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Full text of "Charles Guérin, 1873-1907"

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in  2011  witii  funding  from 

University  of  Toronto 


http://www.arcliive.org/details/charlesgurin1800arde 


CHARLES  GUERIN 


JEAN  VIOLLIS 


Charles  Guérin 

18'73-190'y 


AVEC     DIX     GRAAURES 


ET  DEUX  AUTOGRAPHES 


PARIS 
MERCVRE  DE  FRANCE 

XXVI,  RUE  DE  CONDÉ,  XXVI 


IL    A    ÉTÉ    TIRE    DE    CET    OUVRAGE    : 

Douze  exemplaires  sur  papier  de  Hollande 
numérotés  de  1  à  12 

JUSTIFICATION    DU    TIRAGE 

411 


Droit!  de  traduction  et  de  reproduction  réservés  pour  tous  payi. 


AUTOGRAPHE 


DE 


CHARLES  GUERIN 


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Un  front  larg-e,  lisse  et  mat  ;  le  nez  droit, 
la  bouche  charnue;  le  visag-e  aux  traits  ré- 
g-uliers,  tout  blanc  entre  des  cheveux  noirs 
très  hauts  et  une  barbe  noire  :  tel  apparais- 
sait   Charles    Guérin. 

Mais  il  fallait  une  assez  long*ue  intimité  pour 
saisir  toutes  les  nuances  de  cette  physiono- 
mie d'abord  impassible.  Son  reg-ard  ne  livrait 
qu'aux  amis  de  choix  le  secret  délicat  et  dou- 

Charles  Guérin  (1873-1907;  —  Fleurs  de  Neige  (Nancy, 
1893).  —  L'Art  parjure  (Munich,  1894).  —  Joies  grises, 
préface  de  Georges  Rodenbach  (Paris,  1894).  —  Geor- 
ges Rodenhach  (Munich,  1894).  —  Le- Sang  des  Crépus- 
cules (Paris,  1895).  —  Le  Cœur  solitaire  (Paris,  1898  ; 
Paris,  1904,  édition  refondue  et  augmentée).  —  Le  Semeur 
de  Cendres  (Paris,  1901  ;  Paris,  1904,  édition  retouchée). 
—  L  Homme  intérieur  (Paris,  1905).  —  Roberte,  ou  le  Pé- 
ché contre  l'Esprit  (roman  terminé  en  1897.  mais  dont  la 
préface  seule  a  paru  dans  la.  revue  l'Effort,  avril  1896). 


12  CHARLES   GUÉRIN 


loureux  d'une  âme  blessée  dans  ses  profon- 
deurs. Quel  charme  il  avait,  ce  reg'ard,  et 
que  de  sentiments  il  exprimait  !  On  y  lisait 
de  la  réserve  et  de  la  confiance,  de  la  pudeur 
et  de  la  passion,  beaucoup  d'amertume,  beau- 
coup de  bonté;  il  s'offrait  peu  et  attirait  ex- 
trêmement ;  parfois  quand  on  le  surprenait 
fixé  sur  soi,  on  s'alarmait  de  le  sentir  si 
droit,  si  pénétrant,  comme  charg'é  de  souf- 
france et  de  reproche.  Cette  impression  ne 
s'analyse  pas... 

L'amitié  de  Guérin  était  une  chose  rare  et 
délicieuse  ;  on  y  g-ag-nait  de  la  noblesse  et  de 
la  douceur  ;  lui,  cœur  inquiet,  devait  peut- 
être  à  ses  amis  quelques  moments  de  repos. 
Il  parlait  peu  ;  sa  voix  était  g'rave  ;  quand  il 
prononçait  un  nom  qui  lui  était  cher,  elle 
avait  un  frémissement  presque  insensible, 
auquel  ses  proches  ne  se  trompaient  pas.  On 
g-oûtait  avec  lui  des  heures  pleines  d'émo- 
tions inexprimées.  Je  me  rappelle  une  pro- 
menade silencieuse  sur  les  quais  de  la  Seine, 
en  avril,  comme  un  des  instants  les  plus 
débordants  de  ma  vie. 

La  pâleur  de  Charles  Guérin  saisissait  ceux 


CHARLES    GUÉRIN  13 

qui  le  voyaient  en  passant  ;  elle  s'alliait  à  une 
certaine  froideur  distante  dont  s'étonnaient 
les  lecteurs  de  ses  vers.  Quelqu'un  lui  en 
faisait  la  remarque.  —  «  Le  spectacle  est  à 
l'intérieur  »  ,  répondit-il.  Spectacle  violent, 
implacable,  cruel,  qui  le  bouleversait  et  dont 
il  ne  pouvait  se  détacher  ;  il  en  fut  l'unique 
témoin  jusqu'au  jour  où  il  mourut,  le 
i7  mars  1907,  à  trente-trois  ans. 


Peu  de  poètes  ont  réellement  souffert  com- 
me Guérin.  Il  disait,  un  soir  d'abandon  : 

—  «  Ne  cherchez  pas  les  pourquoi,  les  com- 
ment... J'étais  appelé  à  souffrir.  »  On  ne 
peut  nier  cette  vocation  lorsque  on  examine 
les  circonstances  de  sa  vie.  Il  était  entouré 
des  plus  tendres  affections,  riche  et  sachant 
jouir  de  la  fortune  ;  le  souci  de  sa  santé  ne 
l'absorbait  pas  sans  répit;  dès  le  début,  ses 
vers  avaient  trouvé  de  l'écho.  Plusieurs 
deuils,  il  est  vrai,  l'avaient  frappé  dans  la 
période  où  sa  sensibilité  adolescente  pouvait 
le  plus  s'en  affecter.  Mais  la  douleur  était  en 
g*erme  dès  long-temps  au  fond  de  lui  ;  il 
éprouvait  une  jouissance  secrète,  d'où  l'orgueil 
n'était  pas  absent,  à  se  voir  envahi  par  elle. 
—  «  Pour  moi,  écrivait-il  déjà  en  1896  à  un 
ami,  ce  que  je  trouve  de  plus  beau,  c'est    la 


CHARLES    GUÉRIN 


douleur,  et  si  je  n'avais  pas  toujours  souffert, 
vous  n'auriez  jamais  lu  de  vers  de  moi; 
quand  il  m'arrive  d'être  heureux,  je  cesse 
immédiatement  de  sentir,  je  n'existe  plus.  » 

Il  convient  de  ne  faire  ici  qu'une  part  très 
mince  à  l'exag-ération  juvénile.  Ceux  qui  ont 
connu  Guérin  témoig-neront  que  les  larmes  de 
sa  poésie  étaient  de  vraies  larmes,  qu'il  les  a 
pleurées. 

Cette  ang-oisse  affreuse  l'a  lentement  usé 
jusqu'à  le  tuer.  Ce  ne  fut  d'abord  qu'une 
affliction  vag-ue.  Dans  le  Cœur  solitaire,  Guérin 
soupire  avec 

Ceux  qui  porleni  le  poids  d'un  cœur  mélancolique. 
(le  cœur  solitaire,  viii.) 

Il  dit  : 

La  peine  que  je  porte  au  fond  de  l'âme  ?  Elle  est 
Pâle  comme  un  soleil  déclinant  sur  la  i>igne, 
Fraîche  comme  le  grès  d'une  jarre  de  lait, 
Et  frémissante  aussi  comme  un  duvet  de  cygne. 
Peine  qu'on  ne  saurait  nommer^  chagrin  sans  cause. . . 
(le  cœur  solitaire,  xiii.) 


16  CHARLES    GUÉRIN 


Des  années  s'écoulent  ;  la  peine  s'avive  ;  lui 
s'exalte  à  la  ressentir  : 


Mon  dme,  Je  te  livre  aux  passants.  Conte-leur 
Ton  passé,  ton  amour  fidèle,  et  ta  douleur, 
Mon  âme,  ta  douleur  surtout!    Que   chacun  goûte 
A  tes  cils  l'acre  sel  des  larmes ,  goutte  à  goutte  ! 
(le  semeur  de  cendres,  XLVI.) 

La  même  plainte  revient,  plainte  monotone 
d'une  souffrance  qui  ne  cessait  pas: 

Je  souffre,  laissez-moi  souffrir,   laissez-moi  seul... 

Me  sentant  faible  et  seul  au  monde  et  misérable, 
Cette  nuit,  j'ai  broyé  ma  plume  entre  mes  doigts, 
Et  sangloté  longtemps  le  front  contre  la  table, 
Les  poings  crispés  .^buvant  mes  pleurs,  mordant  le  bois. 
(le  semeur  de  cendres,  l  et  li.) 

On  se  tromperait  si  l'on  voulait  voir  dans 
ces  vers  autre  chose  que  le  simple  aveu  de 
la  vérité.  La  littérature,  au  sens  excessif  du 
mot,  n'a  laissé  de  traces  que  dans  les  premiers 


CHARLES    GUÉRIN  17 


recueils  de  Charles  Guérin.Tout  est  profondé- 
nient  exact  dans  le  Semeur  de  Cendres  et  dans 
r Homme  intérieur.  Nous  essaierons  tout  à  l'heure 
de  toucher  du  doigi  quelques-unes  des  réa- 
lités tragiques  dont  ces  poèmes  sont  l'expres- 
sion. Charles  Guérin  fut  un  torturé  qui  repous- 
sait l'idée  de  voir  s'apaiser  sa  torture. 

Si  Jamais  à  mon  seuil  s  arrête  le  Bonheur, 

Je  lui  dirai:  Poursuis  ta  route,  voyageur. 

y  ai  mes  hôtes  ;  tu  peux  les  voir  par  les  fenêtres 

Marcher  dans  ma  maison  qu'ils  occupent  en  maîtres. 

Ce  sont  la  Volupté,  la  Tristesse  et  V Orgueil. 

Dès  l'aube  sous  mon  toit  je  leur  ai  fait  accueil... 

Leur  groupe  inquiétant  dans  ma  chamhre  circule; 
On  les  distingue  mal  déjà  du  crépuscule. 
Ils  chuchotent.  Parfois  l'un  d'eux  parle  plus  fort, 
Et  je  comprends  qu  ils  sont  à  concerter  ma  mort. 
Mais,  dis,  toi  qui  voulais  visiter  ma  demeure  : 
Pourquoi  ne  pas  avoir  choisi  la  première  heure  :' 
Il  est  trop  tard;  l'Orgueil  m'empêche  de  t'ouvrir. 
Va  donc,  quitte  ce  cœur  qui  s'obstine  à  souffrir  ; 
Hâte-toi,  car  là-bas  quelqu'un  de  moins  indigne 
Du  seuil  de  sa  maison,  t'' appelle,  et  te  fait  signe. 

(l'homme  intérieur,   XXXV,  j 


18  CHARLES   GUÉRIN 


Les  conversations  intimes — elles  étaient  peu 
fréquentes,  il  ne  les  souhaitait  pas —  se  termi- 
naient toujours  ainsi  lorsqu'on  essayait  de  le 
réconforter:  —  «  Je  ne  peux  pas...  Je  ne  peux 
plus...  »  Six  ou  sept  ans  avant  d'écrire 
le  poème  qu'on  vient  de  lire,  il  déclarait 
dans  une  lettre  :  —  «  Mon  cher  ami,  tout 
ce  que  vous  pourrez  jamais  me  dire  tendant 
à  me  faire  aimer  la  vie  sans  arrière-pensée 
demeurera  vain...  Je  sais  bien  que  pour  vivre 
normalement  et  avec  plénitude,  il  faudrait 
vivre  comme  si  on  était  immortel.  Tant  pis  ! 
moi,  je  ne  peux  pas,  je  sens  toujours  le  g'oût 
de  la  mort...  » 

Cette  inaptitude  au  bonheur  était  même 
plus  ancienne  encore.  Il  s'était  ieté  dès  la 
première  heure,  avec  une  sorte  d'exaspéra- 
tion, sur  tout  ce  qui  pouvait  l'entretenir. 
Sortant  à  peine  du  collègue  et  voulant  publier 
ses  premiers  vers,  il  leur  choisissait  en  1892 
ces  épig-raphes,  empruntées  toutes  à  un  livre 
où  d'autres  trouvèrent  leur  allèg-ement,  mais 
dont  il  ne  retint  que  des  formules  désabusées: 
«  Tout  ce  que  le  monde  m'offre  ici-bas  pour 
me  consoler  me  pèse...  C'est  donc   une  véri- 


CHARLES    GUÉRIN    ET    SON    FRÈRh.";CADET 

en  1880 


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CHARLES  GUÉRIK  AU   MILIEU   DE  SES  FRERES  ET  SŒURS 
COSTUMÉS  POUR  UN  BAL  d'eKFANTS 

1883 


CHARLES    GIÉRIN  19 


table  misf-re  que  de  vivre  sur  la  terre.  Et 
plus  un  homme  veut  vivre  selon  l'esprit, 
plus  la  vie  présente  lui  devient  amère,  parce 
qu'il  ressent  mieux  et  qu'il  voit  plus  claire- 
ment les  défauts  de  cet  état  de  corruption... 
A  chaque  jour  suffît  son  mai.  »  {Imitation  de 
Jésus-Christ.) 

L'enfant  —  il  n'avait  pas  ving't  ans  —  qui 
se  donnait  un  tel  progTamme  de  déceptions, 
prenait  déjà  plaisir  à  jeter  des  cendres  brûlantes 
sur  sa  blessure.  La  douleur  que  lui  prédi- 
saient les  livres  de  sa  foi,  lui  apparut  sou- 
vent comme  un  don  divin.  Puisque  souffrir 
est  le  lot  des  hommes,  il  se  croyait  marqué 
pour  souffrir  beaucoup.  L'org'ueil  n'est  pas 
loin  de  ce  sentiment,  un  cruel  org'ueil  de 
prédestiné.  Pourquoi  chasser  cette  douleur, 
sig*ne  d'une  plus  haute  humanité  ?  Mieux 
vaut  reconnaître  sa  domination  inéluctable, 
et  s'en  g^lorifîer  comme  d'une  faveur.  D'où 
l'opiniâtreté,  l'acharnement  de  Guérin  à  souf- 
frir. 


La  douleur  est  un  vin  d'une  dcretè  sauvage. 
L'âme  trop  tendre  encor  quelle  a  rongée  au  vif 


20  CHARLES    GUÉRIJN" 


En  dei'ient  insensible  à  tout  autre  brein>age 
Qui  na  pas  son  goût  corrosif. 


Poison  dont  ma  jeunesse  a\>ant  V heure  fut  i^re, 
Ta  morsure  aujourd'hui  peut  seule  ni  émouvoir . 
Ce  nest  plus  qu'en  saignant  que  mon  cœur  se  sent  viv> 
Ma  force  est  dans  mon  désespoir. 

(l'homme  intérieur,  XXVI.) 

Mais  on  aurait  tort  de  supposer  que 
Charles  Guérin  affectât  de  trahir  dans  la  vie 
quotidienne  les  tourments  qui  le  déchiraient. 
Il  avait  trop  de  g-oùt  pour  jouer  les  foudroyés 
romantiques  ;  son  caractère  ne  Fy  portait  pas. 
S'il  était  presque  toujours  vêtu  de  noir,  nul 
ne  song-eait  à  considérer  ce  costume  comme 
une  allusion  à  son  deuil  caché.  Une  aménité 
constamment  ég'ale  amendait  ce  qu'il  y  avait 
en  lui  d'un  peu  g-rave  et  d'un  peu  sombre.  Il 
savait  resserrer  des  liens  étroits  avec  ceux-là 
mêmes  parmi  ses  amis,  qui,  en  politique  et 
eh  relig-ion,  restaient  éloig*nés  de  ses  propres 
croyances.  Pendant  l'un  des  derniers  séjours 
qu'il  fit  à  Paris,  il  se  trouvait  avec  l'un  d'eux, 
quand  une  personne  présente  fît  cette  remar- 


CHARLES    GUÉRIN  21 

que  :  —  «  Je  ne  comprends  pas  que  vous  vous 
supportiez  l'un  l'autre  ;  vous  êtes  comme  l'eau 
et  le  feu  !  »  Il  se  tourna  vers  son  ami,  et  le 
prenant  affectueusement  par  l'épaule,  mur- 
mura :  —  «  Tu  l'entends?  » 

Lui  qui  passait  pour  froid  avait  l'instinct 
de  la  bonté.  Il  était  heureux  du  bonheur  des 
autres  et  s'ing-éniait  à  le  provoquer.  Sa  déli- 
catesse allait  jusqu'aux  plus  petites  choses.  Un 
jour,  comme  il  venait  remercier  François 
Coppée  d'avoir  consacré  un  article  de  journal 
à  l'un  de  ses  recueils,  le  vieux  poète,  après  lui 
avoir  dit  combien  il  avait  aimé  ses  vers, 
ajouta  :  —  «  Et  puis,  il  y  a  la  question  maté- 
rielle, qui  n'est  pas  à  dédaig-ner...  Je  parie 
que  mon  article  a  fait  vendre  votre  livre  !  — 
Oh  !  certainement,  maître,  répondit  Guérin  : 
toute  l'édition  !  »  Il  sortait  de  chez  l'éditeur, 
qui  lui  avait  annoncé  la  vente  de  trente  exem- 
plaires... 


S'il  fallait  chercher  dans  son  œuvre  un 
témoig'nag'e  de  la  force  que  Guérin  savait 
donner  à  l'amitié,  je  citerais  son  Elég'ie  à 
Francis  Jammes,  qui  servit  de  modèle  à  tant 
d'autres  pièces  du  même  g-enre  : 

0  Jammes,  ta  maison  ressemble  à  ton  ^>isage... 

On  l'a  souvent  reproduite,  cette  elég'ie.  Elle 
restera  comme  un  des  chants  les  plus  doux  et 
les  plus  purs  qu'ait  inspirés  la  rencontre  de 
deux  cœurs  blessés. 

Quand  f  entendis,  comme  un  oiseau  mourant,  crier 
Ta  grille,  un  tendre  émoi  me  fit  défaillir  V âme. 
Je  m'en  venais  vers  toi  depuis  longtemps,  ô  Jammes, 
Et  je  t'ai  trouvé  tel  que  je  t'avais  rêvé. 


CHARLES    GUÉRIN  23 


J'ai  S'il  tes  chiens  joueurs  languir  sur  le  pawé, 
Et,  sous  ton  chapeau  noir  et  blanc  comme  une  pie, 
Tes  yeux  francs  me  sourire  as>ec  mélancolie... 

Ami,  puisqu'ils  sont  nés,  les  livres  vieilliront  ; 
Oii  nous  avons  pleuré  d'autres  hommes  riront  : 
Mais  quenul  de  nous  deux,  malgré   l'âge,   n  oublie 
Le  Jour  oii  fortement  nos  mains  se  sont  unies... 

(le  cœur  solitaire,  XI.) 

Les  épanchements  de  ce  g^enre  assuraient  à 
Charles  Guérin  quelque  répit  ;  mais  ils  de- 
meuraient exceptionnels.  Lui-même  disait 
que  pour  comprendre  cette  espèce  d'ivresse 
anxieuse  qu'ils  lui  procuraient,  on  devrait 
souffrir  d'une  maladie  cuisante  et  chronique 
qui,  de  temps  à  autre,  trois  ou  quatre  fois 
dans  l'année,  vous  permît  de  souffler  pendant 
quelques  heures. 

Les  affections  de  la  famille  ou  de  l'amitié 
lui  étaient  nécessaires.  Encore  s'accusait-il 
de  ne  pouvoir  jamais  se  donner  comme  il 
l'aurait  voulu.  Ce  «  cœur  solitaire  »  g-émissait 
de  sa  solitude  et  ne  parvenait  pas  à  s'en  arra- 
cher à  son  g*ré.   Il  se  plaig-nait  qu'il   y  eût 


24  CHARLES   GUÉRIN 


comme  un  obstacle  impalpable,  mais  plus 
résistant  que  le  fer,  entre  lui  et  la  vie.  Il 
parlait  d'une  sorte  de  fausse  honte  qui 
Fem péchait  d'user  des  occasions  heureuses 
et  lui  laissait  d'afTreux  remords.  Ce  senti- 
ment, qu'il  n'était  pas  fait  pour  les  joies  de 
chaque  jour,  cette  infirmité  dont  il  se  persua- 
dait en  la  déplorant,  l'obsédaient  et  lui  cau- 
saient de  véritables  accès  d'abattement. 

Ah  !   la  vie  est  ce  soir  trop  vivante  et  trop  belle  I 

Il  mesurait  sans  cesse  la  distance  qui  le 
séparait  du  bonheur,  et  s'irritait  contre  lui- 
même. 

...  0  railleur^  nous  aurions  dû  pleurer, 
Nous  laisser  vivre  enfin^  tressaillir,  respirer 
V arôme  sensuel  du  foin  coupé,  des  roses, 
Avec  avidité  Jouir  de  toutes  choses, 
Et  répondre  à  la  chair  qui  nous  cherchait  ce  soir. 
Mais  les  cœurs  trop  subtils  savent  mal  s'émouvoir. 

(le  cœur  solitaire,  I.) 

Quand  il  cessait  d'incriminer  ce  qu'il 
appelait  tour  à  tour  sa  lâcheté  et  son  org-ueil, 


CHARLES    GUÉRIN  25 

c'était  pour  s'incliner  encore  avec  regret  vers 
les  choses  dont  il  ne  savait  pas  jouir.  Il  di- 
sait : 

Heureux  cet  homme,  heureux  d'avoir  ç>u  que  le  sage 
Doit  accueillir  la  vie  et  ne  pas  la  cliercher, 
Quil  faut  jouir  des  jours  en  hôte  de  passage, 
Tranclier  le  pain,  goûter  et  des  fruits  et  du  vin 
Comme  du  dernier  don  qui  chargera  la  table, 
Et  juger  Vart  pensif  du  poète  aussi  vain 
Que  les  lignes  quon  trace  en  rêvant  sur  le  sable.. 
(le  cœur  solitaire,  lxvi.) 

Et  lorsque  ce  tableau  d'un  bonheur  humain 
ne  le  satisfaisait  plus,  il  se  réfug-iait  vers  la 
paix  relig-ieuse,  non  pour  y  aspirer,  mais  pour 
déplorer  de  n'y  pas  atteindre.  Il  jalousait  la 
tranquillité  des  âmes  simples  et  lançait  au 
Seig'neur  qui  ne  l'avait  pas  favorisé,  cette  pa- 
role où  le  reproche  se  mêlait  presque  au 
désir  : 

Mais  V homme  au  cœur  vraiment  pieux  qui  te  confie 
Le  soin  de  sa  raison  et  le  cours  de  sa  vie, 
L'homme  dont  Vesprit  clair  n'a  jamais  reflété 
Que  V étoile  du  ciel  où  luit  ta  volonté 


26  CHARLES    GUÉRIN 


Et  dont  l'âme,  fontaine  invisible  et  qui  chante^ 
Laisse  jaillir  l'amour  comme  une  eau  débordante^ 
Celui-là  vit  heureux  et  libre  d'épouvante^ 
Car  il  porte  en  vivant  ta  certitude  en  lui  ! 

(iBlD.) 

Le  plus  souvent,  une  résig'nation  amère 
succédait  aux  plaintes.  Guérin  admettait  de 
nouveau  son  tourment  comme  inévitable,  peut- 
être  comme  salutaire,  et  se  bornait  à  répéter 
cette  phrase  de  ïlmitntion^  dont  il  avait  fait 
choix  dès  le  début  de  son  existence  intellec- 
tuelle :  «  Si  vous  n'étiez  pas  sorti  et  que  vous 
n'eussiez  pas  entendu  quelque  bruit  du  monde, 
vous  seriez  demeuré  dans  cette  douce  paix  : 
mais  parce  que  vous  aimez  à  entendre  des 
choses  nouvelles,  il  vous  faut  supporter  ensuite 
le  trouble  du  cœur.  » 

Il  était  ((  sorti  »  et  croyait  que  la  porte  ne 
se  rouvrirait  pas  à  ses  appels;  il  épiait  avec 
désespoir  le  trouble  qu'il  sentait  g'randir  en 
lui. 


CHARLES    GUERIS" 
VERS    DIX-HUIT    AXS 


CHARLES  GL:1-KI\    DKGUISK  EN    PERSAN 
1896 


On  ne  devra  pas  s'étonner  si  l'on  trouve 
fréquemment  des  thèmes  relig-ieux  dans  l'œu- 
vre de  Charles  Guérin.  L'inquiétude  du  divin 
le  poursuivit  sans  trêve.  Il  était  tout  imprég-né 
de  catholicisme.  Lui-même  s'abusait  lorsque, 
dans  un  de  ses  premiers  recueils,  il  voulait 
montrer  sa  jeunesse 

...  qui  se  pleure  et  qui  déclare  par  faiblesse 
Sa  chair  païenne  avec  la  haire  catholique. 

Il  avait  fait  de  fortes  études  philosophi- 
ques, qui  l'avaient  d'abord  écarté  de  sa  foi 
première.  Mais  cette  crise  de  raison  coïncidait 
avec  une  crise  de  volonté  dont  je  parlerai 
tout  à  l'heure.  Guérin  resta  à  mi-chemin 
entre  la  croyance  et  le  doute.  Qui  devait 
l'emporter?  Ses  yeux  g-ardaient  comme  l'im- 
possibilité de  se  fermer  à  certaines  lumières 


28  CHARLES   GUÉRIN 


entrevues;  la  foi  robuste,  tranquille,  aveug'le, 
la  foi  sûre  et  joyeuse  lui  était  interdite  depuis 
qu'il  en  avait  cherché  les  fondements.  Mais  la 
force  de  son  hérédité,  la  puissance  de  son  ins- 
tinct, le  rejetaient  vers  la  relig-ion  catholique. 
Ce  combat,   qu'il   soutint  jusqu'au  dernier 
jour  avec  vaillance  et  sincérité,  l'épuisa  plus 
qu'aucun  autre.  Il  connut  des  doutes   d'une 
violence  atroce.  Tantôt  il  souhaitait  cet  équi- 
libre heureux  qu'une  conception   du  monde 
purement  humaine  était  capable  de  donner  à 
quelques-uns  auprès  de  lui;  tantôt  il  se  tour- 
nait avec  une   ardeur  furieuse  vers  le  Dieu 
qui    le     retenait    toujours.     Ses    reniements 
prouvaient  la  persistance  de  sa  foi.  La  lutte 
durait  encore  la  veille  de  sa  mort.  Mais  j'ai 
la  conviction  —  et  ce  n'est  pas  un  croyant 
qui  parle  —  que  la  visite  du  prêtre  au  chevet 
de  ce  mourant  n'a  fait  que  prévenir  une  ré- 
conciliation prochaine  et  définitive  avec  un 
dog*me  dont  il  ne  s'était  jamais  détaché.  Les 
discussions  qu'avaient  avec  lui  des  amis  éloi- 
g*nés  de  toute  confession  laissaient  paraître  une 
inclination  invincible:  c'était  celle  d'un  catho- 
lique,  dans  toute  l'étendue  du  mot.  Guérin 


CHARLES    GUÉRIN  29 


était  de  sensibilité  catholique,  chacune  de 
ses  fibres  participait  à  sa  foi  ;  dans  un  débat 
simplement  cérébral,  il  y  a  vite  un  vainqueur 
et  un  vaincu  ;  l'issue  est  plus  tardive  quand 
l'être  entier  frémit  à  chaque  secousse  et 
retentit  à  chaque  ébranlement. 

Ce  qui,  dans  la  relig-ion  catholique,  corres- 
pondait surtout  à  sa  personnalité  profonde, 
c'était  moins  l'espoir  d'une  vie  future  que  la 
consolation  de  voir  dénoncer  la  vanité  de 
celle  qu'il  vivait  chaque  jour  :  il  trouvait 
dans  le  mépris  des  contentements  terrestres 
une  justification  de  son  inhabilité  à  les 
partag*er.  «  Saveur  de  mort  qu'ont  les  choses 
du  monde...  terreur  du  péché...  refug-e  loin 
des  tentations  mauvaises...  »  Chacune  de  ces 
formules  ne  rappelait-elle  pas,  en  le  discul- 
pant, son  dég-oùt  natif  de  l'ag'itation  humaine? 

Le  catholicisme  lui  convenait  parce  qu'il  y 
trouvait  l'expression  morale  de  son  tempéra- 
ment, et  parce  qu'une  long'ue  hérédité  lui  en 
avait  laissé  le  dépôt.  Si  l'on  y  réfléchit,  on 
admettra  que,  pour  un  caractère  comme  celui 
de  Charles  Guérin,  ces  raisons,  qui  n'en  sont 
pas  au  point  de  vue  de  l'intellig'ence  pure, 


30  CHARLES   GUÉRIN 


ont  davantag-e  de  force  réelle  que  celles,  plus 
transcendentales,  qui  pourraient  pousser,  par 
exemple,  un  bouddhiste  à  se  faire  baptiser 
chrétien. 

Les  derniers  poèmes  de  Guérin  démontrent 
ce  que  son  catholicisme  avait  de  peu  fondé  pour 
son  esprit,  mais  de  puissant  dans  son  instinct  : 

Bien  que  mort  à  la  foi  qui  m' assurait  de  Dieu, 
Je  regrette  toujours  la  volupté  de  croire, 
Et  ce  dissentiment  éclate  en  plus  d'un  lieu 
Dans  mon  livre  contradictoire. 

Ayant  pour  son  malheur  le  choix  de  deux  chemins      , 
Ma  vie  entre  chacun  piétine,  balancée  ; 
J'hésite  à  prendre  un  but,  quel  qu'il  soit,  tant  je  crains 
De  me  découvrir  ma  pensée. 

Cet  aveu  d'incertitude  n'empêchera  pas  son 
auteur  de  conclure  par  une  adhésion  à  la 
communauté  romaine  : 

Car,  héritier  d'un  sang  déjà  vieux   de  chrétiens, 
C'est  encor  lui  qui  parle  en  moi  lorsque  je  pense, 
Et  l'amour  qui  m'unit  sur  cette  terre  aux  miens 
Me  fait  aimer  leur  espérance. 


CHARLES   GUÉRIN  31 


La  douleur  qui  m'incline  à  de  maui>ais  sentiers 
N^ usera  pas  V instinct  profond  de  tout  mon  être  : 
Je  veux^  quand  le  moment  viendra,  mourir  aux  pieds 
Du  crucifix  qui  m'a  vu  naître. 

(l'homme  intériedr,  lviii.) 

Le  «  moment  »  devait  venir  deux  ans  plus 
tard  :  Charles  Guérin,  déjà  marqué  par  la 
mort  pendant  un  séjour  qu'il  faisait  en 
Suisse  pour  y  assister  un  de  ses  frères,  put 
reg'ag'ner  à  temps  sa  maison  de  Lunéville  ;  il 
expira  le  jour  de  la  Passion:  c'était  bien  un 
autre  calvaire  aux  dures  étapes  qui  s'achevait 
avec  sa  vie. 


Je  voudrais  ne  parler  qu'avec  une  extrême 
réserve  d'une  épreuve  qui  bouleversa  le 
cœur  de  Charles  Guérin,  et  qui  ne  fut  pas  la 
moins  trag-ique.  Lui-même  observait  sur  ce 
point  une  discrétion  absolue  ;  il  ne  s'aban- 
donna jamais  à  la  moindre  confidence.  On 
ne  serait  même  pas  autorisé  à  s'en  occuper 
ici,  si  son  œuvre  ne  contenait  mainte  allu- 
sion à  cet  amour  impossible  et  poig-nant. 
C'est  à  ses  seuls  poèmes  que  je  demanderai 
des  témoig*nag*es  ;  et  si  ces  témoig-nages  res- 
tent vag'ues  à  beaucoup  d'ég-ards,  du  moins 
seront-ils  suffisants  pour  placer  à  nos  yeux 
Charles  Guérin,  entre  Ghénier  et  Lamartine, 
au  premier  rang*  des  élég'iaques  français. 

Doit-on  déjà  rattacher  à  ce  drame  les  belles 
pièces  d'amour  du  Cœur  solitaire  ?  On  y  sent 
un  élan  charnel,  je  ne  sais  quoi  de  brûlant. 


CHARLES    GUÉRIN  33 


de   foug"ueux,    d'emporté,    qu'une  aventure 
banale  ne  suffirait  peut-être  pas  à  expliquer: 

Vii'ant  sachet  rempli  de  nard,  de  myrrhe  et  d'ambre^ 
Tu  répands  tes  parfums  irritants  dans  la  chambre. 
Je  te  respire  a^>ec  ivresse  en  caressant. 
Comme  un  sculpteur  modèle  une  onctueuse  argile^ 
Ton  corps  flexible  et  plein  de  Jeune  bête  agile. 
La  lumière  étincelle  à  tes  cils,  et  le  sang 
Peint  une  branche  bleue  à  ta  tempe  fragile. 
La  courbe  qui  suspend  à  V épaule  ton  sein 
Emprunte  aux  purs  coteaux  nocturnes  leur  dessin. 

(le  cœur   solitaire,   XXVII.) 

On  trouverait  en  se  reportant  au  livre  des 
passag-es  plus  sensuels.  Charles  Guérin  connut 
en  tout  cas  dès  cette  époque  les  heures  funèbres 
où  l'on  se  sépare  (cf.  Le  Cœur  solitaire^  XXX.) 
et  le  Semeur  de  Cendres  atteste  d'autres 
étreintes,  suivies  de  séparations  nouvelles. 
Un  événement  g-rave  désunit  les  amants 
après  une  intimité  déjà  long-ue  : 

Recueille-toi,  regarde  en  arrière,  revois 
Les  jours  évanouis  comme  une  troupe  ailée  ; 


34  CHARLES    GUÉRIN 


Reçois  le  lac  au  pied  des  monts,  les  prés,  les  bois^ 
Et  ma  vie  à  ta  vie  étroitement  mêlée  ; 
Notre  chambre  d'amour  sur  la  mer,  et  les  soirs 
Oit  la  fenêtre  ouverte  au  milieu  des  murs  noirs 
Découpait  dans  Vazur  une  baie  étoilée. 
Embrasse  d'un  coup  d'œil  d'adieu   notre  bonheur, 
Tout  ce  passé  d'hier  quil  nous  fut  doux  de  vivre , 
Et  puis  dans  ton  nouveau  foyer  brûle  mon  livre , 
Et  ni  écartant,  malgré  toi-même,  de  ton  cœur, 
Rejetant  le  linceul  sur  la  volupté  morte  , 
Détourne  ton  espoir  de  la  terre.   Sois  forte. 

(le  semeur  de  cendres,  XVII.) 


Il  faut  lire  tout  entier  et  vers  par  vers  le 
poème  qui  suit  celui  dont  je  viens  de  citer 
un  frag-ment  :  il  est  d'une  émotion  si  simple 
et  si  saisissante  qu'il  mouille  les  yeux;  ces  deux 
quatrains  ajoutent  quelque  précision  à  ce  que 
l'on  savait  de  la  séparation  survenue  : 


Timagine  souvent  ta  maison  ;  je  t'y  vois, 
Usant  dans  le  devoir  une  âme  encor  fervente  j 
Je  reconnais  ton  bruit  de  pas  ;  j'' entends  ta  voix 
Tendre  et  grave  donner  un  ordre  à  la  servante. 


SILHOUETTE    PRISE    AU    COURS    d'uK    VOYAGE    A    LON'DRE5 

vers  1905 


CHARLES     (jUHRIX 
1905 


CHARLES    GUÉRIN  35 


Ce  soir,  le  jeune  avril  te  gagne  à  sa  douceur. 
Tu  te  souviens  y  V  amour  envahit  ta  mémoire  ; 
Et,  sentant  tes  genoux  faiblir  avec  ton  cœur, 
Tu  cesses  de  plier  ton  linge  dans  V armoire.. . 

(le  semeur  de  cendres,  XVIII.) 

Cependant,  la  pauvre  chose  humaine 
s'accompht.  Le  désir  dissout  peu  à  peu  les 
serments  échang-és  quand  on  se  quitte.  Cha- 
cun souffre,  traînant  après  lui  l'imag-e  chérie. 
L'union  des  cœurs  se  fait  plus  étroite  dans  la 
solitude.  On  pleure,  on  appelle,  on  crie.  =  On 
fait  des  rêves  en  disant  : 

—  «Je  sais  bien  qu'ils  sont  chimériques...  » 
Mais  une  voix  insidieuse  et  plus  forte  re- 
prend : 

—  «  Il  suffirait  de  peu  pour  qu'ils  se  chan- 
g-ent  en  réalité  .» 

L'appel  au  devoir  n'est  plus  qu'un  faible 
écho  du  passé.  L'amant  s'aperçoit  que  l'amour 
dont  on  est  privé  est  plus  dur  à  vaincre  que 
celui  que  l'on  possède.  Jusqu'au  moment  où, 
par  un  hasard  secondé,  il  se  retrouve  sang-lo- 
tant  sur  l'épaule  de  sa  maîtresse,  pour  com- 
mencer une  existence  plus  amère  encore,  avec 


36  CHARLES   GUÉRIN 


ses  mensong-es,  ses  doutes,  ses  réticences  et 
ses  pauvres  plaisirs  furtifs. 


Elle  m  écrit  :  «   Encore  un  jour  vécu  pour  rien! 
Mon  hien-aimé^  ce  temps  précieux,  notre  bien, 
Se  perd  dans  ton  absence  à  des  choses  petites... 

Seule   à  présent,   au  coin  du  feu  je   reste   assise, 
Pieds  nus  et  n  ayant  plus  sur  moi  que  ma  chemise. 
C'est  le  tardif  instant,  dès  Vaube  réclamé, 
Oii  mon  cœur  peut  se  fondre  en  toi,  mon  bien-aimé. . . 

Tout  à  Vheure,  en  allant  et  venant  dans  la  chambre^ 

Je  me  suis  dévêtue  avec  un  soin  jaloux  : 

Mes  bagues,  menu  tas,  dans  la  coupe  à  bijoux. 

Ma  ceinture,  le  col  aux  agrafes  rétives, 

Les  rubans,  les  lacets,  les  nœuds  où  tu  n  arrives 

Jamais  sans  mon  secours  quà  l'irriter  les  doigts 

Quand  ta  fièvre  les  hâte  et  les  rend  maladroits  ; 

Le  corsage  quittant  Vépaule,  une  enjambée 

Rapide  pour  sortir  de  la  jupe  tombée, 

Le  soupir  de  la  gorge  enfin  libre,  et  se  voir. 

Nudité  frissonnante  au  fond  du  grand  miroir. 

Alors,  pleine  d) horreur  pour  mon  corps  inutile. 

En  invoquant  tes  bras  qui  sont  mon  seul  asile, 

J^ai  pleuré.  Je  t'écris  sur  mes  genoux  croisés. 


CHARLES    GUÉRIN  37 


Sur  un  meuble  voisin,  sous  mes  yeu.r,    sont  posés 
Tes  livres,  des  objets  dont  chacun  me  rappelle 
Ou  le  plus  cher  matin  ou  la  nuit  la  plus  belle. 
Ou  les  plus  douloureux  moments  de  notre  amour. 
La  bougie  hésitante,  à  travers  V abat-jour, 
Sur  le  lit  préparé  répand  une  douce  ombre, 
Et  la  chambre  alentour  est  recueillie  et  sombre. 
Que  n  es-tu  là,  mon  tendre  ami,  pour  me  saisir, 
Pour  respirer  le  souffle  ardent  de  mon  désir 
Et,  WL  emportant,  muette,  heureuse,  inanimée. 
Me  faire  sangloter  et  mourir  d'être  aimée!... 

(l'homme  intérieur,  xliii.) 

Qu'y  a-t-il  là  qui  nous  touche  si  fort  ?  C'est 
la  vieille  plainte,  ancienne  comme  le  monde, 
de  l'amour  malheureux  et  du  désir  inassouvi. 
Les  amants  l'ont  chantée  dans  toutes  les 
lang-ues  et  sur  tous  les  rythmes.  Près  de 
nous,  les  poètes  du  xix'  siècle  ont  su  lui 
donner  une  ampleur  qui  n'avait  peut-être  pas 
été  atteinte. 

D'où  vient  que  l'accent  de  Charles  Guérin 
trouve  particulièrement  le  chemin  de  notre 
cœur?  Est-ce  par  son  lyrisme  contenu,  et  par 
ce  ton  plus  réaliste  qui  nous  fait  mieux  sai- 


38  CHARLES    GUÉRIN 


sir  la  vérité  toute  saig'iiante,  sous  une  forme 
poétique  comjDarable  aux  plus  châtiées?  Sans 
doute.  Mais  si  la  jeunesse  du  moment  présent 
voue  à  Charles  Guérin  une  prédilection 
visible,  c'est  aussi  parce  que  ses  vers  lui  font 
entendre  une  musique  dont  on  l'avait  depuis 
Iong*temps  déshabituée  :  après  trente  ans  de 
tâtonnements  et  d' extra vag'ances,  voici  des 
poèmes  qui  se  relient  à  la  pure  tradition 
française.  Ce  n'est  pas  que  Guérin  n'ait  eu  à 
chercher  sa  voie.  Il  hésita,  trébucha  et  commit 
des  fautes  comme  les  autres.  Il  n'atteig*nit 
que  peu  à  peu  le  point  où  nous  l'avons  vu 
arriver.  Mais  son  ascension  suivit  une  lig-ne 
rég'ulière,  et  nulle  souffrance,  physique  ou 
morale,  n'arrêta  cet  effort  tenace  vers  la  per- 
fection. 


En  1894,  Charles  Guérin s'écriait  :  — «Nous 
sommes  en  pleine  décadence,  et  je  le  dis  avec 
fierté!  »  [Joies  grises,  184.)  Il  subissait  une 
double  influence,  celle  de  Mallarmé  et  celle 
de  Rodenbach. 

Le  doux,  modeste  et  pénétrant  causeur  qui, 
dans  son  petit  log'is  de  la  rue  de  Rome, 
rachetait  par  de  délicates  conversations  la 
subtilité  par  trop  elliptique  de  ses  vers,  ne 
manqua  pas  d'exercer  sur  Guérin  une  séduc- 
tion qui  devait  s'étendre  à  toute  une  époque 
littéraire.  Il  lui  communiqua  le  g^oùt  des 
g-loses  raffinées  et  des  attitudes  précieuses. 
C'était  le  temps  où,  cloîtré  loin  de  la  foule  — 
qu'il  appelait  «  troupeau  »,  —  le  futur  poète 
de  \ Homme  intérieur  dissertait  savamment  sur 
le  mérite  de  l'allitération,  «  élucidation  sen- 
sorielle   de  ridée   »,    et,   pour   inflig-er  une 


40  CHARLES    GUÉRIN 


leçon  aux  plats  alig*neurs  de  syllabes,  com- 
posait des  vers  qui  devaient  combler  d'aise 
M.  RenéGhil: 

Sous  les  pins  fins  pleins  de  plaintes,  au  sein  des  landes. 


L'influence  purement  mallarméenne  est 
sensible  en  bien  des  endroits  des  premiers 
essais  de  Charles  Guérin.  Elle  se  perpétua 
quelques  années.  Pour  montrer  quelle  valeur 
particulière  il  lui  attribuait,  Guérin  décidait 
que  seuls  les  exemplaires  de  luxe  du  Sang 
des  Crépuscules  (1895)  contiendraient,  hors 
texte,  «  l'Introït  »  que  Mallarmé  avait  bien 
voulu  écrire  en  préface  à  ce  recueil  ;  on  peut 
y  lire  des  compliments  comme  ceux-ci  : 
«  Habitude  du  mètre  ou  les  complexité  et 
fluidité,  aussi,  en  la  pensée,  rien  que  de  sûr 
parmi  votre  invention...  Subtilement  vous 
vous  g-ardez  bien  de  plaquer,  ce  qu'on  fît, 
imag*e  à  son  élément  g-rossier,  la  détachez, 
qu'elle  flambe,  à  part,  et  entre  plusieurs 
anime  cette  essence  riche,  pure  qui  est  votre 
produit,  ainsi  qu'au-dessus  de  tout,  par  exem- 


CHARLES   GUÉRIN  41 


pie,  l'azur.  »  Guérin  se  montrait  g'iorieux 
de  ces  élog-es,  et,  dans  une  lettre  particulière, 
à  la  fin  de  1896,  il  disait  encore  :  «  mon 
maître  aimé  Stéphane  Mallarmé.  » 

Georg-es  Rodenbach,  le  poète  de  la  Jeu- 
nesse blanche  et  du  Règne  du  Silence,  prenait 
aussi  de  l'ascendant  sur  son  esprit.  Guérin  lui 
consacrait  en  1893  une  long'ue  plaquette,  et 
lui  demandait  l'année  suivante  la  préface 
de  l'Agonie  du  Soleil.  Ce  qu'il  y  a  de  mineur, 
de  faible  et  d'incertain  dans  l'amoureux  de 
Brug'es  et  de  ses  beautés  mortes,  s'harmoni- 
sait alors  intimement  avec  sa  propre  sensi- 
bilité. Lui-même  se  plaisait  aux  chants 
ouatés,  aux  dorlotements  et  aux  lotions 
d'âme  :  on  trouvait  dans  ses  vers  «  des 
doig-ts  anonchalis  »,  des  «  vents  alg*ides  », 
«  des  esseulements  »,  et,  parfois,  des  «  fra- 
g'rances». 

Cette  période  coïncida  avec  une  crise  de 
volonté  très  g-rave.  Guérin,  qui  faisait  alors 
profession  de  mépriser  sa  province  lorraine 
comme  alourdie  de  béotisme,  se  réfug-iait 
dans  les  cénacles  parisiens  ou  dans  les  g*roupes 
esthétiques  bavarois,  —  il  fit  un  séjour  d'un 


42  CHARLES    GUÉRIN 


an  à  Munich.  —  Il  avouait  plus  tard  s'être 
fortement  détraqué  les  nerfs  en  leur  permet- 
tant des  jeux  dang-ereux. 

Rien  ne  l'intéressait  que  le  bizarre,  le 
maladif  et  le  déformé.  Il  se  passionnait  pour 
l'ésotérisme  et  pour  la  Kabbale.  En  même 
temps  il  s'enivrait  de  musique.  —  «  Ces  der- 
niers mois,  confiait-il  dans  une  lettre,  j'ai 
entendu  beaucoup  de  musique  en  Allema- 
g-ne.  Je  ne  connais  rien  d'aussi  débilitant 
pour  la  volonté  :  on  en  jouit,  mais  on 
s'épuise;  plus  que  les  poètes,  on  devrait  ban- 
nir les  musiciens  d'une  république  virile.  » 

Un  caractère  bien  trempé  et  naturellement 
orienté  vers  la  santé  morale  peut  suporter 
sans  g-rand  dommag*e  des  commotions 
pareilles.  La  sensibilité  trop  vive  de  Charles 
Guérin  en  conserva  une  impression  lente  à 
s'efTacer.  Il  était  de  ces  êtres  taciturnes  et 
secrets  qui  se  livrent  tout  entiers  à  ce  qui 
les  attire  et  doivent  faire  ensuite  un  rude 
effort  pour  s'en  dég-ag-e-r. 

Il  ne  pouvait  cependant  s'attarder  à  cette 
phase.  Son  g-oût  natif  luttait  contre  l'entraî- 
nement  des  influences  dont  il  s'était   laissé 


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PHOTOGRAPHIE    PRISE    A    SAIXT-MAURICE 
Janvier   1906 


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CHARLES    GUÉRIN  43 


envelopper.  Quand  on  a  traversé  cette  pé- 
riode dans  les  mêmes  conditions  d'âg-e  et  de 
milieu,  on  arrive  mieux  à  comprendre  ce 
qu'il  ressentait. 

Les  jeunes  g-ens  de  dix-huit  ou  de  ving't  ans 
qui,  entre  189»i  et  1900,  se  préparaient  à  la 
vie  littéraire,  souffraient  d'une  g'êne  incons- 
ciente. Je  parle  surtout  de  ceux  qui  habi- 
taient la  province.  Les  dieux  du  jour  étaient 
Mallarmé,  Kahn,  Vielé-Griffin.  Nul  ne  son- 
g-eait  d'abord  à  les  renier  ;  les  ricanements 
qui  accueillaient  ces  noms  dans  les  milieux 
de  bonne  bourg-eoisie  provinciale  où  vivaient 
nos  futurs  poètes,  forçaient  ceux-ci  à  exag-érer, 
par  esprit  de  fierté,  des  admirations  dont 
les  g-roupements  parisiens  leur  faisaient  une 
oblig-ation  étroite.  Mais  je  me  rappelle  leurs 
inquiétudes  et  leurs  résistances  ;  inquiétudes 
vag-ues,  résistances  timides  :  elles  devaient 
se  marquer  davantag-e  par  la  suite.  On  se 
confiait,  presque  en  cachette,  car  l'accusation 
d'être  un  philistin  semblait  g*rave,  ses  doutes 
sur  le  g'énie  de  tel  ou  tel.  Celui  qui  élevait  la 
voix  le  premier,  s'étonnait  et  se  réjouissait 
de  rencontrer  des  approbations  rapides.  On 


44  CHARLES   GUÉRIN 


osait  parler  de  g-alimatias,  de  stérilité,  de 
fourvoiement.  La  réaction  contre  le  symbo- 
lisme prenait  corps  :  elle  devait,  moins  de 
dix  ans  plus  tard,  transformer  en  purs  clas- 
siques un  Charles  Guérin,  un  Marc  Lafarg-ue, 
un  Emmanuel  Delbousquet,  un  PaulSouclion, 
un  Pierre  Gamo. 

Chez  Guérin,  l'évolution  est  facile  à  suivre. 
L'auteur  de  Joies  grises  (1894)  et  du  Sang  des 
Crépuscules  (1895)  qui  se  plaisait  à  fabriquer 
des  mots  étrang*es,  à  écrire  des  vers  de  qua- 
torze ou  de  dix-sept  pieds,  et  qui  faisait  rimer 
«  infiniment  »  avec  «  femmes  qui  mentent,  » 
confessait  lel"^  mai  1897  à  un  ami:  —  «  Je  suis 
très  irrité  en  ce  moment  par  les  livres  dont 
j'ai  à  parler  à  Y  Ermitage^  vers  et  prose.  Ah  ! 
sont-ils  embêtants,  tous  ces  g'ens-là,  avec  leur 
ivresse  de  vivre  qu'ils  embobinent  de  néolo- 
g-ismes,  de  barbarismes  et  d'une  lang^ue  de 
Topinambous.  L'intrusion  du  vers  libre  dans 
la  poésie  française  a  vraiment  des  suites  déplo- 
rables... CcEgi^ens  qui  sontg-énéralement  ig'no- 
rants  (et  souvent  belg'es)  ne  se  donnent  pas  la 
peine  de  rechercher  dans  leur  mémoire  des 
mots  français  qui  correspondent  à  leurs  sen- 


CHARLES    GUÉRIN  45 


salions,  et  ils  fabriquent  des  adverbes  atroces 
et  des  verbes  î...  On  se  croirait  revenu  aux 
beaux  jours  du  Décadent  et  du  Symboliste.  Et  les 
Espoirs  et  les  Tristesses,  et  les  Chevaliers,  et 
les  Lys  !  Quand  donc  en  netloiera-t-on  nos 
pauvres  parvis?  Zinc  doré,  pendule  Lohen- 
g*rin...  J'aime  encore  mieux  les  disciples  du 
vieux  Bag-hàvat  :   du  moins   faisaient-ils   des 


vers,  ceux-là  !  » 


N'est-ce  donc  plus  ce  même  Guérin  qui, 
dans  le  commentaire  de  Joies  grises^  avait 
violemment  attaqué  la  rime  et  prôné  l'asson- 
nance  ?  —  «  Par  quelle  aberration,  disait-il,  en 
vint-on  à  faire  disparaître  l'assonnance  au 
profit  de  la  rime!...  Pardonne,  Erato,  à  ceux-là 
qui  furent  fauteurs,  s'ils  ont  cru  ag'ir  pour 
le  bien  de  l'Art.  » 

Lui-même  devait  supplier  Erato  de  l'absou- 
dre pour  avoir  tenu  de  pareils  propos.  Il 
pratiqua  néanmoins  l'assonnance  pendant 
long-temps.  Souvent  même  il  composa  des 
poèmes  aux  assonnances  exclusivement  fémi- 
nines, et  alternées  :  les  effusions  lyriques  du 
Cœur  solitaire  en  ont  g-ardé  une  mollesse  et 
une  allure  chancelante  qui  nuisent  à  leur 
élan  :   pourtant,  dans  ce  recueil,  la  coupe  du 


MOXL.MEXT    ÉLEVÉ    A  LUXÉVILLE    A    LA    MÉMOIRE    DE   CHARLES    GLÉRIN" 


CHARLES   GUÉRIN  47 


vers  est  plus  sCire,  les  enjambements  plus 
discrets,  et  lorsque  le  poète  use  d'un  rythme 
peu  fréquent,  c'est  celui-ci,  par  exemple, 
accouplement  de  vers  de  sept  et  dix  pieds  qui 
n'est  pas  sans  g-râce  : 


Puisque  l'ennui^  pauvre  Jiomme, 
Te  jette  encore  à  de  nouveaux  voyages, 

Emporte  au  moins  dans  Vâme 
L'adieu  doré  d9s  beaux  jours  de  V automne. 

(le  cœur  solitaire,  lu.) 


Mais  Charles  Guérin  ne  disciplina  vraiment 
sa  métrique  qu'avec  VHomme  intérieur. 

La  correction  y  affecte  une  rig-ueur  de  plus 
en  plus  sévère.  —  «  Je  me  sens  devenir  mania- 
que »,  disait-il.  La  physionomie  des  vers, 
leur  aspect  matériel,  prenaient  à  ses  yeux 
presque  autant  d'importance  que  leur  cadence 
à  son  oreille. 

Il  travaillait  rég'ulièrement  et  beaucoup. 
Sa  correspondance  est  pleine  d'aveux  sur  ses 
hésitations  et  ses  reprises  :  —  ((   J'ai  là  mille 


48  CHARLES    GUÉRIN 


vers  de  mon  prochain  volume,  et  je  suis  déses- 
péré...  Je  donnerais  n'importe  quoi  pour 
pouvoir  jug-er  mon  œuvre.  Vous  savez  dans 
quelle  mesure  on  peut  se  fier  aux  amis  I 
Bienheureux  ceux  qui  ont  confiance  en  eux- 
mêmes.  Je  travaille  avec  nausée  huit  heures 
par  jour.  »  C'était  son  système.  11  ne  croyait 
pas  à  l'inspiration  romantique  ;  l'assiduité  lui 
apparaissait  comme  la  condition  d'un  art 
maître  de  soi.  —  «  Il  faut,  disait-il  encore,  se 
présenter  chaque  jour  devant  soi-même;  c'est 
une  politesse  que  l'on  doit  à  son  talent.»  Il 
s'enfermait  dans  son  appartement;  un  de  ses 
petits  frères  avait  seul  licence  d'y  pénétrer,  et 
pour  les  cas  g-raves. 

La  perfection  à  laquelle  il  parvint  ainsi, 
c'est  dans  ses  vers  descriptifs  qu'il  désirait 
surtout  l'atteindre. 

Le  lecteur  qui  parcourt  un  livre  de  Charles 
Guérin  est  d'abord  ému  par  l'intensité  de 
la  souffrance  et  de  la  passion.  Un  second  re- 
g"ard  révèle  un  tout  autre  aspect  de  cette  sen- 
sibilité. 

Guérin  était  un  observateur  délicat  :  ce 
lyrique  savait  noter  «la  taupe  aux  mains  de 


CHARLES    GUÉRIN  49 


vieil  ivoire»,  ou,  dans  Fherbe,  les  sauterelles 
qui 

Traînent  leur  ventre  rose  et  font  plier  les  prèles. 
(le  semeur  de  cendres,  lxvi.) 


Tantôt  il  indiquait  d'un  seul  trait  le  paysag-e, 
ou  bien  le  dessinait  vivement  : 


C^est  l'heure^  après  la  pluie,  oit,  redevenant  pur, 
Le  ciel  du  soir  se  peint  dans  les  vitres  riantes, 
Où  les  trottoirs  mouillés  réfléchissent  l'azur 
Et  les  pieds  nus  des  mendiantes . 

(l'homme  intérieur,  XL.) 

Tantôt  il  le  traitait  plus  larg-ement  ;  tel  ce 
tableau  d'automne,  aperçu  depuis  la  fenêtre 
de  sa  chambre: 

Le  soleil  soucieux  se  couche  en  ce  moment, 

La  fraîcheur  et  la  paix  du  jardin  sont  plus  grandes^ 

Je  vois  le  long  du  buis  cheminer  lentement 

Le  jardinier  qui  verse  à  boire  aux  plates-bandes. 


30  CHARLES   GUÉRIN 


Le  jour  baisse.  La  brise  agile  mon  rideau., 
Et  tandis  que  je  suis  des  yeux  sur  le  parterre 
V arrosoir  qui  répand  sa  chevelure  d'eau, 
Mon  âme  à  son  murmure  è^al  se  désaltère. 

J'écoute,  pieds  furtifs,  sur  les  chemins  sablés 
Rôder  mon  épagneul  en  quête  de  son  maître. 
Une  seri>ante  passe  a^'ec  un  bruit  de  clefs, 
Et  son  ombre  remplit  un  instant  ma  fenêtre. 

C'est  un  des  soirs  pensifs  du  déclin  de  Vété. 

Je  songe.    Un  li<^re  ou<^ert  sur  ma  table  frissonne. 

Et  je  respire  as^ec  des  pleurs  de  volupté 

L'air  dont  l'odeur  trahit  V approche  de  V automne. 

(l'homme  intérieur,  I.) 


C'est  à  la  veille  de  mourir  que  Charles 
Guérin  possédait  pleinement  sa  maîtrise.  Il 
avait  asservi  la  matière  maniée;  cadence  et  mots 
lui  appartenaient.  Je  citerai  une  dernière  pièce, 
que  je  considère  comme  son  chef-d'œuvre  de 
science  poétique;  les  mouvements  des  vers 
s'adaptent  j  ustement  à  la  chose  décrite  ;  chaque 
syllabe  y  est  calculée,  chaque  virg-ule  joue 
son  rôle  ;  le  son  des  mots  et  la  forme  des 
lettres  s'allient  pour  produire    la  sensation 


CHARLES    GUÉRIN  51 


voulue;  ce  pur  poème  plaît  à  l'œil,  caresse 
l'oreille,  et  donne  à  l'esprit  cette  satisfaction 
tranquille,  entière,  joyeuse,  de  l'objet  sans 
défaut  : 

Si  tu  veux  voir  un  vase  aux  belles  formes  naître. 
Suis-moi  dans  l'atelier  jusqu'à  cette  fenêtre 
Oii  Vébaucheur  travaille  assis  devant  le  jour. 
Il  jette  un  pain  de  terre  onctueux  sur  son  tour. 
Le  mouille,  et,  résistant  à  V effort  du  mobile, 
Elève  entre  ses  mains  la  frissonnante  argile. 
D'un  pouce  impérieux  il  V attaque  en  plein  cœur, 
La  creuse  et  la  façonne  au  gré  de  sa  vigueur. 
Regarde,  sous  l'active  étreinte  qui  la  guide. 
Le  vase  épanouir  sa  grâce  encor  liquide. 
Tandis  qiiil  V  arrondit  de  la  paume  au  dehors. 
Ses  doigts  joints  et  courbés  en  polissent  les  bords. 
L'argile  cependant,  sans  relâche  arrosée, 
Comme  un  miroir  voilé  reflète  la  croisée. 
Souple  et  svelte,  le  col  jaillit  des  fanes  égaux  ; 
Il  chemine  en  faisant  onduler  ses  anneaux. 
Menée  au  plus  haut  point  déjà,  sa  tige  molle 
Expire,  et  le  potier  la  renverse  en  corolle. 
Le  tour  s'arrête.  Alors,  et  prenant  un  répit, 
Lliumble  maître,  content  de  son  œuvre,  sourit. 

(l'homme  intérieur,  XVIII.) 


52  CHARLKS    GUÉRIN 


Lorsque  j'écrivis  cette  étude  pour  la  Revue 
de  Paris,  je  ne  connaissais  pas  encore  la  série 
des  manuscrits  successifs  du  poème  ;  il  en 
existe  sept  ;  on  trouvera  ci-contre  la  repro- 
duction autog-raphiée  de  la  première  et  de  la 
dernière  version. 

Elles  donneront  quelque  idée  du  labeur  que 
coûtait  à  Charles  Guérin  l'élaboration  d'une 
pièce  de  vers.  Encore  le  septième  manuscrit 
ne  porte-t-il  pas  le  texte  définitif  :  des  retou- 
ches furent  sans  doute  faites  sur  épreuve. 

On  peut  saisir  sur  deux  vers  le  travail 
d'amélioration  que  Guérin  poursuivait  sans 
trêve  jusqu'au  moment  où  il  était  satisfait. 
L'idée  à  rendre,  jetée  en  une  note  marg'inale 
de  la  deuxième  version,  est  la  suivante  : 
<(  l'amphore...  reflète  sur  ses  flancs...  (une 
imagée  de  la  croisée  qui) . . .  semble  immobile. . .  » 
Et  voici  l'expression  que  lui  prêtait  d'abord 
le  poète  : 


L'amphore  déjà  ronde  et  sans  cesse  arrosée 
Toujours  au  même  endroit  reflète  la  croisée. 


CHARLES    GUÉniN  53 


Le  quatrième  manuscrit  porte  comme 
variante  : 

V amphore  cependant  sans  relâche  arrosée 
Sur  ses  fanes...  reflète  la  croisée. 

Puis,  ridée  se  modifie  lég*èrement;  le  poète 
abandonne  cette  opposition  qui  l'avait  séduit, 
de  l'imag'e  immobile  sur  un  objet  en  mouve- 
ment; il  borne  son  effort  à  traduire  directe- 
ment la  sensation,  avec  le  plus  d'harmonie 
possible.  Et  il  écrit: 

Uamphore  cependant,  sans  relâche  arrosée. 
Sur  sa  hanche  qui  luit  reflète  la  croisée. 

Mais  il  n'est  pas  encore  content.  Ces  mots 
à' amphore,  de  panse,  ne  lui  paraissent  ni  assez 
souples,  ni  assez  brillants.  La  sixième  version 
propose  : 

La  paroi 

L'argile  cependant,  sans  relâche  arrosée, 

Comme  un  miroir 

Sur  sa  hanche  qui  luit  reflète  la  croisée. 


54  CHARLES   GUÉRIN 


Cette  fois  le  but  est  presque  atteint.  Encore 
un  mot  —  un  seul  —  pour  ajouter  à  la 
mollesse,  à  la  lumière  g*rise  et  tendre  de  ces 
vers.  Et  ce  sera  : 


L'argile  cependant,  sans  relâche  arrosée, 
Comme  un  miroir  voilé  reflète  la  croisée. 


On  suivrait  avec  tout  autant  de  profit  les 
transformations  apportées  dans  chaque  détail 
du  poème. 


Ces  vers,  que  l'on  peut  comparer  sans 
crainte  au  plus  irréprochable  poème  g'rec, 
Charles  Guérin  les  a  conçus  devant  un  vieil 
ouvrier  de  la  fabrique  paternelle,  à  Lunéville. 

Car  si  l'art  classique  revit  en  lui,  c'est  dans 
son  temps  et  dans  les  faits  qu'il  observait  que 
Guérin  cherchait  son  inspiration.  Les  pièces 
qui  se  rapprochent  le  plus  des  formes  antiques 
ont  une  orig*ine  tout  à  fait  moderne.  Le  ma- 
g-nifique  poème  XXVllI  de  VHomme  intérieur, 
que  sa  long'ueur  empêche  de  reproduire  ici  et 
dont  rien  ne  se  peut  détacher,  fut  écrit  au  bord 
de  la  Méditerranée,  au  Lavandou  ;  le  voyag'e 
en  barque  vers  les  Iles  bleues  est  un  voyage 
aux  îles  d'Hyères.  Plus  tard,  un  biographe, 
s'entourant  de  documents  qui  restent  encore 
épars,  pourra  sans  doute  retrouver  ainsi  l'ori- 
gine de  ses  plus  beaux  vers. 


56  CHARLES    GUÉRIN 


Guérin  voyag-eait  beaucoup.  Si  l'on  s'en 
étonnait,  il  murmurait  :  —  «  Je  ne  vous  sou- 
haite pas  mon  aig-uiilon.  »  Il  supportait  dif- 
ficilement les  long-s  séjours.  Un  fâcheux  lui 
disant  :  —  «  Mais  cela  ne  vous  fatig'ue  donc 
pas!  »,  il  répondit,  avec  ce  sourire  et  cette 
narine  ironiques  qu'il  savait  prendre  :  — 
«  Quand  vous  avez  mal  aux  dents  la  nuit,  vous 
vous  promenez  de  chambre  en  chambre,  n'est- 
ce  pas?  Eh  bien,  j'ai  toujours  mal  aux  dents.  » 
Il  connaissait  l'AUemag'ne,  la  Belg*ique,  la 
Hollande,  la  Suisse,  l'Italie.  Quelquefois,  il  par- 
tait brusquement,  traversait  Paris,  et  courait 
se  réfug*ier  sur  la  côte  basque,  ou  dans  un 
petit  villag'e  de  Provence.  Il  appelait  cela 
€  chang'er  son  âme  de  pot  ». 

Mais  il  s'attachait  de  plus  en  plus  à  sa 
Lorraine  natale.  Il  aimait  résider  à  Lunéville, 
et  surtout  dans  sa  maison  de  campag*ne  de 
Vadelaincourt,  près  de  Souilly,  dans  la  Meuse  ; 
le  paysag-e  de  jardin  cité  plus  haut  vient  de 
Vadelaincourt. 

Je  n'essaierai  pas  de  dire  quel  vide  Guérin 
a  laissé  parmi  ses  amis.  Ils  eurent  le  sentiment 
d'une  catastrophe.  Cependant,  la  plupart  ne 


CHARLES    GUÉRIN  57 


le  voyaient  que  rarement,  et,  comme  il  aimait 
peu  les  long-ues  correspondances^  l'influence 
qu'il  exerçait  sur  eux  n'était  ni  directe,  ni 
active. 

Mais  il  les  tenait  reliés  par  un  lien  puissant. 
Ni  lui,  ni  eux  ne  s'en  rendaient  peut-être 
compte.  Que  de  fois  ils  l'ont  vainement 
cherché  des  yeux  depuis  qu'ils  l'ont  perdu  ! 
Au  deuil  intime  qu'ils  ressentent  se  mêle  le 
souci  de  l'avoir  vu  partir  au  moment  même 
où  il  se  possédait,  et  dans  une  période  littéraire 
incertaine  où  son  exemple  aurait  pu  venir  en 
aide  à  bien  des  hésitants. 

La  nouvelle  de  sa  mort  les  atteig-nit  comme 
un  coup  inattendu.  On  le  savait  inquiet, 
souffrant,  mais  non  pas  près  de  disparaître. 
Il  avait,  cependant,  achevé  des'amaig-riretson 
visag'e  se  ridait.  Il  était  allé  à  Saint-Maurice, 
dans  le  Valais.  J'ai  devant  les  yeux  la  dernière 
photogTaphie  de  Charles  Guérin  vivant  ;  elle 
a  été  prise  là  ;  il  est  en  costume  de  marche, 
appuyé  des  deux  mains  sur  le  rebord  d'une 
fenêtre,  silhouette  noire  et  mince  tournée 
vers  un  fond  de  neig*e  lumineuse  :  c'est  ainsi 
que  je  v«ux  le  voir  pour  la  dernière  fois,  plu- 


58  CHARLES    GUÉRIN 


tôt  que  renversé  sur  son  lit,  immobile  et  les 
yeux  clos... 

On  croit  qu'à  Saint-Maurice  il  aurait  eu 
déjà  une  cong-estion  cérébrale.  Mais  il  ne  pré- 
vint personne  :  ce  jeune  homme  qui  avait 
composé  son  épitaphe  avant  ving*t  ans  s'était 
habitué  à  l'idée  de  finir. 

Il  rentra  seulement  à  Lunéville.  Il  semblait 
plus  triste,  plus  renfermé  que  d'habitude, 
et  passait  beaucoup  de  temps  dans  sa  cham- 
bre. —  «  Charles  travaille...  »,  disait-on. 
Il  classait  ses  livres  et  mettait  de  l'ordre  dans 
ses  manuscrits.  Enfin,  quand  il  sentit  qu'une 
nouvelle  attaque  était  prochaine,  il  donna, 
toujours  silencieux,  un  reg-ard  à  ceux  qu'il 
aimait,  remonta  chez  lui,  rang-ea  quelques 
papiers  sur  la  table,  posa  sa  plume  par- 
dessus; puis  il  se  coucha  pour  mourir. 


ACHEVE    D  IMPRIMER 

Le  seize  octobre  mil  neuf  cent  neuf 

PAU 

ED.   GARNIER 

A  CHARTRES 

pour  le 
MERCVRE 

DE 

FRANCE 


La  Bibliothèque 

Université  d'Ottawa 

Echéance 

2-5.  &jfR.  1996 
MAY  I)  8  19S6 


APR 


?  6  1996 


The  Library 

University  of  Ottawa 

Dote  due 


III  llllll  III  jll  II 


a39'003     00399022  2_b 


CE  PQ   2613 

.U2Z57"/  1909 
COO  ARCENNE 
ACC#  1235445 


DE    T    CHARLES    GUER