Skip to main content

Full text of "Causeries littéraires"

See other formats


Google 



This is a digital copy of a book thaï was preservcd for générations on library shclvcs before il was carcfully scanncd by Google as part of a projecl 

to makc the workl's books discovcrable online. 

Il lias survived long enough for the copyright lo expire and the book to enter the public domain. A publie domain book is one thaï was never subjeel 

lo copyright or whose légal copyright lerni lias expired. Whether a book is in the public domain may vary country locountry. Public domain books 

are our gateways lo the past. representing a wealth of history. culture and knowledge thafs oflen dillicull to discover. 

Marks, notations and other marginalia présent in the original volume will appear in this lile - a reminder of this book's long journey from the 

publisher lo a library and linally to you. 

Usage guidelines 

Google is proud to partner with libraries lo digili/e public domain malerials and make ihem widely accessible. Public domain books belong to the 
public and wc are merely iheir cuslodians. Neverlheless. ihis work is ex pensive, so in order lo keep providing ihis resource, we hâve taken sleps to 
prevent abuse by commercial parties, iiicluciiiig placmg lechnical restrictions on aulomaied querying. 
We alsoasklhat you: 

+ Make non -commercial use of the files We designed Google Book Search for use by individuals. and we reuuest lhat you use thesc files for 
pcrsonal, non -commercial purposes. 

+ Refrain from autoiiiatcil (/uerying Donot send aulomaied uneries of any sort lo Google's System: If you are conducting research on machine 
translation, optical characler récognition or other areas where access to a large amount of texl is helpful. please contact us. We encourage the 
use of public domain malerials for thèse purposes and may bc able to help. 

+ Maintain attribution The Google "watermark" you see on each lile is essential for informing people about this projecl and hclping them lind 
additional malerials ihrough Google Book Search. Please do not remove it. 

+ Keep it légal Whatever your use. remember thaï you are responsible for ensuring lhat whai you are doing is légal. Do not assume that just 
becausc we believe a book is in the public domain for users in the Uniied Staics. thaï the work is also in ihc public domain for users in other 

counlries. Whelher a book is slill in copyright varies from counlry lo counlry. and we can'l offer guidanec on whelher any spécifie use of 
any spécifie book is allowed. Please do not assume thaï a book's appearance in Google Book Search means it can be used in any manner 
anywhere in the world. Copyright infringemenl liabilily can bc quite severe. 

About Google Book Search 

Google 's mission is lo organize the world's information and to make it universally accessible and useful. Google Book Search helps readers 
discover ihe world's books wlulc liclpmg aulliors and publishers reach new audiences. You eau search ihrough llic lïill lexl of this book un ilic web 
al |_-.:. :.-.-:: / / books . qooqle . com/| 



Google 



A propos de ce livre 

Ceci est une copie numérique d'un ouvrage conservé depuis des générations dans les rayonnages d'une bibliothèque avant d'être numérisé avec 

précaution par Google dans le cadre d'un projet visant à permettre aux internautes de découvrir l'ensemble du patrimoine littéraire mondial en 

ligne. 

Ce livre étant relativement ancien, il n'est plus protégé par la loi sur les droits d'auteur et appartient à présent au domaine public. L'expression 

"appartenir au domaine public" signifie que le livre en question n'a jamais été soumis aux droits d'auteur ou que ses droits légaux sont arrivés à 

expiration. Les conditions requises pour qu'un livre tombe dans le domaine public peuvent varier d'un pays à l'autre. Les livres libres de droit sont 

autant de liens avec le passé. Ils sont les témoins de la richesse de notre histoire, de notre patrimoine culturel cl de la connaissance humaine cl sont 

trop souvent difficilement accessibles au public. 

Les notes de bas de page et autres annotations en marge du texte présentes dans le volume original sont reprises dans ce fichier, comme un souvenir 

du long chemin parcouru par l'ouvrage depuis la maison d'édition en passant par la bibliothèque pour finalement se retrouver entre vos mains. 

Consignes d'utilisation 

Google est fier de travailler en partenariat avec des bibliothèques à la numérisation des ouvrages appartenant au domaine public cl de les rendre 
ainsi accessibles à tous. Ces livres soni en effet la propriété de tous et de toutes cl nous sommes tout simplement les gardiens de ce patrimoine. 
Il s'agit toutefois d'un projet coûteux. Par conséquent et en vue de poursuivre la diffusion de ces ressources inépuisables, nous avons pris les 

dispositions nécessaires afin de prévenir les éventuels abus auxquels pourraient se livrer des sites marchands tiers, notamment en instaurant des 
contraintes techniques relatives aux requêtes automatisées. 
Nous vous demandons également de: 

+ Ne pas utiliser les fichiers à des fins commerciales Nous avons conçu le programme Google Recherche de Livres à l'usage des particuliers. 
Nous vous demandons donc d'utiliser uniquement ces fichiers à des lins personnelles. Ils ne sauraient en ell'et être employés dans un 
quelconque but commercial. 

+ Ne pas procéder à des requêtes automatisées N'envoyez aucune requête automatisée quelle qu'elle soit au système Google. Si vous effectuez 
des recherches concernant les logiciels de traduction, la reconnaissance optique de caractères ou tout autre domaine nécessitant de disposer 
d'importantes quantités de texte, n'hésite/ pas à nous contacter. Nous encourageons (tour la réalisation de ce type de travaux l'utilisation des 
ouvrages et documents appartenant au domaine public et serions heureux de vous être utile. 

+ Ne pas supprimer l'attribution Le filigrane Google contenu dans chaque fichier est indispensable pour informer les internautes de notre projet 
et leur permettre d'accéder à davantage de documents par l'intermédiaire du Programme Google Recherche de Livres. Ne le supprimez en 
aucun cas. 

+ Rester dans la légalité Quelle que soit l'utilisation que vous comptez faire des fichiers, n'oubliez pas qu'il est de votre responsabilité de 
veiller à respecter la loi. Si un ouvrage appartient au domaine public américain, n'en déduisez pas pour autant qu'il en va de même dans 
les autres pays. La durée légale des droits d'auteur d'un livre varie d'un pays à l'autre. Nous ne sommes donc pas en mesure de répertorier 
les ouvrages dont l'utilisation est autorisée et ceux dont elle ne l'est pas. Ne croyez pas que le simple fait d'afficher un livre sur Google 
Recherche de Livres signifie que celui-ci peut être utilisé de quelque façon que ce soit dans le monde entier. La condamnation à laquelle vous 
vous exposeriez en cas de violation des droits d'auteur peut être sévère. 

À propos du service Google Recherche de Livres 

En favorisant la recherche et l'accès à un nombre croissant de livres disponibles dans de nombreuses langues, dont le franoais. Google souhaite 
contribuer à promouvoir la diversité culturelle grâce à Google Recherche de Livres. En effet, le Programme Google Recherche de Livres permet 
aux internautes de découvrir le patrimoine littéraire mondial, tout en aidant les ailleurs cl les éditeurs à élargir leur public. Vous pouvez effectuer 
des recherches en ligne dans le texte intégral de cet ouvrage à l'adresse fhttp : //books .qooql^ . ■:.■-;. -y] 



34*7 



r 






IM 

a 




01 



■ 



CAUSERIES 



LITTÉRAIRES 



*' 



DU MÊME ACTEUR 



CONTES ET NOUVELLES 

AURÉL1E. — ALBERT. 
LE CAPITAHŒ GAftBAS. — LA MARQUISE DAUREBONNE. — L'ENSEIUtiEMfc'NT MUTUEL. 

Un volume grand in-18. 



SOUS PRESSE 



LE FOND DE LA COUPE 

Un volume grand in-18. 

OR ET CLINQUANT 

Un volume grand in-18. 



PARIS. — TYPOGRAPHIE SIMON RAÇON ET COMP., RUÉ d'eRFURTII, 1 



CAUSERIES 



LITTÉRAIRES 



PAR 



ARMAiND DE POJNTMARTliN 



O 




AI isé 



PARIS - 

MICHEL LÉVY FRÈRES, ÉDITEURS 



RUE VIVIEMNE, 2 BIS 

1854 



1 » a ,.n»..r .rf In, MiiAiim se réservent le dr° lt de t» aducllon 



i 



CAUSERIES 



LITTÉRAIRES 



' M" E EMILE DE GIRARDIN 1 



Une personne très-spirituelle, dont madame Emile de 
Girardin ne déclinera probablement -p/is la compétence, 
madame Sophie Gay, a dit quelque part, dans ses Salons 
célèbres, que, pour qu'une femme supérieure eût tout son 
relief et tout son jour, il fallait que son mari fût nul, ab- 
sent ou invisible. Cette triple condition a malheureusement 
manqué à madame de Girardin : son mari n'est pas assez 
nul, pas assez invisible et pas assez absent. Est-ce une rai* 
son pour nous montrer injuste envers elle? Tâtons de 
nous débarrasser d'une préoccupation importune, afin d'ap- 
précier convenablement ce talent très distingué, et l'agréa- 
ble roman de Marguerite. 

Il serait difficile de s'expliquer les transformations ou 

4 Marguerite ou If eux Amours. 



2 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

plutôt les contradictions successives qui se révèlent dans 
la manière et dans les ouvrages de madame de Girardin, si 
Ton ne remontait un peu haut et un peu loin, c'est-à-dire 
à ses débuts. Mademoiselle Delphine Gay, personne ne l'i- 
gnore, a commencé par la poésie, à cette première période 
des poètes de la Restauration, qui préludaient à la grande 
bataille romantique en se groupant autour d'un idéal che- 
valeresque et chrétien, où le réveil de Fart gothique, les 
souvenirs du moyen âge, l'élégie religieuse et sentimentale, 
et, en général, toutes les variétés du genre troubadour, s'al- 
liaient aux accents déjà reconnaissables de la vraie muse 
moderne. Il y eut là un peu de confusion et de pêle-mêle, 
comme dans les moments qui précèdent un combat, et où 
Içs chefs ont quelque peine à échelonner et à discipliner 
leurs troupes. Soumet, Guiraud, madame Tastu, Emile Des- 
champs, Jules de Rességuier, Alfred de Vigny, Lamartine, 
depuis les Méditations jusqu'aux Harmonies, Victor Hugo 
avant les Orientales, se confondaient volontiers dans ce 
groupe, qui, malgré bien des avortements, des dissonances 
et des mécomptes, est resté l'honneur de la poésie et des 
lettres au dix-neuvième siècle. Quelques-uns,, comme Ca- 
simir Delavigne et mademoiselle Delphine Gay, y ajoutaient 
(ce qui ne s'excluait nullement alors) la corde patriotique, 
nationale, philhellène, le libéralisme mitigé par le senti- 
ment, le regret voilé et adouci des gloires militaires de la 
République et de l'Empire : genre troubadour aussi, mais 
où le dolman et l'aigrette des aides de camp de Murât 
remplaçaient la harpe traditionnelle, les tourelles gothi- 
ques, le clair de lune et les pourpoints à crevés. 

Cf est au milieu de ce monde que débuta et grandit ma- 
demoiselle Delphine Gay ; elle était trop jeune, trop belle, 
trop heureuse et trop adulée pour se méfier de ce que ce 
monde avait de factice ; car toute société, toute réforme, 



*i 



M- E EMILE DE GIKARDIN. 5 

toute école poétique ou littéraire, a son côté sincère et 
vivace, son côté artificiel et passager ; et il est très-difficile, 
au commencement, de les dégager l'un de l'autre. M. de 
Chateaubriand lui-même, malgré son âpre et forte nature, 
n'y. est point parvenu. Mademoiselle Gay, vers cette épo- 
que, de 1820 à 1830, s'imprégna si bien de cet élément 
Malek-Àdhei et Botzaris, Oswald et général Foy, que plus 
tard elle n'a jamais f>u s'en guérir entièrement, et qu'on 
le retrouve au fond de ses plus vives et de ses plus cava- 
lières boutades. 

Maintenant, de cette poésie factice, artificielle, de ce 
culte du faux dans toutes ses attributions mondaines, élé- 
giaques et romanesques, de cet ensemble si diamétralement 
contraire à l'idée qu'on se forme de quelque chose de très- 
spirituel et de très piquant, comment mademoiselle Del- 
phine Gay a-t-elle pu passer à l'extrême opposé, à cet 
esprit si railleur, si raffiné, si intrépide? Gomment a~ 
t-elle pu devenir ce que M. de Balzac, dans sa langue, eût 
appelé une femme si forte ? L'explication en est délicate et 
exige quelques commentaires. 

Après que mademoiselle Delphine Gay eut échangé son 
nom déjà célèbre contre un autre nom plus problématique, 
il y eut pour elle, j'imagine, aux alentours de son mariage 
et aux débuts de ce ménage trop intelligent pour ne pas 
être ambitieux, un moment — un moment critique,, où 
elle jeta sur la société et sur le monde un de ces regards 
décisifs qui percent à jour tout ce qu'ils touchent. Une 
nouvelle ère politique avait commencé, qui laissait peu de 
place aux illusions chevaleresques : madame de Girard in 
en reçut naturellement le oontre-coup ; et cette impression 
générale se combina pour son esprit prompt et souple 
avec le changement de sa situation personnelle. Aux 
louanges faciles, aux triomphes mérités, aux transports 



4 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

d'enthousiasme et d'allégresse qu'avait rencontrés partout 
la jeune fille, succédaient pour la jeune femme les em- 
barras et les orages d'une existence compliquée. Elle 
sentait à ses côtés et en elle-même une force supérieure, 
et en même temps elle se voyait prête à se briser, à se 
heurter du moins, contre des difficultés vulgaires, des pré- 
ventions sociales, des barrières naturelles; son parti fut 
pris à r instant : elle se dit que le temps des élégies était 
passé, qu'il fallait s'armer pour la lutte, et, abandonnant 
aux buissons de la route la tunique abricot-pêche, elle 
saisit cet admirable fleuret d'escrime qui ne s'est pas en- 
core brisé entre ses mains. 

Ce n'est pas tout, et cette rapide esquisse serait trop 
incomplète si nous n'y ajoutions un dernier trait. Dans 
cette lutte que madame de Girardin eut ou crut avoir à 
soutenir contre la société, elle fut aisément et prompte- 
ment victorieuse. Soit intimidation, soit attrait, soit con- 
cession de bon goût, cette hésitation du premier moment, 
qui l'avait froissée, disparut bien vite. Toutes les portes 
s'ouvrirent au premier éclair de l'épée de Clorinde. Ma- 
dame de Girardin, dès lors, se trouva en présence d'un 
autre écueil, que, malgré tout son esprit, elle ne sut pas 
toujours éviter. Elle profita trop de sa victoire, ou du 
moins elle parut attacher trop de prix à prouver qu'elle 
l'avait obtenue. Dans ces salons où on la recevait, et où la 
supériorité de son talent effaçait ou balançait les supério- 
rités de naissance, on eût dit qu'à chaque visite elle faisait 
un inventaire, afin que personne ne pût douter qu'elle y 
fût entrée. Peu s'en fallut que, pour faire acte de familiarité 
. avec les duchesses et les marquises, elle ne nous donnât 
l'adresse de leurs couturières, de leurs tapissiers et de 
leurs marchandes dç modes : si bien que, dans cette fer- 
veur de néophyte, elle sacrifia trop souvent l'observation 



M" EMILE DE GIRARDIN. 5 

au commérage, et l'étude délicate ou piquante des pas- 
sions et des caractères dans les classes élevées, au miroi- 
tement fugitif, au jeu mobile des surfaces dans les appar- 
tements élégants. 

Ainsi, chevalerie sentimentale, esprit armé en guerre, 
placage mondain : telles sont les trois phases par où ma- 
dame de Girardin a passé, et qui ont tour à tour marqué, 
dans son talent très-réel d'ailleurs, leur date et leur trace. 
Tout cela s'accommode et se combine aisément dans ces 
Causeries, dans ces Courriers de Paris, dont la fortune fat 
si éclatante, et que Ton accepta d'emblée comme les mo- 
dèles du genre. Ceux qui ont l'honneur d'approcher ma- 
dame de Girardin assurent même que sa conversation 
parlée est supérieure à sa causerie écrite, et que toutes ses 
qualités naturelles, tous ses défauts acquis, tous ses traits 
prémédités ou spontanés, s'y fondent dans un ensemble 
merveilleux, éblouissant, qui fait songer à la vraie Co- 
rinne ; un de ses habitués pousse, sur ce point, l'enthou- 
siasme jusqu'à prétendre qu'elle serait la première femme 
de son siècle si elle n'avait jamais rien écrit. Sans adop- 
ter tout à fait cette façon singulière d'admirer madame de 
Girardin, on peut se demander si, dans les œuvres d'art, 
dans le roman et le drame par exemple, cette poésie de con- 
vention, cette élégance de marqueterie, cette intervention 
perpétuelle d'une femme d'infiniment d'esprit derrière ses 
personnages, sont bien favorables à l'illusion, à l'émotion, 
à l'entraînement pathétique et sincère, et finalement au 
succès. 

Pour ne pas trop m'appesantir et ne pas abuser de mes 
avantages, je me bornerai, parmi les précédents ouvrages de 
madame de Girardin, à en citer un seul, le plus travaillé, 
et presque le mieux réussi de tous, sa tragédie de Gléo- 
pâtre. 



6 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

En écrivant Cléopâtre, madame de Girardin a eu évidem- 
ment l'intention de faire une œuvre bien neuve, bien har- 
die, bien virile, de donner un démenti à cet impertinent 
de Diderot, et d'échapper à la vieille forme traditionnelle 
et classique. Ainsi que la dit excellemment M. Sainte-Beuve, 
on sent que Soumet s'en est allé et que Théophile Gau- 
tier est venu. Eh bien ! à chaque acte, à chaque scène de 
Cléopâtre, voici l'impression qu'on éprouve : il semble 
qu'on assiste à des variations très-brillantes, exécutées par 
une virtuose très-habile, d'après un thème fourni par les 
salons ou les Athénées. A tous moments, on dirait que l'au- 
teur souffle ses acteurs, et souffle si haut que l'on n'entend 
plus qu'elle. Ainsi, Cléopâtre entre en scène avec une ma- 
gnifique tirade sur les antiquités égyptiennes, sur le Nil, 
sur mille détails de climat et de couleur locale. Changez 
la décoration et le costume, et vous croirez entendre ma- 
dame de Girardin elle-même, entre H. Ampère et M. de 
Saulcy, leur demandant le récit de leurs voyages, s'ani- 
mant à leurs descriptions scientifiques ou pittoresques, et 
y répondant par une de ces improvisations brillantes qui 
sont le triomphe de l'imagination et de l'esprit, et qui font 
dire aux savants émerveillés : « Quelle femme ! Elle en sait 
autant que nous sur les ibis et les momies! » 

Plus loin, Octavie, l'épouse légitime d'Antoine, gémit en 
silence des infidélités de son mari ; elle déploie une sensi- 
bilité délicate, mélancolique, un peu mignarde, qui nous 
transporte à mille lieues de l'Egypte et de Rome. Venti- 
dius, son confident (toujours le vieux moule!), s'apitoie 
sur ses chagrins, et il en résulte le dialogue suivant : 



OCTAVIE. 



Viens, rejoignons mes fils ; je pourrai, je l'espère, 
Leur cacher mes chagrins et les torts de leur père. 



M" EMILE DB G1RÀRDIN. 7 

VENT1DIUS. 

Je leur dirai combien... 

octavie. 

Non, je te le défends ; 
Gardons-lui toujours pur l'amour de ses enfants! 

Certes, voilà des sentiments très-louables! Dans une au- 
tre scène, Octavie vante le mérite d'un médecin , et elle 
ajoute : 

Et vous pouvez me croire : il soigne mes enfants ! 

Ici la vraie scène, avec un peu de bonne volonté, pour- 
rait se recomposer tout entière : — Un salon de la rue 
Ville-l'Évéque ; la Marquise et la Comtesse sont ensemble, 
au coin du feu ; la marquise a un chapeau de chez Bareu- 
nes... etc., etc.. (Suit une description minutieuse de la 
toilette de ces deux dames) : 

<r la marquise. — Ah! ma chère, c'est une horreur I qui 
l'eût jamais pu croire? Ernest, mon mari... il me trahit 
pour une péronnelle que vous avez peut-être vue à la pre- 
mière représentation de Sophie Cruvelli, éblouissante de 
diamants... 

« là comtesse. — Oh ! ma pauvre petite ! quelle indi- 
gnité ! quel exemple pour ses enfants ! . . . 

t la marquise. — Je suis bien malheureuse , mais c'est 
égal ! je saurai souffrir.. . pas un reproche ' pas une plainte ! 
Je cacherai ma blessure à tous les yeux ; je ne veux pas 
que mes enfants apprennent de moi à moins respecter leur 
père... 

« la comtesse. — Vous êtes un ange ! ... Et puis, voyez- 
vous, chacun a ses peines... Dans ce moment-ci, je suis 



8 CAUSERIES LITTÉRAIRES. . 

très-inquiète de mon neveu Georges... je crains que cet 
enfant n'ait une fièvre typhoïde... 

« la marquise. — Eh bien ! ma chère, envoyez vite 
chercher Blache ; il n'y a que lui pour soigner ces chères 
petites créatures. .. Et vous pouvez me croire, je n'ai jamais 
voulu avoir d'autre médecin pour mes enfants! » 

Nous voilà, n'est-ce pas? bien loin de Cléopâtre; nous 
n'en sommes que plus près de Marguerite, 

Marguerite, madame de Meuilles, est une veuve char- 
mante, non inconsolable, mais à peine remise d'une mala- 
die grave, et, par conséquent, plus accessible à toutes les 
impressions nerveuses, sentimentales, bizarres, et même 
contradictoires : son deuil vient de finir, et elle est sur le 
point d'épouser Etienne d'Arzac, son cousin, qu'elle aime 
beaucoup, et qui l'aime passionnément. 

Cet Etienne, bien que l'auteur n'ait pas voulu en faire le 
héros de son livre, en est le personnage le plus intéres- 
sant : cœur tendre, dévoué, chevaleresque sans fadeur, une 
de ces âmes généreuses, prédestinées à donner en amour 
plus qu'elles ne reçoivent, qui le savent d'avance, et qui 
s'y résignent. 

Madame de Meuilles a eu un fils de son premier mariage. 
Ce fils, qui s'appelle Gaston et qui sera Y enfant terrible du 
roman, a pris naturellement Etienne en grippe, par cela 
seul que sa mère va l'épouser. Etienne a beau dévaliser 
tous les matins Boissier et Génesseaux, dans l'espoir d'a- 
doucir ce redoutable ennemi de sept ans, il ne peut réus- 
sir à s'en faire aimer. 

Les choses en sont là lorsque Gaston court un danger 
horrible. En jouant avec un enfant du voisLage, il est 
assailli par une louve enragée ; son compagnon est mordu, 
et lui-même deviendrait à son tour la proie de la hideuse 



M" EMILE DE G1RARDIN. 9 

bête, si un coup de fusil, tiré par une main invisible, n'é- 
tendait la louve roide morte. Etienne arrive pour assister à 
l'épilogue de ce drame : on lui raconte ce qui s'est passé; 
on lui montre la louve agitée des dernières convulsions de 
l'agonie, l'enfant mordu, et qui succombera plus tard; Gas- 
ton, que l'on a hissé sur un arbre, et qui, Dieu merci ! est 
parfaitement intact. Hais, lorsque Etienne demande le nom 
. du chasseur mystérieux qui a tiré le coup de fusil, personne 
ne peut le lui dire, et il est obligé de ramener Gaston à sa 
mère sans savoir qui Ta sauvé. 

Madame de Girardin a tracé avec beaucoup d'art les an- 
goisses rétrospectives de Marguerite, et le travail intérieur 
qui s'accomplit dans son imagination ou dans son cœur, 
pendant qu'elle cherche à découvrir quel est le sauveur de 
Gaston. Cette idée fixe, que M. de Stendhal eût appelée 
cristallisation, fait nécessairement perdre un peu de ter- 
rain au pauvre Etienne, d'autant plus que Gaston, qui a 
très-bien vu l'homme au coup de fusil , et qui s'est pris 
pour lui d'une belle passion, promet à sa mère de le lui 
montrer tôt ou tard, et lui en fait, en attendant, un portrait 
si magnifique, que l'émotion de la femme commence à de- 
venir complice de la reconnaissance de la mère. 

Hélas! ce sauveur, cet inconnu, ne se découvre que trop 
tôt; c'est tout simplement le comte Robert de laFresnaye : 
Robert de la Fresnaye en personne, entendez-vous bien? 
c'est-à-dire le séducteur, l'irrésistible, le dernier rejeton 
mâle de celte race éteinte qu'on nomme les hommes à bon- 
nes fortunes; mélange de dépravation diabolique et de 
vertu patriarcale; démon à velléités séraphiques; ange 
aux allures* infernales; très-corrompu et pourtant très- 
prude; Lovelace greffé sur Grandisson; employant à sau- 
ver les femmes qu'il a perdues toutes les séductions qui lui 
ont servi à les Derdre : tyref, vour revenir à mon texte, le 

l. 



10 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

mauvais sujet troubadour, tel qu'on le retrouvera encore 
dans les romans de femmes cent ans après que l'espèce en 
aura disparu dans le monde. 

Pour le moment, Robert de la Fresnaye, converti, comme 
l'eût été don Juan, par les chastes attraits de madame de 
Meuilles, n'aspire qu'à échanger sa couronne méphistophé- 
lique contre un classique bonnet de coton, et à épouser 
Marguerite au onzième arrondissement ; seulement il porte 
dans le bien la même audace que dans le mal ; et il s'est 
dit : « Marguerite aime son cousin Etienne d' Arzac, et elle 
va l'épouser; donc elle m'aimera, et je l'épouserai, moi, 
Robert de la Fresnaye... Quia nominar leoi » 

Vous voyez d'ici la situation, et la lutte qui s'engage: 
d'un côté, le cousin Etienne, l'amour honnête et modéré 
dont on n'a pas peur, ayant pour auxiliaire madame d' Ar- 
zac, tante d'Etienne et mère de Marguerite, laquelle dame a 
voué à Robert une de ces haines solides que les mauvais su- 
jets inspirent souvent aux douairières; de l'autre, Robert 
de la Fresnaye, l'amour orageux, inavoué, presque coupable, 
contre lequel on se débat, et qui n'en entre que plus pro- 
fondément dans le cœur; Robert sans cesse rappelé à Mar- 
guerite par cet enfant qu'il a sauvé, ce Gaston qui l'adore 
et qui ne peut pas souffrir Etienne. 

Je glisse sur des détails d'ameublement beaucoup trop 
prolongés, et où madame de Girardin a encore sacrifié à 
ses faux dieux; je glisse sur une visite chez la duchesse de 
G..., de qui M. de la Fresnaye est quelque peu l'amant, et 
qui possède un salon merveilleux, à la fois dortoir, bou- 
doir, musée, cabinet de lecture, parloir, oratoire et biblio- 
thèque. Une fois entré dans le vif du sujet, le récit devient 
très-attachant, presque pathétique, et l'auteur tire un ex- 
cellent parti de cette donnée paradoxale, possible pour- 
tant : une femme vertueuse, sincère, point coquette, aimant 



M" EMILE DE GIRARDIN. 11 

deux hommes à la fois! 11 y a entre autres une scène char- 
mante, et où la distinction s'élève jusqu'à l'originalité : 
c'est celle où Etienne d'Arzac et Robert de la Fresnaye, au 
plus fort de leur rivalité, se rencontrent auprès de la 
chaise longue de Marguerite, qui, à force d'agitations, de 
perplexités, de combats intérieurs, a fini par retomber 
malade. Sans se dire un mot, sans échanger uù seul re- 
gard, ces deux hqpimes comprennent tout ce qu'il y aurait 
de vulgaire et de cruel à aggraver par leur attitude les an- 
goisses et les souffrances de madame de Meuilles; et les 
voilà, oubliant leur inimitié, ne songeant qu'à distraire et 
à amuser un moment celle qu'ils aiment, en faisant assaut 
de bons mots, de reparties fines, d'anecdotes piquantes, 
de toute cette jolie monnaie courante que les Parisiens spiri- 
tuels empochent d'une main et dépensent de l'autre ! Pour- 
quoi faut-il que, dans cette scène exquise, madame deGirar- 
din ait manqué de confiance en elle-même, et qu'au lieu de 
se charger d'approvisionner d'esprit ses deux héros, ce dont 
elle était certes bien capable, elle soit allée en demander 
à MM. Gautier et Méry? Je respecte infiniment le talent de 
ces messieurs; mais faire citer leurs bons mots dans une 
conversation du faubourg Saint-Germain! Quelle fausse 
note! Mieux valait encore Çléopâtre causant hiéroglyphes 
avec M. de Saulcy, ou Octavie recommandant le docteur 
Blache pour la coqueluche et la rougeole! 

Le dénoûment est triste, et peut-être un peu trop lugu- 
bre. Etienne d'Ârzac, comprenant que son bonheur est à 
jamais perdu et que madame de Meuilles lui préfère tout bas 
M. de la Fresnaye, s'arrange un suicide discret et de bonne 
compagnie, dont Marguerite pourra toiyours douter, et qui 
ne la condamnera ni à des remords trop vifs, ni à un veu- 
vage trop long : il est tué ou il se. tue dans une partie de 
chasse. Mais Marguerite $ tout deviné : sa santé, déjà fort 



12 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

altérée, ne peut résister à ce dernier coup ; elle meurt, pas 
assez vite cependant pour que Robert de la Fresnaye n'ait 
le temps de l'épouser in extremis. Ce mariage et cette 
mort sont très-touchants, bien qu'un peu trop noyés dans 
la dentelle et la mousseline blanche; c'est du pathétique 
mondain, très-supérieur à l'agonie de madame Doche dans 
la Dame 9 aux camélias. RobeVt de la Fresnaye est au dé- 
sespoir; en mourra-t-il? se consolera-tàl? reprendra-t-il 
son existence de Lovelace, ou entrera-t-il à la Trappe? 
Madame de Girardin nous laisse le choix des conjectures. 

D'où il suit qu'une très-honnête femme, qui a le mal- 
heur d'aimer deux hommes à la fois, n'a qu'un moyen de se 
tirer d'affaire avec honneur : c'est de mourir. 

Je le répète, c'est là un fort joli roman, distingué, spi- 
rituel, élégant, attendrissant; une délicieuse lecture de 
trois heures pour tous ceux qui auraient avalé, dans ces 
derniers temps, un peu trop de prose négrophile, d'Oncle 
Tom et de mistress Beecher Stowe. Marguerite, à nos 
yeux, a le grand mérite de ne pas venir du Kentucky, 
d'être un livre très-français, et de ne vouloir prouver 
qu'une thèse romanesque ; je sais bien que ces trois avan- 
tages lui feront perdre quelque cent mille lecteurs, et que 
la société ne peut, en conscience, se passionner pour un 
ouvrage où elle n'est ni attaquée, ni démolie, ni outragée. 
Aussi est-ce à titre de dédommagement isolé, bien chétif, 
hélas! et bien humble, que j'offre ces sincères louanges à 
Marguerite. En outre, ce livre n'est pas trop faux; et puis 
le faux, dans le roman, doit-il nous trouver bien inexora- 
bles? Êtes-vous bien sûrs que Paul et Virginie soit vrai? 
Qu'Atala ne soit pastrès-fausse? Et la Geneviève de George 
Sand! et sa Mare au Diable! et sa Fadette! Seulement, 
Chateaubriand, Bernardin de Saint Pierre, George Sand, 
sont faux avec génie; madame de Girardin ne l'est au'avec 



M" EMILE DE GIRARDIN. 13 

énormément d'esprit et de talent; c'est quelque chose en- 
core, c'est beaucoup. D'ailleurs, suis-je certain moi-même 
de la juger avec une impartialité parfaite? J'ai bien envie 
de finir cette causerie par où je l'ai commencée, et de 
renvoyer madame de Girardin à un charmant proverbe 
qu'elle a fait jouer, il y a trois ans, à la Comédie-Fran- 
çaise : si elle me trouvait trop immodéré dans mes criti- 
ques ou trop réservé dans mes éloges, je la prierais de re- 
lire et de s'appliquer à elle-même le titre de son proverbe : 
« Cest la faute du mari. » 



M. OCTAVE FEUILLET 1 



J'ai annoncé, dans ces Causeries , l'intention de contri- 
buer, au moins de mon humble obole, à payer les dettes de 
la critique envers les livres et les auteurs contemporains ; 
mais, parmi les dettes, il y en a de fraîches, et il y en a 
d'arriérées; c'est une de celles-là que j'acquitte aujour- 
d'hui, et je le fais avec d'autant plus de plaisir, que je 
connais peu de créanciers moins exigeants, plus sympathi- 
ques et plus aimables que M. Octave Feuillet. 

M. Feuillet est très-jeune ; c'est, je crois, en novembre 
1845 que son nom parut, pour la première fois, dans une 
de ces innombrables réouvertures qui ont signalé l'orageuse 
existence de TOdéon. On joua une petite pièce de lui, inti- 
tulée le Bourgeois de Rome, qui succomba devant une 
bourrasque d'étudiants telle qu'il en éclate parfois dans ce 
parterre, bruyante province du pays latin. Pourtant les con- 
naisseurs remarquèrent dès lors, dans cette œuvre à peine 
écoutée, des germes précieux de distinction, d'élégance et 
de finesse. La revanche ne se fit pas attendre : au mois de 

* Sctnes et Proverbes. 



OCTAVE FEUILLET. 15 

mai de Tannée suivante, le même théâtre représenta, sous 
le titre d'Échec et Mat, un drame en cinq actes, où se ré- 
vélaient, d'une manière évidente, assez de dons heureux, 
d'instincts de la scène et de brillantes promesses pour jus- 
tifier un succès. Seulement, les succès, à l'Odéon, ont cela 
de particulier que, lorsqu'ils ne donnent pas tout, ils ne 
concluent rien. Le lendemain des Vêpres siciliennes axa de 
Lucrèce, on s'appelle Casimir Delavigne ou Ponsard ; on 
est salué comme un demi-dieu, sauf, plus tard, à en rabat- 
tre : le lendemain d'Échec et Mat, on ne s'appelle encore 
que M. Octave Feuillet, sauf à trouver dans une antre voie 
la réussite et la renommée que Ton mérite. 

Après Échec et Mat, il y eut, dans la vie littéraire de 
H. Feuillet, quelque peu d'éclipsé et de lacune. Palma, 
mélodrame assez médiocre, et même la Vieillesse de Riche- 
lieu, malgré des scènes intéressantes et bien faites, ne ré- 
pondirent pas à Tattente qu'avaient éveillée ses débuts. Mais 
le jeune poète ne tarda pas à rencontrer ailleurs la vraie 
direction de son talent. Alix, h Crise, Rédemption, mon- 
trèrent, vers cette époque, toutes les ressources de cette 
plume délicate, de cette observation pénétrante et flexible, 
qui, dégagée des combinaisons vulgaires et de l'attirail ma- 
tériel du théâtre, n'en arrivait que plus sûrement à rémo- 
tion et à l'effet. Bientôt la Partie de Dames, la Clef d'Or, 
V Ermitage, le Village, vinrent compléter ce groupe de 
compositions exquises, qui, sous le nom de Scènes et Pro- 
verbes, forme jusqu'à présent le meilleur titre littéraire de 
H. Octave Feuillet. 

En ouvrant ce volume, il est difficile de se défendre d'un 
rapprochement et d'un souvenir. Les proverbes de M. de 
Musset sont trop présents à toutes les mémoires, trop popu- 
larisés désormais par le succès de théâtre, pour que l'œu- 
vre du nouveau venu puisse échapper à tout soupçon, sinon 



16 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

d'imitation volontaire et servile, au moins de filiation natu- 
relle et poétique. 11 convient donc de dégager Tune de l'au- 
tre ces deux physionomies si distinctes et si diversement 
originales. Aussi bien, le moment n'est-il pas arrivé de 
parler de M. de Musset autrement que F encensoir à la 
main? Depuis quinze ans, nous l'avons loué outre mesure, 
pour lui faire rendre la justice qui lui était due, et que le 
gros du public lui refusait encore. Aujourd'hui Ton peut 
dire, sans emphase comme sans malice, que la postérité a 
commencé pour lui. Lorsque avec des stimulants aussi vifs, 
aussi puissants qu'auraient dû l'être ses triomphes rétros- 
pectifs, on ne réussit à écrire, en cinq ans, que Louison et 
le discours de réception à l'Académie française, c'est que 
l'on n'a plus rien dans le cerveau, ou que l'on tient à jus- 
tifier le mot cruel de Henri Heine : — « C'est un jeune 
homme d'un bien beau passé! » 

Loin de nous l'idée de contester ou d'amoindrir les Pro- 
verbes de M. de Musset ! La preuve qu'ils sont charmants, 
c'est que les deux plus faibles, le Caprice et une Porte ou- 
verte ou fermée, ont suffi pour ramener la foule au Théâtre- 
Français, pour faire de l'auteur un académicien, et pour 
convaincre les plus incrédules que le poète de Rolla et de 
Namouna méritait d'être pris au sérieux, malgré la Ballade 
à la Lune. Rien de plus friand pour un lecteur délicat que 
cet esprit léger, ailé, impalpable, toujours prêt à s'envoler 
vers les sphères idéales, mais sans cesser d'éclairer et de 
colorer les réalités, comme le rayon de soleil qui, tout en 
jouant dans l'azur ou dans les nuages, donne aux objets ex- 
térieurs le contour, la couleur et la lumière. Toutefois, je 
crois que le théâtre de M. de Musset ne peut être considéré 
que comme un accident heureux, une exception brillante : 
il n'offre qu'un cbté de la poésie, et presque rien de la 
vraie poésie dramatique. 



OCTAVE FEUILLET. 17 

Les maîtres de la scène ont été souveht appelés les maî- 
tres de la vie : le titre est un peu solennel, et serait proba- 
blement discuté par les prédicateurs et les moralistes : ce 
qui est incontestable, c'est que de Sbakspeare à Molière et 
de Sophocle à Corneille, il y a eu constamment chez ces 
grands poètes une sorte d'enseignement pratique, d'appli- 
cation lointaine ou directe à nos devoir», à nos sentiments, 
à nos misères, une sorte d'école humaine qui, tantôt sous 
un aspect héroïque, tantôt avec des allures plaisantes, em- 
ploie à émouvoir, à attendrir, à corriger, à avertir, à amu- 
ser les hommes, ce fonds, commun de souffrances, de ca- 
tastrophes, de vices, de travers et de ridicules, qui, dans la 
réalité, s'appelle la société ou l'histoire, et, sur la scène, la 
tragédie ou la comédie. Eh bien ! prenez le recueil de M. de 
Musset; relisez ses véritables proverbes, ceux où ce libre 
génie ne s'est pas encore maniéré ; relisez les Caprices de 
Marianne, le Chandelier, Il ne faut jurer de rien, Il ne 
faut pas badiner avec V amour, Fantasio surtout, son chef- 
d'œuvre : quetrouverez-vous? Un reflet lointain de Cymbe- 
line et de Comme il vous plaira, une imagination vraiment 
douée par les fées, et qui change tout ce qu'elle touche en 
perles et en diamants ; une fantaisie élégante et cavalière, 
tour à tour voisine de l'attendrissement et du sourire, et 
fort différente de la fantaisie sensuelle et plastique inau- 
gurée par M. Gautier et son école ; mais vous y chercherez 
en vain quelque chose d'applicable à la vie, un sentiment 
distinct du bien ou du mal, des devoirs et du but de 
l'homme ici-bas, une morale enfin, si accommodante et si 
peu rigide que vous la vouliez. L'observation n'existe pas 
chez M. de Musset, ou, si elle existe, il suffit d'une bouffée 
d'air ou de poésie pour qu'elle s'envole htfrs de portée : on 
dirait un de ces ballons qui ont bien un homme à leur base, 
mais qui, entraînés par le vent loin de la terre et des re- 



18 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

gards, ne laissent plus distinguer que la voile brillante et 
légère qui les soutient à travers l'espace. Comment en se- 
rait-il autrement? H. de Musset, — il nous Ta dit lui-même 
dans une ravissante boutade, — ne croit pas à l'observa- 
tion, à l'étude du cœur humain, dans ce qu'elle a de collec- 
tif et de concluant. Il a son cœur humain, lui, et il s'in- 
quiète peu de celui des autres. Quoi d'étonnant, dès lors, 
qu'il ne puisse saisir ni un caractère , ni un travers, ni un 
vice, ni un ridicule, ni rien de ce qui intéresse la société 
ou l'humanité? Une personnalité charmante et fantasque, 
se jouant avec mille grâces jnvéniles dans un petit monde 
créé à son image, et qu'elle fait miroiter sans cesse sous le 
rayon de ses poétiques caprices : voilà le théâtre de M. de 
Musset. A l'époque de nos agitations et de nos anxiétés po- 
litiques (on doit les supposer finies), j'ai eu la naïveté de 
l'inviter gravement et périodiquement à écrire la comédie 
ou la satire des mœurs républicaines et des excès démago- 
giques : M. de Musset a dû bien rire de mes articles, s'il 
les a lus. Beaucoup mieux qu'un enfant gâté, un peu moins 
qu'un homme de génie : tel aura été décidément son rôle, 
— si étincelant et si court! — dans la littérature moderne. 
Chez M. Octave Feuillet, au contraire, tout repose sur 
l'analyse attentive des facultés de l'âme; le monde où il se 
place est bien le nôtre, les passions qu'il décrit sont bien 
celles qui nous agitent et nous égarent, les devoirs qu'il 
indique sont ceux auxquels l'honnête homme essayerait vai- 
nement de se soustraire. La poésie ne lui fait pas défaut ; 
mais, au lieu de tout entraîner, elle se soumet, après quel- 
ques résistances, à l'observation, ou plutôt à la vérité : que 
dis-je? elle s'y mêle et s'y combine dans des proportions 
si justes et si discrètes, que la poésie en devient plus vraie 
et la vérité plus poétique ; car c'est là le trait distinctif du 
talent de M. Feuillet, que, tout en plaidant la cause du de- 



OCTAVE FEUILLET. 49 

voir contre la passion, des sentiments légitimes cou Ire les 
ivresses coupables, de3 joies intimes de la famille contre 
les transports stériles des liaisons passagères, de la sim- 
plicité du coeur contre l'exaltation fébrile du cerveau et des 
sens, il ne tombe jamais dans la vulgarité; ameutez contre 
lui les plus farouches ennemis de l'école du bon sens, les 
fantaisistes les plus chevelus, les bohèmes les plus rebelles 
aux exigences de la société et de la grammaire : jamais Us 
ne pourront lancer contre lui le redoutable anathème qu'Us 
ont formulé ainsi : Lyrisme du pot-au-feu ! Non : M. Octave 
Feuillet reste distingué, même en réhabilitant les droits du 
lieu commun ; élégant, même lorsqu'il déprécie les vanités 
mondaines ; plein d'une saveur exquise et rare pour les 
gourmets intellectuels, même lorsqu'il vante Je brou et noir 
du ménage, du foyer domestique et des félicités orthodoxes. 
Arrivé à une époque où le désordre venait d'atteindre ù son 
apogée dans la littérature comme partout, et où la société 
reconnaissait avec effroi jusqu'à quel gouffre peut conduire 
cette épidémie d'indiscipline politique, morale, religieuse 
et littéraire, il a profité (en y contribuant) de la réaction 
générale. Mais cette tâche réparatrice, il s'en acquitte avec 
tant de charme, que personne n'est tenté de se plaindre, et 
que ceux-là mêmes qu'il ne convertirait pas tout à fait le 
lisent avec délices. 

Rouvrons au hasard, ne fût-ce que pour nous payer d'a- 
vance de nos éloges, quelques-uns de ces petits chefs- 
d'œuvre. 

Dans Rédemption, M. Octave Feuillet a eu à rajeunir cet 
éternel sujet de la courtisane régénérée par l'amour, qui 
offre, il faut le croire, un bien vif attrait aux poètes et aux 
artistes, puisque tous ou presque tous s'y sont laissé pren- 
dre. Hais il suffit de lire trois pages de Rédemption pour 
reconnaître de quelle façon M. Feuillet touche à ce thème 



20 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

paradoxal. Cette fois, ce n'est pas la passion qui se purifie 
et s'ennoblit par son excès même ; ce n'est pas une imagi- 
nation égarée qui cherche dans un dernier égarement, plus 
loyal et plus exalté que tous les autres, le pardon et l'oubli 
de ses faiblesses : c'est une intelligence supérieure, qu'un 
invincible instinct ramène à ses destinées véritables ; c'est 
une âme qui se rachète. Une âme ! j'ai donné, dans ce seul 
mot, la clef de toutes les oeuvres de M. Feuillet, le signe où 
se révèlent leur inspiration et leur origine. Talma prétendait 
qu'il y avait dans chacun de ses nouveaux rôles un vers 
ou un passage qui lui livrait le sens de tout le reste, et cer- 
tes il fallait qu'il fût doué d'une pénétration bien grande 
pour trouver un sens quelconque dans les tragédies de son 
temps. Il y a, dès la seconde scène de Rédemption, deux 
lignes qui nous livrent M. Feuillet tout entier : 

« Madeleine. — J'irai jusqu'à ce que je sache le nom du 
mal étrange qui me ronge au milieu de ma gloire et de ma 
beauté. 

« le coné. — Cernai est le suprême bien, ma fille; et 
son nom, c'est l'âme. » 

L'âme, telle est, je le répète, la muse de H. Feuillet. 
L'imagination avec ses chimères, l'esprit avec ses périls, la 
raison avec son orgueil, la fantaisie avec ses caprices, tout 
cela, ce n'est pas l'âme, cette portion divine de notre être, 
qui plane sur le tumulte de nos passions et de nos sens 
comm£ la blauche hirondelle des mers sur les flots noirs et 
agités. L'honneur de M. Octave Feuillet est d'avoir compris 
que, dans presque toutes les fictions de la littérature mo- 
derne, même les moins répréhensibles en apparence, l'âme 
était constamment sacrifiée à quelque chose qui n'est pas 
elle. Son mérite est d'avoir su écarter d'une main fine et 
inflexible toutes ces plantes parasites, baptisées de noms 
sonores par notre complaisance ou notre orgueil, d'être 



OCTAVE FEUILLET. 24 

arrivé droit à cette fleur délicate, austère et voilée, et de 
nous en avoir révélé la fraîcheur et le parfum. Ainsi, dans 
cette rédemption d'une courtisane, qui n'a été trop souvent 
que la glorification de la passion, ou, pour parler plus 
juste, de la matière déifiée par elle-même, c'est lame seule 
qui triomphe : c'est elle qui rachète les fautes qui l'ont 
souillée, et contre lesquelles elle n'a cessé de protester et 
de se débattre : la différence est assez notable pour méri- 
ter qu'on la proclame. Depuis Marion Delorme jusqu'à la 
Dame aux camélias, pas une des courtisanes réhabilitées 
de notre littérature ne ressemble à la Madeleine de H. Oc- 
tave Feuillet. 

Dans la GtHsc, il a représenté ce moment dangereux où 
une honnête femme, voyant s'enfuir les belles années de sa 
jeunesse, éprouve un sentiment d'irritation sourde, de va- 
gue regret, de désir inquiet et douloureux, en songeant à 
ces ardentes joies de l'amour coupable, qu'elle a entrevues 
dans le monde et dans les livres, mais qu'elle ne connaît» 
pas et qu'elle ne connaîtra jamais. Le mari de cette femme 
emploie, pour la préserver, un moyen homœopatkique % 
qu'il est permis de trouver hardi. Il autorise un de ses 
amis (justement c'est un médecin) à faire la cour à sa 
femme, à condition qu'il s'arrêtera assez tôt pour que 
l'honneur soit sauf, assez tard pour que la pauvre impru- 
dente ait le temps de mesurer l'abîme où elle risquait de 
tomber. Cette périlleuse intrigue d'intérieur est menée avec 
un art infini. Au dénoûment, l'on n'est pas bien sûr qu'il 
n'y ait pas çà et là quelques égratignures, que le médecin 
homœopathe n'ait pas" laissé sur le champ de bataille un 
peu de sa science médicale, madame de Marsan un peu de 
sa dignité et de son repos ; mais enfin, quand elle se jette 
dans les bras de son mari, pure encore, et pourtant aussi 
bi r vrigée que si l'expérience avait été complète, le but 



22 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

du poêle est atteint : la révolte est pour jamais apaisée; la 
crise est passée et ne reviendra plus ; il ne reste qu'une 
honnête mère de famille, entourée de son mari et de ses 
enfants. Il était impossible de se tirer de ce mauvais pas 
avec moins de frais et plus de grâce. 

La Clef d'or nous montre une jeune fille enthousiaste et 
confiante, au moment où elle vient de s'unir à un homme 
qu'elle aime et de qui elle se croit aimée. Le hasard lui fait 
entendre une causerie confidentielle de Raoul , son mari, 
avec un de ses amis intimes, et ces confidences lui prou- 
vent, hélas! que Raoul ne l'a épousée, comme on dit vul- 
gairement, que pour faire une fin. Alors, voilà Suzanne, 
dans une noble et pudique colère, refusant à Raoul la petite 
clef d'or qui devait lui ouvrir à la fois la porte de sa cham- 
bre et les plus précieux trésors de son âme virginale. Pa- 
tience ! il se trouve que cet affreux mari n'est pas aussi noir, 
aussi blasé, aussi sceptique qu'il en a l'air, et qu'après 
.^avoir pensé, parlé et agi comme un roué du dix-neuvième 
siècle (les plus pitoyables de tous), il vient un instant où il 
pense, parle et agit comme M. Octave Feuillet lui-même, et 
c'est assurément ce qu'il a de mieux à faire. Gomment il 
travaille à reconquérir sa femme, comment il se purifie 
dans ce travail salutaire, comment il devient amoureux fou 
de Suzanne, et finit par se faire rendre la clef d'or, c'est là, 
vous le savez, un de ces petits drames psychologiques où 
M. Feuillet excelle, et celui-là, un peu plus développé que 
les autres, est aussi un des plus attrayants et des plus com- 
plets. Cependant, si j'étais forcé de choisir entre toutes les 
pièces du recueil, je crois que je me déciderais pour la Par- 
tie de Dames; car, outre le mérite du tour de force, tou- 
jours secondaire en littérature, c'est là, ce me semble, que 
l'originalité véritable de M. Feuillet et de son procédé poé- 
tique éclate dans tout son jour. Il n'y a, dans la Partie de 



OCTAVE FEUILLET. 25 

Dames, que deux personnages, le docteur Jacobus et la 
baronne d'Ermel, un vieillard de soixante-dix ans et une 
femme de soixante. Le docteur vient, suivant son habitude 
de tous les soirs, jouer une partie de dames avec la ba- 
ronne : il perd et s'impatiente ; on demande la baronne de 
la part du curé : elle sort et laisse le docteur seul, nouveau 
sujet de mauvaise humeur ; il s'avise d'être jaloux de ce 
curé, qui est lui-même septuagénaire. Nous ne connaissons 
rien de mieux analysé et de mieux décrit que ce crescendo 
de colère chez ce malheureux Jacobus, qui en arrive à faire 
à sa bonne et spirituelle partenaire une scène épouvanta- 
ble, dans laquelle il nie Dieu, la vertu, la dignité de la 
vieillesse, insulte la baronne, et se maudit lui-même. La 
douleur de madame d'Ermel, ses alternatives d'attendrisse- 
ment et de rigueur à l'égard de ce pauvre fou, qui compro- 
met en quelques minutes une amitié de quarante ans, la 
pénitence qu'elle impose au docteur, les hésitations de ce- 
lui-ci, son repentir et son pardon, forment un ensemble 
exquis, délicieux, adorable, digne de rivaliser de ténuité et 
d'élégance avec la dentelle de Malines ou d'Alençon. De ce 
petit cadre ciselé dans For, ôlez l'âme; que rcstera-t-il ? Une 
vieille ratatinée et un vieux radoteur. L'âme. éclaire, illu- 
mine, colore, ennoblit tout cela. Elle répand sur ces deux 
visages ridés et flétris une beauté mystérieuse, une ineffa- 
ble jeunesse ; vous voyez que je ne me trompais pas, et 
que c'est bien là la muse de M. Octave Feuillet. 

N'y a-t-il donc pas de défauts dans ce livre? 11 y en a, 
ou du moins il y a çà et là l'envers de ses qualités. La sub- 
tilité touche de si près à la finesse ! l'afféterie à l'élégance! 
la recherche à la distinction ! Les poètes dramatiques, on 
le sait, se passent difficilement du Deus ex machina, de 
cette puissauce, visible ou cachée, personnifiée ou abstraite, 
qui intervient au moment décisif, coupe Ou dénoue à sa 



U CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

guise le fil de Fintrigve, et donne satisfaction au spectateur 
ou au lecteur. Le Deus ex machina de M. Octave Feuillet, 
c'est iut-wême. On rencontre parfois, dans ses charmantes 
pièces, des moments critiques, où pour 4tre plus sûr de 
mener à bien le triomphe de la vertu ou de l'esprit, il appa- 
raît un peu trop, et prend la parole à la place de ses per- 
sonnages. Je choisirai pour exemple les jolies scènes du 
Village. Un notaire et sa femme, M. et madame Denis, vi- 
vent heureux et paisibles dans un petit bourg du Cotentin. 
Survient un ancien camarade de M. Denis, nommé Tom Rou- 
vière, célibataire incorrigible et touriste infatigable; il ra- 
conte ses voyages, il se moque un peu de madame Denis, 
provinciale renforcée ; il fait rougir H. Denis de son exis- 
tence plate, ennuyeuse et monotone; bref, le notaire, 
exaspéré par les récits et les railleries de Tom Rouvière, se 
révolte contre son bonheur, et signifie à sa femme qu'il va 
voyager pendant deux ans avec son ami. La situation est 
très-bien posée ; les caractères se dessinent à merveille ; 
chaque acteur parle le langage qui lui est propre : mainte- 
nant, il s'agit de tirer M. Denis des griffes du tentateur, et 
de convertir ce diable de Tom Rouvière. Qui se chargera 
de l'entreprise? madame Denis; et elle s'en acquitte si 
bien, qu'elle triomphe sur toute la ligne. Seulement, il faut 
se prêter à la circonstance, et admettre que cette femme, 
qui tout à l'heure nous agaçait par ses plats commérages, 
soit devenue subitement, et pour le besoin de la cause, 
passionnée comme Héloïse, pathétique comme le pigeon de 
la Fontaine, et spirituelle comme M. Octave Feuillet : est- 
ce vraisemblable? 

Encore un léger reproche ! — Mais celui-là est d'une na- 
ture si -délicate, que je ne sais trop comment le formuler : 
essayons pourtant. Les poètes et les conteurs, quels que 
soient leurs honorables efforts pour se faire les champions 



.1 



. 



OCTAVE FEUILLET. 25 

de la plus stricte orthodoxie morale, ne doivent pas se dis- v 
simuler que leurs lecteurs les plus attentifs et les plus em- 
pressés se recruteront toujours parmi les imaginations 
romanesques : or, n'y a-t-il pas quelque inconvénient à 
leur laisser croire que la vertu a son roman comme la fai- 
blesse, le pot-au-feu sa poésie comme les passions? Que 
peut-il en arriver? Les imaginations dont je parle, déjà 
portées à demander à la vie réelle autre chose que ce qu'elle 
peut donner, à n'aborder ses devoirs que du côté senti- 
mental et factice, prendront au pied de la lettre les conclu- 
sions du poète, et se précipiteront, à sa suite, vers un idéal 
de bonheur régulier et domestique, non pas parce qu'elles 
le sauront honnête, salutaire, conforme aux lois divines et 
humaines, mais parce qu'elles le croiront poétique. Puis, 
si elles éprouvent des mécomptes (et il y en a partout), 
elles seront exposées à un péril plus grand peut-être que 
celui qu'elles auraient rencontré dans les désenchantements 
de l'amour coupable ; car, au lieu d'être désabusées du 
mal, elles seront désabusées du bien ; au lieu de faire tour- 
ner au profit de la morale les déceptions recueillies dans 
les voies mauvaises, elles la rendront responsable des 
désappointements subis dans la bonne voie. — Mais alors, 
comment faire? me dira M. Feuillet. — Hélas! je n'en sais 
rien. — Aussi n'est-ce pas un blâme que je lui adresse; 
c'est un doute, une nuance que je lui soumets. Cette nuance, 
s'il l'admettait, lui expliquerait peut-être, ainsi qu'à bien 
d'autres qui s'en irritent ou s'en attristent, pourquoi les 
œuvres d'imagination très-orthodoxes et très-morales sont 
d'ordinaire accueillies avec une certaine froideur ; c'est 
qu'elles ne peuvent exciter dans le public auquel elles s'a- 
dressent autant d'enthousiasme et de sympathie qu'en 
éveillent les ouvrages dangereux chez les gens pour qui on 

les écrit. Il se mêle constamment un peu d'inquiétude et de 

2 



36 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

méfiance à la satisfaction que cause aux lecteurs rigides ou 
timorés un récit ou une scène d'une moralité irréprochable; 
et il y aura toujours, à leurs yeux, quelque chose de supét 
rieur au mérite d'écrire un bon roman ou un bon drame : 
c'est le mérite de n'en point écrire. 

Voilà pourquoi les esprits chagrins et frondeurs ont eu 
l'impertinence de comparer la société, vis-à-vis des bons 
et des mauvais livres, à une femme qui pardonne tout à son 
amant et ne sait gré de rien à son mari. J'accepte pour un 
moment cette comparaison malhonnête : dans quelques- 
unes de ces délicieuses pièces de M. Octave Feuillet, l'hé- 
roïne, ennuyée de vertu, poussée par de vagues désirs, par 
une curiosité périlleuse, est sur le point de succomber ; 
elle échappe pourtant, et se jette avec un retour de ten- 
dresse dans les bras de son mari, parce qu'elle reconnaît 
qu'il est en définitive plus distingué, plus spirituel et plus 
aimable que l'homme qui allait la séduire. Eh bien! si la 
société ressemble à cette femme, qu'elle l'imite jusqu'au 
bout! — Un mari, je veux dire un auteur comme M. Octave 
Feuillet, a mille fois plus d esprit, de charme, de distinc- 
tion et d'élégance que tous ceux qui cherchent à la dépra- 
ver, à la corrompre et à la perdre. 



M. PROSPER MÉRIMÉE 



Il ne serait peut-être pas sans intérêt de rechercher 
comment s'est faite, chez M. Mérimée, la filiation d'idée* 
qui vient d'aboutir aux Faux Démétrius. On le sait, rémi- 
nent conteur s'est toujours attaché de préférence, dans le 
roman, aux traits de passion ou de caractère qui dessi- 
nent un personnage et expliquent une catastrophe; dans 
l'histoire, aux détails de mœurs et de couleur locale qui 
précisent une époque et expliquent un événement. Curieux 
de nouveautés comme nous le sommes tous, ou, pour mieux 
dire, d'anciennetés nouvelles, il a commencé, un beau 
matin, à feuilleter la littérature russe, et en a extrait, sous 
le titre de la Dame de Pique, une nouvelle de Poushkine, 
digne sœur de Colomba et de Carmen. Ce premier succès 
l'a mis en goût, et, l'année suivante, il a publié, sur Nicolas 
Gogol, un de ces articles aujourd'hui à la mode où des 
écrivains français et très-français se donnent la peine d'à- 

' Épisode de Vhvttovre de Russie. — Les Faux De^nétrtus 



28 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

■ 

nalyser, d'interpréter et de condenser les inventions du 
génie moscovite, anglais ou américain. Dès lors, voilà 
M. Mérimée voguant en pleine histoire de Russie, et re- 
cueillant avec une ferveur d'antiquaire et d'artiste tous les 
faits caractéristiques de ce singulier peuple en qui éclatent 
les contradictions du sang slave : énergie de sauvage, 
finesse de diplomate, fougue de jeune homme, réflexion de 
vieillard, grâce ^et rudesse, entraînement et calcul, tous les 
éléments des civilisations qui commencent et tous ceux des 
sociétés qui finissent. L'épisode des faux Démétrius, qui 
résume ces divers traits dans un cadre à part, et avec tout 
l'intérêt d'un roman, ne pouvait manquer d'attirer l'atten- 
tion de M. ProsperMérimée; ajoutez-y une quantité rai- 
sonnable de ces bons coups de couteau que le célèbre 
romancier n'a jamais dédaignés, uue vague et lointaine 
ressemblance avec ce Jules-César dont l'histoire doit être 
Yexegi monumentum de sa carrière littéraire, et vous 
comprendrez aisément qu'ayant eu cet été, comme il le dit 
lui-même, un mois à passer dans un endroit où il n'avait pas 
à redouter les coups de soleil, il en soit sorti avec le ma- 
nuscrit de ces Faux Démétrius. A ce compte, les lecteurs 
égoïstes vont désirer, je le crains, que M. Mérimée passe de 
temps à autre un mois ou deux dans cet endroit privilégié 
où Ton se rafraîchit le teint et d'où Ton rapporte un livre 
excellent. 

Qu'est-ce donc que ces Faux Démétrius, ou plutôt ce 
Faux Démétrius? — Car, pour être plus clair et déblayer 
la route où je vais suivre pas à pas le traîneau de M. Mé- 
rimée, j'ai bien envie de mettre le pluriel au singulier, et 
de n'admettre qu'un Faux Démétrius. L'auteur nous le dit : 
(( Les secondes éditions, les copies de héros ou même d'a- 
venturiers, ne réussissent jamais; » les trois imposteurs 
de bas étage qui essayèrent d'obtenir de la Russie un re- 



PROSPER MÉRIMÉE. 20 

gain de crédulité parvinrent seulement à prouver qu'il y a, 
chez certains peuples et à certaines époques, des moments 
où tout semble possible, excepté le vraisemblable, et que 
les tzars ou Césars de contrebande tombent très-aisément 
dans la caricature. 

Quoi qu'il en soit, Ivan IV, dit le Terrible, — terrible 
homme, en effet, il avait eu sept femmes I — mort en 
1584, laissa un fils, appelé Démétrius, et né de son sep- 
tième mariage. Malgré ce surnom formidable, Ivan était 
très-aimé de son peuple, comme le sont en général tous les 
princes qui ont la main ferme et rude. Le petit Démétrius, 
fort et bien portant, annonçait, dès l'âge le plus tendre, les 
mêmes qualités de violence et de cruauté qui avaient popu- 
larisé son père, tandis que Fédor I er , son frère aîné, fils du 
troisième ou du quatrième mariage, était d'une santé dé- 
bile et d'un caractère doux, c'est-à-dire indigne de régner 1 . 
Ce fut Boris Godounof, son beau-frère, qui régna à sa place, 
en vrai maire du palais, après la mort d'Ivan IV. Boris était 
un homme d'une haute intelligence, nuis soupçonneux, 
méfiant, tracassier, entretenant à grands frais un vaste 
système de police et d'espionnage, ce que ne lui pardon- 
naient pas les boyards et le peuple; ils aimaient mieux être 
tout simplement égorgés par Ivan que soupçonnés par Bo- 
ris; tous les goûts sont dans la nature. 

On comprend que Boris dût écarter le plus possible du 
trône et même de la capitale le jeune Démétrius et la tza- 
rîne sa mère; il les avait relégués à Ouglitch, avec tous les 
Nagoï, frères ou cousins de la tzarine. Or, un jour, le 
15 mai 1591, Démétrius fut trouvé mort dans la cour de 
son palais avec une large plaie à la gorge et un grand 
couteau à ses côtés. S'était-il frappé lui-même par mala- 
dresse, comme cherchèrent à le faire croire les partisans 

de Boris*? 11 est plus probable aue ce furent les agents de 

2. 



$0 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

celui-ci qui eurent ordre de s'en défaire. Telle fut du 
moins, à Ouglitch, l'opinion générale, et elle éclata avec 
tant de violence, que, peu d'instants après la mort du 
jeune prince, les habitants d'Ouglitch, ayant à leur tête la 
tzarine, folle de douleur et de colère, massacrèrent tous 
ceux qui, de près ou de loin, passaient pour appartenir à 
Boris. Les représailles ne se firent pas attendre; tous les 
assassins furent assassinés à leur tour, et la tzarine mère 
enfermée dans un couvent. 

Rien ne gênait plus les projets de Boris. Le faible et 
imbécile Fédor vint à mourir sur ces entrefaites, et Ton ne 
manqua pas de dire que c'était Boris qui l'avait empoi- 
sonné. Le peuple, on le sait, n'admet rien de naturel dans 
les événements qui secondent l'ambition des hommes qu'il 
n'aime pas. 

Débarrassé de Fédor, Boris joua la petite comédie d'u- 
sage chez les parvenus qui se croient nécessaires. Il se fit 
prier à genoux et avec larmes d'accepter la couronne; il eut 
grand soin de refuser, et même se réfugia dans un mo- 
nastère. On l'y poursuivit. Femmes, enfants, mouchicks, 
boyards, popes, prélats, se jetèrent à ses pieds, et lui prou- 
vèrent, non sans peine, que la Russie était perdue s'il n'ac- 
ceptait l'empire. A la fin, Boris accepta Ainsi qu'on devait 
s'y attendre, il fut un peu plus détesté lorsqu'à la réalité du 
souverain pouvoir il en joignit le titre. Tous ses égaux d'au- 
trefois, devenus ses sujets, virent dans son avènement même 
un motif et une chance de le renverser. Comme il était, par 
son intelligence, très en avant de son siècle et de son pays, 
on l'accusa de vouloir détruire les vieilles coutumes natio- 
nales. Comme il rêvait l'alliance de toute la grande fa- 
mille slave unie dans une commune défense contre la Tur- 
quie, on l'accusa de s'appuyer sur l'étranger; mais, ce 
qu'on lui pardonna le moins, ce fut d'avoir augmenté la 



PROSPER MÉR1MËE. 31 

taxe des liqueurs fortes, et concentré entre les mains du 
gouvernement le monopole de l'eau-de-vie. Les Russes en 
buvaient beaucoup, du moins à cette époque, et cette ri- 
gueur les atteignait dans leur goût le plus vif, leur super- 
flu le plus nécessaire. Ces mesures de fisc, d'impôt et de 
monopole, lorsqu'elles blessent le sentiment populaire, 
sont funestes; elles donnent prétexte, chez ceux qui les 
exécutent, à mille vexations mesquines, qui irritent les mas- 
ses sans épargner les riches; chez ceux qui les subissent» 
à mille fraudes misérables, qui apprennent à mépriser et à 
haïr la loi que Ton élude et le pouvoir que Ton triche. De 
tous ces griefs que la Russie eut ou crut avoir contre Bo- 
ris, celui-là fut le plus fatal : ce sont les grandes causes 
qui ébranlent les gouvernements, et les petites qui les ren- 
versent. 

Boris régnait depuis sept ans, lorsqu'une nouvelle inouïe, 
impossible, incroyable, et par cela même très-facile à croire, 
commença à se répandre sur. toute la surface de son em- 
pire. Le jeune Démétrius vivait; la catastrophe d'Ouglitch 
avait trompé l'attente criminelle de Boris : la nourrice du 
jeune prince, avertie à temps, avait substitué, dans la ma- 
tinée du meurtre, un enfant du peuple au tzarévitch, lequel, 
dérobé par ses soins à toutes les recherches, s'était réfugié 
en Pologne, et se trouvait en ce moment chez des princes 
polonais, qui s'empressaient de le reconnaître. On ne fai- 
sait grâce d'aucun détail. Le jeune homme était en posses- 
sion d'un cachet russe et d'une croix de diamants qui 
avaient notoirement appartenu à Démétrius; il avait, comme 
lui, un bras plus long que l'autre, et d'autres tfaits com- 
plétaient la ressemblance. Déjà les Polonais le traitaient 
presque en souverain. Sigismond, à qui il promettait la 
restitution du duché de Smolensk, ne se proclamait pas 
encore son allié, mais permettait aux grands seigneurs de 



32 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

sa cour et aux officiers de son armée de s'attacher à cette 
étrange fortune. Le prince Hniszeck faisait mieux encore; 
il donnait sa fille Marine au préteudu ou prétendant Démé- 
trius; il est vrai que les fiançailles étaient soumises à des 
clauses assez bizarres : le mariage ne devait être célébré 
qu'après un an révolu, et dans le cas seulement où Démé- 
trius entrerait à Moscou et deviendrait tzar de toutes les 
Russies. En outre, Mniszeck était criblé de dettes; son 
gendre futur s'engageait à les payer, toujours lorsqu'il se- 
rait tzar; montrer aux gens endettés une fortune à refaire, 
n'est-ce pas, depuis Catilina et César, la première tactique 
des aventuriers? 

M. Mérimée a l'esprit trop curieux, trop chercheur, pour 
ne pas s'être demandé ce que c'était réellement, ou du 
moins ce que ce pouvait être que cet imposteur, parti de 
si bas, arrivé si haut et tombé si vite. La lecture du 
Faux Démétrius serait incomplète si on ne lisait en même 
temps un travail que l'éminent conteur a publié dans la 
Revue des Deux-Mondes, et où, par un prodige d'induc- 
tion historique ou romanesque, il a découvert ou inventé 
le prologue de toute cette aventure. Dans ces scènes dia- 
loguées et dramatiques, le faux Démétrius est un jeune 
Cosaque ou Zaporogue égaré dans les steppes avec un vieil 
hetman (chef de cosaques), qui est blessé et qui va mourir. 
Le vieillard, dans ce moment suprême, révèle à son com- 
pagnon un secret terrible : c'est lui qui, séduit par les 
promesses de Boris, a tué, à Ouglitch, le jeune tzarévitch. 
Puis il s'est enfui, frissonnant d'horreur et de remords, et 
emportant, comme souvenir de son crime, le cachet impé- 
rial et la croix de diamants que Démétrius avait sur lui. 
En même temps, soit réalité, soit effet d'une conscie^e 
troublée, soit commencement de délire aux approcbes,de 
la mort, l'hetman croit reconnaître sa victime dans la per- 



PROSPER MÉRIMÉE. 33 

sonne du jeune Cosaque. 11 énumère tous les traits d'une 
merveilleuse ressemblance, qui n'existe probablement que 
dans son imagination. Pas une de ses paroles n'est perdue 
pour celui qui l'écoute. 11 est intelligent, hardi, ambitieux; 
il a l'âge qu'aurait le vrai Démétrius; il a recueilli avide- 
ment, dans les aveux du moribond, les détails qu'il lui im- 
portait de savoir. Dès que le vieil hetman a rendu le der- 
nier soupir, l'audacieux Zaporogue s'empare de la croix et 
du cachet ; il bégaye les premiers mots de son rôle en face 
de ces muettes solitudes. Plus tard, nous le retrouvons 
dans le palais du prince Adam Wiszniewiecki et aux pieds 
de la belle Marine. La conjecture finit, l'histoire commence, 
et nous devons dire, à l'honneur de M. Mérimée, que son 
roman dialogué n'est pas plus invraisemblable que l'his- 
toire, et que son histoire est aussi intéressante que le ro- 
man. 

Doit-on le croire? Vaut-il mieux supposer que le faux 
Démétrius était un jeune homme élevé par les jésuites 
tout exprès pour ce rôle dont il s'est si bien acquitté, et 
dans l'espoir qu'une fois maître de la Russie il y installe- 
rait la religion catholique sur les ruines du schisme grec? 
Le calcul était habile, et les jésuites — qui l'ignore? — 
sont capables de tout. Certes, s'il était prouvé qu'ils ont 
pris dans une sietche, village de l'Ukraine ou des bords du 
Don, un petit Cosaque bien sauvage, bien barbare, et 
qu'en dix ans ils en ont fait un aventurier de génie, digne 
de supporter le poids d'un grand nom, excellant dans tous 
les exercices du corps, bon soldat, hardi cavalier, doux, 
humain, chevaleresque et sachant le latin par-dessus le 
marché, cet élève-là leur ferait encore plus d'honneur que 
Voltaire n'en a fait au père Porée. Pourtant, je l'avoue, en- 
tre ces deux hypothèses, celle de M. Mérimée me parait à 
la fois la plus poétique et la plus probable. A cet écolier 



H CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

dressé par des moines spirituels pour être aventurier, im- 
posteur, conquérant et tzar, je préfère ce jeune Zaporogue, 
plein de feu, d'ambition et d'intelligence, surprenant les 
secrets de la vie et de la mort du vrai Démétrius sur les 
lèvres de son assassin, et trouvant dans ces aveux une 
idée subite qui répond à ses rêves de grandeur, une lueur 
soudaine qui le guide vers Moscou et vers le trône à tra- 
vers l'immensité du désert. 

Car tout lui réussit, à cet audacieux menteur, et l'on 
eût pu dire de lui, à plus juste titre, ce que Ton a dit 
de Lauzun : a On ne rêve pas comme il a vécu. » — Parti 
du fond de la Pologne sans argent, sans armée, laissant 
derrière lui une femme qu'il ne pouvait épouser qu'à la 
condition d'être tzar, et un beau-père qui ne le reconnaî- 
trait pour son gendre que le jour où il payerait ses dettes, 
Démétrius (donnons-lui décidément ce nom qu'il a bien 
gagné!) arrive, d'étape en étape, jusqu'aux portes de 
Moscou. Il a pour amis, pour alliés, pour soldats, pour 
sujets, tous ceux qui détestent Boris Godounof, et Boris 
est détesté de tout le monde. Il sent que l'Empire lui 
échappe; à chaque bulletin qui lui apporte une défection 
des siens ou une victoire de l'imposteur, il lui semble que 
le sol manque sous ses pas, que l'heure suprême a sonné; 
et peut-être la victime d'Ouglitch lui apparalt-elle sous les 
traits de cet aventurier qui la fait revivre et qui la venge. 
Malade déjà, affaibli par la souffrance, assailli de pressen- 
timents sinistres, Boris meurt, tué par une ombre : — « Il 
a régné comme un renard, il meurt comme un chien, » di- 
sait le peuple, et le mot est resté proverbial dans l'histoire 
de Russie. Pourtant Boris était un homme très-remarqua- 
ble, qui avait fait beaucoup de bien à son pays : mais telle 
est la justice populaire chez les nations barbares; il va sans 
dire qu'elle est toute différente chez les nations civilisées. 



PROSPEU MÉRIMÉE. ■ 35 

Boris mort, son parti abattu ou anéanti, Dèmétrius ac- 
clamé par le clergé, par les boyards, par l'armée, par la 
foule, il semble qu'il ait surmonté toutes les difficultés de son 
rôle. Hélas ! elles commencent. Il n'était pas si difficile, à 
tout prendre, de persuader des gens qui voulaient croire, de 
vaincre des soldats qui voulaient être vaincus, de conquérir 
des provinces qui voulaient être conquises. Ce qui, pour les 
hommes tels que Dèmétrius, et dans les situations telles 
que la sienne, est la vraie difficulté et le vrai péril, c'est de 
continuer, de durer, de résister, après la victoire ou, l'heu- 
reux coup de main, à ce je ne sais quoi de dissolvant que 
portent en elles ces destinées extraordinaires, ces puissan- 
ces anomales : voilà recueil contre lequel se brisa et de- 
vait se briser Dèmétrius. D'abord il eut à récompenser et à 
satisfaire tous ceux qui l'avaient servi : la tâche était rude! 
Il paraît qu'à cette époque de barbarie les gens qui s'atta- 
chaient à la fortune d'un ambitieux avaient de grands be- 
soins d'argent, et s'en faisaient donner beaucoup quand 
leur chef avait touché le but. Dèmétrius, pour se conformer 
à l'usage, fut obligé de puiser largement dans les coffres 
de l'État et même dans le trésor du Kremlin, qui passait 
pour sacré. Dès lors on l'accusa d'attenter à la religion, à 
la sainte orthodoxie moscovite. Pour épouser Marine, il 
s'était fait catholique. Bien que son abjuration eût été 
tenue secrète et modifiée par des concessions à l'intolé- 
rance russe, il n'en fallait pas davantage pour que Dèmé- 
trius fût traité d'hérétique, c'est-à-dire de papiste, s'ap- 
prétant à imposer sa croyance à toutes les Russies. En 
vain chercha-t-il à s'appuyer sur l'esprit religieux, et fit-il 
des avances au clergé. Le clergé accepta les avances, y 
répondit par des phrases, et se tint sur la défensive. Il y 
eut ensuite des difficultés diplomatiques'; Dèmétrius voulait 
que les souverains et leurs ambassadeurs lui donnassent le 



36 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

titre de César; on ne voulait l'appeler que grand-duc, et 
on lui opposait force petites chicanes de cérémonial qui, 
en définitive, l'amoindrissaient également vis-à-vis de ses 
sujets et des étrangers. Il faut lire, dans l'ouvrage de 
M. Mérimée, l'excellent chapitre où l'historien de Démé- 
trius parle de ses tentatives d'améliorations et de réformes, 
qui tournaient toutes contre lui et ne réussissaient qu'à le 
rendre impopulaire. Pour résumer en quelques lignes cette 
Dhase du récit, je crois que Démétrius périt faute de parti 
pris, faute d'avoir su faire un choix décisif entre les deux 
rôles qui se présentaient à lui : le rôle de prince légitime, 
reconnu pour tel par une nation tout entière, convaincu 
lui-même de son identité, et s' appuyant, au dedans et au 
dehors, sur la force de son principe, sur la certitude de 
son droit, et celui de vaillant usurpateur, croyant à son 
étoile, s' entourant d'un mystérieux prestige, mélange (fé- 
blouissement et de terreur, et retrempant sans cesse son 
droit problématique ou passager dans l'idée surhumaine 
qu'il sait donner à tous de sa destinée et de son génie. 
Puissance de la tradition ou puissance du personalisme : 
Démétrius aurait dû choisir. Il hésita, il voulut participer 
aux avantages des deux situations, et il les affaiblit l'une 
par l'autre. 

Il y eut pourtant un moment où son identité reçut une 
consécration qu'il est triste de voir profaner, la consécra- 
tion maternelle. La tzarine, mère de Démétrius, vivait en- 
core dans le couvent où Boris l'avait enfermée. Si le suc- 
cesseur de Boris était vraiment Démétrius, son premier 
mouvement ne devaitril pas être de courir chez sa mère, et, 
si sa mère le reconnaissait, qui désormais pourrait douter? 
Il le comprit, et il alla en grande pompe voir la tzarine 
dans son couvent. L'entrevue fut pathétique ; les historiens 
russes nous racontent que la tzarine était baignée de 



PROSPKH MÉKIMÉE. 57 

larmes, et que le jeune tzar pleurait comme un castor. La 
comédie, si c'en est une, est justifiée par la haine que Bo- 
ris avait inspirée à cette malheureuse mère, et parla recon- 
naissance qu'elle devait éprouver pour son vengeur *. mais 
n'est-il pas pénible de voir le sentiment le plus beau, le 
plus pur qui ait jamais fait battre le cœur et ennobli la na- 
ture humaine, figurer dans le cortège d'un aventurier, et 
concourir au succès d'une imposture? 

Ce qui acheva de perdre Démétrius, ce fut son mariage. 
Arrivé au pouvoir, il eut, ce que ses pareils n'ont pas tou- 
jours, de la conscience et de la mémoire. Il se souvint de 
Marine, "de Mniszeck et de ses dettes. Ce pauvre' Mniszeck 
était tellement obéré, que, beau-père en expectative d'un 
tzar en activité de service, sa signature n'avait plus cours 
sur le .territoire delà Pologne. Ses créanciers allaient le 
saisir lorsque arriva le message de Démétrius qui lui rap- 
pelait sa promesse et lui redemandait la main de la belle 
Marine. Mniszeck n'eut garde de refuser, d'autant plus que 
l'ambassadeur apportait une certaine quantité de roubles. 
Marine partit, mais ce voyage, qui eût dû être poétique et 
charmant comme celui de Lalla Rook, de Thomas Moore, 
fut désagréable et de sinistre augure. A toutes les couchées, 
il y avait d'interminables querelles entre les Bolonais et les 
Russes. La jeune princesse, malgré sa beauté, déplaisait 
aux Moscovites parce qu'elle était étrangère, catholique, 
parce qu'elle n'apportait au tzar aucune alliance, parce 
qu'ils lui reprochaient d'avance de songer à bouleverser 
leurs usages et à importer la Pologne en Russie. Ce fut 
bien pis lorsque, arrivée à Moscou, elle refusa formelle- 
ment d'endosser le kaJwchnifc. Qu'était-ce que le kakoch- 
nik ? C'était une coiffure russe, qui cachait entièrement 
les cheveux, et qui, combinée avec une robe serrée au- 
dessus de la gorge et avec de grosses bottes à talons ferrés, 

3 



38 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

devait, j'en conviens, composer une toilette très- indigène, 
mais un peu bizarre. A dater de ce refus de kakoehnik, les 
embarras de. Démétrius se multiplièrent. Les Polonais éta- 
blis à Moscou à la suite de Marine ou faisant partie de la 
garde du tzar portaient ombrage aux boyards et au peuple. 
En cherchant à maintenir l'équilibre entre les mécontents 
des deux pays, Démétrius ne parvenait qu'à les aigrir da- 
vantage. Quelques persécutions exercées contre le clergé 
et les couvents mirent le comble aux rancunes nationales. 
Des conspirations s'ourdirent, et Démétrius les favorisa, 
d'abord par une confiance excessive, ensuite par une clé- 
mence tout à fait en désaccord avec les mœurs du temps. 
Qu'arriva-t-il? Basile Ghouiski, chef du premier complot, fut 
amnistié ; il profita de son impunité pour en organiser un 
second, et celui-là réussit. Décidément M. Mérimée a raison, 
il y avait du César — du César Tartare ou Cosaque — 
dans ce jeune aventurier, brave, mstruit, tolérant, sûr de 
sa fortune, passant le Dnieper ou la Yistute en guise de 
Rubicon, s 1 enivrant un moment du plaisir de régner, ai- 
mant une belle jeune fille, jouant avec les périls et les 
haines, pardonnant à ses ennemis, disant des conspirateurs : 
« Ils n'oseraient! » et livrant sa poitrine au poignard des 
assassins. . 

A coup sûr, si Ton voulait poursuivre la comparaison, 
on trouverait, toute proportion gardée, les Brutus et les 
Cassius bien inférieurs au César. Ce Basile Ghouiski joua, 
dans tout cela, le rôle d'un lâche et d'un traître. 11 ne fut 
bon qu'à faire assassiner le faux Démétrius, et ensuite à le 
faire regretter. La facilité avec laquelle le peuple russe 
avait cru à l'identité du jeune tzarévitch en suscita deux ou 
trois autres, détestables copies d'un bon original, et qui 
achevèrent de diviser les forces de ce malheureux pays, 
jusqu'au moment où il tomba, d'épuisement et de lassitude* 



PROSPER MÉRIMÉE. 59 

entre les bras de Wladislas de l*ologue, tils de Sigismond. 
— « Il y a, dit judicieusement M. Mérimée, des moments 
dans l'histoire d'un peuple, où les maux de l'anarchie sont 
devenus si intolérables, qu'il est prêt à acheter Tordre^tla 
paix au prix de tous les sacrifices. » - Un dernier trait, le 
plus curieux, hélas! et le plus triste, c'est que le second 
de ces faux Démétrius épousa aussi Marine. La pauvre 
femme tomba des bras d'un aventurier chevaleresque dans 
ceux d'un aventurier stupide : à chacune de ces transfor- 
mations successives du type primitif, le César disparaissait 
de plus en plus sous le Tartare. 

Redisons-le en terminant, c'est là un récit très-intéres- 
sant, fait de main de maître, et même fort instructif, non- 
seulement parce qu'il jette une vive lumière sur un point 
obscur dune histoire peu connue, mais encore parce qu'il 
apprend à réfléchir sur les différences qui séparent les 
époques barbares des époques civilisées, et sur les analo- 
gies qui les rapprochent. Après tout, l'homme est toujours 
le même. Jetez-le à travers les steppes de l'Ukraine ou con- 
duisez-le à la Bourse, faites payer ses dettes en roubles ou 
en billets de banque, éveillez son ambition, ses convoitises, 
ses haines, froissez ses vanités nationales ou personnelles, 
et vous verrez les mêmes passions mettre en jeu les mêmes 
rouages; vous verrez les mêmes caractères amener les 
mêmes événements et dessiner les mêmes personnages, 
sous la pelisse de l'hetman comme sous l'habit noir de 
l'homme de finance ou de l'homme politique. Seulement, 
de nos jours, on ne se coiffe plus du kakoehnik, et l'on 
s'égorge moins; ce qui, malgré l'amour de M. Mérimée 
pour les petits couteaux, a encore son avantage. 

J'ai mieux aimé, on le voit, suivre l'historien de Démé- 
trius que le critiquer ou même le louer; le talent de M. Mé- 
rimée, par ses qualités de perfection sobre, un peu froide, 



10 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

et même un peu hautaine, rend le blâme impossible et la 
louange inutile. Pour tout dire, d'ailleurs, je ne conçois pas 
la critique sans une sorte d'échange, de mystérieux fluide 
entre ma pensée et celle de l'écrivain dout je parle. Il est 
doux, il est encourageant, lorsqu'on s'occupe d'un bon 
livre, de songer que ce que l'oit en dit a accès auprès de 
l'auteur, qu'il s'attristerait du blâme, qu'il se réjouira de 
l'éloge, qu'il peut tenir compte de l'objection ou de la re- 
marque. Or, avec M. Mérimée, cet échange, ce fluide n'existe 
pas. On le lit avec charme, on le loue avec conscience ; 
mais, après comme avant ce légitime hommage, on se dit 
qu'il restera toujoits le même : contenu, composé, légère- 
ment affecté dans sa simplicité magistrale, inaccessible (du 
moins en apparence) aux petites émotions de la vie litté- 
raire; dédaigneux, sceptique, très-spirituel, tel enfin que 
doit être un homme d'un talent supérieur pour réussir 
presque toujours et ne passionner presque jamais. 



LES POETES 



i 



S'il est vrai que la critique ait de plus impérieux devoirs 
envers les genres de la littérature qui imposent à ceux qui 
les cultivent le plus d'abnégation et de sacrifices, quels li- 
vres ont plus de droits à nos sympathiques témoignages 
que ces recueils où de jeunes imaginations abritent à cha- 
que printemps, comme en des nids de verdure, leurs rêve- 
ries, leurs illusions et leurs espérances, et où rien ne man ; 
que, ni le talent, ni l'émotion, ni la fraîcheur, ni la grâce, 
rien qu'un regard pour découvrir ces fleurs cachées, une 
main pour les cueillir, une voix amie pour en signaler les 
couleurs et le parfum? — Je sais bien ce que vous allez me 
répondre : que s'il y a, hélas î si peu d'empressement au- 
près des poésies nouvelles, c'est un peu la faute des poè- 
tes-, qu'ils ne savent plus qae de vieilles chansons sur de 
vieux airs; qu'il en est d'eux comme des pianistes, qui 
connaissent à fond le mécanisme de leur art, pour qui le 
doigté n'a plus de secrets, qui font ruisseler sur les touches 
d'ivoire des avalanches* de notes, mais qui ne disent rien 
au cœur, à rame, à ce sens mystérieux et profond où la 



42 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

musique aime à jeter ses ravissements et ses extases ; pas 
une idée sur ce clavier frémissant, pas un rayon sur ces 
larges flots, pas une perle dans cet océan sonore! De même 
aussi pour nos jeunes poètes : ils ont l'instrument, ils en 
jouent; leurs mains sont savantes, leurs doigts agiles; mais 
les sons qu'ils tirent de ces cordes fatiguées semblent les 
échos affaiblis d'autres mélodies, d'autres accents. La poé- 
sie moderne a vidé ses belles coupes d'or, et c'est à peine 
s'il reste au fond quelques gouttes de la liqueur enivrante. 
Elle a fait comme ces prodigues qui commencent .par dé- 
penser des millions, et qui, au déclin de leur jeunesse, sont 
forcés d'aller vivre, en quelque obscur faubourg, d'une 
maigre pension alimentaire. « Tout est dit, et l'on vient 
trop tard, » — écrivait, il y a cent soixante-sept ans, un 
penseur illustre, à la première page de son livre : à plus 
furîc raison, aujourd'hui que l'imagination humaine se sent 
tarir comme une nourrice épuisée, pouvons-nous dire : L'on 
vient trop tard, tout est chanté ! 

« Oui, tout est dit, » écrivait la Bruyère, ce qui ne l'em- 
pêchait pas de prouver, par un éclatant exemple, qu'il y 
avait moven de trouver encore des choses neuves, ou, 
ce qui vaut mieux, de leur donner un tour qui les ren- 
dait immortelles; ce qui n'a pas empêché, après lui, Fon- 
tenellii et Voltaire, Montesquieu et Buffon, Rousseau et Ber- 
nardin de Saint-Pierre, Bonald et de Maistre, Chateaubriand 
et Lamennais, d'arriver à leur tour et d'ajouter leur mar- 
bre à ce monument qui semblait fini. Au commencement 
de ce siècle, lorsque la littérature de l'Empire achevait 
d'exténuer la poésie française, d'en ôter le sang, la chair 
et la vie pour en faire un mannequin académique, empa- 
queté de périphrases et d'alexandrins, qui eût pu prévoir 
que la noble Muse était si près de son glorieux réveil, et 
qu'il suffirait d'une larme de René tombant dans le lac du 



LES POETES. 43 

Bourget ou dans le golfe de Baïa. sous le regard enivré d'un 
amant et d'un poëte, pour que la source divine jaillit de 
' nouveau, plus abondante et plus belle? Comme l'activité, 
l'intelligence , la liberté, comme tous les ressorts de 
l'homme, la poésie a ses moments de langueur et de lassi- 
tude; elle a ses haltes forcées, où les écoles qui finissent, 
essayent en vain de rassembler leurs groupes dispersés et 
teurs forces défaillantes, où les écoles qui commencent 
consultent d'un œil timide les étoiles et les vents ; elle a 
aussi, elle a surtout ces heures d'expiation et de souffrance 
que lui impose la souveraine justice pour avoir gaspillé ou 
profané les dons célestes, ces heures d'épuisement et d'ato- 
nie qui suivent les orgies de l'imagination comme les orgies 
du corps. Mais elle ne meurt pas, elle ne peut pas mourir: 
ou, si elle mourait, c'est que le <œur de l'homme cesserait 
de battre, qu'une fibre se briserait dans les entrailles mê- 
mes de l'humanité, que le dialogue immortel entre l'âme et 
la nature s'interromprait tout à coup, ou plutôt que l'uni- 
vers s'écroulerait pour faire phce à je ne sais quel chaos 
immobile et taciturne. Qu'est-ce donc que le poëte? — On 
a dit de Voltaire qu'il avait mieux que tout le monde l'es- 
prit que tout le monde a. — Eh bien! le poëte, c'est 
l'homme qui a, mieux que nous tous, la rêverie et l'image, 
le sentiment et l'émotion, la faculté de vibration intime, 
dont nous possédons tous le germe; c'est l'homme qui sait 
faire de son impression individuelle une partie de la nôtre, 
et qui, placé en face des spectacles extérieurs ou des phé- 
nomènes de l'àme, interprète ce que nous voyons par ce 
qu'il voit, ce que nous ressentons par ce qu'il ressent. 
Avouez donc que la poésie ne peut pas périr ; car elle n'est 
que l'interprétation permanente de ce qui ne périt pas. 
Plante frêle et vivace, sa fleur ne s'épanouit que sous de 
trop rares soleils; mais sa racine est partout, et, pour 



i4 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

que la fleur pût disparaître, il faudrait que la racine dis- 
parût! 



II 



M. JOSEPH AUTRAN' 



Avant de parler des Poèmes de la Mer, qu'il nous soit 
permis de revenir un moment sur les précédents ouvrages 
de H. Joseph Autran, et sur l'ensemble de sa carrière poé- 
tique. 

En 1832, M. de Lamartine passait à Marseille, prêt à com- 
mencer ce voyage en Orient d'où son cœur devait rapporter 
tant de douleurs et son imagination tant de nuages. Les hom- 
mes qui ont vingt-cinq ans aujourd'hui, et qui représentent 
par conséquent la jeunesse active et militante, ne savent pas, 
ne peuvent pas savoir ce que M. de Lamartine a été pour nous 
qui étions jeunes alors, pendant ces années qui vont des 
Harmonies à Jocelyn. La politique ne lui avait encore in- 
spiré que de nobles et conciliantes paroles; la poésie chré- 
tienne n'avait pas appris à s'en méfier. Il venait d'écraser, 
du haut de sa gloire inattaquable et sereine, la versifica- 
tion haineuse et méchante de Barthélémy. Accepté par tous 
les partis comme la personnification sympathique des in- 
stincts du présent tempérés par le respect et le regret du 

* Poëmes de la Mer* 



JOSEPH AUTRAS. 45 

passé, adopté par les deux écoles littéraire* qaî se livrai* t 
leurs dernières batailles, jeme encore, èomt de ce porti- 
que visage et de cette taille élégante, qu on était d*a*tani 
plus disposé à admirer qu'il m'en avait encore parle dans 
aucun de ses ouvrages, M. de Lamartine était notre cnlte 
et notre orgueil, notre amour et notre joie. Ce lut en ce 
moment qu'un jeune homme de Marseille, presqv'aa ado- 
lescent, lui adressa des vers : il n'y avait pas à s'y tromper, 
ces vers dénonçaient un poète. On les remarqua, et la Krmr* 
des Deux-Mondes, qui n'a jamais péché, que je sache, par 
excès d'indulgence, en signala le mouvement, la couleur rt 
la verve. 

C'est ainsi que débuta M. Joseph Autran, et nous som- 
mes fâché qu'il ait détruit ces vers, adressés, le 40 juillet 
1832. à XAlceste y le vaisseau sur lequel allait monter II. de 
Lamartioe. C'était une date, un point de départ. Il n'y a 
rien, sans doute, de plus puéril que ce soin minutieux que 
prennent les écrivains ou les poètes arrivés a la gloire pour 
rassembler et remettre sous les yeux du public tous les 
juvcnilia bégayés par leur muse. Mais, sans tomber dans 
cet excès qu'on ne reprochera assurément pas à M. Joseph 
Autran, et que n'ont évité ni M. de Lamartine, ni M. Hugo, 
ni même M. de Musset, il nous semble qu'il aurait pu con- 
server ces stances, comme le général conserve les épaulet* 
tes de laine avec lesquelles il a gagné sa première croix 011 
son premier grade : ce n'était pas une vanité, c'était iin 
souvenir. 

Deux ou trois ans après les stances à YAlceste, M. Joseph 
Autran publia un volume de vers qu'il appela humblement 
Ludibiia Ventis, puis un autre, intitulé la JbVr, qui ren- 
fermait en germe quelques-unes des pièces et quelques- 
unes des. beautés de son dernier livre. 11 a condamné à 

l'oubli ces deux premiers recueils, et voici avec quelle mo- 

3. 



4<i CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

destie charmante il nous raconte cette opération destruc- 
tive, dans laquelle on est tenté de le trouver trop cruel : 
— « Dix ans après avoir livré à la publicité ces premières 
ébauches de ma jeunesse, j'eus, dans un jour de désœu- 
vrement, la fantaisie de les revoir. Je jugeai ma création, 
et, avec une triste variante de la Genèse, je la trouvai mau- 
vaise. Nous étions en hiver; je jetai au feu mes trois volu- 
mes, avec le sentiment de satisfaction profonde que Ton 
ressent à consommer un acte de justice. Toutefois, comme 
il y avait, çà et là, dans ces recueils, certains fragments 
dont la pensée ou la forme me semblait moins condamna- 
ble que le reste, je crus pouvoir, sans excès de faiblesse, 
les sauver du désastre. L'illustre auteur des Confidences 
nous raconte qu'il aperçut, le soir d'un jour de tempête, 
un pauvre pécheur dischia sur la plage de son Ile, lequel 
retirait des Sots quelques rares débris de sa barque sub- 
mergée, la poulaine, une vergue, deux ou trois minces plan- 
ches, pour les faire entrer dans la construction d'un nou- 
vel esquif. Je fis comme le malheureux Napolitain. Rien ne 
rend industrieux comme la pauvreté. » — (Préface des Poè- 
mes de la Mer, page 39.) 

M. Autran ayant ainsi condamné à mort les œuvres de 
sa première jeunesse, la critique n'a pas à s'en occuper. 
Qu'il nous suffise de constater que dans ces vers où la per- 
sonnalité du poète se voilait encore sous l'imitation naïve 
des maîtres d'alors, on sentait se révéler déjà les deux 
principaux caractères de son talent, la richesse du ton et 
la netteté de la ligne. 

C'est dans le poème de Milianah, publié cinq ans plus 
tard, que M. Autran commença à prendre possession de son 
originalité et à devenir tout à fait lui-même. Bien des gens, 
même parmi les dilettantes et les lettrés, demanderont 
peut-être aujourd'hui ce que c'est que le poème de Milia- 



JOSEPH AUTRAN. 47 

nah. Eh ! que ne demandez-vous aussi ce que c'étaient que 
ces soldats, ces héros de courage, de patience et de disci- 
pline qui se battaient et mouraient en Afrique, pendant que 
vous alliez à l'Opéra ou que vous lisiez un roman-feuilleton? 
On cherche parfois en vertu de quelle loi providentielle ou 
politique la société s'est vue tout à coup transportée des 
sphères les plus riantes de la civilisation, de l'intelligence 
et du goût, au penchant des plus sombres abîmes. Pour 
nous, nous n'hésitons pas à signaler, comme une des cau- 
ses de cette péripétie soudaine et terrible, ce déplacement 
complet de toute notion morale, de tout vrai patriotisme, 
qui donnait aux indignes les enivrements de la gloire, du 
succès et du bruit, et laissait dans l'ombre ceux qui méri- 
taient l'admiration de tous et la palme véritable. Rendre 
hommage aux héros de Mostaganem, de Milianah ou de 
Constantine! Nous n'avions pas le temps, nous avions mieux 
ft faire : il fallait encenser cet orateur bouffi, ce publiciste 
vaniteux, ce pamphlétaire aigrelet, visant un ministère et 
atteignant un trône; il fallait applaudir ce ténor possé- 
dant deux notes de plus que ses émules, cette danseuse 
sautant un demi-mètre plus haut, cette tragédienne ressus- 
citant Hermione en attendant qu'elle réhabilitât Messaline. 
Voilà les vrais héros, les vrais lions, comme disent nos voi- 
sins. Et cette iniquité sociale et mondaine, on la commet- 
tait aussi en littérature : s'occuper du poëme et du poète 
de Milianah, était-ce possible? Il s'agissait bien de cela, 
vraiment! H s'agissait de savoir, chaque malin, comment 
(inirait la lutte entre Lugarto et Matbilde, ou bien si le 
Chourineur et la Goualeuse, c'est-à-dire l'assassin et la 
fille publique, mèneraient à bonne fin, à travers mille catas- 
trophes émouvantes, l'œuvre édifiante et vraisemblable de 
leur transformation morale ! 
N'importe! dans le poëme de Milianah, M. Joseph Au- 



48 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

tran avait mieux fait que révéler un progrès très-réel dans sa 
manière. Il avait trouvé ce que nous appellerons la poésie 
militaire du dix-neuvième sièele. En effet, à quelque école 
littéraire que Ton appartienne, que l'on jure par Aristote 
ou par Scblegel, il est impossible d'imaginer que les ex- 
ploits de nos voltigeurs et de nos spahis, si héroïques, si 
poétiques qu'ils soient, doivent être chantés sur le même 
ton que les héros de Y Iliade ou de Y Enéide, ou môme que 
les croisés du Tasse et les chevaliers de l'Arioste. — t Mon 
pauvre Horace, tu fais des épaulettes parce que tu ne sais 
pas faire des épaules, » disait lé vieux David à M. Horace 
Vernet. Nous n'avons jamais été très-enthousiaste du talent 
de M. Vernet; convenons pourtant qu'il eût été passablement 
ridicule s'il eût essayé de peindre les combattants de Mont- 
ni i rail ou de Wagram dans le même costume que Romulus et 
Tatius, du tableau des Sabines; avouons aussi qu'il y a, 
dans une salle du Musée de Versailles consacrée à nos gloi- 
res d'Afrique, quelques tableaux de M. Vernet, qui conci- 
lient très-bien cet idéal pittoresque dont l'art ne saurait se 
passer, avec la réalité toute moderne des gibernes, des 
guêtres. et des képis. Ce que M. Vernet a fait en peinture, 
M. Joseph Autran l'a fait en poésie : il a assoupli l'alexan- 
drin, ce grand seigneur, toujours un peu cérémonieux, un 
peu formaliste, un peu enclin à ses privilèges d'ancien ré- 
gime, et il en a fait le franc et hardi compagnon de nos Afri- 
cains de 1840. Il l'a fait asseoir au bivouac, montera l'as- 
saut, vivre familièrement avec les Kabyles, les razzias et les 
douars, avec cette poésie nouvelle, à demi française, à 
demi arabe, colorée d'un rayon de l'Orient, et fort diffé- 
rente des dix mille vaillants Akides de Boileau. Quand 
même il n'y aurait pas dans le poëme de Milianah des 
morceaux d'une mâle beauté, une élévation constante de 
sentiments et de pensées, et cette chaleur d'âme qui vivifie 



JOSEPH ÀUTRAN. 49 

tout, le mérite que nous signalons suffirai! ù le préserver 
de l'oubli ; c'est pourquoi, si M. Au Ira a e>t amené, comme 
nous l'espérons, par ses derniers succès, à publier une édi- 
tion de ses œuvres, nous lui demandous d'y faire figurer 
Milianah. 

Nous voici arrivés à la FiUe d'Eschyle. 

Onze années s'étaient écoulées depuis le voyage de M. de 
Lamartine et les premiers vers de M. Àulran. Bien des as- 
pects étaient changés dans la littérature moderne. Le groupe 
romantique n'existait plus, et son triomphe ressemblait un 
peu à ces victoires douteuses, Eylau ou Malplaquet par 
exemple, où les vainqueurs laissent sur le champ de bataille 
autant de morts que les vaincus. On commençait à être las 
des drames de M. Hugo, qui étaient fous quaud ils s'appe- 
laient Ruy-Blûs y et ennuyeux quand ils s'appelaient les 
Burgraves. Le moment était bien choisi pour se donner le 
plaisir d'une réaction, et Von sait que, dans tous les genres, 
les plus sérieux comme les plus frivoles, la France se refuse 
rarement ce plaisir-là. La réaction eut lieu; M. Ponsard on 
fut le héros, et Lucrèce le signal. Des académiciens, des 
pairs de France, des hommes d'État, tous ceux qui avaient 
gémi de' nos équipées littéraires, battirent des mains et 
poussèrent des cris d'allégresse. 

J'eus, vers cette époque, l'honneur de rencontrer H. Àu- 
tran. Préoccupé comme moi du succès de M. Ponsard, de 
la vogue de mademoiselle Rachel, de cette vieille route 
longtemps abandonnée, qui semblait tout à coup se rouvrir, 
et dont le poteau indicateur était glorieusement relevé par 
un poète de talent et une actrice de génie, il m'avoua qu'il 
venait d'écrire, sous cette impression nouvelle, une tragé- 
die, moins que cela, une étude empruntée à un autre temps, 
et à un autre ordre d'idées que Lucrèce, mais également 
inspirée par ce retour aux sources antiques, un moment 



:»« CAUSERIES LITTÉRA1KKS. 

taries oh troublées sous le souffle du romantisme. Cette 
confidence de M. Àutran me causa, j'en conviens, quelque 
appréhension. Je ne croyais pas à cette réaction néo-classi- 
que qui ne répondait à aucun instinct, à aucun besoin de 
notre siècle, et qui me paraissait tout simplement un caprice 
de lettrés. Je voyais avec peine un jeune poêle, dont je 
pressentais le magnifique avenir, entrer dans cette voie où 
In première place était prise, et je me disais tout bas qu'il 
serait dur de ne s'appeler que Thomas Ponsard. La Fille 
d'Eschyle parut, et jamais doutes ne furent dissipés d'une 
façon plus victorieuse ; jamais plus éclatant démenti ne fut 
donné aux appréhensions de l'amitié. 

On sait dans quelles circonstances fut jouée la Fille 
d'Eschyle. Ce fut le 9 mars 1848, quinze jours après la 
révolution de Février, huit jours avant cette manifestation 
des blouses qui livra Paris aux barbares. Hélas! qu'il y 
avait loin de là aux spirituels loisirs, à F à-propos littéraire, 
qui avaient aidé si puissamment au succès de Lucrèce! 
Kût-on joué, ce jour-là, Hamlet ou Polyeucte, qui de nous, 
si passionné qu'il fût pour ces récréations exquises de l'in- 
telligence et de l'art, eût pu oublier, en face de l'œuvre 
nouvelle, ces préoccupations terribles, ces poignantes an- 
goisses, brusquement soulevées dans nos cœurs comme la 
tourmente populaire dans nos rues? Ajoutons qu'excepté 
l'actrice chargée du rôle de Méganyre, tous les autres per- 
sonnages étaient représentés par des artistes médiocres, 
dont quelques-uns même, grâce à des habitudes de mélo- 
drame, réunissaient tous les défauts les plus contraires à 
l'interprétation de cette pure et noble poésie. Quel mérite, 
quelle vitalité nVt il pas fallu pour qu'à travers tant d'ob- 
stacles la Fille d % Eschyle arrivât jusqu'à l'Académie et au 
public. 

J'at parlé ailleurs de ce bel ouvrage ; mais je ne me las- 



JOSEPH AUTRAN. M 

serai pas de le redire : en lardant à jouer la Fille d Es- 
chyle, le Théâtre-Français manque à sa mission; en négli- 
geant de s'emparer du rôle de Méganyre , mademoiselle 
Rachel manque aux intérêts de sa gloire et aux obligations 
que lui impose son talent. Ce qu'il y a d'admirable dans 
cette pièce, c'est qu'elle est à la fois très-antique et très- 
humaine; que la donnée en est prise dans les entrailles 
mêmes de l'art grec, et qu'en même temps elle repose sur 
ces faiblesses du cœur de l'homme, qui sont de tous les 
pays et de tous Jes siècles. Eschyle, vieux, brisé par l'âge, 
sentant son génie près de s'éteindre comme une lampe qui 
tremble et meurt après une longue veillée, Eschyle n'a 
plus pour consolation et pour appui que sa tille Méganyre, 
la plus, belle et la plus chaste des jeunes Athéniennes. Le 
vieux poëte a été couronné douze fois dans les jeux Olym- 
piques; mais Athènes est inconstante, et la mythologie 
païenne, malgré ses fables riantes et ses mensonges com- 
plaisants, a ses jours d'intolérance et de rigueur. Eschyle, 
accusé d'avoir trahi les mystères «d'Eleusis, est traîné de- 
vant l'aréopage par Théoclès, grand prêtre , dont le fils 
Oromédon, jeune homme lâche et débauché, a vu son amour 
méprisé et repoussé par Méganyre. Quel est son défenseur? 
Sophocle; Sophocle, inconnu encore, n'ayant révélé à per- 
sonne le secret de sou génie, et amoureux de Méganyre, 
dont il est aimé. Le plaidoyer de Sophocle sauve l'illustre 
accusé. Eschyle est absous par ses juges; en même temps, 
on annonce que Cimon revient à Athènes avec les cendres 
de Thésée, et tous les poètes athéniens sont invités à se 
disputer la palme tragique dans la fête qui se prépare. A 
cet irrésistible appel, Eschyle oublie son âge; il ne croit 
plus à cette décadence de son génie dont il s'est plaint 
avec une si éloquente amertume. Il s'élance de nouveau 
dans cette carrière où il a recueilli tant de couronnes : 



1 



:»2 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

mais, hélas! la victoire n*e&t pas pour lui; elle est pour 
un jeune rival qui a concouru pour la première fois, et que 
saluent les acclamations enthousiastes de cent mille spec- 
tateurs. Ce rival, c'est Sophocle. Il a bieu compris, l'heu- 
reux poète! qu'en disputant le prix à Eschyle, en l'expo- 
sant à l'humiliation d'une défaite, il risque de s'en faire un 
ennemi, et de perdre à jamais Méganyre. Mais dites à un 
poète, si amoureux qu'il soit, de sacrifier son génie à son 
amour, et de consentir à rester obscur pour £tre heureux! 
Dites-lui d'immoler aux pieds de la femme aimée sa vanité, 
son orgueil, la voix intérieure qui lui promet la gloire, et 
les transports de la foule enivrée! Qu'il soit d'Athènes ou 
de Paris, qu'il date son œuvre de la quinzième olympiade 
ou du dix-neuvième siècle, ce sera toujours le poète, 
Tbomme épris, avant tout, de son talent, de ses succès et 
de lui-même, et ramenant à soi les destinées qui se mêlent à 
la sienne au lieu de s'absorber en elles par l'abnégation et le 
dévouement. Cette dernière partie de la Fille d'Eschyle est 
donc aussi vraie que poétique ; l'auteur de Proniéthée, pro- 
fondément irrité de sa disgrâce, repousse les hommages 
de son jeune vainqueur, qui croit tout réparer en lui expri- 
mant une admiration inutile et tardive. H s'exile de cette 
ville ingrate qui oublie déjà sa gloire, et où sa noble vieil- 
lesse est en butte aux railleries et aux insultes des oisifs 
et des débauchés. Cependant il permet à Méganyre de ne 
pas le suivre , et de devenir l'épouse de Sophocle : que 
fera-t-elle? son devoir est tracé. Elle dit adieu à son amant 
sans lui adresser un seul reproche. Elle s'attache aux pas 
du proscrit volontaire, certaine de trouver la mort dans ce 
lointain exil. Sophocle, accablé, reste immobile sur le de- 
vant de la scène, et exhale en vers magnifiques ses regrets 
et ses remords, pendant qu'Eschyle et sa fille gravissent la 
colline, et que Méganyre, se retournant encore une fois, 



JOSEPH AUTRAN. ;>:» 

• * 

adresse ù son amant et à Athènes un suprême et funèbre 
adieu. Ce dénoûment, si douloureux et si simple, joué par 
mademoiselle Rachel et deux partenaires dignes d'elle, 
produirait un immense effet. 

Citons quelques vers; ne choisissons pas, prenons-les à 
la première page, sûr de rencontrer assez de beautés 
pour justifier nos éloges. Voici les plaintes d'Eschyle, ré- 
vélant à sa fille le déclin de son génie : 

... Mais ces ans prolongés que ta bouche* m'annonce, 

(Si toutefois l'oracle émané des autels 

N'a point ces doubles sens qui trompent les mortel»), 

Mais ces ans prolongés, supplément de la vie. 

Sont loin d'être à mes yeux un sort digne dVnvie. 

Gomme un faux bienfaiteur, je redoute le temps ; 

Qu'importe que le corps au delà de cent ans 

Survive, si l'esprit, tout ridé par l'étude, 

Arrive le premier à la décrépitude, 

Et voyant s'obscurcir son étroit horizon, 

Meurt comme un prisonnier au fond de sa prison ! 

Oh ! de l'humanité déplorable faiblesse ! 

Inévitable écueil où tout orgueil se blesse ! 

Dure loi que les dieux firent peser sur nous, « 

Et qu'eu vain le vieillard conjure à deux genoux ! 

Avoir senti longtemps dans sa poitritne émue 

Un vivace foyer que chaque vent remue : 

Feu divin d'où jaillit l'éclair des passions. 

Energique aliment de nos créations : 

Puis un jour — jour amer, — en soi-même descendre, 

Et du feu disparu ne trouver que la cendre ; 

Sentir une âme éteinte au fond d'un corps vivant, 

N'être plus qu'un trépied sur qui souffle le vent!... 

Voila- le deuil sans nom; voilà l'ignominie! 

La plus cruelle mort est celle du génie. 

Malheur à qui reçut cet hôte jeune et beau, 



54 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

• * 

Potrv devenir un jour son aride tombeau ! 

Je suis ce malheureux! — En vain, glacé dans l'âme, 

J'aspire avec effort à réveiller ma flamme ; 

Elle pâlit et meurt en mon sein refroidi ; 

Dans l'ombre qui succède à mon brillant midi, 

A peine si mon œil voit voltiger encore 

Quelques fantômes vains qu'un faux éclat décore, 

Dernières visions du penseur expirant. 

Qui sortent de la nuit et que la nuit reprend. 

— Cette immense nature, en tout lieu rajeunie, 

Semble n'avoir pour moi qu'un regard d'ironie ; 

Le luxe universel qu'étale ce printemps 

Présente à ma douleur des tableaux insultants. 

11 est dur au vieillard dont la tète glacée 

Perd, d'instant en instant, un rayon de pensée, 

De voir étinceler sur son front assombri 

Ce ciel, qui d'un rayon n'est jamais appauvri! 

Elle est rude à subir la vérité morose 

Qui lui dit : — Tout renuit, l'arbre, l'eau qui l'arrose, 

La fleur, après l'hiver, sur les plus froids sommets : 

Et le génie éteint seul ne renait jamais!... 

Nous en appelons à tous ceux qui aiment la littérature, 
et qui s* en occupent : y a-t-il beaucoup de pareils vers 
dans le théâtre moderne, à commencer par Agamemnon et 
à finir par Ulysse, en passant par les Templiers et par les 
Vêpres siciliennes? Et remarquez que ces vers ne sont 
pas choisis, qu'ils sont pris à la première page, et que 
le monologue de Méganyre, le plaidoyer de Sophocle, la 
scène où il se demande s'il concourra pour le prix ou s'il 
immolera son orgueil à son amour, l'adieu de la fille 
d'Eschyle au poëte qu'elle aime, sont des morceaux 
comparables, sinon supérieurs, à celui que nous venons 
de citer ! 

N'y a-t-il donc pas de défauts dans la Fille d'Eschyle? 



JOSEPH AUTRAN. 55 

Il y en a sans doute ; les rôles du grand prêtre Tbéoclès et 
de son fils Oromédou sont un peu médailles, comme on 
dit au théâtre. Ils tiennent par une parenté trop évidente à 
la vieille tragédie. Oromédon parle à liéganyre de ses 
appas, de ses feux, ce qui force celle-ci à lui parler de ses 
faibles attraits. On rencontre en outre çà et là quelques 
mots trop modernes, qui rompent l'harmonie du ton; et 
font songer à notre siècle plutôt qu'à celui d'Eschyle. 
Ainsi, dans la magnifique tirade que j'ai transcrite, le mot 
penseur me semble d'une date un peu trop récente pour 
être employé par le poète, j'allais dire le contemporain 
des Océanides. Une matinée suffirait pour effacer ces lé- 
gères taches, qui n'ôtent rien, du reste, à la beauté des 
trois principaux rôles, à l'éclat de la poésie, au pathétique 
et à l'intérêt de l'ensemble. 

Tout ce que promettaient Milianah et la Fille d'Eschyle, 
les Poèmes de la Mer le réalisent ou plutôt le dépassent. 
Par ces Poèmes, M. Joseph Autran marque la maturité su- 
prême de son talent, et met le sceau à sa renommée. 

Bien qu'il soit fort difficile de faire des classifications 
dans une œuvre lyrique, on peut .signaler, dans le volume 
de M. Autran, trois sources d'inspiration principales : les 
souvenirs, le paysage et le drame ; les images du passé qui 
se mêlent à Vhistoire de la mer ; les aspects toujours nou- 
veaux, toujours infinis, qu'elle présente à qui sait la regar- 
der; et enfin cette portion des joies, des douleurs, des 
émotions humaines, qu'elle voit passer sur ses bords ou 
qu'elle engloutit sous ses flots. 

C'est à la première de ces trois inspirations qu'appar- 
tiennent les trois pièces qui ouvrent le recueil, les Océa- 
nides, les Premiers Jours et Vsque hue; files sont précé- 
dées d'un chœur qui sert de prologue aux poèmes, et 
suffirait presque à leur succès ; ri on n'égale l'effet gran- 



56 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

diose et mélancolique de ces strophes récitées pat les 
vagues : 

Nous sommes les vagues profondes, etc., etc.. 

* 

On dirait un chœur antique s'élevant tout à coup dans la 
nuit pour préparer par ses plaintes une émouvante tragédie. 
Les Océanides sont dignes du chantre d'Eschyle ; il y a 
dans les Premiers Jours une grandeur qui prouve à quel 
point le poêle s'est pénétré des beautés de la Bible; cette 
preuve éclate avec encore plus de magnificence dans Usque 
hue, morceau admirable qui vaut à lui seul un poërae, et 
que nous citerions en entier si ses proportions ne dépas- 
saient celles de cet article. Dans Usque hue, M. Autran a 
paraphrasé le non amptius ibis, de la Genèse. Il peint à 
grands traits les scènes gigantesques du déluge, les sou- 
venirs de ce jour terrible où les flots de la mer se dres- 
sèrent du fond de V abîme, atteignirent les plus hauts 
sommets, surmontèrent les tours et les montagnes. C'en 
est fait, le njonstre est déchaîné, la mer ne connaît plus 
ses limites, Dieu a cessé de lui mesurer le niveau et 1 l'es- 
pace; elle triomphe, le monde entier lui appartient... 
Non! L'heure de la clémence sonne au cadran céleste, 
un air frais et pur glisse sur cette nappe immense, en ride 
la surface, et peu à peu la ploie et la rejette vers ces 
grèves et ces plages, perdues depuis quarante jours an 
fond de cet océan universel. L'arche réparatrice appa- 
raît au flanc desséché du mont Ararat, et l'arc-en-ciel teint 
de ses couleurs la puée encore menaçante : la mer est 
vaincue : Usque hue! Telle est en quelques lignes d'aride 
et froide prose l'analyse de cette pièce, qui égale en mou- 
vement lyrique les meilleures inspirations de la poésie 
moderne* 



JOSEPH AUTRAN. 57 

Le paysage, on le comprend, tient uue large place clans 
ce volume. Outre que c'est là la tendance, le secret peu- 
chant de Fart contemporain, comment ne pas peindre en 
détail ce que Ton a si bien vu, ce que Ton sent si bien? 
M. Autran ne décrit pas la mer en touriste, en homme qui 
est allé passer une saison de bains à Dieppe ou à Marseille, 
qui s'est promené sûr les falaises ou sur la plage, et s'est 
proposé comme thème poétique le majestueux spectacle 
effleuré par ses regards. Il a grandi, il a vécu, il a senti 
frissonner en son âme ses premiers accès de poésie,. dans 
Tintimité familière de ces scènes maritimes dont il a saisi 
sur le fait le sens, la vérité et la vie. 11 s'est assis à la table 
des matelots, il a partagé le repas du soir des Catalans, il 
a été tour à tour bercé par ces ondes paisibles, secoué par 
ces vagues courroucées. Qu'on lise les pièces intitulées' : 
Circumnavigation, Promenade, les Pécheurs, les Alcyons, 
Mer calme, la Côte d'Italie, Yldylle au rivage, les Nuits 
de Naples, on reconnaîtra ce sentiment sincère, cette inti- 
mité constante, cet amour profond du poète pour ce qu'il 
voit et ce qu'il chante. 

Et pourtant ce que nous préférons dans ce livre, c'est 
ce que nous avons appelé le drame ; l'élément humain 
se mêlant aux images, aux incidents et aux catastro- 
phes dont la mer est le théâtre. L'éternel combat de la 
mer et de l'homme, cet atome intelligent luttant contre 
cette immensité, ce problème de grandeur dans la faiblesse 
et d'infirmité dans la grandeur, ces voix plaintives et fu- 
nèbres s'élevant de chacun de ces flots comme l'hymne de 
deuil de l'humanité vaincue, tout ce que ces récifs et ces 
orages ont soulevé de douleurs et de sanglots, tout ce que 
ces flots cachent, dans leurs profondeurs, de trésors, de 
cadavres et de débris, tout cela a été fouillé et saisi par 
M. Autran avec une puissance incomparable. Il faut tyen 



58 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

citer quelques strophes, de peur qu'on ne nous accuse 
d'exagération ou de complaisance. Nous avons longtemps 
hésité : le Chœur des vagues, les Alcyons, le Cabin Boy, 
le Fond de VOcéan, le Mousse, et dix autres pièces, nous 
semblaient également dignes de passer sous les yeux de 
nos lecteurs et de les dédommager de notre prose. A la fin, 
nous nous sommes décidés pour les Naufragés, hymne 
sombre et solennel qui émeut comme le Requiem de Mo- 
zart. 



LES NAUFRAGÉS. 

De profundis clamavi... 

Novembre déroulait uu crêpe sur nos fronts ; 
C'était son second joui', le jour où nous pleuroifs 

Les âmes que la tombe enserre, 
Le jour où les autels se tendent de drap noir, 
Et dont tous les clochers sonnent, de l'aube au soir, 

Le lamentable anniversaire. 

A tous mes morts chéris quand j'eus donnés des pleurs; 
Quand j'eus renouvelé la couronne de fleurs 

Qui pend à leurs croix inclinées, 
Je vins errer, le soir, au rivage désert, 
Et j'écoutai longtemps le lugubre concert 

Des flots sur les "lèves minées. 



Or, tandis qu'un vent lourd amoncelait au bord 
Les vagues, que la mer lançait avec effort 

En se hâtant de les reprendre, 
Dans leur tumulte immense où tout bruit se confond, 
Dans le gémissement de l'abîme sans fond, 

Voici ce que je crus entendre : 



JOSEPH AUTHAiN. 59 

— Ovous, pieux vivants, qui rendez en ce joui- 
Un solennel tribut de regrets et d'amour 

Aux exilés de voire monde ! • 

Vous qui songez aux morts sur la terre étendus, 
Donnez un souvenir à ceux qui sont perdus 

Sous les eaux de la mer profonde. 

Eh! quoi! Pour n'être pas enfouis dans vos chaînas, 
Vous avoqs-nous laissé des regrets moins touchants, 

Des sources de pleurs moins amères? 
N'eûmes-nous pas aussi notre place entre vous ? 
N'étions-nous pas vos fils, vos frères, vos époux, 

frères, ô femmes, ù mères ! 

Des tranquilles foyers qui nous virent enfants 

Nous partîmes un jour. Nous semhlions triomphants, 

Nous rêvions conquêtes lointaines, 
Mondes à découvrir aux limites des flots. 
— Au revoir ! dîmes-nous : nous partons matelots, 

Vous nous re verrez capitaines! 

Nous reviendrons vers vous, les deux mains pleines d'or, 
Les uns „ devant l'autel, jeunes et beaux encor, 

r 

Epouseront leurs bien- aimées ; 
Les autres, parvenus à l' arrière-saison, 
Vieilliront au soleil qui devant leurs maisons 

Mûrit les treilles parfumées. 

Redescendus enfin de la mer et du vent, * 

Ils te retrouveront, trésor pleuré souvent, 

Saint repos des vieilles familles ! 
Sous la tente accrochée aux souples tamarins, 
Ils verront, le dimanche, au son des tambourins, 

Danser en rond les brunes filles ! 

C'était là notre espoir ; que sont-ils devenus, 
Iles souhaits du départ, ces rêves ingénus, ' 



60 CAUSEttlES LITTÉRAIRES. 

r 

Ces projets riches d'imposture ? ' 
C'était là notre espoir, et voilà qu'aujourd'hui, 
Roulé parJ'ouragan, le flot roule avec lui 

Nos pauvres corps sans sépulture. 

Heureux, bienheureux ceux que la mort a surpris 
Dans le foyer natal, près des parents chéris 

Dont la main ferma leurs paupières, 
Ceux qu'on enveloppa dans un linceul de )in,. 
Et qui furent couchés par un groupe orphelin 

Sous le gazon des cimetières! 

Ceux-là, sur leurs tombeaux, quand revient le printemps, 
Ont des gerbes de fleurs, ont des rayons flottants 

Et des vols de blanches colombes ; 
Ceux-là, dans un sommeil qui n'est pas sans douceurs, 
Reconnaissent les pas des mères et des sœurs 

Qui viennent prier sur leurs tombes. 



? 



Bienheureux tous ces morts ! Nous, hélas ! nus et seuls, 
Dépouilles sans honneur, nous n'avons ni linceuls, 

Ni croix, ni prières, ni tombes ; 
Nous, avec nos vaisseaux, malheureux naufragés, 
Nous fûmes tout à coup pêle-mêle plongés 

Dans les liquides catacombes. 

...Plaignez- nous! plaignez -nous! C'est là que nous dormons, 
Sur un lit de varech, d'algues, de goémons, 

De débris de tous les rivages, 
Au fond de cet abîme où s'élève en monceaux 
Tout ce qu'ont englouti sous les pesantes eaux 

Soixante siècles de naufrages ! 

Royaumes de la nuit que seuls nous connaissons. 
Profondeurs où les corps pénétrés de frissons 

Boivent le froid par tous les pores ; 
De l'enfer maritime horribles cavités, 



V. 



JOSEPH AUTRAR. 61 

Où l'éternel roulis brise nos fronts heurtés 
Au flanc durci des madrépores. 

Près de nous, par troupeaux que nul n'a dénombrés, 
Passent dragons squameux, phoques, chiens azurés, 

Qui vont partout cherchant leurs proies. 
Les morts les plus glacés tressaillent cependant, 
Ils revivent d'horreur quand ils sentent la dent 

Des inélandres et des lamproies. 

Oh ! ne sachez jamais les formes et les noms 
De ces monstres, armés de dards et de fanons 

Et cuirassés d écailles glauques ; 
Oh ' ne sachez jamais ce qu'on entend là -bas 
Quand ils viennent entre eux se ruer aux combats 

Avec des mugissements rauques. 

Plaignez-nous! plaignez-nous, ô nos frères vivants, 
Qui restez loin des flots, des écueils et des vents, 

Au doux foyer de la famille ; 
Dans la saison d'hiver, vous qui venez, le soir, 
Sous Tàtre hospitalier en cercle vous asseoir 

Devant le sannent qui pétille. 

Ah! pouvions-nous prévoir, quand nous sommes partis, 
Que nous serions, hélas ! loin de vous engloutis 

Sous l'épais linceul des eaux noires ; 
Et que les souvenirs que nous avions laissés, 
Plus vite que des mots sur le sable tracés 

Seraient rayés de vos mémoires ! 

Aujourd'hui, jour des morts, au moins songez à nous, 
Vivants ! en notre nom fléchissez les genoux ; 

Qu'un zèle pieux vous anime ! 
Invoqué par vos voix, que le Dieu des pardons 
Vous accorde la paix que nous lui demandons 

Vainement du fond de l'abîme ! . . . 



62 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

— Le front dans les deux mains , et penché vers les flots, 
Ainsi je recueillais les cris et les sanglots 

Qui montaient de leurs gouffres mornes, 
Tandis que ces flots noirs, moutonnés par les vents. 
Ondulaient, comme -autant de sépulcres mouvants 

Au dessus de la>mer sans bornes ! 



Itépétons-le en finissant : la France, la France civilisée 
(et les lettres ne sont-elles pas la civilisation même dans 
son expression la plus délicate?), ne peut rester insensible 
à cette œuvre qui vient de combler une lacune et de rompre 
la prescription poétique. S'il en était autrement, si ces 
beaux vers devaient ^ ne rencontrer qu'indifférence, il 
faudrait désespérer d'une littérature arrivée à ce point 
de découragement et de lassitude qu'elle ne voudrait pas 
même être consolée. Lamartine, Victor Hugo, Alfred 
de Musset, ont laissé dans notre mémoire un idéal qui 
nous rend dédaigneux et difficiles quand nous lui com- 
parons de nouveaux vers. Pourtant, on ne saurait se le 
dissimuler, tous trois sont perdus pour la poésie. M. Hugo 
écrit des pamphlets; M. de Lamartine vous raconte en 
prose l'histoire de Crislophc Colomb et de Bernard de 
Palissy; M. de Musset justifie de plus en plus le mot 
cruel de Henri Heine. Faut-il donc dire que tout s'en 
va parce qu'ils s'en vont, et mettre le signet à la page 
qu'ils viennent de remplir, en fermant le livre pour jamais? 
Non, ce ne serait pas honorer le passé, ce serait mécon- 
naître l'avenir. Pourquoi n'en serait-il pas en poésie comme 
dans le vieux palais de nos souverains, où une voix solen- 
nelle criait autrefois après chaque agonie royale : Le roi 
est mort : Vive le roi ! — Nos rois poétiques sont morts, 
ou, ce qui est pire, ils se survivent. "Nul, mieux que M. Au- 
tran, ne saurait nous dédommager de leurs défaillances, 



i 



FRANÇOIS PORSARI). 65 

et réhabiliter par son caractère et son talent ce rôle de 
poëte dans un temps troublé, qu'ils ont trop souvent défi- 
guré et compromis. 



III 



Vf. FRANÇOIS PONSARD 1 



Lorsque Ton a appartenu, même de loin, et non sans 
mélange de restrictions et de réserves, à une école litté- 
raire, il est difficile d'apprécier bien sainement l'école qui 
la suit et qui vise à la détrôner. Les formes poétiques que 
Ton a aimées, les~ idées de renouvellement et de progrès 
auxquelles Ton a cru, finissent par prendre dans le lointain 
du souvenir l'aspect de ces douces visions, de ces fugitives 
amours de la jeunesse dont on ne se désabuse qu'avec un 
sentiment de regret pour tout ce qui leur ressemble, et de 
méfiance pour tout ce qui les remplace. N'y eût- il même 
aucune préférence systématique ou instinctive, n'est-ce rien, 
hélas ! que d'avoir savouré des vers à vingt ans, et d'en 
juger d'autres à quarante? — Voilà ce qui nous a rendus 
si longtemps injustes envers M. Ponsard : nous lui en vou- 
lions presque des mécomptes et des chagrins que nous 
avait causés cette brillante pléiade, notre premier amour 
et notre première espérance. Il représentait pour nous ce 

4 L'Honneur et V Argent. 



64 CAUSERIES LITTERAIRES. 

mariage de raison qui vient après les années de profusion 
et de folie, ce bon sens que l'on achète souvent si cher, et 
à qui Ton ne sait pas toujours gré des illusions qu'il cor- 
rige et des leçons qu'il donne. Mais, si la fuite des années 
efface dans l'imagination et dans l'âme tant de chimères 
caressées, tant de rêves entrevus, tant d'idoles adorées, 
qu'elle ait au moins l'avantage d'effacer aussi ces préven- 
tions, ces rancunes secrètes de ceux qui s'en vont contre 
ceux qui arrivent, ces querelles d'écoles et de générations 
littéraires! Si elle nous enlève les joies, les croyances ju- 
véniles de l'amant, du rêveur et du poète, qu'elle nous ap- 
porte au moins l'impartialité du juge! Il est temps de 
compter sérieusement avec M. Ponsard : On grand succès, 
un succès légitime, un succès honnête, vient de remettre en 
lumière tout ce que ses derniers ouvrages avaient remis en 
question. Essayons donc aujourd'hui de l'apprécier, situ* 
ira et studio, comme un homme qui honore les lettres, et 
qui force à l'estime ceux- là mêmes qui lui refuseraient l'en- 
thousiasme. 

Mais, pour mieux saisir l'ensemble de cette physionomie 
et de ce rôle, remontons aux débuts de M. Ponsard ; rap- 
pelons les circonstances qui précédèrent et qui expliquè- 
rent son succès : reconnaissons les difficultés que ce 
succès même devait soulever sur sa route, et dont, après 
dix années de lutte, il n'a pas encore complètement triom- 
phé. 

Lucrèce fut jouée au mois d'avril 1843. Ce moment 
marque l'extrême limite, ou, si l'on veut, le suprême déclin 
du mouvement romantique. M. de Vigny préludait à l'Aca- 
démie par le silence; M. Sainte-Beuve y entrait, non pas 
en révolutionnaire ou en vainqueur, mais en diplomate spi- 
rituel et habile, préférant un bon traité de paix à une 
guerre inutile ou ruineuse, M. Hugo, académicien déjà, se 



FRANÇOIS PONSARD. «5 

répétait dans des drames qui qui ne valaient pas Hernani, 
dans des poésies qui ne valaient pas les Feuilles d'automne, 
et dans des récits de voyage qui ne valaient rien. Ses ad- 
mirateurs les plus obstinés étaient forcés de convenir qu'il 
commençait à ne plus voir très-clair dans sa mission d'ini- 
tiateur, de législateur poétique, et qu'il trouvait plus com- 
mode de devenir dieu que de rester chef d'école. M. de 
Musset se jouait à Tentour sans prendre parti pour per- 
sonne, et avec cette cavalière insouciance que. sou âge jus- 
tifiait encore. Au-dessous de ces noms d'élite et comme 
pour mieux prouver la stérilité de leurs promesses, Une 
littérature nouvelle s'était formée, pleine d'invention et de 
fougue, mais charriant dans ses courants rapides deâ tas 
de boue et de gravier, inondant de ses produits équivoques 
tous les trottoirs littéraires, substituant aux vraies notions 
de Part les procédés mécaniques, et humiliant de ses mons- 
trueux succès la langue, la morale, la société, le bon sens 
et le bon goût. 

En même temps, par un singulier contraste, pris un 
peu trop au sérieux comme indice de conversion pro- 
chaine, une jeune fille, une tragédienne, s'était révélée 
tout à coup et avait rendu la vie aux chefs-d'œuvre de 
notre théâtre, joués dans le vide ou abandonnés depuis 
la mort de Talma. Hermione, Roxane, Emilie, Camille, 
Phèdre, Monime, avaient retrouvé une interprète digne des 
plus belles époques de la scène française. Depuis 1838, 
date des débuts de mademoiselle Rachel, jusqu'en 4843, 
date de Iwcrèce, il n'y avait eu pour l'illustre artiste que 
de purs et nobles triomphes. S*abstenant de toute complai- 
sance pour le répertoire moderne, retrempant sans cesse 
son admirable intelligence aux sources limpides que nous 
avions méconnues et troublées, se défendant encore contre 
les séductions de cette brillante Bohème dramatique qui 



tifi CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

dépayse un peu Melpomène, rien ne manquait à sa gloire, 
pas même l'accueil de la bonne compagnie, qui la traitait 
comme sienne, et lui pardonnait d'être actrice en l'hon- 
neur des grands poètes qu'elle ressuscitait : il semblait 
que la Champmeslé étant revenue, Racine allait revenir. 

Ainsi, humiliation ou désappointement de ceux qui 
avaient cru aux promesses du romantisme, dégoût ou co- 
lère de ceux qu'irritait la vogue de la grosse littérature, 
revanche secrètement désirée par ceux qui avaient regardé 
comme un scandale chaque victoire de la jeune école, goût 
de la tradition classique subitement ranimé par mademoi- 
selle-Rachel, ressentiment des vaincus, lassitude des vain- 
queurs, Lucrèce répondait à tout cela : Ajoutez-y cet esprit 
de réaction, habituel à un pays que le regret de chacune 
de ses sottises pousse violemment vers l'excès contraire : 
ajoutez-y les transports de joie des lettrés émérites, des 
vétérans de la littérature grave, des hommes d'État acadé- 
miciens, de ces honorables députés qui, tous les ans, à 
propos de la discussion du budget des Beaux- Arts, protes- 
taient pour les saines doctrines tragiques comme M. de 
Montalembert pour la Pologne et le général Bertrand pour 
la liberté illimitée de la presse ; et vous comprendrez que 
le succès de Lucrèce ait été éclatant, qu'il ait pris ( pour 
me servir d'une expression dont on abuse) les proportions 
d'un événement, et que l'œuvre la moins faite en elle-même 
pour exciter l'enthousiasme ait passionné les esprits au 
point d'être proclamée comme le symbole d'une restaura* 
tion, d'une renaissance littéraire. Aujourd'hui, quand on 
relit Lucrèce, on ja peine à s'expliquer tout ce bruit ; mais 
ce n'est pas une raison pour se laisser entraîner â une réac- 
tion contraire. Afin d'être tout à fait juste et d'arriver à 
l'exacte mesure, figurez-vous un homme de goût, ayant lu, 
le matin, le chapitre du Chovrineur ou celui de la Gmia- 



FRANÇOIS PONSARD. 67 

leuse, ayant eu a subir, la veille, la lourde soirée des 
Butyraves, et sortant de cette fange et de ces ténèbres 
pour rencontrer, sou§ le péristyle d'un temple romain, un 
jeune poète arrivant avec les charmes de l'inconnu, et s'ap- 
puyant d'une main sur Tite-Live, de l'autre sur André Clié- 
nier; je parierais volontiers qu'on ne trouverait pas, dans 
tout le dilettantisme parisien, vingt personnes ayant le 
sens littéraire assez sûr ou assez fin pour résister à une 
pareille épreuve : nul n'y résista, et Lucrèce fut acceptée 
comme un chef-d'œuvre. 

Ce n'est pas un chef-d'œuvre que Lucrèce, mais c'est en- 
core moins une œuvre méprisable. L'auteur, évidemment 
préoccupé de tout ce que le théâtre de M. Hugo avait de 
faux, de sonore et de factree, a voulu revenir au vrai et au 
simple. H est resté iidèle à la vérité des événements et des 
caractères, tels que les lui indiquaientTite-Live ell'histoire. 
Peut-être son Sextus, l'élégant et voluptueux patricien, est- 
il en avance de quelques siècles, et conviendrait-il mieux 
au déclin de la République ou au commencement de l'Em- 
pire. Mais enfin, ces quatre personnages qui sont la tra- 
gédie tout entière, le conspirateur cachant ses desseins 
sous le masque de la folie, le Romain débauché, la femme 
chaste et la femme perdue, répondent suffisamment à cette 
vraisemblance approximative, la seule que l'on puisse exi- 
ger dans les sujets antiques. De temps à autre, on sent cir- 
culer dans la pièce un souffle vivifiant et doux, un parfum 
des joies de la famille, que nous retrouverons plus tard 
dans Agnès de Méranie. Les scènes historiques ou politi- 
tiques y révèlent cet art de faire parler à ses acteurs la 
langue des affaires, art tout Cornélien, que M. Ponsard a 
su dépouiller des j.ériphrases académiques, et dont il a 
successivement donné des preuves dans ses trois premiers 
ouvrages. En somme, Lucrèce, début très-supérieur aux 



«S CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

Vf près siciliennes, vraie tragédie de collège, était faite 
poi.r recommander aux gens de goût le nom de M. Ponsard 
et lui préparer une biillante carrière. Le malheur ou le tort, 
ce fut d'exagérer ce succès , de changer 1 heureux coup 
d'essai en éclatant triomphe, et de placer Fauteur, après 
les ivresses du premier moment, en face d'un obstacle re- 
doutable : l'impossibilité de faire réussir ce qu'il écrirait 
après Lucrèce. 

Le poète, en effet, avait trop de sens pour ne pas com- 
prendre que sa tragédie, sage retour vers des traditions 
brisées, n'était pas de celles qui ouvrent une voie nouvelle 
ou qui même admettent la récidive. Après Hernani, après . 
Anlony, on avait pu croire, sans trop d'illusion et d'opti- 
misme, qu'il y avait en germe, dans le cerveau de M. Du- 
mas ou de M. Hugo, toute une série d'oeuvres puissantes, 
hardies, paradoxales, neuves par la pensée et par la forme, 
qui élèveraient la passion jusqu'au lyrisme ou la feraient 
lutter corps à corps contre les lois de la vie sociale. Mais 
Lucrèce n'était et ne pouvait être qu'une étude sérieuse et 
habile, faite sur l'antique, sur Tite-Live, sur Corneille, 
sur des modèles que le jeune poète désespérait sans doute 
de dépasser ou même d'atteindre. Que serait donc sa se- 
conde pièce? un autre épisode de l'histoire romaine? Il 
était probable, il était sûr qu'une fois la surprise passée et 
le public refroidi à l'endroit de ses souvenirs de Viris il- 
lustribu&> la seconde épreuve ne continuerait pas ou plutôt 
expierait le succès de la première. M. Ponsard le comprit 
si bien, qu'il se tourna vers le moyen âge, vers l'histoire de 
France, et y transporta, dans toute leur simplicité, ses pro- 
cédés dramatiques. Malheureusement il n'échappa a un 
écueil que pour se heurter contre un autre. Cette simpli- 
cité archaïque, acceptée de temps immémorial dans les 
sujets grecs ou romains, pouvait-elle être admise entre 



FRANÇOIS PONSARD. tifl 

personnages revêtus de pourpoints et de cottes de mailles? 
Nous arrivons, on le sait, au théâtre avec des exigences à 
la fois moutonnières et contradictoires. Que le rideau se 
lève sur un portique composé de quatre colonnes d'une 
honnête vétusté ; que nous apercevions derrière ces co- 
lonnes le casque ou les faisceaux traditionnels ; que deux 
acteurs viennent nous réciter, sur le devant de la scène, 
une histoire que nous savons par cœur, nous n'en deman- 
dons pas davantage; plus le sujet est connu, plus les pé- 
ripéties sont notées d'avance, plus le dénoûment est iné- 
vitable et prévu, moins nous exigeons de frais d'invention. 
L'auteur peut impunément être simple; nous le sommes 
encore plus que lui, et il semble qu'il nous manquerait de 
respect s'il essayait un moment d'éveiller notre curiosité 
sur des points où il ne nous est permis de rien ignorer et 
où nous nous glorifions de tout savoir. Mais du moment 
qu'il s'agit d'une pièce, puisée dans les archives de notre 
histoire, beaucoup plus inconnue pour nous que celle de la 
Grèce et de Rome, du moment qu'au lieu du péplum et de 
la tunique de laine nous voyons paraître la soie, le ve- 
lours, l'acier, la visière, Les gantelets, nous n'admettons 
plus qu'on puisse nous intéresser au moyen de trois ou 
quatre personnages, se mouvant dans une action simple 
et sobre, sans coup de théâtre et sans péripétie : nous de- 
mandons que l'intérêt aille en croissant, que l'imprévu ait 
sa part, que l'auteur nous tienne sans cesse suspendus au 
fil d'événements que chaque acte noue et dénoue, embrouille 
et débrouille : il nous faut du mouvement, du bruit, du tu- 
multe, des flots de gentilshommes ou de populaire se dé- 
roulant sur la scène, un reflet de cette vie compliquée du 
moyen âge, dont le drame moderne, à défaut d'autre mé- 
rite, avait si bien saisi le côté matériel et pittoresque. En 
un mot, par cela même que nous ne savons rien ou presque 



70 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

rien du sujet qu'a traité le poëte, nous voulons qu'il in- 
vente tout ou presque tout. 

C'est contre cet écueil qu'alla se briser Agnès de Méra- 
nie. Tous les spectateurs auraient pu, avant la représenta- 
tion de Lucrèce, annoncer d'acte en acte ce que Fauteur 
allait leur montrer. Dans la foule qui se pressait à la re- 
présentation d'Agnès, bien peu de gens eussent pu dire de 
quoi il s'agissait et de quels éléments se composait la pièce 
nouvelle. Dans la première épreuve, la curiosité se con- 
tenta de tout, parce qu'on ne lui avait rien promis; dans la 
seconde, elle ne se contenta de rien, parce qu'elle avait 
tout espéré. 

Je ne voudrais pas avoir l'air de chercher un de ces pa- 
radoxes faciles, qui donnent du piquant aux aperçus et aux 
jugements littéraires; mais il me semble, après une lecture 
attentive, qu'Agnès de Méranie est très-supérieure à Lu- 
crèce. D'abord le choix du sujet prouve le goût de M. Pon- 
sard pour les choses grandes et élevées. Quelle donnée 
plus sérieuse et plus féconde que celle-là : un roi de 
France, un fils aîné de l'Église, illustré déjà par vingt vic- 
toires, rêvant l'agrandissement de son royaume et la con- 
quête de la Normandie* et arrêté tout à coup par une puis- 
sance invisible, par l'anathème d'un vieillard débile, qui 
ne pourrait pas disposer de cinquante soldats: la lutte 
entre le pouvoir temporel, représenté par Philippe-Au- 
guste, et le pouvoir spirituel, représeuté par le légat du 
pape; et, entre ces deux forces rivales qui résument le 
moyen âge tout entier, une femme chaste et pure, aimante 
et dévouée, épouse légitime de Philippe, mère de ses deux 
enfants, et cependant coupable, car elle n'est épouse et 
mère qu'à la faveur d'un divorce que l'Église réprouve, et 
qui fait gémir Ingelberge, la vraie reine, dans la solitude 
et l'abandon! — Qui triomphera? qui cédera? Agnès, ou 



FRANÇOIS PONSARD. 71 

le légat? l'amour de Philippe, ou l'excommunication ponti- 
ficale? Philippe résiste, et voilà que le vide et le silence se 
font autour de lui; son royaume est frappé d'interdit; sa 
capitale devient une nécropole; ses barons et ses grands 
vassaux refusent d'entrer dans sa querelle, et remettent au 
fourreau leur vaillante épée. Agnès languit et se meurt 
sous le poids de cette réprobation universelle : elle essaye 
de fuir; peu s'en faut que, dans sa fuite, elle ne soit 
massacrée par la foule ameutée; peu s'en faut que son 
royal amant, qui la poursuit et qui la ramène, ne périsse 
avec elle, insulté et méconnu par ce peuple qui l'adorait, 
'mais qui lui demande compte de ses souffrances et de ses 
misères ; Agnès comprend qu'elle ne peut soutenir plus 
longtemps cette inégale et horrible lutte; elle avale du poi- 
son, et vient sur la scène demander pour son agonie l'ab- 
solution de ce terrible légat, qui la tue. Au moment où 
elle expire, où la reine adultère disparaît derrière la chré- 
tienne repentante, le légat s'incline sur son front pâli, et 
prononce les paroles suprêmes du pardon. Il lève l'inter- 
dit; la France se sent revivre, et pousse un cri de déli- 
vrance et de guerre par la mâle poitrine des intrépides 
compagnons de Philippe : le roi est au désespoir, mais la 
victoire le consolera, et, le jour où il aura conquis la Nor- 
mandie, peut-être oubliera-t-il qu'il a perdu Agnès. 

M. Ponsard avait cru {fallait-il donc le détromper?) 
qu'un pareil sujet renfermait des conditions d'intérêt suf- 
fisantes, et qu'il était inutile de multiplier les ressorts 
d'une action si heureusement choisie et si nettement indi- 
quée, fl avait cru que ceux qu'avaient attendris les vieilles 
infortunes de Lucrèce ne seraient pas plus impitoyables 
pour Agnès de Méranie, pour une pièce prise dans les en- 
trailles mêmes de notre histoire, au berceau de notre glo- 
rieuse monarchie, au plus vif et au plus vrai des grandes 



72 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

luttes spirituelles et temporelles du moyen Age. Avec cela, 
et un progrès immense dans son style, n'avait il pas le droit 
d'espérer un nouveau triomphe? Il n'en fut pas ainsi ; on 
rendit Agnès responsable des prospérités excessives de sa 
sœur aînée ; on l'accusa de manquer d'action, comme si 
Lucrèce en avait davantage. Que voulei vous? quatre an- 
nées s'étaient écoulées; la réaction n'avait plus de mot 
d'ordre; le perpétuel va-et-vient de l'esprit français eu 
était à une autre phase; on n'avait, pour le moment, rien à 
démolir à l'aide du nom et du talent de H. Ponsard; Agnès 
de Méranie tomba. 

Ce qui est vrai, c'est que les exigences cfe ces cinq ac- 
tes, coupe sacramentelle qui ne se prête pas à tous les su- 
jets, lit de Procuste de la tragédie classique, avaient 
amené M. Ponsard à oublier le sage précepte d'Horace : 
serriper ad eventum festina, et à prolonger démesurément 
une situation, toujours la même à dater du troisième acte. 
11 arrive un moment, dans sa pièce, où elle semble frap- 
pée de la même immobilité que ce malheureux royaume de ~ 
France, excommunié par le pape; les événements, les ca- 
ractères, les sentiments, le dialogue, tout tourne dans un 
cercle au lieu d'avancer vers un but. Quelle différence, si 
l'auteur, profitant des libertés shakspeariennes et s'af- 
franchissant de l'inflexible unité de lieu, avait substitué à 
cette distribution monotone une certaine quantité de scènes 
où se seraient déroulés tour à tour, dans toute leur vérité 
historique et locale, le gracieux tableau des amours de 
Philippe et d'Agnès, l'arrivée du légat, les redoutables 
conséquences de l'interdit, l'agitation des grands vassaux, 
les souffrances du peuple, la lutte des deux pouvoirs, la 
fuite et le retour d'Agnès, et enfin son agonie et sa mort! 
Mais H. Ponsard, à qui l'imitation de Corneille et de Tite- 
Live avait si bien réussi, s'était laissé tenter cette fois par 



FRANÇOIS PONSARD. 75 

une gloire plus délicate et peut-être plus difficile. 11 avait 
songé à Racine, et cherché son principal moyen de succès 
dans là peinture des combats intérieurs, des contradictions 
incessantes d'un cœur partagé entre l'amour et le devoir, 
entre le doux égoîsme de la passion et la froide raison 
d'État; toute cette poésie amoureuse et charmante que 
Racine a répandue à flots limpides dara Aiidromaque, dans 
Esther, et surtout dans Bérénice, M. Ponsard avait voulu 
la retrouver, et il y avait presque réussi. Seulement il ou- 
bliait qu'il ne serait pas jugé par des contemporains de 
mademoiselle de la Vallière et de madame de Sévigné! 

Quoi qu'il en soit, le personnage d'Agnès, de cette Béré- 
nice chrétienne, qui est plus femme que reine, plus amante 
qu'épouse, qui aime chastement, et dont on condamne 
l'amour, qui ne se croit pas Coupable et qui pourtant sent 
peser sur elle une puissance supérieure et réprobatrice; 
qui se résigne bien à s'enfuir, mais qui espère être pour- 
suivie, ce personnage fait le plus grand honneur à M. Pon- 
sard, et vaut à lui seul toute la tragédie de Lucrèce. Quant 
au style, il n'y a pas de comparaison possible; Agnès a 
toutes 4es qualités dont Lucrèce était dépourvue : correc- 
tion, fermeté, sobriété, souplesse, netteté, élégance. Citons 
au hasard deux morceaux pour justifier notre préférence. 
Voici des vers de Lucrèce, qui ont été très célèbres, et que 
le béotisme de 1843 ne manqua pas d'appliquer à nos 
pairs de France, comme celui de 1853 les appliquerait sans 
doute à nos sénateurs : • 



... Au point où nous voilà, qui veux-tu qui conspire? 
Ce n'est pas le sénat ; ce vieillard impuissant, 
Est purgé des humeurs qui lui chauffaient le sang ; 
11 comprend, aujourd'hui qu'il est devenu sage, 
Que la tranquillité convient à son grand âge, 



74 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

Et comme incessammeot de ce corp$ tout cassé 
Tombe quelque débris qui n'est pas remplacé, 
. Les membres s'en allant ruine par ruine, 
Tout doucement bientôt s'éteindra la machine. 

Assurément», un professeur de rhétorique punirait l'éco- 
lier qui lui apporterait de pareils vers. — « Démolissons 
Aristote, mais respectons Vaugelas! » avait dit H. Victor 
Hugo. Ici ni Vaugelas ni du Marsais n'étaient respectés; 
les métaphores étaient lancées au hasard, sans le moindre 
souci des analogies, et il y avait quelque chose de singu- 
lier à voir ce jeune poëte, arrivé pour réagir contre une 
école ennemie de toute règle et de tout frein, préluder à 
son rôle de correcteur par de choquantes incorrections. 

Comparez à ces vers informes ceux où Agnès de Méranie 
exhale ses tendres et poétiques regrets : 

Philippe, mon seigneur, chère âme de ma vie) 

Va ! c'est bien à toi seul que je me sacrifie. 

Que n'es-tu, comme moi, de ces humbles esprits 

Qui bornent tous leurs vœux sur des êtres chéris, 

Et sont reconnaissants aux honneurs de ce monde 

De ne pas visiter leur retraite profonde ! . 

Nous partirions ensemble. 11 est dans mon Tyrol 

Des bords hospitaliers plus que ce triste sol. 

mes bois, mes vallons, ma campagne connue, 

Gomme je guiderais chez vous sa bienvenue! 

Immenses horizons, de quel geste orgueilleux 

Je lui déroulerais vos tableaux merveilleux ! 

Et quel bonheur d'entendre, à son bras suspendue, 

La lointaine chanson tant de fois entendue ! 

— Hélas ! ce n'est qu'un rêve ; il ne saurait pas, lui. 

Oublier dans l'amour uri trône évanoui. 

Que vais-je imaginer? un manoir d'Allemagne * 

Les chants tyroliens, la paix de- la campagne , 



FRANÇOIS PONSAUD. 7:» 

Toute cette innocence et toutes ces candeurs, 
A lui qui tomberait en faite des grandeurs 1 
Ah! Tâme que la gloire une fois a touchée 
Est pour le bonheur calme à jamais desséchée ; 
Elle garde, en sa chute, un désespoir hautain, 
Et ne peut plus rentrer dans le commun destin ; 
Du haut de sa ruine, elle écoute, isolée, 
L'écho retentissant de sa grandeur croulèe. 

Nous le demandons, est-ce la même langue? Ce ne fut, 
on le voit, qu'à dater d'Agnès de Méranieqxte M. Ponsard 
entra en pleine possession de son style, style plus com- 
posite qu'homogène, où il est facile de reconnaître la trace 
de diverses inspirations et de diverses écoles, où la nou- 
veauté et l'archaïsme se coudoient sans se combiner tou- 
jours, mais qui, après tout, est d'une trame assez ferme, 
d'un tissu assez solide pour qu'il ne soit plus permis d'en 
parler avec dédain. 

Ajoutons ici, pour n'avoir plus à y revenir, une autre 
singularité dont M. Ponsard a été victime : jamais poète ne 
débuta avec plus d'éclat, n'excita des sympathies plus vives, 
n'éveilla de plus sérieuses espérances, et pourtant jamais 
poète no rencontra moins d'interprètes dignes de lui. Bien 
que je n'aie pas assisté à la première représentation de 
Lucrèce, je devine aisément ce qu'avaient pu être M. Bo- 
cage et madame Dorval dans deux rôles si complètement 
étrangers à leur talent; mais j'étais à la première repré- 
sentation à' Agnès de Méranie, et je me souviens encore de 
l'effet lugubre, lamentable, que produisirent ce roi enroué, 
cette reine enrhumée, ce légat récitant son rôle comme le 
confident d'une tragédie de Raynouard ou de Luce de 
Lancival. Quel désastre pour une pièce qui, manquant de 
mouvement, de péripéties et de coups de théâtre, atten- 
dait surtout son succès de ces délicatesses de détail, de ces 



76 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

nuances de sentiment que les bons acteurs mettent en re- 
lief, que les mauvais laissent dans l'ombre ! Ce malheur im- 
mérité a presque constamment poursuivi M. Ponsard, et, 
l'autre soir encore, il compromettait l'Honneur et V Argent, 
si le sort de cet ouvrage excellent pouvait être compromis. 

C'est pourquoi Ton peut dire, en parodiant un mot cé- 
lèbre de Michaud à^ propos d'un personnage beaucoup 
moins inoffensif, qu'Agnès de Méranie n'a pas été jugée, 
mais exécutée; en revanche, nul n'a le droit de s'étonner 
du mécontentement et de k froideur qui accueillirent 
Charlotte Corday. 

M. Ponsard, salué comme chef d'école, avait mérité 
qu'on lui demandât quel était son plan, son but, sa filiation 
littéraires ; à quelles idées générales il rattachait ses tra- 
vaux; à quelle famille d'esprits et de talents il se rattachait 
lui-mime. Évidemment il avait voulu rendre à notre théâ-* 
Ire, encore chaud de Y orgie romantique, la simplicité des 
maîtres; cette simplicité avait porté bonheur à son début, 
et il lui était resté fidèle, à ses dépens, dans sa seconde 
pièce. Mais que penser de lui lorsqu'on le vit entrer de 
plain-pied dans un épisode presque contemporain, gros de 
tumulte et de clameurs, où la simplicité devenait impos 
sible, où Melpomène et Clio étaient forcées d'emprunter le 
porte-voix révolutionnaire? Que penser surtout lorsqu'on 
vit ce disciple de Tite-Uve, de Conseille et de Bacine, de 
la ligne sobre et pure, prendre pour guide, en ce péril- 
leux sujet, un poète dont je ne conteste assurément pas la 
gloire et le génie, mais qui recherche peu, ce me semble, 
la pureté des lignes et la sobriété des eouleurs! 11 fallut 
bien avouer que H. Ponsard manquait essentiellement d'i- 
nitiative et de parti pris, qu'il marchait à l'aventure, et 
qu'il n'avait pas l'air très-sûr que ses premiers dieux 
n'eussent pas été des idoles. „ 






FRANÇOIS PONSÀRD. 77 

Soyons justes pourtant; en abordant ce sujet tout fré- 
missant de nos souvenirs, de nos douleurs et de nos an- 
goisses, Fauteur de Lucrèce et iT Agnès de Mémnie déser- 
tait moins son drapeau qu'on ne pourrait le croire; il 
s'efforçait de retrouver sur ce terrain nouveau, encore sil- 
lonné des orages de la veille et des tempêtes du lendemain, 
cette vérité des caractères, cette modération des idées et 
cette autorité de langage dont il a fak jusqu'ici les traits 
distinctifs de sa muse» Peut-être même, — car les poètes 
les plus sensés sont sujets à l'illusion, — espérait-il ras- 
séréner, à force d'équité et de sagesse, ce qu'un pareil spec- 
tacle avait d'irritant et de passionné, et ramener un peu 
de calme dans nos âmes troublées par ces sinistrés images; 
mais cette fois 1 entreprise était au-dessus de ses forces, 
et ne pouvait pas réussir. En vain H. Ponsard, poor dé- 
concerter les passions et désarmer les colères, avait-il 
essayé de se faire aussi impersonnel que possible, de lais- 
ser à Vergniaud, à Barbaroux, à Danton, à Sieyès, à Ro- 
bespierre, à Marat, la responsabilité de leurs opinions, de 
leurs paroles et de leurs actes ; on lui répondit que cette 
impersonnalité du poète n'était bonne qu'à glacer le pu- 
blic, qui veut que l'auteur se passionne pour se passionner -A 
lui-même. En vain, par un procédé contradictoire, s'étudia- 
t-il à ne pas perdre un moment de vue l'effet qu'allaient 
produire sur ses spectateurs les sentiments et les idées de 
ses héros» et eut-il soin de se tenir sans cesse derrière 
eux, calculant la portée de chaque vers, le péril de chaque 
hémistiche, donnant à tous les partis des satisfactions suc- 
cessives, et cherchant consciencieusement à contenter tout 
le monde; on lui objecta que c'était là, au point de vue 
politique, le moyen de ne contenter personne, et, au point 
de vue dramatique, le procédé contraire à celui des maîtres, 
qui disparaissent et s'absorbent dans leurs acteurs, pour 



•+ 



78 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

leur donner plus de vérité et de vie. En vain déploya-t-i), 
dans le tableau des travaux rustiques de Charlotte, uue 
grâce qu'on ne lui connaissait pas, et, dans la grande 
scène du quatrième acte, entre les triumvirs de la Monta- 
gne, une ampleur et une vigueur cornéliennes ; on fit ob- 
server que ces beautés éparses, tenant moins du drame 
que de l'idylle ou du discours en vers, ne suffisaient pas à 
une tragédie, et un bromme d'esprit termina la discussion 
en affirmant que Charlotte Coi'day lui faisait l'effet de 
YHistoire des Girondins racontée par Théramène. 

Il y eut là, nous le croyons, un moment fâcheux et dan- 
gereux dans la carrière poétique de M. Pônsard; d'une 
part, il s'abandonnait à l'influence d'un homme illustre, 
qui nous a tous plus ou moins enivrés des charmes divins 
de ses premiers vers ou des capiteuses séductions de ses 
derniers livres, mais qui possède trop mal l'art de se con- 
duire lui-même pour qu'on puisse le supposer habile à 
conduire les autres; il se laissait entraîner après lui dans 
ce tourbillon révolutionnaire où devait nécessairement 
s'estomper et disparaître les ehastes et sérieux contours 
de sa pensée; d'autre part (ceci est plus délicat à indiquer), 
il devenait décidément trop païen, non pas dans le sens 
classique et autorisé, mais par ce côté un peu profane, 
un peu libertin, que toute la grâce et tout l'atticisme d'Ho- 
race ne parviennent pas à déguiser. 11 accréditait de 
son nom, de son talent et de son exemple, cette petite 
réaction néo-païenne, qui n'a rien de commun, Dieu merci, 
avec l'étude intelligente des anciens, et qui invoque Vénus 
en buvant le cécube et en se couronnant de roses, sous 
prétexte que la petite école néo-gothique a fait son temps. 
M. Ponsard, en écrivant Horace et Lydie, prouva, une fois 
de plus, que certains chefs-d'œuvre de la* poésie antique 
ont un charme insaisissable, un léger parfum qui s'évapore 



FRANÇOIS PONSARD. 79 

en passant du texte primitif dans la traduction d'un honnie 
de talent. Mademoiselle Rachel, en prêtant à cette futile 
esquisse d'un classique en goguettes l'appui qu'elle avait 
refusé à Lucrèce, à Agnès et à Charlotte, prouva, elle aussi, 
ce que Ton savait déjà, qu'un succès d'ajustement, de 
coquetterie et de fascination sensuelle lui paraît pré- 
férable à un succès sérieux obtenu au service d'un vrai 
poète. 

Ce fut probablement pour échapper à ce côté malsain de 
la poésie païenne que M. Ponsard alla se plonger aux sour- 
ces pures et vives d'Homère : d'autres l'en ont blindé; nous 
l'en félicitons ; c'est là qu'il a retrouvé cette vigueur d'in- 
spiration, cette santé intellectuelle, qui se révèlent si bien 
dans sa dernière comédie. La tragédie d'Ulysse, le poème 
d'Homère, sont des œuvres très-estimables, qui compteront 
un jour parmi les meilleurs titres littéraires de leur auteur. 
Si le succès n'en a pas été plus décisif, c'est que notre pré» 
tendu retour vers l'antiquité grecque et homérique n'est, 
hélas ! que superficiel ; c'est qu'il s'en tient à l'extérieur, 
et que le public, même lettré ou dilettante, n'est pas plus 
avancé aujourd'hui dans l'étude ou l'intelligence d'Homère 
qu'il ne Tétait dans celle du moyen âge, à l'époque où le 
moyen âge était à la mode. M* Ponsard, en voyant sourire 
ou ricaner, à certains passages de son Ulysse, ces Aspasies 
sans- beauté et sans orthographe qui enjolivent et déshono- 
rent de leur présence les premières représentations, a dû 
faire là-dessus assez de réflexions graves et tristes pour 
qu'il Soit inutile d'insister. - 

On le voit, après cette série d'oeuvres contestées ou con- 
testables, rien n'était encore perdu pour M. Ponsard, mais 
rien n'était résolu. Il se trouvait, en définitive, un peu 
moins avancé qu'au lendemain de Lucrèce, Pourvu qu'on y 
mit un peu de malveillance ou de malice, on pouvait se 



80 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

demander si le succès de Lucrèce n'avait pas été une sur- 
prise, un accident, un hasard : on pouvait croire surtout 
que ce poète aux allures embarrassées, poursuivant dans 
des imitations successives son originalité absente, puisant 
à des sources diverses ses inspirations laborieuses et len- 
tes, finirait par perdre, dans la littérature moderne, toute 
personnalité et toute physionomie distinctes. Il fallait donc, 
il fallait absolument un grand succès à H. Ponsard, afin 
que personne ne pût douter de lui, à commencer par lui- 
même. Ce succès, il vient de l'obtenir. Cette jettatura bi- 
zarre, qui datait d'un trop éclatant triomphe, et qui durait 
depuis dix ans. a été enfin -conjurée par les remarquables 
beautés de sa comédie. Désormais Fauteur de Lucrèce s'ap- 
pellera l'auteur de Y Honneur et V Argent, et c'est pour lui 
une double bonne fortune; car ce titre rappellera son 
meilleur ouvrage et le délivrera d'un souvenir écrasant. 

Et pourtant, au premier abord, il semble que Tien n'est 
original dans cette pièce, ni les caractères, ni l'intrigue, 
ni le style ; ce n'est qu'en approchant de plus près et en y 
réfléchissant davantage qu'on y découvre une véritable ori- 
ginalité. 

Georges est intéressant et vrai , mais ce n'est pas un 
caractère, ou du moins c'est un caraetère de drame plutôt 
que de comédie. Riche el fêté au premier acte, volontaire- 
ment ruiné au troisième, il voit se détourner de lui ce 
monde qui lui prodiguait ses empressements et ses souri- 
res. L'honnête négociant qui allait lui donner sa fille la lui 
refuse, et Laure, pauvre créature obéissante et passive, a 
Y inexcusable faiblesse de se soumettre aux volontés de son 
père et de renoncer à son amant. Georges se répand en 
plaintes douloureuses, en récriminations éloquentes contre 
ce père dénaturé, contre cette fille résignée, contre cette 
société surtout qui humilie et repousse sa noble et fière 



FRANÇOIS PONSÀRD. 81 

indigence ; il a des mots, des cris d'une poignante amer- 
tume : 

Moi qui n'ai pas dîné pour acheter des gants! 

Il douie du bien et du mal, il calomnie le monde et lui- 
même, il est sur le point de capituler avec sa conscience et 
son cœur : heureusement son ami est là pour combattre ces 
tentations coupables et lui rendre un peu de courage ; la 
sœur de Laure le console; la fortune lui revient; un rayon 
de bonheur lui sourit, et, au dénoûmept, Georges a retrouvé, 
avec l'espérance et l'amour, la pleine possession de sa 
loyauté et de sa vertu. Nous le répétons, cet ensemble ne 
manque ni d'intérêt, ni d'émotion, ni de vérité; mais il n'y 
a pas là de comédie. 

Rodolphe, l'ami de Georges, s'en rapproche davantage; 
il tient à la fois de Philinte et d'Alceste : d'Alceste par son 
extrême honnêteté, par sa haine contre l'hypocrisie et le 
mensonge, et, au fond, par son dédain pour notre pauvre 
humanité ; de Philinte, par sa résignation raisonnée et rai- 
sonnable au mal qu'il voit faire et qu'il ne peut empêcher. 
Les iniquités, les inconséquences sociales, l'atUistenFsans 
l'irriter. 11 éclaire l'imprévoyance de Georges, non pas pour 
lui conseiller 1e doute, le désespoir et la haine, mais pour 
le préparer à la lutte. 11 a souffert, il est pauvre, il a vécu ; 
il sait ce que Georges ignore, et il lui dit : « Garde bien 
ton argent si tu veux pouvoir toujours croire aux autres et 
à toi. » — Plus tard, lorsque Georges est malheureux, 
lorsqu'il chancelle et résiste encore, Rodolphe a le droit de 
venir à hy, de lui tendre la main et de lui dire : — « N'est- 
ce donc rien, cela? je n'en fais pas autant pour tout le 
monde. * — Cette physionomie est sympathique , d'une 
morale irréprochable, d'un effet excellent; mais elle ne ré- 

5. 



82 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

pond pas à (Idée complète qu'on se forme d'une comédie, 
c'est-à-dire d'une action comique mise en jeu par le con- 
tact et le choc des caractères : Rodolphe moralise, il n'a- 
git pas. 

Les deux jeunes filles, Laure et Lucile, sont ce qu'elles 
doivent être, Tune personnifiant l'obéissance filiale et pas- 
sive, l'autre empruntant le tablier de Donne ou de Martine 
pour dire son fait à cette soumission exagérée. Peut-être 
serait-il permis der remarquer que Lucile est bien avancée, 
bien indisciplinée pour son âge, et que ces idées de résis- 
tance et de révolte, fort bien placées dans la bouche des 
servantes de Molière , en face de gens qui veulent marier 
leurs filles à Tartufe, à Trissotin ou à Thomas Diafoirus, 
sont un peu moins à leur place sur les lèvres d'une jeune 
personne bien élevée, dont le père n'a d autre ridicule et 
d'autfe tort que de ne plus vouloir d'un gendre ruiné; mais 
le contraste et l'effet du dénoûment l'exigeaient ainsi, et 
nous nous bornerons à dire que cette figure de Lucile, bien 
qu'elle ait de la mutinerie et de la grâce, n'est ni originale 
ni comique. 

Il y a, duns Y Honneur et l'Argent, deux rôles qui ne sont 
malheureusement qu'indiqués, et d'où la comédie pouvait 
jaillir; c'est celui de M. Mercier, le père de Laure et de Lu- 
cile, et celui de la vieille fille dont on offre la main à Geor- 
ges, et qu'il a un moment l'envie d'épouser. Cette vieille 
fille n'est pas ridicule, et M. Ponsard a fait preuve de tact 
en se refusant le plaisir facile et le facile succès d'une cari- 
cature. Jeune et belle, elle était pauvre; elle a hérité de 
cent mille écus , mais- trop tard ; la jeunesse et la beauté 
s'étaient enfuies. Dans ce cœur attristé et non desséché par 
le célibat, il y avait peut-être des trésors de dévouement et 
de tendresse, tout le bonheur, toute la joie, tout l'orgueil 
d'un honnête homme : hélas! il n'est plus temps; fermé 



FRANÇOIS PONSARl). 85 

d'abord par la. pauvreté, ce cœur doit l'être désormais par 
la richesse, par l'inflexible pensée que Ton ne l'épouserait 
que pour son argent : je trouve cette idée touchante et 
charmante, et j'en veux presque à M. Ponsard de ne pas 
l'avoir développée ; sa vieille fille ne fait que passer dans 
le drame ; elle dit quelques mots et disparaît. 

M. Mercier est admirable de suffisante et de sottise, de 
rigorisme factice et tardif, de probité bourgeoise et ba- 
varde. Il a chanté autrefois, dans ses joyeuses nuits de 
corps de garde, Voltaire, Parny et Béranger; mais à pré- 
sent il se range, et il ne Veut pas qu'on lui rappelle ses pec- 
cadilles passées. Rien tie lui paraît au-dessus de la délica- 
tesse et de l'honneur. Il djt bien haut qu'entre un homme 
pauvre, mais honnête, et un millionnaire taré, son choix 
ne balancerait pas un moment. Patience! Après le noble 
sacrifice par lequel Georges renonce à l'héritage maternel 
pour payer intégralement les créanciers de son père, 
M. Mercier trouve que Georges est allé trop loin, qu'il au- 
rait dû le consulter en sa qualité de futur beau-père; qu'il 
y avait moyen dé ménager à la fois sa conscience et sa 
•bourse. 11 lui refuse sa fille et la donne à un riche agent de 
change dont le père a fait trois faillites. Plus tard, lorsque 
ce gendre, ruiné â son tour, prend la fuite et laisse la pau- 
vre Laure dans l'abandon et les larmes, M. Mercier est aussi 
comique dans ses doléances qu'il l'a été dans ses contra- 
dictions : ' . 



. . ,. Le coquin ! le drôle ! le bandit !... 
L'hypocrite qu'il est nous a tous attrapés 
Il possédait si bien là langue des affaires, 
Était si positif, riait tant des chimères, 
Traitait la poésie avec tant de mépris, 
Que j'ai cru qu'il serait le meilleur des marin '• 



84 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

M. Mercier est si drôle en cet endroit, cette boutade ré- 
pond si bien à r ensemble du personnage, qu'on rit aux 
éclats et que Ton accepte cette petite vengeance de poète. 
Mais au fond, M. Mercier a raison : les poêles, ou, si Ton 
veut, les hommes d'imagination, seront toujours, je le 
crains, de fort médiocres maris. N'importe! ce rôle est 
excellent, mais ce n'est qu'une esquisse. Donnez-lui plus 
de saillie, et faites-le jouer par M. Sajnson ou M. Provost, 
vous aurez la vraie comédie. 

Quant à la donnée et à la marche de l'intrigue, il y a 
quelques réserves à faire. J'admire le sacrifice de Georges, 
pouvant, sans manquer à la loi, garder la fortune de sa 
mère, et n'écoutant que la voix de l'honneur* qui lui or- 
donne de payer à tout prix les dettes paternelles. Je suis 
de l'avis de Rodolphe, annonçant d'avance tout ce que cette 
épreuve aura de douloureux, de dangereux et de terrible. 
Mais la société est-elle aussi mauvaise, aussi ingrate envers 
le bien qu'on nous la représente, surtout dans une de ces 
circonstances solennelles, éclatantes, où l'homme qui pousse 
la loyauté jusqu'à l'héroïsme appelle nécessairement l'at- 
tention publique? Il y a dans Y Honneur et V Argent un pas- 
sage très-vrai et très-beau, où Rodolphe dit à Georges que 
ce qui est noble et méritoire, ce n'est pas le courage du 
premier moment, mais la persévérance. Nous dirons, nous, 
à M. Ponsard, que pour donner au sacrifice de Georges 
toute sa grandeur, et aux conséquences de ce sacrifice toute 
leur vraisemblance, il fallait inventer une de ces situations 
où l'honnête homme est forcé de lutter entre son intérêt et 
sa conscience, isolément, obscurément, sans que ses efforts 
et sa victoire puissent lui attirer un suffrage ni un regard. 
L'action courageuse de Georges, au contraire, est de celles 
qui réussissent toujours, que l'on admire au grand soleil, 
au milieu des applaudissements de la foule, et que se hâ- 



FRANÇOIS PONSARD. 85 

tent d'exalter ceux-là mêmes qui n'en seraient pas capables. 
Ce qui en résulterait, dans la vie et dans la société réelles, 
je vais vous le dire. Il est possible qu'un père refusât sa 
fille à Georges; et, pour lui donner tort, il faudrait ignorer 
tout ce que la richesse ou la pauvreté peuvent mêler de 
charme ou d'angoissé au bonheur intérieur. 11 est possible 
encore (sachons tout dire! ) que ses amis se détournent de 
lui et évitent sa rencontre, dans la crainte de sollicitations 
et d'emprunts; cela est vil et méprisable; mais qu'y faire? 
Nous en avons tant vu, depuis vingt ans, de ces héros qui 
commençaient par une action d'éclat, un sacrifice chevale- 
resque, un courageux martyre, et qui venaient ensuite mon- 
nayer en détail leur belle action dans la poche de leurs 
amis ! Puisqu'on prétend que nous sommes à court de ty- 
pes de comédie, en .voilà un que je me permets d'indiquer 
à M. Ponsard, et qui ne manquerait ni d'actualité ni de 
vérité. 

Je n'excuse pas les amis de Georges, mais je les com- 
prends. Quant à la société officielle, je crois que M. Pon- 
sard la calomnie. Soyez bien sûr qu'après la noble déter- 
mination de Georges toutes les portes des chancelleries et 
des ministères s'ouvriraient à ce volontaire de la pauvreté ; 
que son beau trait serait raconté tout haut dans les salons; 
que cinq ou six belles dames, femmes de ministres ou de 
hauts fonctionnaires, le prendraient sous leur protection, 
et ne laisseraient pas de repos à leurs maris jusqu'à ce 
qu'elles eussent obtenu pour lui une bonne place ; sans 
compter le prix Monthyon, qu'il aurait en perspective! sans 
compter quelque miss langoureuse, or quelque veuve roma- 
nesque, qui pourrait bien se passionr te pour son infortune, 
et lui offrir sa main et ses millions Cet anonyme homme 
d'État qui, dans la pièce de M. Pot $ard, propose à Geor- 
ges riche un poste d'ambassadeur, < à Georges pauvre une 



80 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

place d'expéditionnaire, est évidemment un fantaisiste, et 
devrait, par conséquent, être fort suspect au chef de l'é- 
cole du bon sens. Ce n'est pas ainsi que les choses se pas- 
sent dans le monde vrai. Àh! poète I poète! il eût été 
digne de vous de ménager un peu plus cette pauvre société 
qui se défend si mal, qui a tant d'indulgence pour ses dé- 
tracteurs. .. et tant d'indifférepce pour ses avocats! 

Il y a encore dans YHonneur et T Argent un point que 
je tiens à éclaircir, afin de pouvoir rendre justice à l'œuvre 
et à l'auteur en toute sécurité d'esprit et de conscience. 
Serait-il vrai, comme on l'assure, que M. Ponsard ait voulu 
donner à sa pièce des allures voltairiennes, et réagir (tou- 
jours des réactions!) contre le mouvement religieux de ces 
dernières années, contre le publieiste êminent qui en repré- 
sente le mieux le côté incisif et militant? Pour ma part, je 
l'avoue, je n'y entends pas tant de malice, et je m'en ré- 
jouis; car ce serait bien triste, n'est-ce pas? de voir ce beau 
rôle de Rodolphe, tant d'honnêteté et de droiture, un si 
austère et si profond sentiment tlè l'honneur, un langage à 
la fois si sévère et si sage, aboutir à quoi? à nn hommage 
au courtisan de Frédéric de Prusse et de madame de Pon> 
padour, au contempteur de toutes les choses grandes et 
sacrées, à l'homme qui a dégradé la poésie, profané l'his- 
toire, sali nos plus chastes gloires, jeté sur un siècle entier 
sa bave étincehnte, et dont nous retrouvons encore l'amer 
et victorieux éclat de rire au fond de tous nos malheurs et 
de toutes nos souffrances ! Non, c'est impossible, ce n'est 
pas là 1* pensée de M. Ponsard. Rodolphe, son véritable hé- 
ros, rappelle à M. Mercier, plus ou moins converti, le temps 
où il citait Voltaire et fredonnait Déranger ; il termine la 
pièce en murmurant à l'oreille de M. Mercier scandalisé : 

Nous disions donc, monsieur, que cet affreux Voltaire... 



FRANÇOIS PONS AM>. 87 

mais c'est de bonne prise pour la comédie; l'épigramme ne 
tombe que sur ce bourgeois vaniteux et borné, dont la con- 
version n'est qu'à la surface, dont la conduite et les paroles 
révèlent les contradictions les plus plaisantes, dont les cir- 
constances ont fait un défenseur de la société, de fa reli- 
gion et de la morale, et qui, à huis clos, si on l'en priait 
bien, chanterait encore Babet et le Dieu des Bennes Gens, 
Chose singulière! l'homme qu'on a nommé dans tout ceci 
et qu'il eût été de meilleur goût d'épargner, est un de 
ceux qui ont Ië mieux saisi ce type de bourgeois dévot par 
intérêt ou par peur, sceptique par sottise ou par habitude, 
ayant un Eucologe sous le bras et un Voltaire dans sa po- 
che. Relisez les Libres Penseurs, YEsclave Vindex, le Len- 
demain de ta victoire; vous verrez avec quelle verve l'auteur 
de ces ouvrages raille ces accommodements grotesques 
du mal et du bien, de la religion extérieure et de l'incré- 
dulité intime, du rigorisme officiel et du libertinage clan- 
destin, de ces divers éléments dont se composent tous les 
Merciers — passés, présents et futurs. — Vous voyez donc 
bien que M. Ponsard n'a pas attaqué M. Veuillot; je di- 
rais plutôt qu'il Fa copié ! 

Le style de YHonneur et l'Argent relève de Molière, 
comme celui de Lucrèce et du quatrième acte de Charlotte 
Corday relevait de Corneille. Mais, cette fois, l'imitation 
est sr heureuse et si habile, le modèle si admirable, le maî- 
tre si sûr. que je ne me sens pas le courage de blâmer l'i- 
mitateur et le disciple. 

En dehors des caractères, des situaftioiîs et du style, il y 
a dans YHonneur et V Argent une originalité réelle : celte 
originalité, quelle est-elle? Je vais essayer de l'indiquer en 
finissant. 

Le soir de la première représentation, j'ehtendais mur- 
murer autour de moi par des gens de beaucoup d'esprit, et 



88 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

au milieu d'un concert d'éloges, que les vérités trop vraies 
abondaient dans eette pièce, et, pour tout dire (il faut bien 
que chaque événement ait son bon mot), que la comédie de 
M. Ponsard leur faisait l'effet d'une nouvelle édition de Mo- 
lière, commentée par H. de la Palisse. C'est possible; mais 
lorsqu'on a été, pendant quelque temps, au régime de no- 
tre littérature subtile, dissolvante, poussant le goût de la 
fantaisie, de l'antithèse et du paradoxe jusqu'à ces régions 
crépusculaires où le jour et la nuit se confondent, on n'est 
pas fâché de trouver sous sa main un peu de vérité, fût-elle 
trop vraie, et Ton est tenté de croire que H. de la Palisse a 
du bon. Êtes-vous bien certain que h sublime tirade de 
Géante, dans Tartufe, n'encourrait pas le même reproche 
auprès de nos hardis fantaisistes, et n'avons-nous pas lu, 
Tan dernier, un aimable petit livre où Molière était traité 
de radoteur, ne sachant faire parler que des Béraldes et des 
Aristes d'un fastidieux bon sens? Voilà ce qui arrive aux 
littératures lorsqu'elles perdent tout sentiment de discipline 
intellectuelle et morale, lorsqu'elles s'abandonnent au ca- 
price de chaque individu, au mirage de chaque imagination, 
et substituent à ces lois immortelles où s'abritent l'art et 
la raison Je ne sais quel personnalisme prestigieux et men- 
teur, cherchant dans un perpétue] crescendo de raffinements 
et de sophismes le succès qu'il ne peut plus obtenir par 
des œuvres simples et belles. Plus tard, lorsqu'on se re- 
trouve, par extraordinaire, en présence d'une de ces oeu- 
vres, on est dépaysé, étonné, inquiet, presque mécontent; 
il semble que la vérité soit fade, la simplicité niaise, le bon 
sens ennuyeux; nos gosiers, brûlés d'alcool, ne reconnais- 
sent plus la saveur de ce vin vivifiant et généreux; et, dans 
ces moments-là, Molière et M. de la Palissé paraissent se 
toucher de très-près. Honneur à tous deux! honneur aussi 
à M. Ponsard I L'originalité et la gloire de son œuvre est 



LECONTE DE LISLE. 89 

Justement d'avoir ramené vers les vérités fortes et salubres 
Bps esprits égarés dans, l'invraisemblable, le paradoxal et 
r impossible, d'avoir exprimé ces vérités immortelles dans 
un style ferme, net, franc, de bonne école et de bonne race, 
d'avoir fait circuler dans les veines de la comédie moderne, 
après tant de fièvres et de langueurs, un reste de ce sang 
vigoureux et pur qui semblait tari depuis les maîtres, et de 
n'avoir pas craint de nous paraître banal pour être plus sûr 
d'être vrai. Un honnête homme, un homme de cœur, lut- 
tant pendant dix années, ne se laissant pas décourager par 
des difficultés exceptionnelles, se refusant à tonte transac- 
tion avec la littérature mercantile, tombant sans murmure, 
se relevant sans bruit, et terminant la lutte par une bonne 
comédie, cet homme offre, en définitive, un spectacle assez 
noble et assez rare pour qu'il soit permis de jeter bas les 
armes et d'honorer en lui la sincérité du talent et la dignité 
des lettres. 



IV 



M. LECONTE DE LISLE 1 



Ce n'est pas seulement en politique que les révolutions 
sont sujettes à produire leurs contraires. Vous semez une 
république, vous récoltez un gouvernement absolu -, il n'y 



* Poëmes antiques. 



90 CAUSERIES LITTÉRAtRES. 

a rien là qui contredise les probabilités de l'invraisem- 
blable et la logique de l'inconséquence. Ce qui se passe en 
littérature, depuis quelques années, est peut-être plus 
étonnant. Vers 1827, lorsque nous démolissions avec une 
si édifiante ferveur les derniers débris du paganisme, lors- 
que nous achevions de chasser de leurs temples les dieux 
et les déesses, et que nous inaugurions Fart gothique sur 
les ruines du Parthénon, qui nous eût dit que, vingt-cinq 
ans plus tard, ce mouvement aboutirait, non pas précisé- 
ment à de petits vers galants inspirés par Vénus, Cupidon 
et les Grâces, mais à une interprétation plus profonde, plus 
savante et plus passionnée de la poésie païenne? Et pour- 
tant il n'est pas impossible d'expliquer par quelle pente nous 
sommes ainsi arrivés d'un extrême à l'autre. Là encore nous 
sommes punis par où nous avons péché. Le chef le plus 
illustre de cette renaissance chrétienne dans l'art n'avait 
oublié qu'un point ; c'était d'y mettre un peu de spiritua- 
lisme sincère, de christianisme véritable. — « Nous entrons 
sous ces voûtes pour prier, vous pour rêver, » lui disait 
à cette époque M. de Montalembert; et, en effet, dès les 
Orientales et Notre-Dame de Paris, on pouvait aisément 
comprendre que H. Hugo n'était préoccupé que du côté plas- 
tique de l'art chrétien, et qu'il absorberait bientôt dans une 
sorte de rêverie panthéiste ce que son rêve «de novateur avait 
eu d'abord de salutaire et de fécond. Qu'en est-il advenu? 
Ses imitateurs, ses disciples, M. Théophile Gautier en tête, 
n'ayant pas les mêmes ménagements à garder avec cette fi- 
liation poétique et déjà lointaine qui rattachait M. Hugo au 
Génie du Christianisme, se firent franchement matérialis- 
tes et païens; car vous aurez beau faire, vous aurez beau 
tourner, déplacer, morceler la question, le christianisme, 
c'est l'âme; le paganisme, c'est la matière. Cela est si vrai, 
que, par un nouveau progrès dans la décadence, l'école 



LECONTE DE LISLE. , <M 

dont je parle en arriva à transporter dans la poésie les 
procédés d'un antre art, à nous donner de la peinture et 
de la sculpture en vers, et à croire que le but suprême 
était atteint, si, à force, de ciseler et d'enluminer la langue 
poétique, elle parvenait à rivaliser, sous leur plume, avec 
l'é^auchoir et le ciseau. Ceux-là du moins, par un reste 
d'égards pour le groupe primitif d'où ils étaient sortis, 
évitaient d'ériger en système leurs secrètes préférences; 
ils promenaient indifféremment leurs admirations éclecti- 
ques delà Bible à Homère, d'Homère au Dante, d'Eschyle à 
Shakspeare, du Parthénon à nos sombres cathédrales, du 
ciel d'Athènes au ciel Scandinave, des marbres de Paros 
aux vierges de Raphaël. Eh bienl voici un poète, un poète 
d'un grand talent, qui, s'emparant en mattre de cette re- 
naissance néo-païenne dont les indices se multiplient, de- 
puis dix ans, dans la société et la littérature, nous dit crû- 
ment et dans une. prose fort inférieure à ses vers : « Depuis 
Homère, Eschyle et Sophocle, qui représentent la poésie 
dans sa vitalité, dans sa plénitude et son unité harmoni- < 
que, la décadence et la barbarie ont envahi l'esprit hu- 
main. En fait d'art original, le monde romain est au ni- 
veau des Daces et des Sarmâtes; Je cycle chrétien tout 
entier est barbare. Dante, Shakspeare et Milton n'ont 
prouvé que la force et la hauteur de leur génie individuel : 
leur langue et leurs conceptions sont barbares. La sculp- 
ture s'est arrêtée à Phidias et à Lysippe-. Michel-Ange n'a 
rien fécondé; son œuvre, admirable en elle-même, a ou- 
vert une voie désastreuse, etc., etc.... t> Quant au dix- 
septième siècle, M. Leconte de Lisîe ne lui fait pas même 
l'honneur d'en dire un mot; et, quant à la poésie moderne, 
voici ce qu'il ajoute : « Reflet confus de la personnalité 
fougueuse de lord Byron, de la religiosité factice et sen- 
suelle de Chateaubriand, de la rêverie mystique d'outre- 



92 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

Rhin et du réalisme des Itkistes, la poésie moderne se 
trouble et se dissipe. Rien de moins vivant et de moins 
original en soi, sous l'appareil le plus spécieux. Un art de 
seconde main, hybride et incohérent, archaïsme de la 
veille, rien de plus. La patience publique s'est lassée de 
cette comédie bruyante jouée au profit d'une autolâtiie 
d'emprunt, » etc., etc. 

Qu'en dites-vous? Trouvez-vous qu'il y ait là une révo- 
lution, ou, si vous aimez mieux, une réaction assez radi- 
cale? M. Leconte de Lisle a du moins le mérite de ne pas 
déguiser sa pensée sous des périphrases diplomatiques. A 
ses yeux, rien n'existe en poésie depuis Homère, Eschyle 
et Sophocle ; Euripide lui-même est un corrompu et un 
sceptique ; Virgile, Horace, Ovide, n'ont de tolérable que 
ce qu'ils ont emprunté à la Grèce : en leur qualité de Ro- 
mains, ils n'ont qu'à répéter ce qu'écrivait le poète des 
Tristes : 

... Barbarus hic ego suui. 

Dans le monde moderne, c'est bien pire; il n'y a que quel- 
ques individualités puissantes, se débattant contre la bar- 
barie, et ne réussissant qu'à révéler le douloureux contraste 
de la beauté de ce quelles pourraient faire avec la diffor- 
mité de ce qu'elles font. 

On le comprend, il faudrait des volumes pour répondre 
à ce colossal paradoxe, et tout ce que je puis vous pro- 
mettre, c'est de ne pas les écrire : voici, pour ma part, 
l'humble objection que je me contenterai de soumettre à 
H. Leconte de Lisle. 

De votre propre aveu, Euripide, à peine postérieur de 
quelques olympiades à Eschyle et à Sophocle, était déjà un 
sceptique, un poète de décadence, défigurant la grande 



LECOSTE DE L1SLE. 93 

tradition homérique. C'est probablement qu'il y a eu dans 
la poésie grecque, comme dans toute poésie, deux âges, 
l'âge primitif, celui où la religion et Tari, le dogme et le 
mythe, sont si étroitement unis, qu'ils se confondent dans 
l'esprit des peuples; que le pontife et le poëte ne font 
qu'un, et que chaque poème tombant des lèvres sacrées 
n'est que la vibration harmonieuse des sentiment» et des 
croyances nationales; — et l'âge secondaire, celui où ces 
deux éléments commencent â se détacher l'un de l'autre, 
où l'art et l'orthodoxie se gênent et s'inquiètent mutuel- 
lement, où le prêtre et l'artiste s'observent d'un air de 
méfiance, où les cimes du Pinde et dé l'Olympe s'abaissent 
en s' éloignant. Or, si ce second âge existait déjà pour la 
Grèce, du temps d'Ëûripide, c'est-à-dire en pleine civilisa- 
tion athénienne, en face du temple de Minerve, au milieu 
des statues de Phidias, croyez-vous qu'après trois mille 
ans, après la transformation du vieux monde par le chris- 
tianisme, nous pourrons, nous, disciples de Goethe, de 
Chateaubriand et de Byron, descendance maladive et in- 
quiète de Faust et de René, être ramenés, en Tan de grâce 
impérial 4854, à un sentiment assez naïf, assez profond, 
assez primitif de la poésie païenne, pour que cette poé- 
sie soit autre chose qu'une lettre morte, éclairée d'un 
rayon lointain? Savez-vous quelle sera la première con- 
dition, j'allais dire le premier châtiment, de votre tenta- 
tive? L'isolement; — et c'est en effet, malgré une remar- 
quable beauté de forme, le caractère dominant de vos 
Poèmes antiques; ne vous y trompez pas, la poésie n'a 
que deux moyens de pénétrer dans les âmes, de se mêler 
par d'intimes affinités à l'esprit même d'une génération 
ou d'un siècle, d'un peuple ou d'un monde,, de cesser d'être 
l'amusement puéril d'imaginations oisives, pour parler, par 
les lèvres d'un seul, la langue de tous : il faut ou qu'elle tra- 



94 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

duise le sentiment public, religieux, guerrier, national, lé- 
gendaire; qu'elle soit le poëme des civilisations au berceau, 
des nationalités naissantes, des théogonies encore baignées 
dans les brumes de leur radieuse aurore, des grandes voix 
de la conscience humaine traversant le temps et l'espace, 
— ou bien, aux époques inférieures, Lorsque l'esprit poé- 
tique se retire des masses et de la vie publique, pour 
s'isoler, par débris, dans quelques cerveaux privilégiés, il 
faut au moins que nous reconnaissions ciiez lepoëte quel- 
que chose de nous-mêmes, et que cette poésie individuelle 
devienne à son tour collective, grâce à ces mystérieux cou- 
rants qui s'établissent dans un même moment entre les 
imaginations de même trempe. C'est ce qui a eu lieu 
lorsque ont paru les Méditations, et, plus tard,' lorsque 
M. de Musset, dans Rolla et dans ses Nuits, a encore 
effleuré de plus prés certaines souffrances particulières à 
notre siècle. Mais essayez de repeupler les montagnes my- 
thologiques, de ressusciter dans leurs tombes glacées les 
divinités païennes, de rebâtir un temple avec ces froids 
décombres tour à tour dispersés par la philosophie an* 
tique et la religion chrétienne; même, pour rentrer plus 
avant dans le sanctuaire du polythéisme, pour donner à 
votre restauration helléniste et païenne un caractère plus 
magistral , renouvelez le procédé dont se sont servis 
MM. Augustin et Àmédée Thierry pour nos rois de race 
mérovingienne et carlovingienne. Dites, comme M: Leconte 
de Lisle, l'Hettade au lieu de la Grèce, Ibs au lieu de 
Troie, Kronos au lieu de Saturne, Zeus au lieu de Jupiter, 
Eros pour Cupidon, Artémis pour Diane : vains efforts 1 
vous ne rendrez pas la vie à ce qui est mort; vous ne 
rallumerez pas la flamme sacrée là où se refroidissent, 
depuis trente siècles, des cendres éteintes, le pourrai par- 
courir en curieux cette nécropole; mais rien en moi ne 



LECONTE DE LlSLE. 95 

• 

s'éveillera au contact de ces squelettes tombés du mensonge 
dans le néant ; pas un sentiment qui réponde à ce que j'é- 
prouve, pas une image qui réponde à ce que je vois. Vous 
ne réussirez pas mieux à faire de ce*. fouilles archaïques 
une création nouvelle et vivante que lord Elgin n'eût réussi 
à créer, sous le ciel britannique, un monument-grec à l'aide 
des fragments de statues et de bas-reliefs que lui livraient 
TÂttique et l'Ionie. 

Et voyez comme les systèmes excessifs sont toujours 
portés à s'exagérer encore, et comme dans toute révolu- 
tion, même littéraire et inoffensive, il y a toujours un Dan- 
ton derrière Mirabeau, un Robespierre derrière Danton, un 
Marat derrière Robespierre, et quelque chose encore der- 
rière Marat. On sent que le panthéisme païen ne suffit plus 
à M. Leconte de Lisle; il penclue vers les théogonies in- 
diennes. J'ai lu avec attention son poème de Bhagavat, que 
ses amis m'avaient vanté. C'est très-beau comme exécution, 
comme couleur, comme encadrement pittoresque; mais, en 
vérité, il faudrait. que notre pauvre poésie moderne eût 
commis de bien impardonnables énormités pour* mériter 
d'être condamnée à une aussi terrible déportation. Voici 
un court échantillon de ce poème : 

Par delà les lacs bleus dé lotus embellis. 

Que lé souffle vital berce dans leurs grands lits, 

Le Kaïlasa céleste, entre les monts sublimes, 

Élève le plus haut ses merveilleuses cimes. 

Là, sous le dôme épais des feuillages pourprés, 

Parmi les kokilas et les paons diaprés ', 

Réside Bhagavat dont la face illumine. 

Son sourire est Mâyâ, l'illusion divine ; 

Sur son ventre d'azur foulent les grandes eaux ; 

La charpente des monts est faite de ses os. 

Les fleuves oui gewné uaus scs/veinesti.sa tète ; 



&6 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

Enferme les Vèdas ; goii souffle est la tempête ; 
Sa marche est à la fois le temps et l'action ; 
Son coup d'oeil éternel est la création» 
Et le Taste univers forme son corps solide, etc., etc. 

Je le déclare, si ce devait être là le dernier mot de la 
poésie française, je demanderais qu'on me ramenât à 
M. de Florian et au chevalier de Boufflers. 

M. Sainte-Beuve, le maître infaillible en tout ce qui n'est 
qu'affaire de goût, après avoir cité avec éloges de belles 
strophes de H. Leconte de Liste, intitulées Midi, qui se 
terminent par ces vers : 

Viens, ce soleil té parle en lumières sublimes ; 
Dans sa flamme implacable absorbe-toi sans fin, 
Et retourne à pas lents vers les cités infimes, 
Le cœur trempé sept fois dans le néant divin ! 

ajoutait comme par pressentiment : c Dans cette dernière 
partie, le poète, en traduisant, dans son expression su- 
prême, le désabusement humain, et en l'associant, en le 
confondant ainsi avec celui qu'il prête à là nature, a quitté 
le paysage du midi de l'Europe et a fait un pas vers l'Inde. 
Qu'il ne s'y absorbe pas ! » 

Eh bien, nous craignons qu'il ne s'y soit absorbé : nous 
craignons que le paganisme antique, ce mensonge brodé de 
lumière, ce nuage frangé de rayons, qui, par Platon et Vir- 
gile, touche presque à l'immortelle aurore des vérités chré- 
tiennes, n'ait été pour M, Leconte de Lîsle qu'une transi- 
tion vers ces dogmes farouches des théogonies indiennes, 
que je définirais volontiers le mysticisme de la matière. 
S'est-il quelquefois demandé pourquoi Virgile, écrivant 
dans une langue fort inférieure au pur dialecte de Sophocle 



LECONTE DE LISLE. 97 

et d'Homère, n'ayant, pour ainsi dire, qu'une originalité de 
seconde main, et forcé de composer son miel avec des fleurs 
à demi sécbées au lieu de le cueillir en pleine floraison de 
rHy mette, a cependant bien- plus de prise que les Grecs 
sur nos imaginations et nos âmes, et restera éternellement 
le poète préféré de tous ceux qui veulent retrouver quelque 
chose d'eux-mêmes sous les voiles divins de la poésie? C'est 
que Virgile, retenu encore par les liens visibles du poly- 
théisme, s'en échappe pourtant par maint endroit; c'est qu'il 
se rapproche de nous par le mystérieux pressentiment d'un 
Dieu inconnu, d'une foi nouvelle, dont il anime, comme 
d'un souffle vivifiant et pur, ces dogmes envahis déjà par 
Je froid de la mort et de la nuit. M. Leconle de Lisle, au 
contraire, ne parait occupé qu'à les reculer encore, à les 
placer hors de notre portée, à les enfermer, dans toute leur 
immobilité sacrée, au fond de quelque antre de Thrace ou 
de Tbessalie. On dirait un prêtre d'Apollon ou de Cybêle, 
une sorte de Démodocus antidaté, gardien ombrageux de 
l'orthodoxie mythologique, et croyant, comme dit Sgana- 
reile, que tout soit perdu, s'il laissait^ altérer la pureté sa- 
cerdotale des traditions et des textes 4u contact de nos 
profanes regards et de uos idées modernes. Aussi ses Poè- 
mes antiques, malgré des détails d'une beauté remarqua 
ble, forment-ils, dans leur ensemble, une lecture très-pé- 
nible pour quiconque n'est pas parfaitement initié à la 
généalogie officielle ou apocryphe de ces dieux et 4e ces 
déesses, à cet Almanach de Gotha de THélicon et de l'O- 
lympe. Hélène, Niobé, Kîron, sont trois monuments dont je 
ne méconnais ni l'harmonie, ni l'élévation, ni la grandeur; 
mais je passe vite devant leurs portiques déserts pour cher- 
cher plus bas, à mi-côte, en quelque repli de la colline, 
un peu de fraîcheur et. d'ombre, un bouquet d'arbres, un 

humble toit d'où s'exhale un chant, un murmyre, une fu- 

u 



98 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

mée, quelque chose qui m'annonce la présence de l'homme 
et le mouvement de la vie. 

Les pièces détachées qui complètent ce volume, la Source, 
Midi, Juin, etc., me paraissent préférables aux poëmes; 
non pas que le système de Fauteur ne s'y continue, et n'y 
mêle sans cesse la tradition païenne aux impressions du 
paysage; mais enfin, il y a là une ampleur, un caractère, 
une puissance de souffle qui rachètent bien des peccadilles, 
et le hiérophante y fait moins de tort au poète. Ceux qui 
ont le triste courage de juger les œuvres d'art en dehors de 
toute préoccupation religieuse et chrétienne admireront, 
j'en suis sûr, la pièce qui termine le recueil, et qui est in- 
titulée : Dies irx; un Dies irx païen ou plutôt athée, où - 
toutes les croyances et tous les dieux sont confondus dans 
une agonie suprême, et précipités vers les abîmes sans fond 
par une Muse ivre de néant. Si M. Leconte de Lisle a le 
malheur de n'être pas chrétien, il aurait pu du moins s'abs- 
tenir d'un titre qui rappelle à toutes les mémoires la plus 
sublime, la plus terrible de nos prières funèbres; il aurait 
pu se souvenir que la poésie a mieux à faire qu'à enlever 
à la vie la croyance et l'espérance à la mort : ceci soit dit 
sans rien ôter au mérite de cette pièce, où se traduit d'une 
façon vraiment saisissante, non plus le désabusement hu- 
main dont parlait M. Sainte-Beuve, mais la désolation su* 
préme qui en est là conséquence inévitable, et où H. Le- 
conte de Lisle, destructeur impitoyable de ses propres idoles, 
semble avoir voulu écrire l'apocalypse du paganisme, abou- 
tissant au vide, aux ténèbres, au chaos, à un je ne* sais 
quoi qui n'a plus de nom dans aucune langue, comme dit 
Bossuet, un pauvre radoteur indigne de desservir les autels 
de Zeus, de Kronos, d'Artémis et de Bhagavat! 

Malgré mes réserves, c'est là un début poétique dont on 
ne saurait contester l'importance; mais, pour que les espé- 



LECONTE DE LISLE. 99 

rances qu'il donne se réalisent, il faut que M. Leconte de 
Lisle se résigne à ne regarder ses Poèmes que comme d'ex- 
cellentes études faites sur l'antique, sur la poésie grecque, 
sur Yécorché mythologique; quelque chose de pareil à ce 
que font les paysagistes lorsqu'ils copient littéralement, 
pour s'en servir plus tard, un coin de forêt et un groupe 
de rochers, ou les architectes, lorsqu'ils reconstruisent en 
idée, d'après un fragment de chapiteau ou de colonnade, 
un imposant édifice : il faut surtout qu'il se pénètre d'une 
vérité bien indépendante de toute croyance et de tout sys- 
tème : c'est que, s'il réussissait, par malheur, à persuader à 
ses contemporains que rien n'existe en littérature depuis 
les Grecs, que Zeus et Kronos sont les seuls distributeurs 
de la source sacrée, et que la poésie moderne n'a désormais 
plus rien à nous apprendre, ils se le tiendraient pour dit 
et en profiteraient pour courir un peu plus vite à la Bourse 
ou aux cheniins de fer, mais que pas un d'eux ne le sui- 
vrait dans son temple ni dans sa pagode. 



M. CHARLES REYNAUD 1 



Lorsqu'on passe de M. Leconte de Lisle à M. Charles 
Reynaud, il semble qu'on échappe à un pédagogue et qu'on 

* É pitres, Contes et Pastorales. 



100 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

se trouve avec un aimable compagnon de route, doué de la 
faculté de traduire en beaux vers les impressions du voyagé; 
ou, pour parler un langage d'une actualité plus pittores- 
que, il semble que Ton quitte un de ces tableaux de baût 
style où MM. Edouard Bertin et Àligny reproduisent les li- 
gnes grandioses et les formes majestueuses du Poussin, 
pour se placer devant une de ces tories que Français et 
Corot baignent de fraîcheur et de lumière, aimant mieux 
être vrais que poétiques, ou plutôt sûrs d'être poétiques 
par cela même qu'ils sont vrais. — II faut être jeune, a-t-on 
dit (peut-être l'ai-je dit moi-même), pour faire des vers et 
pour en lire. — J'accepte la première partie de la phrase, 
mais non la seconde : il doit y avoir, il y a dans la vie, des 
moments de détente intellectuelle, de recueillement et de 
repos après le mouvement et l'effort, où l'âme^ se dérobant 
à ee qui surexcite pour revenir à ce qui apaise, peut encore, 
malgré le déclin, la fatigue, le ressentiment des vieilles 
blessures, se rouvrir aux émotions douces et se laisser re- 
prendre au charme de la poésie. C'est alors que le livre du 
poète est le bienvenu, et rien ne manque à son attrait si 
Ton a le bonheur de le lire à la campagne, par une belle 
matinée de juin, au milieu des paisibles images qui se re- 
flètent dans ses vers. Ces heures charmantes, M. Charles 
Reynaud me les a données; je ne le juge plus, je le re- 
mercie. 

Vous savez que les Italiens et surtout les Italiennes ont 
un mot pour rendre,, en dernier ressort, l'impression qu'on 
leur cause. Soyez beau, spirituel, célèbre, vertueux, rempli 
de talent, recommandé par de nombreux succès; si vous 
n'êtes pas sympathique, tout est dit : vous êtes condamné 
sans appel, et il ne vous reste qu'à essayer de vous faire 
aimer ailleurs. Eh bien! la poésie de H. Charles Reynaud 
possède au plus haut degré cette qualité qui domine tout 



CHARLES REYNAUD* 101 

en Italie; elle est sympathique. Vous prenez son recueil, 
vous lisez une page, puis deux, puis dix, et vous vous sen- 
tez gagné peu à peu, non pas par un de ces entraînements 
souverains, invincibles, qu'exercent les poètes de taille ho- 
mérique, shakspearieniie ou dantesque, mais par une dou- 
ceur secrète, délicate, pénétrante, qui s'infiltre au lieu de 
s'imposer; ce n'est pas un aigle qui vous enlève "dans ses 
serres, c'est plutôt un de ces oiseaux familiers qui viennent 
becqueter à votre vitre uu soir d'avril, et vous annoncent 
l'approche des beaux jours. Voulez-vous un exemple de 
cette familiarité cordiale qui s'établit entre la muse de 
M. Charles Reynaud et l'esprit de son lecteur, pourvu que 
ce lecteur ne soit pas tout à fait momifié par le positif de 
la vie? Il vous est arrivé, n'est-ce pas? dans un de ces beaux 
soirs d'été où le silence même est une harmonie, de reve- 
nir des champs, — il faut aimer les champs pour se plaire 
avec H. Reynaud, — et de vous asseoir sur un tas de ger- 
bes, l'œil fixé sur un ciel d'azur qu'envahissaient successi- 
vement les reflets d'or du soleil couchant, les tons grisâtres 
du crépuscule et l'ombre constellée de la nuit? Autour de 
vous, tout était tranquille; les bruits s'éteignaient peu à 
peu, et c'est à peine si vous entendiez ça et là la clochette 
d'un troupeau attardé, l'aboiement d'un chien de ferme, ou 
un frémissement d'ailes à travers l'espace assombri. Tout à 
coup, voilà que s'élevait un chant ou plutôt une note douce, 
régulière, plaintive, mystérieuse, et, malgré vous, votre rê- 
verie s'attachait à ce son monotone qui vous berçait de sa 
mélancolique uniformité. Qu'était-ce donc? voix de la terre 
ou des étoiles, appel furtif d'une âme en peine, plainte 
d'un oiseau blessé, murmure d'amour ou de tristesse, que 
voulait-il ? que disait-il? M. Charles Reynaud nous l'appren- 
dra : hélas! cette note, cette plainte, cette harmonie, cette 

caresse sonore qtii s'accordait si bien avec votre rêve, c'é- 

6. 



m CAUSERIES LITTÉBAIRES. 

qui vient de finir et par celui qui va recommencer ; l'homme 
est là avec les animaux dont il a fait ses auxiliaires et ses 
amis, le chien, le cheval, le boeuf, groupe familier qu'il 
conduit et qu'il domine ; un peu plus loin, 

Au seuil de la maison, assise sur un, banc, 
Entre ses doigts légers tournant son fuseau blaire, 
Le pied sur l'escabeau, la ménagère file, 
Surveillant du regard cette scène tranquille. 

Tout ce monde-là a chaud sans doute, mais une chaleur 
honnête et modérée qui ne force pas d'avoir recours à Bha- 
gavât. Je n insiste pas davantage ; on voit assez la différence 
des deux manières. A quoi bon redire celle que je préfère? 
J'aime bien mieux répéter que H. Lecontë de Listé n'en a 
pas moins un très-grand talent. 

11 y a autre chose qu'un charmant reflet de la vie rusti- 
que dans le volume de M. Charles Reynaud; il y a de 
poétiques souvenirs d'un voyage en Orient, — il y à 
trois petits poëmes, trois gracieux caprices d'antiquaire 
et d'artiste : Une Fantaisie d'Alcibiade , le Festin de 
€ircé et la Mort de Juliette. Il y a enfin une série de 
pièces unies entre elles par une même pensée ou plutôt par 
un même amour, qui forment une sorte de roman en vers, 
dont l'héroïne, nommée Julie, a été l'Elvire du jeune pôëte; 
chacune de ces inspirations différentes mériterait une men- 
tion à part; mais il m'a semblé plus opportun de faire res- 
sortir ce qui est l'attrait particulier et l'originalité distinc- 
tive du recueil de M. Charles Reynaud, ce que j'appellerais, 
si j'osais, la campagne humanisée. Tel qu'il est, ce recueil 
m'a charmé, et j'en recommande de nouveau la lecture à 
tous ceux qui, après les fatigues d'un hiver laborieux ou 
mondain, ont besoin d'un air plus frais, d'horizons. plus 



CHARLES REYNAUD. 105 

purs, de sensations plus douces. Je tromperais M. Charles 
Reynaud, et lui-même ne me croirait pas, si je lui disais 
que son livre est une de ces œuvres qui font dans la litté- 
rature de leur temps une large trouée, bientôt assaillie par 
la foule enthousiaste des imitateurs et des disciples. Non ; 
mais, après les grandes dates poétiques, il en est d'autres 
qui occupent heureusement les intervalles, rompent la pres- 
cription, et sont comme des anneaux plus modestes ratta- 
chant entre eux les anneaux d'or. Les Epttres, Contes et 
Pastorales méritent un des premiers rangs parmi ces aima- 
bles intermédiaires. Des recueils comme celui-là et comme 
deux ou trois autres qui ont paru récemment sont en 
poésie, entre la glorieuse époque de la Restauration et le 
poète inconnu qui entraînera sur ses pas la génération 
nouvelle, ce que sont en musique les doux accents de Lucia, 
les mélancoliques soupirs de Bellini, les délicieux refrains 
d'Auber , entre Guillaume Tell et le musicien à venir qui 
nous consolera du silence de Rossini. 



TROIS MOIS APRES. 

Quand j'écrivais ces lignes, Charles Reynaud était plein 
de vie, de santé, de jeunesse. Tout lui souriait, la poésie, 
l'avenir, le succès, l'amitié, l'espérance! Il était presque 
riche, quoique poète; sans un ennemi, quoique rempli de 
talent. Aujourd'hui, tout cela est brisé, foudroyé* anéanti. 
Charles Reynaud est mort à trente-trois ans. Que sommes- 
nous donc entre les mains toutes-puissantes qui nous épar- 
gnent ou nous frappent à leur gré? L'écho de cette jeune 
fpoésie qui nous a charmés retentit encore à nos oreilles, 



1 



106 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

que déjà les lèvres qui l'ont murmurée sonjt scellées et re- 
froidies, que déjà les doigts qui l'ont écrite sont desséchés 
et roidis à jamais. Ah ! du moins, en face de cet enseigne- 
ment terrible, affermissons-nous dans le sentiment de notre 
néant et de notre misère! Que la mort de ce poète si bon 
et si simple, si aimable et si aimé, que cette mort si brus- ^ 

que et si soudaine, soit pour nous une leçon de renonce- 
ment, de résignation et de sacrifice I 



i i 



M. VICTOR COUSIN 



p 



D'ordinaire, les amants délaissés ou malheureux appel- 
lent la philosophie à leur aide, et lui demandent la rési- 
gnation ou l'oubli. M. Cousin a fait exactement le contraire : 
il se eonsole avec une femme charmante des infidélités pas- 
sagères de la philosophie et de r éclectisme, et, pour être 
sûr, cette fois, de n'être ni trompé ni trahi, il va cher- 
cher cette femme à deux cents ans de distance. Ne nous en 
plaignons pas : que d'autres sourient de ces amours rétros- 
pectives, de ce sentiment bizarre qui tient le milieu entre 
l'inquiète tendresse de Pâmant et la curiosité passionnée 
dulnographe; ce sentiment, quel qu'il soit, a produit un 
chef-d'œuvre. 

Car c'est tout simplement un chef-d'œuvre que cette Étude 

* Madame de Longueville. 



k 



108 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

sur madame de bongueville. Dans notre aride et maussade 
métier, quelle bonne aubaine de mettre la main sur un livre 
où tout élève la pensée, où circule cet air vivifiant et salubre 
que Ton respire sur les hauteurs, où l'amour du beau se ré- 
vèle sous ses formes les plus nobles et les plus exquises, 
où revivent, comme dans leur cadre naturel, les plus gran- 
des figures de notre plus grande époque, sans que le peintre 
qui les retrace soit un moment au-dessous de cet idéal de 
beauté, de génie et d'héroïsme qu'éveillent dans nos âmes 
les noms de madame de Longueville, de Gondé et de Cor- 
neille! Aussi ai-je bien envie de me résumer en deux mots : 
admiration et remerciaient; c'est un peu fade, mais que 
voulez-vous? Chateaubriand, qui ne péchait pas, que je 
sache, par excès de fadeur, a demandé pourquoi il n'y 
aurait pas une critique des beautés comme il y a une cri- 
tique des défauts, ajoutant, non sans raison, que la pre- 
mière serait plus large et plus féconde que l'autre : cette 
critique des beautés, ce sera tout mon article sur le livre 
de M. Cousin. 

Quatre phases principales se partagent la vie de ma- 
dame de Longueville. La première, qui va de 1619 à 1642, 
est celle qui précède son mariage. Nous la voyons, pieuse 
et ravissante jeune fille, croître en beauté et en grâce, pen- 
cher vers ce couvent des Carmélites, qui doit être un jour 
son suprême refuge, aller au bal avec un cilice, s'y aban- 
donner, malgré celte sainte armure, au plaisir d'être admi- 
rée ; balancer quelque temps entre la vie religieuse et la 
vie mondaine; puis se laisser gagner peu à peu panetle 
atmosphère de bel esprit, de galanterie chevaleresque, de 
poésie et de roman qui lui convenait si bien ; s'entourer 
d'un groupe de jeunes personnes presquetiuéBi séduisantes 
qu'elle-même, dont quelques-unes resteront ses amies, 
dont quelques- autres deviendront ses rivales; tressaillir 



VICTOR COUSIN. 100 

d'enthousiasme au magnifique réveil de cette société fran- 
çaise du dix-septième siècle, qui va jeter un incomparable 
éclat; accueillir avec un cri d'admiration et de joie les 
premiers triomphes de son frère, le vainqueur de Rocroy, 
les premiers accents de son poète, l'auteur du Cid; s'asso- 
cier à toutes les grandeurs, à tous les plaisirs de ce moment 
unique dans notre histoire, et lui offrir, en sa personne, 
son type le plus délicieux et le plus parfait : cette phase 
rayonnante finit au mariage de notre héroïne avec le duc 
de Longueville. , 

Ce mariage n'est pas heureux; le duc de Longueville, 
deux fois plus âgé que sa femme, n'a rien qui rachète ce 
désavantage. Nul nef ressemble moins *que lui à un héros de 
roman ; il est veuf, il a, de son premier mariage, une fille 
dé dix-sept ans ; il ne manque pas de magnificence, d'es- 
prit de conduite et de bon conseil, mais tout cela sans sé- 
duction et sans grandeur. Enfin, chose plus grave et plus 
inexcusable chez un mari quadragénaire ou plutôt chez tous 
les maris, il n'axas même l'esprit et le bon goût d'être fidèle 
à la femme charmante qu'on vient de lui sacrifier; il reste 
enchaîné au char de cette coquette célèbre qui s'appelle la 
duchesse de Montbazon, et à laquelle j'ai toujours soin de 
penser lorsqu'on essaye d'humilier devant moi les femmes 
de mon temps. Malgré toutes ces excuses préventives, 
* presque outragée par cette rivale, mal défendue par un 
mari qui ne sait pas même être jaloux, » madame de Lon- 
gueville se défend encore; elle trouve dans sa piété sin- 
cère et aussi dans sa fierté naturelle un recours contre les 
périls qui l'entourent; elle se réfugie daqs le bel esprit, 
celte consolation anticipée ou tardive des cœurs qui n'ai- 
ment pas ou qui n'aiment plus; elle dicte des lois à l'hôtel 
de Rambouillet; elle protège Ménage et Voiture; elle prend 
parti dans la grande querelle des deux sonnets de Job et 



tlO CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

d'Uranie; on dirait qu'elle veut se préserver dés grandes 
passions par de petits vers : vains efforts! En 4648, un 
peu après la magnifique ambassade, ou, si l'on veut, le 
magnifique exil de Munster, le due de Larochefoucauld 
entre en scène. L'heure de madame de Longueville a sonné, 
et H. Cousin se voile la face. 

Cette troisième période, la plus sombre, la plus ora- 
geuse, va de 1648 à 1654. Nous sommes en pleine Fronde, 
et nous avons devant nos yeux une grande dame jouant au 
jeu dangereux des émeutes et des révolutions, se laissant 
entraîner par son amant dans ces misérables luttes où le 
grand Condé compromit sa gloire et perdit sept annéea de 
son héroïque jeunesse, sept années qui auraient pu conso- 
lider et agrandir l'œuvre de Rocroy et de Lens. — « L'a- 
mour tel qu'on l'entendait à l'hôtel de* Raraboiillet, l'a- 
mour à la Corneille et à la Scudéry, avec ses enchante- 
ments, ses douleurs et ses dangers, traversé de mille 
aventures, vainqueur des plus rudes épreuves, et succom- 
bant à sa propre infirmité, s'épuisant bientôt lui-même, » 
ainsi commence, ainsi finit cette phase rapide et troublée, 
qui se termine, en 1654, comme se terminaient alors les 
passions coupables ou brisées; dans la pénitence, la prière, 
entre les austères mortifications du Carmel et les mâles le- 
çons de Port-Royal : quatrième et dernière période, qui ne 
finit qu'en 1679, avec la vie de madame de Longueville, et 
qui expie, par vingt-cinq ans de réparation et de repentir, 
six ans d'un amour sans gloire, sans bonheur et sans re- 
pos. Ce premier volume de M. Cousin nous laisse au seuil 
de la Fronde, en 1649 ou 50; dans un second volume, il 
nous racontera la fin de la guerre civile et la longue péni- 
tence de sa belle héroïne. 

Je ne crois pas que la littérature française compte beau- 
coup de pages plus limpides et plus fraîches que celles ou 



VICTOR COUSIN. III 

M. Cousin retrace J'adolescenee de cette jeune fille appelée 
à une si brillante et si mélancolique destinée, Anue-Geue* 
viève. de Bourbon; il nous la montre tantôt dans sa famille, 
tantôt aux Carmélites, partagée entre sa vocation religieuse 
et ces premières images d'héroïsme et de grandeur que 
personnifiait sous ses yeux le jeune duc d'Enghien, et qui 
se mêlaient, comme une légende de famille, aux traditions 
de ces deux illustres races, les Condé et les MontnVorency. 
Aucune recherche n'a coûté à H. Cousin pour repeupler le 
couvent des Carmélites de la rue Saint-Jacques, tel qu'il 
était à F époque où mademoiselle de Bourbon et la prin- 
cesse de Condé, sa mère, allaient y faire de fréquentes re- 
traites et l'enrichissaient de leurs pieuses munificences. 
L'éminent écrivain a fouillé les cendres des générations 
disparues; il a interrogé de pauvres religieuses, ruines 
logées dans un débris, derniers restes de cette commu- 
nauté, célèbre, qui, dans les siècles de foi, enlevait au 
monde les âmes qu'il effrayait, ou lui reprenait celles 
qu'il avait meurtries. Ces bonnes religieuses ont ouvert à 
M. Cousin leurs archives et leurs biographies manuscrites, 
sans se douter qu'elles se trouvaient en présenee d'un phi- 
losophe cartésien et éclectique, a peu près excommunié 
par des casuistes de premier-Paris» N'y a-t-il pas quelque 
chose de touchant et de charmant dans cet échange d'af- 
fectueuses démarches et de bienveillant accueil entre ces 
existences parties de deux points extrêmes, mais réunies 
par un même amour pour des souvenirs sacrés? M. Cousin 
n'a pas été ingrat; ce qu'il a reçu en documents et en com- 
munications authentiques, il Ta rendu en esquisses ineffa- 
çables. 11 a fait sortir du demi-jour mystique et légendaire 
qui les voilait à nos regards les saintes et gracieuses figu- 
res de la mère Madeleine de Saint- Joseph, de la sœur Ma- 
rie de Jésus, de Marie-Madeleine, de la mère Agnès de 



U2 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

Jésus-Maria, c'est-à-dire de mademoiselle de Fontaines, 
de la marquise de Bréauté, de mademoiselle Lancrf de 
Bains, et de mademoiselle de Bellefonds : âmes d'élite, 
femmes supérieures, qui furent les premières compagnes de 
mademoiselle de Bourbon ! 

C'tst le 18 février 1635 (elle avait alors seize ans) que 
les plaisirs du monde, le bonheur de plaire, l'enivrement 
du succès et des hommages, se révélèrent à mademoiselle 
de Bourbon dans un bal où elle se laissa traîner en vic- 
time, et d'où elle sortit en conquérante et en souveraine. 
A dater de cet instant décisif, sa vie devient un peu plus 
profane, et son historien se fait profane avec elle. Du cou* 
vent de la rue Saint-Jacques, nous passons à l'hôtel, de 
Rambouillet; des sœurs ou des mères Marie-Madeleine ou 
Agnès de Jésus-Maria, nous arrivons à madame de Sablé, 
à Ménage et à Voiture, 11 y a là un délicieux chapitre d'his- 
toire littéraire, où l'hôtel de Rambouillet est apprécié d'une 
façon magistrale, et comme il doit l'être par les hommes 
sérieux. Depuis quelque temps, on le sait, une réaction 
s'est accomplie en faveur de cet hôtel célèbre : la rage de 
dénigrement et de pessimisme qui s'attache, chez certains 
censeurs moroses, à toute la littérature moderne, a natu- 
rellement reporté les esprits vers ce qui en diffère le plus, 
vers le fameux salon bleu de Julie d'Argennes, et ce genre 
précieux dont il fot le modèle le plus accompli. Des gens 
qui ne daigneraient pas s'arrêter un instant à la prose et 
aux vers de nos plus fins romanciers et de nos meilleurs 
poètes, qui traitent de frivolités malsaines ou maladives 
tout ce qui s'écrit aujourd'hui, s'extasient devant un son- 
net de Benserade ou de Voiture, un quatrain de Sarrasin 
ou de Bois-Robert, un madrigal de Godeau ou de Ménage; 
et même, tant est grande cette idolâtrie du passé! ils lais- 
sent entendre, à demi- voix, que la Calprenède et Scudéry 



VICTOR COUSIN. 113 

ne saut pas à mépriser. Le dirai-je? Je trouve M. Cousin 
lui-ménûe trop Indulgent pour cet affreux côté de la litté- 
rature d'avant Molière et Boileau. était digne de l'homme 
qui nous a peint eu traits admirables Condé et Corneille, 
Descartes et Pascal, l'héroïsme militaire et l'héroïsme in- 
tellectuel, de faire justice de ces ridicules fadeurs, et de 
nous montrer que c'est en échappant à leur influence que 
les grands hommes de cette époque ont conservé intacts 
leur génie et leur gloire. Toutefois cette indulgence de 
M. Cousin a un motif et une excuse; ce qui domine tout 
pour lui, c'est madame de LongueviHe; or elle a régné à 
l'hôtel de Rambouillet : tout ep ayant le bon goût de trou- 
ver Chapelain ennuyeux et Scudéry insupportable, elle 
agréait leurs hommages : Godeau, l'évéque de Grasse, lui 
adressait des lettres spirituellement entortillées, à demi 
dévotes, à demi galantes. Tous les beaux esprits de céans 
étaient ses adorateurs; adorateurs commodes dont la pas- 
sion s'exhalait en vers détestables, et qui n'effarouchent 
la jalousie de personne, pas même celle de M. Cousin : 
plus tard, il se montrera moins accommodant et moins 
traitable; c'est qu'il s'agira du véritable amant et du véri- 
table homme de génie. 

Mais, si je me permets de trouver M. Cousin trop indul- 
gent pour ces poésies galantes où des Trissotinfc antidatés 
célébraient les attraits, les appas de madame de Longue- 
ville et de ses belles amies, si j'en veux surtout à ces cita- 
lions qui dérobent à son livre des pages que sa prose rem- 
plirait bien mieux, il y a dans ce livre deux sentiments, 
j'allais dire deux cordes qui vibrent d'une façon merveil- 
leuse et que je ne me lasse pas d'admirer : c'est le senti- 
ment de la beauté, représenté par madame de LongueviHe, 
et celui du génie guerrier, des grands intérêts de la 
France, représentés par Richelieu, et surtout par Condé. 



114 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

M. Cousin nous dit, dans une préface émouvante et at- 
tristée : — * L'âge arrive, le ciel s'assombrit; nous nous 
devons à de plus sérieuses pensées, a — On ne le croirait 
pas, à voir tout ce qu'il a de jeunesse, de tons cbauds et 
riches, d'ardeur intime et contenue, chaque fois qu'il 
aborde le portrait de son héroïne et des belles person- 
nes qui l'entouraient. Si Ton ne savait que M. Cousin a 
écrit sur le Beau des pages qui ont immédiatement acquis 
parmi les artistes une autorité souveraine, on s'étonnerait 
de rencontrer un philosophe si bien renseigné sur ce cha- 
pitre délicat, et sachant si bien ce que doit être une femme 
pour être tout à fait belle. D'abord, il ne peut pas souffrir 
les femmes maigres, « ces frêles poupées qui déguisaient 
sous de gigantesques paniers des formes absentes, co- 
quettes dépravées ou étiolées, bonneè tout au plus à tenir 
tête aux héros de Rosbach et aux colonels brodant au tam- 
bour. » Ce qu'il lui faut, c'est la femme alliant la force à 
la grâce, telle qu'on la devinerait chez la Vénus de Milô, la 
Psyché de Nàples, et, en général, chez les statues antiques, 
si ces types de beauté féminine laissaient quelque chose à 
deviner. Aussi quel courroux lorsque des hérétiques ont 
osé prétendre que madame de Longueville manquait d'em- 
bonpoint! Encore une fois, ne nous plaignons pas : c'est 
cette vivacité passionnée qui répand un tel charme sur 
l'œuvre de M. Cousin. 11 est philosophe, c'est vrai ; mais, 
comme Platon, son maître, il est aussi artiste et poète. 
Les muses se sont inclinées sur son berceau; les abeilles 
de l'Hymette ont susurré près de ses lèvres; il a été tou- 
ché d'un de ces rayons du ciel d'Athènes qui éclairent et 
colorent tout, horizons, monuments et rivages; poésie vi- 
vante, commentaire immortel d'une poésie immortelle. 

Quelle grâce enchanteresse dans le groupe de ces jeunes 
compagnes de madame de Longueville : mademoiselle de 



VICTOR COUSIN. 115 

Rambouillet, mademoiselle de Brienne, mademoiselle de 
Monftnorency-Boutteville, mesdemoiselles du Vigean! Quel 
ravissant chapitre de -roman que l'épisode des pures et 
fraîches amours de mademoiselle Marthe du Vigean, la 
plus jeune des deux sœurs* avec le héros de Rocroy! Et 
plus tard, lorsque cette délicieuse aurore a fait place à un 
beau jour où se glissent déjà quelques nuages, lorsque 
madame de Longuevilie, dans tout l'éclat de ses trions 
phes, un peu coquette, vertueuse encore, commence à 
soulever contre elle les envieux, les médisants et les ri- 
vales, quel art, quel talent de mise en scène, quelle émo- 
tion pathétique et croissante dans le récit de ce tragique 
duel de Coligny et dé Guise, qui inaugura la phase ora- 
geuse et coupable de cette belle vie* « Qut donc a ap- 
pris à M. Corneille la politique et la guerre? » disaient les 
hommes d'État et les généraux dé son temps. Je dirais vo- 
lontiers : « Qui donc a appris à M. Cousin à raconter un 
duel mieux que M.- Mérimée, à comprendre le beau mieux 
que Pradier, à pénétrer le cœur des femmes mieux que 
M. de Balzac? » Il est vrai qu'il me faudrait demander en 
même temps qui lui a appris à écrire aussi bien que Pas- 
cal et la Rochefoucauld, et ces questions-là me mèneraient 
trop loin. 

La Rochefoucauld ! Je viens de nommer le rival, l'ennemi 
intime du biographe de madame de Longuevilie. Son res- 
sentiment contre lui est si vif, qu'il lui fait oublier, non- 
seulement l'impartialité historique, mais même cette per- 
fection et cette harmonie de composition, si remarquable 
dans les autres parties de son ouvage. Lisez la page 54 de 
sa belle introduction, et passez de là à la page 345; vous 
verrez que M. Cousin n'a pas craint de se répéter et de 
reproduire les mêmes citations pour faire mieux ressortir 
les torts du grand coupable; il cite deux fois un fragment 



4" 



H6 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

des Mémoires de la duchesse de Nemours, deux fois un 
passage de madame de Motteville, deux fois un morceau de 
la Rochefoucauld lui-même, et, de cette négligence, peut- 
être volontaire, il résulte que le lecteur le plus superficiel, 
le moins attentif, est forcé de savoir tout ce que l'auteur 
des Maximes a mis d'égoïsme, d'ambition personnelle et 
de froid calcul dans sa liaison avec madame de Longue- 
ville. Ce que M. Cousin s'attache surtout à prouver — et 
il y réussit — c'est que ce ne fut pas le désir de plaire à 
madame de Longueville qui jeta la Rochefoucauld dans la 
Fronde, mais le dévouement absolu de madame de Lon- 
gueville à son amant, qui l'y précipita elle-même, et fit 
d'elle l'héroïne de ces rébellions funestes. Sans entrer 
tout à fait dans ces exagérations passionnées, et en ad- 
mettant qu'il y ait des moments où l'esprit de révolte passe 
dans Pair et emporte les* imaginations et les âmes, il faut 
reconnaître que le sentiment national et la grande politi- 
que, celle qui cherche avant tout l'intérêt et la gloire du 
pays, n'ont jamais parlé un plus magnifique langage que 
dans les pages où M» Cousin énumère avec un frémisse- 
ment de douleur et de regret les résultats de cette désas- 
treuse guerre : le plus pur et le jflus noble sang de la 
France inutilement répandu; l'accroissement de noire ter- 
ritoire, rêve de Richelieu et de Mazarin, brusquement ar- 
rêté; le grand Condé, âgé de trente ans à peine, tournant 
contre le trône cette victorieuse épée qui aurait pu ajou- 
ter tant de sœurs aux journées de Lens et de Rocroy. 
Condé surtout, chaque fois qu'il revient au premier plan 
de cette histoire, inspire à M. Cousin de mâles et austères 
accents; il gémit des éclipses de sa fidélité et de son génie, 
comme il gémit des taches qui ternissent la beauté et la 
vertu de madame de Longueville; il s'est si bien identifié 
avec ses deux héros, que la réputation de Tune et la gloire 



VICTOR COUSIN. 117 

de l'autre finissent par Jui appartenir, et qoe Ton ne sau- 
rait y porter atteinte sans le frapper lui-même dans ses 
plus ehères tendresses, dans le plus vif et le plus profoud 
de son cœur. C'est pour cela que la Rochefoucauld lui est 
odieux; il a contribué à égarer ces deux nobles âmes; il a 
pris part à cette Fronde qui a amoindri la France et pré- 
paré peut-être les révolutions lointaines; il a été cause que 
le grand Condé a perdu l'occasion de dix victoires, et que 
madame de Longueville a été infidèle à la royauté, à son 
mari... et à M. Cousin. 

Voilà la principale inspiration de ce livre; il en est peu 
de plus belles. Si je fais bon marché de cette petite ran- 
cune d'amoureux qui anime l'éminent biographe contre 
son illustre prédécesseur, il reste ce qui est la vie même et 
l'inattaquable honneur de cet ouvrage; il reste un seuti- 
ment historique d'une élévation admirable, un culte fer- 
vent pour la gloire et la grandeur de la France, soit 
qu'elles se personnifient dans la politique de Henri IV, de 
Richelieu et de Mazarin, soit qu'elles éclatent dans les vic- 
toires de Condé et de Turenne, soit qu'elles se révèlent 
dans les œuvres de Descartes, de Corneille et de Bossue t; 
il reste enfin une haine ardente contre l'anarchie, contre 
ces passions destructives qui exploitent la misère et le mé- 
contentement du peuple, contre ces désordres qui corrom- 
pent l'esprit national et préparent le despotisme en dés- 
honorant la liberté» Que de réflexions mélancoliques a dû 
faire M. Cousin lorsqu'il a écrit ces pages si vraies et en- 
core si actuelles, lorsqu'il a précisé cette première date, 
j'allais dire ce chiffre cabalistique, des souffrances et des 
agitations populaires exploitées par des ambitieux et des 
anarchistes : Février 1648 ! 

H. Cousin, malgré les chagrins que lui causent la Fronde 

et ses héros, s'est passionné pour l'époque qui précède 

7. 



i\H CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

cette date fatale, et qui comprend Rocroy, Lens, Nordlin- 
gen, le Discours sur la Méthode, les Provinciales, le Cid, 
Horace, Cinna. Selon lui, c'est le moment où le génie de 
la France atteignit à son apogée; c'est le vrai dix^septième 
siècle, et le reste n'a été que le siècle de Louis XïY. Peut- 
être ses préférences l' ont-elles rendu un peu injuste; peut- 
être eût-il été d'une meilleure critique littéraire de ne pas 
établir une séparation aussi marquée entre cette première 
période et celle où s'épanouirent, dans toute leur maturité 
et toute leur perfection, Molière, la Fontaine, madame de 
Sévigné, Racine, Bossu'et, Bourdaloue, Fénelon, et un peu 
peu plus tard la Bruyère. La décadence (ce mot devrait-il 
jamais se mêler à ces noms?} ne commence qu'à Fonte- 
nelle, c'est-à-dire au moment où la langue s'aiguisa da- 
vantage, où le trait d'esprit prévalut, où le style, au heu 
d'être l'expression simple, la vibration sincère d'une grande 
pensée dans un grand cœur, sDngea un peu trop à lui- 
même, et essaya de se préférer à ce qu'il avait à exprimer. 
Depuis, nous en avons vu bien d'autres qui doivent nous 
rendre très-indulgents, même pour Fontenelfe; mais enfin, 
quand on est soi-même un maître, juancf on écrit un livre 
destiné, à son tour, à devenir classique, H n'est peut-être 
pas bien sage de créer ainsi deux siècles dans le grand 
siècle, et de nous dire que le second, celui de Louis XIV, 
a a substitué, en tout genre, la simplicité à Ifr naïveté, la 
noblesse à la grandeur, la dignité à la force, l'élégance 
à la grâce. » — Ne vaudrait-il pas mieux voir dans ces 
transformations et cet assouplissement successifs l'effet 
naturel de la marche du temps, le progrès de la civilisa- 
tion littéraire, de la recherche du beau, dé la perfection 
.gffhi langage, s'exerçant sur des génies de même race et (te 
même trempe? 
Oui, c'était ttn beau temps que celui-là; c'était une no- 



VICTOR COUSIN. 110 

Me époque que celle où l'on recevait un bulletin de vic- 
toire, et où cette victoire s'appelait Lens ou Rocroy; celle 
où Ton allait le soir au théâtre, et où Ton en rapportait 
Cinna ou Polyetœte; celle où Descartes inaugurait une 
philosophie nouvelle, alliance (toujours un peu troublée) de 
la raison et de la foi; celle où Pascal prenait 4a plume, 
d'abord comme le plus Cloquent des pamphlétaires, en- 
suite comme le plus sublime des penseurs; celle où le 
réveil de l'esprit français, longtemps entravé par les 
guerres civiles et les déchirements de la monarchie, avait 
pour personnifications et pour interprètes les généraux 
les plus braves, les femmes les plus belles, les grands 
seigneurs les plus brillants, les plus hardis cavaliers, les 
plus généreux poêles, les plus magnifiques écrivains; la 
première impression, lorsqu'on se reporte vers ce temps 
sur les traces de M. Cousin, et que Ton revient ensuite au 
nôtre, est de se sentir humilié et attristé, c Qu'ils étaient 
grands, et que nous sommes petits! » murmurons-nous 
tristement, en songeant à ce qu'on était alors, et à ce que 
nous sommes. 

Eh bien, là encore il y a un peu d'injustice, et je n'en 
voudrais pour preuve* que ce livre même. Permettez-moi, 
avant de finir, ce court plaidoyer pro domo mea; l'humi- 
lité est une vertu, l'humiliation est un malheur : gardons 
Tune, et tâchons d'amoindrir l'autre. 

D'abord , et pour commencer par le commencement , 
je n'admets pas, dût-on me taxer d'un ridicule chau- 
vinisme, je n'admets pas que nous ayons dégénéré sous 
le rapport de l'héroïsme et de la bravoure militaires. 
Les Changarnier, les Bedeau, les Lamoricière, les Canro- 
bert, valent à mes yeux ces intrépides lieutenants de 
Condé, Gassion, la Moussaye, Châtillon, Sirot, qui l'ai- 
daient à gagner des batailles. L'épée de la France peut se 



"H 



1*6 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 



reposer, mais elle ne se brise ni ne s'émousse jamais; et, 
s'il y avait doute, j'en appellerais au besoin à ce passage 
si honorable et si touchant que le souvenir de Chantilly et 
de son dernier propriétaire a inspiré à H. Cousin. 

Et les femmes! Pourrait-il y avoir aujourd'hui des exis- 
tences comme celles de cette duchesse de Montbazon, de 
toutes ces coquettes célèbres qui déshonoraient l'amour, 
dégradaient la galanterie, avilissaient leurs amants en 
s'avilissant elles-mêmes, trafiquaient de leurs charmes 
malgré leur blason, ne reculaient devant aucune perfidie et 
rivalisaient de vénalité et d'astuce avec les fameuses cour- 
tisanes? De telles créatures aujourd'hui seraient-elles pos- 
sibles? Il n'y en a plus, il ne peut plus y en avoir, ni à la 
cour, ni à la ville, ni chez le duc, ni chez le prince; si, par 
extraordinaire, on y rencontrait une femme qui offrît quel- 
ques traits lointains de ressemblance avec celles dont je 
parle, un cri général, le cri de la morale publique outra- 
gée et vengeresse, protesterait contre cet anachronisme en i 
jupons et en falbalas ! . I 

Et les évéques ! Sans manquer de respect à ceux d'il y a 
deux cents ans, croyez-vous que monseigneur Dupanloup, 
par exemple, à qui il serait si facile de faire ses preuves de 
bel esprit, n'est pas mieux dans son état, dans la vraie 
pensée de L'Église, dans les saints et sérieux devoirs de 
1 épiscopat, que cet évêque de Grasse, coquetant avec tou- 
tes les Philamintes, désertant son diocèse pour l'hôtel de 
Rambouillet, et se croyant quitte envers sa sinécure épisco- 
pale moyennant quelques banalités mystiques mêlées à des 
préciosités galantes? 

Et les gens de lettres! Ceci nous touche de plus près; 
M. Cousin cite une phrase cruelle de son héros, qui me 
servira à expliquer ma pensée. « Voiture, disait le grand 
Condé, serait insupportable Vil était de notre condition. » 



VICTOR cousin. m 

Quel mot! Rappjrocbez-le des dédicaces de Corneille, et di 
tes-moi si l'écrivain de nos jours, universellement respecté 
pourvu qu'il se respecte lui-même, traité d'égal par Les 
hommes les plus distingués pourvu qu'il ne se croie pas 
leur supérieur,, ne devant qu'à lui-même son aisance 
pourvu qu'il ne veuille pas être millionnaire, n'a pas une 
situation mille fois préférable à ces pauvres auteurs, beaux 
esprits ou vrais génies, qui faisaient partie de la maison 
d'un grand seigneur, qui figuraient tantôt parmi les cu- 
riosités de son salon, tantôt parmi les décorations de son 
antichambre; qui étaient forcés de répondre à des pensions 
médiocres par de basses flatteries ou des louanges hyper- 
boliques, et que l'on ne tolérait qu'à la condition de leur 
rappeler sans cesse qu'on gardait toujours le droit de les 
mettre à la porte? Je sais bien qu'il y a, de nos jours 
* aussi, quelques écrivains que la société a fini par traiter un 
peu en bouffons et en grotesques; mais à qui la faute? 
Aux mœurs du temps ou au ridicule, particulier de l'indi- 
vidu ? 

Il y a encore dans ma comparaison une nuance qui me 
semble plus délicate et plus intime; que n'a-t-on pas dit, 

* que n'avons-nous pas dit nous-même, pendant ces derniè- 

res années, de ces écrivains illustres qui se sont faits les 
historiographes des amours de leur jeunesse, quf ont trahi, 
dans leurs Mémoires, dans leurs Confidences, des se- 
crets de cœur, des noms, des souvenirs, des images, des r 
tinés à rester éternellement ensevelis dans le coin le plus 

' fermé et le plus sacré de leurs âmes? Je ue les justifie pas, 

à Dieu ne plaise! Mais que direz-vous de ce grand seigneur, 
de cet écrivain duc et pair, de ce modèle de galanterie 
chevaleresque, de ce la Rochefoucauld enfin, immortalisé 
par un chef-d'œuvre, devenu dans sa vieillesse l'idole de 
deux adorables femmes, resté, après tout, une des gloires 



IÏ2 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

de la France, et qui nous raconte tont au long ses amours 
avec la plus grande dame de son temps, ne déguisant au- 
cun nom propre, et nous faisant part, non pas de ces en- 
traînements passionnés qui ennoblissent tout, mats de ces 
froids calculs qui aggravent la faute et souillent l'aveu? 
De quel côté vous semblet-tl qu'il y ait le plus de conve- 
nance, de délicatesse et de loyauté? 

Vous le voyez, les hommes se ressemblent plus qu'on ne 
le croit, les siècles diffèrent moins qu'on ne le dit. II n'y a, 
je l'avoue, dans mon parallèle, dans mon essai de réha- 
bilitation du présent aux dépens du passé, qu'un point 
qui m'embarrasse : c'est le rapprochement des livres de ce 
temps-là avec les livres de ce temps* ci. Mais que M. Cou- 
sin me pardonne d'avoir omis cette différence! En le lisant, 
je l'avais oubliée. 

« À fa gloire de madame de Longtieville, nous dit-il en 
terminant son introduction, il n'a manqué que la voix de 
Bossuet. Si l'incomparable orateur qui avait consacré à 
Dî#u Louise de la Miséricorde, et qui plus tard égala la pa- 
role humaine à la grandeur des actions de Condé, s'était 
aussi fait entendre aux funérailles d'Anne de Bourbon, les 
lettres chrétiennes compteraient un chef-d'œuvre de plus, 
dont fÔraisDn funèbre de la princesse Palatine peut nous 
donner quelque idée, et le nom de. madame de Longue- 
ville serait environné d'une auréole immortelle. » 

Cette auréole ne manque plus à madame de Longue ville; 
au lieu d'un orateur sacré, dont le langage eût été peut- 
être trop solennel pour notre siècle d'égalité, elle a ren- 
contré un historien de génie qui a parlé d'elle entamant,, en 
artiste, en poète, et qui élève à sa gloire un monument 
impérissable. 



VICTOR C01LSLV 125 



II 



Les jeunes gens d'aujourd'hui, dont le temps se passe à 
entrer te matin chez Tortoni pour y effleurer d'avance les 
nouvelles d'Orient, à aller ensuite faire un tour à la Bourse 
pour s'y extasier ou s'y attendrir sur le sort des Mouzaïa 
ou dès Ci'édit foncier, puis à jouer une partie de whist dans 
un club quelconque, et enfin à fumer un cigare chez une 
Marco ou une Marguerite Gautier de leur connaissance, — 
ces jeunes gens souriraient, j'en suis sûr, si on essayait de 
leur peindfe l'ardeur enthousiaste avec laquelle nous flous 
pressions en foule, pendant ces belles années de la Res- 
tauration, autour des chaires de nos trois illustres maîtres, 
MM. Villeraain, Guizot et Cousin» 1)ue cet amour passionné 
des travaux et des plaisirs de la pensée ait fini, comme 
bien d'autres amours, par des mécomptes et des fautes; 
qu'à cette phase d'épanouissement et d'initiation fervente 
en ait succédé une seconde, plus fébrile, plus fantasque, 
plus déréglée, où se sont éparpillées et appauvries les ri- 
chesses de la première ; que nous ayons, en un mot, très- 
peu tenu après avoir trop promis, c'est ce que nous som- 
mes forcés d'avouer en toute humilité. Et pourtant il y 
avait là quelque chose de beau, de nobfe, de vivace comme 
ces facultés de l'âme où s'agitaient alors tant de germes 
féconds et de généreux désirs ; et, vingt-cinq ans plus tard, 
il doit être permis à un de ceux qui tressaillirent aux ac- 
cents de cesToix éloquentes, de saluer le penseur éminent, 

* Dit Vrai f du Beau, du Bien. 



124. CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

e grand prosateur, l'admirable artiste qui n'a désespéré 
ni de son temps ni de ses idées, qui, dans l'espace de 
moins d'une année, viertt de publier, sur des sujets bien 
différents, deux livres également beaux, et de qui Ton peut 
dire peut être ce que lui-même a dit de Pascal, que, si le 
philosophe en lui a des supérieurs, l'écrivain n'en a pas. 

Puisque j'en suis à évoquer ces souvenirs, — la cause- 
rie a ses privilèges, et c'est le propre du déclin de l'âge 
d'aimer à remonter le cours des années, — il faut que je 
fasse encore un aveu tardif. Lorsque M. Vfllemain nous 
parlait de la littérature dans eet irrésistible langage dont 
rien n'a dépassé le charme et la grâce, lors même que 
M. Guizot déroulait devant nous, de sa parole austère et 
magistrale, les grandes lignes de l'Histoire, nous applau- 
dissions parce que nous comprenions. Hais avec H. Cou- 
sin, il nous arrivait parfois ce qui arrive aux dévotes quand 
elles entendent un sermon trop relevé : nous admirions 
d'autant plus que nous ne comprenions pas toujours; et ne 
croyez pas que ceci soit une épigramme contre le maître 
ou contre l'auditoire ! Non : s'il y avait dans le fond même 
de renseignement de M. Cousin, dans les sujets de ses le* 
çons, dans ces matières ardues devant lesquelles l'esprit se 
trouble ou se lasse, quelque chose qui échappait, de temps 
à autre, â notre étourderie ou â notre ignorance, nous 
étions saisis, subjugués, entraînés par le côté extérieur de 
cette analyse philosophique, parce don merveilleux de ré- 
pandre sur des idées abstraites la chaleur et la vie, par 
cette magnétique puissance qui faisait pénétrer en nous, 
sinon l'intelligence complète, au moins le sentiment sin- 
cère de ce que nous écoutions avec une attention profonde 
et une juvénile sympathie. 

Eh bien ! aujourd'hui que H. Cousin publie cette première 
partie de ses leçons avec ces mille perfectionnements de 



VICTOR COUSIN. 125 

détail qu'apportent à un esprit supérieur la réflexion et le 
temps, j'ai presque envie de faire pour sa parole écrite ce 
que nous faisions alors pour son œuvre parlée ; j'ai pres- 
que envie de supposer, et il ne me faudra pas pour cela un 
grand effort d'imagination, — que je ne comprends pas 
parfaitement la partie scientifique de son livre, et que d'ail- 
leurs mon métier de causeur n'est pas de m'appesantir sur 
le moi et le non moi, sur la cause et la substance, sur le 
fini et l'infini, sur toutes ces questions spéciales où 
M. Jourdain eût probablement trouvé trop de brouillamini 
et de tintamarre. Ma tâche se bornerait alors â rendre de 
mon mieux Fimpressiort générale que je garde de rensei- 
gnement de M. Cousin dans cette portion plus accessible 
qui le rattache à F idée du beau, aux notions de l'art, aux 
grands problèmes de la destinée humaine; puis à indiquer 
ce que l'ensemble de ses doctrines a d'élevé et d'incomplet, 
à m discuter les inconvénients et les avantages, à recher- 
cher le bien qu'il a pu faire, les périls qu'il a dû côtoyer; 
et, après ces réserves nécessaires, à. rendre un nouvel et 
infatigable hommage à ces qualités de pensée et de style 
qui, dans la critique comme dans l'histoire, dans la bio- 
graphie comme dans l'exposition philosophique, font de 
M. Cousin l'exemple et le modèle des écrivains de son 
temps. 

Quatre grands systèmes, on le sait, ont été tour à tour 
examinés, analysés et battus en brèche par l'illustre pro- 
fesseur : le sensualisme, l'idéalisme , le scepticisme et le 
mysticisme. Historien de la philosophie plutôt que fonda- 
teur d'une philosophie nouvelle, il a démontré avec cette 
force et cette transparence qui n'appartiennent qu'à lui, à 
quels égarements et à quels abîmes ces quatre systèmes 
venaient aboutir. Seulement — et c'est là que commencent 
les points discutables — ■ au lieu de faire de cette polémi- 



I2f» CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

que victorieuse un motif pour proclamer le vide et le 
néant de toute doctrine philosophique qui ne s'appuie pas 
sur la Révélation et la Foi, il a pactisé, pour ainsi dire, 
avec ces ennemis qu'il venait de vaincre; Il a affirmé la 
nécessité de leur passage dans le monde, non pas pour 
glorifier, par le spectacle de leur stérilité et de leur im- 
puissance, les vérités immortelles, mais parce que, se com- 
battant mutuellement, chacun d'eux prouvant la fausseté 
des trots autres et renfermant en outre des parcelles de 
vérité relative, il en résultait une bonne philosophie for- 
mée dès débris des mauvaises, une vérité philosophique, 
vivant de l'exclusion ou plutôt de l'équilibre des erreurs; 
si bien que pas une de ces erreurs, qui, prises en elles- 
mêmes, s'écroulaient sous le raisonnement le plus simple, 
n'avait été inutile à l'ensemble et au progrès de la science, 
et qu'en supprimer une seule, c'était détruire tout l'édi- 
fice. Voilà ce qu'on a appelé l'éclectisme, et ce qui, en un 
temps d'opposition passionnée et de discussion ardente, 
devait fatalement amener dans les idées spéculatives et 
métaphysiques le même désordre que le libéralisme ame- 
nait dans les idées politiques et pratiques. Aujourd'hui 
M. Cousin proteste contre cette qualification d'éclectique 
que le public s'obstine à attacher à sa méthode et à son 
nom. — « Nous le déclarons, nous dit-il, l'éclectisme 
nous est bien cher sans doute, car il est la lumière de 
l'histoire de la philosophie; mais le foyer de cette lumière 
est ailleurs. L'éclectisme est une des applications les plus 
importantes de la philosophie que nous professons, mais il 
n'en est pas le principe. Notre vrai principe, notre vrai 
drapeau, est le spiritualisme... » 

Oui, spiritualisme! M. Cousin a le droit d'inscrire ce 
noble mot en tête de son nouveau volume, et d'en couvrir, 
comme d'une égide, ce qui a pu paraître autrefois hasardé 



1 



YIGTOR COUSIN. 127 

ou dangereux dams quelques-unes de ses conclusions. Le 
spiritualisme circulé à pleines bouffées dans toutes ces 
pages, dissipant de son souffle pur et saiubre les nuages 
et les brouillards, Cest assez pour qu'on accepte ce livre 
comme un terrain neutre où l'orthodoxie peut tendre la 
main au philosophe et signer avec lui un traité de paix. 
C'est assez pour qu'elle se contente de rappeler rapide- 
ment, comme dans une de ces transactions qui terminent 
un long procès, ces deux points litigieux qui la séparaient 
de lui : l'erreur légitimée dans l'histoire de la philosophie, 
participant à ses progrès, à sa grandeur, à sa vie, et 
composant une vérité d'une collection de mensonges, et, 
ce qui est plus grave encore, la philosophie ayant une 
origine et une existence indépendantes de la religion, dis- 
pensée de s'appuyer, pourvu qu'elle la respecte , trai- 
tant avec elle de puissance â puissance, et marquant, pour 
ainsi dire, le second âge, l'âgé viril de l'humanité, après 
l'âge' de minorité et de tutelle. JH. Cousin, averti par l'ex- 
périence, éclairé par ce flambeau du spiritualisme dont la 
flamme tend sans cesse à monter vers le ciel, a sincère- 
ment modifié, nous le savons, ce qu'il y avait de blessant 
pour la Foi catholique dans ces deux aspects de sa doc- 
trine, et, si nous les indiquons une fois encore, c'est pour 
pouvoir nous livrer, en toute sécurité de conscience, au 
plaisir de l'admirer et de le louer. 

Ainsi dégagé de tout souvenir importun et de toute fâ- 
cheuse équivoque, ce livre du Fmt, du Beau, du Bien, 
nous apparaît comme un magnifique fragment de philo- 
sophie platonicienne et cartésienne; mais d'un Platon illu- 
miné par les clartés de l'Évangile, d'un Descartes ayant 
traversé deux siècles de contrôle et de lutte, et ajoutant 
aux perspectives naturelles de son génie les conquêtes de 
la critique moderne. C'est par Platon et Descartes, ses 



130 CAUSKRIBti HTTÉJ1AIRES. 

une fois à de certaines hauteurs, domine tout, et embrasse 
de ses serres puissantes tout ce qui plane à sa portée ! 
Chez ces hommes si différents, dans ces œuvres si diver- 
ses, H. Cousin nous signale un même principe de vitalité 
et de vigueur, l'àme régnant en souveraine, le fond mai* 
trisant la forme, la conception primitive et originale se 
préférant, sans pourtant lui nuire, à l'exécution matérielle. 
C'est à cette échelle de proportion entre les ouvrages 
de l'esprit que M. Cousin mesure ses admirations et ses 
sympathies. Là où il trouve la préoccupation littéraire 
trop visible, le sentiment de la perfection extérieure em- 
piétant sur le foyer intérieur de l'inspiration et de la pen- 
sée, l'homme commençant à s'absorber dans le littérateur, il 
admire encore, mais avec moins de plénitude et d'abandon; 
c'est pour cela que, dans cette glorieuse époque dont H est 
si noblement épris, il sacrifie un peu trop peut-être la 
seconde phase à la première, la phase de maturité à celle 
de création. Qu'il prenne garde! La destinée des maîtres 
est souvent d'être exagérés et compromis par leurs disci- 
ples. Le paradoxe ingénieux, délicat, spécieux, qui, sous 
la plume des uns, n'est que le côté subtil ou mobile d'une 
vérité, devient sous la plume des autres un gros sophisme 

que les gens de bon sens sont tentés dé prendre pour une 
gageure. 

Au temps de ses imprudences philosophiques, M. Cousin 
eut des disciples qui renchérirent sur cette émancipation 
tJe la philosophie, succédant à la religion sans être tenue 
de s'y rattacher ou de s'y soumettre , et exposèrent 
l'ensemble de la doctrine à de justes anatbèmes en écri- 
vant le fameux article : « Comment les dogmes finis- 
sent. » Aujourd'hui M. Cousin déclare préférer l'époque de 
Descartes, de Pascal et de Corneille à celle de Racine, do . 
Boileau et de Fénelon; et voici M. Eugène Despois qui, 



V1CT0K COUSIN. 131 

dans un article fort spirituel d'ailleurs ', et sur lequel 
j -aurai occasion de revenir, nous prouve qu'il n'y a pas 
eu, sous le règne de Louis XIV, un seul écrivain de génie, 
et ne laisse pas à ce grand roi une pierre de son piédestal, 
un rayon de son auréole ! 

En opposant la philosophie spiritualiste au sensua- 
lisme, la littérature des idées à celle des sens, la morale 
du devoir à celle de l'intérêt, en plaçant sous celte invo. 
cation à la fois une et triple sa théorie du Vrai, du Beau 
et du Bien, en conviant la génération nouvelle à des études 
fortes, à de nobles ambitions, à une vie austère, à tout ce 
qui élève l'âme, M. Cousin voudrait évidemment que cette 
génération, encore incertaine de son avenir et de ses voies, 
fit un pas décisif en arrière, et renouât la grande tradition 
cartésienne qu'ont tour à tour brisée les frivolités du der- 
nier siècle et les orages du nôtre. Infuser dans nos veines 
appauvries un peu de ce sang généreux qui coulait ;\ Bo- 
croy, montait au visage du vieil Horace et de la veuve de 
Pompée, échauffait de sçs ardeurs héroïques le génie po- 
litique ou guerrier, philosophique ou littéraire de ce mo- 
ment unique dans notre histoire, nous arracher à l'égoïsme 
et aux mollesses de la vie commode, aux énervantes lan- 
gueurs de ce bien-être matériel auquel notre siècle sacrifie 
trop et dont on retrouverait au besoin les suggestions perfi- 
des au fond de nos crises sociales, tel estle but] auquel aspire 
M. Cousin, tel est l'enseignement suprême qu'il place au 
frontispice de ses leçons, et qu'il résume dans ces paroles 
sacrées ; Sursum corda! — Oui, élevons nos cœurs; mais, 
dans cet élan salutaire, ne faisons pas la part trop large 
aux forces purement humaines, n'oublions pas qu'un effort 
du même genre, tenté, il y a trente ans, avec toute l'éner- 

• Revue des Deux+XondeS) 15 juin 1855, — Les Influences royvl* 



152 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

giede l'inexpérience et de la jeunesse, n'a amené qu'avorle- 
ment, chute et défaillance. Dans ce dix-septième siècle que 
M. Cousin regrette et dont il npus rend les souvenirs et la 
langue, Descartes, ce premier émancipateur de la philoso- 
phie moderne, dominait les intelligences et les âmes. Mais 
à côté de lui, comme complément nécessaire de sa méta- 
physique et de sa morale, il y avait la religion catholique 
dans toute sa puissance et sa certitude , il y avait la chaire 
chrétienne avee ses voix éloquentes et ses avertissements 
inflexibles; il y avait le couvent, refuge toujours ouvert aux 
consciences inquiètes, aux cœurs, blessés, aux existences 
que le monde fatiguait de ses agitations ou effrayait de ses 
misères. Dès lors la philosophie de Descartes, dans ce 
qu'elle a peut-être de trop excitant pour Tesprit humain, 
était tempérée et contenue; il n'en restait que là grandeur 
et les nobles aspirations; le périt en disparaissait. La situa- 
tion est-elle la môme aujourd'hui? Si tant de gens appelés 
primitivement à des destinées meilleures se sont rejetés 
sur cette vie commode, sur ces intérêts matériels qui éner- 
vent et amoindrissent tout, et dont M. Cousin se plaint 
avec raison comme Tune des plaies de notre époque, c'est, 
je le crois, pour avoir visé trop haut d'abord, pour s'être 
trop confiés à leurs forces et à eux-mêmes, pour avoir trop 
dit à leur manière : Sursum corda! mais un Sursum corda 
terrestre, personnel, dégagé de tout lien avec cette foi qui 
seule a le privilège de faire des déceptions et des mécomptes 
un moyen de relever et de fortifier les âmes au lieu de les 
décourager. C'est ainsi que le spiritualisme, quand il n'est 
pas réglé, quand il ne confond pas son souffle avec l'esprit 
chrétien, peut aboutir, à la longue, à des résultats qui 
semblent le démentir et le détruire; c'est ainsi qu'à une 
génération trop éprise des choses de Vesprit, trop passion- 
née pour l'idéal, trop portée vers les régions élevées, mais 



VICTOR COUSIN. 153 

vagues et décevantes, peut succéder une génération posi- 
tive, égoïste, amoureuse du comfort et des aises de la vie. 
Voilà la difficulté; je la soumets humblement à M. Cousin, 
et il a d'ailleurs observé avec une attention trop pénétrante 
la marche et les tendances de son époque, pour n'avoir 
pas remarqué cette transformation fâcheuse, achevant dans 
les palais de l'industrie et de l'agiotage les rêves commen- 
cés dans le palais des chimères. Pour que cette difficulté 
soit résolue, pour que ces lassitudes et ces déchéances ne 
soient plus possibles, il faut que le spiritualisme revienne 
au christianisme comme un oiseau blessé retourne à son 
nid. Ce retour définitif, cette alliance réparatrice, M. Cou- 
sin, quoi qu'on en ait dit, ne les a jamais combattus; la 
préface de son livre en proclame la nécessité, et, s'il res- 
tait quelque léger nuage, si quelque fugitive nuance nous 
séparait encore, soit en philosophie, soit en politique, je 
n'aurais plus le courage de les rappeler après avoir eu le 
bonheur de le dire. 



8 



M. ET M"" GUIZOT 



Les grands hommes, ou, si vous aimez mieux, les 
hommes célèbres, pourraient se diviser en deux classes : 
ceux qui ont été complètement de leur temps, qui m oui 
personnifié avec éclat les vertus, les passions, les entraî- 
nements, les croyances, parfois même les vices; et ceux 
qui, dépaysés dans leur siècle, représentant avant l'heure 
un mouvement destiné à se développer et à triompher plus 
tard , luttant pour une cause incomprise encore ou déjà 
suspecte , semblent des caractères et des personnages anti- 
datés. Les premiers — est-il besoin de le dire? — ont une 
influence plus immédiate, une gloire plus prompte, un rôle 
plus décisif. Leur figure est assez en relief dans son cadre 
pour qu'on puisse en saisir et en admirer l'expression et le 
contourj mais elle y tient et s'y lie d'assez près pour que 
cadre et entourage contribuent à la majesté de l'ensemble. 
Les autres , au contraire , ont constamment à souffrir de 

J . ^«Vard et Héloise, Essai historique. 



M. ET M ME GUIZOT. 155 

cet antagonisme entre les idées dont ils portent le germe 
et celles qui dominent leur époque, et ce contraste se tra- 
duit pour eux en désenchantements amers, en douleurs 
poignantes, en suprêmes lassitudes. Aussi les générations 
suivantes, celles qui assistent à l'avènement définitif des 
doctrines dont ils furent les précurseurs, se croient obli- 
gées de leur payer tout un arriéré de célébrité et d'hom- 
mages , de leur rendre avec usure ce dont ils n'ont pas 
joui de leur vivant, et même d'expliquer ou de compléter, 
à l'aide de connaissances et de sentiments d'une date beau- 
coup plus récente, ce qu'ils ont essayé plutôt qu'accompli, 
rêvé plutôt qu'exécuté, effleuré plutôt qu'obtenu. Comment 
s'étonner de ce surcroît d'empressements et dé sympathies? 
Ces hommes sont à la fois pour nous des contemporains et 
des ancêtres ; nous saluons en eux notre propre génie , et 
nous retrouvons en nous leur ouvrage. Et si un autre près- 
tige se joint à celui-là, si une auréole romanesque entoure 
ces mandataires du présent dans le passé, ces initiateurs 
du passé dans le présent, et renouvelle, à travers les âges, 
l'éclat et la fraîcheur de leur couronne scientifique, alors 
leur popularité n'a plus de bornes : la poésie les dispute à 
l'histoire ; il n'est pas d'âme passionnée , d'imagination 
malade, de sensibilité sincère ou factice, qui ne les choi- 
sisse pour patrons, et ne se plaise à faire de ses émotions et 
de ses souffrances la paraphrase de leur légende. 

C'est ce qui est arrivé pour Àbailard , j'allais dire aussi 
pour Heloïse. — « L'esprit et la science d'Àbailard , nous 
dit son éminent historien, auraient fait vivre son nom dans 
les livres , l'amour d'Héloïse a valu à son amant comme à 
elle l'immortalité dans les cœurs. » — Oui, c'est vrai, et il 
y aurait injustice à leur contester ce double titre aux affec- 
tueux respects delà postérité ; mais peut-être n'est-ce pas 
tout; peut-être ne se sont-ils si puissamment emparés des 



H 



136 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

intelligentes et des oœurs que parce qu'ils répondent par 
d'intimes analogies à tout ce que l'esprit et le sentiment 
modernes ont de secrètes préférences et d'irrésistibles 
penchants* Otez à Abailard ce costume de théologien ou 
de clerc qui est la livrée du temps ; arrachez-le aux ar- 
caues de cette scolastique où ne s'est porté son génie que 
parce qu'ils résument toute la science, tout le succès, toute 
la gloire, toute la fortune de son siècle : que vous restera- 
t-il ? Un héros, et, qui pis est, un poète contemporain. H en 
a les ardeurs et les défaillances, tes transports et les lan- 
gueurs, Résolu et téméraire quand sa passion et sa vanité 
sont en jeu, la force et l'énergie lui manquent dès qu'il 
s'agit de soutenir la lutte et de supporter les conséquences 
de ses audaces. Chez lui , le penseur est hardi, l'amant 
irrésolu, l'homme pusillanime. Son courage n'est que mé- 
taphysique ; les épreuves de la vie l'effrayent et le déconcer- 
tent. Rêveur subtil et passionné, inégal et vain, $4 je n'aper- 
cevais pas sa figure en tête d'un in-folio du moyen âge, je la 
chercherais au frontispice d'un poëroe de l'école de Goethe 
ou de Byron. Notre époque ne s'y est pas trompée ; et si , 
comme nous l'assure M. Guizot, de fraîches couronnes dé- 
posées par des mains inconnues sur le tombeau des deux 
amants attestent, à six cent soixante-quinze ans de dis- 
tance, la sympathie sans cesse renaissante des générations 
qui se succèdent, d'autres couronnes plus solides et plus 
durables leur ont été tressées par des mains illustres. La 
gloire d' Abailard s'est retrempée et rajeunie dans de beaux 
livres où il semble respirer plus à l'aise que dans les 
siens , et où d'éminents écrivains lui font les honneurs 
d'un siècle qui reconnaît en lui ses deux prédilections les 
plus chères : dans la vie de l'esprit , le contrôle ; dans la 
vie du cœur, le roman. 
Parlerai-je d'Héloïse? Peut-être a-t-elle mérité plus en- 



M. ET M«» GUIZOT. 157 

core que la Muse moderne — je la fais remonter & Jean- 
Jacques — l'accueillît et l'adoptât comme sienne. Héloïse 
n'a eu des femmes de son temps qu'une seule qualité 
qu'elle aurait bien dû léguer aux femmes du nôtre : la sou- 
mission, l'obéissance. Supérieure au fond à Abailard, elle 
se prosterne devant lui comme devant son, maître, et, jus- 
qu'au dernier moment , tout en elle, conscience, volonté, 
honneur, doutes, irrésolutions, faiblesses, regrets, muettes 
révoltes contre les rigueurs du cloître et les tourments 
dune vocation forcée, tout abdique au profit de ce maître 
exigeant qui veut que, ne pouvant plus être à lui , elle ne 
soit à personne. Pa^ ce côté, le plus beau de tous, Héloïse 
appartient au moyen âge, à cette époque où la femme, ré- 
cemment émancipée par l'Évangile, était encore maintenue 
dans une sorte de dépendance, précieux débris de la civi- 
lisation païenne ou hébraïque: Pour tout le reste, Héloïse 
est notre contemporaine. Elle se livre avec cet abandon 
superbe qui n'admet ni résistances, ni lenteurs, ni scru- 
pules. Raisonneuse et savante, elle ne se donne même pas 
la peine de raisonner sa défaite, de mettre sa science au 
service de sa passion. Abailard la veut, elle l'aime , il n'en 
faut pas davantage; ce serait déshonorer son amour que 
de marchander avec lui; c'est en se couronnant de sa 
faute et de sa faiblesse qu'elle fait de sa faiblesse une force 
et de sa faute une gloire. Abailard a tant de génie, il est 
si supérieur aux antres- hommes, que la femme qu'il élève 
jusqu'à lui par son amour échappe aux lois communes, 
s'illustre de sa chute et grandit en tombant! Plus tard, 
lorsque leur liaison est divulguée, lorsqu'Abailard, par 
peur plutôt que par vertu, lui propose de l'épouser, vous 
croyez peut-être qu'Héloïse, heureuse de pouvoir réconci- 
lier son honneur et son amour, sa conscience et son 

bonheur, va tressaillir de reconnaissance et de joie : er- 

8. 



438 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

reurî Elle aime mieux être la maîtresse d' Abailard que sa 
femme, et les raisonnements qu'elle emploie pour renver- 
ser ce projet de mariage ne sont pas le chapitre le moins pi- 
quant de ce romanesque épisode. Àbailard se marier, lui, le 
grand penseur, le grand théologien, le grand dialecticien 
du siècle ! Mai» alors que deviendrait la science au milieu 
des soucis du ménage, des criailleries des marraots, de 
tous ces détails domestiques dont l'asphyxie quotidienne est 
Mortelle, à la longue, pour l'art et le talent? Et quelle 
honte pour elle, Héloïse, la docte élève du plus docte des 
précepteurs, si Ton pouvait un jour l'accuser d'avoir éteint 
dans les petites misères de la vie conjugale ce flambeau du 
dilemme et du syllogisme ! Quel regret si Àbailard, en de- 
venant époux et père , cessait d'être philosophe! Non, ce 
qu'il lui faut , c'est une amante passionnée qui lui laisse 
son indépendance tout entière , qui ne lui impose d'autres 
chaînes que celles d'une libre inclination et d'un amour 
partagé, qui ravive en lui, par de rares et furtives entre- 
vues, le feu du génie et l'ardeur de la science, et non pas 
une ménagère qui l'emprisonne et l'enlace dans le froid 
réseau des bourgeoises réalités. Dites, n'est-ce pas là une 
héroïne telle que nous en voyons chaque matin dans nos 
livres, chaque soir sur nos théâtres? De Rousseau à ma- 
dame Sand, de Julie à Diane de Lys, la dernière venue de 
cette orageuse famille, ne reconnaissez-vous pas ce para- 
doxe de l'orgueil se préférant aux vraies notions du bien 
et du mal, et inventant à son usage , au delà des vertus et 
des devoirs véritables , un devoir imaginaire , une vertu 
chimérique, faîte de superflu, et veuve du nécessaire? Qu'im- 
porte maintenant qu'Héloïse cite du grec et du latin , in- 
voque à l'appui de son opinion les philosophes païens et 
les Pères de l'Église, appelle son fils Astrolabe, et mêle 
sans cesse ses souvenirs de savante à ses sentiments d'hé- 



j 



! 



M. ET M"* GUIZOT. 159 

I roïne? Ce n'est là qu'une question seeomlaire , acciden- 

telle, un vernis de couleur locale jeter sur une passion et un 
caractère, mais qui n'est , à vrai dire , ni le caractère ni la 
passion. Une Hèloïse moderne donnerait à sa métaphy- 
sique une allure plus actuelle ; elle citerait Hegel et Jean- 
Paul au lieu de Sénèque, de Jovinien, d'Origène ou d'Ezé- 
chiel. Elle appellerait son fils André ou Jacques au lieu 
d'Astrolabe. Bagatelles que tout cela! Frivolités de cos- 
tume et d'extérieur qui sont aux phénomènes de l'âme ce 
que l'habit est au corps ! — Femme de son temps, je le 
répète, par la soumission de la science, Hélolse est du 
nôtre par cette révolte contre les lois de la vie commune, 
qui, même dans le cloître, s'exhalait encore en vagues * 
soupirs et en plaintes inconsolées. 

Un des grands mérites — et ce n'est pas le seul — du 
bel essai historique de H. et madame Guizot, c'est d'avoir 
ramené à des proportions vraies ces événements et ces 
personnages , que le fanatisme des cœurs romanesques 
grandissait outre mesure, et nous montrait, à travers l'es- 
pace, embellis de toutes les -teintes brillantes de l'idéal et 
du lointain. La poésie ingénieuse de Pope, l'emphase sen- 
timentale de Golardeau , n'ont rien à voir dans cette prose 
austère, large et sobre, où le noble et pur talent d'une 
femme s'est si bien identifié avec l'inspiration qu'elle 
trouvait à ses côtés, que les deux plumes semblent s'être 
unies dans une même pensée, dans un même style, et 
que, sans un avertissement de l'éditeur, «on serait fort em- 
barrassé de faire la part de chacun. Sans doute , au point 
de vue où étaient placés M. et madame Guizot, ils ne pou- 
vaient être défavorables à la cause dont Abailard fut le 
champion prématuré, au mouvement d'émancipation intel- 
lectuelle et de libre examen , par lequel le brillant dialec- 
ticien du douzième siècle préluda aux meurtrières attaques 



140 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

de Luther et aux redoutables explosions de la Réforme : et 
pourtant quelle modération ! quelle sagesse ! — « Entre 
Àbailard et les théologiens de son temps, nous disent-ils , 
se débattaient la cause de la liberté et «elle de la règle. 
L'union de ces deux puissances n'appartient qu'à ces 
temps éclairés qui sont comme l'âge viril des nations. Il 
est pour les peuples, comme pour les individus, un état 
d'enfance où la raison des hommes, loin d'être capable de 
les conduire, peut à peine suffire à les soumettre. La li- 
berté ne se produit alors que par des désordres qui con- 
tribuent sans doute aux progrès du développement social, 
mais que peuvent à bon droit redouter ies générations aux 
dépens de qui se fait te travail dont elles ne sont pas des- 
tinées à recueillir les fruits. Les chefs ecclésiastiques, seul 
pouvoir moral que reconnût au douzième siècle la société, 
durent voir avec effroi des doctrines d'indépendance 
ébranler les seules autorités auxquelles eux-mêmes recon- 
nussent la force comme le droit de Maintenir la morale 
sociale, et même par l'injustice et la persécution ils dé- 
fendirent de bonne foi leur temps d'un danger réel, et la 
vérité d'uu triomphe prématuré, p Ajoutons , hélas ! que, 
même dans ces temps éclairés , dans cet dge viril dont 
parle l'éloquent historien d'Ahailard, la cause de la liberté 
et celle de la règle ont assez de peine à se confondre, que 
leur alliance est marquée par assez d'orages et de rechutes, 
que l'état de maturité des nations paraît souvent assez 
près de retomber à l'état d'enfance pour justifier surabon- 
damment les méfiances de l'esprit d'autorité contre l'esprit 
de contrôle. 

Ajoutons aussi que, chez Abailard, malgré son talent 
oratoire , ses facultés poétiques et ce don de persuasion 
qui passionnait son auditoire, l'examen philosophique, 
l'essai de discussion et de controverse, le libre effort pour 



M. ET M«* GUIZOT. 141 

imider la raison aux mystères de la foi et pour compren- 
dre ce qu'il faut se borner à croire, se manifestaient 
par des subtilités, des arguties que de mâles esprits 
comme saint Bernard avaient le droit de trouver à la fois 
inquiétantes et puériles. Saint Bernard fut le vrai grand 
homme du douzième siècle , et , bien que M. et madame 
Guizot n'aient pu faire pleine mesure au génie et à la gloire 
de cet immortel champion de l'orthodoxie, ils m'en di- 
sent assez pour que je puisse reconstruire en idée Top- 
position et le parallèle entre les deux hommes , les deux 
caractères, les deux rôles. Arrivés à une de ces phases 
critiques que la religion chrétienne a eu à traverser de 
temps à autre, et qui, en l'agitant sans réussir à la perdre, 
deviennent une des preuves les plus éclatantes de sa di- 
vine immortalité , Abailard et saint Bernard sont frappés 
tous deux , à leur manière , des périls de la situation. Ils 
voient l'influence civilisatrice du christianisme s'effacer 
peu à peu et s'affaiblir dans l'ignorance universelle ; les 
pouvoirs spirituels lutter de violence et de rudesse avec 
les puissances temporelles ; le clergé se compromettre et 
s'avilir en partageant les excès de ceux qu'il devait avertir 
et moraliser; les dignités ecclésiastiques devenir l'objet 
d'ambitions vénales, de honteux trafics, de brutales con- 
voitises, et la religion de paix, d'esprit et de charité, des- 
cendre au niveau des corruptions d'une société barbare , 
au lieu de les assainir et de les élever jusqu'à elle. Cet 
affligeant spectacle émeut également Abailard et Bernard ; 
mais chacun d'eux, y appliquant le caractère propre de son 
génie, en tire des conséquences bien différentes ; et déjà, 
à ce commencement du douzième siècle, à cette aurore des 
civilisations nouvelles , vous pouvez reconnaître ces deux 
familles d'esprits, que vous retrouverez, presque à chaque 
génération, représentant ici tous les éléments réparateurs, 



142 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

là tous les éléments dissolvants. A cette société que la 
religion ne suffit plus à contenir, et qui semble presque 
l'envelopper et l'absorber dans ses grossiers entraîne- 
ments, Abailard apporte le plus dangereux des remèdes, 
l'analyse, la discussion, l'examen, l'appareil philoso- 
phique; armes que ces mains juvéniles et incultes ne sau- 
ront ni tenir ni diriger. A cette religion que menacent les 
vices des grands, l'abrutissement des petits, la dépravation 
des mœurs , le relâchement des disciplines , l'abaissement 
intellectuel et moral des prêtres et des évêques, il apporte 
une condition nouvelle de dissolution et de mort , un tra- 
vail d'émancipation que son siècle ne peut ni comprendre, 
ni restreindre , ni modérer. Voilà ce que fait Abailard : et 
Bernard , que fait-il? Ge seeours dont la religion a besoin 
pour échapper aux miasmes terrestres, c'est en elle-même 
qu'il fa cherche , et non pas en dehors d'elle , dans cette 
puissance rivale qui n'aura que trop lç, temps de lui porter 
ombrage et d'empiéter sur son domaine : il retrempe le 
christianisme dans ses propres sources, bien sûr qu'elles 
sont encore assez vives et assez pures pour le purifier et le 
raviver. Partout, dans les villes et les solitudes, à la cour 
et au camp , à l'ombre des grands beffrois et dans la si- 
lencieuse obscurité des monastères, il réveille, il ranime, il 
ressuscite cet esprit chrétien qui est l'âme du monde en- 
tier. II repeuple les cloîtres abandonnés , il en fonde de 
nouveaux , il en chasse les plaisirs et les joies profanes 
pour y faire rentrer leurs hôtes naturels, le sacrifice et la 
prière; il enrôle pour le ciel de nouveHes milices, et 
trouve pour les armer ce fonds de réserve qui ne manque 
jamais aux siècles de foi pour se sauver d'eux-mêmes, des 
violentes suggestions des sens et de la matière. Il triomphe 
des vices et des abus d'une époque chrétienne par le chris- 
tianisme , tandis qu' Abailard les combat et les envenime 



M. ET M™. GUIZOT. 145 

par la philosophie, S\mez leur marche à travers ces pays 
qu'inquiète Je génie de l'un et que rassure le génie de 
l'autre. De quelque côté que Bernard dirige ces pas, les 
consciences troublées s'affermissent, les autorités mécon» 
nues reprennent leur force et leur base , les majestés hu- 
maines s'inclinent devant la majesté céleste. Règles, liens, 
obéissance, gouvernement des âmes, sainte régularité des 
pratiques et des habitudes, tout ce qui répare et tout ce 
qui fonde, tout cela se fortifie et se resserre sous ses 
mains puissantes ; à sa voix, le vrai mot d'ordre de la foi 
circule de bouche en bouche, et multiplie sur ses traces 
les soldats de l'orthodoxie. Partout où se dirige Abailard, 
on dirait que l'analyse et la controverse montent en croupe 
et marchent avec lui. Habile à soulever des mondes d'i- 
dées., il est incapable de régenter un couvent de moines; 
il jette des germes de doute et de négation dans ces intel- 
ligences mal préparées, auxquelles il inspire ou une admi- 
ration irréfléchie ou une aversion instinctive. Les réclama- 
tions, tes haines, les querelles, tout l'attirail des guerres 
théologiques, tout le bruit stérile de ces combats sans hon- 
neur et de ces victoires sans profit, lui servent d'accompa- 
gnement et de cortège ; la scolastique s'ébranle, la théologie 
s'effraye, le monde théocra tique se sent remué sur ses bases, 
et là où Abailard a passé on est sûrtle trouver trouble, mé- 
contentement, dissensions et discorde. C'est que Bernard a 
abordé la situation en réformateur et Abailard en révolu- 
tionnaire ; ces deux mots renferment toute l'histoire de ces 
deux hommes, et aussi de bien des hommes célèbres qui sont 
venus après eux et ont tour à tour agité, calmé, inquiété, 
réglé, entraîné, contenu, aigri, pacifié les imaginations et 
les consciences. 

Ce contraste ne se trouve pas au complet (et il ne pou- 
vait pas s'y trouver) dans Y-Essai, historique de M. et ma- 



14i CAUSERIBS LITTÉRAIRE^ 

dame Guizot. Mais, grâce à l'élévation de lears aperçus et à 
la bonae foi de leurs jugements, tin lecteur catholique peut 
en rapporter cette impression, et ne se croire, en la con- 
sfatant, ni leur contradicteur, ni leur adversaire. Sans 
doute, Abailard, tel qu'ils nous le donnent dans leur belle 
esquisse, nous intéresse comme une victime d'autorités om- 
brageuses et de persécutions jalouses; mais on sent qu'il 
n'a été dans son siècle qu'une superfétation brillante, un 
éloquent anachronisme, condamné d'avance dans son in- 
fluence directe sur ses contemporains, et destiné à expier 
Vineozcusable tort de raisonner trop tôt. On sent que ce per- 
sonnage, après tout, n'eût pas obtenu à ce point les com- 
plaisances de la postérité si son roman n'avait comblé les 
lacunes de sa théologie. Peut-être M. Oddoul, écrivain sé- 
rieux et classique, auteur d'une excellente traduction des 
Lettres d'Héloïse et d' Abailard, qui ne sont pas la partie 
la moins remarquable de ce volume, eût-il bien fait de s'at- 
tacher de préférence àce qu'offrait d'instructif et de grave 
cette page du moyen âge chrétien, plutôt que d'écrire des 
phrases comme celle-ci : — « Sitôt que l'étoile d'Abailard 
a brillé dans le ciel vide de sa jeunesse, pareille aux rois 
mages qui allaient visiter le Christ, Hélolse rassemble ses 
plus riches présents, et vient répandre à ses pieds sa beauté, 
son amour, sa réputation, — l'or, l'encens et la myrrhe... 
Loin des vallées ténébreuses où rampe l'égoïsme, où ne 
germent que des fruits de cendre, son pied, dont les anges 
adorent la trace, foule des cimes baignées de clartés, et 
qui se parent de fleurs étemelles; une bénédiction céleste 
est répandue sur tous ces sacrifices. . . Un regard de l'amour 
a déployé sur sa tête un firmament dont l'inaltérable azur 
ne saurait être obscurci par la fumée de leurs mépris... 
Abailard se montre, il l'appelle : Me voici, répond Héloïse; 
et, de sa sphère virginale, elle descend vers lui comme sur 



M. ET M™ GUIZOT. . • 143 

un plan incliné. » — Abailard ne veut pas être en reste 
dans cette prodigalité de métaphores, et « il dresse à sou 
épouse en Jérusalem un lit nuptial de bois de cèdre, aux 
piliers d'argent, à l'intérieur -d'or, surmonté d'écarlate, 
parfumé du troëne cueilli dans la vigne céleste, et doté par 
le Christ de ravissements qu'elle n'a point connus aux jours 
des plus grandes joies de son cœur... Notre âme, en effet, 
ne s'empare-t-elle point de tous les temps, ne touche-t-elle 
pas aux deux pôles de l'abîme par les affections de mère 
ou d'épouse, de père ou d'ami, lorsque, enrichie par l'a- 
bondance de ces sources sacrées, notre vie impatiente bouil- 
lonne comme un fleuve gonflé des crues de l'hiver, et dé- 
borde les rêves de nos jours trop étroits?... . » — Et ainsi 
de suite : toute la préface est écrite de ce style, qui fait 
un singulier effet à côté du simple et ferme langage de 
M. Guizot. 

Je l'avoue, la prose de M. Oddoul m'a inquiété et troublé 
dans mon orthodoxie littéraire, comme Abailard inquiétait 
et troublait ses contemporains. Par bonheur, la prose de 
M. Guizot, d'un de mes plus illustres maîtres, m'affermit et 
me rassure, comme saint Bernard affermissait et rassurait 
ses pénitents. , 



9 



^ 



M. VILLEMAIN 4 



H est bien convenu, n'est-ce pas? que les critiques sont 
des êtres malfaisants, bourrus, se débattant avec rage con- 
tre le sentiment de leur impuissance, et faisant des souf- 
frances intimes de leur vanité maladive une so:.r d'autel 
expiatoire sur lequel ils sacrifient chaque, matin des héca- 
tombes d'auteurs et de livres -, il est bien convenu que le 
seul plaisir de ces orfraies littéraires est de fondre du haut 
de leur pupitre sur ces pauvres colombes innocentes qu'on 
appelle les romanciers et les poètes. Avortons de l'intelli- 
gence, ils ne sont contents que lorsqu'ils ont mesuré à leur 
taille les géants du drame et du feuilleton ; alguazils de la 
littérature, leur journée leur semble perdue s'ils n'ont ap- 
préhendé au collet un certain nombre de délits contre la 
grammaire, de crimes contre le bon goût, et d'attentats 
contré le bon sens. Tout rayon les blesse, toute beauté les 
irrite, tout talent les exaspère, tout chef-d'œuvre les suffo- 

4 Soure hs contemporains d'histoire et de littérature. 



-i 



TILLEMÀIN^ 147 

que, comme autant de défis jetés à leur stérilité et à leur 
laideur : ils vivent des fautes et des sottises d'autrui 
comme les mendiants vivent 4e leurs plaies, et le jour où il 
n'y aurait plus que dç bons écrivains et de bons ouvrages, 
il n'y aurait plus de critique ; ce qui, soit dit en paren- 
thèse, peut faire craindre qu'il n'y en ait encore très-long- 
temps. 

Voilà ce qui est bien avéré, et ce que notts répètent, 
tous les jours, des gens aussi furieux quand la critique les 
discute que quand elle les oublie. Mais alors, demanderai- 
je en toute humilité, d'où vient ce sentiment de joie sincère 
et profonde que j'éprouve lorsqu'il me tombe par hasard 
sous la main un livre excellent? D'où vient que ce sont là 
mes jours de fête, et non pas ceux où je rencontre un con- 
teur essoufflé, ntt dramaturge poussif, un poëte hydro*- 
phobe, un talent frappé de vertige, un tréteau échafaudé 
sur un égout? Si Finstinct du critique, sa vocation, son 
bonheur, sa vie, est de fuir tes belles choses et de recher- 
cher les mauvaises, de se jeter sur ce<jui dégrade l'intelli- 
gence et de haïr ce qui- l'honore, pourquoi suis-je malheu- 
reux et honteux- de ces spectacles lamentables ou grotes- 
ques, et pourquoi ai-je savouré avec délices les Souvenirs * 
contemporains tthistoireet de littérature, dfrM. Villemain? 
Au lieu de cette irritation, de cette colère que devraient me 
causer ces qualités exquises, cet «tticisme, cette grâce, 
cette malice si élégante, ce tour si ingénieux, cette finesse si 
irrésistible, pourquoi ne suis-je tourmenté que delà crainte 
de ne pas réussir à louer dignement ce que je ressens si 
bien, et surtout de ne pouvoir faire passer dans mes élo- 
ges un peu de cet indicible charme que j'ai trouvé dans le 
livre? 

Mais tout d'abord, après ce petit plaidoyer pro domo 
meây défendons aussi la maison de M. Villemain, belle et 



J48 CAUSERIES IITTÉRAIRES", 

noble maison qu'habitent le travail et l'étude, et dont le 
maître nous accueille de son plus aimable sourire, .entre 
les bustes de Cicéron et de Tacite, de Quintiliep et d'Àddi- 
son. On a reproché aux Souvenirs contemporains d'être un 
livre d'opposition : singulière opposition, qui choisit peur 
ses héros un aide de camp de l'Empereur, élevant le zélé 
jusqu'au dévouement et le dévouement jusqu'à la passion, 
et un général transformé en orateur par. le régime parle- 
mentaire, et ayant eu, à forte d'éloquence, le paradoxal 
honneur de réconcilier les espérances de la liberté avec les 
souvenirs de l'Empire ! Le comte de Narbonne et le général 
Foy I Bizarres factieux à placer sur une barricade académi- 
que, avec des fusils chargés d'épigrammes ! En vérité, si ce 
spirituel comte de Narbonne, qui aima tant Napoléon et 
que M. Villemain a fait revivre, revenait réellement au 
monde, il aurait bien des leçons à donner à ces néophytes 
qui s'effarouchent d'un bon motet se mettent aux genoux du 
passé pour mieux adorer le présent : — Prenez garde, leur 
dirait-il, de dépasser le but au lieu de l'atteindre, et de 
compromettre ce que vous prétendez servir ! Défiez-vous de 
ces ferveurs maladroites, plus dangereuses pour les objets 
de votre culte que ce mélange de conseils et d'hommages 
dont j'ai donné de gracieux exemples! Cette façon de cher- 
cher querelle à tous les écrivains éminents, à tous les es- 
prits supérieurs, du moment qu'il manque à leur langage 
quelques-unes de vos hyperboles, et à leur uniforme quel- 
ques-unes de vos broderies, pourrait faire croire, à la lon- 
gue, que le parti de l'esprit n'est pas le vôtre ; c'est pos- 
sible, c'est probable même ; ne faites pas que ce soit sûr. 
L'Empereur, mon maître^ j'en conviens et je l'ai entendu, 
n'aimait pas les idéologues. Mais ce mot, si bien placé dans 
sa bouche, l'est-ilaussi bien sur vos lèvres, et pour le pro- 
noncer avec tout le dédain convenable, n'était-il pas utile 



VILLEMAIN. 149 

d'avoir préalablement gagné les batailles de Marengo et 
d'Arcole, d'Austerlitz et d'Iéna? Vos opinions, je veux bien „ 
le croire, sont de vous, mais les mots de Napoléon sont de, 
lui, et il n'est ni très-prudent, ni très-modeste de s'appro- 
prier les mots historiques des grands hommes. Or, décidé- 
ment, vous abusez de eeluMà. Il y a idéologue et idéolo- 
gue, comme il f a fagot et fagot, et c'est amortir l'effet de 
cette épitbète que de la prodiguer à quiconque n'est pas de 
votre avis* Un penseur illustre fouille l'histoire d'Angle- 
terre et y cherche des leçons pour la nôtre : idéologue ! Un 
autre rappelle les âmes découragées aux vraies notions du 
spiritualisme, au sentiment du vrai, du beau et du bien : 
idéologue! Celui-ci ne paraît pas convaincu que la captivité 
du pape et la campagne de Russie aient été deux actes di- 
gnes d'un grand génie et d'une grande gloire : idéologue! 
Celui-là demande s'il ne serait pas possible de cimenter 
enfin une alliance entre l'autorité et la liberté : idéologue ! 
Cet autre rappelle les bienfaits de la monarchie des Bour- 
bons ; idéologue! Voici un bon livre, une belle page, un 
article bien fait, un salon aimable, un brillant causeur, une 
saillie piquante, une pensée fine, un souvenir juste, une 
bonne malice : idéologue! idéologue! Cela est bientôt dit; 
par malheur, quand vous aurez prouvé que quiconque se 
mêle encore de penser, de parler et d'écrire, est un idéolo- 
gue, on vous répondra : Tant mieux pour l'idéologie! et 
vous n'en serez pas plus avancé ! 

Voilà ce que dirait, — j'y pense avec ennui, — 
Le flatteur d'autrefois au flatteur d'aujourd'hui. 

« 

Et encore les besoins de mon hémistiche me font commet- 
tre une grave injustice! M. de Narbonne était un serviteur 
fidèle, un conseiller courageux, un courtisan spirituel ; il 



150 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

n'était pas un flatteur, et ceci me ramène à sou histoire, si 
délicieusement racontée par M. Villemain, 

Le nom et la vie du comte Louis de Narbonne commen- 
çaient à se perdre, pour la génération actuelle, dans l'éloi- 
gnement et l'oubli. Nous savions seulement qu'il avait été, 
avec M. de Talleyrand, M. de Ségur, M. de Grave et quel- 
ques autres, un des types les plus brillants de l'esprit fran- 
çais, unissant à toutes les grâces de l'ancienne société 
toutes les idées de la nouvelle. Pour. le reste, nous ne le 
connaissions que par quelques-uns de ces mots qui sou- 
vent, en France, sont les seuls survivants de l'histoire. On 
nous avait raconté que M. de Narbonne ayant besoin d'ar- 
gent, ce qui lui arrivait quelquefois, et madame de Staël 
ayant demandé pour lui trente mille francs à son mari, le 
digne homme lui répondit : « Ah! madame, vous me com- 
blez de joie ; je la croyais votre amant. » — Plus tafd, 
M. de Narbonne étant alors aide de camp, et l'Empereur lui 
ayant dit avec un de ses airs de badinage de lion rentrant 
ses griffes : a Ah çà ! mpn cher Narbonne, il n'est pas bon 
pour mon service que vous voyiez trop souvent votre mère ; 
on m'assure qu'elle ne m'aime pas. » — Il est vrai, sire, 
répliqua le sincère courtisan ; elle en est restée à l'admira- 
tion. )) — Enfin, lorsque la fortune dç l'Empire avait chan- 
celé comme chancellent les colosses, et que Napoléon, sa- 
chant tout ce que M. de Narbonne cachait d'observation pé- 
nétrante sous ses dehors frivoles, le nomma à l'ambassade 
de Vienne, on assurait que le nouvel ambassadeur, pour 
s'excuser auprès de son prédécesseur, M. Otto, lui avait 
dit en prenant sa place : « Que voulez-vous, monsieur? 
quand le médecin n'a pas réussi, on appelle l'empirique. » 
M. Villemain nie ce dernier propos comme indigne à la fois 
de l'homme et de la triste gravité des circonstances. Je 
crois qu'il se trompe, et l'idée même qu'il nous donne de 



VILLEfïAIN. 151 

M. de Narbonne s'accorde assez bien avec cette saillie; Le 
charmant défaut des hommes très-spirituels est de ne jamais 
avofr l'air de se prendre tout à fait au sérieux,- même lors- 
qu'ils font des choses très-sérieuses, comme le mérite en- 
nuyeux des hommes graves est de ne se départir jamais du 
sentiment de leur importance, même quand ib font des 
choses légères. 

Quoi qu'il en soit, M. de Narbonne revit tout entier dans 
le livre de M. Villemain, et jamais on ne groupa avec plus 
d'art, autour d'une seule figure, les événements qui lui ser- 
vent de cadre et de commentaire historique. Sa destinée eut 
cela de remarquable qu a quinze années de distance il aima 
et servit, avec une égale franchise, la liberté naissante et 
le glorieux héritier de cette liberté noyée dans le sang ; 
qu'il essaya tour à tour de les préserver contre leurs pro- 
pres excès, fut leur conseiller prévoyant et inutile, leur dé- 
plut presque également en s' efforçant de les avertir, et finit 
par être victime ici de l'anarchie succédant à la liberté, là- 
du vertige des conquêtes succédant au génie de l'organisa- 
tion et de la victoire. H. de Narbonne est donc un de ces 
hommes comme il y en a trop — et des meilleurs — dans 
les temps de révolutions extrêmes et de gouvernements dé- 
mesurés, que Ton apprécie mieux par ce qu'ils auraient pu 
faire que par ee qu'ils ont fait, et dont la valeur, un peu 
idéale, réside surtout dans le contraste de leurs opinions 
sensées, de leurs sages prévoyances, de leur modération 
spirituelle avec l'impérieuse âpreté des événements et des 
catastrophes. Un libéral grand seigneur, servant jusqu'en 
921a. liberté constitutionnelle, ministre de Louis XVI avant 
le 10 août, mais après Varennés, arrêtant de ses mains 
blanches et musquées les bêtes fauves qui rugissent déjà en 
attendant qu'elles dévorent, puis mettant son dévouement 
chevaleresque aux pieds des martyrs du Temple ; proscrit, 



152 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

ruiné, portant gaiement la misère, mais non pas l'exil ; 
toujours Français de cœur et surtout d'esprit; bientôt 
ébloui par les splendeurs incomparables du Consulat et les 
premiers feux de l'Empire; se passionnant pour le héros 
qui lui rend sa patrie et comble des abîmes de sang avec 
des amas de gloire ; devenant son admirateur sans féti- 
chisme, son serviteur sans complaisance, son courtisan 
sans bassesse; associé un moment à cette prodigieuse for- 
tune, mais pour en présager les défaillances, en combattre 
les enivrements et en partager les revers; se faisant pou- 
drer, chaque matin, au bivac, pendant la retraite de Mos- 
cou, et n'en étant ni moins stoique, ni moins brave; mou- 
rant enfin dans une place forte, dont la défense impossible 
terminait son inutile ambassade ; mourant avec le souvenir 
de la France dans le cœur, et un sourire de résignation 
sur Les lèvres : voilà le type, voilà l'homme, et il en est 
peu de plus exquis, de plus attachants et de plus aima- 
bles. Oui, mais pendant ce temps les Couthon et les Robes- 
pierre triomphant des Mounier et des Narbonne ; Louis XVI 
et Marie-Antoinette périssent sur l'échafaud ; d'innombra- 
bles milliers de victimes font un pâle et désolé cortège à la 
voiture du 21 janvier, à la charrette du 16 octobre; les 
cris de la Terreur répondent aux gémissements du Temple ; 
puis d'autres excès succèdent à ces excès, amenant avec 
eux d'autres malheurs; la prospérité et l'omnipotence d'uu 
grand homme lui portent au cerveau et substituent les rê- 
ves de l'impossible aux combinaisons du génie ; le plus pur 
sang de la France va rougir les neiges lointaines, les step- 
pes a demi perdues dans les limites du vieux monde ; le 
crime héroïque de Rostopschine., le pont funèbre de Leip- 
sick, commencent l'agonie sinistre et terrible de cette apo- 
plexie de gloire : toujours çt sous des formes différentes, 
la victoire, le haut du pavé historique, Vultima ratio de ces 



V1LLEMAM. 155 

grandes mêlées de bras et d'intelligences, appartiennent 
aux violents, aux excessifs, aux despotiques, an côté ex- 
trême de chaque idée, de chaque événement, de chaque 
Sarti ; et la modération spirituelle et délicate, généreuse et 
évouée, telle que la personnifie M. de Narbonne, se heurte 
à toutes ces violences, souffre de tous ces contre-coups, et 
finalement se perd dans tous ces désastres, sans autre suc- 
cès que celui qui consiste à désirer le bien, à prévoir le 
mal, et à ne pouvoir ni faire l'un ni empêcher l'autre. 

Je me trompe, un dernier succès, un dédommagement 
posthume est parfois réservé à ces existences spirituelle- 
ment et noblement inutiles. Long-temps après qu'elles se 
sont éteintes, et au moment où elles risqueraient d'être 
oubliées, un esprit de la même trempe, ramené à leur sou- 
venir p^r des liens de reconnaissance et par une étroite 
parenté intellectuelle, les dispute et les reprend a l'oubli 
qui allait les atteindre; il en ravive, avec un soin filial, les 
linéaments effacés; il les replace sous un jour favorable, 
éclairées à la fois de leur propre lumière et des mille traits 
qu'il fait briller autour d'elles; et, si cet esprit dont je parle 
est servi par une de ces plumes qui honorent la littérature 
d'un pays et d'un siècle, ce tribut tardif payé à une mé- 
moire aimée cesse d'être le gage d'une amitié personnelle 
pour atteindre les proportions d'un monument et la durée 
de l'histoire. 

Je voudrais donner une idée du style enchanteur de 
M. Villemain, et je n'ai pas de meilleur moyen que de le ci- 
ter; mais comment me borner dans ce travail à la fois si 
attrayant et si difficile? Comment choisir au milieu de tou- 
tes ces pages fines et profondes, où, comme chez M. d^ 
Narbonne, le bon sens le plus vrai, le goût le plus pur, 
l'aperçu le plus juste, renseignement le plus frappant, se 
cachent sous des allures légères et d'élégantes surfaees? 

9 



154 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

Comment arrêter au vol toutes ces aito d'abeille, étincehnt 
sous un ciel d'Athènes parmi les douces senteurs de l'Hy- 
mette? Essayons pourtant; voici une page sur le Consulat 
pour laquelle je me décide, non pas qu'elle l'emporte sur 
ses voisines, mais parce qu'elle répond au reproche de dé- 
nigrement systématique que Ton adresse à ces Souvenirs : 

a C'est à de tels périls, à de telles ignominies (les 

crises de Fructidor et les désordres du Directoire), que suc- 
cédaient, comme par enchantement, la jeunesse, la gloire, 
l'espérance, le plus brillant général qu'ait vu la France de- 
puis les grandes années de Louis XIV, un vainqueur de 
Rocroy plébéien, un officier de fortune qui, à vingt-six ans, 
avait chassé d'Italie cinq armées étrangères, conquis la paix 
sur la route de Vienne, négocié habilement comme il avait 
vaincu, humilié les rois, honoré le pape, fondé une répu- 
blique au delà des monts et illustré celle de France, libre 
ou non, mais comblée de victoires. 

« Ce n'est pas tout : parti de nouveau, comme ces grands 
capitaines que les Césars de Home exilaient dans une loin- 
taine conquête, il avait, en quinze mois, soumis l'Egypte, 
repris Alexandrie comme sa ville natale, défait une grande 
armée turque, occupé l'isthme de Suez, menaçant de loin les 
Anglais dans le plus court passage qui conduise aux Indes ; 
puis, maître du Delta, il avait envahi le Désert et la Syrie, 
conquis comme un croisé les villes de Gaza et de Jaffa, et 
gagné des batailles au pied du Thabor, comme devant les 
Pyramides : et maintenant, à travers ces bruits de renom- 
mée qu'un lointain mystérieux rend plus éclatants, avec 
cet attrait pour les imaginations qui est nécessaire à la 
gloire, il arrivait inattendu, au jour le plus favorable, à 
l'heure de l'impatience et de là crise. 

« Il arrivait de cet Orient judaïque d'où, vers l'époque 
de Vespasien, on avait prophétiquement annoncé et espéré 



VILLEMAIN. 155 

dans le monde les maîtres de l'Empire; et, malgré V incré- 
dule insouciance du temps, cette particularité même de sa 
prodigieuse fortune frappait les esprits : il arrivait presque 
seul, à travers les croisières anglaises surprises par sa 
promptitude ; et, du rivage de Fréjus, dont il avait franchi 
dédaigneusement la quarantaine, tes acclamations populai- 
res et la foule accourue sur «on passage lui avaient fait cor- 
tège jusqu'à Paris. Et là, quel accueil l'attendait! Quelle 
curiosité enthousiaste le suivait partout! Il faut avoir en- 
tendu des contemporains, jeunes alors et d'une imagination 
sensible à la gloire, pour se faire quelque idée de celte apo- 
théose!... • etc. 

Le voilà, retracé d'une main magistrale et tel que le re- 
connaîtra l'impartialité de l'hisloire, le Napoléon Bonaparte 
du 48 Brumaire et du Consulat; et ceux qui, d'après ce pas- 
sage même et à propos de ce magnifique souvenir du grand 
Condé, ont accusé H. Villemain d'avoir réduit le Titan 
de la Révolution couronnée au niveau d'un général de 
Louis XIV, de l'avoir présenté comme balançant VUlars et 
dépassant Soubise (Soubise, général de Louis XIV!) ceux-là 
ont bien gauchement interverti les rôles : si cette rayon- 
nante gloire -du premier Consul avait besoin (Tune consé- 
cration de plus, elle la trouverait dans cette admirable page; 
et, si une meurtrissure pouvait l'atteindre, elle lui viendrait 
de ce malencontreux encensoir qui ne sait pas même son 
métier. 

Sans doute, les jugements de H. Villemain, ou plutôt 
ceux de son héros (car remarquez que F éminent écrivain 
n'est que l'interprète de M. de Narbonne!), ne sont pas 
toujours empreints d'une admiration aussi vive. Quand 
nous arrivons aux fautes notoires et cruellement expiées, le 
conseiller s'attriste et l'historien s'assombrit. Pour me bor- 
ner, et pour faire concevoir quel trouble dut, à deux épo- 



J56 CAUSERIES LITTÉRAIRES, . 

qoes différentes, ressentir l'esprit délicat et modéré de 
M. de Narbonne en face des exagérations passionnées de la 
liberté qu'il servit et du despote qu'il aima, et quelles le- 
çons en rejaillirent pour lui et pour nous, je rappellerai 
deux scènes, l'une très-courte, l'autre développée et dra- 
matique, que je rencontre dans ces Souvatirs. 

Dans la première, M. de Narbonne, alors ministre de 
Louis XVI, et parlant à la tribune de la Législative, en 
ayant appelé au témoignage des esprits les plus distingués 
de l'Assemblée, on se souleva d'indignation contre cette 
hypothèse, apparemment aristocratique, dune distinction 
même intellectuelle, et on se récria avec violence, de plu- 
sieurs bancs, M. Couthon en tête : « Pas de ces expres- 
sions^! nous sommes tous distingués. » Cette guerre aux 
supériorités de l'esprit, que nQus avons vue se renouveler 
sous nos yeux, est le dernier mot des démagogie* triom- 
phantes, et le châtiment des intelligences supérieures qui 
ont préparé leur triomphe. 

Plus tard, dans les premiers jours de mars \ 812, M. Yil- 
lemain, oublié, nous dit-il, dans la voiture de H. de Nar- 
bonne, lisait Xltinéravre de M. de Chateaubriand pendant 
que son noble ami avait un entretien avec l'Empereur. Tout 
à coup (mais ici j'ai honte d'être forcé d'abréger ce presti- 
gieux récit) M. de Narbonne se jette brusquement dans la 
voiture : la main appuyée sur son front large et chauve, et 
comme repassant d'une seule vue intérieure tout ce qu'il 
venait d'entendre : a Quel homme! disait-il à demi-voix; 
quelles grandes idées ! quels rêves ! où est le garde-fou de 
ce génie? C'est à ne pas y croire! On est entre Bedlam et 
le Panthéon. » C'est qu'en effet la conversation qui venait 
de se terminer, et que le narrateur nous rapporte d'après 
d'indélébiles souvenirs, avait ressemblé à ces cimes alpes- 
tres d'où la vue, fascinée, éperdue, est tour à tour attirée 



VILLEMAIN. 157 

vers le ciel et vers les abîmes, et où Ton ne sait pas si Ton 
va s'élever jusqu'aux astres ou se précipiter dans un gouf- 
fre. Cette fois, le noble aide de camp et son spirituel con- 
fident durent faire des réflexions douloureuses sur tout ce 
que le génie, du despotisme peut souffler de mauvais con- 
seils au despotisme du génie. 

Il faudrait poursuivre; il faudrait recueillir ça et lu les 
souvenirs littéraires dont ce Hvre est rempli, et qui sont 
comme autant de fleurs délicates sur un fond sérieux et 
assombri; il faudrait rappeler et la Visite à V école nor- 
male, et le général Foy assistant à une leçon de la Sor- 
bonne, et l'aimable figure de l'abbé Féletz encadrée dans 
quelques salons de son temps. Ce sont là autant de chapi- 
tres ravissants, et que je ne me pardonnerais pas de pas- 
ser sous silence, si je ne savais que le lecteur aimera mieux 
aller les trouver dans le livre même que venir les cher- 
cher dans mou article. L'espace me manque d'ailleurs, et, 
au Reu de multiplier mes louanges, qui ? lorsqu'il s'agit de 
M. Villemain, sont presque du ressort de M. de la Palisse, 
je termine par une remarque. 

Lorsque les écrivains de premier ordre, qui avaient 
passé de la littérature dans les affaires, ont été éloignés du 
gouvernement par nos dernières crises politiques, ceux qui 
applaudissaient à ce changement leur ont dit d'un air de 
sympathie et de déférence : «C'est un grand bonheur! 
vous rentrez dans votre sphère ; vous revenez à ce qui fait 
nos délices et votre gloire : au lieu d'être des ministres 
contestés, des hommes d'État contestables, vous redevenez 
d'admirables écrivains : tout le monde y gagne, le public, 
l'État, et vous-mêmes. » — C'est très-bien dît; niais cha- 
que fois que ces exilés de la politique, se consolant avec les 
Lettres de leurs regrets et de leurs mécomptes, publient un 
ouvrage, cet ouvrage est attaqué comme un manque de res- 



158 CAUSERIES LITTÉRAIRES. # 

pect, comme une récidive, comme la secrète revanche d'es- 
prits malades transportant dans la littérature les illusions 
et les rancunes de leur vie publique. Qu'aviez-vous donc 
espéré? que ces hommes, résignés à leur retraite, mais fidè- 
les à leurs affections, feraient de ceè oeuvres où se retrempe 
leur gloire et où s'abrite leur loisir, le démenti de tout ce 
qu'ils avaient aimé, pensé, cru, essayé, regretté? Ils font 
de la littérature, de la pure et belle littérature, qui n'est ni 
séditieuse, ni servile, et vous les attaquez : que vouliez- 
vous donc? 

Oui, c'est là une inconséquence et une injustice; 
mais, pour qu'elle paraisse plus révoltante, ou plutôt pour 
qu'elle devienne impossible, il faut que ces grands écri- 
vains qui sont notre joie et notre gloire exercent sur eux- 
mêmes un contrôle encore plus sévère, et achèvent d'extir- 
per de leurs ouvrages tout ce qui pourrait rappeler, même 
de loin, ces traditions que leurs ennemis s'efforcent de rat- 
tacher à Voltaire, c'est-à-dire à l'orgueil de l'esprit, se pré- 
férant à l'autorité et à la foi. Il faut qu'ils marquent d'une 
façon chaque jour plus évidente leur rupture avec toutes 
ces chimères, qui commencent dans les méditations inof- 
fensives de quelques cerveaux d'élite, et finissent au milieu 
des agitations de la rue, préludant au règne de la force 
par l'abus de l'idée. Le jour où les dernières traces de ces 
illusions généreuses mais funestes, honorables mais dé- 
cevantes, auront disparu de leurs livres, je ne leur dirai 
pas qu'ils n'auront plus à redouter d'attaques, car les Zoï- 
les et les Séides sont incorrigibles; mais les honnêtes gens 
auront plus de plaisir encore à les venger par leurs mé- 
pris, à les indemniser par leurs hommages. 



M. MIGNET 4 



Après tes grandes défaites politiques, lorsque le sol est 
jonché de morts et de blessés de toutes les opinions et de 
tous les régimes, les vaincus, réunis souvent des points 
extrêmes de l'horizon intellectuel, ont à se défendre de 
deux excès contraires.: trop de récriminations ou trop de 
concessions réciproques. Ces deux excès^ également con- 
formes au secret penchant de ta nature humaine, suivant 
qu'elle apporte aux lendemains de la lutte plus d'amertume 
ou plus de lassitude, je voudrais les éviter aujourd'hui en 
parlant de M. Mignet et de ses Notices historiques, c'est- 
ànïire d'un écrivain supérieur et d'un ouvrage excellent. 

M. Mignet, — qui l'ignore? — est entré, il y a près de 
trente ans, dans les Lettres et dans la vie publique par un 
livre sur la Révolution française. Ce livre^ qui reçut im- 
proprement le nom d'Histoire, et qut aurait dû plutôt 
s f appeler Discours préliminaire, Introduction générùle à 

* Notices historique». 



160 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

une Histoire de la Révolution, eut le malheur et le tort de 
donner le premier exemple de ces réhabilitations dange- 
reuses qui présageaient et préparaient des révolutions nou- 
velles : il inaugura, avec un très-grand talent et d'austères 
formes de langage, cette méthode philosophique et para- 
doxale qui réduit les événements et les faits à n H être plus 
que les pièces d'un échiquier gigantesque, combinées par 
riiistorien pour les besoins de sa cause et le gain de sa 
partie. Rien ne manque à ces histoires, ni la grandiose 
simplicité du plan, ni l'ingénieuse variété des aperçus, ni 
l'art de grouper autour d'une seule pensée les éléments les 
plus divers, ni 1rs déductions d'une logique spécieuse, ni 
les proportions harmonieuses d'un beau style; rien n'y 
manque, excepté Dieu au sommet et l'homme à la base. 
L'auteur s'y substitue sans cesse à la Providence et à l'hu- 
manité, ou, en d'autres termes, à ce mélange de volonté 
souveraine et de libre arbitre dont les combinaisons infinies 
déjouent tous les systèmes dans le passé, tous les raisonne- 
ments dans le présent, toutes les prévisions dans l'avenir. 
Malgré le succès de son premier ouvrage, ^bien que 
recommandé à la politique par ce grave et heureux début, 
par une illustre amitié, par l'avènement d'un régime qui 
répondait à ses prédilections et à ses vœux, M. Mjgnet, — » 
on le sait encore, — eut le bon esprit de préférer à l'agi- 
tation et au tumulte des affaires une célébrité plus calme, 
uneviepîus studieuse, un rôle moins brillant peut-être, 
mais plus recueilli et plus doux. 11 resta le fidèle et paisible 
Pylade d'un ardent et orageux Oreste, trop souvent em- 
porté par les Furies de l'Opposition; ces idées de 1789, ces 
traditions révolutionnaires mitigées par des institutions 
monarchiques, et devenant la loi définitive des générations 
nouvelles, d'autres s'en étaient faits les ministres; M. Mi- 
gnét en resta l'académicien. 



MIGNET. 164 

Ce trait si honorable de modestie et de sagesse, cette 
persistance à n'être qu'un écrivain et un penseur au lieu 
de compromettre son repos et son nom dans des luttes 
bruyantes et stériles/ a eu pourtant un inconvénient qui se 
révèle dans les Notices historiques. Grâce à cet abri que 
M. Mignet s'était spirituellement ménagé contre les intem- 
péries du dehors, contre les vicissitudes politiques, il ne 
les a pas subies d'assez près : il n'en a pas assez profon- 
dément ressenti les mécomptes, assez directement reçu les 
leçons. Ses amis, ses émules, ceux qui, moins prudents 
que lui, s'étaient pris corps à corps avec la pratique des 
affaires et le gouvernement des hommes, sentant tout à 
coup manquer sous leurs pas le terrain qu'ils croyaient af- 
fermi, voyant se briser ttatre leurs mains l'arme qu'ils 
croyaient invincible, se sont demandé, avec de salutaires 
angoisses,, s'ils, ne s'étaient pas trompés, 6 il n'y avait pas, 
en dehors du calcul des sages et de l'accommodement des 
habiles, de grandes lois providentielles qui défendent aux 
crimes politiques, non-seulement de rien conquérir, mais 
même de rien léguer. Des aveux douloureux et sincères se 
sont échappés de leurs poitrines avec le sang de leurs 
blessures: M, Mignet, lui, n'était blessé que dans ses affec- 
tions et ses préférences ; il ne l'était pa& dans ces oeuvres 
vives du cœur humain qui se composent d'ambition brisée, 
d'orgueil déçu, d'espérances trahies. Aussi, ce qui a été 
pour les autres un enseignement et une date, n'a été à ses 
yeux qu'un incident et une phase. 11 n'a vu, dans les coups 
d'État de la Providence, qu'une combinaison nouvelle de 
l'échiquier, un coup imprévu qui le dérange, mais qui ne 
lui fera pas perdre la partie. « La grande cause du progrès 
intellectuel, nous dit-il, peut bien être exposée à des re- 
vers passagers, mais son triomphe est certain, car il est 
l'inévitable loi de la civilisation du monde. » Et il reprend 



162 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

sans trouble le fil de ses discours : sérénité précieuse, qui 
ressemble presque à de Hmpéniteiiee ! De là le principal 
défaut de son livre. 

Il y a, dans ce livre, plusieurs parties bien distinctes; il 
y a la partie biographique, à laquelle H. Nignet ir'a peut- 
être pas donné assez de place, et qui aurait pu tempérer 
ce que l'ensemble de son ouvrage a de dogmatique et de 
froid; il y a la partie académique, proprement dite, où 
Fauteur excelle; il y a la partie scientifique, où il me pa- 
rait avoir admirablement réussi à mettre à la portée des 
lecteurs superficiels les questions les plus ardues et les 
plus abstraites; il y a enfin, et c'est le plus essentiel, tout 
un côté qui, se rattachant à notre histoire philosophique et 
politique depuis soixante-cinq ans, est de nature à soule- 
ver des réflexions douloureuses et de graves objections. 

Je n'étonnerai personne en affirmant que les discours 
purement académiques de M. Mignet, son discours de ré- 
. ception et ses réponses à MM. Flourens et Pasquier, rem- 
plaçant MM. Michaud et Frayssinous, sont des modèles de 
ce genre, aujourd'hui si perfectionné, où des esprits de 
premier ordre parviennent à introduire un vrai sentiment 
littéraire, de l'agrément, du naturel et dte la vie, à travers 
les formes traditionnelles. M. Yillemain a été le maître de 
de cette école de l'Académie himianisée, et M. Mignet la 
continue, avec moins de souplesse, d'abandon et de grâce 
familière, mais avec une irréprochable pureté de lignes et 
.de contours. Par un rapprochement fortuit qui ne déplaît 
pas à la docte compagnie, et qui fait ressortir la flexibilité 
des talents et l'urbanité des caractères, M. Mignet a eu, 
dans deux -de ces circonstances solennelles, à rendre un 
funèbre hommage à deux représentants de la tradition reli- 
gieuse, chevaleresque et monarchique, à deux hommes 
éminents dont l'un avait prêté à ses opinions tout le charme 



MIGNET. 163 

de son esprit, dont l'autre avait mis au service de sa foi 
toute l'autorité de ses vertus. MM. Michaud et Frayssinous, 
le publiciste de la Quotidienne et l'instituteur d'une royale 
enfance, rbistorien des Croisades et le prédicateur des 
Conférences y ont été très-rconvsnablement loués car M. Mi- 
gnet. Ici j'en appellerai, chez lui, à cette bonne foi qui est, 
pour ainsi dire, la seconde conscience des hommes à sys- 
tèmes : n'était-il pas plus à l'aise, en racontant la vie de 
cejs deux royalistes, qu'il ne Ta été, devant un autre audi- 
toire, en louant les métaphysiciens, les savants et les héros 
de l'école philosophique et révolutionnaire? Situation sin- 
gulière et instructive, où Ton est plus sûr de sa pensée et 
de sa parole, plus certain d'être de son propre avis, en 
rendant justice à sas adversaires qu'en rendant hommage 
à ses amis ! 

M. Mignet, on. le comprend, n'a pu nous parier d'hom- 
mes tels que M. Flourens, tels que Broussais, Cabanis, 
Destuttde Tracy, sans aborder des sujets qui risquaient de 
désorienter un peu le public habituel des solennités acadé- 
miques; il s'est acquitté de cette tâche- ingrate avec une 
mesure et une lucidité parfaites. Il n'était pas très-facile, 
par exemple, d'expliquer, à propos de M. Flourens, la na- 
ture et les fonctions de l'appareil nerveux, « de cette sub- 
stance merveilleuse qui, .de son tronc principal, se rend 
par des rameaux symétriques aux divers membres du corps, 
où elle porte les ordres de la volonté, commande les opé- 
rations du mouvement, dirige les actes delà vie, etc., etc.. «r 
— Les femmes qui assitaient à la séance, et il y en a tou- 
jours, auraient eu quelque peine à reconnaître, dans cet 
appareil scientifique, l'explication de leurs attaques de nerfs; 
Broussais et sa doctrine de l'irritation, Cabanis et sa sen- 
sibilité progressive, n'offraient pas de moindres difficultés : 
M. Hignet les a vaincues ; à tous moments, en le lisant, on 



1Ç4 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

«roit qu'on va cesser de comprendre et s'écrier avec 
H. Jourdain qu'il y a là trop de brouillamini , trop de tin- 
tamarre. Eh bien, par un prodige d'exposition nette et 
transparente, l'auteur de ces Notices trouve moyen de ren- 
dre accessible aux intelligences ordinaires, aux dilettantes 
de science et d'académie, ce qui semblait devoir rester in- 
terdit aux profanes, et enveloppé, comme dit Fontenelle, 
des voiles d'une certaine langue sacrée, entendue des seuls 
prêtres et de quelques initiés. Fontenelle! il est impossible 
de rappeler ce nom et ce souvenir sans songer â un inévi- 
table parallèle. Lui aussi, comme M. Mignet, sut rendre la 
science accommodante et familière ; il sut la faire sortir 
de cette ombre mystérieuse où la retenaient quelques ini- 
tiés, pour l'exposer au grand jour, lui apprendre à par- 
ler la langue commune, et à faire servir ses découvertes 
au progrès de la vie publique. Il y a, entre les Élo- 
ges de Fontenelle et les Notices de M. Mignet, une parenté 
visible ; tous deux mériteront de compter parmi les plus 
ingénieux conciliateurs des idiomes savants et du langage 
littéraire, parmi ces initiateurs faciles qui font une mon- 
naie courante d'une valeur morte. Seulement Fontenelle a 
plus de grâce et d'élégance; M. Mignet, plus de sérieux et 
de profondeur : on sent que l'un écrit pour une société plus 
polie, l'autre pour un public plus mûr. C'est qu'entre les 
deux hommes et les deux livres une révolution a passé, et 
il n'en faut pas davantage pour expliquer, d'une part, 
toutes les grâces, de l'autre, toutes les tristesses. 

En effet, Ton aurait beau faire, l'on aurait beau cher- 
cher à s'abuser sur le principal élément d'intérêt de ces 
Notices historiques: c'est la Révolution, et la Philosophie, 
sa mère, que l'on y rencontre à chaque page; c'est elle qui 
attriste et assombrit cette attachante lecture. 

Comme secrétaire perpétuel de l'Académie des Sciences 



MIGSET. 165 

morales et politiques, M. Mignet a eu à parler d'hommes 
diversement célèbres qui, après avoir laissé leur empreinte 
dans le grand sillon révolutionnaire, après avoir été tçur à 
tour élevés, renversés, proscrits, rappelés par nos innombra- 
bles vicissitudes, étaient venus enfin abriter leur vieillesse 
dans cette section de l'Institut, qu'on pourrait, sans trop 
d'épigramme, appeler Y Hôtel des Invalides de la politique 
et de la morale. Si peu intolérant et fanatique que Ton soit, 
il y avait, ce me semble, quelque chose de profondément 
triste à voir des régicides, des athées, des prêtres et des 
moines défroqué^ ayant fait de leur vie tout entière le dé- 
menti et la profanation publique de leur caractère indélé- 
bile, figurer au premier rang de eerte assemblée, déposi- 
taire officielle des vérités qui servent à se gouverner 
soi-même ou à gouverner les hommes. Je comprends très- 
bien F Académie française, celle des Sciences, celle des 
Beaux-Arts ; nul, que je sache, ne peut songer à faire du 
style mieux que MM. Villemain ou Mignet, de l'astronomie 
mieux que M. Arago,de la peinture mieux que M, Ingres; 
mais il n'est pas sage de montrer tout haut à uq pays intel- 
ligent §es modèles de morale et de politique, et de lui 
donner le droit de dire tout bas que, pour être sûr de ne 
se tromper ni en politique ni en morale, il faut croire le 
contraire de ce qu'ils ont cru, et faire le contraire de ce 
qu'ils ont fait. 

L'espace me manque poursuivre M. Mignet dans toutes 
ses Notices; je me contenterai d'aborder un moment avec 
lui quatre de ses principaux personnages : Sieyès, Daunou, 
Talleyrand et Destutt de Tracy ; le métaphysicien, l'érudit, 
le diplomate et le philosophe de la Révolution française. 

Entre ces hommes si différents par le caractère, le gé- 
nie et la destinée, je saisis pourtant une ressemblance gé- 
nérale. Homme du monde ou oratorien, gentilhomme ou 



V* 



166 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

^prêtre, ils passent dix ans, quinze ans* vingt ans de leur vie 
à se raconter à eux-mêtaes le plan d'une révolution future, 
à faire de leur cerveau le théâtre d'un gouvernement. Ce 
gouvernement et cette révolution, ils les arrangent à leur 
guise, ils les façonnent à leur gré, donnant à leurs théo- 
ries toutes les perfections désirables, en écartant soigneu- 
sement l'imprévu, Ifcs passions humaines, créant à leur 
usage un nouveau monde, pur de toutes les souillures de 
l'ancien, vertueux, perfectible, équitable, tel, en un mot, 
qu'il le fout à des penseurs pour y introduire à leur sbite 
la liberté, le bonheur et la paix. Ils se composent avec cela 
un petit modèle de société portative et mécanique, qu'ils 
mettent provisoirement dans leur poche, en attendant qu'ils 
puissent en faire jouir leurs semblables ; eomrt>e ces géné- 
raux qui gagnent des batailles sur lé papier en attendant 
qu'ils les perdent sur le terrain. L'épreuve arrive ; les évé- 
nements se pressent ; on dirait que la Providence veut don- 
ner à nos théoriciens l'occasion d'appliquer leur programme 
et leur plan : ils se mettent à l'œuvre, et Us y apportent 
cette sécurité superbe d'intelligences qui n'ont jamais été 
aux prises qu'avec leurs propres idées, tes premiers mo- 
ments leur donnent raison ; il ne s'agit que d'abus à dé- 
iruire, et cela est si doux, si beau, si facile! Tout le 
monde s'y prête, même les abus, même ceux qui les per- 
sonnifient et en profitent. Mais, hélas ! le temps marché; la 
Révolution fait un pas ; les hommes d'action la saisissent, 
jeune «t pure encore, entre les mains inquiètes des hom- 
mes de théorie, pour l'emporter avec eux vers les aven- 
tures et les précipices. C'en est fait, l'on ne s'entend plus; 
le plan est déchiré, le programme roule dans la fange; le 
fait donne un soufflet à l'idée. Que devient alors le penseur 
révolutionnaire? Ce moment qui le met en présence des 
réalités brutales le corrige*t-il des utopies décevantes? se 



. M Ni NE T. W7 

repent-il ? deinande-t-il pardon à ses victijnes? Non ; il se 
drape dans un siletice plus orgueilleux peut-être que son 
système; il se complaît, il se console dans l'égoïste pen- 
sée que lui seul avait raison, et que ce peuple qui n'a pas 
voulu qu'on l'éclairât n'est pas digne qu'on le ^auve. Ne 
lui demandez ni des aveux, ni des dévouements, ni des sa- 
crifices; il n'est pas fait pour cela; c'est une intelligence, 
ce n'est pas un cœur: les douleurs de l'humanité ne l'attei- 
gnent que comme des déviations de ces vérités dont il se 
croit le gardien. Cette société qui se débat et se meurt eh- 
tre les bras de ses bourreaux, ces ruisseaux de sang qui 
débordent, ces cris désolés qui s'élèvent du fond des cachots 
et des geôtes, ce ne sont que des errata de cette Histoire de 
la Révolution qu'il s'est racontée d'avance à lui-même; il ne 
tressaille pas, il fie saigne pas, il ne pleure pas* il pense, il 
se tait et il attend. Plus tard, après la tempête apaisée, on le 
retrouvera seul, immobile, taciturne; à qui lui demandera ce 
qu'il a fait, il répondra : J'ai vécu. Il sera prêt à saluer le 
despotisme, à coopérer à ses œuvres, à abdiquer sous ses 
pieds ses rêves de liberté. Telle est la métaphysique de la 
Révolution; vous savez ce qu'est sa logique : l'une est con- 
damnée à l'impuissance, l'autre au crime : l'une s'appelle 
Sieyès, l'autre s'appelle Robespierre. 

Je cherche en vain dans le livre de M. Migrifcl une men- 
tion, même délicate et voilée, de ce moment où les esprits 
hautains dont il nous parle virent tourner contre eux leurs 
doctrines et leurs maximes, où le sophisme révolutionnaire, 
démuselé par eux, cessa de leur lécher les mains, et se 
mit à déchirer et à mordre. J'y cherche en vain une pro- 
testation, même discrète et mesurée, contre des crimes 
que ne réhabilitera jamais la conscience humaine, et doftt 
l'apologie, une des hontes de notre temps, a mérité une 
punition nouvelle. L'éminent académicien se croit-il quitte 



168 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

envers l'humanité et la justice outragées lorsqu'il dit briè- 
vement de Sieyès et de son vote célèbre ; « Dans une tra- 
gique circonstance, il n'ajouta point à son vote les paroles 
qu'on lui a reprochées » (la mort sans phrases) y — lors- 
qu'il dit, en parlant de Merlin : « Après s'être associé à la 
condamnation du royal et infortuné vaincu du 10 août, il 
essaya de se soustraire à la violence des luttes intérieures. » 

— Se croit-il quitte envers d'autres lois sociales noa moins 
imprescriptibles et non moins sacrées, lorsqu'il termine 
une longue notice ou plutôt un long panégyrique du prince 
de Talleyrand par cette satisfaction incomplète et tardive 
donnée à la morale de l'histoire : « Toutefois, quels que 
soient les services qu'on puisse rendre à. son pays en con- 
formant toujours sa conduite, aux circonstances, il vaut 
mieux n'avoir qu'une, seule cause dans une longue révolu- 
tion, et un seul rôle noblement rempli dans l'histoire. > 

— Se croit-il quitte envers les devoirs les plus évidents de 
la philosophie en amnistiant le système de H. Desluft de 
Tracy, qui, renchérissant encore sur Condillac comme Con- 
dillac avait renchéri sur Locke, réduisit tout aux sensations, 
transporta dans le domaine philosophique l'analyse des 
chimistes et les déductions des mathématiciens, dépouilla 
l'homme de tout principe actif, de X active intelligence et 
de la libre^olmté, et « ne désirant connaître que ce qu'il 
pouvait pleinement savoir, aima mieux demeurer dans Vin- 
différence lorsqu'il était réduit aux hypothèses? p Ainsi, 
pas une lueur chrétienne ou même spiritualiste, pas une de 
de ces notions vivifiantes où se baigne et se retrempe notre 
àme, foi, espérance, prière, amour, activité, liberté mo- 
rale : telle a été la philosophie, la législation et la politique 
eh; ces hommes qui se sont crus appelés à régénérer le 
monde, et qui, après avoir fait les malheurs de leur temps, 
ont préparé les angoisses du nôtre ; car tout se tient dans 



MIGiNET. 169 

ces misères intellectuelles qui se succèdent depuis près 
d'un siècle. Donnez un but aux générations que l'on desti- 
tue de toute loi morale sur la terre, de toute espérance 
dans le ciel, vous en faites des révolutionnaires; ôtez-leur 
ce but, vous en faites des rêveurs. Ici le sang, là les larmes; 
ici le couteau de Saiot-Just, là les lamentations de René. 

Et la Religion ? Peut-elle rester muette devant ces som- 
bres tableaux? Sieyès était prêtre, Talleyrand était évéque, 
Daunou était moine : Ne sentez-vous pas en vous quelque 
chose d'inexorable et d'inflexible qui se révolte à l'idée 
que ces hommes-là ont pu déserter leur temple, profaner 
leur sanctuaire, déchirer leur robe, renier leur Dieu, et 
que la société spirituelle et polie a eu encore des honneurs 
et des hommages pour ces existences déclassées, sacrilèges, 
commencées dans l'apostasie et terminées dans la foi au 
néant? M. jtfignet nous montre avec un accent presque res- 
pectueux, presque solennel, « M. de Talleyrand montant sur 
l'autel élevé dans le champ de Mars pour inaugurer en 
quelque sorte les destinées futures de la France, » — Hé- 
las I quel autel ! quel pontife ! quelles prières I quel encens ! 
Derrière ce simulacre de christianisme et d'orthodoxie, 
j'aperçois la déesse Raison. 

L'indication rapide et sommaire de ce* vérités immor- 
telles, c'est là ce qui manque aux Notices historiques de 
M. Mignet. Pour que Ton pût approuver ce livre sans res- 
triction, et admirer avec l'auteur les personnages qu'il 
vante ; il faudrait deux choses, comme pour son Histoire 
de la Révolution : il faudrait que Dieu n'existât pas, et 
que l'homme fût parfait, c'est-à-dire n'existât pas davan- 
tage ; â ces deux conditions, Dieu absent et l'homme-mé- 
canique , fabriqué par un Vaucanson de Sciences morales, 
la société pourrait accepter Sieyès pour dictateur, Merlin 

pour jurisconsulte, Daunou pour précepteur, Talleyrand 

10 



170 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

poor grand-prêtre, Cabanis pour médecin, de Tracy pour 
philosophe. Jusque-là, l'épreuve serait dangereuse: la 
première n'a pas réussi-, la seconde ne réussirait pas da- 
vantage. 

Heureusement, à côté de ces figures ridées et froides, 
ensevelies dans le linceul révolutionnaire par ces trois 
mains de glace, le néant, le doute «t la mort, M. Mignet 
nous a donné la biographie de Franklin. Cette biographie 
est un chef-d'œuvre; et le héros/ cette fois, est digne de 
l'historien t Quelle belle vie! quel aimable grand homme! 
et comme on est fier, en lisant ces pages, de cette noble et 
vaillante marine française qui contribua si puissamment à 
faire entrer un grand peuple dans son indépendance et ses 
destinées I Pourtant, qu'on me permette encore utœ res- 
triction chagrine : ce génie de Franklin, cette morale utili- 
taire, cet art de faire de la vertu par équation algébrique, 
cette volonté raisonnée d'être bon pour être heureux, cette 
préoccupation constante de la récompense immédiate et 
terrestre, tout cela pept être un idéal et un modèle pour 
l'esprit égal, positif et patient de la démocratie améri- 
caine ; mais nous, essayez de nous traiter d'après les mê- 
mes procédés, de nous instruire d'après les mêmes leçons, 
de nous proposer les mêmes exemples : savez-vous ce que 
vous obtiendrez? Des républicains de 1848. — J'aurais 
voulu que M. Mignet, au lieu de s'en tenir à une admiration 
légitime, mais stérile, indiquât cette nuance. 

Quoi qu'il en soit, ces Notices historiques sont un beau 
livre, un majestueux édifice auquel il ne manque que quel- 
ques fetiètres s'ouvrant sur le ciel. H y a six ans, cette lec- 
ture eûl pu être dangereuse,* aujourd'hui elle ne l'est plus. 
En lisant le récit des travaux de ces personnages, l'expli* 
cation de leurs desseins et le panégyrique de leurs actes, 
on se dit que, si Dieu avait prolongé au delà des limites 



MIGNET. 171 

ordinaires leurs existences déjà si longues, ils auraient vu 
s'écrouler une dernière fois ce qu'ils regardaient coquine 
l'héritage définitif de leurs labeurs, de leurs luttes et de 
leurs pensées. Lorsque H. Mignet, en parlant de H. Dau- 
nou, laisse subsister cette phrase : « Il offrit le secours 
de son expérience et de ses talents à la génération nou- 
velle, qui devait entrer en possession définitive de ses 
droits, parce qu'elle était devenue capable d'en user avec 
mesure et d'y tenir avec constance, » on sourit de ce pas- 
sage, et de plusieurs autres qui semblent antidatés, tant ils 
sont démentis par de récentes épreuves. Lisons donc avec 
respect, avec profit, cette œuvre sérieuse et belle ; et, pour 
toute malice, écrivons au crayon, en marge de ces biogra- 
phies d'illustres révolutionnaires : « Pour faire suite à 
V histoire générale des Naufrages, » 



M. ALBERT DE BROGLIE' 



À mesure que nous avançons dans ce siècle si chère- 
ment instructif, et que nos révolutions innombrables mor- 
cellent les opinions, établissent d'utiles solidarités entre 
les esprits sages des divers partis, créent des murs mi- 
toyens là où s'élevaient des barrières, et forment, pour 
ainsi dire, des enclaves où se touchent et s'avoisinent des 
doctrines autrefois contraires, un fait remarquable s'ac- 
complit : tel livre qu'en d'autres temps nous aurions lu, 
apprécié et jugé comme l'œuvre d'un adversaire, et qui 
nous eût forcé de mêler à nos hommages des objections et 
des réserves, deyient aujourd'hui pour nous un allié d'au- 
tant plus précieux, que, sorti d'un camp qui n'est pas tout 
à fait le nôtre, il marque avec plus d'éclat le pouvoir de 
la vérité sur les âmes dignes d'elle. Seulement, comme il 
faut que le cœur humain garde ses droits, même au moment 
où la vérité reprend les siens, ce n'est pas toujours d'une 

4 Étude* morales H littéraires. 



ALBERT DE BROGLIE. 173 

façon absolue et complète que s'opèrent ces rapproche- 
ments et ces alliances. Dans ce livre, qui apporte au ser- 
vice des bonnes causes l'autorité d'un grand talent, d'un 
nom illustre, d'un jeune et éminent esprit fortifié par de 
nobles exemples, nous rencontrons, à chaque page, tout ce 
que nous pensons, mille fois mieux dit que nous ne pour- 
rions le dire; et puis, tout à côté, comme dernier tribut 
payé au vieil homme, une phrase, une ligne, un mot, qui 
prouvent que cette intelligence, éclairée sur tant de points, 
n'est pas encore désabusée sur tous, qu'elle conserve, à 
son insu peut-être, quelques secrètes attaches, et tient par 
quelque endroit aux anciennes chimères. Les conversions 
politiques ne sauraient jamais être aussi parfaites que les 
conversions religieuses, et, parmi les nombreuses raisons 
que je pourrais en donner, il y en a une qui me paraît 
suffisante; c'est que l'huinilité est la première vertu que 
nous prêche la religion, et la dernière que nous enseigne 
(apolitique. 

M. Albert de Broglie est bien jeune encore. Quoiqu'il 
ait commencé à écrire avant Février 1848, on peut regar- 
der cette Révolution comme la date précise de son avène- 
ment et de ses débuts. Même, si je ne craignais de trop 
défigurer une idée juste sous une expression paradoxale, 
j'appellerais M. Albert de Broglie un des vainqueurs de Fé- 
vrier, en ce sens que les enseignements et les angoisses de 
cette crise funeste, rencontrant dans cet esprit juvénile mille 
germes heureux et féconds, les ont tout à coup développés 
et mûris, comme ces vents d'orage qui fertilisent le sol en le 
bouleversant: Cette maturité précoce qui nous a dès l'a- 
bord frappé dans les écrits de M. Albert de Broglie, et qui, 
en des temps ordinaires, nous eût inquiété peut-être, la 
catastrophe de Février l'explique et la justifie. Elle a fait 
pénétrer l'air extérieur sous ce vitrage de serre chaude, où 

10. 



174 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

f. trop de soin et de culture risquait d'amener des floraisons 

trop hâtives. Il n'y a pas, on le sait, d'éducation complète- 
ment forte et virile sans un peu de lutte etd'adversilé. La, 
Révolution de 1 848 a été, pour Fauteur des Etudes morales 
et littéraires, cette adversité, cette lutte qui lui eût man- 
qué dans un moment plus paisible. Il lui a dûies années 
de campagne intellectuelle qui comptent double dans la vie 
de penseur, comme les années 'de campagne militaire 
comptent double dans la. vie de soldat. Que dis-je? Elle a 
fait plus : elle a accru la puissance et déterminé l'action 
de cette remarquable Intelligence en lui donnant ce 
qu'elle eût difficilement trouvé pendant la période précé- 
dente : l'unité. Elle lui a permis, tout en demeurant fidèle 
à de glorieux- exemples de famille et à des traditions héré- 
ditaires, de les transporter aux premiers rangs de l'armée 
conservatrice, et de n'en user que contre d'odieux excès 
et des théories destructives. N'y a-t-il pas quelque chose 
de piquant dans ces fortunes diverses d'un même principe, 
placé, sous trois générations successives, «n face de cir- 
constances si différentes, qu'il semble lui-méiïie modifié et 
transformé à chacune de ces vicissitudes? L'esprit de 
1789, d'un 1789 modéré, intelligent, éloquent, s'arrêtant 
à jour fixe et à point nommé, restant maître de contenir ce 
qu'il excite et d'apaiser ce qu'il soulève, favorable à toutes 
les libertés, victorieux de tous les désordres, allant sans 
secousse de Mounier à Mirabeau pour revenir sans crise de 
Barnave à Malhouet, assiégeant les Bastilles, respectant les 
Tuileries, signant la déclaration des Droits de l'homme, 
déchirant la Constitution civile du clergé, aimant les illu- 
sions, évitant les fautes, abhorrant les crimes, répondant, 
en un mot, à l'idéal de toutes les âmes généreuses : telle 
a été, telle est encore, en tenant compte de la prise des 
événements sur les opinions et les caractères, l'inspiration 



ALBERT DE BROGLIE. 175 

traditionnelle qui va de madame de Staël à M. Albert de 
Broglie, des Considérations sur la Révolution française 



aux Etudes morales et littéraires» Changez les points de 
vue, mettez tour à tour en présence de cette inspiration 
primitive et homogène la tyrannie sanguinaire du comité 
de salut public, le despotisme guerrier de Napoléon, les 
injustes méfiances groupées par un libéralisme bâtard au- 
tour de la monarchie légitime, et, finalement, les hâble- 
ries démagogiques et les folies sociales de 1848, — et 
vous comprendrez que cet esprit de 1789. accepté par 
madame de Staël comme la conquête pacifique et féconde 
des temps nouveaux, continué, chez M. le duc de Broglie, 
comme une protestation plus* raisonnée qu'impétueuse 
contre de prétendues velléités d'ancien régime, ne soit 
plus, chez son fils, qu'une sorte de regret respectueux, 
chevaleresque, accordé, par scrupule de conscience et 
convenance de famille, à des idées très-honorables, très- 
séduisantes, et dont la défaite a été à la fois un malheur 
et une leçon. Ainsi, gràee à la marche parallèle des événe- 
ments dans la vie publique et des opinions dans les esprits 
justes, ce qui, au point de départ, nous eût séparés, nous 
rapproche aujourd'hui. Ce qui nous eût paru discutable, a 
été si bien mitigé, adouci, corrigé, amoindri au salutaire 
contact de l'expérience, que c'est à peine si nous pour- 
rions trouver çà et là quelque menu détail à contredire 
dans l'œuvre du jeune écrivain, et que, sauf de légères 
nuances d'accent, nous parlons désormais la même langue. 
Un ingénieux chercheur de paradoxes nous disait récem- 
ment que les enfants sont plus vieux que leurs pères, parce 
qu'ils profitent de tout le trésor de sagesse et de lumière 
accumulé, à travers mille tâtonnements, par la génération 
qui les précède. N'est-ce pas un peu vrai lorsqu'il s'agit 
des partis politiques, et de tout ce que peuvent, d'une gé- 



176 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

nération à l'autre, effacer de préventions et de dissiden- 
ces les douloureuses épreuves que nous avons traversées;? 
Oui, nous sommes, sous ce rapport, plus vieux que nos 
pères. En serons-nous plus sages? Sans oser y compter ni 
le prédire, mettons à profit ce moment de pacification in- 
tellectuelle pour rendre hommage à ceux qui relèvent en* 
core et ennoblissent, en leur personne, ce rôle, si beau et 
si rare, de défenseur de la vérité! 

Le livre de M. Albert de Broglie se divise en trois par- 
ties : législation et économie sociale, critique littéraire, 
philosophie religieuse! Cette distribution, indiquée paries 
sujets mêmes de ces divers articles, est en quelque sorte 
chronologique; elle se rapporte exactement et jour par 
jour au travail intérieur qui a dû. s'accomplir chez M. Al- 
bert de Broglie, à mesure que de nouvelles péripéties don- 
naient à ses pensées une autre direction, à ses luttes un 
autre terrain, à sa polémique un autre but. Pendant Tan- 
née toute militante qui suit la Révolution de Février, nous 
le voyons marcher au plus pressé, se prendre corps à corps 
avec les utopies popularisées par cette absurde victoire, 
discuter tantôt l'œuvre des Constituants, tantôt l'inaliéna- 
ble droit de propriété et d'héritage, tantôt cette ques- 
tion capitale de l'enseignement public, sur laquelle, après 
tant de récriminations et de querelles, les torches de Fé- 
vrier avaient répandu leur brusque lueur. Un peu plus 
tard, lorsque le calme revient, sinon au fond des choses, 
au moins à la surface, lorsque le danger, sans dispa- 
raître, semble s'éloigner, l'auteur emploie cette fugitive et 
inquiète heure de trêve à recherchef et à poursuivre, sous 
une autre forme, les maladies morales de cette société 
qu'il vient de défendre, les plaies secrètes de cette litté- 
rature qui a une si large part dans nos souffrances et nos 
périls. Enfin, quand l'anarchie politique, sociale et morale, 



ALBERT DE BROGLIE. 477 

a porté les fruits que l'on devait en attendre, lorsque, 
faute de s'accorder, le pays n'a rien trouvé de mieux à 
faire qu'à se soumettre, lorsque la discussion n'a plus été 
ni nécessaire, ni possible, ni permise, l'écrivain s'est ré- 
fugié vers les grandes vérités religieuses comme vers un 
asile que ne sauraient atteindre ni les excès de liberté, ni 
les excès de pouvoir. — Et remarquez que cet ordre chro- 
nologique porte aussi avec soi une instruction d'un autre 
genre, constamment applicable aux travaux de l'esprit. Ce 
qui, dans le livre de M. Albert de Broglie, traite des 
questions politiques, a perdu, par le seul fait de nosxlerv ^ 
nières vicissitudes, presque tout son à-propos ; ce qui tou- 
che à l'étude littéraire, fécondée et agrandie par l'étude 
morale, reste aussi actuel que si rien n'était changé dans 
nos points de vue; ce qui ramène au raisonnable et au vrai 
des discussions récentes où la Religion est intéressée, garde 
ces conditions de vie et de durée qu'elle communique à tout 
ce qui se pénètre de son esprit et sa consacre à sa défense. 

S'il fallait cependant chercher entre ces différents arti- 
cles le lien d'une pensée commune, voici, ce me semble, 
comment on pourrait le définir : 

La Révolution de Février désarmait la société; elle faisait 
passer dans le monde officiel et visible cette anarchie qui, 
depuis longues années, se propageait dans les âmes. En 
renversant les remparts factices qui nous protégeaient con- 
tre de sourdes attaques, elle découvrait, sous nos pieds et 
au milieu des décombres, d'effroyables gouffres dont un 
seul suffisait à dévorer la raison et la fortune publiques. 
Eh bien, cette situation si claire et si menaçante avait au 
moins cet avantage qu'elle précisait nos devoirs et nous 
déléguait à tous, selon nos forces, une portion de la dé- 
fense générale. Tout homme intéressé de cœur et de biens 
au maintien de Tordre, ou, pour mieux dire, au salut de la 



178 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

France, ne pouvant plus, s'en reposer sur rien et sur per*- 
sonne, dut faire sur lui-même un énergique retour, em- 
brasser d'un coup d'œil sévère et rapide les points par où 
l'ennemi avait pénétré, et trouver,^ dan6 le sentiment de ce 
péril immédiat et pressant, ces ressources suprêmes qui 
sauvent tes cas désespérés. Tout nous manquait : raison de 
plus pour ne pas nous manquer à nous-mêmes, et pour 
déterminer, avec une netteté plus rigoureuse, en religion 
et en politique, en morale et en littérature, ce qui avait 
fait ii<Hre malheur et ce qui pouvait faire notre salut, ce 
Qui constituait pour nous un danger permanent, et ce qui 
pouvait nous aider à le conjurer. Telle a été la position 
dont s* est emparé M. Albert de Broglie, et nul n'y a mis 
plus de vigueur, de résolution et de talent. Mais à cette 
idée de défense personnelle directe, d'autant plus ferme 
qu'elle est privée de ses intermédiaires et de ses auxiliai- 
res naturels, s'en ajoute une autre que M. Albert de Bro- 
glie devait considérer. comme la conséquence logique de la 
première : c'est que, moyennant ce généreux effort à la 
fois individuel et collectif, oe retour loyal et sincère à des 
vérités négligées ou méconnues, cette restauration inté- 
rieure, essayée dans les esprits et les consciences en at- 
tendant qu'elle pût s'accomplir à l'extérieur, la société 
pourrait ne pas payer une rançon trop chère, et sauver du 
naufrage, non-seulement ses conditions matérielles d'exis- 
tence, mais encore ces libertés, fragiles conquêtes d'un 
autre temps, et, comme toutes les conquêtes, remises en 
question après chaque campagne malheureuse et à chaque 
nouveau traité de paix. Ainsi, d'une part, défense de la 
société, non plus par les institutions habituellement char- 
gées de ce soin, mais par l'intrépide et intelligente coali- 
tion de tous les esprits droits, de tous les cœurs ferme- 
ment attachés au pays; garde nationale intellectuelle, se 



ALBERT DE BBOGUE. 179 

substituant, vu l'urgence, à T armée régulière, et faisant 
sentinelle à chaque brèche ouverte ou abandonnée; d'autre 
part, moyennant cet enrôlement volontaire du bien contre 
le mal, du bon sens contre la folie, de Tordre contre le 
chaos, l'espoir de ne pas trop avoir à payer comme frais 
de capitulation et de guerre : voilà la double pensée qui se 
reflète et respire dans chaque page du livre de M. Albert 
de Broglie. 

Cette. pensée, si honorable et si belle au point de vue 
théorique, a un côté faible, plus aisé à pressentir qu'à in- 
diquer, et pour lequel, bien que je ne sors pas un oracle, 
j'aurais besoin de m'envelopper de- voiles et de nuées si- 
byllines. En donnant cette importance à la défense de la 
société par l'individu, en lui assignant comme prix et 
récompensé- le maintien de libertés fort précieuses sans 
doute, mais difficiles à concevoir d'une manière abstraite, 
le jeune et éminent publiciste a un peu trop oublié que 
tout le monde ne s'appelait pas Albert de Broglie, n'avait 
pas à dépenser, pour le service public, la même somme 
de talent, de courage, d'autorité morale, de Qualités natu- 
relles ou acquises, et n'était pas capable de se proposer à 
soi-même un programme de gouvernement anonyme, où 
entreraient par doses égales et savantes les éléments de 
pouvoir et les éléments de liberté. Il a un peu trop oublié 
que, pour agir puissamment sur les~ masses (et ce sont elles, 
après tout, qui font et défont les révolutions), pour les en- 
traîner après soi dans la voie que Ton croit la meilleure, 
il ne suffit pas de leur présenter de nobles modèles, d'ex- 
cellents conseils, de sages maximesj mais qu'il faut encore 
ajouter à tout cela une conclusion, un couronnement, un 
mot d'ordre, un nom qui serve de garantie et de symbole 
à ces vérités réparatrices. Les esprits d'élite peuvent se 
rallier à des idées; mais ils sont l'élite, c'est-à-dire l'ex^ 



180 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

ception. La multitude se rallie à u» nom ; ressentie! est 
que l'idée et le nom s'appuient et se complètent récipro- 
quement. Sien que sincèrement religieux (son livre ne per- 
met pas là-dessus le plus léger doute), M. Albert de Bro- 
glie n'a pas tenu assez de compte de ce dogme si chrétien 
et si humain tout ensemble , qui abaisse et mortifie les 
hommes pour mieux les sauver de leur impuissance et de 
leur misère, et leur demande d'abdiquer en son sein une 
partie de leur liberté et de leur intelligence, pour mieux 
assurer le reste. Un sentiment excessif, obstiné, du pou* 
voir des doctrines dans le gouvernement du monde, du 
côté métaphysique de la politique, et de ce que peuvent y 
ajouter de force et d'influence les talents et les caractères 
individuels, n'est-ce pas là le vague penchant, la secrète 
faiblesse de cette école d'ouest sorti M. Albert de Brogliè, 
et qui l'a bercé sur ses genoux comme son enfant le plus 
cher, comme la meilleure de ses gloires, futures? Les évé- 
nements ont eu beau donner, de leur voix brutale, de dou- 
loureux démentis à la sagesse humaine, il reste toujours 
quelque chose des anciennes tendances : 

.... Servat odorem 
Testa diu... 

Dieu merci ! le mot testa n'a pas cette fois le sens irré- 
vérencieux que lui donnerait une traduction littérale : il ne 
s'agit pas ici d'une cruche, mais d'un beau vase d'or, pa- 
tiemment ciselé par une main habile, et rempli des plus 
purs, des plus salutaires parfums ! 

Une fois cette réserve faite, il n'y a plus qu'à louer ou 
plutôt à admirer dans ces Études morales et littéraires. 
Quelle raison ferme et lumineuse dans l'examen de la Con- 
stitution de 1848, de cette œuvre informe dont le moindre 



ALBERT DE BROGLIE. 1S1 

défaut était de renfermer en germe tout ce qui devait ser- 
vir à la détruire! Que d'aperçus ingénieux à propos des 
Questions constitutionnelles de M. de Barante, brochure 
qui, paraissant en mars 1849, ressemblait à un mémoire 
archéologique recomposé avec de* ruines! Notons, en 
passant, dans cet article, une belle page que devraient mé- 
diter tous les historiens de la Révolution, et où l'auteur 
établit victorieusement que tout ce que la France militaire 
accomplit de glorieux et de grand en 92 et 93, se fit en 
dehors de la Convention, malgré elle, en dépit de son om- 
brageux contrôle, et par le seul effort du pays réagissant 
à la fois contre l'ennemi du dehors et contre l'exécrable 
assemblée qui l'ensanglantait et le déshonorait. Le livre de 
M. Thiers, sur la Propriété, a été pour M. Albert de 
Broglie l'objet d'un travail supérieur, selon nous, à 
l'ouvrage même , et où clés sources de l'hérédité de 
biens dans la race humaine » sont prises de plus haut et à 
une plus grande profondeur. M. Thiers, dans toute cette 
discussion, s'était trop borné au droit naturel, et ses ju- 
dicieux arguments, prêches à des convertis et opposés à des 
passions enflammées, à de dévorantes convoitises, faisaient 
un peu l'effet de soldats de plomb et de fer -blanc armés 
en guerre contre des bandits ou des cannibales. M. Albert 
de Broglie rend à cette question vitale toute sa grandeur; 
il embrasse d'une plus large envergure les intérêts de l'hu- 
manité; il est aussi plus spontanément, plus primitivement 
chrétien : on sent que, dans cette crise, qui déjouait tous 
les raisonnements et tous les calculs, H. Thiers a fini par 
la religion, et que M. Albert de Broglie a commencé par 
elle. 

Il faudrait citer encore, comme des modèles de critique 
historique, ou littéraire, la notice funèbre sur M. Rossi, et 
les pages si attentives, si attendries, consacrées à la mé- 

il 



182 CAUSERIES LITTERAIRES. 

■ 

moire d'Alexis de Saint Priest, cet esprit charmant, à 
jamais regrettable, qui allait, lui aussi, s' améliorant 
sans cesse, et personnifiant d'une façon exquise l'heureuse 
alliance d'une sincère vocation d'écrivain avec ces distinc- 
tions sociales qui ne donnent pas le talent, mais en aug- 
mentent l'autorité et l'influence. N'oublions, non plus, ni 
l'article s*f V Antonio Pérez de M. Mignet, ni le magnifique 
morceau intitulé le Moyen Age et l Église catholique, et 
inspiré par les diverses publications de l'abbé Gaume, du 
père Ventura, et de cet illustre Donoso Cortès, aujourd'hui 
pleuré par ceux-là mêmes qui, tout en admirant son génie, 
avaient cru trouver dans quelques- unes de ses doctrines, 
un sujet de controverse. C'est en vain que, dans cette re- 
vue rapide, et où il n'y a de place que pour l'éloge, j'es- 
sayerais d'éviter celle de toutes ces Études qui a fait le 
plus de bruit, qui devait en faire le plus, et qui a remué 
toute la littérature contemporaine, en touchant à son aïeul : 
je veux parler de l'étude sur Chateaubriand et ses Mémoi- 
res d 'Outre-tombe. Il y a trois ans, quand cet article parut, 
je pris parti pour l'auteur de René contre le petit-fils de 
Corinne. J'étais surtout frappé, à cette époque, de ce qu'il 
y avait d'injuste ou au moins de cruel dans cette réaction 
subite ; excessive, passionnée, s'exerçant sur une tombe à 
peine fermée, contre un homme que la jeune littérature en- 
tourait depuis vingt-cinq ans d'adulations et d'hommages. 
Voltaire, auquel il faut parfois revenir, pourvu qu'il ne s'a- 
gisse ni 'de religion ni de tragédie, disait aux détracteurs 
de Racine et de Boileau : « Croyez-moi, ne touchez pas à 
Jean et à Nicolas ; cela vous porterait malheur I » — Notre 
Jean et notre Nicolas, à nous, enfants du dix-neuviètae siè- 
cle, c'est, en attendant mieux, M. de Chateaubriand ; je 
n'aurais pas voulu que M. Albert de Broglie y touchât. Son 
article est rempli de vérités excellentes sur les incontesta* 



j 



ALBEtlT ÛE UftOdLIK. . 185 

bles défauts de rbomme et de l'oeuvre, sur la vanité litté- 
raire, sur cette malfaisante intervention du moi datrs les 
écrits de nos illustres, sur ce funeste abus de persouua- 
lisme et dé mémoire qui les amène à gâter, après coup, les 
plus attrayantes créations de leur génie et de leur jeunesse, 
en les détachant du cadré idéal où ils les avaient placées, 
pour les faire rentrer avec eux dans la vie réelle. Déclarant * 
la guerre a toutes les maladies morales qui avaient conduit 
la société au bord de l'abîme, H. Albert de Broglie ne pou- 
vait omettre celle-là ; et, plus ces mauvais exemples ve- 
naient de haut, plus il était utile de les dénoncer. J'en 
conviens, je m'y résigne : seulement, puisque la même 
époque voyait paraître d'autres œuvres où se trahissaient 
avec encore moins de retenue ces fâcheux symptômes, le 
jeune moraliste ne pouvait-il pas attacher sa pensée à un 
autre chu, <lire les mêmes vérités sous un autre passe-port, 
faire au moins comme Chrysale, trouver quelque part un 
auteur de Mémoires ou de Confidences qui ne s'appelât pas 
Chateaubriand, et s'interrompre de temps en temps pour 
lui dire : * Cest à vous que je parle, ma sœur ! » — Les 
bienséances eussent été sauvées, et la morale n'y eût rien 
perdu. 

A part cette légère tache, cetle dissonance formée par 
un nom propre, l'impression générale que l'on garde de 
ces Études morales et littéraires est une sympathie pro- 
fonde, un acquiescement qui touche au respect. On a ra- ' 
conté, vous le savez, qu'un homme politique, pressé 
d'accepter je ne sais quel poste officiel, s'en était défendu 
en disant : « Je veux conserver le droit de saluer le duc de 
Broglie. » C'est là, si le mot est vrai, un légitime hommage 
rendu à un noble caractère. Nous aussi, dans notre mo- 
deste domaine et notre milieu tout littéraire, nous aurions 
une ambition analogue : nous voudrions avoir le droit de 



184 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

saluer H. Albert de Brogiie, non pas de ce banal coup de 
chapeau qui n'est que la politesse de l'indifférence, 
mais de ce geste amical et sympathique qui siguitie l'estime 
parfaite, affermie plutôt que troublée par le désir de le 
voir faire encore un pas de plus sur ce chemin où nous 
sommes fier de nous rencontrer avec lui. 



1 



LES HISTORIENS DE L'ILLUMINISME 



MM CARO 1 , HENRI DELAAGE*, 
GÉRARD DE NERVAL 5 . 



Un penseur judicieux et profond, un charmant songeur, 
un curieux et spirituel sceptique, n'y a-t-il pas là les trois 
sortes déjuges, les trois ordres d'idées que peuvent ren- 
contrer ou éveiller ces questions mystérieuses, inquiétantes 
pour la raison, alarmantes pour la foi, mais trop chères à 
certaines imaginations pour qu'il soit possible de les dé- 
daigner tout à fait et de les passer sous silence ? 

Jusqu'à présent, le nom, la réputation et les œuvres de 
Saint-Martin ne nous apparaissaient qu'à travers un voile. 



1 Du Mysticisme au dix-huitième riècle. — Essai sur la vie et la doc- 
trine de Sfint-Martin. 
* Le Monde prophétique. 
5 Les Illuminés, ou lei Précurseurs du socialisme. 



186 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

Cela est si vrai, que je roc crois obligé d'avertir qu'il ne s'a- 
git pas ici de ce grand saint qui coupa son manteau en deux 
pour en donner la moitié à un pauvre. Le jmanteau du Saint- 
Martin dont M. Caro nous raconte l'histoire, était d'une 
nature beaucoup plus éthérée, et il n'aimait à le partager 
avec personne. Lui-même s'intitulait le Philosophe inconnu, 
et ce titre, où l'orgueil se cachait peut-être *ous un air 
d'humilité, caractérisait assez bien renseignement, la mis- 
sion et la vie de cet homme aimable et étrange. Il y a, par 
malheur, dans ce seul mot, inconnu, je ne sais quelle se- 
crète amorce qui séduit les âmes inquiètes, en leur offrant 
à la fois l'attrait d'une vérité et le charme d'un mystère. 
Pendant que le gros du public, celui qui personnifie le sens 
commun, et chez qui Ton trouve, hélas! plus de commun 
que de sens, se détourne avec une fière indifférence, peu 
soucieux d'aborder l'homme ou le livre qui se donnent 
pour inconnus ou pour incompris, le petit nombre, celui 
que j'appellerai l'exception plutôt que l'élite, est, au con- 
traire, trop enclin à en exagérer l'importance, à signaler 
comme un trésor enfoui ce qui n'est qu'un minerai mêlé 
d'alliage, et à sacrifier le vrai, l'applicable et l'utile, au plai- 
sir d'avoir l'air de connaître ce que personne ne connaît et 
de comprendre ce que personne ne comprend. Le rôle d'i- 
nitié a ses douceurs; la vanité y trouve son compte : la va- 
nité, cette clef du cœur de l'homme! Notre génération sur- 
tout, à la fois orgueilleuse et maladive, agitée et désabu- 
sée, associant le goût du superflu au mépris du nécessaire, 
a de vagues complaisances pour ces apôtres, ces prédica- 
teurs, ces doctrines, où chacun peut apporter un peu de sa 
chimère et de son rêve. Qu'en résulte-t-il? Qu'un homme, 
comme Saint-Martin par exemple, ignoré ou perdu pour la 
foule, malgré de belles pages et de magnifiques éclairs, a 
pris çà et là des proportions excessives sous des plumes 



LES HISTORIENS DE L'ILLUMINISME. 187 

hardies, fines, paradoxales, lesquelles, à peu près sûres de 
n'être pas contredites, ont réclamé pour Fauteur du Minis- 
tère de PHornme-Esprii, de Y Esprit des choses et du Croco- 
dile, un rang parmi les instituteurs et les bienfaiteurs de 
l'humanité. Remercions donc M. Caro d'être allé droit à 
cette renommée sibylline, d'avoir feuilleté sans trouble ces 
livres sacrés, et de nous en offrir aujourd'hui une large et 
lumineuse étude, attentive et sympathique pour la per- 
sonne et les écrits de Saint-Martin, juste et sévère pour 
la portée et le sens caché de ses doctrines; plus profi- 
table à sa mémoire qu'une admiration irréfléchie, et plus 
utile à la vraie philosophie qu'un dénigrement systéma- 
tique. 

Voilà, 'en effet, ce qui m'a frappé tout d'abord dans le 
livre de M. Caro. Il a courageusement suivi Saint-Martin 
jusque sur ces cimes où Ton se croit beaucoup plus près du 
ciel parce qu'on est séparé du monde par un nuage; et 
pourtant la tête ne lui a pas tourné, le pied ne lui a pas 
glissé ; il ne s'est pas laissé gagner un seul cornent par ce 
contagieux vertige auquel peuvent être sujets les meilleurs 
esprits après une familiarité trop longue et trop intime avec 
des esprits visionnaires : il est revenu de ce dangereux pè- 
lerinage, aussi sain, aussi calme, aussi clairvoyant qu'au 
point de départ, et il n'en a gardé aucune amertume contre 
ce singulier guide qui lui en avait imposé les fatigues et 
les périls. Il semble que, dans un pareil travail, la mono- 
graphie d'un homme si en dehors du vrai et du possible, il 
n'y ait pas de milieu : ou s'enthousiasmer ou se courrou- 
cer; ou aspirer ces capiteuses vapeurs qui s'exhalent des 
cerveaux malades, ou réagir violemment contre elles; éle- 
ver jusqu'au génie le personnage dont on parle ou le ra- 
battre jusqu'à la démence ; devenir son exécuteur ou son 
catéchumène. M. Caro a été mieux que cela : il a été Tin- 



188 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

terprète bienveillant, le critique sérieux, le juge impartial 
du Philosophe inconnu. 

Saint-Martin naquit en 1743; il avait cinquante ans en 
1793; il. fut donc contemporain à la fois de Voltaire et de 
Robespierre. Si j'indique cette date et ces noms, c'est pour 
faire remarquer le synchronisme naturel, l'affinité clandes- 
tine et profonde qui existe entre les extrêmes les plus op- 
posés de la pensée humaine. Voilà un siècle qui démolit 
toutes les croyances, qui fait de l'incrédulité un dogme, 
du doute un apostolat, de la raillerie un symbole, de l'ir- 
réligion une foi. Eh bien ! soyez sûrs qu'à deux pas de ces 
temples écroulés, en quelque coin laissé dans l'ombre par 
ces ouvriers de destruction , une main discrète élève, avec 
le ciment et les morceaux de ces- ruines, un temple nou- 
veau où toutes ces plaintives exilées, ces pieuses victimes 
du triomphe Vol tairien, la rêverie, l'imagination, la prière, 
l'aspiration de l'âme vers Dieu, puissent trouver un refuge 
et se donner le change à elles-mêmes sur leur passagère 
défaite. Seulement prenez garde! Ce n'est plus la vérité 
divine, chrétienne, universelle, qui remplit et anime ce 
temple; c'est la volonté, le caprice, la croyance indivi- 
duelle d'un homme que l'impiété effraye , mais à qui l'or- 
thodoxie ne suffit pas, qui dépasse Tune pour mieux échap- 
per à l'autre, qui se fait le sectaire de l'esprit comme ses 
voisins se sont faits les sectaires de la matière, et qui pro- 
teste à sa façon contre les abus de la raison en touchant de 
près à la folie. De même, si nous passons de la vie intel- 
lectuelle à la vie pratique et de l'histoire des idées à celle 
des faits , voilà une époque qui fait couler le sang à flots 
et livre la conduite de ses affaires à cette féroce logique 
des révolutions, dont le premier anneau est une utopie et 
le dernier une guillotine. Eh bien! soyez sûrs que, non 
loin de là r au moment même où Marat demande trois cent 



LES HISTORIENS DE L'ILLUMINISME. 189 

mille têtes et où Robespierre et Saint-Just sont bien près 
de les lui donner, se cache à demi quelque pieux et tendre 
rêveur , tendant vers le ciel des mains pures , et deman- 
dant à Dieu de l'absorber en lui pour mieux le dérober à 
la méchanceté des hommes. Seulement prenez garde : 
dans cette âme si étrangère aux passions et aux fureurs du 
moment, vous chercheriez eu vain ces colères et ces flammes 
qui saisissent lès grands cœurs en présence des grandes 
iniquités, ce besoin de se dévouer, d'agir, de lutter, de 
combattre, qui est la consigne des natures généreuses dans 
ces effrayantes mêlées : vous chercheriez en vain quelque 
chose d'applicable à l'intérêt immédiat et direct de cette 
société qui s'égorge et se tue. Non, le rêveur dont je parle 
n'a pas pied dans la vie réelle; il se renferme et s'isole en 
lui-même, dans l'idée de Dieu, dans la possession de Tin- 
fini, dans le sentiment de cette vérité mystique dont il se 
croit seul dépositaire : ce n'est plus un homme assujetti à 
tous les devoirs, c'est un être immatériel doué de tous les 
privilèges. On conçoit aisément que ce don de penser, de 
parler et d'agir avec approbation et privilège de Dieu, lors- 
qu'il échoit à une âme exquise et délicate, comme Saint- 
Martin, se borne â la rendre inutile et stérile, mais que, 
dans une organisation moins inoffensive, il pourrait mener 
loin et autoriser toutes les folies comme tous les crimes. 
Donnez à un mystique des goûts sanguinaires, des appétits 
sensuels, des raffinements d'orgueil, des caprices de des- 
pote, et vous en faites à votre choix Marat, Néron, Danton, 
Éliogabale! 

Saint-Martin, fort heureusement, ne fut rien de tout cela ; 
en nous racontant sa vie, M. Garo nous le fait aimer; en 
analysant ses ouvrages et avant d'en condamner l'en- 
semble, il en fait ressortir de charmantes beautés de dé- 
tail. Si l'on voulait (et ce serait peut-être le ptus sage) 

ii. * 



190 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

cesser de voir dans Saint-Martin le théosophe, le chef de 
secte, l'apôtre, et ne plus chercher en lui que l'éèrivain et 
le moraliste, il y aurait une belle moisson à faire dans tous 
ces Homme de désir, Ecce Homo, Homme-Esprit, Principe^ 
de T essence divine, et autres livres dont les titres même 
dénoncent une intelligence baignée dans un perpétuel cré- 
puscule. Saint-Martin, à ce nouveau point de vue, deviendrai! 
simplement une sorte de JoHbert, mais un Joubert agrandi 
et obscurci, échangeant contre un Sinaï quelque peu alle- 
mand ce jardin français de Savîgny, dont Chateaubriand, 
daus ses Mémoires , nous a tracé une si délicieuse pein- 
ture. «J'ai désiré faire du bien, nous dit Saint-Martin; 
majsje n'ai pas désiré faire du bruit, parce que j'ai senti 
que le bruit ne faisait pas de bien, et que le bien ne faisait 
pas de bruit. » — Et plus loin : « Les faiblesses retardent, 
les passions égarent , les vices exterminent. » — « L'or- 
gueil est comme le ver : on a beau le couper eh morceaux, 
chacun de ces morceaux reprend la vie et dévient un nou- 
veau ver.» — «La pièce d'or que les anciens mettaient 
dans la bouche des morts, pour passer la barque, c'est 
l'âme purifiée. » — « Rien n'éclaircit l'esprit comme les 
larmes du cœur.» — Saint-Martin, convenons^en, aurait 
gagné à beaucoup pleurer. 

Il avait un tendre penchant pour les femmes, ce qui est 
très-naturel ; mais en même temps, il se croyait revêtu 
d'un sacerdoce qui lui interdisait l'amour et le mariage; 
il en résultait sous sa plume des contradictions piquantes 
à propos des femmes : il en disait un peu de mal, de peur 
d'être amené à en penser trop de bien , et cette lutte du 
penchant vrai et du sacerdoce factice lui inspirait des con- 
fidences telles que celles-ci : — « Je sens au fond de mon 
être que je suis d'un pays où il n'y a pas de femmes. » 
— « La matière de la femme ne vaut pas cejle de 



LES HISTORIENS DE Ï/ILLUMINISME. 191 

l'homme.» — «L'homme est l'esprit de la femme, et la 
femme est l'âme de l'homme. » — « La femme est meil- 
leure, l'homme est plus vrai. » — « L'homme a en propre 
le don des opérations et la femme celui de la prière. » — 
« Une des raisons qui s'opposèrent à mon mariage a été 
do sentir que l'homme qui reste libre n'a à résoudre que 
le problème de sa propre personne, mais que celui qui se 
marie a un double problème à résoudre.» — Je ne sais si 
je me trompe, mais il me semble que ce n'est pas trop mal 
pour un théosophe. 

Tout cela, vous le comprenez, n'est que la superficie de 
Saint-Martin, et, s'il revenait au monde, il se fâcherait de 
nous voir chercher sa gloire dans quelques traits épars qui 
n'ont rien de commun avec le fond de sa doctrine ; mais ce 
fond est-il bien facile à trouver, et appartient-il à un fri- 
vole causeur dé se poser en docteur de Sorboiine? Ces su- 
jets philosophiques, illuminisme, mysticisme, germanisme, 
kantisme, panthéisme, me font l'effet de ces souterrains , 
de ces grottes, telles qu'on en rencontre dans les pays de 
montagnes. Elles sont remplies de choses magnifiques, 
cristallisations, stalactites, arabesques, simulacres de 
jaspe et de porphyre , formes splendides , imitant , à s'y 
méprendre, des palais et des statues, des arbres et des 
figures humaines. Mais, pour voir tout cela et pour en jouir 
sans risquer de s'égarer et de se perdre, il faut ou la clarté 
du jour, qui est celle de tout le monde, et qui ne pénètre 
guère plus loin que l'entrée, ou la lueur des flambeaux 
que l'on fait porter devant soi, et qui vacillent souvent dans 
ces ténébreux méandres, si ferme que soit la main qui les 
porte. Moi qui , en face des grottes du mysticisme , n'ai à 
mon service que cette clarté dn jour, c'est-à dire du sim- 
ple bon sens qui ne me mène pas beaucoup plus loin que 
le péristyle, j'emprunte le flambeau de M. (laro , et je ne 



192 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

pourrais assurément mieux choisir. Pénétré de la lecture 
de son livre, un des plus substantiels que je connaisse, 
voiei , en résumé , non pas mon jugement , mais mon im- 
pression. 

II n'est pas de sentiment plus pur, plus naturel , plus 
irréprochable, que celui sur lequel repose le mysticisme 
que j'appellerai naïf pour le distinguer du mysticisme sys- 
tématique. Tous, ou presque tous, quelles que soient 
d'ailleurs les préoccupations ou les attaches qui nous ra- 
mènent à la terre, nous connaissons de ces moments pleins 
. de trouble, de frisson et de délices, où notre âme, se déga- 
geant des liens matériels qui la retiennent captive, se sent 
tout à coup des ailes , s'élève d'un vol vers les régions ce* 
lestes, et va s'y retremper, s'y plonger, s'y absorber dans 
l'idée de l'infini et de Dieu. Pour les âmes pieuses et fer- 
ventes , ces moments s'appellent des extases ; pour celles 
qu'assujettit et que souille la vie du monde, ce ne sont que 
des intermittences rapides , des éclairs de nostalgie divine 
qui nous font revoir, à travers l'espace et la nuit, les loin- 
taines images de la patrie perdue. Ce mysticisme-là n'est 
pas, à Dieu ne plaise! une hérésie, un paradoxe ou un 
mensonge, mais une légitime revanche de l'esprit contre la 
matière, une protestation soudaine de la plus noble por- 
tion de notre être contre la plus vile, un précieux débris de 
l'héritage détruit par la faute originelle, un gage de réha- 
bilitation future, une lettre d'audience accordée par le 
Créateur à la créature pour la rapprocher de lui, la relever 
de sa misère, et lui rappeler que leur séparation ne doit 
pas être éternelle. 

Ce mysticisme, les saints l'ont consacré de leurs prédi- 
cations et de leurs exemples ; la poésie chrétienne en a fait 
sa Muse, et partout où se rencontreront des âmes tendres, 
{las imaginations vives, des ciels étoiles, de grands hori- 



LES HISTORIENS DE L'ÏLLUMINISME. 195 

zons noyés dans l'azur et la brume, des soirs rustiques 
mêlant dans une vague harmonie les mille murmures de la 
campagne, une suave odeur d'encens s'exhalant du sanc- 
tuaire à travers l'ombre des piliers gothiques, partout il y 
aura des mystiques, ne fût-ce que pour une heure, une 
minute, une seconde : le temps que met la flèche à atteindre 
le but, et l'âme à monter vers Dieu. Loin de rious l'envie 
de Condamner ou de proscrire ces élaus, ces frissons su- 
blimes, ces aspirations précieuses, ces brusques victoires 
de l'être immatériel, ces ardents démentis donnés" par 
l'âme aux sens et à la chair! Malheureusement le mysti- " 
cisme tel que le pratiquait Saint-Martin ne s'arrête pas là : 
de ce qui n'était qu'un sentiment il fait un système; de ce 
qui n'était qu'tin élan , il fait une doctrine ; de ce qui n'é- 
tait qu'une aspiration , il fait tine science. Il prend Tûrae à 
ce moment rapide où elle s'absorbe en ce Dieu dont elle 
émane, et il fixe ce moment pour en faire l'état normal , 
permanent, officiel, dogmatique, de cette âme. Ce n'est 
pas tout encore : au lieu de voir dans cet acte volontaire, 
spontané, de l'âme qui s'élève vers Dieu, une preuve qu'il 
y a là deux termes distincts , l'âme et Dieu , l'être créé et 
le Créateur, il les confond en un seul être ; et de cette 
prise de possession de la divinité par l'âme, il déduit sa 
doctrine, qui fait de l'âme une portion intégrante de la 
Divinité. C'est tout simplement du panthéisme sous une 
nouvelle forme , du panthéisme immatériel, spiritualité, 
mais proche voisin de l'autre; car, dès l'instant que l'âme 
est Dieu, l'homme qui, d'après Saint-Martin, n'est qu'une 
âme , est aussi Dieu ;. les objets extérieurs qui , toujours 
d'après le théosophe, n'existent que par leurs rapports avec 
l'âme, sont Dieu : le monde est Dieu ; le vieux Pan reparaît, 
tenant d'une main les mythes sensuels de la Grèce, de 
l'autre l'immobile cosmogonie de l'Orient ; et cet excès, ce* 



104 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

raffinement* cette débauche de spiritualisme, tourne, en 
définitive, au profit de la matière. Le pauvre Saint-Martin, 
j'en suis sûr, ne s'en doutait pas, et s'en serait défendu 
comme d'un crime , lui , nature si aérienne , si ailée , si 
pure, si impalpable. Mais une organisation exceptionnelle 
ne peut suffire à décider de la portée véritable d'un sys- 
tème. Si, par son caractère et les conditions mêmes de sa 
doctrine, Saint-Martin avait vécu plus en dehors, s'il se 
fût infiltré dans les masses, parmi les intelligences vulgai- 
res, asservies aux appétits matériels, cette doctrine, à sa 
grande surprise, eût été pour ses néophytes la réhabilita- 
tion de la chair autant que de l'âme. Tout en disant comme 
le bon Ghrysale, ou plutôt, hélas! comme nous disons 
tous, ma guenille m est chère! quelle joie et quel orgueil 
de pouvoir ajouter : ma guenille est Dieu! Tant il est vrai 
que tout se tient dans la longue chaîne des erreurs humai- 
nes ! C'est le propre de l'excès en toutes choses, d'être éga- 
lement funeste, et par lui-même, et par l'excès contraire 
qu'il amène ou qu'il confine en quelque point ; et c'est 
probablement pour les hérésies et les erreurs théurgiques, 
mystiques, théosophiques et philosophiques, qu'a été fait le 
vieil adage « les extrêmes se touchent. » 

Je serais encore plus ridicule qij'il n'est permis à un cri- 
tique, si je m'imaginais vous avoir donné une idée, même 
sommaire et incomplète, de la doctrine de Saint-Martin. 
Ma prétention est à la fois moindre et meilleure : je pré- 
tends simplement vous faire lire le livre de M. Caro. Dans 
notre siècle, où la philosophie n'a rien inventé (qu'in- 
vente-t-elle?) mais où elle a admirablement raconté les 
philosophies antérieures, je connais peu de pages plus so- 
lides, plus nettes, plus transparentes, que celles où M. Garo 
analyse le mysticisme, faisant la part des qualités de 
l'homme et des défauts du système, des faiblesses du peo- 



LES IIISTOMBNS DE LMLLUMINISME. 195 

seur et des grâces de l'écrivain. Son ouvrage, je le répète, 
est 4in vrai service rendu à la science, et ceux que M. Garo 
appelle modestement ses maîtres pourraient déjà le traiter 
comme leur égal. 

Rajeunissez Saint-Martin de quatre -vingts ans , fai- 
tes-lui lire en passant Hoffmann et Charles Nodier, égarez- 
le sur les trottoirs de notre jeune littérature, et vous aurez 
M. Henri Delaage, une physionomie charmante, un No- 
valis inachevé, que je suis fâché de voir écrire de petits 
livres sur les Tables tournantes, le Monde prophétique et 
la Chiromancie^ au lieu de consacrer son imagination si 
jeune et si fraîche à de vrais travaux littéraires. N'importe! 
roman pour roman, il en est peu de plus intéressants que 
le volume de M. Henri Delaage, sur les moyens de connaî- 
tre l'avenir, ou, pour mieux dire, sur te Magnétisme. S'il 
suffisait des séductions de l'apôtre pour accréditer l'apos- 
tolat, je serais tout converti en lisant ou en écoutant 
M. Henri Delaage. Il est si sincère, si convaincu, qu'une 
partie de sa conviction passe, bon gré, mal gré, dans l'es- 
prit de son auditeur, et que l'on finit par croire avec lui. Le 
moment serait d'ailleurs mal choisi pour renier la grâce 
magnétique, et j'aurais contre moi toutes les tables, tous les 
chapeaux, toutes les clefs et tous les saladiers de Paris. 
J'aime donc mieux recommander comme une attrayante 
lecture les récits merveilleux de M. Delaage, et surtout si- 
gnaler en lui ce qui me paraît le distinguer des autres thau- 
maturges. Il ne voit dans les sciences occultes que des 
moyens de mortifier la chair, et il en conclut qu'elles sout 
compatibles avec le christianisme, et animées de l'esprit 
chrétien, de même que Saint-Martin ne voyait dans le mys- 
ticisme que la délivrance de l'âme, et en concluait qu'il 
était l'expression suprême, divinisée, de la foi catholique. 
Ces accommodements-là sont possibles, ou du moins spé- 




196 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

deux avec des natures exquises comme l'était celle de 
Saint-Martin, comme Test celle de Henri Delaage; mais ne 
serait-il pas dangereux de vouloir trop généraliser? Four 
un spiritualiste de bonne foi, que de charlatans! Que 
M. Delaage relise avec nous le livre, si spirituel et si cu- 
rieux, où M. Gérard de Nerval nous raconte l'histoire des 
Illuminés, précurseurs du socialisme, et qu'il nous dise 
s'il n'y a pas eu, dans les sciences occultes, tout un côté 
dangereux, chimérique, véreux, taré, mêlé d'impudence, 
d'escroquerie et de mensonge, le côté des libertins comme 
Kestif, des fous comme Raoul Spifame, des fripons comme 
Cagliostro, renfermant en germe le saint-simonisme, le 
fouriérisme, le communisme, c'est-à-dire, encore et tou- 
jours, la révolte, le dogme et l'apothéose de la matière. 

C'est pourquoi, si vous m'en croyez, nous ne méprise- 
rons pas le mysticisme, surtout quand il a M. Caro pour his- 
torien et pour interprète : nous ne repousserons pas le 
magnétisme, surtout quand il a M. Henri Delaage pour pré- 
dicateur et pour biographe; nous ferons même, si cela nous 
amuse, tourner quelques tables et quelques chapeaux. Mais 
après, nous reviendrons au bon sens, à ce pauvre vieil ami 
que nous négligeons souvent; que nous oublions quelque- 
fois, et que nous sommes pourtant heureux de retrouver à 
notre foyer, moins surpris qu'attristé de notre absence, 
moins courroucé qu'inquiet de notre abandon, bornant sa 
vengeance à nous offrir quelque volume de Bossuet ou de 
la Bruyère, de Molière ou de Lesage, et à nous redire tout 
bas que ce sont là les vrais patrons de l'esprit français, les 
vrais titres de noblesse de notre littérature. 



LES HISTORIENS DE L'ESPRIT 



MM. JULES JANINS EDMOND TEXIEU 2 . 



Je respecte et j'admire, en littérature, ceux qui passent 
quinze ans à préparer un volume, quinze autres à l'écrire, 
et quinze autres à jouir de son succès; il n'en faut pas 
davantage pour assurer l'immortalité à un homme de gé- 
nie, et ouvrir F Académie à un homme de talent; mais se- 
rons-nous sans pitié pour ces esprits infatigables, toujours 
prêts à la réplique, doués de cette faculté de vibration qui 
répond à chaque incident de la vie publique, à chaque 
épisode de la vie littéraire, par une page, une ligne, un 
mot : la page vraie, la ligne piquante, le mot juste? S'ils 
ont en ouCre cet amour de leur art, ce goût du beau, ce 
sentiment du mieux, honneur et tourmei>t de l'écrivain vé- 

1 Histoire de la littérature dramatique. 
* Critiquée et Récits littéraires. 



198 CAUSERIES LITTÉBAIRES. 

ritable, s'ils réussissent souvent, du premier coup, mieux 
que bien d'autres après vingt retouches et vingt ratures; si 
enfin par là date de leurs débute, le genre de leur initia- 
tive, par les idées qu'ils réveillent, par les souvenirs qu'ils 
rappellent, ces esprits se rattachent à un moment unique 
dans l'art moderne, à un moment qui fut le nôtre, qui 
rayonna de nos espérances, qui palpita de notre jeunesse, 
comment leur refuser une place, une grande place dans 
nos affections et nos sympathies? Pour moi, je n'en ai pas 
le courage, surtout lorsqu'il s'agit de M. Jules Janin. 

Oui, c'était là le bon temps : nous sortions à peine du 
collège; Forage de 4850 n'avait pas encore éclaté; il gron- 
dait dans le lointain, il frémissait d'avance dans les pres- 
sentiments et les inquiétudes des habiles et des sages; mais 
pour nous, heureux écoliers de ces années heureuses, ces 
rumeurs vagues se confondaient avec les harmonies du ma. 
tin, avec les belles émotions de cet âge où toute illusion est 
un enthousiasme, toute opinion une foi, toute chanson un 
poème ! — A l'époque dont je vous parle, tout le monde était 
en train d'inventer quelque chose, drame ou roman, chro- 
nique ou dialogue, élégie ou ode, tableau ou statue, reli- 
gion ou orthographe. A cette phase de renouvellement 
général, de floraison printanière, éclose sous les douces 
influences d'un régime admirablement favorable au déve- 
loppement de la pensée, il fallait, quoi? un historien? 
C'était bien sérieux; un critique? C'était bien grave; il 
fallait quelqu'un qui en écrivit, au jour le jour, les bulle- 
tins et les Mémoires, Hémoires vifs, sémillants, animés, 
reflétant la vie commune sous une forme originale, rendant 
en étincelles les* rayons de toutes ces aurores. Ce qu'il 
fallait surtout, c'est que ce travail, mis au service de choses 
nouvelles, fût nouveau comme tout le reste; qu'il ne res- 
semblât à rien de ce qui l'avait précédé; — que, par le ton, 



LES HISTORIENS DE L'ESPRIT. 199 

lé tour, l'accent et l'allure, ii différât de ses devanciers au- 
tant que M. Hugo différait de M. Luce de Laneival, 
M. Sainte-Beuve de M. Dussault, M. de Musset de M. de 
Fontanes, M. Mérimée de madame Cottin, M. Barye de 
M. Bosio, et M. Delacroix de M. Gérard : sans quoi il y au- 
rait eu disparate et dissonance, comme si Ton vous forçait 
d'admirer une robe d'après-demain avec une garniture 
d' avant-hier, ou d'entendre une cavatine de Rossini avec 
un accompagnement de Dalayrac. 

Je me souviens encore — souvenir charmant de la sei- 
zième année! — de l'impression que me causa le premier 
feuilleton de H. Jules Janin. C'était dans une allée du 
Luxembourg, jardin classique, allée littéraire. x où pas- 
saient, en chapeau gris et en cravate noire, toutes nos 
admirations d'alors, tous nos regrets d'aujourd'hui. Il 
s'agissait d'une Manon Lescaut, jouée la veille à l'Odéon; 
nous voulions savoir ce qu'en dirait M. Duviquet, le Men- 
tor un peu arriéré de la littérature dramatique : à la qua- 
trième ligne r nous reconnûmes une autre main; à la dixième, 
un cri de joie éclata dans les rangs de notre petite troupe/ 
composée de rhétoriciens honteux d'avoir été forts en 
thème, et pressés de perdre leur latin. Le feuilleton de 
1830 était trouvé, et il fan! qu'il ait été bien vivace puis- 
qu'après un quart de siècle, après bien d'autres révolu- 
tions littéraires, poétiques, politiques, sociales, démocra- 
tiques, impériales, c'est encore, soyez- en bien sûrs, le 
feuilleton de 1854. 

Pendant toute cette période, si longue et trop remplie, 
M. Jules Janin — il a le droit d'en être fier et de le dire, 
— n'a pas manqué une seule fois à sa tâche; il a fait plus 
que créer un feuilleton, il a créé un jour; il a créé le lundi; 
ce lundi qui devait, vingt ans après, porter bonheur à une 
plume plus savante peut-être, mais moins vivante que la 



300 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

sienne. Ici, j'ai bien envie d'abandonner un moment la 
littérature pour l'arithmétique. Un article par semaine, 
pendant vingt-trois ans, cela fait onze cent quatre-vingt- 
seize articles de quinze colonnes chaque, c'est-à-dire ayant 
chacun l'étendue d'un dixième de gros volume* total, cent 
dix-neuf gros volumes, écrits en se jouant, au vol de la 
plume, sans fatiguer un moment ni ses lecteurs ni même 
lui, sans préjudice d'ouvrages de plus longue haleine, 
d'histoires écrites avec le même bonheur et le même 
amour, de récits tour à tour sérieux et fantasques, depuis 
Y Ane mort, cette légende moqueuse et triste, faite avec 
les larmes de notre siècle, jusqu'aux Gaietés champêtres* 
cette légende mélancolique et railleuse, faite avec le rire 
du siècle dernier. N'importe! Y Ane mort, le Chemin de 
Traverse, la Religieuse de Toulouse, les Gaietés champêtres, 
ne sont que des livres de Jules Janin; V Histoire de la Litté- 
rature dramatique , quintessence de ces douze cents feuil- 
letons, c'est Jules Janin tout entier. Contester ses autres 
œuvres, ce ne serait que le critiquer; attaquer celle-ci, ce 
serait le nier lui-même, et personne, Dieu merci! n'y son- 
gera. 

Pour cet esprit dispos, alerte, prompt, toujours en 
éveil, le rez-de-chaussée du Journal des Débats a eu sans 
cesse une porte ouverte sur ce qui se passait au dehors-, 
sur la vie de théâtre d'abord, et aussi sur bien des choses 
qui ne sont pas du théâtre ou qui ne ressemblent qu'invo- 
lontairement à la comédie. Avant de se cantonner dans le 
feuilleton, M. Janin guerroya quelque peu à droite et à 
gauche, en tirailleur. Il mitrailla, du haut de formidables 
premiers-Paris, les ultras de ce temps-là, qui seraient, 
hélas ! les libéraux d'à présent. 11 faut voir avee quelle 
humilité charmante il nous raconte ces grandes batailles, 
et comment il en remontrait aux plus habiles, aux finan- 



LES HISTORIENS DE I/ESPRIT. , 201 

ciers, aux ministres, aux architectes, aux homme* d'État, 
aux préfets, aux censeurs, à tous ceux qui gênaient alors 
cette pauvre liberté, soumise, depuis, à de si rudes épreu- 
ves : 

fortunatos uimiuro, sua si bona norint !... 

pouvait-on dire de ces spirituels mécontents qui jouaient 
avec l'opposition comme les enfants avec le feu. M. Janin 
n'en disconvient pas, bien au contraire! Il se demande 
naïvement ce qu'il allait faire dans cette galère politique. 
Aussi, comme il se hâta d'en sortir ! comme il profita de la 
première occasion pour revenir et se fixer à cette littéra- 
ture qu'il aimait, à ce théâtre qu'il devait choisir pour 
centre de ses vives et ingénieuses échappées ! Par suite de 
l'abaissement du cens électoral, H. Duviquet, le chef d'em- 
ploi, devint électeur ; il alla voter, et, pendant ce temps, 
Jules Janin rendit compte d'un drame, intitulé le Nègre, 
dont l'auteur, M. Ozaneaux, grave inspecteur de l'Univer- 
sité, avait copié vingt ans d'avance, et sans se douter du 
plagiat, Y Onde Tom et mistriss Harriet Beecher Stowe. 
M. Ozaneaux tomba; la question nègre n'était probable- 
ment pas mûre; on ne pensait pas alors, tant les novateurs 
littéraires avaient corrompu le goût ! que « bonne maîtresse 
à moi 1 pauvre nègre à vous ! bonne petite blanche à nous ! » 
fût le dernier mot, le plus bel effort, la suprême merveille 
de l'esprit humain. Mais, si la chute du drame noir fut 
lourde, le succès du feuilleton blanc fut immense; c'était, 
après celui de Manon Lescaut, qui avait fait moins de 
bruit, l'installation définitive d'un nouveau genre qui pou- 
vait avoir ses inconvénients, ses exagérations et ses périls, 
mais qui rendait les genres anciens tout bonnement im- 
possibles; ils le comprirent si bien, qu'ils se le tinrent 



202 CAUSERIES LiTTÉRÀIKES. 

pour dit, et que M. Duviquet, au retpur de son excursion 
électorale, se fit 1 électeur une seconde fois, et vota pour 
que son successeur demeurât député de Paris et des qua- 
tre-vingt-six départements, pour la sessiou hebdomadaire 
du feuilleton. 

Ce fut donc à cette époque, en septembre 1830, que 
commença cette royauté dramatique et littéraire qui dure 
encore. Depuis ce moment, il n'y a pasf»u une pièce, un 
livre, une œuvre d'art, un comédien, un grand homme, un 
événement, un succos, un malheur, une mode, un ridicule, 
un travers, «ne mort illustre, qui ne se soient reflétés dans 
ces pages rapides, sténographiées par une main que rien 
ne lasse, sous la dictée de chaque jour. Voyez plutôt! Les 
trois journées de 1850, la trombe des solliciteurs, les len- 
demains de la victoire, les premiers excès du drame et du 
vaudeville affranchis de leurs salutaires entraves, le procès 
des ministres, les émeutes de décembre, le sac de l'arche- 
vêché et de Saint-Germaki-rAuxerrois, le choléra, Paga- 
nini, l'abbé Chatel, les jeunes France, les saints-simoniens, 
les duels, les suicides, les poètes adolescents s'asphyxiant 
pour avoir été siffles par un parterre de boulevard, tou- 
tes les émotions, tous les étonnements, toutes les fêles, 
toutes les hontes, toutes les terreurs de cette anné« sinis- 
tre et troublée, tout cela a son chapitre dans le premier 
volume de M. Janin. Et ne croyez pas qu'il se soit borné à 
nous donner son texte primitif! Non, il sait trop bien tout 
ce que les années peuvent enlever de fraîcheur aux créa- 
tions les plus fraîches, de finesse aux fantaisies les plus 
fines, de coloris aux plus vifs pastels! Pour unir le passé 
au présent et les ranimer l'un par l'autre, M. Janin s'est 
fait le commentateur de son commentaire, guidant lui- 
même le lecteur à travers ces capricieux méandres, le re- 
plaçant au vrai point de vue, ravivant d'un trait les linéa- 



LES HISTORIENS M L'ESPRIT. 203 

• 

ments effacés, et recomposant un livre nouveau avec les 
débris d'un vieux livre. Grâce à ce second travail, son ou- 
vrage a tous les avantages des Mémoires sans en avoir les 
inconvénients. 11 est vivant, comme tout ce qui s'écrit sous 
l'inspiration directe de ce qu'on raconte, et avec mille af* 
finîtes personnelles entre le narrateur et le récit; il est 
équitable, comme tout ce que modifient* et corrigent, dans 
un bon esprit, la réflexion etTexpérieuce. Comparez à cette 
première partie de ÏHistoire de la littérature dramati- 
que les Mémoitvs de M. Alexandre Dumas, qui touchent 
aux mêmes souvenirs et aux mêmes personnages-. Quelle dif- 
férence ! Ici, un homme tellement plein de lui, que rien ne 
semble arriver que par sa permission, qu'il a tout fait, tout 
inventé, tout découvert, et qtw son histoire s'absorbe dans 
son individualité fanfaronne et bruyante; là, une inter- 
vention discrète, délicate, où l'historien ne tient que tout 
juste assez de pkee pour donner aux choses qu'il retrace 
la chaleur et la vie de ses propres impressions, ki, une 
telle persistance dans de vieux préjugés et de vieilles hai- 
nes, que le livre publié aujourd'hui parait dater d'il y a 
vingt ans; là, un retour si loyal à la vérité, à l'équité, à 
l'indulgence, que le livre écrit il y a vingt ans parait 
dater d'aujourd'hui. Pour répéter une centième fois un des 
mots dont on a le plus abusé, je dirais volontiers que 
M. Dumas n'a rien appris et a tout oublié, et que M. Janin 
n'a rien oublié et a tout appris. C'est à ce signe infaillible 
qu'on peut discerner les esprits justes et les esprits faux en 
temps de révolution. 

Dans son second volume, M. Jules Janin aborde plus dé- 
cidément la littérature dramatique. C'est par Molière qu'il 
commence, et il ne pouvait mieux choisir. Cette œuvre, 
écrite dans le vestibule de la maison de Molière, devait 
être inaugurée sous le patronage du maître de la maison. 



204 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

Mais vous connaissez trop bien la manière de M. tanin 
peur croire qu'il se soit borné, dans ces ravissants chapi- 
tres, à l'appréciation didactique des chefs-d'œuvre de 
l'auteur du Misanthrope. Il ne se contente pas de com- 
menter, d'analyser, d'admirer Molière ; il le ressuscite ; il 
fait circuler à travers ses comédies le souffle même de son 
temps ; U touche de sa baguette magique les originaux qui 
figurent dans la galerie immortelle : marquis enrubaués, 
poètes râpés, savantes et précieuses, fines coquettes, 
bourgeois ridicules, sages raisonneurs, courtisans spiri- 
tuels, tout ce monde qui posa devant Molière., et qui dis- 
parut avec lui. Et les chagrins domestiques de ce pauvre 
grand homme! Et les galanteries de sa femme! Et les hé- 
ros de cette troupe comique dont il fut la fortune et la 
gloire! Et cette vie du théâtre, telle que l'entendaient les 
contemporains de Scarron ! Et ces familiarités charmantes 
de la royauté du génie avec -le génie de la royauté! Et les 
dîners d'Àuteuil! Et cette funèbre représentation du Ma- 
lade imaginaire, où le comédien tua le poète, par dévoue- 
ment pour ses camarades ! Gomme tout cela revit et respire 
dans les pages de Jules Janin ! Il y a, entre autres, un cha- 
pitre que je vous recommande, et où Bossuet, — oui, Bos- 
suet en personne, — est mis en présence de Molière. On 
pouvait craindre, n'est-ce pas? que le feuilleton, un peu 
trop passionné pour son patron naturel et légitime, ne sa- 
crifiât le grand évêque au grand comique ; oh I que non 
pas ! ce chapitre de l'histoire de Molière est tout à l'hon- 
neur de Bossuet. Il faut vous dire qu'un très-savant et très- 
vénérable thé a tin, le père Caffaro, avait publié dans son 
temps une dissertation métaphysique et latine sur la Co- 
médie, et que cette dissertation avait été, au grand étonne- 
ment du bon père, traduite en français et mise en tête 
d'une comédie de Boursault. Là-dessus Bossuet, qui n'a- 



LES HISTORIENS DE I/ESPRIT. 205 

vait pu voir sans inquiétude le succès de Tartufe, et qui 
cherchait une occasion de publier sa pensée, prit à partie 
ce père Caffaro, et lui adressa tout ce qu'il ne lui conve- 
nait pas d'adresser à Molière lui-même. Quelle lettre! 
quelle sublime colère ! quels magnifiques anathèmes! Et, 
au milieu de ces foudres et de ces éclairs digues d'un père 
de TÉglise, quelle intelligence profonde, quelle apprécia- 
tion magistrale de cet art qu'il réprouve, de cet amuse- 
ment du théâtre, qui « n'est bon qu'à s'étourdir et à s'ou- 
blier soi-même, pour calmer la persécution de «et inexora- 
ble ennui qui fait le fond de la vie humaine! » Quel génie 
que celui qui, deux siècles d'avance, perçait à jour, d'un 
seul trait, tout ce que la Muse moderne a mis de raffine- 
ments mélancoliques et de savantes tristesses sur les lè- 
vres des Obermann et des René ! Et quel temps que celui 
où , dans cette lutte entre l'orthodoxie et le théâtre, le 
théâtre s'appelait Molière et l'orthodoxie BosSuet ! 

Après Molière, les types s' effacent, se morcellent ou 
s'éparpillent. M. Janin nous introduit, à la suite de Re- 
gnard, de Dancourt, de Destouches et de Boissy, dans ce 
monde musqué, décoloré, amoindri, où les physionomies 
n'ont plus de relief, où les ridicules perdent leur carrure 
et les travers leur saillie, où la comédie, au lieu d'être 
creusée dans le vif et dans le vrai* n'est qu'un fugitif pas- 
tel, moitié peinture, moitié poussière, prêt à disparaître au 
premier souffle qui le touche, au premier doigt qui l'ef- 
fleure. A côté de ces poètes secondaires, de leurs pâles 
héros et de leurs héroïnes fardées, notre auteur fait revivre 
ces générations de comédiens et de comédiennes dont les 
noms brillent encore, à travers les âges, comme les étoiles 
d'un ciel plongé dans une éternelle nuit. Toutes ces figures 
élégantes ou joyeuses, tragiques ou mignardes, sérieuses 
ou bouffonnes, aboutissent à la plus parfaite, à la moins 



200 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

oubliée de celles qui n'existent plus, à mademoiselle Mars. 
Les pages de M. Jules Janin su* mademoiselle Mars sont 
d'une grâce et d'une mélancolie charmantes. Jamais on ne 
peignit mieux ce qu'il y a d'enivrant et de douloureux 
dans ces existences de reine et d'esclave, condamnées à ne 
point vieillir, trouvant dans la fuite des années le démenti 
de leur gloire et le châtiment de leurs joies, et venant, un 
dernier soir, dire un dernier adieu à un public attristé, 
sans que rien survive à tant d'éclat, d'enchantement et de 
bruit. H. Janin a été, dans ce chapitre, l'historiographe 
sincère et attendri de la comédie, de ses splendeurs et de 
ses misères. 

Nous Pavons dit, un des charmes de cet ouvrage osl de 
nous reporter vers le temps où nous étions tous jeunes, de 
nous replacer, après vingt-quatre ans d'expériences, de dé- 
chirements et de mécomptes, en face des illusions et des 
espérances qui n'eurent pas de lendemain. Il représente, 
il retrace tout ce que la société spirituelle et polie mêla de 
sécurités trompeuses, d'entraînements dangereux, de cou- 
pables tolérances aux événements qui précédèrent et sui- 
virent 4830. Remarquons en effet qu'à cette époque la 
révolution ne se fit dans la rue qu'après s'être préparée 
dans les salons, au théâtre, dans les livres, dans les jour- 
naux, partout où l'on avait de l'esprit. La rue ne fit peur 
qu'un moment, après quoi la bourgeoisie intelligente, ri- 
che déçus et d'idées, se croyant maîtresse du terrain et 
sûre de recueillir les bénéfices de la victoire, laissa faire, 
dire et écrire ce qu'elle n'eût certainement pas souffert si 
elle avait été plus effrayée C'est alors que nous vîmes jouer 
ces pièces incroyables où n'étaient respectées ni la reli- 
gion, ni la royauté, ni la grammaire, ni la morale, ni le bon 
goût, ni le bon sens; œuvres monstrueuses que M. Janin ra- 
contait alors avec l'exactitude de l'historien, et qui! flétrit 



LES ttlSTOKIBNS DE L'ESPRIT. 207 

aujourd'hui avec k sévérité du juge. C'est alors que le roman 
se faisait complice des passions les plyg paradoxales et 
traduisait en récriminations éloquente* la souffrance ou 
l'orgueil de» imaginations révoltées. (Test alors que la ca- 
pitale du monde civilisé, éveillée brusquement après une 
nuit de plaisir et de fête, voyait de sang-froid et sans colère 
une foule, ivre de vin et de rage, se ruer sur les murs sa- 
crés d'une église, sur la sainte demeure d'un archevêque, 
et jeter au courant du fleuve des trésors d'art et de science. 
On ne savait pas, on ne prévoyait pas alors jusqu'où pou- 
vaient conduire ces emportements de la pensée humaine, 
de la liberté moderne, débarrassées de tout frein ; on s'a- 
musait de ces folies criminelles comme de ces courtes 
bourrasques qui éclatent tout à cotfp entre deux rayons de 
soleil. Dix-huk ans plus tard, il n'en fut pas de même : ce 
n'était plus la société spirituelle, instruite, riche et polie 
qui avait vaincu; c'était une autre classe en qui l'ivresse 
du triomphe devait nécessairement^ développer d'autres 
excitations, d'autres convoitises. Il fallait à celle-là non 
pas d'élégants paradoxes ennoblissant la révolte de l'ima- 
gination et des sens, de la raison et de l'esprit, mais des 
prédications plus positives conviant la multitude aux jouis- 
sances matérielles. Les sophismes et les mensonges, iné- 
vitable cortège de ces crises funestes, descendirent d'un 
degré l'échelle sociale; ils ne s'adressèrent plus aux ha- 
bits noirs, mais aux blouses; et, par une réaction natu- 
relle, les habits noirs s'avisèrent, un peu tard, du côté 
dangereux de ces idées qui rendaient les blouses si in- 
quiétantes. De là le caractère si différent de ces deux Ré- 
volutions qui se sont suivies, et ne se sont pas ressemblé. 
C'est à cette dernière phase que répondent les Critiques 
et Récits littéraires de M. Edmond Texier; M. Texier est 
tout à fait de ce temps-ci, non-seulement par les sujets 



m CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

qu'il traite, mais par le tour tout actuel de ses idées et de 
son style; car, ainsi qu'il le dit lui-même, « s'il y a au 
monde quelque chose d'insaisissable, de variable et de 
fugitif, c'est l'esprit. L'esprit est comme les modes ; il se 
transforme à chaque renouvellement de saison. La littéra- 
ture a son Longchamp aussi bien que les élégants et les 
tailleurs... » Ce que nous pouvons du moins affirmer à 
1 auteur des Critiques et Récits littéraires, c'esl qu'il y 
aura bien des Longchamp, et que les tailleurs et les élé- 
gants renouvelleront bien souvent la coupe de leurs habits 
ou de leurs gilets avant que son esprit ait vieilli d'un prin- 
temps. M. Texier, si nous ne nous tromppns (il faut bien 
avoir un défaut!), est légèrement démocrate; il appartient 
à la nuance, si honorable d'ailleurs, du général Gavaignac. 
Gomme tel, il attaque parfois les idées qui nous sont chè- 
res; mais, comme tel aussi, il flagelle, et avec quelle 
verve! quel humour! ces utopies extravagantes qui ont été, 
dès le premier jour, l'embarras, le péril et le ridicule de la 
République. Le chapitre intitulé Olibrius, le plus fltaar- 
quable peut-être et le plus spirituel de ce livre où tout est 
spirituel et remarquable, nous fait passer en revue, à vol 
d'oiseau, tous ces systèmes de Pierre Leroux, de Proudhon, 
de Fourier, de Considérant, de Louis Blanc, de Cabet, de 
Jean Journet, du Mapah, de l'inventeur des calottes orga- 
niques et de Tévadalsme; rêves d'un peuple malade, œgri 
somnia, qui n'auraient jamais dû compter que dans la 
clientèle du docteur Esquirol ou de Gharenton, et dont la 
vogue passagère sera l'éternel procès des événements et 
des doctrines dont ils parurent un moment, les résultats 
suprêmes et logiques. L'ironie de H. Edmond Texier a 
quelque chose de froid et d'acéré comme la lame; il ne re- 
double pas, mais il frappe si juste, que la pointe pénètre 
jusqu'au vif. Cette manière sobre dans le sarcasme, laissant 



LES HISTORIENS DE L'ESPRIT. m 

les faits et les personnages se ridiculiser par eux-mêmes 
sans que Fauteur ait l'air de s'en mêler, n'a rien de la 
raillerie opulente et expansive de M. Jules Janin . L'esprit 
de l'un éclate, jaillit, pétille et mousse sans»cesse, comme 
un vin de Champagne qui se verserait toujours sans s'é- 
puiser jamais ; l'esprit de l'autre brûle à froid comme le 
4in du Rhin, qu'on boit à petits coups, et dont on ne sent 
que par degrés la saveur vigoureuse et contenue. Quelles 
jolies pages sur madame de Girardin, et sur M. Sainte- 
Beuve, et sur H. Granier de dassagnac, et sur M. Murger, 
et sur M. de Musset, et sur la Bohême, et Sur la vie litté- 
raire, et sur le banquier des auteurs dramatiques, et sur 
les coulisses du théâtre, et sur Y Annuaire ! Quelle obser- 
vation fine et vraie ! Quel talent pour mettre en éveil et en 
relief, d'un seul mot, tout un groupe d'idées, pour rajeunir 
un sujet où il semblait que tout était dit, pour en féconder 
lt un autre où il semblait qu'il n'y eût rien à dire! — Il y 
a pourtant, dans ces Critiques et Récits littéraires, un 
chapitre sur lequel je veux faire à l'auteur une grosse chi- 
cane. Il s'agit des Lettres de Beauséant, qui parurent, il y 
a quatre ans, au plus fort de nos agitations et de nos an- 
goisses. Tous les hommes sérieux accueillirent ces Lettres 
avec une vive sympathie, et M. Saint-Marc Girardin, qui ne 
passe pas, que je sache, pour un ultramontain ou un ab- 
solutiste, leur rendit un éclatant hommage dans la chro- 
nique de la Revue des Deux-Mondes. M. Edmond Texier 
paraît croire qu'elles sont d'un Genevois morose, d'un 
protestant enragé, que les souvenirs de Louis XVIII et de 
la Charte, les noms de Voltaire et de Bérafnger, jettent dans 
des accès de colère noire. Je puis lui donner là-dessus 
les renseignements les plus précis; l'auteur des fettres de 
Beauséant n'est ni un Genevois, ni un protestant, ni un 
fanatique, ni un sacristain d'église orthodoxe ou réformée; 

12. 



244 CAUSERIES LITTERAIRES. 

c'est un gentilhomme français et catholique, d'un esprit 
supérieur, d'une conversation ravissante, ayant acheté, au 
prix de beaucoup de mécomptes et de souffrances, le droit 
d'avoir raison contre bien des gens, même contre Béranger 
et contre H. Edmond Texier. Je ne me crois pas le droit de 
le nommer ici; mais, si jamais M, Texier retourne en Pro- 
vence, où il aura, cette fois, autre chose à faire qu'à ra* 
conter le voyage du Président, je lui imposerai comme pé- 
nitence une heure de causerie avec ce farouche Beauséant; 
il en sortira émerveillé..* et peut-être convenu II n'y a 
qu'un mot juste' dans cet injuste chapitre. H. Texier se de- 
mande si ces Lettres ne seraient pas d'un libéral désabusé. 
Eh bien* oui, et pourquoi pas? Des libéraux désabusés! 
c'est ce que nous sommes tous, et je ne connais pas, pour 
ma part, de meilleur titre à porter que celui qui exprime, 
en deux mots, toutes les illusions du passé, toutes les tris- 
tesses du présent! 

Ceci, bien entendu, n'ôte rien au mérite du livre de 
M. Texier, ni de celui de M. Janin. Placez-les bien vite au 
rayon choisi de votre bibliothèque moderne, à côté de ces 
Causeries du Lundi, de ces Mélanges littéraires t de toute 
celte charmante monnaie de l'esprit contemporain, qui 
nous donne en pièces d'or ou en pièces blanches ce que 
nos pères nous donnaient en lingots. On a accusé, de nos 
jours, plusieurs de nos historiens les plus superbes de ne 
pas savoir l'histoire qu'ils nous racontaient. MM. Jules 
Janin et Edmond Texier ne méritent pas ce reproche. His- 
toriens de l'esprit, non-seulement ils savent très-bien ce 
qu'ils racontent, mais ils sont pleins de leur sujet. " 



LES HISTORIENS DE PARIS 



MM. EDMOND TEXTER\ MERCIER* 



Vous pouvez le haïr; vous pouvez lui reprocher le mal 
qu'il vous fait et l'argent qu'il vous coûte; vous pouvez lui 
jeter à la face ses heures de clémence et de bêtise qui vous 
ont valu des années de détresse et d'angoisse ; vous pou- 
vez demander avec amertume s'il est juste que votre éco- 
nomie paye son luxe, votre pauvreté ses richesses, votre 
travail ses plaisirs, votre sobriété ses orgies, votre vertu 
ses vices, votre repos ses émeutes ; vous pouvez signaler 
avec colère l'étrange abus de ce cerveau qui prend aux 
membres leur vie, et qui leur donne sa fièvre; vous pouvez 
tout cela et bien d'autres choses encore-, mais il y en a 
une que vous ne pouvez pas : c'est que ce mot si simple, 



< Tableau de Paris. 
* le Tableau de Pari*. 



216 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

mant dans mes attributions littéraires, il m'est impossible 
de savoir gré à Mercier de son admiration pour Shaks- 
peare, de son mépris pour la tradition classique, de toutes 
ses velléités de novateur en littérature, qui firent de lui le 
précurseur et l'ancêtre du romantisme. Si cette filiation 
était exacte, s'il fallait croire, avec H. Desnoiresterres, que 
Mercier est vraiment l'ancêtre de nos romautiques de 1828, 
les germes de renouvellement et de réforme qui s'agitaient 
dans ce cerveau bizarre ressembleraient à ces origines con- 
fuses que les généalogistes égarent dans la nuit des temps, 
de peur d'être forcés d'en avouer l'obscurité. H y a deux 
manières d'admirer Sbakspeare et de ne pas lui préférer 
Racine; la première, la bonne, consiste à dire que le moule 
classique n'est qu'une forme trop restreinte et trop solen- 
nelle de l'art, et que l'art peut gagner quelque chose à 
s'étendre, à se rapprocher davantage de la grande vérité 
historique et humaiue. La seconde, la mauvaise, consiste à 
être soi-même assez ennemi du naturel et du vrai pour mé- 
connaître tout ce que Racine sait en garder sous la dra- 
perie classique, et pour le dénigrer au profit de je ne sais 
quel idéal plein d'emphase et de chimère : je crains que 
Mercier n'ait choisi la mauvaise. 

Soyons justes pourtant, et n'oublions pas que le Tableau 
de Pans de Mercier est de 1788, et celui d'Edmond 
Texier de 1853. Soixante-cinq années les séparent, et 
quelles années! A peine la vie d'un homme, et dix fois, 
vingt fois, cent fois la vie d'un peuple, d'un siècle, d'un 
monde ! Années formidables qui ont embrassé la réforme 
de tous les abus et l'abus de toutes les réformes ; qui nous 
ont pris, donné, repris, rendu, repris encore toutes les li- 
bertés, tous les despotismes, toutes les gloires, toutes les 
hontes, toutes les fêtes, tous les deuils, toutes les consti- 
tutions, toutes les anarchies! Années gigantesques dont 



À 



LES HISTORIENS DE PARIS. 217 

l'étreinte enveloppe vingt révolutions, quatre royautés, 
deux républiques, trois empires! Ne nous étonnons pas, 
après tout cela, que Paris ait changé d'aspect, et que ses 
historiens aient changé de ton. Au moment où Mercier te- 
nait la plume, en cette dernière année de monarchie abso- 
lue, ébranlée déjà par le souffle révolutionnaire, à la veille 
de la prise de la Bastille et du serment du Jeu de paume, 
toutes les déclamations étaient permises, parce que toutes 
les illusions étaient possibles ; car la déclamation n'est 
qu'une illusion d'esprit servie par une illusion de style. 
Aujourd'hui il faut être simple; comme il n'y a plus une 
idée qui n'ait apporté son mécompte, et une médaille son 
revers, on ne veut plus d'autres idées que des faits, et 
d'autres médailles que des monnaies courantes ; encore 
celles-là trompent-elles souvent, et deviennent-elles des 
gros sous en passant des mains délicates dans les mains 
vulgaires. 

Mercier et Edmond Texier n'ont donc fait qu'obéir aux 
conditions de leur époque, en étant, l'un l'historien trou- 
blé, inquiet, assombri, turbulent, mélodramatique, d'un 
Paris qui penchait déjà vers les gouffres de l'avenir; l'autre 
le monographe attentif, calme, précis, clairvoyant, raison- 
nable, d'un Paris qui a su se faire un ornement, une beauté 
et une richesse de chaque décoinbre du passé. On arrive, 
en lisant l'un après l'autre leurs deux livres, à une re- 
marque presque naïve à force d'être vraie : c'est qu'il est 
impossible de subir des transformations plus nombreuses 
et plus radicales que n'en a subi ce Paris révolutionnaire, 
républicain, monarchique, impérial; qu'au milieu de ces 
vicissitudes infinies, le Paris matériel, officiel, visible, pit- 
toresque, est en effet complètement changé, mais que, sous 
ce changement extérieur, bien des détails de mœurs sont 
restés les mêmes ou ont conservé du moins d'évidentes 

13 



^ 

» 



218 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

analogies. Chose étrange, que le cœur de l'homme, ce je ne 
sais quoi si fugitif, si capricieux, si insaisissable, soit ce- 
pendant plus lent dans ses métamorphoses que ces immo- 
biles géants de pierre et de granit! Ainsi, ouvrons le livre 
cte Mercier, lisons ses chapitres des Cercles, des Bureaux 
d'esprit, des Liseurs de gazettes, de Ylnfluence de la ca- 
pitale sur les provinces, des Femmes, de Y Agiotage, des 
Grisettes, des Demi-auteurs, Quarts d! auteurs, des Nou- 
vellistes, Comment se, fait un mariage: tout cela, à part 
l'enluminure de l'époque, renferme encore bien des traits 
applicables à ce temps-ci. Il y a surtout un chapitre fort 
curieux, et qui, aujourd'hui, paraîtrait tout à fait de cir- 
constance : c'est Y Amour du merveilleux. — « L'amour du 
merveilleux, nous dit Mercier avec un bon sens inaccou- 
tumé, nous séduit toujours, parce que, sentant confuse- 
ment combien nous ignorons les forces de la nature, tout 
ce qui nous conduit à quelque découverte en ce genre 
est reçu avec transport. » — Et il nous raconte comme 
quoi les Parisiens ont cru très-passionnément un homme 
qui avait annoncé qu'il s'enfermerait dans une bouteille, 
puis un enfant qui voyait sous terre, puis un chanoine qui 
avait déclaré que, tel jour, et à telle heure, il voyagerait 
dans l'air : il nous parle du mystérieux baquet de Mesmer, 
et des convulsionnaires dont les tours de force et les se- 
crets jetaient dans les esprits une telle épouvante, qu'un 
poëte tragique, nommé Guymond de la Touche, en devint 
fou comme l'Oreste de son Iphigénie en Tauride, et en 
mourut de frayeur. Mercier ajoute, toujours dans sa veine 
do bon sens : — « Une secte nouvelle, composée surtout 
de jeunes gens, parait avoir adopté les visions répandues 
dans un livre intitulé les Erreurs et la Vérité, ouvrage 
d'un mystique à tête échauffée (Saint-Martin), où brillent 
néanmoins quelques éclairs de génie Cette secte est 



LES HISTORIENS DE PARIS. 219 

travaillée d'affections vaporeuses : maladie singulièrement 
commune etî France depuis un demi-siècle (déjà! en 1788 !), 
maladie qui favorise tous les écarts de l'imagination, eUui 
donne une tendance vers ce qui tient du prodige et du sur- 
naturel L'activité de l'esprit humain qui s'indigne de 

son ignorance ; cette ardeur de connaîtrez de pénétrer les 
objets par les propres forces de l'entendement ; ce senti- 
ment confus que l'homme porte en lui-même, et qui le dé- 
termine à croire qu'il a le germe des plus hautes connais- 
sances , voira ce qui précipite les imaginations vers cette 
investigation des choses invisibles ; plus elks sont voilées, 
plus l'homme faible et curieux appelle les prodiges et se 
confie aux mystères : le monde imaginaire est pour lui le 
monde réel. » — Tout cela, pour être écrit par un amateur 
de paradoxes, n'en est pas moins sage ; et, pour dater de 
soixante-cinq ans, n'en est pas moins actuel. 

En résumé, pour revenir à notre texte et rendre justice 
à notre temps, redisons bien haut que s'il fallait choisir 
entre le Paris d'alors et celui d'aujourd'hui, entre le Paris 
de Mercier et celui d'Edmond Texier, notre choix ne saurait 
être douteux. Ce n'est pas seulement la matière et la forme 
qui s'est embellie; ce ne sont pas seulement les rues qui 
sont devenues plus larges, les édifices plus splendides, les 
boulevards plus grandioses, les quais plus spacieux, la ville 
plus grande, la vie matérielle plus commode et plus facile ; 
c'est la vie morale et publique qui s'est purifiée et assainie, 
au moins à l'extérieur, et qui répond mieux, après tout, à 
l'idéal qu'on se forme de la capitale de l'intelligence, de 
la civilisation et du goût. Si l'agiotage, les tripots et la 
loterie se sont continués dans les jeux de Bourse, si les 
courtisanes et les impures peuvent se reconnaître dans les 
lorettes et les femmes entretenues, si les journaux mentent 
quelquefois comme mentaient les gazettes, si rien n'est 



2 k 20 CAUSKEiES LITTÉRAIRES. 

changé dans tout ce qui tient aux ridicules et aux travers, 
aux crédulités et aux faiblesses de cette pauvre nature hu- 
maine, il y a, en revanche, bien des choses immondes qui 
ont disparu, bien des choses sacrées qui ont retrouvé leur 
pure et sainte auréole. Existe-t-il aujourd'hui, dans les 
nombreux rendez-vous du plaisir parisien, rien de compa- 
rable à ce bazar de toutes les basses voluptés, qui, sous le 
nom de Palais-ltoyai, sollicitait sans cesse les imaginations 
juvéniles, et que Mercier a peint avec des couleurs d'une 
crudité si vraie? Et, en même temps, tout ce qu'il nous dit 
des abbés de cour, des évéques infidèles à leurs résidences, 
de Tindécence dans les églises, de la frivolité solennelle de 
ces pompes religieuses d'où l'esprit de Dieu semblait s'être 
retiré, n'est-il pas pour nous l'occasion d'un heureux re- 
tour vers notre clergé, vers nos évêques, vers l'admirable 
dignité de nos cérémonies, vers l'austère beauté de notre 
culte, retrempé dans ses souffrances, et trompant la haine 
de ses ennemis en se régénérant sous leurs coups? 

Quoi qu'il en soit, M. Desnoiresterres a très-bien fait de 
ressusciter Mercier, de l'abréger, d'émonder d'une main 
habile tout ce que ce talent problématique avait de végéta- 
tion exubérante et parasite, et de nous donner, en conden- 
sant son Tableau de Paris, un charmant volume, coquet, 
portatif, de physionomie nouvelle, où l'esprit de Mercier 
se retrouve avec celui de son biographe, c'est-à-dire en 
très-bonne compagnie, ce qui ne lui était pas, je crois, 
très-habituel. Le beau livre d'Edmond Texier, venant après 
celui-là, le continue, le complète, lui donne du prix, et en 
acquiert davantage, en permettant de mesurer de l'œil ce 
prodigieux intervalle, et de comparer, pour le Paris mo- 
derne, le point de départ au point d'arrivée. 

Un des chapitres les plus curieux du livre de Mercier 
est intitulé : Que deviendra Paris*! L'auteur y accumule 



LES HISTORIENS DE PARIS. 221 

les prédictions les plus sinistres, et nous annonce que 
Paris périra comme Thèbes, Tyr, Persépolis, Carthage et 
Palmyre. J'espère bien que sa prédiction ne se réalisera 
pas de sitôt; mais si jamais Paris tombait en ruines, et si 
le touriste, venu pour visiter ce colosse écroulé, trouvait 
sous un chapiteau de la Madeleine, sous un pan de mur 
du Louvre, sous un pilier de Notre-Dame quelques pages de 
ces Tableaux, ensevelis avec leur modèle, il dirait : « Ce 
Paris était bien beau! » Et il ajouterait : « Ces Parisiens 
avaient bien de l'esprit! » 



SONT LACRYMjE RERUM 



i 



M. A. DE BEAUCHESNE 1 



Bien des fois, dans ces derniers temps, en lisant ces 
œuvres coupables où l'histoire, oubliant sa mission, se 
transformait en roman pour répandre sur d'horribles scé : 
lérats un décevant prestige, nous nous sommes demandé s'il 
ne se rencontrerait jamais un historien, un poète, un cœur 
et un esprit d'élite, qui, fouillant à son tour dans de dou- 
loureux souvenirs, entreprendrait de faire pour les victimes 
que d'autres avaient fait pour les bourreaux, et de nous 
attendrir en faveur des martyrs du Temple, comme d'autres 
avaient essayé de nous émouvoir en l'honneur des miséra- 
bles rhéteurs de la Gironde ou des féroces logiciens de la 
Montagne. Nous ne nous doutions pas alors que cette tâche 

* Louis XVII, sa vie, son agonie, sa mort. 



DE BEAUCHESNE. 223 

sainte fût, tout près de nous, poursuivie avec un rare cou- 
rage et une persévérance infatigable, par un homme que 
d'éclatants débuts poétiques avaient recommandé, il y a 
quinze ans, à l'attention publique, et qui avait paru, depuis, 
rentrer dans le silence et se résigner à l'Oubli. Ce silence 
profond, cet oubli passager, M. de Beauchesne s'y était 
condamné pour travailler sans distraction et sans relâche 
au livre qu'il nous offre aujourd'hui, à l'histoire de 
Louis XVII t de sa vie, de son agmie et de sa mort. 

Deux raisons principales devaient, selon nous, faire dé- 
sirer ce livre, et démontrent son utilité. D'abord, il im- 
portait à l'équité de l'Histoire qu'une main dévouée et at- 
tentive ravivât les linéaments de cette douce et mélancoli- 
que figure qui commençait à s'estomper dans la brume et 
le lointain. Ensuite, il était nécessaire que la même main, 
en nous ramenant vers ces ineffables douleurs, en fixât 
nettement le terme, et ne laissât plus planer sur cette des- 
tinée si courte ce je ne sais quoi de mystérieux et de lé- 
gendaire, qui a, de nos jours, égaré sur la trace de 
Louis XYII un certain nombre d'imaginations royalistes. 
Remarquez en effet l'étrange sort de cet enfant ! Pour que 
l'on accordât à sa vie un intérêt plus sérieux et une pitié 
plus ardente, il lui a manqué qu'on fût plus sûr de sa mort. 
Cet odieux travail de destruction silencieuse et clandestine 

-v 

entrepris par la Convention sur sa personne, s'est continué 
sur sa mémoire. On eût dit que ces monstres, qui n'ont 
voulu ni le tuer, ni le laisser vivre, mais s en défaire *, 
jouissaient encore, après coup, du bénéfice de leur œuvre 
infâme, et que l'Histoire s'était défaite de Louis XVIÏ comme 
la Révolution! Grâce à M. de Beauchesne, à ses recherches 
patientes, à ses preuves irrécusables, cette injustice ne sera 

« Tome il, liv. XTI, p. 85. 



224 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

plus possible; le 8 juin 1795 deviendra une date aussi po- 
sitive que le 21 janvier 1793, et le royal adolescent ren- 
trera définitivement en possession de sa tombe. 

Ce n'est ni un compte-rendu, ni une appréciation litté- 
raire, ni une analyse historique, que nous prétendons faire 
ici. Qu'importent, en un sujet pareil, les préoccupations 
ordinaires de la critique, ou même les légitimes hommages 
de la louange! M. de Beauchesne demande qu'on le croie, 
et non qu'on le vante. Nous allons le suivre pas à pas à 
travers les stations de ce long Calvaire ; et si l'on partage, 
en nous lisant, les convictions que nous avons puisées dans 
son livre ; si, en retenant comme lui les cris de colère et 
de haine qu'appelle sans cesse sur les lèvres et sous la t 
plume le récit de ces atrocités et de ces souffrances, nous 
réussissons à faire naître quelques-unes des émotions qui 
s'élèvent en foule de chacune de ses pages, nous serons 
fier de nous être associé un moment à cette œuvre répa- 
ratrice. 

VHistoire de Louis XVII se divise naturellement en 
deux parties : Tune va du berceau de ce prince jusqu'à 
son entrée au Temple ; l'autre, de son entrée au Temple 
jusqu'à sa mort. Un récit rapide et pathétique des adieux 
de Marie-Thérèse à la France, et une courte notice sur cette 
tour du Temple, sombre et sinistre étape d'où Louis XVI 
sortit pour aller à l'échafaud, Marie-Antoinette à la Concier- 
gerie, et Louis XVII au cimetière, tel est le complément du 
livre. 

Dans sa première partie, de Versailles au Temple, M. de 
Beauchesne avait à combattre une difficulté qui a dû se 
présenter souvent à son esprit. Historiographe d'un prince 
qui venait de naître et dont il était forcé de nous raconter 
l'enfance, mêlée aux dernières splendeurs d'une cour bril- 
lante et aux premiers frémissements des catastrophes pro- 



DE BEAUCHESNE. 22r> 

chaînes, il s'agissait de rester fidèle à son sujet, de ne pas 
laisser un moment son histoire se confondre avec celles de 
la Révolution ou même de Louis XVI, de ne pas perdre de 
vue ce frêle héros, destiné à servir de centre à ce drame> 
de fil conducteur à ce récit. Et en même temps (car l'art a 
ses lois immuables même en ces sujets solennels où il sied 
de paraître l'oublier), il ne fallait pas tomber dans les dé- 
tails enfantins, les puérilités sentimentales, les bons mots 
au maillot, souvenirs touchants pour les cœurs fidèles, mais 
qui auraient pu détourner les gens à prétentions sérieuses 
ou à tendances sceptiques : il fallait que tout fût grave, et 
que le voisinage de ce cercueil fit une sorte de maturité 
précoce à ces langes et à ce berceau. 

M. de Beauchesne nous semble avoir admirablement ré- 
solu cette difficulté. Dans son premier volume, Louis XVII 
est toujours au premier plan, si bien lié aux événements et 
aux personnages, qu'on sent qu'il est appelé à jouer un 
rôle dans cette tragédie qui commence. I/auteur nous peint 
son héros, tel qu'il était à l'âge de quatre ans, le 4 juin 
1789, c'est-ù-dire au moment où la mort de son frère aîné 
fit reporter sur lui le tiire de Dauphin, l'avenir de la cou- 
ronne et les espérances du pays. — c II avait alors, nous 
dit son historien, un peu plus de quatre ans; sa taille était 
fine, svelte, cambrée, et sa démarche pleine de grâce ; son 
front large et découvert, ses sourcils arqués Je peindrais 
difficilement l'angélique beauté de ses grands yeux bleus, 
frangés de longs cils châtains; son teint, d'une éblouissante 
pureté, se nuançait du plus frais incarnat; ses cheveux, 
d'un blond cendré, bouclaient naturellement et descen- 
daient en épais anneaux sur ses épaules ; il avait la bouche 
vermeille de sa mère, et, comme elle, une petite fossette 
au menton. On retrouvait dans sa physionomie, à la fois 
noble et douce, quelque chose de la dignité de Marie-An- 

13. 



m CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

toinette et delà bonté de Louis XVI. Tous ses mouvements 
étaient pleins de grâce et de vivacité ; it y avait dans ses 
manières, dans son maintien, une distinction exquise, et je 
ne sais quelle loyauté enfantine qui séduisait tous ceux qui 
rapprochaient. Sa bouche ne s'ouvrait que pour faire en- 
tendre les naïvetés les plus aimables. On l'admirait en le 
voyant, on l'aimait après l'avoir entendu. 

Tel était, un mois avant la prise de la Bastille, Louis- 
Charles de Fiance et de Bourbon, né à Versailles le 27 mars 
1785, devenu Dauphin de France le 4 juin 1789, et destiné 
à avoir, quatre ans plus tard, le savetier Simon pour 
instituteur et la tour du Temple pour palais. 

En retraçant avec complaisance cette charmante figure 
d'enfant, M. de Beauchesne ne s'est pas proposé seulement 
de faire un gracieux portrait. Il a voulu que notre attention 
s'arrêtât, dés le début, sur ces traits si suaves et si purs, 
afin de pouvoir mesurer le chemin parcouru et les ravages 
exercés, lorsque nous retrouverions dans sa cellule la vic- 
time de Simon. Il a voulu que chacune de ces grâces naïves 
et fraîches devtnt la condamnation de ceux qui, plus cruels 
envers le fils qu'envers le père, s'attachèrent à flétrir la 
fraîcheur de ce visage, la pureté de cette âme, la candeur 
de ce regard : crime sans nom, qu'eût envié l'imagination 
inventive des Domitien et des Néron ! hideux raffinements 
du mal, dignes d'être pratiqués par les grands hommes de 
la première République, et amnistiés par les petits hom- 
mes de la seconde ! 

M. de Beauchesne nous fait assister aux premières scè- 
nes de la Révolution ; la prise de la Bastille, les alternati- 
ves de popularité mensongère et d'hostilités naissantes ; le 
départ de la famille royale pour les Tuileries, au milieu des 

< Tome I, Uv. I. p. 24. 



DE BEAUCHESNE. m 

massacres et des attentats du 6 octobre ; la mort des deux 
jeunes gardes du corps Deshuttes et Varicourt; le célèbre 
et impardonnable sommeil de M. de Lafayette. 11 nous 
montre l'enfant royal, à travers toutes ces scènes dont il 
ne peut comprendre l'horreur ni la portée, tendant ses 
petites mains au peuple, et parfois, soulevé entre les bras 
de sa mère, désarmant pour quelques heures ces colères et 
ces haines, ou faisant ressortir, par le touchant contraste 
de sa beauté et de son innocence, tout ce qu'ont de mena- 
çant et de farouche ces premiers groupes révolutionnaires. 
Il y a là une nuance délicate, qui tient au sujet même, et 
que M. de Beauchesne a merveilleusement sentie. Sans 
doute, un enfant de cinq ans ne peut jouer qu'un rôle bien 
secondaire dans ces luttes de Y insurrection et de la révolte 
contre la royauté mourante ; et cependant son historien l'y 
rattache sans cesse, soit en nous présentant les dangers 
qui l'environnent comme un surcroît d'inquiétude et de 
douleur pour sa mère, soit en faisant trouver à Marie-An- 
toinette quelques instants de consolation et de répit auprès 
de cette douce et souriante créature, soit enfin en grou- 
pant autour d'elle ses deux beaux enfants pour que les for- 
cenés qui outragent la dignité royale, hésitent et reculent 
devant la dignité maternelle. C'est ainsi que le Dauphin est 
toujours présent dans ce récit, et que les événements qui 
se précipitent autour de lui, au lieu de nous dérober sa fi- 
gure, lui servent d'accompagnement et de cadre. 

Avant d'aller plus loin, et au seuil même de cette jour- 
née du fi octobre, citons quelques lignes de M. de Beau- 
chesne, qui jettent sur l'ensemble de ce qui va suivre une 
lumière préventive, et expliquent, en noms propres, com- 
ment les pouvoirs tombent, et comment les pouvoirs s'élè- 
vent. 

« Au moment ou l'étrange procession de cette multitude 



228 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

avinée et sanglante, ramenant la famille royale comme le 
butin de sa journée, passait sur le quai qui longe le jardin 
des Tuileries, un jeune homme, au profil antique et à l'œil 
d'aigle, s'écriait avec un geste d'indignation : 

— <t Comment! le roi n'a pas de canon pour balayer 
cette canaille? 

<r Ce jeune homme, prédestiné lui-même à balayer un 
jour la Révolution, s'appelait Napoléon Bonaparte ! . » 

Le temps marche, les catastrophes s'accumulent avec une 
rapidité formidable. Le funeste voyage de Varennes ouvre 
entre te roi et le pays un nouvel abîme : abime infranchis- 
sable que les concessions et les faiblesses élargiront au 
lieu de le combler, où la Révolution victorieuse s'apprête 
à faire couler un fleuve de sang, et où elle jette, comme 
prélude, le cadavre du marquis de Dampierre. La journée 
du 20 juin annonce et prépare celle du 10 août ; chacune 
de ces dates resserre la captivité du roi, exalte les fureurs 
de la multitude, amplifie les exigences des meneurs, et fina- 
lement rapproche l'inévitable dénoûment. Le retour de 
Varennes avait livré Louis XVI à l'Assemblée; le 20 juin le 
livra à l'émeute ; le 10 août le livra au bourreau. Il fut ra- 
mené par Drouet du Pont-de-rAire à la place de la Révolu- 
tion, en passant par les Tuileries, le Manège et le Temple. 

C'est au Temple (13 août 1792) que M. de Beauchesne 
entre, avec la famille royale, dans le cœur même de son 
sujet. Jusque-là, Louis XVII, même au milieu des sanglants 
épisodes qui l'environnent et l'enlacent, conserve encore 
quelques traits qui lui sont communs avec les autres fils de 
rois. Les angoisses de ses parents l'effleurent, le dépaysent 
et ('étonnent, sans qu'il puisse les partager, ni même tout 
à fait les comprendre. Quelques mots heureux, quelques 

• 
4 Tome I, p. 47. 



DE BEAUCHESNE. 229 

traits de présence d'esprit ou de courage, quelques réveils 
nocturnes, à peine explicables pour sa jeune intelligence, 
quelques images confuses de haine, de colère, de sédition, 
de foule ameutée, quelques cris insolites pour ses oreilles, 
quelques emblèmes nouveaux pour ses regards, tel a été le 
tribut qu'il a payé à la Révolution pendant cette première 
phase. Il a vu pleurer sa mère; il a compris qu'il y avait 
là des douleurs cruelles, de vagues périls : mais ces dou- 
leurs et ces périls ne l'ont pas encore étreint d'assez près 
pour qu'il en ait pris sa part, pour qu'il soit devenu un des 
personnages du drame. C'est au Temple que cette person- 
nalité commence pour ne plus finir qu'avec son dernier 
souffle. C'est là qu'il va être marqué de ce caractère dis- 
tinctif, indélébile, unique, qui lui assure une place et une 
couronne à part dans le sombre royaume des afflictions 
humaines. 

« Nous rencontrons ici le Temple. Le souvenir du Tem- 
ple est si étroitement lié à celui du Dauphin, fils de 
Louis XVI, et sa mémoire se rattache si inévitablement à 
l'édifice où s'écoulèrent les dernières années de sa vie, 
qu'on ne peut songer au Temple sans songer au jeune 
prisonnier, et que réciproquement l'image du prisonnier 
évoque devant l'esprit attristé l'image de la prison. Ce fut 
là qu'il vécut, qu'il souffrit, qu'il régna, si l'on peut don- 
ner sans ironie le nom de règne à cette douloureuse agonie 
qui se prolongea de la mort du père jusqu'à la mort du fils. 
Louis XVII n'est point appelé dans l'histoire l'enfant de 
Versailles, l'enfant. des Tuileries, mais l'enfant du Tem- 
ple *. » 

Quelques jours à peine après son entrée au Temple, 
la famille royale est déjà privée du petit groupe d'amis et 

1 Tome I, p. 213. 



•230 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

de serviteurs qui avaient demandé à ne pas se séparer 
d'elle. Dès le 20 août, la Commune de Paris décide que 
madame deLamballe, madame et mademoiselle de Tourzel, 
Ghamilly et les femmes de chambre, ne rentreront pas au 
Temple. M. Hue revient seul; bientôt on lui adjoint Tison 
et sa femme; deux espions de la Commune, deux apprentis 
persécuteurs, que finiront pourtant par gagner à la cause 
de la vertu et du malheur les souffrances et les bontés de 
leurs victimes. Dans ce cadre qui se rétrécit sans cesse et 
d'où disparaissent successivement les personnages acces- 
soires, on saisit mieux les principales figures dont la sainte 
et douloureuse auréole devient chaque jour plus lumineuse 
au milieu de ces ombres sanglantes. A cette première sta- 
tion dans la petite tour du Temple, le Dauphin, alors âgé 
de sept ans et demi, n'a plus pour instituteurs que le roi, 
la reine, la princesse Elisabeth et l'infortune. Malheur à 
celui qui pourrait lire d'un œil sec et analyser d'une main 
froide ces pages où H. de Beauchesne nous raconte l'édu- 
cation du jeune prince, la distribution de ses journées, 
partagées entre le travail, la prière et le pardon! Si Ton a 
pu reprocher à Louis XVI quelques irrésolutions et quel- 
ques faiblesses; si, pendant les premières vicissitudes où 
il était temps encore de dompter la Révolution, Ton s'attriste 
oh Ton se dépite de le voir se méprendre sur les vraies vertus 
royales et compromettre par la bonté ce qu'il aurait pu 
sauver par la force, comme il se transfigure et s'agrandit 
dans cette sphère nouvelle où le roi s'efface derrière 
Thomme et le père, en attendant que eeux*ci cèdent à leur 
tour la place au martyr et au saint! Arrêtons-nous un mo- 
ment, et voyons ce qu'était, à cette époque si rapide et si 
fugitive, cet enfant que le malheur avait mûri sans le dé- 
grader encore! - 

« Dans cet enfant de sept ans et demi, il y avait un mé- 



DE BEAUCHESNE. 2",1 

lange de force et de grâce, bien rare chez les natures les 
plus heureuses. Parfois, le sérieux de sa pensée donnait 
à sa parole un caractère plein de noblesse; parfois, le naïf 
enjouement de son âge rayonnait, au contraire, sans dé- 
sirs et sans regrets. Il ne songeait déjà plus aux grandeurs 
passées; il était heureux de vivre, et il n'était rappelé 
aux soucis que par les larmes qu'il apercevait quelquefois 
dans les yeux de sa mère. Jamais plus il ne parla de ses 
jeux et de ses promenades d'autrefois; jamais il ne pro- 
nonça le nom de Versailles ou celui des Tuileries. II ne 
parut rien regretter. Il oublia, en apparence, ses hochets 
et ses goûts d'enfant. Sa précoce intelligence répondait 
parfaitement aux tendres soins du ioi '. » 

On le voit, les ombres grandissantes se sont déjà éten- 
dues sur ce jeune front. La physionomie n'a pas changé, 
mais elle est plus grave; c'est la même pureté de lignes, h 
même suavité de contours, la même fraîcheur de teint; le 
regard a conservé sa limpidité et sa transparence; mais, 
sur tout cela, il n'y a plus le rayon d'insouciance et de 
gaîté. Cette âme d'enfant devine tout ce qu'on souffre autour 
d'elle et pressent ce qu'elle-même va souffrir. M. de Beau- 
çhesne a très-bien marqué cette transition. Enfermé avec 
son héros dans le Temple, il nous fait entendre de loin le 
bruit des massacres de septembre; il fait passer devant 
ces fenêtres, à portée des regards de la Reine, la tête de 
madame de Lamballe. La République est proclamée : en- 
core un pas sur cette voie funèbre, et nous voici au procès 
du roi. Nous croyons que les phases de ce procès, l'arrêt 
de mort et l'exécution, n'ont été racontés par personne 
d'une façon plus pathétique et plus saisissante que par 
M. de Beauchesne. Remercions-le d'avoir rendu au crime 

♦ Tome I, p. 235, 



232 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

du 2 1 janvier son vr,ai nom, le Régicide, et d'avoir inscrit 
ce nom en tête d'un de ses principaux chapitres. Il est bon 
de montrer que les sophismes, les folies et les enluminures 
de notre temps n'ont, en définitive, rien changé au diction- 
naire de l'Histoire, et que les mots et les choses y gardent 
leur signification véritable. Il est bon que la conscience 
des peuples soit constamment tenue en éveil au sujet de 
ces événements, qui seraient deux fois funestes, si, après 
avoir été accomplis dans le passé, ils étaient absous dans 
l'avenir. Des attentats comme le meurtre de Louis XVI ne 
peuvent pas plus s'isoler de ce qui les suit que de ce qui 
les précède; ils pèsent d'un poids invisible sur les destinées 
de la nation qui les a commis ou laissé commettre. Shakes- 
peare Ta dit, le maître immortel dans tout ce qui touche 
aux grandes lois de la conscience humaine * : « La vie de 
qui dépendent tant de vies, celle du souverain, est pré- 
cieuse pour tous. La royauté ne tombe pas seule. Un crime 
fait-il disparaître la majesté royale? A la place qu'elle oc- 
cupait s'ouvre un gouffre, et tout ce qui l'environne y est 
entraîné 8 . » 

Du 24 janvier au 3 juillet 1793, les tortures de la 
royale famille, privée de son chef, vont toujours croissant; 
mais, du moins, la plus cruelle de toutes, est épargnée à 
Marie-Antoinette; on lui laisse son fils. Occupés à se dis- 
puter, à s'arracher les lambeaux du pouvoir qu'ils venaient 
de renverser, sûrs d'être immolés s'ils n'immolaient pas, et 
glissant, par une irrésistible pente, de la tribune à l'écha- 

* « The cease of majesly 

« Die» not aloue; but like a gull', dolh draw 
« What's near it, with it o 

[Hamlet, acte III, scène S). 

• Tome I, p. 483. 



DE BEAUCHESNE. 255 

faud, les directeurs de l'anarchie s'inquiétaient moins de 
ce qui se passait au Temple, « des gémissements qui pou- 
vaient sortir de ces tours, ou du rayon d'espérance qui 
pouvait s'y glisser. Ils savaient la garde sûre, les verrous 
inflexibles, et cela leur suffisait *. » Ce fut à la faveur de 
cette passagère confiance que quelques consolations du 
dehors purent arriver jusqu'aux prisonniers, que quelques 
tentatives de délivrance purent se combiner et s'ourdir 
dans l'ombre : dernières lueurs, étouffées bien vite par la 
fatalité révolutionnaire. Ne laissons pas tomber dans l'ou- 
bli les noms qui s'associèrent un moment à l'espoir et au 
soulagement des martyrs du Temple. Ce furent d'abord Le- 
pitre et Toulau, municipaux, chargés comme les autres de 
surveiller et de persécuter les royales victimes, et qui, 
vaincus par tant d'innocence et de douleur, se dévouèrent 
à leur cause et travaillèrent à leur salut; ce fut madame 
Cléry, la femme du valet de chambre qui a mérité que son 
nom s'unit, dans toutes les mémoires, à celui de la sublime 
agonie et des suprêmes volontés de son maître ; ce fut en- 
suite le chevalier de Jarjayes, homme habile, déterminé, 
qui se mit à la tête du pieux complot, et possédait toutes 
les qualités nécessaires pour le faire réussir. On sait ce qui 
le fit échouer : les premières victoires des Vendéens, la 
défection de Dumouriez, les insurrections du Midi, les 
émeutes presque journalières, excitées à Paris par la 
cherté des grains et par les nouvelles extérieures, tout se 
réunit pour accroître les précautions et les rigueurs de la 
Convention. Pour son malheur et celui de sa famille, 
Louis XVII commençait, hélas! à devenir un personnage 
important : le 21 janvier l'avait fait roi; l'Ouest et le Midi 
le proclamaient; quelques-uns de ses persécuteurs étaient 

1 Tome II, p. 15. 



234 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

soupçonnés de rêver une transaction entre la République, 
déjà vieille de crimes, et cette jeune royauté. Enfin, pour 
ajouter à ces sujets de méfiance les prestiges du merveil- 
leux, si puissants dans les temps mauvais sur les imagina- 
tions troublées, on évoquait une prophétie, attribuée, soit 
à saint Césaire, évéque d'Arles, soit à Jacques de Nostre- 
Dame, père du célèbre Nostradamus, et dont voici le texte 
bizarre : « Juvenis captivatus, qui recuperabit coronam 
lilii fundalus destruet filios Bruti. » Cette pro- 
phétie, extraite d'un livre imprimé en lettres gothiques, et 
intitulé : Mirabilis Liber, qui prophetias revolutionesque, 
necnon resmtrandasprxteritas y présentes acfuturas, apertè 
demonstrat, suffit à attirer à la Bibliothèque Nationale une 
foule de curieux, et à faire arrêter ou destituer la plupart 
des bibliothécaires, entre autres le célèbre Van-Praët, ac- 
cusé d'être trop savant, et de trop s'intéresser aux choses 
passées f présentes et futures. Ce mélange de grotesque et 
de terrible dans la persécution, de perversité et de bêtise 
chez les persécuteurs, est encore, rappelons-le en passant, 
un des traits distinctifs de cette exécrable époque. 

Quoi qu'il en soit, grâce à ce redoublement de surveil- 
lance, la généreuse entreprise de Jarjayes avorta, et ne 
servit qu'à faire ressortir le courage de la Reine, qui aurait 
pu être sauvée seule, et qui refusa énergiquement de se 
séparer de ses enfants. Deux mois s'écoulent; la chute des 
Girondins signale la victoire définitive des Conventionnels 
Montagnards, coalisés avec la Commune de Paris. Les der- 
niers rêves, les dernières illusions de modération républi- 
caine tombent avec Vergniaud et ses complices, justement 
frappés par l'inflexible loi du talion. Le 31 mai venge le 
21 janvier : Danton lui-même, soupçonné de tendances 
constitutionnelles, est débordé : Robespierre règne, Marat 
triomphe, la Terreur commence : La France est livrée aux 



DE BEAUCHESNE. 235 

monstres, et les gladiateurs chrétiens n'ont plus qu'à dire à 
ce César aviné et sanglant qu'on ose appeler le peuple : 
— « Cxsar, morituri te salutant ! » 

Les amis de la Reine prévoient le sort qui l'attend si elle 
reste au Temple, et un nouveau complot s'organise pour 
assurer son évasion. L'intrépide baron de Batz, celui-là 
même qui, le 21 janvier/avait essayé de sauver Louis XVI, 
s'associe Cortey, Michonis et vingt-huit autres braves, 
chargés de former une patrouille, toute composée d'hom- 
mes dévoués, et qui pourra cacher entre ses rangs la sortie 
nocturne des prisonniers. Tout est prêt, la délivrance est 
proche, les cœurs palpitent, l'heure va sonner. Au moment 
où cette patrouille va prendre son tour de garde, Simon, 
le savetier Simon, l'instituteur futur de Louis XVII, averti 
par un billet, ou peut-être par les pressentiments de la 
haine, se précipite dans le poste, en criant à la trahison. 
Batz comprend que tout est perdu; inscrit au contrôle des 
hommes de service sous le nom de Forget, il échappe aux 
regards de Simon et parvient à se sauver. Michonis se dis- 
culpe; le complot n'est pas découvert; mais les postes sont 
doublés; toute tentative d'évasion devient impossible, et, 
de l'alarme jetée par Simon, et combinée avec la surexcita- 
tion continue des violences révolutionnaires, résulte le dé- 
cret suivant du Comité de Salut public (1 er juillet 1793) : 

(( Le Comité de Salut public arrête que le fils de Capet 
sera séparé de sa mère, et remis dans les mains d'un insti- 
tuteur, au choix du conseil général de la Commune. » 

Cet instituteur du fils de Capet, c'est le cordonnier Si- 
mon. . 

Il faut lire, dans M. de Beauchesne, les pages navrantes 
où il retrace cette scène de séparation entre le fils et la 
mère ; cette arrivée des six municipaux, à dix heures du 
soir, au moment où la reine et la princesse Elisabeth pro- 



236 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

longent leur triste veillée en réparant les vêtements de la 
famille, et où Marie-Thérèse, assise entre elles deux, fait 
une lecture de la Semaine Sainte ; le saisissement de la 

• 

reine, son premier cri : « M'enlever mon enfant! non, ce 
n'est pas possible! » D'une part, ce groupe féroce et hi- 
deux, répondant par de grossiers refus aux supplications 
les plus ardentes qui aient jamais retenti à des oreilles 
humaines; de l'autre, ce groupe douloureux et charmant, 
cette jeune princesse entre ses deux mères : Elisabeth et 
Marie-Antoinette ; cet enfant violemment réveillé, et s'écriant 
de sa voix d'ange : a Maman, maman, ne me quittez pas! » 
— Puis, après les cris de désespoir et les transports de 
prière, la résignation chrétienne descendant peu à peu sur 
cette scène sinistre pour l'éclairer d'une lueur divine ; la 
Reine, ramassant toutes ses forces, prenant une dernière 
fois son fils sur ses genoux, et lui disant d'un ton grave 
et solennel : « Mon enfant, nous allons nous quitter. Sou- 
venez-vous de vos devoirs quand je ne serai plus auprès 
de vous pour vous les rappeler. N'oubliez jamais le bon 
Dieu, qui vous éprouve, ni votre mère, qui vous aime. 
Soyez sage, patient et honnête, et votre père vous bénira 
du haut du ciel! » — Elle dit, baise son fils au front, et le 
remet à ses geôliers. 

Révolutionnaires et démagogues I voilà nos saints, nos 
héros, nos souvenirs et nos dates. Où sont les vôtres? 

Ici, faisons encore une halte : c'est le moment où 
Louis XYII se détache de cette prison collective, dont les 
douleurs, mêlées aux siennes, détournaient une partie de 
l'attendrissement et de l'intérêt. C'est aussi le moment où 
le livre de M. de Beauchesne se détache des autres his- 
toires, dont la vie de Louis XVII n'était qu'un épisode. 
Après la séparation de Marie- Antoinette et de son fils, ces 
histoires revenaient auprès de la reine, ou, sortant de la 



l)E BEAUCHESNE. 257 

tour du Temple, ressaisissaient le panorama révolution- 
naire, tel qu'il était au 3 juillet 1793. L'enfant de huit ans 
disparaissait dans cet immense tableau, et c'est à peine 
si, au bruit d'un monde croulant, au milieu du choc de la 
France et de l'Europe, à travers les gémissements des 
bourreaux et des victimes, on entendait encore, de temps 
à autre, un vague et mystérieux soupir s'exhalant de la 
cellule du Temple entre deux blasphèmes de Simon. L'im- 
portance historique et l'originalité véritable du livre de 
M. de Beauchesne commencent donc à cette date du 3 juil- 
let 1793, qui fait de Louis XVII un personnage à part, et 
inaugure pour lui cette période suprême sur laquelle pla- 
naient jusqu'ici le mystère et l'incertitude. 

Louis XVII, à cette date, avait huit ans trois mois et six 
jours. L'enfant-roi, baptisé à Versailles par un prime de 
TÉglise, sous le nom de Louis-Charles de France et de 
Bourbon, filleul de Louis-Stanislas-Xavier, comte de Pro- 
vence, et de Marie-Charlotte-Louise de Lorraine, archidu- 
chesse d'Autriche, avait reçu des mains de la Révolution 
un second baptême : il ne s'appelait plus que Capet. Le 
Montausier, le Bossuet, la Fénelon de ce Dauphin de 
France, de ce descendant de Louis XIV, c'était le cordon- 
nier Simon. 

Simon avait alors cinquante-sept ans, et sa femme, Marie- 
Jeanne Aladame, était à peu près du même âge; ils étaient 
pourtant de nouveaux mariés quand la révolution éclata, 
et la femme Simon regrettait si vivement de s'être mariée 
trop tard pour avoir des enfants, que ce regret se changea 
bientôt eu une haine instinctive contre la* charmante créa- 
ture qui allait tomber en son pouvoir. Pour tout ce qui se 
rattache à ce hideux couple, M. de Beauchesne a été parti- 
culièrement renseigné par trois personnes, dont la trace, 
à peine indiquée et longtemps perdue, a été retrouvée par 



238 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

# 

ses investigations patientes : ce sont la veuve Crévassin, 
mademoiselle Ménager, et mademoiselle Sémélé 1 . 

La première était une amie de jeunesse de la femme 
Simon, de qui elle avait recueilli toutes les confidences, et 
à laquelle elle survécut pendant de longues années. Acca- 
blée de vieillesse et de misère, elle disait à H. de Beau- 
chesne : a La Simon est plus heureuse que moi, elle est 
morte à l'hôpital. » 

Mademoiselle Ménager, servante comme la femme Si- 
mon, conserva avec elle des relations très-suivies pendant 
et après son séjour au Temple; enfin, mademoiselle Sé- 
mélé, ouvrière-apprentie chez madame Dablemont, coutu- 
rière logée dans la même maison que Simon, avait soin 
d'y revenir chaque fois que la geôlière de Louis XVII allait 
y passer quelques heures pour se délasser de ses fatigues ; 
beaucoup plus intelligente qu'elle, mademoiselle Sémélé 
réussissait à la faire causer sur l'état physique et moral de 
ce pauvi'e enfant, dont les mystérieuses souffrances com- 
mençaient à préoccuper l'imagination des Parisiens. 

« Douées toutes trois dune mémoire prodigieuse, ajoute 
M. de Beauchesne, ces trois femmes m'ont puissamment 
aidé à éclaircir, sur plusieurs points, cette phase téné- 
breuse de la vie du Dauphin, à distinguer le vrai du faux 
dans les rumeurs recueillies par les contemporains, et à 
compléter les documents authentiques déposés dans les 
registres de la commune et dans les archives natio- 
nales*. » 

Simon Instituteur, tel est le titre du livre Xll de l'his- 
toire de M. de Beauchesne : pages terribles que Ton ne 
peut lire sans frémissement, et où l'œil épouvanté voit re- 

* Tome H, p. 79. 
» Tome H, p. 79. 



DE BEAUCUESNE. 259 

culer les bornes de la perversité humaine. Simon (et M. de 
Beauchesne a soin de nous le rappeler) n'est que l'agent 
brutal, l'instrument aveugle, le fanatique metteur en œu- 
vre de la pensée intime de la Révolution* Son intelligence, 
« candidement révolutionnaire, » n'avait pas pénétré le 
plan impitoyable du Comité ; il n'avait aperçu que ce but 
stupide de transformer le fils de Tarquin en enfant de 
BrtUus. Humilier en cet enfant la majesté royale, venger 
en le maltraitant ce peuple dont il attribuait toutes les mi- 
sères à la monarchie, le punir de cette supériorité morale 
qu'il sentait vaguement et contre laquelle il se débattait, 
cet homme ne voyait rien au delà. Plus tard, d'après les 
instructions qu'il reçut, il finit par concevoir je ne sais 
quel doute sur l'avenir que Ion destinait à son élève : avec 
cette allure des gens de sa sorte, il interrogea sans détour 
les intentions de ses chefs qui le visitaient, et leur adressa 
ces brusques questions : « Citoyens, que décidex-voiis du 
louveteau? il était appris pour être insolent : je saurai 
le mater , tant pis s" il en crève ! je n'en réponds pas. Après 
tout, que veut-on? le déporter? — Réponse : Non. — Le 
tuer? — Non. — V empoisonner? — Non. — Mais quoi 
donc? — Réponse : S en défaire. » 

Après avoir lu ce passage, on comprend que M. de Beau- 
chesne se. soit écarté de la vague tradition qui laissait à 
Simon tout l'odieux des traitements exercés sur Louis XVII. 
Simon est un grossier scélérat, mais il nous semble un pro- 
dige d'honnêteté et de droiture, si nous le comparons aux 
Chaumette, aux Hébert, aux Barrère, aux vrais meneurs 
qui lui dictèrent son rôle. On sait jusqu'où alla leur infa- 
mie; non contents de torturer séparément la mère et le fils, 
ils voulurent faire du fils l'accusateur de la mère... N'en 
disons pas davantage'. Cette idée infernale, éclose dans 
des cerveaux enfiévrés de crime et de haine, porte avec 



240 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

elle une sorte d'étrange droit à l'impunité; pour oser la 
flétrir, il faudrait oser la redire ; pour oser la redire, il fau- 
drait oser y penser. 

Les persécutions de Simon ont commencé et ne s'arrêtent 
plus : dans les premiers temps l'enfant avait encore toute 
son énergie physique; il résistait : « Montrez-moi, disait-il, 
la loi qui ordonne que je sois séparé de ma mère. » — Et 
Simon répondait : « Le louveteau est dur à museler ; il 
voudrait connaître la loi. Allons, Capet, silence! ou je vas 
montrer aux citoyens comment je te travaille quand tu le 
mérites! » Et, parmi les municipaux présents à ces scènes, 
il n'y en avait pas un qui prît parti pour cet enfant de neuf 
ans qu'un misérable accablait de coups ! 

D'autres fois, l'enfant, révolté de ces traitements atroces, 
refusait de parler ou de manger ; alors c'étaient de nou- 
veaux coups, jusqu'à ce que cette frêle nature, énervée, 
abattue, brisée par cette lutte inégale, donnât gain de 
cause à Simon. La nouvelle de la mort de Marat, celle de 
la défaite de l'armée républicaine près de Saumur, ajou- 
tèrent à l'exaspération du féroce instituteur et amenèrent 
de nouvelles violences. Déjà le visage de Louis XVII avait 
perdu toute sa fraîcheur; ses yeux, ternis et cernés par les 
larmes, se baissaient habituellement vers la terre pour ne 
pas rencontrer les yeux de son horrible maître : une pâleur 
mate, des chairs flasques et amollies, dénonçaient les pre- 
miers symptômes du mal qui allait le miner lentement et 
le conduire au tombeau après deux ans d'agonie. Plus de 
sourire sur ces lèvres décolorées ! plus de livres, plus de 
jouets, plus rien de ce qui concourait à cette éducation si 
douce et si pure, continuée sous les verrous par Louis XVI, 
Marie-Antoinette et la princesse Elisabeth ! Allumer la pipe 
du savetier, porter l'infecte chaufferette de la femme Si- 
mon, prendre le deuil de Marat, se vêtir de la carmagnole, 



DE BEAUCHESNE. 241 

se coiffer du bonnet rouge, entendre les jurons et les blas- 
phèmes de son instituteur, se voir forcé de les répéter sous 
peine d'être battu, telle est la vie, telle est l'éducation nou- ' 
velle du Dauphin de France. L'austère et morale Républi- 
que fait chanter devant lui des chansons obscènes, et il faut 
que sa voix enfantine chante à son tour ces refrains qui 
souillent son imagination et son cœur! Il semble que la dé- 
pravation et la cruauté ne puissent aller plus loin : eh 
bien î ceci n'est que le prélude. Pour extorquer à cet en- 
fant l'infâme accusation contre sa mère, on le confronte 
avec sa sœur, avec sa tante, Marie-Thérèse et Elisabeth, 
les deux auges sans tache ; on fait monter la rougeur à ces 
fronts; on bouleverse ces âmes qui ne s'étaient jamais ar- 
rêtées qu'à des images nobles et chastes comme elles : 
mais silence encore une fois ! De tout cela il ne doit rester 
que le sublime appel de Marie- Antoinette à toutes les mères, 
et le martyre du 16 octobre, commencé dans cette fange, 
va s'achever dans le ciel. 

Les fonctions de Simon auprès de son élève durèrent 
jusqu'au 19 janvier 1794, six mois et demi! On peut sui- 
vre, jour par jour, dans le récit de M. de Beauchesne, 
l'épouvantable crescendo de ces tortures, de ces misères, 
de ces destructions du corps par l'âme et de l'âme par le 
corps; on assiste aux altérations graduelles de cette figure 
que nous avons vue si fraîche et si belle au commencement 
du récit, et qui, dans cette atmosphère à la fois meurtrière 
et corruptrice, s'étiole, s'attanguit, s'hebête, n'obéissant 
plus qu'à une sorte d'instinct maladif et fébrile, ne retrou- 
vant plus que par éclairs le sentiment ou le souvenir de sa 
dignité primitive. Cette décomposition d'une créature de 
Dieu, née pour vivre, pour être heureuse et pour régner; 
ce poison intellectuel, matériel et moral, distillé goutte à 
goutte ; cette œuvre de dissolution et de mort accomplie 

14 



M*l CAUSERIES LITTERAIRES. 

sans relâche sur un enfant de neuf ans, c'est là un specta- 
cle fait pour glacer les plus intrépides, attendrir les plus 
indifférents, et qui n'a l'équivalent pi dans la tragédie, ni 
dans Tbistoire. Quand on songe à Hébert et à Louis XVII, 
on aime Richard III et Ton envie les enfants d'Edouard. 

Jusqu'à présent, dans le souvenir légendaire que nous 
gardions de Louis XVII, nous n'allions pas au delà de Si- 
mon. Ces deux noms semblaient si intimement liés l'un à 
l'autre, que la mémoire ne les séparait pas, et que, une fois 
Simon disparu, les souffrances de sa victime disparaissaient 
aussi, ou, du moins, se perdaient dans cette vague demi- 
teinte que M. de Beaucbesne a entrepris de dissiper. Nous" 
savons maintenant (et ici les dates sont plus éloquentes que 
tout le reste) que Simon est sorti du Temple le 19 jan- 
vier 4794, et que, jusqu'au 27 juillet de la même année, 
l'enfant martyr est resté seul, absolument seul, subissant, 
dans toute sa rigueur, ce système cellulaire qui brise ou 
épouvante les organisations le plus fortement trempées. 
Lorsque le savetier instituteur, lassé, malade, dégoûté de 
son rôle de tortionnaire, fut enfin relevé de cette faction de 
sept mois par ses dignes chefs, Chaumette et Hébert, ils dé- 
cidèrent qu'il ne serait pas remplacé, et que « Ton deman- 
derait à la force des choses, à des moyens matériels, la sû- 
reté qu'on avait trouvée jusque-là dans la vigilance du gar- 
dien permanent. » 

« Dès le lendemain, nous dit M. de Beaucbesne, ils firent 
restreindre à une pièce le logement du prisonnier : il fut 
relégué dans la chambre du fond; la porte de communica- 
tion entre l'antichambre et cette pièce fut coupée à hau- 
teur d'appui, scellée à clous et à vis, et grillée du haut en 
bas avec des barreaux de fer. A la hauteur d'appui fut po- 
sée une tablette sur laquelle les barreaux, en s'écartant, 
formaient un guichet fermé lui-même avec d'autres barreaux 



DE BEAUCHESNE. 343 

mobiles que fixait un énorme cadenas. C'est par ce guichet 
qu'on faisait parvenir au petit Capet ses mets grossiers, et 
c'est sur ce rebord qu'il devait remettre ce qu'il avait à 
renvoyer. Bien que restreint, son appartement était encore 
vaste pour une tombe. On ne lui donnait ni feu ni lumière; 
sa chambre n'était chauffée que par le tuyau d'un poêle 
placé dans la première pièce; elle n'était éclairée que par 
la lueur d'un réverbère suspendu vis-à-vis des barreaux; 
c'est entre ces barreaux aussi que passait le tuyau du poêle. 
Soit calcul atroce, soit fatale coïncidence, le royal Orphelin 
inaugura sa nouvelle prison le 21 janvier 4794 ! 

a Mais il n'y avait plus pour lui ni date ni anniversaire; 
Tannée, les mois, les semaines, tout était confondu dans 
sa pensée; le temps, semblable à un lac aux eaux troubles 
et dormantes, avait cessé de couler. Les jours ne se mar- 
quaient pour lui que par les souffrances ; ils ne se distin- 
guaient plus les uns des autres, puisqu'il souffrait tous les 
jours 4 . » 

Ici, il faudrait tout citer. Ce treizième livre, Solitude de 
Louis XVII y nous fait descendre encore un degré dans cette 
sombre spirale. Tout à l'heure, il uous semblait que rien 
ne pouvait dépasser les tortures renfermées dans ces deux 
mots : Simon instituteur; nous nous trompions : ceci est 
plus cruel, plus poignant encore. Qu'on lise, dans M. de 
Beauchesne, les pages 249 et suivantes, à dater de l'exé- 
cution de la princesse Elisabeth. Jamais historien convaincu 
et sincère ne réalisa plus complètement le sunt lacwjmœ 
rerum du poète. Les yeux se voilent de larmes, le livre 
tremble entre les mains, lorsqu'on voit, d'une part, Marie- 
Thérèse seule, frissonnante encore des célestes adieux de 
sa tante, sachant que son frère est malade, et demandant 

1 Tome II, p. 198. 



"1 



244 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

en vain d'être rapprochée de lui pour le soigner et le con- 
soler; de l'autre, Louis XVII, seul aussi, plus seul encore, 
« retranché de tout contact avec l'humanité, comme le lé- 
preux du moyen âge, ne connaissant pas même la figure 
des bourreaux qui le réveillent la nuit, ou qui, le jour, lui 
apportent des aliments pour lui donner la force de souffrir 
encore. • 

Au dehors, la Terreur est à son apogée; les héros de 95 
continuent à s'entre-tuer, et, sur toute la surface de la 
France, vainqueurs et vaincus, républicains et suspects, 
maîtres de la veille et proscrits du lendemain, tombent et 
meurent ensemble, parfois sur le même échafaud. Cet en- 
fant, qui n'a plus qu'un grabat, une cruche d'eau et un pain 
noir, effraye et irrite encore ses persécuteurs, car il per- 
sonnifie l'idée de royauté, et ces monstres comprennent que, 
malgré tous leurs crimes, ils n'ont pu déraciner cette idée 
ni dans le pays ni dans les âmes. Aussi redoublent-ils d'a- 
trocités et de fureurs. Le louveteau, comme ils l'appellent, 
en arrive à cet excès de souffrance où tout devient indiffé- 
rent; il n'a plus la force de balayer sa chambre, qui se rem- 
plit d'immondices; il n'a plus la force de se traîner jusqu'au 
morceau de pain et à la cruche qu'une main inconnue re- 
nouvelle chaque soir. Son grabat n'est plus que pourriture; 
des rats, des insectes malfaisants ou immondes s'emparent 
de sa cellule, lui disputent ses provisions, courent sur sa 
couverture et sur son corps. 11 prête l'oreille; il n'entend 
que les énormes clefs grinçant dans les serrures ou remuées 
par les guichetiers. Parfois, au milieu de ce bruit ou de ce 
silence, une voix rauque s'élève : « Capet, Gapet! où es-tu? 
dors-tu? Race de vipère, lève-toi! » L'enfant, réveillé en 
sursaut, descend du lit et arrive tremblant au guichet, les 
pieds plus froids que le plancher humide sur lequel il se 
traîne : « Me voilà, citoyen, répond-il d'une voix douce. 



DE BEAUCHESNE. 245 

— Viens ici, que je te voie. — Me voici, que me voulez- 
vous? — Te voir! c'est bon, va te couder, housse! déca- 
nille! » 

Bientôt la veille et le sommeil se ressemblent pour cet 
enfant : d'étranges fantômes traversent son intelligence. Il 
ne sait plus ni s'il vit ni s'il meurt; sa vie a toute l'immo- 
bilité glacée de la mort; sa mort a toutes les fiévreuses an- 
goisses de la vie. Il n'ôte plus, ni jour ni nuit, son panta- 
lon déchiré et sa carmagnole en loques; une sueur froide 
ruisselle sur ses tempes; ses yeux restent fixes et béants, 
comme devant une apparition funèbre. Joie et larmes, 
prière et désespoir, tout est fini; il n'y a plus là qu'un 
corps qui se décompose et un esprit qui s'éteint. Des dé- 
bris de sa nourriture sont répandus par terre ou s'amon- 
cellent sur son lit... Horreur! horreur! n'allons pas plus 
loin : vous souvenez-vous du gracieux pastel qu'a tracé de 
Louis XVII M. de Beauchesne, de cet enfant rose et frais, 
entouré de respect et d'amour, joie et orgueil de sa mère, 
grandissant sous le doux abri de suaves et délicates ten- 
dresses? Qui le reconnaîtrait maintenant? — a Ce n'est plus 
une forme humaine; c'efct quelque chose qui végète, des os 
et de la peau qui bougent; frappé d'atonie, rongé de ver- 
mine, s'il se soulève un moment de sa couche infecte, c'est 
pour montrer un visage hâve et blême, aux joues pendan- 
tes, aux yeux morts, à la bouche livide, surmontant un dos 
voûté, un torse gonflé, que terminent des jambes démesu- 
rément longues, sillonnées de plaies, gorgées d'enflures, 
bosselées de tumeurs... » « Et tout ce que je vous dis là est 
vrai! s'écrie M. deBeauchesne en s'interrompant; ces ou- 
trages et ces tortures ont été accumulés sur la tête d'un en- 
fant. Je vous les dépeins tels qu'ils étaient, au-dessous de 
ce qu'ils étaient; car, pour les représenter dans toute 

leur réalité terrible, il faudrait le pinceau de Tacite, la 

14. 



246 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

verve satirique de Pétrone ou la voix gémissante de Job .*. » 
Enfin, le 9 thermidor amène, non pas un retour au bien, 
comme on se l'imagine parfois à distance, mais une sorte 
de relâche et d'amoindrissement dans le mal. Le lendemain, 
(28 juillet 1794), Barras confia la garde de la tour du Tem- 
ple et des enfants de Louis XYI au citoyen Laurent, mem- 
bre du comité révolutionnaire , républicain ardent, mais 
accessible à la pitié. Un peu d'adoucissement est apporté 
à la situation de Louis XVII : hélas \ il est trop fard. Fendant 
les premiers jours, l'enfant, accoutumé à ne voir que des 
persécuteurs et à n'entendre que des injures, ne répond 
même pas aux bienveillantes paroles qu'on lui adresse; ces 
paroles n'ont plus de sens pour lui, il ne connaît plus de 
la langue française que ce que lui en ont appris Simon et 
les geôliers. On est obligé d'entrer de force dans sa cham- 
bre, et c'est alors qu'apparaît aux regards épouvantés cet 
affreux spectacle que l'historien nous a décrit d'une façon 
si navrante, quoique si inférieure à la réalité. Les bourreaux 
mitigés du 9 thermidor rougissent de l'œuvre de leurs pré- 
décesseurs, et Laurent, bien qu'entravé encore par les 
frayeurs de la Convention, commence auprès de Louis XVII 
une tâche de réparation, tâche incomplète et tardive qui 
ne peut plus rien réparer ! 

Et cependant, l'orphelin a encore onze mois à vivre : 
onze mois, pendant lesquels le sentiment de ses souffran- 
ces se réveillera dans son intelligence assoupie; onze mois, 
pendant lesquels la maladie achèvera ce qu'ont préparé les 
tortures. 

Effrayé, comme l'avait été Simon, de la responsabilité et 
de la contrainte que lui imposent ses fonctions de gardien, 
Laurent demande qu'on lui donne un collègue. On fait droit 

* Tome II, p. 235. 



DE BEAUCHESNE. 247 

à sa demande; on lui adjoint Gomin . L'apparition de Gomin 
dans le livre de M. de Beauchesne en augmente encore l'in- 
térêt; car Gomin n'est mort qu'à quatre-vingts ans passés, 
M. de Beauchesne l'a connu ; il a eu avec lui de longues 
conversations : cette âme craintive, mais compatissante, 
cette mémoire octogénaire, mais fidèle, s'est ouverte sans 
réserve à l'historien de Louis XVII, et lorsque, plus tard, 
M. de Beauchesne a fait passer sous les yeux de Gomin ce 
qu'il avait écrit presque sous sa dictée, voici ce que le vieil- 
lard lui a répondu : 

« Monsieur de Beauchesne, 

« Il n'y a rien de plus vrai que ce que vous venez d'é- 
(( crire sur les derniers moments du Dauphin, sur ses con- 
versations et sur sa mort. Vous vous êtes bien rendu 
« compte aussi de tous, mes sentiments, et je vous en re- 
« mercie de tout mon cœur. 



« Gomin V 



« Paris, ce 23 avril 4840. » 



Ce document en chair et en os, M. de Beauchesne l'a 
trouvé une seconde fois, dans la personne de Lasne, qui 
fut adjoint à Gomin, le 29 mars 4795, lorsque Laurent 
quitta le Temple. Gomme Gomin, Lasne a atteint un âge 
très-avancé. M. de Beauchesne Ta recherché, comme il 
avait recherché Gomiù, comme il avait voulu voir et en- 
dre les trois pauvres femmes dont les souvenirs l'aidaient 
à pénétrer dans l'intérieur du ménage Simon et dans le 
douloureux mystère de cette longue agonie. 

« Ce fut, nous dit M. de Beauchesne, le jeudi 16 février 
4837, que je vis Lasne pour la première fois, et la pensée 

* Tome II, p. 270. 



U% CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

que j'allais me trouver en présence de celui qui avait donné 
les derniers soins au fils de Louis XVI et l'avait tenu ago- 
nisant entre ses bras, me remplissait l'âme de mélancoli- 
ques émotions. Ce fut Lasne lui-même qui vint m'ouvrir. Je 
le reconnus à son âge, à sa tenue, à tout son extérieur, 
grave et sévère comme celui d'un homme jadis mêlé à de 
grands, et tristes événements qui lui ont laissé d'ineffaça- 
bles souvenirs. Les portraits de la famille royale, plusieurs 
portraits de Louis XVII,* décoraient la pièce où il me reçut. 
11 était, à cette époque, dans sa quatre-vingtième année, et 
très-vert pour ce grand âge. Ce ne fut que peu à peu que 
j'obtins la confiance de ce dernier et solennel témoin des 
souffrances du Temple. Je le trouvai sobre de paroles dans 
nos premières entrevues, et je fus moi-même sobre de 
questions. Lorsque après des relations plus longues, il vit 
que ce n'était pas une froide curiosité qui m'avait amené 
chez lui, mais un intérêt de cœur et un culte pieux pour le 
noble enfant qu'il avait aimé et vu mourir, son cœur s'ou- 
vrit tout entier *. » 

Reproduisons ici un document bien essentiel : l'attesta- 
tion de la mort de Louis XVH, écrite tout entière de la 
main de Lasne, et délivrée par lui à M. de Beauchesne : 

« Monsieur de Beauchesne, 

« Ainsi que je l'ai toujours dit et*que je le dirai toujours, 
« je déclare, sur l'honneur et devant Dieu, que le fils de 
« Louis XVI est mort entre mes bras, dans la tour du Tern- 
it pie. 11 n'y a que des imposteurs qui peuvent prétendre le 
« contraire. J'avais vu souvent le malheureux Dauphin aux 
« Tuileries, et je l'ai bien reconnu dans sa prison. Vous 
a vous êtes parfaitement souvenu des détails que je vous ai 

« Tome II, p. 527. 



DE BEAUCHESNE. 249 

« donnés. La rédaction que vous en avez faite et que vous 
« m'avez lue est de la plus scrupuleuse exactitude. 

a Toute ma vie, j'ai dit la vérité; ce n'est pas quand 
« j'arrive au terme que je la trahirai. 

« Lasne, 
« Dernier gardien des Enfants 
(( de France, et le seul qui ait soi- 
(( gné Louis XVII pendant les deux 
a derniers mois de. sa vie. 

L. 
« Paris, ce 21 octobre 1836. 

Et plus bas : 

« Écrit à quatre-vingts ans et un mois. » 

On le voit, il est impossible de recueillir des renseigne- 
ments plus positifs, plus irrécusables que ne Ta fait M. de 
Beauchesne. A l'âge où l'on ne ment plus et où la mémoire 
acquiert une lucidité singulière, comme si l'approche de la 
mort et de ses ombres reportait vers le passé tout ce que 
l'intelligence garde de lumière et de clarté, deux vieillards, 
vivant depuis près d'un demi-siècle enfermés dans leurs 
souvenirs, deux hommes de bien â qui il avait été donné 
d'adoucir les derniers moments de la jeune victime, sont 
devenus les amis du futur historien de leur prince bien- 
aimé, et se sont penchés sur son épaule, pour dicter, con- 
trôler, redresser et certifier ce qu'il écrivait. Il y a là une 
authenticité vivante, animée, attendrie, mille fois préféra- 
ble, selon nous, à celle qu'on puise dans la froide pous- 
sière des archives ou le muet témoignage des monuments. 
Gomin et Lasne, voilà les deux infirmiers du pauvre ma- 
lade, auquel leurs soins et leur dévouement arrachent en- 
core un pâle sourire ; voilà les humbles courtisans qui ser- 



250 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

vent de cortège à son agonie, et au bras desquels il fait 
ses derniers pas sur la terre, jusqu'au moment où il se 
couche dans le cimetière Sainte-Marguerite, dernière étape 
d'une vie de dix ans, bien longue parles douleurs. 

Les pages de M. de Beauchesne, qui nous donnent, d'a- 
près Gomin etLasne, les détails des six mois qui précédè- 
rent la mort de Louis XVII, ont un intérêt mélancolique et 
tendre, où l'âme se repose de ces deux horribles visions : 
Simon instituteur et la Solitude. On sent que l'enfant va 
mourir, qu'il n'est plus au pouvoir des hommes de rame- 
ner la santé et la vie dans ces organes minés par d'indici- 
bles tortures. Pourtant, lorsque l'on voit ses deux fidèles 
gardiens, aidés du brave tabletier Debierne, chercher à l'a- 
muser, à le distraire, charmer son oreille de quelque doux 
refrain de Sedaine, profiter d'un rayon de soleil pour le 
promener sur la plate-forme, ou lui apporter quelques-unes 
de ces fleurs qu'il aimait tant pendant les jours si rapides 
de son heureuse enfance, on éprouve une sensation de 
soulagement et de bien-être, comme si, après avoir traversé 
un affreux désert, hanté seulement par des bêtes féroces ^t 
des monstres, on se retrouvait enfin au milieu de figures 
humaines. 

Bientôt, hélas! le mal qui consumait Louis XVII, et dont 
les progrès avaient d'abord été lents, quoique continus, 
prend des allures plus rapides. La crise suprême appro- 
che : te 4 mai 1795, Gomin et Lasne écrivent sur le regis- 
tre : Le petit Capet est indisposé. On ne tient aucun compte 
de cet avertissement (et remarquez cependant que dix mois 
s'étaient écoutés depuis le 9 thermidor!). Le lendemain, 
ils écrivent : Le petit Capet est dangereusement malade. — 
Même silence. — Enfin, le lendemain, 6 mai, ils ajoutent : 
Il y a crainte pour ses jours. 

Alors, le gouvernement, à peu près sûr que le médecin 



DE BEÀUCHESNE. 251 

arrivera trop tard, se décide à envoyer M. Desault, avec 
mission de donner au malade les soins de son art. Un pre- 
mier examen suffit à M. Desault pour constater que l'état 
du jeune prince est presque désespéré ; il ne voit d'autre 
remède que le changement d'air, la campagne, le mouve- 
ment, l'exercice, un traitement assidu. Non-seulement on 
ne lui accorde pas ces demandes, mais on ne parait pas 
même les avoir entendues. 

C'est que cet enfant est encore et toujours pour les dic- 
tateurs un sujet d'inquiétude et de gène. Les Vendéens, à 
demi vaincus déjà, s'engagent à mettre bas les armes si 
on leur remet le fils de leur roi. Le gouvernement ne veut 
pas accepter cette clause ; il sait qu'en attendant quelques 
semaines, la mort se chargera de la biffer. 

En effet, le mal augmente ; le vieux et illustre médecin 
ne peut employer que des palliatifs dont il reconnaît lui- 
même l'impuissance. Madame Royale, apprenant que l'état 
de son frère s'aggrave, demande, une fois encore, à le voir, 
à le soigner : on la repousse; H. Hue n'est pas plus heu- 
reux. Le comité de sûreté générale persiste dans le système 
adopté dès l'origine par la Convention, et proclamé par le 
régicide Mathieu : « Rester étrangers à toute idée d'amé- 
liorer la captivité des enfants de Capet '. » 

Pourtant M. Desault parvient à amener, chez son ma- 
lade, sinon une amélioration physique, au moins une amé- 
lioration morale. L'intelligence de l'enfant sort de «es lim- 
bes douloureux où l'avait plongé la souffrance ; il sourit à 
son médecin , une sympathie secrète s'établit entre eux. 
Chaque jour, M. Desault s'attache davantage à cette frêle 
plante qu'il ne peut pas faire revivre. Le 50 mai, redes- 
cendant l'escalier après la visite, il entend dire autour de 

, f Tome H, p. 545. 



252 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

lui : — « C'est un enfant perdu, n'est-ce pas? » — « Je 
le crains, répond-il, les larmes aux yeux; mais il y a peut- 
être dans le monde des gens qui l'espèrent. » Ce furent ses 
dernières paroles. 

Le lendemain, M. Desault ne revint pas ; et, dans la jour- 
née, on apprit qu'il était mort. Les imaginations, dispo- 
sées au merveilleux, surtout à cette époque et pour tout 
ce qui se rattachait aux prisonniers du Temple, trouvèrent 
naturellement dans cette mort presque subite une occasion 
de s'exercer. Quoi qu'il en soit, telle était l'insouciance sys- 
tématique du gouvernement, tel était l'abandon dans le- 
quel il laissait Louis XVII, qu'après la mort de M. Desault, 
il y eut six jours pendant lesquels l'agonisant ne reçut 
d'autres soins que ceux que lui prodiguait la pitié stérile 
de ses pauvres gardiens. Enfin, le 5 juin 1795, le Comité 
de sûreté générale envoya au Temple, pour continuer le 
traitement du fils deCapet, M. Pelle tan, chirurgien en chef 
du grand hospice de l'Humanité. Ce titre fastueux et bi- 
zarre ressemblait à une ironie : Le grand hospice de l'Hu- 
manité! Il y avait longtemps que la Révolution eu avait 
exclu cet enfant royal, qui n'avait plus que trois jours à 
vivre ! 

M. Pelletan le trouva si mal qu'il demanda immédiate- 
ment qu'on lui associât un autre médecin. En attendant, 
avec cette décision rapide que donnent le dévouement et la 
science,* il prit sur lui de supprimer les verrous et les 
abat-jour, puis de faire transporter le moribond dans 
une autre chambre : « chambre aérée, avec une grande 
fenêtre sans barreaux, ornée de grands rideaux blancs qui 
laissaient voir le ciel et le soleil. » 11 fallait que cette ago- 
nie fût arrivée à son dernier terme, pour qu'un médecin 
courageux pût impunément lui donner ce rayon de soleil 
et cette bouffée d'air. 



DE BEAUCHESNE. 255 

La mort de Louis XVII est racontée par M. de Beau- 
chesne avec une émotion profonde, contenue, communica- 
tive, qui dépasse de bien loin toutes les combinaisons de 
l'art. Ce récit simple et pathétique, sans déclamation et 
sans invective, complète l'effet général du livre, qui n'est 
pas une œuvre de vengeance, de récrimination ou de parti, 
mais de tendre et fidèle piété. Un enfant, un enfant né pour 
être roi, atqui meurt, à dix ans, dans une prison, sous les 
yeux d'un médecin appelé trop tard, entre les bras de deux 
gardiens, destinés à servir de témoins à l'histoire : voilà 
tout le sujet. Qu'il y ait à J'entour des passions politiques 
qui grondent ou s'apaisent, des horizons nouveaux qui 
s'ouvrent à la société retrempée dans le sang et dans les 
larmes, de grandes victoires illuminant de leurs splendeurs 
ce chaos et cette nuit funèbre, M. de Beauchesne n'en sait 
rien ; il ne veut pas le savoir. Incliné au chevet de cet en- 
fant, entre Lasne et Gomin, il le voit mourir et il nous le 
dit : il pleure, et il fait pleurer. Citons une de ces pages, 
en dépit de ceux qui seraient tentés d'en sourire ou de nous 
accuser de faire de la légende sentimentale. Ceux-là, nous 
l'espérons bien, ne liront ni M. de Beauchesne ni notre 
article : 

« Vous nous demanderez sans doute quelles ont été 

les dernières paroles du mourant; car vous avez connu 
celles de son père, qui, du haut de l'échafaud, dont sa 
vertu avait fait un trône, envoyait le pardon à ses assas- 
sins. Vous avez connu celles de sa mère, qui, impatiente de 
quitter la terre où elle avait tant souffert, priait le bourreau 
de se dépêcher. Vous avez connu celles de sa tante, de 
cette vierge chrétienne qui, d'un œil suppliant, lorsqu'on 
lui enlevait son vêtement pour mieux la frapper, deman- 
dait au nom de la pudeur qu'on lui couvrît le sein. Et 
maintenant oserai-je vous répéter les paroles suprêmes de 

15 



A 



254 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

l'orphelin? Ceux qui recueillirent son dernier souffle me 
les ont rapportées, et je viens fidèlement les inscrire dans 
le Martyrologe royal. 

« Gomin, voyant l'enfant calme, immobile, muet, lui dit : 
« J'espère que vous ne souffrez pas dans ce moment? — 
Oh ! si, je souffre encore, mais beaucoup moins ; la musique 
est si belle I » 

« Or, on ne faisait aucune musique ni dans la Tour, ni 
dans les environs-, aucun bruit du dehors n'arrivait en ce 
moment à cette chambre où le jeune martyr s'éteignait. 
Gomin étonné lui dit : De quel côté entendez-vous cette 
musique? — De là-haut. — Y a-t-il longtemps? — Depuis 
que vous êtes à genoux : est-ce que vous n'avez pas en- 
tendu? Écoutez! écoutez! * — Et l'enfant souleva par un 
mouvement nerveux sa main défaillante, en ouvrant ses 
grands yeux illuminés par l'extase. Son pauvre gardien, 
ne voulant pas détruire cette douce et suprême illusion, se 
prit à écopter aussi avec le pieux désir d'entendre ce qui 
ne pouvait être entendu. 

m Après quelques instants d'attention, l'enfant tressaillit 
de nouveau, ses yeux étiucelèreut, et il s'écria dans un 
transport jndjçjbie : « Au milieu de toutes les voix, j'ai 
reconnu celle cfe ma mère! » 

a Ce nom tombé des lèvres de l'orphelin semblait lui 
enlever toute douleur. Ses sourcils froncés se détendirent, 
et son regard s'alluma de ce rayonnement serein que 
donne la certitude de la délivrance. L'œil attaché sur un 
spectacle invisible, l'oreille ouverte au bruit lointain d'un 
mystérieux concert, il sentait éclater dans sa jeune âme 
une existence nouvelle. 1 » 



Tome 11, p. 363. 



T — — 



DE BEAUCHESNE. 255 

Ce fut quelques heures après, le lundi 8 juin 1795, que 
Louis XVII rendit le dernier soupir. 

La tâche de l'historien n'est pas terminée avec la vie de 
l'enfant-martyr. 11 enregistre tous les rapports officiels, 
toutes les pièces authentiques qui ont prouvé son décès, 
et qu'ont signées plus de vingt personnes. Ensuite il nous 
conduit à ses funérailles, dont il nous donne avec un soin 
scrupuleux tous les, tristes détails. Louis XVII fat inhumé, 
le 10 juin 1795, dans le cimetière Sainte-Marguerite, con- 
tigu à la rue Saint-Bernard. Son convoi, formé de ses deux 
gardiens, de quelques commissaires civils et d'un peloton 
de soldats, eut lieu en plein jour, et fut escorté par une 
foule considérable, qui le suivit jusqu'au cimetière avec 
.des marques d'attendrissement et de regret. Pour quel- 
ques-uns, l'enfant que Ion portait ainsi dans ta fosse com- 
mune s'appelait le fils de Capet; pour plusieurs, il s'appe- 
lait le Dauphin. 

Toujours véridique et n'affirmant que ce qu'il sait, 
H. de Beauchesne n'a pu nous fournir sur la place où re- 
pose Louis XVII des renseignements aussi positifs que. sur 
sa mort. Ce n'est pas faute d'avoir bien souvent visité le 
cimetière Sainte-Marguerite, fouillé les pierres qui le cou- 
vrent, questionné avec une infatigable persistance tous ceux 
qui pouvaient lui apporter quelque lumière, gardiens, com- 
missaires, desservants, bedeaux, fossoyeurs. Malheureuse- 
ment les témoignages ne s'accordent pas, et les efforts de 
M. de Beauchesne n'ont pu aboutir qu'à des probabilités. 
Ce qui est incontestable, et ce qui, après tout, suffit à l'his- 
toire, c'est que la dépouille mortelle de Louis XVII est res- 
tée sur un point quelconque de ce cimetière Sainte-Mar- 
guerite, presque inconnu à Paris, à peu près oublié de tous, 
que M. de Beauchesne, dans ses pieux pèlerinages, a eu 
beaucoup de peine à trouver, et que personne n'a pu nous 



256 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

indiquer, l'autre jour, lorsque nous avons voulu, sur les 
traces de l'historien, visiter le théâtre de ee drame lu- 
gubre, et suivre les rues traversées par le convoi funèbre. 
Privilège bizarre de cette destinée, que tout ce qui s'y rat- 
tache par quelque endroit prenne un air de mystère, et 
cherche à se perdre dans le silence et l'ombre, comme ces 
âmes plaintives de la vision du Dante, qui ne pouvaient 
supporter la lumière, et s'enfuyaient, avec un vague gé- 
missement, vers les sphères ténébreuses ! 

H. de Beauchesne a été bien inspiré en ajoutant à son his- 
toire, comme une sorte de mélancolique épilogue, le récit 
de la sortie et du voyage de Madame Royale, et la monogra- 
phie de cette tour du Temple, dont les illustrations passées 
se sont effacées et anéanties dans la douloureuse grandeur 
de ses derniers souvenirs. Nous parler de Madame Royale, 
c'était encore nous parler de ce frère qu'elle avait tant 
aimé, et dont elle n'apprit la mort fue le jour où elle dit 
adieu à sa prison : c'était nous rappeler un autre martyre, 
aussi saint et plus long celui-là, car il n'a fini qu'en 
1851, et Marie-Thérèse a eu plus d'un demi-siècle pour 
prier, pleurer, souffrir, pardonner, souffrir de nouveau et 
pardonner encore ! 

La tour du Temple n'existe plus; le Temple même n'offre 
plus à l'insouciante population parisienne que l'image d'une 
grande friperie dont les magasins en plein vent étalent des 
habits, des haillons, des broderies, des uniformes, des 
oripeaux de tous les temps et de tous les régimes : témoi- 
gnages bouffons ou sinistres des vicissitudes humaines, 
des dérisions de la fortune et de la fuite des années. A 
l'église et au cimetière Sainte-Marguerite, vous ne trouvez 
personne qui vous réponde quand vous parlez de Louis XVII, 
du 8 juin 1795, de l'inhumation de cet enfant-roi, descen- 
dant de tant de rois. Ces échos abandonnés ne savent ni 



DE BEAUCHESNE. 257 

cette date, ni ce nom ; ces ruines, ces pierres, se sont faites 
les complices de l'indifférence et de l'oubli des hommes. 
Hais à la place de ces témoins anéantis ou taciturnes, M. de 
Beaucbesne vient d'élever un monument qui ne périra pas, 
et qui fixe à jamais une sainte et triste mémoire. Achevé, 
après vingt années de silencieux travail, par une main 
fidèle, ce monument restera parmi nous, au milieu de nos 
collisions passagères, à l'abri des bouleversements et des 
orages qui viennent tour à tour nous effrayer et nous in* 
struire : car il a demandé ses conditions de vie et de du- 
rée, non pas à ces éléments mobiles qu'on appelle la pas- 
sion, la haine, l'esprit de parti, mais à ce qui ne saurait 
changer, la pitié, te respect, le culte de l'infortune, et cet 
attendrissement immense qui s'attache à d'incomparables 
souffrances, saintement souffertes et saintement pardon- 
nées. A force de vivre dans la familiarité des événements 
qu'il retrace, des tortures qu'il rappelle et de la victime 
qu'il pleure, H. de Beaucbesne a fini pardonnera son his- 
toire quelque chose du caractère même de ceux dont il 
nous a peint l'agonie. Louis XVI, Marie-Antoinette, Elisa- 
beth, Marie-Thérèse, Louis XVII surtout, revivent et respi- 
rent dans son livre, avec toute la majesté sereine de leur 
couronne immortelle. On entre dans ce livre admirable 
comme les martyrs du Temple entrèrent sous le guichet de 
leur prison, le front courbé, l'esprit troublé du bruit de 
ces passions et de ces fureurs qui grondent et mugissent 
aux portes. Peu à peu l'on se sent pénétré de cette atmos- 
phère de résignation et de démenée que M. de Beaucbesne 
a fait circuler comme une première auréole autour de ces 
figures sacrées ; et l'on en sort l'âme tendrement émue, les 
yeux voilés de larmes, pardonnant, eomme les victimes, à 
ce pauvre peuple qui a payé tant d'égarements par tant 
d'expiations, et conservant au fond du cœur, dépôt pré- 



258 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

cieux et inaliénable, le souvenir des plus grandes douleurs 
qui aient épouvanté le monde, et des plus grandes vertus 
qui aient mérité le ciel. 



II 



LA BARONNE D'OBERKIRCH 1 



« ... Je n'ai plus que quelques mots à dire. Les événe- 
ments de cette année (1789), ceux qu'on prévoit dans 
l'avenir, m'arrachent la plume des mains. Le 14 juillet, 
jour de la prise de la Bastille, a vu tomber l'ancienne mo- 
marchie. La nouvelle, que Ton veut fonder, n'a pas de 
racines et ne prendra jamais en France. À la suite de cet 
événement déplorable, des désordres ont eu lieu partout... 
L'effroi se répand dans le pays ; chacun se renferme chez 
soi, chacun tremble. Nous en verrons bien d'autres! 

n ... Maintenant, ma tâche est finie. Je n'en veux, je 
n'en puis dire davantage. J'ai la douleur dans l'âme et la 
mort dans le cœur. Tout ce que je vénère succombe; ce 

* Mémoires de la baronne d'Oberkirch sur la cour de louis XVI et la 
Socii té française avant 1789, recueillis et publiés par le comte de Monl- 
brison, son pe lit-fil s. 



% 



«^t.. 



LA BARONNE D'OBfiRKIRUll. 259 

que j'aime est menacé ; il ne me reste plus de force que 
pour souffrir, et, pour rien dans le monde, je ne voudrais 
éterniser le souvenir de ces affreux jours. Adieu donc à ce 
passe-temps si doux! Adieu donc à ces heures écoulées à 
faire revivre le passé! Il faut songer au présent. Quanta 
l'avenir, que Dieu le garde! qu'il éloigne le mal et qu'il 
nous sauve ! Qu'il ait pitié de l'humanité et qu'il lui par- 
donne, c'est mon vœu le plus cher. Nos enfants sont venus 
au monde dans un triste moment! n 

Telle est la dernière page de ces Mémoires, commencés 
au milieu des élégances et des joies de la cour la plus 
brillante de l'univers, et terminés, ou plutôt, hélas ! inter- 
rompus au moment où tout cet ensemble de majesté et de 
grâce, de bonté et de grandeur, s'écroule et tombe dans 
le plus sanglant des abîmes. A parties lignes mélancoli- 
ques et attristées, servant d'épilogue à ce livre charmant 
comme une frange de deuil au bas d'une/robe de fête, les 
Mémoires de la baronne d'Oberkirch ne renferment pas un 
mot qui se rapporte directement aux causes et aux pré- 
ludes de la Révolution française : c'est à peine si, de temps 
à autre, une réflexion, une remarque, un trait rapide, s'en- 
tremélant au récit, avertissent le lecteur qu'au-dessous de 
cette surface polie où se reflètent les rayons de Ja Royauté 
mourante se prépare et s'amasse, à d'effrayantes profon- 
deurs, l'orage précurseur des catastrophes et des crimes. 
Une femme du monde, d'un esprit supérieur, placée par 
deux illustres amitiés au cœur même de cette société qu'elle 
observe d'un coup d'oeil si juste et décrit d'un crayon si 
fin, n'affichant aucune prétention politique ou historique, 
mais relevant çà et là ses jugements et ses esquisses de ce 
grain de pruderie protestante qui, chez les personnes très- 
spirituelles, ne manque ni de piquant ni de grâce, voilà 
ce qui nous frappe tout d'abord dans ces deux élégants 



260 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

volumes, et peut-être est-ce là un des charmes et une des 
originalités de cet ouvrage. Assez d'autres nous ont raconté 
et nous raconteront encore, ab ovo y les prolégomènes de 
la Révolution : — l'irritation des parlements, le désordre 
des finances, la turbulence du tiers-état, les irrésolutions 
de la cour, le ministère Maurepas, les fautes de la noblesse 
et du clergé, les abus, les privilèges, la dîme, la corvée, 
tout, jusqu'à ces malheureuses grenouilles que les paysans 
étaient forcés de faire taire en battant les fossés à grands 
coups de verges, pour les empêcher de troubler par leurs 
coassements le sommeil de leurs seigneurs et maîtres '. 
En présence de ces éternelles redites, les lecteurs superfi- 
ciels finissaient par croire que rien n'avait existé, pendant 
ces quinze dernières années, excepté une espèce de chaos mo- 
narchique, préface du -chaos révolutionnaire; que tout s'était 
passé en luttes maladroites ou inégales entre les pouvoirs 
chancelants et les courants de l'opinion victorieuse, et que 
les Tuileries, Versailles, Trianon, la Cour, les salons où 
se réunissait l'élite de la société d'alors, n'avaient eu d'au- 
tre occupation, d'autre agrément ni d'autre pensée qu'une 
conspiration permanente contre la nation, ou une frayeur 
croissante devant les menaces de la liberté. Les Mémoires 
de la baronne d'Oberkirch leur apprendront que cette so- 
ciété calomniée avec tant d'amertume, cette royauté atta- 
quée avec tant de fureur, n'eurent jamais peut-être un éclat 
plus vif, plus pur et plus doux que pendant cette période 
fugitive où tout conspirait contre elles; grâce aux vertus 
du couple royal, aux mœurs irréprochables du roi, aux 
exquises qualités de la jeune reine, elles retrouvèrent quel- 
que chose de la majesté de Louis XIV, avec moins de ga- 

* Voir l'incroyable Histoire de la liévolution, par M. Villiaumé, dont 
on a publié une édition illustrée. 



LA BARONNE D'OBERKIRCH. 201 

lanterie coupable que peudant la jeunesse du grand mo- 
narque, avec moins de rigorisme officiel que pendant sa 
sombre vieillesse. Elles gardèrent quelque chose de l'aban- 
don spirituel et charmant de Louis XV, en purifiant ce que 
ses impardonnables exemples avaient amené de licence et 
de désordre. Joignez à cela assez d'étiquette pour prévenir 
les familiarités banales et maintenir la distinction des 
rangs ; pas assez pour refroidir l'agrément des relations 
et des caractères, et vous comprendrez qu'il ; ait eu là, 
de 1772 à 1787, une phase rapide, pareille au dernier 
éclair d'une lampe qui s'éteint, au dernier sourire d'une 
bouche qui se meurt, au dernier scintillement d'une étoile 
qui s'en va ! — Cet enchantement passager, attristé dana 
notre souvenir par le voisinage de tant d'angoisses et de 
douleurs, la lecture de ces Mémoires nous l'a rendu, et 
c'est assez pour que nous devions de sincères reraercî- 
ments à M, le comte de Hontbrison, qui a recueilli avec 
la piété d'un fils et le discernement d'un homme d'es- 
prit ces précieux récits de sa noble aïeule. Ce n'est pas 
là le seul titre des Mémoires de la baronne d'Oïerkirch 
à nos empressements et à nos sympathies : non-seulement 
ils rétablissent sous son vrai jour cette dernière médaille 
de la royauté française, dont les Histoires de la Révolution 
ne nous montraient que le revers ; non-seulement ils re- 
mettent en lumière ce côté de la société monarchique, que 
le dogmatisme révolutionnaire avait laissé dans l'ombre; 
mais ils rendent à ses conditions véritables et réhabilitent 
en un aimable exemple ce genre de littérature si attrayant, 
si français, qui nous a donné des chefs-d'œuvre, et dont 
la physionomie originale a été si cruellement altérée par 
la vanité des écrivains modernes. Les Mémoires 9 ces com- 
mentaires familiers et animés de l'histoire, ces notes écri- 
tes en marge de chaque événement par des mains encore 

15. 



Sto'2 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

chaudes des émotions qu'il a causées ou de la part qu'elles 
y ont prise, ces sources intarissables d'anecdotes, de 
portraits, de satires, de croquis, d'impressions, d'épi- 
grammes, d'où la vie jaillissait et s'épanchait à flots dans 
les pages arides de l'historien didactique, comme l'eau 
dans les champs desséchés par la canicule, — étaient 
devenus, sous la plume de nos illustres chroniqueurs, 
des prétextes à des apothéoses personnelles décernées 
par le narrateur à lui-même, des encensoirs intimes dont 
il gardait soigneusement pour lui la fumée et le par- 
fum, des cadres complaisants où sa figure tenait tant de 
place qu'il n'en restait plus pour ses contemporains, et 
que les événements dont il nous parlait semblaient ne 
s'être accomplis que pour sa gloire et par sa permission. 
Ainsi disparaissait tout le côté instructif, vivant et piquant 
des Mémoires, sacrifié à un long et superbe monologue, 
trop surchargé de détails pour avoir le charme d'un roman, 
trop personnel pour offrir l'intérêt de l'histoire, et bon tout 
au plus à nous apprendre combien l'orgueil humain peut 
trouver en soi de ressources et de subterfuges pour se 
donner en spectacle, en exemple ou en modèle. Dieu merci, 
le livre de madame d'Oberkirch nous délivre de ces mono- 
graphies fatigantes, pour nous ramener au vrai genre, à 
madame de Motteville, entre autres, dont elle a l'observa- 
tion pénétrante et délicate, le ton véridique et sincère, te 
trait vif et spirituel sans méchanceté, la bienveillance de 
bon goût sans enivrement et sans complaisance : double 
mérite, on le voit, de cet intéressant ouvrage, de rectifier 
et de démentir, en une juste mesure, les Histoires de la 
Révolution dans ce qu'elles omettent de nécessaire et d'é- 
quitable, et les Mémoires d'école moderne dans ce qu'ils 
racontent de fastidieux et d'inutile! 
Maintenant, un mot sur l'héroïne et l'auteur de ce livre. 



LA BARONNE D'OBERKIRCH. 265 

H ne faut pas, en l'ouvrant, s'effrayer des noms à tournure 
germanique qui en hérissent les premières pages. Il y a là, 
au début, et forcément, quelque peu de Schweigausen, de 
Waldner-Freustein, de Wurmser-Vendenheim-Sondhausem, 
de Rathsamhausen, d'Éhenweyer, de Glaubitz, de Shop- 
penwir, et autres désinences tudesques qui rappellent le 
nom de ce compositeur de ballets, mort récemment, dont 
on ne pouvait ni compter, ni prononcer toutes les con- 
sonnes. Patience! Si le frontispice a l'air allemand, le li- 
vre est français et très-bon français : l'important est de 
savoir que la baronne d'Oberkirch, née de Waldner, de 
vieille noblesse alsacienne, fut admise, dès sa plus tendre 
enfance, dans l'intimité de la petite cour des ducs de Wur- 
temberg-Montbelliard ; qu'elle y devint la compagne et 
l'amie de la princesse Dorothée de Wurtemberg, qui fut 
plus tard, sous le nom de Marie Fœdorowna, grande-du- 
chesse, pufs impératrice de Russie, femme de l'infortuné 
Paul I* r , et mère des empereurs Alexandre et Nicolas; et 
que cette vive amitié, à laquelle s'ajouta plus tard celle de 
la duchesse de Bourbon, mère du duc d'Enghiee, le mar- 
tyr de Vincennes, amena la baronne à Paris, à Versailles, 
à Trianon, lui donna ses grandes et ses petites entrées 
auprès de notre famille royale, et la plaça dans une situa- 
tion merveilleusement favorable à ce rôle d'observatrice à 
la fois respectueuse et clairvoyante, impartiale et atten- 
tive, que nous retrouvons à chaque page de ses Mémoires. 
Remarquez en effet qu'admise à cette Cour, elle n'en était 
pas, qu'aucun intérêt personnel ne pouvait lui en cacher 
les imperfections et les travers, que, malgré sa qualité de 
Française et de sujette dévouée, elle tenait pourtant aux 
pays étrangers par son origine, ses parentés, par sa reli- 
gion surtout, qui, sous la monarchie de Louis XIV, sup- 
posait toujours une nuance d'opposition ou du moins de 



264 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

réserve, et qui, dans un passage de son livre, Ta rendue 
sévère jusqu'à l'injustice pour le grand roi et pour ma- 
dame de Maintenon. De là le caractère particulier des ap- 
préciations de madame d'Oberkirch : on sent que daus ce 
monde brillant et frivole, rempli de corruptions élégantes, 
et où parfois éclatent de déplorables scandales, bien des 
choses l'affligent et la blessent. — « J'ai eu, nous dit elle 
elle-même, à raconter des faits que mon éducation et mes 
principes condamnent. » — Ces faits, elle les retrace et 
les juge, sinon en censeur hostile, au moins en moraliste 
austère. Mais en même temps son regard, s 1 élevant au- 
dessus de ces images de galanterie futile ou coupable, 
s'arrête avec un tendre et pieux respect sur les marches 
du trône, et ne trouve plus là qu'à admirer, à louer et à 
aimer. Les suaves et mélancoliques figures du roi, de la 
reine, de madame Elisabeth la sainte, de ces beaux enfants 
prédestinés à tant de douleurs, du duc de Penfhièvre, de 
la princesse de Lamballe, revivent dans ses récits avec un 
charme incomparable, et nul n'est tenté de se méfier de 
cet irrésistible attrait, puisque celle-là même qui les peint 
sous des couleurs si pures et si belles, ne se laisse ni fas- 
ciner ni séduire par cette société qui leur sert de cortège et 
de cadre. Tout au plus, lorsque l'amitié de ses deux chères 
princesses, ou plutôt la supériorité de son esprit, lui vaut 
une de ces bonnes fortunes de Cour auxquelles personne 
alors n'était insensible, notre spirituelle protestante trahit- 
elle un mouvement de joie intime et contenue, dans le genre 
de celui qui faisait dire à madame de Sévigné, accueillie 
et fêtée à Saint-Cyr : a Racine a bien de l'esprit, mais ces 
jeunes filles n'en ont pas moins! » 

Et d'ailleurs, quel lecteur, fût-il de la race 

Myrmidonûm, Polopûmve, aut duri miles Ulyssei, 



LA BARONNE D'OBERKÏRCH. 265 

pourrait, eo s'abandonnant aux impressions gracieuses et 
délicates qui se succèdent dans ces Mémoires, oublier ce 
que sont devenues ces existences si brillamment commen- 
cées, et perdre de vue ce dénoùment terrible qui s'appro- 
che d'un pas rapide et va tout engloutir dans un pli de 
son large suaire, bons et méchants, innocents et coupa- 
bles, sérieux et frivoles, mattres et serviteurs, défenseurs 
et ennemis, victimes et bourreaux? Quelle pensée, si in- 
souciante qu'elle soit, peut se détourner de cette tragédie 
immense, mer sanglante vers laquelle se précipite, à tra- 
vers ces derniers sentiers encore tapissés de gazons et de 
fleurs, toute une génération, tout un siècle, tout un monde? 
Je sais bien qu'il suffit de remettre un pied dans le passé 
pour se heurter à des tombeaux, etque l'histoire n'est qu'une 
vaste nécropole ; mais ici la nécropole est peuplée de fi- 
gures belles et jeunes qui ne semblent pas faites pour elle; 
les tombeaux s'ouvrent avant le temps, et dévorent leur 
proie toute frémissante encore des étreintes de la vie ; les 
têtes sont séparées des corps; les poitrines laissent échap- 
per de leurs plaies béantes un flot de sang intarissable : 
ici la mort rapproche les âges, confond les sexes, nivelle 
les rangs, associe les crimes et les innocences, et fait suc- 
céder aux hiérarchies de la société qu'elle brise le pêle- 
mêle de sa formidable et sinistre égalité. Qu'on juge de 
l'effet de ces Mémoires, Ihs à l'ombre de pareils souvenirs î 
On dirait un Décaméron honnête et de bonne compagnie, 
à quelques pas de cette peste des temps modernes qu'on 
appelle la Révolution. 11 y a, dans ce livre, des pages où 
se rencontrent, sans nulle préméditation de Fauteur, 
Louis XVI, la Reine, la princesse Elisabeth, le Dauphin, la 
princesse de Lamballe, le grand-duc Paul, le ducd'Enghien, 
le comte de Haga, c'est-à-dire Gustave III, roi de Suède : 
Qu'en dites-vous? Du Temple à la Conciergerie, de la Gon- 



206 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

ciergerie à l'échafaud, des piques des septembriseurs aux 
lanières du savetier Simon, des fossés de Vincennes au 
pistolet d'Ancastroëm ou aux poignards des Soubow, ne 
trouvez-vous pas qu'il y a là toute l'histoire des douleurs 
royales en quelques lignes, en quelques heures, en quel- 
ques noms? 

Mais ces funèbres réflexions, ces sombres images, ne sont 
suggérées au lecteur que par ses propres souvenirs: un des 
mérites du livre de la baronne d'Oberkirch est d'y préparer 
sans en parler, de les faire pressentir sans les imposer, 
et d'emprunter à ce voisinage un intérêt de plus, uue sorte 
d'attendrissement involontaire qui se mêle, après coup, à 
chaque sourire. Pris en lui-même, et abstraction faite de 
cet accompagnement sinistre qui ressemble à l'orchestre 
de Don Juan contredisant par des notes plaintives l'amou- 
reuse mélodie de la romance, ce livre est une série de dé- 
licieux récits où passent tour à tour tous les héros du mo- 
ment : princes et généraux, sorciers et comédiens, grandes 
dames et danseuses, académiciens et modistes, musiciens 
et poètes; l'histoire et le roman, le drame et le vaudeville, 
l'élégie et la chanson, le dithyrambe et le pamphlet; les 
officiers de Fontenoy et les amiraux de la guerre d'Amé- 
rique, Biron et Suffren, de Stainville et d'Harcourt, le 
prince de Ligne et M. de Ségur, Cagliostro et le cardinal 
de Rohan, Beaumarchais et la Harpe, le Mariage de Fi- 
garo et les Barmécides, madame Berlin et mademoiselle 
Clairon, la Duthé et la Guimard, Clairval et Préville, Contât 
et Dazincourt, la maréchale de Luxembourg et la duchesse 
de Bouillon ; toute la gloire, tout l'esprit, toute la malice, 
tout le luxe, toute la folie, toute la grâce, toute l'élégance, 
tout l'atticisme, toutes les mouches, tout le fard, toute la 
gaze, tout le clinquant et tout l'or d'un temps où Paris 
et la France donnaient le ton à l'Europe entière, et lui eu- 



LA BARONNE D'OBERKittCH. 2t>7 

seignaient comment on s'habille, comment on salue et 
comment on cause, avant de lui apprendre comment 
on meurt; leçon suprême qui devait clore cette phase 
étrange, et où les plus frivoles ne furent pas les moins 
héroïques ! 

Je ne eiterai rien, il faudrait trop citer. J'aime mieux 
renvoyer mes lecteurs à ces Mémoires: une fois qu'ils les 
auront ouverts, ils ne pourront plus les quitter, et la ba- 
ronne d'Oberkirch les réconciliera, au moins pour quelques 
heures, avec cet ancien régime dont on ne s'obstine à dire 
tant de mal que de peur d'être obligé d'en penser un peu 
de bien. « — Cette ville-ci est charmante, écrivait d'une 
de ses garnisons le chevalier de Boufflers a sa mère ; la 
bonne compagnie y est comme partout, et la mauvaise y 
est excellente. — Chez madame d'Oberkirch, il n'y a pas 
de mauvaise compagnie, et la bonne y est parfaite; au 
risque de passer pour arriéré, j'avoue que je préfère cette 
variante. 

Et au milieu de ces vives silhouettes, de ces mots fins, 
de ces piquantes reparties, de ces croquis ingénieux, de 
ces appréciations pénétrantes, de ces sveltes épigrammes, 
dominent ça et là quelques grandes et solennelles ima- 
ges : Chantilly, par exemple, et la magnifique hospitalité 
des Condé ; noble race dont le dernier rejeton promet 
tait un héros, et dont le sang a tant de fois coulé pour la 
France 

Et à ces souvenirs qui rappellent des personnages histo- 
riques, s'entremêlent des anecdotes émouvantes, mysté- 
rieuses, romanesques, terribles, qui, sous une main un 
peu exercée, deviendraient d'excellentes trouvailles pour 
les feuilletons et les Revues : je recommande à nos drama- 
turges et à nos conteurs le Bourreau de Colmar, un Ro- 
man à faire, la Duchesse de Kingston, les Baronnes de 



- 268 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

l'Espérance, les Amours de Joseph //, et les Scènes ma- 
gnétiqiies cliez Ai. de Puységur. 

Si, comme je le crois, ces Mémoires ont plusieurs édi- 
tions, il faudra faire disparaître quelques légères taches 
qui ne sont visibles, Dieu merci! qu'à l'inexorable loupe 
du critique. J'ai déjà parlé du passage relatif à Madame de 
Maintenon : bien qu'il soit atténué par une note de l'édi- 
teur, il conviendrait de l'effacer. Madame d'Oberkircb ap- 
pelant madame de Maintenon une femme honteusement cé- 
lèbre, c'est quelque chose de choquant comme un gros 
mot dans la bouche d'une duchesse. Je comprends très- 
bien qu'une protestante s'en prenne, de la révocation de 
ledit de Nantes, à l'Égérie catholique du grand roi; mais 
je ne veux pas qu'une grande dame en parle comme un com- 
mis voyageur. Elle cite aussi un peu trop de vers et des 
vers horriblement plats; quelle que fût l'indigence de la 
poésie française, dans cette période qui va de Voltaire à 
l'abbé Delille, il est impossible que l'esprit français n'ait 
pas trouvé mieux que ces sottises mal rimées : j'ai même 
remarqué une de ces pièces où le moi muses, mis à la place 
de sœurs, rend le vers tout à fait faux, ce qui n'était pas 
nécessaire pour le rendre ridicule : enfin, je signale une note 
trop naïve pour une femme aussi spirituelle. En parlant de 
deux personnes dont l'une était de cinq ans plus âgée que 
l'autre, elle dit : « — Elle avait dès lors cinq ans de 
plus. » — II me semble que ce dès lors est au moins inu- 
tile; mais, encore une fois, qu'on juge du mérite de ce li- 
vre par l'imperceptible ténuité de ces chicanes! 

Un des hommes les plus distingués de cette intelli- 
gente bourgeoisie parisienne, qui serait la reine du monde 
si elle avait su défendre son sceptre, me disait après avoir 
lu le manuscrit de ces Mémoires : f Quelle société char- 
mante! quelle cour adorable! quels êtres angéliques que 



LA BARONNE DOBERKIRCH. 269 

cette reine, ces princesses ces enfants 1 Gomme tout cela 
a été indignement défiguré! Cest du miel et du sucre! » 
— Oui, c'est du miel et du sucre, et on y trouve plus de 
douceur, à mesure qu'on le compare au fiel et au brouet 
révolutionnaires. Cette surprise, qui s'exprimait en termes 
si sincères et si honorables, elle sera partagée par tous 
ceux qui, sur la foi d'historiens passionnés ou systémati- 
ques, ne voyaient dans les quinze ans qui précédèrent la 
Révolution qu'une longue et orageuse humiliation du passé 
devant l'avenir, du pouvoir devant la liberté, de la défaite 
devant la victoire, de tout ce qui allait tomber devant tout 
ce qui allait prévaloir. Associons-nous à ce sentiment répa- 
rateur; mais, pour le rendre plus complet et plus efficace, 
rivalisons de franchise avec nos adversaires d'autrefois, 
nos amis d'aujourd'hui. Oui, cette société et cette Cour 
étaient charmantes; ce régime, tant calomnié, avait toutes 
les majestés et toutes les grâces. Et pourtant, lorsqu'on y 
revient à travers cet immense abîme creusé par nos révo* 
lutions, on conçoit que, lorsque les représentants de cette 
société, de ce régime et de cette cour, débris échappés au 
naufrage, se sont retrouvés en présence de la France nou- 
velle, d'énormes malentendus aient été possibles, de gran- 
des méfiances inévitables, et que ces deux mondes, une der- 
nière fois placés en face l'un de l'autre, n'aient pu ni se 
comprendre, ni s'aimer: « — Que voulez-vous? disait 
Charles X à M. de Chateaubriand, un an ou deux avant les 
journées de juillet : le mari est vieux, la femme est jeune, 
et vous savez ce qui arrive en pareil cas. » — Aujourd'hui, 
hélas I la femme n'est plus jeune ; elle a assez souffert pour 
avoir appris la sagesse à ses dépens ; ces immenses sépara- 
tions entre le passé et le présent se sont amoindries et ef- 
facées d'elles-mêmes : il n'y aurait plus lieu ni matière à 
ces incompatibilités d'âge, de tempérament et d'humeur, 



*27u CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

et, pour me résumer ou me répéter en quelques mots, P agré- 
ment de ces Mémoires de la baronne d'Oberkirch est à la 
fois de nous faire connaître tout ce qu'il y avait de suave 
et d'enchanteur dans ce monde diffamé par tant de sophis- 
mes après avoir été brisé par tant de violences, de nous 
faire comprendre comment il a pu être en butte à des hai- 
nes, à des injustices, et de nous faire remarquer que les 
prétextes de ces injustices et de ces haines n'existent plus. 



III 



M. CAMILLE PAGANEL 1 



On a dit avec raison que la vie des gens heureux ne se 
racontait pas. En généralisant cette pensée, et en l'appli- 
quant à l'histoire, ne peut-on pas ajouter ceci : Les hom- 
mes illustres, les souverains, les grands capitaines, qui 
ont mené à bien leurs entreprises, à qui leur génie a rendu 
tout ce qu'il pouvait rendre, et même quelque chose de 
plus, et qui sont devenus les favoris de la postérité après 
avoir été les arbitres de leur siècle, ont sans doute de quoi 
captiver l'attention de l'historien et celle de ses lecteurs. 



1 Histoire de Joneph II, empereur d'Allemagne. 



CAMILLE PAGANEL. 471 

Pourtant, il y a peut-être quelque chose de plus attrayant 
encore dans la biographie des hommes qui, par suite de cir- 
constances fatales, d'obstacles imprévus, quelquefois faute 
d'una qualité, souvent faute d'un vice, iront réussi qu'à 
moitié ou ont échoué dans l'oeuvre à laquelle ils se sont 
efforcés d'attacher leur souvenir et leur nom. Ceux-là lais- 
sent le champ plus libre à l'imagination, aux conjectures, à 
tout ce qui excite la curiosité et tient l'esprit en éveil dans 
le récit des actions humaines ; ils n'éblouissent pas comme 
la gloire, mais ils offrent un mélange d'obscurité et de lu- 
mière qui sollicite le regard et lui donne plus à chercher et 
à découvrir. Il semble que l'écrivain qui les a pris pour su- 
jets de ses études et héros de ses livres ait plus à mettre 
du sien dans ce travail de résurrection historique, qu'il soit 
plus engagé dans l'intérêt de leur renommée, et que la jus- 
tice tardive qu'il demande pour eux soit plus étroitement 
liée au succès de son ouvrage. Dans le roman, qui tient 
par tant d'affinités à l'histoire, et qui fait pour les senti- 
ments, les passions et la vie intime, ce que sa majestueuse 
sœur aînée fait pour les événements et la vie publique, 
n'est-il pas vrai qu'on s'intéresse davantage aux amants 
malheureux, à ceux qui voient l'objet de leur tendresse s'é- 
chapper de leurs mains frémissantes au moment même où 
ils croyaient l'avoir mérité et conquis? Eh bien, les grands 
hommes manques sont aussi des amants malheureux, des 
amants de la gloire, de la liberté, du pouvoir, de la patrie, 
à qui il n'a pas été donné de réaliser leurs rêves, de satis- 
faire leur noble et ardente passion. De leur vivant, c'est 
une condition d'infériorité; mais, à distance, c'est une 
sorte d'auréole romanesque; c'est au moins une injustice 
du sort, pour laquelle une indemnité leur est due, et 
souvent un esprit généreux se rencontre, qui acquitte 
cette dette bizarre, d'autant plus forte, que le succès a 



272 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

été moindre, les revers plus décisifs et les fautes plus 
graves. 

Ce sont ces sentiments, j'en suis sûr qui ont dicté à 
M. Camille Paganel cette excellente Histoire de l 'empereur 
Joseph 11, dont on vient de publier une seconde édition. 
M. Paganel ne s'est dissimulé aucune des erreurs et des 
imprudences de son héros, mais il s'est senti attiré vers lui 
par le douloureux contraste renfermé dans la destinée de 
ce prince qui a rêvé tant de grandes choses, et n'a réussi à 
en accomplir aucune; qui a voulu être conquérant, et a fait 
perdre à l'Autriche une partie de ses provinces; qui a voulu 
être législateur, et n'a produit que le chaos; qui a voulu 
être réformateur religieux, et serait mort excommunié et 
schismatique sans la modération de Pie VI. On conçoit 
qu'avec un pareil homme un historien ait eu beaucoup à 
faire pour réparer ses torts et ceux de sa fortune; H. Pa- 
ganel n'a pas désespéré de sa tâche, et il a eu raison ; 
il a aimé Joseph II, parce qu'au milieu de ce pêle-mêle 
d'idées hasardeuses, de réformes hâtives, de périlleuses 
utopies qui encombraient son cerveau, il a senti battre dans 
sa poitrine un cœur noble et bon, épris de toutes les gran- 
des choses et sincèrement dévoué à ses semblables et à son 
pays. Saluons chez ce malheureux prince ces qualités de 
l'âme qui demandent et obtiennent grâce pour les égare- 
ments de l'esprit; saluons surtout chez son historien cette 
mesure parfaite, cette remarquable clairvoyance, qui, tout 
en le laissant peut-être un peu partial pour Joseph, le re- 
mettent sans cesse en présence des grands principes, des 
vérités générales auxquelles attentait, à son insu, cet au- 
guste amoureux de l'impossible. Mais qu'il soit permis à 
la critique, qui est le revers de l'histoire et qui en continue 
le côté sévère et inflexible, d'aller un peu plus loin que 
M. Paganel, et de signaler les mauvais exemples que Jo- 



CAMILLE PAGANEL. 275 

seph II a donnés à cette fin du dix-huitième siècle, trop 
portée déjà vers les révolutions et les aventures, le carac- 
tère officiel et monarchique dont il a revêtu des idées des- 
tructives, et enfin cette anomalie singulière d'un souverain 
absolu abusant de son pouvoir sans bornes pour forcer 
ses sujets de subir des réformes libérales. 

Il arriva à Joseph 11, dans la position suprême à laquelle 
l'appelait sa naissance, ce qui arrive, dans des situations 
plus modestes, aux jeunes gens qu'a longtemps comprimés 
et annulés une éducation trop despotique. Sa mère, la ' 
grande Marie-Thérèse, qui eut au plus haut degré le génie 
du gouvernement, en eut aussi le goût, et n'aima à le 
partager avec personne; elle le concentra tout entier dans 
ses mains viriles, tenant son fils éloigné des affaires, et 
l'amenant ainsi à en rêver la théorie avant d'en connaître 
la pratique. Qu'en résulta-t-il? Doué d'une imagination 
vive, d'une activité dévorante, contraint de renfermer dans 
son intelligence ce continuel mouvement d'idées qu'il ne 
pouvait transporter encore dans sa vie, voyant sa mère 
commencer ou méditer de grands desseins dont sa sagesse 
retardait l'accomplissement, cédant - peut -être à cette 
pente du génie allemand qui s'accommode volontiers de 
songes et de chimères, Joseph H eut à traverser, pendant 
toutes les belles années de sa jeunesse, une sorte de novi- 
ciat intérieur, spéculatif, où il se prépara à l'impérieuse 
réalité du pouvoir par l'inquiète divagation de la pensée*. 
Plus tard, il fallut qu'il jetât sa gourme de souverain, de 
réformateur, de législateur longtemps réduit à l'inaction, 
pressé de répandre au dehors le trop-plein de ses idées im- 
patientes, et disposé à regarder comme exécutable tout ce 
qu'il avait conçu. Au risque d'être accusé de paradoxe, sa- 
vez-vous à qui je le compare, toutes proportions gardées 
d'ailleurs entre les intentions, les positions ot les points de 



274 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

départ? Aux métaphysiciens de l'Assemblée constituante et 
de la Révolution française. Je vois, des deux parts, même 
hâte de faire passer dans le gouvernement, dans la société, 
dans la loi, ce qui n'avait été d'abord que le rgve de har- 
dies intelligences, condamnées aux méditations solitaires, 
ici, par le désœuvrement forcé de l'héritier présomptif 
d'un trône, là, par des existences inférieures, n'ayant 
pas encore leur place au soleil. Des deux parts aussi, je 
vois même tendance à croire que les événements et les 
hommes vont se faire les enrôlés volontaires de cette 
campagne intellectuelle et sociale, préparée dans le silence 
complaisant du cabinet; que les faits vont s'accommoder et 
s'assouplir pour servir de cadre à ce plan tracé d'avance, et 
qu'il n'y a plus, pour le penseur, qu'à traiter le pays livré 
à ces expériences comme les pièces d'un échiquier que sa 
tête combine et que sa main conduit. — Seulement, et 
c'est ce qui explique la différence des résultats et du dé- 
noûment, — les réformes, les changements, la guerre aux 
abus et aux privilèges, les démolitions du passé, les inno- 
vations prématurées ou téméraires, tout cela, chez l'empe- 
reur Joseph, venait d'en haut, et se répandait dans les 
masses en Radoucissant, soit par suite de sa bonté natu- 
relle, soit par les. modifications que la nécessité apportait 
à ses tentatives, soit par la confiance qui existe en Autriche 
entre le souverain et son peuple, soit enfin par ce principe 
de conservation et de salut que garde, jusque dans ses ex- 
cès et ses fautes, l'autorité légitime, comparable à la lance 
d Achille, qui, à mesure qu'elle blessait, guérissait les bles- 
sures. Dans la France révolutionnaire de 89, tout cela, au 
contraire, venait d'en bas, et montait de l'Assemblée au 
trône, en s'aigrissanf, en s' envenimant par les obstacles 
inévitables, par les méfiances réciproques, par l'accroisse- 
ment des exigences se heurtant contre des faiblesses, et 



CAMILLE PAGA.NEL. 275 

surtout par ce qu'entraîne avec soi de destructif et de dis- 
solvant toute réforme que subit celui qui devrait ordonner, 
et qu'imposent ceux qui devraient obéir. Eu d'autres ter- 
mes, ces essais de transformation sociale furent, de la part 
de l'empereur d'Autriche, des initiatives; de la part du roi 
de France, des concessions. Voilà pourquoi Louis XVI, 
malgré ses vertus, est mort sur l'échafaud, et pourquoi 
Joseph II, malgré ses imprudences, est mort dans son lit; 
voilà aussi pourquoi M. de Metternicb a pu dire de Jo- 
seph II qu'il avait sauvé l'Autriche de la Révolution en la 
lui inoculant. 

Telles sont les vérités qui rassortent du livre de M. Pa- 
ganel, et qui n'empêchent pas son héros d'être toujours 
intéressant et sympathique, même quand il se trompe : 
ajouterai-je qu'il se trompe presque toujours? Ce serait 
une malice bien oiseuse, après que tant d'autres, depuis 
Joseph IL se sont trompés et se trompent encore. J'aime 
mieux faire remarquer tout ce qu'il a fallu à son historien de 
gravité et de franchise, de raison calme et lumineuse pour 
réussir à isoler la belle âme de Joseph de son impardonna- 
ble politique, à nous montrer sans cesse l'honnête homme 
dans le monarque imprévoyant, et à ne jamais déserter 
tout à fait sa cause, même en restant fidèle à celle du passé 
qu'il démolissait, des vieilles mœurs qu'il essayait d'anéan- 
tir, des nationalités qu'il froissait, et de la religion catho- 
lique, dont il offensait le chef vénérable et méconnaissait 
l'inviolable unité. Ce perpétuel antagonisme est exposé par 
M. Paganel avec une loyauté qui ajoute encore à l'intérêt 
de son ouvrage. Puis, lorsqu'arrive la phase des expia- 
tions; lorsque Joseph II voit son rêve de fusion et d'homo- 
généité autrichienne se briser contre l'inflexible différence 
des origines et des caractères, des coutumes et des races; 
lorsque la Hongrie et les Pays- Bai répondent à ses innova* 



•• 



2TS CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

et les haines s'emparaient avec empressement de tout ce 
qui pouvait discréditer la monarchie et détacher la France 
de son roi. Ce n'était rien de trouver Joseph aimable*, il 
fallut, et on y réussit, faire de cette amabilité une satire 
contre les manières froides et un peu gauches de son beau- 
frère. Le peuple français, en cette occasion, préféra le 
clinquant à For; ce ne fut ni la première fois, ni la der- 
nière. Je suis fôehé que Joseph 11 ait joué un rôle, même 
accessoire et involontaire, parmi ces innombrables pré- 
textes de dénigrement et d'attaque contre ce couple royal 
qui lui 'tenait de si près, et auquel il rendit plus tard une 
si éclatante justice. Et puis, je l'avoue, j'ai une répulsion 
invincible pour les princes qui jouent à la popularité. On 
assure que, pendant ce voyage, l'empereur d'Autriche ré- 
pondit à une femme qui lui demandait son avis sur la 
guerre de l'Angleterre avec les colonies américaines : 
« Madame, mon métier est d'être royaliste. » Oui, c'était 
son métier, mais il ne le fit pas toujours, et c'est pour cela 
qu'en définitive sa place restera contestable entre ceux 
qui ont fait trop de mal pour qxCon en Aise du bien, et 
ceux qui ont voulu trop de bien pour quon en dise du mal. 



LOUIS XIV 



MM. LE COMTE DE LOCMARIA f , 

PIERRE CLÉMENTS 

ERNEST MORET 5 , EUGÈNE DESPOIS 4 . 



Peu d'époques out été plus fertiles que la nôtre en re- 
cherches, en renseignements, ou, pour parler le langage du 
jour, en informations historiques. Il semble que la société 
moderne, arrivée a un de ces moments où Ton n'est plus 
très-sûr de ce qu'on a devant soi, reporte ses regards en 
arrière, et, à défaut d'autre certitude plus applicable et plus 
prochaine, essaye au moins de recueillir quelque chose de 
vrai et de positif dans le passé. Supposons, par exemple, 



* Histoire du règne de Louis XIV. 

» Le Gouvernement de Louis XIV de 1683 à 1689. 
3 Quinze ans du règne de Louis XIV (1700-1715). 

* Des Influences royales en littérature. — Louis XIV. 



280 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

un homme studieux, peu disposé à accepter les idées toutes 
faites et à se payer en vieille monnaie, désireux de rassem- 
bler sous ses yeux et sous sa main tout ce qu'on peut pen- 
ser ou dire de Louis XIV, et de recomposer, à l'aide de 
traits épars, cette majestueuse figure, il lui suffira, pour y 
parvenir, de feuilleter quelques publications de ces derniers 
temps. Après s'être préalablement lesté d'une centaine de 
pages de Saint-Simon, comme on boit un verre de liqueur sé- 
culaire avant d'entrer en campagne, il commencera par lire, 
en guise de correctif, l'œuvre respectueuse et timorée de 
H. le comte de Locmaria. Puis, pour mieux approfondir les 
délicates et graves questions des finances, du gouverne- 
ment intérieur et de la révocation de l'édit de Nantes, il 
consultera le livre très-remarquable de M. Pierre Clément. 
Ensuite, s'il veut bien connaître la guerre de la succession, 
la paix d'Utrecht et ces dernières années du grand règne, 
mélancoliques et belles comme le coucher d'un soleil d'au- 
tomne glissant son rayon suprême entre le nuage noir qui 
en assombrit le déclin et les cimes éternelles où il va dis- 
paraître, il aura recours à l'intéressant ouvrage de H. Er- 
nest Moret : afin que pas une pièce ne manque au procès, 
il aura soin en même temps de tenir ouverts sur sa table, 
d'une part, l'introduction placée par M. Mignet en tête des 
correspondances diplomatiques de Louis XIV; de l'autre, 
le récent travail de M. Charles de Rémusat sur Bolingbroke 
et le dernier ministère de la reine Anne '. Enfin, pour grou- 
per autour de ces questions essentielles des sujets moins 
graves, mais qui s'y rattachent par plus d'un point et com- 
plètent la physionomie et le personnage, il se permettra, 
comme débauche d'esprit, le paradoxal article de M. Eu- 



1 Voir la Revue des Deux Monde*, 1 er et 15 août, l eT et 15 septembre, 
1 er et 15 octobre 1855. 



LES HISTORIENS DE LOUIS XIV. 281 

gène Despois sur les Influences royales en général et 
Louis XIV en particulier. Toutefois, je ne lui accorde 
cette licence qu'à Ja condition de terminer cette série 
de lectures par la sage et aimable causerie de H. Sainte- 
Beuve sur Saint-Cyr, madame de Main tenon et Louis XIV, 
à propos de Y Histoire de Saint-Cyr, par M. Th. La- 
vallée *. 

Quant à moi, forcé de me restreindre au milieu de toutes 
ces richesses, je m'en tiendrai aux quatre publications que 
j'ai précédemment annoncées. M. de Locmaria, c'est le rè- 
gne entier de Louis XIV, jugé de haut et un peu à la sur. 
face par un gentilhomme de bonne souche, craignant avant 
tout de manquer de respect à la mémoire de son héros, et 
adoucissant, pour les estomacs débiles, les crudités de 
Saint-Simon. M. Pierre Clément, l'historien de Colbert, c'est 
le lourd héritage de ce grand ministre, et l'explication des 
fautes de ses successeurs. M. Ernest Moret, c'est l'agonie 
du grand roi, entrant dans un siècle qui n'est plus le sien, 
et ne sentant plus sa gloire et son génie y respirer à Taise. 
M. Eugène Despois, c'est la littérature du dixrseptième siè- 
cle, envisagée d'une manière trop fausse pour être tout à 
fait neuve, mais trop piquante pour ne pas mériter d'être 
discutée. 

L'épigraphe choisie par M. de Locmaria indique suffisam- 
ment l'esprit général de son livre : — «r Homo, sed ma- 
gnus. * — Peut-être eût-il mieux fait d'écrire : — « Homo, 
sed rex; » — car ce fut là la vraie grandeur, la véritable 
originalité de Louis XIV. D'autres lui sont supérieurs par 
le génie, par l'héroïsme, par les hauts faits militaires, par 
la bonté, par le mérite des difficultés vaincues. Saint Louis 
eut plus de vertu, Henri IV eut plus d'esprit. Il n'est de la 

1 Moniteur ilu lundi 5 septembre 1853. 

16 



282 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

taille ni d'Alexandre, ni de César, ni de Charlemagne, ni 
de Bonaparte; mais nul ne fut plus roi que lui, et ne le fut 
plus longtemps. Remarquez, en effet, que ces hommes fas- 
tiques, comme Chateaubriand les appelle, ces conquérants 
magnifiques qui apparaissent de loin en loin pour éblouir 
le monde et parfois pour le désoler, ont l'éclat du météore 
et en ont aussi la brièveté. Us parcourent la terre en quel- 
ques pas ; mais, au bout de leur marche rapide et triom- 
phale, ils tombent et s'éteignent sans laisser d'autres traces 
de leur passage que des gouttes de sang sur leur chemin 
et un grand nom sur leur tombeau. On dirait que la mesure 
des facultés et des destinées de l'homme est violée en leur 
personne, et qu'elle a hâte de se rétablir en abrégeant leur 
vie et en détruisant leur œuvre. Louis XIV, lui, est grand 
avec lenteur, avec la solennité tranquille du principe qu'il 
représente, et qu'il conduit à son apogée. Roi à cinq 
ans, mort à soixante-dix-sept, il règne près de trois quarts 
de siècle, et s'il a des éclipses fâcheuses, il n'a pas de chute 
irréparable. Ses défauts mêmes, ses faiblesses, ses fautes, 
ne sont que le côté excessif de la royauté dont il est le type, 
et qui finit, à la longue, par s'adorer elle-même, à force 
de se voir entourée de l'adoration universelle. S'il ordonne 
que ses bâtards soient des princes et que sa cour s'incline 
devant eux, c'est qu'il sent en lui comme une sève de légi- 
timité monarchique, assez exubérante pour légitimer tout 
ce qu'il touche et ennoblir tout ce qui vient de lui. S'il ne 
résiste pas à la joie souveraine de poser la couronne d'Es- 
pagne sur la tête de son petit-fils, c'est qu'il lui semble tout 
naturel de couper un second manteau royal dans l'ampleur 
du sien. S'il révoque l'édit de Nantes, c'est que, comme 
tous les hommes doués de l'instinct du pouvoir, il aspire à 
l'unité, et que, trop orthodoxe pour chercher cette unité 
dans un schisme religieux dont il eût été le chef, il veut 



LES HISTORIENS DE LOUIS XIV. 283 

au moins que tous ses sujets professent le même culte et 
prient aux mêmes autels; c'est aussi, — H. Clément nous 
le prouve, et nous le répétons d'après lui, — parce que le 
protestantisme d'alors était tout simplement la démocratie 
renaissante et préludant à ses modernes élans de patrio- 
tisme par des velléités ou des tentatives d'alliance avec les 
ennemis du royaume. Enfin, si, par une faiblesse plus mes* 
quine dans ses motifs et plus funeste encore dans ses con- 
séquences, Louis XIV confia le commandement de ses ar- 
mées à des généraux courtisans et inhabiles, c'est encore 
parce que, dans cet accroissement continu de la royauté 
aux dépens de tout le reste, il ne pouvait manquer d'arri- 
ver un moment où toute grandeur voisine devait l'effarou- 
cher comme un larcin fait à sa propre grandeur, et où le 
nivellement général, non-seulement des positions et des 
fortunes, mais des talents et des caractères, devait lui pa- 
raître une condition importante de son élévation sans fin et 
sans bornes. Aussi l'Europe ne s'y trompa point. Malgré la 
sagesse et le génie de Guillaume III, malgré la chevaleres- 
que renommée de Charles XII, malgré les romanesques et 
courageuses épreuves par lesquelles Pierre le Grand prélu- 
dait au développement de son empire et de sa gloire, 
Louis XIV, vieilli, vaincu, attristé, frappé au dedans et au 
dehors, n'en resta pas moins, aux yeux de ses contempo- 
rains, en tête de ce groupe royal qui s'acheminait à ses 
côtés ou derrière lui vers la postérité et l'histoire, et, le 
1 er septembre 1745, lorsqu'on apprit qu'il venait d'expirer, 
l'Europe entière dit : — Le roi est mort! comme s'il n'y en 
avait qu'un seul, et comme si personne ne pouvait se mé- 
prendre à ce mot qui disait tout! Et, cent quarante ans 
plus tard, après bien des luttes et des controverses, après 
que cette glorieuse mémoire a été tour à tour calomniée, 
exaltée, amoindrie, après que l'idée résumée dans cette vie 



284 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

et dans ce nom a laissé de ses lambeaux sanglants aux ron- 
ces révolutionnaires, quiconque garde encore intact le sen- 
timent monarchique, doit regarder comme sien l'honneur 
de Louis XIV, et ne pas laisser entamer une pierre de son 
piédestal ou de sa statue. 

C'est ce sentiment qui respire dans le livre de H, de Loc- 
maria, et que nous y louerons sans réserve. Mais, chose 
remarquable! dans les ouvrages de MM. Clément et Moret, 
écrits & un point de vue moins panégyriste et consacrés aux 
années de déclin, Louis XIV ne nous paraît pas moins grand. 
Ses ministres commettent des fautes, ses maréehaux per- 
dent des batailles : Colbert ne s'appelle plus que le Pelé- 
tier, Tureune et Condé se nomment Villeroi et Lafeuiliade; 
le vent de l'adversité passe sur sa tête inclinée sous le dou- 
ble poids, des ans et de la couronne, et balaye, ici ses ar- 
mées, là les princes et les princesses qui faisaient l'orne- 
ment de sa cour et l'espoir de sa vieillesse. N'importe ! il 
s'assombrit, mais il ne se rapetisse pas. H ne dit point 
comme Auguste, d'une voix lugubre ou furieuse : « Varus, 
rends-moi mes légions! »*11 tend noblement la main au 
général vaincu, et lui dit ces paroles touchantes : — « A 
notre âge, monsieur le maréchal, on n'a plus de bonheur! » 
— Il désire ardemment la paix pour son peuple épuisé; et 
pourtant, chaque fois qu'on la lui propose à des conditions 
humiliantes, il se relève de toute sa hauteur, et répond par 
une de ces fières paroles où vibrent le génie même de la 
France et le cri de la patrie indignée. En définitive, Oude- 
narde, Malplaquet, Ramillies, toutes ces fatales journées qui 
semblent l'envers de Rocroy, de Nordlingen et de Lens, dé- 
chirent son cœur sans l'abattre, ébranlent son courage sans 
le renverser. Il ne laisse pas tomber le sceptre de l'Espa- 
gne et des Indes des mains juvéniles de Philippe V; peut- 
être, si la reine Anne avait vécu six mois de plus, aurait-il 



LES HISTORIENS DE LOUIS XIV. 285 

eu l'honneur et la joie de voir la race des Stuarts remonter 
sur le trône d'Angleterre. Il profite du moins des tendances 
françaises et pacifiques de Harley et de Bolingbroke pour 
signer ce traité d'Utrecht, le plus avantageux et le plus ho- 
norable qu'ait jamais obtenu un pays éprouvé par la dé- 
faite. Il meurt laissant la France agrandie, ses frontières 
reculées; et si le prince Eugène et Marlborough, enivrés de 
leurs victoires, ont conçu un moment l'espoir insolent d'ar- 
river jusqu'à Paris et d'y dicter leurs volontés souveraines, 
un de nos plus éminents écrivains ' a pu dire t que la Pro- 
vidence réservait cette humiliation à un autre orgueil que 
celui de Louis XIV. » 

Après cette grande question de politique et de guerre 
extérieure, parlerai-je de cet acte tant reproché à Louis XIV, 
de cette révocation de redit de Nantes, qui eut en effet de 
funestes résultats, mais dont il est permis de discuter l'ins- 
piration primitive? Ici je prendrai M. Clément pour guide. 
Sans doute, au point où nous sommes aujourd'hui, après 
tant de leçons de tolérance et d'amnistie réciproque, 
lorsque les diverses communions religieuses, retirées peu 
à peu dans les consciences, ont perdu ce caractère officiel, 
militant, qui les mêlait à la vie publique, aux passions de 
parti, aux luttes de peuple à peuple, lorsqu'on ne pourrait 
sans absurdité supposer que les différences ou les similitu- 
des de culte dominent dans les âmes les similitudes ou les 
différences de. nationalité, sans doute on est porté à juger 
sévèrement cette mesure, qui répond si peu à nos idées et 
à nos mœurs actuelles. Cependant, qu'on y prenne garde ! 
La révocation de redit de Nantes ne fut pas, comme on l'a % 
trop dit, l'œuvre d'un roi devenu dévot, soufflé par un jé- 
suite et une prude, et travaillant à se faire pardonner ses 

1 M. de Rémusat. 



286 CAUSERIES LITTÉRAIRES.- 

péchés de jeunesse. Non, ce fut surtout un acte politique. 
Il n'était pas difficile à Louis XIV de pressentir qu'il allait 
avoir sur les bras une guerre avec les puissances protes- 
tantes, l'Angleterre et la Hollande. Le protestantisme venait 
de changer la dynastie et de transformer la Constitution 
anglaises. Ami et allié des Stuarts, possédant trop bien 
son métier de monarque absolu pour aimer ou comprendre 
le gouvernement constitutionnel et tempéré, le roi de 
France devait s'en prendre à la Réforme d'un changement 
qui froissait ses affections, menaçait ses alliances, impor- 
tunait son génie. Si le protestantisme lui était odieux et 
suspect au dehors, il ne s'offrait pas au dedans sous des 
formes plus rassurantes. Écoutons un homme qu'on n'ac- 
cusera certainement pas de fanatisme, M. Prosper Méri- 
mée : — « La Réforme, nous dit-il , à son apparition en 
France, ressemblait un peu à une révolte de la haute no- 
blesse eontre l'autorité royale. 

« Bientôt les grands seigneurs huguenots, mauvais théo- 
logiens, avaient appelé des ministres dans leurs conseils 
pour leur fournir des arguments, rédiger leurs manifestes 
et leur recruter des soldats. De là un élément démocratique 
tout nouveau et quelque peu embarrassant. Les ministres 
devinrent des espèces de tribuns du peuple, sortis de ses 
rangs, interprètes de ses plaintes et de ses passions. Les 
synodes provinciaux, où les ministres dominaient par leur 
éloquence et leur caractère sacerdotal, étaient plus dange- 
reux et plus irritants pour les rois que les grandes compa- 
gnies telles que les parlements 4 . » — Ainsi, de l'aveu 
même des esprits les plus impartiaux, la Réforme réunis- 
sait les deux éléments qui devaient le plus particulière- 

* A propos des Mémoires d'une famille huguenote. — Revue des Deux 
Mondes, 1 er septembre 1853. 



LES HISTORIENS DE LOUIS XIV. 287 

ment déplaire à un roi tel que Louis XIV ; en haut, les sou- 
venirs de rébellion chez les grands; en bas, les germes 
d'insurrection chez les petits. Ajoutez à ces griefs la certi- 
tude qu'en cas de guerre ils recommenceraient, comme ils 
l'avaient déjà fait, à s'appuyer sur l'étranger, à entretenir 
avec lui des intelligences, et peut-être à fomenter des com- 
plots intérieurs, et vous comprendrez que Louis XIV n'ait 
eu besoin ni des conseils du P. Le Tellier, ni de l'influence 
de madame de Main tenon, ni du secret désir de racheter 
ses galanteries passées, pour user de rigueur envers les 
protestants. Maintenant, que ces rigueurs aient porté un 
coup mortel à notre commerce eu amenant l'émigration ou 
l'exil d'un grand nombre d'hommes actifs et de familles 
industrieuses ; qu'elles aient, par la faute des intendants 
de province, dégénéré en persécutions cruelles ou en con- 
versions dérisoires ; que l'application en ait été excessive, 
violente, quelquefois atroce, et qu'il en ait résulté cette 
guerre des Cévennes qui divisa les forces militaires de la 
France, fit perdre à Villars un temps mieux employé à De- 
nain, et eut l'inconvénient de créer des martyrs là où il n'y 
avait d'abord que des factieux, ce n'est que trop vrai. Aussi 
n'ai-je pas la prétention d'absoudre ce grand acte, mais 
de l'expliquer; et surtout je répète avec M. Pierre Clément 
que le roi fut trompé par ses ministres, qu'il ne connut ni 
le mensonge des conversions, ni les excès des persécu- 
teurs, et que partout où il put soupçonner la vérité, il tem- 
péra ou défendit les violences*. 

Mais je ne dois pas oublier qu'un causeur littéraire n'est 
pas un casuiste ; j'ai hâte de rentrer dans ma spécialité, 
d'arriver à M. Eugène Despois et de relever, si je le puis, 

* Pierre Clément, pages 89 et suivantes. — P. Mérimée, Revue dee 
peux Monde*, 1 er septembre 1853. 



288 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

Louis XIV de cette déchéance littéraire prononcée contre 
lui par le spi. ituel écrivain. M. Despois ressemble un peu 
à ce tailleur de Gulliver, qui lui prit mesure d'un habit 
d'après les règles de mathématiques, et manqua l'habit 
malgré toute sa géométrie. Il procède par dates et par chif- 
fres. — « Louis XIV, nous dit-il, est né le 5 septem- 
bre 1638; donc un bon tiers du dix-septième siècle était 
déjà passé : il n'a commencé à régner réellement qu'après 
la mort de Mazarin, c'est-à-dire en 1661, autre tiers. A 
cette date, Molière, Bossuet, la Fontaine, avaienfde trente- 
ciuq à quarante ans. Bacine et Boileau n'avaient plus rien 
à apprendre. Madame de Sévigné n'est allée que fort peu à 
la cour; le cardinal de Retz et la Rochefoucauld ont été 
presque des ennemis personnels du grand roi. Fénelon, 
venu un peu plus tard, a fait de chacun de ses ouvrages 
une protestation permanente contre le gouvernement de 
Louis XIV, qui l'appelait le plus bel esprit et le plus chimé- 
rique de son royaume : la Bruyère vivait isolé et n'avait 
aucun rapport avec le monarque. Quant à Pascal, Descar- 
tes et Corneille, les vrais grands hommes du dix-septième 
siècle, les deux premiers étaient morts, le troisième en était 
à la phrase A'Agésttas et à' Attila. Par conséquent, l'in- 
fluence de Louis XIV sur les grands écrivains de son siècle 
est nulle; car les uns furent ses atnés, les autres échappè- 
rent à l'ascendant qu'il exerçait sur son entourage ; il n'en- 
seigna à aucun à avoir du génie et à écrire des chefs- 
d'œuvre. » 

Ici, on le voit, il y a deux choses à discuter, la date et 
l'influence. 

La date, M. Despois nous permettra de le lui dire, est 
chose quelque peu puérile. Commençons par mettre à part 
Descartes, Pascal et Corneille, et, pour être justes, ajou- 
tons-y Balzac et Voiture. Ceux-là évidemment sont d'un 



LES HISTORIENS DE LOUIS XIV. 289 

groupe très-antérieur, très-étranger à Louis XIV. Qu'il soit 
de mode aujourd'hui de les préférera ceux qui suivirent, 
j'y consens; que, pour déprécier Louis XIV, on se prenne 
d'une tendresse subite et bizarre pour Richelieu et même 
pour Mazarin, je m'y résigne. Pourtant il n'y a là que le 
glorieux berceau d'une littérature; la littérature elle-même 
n'y est pas encore. Ces hommes illustres ont créé la lan- 
gue française ; ils lui ont imprimé le cachet de leurs ro- 
bustes génies; ils ont eu en partage l'originalité, la force 
et la grandeur. Jamais aurore ne fut plus magnifique, mais 
le jour viendra plus tard : le jour, quoi qu'on en puisse 
dire, c'est Bossuet, c'estRacine, c'est Molière, c'est la Fon- 
taine, c'est Sévigné, c'est Boileau, c'est Fénelon, c'est 
Bourdaloue, c'est Hassillon, c'est la Bruyère, c'est ce 
groupe incomparable qui, aux premiers dons de création 
et d'initiative, ajoute le goût, la correction, l'élégance, la 
régularité, la mesure, le sentiment de la perfection, le 
culte réfléchi de la beauté, l'art, en un mot, substitué à l'é- 
lan et le dirigeant sans l'amoindrir. Vous aurez beau faire, 
vous aurez beau compulser les actes de naissance, celui-là 
restera le contemporain de Louis XIV, et chaque rayon de 
ces diverses gloires se confondra avec la sienne. Vous me 
dites que Bossuet et Molière avaient quelques années de 
plus que Louis XIV, que l'éducation de leur génie était faite 
lorsque Mazarin est mort. Et que m'importe? Les Oraisom 
funèbres, XHistoire universelle, les Variations^ le Misan- 
thrope, Tartufe, les admirables farces, les délicieux diver- 
tissements de Molière, ne sont-ils pas liés au grand règne 
par des nœuds indissolubles? Vous figurez-vous Bossuet et 
Molière sans Louis XIV pour s'incliner devant l'un et ap- 
plaudir l'autre? Et Racine! Le regard de son roi est une 
partie de son génie, et le jour où ce regard se détourne, 

il languit et meurt. Ses tragédies les plus touchantes sont 

17 



290 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

pleines de ce monarque, qu'il aime et -qui l'encourage, 
depuis Bérénice jusqu'à Esiher, cette œuvre exquise que 
de bons juges ont préférée même à Athalie. Et Boileau! S'il 
a mérité un reproche, c'est d'être un peu trop le Louis XIV 
de l'art des vers, d'avoir voulu mettre dans la poésie la 
régularité et l'étiquette que Louis XIV imposait à sa cour. 
Cet esprit correct et sévère a-t-il jamais élé plus simple et 
plus charmant que lorsqu il a de ce roi parlé comme V his- 
toire ? 

D'autres génies ont été plus indépendants, plus ori- 
ginaux ; ils se sont isolés davantage de l'esprit du règne, 
et il est facile de trouver çà et là dans leurs ouvrages une 
satire à demi voilée des tendances du gouvernement. Geci 
nous amène à la seconde question, la question d'influence, 
De grâce, comment l'entendez -vous? Voudriez-vous par 
hasard que Louis XIV se fût fait le précepteur des écrivains 
de son temps, qu'il leur eût enseigné la prose et les vers, 
qu'il eût dicté à la Fontaine les Animaux malades de la 
peste, à Racine le récit de Théramène, à Boileau les Em- 
barras de Paris, ù Molière les Femmes savantes ? C'est 
alors que vous tonneriez, — et vous auriez raison ! — con- 
tre l'abus de. cette discipline royale introduite dans l'art 
comme dans l'armée, contre cette littérature uniforme, offi- 
cielle, tirée au cordeau, entravant le libre essor et effaçant 
l'originalité de tous ces divers talents ! L'honneur, l'honr 
neur immortel de Louis XIV est d'avoir permis à tous ces 
hommes si différents qui gravitaient autour de lui de res- 
ter eux-mêmes, de garder leur physionomie et leur allure, 
et de ne se faire reconnaître comme siens que par ces qua- 
lités de noblesse, de simplicité et de grandeur, qui leur 
donnent à tous, à travers d'extrêmes différences, un air de 
famille et de parenté. Croyez-moi, le bon sens public ne 
s'abuse pas lorsqu'il dit : le siècle de Louis XIV. C'est 



\ 



LES HISTORIENS DE LOUIS XlV. 291 

qu'en effet Louis X1Y a mérité d'être regardé comme le 
centre de tout ce qui s'est fait, dit, écrit pour lui, par lui, 
autour de lui. A ne consulter que le chiffre exact des da- 
tes, Louis XV, né en 1710, roi en 1715, mort en 1774, 
remplit bien mieux le dix-huitième siècle que son splen- 
dide aïeul n'a rempli le dix-septième ; et pourtant qui 
songe à dire : le siècle de Louis XV? C'est que, dans cette 
nouvelle phase, on sent que tout est changé. La littérature 
et la royauté se sont détachées Tune de l'autre ; il n'y a 
plus entre elles cette solidarité, celte alliance dont elles 
profitent toutes deux, et qui marquent dans la vie des so- 
ciétés ces moments uniques, radieux, objets de l'éternel 
regret de ceux qui aiment à la fois la monarchie et les let- 
tres : deux affections qui, par bonheur, ne s'excluent pas ! 
Respectons ce que nous lègue le passé dans ce qu'il a de 
plus majestueux et de plus illustre. Qu'un incorrigible gpût 
de paradoxe ne nous ramène pas aux injustices et aux fo- 
lies que nous commettions il y a trente ans. A cette épo- 
que, c'était au nom de Shakspeare et de Schlegel que nous 
démolissions L«uis XIV : cette tentative, après tout, ne nous 
a fait ni honneur ni profit. Aujourd'hui, si on la recom- 
mençait, ce serait au nom de je ne sais quel nivellement 
démocratique, qui n'a pas porté non plus des fruits bien 
savoureux ni bien sains. Tant qu'un fils de famille se borne 
à gaspiller son patrimoine, à se compromettre par des pro- 
fusions imprudentes, à vivre dans le désordre et le dé- 
cousu, à se dégoûter le lendemain de ce qu'il a aimé la 
veille, on peut encore n'en pas désespérer : mais le jour où, 
pour échapper à des reproches muets, à des comparaisons 
humiliantes, à des souvenirs importuns, il jette ou déchire 
les portraits de ses ancêtres, ce jour-là l'on peut conclure 
à la dégradation complète, à l'impénitence finale. 



HONORÉ DE BALZAC 



A PROPOS DE 



MM. CLÉMENT DE RIS ET ARMAND BASCHET 



Il faut s'y résigner, il y a aujourd'hui des critiques qui 
ne s'appellent plus Sainte-Beuve et Gustave Planche, comme 
il y a des poètes et des conteurs qui ne s'appellent plus 
Victor Hugo ou Lamartine, Alfrecf de Musset ou George 
Sand. Pourtant ce passage d'une génération littéraire à 
l'autre n'est jamais si brusque ni si absolu qu'on ne recon- 
naisse, dans celle qui suit, les débris ou les traces de celle 
qui précède. De même que le premier soin des parvenus, 
une fois leur fortune faite, est de se chercher des ancêtres, 
de même aussi, en littérature, ceux qui arrivent ou se 
croient arrivés ne manquent pas de choisir," dans le passé 
d'hier, de quoi établir leur^llialioii, fixer leurs points de 
départ, déterminer leur but, se rattachera une école, à une 

• Portraits à la plume. — Honore de Balzac. 



H. DE BALZAC. 295 

œuvre ou à un nom. Parfois même, grâce à ce goût de 
réaction qui est un des caractères distinctifs, sinon de l'es- 
prit humain, au moins de l'esprit français, il leur arrive de 
réhabiliter, de glorifier, d'exalter outre mesure ceux que 
leurs adversaires avaient le plus discutés, contestés et atta- 
qués. C'est ce qui a lieu en ce moment pour M. de Balzac. 
Nul n'a mieux justifié que lui le mot célèbre de Victor Hug* : 
« Voulez-vous avoir raison demain? mourez aujourd'hui!» 
— De son vivant, des bizarreries de caractère, des inéga- 
lités de talent, des prétentions trop légitimes à cette fé- 
condité superlative que d'autres ont dépassée depuis, des 
preuves fréquentes d'une absence complète de sens moral, 
d'interminables querelles avec les éditeurs, les revues, les 
journaux et les libraires, des allures de Chicaneau littéraire 
peu compatibles avec la dignité des lettres, et aussi, — car 
il faut tout dire, — un dédain profond, une antipathie su- 
perbe pour ce parti radical, révolutionnaire, à qui nous 
laissions alors le privilège de distribuer à sa guise la gloire 
et le ridicule, tout cela, sans rien ôter à la célébrité 
bruyante de M. de Balzac, le maintenait dans une situation 
mixte, équivoque, indéfinie, entre l'hommage et le sar- 
casme, entre l'admiration et le doute, entre l'aveu de ses 
facultés éclatantes et le regret de lui en voir faire un mau- 
vais usage. A présent, tout est changé : homme d'un talent 
immense, mais compliqué et inquiétant aux yeux de ses 
contemporains, M. de Balzac est devenu, pour les jeunes 
gens qui se pressent autour de son monument inachevé, un 
homme de génie, un révélateur, un maître, un modèle : il a 
des commentateurs et des scoliastes comme Homère et 
comme le Dante. Toute notre petite école àe réalistes se pré- 
tend arrière-nièce de l'auteur des Parents pauvres, et c'est 
en effet, si l'on s'en tient au titre, l'œuvre qui peut le mieux 
servir à désigner sa parenté. Un de mes récents articles, qui 



•294 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

contenait une page un peu sévère sur M. de Balzac, m'a 
valu des réclamations amicales de plusieurs de ses admi- 
rateurs, et, ce qui est beaucoup plus grave, de quelques- 
unes de ses admiratrices. En même temps, voici deux jeu- 
nes volumes qui m'arrivent comme pour rouvrir la lice et 
accepter le tournoi en l'honneur de l'illustre romancier ; 
l'un consacré tout entier à sa gloire, l'autre se terminant 
par une étude qui est presque un panégyrique ; si bien que, 
pour rendre compte de ces deux ouvrages et relever ce gant, 
brodé peut-être par la duchesse de Langeais ou madame 
de Mortsauf, je suis forcé, — quel désavantage! — de ri- 
poster par un sermon; et, pour que rien ne manque à la 
ressemblance, mon sermon finira par une quête. 

Je veux d'abord dire un mot des Portraits à la plume 
de H. Clément de Ris. Si M. de Balzac y figure, il n'y est 
pas seul, et Ton doit rendre justice aux intentions qui se 
révèlent dans ce livre. L'auteur, c'est lui qui nous le dit 
dans sa trop courte préface, a été frappé, comme tous les 
esprits sages, des tristes avortements de la littérature ro- 
mantique d'il y a trente ans. 11 attribue avec raison cette 
défaillance au culte exagéré de la forme, et il veut prendre 
parti pour l'école des idées contre celle des mots. — On ne 
peut qu'applaudir à cette résolution, d'autant plus méri- 
toire chez M. Clément de Ris, que, parle milieu où il vit, 
le groupe auquel il tient, les amitiés qu'il proclame et les 
recueils où il écrit, on pouvait le croire plus éloigné de 
cette noble bannière du spiritualisme dans l'art. Mais est- 
il bien sûr que l'ensemble de son livre réponde parfaite- 
ment au programme inscrit sur sa première page, et que le 
vieil homme, ou, si Ton veut, l'homme trop nouveau, ne 
s'y trahisse pas par bien des échappées et des rechutes? Si 
M. Clément de Ris était résolument et sans réserve le cham- 
pion de l'esprit contre la matière, de l'idée contre le mot, 



H. 1>E BALZAC. 2!Ki 

du sentiment contre l'image, serait-il aussi indulgent pour 
M. Théophile Gautier? se contenterait-il de discuter, au lieu 
de la flétrir, cette œuvre immonde qu'on appelle Mademoi- 
selle de Maupin? Après avoir rendu de vifs et légitimes 
hommages à M. de Musset, à M. Octave Feuillet, à M. Henri 
Mûrger, ne croirait -il pas en gâter ou en amoindrir l'ef- 
fet en ayant Pair de placer sur la même ligne MM, Arsène 
Houssaye et Alphonse Kurr? Enfin aurait-il réimprimé son 
article contre M. Saint-Marc Girardin, article qu'on dirait 
écrit par le rapin le plus chevelu de la littérature Champ- 
fleury? Quoi! vous touchez du doigt les plaies de Part con- 
temporain, et vous outragez un de ses meilleurs, un de ses 
plus aimables médecins? vous mesurez du regard le mal 
que nous a fait, depuis trente ans, l'humiliation perpé- 
tuelle du sentiment et de la pensée au profit de la fantaisie 
et de la ciselure, et vous attaquez l'homme qui a mis dans 
son enseignement écrit ou parlé le plus de sentiments vrais 
et de pensées justes? Hélas ! que votre orthodoxie de fraî- 
che date est encore voisine du schisme et de l'hérésie ! 

Ce défaut d'unité et de consistance ne m'empêche pas de 
reconnaître d'excellentes parties dans le livre de M. Clé- 
ment de Ris. Ainsi, pour rentrer dans le vif de mon sujet, il 
s'en faut de bien peu que son étude sur M. de Balzac ne 
soit un modèle 'd'équité. II suffirait d'amortir çà et là quel- 
ques éloges, d'accentuer quelques critiques, pour que ce 
portrait fût à la fois très-fin et très ressemblant. Seulement, 
quand on prétend à une part dans la direction du goût pu- 
blic, il y a de petits détails d'histoire littéraire qu'il n'est 
pas permis d'ignorer; et, sans attacher à ma remarque plus 
d'importance qu'elle n'en mérite, je rappellerai à M. Clé- 
ment de Ris que ce n'est pas le duc de Béthune, mais le 
chevalier de Rohau qui fit donner par ses gens des coups 
de bâton â Voltaire : suum cuique. 



'296 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

Me voici en présence de H. Armand Baschet, le spirituel 
historiographe de H. de Balzac. Ici l'admiration coule à 
pleins bords; elle a ces ardeurs juvéniles qui ne sont ni 
sans excuse ni sans grâce, même quand elles paraissent 
excessives et irréfléchies. L'enthousiasme, on le sait, est 
un des plus heureux dons de la jeunesse : jnieux vaut le 
mal appliquer que l'éteindre ; mieux valent les jeunes gens 
qui dressent des statues que ceux qui en abattent. M. Bas- 
chet n'eût- il fait que nous fournir cet utile sujet d'étude, 
— une imagination de vingt ans, vive et sincère, se lais- 
sant surprendre et gagner par ce magnétisme bizarre qui 
est le genre d'influence et de charme particulier à M. de 
Balzac ; attirée vers lui comme l'oiseau vers l'alligator, et 
y absorbant ses impressions naturelles pour leur substi- 
tuer le monde factice créé par ce cerveau puissant, mais 
déréglé, — ne nous eût-il, je le répète, offert que ce cu- 
rieux spectacle, ce serait assez pour mériter qu'on s'occupe 
de son livre, et qu'on en fasse une des pièces essentielles 
du procès encore pendant entre les détracteurs et les fa- 
natiques de l'auteur d'Eugénie Grandet. Je sais d'ailleurs 
que H. Armand Baschet, mécontent de la première forme 
donnée à son œuvre, se prépare à la refondre, et qu'il 
nous demande à tous, pour ce nouveau travail, des maté- 
riaux et des renseignements. Qu'il me permette donc quel- 
ques réflexions inspirées par la lecture attentive des ou- 
vrages de son héros. Je ne te convertirai pas, mais je le 
prie de se souvenir que l'enthousiasme, qui sied si bien à 
son âge, conviendrait beaucoup moins au mien, et que nous 
restons tous deux dans nos rôles. 

Parmi les nombreux moyens que l'esprit de l'homme 
possède pour s'égarer, il en est deux qui sembleraient de- 
voir s'exclure, et qui pourtant se touchent de bien plus 
près qu'on ne pense : le sensualisme et le mysticisme. On 



rVf 



H. DE BALZAC 297 

croirait, au premier abord, que l'âme, parvenant à se dé- 
tacher de tous les liens d'ici-bas, nageant dans les régions 
ethérées, absorbée dans le sein de Dieu et devenant elle- 
même une portion de la Divinité , est à mille lieues des 
grossières suggestions de la matière. Erreur! il n'est pas 
donné à l'homme de rompre l'équilibre de ses facultés 
sans que toutes perdent également le sentiment de leurs 
limites. Le rêveur qui, dans ses séraphiques extases, se 
croit en possession de Dieu, ne tarde pas à se croire Dieu. 
Peut-être, s'il est vraiment pieux et sincère, se débattra- 
t-il contre cette conclusion logique; il s'imaginera ne divi- 
niser en lui et n'adorer que cette émanation céleste dont il 
possède l'intimité et le privilège ; il s'efforcera de ne déifier 
que son âme. Hais le gros des disciples et des néophytes, 
moins pur et moins délicat, déifiera l'être tout entier, ses 
sens, ses convoitises, ses fantaisies, ses caprices. Il est fa- 
cile de comprendre tout ce que cette alliance inévitable du 
sensualisme et du mysticisme a de dissolvant et de funeste 
en un temps comme le nôtre, à la fois agité et blasé, posi- 
tif et chimérique, rempli de fièvres et de lassitudes, dédai- 
gneux du nécessaire, amoureux du superflu, et ravi de 
pouvoir placer ses instincts et ses raffinements matériels 
sous l'invocation d'une croyance commode qui caresse 
l'orgueil sans gêner la conscience ni assujettir la volonté. 
Eh bien! c'est à cette double tendance que répond M. de 
Balzac; il est sensuel et il est mystique; il donne une main 
à Swedemborg, l'autre à Cabanis : le même paquet de plu- 
mes lui sert à écrire Sèraphita, Louis Lambert, — et la Phy- 
siologie du mariage, les Contes drolatiques. Génie immo- 
déré et malsain, il flatte, il chatouille, il surexcite en nous 
l'appétit et la rêverie, le côté bestial et le côté extatique, 
Y ange et la bête, sans s'occuper de l'homme, qui est au 
milieu, et que le vrai moraliste a soin de tenir également 

17. 



♦8 ' CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

oigne de ces deux extrêmes. Je me hàle d'ajouter que 
alzac mystique est beaucoup moins dangereux que Balzac 
insuel. Dieu merci! Louis Lambert, et surtout Séraphita, 
loi qu'en disent les panégyristes, sont des livres trop 
inuyeux pour exercer de grands ravages. Mais la Physio- 
gie du mariage! et les Contes drolatiques! et la Tor- 
lle! et les Parents pauvres! Est-ce bien sérieusement 
îe M. Armand Baschet et même M. Clément de Ris con- 
stent l'immoralité de ces ouvrages? S'il suffit, pour inno- 
nter un livre, de crier au rigorisme, à la pruderie, aux 
rpocrisies de salon, aux exagérations de sacristie, le pro- 
dé est bien simple et le moyen bien facile. Seulement, 
enez garde; d'échelon en échelon, vous arriverez, par 
tte méthode, à délivrer au marquis de Sade un certificat 
honnêteté. Quant à moi, j'appelle immorale toute œuvre 
ite pour troubler les âmes pures et pour complaire aux 
les corrompues; et si l'on ne peut pas même invoquer, 
guise de circonstances atténuantes, ta naïveté gros- 
ire de l'époque où elle s'est produite, ou la naïveté 
imesautière de l'homme qui Ta écrite, je dis que l'au- 
ir de cette œuvre est doublement, triplement impardon- 
ble. Ce qu'on peut alléguer de plus favorable à M. de 
lzac, c'est que le sens moral n'existait pas chez lui, ou, 
eux encore, que l'excès de production et de travail ame- 
it dans son esprit une sorte de vertige qui déplaçait et 
uleversait à ses yeux non-seulement les notions du sim- 
?, du raisonnable et du vrai dans le domaine de l'art, 
lis encore les conditions du bien et du mal dans le do- 
nne de la conscience. Celte fascination étrange qu'il 
erçait sur les autres réagissait sur lui-même, et le ren- 
it incapable de discerner où devait s'arrêter sa plume, 
it en matière de morale, soit en matière de goût. Ceci 
cuserait tout au plus ses intentions sans amoindrir le 



H. DE*BAL«AC. 299 

mal qu'il a fait. L'homme ivre qui commet un meurtre est 
assurément moins coupable que l'assassin de sang-froid; 
mais sa victime n'est pas moins morte. 

Si de cette immoralité générale nous passons à une appli- 
cation plus directe, plus contemporaine t nous trouverons 
dans les œuvres de M. de Balzac un aliment, et, pour ainsi 
parler, une note correspondante à tous les vices* à toutes les 
erreurs particulières à notre époque. Ce culte du succès, 
de la fortune, de l'or rapidement acquis, du luxe folle- 
ment exagéré, de ces existences démesurées, fabuleuses, 
excessives, où la puissance de l'homme semble un défi jeté 
à la puissance divine, je le rencontre, à toutes les pages, 
dans les Illusions perdues, dans Un grand homme de pro- 
vince à Paris, dans le Père Goriot, dans tous ces types 
auxquels Fauteur s'est efforcé de donner la réalité de per- 
sonnages historiques, de Marsay, Rastignac, Lueien de 
Rubempré, Vandencsse. Cette propension dangereuse à 
rêver quelque chose de plus élevé que le devoir et de plus 
chaste que ta vertu, à jouer avec la passion comme avec un 
tigre dompté, à lui dire comme Dieu aux flots de la mer : 
Tu niras pas plus loin, et à lui accorder la moitié de ce 
qu'elle demande, pour avoir le droit de s'enorgueillir de 
ce qu on lui refuse, j'en aperçois le reflet dans la Femme 
de trente ans, dans VAmour à Saint-Thomas- d'Aquin, 
dans X Histoire des Treize, chez la duchesse de Langeais, 
chez madame de Bauséant, et surtout chez cette impossible 
madame de Mortsauf, beaucoup trop vantée par les admi- 
rateurs du Lys dans la Vallée. Celte facilité à croire que, 
parmi les forces que la société refuse d'employer, il en est 
d'immenses, de magnifiques, qui sauveraient l'Etat et ré- 
généreraient le monde ; que nos écoles et nos mansardes, 
nos ateliers et nos trottoirs regorgent d'hommes politiques 
qui n'ont d'autre défaut que leur jeunesse, et qui dépas- 



300 . CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

seraient de bien loin les Pitt et les Canning, les VNlèle et les 
Martignac, cette facilité funeste, absurde, qui nous a rendus 
si accommodants en fait d'opposition et d'émeute, je la re- 
connais, trait pour trait, dans les Rabourdin, les Michel 
Chrestien, les Harcas, hommes de dix pieds de haut, à 
qui il ne manque qu'un portefeuille pour prodiguer à la 
France toutes les prospérités et toutes les gloires. Plus 
heureuse que la partie romanesque de l'œuvre de M. de 
Balzac, cette partie politique a pu se croire un moment 
transportée dans la vie réelle. La révolution de Février en 
a été le commentaire en action, et s'est chargée de mettre 
en lumière tous ces milliers de Michel Chrestien, de Mar- 
cas et de Rabourdin ; or, il s'est trouvé qu'après avoir fait 
passer, pendant quelques mois, le pouvoir entre les mains 
de jeunes gens tels que MM. Dupont (de l'Eure), Arago, 
Lamartine et G rémieux, cette féconde révolution a produit, 
en définitive... M. de Falloux! c'est-à-dire un jeune roya- 
liste d'un grand cœur et d'un grand talent, qui n'avait rien 
de commun avec le sublime Marcas, et qui, dans toute 
société régulière, n'en aurait pas moins fait son chemin. 

Nous voilà bien loin de M. de Balzac. L'espace me man- 
que pour suivre et signaler, dans chacun de ses romans, 
ces germes de dissolution morale, intellectuelle, politique, 
sociale, pour lesquels notre époque n'a été qu'un terrain 
trop fertile et trop bien préparé. Resterait à traiter la ques- 
tion littéraire ; mais celle-là est tout aussi vaste, et je la 
sens déjà déborder mon cadre. 

A coup sûr, il serait injuste ou plutôt insensé de refu- 
ser à M. de Balzac quelques-unes des qualités du génie : 
ta patience, la force, la persévérance, l'intuition pénétrante 
et profonde, et surtout la faculté de donner la vie à tout ce 
qu'il touche, depuis les personnages qu'il invente jus- 
qu'aux maisons où il les loge ; mais il manque d'autres 



H. DE BALZAC. 504 

qualités non. moins essentielles : le goût, la proportion, la 
mesure, le naturel, Fart de s'arrêter à ce moment précis, 
unique, décisif, où l'effet s'altère en se grossissant, où la 
situation se gâte en se prolongeant, où l'analyse se change 
en alchimie, l'observateur en maniaque et le voyant en vi- 
sionnaire. On a dit avec raison qu'il y avait deux hommes 
en M. de Balzac : l'un, artiste supérieur, conteur incompa- 
rable, hardi et heureux trouveur; l'autre, tout à côté, 
occupé à pousser au noir le dessin primitif, à entortiller 
l'invention originale, à importer dans le récit et la descrip- 
tion, dans la digression et le dialogue, je ne sais quoi de 
subtil, d'embarrassé et de pénible qui sent la retouche et la 
surcharge. M. de Balzac est-il vrai? Oui, mais d'une vérité 
relative, accidentelle, locale, qui réside dans le détail plu- 
tôt que dans l'ensemble. Ainsi, dans une de ses plus at- 
trayantes histoires, la Fleur des Pois, les deux notaires, 
Mathias et Solonet, sont admirablement vrais ; les figures 
principales, madame Évangelista, Nathalie, Paul de Ma- 
nerville, Henri de Marsay, sont d'une fausseté désespérante. 
Ainsi, dans les Illusions perdues, la peinture du monde 
aristocratique d'Angoulême (les Lototte, les Fifine, les As- 
tolphe, les Lili) n'est qu'une mauvaise caricature ; le ro- 
man ne commence à être vrai que dans les cinquante der- 
nières pages, c'est-à-dire lorsque les deux héros, Lu- 
cien et madame de Bargeton, arrivés ensemble à Paris, 
s'y comparent mutuellement aux gens d'esprit et aux jolies 
femmes qu'ils rencontrent, et s'y renient Ftan l'autre avec 
toute la dureté de Pégoïsme romanesque. Je pourrais multi- 
plier ces citations à l'infini; mais je m'arrête : je ne fais pas 
une étude sur M. de Balzac, je résume à la hâte quelques 
objections propres à tempérer l'enthousiasme de ses bio- 
graphes. Et que serait-ce si j'abordais tout ce côté intolé- 
rable et inintelligible de son œuvre, les Nucingen, les Gob- 



50 c 2 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

seck, les Gigonnet, ces ténébreuses régions de l'usure, de 
la lettre de change et des industries clandestines, où fau- 
teur rivalise de compétence et de procédé didactique avec 
4es procureurs, les huissiers et les recors, mais qui attris- 
tent de leur fastidieux voisinage ses plus charmantes créa- 
tions? Que serait-ce, enfin, si je parlais de son style? Non 
pas qu'il n'y ait çà et là, dans ses bons romans, de très- 
belles, pages : mais tout auprès, quel encombrement ! que de 
phrases estropiées! que de pages hydropiques ! que d'obs- 
curités! que d'afféteries! que d'emphase! que de néolo- 
gismes inacceptables! que de métaphores incohérentes! que 
d'analogies impossibles ! sous cette richesse apparente, 
que d'embarras et de gène ' Quelle fatigue pour arriver à 
faire moins bien en voulant mieux faire, à tout embrouil- 
ler en voulant tout dire? Ce style est comme un vin qui dé- 
pose; allez au fond, vous trouvez la lie. Est-ce ainsi, je" 
vous le demande, qu'écrivent, non pas Pascal et Bossuet, 
Rousseau et Voltaire, mais nos contemporains, MM. Cousin. 
Guizot, Vitet, Mignet, Villemain, Mérimée? Et dites-moi si 
en leur comparant M. de Balzac, il est possible de l'appeler 
un grand écrivain? 

Voilà mon sermon fini, maintenant voici ma quête. 
M. Armand Baschet, je l'ai déjà dit, encouragé par le suc- 
cès de son ouvrage, en prépare une seconde édition, ou 
plutôt il se propose de le refondre en entier et d'ajouter à 
son élude biographique et littéraire toute une correspon- 
dance inédite, destinée à jeter un jour nouveau sur cette 
vie extraordinaire et cette physionomie étrange. Pour lui 
rendre plus facile cette partie de sa tâche, je viens faire, 
en son nom, un appel européen à tous ceux, et surtout à 
toutes celles qui possèdent des lettres du célèbre romancier. 
11 est bien entendu que nous ne leur demandons pas de se 
dessaisir de ces précieux autographes, mais seulement 



H. DE BALZAC. 50"» 

* 

d'en envoyer une copie à l'éditeur de M. Baschet. C'est aux 
femmes que nous nous adressons avec le plus de confiance, 
et, pour être plus dignes de leurs libéralités, nous nous enga- 
geons à ignorer leur âge, ou, si le hasard nous l'apprend, à 
n'en parler à personne. On conçoit aisément tout ce que ce 
supplément épistolaire peut ajouter de piquant à un travail 
sur M. de Balzac. Autant je serais fâché de voir les jeunes 
gens le prendre pour professeur de morale et de style, autant 
on doit désirer, à titre de document, tout ce qui peut servir 
à recomposer d'une façon à la fois exacte et familière cette 
figure que la littérature française n'a pas le droit de bannir 
de sa galerie : si je conteste le monument, je souscris au 
portrait ; si je suis revêche au panégyrique, je serai avide 
des Mémoires. Que M. Baschet nous donne donc les Mé- 
moires d'Honoré de Balzac ; qu'il y mêle, comme pièces 
justificatives, cette correspondance aujourd'hui éparse en 
Europe, et qui, réunie sous sa main, serait à Eugénie 
Grandet et à Balthazar Ciaes ce que la correspondance de 
Voltaire est à Zadig et à Candide; qu'il tienne compte, 
dans l'ensemble de son œuvre, de ces restrictions et de ces 
réserves que soulèvera toujours, auprès des esprits sages, 
le nom de H. de Balzac; et, au lieu d'un hommage juvénile 
à une gloire contestable, il nous aura .donné un excellent 
livre, plein d'éclaircissements curieux et authentiques sur 
la plus prodigieuse existence littéraire d'une époque dont 
la destinée bizarre a été de tout conquérir et de tout gaspil- 
ler, de tout posséder et de tout perdre. 



i 



LA MUSE POPULAIRE EN PROVENCE 



RÉVEIL DE LA POÉSIE PROVENÇALE 
LE DERNIER CONGRÈS DES TROURADOURS 

M. ROUMANILLE * 



Je voudrais, de loin en loin, sans en abuser, et sans 
donner à mes sympathies un faux air d'enthousiasme, ap- 
peler l'attention sur ce réveil de la poésie provençale, qui 
contraste si singulièrement avec les tendances générales 
d'une société dont le génie centralisateur est encore se- 
condé par la rapidité des communications, le mouvement 
des idées, l'accroissement des industries, et l'inévitable 
abandon des mœurs, des traditions, des physionomies lo- 
cales. Ressusciter une langue qu'on ne parle que de Mar- 
seille à Montélimart, au moment même où s'achève le che- 
min qui placera Marseille à huit heures de Lyon et à vingt 

* lt Sounjarello. — La Port dau bon Dieu. 



LA MUSE POPULAIRE EN PROVENCE. 305 

heures de Paris, n'est-ce pas un anachronisme et un con- 
tre-sens? Eh bien ! non ! Sans conter l'esprit de réaction qui 
n'abdique jamais, et qui se débat contre les idées envahis- 
santes tant qu'il lui reste un coin pour s'y blottir, on peut 
dire, et je crois l'avoir déjà dit, que ces résurrections du 
passé sont surtout possibles, acceptées, sûres de rencon- 
trer accueil et succès, aux époques où ce passé n'effraye 
plus personne, et, dans ses conditions essentielles, semble 
décidément vaincu. Un de ces spirituels troubadours (ils le 
sont tous), M. Gaut, a cru devoir, en rendant compte de 
la dernière séance de ce poétique congrès, protester, en 
son nom et au nom de ses collègues, contre toute pensée 
de retour à l'ancien régime, contre tout désir de ramener 
la féodalité par le patois. Cette précaution était superflue : 
à ceux qui n'avaient pas craint de formuler cet étrange 
soupçon, il aurait pu répondre que ces innocentes fêtes de 
la Muse provençale, ce pacifique et agréable tournoi des 
trouvères de 1855, ces jeux floraux de la poésie indigène, 
présidés'par le préfet, le maire, la gendarmerie., et pavoi- 
ses de drapeaux tricolores, étaient la preuve que tout le 
monde regardait comme fini le procès entre la féodalité et 
l'égalité, entre l'ancien régime et le nouveau. 

... Et le combat finit faute de combattants, 

pourrait-on ajouter pour rassurer tout à fait ces farouches 
ennemis de la dfme et de la corvée, sournoisement dégui- 
sées en élégies, en idylles et en virelais. Et même remar- 
quez ceci, car tout se tient et s'enchaîne à travers les 
contradictions apparentes : le rôle de la poésie est d'adou- 
cir les mœurs, de rasséréner les âmes, de maintenir les 
imaginations dans ces sphères élevées, paisibles, délicates, 
idéales, où tout s'ennoblit et s'épure. Cette mission civili- 



'H 



506 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

satrice, les troubadours des douzième et treizième siècles 
la remplissaient, lorsque leurs chansons amoureuses et 
charmantes, s' élevant tout à coup au milieu des ténèbres 
de la barbarie et du moyen âge, créaient une sorte de 
chevalerie mélodieuse et sentimentale, sœur cadette de la 
chevalerie active et militante. Les troubadours actuels peu- 
vent, sans trop d'outrecuidance, se proposer un but ana- 
logue ; ils peuvent lutter contre l'extrême civilisation comme 
leurs devanciers luttaient contre l'extrême barbarie. Dans 
ce triomphe universel des intérêts positifs, des découvertes 
matérielles, des Genséric et des Attila de la spéculation 
et de l'agiotage, triomphe qui a aussi ses duretés, ses fu- 
reurs brutales, ses ivresses sauvages, ses massacres et ses 
victimes, nos modernes Raimbaud, nos Bertrand de Boni, 
nos Bernard de Ventadour, ont le droit d'intervenir, de 
demander à leur époque quelques minutes d'audience, de 
mêler un peu d'harmonie, de sentiment et d'élégance au 
bruit des forges ou des sacs d'écus, et d'adoucir, non plus 
les rudes âpretés d'une société qui commence, mais les 
cruautés polies d'une société qui finit. Cette tâche, on le 
voit, a sa dignité et son charme, et ils la rendent plus effi- 
cace et plus populaire en persistant dans l'idiome local. 
S'ils écrivaient en français, leurs vers perdraient immédia- 
tement leurs grâces originales et naturelles pour y substi- 
tuer ce je ne sais quoi d'académique, de guindé et de 
vide, qui est le caractère de la poésie française quand elle 
n'est pas excellente ; ils ressembleraient à de fraîches et 
jolies, Arlésiennes affublées de chapeaux à plumes et de 
robes à volants. Ceux d'entre eux qui feraient des choses 
médiocres seraient insupportables ; ceux qui réussiraient, 
entraînés bientôt par l'irrésistible aimant, iraient à Paris, 
s'y absorberaient, et deviendraient, hélas! comme nous 
tous, membres de la Société des gens de lettres. 



LA MUSE POPULAIRE EN PROVENCE. 307 

Paf malheur, toute médaille a son revers, et nous ren- 
controns ici l'objection collective qu'on peut adresser à ce 
rassemblement de troubadours. Tant qu'il s'est agi de 
Jasmin tout seul, on a dit : Jasmin a du génie, ce qui est 
rare, mais ce qui peut arriver à un Gascon et à un coiffeur, 
tout comme à un enfant de Mâcon ou de Paris. On a donc 
accepté sans restriction le génie de Jasmin, et, l'engoue- 
ment de quelques salons se mettant de la partie, peu s'en 
est fallu qu'on ne le proclamât supérieur à Lamartine et à 
Victor Hugo. Mais, maintenant, voici qui se complique. En 
trois ans, trois départements du Midi ont vu éclore des 
centaines de poêles, et, si Ton en croit le bulletin de leur 
Roumavagi ou congrès annuel, ils ont fait assaut de verve, 
de talent, de fraîcheur, en un mot, de belle et bonne poésie. 
Celui-ci a lu une élégie délicieuse; celui-là, une fable digne 
de la Fontaine; cet autre, une ode magnifique, et, ainsi de 
suite : partout le fortemque Gyan, fortemque Cloanthum, 
de Virgile. Or, recrutez dans les quatre-vingt-trois autres 
départements, la Corse et l'Algérie non comprises, tout le 
contingent de poètes qu'ils peuvent fournir; demandez-leur 
à tous de vous lire une pièce, et si, dans le nombre, il y 
en a huit ou dix de belles, nous aurons lieu de nous tenir 
pour très-heureux et très-riches. Doù vient cette diffé- 
rence? Évidemment cette brillante pléiade, groupée avec 
amour autour de la Muse méridionale, qu'elle fait sortir de 
sa tombe où la scellaient six siècles d'oubli, recueille les 
avantages et subit les inconvénients des langues mortes. 
Il en est de ses vers comme des vers latins du père Rapin 
ou du père^Vanière. Pourvu que les dilettantes, les érudits 
du patois y retrouvent le tour, le sentiment, l'image ap- 
propriés au génie de cette langue, pourvu que des traits de 
couleur locale y viennent réveiller l'attention, que la vie 
rustique de nos provinces s'y reflète avec exactitude, il 



508 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

n'en faut pas davantage. L'intérêt et le piquant de la plu- 
part de ces pièces résident dans le perpétuel effort du 
poète pour rester à la fois poétique et populaire, agreste 
et lettré, pour élever son œuvre à des conditions d'élégance 
et de culture littéraire sans lui faire perdre le goût du ter- 
roir et la saveur originale. Qu'il réussisse à combiner, à 
dose convenable, ces deux éléments divers, qu'on aperçoive 
sans cesse la collerette et le pourpoint du troubadour sous 
la blouse du métayer ou la veste de l'artisan, et on le tien- 
dra quitte du reste. Dès lors, ce n'est plus qu'un jeu d'es- 
prit, fort attrayant pour les initiés, mais dispensé d'obéir 
aux lois suprêmes de la poésie véritable : la nouveauté et 
la vie! C'est l'honneur et recueil, la gloire et l'infirmité 
de la poésie française, que, parlant. la langue universelle, 
se mesurant au grand jour avec des sentiments et des 
idées qui ont fait le tour du monde et produit d'admirables 
chefs*d'œuvre, elle soit forcée, pour se faire écouter, de 
dire ce que personne n'a dit, ou de dire, mieux que per- 
sonne, ce que nous bégayons tous. Bien peu de gens y 
parviennent; mais aussi, lorsqu'on y parvient, on s'appelle 
André Chénier ou Lamartine, Victor Hugo ou Alfred de 
Musset. 

Pourtant, plus je suis disposé à croire qu'on peut culti- 
ver avec succès la poésie provençale sans être précisément 
un poète, plus je dois rendre hommage à ceux en qui se 
révèle assez d'inspiration et d'originalité pour prouver 
qu'ils pourraient écrire d'excellents vers français, s'ils 
n'avaient aspiré à descendre. C'est ainsi que, dans ce Rou- 
mavagi, on a signalé la Mort du Capoulier (chef des mois- 
sonneurs), par M. Mistral, et la Mort du Mineur, par Ma- 
thieu Lacroix, simple maçon de la Grande-Combe, que je 
louerais davantage si son talent et son triomphe ne me 
faisaient invinciblement songer à cette quantité d'ouvriers, 



LA MUSE POPULAIRE EN PROVENCE. 509 

de potiers, de cordonniers, de corroyeurs, de tisserands 
et de menuisiers qui devaient, d'après Sand et l'école so- 
cialiste, nous écraser de leurs merveilles poétiques, et en 
remontrer à tous les pauvres rimailleurs, atteints et con- 
vaincus d'avoir fait leurs classes et de porter un habit. 
Mais celui qui, au milieu de ses nombreux émules, se dé- 
tache de la façon la plus vive, et à qui Ton peut le mieux 
appliquer le primus inter pares, celui dont la physionomie 
et le talent unissent, dans le plus gracieux ensemble, ce 
double trait de simplicité rustique et de culture littéraire, 
c'est M. Roumanille. Selon moi, il ne manque à M. Rouma- 
nille, pour être tout à fait le Jasmin de notre Midi proven- 
çal, fort différent du Midi languedocien et gascon, que le 
patronage de trois ou quatre académiciens ; j'ajouterais : 
et un peu de charlatanisme, si je ne craignais d'être traité 
de sacrilège par l'illustre coiffeur agenais et ses fervents 
admirateurs. 

Je connais peu d'existences plus pures et plus nobles 
que celle de Roumanille. Pendant les années d'agitation 
et d'angoisses qui suivirent la révolution de Février, et où 
la fièvre démocratique, chauffée au feu des imaginations 
méridionales, propageait dans nos campagnes, sous leurs 
formes les plus brutales, toutes les théories communistes, 
Roumanille, fils d'un jardinier et modeste employé dans 
une imprimerie d'Avignon, renonçant aux douces familia- 
rités de sa Muse bien-aimée, se mit à écrire en provençal, 
de petits livres populaires qui firent plus, dans nos dépar- 
tements, pour la cause de l'ordre et du bon sens, que toutes 
les publications de la rue de Poitiers. Rien n'égalait la 
verve, la sève, l'entrain tour à tour sérieux et goguenard 
de ces écrits de Roumanille : Li Club, (les Clubs), Li Par- 
téjaire (les Partageux), Qmn dévé, fan paga (Quand vous 
devez, il faut payer), Un Rouge et un Blanc; La Férigoulo 



310 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

(le Thym) : ce dernier titre mérite explication. Comme le 
thym est une fleur de montagne, nos montagnards avaient 
trouvé ingénieux d'en faire leur emblème, eft ce calembour 
démagogique avait momentanément compromis cette jolie 
plante que Janot Lapin aimait tant, et qui sent si bon. Rou- 
manillè s'emparait de leurs emblèmes, de leurs devises, 
de leurs chansons, de leurs facéties ridicules ou sinistres ; 
il leur ripostait dans leur langue, leur jetait à la figure 
des poignées de sel provençal et mettait les rieurs de son 
côté. 

Depuis que le calme t'est rétabli, au moins à la surface, 
et que les espérances de nos communistes sont supprimées 
ou ajournées, Roumanille est revenu à la poésie. C'est lui 
(jui a pris l'initiative de ce grand mouvement dont je par- 
lais tout à l'heure, et qui, après avoir fait un appel à tous 
ses confrères du Comtat et de la Provence, a réuni leurs 
œuvres et les siennes dans un charmant recueil intitulé Li 
Prouvençalo. Ce volume a fait son chemin parmi les éru- 
dits et les lettrés, et M. Saint-René Taillandier, un des 
collaborateurs les plus distingués de la Revue des Deux- 
Mondes, n'a pas dédaigné d'y mettre une préface, remar- 
quable morceau de critique, excellent mémoire à consulter 
sur les titres de noblesse de ce pauvre patois qui est de- 
venu gardeur de moutons après avoir régenté les cours 
d'amour, interprété la gaie science, manié le luth et la 
mandoline, pendant que le français, ce parvenu d'hier, se 
débattait encore dans ses langes. 

Aujourd'hui Roumanille nous offre deux nouveaux poè- 
mes : li Sounjarello (les Rêveuses), et la Part daubon Dieu 
(la Part du bon Dieu). 

Rien de plus frais et de plus touchant que li Sounjarello. 
C'est fête au village, une fête méridionale, qui a pour or- 
chestre le tambourin, et pour lustre le soleil. Le ciel est 



LA MUSE POPULAIRE EN PROVENCE. 311 

bleu, et là-bas, derrière un rideau de pins et de tamaris, on 
aperçoit, comme une ligne d'azur, la mer, dont le vague 
murmure se mêle aux cris de joie, et dont la brise attiédie 
cueille les gouttes de sueur sur le front hàlé des danseuses. 

Au milieu de la joie générale, deux jeunes filles, deux 
belles rêveuses, se tiennent à l'écart, Marguerite etLélète : 
c'est que le bonheur cherche la solitude comme le chagrin; 
et Marguerite est si triste I et Lélète est si heureuse ! Le 
fiancé de Tune, brave maçon épuisé de travail, a fini par 
tomber malade, et la cloche sonne ses heures d'agonie. Le 
fiancé de l'autre, intrépide marin, doit revenir dans trois 
jours, et l'on a déjà signalé le vaisseau qui le ramène. La 
joie de Lélète, la douleur de Marguerite, s'exhalent dans un 
dialogue amoureux et rustique, chaste et passionné, qui 
vaut bien le berrichon de madame Sand. Le poète a parfai- 
tement saisi, dans le personnage de Lélète, ce qu'il y a à 
la fois de tendre et d'égoïste dans le bonheur, qui voudrait 
voir tout le monde heureux, mais qui s'épanche malgré lui 
et rayonne à travers l'affliction des autres. Hélas! qifar- 
rive-t-il? Celle qui consolait a besoin d'être consolée, cl 
Marguerite, à son tour, est forcée de faire taire sa joie de- 
vant le désespoir de sa compagne. Son amant guérit mira- 
culeusement, et l'épouse quelques mois après; tandis que 
Paul, le marin, l'amant de Lélète, est mort dans la traver- 
sée. — a Longtemps, nous dit l'auteur en finissant, la pau- 
vre fille vint pleurer le long de la mer, et, jusqu'à sa mort, 
elle aima à voir, de loin, arriver les navires... Rien ne put 
jamais la distraire de ses douloureuses pensées, si pro- 
fonde en son cœur était entrée l'épine! » — Que ne puis-je, 
au lieu de cette prose littérale, vous faire savourer la dou- 
ceur, la mélodie, le suave et mélancolique parfum de la 
poésie originale ! 

La Part dau bon Dieu touche de plus près encore à celte 



312 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

morale domestique et familière où excelle Roumanille, et 
qui donne à l'ensemble de ses ouvrages le caractère d'un 
enseignement populaire. Deux jeunes mariés, Tounin et 
Goutoun (Antoine et Marguerite), entrent en ménage avec 
leurs bras pour toute richesse, la santé, l'économie et l'a- 
mour du travail. L'auteur peint d'une manière ravissante et 
avec une fidélité photographique les détails de cette pau- 
vreté laborieuse, gaie, honnête, bénie de Dieu. Mais un 
beau matin, Tounin, en creusant un trou pour y planter un 
mûrier, trouva une cassette remplie de louis d'or. Cette 
cassette, il peut se l'approprier sans scrupule ; car elle ren- 
ferme, outre les louis, le testament du propriétaire, qui, 
au milieu des horribles massacres de Bédoin ' (30 mai 
1794), s'attendant à être égorgé comme ses parents et ses 
amis, n'a pas voulu que son or tombât entre les mains de 
ses bourreaux, et Ta enfoui au pied d'un arbre, per aquéu 
que tatrouvara, au profit de qui le trouvera. Vous voyez 
d'ici la joie du pauvre ménage I Seulement Goutoun, beau- 
coup plus spirituelle et plus raisonnable que son mari, 
voudrait ne rien changer à leurs habitudes, et faire de cette 
somme un capital dont l'intérêt leur servirait dans les gran- 
des occasions; mais bah ! Tounin a perdu la tête; à son 
compte, il y a là neuf mille francs, et il s'imagine qu'il 
n'en verra jamais la fin. L'enivrement de ce nouveau riche 
est d'un comique achevé. Il part pour la ville et se livre à 
des emplettes fabuleuses; deux chapeaux gris, un noir, 
des souliers vernis, une montre Bréguet, une chaîne d'or, 
une cravate de satin, une redingote, un habit, une canne à 

1 Dans un admirable article sur l'Histoire de la Convention [Revue des 
Deuœ-tiondes du 1 er octobre), M. Vitet a écrit Bédouin. Comme sa plume 
est de celles qui immortalisent te qu'elles touchent, je réclame ceUe rec- 
tification orthographique en faveur de notre pauvre village, illustré par 
ses malheurs. 



LA MUSE POPULAIRE EN PROVENCE. 315 

pommeau, une lorgnette, six foulards, une épingle, des lu- 
nettes vertes, dix pots de pommade, une pipe turque avec 
son long tuyau, une douzaine de faux cols : puis il entre 
chez un restaurateur. Ici la scène est à la fois d'une bouf- 
fonnerie charmante et d'une frappante vérité. Qui de nous, 
pendant ces années néfastes, n'a entendu quelqu'un de ces 
pauvres égarés s'écrier qu'il allait enfin connaître le goût 
des bonnes choses, et faire de cette grossière convoitise le 
commentaire des chimériques utopies du socialisme et du 
phalanstère? Çoumanille n'a eu garde d'omettre ce trait de 
mœurs; Tounin se fait servir un festin de Gargantua démo- 
cratique : un lièvre, des truffes, du beefsteak, des perdrix, 
des cailles, des bécasses, du poisson, trois bouteilles de 
vin; il paye la carte sans regarder l'addition, et salue le 
garçon d'un : a Bonsoir, monsieur! mille compliments au 
traiteur! » 

Ce qui en advient, vous le devinez sans peine : Tounin 
est ivre, Tounin bat sa femme; les cris et les gros mots 
retentissent dans cette petite maison naguère si calme et si 
riante. 11 ne se lasse pas de puiser à son trésor et de faire 
bombance, et, pendant ce temps, il perd l'habitude du tra- 
vail, il devient fainéant, glouton, ivrogne, quinteux, tapa- 
geur; sa femme pleure, ses. enfants sanglotent, ses voisins 
s'indignent. Le trésor est bientôt épuisé; voici la misère, 
compagne de la paresse; voici la faim, compagne de la 
misère. Cependant Tounin, à tout prendre, est plus bête 
que méchant, et ses mauvaises habitudes n'ont pas encore 
dégénéré en impénitence finale. Honteux, désespéré de ne 
pouvoir plus donner de pain à ses marmots, il prend réso- 
lument ses outils et se remet au travail. Goutoun attend 
qu'il soit bien converti, et alors elle lui avoue qu'il avait 
mal compté le premier jour; que la cassette ne renfermait 

pas neuf mille francs, mais bien seize mille; qu'elle a profité 

48 



514 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

de cette faute d'arithmétique pour mettre sous clef ces der- 
niers sept milk francs, bien sûre qu'il aurait vjte dévoré le 
reste. Ce retour de fortune n'ébranle pas les bonnes réso- 
lutions de Tounin; il persiste dans sa vie de travail et d'é- 
conomie, et les sept mille francs servent plus tard à faire 
entrer au séminaire Jacques, son second fils; c*est ainsi 
qu'ils deviennent hpartdau bon Dieu. Jacques, bon et pieux 
curé de village, désigne souvent, sans la nommer, son ex- 
cellente mère Goutoun, et c'est avec des larmes dans la 
voix qu'il dit à ses paroissiens : « Mes frères, 

« ! qu'una bravo feino es un riche trésor ! 
« Oh! qu'une brave femme est un riche trésor ! » 

Cette froide analyse ne peut donner qu'une bien impar- 
faite idée de tout ce qu'il y a de grâce, de vérité, de gaieté 
naïve, d'attendrissement irrésistible dans ce charmant pe- 
tit poëme. Comprise ainsi, la poésie provençale n'est plus 
cette récréation littéraire dont j'ai timidement indiqué le 
côté artificiel et futile; elle est la Muse de nos campagnes; 
Muse chrétienne, qui seconde de ses douces influences les 
graves leçons du catéchisme et du curé. Elle s'empare de 
ces thèmes champêtres où Pierre Dupont et ses émules ont 
eu le tort de chercher des inspirations démocratiques, et 
elle y met tout ce qu'elle a de résignation, de foi, de bon 
sens, de sympathie affectueuse pour les joies, les travaux 
et les souffrances du pauvre. Ces plaies que d'autres ont 
envenimées, elle les cicatrise et les guérit. Ces coupables 
espérances que d'autres ont surexcitées, elle les ramène à 
Dieu, au foyer domestique, aux légitimes récompenses de 
la bonne conduite et du travail. Elle s'acquitte ainsi de ces 
austères devoirs qu'a trop souvent méconnus la littérature 



LA MUSE POPULAIRE EN PROVENCE. 515 

moderne, dans ses personnifications les plus hautes; plu- 
sieurs de nos illustres, édités par les libraires à la mode 
et célébrés à son de trompe par nos plus bruyants journaux, 
auraient à profiter de son exemple. C'est parce que cet 
exemple est particulièrement salutaire en un temps de dé- 
sarroi et de lassitude comme le nôtre, que j'ai cru pouvoir 
donner à Roumanille une place dans ma modeste galerie, 
et montrer en lui, non pas le troubadour de légende, d'o- 
péra-comique et de vignette, mais l'homme de bien, le 
poète de talent, se résignant à parler la langue de ceux 
qu'il veut convertir, et à renfermer sa popularité dans un 
étroit espace pour la rendre plus utile et plus solide. 



M. LE DOCTEUR VÉRON 



Hélas ! voilà ce qui arrive : vous avez un peu d'esprit, 
beaucoup de bonheur; vous passez avec un égal succès de 
la pharmacie à la littérature, de la littérature à l'Opéra, de 
l'Opéra à l'industrie, de l'industrie à la politique, de la po- 
litique au gouvernement ; tout vous réussit, fictions pecto- 
rales et pâtes littéraires, jupes raccourcies et sociétés en 
commandite, romans socialistes et premiers-Paris conser- 
vateurs, spéculations sur le vice et encouragements à la 
vertu ; et à chacune de vos étapes sur cette route jonchée 
de ronces pour les autres et de roses pour vous, votre for- 
tune grandit d'un million et votre, cravate d'un étage; si 
bien que vous vous dites un beau matin, au milieu des ri- 
ches loisirs de votre majestueux automne : Voyons ! quelle 
est la gloire qui me manque? Je commence à me blaser sur 
celle de grand capitaliste; celle d'homme heureux m'ennuie 
au point que je jetterais mon anneau dans la Seine, si je 
n'étais sûr de le retrouver dans une carpe ou un éperlan 

* Mémoires d'un bourgeois de Paris. 



LE DOCTEUR VÉRON. 517 

du Café de Paris, celle de Lovelace a ses charmes, mais 
aussi ses traverses et ses périls; celle de grand seigneur 
viendra plus tard, et, d'ailleurs, je n'en aurais que faire 
dans notre siècle d'égalité. Pourquoi n'essayerais-je pas de 
c^elle d'écrivain? J'ai beaucoup vu, beaucoup retenu; j'ai 
coudoyé beaucoup d'événements et de personnages, pro- 
tégé des hommes d'État et des premiers sujets de la danse, 
connu le fort et le faible des consciences parlementaires et 
des grâces chorégraphiques; j'ai dîné avec des ministres, 
joué avec des ambassadeurs, soupe avec des comédien- 
nes, observé de mon œil gauche la vie des coulisses, et de 
mon œil droit les coulisses de la vie : pourquoi ne racon- 
terais-je pas tout cela; et qui mieux que moi saurait le ra- 
conter? Depuis Philippe de Comines jusqu'à M. de Cha- 
teaubriand, depuis ce petit cardinal de Hetz jusqu'à ce 
colossal Alexandre Dumas, n'est-ce pas le privilège des 
gens illustres de narrer aux autres ce qu'ils ont fait ou vu 
faire, d'exposer aux regards d'un public idolâtre tout ce 
côté intime et familier de l'histoire, qui, pour les esprits 
curieux et délicats, constitue l'histoire véritable? Allons, 
courage ! mettons-nous à l'œuvre! Quo non ascendant? di- 
sait ce surintendant qui, comme moi, ne connaissait pas de 
cruelles, ce Fouquet qui, s'il eût vécu de nos jours, eût 
voulu s'appeler Véron, comme je me fusse appelé Fouquet 
si j'eusse vécu de son temps. Mes commensaux m'assurent 
que, si j'ai payé jusqu'ici la copie d'autrui au lieu de pu- 
blier la mienne, c'était pure modestie; et, dans le fait, 
quand on a écrit la France nouvelle, de quoi n'est-on pas 
capable? La société, à qui j'ai déjà rendu tant de services, 
attend encore de moi celui-là! Soyons son historien après 
avoir été son droguiste; soyons son Tallemant des Réaux 
après avoir été son Fleurant. Ouvrons à nos contemporains 

ce trésor d'anecdotes et de souvenirs, de bons mots et de 

18. 



'H 



518 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

vives silhouettes, de documents inédits et de mystères bio- 
graphiques, qui, sans nous, seraient perdus pour notre 
siècle et pour la postérité. Je veux qu'on dise de moi : Il 
a commencé sa bienfaisante carrière en guérissant les rhu- 
mes de cerveau, et il Ta finie en réhabilitant les mémoires 
d'apothicaire. 

Hélas! hélas! la roche Tarpéienne est près du Capitule; 
le courroux du grand roi sert d'épilogue aux fêtes de Vaux; 
le dédain du public obscurcit l'auréole du favori de la for- 
tune. Ingrat public! dédain injuste! Je ne me charge, pour 
ma part, ni de le justifier, ni de le comprendre, et il y a, 
ce me semble, quelque chose de bien inconséquent dans 
cette bordée d'épigrammes et de quolibets, dans cette una- 
nimité de sarcasmes et de satires sous laquelle risque de 
succomber Yexegi monumentum d'un de nos modernes hé- 
ros. Que signifie donc, messieurs, cette sévérité tardive, 
cette réaction d'un jeune rigorisme contre une vieille re- 
nommée? A chaque époque sa littérature, et surtout, en- 
tendez-vous bien? à chaque époque ses Mémoires; car les 
Mémoires, ce n'est pas seulement cette partie de la littéra- 
ture qu'inspirent les mœurs, les tendances, les goûts et les 
travers d'une société, mais qui se modifie et se transforme 
en passant par quelques cerveaux privilégiés ou en se sou- 
mettant aux procédés de l'art; c'est la société elle-même, 
la société en robe de chambre et en déshabillé, prise sur 
' le fait par une plume indiscrète et réalisant, à ses dépens . 
le vieux proverbe qu'on ri est jamais trahi que par les 
siens. Eh bien! aux époques dominées «t vivifiées par de 
grands intérêts politiques et guerriers, et où, la part faite 
des humaines faiblesses, il restait au moins de nobles pas- 
sions et des caractères élevés, les Mémoires étaient écrits 
par des hommes d'État, par des capitaines, par d'illustres 
négociateurs, qui, étroitement mêlés aux affaires et aux évé- 



LE DOCTEUR VÉRON. 319 

nements de leur temps, en reprenaient le récit pendant 
leurs années de repos et de retraite, et complétaient par 
leurs souvenirs personnels ce que l'histoire officielle pou- 
vait avoir de trop extérieur, de trop convenu. Plus tard, 
lorsque la Cour devint le centre unique de la vie sociale et 
imposa à toutes les physionomies son cérémonial et son éti- 
quette, les Mémoires devinrent les confidents et les refuges 
d'esprits moins disciplinés que froissait ce joug uniforme, 
ce solennel effacement des saillies de chaque caractère, et 
qui, seuls à seuls avec leurs pensées, préparaient pour l'a- 
venir ces révélations posthumes, non plus seulement comme 
un complément ou une rectification de l'histoire, mais 
comme une revanche pour tout ce qu'ils avaient été forcés 
de taire, de comprimer ou de feindre. Plus tard encore, 
lorsque le gouvernement des intelligences et la publique 
initiative passa des sommets du pouvoir à un groupe de 
penseurs, de philosophes et de gens de lettres, lorsque la 
supériorité de l'esprit et de la culture littéraire substitua 
une sorte de dictature intellectuelle et morale aux autorités 
établies, ces philosophes, ces auteurs, se crurent naturel- 
lement des gens assez intéressants dans l'État pour avoir le 
droit de nous raconter l'histoire de leur vie, mêlée à celle 
de leur siècle. Enfin, lorsque ces supériorités littéraires, au 
lieu de garder un rôle actif et militant, au lieu de poursuivre 
le triomphe ou la défaite d'une idée, l'avènement ou la chute 
d'un régime, se sont renfermées dans une contemplation 
superbe et complaisante d'elles-mêmes et de leurs propres 
mérites, les écrivains, les poètes, ont pensé que le public, 
qui avait pris goût à leurs fictions, en prendrait bien da- 
vantage à leurs souvenirs, et que, pour captiver l'attention 
et la sympathie universelles, ils n'avaient rien de mieux à 
faire qu'à écrire en marge de leurs livres les détails de leur 
existence, à transformer leurs personnes en commentaires 



.V20 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

<Ie leurs ouvrages. Vous le voyez, c'est toujours en raison 
<le l'importance qu'un temps a donné ou a laissé prendre â 
un homme que cet homme s'est cru autorisé à publier ses 
Mémoires. Maintenant, dites-moi, ce nouveau chroniqueur, 
qui vous semble aujourd'hui si ridicule, n'est-il pas parfai- 
tement dans son droit quand il s'imagine posséder toutes 
les conditions du genre? N'y a-t-il pas entre lui et la so- 
ciété qu'il a sous les yeux la même proportion qu'entre le 
cardinal de Retz et la Fronde, entre Saint-Simon et la cour 
de Louis XIV, entre Marmontel et le monde philosophique 
du dix-huitième siècle, entre Lamartine et la poétique jeu- 
nesse du dix-neuvième? Quels sont, je vous le demande, les 
grands intérêts, les grandes passions du moment? L'argent 
d'abord, l'argent, ce Dieu des âmes qui n'en adorent plus 
d'autre, ce blason suprême d'une génération nivelée; l'ar- 
gent gagné rapidement, à la pointe d'une idée, entre un 
scrupule qui s'éteint et une convoitise qui s'éveille. Or, no- 
tre homme est riche, très-riche, et il s'est enrichi d'une 
façon leste, cavalière, spirituelle, comme se serait enrichi 
un Grec, mais un Grec du temps d'Alcibiade et de Périclès. 
Après l'argent, quelle est voire idole? Le plaisir; or, n'est-ce 
pas le plaisir que notre homme a chargé du soin de sa for- 
tune? Et, pour passer du doux au grave, quel a été le der- 
nier mot, le souverain arbitre, la solution définitive de nos 
agitations politiques? Le suffrage universel; or, n'oubliez 
pas, n'oubliez jamais que le même homme a été nommé, 
par le suffrage universel, par plus de vingt-quatre mille 
voix, député du département de la Seine. Ainsi, il réunit, 
il cumule tout ce qui fait le sérieux de la vie publique et le 
charme de la vie privée : la dignité et l'élégance, l'influence 
et l'amusement, les félts joyeuses du théâtre et les graves 
honneurs de la politique, l'eau sucrée de l'orateur et le vin 
de Champagne de l'épicurien, les lauriers de la tribune et 



LE DOCTEUR VERON. 321 

les myrtes du boudoir, Mirabeau et Montesquieu croisés de 
Vestris et de d'Aigrefeuille : et vous vous étonnez que cet 
enfant gâté de la société et du destin, qui possède des au- 
tographes de M. Tbiers et de madame Sand, qui, aujour- 
d'hui encore, est le créancier de M. Dumas pour douze 
mille lignes, à qui le docte Gabarrus, l'étincelante Esther 
Guimon, l'ingénieux Giraitfin, ont délivré un brevet d'es- 
prit, que vous avez assis au premier rang de vos avant- 
scènes, pêle-mêle avec des fils de ducs et de maréchaux, 
et que le suffrage dé ses concitoyens, libre enfin de toute 
corruption et de toute entrave, a posé sur une chaise cu- 
rule, — vous vous étonnez qu'il regarde comme une partie 
essentielle de son rôle, un attribut de ses grandeurs, une 
conséquence logique de ses glorieux antécédents, le droit 
— que dis-je? — le devoir qui lui met la plume à la main 
pour vous raconter ses faits et gestes, depuis sa naissance 
jusqu'à nos jours, depuis son premier lustre jusqu'à son 
douzième, depuis la femme grasse qu'il a effrayée de sa 
lancette jusqu'à la femme maigre qu'il a éblouie de son 
faux-col? C'est de la fatuité, dites-vous, de l'outrecuidance; 
non, c'est de la naïveté; car les extrêmes se touchent, et le 
contraire de l'innocence est parfois aussi naïf que l'inno- 
cence elle-même. Mais vous qui avez passé dix ans, quinze 
ans, vingt ans à encourager, à caresser, à affermir, à au- 
toriser, à justifier cette naïve présomption, cet ingénu con- 
tentement de soi, cette candide certitude d'être un grand* 
personnage, d'où viennent donc vos mépris et vos risées? 
Athéniens! qu'il est difficile de vous plaire, et que vous 
vous lassez vite de vos favoris ! 

Aussi bien, ce n'est pas là, j'en suis sûr, la vraie cause 
de la disgrâce de ces Mémoires ; si l'on jette avec dédain 
la page commencée, si le silence et le vide, interrompus à 
peine par quelques aigres sifflets, se font déjà autour de 



322 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

ce monument dédié à la Vénus pudique et aux Grâces dé- 
centes, ce n'est pas que Fauteur n'ait point semblé de taille 
à nous intéresser à ses récits. C'est, au contraire, qu'on 
attendait trop, qu'on espérait des confidences imprévues, 
des révélations palpitantes, tout un monde mystérieux 
d'impressions et de souvenirs, Alhambra peuplé de houris, 
dont notre hôte nous ferait les honneurs avec sa magnifi- 
cence accoutumée. Les Mémoires de M. Véron! chucho- 
tions-nous à voix basse; oh! que nous allons y trouver d'a- 
necdotes neuves, de scandales apocryphes, d'indiscrétions 
piquantes, de chapitres inédits, d'énormités biographiques, 
littéraires, théâtrales, industrielles, politiques, mondaines, 
médicales, gastronomiques, artistiques, galantes! Quelle 
pâture ou plutôt quelle friandise pour cette curiosité pas- 
sionnée, inquiète, questionneuse, qui veut connaître le 
pourquoi des choses, le revers des médailles, les secrets 
de la comédie ! Peut-être bien y aura-t-ii çà et là quelque 
détail un peu risqué, quelque familiarité un peu hardie, 
quelque gaze un peu diaphane ; mais, bah ! si notre auteur 
couronne des rosières, il n'est pas tenu d'écrire pour elles; 
donnons-nous cette lecture comme nous nous donnons une 
représentation de la Dame aux Camellias ou de Diane de 
Lys. Et l'on ferme bien sa porte, et Ton met un abat-jour 
à sa lampe, et Ton ouvre le livre avec cette émotion bizarre 
qui est la saveur et le parfum du fruit défendu; et on se 
prépare à sourire en dedans et à rougir en dehors, aux 
passages trop curieux, trop neufs, trop audacieux, trop 
amusants; et le regard charmé tombe sur des révélations 
dans le genre de celles-ci : 

(( Napoléon gagna la bataille dAusterlitz, mais il perdit 
celle de Waterloo; j'ai été en position de connaître quel- 
ques mots de lui, que je crois être le premier à publier. 
Lors de la campagne d'Egypte, il dit à ses soldats en leur 



LE DOCTEUR VERON. 325 

montrant les Pyramides : « Du haut de ces monuments, qua- 
rante siècles vous contemplent! » Plus tard, à Sainte-Hé- 
lène, il lui arriva de dire : a Dans cinquante ans, la France 
sera républicaine ou cosaque. » 

«.... Mes liaisons avec la plupart de nos hommes poli- 
tiques m'ont appris, sur M. de Talleyrand, des détails to- 
talement inconnus jusqu'à présent. Il avait été évêque d'Au- 
tun; il était plein d'esprit, mais il boitait un peu. Un jour 
qu'il était harcelé par un de ses créanciers qui fui deman- 
dait avec instance quand il se déciderait enfin à le payer, 
il lui répondit froidement : — « Vous êtes bien curieux ! » 
— Une autre fois, madame de Staël (auteur de Corinne) 
lui ayant demandé s'il lui trouvait plus d'esprit qu'à l'Em- 
pereur, il lui répliqua sans se déconcerter : — a Madame, 
l'Empereur a autant d'esprit que vous, mais vous êtes plus 
intrépide. » 

<t .... On a beaucoup écrit sur la Restauration et les Cent- 
Jours;*mais ce que l'on ne sait pas, et ce que j'ai surpris 
dans l'intimité de nos hommes d'État, c'est que Napoléon 
passa à l'île d'Elbe le terçps qui s'écoula entre la première 
Restauration et les Cent-Jours, et que ce ne fut qu'après 
1815 qu'il fut envoyé à Sainte-Hélène. » 

« .... Talma jouait la tragédie avec beaucoup de talent; 
il obtint son premier succès dans Charles IX y et son der- 
nier dans Charles VI. Celte particularité si remarquable et 
si généralement ignorée m'a été révélée, sous le sceau du 
secret, par le sous-moucheur de chandelles de la Comédie- 
Française, dont j'avais fait plus tard mon garçon de caisse 
à l'Opéra; comme il est mort depuis plus de dix ans, j'ai 
cru pouvoir me permettre cette indiscrétion. Mais je serai 
plus sobre à l'égard de mademoiselle Mars, car on ne sau- 
rait avoir trop de réserve en parlant des femmes. Pourtant, 
au risque de manquer aux convenances, et pour montrer 



J 



324 CAUSERIES LITTERAIRES. 

tout' ce que mes souvenirs ont de piquant et d'inédit, je 
vous apprends, d'après les renseignements les plus intimes, 
qu'elle excellait dans les comédies de Molière et surtout 
dans celles de Marivaux. » 

« .... Jules Janin est un écrivain très-spirituel, et Pros- 
per Mérimée un conteur incomparable; c'est moi qui les ai 
découverts, et je profite de F occasion pour consigner ici 
un fait dont j'ai dû la connaissance à des circonstances ex- 
ceptionnelles : c'est que Mérimée a écrit le Vase étrusque, 
et que Jules Janin a été, vers 1850, chargé du feuilleton 
des théâtres dans le Journal des Débats. » 

c .... Les haines politiques rendeut souvent injuste; les 
ennemis de M. Guizot ont cherché à le déprécier; quant à 
moi, je me plais à reconnaître sa haute valeur intellec- 
tuelle. » 

f .... J'ai été très-lié avec MM. Àuber et Halévy, et ils 
n'ont eu aucun secret pour moi; ces relations amicales m'ont 
servi à découvrir ce que vous ignorez sans doute, c'est que 
l'un est l'auteur de la Muette de Portici, et l'autre de la 
Juive, etc., etc.... » 

Voilà, ou peu s'en faut, les nouveautés, les hardiesses, 
les paradoxes» les indiscrétions, les confidences, les scan- 
dales, les émotions imprévues et scabreuses, les tressaille» 
ments de curiosité surexcitée et satisfaite, que nous avons 
rencontrés dans ces Mémoires. Quel mécompte I Ouvrir un 
livre avec l'espoir de se fâcher, de s'indigner, de s'étonner, 
de se récrier, et le fermer avec le regret de ne s'être ni ré- 
crié, ni étonné, ni fiché, ni indigné ! S'armer de courage 
pour vaincre ses scrupules, et ne trouver l'emploi ni de ses 
scrupules ni de son courage ! Se résigner d'avance à rou- 
gir, et ne réussir qu'à bâiller! Espérer de l'alcool, et n'ava- 
ler que de la tisane! Il est vrai que par là Fauteur rentrait 
dans sa spécialité primitive, et revenait à son dessein ori- 



LE DOCTEUR VERON. 7><X> 

ginal : fle quoi se plaignait-on jadis à l'endroit des mémoi- 
res d'apothicaire? D'y trouver plus qu'on ne s'y attendait. 
Cette fois, c'est le contraire; l'amélioration est évidente. 

Le grand malheur de M. Véron, c'est que des gens trop 
pressés se soient, depuis quarante ans, concertés pour dé- 
florer son sujet avec une hâte que je ne m'expliquais pas, 
mais que j'attribue maintenant à la crainte de se rencontrer 
avec un si rude concurrent. Je vous assure que si M. Thiers 
n'avait pas écrit son Histoire du Consulat et de VEmpire y 
M. Alfred Nettement son Histoire de la Littérature sous ta 
branche aînée des Bourbons; M. Jules Janin son Histoire 
de la Littérature dramatique, M. de Chateaubriand ses Mé- 
moires, M. de Bourrienne et madame d'Abrantès leurs Mé- 
moires, M. Marco Saint-Hilaire ses Souvenirs du temps de 
V Empire, Ji. Audibert ses anecdotes sur Talma, M. de La- 
martine son Histoire de la Restauration; si, par un impar- 
donnable abus de confiance, les hommes que H. Véron a 
tour à tour honorés de son amitié -ne l'avaient gagné de vi- 
tesse en publiant avant lui, sous une forme quelconque, ce 
qu'il nous raconte aujourd'hui; si nous ne possédions pas à 
peu prés cinq ou six cents ouvrages, plus ou moins longs, 
détaillés, intimes, indiscrets, sérieux, instructifs, amusants, 
sur les événements et les personnages dont nous entretient 
M. Véron, ses Mémoires seraient très-intéressants : ce n'est' 
donc pas une question de talent, mais de date, et il lui 
reste la ressource de copier ce héros de vaudeville, à qui 
l'on reproche de donner comme sien un bon mot de 
Louis XIV : c Reste à savoir qui l'a dit le premier. » 

Et puis, comme un malheur n'arrive jamais seul, comme 
la fortune, une fois en train de faire niche à ses favoris, 
ne arrête pas en si beau chemin, voilà que, à l'autre bout 
de l'horizon, deux hommes d'esprit, deux de ces ingénieux 
satirists qui ont la parole vive, la repartie prompte, la lame 

*9 



326. CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

• « 

vive et acérée, deux athlètes rompus à cette dangereuse es 
crime où il est plus facile de blesser que de parer, s'avi- 
sent de déterrer quelque part, dans le répertoire et sous la 
défroque d'un petit théâtre qui n'est que le serviteur très- 
humble du grand Opéra, un type dont personne n'avait en- 
tendu parler, un certain Bilboquet, héros de parade et de 
tréteaux; ils font défiler devant nous un groupe bizarre, fan- 
tasque, dont les modèles n'ont jamais existé, Cabochard, 
Gringalet, Sosthènes, le père Ducantal, Zéphirine, Atala; 
et ils placent aussi leurs aventures sous l'élastique patro- 
nage d'un bourgeois de Paris : si bien que les oisifs, les 
badauds, les cokneys de la Nouvelle à la main et de la lit- 
térature courante disent à qui veut l'entendre : « Mais il y 
a donc deux bourgeois de Paris? » — De là à dire : « Mais 
il y a donc deux Bilboquet? » voyez comme la^iistance est 
mince, la pente rapide, le sentier glissant. Tant il est vrai 
que tout conspire en ce moment contre cet heureux qui n'est 
plus heureux; ce qui s'est écrit avant lui, ce qu'on écrit 
après lui, et surtout ce qu'il écrit lui-même! 

Et nous, qui voyons avec peine flagellé par la moquerie, 
le dédain ou la satire, un bonhomme dont les travers et Jes 
ridicules sont notre œuvre plutôt que la sienne, faisons des 
vœux, non pas pour qu'il n'y ait plus de parvenu bouffi, 
présomptueux et ennuyeux comme le premier bourgeois de 
Paris, ni de banquiste, de fripon et de charlatan comme le 
second, mais pour que la société, complice des fatuités de 
l'un et des légèretés de l'autre, profitant enfin des petites 
leçons comme des grandes, revienne à des conditions d'hon- 
nêteté; de moralité et de dignité qui ôtent à M\ Véron le 
droit de s'exagérer son importance, et à Bilboquet l'envie 
de se vanter de ses fredaines. 



I 

i 



^■y 



M. THÉOPHILE GAUTIER 1 



Il y a trois choses que notre siècle aime beaucoup : la 
musique, la campagne et les voyages, et Ton pourrait ai- - 
sèment assigner à ces trois goûts différents des causes ana- , 
logues. Sans doute, il y a eu de tout temps des campa- 
gnards, des mélomanes et des voyageurs ; mais jamais peut- 
être on n'a si bien compris, si bien pratiqué que de nos 
jours la poésie rustique, l'excursion lointaine, et l'intimité 
de cette langue divine où chacun peut, à son gré, recon- - 
naître son rêve, son regret ou sa chimère dans une phrase 
de Mozart ou de Rossini. Si je voulais donner à ma remar- 
que un air de satire ou de pessimisme,, ce serait, hélas ! 
trop facile. Ce sont les mêmes causes de désenchantement 
et de lassitude, d'irritation et de tristesse, qui nous pous- 
sent ainsi vers ces horizons vagues, chers aux imaginations 
malades, parce qu'elles y trouvent à la fois à s'assouvir et 
A se distraire. — Heureux, a-t-on dit, les peuples dont * 
F histoire est ennuyeuse! — Malheureuses, dirais-je volon- 

* Conttantinople. 



32* CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

tiers, les époques qui éprouvent ce besoin de se dérober à 
elles-mêmes, de chercher des terrains neutres où les es- 
prits fatigués, aigris, désabusés, puissent se reposer et se 
rapprocher, sans craindre d'avoir à se heurter aussitôt con- 
tre une idée qui divise, une opinion qui froisse, un souve- 
nir qui afflige, un nom qui contrarie, une réalité qui blesse ! 
N'appuyons pas trop cependant, et surtout ne tournons 
pas à l'élégie sociale au moment où nous venons de nous 
chauffer à l'orientale palette de H. Théophile Gautier. Ce 
goût de voyages que je constate, et qui peut-être tient tout 
simplement à cette merveilleuse facilité de communications 
qui donne à la vie moderne quelque chose de cosmopolite, 
nous ne pouvons pas tous le satisfaire ; cette soif de voir, 
que M. Gautier décrit si bien, et qu'il étanche chaque an- 
née dans des flots de soleil et de mer bleue, nous n'avons 
trop souvent pour l'apaiser que le mince filet d'eau de 
quelque pèlerinage dans la banlieue, de quelque forêt 
bourguignonne ou normande, amincie par les chemins de 
fer. Ceux-là même qui ont le tort d'un peu s'ennuyer au lo- 
gis sont parfois forcés d'y rester et de se faire des liens 
de leurs ennuis. Eh bien ! grâce à Constantinople, on a, 
non pas le Spectacle dans un fauteuil, que nous offrait en 
son beau temps M. de Musset, mais le Voyage dans un fau- 
teuil; et on Ta complet, vivant, pittoresque, chatoyant de 
toutes les couleurs, caractérisé de tous les traits qui se 
sont fixés dans la mémoire de l'auteur, et qui reparaissent 
sous sa plume avec la fidélité d'une épreuve photographi- 
que : singulier cerveau en qui les tons et les contours tien- 
nent la place des sentiments et des pensées! étrange talent 
qui vibre par le regard, comme d'autres par Toreille, par 
l'imagination et par l'âme! La répercussion des choses qui 
se voient, telle serait, si j'osais, ma définition de ce genre 
d'aptitude. 



. THÉOPHILE GAUTIER. 3>2« * 

Je désiré d'autant plus vivement ne pas être injuste en- 
vers M. Gautier, que, si je pouvais jamais aspirer à un rôle 
quelconque en littérature, je le voudrais diamétralement 
contraire au sien. Pour une pensée fine, délicate, pour un 
sentiment vrai, pour une analyse attentive et pénétrante 
des ténuités du cœur humain, pour une étude psychologi- 
que me livrant un nouvel aperçu de passions et de carac- 
tères, le tout en style grisâtre et même un peu janséniste, 
je donnerais toutes les perles et tous les rubis que l'école 
matérialiste enchâsse dans l'or ciselé de ses métaphores. 
Je crois, en outre, que les différents arts ont leurs- al tri bu- 
tions déterminées, qu'ils ne doivent point empiéter les uns 
sur les autres. Le ut pictura poesis d'Horace signifie bien 
que la peinture et la poésie sont sœurs, qu'elles ont le 
même but, charmer ou émouvoir les hommes ; mais il ne 
s'ensuit pas qu'une page d'écriture puisse se changer en 
toile et en palette. Ceci posé, je me sens plus à Taise pour 
reconnaître dans M. Gautier, et surtout dans son livre de 
Constantinople, des côtés excellents. Disciple avoué de 
M. Hugo, devenu maître à son tour, il n'a ni les airs re- 
mues et hautains des Olympios enragés, ni les hâbleries fa- 
tigantes des Olympios grotesques. Ses haines ne s'adres- 
sent qu'à des êtres abstraits, à la tragédie, à l'alexandrin 
symétrique, à la versification froide et compassée des poè- 
tes de l'Empire, et, pour lui en vouloir beaucoup de ces 
peccadilles, il faudrait ne pas avoir soi-même, bien qu'à un 
degré moindre, les mêmes antipathies sur la conscience. 
Chez lui, le paradoxe, la fantaisie, et, pour tout dire, IV- 
normitéy s'ébruitent avec un flegme, un naturel, une bon- 
homie qui désarme. Ce n'est ni un sophiste, ni un homme 
à systèmes, s'efforçant de ramener vos opinions aux sien- 
nes et de faire peser sa personnalité sur la vôtre; c'est une 
nature exceptionnelle en qui un sens s'est développé aux 



35* CAUSERIES LITTÉRAIRES, 

• 

dépens des autres, et chez qui la faculté de voir etde pein- 
dre a absorbé celle de penser, de sentir et de croire. Son 
indifférence absolue en matière de religion, de politique 
ou de morale n'est ni de l'impiété, ni de l'immoralité, ni 
du scepticisme, mais quelque chose de pareil à l'infirmité 
relative d'un homme qui, ayant l'ouïe trop fine, en devien- 
drait myope, ou qui, ayant la vue trop perçante, en devien- 
drait sourd. Si Ton pouvait faire une religion avec des cou- 
leurs, une politique avec des formes et une morale avec 
des lignes, H. Gautier serait dévot, chevaleresque et rigo- 
riste. 

Au point de vue purement littéraire, il est curieux de 
suivre, dans le talent de H. Théophile Gautier, la grada- 
tion décroissante, selon qu'il s'exerce dans un genre moins 
favorable à ses prodigieuses facultés descriptives et plus 
étroitement lié à l'étude des phénomènes de l'âme. Ainsi, 
au théâtre, où toute la partie pittoresque devient affaire de 
décorateur et où le poète est forcé de se mesurer corps à 
corps avec ce monde invisible qu'on appelle le cœur de 
l'homme, M. Gautier a peu essayé et toujours échoué. Il en 
est réduit à envier naïvement, sincèrement, les dramatur- 
ges qui, sans style et peut-être sans orthographe, savent 
manier ces grosses cordes dont la vibration retentit dans 
la foule, et mettre en scène des personnages vulgaires, 
mais acceptables. Dans le roman, où la description re- 
prend ses droits, à condition pourtant de rester secon- 
daire et de s'accorder, en une juste proportion, avec les 
éléments réels d'émotion et d'intérêt, M. Gautier a eu des 
pages brillantes, d'excellents morceaux de ton local, mais 
pas une Nouvelle, pas une épisode, pas un chapitre qui lui 
donne rang parmi les inventeurs ou les analystes. La poé- 
sie proprement dite est plus accommodante; un paysage 
bien fait, une silhouette bien saisie, peuvent suffire à dé- 



THÉOPHILE GAUTIER. 331 

frayer quelques strophes ; là, M. Gautier retrouve une par- 
tie de ses avantages; il y a, dans ses différents recueils de 
vers, de vrais chefs-d'œuvre d'art matérialiste, où l'exacti- 
tude des images le dispute à la richesse des rimes ; des 
friandises de gourmet auprès desquelles le haut goût de 
M. Hugo semble tisane aristotélique; des bijoux d'orfèvrerie 
poétique à humilier Benvenuto, à désespérer Froment- 
Meurice. Seulement, on pourrait lui dire, comme H. Plan- 
che à l'auteur de Notre-Dame de Paris : Où est l'homme? 
— Où est Vâme? Pas un de ses vers ne restera, autrement 
que comme curiosité littéraire, parce que pas un ne répond 
à ce sentiment universel qui sert d'interprète entre le poète 
et le lecteur, et que Lamartine, avec un instrument bien 
inférieur, réveilla dans toutes les âmes par ses premières 
Méditations. Enfin, pour clore la série des genres qui ne 
conviennent pas à M. Gautier, il ne saurait réussir dans la 
critique littéraire, parce qu'il se bornera toujours à faire 
de la fantaisie et de la paillette autour de son sujet, et n'y 
entrera jamais; il aurait trop peur d'y rencontrer ce qu'il 
redoute presque autant qu'un bonnet de coton sur la tête 
d'un Palicare : une idée, une croyance, un sentiment, un 
principe. Que lui reste-t-il donc? La critique d'art et les 
voyages; — là, il est maître, il est créateur; et, si l'on re- 
grette de ne pas rencontrer de temps à autre sous sa plume 
quelques-uns de ces traits qui vont chercher au fond de 
l'âme tout un trésor d'affections, de pensées et de souve- 
nirs, il offre de telles compensations, que le lecteur ébloui 
ne songe pas à s'apercevoir de ce qui lui manque. Quel- 
quefois même, — et cela lui est arrivé dans ce livre de 
Constantinople, — M. Gautier a des distractions ; il oublie 
d'être exclusivement pittoresque, pour laisser échapper 
quelques lignes empreintes d'une sensibilité involontaire 
dont on lui sait d'autant plus de gré, qu'il en abuse moins; 



552 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

et ces bouffées inespérées, s' élevant tout à coup à travers 
des pages roides d'empâtements descriptifs, les assouplis- 
sent et les allègent, comme ces brises de mer qui rafraî- 
chissent un paysage chaud de lumière et de soleil. 

Et puis, il faut tout dire, cette insouciance superbe de 
M. Gautier pour tout ce qui ne peut pas se traduire sur 
une palette nous vaut, ainsi qu'à lui, d'inappréciables bon- 
nes fortunes. N'est-ce rien, par exemple, que de se trouver 
en vue de la Corse, et d'écrire ceci : « — Ce serait peut- 
être ici le lieu de placer un morceau brillant sur Napoléon; 
mais j'aime mieux éviter ce lieu commun facile. » N'est-ce 
rien que de dater de 1854 un livre sur Constantinople, de 
nous conduire à Péra, de nous faire passer les Dardanelles, 
de nous donner de vivantes descriptions du sérail et de 
Sainte-Sophie, de la mer Noire et du Bosphore, et de ne 
pas souffler mot de la question d'Orient : si bien que nous 
avons TOrient sans être mis à la question! Je l'avoue, ce 
dernier trait me va au cœur, et je commence à croire que 
l'école pittoresque a du bon. H y a aussi, dans l'œuvre de 
M. Gautier, un genre de mérite un peu en dehors de ses 
habitudes et qu'il est juste de signaler :Térudition classi- 
que y est admise, à petites doses, il est vrai; mais cette 
sobriété même a son charme, et marque, pour ainsi dire, 
sa date. On sent qu'une nouvelle génération littéraire est 
née et a grandi depuis l Itinéraire, depuis le temps où la 
description des sites immortalisés par la poésie antique 
était un texte à souvenirs, à digressions, à paraphrases, 
fort éloquentes assurément, quand elles étaient signées 
Chateaubriand, mais tombant aisément dans le commun et 
le convenu. J'aime mieux, pour ma part, cette brièveté sans 
irrévérence et sans emphase, qui, à propos du Taygète, me 
rappelle Virgile et passe outre; qui, me montrant un ruis- 
seau, me dit : « C'est le Hélès, d'où Homère à pris le nom 



THEOPHILE GAUTIER. ■ 533 

de Méïésigène ; le divin aveugle a lavé ses pieds poudreux 
dans cette eau que trois mille ans n'ont pas tarie. » — 
Soyez tranquille ; pourvu que Ton ait dans l'imagination ou 
dans la mémoire quelques-uns de ces échos mystérieux, 
toujours prêts à tressaillir aux souffles lointains de l'anti- 
quité poétique, ces noms magiques de Virgile et d'Homère, 
ces magiques souvenirs de Tïonie et de la Grèce sauront 
bien se contenter de cette indication rapide, sans l'aide de 
ces commentaires dithyrambiques, qui n'apprennent rien 
aux délicats, et peuvent devenir redoutables entre les 
mains des Philistins, 

D'ailleurs, ce n'est pas là l'affaire de M. Gautier; ce 
n'est pas pour cela qu'il a cédé à la nostalgie pittoresque 
qui domine son talent et sa vie. Ce qu'il entend, ce qu'il 
cherche, ce qu'il veut, ce qu'il sait, c'est voir et peindre; 
voir et peindre quoi? Tout, depuis le célèbre panorama de 
Constantinople, dont il nous a donné un crayon vraiment 
admirable; depuis cette nuit dans le Bosphore, dont les 
étoiles et les vagues, les splendeurs et les phosphorescen- 
ces semblent s'être fixées dans son style, jusqu'aux murail- 
les « empâtées, égratignées, lépreuses, chancies, moisies, 
effritées; » jusqu'aux vieilles mendiantes « reployées 
comme des articulations de sauterelles, et dont les yeux de 
chouette tachaient de deux trous bruns la loque de mous- 
seline, bossuée par l'arqûre de leur bec d'oiseau de proie, 
et jetée comme un suaire sur leur visage hideux. » On 
rencontre à chaque pas dans le livre de M. Gautier de ces 
morceaux qu'il appelle truculents, et dont le réalisme ef- 
frayant arrive à des effets que lui envieraient les peintres 
les plus crûs de l'école espagnole. Ces détails sont laids, 
affreux, repoussants; ils donnent envie de se laver les mains 
après les avoir lus : d'accord; mais H. Gautier ne les en 
estime que davantage; il aime passionnément le laid, 

19. 



55i CAUSERIES LITTERAIRES. 

pourvu qu'il soit fidèle à la couleur locale. Ce qui le dé- 
sole et l'irrite, ce sont les accrocs que le progrès de la ci- 
vilisation moderne fait subir au costume et aux mœurs 
indigènes : quelques années encore, et les Turcs, les Grecs, 
les Arnautes, les Paiicares, les Croates, seront tous vêtus 
comme des bourgeois de la rue Saint-Denis. Déjà, et sans 
une horreur profonde il ne peut le redire, M. Théophile 
Gautier a vu poindre « ces exécrables colonnades de Rouen, 
de Roubaix et de Mulhouse, » qui commencent à inonder 
l'Orient, et que les Orientaux ont le mauvais goût de préfé- 
rer à leurs belles étoffes. Rien ne saurait rendre l'indigna- 
tion de notre voyageur en face de ces attentats de l'Occi- 
dent sur le pays du soleil. S'il pouvait, il se ferait Turc 
lui-même» comme dans le Bourgeois gentilhomme; il en- 
dosserait le caftan, le turban ou la fustanelle; il chausse- 
rait les babouches et invoquerait Allah ! afin qu'il fût dit 
qu'il reste encore en ce monde un Turc convaincu et cos- 
tumé. Quant aux menus détails de physionomie, à manger 
avec ses doigts, à refuser la fourchette qu'on lui offre par 
politesse, à se croiser les jambes, à se coiffer du fez, à fu- 
mer le narghilé et à prendre des sorbets dans un cime- 
tière, M. Gautier s'y entend mieux qu'un enfant du Bos- 
phore ou des Cyclades, et, grâce à la couche de hâle que 
son teint finit par contracter dans ces voyages annuels, il 
espère n'avoir pas Vair trop scandaleusement parisien. 
N'est-il pas piquant de voir un homme qui personnifie la 
dernière expression de l'école moderne se faire ainsi le 
champion du passé? Il est vrai que c'est le passé turc : 
n'importe! il y aurait lieu, en cet endroit, non pas à un 
morceau brillant sur Napoléon, mais à quelques réflexions 
un peu plus sérieuses que ne semblent le comporter ces 
détails de chiboucks et de narghilés. Chacun ici-bas a sa 
^chimère, sa manie, son dada, et il y a plaisir à ramener 



*•• 



THÉOPHILE GAUTIER. 335 

aux conditions générales une originalité aussi tranchée, 
aussi fougueuse que celle-là. L'homme qui regrette du 
passé une croyance, une vertu, un héroïsme, une tradi- 
tion, une autorité, un point d'appui pour la conscience et 
pour le cœur, vous paraît-il beaucoup plus puéril que celui 
qui regrette une veste d'une certaine couleur ou une coif- 
fure d'une certaine forme?- Parcourons d'un bond les deux 
extrêmes de l'échelle intellectuelle, les deux pôles de la 
pensée écrite et imprimée : Théophile Gautier est le Joseph 
de Maistre de la couleur locale. Au moment où les grands 
principes sur lesquels la société repose s'écroulaient au 
contact décidées nouvelles, l'auteur des Soirées de Saint- 
Pétersbourg protestait contre ces dissolvants qui allaient 
détruire la royauté, le pouvoir, l'ordre, l'autorité, la fa- 
mille. Au moment où les physionomies nationales et les 
traits de mœurs indigènes s'altèrent et s'émoussent sous 
le niveau du cosmopolitisme contemporain, l'auteur de 
Constantinople proteste contre les courants qui vont em- 
porter la fustanelle, le tarbouch, le sayon, le mach'la, la 
dalmatique et le caftan. Se passionner pour une étoffe au 
lieu de se passionner pour unéidéel Lequel des deux vous 
semble le plus noble, le plus légitime, le plus conforme à 
la dignité humaine? 

Mais voilà que je pérore au lieu dé causer, et que je 
perds de vue cet agréable livre qui, en dépit des loques ef- 
fritées et des murailles lépreuses, nous fait voyager d'une 
façon si charmante dans les plus beaux pays du monde. 
Aussi bien, il ne faut pas croire que tout soit de ce ton tru- 
culent, dans le Constantinople de M. Gautier. 11 abonde en 
aimables pages, d'où je ne voudrais effacer que quelques 
mots d'un ragoût inquiétant, pour plaire aux lecteurs les 
plus scrupuleux. Ou y rencontre même, je le répète, des 
passages où une sensibilité vraie, un enjouement attendra, 



536 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

une note prise dans les meilleurs registres du cœur, nous 
reposent de ces excès de brosse, de ces férocités de pin- 
ceau : je choisis deux exemples qui donneront une idée de 
la manière de H. Gautier dans les moments où elle a autant 
de qualités et aussi peu de défauts que possible : 

— « Un détail charmant et tout oriental poétise ce café 
aux yeux d'un Européen. 

c Des hirondelles ont maçonné leur nid à la voûte, et, 
comme la devanture est toujours ouverte, elles entrent et 
sortent d'un rapide coup d'aile, en poussant de petits cris 
joyeux et en apportant des moucherons à leurs petits, sans 
s'effrayer autrement de la fumée et de la présence des con- 
sommateurs, dont leurs peunes brunes effleurent quelque- 
fois le fetou le turban. Les oisillons, la tête passée hors de 
l'ouverture du nid, regardent tranquillement, de leurs 
yeux semblables à de petits clous noirs, les pratiques qui 
vont et viennent, et s'endorment aux ronflements de Veau 
dans les carafes des narghilés. 

« C'est un spectacle touchant que cette confiance de l'oi- 
seau dans l'homme et que ce nid dans ce café : les Orien- 
taux, souvent cruels pour les hommes, sont très-doux pour 
les animaux et savent s'en faire aimer; aussi les bêtes vien- 
nent-elles volontiers à eux. Ils ne les inquiètent pas, comme 
les Européens, par leur turbulence, leurs éclats de voix et 
leurs rires perpétuels. — Les peuples réglés par la loi du 
fatalisme ont quelque chose de la passivité sereine de l'a- 
nimal. » 

Et plus loin : 

« Je pris place parmi les rangs du cortège, et nous ac- 
compagnâmes H. de la Valette jusqu'au palais de l'ambas- 
sade, situé dans la grande rue de Péra : cette cérémonie a 
quelque chose de touchant; cette poignée d'hommes per- 
dus dans cette ville immense, où règne une religion diffé- 



THEOPHILE GAUTIER. 337 

rente, où se parle une langue dont les racines nous sont 
inconnues, où tout est différent de nos usages, lois, mœurs, 
costumes, se rassemblant et formant une petite patrie au- 
tour de l'ambassadeur, en qui se personnifie la France, 
avait une poésie sentie des moins susceptibles de ce genre 
d'impression. — Il y avait là des gens qui marchaient tête 
nue sous un soleil brûlant, et qui, certes, professaient des 
opinions opposées à celles du gouvernement représenté par 
M. de la Valette, des républicains, des exilés même; mais 
à cette distance, toute hostilité particulière disparaît : on 
ne se souvient plus que de Y aima mater, de la mère com- 
mune. » 

Ah ! monsieur Gautier, je vous y prends ! Vous voilà écri- 
vant avec votre cœur au lieu d'écrire avec vos yeux! 
Voyons ! en conscience et toute prévention à part, cela ne 
vaut-il pas mieux que les vieilles reployées en articulations 
de sauterelles et tachant de deux trous bruns la loque de 
leur mousseline? Je finirai par une troisième citation que 
Ton pourrait, si l'on y mettait un peu de malice, appliquer 
au talent même de M. Théophile Gautier : « Acceptez, nous 
dit-il, tous ces petits détails caractéristiques, habituelle- 
ment négligés par les voyageurs, comme des verroteries de 
couleurs diverses, réunies sans symétrie par le même fil, et 
qui, si elles sont sans valeur, ont au moins le mérite d'une 
certaine baroquerie sauvage. » — Baroquerie sauvage, 
verroteries de couleurs diverses, il serait injuste de ne voir 
que cela dans l'écrin de l'auteur de Tra-los-Montes et de 
Constantinople : il mériterait mieux, n'eût-il écrit que ces 
deux livres, qui sont, au reste, les meilleurs de tout son 
bagage littéraire, et qui, marquant dans la littérature ac- 
tuelle un nec plus ultra de leur façon, doivent, à ce titre, 
trouver place dans le répertoire des lettrés, sinon tout à 
fait comme chefs-d'œuvre, au moins comme tours de force. 



338 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

Je dirais plutôt que Fart, tel que l'entend et le pratique 
M. Gautier, est un joyau dont la savante monture déguise 
en partie l'alliage, un objet de luxe, taillé, ciselé, cha- 
toyant, fantasque, relevé de fines arabesques, amusant à 
regarder, mais, au demeurant, sans autre valeur que celle 
que lui donne la curiosité ou le caprice; fragile, inutile, 
n'ayant pas cours, tel, en un mol, que son propriétaire, 
s'il est sage, doit songer à s'en débarrasser dès qu'arri- 
vent les jours d'épreuve, de lutte et de pauvreté. 



LA SOCIÉTÉ ET LE THEATRE 



Loin de nous l'idée de nous poser en censeur morose, 
d'imiter le laiidator temporis acti d'Horace, et de nier de 
parti-pris tout ce qui s'est fait ou essayé au Théâtre-Fran- 
çais depuis cinquante ans ! Nous avons vu, nous voyons 
encore s'y produire, de temps à autre, d'agréables et ingé- 
nieux ouvrages, et, même en mettant à part les tentatives 
révolutionnaires de l'école romantique, il y aurait pessi- 
misme et injustice à oublier ces succès très-réels et très-lé- 
gitimes qui vont de Y École des Vieillards à Mademoiselle 
de la Seiglière.^ Toutefois, ce qui nous semble incontesta- 
ble, c'est que ces ouvrages n'entrent pas dans le vif des 
mœurs de leur temps, qu'ils ne représentent que d'une fa- 
çon bien superficielle et d'un trait bien léger la société ac- 
tuelle, et qu'ils rompent par là ou du moins altèrent les 
traditions de la comédie des deux derniers siècles. Suppo- 
sez, en effet, que la civilisation française fût un jour en- 
gloutie par quelque cataclysme imprévu, à l'instar de ces 



540 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

sociétés antiques dont l'archéologie et l'histoire cherchent 
çà et là les monuments et les débris ; supposez que, pour 
en retrouver la trace, on consultât nos pièces de théâtre : 
assurément , et sans même tenir compte de son génie, les 
comédies de Molière, ses marquis, ses médecins, ses pré- 
cieuses, ses philosophes discoureurs, son bourgeois gentiU 
homme, son don Juan, son Tartufe, en diraient beaucoup 
sur les mœurs de ses contemporains. Plus tard, sous un 
aspect moins profond et avec une portée plus restreinte, les 
financiers et les débauchés de Lesage, de Regnard et de 
Dancourt, leurs jeunes libertins spéculant sur la vanité de 
coquettes bourgeoises, ces premiers échecs de la noblesse 
se débattant contre l'argent ou pactisant avec lui, marque- 
raient fidèlement les vicissitudes d'une société qui se cor- 
rompt et s'amoindrit. Un peu plus loin, les Aramintes et 
les Cidalises révéleraient, dans ses mobiles et élégantes 
surfaces, ce monde prétentieux et musqué dont les grâces 
mignardes masquaient de si redoutables abîmes et prélu- 
daient à de si sanglantes secousses ! Enfin le dernier venu 
de ces nombreuses générations dramatiques, où se reflé- 
taient tour à tour nos diverses phases sociales, le dernier 
anneau de cette chaîne qui tenait par un bout à la vie pu- 
blique et privée de toute une époque, Figaro, avec son bi- 
zarre entourage et les singulières complications de son 
avènement, résumerait trop fidèlement, hélas ! et d'une 
manière toute prophétique, la suprême attitude d'immonde 
qu'enivrait d'avance le sentiment de sa destruction pro- 
chaine, et qui semblait prendre un plaisir fébrile à se pas- 
ser de main en main les armes qui allaient servir à sa 
perte. En un mot, ce serait toujours au répertoire delà 
Comédie-Française qu'il faudrait recourir pour se faire une 
idée complète ou approximative des mœurs et des tendaa- 
ces de tel ou tel moment, pour suivre pas à pas les vesti- 



LA SOCIÉTÉ ET LE THÉÂTRE. 541 

ges de notre histoire intimf et familière, et reconstruire 
par la pensée une civilisation disparue. 

En serait-il de même pour notre époque? En retrouve- 
rait-on aussi aisément l'empreinte dans les œuvres qui se 
jouent depuis quelques années sur notre première scène? 
Ce fil indicateur, qui, pendant une période de près de deux 
cents ans, pourrait guider les recherches des savants et 
des studieux, dépasserait-il le seuil du théâtre moderne? 
Nous ne le croyons pas. Si Ton s'en lient à la Comédie- 
Française, il est évident que les mœurs contemporaines, la 
vie de notre temps, la société actuelle, n'y sont plus ou 
presque plus représentées. 

Est-ce à dire qu'on ne les retrouve nulle part, que d'au- 
tres théâtres, des scènes secondaires, n'aient pas cherché 
et parfois réussi à en retracer les incidents, à en repro- 
duire les types? 11 suffit, pour répondre à cette question, 
de jeter un coup d'œil sur les ouvrages qui, dans ces der- 
nières années, ont le plus vivement éveillé la curiosité pu- 
blique et passionné les esprits. Seulement, pour être juste, 
pour que personne ne puisse se méprendre et nous accuser 
de paradoxe, constatons avant tout que dans ces pièces, 
jouées en général sur des théâtres qui passent pour peu lit- 
téraires et qui sont bien dignes de leur réputation, la fai- 
blesse de l'exécution, les fautes choquantes de détail et de 
style gâtent presque toujours ce que l'intention et l'idée 
première ont de vivant et de vrai. Ajoutons que le mal, la 
plaie de notre .théâtre pourrait s'expliquer et se définir par 
le contraste de talents élégants et fins dépensant leurs qua- 
lités aimables en des œuvres où l'on ne sent battre aucune 
des fibres de la vie moderne, et de mains hardies, mais 
grossières, s' emparant de ces sujets dont les modèles res- 
pirent sous nos yeux, traduisant sur la scène les originaux 
des salons, de l'atelier et de la rue, mais inférieures à leur 



*~ r 



54Î CAUSERIES LITTÉRAIRES, 

tâche et ne nous donnant que d'informes ébauches là où 
de sérieux écrivains sauraient transformer la réalité et l'é- 
lever aux véritables conditions de la poésie et de l'art. 

Il n'est sans doute pas besoin de rappeler pour mémoire, 
à Pappui de nos remarques, ces étranges héros de quelques 
pièces d'une date déjà éloignée, qui, adoptés par le ca- 
price des artistes et des oisifs, prêtant leur esprit et leur 
argot à la langue d'un certain monde, propagés par le des- 
sin et la caricature, ont fini par faire partie de la légende 
populaire du dix-neuvième siècle. — Robert Maeaire, ce 
type des industries véreuses et tarées dont l'avènement 
était attribué par l'opposition d'alors au régime constitu- 
tionnel, et qui, par malheur, lui a survécu ; Bilboquet, le 
charlatan bel -esprit, dont les fantasques saillies défraient 
encore la petite littérature, et à qui Ton songe en pré- 
sence de ces grotesques parades que ne nous épargnent 
guère nos célébrités déchues; Joseph Prudhomme, cette 
silhouette du bourgeois dont la sottise originelle se con- 
fond avec le sentiment de son importance, légalisé par les 
institutions nouvelles : tous ces types ont été trop souvent 
étudiés, analysés, commentés, paraphrasés, pour qu'il y 
ait lieu d'en reparler, et si nous nous y arrêtons un mo- 
ment, c'est parce qu'ils se rattachent à notre sujet. Compa- 
rez, en effet, la célébrité de ces personnages, leur noto- 
riété bruyante, universelle, avec l'extrême obscurité de 
leurs auteurs primitifs. Autrefois, lorsqu'on mentionnait 
un de ces caractères créés par la comédie et popularisés 
par le succès, Tartufe, Jourdain, Turcaret, Figaro, le nom 
de Fauteur venait aussitôt à l'esprit, et ce nom était aussi 
célèbre qu'eux. Mais ces créations de la comédie moderne, 
quel en est le* premier inventeur? sur quelles planches ont- 
elles pris naissance? quelle en est la filiation, l'origine? à 
quel nom, à quel talent peut-on en faire honneur? On le 



LA SOCIÉTÉ ET LE THÉÂTRE. 543 

sait à peine, et l'on s'en préoccupe encore moins. H y a 
une telle disproportion entre l'idée et l'œuvre, entre l'in- 
tention du portrait et le talent du peintre, qu'il nous sem- 
ble, non sans raison, que l'idée est à tout le monde, et 
que l'œuvre n'est de personne. 

Des réflexions plus sérieuses nous sont suggérées par 
quelques pièces récentes dont le succès a été trop re- 
tentissant pour qu'il soit possible de les passer sous si- 
lence. 

Des modifications profondes et fâcheuses se sont ac- 
complies, de nos jours, dans les relations qui ont existé 
de tout temps entre la société polie et le monde des 
écrivains ou des artistes. Dans les deux derniers siècles, 
lorsqu'un homme de lettres s'élevait par son talent et mé- 
ritait d'attirer l'attention publique, le premier usage qu'il 
faisait de son esprit et de sa célébrité naissante était de 
s'introduire dans les salons de bonne compagnie, d'y pren- 
dre une place d'autant plus significative qu'elle était moins 
officielle, et il s'établissait des rapports, sinon d'une cor- 
dialité bien franche, au moins d'une utile réciprocité, en- 
tre ces deux puissances qui peuvent tour à tour s'allier et 
se combattre, mais qui ne devraient jamais devenir étran- 
gères Tune à l'autre : les supériorités sociales et les supé- 
riorités littéraires. Les deux camps, s'ils ne s'aimaient pas 
toujours, se mêlaient sans cesse, et ils y gagnaient tous 
les deux. La littérature de Racine et de la Bruyère était 
aussi celle de la Rochefoucauld, d'Hamilton et de Saint- 
Évremond. Ce qui, dans les ouvrages de l'esprit, charmait 
le maréchal de Richelieu, le chevalier de BouiHers et le 
prince de Ligne, était aussi ce qui plaisait à Voltaire, à 
Beaumarchais et à Suard. Ces deux mondes distincts, mais 
non séparés, avaient constamment vue et ouverture l'un 
sur l'autre, et si le premier a été renversé par le second, 



344 CAUSERIES LITTÉRAIRES, 

c'est pour s'être trop laissé observer, étudier, pénétrer, et 
finalement absorber par lui. 

Aujourd'hui ces conditions sont changées. Avertie et at- 
tristée par de douloureuses épreuves, placée par nos catas- 
trophes politiques en dehors du mouvement des affaires et 
de la vie publique, la société polie, dans sa portion la plus 
élevée et la plus pure, s'est fermée, pour ainsi dire, à tout 
ce qui n'était pas elle. Le souvenir de ses malheurs Ta 
rendue méfiante envers ces plaisirs, ces raffinements de 
l'esprit qu'à tort ou à raison elle accusait d'une partie de 
ce qu'elle avait souffert. Le haut cierge, si spirituel autre- 
fois, si enclin à mettre au service des Lettres la culture de 
son intelligence et l'urbanité de ses manières, est resté spi- 
rituel; mais, vivant sous l'impression toujours présente de 
cette crise terrible et sanglante où il s'est régénéré, il a 
volontairement abdiqué cette part d'influence mondaine 
pour se retirer dans le sanctuaire et se restreindre aux 
austères attributions du sacerdoce. Les femmes, dont la 
souveraineté incontestée avait eu pour auxiliaire le génie 
même de notre pays, et marquait de sa gracieuse em- 
preinte chaque détail de notre littérature et de nos mœurs, 
se sont démises, elles aussi, de celte royauté charmante. 
Soit ressentiment lointain de tout ce qu'avaient amené 
d'épouvantes et d'angoisses les brillantes futilités d'un au- 
tre siècle, soit envahissement des habitudes britanniques 
et parlementaires, elles se sont préoccupées beaucoup 
plus de leurs devoirs, un peu moins de nos plaisirs; elles 
ont rapporté au foyer domestique ce qu'elles donnaient 
jadis aux salons, et si la morale en a profité, la civilisa- 
tion en a souffert. Partout, en un mot, il y a eu scission, 
inavouée ou formelle, entre la littérature et le monde où 
elle cherchait autrefois ses inspirations, ses conseils et ses 
modèles. 



LA SOCIÉTÉ ET LB THÉÂTRE. - 3*r> 

Qu'est-il arrivé? A côté et au-dessous de cette sociélé 
qui s'assombrissait en s'épurant, et qui, portes closes et 
rideaux fermés, aurait voulu pouvoir assourdir le bruit 
croissant des idées nouvelles, il s'en est formé une autre 
composée d'éléments hétérogènes, compliqués, et que des 
yeux distraits ou prévenus peuvent parfois prendre pour la 
véritable. Gomme l'imagination, la fantaisie, le goût du 
plaisir, l'attrait de l'inconnu et de l'imprévu gardent tou- 
jours leurs droits et leurs revanches, comme il y aura tou- 
jours, quoi qu'on fasse, des organisations passionnées, 
juvéniles, amoureuses de bruit et de fêtes, d'amusement et 
de caprice, — les jeunes gens, les causeurs aimables, les 
esprits indépendants, les viveurs de toute condition et de 
tout âge, se sont habitués à chercher dans une autre sphère 
ce qu'ils ne trouvaient plus dans la bonne compagnie. A 
ce premier groupe de transfuges se sont joints les poètes, 
les écrivains, les artistes, qu'aucun lien ne rattachait plus 
à la société polie, qui ne savaient plus ni l'aimer, ni la 
comprendre, et qui, ne reconnaissant d'autre loi que leur 
fantaisie, la développaient bien plus librement dans cette 
aventureuse bohème dont ils devenaient les maîtres, les or- 
donnateurs et les arbitres. De là le rôle et la place donnés, 
dans ces mœurs nouvelles, à ces femmes qui auraient 
bonne envie de recommencer Aspasie, mais qui n'ont pu 
réussir encore à faire des Phidias et des Périclès ; de là 
cette bizarre renaissance d'un petit monde néo-païen en 
plein dix-neuvième siècle, d'un monde où le domim man- 
sity lanam fecit, semble redevenu l'apanage des épouses et 
des mères, et où l'éclat, la parure, les fêtes de l'imagina- 
lion et de l'art, l'hommage des heureux et des beaux-es- 
prits, appartiennent aux courtisanes. De là aussi le penchant 
de nos poètes et de nos conteurs à s'occuper de ces fem- 
mes, à étudier l'orageux contraste de leurs joies et de leurs 



3*6 CAUSERIES L1ÎTÉRAIRES. 

misères, à les relever .de leur fange, et à leur décerner, 
4ans leurs paradoxales antithèses, une suprême réhabilita- 
tion, — no» pas cette réhabilita tien évangétique et chré- 
tienne qui s'appuie sur le repentir et le pardon, nais cette 
réhabilitation profane et superbe qui marche tête haute, et 
croit racheter par un amour vrai une vie d» désordre et 
d'infamie. Ce poétique paradoxe, après avoir séduit de nos 
jours des talents bien divers, manquait encore du sceau 
d'un de ces succès populaires qu'on obtient souvent avec 
quelques qualités de moins et quelques vulgarités de plus. 
Le mérite ou le bonheur de la Dame aux Camélias a été 
justement de s'emparer de ce thème, maintenu jusqu'ici 
dans les régions de l'art proprement dit et à l'usage des 
initiés, pour l'accommoder aux goûts de ce public qui de- 
vait l'applaudir en s'y reconnaissant. Marguerite Gautier, 
c'est Manon, c'est Marion, c'est Berne rette, mais vues à 
travers cette optique théâtrale et ce verre grossissant qui 
s'arrangent assez bien, il faut le dire, de tout ee qui ôte à 
un sujet ses délicates finesses, pour le rendre accessible à 
la moyenne des intelligences. Napoléon offrit un jour à 
Talma un parterre de rois, et ce jour-là Auguste et Nico- 
mède purent se croire écoutés par leurs pairs. Lorsque M. de 
Vigny traduisit sur la scène les intimes douleurs de Chat- 
terton, on fit la critique et l'éloge de son œuvre en disant 
qu'elle aurait dû n'être jugée que par des poètes. Marguerite 
Gautier a eu une fortune analogue : elle s'est produite de- 
vant ses pareilles : quand elle dit à son amant jaloux de son 
passé : c Je croyais avoir choisi un homme assez supérieur 
pour me comprendre; » quand une de ses amies, inclinée sur 
son lit de mort, murmure à son oreille la phrase sacramen- 
telle : Il te sera beaucoup pardonné, parce que tu as beau- 
coup aimé! ces niaiseries, au lieu de nuire au succès 
des scènes vraies et senties dont la pièce n'est pas dépour- 






LA SOCIÉTÉ ET LE THÉÂTRE. 347 

* 

vite, ne faisaient que le rendre plps électrique et plus 
éclatant; car elles répondaient à la pensée secrète, au 
vague désir, au dada de presque toutes les femmes qui 
se trouvaient là. Plus tard, après qu'elles eurent inauguré 
de leurs bravos la vogue de ce drame, on y vit arriver, dans 
une sorte de demi-incognito, des femmes d'un tout autre 
'monde, attirées par la proverbiale curiosité des filles 
d'Eve, et aussi par ce sentiment confus et bizarre qui pousse 
parfois les existences régulières à s'approcher de ces hori- 
zons inconnus, à en respirer un moment les exhalaisons 
chaudes et malsaines, à mesurer du regard ces fées malfai- 
santes dont on leur vante les séductions et les grâces. Ne 
fallait-il pas d'ailleurs pouvoir donner la réplique à leurs 
frères, à leurs maris, à tous ceux qui leur parlaient sans 
cesse de cette merveilleuse dame, et leur en racontaient la 
véritable histoire, si fidèlement transportée sur le théâtre? 
EHes y vinrent donc, et le succès de la pièce s'en accrut. 
Cependant, au milieu des protestations qui s'élevèrent con- 
tre cette glorification du désordre et du vice, parmi les in- 
crédules que rencontrait forcément le spectacle invraisem- 
blable de cet amour si pur, si dévoué, fleurissant tout à 
coup dans une âme flétrie, une idée devait naturellement 
surgir parmi les gens qui, par état, sont* à la piste de su* 
jets propres à piquer au vif et à remuer un public blasé : 
l'idée d'écrire la contre-partie de la Dame aux Camélias, 
de rétobiliter à leur tour les honnêtes femmes, et de nous 
montrer un jeune homme, un artiste, avili, déchiré et 
perdu pour avoir voulu chercher une perle dans ce fumier, 
et n'avoir rencontré que le fumier sans la perle. Les Filles 
de Marbre, en dépit de leur titre prétentieux et de leui$ 
déclamations sonores, n'ont été que l'exploitation plus ou ■ 
moins ingénieuse de l'envers d'un grand succès, et, à tra- 
vers les invectives libéralement prodiguées aux. courti- 



548 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

sanes, elles prouvaient la singulière puissance de ce per- 
sonnage qui deux fois en un an avait, sous ses deux as- 
pects différents, le privilège de passionner la foule; ce 
n'était pas une réaction, c'était un pendant. 

Les Filles de Marbre sont, comme mérite d'exécution, 
très-inférieures à la Dame aux Camélias, et, si Ton doit 
savoir gré aux auteurs de leurs intentions, on a le droit 
de leur en vouloir d'avoir gâté an beau sujet, ou plutôt 
de s'être contentés de Pentrevoir sans y entrer. N'importe! 
Fidée seule a suffi pour faire réussir la pièce; il a suffi 
qu'elle répondit aux préoccupations et aux habitudes de ce 
même public qui avait applaudi la Dame aux Camélias, 
et qui n'était pas fâché peut-être de voir humilier le len- 
demain ce qu'on avait exalté la veille. Glorifiée ou rabais- 
sée, couronnée de son amour ou replongée dans son igno- 
minie, c'était toujours la courtisane; c'était toujours cette 
pâle et orageuse figure aux mystérieuses amorces, redeve- 
nue une puissance, grâce aux mœurs païennes de ce monde 
où elle règne. 

Néanmoins ce monde compte encore d'autres éléments, 
d'autres influences. Les passions, nous l'avons dit, les se- 
crètes révoltes de l'imagination et des sens ont constam- 
ment leur part à se faire, quelles que soient d'ailleurs les 
variations extérieures et l'attitude officielle de la société. 
Plus contenues, plus gênées* qu'autrefois dans la bonne 
compagnie, y cherchant en vain les accommodements polis, 
les empressements mondains qui réussissaient souvent à 
les sauver d'elles-mêmes, ces passions éclatent de temps 
à autre, et avec d'autant plus de force qu'elles ont été 
plus comprimées. On assiste alors à une de ces explosions 
fatales qui détachent violemment une femme des cimes 
sociales pour lesquelles elle était née, et qui, commentées 
de proche en proche par la malice et la curiosité pubë- 



LA SOCIÉTÉ ET LE THÉÂTRE. 5i9 

ques, servent plus tard de texte à des plumes hostiles ou 
envenimées pour refaire aux dépens des femmes du monde 
ce qu'elles ont fait en l'honneur des courtisanes, c'est- 
à-dire pour confondre l'exception avec là règle. Ces pa- 
triciennes déchues ou émancipées, comme on les appelle, 
séparées par un abîme de Tordre régulier et paisible où 
elles avaient vécu, entrent alors dans ces sphères troublées 
qu'elles pressentaient de loin et où les appelaient leur vo- 
cation et leurs instincts. Elles y entrent en cachant sous 
un sourire hautain la plaie de leur orgueil et le regret de 
leur passé. Enrôlées volontaires de rabaissement et du 
désordre, on dirait qu'elles se plaisent à déchirer de leurs 
mains frémissantes les derniers lambeaux de leur noblesse 
reniée, de leur dignité déchue. Grâce à cette verve d'immo- 
lation, à cette fièvre de sacrifice, elles aussi deviennent des 
puissances dans cette société équivoque qui s'enrichit des 
épaves de la bonne compagnie comme des conquêtes de la 
mauvaise. Ajoutez-y, dans un brillant pêle-mêle, des artis- 
tes incompris, des grands hommes méconnus, des diplo- 
mates chamarrés de rubans problématiques, des étrangers 
venus à Paris pour s'amuser à tout prix, et cherchant leur 
bien où ils le trouvent, — et vous aurez ce monde bigarré, 
frelaté, paradoxal, vrai pourtant, où doivent naître et s'é- 
panouir des héroïnes telles que Diane de Lys. 

Diane de Lys, la dernière de ces légendes murmurées 
par les échos des salons aux échos de la bohème, n'est 
pas, à beaucoup près, une œuvre méprisable; elle possède 
la qualité la plus essentielle de tout ouvrage dramatique, 
la vie. Que cette vie soit fébrile et comme traversée" de 
miasmes; qu'il se mêle à cette curiosité un peu de ce ma- 
laise qu'éprouve tout honnête homme en face de mœurs 
douteuses et de personnages suspects; qu'à dater du troi- 
sième acte la pièce trahisse sa parenlé avec la lamentable 

90 






350 CAUSERIES LITTÉRAIRES, 

famille des Ântonys, cela ne fait pas doute; ce que nous 
voulons constater, c'est qu'il y a çà et là, dans cette œu- 
vre violente, des choses vraies, prises sur le fait, hardi- 
ment fouillées dans ce monde mi-partie de boudoir et d'a- 
telier par une main qui paraît en connaître les ressorts et 
les secrets, N'aurions-nous à relever dans Diane de Lys 
que la figure épisodique du vieux rapin, — la scène où 
Diane, ayant, par étourderie ou par ennui, accordé un 
rendez-vous au jeune diplomate, dissipe une à une toutes 
les illusions de sa fatuité, — et le dialogue monosyllabi- 
que et glacé où les deux époux se disent adieu en se sépa- 
rant pour quelques jours, ce serait assez pour donner à 
ce drame une physionomie originale. Il ne s'agit pas, — 
avons-nous besoin de le dire? — de discuter la vraisem- 
blance des moyens, la logique des caractères, la moralité 
de l'œuvre, mais seulement de signaler les affinités pro- 
fondes qui unissent la pièce de M. Dumas fils aux passions 
qu'il a voulu peindre, aux types qu'il a observés, au mi- 
lieu où il a vécu. 

A quoi bon multiplier les exemples? Il est clair que le 
mouvement et la vie se sont déplacés dans la société et dans la 
littérature dramatique comme ils se déplacent parfois dans 
les grandes villes. L'esprit, le bon mot, l'arbitrage litté- 
raire^, l'entrain d'imagination et d'intelligence, l'idée de la 
pièce de demain, le jugement de la pièce d'hier, tout ce qui 
se trouvait autrefois chez les gens du monde se trouve 
maintenant, à quelques étages plus bas, dans une zone tor- 
ride qui a ses peintres et ses poètes. L'observation vraie, 
l'étude piquante, le reflet exact, la personnification animée 
des physionomies sociales, ne se rencontrent plus au Théâ- 
tre-Français, mais sur les scènes secondaires, où se pro- 
duisent et s'étalent plus librement les mœurs que nous 
venons d'indiquer. Tout ce qui se perd dans le trajet, en 



LA SOCIÉTÉ ET LE THEATRE. . 5M 

fait d'élégance et de distinction, d'atticisme et de conve- 
nance, il est facile de le concevoir : c'est là le premier 
châtiment des sociétés et des littératures qui ne se respec- 
tent plus. Ce châtiment n'est pas le seul : dans ces pièces 
si fêtées, il est bien rare que les personnages, hommes on 
femmes, empruntés à la vie aristocratique et régulière, ne 
soient pas défigurés et travestis, souvent même outragés. 
Comment en serait-il autrement? On ne connaît pas, on 
voit à peine ceux qui pourraient servir de modèles; ou ne 
les juge que par ces exceptions désastreuses ou risibles, 
par ces déserteurs de la bonne compagnie qui portent dans 
le camp ennemi leurs révoltes, leurs humiliations et leurs 
colères. Ce sont ceux-là que Ton peint, et, en présence 
de leurs portraits à la fois fidèles et menteurs, nul ne se 
dit que c'est justement le contraste de leurs goûts et de 
leurs instincts avec ceux de leurs égaux qui les en a sépa- 
rés : nul ne se dit que le spectacle même de leur déchéance 
est un hommage involontaire à l'honnêteté et à la sagesse 
de ce qu'ils ont quitté. En revanche, les artistes, les gran- 
des dames compromises par d'apocryphes héritiers de Byron 
ou de Beethoven, les coryphées de cette gentilhommerie 
factice qui s'est formée sur les ruines de la véritable, les 
femmes galantes ou perdues, les existences déclassées, les 
héros de ces fausses élégances qui mêlent aux senteurs de 
musc et d'ambre un vague parfum de cour d'assises, ceux- 
là sont placés en pleine lumière, sous le jour le plus favo- 
rable ; ils ont le premier rang et le premier rôle; ils po- 
sent complaisamment devant l'homme qui se fait le com- 
pilée de leurs vanités, et s'apprête à les traduire sur la 
scène avec toutes leurs splendeurs et toutes leurs grâce*; 
ils sourient d'avance à leur statue, et, si la statue n'est 
pas assez haute, ils se chargent eux-mêmes du piédestal*. 
On les flatte, on les encense, on les divinise, et, le jour 



552 CAUSERIES LITTÉRAIRES. ; 

où cette apothéose se déploie au feu de la rampe, rien rie 
manque à leur triomphe, pas même un public juge H par- 
tie, empressé de saluer &9 autrui ses propres perfections 
et sa propre gloire. 

Le mal est-il sans remède? Peut-être se trouvera-t-il 
dans son excès même. Ce déplacement des forces vitales 
et intellectuelles de la société, cette déification de l'ar- 
tiste fanfaron et vantard qui n'a rien de commun avec Part 
véritable, celui des Delacroix et des Meyerbeer, mais qui 
presque toujours allie la rage de l'impuissance au délire de 
la vanité, cette surexcitation du cerveau aux dépens de la 
conscience et du cœur, cette complicité de la littérature 
et du théâtre avec des désordres qui abaissent en défini- 
tive le niveau moral d'un peuple, ce mélange de coupables 
complaisances et de coupables folies produit, sous nos 
yeux et en ce moment même, de telles conséquences, qu'il 
en sera, nous l'espérons, de ces orgies littéraires comme 
il en a été de ces orgies démagogiques, dont l'extrava- 
gance a abrégé la durée. Les honnêtes gens se détournent 
avec dégoût de ce scandaleux spectacle, de ce tréteau 
échafaudé sur un bourbier. Ce n'est pas assez : s'ils veu- 
lent en finir avec cette littérature de trottoir, laver jus- 
qu'au marbre où ses pas ont touché, et ramener le théâtre 
dans ses voies véritables, il faut qu'ils reprennent leur 
rang dans la vie sociale de leur temps, qu'ils relèvent du 
même coup ce monde dont ils devraient être les premiers 
arbitres, et cette scène dont ils devraient être les premiers 
juges. Au lieu de laisser à d'autres le soin de représenter 
la civilisation moderne dans ses rapports avec les Lettres 
et avec l'art, il faut qu'ils ressaisissent leur initiative, qu'ils 
rétablissent entre le théâtre et le salon ces communi- 
cations, ces alliances de bon goût, également profitables & 
tous deux. Le jour où ils seront rentrés en possession de 



LA SOCIÉTÉ ET LE THÉÂTRE. 355 

tous leurs privilèges, Fart dramatique, réintégré avec eux, 
ira chercher à leurs cètés ses études et ses fêtes. Peut- 
être, te jeur-là, n'aurons-nous pas encore d'Alceste, ni de 
Figaro, car le bon vouloir ne suffit pas à enfanter des 
chefs-d'œuvre; mais du moins l'observation vraie, vivante, 
. ne s'exilera plus de notre première scène pour s'éparpiller 
sur nos petits théâtres en d'incomplètes ébauches sans dis- 
tinction et sans style, et, si elle réussit à inspirer quelques 
bons ouvrages, il y aura des auteurs capables de les écrire 
et un public digne de les juger. 



FIN. 



TAULE 



M me Emile de Girardik. 1 

M. Octave Feuillet. 14 

M. Prosper Mérimée. 27 

Les Poètes. 41 

— Joseph Au Ira n. 44 

— François Pontard. Oj 

— M. Lcconle de Lisle. 89 

— Charles Itcynaud. 100 
M. Victor Cousin. 107 
M. et M me Guizot. 454 
M. Villemain. 146 
M. M IGNE t. 159 
M. Albert de Broglie. 171 
Les Historiens de l'illuminisme. — MM. Caro, Henri Delaage, 

Gérard de Nerval. 185 
Les Historiens de l'esprit. — MM. Jules Janin, Edmond Texier. 197 

Le6 Historiens de Paris. — MM. Edmond Texier, Mercier. 211 



356 TABLE. 

Su*t lacryma rerum. —M. À. (te Beauchesne. 22$ 

— La baronne d'Oberkirch. 258 

— M. Camille Paganel. 270 
Louis XIV. — MM. le comte de Locmaria, Pierre Clément, 

Ernest ë©ret, Eugène Despois. 280 
Uokoré de Balzac, à propos de MM. Clément de Ris et Armand 

Bascbet. 292 
La Muse populaire ex Provence. — Réveil de la poésie proven- 
çale. — Le dernier congrès des troubadours. — M. Roumanille. 304 

M. LE DOCTEUR VÉRON. 3l6 

M. Théophile Gautier. 327 

La Société et le Théâtre. 339 






i f 



u 

i 

i 

i 

i » 
i 






■i t-JU-4. 



V* " * 

s. 

4 






.*>