma mignonne, tu laisses tes bêtes s'en-
dormir... Fouette, fouette ! L'estomac me
démange...
Ce fut seulement en descendant, devant chez
elle, qu'elle remarqua les yeux de la petite, des
yeux trop brillants, lustrés par des larmes à
grand'peine contenues. Elle se souvint aussi
que la jeune postillonne n'avait plus juré ni
tempêté depuis Goulombre... Hé ! Hé !... C'était
clair ! Voyez-moi cette gamine qui s'était toquée
de Cassinou, — et qui n'-était pas la seule, sans
doute, — oui, pour l'avoir vu passer sur son char,
jurant et tempêtant lui aussi, et droit et beau
comme un triomphateur antique, comme un de
ces Césars dont il avait le profil... Alors, quoi, il
n'y aurait tout juste qu'une Marylis pour faire
fî d'un si beau drôle?... Bon signe encore, l'atti-
tude de cette Estelette qui, d'ailleurs, presque
aussitôt (ce qui eût enlevé le moindre doute à
l'heureuse marna, s'il lui en était resté encore)
demanda, très vite et en détournant la tête :
— Donnez-moi donc, à moi aussi, l'adresse de
Cassinou, Daiine Cassin !
Celle-ci répéta l'adresse, toute fîère ; puis, in-
consciemment cruelle :
— Tiens, petite, voilà pour le voyage... Non,
non, garde le reste pour t'acheter des bonbons .
CASSINOU VA-T-EN GUERRE ======= 191
Rentrée chez elle, Daiine Cassin, qui était
partie précipitamment, rangea, donna des ordres,
se fît rendre des comptes par le premier valet,
comme à l'ordinaire ; mais, désormais hantée
d'une seule idée, tout en accomplissant méti-
culeusement son devoir de patronne terrienne,
elle échafaudait divers plans, élaborait des pro-
jets dont elle pesait le pour et le contre. La
guerre serait courte : tout le monde le disait; mais
de ceci, Daiine Cassin ne s'en préoccupait pas
autrement ; cela n'entrait pas en ligne dans ses
calculs, puisque cette triste chose ne dépendait
pas d'elle; ce qu'il fallait, c'était amener, le plus
tôt qu'il se pourrait, ]\Iarylis à donner sa parole...
Et, quelques jours plus tard, le jour même
où Cassinou partait pour le front, elle partait
véritablement pour «sa guerre à elle ».
Cela la conduisit d'abord chez son notaire,
à Dax, au grand émoi de ses gens qui, jamais-au-
grand-jamais, n'avaient connu à la Daiine une
humeur à ce point vagabonde ; étant presque
tous de très vieux serviteurs, ils envisagèrent
avec une sorte de crainte superstitieuse un
pareil changement...
Le visage de la Daiine, à son retour, les
rassura, tant il exprimait de satisfaction concen-
trée, profonde... S'étant fait donner des chifïres,
192 ■ CASSINOU VA-T-EN GUERRE
elle se trouvait plus riche encore qu'elle-même
ne l'avait supposé jusque-là ! Sans qu'elle s'en
doutât, placés en hypothèques de tout repos,
les écus que lui rapportaient depuis des ans ses
maïs et ses pins avaient fait des petits... Et elle
ne cessait de se répéter mentalement le total que
lui avait fourni le notaire : « Cinquante-sept
mille trois cent trente-quatre francs... et des
centimes... » Et la borde, à elle seule, qui valait
plus que cela ! Et deux ou trois bicoques à
Coulombre !... En pensant à la fortune person-
nelle de Cassinou, à l'héritage de l'oncle Juste,
Daiine Gassin ne pouvait s'empêcher de froncer
le sourcil : son diable d ' « unique », depuis le temps ,
avait dû sérieusement écorner le magot de feu
le tonnelier-barricotier. De toutes façons, il n'en
était pas moins aussi riche, sinon plus, que ce
dadais de fils Bambourle, avec ses vestons de
Bayonne et ses cheveux pommadés ; gilet de
monsieur ne signifie pas gousset lourd !
Et, malgré que Daiine Cassin considérât son
fîls comme assez beau pour plaire et charmer
même s'il eût été gueux comme Job sur sa crotte,
elle savait aussi qu'un sac bien rempli est le
poids qu'il faut en premier lancer sur le plateau,
si l'on veut pour de bon faire pencher la balance.
XVII
Comment insinuer à Marylis, sans l'offus-
quer, que Cassinou était riche et le serait davan-
I âge encore plus tard? L'essentiel était de voir
le plus souvent possible la jeune fille, de la
mettre en confiance...
Daiïne Cassin, s'étant creusé la tête, finit par y
dénicher ce qu'elle cherchait. Oh ! elle eût pré-
féré une autre combinaison, mais elle n'en trou-
vait pas de meilleure... Encore des frais, mes
bonnes gens, oui... et après deux voyages qui lui
avaient bien coûté tout près de trente francs,
l'un dans l'autre ! Mais qui veut la fin veut les
moyens et il faut savoir faire à propos des sacri-
fices. En soupirant, elle ouvrit l'armoire qui lui
servait de garde-robe, examina son vestiaire et
murmura comme pour elle-même, après avoir
palpé ses effets du dimanche et ceux « de tous
les jours » :
— N'est-ce pas un péché, quand on en n phis
qu*on ne pont s'en mettro sur le cùr[)s?... Enfin 1
i3
194 ====^=== CASSINOU VA-T-EN GUERRE
Il n'était pas tard ; cet après-midi de fin d'au-
tomne, rose et doré sous un léger voile de brumes,
s'annonçait beau... En route pour Coulombre :
une lieue environ aller-retour, une promenade.
— Et je lui dirai, répétait sur le chemin
Daiine Cassin qui ne savait pas penser tout bas
lorsqu'elle marchait ou qu'elle était seule, je
lui dirai : a Ecoute, ma jolie, ce que je veux, c'est
du travail soigné... Tu comprends, la vieille
Bourchoune n'a plus ses yeux ; — et elle radote.
Marylis, c'est toi qui m'habilleras désormais.
Oui !... Et, pour commencer, fais-moi donc un
petit mantelet bien coquet et bien chaud, avec
du jais, comme celui de l'épicière de Hont-
Hàbi... Vas-y, ma fille, je te laisse libre ; quand
on le peut, n'est-ce pas, il ne faut pas regarder
au prix?... »
Des mots comme « il ne faut pas regarder au
prix », rien qu'à les prononcer d'avance, vous
pensez, seigneur Dieu ! s'ils déchiraient le
gosier de la marna, et son cœur du même coup...
Mais si la bien-aimée de son fils doutait de leur
fortune, après cela !...
Pour se donner du courage et des forces, elle
entra dans l'église de , Coulombre, s'y recueillit
quelques instants, puis traversa gaillardement la.
place. La maison de la Julie Hourtincqx, la
1
Quelle surprise, madame Cassin !.
CASSlNOU VA-T-EN GtTEËËE - -^ ■ - 197
sœur de Marylis, s'étalait de l'autre côté, en
face du porche, assez longue et fort basse sous
un toit plutôt piteux.
Justement, la couturière, toute mignonne et
toute rose sur le seuil, essayait vainement de
rassembler à son appel ses nombreux neveux et
nièces éparpillés dans le voisinage :
— Ail ! Vonette, Youyou !... Ebé donc?
Et l'école, elle est remise à dimanche?
L'apparition de Daiine Gassin fut cause à coup
sûr, ce jour-là, pour la marmaille Hourtincqx,
d'un heureux supplément de vagabondage et de
paresse extra-scolaire. Marylis, reconnaissant
la mère de Cassinou et la voyant s'avancer
vers elle, se tut brusquement, encore plus
ennuyée que troublée ; la Daiine Gassin se déran-
geant pour la venir voir, cela devenait grave.
Elle n'en sut pas moins préparer son plus gracieux
sourire et le servir tout chaud, tandis qu'elle
souhaitait le bonjour à la visiteuse imprévue :
■ — ■ Quelle surprise, madame Gassin, et comme
c'est aimable à vous !
— Nullement. Je passais... et comme j'ai
l'intention de mettre ton adresse à l'épreuve...
— Entrez donc.
— G'est pour un mantelet.
Daiine Gassin se mordit la langue ; ça allait
198 ===== CASvSINOU VA-T-EN GUERRE
trop vite, ce n'était pas comme cela qu'elle
avait préparé son discours en chemin. Elle
toussa, jeta un regard autour d'elle; l'aspect de
la maison lui fournit matière à digression :
— Oh ! oh ! mais je ne me reconnais plus chez
ta sœur !... Bigre, ma petite, tu sais y être pour
la propreté et pour l'ordre !... Car, — -soit dit sans
la contrarier, — je suis justement entré chez elle
en juillet dernier (tu sais, je la retiens toujours
pour la lessive d'été) et, ma foi, c'était d'un sale,
d'un « à-l'abandon ))... Ah! l'on voit qu'il y a
ici, pour l'instant, une demoiselle qui fera une
fière dame !
Les meubles, la vaisselle, les vitres, tout lui-
sait, tout resplendissait, en effet ; tout respirait
les bons et francs lavages, les récurages joyeux,
accomplis non comme des corvées mais en
chantant. Un gros bouquet d 'œillets des dunes,
installé depuis le matin dans un beau vase à
fleurs, embaumait la grand 'salle.
— Oh ! répliqua Marylis modestement, qu'une
fille ordonnée soit venue ici, ce n'est rien ; par
exemple, qu'un ivrogne en soit parti, voilà qui
vaut mieux pour le ménage...
Mais alors, à son tour, — car elle n'avait pas
lancé cela méchamment, — elle se mordit la
langue...
CASSIXOU VA-T-EX GUERRE ^z====rr= 199
Car elle était bien capable, tout de même, de
faire la différence entre un bon compagnon,
comme il en est tant par chez nous, et un ivrogne
de la pire espèce, de l'espèce de son beau-frère.
C'était un enfant du pays, d'ailleurs. Mais, jadis,
il avait « fait le garçon de café » à Bord>*.aux, à
Biarritz, à Bayonne et, d'avoir coudoyé des
désœuvrés et des noceurs, il gardait en son
cœur inaverti divers sentiments louches, vilains,
— taches désormais indélébiles : une jalousie
forcenée des êtres ou des choses qui l'éblouis-
saient bêtement, un incurable dédain de sa
caste et de la terre, une mauvaise nostalgie de
la ville et de ses plus douteuses joies, une pré-
tention qui lui avait valu d'être souvent «mou-
ché » quand il venait faire son glorieux, avec un
air protecteur, dans les frairies du patelin.
Physiquement, un bellâtre aux cravates voyan-
tes, au parler pointu... Tel quel, il avait ébloui la
sœur aînée de Marylis, qui avait plus de fraî-
cheur que d'esprit, la pauvrette !...
Elle avait aussi quatre sous, qui furent vite
dilapidés.
Dix ans plus tard, de déchéance en déchéance,
le ménage en était arrivé à inspirer à tous le
mépris ou la pitié ; dans la maison basse et
longue, en face de l'église de Coulombre, que
200 - ■ • - r r.. OASSiMOÛ VA-T-ËN GtJEËËË
Julie avait eu en part, il n'y avait plus que des
épaves humaines : un individu fainéant et lâche
qui rossait sa femme quand son gosier et son
gousset se trouvaient à sec; une créature, autre-
fois jolie, qui n'était plus qu'une pauvresse au
masque d'épouvante et d'hébétude, aux yeux
et aux airs de bête battue, rouée de coups chez
elle et asservie aux plus durs labeurs, — par
charité ! — chez les autres...
Et, enfin, il y avait les six mioches.
Ceux-ci étaient célèbres à une lieue à la ronde,
depuis l'aînée, Yvonne, une gamine de neuf ans
aux yeux déjà sérieux, aux propos de petite
femme, jusqu'au dernier-né, un certain Lulu, un
étrange marmot de moins de deux ans, qui avait
une tête de petit crapaud intelligent et tendre,
et qui, sachant à peine se tenir sur ses pattes
et bégayer quelques mots, manifestait déjà un
goût ahurissant pour les farces, les grimaces, les
pitreries.
Et, tandis que le père buvait ou cuvait son
alcool, que la mère sarclait l'herbe, cirait, ravau-
dait ou lessivait chez les bourgeois, les mioches
abandonnés allaient de seuil en seuil, de bourg en
bourg, la main dans la main, par rang de taille,
ne mendiant pas, mais espérant tacitement de
l'un ou de l'autre un supplément à la piètre
CASSÎNOU VA-T-ËN GUEËRË
201
pitance dont ils étaient gratifiés chez eux. Il
Et, enfin, il y avait les six miuclies.
était rare qu'ils revinssent sans des gâteaux ou
des sous qu'ils partageaient entre eux avec
202 ======= CASSINOU VA-T-EN GUERRE
équité, sans récriminations, en silence, dans
quelque coin paisible de la forêt. On les plai-
gnait et ils n'étaient pas importuns, Yvonne
sachant attendrir et Lulu faire rire.
— Au, Lulu, comment qu'il fait, ton papa,
quand il a trop bu?
Alors, le mioche poussait des hurlements,
jetait des coups de poing dans le vide... Ça,
c'était son meilleur rôle, son grand succès. Mais,
depuis le mois de juillet, gâté par les belles dames
de Toulouse ou de Bordeaux qui s'étaient déjà
installées pour la saison dans les villas de Hont-
Hàbi-Plage, il était devenu pareil à un acteur
arrivé, que les gros cachets seuls intéressent, et ne
consentait plus à jouer « papa-l'ivrogne » qu'en
échange de dix centimes ou de leur équivalent
en chocolat.
Hourtincqx était parti, avec sa classe, en fin
d'août, très ivre et très digne, uniquement sou-
cieux, d'ailleurs, de bien faire entendre à sa
femme qu'un soldat comme lui avait droit,
moralement, à une partie de l'allocation qu'elle
allait désormais toucher...
Mais alors, — ah ! ça n'avait pas traîné, je
vous assure ! — la cadette était arrivée de Hont-
Hàbi avec son petit air souriant et résolu...
Quinze jours plus tard, la maison était en ordre.
CASSINOU VA-T-EN GUERRE ===== 203
tout y marchait au doigt et à l'œil ; les six
mioches, torchonnés, bouchonnés, débarbouillés,
convenablement vêtus, n'eurent plus le droit de
vagabonder sous peine de se voir refuser les mots
gentils et le baiser du soir de la tantine ; Lulu,
privé de dessert s'il acceptait quoi que ce fût d'un
étranger, comprit rapidement l'intérêt qu'il avait
à ne plus exercer ses talents qu'en amateur...
Quant à Julie, elle avait, imité les tortues
qui, le danger passé, hasardent peu à peu
leur tête hors de leur carapace. La tête, ah ! elle
la relevait de belle manière, la Julie, mainte-
nant... La pauvresse hagarde était devenue
une commère solide, bavarde, voire tapageuse,
et qui ne se gênait pas pour crier haut ce qu'elle
pensait de Pierre ou de Jean. Il fallait l'entendre,
quand elle revenait de chez le Percepteur en
exhibant des liasses de petites- coupures bleues
dont le total représentait le record de l'alloca-
tion dans la commune :
— Moi, j'ai fait mon devoir. J'ai donné six
enfants à la France.
A vrai dire, on commençait à trouver qu'elle
crânait un peu.
— Alors, reprit Daiine Cassin une fois ins-
tallée, tu me comprends bien, ma jolie? Un
204 ^ CAfeSmoU VA-T-ËN GUEËËE
mantelet avec du jais... Pour ce qui est de l'é-
toffe, à ton bon goût ; et, quant au prix, ma foi...
Misère de sort ! Juste en cet instant, la Julie
Hourtincqx entrait, la marna dut rengainer
la phrase essentielle, qu'elle tenait bien à point
pourtant, sur le bout de sa langue... Et elle
entrait, la Julie Hourtincqx, à beau fracas,
avec des trépignements, des exclamations, de
grands gestes, toute à sa joie de serve libérée...
— Bonjour, Daûne Gassin, je pense que vous
devez me trouver à mon avantage ! Hein? Suis-
je assez changée?... Depuis qu'il est parti, j'ai
dix ans de moins sur les épaules et dans le
cœur 1 Un mari, c'est l'enfer et ses diables. Ce
que j'en dis, c'est pour toi, Marylis. Ah !
Daûne Gassin, à présent que je me réveille et
que j'y vois clair, comme pourrais-je ne point
souhaiter à cette petite de rester fille sa vie
durant?
Trois heures sonnèrent. La nuit vient vite
en fin d'automne, et la vieille, toute attrapée,
invoqua ce prétexte pour s'enfuir...
Elle revint trois jours plus tard afin de voir,
soi-disant, l'étoffe et les fournitures. Pas de
chance, décidément ! Marylis était absente ; en
revanche, il fallut subir les récriminations et
M. le maire entrai saluai..
(JASSINOU VA-T-EN GUERRE ===== 207
les cris de rage de la Julie qui venait d'ap-
prendre que les pères de plus de cinq enfants
seraient renvoyés bientôt dans leurs foyers.
— C'est la voisine qui m'a annoncé cela toute
contente, disait la Julie en se tordant les bras de
désespoir : une méchante gale, qui me jalouse
parce qu'elle n'a qu'un bébé ! Bref, me revoilà
avec mon ivrogne sur le dos... Enfin, Daiine
Gassin, ne devrait-on pas consulter les ména-
gères? Le mien n'est bon qu'à donner des coups :
quand il n'aura plus de Boches devant lui, il
se rattrapera sur moi.
— Ma fille, fit observer Daiine Gassin, il s'est
peut-être amendé là-bas.
Alors, Julie devint féroce.
— Je le lui souhaite... Gar, — je vous le dis
et vous le redis, — j'y vois clair à présent, je
me sens forte... et — vous m'entendez? — ■ s'il
recommence, je le saigne... ou je l'assomme, oui,
comme une mauvaise bête qu'il est !
Elle se tut brusquement, souleva le rideau :
Marylis traversait la place avec M. le maire...
Et tous deux avaient un air très drôle...
— Ils viennent ici. rugit la Julie... Ça y est î
On me le rend...
M. le maire entra, salua :
— Ma bonne Julie...
208 ====== CASSINOU VA-T-EN GUERRE
— Oh! fît amèrement celle-ci, ce n'est pas la
peine de prendre des gants : je sais ce que
vous allez m'apprendre.
Certes, M. le maire savait que le ménage
Hourtincqx n'était pas un ménage très uni...
Il n'en fut pas moins un peu décontenancé ;
mais comme il avait préparé, en venant, un
petit discours, il ne voulait pas que cette
peine fOt perdue, il tenait à utiliser quelques
phrases :
— Bien, bien, reprit-il... En tout cas, si quel-
que chose peut vous consoler, sachez que
votre mari est mort en héros, en soldat...
Alors, la Julie poussa un cri, un cri terrible,
déchirant, venu du fond le plus sincère d'elle-
même, et se laissa tomber sur un siège, toute
secouée de sanglots. N'y comprenant plus rien,
le pauvre maire s'affolait, prodiguait les conso-
lations qui lui paraissaient de circonstance :
Julie n'aurait pas à s'inquiéter, on ne l'aban-
donnerait pas ; elle continuerait à toucher l'al-
location, puis une bonne pension après la
guerre... Julie secouait la tête; ce n'était pas cela,
on ne la comprenait pas... Et, enfin :
— Je ne suis pas belle parleuse... Oui, c'était
un ivrogne, un rien du tout... S'il était revenu,
je l'aurais tué, peut-être. ;. Mais, à présent qu'il
CASSINOU VA-T-EN GUERRE ===== 209
est mort... mort là-bas... c'est... comment
disiez-vous, tout à l'heure?... c'est un héros.. .
un soldat...
Et M. le maire ne sut que répondre, d'autant
plus troublé, d'autant plus ému que le dernier-
né, Lulu, attiré par le bruit et n'ayant entendu
que le dernier mot, «soldat», faisait gravement,
dignement, dans l'entre-bâillement d'une porte,
le salut militaire...
... Un peu plus tard, sur la route qui va de Cou-
lombre à Lourcheyre, Daiine Cassin trottinait
plus allègrement que jamais. Certes, elle était
trop bonne chrétienne pour se réjouir de la
mort de son prochain, quel qu'il fût. Mais, tout
de même, ce revirement inattendu de la Julie...
bon signe encore !... Et, tout haut, à son habi-
tude, elle répétait en frottant joyeusement l'une
contre l'autre ses vieilles mains dures comme
un cent de noix sèches :
— Allons, je crois qu'un jour ou l'autre, et
même si la Julie est présente, Marylis et moi,
nous pourrons causer...
14
XVIII
— Hé là donc 1... Ouste, Cassinou, on arrive...
Alors, Cassinou bondit du coin de wagon qu'un
tirage au sort lui avait
attribué, — le meilleur,
contre la pile des sacs,
— et il empoigna son fusil
comme si les Boches eus-
sent dû l'attendre à la
descente...
— Bibosie (1) !
Mais, après qu'il se
fut frotté les yeux , il
vit tous les copains se
tordre et comprit la bla-
gue. Certes, on voya-
geait depuis une bonne quinzaine d'heures,
mais on n'en était pas arrivé pour cela
(1) Juron familier et bon enfant, qui est à Diûbihanl ce
qu'est morbleu à Morl-Dieu dans les pays ou Dieu vivant est
ten;i pour un j iiron sacrilège.
CASSINOU VA-T-EN GUERRE ===== 211
plus loin que la gare régulatrice, laquelle
est sise à deux cents kilomètres environ de
Combelux.
— Idiots ! poursuivit Cassinou, qui s'éveillait
d'humeur excellente...
Car il s'éveillait, et non pas « pour de rire w...
Tant qu'avait duré le jour, dans son comparti-
ment, on s'en était donné à cœur joie de
chanter, de boire, de manger, puis de boire à
nouveau, puis de chanter encore. Après quoi, la
nuit était venue sur les yeux de ces poilus de
demain comme un rideau tendu par une mère
sur les dodos de ses enfants lassés. Aupa-
ravant, tandis que le train, en personnage sûr
de lui et qui a bien son temps, trottinait le long
de la vallée du Lot, Cassinou, émerveillé d'un
paysage neuf pour lui, avait proclamé, sans
s'adresser d'ailleurs à personne autre que lui-
même :
— Té pardi, je commence à les comprendre,
ces sales oiseaux, quand ils prétendent qu'ils
voudraient venir faire leurs nids jusque par
ici !
— Tu parles ! avait répondu un copain ba-
lancé entre la veille et le sommeil...
— Mais on est là, avait lancé un autre...
— Tout ça la France, bon sang de bon Dieu,
I
212 ========= CASSINOU VA-T-EN GUERRE
continuait Gassinou, les yeux accrochés au défilé
des paysages... C'est trop riche et trop beau
pour eux, oui, sûr et certain !
— On est là, que je te dis....
■ — La barbe !
— On part pour leur en ôter le goût. Pionce
et ronfle.
— Je ne dis- pas de non...
— Un verre tout de même avant de i~>iquer
]a romance, hé ! Gassinou...
— Je suis là...
— G'est du bon.
— A la tienne... à la vôtre !
• — Mort aux Boches !
Une riche chambrée roulante. Rien que des
copains et des pays : Fantique ; Goco-vaui-peu ;
Espedeilhe, dit Gapmartet ; Herré, curé d'Esca-
negorb ; Barrucas, le rentier ; Capbestan, l'étu-
diant ; comme comparses, deux personnages
qu'on avait tout de suite appelés « les Bor-
delais », faute d'en savoir davantage sur leur
compte ; ils avaient le tort de ne pas comprendre
le patois, mais semblaient très sincèrement vou-
loir « y faire au frère », se montraient prévenants,
possédaient du vin de choix dans leur musette...
Le moyen, avec cela, de ne pas les adopter?
Geci pour la plus grande désolation de Jean-
CASSINOU VA-T-EN GUERRE ===== 213
le-Perdu, qui n'avait pas su, lui, se débrouiller
au départ, et se caser avec ceux de Hont-Hàbi et
des environs. A chaque ar-
rêt, qu'il eût lieu dans une ^-^^ \
gare ou en pleine campagne, "^'^ ^^
on voyait sa face navrée, ^^^^%. .^ *''v\^^-
supportée par ses coudes, I k-^^^fe,.\
apparaître dans le cadre ^/^ "^y *" W
de la portière... Et, vite, -^ " '^'
on trinquait avec lui, pour 1 ^ \
qu'il se consolât un brin.,. \ \
Les globes électriques
rendaient la brume laiteuse, et semblaient
faire d'elle la ouate à bien fourbir les rails
qui luisaient des deux côtés du wagon,
en tous sens... Des cris, un va-et-vient inima-
ginable et comme forcené de capotes bleu
sombre, de manteaux clairs, de képis rouges
et tout nus ou coiffés de lustrine aux teintes
variables... Cassinou, ayant ouvert la portière,
s'informa : « Combien d'arrêt? » N'ayant pas
obtenu de réponse de la part de l'employé
subalterne qui promenait d'un air désabusé
une pointe oléagineuse de burette sur les
essieux, il déclara qu'on avait toujours le temps
de se dégourdir les jambes...
— Hé! où "vas-tu, Cassinou?
214 ====== CASSINOU VA-T-EN GUERRE
Le lieutenant de Gabiracq !
— Je fais comme vous, mon lieutenant, je
tâche de me dérouiller les arpions.
— Pas de blagues. Reste là... mieux vaut
prendre des informations... Je crois d'ailleurs
qu'on attend ici d'autres départs... Je t'avertirai.
— C'est ça, fît Gassinou tranquillement...
Et, s'il y a moyen, on ira siroter quelque
chose ensemble... Mais si, mais si... je l'ai
promis à votre dame, qu'on ne se quitterait
pas !
— Sacrée brute ! grommela le lieutenant
d'un ton qui faillit tirer les larmes des yeux
de Gassinou...
Effectivement, l'on attendait d'autres départs,
et l'on attendait aussi je ne sais quoi, que per-
sonne ne soupçonnera jamais... Quatre heures
plus tard, — à l'approche pourtant tardive
d'une aube grise d'octobre, — le train militaire,
bien que comblé par de nouveaux venus, des
Toulousains, espérait toujours qu'on lui sifflât :
« Eh bien, quoi? quand est-ce que vous prenez le
large?... » Une grande débandade s'était pro-
duite dans la gare... Le temps durait, en dépit
du buffet ouvert. Soudain, une rumeur se pro-
pagea : « Des blessés ! Des blessés !... » Gassinou
se précipita sur le quai, escorté du lieutenant
CASSINOU VA-T-EN GUERRE 215
de Cabiracq et d'un petit médecin auxiliaire qui
venait de se présenter à ce dernier comme
devant faire route avec lui.
— Té ! déclara jovialement Gassinou, il nous
faut voir comme c'est eslallé ! Dites donc, mon
lieutenant, et vous, monsieur le major, il n'y
aurait rien d'épatant à ce qu'on reviendrait
d'ici peu par la même carriole?
Il n'était pas le seul, du reste, à éprouver
une curiosité de ce genre. Un bruit courait :
« On en descend cinquante... les wagons d'ar-
rière... les grands blessés... » Les infirmiers du
lieu, houspillés par leurs chefs, avaient beau
réclamer qu'on leur cédât la place : rien à
faire ! Ceux qui partaient voulaient voir dans
quelles conditions ils avaient, malgré tout,
quelques chances de quitter le front un jour
ou l'autre ; et leurs chefs à eux ne s'y op-
posaient pas... Tous, du plus petit au plus
grand, se sentant désormais logés à la même
enseigne, communiaient dans un même élan
de sentiments troubles où une pitié émue,
une fraternité jamais éprouvée et un besoin
énorme de venger les victimes fouettaient l'es-
prit des plus indifférents, les cœurs des plus
paresseux.
Gassinou, ([iii s'était faufilé au premier rang,
216
CASSINOU VA-T-EN GUERRE
repéra tout de suite un sourire entre des linges,
sur un brancard ; il sentit que sa voix tremble-
rait un peu dans sa gorge, mais, tout de même,
n'hésita pas... La pauvre chose, le visage couleur
de cire poussiéreuse, continuait de sourire au
milieu des bandages rougeâtres par endroits,
au ras de la couverture grise...
— Alors, mon vieux... ils t'ont pas manqué, ces
saligauds?
Le blessé fît entendre
une sorte de sifflement
approbatif :
— Viii !
— Où c'est que tu
as attrapé ça?
— Viii!
— Tu veux une sè-
che?
— Viii!
Cassinou poussa la conscience jusqu'à la
lui mettre allumée dans la bouche. L'autre
toussa tout de suite, lugubrement, et Cassinou
reprit son cadeau, ce qui n'empêcha pas le
blessé de lui lancer un regard éperdu de
reconnaissance :
— Viii ! Viii ! Viii !...
On l'emportait.
1
CASSINOU VA-T-EN GUERRE ===== 217
— Il n'y a pas de quoi rigoler, tout de même,
grogna gravement Cassinou.
Un autre blessé, à figure de gamin celui-ci,
avait, en guise de manche autour de son bras
droit, une sorte de ballot sphérique et monu-
mental ; il riait, lui, mais ce n'en était pas
plus drôle.
— C'est épatant, dit -il à Cassinou, mon bras
me semble long... long... à croire qu'il aurait
besoin d'être raccourci un brin... Donne-moi
la sèche du «marteau», j'en fais mon affaire...
Merci, vieux !
— Les cochons ! s'exclama Cassinou quand
le gosse fut emporté à son tour...
Il n'en voulut pas voir plus long. Comme pour
se donner une contenance, avant de rejoindre
le lieutenant et le médecin auxiliaire qui s'étaient
tenus un peu à l'écart, il ouvrit la portière d'un
wagon. Alors, un officier gestionnaire, troublé
dans son sommeil, surgit de l'ombre comme
un diable hors de sa boîte, les yeux exorbités
de colère, les joues cramoisies :
— Qu'est-ce qu'il y a encore?... Qu'est-ce
que vous f...tez-là, vous?
Cassinou avait besoin de se détendre et de
rire un brin :
— Pas tant de foin, patron, répondit-il tout
218
CASSINOU VA-T-EN GUERRE
bas et avec beaucoup de calme... Je suis en
partance pour là-haut, s'pas? Alors, au cas
où vous m'auriez pour client un de ces jours...
j'inspecte, je me
rends compte...
Je ne méprise
pas le confor-
table.
Damné Cassi-
nou ! Heureuse-
ment pour lui,
— une fois de
0 plus ! — que le
^^- ) lieutenant de Ca-
bir acq s 'était
aperçu de l'alga-
rade. 11 empoigna son subordonné par la
manche, et, après lui en avoir dit quatre,
assura que tant d'insolence aurait sa puni-
tion, ce qui rassura le gestionnaire conges-
tionné...
...Cependant, peu à peu, lentement, comme
rechignant à se tirer en cette fichue saison de
ses draps d'ombre, le jour s'était levé, glacial
et pur... Et Gassinou, en compagnie de ses deux
mentors galonnés qui somnolaient sur des
CASSINOU VA-T-EN GUERRE ——————————— 219
verres vides, regardait à travers la glace du
bufïet le paysage se dessiner, — ■ tout ce qui lui
restait de mieux à faire, jusqu'à ce que le train
se décidât à partir...
Quand la clarté fut capable de lui montrer les
objets en pleine réalité, il vida son verre d'un
coup, comme s'il avait cru à une nouvelle mys-
tification, et resta bouche bée... Quoi?... Cela
aussi, c'était la France? Ah! bon sang de bon
Dieu, elle en réservait, celle-là, des surprises,
à ses enfants, — on pouvait le dire !... Devant
lui, au ras de la dernière voie, s'élevait une colline
calcaire, abrupte et blanchâtre, couronnée de
noirs squelettes d'arbres -aux branches sèches et
tourmentées ; l'horizon étroit semblait contenir
toute la désolation de la terre. Tout nouveau,
tout beau !... Gassinou cracha sa cigarette et
décréta pour lui-même :
— C'est riche, il n'y a pas à dire... Ah ! les
brutes, on va leur dire deux mots !
La pierre, dame ! il y en avait là pour des
mille et des cents, car la pierre coûte cher au
pays landais... La France, ce n'était donc plus
seulement la résine et le bois du pays natal, ni le
tabac, les céréales et les beaux arbres fruitiers des
vallées bénies, c'était aussi cette pierre, et
tout ce qu'on allait découvrir encore, à chaque
220 =^^===r CASSINOU VA-T-EN GUERRE
instant, en cours de route; quel patrimoine!
Et, ne point vouloir s'en laisser frustrer par des
barbares, n'était-ce pas déjà concevoir claire-
ment l'idée de patrie?... En tout cas, devant ce
pays déshérité, devant ce stérile horizon, l'enfant
des sables avait l'intelligence obscure mais
véhémente de toutes les richesses que les pay-
sans, armés de bons bras, peuvent faire surgir
d'un sol pour la défense duquel ils sont asso-
ciés... « France !... » Non, en vérité, il ne s'agis-
sait pas seulement, à présent, d'être du bal, de
faire le coup de feu avec les autres ; il ne s'agis-
sait pas seulement non plus d'aller venger les
blessés entrevus tout à l'heure... Il y avait
quelque chose de prodigieux à sauvegarder,
un ensemble de trésors communs que des frères
plus ou moins lointains avaient reçus d'une
unique mère en héritage.
— Tout cela la France ! répétait Cassinou
quand il regagna le compartiment que les cinq de
Hont-Hàbi et les deux Bordelais emplissaient
de sonores ronflements...
— Et ce n'est pas fini, mon vieux, fit entre
deux bâillements Je lieutenant-comte de Gabi-
racq. Tu n'as pas encore vu le plus beau.
— • Paris? questionna Cassinou, les yeux
avides...
Bibosle !
CASSINOU VA-Ï-EN GUERRE =====: 223
— Non, les patelins où ils sont encore et
dont il va falloir que nous les sortions.
Cassinou joignit les talons, salua son lieute-
nant et le médecin-auxiliaire, et d'une voix
nouvelle, voilée, grave, — le sommeil et la
fatigue, sans doute, — déclara :
— C'est bien pour ça que je suis parti.
XIX
... Des mois et des mois avaient passé et
c'était encore et toujours la guerre... Mais,
à présent, on la subissait comme la grêle sur
les vignes de vin de sable, ou comme le feu
dans la forêt de pins. On n'en était pas plus
fier pour cela, à Hont-Hàbi et ailleurs : on
attendait... L'attente, c'est comme l'absence,
dont La Fontaine a dit qu'elle était le plus
grand des maux'; c'est également, parfois, le
meilleur motif d'une espérance toute naïve et
toute nue, la meilleure et la plus belle.
Maintenant, le mois d'avril s'épanouissait
avec une sorte de fébrilité, de hâte... Etait-ce
du ciel que le printemps tombait, ou montait-il
de la terre?... Printemps des Landes maritimes !
Il n'y avait sur toutes choses qu'une caresse
de lumière neuve et de bons parfums. Déjà les
œillets des dunes et les genêts s'en mêlaient ;
ceux-ci, surtout, semblaient vouloir les premiers
être de la fête, pointillant aux bons endroits la
CASSINOU VA-T-EN GUERRE ==== 225
forêt — cette immensité — de leurs fleurs
jaunes et luisantes, ces étoiles. En vérité, la vie
semblait soulever le sol et gonfler l'azur, rap-
procher des choses par nature incompatibles
et si distantes.
Les hommes, pendant ce temps-là, conti-
nuaient de se tuer.
A Hont-Hàbi, on apprenait un beau matin
qu'enfin le fils X... ou le fils Z... avait quitté le
dépôt ; et les langues de s'agiter frénétique-
ment :
— Ce n'était pas trop tôt : un embusqué !
— Et même qu'il n'y avait pas plus embus-
qué que lui.
— Sa mère est nièce de l'évêque...
— Son père est de la Loge...
Quelques jours plus tard, à propos du fils Z...
ou du fils X..., c'était une autre chanson sur
un autre ton :
— Alors, c'est vrai?
— On le dit ! On me l'a affirmé ! On me l'a
juré...
— Bah ! On raconte, comme ça, des choses...
— Puisque M. le maire a reçu l'avis officiel...
Ah ?
— Quel malheur ! Si jeune, et beau... et
riche !...
226 ===== CASSINOU VA-T-EN GUERRE
— Quand on pense qu'il y avait des jaloux
pour le traiter d'embusqué !
— Povre petit !
— Moi, je plains surtout la mère...
Et l'on énumérait les noms de ceux, — nom-
breux, hélas ! — qui ne reviendraient plus
jamais, de ceux aussi qui étaient revenus déjà
diminués d'un peu d'eux-mêmes : Barrucas,
dit Barrabas, «se tenait » le poignet gauche en
moins, ce qui lui valait d'être traité de tire-au-
flanc et de feignant par le menuisier Espédeilhe,
dit Capmartet. quand celui-ci, amputé des cinq
doigts de la main droite, se trouvait enclin
à accueillir en sa cervelle la sombre cohorte
des cafards. Loin de s'en vouloir pour cela, ils
ne savaient plus sortir l'un sans l'autre, et
pleuraient ensemble, ou souriaient quand ils
parlaient, seuls ou devant des tiers, de ce qu'ils
avaient fait, là-haut, lors de l'attaque des
Éparges.
Ils menaient la vie des réformés irrécupé-
rables ; c'était fini pour eux... Barrucas avait
des rentes. Capmartet faisait des projets :
bah ! il se débrouillerait de toutes manières,
ainsi qu'il le déclarait lui-même... Alors, en
attendant la paix, on se payait de la paresse
C'\ de In flânerie peu ou prou arrosées; on allnil
CASSINOU VA-T-EN GUERRE - 227
souvent au Pin Rouge. Là, Baptistin, récemment
rappelé dans ses foyers à cause de son âge
et de sa santé, exaltait volontiers sa campagne
de garde-voie à la frontière (espagnole), racon-
tait les terribles exploit-s de son escouade,
l'anéantissement d'une vingtaine de contre-
bandiers de guerre, l'arrestation d'une cin-
quantaine d'espions pour le moins. Les détails
abondaient à ce point que la véracité du récit
semblait incontestable. D'ailleurs, pourquoi Cap-
martet et Barrucas eussent-ils douté? Ils en
avaient vu de plus fortes !... Et ils secouaient
la tête, de concert, d'un air entendu, un peu
ennuyés, simplement, parce qu'ils auraient
mieux aimé penser à autre chose et parler
d'autres gens, en ce décor qui leur rappelait
l'avant-guerre et une douceur de vivre que per-
sonne ne connaîtrait peut-être jamais plus.
Qu'étaient devenus Fantique, et Coco-vaut-
peu, et tant d'autres... et Cassinou, en com-
pagnie desquels ils avaient joué durant des mois
le terrible jeu ?... On avait éprouvé tous
ensemble tant de misère, et, aussi, tant de
pauvres petites joies qui prenaient, dans le recul
du souvenir, une étrange valeur !
— La retraite sur Hont-Hàbi, ordonnait
soudain Gapmartet... L'air fraîchit»
228 z^======^= CASSINOU VA-T-EN GUERRE
— Etc'est l'heure oùles cafards volent, ajoutait
Barrucas... Baptistin, encore une tasse! Il faut
se blinder, au cas qu'on serait pris en enfilade
le long de la route.
Le plus souvent, l'un des deux amis déclarait,
en manière de conclusion, — une fois blindé :
— Y a pas à dire... la route, nous deux, on est
tout de même des veinards de pouvoir la faire
à pied !
On guettait les permissionnaires plus encore
que l'arrivée des journaux...
Et ce fut, vraiment, un bien singulier soldat
que celui qui débarqua vers cette époque sur
le quai de la gare de Hont-Hàbi, par le premier
train, celui de neuf heures ; les indigènes, alors,
sont au lit ou aux champs ; une grande solitude
régnait dans les rues du bourg : ce qui semblait
ahurir notre homme.
Le sol était lustré par une récente ondée, le
ciel aussi, et une autre ondée se préparait ; et la
route était bleu-acier et le ciel était d'un bleu
vague taché largement de violet çà et là.
Miracle d'une capote bleu-horizon! L'homme,
à moins de cinquante mètres, se confondait
presque avec le ciel et la route ; c'était sans
CASSINOU VA-T-EN GUERRE :^zz=i^z=:=;=:= 229
doute parce qu'il s'en rendait compte qu'il ne
semblait pas autrement irrité du peu d'atten-
tion que les êtres et les choses lui prêtaient.
Les êtres et les choses avaient tort. Le soldat
était vraiment pittoresque, rare, peut-être
unique de son espèce. Ses molletières ne tenaient
que grâce à des entrelacs de grosse ficelle ; sa
capote avait l'air d'habiller un épouvantai!
plutôt C[u'un homme ; il était coifïé d'un polo
bleu, — en soie, Dieu me pardonne ! — cadeau
d'une infirmière généreuse ou d'une marraine
qui, pour le reste, avait estimé sans doute que
la mode des polos datait de l'avant-guerre et
qu'elle ne sévirait plus sur les plages, au terme
des hostilités.
Quelques conscrits de la classe 1927, qui pro-
fitaient de la présence de leur papa sur le front
pour fréquenter quotidiennement l'école buis-
sonnière, considérèrent cet homme à son
passage et conclurent avec un ton et des
hochements de tête de connaisseurs :
— Ça, c'est un poilu, un vrai.
Les vieilles et les vieux, sur les seuils ou à
l'abri des rideaux soulevés, se demandaient :
— Mais quel est donc celui-là?
Car les vieux comme les petits éprouvaient
vaguement l'impression qu'ils avaient vu cette
230 ^==r== CASSINOU VA-T-EN GUERRE
fîgure-là quelque part... L'allure de l'homme,
en tout cas, sentait son terroir et ne contrastait
pas trop avec l'horizon familier.
Avec ça, un singulier moineau ! Des yeux
enfoncés et un peu fous, un balancement, tandis
qu'il marchait, qui lui donnait une allure
d'ivrogne pour rire, puis, de temps en temps,
un geste brusque et comme fiévreux par lequel
il assurait tant bien que mal sur ses épaules les
courroies , de quatre volumineuses musettes.
L'homme suivit la grand 'rue, le nez à terre,
et profita de ce que les gens qui l'observaient ne
se montraient pas pour ne regarder personne.
Il ralentit deux ou trois fois, notamment devant
la boutique du coiffeur ; après quoi, ayant craché
dans ses mains, comme pour se donner du cou-
rage, il se remit en route, s'arrêta quelques
minutes plus tard devant chez Fantique, « Fruits
et primeurs )>, frappa discrètement, puis plus
fort, à la devanture et, personne ne lui répon-
dant, entra.
Il regardait autour de lui comme 'eût fait un
voyageur dans l'auberge de hasard où l'heure
l'oblige à se gîter. Un peu de feu brûlait dans
la cheminée haute. Il cria : « Patronne 1 « Per-
sonne ne répondit. La patronne devait promener
ses fruits et primeurs, les gosses étaient à l'école,
CA88INOU VA-T-EN GUERRE 231
OU ailleurs. Sans façons, l'homme apporta une
chaise près des tisons encore rouges, alluma
une pipe... A ce moment un vieux chat au pelage
râpé apparut en miaulant ; il avait des yeux
tout blancs ; il était aveugle... Il s'avança en
reniflant, se cognant aux pieds des tables et
des chaises ; il cherchait son trou familier,
entre la plaque de fonte bien chaude de la
cheminée et le parquet... L'homme regarda
la bête, tira d'une de ses musettes un morceau
de bidoche qu'il coupa minutieusement, ofîrit
ce régal à la bête bientôt ronronnante... et se
mit à pleurer, sans bruit...
Cependant, de l'autre côté de la porte vitrée,
les cotnmentaires se poursuivaient, à voix
haute ou basse :
— Fantique n'avait pas donné de ses nou-
velles depuis un mois et plus...
— C'est peut-être un copain à lui qui sait
quelque chose.
— Il n'est pas gêné, le type !
— On pourrait avertir la Jeanne ?
— Bah ! il ne fait pas de mal...
— Oui, mais s'il y avait du malheur, il ne
faudrait tout de même pas qu'il lui jette ça
trop crûment, à la povre !
— Attention !... la voici... la voici...
•232 ^=====^ CAS8IN0U VA-T-EN GUERRE
Comme par enchantement, tandis que la
carriole de M™^ Fantique apparaissait' au
détour de la rue, les bouches se firent muettes,
les spectateurs s'éclipsèrent. Au bruit des gre-
lots, l'étranger leva la tête, essuya ses pleurs,
s'avança vers le trottoir et déclara avec beau-
coup de simplicité :
— C'est moi, Jeanne... J'étais dingo. Ça
va mieux. Deux mois de convalo. Y a du bon...
Et, avant même d'embrasser sa femme, il
esquissa une danse folle, se lança de formi-
dables et joyeux coups de poing sur les cuisses,
passant des pleurs au rire, du chagrin à l'allé-
gresse, du même élan qu'une bête poursuivie
franchit un ruisseau...
Deux heures plus tard, tout le boui^g avait
essayé de pénétrer dans la boutique ; mais la
Jeanne montait la garde sur la porte et ne
laissait personne passer. En revanche, elle
n'était pas chiche de paroles.
— Ah î ça m'a fait un coup !... Le cœur
me remontait dans la gorge... Comme on nous
les rend, tout de même ! J'en pleurerais si
j'osais... Ce qui me console, c'est que l'appétit
y est... et que, pour ce qui est de dormir...
écoutez ! On l'entend ronfler d'ici... Trois fois
CASSINOU VA-T-EN GUERRE 233
enterré, par des marmites, en deux jours. Ça
lui avait chaviré les idées, comme de juste.
Et sa plaque, perdue... et son livret, pareille-
ment. S'il en était mort ou resté pecq quelque
part, je n'aurais même pas eu la consolation de
« lui porter le deuil )>... Ça fait horreur rien
que d'y penser... Qui l'aurait reconnu, lui rasé
autrefois, avec cette barbe? Quand il m'a
embrassée, ça m'a fait honte comme si j'avais
accepté cela d'un autre !... Et les petits qui se
sont mis à hurler de peur en le voyant î... Mon
Dieu, mon Dieu !...
Le lendemain, ce fut une autre histoire : la
Jeanne aurait voulu produire son époux en
public, oh ! quelques instants, sans risquer de
le fatiguer, non pas, du reste, sans l'avoir
confié au coiffeur et convié à quelque peu de
toilette.
Mais Fantique ne voulut rien savoir ; il
parlait un langage étrange qui contribuait
pour beaucoup à inquiéter sa moitié... Il sem-
blait avoir oublié le patois et changé d'accent ;
il se trouvait bien au lit, mangeait ferme, buvait
sec, puis se rendormait, qu'il fît jour ou nuit...
— Voyons, « Ticou », disait la Jeanne,
secoue-toi un peu, tu finirais par t 'engourdir
le sang et t 'épaissir les humeurs !
234 ' CASSINOU VA-T-EN GUERRE
— Faut s 'guérir d'abord d'être dingo.
— Tout le monde te demande, même
M. Leberlucque, qui est venu pour te voir.
— Grache-z-y-lui que je suis dingo. Et puis...
la barbe !
— Ah ! tu veux que le coiffeur vienne?
demande la Jeanne toute joyeuse à cette idée...
— Laisse le coiffeur où il est. J'suis dingo.
Pas moyen de le tirer de là.
Cependant, les uns et les autres continuaient
à rôder autour de leur maison, à l'affût de nou-
velles : « Demandez-lui donc, Jeanne, s'il y a
longtemps qu'il a vu le mien ?... )> — « Il était
sûrement avec /e mien... Est-ce qu'il avait bonne
mine?... » — « Et le mien... je me fais un sang
d'encre à l'idée qu'il ne reçoit peut-être
pas ses colis... » Jeanne levait les bras au
ciel :
— Hé té! que voulez-vous que j'y fasse?...
Il ne sait que me dire qu'il est dingo... Qu'est-ce
que c'est encore que cette histoire-là?
Les mères et les femmes ouvraient grands
les yeux et le bec et répétaient : « Dingo... Il
est dingo... » les unes d'un air admiratif, les
autres avec une vague expression de méfiance
sur leur visage. Justement le Piocq passait.
La Brousselette lui annonça la nouvelle : Fan-
CASSINOU VA-T-EX GUERRE r==== 235
tique était revenu en congé de convalescence et
on l'avait nommé dingo.
— Bigre ! ce n'est pas rien, fit gravement le
Piocq après s'être gratté la tête...
Et il s'en fut. Maintenant, les commères
murmuraient :
— Ce n'est pas pour dire, il y en a qui ont
de la chance...
— Deux mois de congé de convalescence !
— Et nommé dingo !
— Tandis (|ue le mien...
— Que le mien... le mien...
— ... h' mien...
Le vaste patriotisme de la France et l'égoïsme
familial des Français communiaient.
XX
Le dimanche suivant fut le dimanche même
de Pâques et, dès cette aube de printemps, qui
fut rose et dorée comme est la forêt d'automne,
les cloches de la région s'en donnèrent à cœur
joie de promener, au-dessus du paysage, des
sons qui allaient bien à ses couleurs. Alors
Fantique se leva, très agité, avant même qu'on
lui eût apporté au lit, comme d'habitude, son
casse-croûte et son litre de blanc. Il ouvrit celle
de ses fenêtres qui donnait sur le jardin, regarda
avec une sorte d'ahurissement les reflets du
canal au delà des ouvrages potagers, des haies
vives fardées de blanc et des jeunes pins qui for-
maient clôture, réfléchit, s'examina dans le
miroir et conclut pour lui tout seul :
— C'aurait été tout de même dégoûtant à
moi de me montrer avec cette gueule.
Il lui semblait qu'il s'éveillait d'un songe
trouble, peuplé de vagues et déplaisantes
images ; la réalité avait du bon. Il héla aussitôt
CASSINOU VA-T-EN GUERRE z==^=^=^ 237
la patronne qui accourut, étonnée heureuse-
ment de reconnaître, là-haut, dans la chambre
conjugale, une voix qui sonnait avec l'accent
du temps de paix...
— Qu'est-ce qu'il y a encore? fit M™^ Fan-
tique, laquelle ne pouvait croire si vite à tant
de bonheur...
Fantique, après un court instant de méfiance,
se mit à rire largement :
— Ce n'est pas un autre, j'espère, que tu
espérais trouver ici?... Les cloches m'ont éveillé
de bonne heure, voilà tout... C'est donc
dimanche?
— Et le plus beau de tous les dimanches :
celui de Pâques !
— Bihosie ! De quoi me parer, et vivement...
Et va chercher le coiffeur avant que les clients
l'encombrent... Et les petits? Où sont les
petits?
— Et ils sont là !
]y[me Pantique ouvrit une porte ; les deux
gosses se précipitèrent au cou de leur père,
à peine intimidés par sa figure : ils avaient
reconnu la voix, eux aussi.
A présent, la bonne femme pleurait en toute
confiance, mais de joie, et les enfants pleu-
raient ou riaient à tour do rôle. Fantique laissa
•238 ===z= CASSINOU \A T-EX (tUERRE
tomber un instant dans ses mains sa face
sinistrement barbue et murmura comme à lui-
même :
— Bien sûr que j'ai été dingo... pourvu seu-
lement que je n'aie pas dit trop de bourdes ;
c'est pas rigolo d'être dingo...
Puis encore, après un soupir de soulagement :
— Y a toujours ça de bon que je ne suis plus
dingo.
^jme Fan tique, un peu étonnée et vexée,
se leva précipitamment et mit la main sur la
bouche de son mari :
— Tais-toi, tais-toi, mon Diu-Jêsii !... Oui,
tu as peut-être raconté quelques bourdes,
quelques blagues, hier encore et les jours
d'avant... Mais, je t'en prie, ne reparle plus de
cette histoire...
Mes bons amis, comprenez bien l'émoi delà
dame : ne lui avait-on pas assuré à Saint-
Lubin-de-Hont-Hàbi, la veille même, que le
titre de dingo, dans l'armée anglaise, c'était
quelque chose comme celui de chevalier de la
Légion d'honneur... en mieux?
Deux heures plus tard, Fantique faisait sa
rentrée dans la vie publique de son bourg
natal. Il y apparut en civil, rasé, le béret fière-
CASSINOU VA-T-EN GUERRE i=^=zi=: 239
ment campé au-dessus d'une frange drue dont
Brandebal avait tenu à tracer la courbe en
artiste ; il produisit une excellente impression.
Bien entendu, la vieille Brousselette fut des pre-
mières à venir fouiner aux abords de la bou-
tique ; elle devenait de plus en plus féroce, —
l'un de ses fils, l'écarteur, ayant été fait pri-
sonnier quelques jours plus tôt, l'autre, le
joueur de pelote, venant d'être évacué sur
un hôpital breton à la suite d'une crise d'enté-
rite. Et la terrible bonne femme, à propos de
ce dernier, lança à Fantique, après quelques
rapides formules de courtoisie.:
— Pauvre de moi ! Ah ! mon ami, s'il faut
quand même qu'il soit malade... pour qu'on
l'ait envoyé si loin !... De l'entérite ! Et en
Bretagne 1... Ce n'est pas comme toi qui as
retrouvé les tiens et qui es dingo...
— Bien sûr, toujours un jdcu... fit Fantique
qui ne tenait pas à se compromettre.
— Et quelle mine tu as ! On peut dire que
iu es devenu beau... Même le dessous de
tes yeux, que tu avais si creux et qui mainte-
nant est gonflé ! Enfin, je ne suis pas jalouse ;
tant mieux pour ceux qui ont de la chance ; le
monde est assez pl<*in de misère... Ah ! /// es
h('(ui^ In es Ix'dii... Regardez s'il rsl hctiu !
240 === CASSINOU VA-T-EN GUERRE
On ne saura jamais si Fantique en était
alors persuadé, ou s'il se jugeait suffisamment
cuirassé contre le venin de cette langue pointue.
Il souriait avec béatitude. Mais deux autres
arrivées venaient de se produire qui le dis-
pensèrent de s'enorgueillir par trop ou de se
fâcher : Espedeilhe, dit Capmartet, et Barru-
cas... Les deux grands blessés du pays firent
fête à leur camarade :
— Ben, mon vieux, ça fait plaisir de se
revoir. Alors, quoi de neuf?
— On disait que tu étais pec^ .^
— Oh ! pas pecq... marteau, simplement,
fit Fantique avec modestie.
Brousselette ne s'était pas éloignée encore ;
elle crut devoir insister :
— Ni pecq ni marteau, les amis : mais dingo...
Et ce qu'il est beau !
Espedeilhe répliqua en tordant la bouche,
— ce qui était sa façon à lui de prendre l'offensive
dans le cours d'une conversation qui menaçait
de tourner mal :
— Bien sûr qu'il est beau, la même... S'il
fait des petits, il vous en gardera...
— Et il vous invitera à le voir lui-même
tout entier à son prochain conseil de réforme,
ajouta Barrucas...
CASSINOU VA-T-EN GUERRE ====^= 241
La vieille se tut, ne comprenant pas exac-
tement si on lui offrait « méture ou viande »,
vexée aussi parce que Capmartet venait de lui
dire : « Attention aux pots de fleurs ; faut pas
les bousculer... » Elle jura qu'elle ne s'était
pas approchée de ceux qui ornaient le trottoir,
devant la boutique du marchand de primeurs,
et s'éloigna rapidement, songeuse et rageuse.
Du reste, s'il y eut une ombre au tableau,
ce fut la seule, et cette antique peste de Brous-
selette évita de se montrer durant le reste du
jour. Celui-ci fut beau de toutes manières ;
devant la boutique de Fantique, et à l'inté-
rieur de la maison mêmement, ce fut « comme
la foire » sitôt la grand'messe finie et l'apéro
bu, comme la foire jusqu'au soir...
Cette fois, Fantique faisait fête à son monde, et
répondait comme il devait, — ou comme il
pouvait, — aux innombrables questions que lui
posaient les parents des absents : « Tu l'as vu?...
Comment est-il?... Quand vient-il?... » Vous pen-
sez si un tel métier sèche la gorge ! Fantique
n'interrompait ses histoires et ses rapports
que pour ordonner à sa femme : « Donnes-en
d'autre !... » ou simplement : « Débouche ! «Ceci
afin d'économiser son temps et sa langue...
Et allez-y donc ! Et à la tienne ! Et à la vôtre!...
16
242 =====1= CASSINOU VA-T-EN GUERRE
C'était la guerre... On ne savait qui vivrait ou
mourrait, qui, plus tard, serait heureux ou mal-
heureux, riche ou pauvre...
La fameuse collection de bouteilles de vins
de sable que possédait Fantique méritait, en
vérité, sa réputation, puisque je n'ai pas,
depuis lors, ouï dire qu'elle eût été anéantie ce
jour-là.
Vers le début des vêpres, durant l'accalmie,
Cucu-rien-qui-vaille, maigre et miteux comme
toujours, osa s'insinuer en compagnie de quel-
ques anciens gardes civiques qui ne reniaient
pas, si gros bourgeois ou importants person-
nages qu'ils fussent, leur compagnon de com-
bat de la première heure. Et, presque sur leurs
talons, le maire en personne, M. Leberlucque
entra.
Toujours le même, ce sacré M. Leberlucque!...
Poli à vous « sang-glacer », vous lançant à travers
ses lorgnons des regards qui semblaient vous
arriver de derrière sa tête et vous envoyant du
bout de ses dents d'or des mots brefs et pointus
qui paraissaient tomber du plafond !...
Aussitôt, M"^^ Fantique de s'affoler et de
tourbillonner plus que jamais, comme il sied
en présence de visiteurs de marque, et les
CASSINOU VA-T-EN GUERRE ==^=== 243
bouchons de sauter avec un bruit allègre et
quasi fanfaronnant, rappelant la voix inofîensive
des canons qu'on fait péter en temps de paix,
la veille des fêtes...
Mais, alors, il se passa quelque chose d'assez
bizarre... Car, enfin, tout simple marchand de
primeurs qu'il fût, Fantique savait vivre. Or,
de la part d'un homme qui sait vivre, que
pouvait bien signifier, je vous prie, une attitude
qui consista sur-le-champ à négliger M. Leber-
lucque ou autres notables pour s'empresser
autour d'un Cucu-rien-qui-vaille, pour lui parler
rapidement, timidement, sur un ton d'enfant
nigaud pris en faute et qui semble danser dans
des souliers trop petits?
Il y eut presque un moment de gêne sans que
personne, du reste, sût à quoi précisément
l'attribuer ; les nouveaux venus pensaient sans
doute : « Tiens ! il n'est pas encore tout à fait
aussi rétabli qu'on va le cornant dans le vil-
lage !... » Rétabli? C'est-à-dire qu'il paraissait
tout au bord de la rechute, l'infortuné Fantique !
M. Leberlucque, en politique avisé, sauva,
— ou crut sauver, — la situation :
— Vous nous excuserez, mon cher compa-
triote, d'être venus si tard vous féliciter de la
conduite héroïque qui fut la vôtre là-bas : à
244 ===== CASSINOU VA-T-EN GUERRE
votre rétablissement définitif, à la France, à
nos vaillants alliés !...
— A vos braves camarades!... poursuivit
quelqu'un...
— A nos fils !... ajouta un autre...
— Et au mien, conclut doucement Cucu-
rien-qui-vaille à qui l'empressement de son
hôte n'avait rien ôté de ses allures et de son
air de pauvre honteux.
Et Fantique eut un drôle d'air, de nouveau,
en portant son verre au-devant de celui de
Cucu-rien-qu i-va ille . . .
— Vous allez vous reposer, à présent, n'est-
ce pas?... conseillait amicalement, quelques
instants plus tard. M, le maire à Fan-
tique... Pour une première sortie de chambre,
c'en est déjà de trop... Et, encore une fois, je
m'excuse de...
— Vive Fantique !
— Votons un banquet à Fantique !
— C'est ça !... Bravo !...
Dix minutes plus tard, le héros de la journée
était seul devant la table encombrée. Pour-
quoi ne se levait-il pas, et quel plaisir trou-
vait-il, s'il vous plaît, à contempler son verre
vide?... Brusquement il tressaillit... La porte
du jardin venait de s'ouvrir en grinçant
CASSINOU VA-Ï-EN GUERRE === 245
doucement. C'était de nouveau Gucu-rien-qui-
vaille.
— Excuse-moi, dit celui-ci, je n'osais pas
te questionner devant tout ce beau monde...
Voilà, je me fais du mauvais sang au sujet du
petit. Lui, il m'assure toujours qu'il va bif n ;
mais d'autres m'ont dit qu'il avait mauvaise
mine.
— Qui ça? interrompit nerveusement Fan-
tique.
— D'autres, je te dis... des gens d'Ondres,
je crois ; je ne les connais pas davantage.
— Alors, de quoi se mêlent-ils?
Fantique haussa les épaules, hésita un ins-
tant, puis d'un ton énergique, reprit :
— Il est toujours pareil. Pas très fort, bien
sûr, mais vaillant... aussi vaillant que moi ;
tiens, je vais même te prier de me laisser en paix
ce soir, mon Gucu... J'ai la tête lourde comme
un wagon de pierre de Bidache. Nous repar-
lerons demain de ce brave Coco...
Uii peu plus tard, quand la patronne reparut
dans la salle à manger, elle trouva son mari en
train de sangloter, les coudes sur la table. Elle
fit deux pas vers lui, puis s'arrêta et sortit sur
la pointe de ses sandales. Mon Dieu ! est-ce
que la mauvaise fièvre allait reprendre son
246 =======: CASSINOU VA-T-EN GUERRE
« Ticou )) ? En tout cas, il lui semblait préfé-
rable de ne pas intervenir pour l'heure, de
singer celle qui n'a rien vu et qui continue de
croire que tout va bien.
Alors Fantique se raidit, se versa un verre
de vin qu'il but d'un trait, essuya ses larmes
et, tirant de sa poche une liasse de papiers,
en chercha un avec des doigts que l'émotion
faisait trembler... Ah ! ça représente tout de
même du bon, à certains points de vue, d'être
dingo : on oublie toutes sortes d 'affreuses
choses, on ne pense plus qu'à des bêtises... ou
on ne pense à rien du tout ; tandis que, quand
on s'est une fois éveillé...
Il alluma l'électricité, déplia la lettre, revit
sans doute en cet instant la figure de celui qui
en était l'auteur, un copain encore, celui-là, et
un bon : Georges Tignan, dit le vicaire, à
cause de son air poupin et de son visage qu'il
niaintenait imberbe en dépit des prescriptions
ministérielles qui interdisaient encore à l'époque
d'aussi inconcevables fantaisies ; dans le civil,
Georges Tignan était agrégé de philosophie et
professeur dans un grand lycée de province,
ce qui lui valait l'honneur d'être, à tout
bout de champ, réquisitionné comme écrivain
public par ses camarades de tranchée.
CASSINOU VA-T-EN GUERRE ==^===^ 247
« ...Eh bien oui, ça y est... )> disait presque tout
de suite la lettre ; « ainsi qu'il fallait s'en douter
avant même que tu fusses évacué, le pauvre
petit Coco y est passé. C'était hier. Nous l'avons
enterré dans un bon endroit, de notre mieux.
Nous pleurions tous. Nous devrions pourtant
être accoutumés à ce genre de cérémonies-là,
depuis le temps... Mais, cette fois, ce n'était pas
tout à fait la même chose. Un cas exceptionnel,
quoi !
« D'abord il faut te dire que le 22, le surlen-
demain de ton départ, il avait eu le bras assez-
éraflé dans un boyau où, comme à l'ordinaire,
il s'avançait sans trop de précautions, dési-
reux de nous ravitailler à l'heure. C'était sa
fierté et sa gloire que nous fussions toujours
servis avant les autres... Pauvre Coco !... Lui
riait et toussait. On lui disait : « Fiche-nous la
« paix ! Qu'on ne te revoie pas avant que tu aies
« fait soigner ta blessure et qu'elle soit gué-
« rie... » Bien entendu, il ne s'agissait pas de sa
blessure, qui ne nous inquiétait guère, mais
du reste... Bon. Faute de pouvoir lui faire en-
tendre raison, on se décide, quatre ou cinq,
dont j'étais, à prévenir le major en douce... Et,
tout de suite, le major appelle Coco...
«Ah î ça en a fait du foin et de la paille !...
248 - CASSINOU VA-T-EN GUERRE
Voilà Coco qui devient tout rouge et qui se met
à rouspéter comme un pépère : « Qui qui vous a
« raconté ça, monsieur le major?... Une égrati-
« gnure. Pas même besoin d'y cracher dessus
« pour que ça se ferme. Et si je n'étais pas là,
« qui c'est qui nourrirait ce troupeau de co-
« chons... oui, des cochons, puisqu'ils m'ont
« dénoncé !... » Et puis ce fut une autre histoire :
« Ce n'est pas pour ma blessure^ qu'on me fiche-
« rait dehors comme un galeux !... Ça va bien,
« j'ai compris !... » Il avait compris, en effet,
et, le lendemain, il avait les yeux tout rouges...
Il s'en excusa auprès de moi : « De ma peau,
« je m'en fiche, mais c'est à cause du père... « Il
n'en pouvait plus, il était à bout. Le soir même
il a consenti à se laisser conduire à l'ambulance,
mais pas plus loin, suppliait-il avec une sorte
d'effroi...
« Tu comprends, il voulait que les copains
fussent là « au bon moment », comme il disait.
« Et maintenant, mon Fantique, toi qui vas
sans doute aller bientôt en convalo dans votre
Hont-Hàbi, fais bien attention à ce que je vais
te dire : cela te paraîtra peut-être un peu décon-
certant, un peu imprudent même peut-être,
mais les volontés des mourants sont sacrées et
celles de notre grand Coco-vaut-peu font res-
CASSINOU VA-T-EN GUERRE ^,,^^^^^^:::^^::^^^:^^:^^^ 249
sortir une fois de plus tout ce qu'il y avait de
tendresse et de noblesse dans son âme...
«Voici. Il n'a eu qu'un souci jusqu'au der-
nier moment : son père. Il paraît que c'est un
très pauvre homme, de santé précaire lui aussi,
qu'ils s'adoraient... Le petit nous disait : « Il
« n'a que moi, il n'y a que l'espoir de me revoir
« qui le soutienne. Alors il faut faire durer cet
« espoir le plus longtemps possible... Sans ça, le
« vieux se découragerait, boirait, mendierait,
« crèveraitcomme un chien... Je ne veux pas ! » Et
il a eu le courage d'écrire une vingtaine de
lettres, alors qu'il commençait à ne plus pou-
voir respirer... J'en remettrai une au vaguemestre
tous les quinze jours ou toutes les trois se-
maines, • — en tâchant de les faire durer aussi
longtemps que possible... Attends, ce n'est
pas tout : il a même prévu le cas où la guerre
finirait bientôt... Alors on l'aura fait prisonnier
et il subira une longue peine disciplinaire chez
les Boches. Ou bien la guerre durera encore et
ce seront les camarades qui écriront, en racon-
tant que le petit a été attigé à la main droite,
oh ! sans aucune gravité, du reste.
« Pour ce qui est de Hont-Hàbi, rien à craindre.
Le capitaine de Cabiracq a écrit à votre maire
qui a accepté d'entrer dans la combinaison...
250 ======z CASSINOU VA-T-EN GUERRE
« Et maintenant, mon vieux copain, je vou-
drais te parler de choses plus gaies, mais je
n'en ai guère vu défiler sous mes yeux ces temps-
ci. Tiens, encore une sale histoire : figure-toi que
le malheureux Cassinou... »
Mais, à cet endroit de la lettre, Fantique la
replia et l'enfouit rageusement dans sa poche.
Il n'avait plus besoin de lire ; cette autre sale
histoire, oubliée durant les jours de trouble
et de demi-démence, venait de ressurgir tout
entière dans son esprit. Ah ! oui, encore du
propre !... Seulement il en avait assez pour cette
fois, il ne voulait plus penser à rien.
Il déboucha une nouvelle bouteille, puis une
autre. Quand il se sentit tout à fait ivre, il se
coucha sans mot dire.
XXI
Aux environs de dix-sept heures, un coup
de téléphone avait fait entendre son crépi-
tement dans la cagna du capitaine, — un cré-
pitement bien assourdi, timide ou sournois,
très «genre guerre de taupes», quoi!... Et,
depuis lors, le capitaine comte Henri de Cabi-
racq se montrait assez nerveux.
Entendons-nous : nerveux, à sa manière.
C'est-à-dire qu'il avait brûlé ses cigarettes
au lieu de les fumer en les savourant, qu'il
avait juré deux fois et non pas une à chacune
de ses phrases, qu'il chantait des refrains
gascons d'une voix plus tonitruante qu'à
l'ordinaire et que ses éclats de rire étaient
plus brusques et plus bruyants que ceux qu'il
avait coutume de faire sonner. Il n'avait
pourtant montré de mauvaise humeur qu'une
fois, dans la journée : oui, lorsqu'il avait expli-
qué à un des anciens aides du pauvre Coco-
vaut-peu qu'un cuistot qui laisse rôtir, sur
252 ===== CASSINOU VA-T-EN GUERRE
feu vif, un râble de lièvre plus de trente-cinq
minutes, est un criminel, passible de conseil
de guerre pour le moins... Mais le coupable
aimait beaucoup le capitaine, le capitaine
aimait beaucoup le coupable, et toute cette
terrible histoire s'était arrangée en fm do
compte, à l'amiable, le cuistot ayant juré la
main sur le cœur de mieux faire une autre
fois.
Non, l'affaire s 'étant terminée de la sorte,
et dès avant midi, ce n'était pas ce souvenir
qui pouvait à tel point troubler le capitaine,
tandis qu'il allait et venait, d'un pas turbulent
et en faisant de temps en temps de grands
gestes, d'un bout à l'autre de ses appartements.
Le décor? Délicieux. Mais on m'en vou-
drait de le décrire : est-ce que les gens de
l'arrière ne le connaissent pas au moins aussi
bien que ceux de l'avant?... Une cagna, une
cagna de luxe, modèle riche, une cagna d'offi-
cier, parquetée de boue et de pavés, avec
deux beaux dodos garnis de paille et creusés
dans les parois^ — au-dessus du niveau de la
boue, s'il vous plaît, car on ne saurait se guérir
d'être un épicurien, un jouisseur et un aristo-
crate. Comme meubles, quantité de litres vides
et quelques-uns de pleins, plus divers accès-
CASSINOU VA-T-EN GUERRE =:^=== 25 3
soires, savoir : un accordéon, un cor de chasse et
enfin deux très belles caisses recouvertes de
descentes de lit achetées on ne saura jamais où,
et au-dessus desquelles une main industrieuse
avait inscrit, afin que nul ne s'y trompât :
BUREAU.
Devant l'un des deux bureaux, un homme
griffonnait, indifférent en apparence au manège
du capitaine.
— Sergent Hoscal ! fît ce dernier...
— Présent !
— A qui écris-tu? A la senora Brazon?
— A la senora Brazon, parfaitement.
— Tu n'as peut-être pas tort, par le temps
({ui court, fit énigmatiquement le capitaine.
Le sergent Hoscal, qui s'était, quelques mois
plus tôt, appelé Jean-le-Perdu, l'ancien vaga-
bond-amateur des routes gasconnes, tourna
vers son capitaine un visage devenu presque
méconnaissable, aiguisé, fin, sérieux, presque
dur.
— Ah !... mon capitaine... Alors, selon vous,
ce serait?...
— ■ Pour demain, à l'aube.
— Ça va, dit tranquillement le sergent.
Vous permettez que j'ajoute quelques hgnes?
— Comment donc !
254 z=:== CASSINOU VA-T-EN GUERRE
Le capitaine fit de nouveau l'ours en cage,
durant quelques minutes, et reprit :
— Au fait, où en êtes-vous, la senora et toi?
— Cette fois, je crois qu'on est fiancés pour
de bon, nous deux.
Il tendit négligemment la dernière lettre
qu'il avait reçue de celle pour laquelle il s'était
jadis « laissé devenir perdu-par-amour », de
celle qu'il avait revue à la veille de la guerre,
alors qu'elle était toujours et plus encore
«pareille à une touffe de jasmins et d'œillets
dans une chambre sombre »... Il dit avec un
sourire presque extasié :
— Il me fallait ça... la guerre... et aussi ce
que demain me fait pendre au nez pour m'ame-
ner à comprendre que je l'aimais toujours...
et que je suis bien capable de l'épouser, si je
m'en tire !
— Phénomène... grogna le capitaine en sou-
riant... Et, ensuite, bras dessus, bras dessous,
vous reprendrez la route, tous deux cette fois?
— Non, la grande aventure m'aura guéri
de toutes les autres.
Le capitaine avait parcouru la missive :
— Bigre, c'est qu'elle t'aime, ta payse !
— Je le crois, fit Jean Hoscal avec beau-
coup de simplicité... Peut-être nous sommes-
CASSINOU VA-T-EN GUERRE - 255
nous toujours aimés sans le savoir ; seule-
ment, voilà : quand je l'ai demandée, il y a
dix ans bientôt, elle n'était pas mûre pour
moi ; quand, devenue veuve, elle m'a demandé,
avant la guerre, j'étais encore trop vert pour
elle.
Il tira longuement sur sa pipe et conclut :
— Tandis qu'après des histoires comme
celle-ci, il y a tout lieu de supposer que nous
serons l'un et l'autre à point. Et il y aura du
bon. La vie est belle !...
— Oui, nous avions besoin de passer par
où nous passons pour nous en rendre compte
un peu clairement. Mais la route... ta route?...
Comment vivras-tu autrement qu'en nomade,
toi, Jean-le-Perdu?
— J'ai trouvé le truc... Je voulais même
vous en parler, ces jours-ci... Alors, ma foi,
puisque c'est demain le coup de chien... —
vous permettez, mon capitaine?... — j'y vais
droit !... Vous savez, moi. je ne suis pas de ceux
qui croient que ce sera tout à fait fmi, après
cette guerre... que la France n'aura plus besoin
de soldats...
— Alors?
— Alors... Eh bien, voilà : une supposition
que je m'en tire demain (et j'y compte bien !)
256 === CASSmOU VA-T-EN GUERRE
alors, des fois que j'en mettrais un peu... et que
je parte en permission un peu plus tard, ce serait
.plus convenable, étant donnée la situation de ma
fiancée, que... que je puisse m'habiller au moins
en sous-lieutenant...
Il avait rougi jusqu'aux oreilles.
— Et accrocher une petite croix rouge et
verte... ici?... poursuivit le capitaine.
— Ça ne gâterait rien.
— C'est bon... On y aura l'œil. Ta lettre
est finie? Bien. Avant de la boucler, présente
à ta fiancée mes plus respectueux hommages.
Et puis, tu iras me chercher Cassinou... Tou-
jours pareil, Cassinou?
— Terrible, mon capitaine : pas à toucher
avec des pincettes !
— Ça va bien, je vais le distraire. Fous
le camp.
Or ce fut un Cassinou imprévu, tout réjoui,
tout à la coule et à la douce que le capitaine,
à quelques instants de là, vit s'avancer vers
lui. Drôle de tenue, par exemple, pour un
lignard qui se respecte : il avait récupéré son
béret, arboré un vieux pantalon de civil ;
ajoutez un chandail à cela, et ça faisait le
compte...
— Mon capitaine, quand jo paie à boire.
17
CASSINOU VA-T-EN GUERRE - 259
— Tu es propre ! s'exclama amicalement le
capitaine...
— Rien à fiche ! Alors on se met en bour-
geois... Ai-je tort?
— Non. Mais... excuse mon indiscrétion,
on dirait qu'il y a du neuf?
— Oui, la rogne m'a passé.
— Bonnes nouvelles?
— Bonnes nouvelles.
Le capitaine ôta son képi et se gratta la
tête avec perplexité.
— Voilà qui y a mettre du trouble dans
mes projets, fit-il comme pour lui-même...
Voyons, en deux mots... maintenant que... que
la rogne t'a passé, que préfères-tu : être ou
ne pas être de patrouille ce soir ?
— Ça n'a rien à voir, fit Gassinou avec un
large rire ; j'en suis.
— Je t'avertis qu'on attaque demain et
que, cette nuit, ce sera de la besogne soignée
que j'attendrai de toi... Réfléchis, tu as pris
assez souvent le tour des autres...
— Mon capitaine, quand je paie à boire,
ce n'est pas avec l'intention de m'appuyer
une nouvelle tournée aux frais des copains.
— • Entendu. Viens me retrouver dans une
demi-heure... Choisis deux hommes...
260 z=i=z=z;iz:z:zz= CASSINOU VA-T-EN GUERRE
... Et maintenant, mes bons amis, il nous
faut revenir à Hont-Hàbi, au lendemain du
jour, vieux dès à présent de deux semaines, où
le bon Fantique se remit à voir un peu clair en
lui et autour de lui. Le lundi de Pâques le
retrouva tout gaillard et dispos, en dépit du
vin de sable bu la veille. Mais, dès le saut du
lit, il avait renoué le fil des pensées et des
sentiments pénibles brusquement interrompus
quelques heures plus tôt par l'ivresse et le
sommeil :
« Pauvre Gassinou ! »
C'était rageant, tout de même, un garçon
comme lui, le plus gai, le plus vaillant, le plus
courageux de toute la bande et qui, main-
tenant, désespéré, rendu pis que fou, ne cher-
chait qu'à se faire tuer et ne négligeait rien
de ce qu'il faut faire pour y passer dans le
plus bref délai possible !... La faute de qui,
tout cela? De Marylis, oui, de cette brave
petite Marylis, si jolie et si vertueuse, mes-
sieurs et dames ! Imaginez l'affaire d'où vous
êtes, si paisible que se sente votre cœur, si
tiède que soit votre foyer, si savoureuse que
vous paraisse l'odeur des plats qui mijotent
sur vos fourneaux, — et vous comprendrez.
Voici : il y a un bon garçon de muletier, —
CASSINOU VA-T-EN GUERRE zz===^=r 261
et VOUS savez lequel ! — qui depuis des mois,
tant de mois qu'on ne les compte même plus,
reçoit toutes les semaines pour le moins, de
son pays, deux missives dont l'une dit sim-
plernent : Deux bon baisé et bon courage ! Pas
de signature, mais l'écriture, depuis longtemps,
est connue... L'autre lettre est dictée par la
marna à l'instituteur de Loureheyre ; évidem-
ment, la terre manque de bras, mais ça peut
encore aller et il n'y a pas de mauvais sang à
se faire ; la santé est solide, et on en souhaite
simplement autant au piichoun... Une vache
a eu un veau et se porte bien ; la résine est à
un prix décent et, quand il y a tant de malheur
ailleurs, on aurait mauvais cœur de se plaindre...
« Pour le reste », ajoute discrètement l'instituteur
de Loureheyre, « je puis vous affirmer que la
personne que vous savez conserve à votre égard
les meilleurs sentiments de sympathie... »
Ah ! l'on a beau n'être qu'un pauvre soldat
aux pieds plus ou moins gelés, au ventre plus
ou moins creux, on a beau aimer la vie au
point de craindre parfois la mort (quoique
brave), des nouvelles de cette espèce, cela
vous réchauffe et vous rassasie, cela vous
flanque tous les cafards en déroute... Il fait
nuit, il pleut... On les aura, décidément, les
262 — CASSINOU VA-T-EN GUERRE
pieds gelés !... On pense à la liberté passée,
au bon vagabondage le long des routes, aux
franches lippées, aux longues beuveries... Etait-
ce dans une autre vie? Est-on déjà mort?...
C'est long, très long... Mais il y a des mots
qui sont là pour disperser les voiles des papillons
noirs : Deux bon baisé et bon courage /...
Ce sera si simple, la vie, dès que ces ignobles
Boches seront délogés ! Cassinou fait des
plans et des projets, pour la première fois
depuis qu'il est au monde ; il tâte, dans la
poche secrète de sa vareuse, le magot de feu
son oncle, dont il est devenu soudain étran-
gement ménager ; avec cela, on fera remettre
à neuf la maison de Hont-Hàbi ; il y aura,
au rez-de-chaussée, place pour un bel atelier
de couturerière, pour un atelier comme n'en
auront certes pas les pareilles de Marylis, pas
plus à Bordeaux qu'à Bayonne, à Mont-de-
Marsan qu'à Dax... Lui-même continuera son
métier, mais sérieusement, et en grand, et
avec des commis... Voyons : peut-être que, pour
commencer, deux commis et huit mules suffi-
raient tout de même?...
Et, là-dessus, notre homme qui apprend tout
d'un coup — v'ian, en pleine poitrine ! — que
la Maryhs se joue de Daiine Cassin et de lui,
CASSIXOU VA-T-EN GUERRE ===i=z 263
qu'elle est bel et bien la bonne amie, probable-
ment même la promise du fils Bambourle
l'embusqué, que celui-ci passe son temps à
l'attendre devant sa porte et qu'il ne la quitte
pas d'une semelle dès qu'elle met le nez dehors.
Pauvre Cassinou !
Fantique, assis le front dans les mains, au
fond de sa boutique, revoyait comme s'il les
eût eues devant les yeux les lettres qui, impi-
toyablement, avec une diabolique abondance
de détails, avaient annoncé à Cassinou la tra-
hison et les basses manœuvres de celle qu'il
aimait : écriture lourde, pénible, enfantine,
papier écolier... Certes, l'auteur de ces missives
avait oublié de les signer; mais, dans beau-
coup trop de nos campagnes, qu'une révé-
lation soit anonyme, cela ne lui enlève pas
d'importance, au contraire : quand on a quelque
chose de sérieux à dire, on aime autant tenir
son nom à l'écart ; ce n'est évidemment pas
très joli, mais c'est comme ça.
XXII
Fantique gardait pourtant un doute ; il lui
paraissait utile et bienséant tout ensemble de
réfléchir, de creuser l'affaire ; il eût même
volontiers pris conseil de quelqu'un. Juste-
ment sa femme, qui venait de descendre, pré-
parait le café au lait des gosses dans la cui-
sine... Mais chacun sait que mêler une femme
à une histoire de femme, c'est embrouiller trois
fois plus l'écheveau...
Il se contenta donc de demander à la bour-
geoise, après lui avoir souhaité le bonjour, avec
un petit air de rien :
— A propos, c'est vrai, ce qu'on dit?
— Qu'est-ce qu'on dit? .
— Marylis Larribebère épouserait le fils
Bambourle... à ce qu'on dit...
— Je ne sais pas si c'est la vérité qu'on dit,
mais c'est la vérité qu'on le dit.
Ainsi donc, un premier point était acquis :
la rumeur publique confirmait les dires du
CASSINOU VA-T-EN GUERRE =rr=^== 265
dénonciateur mystérieux. Quand M^^ Fan-
tique fut partie, fouet claquant, pour sa tour-
née, Fantique résolut de partir aussitôt pour
la sienne.
— Il faut d'abord voir le Bambourle, et lui
tirer les vers du nez, expliqua-t-il au vieux
chat aveugle.
Celui-ci ronronnait approbativement en frot-
tant son museau pelé aux jambes du patron.
Et Fantique vit Bambourle et tout se passa
très bien, et il parut à Fantique qu'il n'était
que trop fixé désormais, hélas ! sur ce qu'il
s'était promis d'élucider... Ce matin-là, comme
tant d'autres, le jeune minotier, vêtu d'un élé-
gant complet, le chapeau de feutre crânement
cabossé, de beaux cheveux bien pommadés
collés aux tempes, commentait à la terrasse du
principal café de Saint-Lubin les derniers com-
muniqués devant son auditoire habituel de
fonctionnaires ou rentiers ultra-quinquagénaires
qui hochaient la tête d'un air entendu et ne dis-
cutaient que pour le principe. Fantique sauta
aussitôt de sa bicyclette et s'avança vers la
compagnie :
— Ah ! Ah !... un poilu, et un vrai... Il va nous
donner son avis. Alors, comment ça va, Fantique?
266 =r^r=7==: CASSINOU VA-T-EN GUERRE
— Comme vous voyez.
Et l'on causa. Les crânes bourrés des civils
se débourrèrent un peu... Onze heures son-
nèrent. Les vieux, clopin-clopant, regagnèrent
leur domicile ou leur pension.
— Vous m'accompagnez un bout, Fantique?
— Mais certainement, Monsieur BambourLe.
Alors, vous voyez la scène d'ici : mon Fan-
tique qui vous retourne ce godelureau comme
une poche à bêtise, qui parle d'abord de la
pluie, du beau temps, puis des uns, puis des
autres, et puis qui, tout à coup, en même temps
qu'un jovial coup de poing dans les côtes,
vous lui lance à la figure :
— Hé ! hé, si j'en crois ce qu'on raconte,
il paraîtrait. Monsieur Bambourle, que vous ne
vous embêtez pas, ces temps-ci?
L'autre prend soudain un petit air avan-
tageux et distant :
— Ah ! oui... on vous a raconté... Enfin, de
quoi les gens se mêlent-ils, je vous le demande?
— Dites donc, il n'y a pas à rougir... La
petite est jolie !
— N'est-ce pas? dit précipitamment Bam-
bourle...
— Un morceau de roi.
— Je crois qu'elle en pince fortement, entre
CASSINOU VA-T-EN GUERRE ==== 267
nous... Mais c'est une fine mouche ! Bah. s'il
le fallait, je l'épouserais... Pourquoi pas? Je
ne suis pas plus qu'elle sorti de la cuisse do
Jupiter !... Mais...
— Mais?
Ici, le séduisant Bambourle retroussa les
pointes de sa petite moustache fauve, leva
vers le ciel ses yeux, qu'il avait assez beaux
mais un peu bêtes, et reprit sur un ton de
fatuité ineffable :
— Mais je crois que je n'en serai pas réduit
à une telle extrémité... Imaginez-vous que
l'autre jour, mon cher Fantique, je l'ai
embrassée... et que... Oh! elle s'est fâchée, mais
on sait ce que cela veut dire...
Oui, Fantique lui aussi savait ce que cela
voulait dire. Une sorte de rage folle étreignit
sa gorge, crispa ses poings, tandis qu'il pensait
à son frère d'armes indignement délaissé pour
un triste blanc-bec par une pécore qui n'en
continuait pas moins à envoyer chaque semaine
des mots menteurs : « Bon baisé et bon cou-
rage ! ))
Ah ! la gueuse... les gueuses !... v
Il se contint, néanmoins, et fit boinie mine
au fils Bambourle, dont il prit congé sur-le-
champ. Après tout, ce n'était pas lui le cou-
268 ======^= CASSINOU VA-T-EN GUERRE
pable ; il ne savait pas, cet imbécile, et il ne
trahissait personne, lui.
— Par exemple, grommelait Fantique tout
en pédalant, si jamais je vomis jusqu'au bout
ce qui peut me peser sur le cœur, ce sera bien
devant elle !
XXIII
Il ne se mit pas tout de suite en quête de
Marylis, l'évita même. Il attendait des nou-
velles des amis restés là-haut, de Cassinou
notamment ; pour se distraire, au cours de ses
promenades, il cherchait des phrases et des
attitudes qui stigmatiseraient dignement la
traîtresse quand le jour en serait venu... Chez
nous, je crois l'avoir déjà dit, on aime l'élo-
quence, dans les grands moments. Une série
d'imprécations bien lancées, c'était désormais
tout ce que Fantique pouvait faire pour Cassi-
nou vivant ou mort.
— Le monde saura ce qu'elle vaut, affîrmait-
il de temps en temps pour lui tout seul, et,
ce que je lui passerai, ce sera du bel ouvrage.
Un soir, comme bien d'autres, il alla jusqu'à
Saint-Lubin, pour l'arrivée de l'express de dix-
huit heures. C'était comme un lieu de rendez-
vous ; on y trouvait toujours, pour peu que le
270 === CASSINOU VA-T-EN GUERRE
temps fût supportable, compagnie abondante
et désireuse de causer un brin. En outre, depuis
l'ouverture des hostilités, on y guettait l'arrivée
des permissionnaires. Une sorte de foire aux
nouvelles, en somme ; et c'était de nouvelles
que Fantique avait besoin, lui semblait-il, plus
que jamais, ce soir-là.
— Parce que, se disait-il, ma convalo se tire...
Et, même en admettant qu'il obtînt une pro-
longation, il sentait très nettement qu'il ne pren-
drait pas du bon temps de bon cœur avant
d'avoir complètement liquidé certaine affaire.
Il répondit assez distraitement aux questions
des uns et des autres, évita même des groupes
sympathiques ; brusquement, il tomba en arrêt :
devant la gare, il venait de reconnaître le fils
Bambourle, causant familièrement, presque ga-
lamment, avec Estelette, la petite voiturière.
Ah ! ça, il les lui fallait donc toutes, à ce feignant-
là? Joli cœur, va ! Fantique grinça des dents
comme s'il eût dès cet instant voulu en aiguiser
une à l'usage de quelqu'un de sa connaissance;
puis, contournant savamment la guimbarde,
il s'approcha sans être vu, s'accouda contre la
barrière à quelques pas de la gouyaie et du
godelureau, — et prêta l'oreille :
CASSINOU VA-T-EN GUERRE ^::^=^^=^::::^^::^::^^=:^ 271
Estelette avait le verbe haut :
— Taisez-vous donc, farceur : c'est à d'autres
qu'il faut aller raconter ces choses !... Voyons,
parlons comme des amis qu'on est nous deux...
Marylis?
— Eh ! Eh... fît le jeune fat.
Il baissa la voix, mais Fantique avait l'oreille
assez fine pour comprendre que, devant Este-
lette, Bambourle s'exprimait sur le compte de
la couturière avec autant de désespérante satis-
faction et d'insolente confiance qu'il l'avait
fait devant lui-même, quelques jours plus tôt.
Estelette était soudain devenue grave et
fixait son interlocuteur avec des yeux où bril-
lait un étrange éclat :
— Ecoutez-moi... non 1 non !... je parle sérieu-
sement ; c'est tout à fait la galante qu'il vous
faudrait fréquenter... et même la femme qu'il
vous faudrait prendre... Vous,* vous êtes un peu
çoquinas, elle est sérieuse... Ça ira très bien de
la sorte... Hé ! Qu'est-ce que vous en pensez?
— Évidemment... évidemment, lança d'un
air souriant et rêveur le beau Bambourle. Seule-
ment, voilà, je crains par moments qu'elle n'ait
le cœur pris ailleurs... et que si un autre revenait...
La petite Estelette reprit avec une véhémence
passionnée :
272 ^^^^=^=== CASSINOU VA-T-EN GUERRE
• — Vous a-t-elle ou non laissé prendre un
baiser? Oui?... Alors, que craignez-vous?...
UAulrel S'il revient, — regardez-moi bien dans
les yeux! — il ne sera pas pour elle... Ah ça,
vous ne savez pas, à votre âge, vous défendre en
amour? Moi, qui suis plus je\me, je m'y en-
tends!... Même, si elle l'aimait encore, lui ne
l'aimerait plus... J'ai fait ce qu'il fallait pour
ça... Je ne puis vous en dire davantage, mais
nous sommes pour nous entendre : allez-y dur et
ferme. Votre bonheur sera le mien... Et, de votre
côté, vous avez beau être tranquille ici, on ne
sait pas ce qui peut arriver... Avez-vous vu
qu'on parle d'une revision des sursis?
— : Oui, j'ai vu, murmura sans enthousiasme
le jeune industriel.
— Eh bien, demandez au plus tôt la main de
Marylis ; ce sera toujours du bonheur de pris...
Allez la voir... dès demain... Vous me raconterez,
n'est-ce pas?... Ah ! je vous donne là un conseil
qui vaut mieux pour vous que tout ce que vous
avez pu espérer, , espèce de sacripant, en rôdant
tous ces temps-ci autour de mes jupes... Atten-
tion ! Hue !... Dia !... Tirez-vous de devant,
la carne est mauvaise...
Le trahi arrivait, Fantique s'éclipsa, son-
geur.
CASSINOU VA-T-EN GUERRE ^z=z==:== 273
Ce ne fut pas trop de l'arrivée de deux
copains, débarquant directement delà-bas, pour
le distraire des idées qu'il remuait dans sa
caboche : Lahontââ, un gros réjoui, et Blougnas,
une sorte d'échalas mélancolique ; différents
comme ils l'étaient, ils n'avaient pas manqué
de devenir inséparables et s'étaient débrouillés
pour prendre ensemble leur permission.
— Alors, quoi de neuf ? demanda Fantique dès
qu'on se fut attablé à l'auberge la plus proche.
— La barbe ! protesta Lahontââ... J'arrive
pas ici pour penser au pastis... Tant que je
suis ici, je m'en fous... Hé, la môme, amène
les verres...
— Les copains? insista Fantique...
— Y en a trop de cassés... Je dirai rien...
J'm'occupe de rien... Les gens qui auraient
l'intention de me courir pour des tuyaux, je
Ips em... Je suis ici pour rigoler.
— T'as peut-être pas tort, fit Fantique, avec
un peu d'égoïsme et de mélancolie.
Mais Blougnas, un peu plus tard, déclara
d'une voix sinistre :
— Ça a bardé... S'il fallait parler de ça, y
aurait qu'à pisser de l'œil tout le temps de la
perme. Ainsi, tiens... Trignan... tu te rappelles :
le vicaire, qu'on l'appelait?
18
274 CASSINOU VA-T-EN GUERRE
— Bien sûr; il m'a écrit il n'y a pas encore
quinze jours.
— Il t'écrira plus.
— Hein?
Lahontââ approuva du chef, tout en allu-
mant sa pipe, tandis que Blougnas esquissait le
geste tragique du faucheur.
— Et c'est sûr?
— Nous l'avons vu.
— Ah i misère !... Et un tel?... Et un tel?...
Les réponses se succédaient, implacables,
péremptoires : Lahontââ se réservait les bien
portants et les prisonniers, Blougnas les blessés
et les morts.
— • Et... Cassinou? demanda brusquement
Fantique.
Cette fois, les deux poilus répondirent ensemble :
— Mort.
Ils émirent quelques réflexions, prononcèrent
de naïves louanges :
— Pauvre bougre !... Un bon celui-là !
— Il est. tombé des premiers... lors de la
contre-attaque du vingt...
— La même marmite que Trignan... J'étais
là. Cochonnerie !
— Oh, et puis, flûte ! conclut Lahontââ...
C'est la guerre.
CASSINOU VA-T-EN GUERRE =^==== 275
Fantique se taisait, presque tragiquement,
n'osant pas mendier un détail de plus, de peur
que sa voix ne s'étranglât dans sa gorge.
La nuit tombait tout doucement, bleue, rose et
presque nacrée ; les pins se balançaient à peine,
dans une brise si molle qu'elle semblait n'être
là que pour rappeler aux hommes de la guerre
le parfum précieux de la vie sur le sol natal.
Un char de muletier, pareil à ceux que Cassinou
conduisait jadis, roulait pesamment, là-bas, sur
la belle route ombragée, droite et plate.
On apporta la troisième tournée, qui fut bue
en silence. Après quoi, Lahontââ et Blougnas
se levèrent.
— Ah ! choléra de malheur ! gémit ce der-
nier...
— Faut pas s'en faire ! claironna l'autre...
— A bientôt, les amis.
— A bientôt.
Il tardait à Fantique qu'ils eussent disparu.
Il avait eu grand'peur que la servante n'appor-
tât la lampe.
Il respira plus librement quand il put pro-
mener en toute tranquillité les revers de ses
manches sur ses yeux.
XXIV
Que se passa-t-il donc, cette nuit-là, dans
Coulombre? La bourgade s'était endormie dès le
réveil des étoiles, en personne qui se respecte, qui
sait ce qu'elle doit à la dureté et à la tristesse
des temps... Or, voici qu'un événement mysté-
rieux et insolite la tirait violemment du repos,
tout juste sur la fin du « premier sommeil ))...
La vérité sur l'affaire ne fut connue que bien
plus tard, — en admettant qu'elle l'ait jamais été
précisément par des gens autres que les intéres-
sés immédiats. Parmi les vieux, les femmes et les
mioches que le tapage avait désengourdis plus ou
moins, certains prétendirent avoir entendu crier
au feu, d'autres à l'assassin... Une voix féminine
alternait avec une voix d'homme et le ton de
l'entretien ne semblait pas être des plus courtois,
d'après les quelques mots que les plus curieux
distinguèrent parmi ce bacchanal véhément.
^ Puis, après des phrases prononcées à voix
plus basse, — les belligérants, sans doute^
CASSINOU VA-T-EN GUERRE 277
s'étaient décidés à parlementer, — une porte
s'ouvrit, découpant un carré lumineux dans un
pan de mur teint en violet par la nuit et le clair
de lune. Le maire, qui s'était éveillé et même
levé, conscient de ses devoirs de soutien de
l'ordre, dit alors à son épouse après avoir pris
connaissance des faits :
— • C'est bien ce que je pensais. Ce tumulte
scandaleux se produit en face, comme du temps
du mari de Julie... Oh 1 Oh !... c'est Marylis qui
reçoit un galant... Le fils Bambourle, sans doute.
Qui aurait cru ça de cette petite? Elle passait
pour un ange de vertu...
La belle mairesse était devenue quelque chose
d'approchant depuis que son flirt préféré, le
brigadier de gendarmerie Hourtilhacq, dit Sher-
lock Holmes, était allé exercer ses fonctions
dans la zone des armées.
— Je ne sais pas où nous allons ! soupira-t-elle.
— Tout cela est épouvantable, surenchérit
M. le maire.
Et il se recoucha en hâte, car les nuits de prin-
temps sont mauvaises pour les arthritiques et
les bronchiteux.
... Maintenant, dans le « salon » de la maison
de Julie, ayant expédié celle-ci auprès des gosses,
278 z=^==== CASSINOU VA-T-EN GUERRE
Fantique allait et venait, tour à tour pâle ou
rubicond, grondant, frappant du pied. Marylis,
qui s 'était revêtue en hâte d'un peignoir, relevait,
en tâchant de les ordonner tant bien que mal,
ses beaux cheveux embroussaillés sur ses
tempes claires. Elle était à moitié ennuyée, à
moitié furieuse, ayant eu très peur d'abord et
ne comprenant pas encore grand'chose à ce
que Fantique lui racontait.
— Non, non... pas la peine de me mirer
comme ça, fille du diable... continuait-il. Je ne
suis pas saoul, et tu comprends aussi bien que
moi de quoi il retourne... Tu t'en doutes, du
moins : les chiennes (et tu ne vaux pas mieux
qu'elles) ne flairent-elles pas les malheurs?
Ceci, c'était une des phrases qu'il avait pré-
parées d'avance. Mais Marylis avait bondi sous
l'insulte, d'un élan à vous terroriser un poilu :
— Qu'est-ce que tu as dit? Répète voir?
— J'ai dit... j'ai dit, reprit Fantique sur un
ton moins haut, et en improvisant désormais...
est-ce que je sais ce que j'ai pu dire?... Mais
ce qu'il convient que je t'annonce, ne serait-ce
que pour que tu puisses l'annoncer sans tarder
au Bambourle... c'est... c'est que notre Cassi-
nou est mort et que tu peux t'en vanter aussi
fort que si tu l'avais tué de ta main... Oui, bien
CASSINOU VA-T-EN GUERRE z=^==== 279
d'autres y sont passés, le même jour que lui ;
mais, pour eux, ce fut hasard et malechance,
tandis que, lui, c'est lui qui a voulu mourir,
qui ne voulait plus que cela depuis des semaines
et des semaines... par faute de toi, tu entends?...
par faute de toi !
— Fantique...
— Tu l'as tué, je te dis que tu l'as tué !...
Pardi, je me mets à sa place : joli lot du ciel
qui lui est échu!... Il continuait à recevoir tes
cartes postales, tes protestations d'amitié... tes
cadeaux, tes colis... Sa mère — oh ! pauvre
Daiinel ... — lui faisait en même temps savoir
par l'instituteur de Loureheyre qu'il restait à la
meilleure place de ton cœur... Ah ! ah !... ]\Iais
d'autres lettres se sont mises à arriver... l'une
suivant l'autre, qui n'étaient ni de l'instituteur
ni de toi, et qui Tavertissaient que tu étais la
fiancée du Bambourle, ou pire encore que sa
fiancée, peut-être...
— Tais-toi...
— Moi, me taire? continuait implacablement
Fantique... Oui, on lui racontait tout, à notre
Cassinou... Parle un peu, pour voir, si tu oses... —
Hep ! après m'avoir entendu, tout de même !... —
Dis donc, ton sale amoureux, ton embusqué...
ne rôdait-il pas perpétuellement sous tes fe-
280 z=::==r=:=i: CASSINOU VA-T-EN GUERRE
nêtres? Ne t'attendait-il pas à tous les coins de
routes? Ne t'a-t-il pas embrassée au moins une
fois?... Allons, avoue, s'il te reste un sou de
propreté dans le cœur... avoue les rencontres et
le reste !
Alors Mary lis bondit de nouveau, les poings
en avant, farouche, guerrière, elle qui avait failli
quelques instants auparavant s'évanouir ou
fondre en larmes :
— Assez ! Assez... ou je te tape, innocent !
Et laisse-moi parler, à la fin des fins ! Le Bam-
bourle? Sa figure me déplaisait... tiens ! à l'égal
de ta voix, depuis que tu me parles comme tu
fais depuis trois quarts d'heure... Il me dégoû-
tait, je te dis... Je le tuerais, si je le voyais en ce
moment ; et le mauvais monde en a menti, ça
je le jure !... D'ailleurs, il le sait, lui, Gassinou... Il
m'avait écrit une lettre de sottises ; mais je lui ai
répondu ce qu'il fallait répondre... J'ai même
ajouté que je serais sa femme dès son retour...
Mais pouvais-je, moi, empêcher l'autre de venir
rôder sous mes fenêtres et de me guetter aux coins
des routes... Ah ! je le recevais bien, crois-moi !...
Quant à son baiser... à propos, s'est-il également
vanté que sa cicatrice (oui, il en tient une en ce
moment-ci, au coin d'un œil !) lui est mon remer-
ciement de ce baiser-là? Et, maintenant, à ton
CASSINOU VA-T-EN GUERRE z=zz=z= 281
tour de nouveau : j'ai tué Cassinou, dis-tu?...
Qu'est-ce que cela signifie?... Parle ! Mais parle
donc...
Ceci devenait de plus en plus malaisé pour
Fantique, depuis quelques minutes. Il parvint à
dire, mais d'un ton qui ne ressemblait plus du
tout à celui qu'il avait employé précédemment
avec Mary lis :
— Gela signifie qu'il s'est cru trahi par toi.
Alors, tu comprends, il y allait dur, il exigeait
toutes les missions dangereuses... Je l'ai vu au
travail, moi ! Quand une balle sifflait au-dessus
de sa tête, on aurait cru, nous autres, en enten-
dant la balle, que c'était lui qui la sifflait, comme
il aurait fait pour ordonner à un chien de venir
à lui. Et puis, le jour du grand coup... ah ! je
vois ça d'ici : il sera parti comme un enragé,
quarante mètres en avant des autres... et puis...
et puis... Enfin, voilà.
Fantique pleurait. Marylis se laissa tomber
sur une chaise en balbutiant :
— C'est donc pour cela qu'on n'avait plus de
ses nouvelles depuis près d'un mois... Certes, il
n'était guère écrivain... mais... mon Dieu ! lui...
mort...
Et, se redressant soudain :
— Est-ce bien sûr?
282 ==== CASSINOU VA-T-EN GUERRE
— Pauvres de nous ! Lahontââ et Blougnas
étaient près de lui... La même marmite a tué
Trignan... Ils l'ont vu !... Ah ! les bandits !
— Qui, bandits? Les Boches?...
— Non. Ceux qui lui racontaient ces men-
songes à propos de toi... Ils sont plus Boches
que des Boches !... Si je soupçonnais quelqu'un...
Il eut un geste d'étrangleur, puis, comme il
soupçonnait effectivement quelqu'un, il se calma ;
car on ne bat ni on n'étrangle une gamine jalouse
même de loin, même en paroles. Il pensa aussi,
sans doute, qu'il pourrait y avoir sous peu cer-
tain personnage qui paierait pour deux les pots
cassés.
— En tout cas, je te crois, ma pauvre petite,
continua-t-il, et je te demande bien excuse.
— Oh ! j'étais tranquille là-dessus. La vérité,
ça se reconnaît tout de suite, comme on reconnaît
une maison où l'on se soigne bien rien qu'à
l'odeur du fricot...
— Pardon. Et embrasse-moi... Et viens
demain dîner à Hont-Hàbi !... Si ! Si... nous
parlerons de lui, si brave, si bon... et qui t'aimait,
ô Marylis !
Marylis, à présent, pleurait doucement, elle
aussi. Elle dit tout de même :
— Et sa mère ?
^i**^*»»»,.
— Pardon. VA cnilirasso nini
CASSINOU VA-T-EN GUERRE ===== 285
Fantique sursauta. Il n'avait point pensé à
Daiine Cassin. Il fut tout soudain plus désem-
paré, plus découragé, plus terrifié même qu'il ne
s'était senti ce jour-là à la pensée du destin de
Cassinou. Ah ! il était loin, le Fantique toni-
truant et vengeur qui, une demi-heure plus tôt,
avait bouleversé la paix nocturne de Coulombre !
Il fondit en pleurs de nouveau et bégaya,
d'une toute petite voix, d'une voix d'enfant
martyr :
— Non ! pas ça... c'est trop... Je ne m'en
charge pas.
Marylis se raidit, essuya ses yeux et, indul-
gemment :
— Tu as raison; tu en as assez fait.
— Comment t'y prendras-lu?... Malheureuse
vieille!...
La jeune fille réfléchit quelques secondes ; son
fin et pur visage s'aiguisait, sa bouche s'amin-
cissait, ses yeux étincelaient sous ses lourds che-
veux sombres ; on sentait s'accomplir en elle
un prodige de décision et de volonté, se réaliser
le vœu très haut d'être, dès le lendemain s'il
le fallait, la plus forte auprès d'une pauvre
mère proche de la tombe et que rien ne ratta-
cherait plus à la vie, sinon la sollicitude de celle
que son fils avait aimée;
286 ===== CASSINOU VA-T-EN GUERRE
— J'irai la voir très souvent, dit Marylis...
Loureheyre est loin dans les terres, Daiïne
Gassin est casanière, les bavards n'arriveront
pas tout de suite... D'ici là, elle aura compris
peu à peu, à mesure qu'elle s'apercevra que je
ne porte plus que du noir.
XXV
Le lundi suivant, le Piocq arrêta son bros
devant le café de la Marine et s'avança, très
digne et très saoul, en quête d'une tablée d'amis.
Il n'eut pas à chercher longtemps ; dans le bon
coin, celui où le vent s'adoucit quand il fait frais
et où le soleil n'est que tiède quand ailleurs il
brûle, il y avait les deux grands blessés de
Hont-Hàbi, Barrucas dit Barrabas et Espedeilhe
dit Capmartet, et Fantiquè, et Lahontââ, et
Blougnas, et d'autres encore. On fit place au
Piocq avec empressement. Le vieux semblait à
la rigolade. Et puis on connaît le respect dû aux
vieillards.
— Ici, l'ancêtre !... On va trinquer dur, plus
fort que là-bas et plus agréablement...
— Moi qui vous parle je sais ce que c'est, fît
le vieux... Quand je suis revenu du Tonkin...
Parce qu'il faut vous dire que j'étais au Tonkin,
et que cette chamelle de campagne du Tonkin...
— Pépé, interrompit courtoisement Lahontââ,
288 ===== CASSINOU VA-T-EN GUERRE
si tu parles ici de guerre, ou de quelque chose
qui nous fasse croire qu'il y a la guerre, ça ne te
coûtera que trois tournées.
— Va bien... va bien, riposta le vieux en se
dandinant... Je vais parler d'autre chose...
Et ça ne m'empêchera pas de payer les trois
tournées. Hôôô-hep ! Du bouché, et du bon,
pour tout le monde...
Il faut dire que le Piocq,à ses rentes de retraité
de la marine, ajoutait à présent les bénéfices de
divers métiers plus avouables (du moins vis-
à-vis des gendarmes) et non moins avouables
(même auxyeuxdes honnêtes gens) que ceux qu'il
avait exercés quelques mois auparavant. Il ne
braconnait qu'à ses moments tout à fait perdus,
et les poulaillers d'autrui, même celui du maire
de Coulombre, ne l'intéressaient plus guère.
Il « faisait » le jardinier, le maçon, et même le
muletier selon les jours et les occasions.
— Ya pas besoin dete demanderd'oùtu viens,
dit Barrucas qui était déjà au courant de ses
nouvelles habitudes. Tu es parti vendredi pour
le chef-lieu... Samedi soir, le turbin était fini...
Le lendemain, c'était dimanche...
— Aujourd'hui, c'est lundi, en conséquence,
ajouta le Piocq après un instant de réflexion.
— Comme de juste. Et celui qui t'a donné
i
CASSINOU VA-T-EN GUERRE ====^= 289
pour trois sous la cuite que tu te tiens ne t'a pas
volé, entre nous?
— Pour ça, j'ai bien rigolé, dit le Piocq avec
modestie. Ce n'est pas tous les jours frairie.
Il ajouta, coupant court aux rires que susci-
tait cet aveu :
— Et puis, n'est-ce pas, j'étais tombé sur
Gassinou... Un copain comme ça !... Il ne m'a
pas quitté... Ah ! vous pensez, vous pensez î...
Qu'est-ce qu'il y a?... Qu'est-ce que vous avez
à me regarder ainsi? Est-ce qu'un oiseau vient
de me crotter sur le nez?... Ils sont saouls, Dieu
du Diable !... Hep 1 Hôôô ! une autre tournée,
mignonne, ne serait-ce que pour les achever, ces
pecqs-là... Et toi, hé ! Fantique... où vas-tu?
C'est le plus saoul de tous !... Fantique... on a
le temps... Fantique?..»
— Je reviens, fit celui-ci.
Mais Fantique, en dépit de sa promesse, ne
revint pas au Café de la Marine, ce soir-là du
moins.
r.)
XXVI
Dans rhôpilal 28 /er, le numéro 2 de la
salle 4 s'éveilla tard et, d'une voix assez éraillée
et pâteuse, réclama son jus. Un infirmier s'ap-
procha, la bouche en cul de poule et un doigt
posé sur la bouche, comme par pudeur :
— Chiiit ! Le patron est là. Fais pas de
foin !
— Mon jus. Dieu vivant ! La gorge me racle,
hé 1 le Parigot...
— Chiiit ! je te dis... Le v'ià, ton jus ; je te
l'ai gardé, phénomène ! A part ça, merci.
— De quoi?
— Des noms d'oiseaux que tu m'as servis
tout à l'heure, quand c'est que je te l'ai apporté
une première fois, ton jus. Non, ce que tu étais
à la crotte !... Ça te réussit pas de rentrer les
voiles au vent !
— Ça se voyait? demanda le blessé, inquiet.
— Non, tu parles ! T'as tout chambardé ici;
t'as engueulé l'homme de garde... Et pis la sœur
CASSINOU VA-T-EN GUERRE === 291
Choléra a fait son rapport... Et pis roffîçmar
qui a dit ce matin, en parlant de toi : « Il com-
mence à me courir, çui-là... » Sans blague !
C'est le secrétaire-cabot qui m'a chargé de te
dire de te garder à carreau et à pique... Sûr que
l'offiçmar t'a dans le nez, et qu'il t'a déjà
donné au toubib... Chiiit, le v'ià, le toubib! Je
me barre.
Le toubib s'avança, souriant. Un petit
homme encore jeune, à l'air rigolard, à la
moustache de chat, aux yeux pleins de
malice. Un bon type, mais d'humeur assez capri-
cieuse. Il y avait à se garer quand il était à la
crotte, affirmait le Parigot...
— Alors, demanda-t-il au n^ 2 avec quelque
ironie, mais aussi avec indulgence, ça va mieux?
— Et un peu que ça va mieux !
— Le gosier ou la patte?
— Les deux.
— Montre la patte.
Le blessé se souleva, déroula lui-même son
pansement et exhiba, non sans fierté, une jambe
sectionnée un peu au-dessous du genou.
— Hein? C'est épatant, monsieur le major, ce
que ça se recolle !
— ■ De la bonne viande, fît le major également
fort satisfait... Dans trois mois, peut-être même
292 ^==^=^ CASSINOU VA-Ï-EN GUERRE
plus tôt, on pouiTa te coller l'artificielle... Rien
n'y paraîtra.
— C'est-à-dire, surenchérit le n^ 2, qu'avec
l'artificielle, ou un pilon à la hauteur, je serai
moins infirme qu'avant, parce que, cette jambe-
là, c'était celle que j'avais mauvaise...
— Sacré Gassinou, va ! s'écria^ le toubib en
envoyant dans l'épaule de son blessé une ami-
cale bourrade... Ah ! et maintenant, causons
sérieusement. En ce qui concerne ta jambe,
on est content de toi, mais, pour le reste...
— Je sais, je vais vous dire... Ce n'est pas
de ma faute : j'avais rencontré le Piocq, un vieil
ami, un père pour ainsi dire... La vérité, c'est
que sœur Choléra...
— Veux-tu ne pas lui donner ce surnom oiïi-
ciellement?
— Que sœur Choléra m'a dans le nez... EL
l'offiçmar aussi...
Le rude Cassinou parlait maintenant comme
on pleurniche. Les malades dressaient l'oreille,
très intéressés. Sœur Choléra, méfiante, venait
de montrer le bout pointu de son nez au fond
de la salle.
• — Allons, j'arrangerai ça... Ferme, par
exemple !
' — Oh ! merci, m'sieu le major... parce que,
CASSINOU VA-T-EN GUERRE z====^:=^ 293
pour parler comme vous, si sous le rapport de
la jambe je suis content, j'ai des peines... -des
peines grandes, à côté de ça... Le cœur fendu,
comme pour dire ; et ce n'est malheureusement
pas votre boulot de le raccommoder... Eh bien,
je le jure... (je crache dans mon crachoir!...)
si on m'empêchait de sortir, de me distraire
un tout petit peu, j'aimerais mieux crever;
je vous dis bien : crever.
— Habille-toi et attends-moi à la sortie tout
à l'heure.
— Toi, on peut dire que tu sais y faire avec
les huiles, murmura admirativement le Parigot
quand le major se fut éloigné.
Un peu plus tard, rasé de frais, pimponné,
ses béquilles bien astiquées, le béret crânement
posé sur l'oreille, un cigare de choix aux lèvres,
superbe et provocant, Cassinou s'asseyait dans
le vestibule du 28 /er, sous l'œil tout ensemble
soupçonneux et apitoyé du sergent-concierge.
C'était un très vieux militaire, à la moustache
énorme, aux sourcils broussailleux, au cœur très
doux, perpétuellement en proie à une lutte ter-
rible entre ses sentiments et le devoir, — le
devoir qui, dans le métier, porte le nom plus
modeste de consigne.
294 ^=======^ CASSmOU VA-T-EN GUERRE
— Tu sais, fit-il timidement en s'avançant
vers Cassinou, je crois que, pour aujourd'hui,
c'est midi.
Cassinou haussa les épaules et consulta ironi-
quement sa montre :
■ — Qu'est-ce que tu me chantes, papa? Onze
heures à peine.
• — N'empêche que monsieur l'ofïicier vient
de m'envoyer une note qui te concerne...
— Mets -la de côté, en cas que tu aurais la
colique.
Cassinou, content de sa réplique, continua de
fumer, sereinement, les yeux au plafond. Le
sergent revint à la rescousse :
— A propos, si tu peux sortir, tant mieux
pour toi ; parce qu'il y a deux copains qui ont
demandé si tu étais ici, tout à l'heure... Je
n'étais pas là, mais ils ont laissé leurs noms :
Lahontââ et Blougnas; des pays à toi, qu'ils ont
dit...
Cassinou s'était levé, tout pâle :
— Qu'est-ce que tu chantes? Non, tu sais...
pas de ces blagues... On ne rigole pas avec ces
choses-là !
— Ah ! çà, à la fin...
— Tais-toi, papa... Je ne t'accuse pas... Mais je
voudrais bien les tenir au bout de mes béquilles
CASSINOU VA-T-EN GUERRE ===:^=r 295
ceux qui ont volé les noms de deux morts...
Car Lahontââ et Blougnas sont morts... Oui, de
la même marmite qui m'a enlevé la guibole !
— Tu les as vus tomber?
— C'est-à-dire qu'il n'en restait plus rien...
Enterrés... ou pulvérisés... Ainsi !
Il écumait encore d'indignation et de fureur
quand le petit major aux moustaches de chat,
l'ayant tiré par la manche, lui fît passer la
porte, devant le vieux sergent à la fois content
et vexé. Mais, avant de prendre congé de son
libérateur, Cassinou tint à lui raconter, avec
autant de gestes que ses béquilles lui en permet-
taient, la sinistre plaisanterie qu'on lui avait
jouée le matin même. Il n'eut pas le temps
d'aller jusqu'au bout de l'histoire... Il s'arrêta
soudain, les yeux et la bouche tout ronds...
Ne venait-il pas de reconnaître, sur l'autre
trottoir, Blougnas et Lahontââ qui faisaient pla-
cidement les cent pas, en l'attendant, et qui,
l'ayant aperçu, nullement intimidés par la pré-
sence d'un chef, se précipitaient vers lui, en
criant de joie?
— Eh bé ! que voulez-vous?... fit simplement
Cassinou radieux, ça n'était pas une farce...
Merci, monsieur le major, vous me portez
chance... Et bien le bonjour chez vous.
XXVII
L'après-midi semblait s'éterniser sur le beau
fleuve au bord duquel les trois amis avaient
déjeuné, dans une guinguette, un peu hors ville.
Ils avaient depuis longtemps oublié qu'ils se
croyaient réciproquement morts quelques heures
plus tôt. Alors, d'où leur venait cette soudaine
mélancolie qui avait rendu Cassinou muet et
fait s'entretenir les deux autres de la nécessité
de ne pas manquer leur train?
— Ah ! ça a été tout de même un fier
jour, dit enfin Lahontââ... C'est fameux de se
retrouver comme ça, pas vrai, les frères?
— Oui, dit à son tour Blougnas... Dommage
qu'il y ait la guerre et que les permes se tirent !
— Et qu'il y ait des salauds et des vaches
dans le monde, fit énigmatiquement Cassinou...
Il venait de regarder l'heure, et il pensait à
son officier d'administration, qui l'avait dans
le nez... Quelle guigne pour lui, tout de même,
d'avoir retrouvé comme gestionnaire, au 28 ier,
Ahl le mauvais « pays », le faux frère !.
CASSINOU VA-T-EN GUERRE r=== 299
Tex-adjudant Bondon, oui, celui même qui
n'avait rien négligé, au dépôt de Combelux,
pour lui attirer des tuiles et des tuiles !... Sou-
dain, le visage de Cassinou se rasséréna : il avait
eu déjà, quelques mois auparavant, une guigne
analogue, et, ma foi, il s'était vengé assez hono-
rablement de cet autre ennemi...
— A propos de salauds, que devient Hour-
tilhacq? demanda-t-il...
■ — Il semble qu'il serait assez disposé à se
calmer, dit Lahontââ... La dernière fois que nous
sommes allés au repos, il n'a plus fouiné du côté
des bistrots, même après huit heures.
— Ah ! le mauvais « pays » ! Le faux frère !...
gémit Blougnas l'élégiaque...
Cassinou sourit, les regards perdus dans le
vague, comme si quelque heureux souvenir
l'eût caressé en cet instant... A vrai dire, il se
revoyait, par de sinistres et noires nuits de
l'hiver précédent, guettant au coin d'une route,
près du front, l'arrivée de certain brigadier de
« cognes » qui le persécutait spécialement, en
souvenir, sans doute, de l'unique nuit où le garde
civique Cassin (Jean-Arthur) eût été de faction,
sous le pont du chemin de fer, près de Cou-
lombre, vous savez?... Et la même mésaventure
était arrivée au brigadier, cette fois-là... Une
300 ===zz= CASSINOU VA-T-EN GUERRE
spécialité du surnommé Sherlock Holmes, déci-
dément !... On l'avait retrouvé quelques heures
plus tard, ligoté et enfoui dans un sac de cou-
chage, d'ailleurs fort confortable, au revers d'un
talus... Le brigadier conçut apparemment quel-
ques soupçons, mais comment les eût-il trans-
formés en preuves?... L'affaire n'alla pas plus
loin... Il est des cas où le commissaire n'aime pas
à se vanter des camouflets que lui envoie Guignol.
— Si je pouvais trouver quelque chose de
pareil pour Bondon ! pensait Cassinou, tandis
qu'il émettait sur le gestionnaire en question
divers jugements émaillés d'épithètes intrans-
criptibles...
Et cette idée recommença de le hanter, plus
tenace et plus lancinante encore, après qu'il
eût quitté les copains aux abords de la gare.
Quatre heures et demie du soir ! Pour sûr
que, s'il rentrait après la soupe, il n'y cou-
perait pas de quelques jours de tôle, cette
fois... Or, justement, c'était l'instant du jour
où la liberté semblait à Cassinou plus que
jamais précieuse, délectable, où il va y avoir
quartier libre pour les troufïîons bien portants
ou guéris, oi'i une atmosphère de flânerie
douce comme une trêve règne dans les petites
villes de garnison... Déjà, les terrasses des cafés
CASSINOU VA-T-EN GUERRE :==:===== 301
se peuplaient, les uniformes se multipliaient le
long des rues, sur les places...
— Nom de Dieu ! jura Cassinou...
Il avait lancé cela tête basse, mais à voix
haute, navré et furieux... Or, juste à ce mo-
ment, il se sentit touché à l'épaule... Et, cette
fois, ce fut la tête haute, mais à voix basse,
qu'il répéta, doucement, presque extatique-
ment :
— Xom de Dieu !
Le commandant comte Henri de Cabiracq
était devant lui, un bras en écharpe.
— Eh bien, mon vieux, pour une surprise !
— Ça, par exemple, mon cap... mon com-
mandant...
Cassinou venait de remarquer un galon
de plus sur le képi de son ancien lieutenant
et la croix d'honneur sur sa poitrine.
Brusquement, ils s'embrassèrent... Oui, le
chef et le simple soldat, après une poignée de
main très longue, oh ! sans hésitation, simple-
ment parce qu'avant cette accolade ils avaient
fait durer le plaisir de se regarder, vivants tous
deux, avec des yeux qui avaient crânement vu
la mort de près, à la même minute, quelques
semaines plus tôt.
Ils tentèrent de causer, mais ils avaient trop
302 ■ CASSINOU VA-T-EN GUERRE
de choses, leur semblait-il, à se dire : les réponses
n'auraient pas attendu les questions. Le com-
mandant montra un bureau de tabac tout
voisin :
— Attends, je vais chercher des cigares...
Ensuite, on prendra quelque chose ensemble.
L'heure de la rentrée à l'hôpital?... Penh !
Cassinou avait oublié cela... Il demeurait sur
le trottoir, ahuri de joie et d'orgueil. Certes,
il savait que, sous peu, la croix de guerre et
la médaille militaire le récompenseraient de
ce qu'il appelait modestement « la riche idée
qu'il avait eue d'aller là-bas »... Mais jamais
aucun glorieux symbole n'aurait, dans le fond
de son cœur, la valeur de la marque d'estime
qu'il venait de recevoir, là, en plein jour,
dans la rue, devant tout le monde, — v'ian!
comme ça...
— Hé ! dites donc?
— Voilà, voilà...
Mais ce ne fut pas son commandant qu'il vit
en se retournant sur ses béquilles... Ce fut
M. l'officier gestionnaire de 3^ classe Bondon,
tout simplement , messieurs et dames !...
Et ce personnage, en dardant sur Cassinou,
à travers ses binocles, des regards terribles,
se mit aussitôt à haranguer notre ami d'une
CASSINOU VA-T-EN GUERRE . 303
manière tour à tour ironique et véhémente,
avec des intonations de choix, en homme qui
se souvient d'avoir été avocat dans le civil :
— Ah ! c'est vous?... Mes compliments. Je
ne m'occupe pas de votre présence ici, à une
heureoùvous auriez dû regagnervotre chambre...
En revanche, s'il vous plaît, auriez-vous oublié
que vous me devez le salut ? Vous avez feint
de ne pas me voir... les yeux au ciel, comme
un rêveur... un poète... Eh bien, je vous annonce,
moi, que vous aurez de mes nouv....
Mais M. l'officier n'acheva pas et se mit
au « garde à vous », très raide. Alors, une voix
qui ne recherchait pas les effets oratoires, elle,
mais qui n'en était pas moins impressionnante,
résonna derrière l'épaule de Cassinou impassible:
— Pardon, monsieur l'officier... Tiens ! C'est
vous, n onsieur Bondon... Trop heureux, trop
heureux... Et mes compliments pour votre avan-
cement !... Mais permettez-moi de solliciter votre
indulgence pour cet homme ; nous sommes reve-
nus, il n'y a pas très longtemps, ensemble, d'un
pays où l'on ne salue guère plus que les morts...
M. l'officier Bondon s'inclina.
— Entendu, n'est-ce pas?... ordonna le
commandant comte de Cabiracq, en faisant
faire demi-tour à Cassinou, en hâte...
304 ===: CASSINOU VA-T-EN GUERRE
Car un cercle venait de se former autour
d'eux... Des femmes trépignantes de joie, des
soldats sur les visages desquels s'était mani-
festée instantanément la jubilation la plus
intense... Comme le commandant et Cassinou
s'engouffraient dans le café le plus proche, il
leur sembla vaguement entendre des coups de
sifflet, et quelques huées retentir, là-bas, sur
le trottoir qu'ils venaient de quitter.
— Ah! Dieu vivant, quelle rencontre!...
murmurait Cassinou après s'être laissé tomber,
éperdu, sur la banquette... Quelle rencontre !
Il devait pourtant en faire une autre, d'un
caractère différent, mais non moins émouvante,
ce soir-là.
XXVIÏI
...Car ce fut le lendemain même que, de
sa chambre, Fantique vit sauter de bécane,
devant sa porte, Marylis : une drôle de Marylis,
par exemple, une Marylis échevelée, habillée
à la va-comme-je-te-pousse, toute rose, et
plus jolie que jamais.
En moins d'une minute, le temps de pouvoir
souffler et parler, elle était déjà passée du rire
aux larmes, des larmes au rire...
— Alors, quoi?... Il vit?... demandait Fan-
tique, haletant...
Depuis Tavant-veille, il s'était tenu terré chez
lui, hésitant entre divers partis à prendre, se
reprochant de ne pas avoir davantage interrogé
le Piocq. Aller retrouver celui-ci? Se rendre au
chef-lieu?... Bah ! pourquoi se donner le crève-
cœur d'espérer encore !... Puisque Lahontââ et
Blougnas avaient vu le pauvre Cassinou tom-
ber?... Et maintenant...
— Mais oui, il vit, mon vieux Ticou... Il
20
306 ======== CASSINOU VA-T-EN GUERRE
vit... Tiens, moi, à présent, je peux bien te le
dire : jamais il ne m'a semblé... tout à fait mort !...
Une idée comme ça, qui ne voulait pas me quitter
le cœur, et qui m'éclairait malgré tout le noir de
ma peine... Tout de même, j'étais allée là-bas,
pour me commander du deuil... Et qui c*est-il
que je te vois, assis tranquillement au soleil,
sur le boulevard?... Lui !... Ah ! j'ai cru que
fen tournais folle, folle sans plus, d'abord...
et folle de joie ensuite...
— Bon Dieu de Dieu !... s'exclama Fantique
en se frottant le front comme quelqu'un qui
s'éveille et qui a peur de rêver encore.
Il rapporta de son côté à Marylis les propos
que le Piocq avait tenus l'avant-veille au Café de
la Marine...
— Gomment ne m'as-tu pas dit cela tout de
suite? reprocha Marylis...
— Pour te faire souffrir d'un faux espoir?
J'avais peur de me le donner à moi-même. Le
Piocq était tellement saoul !... Mais enfin... enfin,
pourquoi n'écrivait-il pas, le bougre?
— Je ne sais pas... Bah ! tu le connais...
Et puis, au fait, j'y pense: il m'a dit qu'il se dis-
posait justement à venir ici, et qu'il avait pré-
féré reparaître guéri... Dame ! il ne pouvait
pas supposer qu'il passait pour mort...
X. r
Il faut te dire qu'il a un bout de jambe en moins...
CASSINOU VA-T-EN GUERRE ■ 309
— Oui, mais qu'il n'ait pas souhaité de
Le voir, toi... étant si près... avoue que c'est
un peu fort, tout de même?
Ici, Marylis fondit de nouveau en pleurs :
— Oh! oh! Fantique, je ne t'ai pas encore tout
dit : il vit, et c'est pour cela que je riais à l'ins-
tant... Mais, moi, je ne compte plus pour lui... et
c'est pour cela qu'à présent je pleure !...
— Qu'est-ce que c'est encore que cette his-
toire? Est-ce qu'il t'en voudrait encore à propos
des mensonges qu'on lui écrivait... et du Bam-
bourle ?
— Non, ce n'est pas cela, j'en suis sûre : il
me croit... Il m'a même demandé pardon de
n'avoir pas eu assez de confiance en moi...
— Alors?
— Alors... c'est à n'y rien comprendre ! A un
moment, je lui dis, tout heureuse : « C'est
moi qui vais être fîère, bientôt, de me prome-
ner au bras d'un homme comme toi... «Parce
qu'il faut te dire qu'il a un bout de jambe en
moins...
— Un bout de jambe?... Oh !
\ Marylis crispa les poings, impatiemment.
— Oui... oui, mais, ça, ce n'est rien! Laisse-
moi parler, vite... Sans cela... A n'y rien com-
prendre... à en perdre la tête, je te dis !... Donc,
310 =z==z=z=^ CASSINGU VA-T-EN GUERRE
quand je lui ai parlé comme tu sais, il a froncé
les sourcils ; moi, j'ai senti en moi quelque chose
qui m'étranglait et qui me serrait le cœur... Il
avait détourné ses yeux, tu comprends ! J'ai eu
tout de même le courage de lui demander :
« Eh bé, quoi?... Tu ne veux donc plus être
mon nobiel... » Alors, il a répondu, toujours
sans me regarder, que ça ne se pouvait plus...
Il a mâchouillé aussi d'autres choses que je n'ai
pas compris très bien... Et puis... et puis, il
est parti, sans adieu ni bonsoir, comme si
le diable l'avait emporté. Non ! jamais je
n'aurais cru qu'on pouvait aller si vite avec
des béquilles !
— C'est tout?
— Oui, quand l'envie... ou plutôt l'idée de le
rattraper m'est venue... il avait disparu...
Pffft !... Oh ! c'est méchant à lui, quoi qu'il ait
contre moi!... Dis, Fantique... il en aime une
autre?... Oh! mon Dieu, je crois que j'en mourrais,
que je...
Fantique, qui, depuis un instant, se grattait
avec minutie le bout du nez, prit alors, pater-
nellement, les mains de la jeune fille :
— Voyons, voyons... Non, il n'en aime pas
une autre... Faut pas t'en faire, ma jolie. Un
caprice... un cafard... Il est peut-être encore
CASSINOU VA-T-EN GUERRE i==zz== 311
un peu dingo. Je Tétais bien, il n'y a pas si long-
temps que ça, moi qui te parle !... D'ailleurs,
j'irai le voir...
— Oh ! c'est cela, j'allais t'en prier... Et je
viendrai... Daiine Gassin aussi.
— Ça, c'est à peser, dit gravement Fantique...
Tu le connais : faudrait pas qu'il croie à un
coup monté... et qu'il s'entête ! J'irai seul; il ne
m'a jamais rien caché... Et j'arrangerai les
choses, je te le jure, quoi qu'il ait dans sa
caboche contre toi... ou contre lui...
Marylis trépigna de joie, battit des mains,
tandis qu'il la raccompagnait jusqu'au seuil de
la boutique :
— Vrai? Vrai, tu crois?... Ah ! tè, que je
t'embrasse !...
Puis brusquement, après une pause :
— A propos... est-ce que tu sais ce que veut
dire un mot... oh ! un mot difficile... Attends,
il commence comme le nom du curé d'Esca-
negorb : Herré... Mais, après Herré... il y a
autre chose?...
— Herré... Herré... et puis quoi? fît Fantique,
fort perplexe...
Mais justement M. Leberlucque, que Marylis
avait aperçu au tournant de la rue quelques
instants plus tôt, s'avançait vers elle, le cha-
312 — CASSINOU VA-T.EN GUERRE
peau à la main. Ses yeux, derrière ses lorgnons,
brillaient toujours malicieusement, mais sa
voix parut tout de même moins sèche, moins
morie-de-froid qu'à l'ordinaire :
— Bonjour, mademoiselle ; bonjour, cher mon-
sieur Fantique. Je cherchais l'un de vous deux.
Ravi de vous trouver ensemble... J'arrive du
chef-lieu en auto, à l'instant même. Voici un
mot de M. Cassin que j'ai eu l'honneur de
rencontrer et avec qui je me suis entretenu assez
longuement... Le mot est pour vous, made-
moiselle...
Marylis, les yeux brouillés, essaya de lire.
Peine perdue ! Les lettres dansaient effroyable-
ment.
M. Leberlucque intervint :
— Excusez-moi, vous prendrez connaissance
de ceci plus tard... Je puis moi-même vous
expliquer ce qui se passait... En deux mots,
voici : votre fiancé (et M. Leberlucque insista
sur ce mot) croyait qu'une jambe de bois
était héréditaire...
— C'est le mot... le mot que je cherchais,
s'écria Marylis ravie... un de ceux qu'il mâchouil-
lait devant moi !
— ... bref, que tous les enfants qu'il pourrait
avoir naîtraient avec une jambe de bois... Alors,
CASSINOU VA-T-EN GUERRE =z====z 313
par un scrupule qui l'honore, il renonçait au
bonheur de vous avoir pour femme. Je l'ai dé-
trompé ; il vous attend... Nous n'allons pas faire
traîner les formalités, n'est-ce pas, mademoiselle?
Je puis dès à présent préparer mon discours?...
Faites vite... vite : M. de Gabiracq, que j'ai
rencontré également, ambitionne d'être le
premier témoin de votre mari... Permettez-lui
de concilier ce désir avec ses obligations mili-
taires...
Ce fut le soir même que Marylis et Daiïne
Cassin partirent pour le 28 ter. Fantique
avait été prié par elles d'être des leurs. Il s'y
refusa ; il avait, disait-il, une importante affaire
à régler sur l'heure ; il les rejoindrait sans faute
le lendemain...
Et, le lendemain, tout le pays, ravi par
la perspective d'une noce destinée à devenir
légendaire, tout le pays connaissait la nou-
velle...
En revanche, ce que personne n'a jamais
connu, c'est l'identité du sinistre bandit qui, peu
après le départ de Marylis et de Daiine Cassin,
guetta, la nuit étant noire, le fils Bambourle, et
le laissa pour mort dans un fossé, les deux yeux
314 ===: CASSINOU VA-T-EN GUERRE
pochés et cinq dents en moins, tout près du
chemin de Coulombre, à l'endroit le plus riant
et le plus sauvage de la belle route ombragée
et droite qui joint la Garonne verte aux Pyré-
nées bleues.
1916-1917.
FIN
2723-17. — CoHBEiL. Imprimerie Crété.
PQ
2607
E37C3
Derennes, Charles
Cassinou va-t-en guerre
PLEASE DO NOT REMOVE
CARDS OR SLIPS FROM THIS POCKET
UNIVERSITY OF TORONTO LIBRARY
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