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CAUSERIES
LITTÉRAIRES
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DU MÊME ACTEUR
CONTES ET NOUVELLES
AURÉL1E. — ALBERT.
LE CAPITAHŒ GAftBAS. — LA MARQUISE DAUREBONNE. — L'ENSEIUtiEMfc'NT MUTUEL.
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PARIS. — TYPOGRAPHIE SIMON RAÇON ET COMP., RUÉ d'eRFURTII, 1
CAUSERIES
LITTÉRAIRES
PAR
ARMAiND DE POJNTMARTliN
O
AI isé
PARIS -
MICHEL LÉVY FRÈRES, ÉDITEURS
RUE VIVIEMNE, 2 BIS
1854
1 » a ,.n»..r .rf In, MiiAiim se réservent le dr° lt de t» aducllon
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CAUSERIES
LITTÉRAIRES
' M" E EMILE DE GIRARDIN 1
Une personne très-spirituelle, dont madame Emile de
Girardin ne déclinera probablement -p/is la compétence,
madame Sophie Gay, a dit quelque part, dans ses Salons
célèbres, que, pour qu'une femme supérieure eût tout son
relief et tout son jour, il fallait que son mari fût nul, ab-
sent ou invisible. Cette triple condition a malheureusement
manqué à madame de Girardin : son mari n'est pas assez
nul, pas assez invisible et pas assez absent. Est-ce une rai*
son pour nous montrer injuste envers elle? Tâtons de
nous débarrasser d'une préoccupation importune, afin d'ap-
précier convenablement ce talent très distingué, et l'agréa-
ble roman de Marguerite.
Il serait difficile de s'expliquer les transformations ou
4 Marguerite ou If eux Amours.
2 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
plutôt les contradictions successives qui se révèlent dans
la manière et dans les ouvrages de madame de Girardin, si
Ton ne remontait un peu haut et un peu loin, c'est-à-dire
à ses débuts. Mademoiselle Delphine Gay, personne ne l'i-
gnore, a commencé par la poésie, à cette première période
des poètes de la Restauration, qui préludaient à la grande
bataille romantique en se groupant autour d'un idéal che-
valeresque et chrétien, où le réveil de Fart gothique, les
souvenirs du moyen âge, l'élégie religieuse et sentimentale,
et, en général, toutes les variétés du genre troubadour, s'al-
liaient aux accents déjà reconnaissables de la vraie muse
moderne. Il y eut là un peu de confusion et de pêle-mêle,
comme dans les moments qui précèdent un combat, et où
Içs chefs ont quelque peine à échelonner et à discipliner
leurs troupes. Soumet, Guiraud, madame Tastu, Emile Des-
champs, Jules de Rességuier, Alfred de Vigny, Lamartine,
depuis les Méditations jusqu'aux Harmonies, Victor Hugo
avant les Orientales, se confondaient volontiers dans ce
groupe, qui, malgré bien des avortements, des dissonances
et des mécomptes, est resté l'honneur de la poésie et des
lettres au dix-neuvième siècle. Quelques-uns,, comme Ca-
simir Delavigne et mademoiselle Delphine Gay, y ajoutaient
(ce qui ne s'excluait nullement alors) la corde patriotique,
nationale, philhellène, le libéralisme mitigé par le senti-
ment, le regret voilé et adouci des gloires militaires de la
République et de l'Empire : genre troubadour aussi, mais
où le dolman et l'aigrette des aides de camp de Murât
remplaçaient la harpe traditionnelle, les tourelles gothi-
ques, le clair de lune et les pourpoints à crevés.
Cf est au milieu de ce monde que débuta et grandit ma-
demoiselle Delphine Gay ; elle était trop jeune, trop belle,
trop heureuse et trop adulée pour se méfier de ce que ce
monde avait de factice ; car toute société, toute réforme,
*i
M- E EMILE DE GIKARDIN. 5
toute école poétique ou littéraire, a son côté sincère et
vivace, son côté artificiel et passager ; et il est très-difficile,
au commencement, de les dégager l'un de l'autre. M. de
Chateaubriand lui-même, malgré son âpre et forte nature,
n'y. est point parvenu. Mademoiselle Gay, vers cette épo-
que, de 1820 à 1830, s'imprégna si bien de cet élément
Malek-Àdhei et Botzaris, Oswald et général Foy, que plus
tard elle n'a jamais f>u s'en guérir entièrement, et qu'on
le retrouve au fond de ses plus vives et de ses plus cava-
lières boutades.
Maintenant, de cette poésie factice, artificielle, de ce
culte du faux dans toutes ses attributions mondaines, élé-
giaques et romanesques, de cet ensemble si diamétralement
contraire à l'idée qu'on se forme de quelque chose de très-
spirituel et de très piquant, comment mademoiselle Del-
phine Gay a-t-elle pu passer à l'extrême opposé, à cet
esprit si railleur, si raffiné, si intrépide? Gomment a~
t-elle pu devenir ce que M. de Balzac, dans sa langue, eût
appelé une femme si forte ? L'explication en est délicate et
exige quelques commentaires.
Après que mademoiselle Delphine Gay eut échangé son
nom déjà célèbre contre un autre nom plus problématique,
il y eut pour elle, j'imagine, aux alentours de son mariage
et aux débuts de ce ménage trop intelligent pour ne pas
être ambitieux, un moment — un moment critique,, où
elle jeta sur la société et sur le monde un de ces regards
décisifs qui percent à jour tout ce qu'ils touchent. Une
nouvelle ère politique avait commencé, qui laissait peu de
place aux illusions chevaleresques : madame de Girard in
en reçut naturellement le oontre-coup ; et cette impression
générale se combina pour son esprit prompt et souple
avec le changement de sa situation personnelle. Aux
louanges faciles, aux triomphes mérités, aux transports
4 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
d'enthousiasme et d'allégresse qu'avait rencontrés partout
la jeune fille, succédaient pour la jeune femme les em-
barras et les orages d'une existence compliquée. Elle
sentait à ses côtés et en elle-même une force supérieure,
et en même temps elle se voyait prête à se briser, à se
heurter du moins, contre des difficultés vulgaires, des pré-
ventions sociales, des barrières naturelles; son parti fut
pris à r instant : elle se dit que le temps des élégies était
passé, qu'il fallait s'armer pour la lutte, et, abandonnant
aux buissons de la route la tunique abricot-pêche, elle
saisit cet admirable fleuret d'escrime qui ne s'est pas en-
core brisé entre ses mains.
Ce n'est pas tout, et cette rapide esquisse serait trop
incomplète si nous n'y ajoutions un dernier trait. Dans
cette lutte que madame de Girardin eut ou crut avoir à
soutenir contre la société, elle fut aisément et prompte-
ment victorieuse. Soit intimidation, soit attrait, soit con-
cession de bon goût, cette hésitation du premier moment,
qui l'avait froissée, disparut bien vite. Toutes les portes
s'ouvrirent au premier éclair de l'épée de Clorinde. Ma-
dame de Girardin, dès lors, se trouva en présence d'un
autre écueil, que, malgré tout son esprit, elle ne sut pas
toujours éviter. Elle profita trop de sa victoire, ou du
moins elle parut attacher trop de prix à prouver qu'elle
l'avait obtenue. Dans ces salons où on la recevait, et où la
supériorité de son talent effaçait ou balançait les supério-
rités de naissance, on eût dit qu'à chaque visite elle faisait
un inventaire, afin que personne ne pût douter qu'elle y
fût entrée. Peu s'en fallut que, pour faire acte de familiarité
. avec les duchesses et les marquises, elle ne nous donnât
l'adresse de leurs couturières, de leurs tapissiers et de
leurs marchandes dç modes : si bien que, dans cette fer-
veur de néophyte, elle sacrifia trop souvent l'observation
M" EMILE DE GIRARDIN. 5
au commérage, et l'étude délicate ou piquante des pas-
sions et des caractères dans les classes élevées, au miroi-
tement fugitif, au jeu mobile des surfaces dans les appar-
tements élégants.
Ainsi, chevalerie sentimentale, esprit armé en guerre,
placage mondain : telles sont les trois phases par où ma-
dame de Girardin a passé, et qui ont tour à tour marqué,
dans son talent très-réel d'ailleurs, leur date et leur trace.
Tout cela s'accommode et se combine aisément dans ces
Causeries, dans ces Courriers de Paris, dont la fortune fat
si éclatante, et que Ton accepta d'emblée comme les mo-
dèles du genre. Ceux qui ont l'honneur d'approcher ma-
dame de Girardin assurent même que sa conversation
parlée est supérieure à sa causerie écrite, et que toutes ses
qualités naturelles, tous ses défauts acquis, tous ses traits
prémédités ou spontanés, s'y fondent dans un ensemble
merveilleux, éblouissant, qui fait songer à la vraie Co-
rinne ; un de ses habitués pousse, sur ce point, l'enthou-
siasme jusqu'à prétendre qu'elle serait la première femme
de son siècle si elle n'avait jamais rien écrit. Sans adop-
ter tout à fait cette façon singulière d'admirer madame de
Girardin, on peut se demander si, dans les œuvres d'art,
dans le roman et le drame par exemple, cette poésie de con-
vention, cette élégance de marqueterie, cette intervention
perpétuelle d'une femme d'infiniment d'esprit derrière ses
personnages, sont bien favorables à l'illusion, à l'émotion,
à l'entraînement pathétique et sincère, et finalement au
succès.
Pour ne pas trop m'appesantir et ne pas abuser de mes
avantages, je me bornerai, parmi les précédents ouvrages de
madame de Girardin, à en citer un seul, le plus travaillé,
et presque le mieux réussi de tous, sa tragédie de Gléo-
pâtre.
6 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
En écrivant Cléopâtre, madame de Girardin a eu évidem-
ment l'intention de faire une œuvre bien neuve, bien har-
die, bien virile, de donner un démenti à cet impertinent
de Diderot, et d'échapper à la vieille forme traditionnelle
et classique. Ainsi que la dit excellemment M. Sainte-Beuve,
on sent que Soumet s'en est allé et que Théophile Gau-
tier est venu. Eh bien ! à chaque acte, à chaque scène de
Cléopâtre, voici l'impression qu'on éprouve : il semble
qu'on assiste à des variations très-brillantes, exécutées par
une virtuose très-habile, d'après un thème fourni par les
salons ou les Athénées. A tous moments, on dirait que l'au-
teur souffle ses acteurs, et souffle si haut que l'on n'entend
plus qu'elle. Ainsi, Cléopâtre entre en scène avec une ma-
gnifique tirade sur les antiquités égyptiennes, sur le Nil,
sur mille détails de climat et de couleur locale. Changez
la décoration et le costume, et vous croirez entendre ma-
dame de Girardin elle-même, entre H. Ampère et M. de
Saulcy, leur demandant le récit de leurs voyages, s'ani-
mant à leurs descriptions scientifiques ou pittoresques, et
y répondant par une de ces improvisations brillantes qui
sont le triomphe de l'imagination et de l'esprit, et qui font
dire aux savants émerveillés : « Quelle femme ! Elle en sait
autant que nous sur les ibis et les momies! »
Plus loin, Octavie, l'épouse légitime d'Antoine, gémit en
silence des infidélités de son mari ; elle déploie une sensi-
bilité délicate, mélancolique, un peu mignarde, qui nous
transporte à mille lieues de l'Egypte et de Rome. Venti-
dius, son confident (toujours le vieux moule!), s'apitoie
sur ses chagrins, et il en résulte le dialogue suivant :
OCTAVIE.
Viens, rejoignons mes fils ; je pourrai, je l'espère,
Leur cacher mes chagrins et les torts de leur père.
M" EMILE DB G1RÀRDIN. 7
VENT1DIUS.
Je leur dirai combien...
octavie.
Non, je te le défends ;
Gardons-lui toujours pur l'amour de ses enfants!
Certes, voilà des sentiments très-louables! Dans une au-
tre scène, Octavie vante le mérite d'un médecin , et elle
ajoute :
Et vous pouvez me croire : il soigne mes enfants !
Ici la vraie scène, avec un peu de bonne volonté, pour-
rait se recomposer tout entière : — Un salon de la rue
Ville-l'Évéque ; la Marquise et la Comtesse sont ensemble,
au coin du feu ; la marquise a un chapeau de chez Bareu-
nes... etc., etc.. (Suit une description minutieuse de la
toilette de ces deux dames) :
<r la marquise. — Ah! ma chère, c'est une horreur I qui
l'eût jamais pu croire? Ernest, mon mari... il me trahit
pour une péronnelle que vous avez peut-être vue à la pre-
mière représentation de Sophie Cruvelli, éblouissante de
diamants...
« là comtesse. — Oh ! ma pauvre petite ! quelle indi-
gnité ! quel exemple pour ses enfants ! . . .
t la marquise. — Je suis bien malheureuse , mais c'est
égal ! je saurai souffrir.. . pas un reproche ' pas une plainte !
Je cacherai ma blessure à tous les yeux ; je ne veux pas
que mes enfants apprennent de moi à moins respecter leur
père...
« la comtesse. — Vous êtes un ange ! ... Et puis, voyez-
vous, chacun a ses peines... Dans ce moment-ci, je suis
8 CAUSERIES LITTÉRAIRES. .
très-inquiète de mon neveu Georges... je crains que cet
enfant n'ait une fièvre typhoïde...
« la marquise. — Eh bien ! ma chère, envoyez vite
chercher Blache ; il n'y a que lui pour soigner ces chères
petites créatures. .. Et vous pouvez me croire, je n'ai jamais
voulu avoir d'autre médecin pour mes enfants! »
Nous voilà, n'est-ce pas? bien loin de Cléopâtre; nous
n'en sommes que plus près de Marguerite,
Marguerite, madame de Meuilles, est une veuve char-
mante, non inconsolable, mais à peine remise d'une mala-
die grave, et, par conséquent, plus accessible à toutes les
impressions nerveuses, sentimentales, bizarres, et même
contradictoires : son deuil vient de finir, et elle est sur le
point d'épouser Etienne d'Arzac, son cousin, qu'elle aime
beaucoup, et qui l'aime passionnément.
Cet Etienne, bien que l'auteur n'ait pas voulu en faire le
héros de son livre, en est le personnage le plus intéres-
sant : cœur tendre, dévoué, chevaleresque sans fadeur, une
de ces âmes généreuses, prédestinées à donner en amour
plus qu'elles ne reçoivent, qui le savent d'avance, et qui
s'y résignent.
Madame de Meuilles a eu un fils de son premier mariage.
Ce fils, qui s'appelle Gaston et qui sera Y enfant terrible du
roman, a pris naturellement Etienne en grippe, par cela
seul que sa mère va l'épouser. Etienne a beau dévaliser
tous les matins Boissier et Génesseaux, dans l'espoir d'a-
doucir ce redoutable ennemi de sept ans, il ne peut réus-
sir à s'en faire aimer.
Les choses en sont là lorsque Gaston court un danger
horrible. En jouant avec un enfant du voisLage, il est
assailli par une louve enragée ; son compagnon est mordu,
et lui-même deviendrait à son tour la proie de la hideuse
M" EMILE DE G1RARDIN. 9
bête, si un coup de fusil, tiré par une main invisible, n'é-
tendait la louve roide morte. Etienne arrive pour assister à
l'épilogue de ce drame : on lui raconte ce qui s'est passé;
on lui montre la louve agitée des dernières convulsions de
l'agonie, l'enfant mordu, et qui succombera plus tard; Gas-
ton, que l'on a hissé sur un arbre, et qui, Dieu merci ! est
parfaitement intact. Hais, lorsque Etienne demande le nom
. du chasseur mystérieux qui a tiré le coup de fusil, personne
ne peut le lui dire, et il est obligé de ramener Gaston à sa
mère sans savoir qui Ta sauvé.
Madame de Girardin a tracé avec beaucoup d'art les an-
goisses rétrospectives de Marguerite, et le travail intérieur
qui s'accomplit dans son imagination ou dans son cœur,
pendant qu'elle cherche à découvrir quel est le sauveur de
Gaston. Cette idée fixe, que M. de Stendhal eût appelée
cristallisation, fait nécessairement perdre un peu de ter-
rain au pauvre Etienne, d'autant plus que Gaston, qui a
très-bien vu l'homme au coup de fusil , et qui s'est pris
pour lui d'une belle passion, promet à sa mère de le lui
montrer tôt ou tard, et lui en fait, en attendant, un portrait
si magnifique, que l'émotion de la femme commence à de-
venir complice de la reconnaissance de la mère.
Hélas! ce sauveur, cet inconnu, ne se découvre que trop
tôt; c'est tout simplement le comte Robert de laFresnaye :
Robert de la Fresnaye en personne, entendez-vous bien?
c'est-à-dire le séducteur, l'irrésistible, le dernier rejeton
mâle de celte race éteinte qu'on nomme les hommes à bon-
nes fortunes; mélange de dépravation diabolique et de
vertu patriarcale; démon à velléités séraphiques; ange
aux allures* infernales; très-corrompu et pourtant très-
prude; Lovelace greffé sur Grandisson; employant à sau-
ver les femmes qu'il a perdues toutes les séductions qui lui
ont servi à les Derdre : tyref, vour revenir à mon texte, le
l.
10 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
mauvais sujet troubadour, tel qu'on le retrouvera encore
dans les romans de femmes cent ans après que l'espèce en
aura disparu dans le monde.
Pour le moment, Robert de la Fresnaye, converti, comme
l'eût été don Juan, par les chastes attraits de madame de
Meuilles, n'aspire qu'à échanger sa couronne méphistophé-
lique contre un classique bonnet de coton, et à épouser
Marguerite au onzième arrondissement ; seulement il porte
dans le bien la même audace que dans le mal ; et il s'est
dit : « Marguerite aime son cousin Etienne d' Arzac, et elle
va l'épouser; donc elle m'aimera, et je l'épouserai, moi,
Robert de la Fresnaye... Quia nominar leoi »
Vous voyez d'ici la situation, et la lutte qui s'engage:
d'un côté, le cousin Etienne, l'amour honnête et modéré
dont on n'a pas peur, ayant pour auxiliaire madame d' Ar-
zac, tante d'Etienne et mère de Marguerite, laquelle dame a
voué à Robert une de ces haines solides que les mauvais su-
jets inspirent souvent aux douairières; de l'autre, Robert
de la Fresnaye, l'amour orageux, inavoué, presque coupable,
contre lequel on se débat, et qui n'en entre que plus pro-
fondément dans le cœur; Robert sans cesse rappelé à Mar-
guerite par cet enfant qu'il a sauvé, ce Gaston qui l'adore
et qui ne peut pas souffrir Etienne.
Je glisse sur des détails d'ameublement beaucoup trop
prolongés, et où madame de Girardin a encore sacrifié à
ses faux dieux; je glisse sur une visite chez la duchesse de
G..., de qui M. de la Fresnaye est quelque peu l'amant, et
qui possède un salon merveilleux, à la fois dortoir, bou-
doir, musée, cabinet de lecture, parloir, oratoire et biblio-
thèque. Une fois entré dans le vif du sujet, le récit devient
très-attachant, presque pathétique, et l'auteur tire un ex-
cellent parti de cette donnée paradoxale, possible pour-
tant : une femme vertueuse, sincère, point coquette, aimant
M" EMILE DE GIRARDIN. 11
deux hommes à la fois! 11 y a entre autres une scène char-
mante, et où la distinction s'élève jusqu'à l'originalité :
c'est celle où Etienne d'Arzac et Robert de la Fresnaye, au
plus fort de leur rivalité, se rencontrent auprès de la
chaise longue de Marguerite, qui, à force d'agitations, de
perplexités, de combats intérieurs, a fini par retomber
malade. Sans se dire un mot, sans échanger uù seul re-
gard, ces deux hqpimes comprennent tout ce qu'il y aurait
de vulgaire et de cruel à aggraver par leur attitude les an-
goisses et les souffrances de madame de Meuilles; et les
voilà, oubliant leur inimitié, ne songeant qu'à distraire et
à amuser un moment celle qu'ils aiment, en faisant assaut
de bons mots, de reparties fines, d'anecdotes piquantes,
de toute cette jolie monnaie courante que les Parisiens spiri-
tuels empochent d'une main et dépensent de l'autre ! Pour-
quoi faut-il que, dans cette scène exquise, madame deGirar-
din ait manqué de confiance en elle-même, et qu'au lieu de
se charger d'approvisionner d'esprit ses deux héros, ce dont
elle était certes bien capable, elle soit allée en demander
à MM. Gautier et Méry? Je respecte infiniment le talent de
ces messieurs; mais faire citer leurs bons mots dans une
conversation du faubourg Saint-Germain! Quelle fausse
note! Mieux valait encore Çléopâtre causant hiéroglyphes
avec M. de Saulcy, ou Octavie recommandant le docteur
Blache pour la coqueluche et la rougeole!
Le dénoûment est triste, et peut-être un peu trop lugu-
bre. Etienne d'Ârzac, comprenant que son bonheur est à
jamais perdu et que madame de Meuilles lui préfère tout bas
M. de la Fresnaye, s'arrange un suicide discret et de bonne
compagnie, dont Marguerite pourra toiyours douter, et qui
ne la condamnera ni à des remords trop vifs, ni à un veu-
vage trop long : il est tué ou il se. tue dans une partie de
chasse. Mais Marguerite $ tout deviné : sa santé, déjà fort
12 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
altérée, ne peut résister à ce dernier coup ; elle meurt, pas
assez vite cependant pour que Robert de la Fresnaye n'ait
le temps de l'épouser in extremis. Ce mariage et cette
mort sont très-touchants, bien qu'un peu trop noyés dans
la dentelle et la mousseline blanche; c'est du pathétique
mondain, très-supérieur à l'agonie de madame Doche dans
la Dame 9 aux camélias. RobeVt de la Fresnaye est au dé-
sespoir; en mourra-t-il? se consolera-tàl? reprendra-t-il
son existence de Lovelace, ou entrera-t-il à la Trappe?
Madame de Girardin nous laisse le choix des conjectures.
D'où il suit qu'une très-honnête femme, qui a le mal-
heur d'aimer deux hommes à la fois, n'a qu'un moyen de se
tirer d'affaire avec honneur : c'est de mourir.
Je le répète, c'est là un fort joli roman, distingué, spi-
rituel, élégant, attendrissant; une délicieuse lecture de
trois heures pour tous ceux qui auraient avalé, dans ces
derniers temps, un peu trop de prose négrophile, d'Oncle
Tom et de mistress Beecher Stowe. Marguerite, à nos
yeux, a le grand mérite de ne pas venir du Kentucky,
d'être un livre très-français, et de ne vouloir prouver
qu'une thèse romanesque ; je sais bien que ces trois avan-
tages lui feront perdre quelque cent mille lecteurs, et que
la société ne peut, en conscience, se passionner pour un
ouvrage où elle n'est ni attaquée, ni démolie, ni outragée.
Aussi est-ce à titre de dédommagement isolé, bien chétif,
hélas! et bien humble, que j'offre ces sincères louanges à
Marguerite. En outre, ce livre n'est pas trop faux; et puis
le faux, dans le roman, doit-il nous trouver bien inexora-
bles? Êtes-vous bien sûrs que Paul et Virginie soit vrai?
Qu'Atala ne soit pastrès-fausse? Et la Geneviève de George
Sand! et sa Mare au Diable! et sa Fadette! Seulement,
Chateaubriand, Bernardin de Saint Pierre, George Sand,
sont faux avec génie; madame de Girardin ne l'est au'avec
M" EMILE DE GIRARDIN. 13
énormément d'esprit et de talent; c'est quelque chose en-
core, c'est beaucoup. D'ailleurs, suis-je certain moi-même
de la juger avec une impartialité parfaite? J'ai bien envie
de finir cette causerie par où je l'ai commencée, et de
renvoyer madame de Girardin à un charmant proverbe
qu'elle a fait jouer, il y a trois ans, à la Comédie-Fran-
çaise : si elle me trouvait trop immodéré dans mes criti-
ques ou trop réservé dans mes éloges, je la prierais de re-
lire et de s'appliquer à elle-même le titre de son proverbe :
« Cest la faute du mari. »
M. OCTAVE FEUILLET 1
J'ai annoncé, dans ces Causeries , l'intention de contri-
buer, au moins de mon humble obole, à payer les dettes de
la critique envers les livres et les auteurs contemporains ;
mais, parmi les dettes, il y en a de fraîches, et il y en a
d'arriérées; c'est une de celles-là que j'acquitte aujour-
d'hui, et je le fais avec d'autant plus de plaisir, que je
connais peu de créanciers moins exigeants, plus sympathi-
ques et plus aimables que M. Octave Feuillet.
M. Feuillet est très-jeune ; c'est, je crois, en novembre
1845 que son nom parut, pour la première fois, dans une
de ces innombrables réouvertures qui ont signalé l'orageuse
existence de TOdéon. On joua une petite pièce de lui, inti-
tulée le Bourgeois de Rome, qui succomba devant une
bourrasque d'étudiants telle qu'il en éclate parfois dans ce
parterre, bruyante province du pays latin. Pourtant les con-
naisseurs remarquèrent dès lors, dans cette œuvre à peine
écoutée, des germes précieux de distinction, d'élégance et
de finesse. La revanche ne se fit pas attendre : au mois de
* Sctnes et Proverbes.
OCTAVE FEUILLET. 15
mai de Tannée suivante, le même théâtre représenta, sous
le titre d'Échec et Mat, un drame en cinq actes, où se ré-
vélaient, d'une manière évidente, assez de dons heureux,
d'instincts de la scène et de brillantes promesses pour jus-
tifier un succès. Seulement, les succès, à l'Odéon, ont cela
de particulier que, lorsqu'ils ne donnent pas tout, ils ne
concluent rien. Le lendemain des Vêpres siciliennes axa de
Lucrèce, on s'appelle Casimir Delavigne ou Ponsard ; on
est salué comme un demi-dieu, sauf, plus tard, à en rabat-
tre : le lendemain d'Échec et Mat, on ne s'appelle encore
que M. Octave Feuillet, sauf à trouver dans une antre voie
la réussite et la renommée que Ton mérite.
Après Échec et Mat, il y eut, dans la vie littéraire de
H. Feuillet, quelque peu d'éclipsé et de lacune. Palma,
mélodrame assez médiocre, et même la Vieillesse de Riche-
lieu, malgré des scènes intéressantes et bien faites, ne ré-
pondirent pas à Tattente qu'avaient éveillée ses débuts. Mais
le jeune poète ne tarda pas à rencontrer ailleurs la vraie
direction de son talent. Alix, h Crise, Rédemption, mon-
trèrent, vers cette époque, toutes les ressources de cette
plume délicate, de cette observation pénétrante et flexible,
qui, dégagée des combinaisons vulgaires et de l'attirail ma-
tériel du théâtre, n'en arrivait que plus sûrement à rémo-
tion et à l'effet. Bientôt la Partie de Dames, la Clef d'Or,
V Ermitage, le Village, vinrent compléter ce groupe de
compositions exquises, qui, sous le nom de Scènes et Pro-
verbes, forme jusqu'à présent le meilleur titre littéraire de
H. Octave Feuillet.
En ouvrant ce volume, il est difficile de se défendre d'un
rapprochement et d'un souvenir. Les proverbes de M. de
Musset sont trop présents à toutes les mémoires, trop popu-
larisés désormais par le succès de théâtre, pour que l'œu-
vre du nouveau venu puisse échapper à tout soupçon, sinon
16 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
d'imitation volontaire et servile, au moins de filiation natu-
relle et poétique. 11 convient donc de dégager Tune de l'au-
tre ces deux physionomies si distinctes et si diversement
originales. Aussi bien, le moment n'est-il pas arrivé de
parler de M. de Musset autrement que F encensoir à la
main? Depuis quinze ans, nous l'avons loué outre mesure,
pour lui faire rendre la justice qui lui était due, et que le
gros du public lui refusait encore. Aujourd'hui Ton peut
dire, sans emphase comme sans malice, que la postérité a
commencé pour lui. Lorsque avec des stimulants aussi vifs,
aussi puissants qu'auraient dû l'être ses triomphes rétros-
pectifs, on ne réussit à écrire, en cinq ans, que Louison et
le discours de réception à l'Académie française, c'est que
l'on n'a plus rien dans le cerveau, ou que l'on tient à jus-
tifier le mot cruel de Henri Heine : — « C'est un jeune
homme d'un bien beau passé! »
Loin de nous l'idée de contester ou d'amoindrir les Pro-
verbes de M. de Musset ! La preuve qu'ils sont charmants,
c'est que les deux plus faibles, le Caprice et une Porte ou-
verte ou fermée, ont suffi pour ramener la foule au Théâtre-
Français, pour faire de l'auteur un académicien, et pour
convaincre les plus incrédules que le poète de Rolla et de
Namouna méritait d'être pris au sérieux, malgré la Ballade
à la Lune. Rien de plus friand pour un lecteur délicat que
cet esprit léger, ailé, impalpable, toujours prêt à s'envoler
vers les sphères idéales, mais sans cesser d'éclairer et de
colorer les réalités, comme le rayon de soleil qui, tout en
jouant dans l'azur ou dans les nuages, donne aux objets ex-
térieurs le contour, la couleur et la lumière. Toutefois, je
crois que le théâtre de M. de Musset ne peut être considéré
que comme un accident heureux, une exception brillante :
il n'offre qu'un cbté de la poésie, et presque rien de la
vraie poésie dramatique.
OCTAVE FEUILLET. 17
Les maîtres de la scène ont été souveht appelés les maî-
tres de la vie : le titre est un peu solennel, et serait proba-
blement discuté par les prédicateurs et les moralistes : ce
qui est incontestable, c'est que de Sbakspeare à Molière et
de Sophocle à Corneille, il y a eu constamment chez ces
grands poètes une sorte d'enseignement pratique, d'appli-
cation lointaine ou directe à nos devoir», à nos sentiments,
à nos misères, une sorte d'école humaine qui, tantôt sous
un aspect héroïque, tantôt avec des allures plaisantes, em-
ploie à émouvoir, à attendrir, à corriger, à avertir, à amu-
ser les hommes, ce fonds, commun de souffrances, de ca-
tastrophes, de vices, de travers et de ridicules, qui, dans la
réalité, s'appelle la société ou l'histoire, et, sur la scène, la
tragédie ou la comédie. Eh bien ! prenez le recueil de M. de
Musset; relisez ses véritables proverbes, ceux où ce libre
génie ne s'est pas encore maniéré ; relisez les Caprices de
Marianne, le Chandelier, Il ne faut jurer de rien, Il ne
faut pas badiner avec V amour, Fantasio surtout, son chef-
d'œuvre : quetrouverez-vous? Un reflet lointain de Cymbe-
line et de Comme il vous plaira, une imagination vraiment
douée par les fées, et qui change tout ce qu'elle touche en
perles et en diamants ; une fantaisie élégante et cavalière,
tour à tour voisine de l'attendrissement et du sourire, et
fort différente de la fantaisie sensuelle et plastique inau-
gurée par M. Gautier et son école ; mais vous y chercherez
en vain quelque chose d'applicable à la vie, un sentiment
distinct du bien ou du mal, des devoirs et du but de
l'homme ici-bas, une morale enfin, si accommodante et si
peu rigide que vous la vouliez. L'observation n'existe pas
chez M. de Musset, ou, si elle existe, il suffit d'une bouffée
d'air ou de poésie pour qu'elle s'envole htfrs de portée : on
dirait un de ces ballons qui ont bien un homme à leur base,
mais qui, entraînés par le vent loin de la terre et des re-
18 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
gards, ne laissent plus distinguer que la voile brillante et
légère qui les soutient à travers l'espace. Comment en se-
rait-il autrement? H. de Musset, — il nous Ta dit lui-même
dans une ravissante boutade, — ne croit pas à l'observa-
tion, à l'étude du cœur humain, dans ce qu'elle a de collec-
tif et de concluant. Il a son cœur humain, lui, et il s'in-
quiète peu de celui des autres. Quoi d'étonnant, dès lors,
qu'il ne puisse saisir ni un caractère , ni un travers, ni un
vice, ni un ridicule, ni rien de ce qui intéresse la société
ou l'humanité? Une personnalité charmante et fantasque,
se jouant avec mille grâces jnvéniles dans un petit monde
créé à son image, et qu'elle fait miroiter sans cesse sous le
rayon de ses poétiques caprices : voilà le théâtre de M. de
Musset. A l'époque de nos agitations et de nos anxiétés po-
litiques (on doit les supposer finies), j'ai eu la naïveté de
l'inviter gravement et périodiquement à écrire la comédie
ou la satire des mœurs républicaines et des excès démago-
giques : M. de Musset a dû bien rire de mes articles, s'il
les a lus. Beaucoup mieux qu'un enfant gâté, un peu moins
qu'un homme de génie : tel aura été décidément son rôle,
— si étincelant et si court! — dans la littérature moderne.
Chez M. Octave Feuillet, au contraire, tout repose sur
l'analyse attentive des facultés de l'âme; le monde où il se
place est bien le nôtre, les passions qu'il décrit sont bien
celles qui nous agitent et nous égarent, les devoirs qu'il
indique sont ceux auxquels l'honnête homme essayerait vai-
nement de se soustraire. La poésie ne lui fait pas défaut ;
mais, au lieu de tout entraîner, elle se soumet, après quel-
ques résistances, à l'observation, ou plutôt à la vérité : que
dis-je? elle s'y mêle et s'y combine dans des proportions
si justes et si discrètes, que la poésie en devient plus vraie
et la vérité plus poétique ; car c'est là le trait distinctif du
talent de M. Feuillet, que, tout en plaidant la cause du de-
OCTAVE FEUILLET. 49
voir contre la passion, des sentiments légitimes cou Ire les
ivresses coupables, de3 joies intimes de la famille contre
les transports stériles des liaisons passagères, de la sim-
plicité du coeur contre l'exaltation fébrile du cerveau et des
sens, il ne tombe jamais dans la vulgarité; ameutez contre
lui les plus farouches ennemis de l'école du bon sens, les
fantaisistes les plus chevelus, les bohèmes les plus rebelles
aux exigences de la société et de la grammaire : jamais Us
ne pourront lancer contre lui le redoutable anathème qu'Us
ont formulé ainsi : Lyrisme du pot-au-feu ! Non : M. Octave
Feuillet reste distingué, même en réhabilitant les droits du
lieu commun ; élégant, même lorsqu'il déprécie les vanités
mondaines ; plein d'une saveur exquise et rare pour les
gourmets intellectuels, même lorsqu'il vante Je brou et noir
du ménage, du foyer domestique et des félicités orthodoxes.
Arrivé à une époque où le désordre venait d'atteindre ù son
apogée dans la littérature comme partout, et où la société
reconnaissait avec effroi jusqu'à quel gouffre peut conduire
cette épidémie d'indiscipline politique, morale, religieuse
et littéraire, il a profité (en y contribuant) de la réaction
générale. Mais cette tâche réparatrice, il s'en acquitte avec
tant de charme, que personne n'est tenté de se plaindre, et
que ceux-là mêmes qu'il ne convertirait pas tout à fait le
lisent avec délices.
Rouvrons au hasard, ne fût-ce que pour nous payer d'a-
vance de nos éloges, quelques-uns de ces petits chefs-
d'œuvre.
Dans Rédemption, M. Octave Feuillet a eu à rajeunir cet
éternel sujet de la courtisane régénérée par l'amour, qui
offre, il faut le croire, un bien vif attrait aux poètes et aux
artistes, puisque tous ou presque tous s'y sont laissé pren-
dre. Hais il suffit de lire trois pages de Rédemption pour
reconnaître de quelle façon M. Feuillet touche à ce thème
20 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
paradoxal. Cette fois, ce n'est pas la passion qui se purifie
et s'ennoblit par son excès même ; ce n'est pas une imagi-
nation égarée qui cherche dans un dernier égarement, plus
loyal et plus exalté que tous les autres, le pardon et l'oubli
de ses faiblesses : c'est une intelligence supérieure, qu'un
invincible instinct ramène à ses destinées véritables ; c'est
une âme qui se rachète. Une âme ! j'ai donné, dans ce seul
mot, la clef de toutes les oeuvres de M. Feuillet, le signe où
se révèlent leur inspiration et leur origine. Talma prétendait
qu'il y avait dans chacun de ses nouveaux rôles un vers
ou un passage qui lui livrait le sens de tout le reste, et cer-
tes il fallait qu'il fût doué d'une pénétration bien grande
pour trouver un sens quelconque dans les tragédies de son
temps. Il y a, dès la seconde scène de Rédemption, deux
lignes qui nous livrent M. Feuillet tout entier :
« Madeleine. — J'irai jusqu'à ce que je sache le nom du
mal étrange qui me ronge au milieu de ma gloire et de ma
beauté.
« le coné. — Cernai est le suprême bien, ma fille; et
son nom, c'est l'âme. »
L'âme, telle est, je le répète, la muse de H. Feuillet.
L'imagination avec ses chimères, l'esprit avec ses périls, la
raison avec son orgueil, la fantaisie avec ses caprices, tout
cela, ce n'est pas l'âme, cette portion divine de notre être,
qui plane sur le tumulte de nos passions et de nos sens
comm£ la blauche hirondelle des mers sur les flots noirs et
agités. L'honneur de M. Octave Feuillet est d'avoir compris
que, dans presque toutes les fictions de la littérature mo-
derne, même les moins répréhensibles en apparence, l'âme
était constamment sacrifiée à quelque chose qui n'est pas
elle. Son mérite est d'avoir su écarter d'une main fine et
inflexible toutes ces plantes parasites, baptisées de noms
sonores par notre complaisance ou notre orgueil, d'être
OCTAVE FEUILLET. 24
arrivé droit à cette fleur délicate, austère et voilée, et de
nous en avoir révélé la fraîcheur et le parfum. Ainsi, dans
cette rédemption d'une courtisane, qui n'a été trop souvent
que la glorification de la passion, ou, pour parler plus
juste, de la matière déifiée par elle-même, c'est lame seule
qui triomphe : c'est elle qui rachète les fautes qui l'ont
souillée, et contre lesquelles elle n'a cessé de protester et
de se débattre : la différence est assez notable pour méri-
ter qu'on la proclame. Depuis Marion Delorme jusqu'à la
Dame aux camélias, pas une des courtisanes réhabilitées
de notre littérature ne ressemble à la Madeleine de H. Oc-
tave Feuillet.
Dans la GtHsc, il a représenté ce moment dangereux où
une honnête femme, voyant s'enfuir les belles années de sa
jeunesse, éprouve un sentiment d'irritation sourde, de va-
gue regret, de désir inquiet et douloureux, en songeant à
ces ardentes joies de l'amour coupable, qu'elle a entrevues
dans le monde et dans les livres, mais qu'elle ne connaît»
pas et qu'elle ne connaîtra jamais. Le mari de cette femme
emploie, pour la préserver, un moyen homœopatkique %
qu'il est permis de trouver hardi. Il autorise un de ses
amis (justement c'est un médecin) à faire la cour à sa
femme, à condition qu'il s'arrêtera assez tôt pour que
l'honneur soit sauf, assez tard pour que la pauvre impru-
dente ait le temps de mesurer l'abîme où elle risquait de
tomber. Cette périlleuse intrigue d'intérieur est menée avec
un art infini. Au dénoûment, l'on n'est pas bien sûr qu'il
n'y ait pas çà et là quelques égratignures, que le médecin
homœopathe n'ait pas" laissé sur le champ de bataille un
peu de sa science médicale, madame de Marsan un peu de
sa dignité et de son repos ; mais enfin, quand elle se jette
dans les bras de son mari, pure encore, et pourtant aussi
bi r vrigée que si l'expérience avait été complète, le but
22 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
du poêle est atteint : la révolte est pour jamais apaisée; la
crise est passée et ne reviendra plus ; il ne reste qu'une
honnête mère de famille, entourée de son mari et de ses
enfants. Il était impossible de se tirer de ce mauvais pas
avec moins de frais et plus de grâce.
La Clef d'or nous montre une jeune fille enthousiaste et
confiante, au moment où elle vient de s'unir à un homme
qu'elle aime et de qui elle se croit aimée. Le hasard lui fait
entendre une causerie confidentielle de Raoul , son mari,
avec un de ses amis intimes, et ces confidences lui prou-
vent, hélas! que Raoul ne l'a épousée, comme on dit vul-
gairement, que pour faire une fin. Alors, voilà Suzanne,
dans une noble et pudique colère, refusant à Raoul la petite
clef d'or qui devait lui ouvrir à la fois la porte de sa cham-
bre et les plus précieux trésors de son âme virginale. Pa-
tience ! il se trouve que cet affreux mari n'est pas aussi noir,
aussi blasé, aussi sceptique qu'il en a l'air, et qu'après
.^avoir pensé, parlé et agi comme un roué du dix-neuvième
siècle (les plus pitoyables de tous), il vient un instant où il
pense, parle et agit comme M. Octave Feuillet lui-même, et
c'est assurément ce qu'il a de mieux à faire. Gomment il
travaille à reconquérir sa femme, comment il se purifie
dans ce travail salutaire, comment il devient amoureux fou
de Suzanne, et finit par se faire rendre la clef d'or, c'est là,
vous le savez, un de ces petits drames psychologiques où
M. Feuillet excelle, et celui-là, un peu plus développé que
les autres, est aussi un des plus attrayants et des plus com-
plets. Cependant, si j'étais forcé de choisir entre toutes les
pièces du recueil, je crois que je me déciderais pour la Par-
tie de Dames; car, outre le mérite du tour de force, tou-
jours secondaire en littérature, c'est là, ce me semble, que
l'originalité véritable de M. Feuillet et de son procédé poé-
tique éclate dans tout son jour. Il n'y a, dans la Partie de
OCTAVE FEUILLET. 25
Dames, que deux personnages, le docteur Jacobus et la
baronne d'Ermel, un vieillard de soixante-dix ans et une
femme de soixante. Le docteur vient, suivant son habitude
de tous les soirs, jouer une partie de dames avec la ba-
ronne : il perd et s'impatiente ; on demande la baronne de
la part du curé : elle sort et laisse le docteur seul, nouveau
sujet de mauvaise humeur ; il s'avise d'être jaloux de ce
curé, qui est lui-même septuagénaire. Nous ne connaissons
rien de mieux analysé et de mieux décrit que ce crescendo
de colère chez ce malheureux Jacobus, qui en arrive à faire
à sa bonne et spirituelle partenaire une scène épouvanta-
ble, dans laquelle il nie Dieu, la vertu, la dignité de la
vieillesse, insulte la baronne, et se maudit lui-même. La
douleur de madame d'Ermel, ses alternatives d'attendrisse-
ment et de rigueur à l'égard de ce pauvre fou, qui compro-
met en quelques minutes une amitié de quarante ans, la
pénitence qu'elle impose au docteur, les hésitations de ce-
lui-ci, son repentir et son pardon, forment un ensemble
exquis, délicieux, adorable, digne de rivaliser de ténuité et
d'élégance avec la dentelle de Malines ou d'Alençon. De ce
petit cadre ciselé dans For, ôlez l'âme; que rcstera-t-il ? Une
vieille ratatinée et un vieux radoteur. L'âme. éclaire, illu-
mine, colore, ennoblit tout cela. Elle répand sur ces deux
visages ridés et flétris une beauté mystérieuse, une ineffa-
ble jeunesse ; vous voyez que je ne me trompais pas, et
que c'est bien là la muse de M. Octave Feuillet.
N'y a-t-il donc pas de défauts dans ce livre? 11 y en a,
ou du moins il y a çà et là l'envers de ses qualités. La sub-
tilité touche de si près à la finesse ! l'afféterie à l'élégance!
la recherche à la distinction ! Les poètes dramatiques, on
le sait, se passent difficilement du Deus ex machina, de
cette puissauce, visible ou cachée, personnifiée ou abstraite,
qui intervient au moment décisif, coupe Ou dénoue à sa
U CAUSERIES LITTÉRAIRES.
guise le fil de Fintrigve, et donne satisfaction au spectateur
ou au lecteur. Le Deus ex machina de M. Octave Feuillet,
c'est iut-wême. On rencontre parfois, dans ses charmantes
pièces, des moments critiques, où pour 4tre plus sûr de
mener à bien le triomphe de la vertu ou de l'esprit, il appa-
raît un peu trop, et prend la parole à la place de ses per-
sonnages. Je choisirai pour exemple les jolies scènes du
Village. Un notaire et sa femme, M. et madame Denis, vi-
vent heureux et paisibles dans un petit bourg du Cotentin.
Survient un ancien camarade de M. Denis, nommé Tom Rou-
vière, célibataire incorrigible et touriste infatigable; il ra-
conte ses voyages, il se moque un peu de madame Denis,
provinciale renforcée ; il fait rougir H. Denis de son exis-
tence plate, ennuyeuse et monotone; bref, le notaire,
exaspéré par les récits et les railleries de Tom Rouvière, se
révolte contre son bonheur, et signifie à sa femme qu'il va
voyager pendant deux ans avec son ami. La situation est
très-bien posée ; les caractères se dessinent à merveille ;
chaque acteur parle le langage qui lui est propre : mainte-
nant, il s'agit de tirer M. Denis des griffes du tentateur, et
de convertir ce diable de Tom Rouvière. Qui se chargera
de l'entreprise? madame Denis; et elle s'en acquitte si
bien, qu'elle triomphe sur toute la ligne. Seulement, il faut
se prêter à la circonstance, et admettre que cette femme,
qui tout à l'heure nous agaçait par ses plats commérages,
soit devenue subitement, et pour le besoin de la cause,
passionnée comme Héloïse, pathétique comme le pigeon de
la Fontaine, et spirituelle comme M. Octave Feuillet : est-
ce vraisemblable?
Encore un léger reproche ! — Mais celui-là est d'une na-
ture si -délicate, que je ne sais trop comment le formuler :
essayons pourtant. Les poètes et les conteurs, quels que
soient leurs honorables efforts pour se faire les champions
.1
.
OCTAVE FEUILLET. 25
de la plus stricte orthodoxie morale, ne doivent pas se dis- v
simuler que leurs lecteurs les plus attentifs et les plus em-
pressés se recruteront toujours parmi les imaginations
romanesques : or, n'y a-t-il pas quelque inconvénient à
leur laisser croire que la vertu a son roman comme la fai-
blesse, le pot-au-feu sa poésie comme les passions? Que
peut-il en arriver? Les imaginations dont je parle, déjà
portées à demander à la vie réelle autre chose que ce qu'elle
peut donner, à n'aborder ses devoirs que du côté senti-
mental et factice, prendront au pied de la lettre les conclu-
sions du poète, et se précipiteront, à sa suite, vers un idéal
de bonheur régulier et domestique, non pas parce qu'elles
le sauront honnête, salutaire, conforme aux lois divines et
humaines, mais parce qu'elles le croiront poétique. Puis,
si elles éprouvent des mécomptes (et il y en a partout),
elles seront exposées à un péril plus grand peut-être que
celui qu'elles auraient rencontré dans les désenchantements
de l'amour coupable ; car, au lieu d'être désabusées du
mal, elles seront désabusées du bien ; au lieu de faire tour-
ner au profit de la morale les déceptions recueillies dans
les voies mauvaises, elles la rendront responsable des
désappointements subis dans la bonne voie. — Mais alors,
comment faire? me dira M. Feuillet. — Hélas! je n'en sais
rien. — Aussi n'est-ce pas un blâme que je lui adresse;
c'est un doute, une nuance que je lui soumets. Cette nuance,
s'il l'admettait, lui expliquerait peut-être, ainsi qu'à bien
d'autres qui s'en irritent ou s'en attristent, pourquoi les
œuvres d'imagination très-orthodoxes et très-morales sont
d'ordinaire accueillies avec une certaine froideur ; c'est
qu'elles ne peuvent exciter dans le public auquel elles s'a-
dressent autant d'enthousiasme et de sympathie qu'en
éveillent les ouvrages dangereux chez les gens pour qui on
les écrit. Il se mêle constamment un peu d'inquiétude et de
2
36 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
méfiance à la satisfaction que cause aux lecteurs rigides ou
timorés un récit ou une scène d'une moralité irréprochable;
et il y aura toujours, à leurs yeux, quelque chose de supét
rieur au mérite d'écrire un bon roman ou un bon drame :
c'est le mérite de n'en point écrire.
Voilà pourquoi les esprits chagrins et frondeurs ont eu
l'impertinence de comparer la société, vis-à-vis des bons
et des mauvais livres, à une femme qui pardonne tout à son
amant et ne sait gré de rien à son mari. J'accepte pour un
moment cette comparaison malhonnête : dans quelques-
unes de ces délicieuses pièces de M. Octave Feuillet, l'hé-
roïne, ennuyée de vertu, poussée par de vagues désirs, par
une curiosité périlleuse, est sur le point de succomber ;
elle échappe pourtant, et se jette avec un retour de ten-
dresse dans les bras de son mari, parce qu'elle reconnaît
qu'il est en définitive plus distingué, plus spirituel et plus
aimable que l'homme qui allait la séduire. Eh bien! si la
société ressemble à cette femme, qu'elle l'imite jusqu'au
bout! — Un mari, je veux dire un auteur comme M. Octave
Feuillet, a mille fois plus d esprit, de charme, de distinc-
tion et d'élégance que tous ceux qui cherchent à la dépra-
ver, à la corrompre et à la perdre.
M. PROSPER MÉRIMÉE
Il ne serait peut-être pas sans intérêt de rechercher
comment s'est faite, chez M. Mérimée, la filiation d'idée*
qui vient d'aboutir aux Faux Démétrius. On le sait, rémi-
nent conteur s'est toujours attaché de préférence, dans le
roman, aux traits de passion ou de caractère qui dessi-
nent un personnage et expliquent une catastrophe; dans
l'histoire, aux détails de mœurs et de couleur locale qui
précisent une époque et expliquent un événement. Curieux
de nouveautés comme nous le sommes tous, ou, pour mieux
dire, d'anciennetés nouvelles, il a commencé, un beau
matin, à feuilleter la littérature russe, et en a extrait, sous
le titre de la Dame de Pique, une nouvelle de Poushkine,
digne sœur de Colomba et de Carmen. Ce premier succès
l'a mis en goût, et, l'année suivante, il a publié, sur Nicolas
Gogol, un de ces articles aujourd'hui à la mode où des
écrivains français et très-français se donnent la peine d'à-
' Épisode de Vhvttovre de Russie. — Les Faux De^nétrtus
28 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
■
nalyser, d'interpréter et de condenser les inventions du
génie moscovite, anglais ou américain. Dès lors, voilà
M. Mérimée voguant en pleine histoire de Russie, et re-
cueillant avec une ferveur d'antiquaire et d'artiste tous les
faits caractéristiques de ce singulier peuple en qui éclatent
les contradictions du sang slave : énergie de sauvage,
finesse de diplomate, fougue de jeune homme, réflexion de
vieillard, grâce ^et rudesse, entraînement et calcul, tous les
éléments des civilisations qui commencent et tous ceux des
sociétés qui finissent. L'épisode des faux Démétrius, qui
résume ces divers traits dans un cadre à part, et avec tout
l'intérêt d'un roman, ne pouvait manquer d'attirer l'atten-
tion de M. ProsperMérimée; ajoutez-y une quantité rai-
sonnable de ces bons coups de couteau que le célèbre
romancier n'a jamais dédaignés, uue vague et lointaine
ressemblance avec ce Jules-César dont l'histoire doit être
Yexegi monumentum de sa carrière littéraire, et vous
comprendrez aisément qu'ayant eu cet été, comme il le dit
lui-même, un mois à passer dans un endroit où il n'avait pas
à redouter les coups de soleil, il en soit sorti avec le ma-
nuscrit de ces Faux Démétrius. A ce compte, les lecteurs
égoïstes vont désirer, je le crains, que M. Mérimée passe de
temps à autre un mois ou deux dans cet endroit privilégié
où Ton se rafraîchit le teint et d'où Ton rapporte un livre
excellent.
Qu'est-ce donc que ces Faux Démétrius, ou plutôt ce
Faux Démétrius? — Car, pour être plus clair et déblayer
la route où je vais suivre pas à pas le traîneau de M. Mé-
rimée, j'ai bien envie de mettre le pluriel au singulier, et
de n'admettre qu'un Faux Démétrius. L'auteur nous le dit :
(( Les secondes éditions, les copies de héros ou même d'a-
venturiers, ne réussissent jamais; » les trois imposteurs
de bas étage qui essayèrent d'obtenir de la Russie un re-
PROSPER MÉRIMÉE. 20
gain de crédulité parvinrent seulement à prouver qu'il y a,
chez certains peuples et à certaines époques, des moments
où tout semble possible, excepté le vraisemblable, et que
les tzars ou Césars de contrebande tombent très-aisément
dans la caricature.
Quoi qu'il en soit, Ivan IV, dit le Terrible, — terrible
homme, en effet, il avait eu sept femmes I — mort en
1584, laissa un fils, appelé Démétrius, et né de son sep-
tième mariage. Malgré ce surnom formidable, Ivan était
très-aimé de son peuple, comme le sont en général tous les
princes qui ont la main ferme et rude. Le petit Démétrius,
fort et bien portant, annonçait, dès l'âge le plus tendre, les
mêmes qualités de violence et de cruauté qui avaient popu-
larisé son père, tandis que Fédor I er , son frère aîné, fils du
troisième ou du quatrième mariage, était d'une santé dé-
bile et d'un caractère doux, c'est-à-dire indigne de régner 1 .
Ce fut Boris Godounof, son beau-frère, qui régna à sa place,
en vrai maire du palais, après la mort d'Ivan IV. Boris était
un homme d'une haute intelligence, nuis soupçonneux,
méfiant, tracassier, entretenant à grands frais un vaste
système de police et d'espionnage, ce que ne lui pardon-
naient pas les boyards et le peuple; ils aimaient mieux être
tout simplement égorgés par Ivan que soupçonnés par Bo-
ris; tous les goûts sont dans la nature.
On comprend que Boris dût écarter le plus possible du
trône et même de la capitale le jeune Démétrius et la tza-
rîne sa mère; il les avait relégués à Ouglitch, avec tous les
Nagoï, frères ou cousins de la tzarine. Or, un jour, le
15 mai 1591, Démétrius fut trouvé mort dans la cour de
son palais avec une large plaie à la gorge et un grand
couteau à ses côtés. S'était-il frappé lui-même par mala-
dresse, comme cherchèrent à le faire croire les partisans
de Boris*? 11 est plus probable aue ce furent les agents de
2.
$0 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
celui-ci qui eurent ordre de s'en défaire. Telle fut du
moins, à Ouglitch, l'opinion générale, et elle éclata avec
tant de violence, que, peu d'instants après la mort du
jeune prince, les habitants d'Ouglitch, ayant à leur tête la
tzarine, folle de douleur et de colère, massacrèrent tous
ceux qui, de près ou de loin, passaient pour appartenir à
Boris. Les représailles ne se firent pas attendre; tous les
assassins furent assassinés à leur tour, et la tzarine mère
enfermée dans un couvent.
Rien ne gênait plus les projets de Boris. Le faible et
imbécile Fédor vint à mourir sur ces entrefaites, et Ton ne
manqua pas de dire que c'était Boris qui l'avait empoi-
sonné. Le peuple, on le sait, n'admet rien de naturel dans
les événements qui secondent l'ambition des hommes qu'il
n'aime pas.
Débarrassé de Fédor, Boris joua la petite comédie d'u-
sage chez les parvenus qui se croient nécessaires. Il se fit
prier à genoux et avec larmes d'accepter la couronne; il eut
grand soin de refuser, et même se réfugia dans un mo-
nastère. On l'y poursuivit. Femmes, enfants, mouchicks,
boyards, popes, prélats, se jetèrent à ses pieds, et lui prou-
vèrent, non sans peine, que la Russie était perdue s'il n'ac-
ceptait l'empire. A la fin, Boris accepta Ainsi qu'on devait
s'y attendre, il fut un peu plus détesté lorsqu'à la réalité du
souverain pouvoir il en joignit le titre. Tous ses égaux d'au-
trefois, devenus ses sujets, virent dans son avènement même
un motif et une chance de le renverser. Comme il était, par
son intelligence, très en avant de son siècle et de son pays,
on l'accusa de vouloir détruire les vieilles coutumes natio-
nales. Comme il rêvait l'alliance de toute la grande fa-
mille slave unie dans une commune défense contre la Tur-
quie, on l'accusa de s'appuyer sur l'étranger; mais, ce
qu'on lui pardonna le moins, ce fut d'avoir augmenté la
PROSPER MÉR1MËE. 31
taxe des liqueurs fortes, et concentré entre les mains du
gouvernement le monopole de l'eau-de-vie. Les Russes en
buvaient beaucoup, du moins à cette époque, et cette ri-
gueur les atteignait dans leur goût le plus vif, leur super-
flu le plus nécessaire. Ces mesures de fisc, d'impôt et de
monopole, lorsqu'elles blessent le sentiment populaire,
sont funestes; elles donnent prétexte, chez ceux qui les
exécutent, à mille vexations mesquines, qui irritent les mas-
ses sans épargner les riches; chez ceux qui les subissent»
à mille fraudes misérables, qui apprennent à mépriser et à
haïr la loi que Ton élude et le pouvoir que Ton triche. De
tous ces griefs que la Russie eut ou crut avoir contre Bo-
ris, celui-là fut le plus fatal : ce sont les grandes causes
qui ébranlent les gouvernements, et les petites qui les ren-
versent.
Boris régnait depuis sept ans, lorsqu'une nouvelle inouïe,
impossible, incroyable, et par cela même très-facile à croire,
commença à se répandre sur. toute la surface de son em-
pire. Le jeune Démétrius vivait; la catastrophe d'Ouglitch
avait trompé l'attente criminelle de Boris : la nourrice du
jeune prince, avertie à temps, avait substitué, dans la ma-
tinée du meurtre, un enfant du peuple au tzarévitch, lequel,
dérobé par ses soins à toutes les recherches, s'était réfugié
en Pologne, et se trouvait en ce moment chez des princes
polonais, qui s'empressaient de le reconnaître. On ne fai-
sait grâce d'aucun détail. Le jeune homme était en posses-
sion d'un cachet russe et d'une croix de diamants qui
avaient notoirement appartenu à Démétrius; il avait, comme
lui, un bras plus long que l'autre, et d'autres tfaits com-
plétaient la ressemblance. Déjà les Polonais le traitaient
presque en souverain. Sigismond, à qui il promettait la
restitution du duché de Smolensk, ne se proclamait pas
encore son allié, mais permettait aux grands seigneurs de
32 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
sa cour et aux officiers de son armée de s'attacher à cette
étrange fortune. Le prince Hniszeck faisait mieux encore;
il donnait sa fille Marine au préteudu ou prétendant Démé-
trius; il est vrai que les fiançailles étaient soumises à des
clauses assez bizarres : le mariage ne devait être célébré
qu'après un an révolu, et dans le cas seulement où Démé-
trius entrerait à Moscou et deviendrait tzar de toutes les
Russies. En outre, Mniszeck était criblé de dettes; son
gendre futur s'engageait à les payer, toujours lorsqu'il se-
rait tzar; montrer aux gens endettés une fortune à refaire,
n'est-ce pas, depuis Catilina et César, la première tactique
des aventuriers?
M. Mérimée a l'esprit trop curieux, trop chercheur, pour
ne pas s'être demandé ce que c'était réellement, ou du
moins ce que ce pouvait être que cet imposteur, parti de
si bas, arrivé si haut et tombé si vite. La lecture du
Faux Démétrius serait incomplète si on ne lisait en même
temps un travail que l'éminent conteur a publié dans la
Revue des Deux-Mondes, et où, par un prodige d'induc-
tion historique ou romanesque, il a découvert ou inventé
le prologue de toute cette aventure. Dans ces scènes dia-
loguées et dramatiques, le faux Démétrius est un jeune
Cosaque ou Zaporogue égaré dans les steppes avec un vieil
hetman (chef de cosaques), qui est blessé et qui va mourir.
Le vieillard, dans ce moment suprême, révèle à son com-
pagnon un secret terrible : c'est lui qui, séduit par les
promesses de Boris, a tué, à Ouglitch, le jeune tzarévitch.
Puis il s'est enfui, frissonnant d'horreur et de remords, et
emportant, comme souvenir de son crime, le cachet impé-
rial et la croix de diamants que Démétrius avait sur lui.
En même temps, soit réalité, soit effet d'une conscie^e
troublée, soit commencement de délire aux approcbes,de
la mort, l'hetman croit reconnaître sa victime dans la per-
PROSPER MÉRIMÉE. 33
sonne du jeune Cosaque. 11 énumère tous les traits d'une
merveilleuse ressemblance, qui n'existe probablement que
dans son imagination. Pas une de ses paroles n'est perdue
pour celui qui l'écoute. 11 est intelligent, hardi, ambitieux;
il a l'âge qu'aurait le vrai Démétrius; il a recueilli avide-
ment, dans les aveux du moribond, les détails qu'il lui im-
portait de savoir. Dès que le vieil hetman a rendu le der-
nier soupir, l'audacieux Zaporogue s'empare de la croix et
du cachet ; il bégaye les premiers mots de son rôle en face
de ces muettes solitudes. Plus tard, nous le retrouvons
dans le palais du prince Adam Wiszniewiecki et aux pieds
de la belle Marine. La conjecture finit, l'histoire commence,
et nous devons dire, à l'honneur de M. Mérimée, que son
roman dialogué n'est pas plus invraisemblable que l'his-
toire, et que son histoire est aussi intéressante que le ro-
man.
Doit-on le croire? Vaut-il mieux supposer que le faux
Démétrius était un jeune homme élevé par les jésuites
tout exprès pour ce rôle dont il s'est si bien acquitté, et
dans l'espoir qu'une fois maître de la Russie il y installe-
rait la religion catholique sur les ruines du schisme grec?
Le calcul était habile, et les jésuites — qui l'ignore? —
sont capables de tout. Certes, s'il était prouvé qu'ils ont
pris dans une sietche, village de l'Ukraine ou des bords du
Don, un petit Cosaque bien sauvage, bien barbare, et
qu'en dix ans ils en ont fait un aventurier de génie, digne
de supporter le poids d'un grand nom, excellant dans tous
les exercices du corps, bon soldat, hardi cavalier, doux,
humain, chevaleresque et sachant le latin par-dessus le
marché, cet élève-là leur ferait encore plus d'honneur que
Voltaire n'en a fait au père Porée. Pourtant, je l'avoue, en-
tre ces deux hypothèses, celle de M. Mérimée me parait à
la fois la plus poétique et la plus probable. A cet écolier
H CAUSERIES LITTÉRAIRES.
dressé par des moines spirituels pour être aventurier, im-
posteur, conquérant et tzar, je préfère ce jeune Zaporogue,
plein de feu, d'ambition et d'intelligence, surprenant les
secrets de la vie et de la mort du vrai Démétrius sur les
lèvres de son assassin, et trouvant dans ces aveux une
idée subite qui répond à ses rêves de grandeur, une lueur
soudaine qui le guide vers Moscou et vers le trône à tra-
vers l'immensité du désert.
Car tout lui réussit, à cet audacieux menteur, et l'on
eût pu dire de lui, à plus juste titre, ce que Ton a dit
de Lauzun : a On ne rêve pas comme il a vécu. » — Parti
du fond de la Pologne sans argent, sans armée, laissant
derrière lui une femme qu'il ne pouvait épouser qu'à la
condition d'être tzar, et un beau-père qui ne le reconnaî-
trait pour son gendre que le jour où il payerait ses dettes,
Démétrius (donnons-lui décidément ce nom qu'il a bien
gagné!) arrive, d'étape en étape, jusqu'aux portes de
Moscou. Il a pour amis, pour alliés, pour soldats, pour
sujets, tous ceux qui détestent Boris Godounof, et Boris
est détesté de tout le monde. Il sent que l'Empire lui
échappe; à chaque bulletin qui lui apporte une défection
des siens ou une victoire de l'imposteur, il lui semble que
le sol manque sous ses pas, que l'heure suprême a sonné;
et peut-être la victime d'Ouglitch lui apparalt-elle sous les
traits de cet aventurier qui la fait revivre et qui la venge.
Malade déjà, affaibli par la souffrance, assailli de pressen-
timents sinistres, Boris meurt, tué par une ombre : — « Il
a régné comme un renard, il meurt comme un chien, » di-
sait le peuple, et le mot est resté proverbial dans l'histoire
de Russie. Pourtant Boris était un homme très-remarqua-
ble, qui avait fait beaucoup de bien à son pays : mais telle
est la justice populaire chez les nations barbares; il va sans
dire qu'elle est toute différente chez les nations civilisées.
PROSPEU MÉRIMÉE. ■ 35
Boris mort, son parti abattu ou anéanti, Dèmétrius ac-
clamé par le clergé, par les boyards, par l'armée, par la
foule, il semble qu'il ait surmonté toutes les difficultés de son
rôle. Hélas ! elles commencent. Il n'était pas si difficile, à
tout prendre, de persuader des gens qui voulaient croire, de
vaincre des soldats qui voulaient être vaincus, de conquérir
des provinces qui voulaient être conquises. Ce qui, pour les
hommes tels que Dèmétrius, et dans les situations telles
que la sienne, est la vraie difficulté et le vrai péril, c'est de
continuer, de durer, de résister, après la victoire ou, l'heu-
reux coup de main, à ce je ne sais quoi de dissolvant que
portent en elles ces destinées extraordinaires, ces puissan-
ces anomales : voilà recueil contre lequel se brisa et de-
vait se briser Dèmétrius. D'abord il eut à récompenser et à
satisfaire tous ceux qui l'avaient servi : la tâche était rude!
Il paraît qu'à cette époque de barbarie les gens qui s'atta-
chaient à la fortune d'un ambitieux avaient de grands be-
soins d'argent, et s'en faisaient donner beaucoup quand
leur chef avait touché le but. Dèmétrius, pour se conformer
à l'usage, fut obligé de puiser largement dans les coffres
de l'État et même dans le trésor du Kremlin, qui passait
pour sacré. Dès lors on l'accusa d'attenter à la religion, à
la sainte orthodoxie moscovite. Pour épouser Marine, il
s'était fait catholique. Bien que son abjuration eût été
tenue secrète et modifiée par des concessions à l'intolé-
rance russe, il n'en fallait pas davantage pour que Dèmé-
trius fût traité d'hérétique, c'est-à-dire de papiste, s'ap-
prétant à imposer sa croyance à toutes les Russies. En
vain chercha-t-il à s'appuyer sur l'esprit religieux, et fit-il
des avances au clergé. Le clergé accepta les avances, y
répondit par des phrases, et se tint sur la défensive. Il y
eut ensuite des difficultés diplomatiques'; Dèmétrius voulait
que les souverains et leurs ambassadeurs lui donnassent le
36 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
titre de César; on ne voulait l'appeler que grand-duc, et
on lui opposait force petites chicanes de cérémonial qui,
en définitive, l'amoindrissaient également vis-à-vis de ses
sujets et des étrangers. Il faut lire, dans l'ouvrage de
M. Mérimée, l'excellent chapitre où l'historien de Démé-
trius parle de ses tentatives d'améliorations et de réformes,
qui tournaient toutes contre lui et ne réussissaient qu'à le
rendre impopulaire. Pour résumer en quelques lignes cette
Dhase du récit, je crois que Démétrius périt faute de parti
pris, faute d'avoir su faire un choix décisif entre les deux
rôles qui se présentaient à lui : le rôle de prince légitime,
reconnu pour tel par une nation tout entière, convaincu
lui-même de son identité, et s' appuyant, au dedans et au
dehors, sur la force de son principe, sur la certitude de
son droit, et celui de vaillant usurpateur, croyant à son
étoile, s' entourant d'un mystérieux prestige, mélange (fé-
blouissement et de terreur, et retrempant sans cesse son
droit problématique ou passager dans l'idée surhumaine
qu'il sait donner à tous de sa destinée et de son génie.
Puissance de la tradition ou puissance du personalisme :
Démétrius aurait dû choisir. Il hésita, il voulut participer
aux avantages des deux situations, et il les affaiblit l'une
par l'autre.
Il y eut pourtant un moment où son identité reçut une
consécration qu'il est triste de voir profaner, la consécra-
tion maternelle. La tzarine, mère de Démétrius, vivait en-
core dans le couvent où Boris l'avait enfermée. Si le suc-
cesseur de Boris était vraiment Démétrius, son premier
mouvement ne devaitril pas être de courir chez sa mère, et,
si sa mère le reconnaissait, qui désormais pourrait douter?
Il le comprit, et il alla en grande pompe voir la tzarine
dans son couvent. L'entrevue fut pathétique ; les historiens
russes nous racontent que la tzarine était baignée de
PROSPKH MÉKIMÉE. 57
larmes, et que le jeune tzar pleurait comme un castor. La
comédie, si c'en est une, est justifiée par la haine que Bo-
ris avait inspirée à cette malheureuse mère, et parla recon-
naissance qu'elle devait éprouver pour son vengeur *. mais
n'est-il pas pénible de voir le sentiment le plus beau, le
plus pur qui ait jamais fait battre le cœur et ennobli la na-
ture humaine, figurer dans le cortège d'un aventurier, et
concourir au succès d'une imposture?
Ce qui acheva de perdre Démétrius, ce fut son mariage.
Arrivé au pouvoir, il eut, ce que ses pareils n'ont pas tou-
jours, de la conscience et de la mémoire. Il se souvint de
Marine, "de Mniszeck et de ses dettes. Ce pauvre' Mniszeck
était tellement obéré, que, beau-père en expectative d'un
tzar en activité de service, sa signature n'avait plus cours
sur le .territoire delà Pologne. Ses créanciers allaient le
saisir lorsque arriva le message de Démétrius qui lui rap-
pelait sa promesse et lui redemandait la main de la belle
Marine. Mniszeck n'eut garde de refuser, d'autant plus que
l'ambassadeur apportait une certaine quantité de roubles.
Marine partit, mais ce voyage, qui eût dû être poétique et
charmant comme celui de Lalla Rook, de Thomas Moore,
fut désagréable et de sinistre augure. A toutes les couchées,
il y avait d'interminables querelles entre les Bolonais et les
Russes. La jeune princesse, malgré sa beauté, déplaisait
aux Moscovites parce qu'elle était étrangère, catholique,
parce qu'elle n'apportait au tzar aucune alliance, parce
qu'ils lui reprochaient d'avance de songer à bouleverser
leurs usages et à importer la Pologne en Russie. Ce fut
bien pis lorsque, arrivée à Moscou, elle refusa formelle-
ment d'endosser le kaJwchnifc. Qu'était-ce que le kakoch-
nik ? C'était une coiffure russe, qui cachait entièrement
les cheveux, et qui, combinée avec une robe serrée au-
dessus de la gorge et avec de grosses bottes à talons ferrés,
3
38 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
devait, j'en conviens, composer une toilette très- indigène,
mais un peu bizarre. A dater de ce refus de kakoehnik, les
embarras de. Démétrius se multiplièrent. Les Polonais éta-
blis à Moscou à la suite de Marine ou faisant partie de la
garde du tzar portaient ombrage aux boyards et au peuple.
En cherchant à maintenir l'équilibre entre les mécontents
des deux pays, Démétrius ne parvenait qu'à les aigrir da-
vantage. Quelques persécutions exercées contre le clergé
et les couvents mirent le comble aux rancunes nationales.
Des conspirations s'ourdirent, et Démétrius les favorisa,
d'abord par une confiance excessive, ensuite par une clé-
mence tout à fait en désaccord avec les mœurs du temps.
Qu'arriva-t-il? Basile Ghouiski, chef du premier complot, fut
amnistié ; il profita de son impunité pour en organiser un
second, et celui-là réussit. Décidément M. Mérimée a raison,
il y avait du César — du César Tartare ou Cosaque —
dans ce jeune aventurier, brave, mstruit, tolérant, sûr de
sa fortune, passant le Dnieper ou la Yistute en guise de
Rubicon, s 1 enivrant un moment du plaisir de régner, ai-
mant une belle jeune fille, jouant avec les périls et les
haines, pardonnant à ses ennemis, disant des conspirateurs :
« Ils n'oseraient! » et livrant sa poitrine au poignard des
assassins. .
A coup sûr, si Ton voulait poursuivre la comparaison,
on trouverait, toute proportion gardée, les Brutus et les
Cassius bien inférieurs au César. Ce Basile Ghouiski joua,
dans tout cela, le rôle d'un lâche et d'un traître. 11 ne fut
bon qu'à faire assassiner le faux Démétrius, et ensuite à le
faire regretter. La facilité avec laquelle le peuple russe
avait cru à l'identité du jeune tzarévitch en suscita deux ou
trois autres, détestables copies d'un bon original, et qui
achevèrent de diviser les forces de ce malheureux pays,
jusqu'au moment où il tomba, d'épuisement et de lassitude*
PROSPER MÉRIMÉE. 59
entre les bras de Wladislas de l*ologue, tils de Sigismond.
— « Il y a, dit judicieusement M. Mérimée, des moments
dans l'histoire d'un peuple, où les maux de l'anarchie sont
devenus si intolérables, qu'il est prêt à acheter Tordre^tla
paix au prix de tous les sacrifices. » - Un dernier trait, le
plus curieux, hélas! et le plus triste, c'est que le second
de ces faux Démétrius épousa aussi Marine. La pauvre
femme tomba des bras d'un aventurier chevaleresque dans
ceux d'un aventurier stupide : à chacune de ces transfor-
mations successives du type primitif, le César disparaissait
de plus en plus sous le Tartare.
Redisons-le en terminant, c'est là un récit très-intéres-
sant, fait de main de maître, et même fort instructif, non-
seulement parce qu'il jette une vive lumière sur un point
obscur dune histoire peu connue, mais encore parce qu'il
apprend à réfléchir sur les différences qui séparent les
époques barbares des époques civilisées, et sur les analo-
gies qui les rapprochent. Après tout, l'homme est toujours
le même. Jetez-le à travers les steppes de l'Ukraine ou con-
duisez-le à la Bourse, faites payer ses dettes en roubles ou
en billets de banque, éveillez son ambition, ses convoitises,
ses haines, froissez ses vanités nationales ou personnelles,
et vous verrez les mêmes passions mettre en jeu les mêmes
rouages; vous verrez les mêmes caractères amener les
mêmes événements et dessiner les mêmes personnages,
sous la pelisse de l'hetman comme sous l'habit noir de
l'homme de finance ou de l'homme politique. Seulement,
de nos jours, on ne se coiffe plus du kakoehnik, et l'on
s'égorge moins; ce qui, malgré l'amour de M. Mérimée
pour les petits couteaux, a encore son avantage.
J'ai mieux aimé, on le voit, suivre l'historien de Démé-
trius que le critiquer ou même le louer; le talent de M. Mé-
rimée, par ses qualités de perfection sobre, un peu froide,
10 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
et même un peu hautaine, rend le blâme impossible et la
louange inutile. Pour tout dire, d'ailleurs, je ne conçois pas
la critique sans une sorte d'échange, de mystérieux fluide
entre ma pensée et celle de l'écrivain dout je parle. Il est
doux, il est encourageant, lorsqu'on s'occupe d'un bon
livre, de songer que ce que l'oit en dit a accès auprès de
l'auteur, qu'il s'attristerait du blâme, qu'il se réjouira de
l'éloge, qu'il peut tenir compte de l'objection ou de la re-
marque. Or, avec M. Mérimée, cet échange, ce fluide n'existe
pas. On le lit avec charme, on le loue avec conscience ;
mais, après comme avant ce légitime hommage, on se dit
qu'il restera toujoits le même : contenu, composé, légère-
ment affecté dans sa simplicité magistrale, inaccessible (du
moins en apparence) aux petites émotions de la vie litté-
raire; dédaigneux, sceptique, très-spirituel, tel enfin que
doit être un homme d'un talent supérieur pour réussir
presque toujours et ne passionner presque jamais.
LES POETES
i
S'il est vrai que la critique ait de plus impérieux devoirs
envers les genres de la littérature qui imposent à ceux qui
les cultivent le plus d'abnégation et de sacrifices, quels li-
vres ont plus de droits à nos sympathiques témoignages
que ces recueils où de jeunes imaginations abritent à cha-
que printemps, comme en des nids de verdure, leurs rêve-
ries, leurs illusions et leurs espérances, et où rien ne man ;
que, ni le talent, ni l'émotion, ni la fraîcheur, ni la grâce,
rien qu'un regard pour découvrir ces fleurs cachées, une
main pour les cueillir, une voix amie pour en signaler les
couleurs et le parfum? — Je sais bien ce que vous allez me
répondre : que s'il y a, hélas î si peu d'empressement au-
près des poésies nouvelles, c'est un peu la faute des poè-
tes-, qu'ils ne savent plus qae de vieilles chansons sur de
vieux airs; qu'il en est d'eux comme des pianistes, qui
connaissent à fond le mécanisme de leur art, pour qui le
doigté n'a plus de secrets, qui font ruisseler sur les touches
d'ivoire des avalanches* de notes, mais qui ne disent rien
au cœur, à rame, à ce sens mystérieux et profond où la
42 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
musique aime à jeter ses ravissements et ses extases ; pas
une idée sur ce clavier frémissant, pas un rayon sur ces
larges flots, pas une perle dans cet océan sonore! De même
aussi pour nos jeunes poètes : ils ont l'instrument, ils en
jouent; leurs mains sont savantes, leurs doigts agiles; mais
les sons qu'ils tirent de ces cordes fatiguées semblent les
échos affaiblis d'autres mélodies, d'autres accents. La poé-
sie moderne a vidé ses belles coupes d'or, et c'est à peine
s'il reste au fond quelques gouttes de la liqueur enivrante.
Elle a fait comme ces prodigues qui commencent .par dé-
penser des millions, et qui, au déclin de leur jeunesse, sont
forcés d'aller vivre, en quelque obscur faubourg, d'une
maigre pension alimentaire. « Tout est dit, et l'on vient
trop tard, » — écrivait, il y a cent soixante-sept ans, un
penseur illustre, à la première page de son livre : à plus
furîc raison, aujourd'hui que l'imagination humaine se sent
tarir comme une nourrice épuisée, pouvons-nous dire : L'on
vient trop tard, tout est chanté !
« Oui, tout est dit, » écrivait la Bruyère, ce qui ne l'em-
pêchait pas de prouver, par un éclatant exemple, qu'il y
avait moven de trouver encore des choses neuves, ou,
ce qui vaut mieux, de leur donner un tour qui les ren-
dait immortelles; ce qui n'a pas empêché, après lui, Fon-
tenellii et Voltaire, Montesquieu et Buffon, Rousseau et Ber-
nardin de Saint-Pierre, Bonald et de Maistre, Chateaubriand
et Lamennais, d'arriver à leur tour et d'ajouter leur mar-
bre à ce monument qui semblait fini. Au commencement
de ce siècle, lorsque la littérature de l'Empire achevait
d'exténuer la poésie française, d'en ôter le sang, la chair
et la vie pour en faire un mannequin académique, empa-
queté de périphrases et d'alexandrins, qui eût pu prévoir
que la noble Muse était si près de son glorieux réveil, et
qu'il suffirait d'une larme de René tombant dans le lac du
LES POETES. 43
Bourget ou dans le golfe de Baïa. sous le regard enivré d'un
amant et d'un poëte, pour que la source divine jaillit de
' nouveau, plus abondante et plus belle? Comme l'activité,
l'intelligence , la liberté, comme tous les ressorts de
l'homme, la poésie a ses moments de langueur et de lassi-
tude; elle a ses haltes forcées, où les écoles qui finissent,
essayent en vain de rassembler leurs groupes dispersés et
teurs forces défaillantes, où les écoles qui commencent
consultent d'un œil timide les étoiles et les vents ; elle a
aussi, elle a surtout ces heures d'expiation et de souffrance
que lui impose la souveraine justice pour avoir gaspillé ou
profané les dons célestes, ces heures d'épuisement et d'ato-
nie qui suivent les orgies de l'imagination comme les orgies
du corps. Mais elle ne meurt pas, elle ne peut pas mourir:
ou, si elle mourait, c'est que le <œur de l'homme cesserait
de battre, qu'une fibre se briserait dans les entrailles mê-
mes de l'humanité, que le dialogue immortel entre l'âme et
la nature s'interromprait tout à coup, ou plutôt que l'uni-
vers s'écroulerait pour faire phce à je ne sais quel chaos
immobile et taciturne. Qu'est-ce donc que le poëte? — On
a dit de Voltaire qu'il avait mieux que tout le monde l'es-
prit que tout le monde a. — Eh bien! le poëte, c'est
l'homme qui a, mieux que nous tous, la rêverie et l'image,
le sentiment et l'émotion, la faculté de vibration intime,
dont nous possédons tous le germe; c'est l'homme qui sait
faire de son impression individuelle une partie de la nôtre,
et qui, placé en face des spectacles extérieurs ou des phé-
nomènes de l'àme, interprète ce que nous voyons par ce
qu'il voit, ce que nous ressentons par ce qu'il ressent.
Avouez donc que la poésie ne peut pas périr ; car elle n'est
que l'interprétation permanente de ce qui ne périt pas.
Plante frêle et vivace, sa fleur ne s'épanouit que sous de
trop rares soleils; mais sa racine est partout, et, pour
i4 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
que la fleur pût disparaître, il faudrait que la racine dis-
parût!
II
M. JOSEPH AUTRAN'
Avant de parler des Poèmes de la Mer, qu'il nous soit
permis de revenir un moment sur les précédents ouvrages
de H. Joseph Autran, et sur l'ensemble de sa carrière poé-
tique.
En 1832, M. de Lamartine passait à Marseille, prêt à com-
mencer ce voyage en Orient d'où son cœur devait rapporter
tant de douleurs et son imagination tant de nuages. Les hom-
mes qui ont vingt-cinq ans aujourd'hui, et qui représentent
par conséquent la jeunesse active et militante, ne savent pas,
ne peuvent pas savoir ce que M. de Lamartine a été pour nous
qui étions jeunes alors, pendant ces années qui vont des
Harmonies à Jocelyn. La politique ne lui avait encore in-
spiré que de nobles et conciliantes paroles; la poésie chré-
tienne n'avait pas appris à s'en méfier. Il venait d'écraser,
du haut de sa gloire inattaquable et sereine, la versifica-
tion haineuse et méchante de Barthélémy. Accepté par tous
les partis comme la personnification sympathique des in-
stincts du présent tempérés par le respect et le regret du
* Poëmes de la Mer*
JOSEPH AUTRAS. 45
passé, adopté par les deux écoles littéraire* qaî se livrai* t
leurs dernières batailles, jeme encore, èomt de ce porti-
que visage et de cette taille élégante, qu on était d*a*tani
plus disposé à admirer qu'il m'en avait encore parle dans
aucun de ses ouvrages, M. de Lamartine était notre cnlte
et notre orgueil, notre amour et notre joie. Ce lut en ce
moment qu'un jeune homme de Marseille, presqv'aa ado-
lescent, lui adressa des vers : il n'y avait pas à s'y tromper,
ces vers dénonçaient un poète. On les remarqua, et la Krmr*
des Deux-Mondes, qui n'a jamais péché, que je sache, par
excès d'indulgence, en signala le mouvement, la couleur rt
la verve.
C'est ainsi que débuta M. Joseph Autran, et nous som-
mes fâché qu'il ait détruit ces vers, adressés, le 40 juillet
1832. à XAlceste y le vaisseau sur lequel allait monter II. de
Lamartioe. C'était une date, un point de départ. Il n'y a
rien, sans doute, de plus puéril que ce soin minutieux que
prennent les écrivains ou les poètes arrivés a la gloire pour
rassembler et remettre sous les yeux du public tous les
juvcnilia bégayés par leur muse. Mais, sans tomber dans
cet excès qu'on ne reprochera assurément pas à M. Joseph
Autran, et que n'ont évité ni M. de Lamartine, ni M. Hugo,
ni même M. de Musset, il nous semble qu'il aurait pu con-
server ces stances, comme le général conserve les épaulet*
tes de laine avec lesquelles il a gagné sa première croix 011
son premier grade : ce n'était pas une vanité, c'était iin
souvenir.
Deux ou trois ans après les stances à YAlceste, M. Joseph
Autran publia un volume de vers qu'il appela humblement
Ludibiia Ventis, puis un autre, intitulé la JbVr, qui ren-
fermait en germe quelques-unes des pièces et quelques-
unes des. beautés de son dernier livre. 11 a condamné à
l'oubli ces deux premiers recueils, et voici avec quelle mo-
3.
4<i CAUSERIES LITTÉRAIRES.
destie charmante il nous raconte cette opération destruc-
tive, dans laquelle on est tenté de le trouver trop cruel :
— « Dix ans après avoir livré à la publicité ces premières
ébauches de ma jeunesse, j'eus, dans un jour de désœu-
vrement, la fantaisie de les revoir. Je jugeai ma création,
et, avec une triste variante de la Genèse, je la trouvai mau-
vaise. Nous étions en hiver; je jetai au feu mes trois volu-
mes, avec le sentiment de satisfaction profonde que Ton
ressent à consommer un acte de justice. Toutefois, comme
il y avait, çà et là, dans ces recueils, certains fragments
dont la pensée ou la forme me semblait moins condamna-
ble que le reste, je crus pouvoir, sans excès de faiblesse,
les sauver du désastre. L'illustre auteur des Confidences
nous raconte qu'il aperçut, le soir d'un jour de tempête,
un pauvre pécheur dischia sur la plage de son Ile, lequel
retirait des Sots quelques rares débris de sa barque sub-
mergée, la poulaine, une vergue, deux ou trois minces plan-
ches, pour les faire entrer dans la construction d'un nou-
vel esquif. Je fis comme le malheureux Napolitain. Rien ne
rend industrieux comme la pauvreté. » — (Préface des Poè-
mes de la Mer, page 39.)
M. Autran ayant ainsi condamné à mort les œuvres de
sa première jeunesse, la critique n'a pas à s'en occuper.
Qu'il nous suffise de constater que dans ces vers où la per-
sonnalité du poète se voilait encore sous l'imitation naïve
des maîtres d'alors, on sentait se révéler déjà les deux
principaux caractères de son talent, la richesse du ton et
la netteté de la ligne.
C'est dans le poème de Milianah, publié cinq ans plus
tard, que M. Autran commença à prendre possession de son
originalité et à devenir tout à fait lui-même. Bien des gens,
même parmi les dilettantes et les lettrés, demanderont
peut-être aujourd'hui ce que c'est que le poème de Milia-
JOSEPH AUTRAN. 47
nah. Eh ! que ne demandez-vous aussi ce que c'étaient que
ces soldats, ces héros de courage, de patience et de disci-
pline qui se battaient et mouraient en Afrique, pendant que
vous alliez à l'Opéra ou que vous lisiez un roman-feuilleton?
On cherche parfois en vertu de quelle loi providentielle ou
politique la société s'est vue tout à coup transportée des
sphères les plus riantes de la civilisation, de l'intelligence
et du goût, au penchant des plus sombres abîmes. Pour
nous, nous n'hésitons pas à signaler, comme une des cau-
ses de cette péripétie soudaine et terrible, ce déplacement
complet de toute notion morale, de tout vrai patriotisme,
qui donnait aux indignes les enivrements de la gloire, du
succès et du bruit, et laissait dans l'ombre ceux qui méri-
taient l'admiration de tous et la palme véritable. Rendre
hommage aux héros de Mostaganem, de Milianah ou de
Constantine! Nous n'avions pas le temps, nous avions mieux
ft faire : il fallait encenser cet orateur bouffi, ce publiciste
vaniteux, ce pamphlétaire aigrelet, visant un ministère et
atteignant un trône; il fallait applaudir ce ténor possé-
dant deux notes de plus que ses émules, cette danseuse
sautant un demi-mètre plus haut, cette tragédienne ressus-
citant Hermione en attendant qu'elle réhabilitât Messaline.
Voilà les vrais héros, les vrais lions, comme disent nos voi-
sins. Et cette iniquité sociale et mondaine, on la commet-
tait aussi en littérature : s'occuper du poëme et du poète
de Milianah, était-ce possible? Il s'agissait bien de cela,
vraiment! H s'agissait de savoir, chaque malin, comment
(inirait la lutte entre Lugarto et Matbilde, ou bien si le
Chourineur et la Goualeuse, c'est-à-dire l'assassin et la
fille publique, mèneraient à bonne fin, à travers mille catas-
trophes émouvantes, l'œuvre édifiante et vraisemblable de
leur transformation morale !
N'importe! dans le poëme de Milianah, M. Joseph Au-
48 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
tran avait mieux fait que révéler un progrès très-réel dans sa
manière. Il avait trouvé ce que nous appellerons la poésie
militaire du dix-neuvième sièele. En effet, à quelque école
littéraire que Ton appartienne, que l'on jure par Aristote
ou par Scblegel, il est impossible d'imaginer que les ex-
ploits de nos voltigeurs et de nos spahis, si héroïques, si
poétiques qu'ils soient, doivent être chantés sur le même
ton que les héros de Y Iliade ou de Y Enéide, ou môme que
les croisés du Tasse et les chevaliers de l'Arioste. — t Mon
pauvre Horace, tu fais des épaulettes parce que tu ne sais
pas faire des épaules, » disait lé vieux David à M. Horace
Vernet. Nous n'avons jamais été très-enthousiaste du talent
de M. Vernet; convenons pourtant qu'il eût été passablement
ridicule s'il eût essayé de peindre les combattants de Mont-
ni i rail ou de Wagram dans le même costume que Romulus et
Tatius, du tableau des Sabines; avouons aussi qu'il y a,
dans une salle du Musée de Versailles consacrée à nos gloi-
res d'Afrique, quelques tableaux de M. Vernet, qui conci-
lient très-bien cet idéal pittoresque dont l'art ne saurait se
passer, avec la réalité toute moderne des gibernes, des
guêtres. et des képis. Ce que M. Vernet a fait en peinture,
M. Joseph Autran l'a fait en poésie : il a assoupli l'alexan-
drin, ce grand seigneur, toujours un peu cérémonieux, un
peu formaliste, un peu enclin à ses privilèges d'ancien ré-
gime, et il en a fait le franc et hardi compagnon de nos Afri-
cains de 1840. Il l'a fait asseoir au bivouac, montera l'as-
saut, vivre familièrement avec les Kabyles, les razzias et les
douars, avec cette poésie nouvelle, à demi française, à
demi arabe, colorée d'un rayon de l'Orient, et fort diffé-
rente des dix mille vaillants Akides de Boileau. Quand
même il n'y aurait pas dans le poëme de Milianah des
morceaux d'une mâle beauté, une élévation constante de
sentiments et de pensées, et cette chaleur d'âme qui vivifie
JOSEPH ÀUTRAN. 49
tout, le mérite que nous signalons suffirai! ù le préserver
de l'oubli ; c'est pourquoi, si M. Au Ira a e>t amené, comme
nous l'espérons, par ses derniers succès, à publier une édi-
tion de ses œuvres, nous lui demandous d'y faire figurer
Milianah.
Nous voici arrivés à la FiUe d'Eschyle.
Onze années s'étaient écoulées depuis le voyage de M. de
Lamartine et les premiers vers de M. Àulran. Bien des as-
pects étaient changés dans la littérature moderne. Le groupe
romantique n'existait plus, et son triomphe ressemblait un
peu à ces victoires douteuses, Eylau ou Malplaquet par
exemple, où les vainqueurs laissent sur le champ de bataille
autant de morts que les vaincus. On commençait à être las
des drames de M. Hugo, qui étaient fous quaud ils s'appe-
laient Ruy-Blûs y et ennuyeux quand ils s'appelaient les
Burgraves. Le moment était bien choisi pour se donner le
plaisir d'une réaction, et Von sait que, dans tous les genres,
les plus sérieux comme les plus frivoles, la France se refuse
rarement ce plaisir-là. La réaction eut lieu; M. Ponsard on
fut le héros, et Lucrèce le signal. Des académiciens, des
pairs de France, des hommes d'État, tous ceux qui avaient
gémi de' nos équipées littéraires, battirent des mains et
poussèrent des cris d'allégresse.
J'eus, vers cette époque, l'honneur de rencontrer H. Àu-
tran. Préoccupé comme moi du succès de M. Ponsard, de
la vogue de mademoiselle Rachel, de cette vieille route
longtemps abandonnée, qui semblait tout à coup se rouvrir,
et dont le poteau indicateur était glorieusement relevé par
un poète de talent et une actrice de génie, il m'avoua qu'il
venait d'écrire, sous cette impression nouvelle, une tragé-
die, moins que cela, une étude empruntée à un autre temps,
et à un autre ordre d'idées que Lucrèce, mais également
inspirée par ce retour aux sources antiques, un moment
:»« CAUSERIES LITTÉRA1KKS.
taries oh troublées sous le souffle du romantisme. Cette
confidence de M. Àutran me causa, j'en conviens, quelque
appréhension. Je ne croyais pas à cette réaction néo-classi-
que qui ne répondait à aucun instinct, à aucun besoin de
notre siècle, et qui me paraissait tout simplement un caprice
de lettrés. Je voyais avec peine un jeune poêle, dont je
pressentais le magnifique avenir, entrer dans cette voie où
In première place était prise, et je me disais tout bas qu'il
serait dur de ne s'appeler que Thomas Ponsard. La Fille
d'Eschyle parut, et jamais doutes ne furent dissipés d'une
façon plus victorieuse ; jamais plus éclatant démenti ne fut
donné aux appréhensions de l'amitié.
On sait dans quelles circonstances fut jouée la Fille
d'Eschyle. Ce fut le 9 mars 1848, quinze jours après la
révolution de Février, huit jours avant cette manifestation
des blouses qui livra Paris aux barbares. Hélas! qu'il y
avait loin de là aux spirituels loisirs, à F à-propos littéraire,
qui avaient aidé si puissamment au succès de Lucrèce!
Kût-on joué, ce jour-là, Hamlet ou Polyeucte, qui de nous,
si passionné qu'il fût pour ces récréations exquises de l'in-
telligence et de l'art, eût pu oublier, en face de l'œuvre
nouvelle, ces préoccupations terribles, ces poignantes an-
goisses, brusquement soulevées dans nos cœurs comme la
tourmente populaire dans nos rues? Ajoutons qu'excepté
l'actrice chargée du rôle de Méganyre, tous les autres per-
sonnages étaient représentés par des artistes médiocres,
dont quelques-uns même, grâce à des habitudes de mélo-
drame, réunissaient tous les défauts les plus contraires à
l'interprétation de cette pure et noble poésie. Quel mérite,
quelle vitalité nVt il pas fallu pour qu'à travers tant d'ob-
stacles la Fille d % Eschyle arrivât jusqu'à l'Académie et au
public.
J'at parlé ailleurs de ce bel ouvrage ; mais je ne me las-
JOSEPH AUTRAN. M
serai pas de le redire : en lardant à jouer la Fille d Es-
chyle, le Théâtre-Français manque à sa mission; en négli-
geant de s'emparer du rôle de Méganyre , mademoiselle
Rachel manque aux intérêts de sa gloire et aux obligations
que lui impose son talent. Ce qu'il y a d'admirable dans
cette pièce, c'est qu'elle est à la fois très-antique et très-
humaine; que la donnée en est prise dans les entrailles
mêmes de l'art grec, et qu'en même temps elle repose sur
ces faiblesses du cœur de l'homme, qui sont de tous les
pays et de tous Jes siècles. Eschyle, vieux, brisé par l'âge,
sentant son génie près de s'éteindre comme une lampe qui
tremble et meurt après une longue veillée, Eschyle n'a
plus pour consolation et pour appui que sa tille Méganyre,
la plus, belle et la plus chaste des jeunes Athéniennes. Le
vieux poëte a été couronné douze fois dans les jeux Olym-
piques; mais Athènes est inconstante, et la mythologie
païenne, malgré ses fables riantes et ses mensonges com-
plaisants, a ses jours d'intolérance et de rigueur. Eschyle,
accusé d'avoir trahi les mystères «d'Eleusis, est traîné de-
vant l'aréopage par Théoclès, grand prêtre , dont le fils
Oromédon, jeune homme lâche et débauché, a vu son amour
méprisé et repoussé par Méganyre. Quel est son défenseur?
Sophocle; Sophocle, inconnu encore, n'ayant révélé à per-
sonne le secret de sou génie, et amoureux de Méganyre,
dont il est aimé. Le plaidoyer de Sophocle sauve l'illustre
accusé. Eschyle est absous par ses juges; en même temps,
on annonce que Cimon revient à Athènes avec les cendres
de Thésée, et tous les poètes athéniens sont invités à se
disputer la palme tragique dans la fête qui se prépare. A
cet irrésistible appel, Eschyle oublie son âge; il ne croit
plus à cette décadence de son génie dont il s'est plaint
avec une si éloquente amertume. Il s'élance de nouveau
dans cette carrière où il a recueilli tant de couronnes :
1
:»2 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
mais, hélas! la victoire n*e&t pas pour lui; elle est pour
un jeune rival qui a concouru pour la première fois, et que
saluent les acclamations enthousiastes de cent mille spec-
tateurs. Ce rival, c'est Sophocle. Il a bieu compris, l'heu-
reux poète! qu'en disputant le prix à Eschyle, en l'expo-
sant à l'humiliation d'une défaite, il risque de s'en faire un
ennemi, et de perdre à jamais Méganyre. Mais dites à un
poète, si amoureux qu'il soit, de sacrifier son génie à son
amour, et de consentir à rester obscur pour £tre heureux!
Dites-lui d'immoler aux pieds de la femme aimée sa vanité,
son orgueil, la voix intérieure qui lui promet la gloire, et
les transports de la foule enivrée! Qu'il soit d'Athènes ou
de Paris, qu'il date son œuvre de la quinzième olympiade
ou du dix-neuvième siècle, ce sera toujours le poète,
Tbomme épris, avant tout, de son talent, de ses succès et
de lui-même, et ramenant à soi les destinées qui se mêlent à
la sienne au lieu de s'absorber en elles par l'abnégation et le
dévouement. Cette dernière partie de la Fille d'Eschyle est
donc aussi vraie que poétique ; l'auteur de Proniéthée, pro-
fondément irrité de sa disgrâce, repousse les hommages
de son jeune vainqueur, qui croit tout réparer en lui expri-
mant une admiration inutile et tardive. H s'exile de cette
ville ingrate qui oublie déjà sa gloire, et où sa noble vieil-
lesse est en butte aux railleries et aux insultes des oisifs
et des débauchés. Cependant il permet à Méganyre de ne
pas le suivre , et de devenir l'épouse de Sophocle : que
fera-t-elle? son devoir est tracé. Elle dit adieu à son amant
sans lui adresser un seul reproche. Elle s'attache aux pas
du proscrit volontaire, certaine de trouver la mort dans ce
lointain exil. Sophocle, accablé, reste immobile sur le de-
vant de la scène, et exhale en vers magnifiques ses regrets
et ses remords, pendant qu'Eschyle et sa fille gravissent la
colline, et que Méganyre, se retournant encore une fois,
JOSEPH AUTRAN. ;>:»
• *
adresse ù son amant et à Athènes un suprême et funèbre
adieu. Ce dénoûment, si douloureux et si simple, joué par
mademoiselle Rachel et deux partenaires dignes d'elle,
produirait un immense effet.
Citons quelques vers; ne choisissons pas, prenons-les à
la première page, sûr de rencontrer assez de beautés
pour justifier nos éloges. Voici les plaintes d'Eschyle, ré-
vélant à sa fille le déclin de son génie :
... Mais ces ans prolongés que ta bouche* m'annonce,
(Si toutefois l'oracle émané des autels
N'a point ces doubles sens qui trompent les mortel»),
Mais ces ans prolongés, supplément de la vie.
Sont loin d'être à mes yeux un sort digne dVnvie.
Gomme un faux bienfaiteur, je redoute le temps ;
Qu'importe que le corps au delà de cent ans
Survive, si l'esprit, tout ridé par l'étude,
Arrive le premier à la décrépitude,
Et voyant s'obscurcir son étroit horizon,
Meurt comme un prisonnier au fond de sa prison !
Oh ! de l'humanité déplorable faiblesse !
Inévitable écueil où tout orgueil se blesse !
Dure loi que les dieux firent peser sur nous, «
Et qu'eu vain le vieillard conjure à deux genoux !
Avoir senti longtemps dans sa poitritne émue
Un vivace foyer que chaque vent remue :
Feu divin d'où jaillit l'éclair des passions.
Energique aliment de nos créations :
Puis un jour — jour amer, — en soi-même descendre,
Et du feu disparu ne trouver que la cendre ;
Sentir une âme éteinte au fond d'un corps vivant,
N'être plus qu'un trépied sur qui souffle le vent!...
Voila- le deuil sans nom; voilà l'ignominie!
La plus cruelle mort est celle du génie.
Malheur à qui reçut cet hôte jeune et beau,
54 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
• *
Potrv devenir un jour son aride tombeau !
Je suis ce malheureux! — En vain, glacé dans l'âme,
J'aspire avec effort à réveiller ma flamme ;
Elle pâlit et meurt en mon sein refroidi ;
Dans l'ombre qui succède à mon brillant midi,
A peine si mon œil voit voltiger encore
Quelques fantômes vains qu'un faux éclat décore,
Dernières visions du penseur expirant.
Qui sortent de la nuit et que la nuit reprend.
— Cette immense nature, en tout lieu rajeunie,
Semble n'avoir pour moi qu'un regard d'ironie ;
Le luxe universel qu'étale ce printemps
Présente à ma douleur des tableaux insultants.
11 est dur au vieillard dont la tète glacée
Perd, d'instant en instant, un rayon de pensée,
De voir étinceler sur son front assombri
Ce ciel, qui d'un rayon n'est jamais appauvri!
Elle est rude à subir la vérité morose
Qui lui dit : — Tout renuit, l'arbre, l'eau qui l'arrose,
La fleur, après l'hiver, sur les plus froids sommets :
Et le génie éteint seul ne renait jamais!...
Nous en appelons à tous ceux qui aiment la littérature,
et qui s* en occupent : y a-t-il beaucoup de pareils vers
dans le théâtre moderne, à commencer par Agamemnon et
à finir par Ulysse, en passant par les Templiers et par les
Vêpres siciliennes? Et remarquez que ces vers ne sont
pas choisis, qu'ils sont pris à la première page, et que
le monologue de Méganyre, le plaidoyer de Sophocle, la
scène où il se demande s'il concourra pour le prix ou s'il
immolera son orgueil à son amour, l'adieu de la fille
d'Eschyle au poëte qu'elle aime, sont des morceaux
comparables, sinon supérieurs, à celui que nous venons
de citer !
N'y a-t-il donc pas de défauts dans la Fille d'Eschyle?
JOSEPH AUTRAN. 55
Il y en a sans doute ; les rôles du grand prêtre Tbéoclès et
de son fils Oromédou sont un peu médailles, comme on
dit au théâtre. Ils tiennent par une parenté trop évidente à
la vieille tragédie. Oromédon parle à liéganyre de ses
appas, de ses feux, ce qui force celle-ci à lui parler de ses
faibles attraits. On rencontre en outre çà et là quelques
mots trop modernes, qui rompent l'harmonie du ton; et
font songer à notre siècle plutôt qu'à celui d'Eschyle.
Ainsi, dans la magnifique tirade que j'ai transcrite, le mot
penseur me semble d'une date un peu trop récente pour
être employé par le poète, j'allais dire le contemporain
des Océanides. Une matinée suffirait pour effacer ces lé-
gères taches, qui n'ôtent rien, du reste, à la beauté des
trois principaux rôles, à l'éclat de la poésie, au pathétique
et à l'intérêt de l'ensemble.
Tout ce que promettaient Milianah et la Fille d'Eschyle,
les Poèmes de la Mer le réalisent ou plutôt le dépassent.
Par ces Poèmes, M. Joseph Autran marque la maturité su-
prême de son talent, et met le sceau à sa renommée.
Bien qu'il soit fort difficile de faire des classifications
dans une œuvre lyrique, on peut .signaler, dans le volume
de M. Autran, trois sources d'inspiration principales : les
souvenirs, le paysage et le drame ; les images du passé qui
se mêlent à Vhistoire de la mer ; les aspects toujours nou-
veaux, toujours infinis, qu'elle présente à qui sait la regar-
der; et enfin cette portion des joies, des douleurs, des
émotions humaines, qu'elle voit passer sur ses bords ou
qu'elle engloutit sous ses flots.
C'est à la première de ces trois inspirations qu'appar-
tiennent les trois pièces qui ouvrent le recueil, les Océa-
nides, les Premiers Jours et Vsque hue; files sont précé-
dées d'un chœur qui sert de prologue aux poèmes, et
suffirait presque à leur succès ; ri on n'égale l'effet gran-
56 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
diose et mélancolique de ces strophes récitées pat les
vagues :
Nous sommes les vagues profondes, etc., etc..
*
On dirait un chœur antique s'élevant tout à coup dans la
nuit pour préparer par ses plaintes une émouvante tragédie.
Les Océanides sont dignes du chantre d'Eschyle ; il y a
dans les Premiers Jours une grandeur qui prouve à quel
point le poêle s'est pénétré des beautés de la Bible; cette
preuve éclate avec encore plus de magnificence dans Usque
hue, morceau admirable qui vaut à lui seul un poërae, et
que nous citerions en entier si ses proportions ne dépas-
saient celles de cet article. Dans Usque hue, M. Autran a
paraphrasé le non amptius ibis, de la Genèse. Il peint à
grands traits les scènes gigantesques du déluge, les sou-
venirs de ce jour terrible où les flots de la mer se dres-
sèrent du fond de V abîme, atteignirent les plus hauts
sommets, surmontèrent les tours et les montagnes. C'en
est fait, le njonstre est déchaîné, la mer ne connaît plus
ses limites, Dieu a cessé de lui mesurer le niveau et 1 l'es-
pace; elle triomphe, le monde entier lui appartient...
Non! L'heure de la clémence sonne au cadran céleste,
un air frais et pur glisse sur cette nappe immense, en ride
la surface, et peu à peu la ploie et la rejette vers ces
grèves et ces plages, perdues depuis quarante jours an
fond de cet océan universel. L'arche réparatrice appa-
raît au flanc desséché du mont Ararat, et l'arc-en-ciel teint
de ses couleurs la puée encore menaçante : la mer est
vaincue : Usque hue! Telle est en quelques lignes d'aride
et froide prose l'analyse de cette pièce, qui égale en mou-
vement lyrique les meilleures inspirations de la poésie
moderne*
JOSEPH AUTRAN. 57
Le paysage, on le comprend, tient uue large place clans
ce volume. Outre que c'est là la tendance, le secret peu-
chant de Fart contemporain, comment ne pas peindre en
détail ce que Ton a si bien vu, ce que Ton sent si bien?
M. Autran ne décrit pas la mer en touriste, en homme qui
est allé passer une saison de bains à Dieppe ou à Marseille,
qui s'est promené sûr les falaises ou sur la plage, et s'est
proposé comme thème poétique le majestueux spectacle
effleuré par ses regards. Il a grandi, il a vécu, il a senti
frissonner en son âme ses premiers accès de poésie,. dans
Tintimité familière de ces scènes maritimes dont il a saisi
sur le fait le sens, la vérité et la vie. 11 s'est assis à la table
des matelots, il a partagé le repas du soir des Catalans, il
a été tour à tour bercé par ces ondes paisibles, secoué par
ces vagues courroucées. Qu'on lise les pièces intitulées' :
Circumnavigation, Promenade, les Pécheurs, les Alcyons,
Mer calme, la Côte d'Italie, Yldylle au rivage, les Nuits
de Naples, on reconnaîtra ce sentiment sincère, cette inti-
mité constante, cet amour profond du poète pour ce qu'il
voit et ce qu'il chante.
Et pourtant ce que nous préférons dans ce livre, c'est
ce que nous avons appelé le drame ; l'élément humain
se mêlant aux images, aux incidents et aux catastro-
phes dont la mer est le théâtre. L'éternel combat de la
mer et de l'homme, cet atome intelligent luttant contre
cette immensité, ce problème de grandeur dans la faiblesse
et d'infirmité dans la grandeur, ces voix plaintives et fu-
nèbres s'élevant de chacun de ces flots comme l'hymne de
deuil de l'humanité vaincue, tout ce que ces récifs et ces
orages ont soulevé de douleurs et de sanglots, tout ce que
ces flots cachent, dans leurs profondeurs, de trésors, de
cadavres et de débris, tout cela a été fouillé et saisi par
M. Autran avec une puissance incomparable. Il faut tyen
58 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
citer quelques strophes, de peur qu'on ne nous accuse
d'exagération ou de complaisance. Nous avons longtemps
hésité : le Chœur des vagues, les Alcyons, le Cabin Boy,
le Fond de VOcéan, le Mousse, et dix autres pièces, nous
semblaient également dignes de passer sous les yeux de
nos lecteurs et de les dédommager de notre prose. A la fin,
nous nous sommes décidés pour les Naufragés, hymne
sombre et solennel qui émeut comme le Requiem de Mo-
zart.
LES NAUFRAGÉS.
De profundis clamavi...
Novembre déroulait uu crêpe sur nos fronts ;
C'était son second joui', le jour où nous pleuroifs
Les âmes que la tombe enserre,
Le jour où les autels se tendent de drap noir,
Et dont tous les clochers sonnent, de l'aube au soir,
Le lamentable anniversaire.
A tous mes morts chéris quand j'eus donnés des pleurs;
Quand j'eus renouvelé la couronne de fleurs
Qui pend à leurs croix inclinées,
Je vins errer, le soir, au rivage désert,
Et j'écoutai longtemps le lugubre concert
Des flots sur les "lèves minées.
Or, tandis qu'un vent lourd amoncelait au bord
Les vagues, que la mer lançait avec effort
En se hâtant de les reprendre,
Dans leur tumulte immense où tout bruit se confond,
Dans le gémissement de l'abîme sans fond,
Voici ce que je crus entendre :
JOSEPH AUTHAiN. 59
— Ovous, pieux vivants, qui rendez en ce joui-
Un solennel tribut de regrets et d'amour
Aux exilés de voire monde ! •
Vous qui songez aux morts sur la terre étendus,
Donnez un souvenir à ceux qui sont perdus
Sous les eaux de la mer profonde.
Eh! quoi! Pour n'être pas enfouis dans vos chaînas,
Vous avoqs-nous laissé des regrets moins touchants,
Des sources de pleurs moins amères?
N'eûmes-nous pas aussi notre place entre vous ?
N'étions-nous pas vos fils, vos frères, vos époux,
frères, ô femmes, ù mères !
Des tranquilles foyers qui nous virent enfants
Nous partîmes un jour. Nous semhlions triomphants,
Nous rêvions conquêtes lointaines,
Mondes à découvrir aux limites des flots.
— Au revoir ! dîmes-nous : nous partons matelots,
Vous nous re verrez capitaines!
Nous reviendrons vers vous, les deux mains pleines d'or,
Les uns „ devant l'autel, jeunes et beaux encor,
r
Epouseront leurs bien- aimées ;
Les autres, parvenus à l' arrière-saison,
Vieilliront au soleil qui devant leurs maisons
Mûrit les treilles parfumées.
Redescendus enfin de la mer et du vent, *
Ils te retrouveront, trésor pleuré souvent,
Saint repos des vieilles familles !
Sous la tente accrochée aux souples tamarins,
Ils verront, le dimanche, au son des tambourins,
Danser en rond les brunes filles !
C'était là notre espoir ; que sont-ils devenus,
Iles souhaits du départ, ces rêves ingénus, '
60 CAUSEttlES LITTÉRAIRES.
r
Ces projets riches d'imposture ? '
C'était là notre espoir, et voilà qu'aujourd'hui,
Roulé parJ'ouragan, le flot roule avec lui
Nos pauvres corps sans sépulture.
Heureux, bienheureux ceux que la mort a surpris
Dans le foyer natal, près des parents chéris
Dont la main ferma leurs paupières,
Ceux qu'on enveloppa dans un linceul de )in,.
Et qui furent couchés par un groupe orphelin
Sous le gazon des cimetières!
Ceux-là, sur leurs tombeaux, quand revient le printemps,
Ont des gerbes de fleurs, ont des rayons flottants
Et des vols de blanches colombes ;
Ceux-là, dans un sommeil qui n'est pas sans douceurs,
Reconnaissent les pas des mères et des sœurs
Qui viennent prier sur leurs tombes.
?
Bienheureux tous ces morts ! Nous, hélas ! nus et seuls,
Dépouilles sans honneur, nous n'avons ni linceuls,
Ni croix, ni prières, ni tombes ;
Nous, avec nos vaisseaux, malheureux naufragés,
Nous fûmes tout à coup pêle-mêle plongés
Dans les liquides catacombes.
...Plaignez- nous! plaignez -nous! C'est là que nous dormons,
Sur un lit de varech, d'algues, de goémons,
De débris de tous les rivages,
Au fond de cet abîme où s'élève en monceaux
Tout ce qu'ont englouti sous les pesantes eaux
Soixante siècles de naufrages !
Royaumes de la nuit que seuls nous connaissons.
Profondeurs où les corps pénétrés de frissons
Boivent le froid par tous les pores ;
De l'enfer maritime horribles cavités,
V.
JOSEPH AUTRAR. 61
Où l'éternel roulis brise nos fronts heurtés
Au flanc durci des madrépores.
Près de nous, par troupeaux que nul n'a dénombrés,
Passent dragons squameux, phoques, chiens azurés,
Qui vont partout cherchant leurs proies.
Les morts les plus glacés tressaillent cependant,
Ils revivent d'horreur quand ils sentent la dent
Des inélandres et des lamproies.
Oh ! ne sachez jamais les formes et les noms
De ces monstres, armés de dards et de fanons
Et cuirassés d écailles glauques ;
Oh ' ne sachez jamais ce qu'on entend là -bas
Quand ils viennent entre eux se ruer aux combats
Avec des mugissements rauques.
Plaignez-nous! plaignez-nous, ô nos frères vivants,
Qui restez loin des flots, des écueils et des vents,
Au doux foyer de la famille ;
Dans la saison d'hiver, vous qui venez, le soir,
Sous Tàtre hospitalier en cercle vous asseoir
Devant le sannent qui pétille.
Ah! pouvions-nous prévoir, quand nous sommes partis,
Que nous serions, hélas ! loin de vous engloutis
Sous l'épais linceul des eaux noires ;
Et que les souvenirs que nous avions laissés,
Plus vite que des mots sur le sable tracés
Seraient rayés de vos mémoires !
Aujourd'hui, jour des morts, au moins songez à nous,
Vivants ! en notre nom fléchissez les genoux ;
Qu'un zèle pieux vous anime !
Invoqué par vos voix, que le Dieu des pardons
Vous accorde la paix que nous lui demandons
Vainement du fond de l'abîme ! . . .
62 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
— Le front dans les deux mains , et penché vers les flots,
Ainsi je recueillais les cris et les sanglots
Qui montaient de leurs gouffres mornes,
Tandis que ces flots noirs, moutonnés par les vents.
Ondulaient, comme -autant de sépulcres mouvants
Au dessus de la>mer sans bornes !
Itépétons-le en finissant : la France, la France civilisée
(et les lettres ne sont-elles pas la civilisation même dans
son expression la plus délicate?), ne peut rester insensible
à cette œuvre qui vient de combler une lacune et de rompre
la prescription poétique. S'il en était autrement, si ces
beaux vers devaient ^ ne rencontrer qu'indifférence, il
faudrait désespérer d'une littérature arrivée à ce point
de découragement et de lassitude qu'elle ne voudrait pas
même être consolée. Lamartine, Victor Hugo, Alfred
de Musset, ont laissé dans notre mémoire un idéal qui
nous rend dédaigneux et difficiles quand nous lui com-
parons de nouveaux vers. Pourtant, on ne saurait se le
dissimuler, tous trois sont perdus pour la poésie. M. Hugo
écrit des pamphlets; M. de Lamartine vous raconte en
prose l'histoire de Crislophc Colomb et de Bernard de
Palissy; M. de Musset justifie de plus en plus le mot
cruel de Henri Heine. Faut-il donc dire que tout s'en
va parce qu'ils s'en vont, et mettre le signet à la page
qu'ils viennent de remplir, en fermant le livre pour jamais?
Non, ce ne serait pas honorer le passé, ce serait mécon-
naître l'avenir. Pourquoi n'en serait-il pas en poésie comme
dans le vieux palais de nos souverains, où une voix solen-
nelle criait autrefois après chaque agonie royale : Le roi
est mort : Vive le roi ! — Nos rois poétiques sont morts,
ou, ce qui est pire, ils se survivent. "Nul, mieux que M. Au-
tran, ne saurait nous dédommager de leurs défaillances,
i
FRANÇOIS PORSARI). 65
et réhabiliter par son caractère et son talent ce rôle de
poëte dans un temps troublé, qu'ils ont trop souvent défi-
guré et compromis.
III
Vf. FRANÇOIS PONSARD 1
Lorsque Ton a appartenu, même de loin, et non sans
mélange de restrictions et de réserves, à une école litté-
raire, il est difficile d'apprécier bien sainement l'école qui
la suit et qui vise à la détrôner. Les formes poétiques que
Ton a aimées, les~ idées de renouvellement et de progrès
auxquelles Ton a cru, finissent par prendre dans le lointain
du souvenir l'aspect de ces douces visions, de ces fugitives
amours de la jeunesse dont on ne se désabuse qu'avec un
sentiment de regret pour tout ce qui leur ressemble, et de
méfiance pour tout ce qui les remplace. N'y eût- il même
aucune préférence systématique ou instinctive, n'est-ce rien,
hélas ! que d'avoir savouré des vers à vingt ans, et d'en
juger d'autres à quarante? — Voilà ce qui nous a rendus
si longtemps injustes envers M. Ponsard : nous lui en vou-
lions presque des mécomptes et des chagrins que nous
avait causés cette brillante pléiade, notre premier amour
et notre première espérance. Il représentait pour nous ce
4 L'Honneur et V Argent.
64 CAUSERIES LITTERAIRES.
mariage de raison qui vient après les années de profusion
et de folie, ce bon sens que l'on achète souvent si cher, et
à qui Ton ne sait pas toujours gré des illusions qu'il cor-
rige et des leçons qu'il donne. Mais, si la fuite des années
efface dans l'imagination et dans l'âme tant de chimères
caressées, tant de rêves entrevus, tant d'idoles adorées,
qu'elle ait au moins l'avantage d'effacer aussi ces préven-
tions, ces rancunes secrètes de ceux qui s'en vont contre
ceux qui arrivent, ces querelles d'écoles et de générations
littéraires! Si elle nous enlève les joies, les croyances ju-
véniles de l'amant, du rêveur et du poète, qu'elle nous ap-
porte au moins l'impartialité du juge! Il est temps de
compter sérieusement avec M. Ponsard : On grand succès,
un succès légitime, un succès honnête, vient de remettre en
lumière tout ce que ses derniers ouvrages avaient remis en
question. Essayons donc aujourd'hui de l'apprécier, situ*
ira et studio, comme un homme qui honore les lettres, et
qui force à l'estime ceux- là mêmes qui lui refuseraient l'en-
thousiasme.
Mais, pour mieux saisir l'ensemble de cette physionomie
et de ce rôle, remontons aux débuts de M. Ponsard ; rap-
pelons les circonstances qui précédèrent et qui expliquè-
rent son succès : reconnaissons les difficultés que ce
succès même devait soulever sur sa route, et dont, après
dix années de lutte, il n'a pas encore complètement triom-
phé.
Lucrèce fut jouée au mois d'avril 1843. Ce moment
marque l'extrême limite, ou, si l'on veut, le suprême déclin
du mouvement romantique. M. de Vigny préludait à l'Aca-
démie par le silence; M. Sainte-Beuve y entrait, non pas
en révolutionnaire ou en vainqueur, mais en diplomate spi-
rituel et habile, préférant un bon traité de paix à une
guerre inutile ou ruineuse, M. Hugo, académicien déjà, se
FRANÇOIS PONSARD. «5
répétait dans des drames qui qui ne valaient pas Hernani,
dans des poésies qui ne valaient pas les Feuilles d'automne,
et dans des récits de voyage qui ne valaient rien. Ses ad-
mirateurs les plus obstinés étaient forcés de convenir qu'il
commençait à ne plus voir très-clair dans sa mission d'ini-
tiateur, de législateur poétique, et qu'il trouvait plus com-
mode de devenir dieu que de rester chef d'école. M. de
Musset se jouait à Tentour sans prendre parti pour per-
sonne, et avec cette cavalière insouciance que. sou âge jus-
tifiait encore. Au-dessous de ces noms d'élite et comme
pour mieux prouver la stérilité de leurs promesses, Une
littérature nouvelle s'était formée, pleine d'invention et de
fougue, mais charriant dans ses courants rapides deâ tas
de boue et de gravier, inondant de ses produits équivoques
tous les trottoirs littéraires, substituant aux vraies notions
de Part les procédés mécaniques, et humiliant de ses mons-
trueux succès la langue, la morale, la société, le bon sens
et le bon goût.
En même temps, par un singulier contraste, pris un
peu trop au sérieux comme indice de conversion pro-
chaine, une jeune fille, une tragédienne, s'était révélée
tout à coup et avait rendu la vie aux chefs-d'œuvre de
notre théâtre, joués dans le vide ou abandonnés depuis
la mort de Talma. Hermione, Roxane, Emilie, Camille,
Phèdre, Monime, avaient retrouvé une interprète digne des
plus belles époques de la scène française. Depuis 1838,
date des débuts de mademoiselle Rachel, jusqu'en 4843,
date de Iwcrèce, il n'y avait eu pour l'illustre artiste que
de purs et nobles triomphes. S*abstenant de toute complai-
sance pour le répertoire moderne, retrempant sans cesse
son admirable intelligence aux sources limpides que nous
avions méconnues et troublées, se défendant encore contre
les séductions de cette brillante Bohème dramatique qui
tifi CAUSERIES LITTÉRAIRES.
dépayse un peu Melpomène, rien ne manquait à sa gloire,
pas même l'accueil de la bonne compagnie, qui la traitait
comme sienne, et lui pardonnait d'être actrice en l'hon-
neur des grands poètes qu'elle ressuscitait : il semblait
que la Champmeslé étant revenue, Racine allait revenir.
Ainsi, humiliation ou désappointement de ceux qui
avaient cru aux promesses du romantisme, dégoût ou co-
lère de ceux qu'irritait la vogue de la grosse littérature,
revanche secrètement désirée par ceux qui avaient regardé
comme un scandale chaque victoire de la jeune école, goût
de la tradition classique subitement ranimé par mademoi-
selle-Rachel, ressentiment des vaincus, lassitude des vain-
queurs, Lucrèce répondait à tout cela : Ajoutez-y cet esprit
de réaction, habituel à un pays que le regret de chacune
de ses sottises pousse violemment vers l'excès contraire :
ajoutez-y les transports de joie des lettrés émérites, des
vétérans de la littérature grave, des hommes d'État acadé-
miciens, de ces honorables députés qui, tous les ans, à
propos de la discussion du budget des Beaux- Arts, protes-
taient pour les saines doctrines tragiques comme M. de
Montalembert pour la Pologne et le général Bertrand pour
la liberté illimitée de la presse ; et vous comprendrez que
le succès de Lucrèce ait été éclatant, qu'il ait pris ( pour
me servir d'une expression dont on abuse) les proportions
d'un événement, et que l'œuvre la moins faite en elle-même
pour exciter l'enthousiasme ait passionné les esprits au
point d'être proclamée comme le symbole d'une restaura*
tion, d'une renaissance littéraire. Aujourd'hui, quand on
relit Lucrèce, on ja peine à s'expliquer tout ce bruit ; mais
ce n'est pas une raison pour se laisser entraîner â une réac-
tion contraire. Afin d'être tout à fait juste et d'arriver à
l'exacte mesure, figurez-vous un homme de goût, ayant lu,
le matin, le chapitre du Chovrineur ou celui de la Gmia-
FRANÇOIS PONSARD. 67
leuse, ayant eu a subir, la veille, la lourde soirée des
Butyraves, et sortant de cette fange et de ces ténèbres
pour rencontrer, sou§ le péristyle d'un temple romain, un
jeune poète arrivant avec les charmes de l'inconnu, et s'ap-
puyant d'une main sur Tite-Live, de l'autre sur André Clié-
nier; je parierais volontiers qu'on ne trouverait pas, dans
tout le dilettantisme parisien, vingt personnes ayant le
sens littéraire assez sûr ou assez fin pour résister à une
pareille épreuve : nul n'y résista, et Lucrèce fut acceptée
comme un chef-d'œuvre.
Ce n'est pas un chef-d'œuvre que Lucrèce, mais c'est en-
core moins une œuvre méprisable. L'auteur, évidemment
préoccupé de tout ce que le théâtre de M. Hugo avait de
faux, de sonore et de factree, a voulu revenir au vrai et au
simple. H est resté iidèle à la vérité des événements et des
caractères, tels que les lui indiquaientTite-Live ell'histoire.
Peut-être son Sextus, l'élégant et voluptueux patricien, est-
il en avance de quelques siècles, et conviendrait-il mieux
au déclin de la République ou au commencement de l'Em-
pire. Mais enfin, ces quatre personnages qui sont la tra-
gédie tout entière, le conspirateur cachant ses desseins
sous le masque de la folie, le Romain débauché, la femme
chaste et la femme perdue, répondent suffisamment à cette
vraisemblance approximative, la seule que l'on puisse exi-
ger dans les sujets antiques. De temps à autre, on sent cir-
culer dans la pièce un souffle vivifiant et doux, un parfum
des joies de la famille, que nous retrouverons plus tard
dans Agnès de Méranie. Les scènes historiques ou politi-
tiques y révèlent cet art de faire parler à ses acteurs la
langue des affaires, art tout Cornélien, que M. Ponsard a
su dépouiller des j.ériphrases académiques, et dont il a
successivement donné des preuves dans ses trois premiers
ouvrages. En somme, Lucrèce, début très-supérieur aux
«S CAUSERIES LITTÉRAIRES.
Vf près siciliennes, vraie tragédie de collège, était faite
poi.r recommander aux gens de goût le nom de M. Ponsard
et lui préparer une biillante carrière. Le malheur ou le tort,
ce fut d'exagérer ce succès , de changer 1 heureux coup
d'essai en éclatant triomphe, et de placer Fauteur, après
les ivresses du premier moment, en face d'un obstacle re-
doutable : l'impossibilité de faire réussir ce qu'il écrirait
après Lucrèce.
Le poète, en effet, avait trop de sens pour ne pas com-
prendre que sa tragédie, sage retour vers des traditions
brisées, n'était pas de celles qui ouvrent une voie nouvelle
ou qui même admettent la récidive. Après Hernani, après .
Anlony, on avait pu croire, sans trop d'illusion et d'opti-
misme, qu'il y avait en germe, dans le cerveau de M. Du-
mas ou de M. Hugo, toute une série d'oeuvres puissantes,
hardies, paradoxales, neuves par la pensée et par la forme,
qui élèveraient la passion jusqu'au lyrisme ou la feraient
lutter corps à corps contre les lois de la vie sociale. Mais
Lucrèce n'était et ne pouvait être qu'une étude sérieuse et
habile, faite sur l'antique, sur Tite-Live, sur Corneille,
sur des modèles que le jeune poète désespérait sans doute
de dépasser ou même d'atteindre. Que serait donc sa se-
conde pièce? un autre épisode de l'histoire romaine? Il
était probable, il était sûr qu'une fois la surprise passée et
le public refroidi à l'endroit de ses souvenirs de Viris il-
lustribu&> la seconde épreuve ne continuerait pas ou plutôt
expierait le succès de la première. M. Ponsard le comprit
si bien, qu'il se tourna vers le moyen âge, vers l'histoire de
France, et y transporta, dans toute leur simplicité, ses pro-
cédés dramatiques. Malheureusement il n'échappa a un
écueil que pour se heurter contre un autre. Cette simpli-
cité archaïque, acceptée de temps immémorial dans les
sujets grecs ou romains, pouvait-elle être admise entre
FRANÇOIS PONSARD. tifl
personnages revêtus de pourpoints et de cottes de mailles?
Nous arrivons, on le sait, au théâtre avec des exigences à
la fois moutonnières et contradictoires. Que le rideau se
lève sur un portique composé de quatre colonnes d'une
honnête vétusté ; que nous apercevions derrière ces co-
lonnes le casque ou les faisceaux traditionnels ; que deux
acteurs viennent nous réciter, sur le devant de la scène,
une histoire que nous savons par cœur, nous n'en deman-
dons pas davantage; plus le sujet est connu, plus les pé-
ripéties sont notées d'avance, plus le dénoûment est iné-
vitable et prévu, moins nous exigeons de frais d'invention.
L'auteur peut impunément être simple; nous le sommes
encore plus que lui, et il semble qu'il nous manquerait de
respect s'il essayait un moment d'éveiller notre curiosité
sur des points où il ne nous est permis de rien ignorer et
où nous nous glorifions de tout savoir. Mais du moment
qu'il s'agit d'une pièce, puisée dans les archives de notre
histoire, beaucoup plus inconnue pour nous que celle de la
Grèce et de Rome, du moment qu'au lieu du péplum et de
la tunique de laine nous voyons paraître la soie, le ve-
lours, l'acier, la visière, Les gantelets, nous n'admettons
plus qu'on puisse nous intéresser au moyen de trois ou
quatre personnages, se mouvant dans une action simple
et sobre, sans coup de théâtre et sans péripétie : nous de-
mandons que l'intérêt aille en croissant, que l'imprévu ait
sa part, que l'auteur nous tienne sans cesse suspendus au
fil d'événements que chaque acte noue et dénoue, embrouille
et débrouille : il nous faut du mouvement, du bruit, du tu-
multe, des flots de gentilshommes ou de populaire se dé-
roulant sur la scène, un reflet de cette vie compliquée du
moyen âge, dont le drame moderne, à défaut d'autre mé-
rite, avait si bien saisi le côté matériel et pittoresque. En
un mot, par cela même que nous ne savons rien ou presque
70 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
rien du sujet qu'a traité le poëte, nous voulons qu'il in-
vente tout ou presque tout.
C'est contre cet écueil qu'alla se briser Agnès de Méra-
nie. Tous les spectateurs auraient pu, avant la représenta-
tion de Lucrèce, annoncer d'acte en acte ce que Fauteur
allait leur montrer. Dans la foule qui se pressait à la re-
présentation d'Agnès, bien peu de gens eussent pu dire de
quoi il s'agissait et de quels éléments se composait la pièce
nouvelle. Dans la première épreuve, la curiosité se con-
tenta de tout, parce qu'on ne lui avait rien promis; dans la
seconde, elle ne se contenta de rien, parce qu'elle avait
tout espéré.
Je ne voudrais pas avoir l'air de chercher un de ces pa-
radoxes faciles, qui donnent du piquant aux aperçus et aux
jugements littéraires; mais il me semble, après une lecture
attentive, qu'Agnès de Méranie est très-supérieure à Lu-
crèce. D'abord le choix du sujet prouve le goût de M. Pon-
sard pour les choses grandes et élevées. Quelle donnée
plus sérieuse et plus féconde que celle-là : un roi de
France, un fils aîné de l'Église, illustré déjà par vingt vic-
toires, rêvant l'agrandissement de son royaume et la con-
quête de la Normandie* et arrêté tout à coup par une puis-
sance invisible, par l'anathème d'un vieillard débile, qui
ne pourrait pas disposer de cinquante soldats: la lutte
entre le pouvoir temporel, représenté par Philippe-Au-
guste, et le pouvoir spirituel, représeuté par le légat du
pape; et, entre ces deux forces rivales qui résument le
moyen âge tout entier, une femme chaste et pure, aimante
et dévouée, épouse légitime de Philippe, mère de ses deux
enfants, et cependant coupable, car elle n'est épouse et
mère qu'à la faveur d'un divorce que l'Église réprouve, et
qui fait gémir Ingelberge, la vraie reine, dans la solitude
et l'abandon! — Qui triomphera? qui cédera? Agnès, ou
FRANÇOIS PONSARD. 71
le légat? l'amour de Philippe, ou l'excommunication ponti-
ficale? Philippe résiste, et voilà que le vide et le silence se
font autour de lui; son royaume est frappé d'interdit; sa
capitale devient une nécropole; ses barons et ses grands
vassaux refusent d'entrer dans sa querelle, et remettent au
fourreau leur vaillante épée. Agnès languit et se meurt
sous le poids de cette réprobation universelle : elle essaye
de fuir; peu s'en faut que, dans sa fuite, elle ne soit
massacrée par la foule ameutée; peu s'en faut que son
royal amant, qui la poursuit et qui la ramène, ne périsse
avec elle, insulté et méconnu par ce peuple qui l'adorait,
'mais qui lui demande compte de ses souffrances et de ses
misères ; Agnès comprend qu'elle ne peut soutenir plus
longtemps cette inégale et horrible lutte; elle avale du poi-
son, et vient sur la scène demander pour son agonie l'ab-
solution de ce terrible légat, qui la tue. Au moment où
elle expire, où la reine adultère disparaît derrière la chré-
tienne repentante, le légat s'incline sur son front pâli, et
prononce les paroles suprêmes du pardon. Il lève l'inter-
dit; la France se sent revivre, et pousse un cri de déli-
vrance et de guerre par la mâle poitrine des intrépides
compagnons de Philippe : le roi est au désespoir, mais la
victoire le consolera, et, le jour où il aura conquis la Nor-
mandie, peut-être oubliera-t-il qu'il a perdu Agnès.
M. Ponsard avait cru {fallait-il donc le détromper?)
qu'un pareil sujet renfermait des conditions d'intérêt suf-
fisantes, et qu'il était inutile de multiplier les ressorts
d'une action si heureusement choisie et si nettement indi-
quée, fl avait cru que ceux qu'avaient attendris les vieilles
infortunes de Lucrèce ne seraient pas plus impitoyables
pour Agnès de Méranie, pour une pièce prise dans les en-
trailles mêmes de notre histoire, au berceau de notre glo-
rieuse monarchie, au plus vif et au plus vrai des grandes
72 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
luttes spirituelles et temporelles du moyen Age. Avec cela,
et un progrès immense dans son style, n'avait il pas le droit
d'espérer un nouveau triomphe? Il n'en fut pas ainsi ; on
rendit Agnès responsable des prospérités excessives de sa
sœur aînée ; on l'accusa de manquer d'action, comme si
Lucrèce en avait davantage. Que voulei vous? quatre an-
nées s'étaient écoulées; la réaction n'avait plus de mot
d'ordre; le perpétuel va-et-vient de l'esprit français eu
était à une autre phase; on n'avait, pour le moment, rien à
démolir à l'aide du nom et du talent de H. Ponsard; Agnès
de Méranie tomba.
Ce qui est vrai, c'est que les exigences cfe ces cinq ac-
tes, coupe sacramentelle qui ne se prête pas à tous les su-
jets, lit de Procuste de la tragédie classique, avaient
amené M. Ponsard à oublier le sage précepte d'Horace :
serriper ad eventum festina, et à prolonger démesurément
une situation, toujours la même à dater du troisième acte.
11 arrive un moment, dans sa pièce, où elle semble frap-
pée de la même immobilité que ce malheureux royaume de ~
France, excommunié par le pape; les événements, les ca-
ractères, les sentiments, le dialogue, tout tourne dans un
cercle au lieu d'avancer vers un but. Quelle différence, si
l'auteur, profitant des libertés shakspeariennes et s'af-
franchissant de l'inflexible unité de lieu, avait substitué à
cette distribution monotone une certaine quantité de scènes
où se seraient déroulés tour à tour, dans toute leur vérité
historique et locale, le gracieux tableau des amours de
Philippe et d'Agnès, l'arrivée du légat, les redoutables
conséquences de l'interdit, l'agitation des grands vassaux,
les souffrances du peuple, la lutte des deux pouvoirs, la
fuite et le retour d'Agnès, et enfin son agonie et sa mort!
Mais H. Ponsard, à qui l'imitation de Corneille et de Tite-
Live avait si bien réussi, s'était laissé tenter cette fois par
FRANÇOIS PONSARD. 75
une gloire plus délicate et peut-être plus difficile. 11 avait
songé à Racine, et cherché son principal moyen de succès
dans là peinture des combats intérieurs, des contradictions
incessantes d'un cœur partagé entre l'amour et le devoir,
entre le doux égoîsme de la passion et la froide raison
d'État; toute cette poésie amoureuse et charmante que
Racine a répandue à flots limpides dara Aiidromaque, dans
Esther, et surtout dans Bérénice, M. Ponsard avait voulu
la retrouver, et il y avait presque réussi. Seulement il ou-
bliait qu'il ne serait pas jugé par des contemporains de
mademoiselle de la Vallière et de madame de Sévigné!
Quoi qu'il en soit, le personnage d'Agnès, de cette Béré-
nice chrétienne, qui est plus femme que reine, plus amante
qu'épouse, qui aime chastement, et dont on condamne
l'amour, qui ne se croit pas Coupable et qui pourtant sent
peser sur elle une puissance supérieure et réprobatrice;
qui se résigne bien à s'enfuir, mais qui espère être pour-
suivie, ce personnage fait le plus grand honneur à M. Pon-
sard, et vaut à lui seul toute la tragédie de Lucrèce. Quant
au style, il n'y a pas de comparaison possible; Agnès a
toutes 4es qualités dont Lucrèce était dépourvue : correc-
tion, fermeté, sobriété, souplesse, netteté, élégance. Citons
au hasard deux morceaux pour justifier notre préférence.
Voici des vers de Lucrèce, qui ont été très célèbres, et que
le béotisme de 1843 ne manqua pas d'appliquer à nos
pairs de France, comme celui de 1853 les appliquerait sans
doute à nos sénateurs : •
... Au point où nous voilà, qui veux-tu qui conspire?
Ce n'est pas le sénat ; ce vieillard impuissant,
Est purgé des humeurs qui lui chauffaient le sang ;
11 comprend, aujourd'hui qu'il est devenu sage,
Que la tranquillité convient à son grand âge,
74 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
Et comme incessammeot de ce corp$ tout cassé
Tombe quelque débris qui n'est pas remplacé,
. Les membres s'en allant ruine par ruine,
Tout doucement bientôt s'éteindra la machine.
Assurément», un professeur de rhétorique punirait l'éco-
lier qui lui apporterait de pareils vers. — « Démolissons
Aristote, mais respectons Vaugelas! » avait dit H. Victor
Hugo. Ici ni Vaugelas ni du Marsais n'étaient respectés;
les métaphores étaient lancées au hasard, sans le moindre
souci des analogies, et il y avait quelque chose de singu-
lier à voir ce jeune poëte, arrivé pour réagir contre une
école ennemie de toute règle et de tout frein, préluder à
son rôle de correcteur par de choquantes incorrections.
Comparez à ces vers informes ceux où Agnès de Méranie
exhale ses tendres et poétiques regrets :
Philippe, mon seigneur, chère âme de ma vie)
Va ! c'est bien à toi seul que je me sacrifie.
Que n'es-tu, comme moi, de ces humbles esprits
Qui bornent tous leurs vœux sur des êtres chéris,
Et sont reconnaissants aux honneurs de ce monde
De ne pas visiter leur retraite profonde ! .
Nous partirions ensemble. 11 est dans mon Tyrol
Des bords hospitaliers plus que ce triste sol.
mes bois, mes vallons, ma campagne connue,
Gomme je guiderais chez vous sa bienvenue!
Immenses horizons, de quel geste orgueilleux
Je lui déroulerais vos tableaux merveilleux !
Et quel bonheur d'entendre, à son bras suspendue,
La lointaine chanson tant de fois entendue !
— Hélas ! ce n'est qu'un rêve ; il ne saurait pas, lui.
Oublier dans l'amour uri trône évanoui.
Que vais-je imaginer? un manoir d'Allemagne *
Les chants tyroliens, la paix de- la campagne ,
FRANÇOIS PONSAUD. 7:»
Toute cette innocence et toutes ces candeurs,
A lui qui tomberait en faite des grandeurs 1
Ah! Tâme que la gloire une fois a touchée
Est pour le bonheur calme à jamais desséchée ;
Elle garde, en sa chute, un désespoir hautain,
Et ne peut plus rentrer dans le commun destin ;
Du haut de sa ruine, elle écoute, isolée,
L'écho retentissant de sa grandeur croulèe.
Nous le demandons, est-ce la même langue? Ce ne fut,
on le voit, qu'à dater d'Agnès de Méranieqxte M. Ponsard
entra en pleine possession de son style, style plus com-
posite qu'homogène, où il est facile de reconnaître la trace
de diverses inspirations et de diverses écoles, où la nou-
veauté et l'archaïsme se coudoient sans se combiner tou-
jours, mais qui, après tout, est d'une trame assez ferme,
d'un tissu assez solide pour qu'il ne soit plus permis d'en
parler avec dédain.
Ajoutons ici, pour n'avoir plus à y revenir, une autre
singularité dont M. Ponsard a été victime : jamais poète ne
débuta avec plus d'éclat, n'excita des sympathies plus vives,
n'éveilla de plus sérieuses espérances, et pourtant jamais
poète no rencontra moins d'interprètes dignes de lui. Bien
que je n'aie pas assisté à la première représentation de
Lucrèce, je devine aisément ce qu'avaient pu être M. Bo-
cage et madame Dorval dans deux rôles si complètement
étrangers à leur talent; mais j'étais à la première repré-
sentation à' Agnès de Méranie, et je me souviens encore de
l'effet lugubre, lamentable, que produisirent ce roi enroué,
cette reine enrhumée, ce légat récitant son rôle comme le
confident d'une tragédie de Raynouard ou de Luce de
Lancival. Quel désastre pour une pièce qui, manquant de
mouvement, de péripéties et de coups de théâtre, atten-
dait surtout son succès de ces délicatesses de détail, de ces
76 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
nuances de sentiment que les bons acteurs mettent en re-
lief, que les mauvais laissent dans l'ombre ! Ce malheur im-
mérité a presque constamment poursuivi M. Ponsard, et,
l'autre soir encore, il compromettait l'Honneur et V Argent,
si le sort de cet ouvrage excellent pouvait être compromis.
C'est pourquoi Ton peut dire, en parodiant un mot cé-
lèbre de Michaud à^ propos d'un personnage beaucoup
moins inoffensif, qu'Agnès de Méranie n'a pas été jugée,
mais exécutée; en revanche, nul n'a le droit de s'étonner
du mécontentement et de k froideur qui accueillirent
Charlotte Corday.
M. Ponsard, salué comme chef d'école, avait mérité
qu'on lui demandât quel était son plan, son but, sa filiation
littéraires ; à quelles idées générales il rattachait ses tra-
vaux; à quelle famille d'esprits et de talents il se rattachait
lui-mime. Évidemment il avait voulu rendre à notre théâ-*
Ire, encore chaud de Y orgie romantique, la simplicité des
maîtres; cette simplicité avait porté bonheur à son début,
et il lui était resté fidèle, à ses dépens, dans sa seconde
pièce. Mais que penser de lui lorsqu'on le vit entrer de
plain-pied dans un épisode presque contemporain, gros de
tumulte et de clameurs, où la simplicité devenait impos
sible, où Melpomène et Clio étaient forcées d'emprunter le
porte-voix révolutionnaire? Que penser surtout lorsqu'on
vit ce disciple de Tite-Uve, de Conseille et de Bacine, de
la ligne sobre et pure, prendre pour guide, en ce péril-
leux sujet, un poète dont je ne conteste assurément pas la
gloire et le génie, mais qui recherche peu, ce me semble,
la pureté des lignes et la sobriété des eouleurs! 11 fallut
bien avouer que H. Ponsard manquait essentiellement d'i-
nitiative et de parti pris, qu'il marchait à l'aventure, et
qu'il n'avait pas l'air très-sûr que ses premiers dieux
n'eussent pas été des idoles. „
FRANÇOIS PONSÀRD. 77
Soyons justes pourtant; en abordant ce sujet tout fré-
missant de nos souvenirs, de nos douleurs et de nos an-
goisses, Fauteur de Lucrèce et iT Agnès de Mémnie déser-
tait moins son drapeau qu'on ne pourrait le croire; il
s'efforçait de retrouver sur ce terrain nouveau, encore sil-
lonné des orages de la veille et des tempêtes du lendemain,
cette vérité des caractères, cette modération des idées et
cette autorité de langage dont il a fak jusqu'ici les traits
distinctifs de sa muse» Peut-être même, — car les poètes
les plus sensés sont sujets à l'illusion, — espérait-il ras-
séréner, à force d'équité et de sagesse, ce qu'un pareil spec-
tacle avait d'irritant et de passionné, et ramener un peu
de calme dans nos âmes troublées par ces sinistrés images;
mais cette fois 1 entreprise était au-dessus de ses forces,
et ne pouvait pas réussir. En vain H. Ponsard, poor dé-
concerter les passions et désarmer les colères, avait-il
essayé de se faire aussi impersonnel que possible, de lais-
ser à Vergniaud, à Barbaroux, à Danton, à Sieyès, à Ro-
bespierre, à Marat, la responsabilité de leurs opinions, de
leurs paroles et de leurs actes ; on lui répondit que cette
impersonnalité du poète n'était bonne qu'à glacer le pu-
blic, qui veut que l'auteur se passionne pour se passionner -A
lui-même. En vain, par un procédé contradictoire, s'étudia-
t-il à ne pas perdre un moment de vue l'effet qu'allaient
produire sur ses spectateurs les sentiments et les idées de
ses héros» et eut-il soin de se tenir sans cesse derrière
eux, calculant la portée de chaque vers, le péril de chaque
hémistiche, donnant à tous les partis des satisfactions suc-
cessives, et cherchant consciencieusement à contenter tout
le monde; on lui objecta que c'était là, au point de vue
politique, le moyen de ne contenter personne, et, au point
de vue dramatique, le procédé contraire à celui des maîtres,
qui disparaissent et s'absorbent dans leurs acteurs, pour
•+
78 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
leur donner plus de vérité et de vie. En vain déploya-t-i),
dans le tableau des travaux rustiques de Charlotte, uue
grâce qu'on ne lui connaissait pas, et, dans la grande
scène du quatrième acte, entre les triumvirs de la Monta-
gne, une ampleur et une vigueur cornéliennes ; on fit ob-
server que ces beautés éparses, tenant moins du drame
que de l'idylle ou du discours en vers, ne suffisaient pas à
une tragédie, et un bromme d'esprit termina la discussion
en affirmant que Charlotte Coi'day lui faisait l'effet de
YHistoire des Girondins racontée par Théramène.
Il y eut là, nous le croyons, un moment fâcheux et dan-
gereux dans la carrière poétique de M. Pônsard; d'une
part, il s'abandonnait à l'influence d'un homme illustre,
qui nous a tous plus ou moins enivrés des charmes divins
de ses premiers vers ou des capiteuses séductions de ses
derniers livres, mais qui possède trop mal l'art de se con-
duire lui-même pour qu'on puisse le supposer habile à
conduire les autres; il se laissait entraîner après lui dans
ce tourbillon révolutionnaire où devait nécessairement
s'estomper et disparaître les ehastes et sérieux contours
de sa pensée; d'autre part (ceci est plus délicat à indiquer),
il devenait décidément trop païen, non pas dans le sens
classique et autorisé, mais par ce côté un peu profane,
un peu libertin, que toute la grâce et tout l'atticisme d'Ho-
race ne parviennent pas à déguiser. 11 accréditait de
son nom, de son talent et de son exemple, cette petite
réaction néo-païenne, qui n'a rien de commun, Dieu merci,
avec l'étude intelligente des anciens, et qui invoque Vénus
en buvant le cécube et en se couronnant de roses, sous
prétexte que la petite école néo-gothique a fait son temps.
M. Ponsard, en écrivant Horace et Lydie, prouva, une fois
de plus, que certains chefs-d'œuvre de la* poésie antique
ont un charme insaisissable, un léger parfum qui s'évapore
FRANÇOIS PONSARD. 79
en passant du texte primitif dans la traduction d'un honnie
de talent. Mademoiselle Rachel, en prêtant à cette futile
esquisse d'un classique en goguettes l'appui qu'elle avait
refusé à Lucrèce, à Agnès et à Charlotte, prouva, elle aussi,
ce que Ton savait déjà, qu'un succès d'ajustement, de
coquetterie et de fascination sensuelle lui paraît pré-
férable à un succès sérieux obtenu au service d'un vrai
poète.
Ce fut probablement pour échapper à ce côté malsain de
la poésie païenne que M. Ponsard alla se plonger aux sour-
ces pures et vives d'Homère : d'autres l'en ont blindé; nous
l'en félicitons ; c'est là qu'il a retrouvé cette vigueur d'in-
spiration, cette santé intellectuelle, qui se révèlent si bien
dans sa dernière comédie. La tragédie d'Ulysse, le poème
d'Homère, sont des œuvres très-estimables, qui compteront
un jour parmi les meilleurs titres littéraires de leur auteur.
Si le succès n'en a pas été plus décisif, c'est que notre pré»
tendu retour vers l'antiquité grecque et homérique n'est,
hélas ! que superficiel ; c'est qu'il s'en tient à l'extérieur,
et que le public, même lettré ou dilettante, n'est pas plus
avancé aujourd'hui dans l'étude ou l'intelligence d'Homère
qu'il ne Tétait dans celle du moyen âge, à l'époque où le
moyen âge était à la mode. M* Ponsard, en voyant sourire
ou ricaner, à certains passages de son Ulysse, ces Aspasies
sans- beauté et sans orthographe qui enjolivent et déshono-
rent de leur présence les premières représentations, a dû
faire là-dessus assez de réflexions graves et tristes pour
qu'il Soit inutile d'insister. -
On le voit, après cette série d'oeuvres contestées ou con-
testables, rien n'était encore perdu pour M. Ponsard, mais
rien n'était résolu. Il se trouvait, en définitive, un peu
moins avancé qu'au lendemain de Lucrèce, Pourvu qu'on y
mit un peu de malveillance ou de malice, on pouvait se
80 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
demander si le succès de Lucrèce n'avait pas été une sur-
prise, un accident, un hasard : on pouvait croire surtout
que ce poète aux allures embarrassées, poursuivant dans
des imitations successives son originalité absente, puisant
à des sources diverses ses inspirations laborieuses et len-
tes, finirait par perdre, dans la littérature moderne, toute
personnalité et toute physionomie distinctes. Il fallait donc,
il fallait absolument un grand succès à H. Ponsard, afin
que personne ne pût douter de lui, à commencer par lui-
même. Ce succès, il vient de l'obtenir. Cette jettatura bi-
zarre, qui datait d'un trop éclatant triomphe, et qui durait
depuis dix ans. a été enfin -conjurée par les remarquables
beautés de sa comédie. Désormais Fauteur de Lucrèce s'ap-
pellera l'auteur de Y Honneur et V Argent, et c'est pour lui
une double bonne fortune; car ce titre rappellera son
meilleur ouvrage et le délivrera d'un souvenir écrasant.
Et pourtant, au premier abord, il semble que Tien n'est
original dans cette pièce, ni les caractères, ni l'intrigue,
ni le style ; ce n'est qu'en approchant de plus près et en y
réfléchissant davantage qu'on y découvre une véritable ori-
ginalité.
Georges est intéressant et vrai , mais ce n'est pas un
caractère, ou du moins c'est un caraetère de drame plutôt
que de comédie. Riche el fêté au premier acte, volontaire-
ment ruiné au troisième, il voit se détourner de lui ce
monde qui lui prodiguait ses empressements et ses souri-
res. L'honnête négociant qui allait lui donner sa fille la lui
refuse, et Laure, pauvre créature obéissante et passive, a
Y inexcusable faiblesse de se soumettre aux volontés de son
père et de renoncer à son amant. Georges se répand en
plaintes douloureuses, en récriminations éloquentes contre
ce père dénaturé, contre cette fille résignée, contre cette
société surtout qui humilie et repousse sa noble et fière
FRANÇOIS PONSÀRD. 81
indigence ; il a des mots, des cris d'une poignante amer-
tume :
Moi qui n'ai pas dîné pour acheter des gants!
Il douie du bien et du mal, il calomnie le monde et lui-
même, il est sur le point de capituler avec sa conscience et
son cœur : heureusement son ami est là pour combattre ces
tentations coupables et lui rendre un peu de courage ; la
sœur de Laure le console; la fortune lui revient; un rayon
de bonheur lui sourit, et, au dénoûmept, Georges a retrouvé,
avec l'espérance et l'amour, la pleine possession de sa
loyauté et de sa vertu. Nous le répétons, cet ensemble ne
manque ni d'intérêt, ni d'émotion, ni de vérité; mais il n'y
a pas là de comédie.
Rodolphe, l'ami de Georges, s'en rapproche davantage;
il tient à la fois de Philinte et d'Alceste : d'Alceste par son
extrême honnêteté, par sa haine contre l'hypocrisie et le
mensonge, et, au fond, par son dédain pour notre pauvre
humanité ; de Philinte, par sa résignation raisonnée et rai-
sonnable au mal qu'il voit faire et qu'il ne peut empêcher.
Les iniquités, les inconséquences sociales, l'atUistenFsans
l'irriter. 11 éclaire l'imprévoyance de Georges, non pas pour
lui conseiller 1e doute, le désespoir et la haine, mais pour
le préparer à la lutte. 11 a souffert, il est pauvre, il a vécu ;
il sait ce que Georges ignore, et il lui dit : « Garde bien
ton argent si tu veux pouvoir toujours croire aux autres et
à toi. » — Plus tard, lorsque Georges est malheureux,
lorsqu'il chancelle et résiste encore, Rodolphe a le droit de
venir à hy, de lui tendre la main et de lui dire : — « N'est-
ce donc rien, cela? je n'en fais pas autant pour tout le
monde. * — Cette physionomie est sympathique , d'une
morale irréprochable, d'un effet excellent; mais elle ne ré-
5.
82 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
pond pas à (Idée complète qu'on se forme d'une comédie,
c'est-à-dire d'une action comique mise en jeu par le con-
tact et le choc des caractères : Rodolphe moralise, il n'a-
git pas.
Les deux jeunes filles, Laure et Lucile, sont ce qu'elles
doivent être, Tune personnifiant l'obéissance filiale et pas-
sive, l'autre empruntant le tablier de Donne ou de Martine
pour dire son fait à cette soumission exagérée. Peut-être
serait-il permis der remarquer que Lucile est bien avancée,
bien indisciplinée pour son âge, et que ces idées de résis-
tance et de révolte, fort bien placées dans la bouche des
servantes de Molière , en face de gens qui veulent marier
leurs filles à Tartufe, à Trissotin ou à Thomas Diafoirus,
sont un peu moins à leur place sur les lèvres d'une jeune
personne bien élevée, dont le père n'a d autre ridicule et
d'autfe tort que de ne plus vouloir d'un gendre ruiné; mais
le contraste et l'effet du dénoûment l'exigeaient ainsi, et
nous nous bornerons à dire que cette figure de Lucile, bien
qu'elle ait de la mutinerie et de la grâce, n'est ni originale
ni comique.
Il y a, duns Y Honneur et l'Argent, deux rôles qui ne sont
malheureusement qu'indiqués, et d'où la comédie pouvait
jaillir; c'est celui de M. Mercier, le père de Laure et de Lu-
cile, et celui de la vieille fille dont on offre la main à Geor-
ges, et qu'il a un moment l'envie d'épouser. Cette vieille
fille n'est pas ridicule, et M. Ponsard a fait preuve de tact
en se refusant le plaisir facile et le facile succès d'une cari-
cature. Jeune et belle, elle était pauvre; elle a hérité de
cent mille écus , mais- trop tard ; la jeunesse et la beauté
s'étaient enfuies. Dans ce cœur attristé et non desséché par
le célibat, il y avait peut-être des trésors de dévouement et
de tendresse, tout le bonheur, toute la joie, tout l'orgueil
d'un honnête homme : hélas! il n'est plus temps; fermé
FRANÇOIS PONSARl). 85
d'abord par la. pauvreté, ce cœur doit l'être désormais par
la richesse, par l'inflexible pensée que Ton ne l'épouserait
que pour son argent : je trouve cette idée touchante et
charmante, et j'en veux presque à M. Ponsard de ne pas
l'avoir développée ; sa vieille fille ne fait que passer dans
le drame ; elle dit quelques mots et disparaît.
M. Mercier est admirable de suffisante et de sottise, de
rigorisme factice et tardif, de probité bourgeoise et ba-
varde. Il a chanté autrefois, dans ses joyeuses nuits de
corps de garde, Voltaire, Parny et Béranger; mais à pré-
sent il se range, et il ne Veut pas qu'on lui rappelle ses pec-
cadilles passées. Rien tie lui paraît au-dessus de la délica-
tesse et de l'honneur. Il djt bien haut qu'entre un homme
pauvre, mais honnête, et un millionnaire taré, son choix
ne balancerait pas un moment. Patience! Après le noble
sacrifice par lequel Georges renonce à l'héritage maternel
pour payer intégralement les créanciers de son père,
M. Mercier trouve que Georges est allé trop loin, qu'il au-
rait dû le consulter en sa qualité de futur beau-père; qu'il
y avait moyen dé ménager à la fois sa conscience et sa
•bourse. 11 lui refuse sa fille et la donne à un riche agent de
change dont le père a fait trois faillites. Plus tard, lorsque
ce gendre, ruiné â son tour, prend la fuite et laisse la pau-
vre Laure dans l'abandon et les larmes, M. Mercier est aussi
comique dans ses doléances qu'il l'a été dans ses contra-
dictions : ' .
. . ,. Le coquin ! le drôle ! le bandit !...
L'hypocrite qu'il est nous a tous attrapés
Il possédait si bien là langue des affaires,
Était si positif, riait tant des chimères,
Traitait la poésie avec tant de mépris,
Que j'ai cru qu'il serait le meilleur des marin '•
84 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
M. Mercier est si drôle en cet endroit, cette boutade ré-
pond si bien à r ensemble du personnage, qu'on rit aux
éclats et que Ton accepte cette petite vengeance de poète.
Mais au fond, M. Mercier a raison : les poêles, ou, si Ton
veut, les hommes d'imagination, seront toujours, je le
crains, de fort médiocres maris. N'importe! ce rôle est
excellent, mais ce n'est qu'une esquisse. Donnez-lui plus
de saillie, et faites-le jouer par M. Sajnson ou M. Provost,
vous aurez la vraie comédie.
Quant à la donnée et à la marche de l'intrigue, il y a
quelques réserves à faire. J'admire le sacrifice de Georges,
pouvant, sans manquer à la loi, garder la fortune de sa
mère, et n'écoutant que la voix de l'honneur* qui lui or-
donne de payer à tout prix les dettes paternelles. Je suis
de l'avis de Rodolphe, annonçant d'avance tout ce que cette
épreuve aura de douloureux, de dangereux et de terrible.
Mais la société est-elle aussi mauvaise, aussi ingrate envers
le bien qu'on nous la représente, surtout dans une de ces
circonstances solennelles, éclatantes, où l'homme qui pousse
la loyauté jusqu'à l'héroïsme appelle nécessairement l'at-
tention publique? Il y a dans Y Honneur et V Argent un pas-
sage très-vrai et très-beau, où Rodolphe dit à Georges que
ce qui est noble et méritoire, ce n'est pas le courage du
premier moment, mais la persévérance. Nous dirons, nous,
à M. Ponsard, que pour donner au sacrifice de Georges
toute sa grandeur, et aux conséquences de ce sacrifice toute
leur vraisemblance, il fallait inventer une de ces situations
où l'honnête homme est forcé de lutter entre son intérêt et
sa conscience, isolément, obscurément, sans que ses efforts
et sa victoire puissent lui attirer un suffrage ni un regard.
L'action courageuse de Georges, au contraire, est de celles
qui réussissent toujours, que l'on admire au grand soleil,
au milieu des applaudissements de la foule, et que se hâ-
FRANÇOIS PONSARD. 85
tent d'exalter ceux-là mêmes qui n'en seraient pas capables.
Ce qui en résulterait, dans la vie et dans la société réelles,
je vais vous le dire. Il est possible qu'un père refusât sa
fille à Georges; et, pour lui donner tort, il faudrait ignorer
tout ce que la richesse ou la pauvreté peuvent mêler de
charme ou d'angoissé au bonheur intérieur. 11 est possible
encore (sachons tout dire! ) que ses amis se détournent de
lui et évitent sa rencontre, dans la crainte de sollicitations
et d'emprunts; cela est vil et méprisable; mais qu'y faire?
Nous en avons tant vu, depuis vingt ans, de ces héros qui
commençaient par une action d'éclat, un sacrifice chevale-
resque, un courageux martyre, et qui venaient ensuite mon-
nayer en détail leur belle action dans la poche de leurs
amis ! Puisqu'on prétend que nous sommes à court de ty-
pes de comédie, en .voilà un que je me permets d'indiquer
à M. Ponsard, et qui ne manquerait ni d'actualité ni de
vérité.
Je n'excuse pas les amis de Georges, mais je les com-
prends. Quant à la société officielle, je crois que M. Pon-
sard la calomnie. Soyez bien sûr qu'après la noble déter-
mination de Georges toutes les portes des chancelleries et
des ministères s'ouvriraient à ce volontaire de la pauvreté ;
que son beau trait serait raconté tout haut dans les salons;
que cinq ou six belles dames, femmes de ministres ou de
hauts fonctionnaires, le prendraient sous leur protection,
et ne laisseraient pas de repos à leurs maris jusqu'à ce
qu'elles eussent obtenu pour lui une bonne place ; sans
compter le prix Monthyon, qu'il aurait en perspective! sans
compter quelque miss langoureuse, or quelque veuve roma-
nesque, qui pourrait bien se passionr te pour son infortune,
et lui offrir sa main et ses millions Cet anonyme homme
d'État qui, dans la pièce de M. Pot $ard, propose à Geor-
ges riche un poste d'ambassadeur, < à Georges pauvre une
80 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
place d'expéditionnaire, est évidemment un fantaisiste, et
devrait, par conséquent, être fort suspect au chef de l'é-
cole du bon sens. Ce n'est pas ainsi que les choses se pas-
sent dans le monde vrai. Àh! poète I poète! il eût été
digne de vous de ménager un peu plus cette pauvre société
qui se défend si mal, qui a tant d'indulgence pour ses dé-
tracteurs. .. et tant d'indifférepce pour ses avocats!
Il y a encore dans YHonneur et T Argent un point que
je tiens à éclaircir, afin de pouvoir rendre justice à l'œuvre
et à l'auteur en toute sécurité d'esprit et de conscience.
Serait-il vrai, comme on l'assure, que M. Ponsard ait voulu
donner à sa pièce des allures voltairiennes, et réagir (tou-
jours des réactions!) contre le mouvement religieux de ces
dernières années, contre le publieiste êminent qui en repré-
sente le mieux le côté incisif et militant? Pour ma part, je
l'avoue, je n'y entends pas tant de malice, et je m'en ré-
jouis; car ce serait bien triste, n'est-ce pas? de voir ce beau
rôle de Rodolphe, tant d'honnêteté et de droiture, un si
austère et si profond sentiment tlè l'honneur, un langage à
la fois si sévère et si sage, aboutir à quoi? à nn hommage
au courtisan de Frédéric de Prusse et de madame de Pon>
padour, au contempteur de toutes les choses grandes et
sacrées, à l'homme qui a dégradé la poésie, profané l'his-
toire, sali nos plus chastes gloires, jeté sur un siècle entier
sa bave étincehnte, et dont nous retrouvons encore l'amer
et victorieux éclat de rire au fond de tous nos malheurs et
de toutes nos souffrances ! Non, c'est impossible, ce n'est
pas là 1* pensée de M. Ponsard. Rodolphe, son véritable hé-
ros, rappelle à M. Mercier, plus ou moins converti, le temps
où il citait Voltaire et fredonnait Déranger ; il termine la
pièce en murmurant à l'oreille de M. Mercier scandalisé :
Nous disions donc, monsieur, que cet affreux Voltaire...
FRANÇOIS PONS AM>. 87
mais c'est de bonne prise pour la comédie; l'épigramme ne
tombe que sur ce bourgeois vaniteux et borné, dont la con-
version n'est qu'à la surface, dont la conduite et les paroles
révèlent les contradictions les plus plaisantes, dont les cir-
constances ont fait un défenseur de la société, de fa reli-
gion et de la morale, et qui, à huis clos, si on l'en priait
bien, chanterait encore Babet et le Dieu des Bennes Gens,
Chose singulière! l'homme qu'on a nommé dans tout ceci
et qu'il eût été de meilleur goût d'épargner, est un de
ceux qui ont Ië mieux saisi ce type de bourgeois dévot par
intérêt ou par peur, sceptique par sottise ou par habitude,
ayant un Eucologe sous le bras et un Voltaire dans sa po-
che. Relisez les Libres Penseurs, YEsclave Vindex, le Len-
demain de ta victoire; vous verrez avec quelle verve l'auteur
de ces ouvrages raille ces accommodements grotesques
du mal et du bien, de la religion extérieure et de l'incré-
dulité intime, du rigorisme officiel et du libertinage clan-
destin, de ces divers éléments dont se composent tous les
Merciers — passés, présents et futurs. — Vous voyez donc
bien que M. Ponsard n'a pas attaqué M. Veuillot; je di-
rais plutôt qu'il Fa copié !
Le style de YHonneur et l'Argent relève de Molière,
comme celui de Lucrèce et du quatrième acte de Charlotte
Corday relevait de Corneille. Mais, cette fois, l'imitation
est sr heureuse et si habile, le modèle si admirable, le maî-
tre si sûr. que je ne me sens pas le courage de blâmer l'i-
mitateur et le disciple.
En dehors des caractères, des situaftioiîs et du style, il y
a dans YHonneur et V Argent une originalité réelle : celte
originalité, quelle est-elle? Je vais essayer de l'indiquer en
finissant.
Le soir de la première représentation, j'ehtendais mur-
murer autour de moi par des gens de beaucoup d'esprit, et
88 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
au milieu d'un concert d'éloges, que les vérités trop vraies
abondaient dans eette pièce, et, pour tout dire (il faut bien
que chaque événement ait son bon mot), que la comédie de
M. Ponsard leur faisait l'effet d'une nouvelle édition de Mo-
lière, commentée par H. de la Palisse. C'est possible; mais
lorsqu'on a été, pendant quelque temps, au régime de no-
tre littérature subtile, dissolvante, poussant le goût de la
fantaisie, de l'antithèse et du paradoxe jusqu'à ces régions
crépusculaires où le jour et la nuit se confondent, on n'est
pas fâché de trouver sous sa main un peu de vérité, fût-elle
trop vraie, et Ton est tenté de croire que H. de la Palisse a
du bon. Êtes-vous bien certain que h sublime tirade de
Géante, dans Tartufe, n'encourrait pas le même reproche
auprès de nos hardis fantaisistes, et n'avons-nous pas lu,
Tan dernier, un aimable petit livre où Molière était traité
de radoteur, ne sachant faire parler que des Béraldes et des
Aristes d'un fastidieux bon sens? Voilà ce qui arrive aux
littératures lorsqu'elles perdent tout sentiment de discipline
intellectuelle et morale, lorsqu'elles s'abandonnent au ca-
price de chaque individu, au mirage de chaque imagination,
et substituent à ces lois immortelles où s'abritent l'art et
la raison Je ne sais quel personnalisme prestigieux et men-
teur, cherchant dans un perpétue] crescendo de raffinements
et de sophismes le succès qu'il ne peut plus obtenir par
des œuvres simples et belles. Plus tard, lorsqu'on se re-
trouve, par extraordinaire, en présence d'une de ces oeu-
vres, on est dépaysé, étonné, inquiet, presque mécontent;
il semble que la vérité soit fade, la simplicité niaise, le bon
sens ennuyeux; nos gosiers, brûlés d'alcool, ne reconnais-
sent plus la saveur de ce vin vivifiant et généreux; et, dans
ces moments-là, Molière et M. de la Palissé paraissent se
toucher de très-près. Honneur à tous deux! honneur aussi
à M. Ponsard I L'originalité et la gloire de son œuvre est
LECONTE DE LISLE. 89
Justement d'avoir ramené vers les vérités fortes et salubres
Bps esprits égarés dans, l'invraisemblable, le paradoxal et
r impossible, d'avoir exprimé ces vérités immortelles dans
un style ferme, net, franc, de bonne école et de bonne race,
d'avoir fait circuler dans les veines de la comédie moderne,
après tant de fièvres et de langueurs, un reste de ce sang
vigoureux et pur qui semblait tari depuis les maîtres, et de
n'avoir pas craint de nous paraître banal pour être plus sûr
d'être vrai. Un honnête homme, un homme de cœur, lut-
tant pendant dix années, ne se laissant pas décourager par
des difficultés exceptionnelles, se refusant à tonte transac-
tion avec la littérature mercantile, tombant sans murmure,
se relevant sans bruit, et terminant la lutte par une bonne
comédie, cet homme offre, en définitive, un spectacle assez
noble et assez rare pour qu'il soit permis de jeter bas les
armes et d'honorer en lui la sincérité du talent et la dignité
des lettres.
IV
M. LECONTE DE LISLE 1
Ce n'est pas seulement en politique que les révolutions
sont sujettes à produire leurs contraires. Vous semez une
république, vous récoltez un gouvernement absolu -, il n'y
* Poëmes antiques.
90 CAUSERIES LITTÉRAtRES.
a rien là qui contredise les probabilités de l'invraisem-
blable et la logique de l'inconséquence. Ce qui se passe en
littérature, depuis quelques années, est peut-être plus
étonnant. Vers 1827, lorsque nous démolissions avec une
si édifiante ferveur les derniers débris du paganisme, lors-
que nous achevions de chasser de leurs temples les dieux
et les déesses, et que nous inaugurions Fart gothique sur
les ruines du Parthénon, qui nous eût dit que, vingt-cinq
ans plus tard, ce mouvement aboutirait, non pas précisé-
ment à de petits vers galants inspirés par Vénus, Cupidon
et les Grâces, mais à une interprétation plus profonde, plus
savante et plus passionnée de la poésie païenne? Et pour-
tant il n'est pas impossible d'expliquer par quelle pente nous
sommes ainsi arrivés d'un extrême à l'autre. Là encore nous
sommes punis par où nous avons péché. Le chef le plus
illustre de cette renaissance chrétienne dans l'art n'avait
oublié qu'un point ; c'était d'y mettre un peu de spiritua-
lisme sincère, de christianisme véritable. — « Nous entrons
sous ces voûtes pour prier, vous pour rêver, » lui disait
à cette époque M. de Montalembert; et, en effet, dès les
Orientales et Notre-Dame de Paris, on pouvait aisément
comprendre que H. Hugo n'était préoccupé que du côté plas-
tique de l'art chrétien, et qu'il absorberait bientôt dans une
sorte de rêverie panthéiste ce que son rêve «de novateur avait
eu d'abord de salutaire et de fécond. Qu'en est-il advenu?
Ses imitateurs, ses disciples, M. Théophile Gautier en tête,
n'ayant pas les mêmes ménagements à garder avec cette fi-
liation poétique et déjà lointaine qui rattachait M. Hugo au
Génie du Christianisme, se firent franchement matérialis-
tes et païens; car vous aurez beau faire, vous aurez beau
tourner, déplacer, morceler la question, le christianisme,
c'est l'âme; le paganisme, c'est la matière. Cela est si vrai,
que, par un nouveau progrès dans la décadence, l'école
LECONTE DE LISLE. , <M
dont je parle en arriva à transporter dans la poésie les
procédés d'un antre art, à nous donner de la peinture et
de la sculpture en vers, et à croire que le but suprême
était atteint, si, à force, de ciseler et d'enluminer la langue
poétique, elle parvenait à rivaliser, sous leur plume, avec
l'é^auchoir et le ciseau. Ceux-là du moins, par un reste
d'égards pour le groupe primitif d'où ils étaient sortis,
évitaient d'ériger en système leurs secrètes préférences;
ils promenaient indifféremment leurs admirations éclecti-
ques delà Bible à Homère, d'Homère au Dante, d'Eschyle à
Shakspeare, du Parthénon à nos sombres cathédrales, du
ciel d'Athènes au ciel Scandinave, des marbres de Paros
aux vierges de Raphaël. Eh bienl voici un poète, un poète
d'un grand talent, qui, s'emparant en mattre de cette re-
naissance néo-païenne dont les indices se multiplient, de-
puis dix ans, dans la société et la littérature, nous dit crû-
ment et dans une. prose fort inférieure à ses vers : « Depuis
Homère, Eschyle et Sophocle, qui représentent la poésie
dans sa vitalité, dans sa plénitude et son unité harmoni- <
que, la décadence et la barbarie ont envahi l'esprit hu-
main. En fait d'art original, le monde romain est au ni-
veau des Daces et des Sarmâtes; Je cycle chrétien tout
entier est barbare. Dante, Shakspeare et Milton n'ont
prouvé que la force et la hauteur de leur génie individuel :
leur langue et leurs conceptions sont barbares. La sculp-
ture s'est arrêtée à Phidias et à Lysippe-. Michel-Ange n'a
rien fécondé; son œuvre, admirable en elle-même, a ou-
vert une voie désastreuse, etc., etc.... t> Quant au dix-
septième siècle, M. Leconte de Lisîe ne lui fait pas même
l'honneur d'en dire un mot; et, quant à la poésie moderne,
voici ce qu'il ajoute : « Reflet confus de la personnalité
fougueuse de lord Byron, de la religiosité factice et sen-
suelle de Chateaubriand, de la rêverie mystique d'outre-
92 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
Rhin et du réalisme des Itkistes, la poésie moderne se
trouble et se dissipe. Rien de moins vivant et de moins
original en soi, sous l'appareil le plus spécieux. Un art de
seconde main, hybride et incohérent, archaïsme de la
veille, rien de plus. La patience publique s'est lassée de
cette comédie bruyante jouée au profit d'une autolâtiie
d'emprunt, » etc., etc.
Qu'en dites-vous? Trouvez-vous qu'il y ait là une révo-
lution, ou, si vous aimez mieux, une réaction assez radi-
cale? M. Leconte de Lisle a du moins le mérite de ne pas
déguiser sa pensée sous des périphrases diplomatiques. A
ses yeux, rien n'existe en poésie depuis Homère, Eschyle
et Sophocle ; Euripide lui-même est un corrompu et un
sceptique ; Virgile, Horace, Ovide, n'ont de tolérable que
ce qu'ils ont emprunté à la Grèce : en leur qualité de Ro-
mains, ils n'ont qu'à répéter ce qu'écrivait le poète des
Tristes :
... Barbarus hic ego suui.
Dans le monde moderne, c'est bien pire; il n'y a que quel-
ques individualités puissantes, se débattant contre la bar-
barie, et ne réussissant qu'à révéler le douloureux contraste
de la beauté de ce quelles pourraient faire avec la diffor-
mité de ce qu'elles font.
On le comprend, il faudrait des volumes pour répondre
à ce colossal paradoxe, et tout ce que je puis vous pro-
mettre, c'est de ne pas les écrire : voici, pour ma part,
l'humble objection que je me contenterai de soumettre à
H. Leconte de Lisle.
De votre propre aveu, Euripide, à peine postérieur de
quelques olympiades à Eschyle et à Sophocle, était déjà un
sceptique, un poète de décadence, défigurant la grande
LECOSTE DE L1SLE. 93
tradition homérique. C'est probablement qu'il y a eu dans
la poésie grecque, comme dans toute poésie, deux âges,
l'âge primitif, celui où la religion et Tari, le dogme et le
mythe, sont si étroitement unis, qu'ils se confondent dans
l'esprit des peuples; que le pontife et le poëte ne font
qu'un, et que chaque poème tombant des lèvres sacrées
n'est que la vibration harmonieuse des sentiment» et des
croyances nationales; — et l'âge secondaire, celui où ces
deux éléments commencent â se détacher l'un de l'autre,
où l'art et l'orthodoxie se gênent et s'inquiètent mutuel-
lement, où le prêtre et l'artiste s'observent d'un air de
méfiance, où les cimes du Pinde et dé l'Olympe s'abaissent
en s' éloignant. Or, si ce second âge existait déjà pour la
Grèce, du temps d'Ëûripide, c'est-à-dire en pleine civilisa-
tion athénienne, en face du temple de Minerve, au milieu
des statues de Phidias, croyez-vous qu'après trois mille
ans, après la transformation du vieux monde par le chris-
tianisme, nous pourrons, nous, disciples de Goethe, de
Chateaubriand et de Byron, descendance maladive et in-
quiète de Faust et de René, être ramenés, en Tan de grâce
impérial 4854, à un sentiment assez naïf, assez profond,
assez primitif de la poésie païenne, pour que cette poé-
sie soit autre chose qu'une lettre morte, éclairée d'un
rayon lointain? Savez-vous quelle sera la première con-
dition, j'allais dire le premier châtiment, de votre tenta-
tive? L'isolement; — et c'est en effet, malgré une remar-
quable beauté de forme, le caractère dominant de vos
Poèmes antiques; ne vous y trompez pas, la poésie n'a
que deux moyens de pénétrer dans les âmes, de se mêler
par d'intimes affinités à l'esprit même d'une génération
ou d'un siècle, d'un peuple ou d'un monde,, de cesser d'être
l'amusement puéril d'imaginations oisives, pour parler, par
les lèvres d'un seul, la langue de tous : il faut ou qu'elle tra-
94 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
duise le sentiment public, religieux, guerrier, national, lé-
gendaire; qu'elle soit le poëme des civilisations au berceau,
des nationalités naissantes, des théogonies encore baignées
dans les brumes de leur radieuse aurore, des grandes voix
de la conscience humaine traversant le temps et l'espace,
— ou bien, aux époques inférieures, Lorsque l'esprit poé-
tique se retire des masses et de la vie publique, pour
s'isoler, par débris, dans quelques cerveaux privilégiés, il
faut au moins que nous reconnaissions ciiez lepoëte quel-
que chose de nous-mêmes, et que cette poésie individuelle
devienne à son tour collective, grâce à ces mystérieux cou-
rants qui s'établissent dans un même moment entre les
imaginations de même trempe. C'est ce qui a eu lieu
lorsque ont paru les Méditations, et, plus tard,' lorsque
M. de Musset, dans Rolla et dans ses Nuits, a encore
effleuré de plus prés certaines souffrances particulières à
notre siècle. Mais essayez de repeupler les montagnes my-
thologiques, de ressusciter dans leurs tombes glacées les
divinités païennes, de rebâtir un temple avec ces froids
décombres tour à tour dispersés par la philosophie an*
tique et la religion chrétienne; même, pour rentrer plus
avant dans le sanctuaire du polythéisme, pour donner à
votre restauration helléniste et païenne un caractère plus
magistral , renouvelez le procédé dont se sont servis
MM. Augustin et Àmédée Thierry pour nos rois de race
mérovingienne et carlovingienne. Dites, comme M: Leconte
de Lisle, l'Hettade au lieu de la Grèce, Ibs au lieu de
Troie, Kronos au lieu de Saturne, Zeus au lieu de Jupiter,
Eros pour Cupidon, Artémis pour Diane : vains efforts 1
vous ne rendrez pas la vie à ce qui est mort; vous ne
rallumerez pas la flamme sacrée là où se refroidissent,
depuis trente siècles, des cendres éteintes, le pourrai par-
courir en curieux cette nécropole; mais rien en moi ne
LECONTE DE LlSLE. 95
•
s'éveillera au contact de ces squelettes tombés du mensonge
dans le néant ; pas un sentiment qui réponde à ce que j'é-
prouve, pas une image qui réponde à ce que je vois. Vous
ne réussirez pas mieux à faire de ce*. fouilles archaïques
une création nouvelle et vivante que lord Elgin n'eût réussi
à créer, sous le ciel britannique, un monument-grec à l'aide
des fragments de statues et de bas-reliefs que lui livraient
TÂttique et l'Ionie.
Et voyez comme les systèmes excessifs sont toujours
portés à s'exagérer encore, et comme dans toute révolu-
tion, même littéraire et inoffensive, il y a toujours un Dan-
ton derrière Mirabeau, un Robespierre derrière Danton, un
Marat derrière Robespierre, et quelque chose encore der-
rière Marat. On sent que le panthéisme païen ne suffit plus
à M. Leconte de Lisle; il penclue vers les théogonies in-
diennes. J'ai lu avec attention son poème de Bhagavat, que
ses amis m'avaient vanté. C'est très-beau comme exécution,
comme couleur, comme encadrement pittoresque; mais, en
vérité, il faudrait. que notre pauvre poésie moderne eût
commis de bien impardonnables énormités pour* mériter
d'être condamnée à une aussi terrible déportation. Voici
un court échantillon de ce poème :
Par delà les lacs bleus dé lotus embellis.
Que lé souffle vital berce dans leurs grands lits,
Le Kaïlasa céleste, entre les monts sublimes,
Élève le plus haut ses merveilleuses cimes.
Là, sous le dôme épais des feuillages pourprés,
Parmi les kokilas et les paons diaprés ',
Réside Bhagavat dont la face illumine.
Son sourire est Mâyâ, l'illusion divine ;
Sur son ventre d'azur foulent les grandes eaux ;
La charpente des monts est faite de ses os.
Les fleuves oui gewné uaus scs/veinesti.sa tète ;
&6 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
Enferme les Vèdas ; goii souffle est la tempête ;
Sa marche est à la fois le temps et l'action ;
Son coup d'oeil éternel est la création»
Et le Taste univers forme son corps solide, etc., etc.
Je le déclare, si ce devait être là le dernier mot de la
poésie française, je demanderais qu'on me ramenât à
M. de Florian et au chevalier de Boufflers.
M. Sainte-Beuve, le maître infaillible en tout ce qui n'est
qu'affaire de goût, après avoir cité avec éloges de belles
strophes de H. Leconte de Liste, intitulées Midi, qui se
terminent par ces vers :
Viens, ce soleil té parle en lumières sublimes ;
Dans sa flamme implacable absorbe-toi sans fin,
Et retourne à pas lents vers les cités infimes,
Le cœur trempé sept fois dans le néant divin !
ajoutait comme par pressentiment : c Dans cette dernière
partie, le poète, en traduisant, dans son expression su-
prême, le désabusement humain, et en l'associant, en le
confondant ainsi avec celui qu'il prête à là nature, a quitté
le paysage du midi de l'Europe et a fait un pas vers l'Inde.
Qu'il ne s'y absorbe pas ! »
Eh bien, nous craignons qu'il ne s'y soit absorbé : nous
craignons que le paganisme antique, ce mensonge brodé de
lumière, ce nuage frangé de rayons, qui, par Platon et Vir-
gile, touche presque à l'immortelle aurore des vérités chré-
tiennes, n'ait été pour M, Leconte de Lîsle qu'une transi-
tion vers ces dogmes farouches des théogonies indiennes,
que je définirais volontiers le mysticisme de la matière.
S'est-il quelquefois demandé pourquoi Virgile, écrivant
dans une langue fort inférieure au pur dialecte de Sophocle
LECONTE DE LISLE. 97
et d'Homère, n'ayant, pour ainsi dire, qu'une originalité de
seconde main, et forcé de composer son miel avec des fleurs
à demi sécbées au lieu de le cueillir en pleine floraison de
rHy mette, a cependant bien- plus de prise que les Grecs
sur nos imaginations et nos âmes, et restera éternellement
le poète préféré de tous ceux qui veulent retrouver quelque
chose d'eux-mêmes sous les voiles divins de la poésie? C'est
que Virgile, retenu encore par les liens visibles du poly-
théisme, s'en échappe pourtant par maint endroit; c'est qu'il
se rapproche de nous par le mystérieux pressentiment d'un
Dieu inconnu, d'une foi nouvelle, dont il anime, comme
d'un souffle vivifiant et pur, ces dogmes envahis déjà par
Je froid de la mort et de la nuit. M. Leconle de Lisle, au
contraire, ne parait occupé qu'à les reculer encore, à les
placer hors de notre portée, à les enfermer, dans toute leur
immobilité sacrée, au fond de quelque antre de Thrace ou
de Tbessalie. On dirait un prêtre d'Apollon ou de Cybêle,
une sorte de Démodocus antidaté, gardien ombrageux de
l'orthodoxie mythologique, et croyant, comme dit Sgana-
reile, que tout soit perdu, s'il laissait^ altérer la pureté sa-
cerdotale des traditions et des textes 4u contact de nos
profanes regards et de uos idées modernes. Aussi ses Poè-
mes antiques, malgré des détails d'une beauté remarqua
ble, forment-ils, dans leur ensemble, une lecture très-pé-
nible pour quiconque n'est pas parfaitement initié à la
généalogie officielle ou apocryphe de ces dieux et 4e ces
déesses, à cet Almanach de Gotha de THélicon et de l'O-
lympe. Hélène, Niobé, Kîron, sont trois monuments dont je
ne méconnais ni l'harmonie, ni l'élévation, ni la grandeur;
mais je passe vite devant leurs portiques déserts pour cher-
cher plus bas, à mi-côte, en quelque repli de la colline,
un peu de fraîcheur et. d'ombre, un bouquet d'arbres, un
humble toit d'où s'exhale un chant, un murmyre, une fu-
u
98 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
mée, quelque chose qui m'annonce la présence de l'homme
et le mouvement de la vie.
Les pièces détachées qui complètent ce volume, la Source,
Midi, Juin, etc., me paraissent préférables aux poëmes;
non pas que le système de Fauteur ne s'y continue, et n'y
mêle sans cesse la tradition païenne aux impressions du
paysage; mais enfin, il y a là une ampleur, un caractère,
une puissance de souffle qui rachètent bien des peccadilles,
et le hiérophante y fait moins de tort au poète. Ceux qui
ont le triste courage de juger les œuvres d'art en dehors de
toute préoccupation religieuse et chrétienne admireront,
j'en suis sûr, la pièce qui termine le recueil, et qui est in-
titulée : Dies irx; un Dies irx païen ou plutôt athée, où -
toutes les croyances et tous les dieux sont confondus dans
une agonie suprême, et précipités vers les abîmes sans fond
par une Muse ivre de néant. Si M. Leconte de Lisle a le
malheur de n'être pas chrétien, il aurait pu du moins s'abs-
tenir d'un titre qui rappelle à toutes les mémoires la plus
sublime, la plus terrible de nos prières funèbres; il aurait
pu se souvenir que la poésie a mieux à faire qu'à enlever
à la vie la croyance et l'espérance à la mort : ceci soit dit
sans rien ôter au mérite de cette pièce, où se traduit d'une
façon vraiment saisissante, non plus le désabusement hu-
main dont parlait M. Sainte-Beuve, mais la désolation su*
préme qui en est là conséquence inévitable, et où H. Le-
conte de Lisle, destructeur impitoyable de ses propres idoles,
semble avoir voulu écrire l'apocalypse du paganisme, abou-
tissant au vide, aux ténèbres, au chaos, à un je ne* sais
quoi qui n'a plus de nom dans aucune langue, comme dit
Bossuet, un pauvre radoteur indigne de desservir les autels
de Zeus, de Kronos, d'Artémis et de Bhagavat!
Malgré mes réserves, c'est là un début poétique dont on
ne saurait contester l'importance; mais, pour que les espé-
LECONTE DE LISLE. 99
rances qu'il donne se réalisent, il faut que M. Leconte de
Lisle se résigne à ne regarder ses Poèmes que comme d'ex-
cellentes études faites sur l'antique, sur la poésie grecque,
sur Yécorché mythologique; quelque chose de pareil à ce
que font les paysagistes lorsqu'ils copient littéralement,
pour s'en servir plus tard, un coin de forêt et un groupe
de rochers, ou les architectes, lorsqu'ils reconstruisent en
idée, d'après un fragment de chapiteau ou de colonnade,
un imposant édifice : il faut surtout qu'il se pénètre d'une
vérité bien indépendante de toute croyance et de tout sys-
tème : c'est que, s'il réussissait, par malheur, à persuader à
ses contemporains que rien n'existe en littérature depuis
les Grecs, que Zeus et Kronos sont les seuls distributeurs
de la source sacrée, et que la poésie moderne n'a désormais
plus rien à nous apprendre, ils se le tiendraient pour dit
et en profiteraient pour courir un peu plus vite à la Bourse
ou aux cheniins de fer, mais que pas un d'eux ne le sui-
vrait dans son temple ni dans sa pagode.
M. CHARLES REYNAUD 1
Lorsqu'on passe de M. Leconte de Lisle à M. Charles
Reynaud, il semble qu'on échappe à un pédagogue et qu'on
* É pitres, Contes et Pastorales.
100 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
se trouve avec un aimable compagnon de route, doué de la
faculté de traduire en beaux vers les impressions du voyagé;
ou, pour parler un langage d'une actualité plus pittores-
que, il semble que Ton quitte un de ces tableaux de baût
style où MM. Edouard Bertin et Àligny reproduisent les li-
gnes grandioses et les formes majestueuses du Poussin,
pour se placer devant une de ces tories que Français et
Corot baignent de fraîcheur et de lumière, aimant mieux
être vrais que poétiques, ou plutôt sûrs d'être poétiques
par cela même qu'ils sont vrais. — II faut être jeune, a-t-on
dit (peut-être l'ai-je dit moi-même), pour faire des vers et
pour en lire. — J'accepte la première partie de la phrase,
mais non la seconde : il doit y avoir, il y a dans la vie, des
moments de détente intellectuelle, de recueillement et de
repos après le mouvement et l'effort, où l'âme^ se dérobant
à ee qui surexcite pour revenir à ce qui apaise, peut encore,
malgré le déclin, la fatigue, le ressentiment des vieilles
blessures, se rouvrir aux émotions douces et se laisser re-
prendre au charme de la poésie. C'est alors que le livre du
poète est le bienvenu, et rien ne manque à son attrait si
Ton a le bonheur de le lire à la campagne, par une belle
matinée de juin, au milieu des paisibles images qui se re-
flètent dans ses vers. Ces heures charmantes, M. Charles
Reynaud me les a données; je ne le juge plus, je le re-
mercie.
Vous savez que les Italiens et surtout les Italiennes ont
un mot pour rendre,, en dernier ressort, l'impression qu'on
leur cause. Soyez beau, spirituel, célèbre, vertueux, rempli
de talent, recommandé par de nombreux succès; si vous
n'êtes pas sympathique, tout est dit : vous êtes condamné
sans appel, et il ne vous reste qu'à essayer de vous faire
aimer ailleurs. Eh bien! la poésie de H. Charles Reynaud
possède au plus haut degré cette qualité qui domine tout
CHARLES REYNAUD* 101
en Italie; elle est sympathique. Vous prenez son recueil,
vous lisez une page, puis deux, puis dix, et vous vous sen-
tez gagné peu à peu, non pas par un de ces entraînements
souverains, invincibles, qu'exercent les poètes de taille ho-
mérique, shakspearieniie ou dantesque, mais par une dou-
ceur secrète, délicate, pénétrante, qui s'infiltre au lieu de
s'imposer; ce n'est pas un aigle qui vous enlève "dans ses
serres, c'est plutôt un de ces oiseaux familiers qui viennent
becqueter à votre vitre uu soir d'avril, et vous annoncent
l'approche des beaux jours. Voulez-vous un exemple de
cette familiarité cordiale qui s'établit entre la muse de
M. Charles Reynaud et l'esprit de son lecteur, pourvu que
ce lecteur ne soit pas tout à fait momifié par le positif de
la vie? Il vous est arrivé, n'est-ce pas? dans un de ces beaux
soirs d'été où le silence même est une harmonie, de reve-
nir des champs, — il faut aimer les champs pour se plaire
avec H. Reynaud, — et de vous asseoir sur un tas de ger-
bes, l'œil fixé sur un ciel d'azur qu'envahissaient successi-
vement les reflets d'or du soleil couchant, les tons grisâtres
du crépuscule et l'ombre constellée de la nuit? Autour de
vous, tout était tranquille; les bruits s'éteignaient peu à
peu, et c'est à peine si vous entendiez ça et là la clochette
d'un troupeau attardé, l'aboiement d'un chien de ferme, ou
un frémissement d'ailes à travers l'espace assombri. Tout à
coup, voilà que s'élevait un chant ou plutôt une note douce,
régulière, plaintive, mystérieuse, et, malgré vous, votre rê-
verie s'attachait à ce son monotone qui vous berçait de sa
mélancolique uniformité. Qu'était-ce donc? voix de la terre
ou des étoiles, appel furtif d'une âme en peine, plainte
d'un oiseau blessé, murmure d'amour ou de tristesse, que
voulait-il ? que disait-il? M. Charles Reynaud nous l'appren-
dra : hélas! cette note, cette plainte, cette harmonie, cette
caresse sonore qtii s'accordait si bien avec votre rêve, c'é-
6.
m CAUSERIES LITTÉBAIRES.
qui vient de finir et par celui qui va recommencer ; l'homme
est là avec les animaux dont il a fait ses auxiliaires et ses
amis, le chien, le cheval, le boeuf, groupe familier qu'il
conduit et qu'il domine ; un peu plus loin,
Au seuil de la maison, assise sur un, banc,
Entre ses doigts légers tournant son fuseau blaire,
Le pied sur l'escabeau, la ménagère file,
Surveillant du regard cette scène tranquille.
Tout ce monde-là a chaud sans doute, mais une chaleur
honnête et modérée qui ne force pas d'avoir recours à Bha-
gavât. Je n insiste pas davantage ; on voit assez la différence
des deux manières. A quoi bon redire celle que je préfère?
J'aime bien mieux répéter que H. Lecontë de Listé n'en a
pas moins un très-grand talent.
11 y a autre chose qu'un charmant reflet de la vie rusti-
que dans le volume de M. Charles Reynaud; il y a de
poétiques souvenirs d'un voyage en Orient, — il y à
trois petits poëmes, trois gracieux caprices d'antiquaire
et d'artiste : Une Fantaisie d'Alcibiade , le Festin de
€ircé et la Mort de Juliette. Il y a enfin une série de
pièces unies entre elles par une même pensée ou plutôt par
un même amour, qui forment une sorte de roman en vers,
dont l'héroïne, nommée Julie, a été l'Elvire du jeune pôëte;
chacune de ces inspirations différentes mériterait une men-
tion à part; mais il m'a semblé plus opportun de faire res-
sortir ce qui est l'attrait particulier et l'originalité distinc-
tive du recueil de M. Charles Reynaud, ce que j'appellerais,
si j'osais, la campagne humanisée. Tel qu'il est, ce recueil
m'a charmé, et j'en recommande de nouveau la lecture à
tous ceux qui, après les fatigues d'un hiver laborieux ou
mondain, ont besoin d'un air plus frais, d'horizons. plus
CHARLES REYNAUD. 105
purs, de sensations plus douces. Je tromperais M. Charles
Reynaud, et lui-même ne me croirait pas, si je lui disais
que son livre est une de ces œuvres qui font dans la litté-
rature de leur temps une large trouée, bientôt assaillie par
la foule enthousiaste des imitateurs et des disciples. Non ;
mais, après les grandes dates poétiques, il en est d'autres
qui occupent heureusement les intervalles, rompent la pres-
cription, et sont comme des anneaux plus modestes ratta-
chant entre eux les anneaux d'or. Les Epttres, Contes et
Pastorales méritent un des premiers rangs parmi ces aima-
bles intermédiaires. Des recueils comme celui-là et comme
deux ou trois autres qui ont paru récemment sont en
poésie, entre la glorieuse époque de la Restauration et le
poète inconnu qui entraînera sur ses pas la génération
nouvelle, ce que sont en musique les doux accents de Lucia,
les mélancoliques soupirs de Bellini, les délicieux refrains
d'Auber , entre Guillaume Tell et le musicien à venir qui
nous consolera du silence de Rossini.
TROIS MOIS APRES.
Quand j'écrivais ces lignes, Charles Reynaud était plein
de vie, de santé, de jeunesse. Tout lui souriait, la poésie,
l'avenir, le succès, l'amitié, l'espérance! Il était presque
riche, quoique poète; sans un ennemi, quoique rempli de
talent. Aujourd'hui, tout cela est brisé, foudroyé* anéanti.
Charles Reynaud est mort à trente-trois ans. Que sommes-
nous donc entre les mains toutes-puissantes qui nous épar-
gnent ou nous frappent à leur gré? L'écho de cette jeune
fpoésie qui nous a charmés retentit encore à nos oreilles,
1
106 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
que déjà les lèvres qui l'ont murmurée sonjt scellées et re-
froidies, que déjà les doigts qui l'ont écrite sont desséchés
et roidis à jamais. Ah ! du moins, en face de cet enseigne-
ment terrible, affermissons-nous dans le sentiment de notre
néant et de notre misère! Que la mort de ce poète si bon
et si simple, si aimable et si aimé, que cette mort si brus- ^
que et si soudaine, soit pour nous une leçon de renonce-
ment, de résignation et de sacrifice I
i i
M. VICTOR COUSIN
p
D'ordinaire, les amants délaissés ou malheureux appel-
lent la philosophie à leur aide, et lui demandent la rési-
gnation ou l'oubli. M. Cousin a fait exactement le contraire :
il se eonsole avec une femme charmante des infidélités pas-
sagères de la philosophie et de r éclectisme, et, pour être
sûr, cette fois, de n'être ni trompé ni trahi, il va cher-
cher cette femme à deux cents ans de distance. Ne nous en
plaignons pas : que d'autres sourient de ces amours rétros-
pectives, de ce sentiment bizarre qui tient le milieu entre
l'inquiète tendresse de Pâmant et la curiosité passionnée
dulnographe; ce sentiment, quel qu'il soit, a produit un
chef-d'œuvre.
Car c'est tout simplement un chef-d'œuvre que cette Étude
* Madame de Longueville.
k
108 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
sur madame de bongueville. Dans notre aride et maussade
métier, quelle bonne aubaine de mettre la main sur un livre
où tout élève la pensée, où circule cet air vivifiant et salubre
que Ton respire sur les hauteurs, où l'amour du beau se ré-
vèle sous ses formes les plus nobles et les plus exquises,
où revivent, comme dans leur cadre naturel, les plus gran-
des figures de notre plus grande époque, sans que le peintre
qui les retrace soit un moment au-dessous de cet idéal de
beauté, de génie et d'héroïsme qu'éveillent dans nos âmes
les noms de madame de Longueville, de Gondé et de Cor-
neille! Aussi ai-je bien envie de me résumer en deux mots :
admiration et remerciaient; c'est un peu fade, mais que
voulez-vous? Chateaubriand, qui ne péchait pas, que je
sache, par excès de fadeur, a demandé pourquoi il n'y
aurait pas une critique des beautés comme il y a une cri-
tique des défauts, ajoutant, non sans raison, que la pre-
mière serait plus large et plus féconde que l'autre : cette
critique des beautés, ce sera tout mon article sur le livre
de M. Cousin.
Quatre phases principales se partagent la vie de ma-
dame de Longueville. La première, qui va de 1619 à 1642,
est celle qui précède son mariage. Nous la voyons, pieuse
et ravissante jeune fille, croître en beauté et en grâce, pen-
cher vers ce couvent des Carmélites, qui doit être un jour
son suprême refuge, aller au bal avec un cilice, s'y aban-
donner, malgré celte sainte armure, au plaisir d'être admi-
rée ; balancer quelque temps entre la vie religieuse et la
vie mondaine; puis se laisser gagner peu à peu panetle
atmosphère de bel esprit, de galanterie chevaleresque, de
poésie et de roman qui lui convenait si bien ; s'entourer
d'un groupe de jeunes personnes presquetiuéBi séduisantes
qu'elle-même, dont quelques-unes resteront ses amies,
dont quelques- autres deviendront ses rivales; tressaillir
VICTOR COUSIN. 100
d'enthousiasme au magnifique réveil de cette société fran-
çaise du dix-septième siècle, qui va jeter un incomparable
éclat; accueillir avec un cri d'admiration et de joie les
premiers triomphes de son frère, le vainqueur de Rocroy,
les premiers accents de son poète, l'auteur du Cid; s'asso-
cier à toutes les grandeurs, à tous les plaisirs de ce moment
unique dans notre histoire, et lui offrir, en sa personne,
son type le plus délicieux et le plus parfait : cette phase
rayonnante finit au mariage de notre héroïne avec le duc
de Longueville. ,
Ce mariage n'est pas heureux; le duc de Longueville,
deux fois plus âgé que sa femme, n'a rien qui rachète ce
désavantage. Nul nef ressemble moins *que lui à un héros de
roman ; il est veuf, il a, de son premier mariage, une fille
dé dix-sept ans ; il ne manque pas de magnificence, d'es-
prit de conduite et de bon conseil, mais tout cela sans sé-
duction et sans grandeur. Enfin, chose plus grave et plus
inexcusable chez un mari quadragénaire ou plutôt chez tous
les maris, il n'axas même l'esprit et le bon goût d'être fidèle
à la femme charmante qu'on vient de lui sacrifier; il reste
enchaîné au char de cette coquette célèbre qui s'appelle la
duchesse de Montbazon, et à laquelle j'ai toujours soin de
penser lorsqu'on essaye d'humilier devant moi les femmes
de mon temps. Malgré toutes ces excuses préventives,
* presque outragée par cette rivale, mal défendue par un
mari qui ne sait pas même être jaloux, » madame de Lon-
gueville se défend encore; elle trouve dans sa piété sin-
cère et aussi dans sa fierté naturelle un recours contre les
périls qui l'entourent; elle se réfugie daqs le bel esprit,
celte consolation anticipée ou tardive des cœurs qui n'ai-
ment pas ou qui n'aiment plus; elle dicte des lois à l'hôtel
de Rambouillet; elle protège Ménage et Voiture; elle prend
parti dans la grande querelle des deux sonnets de Job et
tlO CAUSERIES LITTÉRAIRES.
d'Uranie; on dirait qu'elle veut se préserver dés grandes
passions par de petits vers : vains efforts! En 4648, un
peu après la magnifique ambassade, ou, si l'on veut, le
magnifique exil de Munster, le due de Larochefoucauld
entre en scène. L'heure de madame de Longueville a sonné,
et H. Cousin se voile la face.
Cette troisième période, la plus sombre, la plus ora-
geuse, va de 1648 à 1654. Nous sommes en pleine Fronde,
et nous avons devant nos yeux une grande dame jouant au
jeu dangereux des émeutes et des révolutions, se laissant
entraîner par son amant dans ces misérables luttes où le
grand Condé compromit sa gloire et perdit sept annéea de
son héroïque jeunesse, sept années qui auraient pu conso-
lider et agrandir l'œuvre de Rocroy et de Lens. — « L'a-
mour tel qu'on l'entendait à l'hôtel de* Raraboiillet, l'a-
mour à la Corneille et à la Scudéry, avec ses enchante-
ments, ses douleurs et ses dangers, traversé de mille
aventures, vainqueur des plus rudes épreuves, et succom-
bant à sa propre infirmité, s'épuisant bientôt lui-même, »
ainsi commence, ainsi finit cette phase rapide et troublée,
qui se termine, en 1654, comme se terminaient alors les
passions coupables ou brisées; dans la pénitence, la prière,
entre les austères mortifications du Carmel et les mâles le-
çons de Port-Royal : quatrième et dernière période, qui ne
finit qu'en 1679, avec la vie de madame de Longueville, et
qui expie, par vingt-cinq ans de réparation et de repentir,
six ans d'un amour sans gloire, sans bonheur et sans re-
pos. Ce premier volume de M. Cousin nous laisse au seuil
de la Fronde, en 1649 ou 50; dans un second volume, il
nous racontera la fin de la guerre civile et la longue péni-
tence de sa belle héroïne.
Je ne crois pas que la littérature française compte beau-
coup de pages plus limpides et plus fraîches que celles ou
VICTOR COUSIN. III
M. Cousin retrace J'adolescenee de cette jeune fille appelée
à une si brillante et si mélancolique destinée, Anue-Geue*
viève. de Bourbon; il nous la montre tantôt dans sa famille,
tantôt aux Carmélites, partagée entre sa vocation religieuse
et ces premières images d'héroïsme et de grandeur que
personnifiait sous ses yeux le jeune duc d'Enghien, et qui
se mêlaient, comme une légende de famille, aux traditions
de ces deux illustres races, les Condé et les MontnVorency.
Aucune recherche n'a coûté à H. Cousin pour repeupler le
couvent des Carmélites de la rue Saint-Jacques, tel qu'il
était à F époque où mademoiselle de Bourbon et la prin-
cesse de Condé, sa mère, allaient y faire de fréquentes re-
traites et l'enrichissaient de leurs pieuses munificences.
L'éminent écrivain a fouillé les cendres des générations
disparues; il a interrogé de pauvres religieuses, ruines
logées dans un débris, derniers restes de cette commu-
nauté, célèbre, qui, dans les siècles de foi, enlevait au
monde les âmes qu'il effrayait, ou lui reprenait celles
qu'il avait meurtries. Ces bonnes religieuses ont ouvert à
M. Cousin leurs archives et leurs biographies manuscrites,
sans se douter qu'elles se trouvaient en présenee d'un phi-
losophe cartésien et éclectique, a peu près excommunié
par des casuistes de premier-Paris» N'y a-t-il pas quelque
chose de touchant et de charmant dans cet échange d'af-
fectueuses démarches et de bienveillant accueil entre ces
existences parties de deux points extrêmes, mais réunies
par un même amour pour des souvenirs sacrés? M. Cousin
n'a pas été ingrat; ce qu'il a reçu en documents et en com-
munications authentiques, il Ta rendu en esquisses ineffa-
çables. 11 a fait sortir du demi-jour mystique et légendaire
qui les voilait à nos regards les saintes et gracieuses figu-
res de la mère Madeleine de Saint- Joseph, de la sœur Ma-
rie de Jésus, de Marie-Madeleine, de la mère Agnès de
U2 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
Jésus-Maria, c'est-à-dire de mademoiselle de Fontaines,
de la marquise de Bréauté, de mademoiselle Lancrf de
Bains, et de mademoiselle de Bellefonds : âmes d'élite,
femmes supérieures, qui furent les premières compagnes de
mademoiselle de Bourbon !
C'tst le 18 février 1635 (elle avait alors seize ans) que
les plaisirs du monde, le bonheur de plaire, l'enivrement
du succès et des hommages, se révélèrent à mademoiselle
de Bourbon dans un bal où elle se laissa traîner en vic-
time, et d'où elle sortit en conquérante et en souveraine.
A dater de cet instant décisif, sa vie devient un peu plus
profane, et son historien se fait profane avec elle. Du cou*
vent de la rue Saint-Jacques, nous passons à l'hôtel, de
Rambouillet; des sœurs ou des mères Marie-Madeleine ou
Agnès de Jésus-Maria, nous arrivons à madame de Sablé,
à Ménage et à Voiture, 11 y a là un délicieux chapitre d'his-
toire littéraire, où l'hôtel de Rambouillet est apprécié d'une
façon magistrale, et comme il doit l'être par les hommes
sérieux. Depuis quelque temps, on le sait, une réaction
s'est accomplie en faveur de cet hôtel célèbre : la rage de
dénigrement et de pessimisme qui s'attache, chez certains
censeurs moroses, à toute la littérature moderne, a natu-
rellement reporté les esprits vers ce qui en diffère le plus,
vers le fameux salon bleu de Julie d'Argennes, et ce genre
précieux dont il fot le modèle le plus accompli. Des gens
qui ne daigneraient pas s'arrêter un instant à la prose et
aux vers de nos plus fins romanciers et de nos meilleurs
poètes, qui traitent de frivolités malsaines ou maladives
tout ce qui s'écrit aujourd'hui, s'extasient devant un son-
net de Benserade ou de Voiture, un quatrain de Sarrasin
ou de Bois-Robert, un madrigal de Godeau ou de Ménage;
et même, tant est grande cette idolâtrie du passé! ils lais-
sent entendre, à demi- voix, que la Calprenède et Scudéry
VICTOR COUSIN. 113
ne saut pas à mépriser. Le dirai-je? Je trouve M. Cousin
lui-ménûe trop Indulgent pour cet affreux côté de la litté-
rature d'avant Molière et Boileau. était digne de l'homme
qui nous a peint eu traits admirables Condé et Corneille,
Descartes et Pascal, l'héroïsme militaire et l'héroïsme in-
tellectuel, de faire justice de ces ridicules fadeurs, et de
nous montrer que c'est en échappant à leur influence que
les grands hommes de cette époque ont conservé intacts
leur génie et leur gloire. Toutefois cette indulgence de
M. Cousin a un motif et une excuse; ce qui domine tout
pour lui, c'est madame de LongueviHe; or elle a régné à
l'hôtel de Rambouillet : tout ep ayant le bon goût de trou-
ver Chapelain ennuyeux et Scudéry insupportable, elle
agréait leurs hommages : Godeau, l'évéque de Grasse, lui
adressait des lettres spirituellement entortillées, à demi
dévotes, à demi galantes. Tous les beaux esprits de céans
étaient ses adorateurs; adorateurs commodes dont la pas-
sion s'exhalait en vers détestables, et qui n'effarouchent
la jalousie de personne, pas même celle de M. Cousin :
plus tard, il se montrera moins accommodant et moins
traitable; c'est qu'il s'agira du véritable amant et du véri-
table homme de génie.
Mais, si je me permets de trouver M. Cousin trop indul-
gent pour ces poésies galantes où des Trissotinfc antidatés
célébraient les attraits, les appas de madame de Longue-
ville et de ses belles amies, si j'en veux surtout à ces cita-
lions qui dérobent à son livre des pages que sa prose rem-
plirait bien mieux, il y a dans ce livre deux sentiments,
j'allais dire deux cordes qui vibrent d'une façon merveil-
leuse et que je ne me lasse pas d'admirer : c'est le senti-
ment de la beauté, représenté par madame de LongueviHe,
et celui du génie guerrier, des grands intérêts de la
France, représentés par Richelieu, et surtout par Condé.
114 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
M. Cousin nous dit, dans une préface émouvante et at-
tristée : — * L'âge arrive, le ciel s'assombrit; nous nous
devons à de plus sérieuses pensées, a — On ne le croirait
pas, à voir tout ce qu'il a de jeunesse, de tons cbauds et
riches, d'ardeur intime et contenue, chaque fois qu'il
aborde le portrait de son héroïne et des belles person-
nes qui l'entouraient. Si Ton ne savait que M. Cousin a
écrit sur le Beau des pages qui ont immédiatement acquis
parmi les artistes une autorité souveraine, on s'étonnerait
de rencontrer un philosophe si bien renseigné sur ce cha-
pitre délicat, et sachant si bien ce que doit être une femme
pour être tout à fait belle. D'abord, il ne peut pas souffrir
les femmes maigres, « ces frêles poupées qui déguisaient
sous de gigantesques paniers des formes absentes, co-
quettes dépravées ou étiolées, bonneè tout au plus à tenir
tête aux héros de Rosbach et aux colonels brodant au tam-
bour. » Ce qu'il lui faut, c'est la femme alliant la force à
la grâce, telle qu'on la devinerait chez la Vénus de Milô, la
Psyché de Nàples, et, en général, chez les statues antiques,
si ces types de beauté féminine laissaient quelque chose à
deviner. Aussi quel courroux lorsque des hérétiques ont
osé prétendre que madame de Longueville manquait d'em-
bonpoint! Encore une fois, ne nous plaignons pas : c'est
cette vivacité passionnée qui répand un tel charme sur
l'œuvre de M. Cousin. 11 est philosophe, c'est vrai ; mais,
comme Platon, son maître, il est aussi artiste et poète.
Les muses se sont inclinées sur son berceau; les abeilles
de l'Hymette ont susurré près de ses lèvres; il a été tou-
ché d'un de ces rayons du ciel d'Athènes qui éclairent et
colorent tout, horizons, monuments et rivages; poésie vi-
vante, commentaire immortel d'une poésie immortelle.
Quelle grâce enchanteresse dans le groupe de ces jeunes
compagnes de madame de Longueville : mademoiselle de
VICTOR COUSIN. 115
Rambouillet, mademoiselle de Brienne, mademoiselle de
Monftnorency-Boutteville, mesdemoiselles du Vigean! Quel
ravissant chapitre de -roman que l'épisode des pures et
fraîches amours de mademoiselle Marthe du Vigean, la
plus jeune des deux sœurs* avec le héros de Rocroy! Et
plus tard, lorsque cette délicieuse aurore a fait place à un
beau jour où se glissent déjà quelques nuages, lorsque
madame de Longuevilie, dans tout l'éclat de ses trions
phes, un peu coquette, vertueuse encore, commence à
soulever contre elle les envieux, les médisants et les ri-
vales, quel art, quel talent de mise en scène, quelle émo-
tion pathétique et croissante dans le récit de ce tragique
duel de Coligny et dé Guise, qui inaugura la phase ora-
geuse et coupable de cette belle vie* « Qut donc a ap-
pris à M. Corneille la politique et la guerre? » disaient les
hommes d'État et les généraux dé son temps. Je dirais vo-
lontiers : « Qui donc a appris à M. Cousin à raconter un
duel mieux que M.- Mérimée, à comprendre le beau mieux
que Pradier, à pénétrer le cœur des femmes mieux que
M. de Balzac? » Il est vrai qu'il me faudrait demander en
même temps qui lui a appris à écrire aussi bien que Pas-
cal et la Rochefoucauld, et ces questions-là me mèneraient
trop loin.
La Rochefoucauld ! Je viens de nommer le rival, l'ennemi
intime du biographe de madame de Longuevilie. Son res-
sentiment contre lui est si vif, qu'il lui fait oublier, non-
seulement l'impartialité historique, mais même cette per-
fection et cette harmonie de composition, si remarquable
dans les autres parties de son ouvage. Lisez la page 54 de
sa belle introduction, et passez de là à la page 345; vous
verrez que M. Cousin n'a pas craint de se répéter et de
reproduire les mêmes citations pour faire mieux ressortir
les torts du grand coupable; il cite deux fois un fragment
4"
H6 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
des Mémoires de la duchesse de Nemours, deux fois un
passage de madame de Motteville, deux fois un morceau de
la Rochefoucauld lui-même, et, de cette négligence, peut-
être volontaire, il résulte que le lecteur le plus superficiel,
le moins attentif, est forcé de savoir tout ce que l'auteur
des Maximes a mis d'égoïsme, d'ambition personnelle et
de froid calcul dans sa liaison avec madame de Longue-
ville. Ce que M. Cousin s'attache surtout à prouver — et
il y réussit — c'est que ce ne fut pas le désir de plaire à
madame de Longueville qui jeta la Rochefoucauld dans la
Fronde, mais le dévouement absolu de madame de Lon-
gueville à son amant, qui l'y précipita elle-même, et fit
d'elle l'héroïne de ces rébellions funestes. Sans entrer
tout à fait dans ces exagérations passionnées, et en ad-
mettant qu'il y ait des moments où l'esprit de révolte passe
dans Pair et emporte les* imaginations et les âmes, il faut
reconnaître que le sentiment national et la grande politi-
que, celle qui cherche avant tout l'intérêt et la gloire du
pays, n'ont jamais parlé un plus magnifique langage que
dans les pages où M» Cousin énumère avec un frémisse-
ment de douleur et de regret les résultats de cette désas-
treuse guerre : le plus pur et le jflus noble sang de la
France inutilement répandu; l'accroissement de noire ter-
ritoire, rêve de Richelieu et de Mazarin, brusquement ar-
rêté; le grand Condé, âgé de trente ans à peine, tournant
contre le trône cette victorieuse épée qui aurait pu ajou-
ter tant de sœurs aux journées de Lens et de Rocroy.
Condé surtout, chaque fois qu'il revient au premier plan
de cette histoire, inspire à M. Cousin de mâles et austères
accents; il gémit des éclipses de sa fidélité et de son génie,
comme il gémit des taches qui ternissent la beauté et la
vertu de madame de Longueville; il s'est si bien identifié
avec ses deux héros, que la réputation de Tune et la gloire
VICTOR COUSIN. 117
de l'autre finissent par Jui appartenir, et qoe Ton ne sau-
rait y porter atteinte sans le frapper lui-même dans ses
plus ehères tendresses, dans le plus vif et le plus profoud
de son cœur. C'est pour cela que la Rochefoucauld lui est
odieux; il a contribué à égarer ces deux nobles âmes; il a
pris part à cette Fronde qui a amoindri la France et pré-
paré peut-être les révolutions lointaines; il a été cause que
le grand Condé a perdu l'occasion de dix victoires, et que
madame de Longueville a été infidèle à la royauté, à son
mari... et à M. Cousin.
Voilà la principale inspiration de ce livre; il en est peu
de plus belles. Si je fais bon marché de cette petite ran-
cune d'amoureux qui anime l'éminent biographe contre
son illustre prédécesseur, il reste ce qui est la vie même et
l'inattaquable honneur de cet ouvrage; il reste un seuti-
ment historique d'une élévation admirable, un culte fer-
vent pour la gloire et la grandeur de la France, soit
qu'elles se personnifient dans la politique de Henri IV, de
Richelieu et de Mazarin, soit qu'elles éclatent dans les vic-
toires de Condé et de Turenne, soit qu'elles se révèlent
dans les œuvres de Descartes, de Corneille et de Bossue t;
il reste enfin une haine ardente contre l'anarchie, contre
ces passions destructives qui exploitent la misère et le mé-
contentement du peuple, contre ces désordres qui corrom-
pent l'esprit national et préparent le despotisme en dés-
honorant la liberté» Que de réflexions mélancoliques a dû
faire M. Cousin lorsqu'il a écrit ces pages si vraies et en-
core si actuelles, lorsqu'il a précisé cette première date,
j'allais dire ce chiffre cabalistique, des souffrances et des
agitations populaires exploitées par des ambitieux et des
anarchistes : Février 1648 !
H. Cousin, malgré les chagrins que lui causent la Fronde
et ses héros, s'est passionné pour l'époque qui précède
7.
i\H CAUSERIES LITTÉRAIRES.
cette date fatale, et qui comprend Rocroy, Lens, Nordlin-
gen, le Discours sur la Méthode, les Provinciales, le Cid,
Horace, Cinna. Selon lui, c'est le moment où le génie de
la France atteignit à son apogée; c'est le vrai dix^septième
siècle, et le reste n'a été que le siècle de Louis XïY. Peut-
être ses préférences l' ont-elles rendu un peu injuste; peut-
être eût-il été d'une meilleure critique littéraire de ne pas
établir une séparation aussi marquée entre cette première
période et celle où s'épanouirent, dans toute leur maturité
et toute leur perfection, Molière, la Fontaine, madame de
Sévigné, Racine, Bossu'et, Bourdaloue, Fénelon, et un peu
peu plus tard la Bruyère. La décadence (ce mot devrait-il
jamais se mêler à ces noms?} ne commence qu'à Fonte-
nelle, c'est-à-dire au moment où la langue s'aiguisa da-
vantage, où le trait d'esprit prévalut, où le style, au heu
d'être l'expression simple, la vibration sincère d'une grande
pensée dans un grand cœur, sDngea un peu trop à lui-
même, et essaya de se préférer à ce qu'il avait à exprimer.
Depuis, nous en avons vu bien d'autres qui doivent nous
rendre très-indulgents, même pour Fontenelfe; mais enfin,
quand on est soi-même un maître, juancf on écrit un livre
destiné, à son tour, à devenir classique, H n'est peut-être
pas bien sage de créer ainsi deux siècles dans le grand
siècle, et de nous dire que le second, celui de Louis XIV,
a a substitué, en tout genre, la simplicité à Ifr naïveté, la
noblesse à la grandeur, la dignité à la force, l'élégance
à la grâce. » — Ne vaudrait-il pas mieux voir dans ces
transformations et cet assouplissement successifs l'effet
naturel de la marche du temps, le progrès de la civilisa-
tion littéraire, de la recherche du beau, dé la perfection
.gffhi langage, s'exerçant sur des génies de même race et (te
même trempe?
Oui, c'était ttn beau temps que celui-là; c'était une no-
VICTOR COUSIN. 110
Me époque que celle où l'on recevait un bulletin de vic-
toire, et où cette victoire s'appelait Lens ou Rocroy; celle
où Ton allait le soir au théâtre, et où Ton en rapportait
Cinna ou Polyetœte; celle où Descartes inaugurait une
philosophie nouvelle, alliance (toujours un peu troublée) de
la raison et de la foi; celle où Pascal prenait 4a plume,
d'abord comme le plus Cloquent des pamphlétaires, en-
suite comme le plus sublime des penseurs; celle où le
réveil de l'esprit français, longtemps entravé par les
guerres civiles et les déchirements de la monarchie, avait
pour personnifications et pour interprètes les généraux
les plus braves, les femmes les plus belles, les grands
seigneurs les plus brillants, les plus hardis cavaliers, les
plus généreux poêles, les plus magnifiques écrivains; la
première impression, lorsqu'on se reporte vers ce temps
sur les traces de M. Cousin, et que Ton revient ensuite au
nôtre, est de se sentir humilié et attristé, c Qu'ils étaient
grands, et que nous sommes petits! » murmurons-nous
tristement, en songeant à ce qu'on était alors, et à ce que
nous sommes.
Eh bien, là encore il y a un peu d'injustice, et je n'en
voudrais pour preuve* que ce livre même. Permettez-moi,
avant de finir, ce court plaidoyer pro domo mea; l'humi-
lité est une vertu, l'humiliation est un malheur : gardons
Tune, et tâchons d'amoindrir l'autre.
D'abord , et pour commencer par le commencement ,
je n'admets pas, dût-on me taxer d'un ridicule chau-
vinisme, je n'admets pas que nous ayons dégénéré sous
le rapport de l'héroïsme et de la bravoure militaires.
Les Changarnier, les Bedeau, les Lamoricière, les Canro-
bert, valent à mes yeux ces intrépides lieutenants de
Condé, Gassion, la Moussaye, Châtillon, Sirot, qui l'ai-
daient à gagner des batailles. L'épée de la France peut se
"H
1*6 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
reposer, mais elle ne se brise ni ne s'émousse jamais; et,
s'il y avait doute, j'en appellerais au besoin à ce passage
si honorable et si touchant que le souvenir de Chantilly et
de son dernier propriétaire a inspiré à H. Cousin.
Et les femmes! Pourrait-il y avoir aujourd'hui des exis-
tences comme celles de cette duchesse de Montbazon, de
toutes ces coquettes célèbres qui déshonoraient l'amour,
dégradaient la galanterie, avilissaient leurs amants en
s'avilissant elles-mêmes, trafiquaient de leurs charmes
malgré leur blason, ne reculaient devant aucune perfidie et
rivalisaient de vénalité et d'astuce avec les fameuses cour-
tisanes? De telles créatures aujourd'hui seraient-elles pos-
sibles? Il n'y en a plus, il ne peut plus y en avoir, ni à la
cour, ni à la ville, ni chez le duc, ni chez le prince; si, par
extraordinaire, on y rencontrait une femme qui offrît quel-
ques traits lointains de ressemblance avec celles dont je
parle, un cri général, le cri de la morale publique outra-
gée et vengeresse, protesterait contre cet anachronisme en i
jupons et en falbalas ! . I
Et les évéques ! Sans manquer de respect à ceux d'il y a
deux cents ans, croyez-vous que monseigneur Dupanloup,
par exemple, à qui il serait si facile de faire ses preuves de
bel esprit, n'est pas mieux dans son état, dans la vraie
pensée de L'Église, dans les saints et sérieux devoirs de
1 épiscopat, que cet évêque de Grasse, coquetant avec tou-
tes les Philamintes, désertant son diocèse pour l'hôtel de
Rambouillet, et se croyant quitte envers sa sinécure épisco-
pale moyennant quelques banalités mystiques mêlées à des
préciosités galantes?
Et les gens de lettres! Ceci nous touche de plus près;
M. Cousin cite une phrase cruelle de son héros, qui me
servira à expliquer ma pensée. « Voiture, disait le grand
Condé, serait insupportable Vil était de notre condition. »
VICTOR cousin. m
Quel mot! Rappjrocbez-le des dédicaces de Corneille, et di
tes-moi si l'écrivain de nos jours, universellement respecté
pourvu qu'il se respecte lui-même, traité d'égal par Les
hommes les plus distingués pourvu qu'il ne se croie pas
leur supérieur,, ne devant qu'à lui-même son aisance
pourvu qu'il ne veuille pas être millionnaire, n'a pas une
situation mille fois préférable à ces pauvres auteurs, beaux
esprits ou vrais génies, qui faisaient partie de la maison
d'un grand seigneur, qui figuraient tantôt parmi les cu-
riosités de son salon, tantôt parmi les décorations de son
antichambre; qui étaient forcés de répondre à des pensions
médiocres par de basses flatteries ou des louanges hyper-
boliques, et que l'on ne tolérait qu'à la condition de leur
rappeler sans cesse qu'on gardait toujours le droit de les
mettre à la porte? Je sais bien qu'il y a, de nos jours
* aussi, quelques écrivains que la société a fini par traiter un
peu en bouffons et en grotesques; mais à qui la faute?
Aux mœurs du temps ou au ridicule, particulier de l'indi-
vidu ?
Il y a encore dans ma comparaison une nuance qui me
semble plus délicate et plus intime; que n'a-t-on pas dit,
* que n'avons-nous pas dit nous-même, pendant ces derniè-
res années, de ces écrivains illustres qui se sont faits les
historiographes des amours de leur jeunesse, quf ont trahi,
dans leurs Mémoires, dans leurs Confidences, des se-
crets de cœur, des noms, des souvenirs, des images, des r
tinés à rester éternellement ensevelis dans le coin le plus
' fermé et le plus sacré de leurs âmes? Je ue les justifie pas,
à Dieu ne plaise! Mais que direz-vous de ce grand seigneur,
de cet écrivain duc et pair, de ce modèle de galanterie
chevaleresque, de ce la Rochefoucauld enfin, immortalisé
par un chef-d'œuvre, devenu dans sa vieillesse l'idole de
deux adorables femmes, resté, après tout, une des gloires
IÏ2 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
de la France, et qui nous raconte tont au long ses amours
avec la plus grande dame de son temps, ne déguisant au-
cun nom propre, et nous faisant part, non pas de ces en-
traînements passionnés qui ennoblissent tout, mats de ces
froids calculs qui aggravent la faute et souillent l'aveu?
De quel côté vous semblet-tl qu'il y ait le plus de conve-
nance, de délicatesse et de loyauté?
Vous le voyez, les hommes se ressemblent plus qu'on ne
le croit, les siècles diffèrent moins qu'on ne le dit. II n'y a,
je l'avoue, dans mon parallèle, dans mon essai de réha-
bilitation du présent aux dépens du passé, qu'un point
qui m'embarrasse : c'est le rapprochement des livres de ce
temps-là avec les livres de ce temps* ci. Mais que M. Cou-
sin me pardonne d'avoir omis cette différence! En le lisant,
je l'avais oubliée.
« À fa gloire de madame de Longtieville, nous dit-il en
terminant son introduction, il n'a manqué que la voix de
Bossuet. Si l'incomparable orateur qui avait consacré à
Dî#u Louise de la Miséricorde, et qui plus tard égala la pa-
role humaine à la grandeur des actions de Condé, s'était
aussi fait entendre aux funérailles d'Anne de Bourbon, les
lettres chrétiennes compteraient un chef-d'œuvre de plus,
dont fÔraisDn funèbre de la princesse Palatine peut nous
donner quelque idée, et le nom de. madame de Longue-
ville serait environné d'une auréole immortelle. »
Cette auréole ne manque plus à madame de Longue ville;
au lieu d'un orateur sacré, dont le langage eût été peut-
être trop solennel pour notre siècle d'égalité, elle a ren-
contré un historien de génie qui a parlé d'elle entamant,, en
artiste, en poète, et qui élève à sa gloire un monument
impérissable.
VICTOR C01LSLV 125
II
Les jeunes gens d'aujourd'hui, dont le temps se passe à
entrer te matin chez Tortoni pour y effleurer d'avance les
nouvelles d'Orient, à aller ensuite faire un tour à la Bourse
pour s'y extasier ou s'y attendrir sur le sort des Mouzaïa
ou dès Ci'édit foncier, puis à jouer une partie de whist dans
un club quelconque, et enfin à fumer un cigare chez une
Marco ou une Marguerite Gautier de leur connaissance, —
ces jeunes gens souriraient, j'en suis sûr, si on essayait de
leur peindfe l'ardeur enthousiaste avec laquelle nous flous
pressions en foule, pendant ces belles années de la Res-
tauration, autour des chaires de nos trois illustres maîtres,
MM. Villeraain, Guizot et Cousin» 1)ue cet amour passionné
des travaux et des plaisirs de la pensée ait fini, comme
bien d'autres amours, par des mécomptes et des fautes;
qu'à cette phase d'épanouissement et d'initiation fervente
en ait succédé une seconde, plus fébrile, plus fantasque,
plus déréglée, où se sont éparpillées et appauvries les ri-
chesses de la première ; que nous ayons, en un mot, très-
peu tenu après avoir trop promis, c'est ce que nous som-
mes forcés d'avouer en toute humilité. Et pourtant il y
avait là quelque chose de beau, de nobfe, de vivace comme
ces facultés de l'âme où s'agitaient alors tant de germes
féconds et de généreux désirs ; et, vingt-cinq ans plus tard,
il doit être permis à un de ceux qui tressaillirent aux ac-
cents de cesToix éloquentes, de saluer le penseur éminent,
* Dit Vrai f du Beau, du Bien.
124. CAUSERIES LITTÉRAIRES.
e grand prosateur, l'admirable artiste qui n'a désespéré
ni de son temps ni de ses idées, qui, dans l'espace de
moins d'une année, viertt de publier, sur des sujets bien
différents, deux livres également beaux, et de qui Ton peut
dire peut être ce que lui-même a dit de Pascal, que, si le
philosophe en lui a des supérieurs, l'écrivain n'en a pas.
Puisque j'en suis à évoquer ces souvenirs, — la cause-
rie a ses privilèges, et c'est le propre du déclin de l'âge
d'aimer à remonter le cours des années, — il faut que je
fasse encore un aveu tardif. Lorsque M. Vfllemain nous
parlait de la littérature dans eet irrésistible langage dont
rien n'a dépassé le charme et la grâce, lors même que
M. Guizot déroulait devant nous, de sa parole austère et
magistrale, les grandes lignes de l'Histoire, nous applau-
dissions parce que nous comprenions. Hais avec H. Cou-
sin, il nous arrivait parfois ce qui arrive aux dévotes quand
elles entendent un sermon trop relevé : nous admirions
d'autant plus que nous ne comprenions pas toujours; et ne
croyez pas que ceci soit une épigramme contre le maître
ou contre l'auditoire ! Non : s'il y avait dans le fond même
de renseignement de M. Cousin, dans les sujets de ses le*
çons, dans ces matières ardues devant lesquelles l'esprit se
trouble ou se lasse, quelque chose qui échappait, de temps
à autre, â notre étourderie ou â notre ignorance, nous
étions saisis, subjugués, entraînés par le côté extérieur de
cette analyse philosophique, parce don merveilleux de ré-
pandre sur des idées abstraites la chaleur et la vie, par
cette magnétique puissance qui faisait pénétrer en nous,
sinon l'intelligence complète, au moins le sentiment sin-
cère de ce que nous écoutions avec une attention profonde
et une juvénile sympathie.
Eh bien ! aujourd'hui que H. Cousin publie cette première
partie de ses leçons avec ces mille perfectionnements de
VICTOR COUSIN. 125
détail qu'apportent à un esprit supérieur la réflexion et le
temps, j'ai presque envie de faire pour sa parole écrite ce
que nous faisions alors pour son œuvre parlée ; j'ai pres-
que envie de supposer, et il ne me faudra pas pour cela un
grand effort d'imagination, — que je ne comprends pas
parfaitement la partie scientifique de son livre, et que d'ail-
leurs mon métier de causeur n'est pas de m'appesantir sur
le moi et le non moi, sur la cause et la substance, sur le
fini et l'infini, sur toutes ces questions spéciales où
M. Jourdain eût probablement trouvé trop de brouillamini
et de tintamarre. Ma tâche se bornerait alors â rendre de
mon mieux Fimpressiort générale que je garde de rensei-
gnement de M. Cousin dans cette portion plus accessible
qui le rattache à F idée du beau, aux notions de l'art, aux
grands problèmes de la destinée humaine; puis à indiquer
ce que l'ensemble de ses doctrines a d'élevé et d'incomplet,
à m discuter les inconvénients et les avantages, à recher-
cher le bien qu'il a pu faire, les périls qu'il a dû côtoyer;
et, après ces réserves nécessaires, à. rendre un nouvel et
infatigable hommage à ces qualités de pensée et de style
qui, dans la critique comme dans l'histoire, dans la bio-
graphie comme dans l'exposition philosophique, font de
M. Cousin l'exemple et le modèle des écrivains de son
temps.
Quatre grands systèmes, on le sait, ont été tour à tour
examinés, analysés et battus en brèche par l'illustre pro-
fesseur : le sensualisme, l'idéalisme , le scepticisme et le
mysticisme. Historien de la philosophie plutôt que fonda-
teur d'une philosophie nouvelle, il a démontré avec cette
force et cette transparence qui n'appartiennent qu'à lui, à
quels égarements et à quels abîmes ces quatre systèmes
venaient aboutir. Seulement — et c'est là que commencent
les points discutables — ■ au lieu de faire de cette polémi-
I2f» CAUSERIES LITTÉRAIRES.
que victorieuse un motif pour proclamer le vide et le
néant de toute doctrine philosophique qui ne s'appuie pas
sur la Révélation et la Foi, il a pactisé, pour ainsi dire,
avec ces ennemis qu'il venait de vaincre; Il a affirmé la
nécessité de leur passage dans le monde, non pas pour
glorifier, par le spectacle de leur stérilité et de leur im-
puissance, les vérités immortelles, mais parce que, se com-
battant mutuellement, chacun d'eux prouvant la fausseté
des trots autres et renfermant en outre des parcelles de
vérité relative, il en résultait une bonne philosophie for-
mée dès débris des mauvaises, une vérité philosophique,
vivant de l'exclusion ou plutôt de l'équilibre des erreurs;
si bien que pas une de ces erreurs, qui, prises en elles-
mêmes, s'écroulaient sous le raisonnement le plus simple,
n'avait été inutile à l'ensemble et au progrès de la science,
et qu'en supprimer une seule, c'était détruire tout l'édi-
fice. Voilà ce qu'on a appelé l'éclectisme, et ce qui, en un
temps d'opposition passionnée et de discussion ardente,
devait fatalement amener dans les idées spéculatives et
métaphysiques le même désordre que le libéralisme ame-
nait dans les idées politiques et pratiques. Aujourd'hui
M. Cousin proteste contre cette qualification d'éclectique
que le public s'obstine à attacher à sa méthode et à son
nom. — « Nous le déclarons, nous dit-il, l'éclectisme
nous est bien cher sans doute, car il est la lumière de
l'histoire de la philosophie; mais le foyer de cette lumière
est ailleurs. L'éclectisme est une des applications les plus
importantes de la philosophie que nous professons, mais il
n'en est pas le principe. Notre vrai principe, notre vrai
drapeau, est le spiritualisme... »
Oui, spiritualisme! M. Cousin a le droit d'inscrire ce
noble mot en tête de son nouveau volume, et d'en couvrir,
comme d'une égide, ce qui a pu paraître autrefois hasardé
1
YIGTOR COUSIN. 127
ou dangereux dams quelques-unes de ses conclusions. Le
spiritualisme circulé à pleines bouffées dans toutes ces
pages, dissipant de son souffle pur et saiubre les nuages
et les brouillards, Cest assez pour qu'on accepte ce livre
comme un terrain neutre où l'orthodoxie peut tendre la
main au philosophe et signer avec lui un traité de paix.
C'est assez pour qu'elle se contente de rappeler rapide-
ment, comme dans une de ces transactions qui terminent
un long procès, ces deux points litigieux qui la séparaient
de lui : l'erreur légitimée dans l'histoire de la philosophie,
participant à ses progrès, à sa grandeur, à sa vie, et
composant une vérité d'une collection de mensonges, et,
ce qui est plus grave encore, la philosophie ayant une
origine et une existence indépendantes de la religion, dis-
pensée de s'appuyer, pourvu qu'elle la respecte , trai-
tant avec elle de puissance â puissance, et marquant, pour
ainsi dire, le second âge, l'âgé viril de l'humanité, après
l'âge' de minorité et de tutelle. JH. Cousin, averti par l'ex-
périence, éclairé par ce flambeau du spiritualisme dont la
flamme tend sans cesse à monter vers le ciel, a sincère-
ment modifié, nous le savons, ce qu'il y avait de blessant
pour la Foi catholique dans ces deux aspects de sa doc-
trine, et, si nous les indiquons une fois encore, c'est pour
pouvoir nous livrer, en toute sécurité de conscience, au
plaisir de l'admirer et de le louer.
Ainsi dégagé de tout souvenir importun et de toute fâ-
cheuse équivoque, ce livre du Fmt, du Beau, du Bien,
nous apparaît comme un magnifique fragment de philo-
sophie platonicienne et cartésienne; mais d'un Platon illu-
miné par les clartés de l'Évangile, d'un Descartes ayant
traversé deux siècles de contrôle et de lutte, et ajoutant
aux perspectives naturelles de son génie les conquêtes de
la critique moderne. C'est par Platon et Descartes, ses
130 CAUSKRIBti HTTÉJ1AIRES.
une fois à de certaines hauteurs, domine tout, et embrasse
de ses serres puissantes tout ce qui plane à sa portée !
Chez ces hommes si différents, dans ces œuvres si diver-
ses, H. Cousin nous signale un même principe de vitalité
et de vigueur, l'àme régnant en souveraine, le fond mai*
trisant la forme, la conception primitive et originale se
préférant, sans pourtant lui nuire, à l'exécution matérielle.
C'est à cette échelle de proportion entre les ouvrages
de l'esprit que M. Cousin mesure ses admirations et ses
sympathies. Là où il trouve la préoccupation littéraire
trop visible, le sentiment de la perfection extérieure em-
piétant sur le foyer intérieur de l'inspiration et de la pen-
sée, l'homme commençant à s'absorber dans le littérateur, il
admire encore, mais avec moins de plénitude et d'abandon;
c'est pour cela que, dans cette glorieuse époque dont H est
si noblement épris, il sacrifie un peu trop peut-être la
seconde phase à la première, la phase de maturité à celle
de création. Qu'il prenne garde! La destinée des maîtres
est souvent d'être exagérés et compromis par leurs disci-
ples. Le paradoxe ingénieux, délicat, spécieux, qui, sous
la plume des uns, n'est que le côté subtil ou mobile d'une
vérité, devient sous la plume des autres un gros sophisme
que les gens de bon sens sont tentés dé prendre pour une
gageure.
Au temps de ses imprudences philosophiques, M. Cousin
eut des disciples qui renchérirent sur cette émancipation
tJe la philosophie, succédant à la religion sans être tenue
de s'y rattacher ou de s'y soumettre , et exposèrent
l'ensemble de la doctrine à de justes anatbèmes en écri-
vant le fameux article : « Comment les dogmes finis-
sent. » Aujourd'hui M. Cousin déclare préférer l'époque de
Descartes, de Pascal et de Corneille à celle de Racine, do .
Boileau et de Fénelon; et voici M. Eugène Despois qui,
V1CT0K COUSIN. 131
dans un article fort spirituel d'ailleurs ', et sur lequel
j -aurai occasion de revenir, nous prouve qu'il n'y a pas
eu, sous le règne de Louis XIV, un seul écrivain de génie,
et ne laisse pas à ce grand roi une pierre de son piédestal,
un rayon de son auréole !
En opposant la philosophie spiritualiste au sensua-
lisme, la littérature des idées à celle des sens, la morale
du devoir à celle de l'intérêt, en plaçant sous celte invo.
cation à la fois une et triple sa théorie du Vrai, du Beau
et du Bien, en conviant la génération nouvelle à des études
fortes, à de nobles ambitions, à une vie austère, à tout ce
qui élève l'âme, M. Cousin voudrait évidemment que cette
génération, encore incertaine de son avenir et de ses voies,
fit un pas décisif en arrière, et renouât la grande tradition
cartésienne qu'ont tour à tour brisée les frivolités du der-
nier siècle et les orages du nôtre. Infuser dans nos veines
appauvries un peu de ce sang généreux qui coulait ;\ Bo-
croy, montait au visage du vieil Horace et de la veuve de
Pompée, échauffait de sçs ardeurs héroïques le génie po-
litique ou guerrier, philosophique ou littéraire de ce mo-
ment unique dans notre histoire, nous arracher à l'égoïsme
et aux mollesses de la vie commode, aux énervantes lan-
gueurs de ce bien-être matériel auquel notre siècle sacrifie
trop et dont on retrouverait au besoin les suggestions perfi-
des au fond de nos crises sociales, tel estle but] auquel aspire
M. Cousin, tel est l'enseignement suprême qu'il place au
frontispice de ses leçons, et qu'il résume dans ces paroles
sacrées ; Sursum corda! — Oui, élevons nos cœurs; mais,
dans cet élan salutaire, ne faisons pas la part trop large
aux forces purement humaines, n'oublions pas qu'un effort
du même genre, tenté, il y a trente ans, avec toute l'éner-
• Revue des Deux+XondeS) 15 juin 1855, — Les Influences royvl*
152 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
giede l'inexpérience et de la jeunesse, n'a amené qu'avorle-
ment, chute et défaillance. Dans ce dix-septième siècle que
M. Cousin regrette et dont il npus rend les souvenirs et la
langue, Descartes, ce premier émancipateur de la philoso-
phie moderne, dominait les intelligences et les âmes. Mais
à côté de lui, comme complément nécessaire de sa méta-
physique et de sa morale, il y avait la religion catholique
dans toute sa puissance et sa certitude , il y avait la chaire
chrétienne avee ses voix éloquentes et ses avertissements
inflexibles; il y avait le couvent, refuge toujours ouvert aux
consciences inquiètes, aux cœurs, blessés, aux existences
que le monde fatiguait de ses agitations ou effrayait de ses
misères. Dès lors la philosophie de Descartes, dans ce
qu'elle a peut-être de trop excitant pour Tesprit humain,
était tempérée et contenue; il n'en restait que là grandeur
et les nobles aspirations; le périt en disparaissait. La situa-
tion est-elle la môme aujourd'hui? Si tant de gens appelés
primitivement à des destinées meilleures se sont rejetés
sur cette vie commode, sur ces intérêts matériels qui éner-
vent et amoindrissent tout, et dont M. Cousin se plaint
avec raison comme Tune des plaies de notre époque, c'est,
je le crois, pour avoir visé trop haut d'abord, pour s'être
trop confiés à leurs forces et à eux-mêmes, pour avoir trop
dit à leur manière : Sursum corda! mais un Sursum corda
terrestre, personnel, dégagé de tout lien avec cette foi qui
seule a le privilège de faire des déceptions et des mécomptes
un moyen de relever et de fortifier les âmes au lieu de les
décourager. C'est ainsi que le spiritualisme, quand il n'est
pas réglé, quand il ne confond pas son souffle avec l'esprit
chrétien, peut aboutir, à la longue, à des résultats qui
semblent le démentir et le détruire; c'est ainsi qu'à une
génération trop éprise des choses de Vesprit, trop passion-
née pour l'idéal, trop portée vers les régions élevées, mais
VICTOR COUSIN. 153
vagues et décevantes, peut succéder une génération posi-
tive, égoïste, amoureuse du comfort et des aises de la vie.
Voilà la difficulté; je la soumets humblement à M. Cousin,
et il a d'ailleurs observé avec une attention trop pénétrante
la marche et les tendances de son époque, pour n'avoir
pas remarqué cette transformation fâcheuse, achevant dans
les palais de l'industrie et de l'agiotage les rêves commen-
cés dans le palais des chimères. Pour que cette difficulté
soit résolue, pour que ces lassitudes et ces déchéances ne
soient plus possibles, il faut que le spiritualisme revienne
au christianisme comme un oiseau blessé retourne à son
nid. Ce retour définitif, cette alliance réparatrice, M. Cou-
sin, quoi qu'on en ait dit, ne les a jamais combattus; la
préface de son livre en proclame la nécessité, et, s'il res-
tait quelque léger nuage, si quelque fugitive nuance nous
séparait encore, soit en philosophie, soit en politique, je
n'aurais plus le courage de les rappeler après avoir eu le
bonheur de le dire.
8
M. ET M"" GUIZOT
Les grands hommes, ou, si vous aimez mieux, les
hommes célèbres, pourraient se diviser en deux classes :
ceux qui ont été complètement de leur temps, qui m oui
personnifié avec éclat les vertus, les passions, les entraî-
nements, les croyances, parfois même les vices; et ceux
qui, dépaysés dans leur siècle, représentant avant l'heure
un mouvement destiné à se développer et à triompher plus
tard , luttant pour une cause incomprise encore ou déjà
suspecte , semblent des caractères et des personnages anti-
datés. Les premiers — est-il besoin de le dire? — ont une
influence plus immédiate, une gloire plus prompte, un rôle
plus décisif. Leur figure est assez en relief dans son cadre
pour qu'on puisse en saisir et en admirer l'expression et le
contourj mais elle y tient et s'y lie d'assez près pour que
cadre et entourage contribuent à la majesté de l'ensemble.
Les autres , au contraire , ont constamment à souffrir de
J . ^«Vard et Héloise, Essai historique.
M. ET M ME GUIZOT. 155
cet antagonisme entre les idées dont ils portent le germe
et celles qui dominent leur époque, et ce contraste se tra-
duit pour eux en désenchantements amers, en douleurs
poignantes, en suprêmes lassitudes. Aussi les générations
suivantes, celles qui assistent à l'avènement définitif des
doctrines dont ils furent les précurseurs, se croient obli-
gées de leur payer tout un arriéré de célébrité et d'hom-
mages , de leur rendre avec usure ce dont ils n'ont pas
joui de leur vivant, et même d'expliquer ou de compléter,
à l'aide de connaissances et de sentiments d'une date beau-
coup plus récente, ce qu'ils ont essayé plutôt qu'accompli,
rêvé plutôt qu'exécuté, effleuré plutôt qu'obtenu. Comment
s'étonner de ce surcroît d'empressements et dé sympathies?
Ces hommes sont à la fois pour nous des contemporains et
des ancêtres ; nous saluons en eux notre propre génie , et
nous retrouvons en nous leur ouvrage. Et si un autre près-
tige se joint à celui-là, si une auréole romanesque entoure
ces mandataires du présent dans le passé, ces initiateurs
du passé dans le présent, et renouvelle, à travers les âges,
l'éclat et la fraîcheur de leur couronne scientifique, alors
leur popularité n'a plus de bornes : la poésie les dispute à
l'histoire ; il n'est pas d'âme passionnée , d'imagination
malade, de sensibilité sincère ou factice, qui ne les choi-
sisse pour patrons, et ne se plaise à faire de ses émotions et
de ses souffrances la paraphrase de leur légende.
C'est ce qui est arrivé pour Àbailard , j'allais dire aussi
pour Heloïse. — « L'esprit et la science d'Àbailard , nous
dit son éminent historien, auraient fait vivre son nom dans
les livres , l'amour d'Héloïse a valu à son amant comme à
elle l'immortalité dans les cœurs. » — Oui, c'est vrai, et il
y aurait injustice à leur contester ce double titre aux affec-
tueux respects delà postérité ; mais peut-être n'est-ce pas
tout; peut-être ne se sont-ils si puissamment emparés des
H
136 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
intelligentes et des oœurs que parce qu'ils répondent par
d'intimes analogies à tout ce que l'esprit et le sentiment
modernes ont de secrètes préférences et d'irrésistibles
penchants* Otez à Abailard ce costume de théologien ou
de clerc qui est la livrée du temps ; arrachez-le aux ar-
caues de cette scolastique où ne s'est porté son génie que
parce qu'ils résument toute la science, tout le succès, toute
la gloire, toute la fortune de son siècle : que vous restera-
t-il ? Un héros, et, qui pis est, un poète contemporain. H en
a les ardeurs et les défaillances, tes transports et les lan-
gueurs, Résolu et téméraire quand sa passion et sa vanité
sont en jeu, la force et l'énergie lui manquent dès qu'il
s'agit de soutenir la lutte et de supporter les conséquences
de ses audaces. Chez lui , le penseur est hardi, l'amant
irrésolu, l'homme pusillanime. Son courage n'est que mé-
taphysique ; les épreuves de la vie l'effrayent et le déconcer-
tent. Rêveur subtil et passionné, inégal et vain, $4 je n'aper-
cevais pas sa figure en tête d'un in-folio du moyen âge, je la
chercherais au frontispice d'un poëroe de l'école de Goethe
ou de Byron. Notre époque ne s'y est pas trompée ; et si ,
comme nous l'assure M. Guizot, de fraîches couronnes dé-
posées par des mains inconnues sur le tombeau des deux
amants attestent, à six cent soixante-quinze ans de dis-
tance, la sympathie sans cesse renaissante des générations
qui se succèdent, d'autres couronnes plus solides et plus
durables leur ont été tressées par des mains illustres. La
gloire d' Abailard s'est retrempée et rajeunie dans de beaux
livres où il semble respirer plus à l'aise que dans les
siens , et où d'éminents écrivains lui font les honneurs
d'un siècle qui reconnaît en lui ses deux prédilections les
plus chères : dans la vie de l'esprit , le contrôle ; dans la
vie du cœur, le roman.
Parlerai-je d'Héloïse? Peut-être a-t-elle mérité plus en-
M. ET M«» GUIZOT. 157
core que la Muse moderne — je la fais remonter & Jean-
Jacques — l'accueillît et l'adoptât comme sienne. Héloïse
n'a eu des femmes de son temps qu'une seule qualité
qu'elle aurait bien dû léguer aux femmes du nôtre : la sou-
mission, l'obéissance. Supérieure au fond à Abailard, elle
se prosterne devant lui comme devant son, maître, et, jus-
qu'au dernier moment , tout en elle, conscience, volonté,
honneur, doutes, irrésolutions, faiblesses, regrets, muettes
révoltes contre les rigueurs du cloître et les tourments
dune vocation forcée, tout abdique au profit de ce maître
exigeant qui veut que, ne pouvant plus être à lui , elle ne
soit à personne. Pa^ ce côté, le plus beau de tous, Héloïse
appartient au moyen âge, à cette époque où la femme, ré-
cemment émancipée par l'Évangile, était encore maintenue
dans une sorte de dépendance, précieux débris de la civi-
lisation païenne ou hébraïque: Pour tout le reste, Héloïse
est notre contemporaine. Elle se livre avec cet abandon
superbe qui n'admet ni résistances, ni lenteurs, ni scru-
pules. Raisonneuse et savante, elle ne se donne même pas
la peine de raisonner sa défaite, de mettre sa science au
service de sa passion. Abailard la veut, elle l'aime , il n'en
faut pas davantage; ce serait déshonorer son amour que
de marchander avec lui; c'est en se couronnant de sa
faute et de sa faiblesse qu'elle fait de sa faiblesse une force
et de sa faute une gloire. Abailard a tant de génie, il est
si supérieur aux antres- hommes, que la femme qu'il élève
jusqu'à lui par son amour échappe aux lois communes,
s'illustre de sa chute et grandit en tombant! Plus tard,
lorsque leur liaison est divulguée, lorsqu'Abailard, par
peur plutôt que par vertu, lui propose de l'épouser, vous
croyez peut-être qu'Héloïse, heureuse de pouvoir réconci-
lier son honneur et son amour, sa conscience et son
bonheur, va tressaillir de reconnaissance et de joie : er-
8.
438 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
reurî Elle aime mieux être la maîtresse d' Abailard que sa
femme, et les raisonnements qu'elle emploie pour renver-
ser ce projet de mariage ne sont pas le chapitre le moins pi-
quant de ce romanesque épisode. Àbailard se marier, lui, le
grand penseur, le grand théologien, le grand dialecticien
du siècle ! Mai» alors que deviendrait la science au milieu
des soucis du ménage, des criailleries des marraots, de
tous ces détails domestiques dont l'asphyxie quotidienne est
Mortelle, à la longue, pour l'art et le talent? Et quelle
honte pour elle, Héloïse, la docte élève du plus docte des
précepteurs, si Ton pouvait un jour l'accuser d'avoir éteint
dans les petites misères de la vie conjugale ce flambeau du
dilemme et du syllogisme ! Quel regret si Àbailard, en de-
venant époux et père , cessait d'être philosophe! Non, ce
qu'il lui faut , c'est une amante passionnée qui lui laisse
son indépendance tout entière , qui ne lui impose d'autres
chaînes que celles d'une libre inclination et d'un amour
partagé, qui ravive en lui, par de rares et furtives entre-
vues, le feu du génie et l'ardeur de la science, et non pas
une ménagère qui l'emprisonne et l'enlace dans le froid
réseau des bourgeoises réalités. Dites, n'est-ce pas là une
héroïne telle que nous en voyons chaque matin dans nos
livres, chaque soir sur nos théâtres? De Rousseau à ma-
dame Sand, de Julie à Diane de Lys, la dernière venue de
cette orageuse famille, ne reconnaissez-vous pas ce para-
doxe de l'orgueil se préférant aux vraies notions du bien
et du mal, et inventant à son usage , au delà des vertus et
des devoirs véritables , un devoir imaginaire , une vertu
chimérique, faîte de superflu, et veuve du nécessaire? Qu'im-
porte maintenant qu'Héloïse cite du grec et du latin , in-
voque à l'appui de son opinion les philosophes païens et
les Pères de l'Église, appelle son fils Astrolabe, et mêle
sans cesse ses souvenirs de savante à ses sentiments d'hé-
j
!
M. ET M"* GUIZOT. 159
I roïne? Ce n'est là qu'une question seeomlaire , acciden-
telle, un vernis de couleur locale jeter sur une passion et un
caractère, mais qui n'est , à vrai dire , ni le caractère ni la
passion. Une Hèloïse moderne donnerait à sa métaphy-
sique une allure plus actuelle ; elle citerait Hegel et Jean-
Paul au lieu de Sénèque, de Jovinien, d'Origène ou d'Ezé-
chiel. Elle appellerait son fils André ou Jacques au lieu
d'Astrolabe. Bagatelles que tout cela! Frivolités de cos-
tume et d'extérieur qui sont aux phénomènes de l'âme ce
que l'habit est au corps ! — Femme de son temps, je le
répète, par la soumission de la science, Hélolse est du
nôtre par cette révolte contre les lois de la vie commune,
qui, même dans le cloître, s'exhalait encore en vagues *
soupirs et en plaintes inconsolées.
Un des grands mérites — et ce n'est pas le seul — du
bel essai historique de H. et madame Guizot, c'est d'avoir
ramené à des proportions vraies ces événements et ces
personnages , que le fanatisme des cœurs romanesques
grandissait outre mesure, et nous montrait, à travers l'es-
pace, embellis de toutes les -teintes brillantes de l'idéal et
du lointain. La poésie ingénieuse de Pope, l'emphase sen-
timentale de Golardeau , n'ont rien à voir dans cette prose
austère, large et sobre, où le noble et pur talent d'une
femme s'est si bien identifié avec l'inspiration qu'elle
trouvait à ses côtés, que les deux plumes semblent s'être
unies dans une même pensée, dans un même style, et
que, sans un avertissement de l'éditeur, «on serait fort em-
barrassé de faire la part de chacun. Sans doute , au point
de vue où étaient placés M. et madame Guizot, ils ne pou-
vaient être défavorables à la cause dont Abailard fut le
champion prématuré, au mouvement d'émancipation intel-
lectuelle et de libre examen , par lequel le brillant dialec-
ticien du douzième siècle préluda aux meurtrières attaques
140 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
de Luther et aux redoutables explosions de la Réforme : et
pourtant quelle modération ! quelle sagesse ! — « Entre
Àbailard et les théologiens de son temps, nous disent-ils ,
se débattaient la cause de la liberté et «elle de la règle.
L'union de ces deux puissances n'appartient qu'à ces
temps éclairés qui sont comme l'âge viril des nations. Il
est pour les peuples, comme pour les individus, un état
d'enfance où la raison des hommes, loin d'être capable de
les conduire, peut à peine suffire à les soumettre. La li-
berté ne se produit alors que par des désordres qui con-
tribuent sans doute aux progrès du développement social,
mais que peuvent à bon droit redouter ies générations aux
dépens de qui se fait te travail dont elles ne sont pas des-
tinées à recueillir les fruits. Les chefs ecclésiastiques, seul
pouvoir moral que reconnût au douzième siècle la société,
durent voir avec effroi des doctrines d'indépendance
ébranler les seules autorités auxquelles eux-mêmes recon-
nussent la force comme le droit de Maintenir la morale
sociale, et même par l'injustice et la persécution ils dé-
fendirent de bonne foi leur temps d'un danger réel, et la
vérité d'uu triomphe prématuré, p Ajoutons , hélas ! que,
même dans ces temps éclairés , dans cet dge viril dont
parle l'éloquent historien d'Ahailard, la cause de la liberté
et celle de la règle ont assez de peine à se confondre, que
leur alliance est marquée par assez d'orages et de rechutes,
que l'état de maturité des nations paraît souvent assez
près de retomber à l'état d'enfance pour justifier surabon-
damment les méfiances de l'esprit d'autorité contre l'esprit
de contrôle.
Ajoutons aussi que, chez Abailard, malgré son talent
oratoire , ses facultés poétiques et ce don de persuasion
qui passionnait son auditoire, l'examen philosophique,
l'essai de discussion et de controverse, le libre effort pour
M. ET M«* GUIZOT. 141
imider la raison aux mystères de la foi et pour compren-
dre ce qu'il faut se borner à croire, se manifestaient
par des subtilités, des arguties que de mâles esprits
comme saint Bernard avaient le droit de trouver à la fois
inquiétantes et puériles. Saint Bernard fut le vrai grand
homme du douzième siècle , et , bien que M. et madame
Guizot n'aient pu faire pleine mesure au génie et à la gloire
de cet immortel champion de l'orthodoxie, ils m'en di-
sent assez pour que je puisse reconstruire en idée Top-
position et le parallèle entre les deux hommes , les deux
caractères, les deux rôles. Arrivés à une de ces phases
critiques que la religion chrétienne a eu à traverser de
temps à autre, et qui, en l'agitant sans réussir à la perdre,
deviennent une des preuves les plus éclatantes de sa di-
vine immortalité , Abailard et saint Bernard sont frappés
tous deux , à leur manière , des périls de la situation. Ils
voient l'influence civilisatrice du christianisme s'effacer
peu à peu et s'affaiblir dans l'ignorance universelle ; les
pouvoirs spirituels lutter de violence et de rudesse avec
les puissances temporelles ; le clergé se compromettre et
s'avilir en partageant les excès de ceux qu'il devait avertir
et moraliser; les dignités ecclésiastiques devenir l'objet
d'ambitions vénales, de honteux trafics, de brutales con-
voitises, et la religion de paix, d'esprit et de charité, des-
cendre au niveau des corruptions d'une société barbare ,
au lieu de les assainir et de les élever jusqu'à elle. Cet
affligeant spectacle émeut également Abailard et Bernard ;
mais chacun d'eux, y appliquant le caractère propre de son
génie, en tire des conséquences bien différentes ; et déjà,
à ce commencement du douzième siècle, à cette aurore des
civilisations nouvelles , vous pouvez reconnaître ces deux
familles d'esprits, que vous retrouverez, presque à chaque
génération, représentant ici tous les éléments réparateurs,
142 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
là tous les éléments dissolvants. A cette société que la
religion ne suffit plus à contenir, et qui semble presque
l'envelopper et l'absorber dans ses grossiers entraîne-
ments, Abailard apporte le plus dangereux des remèdes,
l'analyse, la discussion, l'examen, l'appareil philoso-
phique; armes que ces mains juvéniles et incultes ne sau-
ront ni tenir ni diriger. A cette religion que menacent les
vices des grands, l'abrutissement des petits, la dépravation
des mœurs , le relâchement des disciplines , l'abaissement
intellectuel et moral des prêtres et des évêques, il apporte
une condition nouvelle de dissolution et de mort , un tra-
vail d'émancipation que son siècle ne peut ni comprendre,
ni restreindre , ni modérer. Voilà ce que fait Abailard : et
Bernard , que fait-il? Ge seeours dont la religion a besoin
pour échapper aux miasmes terrestres, c'est en elle-même
qu'il fa cherche , et non pas en dehors d'elle , dans cette
puissance rivale qui n'aura que trop lç, temps de lui porter
ombrage et d'empiéter sur son domaine : il retrempe le
christianisme dans ses propres sources, bien sûr qu'elles
sont encore assez vives et assez pures pour le purifier et le
raviver. Partout, dans les villes et les solitudes, à la cour
et au camp , à l'ombre des grands beffrois et dans la si-
lencieuse obscurité des monastères, il réveille, il ranime, il
ressuscite cet esprit chrétien qui est l'âme du monde en-
tier. II repeuple les cloîtres abandonnés , il en fonde de
nouveaux , il en chasse les plaisirs et les joies profanes
pour y faire rentrer leurs hôtes naturels, le sacrifice et la
prière; il enrôle pour le ciel de nouveHes milices, et
trouve pour les armer ce fonds de réserve qui ne manque
jamais aux siècles de foi pour se sauver d'eux-mêmes, des
violentes suggestions des sens et de la matière. Il triomphe
des vices et des abus d'une époque chrétienne par le chris-
tianisme , tandis qu' Abailard les combat et les envenime
M. ET M™. GUIZOT. 145
par la philosophie, S\mez leur marche à travers ces pays
qu'inquiète Je génie de l'un et que rassure le génie de
l'autre. De quelque côté que Bernard dirige ces pas, les
consciences troublées s'affermissent, les autorités mécon»
nues reprennent leur force et leur base , les majestés hu-
maines s'inclinent devant la majesté céleste. Règles, liens,
obéissance, gouvernement des âmes, sainte régularité des
pratiques et des habitudes, tout ce qui répare et tout ce
qui fonde, tout cela se fortifie et se resserre sous ses
mains puissantes ; à sa voix, le vrai mot d'ordre de la foi
circule de bouche en bouche, et multiplie sur ses traces
les soldats de l'orthodoxie. Partout où se dirige Abailard,
on dirait que l'analyse et la controverse montent en croupe
et marchent avec lui. Habile à soulever des mondes d'i-
dées., il est incapable de régenter un couvent de moines;
il jette des germes de doute et de négation dans ces intel-
ligences mal préparées, auxquelles il inspire ou une admi-
ration irréfléchie ou une aversion instinctive. Les réclama-
tions, tes haines, les querelles, tout l'attirail des guerres
théologiques, tout le bruit stérile de ces combats sans hon-
neur et de ces victoires sans profit, lui servent d'accompa-
gnement et de cortège ; la scolastique s'ébranle, la théologie
s'effraye, le monde théocra tique se sent remué sur ses bases,
et là où Abailard a passé on est sûrtle trouver trouble, mé-
contentement, dissensions et discorde. C'est que Bernard a
abordé la situation en réformateur et Abailard en révolu-
tionnaire ; ces deux mots renferment toute l'histoire de ces
deux hommes, et aussi de bien des hommes célèbres qui sont
venus après eux et ont tour à tour agité, calmé, inquiété,
réglé, entraîné, contenu, aigri, pacifié les imaginations et
les consciences.
Ce contraste ne se trouve pas au complet (et il ne pou-
vait pas s'y trouver) dans Y-Essai, historique de M. et ma-
14i CAUSERIBS LITTÉRAIRE^
dame Guizot. Mais, grâce à l'élévation de lears aperçus et à
la bonae foi de leurs jugements, tin lecteur catholique peut
en rapporter cette impression, et ne se croire, en la con-
sfatant, ni leur contradicteur, ni leur adversaire. Sans
doute, Abailard, tel qu'ils nous le donnent dans leur belle
esquisse, nous intéresse comme une victime d'autorités om-
brageuses et de persécutions jalouses; mais on sent qu'il
n'a été dans son siècle qu'une superfétation brillante, un
éloquent anachronisme, condamné d'avance dans son in-
fluence directe sur ses contemporains, et destiné à expier
Vineozcusable tort de raisonner trop tôt. On sent que ce per-
sonnage, après tout, n'eût pas obtenu à ce point les com-
plaisances de la postérité si son roman n'avait comblé les
lacunes de sa théologie. Peut-être M. Oddoul, écrivain sé-
rieux et classique, auteur d'une excellente traduction des
Lettres d'Héloïse et d' Abailard, qui ne sont pas la partie
la moins remarquable de ce volume, eût-il bien fait de s'at-
tacher de préférence àce qu'offrait d'instructif et de grave
cette page du moyen âge chrétien, plutôt que d'écrire des
phrases comme celle-ci : — « Sitôt que l'étoile d'Abailard
a brillé dans le ciel vide de sa jeunesse, pareille aux rois
mages qui allaient visiter le Christ, Hélolse rassemble ses
plus riches présents, et vient répandre à ses pieds sa beauté,
son amour, sa réputation, — l'or, l'encens et la myrrhe...
Loin des vallées ténébreuses où rampe l'égoïsme, où ne
germent que des fruits de cendre, son pied, dont les anges
adorent la trace, foule des cimes baignées de clartés, et
qui se parent de fleurs étemelles; une bénédiction céleste
est répandue sur tous ces sacrifices. . . Un regard de l'amour
a déployé sur sa tête un firmament dont l'inaltérable azur
ne saurait être obscurci par la fumée de leurs mépris...
Abailard se montre, il l'appelle : Me voici, répond Héloïse;
et, de sa sphère virginale, elle descend vers lui comme sur
M. ET M™ GUIZOT. . • 143
un plan incliné. » — Abailard ne veut pas être en reste
dans cette prodigalité de métaphores, et « il dresse à sou
épouse en Jérusalem un lit nuptial de bois de cèdre, aux
piliers d'argent, à l'intérieur -d'or, surmonté d'écarlate,
parfumé du troëne cueilli dans la vigne céleste, et doté par
le Christ de ravissements qu'elle n'a point connus aux jours
des plus grandes joies de son cœur... Notre âme, en effet,
ne s'empare-t-elle point de tous les temps, ne touche-t-elle
pas aux deux pôles de l'abîme par les affections de mère
ou d'épouse, de père ou d'ami, lorsque, enrichie par l'a-
bondance de ces sources sacrées, notre vie impatiente bouil-
lonne comme un fleuve gonflé des crues de l'hiver, et dé-
borde les rêves de nos jours trop étroits?... . » — Et ainsi
de suite : toute la préface est écrite de ce style, qui fait
un singulier effet à côté du simple et ferme langage de
M. Guizot.
Je l'avoue, la prose de M. Oddoul m'a inquiété et troublé
dans mon orthodoxie littéraire, comme Abailard inquiétait
et troublait ses contemporains. Par bonheur, la prose de
M. Guizot, d'un de mes plus illustres maîtres, m'affermit et
me rassure, comme saint Bernard affermissait et rassurait
ses pénitents. ,
9
^
M. VILLEMAIN 4
H est bien convenu, n'est-ce pas? que les critiques sont
des êtres malfaisants, bourrus, se débattant avec rage con-
tre le sentiment de leur impuissance, et faisant des souf-
frances intimes de leur vanité maladive une so:.r d'autel
expiatoire sur lequel ils sacrifient chaque, matin des héca-
tombes d'auteurs et de livres -, il est bien convenu que le
seul plaisir de ces orfraies littéraires est de fondre du haut
de leur pupitre sur ces pauvres colombes innocentes qu'on
appelle les romanciers et les poètes. Avortons de l'intelli-
gence, ils ne sont contents que lorsqu'ils ont mesuré à leur
taille les géants du drame et du feuilleton ; alguazils de la
littérature, leur journée leur semble perdue s'ils n'ont ap-
préhendé au collet un certain nombre de délits contre la
grammaire, de crimes contre le bon goût, et d'attentats
contré le bon sens. Tout rayon les blesse, toute beauté les
irrite, tout talent les exaspère, tout chef-d'œuvre les suffo-
4 Soure hs contemporains d'histoire et de littérature.
-i
TILLEMÀIN^ 147
que, comme autant de défis jetés à leur stérilité et à leur
laideur : ils vivent des fautes et des sottises d'autrui
comme les mendiants vivent 4e leurs plaies, et le jour où il
n'y aurait plus que dç bons écrivains et de bons ouvrages,
il n'y aurait plus de critique ; ce qui, soit dit en paren-
thèse, peut faire craindre qu'il n'y en ait encore très-long-
temps.
Voilà ce qui est bien avéré, et ce que notts répètent,
tous les jours, des gens aussi furieux quand la critique les
discute que quand elle les oublie. Mais alors, demanderai-
je en toute humilité, d'où vient ce sentiment de joie sincère
et profonde que j'éprouve lorsqu'il me tombe par hasard
sous la main un livre excellent? D'où vient que ce sont là
mes jours de fête, et non pas ceux où je rencontre un con-
teur essoufflé, ntt dramaturge poussif, un poëte hydro*-
phobe, un talent frappé de vertige, un tréteau échafaudé
sur un égout? Si Finstinct du critique, sa vocation, son
bonheur, sa vie, est de fuir tes belles choses et de recher-
cher les mauvaises, de se jeter sur ce<jui dégrade l'intelli-
gence et de haïr ce qui- l'honore, pourquoi suis-je malheu-
reux et honteux- de ces spectacles lamentables ou grotes-
ques, et pourquoi ai-je savouré avec délices les Souvenirs *
contemporains tthistoireet de littérature, dfrM. Villemain?
Au lieu de cette irritation, de cette colère que devraient me
causer ces qualités exquises, cet «tticisme, cette grâce,
cette malice si élégante, ce tour si ingénieux, cette finesse si
irrésistible, pourquoi ne suis-je tourmenté que delà crainte
de ne pas réussir à louer dignement ce que je ressens si
bien, et surtout de ne pouvoir faire passer dans mes élo-
ges un peu de cet indicible charme que j'ai trouvé dans le
livre?
Mais tout d'abord, après ce petit plaidoyer pro domo
meây défendons aussi la maison de M. Villemain, belle et
J48 CAUSERIES IITTÉRAIRES",
noble maison qu'habitent le travail et l'étude, et dont le
maître nous accueille de son plus aimable sourire, .entre
les bustes de Cicéron et de Tacite, de Quintiliep et d'Àddi-
son. On a reproché aux Souvenirs contemporains d'être un
livre d'opposition : singulière opposition, qui choisit peur
ses héros un aide de camp de l'Empereur, élevant le zélé
jusqu'au dévouement et le dévouement jusqu'à la passion,
et un général transformé en orateur par. le régime parle-
mentaire, et ayant eu, à forte d'éloquence, le paradoxal
honneur de réconcilier les espérances de la liberté avec les
souvenirs de l'Empire ! Le comte de Narbonne et le général
Foy I Bizarres factieux à placer sur une barricade académi-
que, avec des fusils chargés d'épigrammes ! En vérité, si ce
spirituel comte de Narbonne, qui aima tant Napoléon et
que M. Villemain a fait revivre, revenait réellement au
monde, il aurait bien des leçons à donner à ces néophytes
qui s'effarouchent d'un bon motet se mettent aux genoux du
passé pour mieux adorer le présent : — Prenez garde, leur
dirait-il, de dépasser le but au lieu de l'atteindre, et de
compromettre ce que vous prétendez servir ! Défiez-vous de
ces ferveurs maladroites, plus dangereuses pour les objets
de votre culte que ce mélange de conseils et d'hommages
dont j'ai donné de gracieux exemples! Cette façon de cher-
cher querelle à tous les écrivains éminents, à tous les es-
prits supérieurs, du moment qu'il manque à leur langage
quelques-unes de vos hyperboles, et à leur uniforme quel-
ques-unes de vos broderies, pourrait faire croire, à la lon-
gue, que le parti de l'esprit n'est pas le vôtre ; c'est pos-
sible, c'est probable même ; ne faites pas que ce soit sûr.
L'Empereur, mon maître^ j'en conviens et je l'ai entendu,
n'aimait pas les idéologues. Mais ce mot, si bien placé dans
sa bouche, l'est-ilaussi bien sur vos lèvres, et pour le pro-
noncer avec tout le dédain convenable, n'était-il pas utile
VILLEMAIN. 149
d'avoir préalablement gagné les batailles de Marengo et
d'Arcole, d'Austerlitz et d'Iéna? Vos opinions, je veux bien „
le croire, sont de vous, mais les mots de Napoléon sont de,
lui, et il n'est ni très-prudent, ni très-modeste de s'appro-
prier les mots historiques des grands hommes. Or, décidé-
ment, vous abusez de eeluMà. Il y a idéologue et idéolo-
gue, comme il f a fagot et fagot, et c'est amortir l'effet de
cette épitbète que de la prodiguer à quiconque n'est pas de
votre avis* Un penseur illustre fouille l'histoire d'Angle-
terre et y cherche des leçons pour la nôtre : idéologue ! Un
autre rappelle les âmes découragées aux vraies notions du
spiritualisme, au sentiment du vrai, du beau et du bien :
idéologue! Celui-ci ne paraît pas convaincu que la captivité
du pape et la campagne de Russie aient été deux actes di-
gnes d'un grand génie et d'une grande gloire : idéologue!
Celui-là demande s'il ne serait pas possible de cimenter
enfin une alliance entre l'autorité et la liberté : idéologue !
Cet autre rappelle les bienfaits de la monarchie des Bour-
bons ; idéologue! Voici un bon livre, une belle page, un
article bien fait, un salon aimable, un brillant causeur, une
saillie piquante, une pensée fine, un souvenir juste, une
bonne malice : idéologue! idéologue! Cela est bientôt dit;
par malheur, quand vous aurez prouvé que quiconque se
mêle encore de penser, de parler et d'écrire, est un idéolo-
gue, on vous répondra : Tant mieux pour l'idéologie! et
vous n'en serez pas plus avancé !
Voilà ce que dirait, — j'y pense avec ennui, —
Le flatteur d'autrefois au flatteur d'aujourd'hui.
«
Et encore les besoins de mon hémistiche me font commet-
tre une grave injustice! M. de Narbonne était un serviteur
fidèle, un conseiller courageux, un courtisan spirituel ; il
150 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
n'était pas un flatteur, et ceci me ramène à sou histoire, si
délicieusement racontée par M. Villemain,
Le nom et la vie du comte Louis de Narbonne commen-
çaient à se perdre, pour la génération actuelle, dans l'éloi-
gnement et l'oubli. Nous savions seulement qu'il avait été,
avec M. de Talleyrand, M. de Ségur, M. de Grave et quel-
ques autres, un des types les plus brillants de l'esprit fran-
çais, unissant à toutes les grâces de l'ancienne société
toutes les idées de la nouvelle. Pour. le reste, nous ne le
connaissions que par quelques-uns de ces mots qui sou-
vent, en France, sont les seuls survivants de l'histoire. On
nous avait raconté que M. de Narbonne ayant besoin d'ar-
gent, ce qui lui arrivait quelquefois, et madame de Staël
ayant demandé pour lui trente mille francs à son mari, le
digne homme lui répondit : « Ah! madame, vous me com-
blez de joie ; je la croyais votre amant. » — Plus tafd,
M. de Narbonne étant alors aide de camp, et l'Empereur lui
ayant dit avec un de ses airs de badinage de lion rentrant
ses griffes : a Ah çà ! mpn cher Narbonne, il n'est pas bon
pour mon service que vous voyiez trop souvent votre mère ;
on m'assure qu'elle ne m'aime pas. » — Il est vrai, sire,
répliqua le sincère courtisan ; elle en est restée à l'admira-
tion. )) — Enfin, lorsque la fortune dç l'Empire avait chan-
celé comme chancellent les colosses, et que Napoléon, sa-
chant tout ce que M. de Narbonne cachait d'observation pé-
nétrante sous ses dehors frivoles, le nomma à l'ambassade
de Vienne, on assurait que le nouvel ambassadeur, pour
s'excuser auprès de son prédécesseur, M. Otto, lui avait
dit en prenant sa place : « Que voulez-vous, monsieur?
quand le médecin n'a pas réussi, on appelle l'empirique. »
M. Villemain nie ce dernier propos comme indigne à la fois
de l'homme et de la triste gravité des circonstances. Je
crois qu'il se trompe, et l'idée même qu'il nous donne de
VILLEfïAIN. 151
M. de Narbonne s'accorde assez bien avec cette saillie; Le
charmant défaut des hommes très-spirituels est de ne jamais
avofr l'air de se prendre tout à fait au sérieux,- même lors-
qu'ils font des choses très-sérieuses, comme le mérite en-
nuyeux des hommes graves est de ne se départir jamais du
sentiment de leur importance, même quand ib font des
choses légères.
Quoi qu'il en soit, M. de Narbonne revit tout entier dans
le livre de M. Villemain, et jamais on ne groupa avec plus
d'art, autour d'une seule figure, les événements qui lui ser-
vent de cadre et de commentaire historique. Sa destinée eut
cela de remarquable qu a quinze années de distance il aima
et servit, avec une égale franchise, la liberté naissante et
le glorieux héritier de cette liberté noyée dans le sang ;
qu'il essaya tour à tour de les préserver contre leurs pro-
pres excès, fut leur conseiller prévoyant et inutile, leur dé-
plut presque également en s' efforçant de les avertir, et finit
par être victime ici de l'anarchie succédant à la liberté, là-
du vertige des conquêtes succédant au génie de l'organisa-
tion et de la victoire. H. de Narbonne est donc un de ces
hommes comme il y en a trop — et des meilleurs — dans
les temps de révolutions extrêmes et de gouvernements dé-
mesurés, que Ton apprécie mieux par ce qu'ils auraient pu
faire que par ee qu'ils ont fait, et dont la valeur, un peu
idéale, réside surtout dans le contraste de leurs opinions
sensées, de leurs sages prévoyances, de leur modération
spirituelle avec l'impérieuse âpreté des événements et des
catastrophes. Un libéral grand seigneur, servant jusqu'en
921a. liberté constitutionnelle, ministre de Louis XVI avant
le 10 août, mais après Varennés, arrêtant de ses mains
blanches et musquées les bêtes fauves qui rugissent déjà en
attendant qu'elles dévorent, puis mettant son dévouement
chevaleresque aux pieds des martyrs du Temple ; proscrit,
152 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
ruiné, portant gaiement la misère, mais non pas l'exil ;
toujours Français de cœur et surtout d'esprit; bientôt
ébloui par les splendeurs incomparables du Consulat et les
premiers feux de l'Empire; se passionnant pour le héros
qui lui rend sa patrie et comble des abîmes de sang avec
des amas de gloire ; devenant son admirateur sans féti-
chisme, son serviteur sans complaisance, son courtisan
sans bassesse; associé un moment à cette prodigieuse for-
tune, mais pour en présager les défaillances, en combattre
les enivrements et en partager les revers; se faisant pou-
drer, chaque matin, au bivac, pendant la retraite de Mos-
cou, et n'en étant ni moins stoique, ni moins brave; mou-
rant enfin dans une place forte, dont la défense impossible
terminait son inutile ambassade ; mourant avec le souvenir
de la France dans le cœur, et un sourire de résignation
sur Les lèvres : voilà le type, voilà l'homme, et il en est
peu de plus exquis, de plus attachants et de plus aima-
bles. Oui, mais pendant ce temps les Couthon et les Robes-
pierre triomphant des Mounier et des Narbonne ; Louis XVI
et Marie-Antoinette périssent sur l'échafaud ; d'innombra-
bles milliers de victimes font un pâle et désolé cortège à la
voiture du 21 janvier, à la charrette du 16 octobre; les
cris de la Terreur répondent aux gémissements du Temple ;
puis d'autres excès succèdent à ces excès, amenant avec
eux d'autres malheurs; la prospérité et l'omnipotence d'uu
grand homme lui portent au cerveau et substituent les rê-
ves de l'impossible aux combinaisons du génie ; le plus pur
sang de la France va rougir les neiges lointaines, les step-
pes a demi perdues dans les limites du vieux monde ; le
crime héroïque de Rostopschine., le pont funèbre de Leip-
sick, commencent l'agonie sinistre et terrible de cette apo-
plexie de gloire : toujours çt sous des formes différentes,
la victoire, le haut du pavé historique, Vultima ratio de ces
V1LLEMAM. 155
grandes mêlées de bras et d'intelligences, appartiennent
aux violents, aux excessifs, aux despotiques, an côté ex-
trême de chaque idée, de chaque événement, de chaque
Sarti ; et la modération spirituelle et délicate, généreuse et
évouée, telle que la personnifie M. de Narbonne, se heurte
à toutes ces violences, souffre de tous ces contre-coups, et
finalement se perd dans tous ces désastres, sans autre suc-
cès que celui qui consiste à désirer le bien, à prévoir le
mal, et à ne pouvoir ni faire l'un ni empêcher l'autre.
Je me trompe, un dernier succès, un dédommagement
posthume est parfois réservé à ces existences spirituelle-
ment et noblement inutiles. Long-temps après qu'elles se
sont éteintes, et au moment où elles risqueraient d'être
oubliées, un esprit de la même trempe, ramené à leur sou-
venir p^r des liens de reconnaissance et par une étroite
parenté intellectuelle, les dispute et les reprend a l'oubli
qui allait les atteindre; il en ravive, avec un soin filial, les
linéaments effacés; il les replace sous un jour favorable,
éclairées à la fois de leur propre lumière et des mille traits
qu'il fait briller autour d'elles; et, si cet esprit dont je parle
est servi par une de ces plumes qui honorent la littérature
d'un pays et d'un siècle, ce tribut tardif payé à une mé-
moire aimée cesse d'être le gage d'une amitié personnelle
pour atteindre les proportions d'un monument et la durée
de l'histoire.
Je voudrais donner une idée du style enchanteur de
M. Villemain, et je n'ai pas de meilleur moyen que de le ci-
ter; mais comment me borner dans ce travail à la fois si
attrayant et si difficile? Comment choisir au milieu de tou-
tes ces pages fines et profondes, où, comme chez M. d^
Narbonne, le bon sens le plus vrai, le goût le plus pur,
l'aperçu le plus juste, renseignement le plus frappant, se
cachent sous des allures légères et d'élégantes surfaees?
9
154 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
Comment arrêter au vol toutes ces aito d'abeille, étincehnt
sous un ciel d'Athènes parmi les douces senteurs de l'Hy-
mette? Essayons pourtant; voici une page sur le Consulat
pour laquelle je me décide, non pas qu'elle l'emporte sur
ses voisines, mais parce qu'elle répond au reproche de dé-
nigrement systématique que Ton adresse à ces Souvenirs :
a C'est à de tels périls, à de telles ignominies (les
crises de Fructidor et les désordres du Directoire), que suc-
cédaient, comme par enchantement, la jeunesse, la gloire,
l'espérance, le plus brillant général qu'ait vu la France de-
puis les grandes années de Louis XIV, un vainqueur de
Rocroy plébéien, un officier de fortune qui, à vingt-six ans,
avait chassé d'Italie cinq armées étrangères, conquis la paix
sur la route de Vienne, négocié habilement comme il avait
vaincu, humilié les rois, honoré le pape, fondé une répu-
blique au delà des monts et illustré celle de France, libre
ou non, mais comblée de victoires.
« Ce n'est pas tout : parti de nouveau, comme ces grands
capitaines que les Césars de Home exilaient dans une loin-
taine conquête, il avait, en quinze mois, soumis l'Egypte,
repris Alexandrie comme sa ville natale, défait une grande
armée turque, occupé l'isthme de Suez, menaçant de loin les
Anglais dans le plus court passage qui conduise aux Indes ;
puis, maître du Delta, il avait envahi le Désert et la Syrie,
conquis comme un croisé les villes de Gaza et de Jaffa, et
gagné des batailles au pied du Thabor, comme devant les
Pyramides : et maintenant, à travers ces bruits de renom-
mée qu'un lointain mystérieux rend plus éclatants, avec
cet attrait pour les imaginations qui est nécessaire à la
gloire, il arrivait inattendu, au jour le plus favorable, à
l'heure de l'impatience et de là crise.
« Il arrivait de cet Orient judaïque d'où, vers l'époque
de Vespasien, on avait prophétiquement annoncé et espéré
VILLEMAIN. 155
dans le monde les maîtres de l'Empire; et, malgré V incré-
dule insouciance du temps, cette particularité même de sa
prodigieuse fortune frappait les esprits : il arrivait presque
seul, à travers les croisières anglaises surprises par sa
promptitude ; et, du rivage de Fréjus, dont il avait franchi
dédaigneusement la quarantaine, tes acclamations populai-
res et la foule accourue sur «on passage lui avaient fait cor-
tège jusqu'à Paris. Et là, quel accueil l'attendait! Quelle
curiosité enthousiaste le suivait partout! Il faut avoir en-
tendu des contemporains, jeunes alors et d'une imagination
sensible à la gloire, pour se faire quelque idée de celte apo-
théose!... • etc.
Le voilà, retracé d'une main magistrale et tel que le re-
connaîtra l'impartialité de l'hisloire, le Napoléon Bonaparte
du 48 Brumaire et du Consulat; et ceux qui, d'après ce pas-
sage même et à propos de ce magnifique souvenir du grand
Condé, ont accusé H. Villemain d'avoir réduit le Titan
de la Révolution couronnée au niveau d'un général de
Louis XIV, de l'avoir présenté comme balançant VUlars et
dépassant Soubise (Soubise, général de Louis XIV!) ceux-là
ont bien gauchement interverti les rôles : si cette rayon-
nante gloire -du premier Consul avait besoin (Tune consé-
cration de plus, elle la trouverait dans cette admirable page;
et, si une meurtrissure pouvait l'atteindre, elle lui viendrait
de ce malencontreux encensoir qui ne sait pas même son
métier.
Sans doute, les jugements de H. Villemain, ou plutôt
ceux de son héros (car remarquez que F éminent écrivain
n'est que l'interprète de M. de Narbonne!), ne sont pas
toujours empreints d'une admiration aussi vive. Quand
nous arrivons aux fautes notoires et cruellement expiées, le
conseiller s'attriste et l'historien s'assombrit. Pour me bor-
ner, et pour faire concevoir quel trouble dut, à deux épo-
J56 CAUSERIES LITTÉRAIRES, .
qoes différentes, ressentir l'esprit délicat et modéré de
M. de Narbonne en face des exagérations passionnées de la
liberté qu'il servit et du despote qu'il aima, et quelles le-
çons en rejaillirent pour lui et pour nous, je rappellerai
deux scènes, l'une très-courte, l'autre développée et dra-
matique, que je rencontre dans ces Souvatirs.
Dans la première, M. de Narbonne, alors ministre de
Louis XVI, et parlant à la tribune de la Législative, en
ayant appelé au témoignage des esprits les plus distingués
de l'Assemblée, on se souleva d'indignation contre cette
hypothèse, apparemment aristocratique, dune distinction
même intellectuelle, et on se récria avec violence, de plu-
sieurs bancs, M. Couthon en tête : « Pas de ces expres-
sions^! nous sommes tous distingués. » Cette guerre aux
supériorités de l'esprit, que nQus avons vue se renouveler
sous nos yeux, est le dernier mot des démagogie* triom-
phantes, et le châtiment des intelligences supérieures qui
ont préparé leur triomphe.
Plus tard, dans les premiers jours de mars \ 812, M. Yil-
lemain, oublié, nous dit-il, dans la voiture de H. de Nar-
bonne, lisait Xltinéravre de M. de Chateaubriand pendant
que son noble ami avait un entretien avec l'Empereur. Tout
à coup (mais ici j'ai honte d'être forcé d'abréger ce presti-
gieux récit) M. de Narbonne se jette brusquement dans la
voiture : la main appuyée sur son front large et chauve, et
comme repassant d'une seule vue intérieure tout ce qu'il
venait d'entendre : a Quel homme! disait-il à demi-voix;
quelles grandes idées ! quels rêves ! où est le garde-fou de
ce génie? C'est à ne pas y croire! On est entre Bedlam et
le Panthéon. » C'est qu'en effet la conversation qui venait
de se terminer, et que le narrateur nous rapporte d'après
d'indélébiles souvenirs, avait ressemblé à ces cimes alpes-
tres d'où la vue, fascinée, éperdue, est tour à tour attirée
VILLEMAIN. 157
vers le ciel et vers les abîmes, et où Ton ne sait pas si Ton
va s'élever jusqu'aux astres ou se précipiter dans un gouf-
fre. Cette fois, le noble aide de camp et son spirituel con-
fident durent faire des réflexions douloureuses sur tout ce
que le génie, du despotisme peut souffler de mauvais con-
seils au despotisme du génie.
Il faudrait poursuivre; il faudrait recueillir ça et lu les
souvenirs littéraires dont ce Hvre est rempli, et qui sont
comme autant de fleurs délicates sur un fond sérieux et
assombri; il faudrait rappeler et la Visite à V école nor-
male, et le général Foy assistant à une leçon de la Sor-
bonne, et l'aimable figure de l'abbé Féletz encadrée dans
quelques salons de son temps. Ce sont là autant de chapi-
tres ravissants, et que je ne me pardonnerais pas de pas-
ser sous silence, si je ne savais que le lecteur aimera mieux
aller les trouver dans le livre même que venir les cher-
cher dans mou article. L'espace me manque d'ailleurs, et,
au Reu de multiplier mes louanges, qui ? lorsqu'il s'agit de
M. Villemain, sont presque du ressort de M. de la Palisse,
je termine par une remarque.
Lorsque les écrivains de premier ordre, qui avaient
passé de la littérature dans les affaires, ont été éloignés du
gouvernement par nos dernières crises politiques, ceux qui
applaudissaient à ce changement leur ont dit d'un air de
sympathie et de déférence : «C'est un grand bonheur!
vous rentrez dans votre sphère ; vous revenez à ce qui fait
nos délices et votre gloire : au lieu d'être des ministres
contestés, des hommes d'État contestables, vous redevenez
d'admirables écrivains : tout le monde y gagne, le public,
l'État, et vous-mêmes. » — C'est très-bien dît; niais cha-
que fois que ces exilés de la politique, se consolant avec les
Lettres de leurs regrets et de leurs mécomptes, publient un
ouvrage, cet ouvrage est attaqué comme un manque de res-
158 CAUSERIES LITTÉRAIRES. #
pect, comme une récidive, comme la secrète revanche d'es-
prits malades transportant dans la littérature les illusions
et les rancunes de leur vie publique. Qu'aviez-vous donc
espéré? que ces hommes, résignés à leur retraite, mais fidè-
les à leurs affections, feraient de ceè oeuvres où se retrempe
leur gloire et où s'abrite leur loisir, le démenti de tout ce
qu'ils avaient aimé, pensé, cru, essayé, regretté? Ils font
de la littérature, de la pure et belle littérature, qui n'est ni
séditieuse, ni servile, et vous les attaquez : que vouliez-
vous donc?
Oui, c'est là une inconséquence et une injustice;
mais, pour qu'elle paraisse plus révoltante, ou plutôt pour
qu'elle devienne impossible, il faut que ces grands écri-
vains qui sont notre joie et notre gloire exercent sur eux-
mêmes un contrôle encore plus sévère, et achèvent d'extir-
per de leurs ouvrages tout ce qui pourrait rappeler, même
de loin, ces traditions que leurs ennemis s'efforcent de rat-
tacher à Voltaire, c'est-à-dire à l'orgueil de l'esprit, se pré-
férant à l'autorité et à la foi. Il faut qu'ils marquent d'une
façon chaque jour plus évidente leur rupture avec toutes
ces chimères, qui commencent dans les méditations inof-
fensives de quelques cerveaux d'élite, et finissent au milieu
des agitations de la rue, préludant au règne de la force
par l'abus de l'idée. Le jour où les dernières traces de ces
illusions généreuses mais funestes, honorables mais dé-
cevantes, auront disparu de leurs livres, je ne leur dirai
pas qu'ils n'auront plus à redouter d'attaques, car les Zoï-
les et les Séides sont incorrigibles; mais les honnêtes gens
auront plus de plaisir encore à les venger par leurs mé-
pris, à les indemniser par leurs hommages.
M. MIGNET 4
Après tes grandes défaites politiques, lorsque le sol est
jonché de morts et de blessés de toutes les opinions et de
tous les régimes, les vaincus, réunis souvent des points
extrêmes de l'horizon intellectuel, ont à se défendre de
deux excès contraires.: trop de récriminations ou trop de
concessions réciproques. Ces deux excès^ également con-
formes au secret penchant de ta nature humaine, suivant
qu'elle apporte aux lendemains de la lutte plus d'amertume
ou plus de lassitude, je voudrais les éviter aujourd'hui en
parlant de M. Mignet et de ses Notices historiques, c'est-
ànïire d'un écrivain supérieur et d'un ouvrage excellent.
M. Mignet, — qui l'ignore? — est entré, il y a près de
trente ans, dans les Lettres et dans la vie publique par un
livre sur la Révolution française. Ce livre^ qui reçut im-
proprement le nom d'Histoire, et qut aurait dû plutôt
s f appeler Discours préliminaire, Introduction générùle à
* Notices historique».
160 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
une Histoire de la Révolution, eut le malheur et le tort de
donner le premier exemple de ces réhabilitations dange-
reuses qui présageaient et préparaient des révolutions nou-
velles : il inaugura, avec un très-grand talent et d'austères
formes de langage, cette méthode philosophique et para-
doxale qui réduit les événements et les faits à n H être plus
que les pièces d'un échiquier gigantesque, combinées par
riiistorien pour les besoins de sa cause et le gain de sa
partie. Rien ne manque à ces histoires, ni la grandiose
simplicité du plan, ni l'ingénieuse variété des aperçus, ni
l'art de grouper autour d'une seule pensée les éléments les
plus divers, ni 1rs déductions d'une logique spécieuse, ni
les proportions harmonieuses d'un beau style; rien n'y
manque, excepté Dieu au sommet et l'homme à la base.
L'auteur s'y substitue sans cesse à la Providence et à l'hu-
manité, ou, en d'autres termes, à ce mélange de volonté
souveraine et de libre arbitre dont les combinaisons infinies
déjouent tous les systèmes dans le passé, tous les raisonne-
ments dans le présent, toutes les prévisions dans l'avenir.
Malgré le succès de son premier ouvrage, ^bien que
recommandé à la politique par ce grave et heureux début,
par une illustre amitié, par l'avènement d'un régime qui
répondait à ses prédilections et à ses vœux, M. Mjgnet, — »
on le sait encore, — eut le bon esprit de préférer à l'agi-
tation et au tumulte des affaires une célébrité plus calme,
uneviepîus studieuse, un rôle moins brillant peut-être,
mais plus recueilli et plus doux. 11 resta le fidèle et paisible
Pylade d'un ardent et orageux Oreste, trop souvent em-
porté par les Furies de l'Opposition; ces idées de 1789, ces
traditions révolutionnaires mitigées par des institutions
monarchiques, et devenant la loi définitive des générations
nouvelles, d'autres s'en étaient faits les ministres; M. Mi-
gnét en resta l'académicien.
MIGNET. 164
Ce trait si honorable de modestie et de sagesse, cette
persistance à n'être qu'un écrivain et un penseur au lieu
de compromettre son repos et son nom dans des luttes
bruyantes et stériles/ a eu pourtant un inconvénient qui se
révèle dans les Notices historiques. Grâce à cet abri que
M. Mignet s'était spirituellement ménagé contre les intem-
péries du dehors, contre les vicissitudes politiques, il ne
les a pas subies d'assez près : il n'en a pas assez profon-
dément ressenti les mécomptes, assez directement reçu les
leçons. Ses amis, ses émules, ceux qui, moins prudents
que lui, s'étaient pris corps à corps avec la pratique des
affaires et le gouvernement des hommes, sentant tout à
coup manquer sous leurs pas le terrain qu'ils croyaient af-
fermi, voyant se briser ttatre leurs mains l'arme qu'ils
croyaient invincible, se sont demandé, avec de salutaires
angoisses,, s'ils, ne s'étaient pas trompés, 6 il n'y avait pas,
en dehors du calcul des sages et de l'accommodement des
habiles, de grandes lois providentielles qui défendent aux
crimes politiques, non-seulement de rien conquérir, mais
même de rien léguer. Des aveux douloureux et sincères se
sont échappés de leurs poitrines avec le sang de leurs
blessures: M, Mignet, lui, n'était blessé que dans ses affec-
tions et ses préférences ; il ne l'était pa& dans ces oeuvres
vives du cœur humain qui se composent d'ambition brisée,
d'orgueil déçu, d'espérances trahies. Aussi, ce qui a été
pour les autres un enseignement et une date, n'a été à ses
yeux qu'un incident et une phase. 11 n'a vu, dans les coups
d'État de la Providence, qu'une combinaison nouvelle de
l'échiquier, un coup imprévu qui le dérange, mais qui ne
lui fera pas perdre la partie. « La grande cause du progrès
intellectuel, nous dit-il, peut bien être exposée à des re-
vers passagers, mais son triomphe est certain, car il est
l'inévitable loi de la civilisation du monde. » Et il reprend
162 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
sans trouble le fil de ses discours : sérénité précieuse, qui
ressemble presque à de Hmpéniteiiee ! De là le principal
défaut de son livre.
Il y a, dans ce livre, plusieurs parties bien distinctes; il
y a la partie biographique, à laquelle H. Nignet ir'a peut-
être pas donné assez de place, et qui aurait pu tempérer
ce que l'ensemble de son ouvrage a de dogmatique et de
froid; il y a la partie académique, proprement dite, où
Fauteur excelle; il y a la partie scientifique, où il me pa-
rait avoir admirablement réussi à mettre à la portée des
lecteurs superficiels les questions les plus ardues et les
plus abstraites; il y a enfin, et c'est le plus essentiel, tout
un côté qui, se rattachant à notre histoire philosophique et
politique depuis soixante-cinq ans, est de nature à soule-
ver des réflexions douloureuses et de graves objections.
Je n'étonnerai personne en affirmant que les discours
purement académiques de M. Mignet, son discours de ré-
. ception et ses réponses à MM. Flourens et Pasquier, rem-
plaçant MM. Michaud et Frayssinous, sont des modèles de
ce genre, aujourd'hui si perfectionné, où des esprits de
premier ordre parviennent à introduire un vrai sentiment
littéraire, de l'agrément, du naturel et dte la vie, à travers
les formes traditionnelles. M. Yillemain a été le maître de
de cette école de l'Académie himianisée, et M. Mignet la
continue, avec moins de souplesse, d'abandon et de grâce
familière, mais avec une irréprochable pureté de lignes et
.de contours. Par un rapprochement fortuit qui ne déplaît
pas à la docte compagnie, et qui fait ressortir la flexibilité
des talents et l'urbanité des caractères, M. Mignet a eu,
dans deux -de ces circonstances solennelles, à rendre un
funèbre hommage à deux représentants de la tradition reli-
gieuse, chevaleresque et monarchique, à deux hommes
éminents dont l'un avait prêté à ses opinions tout le charme
MIGNET. 163
de son esprit, dont l'autre avait mis au service de sa foi
toute l'autorité de ses vertus. MM. Michaud et Frayssinous,
le publiciste de la Quotidienne et l'instituteur d'une royale
enfance, rbistorien des Croisades et le prédicateur des
Conférences y ont été très-rconvsnablement loués car M. Mi-
gnet. Ici j'en appellerai, chez lui, à cette bonne foi qui est,
pour ainsi dire, la seconde conscience des hommes à sys-
tèmes : n'était-il pas plus à l'aise, en racontant la vie de
cejs deux royalistes, qu'il ne Ta été, devant un autre audi-
toire, en louant les métaphysiciens, les savants et les héros
de l'école philosophique et révolutionnaire? Situation sin-
gulière et instructive, où Ton est plus sûr de sa pensée et
de sa parole, plus certain d'être de son propre avis, en
rendant justice à sas adversaires qu'en rendant hommage
à ses amis !
M. Mignet, on. le comprend, n'a pu nous parier d'hom-
mes tels que M. Flourens, tels que Broussais, Cabanis,
Destuttde Tracy, sans aborder des sujets qui risquaient de
désorienter un peu le public habituel des solennités acadé-
miques; il s'est acquitté de cette tâche- ingrate avec une
mesure et une lucidité parfaites. Il n'était pas très-facile,
par exemple, d'expliquer, à propos de M. Flourens, la na-
ture et les fonctions de l'appareil nerveux, « de cette sub-
stance merveilleuse qui, .de son tronc principal, se rend
par des rameaux symétriques aux divers membres du corps,
où elle porte les ordres de la volonté, commande les opé-
rations du mouvement, dirige les actes delà vie, etc., etc.. «r
— Les femmes qui assitaient à la séance, et il y en a tou-
jours, auraient eu quelque peine à reconnaître, dans cet
appareil scientifique, l'explication de leurs attaques de nerfs;
Broussais et sa doctrine de l'irritation, Cabanis et sa sen-
sibilité progressive, n'offraient pas de moindres difficultés :
M. Hignet les a vaincues ; à tous moments, en le lisant, on
1Ç4 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
«roit qu'on va cesser de comprendre et s'écrier avec
H. Jourdain qu'il y a là trop de brouillamini , trop de tin-
tamarre. Eh bien, par un prodige d'exposition nette et
transparente, l'auteur de ces Notices trouve moyen de ren-
dre accessible aux intelligences ordinaires, aux dilettantes
de science et d'académie, ce qui semblait devoir rester in-
terdit aux profanes, et enveloppé, comme dit Fontenelle,
des voiles d'une certaine langue sacrée, entendue des seuls
prêtres et de quelques initiés. Fontenelle! il est impossible
de rappeler ce nom et ce souvenir sans songer â un inévi-
table parallèle. Lui aussi, comme M. Mignet, sut rendre la
science accommodante et familière ; il sut la faire sortir
de cette ombre mystérieuse où la retenaient quelques ini-
tiés, pour l'exposer au grand jour, lui apprendre à par-
ler la langue commune, et à faire servir ses découvertes
au progrès de la vie publique. Il y a, entre les Élo-
ges de Fontenelle et les Notices de M. Mignet, une parenté
visible ; tous deux mériteront de compter parmi les plus
ingénieux conciliateurs des idiomes savants et du langage
littéraire, parmi ces initiateurs faciles qui font une mon-
naie courante d'une valeur morte. Seulement Fontenelle a
plus de grâce et d'élégance; M. Mignet, plus de sérieux et
de profondeur : on sent que l'un écrit pour une société plus
polie, l'autre pour un public plus mûr. C'est qu'entre les
deux hommes et les deux livres une révolution a passé, et
il n'en faut pas davantage pour expliquer, d'une part,
toutes les grâces, de l'autre, toutes les tristesses.
En effet, Ton aurait beau faire, l'on aurait beau cher-
cher à s'abuser sur le principal élément d'intérêt de ces
Notices historiques: c'est la Révolution, et la Philosophie,
sa mère, que l'on y rencontre à chaque page; c'est elle qui
attriste et assombrit cette attachante lecture.
Comme secrétaire perpétuel de l'Académie des Sciences
MIGSET. 165
morales et politiques, M. Mignet a eu à parler d'hommes
diversement célèbres qui, après avoir laissé leur empreinte
dans le grand sillon révolutionnaire, après avoir été tçur à
tour élevés, renversés, proscrits, rappelés par nos innombra-
bles vicissitudes, étaient venus enfin abriter leur vieillesse
dans cette section de l'Institut, qu'on pourrait, sans trop
d'épigramme, appeler Y Hôtel des Invalides de la politique
et de la morale. Si peu intolérant et fanatique que Ton soit,
il y avait, ce me semble, quelque chose de profondément
triste à voir des régicides, des athées, des prêtres et des
moines défroqué^ ayant fait de leur vie tout entière le dé-
menti et la profanation publique de leur caractère indélé-
bile, figurer au premier rang de eerte assemblée, déposi-
taire officielle des vérités qui servent à se gouverner
soi-même ou à gouverner les hommes. Je comprends très-
bien F Académie française, celle des Sciences, celle des
Beaux-Arts ; nul, que je sache, ne peut songer à faire du
style mieux que MM. Villemain ou Mignet, de l'astronomie
mieux que M. Arago,de la peinture mieux que M, Ingres;
mais il n'est pas sage de montrer tout haut à uq pays intel-
ligent §es modèles de morale et de politique, et de lui
donner le droit de dire tout bas que, pour être sûr de ne
se tromper ni en politique ni en morale, il faut croire le
contraire de ce qu'ils ont cru, et faire le contraire de ce
qu'ils ont fait.
L'espace me manque poursuivre M. Mignet dans toutes
ses Notices; je me contenterai d'aborder un moment avec
lui quatre de ses principaux personnages : Sieyès, Daunou,
Talleyrand et Destutt de Tracy ; le métaphysicien, l'érudit,
le diplomate et le philosophe de la Révolution française.
Entre ces hommes si différents par le caractère, le gé-
nie et la destinée, je saisis pourtant une ressemblance gé-
nérale. Homme du monde ou oratorien, gentilhomme ou
V*
166 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
^prêtre, ils passent dix ans, quinze ans* vingt ans de leur vie
à se raconter à eux-mêtaes le plan d'une révolution future,
à faire de leur cerveau le théâtre d'un gouvernement. Ce
gouvernement et cette révolution, ils les arrangent à leur
guise, ils les façonnent à leur gré, donnant à leurs théo-
ries toutes les perfections désirables, en écartant soigneu-
sement l'imprévu, Ifcs passions humaines, créant à leur
usage un nouveau monde, pur de toutes les souillures de
l'ancien, vertueux, perfectible, équitable, tel, en un mot,
qu'il le fout à des penseurs pour y introduire à leur sbite
la liberté, le bonheur et la paix. Ils se composent avec cela
un petit modèle de société portative et mécanique, qu'ils
mettent provisoirement dans leur poche, en attendant qu'ils
puissent en faire jouir leurs semblables ; eomrt>e ces géné-
raux qui gagnent des batailles sur lé papier en attendant
qu'ils les perdent sur le terrain. L'épreuve arrive ; les évé-
nements se pressent ; on dirait que la Providence veut don-
ner à nos théoriciens l'occasion d'appliquer leur programme
et leur plan : ils se mettent à l'œuvre, et Us y apportent
cette sécurité superbe d'intelligences qui n'ont jamais été
aux prises qu'avec leurs propres idées, tes premiers mo-
ments leur donnent raison ; il ne s'agit que d'abus à dé-
iruire, et cela est si doux, si beau, si facile! Tout le
monde s'y prête, même les abus, même ceux qui les per-
sonnifient et en profitent. Mais, hélas ! le temps marché; la
Révolution fait un pas ; les hommes d'action la saisissent,
jeune «t pure encore, entre les mains inquiètes des hom-
mes de théorie, pour l'emporter avec eux vers les aven-
tures et les précipices. C'en est fait, l'on ne s'entend plus;
le plan est déchiré, le programme roule dans la fange; le
fait donne un soufflet à l'idée. Que devient alors le penseur
révolutionnaire? Ce moment qui le met en présence des
réalités brutales le corrige*t-il des utopies décevantes? se
. M Ni NE T. W7
repent-il ? deinande-t-il pardon à ses victijnes? Non ; il se
drape dans un siletice plus orgueilleux peut-être que son
système; il se complaît, il se console dans l'égoïste pen-
sée que lui seul avait raison, et que ce peuple qui n'a pas
voulu qu'on l'éclairât n'est pas digne qu'on le ^auve. Ne
lui demandez ni des aveux, ni des dévouements, ni des sa-
crifices; il n'est pas fait pour cela; c'est une intelligence,
ce n'est pas un cœur: les douleurs de l'humanité ne l'attei-
gnent que comme des déviations de ces vérités dont il se
croit le gardien. Cette société qui se débat et se meurt eh-
tre les bras de ses bourreaux, ces ruisseaux de sang qui
débordent, ces cris désolés qui s'élèvent du fond des cachots
et des geôtes, ce ne sont que des errata de cette Histoire de
la Révolution qu'il s'est racontée d'avance à lui-même; il ne
tressaille pas, il fie saigne pas, il ne pleure pas* il pense, il
se tait et il attend. Plus tard, après la tempête apaisée, on le
retrouvera seul, immobile, taciturne; à qui lui demandera ce
qu'il a fait, il répondra : J'ai vécu. Il sera prêt à saluer le
despotisme, à coopérer à ses œuvres, à abdiquer sous ses
pieds ses rêves de liberté. Telle est la métaphysique de la
Révolution; vous savez ce qu'est sa logique : l'une est con-
damnée à l'impuissance, l'autre au crime : l'une s'appelle
Sieyès, l'autre s'appelle Robespierre.
Je cherche en vain dans le livre de M. Migrifcl une men-
tion, même délicate et voilée, de ce moment où les esprits
hautains dont il nous parle virent tourner contre eux leurs
doctrines et leurs maximes, où le sophisme révolutionnaire,
démuselé par eux, cessa de leur lécher les mains, et se
mit à déchirer et à mordre. J'y cherche en vain une pro-
testation, même discrète et mesurée, contre des crimes
que ne réhabilitera jamais la conscience humaine, et doftt
l'apologie, une des hontes de notre temps, a mérité une
punition nouvelle. L'éminent académicien se croit-il quitte
168 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
envers l'humanité et la justice outragées lorsqu'il dit briè-
vement de Sieyès et de son vote célèbre ; « Dans une tra-
gique circonstance, il n'ajouta point à son vote les paroles
qu'on lui a reprochées » (la mort sans phrases) y — lors-
qu'il dit, en parlant de Merlin : « Après s'être associé à la
condamnation du royal et infortuné vaincu du 10 août, il
essaya de se soustraire à la violence des luttes intérieures. »
— Se croit-il quitte envers d'autres lois sociales noa moins
imprescriptibles et non moins sacrées, lorsqu'il termine
une longue notice ou plutôt un long panégyrique du prince
de Talleyrand par cette satisfaction incomplète et tardive
donnée à la morale de l'histoire : « Toutefois, quels que
soient les services qu'on puisse rendre à. son pays en con-
formant toujours sa conduite, aux circonstances, il vaut
mieux n'avoir qu'une, seule cause dans une longue révolu-
tion, et un seul rôle noblement rempli dans l'histoire. >
— Se croit-il quitte envers les devoirs les plus évidents de
la philosophie en amnistiant le système de H. Desluft de
Tracy, qui, renchérissant encore sur Condillac comme Con-
dillac avait renchéri sur Locke, réduisit tout aux sensations,
transporta dans le domaine philosophique l'analyse des
chimistes et les déductions des mathématiciens, dépouilla
l'homme de tout principe actif, de X active intelligence et
de la libre^olmté, et « ne désirant connaître que ce qu'il
pouvait pleinement savoir, aima mieux demeurer dans Vin-
différence lorsqu'il était réduit aux hypothèses? p Ainsi,
pas une lueur chrétienne ou même spiritualiste, pas une de
de ces notions vivifiantes où se baigne et se retrempe notre
àme, foi, espérance, prière, amour, activité, liberté mo-
rale : telle a été la philosophie, la législation et la politique
eh; ces hommes qui se sont crus appelés à régénérer le
monde, et qui, après avoir fait les malheurs de leur temps,
ont préparé les angoisses du nôtre ; car tout se tient dans
MIGiNET. 169
ces misères intellectuelles qui se succèdent depuis près
d'un siècle. Donnez un but aux générations que l'on desti-
tue de toute loi morale sur la terre, de toute espérance
dans le ciel, vous en faites des révolutionnaires; ôtez-leur
ce but, vous en faites des rêveurs. Ici le sang, là les larmes;
ici le couteau de Saiot-Just, là les lamentations de René.
Et la Religion ? Peut-elle rester muette devant ces som-
bres tableaux? Sieyès était prêtre, Talleyrand était évéque,
Daunou était moine : Ne sentez-vous pas en vous quelque
chose d'inexorable et d'inflexible qui se révolte à l'idée
que ces hommes-là ont pu déserter leur temple, profaner
leur sanctuaire, déchirer leur robe, renier leur Dieu, et
que la société spirituelle et polie a eu encore des honneurs
et des hommages pour ces existences déclassées, sacrilèges,
commencées dans l'apostasie et terminées dans la foi au
néant? M. jtfignet nous montre avec un accent presque res-
pectueux, presque solennel, « M. de Talleyrand montant sur
l'autel élevé dans le champ de Mars pour inaugurer en
quelque sorte les destinées futures de la France, » — Hé-
las I quel autel ! quel pontife ! quelles prières I quel encens !
Derrière ce simulacre de christianisme et d'orthodoxie,
j'aperçois la déesse Raison.
L'indication rapide et sommaire de ce* vérités immor-
telles, c'est là ce qui manque aux Notices historiques de
M. Mignet. Pour que Ton pût approuver ce livre sans res-
triction, et admirer avec l'auteur les personnages qu'il
vante ; il faudrait deux choses, comme pour son Histoire
de la Révolution : il faudrait que Dieu n'existât pas, et
que l'homme fût parfait, c'est-à-dire n'existât pas davan-
tage ; â ces deux conditions, Dieu absent et l'homme-mé-
canique , fabriqué par un Vaucanson de Sciences morales,
la société pourrait accepter Sieyès pour dictateur, Merlin
pour jurisconsulte, Daunou pour précepteur, Talleyrand
10
170 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
poor grand-prêtre, Cabanis pour médecin, de Tracy pour
philosophe. Jusque-là, l'épreuve serait dangereuse: la
première n'a pas réussi-, la seconde ne réussirait pas da-
vantage.
Heureusement, à côté de ces figures ridées et froides,
ensevelies dans le linceul révolutionnaire par ces trois
mains de glace, le néant, le doute «t la mort, M. Mignet
nous a donné la biographie de Franklin. Cette biographie
est un chef-d'œuvre; et le héros/ cette fois, est digne de
l'historien t Quelle belle vie! quel aimable grand homme!
et comme on est fier, en lisant ces pages, de cette noble et
vaillante marine française qui contribua si puissamment à
faire entrer un grand peuple dans son indépendance et ses
destinées I Pourtant, qu'on me permette encore utœ res-
triction chagrine : ce génie de Franklin, cette morale utili-
taire, cet art de faire de la vertu par équation algébrique,
cette volonté raisonnée d'être bon pour être heureux, cette
préoccupation constante de la récompense immédiate et
terrestre, tout cela pept être un idéal et un modèle pour
l'esprit égal, positif et patient de la démocratie améri-
caine ; mais nous, essayez de nous traiter d'après les mê-
mes procédés, de nous instruire d'après les mêmes leçons,
de nous proposer les mêmes exemples : savez-vous ce que
vous obtiendrez? Des républicains de 1848. — J'aurais
voulu que M. Mignet, au lieu de s'en tenir à une admiration
légitime, mais stérile, indiquât cette nuance.
Quoi qu'il en soit, ces Notices historiques sont un beau
livre, un majestueux édifice auquel il ne manque que quel-
ques fetiètres s'ouvrant sur le ciel. H y a six ans, cette lec-
ture eûl pu être dangereuse,* aujourd'hui elle ne l'est plus.
En lisant le récit des travaux de ces personnages, l'expli*
cation de leurs desseins et le panégyrique de leurs actes,
on se dit que, si Dieu avait prolongé au delà des limites
MIGNET. 171
ordinaires leurs existences déjà si longues, ils auraient vu
s'écrouler une dernière fois ce qu'ils regardaient coquine
l'héritage définitif de leurs labeurs, de leurs luttes et de
leurs pensées. Lorsque H. Mignet, en parlant de H. Dau-
nou, laisse subsister cette phrase : « Il offrit le secours
de son expérience et de ses talents à la génération nou-
velle, qui devait entrer en possession définitive de ses
droits, parce qu'elle était devenue capable d'en user avec
mesure et d'y tenir avec constance, » on sourit de ce pas-
sage, et de plusieurs autres qui semblent antidatés, tant ils
sont démentis par de récentes épreuves. Lisons donc avec
respect, avec profit, cette œuvre sérieuse et belle ; et, pour
toute malice, écrivons au crayon, en marge de ces biogra-
phies d'illustres révolutionnaires : « Pour faire suite à
V histoire générale des Naufrages, »
M. ALBERT DE BROGLIE'
À mesure que nous avançons dans ce siècle si chère-
ment instructif, et que nos révolutions innombrables mor-
cellent les opinions, établissent d'utiles solidarités entre
les esprits sages des divers partis, créent des murs mi-
toyens là où s'élevaient des barrières, et forment, pour
ainsi dire, des enclaves où se touchent et s'avoisinent des
doctrines autrefois contraires, un fait remarquable s'ac-
complit : tel livre qu'en d'autres temps nous aurions lu,
apprécié et jugé comme l'œuvre d'un adversaire, et qui
nous eût forcé de mêler à nos hommages des objections et
des réserves, deyient aujourd'hui pour nous un allié d'au-
tant plus précieux, que, sorti d'un camp qui n'est pas tout
à fait le nôtre, il marque avec plus d'éclat le pouvoir de
la vérité sur les âmes dignes d'elle. Seulement, comme il
faut que le cœur humain garde ses droits, même au moment
où la vérité reprend les siens, ce n'est pas toujours d'une
4 Étude* morales H littéraires.
ALBERT DE BROGLIE. 173
façon absolue et complète que s'opèrent ces rapproche-
ments et ces alliances. Dans ce livre, qui apporte au ser-
vice des bonnes causes l'autorité d'un grand talent, d'un
nom illustre, d'un jeune et éminent esprit fortifié par de
nobles exemples, nous rencontrons, à chaque page, tout ce
que nous pensons, mille fois mieux dit que nous ne pour-
rions le dire; et puis, tout à côté, comme dernier tribut
payé au vieil homme, une phrase, une ligne, un mot, qui
prouvent que cette intelligence, éclairée sur tant de points,
n'est pas encore désabusée sur tous, qu'elle conserve, à
son insu peut-être, quelques secrètes attaches, et tient par
quelque endroit aux anciennes chimères. Les conversions
politiques ne sauraient jamais être aussi parfaites que les
conversions religieuses, et, parmi les nombreuses raisons
que je pourrais en donner, il y en a une qui me paraît
suffisante; c'est que l'huinilité est la première vertu que
nous prêche la religion, et la dernière que nous enseigne
(apolitique.
M. Albert de Broglie est bien jeune encore. Quoiqu'il
ait commencé à écrire avant Février 1848, on peut regar-
der cette Révolution comme la date précise de son avène-
ment et de ses débuts. Même, si je ne craignais de trop
défigurer une idée juste sous une expression paradoxale,
j'appellerais M. Albert de Broglie un des vainqueurs de Fé-
vrier, en ce sens que les enseignements et les angoisses de
cette crise funeste, rencontrant dans cet esprit juvénile mille
germes heureux et féconds, les ont tout à coup développés
et mûris, comme ces vents d'orage qui fertilisent le sol en le
bouleversant: Cette maturité précoce qui nous a dès l'a-
bord frappé dans les écrits de M. Albert de Broglie, et qui,
en des temps ordinaires, nous eût inquiété peut-être, la
catastrophe de Février l'explique et la justifie. Elle a fait
pénétrer l'air extérieur sous ce vitrage de serre chaude, où
10.
174 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
f. trop de soin et de culture risquait d'amener des floraisons
trop hâtives. Il n'y a pas, on le sait, d'éducation complète-
ment forte et virile sans un peu de lutte etd'adversilé. La,
Révolution de 1 848 a été, pour Fauteur des Etudes morales
et littéraires, cette adversité, cette lutte qui lui eût man-
qué dans un moment plus paisible. Il lui a dûies années
de campagne intellectuelle qui comptent double dans la vie
de penseur, comme les années 'de campagne militaire
comptent double dans la. vie de soldat. Que dis-je? Elle a
fait plus : elle a accru la puissance et déterminé l'action
de cette remarquable Intelligence en lui donnant ce
qu'elle eût difficilement trouvé pendant la période précé-
dente : l'unité. Elle lui a permis, tout en demeurant fidèle
à de glorieux- exemples de famille et à des traditions héré-
ditaires, de les transporter aux premiers rangs de l'armée
conservatrice, et de n'en user que contre d'odieux excès
et des théories destructives. N'y a-t-il pas quelque chose
de piquant dans ces fortunes diverses d'un même principe,
placé, sous trois générations successives, «n face de cir-
constances si différentes, qu'il semble lui-méiïie modifié et
transformé à chacune de ces vicissitudes? L'esprit de
1789, d'un 1789 modéré, intelligent, éloquent, s'arrêtant
à jour fixe et à point nommé, restant maître de contenir ce
qu'il excite et d'apaiser ce qu'il soulève, favorable à toutes
les libertés, victorieux de tous les désordres, allant sans
secousse de Mounier à Mirabeau pour revenir sans crise de
Barnave à Malhouet, assiégeant les Bastilles, respectant les
Tuileries, signant la déclaration des Droits de l'homme,
déchirant la Constitution civile du clergé, aimant les illu-
sions, évitant les fautes, abhorrant les crimes, répondant,
en un mot, à l'idéal de toutes les âmes généreuses : telle
a été, telle est encore, en tenant compte de la prise des
événements sur les opinions et les caractères, l'inspiration
ALBERT DE BROGLIE. 175
traditionnelle qui va de madame de Staël à M. Albert de
Broglie, des Considérations sur la Révolution française
aux Etudes morales et littéraires» Changez les points de
vue, mettez tour à tour en présence de cette inspiration
primitive et homogène la tyrannie sanguinaire du comité
de salut public, le despotisme guerrier de Napoléon, les
injustes méfiances groupées par un libéralisme bâtard au-
tour de la monarchie légitime, et, finalement, les hâble-
ries démagogiques et les folies sociales de 1848, — et
vous comprendrez que cet esprit de 1789. accepté par
madame de Staël comme la conquête pacifique et féconde
des temps nouveaux, continué, chez M. le duc de Broglie,
comme une protestation plus* raisonnée qu'impétueuse
contre de prétendues velléités d'ancien régime, ne soit
plus, chez son fils, qu'une sorte de regret respectueux,
chevaleresque, accordé, par scrupule de conscience et
convenance de famille, à des idées très-honorables, très-
séduisantes, et dont la défaite a été à la fois un malheur
et une leçon. Ainsi, gràee à la marche parallèle des événe-
ments dans la vie publique et des opinions dans les esprits
justes, ce qui, au point de départ, nous eût séparés, nous
rapproche aujourd'hui. Ce qui nous eût paru discutable, a
été si bien mitigé, adouci, corrigé, amoindri au salutaire
contact de l'expérience, que c'est à peine si nous pour-
rions trouver çà et là quelque menu détail à contredire
dans l'œuvre du jeune écrivain, et que, sauf de légères
nuances d'accent, nous parlons désormais la même langue.
Un ingénieux chercheur de paradoxes nous disait récem-
ment que les enfants sont plus vieux que leurs pères, parce
qu'ils profitent de tout le trésor de sagesse et de lumière
accumulé, à travers mille tâtonnements, par la génération
qui les précède. N'est-ce pas un peu vrai lorsqu'il s'agit
des partis politiques, et de tout ce que peuvent, d'une gé-
176 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
nération à l'autre, effacer de préventions et de dissiden-
ces les douloureuses épreuves que nous avons traversées;?
Oui, nous sommes, sous ce rapport, plus vieux que nos
pères. En serons-nous plus sages? Sans oser y compter ni
le prédire, mettons à profit ce moment de pacification in-
tellectuelle pour rendre hommage à ceux qui relèvent en*
core et ennoblissent, en leur personne, ce rôle, si beau et
si rare, de défenseur de la vérité!
Le livre de M. Albert de Broglie se divise en trois par-
ties : législation et économie sociale, critique littéraire,
philosophie religieuse! Cette distribution, indiquée paries
sujets mêmes de ces divers articles, est en quelque sorte
chronologique; elle se rapporte exactement et jour par
jour au travail intérieur qui a dû. s'accomplir chez M. Al-
bert de Broglie, à mesure que de nouvelles péripéties don-
naient à ses pensées une autre direction, à ses luttes un
autre terrain, à sa polémique un autre but. Pendant Tan-
née toute militante qui suit la Révolution de Février, nous
le voyons marcher au plus pressé, se prendre corps à corps
avec les utopies popularisées par cette absurde victoire,
discuter tantôt l'œuvre des Constituants, tantôt l'inaliéna-
ble droit de propriété et d'héritage, tantôt cette ques-
tion capitale de l'enseignement public, sur laquelle, après
tant de récriminations et de querelles, les torches de Fé-
vrier avaient répandu leur brusque lueur. Un peu plus
tard, lorsque le calme revient, sinon au fond des choses,
au moins à la surface, lorsque le danger, sans dispa-
raître, semble s'éloigner, l'auteur emploie cette fugitive et
inquiète heure de trêve à recherchef et à poursuivre, sous
une autre forme, les maladies morales de cette société
qu'il vient de défendre, les plaies secrètes de cette litté-
rature qui a une si large part dans nos souffrances et nos
périls. Enfin, quand l'anarchie politique, sociale et morale,
ALBERT DE BROGLIE. 477
a porté les fruits que l'on devait en attendre, lorsque,
faute de s'accorder, le pays n'a rien trouvé de mieux à
faire qu'à se soumettre, lorsque la discussion n'a plus été
ni nécessaire, ni possible, ni permise, l'écrivain s'est ré-
fugié vers les grandes vérités religieuses comme vers un
asile que ne sauraient atteindre ni les excès de liberté, ni
les excès de pouvoir. — Et remarquez que cet ordre chro-
nologique porte aussi avec soi une instruction d'un autre
genre, constamment applicable aux travaux de l'esprit. Ce
qui, dans le livre de M. Albert de Broglie, traite des
questions politiques, a perdu, par le seul fait de nosxlerv ^
nières vicissitudes, presque tout son à-propos ; ce qui tou-
che à l'étude littéraire, fécondée et agrandie par l'étude
morale, reste aussi actuel que si rien n'était changé dans
nos points de vue; ce qui ramène au raisonnable et au vrai
des discussions récentes où la Religion est intéressée, garde
ces conditions de vie et de durée qu'elle communique à tout
ce qui se pénètre de son esprit et sa consacre à sa défense.
S'il fallait cependant chercher entre ces différents arti-
cles le lien d'une pensée commune, voici, ce me semble,
comment on pourrait le définir :
La Révolution de Février désarmait la société; elle faisait
passer dans le monde officiel et visible cette anarchie qui,
depuis longues années, se propageait dans les âmes. En
renversant les remparts factices qui nous protégeaient con-
tre de sourdes attaques, elle découvrait, sous nos pieds et
au milieu des décombres, d'effroyables gouffres dont un
seul suffisait à dévorer la raison et la fortune publiques.
Eh bien, cette situation si claire et si menaçante avait au
moins cet avantage qu'elle précisait nos devoirs et nous
déléguait à tous, selon nos forces, une portion de la dé-
fense générale. Tout homme intéressé de cœur et de biens
au maintien de Tordre, ou, pour mieux dire, au salut de la
178 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
France, ne pouvant plus, s'en reposer sur rien et sur per*-
sonne, dut faire sur lui-même un énergique retour, em-
brasser d'un coup d'œil sévère et rapide les points par où
l'ennemi avait pénétré, et trouver,^ dan6 le sentiment de ce
péril immédiat et pressant, ces ressources suprêmes qui
sauvent tes cas désespérés. Tout nous manquait : raison de
plus pour ne pas nous manquer à nous-mêmes, et pour
déterminer, avec une netteté plus rigoureuse, en religion
et en politique, en morale et en littérature, ce qui avait
fait ii<Hre malheur et ce qui pouvait faire notre salut, ce
Qui constituait pour nous un danger permanent, et ce qui
pouvait nous aider à le conjurer. Telle a été la position
dont s* est emparé M. Albert de Broglie, et nul n'y a mis
plus de vigueur, de résolution et de talent. Mais à cette
idée de défense personnelle directe, d'autant plus ferme
qu'elle est privée de ses intermédiaires et de ses auxiliai-
res naturels, s'en ajoute une autre que M. Albert de Bro-
glie devait considérer. comme la conséquence logique de la
première : c'est que, moyennant ce généreux effort à la
fois individuel et collectif, oe retour loyal et sincère à des
vérités négligées ou méconnues, cette restauration inté-
rieure, essayée dans les esprits et les consciences en at-
tendant qu'elle pût s'accomplir à l'extérieur, la société
pourrait ne pas payer une rançon trop chère, et sauver du
naufrage, non-seulement ses conditions matérielles d'exis-
tence, mais encore ces libertés, fragiles conquêtes d'un
autre temps, et, comme toutes les conquêtes, remises en
question après chaque campagne malheureuse et à chaque
nouveau traité de paix. Ainsi, d'une part, défense de la
société, non plus par les institutions habituellement char-
gées de ce soin, mais par l'intrépide et intelligente coali-
tion de tous les esprits droits, de tous les cœurs ferme-
ment attachés au pays; garde nationale intellectuelle, se
ALBERT DE BBOGUE. 179
substituant, vu l'urgence, à T armée régulière, et faisant
sentinelle à chaque brèche ouverte ou abandonnée; d'autre
part, moyennant cet enrôlement volontaire du bien contre
le mal, du bon sens contre la folie, de Tordre contre le
chaos, l'espoir de ne pas trop avoir à payer comme frais
de capitulation et de guerre : voilà la double pensée qui se
reflète et respire dans chaque page du livre de M. Albert
de Broglie.
Cette. pensée, si honorable et si belle au point de vue
théorique, a un côté faible, plus aisé à pressentir qu'à in-
diquer, et pour lequel, bien que je ne sors pas un oracle,
j'aurais besoin de m'envelopper de- voiles et de nuées si-
byllines. En donnant cette importance à la défense de la
société par l'individu, en lui assignant comme prix et
récompensé- le maintien de libertés fort précieuses sans
doute, mais difficiles à concevoir d'une manière abstraite,
le jeune et éminent publiciste a un peu trop oublié que
tout le monde ne s'appelait pas Albert de Broglie, n'avait
pas à dépenser, pour le service public, la même somme
de talent, de courage, d'autorité morale, de Qualités natu-
relles ou acquises, et n'était pas capable de se proposer à
soi-même un programme de gouvernement anonyme, où
entreraient par doses égales et savantes les éléments de
pouvoir et les éléments de liberté. Il a un peu trop oublié
que, pour agir puissamment sur les~ masses (et ce sont elles,
après tout, qui font et défont les révolutions), pour les en-
traîner après soi dans la voie que Ton croit la meilleure,
il ne suffit pas de leur présenter de nobles modèles, d'ex-
cellents conseils, de sages maximesj mais qu'il faut encore
ajouter à tout cela une conclusion, un couronnement, un
mot d'ordre, un nom qui serve de garantie et de symbole
à ces vérités réparatrices. Les esprits d'élite peuvent se
rallier à des idées; mais ils sont l'élite, c'est-à-dire l'ex^
180 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
ception. La multitude se rallie à u» nom ; ressentie! est
que l'idée et le nom s'appuient et se complètent récipro-
quement. Sien que sincèrement religieux (son livre ne per-
met pas là-dessus le plus léger doute), M. Albert de Bro-
glie n'a pas tenu assez de compte de ce dogme si chrétien
et si humain tout ensemble , qui abaisse et mortifie les
hommes pour mieux les sauver de leur impuissance et de
leur misère, et leur demande d'abdiquer en son sein une
partie de leur liberté et de leur intelligence, pour mieux
assurer le reste. Un sentiment excessif, obstiné, du pou*
voir des doctrines dans le gouvernement du monde, du
côté métaphysique de la politique, et de ce que peuvent y
ajouter de force et d'influence les talents et les caractères
individuels, n'est-ce pas là le vague penchant, la secrète
faiblesse de cette école d'ouest sorti M. Albert de Brogliè,
et qui l'a bercé sur ses genoux comme son enfant le plus
cher, comme la meilleure de ses gloires, futures? Les évé-
nements ont eu beau donner, de leur voix brutale, de dou-
loureux démentis à la sagesse humaine, il reste toujours
quelque chose des anciennes tendances :
.... Servat odorem
Testa diu...
Dieu merci ! le mot testa n'a pas cette fois le sens irré-
vérencieux que lui donnerait une traduction littérale : il ne
s'agit pas ici d'une cruche, mais d'un beau vase d'or, pa-
tiemment ciselé par une main habile, et rempli des plus
purs, des plus salutaires parfums !
Une fois cette réserve faite, il n'y a plus qu'à louer ou
plutôt à admirer dans ces Études morales et littéraires.
Quelle raison ferme et lumineuse dans l'examen de la Con-
stitution de 1848, de cette œuvre informe dont le moindre
ALBERT DE BROGLIE. 1S1
défaut était de renfermer en germe tout ce qui devait ser-
vir à la détruire! Que d'aperçus ingénieux à propos des
Questions constitutionnelles de M. de Barante, brochure
qui, paraissant en mars 1849, ressemblait à un mémoire
archéologique recomposé avec de* ruines! Notons, en
passant, dans cet article, une belle page que devraient mé-
diter tous les historiens de la Révolution, et où l'auteur
établit victorieusement que tout ce que la France militaire
accomplit de glorieux et de grand en 92 et 93, se fit en
dehors de la Convention, malgré elle, en dépit de son om-
brageux contrôle, et par le seul effort du pays réagissant
à la fois contre l'ennemi du dehors et contre l'exécrable
assemblée qui l'ensanglantait et le déshonorait. Le livre de
M. Thiers, sur la Propriété, a été pour M. Albert de
Broglie l'objet d'un travail supérieur, selon nous, à
l'ouvrage même , et où clés sources de l'hérédité de
biens dans la race humaine » sont prises de plus haut et à
une plus grande profondeur. M. Thiers, dans toute cette
discussion, s'était trop borné au droit naturel, et ses ju-
dicieux arguments, prêches à des convertis et opposés à des
passions enflammées, à de dévorantes convoitises, faisaient
un peu l'effet de soldats de plomb et de fer -blanc armés
en guerre contre des bandits ou des cannibales. M. Albert
de Broglie rend à cette question vitale toute sa grandeur;
il embrasse d'une plus large envergure les intérêts de l'hu-
manité; il est aussi plus spontanément, plus primitivement
chrétien : on sent que, dans cette crise, qui déjouait tous
les raisonnements et tous les calculs, H. Thiers a fini par
la religion, et que M. Albert de Broglie a commencé par
elle.
Il faudrait citer encore, comme des modèles de critique
historique, ou littéraire, la notice funèbre sur M. Rossi, et
les pages si attentives, si attendries, consacrées à la mé-
il
182 CAUSERIES LITTERAIRES.
■
moire d'Alexis de Saint Priest, cet esprit charmant, à
jamais regrettable, qui allait, lui aussi, s' améliorant
sans cesse, et personnifiant d'une façon exquise l'heureuse
alliance d'une sincère vocation d'écrivain avec ces distinc-
tions sociales qui ne donnent pas le talent, mais en aug-
mentent l'autorité et l'influence. N'oublions, non plus, ni
l'article s*f V Antonio Pérez de M. Mignet, ni le magnifique
morceau intitulé le Moyen Age et l Église catholique, et
inspiré par les diverses publications de l'abbé Gaume, du
père Ventura, et de cet illustre Donoso Cortès, aujourd'hui
pleuré par ceux-là mêmes qui, tout en admirant son génie,
avaient cru trouver dans quelques- unes de ses doctrines,
un sujet de controverse. C'est en vain que, dans cette re-
vue rapide, et où il n'y a de place que pour l'éloge, j'es-
sayerais d'éviter celle de toutes ces Études qui a fait le
plus de bruit, qui devait en faire le plus, et qui a remué
toute la littérature contemporaine, en touchant à son aïeul :
je veux parler de l'étude sur Chateaubriand et ses Mémoi-
res d 'Outre-tombe. Il y a trois ans, quand cet article parut,
je pris parti pour l'auteur de René contre le petit-fils de
Corinne. J'étais surtout frappé, à cette époque, de ce qu'il
y avait d'injuste ou au moins de cruel dans cette réaction
subite ; excessive, passionnée, s'exerçant sur une tombe à
peine fermée, contre un homme que la jeune littérature en-
tourait depuis vingt-cinq ans d'adulations et d'hommages.
Voltaire, auquel il faut parfois revenir, pourvu qu'il ne s'a-
gisse ni 'de religion ni de tragédie, disait aux détracteurs
de Racine et de Boileau : « Croyez-moi, ne touchez pas à
Jean et à Nicolas ; cela vous porterait malheur I » — Notre
Jean et notre Nicolas, à nous, enfants du dix-neuviètae siè-
cle, c'est, en attendant mieux, M. de Chateaubriand ; je
n'aurais pas voulu que M. Albert de Broglie y touchât. Son
article est rempli de vérités excellentes sur les incontesta*
j
ALBEtlT ÛE UftOdLIK. . 185
bles défauts de rbomme et de l'oeuvre, sur la vanité litté-
raire, sur cette malfaisante intervention du moi datrs les
écrits de nos illustres, sur ce funeste abus de persouua-
lisme et dé mémoire qui les amène à gâter, après coup, les
plus attrayantes créations de leur génie et de leur jeunesse,
en les détachant du cadré idéal où ils les avaient placées,
pour les faire rentrer avec eux dans la vie réelle. Déclarant *
la guerre a toutes les maladies morales qui avaient conduit
la société au bord de l'abîme, H. Albert de Broglie ne pou-
vait omettre celle-là ; et, plus ces mauvais exemples ve-
naient de haut, plus il était utile de les dénoncer. J'en
conviens, je m'y résigne : seulement, puisque la même
époque voyait paraître d'autres œuvres où se trahissaient
avec encore moins de retenue ces fâcheux symptômes, le
jeune moraliste ne pouvait-il pas attacher sa pensée à un
autre chu, <lire les mêmes vérités sous un autre passe-port,
faire au moins comme Chrysale, trouver quelque part un
auteur de Mémoires ou de Confidences qui ne s'appelât pas
Chateaubriand, et s'interrompre de temps en temps pour
lui dire : * Cest à vous que je parle, ma sœur ! » — Les
bienséances eussent été sauvées, et la morale n'y eût rien
perdu.
A part cette légère tache, cetle dissonance formée par
un nom propre, l'impression générale que l'on garde de
ces Études morales et littéraires est une sympathie pro-
fonde, un acquiescement qui touche au respect. On a ra- '
conté, vous le savez, qu'un homme politique, pressé
d'accepter je ne sais quel poste officiel, s'en était défendu
en disant : « Je veux conserver le droit de saluer le duc de
Broglie. » C'est là, si le mot est vrai, un légitime hommage
rendu à un noble caractère. Nous aussi, dans notre mo-
deste domaine et notre milieu tout littéraire, nous aurions
une ambition analogue : nous voudrions avoir le droit de
184 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
saluer H. Albert de Brogiie, non pas de ce banal coup de
chapeau qui n'est que la politesse de l'indifférence,
mais de ce geste amical et sympathique qui siguitie l'estime
parfaite, affermie plutôt que troublée par le désir de le
voir faire encore un pas de plus sur ce chemin où nous
sommes fier de nous rencontrer avec lui.
1
LES HISTORIENS DE L'ILLUMINISME
MM CARO 1 , HENRI DELAAGE*,
GÉRARD DE NERVAL 5 .
Un penseur judicieux et profond, un charmant songeur,
un curieux et spirituel sceptique, n'y a-t-il pas là les trois
sortes déjuges, les trois ordres d'idées que peuvent ren-
contrer ou éveiller ces questions mystérieuses, inquiétantes
pour la raison, alarmantes pour la foi, mais trop chères à
certaines imaginations pour qu'il soit possible de les dé-
daigner tout à fait et de les passer sous silence ?
Jusqu'à présent, le nom, la réputation et les œuvres de
Saint-Martin ne nous apparaissaient qu'à travers un voile.
1 Du Mysticisme au dix-huitième riècle. — Essai sur la vie et la doc-
trine de Sfint-Martin.
* Le Monde prophétique.
5 Les Illuminés, ou lei Précurseurs du socialisme.
186 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
Cela est si vrai, que je roc crois obligé d'avertir qu'il ne s'a-
git pas ici de ce grand saint qui coupa son manteau en deux
pour en donner la moitié à un pauvre. Le jmanteau du Saint-
Martin dont M. Caro nous raconte l'histoire, était d'une
nature beaucoup plus éthérée, et il n'aimait à le partager
avec personne. Lui-même s'intitulait le Philosophe inconnu,
et ce titre, où l'orgueil se cachait peut-être *ous un air
d'humilité, caractérisait assez bien renseignement, la mis-
sion et la vie de cet homme aimable et étrange. Il y a, par
malheur, dans ce seul mot, inconnu, je ne sais quelle se-
crète amorce qui séduit les âmes inquiètes, en leur offrant
à la fois l'attrait d'une vérité et le charme d'un mystère.
Pendant que le gros du public, celui qui personnifie le sens
commun, et chez qui Ton trouve, hélas! plus de commun
que de sens, se détourne avec une fière indifférence, peu
soucieux d'aborder l'homme ou le livre qui se donnent
pour inconnus ou pour incompris, le petit nombre, celui
que j'appellerai l'exception plutôt que l'élite, est, au con-
traire, trop enclin à en exagérer l'importance, à signaler
comme un trésor enfoui ce qui n'est qu'un minerai mêlé
d'alliage, et à sacrifier le vrai, l'applicable et l'utile, au plai-
sir d'avoir l'air de connaître ce que personne ne connaît et
de comprendre ce que personne ne comprend. Le rôle d'i-
nitié a ses douceurs; la vanité y trouve son compte : la va-
nité, cette clef du cœur de l'homme! Notre génération sur-
tout, à la fois orgueilleuse et maladive, agitée et désabu-
sée, associant le goût du superflu au mépris du nécessaire,
a de vagues complaisances pour ces apôtres, ces prédica-
teurs, ces doctrines, où chacun peut apporter un peu de sa
chimère et de son rêve. Qu'en résulte-t-il? Qu'un homme,
comme Saint-Martin par exemple, ignoré ou perdu pour la
foule, malgré de belles pages et de magnifiques éclairs, a
pris çà et là des proportions excessives sous des plumes
LES HISTORIENS DE L'ILLUMINISME. 187
hardies, fines, paradoxales, lesquelles, à peu près sûres de
n'être pas contredites, ont réclamé pour Fauteur du Minis-
tère de PHornme-Esprii, de Y Esprit des choses et du Croco-
dile, un rang parmi les instituteurs et les bienfaiteurs de
l'humanité. Remercions donc M. Caro d'être allé droit à
cette renommée sibylline, d'avoir feuilleté sans trouble ces
livres sacrés, et de nous en offrir aujourd'hui une large et
lumineuse étude, attentive et sympathique pour la per-
sonne et les écrits de Saint-Martin, juste et sévère pour
la portée et le sens caché de ses doctrines; plus profi-
table à sa mémoire qu'une admiration irréfléchie, et plus
utile à la vraie philosophie qu'un dénigrement systéma-
tique.
Voilà, 'en effet, ce qui m'a frappé tout d'abord dans le
livre de M. Caro. Il a courageusement suivi Saint-Martin
jusque sur ces cimes où Ton se croit beaucoup plus près du
ciel parce qu'on est séparé du monde par un nuage; et
pourtant la tête ne lui a pas tourné, le pied ne lui a pas
glissé ; il ne s'est pas laissé gagner un seul cornent par ce
contagieux vertige auquel peuvent être sujets les meilleurs
esprits après une familiarité trop longue et trop intime avec
des esprits visionnaires : il est revenu de ce dangereux pè-
lerinage, aussi sain, aussi calme, aussi clairvoyant qu'au
point de départ, et il n'en a gardé aucune amertume contre
ce singulier guide qui lui en avait imposé les fatigues et
les périls. Il semble que, dans un pareil travail, la mono-
graphie d'un homme si en dehors du vrai et du possible, il
n'y ait pas de milieu : ou s'enthousiasmer ou se courrou-
cer; ou aspirer ces capiteuses vapeurs qui s'exhalent des
cerveaux malades, ou réagir violemment contre elles; éle-
ver jusqu'au génie le personnage dont on parle ou le ra-
battre jusqu'à la démence ; devenir son exécuteur ou son
catéchumène. M. Caro a été mieux que cela : il a été Tin-
188 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
terprète bienveillant, le critique sérieux, le juge impartial
du Philosophe inconnu.
Saint-Martin naquit en 1743; il avait cinquante ans en
1793; il. fut donc contemporain à la fois de Voltaire et de
Robespierre. Si j'indique cette date et ces noms, c'est pour
faire remarquer le synchronisme naturel, l'affinité clandes-
tine et profonde qui existe entre les extrêmes les plus op-
posés de la pensée humaine. Voilà un siècle qui démolit
toutes les croyances, qui fait de l'incrédulité un dogme,
du doute un apostolat, de la raillerie un symbole, de l'ir-
réligion une foi. Eh bien ! soyez sûrs qu'à deux pas de ces
temples écroulés, en quelque coin laissé dans l'ombre par
ces ouvriers de destruction , une main discrète élève, avec
le ciment et les morceaux de ces- ruines, un temple nou-
veau où toutes ces plaintives exilées, ces pieuses victimes
du triomphe Vol tairien, la rêverie, l'imagination, la prière,
l'aspiration de l'âme vers Dieu, puissent trouver un refuge
et se donner le change à elles-mêmes sur leur passagère
défaite. Seulement prenez garde! Ce n'est plus la vérité
divine, chrétienne, universelle, qui remplit et anime ce
temple; c'est la volonté, le caprice, la croyance indivi-
duelle d'un homme que l'impiété effraye , mais à qui l'or-
thodoxie ne suffit pas, qui dépasse Tune pour mieux échap-
per à l'autre, qui se fait le sectaire de l'esprit comme ses
voisins se sont faits les sectaires de la matière, et qui pro-
teste à sa façon contre les abus de la raison en touchant de
près à la folie. De même, si nous passons de la vie intel-
lectuelle à la vie pratique et de l'histoire des idées à celle
des faits , voilà une époque qui fait couler le sang à flots
et livre la conduite de ses affaires à cette féroce logique
des révolutions, dont le premier anneau est une utopie et
le dernier une guillotine. Eh bien! soyez sûrs que, non
loin de là r au moment même où Marat demande trois cent
LES HISTORIENS DE L'ILLUMINISME. 189
mille têtes et où Robespierre et Saint-Just sont bien près
de les lui donner, se cache à demi quelque pieux et tendre
rêveur , tendant vers le ciel des mains pures , et deman-
dant à Dieu de l'absorber en lui pour mieux le dérober à
la méchanceté des hommes. Seulement prenez garde :
dans cette âme si étrangère aux passions et aux fureurs du
moment, vous chercheriez eu vain ces colères et ces flammes
qui saisissent lès grands cœurs en présence des grandes
iniquités, ce besoin de se dévouer, d'agir, de lutter, de
combattre, qui est la consigne des natures généreuses dans
ces effrayantes mêlées : vous chercheriez en vain quelque
chose d'applicable à l'intérêt immédiat et direct de cette
société qui s'égorge et se tue. Non, le rêveur dont je parle
n'a pas pied dans la vie réelle; il se renferme et s'isole en
lui-même, dans l'idée de Dieu, dans la possession de Tin-
fini, dans le sentiment de cette vérité mystique dont il se
croit seul dépositaire : ce n'est plus un homme assujetti à
tous les devoirs, c'est un être immatériel doué de tous les
privilèges. On conçoit aisément que ce don de penser, de
parler et d'agir avec approbation et privilège de Dieu, lors-
qu'il échoit à une âme exquise et délicate, comme Saint-
Martin, se borne â la rendre inutile et stérile, mais que,
dans une organisation moins inoffensive, il pourrait mener
loin et autoriser toutes les folies comme tous les crimes.
Donnez à un mystique des goûts sanguinaires, des appétits
sensuels, des raffinements d'orgueil, des caprices de des-
pote, et vous en faites à votre choix Marat, Néron, Danton,
Éliogabale!
Saint-Martin, fort heureusement, ne fut rien de tout cela ;
en nous racontant sa vie, M. Garo nous le fait aimer; en
analysant ses ouvrages et avant d'en condamner l'en-
semble, il en fait ressortir de charmantes beautés de dé-
tail. Si l'on voulait (et ce serait peut-être le ptus sage)
ii. *
190 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
cesser de voir dans Saint-Martin le théosophe, le chef de
secte, l'apôtre, et ne plus chercher en lui que l'éèrivain et
le moraliste, il y aurait une belle moisson à faire dans tous
ces Homme de désir, Ecce Homo, Homme-Esprit, Principe^
de T essence divine, et autres livres dont les titres même
dénoncent une intelligence baignée dans un perpétuel cré-
puscule. Saint-Martin, à ce nouveau point de vue, deviendrai!
simplement une sorte de JoHbert, mais un Joubert agrandi
et obscurci, échangeant contre un Sinaï quelque peu alle-
mand ce jardin français de Savîgny, dont Chateaubriand,
daus ses Mémoires , nous a tracé une si délicieuse pein-
ture. «J'ai désiré faire du bien, nous dit Saint-Martin;
majsje n'ai pas désiré faire du bruit, parce que j'ai senti
que le bruit ne faisait pas de bien, et que le bien ne faisait
pas de bruit. » — Et plus loin : « Les faiblesses retardent,
les passions égarent , les vices exterminent. » — « L'or-
gueil est comme le ver : on a beau le couper eh morceaux,
chacun de ces morceaux reprend la vie et dévient un nou-
veau ver.» — «La pièce d'or que les anciens mettaient
dans la bouche des morts, pour passer la barque, c'est
l'âme purifiée. » — « Rien n'éclaircit l'esprit comme les
larmes du cœur.» — Saint-Martin, convenons^en, aurait
gagné à beaucoup pleurer.
Il avait un tendre penchant pour les femmes, ce qui est
très-naturel ; mais en même temps, il se croyait revêtu
d'un sacerdoce qui lui interdisait l'amour et le mariage;
il en résultait sous sa plume des contradictions piquantes
à propos des femmes : il en disait un peu de mal, de peur
d'être amené à en penser trop de bien , et cette lutte du
penchant vrai et du sacerdoce factice lui inspirait des con-
fidences telles que celles-ci : — « Je sens au fond de mon
être que je suis d'un pays où il n'y a pas de femmes. »
— « La matière de la femme ne vaut pas cejle de
LES HISTORIENS DE Ï/ILLUMINISME. 191
l'homme.» — «L'homme est l'esprit de la femme, et la
femme est l'âme de l'homme. » — « La femme est meil-
leure, l'homme est plus vrai. » — « L'homme a en propre
le don des opérations et la femme celui de la prière. » —
« Une des raisons qui s'opposèrent à mon mariage a été
do sentir que l'homme qui reste libre n'a à résoudre que
le problème de sa propre personne, mais que celui qui se
marie a un double problème à résoudre.» — Je ne sais si
je me trompe, mais il me semble que ce n'est pas trop mal
pour un théosophe.
Tout cela, vous le comprenez, n'est que la superficie de
Saint-Martin, et, s'il revenait au monde, il se fâcherait de
nous voir chercher sa gloire dans quelques traits épars qui
n'ont rien de commun avec le fond de sa doctrine ; mais ce
fond est-il bien facile à trouver, et appartient-il à un fri-
vole causeur dé se poser en docteur de Sorboiine? Ces su-
jets philosophiques, illuminisme, mysticisme, germanisme,
kantisme, panthéisme, me font l'effet de ces souterrains ,
de ces grottes, telles qu'on en rencontre dans les pays de
montagnes. Elles sont remplies de choses magnifiques,
cristallisations, stalactites, arabesques, simulacres de
jaspe et de porphyre , formes splendides , imitant , à s'y
méprendre, des palais et des statues, des arbres et des
figures humaines. Mais, pour voir tout cela et pour en jouir
sans risquer de s'égarer et de se perdre, il faut ou la clarté
du jour, qui est celle de tout le monde, et qui ne pénètre
guère plus loin que l'entrée, ou la lueur des flambeaux
que l'on fait porter devant soi, et qui vacillent souvent dans
ces ténébreux méandres, si ferme que soit la main qui les
porte. Moi qui , en face des grottes du mysticisme , n'ai à
mon service que cette clarté dn jour, c'est-à dire du sim-
ple bon sens qui ne me mène pas beaucoup plus loin que
le péristyle, j'emprunte le flambeau de M. (laro , et je ne
192 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
pourrais assurément mieux choisir. Pénétré de la lecture
de son livre, un des plus substantiels que je connaisse,
voiei , en résumé , non pas mon jugement , mais mon im-
pression.
II n'est pas de sentiment plus pur, plus naturel , plus
irréprochable, que celui sur lequel repose le mysticisme
que j'appellerai naïf pour le distinguer du mysticisme sys-
tématique. Tous, ou presque tous, quelles que soient
d'ailleurs les préoccupations ou les attaches qui nous ra-
mènent à la terre, nous connaissons de ces moments pleins
. de trouble, de frisson et de délices, où notre âme, se déga-
geant des liens matériels qui la retiennent captive, se sent
tout à coup des ailes , s'élève d'un vol vers les régions ce*
lestes, et va s'y retremper, s'y plonger, s'y absorber dans
l'idée de l'infini et de Dieu. Pour les âmes pieuses et fer-
ventes , ces moments s'appellent des extases ; pour celles
qu'assujettit et que souille la vie du monde, ce ne sont que
des intermittences rapides , des éclairs de nostalgie divine
qui nous font revoir, à travers l'espace et la nuit, les loin-
taines images de la patrie perdue. Ce mysticisme-là n'est
pas, à Dieu ne plaise! une hérésie, un paradoxe ou un
mensonge, mais une légitime revanche de l'esprit contre la
matière, une protestation soudaine de la plus noble por-
tion de notre être contre la plus vile, un précieux débris de
l'héritage détruit par la faute originelle, un gage de réha-
bilitation future, une lettre d'audience accordée par le
Créateur à la créature pour la rapprocher de lui, la relever
de sa misère, et lui rappeler que leur séparation ne doit
pas être éternelle.
Ce mysticisme, les saints l'ont consacré de leurs prédi-
cations et de leurs exemples ; la poésie chrétienne en a fait
sa Muse, et partout où se rencontreront des âmes tendres,
{las imaginations vives, des ciels étoiles, de grands hori-
LES HISTORIENS DE L'ÏLLUMINISME. 195
zons noyés dans l'azur et la brume, des soirs rustiques
mêlant dans une vague harmonie les mille murmures de la
campagne, une suave odeur d'encens s'exhalant du sanc-
tuaire à travers l'ombre des piliers gothiques, partout il y
aura des mystiques, ne fût-ce que pour une heure, une
minute, une seconde : le temps que met la flèche à atteindre
le but, et l'âme à monter vers Dieu. Loin de rious l'envie
de Condamner ou de proscrire ces élaus, ces frissons su-
blimes, ces aspirations précieuses, ces brusques victoires
de l'être immatériel, ces ardents démentis donnés" par
l'âme aux sens et à la chair! Malheureusement le mysti- "
cisme tel que le pratiquait Saint-Martin ne s'arrête pas là :
de ce qui n'était qu'un sentiment il fait un système; de ce
qui n'était qu'tin élan , il fait une doctrine ; de ce qui n'é-
tait qu'une aspiration , il fait tine science. Il prend Tûrae à
ce moment rapide où elle s'absorbe en ce Dieu dont elle
émane, et il fixe ce moment pour en faire l'état normal ,
permanent, officiel, dogmatique, de cette âme. Ce n'est
pas tout encore : au lieu de voir dans cet acte volontaire,
spontané, de l'âme qui s'élève vers Dieu, une preuve qu'il
y a là deux termes distincts , l'âme et Dieu , l'être créé et
le Créateur, il les confond en un seul être ; et de cette
prise de possession de la divinité par l'âme, il déduit sa
doctrine, qui fait de l'âme une portion intégrante de la
Divinité. C'est tout simplement du panthéisme sous une
nouvelle forme , du panthéisme immatériel, spiritualité,
mais proche voisin de l'autre; car, dès l'instant que l'âme
est Dieu, l'homme qui, d'après Saint-Martin, n'est qu'une
âme , est aussi Dieu ;. les objets extérieurs qui , toujours
d'après le théosophe, n'existent que par leurs rapports avec
l'âme, sont Dieu : le monde est Dieu ; le vieux Pan reparaît,
tenant d'une main les mythes sensuels de la Grèce, de
l'autre l'immobile cosmogonie de l'Orient ; et cet excès, ce*
104 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
raffinement* cette débauche de spiritualisme, tourne, en
définitive, au profit de la matière. Le pauvre Saint-Martin,
j'en suis sûr, ne s'en doutait pas, et s'en serait défendu
comme d'un crime , lui , nature si aérienne , si ailée , si
pure, si impalpable. Mais une organisation exceptionnelle
ne peut suffire à décider de la portée véritable d'un sys-
tème. Si, par son caractère et les conditions mêmes de sa
doctrine, Saint-Martin avait vécu plus en dehors, s'il se
fût infiltré dans les masses, parmi les intelligences vulgai-
res, asservies aux appétits matériels, cette doctrine, à sa
grande surprise, eût été pour ses néophytes la réhabilita-
tion de la chair autant que de l'âme. Tout en disant comme
le bon Ghrysale, ou plutôt, hélas! comme nous disons
tous, ma guenille m est chère! quelle joie et quel orgueil
de pouvoir ajouter : ma guenille est Dieu! Tant il est vrai
que tout se tient dans la longue chaîne des erreurs humai-
nes ! C'est le propre de l'excès en toutes choses, d'être éga-
lement funeste, et par lui-même, et par l'excès contraire
qu'il amène ou qu'il confine en quelque point ; et c'est
probablement pour les hérésies et les erreurs théurgiques,
mystiques, théosophiques et philosophiques, qu'a été fait le
vieil adage « les extrêmes se touchent. »
Je serais encore plus ridicule qij'il n'est permis à un cri-
tique, si je m'imaginais vous avoir donné une idée, même
sommaire et incomplète, de la doctrine de Saint-Martin.
Ma prétention est à la fois moindre et meilleure : je pré-
tends simplement vous faire lire le livre de M. Caro. Dans
notre siècle, où la philosophie n'a rien inventé (qu'in-
vente-t-elle?) mais où elle a admirablement raconté les
philosophies antérieures, je connais peu de pages plus so-
lides, plus nettes, plus transparentes, que celles où M. Garo
analyse le mysticisme, faisant la part des qualités de
l'homme et des défauts du système, des faiblesses du peo-
LES IIISTOMBNS DE LMLLUMINISME. 195
seur et des grâces de l'écrivain. Son ouvrage, je le répète,
est 4in vrai service rendu à la science, et ceux que M. Garo
appelle modestement ses maîtres pourraient déjà le traiter
comme leur égal.
Rajeunissez Saint-Martin de quatre -vingts ans , fai-
tes-lui lire en passant Hoffmann et Charles Nodier, égarez-
le sur les trottoirs de notre jeune littérature, et vous aurez
M. Henri Delaage, une physionomie charmante, un No-
valis inachevé, que je suis fâché de voir écrire de petits
livres sur les Tables tournantes, le Monde prophétique et
la Chiromancie^ au lieu de consacrer son imagination si
jeune et si fraîche à de vrais travaux littéraires. N'importe!
roman pour roman, il en est peu de plus intéressants que
le volume de M. Henri Delaage, sur les moyens de connaî-
tre l'avenir, ou, pour mieux dire, sur te Magnétisme. S'il
suffisait des séductions de l'apôtre pour accréditer l'apos-
tolat, je serais tout converti en lisant ou en écoutant
M. Henri Delaage. Il est si sincère, si convaincu, qu'une
partie de sa conviction passe, bon gré, mal gré, dans l'es-
prit de son auditeur, et que l'on finit par croire avec lui. Le
moment serait d'ailleurs mal choisi pour renier la grâce
magnétique, et j'aurais contre moi toutes les tables, tous les
chapeaux, toutes les clefs et tous les saladiers de Paris.
J'aime donc mieux recommander comme une attrayante
lecture les récits merveilleux de M. Delaage, et surtout si-
gnaler en lui ce qui me paraît le distinguer des autres thau-
maturges. Il ne voit dans les sciences occultes que des
moyens de mortifier la chair, et il en conclut qu'elles sout
compatibles avec le christianisme, et animées de l'esprit
chrétien, de même que Saint-Martin ne voyait dans le mys-
ticisme que la délivrance de l'âme, et en concluait qu'il
était l'expression suprême, divinisée, de la foi catholique.
Ces accommodements-là sont possibles, ou du moins spé-
196 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
deux avec des natures exquises comme l'était celle de
Saint-Martin, comme Test celle de Henri Delaage; mais ne
serait-il pas dangereux de vouloir trop généraliser? Four
un spiritualiste de bonne foi, que de charlatans! Que
M. Delaage relise avec nous le livre, si spirituel et si cu-
rieux, où M. Gérard de Nerval nous raconte l'histoire des
Illuminés, précurseurs du socialisme, et qu'il nous dise
s'il n'y a pas eu, dans les sciences occultes, tout un côté
dangereux, chimérique, véreux, taré, mêlé d'impudence,
d'escroquerie et de mensonge, le côté des libertins comme
Kestif, des fous comme Raoul Spifame, des fripons comme
Cagliostro, renfermant en germe le saint-simonisme, le
fouriérisme, le communisme, c'est-à-dire, encore et tou-
jours, la révolte, le dogme et l'apothéose de la matière.
C'est pourquoi, si vous m'en croyez, nous ne méprise-
rons pas le mysticisme, surtout quand il a M. Caro pour his-
torien et pour interprète : nous ne repousserons pas le
magnétisme, surtout quand il a M. Henri Delaage pour pré-
dicateur et pour biographe; nous ferons même, si cela nous
amuse, tourner quelques tables et quelques chapeaux. Mais
après, nous reviendrons au bon sens, à ce pauvre vieil ami
que nous négligeons souvent; que nous oublions quelque-
fois, et que nous sommes pourtant heureux de retrouver à
notre foyer, moins surpris qu'attristé de notre absence,
moins courroucé qu'inquiet de notre abandon, bornant sa
vengeance à nous offrir quelque volume de Bossuet ou de
la Bruyère, de Molière ou de Lesage, et à nous redire tout
bas que ce sont là les vrais patrons de l'esprit français, les
vrais titres de noblesse de notre littérature.
LES HISTORIENS DE L'ESPRIT
MM. JULES JANINS EDMOND TEXIEU 2 .
Je respecte et j'admire, en littérature, ceux qui passent
quinze ans à préparer un volume, quinze autres à l'écrire,
et quinze autres à jouir de son succès; il n'en faut pas
davantage pour assurer l'immortalité à un homme de gé-
nie, et ouvrir F Académie à un homme de talent; mais se-
rons-nous sans pitié pour ces esprits infatigables, toujours
prêts à la réplique, doués de cette faculté de vibration qui
répond à chaque incident de la vie publique, à chaque
épisode de la vie littéraire, par une page, une ligne, un
mot : la page vraie, la ligne piquante, le mot juste? S'ils
ont en ouCre cet amour de leur art, ce goût du beau, ce
sentiment du mieux, honneur et tourmei>t de l'écrivain vé-
1 Histoire de la littérature dramatique.
* Critiquée et Récits littéraires.
198 CAUSERIES LITTÉBAIRES.
ritable, s'ils réussissent souvent, du premier coup, mieux
que bien d'autres après vingt retouches et vingt ratures; si
enfin par là date de leurs débute, le genre de leur initia-
tive, par les idées qu'ils réveillent, par les souvenirs qu'ils
rappellent, ces esprits se rattachent à un moment unique
dans l'art moderne, à un moment qui fut le nôtre, qui
rayonna de nos espérances, qui palpita de notre jeunesse,
comment leur refuser une place, une grande place dans
nos affections et nos sympathies? Pour moi, je n'en ai pas
le courage, surtout lorsqu'il s'agit de M. Jules Janin.
Oui, c'était là le bon temps : nous sortions à peine du
collège; Forage de 4850 n'avait pas encore éclaté; il gron-
dait dans le lointain, il frémissait d'avance dans les pres-
sentiments et les inquiétudes des habiles et des sages; mais
pour nous, heureux écoliers de ces années heureuses, ces
rumeurs vagues se confondaient avec les harmonies du ma.
tin, avec les belles émotions de cet âge où toute illusion est
un enthousiasme, toute opinion une foi, toute chanson un
poème ! — A l'époque dont je vous parle, tout le monde était
en train d'inventer quelque chose, drame ou roman, chro-
nique ou dialogue, élégie ou ode, tableau ou statue, reli-
gion ou orthographe. A cette phase de renouvellement
général, de floraison printanière, éclose sous les douces
influences d'un régime admirablement favorable au déve-
loppement de la pensée, il fallait, quoi? un historien?
C'était bien sérieux; un critique? C'était bien grave; il
fallait quelqu'un qui en écrivit, au jour le jour, les bulle-
tins et les Mémoires, Hémoires vifs, sémillants, animés,
reflétant la vie commune sous une forme originale, rendant
en étincelles les* rayons de toutes ces aurores. Ce qu'il
fallait surtout, c'est que ce travail, mis au service de choses
nouvelles, fût nouveau comme tout le reste; qu'il ne res-
semblât à rien de ce qui l'avait précédé; — que, par le ton,
LES HISTORIENS DE L'ESPRIT. 199
lé tour, l'accent et l'allure, ii différât de ses devanciers au-
tant que M. Hugo différait de M. Luce de Laneival,
M. Sainte-Beuve de M. Dussault, M. de Musset de M. de
Fontanes, M. Mérimée de madame Cottin, M. Barye de
M. Bosio, et M. Delacroix de M. Gérard : sans quoi il y au-
rait eu disparate et dissonance, comme si Ton vous forçait
d'admirer une robe d'après-demain avec une garniture
d' avant-hier, ou d'entendre une cavatine de Rossini avec
un accompagnement de Dalayrac.
Je me souviens encore — souvenir charmant de la sei-
zième année! — de l'impression que me causa le premier
feuilleton de H. Jules Janin. C'était dans une allée du
Luxembourg, jardin classique, allée littéraire. x où pas-
saient, en chapeau gris et en cravate noire, toutes nos
admirations d'alors, tous nos regrets d'aujourd'hui. Il
s'agissait d'une Manon Lescaut, jouée la veille à l'Odéon;
nous voulions savoir ce qu'en dirait M. Duviquet, le Men-
tor un peu arriéré de la littérature dramatique : à la qua-
trième ligne r nous reconnûmes une autre main; à la dixième,
un cri de joie éclata dans les rangs de notre petite troupe/
composée de rhétoriciens honteux d'avoir été forts en
thème, et pressés de perdre leur latin. Le feuilleton de
1830 était trouvé, et il fan! qu'il ait été bien vivace puis-
qu'après un quart de siècle, après bien d'autres révolu-
tions littéraires, poétiques, politiques, sociales, démocra-
tiques, impériales, c'est encore, soyez- en bien sûrs, le
feuilleton de 1854.
Pendant toute cette période, si longue et trop remplie,
M. Jules Janin — il a le droit d'en être fier et de le dire,
— n'a pas manqué une seule fois à sa tâche; il a fait plus
que créer un feuilleton, il a créé un jour; il a créé le lundi;
ce lundi qui devait, vingt ans après, porter bonheur à une
plume plus savante peut-être, mais moins vivante que la
300 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
sienne. Ici, j'ai bien envie d'abandonner un moment la
littérature pour l'arithmétique. Un article par semaine,
pendant vingt-trois ans, cela fait onze cent quatre-vingt-
seize articles de quinze colonnes chaque, c'est-à-dire ayant
chacun l'étendue d'un dixième de gros volume* total, cent
dix-neuf gros volumes, écrits en se jouant, au vol de la
plume, sans fatiguer un moment ni ses lecteurs ni même
lui, sans préjudice d'ouvrages de plus longue haleine,
d'histoires écrites avec le même bonheur et le même
amour, de récits tour à tour sérieux et fantasques, depuis
Y Ane mort, cette légende moqueuse et triste, faite avec
les larmes de notre siècle, jusqu'aux Gaietés champêtres*
cette légende mélancolique et railleuse, faite avec le rire
du siècle dernier. N'importe! Y Ane mort, le Chemin de
Traverse, la Religieuse de Toulouse, les Gaietés champêtres,
ne sont que des livres de Jules Janin; V Histoire de la Litté-
rature dramatique , quintessence de ces douze cents feuil-
letons, c'est Jules Janin tout entier. Contester ses autres
œuvres, ce ne serait que le critiquer; attaquer celle-ci, ce
serait le nier lui-même, et personne, Dieu merci! n'y son-
gera.
Pour cet esprit dispos, alerte, prompt, toujours en
éveil, le rez-de-chaussée du Journal des Débats a eu sans
cesse une porte ouverte sur ce qui se passait au dehors-,
sur la vie de théâtre d'abord, et aussi sur bien des choses
qui ne sont pas du théâtre ou qui ne ressemblent qu'invo-
lontairement à la comédie. Avant de se cantonner dans le
feuilleton, M. Janin guerroya quelque peu à droite et à
gauche, en tirailleur. Il mitrailla, du haut de formidables
premiers-Paris, les ultras de ce temps-là, qui seraient,
hélas ! les libéraux d'à présent. 11 faut voir avee quelle
humilité charmante il nous raconte ces grandes batailles,
et comment il en remontrait aux plus habiles, aux finan-
LES HISTORIENS DE I/ESPRIT. , 201
ciers, aux ministres, aux architectes, aux homme* d'État,
aux préfets, aux censeurs, à tous ceux qui gênaient alors
cette pauvre liberté, soumise, depuis, à de si rudes épreu-
ves :
fortunatos uimiuro, sua si bona norint !...
pouvait-on dire de ces spirituels mécontents qui jouaient
avec l'opposition comme les enfants avec le feu. M. Janin
n'en disconvient pas, bien au contraire! Il se demande
naïvement ce qu'il allait faire dans cette galère politique.
Aussi, comme il se hâta d'en sortir ! comme il profita de la
première occasion pour revenir et se fixer à cette littéra-
ture qu'il aimait, à ce théâtre qu'il devait choisir pour
centre de ses vives et ingénieuses échappées ! Par suite de
l'abaissement du cens électoral, H. Duviquet, le chef d'em-
ploi, devint électeur ; il alla voter, et, pendant ce temps,
Jules Janin rendit compte d'un drame, intitulé le Nègre,
dont l'auteur, M. Ozaneaux, grave inspecteur de l'Univer-
sité, avait copié vingt ans d'avance, et sans se douter du
plagiat, Y Onde Tom et mistriss Harriet Beecher Stowe.
M. Ozaneaux tomba; la question nègre n'était probable-
ment pas mûre; on ne pensait pas alors, tant les novateurs
littéraires avaient corrompu le goût ! que « bonne maîtresse
à moi 1 pauvre nègre à vous ! bonne petite blanche à nous ! »
fût le dernier mot, le plus bel effort, la suprême merveille
de l'esprit humain. Mais, si la chute du drame noir fut
lourde, le succès du feuilleton blanc fut immense; c'était,
après celui de Manon Lescaut, qui avait fait moins de
bruit, l'installation définitive d'un nouveau genre qui pou-
vait avoir ses inconvénients, ses exagérations et ses périls,
mais qui rendait les genres anciens tout bonnement im-
possibles; ils le comprirent si bien, qu'ils se le tinrent
202 CAUSERIES LiTTÉRÀIKES.
pour dit, et que M. Duviquet, au retpur de son excursion
électorale, se fit 1 électeur une seconde fois, et vota pour
que son successeur demeurât député de Paris et des qua-
tre-vingt-six départements, pour la sessiou hebdomadaire
du feuilleton.
Ce fut donc à cette époque, en septembre 1830, que
commença cette royauté dramatique et littéraire qui dure
encore. Depuis ce moment, il n'y a pasf»u une pièce, un
livre, une œuvre d'art, un comédien, un grand homme, un
événement, un succos, un malheur, une mode, un ridicule,
un travers, «ne mort illustre, qui ne se soient reflétés dans
ces pages rapides, sténographiées par une main que rien
ne lasse, sous la dictée de chaque jour. Voyez plutôt! Les
trois journées de 1850, la trombe des solliciteurs, les len-
demains de la victoire, les premiers excès du drame et du
vaudeville affranchis de leurs salutaires entraves, le procès
des ministres, les émeutes de décembre, le sac de l'arche-
vêché et de Saint-Germaki-rAuxerrois, le choléra, Paga-
nini, l'abbé Chatel, les jeunes France, les saints-simoniens,
les duels, les suicides, les poètes adolescents s'asphyxiant
pour avoir été siffles par un parterre de boulevard, tou-
tes les émotions, tous les étonnements, toutes les fêles,
toutes les hontes, toutes les terreurs de cette anné« sinis-
tre et troublée, tout cela a son chapitre dans le premier
volume de M. Janin. Et ne croyez pas qu'il se soit borné à
nous donner son texte primitif! Non, il sait trop bien tout
ce que les années peuvent enlever de fraîcheur aux créa-
tions les plus fraîches, de finesse aux fantaisies les plus
fines, de coloris aux plus vifs pastels! Pour unir le passé
au présent et les ranimer l'un par l'autre, M. Janin s'est
fait le commentateur de son commentaire, guidant lui-
même le lecteur à travers ces capricieux méandres, le re-
plaçant au vrai point de vue, ravivant d'un trait les linéa-
LES HISTORIENS M L'ESPRIT. 203
•
ments effacés, et recomposant un livre nouveau avec les
débris d'un vieux livre. Grâce à ce second travail, son ou-
vrage a tous les avantages des Mémoires sans en avoir les
inconvénients. 11 est vivant, comme tout ce qui s'écrit sous
l'inspiration directe de ce qu'on raconte, et avec mille af*
finîtes personnelles entre le narrateur et le récit; il est
équitable, comme tout ce que modifient* et corrigent, dans
un bon esprit, la réflexion etTexpérieuce. Comparez à cette
première partie de ÏHistoire de la littérature dramati-
que les Mémoitvs de M. Alexandre Dumas, qui touchent
aux mêmes souvenirs et aux mêmes personnages-. Quelle dif-
férence ! Ici, un homme tellement plein de lui, que rien ne
semble arriver que par sa permission, qu'il a tout fait, tout
inventé, tout découvert, et qtw son histoire s'absorbe dans
son individualité fanfaronne et bruyante; là, une inter-
vention discrète, délicate, où l'historien ne tient que tout
juste assez de pkee pour donner aux choses qu'il retrace
la chaleur et la vie de ses propres impressions, ki, une
telle persistance dans de vieux préjugés et de vieilles hai-
nes, que le livre publié aujourd'hui parait dater d'il y a
vingt ans; là, un retour si loyal à la vérité, à l'équité, à
l'indulgence, que le livre écrit il y a vingt ans parait
dater d'aujourd'hui. Pour répéter une centième fois un des
mots dont on a le plus abusé, je dirais volontiers que
M. Dumas n'a rien appris et a tout oublié, et que M. Janin
n'a rien oublié et a tout appris. C'est à ce signe infaillible
qu'on peut discerner les esprits justes et les esprits faux en
temps de révolution.
Dans son second volume, M. Jules Janin aborde plus dé-
cidément la littérature dramatique. C'est par Molière qu'il
commence, et il ne pouvait mieux choisir. Cette œuvre,
écrite dans le vestibule de la maison de Molière, devait
être inaugurée sous le patronage du maître de la maison.
204 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
Mais vous connaissez trop bien la manière de M. tanin
peur croire qu'il se soit borné, dans ces ravissants chapi-
tres, à l'appréciation didactique des chefs-d'œuvre de
l'auteur du Misanthrope. Il ne se contente pas de com-
menter, d'analyser, d'admirer Molière ; il le ressuscite ; il
fait circuler à travers ses comédies le souffle même de son
temps ; U touche de sa baguette magique les originaux qui
figurent dans la galerie immortelle : marquis enrubaués,
poètes râpés, savantes et précieuses, fines coquettes,
bourgeois ridicules, sages raisonneurs, courtisans spiri-
tuels, tout ce monde qui posa devant Molière., et qui dis-
parut avec lui. Et les chagrins domestiques de ce pauvre
grand homme! Et les galanteries de sa femme! Et les hé-
ros de cette troupe comique dont il fut la fortune et la
gloire! Et cette vie du théâtre, telle que l'entendaient les
contemporains de Scarron ! Et ces familiarités charmantes
de la royauté du génie avec -le génie de la royauté! Et les
dîners d'Àuteuil! Et cette funèbre représentation du Ma-
lade imaginaire, où le comédien tua le poète, par dévoue-
ment pour ses camarades ! Gomme tout cela revit et respire
dans les pages de Jules Janin ! Il y a, entre autres, un cha-
pitre que je vous recommande, et où Bossuet, — oui, Bos-
suet en personne, — est mis en présence de Molière. On
pouvait craindre, n'est-ce pas? que le feuilleton, un peu
trop passionné pour son patron naturel et légitime, ne sa-
crifiât le grand évêque au grand comique ; oh I que non
pas ! ce chapitre de l'histoire de Molière est tout à l'hon-
neur de Bossuet. Il faut vous dire qu'un très-savant et très-
vénérable thé a tin, le père Caffaro, avait publié dans son
temps une dissertation métaphysique et latine sur la Co-
médie, et que cette dissertation avait été, au grand étonne-
ment du bon père, traduite en français et mise en tête
d'une comédie de Boursault. Là-dessus Bossuet, qui n'a-
LES HISTORIENS DE I/ESPRIT. 205
vait pu voir sans inquiétude le succès de Tartufe, et qui
cherchait une occasion de publier sa pensée, prit à partie
ce père Caffaro, et lui adressa tout ce qu'il ne lui conve-
nait pas d'adresser à Molière lui-même. Quelle lettre!
quelle sublime colère ! quels magnifiques anathèmes! Et,
au milieu de ces foudres et de ces éclairs digues d'un père
de TÉglise, quelle intelligence profonde, quelle apprécia-
tion magistrale de cet art qu'il réprouve, de cet amuse-
ment du théâtre, qui « n'est bon qu'à s'étourdir et à s'ou-
blier soi-même, pour calmer la persécution de «et inexora-
ble ennui qui fait le fond de la vie humaine! » Quel génie
que celui qui, deux siècles d'avance, perçait à jour, d'un
seul trait, tout ce que la Muse moderne a mis de raffine-
ments mélancoliques et de savantes tristesses sur les lè-
vres des Obermann et des René ! Et quel temps que celui
où , dans cette lutte entre l'orthodoxie et le théâtre, le
théâtre s'appelait Molière et l'orthodoxie BosSuet !
Après Molière, les types s' effacent, se morcellent ou
s'éparpillent. M. Janin nous introduit, à la suite de Re-
gnard, de Dancourt, de Destouches et de Boissy, dans ce
monde musqué, décoloré, amoindri, où les physionomies
n'ont plus de relief, où les ridicules perdent leur carrure
et les travers leur saillie, où la comédie, au lieu d'être
creusée dans le vif et dans le vrai* n'est qu'un fugitif pas-
tel, moitié peinture, moitié poussière, prêt à disparaître au
premier souffle qui le touche, au premier doigt qui l'ef-
fleure. A côté de ces poètes secondaires, de leurs pâles
héros et de leurs héroïnes fardées, notre auteur fait revivre
ces générations de comédiens et de comédiennes dont les
noms brillent encore, à travers les âges, comme les étoiles
d'un ciel plongé dans une éternelle nuit. Toutes ces figures
élégantes ou joyeuses, tragiques ou mignardes, sérieuses
ou bouffonnes, aboutissent à la plus parfaite, à la moins
200 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
oubliée de celles qui n'existent plus, à mademoiselle Mars.
Les pages de M. Jules Janin su* mademoiselle Mars sont
d'une grâce et d'une mélancolie charmantes. Jamais on ne
peignit mieux ce qu'il y a d'enivrant et de douloureux
dans ces existences de reine et d'esclave, condamnées à ne
point vieillir, trouvant dans la fuite des années le démenti
de leur gloire et le châtiment de leurs joies, et venant, un
dernier soir, dire un dernier adieu à un public attristé,
sans que rien survive à tant d'éclat, d'enchantement et de
bruit. H. Janin a été, dans ce chapitre, l'historiographe
sincère et attendri de la comédie, de ses splendeurs et de
ses misères.
Nous Pavons dit, un des charmes de cet ouvrage osl de
nous reporter vers le temps où nous étions tous jeunes, de
nous replacer, après vingt-quatre ans d'expériences, de dé-
chirements et de mécomptes, en face des illusions et des
espérances qui n'eurent pas de lendemain. Il représente,
il retrace tout ce que la société spirituelle et polie mêla de
sécurités trompeuses, d'entraînements dangereux, de cou-
pables tolérances aux événements qui précédèrent et sui-
virent 4830. Remarquons en effet qu'à cette époque la
révolution ne se fit dans la rue qu'après s'être préparée
dans les salons, au théâtre, dans les livres, dans les jour-
naux, partout où l'on avait de l'esprit. La rue ne fit peur
qu'un moment, après quoi la bourgeoisie intelligente, ri-
che déçus et d'idées, se croyant maîtresse du terrain et
sûre de recueillir les bénéfices de la victoire, laissa faire,
dire et écrire ce qu'elle n'eût certainement pas souffert si
elle avait été plus effrayée C'est alors que nous vîmes jouer
ces pièces incroyables où n'étaient respectées ni la reli-
gion, ni la royauté, ni la grammaire, ni la morale, ni le bon
goût, ni le bon sens; œuvres monstrueuses que M. Janin ra-
contait alors avec l'exactitude de l'historien, et qui! flétrit
LES ttlSTOKIBNS DE L'ESPRIT. 207
aujourd'hui avec k sévérité du juge. C'est alors que le roman
se faisait complice des passions les plyg paradoxales et
traduisait en récriminations éloquente* la souffrance ou
l'orgueil de» imaginations révoltées. (Test alors que la ca-
pitale du monde civilisé, éveillée brusquement après une
nuit de plaisir et de fête, voyait de sang-froid et sans colère
une foule, ivre de vin et de rage, se ruer sur les murs sa-
crés d'une église, sur la sainte demeure d'un archevêque,
et jeter au courant du fleuve des trésors d'art et de science.
On ne savait pas, on ne prévoyait pas alors jusqu'où pou-
vaient conduire ces emportements de la pensée humaine,
de la liberté moderne, débarrassées de tout frein ; on s'a-
musait de ces folies criminelles comme de ces courtes
bourrasques qui éclatent tout à cotfp entre deux rayons de
soleil. Dix-huk ans plus tard, il n'en fut pas de même : ce
n'était plus la société spirituelle, instruite, riche et polie
qui avait vaincu; c'était une autre classe en qui l'ivresse
du triomphe devait nécessairement^ développer d'autres
excitations, d'autres convoitises. Il fallait à celle-là non
pas d'élégants paradoxes ennoblissant la révolte de l'ima-
gination et des sens, de la raison et de l'esprit, mais des
prédications plus positives conviant la multitude aux jouis-
sances matérielles. Les sophismes et les mensonges, iné-
vitable cortège de ces crises funestes, descendirent d'un
degré l'échelle sociale; ils ne s'adressèrent plus aux ha-
bits noirs, mais aux blouses; et, par une réaction natu-
relle, les habits noirs s'avisèrent, un peu tard, du côté
dangereux de ces idées qui rendaient les blouses si in-
quiétantes. De là le caractère si différent de ces deux Ré-
volutions qui se sont suivies, et ne se sont pas ressemblé.
C'est à cette dernière phase que répondent les Critiques
et Récits littéraires de M. Edmond Texier; M. Texier est
tout à fait de ce temps-ci, non-seulement par les sujets
m CAUSERIES LITTÉRAIRES.
qu'il traite, mais par le tour tout actuel de ses idées et de
son style; car, ainsi qu'il le dit lui-même, « s'il y a au
monde quelque chose d'insaisissable, de variable et de
fugitif, c'est l'esprit. L'esprit est comme les modes ; il se
transforme à chaque renouvellement de saison. La littéra-
ture a son Longchamp aussi bien que les élégants et les
tailleurs... » Ce que nous pouvons du moins affirmer à
1 auteur des Critiques et Récits littéraires, c'esl qu'il y
aura bien des Longchamp, et que les tailleurs et les élé-
gants renouvelleront bien souvent la coupe de leurs habits
ou de leurs gilets avant que son esprit ait vieilli d'un prin-
temps. M. Texier, si nous ne nous tromppns (il faut bien
avoir un défaut!), est légèrement démocrate; il appartient
à la nuance, si honorable d'ailleurs, du général Gavaignac.
Gomme tel, il attaque parfois les idées qui nous sont chè-
res; mais, comme tel aussi, il flagelle, et avec quelle
verve! quel humour! ces utopies extravagantes qui ont été,
dès le premier jour, l'embarras, le péril et le ridicule de la
République. Le chapitre intitulé Olibrius, le plus fltaar-
quable peut-être et le plus spirituel de ce livre où tout est
spirituel et remarquable, nous fait passer en revue, à vol
d'oiseau, tous ces systèmes de Pierre Leroux, de Proudhon,
de Fourier, de Considérant, de Louis Blanc, de Cabet, de
Jean Journet, du Mapah, de l'inventeur des calottes orga-
niques et de Tévadalsme; rêves d'un peuple malade, œgri
somnia, qui n'auraient jamais dû compter que dans la
clientèle du docteur Esquirol ou de Gharenton, et dont la
vogue passagère sera l'éternel procès des événements et
des doctrines dont ils parurent un moment, les résultats
suprêmes et logiques. L'ironie de H. Edmond Texier a
quelque chose de froid et d'acéré comme la lame; il ne re-
double pas, mais il frappe si juste, que la pointe pénètre
jusqu'au vif. Cette manière sobre dans le sarcasme, laissant
LES HISTORIENS DE L'ESPRIT. m
les faits et les personnages se ridiculiser par eux-mêmes
sans que Fauteur ait l'air de s'en mêler, n'a rien de la
raillerie opulente et expansive de M. Jules Janin . L'esprit
de l'un éclate, jaillit, pétille et mousse sans»cesse, comme
un vin de Champagne qui se verserait toujours sans s'é-
puiser jamais ; l'esprit de l'autre brûle à froid comme le
4in du Rhin, qu'on boit à petits coups, et dont on ne sent
que par degrés la saveur vigoureuse et contenue. Quelles
jolies pages sur madame de Girardin, et sur M. Sainte-
Beuve, et sur H. Granier de dassagnac, et sur M. Murger,
et sur M. de Musset, et sur la Bohême, et Sur la vie litté-
raire, et sur le banquier des auteurs dramatiques, et sur
les coulisses du théâtre, et sur Y Annuaire ! Quelle obser-
vation fine et vraie ! Quel talent pour mettre en éveil et en
relief, d'un seul mot, tout un groupe d'idées, pour rajeunir
un sujet où il semblait que tout était dit, pour en féconder
lt un autre où il semblait qu'il n'y eût rien à dire! — Il y
a pourtant, dans ces Critiques et Récits littéraires, un
chapitre sur lequel je veux faire à l'auteur une grosse chi-
cane. Il s'agit des Lettres de Beauséant, qui parurent, il y
a quatre ans, au plus fort de nos agitations et de nos an-
goisses. Tous les hommes sérieux accueillirent ces Lettres
avec une vive sympathie, et M. Saint-Marc Girardin, qui ne
passe pas, que je sache, pour un ultramontain ou un ab-
solutiste, leur rendit un éclatant hommage dans la chro-
nique de la Revue des Deux-Mondes. M. Edmond Texier
paraît croire qu'elles sont d'un Genevois morose, d'un
protestant enragé, que les souvenirs de Louis XVIII et de
la Charte, les noms de Voltaire et de Bérafnger, jettent dans
des accès de colère noire. Je puis lui donner là-dessus
les renseignements les plus précis; l'auteur des fettres de
Beauséant n'est ni un Genevois, ni un protestant, ni un
fanatique, ni un sacristain d'église orthodoxe ou réformée;
12.
244 CAUSERIES LITTERAIRES.
c'est un gentilhomme français et catholique, d'un esprit
supérieur, d'une conversation ravissante, ayant acheté, au
prix de beaucoup de mécomptes et de souffrances, le droit
d'avoir raison contre bien des gens, même contre Béranger
et contre H. Edmond Texier. Je ne me crois pas le droit de
le nommer ici; mais, si jamais M, Texier retourne en Pro-
vence, où il aura, cette fois, autre chose à faire qu'à ra*
conter le voyage du Président, je lui imposerai comme pé-
nitence une heure de causerie avec ce farouche Beauséant;
il en sortira émerveillé..* et peut-être convenu II n'y a
qu'un mot juste' dans cet injuste chapitre. H. Texier se de-
mande si ces Lettres ne seraient pas d'un libéral désabusé.
Eh bien* oui, et pourquoi pas? Des libéraux désabusés!
c'est ce que nous sommes tous, et je ne connais pas, pour
ma part, de meilleur titre à porter que celui qui exprime,
en deux mots, toutes les illusions du passé, toutes les tris-
tesses du présent!
Ceci, bien entendu, n'ôte rien au mérite du livre de
M. Texier, ni de celui de M. Janin. Placez-les bien vite au
rayon choisi de votre bibliothèque moderne, à côté de ces
Causeries du Lundi, de ces Mélanges littéraires t de toute
celte charmante monnaie de l'esprit contemporain, qui
nous donne en pièces d'or ou en pièces blanches ce que
nos pères nous donnaient en lingots. On a accusé, de nos
jours, plusieurs de nos historiens les plus superbes de ne
pas savoir l'histoire qu'ils nous racontaient. MM. Jules
Janin et Edmond Texier ne méritent pas ce reproche. His-
toriens de l'esprit, non-seulement ils savent très-bien ce
qu'ils racontent, mais ils sont pleins de leur sujet. "
LES HISTORIENS DE PARIS
MM. EDMOND TEXTER\ MERCIER*
Vous pouvez le haïr; vous pouvez lui reprocher le mal
qu'il vous fait et l'argent qu'il vous coûte; vous pouvez lui
jeter à la face ses heures de clémence et de bêtise qui vous
ont valu des années de détresse et d'angoisse ; vous pou-
vez demander avec amertume s'il est juste que votre éco-
nomie paye son luxe, votre pauvreté ses richesses, votre
travail ses plaisirs, votre sobriété ses orgies, votre vertu
ses vices, votre repos ses émeutes ; vous pouvez signaler
avec colère l'étrange abus de ce cerveau qui prend aux
membres leur vie, et qui leur donne sa fièvre; vous pouvez
tout cela et bien d'autres choses encore-, mais il y en a
une que vous ne pouvez pas : c'est que ce mot si simple,
< Tableau de Paris.
* le Tableau de Pari*.
216 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
mant dans mes attributions littéraires, il m'est impossible
de savoir gré à Mercier de son admiration pour Shaks-
peare, de son mépris pour la tradition classique, de toutes
ses velléités de novateur en littérature, qui firent de lui le
précurseur et l'ancêtre du romantisme. Si cette filiation
était exacte, s'il fallait croire, avec H. Desnoiresterres, que
Mercier est vraiment l'ancêtre de nos romautiques de 1828,
les germes de renouvellement et de réforme qui s'agitaient
dans ce cerveau bizarre ressembleraient à ces origines con-
fuses que les généalogistes égarent dans la nuit des temps,
de peur d'être forcés d'en avouer l'obscurité. H y a deux
manières d'admirer Sbakspeare et de ne pas lui préférer
Racine; la première, la bonne, consiste à dire que le moule
classique n'est qu'une forme trop restreinte et trop solen-
nelle de l'art, et que l'art peut gagner quelque chose à
s'étendre, à se rapprocher davantage de la grande vérité
historique et humaiue. La seconde, la mauvaise, consiste à
être soi-même assez ennemi du naturel et du vrai pour mé-
connaître tout ce que Racine sait en garder sous la dra-
perie classique, et pour le dénigrer au profit de je ne sais
quel idéal plein d'emphase et de chimère : je crains que
Mercier n'ait choisi la mauvaise.
Soyons justes pourtant, et n'oublions pas que le Tableau
de Pans de Mercier est de 1788, et celui d'Edmond
Texier de 1853. Soixante-cinq années les séparent, et
quelles années! A peine la vie d'un homme, et dix fois,
vingt fois, cent fois la vie d'un peuple, d'un siècle, d'un
monde ! Années formidables qui ont embrassé la réforme
de tous les abus et l'abus de toutes les réformes ; qui nous
ont pris, donné, repris, rendu, repris encore toutes les li-
bertés, tous les despotismes, toutes les gloires, toutes les
hontes, toutes les fêtes, tous les deuils, toutes les consti-
tutions, toutes les anarchies! Années gigantesques dont
À
LES HISTORIENS DE PARIS. 217
l'étreinte enveloppe vingt révolutions, quatre royautés,
deux républiques, trois empires! Ne nous étonnons pas,
après tout cela, que Paris ait changé d'aspect, et que ses
historiens aient changé de ton. Au moment où Mercier te-
nait la plume, en cette dernière année de monarchie abso-
lue, ébranlée déjà par le souffle révolutionnaire, à la veille
de la prise de la Bastille et du serment du Jeu de paume,
toutes les déclamations étaient permises, parce que toutes
les illusions étaient possibles ; car la déclamation n'est
qu'une illusion d'esprit servie par une illusion de style.
Aujourd'hui il faut être simple; comme il n'y a plus une
idée qui n'ait apporté son mécompte, et une médaille son
revers, on ne veut plus d'autres idées que des faits, et
d'autres médailles que des monnaies courantes ; encore
celles-là trompent-elles souvent, et deviennent-elles des
gros sous en passant des mains délicates dans les mains
vulgaires.
Mercier et Edmond Texier n'ont donc fait qu'obéir aux
conditions de leur époque, en étant, l'un l'historien trou-
blé, inquiet, assombri, turbulent, mélodramatique, d'un
Paris qui penchait déjà vers les gouffres de l'avenir; l'autre
le monographe attentif, calme, précis, clairvoyant, raison-
nable, d'un Paris qui a su se faire un ornement, une beauté
et une richesse de chaque décoinbre du passé. On arrive,
en lisant l'un après l'autre leurs deux livres, à une re-
marque presque naïve à force d'être vraie : c'est qu'il est
impossible de subir des transformations plus nombreuses
et plus radicales que n'en a subi ce Paris révolutionnaire,
républicain, monarchique, impérial; qu'au milieu de ces
vicissitudes infinies, le Paris matériel, officiel, visible, pit-
toresque, est en effet complètement changé, mais que, sous
ce changement extérieur, bien des détails de mœurs sont
restés les mêmes ou ont conservé du moins d'évidentes
13
^
»
218 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
analogies. Chose étrange, que le cœur de l'homme, ce je ne
sais quoi si fugitif, si capricieux, si insaisissable, soit ce-
pendant plus lent dans ses métamorphoses que ces immo-
biles géants de pierre et de granit! Ainsi, ouvrons le livre
cte Mercier, lisons ses chapitres des Cercles, des Bureaux
d'esprit, des Liseurs de gazettes, de Ylnfluence de la ca-
pitale sur les provinces, des Femmes, de Y Agiotage, des
Grisettes, des Demi-auteurs, Quarts d! auteurs, des Nou-
vellistes, Comment se, fait un mariage: tout cela, à part
l'enluminure de l'époque, renferme encore bien des traits
applicables à ce temps-ci. Il y a surtout un chapitre fort
curieux, et qui, aujourd'hui, paraîtrait tout à fait de cir-
constance : c'est Y Amour du merveilleux. — « L'amour du
merveilleux, nous dit Mercier avec un bon sens inaccou-
tumé, nous séduit toujours, parce que, sentant confuse-
ment combien nous ignorons les forces de la nature, tout
ce qui nous conduit à quelque découverte en ce genre
est reçu avec transport. » — Et il nous raconte comme
quoi les Parisiens ont cru très-passionnément un homme
qui avait annoncé qu'il s'enfermerait dans une bouteille,
puis un enfant qui voyait sous terre, puis un chanoine qui
avait déclaré que, tel jour, et à telle heure, il voyagerait
dans l'air : il nous parle du mystérieux baquet de Mesmer,
et des convulsionnaires dont les tours de force et les se-
crets jetaient dans les esprits une telle épouvante, qu'un
poëte tragique, nommé Guymond de la Touche, en devint
fou comme l'Oreste de son Iphigénie en Tauride, et en
mourut de frayeur. Mercier ajoute, toujours dans sa veine
do bon sens : — « Une secte nouvelle, composée surtout
de jeunes gens, parait avoir adopté les visions répandues
dans un livre intitulé les Erreurs et la Vérité, ouvrage
d'un mystique à tête échauffée (Saint-Martin), où brillent
néanmoins quelques éclairs de génie Cette secte est
LES HISTORIENS DE PARIS. 219
travaillée d'affections vaporeuses : maladie singulièrement
commune etî France depuis un demi-siècle (déjà! en 1788 !),
maladie qui favorise tous les écarts de l'imagination, eUui
donne une tendance vers ce qui tient du prodige et du sur-
naturel L'activité de l'esprit humain qui s'indigne de
son ignorance ; cette ardeur de connaîtrez de pénétrer les
objets par les propres forces de l'entendement ; ce senti-
ment confus que l'homme porte en lui-même, et qui le dé-
termine à croire qu'il a le germe des plus hautes connais-
sances , voira ce qui précipite les imaginations vers cette
investigation des choses invisibles ; plus elks sont voilées,
plus l'homme faible et curieux appelle les prodiges et se
confie aux mystères : le monde imaginaire est pour lui le
monde réel. » — Tout cela, pour être écrit par un amateur
de paradoxes, n'en est pas moins sage ; et, pour dater de
soixante-cinq ans, n'en est pas moins actuel.
En résumé, pour revenir à notre texte et rendre justice
à notre temps, redisons bien haut que s'il fallait choisir
entre le Paris d'alors et celui d'aujourd'hui, entre le Paris
de Mercier et celui d'Edmond Texier, notre choix ne saurait
être douteux. Ce n'est pas seulement la matière et la forme
qui s'est embellie; ce ne sont pas seulement les rues qui
sont devenues plus larges, les édifices plus splendides, les
boulevards plus grandioses, les quais plus spacieux, la ville
plus grande, la vie matérielle plus commode et plus facile ;
c'est la vie morale et publique qui s'est purifiée et assainie,
au moins à l'extérieur, et qui répond mieux, après tout, à
l'idéal qu'on se forme de la capitale de l'intelligence, de
la civilisation et du goût. Si l'agiotage, les tripots et la
loterie se sont continués dans les jeux de Bourse, si les
courtisanes et les impures peuvent se reconnaître dans les
lorettes et les femmes entretenues, si les journaux mentent
quelquefois comme mentaient les gazettes, si rien n'est
2 k 20 CAUSKEiES LITTÉRAIRES.
changé dans tout ce qui tient aux ridicules et aux travers,
aux crédulités et aux faiblesses de cette pauvre nature hu-
maine, il y a, en revanche, bien des choses immondes qui
ont disparu, bien des choses sacrées qui ont retrouvé leur
pure et sainte auréole. Existe-t-il aujourd'hui, dans les
nombreux rendez-vous du plaisir parisien, rien de compa-
rable à ce bazar de toutes les basses voluptés, qui, sous le
nom de Palais-ltoyai, sollicitait sans cesse les imaginations
juvéniles, et que Mercier a peint avec des couleurs d'une
crudité si vraie? Et, en même temps, tout ce qu'il nous dit
des abbés de cour, des évéques infidèles à leurs résidences,
de Tindécence dans les églises, de la frivolité solennelle de
ces pompes religieuses d'où l'esprit de Dieu semblait s'être
retiré, n'est-il pas pour nous l'occasion d'un heureux re-
tour vers notre clergé, vers nos évêques, vers l'admirable
dignité de nos cérémonies, vers l'austère beauté de notre
culte, retrempé dans ses souffrances, et trompant la haine
de ses ennemis en se régénérant sous leurs coups?
Quoi qu'il en soit, M. Desnoiresterres a très-bien fait de
ressusciter Mercier, de l'abréger, d'émonder d'une main
habile tout ce que ce talent problématique avait de végéta-
tion exubérante et parasite, et de nous donner, en conden-
sant son Tableau de Paris, un charmant volume, coquet,
portatif, de physionomie nouvelle, où l'esprit de Mercier
se retrouve avec celui de son biographe, c'est-à-dire en
très-bonne compagnie, ce qui ne lui était pas, je crois,
très-habituel. Le beau livre d'Edmond Texier, venant après
celui-là, le continue, le complète, lui donne du prix, et en
acquiert davantage, en permettant de mesurer de l'œil ce
prodigieux intervalle, et de comparer, pour le Paris mo-
derne, le point de départ au point d'arrivée.
Un des chapitres les plus curieux du livre de Mercier
est intitulé : Que deviendra Paris*! L'auteur y accumule
LES HISTORIENS DE PARIS. 221
les prédictions les plus sinistres, et nous annonce que
Paris périra comme Thèbes, Tyr, Persépolis, Carthage et
Palmyre. J'espère bien que sa prédiction ne se réalisera
pas de sitôt; mais si jamais Paris tombait en ruines, et si
le touriste, venu pour visiter ce colosse écroulé, trouvait
sous un chapiteau de la Madeleine, sous un pan de mur
du Louvre, sous un pilier de Notre-Dame quelques pages de
ces Tableaux, ensevelis avec leur modèle, il dirait : « Ce
Paris était bien beau! » Et il ajouterait : « Ces Parisiens
avaient bien de l'esprit! »
SONT LACRYMjE RERUM
i
M. A. DE BEAUCHESNE 1
Bien des fois, dans ces derniers temps, en lisant ces
œuvres coupables où l'histoire, oubliant sa mission, se
transformait en roman pour répandre sur d'horribles scé :
lérats un décevant prestige, nous nous sommes demandé s'il
ne se rencontrerait jamais un historien, un poète, un cœur
et un esprit d'élite, qui, fouillant à son tour dans de dou-
loureux souvenirs, entreprendrait de faire pour les victimes
que d'autres avaient fait pour les bourreaux, et de nous
attendrir en faveur des martyrs du Temple, comme d'autres
avaient essayé de nous émouvoir en l'honneur des miséra-
bles rhéteurs de la Gironde ou des féroces logiciens de la
Montagne. Nous ne nous doutions pas alors que cette tâche
* Louis XVII, sa vie, son agonie, sa mort.
DE BEAUCHESNE. 223
sainte fût, tout près de nous, poursuivie avec un rare cou-
rage et une persévérance infatigable, par un homme que
d'éclatants débuts poétiques avaient recommandé, il y a
quinze ans, à l'attention publique, et qui avait paru, depuis,
rentrer dans le silence et se résigner à l'Oubli. Ce silence
profond, cet oubli passager, M. de Beauchesne s'y était
condamné pour travailler sans distraction et sans relâche
au livre qu'il nous offre aujourd'hui, à l'histoire de
Louis XVII t de sa vie, de son agmie et de sa mort.
Deux raisons principales devaient, selon nous, faire dé-
sirer ce livre, et démontrent son utilité. D'abord, il im-
portait à l'équité de l'Histoire qu'une main dévouée et at-
tentive ravivât les linéaments de cette douce et mélancoli-
que figure qui commençait à s'estomper dans la brume et
le lointain. Ensuite, il était nécessaire que la même main,
en nous ramenant vers ces ineffables douleurs, en fixât
nettement le terme, et ne laissât plus planer sur cette des-
tinée si courte ce je ne sais quoi de mystérieux et de lé-
gendaire, qui a, de nos jours, égaré sur la trace de
Louis XYII un certain nombre d'imaginations royalistes.
Remarquez en effet l'étrange sort de cet enfant ! Pour que
l'on accordât à sa vie un intérêt plus sérieux et une pitié
plus ardente, il lui a manqué qu'on fût plus sûr de sa mort.
Cet odieux travail de destruction silencieuse et clandestine
-v
entrepris par la Convention sur sa personne, s'est continué
sur sa mémoire. On eût dit que ces monstres, qui n'ont
voulu ni le tuer, ni le laisser vivre, mais s en défaire *,
jouissaient encore, après coup, du bénéfice de leur œuvre
infâme, et que l'Histoire s'était défaite de Louis XVIÏ comme
la Révolution! Grâce à M. de Beauchesne, à ses recherches
patientes, à ses preuves irrécusables, cette injustice ne sera
« Tome il, liv. XTI, p. 85.
224 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
plus possible; le 8 juin 1795 deviendra une date aussi po-
sitive que le 21 janvier 1793, et le royal adolescent ren-
trera définitivement en possession de sa tombe.
Ce n'est ni un compte-rendu, ni une appréciation litté-
raire, ni une analyse historique, que nous prétendons faire
ici. Qu'importent, en un sujet pareil, les préoccupations
ordinaires de la critique, ou même les légitimes hommages
de la louange! M. de Beauchesne demande qu'on le croie,
et non qu'on le vante. Nous allons le suivre pas à pas à
travers les stations de ce long Calvaire ; et si l'on partage,
en nous lisant, les convictions que nous avons puisées dans
son livre ; si, en retenant comme lui les cris de colère et
de haine qu'appelle sans cesse sur les lèvres et sous la t
plume le récit de ces atrocités et de ces souffrances, nous
réussissons à faire naître quelques-unes des émotions qui
s'élèvent en foule de chacune de ses pages, nous serons
fier de nous être associé un moment à cette œuvre répa-
ratrice.
VHistoire de Louis XVII se divise naturellement en
deux parties : Tune va du berceau de ce prince jusqu'à
son entrée au Temple ; l'autre, de son entrée au Temple
jusqu'à sa mort. Un récit rapide et pathétique des adieux
de Marie-Thérèse à la France, et une courte notice sur cette
tour du Temple, sombre et sinistre étape d'où Louis XVI
sortit pour aller à l'échafaud, Marie-Antoinette à la Concier-
gerie, et Louis XVII au cimetière, tel est le complément du
livre.
Dans sa première partie, de Versailles au Temple, M. de
Beauchesne avait à combattre une difficulté qui a dû se
présenter souvent à son esprit. Historiographe d'un prince
qui venait de naître et dont il était forcé de nous raconter
l'enfance, mêlée aux dernières splendeurs d'une cour bril-
lante et aux premiers frémissements des catastrophes pro-
DE BEAUCHESNE. 22r>
chaînes, il s'agissait de rester fidèle à son sujet, de ne pas
laisser un moment son histoire se confondre avec celles de
la Révolution ou même de Louis XVI, de ne pas perdre de
vue ce frêle héros, destiné à servir de centre à ce drame>
de fil conducteur à ce récit. Et en même temps (car l'art a
ses lois immuables même en ces sujets solennels où il sied
de paraître l'oublier), il ne fallait pas tomber dans les dé-
tails enfantins, les puérilités sentimentales, les bons mots
au maillot, souvenirs touchants pour les cœurs fidèles, mais
qui auraient pu détourner les gens à prétentions sérieuses
ou à tendances sceptiques : il fallait que tout fût grave, et
que le voisinage de ce cercueil fit une sorte de maturité
précoce à ces langes et à ce berceau.
M. de Beauchesne nous semble avoir admirablement ré-
solu cette difficulté. Dans son premier volume, Louis XVII
est toujours au premier plan, si bien lié aux événements et
aux personnages, qu'on sent qu'il est appelé à jouer un
rôle dans cette tragédie qui commence. I/auteur nous peint
son héros, tel qu'il était à l'âge de quatre ans, le 4 juin
1789, c'est-ù-dire au moment où la mort de son frère aîné
fit reporter sur lui le tiire de Dauphin, l'avenir de la cou-
ronne et les espérances du pays. — c II avait alors, nous
dit son historien, un peu plus de quatre ans; sa taille était
fine, svelte, cambrée, et sa démarche pleine de grâce ; son
front large et découvert, ses sourcils arqués Je peindrais
difficilement l'angélique beauté de ses grands yeux bleus,
frangés de longs cils châtains; son teint, d'une éblouissante
pureté, se nuançait du plus frais incarnat; ses cheveux,
d'un blond cendré, bouclaient naturellement et descen-
daient en épais anneaux sur ses épaules ; il avait la bouche
vermeille de sa mère, et, comme elle, une petite fossette
au menton. On retrouvait dans sa physionomie, à la fois
noble et douce, quelque chose de la dignité de Marie-An-
13.
m CAUSERIES LITTÉRAIRES.
toinette et delà bonté de Louis XVI. Tous ses mouvements
étaient pleins de grâce et de vivacité ; it y avait dans ses
manières, dans son maintien, une distinction exquise, et je
ne sais quelle loyauté enfantine qui séduisait tous ceux qui
rapprochaient. Sa bouche ne s'ouvrait que pour faire en-
tendre les naïvetés les plus aimables. On l'admirait en le
voyant, on l'aimait après l'avoir entendu.
Tel était, un mois avant la prise de la Bastille, Louis-
Charles de Fiance et de Bourbon, né à Versailles le 27 mars
1785, devenu Dauphin de France le 4 juin 1789, et destiné
à avoir, quatre ans plus tard, le savetier Simon pour
instituteur et la tour du Temple pour palais.
En retraçant avec complaisance cette charmante figure
d'enfant, M. de Beauchesne ne s'est pas proposé seulement
de faire un gracieux portrait. Il a voulu que notre attention
s'arrêtât, dés le début, sur ces traits si suaves et si purs,
afin de pouvoir mesurer le chemin parcouru et les ravages
exercés, lorsque nous retrouverions dans sa cellule la vic-
time de Simon. Il a voulu que chacune de ces grâces naïves
et fraîches devtnt la condamnation de ceux qui, plus cruels
envers le fils qu'envers le père, s'attachèrent à flétrir la
fraîcheur de ce visage, la pureté de cette âme, la candeur
de ce regard : crime sans nom, qu'eût envié l'imagination
inventive des Domitien et des Néron ! hideux raffinements
du mal, dignes d'être pratiqués par les grands hommes de
la première République, et amnistiés par les petits hom-
mes de la seconde !
M. de Beauchesne nous fait assister aux premières scè-
nes de la Révolution ; la prise de la Bastille, les alternati-
ves de popularité mensongère et d'hostilités naissantes ; le
départ de la famille royale pour les Tuileries, au milieu des
< Tome I, Uv. I. p. 24.
DE BEAUCHESNE. m
massacres et des attentats du 6 octobre ; la mort des deux
jeunes gardes du corps Deshuttes et Varicourt; le célèbre
et impardonnable sommeil de M. de Lafayette. 11 nous
montre l'enfant royal, à travers toutes ces scènes dont il
ne peut comprendre l'horreur ni la portée, tendant ses
petites mains au peuple, et parfois, soulevé entre les bras
de sa mère, désarmant pour quelques heures ces colères et
ces haines, ou faisant ressortir, par le touchant contraste
de sa beauté et de son innocence, tout ce qu'ont de mena-
çant et de farouche ces premiers groupes révolutionnaires.
Il y a là une nuance délicate, qui tient au sujet même, et
que M. de Beauchesne a merveilleusement sentie. Sans
doute, un enfant de cinq ans ne peut jouer qu'un rôle bien
secondaire dans ces luttes de Y insurrection et de la révolte
contre la royauté mourante ; et cependant son historien l'y
rattache sans cesse, soit en nous présentant les dangers
qui l'environnent comme un surcroît d'inquiétude et de
douleur pour sa mère, soit en faisant trouver à Marie-An-
toinette quelques instants de consolation et de répit auprès
de cette douce et souriante créature, soit enfin en grou-
pant autour d'elle ses deux beaux enfants pour que les for-
cenés qui outragent la dignité royale, hésitent et reculent
devant la dignité maternelle. C'est ainsi que le Dauphin est
toujours présent dans ce récit, et que les événements qui
se précipitent autour de lui, au lieu de nous dérober sa fi-
gure, lui servent d'accompagnement et de cadre.
Avant d'aller plus loin, et au seuil même de cette jour-
née du fi octobre, citons quelques lignes de M. de Beau-
chesne, qui jettent sur l'ensemble de ce qui va suivre une
lumière préventive, et expliquent, en noms propres, com-
ment les pouvoirs tombent, et comment les pouvoirs s'élè-
vent.
« Au moment ou l'étrange procession de cette multitude
228 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
avinée et sanglante, ramenant la famille royale comme le
butin de sa journée, passait sur le quai qui longe le jardin
des Tuileries, un jeune homme, au profil antique et à l'œil
d'aigle, s'écriait avec un geste d'indignation :
— <t Comment! le roi n'a pas de canon pour balayer
cette canaille?
<r Ce jeune homme, prédestiné lui-même à balayer un
jour la Révolution, s'appelait Napoléon Bonaparte ! . »
Le temps marche, les catastrophes s'accumulent avec une
rapidité formidable. Le funeste voyage de Varennes ouvre
entre te roi et le pays un nouvel abîme : abime infranchis-
sable que les concessions et les faiblesses élargiront au
lieu de le combler, où la Révolution victorieuse s'apprête
à faire couler un fleuve de sang, et où elle jette, comme
prélude, le cadavre du marquis de Dampierre. La journée
du 20 juin annonce et prépare celle du 10 août ; chacune
de ces dates resserre la captivité du roi, exalte les fureurs
de la multitude, amplifie les exigences des meneurs, et fina-
lement rapproche l'inévitable dénoûment. Le retour de
Varennes avait livré Louis XVI à l'Assemblée; le 20 juin le
livra à l'émeute ; le 10 août le livra au bourreau. Il fut ra-
mené par Drouet du Pont-de-rAire à la place de la Révolu-
tion, en passant par les Tuileries, le Manège et le Temple.
C'est au Temple (13 août 1792) que M. de Beauchesne
entre, avec la famille royale, dans le cœur même de son
sujet. Jusque-là, Louis XVII, même au milieu des sanglants
épisodes qui l'environnent et l'enlacent, conserve encore
quelques traits qui lui sont communs avec les autres fils de
rois. Les angoisses de ses parents l'effleurent, le dépaysent
et ('étonnent, sans qu'il puisse les partager, ni même tout
à fait les comprendre. Quelques mots heureux, quelques
•
4 Tome I, p. 47.
DE BEAUCHESNE. 229
traits de présence d'esprit ou de courage, quelques réveils
nocturnes, à peine explicables pour sa jeune intelligence,
quelques images confuses de haine, de colère, de sédition,
de foule ameutée, quelques cris insolites pour ses oreilles,
quelques emblèmes nouveaux pour ses regards, tel a été le
tribut qu'il a payé à la Révolution pendant cette première
phase. Il a vu pleurer sa mère; il a compris qu'il y avait
là des douleurs cruelles, de vagues périls : mais ces dou-
leurs et ces périls ne l'ont pas encore étreint d'assez près
pour qu'il en ait pris sa part, pour qu'il soit devenu un des
personnages du drame. C'est au Temple que cette person-
nalité commence pour ne plus finir qu'avec son dernier
souffle. C'est là qu'il va être marqué de ce caractère dis-
tinctif, indélébile, unique, qui lui assure une place et une
couronne à part dans le sombre royaume des afflictions
humaines.
« Nous rencontrons ici le Temple. Le souvenir du Tem-
ple est si étroitement lié à celui du Dauphin, fils de
Louis XVI, et sa mémoire se rattache si inévitablement à
l'édifice où s'écoulèrent les dernières années de sa vie,
qu'on ne peut songer au Temple sans songer au jeune
prisonnier, et que réciproquement l'image du prisonnier
évoque devant l'esprit attristé l'image de la prison. Ce fut
là qu'il vécut, qu'il souffrit, qu'il régna, si l'on peut don-
ner sans ironie le nom de règne à cette douloureuse agonie
qui se prolongea de la mort du père jusqu'à la mort du fils.
Louis XVII n'est point appelé dans l'histoire l'enfant de
Versailles, l'enfant. des Tuileries, mais l'enfant du Tem-
ple *. »
Quelques jours à peine après son entrée au Temple,
la famille royale est déjà privée du petit groupe d'amis et
1 Tome I, p. 213.
•230 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
de serviteurs qui avaient demandé à ne pas se séparer
d'elle. Dès le 20 août, la Commune de Paris décide que
madame deLamballe, madame et mademoiselle de Tourzel,
Ghamilly et les femmes de chambre, ne rentreront pas au
Temple. M. Hue revient seul; bientôt on lui adjoint Tison
et sa femme; deux espions de la Commune, deux apprentis
persécuteurs, que finiront pourtant par gagner à la cause
de la vertu et du malheur les souffrances et les bontés de
leurs victimes. Dans ce cadre qui se rétrécit sans cesse et
d'où disparaissent successivement les personnages acces-
soires, on saisit mieux les principales figures dont la sainte
et douloureuse auréole devient chaque jour plus lumineuse
au milieu de ces ombres sanglantes. A cette première sta-
tion dans la petite tour du Temple, le Dauphin, alors âgé
de sept ans et demi, n'a plus pour instituteurs que le roi,
la reine, la princesse Elisabeth et l'infortune. Malheur à
celui qui pourrait lire d'un œil sec et analyser d'une main
froide ces pages où H. de Beauchesne nous raconte l'édu-
cation du jeune prince, la distribution de ses journées,
partagées entre le travail, la prière et le pardon! Si Ton a
pu reprocher à Louis XVI quelques irrésolutions et quel-
ques faiblesses; si, pendant les premières vicissitudes où
il était temps encore de dompter la Révolution, Ton s'attriste
oh Ton se dépite de le voir se méprendre sur les vraies vertus
royales et compromettre par la bonté ce qu'il aurait pu
sauver par la force, comme il se transfigure et s'agrandit
dans cette sphère nouvelle où le roi s'efface derrière
Thomme et le père, en attendant que eeux*ci cèdent à leur
tour la place au martyr et au saint! Arrêtons-nous un mo-
ment, et voyons ce qu'était, à cette époque si rapide et si
fugitive, cet enfant que le malheur avait mûri sans le dé-
grader encore! -
« Dans cet enfant de sept ans et demi, il y avait un mé-
DE BEAUCHESNE. 2",1
lange de force et de grâce, bien rare chez les natures les
plus heureuses. Parfois, le sérieux de sa pensée donnait
à sa parole un caractère plein de noblesse; parfois, le naïf
enjouement de son âge rayonnait, au contraire, sans dé-
sirs et sans regrets. Il ne songeait déjà plus aux grandeurs
passées; il était heureux de vivre, et il n'était rappelé
aux soucis que par les larmes qu'il apercevait quelquefois
dans les yeux de sa mère. Jamais plus il ne parla de ses
jeux et de ses promenades d'autrefois; jamais il ne pro-
nonça le nom de Versailles ou celui des Tuileries. II ne
parut rien regretter. Il oublia, en apparence, ses hochets
et ses goûts d'enfant. Sa précoce intelligence répondait
parfaitement aux tendres soins du ioi '. »
On le voit, les ombres grandissantes se sont déjà éten-
dues sur ce jeune front. La physionomie n'a pas changé,
mais elle est plus grave; c'est la même pureté de lignes, h
même suavité de contours, la même fraîcheur de teint; le
regard a conservé sa limpidité et sa transparence; mais,
sur tout cela, il n'y a plus le rayon d'insouciance et de
gaîté. Cette âme d'enfant devine tout ce qu'on souffre autour
d'elle et pressent ce qu'elle-même va souffrir. M. de Beau-
çhesne a très-bien marqué cette transition. Enfermé avec
son héros dans le Temple, il nous fait entendre de loin le
bruit des massacres de septembre; il fait passer devant
ces fenêtres, à portée des regards de la Reine, la tête de
madame de Lamballe. La République est proclamée : en-
core un pas sur cette voie funèbre, et nous voici au procès
du roi. Nous croyons que les phases de ce procès, l'arrêt
de mort et l'exécution, n'ont été racontés par personne
d'une façon plus pathétique et plus saisissante que par
M. de Beauchesne. Remercions-le d'avoir rendu au crime
♦ Tome I, p. 235,
232 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
du 2 1 janvier son vr,ai nom, le Régicide, et d'avoir inscrit
ce nom en tête d'un de ses principaux chapitres. Il est bon
de montrer que les sophismes, les folies et les enluminures
de notre temps n'ont, en définitive, rien changé au diction-
naire de l'Histoire, et que les mots et les choses y gardent
leur signification véritable. Il est bon que la conscience
des peuples soit constamment tenue en éveil au sujet de
ces événements, qui seraient deux fois funestes, si, après
avoir été accomplis dans le passé, ils étaient absous dans
l'avenir. Des attentats comme le meurtre de Louis XVI ne
peuvent pas plus s'isoler de ce qui les suit que de ce qui
les précède; ils pèsent d'un poids invisible sur les destinées
de la nation qui les a commis ou laissé commettre. Shakes-
peare Ta dit, le maître immortel dans tout ce qui touche
aux grandes lois de la conscience humaine * : « La vie de
qui dépendent tant de vies, celle du souverain, est pré-
cieuse pour tous. La royauté ne tombe pas seule. Un crime
fait-il disparaître la majesté royale? A la place qu'elle oc-
cupait s'ouvre un gouffre, et tout ce qui l'environne y est
entraîné 8 . »
Du 24 janvier au 3 juillet 1793, les tortures de la
royale famille, privée de son chef, vont toujours croissant;
mais, du moins, la plus cruelle de toutes, est épargnée à
Marie-Antoinette; on lui laisse son fils. Occupés à se dis-
puter, à s'arracher les lambeaux du pouvoir qu'ils venaient
de renverser, sûrs d'être immolés s'ils n'immolaient pas, et
glissant, par une irrésistible pente, de la tribune à l'écha-
* « The cease of majesly
« Die» not aloue; but like a gull', dolh draw
« What's near it, with it o
[Hamlet, acte III, scène S).
• Tome I, p. 483.
DE BEAUCHESNE. 255
faud, les directeurs de l'anarchie s'inquiétaient moins de
ce qui se passait au Temple, « des gémissements qui pou-
vaient sortir de ces tours, ou du rayon d'espérance qui
pouvait s'y glisser. Ils savaient la garde sûre, les verrous
inflexibles, et cela leur suffisait *. » Ce fut à la faveur de
cette passagère confiance que quelques consolations du
dehors purent arriver jusqu'aux prisonniers, que quelques
tentatives de délivrance purent se combiner et s'ourdir
dans l'ombre : dernières lueurs, étouffées bien vite par la
fatalité révolutionnaire. Ne laissons pas tomber dans l'ou-
bli les noms qui s'associèrent un moment à l'espoir et au
soulagement des martyrs du Temple. Ce furent d'abord Le-
pitre et Toulau, municipaux, chargés comme les autres de
surveiller et de persécuter les royales victimes, et qui,
vaincus par tant d'innocence et de douleur, se dévouèrent
à leur cause et travaillèrent à leur salut; ce fut madame
Cléry, la femme du valet de chambre qui a mérité que son
nom s'unit, dans toutes les mémoires, à celui de la sublime
agonie et des suprêmes volontés de son maître ; ce fut en-
suite le chevalier de Jarjayes, homme habile, déterminé,
qui se mit à la tête du pieux complot, et possédait toutes
les qualités nécessaires pour le faire réussir. On sait ce qui
le fit échouer : les premières victoires des Vendéens, la
défection de Dumouriez, les insurrections du Midi, les
émeutes presque journalières, excitées à Paris par la
cherté des grains et par les nouvelles extérieures, tout se
réunit pour accroître les précautions et les rigueurs de la
Convention. Pour son malheur et celui de sa famille,
Louis XVII commençait, hélas! à devenir un personnage
important : le 21 janvier l'avait fait roi; l'Ouest et le Midi
le proclamaient; quelques-uns de ses persécuteurs étaient
1 Tome II, p. 15.
234 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
soupçonnés de rêver une transaction entre la République,
déjà vieille de crimes, et cette jeune royauté. Enfin, pour
ajouter à ces sujets de méfiance les prestiges du merveil-
leux, si puissants dans les temps mauvais sur les imagina-
tions troublées, on évoquait une prophétie, attribuée, soit
à saint Césaire, évéque d'Arles, soit à Jacques de Nostre-
Dame, père du célèbre Nostradamus, et dont voici le texte
bizarre : « Juvenis captivatus, qui recuperabit coronam
lilii fundalus destruet filios Bruti. » Cette pro-
phétie, extraite d'un livre imprimé en lettres gothiques, et
intitulé : Mirabilis Liber, qui prophetias revolutionesque,
necnon resmtrandasprxteritas y présentes acfuturas, apertè
demonstrat, suffit à attirer à la Bibliothèque Nationale une
foule de curieux, et à faire arrêter ou destituer la plupart
des bibliothécaires, entre autres le célèbre Van-Praët, ac-
cusé d'être trop savant, et de trop s'intéresser aux choses
passées f présentes et futures. Ce mélange de grotesque et
de terrible dans la persécution, de perversité et de bêtise
chez les persécuteurs, est encore, rappelons-le en passant,
un des traits distinctifs de cette exécrable époque.
Quoi qu'il en soit, grâce à ce redoublement de surveil-
lance, la généreuse entreprise de Jarjayes avorta, et ne
servit qu'à faire ressortir le courage de la Reine, qui aurait
pu être sauvée seule, et qui refusa énergiquement de se
séparer de ses enfants. Deux mois s'écoulent; la chute des
Girondins signale la victoire définitive des Conventionnels
Montagnards, coalisés avec la Commune de Paris. Les der-
niers rêves, les dernières illusions de modération républi-
caine tombent avec Vergniaud et ses complices, justement
frappés par l'inflexible loi du talion. Le 31 mai venge le
21 janvier : Danton lui-même, soupçonné de tendances
constitutionnelles, est débordé : Robespierre règne, Marat
triomphe, la Terreur commence : La France est livrée aux
DE BEAUCHESNE. 235
monstres, et les gladiateurs chrétiens n'ont plus qu'à dire à
ce César aviné et sanglant qu'on ose appeler le peuple :
— « Cxsar, morituri te salutant ! »
Les amis de la Reine prévoient le sort qui l'attend si elle
reste au Temple, et un nouveau complot s'organise pour
assurer son évasion. L'intrépide baron de Batz, celui-là
même qui, le 21 janvier/avait essayé de sauver Louis XVI,
s'associe Cortey, Michonis et vingt-huit autres braves,
chargés de former une patrouille, toute composée d'hom-
mes dévoués, et qui pourra cacher entre ses rangs la sortie
nocturne des prisonniers. Tout est prêt, la délivrance est
proche, les cœurs palpitent, l'heure va sonner. Au moment
où cette patrouille va prendre son tour de garde, Simon,
le savetier Simon, l'instituteur futur de Louis XVII, averti
par un billet, ou peut-être par les pressentiments de la
haine, se précipite dans le poste, en criant à la trahison.
Batz comprend que tout est perdu; inscrit au contrôle des
hommes de service sous le nom de Forget, il échappe aux
regards de Simon et parvient à se sauver. Michonis se dis-
culpe; le complot n'est pas découvert; mais les postes sont
doublés; toute tentative d'évasion devient impossible, et,
de l'alarme jetée par Simon, et combinée avec la surexcita-
tion continue des violences révolutionnaires, résulte le dé-
cret suivant du Comité de Salut public (1 er juillet 1793) :
(( Le Comité de Salut public arrête que le fils de Capet
sera séparé de sa mère, et remis dans les mains d'un insti-
tuteur, au choix du conseil général de la Commune. »
Cet instituteur du fils de Capet, c'est le cordonnier Si-
mon. .
Il faut lire, dans M. de Beauchesne, les pages navrantes
où il retrace cette scène de séparation entre le fils et la
mère ; cette arrivée des six municipaux, à dix heures du
soir, au moment où la reine et la princesse Elisabeth pro-
236 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
longent leur triste veillée en réparant les vêtements de la
famille, et où Marie-Thérèse, assise entre elles deux, fait
une lecture de la Semaine Sainte ; le saisissement de la
•
reine, son premier cri : « M'enlever mon enfant! non, ce
n'est pas possible! » D'une part, ce groupe féroce et hi-
deux, répondant par de grossiers refus aux supplications
les plus ardentes qui aient jamais retenti à des oreilles
humaines; de l'autre, ce groupe douloureux et charmant,
cette jeune princesse entre ses deux mères : Elisabeth et
Marie-Antoinette ; cet enfant violemment réveillé, et s'écriant
de sa voix d'ange : a Maman, maman, ne me quittez pas! »
— Puis, après les cris de désespoir et les transports de
prière, la résignation chrétienne descendant peu à peu sur
cette scène sinistre pour l'éclairer d'une lueur divine ; la
Reine, ramassant toutes ses forces, prenant une dernière
fois son fils sur ses genoux, et lui disant d'un ton grave
et solennel : « Mon enfant, nous allons nous quitter. Sou-
venez-vous de vos devoirs quand je ne serai plus auprès
de vous pour vous les rappeler. N'oubliez jamais le bon
Dieu, qui vous éprouve, ni votre mère, qui vous aime.
Soyez sage, patient et honnête, et votre père vous bénira
du haut du ciel! » — Elle dit, baise son fils au front, et le
remet à ses geôliers.
Révolutionnaires et démagogues I voilà nos saints, nos
héros, nos souvenirs et nos dates. Où sont les vôtres?
Ici, faisons encore une halte : c'est le moment où
Louis XYII se détache de cette prison collective, dont les
douleurs, mêlées aux siennes, détournaient une partie de
l'attendrissement et de l'intérêt. C'est aussi le moment où
le livre de M. de Beauchesne se détache des autres his-
toires, dont la vie de Louis XVII n'était qu'un épisode.
Après la séparation de Marie- Antoinette et de son fils, ces
histoires revenaient auprès de la reine, ou, sortant de la
l)E BEAUCHESNE. 257
tour du Temple, ressaisissaient le panorama révolution-
naire, tel qu'il était au 3 juillet 1793. L'enfant de huit ans
disparaissait dans cet immense tableau, et c'est à peine
si, au bruit d'un monde croulant, au milieu du choc de la
France et de l'Europe, à travers les gémissements des
bourreaux et des victimes, on entendait encore, de temps
à autre, un vague et mystérieux soupir s'exhalant de la
cellule du Temple entre deux blasphèmes de Simon. L'im-
portance historique et l'originalité véritable du livre de
M. de Beauchesne commencent donc à cette date du 3 juil-
let 1793, qui fait de Louis XVII un personnage à part, et
inaugure pour lui cette période suprême sur laquelle pla-
naient jusqu'ici le mystère et l'incertitude.
Louis XVII, à cette date, avait huit ans trois mois et six
jours. L'enfant-roi, baptisé à Versailles par un prime de
TÉglise, sous le nom de Louis-Charles de France et de
Bourbon, filleul de Louis-Stanislas-Xavier, comte de Pro-
vence, et de Marie-Charlotte-Louise de Lorraine, archidu-
chesse d'Autriche, avait reçu des mains de la Révolution
un second baptême : il ne s'appelait plus que Capet. Le
Montausier, le Bossuet, la Fénelon de ce Dauphin de
France, de ce descendant de Louis XIV, c'était le cordon-
nier Simon.
Simon avait alors cinquante-sept ans, et sa femme, Marie-
Jeanne Aladame, était à peu près du même âge; ils étaient
pourtant de nouveaux mariés quand la révolution éclata,
et la femme Simon regrettait si vivement de s'être mariée
trop tard pour avoir des enfants, que ce regret se changea
bientôt eu une haine instinctive contre la* charmante créa-
ture qui allait tomber en son pouvoir. Pour tout ce qui se
rattache à ce hideux couple, M. de Beauchesne a été parti-
culièrement renseigné par trois personnes, dont la trace,
à peine indiquée et longtemps perdue, a été retrouvée par
238 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
#
ses investigations patientes : ce sont la veuve Crévassin,
mademoiselle Ménager, et mademoiselle Sémélé 1 .
La première était une amie de jeunesse de la femme
Simon, de qui elle avait recueilli toutes les confidences, et
à laquelle elle survécut pendant de longues années. Acca-
blée de vieillesse et de misère, elle disait à H. de Beau-
chesne : a La Simon est plus heureuse que moi, elle est
morte à l'hôpital. »
Mademoiselle Ménager, servante comme la femme Si-
mon, conserva avec elle des relations très-suivies pendant
et après son séjour au Temple; enfin, mademoiselle Sé-
mélé, ouvrière-apprentie chez madame Dablemont, coutu-
rière logée dans la même maison que Simon, avait soin
d'y revenir chaque fois que la geôlière de Louis XVII allait
y passer quelques heures pour se délasser de ses fatigues ;
beaucoup plus intelligente qu'elle, mademoiselle Sémélé
réussissait à la faire causer sur l'état physique et moral de
ce pauvi'e enfant, dont les mystérieuses souffrances com-
mençaient à préoccuper l'imagination des Parisiens.
« Douées toutes trois dune mémoire prodigieuse, ajoute
M. de Beauchesne, ces trois femmes m'ont puissamment
aidé à éclaircir, sur plusieurs points, cette phase téné-
breuse de la vie du Dauphin, à distinguer le vrai du faux
dans les rumeurs recueillies par les contemporains, et à
compléter les documents authentiques déposés dans les
registres de la commune et dans les archives natio-
nales*. »
Simon Instituteur, tel est le titre du livre Xll de l'his-
toire de M. de Beauchesne : pages terribles que Ton ne
peut lire sans frémissement, et où l'œil épouvanté voit re-
* Tome H, p. 79.
» Tome H, p. 79.
DE BEAUCUESNE. 259
culer les bornes de la perversité humaine. Simon (et M. de
Beauchesne a soin de nous le rappeler) n'est que l'agent
brutal, l'instrument aveugle, le fanatique metteur en œu-
vre de la pensée intime de la Révolution* Son intelligence,
« candidement révolutionnaire, » n'avait pas pénétré le
plan impitoyable du Comité ; il n'avait aperçu que ce but
stupide de transformer le fils de Tarquin en enfant de
BrtUus. Humilier en cet enfant la majesté royale, venger
en le maltraitant ce peuple dont il attribuait toutes les mi-
sères à la monarchie, le punir de cette supériorité morale
qu'il sentait vaguement et contre laquelle il se débattait,
cet homme ne voyait rien au delà. Plus tard, d'après les
instructions qu'il reçut, il finit par concevoir je ne sais
quel doute sur l'avenir que Ion destinait à son élève : avec
cette allure des gens de sa sorte, il interrogea sans détour
les intentions de ses chefs qui le visitaient, et leur adressa
ces brusques questions : « Citoyens, que décidex-voiis du
louveteau? il était appris pour être insolent : je saurai
le mater , tant pis s" il en crève ! je n'en réponds pas. Après
tout, que veut-on? le déporter? — Réponse : Non. — Le
tuer? — Non. — V empoisonner? — Non. — Mais quoi
donc? — Réponse : S en défaire. »
Après avoir lu ce passage, on comprend que M. de Beau-
chesne se. soit écarté de la vague tradition qui laissait à
Simon tout l'odieux des traitements exercés sur Louis XVII.
Simon est un grossier scélérat, mais il nous semble un pro-
dige d'honnêteté et de droiture, si nous le comparons aux
Chaumette, aux Hébert, aux Barrère, aux vrais meneurs
qui lui dictèrent son rôle. On sait jusqu'où alla leur infa-
mie; non contents de torturer séparément la mère et le fils,
ils voulurent faire du fils l'accusateur de la mère... N'en
disons pas davantage'. Cette idée infernale, éclose dans
des cerveaux enfiévrés de crime et de haine, porte avec
240 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
elle une sorte d'étrange droit à l'impunité; pour oser la
flétrir, il faudrait oser la redire ; pour oser la redire, il fau-
drait oser y penser.
Les persécutions de Simon ont commencé et ne s'arrêtent
plus : dans les premiers temps l'enfant avait encore toute
son énergie physique; il résistait : « Montrez-moi, disait-il,
la loi qui ordonne que je sois séparé de ma mère. » — Et
Simon répondait : « Le louveteau est dur à museler ; il
voudrait connaître la loi. Allons, Capet, silence! ou je vas
montrer aux citoyens comment je te travaille quand tu le
mérites! » Et, parmi les municipaux présents à ces scènes,
il n'y en avait pas un qui prît parti pour cet enfant de neuf
ans qu'un misérable accablait de coups !
D'autres fois, l'enfant, révolté de ces traitements atroces,
refusait de parler ou de manger ; alors c'étaient de nou-
veaux coups, jusqu'à ce que cette frêle nature, énervée,
abattue, brisée par cette lutte inégale, donnât gain de
cause à Simon. La nouvelle de la mort de Marat, celle de
la défaite de l'armée républicaine près de Saumur, ajou-
tèrent à l'exaspération du féroce instituteur et amenèrent
de nouvelles violences. Déjà le visage de Louis XVII avait
perdu toute sa fraîcheur; ses yeux, ternis et cernés par les
larmes, se baissaient habituellement vers la terre pour ne
pas rencontrer les yeux de son horrible maître : une pâleur
mate, des chairs flasques et amollies, dénonçaient les pre-
miers symptômes du mal qui allait le miner lentement et
le conduire au tombeau après deux ans d'agonie. Plus de
sourire sur ces lèvres décolorées ! plus de livres, plus de
jouets, plus rien de ce qui concourait à cette éducation si
douce et si pure, continuée sous les verrous par Louis XVI,
Marie-Antoinette et la princesse Elisabeth ! Allumer la pipe
du savetier, porter l'infecte chaufferette de la femme Si-
mon, prendre le deuil de Marat, se vêtir de la carmagnole,
DE BEAUCHESNE. 241
se coiffer du bonnet rouge, entendre les jurons et les blas-
phèmes de son instituteur, se voir forcé de les répéter sous
peine d'être battu, telle est la vie, telle est l'éducation nou- '
velle du Dauphin de France. L'austère et morale Républi-
que fait chanter devant lui des chansons obscènes, et il faut
que sa voix enfantine chante à son tour ces refrains qui
souillent son imagination et son cœur! Il semble que la dé-
pravation et la cruauté ne puissent aller plus loin : eh
bien î ceci n'est que le prélude. Pour extorquer à cet en-
fant l'infâme accusation contre sa mère, on le confronte
avec sa sœur, avec sa tante, Marie-Thérèse et Elisabeth,
les deux auges sans tache ; on fait monter la rougeur à ces
fronts; on bouleverse ces âmes qui ne s'étaient jamais ar-
rêtées qu'à des images nobles et chastes comme elles :
mais silence encore une fois ! De tout cela il ne doit rester
que le sublime appel de Marie- Antoinette à toutes les mères,
et le martyre du 16 octobre, commencé dans cette fange,
va s'achever dans le ciel.
Les fonctions de Simon auprès de son élève durèrent
jusqu'au 19 janvier 1794, six mois et demi! On peut sui-
vre, jour par jour, dans le récit de M. de Beauchesne,
l'épouvantable crescendo de ces tortures, de ces misères,
de ces destructions du corps par l'âme et de l'âme par le
corps; on assiste aux altérations graduelles de cette figure
que nous avons vue si fraîche et si belle au commencement
du récit, et qui, dans cette atmosphère à la fois meurtrière
et corruptrice, s'étiole, s'attanguit, s'hebête, n'obéissant
plus qu'à une sorte d'instinct maladif et fébrile, ne retrou-
vant plus que par éclairs le sentiment ou le souvenir de sa
dignité primitive. Cette décomposition d'une créature de
Dieu, née pour vivre, pour être heureuse et pour régner;
ce poison intellectuel, matériel et moral, distillé goutte à
goutte ; cette œuvre de dissolution et de mort accomplie
14
M*l CAUSERIES LITTERAIRES.
sans relâche sur un enfant de neuf ans, c'est là un specta-
cle fait pour glacer les plus intrépides, attendrir les plus
indifférents, et qui n'a l'équivalent pi dans la tragédie, ni
dans Tbistoire. Quand on songe à Hébert et à Louis XVII,
on aime Richard III et Ton envie les enfants d'Edouard.
Jusqu'à présent, dans le souvenir légendaire que nous
gardions de Louis XVII, nous n'allions pas au delà de Si-
mon. Ces deux noms semblaient si intimement liés l'un à
l'autre, que la mémoire ne les séparait pas, et que, une fois
Simon disparu, les souffrances de sa victime disparaissaient
aussi, ou, du moins, se perdaient dans cette vague demi-
teinte que M. de Beaucbesne a entrepris de dissiper. Nous"
savons maintenant (et ici les dates sont plus éloquentes que
tout le reste) que Simon est sorti du Temple le 19 jan-
vier 4794, et que, jusqu'au 27 juillet de la même année,
l'enfant martyr est resté seul, absolument seul, subissant,
dans toute sa rigueur, ce système cellulaire qui brise ou
épouvante les organisations le plus fortement trempées.
Lorsque le savetier instituteur, lassé, malade, dégoûté de
son rôle de tortionnaire, fut enfin relevé de cette faction de
sept mois par ses dignes chefs, Chaumette et Hébert, ils dé-
cidèrent qu'il ne serait pas remplacé, et que « Ton deman-
derait à la force des choses, à des moyens matériels, la sû-
reté qu'on avait trouvée jusque-là dans la vigilance du gar-
dien permanent. »
« Dès le lendemain, nous dit M. de Beaucbesne, ils firent
restreindre à une pièce le logement du prisonnier : il fut
relégué dans la chambre du fond; la porte de communica-
tion entre l'antichambre et cette pièce fut coupée à hau-
teur d'appui, scellée à clous et à vis, et grillée du haut en
bas avec des barreaux de fer. A la hauteur d'appui fut po-
sée une tablette sur laquelle les barreaux, en s'écartant,
formaient un guichet fermé lui-même avec d'autres barreaux
DE BEAUCHESNE. 343
mobiles que fixait un énorme cadenas. C'est par ce guichet
qu'on faisait parvenir au petit Capet ses mets grossiers, et
c'est sur ce rebord qu'il devait remettre ce qu'il avait à
renvoyer. Bien que restreint, son appartement était encore
vaste pour une tombe. On ne lui donnait ni feu ni lumière;
sa chambre n'était chauffée que par le tuyau d'un poêle
placé dans la première pièce; elle n'était éclairée que par
la lueur d'un réverbère suspendu vis-à-vis des barreaux;
c'est entre ces barreaux aussi que passait le tuyau du poêle.
Soit calcul atroce, soit fatale coïncidence, le royal Orphelin
inaugura sa nouvelle prison le 21 janvier 4794 !
a Mais il n'y avait plus pour lui ni date ni anniversaire;
Tannée, les mois, les semaines, tout était confondu dans
sa pensée; le temps, semblable à un lac aux eaux troubles
et dormantes, avait cessé de couler. Les jours ne se mar-
quaient pour lui que par les souffrances ; ils ne se distin-
guaient plus les uns des autres, puisqu'il souffrait tous les
jours 4 . »
Ici, il faudrait tout citer. Ce treizième livre, Solitude de
Louis XVII y nous fait descendre encore un degré dans cette
sombre spirale. Tout à l'heure, il uous semblait que rien
ne pouvait dépasser les tortures renfermées dans ces deux
mots : Simon instituteur; nous nous trompions : ceci est
plus cruel, plus poignant encore. Qu'on lise, dans M. de
Beauchesne, les pages 249 et suivantes, à dater de l'exé-
cution de la princesse Elisabeth. Jamais historien convaincu
et sincère ne réalisa plus complètement le sunt lacwjmœ
rerum du poète. Les yeux se voilent de larmes, le livre
tremble entre les mains, lorsqu'on voit, d'une part, Marie-
Thérèse seule, frissonnante encore des célestes adieux de
sa tante, sachant que son frère est malade, et demandant
1 Tome II, p. 198.
"1
244 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
en vain d'être rapprochée de lui pour le soigner et le con-
soler; de l'autre, Louis XVII, seul aussi, plus seul encore,
« retranché de tout contact avec l'humanité, comme le lé-
preux du moyen âge, ne connaissant pas même la figure
des bourreaux qui le réveillent la nuit, ou qui, le jour, lui
apportent des aliments pour lui donner la force de souffrir
encore. •
Au dehors, la Terreur est à son apogée; les héros de 95
continuent à s'entre-tuer, et, sur toute la surface de la
France, vainqueurs et vaincus, républicains et suspects,
maîtres de la veille et proscrits du lendemain, tombent et
meurent ensemble, parfois sur le même échafaud. Cet en-
fant, qui n'a plus qu'un grabat, une cruche d'eau et un pain
noir, effraye et irrite encore ses persécuteurs, car il per-
sonnifie l'idée de royauté, et ces monstres comprennent que,
malgré tous leurs crimes, ils n'ont pu déraciner cette idée
ni dans le pays ni dans les âmes. Aussi redoublent-ils d'a-
trocités et de fureurs. Le louveteau, comme ils l'appellent,
en arrive à cet excès de souffrance où tout devient indiffé-
rent; il n'a plus la force de balayer sa chambre, qui se rem-
plit d'immondices; il n'a plus la force de se traîner jusqu'au
morceau de pain et à la cruche qu'une main inconnue re-
nouvelle chaque soir. Son grabat n'est plus que pourriture;
des rats, des insectes malfaisants ou immondes s'emparent
de sa cellule, lui disputent ses provisions, courent sur sa
couverture et sur son corps. 11 prête l'oreille; il n'entend
que les énormes clefs grinçant dans les serrures ou remuées
par les guichetiers. Parfois, au milieu de ce bruit ou de ce
silence, une voix rauque s'élève : « Capet, Gapet! où es-tu?
dors-tu? Race de vipère, lève-toi! » L'enfant, réveillé en
sursaut, descend du lit et arrive tremblant au guichet, les
pieds plus froids que le plancher humide sur lequel il se
traîne : « Me voilà, citoyen, répond-il d'une voix douce.
DE BEAUCHESNE. 245
— Viens ici, que je te voie. — Me voici, que me voulez-
vous? — Te voir! c'est bon, va te couder, housse! déca-
nille! »
Bientôt la veille et le sommeil se ressemblent pour cet
enfant : d'étranges fantômes traversent son intelligence. Il
ne sait plus ni s'il vit ni s'il meurt; sa vie a toute l'immo-
bilité glacée de la mort; sa mort a toutes les fiévreuses an-
goisses de la vie. Il n'ôte plus, ni jour ni nuit, son panta-
lon déchiré et sa carmagnole en loques; une sueur froide
ruisselle sur ses tempes; ses yeux restent fixes et béants,
comme devant une apparition funèbre. Joie et larmes,
prière et désespoir, tout est fini; il n'y a plus là qu'un
corps qui se décompose et un esprit qui s'éteint. Des dé-
bris de sa nourriture sont répandus par terre ou s'amon-
cellent sur son lit... Horreur! horreur! n'allons pas plus
loin : vous souvenez-vous du gracieux pastel qu'a tracé de
Louis XVII M. de Beauchesne, de cet enfant rose et frais,
entouré de respect et d'amour, joie et orgueil de sa mère,
grandissant sous le doux abri de suaves et délicates ten-
dresses? Qui le reconnaîtrait maintenant? — a Ce n'est plus
une forme humaine; c'efct quelque chose qui végète, des os
et de la peau qui bougent; frappé d'atonie, rongé de ver-
mine, s'il se soulève un moment de sa couche infecte, c'est
pour montrer un visage hâve et blême, aux joues pendan-
tes, aux yeux morts, à la bouche livide, surmontant un dos
voûté, un torse gonflé, que terminent des jambes démesu-
rément longues, sillonnées de plaies, gorgées d'enflures,
bosselées de tumeurs... » « Et tout ce que je vous dis là est
vrai! s'écrie M. deBeauchesne en s'interrompant; ces ou-
trages et ces tortures ont été accumulés sur la tête d'un en-
fant. Je vous les dépeins tels qu'ils étaient, au-dessous de
ce qu'ils étaient; car, pour les représenter dans toute
leur réalité terrible, il faudrait le pinceau de Tacite, la
14.
246 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
verve satirique de Pétrone ou la voix gémissante de Job .*. »
Enfin, le 9 thermidor amène, non pas un retour au bien,
comme on se l'imagine parfois à distance, mais une sorte
de relâche et d'amoindrissement dans le mal. Le lendemain,
(28 juillet 1794), Barras confia la garde de la tour du Tem-
ple et des enfants de Louis XYI au citoyen Laurent, mem-
bre du comité révolutionnaire , républicain ardent, mais
accessible à la pitié. Un peu d'adoucissement est apporté
à la situation de Louis XVII : hélas \ il est trop fard. Fendant
les premiers jours, l'enfant, accoutumé à ne voir que des
persécuteurs et à n'entendre que des injures, ne répond
même pas aux bienveillantes paroles qu'on lui adresse; ces
paroles n'ont plus de sens pour lui, il ne connaît plus de
la langue française que ce que lui en ont appris Simon et
les geôliers. On est obligé d'entrer de force dans sa cham-
bre, et c'est alors qu'apparaît aux regards épouvantés cet
affreux spectacle que l'historien nous a décrit d'une façon
si navrante, quoique si inférieure à la réalité. Les bourreaux
mitigés du 9 thermidor rougissent de l'œuvre de leurs pré-
décesseurs, et Laurent, bien qu'entravé encore par les
frayeurs de la Convention, commence auprès de Louis XVII
une tâche de réparation, tâche incomplète et tardive qui
ne peut plus rien réparer !
Et cependant, l'orphelin a encore onze mois à vivre :
onze mois, pendant lesquels le sentiment de ses souffran-
ces se réveillera dans son intelligence assoupie; onze mois,
pendant lesquels la maladie achèvera ce qu'ont préparé les
tortures.
Effrayé, comme l'avait été Simon, de la responsabilité et
de la contrainte que lui imposent ses fonctions de gardien,
Laurent demande qu'on lui donne un collègue. On fait droit
* Tome II, p. 235.
DE BEAUCHESNE. 247
à sa demande; on lui adjoint Gomin . L'apparition de Gomin
dans le livre de M. de Beauchesne en augmente encore l'in-
térêt; car Gomin n'est mort qu'à quatre-vingts ans passés,
M. de Beauchesne l'a connu ; il a eu avec lui de longues
conversations : cette âme craintive, mais compatissante,
cette mémoire octogénaire, mais fidèle, s'est ouverte sans
réserve à l'historien de Louis XVII, et lorsque, plus tard,
M. de Beauchesne a fait passer sous les yeux de Gomin ce
qu'il avait écrit presque sous sa dictée, voici ce que le vieil-
lard lui a répondu :
« Monsieur de Beauchesne,
« Il n'y a rien de plus vrai que ce que vous venez d'é-
(( crire sur les derniers moments du Dauphin, sur ses con-
versations et sur sa mort. Vous vous êtes bien rendu
« compte aussi de tous, mes sentiments, et je vous en re-
« mercie de tout mon cœur.
« Gomin V
« Paris, ce 23 avril 4840. »
Ce document en chair et en os, M. de Beauchesne l'a
trouvé une seconde fois, dans la personne de Lasne, qui
fut adjoint à Gomin, le 29 mars 4795, lorsque Laurent
quitta le Temple. Gomme Gomin, Lasne a atteint un âge
très-avancé. M. de Beauchesne Ta recherché, comme il
avait recherché Gomiù, comme il avait voulu voir et en-
dre les trois pauvres femmes dont les souvenirs l'aidaient
à pénétrer dans l'intérieur du ménage Simon et dans le
douloureux mystère de cette longue agonie.
« Ce fut, nous dit M. de Beauchesne, le jeudi 16 février
4837, que je vis Lasne pour la première fois, et la pensée
* Tome II, p. 270.
U% CAUSERIES LITTÉRAIRES.
que j'allais me trouver en présence de celui qui avait donné
les derniers soins au fils de Louis XVI et l'avait tenu ago-
nisant entre ses bras, me remplissait l'âme de mélancoli-
ques émotions. Ce fut Lasne lui-même qui vint m'ouvrir. Je
le reconnus à son âge, à sa tenue, à tout son extérieur,
grave et sévère comme celui d'un homme jadis mêlé à de
grands, et tristes événements qui lui ont laissé d'ineffaça-
bles souvenirs. Les portraits de la famille royale, plusieurs
portraits de Louis XVII,* décoraient la pièce où il me reçut.
11 était, à cette époque, dans sa quatre-vingtième année, et
très-vert pour ce grand âge. Ce ne fut que peu à peu que
j'obtins la confiance de ce dernier et solennel témoin des
souffrances du Temple. Je le trouvai sobre de paroles dans
nos premières entrevues, et je fus moi-même sobre de
questions. Lorsque après des relations plus longues, il vit
que ce n'était pas une froide curiosité qui m'avait amené
chez lui, mais un intérêt de cœur et un culte pieux pour le
noble enfant qu'il avait aimé et vu mourir, son cœur s'ou-
vrit tout entier *. »
Reproduisons ici un document bien essentiel : l'attesta-
tion de la mort de Louis XVH, écrite tout entière de la
main de Lasne, et délivrée par lui à M. de Beauchesne :
« Monsieur de Beauchesne,
« Ainsi que je l'ai toujours dit et*que je le dirai toujours,
« je déclare, sur l'honneur et devant Dieu, que le fils de
« Louis XVI est mort entre mes bras, dans la tour du Tern-
it pie. 11 n'y a que des imposteurs qui peuvent prétendre le
« contraire. J'avais vu souvent le malheureux Dauphin aux
« Tuileries, et je l'ai bien reconnu dans sa prison. Vous
a vous êtes parfaitement souvenu des détails que je vous ai
« Tome II, p. 527.
DE BEAUCHESNE. 249
« donnés. La rédaction que vous en avez faite et que vous
« m'avez lue est de la plus scrupuleuse exactitude.
a Toute ma vie, j'ai dit la vérité; ce n'est pas quand
« j'arrive au terme que je la trahirai.
« Lasne,
« Dernier gardien des Enfants
(( de France, et le seul qui ait soi-
(( gné Louis XVII pendant les deux
a derniers mois de. sa vie.
L.
« Paris, ce 21 octobre 1836.
Et plus bas :
« Écrit à quatre-vingts ans et un mois. »
On le voit, il est impossible de recueillir des renseigne-
ments plus positifs, plus irrécusables que ne Ta fait M. de
Beauchesne. A l'âge où l'on ne ment plus et où la mémoire
acquiert une lucidité singulière, comme si l'approche de la
mort et de ses ombres reportait vers le passé tout ce que
l'intelligence garde de lumière et de clarté, deux vieillards,
vivant depuis près d'un demi-siècle enfermés dans leurs
souvenirs, deux hommes de bien â qui il avait été donné
d'adoucir les derniers moments de la jeune victime, sont
devenus les amis du futur historien de leur prince bien-
aimé, et se sont penchés sur son épaule, pour dicter, con-
trôler, redresser et certifier ce qu'il écrivait. Il y a là une
authenticité vivante, animée, attendrie, mille fois préféra-
ble, selon nous, à celle qu'on puise dans la froide pous-
sière des archives ou le muet témoignage des monuments.
Gomin et Lasne, voilà les deux infirmiers du pauvre ma-
lade, auquel leurs soins et leur dévouement arrachent en-
core un pâle sourire ; voilà les humbles courtisans qui ser-
250 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
vent de cortège à son agonie, et au bras desquels il fait
ses derniers pas sur la terre, jusqu'au moment où il se
couche dans le cimetière Sainte-Marguerite, dernière étape
d'une vie de dix ans, bien longue parles douleurs.
Les pages de M. de Beauchesne, qui nous donnent, d'a-
près Gomin etLasne, les détails des six mois qui précédè-
rent la mort de Louis XVII, ont un intérêt mélancolique et
tendre, où l'âme se repose de ces deux horribles visions :
Simon instituteur et la Solitude. On sent que l'enfant va
mourir, qu'il n'est plus au pouvoir des hommes de rame-
ner la santé et la vie dans ces organes minés par d'indici-
bles tortures. Pourtant, lorsque l'on voit ses deux fidèles
gardiens, aidés du brave tabletier Debierne, chercher à l'a-
muser, à le distraire, charmer son oreille de quelque doux
refrain de Sedaine, profiter d'un rayon de soleil pour le
promener sur la plate-forme, ou lui apporter quelques-unes
de ces fleurs qu'il aimait tant pendant les jours si rapides
de son heureuse enfance, on éprouve une sensation de
soulagement et de bien-être, comme si, après avoir traversé
un affreux désert, hanté seulement par des bêtes féroces ^t
des monstres, on se retrouvait enfin au milieu de figures
humaines.
Bientôt, hélas! le mal qui consumait Louis XVII, et dont
les progrès avaient d'abord été lents, quoique continus,
prend des allures plus rapides. La crise suprême appro-
che : te 4 mai 1795, Gomin et Lasne écrivent sur le regis-
tre : Le petit Capet est indisposé. On ne tient aucun compte
de cet avertissement (et remarquez cependant que dix mois
s'étaient écoutés depuis le 9 thermidor!). Le lendemain,
ils écrivent : Le petit Capet est dangereusement malade. —
Même silence. — Enfin, le lendemain, 6 mai, ils ajoutent :
Il y a crainte pour ses jours.
Alors, le gouvernement, à peu près sûr que le médecin
DE BEÀUCHESNE. 251
arrivera trop tard, se décide à envoyer M. Desault, avec
mission de donner au malade les soins de son art. Un pre-
mier examen suffit à M. Desault pour constater que l'état
du jeune prince est presque désespéré ; il ne voit d'autre
remède que le changement d'air, la campagne, le mouve-
ment, l'exercice, un traitement assidu. Non-seulement on
ne lui accorde pas ces demandes, mais on ne parait pas
même les avoir entendues.
C'est que cet enfant est encore et toujours pour les dic-
tateurs un sujet d'inquiétude et de gène. Les Vendéens, à
demi vaincus déjà, s'engagent à mettre bas les armes si
on leur remet le fils de leur roi. Le gouvernement ne veut
pas accepter cette clause ; il sait qu'en attendant quelques
semaines, la mort se chargera de la biffer.
En effet, le mal augmente ; le vieux et illustre médecin
ne peut employer que des palliatifs dont il reconnaît lui-
même l'impuissance. Madame Royale, apprenant que l'état
de son frère s'aggrave, demande, une fois encore, à le voir,
à le soigner : on la repousse; H. Hue n'est pas plus heu-
reux. Le comité de sûreté générale persiste dans le système
adopté dès l'origine par la Convention, et proclamé par le
régicide Mathieu : « Rester étrangers à toute idée d'amé-
liorer la captivité des enfants de Capet '. »
Pourtant M. Desault parvient à amener, chez son ma-
lade, sinon une amélioration physique, au moins une amé-
lioration morale. L'intelligence de l'enfant sort de «es lim-
bes douloureux où l'avait plongé la souffrance ; il sourit à
son médecin , une sympathie secrète s'établit entre eux.
Chaque jour, M. Desault s'attache davantage à cette frêle
plante qu'il ne peut pas faire revivre. Le 50 mai, redes-
cendant l'escalier après la visite, il entend dire autour de
, f Tome H, p. 545.
252 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
lui : — « C'est un enfant perdu, n'est-ce pas? » — « Je
le crains, répond-il, les larmes aux yeux; mais il y a peut-
être dans le monde des gens qui l'espèrent. » Ce furent ses
dernières paroles.
Le lendemain, M. Desault ne revint pas ; et, dans la jour-
née, on apprit qu'il était mort. Les imaginations, dispo-
sées au merveilleux, surtout à cette époque et pour tout
ce qui se rattachait aux prisonniers du Temple, trouvèrent
naturellement dans cette mort presque subite une occasion
de s'exercer. Quoi qu'il en soit, telle était l'insouciance sys-
tématique du gouvernement, tel était l'abandon dans le-
quel il laissait Louis XVII, qu'après la mort de M. Desault,
il y eut six jours pendant lesquels l'agonisant ne reçut
d'autres soins que ceux que lui prodiguait la pitié stérile
de ses pauvres gardiens. Enfin, le 5 juin 1795, le Comité
de sûreté générale envoya au Temple, pour continuer le
traitement du fils deCapet, M. Pelle tan, chirurgien en chef
du grand hospice de l'Humanité. Ce titre fastueux et bi-
zarre ressemblait à une ironie : Le grand hospice de l'Hu-
manité! Il y avait longtemps que la Révolution eu avait
exclu cet enfant royal, qui n'avait plus que trois jours à
vivre !
M. Pelletan le trouva si mal qu'il demanda immédiate-
ment qu'on lui associât un autre médecin. En attendant,
avec cette décision rapide que donnent le dévouement et la
science,* il prit sur lui de supprimer les verrous et les
abat-jour, puis de faire transporter le moribond dans
une autre chambre : « chambre aérée, avec une grande
fenêtre sans barreaux, ornée de grands rideaux blancs qui
laissaient voir le ciel et le soleil. » 11 fallait que cette ago-
nie fût arrivée à son dernier terme, pour qu'un médecin
courageux pût impunément lui donner ce rayon de soleil
et cette bouffée d'air.
DE BEAUCHESNE. 255
La mort de Louis XVII est racontée par M. de Beau-
chesne avec une émotion profonde, contenue, communica-
tive, qui dépasse de bien loin toutes les combinaisons de
l'art. Ce récit simple et pathétique, sans déclamation et
sans invective, complète l'effet général du livre, qui n'est
pas une œuvre de vengeance, de récrimination ou de parti,
mais de tendre et fidèle piété. Un enfant, un enfant né pour
être roi, atqui meurt, à dix ans, dans une prison, sous les
yeux d'un médecin appelé trop tard, entre les bras de deux
gardiens, destinés à servir de témoins à l'histoire : voilà
tout le sujet. Qu'il y ait à J'entour des passions politiques
qui grondent ou s'apaisent, des horizons nouveaux qui
s'ouvrent à la société retrempée dans le sang et dans les
larmes, de grandes victoires illuminant de leurs splendeurs
ce chaos et cette nuit funèbre, M. de Beauchesne n'en sait
rien ; il ne veut pas le savoir. Incliné au chevet de cet en-
fant, entre Lasne et Gomin, il le voit mourir et il nous le
dit : il pleure, et il fait pleurer. Citons une de ces pages,
en dépit de ceux qui seraient tentés d'en sourire ou de nous
accuser de faire de la légende sentimentale. Ceux-là, nous
l'espérons bien, ne liront ni M. de Beauchesne ni notre
article :
« Vous nous demanderez sans doute quelles ont été
les dernières paroles du mourant; car vous avez connu
celles de son père, qui, du haut de l'échafaud, dont sa
vertu avait fait un trône, envoyait le pardon à ses assas-
sins. Vous avez connu celles de sa mère, qui, impatiente de
quitter la terre où elle avait tant souffert, priait le bourreau
de se dépêcher. Vous avez connu celles de sa tante, de
cette vierge chrétienne qui, d'un œil suppliant, lorsqu'on
lui enlevait son vêtement pour mieux la frapper, deman-
dait au nom de la pudeur qu'on lui couvrît le sein. Et
maintenant oserai-je vous répéter les paroles suprêmes de
15
A
254 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
l'orphelin? Ceux qui recueillirent son dernier souffle me
les ont rapportées, et je viens fidèlement les inscrire dans
le Martyrologe royal.
« Gomin, voyant l'enfant calme, immobile, muet, lui dit :
« J'espère que vous ne souffrez pas dans ce moment? —
Oh ! si, je souffre encore, mais beaucoup moins ; la musique
est si belle I »
« Or, on ne faisait aucune musique ni dans la Tour, ni
dans les environs-, aucun bruit du dehors n'arrivait en ce
moment à cette chambre où le jeune martyr s'éteignait.
Gomin étonné lui dit : De quel côté entendez-vous cette
musique? — De là-haut. — Y a-t-il longtemps? — Depuis
que vous êtes à genoux : est-ce que vous n'avez pas en-
tendu? Écoutez! écoutez! * — Et l'enfant souleva par un
mouvement nerveux sa main défaillante, en ouvrant ses
grands yeux illuminés par l'extase. Son pauvre gardien,
ne voulant pas détruire cette douce et suprême illusion, se
prit à écopter aussi avec le pieux désir d'entendre ce qui
ne pouvait être entendu.
m Après quelques instants d'attention, l'enfant tressaillit
de nouveau, ses yeux étiucelèreut, et il s'écria dans un
transport jndjçjbie : « Au milieu de toutes les voix, j'ai
reconnu celle cfe ma mère! »
a Ce nom tombé des lèvres de l'orphelin semblait lui
enlever toute douleur. Ses sourcils froncés se détendirent,
et son regard s'alluma de ce rayonnement serein que
donne la certitude de la délivrance. L'œil attaché sur un
spectacle invisible, l'oreille ouverte au bruit lointain d'un
mystérieux concert, il sentait éclater dans sa jeune âme
une existence nouvelle. 1 »
Tome 11, p. 363.
T — —
DE BEAUCHESNE. 255
Ce fut quelques heures après, le lundi 8 juin 1795, que
Louis XVII rendit le dernier soupir.
La tâche de l'historien n'est pas terminée avec la vie de
l'enfant-martyr. 11 enregistre tous les rapports officiels,
toutes les pièces authentiques qui ont prouvé son décès,
et qu'ont signées plus de vingt personnes. Ensuite il nous
conduit à ses funérailles, dont il nous donne avec un soin
scrupuleux tous les, tristes détails. Louis XVII fat inhumé,
le 10 juin 1795, dans le cimetière Sainte-Marguerite, con-
tigu à la rue Saint-Bernard. Son convoi, formé de ses deux
gardiens, de quelques commissaires civils et d'un peloton
de soldats, eut lieu en plein jour, et fut escorté par une
foule considérable, qui le suivit jusqu'au cimetière avec
.des marques d'attendrissement et de regret. Pour quel-
ques-uns, l'enfant que Ion portait ainsi dans ta fosse com-
mune s'appelait le fils de Capet; pour plusieurs, il s'appe-
lait le Dauphin.
Toujours véridique et n'affirmant que ce qu'il sait,
H. de Beauchesne n'a pu nous fournir sur la place où re-
pose Louis XVII des renseignements aussi positifs que. sur
sa mort. Ce n'est pas faute d'avoir bien souvent visité le
cimetière Sainte-Marguerite, fouillé les pierres qui le cou-
vrent, questionné avec une infatigable persistance tous ceux
qui pouvaient lui apporter quelque lumière, gardiens, com-
missaires, desservants, bedeaux, fossoyeurs. Malheureuse-
ment les témoignages ne s'accordent pas, et les efforts de
M. de Beauchesne n'ont pu aboutir qu'à des probabilités.
Ce qui est incontestable, et ce qui, après tout, suffit à l'his-
toire, c'est que la dépouille mortelle de Louis XVII est res-
tée sur un point quelconque de ce cimetière Sainte-Mar-
guerite, presque inconnu à Paris, à peu près oublié de tous,
que M. de Beauchesne, dans ses pieux pèlerinages, a eu
beaucoup de peine à trouver, et que personne n'a pu nous
256 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
indiquer, l'autre jour, lorsque nous avons voulu, sur les
traces de l'historien, visiter le théâtre de ee drame lu-
gubre, et suivre les rues traversées par le convoi funèbre.
Privilège bizarre de cette destinée, que tout ce qui s'y rat-
tache par quelque endroit prenne un air de mystère, et
cherche à se perdre dans le silence et l'ombre, comme ces
âmes plaintives de la vision du Dante, qui ne pouvaient
supporter la lumière, et s'enfuyaient, avec un vague gé-
missement, vers les sphères ténébreuses !
H. de Beauchesne a été bien inspiré en ajoutant à son his-
toire, comme une sorte de mélancolique épilogue, le récit
de la sortie et du voyage de Madame Royale, et la monogra-
phie de cette tour du Temple, dont les illustrations passées
se sont effacées et anéanties dans la douloureuse grandeur
de ses derniers souvenirs. Nous parler de Madame Royale,
c'était encore nous parler de ce frère qu'elle avait tant
aimé, et dont elle n'apprit la mort fue le jour où elle dit
adieu à sa prison : c'était nous rappeler un autre martyre,
aussi saint et plus long celui-là, car il n'a fini qu'en
1851, et Marie-Thérèse a eu plus d'un demi-siècle pour
prier, pleurer, souffrir, pardonner, souffrir de nouveau et
pardonner encore !
La tour du Temple n'existe plus; le Temple même n'offre
plus à l'insouciante population parisienne que l'image d'une
grande friperie dont les magasins en plein vent étalent des
habits, des haillons, des broderies, des uniformes, des
oripeaux de tous les temps et de tous les régimes : témoi-
gnages bouffons ou sinistres des vicissitudes humaines,
des dérisions de la fortune et de la fuite des années. A
l'église et au cimetière Sainte-Marguerite, vous ne trouvez
personne qui vous réponde quand vous parlez de Louis XVII,
du 8 juin 1795, de l'inhumation de cet enfant-roi, descen-
dant de tant de rois. Ces échos abandonnés ne savent ni
DE BEAUCHESNE. 257
cette date, ni ce nom ; ces ruines, ces pierres, se sont faites
les complices de l'indifférence et de l'oubli des hommes.
Hais à la place de ces témoins anéantis ou taciturnes, M. de
Beaucbesne vient d'élever un monument qui ne périra pas,
et qui fixe à jamais une sainte et triste mémoire. Achevé,
après vingt années de silencieux travail, par une main
fidèle, ce monument restera parmi nous, au milieu de nos
collisions passagères, à l'abri des bouleversements et des
orages qui viennent tour à tour nous effrayer et nous in*
struire : car il a demandé ses conditions de vie et de du-
rée, non pas à ces éléments mobiles qu'on appelle la pas-
sion, la haine, l'esprit de parti, mais à ce qui ne saurait
changer, la pitié, te respect, le culte de l'infortune, et cet
attendrissement immense qui s'attache à d'incomparables
souffrances, saintement souffertes et saintement pardon-
nées. A force de vivre dans la familiarité des événements
qu'il retrace, des tortures qu'il rappelle et de la victime
qu'il pleure, H. de Beaucbesne a fini pardonnera son his-
toire quelque chose du caractère même de ceux dont il
nous a peint l'agonie. Louis XVI, Marie-Antoinette, Elisa-
beth, Marie-Thérèse, Louis XVII surtout, revivent et respi-
rent dans son livre, avec toute la majesté sereine de leur
couronne immortelle. On entre dans ce livre admirable
comme les martyrs du Temple entrèrent sous le guichet de
leur prison, le front courbé, l'esprit troublé du bruit de
ces passions et de ces fureurs qui grondent et mugissent
aux portes. Peu à peu l'on se sent pénétré de cette atmos-
phère de résignation et de démenée que M. de Beaucbesne
a fait circuler comme une première auréole autour de ces
figures sacrées ; et l'on en sort l'âme tendrement émue, les
yeux voilés de larmes, pardonnant, eomme les victimes, à
ce pauvre peuple qui a payé tant d'égarements par tant
d'expiations, et conservant au fond du cœur, dépôt pré-
258 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
cieux et inaliénable, le souvenir des plus grandes douleurs
qui aient épouvanté le monde, et des plus grandes vertus
qui aient mérité le ciel.
II
LA BARONNE D'OBERKIRCH 1
« ... Je n'ai plus que quelques mots à dire. Les événe-
ments de cette année (1789), ceux qu'on prévoit dans
l'avenir, m'arrachent la plume des mains. Le 14 juillet,
jour de la prise de la Bastille, a vu tomber l'ancienne mo-
marchie. La nouvelle, que Ton veut fonder, n'a pas de
racines et ne prendra jamais en France. À la suite de cet
événement déplorable, des désordres ont eu lieu partout...
L'effroi se répand dans le pays ; chacun se renferme chez
soi, chacun tremble. Nous en verrons bien d'autres!
n ... Maintenant, ma tâche est finie. Je n'en veux, je
n'en puis dire davantage. J'ai la douleur dans l'âme et la
mort dans le cœur. Tout ce que je vénère succombe; ce
* Mémoires de la baronne d'Oberkirch sur la cour de louis XVI et la
Socii té française avant 1789, recueillis et publiés par le comte de Monl-
brison, son pe lit-fil s.
%
«^t..
LA BARONNE D'OBfiRKIRUll. 259
que j'aime est menacé ; il ne me reste plus de force que
pour souffrir, et, pour rien dans le monde, je ne voudrais
éterniser le souvenir de ces affreux jours. Adieu donc à ce
passe-temps si doux! Adieu donc à ces heures écoulées à
faire revivre le passé! Il faut songer au présent. Quanta
l'avenir, que Dieu le garde! qu'il éloigne le mal et qu'il
nous sauve ! Qu'il ait pitié de l'humanité et qu'il lui par-
donne, c'est mon vœu le plus cher. Nos enfants sont venus
au monde dans un triste moment! n
Telle est la dernière page de ces Mémoires, commencés
au milieu des élégances et des joies de la cour la plus
brillante de l'univers, et terminés, ou plutôt, hélas ! inter-
rompus au moment où tout cet ensemble de majesté et de
grâce, de bonté et de grandeur, s'écroule et tombe dans
le plus sanglant des abîmes. A parties lignes mélancoli-
ques et attristées, servant d'épilogue à ce livre charmant
comme une frange de deuil au bas d'une/robe de fête, les
Mémoires de la baronne d'Oberkirch ne renferment pas un
mot qui se rapporte directement aux causes et aux pré-
ludes de la Révolution française : c'est à peine si, de temps
à autre, une réflexion, une remarque, un trait rapide, s'en-
tremélant au récit, avertissent le lecteur qu'au-dessous de
cette surface polie où se reflètent les rayons de Ja Royauté
mourante se prépare et s'amasse, à d'effrayantes profon-
deurs, l'orage précurseur des catastrophes et des crimes.
Une femme du monde, d'un esprit supérieur, placée par
deux illustres amitiés au cœur même de cette société qu'elle
observe d'un coup d'oeil si juste et décrit d'un crayon si
fin, n'affichant aucune prétention politique ou historique,
mais relevant çà et là ses jugements et ses esquisses de ce
grain de pruderie protestante qui, chez les personnes très-
spirituelles, ne manque ni de piquant ni de grâce, voilà
ce qui nous frappe tout d'abord dans ces deux élégants
260 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
volumes, et peut-être est-ce là un des charmes et une des
originalités de cet ouvrage. Assez d'autres nous ont raconté
et nous raconteront encore, ab ovo y les prolégomènes de
la Révolution : — l'irritation des parlements, le désordre
des finances, la turbulence du tiers-état, les irrésolutions
de la cour, le ministère Maurepas, les fautes de la noblesse
et du clergé, les abus, les privilèges, la dîme, la corvée,
tout, jusqu'à ces malheureuses grenouilles que les paysans
étaient forcés de faire taire en battant les fossés à grands
coups de verges, pour les empêcher de troubler par leurs
coassements le sommeil de leurs seigneurs et maîtres '.
En présence de ces éternelles redites, les lecteurs superfi-
ciels finissaient par croire que rien n'avait existé, pendant
ces quinze dernières années, excepté une espèce de chaos mo-
narchique, préface du -chaos révolutionnaire; que tout s'était
passé en luttes maladroites ou inégales entre les pouvoirs
chancelants et les courants de l'opinion victorieuse, et que
les Tuileries, Versailles, Trianon, la Cour, les salons où
se réunissait l'élite de la société d'alors, n'avaient eu d'au-
tre occupation, d'autre agrément ni d'autre pensée qu'une
conspiration permanente contre la nation, ou une frayeur
croissante devant les menaces de la liberté. Les Mémoires
de la baronne d'Oberkirch leur apprendront que cette so-
ciété calomniée avec tant d'amertume, cette royauté atta-
quée avec tant de fureur, n'eurent jamais peut-être un éclat
plus vif, plus pur et plus doux que pendant cette période
fugitive où tout conspirait contre elles; grâce aux vertus
du couple royal, aux mœurs irréprochables du roi, aux
exquises qualités de la jeune reine, elles retrouvèrent quel-
que chose de la majesté de Louis XIV, avec moins de ga-
* Voir l'incroyable Histoire de la liévolution, par M. Villiaumé, dont
on a publié une édition illustrée.
LA BARONNE D'OBERKIRCH. 201
lanterie coupable que peudant la jeunesse du grand mo-
narque, avec moins de rigorisme officiel que pendant sa
sombre vieillesse. Elles gardèrent quelque chose de l'aban-
don spirituel et charmant de Louis XV, en purifiant ce que
ses impardonnables exemples avaient amené de licence et
de désordre. Joignez à cela assez d'étiquette pour prévenir
les familiarités banales et maintenir la distinction des
rangs ; pas assez pour refroidir l'agrément des relations
et des caractères, et vous comprendrez qu'il ; ait eu là,
de 1772 à 1787, une phase rapide, pareille au dernier
éclair d'une lampe qui s'éteint, au dernier sourire d'une
bouche qui se meurt, au dernier scintillement d'une étoile
qui s'en va ! — Cet enchantement passager, attristé dana
notre souvenir par le voisinage de tant d'angoisses et de
douleurs, la lecture de ces Mémoires nous l'a rendu, et
c'est assez pour que nous devions de sincères reraercî-
ments à M, le comte de Hontbrison, qui a recueilli avec
la piété d'un fils et le discernement d'un homme d'es-
prit ces précieux récits de sa noble aïeule. Ce n'est pas
là le seul titre des Mémoires de la baronne d'Oïerkirch
à nos empressements et à nos sympathies : non-seulement
ils rétablissent sous son vrai jour cette dernière médaille
de la royauté française, dont les Histoires de la Révolution
ne nous montraient que le revers ; non-seulement ils re-
mettent en lumière ce côté de la société monarchique, que
le dogmatisme révolutionnaire avait laissé dans l'ombre;
mais ils rendent à ses conditions véritables et réhabilitent
en un aimable exemple ce genre de littérature si attrayant,
si français, qui nous a donné des chefs-d'œuvre, et dont
la physionomie originale a été si cruellement altérée par
la vanité des écrivains modernes. Les Mémoires 9 ces com-
mentaires familiers et animés de l'histoire, ces notes écri-
tes en marge de chaque événement par des mains encore
15.
Sto'2 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
chaudes des émotions qu'il a causées ou de la part qu'elles
y ont prise, ces sources intarissables d'anecdotes, de
portraits, de satires, de croquis, d'impressions, d'épi-
grammes, d'où la vie jaillissait et s'épanchait à flots dans
les pages arides de l'historien didactique, comme l'eau
dans les champs desséchés par la canicule, — étaient
devenus, sous la plume de nos illustres chroniqueurs,
des prétextes à des apothéoses personnelles décernées
par le narrateur à lui-même, des encensoirs intimes dont
il gardait soigneusement pour lui la fumée et le par-
fum, des cadres complaisants où sa figure tenait tant de
place qu'il n'en restait plus pour ses contemporains, et
que les événements dont il nous parlait semblaient ne
s'être accomplis que pour sa gloire et par sa permission.
Ainsi disparaissait tout le côté instructif, vivant et piquant
des Mémoires, sacrifié à un long et superbe monologue,
trop surchargé de détails pour avoir le charme d'un roman,
trop personnel pour offrir l'intérêt de l'histoire, et bon tout
au plus à nous apprendre combien l'orgueil humain peut
trouver en soi de ressources et de subterfuges pour se
donner en spectacle, en exemple ou en modèle. Dieu merci,
le livre de madame d'Oberkirch nous délivre de ces mono-
graphies fatigantes, pour nous ramener au vrai genre, à
madame de Motteville, entre autres, dont elle a l'observa-
tion pénétrante et délicate, le ton véridique et sincère, te
trait vif et spirituel sans méchanceté, la bienveillance de
bon goût sans enivrement et sans complaisance : double
mérite, on le voit, de cet intéressant ouvrage, de rectifier
et de démentir, en une juste mesure, les Histoires de la
Révolution dans ce qu'elles omettent de nécessaire et d'é-
quitable, et les Mémoires d'école moderne dans ce qu'ils
racontent de fastidieux et d'inutile!
Maintenant, un mot sur l'héroïne et l'auteur de ce livre.
LA BARONNE D'OBERKIRCH. 265
H ne faut pas, en l'ouvrant, s'effrayer des noms à tournure
germanique qui en hérissent les premières pages. Il y a là,
au début, et forcément, quelque peu de Schweigausen, de
Waldner-Freustein, de Wurmser-Vendenheim-Sondhausem,
de Rathsamhausen, d'Éhenweyer, de Glaubitz, de Shop-
penwir, et autres désinences tudesques qui rappellent le
nom de ce compositeur de ballets, mort récemment, dont
on ne pouvait ni compter, ni prononcer toutes les con-
sonnes. Patience! Si le frontispice a l'air allemand, le li-
vre est français et très-bon français : l'important est de
savoir que la baronne d'Oberkirch, née de Waldner, de
vieille noblesse alsacienne, fut admise, dès sa plus tendre
enfance, dans l'intimité de la petite cour des ducs de Wur-
temberg-Montbelliard ; qu'elle y devint la compagne et
l'amie de la princesse Dorothée de Wurtemberg, qui fut
plus tard, sous le nom de Marie Fœdorowna, grande-du-
chesse, pufs impératrice de Russie, femme de l'infortuné
Paul I* r , et mère des empereurs Alexandre et Nicolas; et
que cette vive amitié, à laquelle s'ajouta plus tard celle de
la duchesse de Bourbon, mère du duc d'Enghiee, le mar-
tyr de Vincennes, amena la baronne à Paris, à Versailles,
à Trianon, lui donna ses grandes et ses petites entrées
auprès de notre famille royale, et la plaça dans une situa-
tion merveilleusement favorable à ce rôle d'observatrice à
la fois respectueuse et clairvoyante, impartiale et atten-
tive, que nous retrouvons à chaque page de ses Mémoires.
Remarquez en effet qu'admise à cette Cour, elle n'en était
pas, qu'aucun intérêt personnel ne pouvait lui en cacher
les imperfections et les travers, que, malgré sa qualité de
Française et de sujette dévouée, elle tenait pourtant aux
pays étrangers par son origine, ses parentés, par sa reli-
gion surtout, qui, sous la monarchie de Louis XIV, sup-
posait toujours une nuance d'opposition ou du moins de
264 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
réserve, et qui, dans un passage de son livre, Ta rendue
sévère jusqu'à l'injustice pour le grand roi et pour ma-
dame de Maintenon. De là le caractère particulier des ap-
préciations de madame d'Oberkirch : on sent que daus ce
monde brillant et frivole, rempli de corruptions élégantes,
et où parfois éclatent de déplorables scandales, bien des
choses l'affligent et la blessent. — « J'ai eu, nous dit elle
elle-même, à raconter des faits que mon éducation et mes
principes condamnent. » — Ces faits, elle les retrace et
les juge, sinon en censeur hostile, au moins en moraliste
austère. Mais en même temps son regard, s 1 élevant au-
dessus de ces images de galanterie futile ou coupable,
s'arrête avec un tendre et pieux respect sur les marches
du trône, et ne trouve plus là qu'à admirer, à louer et à
aimer. Les suaves et mélancoliques figures du roi, de la
reine, de madame Elisabeth la sainte, de ces beaux enfants
prédestinés à tant de douleurs, du duc de Penfhièvre, de
la princesse de Lamballe, revivent dans ses récits avec un
charme incomparable, et nul n'est tenté de se méfier de
cet irrésistible attrait, puisque celle-là même qui les peint
sous des couleurs si pures et si belles, ne se laisse ni fas-
ciner ni séduire par cette société qui leur sert de cortège et
de cadre. Tout au plus, lorsque l'amitié de ses deux chères
princesses, ou plutôt la supériorité de son esprit, lui vaut
une de ces bonnes fortunes de Cour auxquelles personne
alors n'était insensible, notre spirituelle protestante trahit-
elle un mouvement de joie intime et contenue, dans le genre
de celui qui faisait dire à madame de Sévigné, accueillie
et fêtée à Saint-Cyr : a Racine a bien de l'esprit, mais ces
jeunes filles n'en ont pas moins! »
Et d'ailleurs, quel lecteur, fût-il de la race
Myrmidonûm, Polopûmve, aut duri miles Ulyssei,
LA BARONNE D'OBERKÏRCH. 265
pourrait, eo s'abandonnant aux impressions gracieuses et
délicates qui se succèdent dans ces Mémoires, oublier ce
que sont devenues ces existences si brillamment commen-
cées, et perdre de vue ce dénoùment terrible qui s'appro-
che d'un pas rapide et va tout engloutir dans un pli de
son large suaire, bons et méchants, innocents et coupa-
bles, sérieux et frivoles, mattres et serviteurs, défenseurs
et ennemis, victimes et bourreaux? Quelle pensée, si in-
souciante qu'elle soit, peut se détourner de cette tragédie
immense, mer sanglante vers laquelle se précipite, à tra-
vers ces derniers sentiers encore tapissés de gazons et de
fleurs, toute une génération, tout un siècle, tout un monde?
Je sais bien qu'il suffit de remettre un pied dans le passé
pour se heurter à des tombeaux, etque l'histoire n'est qu'une
vaste nécropole ; mais ici la nécropole est peuplée de fi-
gures belles et jeunes qui ne semblent pas faites pour elle;
les tombeaux s'ouvrent avant le temps, et dévorent leur
proie toute frémissante encore des étreintes de la vie ; les
têtes sont séparées des corps; les poitrines laissent échap-
per de leurs plaies béantes un flot de sang intarissable :
ici la mort rapproche les âges, confond les sexes, nivelle
les rangs, associe les crimes et les innocences, et fait suc-
céder aux hiérarchies de la société qu'elle brise le pêle-
mêle de sa formidable et sinistre égalité. Qu'on juge de
l'effet de ces Mémoires, Ihs à l'ombre de pareils souvenirs î
On dirait un Décaméron honnête et de bonne compagnie,
à quelques pas de cette peste des temps modernes qu'on
appelle la Révolution. 11 y a, dans ce livre, des pages où
se rencontrent, sans nulle préméditation de Fauteur,
Louis XVI, la Reine, la princesse Elisabeth, le Dauphin, la
princesse de Lamballe, le grand-duc Paul, le ducd'Enghien,
le comte de Haga, c'est-à-dire Gustave III, roi de Suède :
Qu'en dites-vous? Du Temple à la Conciergerie, de la Gon-
206 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
ciergerie à l'échafaud, des piques des septembriseurs aux
lanières du savetier Simon, des fossés de Vincennes au
pistolet d'Ancastroëm ou aux poignards des Soubow, ne
trouvez-vous pas qu'il y a là toute l'histoire des douleurs
royales en quelques lignes, en quelques heures, en quel-
ques noms?
Mais ces funèbres réflexions, ces sombres images, ne sont
suggérées au lecteur que par ses propres souvenirs: un des
mérites du livre de la baronne d'Oberkirch est d'y préparer
sans en parler, de les faire pressentir sans les imposer,
et d'emprunter à ce voisinage un intérêt de plus, uue sorte
d'attendrissement involontaire qui se mêle, après coup, à
chaque sourire. Pris en lui-même, et abstraction faite de
cet accompagnement sinistre qui ressemble à l'orchestre
de Don Juan contredisant par des notes plaintives l'amou-
reuse mélodie de la romance, ce livre est une série de dé-
licieux récits où passent tour à tour tous les héros du mo-
ment : princes et généraux, sorciers et comédiens, grandes
dames et danseuses, académiciens et modistes, musiciens
et poètes; l'histoire et le roman, le drame et le vaudeville,
l'élégie et la chanson, le dithyrambe et le pamphlet; les
officiers de Fontenoy et les amiraux de la guerre d'Amé-
rique, Biron et Suffren, de Stainville et d'Harcourt, le
prince de Ligne et M. de Ségur, Cagliostro et le cardinal
de Rohan, Beaumarchais et la Harpe, le Mariage de Fi-
garo et les Barmécides, madame Berlin et mademoiselle
Clairon, la Duthé et la Guimard, Clairval et Préville, Contât
et Dazincourt, la maréchale de Luxembourg et la duchesse
de Bouillon ; toute la gloire, tout l'esprit, toute la malice,
tout le luxe, toute la folie, toute la grâce, toute l'élégance,
tout l'atticisme, toutes les mouches, tout le fard, toute la
gaze, tout le clinquant et tout l'or d'un temps où Paris
et la France donnaient le ton à l'Europe entière, et lui eu-
LA BARONNE D'OBERKittCH. 2t>7
seignaient comment on s'habille, comment on salue et
comment on cause, avant de lui apprendre comment
on meurt; leçon suprême qui devait clore cette phase
étrange, et où les plus frivoles ne furent pas les moins
héroïques !
Je ne eiterai rien, il faudrait trop citer. J'aime mieux
renvoyer mes lecteurs à ces Mémoires: une fois qu'ils les
auront ouverts, ils ne pourront plus les quitter, et la ba-
ronne d'Oberkirch les réconciliera, au moins pour quelques
heures, avec cet ancien régime dont on ne s'obstine à dire
tant de mal que de peur d'être obligé d'en penser un peu
de bien. « — Cette ville-ci est charmante, écrivait d'une
de ses garnisons le chevalier de Boufflers a sa mère ; la
bonne compagnie y est comme partout, et la mauvaise y
est excellente. — Chez madame d'Oberkirch, il n'y a pas
de mauvaise compagnie, et la bonne y est parfaite; au
risque de passer pour arriéré, j'avoue que je préfère cette
variante.
Et au milieu de ces vives silhouettes, de ces mots fins,
de ces piquantes reparties, de ces croquis ingénieux, de
ces appréciations pénétrantes, de ces sveltes épigrammes,
dominent ça et là quelques grandes et solennelles ima-
ges : Chantilly, par exemple, et la magnifique hospitalité
des Condé ; noble race dont le dernier rejeton promet
tait un héros, et dont le sang a tant de fois coulé pour la
France
Et à ces souvenirs qui rappellent des personnages histo-
riques, s'entremêlent des anecdotes émouvantes, mysté-
rieuses, romanesques, terribles, qui, sous une main un
peu exercée, deviendraient d'excellentes trouvailles pour
les feuilletons et les Revues : je recommande à nos drama-
turges et à nos conteurs le Bourreau de Colmar, un Ro-
man à faire, la Duchesse de Kingston, les Baronnes de
- 268 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
l'Espérance, les Amours de Joseph //, et les Scènes ma-
gnétiqiies cliez Ai. de Puységur.
Si, comme je le crois, ces Mémoires ont plusieurs édi-
tions, il faudra faire disparaître quelques légères taches
qui ne sont visibles, Dieu merci! qu'à l'inexorable loupe
du critique. J'ai déjà parlé du passage relatif à Madame de
Maintenon : bien qu'il soit atténué par une note de l'édi-
teur, il conviendrait de l'effacer. Madame d'Oberkircb ap-
pelant madame de Maintenon une femme honteusement cé-
lèbre, c'est quelque chose de choquant comme un gros
mot dans la bouche d'une duchesse. Je comprends très-
bien qu'une protestante s'en prenne, de la révocation de
ledit de Nantes, à l'Égérie catholique du grand roi; mais
je ne veux pas qu'une grande dame en parle comme un com-
mis voyageur. Elle cite aussi un peu trop de vers et des
vers horriblement plats; quelle que fût l'indigence de la
poésie française, dans cette période qui va de Voltaire à
l'abbé Delille, il est impossible que l'esprit français n'ait
pas trouvé mieux que ces sottises mal rimées : j'ai même
remarqué une de ces pièces où le moi muses, mis à la place
de sœurs, rend le vers tout à fait faux, ce qui n'était pas
nécessaire pour le rendre ridicule : enfin, je signale une note
trop naïve pour une femme aussi spirituelle. En parlant de
deux personnes dont l'une était de cinq ans plus âgée que
l'autre, elle dit : « — Elle avait dès lors cinq ans de
plus. » — II me semble que ce dès lors est au moins inu-
tile; mais, encore une fois, qu'on juge du mérite de ce li-
vre par l'imperceptible ténuité de ces chicanes!
Un des hommes les plus distingués de cette intelli-
gente bourgeoisie parisienne, qui serait la reine du monde
si elle avait su défendre son sceptre, me disait après avoir
lu le manuscrit de ces Mémoires : f Quelle société char-
mante! quelle cour adorable! quels êtres angéliques que
LA BARONNE DOBERKIRCH. 269
cette reine, ces princesses ces enfants 1 Gomme tout cela
a été indignement défiguré! Cest du miel et du sucre! »
— Oui, c'est du miel et du sucre, et on y trouve plus de
douceur, à mesure qu'on le compare au fiel et au brouet
révolutionnaires. Cette surprise, qui s'exprimait en termes
si sincères et si honorables, elle sera partagée par tous
ceux qui, sur la foi d'historiens passionnés ou systémati-
ques, ne voyaient dans les quinze ans qui précédèrent la
Révolution qu'une longue et orageuse humiliation du passé
devant l'avenir, du pouvoir devant la liberté, de la défaite
devant la victoire, de tout ce qui allait tomber devant tout
ce qui allait prévaloir. Associons-nous à ce sentiment répa-
rateur; mais, pour le rendre plus complet et plus efficace,
rivalisons de franchise avec nos adversaires d'autrefois,
nos amis d'aujourd'hui. Oui, cette société et cette Cour
étaient charmantes; ce régime, tant calomnié, avait toutes
les majestés et toutes les grâces. Et pourtant, lorsqu'on y
revient à travers cet immense abîme creusé par nos révo*
lutions, on conçoit que, lorsque les représentants de cette
société, de ce régime et de cette cour, débris échappés au
naufrage, se sont retrouvés en présence de la France nou-
velle, d'énormes malentendus aient été possibles, de gran-
des méfiances inévitables, et que ces deux mondes, une der-
nière fois placés en face l'un de l'autre, n'aient pu ni se
comprendre, ni s'aimer: « — Que voulez-vous? disait
Charles X à M. de Chateaubriand, un an ou deux avant les
journées de juillet : le mari est vieux, la femme est jeune,
et vous savez ce qui arrive en pareil cas. » — Aujourd'hui,
hélas I la femme n'est plus jeune ; elle a assez souffert pour
avoir appris la sagesse à ses dépens ; ces immenses sépara-
tions entre le passé et le présent se sont amoindries et ef-
facées d'elles-mêmes : il n'y aurait plus lieu ni matière à
ces incompatibilités d'âge, de tempérament et d'humeur,
*27u CAUSERIES LITTÉRAIRES.
et, pour me résumer ou me répéter en quelques mots, P agré-
ment de ces Mémoires de la baronne d'Oberkirch est à la
fois de nous faire connaître tout ce qu'il y avait de suave
et d'enchanteur dans ce monde diffamé par tant de sophis-
mes après avoir été brisé par tant de violences, de nous
faire comprendre comment il a pu être en butte à des hai-
nes, à des injustices, et de nous faire remarquer que les
prétextes de ces injustices et de ces haines n'existent plus.
III
M. CAMILLE PAGANEL 1
On a dit avec raison que la vie des gens heureux ne se
racontait pas. En généralisant cette pensée, et en l'appli-
quant à l'histoire, ne peut-on pas ajouter ceci : Les hom-
mes illustres, les souverains, les grands capitaines, qui
ont mené à bien leurs entreprises, à qui leur génie a rendu
tout ce qu'il pouvait rendre, et même quelque chose de
plus, et qui sont devenus les favoris de la postérité après
avoir été les arbitres de leur siècle, ont sans doute de quoi
captiver l'attention de l'historien et celle de ses lecteurs.
1 Histoire de Joneph II, empereur d'Allemagne.
CAMILLE PAGANEL. 471
Pourtant, il y a peut-être quelque chose de plus attrayant
encore dans la biographie des hommes qui, par suite de cir-
constances fatales, d'obstacles imprévus, quelquefois faute
d'una qualité, souvent faute d'un vice, iront réussi qu'à
moitié ou ont échoué dans l'oeuvre à laquelle ils se sont
efforcés d'attacher leur souvenir et leur nom. Ceux-là lais-
sent le champ plus libre à l'imagination, aux conjectures, à
tout ce qui excite la curiosité et tient l'esprit en éveil dans
le récit des actions humaines ; ils n'éblouissent pas comme
la gloire, mais ils offrent un mélange d'obscurité et de lu-
mière qui sollicite le regard et lui donne plus à chercher et
à découvrir. Il semble que l'écrivain qui les a pris pour su-
jets de ses études et héros de ses livres ait plus à mettre
du sien dans ce travail de résurrection historique, qu'il soit
plus engagé dans l'intérêt de leur renommée, et que la jus-
tice tardive qu'il demande pour eux soit plus étroitement
liée au succès de son ouvrage. Dans le roman, qui tient
par tant d'affinités à l'histoire, et qui fait pour les senti-
ments, les passions et la vie intime, ce que sa majestueuse
sœur aînée fait pour les événements et la vie publique,
n'est-il pas vrai qu'on s'intéresse davantage aux amants
malheureux, à ceux qui voient l'objet de leur tendresse s'é-
chapper de leurs mains frémissantes au moment même où
ils croyaient l'avoir mérité et conquis? Eh bien, les grands
hommes manques sont aussi des amants malheureux, des
amants de la gloire, de la liberté, du pouvoir, de la patrie,
à qui il n'a pas été donné de réaliser leurs rêves, de satis-
faire leur noble et ardente passion. De leur vivant, c'est
une condition d'infériorité; mais, à distance, c'est une
sorte d'auréole romanesque; c'est au moins une injustice
du sort, pour laquelle une indemnité leur est due, et
souvent un esprit généreux se rencontre, qui acquitte
cette dette bizarre, d'autant plus forte, que le succès a
272 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
été moindre, les revers plus décisifs et les fautes plus
graves.
Ce sont ces sentiments, j'en suis sûr qui ont dicté à
M. Camille Paganel cette excellente Histoire de l 'empereur
Joseph 11, dont on vient de publier une seconde édition.
M. Paganel ne s'est dissimulé aucune des erreurs et des
imprudences de son héros, mais il s'est senti attiré vers lui
par le douloureux contraste renfermé dans la destinée de
ce prince qui a rêvé tant de grandes choses, et n'a réussi à
en accomplir aucune; qui a voulu être conquérant, et a fait
perdre à l'Autriche une partie de ses provinces; qui a voulu
être législateur, et n'a produit que le chaos; qui a voulu
être réformateur religieux, et serait mort excommunié et
schismatique sans la modération de Pie VI. On conçoit
qu'avec un pareil homme un historien ait eu beaucoup à
faire pour réparer ses torts et ceux de sa fortune; H. Pa-
ganel n'a pas désespéré de sa tâche, et il a eu raison ;
il a aimé Joseph II, parce qu'au milieu de ce pêle-mêle
d'idées hasardeuses, de réformes hâtives, de périlleuses
utopies qui encombraient son cerveau, il a senti battre dans
sa poitrine un cœur noble et bon, épris de toutes les gran-
des choses et sincèrement dévoué à ses semblables et à son
pays. Saluons chez ce malheureux prince ces qualités de
l'âme qui demandent et obtiennent grâce pour les égare-
ments de l'esprit; saluons surtout chez son historien cette
mesure parfaite, cette remarquable clairvoyance, qui, tout
en le laissant peut-être un peu partial pour Joseph, le re-
mettent sans cesse en présence des grands principes, des
vérités générales auxquelles attentait, à son insu, cet au-
guste amoureux de l'impossible. Mais qu'il soit permis à
la critique, qui est le revers de l'histoire et qui en continue
le côté sévère et inflexible, d'aller un peu plus loin que
M. Paganel, et de signaler les mauvais exemples que Jo-
CAMILLE PAGANEL. 275
seph II a donnés à cette fin du dix-huitième siècle, trop
portée déjà vers les révolutions et les aventures, le carac-
tère officiel et monarchique dont il a revêtu des idées des-
tructives, et enfin cette anomalie singulière d'un souverain
absolu abusant de son pouvoir sans bornes pour forcer
ses sujets de subir des réformes libérales.
Il arriva à Joseph 11, dans la position suprême à laquelle
l'appelait sa naissance, ce qui arrive, dans des situations
plus modestes, aux jeunes gens qu'a longtemps comprimés
et annulés une éducation trop despotique. Sa mère, la '
grande Marie-Thérèse, qui eut au plus haut degré le génie
du gouvernement, en eut aussi le goût, et n'aima à le
partager avec personne; elle le concentra tout entier dans
ses mains viriles, tenant son fils éloigné des affaires, et
l'amenant ainsi à en rêver la théorie avant d'en connaître
la pratique. Qu'en résulta-t-il? Doué d'une imagination
vive, d'une activité dévorante, contraint de renfermer dans
son intelligence ce continuel mouvement d'idées qu'il ne
pouvait transporter encore dans sa vie, voyant sa mère
commencer ou méditer de grands desseins dont sa sagesse
retardait l'accomplissement, cédant - peut -être à cette
pente du génie allemand qui s'accommode volontiers de
songes et de chimères, Joseph H eut à traverser, pendant
toutes les belles années de sa jeunesse, une sorte de novi-
ciat intérieur, spéculatif, où il se prépara à l'impérieuse
réalité du pouvoir par l'inquiète divagation de la pensée*.
Plus tard, il fallut qu'il jetât sa gourme de souverain, de
réformateur, de législateur longtemps réduit à l'inaction,
pressé de répandre au dehors le trop-plein de ses idées im-
patientes, et disposé à regarder comme exécutable tout ce
qu'il avait conçu. Au risque d'être accusé de paradoxe, sa-
vez-vous à qui je le compare, toutes proportions gardées
d'ailleurs entre les intentions, les positions ot les points de
274 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
départ? Aux métaphysiciens de l'Assemblée constituante et
de la Révolution française. Je vois, des deux parts, même
hâte de faire passer dans le gouvernement, dans la société,
dans la loi, ce qui n'avait été d'abord que le rgve de har-
dies intelligences, condamnées aux méditations solitaires,
ici, par le désœuvrement forcé de l'héritier présomptif
d'un trône, là, par des existences inférieures, n'ayant
pas encore leur place au soleil. Des deux parts aussi, je
vois même tendance à croire que les événements et les
hommes vont se faire les enrôlés volontaires de cette
campagne intellectuelle et sociale, préparée dans le silence
complaisant du cabinet; que les faits vont s'accommoder et
s'assouplir pour servir de cadre à ce plan tracé d'avance, et
qu'il n'y a plus, pour le penseur, qu'à traiter le pays livré
à ces expériences comme les pièces d'un échiquier que sa
tête combine et que sa main conduit. — Seulement, et
c'est ce qui explique la différence des résultats et du dé-
noûment, — les réformes, les changements, la guerre aux
abus et aux privilèges, les démolitions du passé, les inno-
vations prématurées ou téméraires, tout cela, chez l'empe-
reur Joseph, venait d'en haut, et se répandait dans les
masses en Radoucissant, soit par suite de sa bonté natu-
relle, soit par les. modifications que la nécessité apportait
à ses tentatives, soit par la confiance qui existe en Autriche
entre le souverain et son peuple, soit enfin par ce principe
de conservation et de salut que garde, jusque dans ses ex-
cès et ses fautes, l'autorité légitime, comparable à la lance
d Achille, qui, à mesure qu'elle blessait, guérissait les bles-
sures. Dans la France révolutionnaire de 89, tout cela, au
contraire, venait d'en bas, et montait de l'Assemblée au
trône, en s'aigrissanf, en s' envenimant par les obstacles
inévitables, par les méfiances réciproques, par l'accroisse-
ment des exigences se heurtant contre des faiblesses, et
CAMILLE PAGA.NEL. 275
surtout par ce qu'entraîne avec soi de destructif et de dis-
solvant toute réforme que subit celui qui devrait ordonner,
et qu'imposent ceux qui devraient obéir. Eu d'autres ter-
mes, ces essais de transformation sociale furent, de la part
de l'empereur d'Autriche, des initiatives; de la part du roi
de France, des concessions. Voilà pourquoi Louis XVI,
malgré ses vertus, est mort sur l'échafaud, et pourquoi
Joseph II, malgré ses imprudences, est mort dans son lit;
voilà aussi pourquoi M. de Metternicb a pu dire de Jo-
seph II qu'il avait sauvé l'Autriche de la Révolution en la
lui inoculant.
Telles sont les vérités qui rassortent du livre de M. Pa-
ganel, et qui n'empêchent pas son héros d'être toujours
intéressant et sympathique, même quand il se trompe :
ajouterai-je qu'il se trompe presque toujours? Ce serait
une malice bien oiseuse, après que tant d'autres, depuis
Joseph IL se sont trompés et se trompent encore. J'aime
mieux faire remarquer tout ce qu'il a fallu à son historien de
gravité et de franchise, de raison calme et lumineuse pour
réussir à isoler la belle âme de Joseph de son impardonna-
ble politique, à nous montrer sans cesse l'honnête homme
dans le monarque imprévoyant, et à ne jamais déserter
tout à fait sa cause, même en restant fidèle à celle du passé
qu'il démolissait, des vieilles mœurs qu'il essayait d'anéan-
tir, des nationalités qu'il froissait, et de la religion catho-
lique, dont il offensait le chef vénérable et méconnaissait
l'inviolable unité. Ce perpétuel antagonisme est exposé par
M. Paganel avec une loyauté qui ajoute encore à l'intérêt
de son ouvrage. Puis, lorsqu'arrive la phase des expia-
tions; lorsque Joseph II voit son rêve de fusion et d'homo-
généité autrichienne se briser contre l'inflexible différence
des origines et des caractères, des coutumes et des races;
lorsque la Hongrie et les Pays- Bai répondent à ses innova*
••
2TS CAUSERIES LITTÉRAIRES.
et les haines s'emparaient avec empressement de tout ce
qui pouvait discréditer la monarchie et détacher la France
de son roi. Ce n'était rien de trouver Joseph aimable*, il
fallut, et on y réussit, faire de cette amabilité une satire
contre les manières froides et un peu gauches de son beau-
frère. Le peuple français, en cette occasion, préféra le
clinquant à For; ce ne fut ni la première fois, ni la der-
nière. Je suis fôehé que Joseph 11 ait joué un rôle, même
accessoire et involontaire, parmi ces innombrables pré-
textes de dénigrement et d'attaque contre ce couple royal
qui lui 'tenait de si près, et auquel il rendit plus tard une
si éclatante justice. Et puis, je l'avoue, j'ai une répulsion
invincible pour les princes qui jouent à la popularité. On
assure que, pendant ce voyage, l'empereur d'Autriche ré-
pondit à une femme qui lui demandait son avis sur la
guerre de l'Angleterre avec les colonies américaines :
« Madame, mon métier est d'être royaliste. » Oui, c'était
son métier, mais il ne le fit pas toujours, et c'est pour cela
qu'en définitive sa place restera contestable entre ceux
qui ont fait trop de mal pour qxCon en Aise du bien, et
ceux qui ont voulu trop de bien pour quon en dise du mal.
LOUIS XIV
MM. LE COMTE DE LOCMARIA f ,
PIERRE CLÉMENTS
ERNEST MORET 5 , EUGÈNE DESPOIS 4 .
Peu d'époques out été plus fertiles que la nôtre en re-
cherches, en renseignements, ou, pour parler le langage du
jour, en informations historiques. Il semble que la société
moderne, arrivée a un de ces moments où Ton n'est plus
très-sûr de ce qu'on a devant soi, reporte ses regards en
arrière, et, à défaut d'autre certitude plus applicable et plus
prochaine, essaye au moins de recueillir quelque chose de
vrai et de positif dans le passé. Supposons, par exemple,
* Histoire du règne de Louis XIV.
» Le Gouvernement de Louis XIV de 1683 à 1689.
3 Quinze ans du règne de Louis XIV (1700-1715).
* Des Influences royales en littérature. — Louis XIV.
280 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
un homme studieux, peu disposé à accepter les idées toutes
faites et à se payer en vieille monnaie, désireux de rassem-
bler sous ses yeux et sous sa main tout ce qu'on peut pen-
ser ou dire de Louis XIV, et de recomposer, à l'aide de
traits épars, cette majestueuse figure, il lui suffira, pour y
parvenir, de feuilleter quelques publications de ces derniers
temps. Après s'être préalablement lesté d'une centaine de
pages de Saint-Simon, comme on boit un verre de liqueur sé-
culaire avant d'entrer en campagne, il commencera par lire,
en guise de correctif, l'œuvre respectueuse et timorée de
H. le comte de Locmaria. Puis, pour mieux approfondir les
délicates et graves questions des finances, du gouverne-
ment intérieur et de la révocation de l'édit de Nantes, il
consultera le livre très-remarquable de M. Pierre Clément.
Ensuite, s'il veut bien connaître la guerre de la succession,
la paix d'Utrecht et ces dernières années du grand règne,
mélancoliques et belles comme le coucher d'un soleil d'au-
tomne glissant son rayon suprême entre le nuage noir qui
en assombrit le déclin et les cimes éternelles où il va dis-
paraître, il aura recours à l'intéressant ouvrage de H. Er-
nest Moret : afin que pas une pièce ne manque au procès,
il aura soin en même temps de tenir ouverts sur sa table,
d'une part, l'introduction placée par M. Mignet en tête des
correspondances diplomatiques de Louis XIV; de l'autre,
le récent travail de M. Charles de Rémusat sur Bolingbroke
et le dernier ministère de la reine Anne '. Enfin, pour grou-
per autour de ces questions essentielles des sujets moins
graves, mais qui s'y rattachent par plus d'un point et com-
plètent la physionomie et le personnage, il se permettra,
comme débauche d'esprit, le paradoxal article de M. Eu-
1 Voir la Revue des Deux Monde*, 1 er et 15 août, l eT et 15 septembre,
1 er et 15 octobre 1855.
LES HISTORIENS DE LOUIS XIV. 281
gène Despois sur les Influences royales en général et
Louis XIV en particulier. Toutefois, je ne lui accorde
cette licence qu'à Ja condition de terminer cette série
de lectures par la sage et aimable causerie de H. Sainte-
Beuve sur Saint-Cyr, madame de Main tenon et Louis XIV,
à propos de Y Histoire de Saint-Cyr, par M. Th. La-
vallée *.
Quant à moi, forcé de me restreindre au milieu de toutes
ces richesses, je m'en tiendrai aux quatre publications que
j'ai précédemment annoncées. M. de Locmaria, c'est le rè-
gne entier de Louis XIV, jugé de haut et un peu à la sur.
face par un gentilhomme de bonne souche, craignant avant
tout de manquer de respect à la mémoire de son héros, et
adoucissant, pour les estomacs débiles, les crudités de
Saint-Simon. M. Pierre Clément, l'historien de Colbert, c'est
le lourd héritage de ce grand ministre, et l'explication des
fautes de ses successeurs. M. Ernest Moret, c'est l'agonie
du grand roi, entrant dans un siècle qui n'est plus le sien,
et ne sentant plus sa gloire et son génie y respirer à Taise.
M. Eugène Despois, c'est la littérature du dixrseptième siè-
cle, envisagée d'une manière trop fausse pour être tout à
fait neuve, mais trop piquante pour ne pas mériter d'être
discutée.
L'épigraphe choisie par M. de Locmaria indique suffisam-
ment l'esprit général de son livre : — «r Homo, sed ma-
gnus. * — Peut-être eût-il mieux fait d'écrire : — « Homo,
sed rex; » — car ce fut là la vraie grandeur, la véritable
originalité de Louis XIV. D'autres lui sont supérieurs par
le génie, par l'héroïsme, par les hauts faits militaires, par
la bonté, par le mérite des difficultés vaincues. Saint Louis
eut plus de vertu, Henri IV eut plus d'esprit. Il n'est de la
1 Moniteur ilu lundi 5 septembre 1853.
16
282 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
taille ni d'Alexandre, ni de César, ni de Charlemagne, ni
de Bonaparte; mais nul ne fut plus roi que lui, et ne le fut
plus longtemps. Remarquez, en effet, que ces hommes fas-
tiques, comme Chateaubriand les appelle, ces conquérants
magnifiques qui apparaissent de loin en loin pour éblouir
le monde et parfois pour le désoler, ont l'éclat du météore
et en ont aussi la brièveté. Us parcourent la terre en quel-
ques pas ; mais, au bout de leur marche rapide et triom-
phale, ils tombent et s'éteignent sans laisser d'autres traces
de leur passage que des gouttes de sang sur leur chemin
et un grand nom sur leur tombeau. On dirait que la mesure
des facultés et des destinées de l'homme est violée en leur
personne, et qu'elle a hâte de se rétablir en abrégeant leur
vie et en détruisant leur œuvre. Louis XIV, lui, est grand
avec lenteur, avec la solennité tranquille du principe qu'il
représente, et qu'il conduit à son apogée. Roi à cinq
ans, mort à soixante-dix-sept, il règne près de trois quarts
de siècle, et s'il a des éclipses fâcheuses, il n'a pas de chute
irréparable. Ses défauts mêmes, ses faiblesses, ses fautes,
ne sont que le côté excessif de la royauté dont il est le type,
et qui finit, à la longue, par s'adorer elle-même, à force
de se voir entourée de l'adoration universelle. S'il ordonne
que ses bâtards soient des princes et que sa cour s'incline
devant eux, c'est qu'il sent en lui comme une sève de légi-
timité monarchique, assez exubérante pour légitimer tout
ce qu'il touche et ennoblir tout ce qui vient de lui. S'il ne
résiste pas à la joie souveraine de poser la couronne d'Es-
pagne sur la tête de son petit-fils, c'est qu'il lui semble tout
naturel de couper un second manteau royal dans l'ampleur
du sien. S'il révoque l'édit de Nantes, c'est que, comme
tous les hommes doués de l'instinct du pouvoir, il aspire à
l'unité, et que, trop orthodoxe pour chercher cette unité
dans un schisme religieux dont il eût été le chef, il veut
LES HISTORIENS DE LOUIS XIV. 283
au moins que tous ses sujets professent le même culte et
prient aux mêmes autels; c'est aussi, — H. Clément nous
le prouve, et nous le répétons d'après lui, — parce que le
protestantisme d'alors était tout simplement la démocratie
renaissante et préludant à ses modernes élans de patrio-
tisme par des velléités ou des tentatives d'alliance avec les
ennemis du royaume. Enfin, si, par une faiblesse plus mes*
quine dans ses motifs et plus funeste encore dans ses con-
séquences, Louis XIV confia le commandement de ses ar-
mées à des généraux courtisans et inhabiles, c'est encore
parce que, dans cet accroissement continu de la royauté
aux dépens de tout le reste, il ne pouvait manquer d'arri-
ver un moment où toute grandeur voisine devait l'effarou-
cher comme un larcin fait à sa propre grandeur, et où le
nivellement général, non-seulement des positions et des
fortunes, mais des talents et des caractères, devait lui pa-
raître une condition importante de son élévation sans fin et
sans bornes. Aussi l'Europe ne s'y trompa point. Malgré la
sagesse et le génie de Guillaume III, malgré la chevaleres-
que renommée de Charles XII, malgré les romanesques et
courageuses épreuves par lesquelles Pierre le Grand prélu-
dait au développement de son empire et de sa gloire,
Louis XIV, vieilli, vaincu, attristé, frappé au dedans et au
dehors, n'en resta pas moins, aux yeux de ses contempo-
rains, en tête de ce groupe royal qui s'acheminait à ses
côtés ou derrière lui vers la postérité et l'histoire, et, le
1 er septembre 1745, lorsqu'on apprit qu'il venait d'expirer,
l'Europe entière dit : — Le roi est mort! comme s'il n'y en
avait qu'un seul, et comme si personne ne pouvait se mé-
prendre à ce mot qui disait tout! Et, cent quarante ans
plus tard, après bien des luttes et des controverses, après
que cette glorieuse mémoire a été tour à tour calomniée,
exaltée, amoindrie, après que l'idée résumée dans cette vie
284 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
et dans ce nom a laissé de ses lambeaux sanglants aux ron-
ces révolutionnaires, quiconque garde encore intact le sen-
timent monarchique, doit regarder comme sien l'honneur
de Louis XIV, et ne pas laisser entamer une pierre de son
piédestal ou de sa statue.
C'est ce sentiment qui respire dans le livre de H, de Loc-
maria, et que nous y louerons sans réserve. Mais, chose
remarquable! dans les ouvrages de MM. Clément et Moret,
écrits & un point de vue moins panégyriste et consacrés aux
années de déclin, Louis XIV ne nous paraît pas moins grand.
Ses ministres commettent des fautes, ses maréehaux per-
dent des batailles : Colbert ne s'appelle plus que le Pelé-
tier, Tureune et Condé se nomment Villeroi et Lafeuiliade;
le vent de l'adversité passe sur sa tête inclinée sous le dou-
ble poids, des ans et de la couronne, et balaye, ici ses ar-
mées, là les princes et les princesses qui faisaient l'orne-
ment de sa cour et l'espoir de sa vieillesse. N'importe ! il
s'assombrit, mais il ne se rapetisse pas. H ne dit point
comme Auguste, d'une voix lugubre ou furieuse : « Varus,
rends-moi mes légions! »*11 tend noblement la main au
général vaincu, et lui dit ces paroles touchantes : — « A
notre âge, monsieur le maréchal, on n'a plus de bonheur! »
— Il désire ardemment la paix pour son peuple épuisé; et
pourtant, chaque fois qu'on la lui propose à des conditions
humiliantes, il se relève de toute sa hauteur, et répond par
une de ces fières paroles où vibrent le génie même de la
France et le cri de la patrie indignée. En définitive, Oude-
narde, Malplaquet, Ramillies, toutes ces fatales journées qui
semblent l'envers de Rocroy, de Nordlingen et de Lens, dé-
chirent son cœur sans l'abattre, ébranlent son courage sans
le renverser. Il ne laisse pas tomber le sceptre de l'Espa-
gne et des Indes des mains juvéniles de Philippe V; peut-
être, si la reine Anne avait vécu six mois de plus, aurait-il
LES HISTORIENS DE LOUIS XIV. 285
eu l'honneur et la joie de voir la race des Stuarts remonter
sur le trône d'Angleterre. Il profite du moins des tendances
françaises et pacifiques de Harley et de Bolingbroke pour
signer ce traité d'Utrecht, le plus avantageux et le plus ho-
norable qu'ait jamais obtenu un pays éprouvé par la dé-
faite. Il meurt laissant la France agrandie, ses frontières
reculées; et si le prince Eugène et Marlborough, enivrés de
leurs victoires, ont conçu un moment l'espoir insolent d'ar-
river jusqu'à Paris et d'y dicter leurs volontés souveraines,
un de nos plus éminents écrivains ' a pu dire t que la Pro-
vidence réservait cette humiliation à un autre orgueil que
celui de Louis XIV. »
Après cette grande question de politique et de guerre
extérieure, parlerai-je de cet acte tant reproché à Louis XIV,
de cette révocation de redit de Nantes, qui eut en effet de
funestes résultats, mais dont il est permis de discuter l'ins-
piration primitive? Ici je prendrai M. Clément pour guide.
Sans doute, au point où nous sommes aujourd'hui, après
tant de leçons de tolérance et d'amnistie réciproque,
lorsque les diverses communions religieuses, retirées peu
à peu dans les consciences, ont perdu ce caractère officiel,
militant, qui les mêlait à la vie publique, aux passions de
parti, aux luttes de peuple à peuple, lorsqu'on ne pourrait
sans absurdité supposer que les différences ou les similitu-
des de culte dominent dans les âmes les similitudes ou les
différences de. nationalité, sans doute on est porté à juger
sévèrement cette mesure, qui répond si peu à nos idées et
à nos mœurs actuelles. Cependant, qu'on y prenne garde !
La révocation de redit de Nantes ne fut pas, comme on l'a %
trop dit, l'œuvre d'un roi devenu dévot, soufflé par un jé-
suite et une prude, et travaillant à se faire pardonner ses
1 M. de Rémusat.
286 CAUSERIES LITTÉRAIRES.-
péchés de jeunesse. Non, ce fut surtout un acte politique.
Il n'était pas difficile à Louis XIV de pressentir qu'il allait
avoir sur les bras une guerre avec les puissances protes-
tantes, l'Angleterre et la Hollande. Le protestantisme venait
de changer la dynastie et de transformer la Constitution
anglaises. Ami et allié des Stuarts, possédant trop bien
son métier de monarque absolu pour aimer ou comprendre
le gouvernement constitutionnel et tempéré, le roi de
France devait s'en prendre à la Réforme d'un changement
qui froissait ses affections, menaçait ses alliances, impor-
tunait son génie. Si le protestantisme lui était odieux et
suspect au dehors, il ne s'offrait pas au dedans sous des
formes plus rassurantes. Écoutons un homme qu'on n'ac-
cusera certainement pas de fanatisme, M. Prosper Méri-
mée : — « La Réforme, nous dit-il , à son apparition en
France, ressemblait un peu à une révolte de la haute no-
blesse eontre l'autorité royale.
« Bientôt les grands seigneurs huguenots, mauvais théo-
logiens, avaient appelé des ministres dans leurs conseils
pour leur fournir des arguments, rédiger leurs manifestes
et leur recruter des soldats. De là un élément démocratique
tout nouveau et quelque peu embarrassant. Les ministres
devinrent des espèces de tribuns du peuple, sortis de ses
rangs, interprètes de ses plaintes et de ses passions. Les
synodes provinciaux, où les ministres dominaient par leur
éloquence et leur caractère sacerdotal, étaient plus dange-
reux et plus irritants pour les rois que les grandes compa-
gnies telles que les parlements 4 . » — Ainsi, de l'aveu
même des esprits les plus impartiaux, la Réforme réunis-
sait les deux éléments qui devaient le plus particulière-
* A propos des Mémoires d'une famille huguenote. — Revue des Deux
Mondes, 1 er septembre 1853.
LES HISTORIENS DE LOUIS XIV. 287
ment déplaire à un roi tel que Louis XIV ; en haut, les sou-
venirs de rébellion chez les grands; en bas, les germes
d'insurrection chez les petits. Ajoutez à ces griefs la certi-
tude qu'en cas de guerre ils recommenceraient, comme ils
l'avaient déjà fait, à s'appuyer sur l'étranger, à entretenir
avec lui des intelligences, et peut-être à fomenter des com-
plots intérieurs, et vous comprendrez que Louis XIV n'ait
eu besoin ni des conseils du P. Le Tellier, ni de l'influence
de madame de Main tenon, ni du secret désir de racheter
ses galanteries passées, pour user de rigueur envers les
protestants. Maintenant, que ces rigueurs aient porté un
coup mortel à notre commerce eu amenant l'émigration ou
l'exil d'un grand nombre d'hommes actifs et de familles
industrieuses ; qu'elles aient, par la faute des intendants
de province, dégénéré en persécutions cruelles ou en con-
versions dérisoires ; que l'application en ait été excessive,
violente, quelquefois atroce, et qu'il en ait résulté cette
guerre des Cévennes qui divisa les forces militaires de la
France, fit perdre à Villars un temps mieux employé à De-
nain, et eut l'inconvénient de créer des martyrs là où il n'y
avait d'abord que des factieux, ce n'est que trop vrai. Aussi
n'ai-je pas la prétention d'absoudre ce grand acte, mais
de l'expliquer; et surtout je répète avec M. Pierre Clément
que le roi fut trompé par ses ministres, qu'il ne connut ni
le mensonge des conversions, ni les excès des persécu-
teurs, et que partout où il put soupçonner la vérité, il tem-
péra ou défendit les violences*.
Mais je ne dois pas oublier qu'un causeur littéraire n'est
pas un casuiste ; j'ai hâte de rentrer dans ma spécialité,
d'arriver à M. Eugène Despois et de relever, si je le puis,
* Pierre Clément, pages 89 et suivantes. — P. Mérimée, Revue dee
peux Monde*, 1 er septembre 1853.
288 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
Louis XIV de cette déchéance littéraire prononcée contre
lui par le spi. ituel écrivain. M. Despois ressemble un peu
à ce tailleur de Gulliver, qui lui prit mesure d'un habit
d'après les règles de mathématiques, et manqua l'habit
malgré toute sa géométrie. Il procède par dates et par chif-
fres. — « Louis XIV, nous dit-il, est né le 5 septem-
bre 1638; donc un bon tiers du dix-septième siècle était
déjà passé : il n'a commencé à régner réellement qu'après
la mort de Mazarin, c'est-à-dire en 1661, autre tiers. A
cette date, Molière, Bossuet, la Fontaine, avaienfde trente-
ciuq à quarante ans. Bacine et Boileau n'avaient plus rien
à apprendre. Madame de Sévigné n'est allée que fort peu à
la cour; le cardinal de Retz et la Rochefoucauld ont été
presque des ennemis personnels du grand roi. Fénelon,
venu un peu plus tard, a fait de chacun de ses ouvrages
une protestation permanente contre le gouvernement de
Louis XIV, qui l'appelait le plus bel esprit et le plus chimé-
rique de son royaume : la Bruyère vivait isolé et n'avait
aucun rapport avec le monarque. Quant à Pascal, Descar-
tes et Corneille, les vrais grands hommes du dix-septième
siècle, les deux premiers étaient morts, le troisième en était
à la phrase A'Agésttas et à' Attila. Par conséquent, l'in-
fluence de Louis XIV sur les grands écrivains de son siècle
est nulle; car les uns furent ses atnés, les autres échappè-
rent à l'ascendant qu'il exerçait sur son entourage ; il n'en-
seigna à aucun à avoir du génie et à écrire des chefs-
d'œuvre. »
Ici, on le voit, il y a deux choses à discuter, la date et
l'influence.
La date, M. Despois nous permettra de le lui dire, est
chose quelque peu puérile. Commençons par mettre à part
Descartes, Pascal et Corneille, et, pour être justes, ajou-
tons-y Balzac et Voiture. Ceux-là évidemment sont d'un
LES HISTORIENS DE LOUIS XIV. 289
groupe très-antérieur, très-étranger à Louis XIV. Qu'il soit
de mode aujourd'hui de les préférera ceux qui suivirent,
j'y consens; que, pour déprécier Louis XIV, on se prenne
d'une tendresse subite et bizarre pour Richelieu et même
pour Mazarin, je m'y résigne. Pourtant il n'y a là que le
glorieux berceau d'une littérature; la littérature elle-même
n'y est pas encore. Ces hommes illustres ont créé la lan-
gue française ; ils lui ont imprimé le cachet de leurs ro-
bustes génies; ils ont eu en partage l'originalité, la force
et la grandeur. Jamais aurore ne fut plus magnifique, mais
le jour viendra plus tard : le jour, quoi qu'on en puisse
dire, c'est Bossuet, c'estRacine, c'est Molière, c'est la Fon-
taine, c'est Sévigné, c'est Boileau, c'est Fénelon, c'est
Bourdaloue, c'est Hassillon, c'est la Bruyère, c'est ce
groupe incomparable qui, aux premiers dons de création
et d'initiative, ajoute le goût, la correction, l'élégance, la
régularité, la mesure, le sentiment de la perfection, le
culte réfléchi de la beauté, l'art, en un mot, substitué à l'é-
lan et le dirigeant sans l'amoindrir. Vous aurez beau faire,
vous aurez beau compulser les actes de naissance, celui-là
restera le contemporain de Louis XIV, et chaque rayon de
ces diverses gloires se confondra avec la sienne. Vous me
dites que Bossuet et Molière avaient quelques années de
plus que Louis XIV, que l'éducation de leur génie était faite
lorsque Mazarin est mort. Et que m'importe? Les Oraisom
funèbres, XHistoire universelle, les Variations^ le Misan-
thrope, Tartufe, les admirables farces, les délicieux diver-
tissements de Molière, ne sont-ils pas liés au grand règne
par des nœuds indissolubles? Vous figurez-vous Bossuet et
Molière sans Louis XIV pour s'incliner devant l'un et ap-
plaudir l'autre? Et Racine! Le regard de son roi est une
partie de son génie, et le jour où ce regard se détourne,
il languit et meurt. Ses tragédies les plus touchantes sont
17
290 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
pleines de ce monarque, qu'il aime et -qui l'encourage,
depuis Bérénice jusqu'à Esiher, cette œuvre exquise que
de bons juges ont préférée même à Athalie. Et Boileau! S'il
a mérité un reproche, c'est d'être un peu trop le Louis XIV
de l'art des vers, d'avoir voulu mettre dans la poésie la
régularité et l'étiquette que Louis XIV imposait à sa cour.
Cet esprit correct et sévère a-t-il jamais élé plus simple et
plus charmant que lorsqu il a de ce roi parlé comme V his-
toire ?
D'autres génies ont été plus indépendants, plus ori-
ginaux ; ils se sont isolés davantage de l'esprit du règne,
et il est facile de trouver çà et là dans leurs ouvrages une
satire à demi voilée des tendances du gouvernement. Geci
nous amène à la seconde question, la question d'influence,
De grâce, comment l'entendez -vous? Voudriez-vous par
hasard que Louis XIV se fût fait le précepteur des écrivains
de son temps, qu'il leur eût enseigné la prose et les vers,
qu'il eût dicté à la Fontaine les Animaux malades de la
peste, à Racine le récit de Théramène, à Boileau les Em-
barras de Paris, ù Molière les Femmes savantes ? C'est
alors que vous tonneriez, — et vous auriez raison ! — con-
tre l'abus de. cette discipline royale introduite dans l'art
comme dans l'armée, contre cette littérature uniforme, offi-
cielle, tirée au cordeau, entravant le libre essor et effaçant
l'originalité de tous ces divers talents ! L'honneur, l'honr
neur immortel de Louis XIV est d'avoir permis à tous ces
hommes si différents qui gravitaient autour de lui de res-
ter eux-mêmes, de garder leur physionomie et leur allure,
et de ne se faire reconnaître comme siens que par ces qua-
lités de noblesse, de simplicité et de grandeur, qui leur
donnent à tous, à travers d'extrêmes différences, un air de
famille et de parenté. Croyez-moi, le bon sens public ne
s'abuse pas lorsqu'il dit : le siècle de Louis XIV. C'est
\
LES HISTORIENS DE LOUIS XlV. 291
qu'en effet Louis X1Y a mérité d'être regardé comme le
centre de tout ce qui s'est fait, dit, écrit pour lui, par lui,
autour de lui. A ne consulter que le chiffre exact des da-
tes, Louis XV, né en 1710, roi en 1715, mort en 1774,
remplit bien mieux le dix-huitième siècle que son splen-
dide aïeul n'a rempli le dix-septième ; et pourtant qui
songe à dire : le siècle de Louis XV? C'est que, dans cette
nouvelle phase, on sent que tout est changé. La littérature
et la royauté se sont détachées Tune de l'autre ; il n'y a
plus entre elles cette solidarité, celte alliance dont elles
profitent toutes deux, et qui marquent dans la vie des so-
ciétés ces moments uniques, radieux, objets de l'éternel
regret de ceux qui aiment à la fois la monarchie et les let-
tres : deux affections qui, par bonheur, ne s'excluent pas !
Respectons ce que nous lègue le passé dans ce qu'il a de
plus majestueux et de plus illustre. Qu'un incorrigible gpût
de paradoxe ne nous ramène pas aux injustices et aux fo-
lies que nous commettions il y a trente ans. A cette épo-
que, c'était au nom de Shakspeare et de Schlegel que nous
démolissions L«uis XIV : cette tentative, après tout, ne nous
a fait ni honneur ni profit. Aujourd'hui, si on la recom-
mençait, ce serait au nom de je ne sais quel nivellement
démocratique, qui n'a pas porté non plus des fruits bien
savoureux ni bien sains. Tant qu'un fils de famille se borne
à gaspiller son patrimoine, à se compromettre par des pro-
fusions imprudentes, à vivre dans le désordre et le dé-
cousu, à se dégoûter le lendemain de ce qu'il a aimé la
veille, on peut encore n'en pas désespérer : mais le jour où,
pour échapper à des reproches muets, à des comparaisons
humiliantes, à des souvenirs importuns, il jette ou déchire
les portraits de ses ancêtres, ce jour-là l'on peut conclure
à la dégradation complète, à l'impénitence finale.
HONORÉ DE BALZAC
A PROPOS DE
MM. CLÉMENT DE RIS ET ARMAND BASCHET
Il faut s'y résigner, il y a aujourd'hui des critiques qui
ne s'appellent plus Sainte-Beuve et Gustave Planche, comme
il y a des poètes et des conteurs qui ne s'appellent plus
Victor Hugo ou Lamartine, Alfrecf de Musset ou George
Sand. Pourtant ce passage d'une génération littéraire à
l'autre n'est jamais si brusque ni si absolu qu'on ne recon-
naisse, dans celle qui suit, les débris ou les traces de celle
qui précède. De même que le premier soin des parvenus,
une fois leur fortune faite, est de se chercher des ancêtres,
de même aussi, en littérature, ceux qui arrivent ou se
croient arrivés ne manquent pas de choisir," dans le passé
d'hier, de quoi établir leur^llialioii, fixer leurs points de
départ, déterminer leur but, se rattachera une école, à une
• Portraits à la plume. — Honore de Balzac.
H. DE BALZAC. 295
œuvre ou à un nom. Parfois même, grâce à ce goût de
réaction qui est un des caractères distinctifs, sinon de l'es-
prit humain, au moins de l'esprit français, il leur arrive de
réhabiliter, de glorifier, d'exalter outre mesure ceux que
leurs adversaires avaient le plus discutés, contestés et atta-
qués. C'est ce qui a lieu en ce moment pour M. de Balzac.
Nul n'a mieux justifié que lui le mot célèbre de Victor Hug* :
« Voulez-vous avoir raison demain? mourez aujourd'hui!»
— De son vivant, des bizarreries de caractère, des inéga-
lités de talent, des prétentions trop légitimes à cette fé-
condité superlative que d'autres ont dépassée depuis, des
preuves fréquentes d'une absence complète de sens moral,
d'interminables querelles avec les éditeurs, les revues, les
journaux et les libraires, des allures de Chicaneau littéraire
peu compatibles avec la dignité des lettres, et aussi, — car
il faut tout dire, — un dédain profond, une antipathie su-
perbe pour ce parti radical, révolutionnaire, à qui nous
laissions alors le privilège de distribuer à sa guise la gloire
et le ridicule, tout cela, sans rien ôter à la célébrité
bruyante de M. de Balzac, le maintenait dans une situation
mixte, équivoque, indéfinie, entre l'hommage et le sar-
casme, entre l'admiration et le doute, entre l'aveu de ses
facultés éclatantes et le regret de lui en voir faire un mau-
vais usage. A présent, tout est changé : homme d'un talent
immense, mais compliqué et inquiétant aux yeux de ses
contemporains, M. de Balzac est devenu, pour les jeunes
gens qui se pressent autour de son monument inachevé, un
homme de génie, un révélateur, un maître, un modèle : il a
des commentateurs et des scoliastes comme Homère et
comme le Dante. Toute notre petite école àe réalistes se pré-
tend arrière-nièce de l'auteur des Parents pauvres, et c'est
en effet, si l'on s'en tient au titre, l'œuvre qui peut le mieux
servir à désigner sa parenté. Un de mes récents articles, qui
•294 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
contenait une page un peu sévère sur M. de Balzac, m'a
valu des réclamations amicales de plusieurs de ses admi-
rateurs, et, ce qui est beaucoup plus grave, de quelques-
unes de ses admiratrices. En même temps, voici deux jeu-
nes volumes qui m'arrivent comme pour rouvrir la lice et
accepter le tournoi en l'honneur de l'illustre romancier ;
l'un consacré tout entier à sa gloire, l'autre se terminant
par une étude qui est presque un panégyrique ; si bien que,
pour rendre compte de ces deux ouvrages et relever ce gant,
brodé peut-être par la duchesse de Langeais ou madame
de Mortsauf, je suis forcé, — quel désavantage! — de ri-
poster par un sermon; et, pour que rien ne manque à la
ressemblance, mon sermon finira par une quête.
Je veux d'abord dire un mot des Portraits à la plume
de H. Clément de Ris. Si M. de Balzac y figure, il n'y est
pas seul, et Ton doit rendre justice aux intentions qui se
révèlent dans ce livre. L'auteur, c'est lui qui nous le dit
dans sa trop courte préface, a été frappé, comme tous les
esprits sages, des tristes avortements de la littérature ro-
mantique d'il y a trente ans. 11 attribue avec raison cette
défaillance au culte exagéré de la forme, et il veut prendre
parti pour l'école des idées contre celle des mots. — On ne
peut qu'applaudir à cette résolution, d'autant plus méri-
toire chez M. Clément de Ris, que, parle milieu où il vit,
le groupe auquel il tient, les amitiés qu'il proclame et les
recueils où il écrit, on pouvait le croire plus éloigné de
cette noble bannière du spiritualisme dans l'art. Mais est-
il bien sûr que l'ensemble de son livre réponde parfaite-
ment au programme inscrit sur sa première page, et que le
vieil homme, ou, si Ton veut, l'homme trop nouveau, ne
s'y trahisse pas par bien des échappées et des rechutes? Si
M. Clément de Ris était résolument et sans réserve le cham-
pion de l'esprit contre la matière, de l'idée contre le mot,
H. 1>E BALZAC. 2!Ki
du sentiment contre l'image, serait-il aussi indulgent pour
M. Théophile Gautier? se contenterait-il de discuter, au lieu
de la flétrir, cette œuvre immonde qu'on appelle Mademoi-
selle de Maupin? Après avoir rendu de vifs et légitimes
hommages à M. de Musset, à M. Octave Feuillet, à M. Henri
Mûrger, ne croirait -il pas en gâter ou en amoindrir l'ef-
fet en ayant Pair de placer sur la même ligne MM, Arsène
Houssaye et Alphonse Kurr? Enfin aurait-il réimprimé son
article contre M. Saint-Marc Girardin, article qu'on dirait
écrit par le rapin le plus chevelu de la littérature Champ-
fleury? Quoi! vous touchez du doigt les plaies de Part con-
temporain, et vous outragez un de ses meilleurs, un de ses
plus aimables médecins? vous mesurez du regard le mal
que nous a fait, depuis trente ans, l'humiliation perpé-
tuelle du sentiment et de la pensée au profit de la fantaisie
et de la ciselure, et vous attaquez l'homme qui a mis dans
son enseignement écrit ou parlé le plus de sentiments vrais
et de pensées justes? Hélas ! que votre orthodoxie de fraî-
che date est encore voisine du schisme et de l'hérésie !
Ce défaut d'unité et de consistance ne m'empêche pas de
reconnaître d'excellentes parties dans le livre de M. Clé-
ment de Ris. Ainsi, pour rentrer dans le vif de mon sujet, il
s'en faut de bien peu que son étude sur M. de Balzac ne
soit un modèle 'd'équité. II suffirait d'amortir çà et là quel-
ques éloges, d'accentuer quelques critiques, pour que ce
portrait fût à la fois très-fin et très ressemblant. Seulement,
quand on prétend à une part dans la direction du goût pu-
blic, il y a de petits détails d'histoire littéraire qu'il n'est
pas permis d'ignorer; et, sans attacher à ma remarque plus
d'importance qu'elle n'en mérite, je rappellerai à M. Clé-
ment de Ris que ce n'est pas le duc de Béthune, mais le
chevalier de Rohau qui fit donner par ses gens des coups
de bâton â Voltaire : suum cuique.
'296 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
Me voici en présence de H. Armand Baschet, le spirituel
historiographe de H. de Balzac. Ici l'admiration coule à
pleins bords; elle a ces ardeurs juvéniles qui ne sont ni
sans excuse ni sans grâce, même quand elles paraissent
excessives et irréfléchies. L'enthousiasme, on le sait, est
un des plus heureux dons de la jeunesse : jnieux vaut le
mal appliquer que l'éteindre ; mieux valent les jeunes gens
qui dressent des statues que ceux qui en abattent. M. Bas-
chet n'eût- il fait que nous fournir cet utile sujet d'étude,
— une imagination de vingt ans, vive et sincère, se lais-
sant surprendre et gagner par ce magnétisme bizarre qui
est le genre d'influence et de charme particulier à M. de
Balzac ; attirée vers lui comme l'oiseau vers l'alligator, et
y absorbant ses impressions naturelles pour leur substi-
tuer le monde factice créé par ce cerveau puissant, mais
déréglé, — ne nous eût-il, je le répète, offert que ce cu-
rieux spectacle, ce serait assez pour mériter qu'on s'occupe
de son livre, et qu'on en fasse une des pièces essentielles
du procès encore pendant entre les détracteurs et les fa-
natiques de l'auteur d'Eugénie Grandet. Je sais d'ailleurs
que H. Armand Baschet, mécontent de la première forme
donnée à son œuvre, se prépare à la refondre, et qu'il
nous demande à tous, pour ce nouveau travail, des maté-
riaux et des renseignements. Qu'il me permette donc quel-
ques réflexions inspirées par la lecture attentive des ou-
vrages de son héros. Je ne te convertirai pas, mais je le
prie de se souvenir que l'enthousiasme, qui sied si bien à
son âge, conviendrait beaucoup moins au mien, et que nous
restons tous deux dans nos rôles.
Parmi les nombreux moyens que l'esprit de l'homme
possède pour s'égarer, il en est deux qui sembleraient de-
voir s'exclure, et qui pourtant se touchent de bien plus
près qu'on ne pense : le sensualisme et le mysticisme. On
rVf
H. DE BALZAC 297
croirait, au premier abord, que l'âme, parvenant à se dé-
tacher de tous les liens d'ici-bas, nageant dans les régions
ethérées, absorbée dans le sein de Dieu et devenant elle-
même une portion de la Divinité , est à mille lieues des
grossières suggestions de la matière. Erreur! il n'est pas
donné à l'homme de rompre l'équilibre de ses facultés
sans que toutes perdent également le sentiment de leurs
limites. Le rêveur qui, dans ses séraphiques extases, se
croit en possession de Dieu, ne tarde pas à se croire Dieu.
Peut-être, s'il est vraiment pieux et sincère, se débattra-
t-il contre cette conclusion logique; il s'imaginera ne divi-
niser en lui et n'adorer que cette émanation céleste dont il
possède l'intimité et le privilège ; il s'efforcera de ne déifier
que son âme. Hais le gros des disciples et des néophytes,
moins pur et moins délicat, déifiera l'être tout entier, ses
sens, ses convoitises, ses fantaisies, ses caprices. Il est fa-
cile de comprendre tout ce que cette alliance inévitable du
sensualisme et du mysticisme a de dissolvant et de funeste
en un temps comme le nôtre, à la fois agité et blasé, posi-
tif et chimérique, rempli de fièvres et de lassitudes, dédai-
gneux du nécessaire, amoureux du superflu, et ravi de
pouvoir placer ses instincts et ses raffinements matériels
sous l'invocation d'une croyance commode qui caresse
l'orgueil sans gêner la conscience ni assujettir la volonté.
Eh bien! c'est à cette double tendance que répond M. de
Balzac; il est sensuel et il est mystique; il donne une main
à Swedemborg, l'autre à Cabanis : le même paquet de plu-
mes lui sert à écrire Sèraphita, Louis Lambert, — et la Phy-
siologie du mariage, les Contes drolatiques. Génie immo-
déré et malsain, il flatte, il chatouille, il surexcite en nous
l'appétit et la rêverie, le côté bestial et le côté extatique,
Y ange et la bête, sans s'occuper de l'homme, qui est au
milieu, et que le vrai moraliste a soin de tenir également
17.
♦8 ' CAUSERIES LITTÉRAIRES.
oigne de ces deux extrêmes. Je me hàle d'ajouter que
alzac mystique est beaucoup moins dangereux que Balzac
insuel. Dieu merci! Louis Lambert, et surtout Séraphita,
loi qu'en disent les panégyristes, sont des livres trop
inuyeux pour exercer de grands ravages. Mais la Physio-
gie du mariage! et les Contes drolatiques! et la Tor-
lle! et les Parents pauvres! Est-ce bien sérieusement
îe M. Armand Baschet et même M. Clément de Ris con-
stent l'immoralité de ces ouvrages? S'il suffit, pour inno-
nter un livre, de crier au rigorisme, à la pruderie, aux
rpocrisies de salon, aux exagérations de sacristie, le pro-
dé est bien simple et le moyen bien facile. Seulement,
enez garde; d'échelon en échelon, vous arriverez, par
tte méthode, à délivrer au marquis de Sade un certificat
honnêteté. Quant à moi, j'appelle immorale toute œuvre
ite pour troubler les âmes pures et pour complaire aux
les corrompues; et si l'on ne peut pas même invoquer,
guise de circonstances atténuantes, ta naïveté gros-
ire de l'époque où elle s'est produite, ou la naïveté
imesautière de l'homme qui Ta écrite, je dis que l'au-
ir de cette œuvre est doublement, triplement impardon-
ble. Ce qu'on peut alléguer de plus favorable à M. de
lzac, c'est que le sens moral n'existait pas chez lui, ou,
eux encore, que l'excès de production et de travail ame-
it dans son esprit une sorte de vertige qui déplaçait et
uleversait à ses yeux non-seulement les notions du sim-
?, du raisonnable et du vrai dans le domaine de l'art,
lis encore les conditions du bien et du mal dans le do-
nne de la conscience. Celte fascination étrange qu'il
erçait sur les autres réagissait sur lui-même, et le ren-
it incapable de discerner où devait s'arrêter sa plume,
it en matière de morale, soit en matière de goût. Ceci
cuserait tout au plus ses intentions sans amoindrir le
H. DE*BAL«AC. 299
mal qu'il a fait. L'homme ivre qui commet un meurtre est
assurément moins coupable que l'assassin de sang-froid;
mais sa victime n'est pas moins morte.
Si de cette immoralité générale nous passons à une appli-
cation plus directe, plus contemporaine t nous trouverons
dans les œuvres de M. de Balzac un aliment, et, pour ainsi
parler, une note correspondante à tous les vices* à toutes les
erreurs particulières à notre époque. Ce culte du succès,
de la fortune, de l'or rapidement acquis, du luxe folle-
ment exagéré, de ces existences démesurées, fabuleuses,
excessives, où la puissance de l'homme semble un défi jeté
à la puissance divine, je le rencontre, à toutes les pages,
dans les Illusions perdues, dans Un grand homme de pro-
vince à Paris, dans le Père Goriot, dans tous ces types
auxquels Fauteur s'est efforcé de donner la réalité de per-
sonnages historiques, de Marsay, Rastignac, Lueien de
Rubempré, Vandencsse. Cette propension dangereuse à
rêver quelque chose de plus élevé que le devoir et de plus
chaste que ta vertu, à jouer avec la passion comme avec un
tigre dompté, à lui dire comme Dieu aux flots de la mer :
Tu niras pas plus loin, et à lui accorder la moitié de ce
qu'elle demande, pour avoir le droit de s'enorgueillir de
ce qu on lui refuse, j'en aperçois le reflet dans la Femme
de trente ans, dans VAmour à Saint-Thomas- d'Aquin,
dans X Histoire des Treize, chez la duchesse de Langeais,
chez madame de Bauséant, et surtout chez cette impossible
madame de Mortsauf, beaucoup trop vantée par les admi-
rateurs du Lys dans la Vallée. Celte facilité à croire que,
parmi les forces que la société refuse d'employer, il en est
d'immenses, de magnifiques, qui sauveraient l'Etat et ré-
généreraient le monde ; que nos écoles et nos mansardes,
nos ateliers et nos trottoirs regorgent d'hommes politiques
qui n'ont d'autre défaut que leur jeunesse, et qui dépas-
300 . CAUSERIES LITTÉRAIRES.
seraient de bien loin les Pitt et les Canning, les VNlèle et les
Martignac, cette facilité funeste, absurde, qui nous a rendus
si accommodants en fait d'opposition et d'émeute, je la re-
connais, trait pour trait, dans les Rabourdin, les Michel
Chrestien, les Harcas, hommes de dix pieds de haut, à
qui il ne manque qu'un portefeuille pour prodiguer à la
France toutes les prospérités et toutes les gloires. Plus
heureuse que la partie romanesque de l'œuvre de M. de
Balzac, cette partie politique a pu se croire un moment
transportée dans la vie réelle. La révolution de Février en
a été le commentaire en action, et s'est chargée de mettre
en lumière tous ces milliers de Michel Chrestien, de Mar-
cas et de Rabourdin ; or, il s'est trouvé qu'après avoir fait
passer, pendant quelques mois, le pouvoir entre les mains
de jeunes gens tels que MM. Dupont (de l'Eure), Arago,
Lamartine et G rémieux, cette féconde révolution a produit,
en définitive... M. de Falloux! c'est-à-dire un jeune roya-
liste d'un grand cœur et d'un grand talent, qui n'avait rien
de commun avec le sublime Marcas, et qui, dans toute
société régulière, n'en aurait pas moins fait son chemin.
Nous voilà bien loin de M. de Balzac. L'espace me man-
que pour suivre et signaler, dans chacun de ses romans,
ces germes de dissolution morale, intellectuelle, politique,
sociale, pour lesquels notre époque n'a été qu'un terrain
trop fertile et trop bien préparé. Resterait à traiter la ques-
tion littéraire ; mais celle-là est tout aussi vaste, et je la
sens déjà déborder mon cadre.
A coup sûr, il serait injuste ou plutôt insensé de refu-
ser à M. de Balzac quelques-unes des qualités du génie :
ta patience, la force, la persévérance, l'intuition pénétrante
et profonde, et surtout la faculté de donner la vie à tout ce
qu'il touche, depuis les personnages qu'il invente jus-
qu'aux maisons où il les loge ; mais il manque d'autres
H. DE BALZAC. 504
qualités non. moins essentielles : le goût, la proportion, la
mesure, le naturel, Fart de s'arrêter à ce moment précis,
unique, décisif, où l'effet s'altère en se grossissant, où la
situation se gâte en se prolongeant, où l'analyse se change
en alchimie, l'observateur en maniaque et le voyant en vi-
sionnaire. On a dit avec raison qu'il y avait deux hommes
en M. de Balzac : l'un, artiste supérieur, conteur incompa-
rable, hardi et heureux trouveur; l'autre, tout à côté,
occupé à pousser au noir le dessin primitif, à entortiller
l'invention originale, à importer dans le récit et la descrip-
tion, dans la digression et le dialogue, je ne sais quoi de
subtil, d'embarrassé et de pénible qui sent la retouche et la
surcharge. M. de Balzac est-il vrai? Oui, mais d'une vérité
relative, accidentelle, locale, qui réside dans le détail plu-
tôt que dans l'ensemble. Ainsi, dans une de ses plus at-
trayantes histoires, la Fleur des Pois, les deux notaires,
Mathias et Solonet, sont admirablement vrais ; les figures
principales, madame Évangelista, Nathalie, Paul de Ma-
nerville, Henri de Marsay, sont d'une fausseté désespérante.
Ainsi, dans les Illusions perdues, la peinture du monde
aristocratique d'Angoulême (les Lototte, les Fifine, les As-
tolphe, les Lili) n'est qu'une mauvaise caricature ; le ro-
man ne commence à être vrai que dans les cinquante der-
nières pages, c'est-à-dire lorsque les deux héros, Lu-
cien et madame de Bargeton, arrivés ensemble à Paris,
s'y comparent mutuellement aux gens d'esprit et aux jolies
femmes qu'ils rencontrent, et s'y renient Ftan l'autre avec
toute la dureté de Pégoïsme romanesque. Je pourrais multi-
plier ces citations à l'infini; mais je m'arrête : je ne fais pas
une étude sur M. de Balzac, je résume à la hâte quelques
objections propres à tempérer l'enthousiasme de ses bio-
graphes. Et que serait-ce si j'abordais tout ce côté intolé-
rable et inintelligible de son œuvre, les Nucingen, les Gob-
50 c 2 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
seck, les Gigonnet, ces ténébreuses régions de l'usure, de
la lettre de change et des industries clandestines, où fau-
teur rivalise de compétence et de procédé didactique avec
4es procureurs, les huissiers et les recors, mais qui attris-
tent de leur fastidieux voisinage ses plus charmantes créa-
tions? Que serait-ce, enfin, si je parlais de son style? Non
pas qu'il n'y ait çà et là, dans ses bons romans, de très-
belles, pages : mais tout auprès, quel encombrement ! que de
phrases estropiées! que de pages hydropiques ! que d'obs-
curités! que d'afféteries! que d'emphase! que de néolo-
gismes inacceptables! que de métaphores incohérentes! que
d'analogies impossibles ! sous cette richesse apparente,
que d'embarras et de gène ' Quelle fatigue pour arriver à
faire moins bien en voulant mieux faire, à tout embrouil-
ler en voulant tout dire? Ce style est comme un vin qui dé-
pose; allez au fond, vous trouvez la lie. Est-ce ainsi, je"
vous le demande, qu'écrivent, non pas Pascal et Bossuet,
Rousseau et Voltaire, mais nos contemporains, MM. Cousin.
Guizot, Vitet, Mignet, Villemain, Mérimée? Et dites-moi si
en leur comparant M. de Balzac, il est possible de l'appeler
un grand écrivain?
Voilà mon sermon fini, maintenant voici ma quête.
M. Armand Baschet, je l'ai déjà dit, encouragé par le suc-
cès de son ouvrage, en prépare une seconde édition, ou
plutôt il se propose de le refondre en entier et d'ajouter à
son élude biographique et littéraire toute une correspon-
dance inédite, destinée à jeter un jour nouveau sur cette
vie extraordinaire et cette physionomie étrange. Pour lui
rendre plus facile cette partie de sa tâche, je viens faire,
en son nom, un appel européen à tous ceux, et surtout à
toutes celles qui possèdent des lettres du célèbre romancier.
11 est bien entendu que nous ne leur demandons pas de se
dessaisir de ces précieux autographes, mais seulement
H. DE BALZAC. 50"»
*
d'en envoyer une copie à l'éditeur de M. Baschet. C'est aux
femmes que nous nous adressons avec le plus de confiance,
et, pour être plus dignes de leurs libéralités, nous nous enga-
geons à ignorer leur âge, ou, si le hasard nous l'apprend, à
n'en parler à personne. On conçoit aisément tout ce que ce
supplément épistolaire peut ajouter de piquant à un travail
sur M. de Balzac. Autant je serais fâché de voir les jeunes
gens le prendre pour professeur de morale et de style, autant
on doit désirer, à titre de document, tout ce qui peut servir
à recomposer d'une façon à la fois exacte et familière cette
figure que la littérature française n'a pas le droit de bannir
de sa galerie : si je conteste le monument, je souscris au
portrait ; si je suis revêche au panégyrique, je serai avide
des Mémoires. Que M. Baschet nous donne donc les Mé-
moires d'Honoré de Balzac ; qu'il y mêle, comme pièces
justificatives, cette correspondance aujourd'hui éparse en
Europe, et qui, réunie sous sa main, serait à Eugénie
Grandet et à Balthazar Ciaes ce que la correspondance de
Voltaire est à Zadig et à Candide; qu'il tienne compte,
dans l'ensemble de son œuvre, de ces restrictions et de ces
réserves que soulèvera toujours, auprès des esprits sages,
le nom de H. de Balzac; et, au lieu d'un hommage juvénile
à une gloire contestable, il nous aura .donné un excellent
livre, plein d'éclaircissements curieux et authentiques sur
la plus prodigieuse existence littéraire d'une époque dont
la destinée bizarre a été de tout conquérir et de tout gaspil-
ler, de tout posséder et de tout perdre.
i
LA MUSE POPULAIRE EN PROVENCE
RÉVEIL DE LA POÉSIE PROVENÇALE
LE DERNIER CONGRÈS DES TROURADOURS
M. ROUMANILLE *
Je voudrais, de loin en loin, sans en abuser, et sans
donner à mes sympathies un faux air d'enthousiasme, ap-
peler l'attention sur ce réveil de la poésie provençale, qui
contraste si singulièrement avec les tendances générales
d'une société dont le génie centralisateur est encore se-
condé par la rapidité des communications, le mouvement
des idées, l'accroissement des industries, et l'inévitable
abandon des mœurs, des traditions, des physionomies lo-
cales. Ressusciter une langue qu'on ne parle que de Mar-
seille à Montélimart, au moment même où s'achève le che-
min qui placera Marseille à huit heures de Lyon et à vingt
* lt Sounjarello. — La Port dau bon Dieu.
LA MUSE POPULAIRE EN PROVENCE. 305
heures de Paris, n'est-ce pas un anachronisme et un con-
tre-sens? Eh bien ! non ! Sans conter l'esprit de réaction qui
n'abdique jamais, et qui se débat contre les idées envahis-
santes tant qu'il lui reste un coin pour s'y blottir, on peut
dire, et je crois l'avoir déjà dit, que ces résurrections du
passé sont surtout possibles, acceptées, sûres de rencon-
trer accueil et succès, aux époques où ce passé n'effraye
plus personne, et, dans ses conditions essentielles, semble
décidément vaincu. Un de ces spirituels troubadours (ils le
sont tous), M. Gaut, a cru devoir, en rendant compte de
la dernière séance de ce poétique congrès, protester, en
son nom et au nom de ses collègues, contre toute pensée
de retour à l'ancien régime, contre tout désir de ramener
la féodalité par le patois. Cette précaution était superflue :
à ceux qui n'avaient pas craint de formuler cet étrange
soupçon, il aurait pu répondre que ces innocentes fêtes de
la Muse provençale, ce pacifique et agréable tournoi des
trouvères de 1855, ces jeux floraux de la poésie indigène,
présidés'par le préfet, le maire, la gendarmerie., et pavoi-
ses de drapeaux tricolores, étaient la preuve que tout le
monde regardait comme fini le procès entre la féodalité et
l'égalité, entre l'ancien régime et le nouveau.
... Et le combat finit faute de combattants,
pourrait-on ajouter pour rassurer tout à fait ces farouches
ennemis de la dfme et de la corvée, sournoisement dégui-
sées en élégies, en idylles et en virelais. Et même remar-
quez ceci, car tout se tient et s'enchaîne à travers les
contradictions apparentes : le rôle de la poésie est d'adou-
cir les mœurs, de rasséréner les âmes, de maintenir les
imaginations dans ces sphères élevées, paisibles, délicates,
idéales, où tout s'ennoblit et s'épure. Cette mission civili-
'H
506 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
satrice, les troubadours des douzième et treizième siècles
la remplissaient, lorsque leurs chansons amoureuses et
charmantes, s' élevant tout à coup au milieu des ténèbres
de la barbarie et du moyen âge, créaient une sorte de
chevalerie mélodieuse et sentimentale, sœur cadette de la
chevalerie active et militante. Les troubadours actuels peu-
vent, sans trop d'outrecuidance, se proposer un but ana-
logue ; ils peuvent lutter contre l'extrême civilisation comme
leurs devanciers luttaient contre l'extrême barbarie. Dans
ce triomphe universel des intérêts positifs, des découvertes
matérielles, des Genséric et des Attila de la spéculation
et de l'agiotage, triomphe qui a aussi ses duretés, ses fu-
reurs brutales, ses ivresses sauvages, ses massacres et ses
victimes, nos modernes Raimbaud, nos Bertrand de Boni,
nos Bernard de Ventadour, ont le droit d'intervenir, de
demander à leur époque quelques minutes d'audience, de
mêler un peu d'harmonie, de sentiment et d'élégance au
bruit des forges ou des sacs d'écus, et d'adoucir, non plus
les rudes âpretés d'une société qui commence, mais les
cruautés polies d'une société qui finit. Cette tâche, on le
voit, a sa dignité et son charme, et ils la rendent plus effi-
cace et plus populaire en persistant dans l'idiome local.
S'ils écrivaient en français, leurs vers perdraient immédia-
tement leurs grâces originales et naturelles pour y substi-
tuer ce je ne sais quoi d'académique, de guindé et de
vide, qui est le caractère de la poésie française quand elle
n'est pas excellente ; ils ressembleraient à de fraîches et
jolies, Arlésiennes affublées de chapeaux à plumes et de
robes à volants. Ceux d'entre eux qui feraient des choses
médiocres seraient insupportables ; ceux qui réussiraient,
entraînés bientôt par l'irrésistible aimant, iraient à Paris,
s'y absorberaient, et deviendraient, hélas! comme nous
tous, membres de la Société des gens de lettres.
LA MUSE POPULAIRE EN PROVENCE. 307
Paf malheur, toute médaille a son revers, et nous ren-
controns ici l'objection collective qu'on peut adresser à ce
rassemblement de troubadours. Tant qu'il s'est agi de
Jasmin tout seul, on a dit : Jasmin a du génie, ce qui est
rare, mais ce qui peut arriver à un Gascon et à un coiffeur,
tout comme à un enfant de Mâcon ou de Paris. On a donc
accepté sans restriction le génie de Jasmin, et, l'engoue-
ment de quelques salons se mettant de la partie, peu s'en
est fallu qu'on ne le proclamât supérieur à Lamartine et à
Victor Hugo. Mais, maintenant, voici qui se complique. En
trois ans, trois départements du Midi ont vu éclore des
centaines de poêles, et, si Ton en croit le bulletin de leur
Roumavagi ou congrès annuel, ils ont fait assaut de verve,
de talent, de fraîcheur, en un mot, de belle et bonne poésie.
Celui-ci a lu une élégie délicieuse; celui-là, une fable digne
de la Fontaine; cet autre, une ode magnifique, et, ainsi de
suite : partout le fortemque Gyan, fortemque Cloanthum,
de Virgile. Or, recrutez dans les quatre-vingt-trois autres
départements, la Corse et l'Algérie non comprises, tout le
contingent de poètes qu'ils peuvent fournir; demandez-leur
à tous de vous lire une pièce, et si, dans le nombre, il y
en a huit ou dix de belles, nous aurons lieu de nous tenir
pour très-heureux et très-riches. Doù vient cette diffé-
rence? Évidemment cette brillante pléiade, groupée avec
amour autour de la Muse méridionale, qu'elle fait sortir de
sa tombe où la scellaient six siècles d'oubli, recueille les
avantages et subit les inconvénients des langues mortes.
Il en est de ses vers comme des vers latins du père Rapin
ou du père^Vanière. Pourvu que les dilettantes, les érudits
du patois y retrouvent le tour, le sentiment, l'image ap-
propriés au génie de cette langue, pourvu que des traits de
couleur locale y viennent réveiller l'attention, que la vie
rustique de nos provinces s'y reflète avec exactitude, il
508 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
n'en faut pas davantage. L'intérêt et le piquant de la plu-
part de ces pièces résident dans le perpétuel effort du
poète pour rester à la fois poétique et populaire, agreste
et lettré, pour élever son œuvre à des conditions d'élégance
et de culture littéraire sans lui faire perdre le goût du ter-
roir et la saveur originale. Qu'il réussisse à combiner, à
dose convenable, ces deux éléments divers, qu'on aperçoive
sans cesse la collerette et le pourpoint du troubadour sous
la blouse du métayer ou la veste de l'artisan, et on le tien-
dra quitte du reste. Dès lors, ce n'est plus qu'un jeu d'es-
prit, fort attrayant pour les initiés, mais dispensé d'obéir
aux lois suprêmes de la poésie véritable : la nouveauté et
la vie! C'est l'honneur et recueil, la gloire et l'infirmité
de la poésie française, que, parlant. la langue universelle,
se mesurant au grand jour avec des sentiments et des
idées qui ont fait le tour du monde et produit d'admirables
chefs*d'œuvre, elle soit forcée, pour se faire écouter, de
dire ce que personne n'a dit, ou de dire, mieux que per-
sonne, ce que nous bégayons tous. Bien peu de gens y
parviennent; mais aussi, lorsqu'on y parvient, on s'appelle
André Chénier ou Lamartine, Victor Hugo ou Alfred de
Musset.
Pourtant, plus je suis disposé à croire qu'on peut culti-
ver avec succès la poésie provençale sans être précisément
un poète, plus je dois rendre hommage à ceux en qui se
révèle assez d'inspiration et d'originalité pour prouver
qu'ils pourraient écrire d'excellents vers français, s'ils
n'avaient aspiré à descendre. C'est ainsi que, dans ce Rou-
mavagi, on a signalé la Mort du Capoulier (chef des mois-
sonneurs), par M. Mistral, et la Mort du Mineur, par Ma-
thieu Lacroix, simple maçon de la Grande-Combe, que je
louerais davantage si son talent et son triomphe ne me
faisaient invinciblement songer à cette quantité d'ouvriers,
LA MUSE POPULAIRE EN PROVENCE. 509
de potiers, de cordonniers, de corroyeurs, de tisserands
et de menuisiers qui devaient, d'après Sand et l'école so-
cialiste, nous écraser de leurs merveilles poétiques, et en
remontrer à tous les pauvres rimailleurs, atteints et con-
vaincus d'avoir fait leurs classes et de porter un habit.
Mais celui qui, au milieu de ses nombreux émules, se dé-
tache de la façon la plus vive, et à qui Ton peut le mieux
appliquer le primus inter pares, celui dont la physionomie
et le talent unissent, dans le plus gracieux ensemble, ce
double trait de simplicité rustique et de culture littéraire,
c'est M. Roumanille. Selon moi, il ne manque à M. Rouma-
nille, pour être tout à fait le Jasmin de notre Midi proven-
çal, fort différent du Midi languedocien et gascon, que le
patronage de trois ou quatre académiciens ; j'ajouterais :
et un peu de charlatanisme, si je ne craignais d'être traité
de sacrilège par l'illustre coiffeur agenais et ses fervents
admirateurs.
Je connais peu d'existences plus pures et plus nobles
que celle de Roumanille. Pendant les années d'agitation
et d'angoisses qui suivirent la révolution de Février, et où
la fièvre démocratique, chauffée au feu des imaginations
méridionales, propageait dans nos campagnes, sous leurs
formes les plus brutales, toutes les théories communistes,
Roumanille, fils d'un jardinier et modeste employé dans
une imprimerie d'Avignon, renonçant aux douces familia-
rités de sa Muse bien-aimée, se mit à écrire en provençal,
de petits livres populaires qui firent plus, dans nos dépar-
tements, pour la cause de l'ordre et du bon sens, que toutes
les publications de la rue de Poitiers. Rien n'égalait la
verve, la sève, l'entrain tour à tour sérieux et goguenard
de ces écrits de Roumanille : Li Club, (les Clubs), Li Par-
téjaire (les Partageux), Qmn dévé, fan paga (Quand vous
devez, il faut payer), Un Rouge et un Blanc; La Férigoulo
310 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
(le Thym) : ce dernier titre mérite explication. Comme le
thym est une fleur de montagne, nos montagnards avaient
trouvé ingénieux d'en faire leur emblème, eft ce calembour
démagogique avait momentanément compromis cette jolie
plante que Janot Lapin aimait tant, et qui sent si bon. Rou-
manillè s'emparait de leurs emblèmes, de leurs devises,
de leurs chansons, de leurs facéties ridicules ou sinistres ;
il leur ripostait dans leur langue, leur jetait à la figure
des poignées de sel provençal et mettait les rieurs de son
côté.
Depuis que le calme t'est rétabli, au moins à la surface,
et que les espérances de nos communistes sont supprimées
ou ajournées, Roumanille est revenu à la poésie. C'est lui
(jui a pris l'initiative de ce grand mouvement dont je par-
lais tout à l'heure, et qui, après avoir fait un appel à tous
ses confrères du Comtat et de la Provence, a réuni leurs
œuvres et les siennes dans un charmant recueil intitulé Li
Prouvençalo. Ce volume a fait son chemin parmi les éru-
dits et les lettrés, et M. Saint-René Taillandier, un des
collaborateurs les plus distingués de la Revue des Deux-
Mondes, n'a pas dédaigné d'y mettre une préface, remar-
quable morceau de critique, excellent mémoire à consulter
sur les titres de noblesse de ce pauvre patois qui est de-
venu gardeur de moutons après avoir régenté les cours
d'amour, interprété la gaie science, manié le luth et la
mandoline, pendant que le français, ce parvenu d'hier, se
débattait encore dans ses langes.
Aujourd'hui Roumanille nous offre deux nouveaux poè-
mes : li Sounjarello (les Rêveuses), et la Part daubon Dieu
(la Part du bon Dieu).
Rien de plus frais et de plus touchant que li Sounjarello.
C'est fête au village, une fête méridionale, qui a pour or-
chestre le tambourin, et pour lustre le soleil. Le ciel est
LA MUSE POPULAIRE EN PROVENCE. 311
bleu, et là-bas, derrière un rideau de pins et de tamaris, on
aperçoit, comme une ligne d'azur, la mer, dont le vague
murmure se mêle aux cris de joie, et dont la brise attiédie
cueille les gouttes de sueur sur le front hàlé des danseuses.
Au milieu de la joie générale, deux jeunes filles, deux
belles rêveuses, se tiennent à l'écart, Marguerite etLélète :
c'est que le bonheur cherche la solitude comme le chagrin;
et Marguerite est si triste I et Lélète est si heureuse ! Le
fiancé de Tune, brave maçon épuisé de travail, a fini par
tomber malade, et la cloche sonne ses heures d'agonie. Le
fiancé de l'autre, intrépide marin, doit revenir dans trois
jours, et l'on a déjà signalé le vaisseau qui le ramène. La
joie de Lélète, la douleur de Marguerite, s'exhalent dans un
dialogue amoureux et rustique, chaste et passionné, qui
vaut bien le berrichon de madame Sand. Le poète a parfai-
tement saisi, dans le personnage de Lélète, ce qu'il y a à
la fois de tendre et d'égoïste dans le bonheur, qui voudrait
voir tout le monde heureux, mais qui s'épanche malgré lui
et rayonne à travers l'affliction des autres. Hélas! qifar-
rive-t-il? Celle qui consolait a besoin d'être consolée, cl
Marguerite, à son tour, est forcée de faire taire sa joie de-
vant le désespoir de sa compagne. Son amant guérit mira-
culeusement, et l'épouse quelques mois après; tandis que
Paul, le marin, l'amant de Lélète, est mort dans la traver-
sée. — a Longtemps, nous dit l'auteur en finissant, la pau-
vre fille vint pleurer le long de la mer, et, jusqu'à sa mort,
elle aima à voir, de loin, arriver les navires... Rien ne put
jamais la distraire de ses douloureuses pensées, si pro-
fonde en son cœur était entrée l'épine! » — Que ne puis-je,
au lieu de cette prose littérale, vous faire savourer la dou-
ceur, la mélodie, le suave et mélancolique parfum de la
poésie originale !
La Part dau bon Dieu touche de plus près encore à celte
312 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
morale domestique et familière où excelle Roumanille, et
qui donne à l'ensemble de ses ouvrages le caractère d'un
enseignement populaire. Deux jeunes mariés, Tounin et
Goutoun (Antoine et Marguerite), entrent en ménage avec
leurs bras pour toute richesse, la santé, l'économie et l'a-
mour du travail. L'auteur peint d'une manière ravissante et
avec une fidélité photographique les détails de cette pau-
vreté laborieuse, gaie, honnête, bénie de Dieu. Mais un
beau matin, Tounin, en creusant un trou pour y planter un
mûrier, trouva une cassette remplie de louis d'or. Cette
cassette, il peut se l'approprier sans scrupule ; car elle ren-
ferme, outre les louis, le testament du propriétaire, qui,
au milieu des horribles massacres de Bédoin ' (30 mai
1794), s'attendant à être égorgé comme ses parents et ses
amis, n'a pas voulu que son or tombât entre les mains de
ses bourreaux, et Ta enfoui au pied d'un arbre, per aquéu
que tatrouvara, au profit de qui le trouvera. Vous voyez
d'ici la joie du pauvre ménage I Seulement Goutoun, beau-
coup plus spirituelle et plus raisonnable que son mari,
voudrait ne rien changer à leurs habitudes, et faire de cette
somme un capital dont l'intérêt leur servirait dans les gran-
des occasions; mais bah ! Tounin a perdu la tête; à son
compte, il y a là neuf mille francs, et il s'imagine qu'il
n'en verra jamais la fin. L'enivrement de ce nouveau riche
est d'un comique achevé. Il part pour la ville et se livre à
des emplettes fabuleuses; deux chapeaux gris, un noir,
des souliers vernis, une montre Bréguet, une chaîne d'or,
une cravate de satin, une redingote, un habit, une canne à
1 Dans un admirable article sur l'Histoire de la Convention [Revue des
Deuœ-tiondes du 1 er octobre), M. Vitet a écrit Bédouin. Comme sa plume
est de celles qui immortalisent te qu'elles touchent, je réclame ceUe rec-
tification orthographique en faveur de notre pauvre village, illustré par
ses malheurs.
LA MUSE POPULAIRE EN PROVENCE. 315
pommeau, une lorgnette, six foulards, une épingle, des lu-
nettes vertes, dix pots de pommade, une pipe turque avec
son long tuyau, une douzaine de faux cols : puis il entre
chez un restaurateur. Ici la scène est à la fois d'une bouf-
fonnerie charmante et d'une frappante vérité. Qui de nous,
pendant ces années néfastes, n'a entendu quelqu'un de ces
pauvres égarés s'écrier qu'il allait enfin connaître le goût
des bonnes choses, et faire de cette grossière convoitise le
commentaire des chimériques utopies du socialisme et du
phalanstère? Çoumanille n'a eu garde d'omettre ce trait de
mœurs; Tounin se fait servir un festin de Gargantua démo-
cratique : un lièvre, des truffes, du beefsteak, des perdrix,
des cailles, des bécasses, du poisson, trois bouteilles de
vin; il paye la carte sans regarder l'addition, et salue le
garçon d'un : a Bonsoir, monsieur! mille compliments au
traiteur! »
Ce qui en advient, vous le devinez sans peine : Tounin
est ivre, Tounin bat sa femme; les cris et les gros mots
retentissent dans cette petite maison naguère si calme et si
riante. 11 ne se lasse pas de puiser à son trésor et de faire
bombance, et, pendant ce temps, il perd l'habitude du tra-
vail, il devient fainéant, glouton, ivrogne, quinteux, tapa-
geur; sa femme pleure, ses. enfants sanglotent, ses voisins
s'indignent. Le trésor est bientôt épuisé; voici la misère,
compagne de la paresse; voici la faim, compagne de la
misère. Cependant Tounin, à tout prendre, est plus bête
que méchant, et ses mauvaises habitudes n'ont pas encore
dégénéré en impénitence finale. Honteux, désespéré de ne
pouvoir plus donner de pain à ses marmots, il prend réso-
lument ses outils et se remet au travail. Goutoun attend
qu'il soit bien converti, et alors elle lui avoue qu'il avait
mal compté le premier jour; que la cassette ne renfermait
pas neuf mille francs, mais bien seize mille; qu'elle a profité
48
514 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
de cette faute d'arithmétique pour mettre sous clef ces der-
niers sept milk francs, bien sûre qu'il aurait vjte dévoré le
reste. Ce retour de fortune n'ébranle pas les bonnes réso-
lutions de Tounin; il persiste dans sa vie de travail et d'é-
conomie, et les sept mille francs servent plus tard à faire
entrer au séminaire Jacques, son second fils; c*est ainsi
qu'ils deviennent hpartdau bon Dieu. Jacques, bon et pieux
curé de village, désigne souvent, sans la nommer, son ex-
cellente mère Goutoun, et c'est avec des larmes dans la
voix qu'il dit à ses paroissiens : « Mes frères,
« ! qu'una bravo feino es un riche trésor !
« Oh! qu'une brave femme est un riche trésor ! »
Cette froide analyse ne peut donner qu'une bien impar-
faite idée de tout ce qu'il y a de grâce, de vérité, de gaieté
naïve, d'attendrissement irrésistible dans ce charmant pe-
tit poëme. Comprise ainsi, la poésie provençale n'est plus
cette récréation littéraire dont j'ai timidement indiqué le
côté artificiel et futile; elle est la Muse de nos campagnes;
Muse chrétienne, qui seconde de ses douces influences les
graves leçons du catéchisme et du curé. Elle s'empare de
ces thèmes champêtres où Pierre Dupont et ses émules ont
eu le tort de chercher des inspirations démocratiques, et
elle y met tout ce qu'elle a de résignation, de foi, de bon
sens, de sympathie affectueuse pour les joies, les travaux
et les souffrances du pauvre. Ces plaies que d'autres ont
envenimées, elle les cicatrise et les guérit. Ces coupables
espérances que d'autres ont surexcitées, elle les ramène à
Dieu, au foyer domestique, aux légitimes récompenses de
la bonne conduite et du travail. Elle s'acquitte ainsi de ces
austères devoirs qu'a trop souvent méconnus la littérature
LA MUSE POPULAIRE EN PROVENCE. 515
moderne, dans ses personnifications les plus hautes; plu-
sieurs de nos illustres, édités par les libraires à la mode
et célébrés à son de trompe par nos plus bruyants journaux,
auraient à profiter de son exemple. C'est parce que cet
exemple est particulièrement salutaire en un temps de dé-
sarroi et de lassitude comme le nôtre, que j'ai cru pouvoir
donner à Roumanille une place dans ma modeste galerie,
et montrer en lui, non pas le troubadour de légende, d'o-
péra-comique et de vignette, mais l'homme de bien, le
poète de talent, se résignant à parler la langue de ceux
qu'il veut convertir, et à renfermer sa popularité dans un
étroit espace pour la rendre plus utile et plus solide.
M. LE DOCTEUR VÉRON
Hélas ! voilà ce qui arrive : vous avez un peu d'esprit,
beaucoup de bonheur; vous passez avec un égal succès de
la pharmacie à la littérature, de la littérature à l'Opéra, de
l'Opéra à l'industrie, de l'industrie à la politique, de la po-
litique au gouvernement ; tout vous réussit, fictions pecto-
rales et pâtes littéraires, jupes raccourcies et sociétés en
commandite, romans socialistes et premiers-Paris conser-
vateurs, spéculations sur le vice et encouragements à la
vertu ; et à chacune de vos étapes sur cette route jonchée
de ronces pour les autres et de roses pour vous, votre for-
tune grandit d'un million et votre, cravate d'un étage; si
bien que vous vous dites un beau matin, au milieu des ri-
ches loisirs de votre majestueux automne : Voyons ! quelle
est la gloire qui me manque? Je commence à me blaser sur
celle de grand capitaliste; celle d'homme heureux m'ennuie
au point que je jetterais mon anneau dans la Seine, si je
n'étais sûr de le retrouver dans une carpe ou un éperlan
* Mémoires d'un bourgeois de Paris.
LE DOCTEUR VÉRON. 517
du Café de Paris, celle de Lovelace a ses charmes, mais
aussi ses traverses et ses périls; celle de grand seigneur
viendra plus tard, et, d'ailleurs, je n'en aurais que faire
dans notre siècle d'égalité. Pourquoi n'essayerais-je pas de
c^elle d'écrivain? J'ai beaucoup vu, beaucoup retenu; j'ai
coudoyé beaucoup d'événements et de personnages, pro-
tégé des hommes d'État et des premiers sujets de la danse,
connu le fort et le faible des consciences parlementaires et
des grâces chorégraphiques; j'ai dîné avec des ministres,
joué avec des ambassadeurs, soupe avec des comédien-
nes, observé de mon œil gauche la vie des coulisses, et de
mon œil droit les coulisses de la vie : pourquoi ne racon-
terais-je pas tout cela; et qui mieux que moi saurait le ra-
conter? Depuis Philippe de Comines jusqu'à M. de Cha-
teaubriand, depuis ce petit cardinal de Hetz jusqu'à ce
colossal Alexandre Dumas, n'est-ce pas le privilège des
gens illustres de narrer aux autres ce qu'ils ont fait ou vu
faire, d'exposer aux regards d'un public idolâtre tout ce
côté intime et familier de l'histoire, qui, pour les esprits
curieux et délicats, constitue l'histoire véritable? Allons,
courage ! mettons-nous à l'œuvre! Quo non ascendant? di-
sait ce surintendant qui, comme moi, ne connaissait pas de
cruelles, ce Fouquet qui, s'il eût vécu de nos jours, eût
voulu s'appeler Véron, comme je me fusse appelé Fouquet
si j'eusse vécu de son temps. Mes commensaux m'assurent
que, si j'ai payé jusqu'ici la copie d'autrui au lieu de pu-
blier la mienne, c'était pure modestie; et, dans le fait,
quand on a écrit la France nouvelle, de quoi n'est-on pas
capable? La société, à qui j'ai déjà rendu tant de services,
attend encore de moi celui-là! Soyons son historien après
avoir été son droguiste; soyons son Tallemant des Réaux
après avoir été son Fleurant. Ouvrons à nos contemporains
ce trésor d'anecdotes et de souvenirs, de bons mots et de
18.
'H
518 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
vives silhouettes, de documents inédits et de mystères bio-
graphiques, qui, sans nous, seraient perdus pour notre
siècle et pour la postérité. Je veux qu'on dise de moi : Il
a commencé sa bienfaisante carrière en guérissant les rhu-
mes de cerveau, et il Ta finie en réhabilitant les mémoires
d'apothicaire.
Hélas! hélas! la roche Tarpéienne est près du Capitule;
le courroux du grand roi sert d'épilogue aux fêtes de Vaux;
le dédain du public obscurcit l'auréole du favori de la for-
tune. Ingrat public! dédain injuste! Je ne me charge, pour
ma part, ni de le justifier, ni de le comprendre, et il y a,
ce me semble, quelque chose de bien inconséquent dans
cette bordée d'épigrammes et de quolibets, dans cette una-
nimité de sarcasmes et de satires sous laquelle risque de
succomber Yexegi monumentum d'un de nos modernes hé-
ros. Que signifie donc, messieurs, cette sévérité tardive,
cette réaction d'un jeune rigorisme contre une vieille re-
nommée? A chaque époque sa littérature, et surtout, en-
tendez-vous bien? à chaque époque ses Mémoires; car les
Mémoires, ce n'est pas seulement cette partie de la littéra-
ture qu'inspirent les mœurs, les tendances, les goûts et les
travers d'une société, mais qui se modifie et se transforme
en passant par quelques cerveaux privilégiés ou en se sou-
mettant aux procédés de l'art; c'est la société elle-même,
la société en robe de chambre et en déshabillé, prise sur
' le fait par une plume indiscrète et réalisant, à ses dépens .
le vieux proverbe qu'on ri est jamais trahi que par les
siens. Eh bien! aux époques dominées «t vivifiées par de
grands intérêts politiques et guerriers, et où, la part faite
des humaines faiblesses, il restait au moins de nobles pas-
sions et des caractères élevés, les Mémoires étaient écrits
par des hommes d'État, par des capitaines, par d'illustres
négociateurs, qui, étroitement mêlés aux affaires et aux évé-
LE DOCTEUR VÉRON. 319
nements de leur temps, en reprenaient le récit pendant
leurs années de repos et de retraite, et complétaient par
leurs souvenirs personnels ce que l'histoire officielle pou-
vait avoir de trop extérieur, de trop convenu. Plus tard,
lorsque la Cour devint le centre unique de la vie sociale et
imposa à toutes les physionomies son cérémonial et son éti-
quette, les Mémoires devinrent les confidents et les refuges
d'esprits moins disciplinés que froissait ce joug uniforme,
ce solennel effacement des saillies de chaque caractère, et
qui, seuls à seuls avec leurs pensées, préparaient pour l'a-
venir ces révélations posthumes, non plus seulement comme
un complément ou une rectification de l'histoire, mais
comme une revanche pour tout ce qu'ils avaient été forcés
de taire, de comprimer ou de feindre. Plus tard encore,
lorsque le gouvernement des intelligences et la publique
initiative passa des sommets du pouvoir à un groupe de
penseurs, de philosophes et de gens de lettres, lorsque la
supériorité de l'esprit et de la culture littéraire substitua
une sorte de dictature intellectuelle et morale aux autorités
établies, ces philosophes, ces auteurs, se crurent naturel-
lement des gens assez intéressants dans l'État pour avoir le
droit de nous raconter l'histoire de leur vie, mêlée à celle
de leur siècle. Enfin, lorsque ces supériorités littéraires, au
lieu de garder un rôle actif et militant, au lieu de poursuivre
le triomphe ou la défaite d'une idée, l'avènement ou la chute
d'un régime, se sont renfermées dans une contemplation
superbe et complaisante d'elles-mêmes et de leurs propres
mérites, les écrivains, les poètes, ont pensé que le public,
qui avait pris goût à leurs fictions, en prendrait bien da-
vantage à leurs souvenirs, et que, pour captiver l'attention
et la sympathie universelles, ils n'avaient rien de mieux à
faire qu'à écrire en marge de leurs livres les détails de leur
existence, à transformer leurs personnes en commentaires
.V20 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
<Ie leurs ouvrages. Vous le voyez, c'est toujours en raison
<le l'importance qu'un temps a donné ou a laissé prendre â
un homme que cet homme s'est cru autorisé à publier ses
Mémoires. Maintenant, dites-moi, ce nouveau chroniqueur,
qui vous semble aujourd'hui si ridicule, n'est-il pas parfai-
tement dans son droit quand il s'imagine posséder toutes
les conditions du genre? N'y a-t-il pas entre lui et la so-
ciété qu'il a sous les yeux la même proportion qu'entre le
cardinal de Retz et la Fronde, entre Saint-Simon et la cour
de Louis XIV, entre Marmontel et le monde philosophique
du dix-huitième siècle, entre Lamartine et la poétique jeu-
nesse du dix-neuvième? Quels sont, je vous le demande, les
grands intérêts, les grandes passions du moment? L'argent
d'abord, l'argent, ce Dieu des âmes qui n'en adorent plus
d'autre, ce blason suprême d'une génération nivelée; l'ar-
gent gagné rapidement, à la pointe d'une idée, entre un
scrupule qui s'éteint et une convoitise qui s'éveille. Or, no-
tre homme est riche, très-riche, et il s'est enrichi d'une
façon leste, cavalière, spirituelle, comme se serait enrichi
un Grec, mais un Grec du temps d'Alcibiade et de Périclès.
Après l'argent, quelle est voire idole? Le plaisir; or, n'est-ce
pas le plaisir que notre homme a chargé du soin de sa for-
tune? Et, pour passer du doux au grave, quel a été le der-
nier mot, le souverain arbitre, la solution définitive de nos
agitations politiques? Le suffrage universel; or, n'oubliez
pas, n'oubliez jamais que le même homme a été nommé,
par le suffrage universel, par plus de vingt-quatre mille
voix, député du département de la Seine. Ainsi, il réunit,
il cumule tout ce qui fait le sérieux de la vie publique et le
charme de la vie privée : la dignité et l'élégance, l'influence
et l'amusement, les félts joyeuses du théâtre et les graves
honneurs de la politique, l'eau sucrée de l'orateur et le vin
de Champagne de l'épicurien, les lauriers de la tribune et
LE DOCTEUR VERON. 321
les myrtes du boudoir, Mirabeau et Montesquieu croisés de
Vestris et de d'Aigrefeuille : et vous vous étonnez que cet
enfant gâté de la société et du destin, qui possède des au-
tographes de M. Tbiers et de madame Sand, qui, aujour-
d'hui encore, est le créancier de M. Dumas pour douze
mille lignes, à qui le docte Gabarrus, l'étincelante Esther
Guimon, l'ingénieux Giraitfin, ont délivré un brevet d'es-
prit, que vous avez assis au premier rang de vos avant-
scènes, pêle-mêle avec des fils de ducs et de maréchaux,
et que le suffrage dé ses concitoyens, libre enfin de toute
corruption et de toute entrave, a posé sur une chaise cu-
rule, — vous vous étonnez qu'il regarde comme une partie
essentielle de son rôle, un attribut de ses grandeurs, une
conséquence logique de ses glorieux antécédents, le droit
— que dis-je? — le devoir qui lui met la plume à la main
pour vous raconter ses faits et gestes, depuis sa naissance
jusqu'à nos jours, depuis son premier lustre jusqu'à son
douzième, depuis la femme grasse qu'il a effrayée de sa
lancette jusqu'à la femme maigre qu'il a éblouie de son
faux-col? C'est de la fatuité, dites-vous, de l'outrecuidance;
non, c'est de la naïveté; car les extrêmes se touchent, et le
contraire de l'innocence est parfois aussi naïf que l'inno-
cence elle-même. Mais vous qui avez passé dix ans, quinze
ans, vingt ans à encourager, à caresser, à affermir, à au-
toriser, à justifier cette naïve présomption, cet ingénu con-
tentement de soi, cette candide certitude d'être un grand*
personnage, d'où viennent donc vos mépris et vos risées?
Athéniens! qu'il est difficile de vous plaire, et que vous
vous lassez vite de vos favoris !
Aussi bien, ce n'est pas là, j'en suis sûr, la vraie cause
de la disgrâce de ces Mémoires ; si l'on jette avec dédain
la page commencée, si le silence et le vide, interrompus à
peine par quelques aigres sifflets, se font déjà autour de
322 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
ce monument dédié à la Vénus pudique et aux Grâces dé-
centes, ce n'est pas que Fauteur n'ait point semblé de taille
à nous intéresser à ses récits. C'est, au contraire, qu'on
attendait trop, qu'on espérait des confidences imprévues,
des révélations palpitantes, tout un monde mystérieux
d'impressions et de souvenirs, Alhambra peuplé de houris,
dont notre hôte nous ferait les honneurs avec sa magnifi-
cence accoutumée. Les Mémoires de M. Véron! chucho-
tions-nous à voix basse; oh! que nous allons y trouver d'a-
necdotes neuves, de scandales apocryphes, d'indiscrétions
piquantes, de chapitres inédits, d'énormités biographiques,
littéraires, théâtrales, industrielles, politiques, mondaines,
médicales, gastronomiques, artistiques, galantes! Quelle
pâture ou plutôt quelle friandise pour cette curiosité pas-
sionnée, inquiète, questionneuse, qui veut connaître le
pourquoi des choses, le revers des médailles, les secrets
de la comédie ! Peut-être bien y aura-t-ii çà et là quelque
détail un peu risqué, quelque familiarité un peu hardie,
quelque gaze un peu diaphane ; mais, bah ! si notre auteur
couronne des rosières, il n'est pas tenu d'écrire pour elles;
donnons-nous cette lecture comme nous nous donnons une
représentation de la Dame aux Camellias ou de Diane de
Lys. Et l'on ferme bien sa porte, et Ton met un abat-jour
à sa lampe, et Ton ouvre le livre avec cette émotion bizarre
qui est la saveur et le parfum du fruit défendu; et on se
prépare à sourire en dedans et à rougir en dehors, aux
passages trop curieux, trop neufs, trop audacieux, trop
amusants; et le regard charmé tombe sur des révélations
dans le genre de celles-ci :
(( Napoléon gagna la bataille dAusterlitz, mais il perdit
celle de Waterloo; j'ai été en position de connaître quel-
ques mots de lui, que je crois être le premier à publier.
Lors de la campagne d'Egypte, il dit à ses soldats en leur
LE DOCTEUR VERON. 325
montrant les Pyramides : « Du haut de ces monuments, qua-
rante siècles vous contemplent! » Plus tard, à Sainte-Hé-
lène, il lui arriva de dire : a Dans cinquante ans, la France
sera républicaine ou cosaque. »
«.... Mes liaisons avec la plupart de nos hommes poli-
tiques m'ont appris, sur M. de Talleyrand, des détails to-
talement inconnus jusqu'à présent. Il avait été évêque d'Au-
tun; il était plein d'esprit, mais il boitait un peu. Un jour
qu'il était harcelé par un de ses créanciers qui fui deman-
dait avec instance quand il se déciderait enfin à le payer,
il lui répondit froidement : — « Vous êtes bien curieux ! »
— Une autre fois, madame de Staël (auteur de Corinne)
lui ayant demandé s'il lui trouvait plus d'esprit qu'à l'Em-
pereur, il lui répliqua sans se déconcerter : — a Madame,
l'Empereur a autant d'esprit que vous, mais vous êtes plus
intrépide. »
<t .... On a beaucoup écrit sur la Restauration et les Cent-
Jours;*mais ce que l'on ne sait pas, et ce que j'ai surpris
dans l'intimité de nos hommes d'État, c'est que Napoléon
passa à l'île d'Elbe le terçps qui s'écoula entre la première
Restauration et les Cent-Jours, et que ce ne fut qu'après
1815 qu'il fut envoyé à Sainte-Hélène. »
« .... Talma jouait la tragédie avec beaucoup de talent;
il obtint son premier succès dans Charles IX y et son der-
nier dans Charles VI. Celte particularité si remarquable et
si généralement ignorée m'a été révélée, sous le sceau du
secret, par le sous-moucheur de chandelles de la Comédie-
Française, dont j'avais fait plus tard mon garçon de caisse
à l'Opéra; comme il est mort depuis plus de dix ans, j'ai
cru pouvoir me permettre cette indiscrétion. Mais je serai
plus sobre à l'égard de mademoiselle Mars, car on ne sau-
rait avoir trop de réserve en parlant des femmes. Pourtant,
au risque de manquer aux convenances, et pour montrer
J
324 CAUSERIES LITTERAIRES.
tout' ce que mes souvenirs ont de piquant et d'inédit, je
vous apprends, d'après les renseignements les plus intimes,
qu'elle excellait dans les comédies de Molière et surtout
dans celles de Marivaux. »
« .... Jules Janin est un écrivain très-spirituel, et Pros-
per Mérimée un conteur incomparable; c'est moi qui les ai
découverts, et je profite de F occasion pour consigner ici
un fait dont j'ai dû la connaissance à des circonstances ex-
ceptionnelles : c'est que Mérimée a écrit le Vase étrusque,
et que Jules Janin a été, vers 1850, chargé du feuilleton
des théâtres dans le Journal des Débats. »
c .... Les haines politiques rendeut souvent injuste; les
ennemis de M. Guizot ont cherché à le déprécier; quant à
moi, je me plais à reconnaître sa haute valeur intellec-
tuelle. »
f .... J'ai été très-lié avec MM. Àuber et Halévy, et ils
n'ont eu aucun secret pour moi; ces relations amicales m'ont
servi à découvrir ce que vous ignorez sans doute, c'est que
l'un est l'auteur de la Muette de Portici, et l'autre de la
Juive, etc., etc.... »
Voilà, ou peu s'en faut, les nouveautés, les hardiesses,
les paradoxes» les indiscrétions, les confidences, les scan-
dales, les émotions imprévues et scabreuses, les tressaille»
ments de curiosité surexcitée et satisfaite, que nous avons
rencontrés dans ces Mémoires. Quel mécompte I Ouvrir un
livre avec l'espoir de se fâcher, de s'indigner, de s'étonner,
de se récrier, et le fermer avec le regret de ne s'être ni ré-
crié, ni étonné, ni fiché, ni indigné ! S'armer de courage
pour vaincre ses scrupules, et ne trouver l'emploi ni de ses
scrupules ni de son courage ! Se résigner d'avance à rou-
gir, et ne réussir qu'à bâiller! Espérer de l'alcool, et n'ava-
ler que de la tisane! Il est vrai que par là Fauteur rentrait
dans sa spécialité primitive, et revenait à son dessein ori-
LE DOCTEUR VERON. 7><X>
ginal : fle quoi se plaignait-on jadis à l'endroit des mémoi-
res d'apothicaire? D'y trouver plus qu'on ne s'y attendait.
Cette fois, c'est le contraire; l'amélioration est évidente.
Le grand malheur de M. Véron, c'est que des gens trop
pressés se soient, depuis quarante ans, concertés pour dé-
florer son sujet avec une hâte que je ne m'expliquais pas,
mais que j'attribue maintenant à la crainte de se rencontrer
avec un si rude concurrent. Je vous assure que si M. Thiers
n'avait pas écrit son Histoire du Consulat et de VEmpire y
M. Alfred Nettement son Histoire de la Littérature sous ta
branche aînée des Bourbons; M. Jules Janin son Histoire
de la Littérature dramatique, M. de Chateaubriand ses Mé-
moires, M. de Bourrienne et madame d'Abrantès leurs Mé-
moires, M. Marco Saint-Hilaire ses Souvenirs du temps de
V Empire, Ji. Audibert ses anecdotes sur Talma, M. de La-
martine son Histoire de la Restauration; si, par un impar-
donnable abus de confiance, les hommes que H. Véron a
tour à tour honorés de son amitié -ne l'avaient gagné de vi-
tesse en publiant avant lui, sous une forme quelconque, ce
qu'il nous raconte aujourd'hui; si nous ne possédions pas à
peu prés cinq ou six cents ouvrages, plus ou moins longs,
détaillés, intimes, indiscrets, sérieux, instructifs, amusants,
sur les événements et les personnages dont nous entretient
M. Véron, ses Mémoires seraient très-intéressants : ce n'est'
donc pas une question de talent, mais de date, et il lui
reste la ressource de copier ce héros de vaudeville, à qui
l'on reproche de donner comme sien un bon mot de
Louis XIV : c Reste à savoir qui l'a dit le premier. »
Et puis, comme un malheur n'arrive jamais seul, comme
la fortune, une fois en train de faire niche à ses favoris,
ne arrête pas en si beau chemin, voilà que, à l'autre bout
de l'horizon, deux hommes d'esprit, deux de ces ingénieux
satirists qui ont la parole vive, la repartie prompte, la lame
*9
326. CAUSERIES LITTÉRAIRES.
• «
vive et acérée, deux athlètes rompus à cette dangereuse es
crime où il est plus facile de blesser que de parer, s'avi-
sent de déterrer quelque part, dans le répertoire et sous la
défroque d'un petit théâtre qui n'est que le serviteur très-
humble du grand Opéra, un type dont personne n'avait en-
tendu parler, un certain Bilboquet, héros de parade et de
tréteaux; ils font défiler devant nous un groupe bizarre, fan-
tasque, dont les modèles n'ont jamais existé, Cabochard,
Gringalet, Sosthènes, le père Ducantal, Zéphirine, Atala;
et ils placent aussi leurs aventures sous l'élastique patro-
nage d'un bourgeois de Paris : si bien que les oisifs, les
badauds, les cokneys de la Nouvelle à la main et de la lit-
térature courante disent à qui veut l'entendre : « Mais il y
a donc deux bourgeois de Paris? » — De là à dire : « Mais
il y a donc deux Bilboquet? » voyez comme la^iistance est
mince, la pente rapide, le sentier glissant. Tant il est vrai
que tout conspire en ce moment contre cet heureux qui n'est
plus heureux; ce qui s'est écrit avant lui, ce qu'on écrit
après lui, et surtout ce qu'il écrit lui-même!
Et nous, qui voyons avec peine flagellé par la moquerie,
le dédain ou la satire, un bonhomme dont les travers et Jes
ridicules sont notre œuvre plutôt que la sienne, faisons des
vœux, non pas pour qu'il n'y ait plus de parvenu bouffi,
présomptueux et ennuyeux comme le premier bourgeois de
Paris, ni de banquiste, de fripon et de charlatan comme le
second, mais pour que la société, complice des fatuités de
l'un et des légèretés de l'autre, profitant enfin des petites
leçons comme des grandes, revienne à des conditions d'hon-
nêteté; de moralité et de dignité qui ôtent à M\ Véron le
droit de s'exagérer son importance, et à Bilboquet l'envie
de se vanter de ses fredaines.
I
i
^■y
M. THÉOPHILE GAUTIER 1
Il y a trois choses que notre siècle aime beaucoup : la
musique, la campagne et les voyages, et Ton pourrait ai- -
sèment assigner à ces trois goûts différents des causes ana- ,
logues. Sans doute, il y a eu de tout temps des campa-
gnards, des mélomanes et des voyageurs ; mais jamais peut-
être on n'a si bien compris, si bien pratiqué que de nos
jours la poésie rustique, l'excursion lointaine, et l'intimité
de cette langue divine où chacun peut, à son gré, recon- -
naître son rêve, son regret ou sa chimère dans une phrase
de Mozart ou de Rossini. Si je voulais donner à ma remar-
que un air de satire ou de pessimisme,, ce serait, hélas !
trop facile. Ce sont les mêmes causes de désenchantement
et de lassitude, d'irritation et de tristesse, qui nous pous-
sent ainsi vers ces horizons vagues, chers aux imaginations
malades, parce qu'elles y trouvent à la fois à s'assouvir et
A se distraire. — Heureux, a-t-on dit, les peuples dont *
F histoire est ennuyeuse! — Malheureuses, dirais-je volon-
* Conttantinople.
32* CAUSERIES LITTÉRAIRES.
tiers, les époques qui éprouvent ce besoin de se dérober à
elles-mêmes, de chercher des terrains neutres où les es-
prits fatigués, aigris, désabusés, puissent se reposer et se
rapprocher, sans craindre d'avoir à se heurter aussitôt con-
tre une idée qui divise, une opinion qui froisse, un souve-
nir qui afflige, un nom qui contrarie, une réalité qui blesse !
N'appuyons pas trop cependant, et surtout ne tournons
pas à l'élégie sociale au moment où nous venons de nous
chauffer à l'orientale palette de H. Théophile Gautier. Ce
goût de voyages que je constate, et qui peut-être tient tout
simplement à cette merveilleuse facilité de communications
qui donne à la vie moderne quelque chose de cosmopolite,
nous ne pouvons pas tous le satisfaire ; cette soif de voir,
que M. Gautier décrit si bien, et qu'il étanche chaque an-
née dans des flots de soleil et de mer bleue, nous n'avons
trop souvent pour l'apaiser que le mince filet d'eau de
quelque pèlerinage dans la banlieue, de quelque forêt
bourguignonne ou normande, amincie par les chemins de
fer. Ceux-là même qui ont le tort d'un peu s'ennuyer au lo-
gis sont parfois forcés d'y rester et de se faire des liens
de leurs ennuis. Eh bien ! grâce à Constantinople, on a,
non pas le Spectacle dans un fauteuil, que nous offrait en
son beau temps M. de Musset, mais le Voyage dans un fau-
teuil; et on Ta complet, vivant, pittoresque, chatoyant de
toutes les couleurs, caractérisé de tous les traits qui se
sont fixés dans la mémoire de l'auteur, et qui reparaissent
sous sa plume avec la fidélité d'une épreuve photographi-
que : singulier cerveau en qui les tons et les contours tien-
nent la place des sentiments et des pensées! étrange talent
qui vibre par le regard, comme d'autres par Toreille, par
l'imagination et par l'âme! La répercussion des choses qui
se voient, telle serait, si j'osais, ma définition de ce genre
d'aptitude.
. THÉOPHILE GAUTIER. 3>2« *
Je désiré d'autant plus vivement ne pas être injuste en-
vers M. Gautier, que, si je pouvais jamais aspirer à un rôle
quelconque en littérature, je le voudrais diamétralement
contraire au sien. Pour une pensée fine, délicate, pour un
sentiment vrai, pour une analyse attentive et pénétrante
des ténuités du cœur humain, pour une étude psychologi-
que me livrant un nouvel aperçu de passions et de carac-
tères, le tout en style grisâtre et même un peu janséniste,
je donnerais toutes les perles et tous les rubis que l'école
matérialiste enchâsse dans l'or ciselé de ses métaphores.
Je crois, en outre, que les différents arts ont leurs- al tri bu-
tions déterminées, qu'ils ne doivent point empiéter les uns
sur les autres. Le ut pictura poesis d'Horace signifie bien
que la peinture et la poésie sont sœurs, qu'elles ont le
même but, charmer ou émouvoir les hommes ; mais il ne
s'ensuit pas qu'une page d'écriture puisse se changer en
toile et en palette. Ceci posé, je me sens plus à Taise pour
reconnaître dans M. Gautier, et surtout dans son livre de
Constantinople, des côtés excellents. Disciple avoué de
M. Hugo, devenu maître à son tour, il n'a ni les airs re-
mues et hautains des Olympios enragés, ni les hâbleries fa-
tigantes des Olympios grotesques. Ses haines ne s'adres-
sent qu'à des êtres abstraits, à la tragédie, à l'alexandrin
symétrique, à la versification froide et compassée des poè-
tes de l'Empire, et, pour lui en vouloir beaucoup de ces
peccadilles, il faudrait ne pas avoir soi-même, bien qu'à un
degré moindre, les mêmes antipathies sur la conscience.
Chez lui, le paradoxe, la fantaisie, et, pour tout dire, IV-
normitéy s'ébruitent avec un flegme, un naturel, une bon-
homie qui désarme. Ce n'est ni un sophiste, ni un homme
à systèmes, s'efforçant de ramener vos opinions aux sien-
nes et de faire peser sa personnalité sur la vôtre; c'est une
nature exceptionnelle en qui un sens s'est développé aux
35* CAUSERIES LITTÉRAIRES,
•
dépens des autres, et chez qui la faculté de voir etde pein-
dre a absorbé celle de penser, de sentir et de croire. Son
indifférence absolue en matière de religion, de politique
ou de morale n'est ni de l'impiété, ni de l'immoralité, ni
du scepticisme, mais quelque chose de pareil à l'infirmité
relative d'un homme qui, ayant l'ouïe trop fine, en devien-
drait myope, ou qui, ayant la vue trop perçante, en devien-
drait sourd. Si Ton pouvait faire une religion avec des cou-
leurs, une politique avec des formes et une morale avec
des lignes, H. Gautier serait dévot, chevaleresque et rigo-
riste.
Au point de vue purement littéraire, il est curieux de
suivre, dans le talent de H. Théophile Gautier, la grada-
tion décroissante, selon qu'il s'exerce dans un genre moins
favorable à ses prodigieuses facultés descriptives et plus
étroitement lié à l'étude des phénomènes de l'âme. Ainsi,
au théâtre, où toute la partie pittoresque devient affaire de
décorateur et où le poète est forcé de se mesurer corps à
corps avec ce monde invisible qu'on appelle le cœur de
l'homme, M. Gautier a peu essayé et toujours échoué. Il en
est réduit à envier naïvement, sincèrement, les dramatur-
ges qui, sans style et peut-être sans orthographe, savent
manier ces grosses cordes dont la vibration retentit dans
la foule, et mettre en scène des personnages vulgaires,
mais acceptables. Dans le roman, où la description re-
prend ses droits, à condition pourtant de rester secon-
daire et de s'accorder, en une juste proportion, avec les
éléments réels d'émotion et d'intérêt, M. Gautier a eu des
pages brillantes, d'excellents morceaux de ton local, mais
pas une Nouvelle, pas une épisode, pas un chapitre qui lui
donne rang parmi les inventeurs ou les analystes. La poé-
sie proprement dite est plus accommodante; un paysage
bien fait, une silhouette bien saisie, peuvent suffire à dé-
THÉOPHILE GAUTIER. 331
frayer quelques strophes ; là, M. Gautier retrouve une par-
tie de ses avantages; il y a, dans ses différents recueils de
vers, de vrais chefs-d'œuvre d'art matérialiste, où l'exacti-
tude des images le dispute à la richesse des rimes ; des
friandises de gourmet auprès desquelles le haut goût de
M. Hugo semble tisane aristotélique; des bijoux d'orfèvrerie
poétique à humilier Benvenuto, à désespérer Froment-
Meurice. Seulement, on pourrait lui dire, comme H. Plan-
che à l'auteur de Notre-Dame de Paris : Où est l'homme?
— Où est Vâme? Pas un de ses vers ne restera, autrement
que comme curiosité littéraire, parce que pas un ne répond
à ce sentiment universel qui sert d'interprète entre le poète
et le lecteur, et que Lamartine, avec un instrument bien
inférieur, réveilla dans toutes les âmes par ses premières
Méditations. Enfin, pour clore la série des genres qui ne
conviennent pas à M. Gautier, il ne saurait réussir dans la
critique littéraire, parce qu'il se bornera toujours à faire
de la fantaisie et de la paillette autour de son sujet, et n'y
entrera jamais; il aurait trop peur d'y rencontrer ce qu'il
redoute presque autant qu'un bonnet de coton sur la tête
d'un Palicare : une idée, une croyance, un sentiment, un
principe. Que lui reste-t-il donc? La critique d'art et les
voyages; — là, il est maître, il est créateur; et, si l'on re-
grette de ne pas rencontrer de temps à autre sous sa plume
quelques-uns de ces traits qui vont chercher au fond de
l'âme tout un trésor d'affections, de pensées et de souve-
nirs, il offre de telles compensations, que le lecteur ébloui
ne songe pas à s'apercevoir de ce qui lui manque. Quel-
quefois même, — et cela lui est arrivé dans ce livre de
Constantinople, — M. Gautier a des distractions ; il oublie
d'être exclusivement pittoresque, pour laisser échapper
quelques lignes empreintes d'une sensibilité involontaire
dont on lui sait d'autant plus de gré, qu'il en abuse moins;
552 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
et ces bouffées inespérées, s' élevant tout à coup à travers
des pages roides d'empâtements descriptifs, les assouplis-
sent et les allègent, comme ces brises de mer qui rafraî-
chissent un paysage chaud de lumière et de soleil.
Et puis, il faut tout dire, cette insouciance superbe de
M. Gautier pour tout ce qui ne peut pas se traduire sur
une palette nous vaut, ainsi qu'à lui, d'inappréciables bon-
nes fortunes. N'est-ce rien, par exemple, que de se trouver
en vue de la Corse, et d'écrire ceci : « — Ce serait peut-
être ici le lieu de placer un morceau brillant sur Napoléon;
mais j'aime mieux éviter ce lieu commun facile. » N'est-ce
rien que de dater de 1854 un livre sur Constantinople, de
nous conduire à Péra, de nous faire passer les Dardanelles,
de nous donner de vivantes descriptions du sérail et de
Sainte-Sophie, de la mer Noire et du Bosphore, et de ne
pas souffler mot de la question d'Orient : si bien que nous
avons TOrient sans être mis à la question! Je l'avoue, ce
dernier trait me va au cœur, et je commence à croire que
l'école pittoresque a du bon. H y a aussi, dans l'œuvre de
M. Gautier, un genre de mérite un peu en dehors de ses
habitudes et qu'il est juste de signaler :Térudition classi-
que y est admise, à petites doses, il est vrai; mais cette
sobriété même a son charme, et marque, pour ainsi dire,
sa date. On sent qu'une nouvelle génération littéraire est
née et a grandi depuis l Itinéraire, depuis le temps où la
description des sites immortalisés par la poésie antique
était un texte à souvenirs, à digressions, à paraphrases,
fort éloquentes assurément, quand elles étaient signées
Chateaubriand, mais tombant aisément dans le commun et
le convenu. J'aime mieux, pour ma part, cette brièveté sans
irrévérence et sans emphase, qui, à propos du Taygète, me
rappelle Virgile et passe outre; qui, me montrant un ruis-
seau, me dit : « C'est le Hélès, d'où Homère à pris le nom
THEOPHILE GAUTIER. ■ 533
de Méïésigène ; le divin aveugle a lavé ses pieds poudreux
dans cette eau que trois mille ans n'ont pas tarie. » —
Soyez tranquille ; pourvu que Ton ait dans l'imagination ou
dans la mémoire quelques-uns de ces échos mystérieux,
toujours prêts à tressaillir aux souffles lointains de l'anti-
quité poétique, ces noms magiques de Virgile et d'Homère,
ces magiques souvenirs de Tïonie et de la Grèce sauront
bien se contenter de cette indication rapide, sans l'aide de
ces commentaires dithyrambiques, qui n'apprennent rien
aux délicats, et peuvent devenir redoutables entre les
mains des Philistins,
D'ailleurs, ce n'est pas là l'affaire de M. Gautier; ce
n'est pas pour cela qu'il a cédé à la nostalgie pittoresque
qui domine son talent et sa vie. Ce qu'il entend, ce qu'il
cherche, ce qu'il veut, ce qu'il sait, c'est voir et peindre;
voir et peindre quoi? Tout, depuis le célèbre panorama de
Constantinople, dont il nous a donné un crayon vraiment
admirable; depuis cette nuit dans le Bosphore, dont les
étoiles et les vagues, les splendeurs et les phosphorescen-
ces semblent s'être fixées dans son style, jusqu'aux murail-
les « empâtées, égratignées, lépreuses, chancies, moisies,
effritées; » jusqu'aux vieilles mendiantes « reployées
comme des articulations de sauterelles, et dont les yeux de
chouette tachaient de deux trous bruns la loque de mous-
seline, bossuée par l'arqûre de leur bec d'oiseau de proie,
et jetée comme un suaire sur leur visage hideux. » On
rencontre à chaque pas dans le livre de M. Gautier de ces
morceaux qu'il appelle truculents, et dont le réalisme ef-
frayant arrive à des effets que lui envieraient les peintres
les plus crûs de l'école espagnole. Ces détails sont laids,
affreux, repoussants; ils donnent envie de se laver les mains
après les avoir lus : d'accord; mais H. Gautier ne les en
estime que davantage; il aime passionnément le laid,
19.
55i CAUSERIES LITTERAIRES.
pourvu qu'il soit fidèle à la couleur locale. Ce qui le dé-
sole et l'irrite, ce sont les accrocs que le progrès de la ci-
vilisation moderne fait subir au costume et aux mœurs
indigènes : quelques années encore, et les Turcs, les Grecs,
les Arnautes, les Paiicares, les Croates, seront tous vêtus
comme des bourgeois de la rue Saint-Denis. Déjà, et sans
une horreur profonde il ne peut le redire, M. Théophile
Gautier a vu poindre « ces exécrables colonnades de Rouen,
de Roubaix et de Mulhouse, » qui commencent à inonder
l'Orient, et que les Orientaux ont le mauvais goût de préfé-
rer à leurs belles étoffes. Rien ne saurait rendre l'indigna-
tion de notre voyageur en face de ces attentats de l'Occi-
dent sur le pays du soleil. S'il pouvait, il se ferait Turc
lui-même» comme dans le Bourgeois gentilhomme; il en-
dosserait le caftan, le turban ou la fustanelle; il chausse-
rait les babouches et invoquerait Allah ! afin qu'il fût dit
qu'il reste encore en ce monde un Turc convaincu et cos-
tumé. Quant aux menus détails de physionomie, à manger
avec ses doigts, à refuser la fourchette qu'on lui offre par
politesse, à se croiser les jambes, à se coiffer du fez, à fu-
mer le narghilé et à prendre des sorbets dans un cime-
tière, M. Gautier s'y entend mieux qu'un enfant du Bos-
phore ou des Cyclades, et, grâce à la couche de hâle que
son teint finit par contracter dans ces voyages annuels, il
espère n'avoir pas Vair trop scandaleusement parisien.
N'est-il pas piquant de voir un homme qui personnifie la
dernière expression de l'école moderne se faire ainsi le
champion du passé? Il est vrai que c'est le passé turc :
n'importe! il y aurait lieu, en cet endroit, non pas à un
morceau brillant sur Napoléon, mais à quelques réflexions
un peu plus sérieuses que ne semblent le comporter ces
détails de chiboucks et de narghilés. Chacun ici-bas a sa
^chimère, sa manie, son dada, et il y a plaisir à ramener
*••
THÉOPHILE GAUTIER. 335
aux conditions générales une originalité aussi tranchée,
aussi fougueuse que celle-là. L'homme qui regrette du
passé une croyance, une vertu, un héroïsme, une tradi-
tion, une autorité, un point d'appui pour la conscience et
pour le cœur, vous paraît-il beaucoup plus puéril que celui
qui regrette une veste d'une certaine couleur ou une coif-
fure d'une certaine forme?- Parcourons d'un bond les deux
extrêmes de l'échelle intellectuelle, les deux pôles de la
pensée écrite et imprimée : Théophile Gautier est le Joseph
de Maistre de la couleur locale. Au moment où les grands
principes sur lesquels la société repose s'écroulaient au
contact décidées nouvelles, l'auteur des Soirées de Saint-
Pétersbourg protestait contre ces dissolvants qui allaient
détruire la royauté, le pouvoir, l'ordre, l'autorité, la fa-
mille. Au moment où les physionomies nationales et les
traits de mœurs indigènes s'altèrent et s'émoussent sous
le niveau du cosmopolitisme contemporain, l'auteur de
Constantinople proteste contre les courants qui vont em-
porter la fustanelle, le tarbouch, le sayon, le mach'la, la
dalmatique et le caftan. Se passionner pour une étoffe au
lieu de se passionner pour unéidéel Lequel des deux vous
semble le plus noble, le plus légitime, le plus conforme à
la dignité humaine?
Mais voilà que je pérore au lieu dé causer, et que je
perds de vue cet agréable livre qui, en dépit des loques ef-
fritées et des murailles lépreuses, nous fait voyager d'une
façon si charmante dans les plus beaux pays du monde.
Aussi bien, il ne faut pas croire que tout soit de ce ton tru-
culent, dans le Constantinople de M. Gautier. 11 abonde en
aimables pages, d'où je ne voudrais effacer que quelques
mots d'un ragoût inquiétant, pour plaire aux lecteurs les
plus scrupuleux. Ou y rencontre même, je le répète, des
passages où une sensibilité vraie, un enjouement attendra,
536 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
une note prise dans les meilleurs registres du cœur, nous
reposent de ces excès de brosse, de ces férocités de pin-
ceau : je choisis deux exemples qui donneront une idée de
la manière de H. Gautier dans les moments où elle a autant
de qualités et aussi peu de défauts que possible :
— « Un détail charmant et tout oriental poétise ce café
aux yeux d'un Européen.
c Des hirondelles ont maçonné leur nid à la voûte, et,
comme la devanture est toujours ouverte, elles entrent et
sortent d'un rapide coup d'aile, en poussant de petits cris
joyeux et en apportant des moucherons à leurs petits, sans
s'effrayer autrement de la fumée et de la présence des con-
sommateurs, dont leurs peunes brunes effleurent quelque-
fois le fetou le turban. Les oisillons, la tête passée hors de
l'ouverture du nid, regardent tranquillement, de leurs
yeux semblables à de petits clous noirs, les pratiques qui
vont et viennent, et s'endorment aux ronflements de Veau
dans les carafes des narghilés.
« C'est un spectacle touchant que cette confiance de l'oi-
seau dans l'homme et que ce nid dans ce café : les Orien-
taux, souvent cruels pour les hommes, sont très-doux pour
les animaux et savent s'en faire aimer; aussi les bêtes vien-
nent-elles volontiers à eux. Ils ne les inquiètent pas, comme
les Européens, par leur turbulence, leurs éclats de voix et
leurs rires perpétuels. — Les peuples réglés par la loi du
fatalisme ont quelque chose de la passivité sereine de l'a-
nimal. »
Et plus loin :
« Je pris place parmi les rangs du cortège, et nous ac-
compagnâmes H. de la Valette jusqu'au palais de l'ambas-
sade, situé dans la grande rue de Péra : cette cérémonie a
quelque chose de touchant; cette poignée d'hommes per-
dus dans cette ville immense, où règne une religion diffé-
THEOPHILE GAUTIER. 337
rente, où se parle une langue dont les racines nous sont
inconnues, où tout est différent de nos usages, lois, mœurs,
costumes, se rassemblant et formant une petite patrie au-
tour de l'ambassadeur, en qui se personnifie la France,
avait une poésie sentie des moins susceptibles de ce genre
d'impression. — Il y avait là des gens qui marchaient tête
nue sous un soleil brûlant, et qui, certes, professaient des
opinions opposées à celles du gouvernement représenté par
M. de la Valette, des républicains, des exilés même; mais
à cette distance, toute hostilité particulière disparaît : on
ne se souvient plus que de Y aima mater, de la mère com-
mune. »
Ah ! monsieur Gautier, je vous y prends ! Vous voilà écri-
vant avec votre cœur au lieu d'écrire avec vos yeux!
Voyons ! en conscience et toute prévention à part, cela ne
vaut-il pas mieux que les vieilles reployées en articulations
de sauterelles et tachant de deux trous bruns la loque de
leur mousseline? Je finirai par une troisième citation que
Ton pourrait, si l'on y mettait un peu de malice, appliquer
au talent même de M. Théophile Gautier : « Acceptez, nous
dit-il, tous ces petits détails caractéristiques, habituelle-
ment négligés par les voyageurs, comme des verroteries de
couleurs diverses, réunies sans symétrie par le même fil, et
qui, si elles sont sans valeur, ont au moins le mérite d'une
certaine baroquerie sauvage. » — Baroquerie sauvage,
verroteries de couleurs diverses, il serait injuste de ne voir
que cela dans l'écrin de l'auteur de Tra-los-Montes et de
Constantinople : il mériterait mieux, n'eût-il écrit que ces
deux livres, qui sont, au reste, les meilleurs de tout son
bagage littéraire, et qui, marquant dans la littérature ac-
tuelle un nec plus ultra de leur façon, doivent, à ce titre,
trouver place dans le répertoire des lettrés, sinon tout à
fait comme chefs-d'œuvre, au moins comme tours de force.
338 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
Je dirais plutôt que Fart, tel que l'entend et le pratique
M. Gautier, est un joyau dont la savante monture déguise
en partie l'alliage, un objet de luxe, taillé, ciselé, cha-
toyant, fantasque, relevé de fines arabesques, amusant à
regarder, mais, au demeurant, sans autre valeur que celle
que lui donne la curiosité ou le caprice; fragile, inutile,
n'ayant pas cours, tel, en un mol, que son propriétaire,
s'il est sage, doit songer à s'en débarrasser dès qu'arri-
vent les jours d'épreuve, de lutte et de pauvreté.
LA SOCIÉTÉ ET LE THEATRE
Loin de nous l'idée de nous poser en censeur morose,
d'imiter le laiidator temporis acti d'Horace, et de nier de
parti-pris tout ce qui s'est fait ou essayé au Théâtre-Fran-
çais depuis cinquante ans ! Nous avons vu, nous voyons
encore s'y produire, de temps à autre, d'agréables et ingé-
nieux ouvrages, et, même en mettant à part les tentatives
révolutionnaires de l'école romantique, il y aurait pessi-
misme et injustice à oublier ces succès très-réels et très-lé-
gitimes qui vont de Y École des Vieillards à Mademoiselle
de la Seiglière.^ Toutefois, ce qui nous semble incontesta-
ble, c'est que ces ouvrages n'entrent pas dans le vif des
mœurs de leur temps, qu'ils ne représentent que d'une fa-
çon bien superficielle et d'un trait bien léger la société ac-
tuelle, et qu'ils rompent par là ou du moins altèrent les
traditions de la comédie des deux derniers siècles. Suppo-
sez, en effet, que la civilisation française fût un jour en-
gloutie par quelque cataclysme imprévu, à l'instar de ces
540 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
sociétés antiques dont l'archéologie et l'histoire cherchent
çà et là les monuments et les débris ; supposez que, pour
en retrouver la trace, on consultât nos pièces de théâtre :
assurément , et sans même tenir compte de son génie, les
comédies de Molière, ses marquis, ses médecins, ses pré-
cieuses, ses philosophes discoureurs, son bourgeois gentiU
homme, son don Juan, son Tartufe, en diraient beaucoup
sur les mœurs de ses contemporains. Plus tard, sous un
aspect moins profond et avec une portée plus restreinte, les
financiers et les débauchés de Lesage, de Regnard et de
Dancourt, leurs jeunes libertins spéculant sur la vanité de
coquettes bourgeoises, ces premiers échecs de la noblesse
se débattant contre l'argent ou pactisant avec lui, marque-
raient fidèlement les vicissitudes d'une société qui se cor-
rompt et s'amoindrit. Un peu plus loin, les Aramintes et
les Cidalises révéleraient, dans ses mobiles et élégantes
surfaces, ce monde prétentieux et musqué dont les grâces
mignardes masquaient de si redoutables abîmes et prélu-
daient à de si sanglantes secousses ! Enfin le dernier venu
de ces nombreuses générations dramatiques, où se reflé-
taient tour à tour nos diverses phases sociales, le dernier
anneau de cette chaîne qui tenait par un bout à la vie pu-
blique et privée de toute une époque, Figaro, avec son bi-
zarre entourage et les singulières complications de son
avènement, résumerait trop fidèlement, hélas ! et d'une
manière toute prophétique, la suprême attitude d'immonde
qu'enivrait d'avance le sentiment de sa destruction pro-
chaine, et qui semblait prendre un plaisir fébrile à se pas-
ser de main en main les armes qui allaient servir à sa
perte. En un mot, ce serait toujours au répertoire delà
Comédie-Française qu'il faudrait recourir pour se faire une
idée complète ou approximative des mœurs et des tendaa-
ces de tel ou tel moment, pour suivre pas à pas les vesti-
LA SOCIÉTÉ ET LE THÉÂTRE. 541
ges de notre histoire intimf et familière, et reconstruire
par la pensée une civilisation disparue.
En serait-il de même pour notre époque? En retrouve-
rait-on aussi aisément l'empreinte dans les œuvres qui se
jouent depuis quelques années sur notre première scène?
Ce fil indicateur, qui, pendant une période de près de deux
cents ans, pourrait guider les recherches des savants et
des studieux, dépasserait-il le seuil du théâtre moderne?
Nous ne le croyons pas. Si Ton s'en lient à la Comédie-
Française, il est évident que les mœurs contemporaines, la
vie de notre temps, la société actuelle, n'y sont plus ou
presque plus représentées.
Est-ce à dire qu'on ne les retrouve nulle part, que d'au-
tres théâtres, des scènes secondaires, n'aient pas cherché
et parfois réussi à en retracer les incidents, à en repro-
duire les types? 11 suffit, pour répondre à cette question,
de jeter un coup d'œil sur les ouvrages qui, dans ces der-
nières années, ont le plus vivement éveillé la curiosité pu-
blique et passionné les esprits. Seulement, pour être juste,
pour que personne ne puisse se méprendre et nous accuser
de paradoxe, constatons avant tout que dans ces pièces,
jouées en général sur des théâtres qui passent pour peu lit-
téraires et qui sont bien dignes de leur réputation, la fai-
blesse de l'exécution, les fautes choquantes de détail et de
style gâtent presque toujours ce que l'intention et l'idée
première ont de vivant et de vrai. Ajoutons que le mal, la
plaie de notre .théâtre pourrait s'expliquer et se définir par
le contraste de talents élégants et fins dépensant leurs qua-
lités aimables en des œuvres où l'on ne sent battre aucune
des fibres de la vie moderne, et de mains hardies, mais
grossières, s' emparant de ces sujets dont les modèles res-
pirent sous nos yeux, traduisant sur la scène les originaux
des salons, de l'atelier et de la rue, mais inférieures à leur
*~ r
54Î CAUSERIES LITTÉRAIRES,
tâche et ne nous donnant que d'informes ébauches là où
de sérieux écrivains sauraient transformer la réalité et l'é-
lever aux véritables conditions de la poésie et de l'art.
Il n'est sans doute pas besoin de rappeler pour mémoire,
à Pappui de nos remarques, ces étranges héros de quelques
pièces d'une date déjà éloignée, qui, adoptés par le ca-
price des artistes et des oisifs, prêtant leur esprit et leur
argot à la langue d'un certain monde, propagés par le des-
sin et la caricature, ont fini par faire partie de la légende
populaire du dix-neuvième siècle. — Robert Maeaire, ce
type des industries véreuses et tarées dont l'avènement
était attribué par l'opposition d'alors au régime constitu-
tionnel, et qui, par malheur, lui a survécu ; Bilboquet, le
charlatan bel -esprit, dont les fantasques saillies défraient
encore la petite littérature, et à qui Ton songe en pré-
sence de ces grotesques parades que ne nous épargnent
guère nos célébrités déchues; Joseph Prudhomme, cette
silhouette du bourgeois dont la sottise originelle se con-
fond avec le sentiment de son importance, légalisé par les
institutions nouvelles : tous ces types ont été trop souvent
étudiés, analysés, commentés, paraphrasés, pour qu'il y
ait lieu d'en reparler, et si nous nous y arrêtons un mo-
ment, c'est parce qu'ils se rattachent à notre sujet. Compa-
rez, en effet, la célébrité de ces personnages, leur noto-
riété bruyante, universelle, avec l'extrême obscurité de
leurs auteurs primitifs. Autrefois, lorsqu'on mentionnait
un de ces caractères créés par la comédie et popularisés
par le succès, Tartufe, Jourdain, Turcaret, Figaro, le nom
de Fauteur venait aussitôt à l'esprit, et ce nom était aussi
célèbre qu'eux. Mais ces créations de la comédie moderne,
quel en est le* premier inventeur? sur quelles planches ont-
elles pris naissance? quelle en est la filiation, l'origine? à
quel nom, à quel talent peut-on en faire honneur? On le
LA SOCIÉTÉ ET LE THÉÂTRE. 543
sait à peine, et l'on s'en préoccupe encore moins. H y a
une telle disproportion entre l'idée et l'œuvre, entre l'in-
tention du portrait et le talent du peintre, qu'il nous sem-
ble, non sans raison, que l'idée est à tout le monde, et
que l'œuvre n'est de personne.
Des réflexions plus sérieuses nous sont suggérées par
quelques pièces récentes dont le succès a été trop re-
tentissant pour qu'il soit possible de les passer sous si-
lence.
Des modifications profondes et fâcheuses se sont ac-
complies, de nos jours, dans les relations qui ont existé
de tout temps entre la société polie et le monde des
écrivains ou des artistes. Dans les deux derniers siècles,
lorsqu'un homme de lettres s'élevait par son talent et mé-
ritait d'attirer l'attention publique, le premier usage qu'il
faisait de son esprit et de sa célébrité naissante était de
s'introduire dans les salons de bonne compagnie, d'y pren-
dre une place d'autant plus significative qu'elle était moins
officielle, et il s'établissait des rapports, sinon d'une cor-
dialité bien franche, au moins d'une utile réciprocité, en-
tre ces deux puissances qui peuvent tour à tour s'allier et
se combattre, mais qui ne devraient jamais devenir étran-
gères Tune à l'autre : les supériorités sociales et les supé-
riorités littéraires. Les deux camps, s'ils ne s'aimaient pas
toujours, se mêlaient sans cesse, et ils y gagnaient tous
les deux. La littérature de Racine et de la Bruyère était
aussi celle de la Rochefoucauld, d'Hamilton et de Saint-
Évremond. Ce qui, dans les ouvrages de l'esprit, charmait
le maréchal de Richelieu, le chevalier de BouiHers et le
prince de Ligne, était aussi ce qui plaisait à Voltaire, à
Beaumarchais et à Suard. Ces deux mondes distincts, mais
non séparés, avaient constamment vue et ouverture l'un
sur l'autre, et si le premier a été renversé par le second,
344 CAUSERIES LITTÉRAIRES,
c'est pour s'être trop laissé observer, étudier, pénétrer, et
finalement absorber par lui.
Aujourd'hui ces conditions sont changées. Avertie et at-
tristée par de douloureuses épreuves, placée par nos catas-
trophes politiques en dehors du mouvement des affaires et
de la vie publique, la société polie, dans sa portion la plus
élevée et la plus pure, s'est fermée, pour ainsi dire, à tout
ce qui n'était pas elle. Le souvenir de ses malheurs Ta
rendue méfiante envers ces plaisirs, ces raffinements de
l'esprit qu'à tort ou à raison elle accusait d'une partie de
ce qu'elle avait souffert. Le haut cierge, si spirituel autre-
fois, si enclin à mettre au service des Lettres la culture de
son intelligence et l'urbanité de ses manières, est resté spi-
rituel; mais, vivant sous l'impression toujours présente de
cette crise terrible et sanglante où il s'est régénéré, il a
volontairement abdiqué cette part d'influence mondaine
pour se retirer dans le sanctuaire et se restreindre aux
austères attributions du sacerdoce. Les femmes, dont la
souveraineté incontestée avait eu pour auxiliaire le génie
même de notre pays, et marquait de sa gracieuse em-
preinte chaque détail de notre littérature et de nos mœurs,
se sont démises, elles aussi, de celte royauté charmante.
Soit ressentiment lointain de tout ce qu'avaient amené
d'épouvantes et d'angoisses les brillantes futilités d'un au-
tre siècle, soit envahissement des habitudes britanniques
et parlementaires, elles se sont préoccupées beaucoup
plus de leurs devoirs, un peu moins de nos plaisirs; elles
ont rapporté au foyer domestique ce qu'elles donnaient
jadis aux salons, et si la morale en a profité, la civilisa-
tion en a souffert. Partout, en un mot, il y a eu scission,
inavouée ou formelle, entre la littérature et le monde où
elle cherchait autrefois ses inspirations, ses conseils et ses
modèles.
LA SOCIÉTÉ ET LB THÉÂTRE. - 3*r>
Qu'est-il arrivé? A côté et au-dessous de cette sociélé
qui s'assombrissait en s'épurant, et qui, portes closes et
rideaux fermés, aurait voulu pouvoir assourdir le bruit
croissant des idées nouvelles, il s'en est formé une autre
composée d'éléments hétérogènes, compliqués, et que des
yeux distraits ou prévenus peuvent parfois prendre pour la
véritable. Gomme l'imagination, la fantaisie, le goût du
plaisir, l'attrait de l'inconnu et de l'imprévu gardent tou-
jours leurs droits et leurs revanches, comme il y aura tou-
jours, quoi qu'on fasse, des organisations passionnées,
juvéniles, amoureuses de bruit et de fêtes, d'amusement et
de caprice, — les jeunes gens, les causeurs aimables, les
esprits indépendants, les viveurs de toute condition et de
tout âge, se sont habitués à chercher dans une autre sphère
ce qu'ils ne trouvaient plus dans la bonne compagnie. A
ce premier groupe de transfuges se sont joints les poètes,
les écrivains, les artistes, qu'aucun lien ne rattachait plus
à la société polie, qui ne savaient plus ni l'aimer, ni la
comprendre, et qui, ne reconnaissant d'autre loi que leur
fantaisie, la développaient bien plus librement dans cette
aventureuse bohème dont ils devenaient les maîtres, les or-
donnateurs et les arbitres. De là le rôle et la place donnés,
dans ces mœurs nouvelles, à ces femmes qui auraient
bonne envie de recommencer Aspasie, mais qui n'ont pu
réussir encore à faire des Phidias et des Périclès ; de là
cette bizarre renaissance d'un petit monde néo-païen en
plein dix-neuvième siècle, d'un monde où le domim man-
sity lanam fecit, semble redevenu l'apanage des épouses et
des mères, et où l'éclat, la parure, les fêtes de l'imagina-
lion et de l'art, l'hommage des heureux et des beaux-es-
prits, appartiennent aux courtisanes. De là aussi le penchant
de nos poètes et de nos conteurs à s'occuper de ces fem-
mes, à étudier l'orageux contraste de leurs joies et de leurs
3*6 CAUSERIES L1ÎTÉRAIRES.
misères, à les relever .de leur fange, et à leur décerner,
4ans leurs paradoxales antithèses, une suprême réhabilita-
tion, — no» pas cette réhabilita tien évangétique et chré-
tienne qui s'appuie sur le repentir et le pardon, nais cette
réhabilitation profane et superbe qui marche tête haute, et
croit racheter par un amour vrai une vie d» désordre et
d'infamie. Ce poétique paradoxe, après avoir séduit de nos
jours des talents bien divers, manquait encore du sceau
d'un de ces succès populaires qu'on obtient souvent avec
quelques qualités de moins et quelques vulgarités de plus.
Le mérite ou le bonheur de la Dame aux Camélias a été
justement de s'emparer de ce thème, maintenu jusqu'ici
dans les régions de l'art proprement dit et à l'usage des
initiés, pour l'accommoder aux goûts de ce public qui de-
vait l'applaudir en s'y reconnaissant. Marguerite Gautier,
c'est Manon, c'est Marion, c'est Berne rette, mais vues à
travers cette optique théâtrale et ce verre grossissant qui
s'arrangent assez bien, il faut le dire, de tout ee qui ôte à
un sujet ses délicates finesses, pour le rendre accessible à
la moyenne des intelligences. Napoléon offrit un jour à
Talma un parterre de rois, et ce jour-là Auguste et Nico-
mède purent se croire écoutés par leurs pairs. Lorsque M. de
Vigny traduisit sur la scène les intimes douleurs de Chat-
terton, on fit la critique et l'éloge de son œuvre en disant
qu'elle aurait dû n'être jugée que par des poètes. Marguerite
Gautier a eu une fortune analogue : elle s'est produite de-
vant ses pareilles : quand elle dit à son amant jaloux de son
passé : c Je croyais avoir choisi un homme assez supérieur
pour me comprendre; » quand une de ses amies, inclinée sur
son lit de mort, murmure à son oreille la phrase sacramen-
telle : Il te sera beaucoup pardonné, parce que tu as beau-
coup aimé! ces niaiseries, au lieu de nuire au succès
des scènes vraies et senties dont la pièce n'est pas dépour-
LA SOCIÉTÉ ET LE THÉÂTRE. 347
*
vite, ne faisaient que le rendre plps électrique et plus
éclatant; car elles répondaient à la pensée secrète, au
vague désir, au dada de presque toutes les femmes qui
se trouvaient là. Plus tard, après qu'elles eurent inauguré
de leurs bravos la vogue de ce drame, on y vit arriver, dans
une sorte de demi-incognito, des femmes d'un tout autre
'monde, attirées par la proverbiale curiosité des filles
d'Eve, et aussi par ce sentiment confus et bizarre qui pousse
parfois les existences régulières à s'approcher de ces hori-
zons inconnus, à en respirer un moment les exhalaisons
chaudes et malsaines, à mesurer du regard ces fées malfai-
santes dont on leur vante les séductions et les grâces. Ne
fallait-il pas d'ailleurs pouvoir donner la réplique à leurs
frères, à leurs maris, à tous ceux qui leur parlaient sans
cesse de cette merveilleuse dame, et leur en racontaient la
véritable histoire, si fidèlement transportée sur le théâtre?
EHes y vinrent donc, et le succès de la pièce s'en accrut.
Cependant, au milieu des protestations qui s'élevèrent con-
tre cette glorification du désordre et du vice, parmi les in-
crédules que rencontrait forcément le spectacle invraisem-
blable de cet amour si pur, si dévoué, fleurissant tout à
coup dans une âme flétrie, une idée devait naturellement
surgir parmi les gens qui, par état, sont* à la piste de su*
jets propres à piquer au vif et à remuer un public blasé :
l'idée d'écrire la contre-partie de la Dame aux Camélias,
de rétobiliter à leur tour les honnêtes femmes, et de nous
montrer un jeune homme, un artiste, avili, déchiré et
perdu pour avoir voulu chercher une perle dans ce fumier,
et n'avoir rencontré que le fumier sans la perle. Les Filles
de Marbre, en dépit de leur titre prétentieux et de leui$
déclamations sonores, n'ont été que l'exploitation plus ou ■
moins ingénieuse de l'envers d'un grand succès, et, à tra-
vers les invectives libéralement prodiguées aux. courti-
548 CAUSERIES LITTÉRAIRES.
sanes, elles prouvaient la singulière puissance de ce per-
sonnage qui deux fois en un an avait, sous ses deux as-
pects différents, le privilège de passionner la foule; ce
n'était pas une réaction, c'était un pendant.
Les Filles de Marbre sont, comme mérite d'exécution,
très-inférieures à la Dame aux Camélias, et, si Ton doit
savoir gré aux auteurs de leurs intentions, on a le droit
de leur en vouloir d'avoir gâté an beau sujet, ou plutôt
de s'être contentés de Pentrevoir sans y entrer. N'importe!
Fidée seule a suffi pour faire réussir la pièce; il a suffi
qu'elle répondit aux préoccupations et aux habitudes de ce
même public qui avait applaudi la Dame aux Camélias,
et qui n'était pas fâché peut-être de voir humilier le len-
demain ce qu'on avait exalté la veille. Glorifiée ou rabais-
sée, couronnée de son amour ou replongée dans son igno-
minie, c'était toujours la courtisane; c'était toujours cette
pâle et orageuse figure aux mystérieuses amorces, redeve-
nue une puissance, grâce aux mœurs païennes de ce monde
où elle règne.
Néanmoins ce monde compte encore d'autres éléments,
d'autres influences. Les passions, nous l'avons dit, les se-
crètes révoltes de l'imagination et des sens ont constam-
ment leur part à se faire, quelles que soient d'ailleurs les
variations extérieures et l'attitude officielle de la société.
Plus contenues, plus gênées* qu'autrefois dans la bonne
compagnie, y cherchant en vain les accommodements polis,
les empressements mondains qui réussissaient souvent à
les sauver d'elles-mêmes, ces passions éclatent de temps
à autre, et avec d'autant plus de force qu'elles ont été
plus comprimées. On assiste alors à une de ces explosions
fatales qui détachent violemment une femme des cimes
sociales pour lesquelles elle était née, et qui, commentées
de proche en proche par la malice et la curiosité pubë-
LA SOCIÉTÉ ET LE THÉÂTRE. 5i9
ques, servent plus tard de texte à des plumes hostiles ou
envenimées pour refaire aux dépens des femmes du monde
ce qu'elles ont fait en l'honneur des courtisanes, c'est-
à-dire pour confondre l'exception avec là règle. Ces pa-
triciennes déchues ou émancipées, comme on les appelle,
séparées par un abîme de Tordre régulier et paisible où
elles avaient vécu, entrent alors dans ces sphères troublées
qu'elles pressentaient de loin et où les appelaient leur vo-
cation et leurs instincts. Elles y entrent en cachant sous
un sourire hautain la plaie de leur orgueil et le regret de
leur passé. Enrôlées volontaires de rabaissement et du
désordre, on dirait qu'elles se plaisent à déchirer de leurs
mains frémissantes les derniers lambeaux de leur noblesse
reniée, de leur dignité déchue. Grâce à cette verve d'immo-
lation, à cette fièvre de sacrifice, elles aussi deviennent des
puissances dans cette société équivoque qui s'enrichit des
épaves de la bonne compagnie comme des conquêtes de la
mauvaise. Ajoutez-y, dans un brillant pêle-mêle, des artis-
tes incompris, des grands hommes méconnus, des diplo-
mates chamarrés de rubans problématiques, des étrangers
venus à Paris pour s'amuser à tout prix, et cherchant leur
bien où ils le trouvent, — et vous aurez ce monde bigarré,
frelaté, paradoxal, vrai pourtant, où doivent naître et s'é-
panouir des héroïnes telles que Diane de Lys.
Diane de Lys, la dernière de ces légendes murmurées
par les échos des salons aux échos de la bohème, n'est
pas, à beaucoup près, une œuvre méprisable; elle possède
la qualité la plus essentielle de tout ouvrage dramatique,
la vie. Que cette vie soit fébrile et comme traversée" de
miasmes; qu'il se mêle à cette curiosité un peu de ce ma-
laise qu'éprouve tout honnête homme en face de mœurs
douteuses et de personnages suspects; qu'à dater du troi-
sième acte la pièce trahisse sa parenlé avec la lamentable
90
350 CAUSERIES LITTÉRAIRES,
famille des Ântonys, cela ne fait pas doute; ce que nous
voulons constater, c'est qu'il y a çà et là, dans cette œu-
vre violente, des choses vraies, prises sur le fait, hardi-
ment fouillées dans ce monde mi-partie de boudoir et d'a-
telier par une main qui paraît en connaître les ressorts et
les secrets, N'aurions-nous à relever dans Diane de Lys
que la figure épisodique du vieux rapin, — la scène où
Diane, ayant, par étourderie ou par ennui, accordé un
rendez-vous au jeune diplomate, dissipe une à une toutes
les illusions de sa fatuité, — et le dialogue monosyllabi-
que et glacé où les deux époux se disent adieu en se sépa-
rant pour quelques jours, ce serait assez pour donner à
ce drame une physionomie originale. Il ne s'agit pas, —
avons-nous besoin de le dire? — de discuter la vraisem-
blance des moyens, la logique des caractères, la moralité
de l'œuvre, mais seulement de signaler les affinités pro-
fondes qui unissent la pièce de M. Dumas fils aux passions
qu'il a voulu peindre, aux types qu'il a observés, au mi-
lieu où il a vécu.
A quoi bon multiplier les exemples? Il est clair que le
mouvement et la vie se sont déplacés dans la société et dans la
littérature dramatique comme ils se déplacent parfois dans
les grandes villes. L'esprit, le bon mot, l'arbitrage litté-
raire^, l'entrain d'imagination et d'intelligence, l'idée de la
pièce de demain, le jugement de la pièce d'hier, tout ce qui
se trouvait autrefois chez les gens du monde se trouve
maintenant, à quelques étages plus bas, dans une zone tor-
ride qui a ses peintres et ses poètes. L'observation vraie,
l'étude piquante, le reflet exact, la personnification animée
des physionomies sociales, ne se rencontrent plus au Théâ-
tre-Français, mais sur les scènes secondaires, où se pro-
duisent et s'étalent plus librement les mœurs que nous
venons d'indiquer. Tout ce qui se perd dans le trajet, en
LA SOCIÉTÉ ET LE THEATRE. . 5M
fait d'élégance et de distinction, d'atticisme et de conve-
nance, il est facile de le concevoir : c'est là le premier
châtiment des sociétés et des littératures qui ne se respec-
tent plus. Ce châtiment n'est pas le seul : dans ces pièces
si fêtées, il est bien rare que les personnages, hommes on
femmes, empruntés à la vie aristocratique et régulière, ne
soient pas défigurés et travestis, souvent même outragés.
Comment en serait-il autrement? On ne connaît pas, on
voit à peine ceux qui pourraient servir de modèles; ou ne
les juge que par ces exceptions désastreuses ou risibles,
par ces déserteurs de la bonne compagnie qui portent dans
le camp ennemi leurs révoltes, leurs humiliations et leurs
colères. Ce sont ceux-là que Ton peint, et, en présence
de leurs portraits à la fois fidèles et menteurs, nul ne se
dit que c'est justement le contraste de leurs goûts et de
leurs instincts avec ceux de leurs égaux qui les en a sépa-
rés : nul ne se dit que le spectacle même de leur déchéance
est un hommage involontaire à l'honnêteté et à la sagesse
de ce qu'ils ont quitté. En revanche, les artistes, les gran-
des dames compromises par d'apocryphes héritiers de Byron
ou de Beethoven, les coryphées de cette gentilhommerie
factice qui s'est formée sur les ruines de la véritable, les
femmes galantes ou perdues, les existences déclassées, les
héros de ces fausses élégances qui mêlent aux senteurs de
musc et d'ambre un vague parfum de cour d'assises, ceux-
là sont placés en pleine lumière, sous le jour le plus favo-
rable ; ils ont le premier rang et le premier rôle; ils po-
sent complaisamment devant l'homme qui se fait le com-
pilée de leurs vanités, et s'apprête à les traduire sur la
scène avec toutes leurs splendeurs et toutes leurs grâce*;
ils sourient d'avance à leur statue, et, si la statue n'est
pas assez haute, ils se chargent eux-mêmes du piédestal*.
On les flatte, on les encense, on les divinise, et, le jour
552 CAUSERIES LITTÉRAIRES. ;
où cette apothéose se déploie au feu de la rampe, rien rie
manque à leur triomphe, pas même un public juge H par-
tie, empressé de saluer &9 autrui ses propres perfections
et sa propre gloire.
Le mal est-il sans remède? Peut-être se trouvera-t-il
dans son excès même. Ce déplacement des forces vitales
et intellectuelles de la société, cette déification de l'ar-
tiste fanfaron et vantard qui n'a rien de commun avec Part
véritable, celui des Delacroix et des Meyerbeer, mais qui
presque toujours allie la rage de l'impuissance au délire de
la vanité, cette surexcitation du cerveau aux dépens de la
conscience et du cœur, cette complicité de la littérature
et du théâtre avec des désordres qui abaissent en défini-
tive le niveau moral d'un peuple, ce mélange de coupables
complaisances et de coupables folies produit, sous nos
yeux et en ce moment même, de telles conséquences, qu'il
en sera, nous l'espérons, de ces orgies littéraires comme
il en a été de ces orgies démagogiques, dont l'extrava-
gance a abrégé la durée. Les honnêtes gens se détournent
avec dégoût de ce scandaleux spectacle, de ce tréteau
échafaudé sur un bourbier. Ce n'est pas assez : s'ils veu-
lent en finir avec cette littérature de trottoir, laver jus-
qu'au marbre où ses pas ont touché, et ramener le théâtre
dans ses voies véritables, il faut qu'ils reprennent leur
rang dans la vie sociale de leur temps, qu'ils relèvent du
même coup ce monde dont ils devraient être les premiers
arbitres, et cette scène dont ils devraient être les premiers
juges. Au lieu de laisser à d'autres le soin de représenter
la civilisation moderne dans ses rapports avec les Lettres
et avec l'art, il faut qu'ils ressaisissent leur initiative, qu'ils
rétablissent entre le théâtre et le salon ces communi-
cations, ces alliances de bon goût, également profitables &
tous deux. Le jour où ils seront rentrés en possession de
LA SOCIÉTÉ ET LE THÉÂTRE. 355
tous leurs privilèges, Fart dramatique, réintégré avec eux,
ira chercher à leurs cètés ses études et ses fêtes. Peut-
être, te jeur-là, n'aurons-nous pas encore d'Alceste, ni de
Figaro, car le bon vouloir ne suffit pas à enfanter des
chefs-d'œuvre; mais du moins l'observation vraie, vivante,
. ne s'exilera plus de notre première scène pour s'éparpiller
sur nos petits théâtres en d'incomplètes ébauches sans dis-
tinction et sans style, et, si elle réussit à inspirer quelques
bons ouvrages, il y aura des auteurs capables de les écrire
et un public digne de les juger.
FIN.
TAULE
M me Emile de Girardik. 1
M. Octave Feuillet. 14
M. Prosper Mérimée. 27
Les Poètes. 41
— Joseph Au Ira n. 44
— François Pontard. Oj
— M. Lcconle de Lisle. 89
— Charles Itcynaud. 100
M. Victor Cousin. 107
M. et M me Guizot. 454
M. Villemain. 146
M. M IGNE t. 159
M. Albert de Broglie. 171
Les Historiens de l'illuminisme. — MM. Caro, Henri Delaage,
Gérard de Nerval. 185
Les Historiens de l'esprit. — MM. Jules Janin, Edmond Texier. 197
Le6 Historiens de Paris. — MM. Edmond Texier, Mercier. 211
356 TABLE.
Su*t lacryma rerum. —M. À. (te Beauchesne. 22$
— La baronne d'Oberkirch. 258
— M. Camille Paganel. 270
Louis XIV. — MM. le comte de Locmaria, Pierre Clément,
Ernest ë©ret, Eugène Despois. 280
Uokoré de Balzac, à propos de MM. Clément de Ris et Armand
Bascbet. 292
La Muse populaire ex Provence. — Réveil de la poésie proven-
çale. — Le dernier congrès des troubadours. — M. Roumanille. 304
M. LE DOCTEUR VÉRON. 3l6
M. Théophile Gautier. 327
La Société et le Théâtre. 339
i f
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