PÊCHE AUX MARSOUINS
DANS LE FLEUVE St. LAURENT.
PRÉCIS HISTORIQUE — MŒURS ET CAPTURE
DU MARSOUIN — PRÉPARATION D.. SES
DÉPOUILLES — HUILES ET CUIRS.
MONTREAL:
TYPOGRAPHIE DE "L'OPINION PUBLIQUE,"
No. 319 Rue St. Antoine.
1873
(Là
LA
PÊCHE AUX MARSOUINS
DANS LE FLEUVE St. LAURENT
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PRÊCIS HISTORIQUE — MŒURS ET CAPTURE DD MàRSOUlN — PREPARA-
TION DK SES DÉPOUILLES — ^HUILES ET CUIRS.
Les voyageurs qui parconront lo 8aint-ljanront entre la tra-
ViTSo do Saint-Roch et lo Golfe, observent un speet-acle aussi
curieux qu'intéressant, et tout particulier à notre fleuve et à ses
parages : c'est la vue des troupeaux de marsouins qui viennent
respirer et se jouer à la surface de l'eau. Durant les beaux
jours, lorsque le temps est calme, et qu'ils ne sont effrayés par
aucun bruit, on les voit nager autour des embarcations, et l'on
entend distinctement le sourd ronflement de leur respiration.
L'éclatante blancheur de leur peau contraste avec le vert
sombre des flots, et les fait paraître comme des glaçons cou-
verts de neige. Quand ils se montrent, on voit d'abord leur
tôte ronde, puis un jet d'eau qu'ils lancent de leur soufflet à
quelques pieds en l'air, et successivement leur cou et leur dos.
Quelquefois on aperçoit la femelle portant son petit sur sa
queue ; celui-ci, qui ett d'un gris bleu, semble se tenir ferme-
ment attaché, comme s'il faisait le vide entre lui et sa mère.
Lorsque celle-ci a deux petits, on les voit appuyés de chaque
côté de ses nageoires. Au reste, ils paraissent avoir la faculté
d'adhérer solidement sur toutes les parties de leur mère. On
observe sonlemcnt que, pendant qu'elle les allaite, elle se
>-4 —
penche d'un côté en nageant. Son lait est abondant et épais
il ressemble assez à celui de la vache, auquel serait mêlé une
assez forte dose de carbonate de soude ; ce qui donne une sa-
veur alcaline.
Rien n'est étrange et singulier comme d'entendre, durant le
silence de la nuit, leurs puissants soupirs qui s'élèvent à
chaque instant de tous les points de l'horizon.
Le marsouin n'appartient pas au genre des poisson?. C'est
un manimifôre de la famille des souffleurs, et de l'espèce des
dauphins, que les naturalistes désignent sous le nom de mar-
souins globiceps, ou à tête arrondie. Comme le dauphin, il a
deux nageoires ; et la queue posée horizontalement. Il ne se
rencontre, paraît-il, que dans les parages du Saint-Laurent et
de la Baie d'Hudson. Sa longueur varie de quinze à vingt
pieds. On en a capturé quelques-uns qui meauraient jusqu'à
vingt-cinq pieds. Son oreille est presque imperceptible. C'est
une légère cavité qui n'est guère plus grosse qu'une tête d'é-
pingle ; cependant il a l'ouïe extrêmement délicate, et le
moindre bruit l'effraie.
On croit que les marsouins vivent très- vieux. Du moins, si
l'on observe les dents de ceux qui paraissent les plus âgés, on
constate qu'elles sont extrêmement usées, quoique leur émail
soit très-dur, et que la nourriture ordinaire du marsouin, com-
posée do petits poissons, soit d'une nature qui offre peu de ré-
sistance à l'action de ses mâchoires.
II.
La capture de ce superbe cétacô dut tenter l'avidité des an-
ciens habitants de la Nouvelle-France. A'issi voit-on que la
pêche du marsouin a commencé à être faite ChB l'année 1705.
Ce fut le hasard qui fit découvrir aux colons que le marsouin
pouvait se prendre dans les tentures de pêche. Les premiers
que l'on prit furent trouvés dans des pêches aux harengs, où ils
étaient entrés en poursuivant le petit poisson. Il y a une
trentaine d'années, quel<iues-uns ont encore été capturés de la
sorte à la Bivière-Ouelle.
C'est à la pointe formée par cotte rivière et par le fleuve
— 5 —
Saint-Laurent que furent tendues les premières pêches aux
marsouins ; et depuis on n'a jamais cessé d'y tendre ; cette in-
dustrie ayant toujours été fort lucrative.
La première concession de la pêche aux marsouins fut faite,
le vingt juillet 1707, à six habitants de cette paroisse par l'in-
tendant Raudot. Voici le texte de cette concession :
*' Jean Delavoyé, Etienne Bouchard, Pierre Soucy, Jacques
" Gagnon, Pierre Boucher et François Gauvin nous ayant ex-
" posé qu'étant habitants de la Boutheillerie, sur la Rivière-
" Quelle, proche voisins les uns des autres, qu'ils se seraient
" unis ensemble pour faire la pêche du marsouin dans la de-
" vanture de leurs terres à la pointe de la dite Rivière-Ouelle
" qui est un endroit très-propre pour faire la dite pêche, la-
" quelle même ils ont commencé depuis deux ans, et ce suivant
♦' le droit de pêche qu'ils ont par leur contrat de concession, et
" comme quoy qu'ils usent de leur droit, ils pourraient être
" troublés dans l'exercice de la dite pêche, ils nous demandent
" qu'il nous plaise les autoriser pour continuer la dite entre-
" prise. Le Sieur de Boishébert, seigneur de la dite Terre do
" la Boutheillerie, entendu, qui nous a dii^ que par leur contnit
*' de concession le dit droit de pêche leur avait été accordé et
" qu'il ne s'opposait point à leur demande, à laquelle ayant
" égard, —
" Nous autorisons l'uuion faite entre les sus-nommés pour
" faire la pêche au marsouin dans la devanture de leurs habi-
" tations, défendons de les y troubler à peine de tout dommage
" et intérêt.
« Fait àQuébec ce vingt juillet, 1707.
« (Signé) Raudot."
Les six premières parts de la pêche passèrent successivement
aux descendants des propriétaires, et furent subdivisées parmi
un si grand nombre de familles que, de nos jours, il était à peu
près impossible de retracer les droits de chacun. C'est afin de
se reconnaître au milieu de cette confusion, et de constater les
titres des différents propriétaires, que la société de la pêche
s'est constituée en corporation légale par un acte de la législa-
ture de la Province de Québec passé en 1870.
— 6 —
On doit remarquer à la louange de cette société que depuis
lus d'un siècle et demi qu'elle subsiste, jamais aucun procès
n'est venu troubler la paix parmi un si grand nombre d'asso-
ciés. C'est un fait qui vient en contradiction avec la réputa-
tion chicanière acquise à la race normande, dont la plupart des
Canadiens tirent leur origine.
Le dixième des huiles provenant de la pêche, que les sei-
gneurs de la Riviôre-Ouelle ont toujours perçu depuis 1*748, no
relève pas, comme on serait porté à le croire, du droit féodal ;
car le droit de pêche avait été concédé aux censitaires en même
temps que leurs terres. Mais à la suite d'une contestation sur-
venue entre eux et les pêcheurs de l'anse de Sainte-Anne au
sujet de kurs limites mutuelles, ils eurent recours, pour obtenir
justice, à l'influence de la seigneuresse, madame de Boishébert,
veuve du fils du premier seigneur de la Rivière-Ouelle, M. de
la Bouteillerie. Ce fut en considération des services qu'elle
leur avait rendus en cette occasion, et de l'engagement qu'elle
prit de les protéger à l'avenir, tant par elle-même que par ses
héritiers dans la seigneurie, que les propriétaires de la pêche
lui abandonnèrent le privilège du dixième des huiles dont les
seigneurs ont joui jusqu'à nos jours.
Il existe, parmi les papiers de la pêche, une ordonnance du
trop fameux intendant Bigot, pour réprimer certains abus, et
dont quelques dispositions assez singulières méritent d'être
connues :
** Sur les représentations qui nous ont étc faites par les sei-
" gneurs de la llivière-Ouelle que les habitants de la dite costo
" vont tirer des coups de fusils sur une pointe à laquelle il a
" établi une pêche à marsouin, et y mettent même leurs bes-
« tîaux, sans aucun droit, ce qui lui cause un tort considérable,
" attendu que le poisson s'éloigne de la dite pointe : nous fai-
" sons défense aux habitants du dit lieu de la Rivière-Ouelle et
" à tous les autres d'aller tirer des coups de fusils sur la dite
« pointe et d'y mettre leurs bestiaux, à peine contre les contre-
" venane de confiscation des bestiaux et en outre do vingt
" livres d'amende contre les propriétaires des dits bestiaux et
' contre lus chasseurs, applicable à la fabrique de la paroisse.
— 7 —
" Sera la présente ordonnance lue et publiée à la porte de
" l'église du lieu.
'< Fait à Québec le 22 juin, 1752.
(Signé,) Bigot."
Quelques spéculateurs anglais, entre autre MM. Lymburner
et Crawford de Québec, prirent à bail, le 25 janvier 1798, la
pêche de la Rivière-Ouelle. Mais comme ils ne surveillèrent
pas par eux-mêmes les opérations, ils firent des pertes consi-
dérables qui furent une des causes do leur faillite, et qui les
contraignirent à résilier leur contrat en 1804.
Les désordres auxquels se livrèrent, à la pointe de la Kivière-
Ouelle, les agents des bourgeois de Québec, comme on les appe^
lait, sont restés célèbres dans la mémoire des habitants du lieu.
Ils ont fourni de texte à plusieurs légendes, plus ou moins fan-
tastiques, qui ont défrayé, pendant longtemps, les imaginations
superstitieuses, et qu'on se plait à raconter, le soir au coin du
feu, pour amuser les Jeunesses. Plusieurs anciens prétendaient
avoir entendu le bruit d'orgies diaboliques qui se prolongèrent
même après le départ des employés de la compagnie anglaise.
La maison de la Pointe a été regardée, longtemps après^
comme une habitation redoutable, et hantée, selon Tidée d'un
grand nombre de gens. Il y avait alors peu de personnes qui
eussent osé y coucher seules la nuit. L'isolement de cette mai-
son près du fleuve à l'extrémité de la Pointe, ombragée encore
aujourd'hui par la forêt, et le passage fréquent des Sauvages
qui avaient l'habitude d'y venir camper, ont contribué à entre-
tenir ces mystérieux souvenirs.
Les associés de la pêche ont réussi à discréditer les fables qui
ont eu cours pendant bien des années, mais en expiation des
scandales commis par les étrangers, et pour attirer la protection
du ciel sur leurs travaux, ils ne manquent jamais de faire bénir
la pêche, chaque printemps. Leurs pieuses croyances su ré-
vèlent encore par les croix qui sont plantées ça et là le long du
rivage.
Nous dirons plus loin les luttes sanglantes que nos pêcheurs
font, sur la grève, contre leurs captifs aquatiques. Remarquons,
en passant, que cette Pointe n'a pas toujours été témoin de com-
— 8 —
bats auasi pacifiques. En 1690 entr'autros, un détachement de
la flotte anglaise qui remonluit le flt3uve, y avait fait une des-
cente, les habitants s'armèrent en toute hûte, et, conduits par
lem* brave curé, M. de Francheville, armé comme eux du mous-
quet, ils assaillirent vigoureusement les ennemis, et les for-
cèretit à se rembarquer plus vite qu'ils n'étaient venus.
Voici la manière originale ilont ce fait est raconté dans une
relation de l'époque :
" Les ennemis s'étaient fliattés de mettre à terre sans oppo-
" sition. Lorsqu'ils lurent aux premières habitations, ils
*' crurent qu'il n'y avait qu'à débarquer et se mettre à table.
" Ils furent surpris que, pour la première entrée, on leur servit
" une salve de coups de fusils. A la Rivière-Ouelle, le sieur
" de Francheville, curé, prit un capot bleu, un tapebord eu
'* tète, un fusil en bon état, se mit h la tôte de ses paroissiens,
" firent plusieurs décharges sur les chaloupes, qui furent con-
** traintes de se retirer au large av 'c pertes."
A différentes époques, on a essayé de prendre le marsouin,
sur plusieurs endroits de la cote, et particulièrement aux îles <io
Kamouraska et dans l'anse de Sainte-Anne de la Pocatière ;
mais aucun de ces essais n'a été assez productif pour encoura-
ger h les continuer d'une manière permanente. 11 faut cepen-
dant excepter l'île aux Condres, oîi l'on a toujours tendu depuis
assez longtemps, ù peu d'interruptions près. Mais comme ii
croît peu de bois franc dans l'île, les pcch 'urs sont obligés do
se servir d'arbres de sapin et d'épinette garnies de leurs bran-
ches, qu'il faut attacher ensemble, afin qu'ils puissent résister
au courant. Cette manière de construire la pêche étant plus
coûteuse que celle en usage à la fUvière-Oiielle, les profits y
sont moins considcrables.
Dans ces derniers temps, on a fait diverses tentatives pour
noyer le marsouin au moyen de rets, mais le pntit nombre qu'on
a réussi à prendre de la sorte n'a pu suffire à donner du crédit à
ce nouveau procédé
Les savants des Etats-Unis ont fait, dans ces dernières
années, des études spéciales sur notre marsouin.
En 1860, la célèbre société am. icaiue, connue sous le nom
— 9 —
de Smithsonian Institute^ a fait préparer et transporter un sque-
lette de marsouin destiné à son musée d'histoire naturelle ; et
cette même année, elle devait envoyer un de ces préparateurs,
pour faire empailler un spécimen.
Il y a quelques années des Américains de Boston ont acheté
un marsouin vivant qu'ils ont transporté par les chars, dans
une vaste caisse remplie d'eau et de varech. Il a été exposé
dans un immense bassin construit en verre, oii il a excité la
curiosité de la foule ; malheureusement il est mort peu do temps
après son arrivée à Boston.
Un autre a été conservé vivant, pendant dix-huit mois, à
New- York au musée de Baruum, oii des milliers de visiteurs
l'ont vu traîner une nacelle dans son aquarium.
III
La pêche aux marsouins de la Riviére-Ouelle est construite
au moyen de perches de dix-huit à vingt pieds de longueur,
plantées à environ un pied et demi les unes des autres, jr la
grève qui, en cet endroit, assèche à environ un mille et demi
de la ligne de la haute marée. La tenture de la pêche exige,
chaque année, l'emploi de 7200 perches. Du temps des ôowr-
geois, on liait ces perches entre elles par un double rang do
cordes ; mais l'expérience a prouvé que cette précaution était
superflue.
Le demi-cercle, que forme la pêche, a trente-huit arpents, ou
un mille et un tiers de longueur ; et se termine, à cinq arpents
du bout de la Pointe, par uae courbe plus rentrante, qu'on
appelle le raccroc.
Cette ouverture sert do porte & la poche. On a coutume de
la tendre du huit au vingt-cinq d'avril, époque vers laquelle
arrivent le caplan et l'éperlan qui viennent frayer le long de la
grève. Comme ces petits poissons forment l'une des premières
et la plus abondante pâture du marsouin, au printemps, c'est
alors qu'il s'approche de terre et se met à leur poursuite.
L'heure de la marée montante est le moment du fraie ; c'est
aussi l'heure de son repas. Il est maigre et affamé, lorsqu'il
fait son apparition, et il se gorge d'aliments avec une telle- -
— 10 —
racitè qu'en huit ou dix jours, il acquiert cinq ou six pouces de
graisse, et quelquefois jusqu'à huit pouces. Cette graisse le
recouvre tout ntier d'une enveloppe que les pêcheurs nomment
capot. On explique la promptitude avec laquelle il prend cet
énorme embonpoint par la facilité d'assimilation qu'offre sa
nourriture, et par le développement considérable de son appa-
reil digestif.
Les propriétés soporifiques du caplan et de l'éperlan sont fort
connues ; il n'est donc point surprenant que le marsouin, après
b'en être repu, éprouve une langueur et une somnolence qui
le rendent insouciant et plus facile à capturer. Les pêcheurs
redoutent ceux qu'ils appellent les savants ou coureurs de
loches : ce sont do vieux marsouins, vrais renards de mer, qui
ont échappé à plus d'un danger, et qui passent au travers des
perches sans aucune crainte. On en voit qui se tiennent à
l'entrée de la pêche, qai donnent l'alarme aux troupeaux avec
une étonnante sagacité, et qui souvent les empêchent de s'y
engager. S'ils ne réussissent pas à les arrêter, ils leur servent
de guide, et trop souvent les entraînent à leur suite au travers
des perches. Ces savants ne peuvent être capturés que lorsqu'ils
sont devenus extrêmement gras et stupides par l'excès de leur
gloutonnerie.
Le spectacle qu'offrent les troupeaux de marsouins, à l'heur
où ils pèchent en côtoyant le rivage, est unique dans son genre
Quand on a, une fois, contemplé une pareille scène, on no l'ou-
blie plus.
Au mois de mai dernier, plusieurs personnes de l'endroit en
ont été témoin dans les circonstances les plus favorables. La
journée qu'elles avaient choisie pour aller se placer sur les ro-
chers du bout do la Pointe, afin d'y jouir de ce spectacle, était
magnifique; et ces superbes cétacés se montraient avec una
abondance qui ne s'était pas vue depuis longtemps : ils four-
millnient dans l'anse de Sainte-Anne, et dans l'embouchure do
la Riviôre-Ouclle. A la fin du montant, on les voyait doubler
la Pointe par bandes nombreuses, en suivant leur course ordi-
naire ; ils longeaient les rochers, en avalant, avec avidité, le
polit poisson, dont l'eau était littôralcmont épaissie. Comme
— 11 —
la mer a peu de profondeur en cet endroit, ils nageaient presque
toujours à la surface, et si près de la grève, qu'il eût été facile
de les atteindre d'un jet de pierre. La nappe du fleuve en était
toute blanche. Les jets d'eau qu'ils lançaient de leur évent en
poussant leur souffle, retombaient en courbes gracieuses, et se
dispersaient en gouttelettes qui étînnelaient comme des dia-
mants au soleil.
C'est en poursuivant ainsi leur proie, que les marsouins, de-
venus indolents et endormis, s'engagent, sans soupçonner aucun
danger, dans la porte de la pêche. Dès qu'ils l'ont franchie,
l'instinct leur fait prendre le large pour chercher l'eau pro-
fonde. Ils traversent ainsi la pêche en diagonale, et rencon-
trent les perches, dont la longue ûle leur parait comme une
muraille, et dont les extrémités, a^^itées par le courant, s'entre-
choquent et les effraient. Alors ils se détournent et remontent
le long de l'aile du large dans l'espoir de trouver une issue. La
courbure de la pêche les ramène peu à peu vers le raccroc ;
mais quand ils s'en approchent, ils s'aperçoivent que, là, l'eau
est moins profonde. Ils retournent donc vers le fond de la
pêche, où ils rencontrent les mêmes obstacles. Dès lors, ils
sont complètement écartés, deviennent effrayés, et ne se mon-
trent plus guère à la surface de l'eau. Après quelques nou-
velles tentatives d'évasion, ils se réfugient ordinairement dans
les deux endroits les plus profonds, la mare-plaie et la mare-creuse.
Ils nagent alors lentement, et, selon l'expression des pêcheurs,
ils n'avancent plus qu'à la sonde. Pendant ce temps, la maréo
se retire rapidement.
A l'époque des grandes mers, les marsouins échouent, et il
est très-facile de les tuer ; mais dorant leë petites mers, l'eau
baisse beaucoup moins, et ils peuvent nager sur une grande
étendue. Alors la chasse que leur livrent les pêcheurs est un
spectacle des plus émouvants. Les hommes qui font le quart
sur le rivage, ordinairement au nombre de six, descendent
dans des canots en suivant le bord extérieur de la pèche. Ils
franchissent les perches du côté du large, et se mettent à la
poursuite des captifs. Quand ils sont en grand nombre, il faut
Bo hûtcr de les tuer pour ne pas être surpris par la marée mon-
— 12 —
tante. On en a pris autrefois jusqu'à cinq cents dans une même
marée, et dix-huit cents durant la même saison. II y a trois
ans, cent-un marsouins ont été tués de nuit dans une même
marée par quatre hommes seulement ; ce qui est regardé comme
un exploit peu ordinaire. Ceux-ci ne s'attendant pas à une si
forte prise, n'avaient pas eu le temps d'envoyer chercher du
secours.
Les pêcheurs sont armés de harpons et d^èspontons. Le har-
pon est un dard muni d'oreillettes qui s'ouvrent quand on veut
le retirer. Il est lonef d'environ deux pieds et attaché à une
courroie. Il se termine par une douille dans laquelle on en-
fonce un manche de bois mobile. L'esponton est un dard ordi-
naire fixé à un manche de sept ou huit pieds. Les harpon-
neurs lancent le harpon parfois à une bonne distance, et l'en-
foncent dans le flanc du marsouin. Celui-ci se sentant piqué,
bondit à la surface de l'eau, plonge et se roule pour se débar-
rasser du trait qui le blesse, et s'enfuit de toute sa vitebse, en-
traînant à sa suite le canot par la corde, dont un bout est fixé
au harpon, et l'autre est retenu par un des harponneurs du canot.
Une course effrénée s'engas^e en ce moment ; le canot, em-
porté avec violence, touche h peine la surface des flots qui
bouillonnent sous les énormes coups de queue du monstre
marin. L'eau, en peu d'instants, devient toute rougie ; car lo
marsouin a une quantité prodigieuse de sang qui varie do huit
à dix gallons. Bientôt il commence à se fatiguer ; alors on se
rapproche de lui en retirant dans le canot une partie de la corde.
Le harponneur, debout sur l'avant, lance l'esponton, dès qu'il
se voit à une bonne portée. Poussé par une main vigoureuse
et exercée, le trait perce parfois l'animal de part en part, et lo
sang rejaillit jusqu'à deux et trois pieds hors de l'eau. Malgré
ces pertes énormes, le marsouin s'agite encore longtemps avant
d'expirer, si ses blessures n'ont pas attaqué la moelle épiniî're.
Le moyen le plus expéditif pour le tuer, est de lui enfoncer
l'esponton immédiatement en arrière du soufflet, ce qui lui
rompt l'épine dorsale.
Qu'on se figure, si l'on peut, l'animation qie présente la
pêche AUX marsouins, lorsqu'il y on a une centaine dans les
— 13 —
mares, qao vingt-cinq ou trente hommes sont à leur poursuite,
que cinq ou six canots traînés, par les marsouins, sillonnent la
pêche en tous sens, que les espontons sont lancés de toutes
parts, et que les hommes sont tout couverts du sang qui jaillit
à flots. Au milieu des clameurs des combattants et des sile-
ments plaintifs que poussent les marsouins blessés, quelques har-
ponneurs sautent sur leur doB, d'autres s'élancent à la mer jus*
qu'aux épaules, et brandissent les espontons, semant partout le
carnage et la mort. L'enceinte de la pêche ressemble, à la fin
de cette lutte, à un lac de sang.
Il y a quelques années, les passagers d'un steamer européen
furent témoins d'une pareille scène, et manifestèrent leur en-
thousiasme en faisant tirer une salve de coups de canon.
Le marsouin ne cherche jamais à se défendre, il ne songe
qu'à fuir, et comme il est de nature essentiellement mouton-
nière, il ne se sépare point du troupeau. Si parfois il renverse
un canot, ou quelques hommes, d'un coup de queue, ce n'est
que par hasard et dans sa fuite.
On a été souvent témoin, au milieu du massacre de ces
pauvres animaux, de scènes de dévouement maternel vraiment
touchantes : des mères, dont les nourrissons étaient enfermés
dans la pêche, se sont laissées échouer et tuer en dehors des
perches, plutôt que d'abandonner leurs petits.
On cite comme un fait exceptionnel un accident arrivé à
l'un des harponnéurs : il fut mordu à la jambe par un marsouin
blessé, et traîné à une distance considérable ; mais sans doute
l'animal à l'agonie n'avait saisi cet objet qu'au hasard.
Un autre harponne ur, après avoir frappé de son arme, s'é-
tant obstiné à la retenir, fut lancé en l'air par le marsouin qui
se retourna subitement et le fit retomber dans l'eau la tête la
première, aux grands éclats de rire de ses compagnons.
Aussitôt que tous les marsouins ont été tués, un signal con-
venu est fait du large aux hommes du rivage pour leur indi-
quer le nombre de marsouins capturés, afin qu'on leur expédie
les chevaux nécessaires pour les traîner à terre sur de grosses
menoireê. Pour y attacher les marsouins, on leur perce la queue
d'un trou d'environ deux pouces de diamètre, par où l'on passe
— 14 -
des courroies. Il faut se lulter dans ce travail ; car la marôo
commence déjà à monter. Si l'on n'a pas assez de chevaux, ou
si le temps manque pour emmener tous les marsouins à terre,
on a recours h un ancien msde d'ancrage appelé Barbe de Chatte.
Il consiste k fixer dans la vase huit à dix perches, formant une
croix de Saint-André, sur laquelle sont liés les marsouins, où
ils restent jusqu'à la marée suivante.
Lorsque toutes les charges sont formées, profitant du flottage
de la marée, chacun des chevaux, dirigé par des passes connues
traîne depuis un jusqu'à cinq marsouins, si les conducteurs
ne sont pas effrayés par la rapidité du montant qui facilite
leur marche.
IV.
L'opération du dépècement se fait immédiatement sur le
sable du rivage. Le marsouin est tourné sur le dos, et quatre
dépéceurs, armés de longs couteaux, le fendent depuis la queue
jusqu'au cou. Une coupe transversale est faite autour de la
tête. De larges incisions séparent le lard de la chair. Le sque-
lette est ensuite rejeté de côté et le capot, ainsi séparé, est
fendu en deux dans sa longueur. On enfonce des crochets do"
fer aux extrémités de chacune des parties qui sont traînées par
des chevaux jusqu'à proximité des hangars. Un plan incliné
reçoit ensuite le capot que des crochets, fixés ù un rouleau, re-
tiennent par l'extrémité inférieure. Un dépo<*eur détache le
lard de la peau qu'on replie autour du rouleau. A mesure quo
le lard retombe sur le plan incliné, on le coupe en larges mor-
ceaux auxquels on donne le nom anglais de flike ; et on les
jette dans de vastes cuves. L'huile qui coulo sur le plan est
reçue dans des auges.
Les pauvres ne manquent jamais de venir quérir leur part
de la pêche ; et la charité proverbiale de la société ne les renvoie
jamais les mains vides : chacun s'en retourne avec une flique
dans sa chaudière, ou accrochée au bout d'une petite branchp.
Les associés sont convaincus que le succès de leurs travaux dé-
pend des largesses qu'ils font à Dieu ; et leur générosité mé-
tVle réellement ses bénédictions.
— 15 —
Les morceaux do graisse sont subdivisés en petites parties
au moyen d'une machine, et jetés dans les bouilloires. L'huile
qu'on en retire est fort recherchée à cause de sa limpidité, et
surtout de ses qualités lubréfiantes. Elle est encore excellente
pour l'éclairage : un lampion flottant brûle jusqu'à soixante-
douze heures sans s'éteindre.
A défaut d'un nombre suffisant de futailles pour recueillir les
huiles, on se servait autrefois d'une espèce d'outrés confec
tionnée avec l'estomac des marsouins préparé à cet e5fet, et
qu'on nommait ouiskouis, sans doute d'après un mot sauvage.
Un marsouin donne jusqu'à trois cents pots, (une barrique
et demie) d'huile.
Dans les années de grande abondance, quand il y avait deux
et trois cents marsouins étendus à la fois sur le sable de la
grève, une quantité énorme d'huile se perdait, et coulait en
ruisseaux dans l'anse du Grand Dégras et dans celle du Petit
Dégras qui l'avoisine.
On aura une idée des profits que la pêche de la Rivière -
Quelle a rapportés à ses actionnaires par le fait que l'huile s'est
vendue à un prix qui a varié de cent à deux cents piastres la
barrique. Au reste, il y aurait un article à écrire sur les
richesses côtières de la Pointe, dont ils sont les propriétaires.
Outre le marsouin, le poisson de différentes espèces, y abonde.
On attribue cette fertilité à la situation de ce promontoire qui
s'avance dans le fleuve entre des anses profondes : il projette
à une lieue environ au large de celle de Sainte-Anne.
Dans le seul automne de 1870, plus de cent mille anguilles
ont été prises sur ce littoral et dans son voisinage immédiat.
La peau du marsouin, dont il nous reste à parler, est revêtuo
d'un limoi ou couche gélatineuse qui s'enlève facilement par
la macération. Ce limon est lui-môme recouvert d'une pelli-
cule transparente et délicate assez semblable au papier de soie :
elle se détache aisément.
La peau du marsouin est très-épaisse et d'une force extraor-
dinaire, qu'elle soit verte ou corroyée. Comme ce cuir n'a pas
de grain, il acquiert un poli superbe.
Le corroyage et le tannage de ce cuir sont dus à l'eeprit do
— 16 —
recherches et d'entreprises de feu M. C. Tôtu, de la Rivière-
Ouelle. Les premiers essais de ce procédé furent faits il y a
une vingtaine d'années, et obtinrent un plein succès. L'inven-
tion de M. Tôtu a été brevetée, et a reçu l'honneur d'une mé-
daille et d'une mention honorable aux expositions universelles
de Londres et de Paris.
15 juin 1873.