<tal La
CATILINA
DRAME EN CINQ ACTES ET SEPT TABLEAUX,
MM. ALEXANDRE DUMAS ET AUGUSTE MAQUET,
REPRÉSENTÉ, POUR LA PREMIÈRE FOIS, A PARIS, SUR LE THEATRE
HISTORIQUE, LE 14 OCTOBRE 1848 \
74/,
7 -
DISTRIBUTION DE LA PDJîCE,
CATILLW MM. Afpnvr.ire
CÉSAR
GLINIAS
LUCULLUS
CICÉRON,
VOLENS
AUFÉNUS
MaRCIUS
SYLLA
GORGO
CICADA
CaTON
STORAX
CHAR1NUS
LE PÉDAGOGUE. . .
CHRYSIPPE
Henri.
RULLUS
Frédéric.
LENTULUS
CÉTHÉGUS
Beaulieu.
C\P1T0
CHVRTNUS
Mmes Rey.
MARCIA
Lacressonnière.
AURÉLIA ORESTILLA
FULVIE
Person.
H. Jouve.
NIPHÉ
Génot.
NUDIA
Deval.
à M. Caron, régisseur général du Thé
itre
Ii
storique.
AYANT-PROPOS.
Xous voulions donner une préface à cette e'dition ; mais la
pièce est un fait accompli, à quoi bon expliquer ce fait ?
Il nous avait paru nécessaire un moment d'appuyer de notes
justificatives l'exactitude de quelques recherches studieuses
faites à propos de Catilina, sur la vie politique et la vie inté-
rieure des Romains , mais Fimpéritie de plusieurs critiques
nous en dispense.
A quoi bon prouver, par exemple, qu'à Rome, en 691, cer-
taines maisons avaient sept étages, et que l'usage des eloclics
e'tait établi? La censure d'un ignorant ne vaut pas une note.
Une note n'apprend rien à l'homme qui sait.
Voici donc, sans commentaires, le drame tel qu'il a été re-
présenté sur le théâtre.
PROLOGUE.
PREMIER TABLEAU.
LA MAISON DE MARCUS SALVENIUS.
L'atrium ouvert sur l'impluvium. Devant la porte, un lit funéraire ; aux
quatre coins quatre esclaves. L'un Gaulois, l'autre Africain, le troi-
sième Mède et le quatrième Grec. Sur le lit, Marcius couché ; costume
de tribun des soldats, soixante ans, barbe blanche, couronne de laurier
sur la tête, branche de laurier à la main. En avant du lit, l'eau lustrale
dans une urne d'argent, avec un rameau de cyprès trempant dans l'eau.
A droite, à l'entrée de la porte, une fontaine; à gauche, l'autel des dieux
sur lequel brûlent des parfums.
SCENE I.
NIPHÉ, (Les amis du mort entrent lentement et se rangent aux
deux côtés du lit. Ils se saluent.)
NIPKÉ.
Entrez, seigneurs ; quoique ce soit aujourd'hui la mort qui veille
a la porte, la porte vous est ouverte. Soyez les bienvenus.
AUFÉNUS.
Bonjour, cher Marcius Népos. Quelle douleur pour moiqui viens
justement de Marseille pour assister au deuil de votre famille !
MARCIUS NÉPOS.
Vous arrivez?..?
AUFÉNUS.
Ce matin, et j'accours comme vous voyez. (Le prenant à part
et lui montrant J\tphé.) Quelle est cette femme qui fait les hon-
neurs de la maison ?
MARCIUS NÉPOS.
C'est Niphé, une esclave thessalienne, que mon frère a affran-
chie voilà déjà quinze ans. Mon frère l'aima beaucoup quand
elle était jeune, elle aima beaucoup mon frère quand il devint
vieux. C'est une assez bonne créature pour une sorcière.
AUFÉNUS.
Elle est sorcière?
MARCIUS NÉPOS.
Oui, puisqu'elle est Thessalienne. Ce sont môme ses philtres
et ses breuvages qui ont soutenu mon frère pendant ses trois
ATIL1NA.
dernières années. Le pauvre Marcius, vous le savez, était un
corps usé par les blessures et par la fatigue.
AUFÉNUS.
Alors elle a rendu de grands services à votre frère, et par con-
séquent a vous.
MARCIUS NÉPOS.
Oui, et je saurai ce que ses services me coûteront lorsqu'on ou-
vrira le testament de Marcius. [A différents personnages nou-
veaux.) Salut, seigneurs, salut. Rangez-vous au chevet de mon
frère.
AUFÉNUS.
Ne savez-vous point à quoi vous en tenir d'avance? Sans être
un des sept banquiers que Ton appelle les sept tyrans de Rome,
Marcius était riche, riche de son patrimoine, riche du butin fait
dans ses campagnes avec Sylla.
MARCIUS NÉPOS.
Oui, vous avez raison, Marcius était riche, riche à deux cents
talents cinq à six millions de sesterces, j'en répondrais.
AUFÉNUS.
Eh bien ! tout cela vous reviendra puisque son fils est mort
et que sa fille est vestale.
MARCIUS NÉPOS.
Cela devrait me revenir en effet; mais h la mort de mon neveu,
Sylla son vieux général est venu voir mon frère, pleurer avec
lui. Cela lui a touché le cœur, et l'on m'assure qu'il a fait Sylla
son héritier.
AUFÉNUS.
Sylla a pleuré? Croyez-vous aux larmes de Sylla?
MARCIUS NÉPOS.
J'ai un esclave nubien qui m'a dit avoir vu pleurer une fuis
un crocodile.
AUFÉNUS.
Chut!..
MARCIUS NÉPOS.
Bah ! il n'est plus dictateur.
AUFÉNUS.
Non, mais il est toujours Sylla... puis n'aura-t-il pas l'idée
d'assister aux funérailles de son ancien tribun ?
MARCIUS NÉPOS.
Sylla le moribond, Sylla le goutteux, Sylla qui se traîne ou
plutôt qui rampe vers sa tombe... Sylla qui n'est pas venu voir
le mourant, viendrait aux funérailles du mort... Soit, qu'il
vienne!.. Je serai heureux de le revoir, et de mesurer de mes
yeux à quelle distance il est du sépulcre.
PROLOGUE, TABLEAU I. o
AITÉN'US.
Prenez garde, prenez garde, Marcius, le vieux Sylla n'a pas
été détrôné, il a déposé le pouvoir de sa propre volonté, c'est-à-
dire qu'il s'est coupé les ongles lui-même ; croyez-moi donc, il
ne se les sera pas coupés trop courts,
marcius NÉros.
Oh ! ma foi tant pis; au risque du coup de griffe, je me soula-
gerai le cœur. Ces soldats, voyez-vous, Aufénus, ça n'a plus de
parents, ça n'a plus de patrie. Ils ont un drapeau et un général,
voilà tout". Mon frère n'est-il pas rentré dans Home comme les
autres une torche a la main? Il est vrai qu'il s'est retiré lors des
proscriptions, il est vrai qu'il a cessé de voir Sylla pendant sa
dictature. Je les croyais brouillés. Mais mon neveu Marcius
meurt. Sylla calcule que c'est le moment. 11 tombe chez le père,
au plus fort de sa douleur : « Mon vieux tribun ! — Mon vieux
général ! — Te souviens-tu d'Orchomène? — Te souviens-tu de
Chéronée ? — Je t'ai sauvé. — Tu m'as sauvé. — Embrassons-
nous. » Pouah! je n'aime pas les soldats, moi !... S'il avait laissé
sa fortune à cette pauvre Marcia, sa fille, au lieu de la faire en-
trer au collège des vestales, je ne dirais rien, je ne suis que son
frère... mais me déshériter pour enrichir de deux cents talents,
c'est-à-dire d'une obole, cet illustre voleur, ce glorieux assassin,
ce goinfre héroïque, qui avait déjà mangé la première partie du
monde, et qui allait dévorer la seconde, si les dents, grâce à Ju-
piter, ne lui eussent manqué à moitié du repas !... (Un homme
entre et va, au milieu d'un cortège de clients, prendre place à la gau-
che du spectateur ; ilsetratne, appuyé sur son bâton et sur l'épaule
d'un esclave; on lui approche un fauteuil; cependant il reste de-
bout et écoute Marcius Néposqui, emporté par la passion, ne Va-
perçoit pas. )
AUFÉNUS.
C'est désolant, je l'avoue.
marcius xépos.
Dites que c'est stupide... oui, stupide , en vérité. Voir les bois
de mon frère se joindre aux vastes forêts de cet homme, ses cin-
quante esclaves s'ajouter aux dix mille esclaves du vieux dicta-
teur, ses deux cents talents prendre le chemin d'un coffre-fort
qui en contient peut-être deux cent mille. Ah ! vieil hypocrite,
vieil avare, tu n'en jouiras pas longtemps, voilà ce qui me con-
sole. Ah! tu dois venir aux funérailles de mon frère. Eh bien,
moi aussi j'irai aux tiennes et, par Pluton, je me charge de l'o-
raison funèbre.
SCENE IL
Les Mêmes, CORNÉLIUS, SYLLA, MPHÉ, s avançant vers lui.
NIPHÉ.
Seigneur Cornélius Sylla, c'est bien tard.
6 CATILLNA.
.marcius, se retournant.
Ah!
AUFENL'S.
Je vous avais bien dit qu'il viendrait.
HARCltlS NÉPOS,
Croyez-vous qu'il m'ait entendu?
AUFÉNUS.
Croyez-vous qu'il soit devenu sourd ?
sylla, tranquillement.
Bonjour, Xiphé.
tous saluent profondément Sylla.
NIPBÉ.
Asseyez-vous, seigneur.
sylla. écartant de la main ceux qui V empêchent de voir le lit
funèbre.
Mon pauvre Marcius a donc vécu ?
NIPHÉ.
Hier, il est mort en vous appelant.
SYLLA.
Oui... depuis quelque temps , non-seulement les mourants
m'appellent, mais encore les morts... Hier, c'était ton maître,
Niphe... avant-hier c'était mon fils Cornélius...
MPHÉ.
Votre fils Cornélius... vous avez revu votre fils, seigneur?
SYLLA.
En rêve... il est venu m'inviter à l'aller rejoindre lui et
sa mère Métella. [Avec un sourire.) Et j'y vais... Mais revenons
à ton maître, Niphé. Lui aussi m'a appelé, dis-tu? Pauvre
Marcius...
NIPHÉ.
Oui ; et quand la nuit est venue, quand l'obscurité a envahi
la chambre , il a cru voir apparaître votre ombre au chevet de
son lit... Les mourants ont de telles visions, vous le savez...
Alors, il a étendu la main pour serrer la vôtre, tout en murmu-
rant une espèce de reproche.
SYLLA.
Lequel ?
NIPHÉ.
Sylla, a-t-il dit, a craint sans doute que la vue d'un mourant
ne portât atteinte à son bonheur.
SYLLA.
A mon bonheur !... 11 y a plus de trois ans que nous ne nous
étions vus, et il croyait toujours à ma fortune... il voyait tou-
PROLOGUE, TABLEAU I. 7
jours eu moi Sylla l'heureux... Sylla l'amant de Vénus... Sylla
à qui l'on dérobait un fil de sa toge pour avoir une part de son
bonheur... Il ne savait donc pas que moi aussi je m'en vais mou-
rant, que je me meurs !...
MARCltJS N'ÉPOS.
Entendez-vous, Aufénus ? il l'avoue lui-même ; le froid du
tombeau le gagne.
SYLLA.
Marcia est au logis, m'a-t-on dit?
NIPHÉ.
Là, dans sa chambre.
SYLLA.
Niphé, tout le monde est-il réuni ?
NIPHÉ.
Oui, seigneur 1
SYLLA.
Les parents du mort sont ici?
NIPHÉ.
Nous n'avons d'autres parents que le seigneur Marcius Népos.
SYLLA.
N'est-ce pas lui que je vois là-bas ?
NIPHÉ.
Oui, seigneur !
SYLLA.
Appelez Marcia, je vous prie, Niphé.
Niphé, va ouvrir la porte à gauche avec une clef qu'elle porte à sa
ceinture.
AUFÉNUS.
Avez-vous vu comme il vous a regardé ? Il a l'œil encore bien
mauvais.
MARCIUS NÉPOS.
Vous savez bien que chez le serpent l'œil est la dernière cho^e
qui meure.
SCENE XIX.
Les Mêmes, MARCIA. (Marcia, en entrant, va embrasser son
père au front, puis elle revient sur le devant de la scène.)
SYLLA.
Salut, Marcia! J'aimais ton père...
MARCIA.
Et mon père vous aimait, seigneur.
SYLLA.
Je le sais, il m'a laissé tous ses biens.
8 CATILINA.
MARCIl'S PŒPOS.
Par Hercule, je ne m'étais donc pas trompé.
MARCIA.
Ce n'est point la, seigneur, une preuve d'affection, mais de
respect.
STLLÀ.
Qu'elle soit d'affection comme je le crois, ou de respect comme
tu le dis, Marcia, je ne puis accepter cette preuve.
MARCIA.
Pourquoi donc, seigneur?
SYLLA.
Parce que Marcius n'avait pas le droit de déshériter sa fille,
même en faveur d'un ami.
MARCIA.
Seigneur, vous oubliez qu'il n'y a plus d'héritage pour moi
en cette vie. J'appartiens corps et âme à la déesse Vesta... un
serment me lie... qui ne peut être délié que par une autre déesse,
la plus puissante de toutes, par la mort.
SYLLA.
Ce n'est pas ce que le pontife me disait ce matin même :
Marcia, quel jour es-tu née ?
MARCIA.
Le quatrième jour des ides de mars, l'an G62 de Rome.
SYLLA.
Et quel jour entras-tu au collège de Vesta ?
MARCIA.
Aux kalendes de janvier, l'an de Rome 673.
SYLLA.
Eh bien , il y a une erreur de sept mois et deux semaines. Le
collège n'avait pas le droit de te recevoir. Marcia. Tu avais plus
de dix ans accomplis lorsque tu fus vouée. [L'esclave grec qui a
relevé la tête au commencement de l'observation deSylla, se dé-
tacite du lit et écoute.)
niphé, vivement.
Eh quoi , seigneur ! ma chère Marcia serait libre?
SYLLA.
Libre, puisqu'elle n'est pas dans les conditions de la loi.
MARCIA.
Mes vœux ?
SYLLA.
Ils seront annulés.
MARCIA.
Mon serment ?
PROLOGUE, TABLEAU I. 9
SYLLA.
Il sera rompu.
NIPHÉ.
Oh! demeurez encore longtemps , Sylla l'heureux, vous qui
me faites si heureuse. {Elle embrasse Marcia.)
marcia, la repoussant doucement.
Niphé ! Niphé !
SYLLA.
Ainsi, Marcia, te voilà réintégrée dans tous tes droits. Lorsque
le temps du deuil sera passé, rappelle-toi donc, si tu vis encore,
que tu as en moi un second père.
MARCIA.
Merci, seigneur; mais cela ne peut être ainsi.
NIPHÉ.
Pourquoi?
SYLLA.
Que dis-tu ?
MARCIA.
Je dis que dans deux heures j'aurai quitté cette maison; que,
légitime ou illégitime, la déesse Vesta a reçu mon serment; il fut
bon à prononcer, il est bon à tenir. (L'esclave va se rasseoir et
laisse tomber sa tête dans ses deux mains.)
niphé, à genoux.
0 Marcia!... Marcia !
SYLLA.
Je reconnais la probité du père dans la volonté de la fille;
mais je te rendrai libre malgré toi, Marcia.
MARCIA.
Non, vous ne ferez pas ce déplaisir aux mânes de votre ami,
seigneur; vivant, il voulut me consacrer à Vesta; l'âme survit
au corps; mort, il le veut toujours.
SYLLA.
Réfléchis, Marcia; tu es rentrée dans tes foyers, tu as le droit
d'y rester; lorsque tu auras quitté le seuil de cette maison et
franchi celui du temple de Vesta, il ne sera plus temps; prends
garde aux regrets, Marcia, prends garde. [Le Greclèvc la tête pour
écouter la réponse de Marcia.)
MARCIA.
Lorsque je quittai, il y a quatre ans , la maison de mon père
pour entrer au collège des vestales, j'avais une colombe que je
tenais prisonnière depuis un an seulement ; au moment de partir
j'ouvris sa cage, afin de lui rendre la liberté; elles"envola d'abord
joyeuse et disparut; mais, trois jours après, m'as-tu dit, Niphé,
10 CATILOA.
elle revint d'elle-même reprendre l'esclavage auquel elle était
habituée; car n'ayant ni père ni mère, elle avait trouvé l'air
vide et les bois solitaires. Je suis comme cette colombe , Niphé:
Rome est vide, le monde est solitaire pour moi. Je retourne à
ma cage ; merci , seigneur.
NIPHÉ. *
Marcia , je te supplie l
MARCIA.
Quand la cérémonie des funérailles sera terminée, quand vous
aurez tous ensemble pris le repas funèbre , et que moi je l'aurai
pris seule , moi qui n'ai plus le droit de m'asseoir à la table des
hommes , alors je rentrerai dans ma chambre pour revêtir mes
habits de vestale, et je quitterai la maison.
sylla, regardant tour à tour Mphé et le Grec.
Mais tu n'es pas seule au monde , Marcia ; on n'est pas seule
quand on est aimée. (Niphé supplie ; l 'esclave cache sa tète entre
ses mains.)
MARCIA.
Mou père a commandé, seigneur ; j'obéirai à mon père.
SYLLA.
C'est votre dernier mot, ma fille ?
MARCIA.
C'est ma suprême volonté , seigneur.
SYLLA.
Sois respectée , Marcia , dans ta volonté suprême; mais n'es-
saye pas de rien changer à la mienne. Je te rends tes biens; avant
ton départ tu en disposeras à ton plaisir. Tu as un testament à
faire toi aussi , puisque toi aussi tu quittes le monde. Tiens ,
voici l'anneau que ton père m'avait envoyé en signe que j'étais
son héritier. Je te le rends.
MARCIt'S NÉPOS , à AufèllUS.
Allons, allons, ma nièce n'est pas un soldat de Sylla , elle...
et j'espère qu'elle n'oubliera point sa famille.
sïlla, à jViphéf en lui montrant V esclave grec.
Quel est ce jeune homme là près du lit funèbre?
NIPHÉ.
Un Grec, nommé Clinias, recueilli tout enfant par mon maître,
au milieu du pillage d'Athènes, où son père et sa mère furent
tués.
SYLLA.
Et il a vu souvent ta maîtresse, ce Clinias?
NIPHÉ.
Deux fois : la première lorsqu'elle entia au collège , la seconde
lorsqu'elle en sortit-
PROLOGUE, TABLEAU I. il
SYLLA.
C'est bien. (Aux assistants.) Amis, entourons ce cercueil
vénérable, et disons au mort les dernières paroles. (La moitié
des assistants passe derrière le lit funéraire et revient au côté
gauche-.)
MARCIA.
Merci de l'honneur que vous faites à mon père. (La nuit
vient.)
sylla , à haute voix.
Marcius! Marciusî Marcius!
TOUS LES ASSISTANTS.
Marcius! Marcius! Marcius!
SYLLA.
Il ne répond plus a la voix de son général, celui qui fut le plus
brave soldat de mes armées, le meilleur citoyen de nos villes,
le seul qui osa tirer l'épée dans la redoutable forêt de Delphes ,
le seul qui osa laisser son épée au fourreau dans Rome, quand,
selon sa conscience, Lucius Cornélius Sylla ordonna que toutes
les épées fussent tirées. (Ii tTàrtête épuisé; des amis le
tiennent; il prend la brunch: .) Au revoir, Marché !
(Ou jette Veau lustrale et Von gagne le fond.)
MARC!" (S -
Après l'adieu de Sylla, je sais que tu n'entendras pas le mien ,
Marcius; mais n'importe, ton frère Marcius Népos , qui t'ai-
mait sur la terre , qui te respecte au tombeau et qui te reverra
au séjour des ombres , te dit adieu : Marcius Saivenius , adieu !
(Il jette l'eau lustrait sur le cercueil.)
MARCIA.
Et moi aussi, Niphé, je veux dire adieu h mon père. (Elle
s'approche soutenue par Niphé , prend la branche de cyprèt
mains de Marcius Népos.) Mon père!... (Sanglotant.) Mon
Père!... (Elle se renverse dans h s bras de sa nourrice. Sylla fait
un- signe, on enlève le corps. La unit est tout à fait ver.ue.)
NTPHÉ.
Au retour du Champ de Mars, vous trouverez le festin préparé,
seigneurs. (On entend les trompettes qui -«muent un air funèbre.
Quatre hommes enrobe brune, la. (ête couvertedHm voile brun.
lèvent le corps. Quatre autres les suivent pour les relayer. Le cor-
tège défile. Un des hommes à robe brune se glisse entre deux co-
lonnes, et pénètre dans Vatrium. Quand cet homme est seul, il va
droit à la petite table, verse dans Vamphore (forgent b' coni
d'un flacon, qu'il tire de sa poitrine ; puis se rapprochant de la
chambre de .)Jarcia, il écoute si elle est déserte. Le convoi qui a
suivi Vimpluvium reparaît de Vautre côté et s'arrête à la porte de
la rue, placée en face de la porte de l'atrium. On dépose le corps.
12 CATILINA.
Marcia s'agenouille une dernière fois près de lui. L'homme à robe
brune regarde cette scène à travers les draperies entr' ouvertes.)
sylla, de Vautre côté de la cour.
Adieu, ma fille, rentre chez toi. [Niphê relève Marcia et la
soutient; elles reprennent le chemin de l'atrium.)
NIPHÉ.
Viens !... viens ! (L'homme cesse de regarder, pousse la porte
de la chambre de Marcia, et s'y cache. )
SCÈNE IV.
MARCIA et NIPHÉ rentrent.
MARCIA.
Voyons, bonne nourrice, que feras-tu quand je serai partie?
NIPHÉ.
Que veux-tu que je fasse? Ton père m'a donné sa petite mé-
tairie de Fésules, je m'y retirerai.
MARCIA.
Tu quitteras Rome ?
NIPHÉ.
Ne pas te voir ici... ne pas te voir ailleurs... le supplice est pa-
reil...
MARCIA.
As-tu quelque argent, au moins?
NIPHÉ.
Vingt mille sesterces h peu près... je ne suis pas de celles qui
amassent les gros pécules.
MARCIA.
Non, tu es trop savante pour être riche... Vous autres Thessa-
îiennes, la science est votre déesse, et non pas la for tune... La ri-
chesse que vous poursuivez c'est la connaissance du passé... c'est
la prévision de l'avenir... tu avais prédit la mort de mon père,
Niphé... Oh ! c'est un don fatal des dieux que de voir ainsi d'a-
vance les malheurs de l'avenir.
NIPHÉ.
Oui, c'est un don fatal quand ces malheurs ne peuvent être
évités; mais, lorsqu'au contraire les dieux permettent que l'ave-
nir nous soit révélé, pour le faire bon de mauvais qu'il pouvait
être, la science augurale est un bonheur divin, une révélation
sacrée.
MARCIA.
Hélas ! on ne peut fuir son destin, Niphé, et toutes les révéla-
tions ne servent qu'à faire voir aux hommes le précipice dans le-
quel ils tombent.
PROLOGUE, TABLEAU I. 13
NIPHÉ.
Non, non, Marcia, il y a des malheurs auxquels on peut so
soustraire, crois-moi.
MARCIA.
Il fallait, Niphé, écarter la mort du lit de mon père, et je t'au-
rais crue.
NIPHÉ.
Ne pleure pas la mort de ton père, Marcia.
MARCIA.
Les funérailles de celui qui m'a douné la vie ne sont pas ache-
vées, et tu me dis de ne pas pleurer sa mort !
MPHE.
Je te dis qu'en ce moment même un nouveau malheur plane
sur ta tête.
MARCIA.
Aucun malheur ne peut me toucher en ce moment, où je viens
d'éprouver le plus grand de tous.
MPHÉ.
Il y a des malheurs plus grands que ceux qui nous conduisent
à la tombe; la mort est une des conditions de la vie. Quitte cette
maison, Marcia.
MARCIA.
C'est mon intention, mais pas avant d'avoir fait le partage de
mes biens; je te dois une récompense, bonne Niphé.
MPHÉ.
Tu ne me dois rien, pars vite.
marcia, s'approche de la table et s'arrête.
Mais, Clinias... pauvre Clinias... qui, quoique esclave, aimait
mon père... Clinias qui n'a pas quitté son maître un instant, et
qui veillait au pied de son lit, tandis que nous veillions à son
chevet...
MPHÉ.
Laisse-lui deux ou trois poignées d'or sur cette table; tu ne lui
dois pas plus.
MARCIA.
0 Niphé ! te croirais-tu payée de ton affection par deux ou
trois poignées d'or ?
NIPHÉ.
Jette toute ta fortune sur cette table si tu le veux; mais, par
les mânes de ton père... hâte-toi... hâte-toi...
MARCIA.
Mais enfin, pourquoi partir ?
MPHÉ.
3e ne sais... j'entends une voix qui nie dit: qu'elle parte!.,,
qu'elle parte!... voilà tout...
tt CATILINA.
MARCIA.
Illusion.
XIPHÉ.
Qu'elle parte!... ou malheur!... malheur!... malheur!...
MARCIA.
Mphé, tu m'effrayes!.,. (Elle descend la scène.)
NIPHÉ.
Je te dis que l'heure presse, Marcia... je te dis que le dieu
m'avertit... que le dieu me tourmente... je te dis qu'il ly a un
malheur dans la maison... hâte-toit... hâte-toi!... (Elle V entraîne
vers la porte.)
2CÈIVE V.
Les Mêmes CLINIAS; les rideaux s'ouvrent et restent ouverts.
MARCIA.
Rassure-toi, c'est Clinias. Approchez, Clinias.
C LIMAS.
Me voici.
MARCIA.
Tout est donc terminé, là-bas?
CLINIAS.
Tout.
marcia, soupirant.
Hélas ! quoi qu'en dise Mphé, voilà le véritable malheur. Cli-
nias, vous avez tendrement soigné et fidèlement servi Marcius,
mon père et votre maître. Vous devez être récompensé!
CLIAIAS.
Je devais servir fidèlement mon maître... je devais soigner
tendrement votre père... J'ai fait mon devoir, voilà tout.
MARCIA.
Que voulez-vous que je vous donne, Clinias ?
CLINIAS.
Un esclave n'a besoin de rien.
MARCIA.
Le descendant d'une race illustre ne doit point parler comme
un esclave ; votre aïeul avait été archoute. m'a dit souvent mon
père. Demandez, et votre demande vous sera accordée.
CLINIAS.
Eh bien ! restez dans la maison de votre père, et gardez-moi
près de vous.
MARCIA.
Pauvre Clinias ! tu me demandes la seule chose qu'il me soit
impossible de t'accorder! Je ne suis plus au monde, je suis à
Vesta.
PROLOGUE, TABLEAU I. 15
CLINIAS.
Alors, je ne demande plus rien.
MARCIA.
Pas même d'être libre ?
CLINIAS.
Libre de quoi ?
MARCIA.
De retourner dans ta patrie.
CLINIAS.
Dans ma patrie, où j'ai vu tuer le même jour mon père et ma
aère... où les pieds des chevaux romains ont dispersé 1rs oen-
ires de mes ancêtres... où je ne retrouverais plus même les
uines de ma maison '.... Non, j'ai deux patries comme tous ceux
[ni n'en ont plus; l'une est devenue un désert . l'autre est la
naison de Marcius , qui va devenir un désert aussi. Marcius
vait été bon pour moi, il me plaignait, il me consolait... Vous
jtiez la fille de Marcius, la reine de cette maison... Marcius est
nort, vous partoz... De mes deux patries, comme je vous le di-
sais, pas une ne me reste... Faites-moi conduire au marché,
aites-moi vendre à un autre maître... il commandera. ôl m'é-
pargnera de penser... et si j'oublie d'obéir, eh bien ! il me tuera,
ît m'épargnera de vivre.
MARCIA.
Nul ne vous commandera , nul ne vous touchera désormais;
*renez ici, Clinias.
Mo voici !
CLINIAS.
MARCIA.
C LIMAS.
A genoux...
J'obéis.
MARCIA.
En vertu du droit qui m'a été rendu de faire mon testament,
e vous constitue mon héritier , Clinias , et par conséquent je
fous fais libre.
CLINIAS.
Moi, votre héritier...
acjA.
Accepte/, faites-moi celte grâce... vous savez que je puis
y forcer.
CLINIAS.
Ordonnez...
MARCIA.
Vous donnerez la moitié de l'argent, la moitié des terres, la
16 CATILÏNA.
moitié des vignes, la moitié des bois à mon oncle Marcius Né-
pos... Vous partagerez le reste entre vous etNiphé... Cette mai-
son est à vous. La métairie de Fésules est à elle. Si elle meurt
avant vous et sans faire de testament, vous hériterez d'elle ; si
vous mourez avant elle et sans faire de testament, elle héritera
de vous. Voici Panneau de mon père en signe que vous êtes mon
héritier. (Elle lui donne un petit soufflet sur la joue.) Levez-vous,
Clinias, vous êtes libre...
clinias prend Vanneau, le passe à son doigt, se détourne et le
baise.
NIPHÉ.
Eh bien !
MARCIA.
Me voici.
NIPHÉ.
Pars.
marcia. (Elle va près de la table, Clinias de Vautre coté.)
Tu as raison, rien ne m'arrête plus ici. Je romps ce gâteau
avec la douleur de ne pouvoir le partager avec vous, mais Vesta
le défend. Associez-vous donc du cœur à mon dernier repas. Je
lève cette coupe et je bois a vous. (Elle boit. — On revient des
funérailles. — Entrée de quelques parents.) Niphé, voici nos pa-
rents et nos amis qui rentrent ; introduis-les dans la salle du fes-
tin, et fais-leur mes remerciements. Puis tu reviendras me cher-
cher et tu me conduiras jusqu'au temple.
NIPHÉ.
A pied ?
MARCIA.
Non ; le char de la grande prêtresse doit m'attendre à la pe-
tite porte avec le licteur.
NIPHÉ.
J'y vais et je reviens... Mais toi... pendant ce temps...
MARCIA.
Je reprends mes habits de vestale.
NIPHÉ.
Tu me promets de ne point sortir sans moi?
MARCIA.
Je te le promets. (Niphé serre les mains de Marcia, sort, et
ferme les rideaux.)
SCÈNE VI.
Les Mêmes, moins MPHE.
MARCIA.
Clinias, voyez si le char est à la petite porte ; s'il n'était point
arrivé, allez au-devant, et pressez les chevaux.
PROLOGUE, TABLEAU I. 17
CLINIAS.
Je vous verrai encore une fois, n'est-ce pas ?
MARCIA.
Vous accompagnerez le char jusqu'à la porte du collège...
Allez, Clinias, allez.
CLINIAS.
J'obéis. (// sort.)
SCENE VII.
MARCIA,: seule.
C'est étrange... qu'ai-je donc ? 11 me semble que mes yeux se
voilent, que mes genoux fléchissent sous moi... C'est Niphé et
sa folie... (Elle fait quelques pas.) De noires vapeurs pressent
mon front... Dieux bons, que m'arrive-t-il... Ah! je ne me
croyais pas si faible... A moi, Niphé ! à moi, Clinias ! h moi ! à
moi! (Sa voix s'éteint, la porte s'ouvre; Vhomme à la tunique
brune sort, enlève Marcia, la porte dans sa chambre et referme la
porte juste au moment où \ ipb.ë rentre par le fond, Clinias par
le côté.)
SCÈNE VIII.
CLINIAS, NIPHÉ.
NIPHÉ.
Clinias!
Niphé !
Es-tu déjà de retour?
CLINIAS.
NIPHÉ.
CLINIAS.
Non;il m'a semblé seulement que Marcia m'appelait. Je n'a-
vais pas encore quitté la chambre voisine, je suis rentré.
NIPHÉ.
Moi aussi, j'ai cru entendre sa voix.
CLINIAS.
Nous nous sommes trompés sans doute. Tout est calme, tout
est solitaire.
NIPHÉ.
N'as-tu rien vu d'extraordinaire dans la maison?
CLINIAS.
Rien.
NIPHÉ.
Pas d'étrangers suspects ?
18 CATIL1NA.
CLINIAS.
Aucun.
NIPHÉ.
L'orfraie! entends-tu l'orfraie?
CLINIAS.
C'est l'oiseau de la mort ! et il y a une heure la mort était en-
core ici, dans cette maison.
NIPHÉ.
Où as-tu quitté Marcia ?
CLINIAS.
Ici.
NIPHÉ.
Quand cela?
CLINIAS.
A l'instant même.
NIPHÉ.
Elle t'avait donné un ordre ?
CLINIAS.
Celui d'aller voir si le char était arrivé.
NIPHÉ.
Va et reviens.
CLINIAS.
Comme l'éclair. (Il sort par le fond.)
SCENE XX.
NIPHÉ, MARCIA.
NIPHÉ.
Marcia!... Marcia!... tu es dans ta chambre, n'est-ce pas?
réponds-moi. (Elle veut ouvrir.) Marcia, pourquoi es-tu enfer-
mée? Marcia, réponds-moi... Marcia!...
marcia, de sa cliambre.
Ah!
NIPHÉ.
C'est sa voix... elle a poussé un cri. (Secouant la porte.) A
l'aide... au secours...
SCENE X.
NIPHÉ, L'INCONNU, sortant de la chambre.
l'inconnu.
Silence!
PROLOGUE, TABLEAU 1. 19
N1PHÉ.
Un homme dans le gynécée... profanation!
l'inconnu.
La vieille Xiphé... l'Argus thessalien... place, place!
NIPHÉ.
Qu'as-tu fait, misérable? (Elle le prend à la gorge.)
l'inconnu.
Place!
NIPHÉ.
Non; tu ne fuiras point. A l'aide! au secours !
l'inconnu.
Ne crie pas.
NIPHÉ.
C'est toi qui es le malheur, c'est toi qui es le crime. (Lui dé-
couvrant le visage.) C'est toi qui es Lucius Sergius Catilina.
catilina.
Oh! malheur a toi puisque tu sais mon nom !
XIPHÉ.
Catilina!... Catilina!... au secours.
catilina.
Te tairas-tu ?
NIPHÉ.
Catilina!... Catilina!... Catilina!...
catilina, la frappant de son poignard.
Eh! bien alors...
NIPHÉ.
Ah ! (Elle chancelle.)
CATILINA.
Lâche-moi.
NIPHÉ.
Oui, je te lâcherai, car la mort ouvre ma main. Mais si tu
échappes a la justice des hommes, tu n'échapperas pas à la ven-
geance des dieux.
CATILINA.
Soit. C'est une affaire entre Némésis et moi. Me lâcheras-tu ?
niphé, se soulevant.
Catilina, tu as semé le sang criminel, tu as versé le sang in-
nocent : par un crime tu as donné la mort, par un crime lu as
donné la vie. Catilina, tout ce que l'avenir te garde de malheurs
sortira de cette nuit... Catilina, gare au fils de la vestale. \Elle
tombe.)
CATILINA.
Garo au fils de la vestale?... une vestale no devient pas mère,
20 CATILLNA.
ou lorsqu'elle devient mère on l'enterre avec son enfant!... le
fils de la vestale n'est donc pas à craindre pour moi. Quant au
sang innocent ou coupable, celui qui l'a versé n'a qu'à s'appro-
cher d'une fontaine comme je le lais, l'eau lave le sang. (Il se
lave les mains à la fontaine. _Y fuit profonde.)
SCENE XI.
CATILINA, à la fontaine, NIPHÉ, mourante, CLYSIXS, entrant.
clinias, du fond.
Oh! cette fois, je ne me suis pas trompé... cette fois j'ai en-
tendu un cri de détresse. C'était la voix de Niphé. (Heurtant le
cadavre.) Niphé!... (Il cherche à la soulever.)
NIPHÉ.
Ah !
CATILINA.
Elle n'est pas morte!...
NIPHÉ.
Clinias...
CATILINA.
Oh !... si elle dit mon nom, il faut que je les tue tous deux.
clinias, à JYiphé.
L'assassin!... comment s'appelle l'assassin?...
NIPHÉ.
C'est... c'est... ah !... (Elle expire.)
CATILINA.
Inutile alors... (Il fuit.)
clinias, apercevant Catilina sur qui tombe un reflet de la lampe
de V atrium.
Je ne sais pas ton nom, mais je t'ai vu...
ACTE I.
DEUXIEME TABLEAU.
Le Champ de Mars. Au troisième plan à droite, une maison ; en face de la
maison, le Tibre faisant le coude. — Au fond, le mur et la porte Flami-
nia, — A gauche, le tombeau de Sylla ombragé par un grand pin et par
un groupe de cyprès.
Au lever du rideau, des jeunes gens dans l'espace compris à droite
s'exercent à la lutte, au saut, au disque, à la balle ; c'est un collège
ACTE I, TABLEAU II. 21
de patriciens. — A gauche est un groupe de trois personnes couchées
au pied du tombeau de Sylla.
SCENE I.
VOLENS, CICADA, GORGO, LE PÉDAGOGUE.
LE PÉDAGOGUE.
Allons, la dixième heure est criée. Assez de récréations comme
cela. Formez-vous deux par deux et rentrons a la maison.
CICADA.
Bon, et le Tibre , on ne lui dit donc pas deux mots aujourd'hui ?
nous ne faisons pas un peu comme cela? {Il imite un homme qui
nage.)
LES ENFANTS.
En effet, on nous avait promis le bain pour aujourd'hui.
LE PÉDAGOGUE.
Ce sera pour demain ; à vos rangs.
CICADA.
Et quand on pense que nous sommes dans un pays libre , et
qu'on force des citoyens romains à obéir à un méchant péda-
gogue grec, qu'on en vend de pareils au marché pour cinquante
sesterces.
GORGO.
Tais-toi, Cicada.
LE PÉDAGOGUE.
Apprends, drôle, qu'on ne se baigne pas après avoir travaillé
comme viennent de le faire ces jeunes seigneurs.
CICADA.
C'est cela, ces jeunes seigneurs, en voilà un travail qu'ils ont
fait. Bon , je me souviendrai de cela. Jouer à la balle, lancer le
disque , se donner des crocs-en-jambe , cela s'appelle travailler.
LE PÉDAGOGUE.
Et ce que tu fais là , vautré comme un fine sur le foin , com-
ment cela s'appelle- t-il?
CICADA.
Cela s'appelle se reposer. Tiens, pourquoi donc que je travail-
lerais, moi? est-ce que je suis patricien? est-ce que je suis che-
valier? est-ce que je suis noble? c'est bon pour ces paresseux-là,
qui ont le temps de suer toute la journée. Eh bien, cela m'est
encore égal que les jeunes seigneurs n'aillent pas à l'eau; mais
je veux que le pédagogue y aille, à l'eau ; le maître d'école à l'eau.
GORGO.
Prends garde, c'est le pédagogue qui instruit les enfants des
sénateurs, il appellera son esclave et tu te feras rosser, la Cigale
2- CATILL\A.
CICADA.
Rosser, moi ! allons donc, un citoyen rormin ' in ™„,i • v-
vo>r un peu cela. A l'eau le^ahre^~ éaul °UdmsbKn
TOUS.
Oui , à l'eau , à l'eau !
LE PÉDAGOGIE.
Holà î Castor.
t\\ esclave xom, accourt avec son fouet
Me voilà !
LE PÉDAGOGUE.
Attrappe-moi ce drôle.
CICADA.
Et des jambes ?
LE PÉDAGOGUE.
Allons , courage ! il y a cinq sesterces pour toi, Castor.
CICADA.
C'est pour tout de bon?
LE XOIR.
Tu vas voir. (Course dans le Champ de Mars. Cicada emploie
toutes ses ressources pour échapper, et faut par être pris.)
cicada, avant qu'on lui ait rien fait.
On! là, là. Oh! là, là!
v.'Lexs. vieux soldats* éveillant
Qu'y a-t-il?
CICADA.
Au secours ! au secours !
volers, se levant à demi.
Esfc-œ qu'on ne va pas me laisser dormir un peu tranquille?
CICADA.
A moi, le vieux, à moi !
v volexs.
> eux- tu lâcher cet enfant, face de charbon !
v CICADA.
\ eux-tu me lâcher ! A moi, Volens, à moi !
volexs, se soulevant.
Attends.
gorgo, le retenant. *
Prends garde!
VOLEXS.
A quoi ?
GORGO.
Prends garde h ce géant, qui t'assommera d'un coup de poin*.
ACTE I, TABLEAU IL 23
VOLENS.
Bah! j'en ai vu des Africains en Afrique, et de près, je m'en
vante.
GORGO.
Oui, mais tu avais vingt ans de moins.
VOLENS.
C'est vrai.
GORGO.
Et puis, il a tort, le petit.
VALENT
11 a tort, c'est autre chose... Il paraît que tu as tort, la Cigale,
tire-toi de là comme tu pourras.
CICALA.
Comment ! tu m'abandonnes... c'est bien la peine de s'appeler
Volens... Comment! vous m'abandonnez? Poltrons, au secours!
on m'étrangle!...
LE NOIR.
Qu'en faut-il faire?
LE PÉDAGOGUE.
Puisqu'il aime tant le ïibre, fais-lui prendre un bain.
CICADA.
Au secours!... au secours!... on me noie!...
volens, faisant un mouvement.
Cependant...
GORGO.
Il sait nager, sois donc tranquille.
le noir , jetant Cicada dans le Tibre.
Bon bain, citoyen Romain... bon bain.
cicada, dans le Tibre.
Ohé! les sénateurs!... Ohé! les bandes de pourpre!... Ohé !
les laticlaves! les noirs! les pédagogues ! les Africains !...
volens, avec mélancolie.
C'est égal! ce n'est pas de ton temps, mon vieux Cornélius
Sylla, qu'un de tes vétérans eût été obligé de reculer devant un
esclave.
cicada.
Ni que cet esclave eût jeté à l'eau un citoyen Romain, n'est-ce
pas, père Volens?
GORGO, puis TOUS.
L'eau était-elle bonne?
CICADA.
Allez vous-en jouer, vous autres... Brrrou... un pou de soleil,
s'il vous plaît !... Je suis comme Diogène... Un peu de soleil,,.
Merci. Gorgo. (Il se met au soi-
24 CÀTILES'A.
VOLENS.
Mais patience, voilà les élections qui arrivent, on va nommer
les consuls. Tel nous dédaigne aujourd'hui comme des mendiants,
et prétend que nous devons travailler si nous voulons vivre...
qui viendra demain nous baiser les pieds pour avoir notre voix.
GORGO.
Alors nous leur dirons : Nous ne sommes pas des hommes...
nous sommes des machines à élections. Voulez-vous être élus?
graissez les machines.
C1CADA.
Tu vends ta voix, toi, Gorgo ?
GORGO.
Je crois bien, c'est le plus clair du revenu du citoyen romain
que sa voix... N'est-ce pas, Volons?
VOLENS.
Nous n'avons plus Sylla pour nous enrichir... il faut bien plu-
mer ce qui nous tombe sous la main. Nous plumons les candi-
dats... un tas de pies et un tas de geais... la monnaie d'un aigle.
CICADA.
Peuh ! Je ne suis pas fâché que Sylla soit où il est, moi...
VALENS.
Comment ! malheureux !.,.
CICADA.
Mais laissez-moi donc finir, vieux brave. Voilà ce que je veux
dire : Si Sylla vivait, il ne serait pas mort ; s'il n'était par mort,
il ne serait pas enterré ; et s'il n'était pas enterré, nous n'aurions
pas cette belle ombre fraîche et noire... que fait son tombeau au
Champ de Mars... de la huitième à la douzième heure. C'est si
bon, l'ombre... quand il y a du soleil.
VOLENS.
Tais-toi, Cicada. .. et cependant tu as raison... De Sylla, de
ses victoires, de ses bienfaits... il ne nous reste qu'un peu d'om-
bre fraîche l'après-midi.
CICADA.
Ainsi passe la gloire... comme aurait pu dire le pédagogue
qu'on aurait pu me donner. Est-ce que je l'ai connu, moi, Sylla?
VOLENS.
Quel âge as-tu?
CICADA.
J'aurai seize ans aux prochains consuls, dans deux jours.
VOLENS.
Tu es né justement l'année où son accès le prit... et où il
mourut,
ACTE I, TABLEAU II. 2>
CICADA.
Son accès ou son abcès... Ma mère m'a toujours dit que feu
Sylla...
VOLENS.
Ta mère élait une Marius... et comme toutes ces coquines-là,
elle dénigre notre dictateur.
GORGO.
Dites donc? dites donc, père VoLensV moi aussi j'en suis des
Marius. N'en dites donc pas de mal... Marius, voyez-vous, c'é-
tait un fier homme.
VOLENS.
Pas de comparaison... il s'en faut au moins des deux tiers
que Marius ait tué autant que Sylla.
GORGO.
Eh ! eh ! il en a tué pas mal aussi, lui.
VALENS.
Et les distributions, donc ! Est-ce que Marius a jamais donné
comme donnait l'autre ?... Voyons, toi qui étais puur lui, fa-t-il
jamais fait cadeau d'une maison de ville et de deux maisons d<;
campagne ?
GORGO.
Non, je l'avoue.
volens, s' asseyant
Eh bien, Sylla m'a donné cela a moi.
CICADA.
Vous avez trois maisons, vous, père Volons?
VOLENS.
Je les ai eues.
CICADA.
Les propriétaires de vos maisons devaient être joliment
dites donc?
VOLENS.
Non; quand Sylla donnait la maison, le propriétaire n'avait
plus le droit de se plaindre... on lui avait coupé... la parole.
GORGO.
On appelle cela la guerre civile, Cicada.
CICADA.
Tous les combien cela revient-il, les guerres civiles? En a-t-on
chacun une dans sa vie ?
VOLENS.
J'en ai eu quatre, moi, et j'espère bien, quoi que fasse le pois
chiche, que j'en aurai encore une ou deux.
CICAUV.
Dis donc Gorgo, qu'est-ce que c'est que le pois chiche ?
26 CATILINA.
GORGO.
Eh! tu le sais bien, c'est ce méchant avocat d'Arpinum, qui
dit toujours : sénateurs, la justice ; sénateurs, l'ordre.
CICADA.
Ah! oui, Cicéron, je l'ai entendu une fois parler trois heures
de suite.
GORGO.
Tu en as eu du courage, toi.
CICADA.
Je m'étais endormi au commencement de son discours. Je
ne me suis réveillé qu'à la fin ; il avait parlé trois heures, j'ai vu
cela au soleil. Eh bien ! père Volens, si le pois chiche, comme
vous dites, est démoli, si j'ai la chance d'une guerre civile, savez-
vous ce que je demanderai, moi? Je ne suis pas ambitieux.
VOLENS.
Que demanderas- tu?
CICADA.
Je demanderai cette maison qui est là sous les arbres. Elle me
plaît, elle est postée au coin de la voie Flaminia qui mène à la
campagne. Elle a vue sur le Tibre, elle donne sur le Champ do
Mars, je la retiens.
vôlens, fronçant le sourcil.
Cette maison...
CICADA.
Eh bien ! qu'y a-t-il? est-ce que vous en voulez aussi de celte
maison? mais vous les voulez donc toutes, alors?
VOLEXS.
Non, je n'en veux pas.
CICADA.
Bon, vous voulez déjà me dégoûter de ma propriété.
VALEXS.
Maudite pour moi, je m'entends. C'est dans cette maison que
mon pauvre général a ressenti les premières atteintes du mal
dont il est mort : il y a seize ans aujourd'hui.
CICADA.
Et que venait-il faire dans cette maison?
VOLENS.
Il venait à l'enterrement du père de cette vestale qui fut con-
damnée par Cassius Longinus pour être devenue mère.
GORGO.
Marcia? je l'ai vu enterrer vive.
VOLENS.
Fh bien ! c'était la fille du tribun Mercùr
ACTE I, TABLEAU IL 27
CICADA.
Raison de plus ; je ne serais pas fâché d'avoir la maison d'une
vestale, moi.
VOLENS.
Soit, au premier mouvement viens me trouver, je te ferai
travailler et tu gagneras la maison. {On ouvre la porte.)
CICADA.
Tiens, il paraît qu'elle est habitée ma maison. (Entrée de Cha-
rinas.)
SCENE n.
Les Mêmes, CLINIAS, sortant de la maison, puis CHARINUS,
puis MARC1A, puis SYRUS.
' marcia. {Longue stole, visage presque voilé.)
Mon fils, voici la couronne.
charinus, s'avance seul vers le tombeau. Il accroche la couronne à
l'un des angles et s'incline.
Divin Cornélius, bienfaiteur de ma famille, reçois cette cou-
ronne funèbre, que tous les ans à pareil jour je viens déposer
sur ton tombeau. Tu sais, divin Sylla, qu'à l'époque où j'étais
éloigné de Rome, que même au temps où j'habitais Athènes avec
mon père Clinias, je m'associais par la prière à cette pieuse
offrande que ma mère alors te vouait à ma place. Je suis de
retour, divin Sylla, j'ai visité les champs de bataille d'Orchomène
et de Chéronée, où combattit près de toi mon aïeul Marcius, et
je viens te dire : Du séjour des ombres où tu résides avec les
héros et les dieur, voille sur nous, divin Sylla. {Il suspend la
couronne à l'un des onglet du tombeau.)
VOLEN>.
Bien, jeune homme, très-bien. La Cigale, choisis une autre
maison, car tu n'auras pas celle de cet enfant.
CICADA.
Allons bon ! il faut déjà que je déménage.
MARCIA.
Allez, Clinias, je vous recommande Charinus.
CLINIAS.
N'est-ce pas mon fil?, Marcia ?
CHARINUS.
Me voici, mon père. {Pendant ce temps trois homm>~
entrés en scène, et après avoir marché de long en large se sont
arrêtés près d'un banc.)
CLINIAS.
Regarde ces trois hommes, Charinus, et salue. L'un c'est la
vertu, l'autre c'est la richesse, le troisième c'est l'éloquence.
28 CATILINA.
CHARIOTS.
Et ils s'appellent?
c LIMAS.
Caton, Lucullus, Cicéron. Viens, mon fils. (Ils sortent, Marcia
les salue de la main tant qu'elle peut les voir, puis elle rentre et
ferme la porte. Caton, Lucullus et Cicéron s'asseyent. Un homme
entre et se couche à quelques pas d'eux au pied d'un arbre.)
SCENE III.
Les Mêmes, plus CATON, LUCULLUS el CICÉRON assis.
volens, se penchant pour regarder les nouveaux venus.
Caton, ils appellent cela la vertu ! un brigand qui nous traite
d'assassins parce que nous coupions des têtes du temps de Sylla!
Mais, imbéciles, si nous coupions des têtes, c'est que cela nous rap-
portait quelque chose; on vivait dans ce temps-là, tandis qu'au-
jourd'hui l'on vivote.
GORGO.
Caton qui fait le sobre pour avoir le droit d'être avare, qui se
nourrit de raves pour avoir le droit de nous laisser mourir de
faim, qui se donne l'ennui d'être vertueux pour avoir le plaisir
de reprocher leurs vices aux autres. Par Jupiter, j'aime encore
mieux Lucullus, il a volé celui-là, c'est vrai, et beaucoup même,
mais pas à Rome, en province. (Un homme entre à gauche, parle
à Cicéron et sort.)
CICADA.
Et puis ce qu'il a volé, ça profite au moins; on dîne chez lui, et
grassement.
GORGO.
Est-ce que c'est là que tu te nourris, Cicada?
CICADA.
Ma foi oui, c'est près de la porte Salutaire, où je demeure.
GORGO.
Tu demeures donc, toi ?
CICADA.
Oui, au pied d'une colonne, sous le portique d'Ancus Martius;
ça fait que je vois de temps en temps son descendant Julius Cé-
sar. Je crie vive le noble Julius César, descendant d'Ancus Mar-
tius... ça le flatte et il me donne des sesterces... c'est pour jouer
aux noix... Connais-tu Julius César, toi?
GORGO.
Si je le connais!... je suis son client.
CICADA.
On est bien nourri chez lui?
ACTE I, TABLEAU IL 29
GORGO.
Regarde-moi... ai-je l'air d'un homme qui jeune... Et vous,
Volens, chez qui mangez-vous?
volens, secouant la tête.
Oh! moi... je mange à une cuisine qui se refroidit de jour en
jour. C'était cependant une belle marmite... à moitié renver-
sée .. c'est dommage.
GORGO.
De quelle marmite parles-tu ?
VOLENS.
De celle d'un riche ruiné, d'un patricien h sec... de la mar-
mite |de Lucius Sergius Catilina, mes enfants... C'était là une
cuisine... j'y vais encore par reconnaissance... Et puis de temps
en temps, il faut le dire, on y attrape de bons morceaux... Je
devine le moment, j'arrive et je dis : Me voilà... L'autre jour il
y a eu festin... Il avait fait faire une grande charse dans les
Apennins par ses pâtres... On a envoyé douze chevreuils, cent
lièvres, cinq cents perdrix... un dîner de gibier... Et quel vin,
mes enfants... Il n'y a qu'un homme ruiné pour donner de pa-
reils repas avec un vin si vieux.
GOi'.GO.
Oui... c'est quand il vide le fond du sac cela... mais quand lr
sac est vide...
VOLENS.
Ah! cesjours-là on voit venir le pauvre seigneur. Il est défrisé...
il est pâle... il prend ses airs gracieux... Mes enfants, dit-il, excusez
Lucius Catilina ; les créanciers ont tordu le cou à sa dernière
poule. Aujourd'hui les croûtes seront dures... mais soyez tran-
quilles; d'ici à demain, je tâcherai d'empaumer quelque imbé-
cile, et nous aurons un festin royal, un festin de satrape, comme
il convient à de dignes Koniaius tels que vous. Seulement n'ou-
bliez pas que si de temps en temps nous jeûnons, c'est la faute do
sept ou huit gloutons qui dévorent la république. Là-dessus,
comme c'est la vérité, on rit, on remercie le patron, et l'on so
serre le ventre.
CICADA.
Bon... mais le lendemain ?
VOLENS.
Quand Catilina a promis, c'est comme si l'on tenait. Quand il
a il donne.
CICADA, GORGO.
Quand il n'a pas?
VOf.EN-.
Quand il n'a pas il prend... De toute façon, vous voyez bien
il tient sa promesse. Oh! c'est un Romain celui-là, et le jour où
30 CATILÏNA.
il sera consul, le vrai peuple sera heureux. ( Cicéron se lève et
regarde l'esclave couché.)
GORGO.
Consul, Calilina...
VOLENS.
Pourquoi pas?.. Qu'a-t-il donc fait pour n'être pas consul?
Est-ce parce qu'il a une mauvaise réputation? Qu'est-ce que ça
prouve? Caton en a bien une bonne.
CICADA.
C'est moi qui voterai pour Calilina quand j'aurai l'âge.
cicéron, se levant.
Je crois que cet homme couché sur ce banc et qui fait sem-
blant de dormir nous écoute... Venez ailleurs.
LUCULLUS.
Soit... quoique nous ne disions rien qui ne puisse se dire.
CICÉRON.
Ce qui peut se dire, Lucullus, ne peut pas toujours s'enten-
dre. (Jpcrccvant Gorgo, Cicadact ralcns.) Bon, en voilà d'au-
tres par ici.
CATON.
Laissez-moi les chasser, ce sont des paresseux. Quand on
pense que la république distribue tous les matins vingt sers-
terces et une mesure de blé a cent cinquante mille paresseux
de cette espèce !
CICÉRON.
Pas de violence, Caton. Croyez-moi, quelques paroles amies
feront plus que des injures.
LUCULLUS.
Et une centaine de sesterces plus que des paroles amies.
{Il s'approche. ) Citoyens, la place est bonne puisque vous l'oc-
cupiez. Cédez-la-nous un instant, et allez en prendre une autre
qui ne sera pas mauvaise non plus autour d'une table là-bas à
la taverne de la porte Flaminia. Voilà cent sesterces.
CICADA.
Eh bien ! quand je vous disais qu'il était généreux, mon
patron!
LUCULLUS.
Tu es donc mon client, toi?
CICADA.
Certainement. C'est moi qui fais la roue, vous savez bien...
quand vous soriez avec voira belle voiture attelée de quatre che-
vaux... Ah ! si vous ne me non naissez pas, vos chiens me con-
naissent bien. Eh ! Bibrix; eh ! Jugurtha. (// aboie. )
CICADA.
Vive Lucullus !
ACTE I, TABLEAU II. 31
LUCULLUS.
Ah! je te reconnais, c'est toi qu'on appelle la Cigale. Voilà
cinq sesterces de plus pour toi. (Revenant aux autres.) Char-
mant sujet, qui ira loin si on ne l'arrête pas en route.
CATON.
Je ne vous comprends pas , Luculius , de prodiguer votre ar-
gent à de pareils gueux.
LUCULLUS.
Ces gueux-là sont les rois du monde, mon cher Caton. — Ces
gueux-là tiennent dans leurs mains mon palais de Rome et ma
villa de Napïes — votre ferme de la Sabine, Caton, votre maison
d'Arpinum, Cicéron. Ayez donc des égards pour ces gueux-là.
CATON.
Quand je verrai cette populace prête à disposer de mes mai-
sons, j'aurai une torche pour brûler mes maisons; quand je la
verrai prèle à disposer de mes jours, j'aurai un couteau pour
en finir avec mes jours.
LUCULLUS.
Vous êtes de l'école stoïque, vous, Caton; grand bien vous
fasse; moi, je suis de l'école épicurienne, j'aime mes palais, et
je veux les garder; j'aime la vie et je veux vivre ; je laisse l'ac-
tion aux autres, je suis fatigué; j'ai amassé un peu de bien
dans ma questure d'Asie et dans ma préture d'Afrique, j'en jouis
avec mes amis, mes gens de lettres, mes artistes. (Moucement
de Caton.) Et je sais bien ce que vous allez me dire : si vous lais-
ser arriver tous ces agitateurs , tous ces Julius , tous ces Catili-
na , tous ces Céthégus , on vous dépouillera , on vous proscrira,
on vous égorgera peut-être; que voulez-vous que j'y fasse ? Voir
mes biens affichés, fuir à travers bois et plaine, tendre ma gorge
au couteau, c'est l'affaire d'un instant, c'est le désagrément
d'un quart d'heure. — Eh bien ! faime mieux souffrir un quart
d'heure et en finir, que de souffrir un an comme le consul de
cette année, et qui n'en finira pas, lui.
CATON.
Vous faites la perspective sombre, Luculius.
SCENE IV.
Seigneur !
Les Mêmes, UJN AFFRANCHI.
un affranchi, rient à Cicéron.
cicéron, o Luculius et à Caton,
Vous permettez?
caton.
Faites-
32 CATILIXA.
LUCILLUS.
Venez, Caton , j'ai une idée. (Jls marchent en causant tandis
que Cicéron reste sur le devant avec V 'Affranchi qui lui remet une
lettre.)
cicéron, après avoir lu.
Es-tu sûr qu'il y a réunion chez Catilina ce soir ?
l'affranchi.
J'en suis sûr.
cicéron.
Tu es sûr qu'il se présente aux élections?
l'affranchi.
La réunion de ce soir n'a pas d'autre but que d'assurer son
consulat.
CICERON.
Sur combien de voix compte- t-il?
l'affranchi.
Il se vante d'en avoir déjà cent mille.
cicéron.
Hier au soir qu'a- t-il fait?
l'affranchi.
Il a soupe avec Aurélia Orestilla.
CICÉRON.
Et le matin ?
l'affranchi.
On lui a apporté trois lettres.
cicéron.
De qui ?
l'affra>xhi.
Une de César, une de Céthégus, une d'Aurilia Orestilla.
cicéron.
Lui fait-il toujours la cour ?
l'affranchi.
Il parle de l'épouser.
CICÉRON.
C'est-à-dire d'épouser ses millions. A-t-il répondu aux mes-
sages reçus ?
l'affranchi.
A celui de César, à celui d'Orestilla.
CICÉRON.
Sais-tu ce que contenaient les réponses?
l'affranchi.
Des rende/- vous probablement, car César a demandé ses che-
vaux et Orestilla sa litière.
ACTE 1, TABLEAU 11. 33
CICÉRON.
Pour la mémo heure tous deux ou pour des heures différentes ?
l'affranchi.
Pour la onzième heure tous deux.
CICERON.
Que fait Catilina en ce moment?
l'affranchi.
Quand j'ai quitté Rome, il en soriait lui-môme parla ruo
Large.
CICÉRON.
Alors il vient ici.
l'affranchi.
C'est probable.
CICÉRON.
Va. [L'Affranchi s'éloigne, Cicéron revient à Galon et à Lu-
cnllus.) Mille pardons, seigneurs; mais un avocat quand il a des
clients est presque aussi occupéjqu'un grand général, Lucullus...
qu'un grand propriétaire, Caton ..
caton.
Savez-vous ce que nous venons de décider Lucullus et moi ?
CICÉRON.
Non, en vérité.
lucullus.
Nous venons de vous nommer consul !
CICÉRON.
Bah ! moi consul ?
CATON.
C'est une affaire arrangée... Ah! ne secouez pas la tète... Lu-
cullus ne veut pas de César : il flaire le tyran sousjle débauché.
LUCULLUS.
Et Caton refuse obstinément Pompée, il devine le dictateur
sous le général. Nous vous faisons nommer. D'abord moi je don-
nerai un festin au peuple.
CICÉRON.
Vous voyez bien que voilà des extrémités.
CATON.
Et moi, s'il le faut, je me remettrai à jouer à la paume et à lan-
cer le disque avec toute cette populace... c'est un moyen de lui
plaire.
LUCULLUS.
Sans dépenser d'argent.
CICFRON.
Merci.
3k CAÏILISA.
LUCULLUS.
Moi, je réponds do douze tribus sur les trente-cinq.
CATON.
Moi, j'en aurai six... les plus purs... trente mille vieux Ro-
mains...
CICERON.
Vous croyez quïl en reste tant que cela à Rome, Caton?
CATON.
J'en suis sûr.
LUCULLUS.
Eh bien ! douze et six font dix-huit, dix-huit sur trente-cinq,
c'est déjà la majorité. Et vous, Cicéron, de combien de voix dis-
posez-vous ?
CICÉRON.
De la mienne !
CATON.
Ce n'est pas beaucoup.
LUCULLUS.
Au contraire, c'est tout. Parlez, Cicéron, et vous ferez plusavec
votre parole, que moi avec mes dîners et Caton avec sa gymnas-
tique... Rentrez-vous avec nous en ville Tullius?
CICÉRON.
Non, je vais à Tusculum, je préparerai mon discours.
LUCULLUS.
Mes jardins sont sur la route de Tusculum, allons ensemble;
vous ferez un simple goûter avec moi, et vous continuerez votre
chemin.
CATON.
Et moi je reste... Allons, les discoboles... place pour moi.. (//
se mêle aux joueurs.)
LES JOUEURS.
Place au seigneur Caton !
lucullus, à Caton.
Au revoir. [Passant au pied d'un arbre où Gorgo, Volens et
décida boivent et mangent.) Ah! vous voilà, vous autres !
CICADA.
Oui, noble Lucullus, nous avons préféré faire notre petite col-
lation dehors, au frais.
lucullus.
Bon appétit.
CICADA,
A votre santé.
ACTE I, TABLEAU IL 35
TOUS.
A la santé du seigneur Lucullus! (Cicéron et LucnUus sortent.)
SCÈNE V.
Les Mêmes, moins LUCULLUS et CICÉRON.
les spectateurs, à Caton qui lance le disque.
Bravo, seigneur Caton!
les trois mangeurs, la bouche pleine.
Bravo ! seigneur Caton !
caton.
C'est en s1 exerçant de la sorte que les Romains commanderont
toujours aux autres peuples. Dans un corps vigoureux, l'esprit
se trouve plus à l'aise.
CICADA.
Seigneur Caton, pendant que vous y êtes, vous devriez essayer
de lancer le disque de Rémus. Depuis six cent quatre-vingt-dix
ans qu'il est sur là sur sa borne, personne ne l'a lancé; vous en
auriez l'étrenne. [Il remonte.)
VOLENS.
Le seigneur Caton se nourrit trop légèrement pour tenter de
faire de pareils tours de force.
CATON.
Rémus était un dieu , je ne suis qu'un homme; tout ce qu'un
homme peut faire, j'essayerai de le faire ; rien au delà. (Il dispa-
raît avec les joueurs.)
CICADA.
Tiens ! les patriciens ne sont donc pas plus que des hommes,
seigneur Caton?
SCENE VI.
Les Mêmes, CAT1LINA.
catilina, allant droit à l'homme couché.
Où est Cicéron?
l'homme couché.
11 est parti pour Tusculum.
catilina.
Que faisait-il ici?
l'homme.
Il causait avec Lucullus et Caton.
catilina.
Qu'ont-ils dit?
l'homme.
Ils se sont doutés que je les écoutais et se sont éloignés, Je
crois cependant qu'il est question de faire Cicéron consul
36 CATILINA.
catilina, laissant tomber une pièce d'or.
C'est bien... Va m'attendre chez moi... (L'homme se lève et
sort.)
yolens, se levant.
Ah ! c'est le seigneur Catilina!
tous, rentrant.
Catilina! Catilina!... Vive Catilina!... [Ils abandonnent Caton
et vont à Catilina.)
CATILINA.
Oui, mes amis, c'est moi... Bonjour, mes amis; bonjour.
CATON.
Braves gens, en voilà un patricien — et des plus vieux, sinou
des plus purs ! Il descend de Sergeste, le compagnon d'Enée ; il
le dit du moins. 11 est un peu pâle, c'est vrai; un peu débraillé,
c'est encore vrai; mais enfin — comme je vous le disais — c'est
un patricien. Demandez-lui donc un peu de lancer le disque de
Bemus, à lui?
CATILINA.
Mes amis, il m'est arrivé cent chevreaux tendres de mes ber-
geries de Ciytumne. Ne manquez pas d'en venir prendre votre
part demain. Les tables seront dressées dans mes jardins du Pa-
latin.
TOUS.
Vive Sergius ! Vive Catilina !
CATILINA.
Eh ! bonjour , cher seigneur Caton ; ne me faisiez-vous pas
l'honneur de m'adresser la parole , ou tout au moins de parler
de moi?
CATON.
Justement! Ces honnêtes citoyens, vos amis, me raillaient de
ce que je n'ose me hasarder à lancer le disque de Bémus... J'a-
vouais mon impuissance; mais je disais que vous, le descendant
du robuste Sergeste, vous seriez moins timide que moi.
CATILINA.
N'avez-vous point tout simplement répondu que c'était impos-
sible, seigneur Caton?
CATON.
Oui; mais impossible a moi. Je ne suis pas Catilina; je n'ai
pas une réputation galante a soutenir auprès des dames romaines.
[Une litière entre à ce moment avec le cortège d'Aurélia,)
ACTE, I, TABLEAU IL 37
SCENE VI.
Les Mêmes, AURÉLIA ORESTILLA , en litière découverte, CE-
SAR, à cheval; esclaves portant le parasol et l'éventail, esclaves
portant le marchepied, les tapis, les sièges.
CATON.
Or, en voici une qui nous arrive , la belle — la riche Aurélia
Orestilla, qui, dit-on, vous tient au cœur; et à sa suite, votre
bien-aimé Julius César, fils de Vénus! Allons, Catilina, un peu
d'amour-propre... Faites pour tous ces beaux yeux-là ce que je
ne puis faire moi... l'impossible! La main à l'œuvre, noble Ser-
gius; madame vous regarde et vos amis attendent...
CATILINA.
Les dames savent ce que nous valons l'un et l'autre, illustre
Caton... ne me demandez donc rien pour elles... Mes amis nous
connaissent, vous et moi... ne me demandez donc rien pour
eux...
CATON.
Alors je vous adjure au nom de cette noble populace, qui vous
prend pour un demi-dieu en attendant qu'elle vous prenne pour
un roi! [Murmures.)
CATILINA.
Oh! ceci, c'est différent... Pour ces nobles Romains, mes con-
citoyens, mes égaux... pour ces fils de Rémus, mes frères... —
j'essaierai I
CATON.
Prenez garde à votre manteau... les plis vous gêneront!
CATILINA.
Merci! {Aux spectateurs.) Romains, quand vos fils vous de-
manderont ce qu'est devenu le disque de Rémus, qui est resté
six cent quatre-vingt-dix ans scellé à cette pierru et que nul
homme ne pouvait soulever... vous leur direz ceci : «Un jour,
sur le défi de Caton, Lucius Sergius Catilina s'est approché de ce
cippe, a brisé la chaîne qui retenait le disque, et d'ici, entendez-
vous bien, d'ici... il a jeté le disque dans le Tibre... (A mesure
qu'il parle, Catilina fait ce qu'il annonce, et jette le disque dans le
Tibre. Acclamations.)
tous, regardant dans Peau.
Bravo! Catilina!...
CATILINA.
Qu'en dis-tu, Caton?...
CATON.
Je dis que si tu as le cœur aussi fort que le bras, Rome est
perdue... [Il ramasse sa toge et sort.)
3
38 CATILINA.
TOUS.
Bravo! Catilina !... (On entoure Catilina pour le féliciter.)
SCE3SB VII.
Les Mêmes, moins CATON: plus CHARINUS et SYRUS; puis
CURIUS, qui sont rentrés et ont vu lancer le disque.
CHARINUS.
As-tu vu, Syrus, quelle vigueur! quelle adresse!... Oh! que
mon père eût été heureux de voir ce beau jeune seigneur lancer
ainsi le disque !
SYRUS.
Il eût été bien plus heureux de vous le voir lancer à vous-
même. Rentrez-vous, maître?
CHARINUS.
Non ; va rendre à ma mère la réponse de mon père, et dis-lui
que je suis ici h chasser les oiseaux avec ma fronde... Va ! (Syrus
va vers la maison.)
césar, $\tpprochant de Catilina.
De pareils exploits sont brillants, mon cher Sergius; mais par-
fois ils coûtent cher.
CATILINA.
Bonjour, Julius ; pourquoi dites-vous que de pareils exploits
coûtent cher?
CÉSAR.
Parce que l'on a vu des athlètes se rompre un vaisseau dans
la poitrine, ce qui , à moins de très-grandes précautions, est
presque toujours un accident mortel.
CATILINA.
Rassurez-vous, César, ce n'est rien.
CÉSAR.
C'est que dans le cas où vous souffririez, j'ai là mon médecin
Archigènes et je pourrais vous l'envoyer... Mais que regardez-
vous donc ainsi , Sergius ?
catilina , montrant Charinus.
Voyez donc le bel enfant , César, le connaissez-vous ?
CÉSAR.
Non.
CATILINA.
C'est étrange, il me semble que je le connais, et cependant.,.,
non, je ne l'ai jamais vu.
ORESTIUA,
f\} ]>î«-n . -ej^nem' César ?Mt
ACTE I, TABLEAU II. 39
CÉSAR.
Me voilà, madame... Vous savez ce que je vous ai dit, Cati-
lina , à propos de mon médecin.
CATILINA.
Merci, César.
charinus , s' avançant vers Catilina.
Mais , je ne me trompe pas , on dirait qu'il souffre... Cnmmo
il pâlit... Oh ! si j'osais lui parler... Seigneur ! seigneur !
CATILINA.
Qu'y a-t-il, mon enfant?
CHARINUS.
Vous chancelez !
CATILINA.
Tu te trompes.
CHARINUS.
Vous avez sur les lèvres une écume de sang.
CATILINA.
Chut!
charinus, lui tendant une gourde.
Oh! tenez, seigneur, buvez, buvez, et ne méprisez pas le vase;
il a été sculpté par un pâtre du mont Olympe.
CATILINA.
Merci, mon enfant, merci.,, (// boit.) Veuillez m'altendre
un instant. (Apercevant Curius qui rause avec Orestilla . il
sarnte et regarde.)
ORESTILLA.
Curius , vous me fatiguez ; je veux écouter César, et vous me
forcez de vous entendre. Taisez-vous.
CURIUS.
Madame, j'ai du malheur près de vous... Vrai, je mérite
mieux...
ORESTILLA.
Si Fulvie était là , me diriez-vous tout ce que vous me dites ?
Fulvie que vous ne quittiez pas plus que votre ombre. Que los
hommes sont perfides , César!... Prenez garde, Curius : Fulvie
est jalouse.
curius.
Jalouse... [Il regarde autour de lui.)
césar , à Orestilla.
Vous l'avez fait pâlir de pour ce pauvre Curius... Ah ! voilà
un homme qui aime.
ORESTILLA.
Vraiment ! Je le regarderai de plus près demain. (A Catilina.)
Et depuis quand , Catilina, êtes-yous dov^iu $\ ,„n.
Pauvre Rome ! Toutes les fois qu'elle possède quelque chose
beau , cette chose lui vient de la Grèce.
en
W CATIL1NA.
ment! vous accomplissez un exploit,digne d'Hercule, vou« lancez
le disque de Remus, vous chassez Caton , deux triomphes et
vous ne venez point recueillir nos remercîments et nos bravos!
CATILINA.
Vous avez là, madame, un charmant flacon.
ORESTILLA.
rinthe' neSt"Ce paS ; * est d'or' et sculPté Par Ephialtes de Go-
CÉSAR
Pauvre Rome ! Toutes les
de
CATILINA.
Voulez-vous me le céder, madame? je vous donnerai c
échange le vase murrhin que vous daignâtes remarquer dans
mon vestibule la dernière fois que vous me vîntes voir.
ORESTILLA.
Prenez. Continuez , seigneur Julius ; ce que vous me disiez
m interesse fort. l™
catilina , revenant à Charinus.
Jeune homme , rendez-moi un service.
charinus.
Volontiers, seigneur.
catilina.
Cette gourde, dont la liqueur. vient de me rappeler à la vie
donnez-la-moi. »
charinus.
Avec bien du bonheur. Gardez-la.
catilina.
Mais à une condition : acceptez en échange ma gourde, à
moi , que voici. '
CHARINUS.
Oh ! seigneur, ce flacon est trop précieux... Je ne puis.
CATILINA.
Par grâce !
CHARINUS.
Je consulterai mon père. Il va venir : et s'il y consent iV-
cepterai, seigneur... ■ J
CATILINA.
Je me charge d'obtenir son consentement... Prenez toujours.
orestilla, montrant à César une litière qui entre.
César, César, voyez donc !
ACTE I, TABLEAU II. kl
CÉSAR.
Fulvie dans une litière de louage! Mais elle est donc ruinée
tout à fait ?
ORESTILLA.
Elle s'arrête ! ah ! nous allons voir quelque chose d'amusant.
SCÈNE VIII.
Les Mêmes , FULVIE.
fulvie , de la litière fait appeler Curius par un de ses gens , et
lorsqu'il Va vue :
Bien , Curius ! vous vous consolerez facilement de mon ab-
sence ; cela me rassure.
CURIUS.
Fulvie ! (Il court à elle.)
FULVIE. X
Laissez-moi! Adieu.
CURIUS.
Mais !
FULVIE.
Loin d'ici, vous dis-je ! {A ses porteurs.) Allez , vous autres !
(Curius suit la litière qui s'éloigne.)
ORESTILLA.
Oh ! le pauvre Curius , le voilà désespéré !
CÉSAR.
Vous alliez me demander quelque chose quand Fulvie est
arrivée.
ORESTILLA.
Oui, j'allais vous demander si vous connaissiez cet enfant
avec lequel cause Sergius.
CÉSAR.
Non , c'est la première fois que je le vois.
ORESTILLA.
Il est charmant...
césar, à part.
Ce que c'est que la sympathie; elle le déteste.
syrus, revenant.
Me voici , maître !
charinus, à Syrus.
Tiens, prends ce beau flacon , que je pourrais briser en faisant
mes exercices.. As -tu ramassé des cailloux pour ma fronde ?
SYRUS.
J'en ai plein le pan de mon manteau.
42 CAT1LINA.
CHARIXUS.
Eh bien ! allons par la route où doit venir mon père. (A Ca-
lilina.) Où vous retrouverai-je , seigneur?
CATIL1XA.
Ici. [A Curms. qui revient tout effaré.) Eh bien!
CURIUS.
Mon cher Sergius !
CATILIXA.
Oh! grands dieux! que vous arrive-t-il?
CURIUS.
Un affreux malheur. Fnlvie va faire un coup de tête. Je suis
désespéré.
CATILIXA.
A quoi puis-je vous être bon?
CURIUS.
Il me faudrait quelques hommes dont je fusse sûr.
CATILIXA.
Courez jusqu'à la porte Flaminia; j'ai là six gladiateurs, pro-
noncez le mot de passe : Pïgil, et ils vous obéiront.
CURIUS.
Merci, merci !
orestilla, à Catihna qui se rapproche d'elle.
En vérité, Sergius, je commençais à renoncer à l'espoir de
votre société pour aujourd'hui.
catilixa, riant.
Vous le savez, madame, on se doit avant tout aux malheureux!
ORESTILLA.
De qui parlez-vous ?
CATILINA.
De Curius, qui vient de sortir désespéré.
ORESTILLA.
Et ce bel enfant que vous aimez si fort, est-il aussi malheureux?
CATILIXA.
Quel enfant ?
ORESTILLA.
Celui avec qui vous causiez tout a l'heure.
CATILIXA.
Moi, madame, je ne le connais pas.
ORESTILLA.
Vous ne le connaissez pas !
CATILINV.
Non , par Castor, en vérité, je le vois aujourd'hui pour la pre-
mière fois ; il faut qu'il soit depuis peu de temps à Rome.
ACTE I, TABLEAU II. 43
ORESIILLA.
Vous ne le connaissez pas, et vous lui donnez mon flacon.
CATILINA.
Vous le savez , il y a des entraînements dont on n'est pas le
maître.
ORESTILLA.
Oui , c'est comme les répulsions. [Bas à une femme esclave qui
porte le costume égyptien.) Nubia, tu sauras quel est cet enfant.
Continuez, César. Oh ! vous nous avez interrompu au milieu de
la plus intéressante conversation ; César et moi nous parlions
pâtes et essences. Sav z-vous que c'est un général de première
force sur la toilette!
CATILINA.
11 mentirait a son origine s'il en était autrement; on n'est pas
petit-fils de Vénus pour rien.
ORESTILLA.
Voyons, César, voyons, comment vous faites -vous ce teint
que toutes les femmes vous envient?
CÉSAR.
Voulez-vous ma recette ? il n'y a rien que je ne fasse pour
vous obliger.
ORESTULLA.
Sans intérêt, au moins?
CÉSAR.
Nous compterons plus tard.
ORESTILLA.
En vérité, vous etez charmant! quelle différence il y a eatre
vous et certaines gens que je connais... Décidément le seigneur
Sergius est distrait aujourd'hui.
CATILINA.
Pardon, c'est étrange... Mais ju regardais...
ORESTILLA.
Quoi donc ?
CATILINA-
Une tourterelle d'Egypte qui vient de se poser sur ce chêne ;
elle se sera échappée de quelque volière.
ORESTILLA.
Une tourterelle d'Egypte! il n'y a que moi qui en aie deux à
Rome.
CATILINA.
Et vous y tenez?
ORESTILLA.
J'ai un esclave dont le seul soin est de s'occuper d'elles.
H CATILINA.
SCÈNE IX.
Les Mêmes, STORAX.
storax, entrant à petits pas.
Chut! chut! chut!... Coco te, cocote, petite... auriez-vous par
hasard vu une tourterelle bleue?
cicada, lui montrant la tourterelle sur un arbre.
Tiens, la... regarde!
STORAX.
Oui, oui, je la vois; petite, petite! [à Cicada) viens ici, toi
[il lui fait la courte échelle), viens ici, monte sur mes épaules
{Cicada monte.)
orestilla, se levant.
Mais je ne me trompe pas !...
CÉSAR.
Qu'y a-t-il?
ORESTILLA.
C'est ce coquin de Storax !
CATILINA.
Cet esclave est à vous?
ORESTILLA.
C'est le gardien de mes tourterelles.
CATILINA.
Je lui en fais mon compliment, il les garde bien.
ORESTILLA.
Taisez-vous, je vous déteste.
STORAX.
Bon, la voila repartie. [A Cicada.) C'est ta faute, petit malheu-
reux !
ORESTILLA.
Ah! le misérable!... ici Storax.
STORAX.
La maîtresse ! Bon Jupiter, je suis perdu.
CATILINA.
Oh ! l'excellente figure de bandit!
ORESTILLA.
Que cherches-tu donc, mon petit Storax?
STORAX.
Rien, maîtresse... rien; je me promène.
ORESTILLA.
Et mes tourterelles d'Egypte?
ACTE I, TABLEAU II. W
STORAX.
Aie!
ORESTILLA.
Où sont-elles ?
STORAX.
Aie l aie !
ORESTILLA.
C'est que, si jamais tu en perdais une... je te plaindrais, bon
Storax. ,
STORAX.
Aie t aie ! aie !
CATILINA.
Pas décolère, Orestilla... vous ne vous faites pas idée combien
la colère enlaidit.
ORESTILLA.
De la colère, moi, jamais I... Storax -mes tourterelles!
storax, les mains jointes.
Maîtresse !...
ORESTILLA.
Prends garde au carcan, Storax... Mes tourterelles...
storax, à genoux.
Maîtresse !...
ORESTILLA.
Prends garde au fouet.
STORAX.
Maîtresse... je la rattraperai... Maîtresse, il y a des gens qui
courent après... Elle est là-bas, sur un petit arbre pas plus haut
que cela. {Se jetant la face contre terre.) Ah ! Jupiter!
ORESTILLA.
Qu'y a-t-il encore ?
CATILINA.
De la générosité , Orestilla... Votre tourterelle vient d'être
tuée d'un coup de fronde.
ORESTILLA.
Tuée !... ma tourterelle tuée !... et par qui?
CATILINA.
Par un enfant qui était loin de se douter qu'il vous privait
d'un bien si précieux.
ORESTILLA.
Par ce jeune homme qui causait là avec vous tout à l'heure?
CATILINA.
Je suis forcé de l'avouer.
3.
m CATILKNA,
ORBSTILLA.
Ah ! (Montrant Slorax.) Qu'on emmène cet homme, et qu'on
le mette en croix. Ma litière i (La litière entre; deux gladiateurs
se tiennent près du disque; on relève les coussins, et l'on prend- le
tapis.)
CATILINA.
Grâce pour lui, Orestilla.
orestilla.
Taisez-vous !
CAT1L1NA.
En croix pour un oiseau envolé !
ORESTILLA.
En ai-je le droit, oui ou non? Cet esclave est-il à moi?
CATILINA»
Oh ! puisque vous le prenez ainsi ! (Se reculant, à Slorax.) Tu
entends?
STORAX.
Je crois bien, que j'entends.
CATILINA.
Debout, et sauve-toi.
STORAX.
Le Champ de Mars est gardé, je serai pris.
CATILINA*
Cours vite.
STORAX.
Je n'ai plus de jambes.
CATILINA.
Crève, alors.
orestilla, à ses esclaves.
Emparez-vous de lui. (Aux deux gladiateurs.) Emmenez cet
homme, et que daus une heure il soit mort. Ne m'attendez
pas ce soir, Sergius.
catilina, s'inclinant.
Votre place restera vide.
césar, conduisant Orestilla- à sa litière.
En vérité, la colère vous va à merveille, et jamais je ne vous
ai vue si belle.
orestilla.
Venez voir demain l'effet de votre recette.
CÉSAR.
Je n'y manquerai pas. (Il salue.)
ntbia, bas.
Faut-il toujours s'informer de ce jeune homme?
ACTE I, TABLEAU il. n
ORESTILLA.
Plus que jamais.
SCÈSSE X.
Les Mêmes, IX ESCLAVE.
l'esclave, s* approchant de Caiilina.
De la part de Lentulus.
CATILINA.
Qu'est-ce ?
l'esclave.
Une lettre... tendez votre main.
CATILINA.
Impossible, César me regarde... trouve moyen de la glisser
sous mon manteau qui est là, au pied du tombeau de S) lia..
l'esclave/
Bien!
orestilla, dans la coulisse.
Ce n'est pas assez de la croix; qu'on l'écorche vif. (On conduit
Storax, et on emporte la lï.ière. )
CÉSAR.
Cette femme est tout cœur. (A Caiilina.) Quel bon petit mé-
nage vous ferez, Sergius.
CATILINA.
Vous m'avez abandonné, César.
CÉSAR.
Comment?
CATILINA.
Vous si miséricordieux... vous qui faisiez couper la gorge aux
pirates avant que de les pendre... vous qui faites panser les gla-
diateurs blesses., vous à qui on reproche d'être trop humain,
vous n'avez pas trouvé une seule parole en faveur de ce mal-
heureux.
CÉSAR.
Vous êtes charmant, je ne veux pas mo brouiller avec Orestilla.
C'est bon pour vous qui épousez... \dieu Sergius.
CATILINA.
Vous partez?...
Je vais au bain.
Et du bain?
A un rendez-vous*
CESAR.
CATILINA.
CÉSAR.
48 CATILINA.
CATILINA.
CESAR.
CATILINA.
Servilie ?
Eh ! mon Dieu! oui.
Toujours?
CÉSAR.
Il faut qu'elle m'ait donné quelque philtre.
CATILINA.
Vous l'aimez?
CÉSAR.
Follement!,.. Que dites-vous de cette perle?
CATILINA.
Je dis qu'elle vaut un million de sesterces.
CÉSAR.
Je viens de l'acheter douze cent mille.
CATILINA.
Et... payée?...
CÉSAR.
Allons donc!... pour qui me prenez-vous?
CATILINA.
Les bijoutiers vous font donc encore crédit?
CÉSAR.
Je leur ai donné rendez-vous dans ma prochaine préture. Te-
nez, Sergius, un conseil... faites-vous nommer préteur ! Le pré-
teur, c'est le prince, c'est le satrape, c'est le roi! La province
tout entière est à lui! Est-il prodigue? A lui l'or et l'argent!
Est-il artiste? A lui les tableaux et les statues! Est-il libertin?
A lui les femmes et les filles ! Vous êtes prodigue, artiste, liber-
tin... Catilina, faites-vous nommer préteur !
CATILINA.
Non; je veux être consul.
L.É5AR.
Alors, disposez de moi... j'ai soixante mille voix à votre ser-
vice. Vous avez besoin d'argent?
CATILINA.
Certes!
CÉSAR.
Epousez Orestilla, vous m'en prêterez... Mais, hâtez-vous,
elle se ruine... et pour peu que vous tardiez, vous n'aurez plus
que des restes... Adieu, Sergius!
CATILINA.
Un mot encore... Vous veira-t-on ce soir?
ACTE I, TABLEAU IL il
CÉSAR.
Où cela?
CATILINA.
Chez moi.
CÉSAR.
Je ferai tout pour y aller ; seulement aidez-moi à traverser
tout ce populaire.
CATILINA.
Prenez mon bras.
LE PEUPLE.
Vive Sergius î vive Catilina !
CÉSAR.
Ces gens-là vous adorent, mon cher Sergius.
le peuple [mouvement).
Vive Julius César !
CATILINA.
Et vous, donc... écoutez-les.
CÉSAR.
Ma, foi oui... Oh ! que nous avons mauvaise réputation, mon
cher... Adieu... adieu... (// se sauve, escorté du peuple.)
SCÈNE XI.
CLINIAS et CHAR1MJS, puis CATILINA.
CLINIAS.
Mais où donc est ce seigneur qui t'a donné ce flacon ?
CHARINUS.
Il était ici... il devait attendre ici... Ehl tenez, je crois que le
voilà.
CLINIAS.
Es-tu sûr que ce soit lui ?
CHARINUS.
Lui-même , mon père.
CLINIAS.
Alors, venez, Charinus. (S avançant vers Catilina.) Permettez,
seigneur, que mon fils et moi... (S'arrêtant.) Par Jupiter! je ne
me trompe pas l
CHARINUS.
Qu'y a-t-il, mon père?
CLINIAS.
C'est lui!...
CATILINA.
Eh bien ?
m CâTILESA
CLINIAS.
Dieux vengeurs! {Il prend le flacon et le jette aux pieds de Ca-
tilina.) Viens, Charinus... viens...
CHARINTS.
A la maison , mon père ?
<:linias.
Non, non... suis-moi. [Il s'éloigne précipitamment etdmméne
Charinus.)
scène xn.
CATILINA,^/.
Pourquoi donc cet homme me fuit-il ainsi?... Pourquoi donc
repous-e-t-il mes présents avec horreur?... Il y a quelque mys-
tère lb-dessous... je le saurai... Allons' me voilà seul !.., Tous
sont partis... L'esclave de Lentulus a mis la lettre de son maître
sous mon manteau. {Il lève le côîii 'de son manteau.) Storax!
SCENE XIII.
CATILINA, STORAX, sous le manteau.
CATILIXA.
Storax sous mon manteau !
STORAX.
C'est Jupiter sauveur qui m'a indiqué cet asile.
CAT1LIXA.
Tu es donc parvenu à te sauver, enfin ?
STORAX.
Le divin Mercure m'est venu en aide.
CATILIXA.
Il te devait bien cela... car tu me parais être un de ses plus
fervents adorateurs... Et de quelle façon le prodige s'est-il
opéré ?
STORAX.
En passant sur le pont...
GAT1LIXA.
Oui. je comprends... tu t'es jeté dans le Tibre?
STORAX.
Justement... Je suis assez bon plongeur... jai nagé entre deux
eaux, j'ai gagné de grandes herbes, puis des herbes le rivage,
puis du rivage votre manteau... Il m'a semblé puis que vous
aviez intercédé pour moi que je pouvais me confier a vous.
LAIILINA.
Mai- si j'eusse relevé mon manteau devant des étrangers?
ACTE 1/ T iBWÀU II. ■
STOl ÇAX.
Oh ! j'étais bien sûr que vous se le lèveriez pas, seigneur... 11
cachait un objet trop précieux.
CATlt' Ûfti.
Et quel objet?
STOR AX.
Cette lettre du seigneur Lentu lus/..
CATII 4NA.
Tu l'as lue, drôle?
STO fcAX.
Je n'ai pas pu faire cKitremer Ci dans la. position oii je me trou-
vais ; j'avais le nez dessus.
CATI I.INA.
Alors comme il fait, nuit et q j e je ne puis pas la lire , lu vas
me dire ce qu'elle contient.
STOI .AX.
Huit mots, mon cher seigmî ur; pas un de plus, pas un de
moins.
CATir; Wa.
Et ces huit mot!??
STOfl AX.
Pois chiche est mur, il faut h, mawjcr.
CATILl TlA.
Et cela signifie ?
stopj ^x.
Si je n'ai pas compris?
catilj: ha.
Ce sera bien !
stob a x.
Et si j'ai compris?
CATIL ,1M A.
Ce sera mieux.
STOB AX .
Eh bien, mon bon seigneur , avec votre permission il me
semble que le pois chiche , c'est ; ui i petit nom d'amitié que 1 ou
donne à un grand orateur nomn îé 1 vlarcus Tullius...
CATII .in a .
Pas mal.
STO) \ax .
Cicéron... Quant a sa maturii é il pourrait bien être question,
ce me semble, de son prochain ( ions ulat.
catij ;1N\ .
Bien.
52 CATILINA.
STOUAX.
On ne mange pas les hommes , seigneur; mais les pois, quand
ils sont mûrs, on les cueille.
CATIXINA.
Très-bien, sortons d'ici.
STOlUX.
Mon bon seigneur, n'oubliez pas qu'on me cherche pour me
crucifier.
CATII.INA.
Tu as raison, enveloppe-toi de ce manteau, et tâche d'avoir
l'air d'un honnête homme.
storax, avec vn soupir.
Ah!...
CATILIJN'A.
Et maintenant viens!
STORAX.
Où cela ?
CATIt.INA.
Chez moi.
STOB.AX.
0 fortune ! est-ce que j'aurais enfin mis la main sur tes trois
cheveux !
ACTE IL
TROISIÈME TABLEAU.
LA MAISON DE CATIXINA AU PALATIN.
La salle à manger donnant sur de vastes jardins.
SCENE Z.
CURIUS seul, regardant, puis FULV1E, apportée par les quatre
gladiateurs dans une litière.
CURIUS.
Oh ! je ne me trompe pas, ils entrent. Oui, ce sont bien eux...
ils l'ont rejuinte, par Jupiter! Savais peur qu'elle n'eût changé de
route. Je respire. [La litière entre et s'arrête devant la porte.)
FULVIT.
Où m'avez-vous conduite, et quel est le but de cette violence?
UN DES HOMMES.
Vous êtes arrivée, madame
ACTE II, TABLEAU III. 53
curius, ouvrant la porte de la litière.
Vous êtes libre, Fulvie.
FULVIE.
Curius !
curius, donnant sa bourse aux porteurs.
Tenez, vous êtes maintenant de cinq cents sesterces plus ri-
ches que moi. {Les gladiateurs s'éloignent.)
FULVIE.
Ah! c'est donc de vous que m'est venu cet empêchement de
continuer ma route ?
CURIUS.
Allez-vous me punir de n'avoir pu supporter la pensée que
j'allais vous perdre?
FULVIE.
Pensez-vous m'avoir retrouvée, parce que vous m'avez reprise?
CURIUS.
Fulvie, écoutez-moi... Fulvie, de grâce...
FULVIE.
Oh! par Vénus, je sais tout ce que vous allez me dire... vous
m'aimez plus que jamais, n'est-ce pas? c'est tout simplo, je ne
vous aime plus.
CURIUS.
Mais pourquoi ne m'aimez-vous plus, Fulvie?
FULVIE.
Vous faites là une sotte question, mon cher Curius. Ne savez-
vous pas que celles qui n'aiment plus ont toujours de bonnes
raisons pour cesser d'aimer?
CURIUS.
Mais enfin ces raisons exposez-les-moi, peut-être serai-je assez
heureux pour les combattre.
FULVIE.
Vous allez vous faire dire des choses désagréables , Curius.
Prenez garde...
CURIUS.
Mais peut-être , si vous ne parlez pas , allez-vous m'en faire
penser de plus désagréables encore.
FULVIE.
Bon! que penserez-vous? je suis curieuse de le savoir.
CURIUS.
Eh bien, je penserai que le Curius, qui possédait quarante mil-
lions de sesterces, il y a six mois, n'eut pas reçu, il y a six mois,
de Fulvie l'accueil qu'il en reçoit aujourd'hui qu'il est ruiné.
54 CATIL1NA.
FULVIE.
Bravo, Curius!
Comment bravo?
CURIUS.
FULVIE.
Eh bien, oui, vous avez deviné juste et je vous applaudis.
CURIUS.
Vous avouez que c'est ma mine qui vous rend indifférente
pour moi. Mais cette ruine que vous me reprochez, c'est vous
qui en êtes la cause.
fulvie, se levant.
Ah! je m'attendais à cela. En vérité, Curius, on dirait que
vous me prenez pour une courtisane grecque. Vous avez dé-
pensé avec moi quarante millions de sesterces ; eh bien , moi ,
j'en ai dépensé trente millions avec vous; la différence n'est pas
si grande, ce me semble. Vous êtes un Curius, je suis une Mé-
tella. Bref, vous m'avez aimée et vous me l'avez dit, j'ai eu du
goût pour vous et je vous l'ai prouvé, nous sommes quittes. Main-
tenant vous voulez que moi, qui suis jeune, j'aille m'embarrasser
d'un homme qui n'a rien. Vous voulez que vous, qui n'avez pas
trente ans , qui portez un beau nom , et par conséquent, pou-
vez faire un riche mariage, j'aille vous embarrasser d*une femme
ruinée? En vérité, mon cher, ce serait une double sottise. Je vous
en laisse ma part.
curius.
J'emprunterai, Fulvie, et nous vivrons comme par le passé.
FULVIE.
S'il y avait encore des prêteurs d'argent a Rome, mon cher
Curius, je les eusse trouves aussi bien que vous. Mais voyons ,
avouez-le, vous savez bien qu'il n'y en a plus.
CURIUS.
Eh bien, je me ferai homme politique. Je puis arriver a la
préture comme un autre.
FULVIE.
Et avec quoi ? c'est très-cher la préture.
CURIUS.
Oh! vous êtes résolue, je le vois bien. Vous me remplacez
déjà en pensée; et moi qui vous aimais malgré vos coquetteries,
malgré vos caprices, malgré votre méchante réputation !
FULVIE.
Prenez garde, Curius, vous ne parlez plus comme un patri-
cien, mais comme un paysan ivre. Est-ce que je vous ai jamais
rappelé votre procès avec le juif du forum ? Esl-ce que je tous ai
reproché d'avoir été chassé du sénat? Est-ce que... Tenez, quit-
ACTE II, TABLEAU III. 55
tons-nous, Curius... haïssons-nous, mais ne nous dégradons pas.
CURIUS.
Il est impossible que vous soyez cruelle à ce point... vous en
aimez un autr.% Fulvie !... Vous avez fort applaudi Cicéron, ce
me semble, et Cicéron paraissait tout fier de vous avoir fait ap-
plaudir.
FULME.
C'est vrai, j'air.cie Cicéron. Quand il parle, j'oublie que i
un homme nouveau. Il :-e peWÏ bien qu'il m'ait remarquée.,
peut-être même m,'a-t-il suivie...
ojrius.
Oh ! cet hommve nouveau comme vous l'appelez est riche à
millions.
FUI VIE.
C'est vrai encore ; mais tranquillisez-vous, ce n'est pas plus lui
qui tous remplace »ra que Sergius ou César. Ce soir quand vous
m'avez fait arrêter je quittais Rome*
(MMUfc
Vous quittiez R« mie?
FULVIE.
Mes équipages sont saisis, ma maison va être vendue, je n'ai
plus un esclave à. moi. Que voulez-vous que je fasse a Rome f
curius.
Et où allez-voo s?
FULVIR.
A Corinthe, chez ma sœur Métella, où j'attendrai des temps
meilleurs.
CURIUS.
Un exil ! vous* souffrirez l'exil !
FULVIE.
Je souffrirai la mort plutôt que la honte, et c'est une honte
pour moi de voir qu'il y a à Rome des gens qui ne sont pas
encore ruinés.
CURIUS.
0 Fulvie!
FULVIE.
Oui, je l'avoue, quand Aurélia Orestilla, quand cette ancienne
affranchie, quand cette veuve d'un publicain qui avait a peine
le droit de porter l'anneau de ''fer, passe avec ses mule? africaines
ses esclaves nubiens, .ses eunuques de Bi'thynip; qt.and sur le
passage de sa litière tout le monde se retourne tout le monde
s'arrête, tout le monde admire; alors moi, Curius, moi qui
suis h pied, moi qni porte sur moi tout ce qui me reste de
joyaux d'or, moi qui passe inaperçue dans la foule comme |e
passais ce soir au Champ de Mars" où vons ne m'eussiez pas
5fi CATILINA.
vue si je vous eusse touché Fépau/e, alors... mais je ne sais
pas pourquoi je vous dis tout cela; dans deux heures je serai sur
la route de Coiïnthe , adieu Curius, adieu.
CURIUS.
Mais vous êtes chez Catilioa, restez au souper qu'il vous donne
ce soir. 11 est prévenu, il vous attend.
FULVIE.
Croyez -eous que sur la route je n'aie pas reconnu ses gladia-
teurs? qu'en arrivant ici je n'aie pas reconnu sa maison? Il
comptait sur moi au souper, dites-vous?
CURIUS.
Oui.
FULVIE.
Remerciez-le pour moi, Curius, mais je n'accepte pas uu festin
que je ne puis rendre. Moi parasite, vous n'y pensez pas ! faites
pour moi mes compliments a la belle Aurélia Orestilla, la reine
du festin, moi je pars; adieu, Curius.
CURIUS.
Ecoutez-moi une dernière fois.
FULVIE.
Avez-vous à me dire quelque chose que je n'aie point encore
entendu?
CURIUS.
Fulvie, ne partez que dans huit jours.
FULVIE.
Adieu, Curius.
CURIUS.
Ne partez que dans trois jours.
FULVIE.
Adieu.
CURIUS.
Fulvie, ne partez que demain... Demain, ce soir même un
grand changement peut se faire.
fulvie, revenant.
Dans votre sort ?
CURIUS.
Dans notre sort à tous.
Encore quelque leurre.
FULVIE.
CURIUS.
Restez, Fulvie, restez deux heures, et dans deux heures,
vous avouerez que tout votre patrimoine perdu, toute votre for-
tune dévorée étaient la médiocrité, la pauvreté, la misère près
de l'état nouveau qui nous attend tous les deux.
ACTE II, TABLEAU III. 57
FULVIE.
Qui nous attend...
eu ri us.
Que voulez-vous? qu'ambitionnez-vous? Parlez, que vous
faut-il?
FULVIE.
Prenez garde, les désirs d'une âme comme la mienne n'ont pas
de bornes. J'ambitionne tout... je veux tout.
CURIUS.
Eh bien, souhaitez... imaginez... rêvez. Votre tout à vous, ce
n'est rien. Mais attendez, Fulvie, attendez, attendez deux heu-
res... c'est tout ce que je vous demande de temps pour vous
prouver que je ne mens pas.
FULVIE.
Vous êtes fou, Curius, ou bien...
CURIUS.
Ou bien...
FULVIE.
Ou bien ce que l'on dit de Catilina est vrai.
SCENE II
Les Mêmes, CATILINA.
CATILINA.
Et que dit-on de Catilina, belle Fulvie ?
FULVIE.
On dit qu'il donne ce soir une fête charmante à laquelle il a
bien voulu m'inviter, et dont je prends ma part avec grand plai-
sir... pourvu qu'il me soit permis de continuer d'y quereller à
mon gré Curius.
catilina, montrant le jardin.
A droite vous trouverez l'allée des querelles, Fulvie... à gau-
che vous trouverez la grotte des raccommodements, Curius.
curius.
Venez, Fulvie.
Vous me direz tout ?
Oui. ( Ils sortent. )
FULVIE.
CURIUS.
SCÈNE III.
CATILINA, seul.
Va, pauvre fou... pour un jour, pour une heure d'amour de
plus trahis tes amis. Ce que tu devrais cacher même à la femme
qui t'aimerait, dis-le a la femme qui ne t'aime plus. On ne craint
58 CATILINA.
pas les dénonciateurs quand on a le peuple romain tout entier
pour complice. (A des serviteurs. ) Mon barbier et mon méde-
cin. Viens, Slorax.
SCÈNE IV.
CATILINA, STORAX, pin» LE BARBIER.
STORAX.
Nous sommes arrivés ?
CATILINA.
Oui, tu n'as plus rien à craindre, tu peux jeter là ce man-
teau.
LE BARBIER.
Vous m'avez demandé, maître ?
CATILINA.
Change-moi la tête de cet homme-là.
STORAX.
Ah ! oui, si c'est possible.
CATILINA.
Tout est possible à mon barbier... c'est un faiseur de miracles.
Entrez, Chrysippe... toi, emmène cet homme et fais vite. (Slorax
et le barbier sortent.
SCENE V.
CATILINA, CHRYSIPPE, entrant.
CATiLiNA, donnant la main à Chrysippe qui lui tûte le pouls,
Eh bien ?
CHRYSIPPE.
Eh bien, vous avez la fièvre.
CATILINA.
Tu ne m'apprends rien de nouveau. Mais d'où me vient cette
fièvre ?
CHRYSIPPE.
Vous vous serez encore déchiré la poitrine en faisant quelque
effort*
CATILINA.
J'ai lancé le disque de Rémus.
CHRYSIPPE.
C'est cela, toujours le même. Quand les autres boivent la coupe
d'Hercule, vous videz, vous, l'amphore tout entière. Quand aux
fêtes de Vénus, les autres veillent trois jours, vous veillez, vous,
toute la semaine. Quand les autres lancent le palet ordinaire,
vous lancez, vous , le disque de Rémus, Vous avez craché du
?ang, n'est- e
ACTE II, TABLEAU III. 59
CATILINA.
Oui.
CHRYSIPPE.
Un autre se fût tué sur le coup.
CATILINA.
Tandis que moi je ne mourrai que dans... voyons dans com-
bien de jours, Chrysippe?
CHRYSIPPE.
Oh! dieux merci...
CATILINA.
Dans combien de mois?
CHRYSIPPE.
J'espère mieux encore.
CATILINA.
Un an alors... Et de quoi te plains-tu, et quel est l'homme qui
est sûr d'avoir un an devant soi... un an... tu dis un an, n'est-ce
pas?
CHRYSIPPE.
Je crois que vous pouvez compter sur un an."
OATILIW.
Merci. Un an î... le temps d^ me marier, d'avoir un fils , de
laisser sur cette terre, où peut-être on parlera de moi, un héi i-
tier de mon nom, glorieux ou sinistré
CHRYSIPPE.
Vous êtes bien fatigué, bien vieilli depuis quelques années.
CATILINA.
J'ai trente-sept ans a peine.
CHRYSIPPE.
Oreste était vieux à vingt-cinq. Pourquoi vous marier?
CATILINA.
N'as-tu pas entendu ce que je viens dire? je veux un enfant.
CHRYSIPPE.
Ne vous mariez pas, car vous n'aun/ pas d'enfant, car vous
ne laisserez pas d'héritier de votre nom. Vous avez tari en vous
les sources de la vie. Agissez désormais comme si vous étiez seul
au monde. Pensez à vous.
CATILINA.
Ainsi voilà ton arrêt. Tu me condamnes, toi le juge infaillible.
CHRYSIPPE.
Je prononce la sentence, mais vous L'avez exécutée vous-même.
CATILINA.
Tas d'enfant!
CHRYSll'l'K.
C'est cela» Cette sentence va devenir votre tourment, i.
CO CÀT1LINA.
pas? C'est assez qu'une chose soit déclarée impossible pour que
vous la désiriez. Soyez donc ambitieux pour vous-même, c'est
déjà bien assez. Un fils !... à quoi vous servira un fils?
CATILINA.
A avoir quelqu'un à aimer et qui m'aime en ce monde. A
quoi me servira un fils?... demande à l'ombre du vieux Corné-
lius Sylla, qui posséda le monde , s'il n'eût pas donné la moitié
du monde, le monde tout entier pour racheter cette larme qu'il
versa sur le tombeau de son fils Cornélius. Eh bien , les dieux
eurent pitié de lui. Il eut d'un troisième mariage Faustus. Pour-
quoi les dieux seraient-ils donc plus sévères pour moi que pour
Sylla. Un fils continue notre vie , et quand le feu qui anime cer-
tains hommes s'est éteint sous l'aile de la mort, une étincelle se
réfugie au sein de leur enfant. Une étincelle recommence un
incendie.
CHRYSIPPE.
Adoptez quelqu'un que vous aimerez et qui vous aimera.
CATILINA.
Me prends-tu pour un sot, Chrysippe ? crois-tu que l'adoption
remplace la naissance ? Je veux aimer selon la nature et non de
par la loi. Va, mon savant médecin , je serai sage et le temps
me guérira.
CHRYSIPPE.
Je me retire.
CATILINA.
Surveille-moi pendant le souper. J'ai besoin de toute ma
vigueur et de toute ma gaieté ce soir. Au reste, (riant) je ne
me suis jamais senti en meilleure disposition.
CHRYSIPPE.
Et vous ne voulez pas qu'on en doute ?
CATILINA.
Non, certes.
CHRYSIPPE.
Alors mettez du rouge de Péluse sur vos joues , car vous êtes
pâle comme la mort.
CATILINA.
J'en mettrai. Adieu, Chrysippe.
CHRYSIPPE.
Au revoir, seigneur.
SCÈNE VI.
CATILINA, seul.
Qu'a-t-il voulu dire par ces mots : Oreste était vieux h vingt
ans, Oreste était souillé , Oreste avait des remords, Oresle était
ACTE 1I,TABLEAI HT. Gl
poursuivi par les Euménides ? Moi je n'ai rien à faire avec les
noires déesses. Allons, allons, Catilina. du découragement,
du dégoût, au moment où tu es prêt de toucher le but? Tes ge-
noux faiblissent, ta main tremble. Pauvre machine humaine!
Si j'en arrive à me mépriser moi-même, que penserai-je des
autres ? (A Storax qui entre.) Qui va là ? qui êtes-vous ?
SCENE VII-
STORAX, CATILINA.
STORAX.
Allons, il paraît décidément que j'ai changé de tète.
CATILINA.
Oui, par Janus, tu as deux visages.
STORAX.
Oh ! deux !... Je ne vous en ai pas encore donné le compte.
CATILINA.
Avance ici et causons. (Il s'assied.)
STORAX.
Je ne demaude pas mieux , la langue me démange. De quoi
allons-nous parler ?
CATILINA.
Eh bien! parlons de toi.
STORAX.
De moi ? j'ai peur d'être trop indulgent.
CATILINA.
Je tiendrai compte de la partialité. D'abord, comment un
homme d'esprit comme toi, car tu as de l'esprit...
STORAX.
Trop.
CATILINA.
Eh bien, comment un homme qui a trop d'esprit s'expose-
t-il à être crucifié pour une tourterelle ?
STORAX.
On ne pare pas un coup de fronde.
CATILINA.
C'est vrai.
STORAX.
Tout ce que je pouvais faire, c'était de me sauver une fuis pris.
CATILINA.
Oui.
62 CATILINA.
STORAX.
Eh bien, je me suis sauvé , ne m'en demandez pas davantage.
Quand, placé dans une situation mauvaise, on tire de la situation
tout le parti qu'on peut en tirer, il n'y a Tien à dire.
CATILINA.
Voilà de la logique, ou je ne m'y connais pas... donc si tu
n'as pas paré le coup de fronde , cela ne veut pas dire que tu
n'eusses pas paré autre chose.
STORAX.
J'ai paré Caton.
CATILINA.
Explique-moi cela, je ne comprends pas bien... Quelles af-
faires as-tu pu avoir avec Caton, toi ?
STORAX.
Des affaires politiques.
CATILINA.
Allons donc ! la politique ne regarde pas les esclaves,
STORAX.
Les esclaves, c'est vrai, mais...
CATILINA.
Car je ne suppose pas que tu sois ciloyen romain.
STORAX.
Eh bien, voilà ce qui vous trompe.
CATILINA.
Tu es citoyen ?
STORAX.
Comme vous, comme César, comme Crassus. Seulement je suis
moins noble que vous, moins débauché que César, et moins ri-
che que Crassus.
CATILINA.
Mais alors, si tu es pitoyen romain, tu n'avais qu'à crier tout
à l'heure : Halte-là, maîtresse Orestilla. Je me nomme Storax,
je suis citoyen romain... et tu sortais d'embarras tout naturelle-
ment.
STORAX.
Brrrrr, comme vous y allez, vous, seigneur Sergius!
CATILINA.
Sans doute.
STORAX.
Voilà justement l'affaire... Je me débarrassais d'avec Orestilla,
mais je m'embarrassais avec Caton.
CATILINA,
f\\ bien, parle? expiique4oj.
ACTE II, TABLEAU III. 63
STORAX.
Chacun a ses petits secrets.
catflina, se levant sw sw séant.
C'est ce que je n'admets pas, maître Storax. Je vous ai sauvé
la vie, vous êtes h moi... Or si votre corps seul m'appartient, ce
n'est point assez... S'il ne s'agit que de votre corps, j'ai cinq
cents esclaves plus beaux et mieux tournés que vous. Votre con-
fiance, au contraire, m'est précieuse. Je vous prie donc dp me
l'accorder, ou sinon je me verrais forcé, n'ayant aucun besoin
de votre corps , de le rendre a Aurélia , ou même de le donner
à Caton à qui ye n'ai jamais rien donné. Voyons, ce que je vous
dis là fait-il effet sur vous, aimable Storax ?
STORAX.
Beaucoup d'effet.
CATILINA.
Eh bien, voyons. (/( se recouche. )
STORAX.
Vous le voulez?
ihhhl
Absolument.
STORAX.
Vous saurez d'abord que je ne me suis pas toujours appelé
Storax.
CATILINA.
Ah!
STORAX.
Non. Du temps des proscriptions je m'appelais Quintus Pugio,
j'étais tanneur.
CATILINA.
Très -bien!
STORAX.
Sylla, vous en savez quelque chose, vous qui étiez son ami,
Sylla mit un certain nombre de tètes a prix. Je n/avais pas d'ou-
vrage, la tête valait quatre mille drachmes. J'en coupai quelques-
unes, mais honnêtement, je vous jure.
CATILINA.
Qu'appelles-tu honnêtement?
STORAX.
C'est-à-dire que je n'imitais jamais ces ?ens de mauvaise foi,
qui, pour s'épargner des recherches fatigantes, coupaient la lêtfl
de leur voisin... quand celui-ci ressemblait au proscrit demandé.
Non, avec moi, bon argent, bon jeu.
CVITLLNA.
C'était de la probité.
Ci CATIL1M.
STORAX.
Oui, jusque-là je sais bien, tout va à merveille... Mais voilà
qu'un jour, Sylla eut la malheureuse idée de changer le mode
de payement, et qu'au lieu de compter tant par tête, il se mit à
acheter les têtes à la livre. Chacun alors de chercher les plus
lourdes. Mes associés eurent de la chance... Les uns prirent des
têtes de savants, de magistrats, les autres des têtes de philoso-
phes... toutes têtes de poids... 11 ne me resta plus qu'un beau...
qu'un élégant... un fils de sénateur.
CATILIN'A.
Tète légère, n'est-ce pas ? et que tu laissas vivre.
STORAX.
Non. J'imaginai un moyen. Je m'avisai de lui couler du plomb
fondu dans l'oreille pour réparer l'injustice du sort... Je vous le
disais, j'ai trop d'esprit.
catilina.
En effet, j'ai entendu parler de cela... C'était ingénieux.
STORAX
N'est-ce pas?... Malheureusement la main me tourna, j'en
mis trop... la tète devint si lourde que c'était invraisemblable...
L'intendant après avoir payé s'aperçut de la supercherie. Sylla,
qui était de bonne humeur ce jour-là, me fit grâce de la vie...
mais il voulut que je rendisse l'argent. Je l'avais dépensé. On me
déclara banqueroutier, et comme tel je fus mis à l'encan et vendu
au vieux mari d'Aurélia Orestilla... Le mari mort, j'échus à la
femme. Aujourd'hui, vous le savez... Caton recherche curieuse-
ment, pour en faire collection, les têtes de ceux qui se sont dis-
tingués dans les proscriptions. Je sais que mon trait du plomb
fondu l'occupe et qu'il a fort envie de connaître particulièrement
le citoyen Quintus Pugio. Voilà pourquoi tant que Caton vivra,
je préfère m'appeler Storax. Auriez-vous quelque chose contre
ce désir, seigneur Sergius ?
CATILINA.
Moi, pas le moins du monde.
STORAX.
Voyez-vous, si vous êtes assez bon pour me protéger et con-
tre Caton et contre Aurélia, je tâcherai de vous rendre à mon
tour quelque service. J'ai beaucoup vu, beaucoup observé... Je
sais beaucoup de choses qui, inutiles .;à moi, peuvent être fort
utiles aux autres... Voulez- vous que je vous dise quelques mots
de vos amis?
CATILIN'A.
Mes amis, je les connais.
STORAX.
Et vos ennemis?
ACTE II, TABLEAU III. Go
CATILNA.
Inutile, je m'en défie. Ecoute: te chargerais-tu de me re-
trouver quelqu'un ?
STORAX.
Où cela ?
CATILINA.
Dans Rome.
STORAX.
Donnez-moi son signalement.
CATILINA.
Tu l'as vu.
STORAX.
Je i'ai vu, et vous me demandez si je retrouverai quelqu'un
que j'ai vu ?
CATILINA.
Je te le demande.
Où l'ai-je vu ?
Au Champ de Mars.
Quand cela ?
Il y a deux heures...
Mettez-moi sur la voie.
CATILINA.
Le jeune homme à la fronde...
STORAX.
Qui a tué ma tourterelle.
CATILINA.
Justement.
STORAX.
Comme cela tombe! Je m'étais promis de le retrouver pour
mon compte. Je ferai, comme lui, d'une pierre deux coups.
CATILINA.
Storax, ce jeune homme te sera sacré... Ta vie me répondra
d'un de ses cheveux! Tu le retrouveras pour moi seul.
STORAX.
Soit.
CATILINA.
Combien te faut-il de temps pour le retrouver?
STORAX.
rVélait-ee pas à lui ce petit gueux d'eida\e jaune qui le sui-
vait?
STORAX.
CATILINA.
STURAX.
CATILINA.
STORAX.
66 CATILINA.
CATILINA.
C'était à lui.
STORAX.
En ce cas, il me faut une heure. Laissez-moi sortir, et dans
une heure...
CATILINA.
Tu es libre.
storax fait trois pas et revient.
Ah ! pardon , seigneur Sergius ; mais il y a une chose qui
m'inquiète? (Il va s'appuyer sur le bras du fauteuil.)
CATILINA.
Serait-ce par hasard cette lettre de Lentulus. que tuas trouvée
sous mon manteau et que tu.as su si habilement déchiffrer?
STORAX.
Non.
CATILINA.
Non ! C'est grave, cependant, un secret de cette importance ?
STORAX.
Aussi m' a-t-il préoccupé un instant. En revenant du Champ
de Mars, nous avons côtoyé un vivier plein de grosses lamproies,
qui dévoreraient dix Storax et quinze Pugio en un quart d'heure.
Ces bêtes, en me voyant passer, levaient leurs fins museaux à la
surface de l'étang, et me couvaient d'un œil affamé. Vous m'a-
viez fait prendre le bord de l'eau. Ah ! ah !me suis-je dit, il paraît
que c'est ici que mon nouveau maître va enterrer Storax et le
secret de Lentulus. Mais, pas du tout, vous avez passé outre...
Alors je me suis dit : Il faut qu'il ait bien besoin de moi... sans
quoi...
CATILINA.
Sans quoi?
STORAX.
Sans quoi vous m'eussiez poussé dans le bassin aux lamproies.
CATILINA.
J'y ai bien pensé.
STORAX.
Je l'ai bien vu.
CATILINA.
Ce n'est donc plus cela qui t'inquiète?
STORAX.
Vous êtes chargé de ma toilette; bien!... la tête est bonne.
Vous vous êtes chargé de mon costume, et je ne me plains pas
de l'habit; mais...
CATILINA.
Mais quoi?
ACTE Iï, TABLEAU III. 67
STORAX.
Quel doit être l'usage de cet anneau qu'on m'a rivé à la
jambe?
catilina.
Cet anneau , c'est pour y mettre cette chaîne. {Il lui remet
une chaîne.)
STORAX.
Ah! ah!...
CATILINA.
Tu es mon confident, mais je t'élèvo à la dignité de portier —
dans tes moments perdus. Sois tranquille , dans une heure tu
seras libre.
STOR\X.
Donc, je me mets à la piste dujeune homme.
CATILINA.
A l'instant même... Songe que j'en veux avoir des nouvelles
cette nuit.
STORAX.
Je vous ai demandé une heure.
CATILINA.
Ah ! voilà quelqu'un qui nous arrive.
STORAX.
C'est Orestilla.
CATILINA.
Eh bien ! ne vas-tu pas faire quelque imprudence? Puisque tu
lu ne te reconnais pas toi-même, elle ne te reconnaîtra pas.
SCENE VIII.
CATILINA, STORAX, ORESTILLA.
CATILINA.
Salut, Orestilla! Je vous attendais.
ORESTILLA.
Est-ce parce que je vous avais dit que je ne viendrais pas?
[Elle s'assied.)
CATILINA.
Justement ; mais je me suis dit : Storax pendu, la colère pas-
sera, et Orestilla ne voudra pas me faire cette douleur de priver
ie sa présence une fête donnée pour elle. 11 a donc été pendu
:e malheureux Storax?
ORESTILLA.
Non; le drôle n'a pas voulu me donner ce plaisir; en passant
?ur le pont, il s'est jeté dans le Tibre.
CATILINA.
Où il s'est noyé y
68 CATILINA.
ORESTILLA.
On me l'a dit, du moins: mais comme je tiens à en être sûre,
j'ai donné l'ordre aux pêcheurs de chercher son corps.
catilina, a Storax.
Va où je t'ai dit.
ORESTILLA.
Qu'est-ce que cet homme ?
CATILINA.
Un nouvel esclave dont j'examinais les mérites. [Storax sort.)
SCENS IX.
CATILINA, ORESTILLA.
ORESTILLA.
Bien. Sommes-nous seuls?
CATILINA.
A l'exception de Curius et de Fulvie, qui se disputent ou se
raccommodent dans les jardins, je ne sais trop lequel.
ORESTILLA.
Verrez-vous longtemps encore une société pareille?
CATILINA.
Cela dépendra de vous, Orestilla. Sommes-nous d'accord?
ORESTILLA.
Parfaitement. Je ne vous aime pas, vous ne m'aimez pas, nous
nous épousons; n'est-ce point cela?
CATILINA.
Il est impossible de mieux établir la situation.
ORESTILLA.
11 y a dans la vie d'un homme, fût-il homme de mérite, fût-il
homme de talent, fût-il homme de génie, un de ces moments où
tout avenir peut se briser devant un mot... l'argent manque !
CATILINA.
Moins le génie, je suis en effet dans un de ces moments-là.
ORESTILLA.
Il en résulte que, faute de quelques milliers de sesterces, une
destinée avorte, une fortune croule...
CATILINA.
C'est ce qui faillit arriver à César au moment de partir pour
l'Espagne... Il rencontra Crassus qui le sauva.
ORESTILLA.
Et c'est ce qui vous arriverait à vous si vous ne m'aviez pas
rencontrée... Je serai votre Crassus. Crassus donna la préture à
César, je vous donnerai lo consulat. Combien vous faut-il pour
assurer votre élection? Calculez largement.
ACTE II, TABLEAU III. C9
CATILINA.
Vingt millions de sesterces.
ORESTILLA.
Vous pouvez les faire prendre chez moi cette nuit.
C ATI LIN A.
De mon côté, vous savez que je ne vous apporte rien. Mes
terres et mes prairies sont grevées d'hypothèques, mes esclaves
sont engagés, le séquestre est mis sur mes maisons... vous épou-
sez Lucius Sergius Catilina... ou plutôt son nom... et rien de
plus.
ORESTILLA.
Soit. C'est à un homme tel que vous qu'il me convient de lier
ma destinée. Maintenant vous savez toute ma vie. Je ne cherche
point à me farder. J'abjure mon passé. J'oublie ce que je fus...
Votre avenir politique, c'est le mien. Pour la réussite de vos
désirs, pour le triomphe de votre ambition, pas de trêve, pas
d'obstacles. Je n'ai plus de famille, je n'ai plus d'amis, je
n'ai plus de sentiments... Je suis votre associée, votre instru-
ment, s'il est besoin, votre complice, s'il le faut... Je suis à
vous, tout à vous.
CATILINA.
J'accepte.
ORESTILLA.
Les serments que les époux se font entre eux... dérision! Ce
n'est point un mariage, c'est un pacte que nous concluons au
pied des autels. Le jour où vous me direz : Aurélia, pour que
je sois plus riche, pour que je sois plus grand, pour que je sois
le premier de Rome, ce n'est pas assez qu'il y ait entre nous
un pacte, il faut qu'il y ait un crime!... Ce jour-là je vous
dirai : Associée, je partage le mal et He bien, complice, je me
mets à l'œuvre, instrument, je frappe !...
CATILINA.
Bien.
ORESTILLA.
Est-ce là-dessus que vous comptiez?
CATILINA.
Tout à fait.
ORESTILLA.
A votre tour... Que faites-vous pour moi?
CATILINA.
Je croyais cette question résolue entre nous... Où je vais, je
vous mène. Seulement, tant que je monte, vous pouvez me sui-
vre... si je tombe, vous avez le droit de m'abandonner... Je ne
vous dois que ma bonne fortune.
70 CATIL1M.
ORESTILLA.
Je n'aime point Catilina comme ou aimo un homme... je
l'aime comme on aime sa propriété. Je vous veux exclusivement,
entièrement... C'est vous dire que je ue permettrai pas que
rien... entendez-vous? que rien surgisse entre nous... J'ai ac-
cepté la seconde place dans votre fortune et dans votre vie...
mais réfléchissez-y... je refuserais la troisième. Vous d'abord...
moi ensuite.
CATILINA.
C'est convenu.
ORESTILLA.
Ainsi, vous n'avez rien dans le cœur, Catilina ?
CATILINA.
Rien.
ORESTILLA.
Vous n'aimez aucune femme ?
CATILINA.
Aucune.
ORESTILLA.
Pas un regard que vous cherchiez avec plaisir ?
CATLLINA.
Pas un.
ORESTILLA.
Pas une main que vous pressiez avec affection?
CATILINA.
Pas une.
ORESTILLA.
Pas d'enfant d'un premier mariage ?
CATILINA.
Non.
ORESTILLA.
Pas d'enfant d'adoption?
CATILINA.
Non.
ORESTILLA.
Pas d'enfant naturel?
CATILINA.
Non.
ORESTILLA-
Réfléchissez-y bien. En me disant que vous n'aimez rien au
monde... que tout vous est indiffèrent... en me disant que je
dois passer avant tout et avant tous, vous vous ôtez le droit de
défendre qui que ce soit contre moi... vous me donnez le droit
de disposer souverainement de tout et de tous.
ACTE II, TABLT'.U III. 71
CATIUXA.
Je vous le donne.
ORESTILLA.
Voifci l'anneau d'Orestillus, mou premier? mari, le cachet au-
quel obéissent mon intendant et mes esclaves. Il représente qua-
rante millions de sesterces .. et ma liberté. Votre main. (Elle lui
passe l'anneau au doigt.)
CATILINA.
A vous, voici l'anneau de Sergeste, mon ancêtre, le cachet qui
régnait sur tous mes biens, quand j'avais des biens. Aujourd'hui
il n'est plus que le gage de ma volonté. Mais ce que je veux,
c'est cent fois, c'est mille fois, c'est un million de fois ce que
j'ai perdu. C'est ce qu'a voulu Marius ; c'est ce qu'a accompli
Sylla.
ORESTILLA.
Votre associée peut le prendre ?
C\TIL1NA.
Le voici. (Orestilla prend Vanneau.)
SCENE X.
Les Mêmes, NUBIA; puis LENTULl's Rï'LLI IS, < TTHh.l -
CAPITO, CURIL'S, FULVIfi, et un Intendant, etc., "
UHna va au-devant d'eux jusque dans le jardin.)
nubia, paraissant à la porte de côté.
Maîtresse...
ORESTILLA.
Ah! c'est toi, Nubia?
NTBIA.
Puis-je parler?
ORESTILLA.
Oui.
NUBIA.
Le jeune homme s'appelle Charinus; le pore Clinias, la mère
Erys.
ORESTILLA.
Où demeurent-ils?
NUBIA.
Au Charap-de-Mars, près de la voie Flaminia.
ORESTILLA.
Bien. (Entrent Catilina et ses amis.) Prends mon manteau,
Nubia.
catilina, rentrant avec Capito. et allant au-devant de lenuilu*,
J?ento!n«! snliit,
^2 CATILINA.
LENTULUS.
Avez-vous reçu ma lettre ?
CATILINA.
Oui, et soyez tranquille. On veillera a ce que le pois chiche
soit cueilli. Bonjour, Céthégus.
CÉTHÉGUS.
Bonjour. Avons-nous du nouveau?
CATILINA.
C'est à vous qu'il faut demander cela ; à vous, notre futur
édile. [Entrent Fulvie et Curius.)
CETHEGUS. «
Par Hercule ! le sénat se remue comme une fourmilière sur
laquelle un cheval a mis le pied. Toutes les baudes de pourpre
veulent nommer Cicéron. Sera-t-il nommé?
CATILINA.
Vous le savez, amis. C'est un coup de dés sur le tapis vert des
comices. Nul ne peut répondre s'il fera le coup de Vénus ou le
coup du chien.
FULVIE.
0 Sergius! Pourquoi les femmes ne votent-elles pas?
CATILINA.
Merci , belle Fulvie ; mais si les femmes ne votent pas , elles
font voter.
ORESTILLA, ttSSÎSe.
C'est presque une déclaration, savez-vous. Dites donc à Ful-
vie que nous nous marions... séparés de biens.
curius, à Catilina.
Bon ! voilà les femmes qui se disputent à présent.
catilina, intervenant.
L'une ou l'autre de vous deux a-t-elle vu César, mesdames?
TOUTES DEUX.
César? Non.
Voyons, Orestilla?
Voyons, Fulvie?
Eh bien ! quoi ?
Qu'y a-t-il?
CÉTHÉGUS.
César, c'est un Janus ; il a deux visages. Par Hercule ! défiez-
CATIL1XA.
CURIUS.
ORESTILLA.
FULVIE.
ACM- H, TABLEAU III. 73
vous de lui, Sergius. L'un qui sourit à Catilina, l'autre qui sou-
rit à Cicéron.
catilina, à Orestilla.
Si César vient , retenez-le , et qu'il ne sorte sous aucun pré-
îeute. Ah! vous voilà, Rullusî Que tenez-vous la? Est-ce un
chapitre des dix premières années de votre Histoire de Sylla?
RULLUS.
Non; c'est un projet d'orgauisation dont je compte faire Fes-
sai, si jamais j'arrive au pouvoir.
capito, à Catilina.
Eh bien! qu'attendons-nous pour souper?
CATILINA.
César.
l'intendant.
Une lettre du noble Julius...
catilina.
Il ne viendra pas.
ORESTILLA.
A-t-il une bonne raison au moins?
CATILINA.
Excellente. (// lit.) Jugez-en... « Yivî belle dame vient de me
faire avouer que l'on dîne mieux h deux qu'à douze. Pardonnez-
moi; elle ne me pardonnerait pas. »
fulvie, à Curius.
Si César ne vient pas, c'est mauvais signe.
CURIUS.
Par Vénus! Fulvie, César donne une trop bonne excuse pour
que je ne trouve pas qu'il est dans son droit.
1-TLVIE.
Niais que vous êtes!
CATILINA.
Seigneurs , nous tâcherons de nous passer de César.
LENTULUS.
N'importe, c'est fâcheux. César!., c'est unbeau nom.
RULLL'S.
Et laissez là vos patriciens, Lentullus. Invitez le peuple et il
viendra, lui. Je réclame la part du peuple, Catilina, du peuple !
toujours oublié dans les révolution;.
CATILINA.
C'est bien , Kullus, c'est bien; on lui fera justice cette, fois nu
peuple, et c'est vous qui serez chargé de la lui faire.
TOUS.
Bravo! Catilina, bravo! 5
74 CATILTSA.
CÉTHEGUS.
.T'attend? , pour crier vive Catilina ! que Calilina ait fait se*
largesses.
CATILIXA.
Soyez tranquille, il les fera. J'ai regardé l'aigle romaine, et
j'ai mesure son vol; elle part du mille d'or, centre de la ville,
et décrit un cercle gigantesque autour du monde. L'Europe au
ciel sévère, à la terre féconde; PAsie aux plaines pmbaumée*
aux fleuves semés de paillettes d'or, aux villes opulentes \
1 Afrique avec ses mines d'argent et de pierres précieux avec
ses déserts, vaste peau de tigre tachée d'oasis; voilà en que
domine l'aigle de nos légions; du haut du ciel son œil voit s'agi-
ter cent cinquante millions de tributaires , fumer quarante
mille cités; l'ombre de ses deux ailes s'étend sur les deux mers
qui embrassent son domaine . comme une ceinture ruisselante
de lumière. Enfin, lorsqu'elle est fatiguée, elle peut reposer
son vol sur une montagne d'or aussi haute que l'Atlas. Comptons-
nous. Nous sommes six! Coupons la montagne en six tranches-
taillons le monde en six parts : voilà , mes amis . la largesse que
nous fait le roi du festin.
TOUS.
Vive le roi du festin !
CATILINA.
Le roi, ce sera le consul de demain. Criez vive le consul !
CÉTHEGUS.
Pas de détours , pas d'apologues. Ne crions ni vive le roi ' ni
vive le consul! crions vive Catilina !
CDWOS , à Falvie.
Comprenez-vous maintenant?
FULVIE.
Je comprends.
C CRI US.
Et êtes-vous fàcnéè d'être restée ?
FULVIE.
Je ne m'engage que jusqu'à demain.
. CATILIXA.
Maintenant parlez. Il n'y a pas de trop vastes désirs, il n'y a
pas de trop grandes ambitions; ce que les autres osent à peine
rêver, demandez-le et vous l'aurez. A vous, Lentulus. prenez.
LENTULUS.
A moi l'Asie.
CATILINA.
Rullus, vous l'organisateur de nos majorités, demande?,
ACTE II, TABLEAU III. 75
RU L LU S.
A moi Rome, et avec Rome l'Italie.
CATILINA.
Soit. Céthégus, vous, le bras de l'entreprise, que vous
faut-il ?
CÉTHFJ,l>.
La Gaule, la Germanie , le Nord.
CA.T1LI.NA.
C'est dit. Capito, que désirez-vous?
CAPITO.
L'Afrique !
CATILINA.
Accordée. Vous, Curius?
CURIUS.
Que dites-vous de l'Espagne, Fulvie?
FULVIE.
Elle est un peu ruinée par César.
CURIUS.
Bah! nous trouverons bien à y glaner un milliard de sesterces.
{Se tournant vers CatUvita.) L'Espagne !
CATILINA.
Vous l'avez.
ORESTILLV.
Ils vous oublient et prennent tout. Chacun a sa province , que
vous restera-t-il, à vous?
CATILINA, 6fl».
Tout. Ne faut-il pas des proconsuls à un dictateur ? [Haid.)
Et maintenant, amis, à table.
CAPITO.
Mais la table n'est pas dressée.
CATILINA.
Oh! ce sera bientôt fait; j'ai pour me servir des génie* ton
intelligents, quoique invisibles.
FULVIE.
Et de quelle façon leur tiansui«n,z-vous vos commandements .
CATILINV.
Frappez dupied, madame, avec l'intention qu'ils vous envoient
à souper, et ils vous obéiront.
FULVIE.
Combien de fois?
CATILINA.
Trois fois, c'est le noml"
76 CATILm.
fulvie frappe du pied trois fois, une table somptueusement servie
sort de terre avec les lits de pourpre.
C'est par magie.
ORESTILLA.
Envoyez chercher chez moi vingt millions de sesterces.
CATILINA.
Rien ! placez-vous. Amis, à table, à table !
SCÈNE XI.
Les Mêmes , STORAX.
STORAX.
CATILINA.
STORAX.
CATILINA.
Maître !
C'est toi !
Je sais tout.
Parle!
STORAX.
, Le jeune homme s'appelle Charinus , le père Clinias, la mère
Erys.
CATILINA.
Où demeurent-ils ?
STORAX.
Au Champ de Mars, près de la voie Flaminia,une petite maison
isolée.
catilina, vivement.
La maison de la Vestale !
STORAX.
Justement !
CATILINA.
Qu'on apporte un manteau d'esclave dans cotte chambro ; da ns
dix minutes je sors.
ORESTILLA.
Eh bien , Catilina, nous n'attendons plus que vous et les cou-
ronnes.
CATILINA.
Voici Vénus, votre sœur, qui vient vou s les apporter. (Peu
scîaves vêtues en nymphes et une Ténu s demandent du îambri
sur un nuage, avec des couronnes et des guirlandes.)
TOUS.
Vire Catilina , le roi du festin !
e
ACTE III, TABLEAU IV. 77
catilina, levant sa coupe.
Amis , au partage du monde !
TOUS.
Au partage du monde !
ACTE m
QUATRIÈME TABLEAU.
La maison de la Vestale. Même décoration qu'au prologue.
SCENE X.
MARCIA, sur le canapé, CLINIAS.
marcia, à Clinias.
Pourquoi prenez-vous cette peine de porter vous-même les
bagages dans le souterrain, Clinias?
clinias, s'approchant de Marcia.
Parce que je me défie de tout le monde et même de Syrus;
puis il y a près d'une année que la porte extérieure n'a été ou-
verte. J'avais peur que la serrure ne fût rouillée et que nous
n'éprouvassions quelque difficulté au moment du départ. Heu-
reusement tout va bien.
MARCIA.
Voyons, Clinias, pour me séparer encore une fois de mon en-
fant, le danger est-il aussi grand que vous le croyez?
CLINIAS.
Le danger est immense, Marcia.
MARCIA.
Ainsi, vous ne vous êtes pas trompé... vous êtes sûr d'avoir
reconnu cet homme?
CLINIAS.
Marcia, trois figures vivent incessamment dans mon souvenir;
l'une y éveille l'amour, la seconde la pitié, la troisième la haine.
Vous que le ciel nous a donnée, Niphé que la mort nous a prise,
cet homme que l'enfer nous renvoie.
MARCIA.
C'est bien, Clinias; prenez cette bourse. J'ai mis quatre talents
d'or au fond du coffre. Rien ne s'oppose plus maintenant à ce
que je sois séparée de mon fils. Rien, pas même ma volonté.
CLINIAS.
Marcia, vous avez encore une heure.
78 CAT1LINA.
MARCIA.
Elle passera bien vite.
CLIMAS.
Elle passera trop lentement. Marcia. Je l'avoue, je ne respi-
rerai à Taise qu'une fois hors desmu-s de Rome, quand nos mu-
les nous entraîneront au galop vers Naples.
MARCIA.
Alors, partez tout desuiie.
CLIMAS.
Il m'a fallu le temps de faire prévenir nos esclaves. Je leur
ai douné rendez-vous à la fin de la seconde veille seulement.
MARCIA.
Où doivent-ils nous attendre?
CLIMAS.
Au premier mille de la voie Appia. Us seront vingt, conduits
par Senon le Gaulois, bien armes, bien montés/
MARCIA.
Et quand pourrai-je vous rejoindre ?
CLIMAS.
Aussitôt que nous vous aurons annoncé notre arrivée à Alexan-
drie. Pardon, si je dispose ainsi de vous, Marcia, si je vous
pousse ainsi dans l'exil : mais c'est pour suivre votre iils. Vous y
perdez la patrie, mais vous y gagnez le bonheur.
MARCIA.
Merci, Clinias.
CLIMAS.
Ah ! voici Charinus qui vient. D'ici à l'heure du départ, Mar-
cia, pas un mot à votre fils... qu'il n'apprenne qu'il vous quitte
que lorsque le moment de vous quitter sera venu.
SCENE II.
Les Mêmes, CHARINUS.
CHARIXTS.
Pardon, ma mère, je me suis laissé entraîner par le travail, et
j'avais peur, en entrant, de ne plus vous trouver ici. Il est tard,
n'est-ce pas?
CLIMAS.
On vient de crier !a cinquième heure de la nuit.
MARCIA.
Qu'as-tu fait, Charinus? Tu as dessiné ou traduit?
CHARIMJS.
L'un et l'autre, ma mère.
ACTE III, TABLEAU IV. 79
MARCIA.
Es-tu content de ce que tu as fait?
CHARINTS.
Je serai content si vous êtes contente, ma mère. Syrus, va
chercher dans ma chambre un dessin qui représente des hommes
à cheval, et un rouleau de papyrus couvert de lignes inégales.
Ce n'est point par paresse , ma mère , que j'envoie Syrus, c'est
pour ne pas vous quitter.
MARCIA.
Cher enfant !.
Du courage !
comas, bas à Marcia.
CHAKINTS.
Votre cœur bat... votre poitrine se gonfle... qu'avez-vous, ma
mère ?
MARCIA.
Rien.
syrus, rentrant.
Jeune maître, est-ce là ce que vous demandez ?
CHARINTS.
Oui. Tenez, ma mère, voyez... ceci est la copie d'une frise du
Parthenon.
MARCIA.
Laisse-moi ce dessin, mon enfant ; je le garde.
CHARINUS.
0 ma mère! vous lui faites beaucoup trop d'honneur.
CL1NIAS.
Qu'as-tu traduit aujourd'hui, Charinus?
CHAR1NLS.
Quelques vers du chef-d'œuvre d'Euripide ; un fragment de
Phèdre : l'invocation à Diane.
CLINÉAS.
Voyons.
MARCIA.
Attends,, que je t'écoute, mon enfant... Attends surtout que je
te voie.
CHARIMS.
Fille de Jupiter, déesse au front changeant,
Qui mires dans les flots ta couronne d'argent,
Et traces à ton char, quand la nuit prend ses voiles,
Une route nacrée au milieu des étoiles,
Toi qui chasses le jour, et que j'entends partui-
80 CATILKVA.
En excitant les chiens, troubler la paix des bois,
Qui sondes des forêts l'épaisseur inconnue,
Quand ton frère Phœbus, éclatant dans la nue,
Te conseille d'aller au milieu des roseaux,
Livrer ton corps divin à la fraîcheur des eaux:
Diane chasseresse, ô fille de Latone,
Rerois d'un cœur ami cette blanche couronne
Que je t'offris hier, et que d'une humble main,
Avec les mêmes vœux, je t'offrirai demain.
J'en ai ravi les fleurs...
CLiiUÀS, bas à Marcia.
Marcia!... (Geste de désespoir de Marcia.)
CHARINUS.
Mais qu'avez-vous donc, ma mère? je ne vous ai jamais vue
ainsi.
clintas, retournant le sablier.
Marcia, c'est l'heure.
CHARINUS.
Quelle heure, mon père? celle de me retirer, sans doute?
CL1MAS.
Oui... Dites adieu à votre mère, Charinus.
char in us.
Bonsoir, ma bonne mère... bonsoir, ma mère chérie.
MARCIA.
Adieu!... adieu î...
CHARINUS.
Mais vous ne me dites pas bonsoir, vous me dites adieu, ma
mère.
marcia, sanglotant.
Adieu ! oh ! oui, adieu !
CHARINUS.
Ma mère, vous pleurez; mon père, vous détournez la tête...
Qu'y a-t-il, par grâce, qu'y a-t-il?
CLINIAS.
11 y a, Charinus, que vous partez, ou plutôt que nous partons
celte nuit.
charinus.
Nous partons? et où allons-nous, mon père?
CLINIAS.
En Egypte.
CHARINUS.
En Egypte?
ACTE III, TABLEAU IV. 81
CLINIAS.
Oui; votre éducation n'est pas finie, Charinus... L'Egypte est
un de ces pays qu'un jeune homme, destiné comme vous l'êtes
aux arts et aux sciences, doit visiter.
CHARINUS.
Ohl je serais bien heureux de voir l'Egypte, si ma mère pou-
vait nous y suivre.
CLINIAS.
Avant trois mois, Charinus, elle nous aura rejoints.
charinus, allant à sa mère.
Oh! bonne mère! Mais puisque tu dois venir... pourquoi ne
viens-tu pas avec nous? pourquoi n'avances-tu pas ton départ?
ou pourquoi ne retardons-nous pas le nôtre?
CLINIAS.
Parce qu'il faut que tu partes a l'instant même, Charinus.
CHARINUS.
Mais ce n'est pas un voyage alors... c'est une fuite.
marcia, pleurant.
Oui, mon enfant, une fuite.
CHARINUS.
Il y a donc un danger?... pour qui?... pour moi?...
MARCIA.
Oui, pour toi.
CHARINUS.
Ma mère, serait-ce donc ce seigneur que nous avons vu au
Champ de Mars?... Mon père, ce...
CLINIAS.
Silence! je vous dirai tout cela en route, Charinus : prenez ce
coffret.
charinus.
Dois-je appeler Syrus ou Byrrha? [Il va près du coffret.)
CLINIAS.
Non,, non! gardez-vous-en, au contraire. Il faut que tout le
monde ignore notre départ. (71 monte au fond.)
CHARINUS.
Mais quelque précaution que nous prenions, le portier nous
verra sortir.
CLINIAS.
Il ne nous verra point, car nous sortons par le souterrain. Dis
adieu à ta mère, Charinus.
charinus s'élance dans les bras de sa mère assise sur le canapé.
Mais ma mère se meurt! vous le voyez bien, je ne puis la
quitter dans cet état. »>*
82 CATILINA.
CLINIAS.
Charinus , il faut que le jour nous trouve aux Marais Pontins.
charinus, à genoux devant Marcia.
0 ma mère ! ma mère !
syrus, entrant.
Maître !
clinias, à Syrus qui entre.
Qui vient ici sans être appelé ?
MARCIA.
C'est un instant de plus que les dieux me donnent. Sois le bien
venu, Syrus.
syrus, prenant Clinias à part.
Maître, un esclave est là-bas qui demande à vous parler.
CLINIAS.
Je n'attends personne, je ne veux recevoir personne en ce mo-
ment. (Syrus sort.) Allons, embrassez votre fils, Marcia.
CHARINUS.
Tu viendras, n'est-ce pas, bonne mère ?
MARCIA.
Oh ! oui, le plus tôt possible.
syrus, rentrant.
Maître !
clinias s'apprête a ouvrir le passage secret.
Encore !
SYRUS.
Maître ! cet esclave insiste.
clinias.
Chasse-le.
syrus.
Il demande seulement à vous remettre un billet.
CLINIAS.
Qu'il attende. (A Marcia.) Vous verrez ce que c'est , Marcia,
lorsque nous serons partis.
SYRUS.
-Maître, à ce que dit l'esclave, le billet vous prévient d'un grand
danger.
MARCIA.
D'un grand danger! Vous entendez, Clinias.
CLINIaS.
Voyons, que dis-tu? de quelle part vient ce danger?
SYRUS.
De la part de Sergius Catilina.
ACTE IIJ, TABLLAL IV 83
CLINIAS.
De Sergius Catilina?
MARCIA.
Catilina!... Grands dieux !
CHARINUS.
Mon père , c'est ce patricien que nous avons rencontré au
Champ de Mars, qui m'avait donné ce beau flacon, et loin de qui
vous m'avez entraîné si vite?
CLiNiA?, à Syrus.
Amène l'esclave, je veux lui parler. (Syrus sort. A Marcia.)
Dans votre chambre... pas un suuffle, pas une parole.
MARCIA.
Et Charinus!...
CL1N1AS.
Dans le souterrain, afin qu'il soit tout prêt à partir... Dans
votre -chambre, dans votre chambre ! Marcia , je vous en supplie.
(Montrant le souterrain.) Et vous, Charinus, là, la. (Il le fait en-
trer dans le souterrain.) Ne vous écartez point, ne bougez pas,
n'ayez point peur... Seulement, fermez la trappe en dedans avec
cette barre de fer. (A Marcia.) Allez, Marcia. (A Charinus.)
Allez, Charinus... Il était temps !
SCÈNE III.
CLINIAS , SYRUS, l'Esclave.
SYRUS.
Voici l'esclave.
CLINIAS.
C'est bien ; laisse-nous seuls. (A V Esclave.) Tu as une lettre a
me remettre? (L'Esclave la donne.)
climat lisant.
« Tu as aujourd'hui, au Champ de Mars insulté Lucius Sergius
Catilina. 11 désire savoir la cause de cette offense. » C'est bien :
demain je la lui ferai savoir. Je ne puis la dire qu'à lui-même.
l'esclave.
Alors, parle ; le voici... (Il lève son capuchon.)
CLINIAS.
Catilina !... Catilina dans cette maison...
CATILINA.
Eh bien ! cette réponse? Je l'attends.
CLINIAS.
Je n'ai pas de réponse à te faire.
catilina.
Tu n'as pas de réponse à Sergius Catilina , quand aujourd'hui
8fc CATILINA.
même (u l'as offensé cruellement? Voyons, quel sentiment t'a
fait agir vis-à-vis de moi... Etait-ce un sentiment de haine , de
mépris ou de terreur ?
CLIXIAS.
Crois à tous les sentiments que lu peux m'inspirer, Catilina,
excepté à la terreur.
CATILINA.
Je ne dis pas que tu as eu peur pour toi... Ne connaissant pas
ce sentiment, je ne suppose jamais qu'il existe chez les autres.
CLIXIAS.
Et pour qui craignais-je donc, si ce n'était pour moi ?
CATIL1XA.
Mais pour ce jeune homme qui t'accompagnait, peut-être.
CLIXIAS.
J'ignore de quelle terreur vous voulez parler et de quel jeune
homme il est question... L'heure s'avance... J'ai besoin d'être
seul... laissez-moi...
CATILIXA.
Je ne suis pas de ceux qui ont des yeux pour ne pas voir, qui
interrogent pour ne pas apprendre, qui vontsans raisons d'aller...
Je t'ai vu au Champ de Mars agir d'une façon qui adroit de m'é-
tonner... Je suis venu dans cette maison pour savoir ce qu'il
importe que je sache... Je ne m'en irai point que tu ne m'aies
répondu.
CLIXIAS.
Ma réponse, la voici : Regardez ce portique silencieux et som-
bre... regardez cette voûte où le bruit de vos pas fait un écho
funèbre...
CATILIXA.
J'ai vu ce portique... j'ai vu cette voûte... après ?
CLIXIAS.
Luoius Sergius Catilina, la dernière fois que tu entras dans
cette maison, ne trouvas-tu pas sous ce vestibule un tombeau?
CATILIXA.
Peut-être !
CLIXIAS.
Lucius Sergius Catilina, la dernière fois que tu sortis de cette
maison, ne laissas-tu pas à cette place un cadavre?
CATILIXA.
Cela se peut.
CLIXIAS.
Ce n'est pas tout, car le meurtre fut ton moindre crime î...
Cette nuit ne l'avais-tu pas destinée à tous les forfaits... n'avais-
ACTE III, TABLEAU IV. 85
tu pas outragé la tille au pied du cercueil du père... souillé la
prêtresse à la face de la divinité... et, non content d'avoir assas-
siné l'affranchie, dont le sang rougit l'eau de cette fontaine... ne
laissas-tu pas lâchement condamner à mort, lâchement ensevelir
vivante, le jour où elle devenait mère, la vestalp, victime de ta
brutale passion... J'ai donc raison de te dire : Traverse en cou-
rant ce vestibule, sacrilège !... fuis de cette salle sans regarder
en arrière, assassin !
CATILINA.
Tu es cet esclave qui se précipita sur moi au moment où je
quittais la maison ?
CLLNIAS.
Eh bien! oui, c'est moi.
CATILINA.
Alors, plus de détours, plus de mystères... Charinus a quinze
ans... Charinus est le fils de la vestale, enterrée mante... Cha-
rinus est mon fils !
CLINIAS.
Tu te trompes, c'est le mien !
CATILINA.
Tu es donc marié ?
Oui!
Où est ta femme?
Que t'importe!
CLINIAS.
CATILINA.
CLINIAS.
CATILINA.
Oh! je te l'ai dit, quand je soupçonne... quand je désire...
quand je veux... rien ne me distrait.0., rien ne m'arrête... tu le
sais bien... Charinus existe... je l'ai vu... Charinus! cher petit...
Tu as bien fait de l'appeler Charinus... car je l'aime, car au pre-
mier coup d'œil, je l'ai aime... Ne dis pas que tu «s bon père,
ne dis pas qu'il est le fils de ta femme... Je l'ai reconnu, comme
on reconnaît une ombre... Charinus est le fils de Marcia. le flls
de mon amour, la seule chose que j'aime en ce monde. (7/ s'as-
sied.) Je resterai jusqu'à ce qu'on me l'ait rendu... rends-le-moi,
et je m'en irai.
CLINIAS.
Oh ! tu fais bien de m'irriter , tu fais bien de provoquer ma
violence.
CATILINA.
Tu fais bien de me menacer, tu fais bien de porter la main à
ton épéo 1
86 CATILLNA.
CLINIAS.
Hors d'ici !
CATILINA.
Prends garde !
clixias, tirant son épée.
Hors d'ici ! ou tu es mort.
CATlLIXA.
Tiens, je n'ai que ce poinçon d'acier avec lequel j'écris sur
mes tablettes ; mais au besoin il peut devenir un poignard ;
prends garde , eau avec cette aime misérable je vais combattre
pour un bien plus précieux que ma vie, je vais combattre pour
mon fils. Prends garde, tu succomberas et je le prendrai.
SCENE IV.
Les .Mêmes, MARCIA.
marcia, sortant.
Vous me prendriez mon enfant, vous!...
CATILINA.
Dieux immortels! est-ce une apparition, est-ce un rêve Plai-
da, Marcia la vestale !
MARCIA.
Oh ! tu l'as reconnue ?
CATILINA.
Marcia, Marcia !
MARCIA.
Oui, quand par un crime cette vierge pure donnait le jour à
un fils, quand par le dévouement généreux d'un ami, la morte
revoyait le jour qu'elle ne devait jamais revoir, quand les dieux
ont permis tout cela, croyez-moi, ils ne peuvent permettre que
mon fils me soit ravi par vous . que mon sauveur soit assassiné
par vous , par vous, qui êtes la cause de tous mes malheurs, et
que cependant je vois pour la première fois, et dont cependant
je prononce le nom pour la première fois, Lucius Sergius Cati-
lina!...
CATILINA.
Marcia vivante !
CLIXIAS.
Marcia, vous nous avez perdus; il sait notre secret mainte-
nant ! 11 peut le revêler aux magistrats. Marcia, laissez-nous en-
semble ; et quand je vous rappellerai, vous n'aurez plus rien à
craindre de lui.
MARCIA.
Clinias, retirez- vous !
CLIXIAS.
Seule ! vous voulez que je vous laisse seule avec cet homme !
ACTE III, TABLEAU IV. 87
MARCIA.
Je vous en prie.
CLINIAS.
Oh ! vous savez bien que vos prières sont des ordres. Je rue
retire, Marcia. (Il sort par le fond.)
SCÈNE V.
càtiuna, marcia.
MARCIA.
Lucius Sergius Catilina, asseyez-vous dans ma maison.
catilinv, se laissant tomber sur un fauteuil.
0 dieux bons...
marcia, Rapprochant lentement de lui.
Vous avez dit tout a l'heure que vous veniez chercher ici
votre fils Charinus, votre lils qui n'avait pas de mère; mainte-
nant vous voyez que Charinus a une mère, que demandez-vou-?
CATILINA.
,:li ! c'est donc vous, Marcia?
MARCIA.
Non ce n'est pas Marcia, la Marcia que. yotts avez connue
autrefois et que vous essayez de reconnaître aujourd'hui : i
une mère à qui vous avez dit : Je vais te prendre ton enfant !
CATILINA.
Je ne sais ce que j'ai dit, Marcia.
MARCIA.
Oui , je comprends , mon apparition vous a troublé ; co n'est
point une chose ordinaire que la résurrection des morts, n'est-ce
pas? et vous deviez croire ensevelie à jamais cette Marcia que
vous avez perdue. Voyons, est-ce au nom de Marcia deshonorée
par votre crime , est-ce au nom de Marcia assassinée par votre
abandon que vous venez redemander Charinus?
CATILINA.
Ah!... Isolons les deux crimes que- vous me reprochez, lais-
sez-moi porter le poids du premier, si lourd qu'il courbe mon
front devant vous lorsque vous me regardez; mais ue m'accusez
pas du second, c'est une lâcheté que je n'ai pas commise. Lors-
que le juget! ent de Cassius Longinus vous frappa, je combattais
en Espagne, la nouvelle de votre mort m'urriva deux mois après
l'exécution do la sentence; je nu pus ni vous défendre ui vous
sauver. Charinus ne saurait donc reprocher à son père autre
chose que le crime auquel il doit la vie. [Il se lève.)
MARCIA.
Charinus n'a pas de père, seigneur; il n'a qu'une mère, près
de laquelle il a vécu depuis sa naissance cl qui, le jour où il sera
88 CATILIM.
devenu un homme , lui révélera le malheur qui pèse sur sa vie.
CATILINA.
Pour qu'à partir de ce jour il me haïsse, n'est-ce pas?
MARCIA.
Je ne veux lui inspirer pour vous ni bons ni mauvais sentiments,
}ene sais de vous que tout ce que le monde en dit; vous ne
m'avez été révélé que par votre crime; vous êtes entré la nuit
dans la maison de mon père , je dormais lorsque vous avez
franchi le seuil de ma chambre; vous avec abusé d'un sommeil
préparé par vous, quand je nie suis réveillée vous n'étiez plus
là et j'étais mère. (Elle s'est éloignée de Catilina.)
CATILINA.
Marcia , pas un mot de plus, je vous en conjure (s' approchant
de Marcia)', je ne suis pas homme à moduler des soupirs et à
nourrir des remords , et cependant bien des fois le souvenir de
cette nuit terrible est venu me faire tressaillir et trembler.
Mais à quoi bon tout cela? Quand on a ruiné la fortune ,
l'honneur, la vie d'une femme, quand on a fait tomber sur sa
tête les plus épouvantables malheurs, on ne vient pas lui dire :
Pardonnez-moi, je me repens; mais on vient lui dire : Ecoutez-
moi, pauvre victime de ma folie, de mon amour, de ma brutalité,
écoutez-moi; si j'ai été méchant, c'est que j'étais seul, c'est que
je voyais le vide autour de moi , c'est que le néant qui précède
l'existence et qui suit la mort, vivant je Pavais déjà dans le cœur.
Oh ! il est facile d'être bon, croyez-moi, quand on aime et quand
on est aimé. Pourquoi toutes ces orgies ardentes qui usent mes
nuits, tous ces rêves fiévreux qui brûlent mes jours? Parce qu'au
lieu d'un sentiment réel qui fait aimer la vie, j'ai été obligé de
vouer un culte aux passions factices qui la font oublier. Pourquoi
mon patrimoine perdu , pourquoi ma fortune jetée aux vents ,
pourquoi mes jours dépensés au hasard? Parce que je ne répon-
dais à personne de mon patrimoine, de ma fortune, de mes jours.
Donnez-moi un hériter de tout cela, Marcia, et je conserverai
tout cela pour mon héritier. Donnez-moi un enfant, et je grou-
perai le passé, le présent et l'avenir autour de cet enfant. Eh bien ,
Marcia, comprenez-vous? A l'heure où il est temps encore pour
moi de m'arrêter , quand peut-être je puis écarter la fatalité qui
me poursuit en épouvantant cette fatalité avec le présent que
les dieux viennent de me faire; je retrouve Charinus, je retrouve
votre enfant,j" retrouve mon fil? ; mon cœur, que je croyais mort,
ressuscite, l'espoir que je croyais éteint renaît. Marcia, Marcia !
il y a là pour moi , devant moi, je le sens, un monde nouveau,
inouï, inconnu, pareilà ces jardins enchantes que gardait le
serpent de Jason ou le dragon d'Hespérus. Ce monde, c'est vous,
Marcia qui en tenez l'entrée. Marcia, au nom de tous les dieux,
ACTE HT, TABLEAU IV. 89
ne me repoussez pas du seuil sauveur : Marcia , ne me fermez
pas la porte sacrée !
MARCIA.
Et vous voulez que je croie à cet amour paternel venu en un
instant, ignoré hier, tout-puissant aujourd'hui?
CATILINA.
Que voulez-vous que je vous dise, Marcia? A peine si j'y crois
moi-même ; c'est une chose qui vivait en moi et que j'ignorais.
Tout ce que je croyais aimer, c'était l'émanation de cet amour
inconnu auquel l'apparition de mon enfant a donné un nom,
uneforme, une existence. J'ai vu Charinus, et mes yeux n'ont pu
se détacher de lui. Il buvait dans une gourde de bois de frêne, et
j'ai souhaité qu'il but dans l'or. Il était brillant de jeunesse, de
beauté, de grâce, et j'ai souhaité qu'il fût mon fils. Les dieux
ont permis que l'impossible devînt une réalité, et j'ai dit aux
dieux : Eh bien! c'est tout coque je désirais; dieux immortels,
donnez-moi mon enfant, et je n'ai plus rien à demander de vous.
marcia; elle se soulève sans quitter sa place.
Je voudrais vous croire, Çatilina; mais je me souviens, et je
me défie. Je voudrais avoir confiance en vous: mais je me sou-
viens, et j'ai peur. (Elle retombe assise.)
CATILINA.
Voyons, Marcia, comment supposez-vous que je cherche h
voir cet enfant en ce moment, où, au compte de mon ambition,
les minutes valent des jours et les jours des années, si je ne l'ai-
mais de toute mon Ame? Ma fortune, ma renommée, ma vie, se
jouent demain. Je devrais m'occuper à préparer ce grand combat
qui doit être le triomphe ou la mort de ce qu'il y a deux heures
encore j'appelais mes espérances. Eh bien! j'apprends que cet
enfant que j'ai vu , que ce Charinus qui m'a parle, habite cette
maison funesie. Je quitte tout; j'accours. Ce vague espoir ne
m'avait pas trompé. Cependant, la troisième veille va s'accom-
plir ; mes partisans m'attendent, m'appellent, me maudissent.
Le sablier a la main, ils voient le temps qui fuit, l'heure qui s'é-
chappe. Où suis-je? Je vous le demande, Marcia? Ici : que fais-je?
J'implore, je prie, car je ne menace plus, Marcia. Je n'ai plus de
courage pour la haine, plus de force pour la colère. Je suis tout
amour! Le monde m'attend, et je perds le monde!... Eh bien!
Marcia, que voulez-vous pour votre lils et pour le mien? Est-ce
le monde?... Montrez-moi mon fils; laissez-moi embrasser mon
fils... Laissez Charinus m'appeler son père, et je cours lui con-
quérir le monde... Est-ce un coin obscur dans la Sabine?... Une
pauvre maison dans les Apennins? une chétive cabane au bord
de la mer? Eh bien! cette chétive cabane, cette pauvre maison,
ce coin obscur, mettez-y mon fils, et il me tiendra lieu du monde !
90 CATILINA.
MARCIA.
Inutile, Sergius... l'enfant que vous cherchez n'est plus ici.
CATILINA.
Prenez garde ! Voilà que tous ne me comprenez point, Marcia,
et voilà que vous allez essayer de me tromper. Charinus n'est
point sorti d'ici... Charinus est caché dans la maison... Vous
n'étiez pas prévenue de mon arrivée, d'ailleurs ; comment eussiez-
vous songé à éloigner votre fils ?
MARCIA.
Ne l'avez-vous pas rencontré au Champ de Mars? Clinias ne
vous-a-t-il pas reconnu ? N'avons-nous pas dû songer que, sé-
paré violemment de 'cet enfant sur lequel vous aviez jeté les
yeux avec curiosité, vous essayerez de vous rapprocher de lui?
Puis ce jour est un jour néfaste. Catilina n'est pas le seul qui
cherche Charinus. {Elle tombe assise sur le canapé.)
CATILINA.
" Je ne suis pas le seul?
MARCIA.
Non: avant que votre esclave interrogeât Syrus, Syrus avait
déjà été interrogé par une femme.
CATILINA.
Tu dis, Marcia, qu'on a interrogé Syrus, n'est-ce pas?
MARCIA.
Oui, une esclave.
CATILINA-
Nubienne?
MARCIA.
Oui.
CATILINA.
C'est cela. Elle aussi est à sa recherche.
MARCIA.
Elle!...
CATILINA.
Marcia... plus que jamais rends-moi notre enfant que je le
sauve...
marcia ; elle se lève.
Et pourquoi penses-tu que je ne le sauverai pas bien seule?
CATILINA.
Marcia, si elle m'a suivi, si elle a découvert que je venais dans
cette maison, si elle sait pourquoi j'y viens, Charinus est perdu.
MARCIA.
Perdu!
CATILINA.
Si elle a deviné cela, fusses- tu la sombre Hécate qui enfouit
ACTE III, TABLEAU IV. 01
ses trésors dans les abîmes de la terre , tu ne saurais dérober
Charinus à la colère qui le poursuit.
MARCIA.
Grands dieux ! Mais qui peut donc haïr mon Charinus?
CATILINA.
11 existe des esprits jaloux, farouches , sanguinaires , qui dé-
truisent quand ils aiment tout ce qu'on aime plus qu'eux. Et
bien une femme m'a demain. lé s'il était quelqu'un que je pré-
férasse à elle, et moi, qui nu savais point alors que Charinus
fût mou fils, je lui ai répondu : non. Si celte femme sait que Cha-
rinus existe, que Charinus est mon fils, mon unique amour , à
cette heure elle aiguise le poignard, elle distille le poison!...
MARCIA.
Grands dieux!
CATILINA.
Ainsi, tu le vois bien, Marcia, ce n'est plus pour moi seul, c'est
pour toi, c'est pour lui, pauvre enfant, que je prie, que j'implore.
Mais au nom de tous les dieux! au nom de ton père mort ! au
nom de notre enfant! Marcia, a genoux, a tes pieds, je te le de-
mande, mets-le auprès de moi, ou mets-moi auprès de lui, jus-
qu'à demain, jusqu'à ce que je sois consul, jusqu'à ce que je te
dise : Dors tranquille, Marcia ; je te réponds de notre enfant.
MARCIA.
Oh! l'on ne trompe pas avec cet accent... Oh! l'on ne trahit
pas avec cette voix... Viens, Catilina, viens...
SCÈNE VI.
Les Mêmes, CLINIAS, puis CICERON.
CLINIAS.
Sergius Catilina, voici Cicéron qui veut vous entretenir un
instant.
catilina, se relevant.
Cicéron...
clinias, à Marcia.
Il n'a pas vu Charinus?
MARCIA.
Non.
CLINIAS.
Il ne sait pas où il est?
MARCIA.
Non.
CLINIAS.
Et vous n'avez rien avoué?
92 CATILLYA.
MaRCIA.
Non .
CLTN1AS.
Dieu merci!... j'arrive à teraps. (Il va fermer les deux portes
latérales à la clef.) Marcia, venez. (Il éloigne M arda.)
SCENE VII.
CICERON, CATILINA.
Salut, Sergius.
Vous ici?
Vous le voyez.
Que me voulez-vous?
CICERON'.
CAT1L1NA.
CICERON.
C ATI LIN A.
CICERON.
Clinias ne vous a-t-il pas dit que je voulais vous entrenir un
instant?
CAT1L1NA.
L'heure est mal choisie, le lieu du rendez-vous n'est pas con-
venable... A demain, Cieéron... Ah! la porte est gardée?
CICERON.
Oui, je suis venu accompagné.
CATILINA.
Je comprends.
CICERON.
Vous vous présentez au consulat. Sergius?
CATILINA.
Pourquoi pas?... vous vous y présentez bien... Suis-je de moins
bonne famille que vous, par hasard? Il faut deux consuls à Rome,
vous serez le premier, je serai le second. Vous voyez que je
suis modeste.
CICERON.
Eh bien ! c'est justement dans celte hypothèse que je désirais
causer avec vous. Deux collègues qui ne s'entendraient pas...
quel détriment pour la république !
CATILINA.
Raillez-vous toujours, Ciceron?
CICERON.
Non, sur ma parole de chevalier, et la preuve, Sergius, c'est
que, si vous voulez sur certaine question m'engager votre foi de
patricien, je suis votre homme.
ACTE UT, TABLEAU IV.
CATILINA.
Impossible, Cicéron ; mes engagements sont pris.
CICERON.
Vous refusez ?
Je refuse.
C'est votre dernier mot?
C'est le dernier.
CATILINA.
CICERON.
CATILINA.
CICÉRON.
Prenez garde, Sergius. (Il s'avance près de Catilina.) Nous
avons décidé que si vous n'acceptiez pas mes propositions, vous
ne seriez pas consul.
CATILINA.
Et comment empêcherez-vous mon élection ?
CICÉRON.
Oh ! d'une façon bien simple. Pour être nommé consul, n'est-
ce pas, il faut se trouver, le jour de l'élection, dans l'enceinte
des murs de Rome ?
CATILINA.
J'y suis, ce me semble.
CICÉRON.
Oui ; mais cette maison, où nous vous avons suivi, où nous
vous tenons enfermé; cette maison, qui appartient à Clinias,
c'est-à-dire a un de mes amis, touche à la porte Flaminia. En
dix minutes, nous vous emportons par-delà les murs ; en six
heures, nous vous conduisons à bord d'un bâtiment qui attend a
Ostia; en quinze jours, ce bâtiment vous conduit en Gaule, en
Espagne, en Egypte. Pendant ce temps, les élections se font, et
comme vous n'êtes pas à Rome, vous n'êtes pas nommé.
CATILINA.
""Ah ! voilà donc le moyen que comptent employer, pour se dé-
barrasser d'un adversaire qui les gène, Caton, Locullns, Cicéron,
c'est-à-dire les gens vertueux ! L^s gens vertueux appellent cela
un moyen, à ce qu'il paraît; moi, qui ne suis pas vertueux, j'ap-
pelle cela un guet-apens.
CICÉRON.
Appelez cela comme vous l'entendrez, Sergius ; mais regar-
dez-vous dès à présent comme déporté en Gaule, en Espagne ou
en Egypte.
CATILINA.
Soit; mais on revient de la Gaule, de l'Espagne, de l'Egypte.
•ft CATILINA.
On en revient pins fort, par cela même qu'on a été persécuté.
Je reviendrai d'Egypte, d'Espagne et de Gaule; je démasquerai
les hommes vertueux, et comme on nomme des consuls tous les
ans, je serai nommé consul l'année prochaine.
CICÉRON.
Voyons, je me place en face de toi et je te regarde : je vois
un homme que la divinité a doué d'une intelligence supérieure,
d'un génie éclatant. Cette intelligence brille encore sous la cou-
che épaisse de tes débauches, ce génie transparaît encore sous le
masque sanglant de tes crimes! Tu aimes tout ce qui est beau,
tu aimes tout ce qui est bon, tu aimes tout ce qui est grand ; ne
le nie pas. Tu sais bien aussi que je ne suis pas un homme vul-
gaire, un grossier paysan d'Arpinum , un bourgeois encroûté,
un citadin bouffi d'orge, de figues et de vin; tu sais que je ne
veux pas la religion comme un augure, Tordre comme un cen-
turion, la prospérité comme un marchand d'étoffes', tu n'ignores
pas que j*aime les arts, que j'aime les poëtes, que j'aime la
gloire !... Tu es bien convaincu que la postérité est à moi, que
ce titre de consul que j'ambitionne n'ajoutera rien à ma renom-
mée d'orateur, n'est-ce pas? Quand je me suis décidé à ne pas
te perdre de vue depuis un mois, à te suivre ici le soir, à te
tenir enfermé dans cette maison, tu devines que je n'ai pas cédé
au besoin de te faire un discours... non : j'ai voulu te voir face a
face, j'ai voulu te dire de toi à moi : Catilina, plus de prétextes !
Expose-moi ce que tu penses, demande-moi ce que tu veux. Tu
me hais, moi, Cicéron, impossible ! je ne t'ai fait aucun mal...
Tu hais mes principes, ce n'est pas vrai, tu n'en as aucun... Tu
as besoin d'argent, tu en auras; tu as soif d'honneurs, je te ferai
asseoir sur la chaise d'ivoire des consuls; tu es ambitieux de
gloire, nous te ferons général comme Lucullus et comme Pom-
pée !.. Mais écoute-moi bien, Sergius, j'ai étudié mon époque,
Rome, le monde... Nous sommes arrivés à cette heure solen-
nelle des accomplissements où chaque homme a reçu des dieux
une tâche à remplir. Ma tâche, à moi, est sinon d'imprimer, du
moins de régler le mouvement de mon siècle. Eh bien ! je ne
veux pas que ma marche vers le bon, vers l'utile, vers le grand,
— ma marche vers le bien, enfin, soit relardée par la crainte ou
pressée par la cupidité, Et comme nous devons tous partir du
même point pour atteindre a un même but, c'est-à-dire de l'hu-
manité, qui est en bas, pour arriver à la divinité, qui est en
haut, vous marcherez avec moi vers ce but, Catilina: vous y
marcherez, je l'espère librement, de bon cœur, avec toutes vos
forces, et si, pour que vous ne trébuchiez pas en regardant en
arrière, il ne faut que vous tendre la main loyalement, je vous
la tendrai... Voici ma main, Sergius.
CATILIXA.
Merci, Cicéron ; niais je ne veux partager avec personne ce que
ACTE TU, TABLEAU IV. 95
je poux rnuqut'iir seul. La vertu est pour vous un prétexte, un
moyen d'action ; avec un mot vous vous faites un levier; avec
ce levier, vous soulevez les masses ; mais j'ai mon levier aussi,
moi, Cicéron. Le vice I ou plu lot oe que vous appelez le vice !...
Vous dites à vos partis-ans : Travaillez , ménagez, endurez... Je
dis à mes prosélyte : Prenez, prodiguez!, jouissez. Quand nous
aurons parlé tous deux en ce sens, sur la place publique..*,
comptez vos clients , je comptent] I ; en vérité , je suis
curieux de savoir ce que pourra contre moi cette force de résis-
tance, à laquelle, depuis le commencement du monde les Cicéron
de tous les temps ont prêté leur concours. Je suis comme vous,
Tulliusje crois que l'heure des accomplissements est arrivée . ap-
portant à chacun sa tâche, et je vais te dire quelle sera la mienne.
Souvent tu t'es promené dans Rome, et tu as pu voir deux choses
qui ne devraient jamais se rapprocher et qui cependant se heurtent
incessamment dans les rues de celte cite, qu'un appelle la cite
reine. Ces deux choses, c'est la suprême richesse et la sup1
misère, des hommes en tunique brodée d'or et en manteau de
pourpre, qu'on appelle les patriciens; des cadavres vivants a moi-
tié nus, qu'on appelle le peuple.
CICÉRON.
Eh bien, a ce peuple nu, ne jetons-nous pas souvent un man-
teau de pourpre, a ces cadavres vivants ne donnons-nou- pas h
sportule et ne faisons-nous pas l'aumêi
CATILINY.
C'est cela, tu fais l'aumône parce que tu es riche ; mais moi
je ne suis plus riche et je me suis dit : Est-ce qu'au lieu de faire
l'aumône, je ne pourrais pas faire la justice... car sache bien
une chose, ces hommes en manteau de pourpre n'ont rien fait
de bon pour être riches ; ces cadavres vivants à moitié nus n'ont
rien fait de mauvais pour être pauvre^ 11> ont. suivant 1" hasard
qui a présidé a leur naissance, vu 1<- four les uns dans un palais
de la voie Flaminia ou de la porte Capène, les autres dm- quel-
que mauvaise impasse de la Suburra ou de L'Esqailin , et alors,
selon qu'ils ont ouvert les yeux sous le marbre ou sous le chaume,
l'inexorable Fatum, ce dieu de.- rois, ce roi des dieux leur a oit :
Pour toute ta vie tu es voue au luxa ou condamne a la mis
Et cela ce n'est pas depuis hier, ce n'est pas depuis un mois, ce
n'est pas depuis un an, mais depuis des siècles ; et depuis des siè-
cles, les cris de ces malheureux déshérités do destin ont inutile-
ment monté de l'abîme au ciel. Aussi L'Italie se dépeuple ; Hume
a depuis cinquante ans élevé trois temples a la Fièvre. Encore si
la mort frappait également, il n'y aurait rien à dire ; mais la
mort a pris parti pour les patriciens qui ont des palais bien aérés,
des villas bien fraîches, des fermes bien saines... A l'époque des
chaleurs, au temps des débordements du Tibre, quand te riche
fuit Rome, la. mort se garde bien de le suivre. Non : hôtesse fn-
96 CATILLYA.
nèbre, elle a ses quartiers de prédilection, elle visite le taudis du
pauvre et va s'asseoir au chevet du mendiant. Là elle fait tran-
quillement son œuvre, elle sait bien que le médecin grec, cher à
Esculape, ne montera pas cinq étages pour lui arracher sa proie.
La mort, que l'on représente aveugle et impassible, est devenue
haineuse et partiale... Eh bien, j'ai vu cela, moi, et je me suis
dit : La société est mal faite ainsi ; les dieux ont créé l'air du ciel
et les biens de la terre pour tous, il est temps que tous aient part
aux biens de la terre et à l'air du ciel... Eh bien, ma tâche à moi,
Cicéron, c'est d'ouvrir l'univers au torrent qui gronde ; je veux
voir l'expansion de cet océan qui rugit, je veux entendre l'explo-
sion de ces millions de volcans humains qui ne demandent qu'à
éclater.
CICÉRON.
_ C'est-à-dire que tu veux détruire ce qui est, n'est-ce pas?... Eh
bien, soit, si tu as quelque chose de mieux à mettre à la place.
CATILINA.
Quand nous en serons là , nous verons.
cicéron.
Ah ! pauvre aveugle qui joue avec les hommes et les choses ,
les institutions et les lois, les révolutions et les empires! Pauvre
insensé qui entasse les uns sur les autres, vices et besoins, cri-
mes et misères, haines et passions, comme faisaient les Titans
de Pelion sur Ossa pour escalader le ciel... et qui, lorsqu'on lui
demande quel nouveau monde il compte tirer de l'ancien, quel
univers il veut pétrir avec le chaos... pauvre aveugle ! pauvre in-
sensé qui se contente de répondre: Quand nous en serons là,
nous verrons ! Encelade a tenté ce que tu veux faire, et Ence-
lade foudroyé est enseveli sous l'Etna.
CATILINA.
Eh bien, Catilina et Cicéron recommenceront la lutte d'En-
celade et de Jupiter, et nous verrons à qui cette fois demeurera
la victoire.
CICERON.
Ah ! la victoire n'est pas un doute pour moi, Catilina, pour moi
qui ne crois pas au hasard, mais aune forée motrice, intelligente,
supérieure. Oh ! non, ce n'est pas pour reculer devant ce qui lui
reste à faire, que Rome a fait ce qu'elle a fait ? Non, quand elle
est sortie de l'enceinte de Homuluspour s'emparer du Latium,
du Latium pour s'emparer de l'Italie, de l'Italie pour s'emparer
du monde; quand elle a pris à Cartilage son commerce, à Athènes
ses arts, à Sardes ses richesses, à Mcmphis sa science ; quand,
pareille a ces divinités de l'Inde, qui ont dix mamelles, elle fait
boire à dix peuples a la fois le lait de l'avenir, ce n'est pas, crois-
moi , pour que sa gigantesque destinée avorte selon le caprice
d'un homme!... Non, Sergius , prends le feu! prends l'épéc !
ACTE III, TABLEAU IV. 97
prends la torche ! Tu ne pourras rien contre Rome , Rome est
immuable, Rome est éternelle, Rome est sous la main des dieux !
CATILINA.
Eh bien! si Rome est sous la main des dieux, ce que j'aurai
détruit, les dieux se chargeront de le reconstruire.
C1CÉRON.
Vous allez voir, Catilina, qu'il y a un Dieu... J'ai voulu vous
ramener au bien...
CATILINA.
C'est-à-dire à votre avis.
C1CÉROX.
Ne m'interrompez pas , le moment est suprême. Je vous ai
parlé le langage de la fraternité... C'est un mot que vous ne
comprenez pas... il n'est pas dans le vocabulairede noire société,
et malheureusement il faudra verser encore bien du sang pour
l'écrire au livre de l'humanité. Je vous ai dit partageons... Je
vous ai dit améliorons... Je vous ai dit aimons-nous... mais vous
avez fermé votre oreille à mes instances, votre cœur à mes priè-
res... Vous avez persévéré dans votre folie furieuse... Eh bien !
Catilina, c'est maintenant un arrêt rendu contre vous.
CATILINA.
Vous m'exilez ?
C1CÉR0X.
Non! C'était bon tout à l'heure, j'espérais encore. ..Mainte-
nant, vous m'avez ouvert l'abîme de votre cœur. J'ai réiléchi...
je ne vous exile plus... je vous tue.
CATILINA.
Ah ! voilà donc la péroraison de l'homme vertueux, de l'hon-
nête citoyen, du clément orateur qui , devançant les siècles, a
inventé le mot fraternité pour me séduire... Capito le boucher
ne parle pas si bien... Mais il faut lui rendre justice, il ne tue-
rait pas mieux.
C1CKR0N.
Eh bien! c'est justement parce que je suis tout ce que tu dis ,
qu'il faut que tu meures. Deux grands principes luttent l'un con-
tre l'autre depuis le commencement du monde... l'ordre et le dés-
ordre, le bien et le mal, la vie et le néant... Moi je suis l'ordre,
je>suis le bien... je suis la vie... Toi tu es le désordre... tu es le
mal... tu es le néant. Nous combattons , je te tuerai... Car si je
ne te tuais pas, peut-être tuerais-tu là société.
CATILINA.
Ainsi, à toi l'homme de la fraternité , à toi aussi il te faut du
sang pour accomplir ton œuvre de fraternité... Tu vois bien que
tu n'es pas meilleur que moi , Cicéron ! 6
98 CATILINA.
CICERON.
Tu te trompes: car si tu sors d'ici, Catilina, ce n'est plus une
lutte entre Sergius et Cicéron... c'est une guerre entre le peuple
et le sénat. Demain, après-demain peut-èlre , dix mille hommes
égorgés rougiront de leur sang les rues , le Forum , la Voie Sa-
crée... En te tuant aujourd'hui , en te tuant ici, j'économise!
c ATI LIN A.
Et sans doute la même main qui m'aura frappé se chargera
d'écrire mon histoire ?
CICÉRON.
Ton histoire?... et à quoi bon ? Prends tes tablettes et assieds-
toi a cette table. Ecris ton testament... Ajoute que c'est moi...
moi, Marcus Tullius Cicéron qui te tue... Et ce que tu auras or-
donné sera accompli ; ce que tu auras écrit sera lu... lu au sé-
nat, lu au Forum, lu au peuple, d'un bout à l'autre, hautement,
publiquement... Mais hàte-toi, je te donne cinq minutes.
CATILINA.
Merci, Cicéron, j'accepte tes cinq minutes, et que le ciel te les
rende à l'heure de ta mort.
cicéron, s' avançant au milieu de la cour.
Hors du fourreau les épées...
SCÈNE IX
CATILINA seul , CICERON et les chevaliers dans la cour.
catilina, allant à la porte à droite du spectateur.
Fermée !... (H traverse le théâtre et secoue la porte à gauche.)
Fermée aussi... Oh !
charincs -, une lampe à la main soulevé la trappe du souterrain.
Venez, mon père ! (Catilina s1 élance dans l'ouverture et dispa-
raît avec Charinus.)
ACTE IV.
CINQUIÈME TABLEAU.
Le Champ de Mars au jour des Comices.
SCÈNE Z.
CICADA, GORGO, UN ESCLAVE, Bourgeois se promenant et
attendant.
cicada , à cheval sur le tombeau de Sylla,
Combien as-tu déjà déjeuné de fois, Gorgo ?
ACTE IV, TABLEAU \. W
GORGO.
Trois fois.
CICADA.
Et combien de fois dînei as-tu?
GORGO.
Toute la journée.
CICADA.
Ce que c'est que de n'avoir pas l'âge de voler ! Moi, j< «rais
encore à jeun sans Volens qui m'a donné un pâté d'alouettes et
une amphore de vin. Quel est celui qu'on vient de te servir
à toi?
GORGO.
Du massique , à ce que Ton ma dit.
CICADA.
Moi je déguste du ccecube. Envoie-moi du tien, je t'enverrai
du mien.
gorgo , à V Esclave.
Fais goûter de ta liqueur à ce jeune citoyen qui est là sur le
tombeau de Sylla.
l'esclave.
Mais il n'a pas l'âge de voter.
GORGO.
Il est mon ami.
l'esclave.
Oh ! alors, c'est autre chose. (Il sert à boire à Cicada.)
GORGO.
Et Volens , où est-il ?
CICADA.
11 place des bulletins pour Catilina. Catilina lui a fait distri-
buer du vin, et pour engager les électeurs à boire, il boit. Il en
a déjà enrôlé plus de cinq cents et grisé plus de mille.
, GORGO.
Aussi sa voix s'enroue. Ecoute; on l'entend si on ne le voit
pas.
volens, dans la coulisse.
Arrivez par ici, les forgerons; arrivez, les fondeurs; arrivez,
les taillandiers. Vive Sergius Catilina !
tous répètent :
Vive Sergius Catilina!
SCÈNE XI.
Les Mêmes, VOLENS.
VOLENS.
Rangez-vous la et attendons. Serrez les rangs, front. (Aperce-
vant Cicada,) As-tu bien bu, petit? as-tu bien mangé?
100 CATILINA.
un homme, dans les rangs.
C'est bon de boire, c'est bien de manger, mais on nous avait
promis vingt sesterces par homme. Où sont les sesterces?
VOLENS.
Sois tranquille, ils viendront.
LE MÊME.
Où sont-ils? voyons.
VOLENS.
Silence, ivrogne. Arrive ici, Gorgo... Arrive ici, Cicada.
CICADA.
Moi aussi?
VOLENS.
Tiens, il faut que tu gagnes ton pâté d'alouettes. Ecoutez-moi
tous les deux. Vous allez vous promener autour des ponts où les
électeurs viennent déposer leurs bulletins. Ceux qui votent pour
un seul, vous tâcherez de les faire voter pour Catilina... ceux qui
voteront pour deux, vous tâcherez de les faire voter pour Cati-
lina et Antonius... ceux qui ne sauront pas écrire, vous leur
donnerez des bulletins tout faits. 11 y en a plein mon casque,
prenez.
CICADA.
Mais s'ils veulent qu'on mette Cicéron?
VOLENS.
Eh bien, vous écrirez Catilina, et vous direz que vous mettez
Cicéron.
CICADA.
C'est vrai, cela commence par un C.
VOLENS.
Vous entendez, qu'il n'en soit pas question, de Cicéron. C'est
Catilina qu'il nous faut, un capitaine et non un avocat.
CICADA.
Mais où est-il donc Catilina ?
VOLENS.
Probablement où il a besoin d'être. Cela ne nous regarde point.
(Bruit dans la coulisse, a gauche )
CICADA.
En attendant, voilà le seigneur pois chiche qui vient, lui... il
ne dort pas, il a recruté les bourgeois.
VOLENS.
Où donc le vois-tu, toi?
CICADA.
Là bas, en robe blanche. Tenez, tenez, en a-t-il après lui...
ACTE IV, TABLEAU V. 101
Mais si on lui laisse comme cela récolter toutes les voir, il non
restera plus pour les autres.
VOLENS.
Tais-toi, jeune homme; tu n'entends rien au gouvernement.
GORGO.
Par Jupiter, Cicada a raison... ce n'est pas un cortège, c'est
une armée.
VOLENS.
Tout cela se dissipera quand on jouera du bâton.
GORGO.
Vous croyez?
VOLENS.
A vos rangs I... une bonne huée pour l'avocat d'Arpinum...
ho! Cicéron...
les bourgeois répondent.
Vive Cicéron!... {Huées, applaudissements.)
SCENE III
Les Mêmes, CICÉRON entre du fond, côté gauchi .
cicéron
Merci , merci , mes amis. Vous savez ce que je veux , n'est-ce
pas? En me nommant, vous aurez l'ordre, la tranquillité, le
commerce.
LES BOURGEOIS.
Bravo !
volens, à gauche, dans le fond.
N'écoutez donc pas ce bavard qui parle pour de l'argent... qui
dit blanc et qui dit noir, selon qu'on le paye en or ou en ruivre,
ou plutôt qui ne dit rien quand on le paye en cuivre. A bas
Cicéron, à bas!
cicéron , descendant la scène.
Oh ! oh ! je n'ai rien de bon a faire par ici, je suis en plein
Catilina... ah ! ah! Caton.
volens, aux partisans de Catilina qui rentrent.
Bon, voilà du renfort qui lui arrive. Il va perdre son temps a
bavarder avec Caton... allez vite distribuer les bulletins et re-
venez. Ne vas pas me perdre mon casque, toi.
CICADA.
N'aie pas peur!... (Il sort avec Gargo.) Vive Catilina !.. (Tous
les Catilina sortent par la gauche.)
SCENE IV.
Les Mêmes, CATON, entrant par la droite.
cicéron, allant au-detant de Caton.
Eh bien, Les cntendcz-vou5 comme ils crienl ? <j,
102 C4TILITU
CATON.
Laissez-les crier, les choses vont au mieux.
CICÉRON.
Comment cela?
CATON.
Nous avons trois cent mille voix, toutes celles de la bour-
geoisie et du commerce... tout lés bons Romains sont pour nous.
CICÉRON.
Les jours d'élection, Caton, les voix sont des vuix, ils ont eu
celles du peuple et de tous les nobles ruinés.
CATON.
De sorte que les soixante-quinze mille voix de César, à votre
avis, feront la majorité?
CICÉRON.
Oui, selon qu'elles se porteront sur Catiiina ou sur moi.
CATON.
Avez-vous un moyen de communiquer avec César sans le com-
promettre ?
CICÉRON.
J'ai Fulvie, la maîtresse de Curius.
CATON.
Curius est a Catiiina !
CICÉRON.
Oui, mais Fulvie est à nous.
caton, montrant un papier.
Eh bien ! voilà les soixante-quinze mille voix de César; je vous
les donne, Ciceron.
CICÉRON.
Dans ce billet !
CATON.
Lisez la signature.
CICÉRON.
Servilie!... votre sœur!... vous avez employé ce moyen!.-.
CATON.
Comprenez, Cicéron, et que ceci reste entre nous.
ciceron, remontant.
Soyez tranquille! (Cris dans la coulisse.)
cicada, retournant le casque.
Plus un, père Volens ; tout est distribué.
VOLENS .
Bien, petit : et toi, Gorgo ?
gorgo.
En a?ez-vous d'autres?
ACTE ÏV, TABLEAU V. 103
VOLENS.
Il va en venir.
C1CADA.
Dites donc, seigneur Caton, et le disque de Rémus?
GORGO.
Vous qui nagez si bien, vous devriez l'aller chercher au fond
du Tibre ; foi de citoyen Romain, je donne ma voix au seigneur
Cicéron, si vous faites cela.
VULENS.
Seigneur Caton, une coupe.
CATON.
Tu ignores donc que je ne bois pas de vin?
VOLEN-.
Bah! une fois n'est pas coutume.
CATON.
Eh bien! donne.
PARTISANS DE CATILINA.
A Catilina ! a Catilina !
PARTISANS DE CICÉRON".
A Cicéron ! à Cicéron !
caton, levant sa coupe.
A Rome! (Il boit; applaudissements ; tumulte au fond.)
cicéron, se retournant.
Qu'y a-t-il là-bas?
SCÈNE V.
Les Mêmes, L'AFFRANCHI, du premier acte.
l'affranchi.
Seigneur Tullius ! seigneur Tullius !
CICÉRON.
Lui ! par ici !
l'affranchi.
Bonne nouvelle.
CICÉRON.
Parle bas; ces gens sont nos ennemis.
l'affranchi.
Oh ! ce que j'ai à vous dire, dans di.v minutes sera connu de
tout le monde.
CICÉRON, CATON, LLCULLLS.
Eh bien ! quoi ?
l'aefranchi.
Tout une tribu qui-avait engagé ses voix à Curius et qui devait
voter pour Catilina et Antonius, a voté pour Antonius et pour
vous»
104 CATIHNA.
CATON.
Comment cela s'est-il fait?
l'affranchi.
Il paraît que les bulletins ont été changés, et comme ils votaient
de confiance, les électeurs ont voté pour vous.
cicéron, bas.
Fulvie m'a tenu parole.
l'affranchi.
C'est douze ou quatorze mlllej voix sur lesquelles vous ne
comptiez pas et qui vous arrivent.
CtCÉRON.
Elles sont les biens venues.
volens, aux siens.
Ils se réjouissent !... est-ce que cela irait mal pour nous?.. Eh!
eli ! que se passe-t-il donc la-bas ? (Bruit, rumeurs.)
GORGO.
On dirait une bataille.
cicada.
S'il y a bataille, un peu de patience, les autres... attendez-moi.
cicéron.
Allez donc voir ce qui se passe, Caton. (Tous le monde so>-l.)
SCENE VI.
CICERON, FULVIE, voilée.
FULVIE,
sans lever son voile.
Ce n'est rien.
CICÉROX.
Est-ce vous, Fulvie?
FULVIE.
Oui !
CICÉRON.
Que fait-on là-bas ?
FULVIE.
On s'extermine.
CICÉROX.
Qui cela?
FULVIE.
Mes votants. Quand ils ont vu qu'ils étaient trompés, ils ont
voulu annuler l'élection ; le questeur s'y est opposé... les che-
valiers ont soutenu le questeur, de sorte que les coups pleuvent
comme grêle.
CICÉRON.
Bien joué, Fulvie! Et Curius ne se doute de rien? il ne vous
soupçonne pas?
ACTE IV, TABLEAU V. 105
FULVIE.
Il soupçonnerait plutôt sa main droite. Je vous le conduirai
quand vous voudrez dans le Tibre.
CICERON.
Les yeux bandés?
FULVIE.
Les yeux ouverts.
CICÉRON.
Maintenant, pouvez-vous causer avec César ?
FULVIE.
Pourquoi pas?
CICÉRON.
Il faudrait le voir avant l'élection.
FULVIE.
Rien de plus facile. Il n'y a qu'à l'attendre ici... il va venir.
CICÉRON.
Eh bien, attendez-le. [Il regarde autour de lui.) Et...
FULVIE.
Et?...
CICÉRON.
Remettez-lui ce billet. (Il s'éloigne.)
FULVIE.
Bien.
CICÉRON.
Oh î oh ! voici tous nos ennemis. Laissez-moi me retirer et
retirez-vous vous-même, vous pourriez être reconnue. (Cicéron
s'éloigne d'un côté, Fulvie de Vautre.)
SCENE VII.
Les Mêmes, moins CICÉRON et FULVIE , plus CURIUS, CE-
THÉGUS, CAP1TO, LENTULUS et la Foule.
CURIUS.
C'est une trahison! c'est une infamie!... L'élection doit être
annulée.
lentullus.
Mais comment cela s'est-il fait ?
tous.
Oh ! à mort les traîtres !
CURIUS.
Comment cela s'est fait? le sais-je? puis-je le savoir? Je donne
des bulletins... les deux noms y sont écrits par moi, et par mon
secrétaire, devant moi. .. et quand on dépouille le scrutin, un
des noms est changé.
106 CAT1LLNA.
CÉTHÉGUS.
Par Hercule! lu as du malheur, Curius. Pour une tribu oue
t« fais voter elle se trompe. J'en ai fait voter sx Soixan e-
quinze mille hommes, et pas une erreur, w>MMW
CDBIDS.
Qu'est-ce à dire? m'accuses-tu?
CETHEGUS.
-Non; mais je dis,..
LEXTULUS.
Assez! Voyons, c'est un malheur... mais réparable avec de
1 activité. Avez-vous vu Catilina?
-T CURIUS et CÉTHÉGUS.
Nonj
„, LEXTLLUS, à /^bfe/lS.
Et vous autres?
~ VOLEXS.
ras aperçu.
,. , GORGO.
Wous le demandions tout à l'heure.
CICADA.
Oui; et puis l'on demandait aussi les sesterces.
CAPITO.
cenSnVraiir;1,argent!- IInous avait dit de passer chez lui
m,if / personne pour nous recevoir... Y a-t-il au moins
quelqu'un de sa maison ici?
storax, ë avançant.
Il y a moi, seigneur.
,, . CAPITO.
Oui es-tu, toi?
STORAX
Je suis son nomenclateur.
n j„ LENTULCS.
Quand 1 as-tu quitté?
TT. . STORAX.
Hier soir.
CURIUS.
Et depuis hier tu ne Tas pas revu?
,T . STORAX.
Won, seigneur; non.
CAPITO.
Et l'argent? tu n'en a pas entendu parler?
STORAX.
tendant) ^^ dU m°nde' (Z* peUpk rem0nt£ au ***** de Vin'
ACTE IV, TABLEAl V. 107
SCENE VIII.
Les Mêmes, un Homme conduisant un mulet.
l'intendant, avec les Esclaves.
Voici l'argent promis par le seigneur Catilina.
LENTULUS. *
C'est toujours quelque chose.
STORAX.
L'intendant d'Orestilla !... Cache-toi, Storax ! cache-toi !
CDRIUS.
Et as-tu des ordres?
l'intendant.
Pas d'autres que de remettre en son absence cet argent aux
nains de ses amis. Vous êtes ses amis, je vous remets l'argent.
capito.
Vive Catilina, alors !
curius.
Citoyens, c'est cent vingt sesterces par tête, n'est-ce pas?
tous.
Oui ! oui ! oui î
cicada, prenant le mulet par la bride.
Oh ! le joli mulet! (Il le baise sur le nez. Chacun s<:l<>i<ii<e. On
partage l'argent de Catilina.)
SCENE IX.
ORESTILLA, L'IMFNDA NT.
ORESTILLA.
Eh bien ?
l'intendant.
il n'est pas ici, comme vous voyez.
ORESTILLA.
Et chez lui ?
l'intendant.
Non plus.
ORESTILLA.
Ses amis savent-ils où il est?
l'intendant.
Ils le cherchent comme vous.
ORESTILLA.
Qui a envoyé l'or cette nuit?
l'intendant.
L'intendant.
ORESTILLA,
En ilisant9
108 CATILINA.
l'intendant.
En disant qu'il vous remerciait, mais qu'il n'en avait pas
besoin.
ORESTILLA.
Il y a quelque chose d'étrange là-dessous. Cherche Nubia, et
envoie-la-moi.
l'intendant, passant devant.
Où dois-je l'envoyer?
ORESTILLA.
Ici. {Elle abaisse son voile et demeure adossée au tombeau.)
SCENE X.
Les Mêmes, RULLUS, LENTULUS.
LENTULUS.
Comprenez-vous, Rullus?
RULLUS.
Le vote de toute cette tribu?
LENTULUS.
Non, l'absence de Catilina.
RULLUS.
Catilina absent?
LENTULUS.
Sans que personne puisse dire où il est.
RULLUS.
Et l'argent ?
LENTULUS.
L'argent est venu, par bonheur.
RULLUS.
C'est qu'il m'en faut pour mes hommes, et beaucoup.
LENTULUS.
On vous en a mis une sacoche à part.
RULLUS.
Bon.
capito, revenant.
Eh bien! Catilina?
LENTULUS.
Absent toujours, tandis que Cicéron parle, s'agite, pérore. Le
voyez-vous, là-bas, avec Caton etLucullus?
CÉTHÉGUS.
Par Hercule ! l'auraient-ils assassiné?
VOLENS.
Assassiné! Qui cela? Si Catilina est assassiné, nous brûlons
Rome : les funérailles seront dignes du mort !
RULLUS.
LENTULUS.
RULLUS.
ACTE IV, TABLEAU V. 109
CRIS DU PEUPLE.
Catilina! Où est Catilina? (Bruit, confusion.)
CET H ÉG US.
Faites-leur un discours, Rullus ; cela leur donnera un peu de
patience.
Soit.
Monte sur ce banc.
Romains!
TOUS.
Chut! chut! écoutons Rullus.
rullus, monté sur un banc.
Romains! vous appelez Catilina, ot vous avez raison. Cati-
lina, c'est votre ami, c'est notre patron à tous. Nommez-le, el
la première loi que nous rendrons, c'est le partage du champ
public, ce champ qui appartient au peuple, et que les consuls
louent à vil prix à des publicains comme Métellus, comme Lu-
cullus, comme Caton.
TOUS.
Bravo ! bravo !
RULLUS.
Rien que dans le partage des champs qui environnent Romo,
et qui sont affermés aux éleveurs de bestiaux, il y a de quoi en-
richir cent mille familles.
TOUS.
Oui, oui, le partage du champ public! La loi agraire! La loi
des Gracques !
RULLUS.
Puis, il y a encore le territoire de Capoue qui est libre, et que
le sénat se réserve ; un million d'arpents de terres et des meil-
leures de l'Italie ; les jardins qui ont arrêté Annibal, et qui, aux
mains de nos administrateurs, sont devenus un désert.
TOUS.
Bravo! bravo!
RULLUS.
Votez donc pour Catilina ! pour Catilina, qui vous promet tout
cela, qui veut que le peuple soit maître et roi, oui, maître
et roi à son tour. Votez pour Catilina! Je réponds de lui, je me
porte garant pour lui.
TOUS,
Vive Catilina!
7
110 CATILINA.
RULLUS.
Vous fiez-vous h ma parole?
TOUS.
Oui ! oui !
RULLDS.
.Me croyez-vous votre ami?
TOUS.
Oui, oui.
rullus, tirant des bulletins.
Eh bien ! pour Catilina! amis, pour Catilina ! (7/ distribue les
bulletins.)
LENTULUS, CAP1T0, VOLEXS.
Pour Catilina ! amis , pour Catilina ' ( On porte Rullus en
triomphe.)
CETHEGUS.
Ils sont tout préparés, vous n'avez qu'à les mettre dans l'urne.
TOUS.
Allons voter! allons voter! [Tout le peuple sort.)
rullus, sf essuyant le front.
Encore une bataille gagnée !
céthégus, embrassant Rullus.
Vous êtes l'éloquence en personne, mon cher Rullus; une
bouche d'or !
RULLUS.
Oui, mais je ne les quitte pas.
CÉTHÉGUS.
Par Hercule! je crois bien. Poussez-les, poussez-les!
RULLUS.
Je ferai de mon mieux; mais si Catilina n'arrive pas, je ne
réponds plus de rien.
CÉTHÉGUS.
Allez toujours! (Rullus sort.)
LEXTULUS.
Il a raison, Catilina nous perd.
CAPITO.
Il faudrait gagner du temps.
CÉTHÉGUS.
J'ai une idée.
LEXTULUS.
Laquelle ?
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ACTE IV, TABLEAU V. 111
LENTULUS.
Eh bien?
CÉTHÉGUS.
Ce cher Rullus î il est l'idole du peuple...
CAPITO. f
Vous le proposez à la place de Catilina ?
CÉTHÉGUS.
Allons donc ! ce serait une infamie... Xen, je le fais tuer dans
un coin...
lentulus, stupéfait.
Qui, Rullus?
CÉTHÉGUS.
Nous ferons venir un char, on le traînera au milieu de la
foulo... Nous crierons vengeance ! nous dirons que le crime vient
de Cicéron, et nous ferons voter d'enthousiasme pour Catilina.
LENTULUS.
Mais encore faut-il que Catilina soit ici, ou l'élection sera
nulle.
SCENE !XI.
Les Mêmes, CATILINA, puis CI/MUS.
catilina, escorté par la foule.
Me voici, mes amis, me voici 1
tous.
Ah ! ah ! Vive Sergius ! vive Catilina !
CÉTHÉGLS.
Par Hercule ! vous avez bien tardé, Sergius.
CATILINA.
Bonjour, mes amis, bonjour î Oui, j'ai tardé, c'est vrai; nulle
embarras sont survenus; j'avais mon accord à faire avec Anto-
nius... Eh bien, comment va le vote?
LENTULUS.
A merveille! Heureusement qu'en ton absence l'argent est
venu; il a parlé pour toi. (On entend sonner V argent.) Tiens, en-
tends-tu? il parle encore...
CAPITO.
Allons, tu as bien fait les choses, Catilina, et il n'y a rien à
dire.
CATILINA.
Ah ! j'ai bien fait les choses, soit. Et César, Ta-t-on vu ?
CURIUS,
Oh ! César votera pour nous,
112 CATILINA.
CATILINA.
Oui, comme votre tribu. {Il lui tourne le dos.)
CÉTHÉGUS.
Que voulez-vous? c'est une différence de quatorze h quinze
mille voix.
CATILINA.
Qui n'a pas d'importance, si nous avons les soixante-quinze
mille voix de César.
CÉTHÉGUS.
Qu'il vienne seulement , et nous les aurons.
TOUS.
Oui, oui.
CATILINA.
Ceci vous regarde. Vous vous chargez de César, n'est-ce pas?
CAPITO et LENTULUS.
Nous nous en chargeons.
CATILINA.
Avez-vousvu mon nomenclateur?
LENTULUS.
Il était là tout à l'heure, travaillant de son mieux pour toi.
CATILINA.
Hola! maître!
storax, vivement.
Me voilà.
CATILINA.
Viens.
Deux mots, seigneur ?
Parle.
Elle est là.
Qui?
STORAX.
Ne vous retournez point... Orestilla
CATILINA.
Où?
STORAX.
Auprès du tombeau.
CATILINA.
C'est elle qui a envoyé l'argent?
STORAX.
Oui.
STORAX.
CATILINA.
STORAX.
CATILINA.
ACTE IV, TABLEAU V. 113
GATIL1NA.
Je m'en doutais. Commençons par ces groupes.
STORAX.
Mais nous allons de son côté ?
CATILINA.
Pourquoi pas?
STORAX.
Bon Jupiter I
CATILINA.
N'es-tu pas déguisé de telle façon à ce que les Parques elles-
mêmes ne te reconnaissent pas ?
STORAX.
Je l'espère !
CATILINA.
Allons, redresse-toi et parle. Quels sont ces gens-là?
STORAX.
Le bleu ou le violet.
CATILINA.
Le bleu?
STORAX.
Publius Pudens, marchand bonnetier dans le vicus Toscanus.
Chef de centurie, deux enfants, un garçon et une fille ; le gar-
çon boite.
CATILINA.
Publius Pudens, salut! [Les partisans de Catilina s'approchent.)
PUDENS.
Salut, seigneur Catilina !
CATILINA.
Il est arrivé de belles laines de Judée, cette année?
PUDENS.
Mais oui, seigneur.
CATILINA.
Vous savez que je nourris bon nombre de brebis ; je puis vous
envoyer quelques échantillons.
PUDENS.
A quel prix?
CATILINA.
Oh ! mes échantillons, je ne les vends pas, je les donne. S'ils
vous conviennent, vous viendrez prendre livraison à ma maison
de campagne. En môme temps, amenez votre fils qui boite. En
le voyant passer, l'autre jour, mon médecin me disait qu'il y
aurait peut-être moyen de le guérir. 11 se mettra tout à votre
disposition.
PUDENS.
Merci.
114 CATILLNA.
CATILIXA.
Si vous n'avez pas de répugnance à voter pour moi, Pudens,
je me recommande à vous et à vos amis.
PUDEXS.
Nous verrons, seigneur Sergius.
catilixa. l'embrassant.
J'attendrai respectueusement. [A Storax.) Et cette face blùmc?
STORAX.
Le violet?
CATILIXA.
Oui.
9T0RAX.
Marcus Bino, charcutier, cent vingt voix; marié depuis trois
mois.
CATILIXA.
Salut , Marcus Bino. J'ai cent beaux porcs dans ma métairie
de Féciale, je veux vous en envoyer une douzaine à titre de ca-
deau ; si ceux-là vous conviennent, nous traiterons des autres à
un prix raisonnable, je vous le promets.
BINO.
Merci.
CATILIXA.
Vous avez, par Hercule, une figure de prospérité; c'est sans
doute le mariage?
storax, bas et vivement.
Ne lui parlez pas de sa femme, bon Jupiter.
CATILIXA.
Pourquoi cela, puisqu'il Ta épousée depuis trois mois?
STORAX.
Elle est accouchée hier.
CATILIXA.
Votez pour moi, mon ami.
BIXO.
Peut-être.
CATILIXA.
Je me confie à votre amitié. (Les partisans de Catiliiia veulent
prendre Bino, il refuse; il sort avec les autres.)
STORAX.
Voici, de ce côté, Furius Cappa et Tonstrinus Glabrio; l'un
est cabaretier, l'autre tondeur.
CATILIXA.
Mariés ?
ACTE IV, TABLEAU V. llo
STORAX.
Cappa est veuf; il a laissé tomber, dit-on, du haut de l'esca-
lier, un broc de plomb sur la tête de sa femme.
CATILINA.
EtGlabrio?
STORAX.
Glabrio est célibataire. Aie! voilà Aurélia.
aurélia, bas.
Je n'y puis plus tenir. [Haut et relevant son voile.) Bonjour,
seigneur Sergius.
CATILINA.
Oh ! chère Aurélia , bonjour ; que vous me faites plaisir en me
venant joindre ici I
AURÉLIA.
J'étais là bien avant vous, Catilina, et je commençais à m'in-
quiéter, je vous l'avoue.
CATILINA.
Et de quoi ?
AURÉLIA.
Mais, d'abord, de ce renvoi d'argent que je n'ai pas compris,
après ce qui était convenu entre nous.
catilina.
Mes amis m'avaient assuré que c'était une dépense inutile.
AURÉLIA.
J'ai pensé qu'il y avait quelque malentendu, j'ai envoyé l'ar-
gent et l'ai fait remettre à vos amis, qui l'ont parfaitement ac-
cepté ; sans doute ce matin ils avaient changé d'avis : la nuit
porte conseil.
catilina.
Merci, Aurélia.
AURÉLIA.
Mais ce n'était pas seulement cela qui m'inquiétait.
CATILINA.
Qu'était-ce donc?
AURÉLIA.
Ce matin, pensant que je pouvais vous être utile, je me suis
présentée chez vous.
CATILINA.
A quelle heure?
AURÉLIA.
A la première.
CATILINA.
En effet, j'étais déjà sorti.
116 CATILINA.
AURÉLIA.
Ou plutôt vous n'étiez pas rentré.
CATILINA.
Et c'est cela qui vous a inquiétée ?
AURÉLIA.
Oh ! non ; mais on m'a dit qu'à la fin de la troisième veille ,
vous aviez envoyé chercher votre médecin Chrysippe, qu'on
l'avait fait lever, et qu'il était parti sans dire où il allait; j'ai
craint qu'il ne vous fût arrivé quelque accident.
CATILINA.
Chrysippe, cet hiver, a donné en mon nom des soins aux gens
pauvres de la Suburraue et du Yelabre. Je l'ai mis en campagne
pour faire récolte de voix.
AURÉLIA.
De sorte qu'il moissonne pour vous à cette heure?
CATILINA.
Probablement. Voulez-vous permettre que je continue mes
suppliques? Croyez que j'aimerais mieux causer avec vous que
d'aller serrer toutes ces mains sales et baiser toutes ces barbes
mal faites. (Clinias est entré depuis un moment.)
AURÉLIA.
Allez, d'autant plus qu'il y a là quelqu'un qui vous attend,
ce me semble.
SCENE XII.
Les Mêmes , CLINIAS, sur le devant de la scène, MARCIA dans
la foule. CATILINA, en se retournant, se trouve en face de
Clinias.
CLINTAS.
Demeure !
Qui es-tu?
Clinias !
Que me veux-tu ?
CLINIAS.
Je viens te redemander mon fils !
CATILINA.
Je ne te comprends pas.
CLINIAS.
Mon fils que tu m'as enlevé là , cette nuit , dans ma maison !
ORESTILLA.
Charinus!
CATILINA.
CLINIAS.
CATILINA.
ACTE V, TABLEAU V. 117
CAT1LINA.
Je ne sais ce que vous voulez dire.
CLINIAS.
Oh ! je me doutais bien que tu nierais. Heureusement Cicéron
était là, Cicéron et ses douze chevaliers. Ils affirmeront au peuple
que tu as violé ma maison et enlevé mon enfant.
LE PEUPLE.
Allons donc !
CATILINA.
Laissez-moi passer, vous êtes fou.
CLINIAS.
A moi , Romains , à moi ! (Les Catilina et les bourgeois des'
cendent en scène.) Ce misérable qui se présente à vos suffrages,
qui vient demander vos voix; ce misérable s'est introduit cette
nuit dans ma maison, dans cette maison que vous voyez là, là !
et il m'a enlevé mon enfant, Cicéron y était, Cicéron me rendra
témoignage. (Deux hommes s'emparent de Clinias.)
CATILINA.
Amis, il a prononcé le nom de Cicéron, et le nom de Cicéron
est aujourd'hui une mauvaise recommandation pour Catilina.
(Les bourgeois disent Non, non; les Catilina s'emparent de
Clinias.)
CLINIAS.
Ecartez de moi cet homme. Oh! misérable!
CATILINA.
Qu'on ne lui fasse aucun mal, vous comprenez, mais qu'on
le mette en lieu de sûreté jusqu'à ce que les élections soient
finies. (On entraîne Clinias.)
ORESTILLA.
Ah ! voilà donc à quoi il a occupé sa nuit !
catilina, se rapprochant des électeurs.
Vous ne croyez pas à un mot de ce qu'il dit ?
CAPPA.
Non , seigneur Sergius. D'ailleurs c'est un étranger ; il n'est
pas Romain.
catilina.
Non , c'est un Grec , et vous le savez, il est d'une race à la-
quelle on fait faire tout ce qu'on veut pour cinquante sesterces.
TOUS.
Oui , oui ; c'est un Grec ! A mort le Grec !
CATILINA.
Amis, pas de violences !
marcia , tombant à genoux.
Mon fils ! Sergius, mon fils !
7.
CATIL1XA.
C'est vous! Silence , pas un mot.
3IARCIA.
Vous le voyez, à mon tour je ne menace pas, je supplie.
CATILINA.
Un homme se présentera ce soir chez vous de ma part, celui
que vous voyez là à ma droite : il dira ce seul mot : CJiarims ;
vous le suivrez , il vous conduira près de votre enfant.
MARCIA.
Vous le jurez ?
Par les dieux !
CATILIXA.
MARCIA.
Merci. (Elle s'éloigne.)
orestilla, à Xubiaqui la rejoint.
C'est la mère j n'est-ce pas ?
NUBIA.
Oui.
catilixa, élevant la voix.
Pauvre femme ! Son père était un soldat de Sylla, et on lui a
tué son père ; son enfant était sa seule consolation , et on lui
a enlevé son enfant. Nous ne pouvons lui rendre son père ; mais
par les dieux , nous lui rendrons son enfant ! Mes amis , votez
pour moi, et que je sois consul, vous verrez, vous verrez:
nous réparerons bien des injustices. (Il s'éloigne vers le fond. Le
peuple crie vive Catilina! en le reconduisant.)
ORESTILLA.
Va chez Ephialtes; il faut que dans une heure il m'ait fait un
anneau pareil à celui-ci , un anneau auquel on puisse se tromper
pour la ressemblance. Va; tu me retrouveras aux enviions.
XLBIA.
Attendrai-je l'anneau ?
ORESTILLA.
Oui. (Suivant des yeux Storax. Maintenant assurons-nous que
le nomenclateur est bien celui que je crois.
CÉTHÉGUS.
Bon , voici Catilina qui fait sa besogne lui-même. Je n'ai
plus besoin ici : je vais à la vingtième tribu.
RULLUS.
Moi , à la trentième.
capito.
Moi, je rejoins les taillandiers ; il paraît qu'on va se battre.
Je ne serais pas fâché de frotter un peu les bourgeois. (César
parait.) Ah! César!
ACTE IV, ÏÂ^EEÀU V. ^
SCÈNE XIII.
Les Mêmes, CESAR.
CÉSAR.
Que je ne vous retienne pas, amis.
CÉTHÉGUS.
Vous n'êtes pas venu hier soir, César.
CÉSAR.
J'ai écrit à Catilina pour m'excuser.
CAF1TO.
Mais tu viens le matin ?
CÉSAR.
Oh ! ce matin, c'est autre chose , c'esfun devoir sacré.
RULLUS.
Et vous votez avec nous , Julius ?
CÉSAR.
Je vote avec ceux qui votent pour Catilina.
CAPITO.
Alors César vote pour nous. Vive Julius !
TOUS.
Vive César ! '
CETHEGUS.
C'est sérieux ce que vous dites, n'est-ce pas?
CÉSAR.
A^to ie vous promets de ne voter que devant vous : mais
JT^^^-ÎWS ave, Air de céder a la
contrainte. ^^
Où vous retrouverons-nous?
CÉSAR.
Ici ; je n'en bouge pas.
1 CAPITO.
Au revoir, alors. (Ils sortent.)
SCENE XIV.
2 ZZ ^-BES^grtEi- RULIXS' p'"s
césar, à son affranchi.
Eulvic nous suit-elle toujours ?
^20 CATILISA.
l'affranchi.
Elle est là.
CÉSAR.
Tu es sûr que c'est elle qui a changé les bulletins de Curius ?
l'affranchi.
J'en suis sur; vous m'aviez dit de ne pas la perdre de vue.
CÉSAR.
Je me doutais qu'elle était à Cicéron. Donne-moi des lettres à
lire... je veux avoir l'air occupé. (Tout en décachetant une lettre. )
C'est embarrassant, sur ma foi... Voter pour Catilina, ce sauvage
qui brûlera tout... Voter pour Cicéron... cette borne qui conser-
vera tout.
l'affranchi.
Avez-vous décidé quelque chose ?
CÉSAR.
Ma foi non, rien encore...
l'affranchi.
Vos sept tribus attendent.
CÉSAR.
Et elles obéiront a mon ordre ?
l'affranchi.
Elles obéiront à un signe.
CÉSAR.
Va les rejoindre... je t'enverrai mes tablettes... celles-ci... ïu
les reconnaîtras?
l'affranchi.
Parfaitement.
CÉSAR.
S'il y a deux noms écrits dessus, fais voter pour ces deux
noms... S'il y a un seul nom, fais voter pour un seul.
l'affranchi.
Bien.
CÉSAR.
Attends!... Enfin, si tu recevais mes tablettes sans aucun
nom...
l'affranchi,
Alors?
CÉSAR.
Fais jeter dans les urnes soixante-quinze mille bulletins blancs.
Va.. (L'Affranchi s'éloigne.) C'est cela; Fulvie n'attendait que son
départ.
SCENE XV.
CÉSAR, FULVIE.
FULVIE.
Bonjour, César.
ACTE IV, TABLEAU V. 121
CÉSAR.
Ah! vous venez aux comices... C'est d'une bonne citoyenne.
FULVIE.
Je vous cherchais.
CÉSAR.
Vous me cherchiez?
FULVIE.
Oui... Pour qui votez-vous?
CÉSAR.
Vous me demandez cela comme si c'était chose facile a ré-
pondre...
FULVIE.
Vous n'avez donc pas encore pris de décision ?
CÉSAR.
Je l'avoue.
FULVIE.
Voici une lettre qui vous tirera d'embarras.
CÉSAR.
Une lettre... de qui?
FULVIE.
Voyez.
CÉSAR.
De Servilie ?
FULVIE.
Je crois que oui.
CÉSAR.
Et de qui tenez-vous cette lettre?
FULVIE.
De Cicéron.
CÉSAR.
Qui la tenait ?
FULVIE.
De Caton.
CÉSAR.
De Caton!... (77 lit.) « Dans ma famille, on aime la vertu... Si
» vous laissez Catilina devenir consul, ne vous présentez plus
» chez moi... Si vous faites nommer Cicéron, venez ce soir, que
» je vous remercie.
» Servilie. »
Oh! rigide Caton... voilà donc pourquoi tu m'as fait sortir
cette nuit par la fenêtre de ta sœur, tandis que tu entrais, toi,
par la porte! C'en est fait, le sort en est jeté, je me décide pour
122 CÀilLLNA.
la vertu... Oui, mais le vice nr égorgera... et, si le vice m'é-
gorge, je ne souperai pas ce soir chez la vertu.
FULVIE.
Eh bien?
césar, à lui-même.
Mais voyons... peut-être y a-t-il moyen de tout concilier.
FULVIE.
Dépêchez-vous, César... Voilà les amis de Catiliua, et Curius
avec eux.
CÉSAR.
Ma chère Fulvie, il est impossible que vous veuillez mon mal-
heur... et mon malheur est immense si je ne revois pas Servilie.
FULVIE.
Rassurez-vous. César; je ne veux pas votre malheur.
CÉSAR.
Vous ne voulez pas ma mort non plus, n'est-ce pas, Fulvie?...
et ma mort est sûre si je ne vote pas pour Catilina.
FULVIE.
Je ne veux pas votre mort.
CÉSAR.
Alors, ne perdez pas une parole de tout ce qui va se dire...
Comprenez à demi-mot, et tirez-moi d'embarras. Les tablettes
sont remises à Curius.
FULVIE.
Si les tablettes sont remises à Curius, je réponds de tout.
SCE2TE XVI.
Les Mêmes, CAPiTO, CETHEGUS, CURIUS.
CURIUS.
Vous, Fulvie ?
FULVIE.
Oui, moi, qui vous cherchais, et qui, tout en vous cherchant,
décidais César à voter pour Catilina.
césar.
Et avouez que vous n'avez pas eu grande peine a me décider,
belle Fulvie. Eh bien! amis, ou en sommes-nous des élections?
CÉTHÉGUS.
Elles vont à merveille; tout le monde a voté, excepté vos
soixante-quinze mille clients, qui attendent vos ordres.
ri? ar.
Et a-t-ou relevé les votes?
ACTE IV, TABLEAU V. 12b
CAPITO.
Oui.
CÉSAR.
Comment se sont-ils répartis?
CAPITO.
Cicéron a trois cent vingt mille voix, Catilina trois cent dix
mille, Antoine cinq cent soixante-dix mille.
CÉSAR.
De sorte que, jusqu'à présent, c'est Antoine et Cicéron qui se-
ront consuls?
clrius.
Oui, sans doute... mais vos soixante-quinze mille voix vont
donner une majorité énorme à Catilina.
FLLVIE.
Faites attention, César, que si vos gens ne votaient pas...
CÉSAR.
Par Castor ! je comprends bien... si mes gens ne votaient pas,
la majorité resterait a Cicéron.
CÉTHÉGUS.
Allons, César, décidez-vous.
CÉSAR.
.Mais je suis tout déi idf... \ ■[ i oinnie j'agis franchement avec
vous, je veux vous mettre nu courant des ordres que j'ai donnés
à mon affranchi. Voici mes tablettes; si j'écris deux noms sur
mes tablettes, mes soixante-quinze mille clients votent pour ces
deux noms ; si j'écris un seul nom, ils votent pour ce nom seul ;
si je n'écris rien du tout, ils votent en blanc. Quels sont les noms
que vous voulez que j'écrive?
tois, h César.
Catilina et Antoine.
césar, écrivant.
Catilina et Antoine... voici. Est-ce bien cela?
CKTHÉGCS.
Bravo ! César, bravo !
césar.
Pour que vous ne doutiez pas de moi, amis, Curius, voici ni' s
tablettes ; vous les porterez a mon affranchi ; vous les lui remet-
trez à lui-même. Il saura ce qu'il a a faire. Tenez, Curius.
tous.
Merci, César.
CÉSAR.
Vous êtes tous témoins que j'ai tenu ma promesse.
CHU 15.
Oui, César, et bravement.
124. CATILINA.
CÉSAR.
Fulvie, vous rendrez témoignage.
FULVIE.
Je vous le promets. (A Capito et à Cèthégus.) Suivez-le, afin
qu'il ne donne pas contre-ordre.
CÉTHÉGUS.
Vous avez raison.
CÉSAR.
Au revoir, amis; mes compliments à Catilina.
CAPITO.
Nous vous reconduisons, César.
césar.
C'est trop d'honneur que vous me faites. (Ils sortent.)
SCÈNE XVII.
CURIUS , FULVIE.
CU R ILS.
Eh bien ! Fulvie, nous tenons l'Espagne.
FULVIE.
Oui, si César a bien réellement écrit les noms de Catilina et
d'Antoine.
curius, lui donnant les tablettes.
Regardez plutôt.
FULVIE.
Voyons... (Elle ouvre les tablettes.) Ma foi, oui. (Laissant tom-
ber le poinçon.) Ah! ramassez-moi donc ce poinçon, Curius.
(Pendant que Curius se baisse, elle efface avec son pouce les deux
noms écrits sur la cire.) Merci. (Elle ferme les tablettes et les re-
met à Curius.) Allez... il n'y a pas un instant à perdre.
curius.
Où vous reverrai-je?
FULVIE.
Ce soir,chez vous.
curius.
0 Fulvie ! vous faites de moi un dieu. (Il lui baise la main
et sort en courant.)
SCENE XVIII.
FULVIE, L'AFFRANCHI DE CICÉRON.
FULVIE.
Psit! psitî
ACTE IV, TABLEAU V. 125
l'affranchi.
Que dois-je dire à Cicéron?
FULVIE.
Que les soixante-quinze mille clients de César voteront en
blanc i et que les consuls de l'an 691 de la république romaine
sont Marcus Tullius Cicéron et Caïus Antonius Nepos. (Elle sort
d'un côté, V Affranchi de Vautre.)
SCENE XIX.
CATILINA, STORAX.
CATILINA.
Fulvie avec l'affranchi de Cicéron, que veut dire cela? Après
tout, qu'importe à cette heure? le coup est joué, et ce qui doit
être, est déjà. Viens , Storax.
STORAX.
Me voici, maître.
CATILINA.
Tu vois bien cette petite maison ?
STORAX,
La maison de la Vestale.
CATILINA.
Quand la nuit sera venue, tu frapperas à la porte.
STORAX.
Oui.
CATILINA.
Une femme viendra ouvrir.
STORAX.
Bien.
CATILINA.
Tu prononceras ce seul mot : Charinus.
storax.
Après?
CATILINA.
Tu marcheras devant elle et elle te suivra.
STORAX.
Où me suivra-t-elle ?
CATILINA.
A ma maison du Val d'Egérie.
STORAX.
Est-ce tout?
CATILINA.
Absolument. J'y serai.
STORAX.
La chose est faite.
Jff CAT1LLNA.
CATILIXA.
Silence i Voilà Céthégus et Capito.
SCENE XX.
Les Mêmes, CETHEGUS, CAPITO, puis successivement tous
les autres.
CAPITO.
Victoire ! Sergius, victoire !
CATILINA.
Comment victoire?
CAPITO.
César a voté devant nous.
catil:na.
Pour moi?
CAPITO.
Pour toi et pour Antoine.
CATILIXA.
A ous avez vu les deux noms?
CÉTHÉGUS.
A us sur les tablettes qu'il a envoyées à son affranchi.
CATILINA.
Par qui les a-t-il envoyées?
curius, entrant.
Par moi, qui les lui ai remises.
CATILIXA.
A l'affranchi ?
CURIUS.
A lui-même.
CATILIXA.
Et qu'a-t-il dit ?
CURIUS.
Il s'est incliné , disant : il sera fait selon la volonté du noble
Julius César.
CATILIXA.
Et ces tablettes ne vous ont pas quitté, Curius, du moment où
César y a inscrit les deux noms?
CURIUS.
Pas un instant.
CATILIXA.
Personne n'y a touché ?
CURIUS.
Personne.
CATILINA.
Pas même Fulvie ?
ACTE IV, TABLEAU V. 127
GU RI US.
Si fait, Fulvie s'est assurée que les deux noms étaient inscrits.
CATIL1XA.
0 malheur ! . . . malheur ! . . .
TOUS.
Quoi?... quoi donc?... qu'a-t-il?...
CATILINA.
Quand je suis revenu ici, là tout à l'heure, Fulvie causait avec
l'affranchi de Cicéron... Merci, Curius, si je suis perdu ce sera
par toi.
SCÈNE XXI.
Les Mêmes, VOLENS, GORGO, CICADA.
TOUS.
Victoire!... victoire!...
GORGO.
Eii bien! ce brave César, il a donc vote pour nous?
CICADA.
Il me l'avait promis.
TOUS.
Vive Catilina consul !
CATILINA.
Un peu de patience. (La cloche sonne Le peuple remonte.)
CETHEGLS.
Voici la cloche qui sonne, on va proclamer les noms.
VOLENS.
Le conseil a-t-il une bonne voix , au moins , pour bien crier
Lucius Sergius Catilina ?
CATILINA.
Patience! patience! (On entend la cloche.)
CICADA.
Tiens! c'est drôle; cela me fait de reflet comme si cela me
regardait, moi.
GORGO.
Et à moi aussi.
VOLBNS.
Et à moi aussi.
CÉTHÉGLS.
En vérité, le cœur me bat.
CATILINA.
Il ne me bat plus.
128 CATILINA.
STORAX.
Orestilla !
CATILINA.
Où cela?
STORAX.
A son poste, près du tombeau.
CATILINA.
Mauvais augure.
CICADA.
Silence ! {Trompettes, rumeurs, puis silence.)
orestilla, à A'ubia.
As-tu les deux anneaux ?
nubia..
Les voici.
orestilla, les regardant.
Bien ; c'est à s'y tromper.
curius.
Voici qu'on nomme. {Nouvelles fanfares. Proclamation.)
une voix.
Les deux consuls élus par le peuple , pour l'an de Rome 691,
sont : Caïus Antonius Népos.
CETHEGUS.
Celui-là , c'était sûr.
la voix.
Et Marcus Tullus Cicéron.
CATILINA.
Que t'avais-je dit, Curius? {Trompettes , cris , huées, applau-
dissements, sifflets.)
CÉTHÉGUS.
Oh ! vengeance I vengeance !
LE PEUPLE.
Vengeance ! !
rullus , accourant.
Nous sommes trahis ! Les électeurs de César ont voté en blanc.
75,000 bulletins ont été perdus.
CAPITO.
Impossible! J'ai vu les deux noms sur les tablettes.
CÉTHÉGUS.
Et moi aussi.
CURIUS.
Et moi aussi.
ACTE IV, TABLEAU V. 129
CATILINA.
Et Fulvie aussi.
CURIUS.
Que veux-tu dire ?
CATILINA.
Que Fulvie a eu les tablettes entre les mains assez longtemps
pour en effacer les deux noms, et que tu as porté à l'affranchi
des tablettes blanches. Quand nous conspirerons , et que vos
maîtresses seront du complut , avertissez-moi, seigneurs. (Il re-
monte.)
lentulus, entrant.
Où va donc Fulvie, Curius? Je viens de la rencontrer fuyant
au grand galop d'un cheval. Mes compliments à Catilina, a-t-elle
crié en riant, et elle a disparu.
CURIUS.
Par quelle route ?
LENTULUS.
Par la route de Tibur.
curius, s' élançant hors du théâtre.
Oh ! un cheval ! un cheval !
LENTULUS.
Pauvre fou.
ORESTILLA.
Cours a la maison, Nubia , et envoie-moi mes quatre gladia-
teurs. Ils se cacheront dans les roseaux au bords du Tibre, et y
attendront mes ordres.
NUBIA.
J'y vais.
CÉTHÉGUS.
Oh ! cela ne se passera pas ainsi... Il y a eu trahison... An-
nulons les votes , ou bien aux armes !
TOUS.
Oui, aux armes ! Tes ordres, Catilina !
CATILINA.
Moi je n'ai plus d'ordres à donner. Je ne suis plus rien.
CAPITO.
C'est ce que nous allons voir. (Ils se forment en groupe ; dans
le fond il agite le peuple.)
orestilla, s'avançant.
Salut, Sergius.
CATILINA.
Vous étiez là, Orestilla? Vous avez entendu la proclamation?
Cicéron triomphe. Je suis un homme ruiné.
fiM CATILINA.
ORESTILLA.
Le croyez-vous réellement ?
CATILINA.
Je serais un insensé si je me faisais illusion.
ORESTILLA.
Donc vous n'avez plus aucun espoir?
CATILINA.
Aucun, Orestilla. Je vous avais dit : Tant que je monterai, sui-
vez-moi: si je tombe, abandonnez-moi. Je suis tombé, Orestilla ;
vous êtes libre.
ORESTILLA.
Je devais partager votre bonne fortune; je suis prêt à parta-
ger la mauvaise, Sergius.
CATILINA.
Ma dernière consolation, Orestilla, est d'avoir le droit d'-liv
malheureux tout seul.
ORESTILLA.
Ainsi, vous me rendez ma parole?
CATILINA.
Je vous prie de la reprendre.
ORESTILLA.
Ce n'est pas moi qui m'éloigne de vous : c'est vous qui vous
éloignez de moi.
CATILINA.
Voici le cachet d'Orestillus , votre premier époux, Panneau
auquel obéissent vos esclaves et vos intendants.
ORESTILLA.
Voici le cachet des Sergius, le gage de vos volontés. Vous pou-
vez encore garder cet anneau, et moi celui-ci.
CATILINA.
Voila votre anneau, Orestilla; rendez-moi le mien.
ORESTILLA.
Le voici.
CATILINA.
Merci.
ORESTILLA.
Adieu, .Sergius !... Le mal qui t'arrivera tu l'aura* voulu!
(Elle sort.)
CATILINA,
Adieu \
ACTE IV, TABLEAU V. 131
SCÈNE XXIÏ.
Les Mêmes, moins ORESTILLA.
CETHEGUS .
Avons-nous bien entendu, bien compris? et abandonneriez-
vous la partie, par Hercule !
CATILINA.
Êtes-vous assez sots pour le croire , assez lâches pour le dé-
sirer ?
LENT C LUS.
A la bonne heure ! Voilà comme j'aime que Ton me réponde.
RLLLUS.
Si tu eusses reculé, je ne te reconnaissais plus.
CÉTHÉGUS.
Si tu eusses renoncé, je te tuais. (Bravos dans la coulisse au
fond.)
volens.
Les vainqueurs chantent là-bas, et disent que tout est fini. Fh
bien ! je dis, moi, qu'au lieu que tout soit fini, tout commence.
CATILINA.
Est-ce votre avis à tous ?
TOUS.
Oui, oui, oui!
CATILINA.
Vous m'obéirez donc si je commande?
TOUS.
Jusqu'à la mort.
CATILINA.
Eh bien! écoutez... J'ai dans ma maison du Val d'Egérie une
centaine d'amphores d'un vieux vin qui remonte au consulat
d'Opimius; ce sont les dernières. Nous les boirons jusqu'à la
liç cette nuit, pour fléchir les dieux qui uous ont abandonnés...
Venez, et amenez tous vos amis.
CAPITO.
Où je n'ai pas soif de vin, j'ai soif de sang.
CATILINA.
Venez, vous dis-je, il y aura à boire pour tout le monde.
volens.
En sommes-nous, nous autres plébéiens ?
CATILINA.
Oui ; vous surtout vous en êtes... Toi, Volens; loi, Gorgo ; ve-
nez ; c'est demain le premier jour des saturnales ; demain , à
Rome, les esclaves sont maîtres, et les maîtres sont esclaves, Y°-
nez, venez,
132 CATILINA.
C1CADA.
Et moi aussi?
CATILINA.
Toi comme les autres; n'es-tu pas citoyen romain? Allez cher-
cher vos amis, Volens. Allez chercher les vôtres, Gorgo. Amène
les tiens, Cicada. Et vous, faites-moi bonne compagnie jusqu'à
ma maison du Palatin ; les rues ne sont pas sûres pour moi ce soir.
CAPITO.
Mais pour te rendre au val d'Égérie ?
CATILINA.
J'ai mes gladiateurs.
TOUS.
Vive Catilina !
CATILINA.
Vous avez trop crié aujourd'hui et pas assez agi. Désormais
criez moins, et agissez plus. Venez, amis. A cette nuit , vous
autres. (Ils sortent.)
VOLENS.
Oui, à cette nuit ; soyez tranquille, nous ne manquerons pas
au rendez-vous.
GORGO.
Qui amenez-vous, Volens ?
VOLENS.
J'ai bien deux ou trois cents vétérans de Marius et de Sylla que
la misère a réunis et qui ne demandent pas mieux que de jouer
de l'épée. Je vais les prévenir. (Il sort.)
GORGO.
Moi j'amène une centaine de gladiateurs sans emploi qui se
cachent dans les carrières le jour et qui travaillent la nuit. Je
sais où les trouver.
CICADA.
Et moi j'amène... la fortune si je la rencontre. (Ils sortent.)
SCENE XXIII.
ORESTILLA, sur le devant du tombeau, quatre Gladiateur?,
cachés.
ORESTILLA.
J'ai cru qu'ils ne s'en iraient pas. Etes-vous au poste que je
je vous ai indiqué?
quatre voix répondent successivement.
Oui, oui, oui, oui.
ORESTILLA.
Silence! On vient: c'est lui.
ACUE IV, TABLEAU V. 133
SCENE XXIII.
Les Mêmes, STORAX.
:rroRAX, tremblant, chantant, hésitant à chaque pas et regardant tout
autour de lui.
Jupiter sur la dune,
Un soir,
Flânait au clair de lune
Pour voir
Si son auguste épouse,
Junon,
D'Europe était jalouse
Ou non.
Décidément, je crois que je suis seul. (Il s'approche de la
maison.)
Affectant les airs mornes
D'un veuf,
n rencontre un gladiateur. Il essaie de sortir de l'autre cùté.
Il avait pris les cornes
D'un bœuf,
Il rencontre le second gladiateur. Il s'avance sur le devant du théâtre, à
gauche.
Soudain, que nul n'en rie,
Voilà
Il rencontre un troisième gladiateur. Il essaie de sortir du côté opposé.
Une voix qui lui crie :
Holà!
Il rencontre le quatrième gladiateur. Il se trouve pris entre les quatre.
orestilla, paraissant.
Bonsoir, Storax.
STORAX.
Je suis mort!
ORESTILLA.
Mais je crois que oui.
STORAX.
. Maîtresse!
ORESTILLA.
A moins que tu ne répondes franchement.
storax, joignant les mains.
Ah!
ORESTILLA.
Pas de gestes, pas de prières, pas de cris... tout serait inutile.
Réponds.
STORAX.
Interroge, bonne maîtresse.
8
1.U CATILINA.
ORESTILLA.
Où vas-tu ?
STORAX.
A cette maison.
ORESTILLA.
Que vas-tu y faire?
STORAX.
Y chercher quelqu'un.
ORESTILLA.
Qui cela?
STORAX
Une femme.
ORESTILLA.
De la part de qui?
STORAX.
De la part de Sergius Catilina.
ORESTILLA.
Où dois-tu conduire cette femme?
STORAX.
Au Val d'Égérie.
ORESTILLA.
Et quel est le mot d'ordre auquel elle doit reconnaître que tu
viens de la part de Catilina?
STORAX.
Charinus.
ORESTILLA.
C'est bien, tu es un serviteur fidèle. Fais ta commission, mon
bon Storax.
STORAX.
Comment?
ORESTILLA.
Oui. (Lui donnant nnc bourse.) Ht yqî\1\ pour l'ourc,ui,.:ei à
l'accomplir de point en point.
STORAX.
Qu'est cela ?
ORESTILLA.
Une bourse.
STORAX.
De l'argent?
ORESTILIA.
De Vor!
ACTE IV, TABLEAU V. 135
* STORAX.
Ainsi.,.
• ORESTILLA.
Tu peux frapper h cette porte, emmener cette femme et la con-
duire au Val d'Egérie... seulement, comme tu pourrais ne pas
faire la commission de point en point, mes quatre gladiateurs
te suivront... et écoute bien ce que je vais te dire, Storax.
STORAX.
J'écoute.
ORESTILLA.
Si tu essaies de dire un mot a celle que tu conduis, voici mon
porte-glaive qui te fendra la tête d'un coup d'epée... si tu essaies
de fuir, voici mon retiaire qui te jetera le filet... si tu échappes
au filet , voici mon frondeur qui te cassera la tête d'un coup de
pierre... enfin si mon frondeur te manque, voici mon archer qui
te passera une flèche au travers du corps. Tu vois bien que tu n'as
pas grande chance à tenter de t'échapper, et qu'il vaut mieux
gagner honnêtement l'argent que je te donne.
STORAX.
Mais, parvenu à la porte?
ORBSTILLA.
STORAX.
ORESTILLA.
STORAX.
Tu entreras.
Vos gladiateurs?
Ils reviendront.
Et ce sera tout?
ORESTILLA.
Tu es bien curieux ! Frappe à cette porte.
STORAX.
Hum!... Je dois donc...
ORESTILLA.
Frapper à cette porte. Oui.
storax, frappant.
Holà !
ORESTILLA.
Tu te souviens de tout ce que je t'ai dit?
STORAX.
Il n'y a pas de danger que j'en oublie un mot : le porte-
-glaive, le retiaire, le frondeur et l'archer...
136 CATILINA.
ORESTILLA.
C'est cela.
marcia, dans la maison.
Qui frappe ?
STORAX.
Ue la part de Sergius Catilina. Ouvrez.
marcia, ouvrant.
Le mot d'ordre?
STORAX.
Charinus.
MARCIA.
Marchez devant, je vous suis.
orestilla, aux gladiateurs.
Allez. (Storax s'avance le premier; Marcia ensuite; les quatre
gladiateurs ferment la marche; Orestilla reste immobile contre la
muraille. La toile tombe.)
ACTE V.
Même décoration qu'au deuxième acte.
SCENE Z.
CATILINA , CHARINUS. Des gladiateurs se promènent au fond.
catilina sur un fauteuil, Charinus debout.
D'abord, Charinus, mon enfant, mon fils bien-aimé... laisse-
moi te regarder [il l'éloigné comme pour V admirer) , t'embrasser,
te serrer contre mon cœur.
charinus.
Seigneur I
catilina.
M'as-tu dit seigneur quand tu m'as sauvé la vie?... Non... tu
m'as dit : Venez, mon père.
CHARINUS.
Mon père !
CATILINA.
Tu me pardonnes, n'est-ce pas ?
CHARINUS.
Quoi donc?
CATILINA.
De t'avoir pris dans mes bras, de t' avoir emporté... Il me sem-
blait que je volais l'Asie a Mithridate, le ciel à Jupiter.
ACTE V, TABLEAU VI. 137
CHARINUS.
Ai-je résisté, ai-je appelé, ai-je même dit: Laissez-moi?... Non,
j'ai jeté les bras autour de votre cou... j'ai fermé les yeux , et je
me suis laissé emporter.
CATIL1XA.
Dieux bons... comme l'homme passe éternellement près de
son bonheur! Il y a seize ans que tu existes, et je t'ai vu hier
pour la première fois.
CHAR1NUS.
Il y a seize ans que je vis, et j'ignorais que vous existez.
CATILINA.
Eh bien , voyons... dis-moi, cher enfant, ma vue a-t-elle ré-
pondu au besoin de ton cœur?
CHAR1NUS.
Que vous dirai-je? Jusqu'à hier je n'avais connu que ma mère...
je n'avais aimé que ma mère... je savais que Clinias m'avait
servi de protecteur, je l'appelais mon père, n'ayant per-
sonne à appeler de ce nom. Mais ce que j'éprouvais pour lui,
c'était de la reconnaissance et non de l'amour filial... J'ai l'air
de répéter vos propres paroles, car de ce souterrain j'entendais
tout ce que vous disiez. Eh bien, en vous apercevant, j'ai tres-
sailli : quand le seigneur Caton vous a adressé ce défi , je l'ai pris en
haine de ce qu'il vous proposait une chose qui me semblait im-
possible. Quand je vous ai vu approcher du cippe... briser la
chaîne de fer avec la même facilité qu'un autre eût fait d'une
guirlande de fleurs... j'ai adressé tout bas une prière à Castor,
le divin discobole, et quand vous avez, semblable à Ajax Tela-
mon, lancé cette masse, qu'un héros d'Homère pouvait seule
soulever, au milieu du frissonnement de joie que m'inspirait votre
triomphe... j'ai ressenti là une vive douleur, comme si quelque
chosese brisait dans ma poitrine... Aussi, quand je vous ai vu pâlir,
quand j'ai vu comme une frange de sang rougir vos lèvres, j'ai
été près de crier, d'appeler au secours ; il me semblait que votre
vie défaillante emmenait la mienne... Vous me demandez de
vous appeler mon père. Oh ! oui , oui, mon père, tant que vous
voudrez, car à coup sur je suis plus heureux de dire mon père,
que vous n'êtes henreux de l'entendre... Mais qu'avez-vous?
CATILINA.
Rien, rien, ou plutôt tout... oui, tout... Enfant, sais-tu que je
pleure, moi l'homme aux yeux arides, aux paupières desséchées?
sais-tu que les deux larmes qui coulent le long de mes joues ,
et que tu me donnes pour rien, toi, sais-tu que ce sont deux
diamants pour lesquels j'eusse donné le monde?... Oh ! regarde
ces deux larmes. Cicéron... Cicéroo, vois plumer Catilina, et dis
encore que je suis le désordre, que je suis le mal, que je suis lo
8.
US CÂTÏLÏM.
néant, As-tu entendu tout ce que m'a dit cet homme, Charinus ?
CHARINUS.
Mais pourquoi Cicéron voulait-il donc vous tuer, mon père?...
3 'ai toujours entendu parler de Cicéron comme d'un homme
juste.
CATILINA.
Ah! ne me force-pas à te dire des choses que tu ne pourrais
pas comprendre; à ton âge, la vie est une oasis pleine d'ombre
et de fraîcheur, où les passions n'ont pas encore laissé leur trace
brûlante. Comment veux-tu (me je te parle de choses que tu
ne connais pas. que j'explique l'incendie à celui-là qui sait à
peine ce que c'est qu'une étincelle... que je découvre l'océan ora-
geux à l'enfant quis'esteontonte d'effeuiller des roses dans le bas-
sin de marbre d'un jardin?... Non, mon bien-aii né Charinus, laisse-
moi le dire seulement : [il se lève et relève doucement Charinus)
Je tente une œuvre immense, j'essaie à soulever un monde...
peut-être ce monde en retombant sur moi, m'écrasera-t-il... non
point parce que j'aurai entrepris une œuvre impie et impossible,
mais parce que le temps de | accomplir ne sera point venu... En
attendant, comme c'est le succès qui fait le nom... si je suc-
combe, mon nom sera flétri, déshonoré.. Ui bien, mon en-
fant, garde dans ton cœur la religion du nom paternel, aime-mui
quand on me maudira , souviens-loi qu'en échouant je n'aurai
qu'un regret, celui de ne pas te léguer la royauté du monde;
qu'en mourant je n'aurai qu'une douleur... celle de t'avoir re-
trouvé si tard et de te perdre sitùt.
CHARINUS.
Mais alors , mon père, pourquoi ne faisons-nous pas ce que
vous disiez n ma mère?... pourquoi ne quittons-nous pas Rome?
Pourquoi ne nous éloignons-nous pas du monde... Vivons l'un
près de l'autre, l'un pour l'autre.
catilina.
Hélas! hélas! mon enfant, il est trop tard. Si je t'eusse connu
il y a Un an, il y a six mois, il était temps encore; si ta douce
voix m'eût dit avant-hier ce que tu me dis aujourd'hui, je pou-
vais m'arrêfer, peut-être; mais aujourd'hui, les dieux ont décidé;
n'allons pas contre la velouté des dieux... Voyons, Charinus,
maintenant, que veux-tu? que desires-tu? que demandes-tu?
CHARINUS.
Quand reverrai-je ma mè
CATILIXA.
Enfant! j'ai donc deviné ce que tu désirais... j'ai donc été au-
devant de ton vœu... Tu viens d'entendre refermer la porte...
ce doit être la mère.
ACTE V, TABLEAU VI. 139
CHAR1NUS.
Ma mère ici?...
CATILINA.
Je viens de l'envoyer chercher.
CHÀRINUS.
0 mon père ! je vois bien que vous m'aimez véritablement.
SCÈNE II.
Les Mêmes, MARCIA, STORAX.
MARCIA.
La voix de mon Charinus, de mon enfant... il est ici ! le voilà!
(Martiale presse contre son cœur. Puis tendant la main à Ca-
tilina.) Catilina, merci!
CHARINUS.
Ma mère!...
CATILINA.
Sauvés tous deux !
STORAX.
Tous trois même.
CATILINA.
Oui, tous trois, bon Storax... Mais comme le voila blême!..,
grands dieuxL..
STORAX.
Vous trouvez?
CATILINA.
Est-ce que tu aurais eu peur, par hasard, Storax?
STORAX.
Peur de quoi?
' CATILINA.
Eh bien ! mais de cette foule de choses dont Storax peut avoir
peur.
STORAX.
Oh ! mon Dieu , non, au contraire... Je n'ai de ma vie été si
rassuré.
CATILINA.
Tu n'as vu personne ?
STORAX.
Pas une ombre.
CATILINA.
Et personne ne t'a vu?
STORAX.
Personne.
CATILINA,
Cependant, Orestilla...
140 CATILÏNA.
STORAX.
Elle dort probablement.
CATILIXA.
Et pourquoi penses-tu qu'elle dorme?
STORAX.
Par Castor ! elle doit être fatiguée ; toute la journée elle s'est
promenée au Champ de Mars.
catilixa, allant à Marcia.
Marcia, avez-vous été contente de cet homme ?
marcia.
Oui, c'est un guide fidèle, vous le voyez; un peu taciturne.
CATILIXA.
Il avait raison de garder le silence ; la moindre parole pou-
vait vous trahir.
MARCIA.
Vous avez eu pitié des angoisses d'une mère, Sergius; les
dieux vous récompenseront. (Charinus se lève et prend la main
de son père.)
CATILIXA.
Charinus vous a-t-il dit qu'il m'aimait ?
MARCIA.
Oui.
catilixa, passant au milieu.
Eh bien ! les dieux sont quittes envers moi. Maintenant, écou-
tez, Marcia. Vous voilà réunie à votre fils, rien ne pourra plus
vous en séparer tant que vous ne songerez point à le séparer de
moi. Tant que nous resterons ici, et nous n'y resterons pas long-
temps, vous habiterez là-bas, dans la maison des bains. C'est
une retraite impénétrable, où quarante gladiateurs vous garde-
ront. Ils sont à moi, j'ai acheté leur vie; ils se feront tuer pour
défendre Charinus. .
MARCIA.
Mais vous m'épouvantez avec cet appareil de précautions. Cha-
rinus court donc de bien terribles dangers?
catilixa, descendant la scène avec Marcia.
Marcia, défiez-vous de votre ombre. Que Charinus ne prenne
rien que de votre main ou de la mienne... Appelez au moindre
bruit... Veillez tandis qu'il dormira, et quand vous serez lasse
de veiller, appelez-moi... Mais à personne, entendez-vous, pas
même à Clinias, ne confiez Charinus un seul instant.
MARCIA.
Oh î soyez tranquille.
CATILIXA.
Et cependant il faut tout prévoir, Marcia; il est possible qu'ici,
ACTE V, TABLEAU VI. 141
cette nuit, il se passe des choses terribles. Il est possible que je
sois forcé de faire partir Charinus au galop de mon plus rapide
cheval... Il est possible enfin que je ne puisse l'aller chercher
moi-même , et que je sois obligé de le faire prendre par quel-
qu'un... Marcia, regardez bien cet anneau.
MARCIA.
Le vaisseau de Sergeste, votre ancêtre.
CATILIXA.
Vous le reconnaîtrez bien, n'est-ce pas ?
MARCIA.
Oh ! oui.
CATIL1NA.
Eh bien ! ne le confiez qu'à celui qui vous remettra cet an-
neau.
MARCIA.
Alors doublez , triplez les précautions... Joignez-y un mot
d'ordre que me dira l'homme en me remettant cet anneau.
CAT1L1NA.
Il vous dira ; De la part de Sergeste, ami d'Enée.
MARCIA.
Bien.
CAT1L1NA.
Oh t c'est à cette heure seulement que je pourrai vous dire :
Marcia... les dieux soient loués, nous avons sauvé Charinus.
STORAX.
Maître, tandis que vous êtes en train de sauver tout le monde,
est-ce que vous ne me sauverez pas un peu aussi, moi?
CAT1L1NA.
C'est vrai, pauvre Storax, je t'avais oublié... Tiens, l'or est la
meilleure sauve garde que je connaisse. Prends cette bourse...
elle est à toi.
STORAX.
Merci, noble Sergius, merci.
MARCIA.
Cet homme a tout entendu , Catilina.
CATIL1NA.
Oui , mais sans mon anneau, cet homme ne peut rien.
MARCIA.
C'est vrai... (On entend du bruit.) Quel est ce bruit?
CATILINA.
Ce sont les gens que j'attends , qui frappent à la porte... 11 ne
faut pas que ces gens vous voient... Venez, Marcia.
Ii2 CATILLNA.
MARCIA.
Mais pourquoi ne les recevez-vous pas ailleurs et ne restons-
nous pas ici ?
CATION A.
Dans la salle des festins, ouverte de tous les côtés? Non, non.
La maison des bains est seule une retraite sûre.
MARCIA.
Vous nous accompagnez?
CATILIXA.
Je referme moi-même la porte sur vous. Vous avez les clefs
de cette porte: qu'elle ne s'ouvre qu'au mot d'ordre. Que Chari-
nus ne vous quitte qu'en échange de l'anneau. Couvrez la tête
de Charinus avec votre voile et venez, Marcia, venez.
MARCIA.
Viens, mon enfant. (Ils sortent.)
SCÈNE III.
STORAX, seul.
Dieux trompeurs ! qui eût dit au pauvre Storax, lorsque la
douce voix d'Aurélia criait : Pendez Storax! Mettez Storax en
croix ! Ecorchez vif Storax! Qui eût dit que c'était le commen-
cement de sa fortune? (Il tire de sa ceinture la bourse d'Orestilla.)
Bourse d'Orestilla. (Il montre Vautre.) Bourse de Sergius. 11 y a
bien là, dans les deux bourses, quatre talents d'or, c'est-à-dire
plus que je n'ai jamais eu à la fois en ma possession. Ce que
c'est que d'être honnête homme, pourtant. Je n'aurais jamais
cru que ce fût d'un si bon rapport. Décidément, l'honnêteté est
la route de la fortune ; d'abord, il y a moins de concurrence
que sur l'autre. Continuons donc à être honnête. Après les ser-
vices rendus à Sergius et à Orestilla, ils ne peuvent manquer,
pour récompense, de m'accorder ma liberté. Puisque ma liberté
ne peut pas me manquer, je puis alors me considérer comme
libre. Comme cela tombe! juste au moment des saturnales;
juste au moment où les esclaves courent les champs, sans qne
les maîtres aient la moindre chose à leur dire. Comme tu vas
courir les champs, mon petit Storax! Comme tu ne t'arrêteras,
une fois sorti de Rome, que quand tu te sentiras bien loin de
ton bon maître Sergius, de ta bonne maîtresse Aurélia et du
vertueux Caton.
t-ne voix.
Le voici*
storax, bondissant.
Hein? j'ai entendu une voix. (Il regarde tout autour de lui.) Je
me trompais.., personne! Ma foi, à présent, l'avenir m'appa-
ACTE V, TABLEAU Vï. 143
ratt rose comme l'aurore des poètes. Bonne Orestilla... petite
maîtresse... je dis bonjour à ton porte-épée... je dis bonsoir h ton
frondeur... je dis bon voyage à ton sagittaire, et j'envoie mille
baisers à ton aimable filet.
voix.
Si tu dis un mot, tu es mort. (Au même moment deux hommes
bâillonnent et enlèvent rapidement Storax\ et il disparaît.)
SCENE IV.
CATILINA, VOLENS, paraissant au fond.
CATILINA.
Tu as raison, Yolens, il y a assez longtemps qu'ils attendent.
Fais-les entrer ; pas d'exceptions , entends-tu ! ma maison , mes
galeries, mes jardins, tout au peuple ; puisque le peuple, dis-tu,
est tout à moi... il est bon que, moi, je sois tout à lui. [Revenant,
et ouvrant la fenêtre.) Chrysippe, ce que j'ai ordonné a-t-il été
exécuté ?
CHR1SIPPE.
CATILINA.
CHRYSIPPE.
Oui.
La coupe sera prête?
Oui.
CATILINA.
La femme qui doit représenter Némésis est prévenue?
CHRYSIPPE.
Oui.
Bien.
CATILINA.
SCENE V.
Les Mêmes, VOLENS, GORGO, CICADA, Romains.
CATILINA.
Soyez les bien venus chez moi, Romains... Je vous l'ai dit :
c'est aujourd'hui les saturnales, c'est-à-dire le jour où les es-
claves sont maîtres, le jour où les maîtres sont esclaves. Mais il
nous manque des amis, ce me semble?
VOLENS.
Il nous manque ceux qui n'avaient pas encore assez faim.
Nous étions pressés, nous autres, et nous sommes venus. Mais
sois tranquille, ceux que tu attends nous suivent. Je t'ai amené,
pour mon compte, cent cinquante vétérans des guerres de Grècn
Bithvnie ..., et je t'en promets <leux mille antres,
1H
CATILINA.
CATILINA.
GORGO.
CATILINA.
Bien, Volens, bien.
Salut, seigneur.
Salut, ami.
GORGO.
Je t'amène deux cents gladiateurs et soixante esclaves; ils sa-
vent dans quelle carrière de la Sabine, dans quelle montagne des
Apennins, trouver trois mille compagnons. Quand Usera temps,
ils les feront prévenir.
CATILINA.
il est temps.
CICADA.
Qu'ils les préviennent.
Bonjour, ami Sergius.
CATILINA.
Bonjour, seigneur Cicada... Compagnons, entrez, entrez ! Oh !
la maison est à vous, bien à vous... Prenez, usez, abusez! ce
n'est que le commencement, mes hôtes. Je m'exécute d'abord...
Nous verrons si, plus tard, les banquiers et les bourgeois s'exé-
cuteront d'aussi bonne grâce que moi.
TOUS.
Vive le roi Catilina!
\ ive le peuple romain !
Vive le peuple romain !
Du vin et des fleurs!
CATILINA.
TOUS.
CATILINA.
CHANT DES CONJURES.
I
GORGO.
Allons, robuste œnophore,
Embrasse l'énorme amphore;
Dans les coupes du Bosphore,
Buvons, au nez des Catons,
Le vin de tous nos cantons.
Coulez, Cécube et Falerne !
Que l'ivresse nous gouverne !
Borne est la grande taverne I
Chantons !
ACTE V, TABLEAU VI 145
il
A nous donc lout ce qui souffre !
Tout ce qui hait! Flamme et soufre; !
Oh! nous allons faire un gouiïrt* !
A nous, hideux bataillons.
Les guenilles, les haillons!
Rome flambe», elle chancelle!
Tout l'or que son flanc recèle,
Voyez-vous comme il ruisselé?
Pillons !
III
Dans cette large fournaise,
Que chacun tue à son aise !
Le sang n'éteint pas la braise !
Tibre, tu vas, j'en réponds.
Monter par-dessus tes ponts!
Vieux Romulus, sur ta tombe
Que la victime enfin tombe!
Amis, Rome est l'hécatombe !
Frappons !
SCENE VI.
Les Mêmes, CURIUS, entrant.
CURIUS.
Vous riez, vous chantez ici!... là-bas, l'on se bat et l'on brûle :
la maison de Lentulus, celle de Céthégus, celle de Lecca sont en
flammes, et les bourreaux de la prison Mamertine sont à
l'œuvre.
CATILINA.
Que dis-tu là ?
CURIUS.
Je dis que n'ayant pu rejoindre Fulvie, je suis rentré dans
Rome, et de loin, j'ai vu ma maison aux mains des licteurs ; j'a-
cours au Forum, on venait d'y arrêter Lentulus, Rullus et Céthé-
gus. Je dis que tout est perdu là-bas, et que nous n'avons plus
qu'à gagner la montagne et à nous faire bandits.
CATILINA.
Voyons, Curius, n'exagères-tu pas ?
CURIUS.
Je te dis la vérité tout entière.
CATILINA.
Lentulus !.. . un sénateur arrêté ! . ..
9
U6 CATIUNA.
CURIUS.
Arrêté! je l'ai vu, te dis-je.
CATILINA.
Rullus 1 un tribun !
CURIUS.
Bâillonné, lié comme un esclave.
CATILINA.
Céthégus, Bestia, Capito, Lecca?
CURIDS.
Capito combattait encore, disait-on... les autres étaient déjà
dans la prison Mamertine.
CATILINA.
Eh bien ! amis, voilà l'heure suprême venue... Je suis toujours
à vous... êtes-vous toujours à moi?
TOUS.
Oui! oui!
CURIUS.
Comment, Sergius , tu en appelles a de pareils hommes. Je
suis patricien, moi, je ne conspire pas avec le peuple.
TOUS.
0 Curius!... Curius, prends garde!...
CATILINA.
Silence... Il n'y a plus ici ni patriciens ni peuple... il y a
des hommes qui vont jurer de détruire et de brûler Rome... .!<•
m'appelle poignard, tu t'appelles flambeau...
TOUS.
Oui... oui...
CATILIXA.
La bataille est engagée.
TOUS.
Des armes 1 donnez-nous des armes ! il est temps. . . [Des
esclaves apportent et jettent des amas d'armes aux pieds des con-
jurés qui s'en saisissent.)
CATILINA.
Etes-vous armés, compagnons?...
TOUS.
Oui... oui...
catilina, dans la mêlée.
Rentrons dans Rome comme Sylla y rentra il y a vingt ans,
l'épée d'une main et la torche de l'autre.. , marchons droit au
sénat , les sénateurs seront nos otages... ils nous répondront de
nos amis tête pour tête...
ACTE V, TABLEAU VI. 1W
TOUS.
Oui!... oui!...
SCE3ME VII
Les Mêmes, CAPITO, se précipitant en scène les habits déchirés,
une ïiache à la main.
capito*
Nos amis... ils ont vécu...
TOUS.
Morts?...
CAPITO.
Étranglés par l'ordre de Cicéron...
catilina.
Ont... à Rome!... à Rome!...
TOUS.
A Rome!...
CAPITO.
Impossible!... les portes sont fermées... quatre légions avaient
été réunies dans la prévision de ce qui vient d arriver... elles
sont sous les armes. . .
CATILm.
Et comment es-tu sorti alors si les portes sont fermées?
CAPITO.
J'ai sauté du haut des remparts, poursuivi par les bourgeois cl
les chevaliers... Ta tête est mise a prix a un million de ses-
terces!...
CATILINA.
Oh' i'espère bien qu'elle leur coûtera plus cher que cela ...
Maintenant, amis, ce n'est plus pour la richesse que nous allons
combattre... c'est pour la vie.
CÀP1T0.
Oui- et comme nous allons combattre pour la vie, et que la
vie d'un homme vaut celle d'un autre, il faut des enjeux égaux,
il faut que patriciens et peuple, qui désormais vont faire cause
commune, boivent à la même coupe... il ***** ^**
contienne une liqueur terrible... il faut que sur cette liqueur un
serment infernal nous lie.
CATILI>"A.
Tu le veux donc , Capito ?
CAPITO.
Je le veux!... As-tu fait ce que je t'ai demandé, Catilina?
OAT1LINA.
Oui.
U8 . CATILLNA.
CAPI10.
La coupe est-elle prête ?
CATILINA.
Oui.
CAP1TO.
La coupe est-elle pleine ?
CATILINA.
Oui.
CAPITO.
Hue la coupe vienne donc !
CATILINA.
Place alors ! (Il prend le milieu de la scène. On forme un cercle
autour de lui.) Némésis ! déesse des vengeances, apporte-nous la
coupe sur laquelle nous devons jurer !... [Tontes les lumières
s'éteignent. Une femme, vêtue en Némésis, vient du dessous. Elle
a près d'elle un trépied où brûle un feu rouge, qui seul éclaire la
scène.)
SCENE VIII.
Les Mêmes, NÉMÉSIS.
NÉMÉSIS.
Voici la coupe !
catilina, prenant la coupe et la levant au-dessus de sa tête.
Pluton! Vejovis ! Mânes, sombres divinités qui inspirez la
terreur, Lucius Sergius Catilina vous invoque. Vous le savez,
dieux vendeurs ! j'ai une armée de vingt mille hommes en Étru-
rie... j'ai dix mille conjurés à Rome... j'ai mille pâtres dans les
Apennins!... Eh bien! au nom des absents comme au nom des
présents, je dévoue Rome aux dieux infernaux!... Je jure qu'il
Lui sera fait comme elle a fait à Carthage... qu'il n'en restera pas
pierre sur pierre... que la charrue passera sur les fondations du
Capitole... que je sèmerai du sel dans le sillon de la charrue, et
qu'il sera bâti une ville qui sera la ville de Catilina, sur un autre
emplacement que celui où fut bâtie la ville de Romulus... 0 ville
perverse ! ville vénale , qui déjà au temps de Jugurtha n'atten-
dais qu'un acheteur pour te vendre ! Rome, sois maudite !
TOUS.
Rome, sois maudite !
CATILINA.
A toi, Capito.
capito, tenant la coupe.
Maudit soit celui qui ne marchera pas en avant jusqu'à ce
qu'il rencontre l'ennemi ; maudit soit celui qui reculera pendant
la bataille; maudit soit celui qui sortira vivant de la défaite!
ACTE V, TABLEAU VI. 149
Mais avant tout, maudite soit Rome. (Il passe la coupe à Cu-
rius.)
TOUS.
Maudite soit Rome!
CURIUS.
Rome, soit maudite ! (Il passe la coupe à Folens.)
TOUS.
Maudite !
Maudite soit Rome !
VOLENS.
TOUS.
Maudite soit Rome ! (La coupe passe de mains en mains,)
CATILINA.
Et maintenant, amis, comme on pourrait nous surprendre ici
et nous y enfermer, gagnez la plaine. CapitoetCurius, prenez les
commandements; Volens, mon vieux centurion, forme les pha-
langes, prenez la route d'Etrurie ; dans dix minutes je vous
rejoins.
TOUS.
Mais, toi, toi?
CATILINA.
Oh ! soyez tranquille , je serai la a l'heure où vous aurez besoin
rie moi. (On ferme les rideaux à la sortie du peuple.) Allez !
(Tous sortent.) Toi , Chrysippe, cours à la maison des bains et
dis à travers la porte que je m'arme, qu'on s'apprête , qu'on
m'attende, que je viens; va! (Chrysippe sort.) 0 nuit! nuit
sacrée! nuit ma sœur! nuit ma complice, mon amie! tu es la
dernière obscurité de ma vie; demain, météore de feu , c'est moi
qui ferai le jour. Allons , allons revoir Charinus. Merci, Némésis,
voilà ta coupe. (Il rend la coupe à la Némésis. La Némésis
s'enfonce dans la terre, niais en s' enfonçant elle relève son voile.)
ORESTILLA.
Malheur à toi, Sergius , je suis Némésis Orestilla. [Elle dis-
paraît.)
SCÈNE XX.
CATILINA, seul.
Oh! Orestilla ici... Orestilla dans cette maison... Dieux im-
mortels, qu'est-elle venue y faire?... Ce sang... ce sang que nous
avons bu... horreur... (Tonnerre. Il passe à gauche et tombe sur
le canapé.) Qu'est-ce cela?... des plaintes, des gémissements dans
Pair ?... La terre tremble... Présages néfastes, je vous reconnais,
c'est vous qui annoncez les apparitions des morts... (Le bassin
du fond se couvre de fumée. La fumée se dissipe. On voit Chu-
150 CATILINA.
rinus sortir lentement de terre et monter vers le ciel. De sa main
droite, il montre une blessure qui lui a ouvert la veine du col.)
Dieux bons, dieux immortels, qui donc vais-je voir apparaître?
Oh! c'est toi, Charinus?... Charinus, mon enfant bien aimé,
n'es-tu plus qu'une ombre?... Charinus, parle-moi ?... Cette bles-
sure, qui te l'a faite?... ce sang, qui l'a versé?...
charixtts, tfune voix lente.
Orestilla!... {La vapeur Venveloppe de nouveau. Il disparaît.)
CATILIXA.
Malheur! malheur!...
SCENE X.
MARCIA, CATILINA.
marcïa, à droite.
Que me faites-vous dire?... de vous attendre?...
CATILIXA.
Marcia, où est mon fils ?
MARCIA.
Charinus ?
CATILIXA.
Oui, Charinus... qu'en as-tu fait?... réponds.
marcia.
Mais je l'ai remis à votre envoyé qui est venu de votre part
avec le mot d'ordre, avec l'anneau.
CATILINA.
L'anneau ne m'a pas quitté... l'anneau, le voilà !...
marcia, lui en donnant un second.
Et celui-ci, d'où vient-il donc? tenez...
CATILIXA.
Oh ! Orestilla en avait un second, et Storax sera retombé euire
ses mains.
MARCIA.
Oh! courons! courons!... il en est temps encore peut être !...
Sergius, viens, viens!...
CATILIXA.
Inutile... Regarde!... voici le dernier présent que me font les
dieux!... Clinias apporte le cadavre de Charinus et le dépose sur
un Ut de repos.)
Mon Cliaiinus ! mon enfant!...
EPILOGUE. 151
CATILINA.
Marcia, je voudrais pouvoir mourir à l'instant même ; mais je
ne m'appartiens plus, et mon sang ne doit se tarir que dans le
combat... .Mais jurez-moi, Marcia. partout où je tomberai, de
venir relever mon corps et de mêler mes cendres à celles de mon
enfant bien-aimé... afin que n'ayant pu vivre avec lui dans ce
monde, je repose au moins avec lui .pendant l'éternité !
MARCIA.
Je vous le jure !
CATILINA.
Oh ! Charinus ! Charinus ! nous ne serons pas longtemps sans
nous revoir !
ORESTILLA, ÙU fond.
J'avais droit sur tout et sur tous «...
EPILOGUE.
SEPTIEME TABLEAU.
Le champ de bataille de Pistoie.
Une vallée immense jonchée de morts. — Un pont brisé au fond. Des tentes
renversées. Les cadavres viennent jusque sur l'avant-scène. — Au pre-
mier plan, Cicada, Gorgo, Volens, morts ensemble. — On entend les clai-
rons de l'armée victorieuse qui s'éloigne. — Le silence se fait sur le
champ de bataille éclairé seulement par la lune. — Au fond, Marcia
apparaît comme une ombre. Elle est vêtue d'une longue stole. Elle a un
voile sur la tète. Elle s'avance au milieu des cadavres, en hésitant pour
poser le pied.
marcia , à voix basse.
Sergius... Sergius... Sergius... (Bienne répond, elle s'avance.)
Sergius... (Elle s'avance encore.) Sergius...
catilina, se soulevant au milieu d'un monceau décadaires.)
Me voici.
MARCIA.
Je vous ai promis de venir vous chercher partout où vous
tomberiez, Catilina... Je tiens mon serment.
CATILINA.
Je vous ai promis de mourir pour ne pas survivre à Charinus;
je meurs! (Il tombe mort. Marcia jette sur le cadavre son voile
blanc, et fait un signe comme pour appeler ses esclaves. La toile
tombe.)
FIN.
Imprimerie dfl HT Ve DONBEY-DUPRÉ, rue Saiul-Louis, 46, au I
_a Bibliothèque
Lversité dfOttawa
Echéance
The Library
University of Ottawa
Date Due
^IftMii
I9 0d'85.
21 JUI
P.l
M
l.U-
7 2007
CE PQ 2225
.C27 184B
COO OUMAS, ALEXA CATILINA
ACC# 1221733