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Full text of "Cassinou va-t-en guerre"

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«u 


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in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/cassinouvatengueOOdere 


Charles    DERENNES 


CASSINOU 

VA-T-EN  GUERRE 


Illustrations   de   Léon   FAURET 


v^ 


N» 


L'ÉDITION    FF^^AISE    ILLUSTRÉE 

PARIS    —    30,    Rue   dô   Provence,   30     -    PARIS 


a 


CASSINOU    VA-T-EN    GUERRE 


DU    MÊME    AUTEUR 


t.*EnIvrante]An£:oisse,  poèmes.  Librairie  Ollendorfï 1904 

La  Tempête,  poèmes.  Librairie  Ollendorfï 1906 

L'Amour  fessé,  roman.  Mercure  de  France 1906 

Le  Peuple  du  Pôle,  roman.  Mercure  de  France 1907 

La  Vie  et  la  Mort  de  M.  de  Tournèves,  conte.  Bernard 

Grasset,  éditeur 1907 

La  Quenllle,  roman.  Louis-Michaud,  éditeur 1908 

Les  Caprices  de  Nouche,  roman.  Éditions  de  La  Vie  pari- 
sienne    1909 

Le  Béguin  des  Muses,  roman.  Éditions  de  La  Vie  pari- 
sienne    19 1 1 

Le  Miroir  |des  Pêclieresses,  nouvelles.  Louis-Michaud, 

éditeur 1912 

Les  Enfants  sages,  roman,  Louis-Michaud,  éditeur. . .  1913 

Nique  et  ses  Cousines,  roman.  Louis-Michaud,  éditeur.  191 4 

La  Nuit  d'Été,  roman.  L'Édition 1917 

En  Préparation  : 
Leur  Tout  Petit  Cœur,  Le  Bénévole  93  ter  et  Ma  Poupée. 


\ 


\ 


CHARLES    DERENNES 


CASSINOU 

VA-T-EN   GUERRE 


A'- 

L'ÉDITION     FRANÇAISE     ILLUSTRÉE  /> -^     A\i 

30,  rue  de   Provence,   Paris  V  Jp  1  ^  \ 

~  yo         ] 

1917  / 


Copyright  by  L'Édition  française  illustrée, 
aris  (Septembre  1917). 


A 

J.-H.     ROSNY    JEUNE 

ET    A 

PAUL     MARGUERITTE 

en  toute  admiration  et  en  toute  affection, 
ces  reflets  humains  d'un  pa^s  qui  nous  est  cher. 


Cassinou  va=t=en  guerre 


I 


L'été,  cette  année-là,  se  montrait  grognon,  ora- 
geux, moite,  tantôt  trop  chaud,  tantôt  trop  froid. 
Mais  la  menace  de  Fondée  quotidienne  n'avait 
pas  empêché  le  brigadier  de  gendarmerie  de 
Saint-Lubin-lès-Hont-Hàbi,  Joseph  Hourtilhacq, 
dit  Sherlock  Holmes,  et  un  de  ses  pandores, 
de  faire  leur  tournée,  ce  samedi  comme  les 
autres,  du  côté  de  Hont-Hàbi-l'Étang. 

La  tournée  du  samedi  à  Hont-Hàbi-l'Étang? 
Le  brigadier  n'y  aurait  manqué  pour  rien  au 
monde.  Cette  tournée  était  (si  j'ose  risquer  ce 
jeu  de  mot)  une  tournée  qui  en  appelait  bien 
d'autres...  «  Le  samedi  »,  vous  dira-t-on  en 
pays  landais  (et  surtout  du  côté  de  Hont-Hàbi), 
«  le  samedi,  c'est  un  dimanche  plus  petit... 
le  samedi,  c'est  déjà  dimanche...  le  samedi,  la 
fête   commence...  »   Ces    bons    proverbes-là,   ils 


10  TAssmon  va-t-en  guerre 

mériteraient  d'être  mis  en  chanson  et  gueu- 
les en  chœur  par  les  beaux  soirs,  avec  accom- 
pa^ement  d'ocarina  ou  d'accordéon,  d'un 
bout  à  l'autre  de  la  contrée  ! 

Dès  l'aube,  les  joyeux  vivants  arrivent  dare- 
dare,  qui  à  bicyclette,  qui  en  voiture,  qui  en 
auto,  qui  à  pied.  Pays  riche  et  content  de  lui, 
où  les  distinctions  de  caste  n'existent  pour 
ainsi  dire  pas  entre  les  gens  qui  aiment  la 
bonne  chère  et  le  plaisir.  On  se  retrouve,  on 
fraternise...  Tout  à  l'heure,  le  jeune  comte 
de  Cabiracq  a  arrêté  sa  soixante-chevaux 
pour  épargner  au  résinier  Labouraquère  la 
peine  d'aller  de  Hont-Hàbi-le-Bourg  à  Hont- 
Hàbi-l'Étang  par  le  chemin  de  fer  d'in- 
térêt local,  affreux  instrument  de  torture  auquel 
sa  locomotive  a  valu  le  surnom  de  «  petit 
monstre  »  et  la  douceur  de  ses  ressorts  celui 
—  sauf  respect  —  de   Machecul. 

Samedi.  Au  bord  de  l'étang,  durant  l'hiver, 
en  semaine,  on  n'entend  guère  que  la  voix  des 
flots  sur  le  sable  et  du  vent  dans  les  pins  ;  domi- 
nées par  ce  majestueux  et  monotone  fracas,  les 
maisons  des  berges  ont  l'air  de  nonnes  en  prière 
dans  une  cathédrale  emplie  de  l'hymne  des  or- 
gues. Mais  venez  donc  visîter*rétang''en  été,  le 
samedi  et  !le  'dimanche  ;  alors.  Termite  se  fait 


CASSINOU   VA-T-EN  GUERRE  r==r=^^=:     Il 

diable...  Que  voulez-vous?  Les  auberges  du 
lieu  sont  réputées,  le  poisson  y  est  frais,  le  gibier 
faisandé  à  point,  et  les  huîtres,  dans  leur  saison, 
y  sont  telles  qu'on  risque  de  les  saler  trop  en 
pleurant  des  larmes  de  joie,  rien  qu*à  en  con- 
templer une  assiettée  fraîche. 

—  Bonjour,  la  compagnie  ! 
■ —  Salut,  les  gendarmes  ! 

Car  c'étaient  eux.  On  leur  fit  place  sous 
l'auvent  déjà  fréquenté  de  l'auberge.  Neuf 
heures.  Le  soleil,  depuis  le  fond  de  l'étang 
barricadé  de  vert  sombre  jusqu'au  bout  du 
chenal  frangé  d'azur  argenté  qui  relie  l'étang  à 
la  mer,  usait  en  fantaisiste  de  ses  talents,  jouait 
à  cache-cache  avec  les  nuages,  vernissant  ici 
de  folle  clarté  les  nappes  d'eau,  les  obscur- 
cissant outrageusement  là,  donnant  ailleurs 
des  colorations  de  massifs  de  violettes  ou  d'hor- 
tensias aux  bancs  de  sable  des  lagunes...  Quel- 
ques réputés  casseurs  de  croûtes  et  d'assiettes 
menaient  déjà  grand  bruit  chez  Baptistin,  à 
l'enseigne   du    Pin    Rouge. 

—  Té,  le  brigadier  ! 

C'était  la  patronne,  une  joviale  et  bruyante 
commère  de  quelque'quarante  ans,  qui,  en  face 
de  Joseph  Hourtilhacq,  dit  Sherlock  Holmes, 


12    =====z  CASSINOU  VA-T-EN  GUERRE 

renchérissait  chaque  semaine  sur  les  manifes- 
tations de  sympathie  auxquelles  il  lui  semblait 
décent  de  se  livrer  en  pareil  cas  : 

■ —  Sacré  brigadier  !...  Toujours  aussi  joli 
garçon...  Ah  !  tu  engraisses  !  Non,  mais  regar- 
dez comme  il  engraisse  !...  Ce  qu'il  est  beau  !... 
Et  cet  œil  coquin  !  On  peut  dire  qu'il  est  né 
doublé  de  la  peau  du  Diable,  ce  gaillard-là  ! 
Une  politesse  en  vaut  une  autre  : 
- —  Bougresse  de  Marie-Rose  !  Dieu  vivant, 
je  ne  la  reconnais  plus  !...  Elle  rajeunit  de 
dix  ans  tous  les  quinze  jours  ! 

—  Ah  !  s'il  sait  y  faire,  répliqua  la  patronne 
comme  en  extase...  Assieds-toi  là  et  ton  gen- 
darme mêmement...  Une  omelette  aux  piments, 
ainsi  qu'à  l'ordinaire? 

■ —  Et  pardi  oui  ! 

Mais  le  brigader  venait  à  peine  de  s'asseoir 
qu'une  voix  terrible,  cuivrée  et  rauque,  fît 
résonner  les  profondeurs  de  l'auberge  : 

—  Je  te  prie  de  taire...  Me  connais-tu  ou  ne 
me  connais-tu  pas?...  A  moi,  on  ne  me  la  fait  pas  ! 
A  moi,  on  ne  me  fait  pas  prendre  un  chien  de 
mer  pour  une  sole... 

Le  brigadier  tendit  l'oreille,  risqua  un  coup 
d'œil,  puis  : 
•^  Hein?  C'est  encore  ce  Cassinou,  ce  mu- 


CASSINOU   VA-T-EN  GUERRE  ^=:=:::==:=^    13 

letier   du    Diable?   demanda-t-il    à    l'hôtelière. 

•—  Lui  et  non  pas  un  autre  ...  Il  est  là 
depuis  hier  au  soir.  Il  était  tellement  saoul 
qu'il  a  bien  fallu  le  «  retirer  »  pour  la  nuit  dans 
la  grange,  le  pauvre  !  Et  voilà  qu'il  recom- 
mence ...  C'est  bien  vrai  que  le  samedi  on  est 
excusable  de... 

Une  bordée  effroyable  de  jurons,  venue  de 
l'intérieur,  interrompit  cette  plaidoirie.  Alors, 
Marie-Rose,  changeant  de  figure  et  de  ton,  alla 
jusqu'au  seuil  de  la  salle  : 

—  J'en  ai  plein  les  oreilles,  de  toi,  hé,  Cassi- 
nou  !...  Ça  y  est...  Il  est  cuit;  il  attrape  le  facteur... 
Et  il  faudra  le  remettre  dans  la  grange  dès 
midi  sonné...  Prends  garde.  Pas  tant  de  bruit... 
Et  parle-moi  poliment,  hilh  de  pule,  parce  que, 
tu  sais,  il  y  a  les  gendarmes... 

L'homme  apparut  dans  l'encadrement  de  la 
porte,  en  face  de  Marie-Rose  :  un  superbe  bon- 
homme d'une  trentaine  d'années,  au  profil  accen- 
tué, au  nez  légèrement  busqué,  au  menton  un 
peu  galochard,  au  teint  halé,  brun  et  doré,  — une 
tête  comme  on  en  voit  de  profil  sur  les  médailles 
antiques  et  une  allure  comme  on  en  imagine 
aux  gladiateurs  romains...  Il  claudiquait  légère- 
ment d'une  jambe,  ce  qui  contribuait,  quand 
il  s'avançait  en  se  dandinant,  à  lui  donner  une 


14    TT========  CASStNOU  VA-T-EN  GUERRE 

allure  féroce...  Mais  il  n'y  a vait^qu*à 'regarder 
ses  yeux,  des  yeux  d'enfant,  naïfs  et  frais, 
passant  du  noir  le  plus  dur  au  brun  le  plus  clair  en 
quelques  secondes,  pour  qu'on  éprouvât  à  son 
aspect,  et  si  fort  qu'il  tempêtât,  infiniment 
plus  de  sympathie  que  de  terreur. 

—  Il  y  a  les  gendarmes,  les  gendarmes, 
entends-tu,  Cassinou  ?...  reprit  Marie-Rose 
hypocritement  furieuse. 

—  Les  gendarmes?  fit  l'homme  en  souriant 
moqueusement,  je  les 

Et  comme  il  venait  de  les  apercevoir  juste  au 
moment  où  il  achevait  de  prononcer  le  verbe 
intranscriptible  de  cette  phrase  courte  et  nette, 
il  s'avança  vers  eux,  tout  content,  très  à  son 
aise,  transformant  même  son  sourire  moqueur, 
pour  une  si  belle  occasion,  en  un  rire  largement 
épanoui. 

—  Ce  bon  Sherlock  !...  C'est  vrai,  c'est  samedi, 
c'est  l'omelette  !...  Je  n'y  pensais  plus... 
Marie-Rose,  à  tes  fourneaux.  Je  m'invite... 
Et  j'offre  du  vin  bouché...  A  part  ça,  briga- 
dier, ça  va  comme  tu  le  désires? 

Le  brigadier  avait  ôté  son  képi  et  se  grattait 
la  tête,  d'un  air  bizarre,  d'un  air  embarrassé, 
ennuyé...  Le^ pandore,  lui,  à  l'annonce  du  vin 
bouché,    venait    d'ouvrir    une    bouche    et    des 


CASSINOU  VA-T-EN  GUERRE  =:=====    15 

yeux^qui  démontraient  nettement  à  quel  point 
il  se  sentait  émerveillé  et  honoré  d'une  telle 
politesse...  Gela  parut  agacer  son  supérieur 
qui  lui  ordonna  froidement  d'enfourcher  la 
bicyclette  et  d'aller,  en  attendant  que  l'ome- 
lette fût  cuite,  chercher  au  bourg  trois  cigares 
de  deux, sous... 

—  J'ai  besoin  de  te  parler,  expliqua  le  bri- 
gadier, quand  le  gendarme  eut  disparu  au  tour- 
nant de  la  route. 

Les  yeux  de  Gassinou  prirent  brusquement 
leur  couleur  foncée  des  heures  de  colère  ou  de 
méfiance. 

—  En  vérité  ?...  SoitI  Mais,  tu  sais,  je  n'aime 
pas  beaucoup  cela...  le  samedi  surtout  !...  Je 
m'assieds  à  ta  table  bien  honnêtement,  et  toi, 
tu  me  reçois  comme  si  c'était  ton  métier,  et  non 
ton  affection  pour  moi,  qui  te  dictait,  en  ce  jour, 
ta  manière  d'agir...  Qu'est-ce  qu'il  y  a  de 
démoli?...  On  se  connaît  depuis  qu'on  est  nés, 
toi  et  moi,  et,  quoique  tu  te  sois  fait  gendarme, 
je  n'en  garde  pas  moins  un  coin  de  cœur  pour 
toi,  je  suis  ton  homme... 

—  Que  tu  sois  mon  homme,  cela  se  pourrait 
plus  que  tu  ne  le  penses,  répondit  sinistre- 
ment  Hourtilhacq...  Est-ce  que  c'est  vrai,  ce 
qu'on  raconte? 


iC    =====  CASSINOU  VA-T-EN  GUERRE 

—  Ça  dépend  de  ce  que  Ton  raconte.  Qu'est-ce 
qu'on  t'a  encore  raconté? 

—  Ghutî^Si  j'ai  expédié  mon  collègue  au 
bourg  pour  une  foutaise,  ce  n'est  pas  afin  que 
tu  prennes  la  peine  de  mettre  tout  le  monde 
au  courant.  Ce  qu'il  y  a?  Il  y  a  que  le  maire 
de  Goulombre  n'est  pas  content  après  toi. 
Il  y  a  qu'il  a  constaté  qu'on  lui  a  pris  dans 
les^quinze  poules  depuis  un  mois  et  qu'il  va 
jurant  que  le  Piocq  et  toi  y  êtes  sûrement 
pour  quelque  chose.  Tel  que  tu  me  vois,  je 
suis  en  train  d'enquêter.  D'ailleurs  je  te  jure 
que,  pour  le  moment,  je  ne  peux  croire  à  un  tel 
méfait  de  la  part  d'un  homme  de  ton  rang,  qui 
a  le  cœur  sur  la  main  et  qui  a  du  foin  dans  ses 
bottes. 

Gassinou  parut  réfléchir,  enfonça  son  béret 
presque  au  ras  de  sa  frange  drue  et  brune, 
cracha  par  terre  et  déclara  : 

—  Bon.  Quand  tu  reverras  le  maire  de  Çou- 
lombre,  tu  lui  diras,  et  de  ma  part,  qu'il  ferait 
mieux  de  surveiller  sa  femme  que  ses  poules. 
Geci,  comme  de  juste,  entre  nous  également. 

—  Le  maire?...  sa  femme?...  fit  le  brigadier 
de  plus  en  plus  gêné... 

— ^_Hé  oui  !  Parce  qu'il  y  a  de  mauvaises 
langues  qui  disent  que  le  petit  prochain  du  maire 


CASSINOU   VA-T-EN   GUERRE  =====     17 

de  Coulombre,  quand  il  viendra,  aura  des  chances 
de  te  ressembler  plus  qu'à  son  papa. 

Le  brigadier  Hourtilhacq  sursauta,  s'occupa 
de  sa  pipe  avec  une  minutie  piteuse  ;  il  par- 
vint néanmoins  à  lancer  ensuite  d'assez  bon 
cœur  : 

■ —  Ce  qu'i/s  sont  méchanls,  le  monde,  tout  de 
même  ! 

• —  A  qui  le  dis-tu?  C'est  comme  ça,  mou 
vieux...  La  vie  est  la  vie  ;  tout  un  chacun  y  a 
ses  torts  :  ainsi,  moi,  je  chipe  les  poules  du  maire; 
toi,  tu  lui  empruntes  sa  poule...  C'est  bien 
fâcheux. 

■ —  Voler  des  poules,  toi,  un  garçon  à  sou 
aise  ! 

—  Tromper  ton  maire,  toi,  marié  et  briga- 
dier de  gendarmerie  ! 

Posé  de  la  sorte,  le  débat  eût  été  difficile 
à  résoudre,  si  les  deux  adversaires  n'avaient  pas 
compris  aussitôt  qu'il  valait  mieux  s'arranger 
amiablement.  Alors,  le  brigadier  —  un  bien  beau 
garçon,  un  brun  aux  yeux  de  velours,  aux  mous- 
taches conquérantes  —  se  confessa  ;  il  raconta, 
aussi  modestement  que  possible,  sa  bonne  fortune 
avec  la  personne  en  question  :  deux  ans  que 
cela  durait,  presque  à  son  corps  défendant, 
on  pouvait  le  dire... 

3 


18    =====rz  CASSINOU   VA-T-EN   GUERRE 

Cassinou,  cependant,  faisait  tinter  des  écus 
et  des  louis  dans  ses  poches... 

—  Eh  bé,  ceci  reconnu,  ça  m'épate  tout  de 
même  que  tu  me  comprennes  si  mal...  Tu  en- 
tends? Ça  sonne  clair  et  loyal,  hein?...  Du  foin 
dans  les  bottes,  comme  tu  dis...  Et  tout  n'est  pas 
dans  mes  bottes,  ni  dans  mes  poches  !...  Ah! 
pauvre  de  toi,  tu  crois  que  c'est  par  intérêt  que 
je  vole  des  poules?  Ça  m'amuse,  ça  me  les  fait 
paraître  meilleures...  et  voilà  tout...  Je  suis 
franc!...  C'est  comme  la  mairesse  :  elle  te  plaît 
parce  que  tu  la  voles  à  son  homme... 

—  Cassinou,  je  t'en  prie... 

—  Mais  ta  bourgeoise  est  rudement  mieux... 
Hé  !  Marie-Rose,  l'apéro,  en  attendant  le  reste... 
Deux  vertes,  hein? 

—  Ce  n'est  pas  que  j'aie  soif,  dit  le  brigadier, 
et  c'est  bien  pour  t'être  agréable...  Oui,  Marie- 
Rose,  deux  vertes,  bien  légères,  et  comme  pour 
des  enfants...  Ceci  dit,  Cassinou,  sans  rancune  ! 
On  te  fichera  la  paix  avec  cette  histoire...  Seule- 
ment, le  maire  en  a  assez...  J'irai  voirie  Piocq  : 
il  écopera  pour  deux... 

—  Halte-là!  protesta  Cassinou...  Le  Piocq  est 
mon  ami,  un  brave  homme,  un  vieux  retraité 
de  la  marine.  Je  ne  monterais  pas  sur  l'échiné  de 
mes   camarades   quand   il  s'agirait   de   danser 


CASSINOU   VA-T-EN  GUERRE  == — = r-r=^    19 

pieds  nus  sur  des  ajoncs  secs...  Comme  s'il  n'y 
en  avait  pas  assez,  dans  le  pays,  de  voleurs  de 
poules,  pour  t'en  prendre  à  tes  amis  et  aux  amis 
de  tes  amis  ! 

—  Tu  as  raison,  tu  as  raison,  dit  précipitam- 
ment le  brigadier...  Mais  tais-toi,  pour  Dieu  !... 
C'est  entendu,  je  vais  tirer  les  vers  du  nez  à 
Barboutiet...    ou    à    Rescampane... 

—  Pour  ceux-là,  concéda  Cassinou,  je  ne 
dis  pas  «de  non  »...  Ils  ont  été  chacun  dans  les 
nouante  fois  condamnés  pour  vol  de  poule... 
Alors,  une  fois  de  plus  ou  de  moins...  Débrouille- 
toi.  Je  m'en  fiche,  je  crache  par  terre.  A  la 
tienne,  brigadier. 

Les  verres  s'entre-choquèrent,  puis  il  y  eut 
quelques  instants  de  silence,  que  suffisait  à  jus- 
tifier honorablement  la  dégustation  de  l'apéritif  ; 
à  la  vérité,  Hourtilhacq  était  assez  mécontent 
de  lui  :  ce  damné  muletier  lui  imposait  une 
idée  un  peu  trop  élastique  de  ses  obligations  ; 
en  outre,  Cassinou  parlait  abondamment  et 
haut,  quand  il  avait  bu...  S'il  allait  se  vanter  de 
la  façon  par  lui  imaginée  dont  quiconque  pou- 
vait coudre  le  bec  au  brigadier  de  gendarmerie 
de  Saint-Lubin-lès-Hont-Hàbi?... Mais, bah!  Cas- 
sinou avait  bon  cœur,  c'était  un  pays,  un  ami 
de  toujours  :  oui,   Hourtilhacq  et  lui  étaient 


20  -  CASSINOU  VA-T-EN  GUERRE 

nés  à  Loureheyre,  «  dans  le  nord  »,  c'est-à- 
dire  à  sept  kilomètres  de  là,  «  sur  la  montagne  », 
c'est-à-dire  à  vingt-cinq  mètres  au-dessus  du 
niveau  de  la  mer,  «  en  plein  territoire  »,  c'est-à-dire 
à  une  demi-lieue  de  la  côte...  Et  Cassinou,  de  son 
côté,  sentait  vaguement  qu'il  n'aurait  pas  dû 
coudre  aussi  solidement  le  bec  du  brigadier,  parce 
que,  sûr  désormais  de  ne  rien  risquer,  il  ne  pren- 
drait plus  autant  de  plaisir  à  chiper  de  temps  en 
temps  une  poule  ou  deux  à  cet  imbécile  de 
maire  de  Coulombre. 

Ces  légers  nuages  se  dissipèrent  dès  le  retour 
du  pandore,  que  suivit  immédiatement  l'appa- 
rition du  vin  bouché,  topaze  et  rubis,  et  d'une 
copieuse  platée  de  jambon  fricassé,  laquelle 
venait  d'être  apportée  sur  l'ordre  de  Cassinou, 
«  parce  qu'il  n'y  a  rien  de  tel  que  le  sel  du  jambon 
pour  préparer  le  chemin  aux  piments  de  l'ome- 
lette »...  Quand  celle-ci  arriva,  dorée  et  dodue, 
bourrée  de  piments  de  choix,  de  piments  à 
brûler  les  tripes  du  Diable,  une  satisfaction 
quasi  religieuse  illumina  les  visages,  et,  peu 
après,  les  langues  des  convives,  chatouillées 
par  la  saveur  violente,  s'agitèrent  éperdument, 
frénétiquemenj:. 

Alors  Cassinou  conta  sa  claquaille  de  la  veille. 
L»a  clacfUQUle^  c'est  la  bonibance,  ruais  la  bom. 


CASSINOU  VA-T-EN  GUERRE  =====    21 

bance  à  la  mode  du  lieu,  la  ripaille  alerte  et 
gueularde  qui  ne  s'éternise  pas  autour  d'une 
table,  mais  qui  conduit  le  claquailleur,  selon  sa 
fantaisie  et  son  appétit  ou  sa  soif,  sans  souci 
de  l'heure,  d'auberge  en  auberge  et  même  de 
village  en  village...  On  a  le  sang  trop  vif,  là-bas, 
pour  ne  pas  bouger,  pour  ne  pas  marcher  ou 
pédaler,  même  quand  on  zigzague...  Foin  du 
siège  où  l'on  prendrait  racine  !  Il  faut  changer 
d'horizon  et  de  maison,  cent  dieux  ! 

Ainsi,  le  jour  précédent,  ils  s'étaient  rencontrés 
trois,  venant  qui  du  port,  qui  de  la  forêt,  qui 
du  village...  Cassinou  avait  de  l'argent  dans  sa 
poche,  comme  à  l'habitude  ;  l'ami  Fantique 
promit  les  plus  beaux  des  fruits  et  des  légumes 
que  son  métier  était  d'aller  trimballant  de  seuil 
à  seuil,  sur  sa  carriole;  le  vieux  Piocq,lui,  avait 
fait  tâter  aux  copains  une  poule  qu'il  portait 
dans  son  sac,  une  poule  bien  grasse,  bien  à 
point... 

—  Chut  !  implora  le  brigadier... 

Ah  !  pour  une  claquaille,  c'en  avait  été  une 
de  soignée,  d'inoubliable  !  D'abord,  on  était 
allé  au  bout  de  l'étang,  à  deux  kilomètres  de 
là,  goûter  la  soupe  aux  poissons  de  Potisse  et 
boire  chacun  les  deux  ou  trois  litres  sans  lesquels 
Gassinou  jurait  qu'il  n'est  pas  possible  de  «se 


22    z===^=z  CASSINOU  VA-T-EN  GUERHE 

mettre  en  train  »...  Après  quoi,  on  avait  rebroussé 
chemin  vers  le  port  et  confié  les  victuailles  à 
la  Piocque,  une  vieille  terrible,  forte  comme  un 
taureau,  méchante  comme  la  gale,  mais  qui 
était  un  peu  là  pour  la  cuisine,  surtout  quand  elle 
se  sentait  elle-même  de  bon  appétit...  Puis,  il  y 
avait  eu  la  tournée  de  vertes  à  l'Hôtel  de  la  Grève, 
puis  une  autre  tournée  offerte  au  bourg  par 
Fantique  qui  ne  voulait  pas  être  en  reste  et 
qui,  en  plus  des  fruits  et  des  légumes,  offrit 
quelques  flacons  tirés  du  meilleur  endroit  de 
son  cellier...  Cependant  Cassinou,  qui  s'était 
absenté  un  instant,  revenait  en  brandissant 
un  superbe  gigot...  Un  repas,  mes  enfants, 
comme  le  pape  n'en  fait  pas  dix  par  année, 
quoi  !  et  qui,  sur  les  trois  heures  de  l'après- 
midi,  n'en  était  pas  à  sa  fin  encore.  —  Une  tournée 
de  cafés  et  de  pousse-café  ici,  une  autre  là,  et  le 
moment  de  Tapéritif  était  déjà  revenu,  sans 
crier  gare.  «  Au  Pin  Rouge  !  »  avait  alors  ordonné 
Cassinou...  Et  la  fête  s'était  continuée  au  Pin 
Rouge  par  des  rasades  de  boissons  variées, 
puis  par  un  bon  quartier  de  confit  de  dinde 
vers  les  neuf  heures,  histoire  de  se  dégourdir  les 
tripes  ;  après  les  avoir  dégourdies,  il  avait  fallu 
les  rafraîchir  :  bière  à  volonté. 

Tant  et  si  bien  qu'aux  approches  de  minuit, 


Ils  s'étaient  rencontrés,  venant  qui  du  bourg, 
qui  de  la  plage... 


CASSINOU   VA-T-EN   GUERRE    r====r==    25 

il  ne  restait  plus  à  Fantique  qu'à  rentrer  chez 
lui  sans  trop  se  pressei*,  crainte  d'erreur,  au 
Piocq  qu'à  se  faire  rosser  chez  lui  par  la  Piocque, 
qui  n'admettait  pas  les  fêtes  dont  elle  était 
bannie,  et  à  Cassinou  qu'à  dormir  dans  la 
grange  du  Pin  Rouge,  puisque  ses  jambes  se 
refusaient  à  le  porter. 

Un  cercle  d'admirateurs  s'était  formé  autour 
de  la  table  où  Cassinou  faisait  bruyamment  le 
récit  de  ses  exploits  :  des  gars  du  pays,  de  fiers 
lurons,  de  bons  vivants,  eux  aussi,  jeunes  ou 
vieux...  Mais,  ce  sacré  Cassinou,  il  leur  faisait 
encore  la  pige  à  tous,  pour  la  beuverie  comme 
pour  la  boustifaille  !  Là-dessus,  sa  réputation 
était  établie...  Il  n'en  concevait  pas  une  mince 
fierté.  IJésireux  d'éblouir  définitivement  son 
auditoire,  il  frappa  du  poing  la  table  : 

—  Et  ce  qu'il  y  a  de  plus  fort,  proclama-t-il 
jovialement,  c'est  que  le  tonnerre  du  bon  Dieu 
ne  m'empêcherait  pas  de  recommencer  aujour- 
d'hui ! 

—  Quel  bougre  !  fit  le  brigadier  qui  se  pré- 
parait à  partir...  Enfin,  tu  as  raison  d'en  pro- 
fiter, tant  que  le  beau  temps  dure  pour  le 
monde. 

—  Que  veux-tu  dire  par  là? 


26    =z===:z^3  CASSINOU  VA-T-EN  GUERRE 

—  Tu  n'as  donc  pas  lu  les  journaux,  ces  jours- 
ci?...  On  parle  de  guerre. 

Les  sourcils  de^Cassinou  se  froncèrent  : 

—  Ah  ça?  Est-ce  que  tu  voudrais,  toi  aussi, 
me  faire  prendre  un  chien  de  mer  pour  une 
sole?...  Est-ce  qu'on  n'a  pas  fini  de  me  farcir  les 
oreilles  avec  cette  histoire?...  J'ai  déjà  failli 
me  fâcher,  tout  à  l'heure,  quand  ce  vieux  pecq  (1) 
de  facteur  m'embêtait  avec  son  éternel  «  la 
guerre...  la  guerre...  »  Brigadier,  tu  me  fais  pitié... 
Il  ne  me  pousse  pas  de  la  mousse  sur  les  yeux, 
je  pense,  et  je  sais  lire...  Quant  au  facteur,  il 
y  a  quarante  ans  et  plus  qu'il  l'annonce,  la 
guerre,  tout  ça  pour  nous  faire  croire  que  sans 
lui,  à  l'époque,  les  Prussiens  seraient  venus 
jusqu'ici...  La  guerre  !  Il  ne  faudrait  pas  cher- 
cher à  se  foutre  de  moi  ;  je  ne  suis  pas  pêcheur, 
je  n'ai  pas  besoin  qu'on  me  monte  des  bateaux  ; 
mais  je  suis  muletier  et  j'ai  un  bâton  pour  tous 
les  mulets,  qu'ils  soient  à  deux  pattes  ou  à 
quatre. 

Les  auditeurs  hochaient  la  tête,  mal  convain- 
cus... Mais  on  connaissait  suffisamment  Gassinou 
pour  ne  pas  essayer  de  discuter  avec  lui  au  lende- 
main d'une   daquaille,   surtout   quand   il   était 

(1)  Idiot. 


CASSINOU  VA-T-EN  GUERRE 


27 


en  train  d'en  inaugurer  une  autre...  Il  aimait 
volontiers  à  discourir,  à  pérorer,  en  bon  Méri- 
dional;   et,    si    particulière    que    fût    son    élo- 


e::^ 


^^^^:s^' 


'     Un  cercle  d'admirateurs... 


quence,  elle  n'en  était] 'pas  moins  réelle.  Il 
reprit,  un  peu  calmé  par  le  silence  qui  s'était 
fait  et  l'attention  qu'on  lui  prêtait,  —  en  fran- 
çais,   cette    fois,    en    son  français   à    lui,   pour 


28    ^1=:==:=^:=:=:;^  CASSINOU   VA-T-EN   GUERRE 

donner    plus    de    poids    et    de    dignité   à    ses 
paroles  • 

—  Ce  n'est  pas  que  je  veux  dire  qu'on  ait 
peur  aux  Prussiens...  Mais  pourquoi  c'est-il  qu'y 
aurait  la  guerre?  Est-ce  que  le  monde  il  n'est 
pas  content?  Est-ce  que  le  pays  pâtit?  Est-ce 
que  la  résine  ne  se  vend  pas?  Est-ce  qu'il 
manque  du  vin  à  boire?...  La  guerre,  c'était 
bon  autrefois,  quand  les  hommes  étaient  des 
sauvages,  aussi  bêtes  que  ce  pecq  de  facteur  ! 
Il  faudrait  voir  qu'un  roi,  un  empereur  ou  le  pré- 
sident de  la  République  se  mette  dans  l'idée  de 
les  faire  massacrer  manière  de  rire  un  brin... 
On  ne  marcherait  pas,  en  Allemagne  comme  en 
France  !  On  n'est  plus  des  moutards...  Le  pro- 
grès est  le  progrès... 

Cependant  l'instituteur  adjoint,  qui  venait 
d'arriver,  osa  émettre  une  objection  :  «Permettez, 
Cassinou...  »  Alors  Cassinou  blêmit,  puis  rougit, 
puis  crispa  les  poings,  puis  frappa  par  terre  de 
rage...  Devant  ce  morveux-là,  il  ne  trouvait  plus 
de  mots  et  sa  voix  s'étranglait  dans  sa  gorge, 
parce  qu'il  ne  savait  pas  discuter  avec  les  gens 
qui  parlent  doucement. 

—  Ah  !  du  moment  que  celui-là  aussi  s'en 
mêle,  c'est  bon  !...  J'aime  mieux  filer.  Je 
ferais  du  désastre. 


CASSINOU  VA-T-EN   GUERRE  29 

Il  ramassa  son  béret,  prit  sa  canne  et  s*en  fut, 
très  digne,  très  raide. 

Cependant,  au  bout  de  l'auvent,  il  se  ravisa, 
se  retourna,  et  alors,  d'une  voix  tonitruante  : 

—  La  guerre  !  Tenez,  je  vais  vous  expliquer 
votre  cas,  à  vous  tous  tant  que  vous  êtes  : 
vous  êtes  des  froussards,  qui  avez  mal  au  ventre 
depuis  que  cette  idée  vous  est  venue...  La 
guerre?...  Moi,  je  dis  ce  mot  et  je  crache  par 
terre... 

Il  fit  encore  quelque  pas,  se  retourna  de  nou- 
veau et  lança  d'une  voix  triomphante,  avant  de 
disparaître  : 

—  La  guerre,  je  m'en  fous  et  je  la  mé- 
prise... je  suis  réformé. 


II 


—  Té  !  Cassinou  !  Où  t'en  vas-tu  si  vite? 

—  Té,  Cassinou  !...  Dis  donc,  tu  pourrais 
donner  le  bonjour  aux  amis  ! 

— ■  Té,  Cassinou  !...  Arrête  un  moment... 
on  va  boire  un  verre. 

Mais  lui,  sur  la  route  qui  longe  l'étang, 
marchait  à  grands  pas,  en  faisant  voler  des 
cailloux  du  bout  de  son  bâton  ferré,  et  ne  répon- 
dait que  par  des  grognements  ou  de  coléreux 
haussements  d'épaules  aux  questions  et  aux 
invites    des    passants. 

La  pluie,  vers  midi,  fit  mine  de  tomber  et 
Cassinou  tourna  sa  mauvaise  humeur  et  la 
pointe  de  son  bâton  ferré  contre  le  ciel,  qu'il 
invectiva  de  belle  manière...  A  l'endroit  où  la 
route  quitte  le  bord  de  l'eau  pour  virer  brus- 
quement à  droite,  vers  Saint-Lubin  et  Ttchya- 
tyic,  ce  fut  à  la  route  qu'il  s'en  prit... 

Garce  de  route  !  Comme  si  elle  n'aurait  pas 
pu  se  déranger  un  peu  pour  lui  éviter  de  patau- 


CASSINOU  VA-T  EN   GUERRE     —     31 

ger  dans  la  vase  ou  de  se  fatiguer  dans  le  sable  ! 
Tant  pis,  allons-y  !...  Et  notre  homme,  tout 
en  grognant  et  en  marmonnant  de  plus  belle, 
se  dirigea  vers  le  coin  forestier  où  il  avait  pris 
l'habitude  de  se  réfugier  quand  il  désirait  réflé- 
chir ou  cuver  son  vin,  sans  risquer,  durant 
son  repos,  les  f  ai  ces  'ou  les  moqueries  de 
personne. 

C'est  au  sommet  d'une  belle  dune,  toute  em- 
baumée de  serpolet  sauvage.  Au  nord,  la 
solitude  règne  sur  des  lieues  et  des  lieues  ;  à 
l'ouest,  la  «  grande  mer  »  apparaît  entre  les 
fûts  des  pins,  glauque,  mouvante  et  frangée 
d'argent  même  par  les  plus  beaux  jours  ;  au 
sud,  on  voit,  à  deux  kilomètres  de  là,  les  maisons 
de  Hont-Hàbi-l'Etanget  l'auberge  du  Pin  Rouge 
qui  semble  dire  :  «  Tu  sais,  quand  tu  seras 
fatigué  de  bouder?...  »  Cassinoune  boudait  jamais 
très  longtemps. 

Mais  il  aimait  cet  endroit  comme  un  animal 
aime  sa  tanière.  Il  avait  restauré  et  recouvert  de 
bonne  brande  la  tranchée  principale  d'une 
palombière  abandonnée.  Rien  de  meilleur 
pour  se  mettre  à  l'abri  des  hommes,  de  la  pluie 
et  du  soleil  quand  on  n'a  plus  soif  et  qu'on  se 
sent  pour  un  temps  devenu  misanthrope,  rien 
de  meilleur  pour  vous  rafraîchir  les  idées  et 


32  -  CASSINOU   VA-T-EN   GUERRE 

VOUS  débrouiller  l'estomac  qu'un  bon  sommeil 
de  bête  sauvage,  loin  de  tout  et  de  tous,  parmi 
la  grande  odeur  marine  et  celle  de  la  cuisine  que 
prépare  le  soleil,  en  surveillant  les  poêles  à 
frire  des  cigales. 

Cassinou  s'étendit  sur  une  litière  de  fougère 
qu'il  avait  accommodée  et  entretenue  à  sa 
taille. 

Deux  minutes  plus  tard,  il  ronflait^  béate- 
ment. 

II  se  réveilla  tout  guilleret,  lucide  et  opti- 
miste. Quelle  heure?...  Penh!  L'heure  du  jambon 
si  Ton  a  faim,  de  l'apéritif  si  l'on  a  soif  :  quatre 
heures  «  du  tantôt  »,  ou  quelque  chose  d'appro- 
chant. Pas  besoin  de  traîner  de  montres  avec 
soi  pour  être  fixé.  Il  suffit  de  consulter  la  cou- 
leur du  ciel,  son  estomac,  ou  son  gosier.  Cassinou 
se  frotta  les  mains,  puis  se  gratta  le  menton 
et  sourit...  Il  n'en  voulait  plus  à  personne  ;  il 
irait  jusqu'au  bourg  rendre  visite  au  coiffeur, 
faire  à  son  domicile  un  brin  de  toilette,  —  et  ce 
soir,  bon  sang,  surtout  s'il  y  avait  bal  ici  ou  là,  il 
les  épaterait  tous,  frais  et  jovial  comme  il  comp- 
tait l'être  ;  il  leur  montrerait  qu'on  tient  le  coup 
lorsqu'on  s'appelle  Cassinou  et  qu'on  ne  con- 
fond pas  un  chien]  de  mer  avec  une  sole.  Puis, 
cette  fois,  si  on  lui  parlait  encore  de  guerre,  i 


CASSINOU   VA-T-EN   GUERRE  =z^z:z===irz==    33 

serait  assez  maître  de  lui  pour  rigoler  au  nez 
de  ces  espaurilz  (1)  ! 

Mais,  qu'est  cela?  Un  son  de  cloche  sinistre  a 
soudain  retenti  dans  tout  le  ciel...  Le  tocsin  !... 
Et,  ces  cloches,  ce  sont  celles  de  Saint-Lubin... 
Le  feu  est  à  Saint-Lubin  !...  Le  feu,  dans  les 
Landes,  c'est  à  peu  près  le  seul  ennemi  grave 
qu'on  se  connaisse  ;  il  faut  voir  quelle  union 
sacrée  règne  dès  que  la  voix  des  églises  l'annonce, 
sinistrement...  Chacun  part  au  plus  vite  et  par 
le  plus  court.  Dame,  c'est  la  fortune  du  pays 
qui  brûle,  et  qui  brûle  dur  et  fort,  comme  si  la 
flamme  des  étés  se  vengeait  d'un  coup  d'avoir 
été  emprisonnée  aux  troncs  des  pins  sous  l'espèce 
et  avec  le  titre  de  résine. 

Le  feu  !  La  forêt  est  à  jeu  du  côté  de  Saint- 
Lubin!...  Tant  pis  pour  la  toilette,  la  claquaille 
et  le  bal  ;  Cassinou  ne  connaît  que  son  devoir  de 
bon  fils  des  Landes...  Et  le  voici,  tout  feu  tout 
flammes  lui-même,  qui  bondit  à  travers  les  four- 
rés, puis  dans  les  flaques  d'eau  lacustre,  héroï- 
quement, si  giande  est  sa  hâte  de  rejoindre  la 
route...  Celle-ci  atteinte,  il  s'arrête  pour  souffler 
un  brin...  Hein?  Quoi?...  Un  autre  clocher 
appelle  au  secours,  juste  à  l'opposé  de  Saint- 
Ci)  Quelque  chose  comme  ahuris,  froussards,  capons,  bêtas, 
niguedouilles... 

3 


34    ========  CASSINOU  VA-T-EN   GUERRE 

Lubin?...  Coulombre  1  Coulombre  aussi  est  à 
feu  !...  Double  Dieu  vivant  !...  Et  ce  n'est 
pas  fini  :  en  quelques  minutes,  tous  les  clochers  du 
pays,  l'un  après  l'autre,  s'en  mêlent... 

Cassinou     s'assied,    atterré.    Ah     ça,    est-ce 
qu'il  perd  la  tête?...  Non  !  son  ivresse  est  loin  et, 
les  cloches  de  toute  la  contrée,  il  sait  bien  qu'il 
peut  les  reconnaître  à  leur  timbre,  toutes,  des 
plus    mesquines    aux    plus    riches,    comme    on 
reconnaît  avant  même  que  de  tourner  la  tête  de 
vieilles  connaissances  à  leur  voix.  Les  cloches 
de  Saint-Lubin,  cheHieu  du  canton,  résonnent 
lourdement,  en  personnes  d'importance;  celles  de 
la  petite  église  enguirlandée  de  lierre  de  Cou- 
lombre imitent  la  voix  un  peu  grêle  des  jeunes 
filles,  quand  c'est  le  mois  de  Marie  ;  et  voici  celles 
de  Cambiange,  grognonnes  comme  le  paysage 
qu'elles  dominent  ou  comme  les  sangliers  qui 
pullulent   dans    leur   domaine   et    qu'elles    ont 
l'air  de  bénir  ;  celles  d'Escanegorb,  la  commune 
pauvre,    qui   paraissent   implorer  l'aumône   en 
leur  langage;  celles  de  Hont-Hàbi,  enfin,  dont 
M"^6    la    comtesse    douairière   de    Cabiracq    fit 
don  à  la  paroisse  et  dont  le  gros  bourdon,  aussi 
imposant  que  sa  marraine,  semble  comme  elle 
parler  du  nez...   Et  toutes   ces   ondes   sonores 
vont   et   viennent,   s'entre-croisent,   s'entremê- 


•'/* 


Arrivez  les  autres  :...  Le  monde  est  à  feu!. 


CASSINOU   VA-T-EN   GUERRE  =:===rzz3zzzz     37 

lent  comme  des  passages  d'invisibles  et  sinistres 
oiseaux  dans  le  ciel  lavé  par  l'orage  ;  l'immen- 
sité sylvestre  fait  retentir  les  échos  à  l'infini... 
Tout  se  brouille  ;  entre  les  quatre  coins  de 
l'horizon,  il  n'y  a  plus  qu'un  désolant  et  confus 
bourdonnement...  Comment  le  soleil  ose-t-il 
resplendir  à  cette  heure? 

Cassinou  enfonce  son  béret  jusqu'aux  oreilles, 
se  lève,  puis,  roulant  des  yeux  hagards,  s'élance 
vers  Saint-Lubin,  l'endroit  le  plus  proche... 
Et  tout  le  long  du  chemin  il  hurle  —  ne  pen- 
sant pas  dire  si  vrai  — il  hurle  d'une  voixrauque, 
d'une  voix  d'épouvante  : 

—  Arrivez,  les  autres  !...  Le  monde  est  à  feu  ! 
Tout  le  monde  est  à  feu  ! 


III 


Il  avait  suivi  le  chemin  forestier  qui  dé- 
bouche à  deux  pas  de  la  place  de  la  Mairie 
de  Saint-Lubin,  laquelle  était  déjà  noire  de 
monde.  Haletant,  soufflant,  il  demandait  à  un 
chacun  : 

—  Où  est  le  feu? 

Et  l'on  n'avait  pas  l'air  de  l'entendre  !...  Les 
gens,  les  femmes  surtout,  le  considéraient  avec 
ahurissement,  et  tournaient  tout  aussitôt  vers 
ailleurs,  vers  le  sol  de  préférence,  des  yeux 
affolés,  des  yeux  qui  ne  semblaient  plus  voir  les 
hommes  ni  les  choses...  Cassinou  sentit  une  an- 
goisse inconnue  l'étreindre  à  la  gorge,  il  n'osa 
même  pas  poser  de  questions...  Un  peu  de  pa- 
tience !  Il  s'instruirait  par  lui-même;  tout  cet 
incompréhensible  cauchemar  s'évanouirait.  Pas 
la  peine  de  courir  le  risque  de  se  faire  lancer 
au  nez  des  moqueries  ou  des   sottises. 

Il  ne  craignait  pourtant  rien  ni  personne, 
Cassinou,  d'habitude  :  mais  tout  était  si  drôle, 


CASSINOU  VA-T-EN  GUERRE  ==^^==    39 

aujourd'hui,  dans  l'aspect  de  ce  bourg  archi- 
connu  comme  dans  celui  des  physionomies  les 
plus  familières  ! 

Justement,  le  maire  venait  d'apparaître  sur 
le  perron  de  la  «  maison  de  ville  »,  une  belle 
bâtisse  toute  neuve,  orgueil  du  bourg.  Un 
grand  silence  se  fît  aussitôt.  Hélas  !  Il  n'avait 
pas,  lui  non  plus,  sa  figure  et  sa  voix  ordi- 
naires, cet  excellent  papa  Larbilhot,  un  si 
joyeux  vieillard,  toujours  à  l'affût  d'un  bon 
mot  ou  d'une  farce... 

—  Mes  chers  administrés...  mes  chers  enfants... 
je...  je... 

—  Qu'est-ce  qu'il  dit?  demanda  Cassinou... 
Hé!  plus  haut,  donc  !... 

—  Ah!  toi,  ta  gueule  !  lui  lanca-t-on  de  divers 
côtés... 

—  ...Mes  chers  enfants,  il  n'y  a  pas  à  se  le 
dissimuler,  l'instant  est  grave,  très  grave  ; 
mais  la  mobilisation  générale  ne  signifie  pas 
forcément  la  guerre... 

Deux  ou  trois  sanglots  de  femmes  et  quelques 
murmures  l'interrompirent  ;  M.  Larbilhot,  de 
plus  en  plus  ému,  se  hâta  de  terminer  son 
allocution  : 

—  Ce  dont  je  suis  sûr,  mes  amis,  c'est  que, 
si  ce  malheur  arrive,  vous  montrerez  aux  Prus- 


40  -  CASSINOU  VA-T-EN   GUERRE 

siens  qu'il  n'y  a...  qu'il  n'y  a...  que  de  rudes  et 
fiers  garçons,  par  ici... 

Cette  fois,  les  applaudissements  crépitèrent 
et,  pour  la  première  fois  depuis  qu'avait  sonné 
le  tocsin,  les  hommes  hurlèrent  joyeusement, 
comme  aux  soirs  de  fête  ou  à  la  veille  des  beaux 
dimanches...  Les  Landais  sont  en  effet  de  rudes  et 
fiers  garçons,  qui  ont  le  droit  d'aimer  à  se  l'en- 
tendre dire.  Allons!  Une  s'agissait  plus  que  de 
calmer  les  mères  et  les  sœurs,  les  femmes  et 
les  fiancées,  et  puis  ce  serait  samedi  quand 
même,  un  samedi  royal  où  l'on  viderait  comme 
de  juste  les  plus  vieilles  bouteilles,  en  atten- 
dant d'en  trouver  d'autres  à  bon  compte,  quand 
on  aurait  passé  le  Rhin. 

De  nouveau,  il  y  eut  un  mouvement  dans  la 
foule  :  «  C'est  le  comte  de  Cabiracq  !  Il  est  allé 
d'un  coup  d'auto  jusqu'au  chef-lieu  !...  Il  a 
des  nouvelles  !...  »  Et  puis,  ce  fut  un  brusque 
silence  :  le  jeune  comte  venait  d'apparaître 
à  son  tour  et  de  rejoindre  diverses  notabilités  sur 
le  perron  de  la  mairie...  Bigre  !  il  avait  déjà 
revêtu  son  uniforme  de  lieutenant  de  réserve!  Et 
l'on  constata  qu'il  serrait  la  main  de*  l'institu- 
teur et  de  l'épicier  Doigtdieu,  adjoint  au  maire, 
ses  plus  mortels  ennemis  durant  les  périodes 
électorales... 


CASSINOU  VA-T-EN   GUERRE  ====zz    41 

Mais  que  le  jeune  comte  leur  serrât  la  main, 
cela  n'avait  pas  l'air  d'étonner  l'instituteur  ni 
l'adjoint  au  maire,  et  chacun,  comme  par 
miracle,  se  hâta  de  trouver  également  qu'un 
tel  geste  n'avait  rien  que  de  très  naturel.  «  Vive 
la  France  !  )>  crièrent  les  uns...  «  Vive  la  Répu- 
blique !  »  crièrent  les  autres...  Et,  ces  excla- 
mations s'étant  spontanément  envolées,  on 
s'aperçut  avec  une  sorte  de  joie  et  d'enthou- 
siasme jamais  éprouvés  que  les  cris  les  plus  di- 
vers n'en  font  qu'un  seul,  mais  qui  sonne  juste, 
quand  il  s'agit  de  la  patrie. 

Peu  après,  les  derniers  bruits,  vrais  ou  faux, 
que  le  comte  de  Gabiracq  rapportait  du  chef- 
lieu,  circulèrent  : 

—  Les  Russes  ont  envahi  l'Allemagne.  Ils 
sont  des  millions...  Rien  ne  peut  leur  résis- 
ter ! 

—  Et  l'Angleterre?  Pourvu  que  l'Angleterre 
marche  !... 

—  L'Angleterre?  Sa  flotte  a  coulé  hier  onze 
cuirassés  boches  ! 

—  Alors...  ça  y  est?  Ça  y  est  bien? 

—  Et  un  peu,  mon  neveu  ! 

—  Tant  mieux...  On  va  en  tuer...  On  va  en 
bouffer...  Ah  !  les  salauds  ! 

—  Vive  la  France  !  Ohé,  Yan,  Bertranou... 


42    ====^==  CASSINOU  VA-T-EN  GUERRE 

et  toi  aussi,  Cassinou,  venez,  on  va  trinquer 
à  la  victoire! 

Cassinou  s'était  assis  sur  une  borne  et  bais- 
sait la  tête.  La  guerre  !  C'était  la  guerre,  ça  y 
était,  et  ça  y  était  un  peu,  mon  neveu  !  Il  se  rap- 
pelait tous  les  discours  qu'il  avait  tenus  à  ce 
sujet  les  jours  précédents  et  le  matin  même  ; 
il  se  sentait  furieux  non  plus  contre  les  autres, 
mais  contre  lui...  Maintenant,  bien  sûr,  on  aurait 
de  quoi  lui  river  son  clou,-  quand  il  déclarait  y 
voir  clair  en  toutes  choses  !...  Une  seconde  en- 
core, il  se  révolta.  La  guerre?  Quoi?  Ils  accep- 
taient cette  nouvelle  delà  sorte,  joyeusement?... 
Il  n'y  en  aurait  pas  un  qui  rouspéterait,  ne 
fût-ce  que  pour  la  forme?...  Et  puis,  Cassinou 
baissa  davantage  la  tête,  en  murmurant  pour 
lui  tout  seul  :  «Assez...  j'ai  tort...  ce  que  je  me 
dis  là,  c'est  pareillement  que  si  je  le  disais  par 
envie  d'eux...  »  Il  éprouvait  une  humiliation  infi- 
nie comme  s'il  avait  été  lui,  le  seul,  l'unique 
Cassinou,  chassé  d'une  fête,  relégué  à  la  mau- 
vaise place,  mis  à  la  porte  d'un  bal...  Et  ce  fut 
alors  en  lui  une  tristesse  morne,  une  sorte  de 
désespoir  que  sa  nature  têtue  et  fruste,  orgueil- 
leuse et  violente,  lui  avaient  fait  ignorer  jusque- 
là. 

«Ah  ça?   C'est  bien  moi,  pourtant!»  conti- 


CASSINOU  VA-T-EN  GUERRE  ======    43 

nuait-il  entre  ses  dents...  «  Bon  Dieu  !  Il  faut 
que  cela  cesse...  ou  sinon...  »  Soudain,  il  prit  une 
résolution  énergique.  Le  comte  de  Cabiracq  des- 
cendait les  marches  de  la  mairie.  Gassinou  se 
leva,  s'avança  vers  lui  et  l'arrêta  familièrement  : 
• —  Bonjour,  monsieur  Henri.  Je  désirerais 
vous  parler. 

—  Entendu,  mon  vieux.  Je  vais  à  pied 
jusqu'au  bas  de  la  côte,  embrasser  grand'mère. 
Accompagne-moi. 

Ils  n'allèrent  pas  très  loin  de  la  sorte.  En 
passant  devant  le  café  d'Oscar  Trentefeuilles, 
Gassinou,  jusque-là  muet,  avait  déclaré  en 
manière  d'excuse  qu'il  pouvait  bien,  en  y  met- 
tant du  sien,  penser  en  marchant,  mais  qu'il 
lui  était  difficile  de  parler  et  de  s'expHquer  autre- 
ment que  devant  un  verre.  Il  en  offrit  un  au 
jeune  Henri  de  Gabiracq,  lequel  ne  pouvait 
refuser  :  il  aurait  craint  de  vexer  Gassinou,  pour 
qui  il  avait  une  affection  sincère  ;  et,  en  outre, 
il  avait  soif. 

—  Ma  foi,  répondit-il  après  l'invite,  mes 
phares  sont  garnis  et  la  guerre  ne  commence  que 
demain...  J'aurai  le  temps  de  voir  ma  famille 
d'ici  l'aube...  Geci  dit,  qu'est-ce  qu'il  y  a 
de  cassé,  Gassinou?  En  tout  et  pour  tout  à  ta 
disposition. 


44    ===z=  CASSINOU  VA-T-EN  GUERRE 

La  treille  de  vigne  folle  monnayait  le  soleil 
couchant  sur  le  marbre  des  tables  du  bon  café 
Oscar  Trentefeuilles.  Tout  en  confectionnant 
méthodiquement  sa  verte,  Gassinou  parla  : 

—  La  main  sur  le  cœur,  monsieur  Henri, 
je  suis  votre  homme.  Je  le  dis  et  ne  m'en  dédis 
pas.  Mais  pourquoi  faut-il  que  vous  n'ayez 
pas  été  loyal  avec  moi...  une  fois  ? 

—  Hein,  moi  ?...  pas  loyal  avec  qui  que  ce 
soit  au  monde  ? 

—  Hé  là  !  Attendez  !...  Je  ne  parle  pas  autre- 
ment que  dans  le  sens  du  vrai  et  il  se  peut  que 
dans  un  clin  d'œil  vous  soyez  à  même  de  me 
comprendre  et  de  reconnaître  ce  que  j'avance. 
La  main  sur  le  cœur  et  je  suis  votre  homme,  je 
vous  dis...  Vous  vous  rappelez,  il  y  a  dix  ans 
et  peut-être  plus,  quand  vous  aviez  loué  sur  la 
grand'route,  à  Pontourlène,  cette  belle  grande 
propriété  pour  une  jolie  petite  dame... 

—  Chut  !  interrompit  Henri  de  Cabiracq 
en  riant...  Oublies-tu  que  je  suis  marié  mainte- 
nant... et  bon  mari  et  bon  père? 

—  Je  voudrais  pouvoir  en  dire  autant,  et 
je  vous  en  félicite,  répondit  Gassinou  mélan- 
coliquement... Eh  bé,  moi,  sans  en  avoir  l'air, 
j'étais  fiancé,   à   l'époque... 

—  Ah  !  oui...  la  petite  fruitière...  en  face  l'église? 


CASSINOU  VA-T-EN  GUERRE  ^===    45 

—  C'eût  été  vous  qui  auriez  été  moi  que 
vous  ne  parleriez  pas  plus  justement.  Ça  n'a  pas 
tenu...  Ce  n'était  rien...  On  rogne  un  temps,  puis 
on  oublie  ;  et,  d'ailleurs,  là  n'est  pas  l'histoire... 
L'histoire,  c'est  qu'elle  s'appelait  Marinon- 
nette... 

• —  En  effet. 

—  Et  qu'elle  aimait  très  fort  les  raisins 
muscats.  Vous  savez,  monsieur  Henri...  il  y  en 
avait,  devant  la  maison  de  votre  petite  dame, 
une  belle  treille... 

■ —  Tu  n'avais  qu'à  venir  m'en  demander  ! 
Cassinou  sursauta  : 

—  De  quoi?  Est-ce  que  vous  me  prendriez 
pour  un  «  ^^erdu  »  ou  pour  un  mendiant?  Des 
raisins,  c'est  comme  les  poules...  Ça  ne  coûte 
rien  à  élever,  ça  dépend  du  soleil  et  des  bonnes 
saisons.  Alors...  je  n'étais  pas  tout  à  fait  ma- 
jeur, j'avais  le  gousset  flasque... 

—  Je  comprends,  tu  t'es  servi  à  même  ma 
treille?  Oui?  Ne  te  fais  donc  pas  de  bilo, 
s'écria  jovialement  Henri  de  Cabiracq...  Tout 
cela  est  loin  et  je  te  pardonne  de  bien  bon  cceur. 

—  Vous  ne  comprenez  rien  de  rien  à  l'affaire, 
riposta  sévèrement  Cassinou...  Pourquoi  aviez- 
vous  laissé  à  l'entrée  de  la  propriété  un  écri- 
teau  :  «  Ici,  il  y  a  des  pièges  à  loup...  »  Quand  on 


46     z;=^=zi==rz  CASSINOU  VA-T-EN   GUERRE 

affiche  des  écriteaux  de  celte  espèce,  c'est  pour 
économiser  les  pièges,  un  chacun  le  sait  !  Vous 
m'avez  trompé...  il  y  avait  des  pièges...  Et... 
et... 

La  voix  de  Gassinou  s'étranglait  dans  sa 
gorge. 

—  Alors...  ton  infirmité? 

—  C'est  de  vous  qu'elle  me  vient...  et  c'est 
ce  qui  est  cause  aujourd'hui  que... 

—  Mais  c'étaient  de  vieux  pièges...  à  peine 
capables  de  briser  une  patte  de  poulet? 

—  Je  ne  dis  pas  «  de  non  »  ;  seulement,  sur 
le  moment,  ça  m'a  ému...  et  j'ai  sauté  le  mur  si 
rapidement  que  je  me  suis  cassé  la  jambe  en 
trois  endroits... 

—  Ah  !  je  comprends  pourquoi  il  ne  faisait 
pas  bon  de  te  demander  où  tu  avais  gagné  cette 
blessure  1 

—  On  m'a  soigné  tant  bien  que  mal  à  Bayonne 
et  j'ai  raconté  ce  que  j'ai  voulu...  ou,  plutôt, 
j'ai  envoyé  à  la  balançoire  ceux  qui  se  montraient 
curieux  plus  qu'il  ne  se  doit  entre  monde 
propre...  N'empêche  qu'aujourd'hui,  je  souffre 
bougrement  par  vous  ! 

—  Mais,  mon  pauvre  vieux... 

Au  loin  des  chants  montaient  vers  le  ciel, 
le    long    des    routes;    la     Marseillaise    et    Bel 


CASSINOU  VA-T-EN   GUERRE 


47 


ceii  de  Paii  (1)  confondaient  sous  la  nue 
encore  nuageuse  et  incertaine  l'âme  de  la 
grande  et  de  la  petite  patrie.  Et  Cassinou 
ragea  ferme  ;  les  larmes  lui  vinrent  aux  yeux  : 


—  Vous  me  rassurez  loyalement  ?  fit  Cassinou. 

—  Vous  entendez?  Vous  entendez?...  Vous 
n'avez  pas  été  loyal  !  Est-ce  que  je  chante, 
moi,  ce  soir?...  Misère  de  bon  Dieu  !...  Trois  centi- 
mètres de  moins  à  une  patte  qu'à  l'autre  !... 


(1)  Beau  ciel  de  Pau. 


48     -  CASSINOU   VA-T-EN   GUERRE 

Rachetez  ce  que  vous  avez  fait  :  emmenez-moi. 
Le  jeune  lieutenant  considéra  son  interlocu- 
teur avec  une  gravité  attendrie,  puis  lui  tendit 
la  main  : 

—  Le  fait  est  que  s'il  n'y  avait  que  des  types 
comme  toi,  dans  ma  compagnie... 

—  Ça  marcherait,  hein?  fit  Cassinou  rassé- 
réné. 

—  Je  le  crois. 

■ —  Bonne  parole.  J'oublie  le  piège  et...  je 
crache  par  terre  !  ni  vu  ni  connu  !  Je  ne  boite 
plus  !...  Où  c'est-il  qu'on  s'engage?...  C'est 
Marylis  qui  va  être  épatée  ! 

—  Marylis  Larribebère? 

—  Elle-même...  C'est  elle  qui  a  remplacé 
dans  mon  cœur  celle  que  je  courtisais  la  fois  où 
vous  fûtes  déloyal  à  propos  de  muscats. 

—  N'en   parlons   plus. 

—  C'est  vrai,  et  je  vous  demande  excuse, 
puisque  j'ai  craché  par  terre  à  propos  de  cela... 

—  Dis  donc,  tu  as  décidément  bon  goût... 
Maryhs,  elle  aussi,  est  une  joHe  fdle... 

—  Ah  oui  !  mais  elle  n'a  pas  confiance  en 
moi  ;  elle  jure  qu'elle  ne  voudra  jamais  d'un 
ivrogne  et  d'un  coureur...  Monsieur  Henri, 
la  main  sur  la  conscience,  je  bois  et  j'aime  le  mou- 
vement, mais  je  ne  suis  ni  ivrogne  ni  coureur... 


CASSINOU  VA-T-EN   GUERRE  -  49 

Cette    guerre,    c'est    le    salut  !    Emmenez-moi, 
je  vous  dis. 

La  nuit  s'avançait  à  pas  de  velours,  moite 
et  masquée  de  brumes.  Le  comte  de  Cabiracq, 
qui  consultait  sa  montre  avec  quelque  anxiété, 
expliqua  que  Gassinou  devrait  probablement 
attendre  dans  les  trois  semaines  pour  pouvoir 
s'engager.  Après  quoi,  il  n'aurait  qu'à  se  rendre 
au  chef-lieu,  à  Combelux. 

—  Vous  me  l'assurez  loyalement?  fit  Gassi- 
nou. 

—  Pardi  ! 

—  Sans  piège  à  loup? 

—  Moi  aussi,  je  crache  par  terre...  Je  parle- 
rai de  toi  au  capitaine... 

—  Et  je  serai  avec  vous? 

—  Je  recrache,  mon  vieux. 

—  Alors  je  ne  vous  parlerai  plus  de  votre 
.déloyauté.  Vous  êtes  un  bon,  un  vrai,  un  pur, 

monsieur  Henri... 

—  Je  tâcherai  de  mériter  mieux  tes  éloges 
dans  quelques  jours,  répondit  le  jeune  homme 
en  lui  serrant  de  nouveau  la  main. 

Ils  se  turent. 

Les  chants,  le  long  des  routes,  s'envolaient 
toujours  ;  mais,  plus  près,  on  entendait 
encore  une  îemme  pleurer... 

4 


IV 


Encore  quelques  sanglots  de  femmes,  encore 
quelques  manifestations  bruyantes  et  enthou- 
siastes chaque  midi,  à  l'heure  des  départs  succes- 
sifs, puis,  le  reste  du  temps,  ce  fut  très  vite,  à 
Hont-Hàbi  comme  ailleurs,  le  silence.  Silence 
étrange  et  troublant,  encore  plus  pesant,  sem- 
blait-il, que  celui  qui  règne  sur  les  maisons  et 
la  campagne  lorsqu'il  fait  chaud  encore,  que 
c'est  l'heure  de  la  sieste,  que  la  saison  des  cigales 
est  finie  et  que  la  mer  se  tait. 

Cassinou  n'avait  pas  le  cœur  à  la  besogne. 
Du  reste,  toute  route  était  barrée,  tout  trafic 
interrompu...  Il  erra  comme  une  âme  en  peine 
de  l'étang  au  port,  du  port  au  village  ;  il 
essayait  de  s'égayer  à  l'idée  qu'il  entrerait 
bientôt,  lui  aussi,  dans  la  danse,  et  que  ce  serait 
fameux. 

S'égayer?  Il  y  fût  assez  facilement  parvenu 
s'il  ne  s'était  constamment  heurté  à  l'hostilité 
presque  tragique,  insolite  en  tout  cas,  des  êtres 


CASSINOU  VA-T-EN  GUERRE  ====^=i=z    51 

et  des  choses  ;  le  moindre  éclat  de  rire,  même 
dans  ce  pays  où  le  rire  est  chez  lui,  semblait 
arrêté  par  les  regards  entre-croisés,  comme  l'est 
un  vol  d'oisillons  par  le  filet  invisible  et  péremp- 
toire  du  chasseur,  lors  des  passages. 

Un  matin,  il  rencontra  sur  la  grand 'place  du 
bourg  la  vieille  Brousselette,  la  plus  mauvaise 
langue  mais  aussi  la  plus  farceuse  commère 
du  lieu,  et  il  tenta  de  plaisanter  bruyamment 
et  vertement  avec  elle,  comme  il  faisait  à  l'ordi- 
naire ;  mais  Brousselette  haussa  les  épaules 
et  ne  s'arrêta  pas.  Alors  Gassinou  se  rappela  que 
les  deux  fils  Broussel,  l'un  écarteur,  l'autre 
joueur  de  pelote,  étaient  partis  des  premiers  ; 
il  rattrapa  la  vieille  et,  la  tirant  par  la  manche  : 

—  Eh  bé,  quoi?  C'est  cette  figure  que  tu  me 
fais?..,  La  guerre,  hein?...  Mais,  ma  pauvre,  la 
guerre,  ce  n'est  pas  plus  dangereux  qu'une 
course  de  vaches...  Et,  pour  ce  qui  est  de  ton 
cadet,  les  balles...  hé  !  hé  !...  les  balles,  ça  le 
connaît... 

Il  se  dandinait  et  souriait  d'un  air  bon  enfant, 
assez  content  de  son  jeu  de  mot.  Or  la  vieille 
s'avança  vers  lui  férocement,  en  femelle  à  qui 
on  vient  d'arracher  ses  petits,  les  doigts  crochus 
et  la  mâchoire  en  avant,  prête  à  griffer  et  prête 
à  mordre... 


52    =====  CASSINOU   VA-T-EN   GUERRE 

Et,  tandis  qu'il  reculait,  ahuri,  elle  hurla, 
d'une  voix  qui  fit  les  portes  s'ouvrir  et  se  glisser 
des  visages  aux  fenêtres  : 

—  Bougre  de  réformé  !  La  guerre,  est-ce  que 
ça  te  regarde?...  Est-ce  que  tu  oserais  me  parler 
de  la  sorte  si  tu  avais  un  cœur  dans  la  poitrine 
au  lieu  d'un  litre  de  trop  dans  l'estomac?... 
Écoutez,  vous  autres,  ce  qu'il  dit,  écoutez  si  ce 
n'est   pas    «  de   honte  »  ! 

Cassinou  n'avait  jamais  craint  les  hommes 
pour  le  coup  de  poing  ni  les  femmes  pour  les 
coups  de  gueule  ;  et,  pourtant,  —  expliquez 
cela  comme  vous  voudrez  !  ■ —  il  fila,  sans  trou- 
ver d'autre  riposte  que  celle  de  hausser  les 
épaules  à  son  tour. 

A  cent  mètres  de  là,  il  s'arrêta,  furieux  contre 
lui-même  encore  plus  que  contre  la  vieille  ; 
celle-ci,  on  l'entendait  vociférer  de  plus  belle, 
sur  la  grand'place,  là-bas... 

Cassinou  grommela  pour  lui  tout  seul  : 

—  Chameau  !  Bique  enragée  !  Trouie- 
canhe  (1)  !...   Pardi,  elle  est  saoule  ! 

Qu'elle  fût  saoule,  il  savait  bien  que  non, 
et    ce    n'en   «était    que    plus    pénible    et    plus 

incompréhensible       pour       lui...       Mélancolique- 
Ci)  Animai  évidemment  mythologique.    Mot   à  mot:  truie, 
chienne. 


CASSINOU   VA-T-EN   GUERRE  53 

ment,   «  tête-à-terre    »,  il    poursuivit  son   che- 
min... 

Sales  moments  !  Pensez  donc,  la  plupart 
des  bons  compagnons  étaient  partis  :  Espe- 
deilhe,  dit  Capmartet  (1),  qui  avait  failli 
battre,  un  soir,  à  la  fête  d'Ondres,  le  record 
de  Cassinou  pour  le  vin  blanc  ;  et  Atchiparre 
le  Bascot,  mauvaise  tête,  terrible  quand  il 
se  butait,  mais  toujours  prêt,  la  bouche  et 
le  cœur  sur  la  main,  dès  qu'il  s'agissait  de  passer 
un  bon  moment  avec  des  amis  de  choix  ;  et 
Barrucas,  dit  Barrabas,  un  jeune  monsieur, 
certes,  un  fils  de  rentier,  mais  tellement  ami 
du  paysan  et  du  marin...  et  qui  vous  tuait  le 
gibier, — sans  permis,s'il  vous  plaît,  — aussi  adroi- 
tement qu'un  braconnier  des  dunes  !...  Et  tant 
d'autres,  tant  d'autres...  Cassinou,  en  pronon- 
çant tout  bas  leurs  noms,  en  se  remémorant  leurs 
exploits  et  leurs  figures,  avait  presque  les  larmes 
aux  yeux. 

Ce  fut  pour  tout  de  bon  qu'il  pleura  quand 
il  évoqua  le  plus  cher  de  tous,  le  marchand 
de   primeurs   Fantique... 

Ah  !  ce  Fantique,  en  voilà  un  qui  était  parti 

.    (1)  Le  Têtard. 


54    ====^  CASSINOU   VA-T-EN   GUERRE 

crânement  !...  Et  notre  muletier  revoyait  son 
camarade  préféré  durant  le  matin  suprême. 
Ils  avaient  déjeuné  ensemble,  royalement,  en 
famille,  avec  la  bourgeoise  à  Fantique  et  les 
deux   petits... 

—  Au  moins,  disait  le  marchand  de  primeurs 
à  sa  femme,  tu  n'as  pas  trop  ]'l  uré  dans  les 
plats  ?  Bougresses  de  femmes  !  Même  quand 
c'est  la  guerre,  avec  elles,  il  n'y  a  pns  moyen 
d'avoir  la  paix  ! 

Les  gosses  pleuraient  en  voyant  pleurer  leur 
maman.  Pour  eux,  Fantique  s'était  montré  plus 
tendre  : 

■ —  Puisque  je  vais  revenir,  hé  !  Yanot, 
hél  Peyroun...  et  que  je  vous  rapporterai  le 
casque  de  Guillaume...  et  des  fusils...  et  des 
sabres...  et  de  tout. 

Yanot  et  Peyroun  calmés,  Fantique  avait 
fait  honte  à  sa  femme  : 

—  Tu  vois,  ils  rient...  Et  encore,  eux,  qui 
ne  comprennent  pas,  ils  avaient  leur  excuse 
quand  ils  pleuraient  !...  Allons,  as-tu  fini,  oui 
ou  non?...  Ramène-nous  du  vin  de  sable  ! 
Et  si  tu  continues  à  hurler  pour  rien...  comme  les 
chiens  àla  lune...  je  me  venge  sur  les  Berlinoises... 
ah  !  ah  !...  dans  quinze  jours... 

A  la  gare,  après  avoir  pris  possession  d'un 


CASSINOU  VA-T-EN  GUERRE  55 

wagon  découvert,  sur  le  petit  train  d'intérêt 
local,  il  avait  harangué  la  foule.  Des  camarades 
le  soutenaient,  l'ayant  hissé  sur  leurs  épaules, 
car  il  n'avait  plus  les  jambes  très  solides,  à 
cause  de  ce  sacré  vin  de  sable  qui  laisse  la  tête 
libre,  mais  qui  vous  paralyse  des  cuisses  aux 
orteils,  avec  son  petit  air  de  rien...  Qu'avait-il 
dit?  Cassinou  ne  s'en  souvenait  guère,  non  plus 
que  personne,  sans  doute  ;  en  tout  cas,  les  mots 
avient  porté,  et  suscité  des  applaudissements 
tels  que  M"^^  Fantique  elle-même,  transformée, 
réconfortée,  éblouie,  avait  lancé  à  son  époux, 
superbement,  deux  secondes  avant  que  la  petite 
locomotive  fît  entendre  son  jappement  de 
roquet  haroiioux  : 

—  Couillon,  val  Tu  n'avais  donc  pas  compris 
que  c'était  pour  badiner  que  je  pleurais,  tout  à 
l'heure? 

...Faute  de  mieux,  Cassinou  se  rabattit  sur 
le  Piocq.  Mais  il  est  à  croire  que  les  événements 
avaient  tapé  sur  la  tête  du  vieux  et  qu'il  en 
gardait  à  présent,  comme  l'on  dit,  une  étoile 
dans  la  cervelle.  Devant  la  verte  la  plus  soignée 
ou  la  iasse  la  plus  fraîche,  il  ne  revenait  pas  à  lui- 
même  et  proférait  d'une  voix  lugubre  les  plus 
effroyables  prédictions  :  l'Angleterre  et  la  Russie 


56  -  CASSmOU  VA-T-EN  GUERRE 

se  foutaient  de  nous  ;  la  France?  Il  fallait  se 
hâter  d'en  parler,  tant  qu'elle  existait  encore... 
Cassinou,  à  la  fin,  allait  se  fâcher...  Il  se  con- 
sola en  pensant  que  le  lendemain,  qui  tombait 
un  samedi,  il  y  aurait  toujours  chez  Marie-Rose, 
au  Pin  Rouge,  la  traditionnelle  omelette. 

Hélas  !  en  dépit  d'un  clair  soleil,  la  terrasse, 
sous  l'auvent,  était  vide  comme  en  plein  hiver 
et  Marie-Rose  ne  semblait  guère  avoir  plus  envie 
de  plaisanter  que,  quelques  jours  plus  tôt,  la 
vieille  Brousselette  :  son  mari  Baptistin,  en 
qualité  d'antique  territorial,  gardait  déjà  les 
voies  du  côté  de  la  frontière.  De  la  frontière 
espagnole,  s'entend.  Mais  ce  mot  de  frontière 
n'en  résonnait  pas  pour  cela  avec  moins  de  gra- 
vité dans  la  bouche  de  Marie-Rose... 

—  Allons,  tu  vas  me  donner  à  déjeuner,  fît 
Cassinou    d'un   air  timide,    suppliant   presque. 

—  La  même  chose? 

—  Oui,  pas  trop  cuite,  avec  des  piments, 
beaucoup  de  piments  et  de  ceux  qui  «  parlent  »... 
Maintenant,  je  pourrais  peut-être  attendre  un 
moment  encore?  Le  brigadier  ne  va  pas  tarder, 
j'imagine. 

Marie-Rose,  comme  suffoquée,  se  campa  vis-à- 
vis  de  lui,  les  poings  sur  les  hanches  et,  d'une 
voix  furibonde  : 


Marie-Rose,  comme  suffoquée 


CASSINOU   VA-T-EN  GUERRE   =====    59 

—  Le  brigadier?  Alors,  tu  crois  qu'il  peut 
venir  à  ce  jour?  Tu  crois  qu'il  n'a  pas  autre 
chose  à  faire  qu'à  claquailler,  par  le  temps  qui 
va?  Tu  crois  qu'il  y  en  a  d'autres,  de  par  le 
monde,   qui  soient   aussi  feignants  que  tu   l'es? 

—  Moi,  feifinant'l  Qu'est-ce  que  tu  voulais 
que  je  fiche,  hier,  aujourd'hui  et  demain? 

—  Te  cacher,  dans  un  vieux  four,  ou  un  trou 
à  renard. 

—  Ah!  tu  m'embêtes.  J'en  vaux  d'autres... 
Et  j'ai  le  droit,  boire  ou  manger,  de  m'en  payer 
tant  qu'il  me  plaira,  jusqu'au  moment  où  je 
pourrai  m'engager... 

—  Toi,  t'engager  ?  Pffft!  On  dit  ça. 
Alors  Cassinou  s'emporta  : 

—  Carogne!  De  quel  droit  m'insultes-tu, 
moi...  un  client  et  un  ami  de  toujours  ?...  Pas  la 
peine  de  me  lancer  des  regards  de  vipère;  je  ne 
t'ai  pas  peur  ;  je  n'ai  peur  à  rien,  pas  même 
aux  Boches,  tu  entends  ?...  Oui,  et  je  le  mon- 
trerai!... Voyez-moi,  madame  a  ses  nerfs!  Au 
fait,  je  comprends  ça!...  Tu  sais  donc  que  ton 
mari,  en  ce  moment,  est  en  train  de  dire  deux 
mots  aux  Bascottes  ?...  Ah!  le  bougre,  il 
a  bien  raison...  Une  sorcière  de  ton  espèce,  ça 
mérite  la  corde  au  cou  et  non  des  baisers  sur  le 
museau  ! 


60    ==z==iizi:==  CASSINOU   VA-T-EN  GUERRE 

Marie-Rose  se  laissa  tomber  sur  un  siège... 
Sans  le  faire  exprès,  Cassinou,  en  parlant  de 
la  sorte,  avait  frappé  juste  :  elle  était  jalouse. 
Son  mari,  son  Baptistin,un  si  bel  homme,  ah  !  est-ce 
que  toutes,  jeunes  et  vieilles,  ne  lui  couraient 
pas  après,  là-bas?  Surtout  à  présent  qu'il  avait 
repris  l'habit  militaire...  Car  elle  le  revoyait 
tel  qu'il  était  auprès  d'elle,  en  uniforme,  sur 
une  photographie  suspendue  au  mur  de  leur 
chambre,  sur  une  photographie  maintenant 
jaunie  qu'on  «  leur  avait  tirée  »  à  Rayonne, 
du  temps  qu'il  y  faisait  son  service  et  qu'elle  lui 
était  fiancée... 

—  Ce  n'est  pas  vrai...  tu  mens  !...  sanglotait 
Marie-Rose. 

—  Ah  ouat  !  Je  jouerais  cent  sous  que  ça  y 
est  déjà  !...  Et  c'est  rudement  bien  fait. 

Impitoyable,  il  se  leva,  prit  son  bâton  en  rica- 
nant, et  s'en  fut  non  sans  avoir,  avant  de  dispa- 
raître, «  fait  les  cornes  »  à  Marie-Rose  toujours 
effondrée  sur  son  banc.  Mais  il  ne  goûta  pas  long- 
temps l'amer  plaisir  de  la  vengeance...  «  Peine 
d'amour,  chacun  son  tour  !...  »  dit  un  proverbe 
du  pays.  Et  Cassinou,  qui  était  un  sentimental 
en  fin  de  compte,  était  aussi  superstitieux, 
comme  tous  les  sentimentaux.  Il  regretta  sa 
riposte    triomphante;    lui-même,    Dieu    vivant. 


CASSINOU   VA-T-EN   GUERRE  r===r    61 

n'était  pas  tellement  à  l'aise  du  côté  du  cœur... 

Il  se  dit  : 

—  Je  vais  aller  voir  Marylis...  Ce  serait 
terrible,  en  des  jours  comme  ceux-ci  (ah  ! 
jours  de  malheur  !...)  de  ne  pas  être  une  bonne 
fois  fixé  sur  ce  qu'elle  pense  dans  le  vrai  fond 
d'elle-même... 

Quand  on  s'approche  du  dentiste,  le  mal  aux 
dents  guérit,  et  il  ne  reste  plus  au  client  qu'à 
retourner  chez  soi,  jusqu'à  ce  que  la  douleur 
recommence.  Mal  de  dents  et  mal  d'amour... 
Lorsque  Gassinou  aperçut,  dès  l'entrée  du  bourg, 
les  murs  très  blancs  et  les  volets  très  verts 
de  la  jolie  Marylis  Larribebère,  et  l'écriteau 
flottant  où,  gentiment,  était  inscrite  la  profession 
de  l'habitante  :  couiurerière...  il  souhaita  bien 
sincèrement  que  la  jeune  fille  ne  fût  pas  là. 

Ils    s'étaient    connus  tout   petits. 

Il  n'y  a  pas  d'école  à  Loureheyre  et  c'était  celle 
de  Coulombre  que  fréquentait  Gassinou.  Les 
parents  de  Marylis  habitaient  entre  Goulombre 
et  Loureheyre.  Quatre  ou  cinq  ans  durant, 
le  petit  garçon  et  la  petite  fille  étaient  allés  à 
l'école  le  matin  et  en  étaient  revenus  le  soir,  la 
main  dans  la  main.  Que  de  rêves  d'avenir  con- 


62  -   CASSINOU   VA-T-EN   GUERRE 

tient,  même  pour  les  âmes  les  plus  simples  et  les 
plus  frustes,  le  nid  tiède  de  deux  mains  enfan- 
tines qui  se  joignent  et  s'habituent  à  leur  tié- 
deur réciproque  comme  à  leur  mutuel  soutien  ! 

Depuis,  Cassinou  était  devenu...  Cassinou, 
le  seul,  l'illustre  Cassinou,  le  plus  joyeux  vivant 
et  le  plus  fier  noceur  qu'on  renommât  de  Morcenx 
à  Dax,  de  Dax  à  Bayonne.  Aux  approches  de 
la  vingtième  année,  à  la  suite  d'un  accident  que 
le  lecteur  connaît  déjà,  certes,  mais  auquel  lui- 
même  n'aimait  guère  qu'on  fît  allusion,  il  s'était 
mis  à  boiter...  Beau  quand  même  !...  Quant  à 
Marylis... 

Ah  !  mes  amis,  une  petite  perle,  un  ange  de 
tous  les  cent  mille  bons  dieux  !...  Fine  comme 
une  hampe  de  trémière,et,  au  bout  de  la  hampe, 
au  sommet  d'un  corps  svelte,  gracile  et  pur, 
une  tête  aussi  plaisante  à  voir  qu'une  fleur, 
une  jolie  figure  dont  on  n'aurait  jamais  pu  dire 
si  elle  cachait  beaucoup  de  moquerie  ou  un 
peu  de  chagrin...  Une  peau  mate  et  rosée,  des 
yeux  bruns  légèrement  tirés  vers  les  tempes, 
une  bouche  dont  le  sourire  ne  laissait  rien  devi- 
ner aux  plus  hardis,  sinon  que  les  dents  qu'il 
découvrait  étaient  admirablement  blanches... 
Quand  on  est  aussi  jolie,  au  pays  de  Marylis,  c'est 
un  mérite  et  même  un  miracle  que  de  passer 


CASSINOU  VA-T-EN   OTTERRKl-  63 

sans  conteste  pour  fille  sage  :  Marylis  était 
considérée  comme  telle  ;  les  plus  mauvaises 
langues,  —  Brousselette,  par  exemple,  ou  Marie- 
Rose  du  Pin  Rouge,  —  en  eussent  dit  de  belles  à 
quiconque  se  serait  permis  d'insinuer  le  con- 
traire... 

Et  Brousselette  et  Marie-Rose  et  tous  les 
autres  avaient  raison  sur   ce  point. 

Son  père  mort,  sa  sœur  mariée,  la  ferme 
vendue,  — ah  !  la  petite  maison,  entre  Coulombre 
et  Lourcheyre,  devant  laquelle  Cassinou  ne 
repassait  jamais  sans  éprouver  un  pinçon  au 
cœur  !  —  Marylis  s'était  placée  à  Biarritz,  comme 
femme  de  chambre,  chez  une  grande  dame  russe 
ou  polonaise,  y  avait  réalisé  quelques  économies, 
puis,  dès  qu'elle  avait  pu,  elle  était  revenue 
s'établir  à  Hont-Hàbi...  Elle  avait  du  goût,  ne 
se  montrait  pas  «  obérante  »;  les  dames  de  Mont- 
de-Marsan,  de  Rayonne  et  de  Dax,  durant  la  sai- 
son des  bains  de  mer,  étaient  trop  heureuses 
d'être  ses  clientes  et  de  se  faire,  à  peu  de  frais, 
habiller  par  une  personne  qui  avait  déshabillé 
une  princesse  dont  le  nom  finissait  en  ski. 

Décidément,  Cassinou  n'avait  pas  de  veine  ! 
C'nq  minutes  plus  tard,  celle  qu'il  venait  voir 
tout  en  désirant  vaguement  de  ne  pas  la  rencon- 


64 CASSINOU  VA-T-EN   GUERRE 

trer,  eût  été  partie...  Près  du  portail  du  jardinet 
qui  entourait  la  maisonnette  blanche  et  verte, 
Marylis,  toute  parée  pour  un  voyage,  accrochait 
au  porte-bagage  de  sa  bicyclette  de  menus  colis. 
Quand  Cassinou  eut  fait  crier  le  sable,  devant  le 
portail,  elle  leva  la  tête  :  «  Tiens,  c'est  toi  !... 
Tu  viens  me  voir?...  Entre  donc...  »  Et  elle  lui 
expliqua  qu'elle  se  rendait  pour  quelques 
jours  à  Goulombre  :  oui,  sa  pauvre  sœur 
qui  était  comme  folle...  Son  beau-frère,  — oh  ! 
ce  n'était  pas  qu'il  valût  très  cher,  encore  un 
ivrogne,   celui-là  !  —  venait  d'être  appelé... 

—  Et  tu  vois  cela  d'ici,  Cassinou  !  Une  femme 
seule,  avec  six  enfants... 

—  C'est  triste,  fit  Cassinou  qui  pensait  à 
autre  chose. 

Jamais  elle  ne  lui  avait  semblé  aussi  jolie. 
Il  hasarda  : 

—  Tout  cela  est  terrible  !  Hein?  Si  l'on 
nous  avait  dit  que  nous  verrions  cela...  tu  te 
rappelles,   quand  nous  revenions   de  l'école?... 

—  Toi,  tu  as  de  la  veine  !  Tu  verras  cela, 
mais  de  loin... 

—  Moi?  Je  n'attends  que  le  vingt  et  un 
pour  m'engager...  Et,  comme  on  ne  sait  jamais 
ni  qui  vit  ni  qui  meurt...  auparavant...  j'aurais 
voulu,  MaryHs...  j'aurais  voulu... 


CASSINOU  VA-T-EN  GUERRE  ^=z=:=^=    65 

Sa  voix  s'étranglait  dans  sa  gorge.  Marylis, 
fine  mouche,  tenta  de  parer  le  coup  : 

—  Oh  !  je  sais  que  tu  n'es  pas  un  capon, 
fît-elle  avec  gentillesse...  Au  revoir.  Tu  m'ex- 
cuses? Je  voudrais  être  à  Coulombre  avant 
midi. 

Elle  verrouillait  le  portail.  Comme  elle  tour- 
nait la  tête,  Cassinou  se  sentit  le  courage  de 
poursuivre  sa  phrase  : 

—  J'aurais  voulu,  auparavant,  te  dire  que 
je  suis  toujours  dans  les  mêmes  sentiments... 
te  dire... 

Elle  se  retourna  vers  lui  ;  il  se  tut... 

—  Ne  me  dis  rien  ;  tu  m'as  déjà  parlé  une 
fois,  et  ma  réponse  serait  la  même...  A  présent, 
ne  fais  pas  cette  tête  de  chien  battu,  mon 
pauvre  !  On  est  des  amis,  nous  deux,  des  vrais, 
et  je  te  souhaite  bien  des  bonnes  choses...  En 
veux-tu  la  preuve? 

Avant  qu'il  eût  demandé  ladite  preuve,  elle 
lui  sauta  au  cou,  et  lui  donna  deux  gros  bai- 
sers qui  claquèrent,  un  sur  chaque  joue. 
Cassinou  demeura  un  instant  les  yeux  troubles, 
les  jambes  molles  ;  mais,  déjà,  Marylis,  désireuse 
de  couper  court,  avait  profité  du  trouble  de 
son  prétendant,  sauté  sur  sa  bicyclette  ;  elle 
allait  disparaître  au  tournant,  là-bas... 


66     =========  CASSINOU  VA-T-EN   GUERRE 

Sa  réponse  eût  été  la  même  :  «  Qui  a  bu  boira, 
qui  a  couru  courra  et  je  ne  veux  pas  pour  mari 
d'un  coureur  et  d'un  buveur...  »  Cassinou  se 
rappelait  le  bal  de  la  fête  votive,  six  mois  plus 
tôt,  où  il  avait  enfin  osé  se  déclarer,  excité  par 
ses  succès  de  danseur  émérite...  Il  avait  alors 
supplié  Marylis  de  le  mettre  à  l'épreuve,  juré  de 
ne  plus  boire  que  de  la  tisane  et  du  lait...  Or, 
un  enchaînement  fatal  de  circonstances  avait 
voulu  qu'il  rencontrât  des  amis,  sur  le  tard,  et 
rentrât  chez  lui,  le  lendemain  matin,  terrible- 
ment ivre,  par  une  route  où  Marylis  ne  passait 
jamais  et  où  le  destin  voulut  qu'il  se  trouvât  nez  à 
nez  avec  elle,  cette  fois-là  ! 

Allons, c'était  fini...  D'ailleurs,  on  n'embrasse- 
rait pas  comme  elle  venait  de  le  faire,  en  pleine 
rue,  sans  façons,  un  homme  auquel  on  penserait 
le  moins  du  monde,  surtout  quand  on  est  une 
Marylis.  Ces  deux  bons  gros  baisers  fraternels, 
ils  en  disaient  plus  long  encore  que  le  petit  air 
obstiné  et  raisonnable  avec  lequel  la  jeune  fille 
avait  repoussé  par  deux  fois  le  cœur  et  la  main 
du  galant.  Maudits  baisers  !  Cassinou  déses- 
péré les  sentait  encore  sur  chacune  de  ses  joues, 
plus  douloureux  que  la  brûlure  d'un  affront 
ou  même  qu'une  vraie  brûlure  : 

—  Eh  bé!  je  pense  que  tu  sais  y  faire  avec  les 


CASSINOU   VA-T-EN  GUERRE   i==z====    67 

demoiselle^,  lui  lança  ironiquement  une  voisine 
qui  avait  assisté  à  la  scène...  et  probablement 
écouté  à  l'abri  d'un  volet. 

—  Des  baisers  comme  ça,  crâna  Cassinou, 
c'est  dommage  qu'il  ne  soit  pas  de  mode  de 
les  recevoir  sur  la  bouche  :  on  les  cracherait  ! 

Il  avait  redressé  la  tête  ;  mais  son  cœur  était 
très  lourd. 


Les  douze  coups  de  minuit,  dans  les  légendes 
sonnent  le  rappel  des  ombres.  Ce  dimanche- 
là,  dans  tous  les  Hont-Hàbi,  les  douze  coups  de 
midi  réveillèrent  les  vivants  :  le  communi- 
qué venait  d'annoncer  l'entrée  des  troupes  fran- 
çaises à  Mulhouse.  Cassinou  prit,  de  la  joie  géné- 
rale, une  bonne  part  qu'il  promena  triomphale- 
ment d'auberge  en  auberge.  Mais,  sur  le  soir, 
une  idée  navrante  lui  vint  qu'il  ne  se  gêna  pas 
pour  exprimer  hautement  au  café  de  la  Marine  : 
tout  serait  fmi  avant  qu'il  s'en  fût  mêlé  !... 
Et  il  pestait  dur  et  ferme  contre  le  décret  qui 
empêchait  les  gens  de  bonne  volonté  de  s'enga- 
ger avant   le   vingt  et  un... 

La  femme  de  l'herboriste,  qui  sirotait  à  la 
terrasse,  avec  son  mari,  la  limonade  dominicale, 
émit  alors,  à  haute  voix,  cette  parole  profonde  : 

—  Il  y  en  a  qui  feraient  mieux  d'être  partis 
avant  de  se  tant  faire  voir  ! 

Le  lendemain,  on  réquisitionnait  les  mules  de 


j-r 


Cassinou. 


CASSINOU   VA-T-EN   GUERRE  71 

Gassinou...  Il  s'en  fallut  de  peu  qu'il  n'en  «reçût 
un  coup  de  sang  )>...  On  aurait  dû  l'avertir, 
c'était  la  moindre  des  politesses...  Les  propos 
qu'il  tint  à  ce  sujet  lui  valurent  une  nouvelle 
avanie  : 

—  De  quoi  se  plaint-il  encore,  celui-là?  fit  la 
femme  de  l'adjoint  sur  son  passage  ;  on  lui  prend 
ses  mules,  mais  on  lui  laisse  sa  peau... 

Trois  jours  plus  tard,  on  interdisait  la  vente 
de  l'absinthe. 

Alors,  Gassinou  eut  l'impression  horrible  que 
le  monde  entier  était  contre  lui,  contre  lui 
jusque-là  si  fier  et  sympathique  !  N'ayant  été 
attaqué  directement  que  par  des  femmes,  il  tenta 
de  chercher  querelle  à  des  hommes  :  cela  n'eut 
pour  lui  d'autre  résultat  que  de  se  faire  moucher 
une  fois  de  plus  : 

—  Mon  vieux,  en  France,  en  ce  moment, 
on  ne  fail  plus  aux  coups  qu'avec  les  Boches!  » 

Ge  fut  au  soir  de  ce  jour  que,  rentrant  chez 
lui,  il  vit,  tracé  sur  la  porte  de  son  écurie,  à 
la  craie  et  d'une  écriture  maladroite,  un  mot 
incompréhensible  : 

EMBUSQUÉ 

Justement,  Brand<'bal,  le  coiffeur  bossu, 
passait. 


72    T=^r===  CASSINOU   VA-T-EN   GUERRE 

—  Qu'est-ce  que  ça  veut  dire?  lui  demanda 
Cassinou. 

—  Je  ne  sais  pas  trop.  Ça  doit  être  pour 
marquer  qu'on  t'a  pris  tes  mules  et  que  tu  n'as 
plus  rien  à  craindre  maintenant... 

Par  la  suite,  le  même  mot  résonna  souvent 
sur  son  passage  ;  oh  !  certes,  il  n'avait  pas  l'air 
d'être  prononcé  à  propos  de  lui  ;  mais  il  est  cer- 
taines coïncidences  qui  ne  sauraient  manquer  de 
soulever  la  fureur  chez  des  gens  généreux, 
même  quand  ils  ne  sont  pas  sûrs  qu'on  les 
insulte. 

—  Le  premier  ou  la  première  qui  m'embête, 
je  l'étrangle,  quoi  qu'on  dise  ou  qu'on  fasse,  cria 
enfin  Cassinou,  un  soir  où  il  sentit  trop  claire- 
ment autour  de  lui  l'hostilité  venimeuse  ou 
narquoise...  Vous  vous  taisez,  tous  et  toutes? 
Vous  avez  bougrement  raison...  Et,  maintenant, 
vous  allez  voir  ce  que  vous  allez  voir,  c'est 
moi  qui  vous  le  dis,  vilain  monde  ! 

Et  tous  ceux  qu'il  venait  de  traiter  de  la 
sorte  se  turent,  un  peu  gênés,  un  peu  inquiets 
aussi,  car  ce  n'était  pas  de  l'air  de  quelqu'un 
qui  entendait  en  rester  là  que  Cassinou,  ayant 
traversé  la  place,  venait  d'entrer  chez  M.  le 
maire... 


VJ 


Quelle  était  la  démarche  que  Cassinou  avait 
brusquement  résolu  de  tenter  auprès  de  M.  le 
maire?...  On  ne  sera  jamais  fixé  là-dessus.  Peut- 
être,  après  tout,  avait-il  voulu  simplement 
terroriser  les  plaisantins,  méduser  les  médisants, 
estomaquer    les    foules. 

En  quoi,  il  avait  pleinement  réussi,  du  reste. 
C'est  que  ce  diable  de  Cassinou  avait  fait  ses 
preuves!...  Avec  lui,  «on  ne  pouvait  jamais 
savoir...  )>  Dans  les  Amériques,  on  bluffe  ; 
ailleurs,  l'on  trompe  ou  l'on  abuse;  à  Paris, 
on  chine  ou  l'on  fait  marcher,  ou  bien  l'on 
mystifie,  ou  bien  l'on  met  dedans...  Pour  un 
Gascon  de  la  trempe  de  Cassinou,  nulle  de  ces 
expressions  ne  conviendrait.  La  chose  est  tout 
ensemble  plus  complexe  et  plus  simple. 

L'art,  quand  on  veut  se  venger  de  quelqu'un 
ou  simplement  s'en  gausser,  —  ce  qui  est  pire 
que  vengeance,  —  le  retourner  cul  par-dessus 
tête  ou  le  mettre  dans  sa  poche,  c'est  de  ne 


74     r===^=^^  CASSINOU  VA-T-EN   GUERRE 

jamais  lui  laisser  comprendre  sur  quel  pied  il 
danse.  On  a  l'air  de  rire?  Bon  !  L'autre  a  de 
fortes  raisons  de  croire  que  c'est  sérieux.  Mais 
on  peut  rire  aussi  pour  faire  croire  à  l'autre 
que  c'est  sérieux  alors  que,  dans  la  réalité,  ce 
n'est  pas  sérieux  le  inoins  du  monde  ;  on 
peut  aussi  continuer  de  rire  pour  que  l'autre 
estime  qu'on  ne  rit  plus,  ou  se  mettre  à  gro- 
gner et  à  geindre  pour  que  l'autre  se  suppose  en 
face  d'une  ruse  majeure...  Et  quand  l'autre 
tente  à  son  tour  de  rire  ou  de  se  fâcher  pour 
voir  où  vous  voulez  en  venir,  les  moyens  de  le 
faire  dérailler  se  multiplient.  On  les  voit  d'ici... 
Jeu  passionnant  qu'un  grand  livre  ne  suffirait 
pas  à  expliquer  utilement  aux  profanes  et  dont 
il  faut  posséder  les  règles  d'instinct.  Gassinou  y 
était  passé  maître  et  il  le  savait  ;  et  les  gens  le , 
savaient  aussi,  et  il  savait  que  les  gens  le  savaient  ; 
et  les  gens  savaient  qu  'il  savait  qu  'ils  le  savaient . . . 

Aussi,  prudemment,  débarrassèrent-ils  la 
grand'place,  préférant  penser  à  autre  chose  ou 
s'occuper    ailleurs    des    événements. 

Du  haut  du  perron  de  la  mairie,  Gassinou 
se  retourna  vers  ses  concitoyens  en  déroute,  et 
gronda  : 

—  Pire  que  des  lapins  fuyards...  Ça  ferait 
pitié  si  ça  ne  faisait  honte. 


CA8SIN0U  VA-Ï-KN   GUERRE  -^=—^=rTz    75 

Mais  un  spectacle  inattendu,  dès  le  vesti- 
bule, lui  retourna  les  idées.  Ils  étaient  là  quelques- 
uns,  vieux  durs-à-cuir  du  patelin,  qui,  sous  la 
surveillance  amicale  de  M.  Potrelon,  l'entrepre- 
neur, s'équipaient  plus  rigoureusement  et  plus 
sévèrement  qu'on  ne  l'avait  jamais  fait  pour 
telle  ou  telle  battue  illustre. 

Louberan,  le  tambour,  guêtre,  enveloppé 
dans  un  caoutchouc,  un  cache-nez  en  bandou- 
lière et  un  poignard  à  la  ceinture,  était  assis, 
l'air  sombre  et  résolu,  sur  la  première  marche 
du  grand  escalier.  Autour  de  lui,  également 
résolus  et  sombres,  armés  de  pied  en  cap,  se 
tenaient  Larrougne  l'apothicaire,  Juffressan 
le  bouclier,  Sidoine  le  rebouteux,  Marfredon 
l'épicier,  Cucu-rien-qui-vaille,  Capbestan  le 
notaire,  d'autres  encore  :  une  quinzaine  en 
tout... 

Gassinou  connaissait,  comme  de  juste,  tout 
ce  monde.  Il  tira  bien  courtoisement  son  béret 
et   prononça,   dévoré  de  curiosité  : 

—  Bien  le  bonsoir,  monsieur  Potrelon  et  la 
compagnie...  Je  venais  pousser  une  petite  visite 
à.  monsieur  le  maire... 

Les  uns  et  les  autres  lui  répondirent  avec  une 
courtoisie  égale,  comme  il  se  doit. 

—  Bon  sang  de  Dieu  vivant,  fit  alors  Cassi- 


76     =====  CASSINOU  VA-T-EN   GUERRE 

nou  de  plus  en  plus  aimable  et  enthousiaste, 
armés  comme  vous  l'êtes,  je  ne  voudrais  pas, 
ce  soir,  être  un  Boche  en  face  de  vous  !  Et  où 
allez-vous  donc  comme  ca?... 

o 

—  Le  pays  est  pourri  d'espions,  murmura 
d'une  voix  sourde  Cucu-rien-qui-vaille. 

—  Pour  une  fois,  il  n'est  pas  saoul  et  il  dit 
vrai,  affirma  sentencieusement  M.  Capbestan, 
le  notaire. 

—  C'est  nous  la  garde  civique,  ajouta  l'apo- 
thicaire Lanougne... 

—  Tu  devrais  en  être  et  te  rendre  utile, 
Cassinou,    poursuivit    Juffressan,   le  boucher... 

Et  Sidoine  le  rebouteux,  qui  était  bègue  et 
«  peu  parlant  »  en  conséquence,  jugea  le  cas 
intéressant  au  point  de  conclure  : 

—  B...  b...  b...  bien  sûr...  tu...  tu  devrais... 

Justement,  le  maire  descendait  de  son  cabinet, 
par  le  grand  escalier.  Cassinou  se  précipita  à  sa 
rencontre  :  «  Je  venais  vous  voir,  monsieur  le 
maire...  Si  c'est  un  effet  de  votre  bonté?...  » 
Le  maire,  très  complaisamment,  remonta  l'es- 
calier et  introduisit  Cassinou  dans  son  cabi- 
net. C'était  un  petit  homme  à  binocles,  fort 
riche,  d'une  famille  hautement  considérée 
dans   le   pays,    «  bon   et   brave  «,  et  à  qui  l'on 


CASSINOU   YA-T-EN   GUERRE  ======    77 

ne  reprochait  que  de  ne  pas  s'être  encore  marié  à 
quarante  ans  passés,  d'habiter  plus  souvent  Paris 
que  Hont-Hàbi,  et  d'écrire  dans  les  journaux. 

—  Asseyez-vous,  monsieur  Cassin,  dit-il 
à  son  visiteur  dès  que  celui-ci  eut  passé 
la   porte...  Qu'y  a-t-il  pour  votre  service? 

Des  gens  comme  M.  Leberlucque,  maire 
de  Hont-Hàbi,  on  les  appelle  en  d'autres  endroits 
du  Midi  des  refrejons,  des  sang-glaceiirs,  des 
morts-de-froid,  des  chandelles  de  glace...  Terribles^ 
ces  messieurs  qui  vous  écoutent  parler  en  vous 
regardant  fixement  à  travers  leurs  lorgnons, 
sans  bouger,  sans  souffler  mot,  et  qui,  au  mo- 
ment où  vous  commencez  de  vous  rappeler  ce 
que  vous  avez  à  leur  dire,  vous  clouent  la  langue 
au  palais  avec  des:  pardon!  pardon!...  qui 
vous  font  oublier  le  reste.  En  outre,  M.  Laber- 
lucque  était  le  seul  du  pays  qui  appelât  Cassinou 
de  son  vrai  nom  de  famille,  et  qui  ne  le  tutoyât 
pas  ;  il  lui  donnait  même  du  monsieur,  ou  du 
«  mon  cher  Cassin  »,  ce  qui  était  plus  déconcer- 
tant encore...  Ai-je  besoin,  bonnes  gens,  de  vous 
dire  que  ce  pauvre  Cassinou  était  dans  ses 
plus  petits  souliers  ? 

—  Monsieur  le  maire,  commença-t-il,  il  faut 
vous  dire  que  j'ai  l'intention  de  m'engager  dès 
que  la  chose  sera  possible... 


78    ==^===^  CASSINOU   VA-T-EN   GUERRE 

—  Pardon!  pardon,  mon  cher  Cassin,  mais 
ce  n'est  pas  ici  que  vous  devez  vous  adresser; 
Je  ne  vous  félicite  pas  moins  de  votre  noble 
intention... 

—  Merci,  monsieur  le  maire...  Un  chien  de 
mer  et  une  sole,  ça  fait  deux,  et  je  connais  la 
porte  où  j'irai  frapper,  au  moment  voulu.  Il  ne 
s'agit  pas  de  cela...  En  deux  mots,  j'ai  rencontré 
Potrelon  et  les  autres,  en  bas,  et  comme  j'en  ai 
assez  de  ne  rien  faire,  je  voudrais,  moi  aussi... 

—  Etre  de  la  garde  civique?  C'est  facile... 
Et,  de  nouveau,  tous  mes  compliments.  Je 
vais  vous  inscrire.  Vos  nom  et  prénoms?... 
Votre  âge?...  Pas  de  condamnations?... 

—  Une  petite,  monsieur  le  maire...  Un 
agent,  à  Bayonne,  que  j'avais  traité  de  porc 
à    deux  pattes... 

—  Diable  ! 

—  Mais  il  y  a  eu  sursis. 

—  Oh  !  alors,  s'il  y  a  eu  sursis...  Ceci  dit, 
mon  cher  Cassin,  vous  savez  en  quoi  consistent 
les  devoirs  que  vous  voulez  bien  assumer? 

—  A  tirer  sur  les  espions  comme  sur  des 
lapins... 

—  En  dernier  recours,  et  après  les  somma- 
tions d'usage...  Vous  avez  un  fusil  chez  vous, 
monsieur  Cassin? 


CASSINOU   VA-T-EN   GUERRE   -  79 

—  Bien  sûr. 

—  C'est  un  tort.  Vous  auriez  dû  le  porter  à  la 
mairie  dès  le  début  des  hostilités.  Enfin  !  puisque 
vous  allez  être  autorisé  à  circuler  en  portant 
des  armes...  Et  un  poignard?  Avez-vous  un  poi- 
gnard?... 

Cassinou  pensa:  «Cette  fois,  mon  vieux, 
tu  ne  m'y  reprendras   pas...  ))   Il  répondit  : 

—  Je  n'ai  pas   de  poignard. 

—  C'est  un  tort,  fit  ^I.  le  maire...  On  ne  sau- 
rait être  trop  armé  contre  les  espions.  Daignez 
accepter  celui-ci,  dont  je  me  suis  servi  jadis 
pour  la  chasse  au  sanglier...  Attendez  donc! 
J'ai  encore  un  pistolet  qui  ne  vous  sera  pas 
inutile...  Mais  si...  mais  si...  ne  faites  pas  de 
façons,  c'est  dans  l'intérêt  du  pays  ;  vous  me 
rendrez  ces  objets  plus  tard...  Ah  !  un  conseil  : 
vous  parlez  de  tirer  sur  les  espions  comme 
sur  des  lapins  ;  or,  la  lune  va  être  dans  son 
plein...  Si  un  lapin,  par  hasard,  venait  jouer 
sur  la  dune,  parmi  les  thyms  et  les  serpolets 
embaumés,  ne  le  prenez  pas  pour  un  espion... 

Cassinou,  qui  justement  avait  vaguement 
caressé  ce  projet-là,  balbutia  de  manière  assez 
piteuse  : 

—  Je  vous  assure,  monsieur  le  maire... 

- —  Oui.  Car   cela    pourrait   vous   attirer   des 


80     -  CASSINOU  VA-T-EN   GUERRE 

désagréments.  Ceci  dit,  voyons...  vous  voulez, 
j'imagine,  ne  pas  perdre  de  temps?  Parfait... 
Eh  bien,  vous  prendrez  la  garde  dès  ce  soir... 
Attendez  donc... 

M.  Leberlucque  alla  consulter  une  carte 
d'état-major  de  la  région,  sur  laquelle  de  petits 
drapeaux  étaient  piqués.  Il  en  prit  un  autre 
dans  une  soucoupe,  y  inscrivit  le  nom  de 
Cassin  (Jean-Arthur)  et  le  planta,  après  diverses 
hésitations,  en  un  point  vierge  encore  de  la 
carte. 

—  Voilà.  C'est  un  poste  d'honneur  que  je  vous 
confie,  monsieur  Cassin...  Le  pont  de  Cou- 
lombre...  un  ouvrage  d'art...  Vous  resterez  dessus, 
ou  dessous,  gardant  tantôt  la  voie,  tantôt  la 
route...  Et  puis,  il  y  a,  tout  près  de  là,  l'auberge 
de  la  mère  Rémoulat  ;  au  cas  où  la  nuit  serait 
fraîche  et  où  vous  auriez  envie  de  prendre  un  vin 
chaud,  pour  vous  regaillardir  le  sang...  Chut  ! 
Chut  !...  Je  ne  devrais  pas  vous  dire  cela... 
Sachez  que  vous  veillez  sur  un  point  straté- 
gique important,  et  que  si  les  Espagnols  avaient 
fait  cause  commune  avec  l'Allemagne... 

—  Pour  sûr  !  fit  Cassinou  d'un  ton  convaincu. 
Il  lui  tardait  néanmoins  de  filer.   Ce  diable 

de   maire  !    Décidément    il   n'était   pas   comme 
tout  le  monde,  et  l'on  ne  savait  jamais  s'il  par- 


i 


CASSINOU   VA-T-EN   GUERRE  :^r==:z=^==    81 

lait  sérieusement  ou  s'il  cherchait  à  vous  acheter 
pour  pas  cher  !  L'essentiel,  c'est  que,  dix  mi- 
nutes plus  tard,  lesté  d'un  poignard,  d'un 
pistolet,  et  d'un  mandat  en  bonne  et  due 
forme,  Cassinou  pouvait  annoncer  son  affec- 
tation à  ses  nouveaux  collègues  qui,  frater- 
nellement, en  sortant  de  la  mairie,  étaient 
allés  choquer  un  verre  à  la  terrasse  du  café  de 
la  Marine... 

—  Si    l'on    dmait    ensemble?    proposa-t-il... 
Et  l'on    dîna  ensemble,   en  effet,    mais   non 

pas  avant  que  le  notaire  fût  allé  expliquer 
à  sa  femme,  une  réputée  mégère,  que  l'union 
sacrée  exigeait  en  ces  temps  troublés  sa  présence 
à  la  même  table  qu'un  Caicu-rien-qui-vaille. 
Cassinou,  de  son  côté,  avait  tenu  à  s'équiper 
complètement  avant  la  soupe... 

Vers  sept  heures,  on  le  vit  revenir  de  chez 
lui  guêtre  jusqu'aux  cuisses,  le  fusil  armé,  le 
poignard  et  le  pistolet  prêtés  par  le  maire 
martialement  ajustés  à  une  ceinture  de  cuir... 
Il  s'était  drapé  noblement  dans  son  grand  caban 
de  muletier  et  portait  en  outre  sous  le  bras  un 
immense  sac  de  toile  cirée,  celui  qui,  en  temps 
de  paix,  contenait  l'avoine  destinée  aux  mules 
lors  des  tournées  longues. 

—  Pour  ne  pas  me  mouiller  les  fesses  dans 

6 


82     CASSINOU   VA-T-EN   GUERRE 

la  rosée,  au  cas  où  les  fourmis  me  taquineraient 
ma  mauvaise  jambe,  expliqua-t-il... 

Sur  le  passage  de  Cassinou,  des  femmes  avaient 
ri  un  peu  trop  fort  ;  qulques  vieux  aussi  ... 
Mais  il  ne  s'en  était  pas  aperçu,  tout  à  sa  joie, 
ravi  par  le  sentiment  du  devoir  accompli  et  la 
perspective  d'un  dîner  de  choix  en  compagnie 
de  braves  gens  capables  de  le  comprendre.  Et, 
ma  foi!  il  fut  succulent,  le  dîner  !...  Le  patron 
du  café  de  la  Marine  était  fier  de  traiter  ces 
messieu  s  de  la  garde. 

Dès  le  potage,  ceux-ci  parlèrent  métier... 
Certes,  personne  n'avait  encore  descendu 
d'espion,  mais  ça  ne  prouvait  qu'une  chose,  à 
savoir  qu'ils  étaient  malins,  les  cochons,  et  qu'il 
fallait  ouvrir  l'œil  et  le  bon  !  Cassinou,  qui  avait 
bu  du  blanc  et  du  rouge  mélangés,  pour  se 
donner  du  cœur,  hocha  la  tête  d'un  air  entendu  : 

—  J'en  sais  un,  d'espion,  moi  qui  vous  parle  ! 
Vous  vous  rappelez...  ce  grand  diable,  qui 
travaillait  à  des  tableaux  dans  la  forêt...  et  qui  se 
faisait  passer  pour  Russe? 

—  Il  n'est  pas  parti?  gronda  le  notaire... 
Bigre  !...  Qu'il  ne  passe  pas  cette  nuit  à  portée  de 
mon  mousquet  1...  C'est  comme  ce  soi-disant 
Parisien  qui  a  installé  un  tennis  près  de  la  plage... 
le  blond...  vous  savez? 


Vers  sept  heures,  on   le  vit  revenir,  guêtre  jusqu'aux  cuisses. 


CASSINOU  VA-T-EN   GUERRE  ==^==    85 

—  Il  n'avait  pas  l'air  franc,  dit  quelqu'un. 

—  C'est  comme  cet  Espagnol,  poursuivit  un 
autre... 

Au  dessert,  on  vivait  véritablement  dans  une 
atmosphère  de  fumée  de  bons  cigares  et  de  mau- 
vais romans-feuilletons.  Un  chacun  confiait  à  son 
voisin,  dans  le  tuyau  de  l'oreille,  des  histoires  ou 
des  faits  caractéristiques  qu'il  jugeait  inutile  de 
développer  hautement...  Cassinou,  très  énervé, 
tâtait  férocement  le  manche  du  poignard  et  la 
crosse  du  revolver  suspendus  à  sa  ceinture... 
Salauds  d'espions  !  Il  en  voulait  un  avant  d'aller 
s'engager...  Au  Champagne,  qu'il  paya,  il  déclara 
qu'il  prendrait  le  sien  vivant,  et  qu'il  lui  brûle- 
rait les  oreilles,  comme  on  fait  aux  sorciers 
pour  les  guérir  de  leur  mauvais  pouvoir. 

—  Et  ce...  ce...  ce...  sera  b...  b...  bien  juste, 
déclara  Sidoine  le  rebouteux. 


\  il 


Sale  nuit,  mes  amis,  pour  débuter  dans  le 
métier  de  garde  civique  !  Août  à  son  milieu 
avait  un  air  d'automne  ;  une  lune  malpropre 
et  maussade  tentait  en  vain  de  se  passer  de 
gros  nuages  chargés  d'eau  comme  des  éponges 
sur  son  museau,  pour  le  récurer.  Finale- 
ment, elle  V  renonça,  se  cacha  comme  une 
honteuse  ;  et  la  pluie  se  mit  à  tomber,  douce- 
ment, posément,  finement,  en  personne  qui  sait 
qu'elle  a  du  temps  devant  elle...  Alors  Cassinou 
tira  sa  montre  et  constata,  non  sans  un  déses- 
poir à  la  fois  héroïque  et  morne,  qu'il  se  passe- 
rait encore  cinq  bonnes  heures  avant  que  son 
collègue,  l'épicier  Marfredoh,  vmt  le  relever. 

Par  exemple,  le  maire  n'avait  pas  menti  :  un 
poste  de  confiance,  et  un  endroit  de  choix.  En 
cas  de  mauvais  temps,  le  pont  servait  d'abri. 
Les  vitres  de  l'auberge  de  la  mère  Remoulat 
flamboieraient  d'autre  part  jusqu'à  dix  heures  ; 
et   un  vin   chaud  est  vite  fait... 


CASSINOU  VA-T-EN  GUERRE  =:===    87 

Dans  la  journée,  ce  serait  charmant  ;  le  pont 
est  aux  limites  de  trois  communes  :  tout  en  lé- 
zardant au  soleil,  Cassinou  verrait  danser  en 
rond,  autour  de  lui,  dans  l'instant  où  l'on 
somnole,  où  les  yeux  tournent  et  où  la  tête 
chavire  doucement,  les  clochers  de  Saint-Lubin, 
de  Coulombre  et  de  Hont-Hàbi,  et  les  taches 
blanches  des  maisons  pareilles  à  du  linge  en  train 
de  sécher  contre  l'azur... 

En  attendant,  il  faisait  un  temps  à  vous  rem- 
placer la  moelle  des  os  par  de  l'eau  claire,  ce 
qui  vous  est,  comme  chacun  sait,  la  meilleure 
façon  de  vous  gagner  des  rhumatismes.  Si  encore 
deux  ou  trois  espions  étaient  passés  !  Mais  ils  se 
méfiaient,  ils  étaient  malins,  les  bougres,  et  les 
collègues  avaient  raison  de  le  proclamer!...  Cas- 
sinou réfléchit,  regarda  de  nouveau  sa  montre  : 
bah  !  ne  surveillerait-il  pas  aussi  bien  le  pont, 
durant  quelques  minutes,  de  derrière  les  vitres 
de  la  mère   Rémoulat? 

Par  chance,  un  paysan  vint  à  passer,  sur  une 
carriole  traînée  par  une  bourrique. 

—  Halte  !  commanda  Cassinou.   Où  vas-tu? 

—  Té  !  c'est  toi,  Cassinou  !  Et  où  donc  veux- 
.  tu  que  j'aille?  Je  me  retire  chez  moi. 

—  Tes  papiers  !  s'il  te  plaît. 

—  Mes    papiers?    Tu    as    bu    un   coup    de 


CASSINOU   VA-T-EN   GUERRE 


trop?...   C'est   moi   Martin,   le   fils  à  Yantiye... 

—  Je  te  demande  tes  papiers.  Je  ne  connais 
que  la  consigne.  Qu'est-ce  qui  me  prouve  que 
tu  es  Martin?  Est-ce  que  je  te  vois,  dans  ce 
noir?...  Allons,  avance  jusqu'à  l'auberge,  et  ne 
regimbe  pas  ;  sinon,  je  compte  jusqu'à  trois... 
et  je  tire  ! 

Le  Martin  de  la  Yantiye,  qui  était  un  peu  faible 
d'esprit,  obtempéra,  pâle  et  tremblant  de  j^eur. 
Quand  Cassinou,  dans  la  salle  bien  éclairée 
de  l'auberge,  l'eut  officiellement  reconnu,  sa 
joie  fut  telle  qu'il  ne  put  s'empêcher  d'offrir 
un  verre...  Cassinou  l'accepta,  en  offrit  un 
autre  et  daigna  s'excurer,  non  sans  hauteur  : 

—  Tu  me  comprends,  Martin?  Ce  que  j'en 
ai  fait,  ce  n'était  pas  pour  t'embêter.  J'obéis 
à  des  ordres...  Préparez-nous  du  vin  chaud, 
même  Rémoulat!...  Et  je  t'assure,  Martin,  que 
dans  le  métier  que  je  pratique  en  ce  moment,  il 
ne  faut  pas  être  borgne.  C'est  terrible  ce  qu'on 
est  espionné  ! 

Il  pérora  longuement,  cita  des  faits  qu'il 
avait  entendu  raconter  au  café  de  la  Marine 
par  ses  camarades  de  la  garde,  puis  en  rapporta 
d'autres  qu'il  avait  lui-même  observés  :  tenez, 
la  bonne  de  ces  gens  qui  avaient  loué,  pour  la 
saison,  à  Hont-Hàbi  plage,  la  villa  des  dunes?... 


j 


CASSINOU   VA-T-EN   GUERRE  z:===z^==    89 

Oui,  cette  grande  blonde,  à  Tair  insolent...  Eh 
bien,  —  Cassinou  en  avait  à  présent  la  certitude, 
—  c'était  un  officier  allemand!...  Et,  la  preuve, 
c'est  que  tout  ce  méchant  monde  avait  filé  à  la 
veille  de  la  guerre!...  Il  raconta  également  sa 
rencontre  avec  un  singulier  cycliste  qui  parcou- 
rait le  pays  en  lançant  sur  son  passage,  comme 
pour  marquer  sa  trace,  des  bouts  de  papier 
coupés  menus...  Martin  écarquillait  les  yeux; 
la  même  et  le  pépé  Remoulat,  acagnardis  au 
foyer,  lançaient  peureusement,  de  temps  en 
temps  des  «  Diû  bibant  !  »  ou  des  «  Moun  Diu 
Jêsu  !  »  Cassinou  continuait  de  boire  sec  et 
chaud,  en  pensant  à  l'humidité  qui  l'attendait 
sous  le  pont  du  chemin  de  fer. 

—  Mon  Cassinou,  fit  soudain  le  pépé  de  sa 
voix  chevrotante,  tu  pourrais  bien  avoir  de 
par  chez  nous  plus  de  travail  que  tu  ne 
l'imagines.  Il  y  a  du  louche.  Est-ce  vrai,  la 
mémél... 

La    vieille    secoua    la    tête    affirmativement. 

—  Oui,  continua  le  vieux,  toutes  les  nuits, 
sur  le  coup  de  onze  heures.  Bâtard  et  Coucoumet, 
qui  sont  pourtant  des  chiens  bien  tranquilles, 
hurlent  à  s'en  faire  péter  la  gorge!  Est-ce  vrai? 
Est-ce  vrai? 

—  Comme  il  le  dit. 


90     -^====  CASSINOU   VA-T-EN   GUERRE 

—  Je  serai  là  désormais,  déclara  Cassinou... 
Bigre  !  Bientôt  onze  heures  ! 

Il  fit  remplir  une  fiole  de  bon  vieil  armagnac 
qu'il  enfouit  dans  sa  poche,  et  regagna  son 
poste  après  avoir  de  nouveau  assuré  les  vieux 
Remoulat  qu'ils  pouvaient  compter  sur  lui. 


VIII 


La  nuit  était  de  plus  en  plus  noire.  Pour  se 
donner  du  cœur,  Cassinou  donna  deux  ou  trois 
baisers  à  sa  fiole,  au  bon  endroit,  puis,  bien  que 
légèrement  ragaillardi,  il  pensa  que  «  le  temps  lui 
durerait  ))...  Mais,  tout  à  coup,  il  dressa  l'oreille. 

Là-bas,  chez  Rémoulat,  Bâtard  et  Coucoumet 
avaient  commencé  le  chœur  à  deux  voix  dont 
les  vieux  lui  avaient  parlé.  En  même  temps, 
les  clochers  voisins  se  racontèrent  entre  eux 
qu'il   était   onze   heures... 

Alors,  Cassinou  eut  l'impression  qu'un  pas 
furtif  faisait  crier  au-dessus  de  sa  tête  le  sable 
de  la  voie  ferrée...  Il  se  fit  tout  petit  contre 
le    mur,    puis    contre    le   talus... 

Les  chiens  de  Rémoulat  hurlaient  de  plus  belle. 

—  Cassinou,  se  dit-il,  il  s'en  irait  temps  de 
montrer  que  tu  es  là,  et  que  tu  y  es  un  peu! 

Il  ne  bougeait  pas,  une  main  crispée  contre  la 
gâchette  de  son  pistolet,  l'autre  sur  la  poignée 
de  son  coutelas.  Plus  de  doute  !  C'étaient  bien 


92    r====  CASSINOU  VA-T-EN  GUERRE 

des  pas,  et  des  pas  qui  ne  voulaient  pas  être 
entendus  (ceci  se  devinait  tout  de  suite)  '  qui 
crissaient  au-dessus  de  sa  tête...  Et,  soudain, 
Cassinou  comprit  que  l'homme  descendait  le  long 
du  talus,  que  dans  une  seconde,  ils  se  trouveraient 
face  à  face  au  tournant  de  la  pile.  Il  lâcha 
poignard  et  revolver...  Une  idée  lui  était  venue... 

Vlan  !  L'intrus,  sans  même  avoir  eu  le  temps 
de  crier  «  ouf  !  »  était  jeté  à  terre,  ligoté,  bâil- 
lonné, et  finalement  introduit  dans  le  grand 
sac  de  toile  cirée  qui,  en  temps  de  paix,  avait 
servi  de  garde-manger  aux  mules  du  muletier, 
lors  des  courses  longues. 

Ca&sinou  coulissa  le  sac  et  se  frotta  les  mains. 
Espion  ou  non,  l'homme  était  sûrement  de 
bonne  prise.  Fort  comme  un  bœuf,  il  hissa  facile- 
ment son  prisonnier  mystérieux  sur  ses  épaules 
et  revint  chez  les  Rémoulat. 

Ils  se  couchaient.  Les  chiens  hurlèrent  -de 
nouveau,   terriblement  ;  il  fallut  parlementer... 

—  Hé  !  pépé...  Hé  !  même...  puisque  je  vous 
dis  que  c'est  moi,  Cassinou,  et  que  je  le  tiens,  le 
bougre  ! 

Le  sac  remuait  faiblement  et  poussait  des  gro- 
gnements inarticulés...  Pépê  Rémoulat,  la  chan- 
delle à  la  main,  vint  ouvrir  la  porte  et  s'extasia  : 

—  Arrive  donc,  même,.,  C'est  pourtant  vrai 


CASSINOU    VA-T-EN   GUERRE  ===1==    93 

qu'il   tient   quelque   chose,    chrétien   ou   bête... 
Il  fallut  même   fouetter  Bâtard  et   Coucou- 
met   qui    voulaient    se   précipiter    sur   le    sac, 
tous  crocs  au  vent. 

—  Vous  allez  maintenant  me  prêter  l'ânesse 
et  la  voiture,  ordonna  Cassinou.  Parfaitement. 
Je  réquisitionne.  J'emmène  mon  homme  à  la 
gendarmerie  de  Saint-Liib'n. 

—  Hoû  !  hoû  !...  heuh  !...  suppha  le  sac. 

—  Ferme  !  reprit  Cassinou,  tandis  que  les 
vieux,  dociles  et  ahuris,  préparaient  l'attelage. 
J'ai  comme  une  idée  que,  pour  ma  nuit  d'appren- 
tissage, j'aurai  fait  travail  de  patron...  Eh  là, 
le    Boche...    l'espion...  tais-toi...    ou  je  cogne  ! 

Le  sac  se  tut. 

...  Et  je  vous  assure  qu'il  s'en  passa  de  belles, 
une  demi-heure  plus  tard,  à  la  gendarmerie 
de  Saint-Lubin-lès-Hont-Hàbi  !  Imaginez  Cas- 
sinou frappant  à  coups  redoublés  contre  la  maî- 
tresse porte,  les  pandores  qui  accourent,  les  mous- 
taches embroussaillées,  les  yeux  troubles  de 
sommeil  ;  voici  également  leurs  dames,  en 
bigoudis  et  camisoles...  Les  volets  des  voisins 
s'ouvrent,  et  puis  les  volets  des  voisins  des  voi- 
sins... 


94    =====  CASSINOU  VA-T-EN   GUERRE 

Qu'est-ce  qu'il  y  a  ? 

Cassinou  qui  a  pris  l'Espion  !...  L'Espion, 
vous  comprenez?  par  un  grand  E  et  avec 
l'article,  l'Espion,  personnage  devenu  symboli- 
que, créature  en  train  de  tourner  à  l'entité, 
comme  les  lièvres  quand  le  chasseur  demande 
aux  paysans  s'ils  ont  vu  passer /a  lièvre...  Vite, 
on  enfile  des  pantalons,  on  accourt  de  partout... 
Il  faudrait  presque  un  service  d'ordre!  Cassinou, 
modeste,  s'éponge  le  front,  recommande  le  calme. 

—  Attention,  armez  vos  revolvers,  vous 
autres,  commande-t-il  aux  pandores.  Hé  là  ! 
le  Boche...  Il  y  a  quatre  revolvers  qui  te  guettent. 
Tu  entends? 

—  Hoû  !  heuh  ! 

—  Ça  va  bien...  Je  vais  ouvrir  le  sac...  atten- 
tion, attention  ! 

Les  gendarmes  sont  au  poste  qu'il  leur  a  assi- 
gné, revolver  au  poing,  les  yeux  flamboyants  ; 
leurs  dames  s'éloignent  en  poussant  de  petits 
cris  de  terreur...  Les  voisins,  devant  la  porte 
et  même  dans  le  couloir,  mènent  grand  tapage... 

Mais  quand  la  coulisse  du  grand  sac  est 
dénouée  et  que  le  captif  parvient  à  montrer  sa 
figure,  savez-vous,  bonnes  gens,  qui  l'on  recon- 
naît, à  demi  étouffé  et  plus  encore  suffoquant 
de  rage?... 


Tandis  que  Cassinou  sccroulait  sur  une  chaise,  un  rire  tint.T, 
puis  un  aulre... 


CASSINOU  VA-T-EN  GUERRE 97 

Hourtilhacq,  dit  Sherlock  Holmes  !  Hour- 
tilhacq,  le  brigadier  de  gendarmerie  de  Saint- 
Lubin-lès-Hont-Hàbi,  tout  simplement  !  Hour- 
tilhacq qui,  cette  nuit-là  comme  les  autres, 
en  civil  et  à  la  faveur  de  l'ombre,  était  allé  par 
le  plus  court,  par  la  voie  ferrée,  rejoindre  sa 
Dulcinée,  la  mairesse  de  Coulombre... 

—  Mon  Dieu  !  soupira  dans  le  silence  la 
grosse  mercière  d'en  face,  une  sentimentale... 
mon  Dieu  !  c'est  encore  bien  heureux,  brigadier, 
que  votre  femme  soit  chez  ses  parents,  un  jour 
comme  aujourd'hui... 

Alors,  tandis  que  le  brigadier  continuait  à 
rouler  des  yeux  furibonds  et  que  Cassinou 
s'écroulait  sur  une  chaise,  un  rire  tinta,  puis  un 
autre,  puis  d'autres  dans  la  salle,  dans  le  cou- 
loir, sur  le  trottoir,  sur  la  place... 
'  C'était  à  croire  que  le  village  entier,  réveillé, 
faisait  chorus,  comme  s'il  avait  été,  en  quelques 
instants,  au  courant  exactement  de  ce  qui  venait 
de  se  passer;  une  afïaire  qui  valait  la  peine  d'être 
connue,  mes  amis,  et  comme  Dieu  lui-même,  en 
dépit  de  sa  sévérité,  ne  se  croit  pas  le  droit  d'en 
refuser  parfois  aux  gens  gais,  même  par  les  temps 
tristes  ! 


IX 


Cassinou,  dès  qu'il  le  put,  s'évada  sans  de- 
mander son  reste...  Et  le  lendemain,  de  bonne 
heure,  il  gagnait  par  des  chemins  détournés 
le  domicile  particulier  du  maire  de  Hont-Hàbi, 
lequel,  par  bonheur,  était  situé  un  peu  hors  du 
bourg. 

M.  Leberlucque  achevait  sa  toilette.  Le 
valet  de  chambre,  un  Parisien  bien  stylé,  un 
poseur  que  Cassinou  méprisait  de  toute  son 
âme,  pria  Môssieu  Cassin  de  bien  vouloir 
attendre  un  instant. 

—  Qui  te  dit,  garçon,  que  je  me  refuse  à 
attendre?  fit  hautainement  Cassinou  que  de 
telles    manières    dégoûtaient... 

L'autre,  qui  s'était  incliné  ironiquement,  intro- 
duisit le  visiteur  dans  le  hall  de  la  villa.  La  pièce 
était  charmante,  meublée  avec  goût,  pleine 
de  bibelots  bien  choisis,  de  tableaux  aimables  et 
de  beaux  livres  ;  au  delà  des  larges  baies  bien 
enguirlandées   de  soie  à  l'intérieur,  de  feuilles 


CASSINOU   VA-T-EN   GUERRE  99 

vertes  au  dehors,  apparaissaient  les  allées  et  les 
massifs  du  jardin  dont  l'extrémité,  par  un 
artifice  heureux,  se  confondait  peu  à  peu  pour 
l'œil  avec  la  forêt  elle-même. 

Mais  Gassinou  n'était  pas  d'humeur,  ce 
matin-là,  à  s'extasier  sur  les  beautés  de  l'art  et 
de  la  nature,  —  ce  dont,  en  d'autres  temps,  il  eût 
été  peut-être  capable  après  tout,  comme  la  plu- 
part de  ceux  de  sa  race.  — 'C'était  bien  plutôt,  à 
vrai  dire,  une  question  d'ordre  psycholo- 
gique qui  occupait  son  esprit.  Connaissait- 
on  déjà  sa  mésaventure?...  Certes,  il  n'ignorait 
pas  que,  dans  son  pays,  certaines  histoires 
courent  de  maison  en  maison  et  de  bourg  à 
bourg  avec  une  vitesse  qui  fait  penser  à  celle 
du  vent  et  de  l'ondée.  Et, déjà,  il  lui  avait  semblé 
que  les  rares  personnes  rencontrées  en  route 
l'avaient  regardé...  regardé  d'une  manière... 
Bah  !  simple  illusion,  sans  doute.  En  revanche, 
tout  en  s'inclinant,  tandis  que  Cassinou  le 
rabrouait,  ce  coquin  de  valet,  répugnante  larbi- 
naille,  mulet  à  bourgeois,  avait  eu  vraiment  un 
drôle  d'air... 

Mais  M.  L(  berlu(([ue  entrait  : 

—  Bonjour,  cher  monsieur  Cassin.  Non, 
non,  restez  assis,  je  vous  en  prie...  Excusez- 
mci   d'avoir   tardé.    Avez-vous    quelque  chose 


100    ======  CASSINOU   VA-T-EN   GUERRE 

de  neuf  à  m'apprendre  ?  Oh  !  mais  je  ne 
reconnais  pas  votre  figure  habituelle.  Que  se 
passe-t-il? 

—  Il  se  passe,  répondit  Cassinou,que  je  vous 
rapporte  ceci,  dont  je  n'ai  plus  que  faire. 

Dignement,  il  posa  sur  une  table  le  poignard 
et  le  pistolet  que  le  maire  lui  avait  prêtés 
pour  compléter  son  équipement  de  garde  civique. 

—  Et  je  ne  vous  en  remercie  pas  moins, 
ajouta-t-il,  entre  deux  révérences  soigaées. 

—  Il  n'y  a  pas  de  quoi,  fit  M.  Leberlucque... 
Maintenant,  mon  cher  Cassin,  puis-je  vous 
demander  les  raisons  qui?... 

Les  sourcils  de  Gassinou  se  plissèrent  terrible- 
ment,   et    ses    yeux    devinrent    très    sombres  : 

—  J'en  ai  assez  et  voilà  tout. 

—  Serait-ce  à  cause  de  la  petite  histoire  de 
cette  nuit?  Mais  vous  êtes  au-dessus  de  cela  !... 
Vous  n'avez  péché  que  par  excès  de  zèle. 

Dieu  vivant  !...  Gassinou  jura,  frappa  du 
pied...  puis  s'excusa  bien  honnêtement.  Ainsi 
donc,  ses  pressentiments  ne  l'avaient  pas 
trompé:  tout  Hont-Hàbi  était  au  courant  déjà... 
Un  morne  accablement  fit  place  à  sa  colère. 
Il  se  laissa  retomber  sur  son  siège  et  ce  fut  d'une 
voix    presque    désespérée    qu'il    proféra  : 

^—  Est-ce  que  je  pouvais  deviner?  Enfin,  je 


"ïr-^^a^lS^ 


Dignement,  il  posa  sur  une  table.. 


CASSINOU   VA-T-EN   GUERRE  ===z==     103 

VOUS  demande  im  peu  si  ce  sont  des  heures  pour 
courir  les  routes  en  se  cachant,  comme  un  voleur, 
quand  on  est  gendarme  ! 

—  Hourtilhacq  était  peut-être  en  mission 
secrète,    insinua    indulgemment    M.    le    maire. 

—  Ah,  ouiche  !  En  mission  secrète  !...  Où  il 
allait?  Vous  voulez  que  je  vous  le  dise? 

—  Chut  !  Les  affaires  de  la  mairie  de  Cou- 
lombre  ne  me  regardent  pas... 

Tiens  !  M.  Leberlucque  était  renseigné?  Un 
fameux  malin,  décidément,  cet  homme-là  !... 
Cassinou,  un  peu  rasséréné,  cligna  de  l'œil  : 
compris,  motus  !...  Entre  gens  à  qui  on  ne 
la  fait  pas  et  qui  ne  confondent  pas  les  chiens 
de  mer  avec  les  soles,  on  peut  toujours  s'en- 
tendre, du  haut  en  bas  et  du  bas  en  haut  de 
l'échelle. 

M.  Leberlucque,  sentant  qu'il  avait  amadoué 
le  muletier,  crut  devoir  lui  demander  si  sa  déci- 
sion était  irrévocable.  Cassinou  aurait  bien  voulu 
fair»'  plaisir  à  un  malin  comme  M.  le  maire, mais 
il  était  aussi  têtu  que  ses  ordinaires  serviteurs 
à  quatre  pattes...  Il  avait  rendu  le  poignard 
et  le  pistolet,  il  ne  les  reprendrait  pas. 

—  Et  puis,  entre  nous,  ajouta-t-il,  dans  ce 
métier-là,  je  crois  que,  quand  il  pleut,  c'est 
pour  des  foutaises  qu'on  se  mouille. 


104     ========  CASSINOU   VA-T-EN  GUERRE 

Le  maire  eut  un  geste  vague  et  fit  dévier  la 
conversation  : 

—  A  propos,  Hourtilhacq  ne  vous  en  a  pas 
voulu,   j'imagine,  de  votre  farce    involontaire? 

—  On  nous  a  réconciliés,  bien  ou  mal;  en 
tout  cas,  c'eût  été  trop  bête  à  lui  de  ne  pas 
rire...  Pourtant,  j'ai  comme  une  idée  qu'il  croit 
que  je  l'ai  fait  exprès...  et  c'est  qu'il  est 
rageur,  le  bougre  ! 

—  Je  lui  parlerai. 

—  Gardez-vous-en  bien.  Ah  ça,  vous  ne  pen- 
sez pas  que  je  le  crains?...  Voulez-vous  que  je 
vous  dise?  Je  me  f...  de  lui,  et  la  preuve... 

Cassinou,  comme  à  l'ordinaire,  cracha  par 
terre  pour  bien  prouver  la  sincérité  de  son  affir- 
mation. Le  tapis  était  de  haute  laine.  M.  Le- 
berlucque  ne  broncha  pas  ;  mais  l'entretien  lui 
parut  avoir  assez  duré  : 

—  Mon  cher  Gassin,  merci,  quoi  qu'il  en  soit,  de 
votre  bonne  volonté...  A  bientôt.  Je  vous  re ver- 
rai avant  votre  départ,  j'espère?...  Après  tout, 
puisque  vous  allez  bientôt  servir  la  France,  et 
de  noble  manière,  mieux  vaut  vous  reposer  en 
attendant... 

Depuis  un  instant,  au  delà  des  mimosas  qui 
dissimulaient  la  grille  du  jardin  et  la  route, 
une  voix  aiguë  et  claire,  une  voix  terrible,  im- 


CASSINOU   VA-T-EN   GUERRE  -  105 

placable,  comme  les  gosses  en  ont  souvent  au 
pay?,  venait  d'entonner  une  chanson  dont  Cassi- 
nou  ni  le  maire,  tout  d'abord,  n'avaient  eu 
cure. 

Mais,  dès  le  second  couplet,  le  muletier  roula 
des  yeux  blancs  de  fureur.  M.  Leberlucque, 
très  ennuyé,  s'était  tu...  La  chanson  continuait, 
sur  l'air  de  Cadet  Bousselle  : 

Oiioani    lou    Cassinoii    haï    cassa, 
Plasé  qu'es  de  rbéde  passa; 
Cau    bous   dise   que    ço    que   casse, 
Noun  es   lehre  nimeych   bécasse... 
Brin,  broun,  piche  de  gai  ! 
Cassinou  qu'es  u  broï  gouyat  (1)/... 

Le  héros  de  la  chanson  esquissa  un  mouve- 
ment comme  s'il  eût  voulu  se  précipiter  vers 
l'insolent  gamin...  Mais,  déjà,  la  voix  s'éloignait, 
et  d'ailleurs  M.  Leberlucque  retenait  son  visi- 
teur par   la  manche  : 

(1)  Quand  Cassinou  va  à  la  chasse,  —  c'est  plaisir  de  le 
voir  passer;  —  il  faut  vous  dire  que  ce  qu'il  chasse,  —  ce 
n'est  pas  le  lièvre  ni  la  bécasse...  —  Ziin  !  boum!  pisse  de 
chat! — Cassinou  est  un  beau  garçon!... 

N.  B,  Piche  de  gai  est  une  exclamation  familière  qui 
signifie  assez  mystérieusement  quelque  chose  comme  ;  Ah  l 
fichlre  oui!.,. 


106  _        CASSINOU   VA-T-EN   GUERRE 

—  Voyons,  mon  cher  Gassin,  voyons... 

—  Ah  !  non,  non,  monsieur  le  maire,  je  vous 
en  prie,  pas  de  discours...  vous  êtes  fin  parleur, 
mais,  à  présent,  vous  ne  retourneriez  pas  les 
idées  que  ceci  vient  de  me  clouer  dans  la  cer- 
velle... J'ai  tout  supporté,  depuis  la  guerre, 
tout...  et  les  insultes  de  Marie-Rose...  et  celles 
de  Brousselette,  et  les  mauvais  propos  de 
l'adjointe,  de  Brandebal  et  des  autres...  qui 
gageaient  que  je  faisais  de  mon  hanlariol  et  que 
je  ne  m'engagerais  pas...  Encore  un  peu,  j'allais 
leur  river  le  bec  de  belle  manière...  Dieu  me 
damne,  je  l'aurais  fait!...  Mais,  après  ça...  après 
ça... 

Sa  voix  s'étranglait  dans  sa  gorge  ;  le  maire 
continuait  de  se  taire,  connaissant  bien  ses 
administrés  et  l'esprit  du  pays  :  si  un  Cassinou 
peut  à  la  rigueur  supporter  la  jalousie  et  la 
haine,  s'il  est  même  fier  parfois  d'inspirer  l'une 
ou  l'autre,  il  est  bien  rare  qu'il  ne  se  révolte  pas 
sans  retour  devant  la  menace  du  ridicule, 
d'une     popularité     burlesque     et    chansonnée. 

Maintenant  Cassinou,  ayant  repris  haleine, 
parlait  dans  le  vide. 

—  Sale  race  !  Infirmes  !  Abrutis  !...  Et  les 
femelles  pires  que  les  mâles!...-  Tout  ça  des 
langues  de  serpents  et  des  pète-la-peiir  î...  Et 


CASSINOU  VA-T-EN  GUERRE  =====    107 

c'est  pour  des  charognes  de  cette  espèce  que  je 
serais  allé  risquer  de  me  faire  trouer  la  peau?... 
J'avais  envie  de  voir  la  guerre  et  j'étais  sûr 
d'y  rigoler,  oui  !  Mais  vous  seriez  trop  content 
si    j'y    crevais,    mauvais    monde  ! 

—  Pardon,  fît  doucement  M.  le  maire,  tout 
de  même,  la  France... 

—  La  France?...  Je  l'ai...  voulez-vous  que 
je  vous  dise  où? 

Il  se  tut,  gêné  tout  de  même  ;  les  mots 
qu'il  allait  lancer  avant  que  de  les  avoir  pensés^ 
comme  il  lui  arrivait  maintes  fois,  s'étaient 
refusés    à   sortir   de   sa    gorge... 

—  La  France...  la  France,  continua-t-il... 
hé  1  oui,  c'est  entendu  !...  N'empêche  que  voilà 
ce  que  vous  allez  faire  :  vous  me  préparerez  mes 
papiers  ;  et,  d'ici  quelque  temps,  c'est  en 
Espagne  que  j'irai  oublier  tout  et  le  reste!... 
Salauds  !  Chrétiens  manques  !...  Vous  entendez, 
monsieur  le  maire?...  En  Espagne.  Là,  pour 
le  moment,  on  ne  s'y  tue  pas  ;  les  hommes 
n'y  sont  pas  pires  que  des  bêtes...  Et  je  suis 
libre,  peut-être?... 

—  Certainement.  Je  vous  enverrai  vos  papiers, 
mon    cher   Cassin.    Là-dessus... 

M.  Leberlucque  en  avait  décidément  assez. 
Peut-être  Cassinou  le  comprit-il  : 


108    ======  CASSINOU   VA-T-EN   GUERRE 

—  Merci...  Et  au  revoir,  ou  adieu  ! 

Au  moment  de  passer  le  seuil  du  hall,  ayant 
entrevu  le  valet  de  chambre,  il  se  ravisa  et  pro- 
nonça hautement  : 

—  Hé  !  monsieur  le  maire,  je  passerai  prendre 
mes  papiers  à  la  mairie,  si  ça  vous  est  égal?... 
Oui,  parce  que  si  c'était  par  hasard  votre  larbin 
qui  les  apportait  chez  moi,  je  lui  conseillerais 
de  numéroter  les  os  de  sa  sale  gueule  ! 


X 


Il  rentra  tout  droit  et  très  vite  chez  lui  :  ça 
valait  mieux... 

Sa  maison  était  située  derrière  l'église,  au 
bord  du  canal  :  une  immense  bâtisse  délabrée 
qu'il  avait  héritée  de  son  oncle,  Juste  Cassin, 
tonnelier-barricotier,  mort  quelques  années  plus 
tôt  «  vieux  jeune-homme  »,  comme  on  dit  là- 
bas,  et  dépourvu   de   bâtards   ou   d'attaches. 

Juste  Cassin  avait  été  un  fier  travailleur  et 
aussi  un  noceur  de  premier  ordre  :  «  Pour  ça  », 
déclarait-il  à  son  neveu,  «  je  ne  regarderai  pas  à 
vider  mon  sac...  On  ne  crève  que  quand  le 
gosier  se  sèche  ;  je  le  mouillerai  tant  que  je 
pourrai  ;  quant  à  toi,  gowjai,  après  moi,  s'il 
en  reste  !  »  Il  en  était  resté  suffisamment  pour 
que  Cassinou  eût  déjà  du  foin  dans  ses  bottes, 
ainsi  que  le  brigadier  Hotirtilhacq  ne  le  lui 
envoyait  pas  dire...  D'ailhurs,  Gassiaou  ne  s'en 
cachait  pas. 

Du  foin  déjà,  et  d'autre  en  train  de  pousser. 


110  -       ^  -  CASSÎNOU  VA-T-EN   GUERRE 

A  Loureheyre,  sa  mère  vivait  encore,  dans  une 
propriété  de  franc  maïs  et  de  pinèdes  en  bon 
ordre    qu'elle    administrait    avec  une    rapacité 
paysanne,  ne  se  laissant  guère  distraire  de  ce 
soin  que  par  l'exercice  d'une  revêche  et  méti- 
culeuse    dévotion.    C'est     dire     que     Cassinou 
aurait  pu  fonder  boutique  quelque  part  ou  vivre 
en   propriétaire    auprès   de    la   mania.   Mais    il 
méprisait   l'immobilité   et   aussi    le   métier    de 
gratte-terre  ;  il  s'était   fait  muletier  jadis,  un 
jour  que  son  feu  père  l'avait  traité  de  propre-à- 
rien;  il   restait    muletier    par    goût,    muletier- 
amateur  si  l'on  peut  dire,  parce  qu'il  ne  ché- 
rissait  rien  tant    que    le    changement,  l'infinie 
variété    selon   les    heures    ou    les    saisons    des 
routes     les    plus     familières,     les     casse-croûte 
et  les  repas   au  hasard  des  auberges,  les  bom- 
bances improvisées  avec  les  copains  de  rencontre, 
les  sourires  des    jolies   servantes  qu'on  taquine 
par    principe    et    qui    ont    tôt     fait    de    vous 
encourager  d'un  sourire  ou  de  vous  calmer  d'un 
soufflet,  la    paisible  somnolence   au  lent   balin- 
halan  du  hros  (1)  devant  des  horizons  aux  airs 
de  vieux  amis,  entre  deux  relais,  deux  vins,  deux 
aventures,  deux  baisers  ou  deux  querelles... 

(1)  Char  traîné  par  des  mules. 


CASSINOU   VA-Ï-EN   GUERRE 


111 


Daiïne  (1)  Gassin  ne  comprenait  pas  l'entête- 
ment de  son  «  unique  »  à  ne  point  vouloir  chan- 
ger de  vie  et  elle  s'en  irritait.  Gassinou  regrettait 


La  paisible  somnolence  au  lent  b  ilin-balan  du  hros. 

qu'il  en  fût  ainsi,  mais  il  n'y  pouvait  rien.  Gomme 
c'était  un  fils  respectueux,  il  voyait  sa  mère  le 
moins  possible,  par  crainte  de  trop  élever 
la  voix  devant  elle  une  fois  ou  l'autre,  ce  qui 


(1)  Madame,  mais  avec  un  sens  qui  implique  une  idée 
d'aulorité  et  presque  de  seigneurie  dont  la  traduction  ne  peut 
rendre  compte. 


112     =====  CASSINOU  VA-T-EN   GUERRE 

l'eût  bien  ennuyé,  car  il  s'en  serait  voulu... 
Ma  foi,  chacun  chez  soi!  Tout  allait  à  peu  près 
de  la  sorte.  - 

Dans  la  maison  de  feu  Juste  Cassin,  il  y  avait, 
au-dessus  de  l'atelier  maintenant  transformé 
en  écurie,  quantité  d'immenses  pièces  vides 
et  poussiéreuses,  et  une  autre,  plus  petite  et 
un  peu  plus  propre,  que  meublaient  un  bon  lit, 
une  armoire,  une  table,  une  chaise  et  quantité 
de  bouteilles  vides.  Ornements  uniques  et 
assez  incohérents  de  ce  modeste  asile,  un  portrait 
de  Gambetta  et  un  crucifix  pendaient  aux  murs. 
Si  le  tonnelier-barricotier  pouvait  voir  encore  son 
logis  d'où  il  était,  à  coup  sûr,  il  devait  avoir 
l'impression  d'en  être  parti  la  veille. 

Gassinou  tira  de  l'armoire  une  sorte  d'im- 
mense sacoche  qui  lui  servait  de  valise  quand 
il  allait  festoyer  à  Bayonne,  à  Dax  ou  à  Bor- 
deaux, y  enfouit  quelques  frusques,  prit  sur  lui 
son  costume  neuf,  son  costume  de  monsieur, 
repoussa  du  pied,  dans  un  coin  de  la  pièce,  dédai- 
gneusement, celui  qu'il  venait  de  quitter, 
ferma  les  volets,  alluma  sa  chandelle... 

Qu'attendait-il,  maintenant?  Pourquoi  s'attar- 
dait-il dans  sa  chambre?  Pourquoi  laissait-il,  sans 
raison,  bêtement,  ses  yeux  errer  du  lit  à  l'armoire, 


CASSINOU   VA-T-EN   GUERRE  1=^==:=    113 

du  crucifix  au  portrait  de  Gambetta?..,  Et 
pourquoi  sentit-il  tout  à  coup  un  grand  froid 
lui  courir  dans  le  dos?...  Ah  ça!  est-ce  que  par 
hasard  il  aurait  gagné  quelque  mauvaise  fièvre 
en  montant  la  garde  sous  la  pluie,  la  nuit  précé- 
dente au  pont  de  Goulombre? 

—  Penh  !  grommela-t-il  en  ricanant,  je  me 
soignerai  et  je  ,me  réchaufferai  en  Espagne... 
Allons  chercher  d'abord  le  grand  remède. 

Il  descendit  dans  l'écurie,  écarta  dans  un  coin 
quelques  bottes  de  paille,  fit  apparaître  une 
trappe  qu'il  souleva,  descendit  dans  la  cave, 
gratta  le  sol  à  certain  endroit,  sans  hésiter, 
bouscula  deux  ou  trois  briques  :  une  antique 
marmite  apparut. 

D'un  paquet  de  toile  cirée,  Cassinou  tira  une 
liasse  de  gros  billets  :  un,  deux,  trois...  dix... 
treize,  quatorze  :  le  compte  y  était...  Puis  une 
lourde  bourse  de  cuir  brun,  qu'il  secoua,  fit 
entendre  un  bruit  guilleret  qi  plaisant  de  pièces 
d'or...  C'était  le  magot  de  menoune  (1)  ;  Juste 
Cassin,  sur  son  lit  de  mort,  en  avait  indiqué 
l'existence  et  l'emplacement  à  son  neveu  : 

• —  Qu'est-ce  que  tu  veux?  Je  n'ai  pas  eu 
le  temps  de  tout  boire  ;  tant  mieux  pour  toi, 

(1)  T.'onclo. 


114     =======  CASSINOU   VA-T-EN   GUERRE 

pilchoun,  et  profîtes-en  pour  trinquer  au  salut 
de  mon  âme,  de  temps  en  temps  ! 

D'ailleurs,  Gassinou  n'avait  guère  écorné 
cette  réserve  ;  il  gagnait  à  peu  près  de  quoi 
s'amuser  son  saoul,  étant  dur  à  la  peine  et 
impitoyable  sur  son  point  d'honneur  de  muletier, 
entre  le  mardi  et  le  vendredi,  entre  le  28  d'un 
mois  et  le  2  du  suivant.  Il  glissa  les  billets 
dans  son  portefeuille,  la  bourse  dans  sa  «  poche- 
voleuse  )),  et  se  frotta  les  mains  : 

—  Il  avait  bougrement  raison,  menoiine  !  Ça 
vaut  mieux  qu'à  la  banque.  Pas  de  tracas,  et, 
quand  on  en  veut,  on  n'a  qu'à  se  servir... 

Il  regagna  le  rez-de-chaussée,  poussa  dehors 
sa  bicyclette,  verrouilla  consciencieusement  les 
portes  et  les  fenêtres  comme  il  sied  quand 
on  part  pour  longtemps,  peut-être  pour  tou- 
jours... 

Là  !  C'était  fini... 

Il  regarda  la  grande  porte  close,  puis  le 
canal  que  gonflait  doucement  le  jusant  contre 
les  pierres  du  quai  doucement  ombragé...  Alors, 
de  nouveau,  il  éprouva  cette  vilaine  impres- 
sion de  froid  qui  l'avait  un  plus  tôt  surpris, 
dans  sa  chambre. 

Il  l'éprouva  encore  au  café  de  la  ^Marine, 
lorsqu'il  eut  mis  le  patron  au  courant  de  sesinten- 


CASSINOU   VA-T-EN   GUERRE    ■  115 

tions  et  que  le  patron,  qui  d'ailleurs  regrettait 
surtout  son  dernier  bon  client,  eut  gémi  : 
«  Pauvre  cher  Cassinou  !  Il  n'y  a  qu'aux  braves 
gens  qu'on  fait  des  misères!  »  Ill'éprouva  quand 
M.  le  maire  lui  remit  ses  papiers  en  lui  disant, 
d'un  ton  qui  n'était  pas  tout  de  même  son  ton 
ordinaire  :  «  Vous  n'avez  donc  pas  changé  d'avis? 
C'est  dommage...  Enfm,  bonne  chance,  mon- 
sieur Cassin  !  »  Il  l'éprouva  à  Lourcheyie...  Il 
n'avait  pas  cru  pouvoir  se  dispenser  d'aller 
saluer  la  marna. 

—  Ahîtu  te  retires  en  Espagne?... La  terre,  ici, 
aurait  pourtant  bien  besoin  de  tes  bras.  Que 
vais-je  devenir,  pauvre  vieille?...  Les  travail- 
leurs sont  tous  partis  ;  les  raisins  du  voisin 
sécheront  sur  pied  ;  chez  moi,  le  maïs  pourrira 
dans  la  panouille. 

—  Le  voisin  boira  moins  de  vin  et  vous 
laisserez  vos  poulets  maigrir,  plaisanta  Cassinou. 

—  Oh  !  je  ne  me  plains  pas,  se  hâta  de  pro- 
clamer la  vieille  d'une  voix  presque  tendre, 
d'une  voix  à  laquelle  il  n'avait  jamais  pris  garde 
et  qu'il  ne  supposait  même  pas  qu'elle  pût  avoir... 
Trop  heureuse  de  te  savoir,  toi,  mon  «  unique  >♦, 
loin  de  la  guerre  ! 

Tiens,  sa  mère,  cette  raide  et  autoritaire, 
Daiine  Cassin,  l'aimait  donc  un  peu?  Elle  pensait 


116     ========:  CASSINOU  VA-T-EN   GUERRE 

à  son  fils  autrement  que  pour  pester,  vitupérer 
ou  maudire?  Cependant  Cassinou  regardait  la 
grand'pièce,  les  armoires  luisantes,  la  table  où 
il  ne  s'était  plus  assis  depuis  longtemps  qu'en 
hâte,  pour  le  principe,  lors  des  grandes  occasions. 
Dans  la  chambre  voisine,  son  berceau  de  tout 
petit  drôle,  un  beau  berceau  de  chêne  aux  bar- 
reaux artistement  travaillés,  était  resté  à  la  place 
où  il  avait  dormi  ses  premiers  sommes  ;  il  le  vit 
par  la  porte  entr'ouverte  ;  il  ne  sut  pas  en  déta- 
cher  ses  regards  aussitôt  ;  et  alors,  à  ce  bizarre 
froid  qui  l'avait  agacé  jusque-là  succéda,  une 
sorte  d'énervement  fiévreux  de  faiblesse  ;  il 
pensait  :  «  Ah  !  ça,  est-ce  que  je  suis  enhadé  (1)?  » 
Il  sentait  qu'il  n'y  aurait  eu,  pour  le  guérir, 
que  des  larmes  venues  de  très  loin,  du  meilleur 
et  du  plus  vrai  de  son  être... 

Mais  pleurer,  lui,  Cassinou,  à  son  âge  et 
devant  sa  mère  !... 

—  Ah  !  non,  je  ne  me  plains  pas,  reprit  celle- 
ci...  Je  pense  à  toutes  celles  dont  les  fils  sont 
là-bas  maintenant.  Dieu  m'a  récompensée  de 
l'avoir  toujours  bien  prié  pour  toi. 

—  Taisez-vous,  ma  mère,  parvint  à  répliquer 
assez  rudement  Cassinou  ;  vous  me  feriez  croire, 

(1)  Enhadal:   ensorcelé. 


—  Voici  du  bon  vieux  muscat,  de  celui  que  Ion  père  ainiail  tant.., 


CASSINOU   VA-T-EN   GUERRE  ^=====     119 

si  je  ne  partais  en  Espagne  pour  des  raisons 
à  moi,  que  Dieu  n*aime  que  les  infirmes  et  les 
lâches... 

—  Je  n'ai  pas  dit  ça  !  Je  n'ai  pas  dit  ça,  fit 
vivement  Daune  Gassin...  Ou,  du  moins,  c'est 
la  langue  qui  m'a  fourché  en  heurtant  contre  mes 
dents  mauvaises...  Allons,  pitchoun,  sans  ran- 
cune, surtout!  Voici  du  bon  vieux  muscat...  de 
celui  que  ton  père  aimait  tant... 

Daiine  Gassin,  décidément  telle  que  son  fils  ne 
l'eût  pu  jamais  imaginer,  venait  de  tirer  de 
l'armoire  une  vieille  bouteille  qui  y  semblait  à 
l'attente  de  quelque  chose...  Le  muscat  était 
exquis,  mais  Gassinou  se  sentait  trop  désem- 
paré pour  le  boire  autrement  que  par  tendresse 
ou  politesse... 

Quand  le  tout  petit  verre  fut  achevé,  il  dit 
très  vite,  car  il  craignait  que  sa  voix  ne  trem- 
blât piteusement  : 

—  Fameux,  marna  !  Il  avait  bon  goût,  le 
père... 

Et  comme  il  sentait  bien  que,  pour  la  première 
fois  et  pour  des  motifs  d'ailleurs  obscurs, 
Daiine  Gassin  avait  cherché  à  flatter  son  péché, 
reconnaissant  à  sa  façon,  il  chercha  les  mots  qui 
pouvaient  le  mieux  flatter  celui  de  sa  mère  : 

—  Je  pars...  mais  reviendrai  très  riche...  De 


120     zz====  CASSINOr  VA-T-EN   GUERRE 

bonnes  affaires  m'attendent. . .  Embrassons-nous .. . 
Au  revoir,  marna  ! 

Par  exemple,  où  Cassinou  se  sentit  mal  à 
l'aise  au  point  de  pouvoir  à  peine  faire  virer  ses 
pédales,  ce  fut  dans  Coulombre,  sur  la  place, 
devant  la  maison  où  la  jolie  Marylis  Larribe- 
bère  allait  vivre  pour  un  temps  auprès  de 
sa  sœur. 

Les  nombreux  enfants  de  celle-ci  polisson- 
naient  bruyamment  sur  le  seuil....  La  îan- 
iine,  à  cette  heure,  devait  les  surveiller  tout  en 
cousant,  derrière  la  fenêtre...  Cassinou  crut  même 
entrevoir  un  fm  profil,  entendre  une  voix 
chantante  et  fraîc4ie  qui  ordonnait  indulgem- 
ment  :  «  Mauvais  sujets,  soyez  sages  !...  )^  Et 
ses  jambes  devinrent  molles,  molles... 

Pourtant,  s'arrêter?...  Allons  donc!  c'eût  été 
de  la  lâcheté  pour  rien  !...  Qu'était-il,  en  effet, 
aux  yeux  de  Marylis?  Un  mauvais  sujet  qu'elle 
n'aimait  pas,  qu'elle  ne  pourrait  jamais  aimer! 

Dans  un  sursaut  de  volonté  rageuse,  il 
retrouva  l'énergie  qui  le  tira  de  là,  comme  par  un 
licol  douloureux  ;  quelques  minutes  plus  tard, 
ayant  compté  les  bornes,  il  fut  sûr  que  la 
maison  de  Marylis  et  Coulombre  même  avaient 
disparu     derrière     le     rideau     capricieux     des 


CASSÎNOU  VA-T-EN   GUERRE  -::--——_—————-    121 

pins...  Alors,  il  osa  arrêter.  Il  lui  semblait 
qu'il  traînait  derrière  sa  bécane  un  fardeau 
énorme  ;  il  souffrait  aussi  d'un  sentiment  pareil 
à  celui  qu'éprouve  un  vantard  qui  n'a  pas  le 
sou  en  passant  devant  un  Ijon  pauvre  ;  il  se 
hâtait  pour  échapper  à  d'obscures  suppliques 
dont  le  dédain  afîecté  le  poignardait  :  supplique 
du  sol,  supplique  de  la  maison  natale,  sup- 
dlique  d'un  amour  sincèrement  conçu...  Qu'on 
sache  au  juste  ou  non  ce  qu'est  un  horizon 
toujours  connu,  un  foyer,  une  famille,  ce  qu'est 
une  patrie  grande  ou  petite,  on  n'emporte 
jamais  une  de  ces  profondes  et  mystérieuses 
choses  à  la  semelle  de  ses  souliers  sans  savoir 
qu'il  est  solide  et  terrible,  le  lien  qui  vous 
attache  à  elles... 

Gassinou  souffla,  s'épongea  et  fanfaronna 
mauvaisement   pour   lui  tout   seul  : 

—  Ouf  !  Ça  y  est  !...  Et  maintenant,  mon 
vieux,  pour  te  remettre  d'aplomb,  je  sais  ce 
qu'il  te  faut  :  une  bonne  cuite  chez  cette  cra- 
pule de  Gouilagne  ! 


XI 


Le  nommé  Gourlagne. tenait  à  une  demi-lieue 
de  là,  près  de  la  grand'route,  une  auberge  à  la 
fois   réputée   et   mal   famée. 

A  première  vue,  l'établissement  ne  présen- 
tait rien  de  suspect.  Avec  ses  volets  verts  et 
son  toit  débordant,  à  la  mode  basque,  on  eût 
dit  la  maison  d'un  honnête  commerçant  «  retiré  » 
ou  d'un  fonctionnaire  retraité.  Le  jardin  était 
vaste  et  pourvu  de  beaux  arbres  ;  seule,  une 
branche  de  pin  assez  drôlement  érigée  au-dessus 
du  portail  cossu  indiquait  que  l'établissement 
était  public. 

Les  dames  comme  il  faut  ne  parlaient  jamais 
de  la  maison  Gourlagne  qu'en  fronçant  le  sour- 
cil, en  déclarant  que  «  c'était  une  honte  »  ou  en 
esquissant  des  crises  de  nerfs,  selon  leur  tempé- 
rament... Les  mères  la  redoutaient  pour  leurs 
fils  ;  point  d'épouse  qui  ne  se  fût  cru  déshonorée 
en  ne  parlant  pas  de  divorce,  dès  qu'on  lui 
rapportait  que  son  mari  y  fréquentait  ;  quand 


CASSIXOU  VA-T-EN   GUERRE  ,==^==^=    123 

on  disait  d'un  jeune  homme  qu'il  était  un 
habitué  de  chez  Gourlagne,  cela  suffisait  ample- 
ment à  une  matrone  pour  qu'elle  lui  refusât  sa 
fille,  si  fort  que  celle-ci  fût  amoureuse  et  san- 
glotât. 

A  la  vérité,  il  ne  se  passait  rien  d'extra- 
ordinaire chez  celui  que  Cassinou  —  qui  s'y 
connaissait  —  appelait  «  cette  crapule  de  Gour- 
lagne »...  La  chère  y  était  fine,  les  consommations 
soignées,  et  les  bonnes,  toujours  jolies  et 
coquettes,  n'y  souffletaient  que  pour  rire  les 
clients   les  plus    audacieux... 

Alors,  vous  comprenez,  quand  les  cafés  de 
Biarritz,  de  Bayorme  ou  de  Dax  fermaient,  les 
messieurs  des  envirous  n'avaient  pas  de  meilleur 
endroit  où  se  rendre  en  automobile,  pour  souper 
ou  encore  pour  continuer  une  partie  de  poker 
intéressante.  Cassinou  connaissait  ce  jeu-là  et 
s'en  tirait  fort  bien.  De  hauts  fonctionnaires 
et  de  riches  ou  nobles  hommes  l'y  estimaient 
comme  partenaire  ;  les  demoiselles  servantes 
de  l'endroit  ne  faisaient  pas  la  moindre  diffé- 
rence entre  eux  et  lui.  On  voit  que  les 
dames  du  pays,  mères,  épouses  ou  fiancées, 
avaient  tort  de  décrier  cette  auberge, où  l'union 
sacrée  existait  solidement,  de  long  temps  avant 
l'ouverture  des  hostilités... 


124     ===  CASSINOU  VA-T-EN   GUERRE 

Gourlagnc  était  un  quinquagénaire  bouffi, 
un  gros  réjoui  ;  on  n'eût  vu  de  lui  que  sa  figure 
qu'on  aurait  pensé  à  son  ventre  ;  et  c'eût  été 
justice,  car  son  ventre  et  sa  figure  étaient 
presque  autant  l'un  que  l'autre  expressifs.  Pas 
un  mauvais  homme,  du  reste,  et  généreux  comme 
un  usurier  quand  il  savait  qu'il  ne  risquait 
rien...  loin  de  là  î...  11  fît  fête  à  Cassinou  et  lui 
glissa  dans  le  tuyau  de  l'oreille  qu'il  gardait 
encore  une  ou  deux  bouteilles  de  pernod  pour 
ses  amis  sûrs. 

Cassinou  se  sentit  aussitôt  rasséréné.  Vive  une 
bonne  absinthe,  un  bon  dîner...  puis  le  reste  si 
le  cœur  le  chante  !...  Et,  dans  l'arrière-salle  où 
le  patron  l'avait  consigné  à  l'abri  des  regards 
indiscrets,  il  se  mit  sans  plus  tarder  en  devoir 
de  chasser  les  idées  noires  avec  de  grandes 
lampées  vertes. 

Tout  à  coup,  —  et  la  nuit  tombait  déjà,  —  on 
frappa  à  la  porte  de  la  grand 'salle.  Go  urlagne, 
qui  tenait  compagnie  à  Cassinou,  mit  un  doigt 
sur  ses  lèvres,  éteignit  Félectricité.  Fausse 
alerte  !... 

■ —  Excuse-moi,  Cassinou,  dit-il  avec  con- 
trition, quand  il  reparut...  J'aurais  pourtant 
pu  me  rappeler  que  je  défends  aux  gendarmes 
de  venir  prendre  leur  pernod  autrement  qu'à 


M 


-:>C- 


Cctlc  crapule  «le  (-ioui-la''ue. , 


CASSINGU   VA-T-EN   GUERRE   =====:    127 

dix  heures,  ou  à  six  heures...  Mais  qu'est-ce 
que  tu  attends,  hé  !  Jean?...  Tu  peux  venir... 
C'est  Cassinou. 

Et  Gourlagne  poussa  devant  lui  un  vagabond, 
un  grand  diable  portant  bâton  et  besace,  fort 
piteusement  vêtu,  mais  dont  le  visage  reflétait 
une  bonne  humeur,  une  joie  de  vivre,  une  fran- 
chise et  même  une  finesse  qui  ne  sont  pas  ordi- 
naires chez  ses  pareils. 

—  Ah  !  par  exemple,  s'écria  Cassinou  tout 
content  à  son  tour,  voilà  une  fière  rencontre  !... 
Assieds-toi  et  que  je  te  régale,  mon  brave  Jean- 
le-Perdu  ! 

Jadis,  il  s'était  appelé  Jean  Hoscal  ;  mais  on 
ne  le  connaissait  guère  que  sous  l'appellation 
de  Jean-le-Perdu. 

Un  perdu?  Ailleurs,  on  traiterait  tout  bon- 
nement de  dévoyé  un  homme  de  son  espèce  ; 
traduction  qui  ne  serait  que  trahison,  comme 
à  l'ordinaire,  et  qui  ne  rendrait  ni  l'expressive 
mélancolie  du  terme,  ni  surtout  la  sympathie 
presque  attendrie  avec  laquelle  on  le  prononce 
en  pays  gascon,  où  il  fut  inventé. 

Il  existe  des  perdus-par-paressc,  des  perdus- 
par-ivrognerie,  bref  des  perdus  redevables  de 
leur   perdition   ou    de    leur    perte    à    un    péché 


l-?8  —  CASSINOU   VA-T-EN   GUERRE 

capital  dûment  catalogué.  Mais  il  y  en  a  aussi, 
pour  être  juste,  qui  semblent  en  être  venus  là 
joyeusement,  par  vocation  pourrait-on  dire... 
Jean  Hoscal,  lui,  passait  (on  en  comprendra 
mieux  les  raisons  tout  à  l'heure)  pour  un  perdu- 
par-amour... 

Sa  famille  était  considérée,  presque  considé- 
rable. Il  avait  été  un  assez  brillant  élève  au 
lycée,  un  bon  soldat  à  la  caserne.  Il  ne  se  mon- 
trait joueur,  buveur  ou  débauché  que  dans  la 
mesure  où  il  faut  l'être  pour  éviter  les  railleries 
des  camarades...  Vers  vingt-cinq  ans,  il  passa 
pour  être  amoureux  d'une  jeune  fille  qui  pré- 
féra finalement  convoler  avec  un  autre  que  lui. 

On  proclama  qu'il  en  était  très  affecté  parce 
qu'il  cessa  durant  un  mois  de  se  montrer  au  café 
ou  de  partager  les  plaisirs  nocturnes  de  ses 
camarades... 

Peut-être,  après  tout,  s'était-il  absenté  du 
pays  à  l'époque...  Mais  ce  fut  une  question  que 
l'on  ne  se  posa  pas. 

Peu  après,  son  père  mourut,  le  laissant  en 
possession  d'une  fortune  assez  ronde.  Jean, 
qui  était  dès  lors  redevenu  un  bon  compagnon, 
serviable,  facétieux,  doué  d'un  estomac  solide 
et  d'une  gaieté  inaltérable,  se  mit  aussitôt  à 
dilapider  son  capital,  sans  faire  de  folies,  du 


CASSINOU   VA-T-EN   GUERRE  ===3==    \19 

reste,  et  sans  paraître  s'amuser  à  ce  jeu  outre 
mesure.  Il  jelait  de  l'argent  à  droite  ou  à 
gauche  comme  quelqu'un  qui  dirait  :  «  Tu  en 
veux?  En  voici  !  »  Bref,  comme  s'il  avait  eu 
hâte  de  se  débarrasser  d'un  fardeau  ou  d'une 
corvée... 

Enfin,  quand  il  se  trouva,  un  beau  jour,  au 
bout  de  son  rouleau,  il  empaqueta  les  quelques 
objets  qu'on  peut  emporter  sans  trop  de  peine 
sur  l'épaule,  au  bout  d'un  bâton,  et  prit  la  rouie, 
c'est-à-dire  le  métier  de  mendiant. 

La  route, c'était  pour  lui  la  belle  et  large  artère 
aux  multiples  embranchements  qui  s'échappe 
du  cœur  de  la  Gascogne  vers  l'Espagne  :  c'était 
la  grande  voie  forestière,  tout  embaumée  de 
l'arôme  des  brandes  naissantes  ou  pourrissantes, 
des  ajoncs,  des  genêts,  des  œillets  sauvages  et 
des  pins.  Là,  les  villages  sont  espacés,  la  vie  y 
était  abondante  et  facile,  nul  nouveau  venu 
n'y  semblait  un  ennemi...  C'était,  avant  la 
guerre,  le  paradis  des  pauvres  inoffensifs,  des 
coureurs  de  route  joyiaux,  à  tel  point  que 
ceux-ci,  à  coup  sûr,  n'eussent  échangé  leur 
destinée  contre  celle  de  personne  au  monde... 

Tel  vécut  Jean,  Jean-le-Perdu,  perdu  pour 
les  siens,  perdu  pour  sa  caste,  perdu  pour  ce  que 
les   sociologues    appellent    la    société.    Il    allait 

9 


130     ====^^=^  CASSINOU  VA-T-EN  GUERRE 

de  ville  en  ville  et  de  bourgade  en  bourgade, 
sans  dépasser  certaines  limites  géographiques 
au  delà  desquelles  l'esprit  changeait  et  où  l'on 
estimait  qu'il  était  assez  jeune  pour  travailler... 

Travailler?  Qu'est-ce  qu'ils  lui  chantaient  là, 
ces  barbares?...  Travailler?  Est-ce  que  ses 
anciens  amis  ne  lui  avaient  pas  souvent  proposé 
une  situation,  un  métier,  une  gâche,  une  embus- 
cade?... Et,  tout  en  riant  de  tant  de  bêtise  ou 
d'insanité,  il  revenait  vers  les  endroits  où  on  lui 
donnait  des  habits,  où  on  lui  trempait  de  succu- 
lentes soupes,  où  on  lui  ouvrait  au  soir  les  portes 
des  granges  après  l'avoir  assis  au  foyer,  où  il 
était  le  bienvenu  parce  qu'il  n'avait  jamais  fait 
de  tort  à  j^ersonne  et  qu'il  connaissait  toutes  les 
bonnes  histoires  du  pays. 

Son  histoire  à  lui,  on  la  connaissait  ou  on 
croyait  la  connaître;  et  on  le  plaignait.  Quand 
les  bonnes  gens,  pour  le  consoler,  lui  offraient 
à  boire,  il  les  récompensait  de  leur  commisé- 
ration en  les  faisant  rire,  car  il  n'avait  pas  son 
pareil,  dès  qu'un  peu  éméché,  pour  exécuter 
les  danses  les  plus  cocasses  ou  tenir  les  plus  bur- 
lesques propos. 

—  Alors,  déclar.^  Cassinou,  le  dîner,  ce  sera 
pour  trois.  On  n'a   pas  tant  d'occasions  de  voir 


11  n'avait  i^as  -on  pareil,  dus  qu'un  peu  cméclié... 


Il 


CASSINOU  VA-T-EN   GUERRE  ========    133 

un  visage  qui  mérite  de  vous  changer  les 
humeurs,  n'est-ce  pas  ?  Jean-le-Perdu,  qu'est- 
ce  qu'on  peut  t'ofïrir  pour   te  laver  la  gorge  ? 

—  Ce  sera  un  petit  rien  du  tout  :  du  moel- 
leux. 

—  Tu  sais  qu'il  y  en  a  pour  toi,  fit  bénévo- 
lement le  patron  en  désignant  certaine  bou- 
teille au  goulot  argenté. 

Mais,  pour  le  double  étonnement  de  son  hôte- 
lier et  de  son  hôte,  Jean  repoussa  l'aubaine  de 
cette  offre. 

—  Je  crois  que  le  voisin  a  un  lièvre...  un  tout 
petit  lièvre...  un  levraut,  tant  vaut  dire,  reprit 
Gourlagne...  Et,  ma  foi,  rôti,  avec  du  jam- 
bon haché  dans  le  ventre... 

—  Pour  ça,  je  ne  dis  pas,  approuva  Jean- 
le -Perdu. 

—  JMon  pauvre  vieux,  continua  Cassinou 
après  avoir  examiné  la  vêture  du  nouveau  venu, 
j'aurais  pu  te  faire  un  cadeau  qui  ne  m'aurait 
pas.  coûté  grand'chose...  J'ai  laissé  chez  moi  un 
costume...  Car,  sans  te  vexer,  tu  es  un  peu 
miteux... 

—  C'est  l'été.  Les  irons  rafraîchissent  la 
peau,  en  voyage...  Et  puis,  té  !  est-ce  que  le 
gouvernement  ne  va  pas  m'habiller  richement, 
dès  demain? 


134     CASSINOU   VA-T-EN   GUERRE 

—  On  t'appelle? 

—  Dame  !  Classe  97...  Voici  mon  livret... 
Sans  me  presser,  j'arriverai  à  l'heure...  Un  bon 
gueuleton,  ça  colle  ;  mais,  à  cause  du  métier 
qui  se  prépare,  j'aime  autant  ne  pas  avoir  la 
bouche  en  bois. 

Le  patron  s'était  éclipsé  dans  la  direction 
de  la  cuisine,  où  les  servantes  gloussaient  un 
peu  bruyamment,  taquinées  qu'elles  étaient  par 
une  bande  de  jeunes  gens  appartenant  à  des 
classes  non  appelées  encore.  Jean-le-Perdu  roula 
tranquillement  une  cigarette  avec  des  débris  de 
tabac  grattés  dans  ses  poches  ;  Cassinou  lui 
tendit  sa  blague  ;  trop  tard,  d'ailleurs  :  la  ciga- 
rette était  faite. 

—  Encore  une  bonne  chose  qui  ne  me  coû- 
tera pas  cher  d'ici  peu,  rigola  Jean-le-Perdu. 

Cassinou  rageait.  Jean-le-Perdu,  lui  aussi, 
était    de  la   fête  qu'il  s'était  vue  interdite. 

—  Et  ça  te  paraît  drôle,  à  toi,  cette  histoire 
de  guerre?  demanda-t-il  presque  agressivement. 

Jean-le-Perdu  déclara  avec  beaucoup  de  calme 
et  do  simplicité  : 

—  Je  m'en  fous  ;  je  veux  dire  par  là  que  je 
suis  bien  content  et  que',  si  je  n'étais  pas  con- 
tent, ce  serait  la  même  chose. 

Cassinou  réfléchissait  tout  en  buvant. 


CASSIXOU  VA-T-EN   GUERRE   =:^z===     135 

—  Du  moment  qu'on  m'appelle,  poursuivit 
Jean-le-Perdu... 

—  Et  moi,  alors,  pourquoi  c'est-il  qu'on  ne 
m'a  pas  appelé  ?  fit  Cassinou  sur  un  ton  rageur, 
provocateur  presque. 

—  Bouge  pas  si  tu  préfères  ne  pas  bouger.  Ça 
a  son  charme  aussi. 

—  Pour  me  faire  engueuler  par  d'^s  vieux  et 
par  des  femmes?...  Ah  !  tu  ne  sais  pas  ce  que 
c'est  !  Ecoute  un  peu  voir... 

Et  Cassinou  raconta  ses  misères.  Et  Jean  dit, 
après  réflexion  : 

• —  Ne  pas  y  aller,  c'est  une  idée  comme  une 
autre.  Pour  sûr,  tu  vas  les  mettre  en  rogne... 
Mais,  des  fois  que  tu  serais  plus  en  rogne  qu'eux 
de  ce  fait  que  tu  ne  bougerais  pas,  ce  serait 
encore  toi  la  poire,  mon  vieux. 

—  Je  bougerai  à  ma  manière...  Je  bouge  déjà, 
Dieu  vivant  !  Je  pars,  tel  que  tu  me  vois,  pour 
l'Espagne. 

—  Beau  pays.  Moi,  j'en  viens  tout  juste, 
déclara  Jean  qui  hochait  la  tête  d'un  air  con- 
naisseur. 

—  Au  fait,  c'est  vrai,  grommela  Cassinou, 
Qu'est-ce  donc  qu'on  m'avait  raconté?... 
Attends,  j'y  suis...    Oui,  Cucu-rien-qui-vaillr... 

—  Parfaitement,       nous       avons       déjeuné 


136     =^==z=^==r  CASSINOU  VA-T-EN   GUERRE 

ensemble  à  Saint -Sébastien,  où  il  venait  pour 
une  commande  d'ardoise  brute. 

—  Et  il  t'avait  vu  on  monsieur...  et  tu  lui 
avais  payé  un  diner  au  Champagne... 

—  C'est  exact. 

—  Et  c'était  vrai...  le  reste?...  C'était  vrai 
que  ton  ancienne  promise...  celle  pour  qui  tu 
t'étais  laissé  devenir  Perdu-par-amour?... 

—  Parfaitement  vrai. 

—  Alors?  grogna  Cassinou,  les  yeux  tout 
ronds  et  les  bras  croisés. 

—  Alors,  répondit  Jean-le-Perdu,  c'est  que 
je  n'ai  pas  changé  depuis  que  je  suis  au  monde 
et  que  je  ne  changerai  probablement  pas  tant 
que  le  bon  Dieu  me  permettra  d'y  vivre  à  mon 
gré. 

—  Et...  tu  habitais  chez  elle...  Chez...  ? 

—  Chez  M^i^  Geneviève  Lourcine...  ma  fian- 
cée, il  y  a  dix  ans...  devenue  depuis  la  sefiora 
Brazon...  tu  sais?...  les  conserves... 

—  J'ai  travaillé  pour  la  boîte. 

—  Ma  fiancée  il  y  a  dix  ans  !...  Elle  était 
alors  Française...  Espagnole  et  veuve  depuis 
lors... 

—  Et  riche,  hein?...  Oui,  oui...  c'est  bien  ce 
qu'ils  m'avaient  raconté,  Cucu...  et  d'autres... 
Mais,  alors,  tu  ne  l'aimais  pas?... 


CASSINOU  VA-T-EN   GUERRE  =====    137 

Jean-le-Perdu  demanda  «  un  petit  peu 
d'absinthe,  tout  de  même,  rien  que  pour  en 
avoir  le  goût  à  la  bouche  »,  et  demeura  quelques 
instants  plus  perdu,  à  coup  sûr,  dans  on  ne  sait 
quel  rêve,  qu'il  ne  l'avait  été  jamais  jusque-là 
pour  les  siens  ou  la  société... 

—  C'est  une   histoire,  ô  Gassinou...  Une  his- 
toire, ou  plutôt  quelque  chose  comme  un  conte 
qui    serait  vrai...  Attends...    Juin    finissait  ;  tu 
sais  comme  juin  a  été  beau?  Et  j'avais  un  peu 
honte  de  mes  habits  et  de  ma  vie...  Un  peu  de 
honte,  mais   pas  de  chagrin...  En  ai-je  imaginé 
jamais  une  autre,  de  vie?...  Alors,  je  me  suis 
dit   :  «  Jean,  ça  va  mal...    Que  penses-tu  d'un 
petit  tour  en   Espagne?...  »   Entre   Béhobie   et 
Hendaye,  j'ai  rencontré  le  batelier  Iribure,  et 
je  lui  ai  expliqué  que  j'avais  envie  de  dormir 
plutôt  sur  le  chemin  du  cap  du  Figuier  que  sur 
t(  rre  française...  Et  il  m'a  répondu  :  «  Justement, 
ce    soir,    je    vais    à    Fontarrabie    acheter    une 
médaille  que  j'ai  promise  à  ma  femme...  Paieras- 
tu  le  vino  tinto?...  »  J'ai  payé  le  vino  tinto  à  la 
Magdalena,  et  je  suis  allé  dormir  sur  le  chemin 
du  cap  du  Figuier,  car,  si  les  pierres  y  sont  sèches 
et  roides,  la  mousse  et  les  herbes,  ô  Gassinou, 
y  sentent  bon. 


138    =======  CASSINOU   VA-T-EN   GUERRE 

—  Mais,  alors... 

—  C'est  quelque  chose  que  je  quitte,  Cassi- 
nou,  et  c'est  pourquoi  ce  que  tu  vas  entendre 
n'est  pas  une  histoire,  mais  un  conte  vrai... 
Elle  a  trente  ans,  maintenant,  cinq  de  moins 
que  moi,  tu  sais...  Et  toujours  aussi  jolie,  sinon 
plus   helle...   L'as-tu  vue  jamais? 

—  Oui.  Une  touffe  de  jasmins  et  d'œillets  dans 
une  chambre  sombre. 

—  Comme  tu  dis...  A  cela  près  que  les  fleurs 
semblent  à  présent  embaumer  plus  que  jamais... 
0  Cassinou,  un  conte,  et  non  pas  une  his- 
toire, en  vérité  ! 

Il  narra  la  chose  comme  il  le  pouvait,  de  façon 
à  bien  la  faire  entendre  à  l'autre.  Nous  ne  nous 
y  essayerons  pas,  nous  résumerons. 

Quand  la  nuit  avait  été  fraîche  sur  le  beau 
chemin  du  cap  du  Figuier,  Jean  s'était  mis  en 
quête  d'un  gîte  aussi  facile  à  trouver  en  ce  coin 
quasi  français  d'Espagne  que  dans  n'importe 
quelle  contrée   de   sa    Gascogne   déjà    ibérique. 

Justement  il  y  avait,  à  l'endroit  où  les  mai- 
sons commencent  de  tacher  de  blanc  les  coteaux 
sauvages,  il  y  avait  une  belle  villa  toute  neuve... 
Et  Jean  avait  pensé  que,  si  on  le  repoussait  là.  il 
lui  resterait  toujours  la  ressource  d'aller  frapper 
chez  l'alcade,  une  vieille  connaissance,  un  copain. 


CASSINOU  VA-T-EN   GUERRE  =====    130 

—  0  Cassinou,  c'était  Elle  qui  habitait  là  et 
qui  me  reconnut  dès  la  porte...  et  qui  pleura! 
«Veuve  d'un  an,  viande  à  Satan...  »  grommelait 
sa  gouvernante.  En  quoi  la  gouvernante  se 
trompait.  Mais  je  l'avais  retrouvée,  elle,  Gene- 
viève, plus  belle  que  jamais...  et  libre  et  repen- 
tante... J'ai  été  lâche  ;  je  suis  resté  chez  elle  des 
semaines,  habillé  des  habits  du  pauvre  mon- 
sieur... Le  plus  vexant,  c'est  qu'elle  me  deman- 
dait pardon.  Heureusement  qu'on  a  commencé 
à  parler  de  guerre.  Ça  m'a  permis  d'être  pa- 
tient... 

Cassinou    écoutait    attentivement...    Comme 
tout  cela  était  difficile  à  comprendre  ! 
Il  risqua  : 

—  Au  fond,  ton  ancienne  t'embêtait? 

—  Non.  Mais  je  m'ennuyais...  Ecoute-moi  ! 
Elle  me  disait  :  «  Ce  n'est  que  quelques  années 
de  gâchées  ;  on  se  retrouve  pour  jusqu'au  bout 
de  la  vie...  »  Et  elle  me  demandait  pardon,  ce 
qui  me  barbouillait  le  cœur  plus  que  tout  le 
reste...  Et  puis,  on  disait  de  moi  :  le  fiancé  de 
la  veuve...  Ah  !  je  ne  suis  pas  méchant,  mais 
j'en  aurais  bien  démoli  quelques-uns... 

—  Ils    t'insultaient? 

—  Non.  Mais  ils  me  dégoûtaient  d'elle  et  je 
n'avais  pas  besoin  de  cela. 


140     ======  CASSINOU  VA-T-EN   GUERRE 

—  C'est  bien  ce  que  je  disais  :  elle  t'embê- 
tait. 

—  Gassinou,  rends-toi  compte  ;  elle  me  disait 
à  sa  manière  :  «  Quitte  la  route  ;  redeviens  Jean 
Hoscal...  Je  t'aime  et  je  suis  heureuse  de  te 
retrouver...  »  Ah?... 

—  Eh  hé...  je  ne  vois  pas... 

—  Pecq  !  Et  moi,  si  je  lui  avais  répondu 
alors  :  c  Moi,  je  suis  Jean-le-Perdu  ;  c'est  ma 
vocation  de  suivre  la  route  après  l'avoir  prise... 
Si  le  cœur  t'en  dit?...  »  Hein?  Que  m'eût-elle 
envoyé  ! 

—  Pecq,  comme  tu  as  dit  pour  moi...  Sans 
rancune,  du  reste. 

—  Sans  rancune,  puisque  tu  commences 
à  me  comprendre...  Eh  bien,  sache  que  les  lits 
moelleux  me  démangeaient,  que  les  beaux 
habits  du  pauvre  monsieur  me  gênaient  aux 
entournures,  que  l'argent  me  pesait  dans  la 
poche  et  que  les  trop  bons  dîners  me  démo- 
lissaient l'estomac...  Ah  !  vois-tu,  quand  on 
choisit  sa  voie,  c'est  une  fois  pour  toutes...  Vive 
la  guerre  !  Ça  m'a  permis  d'arranger  tout  sans 
la  vexer...  Je  suis  libre... 

—  Depuis  quand? 

—  Depuis  avant-hier...  J'ai  filé  à  l'aube  en 
laissant   un   mot  ;   j'ai   expliqué   que   le   devoir 


CASSINOU   VA-T-EN   GTJEERE  ==^====i     141 

m'appelait.  J'ai  laissé  aussi  un  louis  à  la 
bonne,  mon  dernier,  celui  que  je  gardais  tou- 
jours cousu  au  fond  de  ma  poche,  dans  mon  vieil 
habit,  pour  cpie  les  gendarmes  ne  me  traitent 
pas  de  vagabond. 

A  ce  moment,  le  patron  revint,  annonçant 
que  la  soupe  allait  être  prête. 

—  Parfait  !  fit  Cassinou...  Laisse-nous  causer 
cinq  minutes  encore. 

—  A  votre  gré,  marmonna  Gourlagne,  vexé 
et  pincé...  N'empêche  que  j'y  ai  mis  un  quartier 
de  dinde... 

—  On  a  de  quoi  le  payer.  Tu  disais, 
Jean? 

—  Rien.  Je  n'ai  plus  rien  à  dire,  ô  Cassinou... 
Rien,  sinon  que  je  suis  content...  Il  y  en  a  qui 
sont  nés  pour  bâtir  des  maisons,  d'autres  pour 
prendre  la  route.  Je  suis  fait  pour  prendre  la 
route  et  pour  ne  jamais  la  quitter. 

—  Mais,  pourtant,  aujourd'hui,  la  route... 
hasarda  Cassinou,  elle  te  mène  droit  à  la 
caserne,  et...  ce  n'est  pas  ton  genre  ? 

—  C'est  la  plus  belle  de  toutes  les  routes, 
parce  qu'on  n'est  à  la  caserne  que  pour  trinquer 
quelques  jours  avec  des  amis...  Après  quoi,  c'est 
du  nouveau  ! 

—  Du  nouveau? 


142     ======  CASSINOr   VA-T-EN   GUERRE 

—  Dame,  après,  on  ne  sait  plus...  et  c'est  bien 
ce  que  j'aime. 

Il  y  eut  encore  quelques  secondes  de  silence, 
le  temps  de  «  rafraîchir  »  les  verres.  Cassinou 
réfléchissait,  réfléchissait...  Mais  ce  travail  men- 
tal, au  lieu  de  plisser  son  front,  éclairait  ses 
yeux. 

—  J'aurais  bougrement  envie  d'être  dans  ta 
p^au,  déclara -t-il. 

—  Tu  n'as  qu'à  venir.  On  sera  tous  les  deux 
ensemble... 

Cassinou,  un  instant  furieux  et  sombre,  tendit 
le  poing  vers  l'ouest,  vers  Coulombre  et  vers 
tous  les  Hont-Hàbi  : 

—  Ne  t'ai-je  pas  dit  ce  qu'ils  ont  trafiqué? 
Risquer  de  me  faire  trouer  la  peau  pour  eux, 
après  leur  avoir  promis  que,  puisqu'ils  le  pre- 
naient comme  ça,  je  me  retirais  en  Espagne  ! 

—  J'en  viens.  Il  y  a  plus  rigolo...  et  ils  ne 
le  sauraient  pas,  si  tu  me  suivais? 

Les  yeux  de  Cassinou  brillèrent  : 

—  Bougre  des  cent-vingt-mille  dieux  !...  C'est 
tout  de  même  vrai  qu'ils  ne  le  sauraient  pas  ! 
Et,  en  somme,  en  admettant  que  je  t'écoute,  je 
leur  en  joue  une  bien  bonne... 

—  Une  fameuse. 

—  Entendu.    On  ne   se  quitte    pas...  J'ai  de 


CASSINOU  VA-T-EN   GUERRE 


143 


l'argent...  Je  paie  tout...  On  fera  route  ensemble... 
Ça  va?  Tope  ! 

—  Je  savais  bien  que  tu  étais  un  brave  type, 
fit  Jean-le-Perdu  sans  le  moindre  éclat...  Et  on 


Liiôlelier  Gourlagnc  apportait  la  soupe  fumante... 

a  toujours  raison  d'être  un  l»rave  type...  Qu'est- 
ce  que  tu  serais  devenu  en  Espagne?  Ah  !  tu 
n'es  pas  encore  mûr,  toi  non  plus,  pour  bâtir 
des  maisons  !...  En  route  ! 

—  Pas  sans  dîner,  continua  Cassinou,  tandis 
que   l'hôtelier    Gourlagne    apportait    la    soupe 


144     =====  CASSINOU   VA-T-EN   GUERRE 

fumante...  Mais,  hâte-toi,  patron  !  Car  dès 
demain,  oui...  j'ai  changé  d'idée...  Biboslc  ! 
L'appétit  va  mieux,  déjà... 

—  Qu'est-ce  qu'il  y  a  donc?  fit  pohment 
Gourlagne,  qui  avait  d'ailleurs  écouté  derrière 
la  porte. 

—  Il  y  a  que  je  le  suis,  à  la  caserne. 

—  Il  y  a,  confirma  Jean-le-Perdu,  que  nous 
avons  tous  deux  au-devant  de  nous  une  grande 
route  qui  s'ouvre,  et  qu'il  vaut  mieux,  par  le 
temps  qui  court,  être  infirme  ou  perdu  d'occa- 
sion, comme  nous  sommes,  plutôt  que  de  man- 
quer la  bonne  chance  de  devenir  quelque  chose 
de  mieux...  C'est  juré,  Cassinou?  Tu  me  suis? 

—  C'est  juré! 

—  Il  y  a  tout  de  même  des  inconvénients,  dit 
sérieusement  Gourlagne  en  commençant  de 
servir  la  soupe. 

—  Pffït  !  Il  y  a  qu'on  va  vivre  de  nouvelle  ma- 
nière, alors  que  ceux  qui  continueront  de  vivre 
sans  risquer  de  mourir  s'embêteront  bougre- 
ment. 

—  J'en  sais  déjà  quelque  chose,  fit  Cassinou. 

—  Il  y  a  qu'on  va  en  finir  avec  des  sali- 
gauds  c|ui  nous  embêtent,  dans  ce  pays-ci 
comme  partout  !  H  y  a  bien  des  choses,  il  y  a... 
il  y  a... 


CASSINOU  VA-T-EN   GUERRE  =====    145 

C'était  trop  long  à  développer,  Jean-le-Perdu, 
dont  le  potage  était  tiède  à  point,  y  goûta;  et 
il  conclut  : 

—  Et  puis...  il  y  a  la  France. 

—  C'est  vrai,  dit  Cassinou  avec  beaucoup  de 
simplicité,  il  y  a  aussi  la  France... 

Son  esprit  n'avait  peut-être  pas  eu,  jusque-là, 
à  formuler  une  déclaration  pareille,  mais  son 
cœur,  déjà,  la  comprenait  sûrement  un  peu.    . 


lu 


XII 


Combelux,  la  minuscule  préfecture  des  Landes- 
et-Garonne,  ne  perdra  pas  de  sitôt  le  souvenir 
du  soldat  Gassin  (Jean-Arthur). 

Tout  de  suite,  il  y  acquit  une  sorte  de  célé- 
brité, il  y  eut  sa  légende,  due  à  son  incompré- 
hension absolue  de  toute  discipline,  aux  boni- 
ments diôlatiques  qu'il  servait  après  un  dîner 
fin,  à  sa  bonne  humeur  fréquente  comme  aussi 
à  ses  colères  formidables,  mais  inofîensives  et 
brèves.  Fantique  et  quelques  bons  copains  de 
Hont-Hàbi,  qui  se  trouvaient  encore  au  dépôt, 
ne  contribuèrent  pas  pour  peu,  comme  l'on  pense , 
au  déveloj^pement  de  sa  popularité. 

Et  puis,  il  bénéficia  de  son  prestige  d'engagé 
volontaire.  Un  fameux  lapin,  et  qui  en  ferait 
voir  de  rudes  aux  Boches. 

— ■  S'il  n'y  en  avait  que  «  des  comme  moi  », 
déclarait  volontiers  Gassinou  avec  cette  aimable 
absence  de  fausse  modestie  qui  le  caractérisait, 
on  aurait  vite  fait  de  saigner  tous  ces  porcs. 


CASSINOU   VA-T-EN   GUERRE  ===^=    14/ 

^  Et  cela  était  lancé  sur  un  ton  si   convaincu 
que  nul  n'en  eût  fait  douter  personne... 

Néanmoins,  comme  l'on  peut  s'en  douter,  les 
choses  n'allèrent  pas  toujours  toutes  seules. 
Tenez,  lors  des  formalités  de  l'engagement,  est-ce 
qu'un  gros  plein-de-soupe  de  major  ne  s'était 
pas  avisé  de  dire  à  Cassinou  que  l'artillerie  lourde 
conviendrait  mieux  à  son  état  physique? 

—  J'ai  dit  l'infanterie...  Quand  on  a 
choisi  son  chemin,  c'est  que  l'on  sait,  à  moins 
d'être  pecq,  où  il  mène  et  sur  quoi  l'on  marche... 
Et  si  ça  ne  vous  plaît  pas,  je  m'en  fous. 

Alors  le  major,  étonné  par  tant  de  résolu- 
tion, avait  de  nouveau  mensuré  la  «  mauvaise 
jambe  ».  Un  brave  homme,  d'aspect  et  d'âme 
débonnaires,  qui  s'écria  presque  désespérément, 
une  fois  l'examen  terminé  : 

—  Mais,  bon  Dieu,  il  y  a  quatre  bons  centi- 
mètres de  moins  à  l'une  qu'à  l'autre  !  Que  di- 
raient les  Boches  s'ils  savaient  que  nous  collons 
déjà  les  infirmes  dans  l'infanterie? 

Cassinou  avait  bondi,  rouge  de  fureur  : 

—  Un  infirme?  Dites  donc,  voulez-vous 
essayer  de  faire  aux  coups  avec  moi,  ou  de 
jouer  aux  jambes  sur  n'importe  quel  ruban  de 
grand 'roule  ? 


148     ^======:  CASSIXOU   VA-T-EN   GUERRE 

Suffoqué,  le  bon  gros  major  n'avait  pas 
insisté  et,  après  un  geste  à  la  Ponce  Pilate,  il 
déclarait  notre  homme  apte  à  faire  un  fantas- 
sin... 

Ah  !  il  eût  fallu  entendre  Cassinou,  quelques 
instants  plus  tard,  à  la  terrasse  du  Café  des  Pro- 
priétaires et  des  Maquignons  réunis,  raconter 
son  histoire  devant  Fantique  et  quelques  autres 
parfaitement  estomirés,  et  conclure  : 

—  Voyez-vous,  mes  enfants,  les  galons,  qu'il 
y  en  ait  trois,  ou  quatre,  sur  le  même 
képi...  ou  même  dix  et  même  quinze,  je  sais, 
maintenant,  comment  c'est  qu'il  faut  leur  par- 
ler... 

Ce  n'était  pas  une  gasconnade  ;  il  en  était 
persuadé,  et  l'on  conçoit  que  cette  opinion  sur  la 
manière  de  tenir  les  galons  en  respect  aurait  pu 
lui  jouer  d'assez  vilains  tours  par  la  suite.  Le 
lieutenant  de  Cabiracq,  par  bonheur,  se  trouva 
là  pour  parer  aux  coups  et  endoctriner  peu  à  peu 
le  farouche  muletier.  D'autre  part,  auprès  des 
sous-offîciers,  les  libéralités  sans  arrière-pensée 
de  Cassinou  firent  le  meilleur  effet.  Tout  de  suite, 
il  fut  celui  à  qui  l'on  fiche  la  paix,  qui  se  la  coule 
en  douce,  et  sur  le  «  couchage  en  ville  »  duquel 
on  consent  à  fermer  les  yeux. 

Que    ce    fût   à   ses  mérites   personnels,   et   à 


CASSINOU   VA-T-EN   GUERRE  .        149 

eux  seuls,  qu'il  dût  cette  situation  privi- 
légiée, il  aurait  rougi  d'en  douter  un  ins- 
tant ;  mais  une  prudence  instinctive  le  garda 
heureusement  de  trop  haut  fanfaronner  à  ce 
sujet. 

Une  johe  ville,  Combelux  !  Toute  fîère  de  son 
clocher  de  briques,  de  son  vieux  pont  et  de  son 
pont-neuf,  de  ses  platanes  incomparables,  elle 
s'étage  du  bas  en  haut  d'une  colline,  à  la  limite 
de  la  terre  et  du  sable,  des  labours  et  des  pigna- 
das.  Bien  entendu,  dès  son  arrivée,  avant  même 
que  d'endosser  l'habit  militaire,  Cassinou  s'était 
occupé  de  repérer  les  bons  endroits  et  les 
indigènes   de   commerce   agréable. 

Il  avait  été  vite  fixé,  avec  l'aide  du  ciel  et 
de  son  flair  de  muletier  ;  une  semaine  ne  s'était 
point  passée  que  la  plupart  des  aubergistes  le 
saluaient  très  bas  et  qu'il  était  courtoisement 
admis  sur  divers  seuils  et  dans  bon  nombre  de 
boutiques  à  converser  de  la  guerre  et  de  la 
pluie  ou  du  beau  temps. 

Enfin,  on  lui  rendait  justice  !...  Pensant  à 
toutes  les  avanies  qu'il  avait  subies  précédem- 
ment de  la  part  de  ceux  de  Hont-Hàbi,  il 
déclarait,  en  parlant  des  Combeluziens  : 

—  Voilà  du  bon  monde.  On  est  à  l'aise  en  leur 


150 CASSINOU   VA-T-EN   GUERRE 

société...  Ce  n'est  pas  comme  avec  ces  brutes  de 
paysans. 

Et  son  poing  se  tendait  rageusement  dans  la 
direction  de  Hont-Hàbi,  au-dessus  de  l'immen- 
sité sylvestre  qui  moutonnait  du  bas  du  coteau 
jusqu'à  l'horizon. 

A  la  vérité,  il  s'embourgeoisait.  Le  videur 
bruyant  de  pots  et  le  coureur  impénitent  de 
routes  éprouvait,  en  dehors  de  la  caserne,  une 
satisfaction  analogue  à  celle  d'un  boutiquier 
ou  d'un  fonctionnaire  qui  va  faire  son  tour  de 
boulevard  ou  sa  partie  de  cartes,  une  fois  la 
journée  fmie.  Avec  une  facilité  d'adaptation 
toute  gasconne,  en  changeant  de  milieu,  il  avait 
transformé  ses  manières,  pour  le  plus  grand 
étonnement  de  Jean-le-Perdu  qui,  lui,  gardait 
l'irrémédiable  nostalgie  de  la  route  et  de  l'aven- 
ture et  qui  pleurait  quotidiennement  dans  la 
tunique  de  ses  chefs  pour  être  envoyé  au  plus 
tôt  sur  le  front. 

Cassinou  le  morigénait  doucement  : 

—  Bon  Dieu,  quoi  !  On  a  bien  le  temps,  ça 
n'est  pas  fini  !  Qu'est-ce  qu'il  te  faut?  Veux-tu 
de  l'argent?  Ne  te  gêne  pas  ;  on  est  des  frères... 

Mais  Jean-le-Perdu  refusait  l'argent,  et  par- 
fois même  les  invitations  aux  agapes  qui  réunis- 
saient, autour  d'une  table  alléchante,  Cassinou, 


Cassinou.  (lui  est  pressé,  a  noirci  lui-même  ses  souliers, 


CAS8IN0U   VA-T-EX    GUERRE  =z=^==     153 

Fantique  et  autres  «  pays  »  de  choix.  Certes, 
dans  cette  bande  et  tant  que  durait  la  fête, 
Cassinou  redevenait  le  Cassinou  de  Hont-Hàbi, 
bruyant,  gueulard,  bavard  et  querelleur  par 
principe...  Ouais,  bonnes  gens  !  Laissez  éclater 
la  bombe,  la  cuite  se  cuver,  et  suivez,  avec  moi, 
dès  le  lendemain,  Cassinou  dans  sa  promenade... 
Six  heures  du  soir.  Il  est  sorti  un  peu  plus  tôt 
de  la  caserne  et  est  allé  faire  toilette  en  son 
domicile,  chez  Urbain  Pozelet,  logeur,  dont 
l'enseigne  ainnonce  fièrement  :  «  On  sert  à  cou- 
cher, à  boire  et  à  manger  ;  on  peut  porter  son 
manger  et  son  boire,  hommes  et  chevaux...  » 
Ricou,  dit  Coco-vaut-peu,  le  fils  même  de  Cucu- 
rien-qui-vaille,  un  auxiliaire,  un  pauvre  petit 
bonhomme  aussi  «  pauvre  de  poitrine  »  que 
léger  de  gousset,  a  fait  briller  quasi  miraculeu- 
sement les  boutons  de  la  capote  de  Cassinou, 
dont  il  est  le  tampon  ;  et,  cependant,  Cassinou, 
qui  est  pressé,  a  noirci  lui-même  ses  souliers  et 
«blanchi  au  rasoir»  ses  joues  où  le  noir  de  la 
barbe  vient  plus  vite  encore  que  sur  les  souliers 
le  jaune  de  la  boue  ou  le  blanc  de  la  poussière. 

—  Alors,  qu'est-ce  que  tu  fais,  ce  soir.  Ri- 
cou? 

—  Bé...  tu  sais...  mon  vieux... 

—  Va  dîner  chez  Urbain.  Je  paye. 


154     =======:  CASSINOU   VA-T-EN   GUERRE 

Non,  non,  je  vous  assure  :  en  de  pareils 
moments,  Cassinou  n'est  pas  un  homme  qui 
recherche  la  popularité,  qui  fait  de  son  géné- 
reux, pour  qu'on  le  sache.  D'abord,  il  n'y  a 
personne  à  l'entendre  ;  et  Coco-vaut-peu  est  trop 
fier  dans  son  genre  pour  aller  chanter  sur  les 
toits  ce  qu'il  doit  à  Cassinou.  Seulement,  Coco- 
vaut-peu,  que  le  destin  n'a  point  gâté,  en  a  pres- 
que les  larmes  aux  yeux...  Et  Cassinou  se  hâte 
de  prendre  le  large,  de  peur  de  faire  comme  le 
«  pitchoun  ))... 

Voici  le  boulevard  ;  voici  le  bureau  de  tabac 
dont  la  gérante  est  veuve  d'un  fonctionnaire 
qui    fut    presque    important    durant    sa    vie... 

—  Cela  va-t-il  à  votre  désir,  madame  Es- 
tèbe  ?  demande  Cassinou  tout  en  choisissant 
ses  cigares... 

Il  choisit  également  les  termes  de  son  fran- 
çais... Et  M^^  Estèbe  pense  :  «  Un  garçon 
qui  sait  se  tenir...  et  un  bon  client...  »  C'est 
qu'elle  n'est  pas  la  seule  à  penser  de  la  sorte,  du 
reste,  sur  la  route  que  Cassinou  s'est  accoutumé 
à  suivre  de  la  caserne  à  son  logis,  du  logis  au 
boulevard,  du  boulevard  à  la  «  Place  Principale  », 
où  sont  les  cafés  les  plus  agréables  et  les  mieux 
réputés  du  lieu... 

Jusqu'à  la  marchande  de  journaux  de  la  gare. 


CASSINOU  VA-Ï-EN   GUERRE 


155 


une    effroyable   vieille    fille,    médisante  comme 
un    nid    d'agacés,    qui  a    été   conquise,  et  qui 


<:^x::h 


Après  ({uoi,  il  se  dirigeait  vers  le  {^rand  cale... 

déclare    liauLenient,  quand    Classinou   vient    lui 
acheter  la  Pclile  Gironde  : 

—  Il    n'est    pfut-étre   pas    dans    les   mêmes 


156     ====  CASSINOU   VA-T-EN   GUERRE 

idées  politiques  que  moi,  mais  j'affirme  que 
le  bon  Dieu  peut  le  recevoir  sans  confes- 
sion. 

Il  gagnait  l'Esplanade,  d'où  la  vue  est  im- 
mense et  belle  sur  son  pays  natal  ;  là,  il  rageait 
un  peu,  une  fois  de  plus,  en  pensant  à  Hont- 
Hàbi...  Il  souffrait  aussi  en  pensant  à  Gou- 
lombre  et  à  Marylis...  Après  quoi,  il  se  dirigeait 
vers  le  grand  café,  où  siégeait,  à  cette  heure-là, 
l'état-major  ;  les  simples  trouffions  entendaient 
par  là  les  officiers  de  la  place  ;  Henri  de  Cabi- 
racq,  qui  tenait  décidément  Cassinou  pour  un 
numéro  peu  ordinaire,  lui  assignait  souvent  une 
place  à  son  côté  ;  cet  officier  de  réserve  était  un 
peu  le  Cassinou  de  sa  caste,  brave  et  gueulard, 
noceur  et  tendre  :  on  reste  parfois  gentilhomme 
campagnard  comme  on  devient  muletier,  par 
vocation. 

—  Qu'est-ce  que  vous  en  dites?  faisait  quel- 
quefois Cassinou...  Vous  avez  vu  mes  copains? 
Rien  que  de  voir  des  galons  dans  un  café,  ça 
leur  colle  la  colique...  Est-ce  que  j'ai  peur  de  vous 
et  des  autres,  moi?...  Fantique  même  qui  vient 
de  me  lâcher  !  Ils  disent  :  «  Toi,  ce  n'est  pas  la 
même  chose...  »  Monsieur  Henri,  il  me  semble 
pourtant  que... 


CASSINOU   VA-T-EN   GUERRE  ======     157 

—  Appelle-moi  :  mon  lieutenant,  et  non  pas 
Monsieur  Henri...  ou  je  te  fous  dedans,  brute... 
Qu'est-ce   que  je  t'offre? 

—  C'est  mon  tour,  mons...  mon  lieutenant  ! 

—  Soit...  mais  je  t'invite  à  dîner...  Bon  sang  ! 
on  s'embête...  Dis  donc,  quand  est-ce  qu'on 
se  la  lire,  Cassinou?... 

—  Je  suis  venu  m'engager  pour  vous  suivre... 
Vous  qui  êtes  dans  les  huiles,  débrouillez-vous. 

Le  lieutenant  de  Cabiracq  jetait  parfois,  dans 
ces  cas-là,  un  regard  vaguement  inquiet  sur  son 
rustique  interlocuteur  : 

—  C'est  que  tu  serais  fichu  de  t'habituer  à 
cette  existence-là,  toi  ! 

—  Elle  n'est  pas  désagréable. 

Elle  n'était  pas  désagréable,  en  effet,  comme 
l'on  peut  dès  à  présent  en  juger...  Cassinou 
avait  même  trouvé  mieux  que  des  copains  et  des 
relations  à  Combelux  :  une  amie,  ou,  pour  mieux 
dire,  —  afin  qu'on  ne  se  méprenne  pas  sur  le  sens 
équivoque,  hélas  !  de  ce  beau  mot,  —  une  affec- 
tion véritable,  quelque  chose  comme  un  brin  de 
famille...  Il  n'en  avait  guère  eu  jusque-là,  de 
famille  véritable,  de  famille  qui  lui  plût,  l'infor- 
tuné Cassinou  ! 


XIII 

M^^  BeaudriUette,  dont  la  boutique  étalait  sa 
devanture  sang-de-bœuf  au  meilleur  endroit  de 
la  Place  Principale,  M"^^  BeaudriUette  était  la 
bouchère  la  plus  considérée  de  Combelux. 

Un  jour,  • —  les  communiqués  officiels  venaient 
d'annoncer  la  victoire  de  la  Marne,  —  Cassinou 
entra  chez  elle,  afm  d'acheter  quelque  pièce 
somptueuse  qui,  cuisinée  chez  Pozelet  (où  tout 
un  chacun  pouvait  porter  son  manger  et  son 
boire),  rehausserait  la  popote  jusqu'à  la  rendre 
digne,  dans  son  genre,  du  glorieux  événement... 
M'"^  BeaudriUette  regarda  son  client  avec  atten- 
tion et  lui  demanda  : 

—  Ne  seriez-vous  pas  un  Cassin,  de  Loure- 
hryre? 

—  pui,  si  fait  bien  sûr,  de  certain  et  de 
solide,  répondit  Cassinou  en  français. 

—  Alors,  embrasse-moi,  pitchoun  !  s'écria 
en  patois  de  Lourehoyre  la  bonne  femme... 
Pauvre  !  Il  ne  me    reconnaît  pas...   Je    suis   la 


CASSINOU   VA-T-EN   GUERRE  ■  159 

belle-sœur  de  ta  tante  Léonie...  Tu  ne  te  rap- 
pelles pas?  J'étais  à  ta  première  communion... 
Puis  je  t'ai  vu  encore  à  la  fête  d'Ondres,  il  y  a 
dans  les  cinq  ans...  Rappelle-toi  mon  mari... 
Yanounet!  Il  était  bien  saoul...  Un  bon  commer- 
çant, par  exemple...  Il  est  garde-voie...  Il 
viendra  en  permission  un  de  ces  dimanches  ; 
il  sera  bien  content  de  te  revoir...  Hé  1  dis  donc, 
on  peut  s'embrasser  devant  le  monde  !...  Regar- 
dez donc,  vous  autres,  ce  beau  soldat-là,  c'est 
tant  vaut  dire  mon  neveu  ! 

Mais  où  l'enthousiasme  de  la  brave  bouchère 
pour  Cassinou  ne  connut  plus  de  bornes,  ce  fut 
quand  elle  apprit,  à  quelques  jours  de  là,  que  le 
beau  morceau  de  bœuf  qu'il  venait  acheter 
presque  quotidiennement  était  destiné  à  corser 
l'ordinaire  du  petit  Ricou,  dit  Goco-vaut-peu, 
l'auxihaire  qui  était  si  pauvre  d'argent  et  de 
poitrine. 

—  Ça  l'embête  de  nous  savoir  au  moment  de 
partir  et  de  ne  pas  nous  suivre,  expliquait  Cas- 
sinou ;  alors,  je  tâche  de  lui  enrichir  le  sang... 
Il  pourra  toujours  venir  nous  rejoindre,  si  ça 
lui  chante,  après  quelques  mois  de  ce  traite- 
ment. 

—  Part  à  deux  !  avait  déclaré  la  bouchère. 
Depuis    lors,    Cassinou    n'obtenait    de    payer 


160     ===^=  CASSINOU   VA-T-EN   GUERRE 

qu'un   jour  sur  deux  la  bidoche  de  Coco-vaut- 
peu... 

Et  quelle  belle  fête,  le  dimanche  où  le  garde- 
voie  vint  en  permission  î  M^^  Beaudrillette 
avait  fait  jurer  à  Cassinou  d'amener  au  dîner  une 
ribambelle  d'amis  ;  Cassinou,  après  mûreréflexion , 
avait  établi  une  liste  qui  lui  semblait  à  la  fois 
honorable,  discrète  et  décente  :  Fantique,  Coco- 
vaut-peu  et  le  lieutenant-comte  Henri  de  Cabi- 
racq.  Je  vous  prie  de  croire  que  ce  dernier  ne  se 
fit  pas  tirer  l'oreille  et  qu'il  y  alla  comme  les 
autres  de  sa  chanson,  au  dessert,  après  un  festin 
pantagruélique.  Ah  !  les  bonnes  chansons,  où 
chacun  reprenait  en  chœur  au  refrain,  les  tou- 
jours jeunes  et  saines  chansons  patoises,  douces 
aux  gosiers  au  point  de  faire  monter  les  larmes 
du  cœur  aux  yeux  1...  Tour  à  tour,  de  l'arrière 
boutique  somptueusement  illuminée  s'envo- 
lèrent Beii  ceii  de  Pau,  Aquères  mouniines, 
Quoant  bin  loii  bèn,  La  Maysoun  blanque,  dissé- 
minant avec  elles  au-dessus  de  la  petite  ville 
une  fougue,  une  mélancolie  ou  un  parfum  de 
vent  marin  dans  la  forêt. 

Tant  et  si  bien  que  des  voisins  se  fâchèrent... 
Du  côté  de  la  maison  du  notaire,  une  voix  har- 
gneuse s'éleva  : 


CASSINOU  VA-T-EN   GUERRE  ======    161 

—  Si  ce  n'est  pas  une  honte  de  s'amuser  de  la 
sorte  quand  la  patrie  est  en  deuil  ! 

C'est  alors  qu'il  eût  fallu  voir  et  entendre  le 
lieutenant  de  Cabiracq  qui,  s'étant  précipité 
à  la  croisée,  criait  : 

—  Des  chansons  comme  ça,  vous  n'y  devinez 
donc  pas  dedans  le  meilleur  de  la  patrie,  tas 
de  pedzouilles  ? 

Il  dut,  d'ailleurs,  à  quelques  secondes  de  là, 
retenir  à  bras-le-corps  Cassinou  et  le  garde-voie 
qui  ne  parlaient  de  rien  moins  que  d'assommer 
le  notaire  et  de  voir  un  peu  la  couleur  de  ses 
tripes. 

Si  mes  souvenirs  classiques  sont  exacts,  c'est 
à  l'âge  d'or  qu'Hésiode  attribue  la  moindre 
durée  parmi  les  âges  divers  qui  se  sont  succédé 
en  ce  monde...  L'âge,  d'or  de  Cassinou  à  Com- 
belux  était  révolu. 

Il  avait  mangé  son  pain  blanc  le  premier, 
comme  tant  d'autres. 

Cela  commença  par  une  pauvre  petite  histoire 
de  riendu  tout  :  un  matin,  au  retour  d'une  marche, 
Cassinou  baguenaudait  dans  la  cour  de  la  ca- 
serne en  compagnie  de  quelques  loustics  de  son 
espèce...  Tout  à  coup,  nos  gens  se  poussèrent  du 
coude  et  se  dirigèrent,  gonflés  d'une  joie  silen- 

11 


162     =======  GASSINOU  VA-T-EN  GUERRE 

cieuse,  vers  un  coin  du  quartier  où  retentissaient 
de  martiales  et  terribles  vociférations... 

—  Encore  des  ioriaux  qui  viennent  d'arriver. 
Faut  pas  manquer  ça...  Oh!  là  là!  qu'est-ce 
qu'il  leur  passe,  le  commandant,  qu'est-ce  qu'il 
leur  passe  !... 

La  scène  était  connue,  fréquente,  mais  Cas- 
sinou  et  C'*^  ne  se  lassaient  pas  d'y  assister  dis- 
crètement. Quandune  nouvelle  fournée  d'ancêtres 
arrivait,  le  commandant  de  la  place,  le  père 
Salvage,  tenait  à  les  passer  en  revue  aussitôt 
qu'habillés.  Ce  qu'était  ledit  habillement,  on 
le  devine  :  les  hommes  avaient  touché  cette  fois- 
là,  comme  d'habitude,  des  galoches,  d'inénar- 
rables capotes  pisseuses  et  d'apocalyptiques 
képis  dont  on  ne  pouvait  dire  s'ils  avaient  été 
rouges,  ou  s'ils  tentaient  déjà,  devançant  la 
mode,  d'affecter  une  nuance  bleu-azur. 

Le  commandant  Salvage  inspirait  d'ailleurs 
beaucoup  plus  l'envie  de  rire  que  celle  de  trem- 
bler ;  c'était  une  très  digne  vieille  culotte,  qui 
avait  délaissé  diverses  occupations  champêtres 
pour  reprendre  du  service  depuis  la  guerre  ;  sa 
conception  de  la  vie  militaire  semblait  calquée 
sur  celle  même  du  colonel  Ronchonot.  Avec  cela, 
un  cœur  d'or  et  un  estomac  accoutumé  aux 
liqueurs  fortes»;;  Il  était  énorme^  ventripotentj 


CASSLNOU  VA-T-EN   GUERRE  ======z=    163 

semblait  rouler  plutôt  que  marcher  ;  de  son 
visage,  au-dessous  d'un  képi  en  bataille,  on 
ne  voyait  guère  que  deux  minuscules  yeux  cou- 
leur de  café  brûlé  et  un  pif  gentiment  rond  et 
rouge  ;  le  reste,  menton,  joues  et  front  était 
comme  submergé,  dévoré  par  une  végétation 
étrangement  abondante  de  barbe,  de  mous- 
taches et  de  sourcils. 

La  dégaine  des  territoriaux  avait  le  don  de  le 
jeter  dans  des  accès  de  rage  terribles.  Trop  juste 
pour  leur  en  vouloir,  il  ne  pouvait  néanmoins 
s'empêcher  d'exhaler  sa  fureur  en  leur  pré- 
sence... Ce  matin-là,  il  faut  bien  l'avouer,  les 
malheureux  pépères  étaient  plus  burlesquement 
accoutrés  que  jamais,  et  la  voix  du  commandant 
Salvage  retentissait  avec  un  bruit  de  tonnerre  : 
—  Est-ce  qu'on  se  paie  ma  tête?  Non,  mais, 
capitaine,  voyez-moi  un  peu  ces  gueules  !... 
Toi,  le  grand  maigre,  dis  donc,  est-ce  que  c'est 
pour  la  bouffer  ou  la  mettre  dans  tes  sabots  que 
le  gouvernement  te  paie  de  la  paille?  Regardez- 
le  î  II  en  a  plein  sa  barbe...  Va  contre  le  mur  !... 
Et  toi,  l'ahuri,  cette  capote...  Si  je  te  collais 
quatre  jours,  pour  t'apprendre  que  le  tailleur 
s'est  foutu  de  toi?...  Au  mur  !...  Et  celui-ci... 
et  celui-là  !  Au  mur...  Ou  va  voir  ça  !  J'en  ai 
assez...  Au  mur  I 


164    =====  CASSINOU  VA-T-EN  GUERRE 

Ce  fut  sans  doute  pour  réfléchir  en  paix  à  la 
décision  qu'il  convenait  de  prendre  que  le  com- 
mandant s'en  fut,  là-dessus,  faire  résonner 
sa  voix  dans  un  autre  coin  de  la  cour.  Quand  il 
repassa  par  là,  les  lamentables  pépères  étaient 
encore  contre  le  mur,  s'eiitre-regardant  avec 
des  mines  de  chiens  battus,  accablés  d'ennui  et 
de  fatigue  ou  rongés  d'inquiétude...  A  quelques 
pas  de  là,  Cassinou  et  ses  confrères  se  tordaient, 
raillant  cruellement  les  martyrs  et  leur  lançant 
les  plaisanteries  d'usage  :  «  Et  ta  bourgeoise? 
Qu'est-ce  qu'elle  fait  pendant  ce  temps?...  » 
ou  encore  :  «  Si  tu  as  des  petits,  et  qu'ils  te 
ressemblent,  faudra  m'en  garder...  »  Le  com- 
mandant considéra  ces  hommes  avec  stupéfac- 
tion : 

—  Ah  ça,  qu'est-ce  qu'ils  fichent  ici,  ces 
idiots-là? 

Cassinou  se  tordait.  Et  une  irrésistible  envie 
lui  vint  de  se  montrer,  de  lancer  un  mot  drôle, 
de  faire  le  zigoteau  ou  le  Jacques...  Ce  fut  plus 
fort  que  lui  : 

—  Eh  té,  mon  commandant,  c'est  vous  qui  les 
avez  mis  là  !...  A  quelle  heure  c'est  qu'on  les 
fusille? 

Le  commandant  fît  volte-face,  ahuri...  puis 
comprit...  —  peut-être  ! 


CASSINOU   VA-T-EN   GUERRE  ======    165 

Alors,  les  yeux  étincelants,  le  nez  écarlate  et 
les  poings  serrés,  il  s'avança  vers  Cassinou  et 
hurla  : 

—  En  prison  !  En  prison...  foutez-moi  cet 
homme  en  prison,  tout  de  suite  ! 


XIV 


Bien  entendu,  le  soir  même,  le  -lieutenant  de 
Gabiracq  gagna  dès  qu'il  le  put  le  grand  café 
et  s'assit  à  la  table  du  commandant  Salvage. 
L'humeur  de  celui-ci,  surtout  après  le  deuxième 
apéritif,  s'adoucissait  singulièrement,  et  ce  fut 
sans  trop  de  peine  que  le  protecteur  juré  de 
Gassinou  put  arranger  l'afïaire. 

'—  Ah  !  Ah  !...  faisait  le  commandant...  Alors, 
ce  Cassin,  c'est  un  bon?...  C'est  un  numéro?... 
Parfait,  je  vais  lui  secouer  les  puces  moi-même. 

Horreur  !  Quand  le  commandant,  plein  de 
clémence,  se  fut  rendu  à  la  caserne  dans  l'inten- 
tion de  libérer  le  soldat  Cassin,  il  y  avait  du 
nouveau,  et  du  vilain  !...  Est-ce  que  cet  ani- 
mal de  muletier  ne  s'était  pas  avisé  de  traiter 
l'adjudant  Bondon  de  porc  à  deux  pattes?... 
La  même  injure  qui  lui  avait  valu  quelques 
années  plus  tôt,  adressée  à  un  «  sergent  de 
ville  »,  à  Bayonne,  le  minimum  de  la  peine,  et 
encore  avec  sursis  ! 


CASSINOU  VA-T-ËN  GUERRE  ■    167 

Cette  foisj'ilne  pouvait  être  question  de  sursis... 
L'adjudant  Bondon,  avocaillon  dans  le  civil,  était 
un  individu  long  et  falot,  bilieux,  atrabilaire,  un 
de  ces  êtres  qui  ont  l'art  de  faire  miroiter  de 
sinistre  façon  les  verres  de  leurs  binocles  ;  il  sem- 
blait se  venger,  depuis  qu'il  était  militarisé,  de 
ce  que  son  métier  l'eût  obligé  de  tout  temps  à 
solliciter  l'indulgence  des  tribunaux.  Il  guettait 
particulièrement  Cassinou,  irrité  de  ses  manières 
et  des  quelques  privilèges  qu'on  lui  consentait... 
Du  moment  que  le  personnage  n'était  plus  iabou, 
l'adjudant  Bondon  s'était  hâté  de  prendre  sa 
revanche,  et  il  n'avait  rien  négligé,  dans  la 
matinée,  de  ce  qui  pouvait  lui  attirer  du  farouche 
gascon,  devant  témoins  autant  que  possible, 
quelque  invective  bien  sentie. 

Le  lieutenant  et  le  commandant  durent  même 
le  prendre  par  la  terreur  et  lui  faire  comprendre 
qu'il  y  avait  peut-être  eu  provocation  de  sa 
part  pour  que  l'histoire  ne  prît  pas  trop  fâcheuse 
tournure. 

Notre  homme  n'y  coupa  cependant  pas  de 
six  jours  de  tôle...  Comme  une  punition  en 
appelle  une  autre,  à  quelque  temps  de  là,  il 
passa  trois  nuits  à  la  salle  de  police,  sous  un 
prétexte  quelconque,  et  comme  il  est  si  facile 
d'en   dénicher  quand  on  a  un  peu  d'imagina- 


168     z=======  CASSINOU   VA-T-EN   GUERRE 

tion  et  un  galon  or  et  rouge  sur  la  manche... 
Cassinou  sortit  de  là  furieux,  aigri,  menaçant 
presque. 

—  Tu  sais,  rhon  vieux,  lui  disait  le  lieutenant, 
tu  deviens  impossible.  Fais  attention  ! 

—  Mais,  cent  dieux,  ce  n'-est  pas  pour  faire 
le  pantin  que  je  me  suis  engagé  ;  c'est  pour  me 
battre  ! 

—  Ça  viendra.  Ne  t'occupe  donc  plus  de 
Bondon,  j'ai  l'œil  sur  lui. 

—  Ah  !  la  crapule... 

—  T'en  fais  pas  !  Et  ferme...  ferme,  sur- 
tout ! 

A  cette  rancœur  s'ajouta  bientôt  une  immense 
mélancolie.  Un  soir,  prévenue  par  M^^  Beau- 
drillette,  qui  lui  faisait  grand  compliment  de  son 
fils,  arriva  Daiine  Cassin.  La  pauvre  vieille 
était  tout  ensemble  flattée  et  désespérée.  Elle 
guetta  son  fils  à  la  sortie  de  la  caserne,  un 
panier  sous  chaque  bras  ;  et,  quand  il  parut,  elle 
les  laissa  choir  pour  lui  sauter  au  cou,  en  dépit 
du  risque  de  casser  quelque  vieille  bouteille 
ou  de  gâter  de  bonnes  choses. 

Ce  geste,  de  la  part  de  la  marna,  qu'il 
savait  avaricieuse,  valut  à  Cassinou,  tout  de 
suite,  un  attendrissement  presque  douloureux. 


CASSINOU  VA-T-EN   GUERRE  =^=====    169 

Puis  les  reproches  commencèrent,  sur  un  ton 
tendre  et  tout  nouveau  : 

—  Moi  qui  dormais  bien  tranquille  sur  mes 
deux  oreilles,  te  croyant  en  Espagne  ainsi  que 
tu  V  avais  droit...  Pauvre  de  moi  !  Quand  j'ai 
reçu  la  lettre  Beaudrillette,  j'ai  cru  avoir  un 
mauvais  coup  de  sang...  Tant  de  chez  nous  sont 
morts  déjà  !  Tiens,  le  petit  Louis,  de  l'Étang- 
Blanc...  et  le  fils  du  notaire  de  Hourigues  lui- 
même... 

—  Raison  de  plus,  mama,  polir  que  j'aille 
faire  payer  cela  aux  Boches. 

—  Oh  !  Ce  n'est  pas  du  reproche  de  ma 
part.  Regarde-moi...  Tu  es  content?  Non  !  Tu 
n'as  pas  l'air  content. 

Cassinou,  qui  venait  d'avoir  encore  des  mots 
avec  l'adjudant  Bondon,  haussa  nerveusement 
les  épaules  et  prononça  ces  paroles  énigma- 
tiques  : 

—  Je  ne  me  plains  pas  ;  mais  il  y  a  une  vache 
dont  je  veux  la  peau  ! 

—  Si  ce  n'est  que  ça...  soupira  la  vieille, 
rassurée. 

Délestée  de  ses  deux  paniers,  elle  trottina, 
auprès  de  son  fils,  dans  la  direction  de  la  Place 
Principale;  Cassinou  réfléchissait,  de  plus  en 
plus   ému.   Sa  mère,  qui  n'était  pas  sortie  de 


170     =z======  CASSINOU  VA-T-EN   GUERRE 

Loureheyre  depuis  quatre  lustres,  et  qui  avait 
été  malade  de  peur  chaque  fois  qu'elle  devait 
prendre  le  chemin  de  fer,  sa  mère  était  venue  le 
voir,  lui  le  mauvais  sujet,  l'incorrigible  !...  On 
vivait,  vraiment,  en  des  temps  bien  étranges... 
Elle  ne  lui  avait  jamais  parlé  comme  cela... 
Pour  l'en  remercier,  il  s'arrêta  au  seuil 
de  toutes  les  maisons  où  il  était  connu,  de  chez 
Pozelet  à  M"^^  Estèbe  :  «  Regardez  donc,  c'est 
la  marna  !...)>  La  vieille  multipliait  les  révé- 
rences, ravie  d'entendre  chanter  partout  qu'il 
y  avait  lieu  d'être  fière  d'un  gouyai  comme  le 
sien. 

Mais,  ensuite,  sa  douleur  n'en  fut  que  plus 
vive  : 

—  Et  c'est  maintenant  que  tu  me  quittes, 
quand  tu  commences  à  te  montrer  tel  que  tu 
es  et  à  prouver  ce  que  tu  vaux...  toi,  mon 
«  unique  !...  »  Pourquoi  as-tu  fait  cela,  pourquoi? 

—  Pour  rigoler,  répondit  Gassinou... 

—  Mais  tu  me  déchires  le  cœur,  et  tu  te 
moques.  On  ne  fait  pas  cela  pour  rigoler,  comme 
tu  dis  ! 

—  Marna  (et  ici  Gassinou,  en  dépit  de  son 
horreur  des  explications,  fît  asseoir  sa  mère  sur 
un  banc  du  boulevard  et  s'installa  auprès  d'elle), 
marna,  si  des  bandits  venaient  tirer  des  coups 


CASSINOU  VA-T-EN   GUERRE 


171 


de  fusil  sur  votre  maison,  voler  vos  bêtes,  couper 
vos     pins,   qoute   chétive   que   vous   êtes,   vous 


—  C'est  (le  M.  de  (]abiracf[  que  tu  parlais  à  linstant ? 

sauriez  encore   décrocher  du  mur  la  canardière 
du  père? 

—  Pour  ça,  c'est  comme  Lu  parles,  fit  la 
vieille,  dont  les  yeux,  durant  une  seconde,  étin- 
celèrent  férocement  à  cette  supposition. 

—  Eh  bien,  moi,  c'est  pareil...  Les  Boches  nô 
sont  pas  chez  nous,  mais  ils  ont  déjà  «  fait  pire 


172     =r====:    CASSINOU  VA-T-EN   GUERRE 

que  pendre  »  chez  les  Français  de  là-haut  ;  et 
c'est  grâce  aux  Français  de  là-haut,  qui  souffrent 
et  saignent,  que  Vous  pouvez,  ô  marna,  vivre 
tranquille  chez  vous...  Et  nous,  alors,  quoi, 
malgré  qu'on  ne  parle  pas  la  même  langue,  on 
serait  des  faux  frères?  On  aurait  la  bêtise  de 
laisser  une  bande  de  voleurs  venir  jusqu'à  nos 
maïs,  à  nos  pins? 

La  vieille  écoutait  avec  une  attention  farouche 
en  secouant  la  tête  presque  approbativement. 

—  Le  fait  est  qu'une  fois  mis  en  goût,  ils 
viendraient  aussi  chez  nous,  ces  diables  î 

—  Pardi...  Et  c'est  ce  que  me  disait  le  comte... 
Monsieur  Henri,  tu  sais,  hier  encore  :  «  Il  faut 
savoir  qui  sera  le  plus  fort,  du  voleur  ou  de 
celui  qu'on  veut  voler...  »  Alors,  comment 
hésiterait-on,  dans  ces  moments,  à  se  mettre 
gendarme? 

Cassinou  ajouta,  après  un  instant  de  silence  : 

—  On  était  heureux,  tout  allait  bien...  Ils 
nous  embêtent...  Ils  paieront  ça. 

La  vieille  demanda  : 

—  C'est  de  M.  de  Gabiracq  que  tu  parlais 
à  l'instant?  Il  est  avec  toi?... 

—  C'est  bien  de  lui.  On  est  des  copains,  et 
mieux  que  ça  :  des  amis. 

Daiine  Cassin  réfléchit  de  nouveau,  partagée 


CASSINOU   VA-T-EN   GUERRE   z===    173 

entre  son  inquiétude  maternelle  et  son  effroi 
du  pays  envahi,  souillé,  saccagé  par  les  Bar- 
bares ;  alors,  du  fond  des  âg^s,  des  temps  où 
seigneurs  et  paysans  savaient  se  serrer  les  coudes, 
s'entr'aider  et  même  s'aimer  pour  la  protection 
du  sol  natal,  ces  mots,  par  une  sorte  d'hérédité 
mystérieuse,  lui  vinrent  aux  lèvres  : 

—  Ah  !  si  c'est  comme  ça,  c'est  autre  chose... 
Vas-y,  mon  pitchoun^  et  n'en  parlons  plus. 


XV 


On  n'en  parla  plus,  même  chez  M°^^  Beau- 
drillette.  Le  malheur  fut  qu'il  fallait  parler 
d'autre  chose,  et  qu'on  ne  parla  guère  que  du 
pays...  Un  tel,  et  tel  autre,  que  devenaient- 
ils?...  Après  le  ventre  de  veau  au  jambon, 
aux  oignons,  à  l'ail  et  au  persil,  —  genre 
Tonneins,  —  Cassinou  engloutit  un  grand  coup 
de  vin,  pour  se  donner  du  cœur,  et  deman- 
da : 

—  A  propos,  et  iVIarylis  Larribebère?...  Qu'est- 
ce  qu'elle  devient?  Elle  était,  «  si  je  ne  m'y 
manque  »,  chez  sa  sœur  de  Goulombre,  lors  de 
mon  départ. 

Daiïne  Gassin  raclait  bien  consciencieusement 
les  miettes  de  pain  de  la  nappe,  qui  font  la 
joie  des  poules  et  qu'il  serait  indécent  de 
gaspiller.  Interrompant  cette  besogne  : 

—  Marylis?  dit-elle...  Elle  est  venue  par  chez 
moi  voici  peu...  Jolie  comme  un  cœur,  toujours, 
et  bonne  petite  î...  Le  bon  Dieu  a  l'œil  sur  elle^ 


CASSINOU   VA-T-EN   OUERRE  ==^======     175 

comme  il  le  doit.  Je  crois  que  le  fils  Bam- 
bourlc... 

■ —  Hein?  gronda  Cassinou. 

C'était  le  fils  d'un  riche  minotier  de  Saint- 
Lubin,  tout  jeune,  mais  que  les  nécessités  de  la 
minoterie  avaient  mis  en  sursis  d'appel.  Un 
beau  garçon,  solide  sur  ses  pattes,  qui  chantait 
la  romance  et  distillait  la  chansonnette  ou  le 
monologue  avec  un  art  incomparable. 

—  Je  crois  que  le  fils  Bambourle  irait  jusqu'à 
l'épouser...  continua  la  vieille.  Elle  le  mérite 
bien,  pauvre  mignonne  ! 

Alors  Cassinou  devint  vert,  se  leva,  puis  se 
rassit  comme  l'on  tombe,  la  tête  entre  les  coudes, 
hurlant,  jurant,  sanglotant...  Et  la  marna 
et  la  bonne  M""^  Beaudrillette  comprirent,  oh  ! 
tout  de  suite...  Ça  leur  déchirait  le  cœur,  de 
voir  le  vaillant  guerrier  pleurer  de  la  sorte, 
comme  un  enfant  ! 

—  Je  n'ai  pas  d'héritier,  tu  seras  le  mien,  et 
tu  seras  plus  riche  que  le  fils  Bambourle,  déclara 
^me  Beaudrillette,  toute  rouge.  Ah!...  Je  ne  le 
connais  pas,  ce  Bambourle,  mais  comment 
pourrait-on  le  préférer  à  toi? 

Et  la  marna,  toute  pâle  : 

—  Je  te  demande  pardon,  mon  petit...  Je  ne 
pouvais  pas  savoir  ;  mais,  à  présent,  je  sais  ; 


176     ========  CASvSINOU   VA-T-EN   GUERRE 

et   ce   sera   ma   guerre   à   moi...   tu   entends?... 
ma  guerre  !... 

Quoi  qu'eussent  pu  tenter,  pour  la  retenir,  son 
fîls  et  M^^  Beaudrillette,  Daiine  Cassin  partit  le 
lendemain  même  en  répétant  férocement  :  «  C'est 
ma  guerre  à  moi  !...  Ma  guerre  à  moi  !...  »  Et, 
quatre  jours  plus  tard,  —  après  des  heures  où 
tous  les  cafards  du  monde  venaient  empoi- 
sonner sa  cervelle,  • —  Cassinou  reçut  la  lettre 
que  voici  et  dont  il  faut,  tout  compte  fait, 
respecter  l'orthographe  et  la  ponctuation  : 

«  Mon  brave  Jean  et  ami  j'ai  vu  ta  brave 
maman  qui  m'as  dit  que  tu  était  un  vrai  brave. 

«  Ça  ne  m'est  tonne  pas  je  te  le  redits.  J'ai 
le  cœur  gros  que  le  tien  de  cœur  à  toi  te  fasse 
du  movais  sang.  On  ait  pourtan  des  amis  des 
vrais  et  je  t'ai  donné  des  gros  baisé  à  preuve. 
Ce  nait  pas  que  je  t'aime  pas  loin  de  la  au  con- 
traire. Razure  toi  pour  ce  qui  ait  de  Bambourle 
un  embusquet  et  rien  qui  puissent  se  pensé 
mieux!  Toi  au  contrère!!!  Il  paret  que  tu  n'ais 
pas  un  movais  suget  main  tenant  au  contraire 
loin  de  la  et  que  les  bons  t'estiment.  Il  te  fau 
continuyer,  ce  n*ait  pas  pour  m'engage  par 
promeze  vue  que  je  neveu  pas  du  mariagge 
pour  le  maument,  vue  que  ce  n'ait  pas  ce  qu'il 


CASSINOU   VA-T-EN   GUERRE  =====    177 

lia  de  plus  drôle.  Rien  que  de  regardez  comme 
ma  seur  et  ses  6  pettits  sont  heureutx  depui 
que  son  mallandrint  d'hivrogne  de  marit  n'ait 
plus  la,  tu  me  fait  enqore  un  petit  peux  de 
peur...  Chasse  ces  vilins  Bauches  et  vu  verreras 
qu'on  peu  être  heureutx  de  bonne  amitié.  La 
mienne  de  moi  d'amitié,  je  te  dits  que  je  te 
l'assure. 

«  Ton  amie  Marylis  qui  t'envoi  deux  bon  baisé 
et  qui  n'en  ferais  pas  tant  pour  h  Bambourle...  » 

Suivait  la  signature  fantaisistement  fignolée 
de  la  jolie  Marylis...  Ce  soir-là,  Cassinou,  dédai- 
gnant Fantique,  Coco-vaut-peu,  le  lieutenant- 
comte  de  Cabiracq  et  toute  la  bande,  s'en  fut 
seul  sur  l'esplanade,  d'où  l'on  voyait  presque 
Loureheyre,  et  se  paya  le  luxe  de  pleurer, 
non  pas  de  rage,  cette  fois,  mais  tendrement 
et  bonnement,  en  pensant  à  la  marna  et  à 
Marylis,  aux  bons  jours,  à  son  bon  métier,  à  sa 
bonne  vie,  à  sa  bonne  dune  où  il  lui  avait  été 
si  doux  d'aller  faire  la  sieste  durant  les  clairs 
étés...  Cochons  de  Boches  !...  Il  n'en  voulait 
presque  plus  à  l'adjudant  Bondon. 

Il  envoya  à  Marylis  une  belle  carte  postale 
rouge,  azurée  et  dorée,  où  un  soldat  aux  che- 
veux frisés  levait  les  yeux  vers  le  ciel  et  vers 

42 


178    :======  CASSINOU  VA-T-EN   GUERRE 

une  figure  de  femme  comme  on  n'en  voit  qu'aux 
devantures  des  coiffeurs  ;  la  légende  disait,  en 
vers,  s'il  vous  plaît  : 

Ne  pleurez  pas,  beaux  yeux, 
Tout  va  bien  et  pour  le  mieux. 

Il  n'eut,  de  la  sorte,  qu'à  ajouter  sa  signa- 
ture :  Cassin  le  filsy  et  se  trouva  satisfait.  Une 
plus  grande  joie  l'attendait  au  Grand  Café  où  le 
lieutenant  de  Cabiracq,  ayant  accommodé  sa 
main  en  porte-voix,  lui  glissa  dans  le  creux  de 
l'oreille  : 

—  Je  crois  que  c'est  pour  demain  :  on 
demande  quarante-six  hommes,  un  officier, 
deux  sous-officiers...  Tu  en  es;  Fantique  aussi... 
Goco-vaut-peu  veut  partir  comme  cuistot  et 
s'est  fait  reconnaître  apte... 

—  Vrai?...  Vrai?...  C'est  pas  de  la  blague? 
Le  visage  de  Cassinou  resplendissait  de  joie  : 

—  Tous  les  copains  !  Il  y  a  du  bon...  Ab  !  si 
vous  permettez,  monsieur  Henri...  pardon  ! 
mon  lieutenant...  j'en  paie  «un  autre»! 

—  Ça  va  bien,  parce  qu'il  y  a  mieux...  et  que 
tu  ne  vas  pas  t'embêter  demain,  fit  le  lieutenant 
après  avoir  donné  sa  commande  au  garçon. 

Le  lendemain,  dans  la  cour  de  la  caserne,  le 


CASSINOU   VA-T-EN  GUERRE 


179 


commandant  Salvage  demandait,  avec  son  air 
des  mauvais  jours,  avec  son  allure  des  matins 


^^  J 


—  Moi,  cria  Cassinou. 


dont  les  veilles  avaient  été  trop  arrosées  et  trop 
belles  : 


180    ======^=  CASSINOU   VA-T-EN   GUERRE 

—  On  demande  quarante-six  hommes  et 
deux  sous-officiers...  Y  a-t-il  des  volontaires? 

~  Moi,  cria  Gassinou  d'une  voix  qui  fit  trem- 
bler les  échos  du  quartier,  pourtant  habitués  à 
répercuter  la  voix  du  commandant  Salvage... 

—  Et  moi  !  fit  Fantique  aussitôt. 

—  Et  moi,  comme  cuistot,  continua  Coco- 
vaut-peu... 

—  Ça  va...  attendez  donc  !...  Y  a  de  la  place, 
insinua  un  sergent,  tandis  que  le  commandant 
s'avançait,  intrigué,  vers  Coco-vaut-peu. 

—  Mais  toi,  dis  donc...  tu  es  auxiliaire? 

—  Justement,  mon  commandant...  je  prépa- 
rerai la  bidoche  aux  frères...  et  un  peu...  J'ai 
étudié  la  cuisine  au  Bochton-hôtel,  à  Biarritz... 

La  voix  du  commandant  s'adoucit,  trembla 
un  peu. 

—  Ça  va,  dit-il...  Inscrivez-le.  Tu  es  un 
numéro...  et  un  bon. 

—  Je  le  crois,  mon  commandant. 

On  fut  obligé  de  refuser  des  volontaires.  Partir 
pour  partir,  un  tas  de  tire-aux-flancs  et  de  jDèle- 
rins  eussent  préféré  que  ce  fût  avec  Cassinou, 
Fantique,  Coco-vaut-peu  et  des  bougres  comme 
ça  !  En  revanche,  les  sous-officiers  donnaient 
peu... 

—  Si  vous  le  permettez,  mon  commandant, 


CASSINOU   VA-Ï-EN  GUERRE  =====     181 

déclara  le  lieutenant  de  Gabiracq,  je  vous  signa- 
lerai l'adjudant  Bondon...  très  intelligent,  très 
méticuleux...   Où  donc  est-il?...   Hé,   Bondon  ! 

Le  lieutenant  avait  lancé  un  coup  d'œil  à 
Cassinou.  Et  Cassinou,  qui  avait  compris,  jubi- 
lait ferme. 

• —  On  demande  des  sous-officiers,  avez-vous 
entendu?...  Je  m'étonne...  poursuivit  Henri  de 
Gabiracq  quand  l'adjudant,  qui  tentait  de 
s'éclipser,  se  fut  mis  devant  lui  au  garde  à 
vous... 

—  Mon  lieutenant?... 

—  On  demande  des  sous-offîciers,  répéta  le 
lieutenant,  implacable  et  goguenard. 

Alors  l'autre,  bouleversé  : 

—  Mais...  mais...  je  ne  demanderais  pas 
mieux...  Seulement,  —  monsieur  le  médecin 
major  me  le  disait  encore  ce  matin,  —  à  cause 
de  mon  foie,  je  suis...  je  suis... 

■ — ■  Inapte?  Bien.  Soignez-vous. 
Et  cela  fut  dit  d'un  tel  ton  que  les  rires,  en 
dépit  d'une  auguste  présence,  éclatèrent... 
Cassinou  était  vengé. 

Ce  fut  un  beau  départ,  vers  dix  heures,  par  le 
train  qui  emportait  les  quarante-six  nouveaux 
poilus  vers  la  gare  régulatrice.  De  ces  départs, 


182    =====  CASSINOU   VA-T-EN   GUERRE 

il  y  on  avait  eu  de  sinistres,  de  navrants,  où  les 
femmes  s'accrochaient  au  bras  des  hommes 
pour  les  suivre  jusqu'au  bout,  où  des  enfants 
criaient  :  «  Papa  !  Je  ne  veux  pas  que  tu 
meures  1  »  Cette  fois-là,  Cassinou,  chez  Pozelet, 
déclara  : 

—  Le  premier  qui  larmoie...  ou  qui  permette 
à  sa  femme  de  l'accompagner,  je  ne  le  connais 
plus...  et  je  crache  par  terre  !...  Est-ce  qu'on  est 
des  volontaires,  oui  ou  non? 

—  On  l'est  1 

—  Alors,  ça  va.  Et  faut  pas  s'en  faire... 
On  va  épater  la  ville  ! 

On  épata  la  ville,  en  effet.  Tous  ces  gaillards 
qui  allaient  vers  le  feu  et  la  mort  possible  sem- 
blaient s'y  rendre  comme  à  la  frairie.  La  veille, 
]\jme  de  Cabiracq,  affolée,  avait  sauté  en  auto 
pour  venir  embrasser  son  mari,  lequel  ne  s'était 
pas  gêné  pour  ronchonner  :  «  Et  après,  quoi? 
Est-ce  que  ce  n'était  pas  prévu?...  Il  y  a  ici 
un  muletier  qui,  si  je  lui  disais  ce  que  tu  as  fait, 
te  servirait  une  de  ces  grimaces...  »  Le  muletier 
en  question,  cependant,  allait  offrir  chez  ses  amis 
et  connaissances  les  plus  joviaux  de  ses  adieux. 

Il  recueillit  de  la  sorte,  à  son  corps  défen- 
dant, quantité  de  paquets  —  tricots  ou  vivres 
—  qu'il  accepta   finalement  en  se   disant  que 


CASSINOU    VA-T-EN    GUERRE  zzz=:^^=:=z::^==i     183 

d'autres  en  auraient  peut-être  besoin  à  défaut 
de  lui.  Cela  lui  augmentait  son  fourbi,  sac  et 
musettes,  quand  il  défila  sur  le  boulevard,  avec 
les  autres,  d'une  quarantaine  de  kilos  supplé- 
mentaires...  Il  se  tordait  : 

—  Quand  on  pense  que  ce  bon  vieux  bougre 
de  major  m'avait  traité  d'infirme  ! 

A   la   gare,   M™^   Beaudrillette   se   précipita  : 

—  Tiens  !  Tiens,  nebout  (1)...  Un  bon  rôti  de 
veau  froid...  et  avec  de  l'ail  !  Je  l'ai  préparé  de 
toute  mon  âme. 

En  dépit  des  ordres  de  son  mari,  la  com- 
tesse de  Gabiracq  avait  tenu  à  l'embrasser  au 
dernier  moment.  Et  elle  pleurait,  c'était  plus 
fort  qu'elle.  Gassinou  se  rappela  heureusement 
que  son  lieutenant  n'était  pas  chez  Pozelet 
la  veille,  et,  pour  bien  montrer  qu'il  avait  de 
l'indulgence  pour  lui  comme  pour  la  comtesse, 
il  s'avança  vers  celle-ci,  lui  montra  le  rôti  de 
veau  qu'il  avait  enfilé,  faute  d'autre  place,  à  sa 
baïonnette,  et,  après  s'être  présenté,  lui  dit 
dans  le  tuyau  de  l'oreille  : 

—  N'ayez  crainte,  madame  :  il  y  en  aura 
pour  lui. 


(1)  Neveu. 


XVI 

Dès  que  Daûne  Cassin  fut  descendue  de 
wagon,  elle  entendit  bourdonner  à  ses  oreilles 
la  formule  consacrée  : 

—  Alors,  c'est  vrai,  ce  qu'on  raconte? 
Daûne  Cassin  répliquait  sèchement  : 

—  Qu'est-ce  qu'on  raconte? 

—  Il  paraîtrait  que  votre  «unique  »... 

—  C'est  vrai. 

—  Ah  !  ce  n'est  pas  un  capon,  celui-là  ! 
s'exclamait-on  en  général... 

—  Quand  on  n'a  qu'un  fils,  c'est  la  moindre 
des  choses  qu'il  en  vaille  dix  dans  les  noirs 
moments,  répondait  la  vieille. 

Tous  hochaient  la  tête,  flatteusement.  Par 
exemple,  il  ne  fallait  pas  que  quelqu'un,  voulant 
surenchérir,  hasardât  une  réflexion  comme  : 

—  Quand  je  pense  que  des  jaloux  «  le  mo- 
quaient »  avant  son  départ,  et  qu'ils  le  traitaient 
de   fanfaron  ! 

C'est  qu'alors  DaiXne  Cassin  devenait  terrible. 


CASSINOU   VA-T-EN   GUERRE  ^======^     185 

Son  orgueilleux  et  dur  visage,  sur  lequel  l'âge 
et  les  rides  ne  semblaient  s'être  appuyés  que 
pour  le  rendre  plus  ressemblant  à  lui-même,  se 
crispait,  s'amenuisait  encore  ;  et  il  n'y  avait 
plus  en  ce  visage,  au-dessous  de  deux  immenses 
yeux  noirs  dardant  des  foudres  sur  l'importun, 
qu'un  nez  pointu  comme  un  sabre  et  qu'une 
bouche  qui  lançait  les  mots  comme  celle  d'un 
fusil  fait  la  grenaille  : 

—  Assez.  Tu  étais  peut-être  un  des  premiers  à 
le  décrier...  Devant  le  danger,  les  geais  font 
chorus...  Et  c'est  la  nuit  seulement  que  les 
cabèques  (1)  jacassent.  Il  fait  jour.  Bien 
merci,  quand  même...  Au  revoir  !... 

Rude  vieille,  connue  pour  telle,  et  qu'on 
saluait  bas  en  murmurant  : 

—  Celle-là,   quand  elle  veut  quelque  chose  ! 
Ce    que    voulait    maintenant    Daiine   Cassin, 

nous  le  savons  :  Marylis  serait  sa  nore  (bru), 
quand  Cassinou,  dans  deux  ou  trois  mois,  la 
guerre  finie,  reviendrait...  Et  si  un  malheur 
arrivait...  Mais  non  !  un  malheur  n'arriverait 
pas,  ce  n'était  pas  possible  :  en  affaires,  elle  s'en- 
tendait à  tourner  et  à  retourner  son  monde,  et  il 
fallait  bien  que  chacun  en  passât  par  où  elle  vou- 

(1)  Oiseau  de  nuit. 


186  CASSINOU   VA-T-EN   GUERRE 

lait.  Elle  prierait  Dieu  pour  son  fils,  tant  et  de 
telle  sorte  que  Dieu  lui-même,  comme  les  autres, 
se  sentirait  harangué  par  raison  et  justice,  et 
«  tomberait  »  de  son  avis. 

Voilà  ce  qu'elle  méditait  à  son  retour  de 
Combelux,  tandis  que  la  guimbarde  publique 
la  conduisait  de  la  gare  de  Saint-Lubin  à 
Loureheyre.  Sur  le  siège,  en  l'absence  de  son 
frère  parti  au  front,  la  petite  Estelette,  une 
gamine  d'une  quinzaine  d'années,  conduisait 
gaillardement  deux  rosses,  qu'elle  houspillait  du 
fouet  et  de  la  gueule,  jurant  et  tempêtant 
comme  un  homme.  A  l'entrée  de  Coulombre, 
Daûne  Gassin  sursauta  et,  ayant  tiré  la  lourde 
natte  brune  d'Estelette,  la  pria  d'arrêter  un 
instant.  Elle  venait  • —  bon  signe  !  —  d'aperce- 
voir la  jolie  couturière,  laquelle  allait  sans 
doute  rapporter  de  l'ouvrage  chez  une  cliente. 

—  Au  !  Marylis  !... 
Celle-ci   accourut  : 

—  Bonjour,  madame  Gassin  !  Et  d'où  c'est 
donc  que  vous  venez  comme  ça? 

La  vieille  raconta  son  voyage,  vanta  son 
fils  et  ajouta  : 

—  Il  a  beaucoup  d'amitié  pour  toi  ;  tu  me 
ferais  plaisir  de  lui  envoyer  un  bout  de  lettre. 

—  Mais  bien  sûr,  répondit  Marylis  un  peu  rou- 


Eslelette  conduisait  i'aillardement. 


CASSINOU  VA-T-EN   GUERRE  ==:==:-____-    189 

gissante.  Ah  !  ce  n'est  pas  d'hier  qu'on  se  con- 
naît, nous  deux  !...  Daiine  Cassin,  j'écrirai...  tout 
de  suite...  c'est  juré.    Dieu  vous  le  garde  ! 

La  vieille  pensa  : 

«  Dieu  nous  le  garde  !  w 

Sur  un  gracieux  salut,  Marylis  se  disposait 
à  partir. 

Daiine  Cassin  se  pencha,  la  retint,  et,  tout  bas  : 

—  Dis-moi...  le]  fils  Bambourle...  qu'est-ce 
qu'il  fabrique,  celui-là,  avenir  faire  de  son  beau 
sous  tes  fenêtres?  On  l'a  laissé  ici  pour  moudre 
du  blé...  Si  ce  métier  l'ennuie,  dis-lui  donc  qu'il 
y  a  de  la  place,  là-haut,  avec  les  autres. 

Marylis,  cette  fois,  devint  rouge  comme  une 
pivoine  : 

—  Oh  !  madame  Cassin,  vous  ne  croyez  pas?... 

—  Bien  sûr  que  je  ne  crois  pas  !...  Et  là-des- 
sus, au  revoir,  fillette...  Va,  Estelette...  Déjà  midi. 

Voilà.  Une  première  poignée  de  grains,  quand 
on  l'a  lancée,  c'est  déjà  de  la  moisson  à  naître. 
La  vieille  tira  son  chapelet  de  sa  poche,  tandis 
qu'on  passait  devant  l'église,  et  récita  à  mi-voix 
une  dizaine  ;  allons,  ça  promettait  !...  Il  ne 
s'agissait  déjà  plus  pour  elle,  qui  tenait  le 
lin  bout  de  l'écheveau,  que  de  le  désembrouil- 
1er  sans  impatience  et  savamment...  Toute 
jny(  use,  elle  interpella  Estelette  : 


190     ===:^=^  CASSINOU   VA-T^EN   GUERRE 

—  Hé  !  ma  mignonne,  tu  laisses  tes  bêtes  s'en- 
dormir... Fouette,  fouette  !  L'estomac  me 
démange... 

Ce  fut  seulement  en  descendant,  devant  chez 
elle,  qu'elle  remarqua  les  yeux  de  la  petite,  des 
yeux  trop  brillants,  lustrés  par  des  larmes  à 
grand'peine  contenues.  Elle  se  souvint  aussi 
que  la  jeune  postillonne  n'avait  plus  juré  ni 
tempêté  depuis  Goulombre...  Hé  !  Hé  !...  C'était 
clair  !  Voyez-moi  cette  gamine  qui  s'était  toquée 
de  Cassinou,  —  et  qui  n'-était  pas  la  seule,  sans 
doute,  —  oui,  pour  l'avoir  vu  passer  sur  son  char, 
jurant  et  tempêtant  lui  aussi,  et  droit  et  beau 
comme  un  triomphateur  antique,  comme  un  de 
ces  Césars  dont  il  avait  le  profil...  Alors,  quoi,  il 
n'y  aurait  tout  juste  qu'une  Marylis  pour  faire 
fî  d'un  si  beau  drôle?...  Bon  signe  encore,  l'atti- 
tude de  cette  Estelette  qui,  d'ailleurs,  presque 
aussitôt  (ce  qui  eût  enlevé  le  moindre  doute  à 
l'heureuse  marna,  s'il  lui  en  était  resté  encore) 
demanda,  très  vite  et  en  détournant  la  tête  : 

—  Donnez-moi  donc,  à  moi  aussi,  l'adresse  de 
Cassinou,  Daiine  Cassin  ! 

Celle-ci  répéta  l'adresse,  toute  fîère  ;  puis,  in- 
consciemment cruelle  : 

—  Tiens,  petite,  voilà  pour  le  voyage...  Non, 
non,  garde  le  reste  pour  t'acheter  des  bonbons . 


CASSINOU  VA-T-EN   GUERRE  =======     191 

Rentrée  chez  elle,  Daiine  Cassin,  qui  était 
partie  précipitamment,  rangea,  donna  des  ordres, 
se  fît  rendre  des  comptes  par  le  premier  valet, 
comme  à  l'ordinaire  ;  mais,  désormais  hantée 
d'une  seule  idée,  tout  en  accomplissant  méti- 
culeusement  son  devoir  de  patronne  terrienne, 
elle  échafaudait  divers  plans,  élaborait  des  pro- 
jets dont  elle  pesait  le  pour  et  le  contre.  La 
guerre  serait  courte  :  tout  le  monde  le  disait;  mais 
de  ceci,  Daiine  Cassin  ne  s'en  préoccupait  pas 
autrement  ;  cela  n'entrait  pas  en  ligne  dans  ses 
calculs,  puisque  cette  triste  chose  ne  dépendait 
pas  d'elle;  ce  qu'il  fallait,  c'était  amener,  le  plus 
tôt  qu'il  se  pourrait,  ]\Iarylis  à  donner  sa  parole... 

Et,  quelques  jours  plus  tard,  le  jour  même 
où  Cassinou  partait  pour  le  front,  elle  partait 
véritablement  pour  «sa  guerre  à  elle  ». 

Cela  la  conduisit  d'abord  chez  son  notaire, 
à  Dax,  au  grand  émoi  de  ses  gens  qui,  jamais-au- 
grand-jamais,  n'avaient  connu  à  la  Daiine  une 
humeur  à  ce  point  vagabonde  ;  étant  presque 
tous  de  très  vieux  serviteurs,  ils  envisagèrent 
avec  une  sorte  de  crainte  superstitieuse  un 
pareil  changement... 

Le  visage  de  la  Daiine,  à  son  retour,  les 
rassura,  tant  il  exprimait  de  satisfaction  concen- 
trée, profonde...  S'étant  fait  donner  des  chifïres, 


192  ■       CASSINOU   VA-T-EN   GUERRE 

elle  se  trouvait  plus  riche  encore  qu'elle-même 
ne  l'avait  supposé  jusque-là  !  Sans  qu'elle  s'en 
doutât,  placés  en  hypothèques  de  tout  repos, 
les  écus  que  lui  rapportaient  depuis  des  ans  ses 
maïs  et  ses  pins  avaient  fait  des  petits...  Et  elle 
ne  cessait  de  se  répéter  mentalement  le  total  que 
lui  avait  fourni  le  notaire  :  «  Cinquante-sept 
mille  trois  cent  trente-quatre  francs...  et  des 
centimes...  »  Et  la  borde,  à  elle  seule,  qui  valait 
plus  que  cela  !  Et  deux  ou  trois  bicoques  à 
Coulombre  !...  En  pensant  à  la  fortune  person- 
nelle de  Cassinou,  à  l'héritage  de  l'oncle  Juste, 
Daiine  Gassin  ne  pouvait  s'empêcher  de  froncer 
le  sourcil  :  son  diable  d  '  «  unique  »,  depuis  le  temps , 
avait  dû  sérieusement  écorner  le  magot  de  feu 
le  tonnelier-barricotier.  De  toutes  façons,  il  n'en 
était  pas  moins  aussi  riche,  sinon  plus,  que  ce 
dadais  de  fils  Bambourle,  avec  ses  vestons  de 
Bayonne  et  ses  cheveux  pommadés  ;  gilet  de 
monsieur  ne  signifie  pas  gousset  lourd  ! 

Et,  malgré  que  Daiine  Cassin  considérât  son 
fîls  comme  assez  beau  pour  plaire  et  charmer 
même  s'il  eût  été  gueux  comme  Job  sur  sa  crotte, 
elle  savait  aussi  qu'un  sac  bien  rempli  est  le 
poids  qu'il  faut  en  premier  lancer  sur  le  plateau, 
si  l'on  veut  pour  de  bon  faire  pencher  la  balance. 


XVII 

Comment  insinuer  à  Marylis,  sans  l'offus- 
quer, que  Cassinou  était  riche  et  le  serait  davan- 
I  âge  encore  plus  tard?  L'essentiel  était  de  voir 
le  plus  souvent  possible  la  jeune  fille,  de  la 
mettre  en  confiance... 

Daiïne  Cassin,  s'étant  creusé  la  tête,  finit  par  y 
dénicher  ce  qu'elle  cherchait.  Oh  !  elle  eût  pré- 
féré une  autre  combinaison,  mais  elle  n'en  trou- 
vait pas  de  meilleure...  Encore  des  frais,  mes 
bonnes  gens,  oui...  et  après  deux  voyages  qui  lui 
avaient  bien  coûté  tout  près  de  trente  francs, 
l'un  dans  l'autre  !  Mais  qui  veut  la  fin  veut  les 
moyens  et  il  faut  savoir  faire  à  propos  des  sacri- 
fices. En  soupirant,  elle  ouvrit  l'armoire  qui  lui 
servait  de  garde-robe,  examina  son  vestiaire  et 
murmura  comme  pour  elle-même,  après  avoir 
palpé  ses  effets  du  dimanche  et  ceux  «  de  tous 
les  jours  »  : 

—  N'est-ce  pas  un  péché,  quand  on  en  n  phis 
qu*on  ne  pont  s'en  mettro  sur  le  cùr[)s?...  Enfin  1 

i3 


194     ====^===  CASSINOU  VA-T-EN   GUERRE 

Il  n'était  pas  tard  ;  cet  après-midi  de  fin  d'au- 
tomne, rose  et  doré  sous  un  léger  voile  de  brumes, 
s'annonçait  beau...  En  route  pour  Coulombre  : 
une  lieue  environ  aller-retour,  une  promenade. 

—  Et  je  lui  dirai,  répétait  sur  le  chemin 
Daiine  Cassin  qui  ne  savait  pas  penser  tout  bas 
lorsqu'elle  marchait  ou  qu'elle  était  seule,  je 
lui  dirai  :  a  Ecoute,  ma  jolie,  ce  que  je  veux,  c'est 
du  travail  soigné...  Tu  comprends,  la  vieille 
Bourchoune  n'a  plus  ses  yeux  ;  —  et  elle  radote. 
Marylis,  c'est  toi  qui  m'habilleras  désormais. 
Oui  !...  Et,  pour  commencer,  fais-moi  donc  un 
petit  mantelet  bien  coquet  et  bien  chaud,  avec 
du  jais,  comme  celui  de  l'épicière  de  Hont- 
Hàbi...  Vas-y,  ma  fille,  je  te  laisse  libre  ;  quand 
on  le  peut,  n'est-ce  pas,  il  ne  faut  pas  regarder 
au  prix?...  » 

Des  mots  comme  «  il  ne  faut  pas  regarder  au 
prix  »,  rien  qu'à  les  prononcer  d'avance,  vous 
pensez,  seigneur  Dieu  !  s'ils  déchiraient  le 
gosier  de  la  marna,  et  son  cœur  du  même  coup... 
Mais  si  la  bien-aimée  de  son  fils  doutait  de  leur 
fortune,  après  cela  !... 

Pour  se  donner  du  courage  et  des  forces,  elle 
entra  dans  l'église  de  , Coulombre,  s'y  recueillit 
quelques  instants,  puis  traversa  gaillardement  la. 
place.  La   maison    de  la  Julie    Hourtincqx,  la 


1 


Quelle  surprise,  madame  Cassin  !. 


CASSlNOU  VA-T-EN  GtTEËËE     -   -^    ■    -     197 

sœur  de  Marylis,  s'étalait  de  l'autre  côté,  en 
face  du  porche,  assez  longue  et  fort  basse  sous 
un  toit  plutôt  piteux. 

Justement,  la  couturière,  toute  mignonne  et 
toute  rose  sur  le  seuil,  essayait  vainement  de 
rassembler  à  son  appel  ses  nombreux  neveux  et 
nièces  éparpillés  dans  le  voisinage  : 

—  Ail  !  Vonette,  Youyou  !...  Ebé  donc? 
Et  l'école,  elle  est  remise  à  dimanche? 

L'apparition  de  Daiine  Gassin  fut  cause  à  coup 
sûr,  ce  jour-là,  pour  la  marmaille  Hourtincqx, 
d'un  heureux  supplément  de  vagabondage  et  de 
paresse  extra-scolaire.  Marylis,  reconnaissant 
la  mère  de  Cassinou  et  la  voyant  s'avancer 
vers  elle,  se  tut  brusquement,  encore  plus 
ennuyée  que  troublée  ;  la  Daiine  Gassin  se  déran- 
geant pour  la  venir  voir,  cela  devenait  grave. 
Elle  n'en  sut  pas  moins  préparer  son  plus  gracieux 
sourire  et  le  servir  tout  chaud,  tandis  qu'elle 
souhaitait  le  bonjour  à  la  visiteuse  imprévue  : 
■ — ■  Quelle  surprise,  madame  Gassin,  et  comme 
c'est  aimable  à  vous  ! 

—  Nullement.   Je    passais...   et   comme   j'ai 
l'intention  de  mettre  ton  adresse  à  l'épreuve... 

—  Entrez  donc. 

—  G'est  pour  un  mantelet. 

Daiine  Gassin  se  mordit  la  langue  ;  ça  allait 


198    =====  CASvSINOU  VA-T-EN   GUERRE 

trop  vite,  ce  n'était  pas  comme  cela  qu'elle 
avait  préparé  son  discours  en  chemin.  Elle 
toussa,  jeta  un  regard  autour  d'elle;  l'aspect  de 
la  maison  lui  fournit  matière  à  digression  : 

—  Oh  !  oh  !  mais  je  ne  me  reconnais  plus  chez 
ta  sœur  !...  Bigre,  ma  petite,  tu  sais  y  être  pour 
la  propreté  et  pour  l'ordre  !...  Car, — -soit  dit  sans 
la  contrarier,  — je  suis  justement  entré  chez  elle 
en  juillet  dernier  (tu  sais,  je  la  retiens  toujours 
pour  la  lessive  d'été)  et,  ma  foi,  c'était  d'un  sale, 
d'un  «  à-l'abandon  ))...  Ah!  l'on  voit  qu'il  y  a 
ici,  pour  l'instant,  une  demoiselle  qui  fera  une 
fière  dame  ! 

Les  meubles,  la  vaisselle,  les  vitres,  tout  lui- 
sait, tout  resplendissait,  en  effet  ;  tout  respirait 
les  bons  et  francs  lavages,  les  récurages  joyeux, 
accomplis  non  comme  des  corvées  mais  en 
chantant.  Un  gros  bouquet  d 'œillets  des  dunes, 
installé  depuis  le  matin  dans  un  beau  vase  à 
fleurs,  embaumait  la  grand 'salle. 

—  Oh  !  répliqua  Marylis  modestement, qu'une 
fille  ordonnée  soit  venue  ici,  ce  n'est  rien  ;  par 
exemple,  qu'un  ivrogne  en  soit  parti,  voilà  qui 
vaut  mieux  pour  le  ménage... 

Mais  alors,  à  son  tour,  —  car  elle  n'avait  pas 
lancé  cela  méchamment,  —  elle  se  mordit  la 
langue... 


CASSIXOU   VA-T-EX    GUERRE   ^z====rr=     199 

Car  elle  était  bien  capable,  tout  de  même,  de 
faire  la  différence  entre  un  bon  compagnon, 
comme  il  en  est  tant  par  chez  nous,  et  un  ivrogne 
de  la  pire  espèce,  de  l'espèce  de  son  beau-frère. 
C'était  un  enfant  du  pays,  d'ailleurs.  Mais,  jadis, 
il  avait  «  fait  le  garçon  de  café  »  à  Bord>*.aux,  à 
Biarritz,  à  Bayonne  et,  d'avoir  coudoyé  des 
désœuvrés  et  des  noceurs,  il  gardait  en  son 
cœur  inaverti  divers  sentiments  louches,  vilains, 
—  taches  désormais  indélébiles  :  une  jalousie 
forcenée  des  êtres  ou  des  choses  qui  l'éblouis- 
saient  bêtement,  un  incurable  dédain  de  sa 
caste  et  de  la  terre,  une  mauvaise  nostalgie  de 
la  ville  et  de  ses  plus  douteuses  joies,  une  pré- 
tention qui  lui  avait  valu  d'être  souvent  «mou- 
ché »  quand  il  venait  faire  son  glorieux,  avec  un 
air  protecteur,  dans  les  frairies  du  patelin. 
Physiquement,  un  bellâtre  aux  cravates  voyan- 
tes, au  parler  pointu...  Tel  quel,  il  avait  ébloui  la 
sœur  aînée  de  Marylis,  qui  avait  plus  de  fraî- 
cheur que  d'esprit,  la  pauvrette  !... 

Elle  avait  aussi  quatre  sous,  qui  furent  vite 
dilapidés. 

Dix  ans  plus  tard,  de  déchéance  en  déchéance, 
le  ménage  en  était  arrivé  à  inspirer  à  tous  le 
mépris  ou  la  pitié  ;  dans  la  maison  basse  et 
longue,  en  face  de  l'église  de  Coulombre,  que 


200       -  ■    •      -  r    r..  OASSiMOÛ  VA-T-ËN  GtJEËËË 

Julie  avait  eu  en  part,  il  n'y  avait  plus  que  des 
épaves  humaines  :  un  individu  fainéant  et  lâche 
qui  rossait  sa  femme  quand  son  gosier  et  son 
gousset  se  trouvaient  à  sec;  une  créature,  autre- 
fois jolie,  qui  n'était  plus  qu'une  pauvresse  au 
masque  d'épouvante  et  d'hébétude,  aux  yeux 
et  aux  airs  de  bête  battue,  rouée  de  coups  chez 
elle  et  asservie  aux  plus  durs  labeurs,  —  par 
charité  !  —  chez  les  autres... 

Et,  enfin,  il  y  avait  les  six  mioches. 
Ceux-ci  étaient  célèbres  à  une  lieue  à  la  ronde, 
depuis  l'aînée,  Yvonne,  une  gamine  de  neuf  ans 
aux  yeux  déjà  sérieux,  aux  propos  de  petite 
femme,  jusqu'au  dernier-né,  un  certain  Lulu,  un 
étrange  marmot  de  moins  de  deux  ans,  qui  avait 
une  tête  de  petit  crapaud  intelligent  et  tendre, 
et  qui,  sachant  à  peine  se  tenir  sur  ses  pattes 
et  bégayer  quelques  mots,  manifestait  déjà  un 
goût  ahurissant  pour  les  farces,  les  grimaces,  les 
pitreries. 

Et,  tandis  que  le  père  buvait  ou  cuvait  son 
alcool,  que  la  mère  sarclait  l'herbe,  cirait,  ravau- 
dait ou  lessivait  chez  les  bourgeois,  les  mioches 
abandonnés  allaient  de  seuil  en  seuil,  de  bourg  en 
bourg,  la  main  dans  la  main,  par  rang  de  taille, 
ne  mendiant  pas,  mais  espérant  tacitement  de 
l'un  ou  de  l'autre  un   supplément  à  la  piètre 


CASSÎNOU  VA-T-ËN  GUEËRË 


201 


pitance  dont  ils  étaient  gratifiés  chez    eux.   Il 


Et,  enfin,  il    y  avait  les  six   miuclies. 


était  rare  qu'ils  revinssent  sans  des  gâteaux  ou 
des    sous    qu'ils    partageaient    entre    eux    avec 


202    =======  CASSINOU  VA-T-EN  GUERRE 

équité,  sans  récriminations,  en  silence,  dans 
quelque  coin  paisible  de  la  forêt.  On  les  plai- 
gnait et  ils  n'étaient  pas  importuns,  Yvonne 
sachant  attendrir  et  Lulu  faire  rire. 

—  Au,  Lulu,  comment  qu'il  fait,  ton  papa, 
quand  il  a  trop  bu? 

Alors,  le  mioche  poussait  des  hurlements, 
jetait  des  coups  de  poing  dans  le  vide...  Ça, 
c'était  son  meilleur  rôle,  son  grand  succès.  Mais, 
depuis  le  mois  de  juillet,  gâté  par  les  belles  dames 
de  Toulouse  ou  de  Bordeaux  qui  s'étaient  déjà 
installées  pour  la  saison  dans  les  villas  de  Hont- 
Hàbi-Plage,  il  était  devenu  pareil  à  un  acteur 
arrivé,  que  les  gros  cachets  seuls  intéressent,  et  ne 
consentait  plus  à  jouer  «  papa-l'ivrogne  »  qu'en 
échange  de  dix  centimes  ou  de  leur  équivalent 
en  chocolat. 

Hourtincqx  était  parti,  avec  sa  classe,  en  fin 
d'août,  très  ivre  et  très  digne,  uniquement  sou- 
cieux, d'ailleurs,  de  bien  faire  entendre  à  sa 
femme  qu'un  soldat  comme  lui  avait  droit, 
moralement,  à  une  partie  de  l'allocation  qu'elle 
allait  désormais  toucher... 

Mais  alors,  —  ah  !  ça  n'avait  pas  traîné,  je 
vous  assure  !  —  la  cadette  était  arrivée  de  Hont- 
Hàbi  avec  son  petit  air  souriant  et  résolu... 
Quinze  jours  plus  tard,  la  maison  était  en  ordre. 


CASSINOU   VA-T-EN   GUERRE  =====     203 

tout  y  marchait  au  doigt  et  à  l'œil  ;  les  six 
mioches,  torchonnés,  bouchonnés,  débarbouillés, 
convenablement  vêtus,  n'eurent  plus  le  droit  de 
vagabonder  sous  peine  de  se  voir  refuser  les  mots 
gentils  et  le  baiser  du  soir  de  la  tantine  ;  Lulu, 
privé  de  dessert  s'il  acceptait  quoi  que  ce  fût  d'un 
étranger,  comprit  rapidement  l'intérêt  qu'il  avait 
à  ne  plus  exercer  ses  talents  qu'en  amateur... 
Quant  à  Julie,  elle  avait,  imité  les  tortues 
qui,  le  danger  passé,  hasardent  peu  à  peu 
leur  tête  hors  de  leur  carapace.  La  tête,  ah  !  elle 
la  relevait  de  belle  manière,  la  Julie,  mainte- 
nant... La  pauvresse  hagarde  était  devenue 
une  commère  solide,  bavarde,  voire  tapageuse, 
et  qui  ne  se  gênait  pas  pour  crier  haut  ce  qu'elle 
pensait  de  Pierre  ou  de  Jean.  Il  fallait  l'entendre, 
quand  elle  revenait  de  chez  le  Percepteur  en 
exhibant  des  liasses  de  petites-  coupures  bleues 
dont  le  total  représentait  le  record  de  l'alloca- 
tion dans  la  commune  : 

—  Moi,  j'ai  fait  mon  devoir.  J'ai  donné  six 
enfants  à  la  France. 

A  vrai  dire,  on  commençait  à  trouver  qu'elle 
crânait  un  peu. 

—  Alors,  reprit  Daiine  Cassin  une   fois  ins- 
tallée, tu  me    comprends    bien,    ma    jolie?    Un 


204      ^ CAfeSmoU  VA-T-ËN  GUEËËE 

mantelet  avec  du  jais...  Pour  ce  qui  est  de  l'é- 
toffe, à  ton  bon  goût  ;  et,  quant  au  prix,  ma  foi... 

Misère  de  sort  !  Juste  en  cet  instant,  la  Julie 
Hourtincqx  entrait,  la  marna  dut  rengainer 
la  phrase  essentielle,  qu'elle  tenait  bien  à  point 
pourtant,  sur  le  bout  de  sa  langue...  Et  elle 
entrait,  la  Julie  Hourtincqx,  à  beau  fracas, 
avec  des  trépignements,  des  exclamations,  de 
grands  gestes,  toute  à  sa  joie  de  serve  libérée... 

—  Bonjour,  Daûne  Gassin,  je  pense  que  vous 
devez  me  trouver  à  mon  avantage  !  Hein?  Suis- 
je  assez  changée?...  Depuis  qu'il  est  parti,  j'ai 
dix  ans  de  moins  sur  les  épaules  et  dans  le 
cœur  1  Un  mari,  c'est  l'enfer  et  ses  diables.  Ce 
que  j'en  dis,  c'est  pour  toi,  Marylis.  Ah  ! 
Daûne  Gassin,  à  présent  que  je  me  réveille  et 
que  j'y  vois  clair,  comme  pourrais-je  ne  point 
souhaiter  à  cette  petite  de  rester  fille  sa  vie 
durant? 

Trois  heures  sonnèrent.  La  nuit  vient  vite 
en  fin  d'automne,  et  la  vieille,  toute  attrapée, 
invoqua  ce  prétexte  pour  s'enfuir... 

Elle  revint  trois  jours  plus  tard  afin  de  voir, 
soi-disant,  l'étoffe  et  les  fournitures.  Pas  de 
chance,  décidément  !  Marylis  était  absente  ;  en 
revanche,  il   fallut   subir   les   récriminations   et 


M.  le  maire  entrai  saluai.. 


(JASSINOU   VA-T-EN   GUERRE  =====    207 

les  cris  de  rage  de  la  Julie  qui  venait  d'ap- 
prendre que  les  pères  de  plus  de  cinq  enfants 
seraient  renvoyés  bientôt  dans  leurs  foyers. 

—  C'est  la  voisine  qui  m'a  annoncé  cela  toute 
contente,  disait  la  Julie  en  se  tordant  les  bras  de 
désespoir  :  une  méchante  gale,  qui  me  jalouse 
parce  qu'elle  n'a  qu'un  bébé  !  Bref,  me  revoilà 
avec  mon  ivrogne  sur  le  dos...  Enfin,  Daiine 
Gassin,  ne  devrait-on  pas  consulter  les  ména- 
gères? Le  mien  n'est  bon  qu'à  donner  des  coups  : 
quand  il  n'aura  plus  de  Boches  devant  lui,  il 
se  rattrapera  sur  moi. 

—  Ma  fille,  fit  observer  Daiine  Gassin,  il  s'est 
peut-être  amendé  là-bas. 

Alors,  Julie  devint  féroce. 

—  Je  le  lui  souhaite...  Gar,  —  je  vous  le  dis 
et  vous  le  redis,  —  j'y  vois  clair  à  présent,  je 
me  sens  forte...  et  —  vous  m'entendez?  — ■  s'il 
recommence,  je  le  saigne...  ou  je  l'assomme,  oui, 
comme  une  mauvaise  bête  qu'il  est  ! 

Elle  se  tut  brusquement,  souleva  le  rideau  : 
Marylis  traversait  la  place  avec  M.  le  maire... 
Et  tous  deux  avaient  un  air  très  drôle... 

—  Ils  viennent  ici.  rugit  la  Julie...  Ça  y  est  î 
On  me  le  rend... 

M.  le  maire  entra,  salua  : 

—  Ma  bonne  Julie... 


208     ======  CASSINOU  VA-T-EN   GUERRE 

—  Oh!  fît  amèrement  celle-ci,  ce  n'est  pas  la 
peine  de  prendre  des  gants  :  je  sais  ce  que 
vous  allez  m'apprendre. 

Certes,  M.  le  maire  savait  que  le  ménage 
Hourtincqx  n'était  pas  un  ménage  très  uni... 
Il  n'en  fut  pas  moins  un  peu  décontenancé  ; 
mais  comme  il  avait  préparé,  en  venant,  un 
petit  discours,  il  ne  voulait  pas  que  cette 
peine  fOt  perdue,  il  tenait  à  utiliser  quelques 
phrases  : 

—  Bien,  bien,  reprit-il...  En  tout  cas,  si  quel- 
que chose  peut  vous  consoler,  sachez  que 
votre  mari  est  mort  en  héros,  en  soldat... 

Alors,  la  Julie  poussa  un  cri,  un  cri  terrible, 
déchirant,  venu  du  fond  le  plus  sincère  d'elle- 
même,  et  se  laissa  tomber  sur  un  siège,  toute 
secouée  de  sanglots.  N'y  comprenant  plus  rien, 
le  pauvre  maire  s'affolait,  prodiguait  les  conso- 
lations qui  lui  paraissaient  de  circonstance  : 
Julie  n'aurait  pas  à  s'inquiéter,  on  ne  l'aban- 
donnerait pas  ;  elle  continuerait  à  toucher  l'al- 
location, puis  une  bonne  pension  après  la 
guerre...  Julie  secouait  la  tête;  ce  n'était  pas  cela, 
on  ne  la  comprenait  pas...  Et,  enfin  : 

—  Je  ne  suis  pas  belle  parleuse...  Oui,  c'était 
un  ivrogne,  un  rien  du  tout...  S'il  était  revenu, 
je  l'aurais  tué,  peut-être. ;.  Mais,  à  présent  qu'il 


CASSINOU  VA-T-EN   GUERRE  =====    209 

est    mort...     mort     là-bas...     c'est...     comment 
disiez-vous,  tout  à  l'heure?...  c'est  un  héros..  . 
un  soldat... 

Et  M.  le  maire  ne  sut  que  répondre,  d'autant 
plus  troublé,  d'autant  plus  ému  que  le  dernier- 
né,  Lulu,  attiré  par  le  bruit  et  n'ayant  entendu 
que  le  dernier  mot,  «soldat»,  faisait  gravement, 
dignement,  dans  l'entre-bâillement  d'une  porte, 
le  salut  militaire... 

...  Un  peu  plus  tard,  sur  la  route  qui  va  de  Cou- 
lombre  à  Lourcheyre,  Daiine  Cassin  trottinait 
plus  allègrement  que  jamais.  Certes,  elle  était 
trop  bonne  chrétienne  pour  se  réjouir  de  la 
mort  de  son  prochain,  quel  qu'il  fût.  Mais,  tout 
de  même,  ce  revirement  inattendu  de  la  Julie... 
bon  signe  encore  !...  Et,  tout  haut,  à  son  habi- 
tude, elle  répétait  en  frottant  joyeusement  l'une 
contre  l'autre  ses  vieilles  mains  dures  comme 
un  cent  de  noix  sèches  : 

—  Allons,  je  crois  qu'un  jour  ou  l'autre,  et 
même  si  la  Julie  est  présente,  Marylis  et  moi, 
nous  pourrons  causer... 


14 


XVIII 


—  Hé  là  donc  1...  Ouste,  Cassinou,  on  arrive... 
Alors,  Cassinou  bondit  du  coin  de  wagon  qu'un 

tirage  au  sort  lui  avait 
attribué,  —  le  meilleur, 
contre  la  pile  des  sacs, 
—  et  il  empoigna  son  fusil 
comme  si  les  Boches  eus- 
sent dû  l'attendre  à  la 
descente... 

—  Bibosie   (1)  ! 
Mais,    après     qu'il    se 
fut    frotté   les    yeux ,    il 
vit    tous    les   copains    se 
tordre  et  comprit  la  bla- 
gue.   Certes,    on     voya- 
geait depuis    une     bonne    quinzaine  d'heures, 
mais    on    n'en     était    pas     arrivé     pour    cela 


(1)  Juron   familier  et  bon    enfant,  qui  est  à  Diûbihanl  ce 
qu'est  morbleu  à  Morl-Dieu  dans  les  pays  ou  Dieu  vivant  est 

ten;i  pour  un  j  iiron  sacrilège. 


CASSINOU   VA-T-EN   GUERRE  =====    211 

plus  loin  que  la  gare  régulatrice,  laquelle 
est  sise  à  deux  cents  kilomètres  environ  de 
Combelux. 

—  Idiots  !  poursuivit  Cassinou,  qui  s'éveillait 
d'humeur  excellente... 

Car  il  s'éveillait,  et  non  pas  «  pour  de  rire  w... 
Tant  qu'avait  duré  le  jour,  dans  son  comparti- 
ment, on  s'en  était  donné  à  cœur  joie  de 
chanter,  de  boire,  de  manger,  puis  de  boire  à 
nouveau,  puis  de  chanter  encore.  Après  quoi,  la 
nuit  était  venue  sur  les  yeux  de  ces  poilus  de 
demain  comme  un  rideau  tendu  par  une  mère 
sur  les  dodos  de  ses  enfants  lassés.  Aupa- 
ravant, tandis  que  le  train,  en  personnage  sûr 
de  lui  et  qui  a  bien  son  temps,  trottinait  le  long 
de  la  vallée  du  Lot,  Cassinou,  émerveillé  d'un 
paysage  neuf  pour  lui,  avait  proclamé,  sans 
s'adresser  d'ailleurs  à  personne  autre  que  lui- 
même  : 

—  Té  pardi,  je  commence  à  les  comprendre, 
ces  sales  oiseaux,  quand  ils  prétendent  qu'ils 
voudraient  venir  faire  leurs  nids  jusque  par 
ici  ! 

—  Tu  parles  !  avait  répondu  un  copain  ba- 
lancé entre  la  veille  et  le  sommeil... 

—  Mais  on  est  là,  avait  lancé  un  autre... 

—  Tout  ça  la  France,  bon  sang  de  bon  Dieu, 


I 


212     =========  CASSINOU   VA-T-EN  GUERRE 

continuait  Gassinou,  les  yeux  accrochés  au  défilé 
des  paysages...  C'est  trop  riche  et  trop  beau 
pour  eux,  oui,  sûr  et  certain  ! 

—  On  est  là,  que  je  te  dis.... 
■ —  La  barbe  ! 

—  On  part  pour  leur  en  ôter  le  goût.  Pionce 
et  ronfle. 

—  Je  ne  dis-  pas  de  non... 

—  Un  verre  tout  de  même  avant  de  i~>iquer 
]a  romance,  hé  !  Gassinou... 

—  Je  suis  là... 

—  G'est  du  bon. 

—  A  la  tienne...  à   la  vôtre  ! 
• —  Mort  aux  Boches  ! 

Une  riche  chambrée  roulante.  Rien  que  des 
copains  et  des  pays  :  Fantique  ;  Goco-vaui-peu  ; 
Espedeilhe,  dit  Gapmartet  ;  Herré,  curé  d'Esca- 
negorb  ;  Barrucas,  le  rentier  ;  Capbestan,  l'étu- 
diant ;  comme  comparses,  deux  personnages 
qu'on  avait  tout  de  suite  appelés  «  les  Bor- 
delais »,  faute  d'en  savoir  davantage  sur  leur 
compte  ;  ils  avaient  le  tort  de  ne  pas  comprendre 
le  patois,  mais  semblaient  très  sincèrement  vou- 
loir «  y  faire  au  frère  »,  se  montraient  prévenants, 
possédaient  du  vin  de  choix  dans  leur  musette... 
Le  moyen,  avec  cela,  de  ne  pas  les  adopter? 

Geci  pour  la  plus  grande  désolation  de  Jean- 


CASSINOU   VA-T-EN   GUERRE   =====    213 

le-Perdu,  qui  n'avait  pas  su,  lui,  se  débrouiller 
au  départ,  et  se  caser  avec  ceux  de  Hont-Hàbi  et 
des  environs.  A  chaque  ar- 
rêt, qu'il  eût  lieu  dans  une       ^-^^ \ 
gare  ou  en  pleine  campagne,        "^'^       ^^ 


on  voyait   sa   face  navrée,       ^^^^%.  .^  *''v\^^- 
supportée    par  ses   coudes,         I     k-^^^fe,.\ 
apparaître    dans    le    cadre         ^/^  "^y  *"  W 


de    la    portière...    Et,    vite,  -^  " '^' 

on  trinquait  avec  lui,  pour  1     ^  \ 

qu'il  se  consolât  un  brin.,.  \  \ 

Les  globes  électriques 
rendaient  la  brume  laiteuse,  et  semblaient 
faire  d'elle  la  ouate  à  bien  fourbir  les  rails 
qui  luisaient  des  deux  côtés  du  wagon, 
en  tous  sens...  Des  cris,  un  va-et-vient  inima- 
ginable et  comme  forcené  de  capotes  bleu 
sombre,  de  manteaux  clairs,  de  képis  rouges 
et  tout  nus  ou  coiffés  de  lustrine  aux  teintes 
variables...  Cassinou,  ayant  ouvert  la  portière, 
s'informa  :  «  Combien  d'arrêt?  »  N'ayant  pas 
obtenu  de  réponse  de  la  part  de  l'employé 
subalterne  qui  promenait  d'un  air  désabusé 
une  pointe  oléagineuse  de  burette  sur  les 
essieux,  il  déclara  qu'on  avait  toujours  le  temps 
de  se  dégourdir  les  jambes... 

—  Hé!  où  "vas-tu,  Cassinou? 


214     ======  CASSINOU   VA-T-EN   GUERRE 

Le  lieutenant  de  Gabiracq  ! 

—  Je  fais  comme  vous,  mon  lieutenant,  je 
tâche  de  me  dérouiller  les  arpions. 

—  Pas  de  blagues.  Reste  là...  mieux  vaut 
prendre  des  informations...  Je  crois  d'ailleurs 
qu'on  attend  ici  d'autres  départs...  Je  t'avertirai. 

—  C'est  ça,  fît  Gassinou  tranquillement... 
Et,  s'il  y  a  moyen,  on  ira  siroter  quelque 
chose  ensemble...  Mais  si,  mais  si...  je  l'ai 
promis  à  votre  dame,  qu'on  ne  se  quitterait 
pas  ! 

—  Sacrée  brute  !  grommela  le  lieutenant 
d'un  ton  qui  faillit  tirer  les  larmes  des  yeux 
de  Gassinou... 

Effectivement,  l'on  attendait  d'autres  départs, 
et  l'on  attendait  aussi  je  ne  sais  quoi,  que  per- 
sonne ne  soupçonnera  jamais...  Quatre  heures 
plus  tard,  —  à  l'approche  pourtant  tardive 
d'une  aube  grise  d'octobre,  —  le  train  militaire, 
bien  que  comblé  par  de  nouveaux  venus,  des 
Toulousains,  espérait  toujours  qu'on  lui  sifflât  : 
«  Eh  bien,  quoi?  quand  est-ce  que  vous  prenez  le 
large?...  »  Une  grande  débandade  s'était  pro- 
duite dans  la  gare...  Le  temps  durait,  en  dépit 
du  buffet  ouvert.  Soudain,  une  rumeur  se  pro- 
pagea :  «  Des  blessés  !  Des  blessés  !...  »  Gassinou 
se  précipita  sur  le  quai,  escorté  du  lieutenant 


CASSINOU   VA-T-EN   GUERRE  215 

de  Cabiracq  et  d'un  petit  médecin  auxiliaire  qui 
venait  de  se  présenter  à  ce  dernier  comme 
devant  faire  route  avec  lui. 

—  Té  !  déclara  jovialement  Gassinou,  il  nous 
faut  voir  comme  c'est  eslallé  !  Dites  donc,  mon 
lieutenant,  et  vous,  monsieur  le  major,  il  n'y 
aurait  rien  d'épatant  à  ce  qu'on  reviendrait 
d'ici  peu  par  la  même  carriole? 

Il  n'était  pas  le  seul,  du  reste,  à  éprouver 
une  curiosité  de  ce  genre.  Un  bruit  courait  : 
«  On  en  descend  cinquante...  les  wagons  d'ar- 
rière... les  grands  blessés...  »  Les  infirmiers  du 
lieu,  houspillés  par  leurs  chefs,  avaient  beau 
réclamer  qu'on  leur  cédât  la  place  :  rien  à 
faire  !  Ceux  qui  partaient  voulaient  voir  dans 
quelles  conditions  ils  avaient,  malgré  tout, 
quelques  chances  de  quitter  le  front  un  jour 
ou  l'autre  ;  et  leurs  chefs  à  eux  ne  s'y  op- 
posaient pas...  Tous,  du  plus  petit  au  plus 
grand,  se  sentant  désormais  logés  à  la  même 
enseigne,  communiaient  dans  un  même  élan 
de  sentiments  troubles  où  une  pitié  émue, 
une  fraternité  jamais  éprouvée  et  un  besoin 
énorme  de  venger  les  victimes  fouettaient  l'es- 
prit des  plus  indifférents,  les  cœurs  des  plus 
paresseux. 

Gassinou,  ([iii  s'était  faufilé  au  premier  rang, 


216 


CASSINOU   VA-T-EN   GUERRE 


repéra  tout  de  suite  un  sourire  entre  des  linges, 
sur  un  brancard  ;  il  sentit  que  sa  voix  tremble- 
rait un  peu  dans  sa  gorge,  mais,  tout  de  même, 
n'hésita  pas...  La  pauvre  chose,  le  visage  couleur 
de  cire  poussiéreuse,  continuait  de  sourire  au 
milieu  des  bandages  rougeâtres  par  endroits, 
au  ras  de  la  couverture  grise... 

—  Alors,  mon  vieux...  ils  t'ont  pas  manqué,  ces 

saligauds? 

Le  blessé  fît  entendre 
une  sorte  de  sifflement 
approbatif  : 

—  Viii  ! 

—  Où  c'est  que  tu 
as  attrapé  ça? 

—  Viii! 

—  Tu  veux  une  sè- 
che? 

—  Viii! 

Cassinou  poussa  la  conscience  jusqu'à  la 
lui  mettre  allumée  dans  la  bouche.  L'autre 
toussa  tout  de  suite,  lugubrement,  et  Cassinou 
reprit  son  cadeau,  ce  qui  n'empêcha  pas  le 
blessé  de  lui  lancer  un  regard  éperdu  de 
reconnaissance  : 

—  Viii  !  Viii  !  Viii  !... 
On   l'emportait. 


1 


CASSINOU   VA-T-EN   GUERRE  =====    217 

—  Il  n'y  a  pas  de  quoi  rigoler,  tout  de  même, 
grogna    gravement   Cassinou. 

Un  autre  blessé,  à  figure  de  gamin  celui-ci, 
avait,  en  guise  de  manche  autour  de  son  bras 
droit,  une  sorte  de  ballot  sphérique  et  monu- 
mental ;  il  riait,  lui,  mais  ce  n'en  était  pas 
plus  drôle. 

—  C'est  épatant,  dit -il  à  Cassinou,  mon  bras 
me  semble  long...  long...  à  croire  qu'il  aurait 
besoin  d'être  raccourci  un  brin...  Donne-moi 
la  sèche  du  «marteau»,  j'en  fais  mon  affaire... 
Merci,  vieux  ! 

—  Les  cochons  !  s'exclama  Cassinou  quand 
le  gosse  fut  emporté  à  son  tour... 

Il  n'en  voulut  pas  voir  plus  long.  Comme  pour 
se  donner  une  contenance,  avant  de  rejoindre 
le  lieutenant  et  le  médecin  auxiliaire  qui  s'étaient 
tenus  un  peu  à  l'écart,  il  ouvrit  la  portière  d'un 
wagon.  Alors,  un  officier  gestionnaire,  troublé 
dans  son  sommeil,  surgit  de  l'ombre  comme 
un  diable  hors  de  sa  boîte,  les  yeux  exorbités 
de  colère,  les  joues  cramoisies  : 

—  Qu'est-ce  qu'il  y  a  encore?...  Qu'est-ce 
que  vous  f...tez-là,  vous? 

Cassinou  avait  besoin  de  se  détendre  et  de 
rire  un  brin  : 

—  Pas  tant  de  foin,  patron,  répondit-il  tout 


218 


CASSINOU   VA-T-EN   GUERRE 


bas  et  avec  beaucoup  de  calme...  Je  suis  en 
partance  pour  là-haut,  s'pas?  Alors,  au  cas 
où  vous  m'auriez  pour  client  un  de  ces  jours... 

j'inspecte,  je  me 
rends  compte... 
Je  ne  méprise 
pas  le  confor- 
table. 

Damné  Cassi- 
nou  !  Heureuse- 
ment pour  lui, 
—  une  fois  de 
0  plus  !  —  que  le 
^^-  )  lieutenant  de  Ca- 
bir  acq  s  'était 
aperçu  de  l'alga- 
rade. 11  empoigna  son  subordonné  par  la 
manche,  et,  après  lui  en  avoir  dit  quatre, 
assura  que  tant  d'insolence  aurait  sa  puni- 
tion, ce  qui  rassura  le  gestionnaire  conges- 
tionné... 


...Cependant,  peu  à  peu,  lentement,  comme 
rechignant  à  se  tirer  en  cette  fichue  saison  de 
ses  draps  d'ombre,  le  jour  s'était  levé,  glacial 
et  pur...  Et  Gassinou,  en  compagnie  de  ses  deux 
mentors    galonnés     qui    somnolaient    sur    des 


CASSINOU   VA-T-EN   GUERRE   ———————————    219 

verres  vides,  regardait  à  travers  la  glace  du 
bufïet  le  paysage  se  dessiner,  — ■  tout  ce  qui  lui 
restait  de  mieux  à  faire,  jusqu'à  ce  que  le  train 
se  décidât  à  partir... 

Quand  la  clarté  fut  capable  de  lui  montrer  les 
objets  en  pleine  réalité,  il  vida  son  verre  d'un 
coup,  comme  s'il  avait  cru  à  une  nouvelle  mys- 
tification, et  resta  bouche  bée...  Quoi?...  Cela 
aussi,  c'était  la  France?  Ah!  bon  sang  de  bon 
Dieu,  elle  en  réservait,  celle-là,  des  surprises, 
à  ses  enfants,  —  on  pouvait  le  dire  !...  Devant 
lui,  au  ras  de  la  dernière  voie,  s'élevait  une  colline 
calcaire,  abrupte  et  blanchâtre,  couronnée  de 
noirs  squelettes  d'arbres  -aux  branches  sèches  et 
tourmentées  ;  l'horizon  étroit  semblait  contenir 
toute  la  désolation  de  la  terre.  Tout  nouveau, 
tout  beau  !...  Gassinou  cracha  sa  cigarette  et 
décréta  pour  lui-même  : 

—  C'est  riche,  il  n'y  a  pas  à  dire...  Ah  !  les 
brutes,  on  va  leur  dire  deux  mots  ! 

La  pierre,  dame  !  il  y  en  avait  là  pour  des 
mille  et  des  cents,  car  la  pierre  coûte  cher  au 
pays  landais...  La  France,  ce  n'était  donc  plus 
seulement  la  résine  et  le  bois  du  pays  natal,  ni  le 
tabac,  les  céréales  et  les  beaux  arbres  fruitiers  des 
vallées  bénies,  c'était  aussi  cette  pierre,  et 
tout  ce  qu'on  allait  découvrir  encore,  à  chaque 


220     =^^===r  CASSINOU   VA-T-EN   GUERRE 

instant,  en  cours  de  route;  quel  patrimoine! 
Et,  ne  point  vouloir  s'en  laisser  frustrer  par  des 
barbares,  n'était-ce  pas  déjà  concevoir  claire- 
ment l'idée  de  patrie?...  En  tout  cas,  devant  ce 
pays  déshérité,  devant  ce  stérile  horizon,  l'enfant 
des  sables  avait  l'intelligence  obscure  mais 
véhémente  de  toutes  les  richesses  que  les  pay- 
sans, armés  de  bons  bras,  peuvent  faire  surgir 
d'un  sol  pour  la  défense  duquel  ils  sont  asso- 
ciés... «  France  !...  »  Non,  en  vérité,  il  ne  s'agis- 
sait pas  seulement,  à  présent,  d'être  du  bal,  de 
faire  le  coup  de  feu  avec  les  autres  ;  il  ne  s'agis- 
sait pas  seulement  non  plus  d'aller  venger  les 
blessés  entrevus  tout  à  l'heure...  Il  y  avait 
quelque  chose  de  prodigieux  à  sauvegarder, 
un  ensemble  de  trésors  communs  que  des  frères 
plus  ou  moins  lointains  avaient  reçus  d'une 
unique    mère    en    héritage. 

—  Tout  cela  la  France  !  répétait  Cassinou 
quand  il  regagna  le  compartiment  que  les  cinq  de 
Hont-Hàbi  et  les  deux  Bordelais  emplissaient 
de  sonores  ronflements... 

—  Et  ce  n'est  pas  fini,  mon  vieux,  fit  entre 
deux  bâillements  Je  lieutenant-comte  de  Gabi- 
racq.  Tu  n'as  pas  encore  vu  le  plus  beau. 

— •  Paris?  questionna  Cassinou,  les  yeux 
avides... 


Bibosle  ! 


CASSINOU  VA-Ï-EN  GUERRE  =====:    223 

—  Non,  les  patelins  où  ils  sont  encore  et 
dont  il  va  falloir  que  nous  les  sortions. 

Cassinou  joignit  les  talons,  salua  son  lieute- 
nant et  le  médecin-auxiliaire,  et  d'une  voix 
nouvelle,  voilée,  grave,  —  le  sommeil  et  la 
fatigue,  sans  doute,  —  déclara  : 

—  C'est  bien   pour  ça  que  je  suis  parti. 


XIX 


...  Des  mois  et  des  mois  avaient  passé  et 
c'était  encore  et  toujours  la  guerre...  Mais, 
à  présent,  on  la  subissait  comme  la  grêle  sur 
les  vignes  de  vin  de  sable,  ou  comme  le  feu 
dans  la  forêt  de  pins.  On  n'en  était  pas  plus 
fier  pour  cela,  à  Hont-Hàbi  et  ailleurs  :  on 
attendait...  L'attente,  c'est  comme  l'absence, 
dont  La  Fontaine  a  dit  qu'elle  était  le  plus 
grand  des  maux';  c'est  également,  parfois,  le 
meilleur  motif  d'une  espérance  toute  naïve  et 
toute  nue,  la  meilleure  et  la  plus  belle. 

Maintenant,  le  mois  d'avril  s'épanouissait 
avec  une  sorte  de  fébrilité,  de  hâte...  Etait-ce 
du  ciel  que  le  printemps  tombait,  ou  montait-il 
de  la  terre?...  Printemps  des  Landes  maritimes  ! 
Il  n'y  avait  sur  toutes  choses  qu'une  caresse 
de  lumière  neuve  et  de  bons  parfums.  Déjà  les 
œillets  des  dunes  et  les  genêts  s'en  mêlaient  ; 
ceux-ci,  surtout,  semblaient  vouloir  les  premiers 
être  de  la  fête,  pointillant  aux  bons  endroits  la 


CASSINOU   VA-T-EN   GUERRE  ====    225 

forêt  —  cette  immensité  —  de  leurs  fleurs 
jaunes  et  luisantes,  ces  étoiles.  En  vérité,  la  vie 
semblait  soulever  le  sol  et  gonfler  l'azur,  rap- 
procher des  choses  par  nature  incompatibles 
et  si  distantes. 

Les  hommes,  pendant  ce  temps-là,  conti- 
nuaient de  se  tuer. 

A  Hont-Hàbi,  on  apprenait  un  beau  matin 
qu'enfin  le  fils  X...  ou  le  fils  Z...  avait  quitté  le 
dépôt  ;  et  les  langues  de  s'agiter  frénétique- 
ment : 

—  Ce  n'était  pas  trop  tôt  :  un  embusqué  ! 

—  Et  même  qu'il  n'y  avait  pas  plus  embus- 
qué que  lui. 

—  Sa  mère  est  nièce  de  l'évêque... 

—  Son  père  est  de  la  Loge... 

Quelques  jours  plus  tard,  à  propos  du  fils  Z... 
ou  du  fils  X...,  c'était  une  autre  chanson  sur 
un  autre  ton  : 

—  Alors,  c'est  vrai? 

—  On  le  dit  !  On  me  l'a  affirmé  !  On  me  l'a 
juré... 

—  Bah  !  On  raconte,  comme  ça,  des  choses... 

—  Puisque  M.  le  maire  a  reçu  l'avis  officiel... 
Ah  ? 

—  Quel  malheur  !  Si  jeune,  et  beau...  et 
riche  !... 


226    =====  CASSINOU  VA-T-EN   GUERRE 

—  Quand  on  pense  qu'il  y  avait  des  jaloux 
pour  le  traiter  d'embusqué  ! 

—  Povre  petit  ! 

—  Moi,  je  plains  surtout  la  mère... 

Et  l'on  énumérait  les  noms  de  ceux,  —  nom- 
breux, hélas  !  —  qui  ne  reviendraient  plus 
jamais,  de  ceux  aussi  qui  étaient  revenus  déjà 
diminués  d'un  peu  d'eux-mêmes  :  Barrucas, 
dit  Barrabas,  «se  tenait  »  le  poignet  gauche  en 
moins,  ce  qui  lui  valait  d'être  traité  de  tire-au- 
flanc  et  de  feignant  par  le  menuisier  Espédeilhe, 
dit  Capmartet.  quand  celui-ci,  amputé  des  cinq 
doigts  de  la  main  droite,  se  trouvait  enclin 
à  accueillir  en  sa  cervelle  la  sombre  cohorte 
des  cafards.  Loin  de  s'en  vouloir  pour  cela,  ils 
ne  savaient  plus  sortir  l'un  sans  l'autre,  et 
pleuraient  ensemble,  ou  souriaient  quand  ils 
parlaient,  seuls  ou  devant  des  tiers,  de  ce  qu'ils 
avaient  fait,  là-haut,  lors  de  l'attaque  des 
Éparges. 

Ils  menaient  la  vie  des  réformés  irrécupé- 
rables ;  c'était  fini  pour  eux...  Barrucas  avait 
des  rentes.  Capmartet  faisait  des  projets  : 
bah  !  il  se  débrouillerait  de  toutes  manières, 
ainsi  qu'il  le  déclarait  lui-même...  Alors,  en 
attendant  la  paix,  on  se  payait  de  la  paresse 
C'\  de  In  flânerie  peu  ou  prou  arrosées;  on  allnil 


CASSINOU   VA-T-EN   GUERRE       -  227 

souvent  au  Pin  Rouge.  Là,  Baptistin,  récemment 
rappelé  dans  ses  foyers  à  cause  de  son  âge 
et  de  sa  santé,  exaltait  volontiers  sa  campagne 
de  garde-voie  à  la  frontière  (espagnole),  racon- 
tait les  terribles  exploit-s  de  son  escouade, 
l'anéantissement  d'une  vingtaine  de  contre- 
bandiers de  guerre,  l'arrestation  d'une  cin- 
quantaine d'espions  pour  le  moins.  Les  détails 
abondaient  à  ce  point  que  la  véracité  du  récit 
semblait  incontestable.  D'ailleurs,  pourquoi  Cap- 
martet  et  Barrucas  eussent-ils  douté?  Ils  en 
avaient  vu  de  plus  fortes  !...  Et  ils  secouaient 
la  tête,  de  concert,  d'un  air  entendu,  un  peu 
ennuyés,  simplement,  parce  qu'ils  auraient 
mieux  aimé  penser  à  autre  chose  et  parler 
d'autres  gens,  en  ce  décor  qui  leur  rappelait 
l'avant-guerre  et  une  douceur  de  vivre  que  per- 
sonne ne  connaîtrait  peut-être  jamais  plus. 

Qu'étaient  devenus  Fantique,  et  Coco-vaut- 
peu,  et  tant  d'autres...  et  Cassinou,  en  com- 
pagnie desquels  ils  avaient  joué  durant  des  mois 
le  terrible  jeu  ?...  On  avait  éprouvé  tous 
ensemble  tant  de  misère,  et,  aussi,  tant  de 
pauvres  petites  joies  qui  prenaient,  dans  le  recul 
du  souvenir,  une  étrange  valeur  ! 

—  La  retraite  sur  Hont-Hàbi,  ordonnait 
soudain  Gapmartet...  L'air  fraîchit» 


228    z^======^=  CASSINOU   VA-T-EN   GUERRE 

—  Etc'est  l'heure  oùles  cafards  volent,  ajoutait 
Barrucas...  Baptistin,  encore  une  tasse!  Il  faut 
se  blinder,  au  cas  qu'on  serait  pris  en  enfilade 
le  long  de  la  route. 

Le  plus  souvent,  l'un  des  deux  amis  déclarait, 
en  manière  de  conclusion,  —  une  fois  blindé  : 

—  Y  a  pas  à  dire...  la  route,  nous  deux,  on  est 
tout  de  même  des  veinards  de  pouvoir  la  faire 
à  pied  ! 

On  guettait  les  permissionnaires  plus  encore 
que  l'arrivée  des  journaux... 

Et  ce  fut,  vraiment,  un  bien  singulier  soldat 
que  celui  qui  débarqua  vers  cette  époque  sur 
le  quai  de  la  gare  de  Hont-Hàbi,  par  le  premier 
train,  celui  de  neuf  heures  ;  les  indigènes,  alors, 
sont  au  lit  ou  aux  champs  ;  une  grande  solitude 
régnait  dans  les  rues  du  bourg  :  ce  qui  semblait 
ahurir  notre  homme. 

Le  sol  était  lustré  par  une  récente  ondée,  le 
ciel  aussi,  et  une  autre  ondée  se  préparait  ;  et  la 
route  était  bleu-acier  et  le  ciel  était  d'un  bleu 
vague  taché  largement  de  violet  çà  et  là. 
Miracle  d'une  capote  bleu-horizon!  L'homme, 
à  moins  de  cinquante  mètres,  se  confondait 
presque  avec  le  ciel  et  la  route  ;  c'était  sans 


CASSINOU   VA-T-EN   GUERRE  :^zz=i^z=:=;=:=    229 

doute  parce  qu'il  s'en  rendait  compte  qu'il  ne 
semblait  pas  autrement  irrité  du  peu  d'atten- 
tion que  les  êtres  et  les  choses  lui  prêtaient. 

Les  êtres  et  les  choses  avaient  tort.  Le  soldat 
était  vraiment  pittoresque,  rare,  peut-être 
unique  de  son  espèce.  Ses  molletières  ne  tenaient 
que  grâce  à  des  entrelacs  de  grosse  ficelle  ;  sa 
capote  avait  l'air  d'habiller  un  épouvantai! 
plutôt  C[u'un  homme  ;  il  était  coifïé  d'un  polo 
bleu,  —  en  soie,  Dieu  me  pardonne  !  —  cadeau 
d'une  infirmière  généreuse  ou  d'une  marraine 
qui,  pour  le  reste,  avait  estimé  sans  doute  que 
la  mode  des  polos  datait  de  l'avant-guerre  et 
qu'elle  ne  sévirait  plus  sur  les  plages,  au  terme 
des  hostilités. 

Quelques  conscrits  de  la  classe  1927,  qui  pro- 
fitaient de  la  présence  de  leur  papa  sur  le  front 
pour  fréquenter  quotidiennement  l'école  buis- 
sonnière,  considérèrent  cet  homme  à  son 
passage  et  conclurent  avec  un  ton  et  des 
hochements  de  tête  de  connaisseurs  : 

—  Ça,  c'est  un  poilu,  un  vrai. 

Les  vieilles  et  les  vieux,  sur  les  seuils  ou  à 
l'abri  des  rideaux  soulevés,  se  demandaient  : 

—  Mais  quel  est  donc  celui-là? 

Car  les  vieux  comme  les  petits  éprouvaient 
vaguement  l'impression  qu'ils  avaient  vu  cette 


230    ^==r==  CASSINOU  VA-T-EN   GUERRE 

fîgure-là  quelque  part...  L'allure  de  l'homme, 
en  tout  cas,  sentait  son  terroir  et  ne  contrastait 
pas  trop  avec  l'horizon  familier. 

Avec  ça,  un  singulier  moineau  !  Des  yeux 
enfoncés  et  un  peu  fous,  un  balancement,  tandis 
qu'il  marchait,  qui  lui  donnait  une  allure 
d'ivrogne  pour  rire,  puis,  de  temps  en  temps, 
un  geste  brusque  et  comme  fiévreux  par  lequel 
il  assurait  tant  bien  que  mal  sur  ses  épaules  les 
courroies  ,  de    quatre    volumineuses    musettes. 

L'homme  suivit  la  grand 'rue,  le  nez  à  terre, 
et  profita  de  ce  que  les  gens  qui  l'observaient  ne 
se  montraient  pas  pour  ne  regarder  personne. 
Il  ralentit  deux  ou  trois  fois,  notamment  devant 
la  boutique  du  coiffeur  ;  après  quoi,  ayant  craché 
dans  ses  mains,  comme  pour  se  donner  du  cou- 
rage, il  se  remit  en  route,  s'arrêta  quelques 
minutes  plus  tard  devant  chez  Fantique,  «  Fruits 
et  primeurs  )>,  frappa  discrètement,  puis  plus 
fort,  à  la  devanture  et,  personne  ne  lui  répon- 
dant, entra. 

Il  regardait  autour  de  lui  comme  'eût  fait  un 
voyageur  dans  l'auberge  de  hasard  où  l'heure 
l'oblige  à  se  gîter.  Un  peu  de  feu  brûlait  dans 
la  cheminée  haute.  Il  cria  :  «  Patronne  1  «  Per- 
sonne ne  répondit.  La  patronne  devait  promener 
ses  fruits  et  primeurs,  les  gosses  étaient  à  l'école, 


CA88INOU  VA-T-EN  GUERRE  231 

OU  ailleurs.  Sans  façons,  l'homme  apporta  une 
chaise  près  des  tisons  encore  rouges,  alluma 
une  pipe...  A  ce  moment  un  vieux  chat  au  pelage 
râpé  apparut  en  miaulant  ;  il  avait  des  yeux 
tout  blancs  ;  il  était  aveugle...  Il  s'avança  en 
reniflant,  se  cognant  aux  pieds  des  tables  et 
des  chaises  ;  il  cherchait  son  trou  familier, 
entre  la  plaque  de  fonte  bien  chaude  de  la 
cheminée  et  le  parquet...  L'homme  regarda 
la  bête,  tira  d'une  de  ses  musettes  un  morceau 
de  bidoche  qu'il  coupa  minutieusement,  ofîrit 
ce  régal  à  la  bête  bientôt  ronronnante...  et  se 
mit  à  pleurer,  sans  bruit... 

Cependant,  de  l'autre  côté  de  la  porte  vitrée, 
les  cotnmentaires  se  poursuivaient,  à  voix 
haute  ou  basse  : 

—  Fantique  n'avait  pas  donné  de  ses  nou- 
velles depuis  un  mois  et  plus... 

—  C'est  peut-être  un  copain  à  lui  qui  sait 
quelque  chose. 

—  Il  n'est  pas  gêné,  le  type  ! 

—  On  pourrait  avertir  la  Jeanne  ? 

—  Bah  !  il  ne  fait  pas  de  mal... 

—  Oui,  mais  s'il  y  avait  du  malheur,  il  ne 
faudrait  tout  de  même  pas  qu'il  lui  jette  ça 
trop  crûment,  à  la  povre  ! 

—  Attention  !...  la  voici...  la  voici... 


•232     ^=====^  CAS8IN0U   VA-T-EN   GUERRE 

Comme  par  enchantement,  tandis  que  la 
carriole  de  M™^  Fantique  apparaissait'  au 
détour  de  la  rue,  les  bouches  se  firent  muettes, 
les  spectateurs  s'éclipsèrent.  Au  bruit  des  gre- 
lots, l'étranger  leva  la  tête,  essuya  ses  pleurs, 
s'avança  vers  le  trottoir  et  déclara  avec  beau- 
coup de  simplicité  : 

—  C'est  moi,  Jeanne...  J'étais  dingo.  Ça 
va  mieux.  Deux  mois  de  convalo.  Y  a  du  bon... 

Et,  avant  même  d'embrasser  sa  femme,  il 
esquissa  une  danse  folle,  se  lança  de  formi- 
dables et  joyeux  coups  de  poing  sur  les  cuisses, 
passant  des  pleurs  au  rire,  du  chagrin  à  l'allé- 
gresse, du  même  élan  qu'une  bête  poursuivie 
franchit  un  ruisseau... 

Deux  heures  plus  tard,  tout  le  boui^g  avait 
essayé  de  pénétrer  dans  la  boutique  ;  mais  la 
Jeanne  montait  la  garde  sur  la  porte  et  ne 
laissait  personne  passer.  En  revanche,  elle 
n'était  pas  chiche  de  paroles. 

—  Ah  î  ça  m'a  fait  un  coup  !...  Le  cœur 
me  remontait  dans  la  gorge...  Comme  on  nous 
les  rend,  tout  de  même  !  J'en  pleurerais  si 
j'osais...  Ce  qui  me  console,  c'est  que  l'appétit 
y  est...  et  que,  pour  ce  qui  est  de  dormir... 
écoutez  !   On   l'entend  ronfler  d'ici...  Trois  fois 


CASSINOU   VA-T-EN   GUERRE  233 

enterré,  par  des  marmites,  en  deux  jours.  Ça 
lui  avait  chaviré  les  idées,  comme  de  juste. 
Et  sa  plaque,  perdue...  et  son  livret,  pareille- 
ment. S'il  en  était  mort  ou  resté  pecq  quelque 
part,  je  n'aurais  même  pas  eu  la  consolation  de 
«  lui  porter  le  deuil  )>...  Ça  fait  horreur  rien 
que  d'y  penser...  Qui  l'aurait  reconnu,  lui  rasé 
autrefois,  avec  cette  barbe?  Quand  il  m'a 
embrassée,  ça  m'a  fait  honte  comme  si  j'avais 
accepté  cela  d'un  autre  !...  Et  les  petits  qui  se 
sont  mis  à  hurler  de  peur  en  le  voyant  î...  Mon 
Dieu,   mon  Dieu  !... 

Le  lendemain,  ce  fut  une  autre  histoire  :  la 
Jeanne  aurait  voulu  produire  son  époux  en 
public,  oh  !  quelques  instants,  sans  risquer  de 
le  fatiguer,  non  pas,  du  reste,  sans  l'avoir 
confié  au  coiffeur  et  convié  à  quelque  peu  de 
toilette. 

Mais  Fantique  ne  voulut  rien  savoir  ;  il 
parlait  un  langage  étrange  qui  contribuait 
pour  beaucoup  à  inquiéter  sa  moitié...  Il  sem- 
blait avoir  oublié  le  patois  et  changé  d'accent  ; 
il  se  trouvait  bien  au  lit,  mangeait  ferme,  buvait 
sec,  puis  se  rendormait,  qu'il  fît  jour  ou  nuit... 

—  Voyons,  «  Ticou  »,  disait  la  Jeanne, 
secoue-toi  un  peu,  tu  finirais  par  t 'engourdir 
le  sang  et  t 'épaissir  les  humeurs  ! 


234  '  CASSINOU  VA-T-EN  GUERRE 

—  Faut   s 'guérir   d'abord   d'être   dingo. 

—  Tout  le  monde  te  demande,  même 
M.  Leberlucque,  qui  est  venu  pour  te  voir. 

—  Grache-z-y-lui  que  je  suis  dingo.  Et  puis... 
la  barbe  ! 

—  Ah  !  tu  veux  que  le  coiffeur  vienne? 
demande  la  Jeanne  toute  joyeuse  à  cette  idée... 

—  Laisse  le  coiffeur  où  il  est.  J'suis  dingo. 
Pas  moyen  de  le  tirer  de  là. 

Cependant,  les  uns  et  les  autres  continuaient 
à  rôder  autour  de  leur  maison,  à  l'affût  de  nou- 
velles :  «  Demandez-lui  donc,  Jeanne,  s'il  y  a 
longtemps  qu'il  a  vu  le  mien  ?...  )>  —  «  Il  était 
sûrement  avec /e  mien...  Est-ce  qu'il  avait  bonne 
mine?...  »  —  «  Et  le  mien...  je  me  fais  un  sang 
d'encre  à  l'idée  qu'il  ne  reçoit  peut-être 
pas  ses  colis...  »  Jeanne  levait  les  bras  au 
ciel  : 

—  Hé  té!  que  voulez-vous  que  j'y  fasse?... 
Il  ne  sait  que  me  dire  qu'il  est  dingo...  Qu'est-ce 
que  c'est  encore  que  cette  histoire-là? 

Les  mères  et  les  femmes  ouvraient  grands 
les  yeux  et  le  bec  et  répétaient  :  «  Dingo...  Il 
est  dingo...  »  les  unes  d'un  air  admiratif,  les 
autres  avec  une  vague  expression  de  méfiance 
sur  leur  visage.  Justement  le  Piocq  passait. 
La  Brousselette  lui  annonça  la  nouvelle  :  Fan- 


CASSINOU   VA-T-EX   GUERRE  r====    235 

tique  était  revenu  en  congé  de  convalescence  et 
on  l'avait  nommé  dingo. 

—  Bigre  !  ce  n'est  pas  rien,  fit  gravement  le 
Piocq  après  s'être  gratté  la  tête... 

Et    il    s'en    fut.    Maintenant,    les    commères 
murmuraient  : 

—  Ce  n'est  pas  pour   dire,  il  y  en  a  qui  ont 
de  la  chance... 

—  Deux  mois  de  congé  de  convalescence  ! 

—  Et  nommé  dingo  ! 

—  Tandis  (|ue  le  mien... 

—  Que  le  mien...  le  mien... 

—  ...  h'  mien... 

Le  vaste  patriotisme  de  la  France  et  l'égoïsme 
familial  des  Français  communiaient. 


XX 


Le  dimanche  suivant  fut  le  dimanche  même 
de  Pâques  et,  dès  cette  aube  de  printemps,  qui 
fut  rose  et  dorée  comme  est  la  forêt  d'automne, 
les  cloches  de  la  région  s'en  donnèrent  à  cœur 
joie  de  promener,  au-dessus  du  paysage,  des 
sons  qui  allaient  bien  à  ses  couleurs.  Alors 
Fantique  se  leva,  très  agité,  avant  même  qu'on 
lui  eût  apporté  au  lit,  comme  d'habitude,  son 
casse-croûte  et  son  litre  de  blanc.  Il  ouvrit  celle 
de  ses  fenêtres  qui  donnait  sur  le  jardin,  regarda 
avec  une  sorte  d'ahurissement  les  reflets  du 
canal  au  delà  des  ouvrages  potagers,  des  haies 
vives  fardées  de  blanc  et  des  jeunes  pins  qui  for- 
maient clôture,  réfléchit,  s'examina  dans  le 
miroir  et  conclut   pour  lui  tout  seul  : 

—  C'aurait  été  tout  de  même  dégoûtant  à 
moi  de  me  montrer  avec  cette  gueule. 

Il  lui  semblait  qu'il  s'éveillait  d'un  songe 
trouble,  peuplé  de  vagues  et  déplaisantes 
images  ;  la  réalité  avait  du  bon.  Il  héla  aussitôt 


CASSINOU  VA-T-EN  GUERRE  z==^=^=^    237 

la  patronne  qui  accourut,  étonnée  heureuse- 
ment de  reconnaître,  là-haut,  dans  la  chambre 
conjugale,  une  voix  qui  sonnait  avec  l'accent 
du  temps  de  paix... 

—  Qu'est-ce  qu'il  y  a  encore?  fit  M™^  Fan- 
tique,  laquelle  ne  pouvait  croire  si  vite  à  tant 
de  bonheur... 

Fantique,  après  un  court  instant  de  méfiance, 
se  mit  à  rire  largement  : 

—  Ce  n'est  pas  un  autre,  j'espère,  que  tu 
espérais  trouver  ici?...  Les  cloches  m'ont  éveillé 
de  bonne  heure,  voilà  tout...  C'est  donc 
dimanche? 

—  Et  le  plus  beau  de  tous  les  dimanches  : 
celui  de  Pâques  ! 

—  Bihosie  !  De  quoi  me  parer,  et  vivement... 
Et  va  chercher  le  coiffeur  avant  que  les  clients 
l'encombrent...  Et  les  petits?  Où  sont  les 
petits? 

—  Et  ils  sont  là  ! 

]y[me  Pantique  ouvrit  une  porte  ;  les  deux 
gosses  se  précipitèrent  au  cou  de  leur  père, 
à  peine  intimidés  par  sa  figure  :  ils  avaient 
reconnu  la  voix,  eux  aussi. 

A  présent,  la  bonne  femme  pleurait  en  toute 
confiance,  mais  de  joie,  et  les  enfants  pleu- 
raient ou  riaient  à  tour  do  rôle.  Fantique  laissa 


•238     ===z=  CASSINOU  \A  T-EX  (tUERRE 

tomber  un  instant  dans  ses  mains  sa  face 
sinistrement  barbue  et  murmura  comme  à  lui- 
même  : 

—  Bien  sûr  que  j'ai  été  dingo...  pourvu  seu- 
lement que  je  n'aie  pas  dit  trop  de  bourdes  ; 
c'est  pas  rigolo  d'être  dingo... 

Puis  encore,  après  un  soupir  de  soulagement  : 

—  Y  a  toujours  ça  de  bon  que  je  ne  suis  plus 
dingo. 

^jme  Fan  tique,  un  peu  étonnée  et  vexée, 
se  leva  précipitamment  et  mit  la  main  sur  la 
bouche  de  son  mari  : 

—  Tais-toi,  tais-toi,  mon  Diu-Jêsii  !...  Oui, 
tu  as  peut-être  raconté  quelques  bourdes, 
quelques  blagues,  hier  encore  et  les  jours 
d'avant...  Mais,  je  t'en  prie,  ne  reparle  plus  de 
cette  histoire... 

Mes  bons  amis,  comprenez  bien  l'émoi  delà 
dame  :  ne  lui  avait-on  pas  assuré  à  Saint- 
Lubin-de-Hont-Hàbi,  la  veille  même,  que  le 
titre  de  dingo,  dans  l'armée  anglaise,  c'était 
quelque  chose  comme  celui  de  chevalier  de  la 
Légion  d'honneur...  en  mieux? 

Deux  heures  plus  tard,  Fantique  faisait  sa 
rentrée  dans  la  vie  publique  de  son  bourg 
natal.  Il  y  apparut  en  civil,  rasé,  le  béret  fière- 


CASSINOU  VA-T-EN  GUERRE     i=^=zi=:  239 

ment  campé  au-dessus  d'une  frange  drue  dont 
Brandebal  avait  tenu  à  tracer  la  courbe  en 
artiste  ;  il  produisit  une  excellente  impression. 
Bien  entendu,  la  vieille  Brousselette  fut  des  pre- 
mières à  venir  fouiner  aux  abords  de  la  bou- 
tique ;  elle  devenait  de  plus  en  plus  féroce,  — 
l'un  de  ses  fils,  l'écarteur,  ayant  été  fait  pri- 
sonnier quelques  jours  plus  tôt,  l'autre,  le 
joueur  de  pelote,  venant  d'être  évacué  sur 
un  hôpital  breton  à  la  suite  d'une  crise  d'enté- 
rite. Et  la  terrible  bonne  femme,  à  propos  de 
ce  dernier,  lança  à  Fantique,  après  quelques 
rapides   formules   de   courtoisie.: 

—  Pauvre  de  moi  !  Ah  !  mon  ami,  s'il  faut 
quand  même  qu'il  soit  malade...  pour  qu'on 
l'ait  envoyé  si  loin  !...  De  l'entérite  !  Et  en 
Bretagne  1...  Ce  n'est  pas  comme  toi  qui  as 
retrouvé  les  tiens  et  qui  es  dingo... 

—  Bien  sûr,  toujours  un  jdcu...  fit  Fantique 
qui  ne  tenait  pas  à  se  compromettre. 

—  Et  quelle  mine  tu  as  !  On  peut  dire  que 
iu  es  devenu  beau...  Même  le  dessous  de 
tes  yeux,  que  tu  avais  si  creux  et  qui  mainte- 
nant est  gonflé  !  Enfin,  je  ne  suis  pas  jalouse  ; 
tant  mieux  pour  ceux  qui  ont  de  la  chance  ;  le 
monde  est  assez  pl<*in  de  misère...  Ah  !  ///  es 
h('(ui^  In  es  Ix'dii...  Regardez  s'il  rsl  hctiu  ! 


240    ===  CASSINOU  VA-T-EN  GUERRE 

On  ne  saura  jamais  si  Fantique  en  était 
alors  persuadé,  ou  s'il  se  jugeait  suffisamment 
cuirassé  contre  le  venin  de  cette  langue  pointue. 
Il  souriait  avec  béatitude.  Mais  deux  autres 
arrivées  venaient  de  se  produire  qui  le  dis- 
pensèrent de  s'enorgueillir  par  trop  ou  de  se 
fâcher  :  Espedeilhe,  dit  Capmartet,  et  Barru- 
cas...  Les  deux  grands  blessés  du  pays  firent 
fête  à  leur  camarade  : 

—  Ben,  mon  vieux,  ça  fait  plaisir  de  se 
revoir.  Alors,  quoi  de  neuf? 

—  On  disait  que  tu  étais  pec^  .^ 

—  Oh  !  pas  pecq...  marteau,  simplement, 
fit  Fantique  avec  modestie. 

Brousselette  ne  s'était  pas  éloignée  encore  ; 
elle  crut  devoir  insister  : 

—  Ni  pecq  ni  marteau,  les  amis  :  mais  dingo... 
Et  ce  qu'il  est  beau  ! 

Espedeilhe  répliqua  en  tordant  la  bouche, 
—  ce  qui  était  sa  façon  à  lui  de  prendre  l'offensive 
dans  le  cours  d'une  conversation  qui  menaçait 
de  tourner  mal  : 

—  Bien  sûr  qu'il  est  beau,  la  même...  S'il 
fait  des  petits,  il  vous  en  gardera... 

—  Et  il  vous  invitera  à  le  voir  lui-même 
tout  entier  à  son  prochain  conseil  de  réforme, 
ajouta  Barrucas... 


CASSINOU  VA-T-EN  GUERRE  ====^=     241 

La  vieille  se  tut,  ne  comprenant  pas  exac- 
tement si  on  lui  offrait  «  méture  ou  viande  », 
vexée  aussi  parce  que  Capmartet  venait  de  lui 
dire  :  «  Attention  aux  pots  de  fleurs  ;  faut  pas 
les  bousculer...  »  Elle  jura  qu'elle  ne  s'était 
pas  approchée  de  ceux  qui  ornaient  le  trottoir, 
devant  la  boutique  du  marchand  de  primeurs, 
et  s'éloigna   rapidement,  songeuse   et  rageuse. 

Du  reste,  s'il  y  eut  une  ombre  au  tableau, 
ce  fut  la  seule,  et  cette  antique  peste  de  Brous- 
selette  évita  de  se  montrer  durant  le  reste  du 
jour.  Celui-ci  fut  beau  de  toutes  manières  ; 
devant  la  boutique  de  Fantique,  et  à  l'inté- 
rieur de  la  maison  mêmement,  ce  fut  «  comme 
la  foire  »  sitôt  la  grand'messe  finie  et  l'apéro 
bu,  comme  la  foire  jusqu'au  soir... 

Cette  fois,  Fantique  faisait  fête  à  son  monde,  et 
répondait  comme  il  devait,  —  ou  comme  il 
pouvait,  —  aux  innombrables  questions  que  lui 
posaient  les  parents  des  absents  :  «  Tu  l'as  vu?... 
Comment  est-il?...  Quand  vient-il?...  »  Vous  pen- 
sez si  un  tel  métier  sèche  la  gorge  !  Fantique 
n'interrompait  ses  histoires  et  ses  rapports 
que  pour  ordonner  à  sa  femme  :  «  Donnes-en 
d'autre  !...  »  ou  simplement  :  «  Débouche  !  «Ceci 
afin  d'économiser  son  temps  et  sa  langue... 
Et  allez-y  donc  !  Et  à  la  tienne  !  Et  à  la  vôtre!... 

16 


242    =====1=  CASSINOU  VA-T-EN  GUERRE 

C'était  la  guerre...  On  ne  savait  qui  vivrait  ou 
mourrait,  qui,  plus  tard,  serait  heureux  ou  mal- 
heureux, riche  ou  pauvre... 

La  fameuse  collection  de  bouteilles  de  vins 
de  sable  que  possédait  Fantique  méritait,  en 
vérité,  sa  réputation,  puisque  je  n'ai  pas, 
depuis  lors,  ouï  dire  qu'elle  eût  été  anéantie  ce 
jour-là. 

Vers  le  début  des  vêpres,  durant  l'accalmie, 
Cucu-rien-qui-vaille,  maigre  et  miteux  comme 
toujours,  osa  s'insinuer  en  compagnie  de  quel- 
ques anciens  gardes  civiques  qui  ne  reniaient 
pas,  si  gros  bourgeois  ou  importants  person- 
nages qu'ils  fussent,  leur  compagnon  de  com- 
bat de  la  première  heure.  Et,  presque  sur  leurs 
talons,  le  maire  en  personne,  M.  Leberlucque 
entra. 

Toujours  le  même, ce  sacré  M.  Leberlucque!... 
Poli  à  vous  «  sang-glacer  »,  vous  lançant  à  travers 
ses  lorgnons  des  regards  qui  semblaient  vous 
arriver  de  derrière  sa  tête  et  vous  envoyant  du 
bout  de  ses  dents  d'or  des  mots  brefs  et  pointus 
qui  paraissaient  tomber  du     plafond  !... 

Aussitôt,  M"^^  Fantique  de  s'affoler  et  de 
tourbillonner  plus  que  jamais,  comme  il  sied 
en   présence   de    visiteurs   de    marque,    et    les 


CASSINOU  VA-T-EN  GUERRE  ==^===    243 

bouchons  de  sauter  avec  un  bruit  allègre  et 
quasi  fanfaronnant,  rappelant  la  voix  inofîensive 
des  canons  qu'on  fait  péter  en  temps  de  paix, 
la  veille  des  fêtes... 

Mais,  alors,  il  se  passa  quelque  chose  d'assez 
bizarre...  Car,  enfin,  tout  simple  marchand  de 
primeurs  qu'il  fût,  Fantique  savait  vivre.  Or, 
de  la  part  d'un  homme  qui  sait  vivre,  que 
pouvait  bien  signifier,  je  vous  prie,  une  attitude 
qui  consista  sur-le-champ  à  négliger  M.  Leber- 
lucque  ou  autres  notables  pour  s'empresser 
autour  d'un  Cucu-rien-qui-vaille,  pour  lui  parler 
rapidement,  timidement,  sur  un  ton  d'enfant 
nigaud  pris  en  faute  et  qui  semble  danser  dans 
des  souliers  trop  petits? 

Il  y  eut  presque  un  moment  de  gêne  sans  que 
personne,  du  reste,  sût  à  quoi  précisément 
l'attribuer  ;  les  nouveaux  venus  pensaient  sans 
doute  :  «  Tiens  !  il  n'est  pas  encore  tout  à  fait 
aussi  rétabli  qu'on  va  le  cornant  dans  le  vil- 
lage !...  »  Rétabli?  C'est-à-dire  qu'il  paraissait 
tout  au  bord  de  la  rechute,  l'infortuné  Fantique  ! 

M.  Leberlucque,  en  politique  avisé,  sauva, 
—  ou  crut  sauver,  —  la  situation  : 

—  Vous  nous  excuserez,  mon  cher  compa- 
triote, d'être  venus  si  tard  vous  féliciter  de  la 
conduite   héroïque   qui  fut  la   vôtre  là-bas  :  à 


244    =====  CASSINOU  VA-T-EN  GUERRE 

votre  rétablissement  définitif,   à   la   France,   à 
nos  vaillants  alliés  !... 

—  A  vos  braves  camarades!...  poursuivit 
quelqu'un... 

—  A  nos  fils  !...  ajouta  un  autre... 

—  Et  au  mien,  conclut  doucement  Cucu- 
rien-qui-vaille  à  qui  l'empressement  de  son 
hôte  n'avait  rien  ôté  de  ses  allures  et  de  son 
air  de  pauvre  honteux. 

Et  Fantique  eut  un  drôle  d'air,  de  nouveau, 
en  portant  son  verre  au-devant  de  celui  de 
Cucu-rien-qu  i-va  ille . . . 

—  Vous  allez  vous  reposer,  à  présent,  n'est- 
ce  pas?...  conseillait  amicalement,  quelques 
instants  plus  tard.  M,  le  maire  à  Fan- 
tique...  Pour  une  première  sortie  de  chambre, 
c'en  est  déjà  de  trop...  Et,  encore  une  fois,  je 
m'excuse  de... 

—  Vive  Fantique  ! 

—  Votons  un  banquet  à  Fantique  ! 

—  C'est  ça  !...  Bravo  !... 

Dix  minutes  plus  tard,  le  héros  de  la  journée 
était  seul  devant  la  table  encombrée.  Pour- 
quoi ne  se  levait-il  pas,  et  quel  plaisir  trou- 
vait-il, s'il  vous  plaît,  à  contempler  son  verre 
vide?...  Brusquement  il  tressaillit...  La  porte 
du    jardin    venait     de    s'ouvrir    en     grinçant 


CASSINOU  VA-Ï-EN  GUERRE  ===     245 

doucement.  C'était  de  nouveau  Gucu-rien-qui- 
vaille. 

—  Excuse-moi,  dit  celui-ci,  je  n'osais  pas 
te  questionner  devant  tout  ce  beau  monde... 
Voilà,  je  me  fais  du  mauvais  sang  au  sujet  du 
petit.  Lui,  il  m'assure  toujours  qu'il  va  bif  n  ; 
mais  d'autres  m'ont  dit  qu'il  avait  mauvaise 
mine. 

—  Qui  ça?  interrompit  nerveusement  Fan- 
tique. 

—  D'autres,  je  te  dis...  des  gens  d'Ondres, 
je  crois  ;  je  ne  les  connais  pas  davantage. 

—  Alors,  de   quoi  se   mêlent-ils? 
Fantique  haussa  les  épaules,  hésita  un  ins- 
tant, puis  d'un  ton  énergique,  reprit  : 

—  Il  est  toujours  pareil.  Pas  très  fort,  bien 
sûr,  mais  vaillant...  aussi  vaillant  que  moi  ; 
tiens,  je  vais  même  te  prier  de  me  laisser  en  paix 
ce  soir,  mon  Gucu...  J'ai  la  tête  lourde  comme 
un  wagon  de  pierre  de  Bidache.  Nous  repar- 
lerons demain  de  ce  brave  Coco... 

Uii  peu  plus  tard,  quand  la  patronne  reparut 
dans  la  salle  à  manger,  elle  trouva  son  mari  en 
train  de  sangloter,  les  coudes  sur  la  table.  Elle 
fit  deux  pas  vers  lui,  puis  s'arrêta  et  sortit  sur 
la  pointe  de  ses  sandales.  Mon  Dieu  !  est-ce 
que    la    mauvaise    fièvre    allait    reprendre    son 


246     =======:  CASSINOU  VA-T-EN  GUERRE 

«  Ticou  ))  ?  En  tout  cas,  il  lui  semblait  préfé- 
rable de  ne  pas  intervenir  pour  l'heure,  de 
singer  celle  qui  n'a  rien  vu  et  qui  continue  de 
croire  que  tout  va  bien. 

Alors  Fantique  se  raidit,  se  versa  un  verre 
de  vin  qu'il  but  d'un  trait,  essuya  ses  larmes 
et,  tirant  de  sa  poche  une  liasse  de  papiers, 
en  chercha  un  avec  des  doigts  que  l'émotion 
faisait  trembler...  Ah  !  ça  représente  tout  de 
même  du  bon,  à  certains  points  de  vue,  d'être 
dingo  :  on  oublie  toutes  sortes  d 'affreuses 
choses,  on  ne  pense  plus  qu'à  des  bêtises...  ou 
on  ne  pense  à  rien  du  tout  ;  tandis  que,  quand 
on  s'est  une  fois  éveillé... 

Il  alluma  l'électricité,  déplia  la  lettre,  revit 
sans  doute  en  cet  instant  la  figure  de  celui  qui 
en  était  l'auteur,  un  copain  encore,  celui-là,  et 
un  bon  :  Georges  Tignan,  dit  le  vicaire,  à 
cause  de  son  air  poupin  et  de  son  visage  qu'il 
niaintenait  imberbe  en  dépit  des  prescriptions 
ministérielles  qui  interdisaient  encore  à  l'époque 
d'aussi  inconcevables  fantaisies  ;  dans  le  civil, 
Georges  Tignan  était  agrégé  de  philosophie  et 
professeur  dans  un  grand  lycée  de  province, 
ce  qui  lui  valait  l'honneur  d'être,  à  tout 
bout  de  champ,  réquisitionné  comme  écrivain 
public  par  ses  camarades  de  tranchée. 


CASSINOU  VA-T-EN  GUERRE   ==^===^    247 

«  ...Eh  bien  oui,  ça  y  est...  )>  disait  presque  tout 
de  suite  la  lettre  ;  «  ainsi  qu'il  fallait  s'en  douter 
avant  même  que  tu  fusses  évacué,  le  pauvre 
petit  Coco  y  est  passé.  C'était  hier.  Nous  l'avons 
enterré  dans  un  bon  endroit,  de  notre  mieux. 
Nous  pleurions  tous.  Nous  devrions  pourtant 
être  accoutumés  à  ce  genre  de  cérémonies-là, 
depuis  le  temps...  Mais,  cette  fois,  ce  n'était  pas 
tout  à  fait  la  même  chose.  Un  cas  exceptionnel, 
quoi  ! 

«  D'abord  il  faut  te  dire  que  le  22,  le  surlen- 
demain de  ton  départ,  il  avait  eu  le  bras  assez- 
éraflé  dans  un  boyau  où,  comme  à  l'ordinaire, 
il  s'avançait  sans  trop  de  précautions,  dési- 
reux de  nous  ravitailler  à  l'heure.  C'était  sa 
fierté  et  sa  gloire  que  nous  fussions  toujours 
servis  avant  les  autres...  Pauvre  Coco  !...  Lui 
riait  et  toussait.  On  lui  disait  :  «  Fiche-nous  la 
«  paix  !  Qu'on  ne  te  revoie  pas  avant  que  tu  aies 
«  fait  soigner  ta  blessure  et  qu'elle  soit  gué- 
«  rie...  »  Bien  entendu,  il  ne  s'agissait  pas  de  sa 
blessure,  qui  ne  nous  inquiétait  guère,  mais 
du  reste...  Bon.  Faute  de  pouvoir  lui  faire  en- 
tendre raison,  on  se  décide,  quatre  ou  cinq, 
dont  j'étais,  à  prévenir  le  major  en  douce...  Et, 
tout  de  suite,  le  major  appelle  Coco... 

«Ah  î  ça  en  a  fait  du  foin  et  de  la  paille  !... 


248  -    CASSINOU   VA-T-EN   GUERRE 

Voilà  Coco  qui  devient  tout  rouge  et  qui  se  met 
à  rouspéter  comme  un  pépère  :  «  Qui  qui  vous  a 
«  raconté  ça,  monsieur  le  major?...  Une  égrati- 
«  gnure.  Pas  même  besoin  d'y  cracher  dessus 
«  pour  que  ça  se  ferme.  Et  si  je  n'étais  pas  là, 
«  qui  c'est  qui  nourrirait  ce  troupeau  de  co- 
«  chons...  oui,  des  cochons,  puisqu'ils  m'ont 
«  dénoncé  !...  »  Et  puis  ce  fut  une  autre  histoire  : 
«  Ce  n'est  pas  pour  ma  blessure^  qu'on  me  fiche- 
«  rait  dehors  comme  un  galeux  !...  Ça  va  bien, 
«  j'ai  compris  !...  »  Il  avait  compris,  en  effet, 
et,  le  lendemain,  il  avait  les  yeux  tout  rouges... 
Il  s'en  excusa  auprès  de  moi  :  «  De  ma  peau, 
«  je  m'en  fiche,  mais  c'est  à  cause  du  père...  «  Il 
n'en  pouvait  plus,  il  était  à  bout.  Le  soir  même 
il  a  consenti  à  se  laisser  conduire  à  l'ambulance, 
mais  pas  plus  loin,  suppliait-il  avec  une  sorte 
d'effroi... 

«  Tu  comprends,  il  voulait  que  les  copains 
fussent  là  «  au  bon  moment  »,  comme  il  disait. 

«  Et  maintenant,  mon  Fantique,  toi  qui  vas 
sans  doute  aller  bientôt  en  convalo  dans  votre 
Hont-Hàbi,  fais  bien  attention  à  ce  que  je  vais 
te  dire  :  cela  te  paraîtra  peut-être  un  peu  décon- 
certant, un  peu  imprudent  même  peut-être, 
mais  les  volontés  des  mourants  sont  sacrées  et 
celles  de  notre  grand   Coco-vaut-peu  font  res- 


CASSINOU  VA-T-EN   GUERRE   ^,,^^^^^^:::^^::^^^:^^:^^^    249 

sortir  une  fois  de  plus  tout  ce  qu'il  y  avait  de 
tendresse  et  de  noblesse  dans  son  âme... 

«Voici.  Il  n'a  eu  qu'un  souci  jusqu'au  der- 
nier moment  :  son  père.  Il  paraît  que  c'est  un 
très  pauvre  homme,  de  santé  précaire  lui  aussi, 
qu'ils  s'adoraient...  Le  petit  nous  disait  :  «  Il 
«  n'a  que  moi,  il  n'y  a  que  l'espoir  de  me  revoir 
«  qui  le  soutienne.  Alors  il  faut  faire  durer  cet 
«  espoir  le  plus  longtemps  possible...  Sans  ça,  le 
«  vieux  se  découragerait,  boirait,  mendierait, 
«  crèveraitcomme  un  chien...  Je  ne  veux  pas  !  »  Et 
il  a  eu  le  courage  d'écrire  une  vingtaine  de 
lettres,  alors  qu'il  commençait  à  ne  plus  pou- 
voir respirer...  J'en  remettrai  une  au  vaguemestre 
tous  les  quinze  jours  ou  toutes  les  trois  se- 
maines, • —  en  tâchant  de  les  faire  durer  aussi 
longtemps  que  possible...  Attends,  ce  n'est 
pas  tout  :  il  a  même  prévu  le  cas  où  la  guerre 
finirait  bientôt...  Alors  on  l'aura  fait  prisonnier 
et  il  subira  une  longue  peine  disciplinaire  chez 
les  Boches.  Ou  bien  la  guerre  durera  encore  et 
ce  seront  les  camarades  qui  écriront,  en  racon- 
tant que  le  petit  a  été  attigé  à  la  main  droite, 
oh  !  sans  aucune  gravité,  du  reste. 

«  Pour  ce  qui  est  de  Hont-Hàbi,  rien  à  craindre. 
Le  capitaine  de  Cabiracq  a  écrit  à  votre  maire 
qui  a  accepté  d'entrer  dans  la   combinaison... 


250    ======z  CASSINOU  VA-T-EN  GUERRE 

«  Et  maintenant,  mon  vieux  copain,  je  vou- 
drais te  parler  de  choses  plus  gaies,  mais  je 
n'en  ai  guère  vu  défiler  sous  mes  yeux  ces  temps- 
ci.  Tiens,  encore  une  sale  histoire  :  figure-toi  que 
le  malheureux  Cassinou...  » 

Mais,  à  cet  endroit  de  la  lettre,  Fantique  la 
replia  et  l'enfouit  rageusement  dans  sa  poche. 
Il  n'avait  plus  besoin  de  lire  ;  cette  autre  sale 
histoire,  oubliée  durant  les  jours  de  trouble 
et  de  demi-démence,  venait  de  ressurgir  tout 
entière  dans  son  esprit.  Ah  !  oui,  encore  du 
propre  !...  Seulement  il  en  avait  assez  pour  cette 
fois,  il  ne  voulait  plus  penser  à  rien. 

Il  déboucha  une  nouvelle  bouteille,  puis  une 
autre.  Quand  il  se  sentit  tout  à  fait  ivre,  il  se 
coucha  sans  mot  dire. 


XXI 

Aux  environs  de  dix-sept  heures,  un  coup 
de  téléphone  avait  fait  entendre  son  crépi- 
tement dans  la  cagna  du  capitaine,  —  un  cré- 
pitement bien  assourdi,  timide  ou  sournois, 
très  «genre  guerre  de  taupes»,  quoi!...  Et, 
depuis  lors,  le  capitaine  comte  Henri  de  Cabi- 
racq  se  montrait  assez  nerveux. 

Entendons-nous  :  nerveux,  à  sa  manière. 
C'est-à-dire  qu'il  avait  brûlé  ses  cigarettes 
au  lieu  de  les  fumer  en  les  savourant,  qu'il 
avait  juré  deux  fois  et  non  pas  une  à  chacune 
de  ses  phrases,  qu'il  chantait  des  refrains 
gascons  d'une  voix  plus  tonitruante  qu'à 
l'ordinaire  et  que  ses  éclats  de  rire  étaient 
plus  brusques  et  plus  bruyants  que  ceux  qu'il 
avait  coutume  de  faire  sonner.  Il  n'avait 
pourtant  montré  de  mauvaise  humeur  qu'une 
fois,  dans  la  journée  :  oui,  lorsqu'il  avait  expli- 
qué à  un  des  anciens  aides  du  pauvre  Coco- 
vaut-peu    qu'un    cuistot    qui    laisse    rôtir,    sur 


252     =====  CASSINOU  VA-T-EN  GUERRE 

feu  vif,  un  râble  de  lièvre  plus  de  trente-cinq 
minutes,  est  un  criminel,  passible  de  conseil 
de  guerre  pour  le  moins...  Mais  le  coupable 
aimait  beaucoup  le  capitaine,  le  capitaine 
aimait  beaucoup  le  coupable,  et  toute  cette 
terrible  histoire  s'était  arrangée  en  fm  do 
compte,  à  l'amiable,  le  cuistot  ayant  juré  la 
main  sur  le  cœur  de  mieux  faire  une  autre 
fois. 

Non,  l'affaire  s 'étant  terminée  de  la  sorte, 
et  dès  avant  midi,  ce  n'était  pas  ce  souvenir 
qui  pouvait  à  tel  point  troubler  le  capitaine, 
tandis  qu'il  allait  et  venait,  d'un  pas  turbulent 
et  en  faisant  de  temps  en  temps  de  grands 
gestes,  d'un  bout  à  l'autre  de  ses  appartements. 

Le  décor?  Délicieux.  Mais  on  m'en  vou- 
drait de  le  décrire  :  est-ce  que  les  gens  de 
l'arrière  ne  le  connaissent  pas  au  moins  aussi 
bien  que  ceux  de  l'avant?...  Une  cagna,  une 
cagna  de  luxe,  modèle  riche,  une  cagna  d'offi- 
cier, parquetée  de  boue  et  de  pavés,  avec 
deux  beaux  dodos  garnis  de  paille  et  creusés 
dans  les  parois^  —  au-dessus  du  niveau  de  la 
boue,  s'il  vous  plaît,  car  on  ne  saurait  se  guérir 
d'être  un  épicurien,  un  jouisseur  et  un  aristo- 
crate. Comme  meubles,  quantité  de  litres  vides 
et   quelques-uns   de   pleins,   plus   divers   accès- 


CASSINOU  VA-T-EN  GUERRE   =:^===    25 3 

soires,  savoir  :  un  accordéon,  un  cor  de  chasse  et 
enfin  deux  très  belles  caisses  recouvertes  de 
descentes  de  lit  achetées  on  ne  saura  jamais  où, 
et  au-dessus  desquelles  une  main  industrieuse 
avait  inscrit,  afin  que  nul  ne  s'y  trompât  : 
BUREAU. 

Devant  l'un  des  deux  bureaux,  un  homme 
griffonnait,  indifférent  en  apparence  au  manège 
du  capitaine. 

—  Sergent  Hoscal  !  fît  ce  dernier... 

—  Présent  ! 

—  A  qui  écris-tu?  A  la  senora  Brazon? 

—  A  la  senora  Brazon,  parfaitement. 

—  Tu  n'as  peut-être  pas  tort,  par  le  temps 
({ui  court,  fit  énigmatiquement  le  capitaine. 

Le  sergent  Hoscal,  qui  s'était,  quelques  mois 
plus  tôt,  appelé  Jean-le-Perdu,  l'ancien  vaga- 
bond-amateur des  routes  gasconnes,  tourna 
vers  son  capitaine  un  visage  devenu  presque 
méconnaissable,  aiguisé,  fin,  sérieux,  presque 
dur. 

—  Ah  !...  mon  capitaine...  Alors,  selon  vous, 
ce  serait?... 

— ■  Pour  demain,  à  l'aube. 

—  Ça  va,  dit  tranquillement  le  sergent. 
Vous  permettez  que  j'ajoute  quelques  hgnes? 

—  Comment  donc  ! 


254     z=:==  CASSINOU  VA-T-EN  GUERRE 

Le  capitaine  fit  de  nouveau  l'ours  en  cage, 
durant  quelques  minutes,  et  reprit  : 

—  Au  fait,  où  en  êtes-vous,  la  senora  et  toi? 

—  Cette  fois,  je  crois  qu'on  est  fiancés  pour 
de  bon,  nous  deux. 

Il  tendit  négligemment  la  dernière  lettre 
qu'il  avait  reçue  de  celle  pour  laquelle  il  s'était 
jadis  «  laissé  devenir  perdu-par-amour  »,  de 
celle  qu'il  avait  revue  à  la  veille  de  la  guerre, 
alors  qu'elle  était  toujours  et  plus  encore 
«pareille  à  une  touffe  de  jasmins  et  d'œillets 
dans  une  chambre  sombre  »...  Il  dit  avec  un 
sourire  presque  extasié  : 

—  Il  me  fallait  ça...  la  guerre...  et  aussi  ce 
que  demain  me  fait  pendre  au  nez  pour  m'ame- 
ner  à  comprendre  que  je  l'aimais  toujours... 
et  que  je  suis  bien  capable  de  l'épouser,  si  je 
m'en  tire  ! 

—  Phénomène...  grogna  le  capitaine  en  sou- 
riant... Et,  ensuite,  bras  dessus,  bras  dessous, 
vous  reprendrez  la  route,  tous  deux  cette  fois? 

—  Non,  la  grande  aventure  m'aura  guéri 
de  toutes  les  autres. 

Le  capitaine  avait  parcouru  la  missive  : 

—  Bigre,  c'est  qu'elle  t'aime,  ta  payse  ! 

—  Je  le  crois,  fit  Jean  Hoscal  avec  beau- 
coup de  simplicité...    Peut-être  nous  sommes- 


CASSINOU  VA-T-EN   GUERRE  -  255 

nous  toujours  aimés  sans  le  savoir  ;  seule- 
ment, voilà  :  quand  je  l'ai  demandée,  il  y  a 
dix  ans  bientôt,  elle  n'était  pas  mûre  pour 
moi  ;  quand,  devenue  veuve,  elle  m'a  demandé, 
avant  la  guerre,  j'étais  encore  trop  vert  pour 
elle. 

Il  tira  longuement  sur  sa  pipe  et  conclut  : 

—  Tandis  qu'après  des  histoires  comme 
celle-ci,  il  y  a  tout  lieu  de  supposer  que  nous 
serons  l'un  et  l'autre  à  point.  Et  il  y  aura  du 
bon.  La  vie  est  belle  !... 

—  Oui,  nous  avions  besoin  de  passer  par 
où  nous  passons  pour  nous  en  rendre  compte 
un  peu  clairement.  Mais  la  route...  ta  route?... 
Comment  vivras-tu  autrement  qu'en  nomade, 
toi,  Jean-le-Perdu? 

—  J'ai  trouvé  le  truc...  Je  voulais  même 
vous  en  parler,  ces  jours-ci...  Alors,  ma  foi, 
puisque  c'est  demain  le  coup  de  chien...  — 
vous  permettez,  mon  capitaine?...  —  j'y  vais 
droit  !...  Vous  savez,  moi.  je  ne  suis  pas  de  ceux 
qui  croient  que  ce  sera  tout  à  fait  fmi,  après 
cette  guerre...  que  la  France  n'aura  plus  besoin 
de  soldats... 

—  Alors? 

—  Alors...  Eh  bien,  voilà  :  une  supposition 
que  je  m'en  tire  demain  (et  j'y  compte  bien  !) 


256     ===  CASSmOU  VA-T-EN  GUERRE 

alors,  des  fois  que  j'en  mettrais  un  peu...  et  que 
je  parte  en  permission  un  peu  plus  tard,  ce  serait 
.plus  convenable,  étant  donnée  la  situation  de  ma 
fiancée,  que...  que  je  puisse  m'habiller  au  moins 
en  sous-lieutenant... 

Il  avait  rougi  jusqu'aux  oreilles. 

—  Et  accrocher  une  petite  croix  rouge  et 
verte...  ici?...  poursuivit  le  capitaine. 

—  Ça  ne  gâterait  rien. 

—  C'est  bon...  On  y  aura  l'œil.  Ta  lettre 
est  finie?  Bien.  Avant  de  la  boucler,  présente 
à  ta  fiancée  mes  plus  respectueux  hommages. 
Et  puis,  tu  iras  me  chercher  Cassinou...  Tou- 
jours pareil,  Cassinou? 

—  Terrible,  mon  capitaine  :  pas  à  toucher 
avec  des  pincettes  ! 

—  Ça  va  bien,  je  vais  le  distraire.  Fous 
le  camp. 

Or  ce  fut  un  Cassinou  imprévu,  tout  réjoui, 
tout  à  la  coule  et  à  la  douce  que  le  capitaine, 
à  quelques  instants  de  là,  vit  s'avancer  vers 
lui.  Drôle  de  tenue,  par  exemple,  pour  un 
lignard  qui  se  respecte  :  il  avait  récupéré  son 
béret,  arboré  un  vieux  pantalon  de  civil  ; 
ajoutez  un  chandail  à  cela,  et  ça  faisait  le 
compte... 


—  Mon  capitaine,  quand  jo  paie  à  boire. 


17 


CASSINOU  VA-T-EN   GUERRE  -     259 

—  Tu  es  propre  !  s'exclama  amicalement  le 
capitaine... 

—  Rien  à  fiche  !  Alors  on  se  met  en  bour- 
geois... Ai-je  tort? 

—  Non.  Mais...  excuse  mon  indiscrétion, 
on  dirait  qu'il  y  a  du  neuf? 

—  Oui,  la  rogne  m'a  passé. 

—  Bonnes  nouvelles? 

—  Bonnes  nouvelles. 

Le  capitaine  ôta  son  képi  et  se  gratta  la 
tête  avec  perplexité. 

—  Voilà  qui  y  a  mettre  du  trouble  dans 
mes  projets,  fit-il  comme  pour  lui-même... 
Voyons,  en  deux  mots...  maintenant  que...  que 
la  rogne  t'a  passé,  que  préfères-tu  :  être  ou 
ne  pas  être  de  patrouille  ce  soir  ? 

—  Ça  n'a  rien  à  voir,  fit  Gassinou  avec  un 
large  rire  ;  j'en  suis. 

—  Je  t'avertis  qu'on  attaque  demain  et 
que,  cette  nuit,  ce  sera  de  la  besogne  soignée 
que  j'attendrai  de  toi...  Réfléchis,  tu  as  pris 
assez  souvent  le  tour  des  autres... 

—  Mon  capitaine,  quand  je  paie  à  boire, 
ce  n'est  pas  avec  l'intention  de  m'appuyer 
une  nouvelle  tournée  aux  frais  des  copains. 

— •  Entendu.  Viens  me  retrouver  dans  une 
demi-heure...  Choisis  deux  hommes... 


260     z=i=z=z;iz:z:zz=  CASSINOU   VA-T-EN   GUERRE 

...  Et  maintenant,  mes  bons  amis,  il  nous 
faut  revenir  à  Hont-Hàbi,  au  lendemain  du 
jour,  vieux  dès  à  présent  de  deux  semaines,  où 
le  bon  Fantique  se  remit  à  voir  un  peu  clair  en 
lui  et  autour  de  lui.  Le  lundi  de  Pâques  le 
retrouva  tout  gaillard  et  dispos,  en  dépit  du 
vin  de  sable  bu  la  veille.  Mais,  dès  le  saut  du 
lit,  il  avait  renoué  le  fil  des  pensées  et  des 
sentiments  pénibles  brusquement  interrompus 
quelques  heures  plus  tôt  par  l'ivresse  et  le 
sommeil  : 

«  Pauvre  Gassinou  !  » 

C'était  rageant,  tout  de  même,  un  garçon 
comme  lui,  le  plus  gai,  le  plus  vaillant,  le  plus 
courageux  de  toute  la  bande  et  qui,  main- 
tenant, désespéré,  rendu  pis  que  fou,  ne  cher- 
chait qu'à  se  faire  tuer  et  ne  négligeait  rien 
de  ce  qu'il  faut  faire  pour  y  passer  dans  le 
plus  bref  délai  possible  !...  La  faute  de  qui, 
tout  cela?  De  Marylis,  oui,  de  cette  brave 
petite  Marylis,  si  jolie  et  si  vertueuse,  mes- 
sieurs et  dames  !  Imaginez  l'affaire  d'où  vous 
êtes,  si  paisible  que  se  sente  votre  cœur,  si 
tiède  que  soit  votre  foyer,  si  savoureuse  que 
vous  paraisse  l'odeur  des  plats  qui  mijotent 
sur   vos    fourneaux,    —   et  vous  comprendrez. 

Voici  :  il  y  a  un  bon  garçon  de  muletier,  — 


CASSINOU   VA-T-EN   GUERRE  zz===^=r    261 

et  VOUS  savez  lequel  !  —  qui  depuis  des  mois, 
tant  de  mois  qu'on  ne  les  compte  même  plus, 
reçoit  toutes  les  semaines  pour  le  moins,  de 
son  pays,  deux  missives  dont  l'une  dit  sim- 
plernent  :  Deux  bon  baisé  et  bon  courage  !  Pas 
de  signature,  mais  l'écriture,  depuis  longtemps, 
est  connue...  L'autre  lettre  est  dictée  par  la 
marna  à  l'instituteur  de  Loureheyre  ;  évidem- 
ment, la  terre  manque  de  bras,  mais  ça  peut 
encore  aller  et  il  n'y  a  pas  de  mauvais  sang  à 
se  faire  ;  la  santé  est  solide,  et  on  en  souhaite 
simplement  autant  au  piichoun...  Une  vache 
a  eu  un  veau  et  se  porte  bien  ;  la  résine  est  à 
un  prix  décent  et,  quand  il  y  a  tant  de  malheur 
ailleurs,  on  aurait  mauvais  cœur  de  se  plaindre... 
«  Pour  le  reste  »,  ajoute  discrètement  l'instituteur 
de  Loureheyre,  «  je  puis  vous  affirmer  que  la 
personne  que  vous  savez  conserve  à  votre  égard 
les  meilleurs  sentiments  de  sympathie...  » 

Ah  !  l'on  a  beau  n'être  qu'un  pauvre  soldat 
aux  pieds  plus  ou  moins  gelés,  au  ventre  plus 
ou  moins  creux,  on  a  beau  aimer  la  vie  au 
point  de  craindre  parfois  la  mort  (quoique 
brave),  des  nouvelles  de  cette  espèce,  cela 
vous  réchauffe  et  vous  rassasie,  cela  vous 
flanque  tous  les  cafards  en  déroute...  Il  fait 
nuit,    il   pleut...    On    les    aura,   décidément,    les 


262     —  CASSINOU  VA-T-EN  GUERRE 

pieds  gelés  !...  On  pense  à  la  liberté  passée, 
au  bon  vagabondage  le  long  des  routes,  aux 
franches  lippées,  aux  longues  beuveries...  Etait- 
ce  dans  une  autre  vie?  Est-on  déjà  mort?... 
C'est  long,  très  long...  Mais  il  y  a  des  mots 
qui  sont  là  pour  disperser  les  voiles  des  papillons 
noirs  :  Deux  bon  baisé  et  bon  courage  /... 

Ce  sera  si  simple,  la  vie,  dès  que  ces  ignobles 
Boches     seront     délogés  !     Cassinou     fait     des 
plans    et    des    projets,    pour    la    première    fois 
depuis    qu'il   est   au   monde  ;    il   tâte,   dans   la 
poche  secrète  de  sa  vareuse,  le  magot  de  feu 
son   oncle,   dont   il  est   devenu   soudain   étran- 
gement ménager  ;  avec  cela,  on  fera  remettre 
à   neuf  la   maison   de    Hont-Hàbi  ;   il  y   aura, 
au   rez-de-chaussée,   place   pour  un   bel  atelier 
de    couturerière,    pour   un    atelier   comme   n'en 
auront  certes  pas  les  pareilles   de  Marylis,  pas 
plus  à  Bordeaux    qu'à    Bayonne,    à    Mont-de- 
Marsan  qu'à   Dax...   Lui-même   continuera  son 
métier,    mais    sérieusement,    et    en    grand,    et 
avec  des  commis...  Voyons  :  peut-être  que,  pour 
commencer,  deux   commis  et  huit  mules  suffi- 
raient tout  de  même?... 

Et,  là-dessus,  notre  homme  qui  apprend  tout 
d'un  coup  —  v'ian,  en  pleine  poitrine  !  —  que 
la  Maryhs  se  joue  de  Daiine  Cassin  et  de  lui, 


CASSIXOU   VA-T-EN   GUERRE   ===i=z    263 

qu'elle  est  bel  et  bien  la  bonne  amie,  probable- 
ment même  la  promise  du  fils  Bambourle 
l'embusqué,  que  celui-ci  passe  son  temps  à 
l'attendre  devant  sa  porte  et  qu'il  ne  la  quitte 
pas  d'une  semelle  dès  qu'elle  met  le  nez  dehors. 

Pauvre  Cassinou  ! 

Fantique,  assis  le  front  dans  les  mains,  au 
fond  de  sa  boutique,  revoyait  comme  s'il  les 
eût  eues  devant  les  yeux  les  lettres  qui,  impi- 
toyablement, avec  une  diabolique  abondance 
de  détails,  avaient  annoncé  à  Cassinou  la  tra- 
hison et  les  basses  manœuvres  de  celle  qu'il 
aimait  :  écriture  lourde,  pénible,  enfantine, 
papier  écolier...  Certes,  l'auteur  de  ces  missives 
avait  oublié  de  les  signer;  mais,  dans  beau- 
coup trop  de  nos  campagnes,  qu'une  révé- 
lation soit  anonyme,  cela  ne  lui  enlève  pas 
d'importance,  au  contraire  :  quand  on  a  quelque 
chose  de  sérieux  à  dire,  on  aime  autant  tenir 
son  nom  à  l'écart  ;  ce  n'est  évidemment  pas 
très  joli,  mais  c'est  comme  ça. 


XXII 

Fantique  gardait  pourtant  un  doute  ;  il  lui 
paraissait  utile  et  bienséant  tout  ensemble  de 
réfléchir,  de  creuser  l'affaire  ;  il  eût  même 
volontiers  pris  conseil  de  quelqu'un.  Juste- 
ment sa  femme,  qui  venait  de  descendre,  pré- 
parait le  café  au  lait  des  gosses  dans  la  cui- 
sine... Mais  chacun  sait  que  mêler  une  femme 
à  une  histoire  de  femme,  c'est  embrouiller  trois 
fois  plus  l'écheveau... 

Il  se  contenta  donc  de  demander  à  la  bour- 
geoise, après  lui  avoir  souhaité  le  bonjour,  avec 
un  petit  air  de  rien  : 

—  A  propos,  c'est  vrai,  ce  qu'on  dit? 

—  Qu'est-ce  qu'on  dit?  . 

—  Marylis  Larribebère  épouserait  le  fils 
Bambourle...  à  ce  qu'on  dit... 

—  Je  ne  sais  pas  si  c'est  la  vérité  qu'on  dit, 
mais  c'est  la  vérité  qu'on  le  dit. 

Ainsi  donc,  un  premier  point  était  acquis  : 
la    rumeur    publique    confirmait    les    dires    du 


CASSINOU   VA-T-EN   GUERRE  =rr=^==    265 

dénonciateur  mystérieux.  Quand  M^^  Fan- 
tique  fut  partie,  fouet  claquant,  pour  sa  tour- 
née, Fantique  résolut  de  partir  aussitôt  pour 
la  sienne. 

—  Il  faut  d'abord  voir  le  Bambourle,  et  lui 
tirer  les  vers  du  nez,  expliqua-t-il  au  vieux 
chat  aveugle. 

Celui-ci  ronronnait  approbativement  en  frot- 
tant son  museau  pelé   aux  jambes  du  patron. 

Et  Fantique  vit  Bambourle  et  tout  se  passa 
très  bien,  et  il  parut  à  Fantique  qu'il  n'était 
que  trop  fixé  désormais,  hélas  !  sur  ce  qu'il 
s'était  promis  d'élucider...  Ce  matin-là,  comme 
tant  d'autres,  le  jeune  minotier,  vêtu  d'un  élé- 
gant complet,  le  chapeau  de  feutre  crânement 
cabossé,  de  beaux  cheveux  bien  pommadés 
collés  aux  tempes,  commentait  à  la  terrasse  du 
principal  café  de  Saint-Lubin  les  derniers  com- 
muniqués devant  son  auditoire  habituel  de 
fonctionnaires  ou  rentiers  ultra-quinquagénaires 
qui  hochaient  la  tête  d'un  air  entendu  et  ne  dis- 
cutaient que  pour  le  principe.  Fantique  sauta 
aussitôt  de  sa  bicyclette  et  s'avança  vers  la 
compagnie  : 

—  Ah  !  Ah  !...  un  poilu,  et  un  vrai...  Il  va  nous 
donner  son  avis.  Alors,  comment  ça  va,  Fantique? 


266     =r^r=7==:  CASSINOU  VA-T-EN  GUERRE 

—  Comme  vous  voyez. 

Et  l'on  causa.  Les  crânes  bourrés  des  civils 
se  débourrèrent  un  peu...  Onze  heures  son- 
nèrent. Les  vieux,  clopin-clopant,  regagnèrent 
leur  domicile  ou  leur  pension. 

—  Vous  m'accompagnez  un  bout,  Fantique? 

—  Mais   certainement,  Monsieur  BambourLe. 

Alors,  vous  voyez  la  scène  d'ici  :  mon  Fan- 
tique  qui  vous  retourne  ce  godelureau  comme 
une  poche  à  bêtise,  qui  parle  d'abord  de  la 
pluie,  du  beau  temps,  puis  des  uns,  puis  des 
autres,  et  puis  qui,  tout  à  coup,  en  même  temps 
qu'un  jovial  coup  de  poing  dans  les  côtes, 
vous  lui  lance  à  la  figure  : 

—  Hé  !  hé,  si  j'en  crois  ce  qu'on  raconte, 
il  paraîtrait.  Monsieur  Bambourle,  que  vous  ne 
vous  embêtez  pas,  ces  temps-ci? 

L'autre  prend  soudain  un  petit  air  avan- 
tageux et  distant  : 

—  Ah  !  oui...  on  vous  a  raconté...  Enfin,  de 
quoi  les  gens  se  mêlent-ils,  je  vous  le  demande? 

—  Dites  donc,  il  n'y  a  pas  à  rougir...  La 
petite  est  jolie  ! 

—  N'est-ce  pas?  dit  précipitamment  Bam- 
bourle... 

—  Un  morceau  de  roi. 

—  Je  crois  qu'elle  en  pince  fortement,  entre 


CASSINOU   VA-T-EN   GUERRE  ====    267 

nous...  Mais  c'est  une  fine  mouche  !  Bah.  s'il 
le  fallait,  je  l'épouserais...  Pourquoi  pas?  Je 
ne  suis  pas  plus  qu'elle  sorti  de  la  cuisse  do 
Jupiter  !...  Mais... 

—  Mais? 

Ici,  le  séduisant  Bambourle  retroussa  les 
pointes  de  sa  petite  moustache  fauve,  leva 
vers  le  ciel  ses  yeux,  qu'il  avait  assez  beaux 
mais  un  peu  bêtes,  et  reprit  sur  un  ton  de 
fatuité  ineffable  : 

—  Mais  je  crois  que  je  n'en  serai  pas  réduit 
à  une  telle  extrémité...  Imaginez-vous  que 
l'autre  jour,  mon  cher  Fantique,  je  l'ai 
embrassée...  et  que...  Oh!  elle  s'est  fâchée,  mais 
on  sait  ce  que  cela  veut  dire... 

Oui,  Fantique  lui  aussi  savait  ce  que  cela 
voulait  dire.  Une  sorte  de  rage  folle  étreignit 
sa  gorge,  crispa  ses  poings,  tandis  qu'il  pensait 
à  son  frère  d'armes  indignement  délaissé  pour 
un  triste  blanc-bec  par  une  pécore  qui  n'en 
continuait  pas  moins  à  envoyer  chaque  semaine 
des  mots  menteurs  :  «  Bon  baisé  et  bon  cou- 
rage !  )) 

Ah  !  la  gueuse...  les  gueuses  !...   v 

Il  se  contint,  néanmoins,  et  fit  boinie  mine 
au  fils  Bambourle,  dont  il  prit  congé  sur-le- 
champ.  Après  tout,  ce  n'était  pas  lui  le  cou- 


268    ======^=  CASSINOU   VA-T-EN   GUERRE 

pable  ;  il  ne  savait  pas,  cet  imbécile,  et  il  ne 
trahissait  personne,  lui. 

—  Par  exemple,  grommelait  Fantique  tout 
en  pédalant,  si  jamais  je  vomis  jusqu'au  bout 
ce  qui  peut  me  peser  sur  le  cœur,  ce  sera  bien 
devant  elle  ! 


XXIII 

Il  ne  se  mit  pas  tout  de  suite  en  quête  de 
Marylis,  l'évita  même.  Il  attendait  des  nou- 
velles des  amis  restés  là-haut,  de  Cassinou 
notamment  ;  pour  se  distraire,  au  cours  de  ses 
promenades,  il  cherchait  des  phrases  et  des 
attitudes  qui  stigmatiseraient  dignement  la 
traîtresse  quand  le  jour  en  serait  venu...  Chez 
nous,  je  crois  l'avoir  déjà  dit,  on  aime  l'élo- 
quence, dans  les  grands  moments.  Une  série 
d'imprécations  bien  lancées,  c'était  désormais 
tout  ce  que  Fantique  pouvait  faire  pour  Cassi- 
nou vivant  ou  mort. 

—  Le  monde  saura  ce  qu'elle  vaut,  affîrmait- 
il  de  temps  en  temps  pour  lui  tout  seul,  et, 
ce  que  je  lui  passerai,  ce  sera  du  bel  ouvrage. 

Un  soir,  comme  bien  d'autres,  il  alla  jusqu'à 
Saint-Lubin,  pour  l'arrivée  de  l'express  de  dix- 
huit  heures.  C'était  comme  un  lieu  de  rendez- 
vous  ;  on  y  trouvait  toujours,  pour  peu  que  le 


270    ===  CASSINOU  VA-T-EN   GUERRE 

temps  fût  supportable,  compagnie  abondante 
et  désireuse  de  causer  un  brin.  En  outre,  depuis 
l'ouverture  des  hostilités,  on  y  guettait  l'arrivée 
des  permissionnaires.  Une  sorte  de  foire  aux 
nouvelles,  en  somme  ;  et  c'était  de  nouvelles 
que  Fantique  avait  besoin,  lui  semblait-il,  plus 
que  jamais,  ce  soir-là. 

—  Parce  que,  se  disait-il,  ma  convalo  se  tire... 

Et,  même  en  admettant  qu'il  obtînt  une  pro- 
longation, il  sentait  très  nettement  qu'il  ne  pren- 
drait pas  du  bon  temps  de  bon  cœur  avant 
d'avoir   complètement  liquidé  certaine   affaire. 

Il  répondit  assez  distraitement  aux  questions 
des  uns  et  des  autres,  évita  même  des  groupes 
sympathiques  ;  brusquement,  il  tomba  en  arrêt  : 
devant  la  gare,  il  venait  de  reconnaître  le  fils 
Bambourle,  causant  familièrement,  presque  ga- 
lamment, avec  Estelette,  la  petite  voiturière. 
Ah  !  ça,  il  les  lui  fallait  donc  toutes,  à  ce  feignant- 
là?  Joli  cœur,  va  !  Fantique  grinça  des  dents 
comme  s'il  eût  dès  cet  instant  voulu  en  aiguiser 
une  à  l'usage  de  quelqu'un  de  sa  connaissance; 
puis,  contournant  savamment  la  guimbarde, 
il  s'approcha  sans  être  vu,  s'accouda  contre  la 
barrière  à  quelques  pas  de  la  gouyaie  et  du 
godelureau,  —  et  prêta  l'oreille  : 


CASSINOU   VA-T-EN    GUERRE    ^::^=^^=^::::^^::^::^^=:^    271 

Estelette  avait  le  verbe  haut  : 

—  Taisez-vous  donc,  farceur  :  c'est  à  d'autres 
qu'il  faut  aller  raconter  ces  choses  !...  Voyons, 
parlons  comme  des  amis  qu'on  est  nous  deux... 
Marylis? 

—  Eh  !  Eh...  fît  le  jeune  fat. 

Il  baissa  la  voix,  mais  Fantique  avait  l'oreille 
assez  fine  pour  comprendre  que,  devant  Este- 
lette, Bambourle  s'exprimait  sur  le  compte  de 
la  couturière  avec  autant  de  désespérante  satis- 
faction et  d'insolente  confiance  qu'il  l'avait 
fait  devant  lui-même,  quelques  jours  plus  tôt. 

Estelette  était  soudain  devenue  grave  et 
fixait  son  interlocuteur  avec  des  yeux  où  bril- 
lait un  étrange  éclat  : 

—  Ecoutez-moi...  non  1  non  !...  je  parle  sérieu- 
sement ;  c'est  tout  à  fait  la  galante  qu'il  vous 
faudrait  fréquenter...  et  même  la  femme  qu'il 
vous  faudrait  prendre...  Vous,*  vous  êtes  un  peu 
çoquinas,  elle  est  sérieuse...  Ça  ira  très  bien  de 
la  sorte...  Hé  !  Qu'est-ce  que  vous  en  pensez? 

—  Évidemment...  évidemment,  lança  d'un 
air  souriant  et  rêveur  le  beau  Bambourle.  Seule- 
ment, voilà,  je  crains  par  moments  qu'elle  n'ait 
le  cœur  pris  ailleurs... et  que  si  un  autre  revenait... 

La  petite  Estelette  reprit  avec  une  véhémence 
passionnée  : 


272    ^^^^=^===   CASSINOU   VA-T-EN   GUERRE 

• —  Vous  a-t-elle  ou  non  laissé  prendre  un 
baiser?  Oui?...  Alors,  que  craignez-vous?... 
UAulrel  S'il  revient,  —  regardez-moi  bien  dans 
les  yeux!  —  il  ne  sera  pas  pour  elle...  Ah  ça, 
vous  ne  savez  pas,  à  votre  âge,  vous  défendre  en 
amour?  Moi,  qui  suis  plus  je\me,  je  m'y  en- 
tends!... Même,  si  elle  l'aimait  encore,  lui  ne 
l'aimerait  plus...  J'ai  fait  ce  qu'il  fallait  pour 
ça...  Je  ne  puis  vous  en  dire  davantage,  mais 
nous  sommes  pour  nous  entendre  :  allez-y  dur  et 
ferme.  Votre  bonheur  sera  le  mien...  Et,  de  votre 
côté,  vous  avez  beau  être  tranquille  ici,  on  ne 
sait  pas  ce  qui  peut  arriver...  Avez-vous  vu 
qu'on  parle  d'une  revision  des  sursis? 

— :  Oui,  j'ai  vu,  murmura  sans  enthousiasme 
le  jeune  industriel. 

—  Eh  bien,  demandez  au  plus  tôt  la  main  de 
Marylis  ;  ce  sera  toujours  du  bonheur  de  pris... 
Allez  la  voir...  dès  demain...  Vous  me  raconterez, 
n'est-ce  pas?...  Ah  !  je  vous  donne  là  un  conseil 
qui  vaut  mieux  pour  vous  que  tout  ce  que  vous 
avez  pu  espérer, , espèce  de  sacripant,  en  rôdant 
tous  ces  temps-ci  autour  de  mes  jupes...  Atten- 
tion !  Hue  !...  Dia  !...  Tirez-vous  de  devant, 
la  carne  est  mauvaise... 

Le  trahi  arrivait,  Fantique  s'éclipsa,  son- 
geur. 


CASSINOU   VA-T-EN   GUERRE  ^z=z==:==    273 

Ce  ne  fut  pas  trop  de  l'arrivée  de  deux 
copains, débarquant  directement  delà-bas,  pour 
le  distraire  des  idées  qu'il  remuait  dans  sa 
caboche  :  Lahontââ,  un  gros  réjoui,  et  Blougnas, 
une  sorte  d'échalas  mélancolique  ;  différents 
comme  ils  l'étaient,  ils  n'avaient  pas  manqué 
de  devenir  inséparables  et  s'étaient  débrouillés 
pour  prendre  ensemble  leur  permission. 

—  Alors,  quoi  de  neuf  ?  demanda  Fantique  dès 
qu'on  se  fut  attablé  à  l'auberge  la  plus  proche. 

—  La  barbe  !  protesta  Lahontââ...  J'arrive 
pas  ici  pour  penser  au  pastis...  Tant  que  je 
suis  ici,  je  m'en  fous...  Hé,  la  môme,  amène 
les  verres... 

—  Les  copains?  insista  Fantique... 

—  Y  en  a  trop  de  cassés...  Je  dirai  rien... 
J'm'occupe  de  rien...  Les  gens  qui  auraient 
l'intention  de  me  courir  pour  des  tuyaux,  je 
Ips  em...  Je  suis  ici  pour  rigoler. 

—  T'as  peut-être  pas  tort,  fit  Fantique,  avec 
un  peu  d'égoïsme  et  de  mélancolie. 

Mais  Blougnas,  un  peu  plus  tard,  déclara 
d'une  voix  sinistre  : 

—  Ça  a  bardé...  S'il  fallait  parler  de  ça,  y 
aurait  qu'à  pisser  de  l'œil  tout  le  temps  de  la 
perme.  Ainsi,  tiens...  Trignan...  tu  te  rappelles  : 
le  vicaire,  qu'on  l'appelait? 

18 


274 CASSINOU   VA-T-EN   GUERRE 

—  Bien  sûr;  il  m'a  écrit  il  n'y  a  pas  encore 
quinze  jours. 

—  Il  t'écrira  plus. 

—  Hein? 

Lahontââ  approuva  du  chef,  tout  en  allu- 
mant sa  pipe,  tandis  que  Blougnas  esquissait  le 
geste  tragique  du  faucheur. 

—  Et  c'est  sûr? 

—  Nous  l'avons  vu. 

—  Ah  i  misère  !...  Et  un  tel?...  Et  un  tel?... 
Les    réponses    se    succédaient,    implacables, 

péremptoires  :  Lahontââ  se  réservait  les  bien 
portants  et  les  prisonniers,  Blougnas  les  blessés 
et  les  morts. 

— •  Et...  Cassinou?  demanda  brusquement 
Fantique. 

Cette  fois,  les  deux  poilus  répondirent  ensemble  : 

—  Mort. 

Ils  émirent  quelques  réflexions,  prononcèrent 
de  naïves  louanges  : 

—  Pauvre  bougre  !...  Un  bon  celui-là  ! 

—  Il  est.  tombé  des  premiers...  lors  de  la 
contre-attaque  du  vingt... 

—  La  même  marmite  que  Trignan...  J'étais 
là.  Cochonnerie  ! 

—  Oh,  et  puis,  flûte  !  conclut  Lahontââ... 
C'est  la  guerre. 


CASSINOU  VA-T-EN   GUERRE  =^====    275 

Fantique  se  taisait,  presque  tragiquement, 
n'osant  pas  mendier  un  détail  de  plus,  de  peur 
que  sa  voix  ne  s'étranglât  dans  sa  gorge. 

La  nuit  tombait  tout  doucement,  bleue,  rose  et 
presque  nacrée  ;  les  pins  se  balançaient  à  peine, 
dans  une  brise  si  molle  qu'elle  semblait  n'être 
là  que  pour  rappeler  aux  hommes  de  la  guerre 
le  parfum  précieux  de  la  vie  sur  le  sol  natal. 
Un  char  de  muletier,  pareil  à  ceux  que  Cassinou 
conduisait  jadis,  roulait  pesamment,  là-bas,  sur 
la  belle  route  ombragée,  droite  et  plate. 

On  apporta  la  troisième  tournée,  qui  fut  bue 
en  silence.  Après  quoi,  Lahontââ  et  Blougnas 
se  levèrent. 

—  Ah  !  choléra  de  malheur  !  gémit  ce  der- 
nier... 

—  Faut   pas   s'en   faire  !   claironna   l'autre... 

—  A  bientôt,  les  amis. 

—  A  bientôt. 

Il  tardait  à  Fantique  qu'ils  eussent  disparu. 
Il  avait  eu  grand'peur  que  la  servante  n'appor- 
tât la  lampe. 

Il  respira  plus  librement  quand  il  put  pro- 
mener en  toute  tranquillité  les  revers  de  ses 
manches  sur  ses  yeux. 


XXIV 

Que  se  passa-t-il  donc,  cette  nuit-là,  dans 
Coulombre?  La  bourgade  s'était  endormie  dès  le 
réveil  des  étoiles,  en  personne  qui  se  respecte,  qui 
sait  ce  qu'elle  doit  à  la  dureté  et  à  la  tristesse 
des  temps...  Or,  voici  qu'un  événement  mysté- 
rieux et  insolite  la  tirait  violemment  du  repos, 
tout  juste  sur  la  fin  du  «  premier  sommeil  ))... 

La  vérité  sur  l'affaire  ne  fut  connue  que  bien 
plus  tard,  —  en  admettant  qu'elle  l'ait  jamais  été 
précisément  par  des  gens  autres  que  les  intéres- 
sés immédiats.  Parmi  les  vieux,  les  femmes  et  les 
mioches  que  le  tapage  avait  désengourdis  plus  ou 
moins,  certains  prétendirent  avoir  entendu  crier 
au  feu,  d'autres  à  l'assassin...  Une  voix  féminine 
alternait  avec  une  voix  d'homme  et  le  ton  de 
l'entretien  ne  semblait  pas  être  des  plus  courtois, 
d'après  les  quelques  mots  que  les  plus  curieux 
distinguèrent  parmi  ce  bacchanal  véhément. 
^  Puis,  après  des  phrases  prononcées  à  voix 
plus    basse,    —    les    belligérants,    sans    doute^ 


CASSINOU    VA-T-EN   GUERRE  277 

s'étaient  décidés  à  parlementer,  —  une  porte 
s'ouvrit,  découpant  un  carré  lumineux  dans  un 
pan  de  mur  teint  en  violet  par  la  nuit  et  le  clair 
de  lune.  Le  maire,  qui  s'était  éveillé  et  même 
levé,  conscient  de  ses  devoirs  de  soutien  de 
l'ordre,  dit  alors  à  son  épouse  après  avoir  pris 
connaissance  des  faits  : 

— •  C'est  bien  ce  que  je  pensais.  Ce  tumulte 
scandaleux  se  produit  en  face,  comme  du  temps 
du  mari  de  Julie...  Oh  1  Oh  !...  c'est  Marylis  qui 
reçoit  un  galant...  Le  fils  Bambourle,  sans  doute. 
Qui  aurait  cru  ça  de  cette  petite?  Elle  passait 
pour  un  ange  de  vertu... 

La  belle  mairesse  était  devenue  quelque  chose 
d'approchant  depuis  que  son  flirt  préféré,  le 
brigadier  de  gendarmerie  Hourtilhacq,  dit  Sher- 
lock Holmes,  était  allé  exercer  ses  fonctions 
dans  la  zone  des  armées. 

—  Je  ne  sais  pas  où  nous  allons  !  soupira-t-elle. 

—  Tout  cela  est  épouvantable,  surenchérit 
M.  le  maire. 

Et  il  se  recoucha  en  hâte,  car  les  nuits  de  prin- 
temps sont  mauvaises  pour  les  arthritiques  et 
les  bronchiteux. 

...  Maintenant,  dans  le  «  salon  »  de  la  maison 
de  Julie,  ayant  expédié  celle-ci  auprès  des  gosses, 


278     z=^====  CASSINOU  VA-T-EN   GUERRE 

Fantique  allait  et  venait,  tour  à  tour  pâle  ou 
rubicond,  grondant,  frappant  du  pied.  Marylis, 
qui  s 'était  revêtue  en  hâte  d'un  peignoir,  relevait, 
en  tâchant  de  les  ordonner  tant  bien  que  mal, 
ses  beaux  cheveux  embroussaillés  sur  ses 
tempes  claires.  Elle  était  à  moitié  ennuyée,  à 
moitié  furieuse,  ayant  eu  très  peur  d'abord  et 
ne  comprenant  pas  encore  grand'chose  à  ce 
que  Fantique  lui  racontait. 

—  Non,  non...  pas  la  peine  de  me  mirer 
comme  ça,  fille  du  diable...  continuait-il.  Je  ne 
suis  pas  saoul,  et  tu  comprends  aussi  bien  que 
moi  de  quoi  il  retourne...  Tu  t'en  doutes,  du 
moins  :  les  chiennes  (et  tu  ne  vaux  pas  mieux 
qu'elles)  ne  flairent-elles  pas  les  malheurs? 

Ceci,  c'était  une  des  phrases  qu'il  avait  pré- 
parées d'avance.  Mais  Marylis  avait  bondi  sous 
l'insulte,  d'un  élan  à  vous  terroriser  un  poilu  : 

—  Qu'est-ce  que  tu  as  dit?  Répète  voir? 

—  J'ai  dit...  j'ai  dit,  reprit  Fantique  sur  un 
ton  moins  haut,  et  en  improvisant  désormais... 
est-ce  que  je  sais  ce  que  j'ai  pu  dire?...  Mais 
ce  qu'il  convient  que  je  t'annonce,  ne  serait-ce 
que  pour  que  tu  puisses  l'annoncer  sans  tarder 
au  Bambourle...  c'est...  c'est  que  notre  Cassi- 
nou  est  mort  et  que  tu  peux  t'en  vanter  aussi 
fort  que  si  tu  l'avais  tué  de  ta  main...  Oui,  bien 


CASSINOU  VA-T-EN  GUERRE  z=^====    279 

d'autres  y  sont  passés,  le  même  jour  que  lui  ; 
mais,  pour  eux,  ce  fut  hasard  et  malechance, 
tandis  que,  lui,  c'est  lui  qui  a  voulu  mourir, 
qui  ne  voulait  plus  que  cela  depuis  des  semaines 
et  des  semaines...  par  faute  de  toi,  tu  entends?... 
par  faute  de  toi  ! 

—  Fantique... 

—  Tu  l'as  tué,  je  te  dis  que  tu  l'as  tué  !... 
Pardi,  je  me  mets  à  sa  place  :  joli  lot  du  ciel 
qui  lui  est  échu!...  Il  continuait  à  recevoir  tes 
cartes  postales,  tes  protestations  d'amitié...  tes 
cadeaux,  tes  colis...  Sa  mère  —  oh  !  pauvre 
Daiinel  ...  —  lui  faisait  en  même  temps  savoir 
par  l'instituteur  de  Loureheyre  qu'il  restait  à  la 
meilleure  place  de  ton  cœur...  Ah  !  ah  !...  ]\Iais 
d'autres  lettres  se  sont  mises  à  arriver...  l'une 
suivant  l'autre,  qui  n'étaient  ni  de  l'instituteur 
ni  de  toi,  et  qui  Tavertissaient  que  tu  étais  la 
fiancée  du  Bambourle,  ou  pire  encore  que  sa 
fiancée,  peut-être... 

—  Tais-toi... 

—  Moi,  me  taire?  continuait  implacablement 
Fantique...  Oui,  on  lui  racontait  tout,  à  notre 
Cassinou...  Parle  un  peu,  pour  voir,  si  tu  oses...  — 
Hep  !  après  m'avoir  entendu,  tout  de  même  !...  — 
Dis  donc,  ton  sale  amoureux,  ton  embusqué... 
ne   rôdait-il   pas    perpétuellement   sous   tes   fe- 


280    z=::==r=:=i:  CASSINOU   VA-T-EN   GUERRE 

nêtres?  Ne  t'attendait-il  pas  à  tous  les  coins  de 
routes?  Ne  t'a-t-il  pas  embrassée  au  moins  une 
fois?...  Allons,  avoue,  s'il  te  reste  un  sou  de 
propreté  dans  le  cœur...  avoue  les  rencontres  et 
le  reste  ! 

Alors  Mary  lis  bondit  de  nouveau,  les  poings 
en  avant,  farouche,  guerrière,  elle  qui  avait  failli 
quelques  instants  auparavant  s'évanouir  ou 
fondre  en  larmes  : 

—  Assez  !  Assez...  ou  je  te  tape,  innocent  ! 
Et  laisse-moi  parler,  à  la  fin  des  fins  !  Le  Bam- 
bourle?  Sa  figure  me  déplaisait...  tiens  !  à  l'égal 
de  ta  voix,  depuis  que  tu  me  parles  comme  tu 
fais  depuis  trois  quarts  d'heure...  Il  me  dégoû- 
tait, je  te  dis...  Je  le  tuerais,  si  je  le  voyais  en  ce 
moment  ;  et  le  mauvais  monde  en  a  menti,  ça 
je  le  jure  !...  D'ailleurs,  il  le  sait,  lui,  Gassinou...  Il 
m'avait  écrit  une  lettre  de  sottises  ;  mais  je  lui  ai 
répondu  ce  qu'il  fallait  répondre...  J'ai  même 
ajouté  que  je  serais  sa  femme  dès  son  retour... 
Mais  pouvais-je,  moi,  empêcher  l'autre  de  venir 
rôder  sous  mes  fenêtres  et  de  me  guetter  aux  coins 
des  routes...  Ah  !  je  le  recevais  bien,  crois-moi  !... 
Quant  à  son  baiser...  à  propos,  s'est-il  également 
vanté  que  sa  cicatrice  (oui,  il  en  tient  une  en  ce 
moment-ci,  au  coin  d'un  œil  !)  lui  est  mon  remer- 
ciement de  ce  baiser-là?  Et,  maintenant,  à  ton 


CASSINOU   VA-T-EN   GUERRE  z=zz=z=    281 

tour  de  nouveau  :  j'ai  tué  Cassinou,  dis-tu?... 
Qu'est-ce  que  cela  signifie?...  Parle  !  Mais  parle 
donc... 

Ceci  devenait  de  plus  en  plus  malaisé  pour 
Fantique,  depuis  quelques  minutes.  Il  parvint  à 
dire,  mais  d'un  ton  qui  ne  ressemblait  plus  du 
tout  à  celui  qu'il  avait  employé  précédemment 
avec  Mary  lis  : 

—  Gela  signifie  qu'il  s'est  cru  trahi  par  toi. 
Alors,  tu  comprends,  il  y  allait  dur,  il  exigeait 
toutes  les  missions  dangereuses...  Je  l'ai  vu  au 
travail,  moi  !  Quand  une  balle  sifflait  au-dessus 
de  sa  tête,  on  aurait  cru,  nous  autres,  en  enten- 
dant la  balle,  que  c'était  lui  qui  la  sifflait,  comme 
il  aurait  fait  pour  ordonner  à  un  chien  de  venir 
à  lui.  Et  puis,  le  jour  du  grand  coup...  ah  !  je 
vois  ça  d'ici  :  il  sera  parti  comme  un  enragé, 
quarante  mètres  en  avant  des  autres...  et  puis... 
et  puis...  Enfin,  voilà. 

Fantique  pleurait.  Marylis  se  laissa  tomber 
sur  une  chaise  en  balbutiant  : 

—  C'est  donc  pour  cela  qu'on  n'avait  plus  de 
ses  nouvelles  depuis  près  d'un  mois...  Certes,  il 
n'était  guère  écrivain...  mais...  mon  Dieu  !  lui... 
mort... 

Et,  se  redressant  soudain  : 

—  Est-ce  bien  sûr? 


282     ====  CASSINOU  VA-T-EN  GUERRE 

—  Pauvres  de  nous  !  Lahontââ  et  Blougnas 
étaient  près  de  lui...  La  même  marmite  a  tué 
Trignan...  Ils  l'ont  vu  !...  Ah  !  les  bandits  ! 

—  Qui,  bandits?  Les  Boches?... 

—  Non.  Ceux  qui  lui  racontaient  ces  men- 
songes à  propos  de  toi...  Ils  sont  plus  Boches 
que  des  Boches  !...  Si  je  soupçonnais  quelqu'un... 

Il  eut  un  geste  d'étrangleur,  puis,  comme  il 
soupçonnait  effectivement  quelqu'un,  il  se  calma  ; 
car  on  ne  bat  ni  on  n'étrangle  une  gamine  jalouse 
même  de  loin,  même  en  paroles.  Il  pensa  aussi, 
sans  doute,  qu'il  pourrait  y  avoir  sous  peu  cer- 
tain personnage  qui  paierait  pour  deux  les  pots 
cassés. 

—  En  tout  cas,  je  te  crois,  ma  pauvre  petite, 
continua-t-il,  et  je  te  demande  bien  excuse. 

—  Oh  !  j'étais  tranquille  là-dessus.  La  vérité, 
ça  se  reconnaît  tout  de  suite,  comme  on  reconnaît 
une  maison  où  l'on  se  soigne  bien  rien  qu'à 
l'odeur  du  fricot... 

—  Pardon.  Et  embrasse-moi...  Et  viens 
demain  dîner  à  Hont-Hàbi  !...  Si  !  Si...  nous 
parlerons  de  lui,  si  brave,  si  bon...  et  qui  t'aimait, 
ô  Marylis  ! 

Marylis,  à  présent,  pleurait  doucement,  elle 
aussi.  Elle  dit  tout  de  même  : 

—  Et  sa  mère  ? 


^i**^*»»»,. 


—  Pardon.  VA  cnilirasso  nini 


CASSINOU  VA-T-EN  GUERRE  =====    285 

Fantique  sursauta.  Il  n'avait  point  pensé  à 
Daiine  Cassin.  Il  fut  tout  soudain  plus  désem- 
paré, plus  découragé,  plus  terrifié  même  qu'il  ne 
s'était  senti  ce  jour-là  à  la  pensée  du  destin  de 
Cassinou.  Ah  !  il  était  loin,  le  Fantique  toni- 
truant et  vengeur  qui,  une  demi-heure  plus  tôt, 
avait  bouleversé  la  paix  nocturne  de  Coulombre  ! 

Il  fondit  en  pleurs  de  nouveau  et  bégaya, 
d'une  toute  petite  voix,  d'une  voix  d'enfant 
martyr  : 

—  Non  !  pas  ça...  c'est  trop...  Je  ne  m'en 
charge  pas. 

Marylis  se  raidit,  essuya  ses  yeux  et,  indul- 
gemment  : 

—  Tu  as  raison;  tu  en  as  assez  fait. 

—  Comment  t'y  prendras-lu?...  Malheureuse 
vieille!... 

La  jeune  fille  réfléchit  quelques  secondes  ;  son 
fin  et  pur  visage  s'aiguisait,  sa  bouche  s'amin- 
cissait, ses  yeux  étincelaient  sous  ses  lourds  che- 
veux sombres  ;  on  sentait  s'accomplir  en  elle 
un  prodige  de  décision  et  de  volonté,  se  réaliser 
le  vœu  très  haut  d'être,  dès  le  lendemain  s'il 
le  fallait,  la  plus  forte  auprès  d'une  pauvre 
mère  proche  de  la  tombe  et  que  rien  ne  ratta- 
cherait plus  à  la  vie,  sinon  la  sollicitude  de  celle 
que  son  fils  avait  aimée; 


286    =====  CASSINOU   VA-T-EN   GUERRE 

—  J'irai  la  voir  très  souvent,  dit  Marylis... 
Loureheyre  est  loin  dans  les  terres,  Daiïne 
Gassin  est  casanière,  les  bavards  n'arriveront 
pas  tout  de  suite...  D'ici  là,  elle  aura  compris 
peu  à  peu,  à  mesure  qu'elle  s'apercevra  que  je 
ne  porte  plus  que  du  noir. 


XXV 

Le  lundi  suivant,  le  Piocq  arrêta  son  bros 
devant  le  café  de  la  Marine  et  s'avança,  très 
digne  et  très  saoul,  en  quête  d'une  tablée  d'amis. 
Il  n'eut  pas  à  chercher  longtemps  ;  dans  le  bon 
coin,  celui  où  le  vent  s'adoucit  quand  il  fait  frais 
et  où  le  soleil  n'est  que  tiède  quand  ailleurs  il 
brûle,  il  y  avait  les  deux  grands  blessés  de 
Hont-Hàbi,  Barrucas  dit  Barrabas  et  Espedeilhe 
dit  Capmartet,  et  Fantiquè,  et  Lahontââ,  et 
Blougnas,  et  d'autres  encore.  On  fit  place  au 
Piocq  avec  empressement.  Le  vieux  semblait  à 
la  rigolade.  Et  puis  on  connaît  le  respect  dû  aux 
vieillards. 

—  Ici,  l'ancêtre  !...  On  va  trinquer  dur,  plus 
fort  que  là-bas  et  plus  agréablement... 

—  Moi  qui  vous  parle  je  sais  ce  que  c'est,  fît 
le  vieux...  Quand  je  suis  revenu  du  Tonkin... 
Parce  qu'il  faut  vous  dire  que  j'étais  au  Tonkin, 
et  que  cette  chamelle  de  campagne  du  Tonkin... 

—  Pépé,  interrompit  courtoisement  Lahontââ, 


288     =====  CASSINOU   VA-T-EN   GUERRE 

si  tu  parles  ici  de  guerre,  ou  de  quelque  chose 
qui  nous  fasse  croire  qu'il  y  a  la  guerre,  ça  ne  te 
coûtera  que  trois  tournées. 

—  Va  bien...  va  bien,  riposta  le  vieux  en  se 
dandinant...  Je  vais  parler  d'autre  chose... 
Et  ça  ne  m'empêchera  pas  de  payer  les  trois 
tournées.  Hôôô-hep  !  Du  bouché,  et  du  bon, 
pour  tout  le  monde... 

Il  faut  dire  que  le  Piocq,à  ses  rentes  de  retraité 
de  la  marine,  ajoutait  à  présent  les  bénéfices  de 
divers  métiers  plus  avouables  (du  moins  vis- 
à-vis  des  gendarmes)  et  non  moins  avouables 
(même  auxyeuxdes  honnêtes  gens)  que  ceux  qu'il 
avait  exercés  quelques  mois  auparavant.  Il  ne 
braconnait  qu'à  ses  moments  tout  à  fait  perdus, 
et  les  poulaillers  d'autrui,  même  celui  du  maire 
de  Coulombre,  ne  l'intéressaient  plus  guère. 
Il  «  faisait  »  le  jardinier,  le  maçon,  et  même  le 
muletier  selon  les  jours  et  les  occasions. 

—  Ya  pas  besoin  dete  demanderd'oùtu  viens, 
dit  Barrucas  qui  était  déjà  au  courant  de  ses 
nouvelles  habitudes.  Tu  es  parti  vendredi  pour 
le  chef-lieu...  Samedi  soir,  le  turbin  était  fini... 
Le  lendemain,  c'était  dimanche... 

—  Aujourd'hui,  c'est  lundi,  en  conséquence, 
ajouta  le  Piocq  après   un  instant  de  réflexion. 

—  Comme  de    juste.  Et  celui  qui  t'a  donné 


i 


CASSINOU   VA-T-EN   GUERRE  ====^=    289 

pour  trois  sous  la  cuite  que  tu  te  tiens  ne  t'a  pas 
volé,  entre  nous? 

—  Pour  ça,  j'ai  bien  rigolé,  dit  le  Piocq  avec 
modestie.  Ce  n'est  pas  tous  les  jours  frairie. 

Il  ajouta,  coupant  court  aux  rires  que  susci- 
tait cet  aveu  : 

—  Et  puis,  n'est-ce  pas,  j'étais  tombé  sur 
Gassinou...  Un  copain  comme  ça  !...  Il  ne  m'a 
pas  quitté...  Ah  !  vous  pensez,  vous  pensez  î... 
Qu'est-ce  qu'il  y  a?...  Qu'est-ce  que  vous  avez 
à  me  regarder  ainsi?  Est-ce  qu'un  oiseau  vient 
de  me  crotter  sur  le  nez?...  Ils  sont  saouls,  Dieu 
du  Diable  !...  Hep  1  Hôôô  !  une  autre  tournée, 
mignonne,  ne  serait-ce  que  pour  les  achever,  ces 
pecqs-là...  Et  toi,  hé  !  Fantique...  où  vas-tu? 
C'est  le  plus  saoul  de  tous  !...  Fantique...  on  a 
le   temps...   Fantique?..» 

—  Je  reviens,  fit  celui-ci. 

Mais  Fantique,  en  dépit  de  sa  promesse,  ne 
revint  pas  au  Café  de  la  Marine,  ce  soir-là  du 
moins. 


r.) 


XXVI 

Dans  rhôpilal  28  /er,  le  numéro  2  de  la 
salle  4  s'éveilla  tard  et,  d'une  voix  assez  éraillée 
et  pâteuse,  réclama  son  jus.  Un  infirmier  s'ap- 
procha, la  bouche  en  cul  de  poule  et  un  doigt 
posé  sur  la  bouche,  comme  par  pudeur  : 

—  Chiiit  !  Le  patron  est  là.  Fais  pas  de 
foin  ! 

—  Mon  jus.  Dieu  vivant  !  La  gorge  me  racle, 
hé  1  le  Parigot... 

—  Chiiit  !  je  te  dis...  Le  v'ià,  ton  jus  ;  je  te 
l'ai  gardé,  phénomène  !  A  part  ça,  merci. 

—  De  quoi? 

—  Des  noms  d'oiseaux  que  tu  m'as  servis 
tout  à  l'heure,  quand  c'est  que  je  te  l'ai  apporté 
une  première  fois,  ton  jus.  Non,  ce  que  tu  étais 
à  la  crotte  !...  Ça  te  réussit  pas  de  rentrer  les 
voiles  au  vent  ! 

—  Ça  se  voyait?  demanda  le  blessé,  inquiet. 

—  Non,  tu  parles  !  T'as  tout  chambardé  ici; 
t'as  engueulé  l'homme  de  garde...  Et  pis  la  sœur 


CASSINOU  VA-T-EN  GUERRE  ===    291 

Choléra  a  fait  son  rapport...  Et  pis  roffîçmar 
qui  a  dit  ce  matin,  en  parlant  de  toi  :  «  Il  com- 
mence à  me  courir,  çui-là...  »  Sans  blague  ! 
C'est  le  secrétaire-cabot  qui  m'a  chargé  de  te 
dire  de  te  garder  à  carreau  et  à  pique...  Sûr  que 
l'offiçmar  t'a  dans  le  nez,  et  qu'il  t'a  déjà 
donné  au  toubib...  Chiiit,  le  v'ià,  le  toubib!  Je 
me  barre. 

Le  toubib  s'avança,  souriant.  Un  petit 
homme  encore  jeune,  à  l'air  rigolard,  à  la 
moustache  de  chat,  aux  yeux  pleins  de 
malice.  Un  bon  type,  mais  d'humeur  assez  capri- 
cieuse. Il  y  avait  à  se  garer  quand  il  était  à  la 
crotte,  affirmait  le  Parigot... 

—  Alors,  demanda-t-il  au  n^  2  avec  quelque 
ironie,  mais  aussi  avec  indulgence,  ça  va  mieux? 

—  Et  un  peu  que  ça  va  mieux  ! 

—  Le  gosier  ou  la  patte? 

—  Les  deux. 

—  Montre  la  patte. 

Le  blessé  se  souleva,  déroula  lui-même  son 
pansement  et  exhiba,  non  sans  fierté,  une  jambe 
sectionnée  un  peu  au-dessous  du  genou. 

—  Hein?  C'est  épatant,  monsieur  le  major,  ce 
que  ça  se  recolle  ! 

— ■  De  la  bonne  viande,  fît  le  major  également 
fort  satisfait...  Dans  trois  mois,  peut-être  même 


292    ^==^=^  CASSINOU   VA-Ï-EN   GUERRE 

plus  tôt,  on  pouiTa  te  coller  l'artificielle...  Rien 
n'y  paraîtra. 

—  C'est-à-dire,  surenchérit  le  n^  2,  qu'avec 
l'artificielle,  ou  un  pilon  à  la  hauteur,  je  serai 
moins  infirme  qu'avant,  parce  que,  cette  jambe- 
là,  c'était  celle  que  j'avais  mauvaise... 

—  Sacré  Gassinou,  va  !  s'écria^  le  toubib  en 
envoyant  dans  l'épaule  de  son  blessé  une  ami- 
cale bourrade...  Ah  !  et  maintenant,  causons 
sérieusement.  En  ce  qui  concerne  ta  jambe, 
on  est  content  de  toi,  mais,  pour  le  reste... 

—  Je  sais,  je  vais  vous  dire...  Ce  n'est  pas 
de  ma  faute  :  j'avais  rencontré  le  Piocq,  un  vieil 
ami,  un  père  pour  ainsi  dire...  La  vérité,  c'est 
que  sœur  Choléra... 

—  Veux-tu  ne  pas  lui  donner  ce  surnom  oiïi- 
ciellement? 

—  Que  sœur  Choléra  m'a  dans  le  nez...  EL 
l'offiçmar  aussi... 

Le  rude  Cassinou  parlait  maintenant  comme 
on  pleurniche.  Les  malades  dressaient  l'oreille, 
très  intéressés.  Sœur  Choléra,  méfiante,  venait 
de  montrer  le  bout  pointu  de  son  nez  au  fond 
de  la  salle. 

• —  Allons,  j'arrangerai  ça...  Ferme,  par 
exemple  ! 

' —  Oh  !  merci,  m'sieu  le  major...  parce  que, 


CASSINOU   VA-T-EN   GUERRE  z====^:=^    293 

pour  parler  comme  vous,  si  sous  le  rapport  de 
la  jambe  je  suis  content,  j'ai  des  peines... -des 
peines  grandes,  à  côté  de  ça...  Le  cœur  fendu, 
comme  pour  dire  ;  et  ce  n'est  malheureusement 
pas  votre  boulot  de  le  raccommoder...  Eh  bien, 
je  le  jure...  (je  crache  dans  mon  crachoir!...) 
si  on  m'empêchait  de  sortir,  de  me  distraire 
un  tout  petit  peu,  j'aimerais  mieux  crever; 
je  vous  dis  bien  :  crever. 

—  Habille-toi  et  attends-moi  à  la  sortie  tout 
à  l'heure. 

—  Toi,  on  peut  dire  que  tu  sais  y  faire  avec 
les  huiles,  murmura  admirativement  le  Parigot 
quand  le  major  se  fut  éloigné. 


Un  peu  plus  tard,  rasé  de  frais,  pimponné, 
ses  béquilles  bien  astiquées,  le  béret  crânement 
posé  sur  l'oreille,  un  cigare  de  choix  aux  lèvres, 
superbe  et  provocant,  Cassinou  s'asseyait  dans 
le  vestibule  du  28  /er,  sous  l'œil  tout  ensemble 
soupçonneux  et   apitoyé  du   sergent-concierge. 

C'était  un  très  vieux  militaire,  à  la  moustache 
énorme,  aux  sourcils  broussailleux,  au  cœur  très 
doux,  perpétuellement  en  proie  à  une  lutte  ter- 
rible entre  ses  sentiments  et  le  devoir,  —  le 
devoir  qui,  dans  le  métier,  porte  le  nom  plus 
modeste  de  consigne. 


294    ^=======^  CASSmOU  VA-T-EN  GUERRE 

—  Tu  sais,  fit-il  timidement  en  s'avançant 
vers  Cassinou,  je  crois  que,  pour  aujourd'hui, 
c'est  midi. 

Cassinou  haussa  les  épaules  et  consulta  ironi- 
quement sa  montre  : 

■ —  Qu'est-ce  que  tu  me  chantes,  papa?  Onze 
heures  à  peine. 

• —  N'empêche  que  monsieur  l'ofïicier  vient 
de  m'envoyer  une  note  qui  te  concerne... 

—  Mets -la  de  côté,  en  cas  que  tu  aurais  la 
colique. 

Cassinou,  content  de  sa  réplique,  continua  de 
fumer,  sereinement,  les  yeux  au  plafond.  Le 
sergent  revint  à  la  rescousse  : 

—  A  propos,  si  tu  peux  sortir,  tant  mieux 
pour  toi  ;  parce  qu'il  y  a  deux  copains  qui  ont 
demandé  si  tu  étais  ici,  tout  à  l'heure...  Je 
n'étais  pas  là,  mais  ils  ont  laissé  leurs  noms  : 
Lahontââ  et  Blougnas;  des  pays  à  toi,  qu'ils  ont 
dit... 

Cassinou  s'était  levé,  tout  pâle  : 

—  Qu'est-ce  que  tu  chantes?  Non,  tu  sais... 
pas  de  ces  blagues...  On  ne  rigole  pas  avec  ces 
choses-là  ! 

—  Ah  !  çà,  à  la  fin... 

—  Tais-toi,  papa...  Je  ne  t'accuse  pas...  Mais  je 
voudrais  bien  les  tenir  au  bout  de  mes  béquilles 


CASSINOU  VA-T-EN  GUERRE  ===:^=r    295 

ceux  qui  ont  volé  les  noms  de  deux  morts... 
Car  Lahontââ  et  Blougnas  sont  morts...  Oui,  de 
la  même  marmite  qui  m'a  enlevé  la   guibole  ! 

—  Tu  les  as  vus  tomber? 

—  C'est-à-dire  qu'il  n'en  restait  plus  rien... 
Enterrés...  ou   pulvérisés...  Ainsi  ! 

Il  écumait  encore  d'indignation  et  de  fureur 
quand  le  petit  major  aux  moustaches  de  chat, 
l'ayant  tiré  par  la  manche,  lui  fît  passer  la 
porte,  devant  le  vieux  sergent  à  la  fois  content 
et  vexé.  Mais,  avant  de  prendre  congé  de  son 
libérateur,  Cassinou  tint  à  lui  raconter,  avec 
autant  de  gestes  que  ses  béquilles  lui  en  permet- 
taient, la  sinistre  plaisanterie  qu'on  lui  avait 
jouée  le  matin  même.  Il  n'eut  pas  le  temps 
d'aller  jusqu'au  bout  de  l'histoire...  Il  s'arrêta 
soudain,  les  yeux  et  la  bouche  tout  ronds... 

Ne  venait-il  pas  de  reconnaître,  sur  l'autre 
trottoir,  Blougnas  et  Lahontââ  qui  faisaient  pla- 
cidement les  cent  pas,  en  l'attendant,  et  qui, 
l'ayant  aperçu,  nullement  intimidés  par  la  pré- 
sence d'un  chef,  se  précipitaient  vers  lui,  en 
criant  de  joie? 

—  Eh  bé  !  que  voulez-vous?...  fit  simplement 
Cassinou  radieux,  ça  n'était  pas  une  farce... 
Merci,  monsieur  le  major,  vous  me  portez 
chance...  Et  bien  le  bonjour  chez  vous. 


XXVII 

L'après-midi  semblait  s'éterniser  sur  le  beau 
fleuve  au  bord  duquel  les  trois  amis  avaient 
déjeuné,  dans  une  guinguette,  un  peu  hors  ville. 
Ils  avaient  depuis  longtemps  oublié  qu'ils  se 
croyaient  réciproquement  morts  quelques  heures 
plus  tôt.  Alors,  d'où  leur  venait  cette  soudaine 
mélancolie  qui  avait  rendu  Cassinou  muet  et 
fait  s'entretenir  les  deux  autres  de  la  nécessité 
de  ne  pas  manquer  leur  train? 

—  Ah  !  ça  a  été  tout  de  même  un  fier 
jour,  dit  enfin  Lahontââ...  C'est  fameux  de  se 
retrouver  comme  ça,  pas  vrai,  les  frères? 

—  Oui,  dit  à  son  tour  Blougnas...  Dommage 
qu'il  y  ait  la  guerre  et  que  les  permes  se  tirent  ! 

—  Et  qu'il  y  ait  des  salauds  et  des  vaches 
dans  le  monde,  fit  énigmatiquement  Cassinou... 

Il  venait  de  regarder  l'heure,  et  il  pensait  à 
son  officier  d'administration,  qui  l'avait  dans 
le  nez...  Quelle  guigne  pour  lui,  tout  de  même, 
d'avoir  retrouvé  comme  gestionnaire,  au  28  ier, 


Ahl  le  mauvais  «  pays  »,  le  faux  frère  !. 


CASSINOU   VA-T-EN  GUERRE  r===    299 

Tex-adjudant  Bondon,  oui,  celui  même  qui 
n'avait  rien  négligé,  au  dépôt  de  Combelux, 
pour  lui  attirer  des  tuiles  et  des  tuiles  !...  Sou- 
dain, le  visage  de  Cassinou  se  rasséréna  :  il  avait 
eu  déjà,  quelques  mois  auparavant,  une  guigne 
analogue,  et,  ma  foi,  il  s'était  vengé  assez  hono- 
rablement de  cet  autre  ennemi... 

—  A  propos  de  salauds,  que  devient  Hour- 
tilhacq?  demanda-t-il... 

■ —  Il  semble  qu'il  serait  assez  disposé  à  se 
calmer,  dit  Lahontââ...  La  dernière  fois  que  nous 
sommes  allés  au  repos,  il  n'a  plus  fouiné  du  côté 
des  bistrots,  même  après  huit  heures. 

—  Ah  !  le  mauvais  «  pays  »  !  Le  faux  frère  !... 
gémit  Blougnas  l'élégiaque... 

Cassinou  sourit,  les  regards  perdus  dans  le 
vague,  comme  si  quelque  heureux  souvenir 
l'eût  caressé  en  cet  instant...  A  vrai  dire,  il  se 
revoyait,  par  de  sinistres  et  noires  nuits  de 
l'hiver  précédent,  guettant  au  coin  d'une  route, 
près  du  front,  l'arrivée  de  certain  brigadier  de 
«  cognes  »  qui  le  persécutait  spécialement,  en 
souvenir,  sans  doute,  de  l'unique  nuit  où  le  garde 
civique  Cassin  (Jean-Arthur)  eût  été  de  faction, 
sous  le  pont  du  chemin  de  fer,  près  de  Cou- 
lombre,  vous  savez?...  Et  la  même  mésaventure 
était   arrivée  au  brigadier,  cette  fois-là...   Une 


300    ===zz=  CASSINOU  VA-T-EN   GUERRE 

spécialité  du  surnommé  Sherlock  Holmes,  déci- 
dément !...  On  l'avait  retrouvé  quelques  heures 
plus  tard,  ligoté  et  enfoui  dans  un  sac  de  cou- 
chage, d'ailleurs  fort  confortable,  au  revers  d'un 
talus...  Le  brigadier  conçut  apparemment  quel- 
ques soupçons,  mais  comment  les  eût-il  trans- 
formés en  preuves?...  L'affaire  n'alla  pas  plus 
loin...  Il  est  des  cas  où  le  commissaire  n'aime  pas 
à  se  vanter  des  camouflets  que  lui  envoie  Guignol. 

—  Si  je  pouvais  trouver  quelque  chose  de 
pareil  pour  Bondon  !  pensait  Cassinou,  tandis 
qu'il  émettait  sur  le  gestionnaire  en  question 
divers  jugements  émaillés  d'épithètes  intrans- 
criptibles... 

Et  cette  idée  recommença  de  le  hanter,  plus 
tenace  et  plus  lancinante  encore,  après  qu'il 
eût  quitté  les    copains   aux  abords  de  la  gare. 

Quatre  heures  et  demie  du  soir  !  Pour  sûr 
que,  s'il  rentrait  après  la  soupe,  il  n'y  cou- 
perait pas  de  quelques  jours  de  tôle,  cette 
fois...  Or,  justement,  c'était  l'instant  du  jour 
où  la  liberté  semblait  à  Cassinou  plus  que 
jamais  précieuse,  délectable,  où  il  va  y  avoir 
quartier  libre  pour  les  troufïîons  bien  portants 
ou  guéris,  oi'i  une  atmosphère  de  flânerie 
douce  comme  une  trêve  règne  dans  les  petites 
villes  de  garnison...  Déjà,  les  terrasses  des  cafés 


CASSINOU   VA-T-EN   GUERRE  :==:=====     301 

se  peuplaient,  les  uniformes  se  multipliaient  le 
long  des  rues,  sur  les  places... 

—  Nom  de  Dieu  !  jura  Cassinou... 

Il  avait  lancé  cela  tête  basse,  mais  à  voix 

haute,  navré  et  furieux...  Or,  juste    à   ce  mo- 
ment, il  se  sentit  touché  à  l'épaule...  Et,  cette 

fois,  ce  fut  la  tête  haute,  mais  à  voix  basse, 

qu'il    répéta,    doucement,  presque    extatique- 
ment  : 

—  Xom  de  Dieu  ! 

Le  commandant  comte  Henri  de  Cabiracq 
était  devant  lui,  un  bras  en  écharpe. 

—  Eh  bien,  mon  vieux,  pour  une  surprise  ! 

—  Ça,  par  exemple,  mon  cap...  mon  com- 
mandant... 

Cassinou  venait  de  remarquer  un  galon 
de  plus  sur  le  képi  de  son  ancien  lieutenant 
et  la  croix  d'honneur  sur  sa  poitrine. 

Brusquement,  ils  s'embrassèrent...  Oui,  le 
chef  et  le  simple  soldat,  après  une  poignée  de 
main  très  longue,  oh  !  sans  hésitation,  simple- 
ment parce  qu'avant  cette  accolade  ils  avaient 
fait  durer  le  plaisir  de  se  regarder,  vivants  tous 
deux,  avec  des  yeux  qui  avaient  crânement  vu 
la  mort  de  près,  à  la  même  minute,  quelques 
semaines  plus  tôt. 

Ils  tentèrent  de  causer,  mais  ils  avaient  trop 


302    ■  CASSINOU   VA-T-EN  GUERRE 

de  choses,  leur  semblait-il,  à  se  dire  :  les  réponses 
n'auraient  pas  attendu  les  questions.  Le  com- 
mandant montra  un  bureau  de  tabac  tout 
voisin  : 

—  Attends,  je  vais  chercher  des  cigares... 
Ensuite,  on  prendra  quelque  chose  ensemble. 

L'heure  de  la  rentrée  à  l'hôpital?...  Penh  ! 
Cassinou  avait  oublié  cela...  Il  demeurait  sur 
le  trottoir,  ahuri  de  joie  et  d'orgueil.  Certes, 
il  savait  que,  sous  peu,  la  croix  de  guerre  et 
la  médaille  militaire  le  récompenseraient  de 
ce  qu'il  appelait  modestement  «  la  riche  idée 
qu'il  avait  eue  d'aller  là-bas  »...  Mais  jamais 
aucun  glorieux  symbole  n'aurait,  dans  le  fond 
de  son  cœur,  la  valeur  de  la  marque  d'estime 
qu'il  venait  de  recevoir,  là,  en  plein  jour, 
dans  la  rue,  devant  tout  le  monde,  —  v'ian! 
comme  ça... 

—  Hé  !  dites  donc? 

—  Voilà,  voilà... 

Mais  ce  ne  fut  pas  son  commandant  qu'il  vit 
en  se  retournant  sur  ses  béquilles...  Ce  fut 
M.  l'officier  gestionnaire  de  3^  classe  Bondon, 
tout  simplement ,  messieurs  et  dames  !... 
Et  ce  personnage,  en  dardant  sur  Cassinou, 
à  travers  ses  binocles,  des  regards  terribles, 
se  mit   aussitôt  à   haranguer  notre  ami  d'une 


CASSINOU   VA-T-EN   GUERRE  .    303 

manière  tour  à  tour  ironique  et  véhémente, 
avec  des  intonations  de  choix,  en  homme  qui 
se  souvient  d'avoir  été  avocat  dans  le  civil  : 

—  Ah  !  c'est  vous?...  Mes  compliments.  Je 
ne  m'occupe  pas  de  votre  présence  ici,  à  une 
heureoùvous  auriez  dû  regagnervotre  chambre... 
En  revanche,  s'il  vous  plaît,  auriez-vous  oublié 
que  vous  me  devez  le  salut  ?  Vous  avez  feint 
de  ne  pas  me  voir...  les  yeux  au  ciel,  comme 
un  rêveur...  un  poète...  Eh  bien,  je  vous  annonce, 
moi,  que  vous  aurez  de  mes  nouv.... 

Mais  M.  l'officier  n'acheva  pas  et  se  mit 
au  «  garde  à  vous  »,  très  raide.  Alors,  une  voix 
qui  ne  recherchait  pas  les  effets  oratoires,  elle, 
mais  qui  n'en  était  pas  moins  impressionnante, 
résonna  derrière  l'épaule  de  Cassinou  impassible: 

—  Pardon,  monsieur  l'officier...  Tiens  !  C'est 
vous,  n  onsieur  Bondon...  Trop  heureux,  trop 
heureux...  Et  mes  compliments  pour  votre  avan- 
cement !...  Mais  permettez-moi  de  solliciter  votre 
indulgence  pour  cet  homme  ;  nous  sommes  reve- 
nus, il  n'y  a  pas  très  longtemps,  ensemble,  d'un 
pays  où  l'on  ne  salue  guère  plus  que  les  morts... 

M.  l'officier  Bondon  s'inclina. 

—  Entendu,  n'est-ce  pas?...  ordonna  le 
commandant  comte  de  Cabiracq,  en  faisant 
faire  demi-tour  à  Cassinou,  en  hâte... 


304     ===:  CASSINOU  VA-T-EN  GUERRE 

Car  un  cercle  venait  de  se  former  autour 
d'eux...  Des  femmes  trépignantes  de  joie,  des 
soldats  sur  les  visages  desquels  s'était  mani- 
festée instantanément  la  jubilation  la  plus 
intense...  Comme  le  commandant  et  Cassinou 
s'engouffraient  dans  le  café  le  plus  proche,  il 
leur  sembla  vaguement  entendre  des  coups  de 
sifflet,  et  quelques  huées  retentir,  là-bas,  sur 
le  trottoir   qu'ils   venaient   de   quitter. 

—  Ah!  Dieu  vivant,  quelle  rencontre!... 
murmurait  Cassinou  après  s'être  laissé  tomber, 
éperdu,  sur  la  banquette...  Quelle  rencontre  ! 

Il  devait  pourtant  en  faire  une  autre,  d'un 
caractère  différent,  mais  non  moins  émouvante, 
ce  soir-là. 


XXVIÏI 

...Car  ce  fut  le  lendemain  même  que,  de 
sa  chambre,  Fantique  vit  sauter  de  bécane, 
devant  sa  porte,  Marylis  :  une  drôle  de  Marylis, 
par  exemple,  une  Marylis  échevelée,  habillée 
à  la  va-comme-je-te-pousse,  toute  rose,  et 
plus  jolie  que  jamais. 

En  moins  d'une  minute,  le  temps  de  pouvoir 
souffler  et  parler,  elle  était  déjà  passée  du  rire 
aux  larmes,  des  larmes  au  rire... 

—  Alors,  quoi?...  Il  vit?...  demandait  Fan- 
tique,  haletant... 

Depuis  Tavant-veille,  il  s'était  tenu  terré  chez 
lui,  hésitant  entre  divers  partis  à  prendre,  se 
reprochant  de  ne  pas  avoir  davantage  interrogé 
le  Piocq.  Aller  retrouver  celui-ci?  Se  rendre  au 
chef-lieu?...  Bah  !  pourquoi  se  donner  le  crève- 
cœur  d'espérer  encore  !...  Puisque  Lahontââ  et 
Blougnas  avaient  vu  le  pauvre  Cassinou  tom- 
ber?... Et  maintenant... 

—  Mais   oui,  il   vit,  mon   vieux  Ticou...    Il 

20 


306    ========  CASSINOU  VA-T-EN  GUERRE 

vit...  Tiens,  moi,  à  présent,  je  peux  bien  te  le 
dire  :  jamais  il  ne  m'a  semblé...  tout  à  fait  mort  !... 
Une  idée  comme  ça,  qui  ne  voulait  pas  me  quitter 
le  cœur,  et  qui  m'éclairait  malgré  tout  le  noir  de 
ma  peine...  Tout  de  même,  j'étais  allée  là-bas, 
pour  me  commander  du  deuil...  Et  qui  c*est-il 
que  je  te  vois,  assis  tranquillement  au  soleil, 
sur  le  boulevard?...  Lui  !...  Ah  !  j'ai  cru  que 
fen  tournais  folle,  folle  sans  plus,  d'abord... 
et  folle  de  joie  ensuite... 

—  Bon  Dieu  de  Dieu  !...  s'exclama  Fantique 
en  se  frottant  le  front  comme  quelqu'un  qui 
s'éveille  et  qui  a  peur  de  rêver  encore. 

Il  rapporta  de  son  côté  à  Marylis  les  propos 
que  le  Piocq  avait  tenus  l'avant-veille  au  Café  de 
la  Marine... 

—  Gomment  ne  m'as-tu  pas  dit  cela  tout  de 
suite?  reprocha  Marylis... 

—  Pour  te  faire  souffrir  d'un  faux  espoir? 
J'avais  peur  de  me  le  donner  à  moi-même.  Le 
Piocq  était  tellement  saoul  !...  Mais  enfin...  enfin, 
pourquoi  n'écrivait-il  pas,  le  bougre? 

—  Je  ne  sais  pas...  Bah  !  tu  le  connais... 
Et  puis,  au  fait, j'y  pense:  il  m'a  dit  qu'il  se  dis- 
posait justement  à  venir  ici,  et  qu'il  avait  pré- 
féré reparaître  guéri...  Dame  !  il  ne  pouvait 
pas  supposer  qu'il  passait  pour  mort... 


X.  r 


Il  faut  te  dire  qu'il  a  un  bout  de  jambe  en  moins... 


CASSINOU   VA-T-EN   GUERRE  ■  309 

—  Oui,  mais  qu'il  n'ait  pas  souhaité  de 
Le  voir,  toi...  étant  si  près...  avoue  que  c'est 
un  peu  fort,  tout  de  même? 

Ici,    Marylis   fondit   de   nouveau   en   pleurs  : 

—  Oh!  oh!  Fantique,  je  ne  t'ai  pas  encore  tout 
dit  :  il  vit,  et  c'est  pour  cela  que  je  riais  à  l'ins- 
tant... Mais,  moi,  je  ne  compte  plus  pour  lui...  et 
c'est  pour  cela  qu'à  présent  je  pleure  !... 

—  Qu'est-ce  que  c'est  encore  que  cette  his- 
toire? Est-ce  qu'il  t'en  voudrait  encore  à  propos 
des  mensonges  qu'on  lui  écrivait...  et  du  Bam- 
bourle  ? 

—  Non,  ce  n'est  pas  cela,  j'en  suis  sûre  :  il 
me  croit...  Il  m'a  même  demandé  pardon  de 
n'avoir  pas  eu  assez  de  confiance  en  moi... 

—  Alors? 

—  Alors...  c'est  à  n'y  rien  comprendre  !  A  un 
moment,  je  lui  dis,  tout  heureuse  :  «  C'est 
moi  qui  vais  être  fîère,  bientôt,  de  me  prome- 
ner au  bras  d'un  homme  comme  toi...  «Parce 
qu'il  faut  te  dire  qu'il  a  un  bout  de  jambe  en 
moins... 

—  Un  bout  de  jambe?...  Oh  ! 

\  Marylis  crispa  les  poings,  impatiemment. 

—  Oui...  oui,  mais,  ça,  ce  n'est  rien!  Laisse- 
moi  parler,  vite...  Sans  cela...  A  n'y  rien  com- 
prendre... à  en  perdre  la  tête,  je  te  dis  !...  Donc, 


310     =z==z=z=^  CASSINGU  VA-T-EN  GUERRE 

quand  je  lui  ai  parlé  comme  tu  sais,  il  a  froncé 
les  sourcils  ;  moi,  j'ai  senti  en  moi  quelque  chose 
qui  m'étranglait  et  qui  me  serrait  le  cœur...  Il 
avait  détourné  ses  yeux,  tu  comprends  !  J'ai  eu 
tout  de  même  le  courage  de  lui  demander  : 
«  Eh  bé,  quoi?...  Tu  ne  veux  donc  plus  être 
mon  nobiel...  »  Alors,  il  a  répondu,  toujours 
sans  me  regarder,  que  ça  ne  se  pouvait  plus... 
Il  a  mâchouillé  aussi  d'autres  choses  que  je  n'ai 
pas  compris  très  bien...  Et  puis...  et  puis,  il 
est  parti,  sans  adieu  ni  bonsoir,  comme  si 
le  diable  l'avait  emporté.  Non  !  jamais  je 
n'aurais  cru  qu'on  pouvait  aller  si  vite  avec 
des  béquilles  ! 

—  C'est  tout? 

—  Oui,  quand  l'envie...  ou  plutôt  l'idée  de  le 
rattraper  m'est  venue...  il  avait  disparu... 
Pffft  !...  Oh  !  c'est  méchant  à  lui,  quoi  qu'il  ait 
contre  moi!...  Dis,  Fantique...  il  en  aime  une 
autre?...  Oh!  mon  Dieu,  je  crois  que  j'en  mourrais, 
que  je... 

Fantique,  qui,  depuis  un  instant,  se  grattait 
avec  minutie  le  bout  du  nez,  prit  alors,  pater- 
nellement, les  mains  de  la  jeune  fille  : 

—  Voyons,  voyons...  Non,  il  n'en  aime  pas 
une  autre...  Faut  pas  t'en  faire,  ma  jolie.  Un 
caprice...  un  cafard...   Il  est  peut-être   encore 


CASSINOU  VA-T-EN   GUERRE  i==zz==    311 

un  peu  dingo.  Je  Tétais  bien,  il  n'y  a  pas  si  long- 
temps que  ça,  moi  qui  te  parle  !...  D'ailleurs, 
j'irai  le  voir... 

—  Oh  !  c'est  cela,  j'allais  t'en  prier...  Et  je 
viendrai...  Daiine  Gassin  aussi. 

—  Ça,  c'est  à  peser,  dit  gravement  Fantique... 
Tu  le  connais  :  faudrait  pas  qu'il  croie  à  un 
coup  monté...  et  qu'il  s'entête  !  J'irai  seul;  il  ne 
m'a  jamais  rien  caché...  Et  j'arrangerai  les 
choses,  je  te  le  jure,  quoi  qu'il  ait  dans  sa 
caboche  contre  toi...  ou  contre  lui... 

Marylis  trépigna  de  joie,  battit  des  mains, 
tandis  qu'il  la  raccompagnait  jusqu'au  seuil  de 
la  boutique  : 

—  Vrai?  Vrai,  tu  crois?...  Ah  !  tè,  que  je 
t'embrasse  !... 

Puis  brusquement,  après  une  pause  : 

—  A  propos...  est-ce  que  tu  sais  ce  que  veut 
dire  un  mot...  oh  !  un  mot  difficile...  Attends, 
il  commence  comme  le  nom  du  curé  d'Esca- 
negorb  :  Herré...  Mais,  après  Herré...  il  y  a 
autre  chose?... 

—  Herré...  Herré...  et  puis  quoi?  fît  Fantique, 
fort  perplexe... 

Mais  justement  M.  Leberlucque,  que  Marylis 
avait  aperçu  au  tournant  de  la  rue  quelques 
instants  plus  tôt,  s'avançait  vers  elle,  le  cha- 


312     —  CASSINOU  VA-T.EN   GUERRE 

peau  à  la  main.  Ses  yeux,  derrière  ses  lorgnons, 
brillaient  toujours  malicieusement,  mais  sa 
voix  parut  tout  de  même  moins  sèche,  moins 
morie-de-froid  qu'à    l'ordinaire  : 

—  Bonjour,  mademoiselle  ;  bonjour,  cher  mon- 
sieur Fantique.  Je  cherchais  l'un  de  vous  deux. 
Ravi  de  vous  trouver  ensemble...  J'arrive  du 
chef-lieu  en  auto,  à  l'instant  même.  Voici  un 
mot  de  M.  Cassin  que  j'ai  eu  l'honneur  de 
rencontrer  et  avec  qui  je  me  suis  entretenu  assez 
longuement...  Le  mot  est  pour  vous,  made- 
moiselle... 

Marylis,  les  yeux  brouillés,  essaya  de  lire. 
Peine  perdue  !  Les  lettres  dansaient  effroyable- 
ment. 

M.  Leberlucque  intervint  : 

—  Excusez-moi,  vous  prendrez  connaissance 
de  ceci  plus  tard...  Je  puis  moi-même  vous 
expliquer  ce  qui  se  passait...  En  deux  mots, 
voici  :  votre  fiancé  (et  M.  Leberlucque  insista 
sur  ce  mot)  croyait  qu'une  jambe  de  bois 
était  héréditaire... 

—  C'est  le  mot...  le  mot  que  je  cherchais, 
s'écria  Marylis  ravie...  un  de  ceux  qu'il  mâchouil- 
lait devant  moi  ! 

—  ...  bref,  que  tous  les  enfants  qu'il  pourrait 
avoir  naîtraient  avec  une  jambe  de  bois...  Alors, 


CASSINOU   VA-T-EN  GUERRE  =z====z    313 

par  un  scrupule  qui  l'honore,  il  renonçait  au 
bonheur  de  vous  avoir  pour  femme.  Je  l'ai  dé- 
trompé ;  il  vous  attend...  Nous  n'allons  pas  faire 
traîner  les  formalités, n'est-ce  pas,  mademoiselle? 
Je  puis  dès  à  présent  préparer  mon  discours?... 
Faites  vite...  vite  :  M.  de  Gabiracq,  que  j'ai 
rencontré  également,  ambitionne  d'être  le 
premier  témoin  de  votre  mari...  Permettez-lui 
de  concilier  ce  désir  avec  ses  obligations  mili- 
taires... 

Ce  fut  le  soir  même  que  Marylis  et  Daiïne 
Cassin  partirent  pour  le  28  ter.  Fantique 
avait  été  prié  par  elles  d'être  des  leurs.  Il  s'y 
refusa  ;  il  avait,  disait-il,  une  importante  affaire 
à  régler  sur  l'heure  ;  il  les  rejoindrait  sans  faute 
le  lendemain... 

Et,  le  lendemain,  tout  le  pays,  ravi  par 
la  perspective  d'une  noce  destinée  à  devenir 
légendaire,  tout  le  pays  connaissait  la  nou- 
velle... 

En  revanche,  ce  que  personne  n'a  jamais 
connu,  c'est  l'identité  du  sinistre  bandit  qui,  peu 
après  le  départ  de  Marylis  et  de  Daiine  Cassin, 
guetta,  la  nuit  étant  noire,  le  fils  Bambourle,  et 
le  laissa  pour  mort  dans  un  fossé,  les  deux  yeux 


314    ===:  CASSINOU   VA-T-EN  GUERRE 

pochés  et  cinq  dents  en  moins,  tout  près  du 
chemin  de  Coulombre,  à  l'endroit  le  plus  riant 
et  le  plus  sauvage  de  la  belle  route  ombragée 
et  droite  qui  joint  la  Garonne  verte  aux  Pyré- 
nées bleues. 

1916-1917. 


FIN 


2723-17.  —  CoHBEiL.  Imprimerie  Crété. 


PQ 

2607 

E37C3 


Derennes,  Charles 

Cassinou  va-t-en  guerre 


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