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Full text of "Bill [electronic resource] : an act further to amend the charter of the Natural History Society of Montreal"

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IMAGE  EVALUATION 
TEST  TARGET  (MT-3) 


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CIHM/ICMH 

Microfiche 

Series. 


CIHIVI/ICIVIH 
Collection  de 
microfiches. 


Canadian  Institute  for  Historical  Microreproductions 


Institut  Canadian  de  microreproductions  historiques 


1980 


1 


Technical  Notes  /  Notes  techniques 


The  Institute  has  attempted  to  obtain  the  best 
original  copy  available  for  filming.  Physical 
features  of  this  copy  which  may  alter  any  of  the 
images  in  the  reproduction  are  checked  below. 


D 
D 

[2 


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Cartes  gdographiques  en  couleur 


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Pages  d6color6es,  tachetdes  ou  piqudes 


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distortion  along  interior  margin)/ 
Reliure  serr^  (peut  causer  de  I'ombre  ou 
de  la  distortion  le  long  de  la  marge 
intdrieure) 


L'Instltut  a  microfilm^  le  meilleur  exemplaire 
qu'il  lui  a  dt6  possible  de  se  procurer.  Certains 
difauts  susceptibles  de  nuire  d  la  qualitd  de  la 
reproduction  sont  notds  ci-dessous. 


D 
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SI 


D 


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Pages  de  couleur 


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Bibliographic  Notes  /  Notes  bibliographiques 


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Des  peges  manquent 


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Cover  title  missing/ 

Le  titre  de  couverture  manque 


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Maps  missing/ 

Des  cartes  gdographiques  manquent 


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Plates  missing/ 

Des  planches  manquent 


Additional  comments/ 
Commentaires  suppldmentaires 


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The  images  appearing  here  are  the  best  quality 
possible  considering  the  condition  and  legibility 
of  the  original  copy  and  in  keeping  with  the 
filming  contract  specifications. 


The  last  recorded  frame  on  each  microfiche  shall 
contain  the  symbol  —»>  (meaning  CONTINUED"), 
or  the  symbol  V  (meaning  "END"),  whichever 
applies. 


Les  images  suivantes  ont  6t6  reproduites  avec  le 
plus  grand  soin,  compte  tenu  de  la  condition  et 
de  la  nettet6  de  I'exemplaire  film6,  et  en 
conformity  avec  las  conditions  du  contrat  de 
filmage. 

Un  das  symboles  suivants  apparattra  sur  la  der- 
nidre  imege  de  cheque  microfiche,  selon  le  cas: 
le  symbolu  — ►  signifie  "A  SUIVRE",  le  symbole 
V  signifie  "FIN". 


The  original  copy  was  borrowed  from,  and 
filmad  with,  the  kind  consent  of  the  following 
institution: 

National  Library  of  Canada 


L'exemplaire  film6  fut  reproduit  grfice  d  la 
g6n6rosit6  de  I'dtablissement  prdteur 
suivant  : 

Bibliothdque  nationale  du  Canada 


Maps  or  plates  too  large  to  be  entirely  included 
in  one  exposure  are  filmed  beginning  in  the 
upper  Inft  hand  corner,  left  to  right  and  top  to 
bottom,  as  many  frames  as  required.  The 
following  diagrams  illustrate  the  method: 


Les  cartes  ou  les  planches  trop  grandes  pour  6tre 
reproduites  en  un  seul  clich6  sont  filmdes  d 
partir  de  Tangle  supirieure  gauche,  de  gauche  d 
droite  et  de  haut  en  bas,  en  prenant  le  nombre 
d'images  ndcessaire.  Le  diagramme  suivant 
illustre  la  mdthode  : 


1 

2 

:    a 

1 

2 

3 

4 

5 

6 

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M  ANS  M  JOURNALISME 


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Enregistr6  confortn6ment  a  I'acte  du  parlement  du  Canada,  eii  i'ann6e  mil  huit 
cent  soixante-seize,  par  Oscar  Dunn,  au  bureau  du  ministre  de  I'agriculture." 


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DIX  ANS 


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JOUENALISME 


MELANGHS— 


I'A  R 


OSCAR    DUNN 


"  Voiis  etes  boii  catholique,  soyez  droit 
"  d'intentions,  et  Dieu  vous  sauvcra  de 
"  toute  erreur."  —  Paroles  de  Pie  IX 
dans  une  audience  accordee  h  I'auteur  le 
25  Janvier  1869. 


MONTREAL 

DUVERNAY    FRERES   &    DanSERP:AU,    EDITEURS 


MDCCCLXXVI 


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PREFACE 


Ce  volume  renferme  divers  ecrlts  publies, 
d  differentes  dates,  de  1866  a   1876.     C'est 
tout  ce  qui  en  justifie  le  titre.     Je  n'ai  pas 
eu  la  naivete  de  reediter  des  articles  de  pole- 
mique  qui  n'ont  peut-etre  pas  vecu  m^me  ce 
que  vivent  les  joun-aux,  I'espace  d'un  jour  : 
je  sais  parfaitement  que  peu  d  ecrivains  de  la 
presse   quotidienne   osent   se  flatter  d'avoir 
donne  a  leurs  productions  un  inter^t  durable, 
et  la  chose  devient  difficile  surtout  pour  le 
publiciste  canadien,  aux  prises  comme  il  I'est 
avec  des  questions  trop  souvent  ephemeres 
ou   purement   locales.     Mais   il   nous   arrive 
parfois  de  faire  halte  au  milieu   de  la  lutte 


PREFACE 


pour  ctuclicr  avcc  quelciur;  soln  certains  siijcts 
plus  scric'ux  que  les  autrcs,  ct  jc  cede  maintc- 
nant  a  cettc  faiblesse,  excusable  sans  doute 
et  facile  a  comprendre,  qui  fait  desirer  aux 
auleurs  de  sauver  dc  I'oubli  coniplet  celles 
de  Icurs  cjcuvres  qui  leur  ont  coute  le  plus 
de  travail.  Kst-ce  vanite  de  nia  part  ?  C'est 
possible.  Cependant,  je  n'ai  pas  d'illusions  ; 
je  ne  dis  point  que 

Mcs  petits  sont  mignons 
Beaux,  bien  faits,  et  jolis  sur  tous  Icurs  compagnons.         ;  f 

Je  leur  trouve  une  simple  qualite:  ils  aiment 
leur  pays,  et  j'espere  que  cela  leur  vaudra 
d'etre  accueillis  avec  bienveillance  dans  nos 
cercles  canadiens-fran§ais. 


POURQUOI  NOUS  SOMMES  FRANgAIS 


CONFERENCE 


MONSEIGNEUR, 

Mesdames  et  Messieurs, 

Appel^  i  faire  tine  conference  devant  Tlnstitut  des 
Artisans,  j'ai  dft  subir,  dans  le  choix  d'un  sujet,  Tinfluence 
des  preoccupations  que  causent  a  tout  le  monde  les  graves 
6venementsdont  I'Europe  est  depuis  deux  mois  le  theatre 
sanglant.  Le  condit  franco-prussien  a  son  echo  dans 
toute  TAmerique  ;  il  rejouit  les  uns,  il  attriste  les  autres: 
pour  nous,  Canadiens-fran^ais,  nous  en  eprouvons  une 


•  Les  deux  dernicres  pnrties  de  cette  6ttide,  saiif  qiielques  passages,  ont  6t6 
lues  i  St  Hyacinthe  et  a  St.  Cdsaire  f.n  septcmbre  1870,  dans  un  concert  donnd 
au  profit  des  blesses  franjais.  Sous  sa  forme  actuelle,  ce  travail  a  ^t6  lu  devant 
I'Institut  des  Artisans  de  Montreal,  \e  14  octo;^re  de  la  meme  annee,  h  I'ouverture 
des  classes  du  soir  de  cette  societc.     Mtjr.  Hourget  assistuit  a  cette  seance. 


POURQUOl    NOUS 


doulcur  profontle.  Nous  aurions  pu  apprentlre  Ic  triom- 
phe  dcs  amies  frangaiscs  sans  (imotion  vivo  peut-fitre  ;  le 
fait  aurait  sembld*  si  naturcl  !  inais  la  France  a  essuye  des 
revers  terribles,  et  dti  jour  oil  elic  a  perdu  sa  premiere 
bataille,  du  jour  oii  elle  a  6t6  envahie  par  I'^tranger,  le 
sang  frangais  qui,  auparavant,  coulait  dans  nos  veines,  je 
dirais,  si  je  I'osais,  presqu'i  notre  insu,  nous  I'avons 
senti  s'echaufier  et  bouillonner.  Parcoure^  lintenant 
notrc  province  d'un  bout  d  I'autre,  vous  ni  rouverez 
pas  un  seul  dVntre  nous  qui  ne  se  passionne  pour  la 
France  dans  la  guerre  actuelle. 

Et  pourquoi  ces  sentiments  sympathiques  k  la  France 
plutot  qu'a  la  Prusse  ?  Pourquoi  ?  la  raison  en  est  simple ; 
c'est  que  nous  ne  sommes  pas  Prussicns,  mais  Fran^ais, 
Dieu  merci  ! 

Je  n'ai  ^las,  non  plus,  I'idee  de  rechercher  les  causes 
de  nos  sympathies  pour  la  France,  qui  est  le  pays  de  nos 
p6res  ;  ce  serait  se  demander  pourquoi  I'on  aime  ses 
parents,  sa  famille  :  je  voudrais  plutot  savoir  comment 
11  se  'fait  qu'apr^s  un  si^cle  de  domination  anglaise, 
nous  soyons  encore  Franq:ais  par  la  langue  et  les  moeurs  ; 
je  voudrais  savoir  a  quels  motifs  Ton  doit  attribuer  notre 
obstination  courageuse  a  garder  et  defendre  les  institu- 
tions qui  nous  sont  proprcs,  a  rester,  en  un  mot,  un 
groupe  national  a  part  sur  cette  terre  britannique. 

Cette  question  a  une  certaine  actualite  au  moment  ou 
Ton  fait  dans  tout  le  pays  des  demonstrations  publiques 
de  sympathie  pour  la  France,  et  j'ai  cru,  ea  la  traitant, 
etre  agreable  a  une  association  canadienne-fran^aise  aussi 
patriotique  que  Test  I'lnstitut  des  Artisans  de  Montreal. 


SOMMES  fran(;ais 


La  premiere  pens^e  qui  me  frappe,  au  d^but  de  cette 
courte  6tudc,  m'est  suggerte  par  I'exposition  liiCmc  du 
sujct.  En  cffot,  savez-vous  bicn  que  Tetranger  doit  trou- 
vcr  unc  Strange  hardiessc  dans  cettc  affirmation  puhliquc 
de  nationality  frangaise  par  dcs  sujets  anglais.  Nt-an- 
moins  la  chose  nous  parait  toute  naturelle,  a  nous,  ct 
sans  aucun  danger.  N'y  a-t-il  pas  la  un  ph^noniene 
social  qui  doit  altirer  notre  attention  ? 

Nous  sommes  une  dependance  de  I'cmpire  britannique 
depuis  un  si^cle  :  oui,  vraiment,  depuis  cent  ans  nous 
appartenons  a  I'Angleterre,  et  nous  conservons  encore 
les  moeurs,  la  langue  et  les  lois  civiles  de  notre  pi  -miere 
mere-patrie,  nous  sommes  encore  Fran(;ais,  ct  cela,  au- 
jourd'hui,  ouvertement,  sans  entraves  et  sans  molestation. 
Si  nous  sommes  ainsi  en  toute  liberty  ce  que  nous  voulons 
Gtre,  c'est  done  que  I'Angleterre  le  permet. 

Vous  aWei  croire,  mesdames  et  messieurs,  que  j'entre 
sur  le  terrain  de  la  politij^ue.  Le  ciel  m'cn  garde  !  et  ne 
craignez  rien.  Je  vous  prie  aussi  de  ne  pas  m' accuser 
trop  vite  de  tomber  dans  le  paradoxe. 

Un  des  principes  fondamentaux  du  droit  international 
est  qu'un  peuple  qui  passe  sous  la  domination  d'un  sou- 


6 


POURQUOI    NOUS 


vcrain  nouvcau,  ronscrvc  scs  lois  jtisqu'a  ce  que  celui-ci 
les  remplace  pur  d'autrcs.  Or,  Ics  tiaitc'S  nous  ont  garanti 
rexcrrice  libre  do  nos  lois  et  de  notre  religion.  S'il  y  a 
cu  des  doutes  la-dessus,  lis  ont  6t6  exprimds,  non  pas  en 
Angletcrre,  mais  au  Canada  par  de  nouveaux  arrivants 
«iui,  naturcllement  desireux  de  vivre  ici  sous  I'empiredes 
niOrnes  coutumes  que  li-bas,  s'^taient  figur6  avoir  apport<i 
tons  les  codes  anglais  dans  leurs  malles.  Les  autorites 
md'tropolitaines  ont  »:ompris  les  choses  plus  genereuse- 
mcnt,  plus  jnstement,  et  I'Acte  de  Quebec  (1774)  est  venu 
sanctionner  ce  que  les  traites  nous  avaient  garanti.  Ce 
Bill  fait  epoque  dans  notre  histoire.  II  est,  du  reste,  une 
interpretation  honnCte  du  traite  de  Paris,  et  la  seule  qui 
j)(it  I'etre  ;  jjour  s'en  convaincre,  il  suffit  de  se  rai)peler 
dans  quelles  circonstances  I'Angleterre  a  ot)tenu  posses- 
sion dc  ce  pays.  ,. 

Les  Canadiens  avaient  lutte  avec  courage  contre  I'ar- 
mee  anglaise,  et  n'etaient  point  ecrases  encore  ;  ils  epui- 
saient  I'ennemi,  mais  ne  pouvaient  le  chasser  sans  secours, 
trop  epuises  eux-memes.  Louis  XV,  ne  tenant  pas  a 
conserver  "  quel^ues  arpents  de  neige,"  selon  le  mot  de 
Voltaire,  au  prix  de  nouveaux  sacrifices  d'hommes  et 
d'argent,  signa  le  traite  de  paix  par  lequel  il  ceda  le 
Canada,  traite  honteux  pour  le  souverain  qui  pouvait 
I'eviter  en  nous  sauvant,  honorable  pour  nous  qui,  delais- 
ses  par  la  mere-patrie,  n'avions  cependant  pas  6te  conquis. 
Nous  avons  ete  cedes,  c'est  le  mot,  tels  que  nous  etions, 
avec  nos  raceurs,  notre  religion,  notre  langue  et  nos  lois, 
et  I'Angleterre,  en  nous  acceptant  comme  tels,  nous  a 
promis  sa  protection,  c'est-a-dire  qu'elle  nous  a  reqius 
comme  Fran^ais  et  nous  a  permis  de  ccntinuer  a  I'etre, 
sous  I'egide  de  ses  institutions  libres.  II  y  aeu  des  taton- 


SOMMES   FRAN^AIS 


nements,  ties  hesitations,  des  persecutions  mOme,  je  le 
sais ;  mais  je  sais  C'galement  que  1' injustice  n'est  pas  venue 
des  Anglais  d'outrc-mer,  bicn  plutot  des  Anglais  du  Ca- 
nada, de  ce  "  parti  anglais"  que  M.  Gladstone  qualifiait 
I'an  passe  en  termes  si  durs,  et  dont  heureusement  on 
retrouve  peu  de  vestiges.  Le  fiiit  general  et  essentiel  reste 
acquis  a  rhistoirc,  a  savoir  :  que  I'Angleterre,  en  recevant 
des  Fran^ais  dans  son  sein  et  en  leur  accordant  toutes 
Ics  garanties  qu'ils  avaient  demandees,  leur  a  dit  par  la 
mCme  :  Adoptez  nies  institutions  et  servez-vous-en,  soyez 
libres,  soyez  toujours  Frangais  si  vous  le  voulez. 

Saluons  cettc  belle  liberty  qui  produit  cc  grand  exem- 
ple  de  Frangais  pouvant  rester  ce  qu'ils  sont  tout  en 
devenant  sujets  anglais,  et  felicitons-nous  de  notre  hcu- 
reux  sort  qui  nous  a  menage  ce  bonheur  !  ..     »• 

II  est  done  vrai  qu'en  affirmant  notre  nationality  nous 
ne  faisons  rien  que  ne  permette  la  metropole.  On  nous 
a  donne  la  liberte,  nous  en  usons,  voila  tout.  I/Angle- 
terrc,  qui  sait  nous  apprecier,  ne  s'en  plaint  pas,  et  il 
semble  que  nos  compatriotes  d'origine  anglo-saxonne  ne 
doivent  pas  s'en  offenser  davantage.  Hommes  d'hon- 
neur,  qu'ils  s'en  rejouissent  plutot,  car  nous  descendons 
des  Fran^ais,  la  France  est  notre  mere,  et  des  hommes 
d'honneur  sont  toujours  heureux  de  voir  un  fils  prodiguer 
a  sa  mere  les  marques  de  son  amour  et  de  son  respect. 
Est-ce  notre  faute  a  nous  si  nous  sommes  venus  des  bords 
de  la  Seine,  non  de  la  Tamise  ?  Esr-ce  notre  faute  a  nous, 
qui  avons  presque  tons  des  parents  en  France,  si  nous 
tressaillons  a  la  nouvelle  d'une  grande  bataille  ou  des 
millicrs  de  Franq;ais  ont  trouve  la  mort  ?  U n  membre  de 
notre  famille  a  peut-fitre  succombe  dans  cette  lutte  meur- 
tri^re,  et  Ton  voudrait  que  nous  fussions  indifferents  !  On 


POURQUOr   NOUS 


n'a  done  pas  de  coeur,  que  Ton  ne  comprend  pas  les  liens 
du  sang  ! 

Aflfirmcr  que  nous  sommes  Fran^ais,  ce  n'est  pas  une 
injure  pour  nos  concitoycns  anglais,  car  nous  sommes  les 
fils  de  ceux  qui  ont  lutte  loyalement  contre  I'Angleterre 
et  qu'elle  a  appris  a  respecter  sur  les  champs  de  bataille. 
Deux  antagonistes,  qui  ont  de  I'honneur  et  de  la  bravouie, 
sont  contents  de  se  donner  ia  main  apres  le  combat ;  ils 
ne  saiiraient  se  hair,  satisfaits  I'un  de  I'autre,  le  vainqueur 
parce  qu'il  a  rencontre  un  homme  digne  de  lui.  It  vaincu 
parce  qu'il  a  succombe  devant  un  adversaire  dont  il  n'a 
point  a  rougir.     Montcalm  et  Wolfe  devaient  se  porter 

r^ciproquement  beaucoup  d'estime. 

« 

Affirmer  que  nous  sommes  Fran^ais,  ce  n'est  pas  non 
plus  une  provocation,  car  nous  ne  sommes  pas  des  vain- 
queurs,  mais  de  simples  sujets  anglais  qui  demandent  r 
Ctre  admis,  tels  que  Dieu  les  a  faits,  dans  le  sein  de  la 
patrie  commune,  heritiers  sur  ce  sol  d'Am^rique  des  tra- 
ditions d'un  peuple  que  Tunivers  admire  et  respecte,  et 
tideles  cependant  aux  institutions  qu'un  autre  peuple  leur 
a  leguees.  Le  soleil  luit  pour  tout  le  monde  sous  le  regi- 
me de  ces  institutions  ;  nous  cherchons  pour  notre  part 
dans  la  chaleur  de  quelques  rayons  la  force  et  la  vie,  lais- 
sant  ceux  qui  ne  sont  pas  de  notre  origine  faire  comme 
nous  de  leur  cote  s'ils  le  veulent,  respectant  leurs  efforts 
personnels,  et  leur  offrant  notre  concours  actif  dans 
r  edification  de  la  grandeur  nationale. 

Nul  mieux  que  nous  ne  comprend  la  necessity  de  la 
Concorde  entre  les  diverse?  nationalites  qui  se  partagent 
le  Canada,  et  nul  plus  que  nous  ne  la  recherche  ;  mais 
Concorde  ne  signifie  pas  fusion.    Autour  de  nous  chacun 


SOMMES    FRANV'AIS 


9 


repute  a  I'envie  :  Respect  aiix  croyances,  au  sentiment 
national.  —  Qu'est-ce  a  dire?  sinon  :  Respcctez-vous 
vous-mSmes,  restez  ce  que  vous  Stes,  chacun  a  son  pass6, 
pass6  respectable  auquel  il  n'y  aurait  point  d'honneur 
a  tourner  le  dos  ;  Anglais,  Irlandais,  ou  Fran<;ais,  con- 
servez  vos  traditions  ;  inutile  d'essayer  a  vous  absorber 
les  uns  les  autres,  il  vous  suffit,  pour  fitre  tous  de  bons 
Canadiens,  de  vous  entendre  dans  un  mCme  desir  de 
progr^s  et  de  bien  public. 

Etant  admise  cette  distinction  des  groupes  nationaux, 
laquelle  ne  saurait  nuire  aux  int^rdts  gen^raux  du  pays, 
nous  pouvons,  sans  provoqner  d'alarmes  au  milieu  de 
notre  entourage,  proclamer  a  haute  voix  que  les  Cana- 
diens-fran^ais  demandent  au  passe  une  r^gle  de  conduite 
pour  le  present  qui  doit  preparer  leur  avenir.  Nes  Fran- 
^ais  et  Catholiques,  nous  ne  voulons  6tre  hostiles  a  per- 
sonne  ;  mais  ce  desir  de  vivre  en  bons  termes  avec  tout  le 
monde  ne  suppose  pas  I'abdication  de  notre  double 
caractdre  national  et  religieux.  L'id^e  canadienne-fran- 
9aise  aete  eminemment  orthodoxe  en  matieres  religieuses, 
6minemment  conservatrice  dans  les  questions  nationales, 
et  nous  avons  la  faiblesse  d'esperer  que,  soutenus  par  ce 
que  nous  croyons  Stre  la  Aerite  religieuse  unie  a  la  veritd 
sociale,  nous  marcherons  toujours  droit  dans  le  sentier  de 
la  civilisation.  D'autres,  qui  visent  au  m&me  but,  pren- 
nent  un  chemin  different :  nous  ne  les  meprisons  pas  pour 
cela,  et  cette  divergence  des  moyens  ne  refroidit  pas 
notre  patriotisme,  notre  amour  de  la  patrie  canadienne, 
non  plus  qae  notre  attachement  aux  institutions  britanni- 
ques.  Nous  avons  paru  sur  les  champs  de  bataille  en 
1775,  on  sait  pour  quelle  cause  ;  hier  encore,  nous  etions 
sous  les  armes  a  la  fronti^re,  I'Angleterre  ne  1' ignore  pas, 


10 


POURQUOI    NOUS 


et  si  die  est  convaincue  de  notre  attwichcment  a  nos 
traditions  fran^aises,  elle  n'est  pas  moins  certaine  de 
notre  fidelite  a  ses  institutions.  Politi(]nement,  nous 
sommes  Anglais  ;  socialement,  nous  restons  Frangais,  ou 
plutot,  si  Ton  prefere  ce  mot,  nous  sommes,  dans  les 
affaires  iHjblicjues,  Anglais  de  tGte  et  Frangais  de  coeur. 
Et  j'ose  dire  que  la  metropole  est  satisfaite  de  nous. 

Quoi  qu'il  en  soit,  si  jamais  1*  Angleterrc  a  songe  a  nous 
detruire,  elle  a  abandonne  promptement  ce  projet  lors- 
qu'elle  nous  a  vus  accepter  ses  institutions  avec  tant  de 
loyale  franchise,  lorsqu'elle  a  compris  qu'elle  pouvait  se 
fier  a  nous  comme  aux  siens,  et,  en  recevant  d'clle  nos 
lois  constitutionnelios,  nous  avons  regu  par  la  non-seule- 
ment  une  marque  de  confiance,  de  respect,  et  la  recom- 
pense de  notre  sagesse  publiquc,  mai:  aussi  la  raeilleure 
garantie  que  nous  puissions  desirer  comme  Canadiens- 
fiangais,  la  liberte  faisant  notre  force  en  nous  autorisant 
a  ne  pas  cesser  d'affirmer  ce  que  nous  sommes ;  car  si 
nous  sommes  Frangais,  et  si  nous  le  declarons,  n'est-ce 
pas  I'Angleterre  qui  I'a  voulu  lorsqu'elle  nous  a  dit : 
Soyez  libres?  - 

En  d'autres  termes,  nous  sommes  restes  Frangais  parce 
que  nous  sommes  un  peuple  libre.         >•  ■;• 

Mais  la  liberte,  reconnaissons-le,  ne  nous  aurait  pas 
suffi  pour  resister  a  i' influence  de  notre  entourage,  si 
nous  n'avions  eu  des  motifs  exceptionnels,  et  1' intelli- 
gence parfaite  de  ces  motifs,  pour  tenir  a  garder  notre 
autonomie  sociale.  Pourquoi  avons-nous  lutte  et  plus  tard 
use  de  notre  liberte  pour  nous  fortifier  dans  notre  foi 
nationale  ? 

On  pourrait  peut-etre  repondre  que  nous  nous  y  sommes 
determines  par  go(!it  et  par  raison, 


SOMMES  FRAN^AIS 


11 


Chaque  peuple  a  ses  habitudes  et  ses  moeurs,  un  certain 
cachet  particulier  qui  le  distingue  de  son  voisin  ;  mais  ce 
traft  distinctif  peut  fitre  plus  ou  moins  accentu6.  Ainsi, 
la  distance  qui  separe  un  Espagnol  d'un  Italien  n'est 
pas  ^norme  :  ils  ont  tous  deux  a  peu  pres  les  memes 
jalousies  et  les  mSmes  superstitions  ;  leurs  idionies  ont 
entre  eux  plus  d'une  analog'e.  On  pourrait  en  dire  autant 
de  I'Americain  et  de  I'Anglais  :  on  les  reconnait  facile- 
ment  I'un  et  I'autre  a  certaines  particularites  frappantes 
des  manieres  et  du  caractere  ;  cependant,  la  conformite 
de  leur  langage  et  les  lignes  principalcs  de  leur  physiono- 
mie  accusent  la  meme  origine  ;  ils  sont  parents,  cela  se 
voit.  Mais  peut-on  faire  de  telles  comparaisons  entre  le 
Fran^ais  et  I'Anglais?  Certes,  je  ne  vois  rien  de  plus  dif- 
ftrent  d'un  Anglais  qu'un  Fran(;ais.  Celui-IA  est  fleg- 
matique,  celui-ci  vif  et  enthousiaste  ;  Tun  s'abime  dans  le 
spleen,  I'autre  est  fou  de  gaiete  ;  le  premier  pour  une 
offense  va  devant  les  tribunaux,  et  le  second  va  sur  le 
terrain  ;  I'Anglais  defend  sa  bourse,  le  Fran^ais  son  idee. 
Enfin,  leurs  caracteres  n'ont  aucun  point  de  contact,  et 
ils  ont  chacun  leur  originalite  propre  qui  les  rend  les 
deux  gtres  les  plus  dissemblables  de  la  creation.  Le  Fran- 
^ais  est  essentiellement  sociable  et  parleur  ;  s'il  ne  ren- 


12 


POtTRQUOl   NOUS 


centre  personne  k  qui  commiiniquer  ce  qu'il  pense,  il 
maigrit  a  vue  d'oeil ;  tandis  que  I'Anglais,  lui,  vous  pane, 
ma  foi  !  lorsque  vous  lui  avez  6t6  pr^sente.  Vous  con- 
naissez  cette  anecdote  dc  I'enfant  d'Albion  qui,  du  haut 
d'un  pont,  voyant  une  femme  toniber  a  I'eau  et  se  noyer, 
se  disait  a  lui  mfime  :  Quel  malheur  que  je  n'eusse  pas 
6t6  pr6sent6  a  cette  personne,  j'aurais  pu  la  sauver  ! 

Je  me  rappelle  d'avoir  dio^  a  Londres,  en  1868,  avec 
trois  Fran^ais  qui  arrivaient  dans  la  grande  cit6  au  m6me 
instant.  lis  ne  se  connaissaient  pas.  En  se  mett'^.nt  a 
table,  ils  se  saluent  ct  engagent  tout  de  suite  la  conversa- 
tion, racontent  a  tourde  role  leur  travers6e,  parlent  poli- 
tique, finances,  comparent  le  climat  de  Londres  avec  celui 
de  Paris,  et  finissent  par  discuter  le  prix  des  asperges 
dans  cette  derni^re  ville. — On  les  a,  dit  Tun,  pour  un 
franc  vingt-cinqlabotte. — Pardon,  dit  I'autre,  pas  moins 
d'un  franc  cinquante.  —  Pardon  vous-niSme. — Allons- 
donc  !  —  Comment  !  j'en  sais  quelque  chose.  —  Et  moi 
done  !  — Vous!  vous  n'etes  pas  mtme  de  Paris,  cela  se 
voit  du  premier  coup  d'oeil. 

La  discussion,  ainsi  partie,  prit  un  train  fvrieux.  Ces 
messieurs  s'emportent,  crient  a  tue-t£te,  gc  aculent,  et 
moi,  tout  6tonn6,  je  me  demandais  comment  les  asperges 
pouvaient  causer  tant  de  colore  dans  I'ame  des  Franqiais. 
Je  me  trompais.  lis  n'etaient  pas  du  tout  faches  ;  ils 
s'^taient  seulement  un  peu  animus,  comrne  on  fait  entre 
amis  d'enfance.  Mais  ils  se  voyaient  pour  la  premiere 
fois. 

Voila  le  caract^re  fran^ais,  prompt,  liant,  communica- 
tif,  franc  et  jovial.  Comment  voulez-vous  qu'avec  ces 
qualites  ou  ces  defauts  qu' ils  avaient  apportes  de  France, 


SOMMES  fran<;ais 


13 


les  Canadiens  aieut  et6  bien  empresses,  apros  la  cession, 
de  se  mOler  a  la  population  anglo-saxonne  qui  devenait 
maitresse  du  pays  ?  Tout  les  61oignait  d'elle,  leurs  moeurs, 
leurs  habitudes  de  vie,  leurs  notions  de  commerce  social, 
leur  langue  surtout,  cette  belle  langue  si  difficile,  mais 
si  clidre  a  ceux  qui  la  posst^dent.  , 

La  langue  fran^aise,  c'est  un  diamant  d'un  prix  inesti- 
mable ;  c'est  une  oeuvre  d'art  travaill6e  par  les  si^cles, 
d'une  beaut6  a  nulle  autre  pareille.  Tout  le  monde  I'ad- 
inire,  elle  charme  tout  le  monde,  bien  qu'elle  ne  livre 
ses  secrets  qu'a  un  petit  nombre  ;  il  faut  fitre  amoureux 
d'elTe,  I'aimer  beaucoup,  lui  faire  longtemps  la  cour,  et 
elle  ne  se  donne  qu'a  celui  qui  sait  la  vraincre  par  un 
labeur  persev^rant  et  une  longue  Constance  ;  mais  quels 
tr^sors  elle  r6v«Jle  a  ses  favoris !  Sa  ddlicatesse  exquise 
ravit  r intelligence  ;  elle  est  lout  amour  et  tout  gaiete, 
pleine  de  noblesse  et  d'enthousiasme,  accessible  aux 
sciences  cornme  a  la  fantaisie,  a  toutes  les  liautes  pensees 
comme  a  tons  les  sentiments  dignes;  elle  comprend  votre 
cccur  et  seconde  votre  esprit.  Si  vous  la  poss6dez,  rien 
ne  vous  d6cidera  jamais  a  y  renoncer  ;  vous  la  garderez 
comme  votre  meilleur  bien. 

II  en  fut  ainsi  de  nous.  I.a  langue  fran^aise  est  un 
heritage  sacre  que  nous  nous  sommes  transmis  de  genera- 
tion en  generation,  intact  et  sans  souillure,  et  lorsque 
nous  discourons  sur  le  bon  vieux  temps,  lorsque  nous 
nous  entretenons  de  la  France,  c'est  dans  sa  propre  lan- 
gue que  nous  le  faisons. 

Je  dois  admettre  que  nous  parlons  aussi  I'anglais. 
Notre  excuse  est  qu'il  ne  pent  &tre  mal  de  savoir  plus 
d'un  idiome,  et  que  pour  nous  c'est  une  n^cessite.   De  la 


<f^ 


ri 


14 


POURQUOI    NOUS 


sorte,  nous  pratiquons  une  panic  des  thtorics  dc  Charles- 
Quint,  qui  dir-:ait  qu'on  devait  paHcr  I'italieu  aux  oist^aux, 
rallemand  aux  chcvaux  et  aux  chicns,  I'anglais  aux 
hommch,  le  fran^ais  aux  femmes,  I'espagnol  i  Dieu. 
Nous  ne  savons  pas  toutes  ces  langues ;  nous  ne  parlous  ni 
rallemand  aux  chicns,  ni  I'espagnol  i  Dieu,  ct  nous  ne 
(hantons  que  rarcment  I'italien  aux  oiscaux.  Mais  il  est 
fissez  vrai  que  nous  parlous  I'anglais  aux  h.ouinies ;  c'tst 
le  langage  des  affaires,  des  comptoirs.  Et  avec  vous, 
mesdamcs,  nous  cultivons  le  fran^ais.  Sans  vous  I'anglais 
serait  maitre  absolu  du  terrain  ;  j'en  conclus  que  c'est 
grace  a  vous  que  notre  langue  est  vivante  et  i)rosf6re. 
On  assure,  du  reste,  que  vous  la  maintcnez  toujours  en 
pleine  activity  dans  vos  cercles. 

Vous  m'en  voudriez  sans  doute,  racsdames,  de  pousser 
la  galanterie  jusqu'a  vous  attribuer  exclusivcmcnt  un 
m^rite  que  d'autres  partagent  avec  vous :  soyons  done 
juste  avant  tout  et  rendons  a  chacun  ce  qui  lui  appartient. 
D'abord,  le  derg^,  en  faisaht  de  la  langue  francjaise  la 
base  principale  de  son  enseignement  dans  Ics  colleges  cd 
s'instruit  la  jeunesse,  I'a  empGch6  de  tomber  en  desuetude 
ou  en  decadence,  et,  en  pr&chant  I'^vangiU  en  fran9ais, 
il  nous  a  habitues  A  identifier  notre  langue  avec  nos 
croyances  religieuses.  L'importance  de  ce  fait  n'^chappe 
a  personne. 

Nous  savons  ensuite  que  nos  hommes  d'etat  ont  eu  de 
tout  temps  le  courage  de  revendiquer  dans  nos  assemblies 
legislatives  les  droits  de  la  langue  fran^aise.  En  la 
faisant  reconnaitre  dans  les  actes  ofiiciels,  lis  lui  ont 
donn6  Texistence  publique. 

Nous  devons  beaucoup  aussi  a  notre  litt^rature  indi- 
gene.    Bien  qu'clle  ne  soit  pas  tr^s-considerable,  elle  a 


SOMMES    FRAN^AIS 


ts 


contribue  a  ralTcrmir  ct  fortifier  notre  idiome,  ct  a  I'iii- 
corporer,  pour  ainsi  dire,  dans  les  traditions  du  passe. 
Lcs  Icttrcs  sont  les  archives  d'une  nation,  ct  comme  dies 
se  maintiennent  au-dessus  des  spheres  orageuscs  de  la 
politique,  clles  demeurent  toujours  I'arche  de  refuge, 
I'entrepot  des  traditions  ct  des  idees  dont  le  peuple  s'est 
nourri  et  qu'ii  aime  d'instii)ct  i  retrouvcr  pour  s'en 
nourrir  encore.  Tel  est  le  privilege  des  Icttres,  et  cc 
qui  on  fait  uu  grand  moycn  de  conservation  nationale. 
Ellas  repondcnt  au  besoin  que  ressent  tout  peuple  civilise 
de  lire  et  de  trouver  dans  les  livres  le  tableau  de  sa 
vie  igtinie,  I'expression  de  ses  aspirations,  le  recit  de  cc 
qu'il  a  accompli.  Le  peuple  doit  pouvoir  en  quclque 
sorte  se  mirer  dans  des  livres  Merits  pour  lui.  Nous  som- 
mes  assez  riches  sous  ce  rapport.  Garneau  et  Ferland 
ont  raconte  notre  histoire  ;  Cremazic,  Frechiette  et 
d'autres  nous  ont  fait  une  po^sie  nationale,  et  plusieurs 
autcurs  ont  public  des  ouvrages  agreables  et  utiles  qui 
peuvent  soutenir  la  comparaison  avcc  les  productions  de 
la  litterature  legerc  des  autres  pays.  Parmi  ceux-ci  on 
trouve  au  premier  rang  I'auteur  *  de  Jacques  et  Marie. 

'  Et  puis,  permettez-moi  de  le  dire,  les  journaux  ont 
beducoup  fait  pour  entretcnir  la  languc  fran^aise  toujours 
vivace  au  Canada,  car  en  parlant  au  peuple  de  ses  affaires 
en  fran^ais,  ils  ont  dote  le  franq:ais  d'un  interet,  d'une 
importance  d'gale  a  celle  que  le  peuple  attache  a  ses  affai- 
res mSmcs.  Si  Ton  interroge  le  passe,  on  verra  que  des 
journalistes  comme  MAI.  Bedard,  Etienne  Parent,  Du- 
yernay  pere,  n'ont  pas  ete  des  hommes  inutiles  a  la 
patrie. 


a 


f  J4-  Napol<:ou  Bourassn,  alort  president  de  I'lnstitut  des  Artisans. 


16 


POURQUOI    NOUS 


Enfin  la  famille  canaciienne-fran<;aisc  tout  cntidre  a 
montrc"  tovjjours  ct  portout  qu'ellc  aimait  sa  langue.  II  y 
a  eu  des  n^glip^ences  et  des  defections,  mais,  4  votre  hon- 
neur,  messieurs  les  Artisans,  on  constate  que  cc  n'cst  pas 
dans  vos  rangs  qu'il  s'en  rencontre  le  plus.  On  vous 
reprochc  d'avoir  adopte  trop  de  termes  anglais  pour 
nommer  les  choses  de  votre  metier  :  vous  pouvez  rcpon- 
dre  en  demandant  que  I'on  vous  apprenne  les  termes 
fran<;ais,  et  en  offrant  de  comparer  votre  langage  avec 
celui  de  toute  autre  classe  de  notre  soci^'td.  Vous 
apprenez  I'anglais  parce  qu'il  vous  est  utile,  vous  n'en 
faites  pas  une  vaine  parade  ;  vous  n'fites  pas  de  ceux  qui 
ne  tendent  qu'a  imiter  les  mani^res  des  autres  ;  vos  fem- 
mes  et  vos  filles  n'ont  pas  vers6  une  seule  larme  au  depart 
des  chefs  des  bataillons  anglais  ;  en  un  mot,  vous  ne 
cherchez  pas  du  tout  a  vous  anglifier.  On  ne  jourrait 
pas  6crire  le  mfime  61oge  indistinctemcnt  a  I'adresse  de 
tous  nos  com[:atriotes  de  cette  ville. 

Je  ne  voudrais  point  pousser  cette  critique  au-dela  des 
justes  limites.  Nous  sommes  tous  attaches  i  I'idiome 
que  la  France  nous  a  legue,  et  cet  attachement  est 
inherent  a  notre  nationalite,  car  rien  ne  reflate  mieux  le 
caract6re  fran^ais  que  la  langue  fran^aise  elle-mSme.  iLe 
langage,  en  eflet,  est  un  instrument  que  chacun  manie 
selon  les  aptitudes  de  son  esprit  ;  c'est  encore  un  vgte- 
ment  qui  prend  les  formes  de  la  pens^e  ct  en  laisse  voir  la 
taille  et  les  contours.  Un  homme  positif,  calculateur, 
n'aura  pas  une  phrasdologie  imagee,  tandis  que  le  poete 
ne  parviendrait  jamais  a  s'exprimer  s'il  6tait  restreint  au 
vocabulaire  d'un  homme  de  chiffres.  <  ■! :. 

Mais  si  la  parole  traduit  le  caractere,  il  n'en  est  pas 
moins  certain  qu'elle  a  son  charrae  et  ses  qualit^s  intrin- 


SOMMES   FRAN^AIS 


17 


s^ques  et  qu'ellc  peut  rorner,  Ic  rehausser,  le  fairc  ressor- 
tir  brillamment ;  die  scrt  dans  tous  les  cas  i  le  pcrpctuor, 
parce  qu'ellc  le  fixe,  pour  ainsi  dire,  sur  le  papier  au 
nioyeu  de  1' impression.  Si  done  nous  sommcs  rest6s 
Fran^ais,  une  des  causes  en  est  sans  doute  que  le  caract^re 
fran<;ais  est  I'antipode  du  caractere  anglais,  qu'il  se  suffit 
A  lui-m&mc,  (ju'il  n'a  pxs  besoin  d'aller  chercher  des 
modules  A  I'etranger,  (ju'il  est  (inergiquement  tranche  et 
toui-a-fait  original,  et  que,  par  consequent,  loin  de  desi- 
rer  en  eraprunter  un  nouveau,  nous  avons  d(i  avoir  une 
repulsion  naturclle  pour  tout  autre  ;  mais  c'est  aussi 
parce  que  nous  parlions  une  langue  magnifique  qui  seule 
pouvait  s'adapter  a  ce  caractere  et  dont  nous  savions 
apprecier  les  richesses  incom parables,  Ennobli  par  la 
langue,  I'^l^ment  fran^ais  s'enracine  dans  les  individus  ; 
on  reste  fran^ais  parce  qu'il  y  a  du  bonheur  a  parler  le 
fran^ais. 

Ceci  est  affaire  de  goOt ',  voyons  nos  motifs  de  raison. 


18 


PPURQUOI   NOUS 


Passant  k  un  autre  ordre  d'idees,  si  Ton  examine  un 
pen  notre  position  sur  ce  continent,  on  compr^ndra 
d'une  maniere  encore  plus  claire  pourquoi  ks  Fran<;ais 
da  Canada  ont  voulu  avec  tant  d' Anergic  demeurcr  une 
race  distincte  et  autonome. 

Le  jour  ou  Ic  drapeau  fleurdelis6retra versa  les  mers  et 
fut  remplac6  sur  le  cap  de  Quebec  par  les  couleurs  bri- 
tanr-ifjues,  ce  fut  un  grand  dcuil  pour  les  habitants  do  la 
Nouvclle-Franre.  Un  bon  nombre  d'entre  eux,  pour  ne 
pas  subir  ce  changeraent,  quitterent  ce  pays  que  la  mere- 
patrie,  gouvern6e  par  une  courtisane,  ne  voulait  plus 
garder.  Abandonnes  a  leurs  propres  forces  dans  un  com- 
plet  isolement,  ceux  qui  rest6rent  se  trouvaient  dans  une 
position  singulierement  critique.  Regis  par  un  pouvoir 
hostile,  qu'allaient-ils  dcvenir?  Quelle  ligne  de  conduite 
devaient-ils  suivre  ?  Devaient-ils  abdiquer  tout-a-fait,  re- 
ccvoir  le  vainqueur  a  bras  ouverts  et  s'assimiler  a  hii  ? 
Nos  peres  crurent  qu'il  y  aurait  eu  la  de  leur  part  une 
lachete,  et  ils  sc  dirent  :  Le  sol  nous  appartient,  tenons 
ferme ;  nous  sommes  des  Frangais,  ne  cessons  pas  de 
I'etre  ,  soyons  soumis  a  I'Anglcterre,  mais  n'oublions  pas 
la  France  I 


SOMMES   FRANCMS 


19 


Cette  attitude  nc  lour  <it.iit  pis  dicldo  simplemcnt 
par  Icurs  preferences  bieii  luUurelles  ct  Ic'gilimcs,  m.iis 
aussi  par  une  raison  politique  tr6.s-saine  Jt  tr^s-tVlair^'e. 
lis  comprirent  (pie  b'ils  sacriliaient  Icur  nationalitC*,  ils 
rcnon^aient  en  mOme  temps  A  toute  mission  sur  ce  conti- 
nent, et  que  pour  Otre  queldue  chose,  pour  rcprt-scnter 
quelqnc  chose  ici,  ils  devaicnt  continuer  d'etre  Fran^ais. 
Dovenir  Anglais,  (.'(itait  se  mcttre  A  la  rcmorque  de3  colo- 
nies voisines ;  roster  Frantyais,  c'etait  fonder  une  nation 
ct  dcvenir  les  mandataires  de  la  France  et  de  I'Eglisc 
Catholique. 

Cette  pensdc  est  ividente  dans  notre  histoire;  elle  en 
est  Tame,  le  fait  dominant,  et  elle  s'cst  pcrp6tu(Se  jusqu'i 
nous  Nous  comprcnons  tous  que  nous  ne  pouvons  avoir 
d'itifluence  en  Amerique  qu'a  la  condition  de  pcrson- 
nifier  Tidce  frangaise.  Que  seriona-nous  si  nous  devc- 
nions  Anglais  ?  Qti'est-ce  que  repr6sente  ici  I'id^e  an- 
glaise  ?  La  monarchic,  la  liberty,  ct  le  protestantisme 
qui  pour  nous  est  synonyme  d'erreur.  La  liberty  I  ma'S 
elle  r^gne  sans  conteste  sur  tout  le  continent;  ce  n'est 
pas  d'elle  que  nous  recevrons  une  mission  sp6ciale,  car 
elle  n'a  pas  besoin  d'apotrcs  la  oil  elle  n'a  point  de  con- 
versions a  oporer.  La  monarchic  1  mais  elle  n'est  qu'un 
detail ;  elle  est  une  des  formes  de  la  liberty,  elle  n'est 
pas  la  liberte  mfime  ;  et  du  moment  oii  la  liberty  existe 
dans  I'ordre,  un  peuple  ne  saurait  se  donner  pour  tache 
nationale  de  la  revfitir  des  livr^es  monarchiques  plutdt 
que  de  I'habit  r^publicain  :  cela  n'en  vaut  pas  la  peine 
et  n'est  point  digne  du  travail  unique  de  tout  un  pays. 

L' Anglais  n'est  done  pas,  sur  ce  continent,  une  per- 
sonnalite  politique  originate,  dans  le  sens  absolu  du  mot, 


20 


POURQUOI   NOUS 


surtout  si  le  pays  oCi  il  vit  cessait  d'etre  colonic  pour 
devenir  independant ;  il  est  sjulement  un  membre  dc  la 
grande  famille  saxonne  qui  domine  en  Ameriqne.  De- 
venrns  un  pays  independant  et  soyons  Anglais,  que 
scrons-nous  alors,  sinon  des  Americains  monarchiques  ? 
Croit-on,  en  verite,  que  cette  qualite  nous  permcttra 
d'etre  longtemps  un  peuple  distinct  des  autres  peuples 
d'Amerique  ? 

Etrc  Fran^ais,  au  contraire,  c'est  faire  souche  et  fonder 
une  famille  nouvelle  \  c'est  repr6senter  la  France  et  le 
Catholicisme  :  la  France  !  noble  pays  qui  marche  a  la 
tete  de  la  civilisation  et  qu'une  pensee  g^ncreuse  n'a 
jamais  trouv6  indifferent ;  la  France  !  fille  ainee  de  ce 
Catholicisme  qui  est  la  verite  religieuse.  Quelle  position 
pour  nous,  digne  du  respect  du  monde  et  qui  donne  a 
notre  existence  un  but  si  eleve  !  Quelle  mission  que 
celle  de  continuer  de  ce  c6te-ci  des  mers  le  role  de  la 
France  en  Europe  !  Repandre  au  loin  les  richesses 
intellectuelles  dont  notre  langue  nous  met  en  possession, 
propager  les  fecondes  notions  de  politique  renfermdes 
dans  les  ouvrages  de  Bossuet,  Fenelon,  De  Maistre,  Ben- 
jamin Constant,  Royer-Collard,  Montalembert,  Prevost- 
Paradol,  faire  connaitre  cette  brillante  et  substantielle 
litt^rature  qui  va  de  Racine  a  Victor  Hugo  et  de  Massil- 
lon  au  P(ire  Felix,  prficher  cette  philosophic  spiritualiste 
des  Descartes,  des  Malebranche  et  des  Ventura,  produire 
des  pretres  par  centaii  s  et  les  envoyer  porter  la  bonne 
nouvelle  dans  les  riches  cites  des  Etats-Unis  comme  dans 
les  plaines  glac^es  de  la  Riviere-Rouge,  donner  des  reli- 
gieuses  a  toutes  les  peuplades,  construire  des  hopitaux  oii 
ces  saintes  femmes  exercent  leur  d^vouement,  former  des 
sdminaires  ou  la  jeunesse  re9oit  le  pain  ferme  de  I'^duca- 


soMMES  fran(;ais 


21 


lie 


tion  classique  et  religieuse,  voila,  certes  !  une  ojuvre  digne 
d'un  peuple  qui  croit  en  Dieu  et  qui  veut  laisser  sa  mar- 
que sur  ce  globe  terrestre. 

Cette  mission  est  la  notre,  c'est  celle  que  nos  p6res 
avaient  entrevue.  N'etait-elle  pas,  je  vous  le  demande, 
assez  enviable,  assez  seduisante,  pour  entrainer  sous  un 
mCme  drapeau  des  hommes  deja  unis  par  I'amour  de  la 
patrie  absente,  et  Ics  decider  a  se  lier  entre  eux  pour  la 
rcmplir  en  restant  fideles  aux  principes  qu'elle  presup- 
pose? Oui,  I'ambition  de  joucr  un  role  si  important  dans 
I'kistoire  d'Amt  ique  a  guide  les  Canadiens,  aprds  la  ces- 
sion comme  avant,  et  les  a  fait  jurer  de  toujours  garder 
le  souvenir  de  la  France,  de  toujours  entretenir  avec  elle 
un  conmierce  d'id^es  et  des  relations  intellectuelles. 
Lorsque  Jacques-Cartier  entra  dans  la  Baie  de  Gasp6  et 
mit  le  pied  pour  la  premiere  fois  swr  le  sol  canadien,  son 
premier  acte  fut  de  planter  une  croix,  et  son  second 
d'6crire  sur  cette  croix  ces  mots :  Vive  France  !  De  ce 
jour  le  Canada  est  devenu  le  repr^sentant  de  la  France  et 
\q  fils  aint  de  I'Eglise  en  Am^rique.  Le  temps  n'a  fait 
que  consacrer  notre  double  dignity,  et  le  sentiment  pro- 
fond  que  nous  avons  toujours  eu  de  1' Eminence  de  la 
mission  qu'elle  nous  impose  nous  a  prdserv6s  de  ce  qui 
aurait  pu  la  compromettre. 

C'est  par  cette  fiddlite  a  nos  traditions  que  nous  avons 
assure  notre  avenir.  Voyez  la  Louisiane.  Pour  une  raison 
ou  pour  une  autre,  la  population  fran^aise  de  cet  6tat  n'a 
point  conserve  sa  nationalite,  et  qu'est-elle  aujourd'hui  ? 
Elle  a  produit  des  individualit6s  marquantes,  sans  doute ; 
mais,  comme  groupe  national,  elle  n'a  aucune  influence, 
elle  s'est  affaiss^e  sur  elle-rn6me.    Pourquoi  ?  sinon  parce 


n 


POUUQUC    NOUS 


qu'elle  n'a  pas  maintenu  les  liens  qui  I'unissaient  k  la 
France.  Notre  destinde  est  toute  differente.  Nous  avons 
dans  cette  immense  Confederation  canadienne  qui  s'etend 
d'un  oc6an  a  I'autre,  une  influence  considerable  et  sou- 
vent  prepond^rante  comme  corps,  non  pas  seulement 
comme  individus.  Le  nom  de  ia  France  a  fait  notre 
prestige  et  notre  force ;  cenx  mfimes  qui  ne  s'en  ren- 
draient  pas  compte  d'une  maniere  raisonnee  en  sont  aver- 
tis  par  les  sympathies  qu'ils  ^prouvent  tout  spontanement 
pour  la  France  dans  la  terrible  crisc  qu'elle  traverse 
aujourd'hui.  N'en  doutez  pas,  I'interet  est  pour  quelque 
chose  dans  nos  sympathies ;  nous  sentons  bien  que  si  la 
France  est  vaincue,  non-seulement  la  civilisation  et  I'E- 
glise  en  souffriront,  mais  que  le  Canada  franq:ais  aura 
perdu  son  .>rincipal  point  d'appui. 

II  faut  reconnaitre  que  le  clergd  nous  a  toujours  soute- 
nus  dans  notre  voie.  Les  ministres  du  culte,  comprenant 
que  nous  pourrions  servir  a  la  diffusion  de  la  verite  6van- 
gdique  surtout  en  6tant  Fran^ais,  se  sont  voues  avec 
d'autant  plus  de  courage  au  service  de  notre  nationalite 
en  m6me  temps  qu'au  service  des  autels.  Leurs  colleges 
ont  6t6  les  foyers  de  la  nationalite  canadienne,  comme 
les  monasteres  etaient  dans  le  moyen-age  le  refuge  des 
lettres  et  des  sciences,  et  nous  devons  admettre  qu'un 
clerge  parfaitement  organise,  compose  d'hommes  ins- 
truits,  patriotes  et  populaires,  a  dG  contribuer  pour 
une  large  part  a  nous  faire  sortir  victorieux  des  luttes  que 
nous  avons  cues  a  soutenir.  Aussi  I'histoire  nous  dit-elle 
que  Mgr.  Laval  et  Mgr.  Plessis  Etaient  de  grands  evSques, 
mais  de  plus  de  grands  citoyens.  • 

Ce  sera  la  gloire  du  corps  clerical  en  ce  pays  d'avoir 
identifie  la  religion  avec  nos  interdts  nationaux.     Nous 


SOMMES   FRAN^AIS 


23 


devons  a  cette  heineuse  alliance  de  ne  point  voir  ici  cet 
antagonisme  entre  le  clerge  et  le  peuple,  cause  cle  tant  de 
d^sastres  en  Europe.  Lorsque  nous  disons  "  le  peuple," 
nous  comprenons  les  pretres  sous  cette  appellation  gene- 
rale  ;  les  pretres  et  le  peuple  ne  font  qu'un  au  Canada  : 
c'est  notre  bonheur  et  a  la  fois  notre  recompense  dcs 
luttes  genereuses  du  passe. 


le 
5> 


Ainsi  done,  mesdames  et  messieurs,  obeissant,  d'une 
part,  a  cette  predilection  naturelle  qui  fait  aimer  la  ijation 
dont  on  descend,  et  a  cet  instinct  individuel  qui  separe 
ceux  qui  different  par  I'education,  la  langue  et  le  carac- 
tere,  et,  d'autre  part,  soutenus  par  I'ambition  noble  de 
jouer  un  role  particulier  en  Amerique,  nos  peres  ont 
voulu  resler  Frangais  et  profiter,  pour  y  arrivcr,  de  toutes 
les  libertes  que  leur  a  octroyees  I'Angleterrc.  Les  mS- 
mes  raisons  inspirent  a  leurs  fils  la  meme  volonte  ferme. 

Cette  volonte  est  invincible,  car  elle  vient  du  coeur  du 
peuple.  Ce  que  le  peuple  veut,  il  le  peut.  Notre  passd 
le  prouve.  Nous  avons  traverse  des  epoques  moins  calmes 
que  le  temps  present ;  il  fut  un  jour  oii  des  fanatiques 
nous  ont  attaqu6s  en  face,  mais  vous  savez  qu'ils  ont 
appris  a  leurs  depens  s'il  est  facile  de  changer  le  sang  qui 
coule  dans  les  veines  d'une  nation  virile.  Notre  triomphe 
a  ete  complet  :  nous  le  devons  a  notre  energie,  a  la 
conception  claire  que  nous  avons  toujours  eue  de  nos 
destinees,  et  a  I'heureuse  chance  d'avoir  ete  servis  par  des 
homnies  comme  Bedard,  Papineau,  Lafontaine,  Morin, 
et  tant  d'autres. 


24 


POURQUOI   NOUS   SOMMES   FRANq;AIS 


Et  si  quelqu'un  veut  savoir  maintenant  jusqu'd  quel 
point  nous  sommes  Fran^ais,  je  lui  dirai  :  Aliez  dans  1  ^ 
viiles,  allez  dans  les  campagnes,  adressez-vous  au  plus 
humble  d'cntre  nous,  et  racontez-lui  les  perlpctics  de 
:ette  lutte  gigantesque  qui  fixe  I'attention  du  monde, 
annoncez-lui  que  la  France  a  6te  vaincue,  puis  mettez  la 
main  sur  sa  poitrine,  et  dites-moi  ce  qui  peut  faire  battre 
son  cceur  aussi  fort,  si  ce  n'est  I'amour  de  la  patrie. 

Oui,  la  France  ect  encore  notre  patrie.  Nous  le  sen- 
tons  vivement  aujourd'hui  qu '  el  le  traverse  la  plus  terrible 
des  epreuves.  Vraiment,  nous  ignorions  peut  etre  nous- 
mgmes  la  force  de  notre  affection  pour  la  France,  et  nous 
ne  savions  pas  que  ses  d6faites  pourraient  nous  attrister  a 
ce  point ;  on  dirait  que  chaque  revers  de  ses  armes  nous 
atteint  dans  nos  personnes  ;  ses  douleurs  sont  nos  dou- 
leurs,  et  Dieu  sait  avec  quelle  impatience  nous  attendons 
le  jour  de  son  triomphe  pour  chanter  I'hymne  d'alle- 
gresse,  jour  qui  certainement,  je  le  crois  pour  ma  part, 
luira  bientot,  quelles  que  soient  les  apparences  du  mo- 
ment. *         ■    ■ 

Montreal,  le  14  octobre  1870. 


*  VcBux  inutiles,   U  quelle  illusion  !   Qut  tie  fois,  h.  I'instir  des  Franfais  d* 
France,  nous  avons  mcue  Trocliu  h  la  victoii.  et  delivri  Puiial 


I .  r 


NOS  GLOIRES  NATIONALES 


toast     A  nos  gloires  natioiiales. " 


M.  LE  President,  Messieurs. 

En  ce  jour  unique,  qui  voit  r^unis  sous  Ics  monies  ^en- 
dards  les  repr^sentants  de  tous  les  groupes  canadiens- 
fran,ais  disperses  par  la  fortune  sur  ce  vLte  continen 
une  pens^e  a  d.  venir  a  tous  les  esprits  et  p.netrer  tot 
les  cceurs  :  en  cd6brant  cette  fete  nationale,  nous  porton 
naturellement  nos  regards  vers  le  pass6,  nous  nous  souve- 
nons  des  hommes  courageux  qui  ont  fait  notre  nationality 
ce  qu  elle  est  aujourd'hui,  qui  ont  combattu  pour  no 
droits,  qui,  en  un'mot,  ont  prepare  le  present  dont  nous 
jouissons  et  sur  lequel  nous  rSvons  d'asseoir  un  avenir 
bnllant  pom  nos  successeurs  dans  la  vie  ;  nous  pensons  a 
"nosgloiicsnationales." 


/  ^1 


•26 


NOS   GLOIRES   NATIONALES 


Autrefois,  dans  les  rcpas  solennels,  apr^s  avoir  fait  dcs 
libations  aux  dieux  dc  I'Olympe,  on  buvait  aux  manes 
dcs  aicux  et  dcs  citoyens  dont  Ic  genie,  les  vertus,  Ics 
belles  actions  avaient  honord  la  patrie.  Cettc  coutume 
traditionnelle  dc  I'antiquitd'  a-t-ellc  sa  raison  d'Otre  chez 
un  peiiple  naissant,  dont  les  annales  datent  d'hier  dans 
la  chronologic  dcs  si<icles  ?  Avons-nous,  nous  aiissi,  dans 
notre  patrimoine  national  dcs  noms  celobres,  avons-nous 
des  "gloircs?"  Oui,  messieurs;  ct  ne  craignons  pas  de 
nous  ea  vantcr.  Depuis  Louis  Hebert,  le  premier  colon 
du  Canada,  jusqu'a  Georges  Cartier,  le  dernier  de  nos 
merts  illustres,  la  liste  est  longuc  de  ceux  qui  ont  bien 
merits  du  pays. 

Livr6,  sous  la  domination  fran^aise,  aux  vicissitudes  de 
millc  evenements  divers,  mal  gouverne,  exploit^  le  plus 
souvent  au  profit  des  mignons  du  pouvoir ;  puis,  sous  la 
domination  de  I'Angletcrre,  abandonne  dc  ses  principaux 
citoyens,  oublie  de  son  ancienne  mere-patrie,  en  butte  a 
la  malveilla-nce,  mfime  aux  persecutions  de  ses  nouveaux 
maitres,  le  Canada-Fran^ais  a  pr6sent6  durant  cette  pe- 
riode  mouvementee  le  spectacle  le  plus  etrange  comme  le 
plus  beau.  Amant  passionne  de  la  liberte,  qui  est,  pour 
ainsi  dire,  le  cultc  naturel  de  tout  coeur  frangais,  mais 
sage  et  fidele  observateur  des  lois,  le  peuple  n'a  cesse  de 
reclamer  le  respect  de  ses  droits,  en  donnant  lui-mfime 
rexempie  du  respect  de  I'aulorite  constituee.  L'amour 
de  la  patrie  est  un  sentiment  inne  chez  Thomme,  et  nos 
ancetres  en  ont  donne  des  preuves  qui  ne  different  pas 
de  celles;  que  chaque  nation  met  a  son  propre  credit ; 
mais  ou  se  manifeste  I'originalite  de  leur  patriotisme, 
c'est  dans  la  perseverance  de  leur  foi  nationale  apres  la 
cession  du  Canada  a  I'Angleterre.     Montcalm,  Levis,  et 


NOS   GLOIRES   NATIONALES 


27 


it; 

le, 
la 
et 


tous  les  braves  que  la  France  nou?  a  fournis,  sont  de 
grands  noms  sans  doute,  dont  nous  sommes  fiers  A  juste 
titre,  parce  qu'ils  appartiennent  bien  a  notre  heritage; 
mais,  permettez-moi  de  ie  dire,  messieurs,  a  cette  gloire 
gagn^e  sur  les  champs  de  bataille,  d  ce  patriotisme 
exprimd  par  le  combat,  c'est-a-dire  d'une  mani<ire  dont 
chacun  trouve  1' inspiration  dans  son  coeur,  d  laqiielle 
suffit  parfois  la  seule  impulsion  d'une  nature  genereuse, 
je  pr6f(ire  la  resolution  calme  du  citoyen  qui,  se  voyant 
abandonne  par  le  chef  de  la  nation,  st-pare  par  les  mers 
du  foyer  oii  la  colonie  pouvait  trouver  chaleur  et  vie, 
laiss6  a  ses  seules  ressources,  ne  desespere  pas  cependant 
de  cette  petite  famille  fran9aise,  de  ce  rameau  separ(§  de 
son  tronc.  II  a  foi  en  Dieu,  il  a  confiance  en  lui-mfime, 
et  il  se  dit  que  le  rameau,  plants  dans  cette  terre  feconde 
d'Am6rique,  pourra  non-seulement  conserver  sa  verdeur, 
mais  devenir  par  la  suite  un  arbre  puissant.  II  sait  que  la 
conquSte  n'a  pas  altere  le  sang  de  ses  veines,  et  il  se  dit, 
lui  aussi,  que  le  mot  impossible  n'est  jjas  frangais.  II  sc 
met  k  I'oeuvre.  Mais  quelle  oeuvre,  messieurs  !  II  n'est 
plus  ici  question  de  courir  au  devant  des  canons  et  de 
vaincre  ou  raourir.  Cette  action  kii  paraitrait  toute 
simple  et  satisferait  son  amour  de  la  gloire  en  lui 
promettant  une  place  dans  I'histoire;  mais  la  tache  est 
differente.  II  aura  maintenant  a  lutter  jour  par  jour, 
d'une  annee  a  I'autre,  sur  des  questions  etroites,  toutes 
locales,  sans  bruit,  avec  la  certitude  que  seule  une  poignee 
de  Frangais  saura  ce  qu'il  fait  et  lui  en  sera  reconnais- 
sante,  et,  par  contre,  avec  1' incertitude  du  succds,  sans 
voir  distinctement  dans  I'avcnir  de  sa  nationalite.  Ah  ! 
messieurs,  voila  ou  il  fallait  du  courage,  ce  veritable  cou- 
rage civique  qui  nait  de  la  solidite  des  convictions  soute- 


28 


NOS   CLOIRES  NATIONALES 


nues  par  le  patriotisme.  Honorons  la  m6moire  des  grands 
hommes  qui  ont  combattu  pour  notre  cause  les  armes  i 
la  main  ;  ils  ont,  A  nos  yeux,  le  double  m6rite  do  nous 
rappeler  directement  la  France  et  d'etre  pour  nous  la  plus 
noble  ascendance  ;  niais  gardons-nous  d'accorder  une 
moindre  estime  aux  citoyens  indomptables  qui,  sous  la 
domination  anglaise,  ont  fait  A  notre  nationalite  la  posi- 
tion qu'elle  occupe  maintenant.  L'histoire  des  peuples 
n'offre  peut-fitre  pas  un  autre  exemple  de  tant  de  courage 
et  de  bon  sens,  ces  deux  qualites-m^res  de  I'homme  poli- 
tique. Jetez  un  coup  d'oeil  en  arri^re,  comptez  et  mesu- 
rez  les  obstacles,  puis  voyez  le  present,  et  dites-moi  si 
jamais  peuple  en  danger  de  p6rir  a  6t6  mieux  servi  par  ses 
chefs  !  Assur^ment  ceux  qui  croient  a  la  protection  de  la 
Providence  sur  notre  famille  Rationale  ne  manquent  pas 
de  faits  pour  justifier  leur  croyance. 

Apres  la  conqu&te  nos  p^res  ont  montr^  un  attache- 
meni  indbranlable  a  leur  nationalite,  une  foi  constante 
en  I'avenir  et  une  habilete  consommee  dans  la  conduite  ; 
desinteress6s,  et,  par  suite,  facilement  uiiis  pour  la  lutte, 
ils  ont  €te  forts,  ils  ont  accompli  une  admirable  chose ; 
ils  ont  fait  souche  de  peuple,  de  nationalite  fran^aise  sur 
ce  continent  anglais,  et  il  me  semble  que  cette  gloire  est 
une  des  plus  nobles  qu'il  soit  possible  d'envier.  Gouver- 
ner  un  pays  puissant  et  dont  la  grandeur  est  solidement 
assise  depuis  des  si^cles,  est  sans  doute  une  tache  digne 
des  ambitions  elevees  ;  mais  fat're  une  nation^  attacher 
son  nom  a  la  naissance,  au  d^veloppement,  A  chaque 
progres  d'un  peuple,  voila  une  fortune  rare  qui  peut 
tenter  les  meilleurs  genies.  Washington  n'est-il  pas  plus 
haut  plac6  dans  l'histoire  que  le  plus  cd^bre  des  premiers 
ministres  d'un  vieux  pays  ?  Tel  a  etd  le  role  des  hommes 


NOS  GLOIRES  NATIONALES 


2D 


(luc  nous  honorons.  Non-seulcment  i's  ont  conscrvi'  la 
NouvcUc-France  dans  ses  traditions,  pendant  que  la 
Louisiane,  1' Illinois,  le  Michigan  devenaient  anglai-  ; 
mais  de  plus  lis  ont  fonde  une  nationalitC'  qui  va  tous  les 
jours  s'affennissant  et  se  dcvcloi)pant.  C'est  leur  prin- 
cipal titrc  de  noblesse  devant  la  post6rit6. 

Va\  ra[)pelant  la  memoire  des  peres  de  la  national iie, 
nous  ne  pouvons  nous  enipecher  de  i)artager  les  regrets 
que  tloivent  C'prouver  nos  freres  ([ui,  s'dloignant  des  foyers 
de  la  faniille  canadienne-fran<;aise,  ont  cesse  de  travaillcr 
au  champ  palernel  et  vivent  aujourd'hui  sur  la  terre 
6trang<ire.  Messieurs,  vous  qui  Ctes  venus  ici  pour  nous 
prouver  que  le  nom  de  la  patrie  reste  toujours  grave  dans 
vos  coeurs,  vous  comprenez  conime  nous  ia  grandeur  de 
la  mission  accomplie  par  ces  hommes  veneres  et  \ous 
regrettez  sans  cesse  que  leurs:  nobles  actions  ne  puissent 
vous  servir  d'exernples  dans  votre  vie  nationale.  A  vof  c 
respect  pour  leur  memoire  se  mele  un  profond  sentiment 
de  tristesse,  car  le  sol  que  vous  habitez  ne  rec^le  pour 
vous  aucun  souvenir.  II  vous  rappelle  un  pass6  glorieux 
sans  uoute,  mais  auouel  vous  8tes  etrangers  :  votre  patrie 
est  ailleurs,  et  votre  patriotisme,  ce  sentiment  si  naturel, 
ce  besoin  du  coeur,  doit  traverser  la  frontiere  pour  trou- 
ver  son  aliment..  Vous  vivez  sur  les  rivages  des  fleuves 
de  Babylone  en  pensant  a  Jerusalem.  Je  ne  discute  pas 
ici  les  circonstances  qui  vous  ont  conduits  en  exil ;  je  me 
dis  seulement :  Comme  vous  devez  etre  malheureux  dc  ne 
posseder  point  chez  vous  ces  traditions  nationales  qui 
forment  en  quelque  sorte  le  con\plement  des  affections  de 
la  famille  et  qui  donnent  au  foyer  doniestique  sa  plus 
grande  noblesse  en  le  constituant  le  sanctuaire  de  la 
patrie  et  I'ecole  des  devoirs  publics  !     Votre  travail  est 


30 


NOS   GLOIRES   NAriONALE3 


Sterile,  au  point  de  vue  national,  ct  je  me  figure  votre 
d6sir  incessant  de  revenir  habiter  le  Canada. 

Que  de  forces  nous  jetons  a  tous  Ics  vents  !  Et  quel 
surcroit  de  puissance  nous  aurions  si  nous  d'tions  tous 
agglomeri's  dans  cette  province  do  Quebec,  assez  vastc 
jjour  rontenir  une  grande  nation,  assez  riche  pour  la  nour- 
rir  I  Le  fait  de  notre  dissemination  constituc  pour  nous 
le  principal  problOme  national.  On  a  dit  parfois  qu'cn 
nous  repandant  sur  tout  le  continent  nous  6tions  des 
prdxurseurs.  J'avoue  que  j'ai  pen  de  confiunce  dans  une 
arm<5e  qui  s'd*parpille  ainsi,  el  je  i)r6f«irc  ccllc  qui  s'adosse 
de  pr(is  a  un  quartier-gcneral  ct  dont  les  mouvements 
rayonnent  d'un  centre  unique  au  lieu  de  partir  de 
plusieurs  centres  isol6j  les  uns  des  autres.  Au  milieu 
d'une  socid'te  democratique  surtout,  il  ne  faut  pas  oublier 
que  Ton  n'est  fort  que  par  ses  rcprd'sentants  6lus,  c'est-a- 
dire  par  le  nombre  dominant  sur  un  point  donn6.  Si 
vous  6tiez  tous  avec  nous  dans  cette  province,  votre 
influence  serait  directe  ct  imm(^diate  sur  le  parlement. 

Au  fait,  la  question  est  de  savoir  si  nous  voulons,  oui 
ou  non,  fonder  un  peuple  indtJpendant.  Si  nous  n'avons 
pas  cette  noble  ambition,  si  nous  consentons  d  tourner 
le  dos  d  notre  pass6,  si  tous  les  travaux,  les  luttes  et  les 
souffrances  de  not.  glorieux  dovanciers  ne  nous  obligent 
pas  en  honneur,  dispersons-nous,  c'est  bien  ;  promenons 
notre  fortune  dans  tous  les  pays  etrangers.  Mais  si  nos 
regards  portent  plus  haut,  si  nous  voulons  Gtre  quelque 
chose  par  nous-mfimes  ct  pour  nous-m6mes,  et  avoir  une 
patrie  qui  soit  bien  r^ellement  a  nous,  songeons-y,  il 
faut  serrer  nos  rangs,  il  faut  nous  grouper  tous  sur  un 
mfime  point  de  territoire.      A  cette  condition-la  seule- 


ment  nous  donncrons  notre  pleine  mcsure  parmi.Ies 
peuplcs,  car  lu  prciniOrc  condition  d'oxistenre  nationalc, 
c'cst  d'etre  localisii,  fix6  au  sol.  Unc  palric  est  ua 
domainc  born6  i)ar  unc  frontitirc  ;  f  hoisissons  la  nOtre. 

Le  problime  est  simple  pour  nous  :  Otre  on  ne  par. 
Ctrc.  Etrc,  c'est  d'tablir  nos  dcmctnes  dans  un  rayon 
dctcrminC",  exploiter  los  richcsses  naturelles  du  sol,  diri- 
ger  nos  pensces  vers  une-mGme  aspiration  de  grandeur, 
aimer  ct  scrvir  le  mOme  pays.  Ne  pasGtre,  c'est  nous  dis- 
perser  A  I'd-tranger,  travailler  toujours  sans  fruit  pour  la 
patrie,  conscrver,  il  est  vrai,  le  respect  des  ancOtres,  parce 
que  ce  sentiment  s'imposc  a  tout  homme  qui  a  garde  la 
dignite  de  sa  nature,  mais  rompre  forcement  la  cliaine  de 
leurs  traditions.  De  notre  reunion,  de  notre  agregation 
depend  I'avenir.  II  faut,  messieurs,  que  nous  allions 
a  vous  ou  que  vous  veniez  d  nous.  Portez  la  conviction 
dans  nos  esprits,  et  nous  dirons  adieu  d  ces  campagnes 
qui  nous  ont  vus  naitre  et  grandir,  que  nous  avons  fecon- 
dees  de  nos  sueurs,  puis,  comme  Enee  emportant  Ics  rcstes 
de  Troic,  nous  nous  acheminerons  vers  des  regions  nou- 
vellcs  pour  y  asseoir  notre  fortune  ;  mais  si  vous  croyez 
au  contraire  que  cc  pays,  temoin  de  la  vie  ct  des  luttesde 
vos  peres,  a  droit  encore  d  votre  travail  comme  d  I'affec- 
tion  que  vous  ne  cessez  de  lui  porter,  n'hesitez  pas,  hdtez- 
vous,  revenez  a  nous,  rcvenez  au  Canada  ! 

Je  comprends,  messieurs,  I'attrait  que  possede  la  r(^pu- 
blique  americaine.  Tout  homme  qui  a  respire  I'air 
d'Amerique  a  ete  vivifie,  seduit  par  cette  egalit^  et 
cette  liberte  qui  y  r^gnent.  Mais  le  Canada  est-il  infe- 
rieur  sous  ce  rapport  aux  Etats-Unis  ?  Je  ne  le  crois  pas. 
Si  Ton  s'en  tient  aux  mots,  on  dira  sans  doute  qu'il  y  a  Id 


32 


NOS  GLOIKES   NATIONAI.F.S 


un(;  r{|)iil)li<|iie,  tandis  que  nous  vivons  iri  sous  Ic  rc'gime 
monarc  hitiuc  ;  inais  Ics  csprits  sd-ricux  c|ui  ^'Uidicnt  Ic  fond 
dcH  chosoH  savcnt  que  la  monarchic  dans  do  rcrtaincs 
coivlitions  pent  Ctre  **la  mcilleurc  dcs  r<^j)nl)liqucs,"  ct 
si  Ton  recherche  la  forme  repuUlicaine  parce  <|\i'clle 
assure  au  peuple  la  souvcrainetc'  et  un  cnntrOle  reel  siir  Ic 
pouvcrncment,  je  nc  crains  [)as  (raffirnier  ([ue  notre  cons- 
titution est  plus  r^puhlicaine  que  cclle  des  Etats-Unis. 
D'abord,  retranchez  de  nos  institutions  le  nom  du  souvc- 
rain  anglais  —  et  c'cst  A  peu  pr^s  le  seal  lien  ([ui  nous 
reste, — supposez  notre  Gouverncur  <ilu  tous  les  dix  ans 
par  les  grands  corps  de  r(itat,  et  vous  avez  unc  republifiue 
de  droit ;  or,  quelle  di(T<ircnce  ccla  ferait-il,  pour  la  ques- 
tion dc  gouvernement,  avec  I'^tat  de  cjioses  actuel,  avcc 
la  rC'publique  de  fait  que  nous  avons  aujourd'hui  ?  Ensuite, 
aux  ycux  des  dcrivains  les  jilus  autorisds,  la  constitution 
des  Etats-Unis  renferme  un  defiuit  considerable  :  la  rcs- 
ponsabilite  personnelle  du  President  ct  i'irres[)onsabilit6 
de  ses  ministres.  Je  ne  puis  (lu'indiquer  ici  cettc  ques- 
tion ;  mais  on  comprend  de  suite  que,  malgre  les  restric- 
tions constitutionnelles,  le  President,  durant  toute  la 
dur^c  de  son  mandat,  est  plus  independant  du  peuple 
que  ne  le  sent,  sous  notre  regime,  les  ministres  respon- 
sables. 

J'irai  plus  loin.  Lisez  les  auteurs,  comptez  les  qualites 
et  les  defauts  qu'ils  trouvent  dans  les  diverses  constitu- 
tions des  peuples,  et  vous  verrez  cine  la  notre  possede 
presque  toutes  ces  qualites,  echappe  a  presque  tous  ces 
defauts.  J'oserais  dire  qu'elle  touche  a  I'idc'al  rSv6  par 
les  esprits  Rehires.  Ainsi,  en  France  on  est  a  la  recher- 
che d'une  "  republique  conservatrice  :  "  ce  mot  est 
I'exacte  definition  dusysteme  canadien.  Et  cette  France 


NOS   GLOIRES    NATIONALES 


33 


\ce 


Nouvelle  dont  I'rtivost-l'arailol,  dans  un  livrc  admirabU-, 
tra^ait  Ic  plan,  clic  cxlstc  ici,  librc,  hcurcusc,  solidcmcnt 
organ  isce. 

Eh  bion  !  messieurs,  cette  constitution  module,  c'cstA 
nos  illustrcs  dcvanciers  quo  nous  en  sommcs  rcdcvables. 
Lc  premier  (jui  ait  parle  dc  "  gouvcrnement  respon- 
sable  "  dans  re  jiays,  est  un  canadien-fran<;ais,  c'est  Pierre 
Bd'dard,  et  celui  qui  a  le  plus  contribui  A  I'litablir,  c'cst 
encore  un  canadien-franqiais,  c'est  Lafontaine.  Notre 
nationalit(i  a  eu  cet  honncur  de  fournir  les  hommes 
d'6tat  qui  ont  intronis6.1a  libertd*  anglaisc  dans  ce  pays  : 
c'est  la  sculc  vengeance  que  nousayons  tirdc  dos  conqud- 
rants.  T.a  tradition  parnii  les  nOtres  n'a  pas  cessd'  d'etre 
unc  tradition  de  libertd*,  libertd'  sage,  legale,  respectant 
les  droits  d'autrui,  ne  reclamant  pour  elle  qu'une  place 
au  solcil.  Nous  n'avons  jamais  6te  agresseurs  ;  toujours 
sur  la  defensive,  nous  avons  traitd  les  autrcs  comme  nous 
voulions  fitrc  trait6s  nous-mCmes.  Et  la  liberte  nous  a 
sauvd's.  C'est  peut-Stre  li  ce  qui  explique  qu'elle  ait  pu 
avoir  descitoyens  anglais  pour  ennemis,  a  une  ^poque  de 
luttes  que  lc  present  nous  fait  oublier. 

Je  dis  que  certaines  luttes  sont  oublices.  Par  exemple, 
ne  croyez  pas  que  les  noms  des  victimcs  de  37  que  vous 
lisez  sur  ces  murs,  soient  nos  emblemes  du  jour;  s'ils 
I'etuient,  nous  aurions  mauvaise  grace  ^  conjurer  nos 
frercs  exil(^s  de  revenir  au  Canada.  Nous  respectons  ces 
hommes  de  cocur,  victimes  de  I'amour  de  la  patrie  ;  mais 
ils  ne  sont  point  les  modeles  de  notre  temps,  et  cela, 
pour  la  bonne  raison  que  nous  sommes  satisfaits  de  Tatti- 
tude  de  I'Angleterre  a  notre  egard.  Nos  vrais  modeles 
sont  les  grands  parlementaires,  depuis  Bedard  jusqu'a 


34 


NOS   GLOIRES    NATIONALES 


Cartier— le  premier  entrc  tous— qui  ont  su  chercher  et 
trouvcr  le  salut  dans  le  developpement  regulier  des  liber- 
tes  constitutionnelles.  37  n'est  pas  unc  tradition.  L'An- 
gleterre,  trompee  pendant  quelque  temps,  nous  a  ensuite 
rendu  justice,  et  maintenant  le  bonheur  est  notre  hote 
habituel.  La  reunion  actuelle  est  elle-merae  un  eclatant 
t^Tioignage  en  faveur  de  nos  libres  institutions. 

Dans  cette  belle  fete,  a  tous  les  titres  nous  devons  done 
honorer  nos  morts  illustres.  Leur  vie  fournit  les  plus 
nobles  exemples  que  nous  puissions  suivre.  A  vous,  mes- 
sieurs, exiles  d'un  jour,  elle  rappellc  des  traditions  que 
vous  ne  voulez  ni  ne  pouvez  abandonner.  A  nous,  elle 
enseigne  la  perseverance,  la  liberte,  1' union  entre  nous. 
Puissions-nous  un  jour,  vivant  tous  dans  cette  belle  Pro- 
vince de  Quebec,  ooarsuivre  en  covnimm  les  traditions  du 
pass6,  et  nous  retrouver,  a  pareille  date  chaque  annee, 
pour  hongrer  '*  nos  gloires  natiouales  !  "  ,  , 


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LE  POXJVOIR  TEMPOREL       y 


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DJ.TOOun  pronoiic6  dcvant  Tassemblte  popalaire  tentte  dans  I'icol.  de  I'iv&cM, 
,  le  3S  mars  1871,  sous  la  presidence  de  Mgv.  Uourget, 

*  iv^que  de  Monfrdal. 


■I;. 


1 

MONSEIGNEUR,    MESSIEURS,      '  -      "' 

Je  suis  arpel^  a  dire  quelques  mots  sur  cette  derni<ire 
partie  de  I'adresse  a  Sa  Majeste  que  nous  allons  signer  : 

"  Que,  comme  membres  de  la  famille  humaine,  nous 
protestons  contre  cette  violation  du  droU  des  gens  ;  viola- 
tion qui  d^truit  dans  leur  essence  tous  les  trait^s  entre 
peuples,  et  aneantit  toute  securite  en  posant  la  force  pour 
regie  supreme  du  droit."    ,,    ; 

•  Je  ne  parlerai  pas  de  laudacieuse  violation  de  la  con- 
vention de  septembre  ;  je  n^essayerai  pas  de  demontrer 
le  earactere  odieux  de   la  derniere  invasion   des  ^tats 


3B 


LE  POUVOIR  TEMPOREL 


II 


pontificaux,  consomm^e  au  mepris  de  rcngagement  le 
plus  solennel :  cos  attentats  contre  le  droit  des  gens  sont 
trop  bien  caracterises  par  eux-memes  pour  provoquer 
autre  chose  qu'une  protestation  indignee  de  I'univers 
entier,  ou  unc  repression  immediate  de  la  part  des  puis- 
sances europeennes,  si  elles-mdmes  n'etaient  complices 
de  ces  crimes  politiques.  Dieu  veuille  que  les  pouvoirs  qui 
en  sont  restes  les  temoins  impassibles  ne  soient  pas  appe- 
les  bientot  4  expier  I'echec  que  les  principes  les  plus 
sacr^s  de  la  justice  et  du  droit  viennent  de  subir,  et  ne 
s'apergoivent  pas  qu'ils  ont  laisse  porter  un  coup  terrible 
aux  assises  de  leur  grandeur  et  de  leur  tranquillite,  que 
dis-je?  de  leur  securite,  de  leur  existence  mSme  L'his- 
toire  s'etonnera  que  les  cabinets  de  I'Europe  aient  m€- 
connu  leur  propre  int^rgt  au  point  d'approuver  tacitement 
par  leur  inaction  un  acte  qui  met  en  peril  ou  plutot  qui 
aneantit  la  valeur  des  traites,  dont  toute  la  force  repose 
dans  la  confiance  des  peuples,  frappant  ainsi  a  sa  base  le 
code  de  justice,  de  morale  internationale,  si  Ton  peat 
dire,  qui  assure  la  paix  au  monde  et  a  chaque  pays  1' inte- 
grity de  ses  frontieres  ;  et  ce  fait  paraitra  inexplicable  a 
la  posterite  si  Ton  ne  se  rappelle  que,  d'une  part.  Pie  IX 
^tait  un  souverain  trop  faible  pour  se  d^fendre,  que, 
d'autre  part,  dans  notre  siecle  de  lumieres,  la  force  a  pris 
plus  effrontement  que  jamais  le  pas  sur  le  droit. 

Tl  est  peut-etre  plus  utile  d'envisager  la  question  a  un 
autre  point  de  vue.  . 

Si  vous  allez  en  Italic,  le  premier  Romain  intelligent 
que  vous  interrogerez  vous  dira  : — A  tort  ou  a  raison  les 
populations  romaines  veulent  changer  de  souverain  tem- 
po rel  et  se  gouverner  elles-m6mes;  ce  voeu,  elles  I'ont 


LE   POUVOIR  TEMPOREL 


37 


exprim6  par  un  vote  public  et  legal,  et,  scion  le  droit 
moderne,  le  vote  populaire  est  la  source  du  pouvoir. 

N'en  doutons  pas,  messieurs,  la  question  ainsi  posee 
est  le  veritable  probl6me  de  notre  6poque,  consequence 
naturelle  du  progres  des  liberies  publiques  dans  le  mondc, 
et  si  ce  probleme  n'est  jamais  resolu  par  un  congres  euro- 
peen  ou  par  quelqu'autre  autorite  plus  imposantc,  nous 
connaissons  assez  les  hommcs  de  nos  jours  pour  dire 
qu'ils  ne  seront  pas  arrStes  par  la  crainte  des  anathemcs, 
et  que  le  radicalisme  continuera  d'exploiter  avcc  son 
astuce  ordinaire  les  aspiratioi.iS  politiques  du  monde  mo- 
derne au  profit  de  ses  tentatives  contre  I'Eglise,  dont  la 
morale  et  les  principes  d'ordre  gSneront  toujours  toute 
agression  contre  la  society.  Tachons  done  de  trouver 
une  solution  politique  a  cette  difficulte. 

On  pourrait  d'abord  se  demander  si  le  voeu  des  popu- 
lations romaines  a  ete  honnetemcnt  constate,  si  vraiment 
la  majorite  des  Romains  a  voulu  changer  de  maitre, 
si,  en  un  mot,  le  vote  du  plebiscite  auquel  a  eu  recours 
Victor-Emmanuel  a  6te  pris  et  donne  dans  toutes  les 
conditions  voulues  de  loyaute  et  de  liberte  ;  car  ils  sont 
assez  nombreux  ceux  qui  se  figurent  que  le  galant  homme 
couronne,  qui  a  eu  Garibaldi  pour  principal  agent  'e  ses 
conqugtes,  professe  des  theories  a  lui  propres  en  ma- 
tieres  electorales.  On  peut  encore  se  demander  pourquoi 
le  gouvernement  qui  invoque  le  voeu  populaire  pour  justi- 
fier  ses  actes  les  plus  extraordinaircs,  a  laiss6  faire,  sans 
la  moindre  protestation  de  sa  part,  I'annexion  de  I'Alsace 
et  de  la  Lorraine  a  I'Allemagne  contre  la  volonte  mani- 
feste  des  habitants  de  ces  provinces :  il  est  vrai  que  les 
canons  prussiens  ont  une  eloquence  capable  d'imposer 
mSme  aux  defenseurs  les  plus  zeles   des   "droits  de 


38 


LE   POUVOIR  TEMPOKEL 


riiomme,"  et  qu'il  est  plus  facile  de  franchir  les  vieux 
murs  de  Rome  pour  s'emparer  d'un  vieillard  desarme, 
que  de  protester,  fClt-ce  a  voix  basse,  contre  une  injustice 
commise  par  les  conquerants  du  jour.  Mais  venons  a  la 
question  elle-mOme. 

Messieurs,  ne  dlscutons  pas  pour  savoir  si  Pepin  a  donni 
quelque  chose  a  I'Eglise,  ou  s'il  n'a  fait  que  lui  resti- 
tucr  un  domaine  enleve  par  le  roi  des  Lombards  ;  ne 
tenons  point  compte  des  recherches  contemporaines  qui 
revelent  les  libert^s  considerables  dont  jouissaient  les 
peuples  du  moyen-age ;  prenons  plutot  I'liistoire  telle 
que  la  font  nos  adversaires,  et  disons  qu'aux  epoques  oil 
Charlemagne  et  ses  successeurs  ont  investi  les  papes  de 
la  souverainete  sur  une  partie  de  I'ltalie,  le  code  des 
droits  politiques  en  Europe  etait  bien  different  de  ce 
qu'il  est  aujourd'hui  chez  les  peuples  qu'on  regarde 
comme  les  plus  civilises.  Les  princes  n'etaient  pas  alors  les 
delegues  du  peuple  ;  ils  en  6taient  les  peres  ou  les  maitres 
et  seigneurs,  et  ils  s'attribuaient  mgme  la  propriete  reelle 
de  tous  les  domaines  sur  lesquels  s'etendait  leur  sceptre  ; 
ils  disposaient  a  leur  gre  du  sort  de  leurs  sujets,  et 
n'etaient  responsables  qu'a  Dieu  de  leurs  actions  ;  en 
d'autres  termes  moins  offensants  pour  les  idees  actuelles, 
le  droit  des  citoyens  de  determiner  la  forme  de  leur 
gouvernement  et  de  participer  a  I'administration  de  la 
chose  publique  par  des  repr^sentants  elus,  n' etait  encore 
ni  admis  ni  reclame.  L'autorite  des  papes  sur  leurs  etats 
a  done  6t6  absolue  d^s  le  principe,  I'ayant  req:ue  telle  que 
la  faisait  le  droit  public  d'alors,  et,  quoique  conforme 
au  voeu  des  peuples  que  I'Eglise  avait  affranchis  et  civili- 
ses, cette  autorite  n'a  pu  avoir  sa  source  dans  I'urne  des 
elections.  '  •   '■    ••'^  ■;    ••;    ;,".('•;«.>■  .•;.i     ■.;:■. 


LE   POUVOIR  TEMPOREL 


39 


Or,  la  souverainete  temporclle  des  papes  a-t-elle  change 
de  nature  depuis  son  origine  ?  Personnc  nc  Ic  pre- 
tend, je  crois.  L'histoire  des  nations  qui  aujourd'hui 
se  gouvernent  elles-mSmes,  indique  r(l'i)oque  precise  a 
laquelle  chacune  a  fait  la  conqu6te  des  libertes  dent  se 
compose  la  somme  du  droit  moderne  ;  Ic  plus  souvent 
cette  conquCte  a  6te  sanglante,  accompagnce  de  crimes 
odieux  ct  de  nobles  actioas,  ct  sa  date  rcstc  a  jamais 
fixee  dans  la  memoire  des  hommes.  Les  annales  de  la 
France  et  de  I'Angleterre  vous  sont  trop  connues  pour 
qu'il  soit  necessaire  d'insister  sur  ce  point.  Quand  done 
de  pareils  changements  se  sont-ils  accomplis  dans  les 
etats  pontificaux  ?  dans  quel  siecle  ?  en  quelle  annee  ? 
Aucun  evenement  de  cette  nature  n'a  eu  lieu,  vous  le 
savez.  La  filiation  du  droit  souverain  dont  les  papes 
ont  ete  revetus  par  des  princes  chretiens,  est  sans  lacune, 
n'a  point  devie,  et  ce  droit  lui-meme  est  uniforme  dans 
son  caractere  et  ses  attributions  depuis  son  origine  jus- 
qu'a  nos  jours.     ,  ,      .         ,       ,  ,      . 


Pouvait-il  en  8tre  autrement  ?  La  souverainete  popu- 
laire  peut-elle  exister  dans  les  Etats  Romains  ?  Ne  crai- 
gnons  pas  de  repondre  franchement  :  non.  Le  patri- 
moine  de  St.  Pierre  n'est  pas  un  domaine  dont  le  vote 
populaire  puisse  disposer ;  c'est  un  bien  de  I'Eglise,  soumis 
a  la  supreme  juridiction  de  I'autorite  superieure  dans  la 
hierarchic,  inalienable  sans  sa  participation,  et  les  papes 
s'engagent  toujours,  en  prenant  possession  de  leur  siege, 
a'garder  fidelement  les  etats  de  I'Eglise;  a  ceux  qui 
veulent  qu'ils  y  renoncent,  ils  repondent  1' irrevocable 
Non  possumus.  II  existe  chez  nous  un  droit  du  mOme 
ordre.     Pouvons-nous,   en  effet,   disposer  de  nos  biens 


■fl^wlw" 


40 


LE   POUVOIR  TE\rPOREL 


cle  fabrique  sans  le  consentement  du  sup^rieur  eccl^sias- 
tique  ?  Non,  et  cet  exemple,  quoique  n'offrant  pas  une 
similitude  parfaite  entre  les  deux  termes  de  comparaison, 
peut  cependant  faire  comprendre  la  nature  du  droit  qui 
s'appliqiie  au  patrimoine  de  St.  Pierre. 

Mais  alors,  dira-t-on,  I'Eglise  sera  done  toujours  pour 
les  Romaiiis  un  obstacle  a  la  jouissance  des  libertes  poli- 
tiques?  Cette  question  pourrait  nous  entrainer  loin. 
Qu'il  suffise  de  dire  que  la  souverainete  populaire  ab- 
solue  n'est  pas,  au  sentiment  m£me  de  plusieurs  adver- 
saires  du  droit  divin  comme  source  immediate  du  pouvoir, 
une  condition  sine  qud  noti  d'un  bon  gouvernemcnt  et 
de  la  liberty  des  citoyens,  et  qae  si  les  Italiens  veulent 
seulement  ne  plus  conspirer,  ne  pas  assassiner  les  mi- 
nistrcs  de  Pie  IX,  ce  grand  pape  leur  accorderavolont;ers 
tolites  les  libertes  dont  il  a  vouIh  genereusement  faire 
I'essai  d^s  les  premieres  annees  de  son  pontificat.         ^... 

Supposons  maintenant,  messieurs,  que  le  droit  poli- 
tique dans  les  etats  de  I'Eglise  ait  subi  avec  le  temps 
les  memes  modifications  que  celui  de  la  France,  par 
exemple  :  dans  cette  hypothdse,  les  Remains  pourraient- 
ils  de  leur  unique  volont6  aliener  ce  domaine  ?  Souve- 
nons-nous  que  ce  domaine  n'a  pas  ete  donn6  a  un  pape 
comme  une  propriete  personnelle,  a  la  charge  de  le 
transmettre  a  la  personnede  son  successeur  :  on  I'appelle 
le  "  Patrimoine  de  St.  Pierre,"  les  '*  Etats  de  I'Elglise  ;" 
il  a  6t6  offert  a  la  society  catholique  tout  enti^re,  repre- 
sentee par  son  chef,  dont  la  liberte  d'action  dans  le 
monde  avait  besoin  d'etre  garantie.  Les  Romains  sont- 
ils  les  seuls  sujets  du  pape  ?  Ne  le  sommes^nous  pas  a  un 
titre  6gal,  et  lorsqu'il  s'agit  de  savoir  si  la  souverainete 


LE   POUVOIR  TEMPOREL 


41' 


de  leur  roi  commun  sera  maintenue  ou  abolie,  les  catho- 
liques  n'ont-ils  pas  tons  le  m6me  droit  d'etre  consultes? 
Je  suis  sujet  de  I'Eglise,  moi,  cette  propri6t6  appartient 
i  I'EgHse,  je  ne  veux  pas  qu'on  en  dispose  sans  prendre 
men  avis ;  si  Ton  decr^te  un  plebiscite,  je  veux  voter, 
et  les  deux  cents  millions  de  catholiques  r^partis  sur  la 
surface  du  globe  ont  ce  droit  tout  aitant  qu'un  Romain 
de  Rome.  Nous  sommes  Romains,  nous  aussi,  Rome  est 
notre  patrie,  notre  souverain  y  r^gne,  nous  ne  voulons  pas 
qu'on  le  chasse  par  un  plebiscite  sans  que  nous  ayons 
pu  enregistrer  nos  votes.  Que  Ton  nous  consulte  done, 
et  que  la  majorite  I'emporte.  Les  Romains  ne  sont 
qu'une  infime  minorite  des  sujets  de  I'Eglise,  et  si, 
d'apres  le  droit  nouveau,  ce  sont  les  sujets  qui  font  les 
souverains,  nous  ne  voulons  pas  que  la  destinee  de  ceux- 
ci  soit  confine  a  la  minorite.  Nous  regardons  comme 
nul  tout  ce  que  cette  minorite  a  fait  dans  le  pass6  et  fera 
dans  I'avenir. 


)C 

le 
le 


On  le  voit  done,  m&me  en  se  placant,  comme  je  le  fais, 
au  point  de  vue  le  plus  favorable  aux  adversaires  de  la 
papaute,  il  faut  en  venir  a  la  conclusion  que  celui  qui 
s'est  empare  de  Rome  retient  un  bien  qui  n'est  pas  a  lui, 
ce  qui  dans  toutes  les  langues  humaines  s'appelle  un  vol. 
Que  I'auteur  porte  une  couronne  ou  soit  arm6  d'un  poi- 
gnard,  il  y  a  spoliation,  attentat  contre  la  propriete, 
contre  la  justice,  contre  k  morale.  Malheur  a  ces  auda- 
cieux  !  Ceux  qui  violent  des  droits  prives,  c'est  la  soci6t6 
qui  les  punit ;  mais  c'est  Dieu  hii-m6me  qui  se  reserve  de 
chatier  les  persecuteurs  de  son  Eglise.  La  liste  est 
longue  de  ceux  qui  sont  tombes  sous  la  main  vengeresse 
de  Dieu  depuis  Julien  I'Apostat  jusqu'a  Napoleon  HL 


42 


LE   POUVOIR  TEMPORKL 


Ah  !  j'entends  le  librc-pcnseur  me  dire  :  Laissez  la  le 
bon  Dicu  (jui  ne  s'occupe  pas  de  tant  de  choses ; 
Napoleon  n'a  reqiu  a  Sedan  que  le  chatiment  reserve  a 
tous  ceux  qui  attentent  a  la  liberie  des  peuples. 

Jc  le  veux  bien  ;   mais  il  doit  m'fitre  permis  de  croire 
que  la  liberte  entre  dans  le  plan  providentiel  du  gouver 
nement  des  societes,  et,  en  cherchant  I'auteur  de  cette 
terrible  punition,  de  remonter  jusqu'a  Celui  de  qui  tout 
releve,  selon  ma  croyance.  .   , 

C'est  un  fait  rcmarquable  que  les  politiques  les  plus 
^minents  de  notre  epoque  assignent  aux  malheurs  de 
Napoleon  III  la  mOme  originc  que  ceux  qui,  Strangers 
aux  affaires,  n'observent,  pour  leur  enseignement,  que 
Taction  de  la  Providence  dans  le  monde.  Ainsi  prenons 
le  temoignage  de  M.  Thiers,  ce  grand  homme  devenu 
d6fenseur  de  I'Eglisc  par  bon  sens  politique  ;  vous  avez 
tous  presents  a  la  mcmoire  ses  celebres  discours,  ceuvres 
magnifiques  de  patriotisme  et  de  saine  raison.  L'unite 
italienne,  dit-il,  a  produit  Tunit^  allemande.  Napo- 
leon III,  en  laissant  faire  l'unite  italienne  au  lieu  d'une 
'confederation,  comme  il  I'entendait  d'abord,  a  laquelle 
le  pape  aurait  adhere,  a  souleve  en  Italie  un  levain 
d'aspirations  nationales  qui  devait  fermenter  plus  tard  en 
Allemagne  et  produiie  cette  puissance  colossale  dont  le 
voisinage  est  une  constante  menace  pour  la  France.  Les 
craintes  de  M.  Thiers  ne  se  sont  que  trop  realisees. 
L'unite  allemande,  consequence  de  l'unite  italienne,  a 
abaisse  la  France  et  aneanti  Napoleon  III.  Or,  qu'est-ce 
que  Tunite  italienne  ?  N'est-ce  pas  la  spoliation  d'une 
partie  des  etats  pontificaux,  les  Romagnes,  les  Marches 
et  rOmbrie,  soufferte  par  I'Empereur  ?  Et  la  Prusse  a 


LE  tOUVOIR  TEMPOREL 


43 


puni  ce  pech6  politique,  disent  les  iins  ;  Dicu  ii  ])uni 
ccttc  tolerance  acc.ordee  a  un  attentat  contre  son  Kgli:.e, 
disent  Ls  autres.  Cet  accord  sur  le  fait  expi6  a  Sedan, 
sinon  sur  Tauteur  du  chatimcnt,  prouve  une  fois  de  plus 
a  nos  yeux  que  tourner  le  dos  a  I'Eglise  est  encore,  pour 
les  souverains  comme  pour  les  sujcts,  le  moyen  sOr  de  se 
perdre  soi-mCme. 

Et  Victor-Emmanuel  !  N'est-il  pas  deji  assez  puni  par 
le  inepris  ou  la  pitie  du  monde  catholique  ?  Dicu  veuillc 
qu'il  ne  le  soit  pas  autrement  ;  mais  en  voyant  ce 
descendant  d'une  sainte  se  prfiter  a  des  persecutions 
contre  I'Eglise,  n'est-on  pas  involontairement  enclin  a 
penser  a  cet  autre  persecuteur  du  iie  siecle,  Henri  IV 
d'Allemagne,  dont  la  triste  fm  est  rest^e  comme  un  des 
plus  terribles  enseignements  de  I'histoire  ?  Deuxieme 
successeur  de  Henri-le-Saint,  ce  prince  oublia,  lui  aussi, 
les  traditions  de  sa  famille  ;  il  s'empara,  lui  aussi,  de 
Rome,  et  par  ses  entreprises  audacieuses  il  abregea  les 
jours  du  grand  pape  Gregoire  VII.  Mais  I'histoire  ajoute 
que,  depos6  par  la  diete  de  Mayence,  il  se  refugia  a 
Liege,  mourut  dans  la  misere,  et  que  son  cadavre  resta 
cinq  ann^es  sans  sepulture  a  la  porte  de  I'dglise  de 
Spire.  J'ignore  ce  que  I'avenir  reserve  au  roi  d'lta- 
lie  :  esperons  que,  n'ayant  ete  qu'un  instrument  dans  les 
mains  de  la  revolution,  il  obtiendra  I'oubli  pour  tout 
chatiment. 

J'ignore  egalement  si  Pie  IX  verra  la  fin  des  persecu- 
tions, ou  si,  comme  Gregoire  VII,  il  mourra  abreuv6  de 
toutes  les  douleurs  ;  mais  je  sais  bien  que  si  quelqu'un 
doit  aujourd'hui  soutfrir  pour  la  verite,  aucun  autre 
homme  n'en  est  plus  digne. 


44 


LE  rOfVOIR  TF.MPOREL 


Representcz-vous  dans  son  palais  du  Vatican  (e  saint 
vieillard  rharg6  d'ann^es  et  de  vertus,  accabl6  de  tra- 
vaux,  mandataire  de  Dicu  au  niiliei?  des  homnics,  et 
guide  infaillible  des  destinies  de  I'linivers  catholique,  Ics 
mains  pleines  de  v6rit6s,  et  distribiiant  ces  veritcs  A  la 
tcrre  avec  toute  la  charitd  de  "  Celui  qui  I'envoie.  " 
Nullc  pensee  d'ambiti(Mi  n'agite  son  jlme  et  n'a  pu 
creuser  des  rides  sur  son  front  dcja  rayonnant  de  la  ma- 
jest^  des  dus  ;  il  ne  convoite  pas  le  bicn  d'autrui,  il 
n'inqui(}tc  pas  les  fronti^res  de  ses  voisins  :  il  n'a  qu'un 
but,  qu'un  rfive,  le  bonheurde  I'liumanitedans  I'cxercice 
de  la  vertu,  dans  la  pleine  possession  de  la  v6rit6,  et  il 
prie  Dieu  d'etre  avec  lui  dans  cette  ceuvre  de  d^voucment 
et  de  sacrifice,  implorant  misdricordc  pour  ceux  qui  res- 
teront  sourds  a  sa  voix,  et  pardoa  pour  lui  d'Otre  capable 
de  si  peu  de  chose  pour  le  salut  des  hommes.  Lorscju'il 
porte  ses  regards  au-deli  des  sept  collines  de  Rome,  il 
voit  I'Allemagne  lanc6e  comma  un  torrent  devastateur 
contre  cette  pauvre  France,  et,  levant  ses  mains  trem- 
blantes  vers  le  oiel,  il  demande  a  Dieu  de  ddtourner  le 
glaive  de  ses  vengeances  et  de  donner  au  monde  la  paix 
et  la  Concorde.  II  voit  toutes  les  nations  dans  les 
itreintes  de  1' impiety,  tous  les  trones  chancelants,  tous  les 
droits  mdconnus,  foul6s  aux  pieds,  et  il  implore  Dieu  de 
ramener  le  rdgne  de  la  religion  et  de  I'equit^.  II  voit  le 
flot  toujours  montant  de  la  revolution  qui  menace  d'inon- 
der  jusqu'a  la  Ville  Eternelle  et  de  faire  sombrer  le  vais- 
seau  de  I'Eglise,  et  il  s'ecrie  :  Seigneur,  eloignez  de  moi 
ce  calice,  mais  cependant  que  votre  volenti  soit  faite, 
non  la  mienne.  Triste  de  cette  tristesse  divine,  resigne 
a  la  persecution,  mais  calme  et  confiant  en  Celui  qui 
mdne  les  hommes  au  milieu  de  toutes  leurs  agitations,  il 


LE  POUVOIR  TEMPOREL 


45 


appellc  alors  aiitour  de  lui  les  pasteurs  tie  la  catholicity 
pour  afTermir  Ics  consciences  t*branldcs  par  tar  do  nega- 
tions, et  en  mOme  temps  il  invite  ses  sujets  A  venir  faire 
la  garde  outour  de  sa  pcrsonnc,  afin  de  protester  au 
besoin  par  la  force  centre  les  tentatives  des  ennemis  dc 
I'Eglise  :  bienheureuse  inspiration,  qui  a  fait  ces  soldat« 
de  la  V(irit6  catholique,  et  qui  a  r6uni  cet  auguste  concile 
pour  I'enseigncracnt  du  monde  et  pour  sa  reunion  dans 
une  mSme  foi  ! 

Dans  ce  si^cle  oil  les  armdes  servent  si  souvent  au 
renversement  du  droit  et  i  des  projcts  d'ambition,  Dieu 
a  voulu  qu'il  y  edt  d  Rome  des  soldats  pour  defendre  le 
droit  et  empdcher  la  prescription  centre  le  culte  de  la 
justice  dans  nos  temps  troubles,  et  Pie  IX  a  form6  les 
zouaves  pontificaux.  Dans  ce  si(icle  oil  les  hommes  se 
font  grands  aux  yeux  des  peuples  en  se  consacrant  a 
quelque  ceuvre  d'unitti  nationale,  Dieu  a  voulu  que  le 
chef  de  son  Eglise  attachat  aussi  son  nom  a  une  ceuvre 
d'unite,  mais  d'autant  sup^rieure  que  les  verites  cter- 
nelles  sont  au-dessus  des  projets  de  la  politique,  et  il  lui 
a  inspire  de  proclamcr  le  dogme  de  I'lnfaillibilitd,  verite 
feconde  qui  ram^nera  un  jour  tous  les  peuples  daas  1' unite 
religieuse. 

Cependant  les  eaux  rdvolutionnaires  continuent  de 
monter,  et  vous  savez  comment,  les  dernieres  digues 
6tant  rompues,  elles  ont  envahi  jusqu'aux  marches  du 
Vatican.  Aujourd'hui  le  Saint-Pere  est  prisonnicr  dans 
son  palais  ;  tout  secours  lui  semble  refuse.  Un  philosophe 
ancien  a  dit  que  le  spectacle  le  plus  digne  des  Dieux 
est  un  homme  aux  prises  avec  1' adversity.  Or,  dites  si 
jamais  a'^.versites  plus  grandes  ont  frapp6  un  de  nos 


46 


LR   I'OUVOIR   TKMPOKKL 


senibhibli's  !  II  est  naturcl  peut-^trc  que  le  vitairc  de 
Jisiis  Christ,  c'est-A-dire  riiomme  qui  est  Ic  plus  prci^  <lc 
laclivinitc,  soit  aussi  celui  d'cntre  nous  qui  souffre  lo  i)lus, 
car  c'e.U  la  souffrance,  c'cst  lo  sacrifice  (^ui  (iinoblit,  qui 
saiutifie,  et  nul  ne  souffre  plus  que  Pie  IX,  nul  ne  uujntre 
plus  tie  calmc  ct  de  courage  dans  le  malhcur.  Je  le  dis 
avec  la  fiert6  d'un  calholique  ct  avec  Torgueil  d'un 
Ikmiuuc,  ce  grand  pape  est  un  des  caracteres  qui  hono- 
rent  le  plus  la  dignite  de  notre  nature  et  relevcnt  le  plus 
*' la  famille  humaine  "  ;  protester  contrc  I'injustice  qui 
I'opprinie,  unir  nos  sympathies  a  son  infortune,  c'est 
se  fairc  honneur  a  soi-mfime  I 


,.  .JtJf- 


L'AFFAIRE  GUIBORD  * 


L  affaire  Guibord,  qui  crie  tant  de  preoccupation,, 
d  inquietudes  mSme,  dans  tout  le  pays  depuis  trois  mois 
est  aujourd'iuu  discutec  par  presque  tous  Ics  journaux' 
La  pressc  paraitra  peut-Ctrc  ainsi  s'ingerer  dans  le  debai 
judic.aire;  niais  la  discussion  etant  commcncee,  il  nous 
sera  perrnis  d'y  prendre  part,  dc  ne  pas  rester  indilTerent 
A  une  question  qui  interesse  si  vivement  le  public    et 
dont  M.  le  juge  Mondelet  a  deja  dit  que  c'est  la  plus 
importante  cause  dont  les  tribunaux  aient  ete  saisis  depuis 
la  cession  du  Canada  a  I'Angleterre.  ,  ,  i 

Voici  les  faits  :  .     . 

Le  nomme  Joseph  Guibord,  typographe,  est  decide 
subitement  a  Montreal,  le  19  novembre  dernier  II 
etai^embre  de  I'lnstitut-Canadieu,  et  comrae  c'cst  ua 

•  Publid  dans  la  Afinerve  du  29  Janvier  1870,  f 


48 


L  AFFAIRE   GUIBORD 


fait  public  que  cette  societe  est  frappee  de  censures 
canoniques,  le  cur6  de  Montreal,  obeissant  a  des  instruc- 
tions venues  de  TEvdche,  a  refuse  de  lui  donner  la 
sepulture  ecclesiastique  et  de  I'cnterrer  ailleurs  que  dans 
la  partie  du  cimetiere  appelee  communement  "  cimetiere 
des  enfants  morts  sans  bapt&me."  Au  sentiment  popu- 
laire,  1' inhumation  dans  cet  endroit  est  une  tache  pour 
la  memoire  de  celui  qui  a  joui  du  titre  de  catholique 
durant  sa  vie ;  c'est  pourquoi  1'  stitut-Canadien,  dans 
rint6r6t  de  tous  ses  membres,  a  decide  la  veuve  de  Gui- 
bord  i  s'adresser  aux  tribunaux  civilspour  obtenir  que  le 
cur6  de  Montreal,  en  sa  qualite  de  fonctionnaire,  req:oive 
I'ordre  de  donner  a  Guibord  la  sepulture,  mais  la  sepul- 
ture civile  seulement,  dans  la  panic  du  cimetiere  reservee 
au  commun  des  catholiques. 

En  derni^re  analyse,  la  pretention  de  I'lnstitut  se 
r^duit  a  ceci  : — Les  droits  civils  du  paroissien  sont 
distincts  et  independants  de  ses  droits  canoniques  ;  le 
paroissien  a  \cjus  ad  rem,  sinon  \tjus  in  re,  sur  six  pieds 
de  terre  danc  le  cimetiere  de  sa  locality,  et  aucune 
incapacite  religieuse  ne  peut  Ini  faire  perdre  ce  droit. 

A  ce  point  de  vue,  la  question  est  des  plus  serieuses. 
II  s'agit  de  savoir  si,  au  Canada,  les  relations  de  I'Eglise 
avec  I'Etat,  relations  consacrees  par  les  traites  et  par  la 
loi,  sont  telles  que  I'incapacite  religieuse  entraine  I'inca- 
pacite  civile  dans  les  affaires  qui  tiennent  du  temporcl  en 
m&me  temps  que  du  spirituel,  et  qu'on  appelle  mixtes  ; 
en  d'auties  termes,  il  s'agit  de  savoir  si  I'Eglise  est  bien 
reellement  reconnue  et  libre  dans  notre  pays,  comme  on 
I'a  cru  jusqu'a  ce  jour.  En  effet,  que  devient  son  autorite 
s'il  lui  est  impo'ssible  d'appliquer  ses  decrets  ? 


L*AFFAIRE   GUIBORD 


49 


•  Nous  recherchcrons  done  :  i  °  si  les  membres  de  I'lnsti- 
tut-Canadien  out  cncouru  des  ce.isures  canoniques  qui 
les  privent  de  certains  bienfaits  religieux  et  sp^cialement 
de  la  sepulture  ecclesiastique,  et  :  °  si.  dans  notre  cHat  de 
societe,  cctte  privation  cntraine  ':elle  du  droit  civil  que 
peut  a-.'oir  un  paroissien  sur  la  partie  du  cimetiere  reservee 
aux  catholiques  qui  meurent  en  paix  avec  I'Eglise. 

Dans  cette  etude,  nous  laisserons  une  large  place  aux 
citations  des  auteurs  en  evitant  les  developpements  que, 
du  reste.  le  cadre  d'un  article  de  journal  ne  nous  per- 
mcttrait  pas  de  faire. 


■^  .■:'    :)•-  ,   (T 


:  V\.V. 


'■   -       '^■.^w^t■,^^ 


50 


L' AFFAIRE   GUIBORD 


I.  Les  inembres  de  I'lnstiUit-Canadien  ont-ils  droit  a 
la  sepulture  eccl^siastique  ? 

C'est  par  une  lettre  pastorale  datee  du  30  avril  1858 
que  Monseigneur  de  Montreal  a  cru  devoir  sevir  pour  la 
premiere  fois  contre  I'lnstitut.  On  jugera  de  la  portee  de 
ce  iriandement  par  les  extraits  suivants  : 

"  Comparant  le  catalogue  des  livresde  I'lnstitut-Cana- 
dien  avec  le  catalogue  appele  V Index ^  sur  lequel  TEglise 
inscrit  les  livres  qu'elle  condamne  comme  dangereux, 
Nous  n'y  voyons,  helas  !  figurer  qu'un  trop  grand  nombre 
de  ccux  de  I'lnstitut." 

Parlant  des  regies  de  1' Index,  I'eveque  dit  : 

"  Ces  regies  sacrees  etant  faites  pour  conserver  dans  le 
monde  entier  la  foi  et  les  mueurs,  on  se  tromperait 
^trangement  si  Ton  pretendait  se  soustraire  al'obligation 
qu'elles  iinposent  a  tous  les  chretiens.  Ecoutons  la-des- 
sus  rimmortel  pontife  Gregoire  XVI,  dans  son  admirable 
Lettre  Encyclique  du  15  aodt  1832  : 

"  Combien,  nous  dit-il,  estfausse,  thneraire,  wjurieuse 
an  St.  Siege,  ctfeconde  en  maux  pour  le peiiple  Chretien,  la 
doctrine  de  ceicx  qui,  non-seulement  rejettent  la  censure  des 
livres  comme  tin  joug  onereux,  mais  en  sont  vcnus  a  ce 


L' AFFAIRE   GUIBORD 


SI 


point  de  malignite  quails  la  presenient  comme  opposes  aux 
principcs  de  la  droit  tire  et  de  requite  et  qu*  ils  o^ent  refuser 
a  l^  Eg  Use  le  droit  de  V  ordonner  et  de  V  exercer.'^ 

Aprds  avoir  donne  un  r6sum6  des  regies  de  I'lndex, 
I'eveque  ajoute  :  , 

'*  Le  St.  Concile  de  Trente,  apris  nous  avoir  trac6  les 
regies  dont  nous  venons  de  vous  donner  la  substance, 
Youlant  que  des  regies  si  sages  et  si  necessaires  fussent 
respectees  et  observees  par  les  pasteurs  aussi  bien  que 
par  les  brebis,  a  porte  les  peines  suivantes,  qui  sont  des 
plus  grares.    Voici  en  quels  termes  elles  sont  exprimees  : 

" //  est  or  donne  a  tous  les  fide  les  de  ne  lien  faire  d: 
contraire  a  ce  qui  est  prescrit  par  ces  regies,  on  de  lire  ou 
garder  quelques  livres  contre  la  defense  exprimee  dans  cet 
Index.  .      .'        i  .     ■..  - 

**  Que  si  quelqu'un  lit  on  garde  les  livres  des  hi'retiques, 
ou  les  ecrits  d'un  auteur  quel.onque,  condamties  ou  defen- 
dus  d  cause  de  quelque  heresie  on  meme  pour  soupfon  de 
quelque  faux  dogme,  il  encourra  aussitot  la  sentence 
d^  excommunication.  ■    •    .n       ■  ,1. 

"  Celui  qici  lira  ou  gardera  des  livres  defendus  pour 
quelqu' autre  cause,  outre  le  p'echi  tnortel  dont  il  se  rend 
coupable,  sera  puni  severement  au  jugement  de  V  Eveque. 

•'Telssont,  N.T.C.F.,  les  tribunaux  dtablis  par  I'Eglise 
pour  I'examen  des  livres  qui  se  publient  dans  le  monde. 
Tels  sont  les  regies  que  I'or  suit  daas  ces  tribunaux. 
Telles  sont  enfin  les  peines  portees  contre  ceux  qui 
oseront  lire  ou  garder  les  livres  condamn^s  par  une  auto- 
rite  si  legilime,  et  apres  un  examen  si  severe  et  si 
serieux 

'*  Nous  faisons  un  nouvel  appel  a  tous  ceux  de  I'lnstitut- 
Canadien  qui,  nous  en  avons  la  confiance,  tiennent 
encore  i  I'Eglise  par  le  lien  sacre  de  la  foi,  pour  que, 
mieux  instruits  des  principes  catholiqiies,   ils   reculent 


T 


52 


t/affaire  guibord 


devant  I'abime  qui  s'ouvrc  sous  leurs  pieds.  II  en  est 
encore  temps...  Que  si,  helas  !  ils  venaient  a  s'opiniatrer 
dans  la  mauvaise  voie  qu'ils  ont  choisie,  ils  encourraient 
des  pcines  terribles  et  qui  auraient  les  plus  dd'plorables 
resultats. 

"  Et  en  effet,  il  s'en  suivrait  qu'aucun  catholique  ne 
pourrait  plus  ai)partenir  a  cet  Institut  ;  que  personne  ne 
pourrait  lire  les  livrcs  de  sa  biblioth^que,  et  qu'aucun  ne 
pourrait  a  I'avenir  assister  a  ses  seances,  ni  aller  6couter 
ses  lectures.  Ces  facheux  resultats  seraient  la  conse- 
quence n^cessaire  de  I'attitude  anti-catholique  que  pren- 
drait  cet  Institut  en  persistant  dans  sa  revoke  contre 
ITvTlise. 

**  Car  il  est  a  bien  remarquer  que  ce  n'est  pas  Nous  qui 
pronon(;ons  cette  terrible  excommunication  dont  il  est 
question,  mais  I'Eglise  dont  Nous  ne  faisons  que  publier 
les  salutaires  decrets.  Mais  dans  notre  tendre  sollicitude, 
Nous  crions  aussi  fort  que  possible  que  Id  est  un  abime 
affreux.  A  chacun  de  vous  maintenant  de  I'eviter,  et 
malheur  a  ceux  qui  y  tomberont  !  " 

A  partir  de  ce  jour,  on  sut  generalement  dans  le  public 
que  I'absolution  etait  refus^e,  m6me  hors  du  diocese  de 
Montreal,  a  ceux  qui  persistaient  a  rester  membres  de 
rinstitut-Canadien.  Les  confesseurs  avaient  re^u  a  ce 
sujet  des  ordres  qu'ils  executaient  sevcrement.  Tout  le 
monde  sait,  pai  exemple,  et  il  n'y  a  pas  de  faute  a  le 
rappeler,  que  le  tant  regrettd  M.  Joseph  Papin,  si  etroite- 
ment  lie  a  cette  soci6t6  dont  il  6tait  Thonneur  et  I'un  des 
plus  forts  soutiens,  n'a  pu  Stre  absous  qu'apres  avoir 
envoye  sa  demission  par  ecrit.  Guibord  lui-meme,  si 
nos  renseignements  sont  exacts,  etant  maladc  il  y  a 
quelques  annees,  aurait  et6  soumis  a  la  m&me  epreuve  ; 
seulement  on  dit  qu'il  a  refuse  tous  secours  spirituels 
plutot  que  de  les  recevoir  a  cette  condition.      C'etait 


1/AFFAIkE   GUIBORD 


53 


de 

ce 
le 
le 

te- 

des 

si 
a 
ve  ; 
uels 
:tait 


\\n   predestine,  ajoiitait  Ic  membre  de  I'lnstitut  de  qui 
nous  tenons  ce  detail. 

Cette  severite  de  I'autorit^  religieuse  est  constatee 
mC'me  dans  VAnnitaire  de  I'lnstitut  pour  iS6S.  On  lit  au 
XLIII  paragraphe  du  discours  de  M.  DessauUes  : 

"  Apres  notre  appcl,  quclques  prdtres  ont  accorde  Tab- 
solution  aux  iTiembres  de  I'lnstitut.  Mais  voila  que  tout 
a  coup,  et  sans  nouvcaux  griefs,  ordre  est  de  rechcf  (\owx\b 
de  refuser  toute  absolution  aux  membres  de  I'lnstitut.  " 

L'Insritut  6tait  done  censur^,  quoique  I'evdque  n'eOt 
pas  prononce  de  sentence  formelle,  car  on  definit  la 
censure  "  une  peine  spirituelle  par  laquelle  I'Eglise  veut 
corriger  le  chretien  coupable  et  rebelle  en  le  privant  <lt: 
la  jouissance  de  certains  bienfaits  religieux."  La  simple 
privation  des  sacrements  constitue  une  Cv .  sure  qu'on 
appelle  excommunication  mineure,  et  qu'il  ne  fj».ut  pas 
confondre  avec  la  sorte  de  peine  canonique  qu'on  entend 
par  le  mot  excommunication  pris  en  general. 

S'il  y  avait  doute  sur  I'etendue  de  la  censure  dont 
rinstitut  est  frapp6  par  le  mandement  de  1858,  ce  doute 
doit  cesser  apres  la  Lctirc-circiilaire  datee  de  Rome  Ic 
16  juillet  1869,  et  lue  dans  toutes  les  eglises  du  diocese  de 
Montreal  le  26  aoQt  suivant.  Par  cette  lettre,  I'ev&quc 
fait  connaitre  le  jugement  de  la  congregation  romaine 
qui  approuve  sa  conduite  a  I'egard  de  I'lnstitut,  et  il 
termine  en  ces  termes  :  '  '      ' 

"  Ainsi,  N.  T,  C.  F.,  deux  choses  sont  ici  specialement 
et  strictement  defendues,  savoir  :  1°  de  faire  partie  de 
rinstitut-Canadien  tant  qu'il  enseignera  des  doctrines 
pernicieuses,  et  2°  de  publier,  retenir,  garder,  lire  I'An- 
nuaire  du  dit  Institut  pour  1868.  Ces  deux  commande- 
ments  de  I'Eglise  sont  en  matidre  grave,  et  il  y  a  par 


54 


L' AFFAIRE   CUIRORD 


consequent  un  grand  pdchc  a  les  violcr  sciemment.  En 
constqucnce,  celui  qui  persistc  a  vouloir  dcmeurer  dans 
le  dit  Institut,  ou  a  lire  ou  seulcmcnt  gardcr  le  susdit 
Annnairf,  sans  y  elre  autorise  par  TEglise,  se  prive  lui- 
mCme  des  sacrements,  meme  a  I' article  de  la  morl.  ...''^ 

II  est  impossible  d'etre  plus  formcl  ;  aucune  m^prise, 
aucune  argutie  n'est  possible  sur  ces  paroles. 

Ainsi  I'eveque  a  voulu,  par  son  mandement  de  1858, 
faire  I'application  contre  1' Institut  des  lois  gcnerales 
d'une  congregation  qui  tient  son  autoritedes  papes  c.  du 
concile  de  Trente,  et,  par  sa  recente  lettre,  il  a  promul- 
gue  un  jugement  special  d'une  autre  .igregation  d 
laquelle  1' Institut  en  avait  appele  de  ses  premieres  severi- 
tes  :  en  sorte  que  1' Institut  se  trouve  doublement  atteint. 
En  1858,  il  tombe  sous  les  censures  generalesde  \ Index ; 
en  1869,  il  est  condamne  par  le  Saint- Office  pour  avoir 
enseigne  des  doctrines  pernicieust.s,  et  I'evgque  inter- 
prete  cette  condamnation  en  punissant  les  membres  de 
r Institut  par  la  privation  des  sacrements  mgme  a  I'article 
de  la  mort.  ,  _ 

II  est  bien  a  remarquer  que  cette  interpretation  du 
decret  de  Rome  est  une  nouvelle  peine  canonique  porter 
par  I'evSque,  inddpendamment  de  toute  autre  qui  aurait 
pu  exister  dans  le  passe  contre  1' Institut.  Et  sunposant 
que  le  rescrit  de  I'autorite  superieure  ne  soit  pas  explicite 
et  ne  comporte  pas  une  condamnation  reelle,  comme  on 
veut  le  faire  croire,  ce  refus  des  sacrements,  sign i fie 
publiqueraent  dans  tout  le  diocese,  n'en  est  pas  moins 
une  veritable  censure  de  I'ordinaire  du  lieu,  a  laquelle 
r Institut  nc  s'est  encore  soustrait  d'aucune  fa^on.  Quand 
meme  1' Institut  n'aurait  pas  etc  puni  autrefois,  quand 
meme  le  mandement  d«  1858  serait  sans  portde,  la  lettre 


L' AFFAIRE   GUIBORD 


55 


(111  30  avril  dernier  est  la  qui  frappe  et  punit.  FClt-elle 
meme  une  interpretation  luusse  dii  jugement  dcRomc, 
elle  n'en  subsistc  pas  moins  comme  expression  de  I'auto- 
rit6  diocesaine,  et  si  I'lnstitut  n'est  pas  atteint  i)ar  ce 
jugement,  il  I'est  dans  tous  les  cas  par  la  lettrc  de  notre 
evCque,  qui  n'est  infirmee  par  aucune  autorite  superieure 
et  dont  la  teneur  oblige  tous  ceux  d  qui  elle  est  adressee. 
Cela  admis,  il  devient  inutile  d'entrer  dans  tous  les  de- 
bats  de  I'lnstitut  avec  I'eveque  depuis  1858,  car  pour 
refuser  la  sepulture  ecclesiastique  a  Ciuibord,  le  cure  de 
Montreal  n'avait  besoin  que  de  s'autoriser  dy  la  lettre 
du  30  avril. 

Mais,  objecte-t-on,  toutes  ces  censures  sont  suspendues, 
puisqu'il  y  aeu  d'abord  appel,  et  ensuite  "  remoutrance  " 
contre  le  jugement  qui  condamne  les  appelant s. 

Que  I'appel  ait  iin  effet  suspensif,  c'est  vrai  en  prin- 
cipc,  devant  la  loi  canonique  comme  devant  la  loi  civile ; 
mais  il  y  a  des  exceptions  dans  I'un  comme  dans  I'autre 
droit.  Par  exemple,  lorsque  les  tribunaux  civils  rendcnt 
une  sentence  de  condamnation  pour  pension  alimentaire, 
I'appel  de  ce  jugement  n'a  point  pour  effet  d'en  sus- 
pendre  I'execution  provisoire.  De  meme,  le  droit  canon 
veut  que  I'appel  d'un  jugement  sur  une  question  de  dis- 
cipline, ou  d'une  sentence  extra-judiciaire,  c'est-a-dire 
rendue  sans  proces  prealable,  n'ait  qu'un  effet  devolutif. 
Cela  est  elementaire.  On  lit  dans  la  Bibliothcca  Cano- 
nica  de  Ferraris,  Vo.  Appellatio  : 

"  A  correctione  morum  factaa  prelato  seu  superiore  ex^ra 
jiidicialiter,  seu  paternaliter,  et  ad  pcenitentiam,  nuUo 
formato  processu  judiciario,  admittitur  appellatio  subditi 
soltiin  quoad  effectual  devolutivum,  ita  quod  potest  qui- 
dem  judex  "  ad  quem  "  cognoscere  de  praetenso  exccasu 


56 


l' AFFAIRE   GUIRORD 


in  corricfciiflo,  sed  interim  non  imf>eiiitur  executio  eonim, 
(lUfc  al)  ordinario  judire,  sen  supcriore  decreta  sunt... 
Apj^ellatio  a  censuris  al)solute  al)  honiine  lutis  admittitur 
solum  quoad  effcctum  devolutiviim,  non  vcro  quoad  sus- 
pensivum.  Ipsa  enim  ccnsura  trahit  seciim  executionrm  .. 
Et  ratio  est,  quia  cum  rensura;  cci  le.siastir;^;  sint  nicdici- 
nak's,  ct  prinri])alltcr  ad  corrigendum,  fuit  jkt  allcgatos 
canones  justissime  dispositum,  quod  y)cr  appcllationem 
subsequentem  nonsuspcndantur,  nopretextu  frivolue  appel- 
lationis  quandoque  impediatur  medicinalis  correctio." 

On  lit  (^galement  dans  Ic  Dictionnaire  de  droit  Cano- 
nique  de  Durand  de  Maillanc,  Vo.  Appel : 

"  Les  ordonnances  des  ^vCques  et  de  leurs  grands 
viraires  dans  le  cours  dc  leurs  visites,  et  les  sentences  des 
officiaux  (c'est-a-dire  ceux  qui  exerccnt  la  juridiction  dans 
le  diocese)  rendues  pour  correction  et  di.icipline  eccle- 
siastique,  doivent  etre  ex^cutees  nonobstant  oppositions 
on  appellations,  et  sans  prejudice  d'icelles...  Le  concile 
de  Trente  renferme  la  meme  disposition,  mais  il  n'excepte 
pas  de  la  r^gle  Ic  cas  d'exc^s.  ." 

Et  Vo.  Ctnsure  :         • 

"  En  considerant  les  censures  comme  des  actes  ou  des 
jugements  qui  tombent  en  pure  correction  de  moeurs  et 
de  discipline,  on  est  an  cas  des  ordonnances  rappel6es 
au  mot  appe/,  ou  il  est  etabli  que  I'appel'  qui  s'en  relevc 
n'a  qu'un  effet  devolutif  hors  les  deux  cas  dont  il  a  ete 
parle."  ■■ 

L'Institut  a  €tc  puni  extra-Jiidiciaircmenty  I'lnstitut  est 
censur^,  et  son  appel  ou  sa  remontrance  ne  change  rien  a 
la  chose,  car,  selon  le  mot  de  Ferraris,  '*  la  censure 
entraine  avec  elle  sa  propre  execution." 

Nous  ne  connaissons  pas,  d'ailleurs,  la  nature  de  cette 
**  humble  remontrance.''  Se  plaint-on  du  jugement  de  la 
congregation  romaine  ?  Mais  ce  jugement  ne  serait  pas 


I,  AFFAIRE   GUIBORD 


57 


invalids  parre  qu'on  s'cn  plaint.  — Reclame-t-on  rontre 
Tinterpr^tation  donn^e  au  jugement  par  I'dvCque  ?  Alors, 
c'est  un  nouvel  appel  d'line  nouvelle  censure  :  mais  I'ap- 
pel  n'a  pas  d'effet  suspensif  en  fait  de  censures. 

D'un  autre  cote,  nous  savons,  il  est  vrai,  que  les 
"remontrants"  pr^tcndent  que  le  jugement  est  nul, 
puisque,  disent-ils,  le  fait  qui  en  est  le  motif,  c'est-a-dire 
I'enseignement  de  doctrines  pernicieuses,  n'existc  pas  : 
rinstitut  n'enseigne  rien  du  tout. — Ce  qui  est  faux.  Car 
un  des  documents  produits  par  ses  avocats  prouve  qu'il 
cnseigne  au  moins  qu'il  est  le  seul  juge  de  la  morality  de 
sa  bibliotheque  et  que  V Index  n'a  rien  d  y  voir. 

Li'Institut  tombc  sous  les  censures,  il  pouvait  y  echaj)- 
per  par  Tappcl  et  la  soumission,  il  ne  s'est  pas  soumis,  il 
demeure  censure  :  voila  le  court  et  le  long  de  toute  cette 
affaire,  bien  simple  en  elle-meme,  mais  qu'on  aembrouil- 
lee  en  confondant  a  dessein  le  droit  canon  avcc  le  droit 
civil. 

Pour  nous  resumer,  roici  en  deux  mots  la  position  de 
rinstitut  en  face  de  I'autorit^  religieuse.  Un  certain 
nombie  de  personnes  se  r6unissent  et  forment  une  society 
pour  garder  a  leur  usage  commun  des  livres  mis  a  1' index. 
Cette  simple  possession  cntraine,  selon  la  nature  des 
livres,  soit  I'excommunication  ipso  facto,  soit  une  censure 
dont  la  sentence  pourra  fitre  prononcee,  fcrendoe  senten- 
tial, soit  d'autres  peines  que  I'evSque  croira  juste  d'^^dic- 
ter  contre  les'  coupables.  Cela  ressort  clairement  du 
decret  du  concile  de  Trente,  cite  plus  haut  dans  le 
manr^ement  de  Mgr.  de  Montreal.  Que  les  membres  de 
rinstitut  aient  encouru  T excommunication,  c'est  pos- 
sible, ce  n'est  pas  certain.     L'dvSque  a  bien  prononce  le 


58 


L  AFFAIRE   GUIBOKO 


uujt  dans  c:c  niaiulemcnt ;  ncanmoins,  clans  1' incertitude 
ou  nous  souimcs  si  I'lnstitut  pusscdo  dcs  livies  defendus 
pour  cause  d'hercsic  ou  pour  d'uutrcs  causes,  nous  prcfd*- 
rons,  pour  notrc  part,  nous  ret  aneher  derriere  le  prin- 
cipe  :  Jn  diibio  odiosa  sunt  restrin^enda,  et  dire  que 
r(-'v5quc,  lorsqu'il  a  donne  ordre  a  son  clerge  de  refuser 
I'absolution  aux  membres  de  I'lnstitut,  a  voulu  seulenient 
user  du  pouvoir  discretionnaire  que  lui  accorde  le  con- 
cile  de  Trente  de  punir  ceux  qui  mtqjrisent  les  regies  de 
rindcx.  Que  revC(],ue,  dans  sa  charite,  n'ait  fait  que 
constater  l' existence  des  censures  cncourues  par  I'lnsti- 
tut, qu'il  n'ait  pas  j)rononc<i  de  sentence  formcllc  contre 
ses  membres,  c^u'il  kc  soit  contente  de  les  corri^jer  en  les 
punissant  par  la  privation  de  certains  biens  spirituels, 
qu'il  ait  us6  de  menagcments,  qu'il  n'ait  employ^  que 
des  demi-mesures,  la  censuro  en  existe-t-elle  moins  pour 
tout  cela,  et  ses  consequences,  deja  bien  graves,  en  sont- 
elles  affaiblies  ? 

Allons  plus  loin,  et  tirons  au  clair  le  principe  de  cette 
punition  que  le  concile  de  Trente  permet  aux  evSques 
d'infliger.  Pour  un  instant,  oublions  le  jugement  de 
Rome,  supposons  que  les  lettres  pastorales  de  Mgv.  de 
Montreal  ne  contiennent  que  I'ordre  pur  et  simple  d'obeir 
aux  lois  de  1' Index,  les  membres  de  I'lnstitut  auraient-ils 
raison,  mfime  dans  cette  hypothese,  de  se  plaindre  si  on 
les  prive  de  la  participation  aux  sacrements  ?  Non,  et 
voici  pourquoi. 

La  moins  severe  des  regies  de  1' Index  faites  par  le 
concile  de  Trente  est  celle-ci : 

**  Celui  qui  lira  ou  gardera  des  livres  defendus  pour 
quelqu'autre  cause  (autre  que  I'her^sie),  outre  le  peche 


L' AFFAIRE  GUIBORD 


69 


cette 


le 


IS  pour 
peche 


mortcl  (lont  il  se  rend  coupable,  sera  puni  stivcremcnt  au 
jugemcnt  de  rtvfique."  , 

Or,  Ics  membres  de  I'lnstitut  sont  possesseurs  dc  livres 
sembhibles  (dcs  romans,  par  exemple,  de  J.  J.  Rousseau, 
d'Alcx.  Dumas,  d'Eug.  Sue).  lis  s'obstincnt  done  sciem- 
ment  dans  un  peche  mortel.  Et  cette  obstination,  cette 
rebellion  itant  un  fait  notoire  ct  public  depuis  1858, 
il  s'en  suit  que  les  membres  de  i'lnstitut  sont  rebelles  d 
V  "EgW^.Q,  filii  rebe/les ,  des  pecheurs  publics  qui  ne  peuvent 
I)articiper  aux  sacrements  tant  qu'ils  persistent  dans  leur 
i'aute. 

Pour  fitrc  tenu  pdcheur  public  et  priv6  des  sacrements, 
il  n'est  pas  besoin  d'une  sentence  sp6ciale.  C'est  ce  que 
prouvent  les  paroles  du  pape  IJenoit  XIV,  au  traits  De 
Synodo,  lib.  vn,  ch.  xi,  art.  vii  : 

"  Eorum  autem  opinio  est  rcjicienda,  qui  asserunt  nemi- 
nem  publici  peccatoris  censura  notandum  aut  ab  eucha- 
risticamensa  segregandum  esse,  praeter  eum  quemjudicis 
sententia  talem  esse  deciaravit ;  cum  a\  proemissis  constet, 
manifesti  quoque  peccatoris  nomine^  ad  hunc  eiTectum 
censeri  eum  qui  notorie  talis  est,  quamvis  nee  ipse  in 
judicio  delictum  confessus  erit,  nee  super  eo  judex  eccle- 
siasticus  aut  laicus  sententiam  tulerit." 

Ainsi,  du  moment  que  Ic  peche  est  notoire,  on  doit 
6tre  regarde  comme  pecheur  public  ;  or,  la  rebellion  des 
membres  de  I'lnstitut  est  connue  de  tout  le  peuple  depuis 
plusieurs  anaees. 

En  considerant  les  membres  de  I'lnstitut  comme  priv^s 
des  sacrements,  c'est-a-dire  frappes  d'excommunication 
mineure  pour  un  peche  public,  le  terrain  de  la  question 
serait  un  peu  change.  II  n'y  aurait  plus  lieu  de  discuter  la 
portee  des  paroles  de  I'evgque,  maisseulement  d'apprecier 


1,'affairk  GuinoRn 


les  consequences  de  la  revoke  do  rinstiliit  contre  I'auto- 
ritti  que  posscVle  I'Eglise  de  jugcr  de  la  moral it<^  dcs 
livres  ;  au  fond  ccpendant  le  debat  serait  le  mOme  ;  il  rcste 
toujonrs  a  savoir  en  definitive  jusciu'ou  s'etend  rai:torite 
du  ponvoir  s(^Tnlicr  dans  Ics  questions  mixtcs,  ct  si  I'Fitat 
pent  limiterdo  ([uelquc  mani<ire,  en  cc  pays,  Tapplication 
des  lois  de  TEgiise. 

Dans  tons  les  cas,  que  les  membres  de  I'lnstitut  soient 
consider^s  comme  censures,  comme  pun  is,  ou  conimc 
pdcheurs  publics,  ils  n'ont  aucunement  droit  a  la  st^pul- 
ture  eccl6sijistique.  Car  s'il  y  a  un  principe  incontes- 
table, c'est  celui-ci :  Ceux  X  qui  Ton  refuse  les  sacrements 
iu  articulo  mortis  n'ont  pas  droit  a  la  sepulture  eccU'sias- 
tique.    *  A  preuve  nous  citerons  les  autorites  suivantcs  : 

Prcelectioncs  Juris  Canonici  du  seminaire  de  St.  Sul- 
pice  a  Paris,  Tom.  II,  page  465  ct  suiv  : 

* '  Quoad  vero  peccatorcs  publicos  nulla  censura  dcnun- 
data  twtutos,  idem  usu  servatur,  juxta  regulas  juris  commu- 
nis et  statuta  dioccesana,  non  cnim  ocqaum  censetur  ut  iis 
post  obitum  applicentur  ritu  publico  suffragia  Ecclesiai, 

qui  dum  viverent  jure  privati  sunt  sacramentis 

Ecclesia  jus  habet  sibi  proprium,  atque  a  potestate  sxcu- 
lari  indcjjendens,  denegandi  sepultumm  christianam  iis 
omnibus  quos  sua  communione  indigno.s  judicaverit " 

Dictionnaire  cncyclopedique  de  la  Thtologie  Catholique^ 
par  dea  professeurs  d'Allemagne,  traduit  par  I'abbi 
Goschler,  Vo.  Sepulture  :  . 

"  L'Eglise  recommande  d'avoir  <l*gard  a  toutes  les  cir- 
constances  att^nuantes,  dc  les  examiner  avec  attention  ct 


*  Tous  les  jiiges  ont  admis  qu'un  pr^tre  ne  pouvait  fitre  forc6  \  donner  I'absolu- 
tion  ou  la  communion.  Mais  alors  de  quel  droit  robligerait-on  h.  donner,  dans  un 
cas  special,  Tesp^ce  de  si^-pulture  dont  le  refus  de  rabsolution  entraliie  ia  privation? 


1,'akfaike  cmiioRD 


CI 


lis 

5» 


scrupule,  tonics  Ics  fois  <|iril  s'agit  de  d^funts  f|ui 
appartcnaiont  A  rE;?lisc,  muis  ((ui,  par  <lcs  fauitb  graves, 
sc  sont  rcndiis  indigncs  dc  la  sepulture  crrlcsiastiquc. 
Dti  rcstc,  en  rcfiisant  la  st'pulturc,  I'Mglise  nc  ptoiionre 
en  aucune  fa(,nn  tine  sentence  de  rondamnation  rontre  le 
mort,  tout  aussi  pen  rpi'elle  beatific  cciix  qu'elle  inhume 
solennelk-ment.  Mais  die  inancjuerait  i  sa  dignite  et  :i 
sa  mission  si  cllc  voulait  s'im|)oser  dans  la  mort  a  ceux 
quiy  vivan/s,  ont  rejcti'  sa  doctrine,  dedai^ni  sa  communion 
ou  s'en  sont  compUtcmcnt  rendu s  indignes^ 

Cours  alphabetique  tt  mitlwdique  de  Droit  Canon,  par 
Tabbe  Andre,  jniblie  par  I'abbe  Migne,  Vo.  Sepulture  : 

"  On  la  refuse  d  tous  ceux  a  (pii  on  nc  doit  donner  les 
sacrcments  (ju'a  Theure  de  la  mort,  ou  d  qui  on  doit  Ics 
refuser :  tcls  que  sont  reiLx  qui  vculrnt  mourir  dans  un 
(if'che  public,  ou  qui  men  rent  dans  un  pcch^  connu,  sans 
avoir  temoigne  le  desir  d'cn  vouloir  sortir." 

Jus  ecclesiasticum  de  Schmalzgrueber,  vol.  VI,  p.  629, 
dans  Tenumeration  de  ceux  i  (jui  Ton  refuse  la  sepulture 
chrt'tienne  : 

" Dcnique  fures,  latrones,  concubinarii,  et  quicun- 

que  pcccatores  publici,  sine  poenitentia  notorie  dece- 
dentes." 

Soglin  et  tous  les  autres  disent  que  dans  le  dcrite  si  Ton 
doit  refuser  la  sepulture  ecclesiastique,  il  faut  s'en  rap- 
porter  au  rituel  du  diocese  ou  a  Tevfique. 

Le  rituel  de  Montreal  est  le  rituel  romain,  dont  les 
prescriptions  sont  fondees  sur  le  droit  m&me  que  nous 
rai)portons  ici.  Quant  aux  ordres  de  I'^v^que,  ils  sont 
bien  connus. 

A  tous  les  points  de  vue,  le  refus  de  la  sepulture 
chretienne,    dans  I'esp^ce    actuelle,   nous  parait   done 


G2 


L* AFFAIRE   GUIBORD 


rigoureusement  juste.  Si  les  membres  de  I'lnstitut  sont 
excommunies,  ce  refus  est,  de  I'avis  de  tout  le  monde, 
bien  fonde  ;  s'ils  ne  sont  soumis  qu'a  des  censures 
moindres,  6tant  prives  des  sacrements,  ils  sont,  par  suite, 
indignes  de  I'inliumation  en  terre  sainte  ;  il  en  est  de 
meme  s'ils  doivent  Ctre  regardes  seulement  comme 
p6cheurs  publics,  car  alors  ils  ne  peuvent  non  plus  parti- 
ciper  aux  sacrements  de  I'Eglise.  C'est  ainsi  qu'en 
a  jjg6  I'autorit^  religieuse  du  diocese,  et  si  elle  s'est 
trompee,  ce  n'est  toujours  pas  aux  tribunaux  civils  qu'il 
faudrait  en  appeler  comme  d'abus.- 

Ceci  nous  coiidu  it  au  second  point  de  la  question. 


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L  AFFAIRE   GUIBORD 


63 


2.  En  ctant  priv^s  par  le  droit  canon  de  la  sepulture 
eccl^siastique,  les  membres  de  I'lnstitut  ont-ils  perdu, 
aux  yeux  de  la  loi  civile,  le  droit  d'etre  enterres  dans  la 
partie  du  cimetiere  oili  se  fait  cette  sepulture  ? 

Au  temps  ou  le  Canada  etait  une  colonie  frangaise,  le 
principe  de  I'union  de  I'Eglise  et  de  I'Etat  6tait  admis  en 
France  et  consacre  par  les  lois.  Ce  principe  consiste  en 
ce  que  le  pouvoir  s6culier,  soumis  a  I'Eglise,  lui  prgte  le 
secours  de  son  autorit6,  quand  elle  en  a  besoin,  pour 
faire  executer  ses  ddcrets.  De  la  le  titre  dUveque  du 
dehors  et  d^ protectetir  des  canons  que  prenaient  quelque- 
fois  les  rois  de  France.  Ce  role  de  protecteur  est  le  seul 
que  revendique  I'Etat  et  le  seul  qui  lui  convienne,  car 
I'Etat  n'est  que  la  totalite  des  individus,  representee  par 
un  ou  par  plusieurs,  et  le  bapteme  qui  rev6t  I'individu  du 
caract^re  noble  de  chretien,  ne  lui  donne  que  le  privilege 
de  participer  aux  graces  de  I'Eglise  et  ne  I'investit  aucu- 
nement  d'un  droit  de  puissance  sur  elle,  en  sorte  que  la 
masse  des  individus,  ou  I'Etat,  ne  peut  posseder  un 
pouvoir  dont  chaque  individu  en  particulier  n'a  pas 
la  moindre  parcelle.  L'Etat,  s'il  vt)ulait  domincr  sur 
I'Eglise,  depasserait  les  bornes  de  sa  mission,  qui   est 


;    'I  I 


64 


I/AFFAIRE   CUJIRORD 


ii' 


proprement  temporelle  ct  qui  ne  lui  laisse  qu'un  droit  en 
dehors  de  cette  sphere,  cehii  d'aidcr  I'Eglise  dans,  la 
mesure  de  son  influence  a  guider  I'humanite  vers  son 
heureusedestin^e.  L'Etat  ne  se  confond  pas  avec  I'Eglise, 
mais  il  marche  a  ses  cotes,  dans  une  route  parallele, 
jusqu'ou  elle  lui  permet  d'allcr,  se  gardant  bien  de 
prendre  le  pas  ;  il  la  protege  avec  obeissance. 

"  Non-seulement  les  princes  ne  peuvent  rien  contre 
I'Eglise,  dit  Fenelon,  mais  encore  ils  ne  peuvent  rien 

pour  elle  qu'en  lui  obeissant L'eveque  du  dehors 

ne  doit  jamais  entreprendrc  les  fonctions  de  celui  du 
dedans;  il  se  tient,  le  glaive  a  la  main,  a  la  porte  du 
sanctuaire,  mais  il  prend  garde  d'y  entrcr  ;  en  meme 
temps  qu'il  protege,  il  obeit."  ,  ,  .     . 

L'Etat  exerce  cette  protection  en  reconnaissant  dans 
ses  codes  les  lois  ecclesiastiqucs,  en  greffant,  pour  ainsi 
parler,  des  obligations  et  des  droits  civils  sur  des  obliga- 
tions et  des  droits  rcligieux.  La  legislation  du  culte 
n'est  pas  autre  chose  que  I'expression  de  ce  devoir 
accepte  par  le  pouvoir  seculier,  devoir  que  Bossuet,  dans 
sa  Politique  Sacrce,  definit  clairement  en  ce  peu  de 
mots  : 

"  Dans  les  affaires  ecclesiastiqucs,  la  puissance  royale 
ne  fait  que  seconder  et  servir.  Dans  les  affaires,  non- 
seulement  de  foi,  mais  de  discipline,  a  I'Eglise  la  deci- 
sion, aux  princes  la  defense,  la  protection  des  canons." 

Domat,  dans  son  Traite  des  Lois,  ch.  X,  suit  le  mgme 
principe  : 

"  Pource  qui  est,  dit-il,  des  reglements  que  les  princes 
peuvent  avoir  faits  sur  des  matieres  spirituelles,  ils  n'ont 
pas  6tendu  Icur  autorite  au  ministere  spirituel  reserve 
aux  puissances  ecclesiastiqucs,  mais  ils  ont  seulement 
employe  leur  autorite  temporelle  pour  faire  executer  dans 


L  AFFAIRE   GUIBORD 


Tordre  extericur  de  la  police  les  lois  de  I'Eglise.  Et  ccs 
ordonnances  que  nos  rois  appellent  eux-mfimcs  des  lois 
politiques,  ne  tendent  qu'a  niaintenir  cet  ordre,  et  a 
reprimer  ccnx  (lui  le  troublcnt  en  violant  les  lois  de 
I'Eglise.  Et  aussi  parait-il  dans  ces  ordonnances,  que 
les  rois  n'y  ordonnent  (lu'en  ce  qui  est  de  leur  puissance, 
et  s'y  qualifiant  protecteurs,  gardes,  conservateurs,  ct 
exetuteiirs  de  ce  que  I'Eglise  enseigne  et  ordonne."   . 

Cette  doctrine  se  resume  en  trois  propositions  que  Ton 
trouve  dans  tous  les  auteurs  qui  traitent  le  sujet :  i"  La 
societe  civile  ct  la  societe  religieuse  ont  chacune  leurs 
lois  propres  et  sont  distinctes  Tune  de  Tautre  ;  2°  Les 
deux  societes  s'unissent,  sans  se  confondre,  pour  le  bien 
public  ;  et  3°  Le  i)OUvoir  civil  doit  sa  protection  au 
pouvoir  ecclesiastique,  mais  cette  protection  ne  doit 
jamais  degenerer  en  domination. 

Mais  s'il  est  vrai  que  I'Etat  ne  fait  que  proteger 
I'Eglise,  s'il  est  vrai  que  ce  n'est  qu'en  vue  de  cette  pro- 
tection que  les  lois  civiles  sont  faites  dans  les  matieres 
qui,  tout  en  etant  ecclesiastiques,  touchent  aussi  au  tem- 
porel,  il  s'ensuit  necessairement  que  les  droits  civils  qui 
en  decoulent  sont  posterieurs  injure  aux  droits  religieux 
conferes  par  les  canons  que  ces  memes  lois  civiles  ont 
pour  but  d'appuyer  et  de  seconder.  II  s'ensuit  egale- 
ment  que  dans  ces  matieres  les  lois  n'ont.de  bases  que 
les  saints  canons,  qu'elles  leur  sont  subordonnees  en 
principe  et  dans  I'application,  et  que,  par  consequent,  le 
droit  ecclesiastique  cessant,  le  droit  civil  s'evanouit  par 
le  fait  meme.  II  s'ensuit  encore  que  I'Eglise  a  la  primaute 
de  juridiction  dans  ces  sortes  d'affaires  qu'on  est  convenu 
d'appeler  mixtes.  -.  ; 

Si  ce  sont  la  les  principes  des  relations  de  I'Eglisfe 
avec  I'Etat  en  ce  pays,  la  question  Guiborcl  est  facile  a 

5 


66 


I/AFFAIPE   GUIBORD 


decider  :  comme  paroissien,  Guibord  avait  le  droit  pri- 
mordial, dc  par  les  canons,  d'etre  inhume  en  tcrre  sainte, 
ct  secondairement  le  mSme  droit  de  par  la  loi  civile  ; 
mais  la  censure  lui  ayant  enleve  le  premier,  lui  a  ote  le 
second  par  la  meme. 

II  reste  a  savoir  si  1' union  de  I'Eglise  et  de  I'Etat 
existe  au  Canada. 

L'Etat  n' ignore  pas  chez  nous  comme  aux  Etats-Unis 
I'existence  de  la  religion  catholique.  Notre  culte  est 
reconnu  par  les  traites  et  par  la  loi.  II  est  dit  au  sixieme 
article  de  la  capitulation  de  Quebec,  signee  le  lo  septem- 
bre  1759  : 

"  L'exercice  de  la  religion  catholique,  apostolique  et 
romaine  sera  conserve..." 

Et  dans  la  capitulation  de  Montreal,  signee  le  8 
septembre  1760,  au  27°  article  : 

"  Le  libre  exercice  de  la  religion  catholique,  aposto- 
lique et  romaine  subsistera  en  son  entier..." 

Le  traite  de  paix  de  1763,  par  lequel  le  Canada  fut 
definitivement  cede  a  I'Angleterre,  est  plus  explicite. 
En  voici  la  4"  clause  : 

"  Sa  Majeste  Britannique  consent  a  accorder  la  liberty 
de  la  religion  catholique  aux  habitants  du  Canada.  Elle 
donnera  en  consequence  les  ordres  les  plus  efFicaces  pour 
que  ses  nouveaux  sujets  ca'dioliques-romains  puissent  pro- 
fesser  le  culte  de  leur  religion  selon  les  rites  de  I'Eglise 
de  Rome,  autant  que  les  lois  d'Angleterre  le  permet- 
tront." 

Est  venu  ensuite  VAc^e  dc  Quebec,  en  1774,  qui  a 
formule  les  memes  garanties.  M.  Christie,  dans  son 
Histoire,  dit  a  propos  de  cet  acte  : 

"  The  exercise  of  the  Roman  Catholic  religion  was 
declared  free,  and  the  clergy  thereof  maintained  in  their 


L  AFFAIRE   GUIBORD 


G7 


pro- 
disc 


ui  a 
son 


was 
their 


accustomed  dues  and  rights,  with  respect  to  such  persons 
only  as  professed  the  said  religion,  which  thus  became 
established  by  hiw,  in  this  part  of  the  JJfitish  empire  in 
virtue  of  an  Act  of  Parliament,  while  at  home,  and  in 
other  parts  of  the  empire,  i)ersons  professing  the  religion 
of  Rome  still  laboured  under  the  most  galling  disabilities 
on  account  of  their  religious  creed." 

M.  Christie  cite  aussi  une  requ&te  de  la  v^ille  de 
Londres,  qui  se  plaint  de  ce  que  par  ce  Bill  la  religion 
catholique  romaine  est  etablie  au  Cuiada — is  established 
by  this  bill. 

Dans  I'adresse  du  Congres  americain  de  1774  au  peuple 
anglais,  il  est  dit : 

"  Nous  ne  pouvons  taire  notre  etonnement  de  ce  que 
"  le  parlement  anglais  puisse  jamais  consentir  a  etablir 
"  dans  ce  pays  (le  Canada),  une  religion,  etc." 

Mgr.  Plessis  eut  a  soutenir  des  luttes  serieuses  avant  de 

pouvoir    prendre   dans   les   .documents   publics   le    titre 

d'eveque  de  Quebec  et  nommer  librement  aux  cures  ; 

c'est  au  milieu  de  ces  difficultes  que  Lord  Castlereagh, 

alors  ministre,  a  donne  1' interpretation  suivante  au  Bill 

dei774: 

"  L'Acte  du  Canada  assure  aux  catholiques  le  libra 
exercice  de  leur  religion,  et  a  leur  clerge  le  droit  de 
recevoir  les  dimes  payees  par  ceux  qui  appartiennent  a 
c?tte  croyancc,  sauf  la  suprematie  de  S.  M.,  telle  qu'eta- 
blie  par  I'acte  de  Suprematie.  La  suprematie  du  roi, 
suivant  cet  acte,  se  borne  a  empecher  les  etrangers 
d'exercer  aucune  juridiction  spirituelle  dans  les  posses- 
sions de  la  Couronne.  Or,  I'eveque  de  Quebec  n'est  pas 
un  etranger ;  il  est  le  chef  d'une  religion  qui  pent  etre 
pratiquee  librement,  sur  la  foi  du  Parlement  Imperial ;  il 
pent  reclamer  et  recevoir  des  catholiques  les  dimes  et 
droits  ordinaires,  et  exercer  a  leur  egard  les  pouvoirs  dont 
lis  ont  toujours  joui.''^ 


68 


L  AFFAIRE   GUIBORD 


Comme  Mgr.  Plessis  a  fini  par  &tre  approuv^  en  Angle- 

terre,  on  pent  connaitre  ce  que  les  autorites  imp6riales 

ont  sanctionn^  par  ce  que  I'^v&que  de  Quebec  r^clamait. 

II  n'est  done  pas  inutile  de  citer  ce  passage  d'un  me- 

moire   adresse   au  gouverneur  Sir  George    Prevost   par 

Mgr.  Plessis  : 

"  I-es  pouvoirsspirituels  que  I'ev&que  de  Quebec  exerce 
lui  vicnnentde  TEglise  par  la  voie  do  Souverain  Pontife. 
II  ne  lui  est  permis  ni  de  s'en  depouiller  en  tout  ou  en 
partie,  ni  de  les  tirer  d'une  autre  source.  Mais  les 
fonctions  spirituelles  ont  certains  effets  civils  et  exte- 
rieurs,  et  c'est  seulement  par  rapport  a  ces  effets  civils  ct 
exterieurs  qu'il  sent  le  besoin  d'etre  autorise  ^  continuer 
les  fonctions  de  ses  predecesseurs,  dans  les  menies  prin- 
cipes  et  avec  la  m&me  deference  pour  les  autorites  ^tablies, 
de  vianib'e  a  ne  pas  renrontrer  d^  cntravcs  qui  trouble- 
raient  la  liberte  dont  lui  et  ses  prddecesseurs  ont  joui 
jusqu'a  ce  jour....  II  desire  done  que  lui  et  ses  successeurs 
soient  civilement  reconnus  pour  ev&ques  catholiques- 
romains  de  Quebec...  et  que  les  dits  evSques  puissent 
jouir  d'une  maniere  avouee  des  droits  et  prerogatives 
jusqu'a  present  exerc^s  sans  interruption  par  ccux  qui 
les  ont  precedes  dg,ns  le  gouvernement  de  I'Eglise  du 
Canada..." 

Le  libre  exercice  de  notre  religion  nous  a  done  et6 
garanti  en  son  entier,  dans  tous  ses  details  ;  bien  plus, 
le  gouvernement  anglais  s'est  engage  a  donner  des  ordres 
pour  que  notre  culte  regdt  toute  la  protection  necessaire, 
et  plus  tard  I'Eglise  catholique  romaine  a  ete  ttablie  ici 
par  une  lot  du  pn.rleincnt  et  toutes  les  prerogatives  des 
ev§ques  reconnues  officiellement.  C'est-a-dire  que  I'An- 
gleterre,  par  egard  pour  les  quatre-vingt  mille  Fran^ais 
devenus  ses  sujets,  s'est  placee  vis-a-vis  de  I'Eglise 
catholique  au  Canada  dans  le  m6me  role  de  protection 
que  les  rois  de  France  se  faisaient  un  devoir  d'assumer. 


l' AFFAIRE   GUIDORD 


6d 


qui 
du 


Mais  la  m^tropole  a-t-elle  voulu  s'attribner  phis  qu'une 
mission  simplcment  protectrice,  et  se  reserver  le  droit  de 
JLiger,  en  certains  cas,  des  causes  ecclesiastiques  ?  En  un 
mot,  V appfl  comme  cf  ahus,  maintenu  ])our  la  derniere 
fois,  avant  le  trait6  de  Paris,  par  Louis  XIV  en  1695, 
a-t-il  pu  exister  au  Canada  apres  le  traite  ?  Car  il  est  A 
remarquer  que  la  poursuitc  a'^tuelle  de  I'lnstitut  contre 
le  cure  de  Montreal  n'est  qu'un  appel  comme  d'abus 
aux  tribunaux  civils  d'une  decision  eccl^siastique. 

II  faudrait  d'abord  savoir  si  cette  sorte  d'appel  a 
jamais  exists  au  Canada  avani:  le  traite.  Nous  ne  le 
pensons  pas.  Le  Canada  n'a  possed^  des  lois  frangaises 
que  ce  que  les  rois  ont  bien  voulu  lui  accorder  par  ordon- 
nances  speciales,  ct  nous  n'en  connaissons  aucune  qui  ait 
implants  dans  notre  sol  cette  malheureuse  jurisprudence. 

Ensuite,  il  est  difficile  ou,  pour  mieux  dire,  absurde 
de  supposer  que  le  gouvernement  anglais,  reconnaissant 
de  bonne  foi  le  catholicisme  dans  sa  nouvelle  colonie, 
aurait  voulu  se  reserver,  a  lui  pouvoir  protestant,  le  droit 
de  juger  des  causes  catholiques,  nous  entendons  des 
affaires  ecclesiastiques. 

Qu'on  nous  permette  de  citer  ici  un  passage  d'une 
lettre  du  cardinal  Caprara,  legat  du  pape,  a  M.  de 
Talleyrand,  par  laquelle  le  Saint-Si^ge  a  protest^  contre 
les  articles  organiques  promulgues  par  le  gouvernement 
fran^ais  comme  une  interpretation  du  concordat  de 
1802.  Ce  qui  s'est  fait  en  France  depuis  la  cession  n'a 
aucunement  rapport  a  nous,  ma  is  cettre  lettre  n'en 
contient  pas  moins  de  bonnes  raisons  qui  s'appliquent 
tres-bien  au  cas  actuel  : 

"  Monseigneur,  je  suis  charge  de  reclamer  contre 
cette  partie  de  la  loi  du  18  germinal  que  Ton  a  designee 
sous  le  nom  d^ Articles  organiijues..,. 


(0 


L  AFFAIRE    GUIUORD 


"  La  qualification  ciu'on  donne  a  ces  articles  paiaitrait 
d'abord  suppo.scr  cjii'ils  ne  soiit  que  la  suite  naturclle  et 
rex[)licaii()n  dii  ccjiicord.it  icligicux.  Cependant,  il 
est  de  lait  (ju'iU  n'ont  point  ete  concertes  avec  le  Saint- 
Siege,  qu'ils  ont  une  extension  plus  grande  que  le  con- 
cordat, et  qu'ils  6tal)lissem  en  P'rance  un  code  ecclesias- 
tique  sans  le  concours  du  Saint-Siege... 

"  I/article  6  declare  (ju'  "il  y  aura  recours  au  conseil 
pour  tous  les  cas  d'abus  ;  "  niais  (|uels  sont-ils  ?  I'article 
ne  les  specifie  que  d'lme  maniere  generique  et  indeter- 
minee. 

**  On  dit,  par  exemple,  qu'un  des  cas  d'abus  est 
V usurpation  ou  iWxces  du  pouvoir.  Mais  en  matiere  de 
juridicdon  spirituelle,  I'Eglise  en  est  seulc  le  juge.  11 
n'appartient  qu'a  elle  de  declarer  en  quoi  V on  a  excedc, 
ou  abuse  des  pouvoirs  qu^  elle  seule  pent  confer er.  La 
puissance  tcmj)orelle  ne  peut  connaitre  de  V abus  excessif 
d'une  chose  qu'elle  n'accorde  pas 

"  On  range  encore  dans  la  classe  des  abus  V infraction 
des  regies  consacrees  en  France  par  les  saints  canons. 
Mais  ces  regies  ont  du  emaner  de  I'Eglise.  C'est  done 
a  elle  seivle  de  prononcer  sur  leur  infraction  :  car  elle 
seule  en  connait  I'esprit  et  les  dispositions. 

"  On  dit  enfin  qu'il  y  a  lieu  a  Vappcl  commc  d'abus 
pour  toute  •*  entreprise  qui  tend  a  compromettre  I'hon- 
neur  des  citoyens,  a  troubler  leur  conscience,  ou  qui 
degenere  contre  eux  en  oppression,  injure  ou  scandale 
public  par  la  loi." 

"  Mais  si  un  divorce,  si  un  heritique  connu  en  public, 
se  presente  pour  recevoir  les  sacrements,  et  qu'on  les  lui 
refuse,  il  pretendra  cju'on  lui  a  fait  injure,  il  criera  au 
scandale,  il  portera  sa  plainte  ;  on  I'admettra  d'apres  sa 
plainte  ;  on  I'admettra  d'apres  la  loi  ;  et  pourtant  le 
pretre  incu1p6  n'aura  fait  que  son  devoir,  puisque  les 
sacrements  ne  doivent  jamais  6tre  conferes  a  des  per- 
sonnes  notoirement  indignes. 


L  AFFAIRE   GUIBORD 


n 


"  En  vain  s'appuierait-on  sur  I'usage  constant  des 
appels  comme  iVahus.  Get  usage  ne  rcnionte  pas  au-dcla 
(III  regno  de  Philippe  de  Valois,  niort  en  1350.  11  n'a' 
jamais  ete  constant  et  uniforme  ;  il  a  varie  suivant  les 
temps  ;  les  parlements  avaient  un  int6rdt  particulier  a 
I'accrediter.  lis  augmentaient  leur  pouvoir  ct  lours 
attributions  ;  mais  ce  qui  flatte  n'est  pas  toujours  juste. 
Ainsi  Louis  XIV,  parledit  de  1695,  art.  54,  35,  36,  37, 
n'attribuait-il  aux  magistrals  seculiers  que  I'examen  des 
formes,  en  leur  preacrivant  de  renvoyer  le  fond  au  supe- 
rieur  ecclesiastique.  Or  cette  restriction  n'existe  nulle- 
ment  dans  les  articles  organiques.  lis  attribuent  indis- 
tinctement  au  conseil  d'dtat  le  jugement  de  la  forme 
et  celai  du  fond. 

"  D'ailleurs  les  «nagistrats  qui  pronon^aient  alors  sur 
ces  cas  d'abus  etaient  necessairement  catholiques  ;  ils 
etaient  obliges  de  I'affirmer  sous  la  foi  du  serment  ; 
tandis  qu'aujourd'hui  ils  peuvent  appartenir  a  des  sectes 
separees  de  I'Eglise  catholique,  et  avoir  a  prononcer  sur 
des  objets  qui  I'interessent  essentiellement.  " 

On  le  voit,  d'apres  I'ancien  droit  tel  qu'il  nous  aurait 
6te  transmis,  les  tribunaux  n'avaient  juridiction  dans 
certaines  causes  ecclesiastiques  que  sur  la  forme  :  darts 
I'affaire  Guibord  on  voudrait  neanmoins  faire  juger  et  le 
fond  et  la  forme  par  nos  magistrats.  De  qui  tiendraient- 
ils cette  juridiction?  II  est  evident,  parce  qu'on  vientde 
lire,  qu'ils  ne  la  possedent  pas  en  vertu  des  lois  fran^aises ; 
quant  au  traite  de  Paris,  il  ne  la  leur  donne  pas  non  plus. 

Par  ce  traite  I'Angleterre  a  voulu  promettre  sa  protec- 
tion, non  s'attribuer  une  juridiction  ;  tel  est  1' intention 
de  ce  document.  Lisons  plutot :  "  Sa  Majeste  Britan- 
nique  donnera  les  ordres  les  plus  efficaces  pour  que  les 
catholiques  puissent  professor  le  culte  de  leur  religion 
selon  les  rites  de  V Eglise  de  Rome.  "     Or  la  protection 


72 


L  AFFAIRE    GUinORD 


dc  I'Etat  est  neccssaire  i  I'observancc  dcs  rites  do  Rome  ; 
qni  permct  res  rites  promct  la  protection  dent  ils  ont 
besoin.  Lcs  rites  dc  Rome  dd'fcndent  rentcrremcnt  des 
censures  dans  une  terre  bOnite  ;  sans  la  protection  des 
lois  rette  defense  deviendra  illusoire,  car  on  pourra 
toujours  en  appeler  aux  tribunaux.  C'est  cc  (jue  fait 
aiijourd'hui  I'fnstitiit,  sans  paraitre  s'inqnieter  de  la 
prd'cieuse  garantie  que  nous  accordenf  ;  traites,  ni 
s'apercevoir  qu'il  invoque  unc  xdie  ;.  e  qui  n'a 

jamais  eu  de  racines  an  Canada. 

Point  de  gallicanisme  chez  nous.  Les  doctrines  galli- 
cancs  n'ont  pas  d'td  introduites  tlans  notre  pays  avant  la 
conquOte,  et  n'ont  pu  I'Otre  depuis  soifs  un  gourernement 
protestant.  En  dcvenant  colonic  anglaise,  nous  avons 
dfi  nous  attaclier  ])Uis  que  jamais  au  Saint-Siege,  n'ayant 
pas  mOme  T occasion  de  nous  coaliser  avec  le  pouvoir 
seculier  pour  fonder  cc  que  Ton  appelle  une  eglise  natio- 
nale.  Ce  qui  a  donne  naissance  aux  eglises  nationales, 
c'est  prd'cisement  cette  propension  naturellc  des  gouver- 
nements  a  outrepasscr  leurs  droits  de  protection  envers 
I'autorit^  religieuse  :  par  une  legislation  particuliere, 
adaptde  aux  lieux  et  aux  mceurs,  ils  en  sont  arrives 
souvent  a  etablir  des  coutumes  qui  dans  la  suite  ont  6t6 
regardees  par  le  clerge  lui-mCme  commc  des  droits  acquis 
et  I'ont  eloignc  d'autant  du  centre  dc  Tunite  catholique. 
Au  Canada  cet  eloignement  n'a  pas  ete  possible.  Ayant 
a  traiter  avec  un  pouvoir  protestant,  nous  ne  lui  avons 
donnd  notre  confiancc  qu'a  demi,  et  nous  nous  en 
sommcs  tenus  strictement  a  la  purcte  de  la  doctrine  ; 
c'est  la  loi  des  extremes  dans  le  gouvcrnement  de  la  vie. 
Aujourd'hui  nous  sommcs  pcut-8tre  de  tous  les  peuples 
celui  qui  est  en  plus  etroite  communion  avec  Rome  ^ 


L  AFFAIRE   GUIBORD 


73 


on  nc  trouve  pas  la  moindre  ambiguite  dans  les  actes  de 
foi  et  de  soumission  solennels  dc  nos  trois  conciles 
provinciaux. 

II  faut  admcttrc  aussi  que  I'Anglcterre  nous  a  laissd-s 
bien  libres.  Elle  reconnait  dans  cc  pays  la  religion 
catholique  romme  la  religion  anglicane  ;  nos  lois,  sanc- 
tionnees  par  Ic  r^presentant  de  Sa  Majcst(^,  tl'tablissent  les 
empGchements  de  niarlage  selon  la  religion  des  conjoints  ; 
elles obligent  de  ])ayer  la  dime  au  cure:  dans  toute 
I'organisation  des  fabriques  elles  niettcnt  en  force  la 
legislation  canonique.  Quant  i  notre  jurisprudence,  elle 
est  tout-a-fait  conforme  a  ce  principe  de  la  protection 
due  A  I'Eglise,  base  de  notre  organisation  sociale,  la  plus 
belle  peut-6tre  du  monde  entier  et  cr^-ee  sous  I'egidc 
d'une  puissance  protcstante.  Qu'il  nous  suffise  de  rappe- 
ler  le  jugement  des  causes  de  Vaillancourt  contre  Lafon- 
taine  et  de  Lussicr  contre  Archambault,  rapport^  dans 
le  1 1*  volume  du  /urisl,  et  celui  de  la  cause  de  Naud 
contre  Mgr.  Lariigue,  cit6  avec  tant  d'a-propos  par  M.  le 
cure  Rousselot  dans  ses  reponses  a  I'interrogatoire  qu'on 
lui  a  fait  subir.  .  .  ,    » 

Si  done  les  doctrines  chretiennes,  si  les  traitds,  si  nos 
lois  et  notre  jurisprudence  m&me  consacrent  au  Canada 
le  principe  de  Tunion  de  I'Eglise  et  de  I'Etat,  la  conse- 
quence est  que  dans  les  questions  mixtes  la  legislation 
ecclesiastique  a  la  priority  sur  les  ordonnances  de  la 
puissance  seculiere,  ainsi  que  nous  I'avons  explique  plus 
haut. 

Appliquant  cette  conclusion  a  I'affaire  Guibord,  nous 
dirons  que  le  paroissien  a  des  droits  religieux  et  des 
droits  civils,  mais  que  ceux-ci  sont  subordonnes  a  ceux-la 
et  en  dependent  comme  de  leur  principe.    Le  paroissien, 


74 


L' AFFAIRE  CUirORD 


en  vertu  de  la  loi,  a  sur  le  cimcticre  ce  que  les  spucia- 
listcs  ai'p'  lloroiit  \cjus  ad  rem,  sinon  \qjus  in  t\c ;  I'lClat 
lui  (lounc  cc  droit  pour  appuycr  Ics  lanous  qui  le  lui 
acturdc'iit  ;  mais  si  los  canons  y  mcttent  des  conditions, 
ri'.tat  est   tcnu  dc  Ics  accc[)tcr.     (luibord  no  b'cst  pas 
:.oumis  aux  conditions  qui  lui  auraicnt  assure  la  sCpultur;.' 
ccclcsiasticjue  duns   la  partie  du  cinietiiirc  rOscrvco  au 
coinnuui.dea  catholiques,  ct  c'est  precis^'nicnt  pour  cda 
que  la  loi  cesse  de  lui  accorder  Ic  droit  d'y  Ctre  enierrd. 
Dans  la  pcrsonne  du  paroissicn,  lorstic    le  catholi([i;c 
perd  SOS  droits,  le^  citoyen  les  perd  par  Ic  fait  mOme, 
puisquc  Ics  premiers  sont  le  principc  des  seconds  ;  dans 
la  personne  tlu  paroissicn,  la  capacite  de  citoyen  est  unie 
6troilenient  a  celie  de  catholiquc,  dc  telle  sorte  que  Tunc 
prottiye  ct  renforcc  I'autre,  et  cpie  I'une  cessant  I'autre 
cesse  aussi.    L'union  de  TEglise  ct  de  I'Etat,  consacrec 
dans  notre  pays,  nous  amene  a  cette  conclusion,  car  I'Eiat 
se  donnant  la  mission  de  reconnaltre  des  droits  et  des 
obligations  pjrtout  oCi  les  saints  canons  en  reconnaissent, 
n'en  doit  plus  admettre  la  oCi  ils  n'en  admettcnt  i)lus.  C)u 
il  n'y  a  rien  I'Etat  perd  ses  droits.     Et  s'il  en  est  aiisi, 
rentcrremcnt  civil  proprcment  dit,  c'est  adire  I'enter- 
remeut  sans  1' intervention  du  prfitre,  ne  pent  pas  se  faire 
dans  un  endroit  ou  los  canons  ne  permettcnt  que  la  sepul- 
ture chretienne.    Nous  appelons  improprement  sepulture 
civile  r inhumation  dans  le  "  petit  cimetiere  des  enfants 
morts  sans  baptGme,"  car  pour  les  catholiques  elle  est 
une  punition,  ct  quoique  le  pr^tre  n'accomplisse  aucune 
ccremonie  religieuse  dans  cette  partie  du  cimetiere,  il  ne 
s'y  rend  pas  neanmoins  simplement  comme  Ibnctionnaire 
charge  de  tenir  les  registres  de  I'etat  civil  ;  il  s'y  rend 
aussi  en  qualite  de  representant  de  FEglise  qui  condamne 


L' AFFAIRE   r.UinoRD 


11  SI, 

itcr- 
faire 

[)Ul- 

liure 
fauts 
est 
nine 
il  nc 
:iaire 
rend 
Linne 


le  coupable  d  ne  pas  rccevoir  la  sepulture  (lu'elle  donne 
i  ses  cnfants  fidOlcs.     l-'onterreinent  civil  tcl  qii'on  le 


d  en  F 


■X 


lois,  et  vouloir  Ic 


'ranee  est  inconi 

l)rati(iuer  dans  la  partie  du  cimetitire  oi'i  Ic  droit  cation 

n'admet  que  la  sepulture  ccclesiasliciue,  aprcs  tout  ce 

c^ue  nous  avons  dit,  ce  serait  coinmcttre  n  acle  illegal. 

Nous  savons  bicn  ([ue  le  fonctionnaire  est  oblige  de 
tenir  des  regi.fres  ;  mais  la  loi  ne  lui  demande  pas  autre 
chose  :  elle  nc  lui  ordonne  aucunement  dc  faire  les 
cntcrrements  dans  un  endroil  du  ciinetiere  plutot  que 
dans  un  autre  ;  la  loi  est  soumise  en  ccla  aux  decrets 
canon iques.  Si  Ic  decret  ordonne  la  sepulture  tlans  tel 
ou  tel  lieu,  le  droit  que  le  paroissien  possede  encore 
d'etre  cnterrt'  est  limitc  a  cet  endroit.  Dans  le  Recueil 
de  Notes  diverses  sur  le  ^ouvernement  d^une  Paroissje  du 
G.  V.  Til.  Maguire,  on  lit  ; 

"  La  permission  du  cur6  est  toujours  necessaire  pour 
I'ouvcrture  de  la  terre  dans  un  cimctiere,  et  c'cst  aussi  a 

lui  a  designer  I'endroit  ou  chacun  doit  etre  enterre  

niais  il  le  doit. voir  mcttre  dans  le  cimetiere  pour  pouvoir 
dresser  I'acte  dc  sepulture  dans  le  registrc  ;  autrement  il 
se  trouverait  en  contravention  a  la  loi  civile." 

En  effet,  le  code  oblige  les  cures  a  tenir  des  registres, 
mais  voikl  tout,  et  qu'ils  fassent  renterrement  dans  le 
cimetiere  ici  ou  la-bas,  cela  n'a  point  rai)port  d  leur 
obligation  dc  coucher  sur  un  livre  le  fait  de  cet  enterre- 
ment.  Qu'ils  constatent  le  dec6s  et  la  loi  est  satisfaite. 
lis  ont,  par  le  textc  de  la  loi  ecrite,  pleine  liberie 
d'obeir  aux  prescriptions  du  droit  canon  quant  a  I'en- 
droit du  ciMctidre  ou  doivent  se  fairc  les  sepultures  ;  et 
par  I'csprit  des  traites,  des  bills  imperiaux  et  de  nos 
statuts,  ils  sont   autorises  a  s'opposer  a  toute  tentative 


76 


L  AFFAIRE    GUIBORD 


qui  aurait  pour  but  de  les  o1:)]iger  a  faire  un  enterrement 
civil  dans  le  cimetiere  ordinaire,  car  cet  enterrement 
^tant  defendu  par  les  lois  de  I'Eglise,  Test  //>so  facto  par 
ces  Iraitd's,  ces  lois  et  ccs  statuts  c\v\  proti'^ent  I'Eglise,  et 
serait  par  consequent,  nous  le  repetons,  illegal.  Done, 
lorsque  le  cure  de  Montreal  a  refuse  d'enterrer  Guibord 
ailleurs  que  dans  une  partie  r6serv6e  du  cimetiere,  il  se 
conformait  et  au  droit  canon  qui  lui  defendait  de 
I'enterrer  ailleurs,  et  a  la  loi  qui  protege  les  defenses 
de  I'Egliie,  mais  commande  aussi  aux  cur6s  de  tenir  les 
registres  de  I'd'tat  civil.  D'un  cote,  ordre  canonique  de 
ne  pas  enterrer  Guibord  dans  le  cimetiere  commun ;  le 
cure  y  obeit  :  de  I'autre  cote,  permission  de  la  loi  civile 
de  respecter  les  canons  et  ordre  de  tenir  les  registres  ;  le 
cure  use  de  la  permission  et  ne  refuse  pas  d'ob^ir  a 
I'ordre. 

Nous  Savons  que  Ton  attache  une  grande  importance 
au  fait  que  le  cimetiere  de  Montreal  n'est  pas  b6nit,  ce 
qui  ne  change  rien  pourtant  a  la  question  ;  car  le  cime- 
tier::,  benit  ou  non,  n'en  est  pas  nioins  separe  en  deux 
parties,  de  par  les  saints  canons,  et  dans  Tune  on  enterre 
les  catholiqucs  qui  meurent  en  paix  avec  I'Eglise,  dans 
I'autre  ceux  qui  ont  ete  prives  jusqu'a  I'article  de  la  mort 
de  la  participation  aux  sacrements.  La  destination 
canonique  du  cimetiere  reste  la  mSme  ;  le  principe  reste 
done  le  mSme  aussi. 

Nous  savons  encore  que  Ton  s'etonnera  que  nous  alliens 
aussi  loin  que  de  dire  que  1' enterrement  civil  pur  e'' 
simple  serait  illegal ;  mais  cependant  nous  n'invoquons 
pas  pour  ccla  un  principe  nouveau  :  c'est  le  meme  qui 
guide  notre  legislature,  lorsqu'en  accordant  une  charte 
d' incorporation  a  une   societe  quelconque,  clle  reconnait 


L  AFFAIRE   GUIBORD 


77 


ses  r^glements  et  lui  donne  le  droit  d'expulser  ceiix 
de  ses  membres  qui  l«s  violent.  Poiirquoi,  ainsi  que 
M.  Ramsay  *  I'a  remarqu6  avec  son  bon  sens  ordinaire, 
dctns  X Evening:;  Telegraphy  pourquoi  n'en  serait-il  pas  de 
mfime  pour  I'Eglise  cathoU(iue  ?  Pourquoi,  6tant  reconnue 
par  I'Etat,  lui  refuserait-on  le  droit  de  rejeter  de  son  sein 
les  catholiques  qui  violent  ses  lois  ?  L'un  des  reglements 
de  rinstitut-Canadicn  dit :  "Tout  inembre  actifarrier6 
d'un  semestre  de  contribution  echu  est  prive  de  tous  les 
droits  dont  jouissent  les  membres."  II  y  a  aussi  des  lois 
ecclesiastiques  qui  privent  de  certains  droits  les  catho- 
liques devoyes  :  est-cc  que  ces  lois  f  ne  sont  pas  recon- 
nues  par  i'Etat  au  m£mc  dcgr^  que  les  reglements  d'un 
institut  incorpore  ? 

Le  principe  que  nous  invoquons,  c'est  encore  le  m&me 
qui  a  inspire  notre  legislation  sur  le  mariage.  L'Eglise 
impose  certaines  formalites  a  la  celebration  du  mariage, 


*  Maintenant  juge  de  la  Cour  d'Appel. 

t  A  coto  de  ces  theories  d'un  ordre  olcvi,  il  y  avail  place  pour  un  plaidoyer 
strictement  limite  a  la  Icttre  dc  la  loi :  —  Ccst  la  fabrique  de  la  paroisse  de 
Montreal  qui  dtait  assignee  en  justice  ;  eh  bien  !  qu'est  cettc  Fabrique  ?  Une 
corporation.  Quels  sont  les  lois  et  reglements  de  cette  corporation  ?  C'est  le  droit 
canon,  i  rouvons  done,  d'abord,  le  droit  canon,  ct,  cnsuite,  que  le  cure  s'y  est 
conformc.  Or  cette  dernicre  prcuve  dtait  facile,  car  la  question  de  sepulture 
ecclesiastique  est  cvidcmment  du  domaine  religieux,  et  l'un  des  principes  du  droit 
canon  (ct,  par  suite,  du  droit  de  nos  corporations  religieuses,  dans  rhypolhese 
que  j'cnoncc)  est  que,  dans  lo  dnmalne  religieux,  le  pretre  doit  ob6i»sance  avant 
tout  a  son  suporicur  hicrarchique. 

Ce  plaidoyer  exigeait  que  Ton  admit  le  droit  d'intervention  des  tribunaux 
civils  dans  les  questions  inixtes,  ct  ccl-  -emblait  peut-ctre  du  gallica  isme.  Mais 
cettc  admission  aurait  toujours  cu,  d'auord,  pour  consequence  certaine  de  consacrer 
I'union  de  TF-glise  et  do  I'Etat,  puisqu'elie  appelait  iclui-ci  a  aider  celle-la  dans 
I'application  de  ses  lois,  et  ensuite,  comme  resultal  p(  ssible,  une  preuve  legale 
sufiisante  pour  fuire  debouter  la  poursuitc;  il  nes'agissait,  en  effet,  que  de  prouver 
que  (..uibord  avait  manque  aux  lois  de  U  corporation  dont  il  faisait  partie. 
C'etait  I'cpinion  de  Sir  G.  E,  Cartier. 


78 


l' AFFAIRE   GUIBORD 


cl  la  loi  les  rend  obligatoires  sous  peine  de  nullity  :  de 
mdme  pour  Tenterrement  des  catholkiues  dans  le  cime- 
tiere  commun,  I'Eglise  met  des  conditions ;  il  faut,  entre 
autres  choses,  ne  pas  6tre  censure,  n'ctre  point  prive  des 
sacremcnts,  et  I'Etat,  nous  disons  la  puissance  royale 
protestante  d'Angleterre,  si  elle  ne  veut  pas  cesser  de 
proteger  I'Eglise  au  Canada,  comme  elle  s'y  est  engagee 
par  le  traite  de  Paris  et  par  les  lois  de  son  parlement, 
doit  accepter  purement  et  simplenient  ces  conditions,  et 
ne  point  usurper,  a  la  faveur  des  tribunaux  etablis  sous 
son  autorite,  le  droit  de  juger  des  affaires  dont  I'Eglise 
est  le  seul  juge  competent.  Si  les  tribunaux  ont  juridic- 
tion  pour  connaitre  des  cause;',  ecclesiastiques,  nous 
pourrons  un  jour  ou  I'autre  8tre  a  la  merci  d'un  magistral 
protestant  plein  de  prejuges  ou  peu  verse  clans  le  droit 
caron.  Que  Ton  se  hate  de  dire  si  c'est  la  le  regime 
qu'on  nous  reserve,  et  nous  saurons  alors  que,  grace  a  une 
ecole  de  soi-disant  liberaux,  le  pouvoir  seculier  sera 
amene  un  jour  a  restreindre  les  liberies  dont  I'Eglise  a 
toujours  joui  dans  ce  pays  en  vertu  des  traites  et  d'une 
legislation  dont  nous  somraes  redevables  a  la  justice 
genereuse  de  I'Angleterre. 

Au  contraire,  si  Ton  veut  conserver  et  respecter  I'exis- 
tence  legale  de  I'Eglise,  que  Ton  s'en  tienne  purement  a 
I'ordre  donne  par  I'autorite  diocesaine  de  n'enterrer 
Guibord  que  dans  un  terrain  reserve  ;  que  Ton  protege 
les  lois  de  TEglise  ;  que  le  pouvoir  seculier  n'intervienne 
que  pour  reconnaitre  les  canons.  L' autorite  ecclesias- 
lique  defend  d'enterrcr  Guibord  dans  tel  endroit  du 
cimetiere  :  tout  est  dit ;  la  loi  civile  n£  donne  a,  Guibord 
que  le  droit  d'etre  enterre  ailleurs. 


L' UNION  PES  CATHOLIQUES 


Ccs  courtes  pages  ont  ete  ecrites  sans  esprit  de  parti  • 
elles  sont  une  oeuvre  de  conscience.  Je  n'ai  pas  ete  mel6 
a  la  discussion  qu'a  fait  naltre  le  -Programme  Catho- 
lique     ;  mais  comme  tout  le  monde  je  I'ai  suivie  avec 
anxiete,  et  comme  tout  le  monde  j'ai  vu  qu'elle  a  porte 
atteinte  au  prestige  du  clerge  et  a  la  force  du  parti  catho- 
lique.      Or,  le  mal  prendrait  des  proportions  effrayantes 
pour  nous  si  la  discussion  renaissait  dans  la  legislature  de 
Quebec,  ce  dont  nous  sommcs  menaces,  d'apres  ce  qu  on 
dit    et  cette  perspective  impose  a  tout  homme  de  coeur 
qui  fait  profession  d'ecrire,  si  pen  qu'il  soit,  I'obligation 
detravahler  a  prevenir  un  pareil  malheur.     C'est  ce  que 
J  ai  voulu  faire  en  demandant  avec  instance  que  desor- 
mais  1  on  se  consulte  avant  d'agir. 

J'ignore  si  I'on  me  niera  le  droit  de  parler  de  la  sorte 
et  SI  1  on  va  dire  encore  que  j'insulte  les  deux  eveques 


I 


80 


L  UNION    DES   CATHOLIQUES 


qui  ont  patronne  le  "  Programme  Catholique  ;  "  mais  je 
sais  bien  que  je  suis  tout  i)ret  a  endurer  de  nouvelles 
attaques.  L'(Jcrit  (jue  voici  a  req:u,  avant  d'etre  livre  a 
I'impression,  I'approbation  de  personnes  assez  compe- 
tentes  pour  me  rassurer  sur  sa  valeur  morale.  * 

lo  septembre  1S71. 


*  Lcs  pnges  qui  vont  suivrc — on  le  voit  bien  par  ccs  lignes  (iiii  Iciir  servaient 
d'introduction, — ont  ^t(5  publieas  a  line  6pnque  troublee.  Aiissi  ai-jc  d'abord 
hesit6  k  leur  donncr  place  dans  cc  volume.  Mais  ensuitc  il  m'a  scmble  que, 
I'duion  ctant  aujourd'hui  uu  fait  accompli,  ellcs  •^eraicnt  hies  sans  deplaisir,  nvec 
le  seul  interet  inherent  aiix  choses  du  passe,  l.a  pai.x  est  retablie,  an  nioins  dans 
le  p.nrti  conservatciir,  et  I'idee  principale  de  cet  tcrir  s'dtant  realisee,  je  compte 
sur  I'indulgence  de  ceux  qui  n'en  adopteraieut  pas  toutes  les  id<5es  sccondaircs. 


L' UNION    DES   CATIIOLIQUES 


81 


I. 


Notre  (^poque  est  par  excellence  celle  des  associations, 
des  coalitions.  V utiion  fait  la  force  est  de  nos  jours  une 
devise  banale  que  tout  le  monde  cherche  a  mettre  en 
pratique,  et  cela,  surtout  en  Amerique.  A  proprement 
parler,  il  n'y  a  pas  de  nations  sur  ce  continent  ;  il  n'y  a 
que  des  peuples  formes  de  divers  gfoupes  nationaux  qui 
ne  se  sont  pas  encore  fusionnes.  Nous  n'avons  point  ici 
un  peuple  qui,  sorti  du  berceau  de  la  barbarie,  se  soit 
^leve  graduellement  par  1' etude  et  les  idees  morales 
jusqu'aux  sommeto  de  la  civilisation.  L'emigration  a 
jete  sur  nos  rivages  des  citoyens  faits,  en  pleine  posses- 
sion de  la  science  et  du  dogme,  rompus  a  la  vie  publique, 
ayant  des  principes  arr§tes  sur  la  society,  sur  le  gouver- 
nement,  sur  la  liberte,  en  un  mot  sur  toutes  les  grandes 
choses  que  le  citoyen  doit  savoir,  possedant  de  plus  des 
traditions  historiques,  ayant  des  maurs  particulieres,  une 
religion,  tout  ce  qui  met  au  cceur  de  I'homme  le  prcjug^, 
la  haine  comme  I'affection  et  I'enthoasiasme.  Chacun 
est  arrive  ici  avec  sa  civilisation  propre,  avec  ses  prefe- 
rences nationales  et  ses  animosites  religieuses,  et  si  tons 
ont  pu  vivre  en  paix,  c'est  que,  d'une  part,  I'interet,  le 
desir  d'amasser  fortune  commandait  la  tranquillite,  et 

6 


82 


L  UNION    DES   CATHOLIQUES 


que,  d'aiitre  part,  la  jouissance  d'une  liberte  sans  bornes 
compensait  ain[)lement,  pour  ties  homines  habitues  a 
toutes  les  restrictions  du  regime  europeen,  la  repugnance 
de  vivre  en  contact  avec  des  adversaires  traditionnels 

Si  le  courant  de  I'emigration  s'etait  arrdie,  si  les 
premiers  colons  de  I'Amerique  avaient  6te  laisses  a  leur 
devcloppement  naturel,  tons  les  elements  divers  (ju'ils 
representaient  auraient  fini  sans  doute  par  s'harmoniser 
et  se  confondre  dans  un  caractere  iinitpie,  dans  une  seule 
et  meme  aspiration  gencrale  ;  mais  il  n'en  a  pas  ete 
ainsi  :  loin  de  la,  chaque  vaisseau  a  continue  d'amener 
parmi  nous  de  nouvelles  recrues,  qui  apportaient  avtc 
elles  et  leurs  prejuges,  bons  ou  mauvais,  et  leurs  habitudes 
de  vie  jmblique.  Cha(]ue  groupe  a  vu  de  la  sone  ses 
rangs  grossir  de  jour  en  jour  ;  c'elait  autant  de  troncjons 
populaires  gardant  li  raSme  seve  de  vie,  le  meme  fends 
d'idees  que  la  nation  dont  ils  provenaient,  et  si  I'avenir 
n'avait  tant  de  i)romesses,  si  la  preoccupation  de  "  faire 
de  I'argent "  ne  primKit  toutes  les  autres,  si  I'espace 
n'etait  si  vaste  sur  ce  continent  i)our  toutes  les  aml)i- 
tions,  un  conflit  n'aurait  pu  manquer  dv  surgir  entre  des 
hommes  que  leur  passe  avaient  faits  ennemis.  Mais 
celui  qui  fouille  les  entrailles  de  la  terre  pour  en  tirer  de 
I'or  songe-t-il  a  se  demander  si  son  voisin  prie  Dieu 
comme  lui  ou  s'il  est  d'une  nation  ennemie  de  la  sienne  ? 
Que  lui  importe  ?  il  cherche  de  I'or. 

Ces  diverses  nationalites  ont  done  pris  bien  vite  leur 
parti  d'un  pared  etat  de  choses  ;  elles  ont  pense  que  le 
soleil  d'Amerique  luisait  pour  tout  le  monde,  et  se  sont 
decidees  a  vivre  en  paix  les  unes  avec  les  autres,  a 
travailler  en  commun  a  la  grandeur  de  la  nouvelle  patrie, 
tout  en  conscrvant  chacune  leurs  traditions  particulieres. 


l'union  des  catholiques 


83 


De  la  toutes  ces  associations  que  nous  voyons  se  perp6- 
tuer  autour  de  nous.  Partout  on  se  cherche,  on  se  rallie, 
on  s'unit.  On  s'unit  pour  propagef  le  protestantisme, 
on  s'unit  pour  faire  triompher  la  libre-pensee,  on  s'unit 
pour  faire  pr6dorainer  tel  ou  tel  principe  dans  la  legisla- 
ture, on  s'unit  pour  toute  espece  de  projets. 

Devant  ce  spectacle  de  tant  de  ligues  differcntes,  tr^s- 
legitimes  chacune  a  son  point  de  vue,  on  est  port6  a  se 
demander  si  les  catholiques  du  Bas-Canada  s'unissent, 
eux  aussi.  Or,  il  est  notoire  que  dans  le  moment  nous 
sommes  tres-divises. 

Plus  que  les  autres,  pourtant,  nous  avons  besoin  d'union. 
Entoures  comme  nous  le  sommes  d'une  population  ren- 
fermant  des  sectes  multiples  qui  nous  sont  hostiles,  en 
quelque  sorte,  par  etat ;  isoles  comme  catholiques,  puls- 
que  nous  ne  recevous  aucun  aide  materiel  ni  moral  du 
puissant  clerge  des  Etats-Unis,  h.  cause  de  la  difference 
du  langage  et  de  I'organisation  sociale  des  deux  pays, 
I'instinct  de  notre  conservation  nous  conseille  de  ne 
point  nous  diviser,  mais  de  former  plutot  une  seule 
phalange  compacte  pour  resister  a  la  pression  lente  et 
continue  d'un  ennemi  superieur  par  le  nombre,  par  le 
prestige  de  la  fortune,  par  1' influence  politique.  Au 
point  de  vue  national,  cette  union  n'est  pas  moins 
necessaire.  Etre  Frangais,  etre  catholique,  c'est  tout 
un  dans  notre  province.  Diviser  les  rangs  catholiques, 
c'est  diviser  les  rangs  franijais  ;  c'est,  par  consequent,  un 
acte  de  lese-nationalite. 

Si  j'ecrivais  un  article  politique,  je  dirais  encore  que 
diviser  les  catholiques,  c'est  diviser  le  parti  conservateur. 

Meme  au  milieu  de  nous,  il  existe  une  ecole  dange- 
reuse,  dont  les  disciples  sont  peu  nombreux,  a  la  verite, 


84 


L  UNrON   DF.S   CATHOLIQUES 


mais  tres-actifs,  tr^s-entreprenants,  et  le  moyen  pour 
nous  de  lui  faire  ^>chec  n'est  pas  de  former  deux  camps 
en  conflit  sous  le  m^me  drapeau.  Cette  ^cole  est  d'autant 
plus  a  craindre  que  1' Industrie  moderne,  en  supprimant 
les  distances  par  la  vapeur  et  I'^lectriciti^',  donne  aux 
idecs  fausscs  qui  courent  1' Europe  un  acc^s  plus  prompt 
chez  nous.  Je  ne  dis  pas  que  nous  sommes  menacd>s  de 
rinvasion  du  communisme  ou  ^w  petrolisme ;  je  constate 
seulement  que,  vu  notre  propcnsion  bien  connue  a  prendre 
les  idees  et  les  mots  des  auteurs  franq:ais,  le  foyer  du 
rationalisme  ranadien  se  trouve  en  France,  et  que  les 
facilites  de  Talimenter  se  multiplient  par  la  rapidity  de 
nos  communications  avec  I'etranger,  ce  qui  nous  oblige 
i  une  surveillance  d'autant  plus  attentive. 

Comment  se  fait-il  done  qu'ayant  un  tel  besoin  d'etre 
unis,  nous  le  soyons  si  peu  actueilement  ? 


L' UNION   DES   CATHOLIQUES 


85 


n. 


Le  secret  de  nos  divisions  n'est  pas  impossible  4 
trouver.  D'abord,  dans  une  petite  society  comme  la 
notre,  les  disputes  sont  faciles.  Tout  le  monde  se.  con- 
nait,  se  coudoie,  se  heurte  ;  on  s' observe  et  Ton  se 
jalouse  mutucllement.  Compares  a  une  grande  nation, 
nous  sommes  ce  qu'un  village  est  a  une  ville  :  un  centre 
de  querelles.  N'est-il  pas  vrai,  d'ailleurs,  que  notre  carac- 
tere  m6mc  nous  porte  a  la  chicane  ?  Nous  sommes 
Normands  ;  nos  peres  venaient  presque  tous  de  la  Nor- 
mandie,  cette  terre  classique  des  plaideurs.  Un  certain 
nombre  d'entrc  nous  sont  Bretons.  Les  Bretons  sont  des 
braves,  mais  on  a  coutume  de  dire  qu'ils  peuvent  enfoncer 
des  clous  avec  leur  t&te.  De  Normand  a  Breton,  la 
discorde  surgit  comme  un  champignon,  et  s'6iernise. 

Ensuite — mais  ici  j'espere  que  mes  paroles  ne  seront 
pas  mal  interpretees — la  nature  mSme  de  notre  croyance 
catholique  nous  entraine  a  &tre  exclusifs  dans  les  choses 
qui  se  rapportent  aux  matieres  religieuses.  Catholiques, 
nous  possedons  la  verite,  nous  le  savons,  nous  en  avons 
la  certitude,  et  cela  nous  donne  une  securite,  une  assu 
ranee  que  d'autres,  moins  fortunes,  recherchent  en  vain  : 
de  la  a  I'opiniatrete,  a  la  raideur,  puis  au  manque  de 


nsa 


86 


l' UNION   DES  CATHOLIQUES 


charity  et  au  m6in;!i  cI'*  la  libcrtd'  d'autrui,  lors  mOme  (lue 
le  dome  est  perrnis,  la  pente  est  facile  d  la  faiblesse 
humainc,  surtout  pour  ceux  qui  se  livrent  a  I'^tudo  ct 
que  leur  caract(ire  dispose  a  fitre  entiers,  absolus  dans 
Icurs  idecs.  On  piend  facilcment  I'habitude  de  porter 
en  toutcs  niali(!;res  la  mOme  foi  ardcnte  et  inflexible.  On 
puise  la  vcrite  a  sa  source,  lEglise,  on  se  I'incorporc,  on 
la  prcnd  jmur  point  de  depart  des  raisonnements  sur  Ics 
questions  doutcuscs,  et  ici  Ton  croit  ce  que  laisse  voir  la 
logi(iuc  natutclle,  mais  aussi  fcrmement,  aussi  cxclusive- 
mcnt  que  les  choses  necessaires  :  c'est  un  dd'faut  j  il 
ernpOche  de  respecter  Topinion  contraire  qui  est  licite, 
et  il  conduit  nux  personnalit^s  dans  la  discussion.  Ainsi 
pent  s'expliquer  la  vivacitC*  de  certaines  poleniiques  sou- 
tenues  par  des  pr£tres.  Le  prOtre  a  des  convictions, 
tandis  que  dans  le  monde  on  n'a  souvent  que  des 
opinions,  ct  s'il  peche  par  exces  sous  ce  rapport,  avouons 
que  c'est  bien  la  plus  respectable  des  fautes. 

Get  6cueil,  on  le  comprend,  est  dangereux  surtout 
lorsque  la  politique,  quelque  difticulte  accidentelle,  quel- 
que  interCt  particulier  vient  passionner  les  esprits,  et  Ton 
salt  que  la  i)olitique,  une  certaine  difficulie  et  un  certain 
int6r6t  sont  egalemcnt  trois  grandes  causeu  de  nos  divi- 
sions ;  mais  je  demande  la  permission  de  n'eu  rien  dire 
davantage. 

Signalons  plutot  un  autre  danger,  je  veux  parler  de  la 
confusion  que  Ton  fait  de  nos  affaires  avec  celles  d' Eu- 
rope. En  general  dans  tous  les  ecrits,  on  oublie  trop  que 
nous  sommes  ici  en  Amerique,  et  que  les  conditions  de 
notre  existence  politique  ne  sont  pas  les  mGmes  que  pour 
les  peuples  du  vieux  monde.      Sans  doute,  les  grandes 


L  UNION    DES   CATflOLIQUES 


87 


bataillcs  d'iik'cs  qui  se  livrcnt  dc  I'autre  cOt6  fie  I'Atlan- 
tique  ont  leur  6(:ho  dans  notrc  patric  ;  mais  c'est  un  peu 
notrc  faute.  11  est  vroi  que  les  hommes  se  resscmblciU 
partout  et  tournent  dans  les  internes  cerclcs,  qu'ils  n'cUfr- 
gisscnt  qu'au  prix  dc  inille  travaux  ;  niais  il  y  a  ilcs  fails 
existanls,  certaincs  dincrcnces  csscntiellcs  dans  le  carao 
lere  de  nos  luttes  que  nous  nieconiiaissons  injusicnient*, 
au  prejudice  de  riiarnionie  entre  les  cathuliques  tana- 
diens.  Par  exemple,  la  similitude  entre  un  conservateur 
de  France  et  un  conservateur  du  Canada  est  loin  d'fitre 
partaite,  i)uis4ue  ce  dernier  est  partisan  de  tofites  les 
liberies  du  regime  parlenientaire  :  a  ce  litre  on  I'appelle- 
rait  pluiot  liberal  dans  le  langage  politique  de  la  France. 
Ce  mot  liberal  lui-mOnie  n'a  pas  uue  signification  iden- 
tique  sur  les  deux  continents.  Kn  France  il  imi>li([ue 
I'idee  de  libre-pensee,  d' insubordination  envers  I'autorite 
religieuse,  et  dans  cette  acception  on  i)eut  I'appliquer  a 
une  classe  d'hommes  politiques  canadiens  ;  mais  doit-on 
Temployer,  je  le  demande,  avec  le  meme  sens  pour 
designer  le  grand  nombre  de  ceux  qui,  dans  nctre  pays, 
font  de  I'opijosition  au  parti  conservateur  sans  pour  cela 
cesser  d'etre  d'excellents  ca'holiques  ?  En  justice  pour 
tout  le  monde,  nous  devrions  avoir  trois  mots  pour 
nommcr  les  partis  qui  se  disputent  notre  arene  politique  : 
conservateur,  radical,  liberal,  et  le  mot  liberal  n'aurait 
plus  alors  rien  de  choquant  a  I'oreille  de?  catholiques. 
l.a  langue  des  partis  en  France  ne  nous  convient  pas 
dans  tons  ses  details,  a  cause  de  la  diffenrnce  de  notre 
etat  social.  Toutes  les  societes  americaines  sont  des 
democraties  civiles  et  politiques  en  m&me  temps  ;  en 
usant  des  institution  parlementaires,  nous  pratiquons 
tou3  le  liberalisme,  avec  plus  ou  nioins  de  restrictions, 


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V] 


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V 


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IMAGE  EVALUATION 
TEST  TARGET  (MT-S) 


1.0     IS" 


I.I 


21    11112.5 


•^  m    1 2.2 

xu  ij^  mils 
S  i;s  IIIIIM 


1.8 


11.25  IIIIII.4   IIIIII.6 


/. 


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B8 


L  UNION   DES  CATHOLIQUES 


suivant  que  nous  sommes  conservateurs  on  non,  et  cepen- 
dant  les  Canadiens  ne  laissent  pas  d'etre  respectiieux 
envers  I'autorit^  et  enfants  soumis  de  TEglise,  ne  profes- 
seht  pas  non  plus  !a  separation  de  I'Eglise  et  de  I'Etat. 
Nous  sommes  ultramontains  en  religion,  liberanx  en 
politique  ;  *  de  sorte  que  notre  liberalisme  ne  doit  pas 
Stre  assimil^  a  celui  d'Europe,  et  ne  saurait  Stre  dcfini 
*'  la  negation  de  la  liberty,"  comme  dit  Donoso  Cortes, 
**  la  negation  de  Dieu,"  comme  dit  Ventura.  C'est  tout 
au  plus  a  notre  radicalismf  que  s 'appliquerait  cette  defini- 
tion. Mettons  un  terme  a  ce  malentendu,  a  cette  espece 
de  quiproquo,  et  nous  aurons  fait  disparaitre  une  grande 
cause  de  division  ;  car  jeter  des  doutes  sur  I'orthodoxie 
du  liberalisme  en  ce  pays,  ce  serait  eloigner  de  nous 
beaucoup  de  gens  bien  disposes,  en  donnant  a  com- 
prendre  que  la  doctrine  de  I'Eglise  est  incompatible 
avec  la  pratique   du  meilleur  des  gouvernements.     Le 


*  Cei  mots,  cit^s  isoI6nient,  ont  €k6  vivement  critiques.  Mais  rapproch6s  des 
paroles  pricedentes  :  "  la  languedes  partis  «n  France  ne  nous  convient  pas. .  en 
iisant  dc.-i  institutions  iiarlcnifniaires  nous  pratiquons  tons  le  liberalisme,"  et  de 
celles  qui  suivent ;  "  notre  liberalisme  ne  doit  pas  etrc  assimild  i  celui  d'Lurope," 
i!s  ont  un  sews  tri;s-clair  et  qui  ne  prete  k  aucune  6quivcque.'  Je  n'ai  jamais 
justific  ni  flatttl-  rcspcce  de  liberalisme  que  rdprouve  I'l'-giise  ;  j'ai  fait  une  distinc- 
tion e.vprcsse  entre  la  societe  europeennc  et  la  notre,  et  j'ai  appeld  radicaux  les 
rcpr^.'cntants  chcz  nous  de  I'ecolc  condamn^c.  Que  Ton  n'accepte  pas  cette 
manicre  de  parler,  je  le  congois  ;  mais  les  hummes  politiqiies  ont  le  droit  d'adoptcr 
le  langage  qui  Icur  parait  le  mieux  convenir  aux  circonstances  et  aux  institutions 
nationales,  et  pourvji  qi-'ils  definissent  les  mots  qu'iis  emploient,  la  theologie  me 
saurait  incrimiiicr  leurs  doctrines  de  par  ses  propres  definitions.  Quant  a  eriger 
en  principe  la  separation  abs  jkie  de  la  religion  et  de  la  politique,  je  n'y  ai  pas 
pens.*  :  I'ctude  precedentc  sur  I'iifTaire  Guibord  en  rend  temoignage.  Cependant 
j'a"/ais  pu  rendre  ma  pensec  d'une  manicre  plus  frappante  par  I'hypothese 
suivante: — Supposons  que  ic  catholicisme  soit  la  religion  d'etat  en  Angleterre. 
Les  catholiques  anglais  partisans  de  I'ordre  de  choses  ^tabli  seraient  alors  des 
ultramontains  en  religion,  mais  ne  seraient-ils  pat  en  mcmc  temps  des  liberaux  en 
politique,  eux  qui  aideraient  au  fonctionnement  d'un  regime  que  I'on  regarde 
comme  le  type  des  institutions  liberales  en  Europe  T 


L  UNION   DES   CATHOLIQUES 


89 


pvirti  catholique  doit  se  composer  d'hommes  partag^s 
d'opinions  sur  les  questions  politiques,  unis  sur  les  ques- 
tions religieuses. 

Mais  on  nous  parle  surtout  de  gallicanisme ;  c'est  la 
grande  affaire  du  jour.  II  parattrait  que  la  plupart 
d'entre  nous  ont  fait  du  gallicanisme  comme  ^k)nsieur 
Jourdain  faisait  de  la  prose,  sans  le  savoir,  et  si  Ton 
demande  a  quels  symptomes  on  reconnait  cette  affection 
secrete,  la  reponse  n'est  pas  bien  facile.  Tout  ce  qu'on 
peut  dire,  c'est  que  les  electeurs  qui  nomment  un  depute 
sans  au  prealablc  lui  faire  signer  un  certain  passe-port, 
tombcnt  dans  ce  detestable  peche  ;  que  les  prgtres  qui  ne 
•onseillent  pas  a  nos  legislateurs  de  soulever  le  prejuge 
protestant  contre  nous  par  des  reclamations  retentissantes, 
commettent  la  m&me  faute  impardonnable  ;  que  nos 
prelats  qui  ont,  comme  feu  TarchevSque  Baillargeon,  par 
suite  des  mauvaises  le9ons  du  college,  une  certaine 
predilection  litt^raire  et  artislique  pour  un  auteur  nomm6 
Bossuet,  sont  malheureusement  coupables  de  la  mgme 
iniquite.  On  le  voit,  nous  en  sommes  tons.  Et  dire 
que  nous  avons  pu  dormir  tranquilles,  etant  converts  de 
cette  lepre  ! 

Comment  cette  guerre  a  un  gallicanisme  imaginaire 
a-t-elle  pu  naitre,  si  ce  n'est,  a  part  ies  interets  parti- 
culiers  qui  avaient  besoin  d'fitre  abrit^s  derriere  un 
principe  imposant,  par  la  confusion  constante  de  nos 
affaires  avec  celles  des  autres  ?  On  a  vu  que  Louis 
Veuillot  criait  fort  contre  les  catholiques-liberaux  et  les 
gallicans,  et  comme  M,.  Veuillot  est  un  grand  maitre,  on 
s'est  mis  a  crier  de  meme.  Le  r^dacteur  de  V  Univers 
peut  etre  un  digna  modele,  sa  doctrine  est  tres-pure, 


90 


L  UNION    DES   CATHOLIQUES 


mais  scs  procedes  ne  conviennent  pas  a  tons  les  adver- 
saires  indistinctement  dans  uii  pays  comme  le  notre  o\i 
tout  le  nionde  est  acquis  <i'avaiice  aux  idees  rcligieuses, 
ou  il  n'cxiste  pas  deux  fagon.s  d'etre  catholique.  Ses 
articles  coiitre  les  libres-pcnseurs  de  Paris  peuvent  avoir 
ici  It'ur  utilite,  niviis  il  n'en  est  pas  de  mfime  de  ceux 
qu'il  a  ccrits  contrc  les  Montalembert,  les  DcFallouK, 
les  Dupanloup,  qui  n'offrent  aucune  api)lication  a  nos 
luttes.  Que  I'ecole  de  ces  derniers  soit  entachee  d'erreur 
en  matieres  religieuses,  c'est  possible  ;  mais  ses  doctrines 
politiques,  en  general,  sont  et  doivent  fitre  relies  d'un 
pays  ou  le  peuple  souverain  se  gouverne  lui-meme.  *  Ces 
temperaments  qu'elle  conseille,  la  necessite  nous  les 
impose  envers  les  protestants  ;  cette  liberie  qu'elle  in- 
dique  comme  devant  sauver  I'Eglise,  nous  I'avons :  que 
nous  importe  le  reste  dans  la  praticjue  ?  Et  pour([uoi  nous 
donner  tant  de  peine  pour  soulever  des  disputes  qui 
n'ont  pas  leur  raison  d'Otre  ?  Car  nors  sonimcs  unanimes 
dans  la  verite,  et  les  points  doutcux  qui  nous  diviseut  ne 
sont  pas  et  ne  peuvent  6tre,  L  cause  des  conditions 
speciales  de  notre  vie  politique,  les  mfimes  que  ceux  sur 
lesquels  les  catholiques  d'Europe  sont  partages.  N'ou- 
blions  done  pas,  de  grace,  cette  difference  essentielle. 
Admirons  tou?  ces  hommes  distingues,  mais  chez  eux,  et 


*  I-es  liberies  modernes  font  partie  de  nos  institutions.  Etant  admis  ce  fait, 
notre  devise  ne  doit-cile  pas  ctie  dans  ce  mot  de  Lacordaire  :  "Servir  la  liberie 
chrctienne  sous  le  drapeau  des  libcrf-s  publiques." — Tout  le  monde  a  lu  les  lignes 
suivantes  de  la  Civiitu  Cattoiica,  citees  par  Mgr.  Dupanloup  dans  ses  discours  sm- 
la  liberie  de  renscigneuient  en  1S75  ct  1876  :  "  Les  liberies  modernes,  coasiderces 
"  comme  des  inslitulions  appropriees  aux  cjncjitions  el  aux  necessites  de  tel  ou  tel 
"  peuple,  les  catholiques  peuvent  les  aimer  et  les  d^fendre,  et  ils  font  une  oeuvre 
"  bonne  ct  utile  quand  ils  les  eniploicnt  le  plus  eflic^iccment  qu'ils  peuvent  au 
"  service  de  la  verite  ct  de  la  justice." 


L' UNION    DES   CATIKJLiyUES 


ne  nous  attathons,  pour  notre  gouVcrne  chcz  nous,  aux 
idces  d'aucun  exclusivement.  Le  mouulrc  inconvenient 
de  cette  imitation  aveugle  est  de  faire  bataillcr,  a  la 
maniere  de  Don  Quichottc,  contre  des  adversaircs  qui 
n'existcnt  pas. 

On  dit  qu'il  y  a  des  gens  qui  sont  galiicans  saws  le 
savoir.  Si  tel  est  le  cas,  vous  fttes  maladroits  en  le  Icur 
apprenant ;  car  du  mfime  coup  vous  indiqncz  la  source  oil 
ils  pourront  puiser  des  autoritei  nombrcuses  et  re.st)ec- 
tables  a  I'appui  de  celles  des  crrcurs  gallicanes  que  Rome 
n'a  pas  encore  formellemcnt  condamnees.  Vous  auricz 
mieux  fait  de  chercher  a  detruire  ces  erreurs  i^ar  le 
travail  lent,  mais  efficace,  des  conversations  privees,  de 
la  predication  et  de  I'enseignement  coUegial. 

En  doublant  cette  denonciation  d' injures  et  d'attaques 
personnclles,  on  devient  plus  coupable.  Persecuter  un 
honne*.^  homme  pour  une  opinion  qu'il  n'a  pas,  c'est  le 
moyf .,  de  la  lui  donner,  surtout  lorsqu--  le  debat  se 
poursuit  par  la  voie  des  journaux.  L'experience  du 
journalisme  demontre  qu'une  maniere  de  pousser  un 
adversaire  a  commettre  quelque  erreur  est  d'exagercr  la 
verite  contraire.  Quand  il  s'ngit  d'une  question  nouvelle 
et  complexe,  il  esf  facile  a  celui  qui  iaiprovise  des 
articles  au  jour  le  jour  de  tomber  en  faute,  meme  s'il  se 
defie  d'une  impression  mal  domptee,  et  la  passion  qu'en- 
gendre  la  lutte  I'empeche  parfois  de  reconnaitre  son 
erreur.  II  la  defend  par  amour-propre,  puis  il  finit  par 
croire  vraiment  de  bonne  foi  tout  ce  qu'il  a  ecrit.  On 
doit  compter  avec  cette  infirmite  de  certaines  natures. 
A  tout  contradicteur,  on  se  hate  de  donner  un  nom, 
d'assigner  un  parti  sans  plus  y  reflechir  ;  on  se  separe 


O'l 


l'u>^ion  des  cathomques 


ainsi  des  gens  comma  si  toute  contradiction  iquivalait  A 
une  hostility. 

Mais,  au  fait,  poiirquoi  serions-nous  gallicans  ?  sous 
quel  pretcxte  ?  Supposons  que  nous  partagions  toutes  les 
doctrines  du  vieux  gallirnnisme  franc^ais  :  quelles  occa- 
sions,  sous  notre  regime  politique,  aurions-nous  de  les 
cnseigner  et  de  les  appliquer  ?  Un'j  seule,  celle  oil  les 
tribunaux  scraient  saisis  de  questions  mixtes.  tenant  A  la 
foisdu  s[)irituel  et  du  tempore!,  tel  que  I'affaire  Guibord, 
])ar  exeniple.  Et,  certes  !  ce  proces  fameux  est  loin 
d'avoir  r6vel6  I'existence  d'un  parti  galiican  en  dehors 
de  rinstitut-Canadien.  Mais  alors  prenez-vou«-en  done 
a  ces  messieurs  de  I'lnstitut,  et  laissez-nous  tranquilles.     • 


<  . 


a.  '> 


L  UNION   DES   CATHOLIQUES 


93 


m. 


.     /.  Ui*"  "  ' 


•      I      f 


Non,  il  u'y  a  point  de  gallicans  dans  ce  pays.  Le 
clerg^  catholique  du  Canada  n'a  jamais  pu  songer  a 
former  "  une  cglise  nationale.  "  Plac6  en  face  d'un 
pouvoir  proteslant,  il  s'est  conte.nt6  d'afP-iier  ses  droits 
en  vertu  du  traite  de  cession,  et  plus  (ard  lorsqu'il  a 
demande  des  reformes,  il  s'est  adressd  au  peuple  souve- 
rain,  au  parlement  libre.  Le  principe  de  la  liberty 
religieuse  et  de  la  protection  legale  a  tous  les  cultes  nous 
^tant  concede  par  I'Angleterre,  I'Eglise  ne  doit  rien  aux 
faveurs  de  I'Etat,  elle  doit  tout  a  sa  justice.  C'est  pour- 
quoi  notre  point  d'appui  est  toujonrs  reste  a  Rome,  et 
aujourd'hui  aucun  pays  plus  que  le  Canada  fran^ais  n'est 
en  6lroite  communion  avee  le  Saint-Siege,  ce  que  Ton 
peut  voir  en  jetant  un  coup  d'oeil  sur  notre  code  civil. 
C'est  ainsi,  d'ailleurs,  on  le  sait,  qu'en  a  juge  un  eminent 
Docteur  romain.  * 


*  "  Le  Code  Civil  da  Bas-Canada  ne  doit  p.ts  ctre  mis  sur  le  meme  rang  que 
cux  qui,  dans  ces  temps  modernes,  ont  obtenu  force  de  loi  chez  la  pli:part  des 
peuples  de  I'Europc  et  d'ailleurs,  et  qui  ne  sont  qu'une  imitation,  pour  ne  pas  dire 
yne  reproduction  pure  et  simple,  du  Code  napoleonien.  11  din<re,  en  effet,  sur  une 
foiilc  de  points,  de  tous  les  Codes  de  cette  civilisation  toute  nouvelle,  et  dans  sa 
forme  qui  est  meilleure,  et  dans  son  fond,  qui  est  reste  exempt  de  la  plupart  de 


H 


L  UNION    DF.S  CATHOLFQUES 


Cft  dMu;  cnt  canuniste,  il  est  vrai,  a  trouve  (luckiues 
erreurs  dans  notre  code,  et  Ton  nous  accuse  de  tenir  a 
ces  erreurs  ;  en  quoi  nous  sommes  encore  gallicans.  La 
persistance  de  cette  accusation  doit  nous  etonner,  car  les 
protestations  ont  ete  nouibreuses  et  explicites.  Nous  ne 
demandons  pas  mieux  que  de  mettre  nos  lois  en  pArfaite 
harmonie  avcc  le  droit  canon  ;  nous  croyons  seulement 
que  la  chose  est  impossible.  Ainsi  le  droit  canon  veut 
qu'un  prelrc  accuse  de  meurtre  soit  d'abord  denonce  d 
I'eveque,  qui  juf^eraensuite  s'il  doit  6tre  livre  a  la  justice 
civile.  II  n'est  pas  perniis  d'esperer  du  Parlement  une 
loi  en  ce  sens.  Ce  serait  une  tyrannie  et  une  monstruo- 
site  pour  les  protestants,  qui  n'auraient  pas  confiance  en 
r  impartiality  de  Tevfique  dans  le  cas  ou  la  victime  du 
prStre  assassin  serait  un  de  leurs  CO  religionnaires. 

Quant  aux  defauts  reformables  de  notre  code,  nous 
n'y  tenons  pas,  qu'on  nous  fasse  I'honneur  de  le  croire. 


leurs  erreurs.  Aucun  dcs  Codes  que  nous  venons  dc  dire  nc  s'.ittachc  \  la  doctrine 
ct  a  la  discipline  de  I'Eglise  catholique,  ou  du  moins  ne  les  respects  a  I'egal  de 
celui-ci 

"  La  raison  de  la  difference  que  Ton  remarque  entrc  Ifs  Codes  modernes  et  celui 
.du  Canada,  se  trouve  dans  le  fait  que  les  preiciers,  rejetant  les  anciennes  lois  qui 
consacraient  le  principe  de  I'union  de  I'Eglise  e^  de  I'Etat,  s'inspirant  de  I'erreur 
de  rindiflference  en  Religion,  ou  de  la  haine  contre  I'Eglise  catholique,  formulerent 
aux  nations  un  droit  civil  nouveau.  Le  Code  canadien,  au  contraire,  a  retenu 
I'ancienne  legislation  du  pays,  a  quelqucs  changements  prcs,  et  respect^  Ics  moeurs 
ct  coutumes  du  peuple.  Si  done  on  en  elTayait  les  quelques  laches  qui  s'y  trouvent, 
il  pourrait  etre  regardc  comme  un  bon  Code  d'unc  nation  catholique,  enfaisant, 
bien  entendH,  la  part  du  fait  que  cette  legislation  est  cellc  d'un  peuple  mixte  en 
religion,  comme  c'est  aujourd'hui  le  cas  en  (la.n-i.A'3.."  —  Ohso-vations criiiquti tur 
le  Code  Civil  du  lias-Canadi,  par  Philippe  C.  de  Angclis,  professeur  de  droit 
cinon  &  rUniversit6  de  Rome. 

Cette  traduction  est  sign^e  par  Vabbc  I.  (Jravel,  et  c'est  celle  que  Mgr.  Bourget 
a  fournie  h,  son  clerge.     La  dernitre  phrase  citee  se  lit  ainsi  dans  I'original : 
•  Faucis  proinde  damptis  posset  hie  retiueri  ut  bonus  codex  catholieae  gentis,  nisi 
quod  respiciat  populum  mixtae  Religionis,  quae  '■st  actualis  Rcgionis  conditio." 


L' UNION   DES  CATH0LIQUE3 


05 


Nos  lois  sont  un  heritage  que  nous  amcndons  avec  le 
temps ;  pour  opdrer  cctte  r^foi  me,  nous  croyons  que  la 
prudence  et  la  patience  sont  necessaires,  n'ouhUant 
jamai;;  que  nous  sommcs  entoures  de  gens  hostiles,  plus 
forts  que  mus  si  nous  les  provoquons  d  une  lutte  corps  a 
corps,  et  i.v>us  pensons  que  Ton  ferait  bien  d'imiter  la 
discretion  du  Docteur  De  Angelis,  deja  cite,  qui  ne 
propose  *  que  des  moyens  indirects  d'ameliorer  nos  lois. 
L'Eglise  du  Canada  occupe  aujourd'hui  une  belie  posi- 
tion ;  nous  noui  :uiginons  (ju'clle  n'a  pu  arriver  la  que 
par  une  tactique  sage,  et  nous  voulons  continuer  cette 
tactique.  Nous  desirous  que  les  traditions  de  I'episcopat 
sur  ce  point  ne  cessent  jamais  d'fitre  notre  rdgle  de 
conduite  a  tous  ;  en  rompre  la  chaine,  ce  serait  compro 
mettre  le  succes  d'une  reforme  depuis  longtemps  com- 
mencee,  et  detruire  I'unit^  du  pcuple  et  du  clerge,  unit6 
absolument  essenticlle  a  notre  vie  nationale. 

L'histoire  de  I'Eglise  au  Canada  depuis  la  cession  est 
a  la  fois  consolante  et  instructive  pour  les  amis  de  la 
religion  et  de  la  liberte.  Sous  le  regime  d'une  puifsance 
protestante,  le  catholicisme  semblait  ne  devoir  vivre  que 
de  persecutions,  ou  tout  au  moins  de  tracasseries  ;  nous 
voyons  toutefois  que  les  conditions  civiles  de  son  exis- 
tence se  sont  ameliorees  graduellement  tous  les  jours, 
sans  luttes  violentes,  sans  aucun  de  ces  deohirements 
dont  les  autres  pays  ont  trop  souvent  paye  les  progres  les 


*  "  Notre  devoir  serait  maiiUcTiaiit  d'indiquer  a  quel  moyen  il  faudrait  recourir 
poilr  fairc  disparaitre  du  Code  ces  dispositions  centre  le  droit.  II  n'est  cependant 
pas  a  croire  que  Ton  puisse  arriver  la  en  proposant  que  les  articles  susdits  soient 
effaces  du  Code  et  reniplaccs  par  d'autrcs  parfaitement  en  harmonie  avec  les 
canons  de  I'F.giise.  La  chose  serait  desirable,  mais  probablement  n'est  pas  a 
esp6  er.  Cependant,  ce  que  I'Eglise  ne  peut  pas  o'atenlr  directemer.t,  elle 
I'ubtiendra  peut-etre  d'um  manicre  indirecte,  et  je  propose  les  moyens  suivants.'- 
Idem. 


06 


L  UNION    DES   CATIIOLIQUV:S 


plus  'cgitiines.  L'airrancliissement  de  I'Eglise  cana- 
ilicnnc,  accompli  sans  secoussc  par  la  legislation,  parait 
n'Otrc  (juc  Ic  devcloppemcnt  dcs  circonstances,  le  resulttit 
de  la  force  des  clioscs,  cV-.i-a-dire  roeuvrc  de  ce  bon 
sen'  i)rati(iuc  dont  Ic  triom[)he  fait  le  bonheur  des  peuples 
lil)res:  c'cst  le  travail  du  tem|)s,  voilA  ce  qu'on  pent 
dire.  En  d'autres  tcrmes,  rinde[)endance  de  I'Eglise  est 
l)assee  da.As  le  iljmaii  e  des  fa  its  a  mesure  que  r'affermis- 
suient  chcz  nous  toutcs  ks  libertes  ;  die  n'est,  d  vrai 
dire,  que  le  corollnire  logicjue  de  la  liherte  politique, 
mais  on  n'anprecie  pas  assez  tout  ce  qu'il  a  fallu  de 
prudence  et  de  sagesse  pour  faire  accepter  cette  conse- 
quence dans  les  lois.  L'ceuvrc  de  nos  hommes  d'etat  a 
cu  du  retentissement,  parce  qu'ils  ont  conquis  d'assaut  la 
liberty  constitutioiinelle  ;  celle  de  I'episcopat  a  6t6  moins 
voyante,  parcc  qu'il  a  6vit6  les  luttes  publiques  et  r6ussi 
par  la  diplomatie  privee.  Si  Ton  excepte  Mgr.  Plessis, 
qui  n'essayait  pas  d'elargir  ie  cercle  de  droits  reconnus, 
mais  defendait  ses  positions  contre  une  attaque  ouverte,  a 
une  epocpie  oil  nous  n'etions  pas  libres,  nos  evBques  se 
sont  toujours  abstenus  de  tout  ce  qui  aurait  pu  provoquer 
des  resistances  ou  I'organisation  d'un  parti  contraire, — 
comine,  par  exemple,  de  publier  une  liste  de  leurs  griefs 
ct  de  leurs  droits  stricts,  —  comprenant  bien  que,  forces 
dc  compter  avec  la  population  protestante,  le  mcilleur 
moytn  d'obtenir  justice  n'etait  pa3  de  la  r6clamer  avec 
eclat  pleine  ct  entiere  d'une  m6me  fois,  mais  plutot  de 
demander  de  temps  a  autre  certaines  reformes,  selon 
<\ue  les  circonstances  paraitraient  favorables.  II  y  a  telle 
loi  qui,  evidemment,  a  dCi  fitre  sugger6e  par  un  evSque, 
dont  le  nom  cependant  est  inconnu  a  I'histoire  :  tactique 
modeste,  qui  a  eu  pie  in  succds,  qui  rdussirait  encore. 


L  UNION    DES   CATHOLIQI'ES 


97 


Mais  le  clerg6  aluliquant  ainsi  tout  r61e  politique  en 
mati<>re  rcligieuse.  Ics  lai'ques  out  dfJ  leur  supplier  qucl- 
quefois,  soit  dans  Vcnceinte  du  I'urlcment  pour  rt'pondre 
A  des  adversaires  fanatiquos  du  catholicisme,  soit  dans  la 
prcsse  pour  r(ifuter  les  accusations  des  journaux  protes- 
tantf)  ou  radicaux.  lis  ont  de  la  sorte  rendu  d  la  cause  reli- 
gieuse  des  services  r^els,  que  le  clerg6  a  su  reconnaitre  : 
d'oCi  est  venu  un  6rhange  de  services  qui  a  ciu)ent6 
I'union  entre  les  prfitres  et  les  citoyens.  On  comptait  les 
uns  sur  les  autrcs,  on  marchait  au  m6me  but,  liberty 
complete  pour  la  religion  et  la  nationality,  et  les  uns 
avaient  le  nitrite  des  conseils,  les  autres  celui  de  Taction. 
De  cette  communaute  de  vues,  de  cette  habitude  d'appui 
reciproque,  est  r«isult6  I'identification  du  clerg6  et  du 
peuplc,  qui  a  6t6  notre  force  et  notre  sauvegarde. 

C'est  cette  harmonic  feconde  qui  est  aujourd'hui  com- 
promise par  nos  discussions,  par  I'abandon  partiel  de  la 
tactique  constante  de  I'^piscopat,  et  les  choses  s'aggrave- 
ront  certainement  si  Ton  transporte  le  d6bat  dans  I'en- 
ceinte  de  la  legislature. 


r': 


L  UNION    DES   CATHOLIQUES 


.,  f.i    (       ,1 


rt 


A  force  de  i)iT.denrv.',  nous  avons  r^ussi  A  arn^liorer 
considcrablement  nos  lois  dans  Ic  sens  rcligicux  :  il  s'agit 
de  savoir  si,  par  dcs  impatiences,  par  dcs  reclamations 
hatives,  en  nous  divlsant  sur  une  qucbtion  d'opportunitd', 
nous  allons  paralyser  Tcnscmble  dc  cc  mouvemcnt  repa- 
rateur  (lui  s'accom[)lit  dtjd  depuis  nombre  d'annces  d  la 
favour  des  libertes  que  la  constitution  nous  garantit 

On  nous  repond  que  Ic  vd-ritable  catholique  nc  doit 
pas  transiger  avcc  I'crrcur,  qu'il  doit  avoir  le  courage  de 
jirotlamer  la  vdriie  quand  rnGme,  arrive  que  poi..  ra. 

La  perspective  d'etre  j)ersecutes  ou  hais  i)Our  la  verity 
a  de  quoi  tenter  Ics  cccurs  epris  du  beau  ct  du  bicn  ;  mais  il 
n'est  pas  question  de  ccia  pour  le  quart-d'heure.  Pcrsonne 
ici  ne  dit  a  I'Eglise  :  Abaissez  ccjte  barridrc,  bilTcz  cet 
article  de  votre  croyance.  On  dit  seulement  a  des  servi- 
leurs  fougueux  :  N'allez  pas  si  vite  ;  en  demand-nt  trop 
a  la  fois^  vous  indisposercz  les  gens  et  vous  n'obtiendrez 
rien,  ou  dans  tous  les  cas  vous  multiplierez  les  difficultes. 

Y  a-t-il  en  ceci  ricn  qui  ne  soit  orthodoxe?  Inflexible 
sur  la  theorie,  I'Eglise  ne  dit  jamais  aux  gouve  "cments: 
Tout  ou  rien  ;  elle  prend  ce  qu'ils  lui  donnent,  et  reclame 


L  UNION    DE.S   CATHOLlgUES 


90 


ce  que  la  f)ru(icn(  e  lui  pcnnct.  si  pen  (jue  re  soit  en 
certains  temps.  Lcs  concordats  <iu'clle  signe  en  sent  la 
prciive  ;  clle  les  accepte  comiue  une  nd-ctssit^,  pour 
(iviter  un  plus  grand  mal.  Kh  bien  !  nous  disons  dans 
Ic  nieme  esprit  :  'I'oltrez  (pu'lii'.ies  dcfauts  dc  nos  lois, 
afui  de  ne  point  tomber  dans  le  cas  de  n'cn  pouvoir 
eorriger  aucun. 

Non,  cntre  nous  la  v^rit^  rcligicuse  n'est  pas  en  jcu. 
Kile  est  noire  i)ropri(:l6  commune,  placd'C  dans  une  sphere, 
A  une  hauteur  d'oii  nos  disputes  ne  la  feront  pas  des- 
cendre.  Nos  ccBurs  I'aiment,  et  si  rieti  pouvait,  ]c  ne  dis 
pas  (ktruire,  mais  simplement  einousser  cet  amour  chez 
nous,  ce  serail  bien  l' irritation  que  doivent  produire  les 
personnalit6s  introduites  dans  le  dtbat  par  ceux-li  (jui 
dcvraicnt  s'en  garder  avec  Ic  plus  de  soin  ;  mais  il  y  a 
quelquc  chose  de  i)lus  fort  cjue  le  ressentiment  chez  im 
honnfete  homme  qui  croit  ct  qui  espere,  crat  le  respect 
de  sa  croy.  nee  ct  des  esperances  (ja'cUe  engendre.  Kt  si 
quelqu'un,  de  peur  de  nous  pousser  trop  loin,  se  prd'parait 
a  deposer  une  arme  (juMI  ticnt  de  bonne  foi,  je  kii  dirais: 
Ne  craignez  point,  continu'^z  le  coiiibat ;  (jve  nous  jugions 
vos  coups  francs  on  dcloya'--,  nous  n'aurons  toujours 
qu'une  arme  (atholiquc  pour  lcs  p.'xrer.  Ce  qui  nous 
divise,  c'est  le  choix  des  moyens  de  servir  la  verit6  ; 
c'est  dcja  trop,  mais  le  d.'.ngcr  n'est  pas  que  nous  d<ipas- 
sions  lcs  limites  sacrees,  enlrain^s  par  le  degoOt  ou  la 
colore  ;  il  consiste  dans  le  malaise  cpie  j^roduisent  partout 
nos  discordcs,  dans  I'affaiblissement  de  nos  forces,  qui 
fait  la  joie  de  nos  ennemis,  en  leur  laissant  entrevoir 
I'heure  de  la  revanche. 

II  n'est  pas  besoin  d'etre  prcphete  pour  privoir  que 
nous  assisterons,  dans  un  avenir  assez  prochain  peut-fitre, 


100 


l'unION    DES   CATHOLIQUES 


k  une  reaction  anti-cld'ricale  ;  en  effet,  personne  n'cst  la 
dupe  (le  I'cspcce  de  treve  que  nos  radicaux  accordant  en 
ce  moment  A  la  religion  ct  k  ses  ministrcs.  Jc  conversais 
un  jour  avec  I'un.des  plus  marcjuants  d'entre  eux,  et  je  le 
fiilicitais  d'un  air  plus  ou  moins  s6rieux  de  cc  que  les 
organes  dc  son  parti  conmicn(;aient  a  observer  la  neutra- 
lile  d^ns  les  cpicstions  rcligieuses.  "  Nous  pouvons 
restor  ncutrcs.  r(>pon(lit-il,  lor:;que  vous  faites  nos  affaires. 
Mangez-vous  ics  uns  les  autres,  nous  sommes  la  galerie. 
Dans  ce  que  vous  appelez  le  parti  catholique,  on  6crit 
dcs  choses  tcllemcnt  cxtravagantcs  que  nous  aurons  plus 
tard  dc  longues  citations  a  faire  sur  les  hustings.  Vous 
nous  avez  fait  bien  du  tort,  n'est-ce  pas  ?  en  exploitant 
V Avenir^  mais  nous  aurons  notrc  tour." 

Ces  paroles  pcuvent  fairc  reflechir.  L'cxageration  est 
I'dcueil  du  journaliste,  surtoul  lorsqu'on  est  depourvu  du 
talent  special  de  rassembler  vite  ses  idees  et  d'ecrire  des 
articles  improniptus,  ct  qu'on  est  oblige  cependant 
d'improviser  tous  les  jours  des  dissertations  sur  les  sujets 
les  plus  difficilcs,  les  jjIus  compliques,  sur  la  science 
sociale,  sur  la  thiiologic.  Les  cxageraticns  deviennent 
alors  d^sastreuses.  Leur  moindre  resultat  sera  de  mettre 
le  clerge  en  suspicion  aupres  du  peuple,  auquel  on 
d(inonccra  ces  exagdrations  commt«*  des  aLus,  non  de 
pouvoir,  mais  d' influence. 

Quelle  force  aurons-nous  pour  resister  k  ces  tentatives 
de  revanche^  si  nous  nous  divisons  a  I'approche  de 
I'ennemi  ?  Et  quelle  responsabilite  n'assumons-nous  pas 
en  pr^parant  de  nos  propres  mains,  par  nos  imprudences, 
des  armes  a  nos  adversaires  !  N'est-ce  pas  la  un  plus  grand 
mal  que  de  souffrir,  pour  un  temps,  1' imperfection  de 
nos  lois? 


» , 


L  UNION   DES   CATHOLIQUES 


101 


1 


V. 


de 

ves 

de 

pas 

ces, 

and 

de 


Connaissant  tous  ces  dangers,  nous  devrions  pouvoir 
les  6vitcr.  II  suffirait  pour  cela  de  savoir  so  renfermer 
dans  robiissance  a  cette  parole  souvcnt  cit6e  :  In  neces- 
sariis  unilas,  in  dubiis  iiberias,  in  omnibus  charitas. 

Dans  les  "  choscs  nd'cessaires,"  le  parti  catholique  est 
uni  ;  il  est  a  peine  possible  d'admettre  qu'on  insinue  le 
contraire  de  bonne  foi,  tant  le  fait  est  frappant.  N'a-t-on 
pas  coutume  de  dire  que  nous  sommes  le  peuple  le  plus 
catholique  du  monde  ? 

Dans  les  "  choses  douteuses,"  nous  ne  sommes  pas 
unis,  et,  vraiment,  ce  serait  un  phdnomdne  si  nous 
I'ctions.  Mais  cette  divergence  partielle  n'empCche  pas 
une  entente  g6n6rale  cntre  gens  rallies  par  une  foi  com- 
mune ;  on  peut  fort  bien  differer  d' opinion  sur  une  foule 
de  sujets  secondaires,  sans  se  diviser  dans  la  conduite  de 
parti,  dans  Taction  publique.  Dans  tous  les  groupes 
politiques  les  nuances  d' opinions  sur  les  questions  de 
details  so  lit  nombreuses  et  varices,  et  Ton  s'entend  tout 
de  mfirae  pour  marcher  d'ensemble.  Get  accord  n'est  il 
pas  plus  facile  dans  le  parti  catholique,  dont  une  des 
maximes  est  :  "  liberty  dans  le  doute,  charity  en  toutes 
choses  " 


102 


l'union  r)ES  catholiques 


II  y  a  d'autant  plus  urgence  a  s'cntendre  que  Ics  ques- 
tions douleuses  dans  le  parti  catholique  sont  toujours 
d'une  importance  tres-grave.  Le  moindre  detail  est 
serieux  chez  nous,  ct  s'il  nous  trouve  divis^s,  cette 
division  a  toujours  par  consequent  des  rcsultats  conside- 
rables. Nous  avons  done  besoin  plus  que  les  autres  de 
nous  consulter  avant  d'agir,  et  si  de  cette  consultation  ne 
sortait  pas  un  avis  unanime,  notre  imperieux  devoir 
serait  de  laisser  dormir  les  difficultes  sur  lesquelles  nous 
serions  partag^s,  et  de  travailler  pour  le  reste  en  commun 
et  par  les  moyens  convenus.  Car  nos  divisions  sont  un 
malheur,  disons  le  mot  juste,  un  scandale  :  or  la  theolo- 
gie  permet-elle  de  s'exposer  a  produire  du  scandale  a 
propos  de  chcses  douteuses,  de  questions  dans  lesquelles 
deux  opinions  contraires  sont  licites  ?  C'esl  le  point  a 
r6soudre  pour  les  journaux  ecclesiastiques.  Nous  en 
appelons  a  Icur  conscience  eclai'-ee  par  I'^tude. 

II  est  beau,  il  est  noble  d'dtre  sans  cesse  dispose  si 
proclamer  et  d^fendre  la  verite  quand  mSme ;  mais  la  ou 
I'Eglise  permet  la  discussion,  personne  n'a  le  droit 
d'entreprendre  cette  mission  chevaleresque  ;  elle  n'appar- 
tient  qu'a  notre  chef  infaillible.  A  lui  de  decider ;  a 
nous  pour  le  moment  le  seul  droit  d'etre  charitables  et  de 
respecter  la  liberte  d'autrui. 

Quoi  qu'ij  en  soit,  gardons-nous  de  toute  aigreur, 
car  I'irritation  est  mauvaise  conseillere.  Cet  orage  pas- 
sera,  et  il  faut  se  preparer  a  pouvoir  en  oublier  vite  los 
ddsagrements.  Le  malheur  pa-rticulier  de  toute  division 
intestine,  de  toute  guerre  civile,  est  que  mSme  ceux  qui 
prennent  les  armes  pour  le  meilleur  des  motifs  et  qui, 
n'etant  pas  les  auteurs  de  la  lutte,  ne  sont  pas  respon- 
sables  des  maux  qu'elle  produit,  revienncnt  du  combat 


L  UNION    DES   CATHOLIQUES 


103 


los 
SI  on 

qui 
qui, 
5on- 
aabat 


I'dme  chargde  d'une  grande  douleur,  songeant  qu'il  ont 
dft  faire  couler  un  sang  ami.  Tout  sentiment  Stranger  A 
cette  douleur  doit  nous  dtre  interdit.  Restons  calmes,  et 
continuons  d  rendre  tous  les  services  possibles  avec  un 
dtivouement  inalterable. 

L'Eglise  n'est  pas  une  coterie,  mais  une  patrie  oA  les 
projets  partirnliers  doivent  recevoir  une  sanction  com- 
mune. La  consultation  devrait  produire  I'entente.  Enten- 
dons-nous  done,  surtout  avant  de  paraitre  devant  la 
legislature,  et  n'engageons  le  catholicisme  dans  les  agita- 
tions sociales  que  selon  la  mesiire  qui  se  concilie,  dans 
I'inter&t  mSme  de  son  influence  et  de  ses  progris,  avec 
I'etat  ge;^eral  de  la  nation  canadienne,  compos6e  d'el6- 
ments  si  divers.  Nous  sommes,  nous  catholiques,  un 
germe  de  nationalite  fran^aise  et  de  religion,  destine 
a  produire  les  plus  beaux  fruits  :  que  cette  semence 
ftconde  ne  soit  done  plus  davantage  exposee  a  tous 
les  vetts  de  la  discorde  ! 


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>JU! 


APHfeS  LE  COMBAT  * 


UNION   DES   PARTIS   POLITIQUES   DANS  I,A   PROVINCE 

DE   QUEDEC 


I. 


La  bataille  electorale  est  ferminee :  c'est  I'heure  de  la 
juger,  d'en  apprecier  les  consequences,  de  songer  k 
I'avenir  qu'elle  prepare.  Nous  n'avons  pas  tous  com- 
battu  au  m6me  titre,  mais,  obeissant  a  des  convictions 
patriotiques,  nous  nous  sommes  tous  engages  plus  ou 
moins,  d'un  cote  ou  de  I'autre,  dans  cette  melee  gen^- 
rale.  Dans  I'etude  que  nous  enireprenons,  nous  devons 
done  egalement  redouter  et  nos  preventions  et  les  preju- 
g^s  du  lecteur.  Toutefois,  si  personne  d'entre  nous  n'a 
pu  assister  au  combat  en  .spectateur  froid  et  desinteresse, 
quclques-uns  I'ont  vu  d'assez  pr6s  pour  en  connaitre  les 


*  PubHe  en  Janvier  cfevrier  1874. 


lOG 


A^kfes   LE   COM  DAT 


details  et  d'asse?,  liaut  pour  en  saisir  renscmblc.  Nous 
croyons  Ctre  de  ccux-la.  Nous  csi)erons  d'aiUcurs  (jue 
le  nombn;  est  grand  dc  ceux  qui,  aimant  avant  tout  leur 
pays,  savent  se  degager  des  preoccupations  dc  hi  vcillc 
pour  prendre  les  dc'terminations  dw  lendemain.  C'cst  a 
cux  que  s'adressent  les  reflexions  suivantes. 

Et,  tout  d'abord,  Tissue  de  la  lutte  n'est  point  contes- 
table ;  la  victoire  n'est  pas  restee  indecise  et  ne  s  lurait 
fitre  r6clamee  des  deux  c6tes,  comme  il  arrive  qi:olqi.efois. 
Le  parti  ministeriel  est  victorieux,  les  conservate'irs  sont 
disorganises.  On  pourra  exagerer  ce  succt;s  ou  attenucr 
cette  defaite  ;  on  ne  pourra  nier  ni  Tun  ni  I'autre. 

Mais  il  n'est  pas  si  facile  de  dire  quels  sont  les 
principes  qui  ont  triomphe  ;  car  s'il  est  evident  que  les 
vaincus  sont  des  conservateurs,  il  n'est  pas  certain  que 
les  vainqueurs  soient  tous  des  liberaux.  N'est-il  pas  vrai 
que  le  National,  le  Nouveau-Mondc  et  le  Journal  de 
Quebec  ont  combattu  cote  d  cote  durant  les  dernieres 
elections  ?  Ces  journaux  ne  soutiennent  pas  tous  an  mSme 
titre  le  parti  ministeriel.  Plus  d'une  fois  le  National  a 
refus'e  le  nom  de  conservateur  an  parti  dechu,  donnant 
ainsi  a  comprendre  que  ses  propres  amis  le  meritaient 
davantage.  Le  Noti  '-au-Mona'e  s'est  toujours  pretendu 
conservateur,  et  il  n')  a  pas  longtemps  qu'il  demandait 
r  entree  de  ^L  Jette  dans  le  cabinet  federal  pour  y 
representor  les  idees  conservatrices  moderees.  Enfni 
\q  Journal  de  Quibcc  n'est  pas  une  feuille  liberale,  it 
M.  Cauchon  tient  sans  doute  autant  que  jamais  a  ses 
premieres  couleurs.  Quels  orft  done  ete  les  defenseurs 
declares  du  iiberalisme  durant  la  campagne  electorale 
qui  vient  de  finir  ?  Dans  la  presse,  on  n'en  a  vu 
qu'au  NationUlf  ou,  pour  le  quart-d'heure,  ils  avaient  en 


APRfcS   LE  COMBAT 


107 


M.  Dessaulles  un  vigoureux  interprite  ;  sur  Ics  hustings, 
ils  ^taicnt  plus  puissants  (]ue  nombreux.  MM.  Dorion, 
Holton,  Laflamme,  Fournioi,  Cleoffrioi>,  Huntington, 
Tiiibaudeau  6taicnt  les  principaux ;  mais  encore  faut-il 
ajouter  que,  loin  de  froisser  ouvertement  comme  jadis  le 
sentiment  catholitiue,  ils  se  sont  au  contraire  efforces  de 
le  flatter  autant  que  possible,  du  moins  d'une  maniere 
indirecte. 

Etant  donnas  ces  faits,  lesquels  nous  semblent  incontes- 
tables,  on  doit  roconnaiire  que  dans  I'organisation  minis- 
t^iielle  telle  qu'clle  s'est  revelee  au  combat,  Telenient 
liberal  comptait  seulement  pour  une  fraction,  Assur6- 
ment  cette  fraction  renfermait  les  chefs  qui  dirigeaient 
les  operations  g^nerales  ;  mais  ceux-ci  ont-ils  exerce  une 
influence  immediate  et  determinante  sur  la  masse  de  la 
population?  Ne  sont-ce  pas  au  contraire  leurs  allies, 
moins  compromis  qu'eux.  pltis  moderes  ou  se  disant 
conservateurs,  dont  I'appoint  a  fait  pencher  la  balance 
du  c6t6  minist^riel  ?.  Les  amis  du  Nouveau-Monde ,  du 
journal  de  Quebec,  et  les  conservateurs  "nationaux"  ne 
forment-ils  pas  cette  majorite  des  suffrages  populaires 
obtenue  par  les  candidats  du  gouvernement  ?  Pour  se 
convaincre  qu'il  en  est  ainsi,  il  suffit  de  se  rappeler 
certaines  demarches  des  chefs  liberaux  pour  rassurer  les 
catholiques  a  leur  endroit  et  le  soin  particulier  qu'ils 
ont  pris  de  menager  sans  cesse  les  moderes  de  toutes 
nuances.  Tant  de  precautions  prouvent  I'importance  du 
vote  qu'il  fallait  rallier. 

Ce  ne  sont  done  pas  les  principes  liberaux  qui  triom- 
phent ;  n'ayant  pas  ete  a  la  peine  ils  \..  sont  pas  a  la 
gloire.  II  est  tr^s-evident  que  le  peyple  en  masse  est  reste 
conservateur  :  nous  prenons  cc  mot,  non  pas  dans  le  sens 


108 


APRfes   I,ft   COMBAT 


de  partisan  de  tel  ou  tel  hoinmc,  mais  dans  I'acception 
large  d'un  attacliement  innc  ou  raisonnc  an  pays,  ses 
constitutions,  ses  lois,  et  a  la  tloctrine  catl  oliquc.  Notre 
province  est  conservatrice  ainsi,  et  tout  ce  qui  sent  I'an- 
nexion  aux  Etats-Unisou  I'lrreligion  lui  inspire  une  invin- 
cible antiiiathie.  La  majority  est  en  ce  moment  groupie 
autour  (lei  chefs  liberaux,  mais  on  aurait  grandemeut 
tort  de  supposer  pour  ccla  qu'elle  approuve  leur  passe ; 
elle  les  a  acceptes  bien  plutOt  parce  (ju'elle  les  croit 
revenus  de  leurs  anciennes  exag^rations.  kn  les  suivant, 
elle  compte  moins  leur  obeir  que  temoigner  de  sa  con- 
fiance  en  quelques  hommes  nouveaux  qui  lui  conseillent 
cette  allegeance.  Au  reste,  les  chefs  liberaux  ont  toujours 
a  ses  yeux  le  niirite  d'etre  les  plus  experimentes  dans  le 
parti  victorieux. 

II  est  done  impossible,  a  cause  mSme  des  elements 
moderes  que  Ton  a  laisses  predominer  dans  la  lutte  61ec- 
torale,  de  dire  c\nQ  \q?,  pHruipes  lrb6raux  aient  regu  de 
cette  lutte  une  sanction.  Nous  devons  admettre  cepen- 
dant  que  les  homines  qui  triomphent  aujourd'hui  sont  les 
chefs  liberaux.  C'est  M.  Dorion,  c'est  M.  Fournier, 
c'est  M.  Letellier  de  St.  Just,  c'est  M.  Huntington  dans 
le  ministere ;  ce  sont  MM.  Laflamme  et  Doutre  dans  le 
comite  central  des  elections  ;  c'est  M.  Dessaulles  dans  la 
presse.  Le  parti  "  conservateur  "  du  Nouveau  Monde  et 
le  parti  "national"  de  M.  Jette  sont  laisses  a  I'ecart : 
injustice  et  faute  manifestes.  Injustice,  car  si,  d'une  part, 
M.  Dorion  et  ses  amis  ont  gagne  le  droit  aux  depouilles 
par  de  nombreux  combats  soutenus  avec  courage,  d' autre 
part,  les  services  de  leurs  allies  meritent  egalement  une 
recompense ;  faute,  car  le  pays  ne  tardera  peut-Stre  pas 
as'alarmer  en  voyant  releguer  dans  I'oubli  ceux-la  m6mes 


APRts  LE" COMBAT 


109 


qui,  parmi  les  ministeriels,  representent  le  plus  fid^lement 
ses  idd'cs  ct  scs  aspirations. 

Ce  sont  les  chefs  cUi  parti  liberal,  non  les  principes  du 
liberalisme,  qui  out  triomphd  aux  derni(ires  d^-ctions  j 
quiconque  connalt  un  peu  notre  peuple  et  s'est  trouvd  en 
position  de  juger  a  quelles  influences  la  niajoril.'':  a  ob^i, 
I'adinettra  facilenicnt  et  no  trouvera  rien  d'^tonnant  dans 
cette  anomalie  etrange  au  premier  abord.  Mais  cette 
anomalie  n'en  existe  pas  moins,  et  clle  doit  finir  bientdt 
d'unc  nianiere  ou  d'une  autre.  Les  "nationaux"  ne 
pourront  la  souffrir  longtemps,  et  le  peuple  en  general  ne 
tarderait  pas  a  s'en  alarmer  ;  I'esp  -it  de  parti  dans  tons 
les  cas  I'exploiterait  facilement  a  son  profit.  Le  meilleur 
moyen  de  sortir  de  cette  fausse  position,  celui  que 
reclamcnt  les  inter£ts  de  notre  province  et  qu'un  patrio- 
tisme  eclair^  nous  conseille,  c'est  une  fusion  des  partis 
politiques. 

Cette  fusion  est-elle  possible? 


no 


APRfeS  LE  COMnAT 


IK. 


Les  mfenagements  des  vieux  liberaux  pour  I'opinion 
catholique  ne  sont  pas  seulcment  une  preuve  ^clatante  de 
la  perseverance  du  peuple  dans  la  foi  de  nos  p^res  ;  ils 
sont  de  plus  un  timoignage  en  favcur  du  regime  de 
la  Confederation  qui  imjjose  cette  attitude  4  tons  nos 
hommcs  politiques.  En  eff^  t,  les  theories  liberales,  en  tant 
(lu'cllcs  se  rapportcnt  aux  questions  religieuses,  ne  sont 
l)as  d'une  application  frequente  a  Ottawa,  car,  placees 
sous  le  controle  de  la  legislature  locale,  nos  institutions 
speciales  sont  a  I'abri  d'une  autorite  bienveillante  en 
laquelle  nous  avons  confiance  puisqu'elle  tient  de  nous 
son  mandat,  et  les  deputes  federaux  n'ont  ainsi  que  de 
rares  occasions  de  legiferer  sur  les  matieres  religieuses  ou 
touchant  k  la  religion.  De  la  imnuissance  relative  du 
liberalisme.  D'un  autre  cote,  le  fait  que  les  catholiques 
ne  sont  qu'une  petite  minorite  dans  le  parlement  federal 
rend  la  population  de  notre  province  d'autant  plus  crain- 
tive  dans  les  cas  exceptionnels  ou  ces  sortes  de  questions 
peuvent  Stre  soulevees  a  Ottawa.  Ayant  conscience  de 
sa  faiblesse,  elle  redoute  malgre  elle  que  la  majorite 
n' abuse  de  sa  force,  et  elle  veut  avant  tout  que  chacun  de 
ses  deputes  reste   ferme  au  poste   pour  la  defense  de 


AFKfcs   LE   COMBAT 


Ml 


ses  droits  religiciix  et  nntionaiix.  Siir  ce  point  nous 
scmmcs  l)ieM  plus  susr.eptiblcs  qu'autrefois,  et  nonsavons 
raison,  car  souvcnt  c'cst  en  paraissant  resolu  (pic  I'on 
gagne  dc  n'Ctre  pas  altaqu^,  ct  dans  tous  Ics  tas  Ton 
est  toujours  plus  tort  contre  I'attaque  lorscpi'on  est  uni. 
Les  liberaux  se  sont  rendu  comjjtc  dc  cettc  susceptibility 
du  pcuplc  ;  ils  ont  compris  epic  les  ilecteurs  pourraient 
peut-Otrc  rester  indi(Tcrcnts  A  certaines  dissitlences  da:is 
notre  legislature  de  Quebec  odi  nous  somnics  tnaitres, 
mais  qu'ils  seraient  sans  mis^ricorde  pour  c[wiconipic  a 
Ottawa,  oCi  dominc  Tel^mcnt  protestant,  contractcrait 
alliance  dans  les  affaires  religieuses  avec  nos  adversaires 
naturels.  Aussi  avons-nous  vu  les  deputes  lil)eraux  voter 
dans  le  sens  le  plus  incontestablement  orthodoxe  sur 
la  question  des  6coles  du  Nouveau-Brunswick,  et,  depuis 
1867,  sortir  les  uns  apris  los  autres  de  I'lnstitul  Canadien. 
Je  crois  que  cette  soci6te  ne  compte  plus  un  seul  depute 
catholique  parmi  ses  membres.  • 

Les  liberaux  ont  done  change  compl^tcment  d'attitude 
depuis  quelques  annees.  On  dira  qu'ils  sont  sinceres  ou 
qu'ils  sont  hypocrites,  scion  qu'on  sera  leur  ami  ou  leur 
ennemi  ;  quant  a  nous,  nous  les  prenons  tels  cpi'il;;  sc 
montrent  et  nous  constatons  le  fait  de  leur  amendement 
ostensible. 

Si  tout  le  monde  veut  juger  les  hommcs  et  les  choses 
avec  cet  esprit  de  conciliation,  la  plupart  des  deputes 
liberaux,  au  lieu  d'etre  regardes  comme  des  obstacles 
insurmontables  a  une  fusion  des  partis  politiqucs  dans 
notre  province,  deviendraient  acccptables  aux  catho- 
liques,  tolerablesdu  moins  pour  les  plus  difficiles.  D'lrant 
la  derniere  lutte,  le  ^ouveau- Monde  a  donnt^  un  exemple 
qui  tranche  la  difificulte  aux  yeux  d'un  bon  nombre,  en 


112 


APRJ^S    LE   COMIIAT 


sc  montrant  hiiMi  Misposi*  pour  M.  (icofTrioii  ct  on  nc 
s'opposant  pas  X  M.  Laflaintnt'.  II  est  possible  d'aillcurs 
que  pltisieurs  des  chefs  du  parti  liberal  songent  A  sc 
retircr  de  la  vie  publicjiie  pour  prendre  place  siir  les 
banoj  de  la  magistrature  ;  leiir  retraite  faciliterait  un 
compromis.  * 

Quant  au  parti  "  national,"  son  alliance  est  {\6')\ 
acromplie  avcc  les  lilx^raux.  I.orsfjue  M.  Jelt^*  a  com- 
menri  I'organisation  de  (^  nnuveau  parti,  il  n'a  pas 
cac  heson  intention  (I'agir  indepcndiirnment  de  M  Dorion 
ct  son  cntoura^'e  ordinaire.  I,c  /'ity.f  ven;iit  de  <lispa- 
raltre,  le  National  prit  sa  place,  et  le  choix  de  M.  (Ihs. 
Laberge  pour  r6(ln(  teur-en-rhef  dtvait,  dans  la  pensd'cde 
ses  fondatcurs,  Otre  une  garantie  de  moderation  et  d'or- 
thodoxie.  Dans  un  des  pn^miers  numt'ros,  celui-ci 
condamna  on  regretta  les  "  excg^rations  "  auxquelles  le 
parti  liberal  s'etait  laissd'  en'ralner.  Plus  tard  M.  Dorion 
a  reparu  a  la  tOte  de  la  fraction  bas-canadienne  de 
Topposition  ;  mais  nous  devons  croirc  (pi'il  a  fait  des 
concessions  a  I'opinion  moderee  ])our  compenser  coUes 
qu'on  lui  faisait  f]uanl  aux  hommcs.  II  a  pu  fairc  abne- 
gation de  qucl([ucs  idecs  couime  les  chefs  nationaux  ont 
fiiit  abnegation  de  leur  personnalit(;'.  Mais  si  les  natio- 
naux ont  pu  contracter  cette  alliance,  s'ils  ont  accepte 
pour  leaders  des  homines  dont  ils  rcgrottaient  le  passe, 
A  plus  forte  raison  pourraient-ils  s'allier  aux  conservateurs, 
dont  le  passe,  ne  refusons  pas  de  le  reconnaltre,  nc 
renferme  rien  (jui,  au  point  de  vue  de  nos  traditions 
nationales  et  religieufes,  doive  Oire  desavou(^.  Les  natio 
naux  pretendent  au  titre  de  conscrvateurs,  et  bon  nombre 
d'entre  eux  se  sont  separes  du  parti  qui  porte  ce  nom 
plutot  par  antipathic  contre  certains  hommes  que  par 


APRfes    I,F    (OMBAT 


113 


suite  (Ic  divergences  de  principes.  Ccs  hommcs  <^tant 
ilisparus  dc  la  sciinc,  U's  conscrvatciirs  rcsloiit  lours 
allies  natiircls.  Soyons  francs  :  si  Ics  nati»)na\ix  sont 
opposes  d'unc  ni.inierc  absoliie  ;\  raniu'xion,  ..'ils  vcidcnl 
la  confcd^?ration  poi.r  anjour<rhiii  et  I'indiJpcncl.i  ice  pour 
plus  tard,  il  n'y  a  pas  un  seul  principe  esscnticl  (pii  Ics 
sdpare  des  conservateurs  ;  dcs  rancuncs,  dcs  initnitics 
person rt'^l Ics  ics  eloignenl  d'cux  en  cc  moment,  mais  de 
primipes,  point.  Au  reste,  il  ne  faut  pas  oublier  que  le 
jwrrti  national  est  allii  A  M.  Cauchon  ;  apres  avoir  accept^ 
le  plus  violent  et  le  plus  comproniis  des  conservateurs, 
ils  j)cuvent  bicn,  n'd'coutant  que  leur  patriotisme,  se 
coaliser  avec  tous  les  autres. 

Enfin,  j)our  cc  qui  est  des  conservateurs  eux-mOmcs, 
ils  nc  i)euvent  aVo-r  d'objections  invinciblcs  a  une  fusion, 
lis  doivent  admettre  que  Ic  regime  fi'd^ratif,  en  cre^ant 
un  equilibre  nouvcau  des  int^rOts  dc  race  et  de  religion, 
a  modifie  le  champ  d'action,  la  juridiction  des  anciens 
partis,  et  par  la  mOme  le  sens  dcs  noms  qu'ils  se  donncnt, 
et  que,  Ics  circonstances  ayant  chang6  avcc  la  consti- 
tution, les  mf)ts  conservafeur  ct  liberal,  dans  le  langage 
j)oliti(|ue  de  la  chanibre  dcs  Communes,  ne  peuvent  plus 
avoir  la  mOnic  signification  epic  dans  la  lf':gislaturc  du 
Canada-Uni  avant  1S67.  On  pcul  dire  aussi  ciu'ils  n'ont 
plus  une  accept  ion  completement  opposec,  les  conserva- 
teurs ayant  accompli  plus  d'une  rtforme  reclamee  par 
les  liberaux,  et  ceux-ci  ayant  dc  leur  cOt6  en  certaines 
occasions  vote  dans  le  sens  conscrvatcur,  comme  nous 
I'avons  constats  plus  haut.  Si,  de  part  et  d'autre,  Ton 
recherchait  sinccrement  une  entente,  on  s'apcrcevrait 
bicntot  qu'il  n'y  a  pas  d'abime  infranchissable  entre  Ica 
conservateurs  et  les  nationaux,   car  ces  derniers  n'ont 

8 


114 


APkfeS   LE   COMBAT 


jusqu'a  ce  jour  professd  aucun  principe  de  radical isme, 
ni  mSme  de  liberal  isme,  dans  I'acception  anciennc  et 
d^favorable  du  mot. 

Au  fait,  il  serait  curieux  de  savoir  precisement  en  q«oi 
nous  differons  les  uns  des  autres  sur  Ic  terrain  de  la  poli- 
tique federalc.  Nous  continuons  a  nous  appeler  respec- 
tivement  des  noms  ([ue  nous  portions  il  y  a  dix  ans  sous* 
un  regime  qui  n'est  plus  ;  niais  en  quoi,  je  ne  dis  pas 
mdritons-nous  ces  noms-la,  mais  quelle  occasion  mSme 
avons-nousdelesm6riter?  Voterons-nous  pour  le  divorce? 
Personne  ne  I'a  jamais  fait  dans  le  passe.  Voterons-nous 
pour  les  ecolei  mixtes  ?  Depuis  longtemps  personne  n'y 
songe.  Voila  pourtant  les  deux  principales  questions 
politico-religicuses  qui  peuvent  surgir  a  Ottawa,  et  Ton 
pent  aftirmer  sans  crainte  qu'elles  nous  trouveraient  una- 
nimes,  c'est-a-dire  tons  conservateurs  et  catholiques. 
Pourquoi  done  nous  diviser  par  de  vains  mots  qui  out 
perdu  leur  sens  primitif  ? 

Non,  le  passe  est  mort  par  le  fait  d'un  changement  de 
constitution  ;  ne  le  perpetuons  pas  pour  la  vaine  satis- 
faction d'abattre  nos  adversaires.  Assez  des  vieilles  dis- 
putes, comprenons  le  present,  songeons  un  pen  a  I'avenir. 
Leconservateur  maintenant  est  celui  qui  tient  avant  tout  a 
rint6grit6  de  la  Confederation  et,  comme  moyen  n^ces- 
saire,  au  chemin  de  fer  du  Pacifique,  et  qui,  fidelc  a  nos 
traditions  nationales  et  religieuses,  est  decide  a  ne  jam::.is 
f  'llir  adefendre  les  droits  particuliers  de  notre  province. 
Le  radical  est  celui  qui  demande  ouvertement  I'annexion 
aux  Etats-Unis  ou  la  desire  secretement,  et  cherche  a 
parvenir  a  son  but  en  faisant  manquer  I'entreprise  du 
Pacifique.      Telle  devrait  6tre  la  demarcation  des  partis 


APRfeS   LE   COMBAT 


115 


politiqucs  dans  le  scin  de  la  legislature  fcdcralc.  Radical 
et  conservateur- national  sont  les  deux  seuls  noms  que 
justifie  I'etat  de  choses  actucl.  Sur  ce  terrain,  pen  favo- 
rable aux  aspirations  6troites,  mais  digne  dcs  bons 
patriotes,  un  compromis  devrait  6tre  possible  entre  tous 
ceux  qui  ont  foi  en  la  vitalite  du  peuple  canadien  et 
•qui  se  sentent  assez  de  patriotisme  avi  cneur  pour  faire 
quelques  sacrifices  d'amour-propre  dans  I'int^rSt  de  la 
patrie  commune.  Que  tous  les  hommes  ^clair^s  qui  ont 
conscience  des  dangers  actuels  et  que  les  derniers  evene- 
ments  ne  laissent  pas  indifferents,  commencent  a  se 
regarder  sans  haine,  et  leur  union  sera  bientOt  un  fait 
accompli.  '.  .        . 

Si  cette  union  est  possible,  est-elle  egalement  desirable 
dans  les  circonstances  actuelles  ? 


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APRtS    LE   COMBAT 


III 


Pour  r^pondre  a  cetle  question,  il  faut  se  d^gager  de 
tout  esprit  de  parti  et  se  rendre  compte  avec  calme 
et  patriotisme  de  la  situation  que  les  dernieres  Elections 
ont  faite  a  notre  province.  Nous  admettons  volontiers 
que  deux  preoccupations  principales  peuvent  empOcher 
les  ministeriels  du  jour  de  considerer  avec  faveur  I'idee 
d'une  coalition  avec  leurs  antagonistes  d'hier.  La  premiere 
est  celle  de  la  distribution  du  patronage.  Voila  un  quart 
de  siecle  qu'ils  poursuivent  une  lutte  acharnee  au  prix 
de  sacrifices  reels  et  de  depenses  considerables,  sans 
avoir  pu  encore  obtenir  de  compensatioH  pour  eux-memes 
ni  reconnaitre  les  services  de  leurs  serviteurs  devour.,. 
lis  doivent  elre  en  ce  moment  assieges  par  les  sollici- 
teurs,  et  ils  sont  obliges  de  leur  donner  satisfaction  autant 
que  possible.  C'est  la  une  necessite  a  laquelle  personne 
ne  pent  loyalement  leur  reprocher  de  ceder.  Mais  cette 
necessite  n'est  pas  une  objection  reelle,  car  le  parti  con- 
servateur  ne  saurait  avoir  de  grandes  exigences  dans  le 
partage  des  faveurs  du  pouvoir,  pour  la  bonne  raison, 
d'abord,  qu'il  en  a  joui  quasi  jusqu'a  epuiscment,  et, 
ensuite,  parce  qu'il  est  vaincu,  non  vainqueur.  La 
seconde  preoccupation  est  une  consequence  de  la  pre- 
miere.     On  dit  que  nous  prSchons  1' union  parce  que, 


APRfeS   LE   COMBAT 


117 


d^faits  compl6tement,  nous  iie  voyons  d'autre  moyen 
d'attenuer  notrc  infortune.  Eh  lien  !  admettons  qne 
telle  soit  notre  pensee  secrete  :  est-ce  une  ralson  pour 
vous  de  repousser  la  conciliation  ?  De  ce  que  nos  motifs 
sont  int^resses,  s'ensuit-il  que  vous  nc  devez  ni  consi- 
derer  le  bien  qui  resultcrait  d'une  alliance,  ni  prendre, 
l)our  votre  part,  une  determination  desinteress^e  ?  Le 
patriotisme  conseillerait  plutot  de  ne  point  sonder  les 
reins  et  les  consciences,  de  penser  exclusivement  a  don- 
ner  a  notre  province  toute  la  force  et  1' influence  dont 
elle  a  besoin  dans  les  conseils  de  la  Confederation  pour 
faire  respecter  ses  droits  et  ses  justes  reclamations.  D'ail- 
leurs  vous  dites  que  le  parti  conservateur  est  en  pleine 
deroute,  desorganise,  qu'il  n'a  pas  de  chefs.  Alors 
pourquoi  rcfusez-vous  de  lui  donner  la  main  ?  Les  chefs 
qui  vous  inspiraient  de  I'antipathie  sont  disparus,  et  les 
combat tants  qui  restent  n'ont  pu  quegagner  votre  estime 
par  la  lutte  loyale  qu'ils  ont  faite  contre  vous. 

Non,  ce  ne  sont  point  la  des  arguments  admissibles. 
L'interet  du  peuple  prime  I'amour-propre  et  les  suscepti- 
bilites  personnelles.  II  faut  avant  tout  6tudier  la  situa- 
tion sans  autre  preoccupation  que  celle  du  bien  public. 

Ou  en  sommes-nous  ? 

• 

Le  fait  principal  qui  doit  nous  frapper  tout  d'abord  est 
que  les  derni<ires  elections  donnent  une  forte  majorite  au 
ministere  dans  la  province  d' Ontario  et  dans  les  Pro- 
vinces Maritimes.  Cette  majorite  est  telle  que  le  National 
a  dit  qu'elle  pouvait  permettre  au  cabinet  Mackenzie  de 
gouverner  sans  I'adhesion  de  la  province  de  Quebec.  Ce 
journal  ajoutait  que  le  regime  de  la  Confederation  assu- 
rerait  toujours  la  preponderance  a  la  province  d' Ontario. 


118 


APRES   LE   COMDAT 


Sans  nous  .irrSter  a  discuter  cctte  dernierc  assertion, 
laquclle  nous  parait  inexacte  dans  sa  generalite,  nous 
prcnons  acte  de  I'aveu  qu\.ie  conticnt  du  controle 
presentemcnt  excrce  par  nos  voisins,  ct  nous  demandons  a 
tous  les  citoyens  eclaires  si  une  tentative  qui  aurait  pour 
objct  de  nous  soustraire  a  ce  controle  sans  cesse  menagant, 
ne  mcrite  pas  toutes  leurs  sympathies.  Or,  il  u'y  a  qu'un 
moyen  d'y  arriver,  c'est  de  nous  unir  afin  d'etre  en 
position  de  faire  pencher  la  balance  d'un  cote  ou  de 
I'autre,  scion  que  nous  placerons  le  poids  de  nos  votes. 

II  me  sera  permis  de  rappcler  ici  quelques  lignes  ecrites 
dans  la  Minerve  le  22  d^cembre  187 1.  Elles  sont  uno 
reponse  aux  journaux  qui  ont  inculpe  les  motifs  qui  me 
font  ecrire  aujourd'hui  : 

"  S'il  faut  des  partis  et  des  luttes  de  partis,  que  ce  soit 
des  luttes  ou  le  Bas-Canada  puisse  combattre  en  phalange 
compacte.  Du  moment  que  Ton  met  de  cote  les  folles 
visions  de  I'annexion  qui  nous  engloutirait  et  de  I'indc- 
pendance  pour  laquelle  r.oub  ne  sommes  pas  encore  prets, 
il  y  a  des  bases  possibles  d'entente.  Le  parti  conser- 
vateur  obtiit  a  des  idees  genereuses,  il  a  les  yeux  ouverts 
sur  les  interets  du  pays  ;  il  ne  refuse  jamais  de  prendre  la 
meilleure  direction.  Que  Ton  reflechisse  bien  rur  les 
bienfaits  de  I'entente  et  sur  les  desastres  de  la  division  et 
que  I'on  nous  dise  sincerement  ce  qu'il  faut  au  pays. 

"  Les  partis  s'agitent,  nous  le  savons  ;  nous  assistons  a 
un  travail  sourd,  perfide.  Ponrquoi  ne  pas  venir  plutot 
saisir  1' opinion  publique  des  questions  sur  lesquelles  le 
peuple  aura  k  se  prononcer  et  ne  pas  mettre  le  pays 
en  position  de  savoir  exactement  quelles  sont  les  preten- 
tions de  chacun  ?  Apres  cela,  ce  sera  au  patriotisme  a 
s'imposer  en  exigeant  des  uns  et  des  autres  les  con- 
cessions necessaires, 

"  Nous  avons  eu  I'occasion  de  le  r6p6ter  souvent,  il 
ne  faut  pas  confondre  les  inter&ts  federaux  avec  les  inte- 


•  *• 


tons  a 

5lut6t 

es  la 

pays 

reten- 

me  a 

con- 

mi,  il 
inte- 


APRfes   LE   COMBAT 


110 


rOts  locaiix.  Les  suj'^^s  de  It^gislation  et  Ics  attributs  d'tant 
divers,  les  partis  ne  peuvent  reposer  sur  la  mCme  base. 
Nous  comprenons  que  la  politique  locale  suscite  des  luttes 
de  partis  au  milieu  de  nous.  Mais  si  nous  entrons  veri- 
tablement  dans  I'esprit  du  regime  constitutionnel,  il  n'y 
a  aucune  raison  de  transporter  sur  le  terrain  federal  les 
passions,  les  haines  de  la  politique  locale. 

"  II  faut  une  transfornlation  dans  les  idees  politiques  ; 
ce  travail  est,  croyons-nous,  commence  :  conduisons-Ie  a 
bonne  fin.  Ayons  des  partis  i)Our  la  chambre  locale  ; 
n'ayons  qu'un  parti  pour  la  chambre  federale.  Tout 
autre  programme  pour  les  elections  federales  sera  un  faux 
programme.  Et  quand  nous  voyons  meme  dans  la 
chambre  locale  un  besoin  si  vivement  senti  d'union,  que 
ne  doit-on  pas  cs])erer  de  la  population  sur  la  politique 
federale,  ou  tant  d' influences  hostilcs  se  coalisent  centre 
nos  intirOts." 

Je  citerai  aussi  I'article  suivant  du  i6  juillct  1872  : 

"  Sous  le  regime  de  la  Confederation,  les  partis  poli- 
tiques dans  notre  province  ne  doivent  plus  etre  ce  quils 
etaient  sous  le  regime  de  TUnion  des  deux  Cana€las. 
Sous  rUnion,  places  en  face  d'une  seule  province  dont 
la  representation  n'etait  pas  plus  nombreuse  que  la  notre, 
il  pouvait  nous  5tre  permis  de  nous  diviser  sur  des  ])rin- 
cipes  de  politique  speculative  et  de  porter  les  couleurs 
rviige  ou  l/eug.  Nous  combattions  a  forces  egales  ;  nos 
divergences,  par  consequent,  ne  pouvaient  devenir  im 
malheur  national.  Sous  la  Confederation,  c'est  tout 
autre  chose.  La  constitution  soumet  a  notre  controle 
executif,  il  est  vrai,  les  questions  qui  intcressent  spccia- 
lement  noire  nationalite  et  notre  religion  ;  mais  nous 
avons  encore  de  grands  interets'  a  sauvegarder  dans  la 
legislature  federale,  et  la  nos  forces  ne  sont  pas  egales  a 
celles  des  autres  nationalites  et  des  autrcs  religions  ;  la, 
notre  premier  devoir  est  done  I'union. 

"  La  province  de  Quebec  est  dans  une  position  exces- 
sivement  avantageuse  ;  elle  est  le  centre  de  la  Confede- 
ration, elle  pent  toujours  en  6tre,  en  quelque  sorte,  le 


120 


APRES    LE   COMBAT 


liivot.  Mais  pour  cclu  il  nou.s  faiit  avant  tout  ctrc  unis. 
II  y  a  deux  cents  membres  dans  la  legislature,  dont 
cinquante  a  peu  prtis  sent  catholi(iues  et  canadiens- 
frangais  ;  cette  minorit(3  nc  coniinettrait-elle  pas  une 
imprudence  malheureuse  en  se  divisant  ? 

**  La  mani(ire  dont  a  ete  resolue  la  trop  fameuse  ques- 
tion des  Ecoles  devrait  nous  servir  d'enseignement. 
Nous  avons  vu  sur  cette  questit)n  toutes  les  provinces 
s'unir  centre  nous,  ct  reussir  a  nous  paralyser  complete- 
ment.  Voyons  a  ce  que  jjareille  chose  ne  puisse  jamais 
se  renouveler,  et,  en  constatant  notre  impuissance  dans 
cette  circonstance,  comprenons  bien  cjue  toute  notre 
force,  dans  le  parlcment  d'Ottawa,  reside  dans  notre 
union  et  dans  notre  promptitude  a  nous  creer  des 
alliances  chez  nos  voisins. 

"  Notre  position  est  telle  que  les  autres*  provinces  ont 
sans  cesse  besoin  de  nous  j  or,  si  nous  unissons  nos  votes, 
elles  auront  besoin  de  nous  encore  davantage,  parce 
qu'alors  nous  serons  toujours  assures  cie  faire  pencher  la 
balance  du  cote  que  nous  voudrons,  en  plaqrant  nos  votes 
reurris  dans  Tun  ou  I'autre  plateau. 

**  Et  par  ce  nioyen  nous  rendrons  des  services  consi- 
derables qui  nous  pcrmettront  d'exiger  beaucoup  en 
echange  ;  c'est  la  qu"est  le  secret  de  notre  prosperite, 
c'est  la  qu'est  notre  plus  sCire  sauvegarde. 

"  La  grande  question  pour  nous,  c'est  de  faire  respec- 
ter notre  province.  VoiJa  quelle  doit  etre  notre  poli- 
tique, c'est  la  seule  politique  nationale. 

"  Compare  a  ce  grand  inter&t  ])rovincial,  qu'est-ce 
qu'un  maigre  interet  de  parti  ?  Ne  sommes-nous  pas 
canadiens-fran(;ais  avant  d'etre  conservateurs  ou  liberaux? 
Nos  disputes  ne  doivent-elles  pas  disparaitre  en  face  de 
ce  besoin  d'union  ? 

"•  A  quoi  bon  discuter  sur  les  couleurs  a  Ottawa  ?  La, 
il  ne  faut  discuter  qu'une  seule  chose,  savoir  :  quel  est 
le  moyen   a  prendre  pour  nous  proteger,   et  quel  est 


APRfeS   LE    COMBAT 


121 


I'homme  le  plus  capable  d*'  faire  reussir  ce  moyeft  ?  Peu 
importe  que  eel  iionime  s'appelle  Pierre  ou  Jacques, 
pourvu  qu'il  ait  rhabilctc"  ct  le  prestige  ndcessaires." 

Ayant  demande  I'uiiion  lorsque  le  parti  conservateur 
6tait  au  pouvoir,  j'ai  ie  droit  personnellement  de  la 
prficher  encore  depuis  cpiMl  en  est  tombe. 

C'est  une  expression  consacree  que  la  province  de 
Quebec  est  le  pivot  de  la  Confederation  ;  mais  cela  ne 
peut  &tre  vrai  qu'en  tant  que  nous  serons  forts,  c'est-a- 
dire  unis.  Si  nous  formons  une  phalange  compacte,  Ics 
autres  provinces  graviteront  autour  de  nous,  recherchant 
notre  alliance  suivant  leur  interet,  ct  nous  pourrons  de 
notre  cote  mettre  icette  alliance  les  conditions  qu'exige- 
ront  nos  propres  int^rfits. 

En  ce  moment,  loin  de  pouvoir  faire  des  conditions, 
iious  sommes  dans  le  cas  d'eia  accepter,  Les  autres  pro- 
vinces, plus  fortes  que  nous  a  cause  de  nos  divisions, 
gouvernent  et  commandent.  Get  6tat  de  choses  prisente 
un  danger  manifeste  pour  nous.  En  faut-il  d'autres 
preuves  que  les  difificultes  que  nous  eprouvons  a  faire 
regler  la  question  des  ecoles  et  celle  de  I'amnistie,  et  les 
modifications  apportties  dans  le  projet  du  Pacifique, 
modifications  dont  la  ville  de  Montreal  s'est  alarni6e  a 
juste  titre  ?  , , 

N'oublions  pas  d'ailieurs  que  la  Confederation  a  ete 
faite  pour  nous,  et  pour  nous  seuls ;  les  autres  provinces 
pr^fdraient  une  union  legislative.  Meme  a  la  derniere 
heure,  lorscjue  nos  deleguds  sont  alles  a  Londres  pour 
soumettre  a  la  legislature  imperiale  la  constitution  votee 
par  nos  chambres,  un  effort  suprgme  a  ete  tente  pour  faire 
de  r  union  f6d6rale  une  union  legislative  pure  et  simple. 


122 


APRi?;S   LE   COftlBAT 


II  parait  que  Sir  John  et  M.  (ialt  lui-niGme  donnaicnt 
dans  ccttc  kUc  ;  rcnergio  de  M.  Cartier,  qui  offrit  sadd- 
niission  et  annonga  son  depart  immeiliat  pour  Ic  Canada, 
a  pu  seule  trionipher  de  ce  dernier  obstacle.  Croit-on 
que  ces  projets  soient  abandonnes  ?  Le  regime  federal 
n'a  pas  sa  raison  d'etre  pour  la  population  anglaise  <.'t 
protestante,  dont  les  interets  sent  substanticUenient  les 
mOmes  du  Cap  Breton  a  Vancouver ;  une  union  legisla- 
tive lui  parait  moins  dispendieuse,  moins  compliquee, 
plur>  facile  a  regir  ;  seuls,  nous  y  trouvons  des  inconv6- 
nients  graves.  N'est-il  pas  a  craindre  que  cette  idee 
ne  fasse  du  chemin  d  la  faveur  de  notrc  laiblesse  et  de 
la  force  des  autres  provinces?  Le  Ileraid  n'a-t-il  pas 
publie  dcrnieremcnt  une  correspondance  reclamant  cette 
reforme,  sans  doute  pour  habitucr  le  public  d  la  pensee 
d'un  changcment  ix).ssible  ? 

L' entente  seule  nous  permettra  de  resister.  Sir  George 
a  resist^  et  vaincu  parce  cpie  le  Bas-Canada  etait  a  peu 
pr(^s  unanime  autour  de  lui.  M.  Mackenzie  vaincra, 
lui,  si  notre  provintrb  ne  se  coalise  pour  lui  tenir  tfite. 
Sachons-le  bicn,  la  population  qui  nous  entoure,  sans 
etre  ouvertement  hostile  a  la  nationality  canadienne- 
fran^aise,  n'en  est  pas  moins,  naturellement,  instinctive- 
ment,  disposee  a  travalller  dans  son  propre  int^r^t,  et  cet 
interfit  est  anglais  et  protestant.  Par  politique,  on  nous 
tol^re  ;  dans  le  for  interieur,  on  desire  nous  supprimer. 
Nos  droits  seront  respectes  pourvu  que  nous  y  forcions 
tout  le  monde.  Ne  soyons  ni  surpris  ni  aigris  de  ces 
dispositions  de  notre  entourage,  car  nous-m6mes,  si  nous 
le  pouvions,  nous  ferions  tout  a  notre  image  sur  ce 
continent  ;  songeons  plutot  a  trouver  le  moyen  de  nous 
proteger  contre  ce  mauvais  vouloir  secret.     Devant  ce 


AI'Rfes   I.E   COMIiAT 


m 


danger  imminent  de  I'lmion  legislative,  notre  ligiio  ile 
conduite  est  facile  a  tracer.  Nous  devons  faire  taire  nos 
vieilles  rancunes,  en  fmir  avec  les  amiens  partis,  et 
assuier  le  salut  commun  par  une  fusion,  par  la  coalilioii 
de  toutes  nos  forces. 

II  y  a  plus.  La  question  du  Pacifique,  au  point  de  Viie 
national,  est  la  plus  s^rieuse  que  nous  ayons  jamais  eu  a 
regler.  Comme  le  disait  le  Globe,  "sans  le  Pacifique, 
I'idee  d'une  confedd'ration  de  TAmd-rique  britannique 
n'est  qu'un  rSve."  Ce  chemin  de  fer  est  le  lien  destine 
k  rattacher  entre  elles  toutes  les  parties  de  notre  vaste 
pays  ;  il  est  d'une  necessity  absolue,  par  consequent, 
et  la  condition  necessaire  de  notre  existence  nationale. 
Si  nous  ne  le  construisons  pas,  la  Colombie  et  le  Manitoba 
n'ont  plus  d'interOt  a  rester  avec  nous;  ils  se  s^parent, 
et  la  confederation  s'cffondre  irrem6diablement,  car  de 
cette  separation  a  I'annexion  aux  Etais-Unis,  la  distance 
est  courte,  la  pente  est  naturelle,  fatale. 

On  sourit  parfois  a  ce  mot  d'annexion,  mais  ce  sent 
precisement  les  annexionistes  qui  prennent  la  chose  aussi 
legerement.  Ceux  qui  ont  ime  autre  ambition  que  d'aller 
se  noyer  dans  la  grande  republique,  etudient  la  question 
avec  gravite,  avec  inqaietude.  Ils  savent  que  la  doctrine 
Munroe  est  le  grand  probl^me  de  notre  continent,  et 
que  tot  ou  tard  il  devra  &tre  resolu  definitivement.  II  y 
ades  gens  qui  ne  manquent  jamais  de  repondre  lorsqu'on 
leur  parle  d'annexion  :  "  Ne  craigne,',  rien,  les  Etats-Unis 
ne  veulent  pas  de  nous. ' '  Fort  bien  !  les  Americains  ne 
convoitent  pas  notre  pays  pour  le  moment,  parce  qu'ils 
ont  encore  chez  eux  plus  d'cspace  qu'ils  n'en  peuvent 
remplir,  plus  de  territoire  qu'ils  n'en  peuvent  exploiter. 


m 


APRfeS   LE  CONfnAT 


Mais  coniprcnpz  bien  que  nous  ne  prd-disons  pas  I'an- 
nexion  pour  rannOe  procliaine  ni  Tannic  suivantc  :  nous 
disons  simplcmcnt  que,  sans  Ic  rhcmin  de  fer  du  Paci- 
fique  et  Tatlhesion  de  la  Coloinhic,  nous  ne  pourrons 
jamais  fitre  un  j)cuple  puissant  et  (juc  tot  ou  tard  nous 
serous  au  pouvoir  de  nos  voisins.  Cela  prendra  une 
gc^'ueralion  ou  deux  ;  c'est  bien  pcu  de  temps  sur  la  vie 
d'une  nation. 

Main  tenant  les  Etats-Unis  nous  laissent  en  i)aix,  mais 
ils  ne  perdent  pas  une  occasion  de  nous  amoindrir. 
La  question  des  front ieres  du  Maine,  celle  des  pCcheries, 
celle  de  I'ile  San  Juan,  celle  de  la  navigation  du  Saint- 
Laurent  en  sont  des  cxcniples  frappants.  Nous  avons 
tout  souffert  avcc  la  sagesse  du  faible.  D'ailleurs  nos 
voisins  n'ont-ils  pas  achetd'  I'Aindricpie  Russe  ?  C'est 
pourtant  la  un  rebut  compare  au  Canada,  et  il  serait 
pueril  de  supposer  qu'ils  ne  jettent  pas  les  yeux  sur  nous 
apres  avoir  pay6  en  deniers  sonnants  cette  terre  inhos- 
pitaliere.  * 

.  Sachons-le,  les  Etats-Unis  penseront  k  s'emparer  du 
Canada  le  jour  ou  leurs  immenses  territoircs  seront  snffi- 
samment  peuples  pour  inspirer  aux  aventuners  I'idee  de 
pousser  plus  loin  leurs  entreprises.  Ce  jour  peut  bien 
etre  asscz  rapproch^. 

Jetons,  en  effet,  un  coup-d'oeil  sur  la  carte  des  Etats- 
Unis.  Ce  que  les  Americains  appellent  la  zone  sterile 
forme  le  tiers  de  loute  la  superficie  des  Etats-Unis. 
C'est  un  desert  ou  une  bande  de  terre  impropre  a  toute 
exploitation,  qui  part  du  97°  degre  du  meridien,  a  I'ouest 
da  Mississippi,  et  s'etend  d'un  bout  a  I'autre  du  pays 
depuis  le  49'  parallele  au-dela  de  la  frontiere  sud  du 
Texas.  II  faut  done  prevoir  le  moment  ou  les  Americains, 


KPRts  LE  COMBAT 


125 


sc  troiivant  a  I'etroit  clicz  eux,  songcront  d  tenter  fortune 
a  la  Colombie  et  dans  les  pKiines  fertilcs  du  Manitoba  et 
de  la  Saskatchewan.  Ce  jour-la  nous  aurons  d  luller 
corps  i  corps  avec  eux. 

Est-il  besoin  de  dire  que  si  a  cctte  6po(iuc  la  Colombie 
ne  fait  'plus  partie  de  la  Conf6d<iration,  elle  sera  une 
proie  liicile  ou  plutot  volontaire  ?  Et  nous,  c'est-a-dirc 
Ics  provinces  d'Ontario  et  du  Golfo,  (juelle  force  aurions- 
nous  pour  resister  ?  fpiel  intcrOt  aurions-nous  a  rester  A 
Tecarl  ?  Un  courant  invincible  nous  entrainerait  dans  le 
gouffre  dont  nous  serions  entoures  de  tons  c6t6s. 

C'est  cet  avenir  que  nous  devons  pr^voir  ;  c'est  aujour- 
d'hui  I'heure  de  nous  prei)arer  a  I'eviter  en  nous  forti- 
fiant,  en  construisant  le  Pacifique,  en  nous  attachant  la 
Colombie  par  un  lien  indissoluble.  Les  adversaires  du 
Pacifique,  nous  le  repetons,  sont  les  radicaux  de  notre 
monde  politi(iue ;  ceux  qui  veident  le  construire  imm^- 
diatement  sont  au  contraire  des  conservateurs,  decidds  a 
ddifier  u  cote  des  Etats-Unis  une  puissance  nouvelle,  un 
peuple  a  part,  une  nationalite  distincte. 

Or,  par  sa  position  gdographique,  notre  province  est 
en  6tat  de  travaillcr  cfficacement  a  cette  grande  entre- 
prise,  en  evitant  ^es  dangers  du  moment,  en  preparanf 
r  avenir  avec  sagesse  et  prevoyance.  Unissons-nous  dans 
ce  but.  Nous  y  trouverons  un  profit  jmmediat  par  les 
avantages  que  nous  procurera  le  rhemin  du  Pacifique, 
et  du  m&me  coup  nous  assurerons  I'avenir  de  notre 
nationalite.  Mais  si  nons  nous  divisons,  le  Pacifique 
ne  sera  point  construit,  la  Colombie  nous  abandonne, 
la  Confederation  n'est  plus  "qu'un  r&ve,"  suivant  le 
mot  du  Globe. 


■  1    ii«fit   M-!, 


■f ' » 


12fi 


APRis  Lit  COMBAT 


IV 


On  dira  peut-fttre  qu'en  demandant  1' union  siir  le  ter- 
rain de  nos  intdrfits  bas-canadiens,  nous  prftchons  une 
politique  i'troitc,  toute  provinciale,  oppos6e  A  I'int^rCt 
g(in(iral  de  la  Confederation. 

A  cela  nous  ripondons  que  dans  la  province  de  Quebec 
nous  comprenons  aussi  bien  (ju'aillcurs  la  n6cessit6  d'6lar- 
gir  les  horizons  politicjues,  de  trailer  toutes  les  questions 
fcderales  au  j  jint  de  vue  feddral,  c'est-a-dire  avec  un 
esprit  large,  degag6  des  passions  de  clocher,  tenant 
compte  avant  tout  des  effets  d'ensemble  et  bien  plus  des 
bcsoins  de  I'Etat  que  de  ceux  d'une  locality.  La  *'  raison 
d'Etat  "  n'est  plus  un  vain  mot  pour  nous  depuis  1867  ; 
nous  connaissons  toute  sa  force,  nous  acceptons  ses 
exigences  legitimes.  Est-ce  d  dire  que  nous  devons  lui 
faire  le  sacrifice  de  nos  droits  traditionnels  ?  Non,  le 
principe  federal  n'exige  de  notre  part  ni  abdication  ni 
capitulation  ;  il  consacre,  au  contraire,  notre  autonomic 
religieuse  et  nationale,  et  c'est  I'invoquer,  c'est  y  rester 
fidele  que  de  nous  unir  pour  nous  prot^ger,  que  de 
prendre  le  moyen  de  conserver  ce  qu'il  nous  garantit, 
la  liberty  la  plus  complete  ;  c'est  m&me  pour  sauvegarder 
et  perp6tuer  ce   principe,  aujourd  hui   compromis   par 


APR^S  LE  COMBAT 


m 


Vk\ie  (I'une  union  legislative  et  les  tendances  anncxio- 
nistes,  ({ue  nous  disons  avec  inquietude  :  Unissons-nous 
pour  U  lutte. 

On  aurait  done  absolument  tort  de  voir  une  id6e 
itroitc  dans  ce  projet  d'union  ;  car  autant  nous  voulons 
faire  respecter  les  garantics  que  Ic  principe  federal  nous 
fournit,  autant  nous  rcspectons  les  obligations  (ju'il  nous 
impose  envcrs  les  autres  provinces.  Nous  voulons  I'inte- 
gritdconstitutionnelle  de  la  Confederation  au  mOmetitre 
que  son  integrii*  territoriale  ;  ennemis  de  I'union  legis- 
lative et  de  I'anncxion,  nous  voulons  le  maintien  de 
I'ordre  de  choses  aci.'el,  avec  ses  obligations,  mais  aussi 
avec  son  equilibre,  et  cist  dans  la  crainte  que  I'attitude 
des  ttutres  provinces  ne  tierange  cet  equilibre  et  ne 
corapromette  la  Confed'.ration  elle-'^TOme,  (jue  nous 
jetons  le  cri  d'alarmc  ot  conjurons  Ics  Bas-Canadicns 
de  s'unir  pour  faire  face  au  danger.  Nous  ne  prOchons 
pas  I'union  pour  rattai^ue,  pour  I'agression,  mais  pour  la 
defense,  pour  la  protection  dc  nos  droits  et  la  sauvegarde 
des  institutions  federales.  Nous  sommes  conciliateurs, 
tolerants,  nous  respectons  tous  ceux  qui  nous  entourent ; 
nous  dcmandons  qu'on  nous  rende  le  reciproquc,  voila 
tout.  Et  I'experience  de  tous  les  pays  nous  enseignant 
que  Ton  n'est  respccte  ciu'en  tant  que  Ton  est  fort,  nous 
nous  souvenons  que  I'union  fait  la  force. 

•  D'ailleurs,  si  Ton  nous  reprochait  d'inaugurer  ainsi 
une  politique  provinciate,  ne  pourrions-nous  pas  renvoyer 
ce  blame  a  qui  le  merite  bien  davantage  ?  Ne  voyons- 
nous  pas  les  provinces  d'Ontario,  du  Nouveau-Brunswick 
et  surtout  de  la  Nouvelle-Ecosse  former  chacune  une 
phalange  compacte  ?  et  cela,  pourquoi  ?  pour  la  protec- 


128 


APRfeS  LE   COMBAT 


tion  de  leurs  int6rets  materiels,  pour  controler  la  distri- 
bution des  deniers  publics  ou  pour  obtcnir  des  better 
terms.  Et  nous,  il  ne  nous  serait  point  permis  dc  serrer 
nos  rangs  pour  defendre  la  constitution  en  mDme  temps 
que  nos  immunites  civiles  et  religieuses  !  On  se  rallie  sur 
une  question  d'argent,  et  nous  ne  pouvons  faire  de  rngme 
sur  une  question  de  principe  ! 

Assez  d'une  pareille  plaisanterie.  Nous  avons  le  droit 
de  nous  unir,  hatons-nous  de  comprendre  que  c'est 
^galement  notre  devoir.  II  serait  ctrange  que,  seuls 
ayant  des  droits  distincts  de  religion  et  de  nationalite 
a  sauvegarder,  et  ne  formant  qu'une  minority,  nous 
fussions  aussi  les  seuls  a  nous  diviser. 

Ah  !  pourquoi  ne  profitons-nous  pas  mieux  des  legons 
de  notre  propre  histoire  !  II  fut  un  temps  oij  la  natio- 
nalite canadienne-frangaise  avait  des  ennemis  achar- 
n6s  et  actifs  que  son  aneantissement  seul  aurait  pu 
satisfaire.  lis  cherchaient  par  touB  les  moyens  a  nous 
detruirc  ;  peaple  conquis,  nous  etions  en  butte  a  toutes 
sortes  de  persecutions ;  nos  voeux  et  nos  droits  6taient 
meconnus  ;  ncs  hommes  d'etat  n'6taient  point  respectes, 
ni  leur  voix  ^coutee  ;  les  Anglais  du  pays  avaient  toutes 
les  arrogances,  I'Angleterre  elle-m&me  nous  envoyait  des 
gouverneurs  qui  semblaient  prendre  a  tache  de  froisser 
nos  justes  susceptibilites  nationales  ;  le  mepris  etait 
systematique,  la  haine  organisee  ;  nulle  protection,  nulle 
justice,  partout  le  fanatisme  decide  a  faire  table  rase  des 
institutions  frangaises  au  Canada.  Comment  avong-nous 
pu  tracer  notre  chemin  a  travers  tant  d'epreuves  ?  Ah  ! 
c'est  que  des  hommes  se  sont  trouves  parmi  nous  qui, 
aimant  leur  pays  par-dessus  tout,  faisant  a  la  patrie  le 
sacrifice  de  leurs  inter^ts  personnels,  se  sont  unis  deva^nt 


APRfeS   LE   COMBAT 


129 


le  danger  commun,  et,  puissants  par  cette  union,  i  force 
d'energie  ou  de  patient  courage,  ont  rdussi  a  demontrer 
a  nos  fiers  dominateurs  que  notre  nationality  tient  an  sol 
canadien  par  des  racines  assez  vigoureuses  pour  rd'sistet 
aux  temp6tes  les  plus  violentes.  Garneau,  resumunt 
I'histoire  de  1755  a  1791,  s'ecrie  dans  un  de  ces  elans  de 
patriotisme  qui  font  le  grand  charme  de  son  ceuvre  : 

"  Tous  les  malheurs  qui  peuvent  frapper  un  peuple  se 
"  sont  reunis  pour  accabler  les  Canadiens.  La  guerre,  la 
"  famine,  les  devastations  sans  exemple,  la  conquGte,  le 
"  despotisme  civil  et  militaire,  la  privation  des  droits 
"  pdlitiques,  I'abolition  des  institutions  et  des  lois  an- 
"  ciennes,  tout  cela  est  arrive  simultanement  ou  succes- 
"  sivcment  dans  notre  patrie  dans  I'espace  d'un  demi- 
"  siecle.  L'on  devrait  croire  que  le  peuple  canadien  si 
"  jeune,  si  faible,  comptant  a  peine  soixante-six  mille 
"  ames  en  '64,  et  par  consequent  si  fragile  encore,  se 
"  serai t  brise,  aurait  disparu  au  milieu  de  ces  longues  et 
"  terribles  tempetes  soulevees  par  les  plus  puissantes 
"  nations  de  1' Europe  et  de  I'Amerique,  et  que,  comme 
"  le  vaisseau  qui  s'engloutit  dans  les  flots  de  I'ocean,  il 
"  n'aurait  laiss6  aucune  trace  apres  lui.  II  n'en  fut  rien 
"  pourtant.  A6andonn6,  oublie  completement  par  son 
"  ancienne  mere-patrie,  pour  laquelle  son  nom  est  peut- 
"  &tre  un  rcmords  ;  connu  a  peine  du  reste  d  s  autres 
"  nations  dont  il  n'a  pu  exciter  ni  I'influence  ni  les  sym- 
"  pathies,  il  a  lutt6  seul  contre  toutes  les  tentatives 
"  faites  contre  son  existence,  et  il  s'est  maintenu  a  la 
**  surprise  de  ses  oppresseurs  decouragas  et  vaincus. 
*'  Admirable  de  perseverance,  de  courage  et  de  reiigna- 
"  tion,  il  n'a  jamais  desespere  un  moment.  Confiant 
"  dans  la  religion  de  ses  peres,  reverant  las  lois  qu'ils  >Lii 
*'  ont  laissecs  en  heritage,  et  cherissant  la  langue  dont 
"  riiarmonie  a  frappe  son  oreille  en  naissant,  et  qui  a 
•''  servi  de  vehicule  aux  i)ensees  de  la  pliipart  de*;  grands 
**  genies  modernes,  pas  un  seul  Canadien  de  pere  et  de 
"  mdre  n'a  jusqu'a  ce  jour,  dans  le  Bas-Canada,  trahi 

9 


130 


APR^S   LE   COMBAT 


"  aucun  de  ces  trois  grands  symboles  de  sa  nationality, 
"  la  langue,  les  lois  ct  la  religion.  Toujours  soumis  aux 
"  regies  du  devoir,  aucun  peuple,  avec  les  mSmes  moyens, 
"  n'a  fait  plus  de  sacrifices  et  n'a  montrd  plus  de  courage 
'*  et  d'li^roTsmc  pour  la  defense  de  son  pays  pendant  la 
**  guerre,  n'a  montre  plus  de  respect  aux  lois  et  plus 
*'  d'attachement  a  ses  institutions  pendant  la  paix." 

L'Acte  de  Quebec  (1774),  adopt6  par  le  parlement 
anglais  dans  le  but  d'empficher  le  Canada  de  faire  cause 
commune  avec  les  Etats-Unis  dans  leur  revoke,  assurait 
aux  Canadiens-fran^ais  la  jouissance  de  leurs  anciennes 
lois  civiles  et  le  libre  exercice  de  leur  religion  ;  mais,  en 
realite,  nous  etions  a  la  merci  d'une  oligarchic  d'autant 
plus  despotique  qu'elle  se  voyait  soutenue  par  les  gouver- 
neurs  et  mGme  par  les  autorites  de  Londies.  Ce  ne  fut 
qu'ii  la  suite  d'instances  reiter6es,  de  petitions  sans  cesse 
renouvel6es  et  de  plusieurs  deputations  en  Angleterre, 
que  la  constitution  de  1791  nous  fut  octroyee  et  le  Bas- 
Canada  6rige  en  province  separee.  Mais  meme  sous  ce 
nouveau  regiriie,  dont  I'illustre  Pitt  avait  caract^rise 
I'esprit  en  disant  qu'il  "  mettrait  un  terme  a  la  rivalite 
entre  les  anciens  habitants  franq:ais  et  les  emigres  de  la 
Grande-Bretagne,  "  m£me  alors  nous  ffimes  en  butte  a 
la  malveillance  et  a  I'oppression.  L'Assenibl6e  deux  fois 
dissoute  arbitrairement  par  le  gouverneur  Craig,  plusieurs 
de  nos  chefs  politiques  jetes  en  prison,  attestent  la  tyran- 
nic des  conquerants  au  commencement  de  ce  siecle.  Et 
(quelle  fut  latlltudc  du  peuple  dans  ccs  graves  circons- 
tances?  II  se  pressaautour  des  hommes  qui  luttaient  pour 
lui,  Badard,  Papineau,  Panet,  et  deux  fois  il  renvoya  a 
Craig  les  m8mes  mandataires. 

Est-il  besoin  de  rappeler  les  actes  des  autres  gouver- 
neurs  qui  marcherent  sur  les  traces  de  Craig  ?  II  suffit  de 


APRfes   LE   COMBAT 


131 


citer  les  noms  de  Papineau,  Lafontaine,  Viger,  Morin, 
pour  faire  rcvivre  dans  notre  pens6e  ces  belles  annecs  oii 
nos  representants  ont  eu,  il  est  vrai,  une  ceuvre  penible 
a  remplir,  mais  qui  nous  offrent  le  noble  et  grand  spec- 
tacle d'un  peuple  uni  pour  la  defense  de  ses  droits  niecon- 
nus.  Reportons-nous  plutot  a  I'^poque  de  la  reunion  du 
Haut  et  du  Bas  Canada  sous  uu  ni6me  gouvernement, 
epoque  qui  a  plus  d'une  analogie  avec  les  temps  actuels. 

Ce  systime  nouveau  nous  fut  impose  d'une  mani^re 
arbitraue,  d'apres  les  conseils  de  Lord  Durham  qui  crut 
y  voir  le  moyen  de  nous  aneautir  a  jamais.  Cependant 
rUnion,  fiiite  pour  nous  perdre,  nous  sauva  :  expression 
devenue  banale,  verity  historique  pleine  d'enseignements 
dans  les  circonstances  presentes.  Le  lo  septembre 
1845,  ^^'  Lafontaine  ecrivait  a  M.  Caron  (notre  lieu- 
tenant-gouverneur  actuel)  :  "  Je  ne  servirai  jamais  d'ins- 
"  trument  pour  diviser  nos  compatriotes.  S'il  est  des 
**  personnes  qui,  pour  \in  avantage  personnel  momentane, 
"  ne  craignent  pas  de  detruire  Ip  seul  bien  qui  fait  notre 
"  force,  I'union  entre  nous,  je  ne  veux  pas  Stre  et  ne 
"serai  jamais  de  ce  nombre."  —  Ces  nobles  paroles 
doniinent  toute  la  periode  feconde  de  1841  a  1847,  ^t 
ren ferment  le  secret  de  notre  salut  dans  une  lutte 
decisive.  "  L' union  entre  nous  '•'  a  trompe  les  calculs 
de  nos  ennemis. 

M,  Lafontaine,  a  I'instar  de  presque  tous  les  Bas-Cana- 
diens,  regardait  I'Acte  d' Union  comme  une  injustice 
criante  pour  notre  province,  et  il  apercevait  mieux  que 
personne  les  menaces,  les  dangers  de  I'avenir  qui  s'ouvrait " 
alors  devaat  nous  ;  cependant  il  fut  le  premier  a  dire 
qu'il  fallait  accepter  franchement  la  situation  et  s'efforcer 


132 


APRfcS    LE   COMBAT 


d'en  tirer  le  mcilleur  parti  possible.  Avec  la  clair- 
voyance politique  qui  le  distinguait,  il  jugea  qu'en  usant 
de  tact,  de  prudence  et  d'energie,  nous  pouvions  trouver 
notre  salut  dans  une  constitution  formulec  jjour  notre 
perte  :  les  6venements  lui  ont  donne  raison.  Sa  gloire 
est  d'avoir  saisi  tout  le  sens  de  cette  constitution,  de  s'y 
Ctre  attache,  cramponne,  pour  assurer  au  peuple  la  pleine 
et  entiere  influence  qui  lui  apparticnt  sous  un  regime 
democratique,  d'avoir,  en  uw  mot,  implante  che^  nous  la 
responsabilite  ministerielle,  et  donne  ainsi  a  Telement 
canadien-francjais  la  facility  de  deployer  toutes  ses  forces 
sur  le  champ  de  bataille  parlementaire.  * 

Le  r^gne  de  la  liberte  etant  etabli,  que  fallait-il  pour 
nous  assurer  la  puissance  due  a  n<Ure  nombre  ?  L'uction 
conjointe,  I'entente.  C'est  ce  que  M.  Lafontaine  com- 
prit  encore  parfaitement.  II  prficha  I'union  de  tous  ses 
compatriotes  sur  le  terrain  constitutionnel,  bicn  persuade 


*  J'aime  k  reproduire  ici  cet  extrait  d'un  article  fourni  au  Journal  de  Paris  du 
25  juillet  1868  : 

"  Lorsque  Turgot  stiggcniit  aiix  Anglais  d'implanter  le  gouvernement  respon- 
sible —  sei/ f^overmnent  —  dans  leurs  solonics,  ct  de  laisser  les  colons  admirtistrer 
eux-memcs  Icurs  proprcs  aflaires,  persom.e,  pour  ainsi  dire,  ne  prenait  au  sericux 
uu  conseil  aussi  extraordinaire,  et  lorsque  I'Angleterre,  plus  de  soixanie  apres,  en 
1841,  instruite  par  son  experience  arcc  les  Ktats-Unis  et  comprenant  d'ailleurs 
que,  depuis  Washington,  les  gouverncnients  libres  seuls  ont  chance  de  prendre 
rr>cine  dans  le  sol  d'Amerique,  —  lyrsquc  I'Angleterre,  disons-nous,  a  cru  devoir, 
en  effct,  donner  aux  iJanadas-Unis  une  constitution  semblabie  a  la  sienne,  il  s'est 
encore  Irouvd  bien  du  monde  pour  prcdirc-  i'insucces  do  oettc  tentative  bardie  ct 
d'un  caractcrc  tout  nouveau.  ^i.aisles  ^vcoementsn'ont  pas  justitieces  predictions. 
Les  colons  —  franfais  comsne  anglais  —  ont  vite  fait  leur  education  politique  ;  ils 
ont  su  mettre  en  pratique  dans  toute  son  intcgrite,  mais  avec  sagcsic  ct  modera- 
tion, la  theorie  de  la  souverainete  du  peuple,  et  c'est  ainsi  que,  grandissant  to\is 
lei  jnurs,  les  provinces  de  I'Amerique  du  Nord  en  sont  arrivees  a  se  constitucr  en 
une  saulc  puissance,  a  ne  plus  former  qu'uii  seul  pays,  qui,  par  son  commerce  sur 
mer,  ne  le  cede  qu'Ji  I'Angleterre  et  aux  E'.ats-Unis,  et  dont  la  superficie  terrilo- 
riale  d6passe  celle  de  la  Russie. 

"  Ainsi  habitu6  au  rdginie  de  la  liberte,  le  peuple  de  ces  provinces  a  vcritablc- 
Hient  souci  de  son  avcnir,  et  il  veille  lui-meme  a.  la  sauvegarde  de  ses  priviKges  o\x 
de  ee  qu'il  croit  etre  ses  droits." 


APRES    LE    COMUAT 


133 


que  la  constitution  renfermait  en  germe  toutes  les  garan- 
ties  nd'ccssaires  ct  que  Taction  commune  nous  permcttrait 
de  nous  en  prevaloir,  de  Ics  consolider,  de  les  ctendre. 
II  a  et6  conservateur  principalem/nit  a  ce  titre  :  conscr- 
vateur  dcs  institutions  r^gnarites  et,  par  leur  moyen,  des 
immunites  canadiennes-fran^aises.  Plusieurs  de  ses  con- 
temporains,  ses  adversaircs,  travaillaient  a  fausser  le  sens 
de  ces  institutions  en  restreignant  autant  que  possible 
r influence  populaire  et  en  fortifiant  celle  du  gouverneur 
ou  plutot,  en  realite,  de  la  bureaucratie  :  lis  s'intitu- 
laient  aussi  conservateurs,  mais  leur  conduite  ne  tendait 
qu'au  renversement  des  lois  et  a  1' humiliation  des  plus 
anciens  possesseurs  du  sol.  Ceux  qui,  de  nos  jours, 
veulent  substituer  au  regime  federal  une  union  legislative, 
travaillent  6galement  contre  le  Canada  fran^ais.  A  nous 
de  le  comprendre,  a  nous  de  dejouer  leurs  projets  par  la 
m&me  tactique  intelligente  dont  nos  ainds  ont  fourni 
I'exemple,  et  dont  la  generation  presente  a  r^colte  les 
heureux  fruits. 

M.  Lafontaine  n'a  pu  s'empgcher  de  voir  que  dans  une 
legislature  ou  les  rcprdsentants  du  Haut-Canada  etaient 
en  nombre  egal  aux.notres,  le  soin  de  notre  propre 
securite  nous  imposait  des  obligations  nouvelles  ;  car  a 
I'hostilite  des  gouverneurs  que  nous  subissions  avant 
1841,  pouvait  se  joindre  maintenant  celle  des  deputes 
haut-canadiens.  Dans  ces  circonstances,  *' 1' union  entie 
nous  etait  notre  seul  bien."  M.  Lafontaine  ne  cessait 
de  le  rep6ter  ;  il  finit  par  en  convaincre  tous  ses  com- 
patriotes,  et,  grace  a  lui,  le  Bas-Canada  est  sorti  sain 
et  sauf  de  tous  les  dangers. 

Aujourd'hui  encore  les  dangers  naissent  sous  nos  pas. 


134 


APRts   LE   COMBAT 


Notre  position  a  6t6  modifi<5e  de  nouveau  en  15-67.  Lc 
raractere  fedcratif  de  nos  institutions  est  notre  garantie, 
mais  en  face  de  la  puissance  grandissante  d'Ontario,  de 
la  coalition  du  Nouveau-Brunswick,  de  la  Nouvclle- 
Ecosse  et  de  I'lle  du  Prince  Edouard,  de  I'union  legis- 
lative prgchee  dans  tontes  ces  provinces,  de  I'annexion 
qui  nous  menace  de  loin,  du  projet  du  Pacificiue  modifie 
ct,  par  suite,  de  la  Colombie  m^contente,  du  Manitoba 
persecute  et  prfit  encore  a  courir  aux  armes,  qui  osera 
dire  que  noas  n'avons  pas,  comme  les  contemporains  de 
M.  Lafontaine,  des  raisons  imp6rieuses  de  nous  unir 
en  nne  seule  et  uniqtie  phalange  ? 

A  tous  ces  sujets  de  crainte  vient  s'en  joindre  un  autre 
dont  on  ne  sc  preoccupe  peut-5tre  pas  assez  ;  je  veux  dire 
le  projet  d'une  "  confederation  impdriale  "  ou  de  la 
"  consolidation  de  I'empire."  Confederer  le  Canada 
avec  la  Grande-Bretagne,  Tlnde  et  I'Australie  est  une 
idde  sublime  ou  ridicule  ;  elle  ne  satisfait  guere  dans  tous 
lescas  notre  patriotisme  qui  esp^re  I'independance  natio- 
nale  dans  un  avenir  plus  ou  moins  eloignd.  "  Consolider 
I'empire  anglais  "  est  a  peu  pres  le  meme  projet,  a 
certaines  nuances  pres.  Le  principal  organe  conser- 
valeur  en  Angleterre,  le  Standard,  vient  de  publier  sur 
cette  question  un  article  qui  a  produit  quelque  emotion 
dans  nos  cercles  politiques. 

*'  II  n'cst  pas  necessaire,  dit-il,  d'employer  beaucoup 
de  mots  pour  pousser  nos  hommes  d'etat  conservateurs  a 
remplir  le  devoir  national  qui  doit  nous  eire  si  cher 
de  conserver  ce  magnifique  h^iitage  acquis  par  la  valeur 
de  nos  ancetres.  11  n'est  pas  de  gloire  a  leur  port^e  qui 
soit  6gale  a  celie  de  ceux  qui  auront  r^solu  avec  succes  le 
probleme  de  la  consolidation  de  tous  ces  elements  de  la 
force  nationale  en  un  systeme  harmonieux  de  gouver- 


apr£s  le  combat 


i35 


nement.  II  est  suffisamment  evident  que  M.  Disraeli 
hii-mOme  est  convaincu  de  ce  devoir.  Toutes  les  paroles' 
qu'il  a  prononcees  sur  cc  sujet  en  font  foi.  Tout  en 
reconnaissant  la  necessite  d'accorder  aux  colons  le  droit 
de  se  gouvcrner  eux-mOmes,  il  s'est  prononce  sur  les 
imperfections  du  plan  qui  leur  est  impose,  graceal'igno- 
rance  et  a  I'imperitie  dcs  administrations  liberales  prect-- 
(Icntes.  II  (itait  juste,  naturellement,  de  conceder  a  des 
colonics  qui  d'taient  dignes  de  ce  privilege,  le  droit  de 
rep;lcr  Icurs  alTaires  locales.  Nul  n'objectc  a  cc  qui  a  etc 
fait  dans  ce  sens  ;  nul  ne  desire  retirer  le  bienfait.  Mais 
quand  on  Taccorda  on  edit  dQ  le  faire,  ainsi  que  I'a 
declare  M.  Disraeli  en  juin  1872,  comme  partie  d'un 
grand  plan  de  consolidation  imperialc.  On  efit  du 
I'accom^agner  d'un  tarif  imperial  et  d'une  garantie  que 
le  pcuple  d'Angleterre  jouirait  des  terres  non  concedees 
des  colonies  qui  appartiennent  au  souverain  de  notre 
pays  comme  depositaire.  II  aurait  dQ  etre  accompagne 
d'un  systeme  militaire  dans  lequel  les  devoirs  et  les 
responsabilites  reciproques  des  colonies  et  de  la  mere- 
patrie  auraient  et6  clairement  d^finis  ;  ainsi  que  de  1' ins- 
titution de  quelque  conseil  repr6sentatif  a  Londres  qui 
eQt  entretenu  des  relations  constantes  entre  les  colons  et 
le  gouvernement  metropolitain." 

Citer  un  pared  article,  c'est  en  faire  justice  suffisante  a 
nos  yeux.  Si  I'Angleterre  voulait  nous  imposer  dcs 
obligations  nouvelles,  nous  ne  tarderions  pas  a  lui  tourner 
Le  dos  rcLolument.  Mais  il  ne  faut  pas  oublier  que  dans 
notre  propre  pays  plusieurs  de  nos  chefs  puli  iques, 
M.  Blake,  entre  autres,  sont  favorables  a  I'idee  d'une 
federation  anglaise  :  une  fois  lances  sur  cette  nente,  ils 
pourraient  consentir  a  bien  des  sacrifices.  II  fant  se 
rappeler  aussi  que  M.  Edward  Jenkins,  le  principal  pro- 
pagateur  de  I'idee  d'une  federation  imperiale,  vient  d'etre 
nomme  par  le  gouvernement  d'Ottavva  "agent  general," 
quasi  ambassadeur  du  Canada  en  Angleterre. 


136 


APRfts   LE   COMUAT 


L'idde  dominante  clu  pacte  fefl6ral  est  nationale  :  c'est 
de  fonder  un  pays,  line  grande  patrie.  unc  nouvclle 
nationality'  dans  Ic  nionde,  suivant  le  mot  toujours  cite 
dc  Sir  Etienne  Tache.  Organiser  en  tine  forte  unite 
toutcs  les  provinces  anglaises  de  rAnierique  du  Nord 
afin  d'cu  faire  un  i)ays  a  part  et  capable  de  lesister  a 
I'attraction  absorbante  dc  la  republique  americaine, 
telle  a  etc  la  pens6e  des  auteurs  de  notre  Confederation, 
pens^e  mille  foiij  exprimee  et  parfaitement  comprise  des 
divers  groupes  nationaux  qui  ont  sign6  la  constitution, 
pensee  gravee  au  frontispice  de  nos  institutions. 

II  vaut  mieux  toujours  6tre  maitre  chez  soi,  fOt-on 
charbonnicr.  II  y  aurait  i>lus  d'honueur  pour  nous  a  £tre 
le  pays  le  plus  pauvre  et  le  plus  faible  de  ia  terre  que 
d'etre  I'ctat  le  plus  riclie  et  le  plus  puissant  de  la 
republique  voisinc.  I'lutot  Li  misere  dans  I'indepen- 
dance  que  I'opulence  daus  Taboorption.  Ne  tuez  done 
pas  chez  nous  I'amour  de  la  patrie,  rattachement  au  sol 
canadien,  a  ce  beau  pays  dont  nous  avons  chasse  les 
Americains  a  uncepoque  qui  n'a  pas  et6  sans  gloire  pour 
nos  aieux.  Laissez-nous  une  patrie.  Les  Etats-Unis  ne 
sont  pas  une  patrie,  niais  un  bazar  oii  tout  le  monde 
passe  cans  s'arreter,  ou  personne  n'est  chez  soi.  D'ail- 
leurs,  c'est  le  Canada  que  nous  aimons,  puisque  c'est 
notre  pays,  a  nous.  N'otez  pas  aux  generations  qui 
grandissent  le  feu  sacre  du  patriotisme.  Dites  que  nous 
passerons  p.ar  de  grandes  epreuves,  mais  ajoutez  toujours : 
Vous  serez  Canadiens  !     ■ 

Le  Canada  avant  tout  !  Si  ce  n'est  la  devise  du  present, 
que  ce  soit  celle  de  Tavenir.  ■•■  '; 

Mais  il  n'est  pas  besoin  de  remonter  au  temps  de 
M.  Lafontaine  pour  trouver  des  hommes  convaincus'de 


' 


APRfes    I,E   COMBAT 


137 


la  nd'cessite  d'une  coalition  dans  notrc  province  :  la  jeune 
generation  se  rappelle  la  tentative  liiite  par  M.  Carlier 
en  1857  aiiprcs  do  M.  Dorion.  Ce  dernier,  dit-on,  6tait 
assez  favorable  a  une  alliance.  Joseph  Papin  et  quelqnes 
autres  lui  persuaderent  cependant  de  repousser  les  ofTres 
du  chef  des  conservateurs.  On  connait  les  consequences 
de  ce  refus.  M.  Cartier,  voulant  que  le  Bas-Canada  ne 
fit  qu'un  parti,  r^solut  d'aneantir  des  adversaires  qui 
refusaient  de  s'allier  i  lui,  et  il  a  provoqut*  alors  des 
haines  qui  durent  encore.  Una  jamais  pardonne  a 
M.  Dorion,  qui  vraiment,  au  propre  point  de  vue  des 
liberaux,  a  eu  tort,  car  nos  dissensions  de  1808  a  1865 
ont  precipite  ie  cours  des  evenements  et  presque  impose 
la  Confederation  a  un  peuple  effray6  de  ces  querelles 
interminables.  Cartier  n'est  plus,  et  Ton  ne  rencontre 
pas  tous  les  jours  des  hommes  capables  comme  lui  d'uiiir 
un  peuple  en  culbutant  quiconque  lui  fait  obstacle ;  nous 
devons  realiser  par  la  conciliation  ce  qu'il  a  accompli  par 
le  combat.  ,     ,  ,  ,      ,      ,'         ;  •  ,    ;^  , 

Ces  reminiscences,  incompletes  mais  exactes,  de  notre 
passe  historique  nous  permettent  de  conclure  que  depuis 
Bedard  jusqu'a  Cartier  la  politique  constante  des  Cana- 
diens-fran^ais  a  ete  de  ne  former  qu'un  parti,  de  se 
coaliser  pour  la  defense  de  leurs  droits.  L'union  n'a 
pas  toujours  ete  le  resultat  d'une  entente  concertee  entre 
nos  hommes  publics,  elle  a  ete  quelquefois  la  consequence 
d'une  victoire  electorale  ou  parlementaire ;  mais  il  n'en 
est  pas  moins  vrai  que  la  tactique'  traditionnelle  du  Cas- 
Canada  est  de  s'unir  pour  se  faire  respecter.  , 

Toute  la  question  est  de  savoir  si,  a  partir  de  1874, 
nous  continuerons  a  suivre  la  traditica  nationale. 


138 


apr£s  i.e  combat 


Dans  r^tude  qui  pr6c6de,  faite  sans  6gard  ajix  factions, 
et  qui  auia  peut-fitre  le  malhenr  de  froisser  certaines 
susceptibilit^s  de  Tun  et  de  I'autre  parti,  nous  avons 
voulu  signaler  les  dangers  de  la  situation  et  rechercher 
dans  I'histoire  politique  du  Bas-Canada  le  moyen  le  plus 
sQr"  de  les  conjurer  ou  de  les  6viter.  Nous  croyons  avoir 
6t6  anim6  par  un  sentiment  de  pur  patriotisrae.  Si  nos 
idees  sont  bonnes,  il  se  trouvera  des  hommes  autoris6s 
qui  tenteront,  un  jour  ou  I'autre,  de  les  realiser. 

Les  circonstances  sont  grave.;.  Les  devoirs  et  la 
responsabilite  de  chacun  augmentent  a  mesure  que  notre 
pa3's  avance  dans  la  vie.  Sachons  nous  elevcr  a  la 
hauteur  de  notre  tache.  Que  la  jeunesse  canadienne 
surtout  comprenne  bicn  que  sa  mission  est  difficile,  que 
hi  ses  predeceiseurs  peuvent  lui  fournir  de  grands  ex- 
emples  de  patriotisme,  le  travail  seul,  un  travail  long  et 
perseverant,  pourra  la  mettre  on  position  d'imiter  ces 
exemples  avec  profit  pour  notre  nationality.  Les  temps 
ne  sont  plus  les  mfinies :  le  pays  a  grandi,  la  science 
politique  doit  grandir  en  proportion.  L'araour  de  la 
patrie  nous  inspirera  I'energie  necessaire  a  raccomplisse- 
ment  de  nos  devoirs  publics.  Attachons-nous  au  Canada, 


AFRfiS  LE  COMBAT 


130 


iget 
ces 
nnps 
ience 
le  la 


airronssans  partagc,  (rune  affection  exclusive,  cettc  terre 
(iui  nousa  vus  naltre  ;  mettons  notre  gloirc  a  la  ficonder, 
ct  I'avcnir  est  4  nous.  Dd'fendons  quand  meme  les 
institutions  actuclles,  elles  sont  notre  sauvcgarde.  Un 
changcment  serai t  fatal. 

On  nous  parlc  d'anncxion,  on  y  travaille  mSme  en 
combattant  Ic  Pacifique.  Eh  bien  !  nous  serons  annexes, 
soit.  Nous  ferons  partie  de  cettc  grande  repiiblique 
dont  la  fortune  sdduit  le  vulgaire  :  que  serons-nous  alors? 
Nous  lie  sc;"ons  pas  unc  nation,  nous  nc  serons  plus  un 
pays,  mais  unc  portion  ignorce,  un  simple  "  etat,"  un  tron- 
?on  dc  I'union  an>ericainc  ;  par  le  fait  seul  de  rannexion, 
nous  perdons  notre  individualite  nationale,  nous  renon- 
^ons  a  noti-e  personnalite  parmi  los  peuplcs  de  la  terre,  le 
nom  du  Canada  est  raye  de  I'histoire,  il  est  absorbe  duns 
celui  des  Etats-Unis  ;  nous  nous  appclons,  nous  aussi,  les 
Etats-Unis.  Est-ce  lA  la  gloire  que  nous  avons  rOvde  ? 
Non,  nous  voulons  perpetucr  le  nom  du  Canada,  le  faire 
honorcr  ct  respecter  dans  Ic  monde,  constitucr  un  pays 
independanft  qui  nous  appartiendra  en  propre  et  sera  pour 
nous  vraimcnt  une  patrie.  Notre  ambiLion  est-elle  de 
combattre  pour  la  gloire  des  autres  ou  pour  cclle  dc  notre 
Canada  ?  Y  a-t-il  parmi  nous  un  seul  homme  qui  puisse 
dire  que  demain  il  sc  sentirait  du  devoueipent  pour  servir 
la  rcpublique  americaine  ? 

On  dit  aussi  que  I'annexion  enrichirait  rapidement 
le  pays  :  soit  encore,  supposons-le.  D2  quel  prix  serait 
cette  richesse  si  nous  I'obtenions  en  sacrifiant  noh'e 
nom  et  notre  avenir  national  ?  Peut-6tre  les  ameri- 
cains  augmenteraient-ils  la  fertilite  de  nos  campagnes, 
peut-Stre  ouvriraient-ils  quelques  manufactures  de  plus 


140 


aprAs  lk  combat 


dans  nos  villcs  et  nos  villages.  Mais  que  diraient  vos 
grandcs  imes,  Utidard,  Lafontaine,  Cartier,  s'il  vous 
^tait  donnd*  de  contcmpler  alors  hi  patrie  que  vous  avez 
aimd'c  et  servie?  Vous  seriez  6tonnc.s  d'y  voir  tant  dc 
citoycns  d'unc  nation  dtrang(}rc,  et  voas  dcinandericz  ce 
que  sont  devenus  vos  compatriotcs  canadicns-fran^ais. 
Ah  .'  il  en  restc  peu  dans  Ics  camj)agne.s,  car  ils  out  M  unc 
proie  facile  pour  les  spd'cuiatcurs  americains  ;  les  terres 
sont  mieux  cultivdes,  les  maisons  plus  tlegantes,  mais  les 
ancicns  propridtaires  ont  fait  place  i  une  population 
differentc  par  les  nioeurs,  la  langue  et  la  religion.  Pour 
les  retrouver,  allez  dans  les  usines,  sur  les  chemins  de  fer 
ou  sur  les  quais  ;  c'est  la  le  dernier  refuge  de  ce  peuple 
dont  vous  pr^disicz  les  hautes  destinees.  Des  hommes 
qui  se  disaient  patriotes,  ont  fait  du  Canada  un  coin  des 
Etals-Unis,  et  le  Canada  est  toujours  beau,  il  est  plus 
riche,  mais  on  y  cherche  en  vain  des  Canadiens-fran^ais. 
O  vous  qui  avez  combattu  pour  notre  nalionalitd,  retircz- 
vous,  vous  n'avez  plus  ici  de  patrie  ! 


Qui  done  parmi  nous,  comprenant  ces  dangers  viendra 
renouer  la  chaine  des  grandes  traditions,  et  nous  reunira 
tous  sous  le  mfime  drapeau  ? 

Voila  la  vraie  question.     Oii  est  rhomme  ? 

T.e  spectacle  que  nous  offrons  en  ce  moment  afflige 
i  les  bons  citoyens  qui  savent  s'61ever  au-dessus  des 
.iitergts  de  parti  pour  ne  consid^rer  que  I'interfit  plus 
elev6  de  la  nationality.  Que  Von  soit  conservateur 
ou  liberal,  on  ne  peut,  si  Ton  veut  etre  sincere,  s'empfi- 
cher  de  gdmir  sur  la  position  actuelle  de  notre  province, 
position  cr66e  par  nos  divisions  et  qu'il  serait  si  facile 


A  puts  LE   COMBAT 


141 


iige 
Ides 
blus 
teur 

.pe- 

ice, 
Icile 


d'ani6liorer  par  notrc  union.  On  dirait  que  nous  sommcs 
tous  pris  de  vertigc  et  que  nous  nous  acharnons,  commc 
poussis  par  la  fatal itd,  d  faire  naltrc  Ics  sujcts  de  division 
cntrr  nous,  A  grossir  ceux  qui  existent,  i  saisir  Ics  occa- 
sions de  disputes  en  exagirant  Icur  importance  :  le 
gouffrc  nous  fascine. 

Unc  vue  d'ensemble  de  lu  politique  canadienne  en  ce 
moment  est  le  spectacle  le  plus  triste  et  le  plus  aflligeant. 
On  dit  que  le  pelican  dtchire  lui-meme  ses  chairs  pour 
en  nourrir  ses  petits  :  hd'las  !  la  nationality  canadienne- 
fran^aise  s'ouvre  les  cntrailles  dc  ses  propres  mains,  son 
sang  coule,  mais  il  ne  fcconde  pas  Ics  generations  nais- 
santcs,  qui  ne  trouvent  dans  nos  luttes  intestines  qu'un 
exemple  d^couragcant  et  d6moralisateur.  II  y  a  des 
brouillons  qui  ne  savcnt  pas  voir  uu-delA  d'une  dispute, 
qui  croicnt  Ic  pays  perdu  s'ils  se  taisent  quand  lis  ont 
une  injure  A  dire ;  chacun  va  A  sa  guise,  chacun  fait  dc  sa 
quercllc  personnelle  une  grande  affaire,  chacun  attaque, 
frappe,  ferra'lle,  travaille  A  part.  Aucun  plan  precon^u, 
aurune  strategic  prcpiree  de  longue  main  ;  tout  au 
hasard,  lout  au  jour  le  jour.  On  se  bat,  c'est  toute  la 
politique  :  quant  aux  consequences  de  la  bataille,  per- 
sonne  ne  les  a  calculees.  II  n'y  a  pas  un  hommc  qui 
s' impose  A  tous  et  imprime  A  la  politique  un  mouveraent 
uniforme  ;  tous  dirigent,  il  n'y  a  pas  de  direction. 

Ou  sont  les  vrais  chefs  ? 

Constatons  pourtant  que  Tidde  d'une  fusion  de  nos 
forces  est  acceptee  par  beaucoup  d'esprits  dclaires.  On 
comprend  que  nous  sommes  dans  une  pericde  de  transi- 
tion d'oii  la  province  de  Quebec  sortira  affaiblie  ou 
fortifi^e,  selon  le  plan  strategique  qu'elle  adoptera  sur  le 


142 


APRtS  LE   COMBAT 


champ  de  bataille  parlementaire  et  selon  les  alliances 
qu'elle  saura  se  manager.  II  suffit  pour  le  moment  que 
cette  prevision  soit  accept6e  comme  v6rit6  theorique  ; 
nous  avons  assez  de  confiance  dans  le  patriotisme  de  nos 
repr^sentants,  et,  s'ils  manquent  a  leur  tache,  nous 
cro)'ons  assez  a  la  puissance  du  sentiment  public,  poui 
nourrir  I'espoir  que  I'union,  jugee  si  ndcessaire  en  theorie, 
passera  d-'ns  le  domaine  des  faits  de  la  maniere  la  plus 
naturellt  des  que  les  passions  se  seront  calmees.  Les 
animosii^s  des  partis  et  les  ambitions  des  individus  sont 
des  obstacles  s^rieux  m6me  aux  projets  du  simple  bon 
sens,  et  si  nous  oublions  nos  devoirs  dans  le  cas  actuel, 
ce  ne  sera  pas  la  premiere  fois  que  la  patrie  aura  souf- 
fert  des  disputes  des  factions ;  mais,  excepte  dans  les 
pays  irr^vocablement  condamn^s  a  une  decadence  pro- 
chaine,  ce  triomphe  de  TinterSt  individuel  sur  I'interSt 
commun  ne  dure  qu'un  jour.  Bientot  le  cceur  de  la 
nation,  egare  un  instant  par  de  fausses  paroles,  retrouve 
sa  droiture  naturelle  et  ses  pulsations  r^guli^res  ;  le 
peuple  renait  a  lui-m§me,  comprend  mieux  ses  interets 
et  sa  mission,  oublie  ses  querelles  intestines,  et  s'engage 
d'un  pas  ferme  dans  ses  v^ritables  voies.  Parfois  un  seul 
fait,  un  ovenement  secondaire,  mais  frappant  pour  le  grand 
nombre,  determine  ce  revirement  salutaire.  II  arrive 
toujours  une  heure  ou  le  peuple,  indifferent  jusque-la  aux 
bons  conseils,  a  la  conscience  du  danger  ou  de  la  mesqui- 
nerie  de  certaines  querelles ;  il  songe  alors  a  se  fortifier, 
il  eleve  son  cceur  au-dessus  des  vaines  animosit^s  et  des 
vaines  rancunes.     Suhum  corda  ! 


r\ 


..r  \ 


L'lNSTRUCnOIsr  PUBLIQUE 


I  - 1 


I. 


>-:;A'. 


V  Opinion  Publique  du  29  decernbre  dernier  (1871)  a 
public  sous  le  titre:  Abrutis  par  les  livrcs,  un  article 
tres-bien  fait  sur  un  sujet  tres-important,  I/auteur  se 
denande,  non  pas  si  la  jeunesse  canadienne-fran^aise  est 
abrutic~\^  mot  est  un  peu  vif-par  les  livres  qu'elle 
apprend  au  college,  mais  plutot  si  I'education  qu'elle 
y  regoit  est  bien  propre  a  lui  assurer  le  succes  dans 
les  carneres  diverses  ou  doit  s'exercer  son  activite  :  il 
conclut  dans  la  negative. 

Voici  en  peu  de  mots  la  theorie  de  I'auteur. 

Le  monde  de  notre  temps  veut  aller  vif-  sn  toutes 
choses ;  apres  avoir  trouve  le  moyen  de  voyager  a  la 
vapeur,  il  desire  aussi  etudier  et  apprendre  a  grande 
Vitesse.  Erreur  capitale.  Cette  methode  ne  developpe 
que   la  m^moire,  et  supprime  le   travail,  le  veritable 


144 


L  INSTRUCTION    PUBLIQUE 


travail,  qui  est  Texercice  de  la  pensee  et  du  jugement ; 
d'oO  il  resulte  que  le  jeune  homme,  au  sortir  du  college, 
se  croit  savant  parce  qu'il  a  la  tOte  bourr^e  de  tout 
ce  que  contiennent  les  abr^ges  historiques  et  les  manuels 
scientifiques,  qu'il  deviant  paresseux  d'esprit,  n'ayant 
])as  cette  curiosite  qui  provoque  I'etude,  oublie  prompte- 
ment  ce  c^u'il  n'a  confi6  qu'a  sa  memoire,  et  que  bientot 
son  intelligence  s^che  dans  sa  fleur,  qu'il  passe,  suivant 
Ui  mot  parisien,  a.  I'^tat  de  fruit  sec.  Un  autre  r6sultat, 
c'est  que  le  jeune  homme,  fa?onn6  dans  le  moule  d'un 
enseignement  exclusif  et  autocratique,  perd  tout  esprit 
d'i»itiative,  toute  independance  d'idees,  tombe  dans  la 
routine  et  ne  pense  que  par  le  voisin.     Citons  plutot  : 

"  Qu'est-ce  que  nos  maisons  d'education,  sinon 
d'immenses  usises  scientifiques  dans  lesquelles  on  jette 
les  intelligences  de  notre  jeunesse,  pour  les  en  voir  sortir, 
au  bout  de  huit  ans,  portant  toute  la  trace  du  moule 
uni forme  dans  lesquelles  on  les  a  fagonnees.  Pendant 
huit  ans,  tous  les  eleves  ont  appris  la  mfime  chose,  et  de 
la  mfime  maniere,  avec  la  seule  difference  de  ceux  qui 
n'ont  rien  appris  du  tout.  Tous  se  sont  habilles  de  la 
meme  maniere,  ont  marche  de  la  m6me  maniere,  ont 
parle  de  la  m6me  maniere,  ont  pense  de  la  mfime 
maniere,  ont  lu  les  memes  auteurs  avec  le  mfime  interfit 
et  dans  un  m6me  but  d'y  puiser  les  m6mes  id6es  et 
les  mgmes  goftts.  '    '      •.-■•■■•■.• 

"  On  a  eu  pour  principe — du  moins  en  apparence — de 
tuer  toute  initiative,  tout  individualisme,  tout  esprit  de 
discussion  ou  meme  de  commcntaire.  On  s'en  tient  a  la 
memoire.  Les  eleves  ont  pour  premier  devoir  d'ap- 
prendre  par  coeur,  de  croire  chaque  mot  de  ce  que  dit 
I'auteur,  et  de  ne  jamais  aller  au-dela  de  ce  qu'il  dit. 

**  En  litt6rature,  en  histoire,  en  philosophic,  on  n'en- 
seigne  pas  le  moins  du  monde  a  se  faire  une  opinion  a  soi- 
meme,  a  discuter  les  enseignements  du  livre,  i  se  rendrcs 


L  INSTRUCTION   PUBLIQUE 


145 


-de 

)rit  de 

t  a  la 

d'ap- 

ue  dit 

t. 

n'en- 

a  soi- 

rendre 


conipte  de  ce  qui  est  ecrit,  et  a  raisonner  les  opinions. 
Ce  que  le  livre  dit  ne  saurait  6tre  contredit,  ni  discut6, 
ni  mSme  explique.     La  lettre  doit  suffire. 

"La  ni6moire  gagne  beaucoup  sans  doute  a  ce  sys- 
t^me,  mais  la  memoire  ne  fait  pas  le  bonheur,  ni  m&me 
Ic  succ^s...  Lejugement  estautrement  important  ad6ve- 
lopper.     Cast  pourquoi  il  faudrait  le  prendre  jeune... 

**  II  faut  que  les  facult^s  de  I'enfant  soient  exerc^es, 
qu'elles  soient  habitudes  au  travail... 

**  Les  enfants  doivent  travailler  autant  pour  le  travail 
lui-m&me  que  pour  le  profit  actuel  qu'ils  en  retirent... 

"  Tout  le  monde  accuse  les  cultivateurs  d'Stre  routi- 
niers...  mais,  par  raalheur,  tout  le  monde  est  routinier... 
Eh  bie'A  !  cette  routine  provient  du  manque  d' initiative 
general  parmi  notre  population,  et  s'il  n'y  a  pas  d'initia- 
tive,  c'est  paree  que  dans  I'esprit  des  enfants,  on  a  tu6 
I'esprit  d'examen,  de  discussion,  de  travail.  Dans  le 
monde  ils  continuent  les  traditions  de  I'ecole." 

Du  reste,  I'auteur  ne  s'attaque  nullement  a  I'enseigne- 
ment  religieux,  qu'il  croit  entre  bonnes  mains. 

Dans  les  lignes  qu'on  vient  de  lire  il  faut  d'abord  faire 
la  part  de  I'exageration.  Les  ecoliers  de  notre  pays  dis- 
cutent  leurs  livres  et  contredisent  leurs  professeurs  quand 
cela  leur  plait  ;  bien  loiri  de  les  emp&chef  de  raisonner, 
on  les  y  invite,  on  les  y  oblige  mfime  en  leur  faisant  faire 
des  anal^^es  6crites,  et  il  est  difficile  de  concevoir  que  la 
philosophie,  par  exemple,  puisse  6tre  apprise  de  memoire. 
Les  livres-maiiuels  sont  des  abreges,  des  resumes  qui 
servant  a  guider  les  travaux  des  6l6ves,  et  ils  sont 
commentes  et  expliqu^s  par  des  hommes  serieux  pour  qui 
I'enseignement  est  une  mission  speciale  :  chacun  sait 
cela,  et  Ton  ne  doit  attribuer  a  personne  1' intention 
formelle  de  le  nier.      Ce  que  I'auteur  pretend,  c'est  que 

lO 


14G 


L  INSTRUCTION    PUBLIQUE 


si  la  jeunesse  est  paresscuse  et  sans  id6cs  qui  lui  soient 
proprcs,  ccla  vient  de  reducation  "  par  cc2ur  "  et  trop 
systematique  qu'elle  a  re^ue  au  college. 

L'expos6  de  cette  these,  d'ailleurs  rempli  d'observa- 
tions  dont  quelques-unes  sont  vraiment  exactes,  suggere 
tout  de  suite  un  reflexion  preliminaire.  Cette  methode 
d'enseignemeHt  que  Ton  donne  comme  cause  de  I'apa- 
thie  tant  reprochee  a  la  jeunesse  canadienne,  n'est-ce- 
piis  celle  qui  est  adoptee  dans  tous  les  pays  ?  Est-ce 
seuriemeRt  au  Canada  que  les  professeurs  mettent  des 
KiaHuels  entre  les  maias  des  eleves  et  les  leur  font 
apprendre  par  cceur  ?  Est-ce  seulement  au  Canada  que  les 
coMeges  suivent  une  regie  uniforme  d'instruction  ?  Sauf 
crrcur,  en  France,  en  Angleterre,  aux  Etats-Unis,  par- 
toiit,  les  maisons  d'education  sont  autant  de  **  monies  " 
dans  lesquels  on  place  les  ecoliers  et  dont  lis  gardent 
I'smprcinte  plus  on  moins,  selon  la  vigueur  de  Icur 
temperaaient  intellectuel ;  et  cela  est  une  des  conditions 
n««essaires  et  inevitables  d'un  cours  d'etudes.  Tout 
easeignement,  pour  etre  efficace,  doit  8tre  systematique. 
Voiwi  Ntt  professeur  avec  trente  Aleves  autour  de  sa 
cksire,  a  qui  il  veut  apprendre  I'histoire  ou  la  philoso- 
phic :  fevidcmment  ce  professeur  doit  avoir  une  regie, 
une  methode  pour  diriger  tous  ensemble  des  esprits 
si  differents  les  uns  des  autres  ;  il  ne  pent  pas  les 
laisser  aller  a  leur  gre,  il  faut  qu'il  les  conduise,  dans  le 
double  but  de  leur  Stre  utile  et  de  maintenir  I'ordrc  dans 
sa  classe.  Or,  cet  homme  a  ses  idees  qu'il  croit  justes ; 
il  les  developpe  avec  I'accent  de  la  sincerity,  avec  cette 
chalcur  que  communique  I'amour  du  vrai,  avec  une 
certaine  originalite  qui  lui  est  propre,  ou  avec  I'autorite 
de  la  science ;  ses  eleves,  qui  sont  jeunes,  dont  1' esprit 


L  INSTRUCTION   PIJBLTQUE 


147 


is  les 
ms  le 

elans 
istes ; 

cette 
une 
Itorite 

esprit 


vierge  est  expose  a  toutes  les  impressions,  subissent  natu- 
rellemenl  son  influence,  adoptent  ses  oi)inions,  prcnnent 
meme  sa  tournure  d'esprit  et  ses  manieres  de  penser : 
e'en  est  fait,  les  voila passes  an  ''moule."  Eh!  comment 
veut-on  qu'il  en  soit  autrement  ?  Tant  qu'elle  est  en 
tutelle,  I'intelligence  humaine  se  nourrit  avec  confiance, 
ou  peut-etre  en  aveugle,  des  aliments  que  lui  oiTre  une 
main  amie  et  protcctrice.  L'enfant  s'abreuve  aux  levres 
de  son  pere,  1  ecolier  devore  la  parole  du  maitre,  I'homme 
mQr  lui-mfime  s'approvisionne  souvent  chez  un  modele 
ou  un  chef  d'ecole.  C'est  une  loi  de  la  nature.  L'homme 
nait  faible  et  ignorant,  et  de  meme  qu'il  forme  ses  ma- 
nieres sur  celles  des  parents  q;-'.  I'elevent,  de  meme  il 
fagonne  son  esprit  sur  ceux  qui  lui  imposent  par  le 
prestige  du  talent  ou  \^s  connaissances  acquises. 

Et  si  la  jeunesse  canadienne  est  paresseuse  et  apathique, 
ce  serait  parce  qu'elle  a  ete  soumise  a  cette  loi  generale 
qui  atteint  tout  le  monde  !  Ce  qivi  se  pratique  ici 
se  voit  partout  ailleurs.  et  ce  serait  ici  seulement  qu'il  en 
resulterait  un  mal  !  Non,  vraiment,  nous  ne  le  croyons 
pas,  et  la  presomption  est  que  Ton  n'assigre  pas  au  mal 
sa  veritable  cause. 

Dans  tons  les  pays  I'enseignement  est  methodique,  car, 
etant  donne  par  un  seul  a  plusieurs,  il  faut  de  toute 
necessite  qu'il  le  soit :  pourquoi  done  ne  produirait-il 
pas  ailleurs  les  mauvais  frwits  qu'o:£  lui  attribue  chez  nous? 
Lamfime  cause  devrait  produire  le  m6me  effet,  et  comme 
on  ne  formule  pas  de  semblables  plaintes  dans  les  vieux 
pays,  plus  exuerimentes  que  le  Canada,  il  y  a  lieu  de 
croire  que  cette  paralysie,  dont  les  jeunes  talents  parmi 
nous  semblent  frappes  quelquefois,  n'est  pas  une  maladie 


148 


l' INSTRUCTION  PUBLIQUE 


contract^e  sous  le  toit  du  college.  On  nous  montre,  il  est 
viai,  des  en  tints  qui  avaient  d'assez  bonnes  dispositions 
lorsqu'ils  ont  abord6  Lhomond,  et  qui  sont  sortis  du 
college  presque  stupides ;  huit  ann^es  d'^tudes,  au  lieu 
d'en  faire  des  esprits  actifs,  ont  tue  leurs  facultds.  Mon 
Dieu  !  c'est  un  nialheur  assur^'ment  ;  mais  ces  faits  isolds 
ne  permettent  pas  de  conclure,  en  thdse  g6n6rale,  qu'on 
perd  I'esprit  sur  les  bancs  de  I'^cole.  II  y  a  des  estomacs 
qui  ne  peuvent  supporter  les  truffes  :  doute-t-on  pour  cela 
que  les  truffes  ne  soient  excellences  choses?  On  dit  seule- 
ment  que  certaines  personnes  ont  le  malheur  de  n'en 
pouvoir  manger.  .        . 

Voyons  si  la  preuve  justifie  cette  pr6somption  d6ja 
tr^s-forte  par  elle-meme. 

A  sa  sortie  du  college,  le  jeune  homme  possdde  des 
notions  6l6raentaires  et  gdn^rales  sur  les  principales 
branches  des  connaissances  humaines,  et  peut  aspirer  a 
8tre,  dans  un  avenir  assez  prochain,  avocat,  notaire  ou 
m^decin.  Ce  qui  lui  manque  alors,  ce  n'est  pas  I'amour  du 
travail,  ni  I'esprit  d'initiative ;  il  a  le  coeur  de  boulever- 
ser  les  bibliothdques,  et  assez  d'audace  pour  perorer  en 
public :  ce  qui  lui  manque,  c'est  la  modestie,  c'est  la 
connaissance  de  sa  force,  de  sa  valeur  r6elle.  On  deman- 
dait  a  un  orateur  cdlebre  s'il  se  sentait  eloquent  :  "  Oui, 
dit-il,  si  je  me  compare  ;  non,  si  je  me  juge."  L'^colier 
ne  sait  point  se  juger,  il  se  compare  toujours.  Or,  I'^tat 
de  r instruction  publique  est  tel  chez  nous  que  celui  qui 
a  fait  un  cours  d' Etudes  se  trouve,  avec  ses  seules  con- 
naissances 6lementaires,  au-dessus  du  niveau  commun. 
II  prom^ne  ses  regards  autour  de  lui,  et  il  aperq:oit  des 
avocats  qui  n'ont  jamais  appiis  la  logique,  des  notaires 


L  INSTRUCTION  PUBLIQUE 


149 


qui  ne  savent  pas  le  frangais,  des  m^decins  qui  ne  sau- 
raient  lire  Virgile  ; — tandis  que  lui, 

II  sait,  le  savant  homme ! 
Presqu'autant  de  latin  qu'un  savetier  de  Rcme. 

Puis,  voyant  ces  gens  cumuler  les  honneurs  et  s'attirer 
une  forte  clientele,  il  se  dit  avec  confiance  :  Je  vais  &tre 
bientot  distingu6  dans  le  rnonde. 

Que  dis-je?  on  le  distingue  deja.  Au  bureau,  son 
patron  lui  commande  des  recherches  dans  les  in-quarto 
et  les  in-folio ;  au  salon,  les  femmes  disent  qu'il  a  du 
talent  et  lui  t^moignent  leur  admiration  en  sollicitant 
des  vers  de  sa  composition ;  a  la  campagne,  le  depute 
r invite  k  venir  parler  en  sa  faveur  sur  les  hustings,  et  ses 
amis  lui  demandent  ce  qu'il  pense  de  la  question  romaine  " 
et  de  I'Annexion ;  enfin,  pour  comble  de  bonheur,  le 
r^dacteur  d'un  journal  serni-quotidien  invoque  le  con- 
cours  de  sa  plume  exercee,  et,  s'il  public  quelque  chose, 
on  lui  insinue  d^'licatement  qu'il  succedera  a  M.  Cartier 
entre  I'age  de  trente  a  quarante  ans.  II  est  certain  que 
ce  jeune  homme  est  n6  sons  une  bonne  ^toile ;  I'avenir 
s'annonce  pour  lui  brillant  et  prospdre ;  il  n'a  qu'a 
marcher  devant  lui,  les  succes  viendront  a  sa  rencontre 
comme  les  roses  naissaient  sous  les  pas  de  la  d6esse.  Aussi 
bien  il  y  compte,  et  se  figure,  selon  le  proverbe,  que  les 
alouettes  vont  lui  tomber  du  ciel  toutes  roties,  -car  il  sent 
intimement  qu'il  possdde  d6ja  assez  de  science  pour  Stre 
un  homme  remarquable  dans  le  milieu  social  oCi  il  est 
destine  a  vivre.  Les  avocats  qu'il  connait  n'ont  pas  wn 
grain  de  philosophic  dans  la  cervelle,  et  les  deputes  de 
sa  province  parlent  un  baragouin  pitoyable.  II  voit  tout 
ce  monde  de  bien  haut,  et  n'attend  qu'une  occasion  pour 
lui  en  remontrer. 


150 


l' INSTRUCTION  PUBLIQUE 


Cioit-on  que  le  jeune  homnic  songe  alors  4  d'tudier? 
Mais  pounjuoi  ttiulicr?  Sera-ce  pour  briller  clans  Ics 
professions  liberalcs  ?  Un  avocat  comme  lui  n'a  pas 
besoin  de  travaillcr  pour  en  connaitre  aussi  long  que  les 
autres  !  Sera-ce  pour  se  distinguer  au  parlement  ?  Tout 
ecolier  qu'il  est,  11  se  trouve  en  position  de  faire  la  \cqo\\ 
aux  deputes  !  13ref,  plac6  au  milieu  d'une  populntion 
plus  ignorante  que  lui,  il  se  croit  un  puits  de  seience,  se 
laisse  flatter  et  aduler,  et  n'd'tudie  point,  parce  que  I'infe- 
riorit<^  de  son  entourage  nc  lui  en  fait  pas  comprendre  la 
necessite.  II  voit  bien  ^a  et  la  quelques  hommes  qui  ont 
acquis  line  veritable  r6putation  et  une  position  elevee  au 
prix  de  longues  etudes  et  d'un  peniblc  labeur  ;  mais  ces 
rares  exceptions  ne  stimulent  que  les  esprits  exception- 
nellement  doues ;  la  geu6ralit6  des  hommes  se  contente 
des  succ6s  faciles. _. 

Voila  le  malheur,  et  il  est  inherent  a  notre  condition 
de  peuple  jeune.  Quand  nous  aurons  vieilli,  qua«d 
r instruction  sera  plus  repandue  dans  nos  villes  et  nos 
campagnes,  quand  le  niveau  des  connaissances  se  sera 
eleve  dans  les  classes  moyennes  <\c  notre  societe,  ce 
malheur  aura  un  terme  naturel,  car  k  jeunesse  sentira 
alors  le  besoin  de  savoir  autre  chose  que  ses  manuels 
classiques.  D'ici  la  resignons-nous  a  voir  des  paresseux 
d'esprit,  et  n'accusons  pas  le  college  d'avoir  produit 
cette  engeance,  lorsqu'il  est  constajit  qu'elle  est  nee  en 
dehors  de  son  sein.  ' 

Rien  de  plus  injuste  que  de  dire  :  Le  college  tue  chez 
r enfant  le  desir  d'apprendre.  C'est  le  contraire  qui  est 
Yrai.  L' ecolier  s'y  prepare  a  toutes  les  carrieres,  et  lors- 
qu'il franchjt  le  seuil  de  I'ecole,  il  eit  apte  a  commencer 
toutes  les  etudes  speciales  de  I'etat  qu'il  lui  plaira  de 


l' INSTRUCTION  PUBLIQUE 


151 


sera 


choisir.  Scs  goftts  Ic  portent,  il  est  vrai,  vers  Ics  pro- 
fessions libcralcs,  par  la  bonne  raison  (jue  retudc  est  plus 
attrayante  (jiie  V;  calcul,  mais  il  a  appris  k's  chiffres  ct  il 
pourrait  Ctre  i)roniptcmcnt  un  liommc  d'affaires.  C'est 
la  faute  des  parents  s'il  tournc  le  dos  au  commerce,  oCi 
il  ferait  fortune,  pour  adopter  la  carrierc  des  professions, 
qui  Iwi  procurera  d  peine  cettc  aurea  mediocritas  que  le 
bonheur  n'accompagne  plus  aussi  infailliblcment  que  du 
temps  d'llorace.  j-     ...  ,  •     ,, 

Montaigne  a  dit  que  Toeuvre  de  I'education  n'est  pas 
tant  de  me nbler  I'esprit  que  de  le  forger.  •,.   , 

En  effct,  former  I'esprit,  le  fagonner  au  travail,  I'as- 
souplir,  le  rompre  a  I'excrcice,  c'est  doubler  ses  forces, 
c'est  lui  donner  la  vie  :  le  charger,  I'emplir,  le  bourrer, 
c'est  le  paralyser,  peut-&tre  le  tuer.  L'espr't  n'cst  pas 
un  magasin,  mais  plutot  im  outil,  dont  il  faut  apprendre 
a  se  servir.  On  ne  cherche  pas  la  science  chez  I'eleve, 
mais  I'aptitude.  Que  sait-il  ?  c'est  secondaire,  en  quelque 
sorte.  Que  peut-il  cntreprendre  ?  Voila  la  grande  ques- 
tion.    C'est  celle  que  resout  le  ( ollege. 

En  un  mot,  le  jcune  homme  qui  termine  son  cours 
n'est  pas  un  savant,  tant  s'en  faut ;  mais  il  a  reiju  la 
clef  des  sciences.  On  lui  a  appris  Ics  elements  de  toutes 
choscs ;  il  n'a  encore  rien  approfondi,  mais  il  entrevoit 
deja  les  tresors  que  de  nouveiles  etudes  lui  permettront 
de  s'approprier.  Et  vous  croyez  (lu'ayant  re(;u  la  r 
I'enfant  n'aura  pas  la  curiosite  d'ouvrir  la  porte  !  Anons ! 
dites  que  le  coeur  n'est  pas  du  cote  gauche,  et  n  en  p^rlons 
plus. 

En  entrant  dans  le  monde,  recoliel"  a  la  curiosite  et  le 
deair  de  tout  savoir ;   ce  qui  emousse  ce  desir  et  cette 


152 


L  INSTRUCTION    PUBLIQUE 


curiosity,  c'cst  Tadulation  qu'on  lui  prodigue,  c'est  I'ad- 
miration  dont  il  s'iprend  pour  lui-mGrne  en  se  comparant 
aux  autres.  Le  college  lui  avait  donn6  les  meilleures 
dispositions,  le  monde  les  lui  ote  peu  i  peu ;  lui-mCme  se 
gate  pour  les  perdre,  et  c'est  ainsi,  que  de  curieux  d'csprit 
qu'il  6tait  en  sortant  des  mains  de  ses  professeurs,  on  le 
rctrouve  paresseux  d'esprit  trois  ans  apr(^s. 

Or,  cette  paresse  explique  tous  les  autres  d^fauts^  et  le 
colk'ge  n'est  pas  plus  responsable  de  ces  d6fauts  que  de 
cette  paresse. 

Qu'arrive-t-il  en  effet  ?  II  arrivne  que  le  jeune  Jioinme, 
n'6tudiant  plus,  est  oblig6  de  vivre  exclusivement  sur  son 
fonds  de  connaissances  classiques,  et  que  le  jour  oCi  ce 
fends  est  epuis6,  il  fait  banqueroute  intellectuelle  et 
cmprunte  au  voisin  pour  se  maintenir  en  commerce 
d'idees  avec  le  monde.  Doue  d'un  talent  original  et 
soutenu  par  cette  activite  juvenile  qui  parfois  tient  lieu 
de  qualit^s  plus  solides,  il  a  su  exploiter  avec  profit  son 
petit  patrimoine  coll^gial  et  faire  assez  bonne  contenance 
durant  quelques  annees  :  mais  ce  patrimoine  avait  besoin 
d'etre  entretenu,  repare,  enrichi ;  faute  de  quoi  il  est 
devenu  sterile. 

Faute  de  cultiver  la  nature  et  ses  dons, 

O  combien  de  C6sars  deviendront  Laridoiis  ! 

Tel  est  le  secret  de  ces  carri^res  avortces  qui  dcroutent 
nos  esp^rances  et  nos  calculs.  Ce  brave  gar9on  que  Ton 
a  connu  si  vert  et  si  vigoureux  a  ses  debuts,  pourquoi 
n'a-t-i-1  pas  tcnu  ce  qu'il  promettait  ?  pourquoi  n'a-t-il 
plus  cette  fraicheur  d' intelligence  qui  rendait  sa  parole 
si  vive,  sa  pens^e  silucide  ?  II  n'a  pas  ^tudie.  Pourquoi 
n'a-t-il  plus  cette  originality  qui  caract^risait  ses  juge- 


I/INSTRUCTION   PUBLIQUE 


153 


I'on 
rquoi 
la-t-il 
larole 

rquoi 
IJuge- 


nients  ct  sa  discussion  ?  II  n'a  pas  6tudi6  ;  son  esprit,  man- 
(luant  d'alimcnts,  est  tombd*  en  langueur,  et,  ne  pouvant 
plus  se  suftire  i  lui-niGme,  vit  du  bien  des  autrcs.  Ce 
garv'on  n'a  plus  d'id^cs  d  lui  ;  il  ne  poss6dc  que  celles 
qu'il  a  puisd-es  dans  ses  manuels.  Sans  sa  mimoire 
hcureuse,  11  seiait  aujourd'hui  completement  depourvu. 
11  lui  reste  juste  assez  dc  forces  pour  rcbattrc  los  larges 
sentiers  de  la  routine  et  des  lieux  communs. 


Quelle  est  la  cause  de  cet  "abrutissement  ? 
les  livres  et  la  methodc  d'enseignement  ? 


Sont-ce 


II  faut  chercher  ailleurs  que  dans  I'education  classique 
r influence  deletOre  que  subit  la  jeunesse  canadienne  ; 
elle  se  trouve  dans  notre  6tat  de  societe  ;  elle  est  un 
d6faut  inherent  a  la  jeunesse  d'un  pcuplc.  I-a  science 
est  encore  si  peu  repandue  dans  ce  pays  qu'un  echappe 
de  I'ecole  est  au  niveau  moyen  ile  la  classe  que  nous 
appelons  instruite,  et  par  consequent  n'^prouve  point  la 
necessite  immediate  d'^tudier  davantage  et  plus  forte- 
ment  que  jamais,  comme  il  le  devrait  pour  assurer  son 
succ^s  dans  un  avenir  plus  61oigne  :  au  contraire,  il  se 
laisse  6tourdir  par  les  petits  triomphes  que  i  ;i  valent 
pour  le  moment  ses  connaissances  61ementaires,  et  devient, 
sans  s'en  apercevoir,  paresseux  d'esprit  en  prenant  I'habi- 
tude  de  compter  toujours  sur  ce  fonds  de  connaissances, 
lequel  neanmoins  s'epuise  petit  a  petit,  laissant  bientot 
notre  jeune  hommc  sur  le  pave.  Nous  voyons  ce  fait  se 
reproduire  tous  les  jours ;  il  est  indeniable  et  tr^s  rdel, 
tandis  que  cette  esp^ce  de  tonture  a  laquelle  on  pretend 
que  I'esprit  des  eleves  est  soumis  dans  nos  maisons 
d'education,  est  un  fait  nouvellement  revele  qui  semblo 
plus  que  problematique.      La  paresse  d'esprit,  favorisee 


154 


L*INS'»'RUCTIO?f  rUBI.IQlJE 


par  (les  circonstancescxtC-ricurcs  qui  cntourcnt  Icsdd'buts 
dc  la  jciincsse  dans  Ic  munde,  telle  est  la  vtl-ritable  cause 
dcs  d'checs  dc  quelques-uns  de  nos  rompatriotes. 

On  pourra  attd'nucr  Ic  inal  cu  Ic  signalant  avcc  cou- 
rage, en  liii  opposant  dcs  instituts  litteraircs  ou  dcs 
chaires  publiques,  mais  il  nc  disparattra,  la  chose  est  trop 
probable,  qu'en  proportion  dcs  progr<is  de  1' instruction 
dans  la  classe  d(^ji  dclaird'e.  Un  cxcmplc  fcra  saisir 
toute  ma  pensie.  On  n'enseignc  pas  I'd-conomie  poli- 
tique dans  nos  colleges  ;  aussi  Ic  jcunc  homme  qui 
entend  parler  de  la  "distribution  dcs  richesses,  "  de 
la  "  loi  dcs  imp6ts,"  du  ''libre  dchange,"  et  citer 
I'autorit^  d'Adam  Smith  ct  dc  J.  Bte.  Say,  ne  peut 
pas  soutenir  la  conversation,  ct  intdricurement  il  en 
^prouve  ime  douleur  cuisante  de  vanitd*  blc:;sce.  Le 
soir  il  songc  a  son  ignorance  ;  le  Icndcmain  il  atlaque 
de  front  I'economie  politique,  et  si  ce  gargon  a  qvielque 
vigueur  dans  Tame,  il  ne  cessera  d'etudier  que  le  jour 
oil  il  saura  sa  mati6re.  Eh  bien  !  si  en  fait  d'his- 
toire,  de  littcrature,  de  science  en  general,  la  jeunesse  se 
trouvait,  ases  debuts,  dans  la  mcmc  position  d'infcriorit6 
qu'en  Economic  politique,  an  lieu  d'etre  satisfiite  d'cllc- 
mSme,  elle  travaillerait  avcc  une  nouvcllc  energic  pour 
paraitre  digncmcnt  dans  la  societe.  Si  en  toutes  choscs 
nous  etions  plus  instruits  que  dcs  ecoliers,  les  C-coliers 
tacheraicnt  dc  s'clever'jusqu'a  nous  ;  mais  nous  n'avons 
de  superiority  sur  eux  que  dans  iiotre  specialite  profes- 
sionnelle,  et  ils  acceptent  cette  superioritc  sans  rougir, 
comme  de  raison,  de  m6me  qu'ils  ont  accepts  au  college 
celle  de  leurs  professeurs. 

.  La  verite  de  tout  ceci  parait  bien  6vidente  au  jeone 
caj^axlien  qui  a  voyagti  en  Europe.      On  est  plus  instruit 


I'lHSTRUCTlOW   PUULIQUE 


155 


tld-buts 
:  cause 

c  cou- 
)u  dcs 
St  trop 
•uction 
I  saisir 
e  poli- 
ne    qui 
?,  "  de 
■t   citer 
le  pent 
t    il  en 
e.      Le 
attaque 
(juclque 
Ic  jour 
t  d'his- 
nesse  se 
fcriorit^ 
d'dlc- 
e  pour 
choscs 
ccoliers 
n'avons 
profes- 
rougir, 
college 


que  nous  la-has  :  aussi,  arrives  a  Lundrcs  ou  a  Paris, 
nous  sentons,  jc  vous  Ic  jure,  le  besoin  do  rcvoir  IIom<irc 
ct  Ciciron  ct  dc  lire  cent  volumes  dont  pcrsonnc  nc 
parle  au  pays  ;  sans  rpjoi  nous  sonuncs  exposes  d  nous 
faire  dire  A  tabic  d'hote  par  le  ')rcniier  venu  que  nous 
avons  fait  I'dcolc  buissonni«ire  depuis  notre  sortie  du 
colk'gc. 

Enfin,  iaissant  de  c6t6  tous  details,  on  sc  trouve  en 
face  de  cettc  double  question  :  Si  chaque  classe  dc  notrc 
soci«it6  ctait  plus  instruite,  la  jeuncsse  n'itudierait-elle 
pas  davantage  —  et  si  clle  ^tudiait  davantage,  serait-elle 
aussi  sterile  ? 

II  n'y  a  qu'une  r6ponse  possible.  Mais  aloTS  n'accusez 
plus  les  colligeg  et  donncz-noui  le  temps  dt  nous 
instruire. 

D'ici  \k  noirs  usons  dcs  remedes  qu'on  suggdre.  Les 
associations  litt6ral.-es  ont  leur  m^rite,  et  des  chaires 
publiquea  «*;raient  d'un  grand  secours  4  tout  le  monde  ; 
mais  la  meilleure  sauvegurde  du  jeune  honime,  c'est  un 
ami  d6vou6  qui  lui  d^couvre  les  6cueils,  qui  I'empCche, 
en  lui  signalant  ses  defauts  et  en  ne  lui  na^nagcant  pas 
les  reproches,  de  se  laissei  6blouir  par  les  louanges,  et 
qui  sait  le  pousser  au  travail  en  indiquant  un  noble  but  A 
son  ambition. 

Et  pourtant,  faut-il  le  dire  ?  les  veritable.-,  amis  sont 
comme  les  trefles  A  quatre  feuilles  j  on  les  trouve  rare- 
ment,  par  hasard,  et  quand  on  ne  les  cherche  pas. 


lu  jeune 
instruit 


156 


l'instruction  publique 


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■J'  »( 


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II. 


.'I  J 


Mais  on  change  le  terrain  de  la  discussion.  On  dit 
que  les  colleges  classiques  ne  sont  pas  ce  qui  convient  a 
notre  pays,  que  I'education  ici  doit  &tre  avant  tout  indus- 
trielle,  commerciale  et  agricole. 

L' education  d'un  peuple  n'est  pas  chose  si  facile  et  si 
simple  que  tout  le  monde  s'entende  dw  premier  coup  sur 
le  veritable  caractere  qu'elle  drit  avoir,  sur  la  direction 
qu'il  convient  de  lui  imprimer :  au  contraire,  c'est  une 
question  qui,  debattue  de  tous  temps,  dans  tous  les  pays, 
a  partage  les  meilleurs  esprits  ot  n'a  jamais  6te  resolue, 
au  dire  de  plusieurs,  que  d'une  maniere  incomplete. 
Personne  ne  doit  6tre  surpris  si  elle  nous  preoccupe 
frequemment  a  notre  tour  au  Canada ;  eous  elevons  petit 
a  petit,  sur  une  terre  nouvelle,  I'ediihce  d'une  soci^te 
autonome,  et  si,  en  accomplissant  ce  travail  complique, 
nous  passons  par  les  mSmes  incertitudes  que  nos  aines 
dans  la  famille  des  nations,  rien  de  plus  naturel  et  de 
moins  evitable.  Nous  discutions  hier,  nous  discutons 
aujourd'hui,  ii  est  plus  que  probable  que  nous  discute- 
rons  demain  ;  il  ne  faut  ni  s'en  etonner  ni  s'en  emouvoir. 
D'aiileurs,  un  d^bat  sans  passion,  sans  parti  pris,tet  dans 
le  seul  but  d'obtenir  un  ^change  d'idees  sur  un  sujet 
important,  ne  peut  avoir  de  mauvais  r6sultats. 


L  INSTRUCTION    PUBLIQUE 


157 


"  II  nous  faudraii,  dit-on,  des  m^caniciens,  des  ing6- 
nieurs,  des  architcctes,  des  marchands  instruits — et  nous 
n'avons  que  des  avocats,  des  medecins  et  des  notaires.... 

"  A  quoi  servira  aux  Canadiens-fran^ais  de  parler  le 
grec  et  le  latin,  si  on  les  trouve  incapables  de  remplir 
tous  les  emplois  Iwcratifs?..." 

On  propose  comme  rem^des  a  ces  maiix  :  i°  de  limiter 
et  rendre  plus  efficace  I'education  classique  ;  2°  de  creer 
des  academies  oil  Ton  enseignerait  I'agriculture,  le  com- 
merce, I'industrie  :  3°  d'etablir  des  chaires  publiques 
dans  les  grandes  villes  ;  4°  de  rendre  plus  difficile  I'acces 
des  professions  liberales. 

Si  Ton  proposait  seulement  d'etablir  des  ecoles  speciales 
pour  les  ouvriers  et  les  cultivateurs  qui  n'ont  pas  les 
moyens  de  faire  un  cours  d' etudes  regulie.  ;  si  Ton  sugge- 
rait  I'idee  de  transformer  q[uelques  petits  colleges  en  y 
faisant  enseigner  la  chimie  agricole,  le  dessin  et  la  compta- 
bilite ;  si  Ton  ne  voulait  qu'am^liorer  la  haute  education 
classique,  certes  !  nous  devrions  alors  dire  bien  haut : 
Etablissez,  transformcz,  ameliorez,  Mais  il  s'agit  bien 
d'autre  chose.  Voyez  ces  talents  perdus,  dit-on,  et  ces 
existences  fletries,  voila  Tceuvre  du  grec  et  du  latin  ! 

C'est  cette  responsabilite  que  je  me  refuse  a  laisser 
retomber  sur  ces  grands  etablissements  qui  sont  I'honneur 
de  notre  pays  ;  et  pour  bien  definir  les  limites  de  ce 
debat,  j'affirmc  :  1°  que  nos  colleges  ne  sont  p?^  respon- 
sables  de  I'encombrement  des  professions ;  2^  qu'ils  ne 
sont  pas  responsables  des  echecs  de  la  jeunesse  ;  3°  qu'ils 
font  beaucoup  cle  bien  ec  point  de  mal. 

I.  Notre  grand  malheur,  dit-on,  est  que  tous  les  jeunes 
gens  qui  ont  fait  un  cours  d' etudes  se  jettent  dans  les 


158 


L  INSTRUCTION    PUBLIQUE 


professions,  et  qu'ainsi  nous  n'avons  point  d'homnies 
instruits  dans  le  commerce  et  dans  rindustrie.  Comment 
pourrait-il  en  6tre  autrement,  ajoute-t-on,  puisque  nos 
colleges  ne  sent  destines  qu'a  former  des  prCtres  et  des 
hommes  de  profession  ?  - 

On  fait  ici  une  erreur  capitale.      Les  colleges  clas- 
siques  ne  preparent  pas  plus  I'enfant  aux  professions  libe- 
rales  qu'a  I'industrie,  au  commerce  ou  a  I'agriculture ;   ■ 
ils  n'ont  qu'un   but,  qui  est  de  donner  a  la  jeutiesse 
I'education  qu'elle  ne  peut  finir  dans  la  famille,  c'est-a- 
dire,  cultiver  son  coeur  et  son  esprit,  hater  le  developpe- 
ment  de  ses  facultes,  I'habitner  au  raisonnement  et  au 
travail,  afin  de  le  mettre  en  6tat  de  faire  son  chemin  tout 
de  suite  dans  le  monde,  et  de  s' engager  dans  la  lutte  de 
la  vie  sans  attendre  le  nombre  des  annees  neeessaires  a 
ceux  qui  sont  laisses  aux  seules  ressources  de  I'observation 
et  de  rexperience  pour  se  former  le  jugement.  Le  college 
prepare  I't'love,  non  pas  au  barreau  en  particuiier,  par 
exemple,  mais  d'une  maniere  gen^rale  a  la  vie,  ad  viiam, 
selon  le  conseil  de  Seneque.     On  y  cnseigne  I'arithme- 
tique,  les  mathematiques,  la  chimie'et  toutes  les  sciences 
naturelles  suffisamment  pour  que  I'^colier  puisse  ensuite 
etudier  scul,  s'il  le  faut,  ou  le  commerce,  ou  I'agriculture, 
ou  le  genie,  tandis  que  les  legons  de  litterature  et  de 
philosophic  qu'on  lui  donne  sont  une  excellente  prepara- 
tion aux  professions  liberales  ou  a  la  carriere  des  lettres  ; 
mais,  je  le  repete,  on  ne  le  dirige  dans  aucune  voie  en 
particuiier,  si  ce  n'est  celle  du  devoir  et  de  la  vertu : 
ou  I'exerce,  on  le  cultive  ;  a  lui,  plus  tard,  d'exploiter 
comme  il  I'entendra  son  propre  fonds. 

Que  s'il  fallait  absolument  trouver  a  quoi  Ton  est  micux 
prepare  en  sortant  du  college,  ou  au  barreau  ou  au  com- 


l' INSTRUCTION   PUBLIQUE 


159 


2S 


en 


merce,  nous  devrions  dire  que  c'est  au  commerce  ;  car, 
en  effet,  apres  un  cours  classique,  il  faut  encore  trois 
annees  de  clericature  pour  Stre  avocat,  et  je  suis  trompe 
s'il  faut  plus  de  trois  mois  pour  devenir  un  commis- 
marchand  de  premier  ordre  ou  mcaie  pour  se  preparer  a 
diriger  un  negoce  important.  11  y  a  dans  cette  ville 
quelques  jeunes  gens  de  vingt  a  vingt-cinq  ans  qui  se 
sent  mis  aux  affaires  en  sortant  du  college  :  comparez-les 
a  tous  ceux  de  leur  age,  fussent-ils  dans  le  commerce 
depuis  dix  ans,  et  dites  s'ils  ne  leur  sont  pas  de  beaucoup 
sup6rieurs.  Au  reste,  la  chose  est  toute  naturellc.  Se 
mettre  des  I'cnfance  derriere  un  comptoir  n'est  point 
prouver  qu'on  est  un  homme  ;  les  choses  pratiques  aux- 
quelles  on  veut  par  la  s'initier  de  bonne  heure,  on  ne 
pourra  les  apprendre  que  graduellement,  a  raesure  que 
I'esprit  se  developpera ;  et  se  dcvcloppera-t-il  bien  vite 
en  cet  endroit  ?  Inutile  d'insister ;  Thorizon  d'un  magasin 
n'est  pas  tellement  vaste  qu'il  inspire  a  I'enfant  des  idees 
toujours  nouvelles.  L'enfant  apprendra  lentement  ce 
qu'il  touchera  du  doigt,  ce  qu'il  resumera  en  chiffres,  ce 
qui  se  passera  sous  ses  yeux ;  le  travail  fecond  de  I'esprit 
lui  est  inconnu ;  c'est  un  ecolier  novice  qui  a  besoin 
qu'on  lui  enseigne  tout  et  qui  est  encore  incapable  d'ex- 
traire  de  sa  le9on  une  idee  gen^rale.  La  position  de 
celui  qui  entre  dans  le  commerce  apres  un  cours  d'etudes 
est  bien  differente.  Son  esprit  est,  deja  pas  mal  forme, 
car  il  a  vingt  ans  et  voila  huit  annees  qu'il  exerce  ses 
facultes  sur  les  matieres  les  plus  diverses  et  les  plus 
difficiles  ;  le  commerce  ne  sera  pour  lui  qu'une  nouvelle 
matiere  a  apprendre,  tache  dont  il  s'acquittera  avec  toute 
I'aisance  que  donne  une  longue  habitude,  un  antraine- 
ment  regulier,  qu'on  me  passe  le  mot. 


1G0 


L  INSTRUCTION   PUBLIQUE 


Mais  on  m'arrOte  tout  court  por.r  me  dire  :  Supposant 
que  I'ecolier  soit  cgalement  prepare  a  entrer  dans  un  maga- 
sin  ou  dans  un  bureau,  a  faire  une  clcricature  commerciale 
comme  une  clericature  do  droit,  et  que,  pour  la  premiere, 
il  ne  lui  faille  que  trois  mois,  au  lieu  de  trois  anspour  la 
seconde,  il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  cet  6colier  n'a 
pas  le  gotit  des  choses  pratiques,  et  que  d'ailleurs  ses 
parents  tiennent  a  honneur  qu'il  soit  homme  de  pro- 
fession plutot  que  negociant  ou  habitant  comma  eux 
presque  tons. 

Voili  ce  que  I'on  (lit.     Et  que  dis-je  autre  chose  ? 

Vraiment  oui,  il  est  certain  que  generalement  les 
^coliers  ont  plus  de  goQt  pour  b  litterature  que  pour  le 
calcul,  pour  la  philosophie  que  pour  la  tenue  des  livres, 
et  qu'ils  prefereraient  continuer  a  lire  Virgile  et  copier 
des  vers  de  Lamartine  que  de  vendre  du  coton  a  I'aune 
ou  de  la  chandelle  a  la  livre.  Cela  prouve  deux  choses  : 
d'abord,  qu'ils  ont  de  I'esprit  et  du  cojur,  puisqu'ils  sont 
accessibles  au  sentiment  du  beau  dans  les  arts ;  ensuite, 
qu'ils  croient  encore  que  I'argent  est  un  vil  metal,  que 
I'homme  n'a  pas  pour  principale  destinee  d'amasser 
fortune,  en  un  mot,  qu'ils  n'ont  point  encore  perdu  au 
contact  des  choses  pratiques  leurs  genereuses  illusions. 
II  est  aussi  tres-vrai  que  les  parents,  surtout  s'ils  sont  de 
la  campagne,  ont  presque  tous  caresse  le  reve  d'avoir  un 
homme  de  profession  dans  leur  descendance,  et  qu'ils 
conseillent  souvent  a  leur  fils  de  se  faire  avocat  ou  mede- 
cin,  loin  de  Ten  detournev  comme  d'un  precipice.  lis 
croient  s'elever  ainsi  eux-memes  dans  rechelle  sociale, 
desir  assez  naturel. 

Tout  cela  est  vrai,  j'en  conviens  une  fois  de  plus  ;  mais 
je  reponds,  premierement,  que  le  bonheur  d'etre  instruit 


L  INSTRUCTION   PUBLIQUE 


101 


Iruit 


vaut  bien  la  peine  de  quelqucs  illusions  detruites,  et 
secondement,  que  lorsquc  le  college  remet  I'^colier  a  sa 
fixmille,  il  appartient  a  celle-ci  de  ne  pas  le  laisser  dupe 
des  illusions  naturelles  au  jeune  age  ;  et  si,  au  lieu  de  les 
combattre,  comme  c'est  son  droit  et  son  devoir,  elle  y  cede 
on  les  favorise,  c'est  elle,  non  le  college,  qui  est  respon- 
sable  de  ce  que  son  enfant  s'en  va  grossir  les  rangs  d'une 
profession  deja  trop  encombree. 

Ce  qui  manque  au  jeune  homme  lors(ju'il  quitte  les 
bancs,  evidemment  ce  n'est  pas  la  capacite  d'apprendre 
tres-vite  les  choses  pratiques,  mais  le  goftt  pour  les 
etudier.  Le  devoir  des  parents,  qui  ont  alors  sur  lui  un 
controle  exclusif,  est  de  lui  dire  :  Mon  enfant,  ob6is  a  la 
raison  plutot  qu'a  tes  goUts  du  moment ;  entre  dans  le 
commerce,  ou  cultive  la  terre,  sinon  je  te  retranche  les 
vivres.  —  Cet  argument  est  peremptoire  pour  tout  le 
monde,  excepts,  dit-on,  pour  ceux  dont  les  muses  se 
sont  emparees  des  le  berceau  ;  mais  nous  ne  fjommes  pas 
tous  nes  poetes. 

Les  colleges  nous  procurent  une  bonne  chose,  1' ins- 
truction ;  mais,  par  la  faute  de  nos  parents,  nous  ne 
I'utilisons  pas  dans  la  carriere  oii  elle  nous  serait  le  plus 
profitable  :  faites  done  alors  la  le(;on  aux  parents,  et  ne 
parlez  des  colleges  que  pour  les  remercier  de  nous  avoir 
tant  donne. 

Je  roe  trompe  :  car  si  les  professions  sont  encombrees, 
la  faute  n'en  est-elle  pas  moins  aux  parents  qu'aux  pro- 
fessions elles-m6mes?  II  suffit  de  jeter  un  coup  d'oeil 
autour  de  soi  pour  comprendre  que  I'acces  des  professions 
liberales  a  ete  trop  facile,  puisqu'un  tres-grand  nombre 
de  leurs  membres,  non-seulement  ignorent  le  grec  et  le 


162 


L  INSTRUCTION    PUBLIOUE 


latin,  mais  ne  savent  ni  I'anglais  ni  le  frangais.  On 
laisse  les  portes  ouvertes  pour  tout  le  monde,  et  Ton 
cherche  le  coupable  qui  a  fait  entrcr  cctte  foule  !  C'est 
par  trop  na'if.  On  accorde  un  brevet  a  des  petits  gardens 
qui  ont  fait  a  peine  la  nioiti6  d'un  cours  classique,  et  Ton 
dit  que  les  colleges  les  ont  formes  pour  les  professions  ! 
C'est  vraiment  trop  na'if  encore.  Les  colleges  ne  les 
ont  pas  formes ;  ils  ne  faisaient  que  commencer  cette 
ccuvre,  qui  vraisemblablement  devait  ttre  difficile,  et 
ils  n'ont  avec  eux  rien  de  commun,  puisqu'ils  n'ont  pu 
accomplir  leur  tache.  L'd'colier  qui  n'a  pas  fait  tout 
son  cours  n'est  pas  un  produit  du  college  :  c'est  tout  ce 
qu'on  voudra,  a  part  cela. 

II.  Et  maintenant,  avant  d'accuser  I'enseignement 
classique  d'Stre  la  cause  de  la  pauvrete  de  tant  de  jeunes 
gen's,  il  semble  qu'il  serait  juste  d'examiner  si  les  cir- 
constances  au  milieu  desquellcs  ils  sont  places,  et  les 
difficultes  contre  lesquelles  ils  ont  A  lutter,  ne  suffisent 
point  pour  paralyser  Icurs  travaux  et  leur  essor,  II  y  a 
dans  toutes  les  proiessions  trop  de  patrons  pour  le  nombre 
de  clients  :  c'est  la  la  cause  evidente,  visible  du  malaise  ; 
mais  la  position  mfime  des  6tudiants  dans  ce  pays,  a 
leurs  debuts,  est  aussi  une  cause  dt  leurs  faiblesses  et 
trop  souvent  de  leurs  ec  hecs. 

II  est  remarquable  que  la  majorite  de"nos  hommes  de 
prefession  n'ont  pas  fait  un  cours  d' etudes  complet,  et 
cependant  ils  expriiQcnt  le  regret  qu'on  ne  les  ait  pas 
rompus  aux  affaires,  au  lieu  de  ieur  montrer  le  grec  et  le 
latin  ! — Pardon,  messieurs,  vous  ne  savez  ni  le  grec  ni  le 
latin  ;  si  vous  aviez  appris  Tune  et  I'autre  langue,  surtout 
si  vous  aviez  termini  votre  cours  par  deux  annees  d'etudes 


L  INSTPUenON   PUBLIQUE 


1G3 


a 


■nes  de 

ct,  et 

t  pas 

et  le 

ni  le 

surtout 

etudes 


philosophiqiies,  c'est-a-diresi  vous  aviez  permisau  college 
de  vous  former  rcellement,  vous  seriez  aujourd'hui  de 
tout  autres  homines  et  vous  n'auriez  pas  a  vous  plaindre 
d'avoir  ete  instruits  comme  il  faut.  Vous  avez  6te  quatre 
ans  au  college,  et  vous  vegetez  dans  votre  profession  : 
cela  prouve-t-il  que  vous  avez  eu  tort  d'aller  au  college  ? 
Non,  cela  prouve  que  vous  auriez  dQ  y  aller  huit  ans. 
■'  J'insiste  pour  qu'on  n'accuse  pas  les  etudes  classiques 
de  la  misere  de  ceux  qui  n'ont  fait  qu'une  moitie  de 
leur  cours  classique,  car  s'ils  ne  reussissent  pas,  ce 
n'est  point  parce  qu'ils  ont  et6  a  I'ecole,  mais  parce 
qu'ils  n'y  sont  pas  alles  assez  longtemps.  Le  peu  qu'ils 
ont  appris  suffit  pour  leur  donner  le  desir  de  sortir  de 
leur  condition,  mais  est  insuffisant  pour  les  maintenir 
dans  une  autre  plus  elevee.  Aussi  les  colleges  demandent- 
ils  huit  annees  pour  faire  I'education  d'un  enfant,  et  ne 
dissimulent  a  personne  qu'un  cours  tronque  n'est  rien  ou 
presque  rien.  Le  malheur  n'est  pas  que  tant  de  jeunes 
gens  frequentent  ^es  sdminaires,  mais  qu'un  si  petit 
nombre  finissent  leur  cours. 

II  y  a  plus.  Presque  tous  nos  ^tudiants  sont  fils  de 
cultivateurs  :  c'est  dire  qu'ils  ont  et6  eleves  dans  les 
principes  de  la  plus  parfaite  honn&tet6,  mais  que  leur 
education  est  tres-incomplete  au  point  de  vue  du  monde, 
j'entends  des  relations  sociales.  lis  n'ont  pas  I'habitude 
du  commerce  de  la  societe  ;  ils  manquent  de  manieres, 
comme  on  dit  aujourd'hui,  d'urbanite,  comme  on  disait 
autrefois  ;  ils  sont  rough,  dit  I'anglais.  J 'ignore  si  quel- 
qu'un  se  formalisera  de  ces  paroles,  mais  je  sais  que  je 
constate  un  fait  admis  par  plusieurs  qui,  sans  en  avoir 
souffert  dans  I'estime  publique,  reconnaissent  que  leur 
rudesse  primitive  leur  a  fait  perdre  bien  des  "  chances." 


164 


l' INSTRUCTION   PUBLIQLE 


Pour  avoir  des  clients  d  la  ville,  il  ne  suffit  pas  de  s'an- 
noncer  dans  un  journal ;  11  faut  encore  se  cr<ier  do  bonnes 
relations,  et  Ton  ne  pent  y  parvenir  sans  cette  habitude  du 
monde,  dont  le  jeune  homme  le  plus  spirituel  ne  saurait 
se  passer.  11  y  a  tel  et  tel  avocat,  tel  et  tel  medecin, 
rcmarquables  par  leurs  talents,  que  nous  voyons  vdgeter 
toutefois,  et  k  qui  il  ne  manque  qu'un  peu  de  mani^res 
pour  se  repandre  dans  les  families  riches  et  s'attirer  par 
la  de  nombreux  clients.  La  rusticite  n'est  pas  un  vice, 
non  plus  que  la  pauvrete  :  elle  recouvre  parfois  plus  de 
vertu  que  la  civilite  elegante  ;  mais  ellc  n'en  est  pas  moins 
un  grand  obstacle  a  I'avancement  de  notre  jeunesse. 

La  pauvrete  est  un  autre  obstacle  terrible.  Chose  sin- 
guliere  !  les  quelques  jeunes  gens  riches  qui  prennent 
une  profession  ne  I'exercent  pas  ;  ils  sont  prccisement 
dans  les  conditions  qu'il  faut  pour  devenir  des  hommes 
remarquables  en  se  consacrant  a  I'^tude,  et  ils  aiment 
mieux  battre  le  pav6  tout  le  jour,  garder  des  chevaux,  ou 
faire  la  chasse.  Ceux  qui  veulent  se  mettre  dans  I'ex- 
ception  ont  toutes  les  peines  a  se  faire  prendre  au  sdrieux, 
tant  le  public  est  habitue  a  la  regie  generale. 

La  presque  totalite  des  etudiants  est  pauvre,  et  la 
premiere  preoccupation  de  chacun  est  de  gagner  de 
I'argent  pour  vivre.  Rien  de  plus  penible  que  de  voir 
aux  prises  avec  les  realites  de  la  vie  des  talents  delicats, 
vifs,  hardis,  qui  demanderaient  le  grand  air,  un  ciel  sans 
orages  pour  se  developper  et  donner  la  pleine  mesure  de 
leur  aptitude.  Hatons-nous  de  le  dire  cependant,  presque 
tous  montrent  un  vrai  courage. 

Les   etudiants   en   droit,    pour  ne  point   parler  des 
autres,  sont   tristement   partages.     L' heritage  qui   leur 


T-* INSTRUCTION   PUBLIQUE 


165 


tv  des 
11   leur 


dlait  destine  a  6t^  employ^  4  payer  leur  cours  d'etndes, 
et  ne  recevant  presque  plus  rien  de  leur  famille,  ils  sont 
obliges  d'ecrirc  comme  des  mercenaires  aux  EnquOtes, 
afm  de  gagner  quinze  piastres  tous  les  mois  pour 
payer  leur  pension.  Avocats,  ils  sont  parfois  rdduits 
k  regretter  cette  source  de  revenus,  car  les  clients  sont 
rares  et  le  Pactole  coule  toujours  loin  d'eux.       • 

On  reproche  k  ces  jeunes  gens  de  n'6tre  pas  assez 
pratiques  :  le  fait  est  qu'ils  le  devionnent  trop.  En 
attendant  la  clientele,  ils  font  des  affaires,  ils  vivent 
d'expedients.  Voici  un  jeunc  avocat  qui,  depuis  deux 
ans  qu'il  exerce,  n'a  eu  que  deux  ou  trois  causes  a  la 
Cour  Superieure  ;  ce  qti'il  gagne  a  la  Cour  de  Circuit  ne 
suffit  certainement  pas  pour  le  defrayer,  et  il  n'a  pas  un 
sou  vaillant :  voulez-vous  dire  comment  il  a  pu  subsister, 
si  ce  n'cst  au  moyen  de  mille  et  une  petites  transactions 
plus  ou  moins  6trang6res  a  sa  profession  ?  II  est  dcvenu 
homme  d'affaires,  ce  qui  I'aurait  fait  rayer  des  cadres  du 
barreau  franq:ais,  si  jamais  il  avait  pu  s'y  faire  admettre. 
On  s'etonne  de  le  voir  si  souvent  dans  les  rues,  marchant 
tout  pensif  ou  tout  agite  :  n'en  douter  pas,  il  court 
apr^s  la  fortune  qui  ne  vient  pas  a  son  bureau.  Vivre, 
voila  la  grande  inquietude  ;  de  I'argent,  voila  la  grande 
chose  a  acqu^rir. 

Dites-moi  ce  qu'il  reste  de  temps  pour  etudier  a 
I'homme  ainsi  pr^occup^  ;  dites  s'il  est  6tonnant  qu'il  se 
decourage  parfois  ou  que  son  intelligence  s'engourdisse 
au  milieu  de  tant  de  tracasseries  et  de  luttes  mis6rables 
centre  le  sort ;  dites  s'il  est  besoin  d'aller  chercher  dans 
le  cours  classique,  dans  I'^tude  du  grec  et  du  latin,  le 
secret  de  ces  existences  fletries  !  . .  - 


1G6 


L  INSTRUCTION    PUULIQirF. 


Jc  connais  iin  homme  qui,  il  y  a  seize  ans,  apris 
iin  brillant  cours  ckissique,  s'etant  d^cidti  A  d'tudier  le 
droit,  aniva  un  bon  jour  dans  notre  villc  avec  deux  6cus 
dans  son  goussef;  pour  toutc  fortune.  11  cut  d'abcrd 
la  chance  d'Gtre  admis  comme  clerc  dans  un  bureau  tris- 
frd'quentd*,  ct  la  chance  encore  phis  belle  A  ses  yeux 
d'y  receroir  un  sala're  annuel  de  quinzc  louis,  a  la  condi- 
tion de  travaillcr  •  -  ses  patrons  dcpuis  huit  heures  du 
matin  jusqu'd  si\  .i  du  soir.  Mais,  A  Montrd-al,  avec 

quinze  louis  par  aunde  on  ne  vivait  pas,  in&me  a  cette 
(I'poquc.  Lc  courageux  dtudiant  dcvait  done  songcr  4 
gagner  sa  vie  aprcis  ses  longues  journ^cs  d'un  travail  ardu 
ct  trop  ingrat.  Pour  cela  il  se  mit  a  donncr  des  lemons 
de  franq:ais  ct  dc  latin  dans  quclques  families.  Afm  de 
se  Irouver  A  point  chez  ses  Aleves,  il  dinait  quclqucfois  4 
ncuf  hcurcs  du  soir.  Qu'importe  !  il  <itait  libre  cnsuite 
ct  pouvait  ouvrir  ses  auteurs  dc  droit,  auxquels  il  consa- 
crait  ordinairement  de  deux  a  trois  heures  chaque  nuit. 
Au  bout  d'une  cl6ricature  r^guliere,  il  fut  admis  4  la 
profession,  ayant  subi,  au  dire  des  journaux,  "  un 
examcn  qui  lui  faisait  honneur,"  et  comme  ses  patrons 
I'estimaient  beaucoup,  ils  le  prirent  en  society  moyennant 
unc  somme  de  cent  louis  par  annde  dans  les  produits  de 
la  clientele.  Le  jeune  homme  6tait  au  comble  du  bon- 
heur  ;  mais  il  dut  faire  la  plus  grosse  besogne  du  bureau 
avec  les  mgmes  appointemen'.s  durant  cinq  ans  !  C'est 
aujourd'hui  un  des  premiers  avocats  de  notre  ville.  Ce- 
pendant,  si  j'avais  a  dire  qu'il  n'a  pu  6tre  un  homme 
remarquable  et  n'a  fait  que  vegeter,  seriez-vous  etonnes? 
Non,  car  bien  d'autres,  moins  vigoureusement  Irempes, 
auraient  succorabd  sous  le  poids  de  ces  difficultes  de  la 
vie  rcielle. 


L' INSTRUCTION   PUBLIQUE 


1C7 


I,a  plupart  do  nos  jcuncs  compatriotes  rencon- 
trant  cx-s  mCmes  difiicuUt-s  sur  Icur  route,  pourqtioi 
s'etonncr  (juc  si  pen  parvionnent  au  but  sans  fatigue,  sur- 
tout  lorsqu'on  lait  que  I'tipoque  actucile,  X  cause  dc 
I'encombrcmcnt  dcs  professions,  est  moins  favorable  que 
les  temps  d'autrcfois  ? 

III.  II  me  paralt  done  Evident  que  le  college  n'cst 
responsable  ni  de  I'enconibren.cnt  dcs  professions  ni  dcs 
nombreux  echccs  de  notre  jcunesse.  Au  fait,  s'il  en  etait 
autiement,  ne  scralt-ce  pas  bien  singulier  ?  On  decrit  un 
6tat  de  choscs  deplorable,  et  Ton  s'ecrie  :  Voila  ce  que 
produit  I'education  classique  !  Mais  si  Ton  avait  raison, 
ne  faudrait-il  pas  dire  que  le  peuple  canadien  est  la  plus 
6trange  nation  qui  soil  sous  le  soleil  ?  Quoi  I  s'instruire 
fait  du  mal  1  Etudier  huit  ans  pour  se  preparer  a.  la  vie 
est  une  mauvaise  tactique  !  Mon  Dieu  !  oil  allons-nous  ? 
Les  autres  peuplos  sont  parvenus  a  lagloire  et  a  la  fortune 
en  s'instruisant  ;  nous  entendons  repeter  partout  que  ce 
siecle  est  un  siecle  de  lumieres,  que  le  present  et  I'avenir 
apparticnnent  a  la  science  popularisee,  et  nous,  chetifs 
Canadiens,  nous  ne  devons  pas  toucher  a  cet  arbre  de  la 
science,  sous  peine  de  mort  1  la  science  pour  nous  est  le 
fruit  defendu  !  Non,  il  n'en  saurait  fitre  ainsi  ;  nous  ne 
sommes  j^s  irremediablement  condamnes  a  Tignorance 
et  a  la  m^diocrite,  et  nos  maux  ne  sont  pas  imputables 
a  I'instruction  qui  nous  est  fournie. 

Aussibien,  reconnaissons-le,  on  ne  conteste  pas  d'une 
fa^on  gen^rale  la  necessite  des  etudes  ;  on  se  plaint,  au 
contraire,  qu'il  y  ait  trop  pen  d'industriels  et  de  mar- 
chands  instruits.  Mais  oii  prendront-ils  Icur  instruction, 
si  ce  n'est  dans  un  college  classique  ?  Dans  les  academies 


tG8 


l'instrik  noN  PUBI.IQCR 


commercialese  r^pondez-voiiH.  Alors  ils  seront  instniits 
sans  rctrc,  fomino  <lit  monsieur  I'mdhomrnc.  Car  si 
vous  appclcz  s'instruire  apprendrc  la  grammairc,  I'arith- 
m^tique  et  la  tenuc  <lcs  livres  avant  I'agc  dc  vingt  ans, 
vous  n'Ctes  pas  dirtu.ilcs,  et  vous  ne  prcparcz  gu«ire  la 
jeunesse  d  exercer  quelque  influence  6t  i  jouer  un  rdle 
tant  soil  peu  actif  dans  le  mondc  ;  vous  formcz  des 
gardes-comptoir,  vous  ne  faites  pas  des  citoyens. 

L'id6e  d'(iloigner  les  enfiints  des  colleges  rlassiques 
afin  qu'ils  ne  manque.. £  pas  d'etre  des  liommes  pratiques, 
est  une  id6e  positivement  bizarre,  car  c'est  vouloir  du 
m6me  coup  qu'ils  soient  toujoiirs  mediocres.  Quitte  4 
fitre  oblig6  plus  tard  de  contrecarrer  les  goftts  de  ses 
enfants,  le  p6re  de  famille  doit  sans  crainte  leur  faire 
donner  cette  education  classicjue  cjui  assurera  leur  predo- 
minance dans  la  carri(ire  qu'ils  embrasscront.  Fense-t- 
on  qu'en  Angleterre  et  en  France  on  ecarte  des  grands 
colleges  c8uxque  Ton  destine  aux  arts  pratiques,  de  peur 
qu'ils  n'y  contractent  des  goQts  qui  les  en  detournent? 
AUez-y  voir,  jeune  homme  qui  avez  refusd'  d'Gtre  n6go- 
ciant  parce  que  vous  pouvez  lire  Homcre,  et  si  vous 
n'avez  pas  tous  les  jours  a  rougir  de.  votre  ignorance 
devant  des  industriels,  je  consens  a  passer  condamnation 
sur  toutes  nos  maisons  de  haute  education.        * 

II  faut  6tre  instruit,  tout  le  monde  en  convient  ;  on 
differe  seulement  sur  la  nature  de  1' instruction  conve- 
nable  a  notre  pays.  A  quoi  servant  le  grec  et  le  latin  ? 
dit-on  toujours.  Autant  vaudrait  se  demander  a  quoi 
sert  d'etre  un  esprit  cultiv6.  Les  langues  grecque  et. 
latine  servent  a  savoir  le  frangais,  et  cela  suffirait  pour 
eur  faire  trouver  grace  dans  ce  pays.      Mais  leur  plus 


L* INSTRUCTION   PUBLIQUE 


m 


on 

ive- 

lin? 

luoi 

et 

)our 

)lus 


grandc  utilit«i  pcutOtre  est  d'aider  a  former  l' intelligence. 
La  r^llexion  que  rec[uiert  lY'tude  des  langues  mortes  dcve* 
loppe  plus  I'esprit  que  tons  les  calculs  et  toutes  les 
experiences  des  gens  prati(iues.  Je  citerai  sur  ce  sujel 
quelqucs  lignes  ^  zanam  dans  son  Discours  sur  la  puis' 
sance  du  travail , 

"  Les  Icttres  d(jnc  sont  demeurd'es  mattresses,  et  c'est 
vainement  qu'on  a  voulu  Icur  contester  la  part  (jui  leur 
est  faitc  dans  I'instruction  publique,  et  qu'on  a  voulu  la 
restreindre.  L'erreur  de  bcaucoup  de  gens  est  de  se 
m6prcndre  sur  les  6tudes  ou  Ton  a  coutume  d'ap[)li(iuer 
la  jeunesse.  Le  but  prochain  cju'on  s'y  propose  n'est 
point  pr^cisd-ment  le  savoir,  mais  I'exercice.  II  ne  s'agit 
pas  tant  de  litlerature,  d'histoire,  de  philosophic,  choses 
qui  s'oublieront  pcut-Gtre,  que  d'afTermir  1' imagination, 
la  m^moire,  le  jugement,  .qui  demeureront.  Ces  langues 
ancicnncs,  auxquelles  plusicurs  voudraient  qu'on  donnat 
moins  d'annees,  sont  les  plus  admirables  formes  qu'ait 
jamais  revStues  la  parole  humaine  ;  et,  s'il  est  vrai  que  la 
parole  modifie  la  pensee,  ne  voyez-vous  pas  que  I'esprit, 
oblige  de  se  modeler  longtemi)s  sur  les  types  grecs  et 
latins,  en  gardera  n^cessairement  les  impressions  puis- 
santes  ?  Dans  ces  le<;ons  de  tous  les  si(icles,  dans  ce  com 
merce  journalier  avec  tout  ce  qui  fut  grand,  il  se  forme 
plus  que  I'esprit,  je  veux  dire  le  caractere.  Et  quand,  an 
sortir  des  bancs,  on  devrait  perdre  jusqu'au  souvenir  des 
auteurs  qu'on  y  explicjuc,  ce  serait  encore  un  bienfait 
considerabl^que  d'avoir  et6  nourri  de  bonne  heure  a 
I'idee  du  devoir,  que  d'avoir  appiis  a  ob6ir,  et  de  savoir 
au  moins  s'appliquer  et  se  contraindre,  ce  qui  est  le 
secret  des  affaires  et  le  gfand  art  de  la  vie  humaine.  J I 
se  pourra  que,  d'«n  grantl  nombre  d'eleves,  on  fasse  peu 
d'^crivains  et  d'orateurs  :  il  en  restera,  ce  qui  vaut 
mieux,  des  citoyens  utiles  et  des  chretiens  perseverants. 
II  en  est  de  I'education  comme  de  1' heritage  du  labou- 
reur  :  ses  enfants  y  chercherent  un  tresor,  ils  y  firent 
lever  des  moissons."  *     ' 


m 


L  INSTRUCTION   PUBLIQUE 


Tout  cela  est  bel  et  bon,  observe-t-on,  mais  ne  donne 
pas  de  qiioi  manger. — Non,  si  Ton  se  fait  notaire.  Oui, 
si  Ton  dcvient  marchand  on  agriculteur. 

On  insiste  et  Ton  dit  que  dans  les  socidt^s  am^ricaines 
il  faut  avant  tout  se  pri^parer  a  I'industrie,  au  ccmmerce 
et  a  I'agriculture. — Fort  bien  !  mais  la  meilleure  des  pre- 
parations, c'est  un  cours  classique.  Ceux  qui,  pouvant 
s'instruire,  ne  le  font  pas,  sous  pr^texte  qu'ils  se  destinent 
au  commerce,  se  meprennent  du  tout  au  tout  sur  leur 
int^rgt,  car  ils  renoncent  volontairement  a  une  superiorite 
certaine  pour  I'avenir. 

Dans  les  soci6tes  americaines,  oil  1' initiative  indivi- 
duelle  est  aussi  necessaire  que  libre,  il  importe  avant  tout 
d'gtre  instruit.  Les  mille  transactions  du  monde  des 
affaires,  oii  Ton  ne  pent  cortipter  que  sur  soi-mgme, 
demandent  un  esprit  eclaire,  et  dans  les  relations  sociales 
la  culture  intellectuelle  inspire  une  confiance  et  assure  un 
prestige  qui  s'exprime  toujours  par  de  grands  avantages 
pecuniaires.  Pour  la  vie  publique,  si  active  sur  ce 
continent,  et  a  laquelle  chacun  est  appele  a  prendre 
part,  la  necessite  de  1' instruction  est  encore  plus 
6vidente.  II  y  a  tel  marchand  de  Montreal  ou  de  Que- 
bec, intelligent  et  spirituel,  dont  1' influence  est  assez 
restreinte  aujourd'hui,  que  Ton  verrait  au -premier  rang 
s'il  pouvait  parler  en  public,  s'il  pouvait  ecrire,  s'il 
etait  un  esprit  assez  cultive  pour  avoir  de  ces  idees 
larges  et  fecondes  qui  s'lAipose^t  aux  masses,  et  pour 
les  developper  avec  force  et  lucidite.  II  y  a  tel  agri- 
culteur qui  occupe  depuis  plusieurs  annees  un  siege  dans 
la  legislature,  ou  il  ne  fait  rien,  et  qui  scrait  devenu 
bientot  un  homme  marquaiit  s'il  avait  eu  quelque  instruc- 
tion. Partout  le  defaut  d' instruction  paralyse  les  talents. 


l' INSTRUCTION   PUBLIQllE 


171 


Que- 

assez 
rang 
s'il 
idees 
pour 
agri- 
dans 
evenu 
istruc- 
ilents. 


Dans  certains  cercles  on  a  coutume  de  dire  que  tout 
va  mal,  quo  le  Canada  reclame  une  regeneration.  II 
est  vrai  qu'une  bonne  moitie  des  representants  du 
peuple  est  incapable  de  se  rcndre  utile  ;  que  nos  lois 
sont  trop  souvent  mal  dig^rees  et  mal  redigees;  que  nos 
houimes  publics  ne  sont  pas  tous  des  hommes  d'etat  ; 
qu'un  tel,  qui  pose  comme  financier,  sait  le  calcul,  mais 
ignore  la  finance,  Teconomic  sociale  :  mais,  dites-moi,  la 
faute  en  est-elle  au  grec  et  au  latin  ?  Ces  deputes  inutiles 
sont  ce  qu'on  appelle  des  hommes  pratiques  ;  ces  mauvais 
financiers  n'ont  ete  qu'aux  ecoles  commcrciales  ;  aucun 
de  ces  politiques  manques  n'a  fait  un  cours  d'etudes.  Et 
c'est  la  precisement  le  mal.  L' instruction  classiquc  est  la 
seule  base  sur  lacjuelle  se  peuvent  batir  les  renommees 
solides.  Voyez  le  passe,  voyez  le  present :  quels  sont 
les  hommes  qui  nous  ont  rendu  le  plus  de  services, 
sinon  ceux  qui  ont  regu  leur  education  dans  nos  grands 
colleges  ?  On  remarque  que  le  Bas-Canada  s'est  trouve 
dans  des  situations  difficiles  et  qu'il  en  a  ete  tire  chaque 
fois  par  des  hommes  qui  se  sont  montres  superieurs  a  ceux 
des  autres  provinces  :  il  ne  faut  pas  chercher  ailleurs  que 
dans  I'enseignement  classique  la  cause  de  cette  superiorite 
de  nos  chefs.  Indirectement  ce  sont  ainsi  les  colleges 
qui  ont  sauvegarde  la  nationalite  canadienne-frangaise  ; 
et  si  notre  ^ays,  comme  on  se  plait  a  le  dire,  a  besoin 
d'une  regeneration  sociale  ou  politique,  assurement  I'idee- 
mere  n'ew  sera  point  congue  par  une  intelligence  in- 
cultc.  L'homme  qui  nous  sauvera,  si  nous  avons  besoin 
d'etre  sauves,  ne  sera  certainement  pas  un  '*  homme  pra- 
tique," eleve  dans  I'horreur  des  classiques,  et  qui,  etranger 
aux  sciences  morales  et  a  la  philosophic  de  I'histoire, 
aura  passe  sa  vie  a  trouver  les  moyens  de  faire  fortune. 


172 


L* INSTRUCTION   PUBLIQUE 


Les  esprits  de  ce  pays  ne  sont  pas  p6tris  d'une  autre 
argile  que  ceux  d'ailleurs ;  ici  comme  partout,  les  vues 
d'ensemhle,  les  idees  gen^rales  ne  s'acquierent  que  par 
de  longues  etudes,  et  si  le  Canada  se  fraye  un  chemin 
dans  le  monde,  il  le  fera  comme  les  autres  peuples,  non 
pas  au  moyen  d'un  eteignoir,  mais  au  moyen  d'un  flam- 
beau. L' instruction  classique,  loin  de  ne  pas  convenir  a 
un  pays  comme  le  notre,  est  au  contraire  utile  surtout  k 
une  society  democratique,  oti  le  peuple,  pour  bien  user  de 
son  droit  de  resoudre  cent  questions  differentes,  requiert 
tant  de  bon  sens  ^claire  et  conservateur  et  une  si  sage 
direction.  * 


*  Ce  que  je  disais  en  1871  des  professions  libiSrales  ne  pourra,  k  I'avenui  fetre 
d'une  application  generale,  car  sous  la  loi  nouvellc  il  n'est  plus  aussi  iMile  d'eUre 
refu  avocat  ou  notaire.     C^'est  un  grand  progrfeSt 


,'^P^ 


L'iNSTRUnTION   PUBLIQUE 


173 


m 


Enfin,  venons  a  la  vraie  question.     Car,  il  ne  faut  pas 
se  le  dissimuler,  tous  les  reproches  adresses  a  nos  colleges 
ne  touchent  pas  aux  causes  du  mal  reel  dont  souffre  la 
societe  canadienne.     Nos  colleges  sont  pour  le  pays  a  la 
fois  un  honneur  et  un  bienfait  inappreciable.     Tout  ce 
que  nous  pouvons  leur  souhaiter,   comme  a  toute  ins- 
titution humaine,  c'est  de  s'ameliorer,  de  perfectionner 
eurs  methodes,.de  completer  leuv  organisation;  quant  a 
1  oeuvre  qu'ils  accomplissent  deja,  elle  est  bonne,  elle  est 
excellente.     Le  defaut  de  notre  systeme   d'instruction 
pubhque  n'est  pas  dans  ce  que  nous  possedons,  mais 
dans  ce  qui  nous  manque.     Les  institutions  existantes 
Jont  du  bien,  mais  les  lacunes  de  notre  organisation  sco- 
laire  perpetuent  I'etat  de  choses  que  tant  d'^crivains  de- 
noncent  a  bon  droit. 

•  Dans  les  pages  qui  or^cedent,  j'ai  essay^  de  ddmontrer 
que  les  reproches  formules  centre  nos  colleges  ne  sont  pas 
fond^s;  cependant  j'admets  bien  que  I'instruction  clas- 
sique  ne  peut  pas  etre  la  regie  generale,  et  qu'elle  est 
lorcement  une  exception,  et  si,  renon^ant  a  la  trouver 
mauvaise,  on  se  contentait  de  dire  que,  toute  bonr:e 
qu  elle  est,  elle  ne  forme  pas  seule  un  systeme  complet 


174 


L' INSTRUCTION   PUBLIQUE 


et  ne  repond  pas  a  toutes  les  exigences  d'une  society, 
j'avouerai;-)  que  Ton  a  parfaitement  raison.  Ditcs  qu'il 
faut  un  certain  equilibre  entrc  reducation  classique, 
I'education  secondaire  ct  reducation.  primaire,  personne 
ne  Ic  contestera.  Ajoutez  que  cet  6quilibre  n'existe  pas 
chez  nous,  Tcducation  classique  ayant  grandi  plus  vite 
que  ses  deux  soeurs,  quant  a  moi,  je  serai  de  votre  avis. 

Les  colleges  classiques  sont  hors  de  cause  :  leur  ensei- 
gnement  restcra  toujours  la  seule  base  solide  d'une  edu- 
cation serieuse  ;  mais  il  est  evident,  et  personne  ne  songe 
d  le  nier,  que  tout  le  monde  ne  peut  pas  recevoir  cette 
haute  education,  faire  huit  ann6es  d'etudes  coll^giales ; 
un  grand  nombre  de  peres  de  famille  n'ont  pas  les  moyens 
de  subvenir  aux  depenses  d'un  cours  complet.  Ce  sont 
eux,  d'abord,  quewl'on  neglige.  Ensuitc,  la  masse  du 
peuple,  le  gros  tie  la  population  qui  ne  req:oit  que  1' ins- 
truction primaire,  n'est  pas  assez  favorisee.  De  nos 
ecoles  et  academies  a  nos  seminaires,  il  n'y  a  pas  de 
proportion. 

Est-ce  a  dire  qu'il  faille  s'en  prendre  aux  seminaires  et 
au  clerge  qui  les  dirige  ?  Non  ;  la  societe  laique  merite 
seule  tous  les  reproches  pour  n' avoir  pas  su  faire  sa  part 
dans  ce' grand  travail  d' organisation  ocolaire.  Pendant 
que  se  fondaient  a  Quebec,  a  Montreal,  a  Ottawa,  aux 
Trois-Rivieres,  a  St.  Hyacinthe,  a  Nicolet,  a  Ste.  Therese, 
a  L'Assomption,  ces  universites,  ces  seminaires,  ces  col- 
leges que  I'etranger  admire  chez  nous,  pourquoi  de  leur 
cote  les  citoyens  ne  se  sont-ils  pas  mis  a  I'oeuvre  pour 
ameliorer  i'enseignement  primaire  et  industrial?  Vous 
voullez  laisser  tout  faire  par  le  clerg6  !  De  quel  droit 
exigez-vous  que  le  clerge  fasse  tout  ? 


l'instruction  puelique 


175 


Au  lieu  de  nous  attarder  dan.i  ces  recriminations  in- 
justes,  ayons  done  le  courage  d'aborder  franchement  la 
vraie  question. 

Oii  en  est  chez  nous  l'instruction  primai/e  et  secon- 
daire  ?     Voila  la  question,  la  seule. 

Quant  a  l'instruction  secondaire,  qui  pr6pare  au  com- 
merce, a  I'industrie,  aux  arts  et  metiers,  hatons-nous 
de  dire  que  nous  assistons,  depuis  quelques  ann^es,  a 
un  veritable  eveil  de  I'opinion  publique.  Les  tenta- 
tives  les  plus  honorables  ont  6te  faites  pour  doter  la 
province  de  I'enseignement  polytechnique  qui  lui  man- 
quait ;  le  gouvernement  de  Quebec,  le  bureau  des  arts  et 
manufactures,  les  citoyens  de  Montreal,  en  g^ndral,  ont 
rivalis6  de  zele  dans  cette  oeuvre  aussi  ni<^ritoire  que 
difficile,  et  la  belle  academic  du  Plateau  af  teste  le  succes 
obtenu.  La  creation  et  les  progres  de  cette  institution 
prouveraient  aussi  au  besoin  que  le  clerge  n'est  pas, 
comme  on  se  plait  a  le  dire,  hostile  a  la  participation 
de  I'el^ment  laique  dans  I'oeuvre  de  I'education  du  peu- 
ple,  et  qu'il  sait  se  contenter  du  controle  legitime  qui 
lui  appartient  dans  I'enseignement  des  verites  morales 
et  religieuses.  On  doit  en  partie  aux  encouragements 
du  clerge  le  succes  du  mouvement  salutaire  que  nous 
signalons. 

Mais  n'avons-nous  plus  qu'a  nous  croiser  les  bras? 
Non,  certes  !  Nous  devons  travailler  encore  et  avec 
energie.  Nous  avons  jete  de  puissantes  fondations;  il 
faut  parfaire  et  couronner  I'edifice.  Montreal  va  bien, 
mais  dans  d'autres  parties  du  pays  se  preoccupe-t-on  de 
I'enseignement  secondaire  ?  On  oublie  trop  que,  dans 
I'ordre  intellectuel,  on  ne  tarda  pas  adescendre  lorsqu'on 
n'essaye  plus  a  monter. 


176 


L  INSTRUCriON    I'ULiLKjUE 


Mais  je  siiis  presque  tente  de  regrcUer  deja,  cette  cri- 
tique, car  on  peut  me  repondre  que  Paris  nc  s'cst  pas 
fait  en  un  jour,  qu'il  faut  du  temps  a  toute  entreprise 
s6rieuse.  . 

En  effet,  les  hommes  qui  sont  a  la  tOte  du  mouvement 
sont  sincires,  actifs,  intelligents,  et  ils  out  a  cceur  de 
reussir.  Laissons-les  poursuivre  leur  ceuvrc,  qui  ne  con- 
siste  plus  qu'a  multiplier  les  <icoles  du  genre  de  cclles 
qu'ils  ont  deja  fond(ies.  Souhaitons-leur  seulement  de 
n'etre  pas  entraves  par  la  chicane,  plante  toujours  vivace, 
fruit  toujours  mdr,  fleur  toujours  qianouie  sous  le  climat 
canadien. 

II  y  aurait  beaucoup  plus  a  dire  de  I'enseignenient 
primaire. 

On  peut  juger  d'une  population  de  deux  mani6res,  soit 
par  comparaison,  soit  par  examen  isole.  Si  nous  com- 
parons  le  peuple  de  nos  campagnes  aux  paysans  des 
autres  pays,  nous  avons  lieu  d'etre  fiers.  D'abord,  le 
«paysan))  n'existe  pas  ici ;  nous  n'avons  que  des  habi- 
tants,  qui  tous  possedent  une  etendue  de  terre  relati- 
vement  considerable,  sont  richement  vGtus,  font  deux  et 
mfime  trois  repas  de  viande  par  jour,  ont  des  voitures  de 
Inxe  et  des  chevaux  superbes,  des  maisons  spacieuses  en 
bois  ou  en  briques,  et  trouvent  sur  leur  ferme  une  vie 
aisee.  Peuple  6claire,  du  reste,  et  intelligent,  qui  parle 
bon  fran^ais,  prend  une  part  active  aux  affaires  pu- 
bliques,  respecte  I'autorite,  et  prie  Dieu  de  bon  cceur. 
Voila  un  cote  de  la  medaille.  Nous  verrions  le  revers 
en  cessant  de  comparer  pour  juger  simplement.  Nous 
dlrions  alors : 

Les  Canadiens  cultivent  mal  leurs  terres,  font  la  paresse 
durant  nos  six  mois  d'hiver,  mettent  le  desarroi  dans  les 


L  INSTRUCTION    PUBLIQUE 


177 


et 
de 
en 

vie 

arle 

^n- 

ieiir. 


esse 
les 


affaires  publiques  par  Icur  esprit  chicanier,  se  niinent 
par  un  luxe  effrene,  et  cela,  parce  qu'ils  sont  ignorants, 
car  nous  n'avons  dans  nos  I'colesque  i  eliive  par  5.19  de 
la  population.  Encore  fiiut-il  remarquer  que  ce  calcul 
est  fait  sur  le  chiffre  total  de  la  population  ;  la  proportion 
serait  encore  moindre  si  Ton  retranchait  la  population 
des  villes  qui  est  plus  avanc^e.  Vous  me  direz  qu'aux 
Etats-Unis  la  proportion  des  Aleves  est  de  i  sur  5  habi- 
tants, en  Allcmagne  de  i  sur  6.6,  en  France  de  i  sur 
8.73,  en  Angleterre  de  i  sur  13,  et  que  cette  proportion 
diminuerait  encore  plus  que  chez  nous  si  Ton  ne  comptait 
pas  les  villes,  car  les  villes  y  sont  plus  nombreuses  et  plus 
populcuses  qu'au  Canada.  Fort  bicn ;  mais  je  repute 
que  je  ne  compare  plus.  De  ce  que  nous  sommes  les 
(igaux  de  bien  d'autres,  s'ensuit-il  que  nous  devons  re- 
noncer  a  devenir  meilleurs  ?  Rappelons-nous  que  la 
province  d' Ontario  compte  i  61d:ve  sur  3.51  habitants. 

D'ailleurs,  il  reste  toujours  a  savoir  quelle  sorte  de 
le(;ons  re^oivent  les  6l6ves  de  nos  6coles  primaires.  La 
stalistique  peut  bien  faire  le  ddnombrement  des  ecoliers, 
mais  la  nature,  la  quality  de  I'enseignement  ne  saurait 
s'exprimer  par  des  chiffres.  C'est  ici  le  point  le  plus 
delicat  de  la  question.  Je  voudrais  bien  dire  toute 
mia  pensi^'e  et  ne  froisser  personne  ;  je  desire  surtout  ne 
point  blesser  ceux  qui  font  partie  du  corps  enseignant  et 
dont  la  bonne  volonte,  I'ahn^gaiion,  le  courage  me  sont 
connus. 

De  quelle  valeur  est  notre  enseignement  primaire  ?  Sans 
s'arrfiter  aux  rapports  des  inspecteurs  qui  n'en  donnent 
pas  une  idee  favorable,  on  peat  repondre  a  cette  question 
par  d'autres  questions  : 

Quels  sont  les  appointeraentis  des  inspecteurs  d'^coles  ? 


178 


l' INSTRUCTION   PUBLIQUE 


Quel  est  le  traitement  des  instituteurs? 

Combien  y  a-t-il  de  commissaires  d'^coles  qui  ne  savent 
pas  lire  ? 

Les  inspecteurs  re(;oivent  depiiis  J400  jusqii'a  ;^  1,000 
par  an.  II  y  a  294  instituteurs  qui  ont  moins  de  $100, 
et  201  qui  ont  $400  ou  plus.  Quant  aux  institutrices, 
2,174  ont  moins  de  $100,  et  63  ont  $400  ou  plus.  Pour 
ce  qui  est  des  commissaires  d'ecoles,  choisis  en  general 
parmi  les  cultivateurs  bien  pos6s  ct  parvenus  a  I'agc  mQr, 
un  tiers  peut-Gtre  ne  sait  pas  lire.  Personne  n'osera  dire 
que  I'enseignement  primaire,  donne  dans  ces  conditions, 
puisse  Dtre  suffisant. 

A  qui  la  faute  ?  An  peuple  souverain.  Eh  !  pourtant, 
non,  puisqu'il  ne  connait  pas  mieux.  La  responsabilit6 
de  cct  etat  de  choses  retombs  sur  cette  sale  esp^ce  de 
hableurs  qui,  juste  assez  intclligcnts  pour  sentir  leur 
proj  re  pauvretd  d'esprit,  exploitent  avec  una  perseve- 
rance incroyable,  au  profit  de  leur  avancement  personnel, 
le  prejuge  populaire  centre  les  taxes.  Audacieux  autant 
que  sots,  ils  flattent  ou  la  b&tise  ou  la  passion  avec  une 
habilet6  d' instinct  qui  desespere  le  sens  commun  ;  mal- 
honnStes,  sans  vergogne,  ils  ne  parlent  que  de  ruine  pu- 
blique,  d'impots  ecrasants  pay6s  par  le  pauvre  au  profit 
du  riche,  et  ils  remuent  ciel  et  terre  contre  un  projct 
qui  demanderait  une  taxe  de  vingt  sous  par  terre  :  rien 
ne  leur  coflte  pour  se  faire  elirc  aux  charges,  et  ils 
mangent  I'ordure  du  peuple  pour  meritei  un  siege  au 
parleraent.  Et,  de  fait,  cette  ignoble  engeance  arrive 
parfois  a  la  deputation.  Elle  tient,  dans  tons  les  cas, 
plus  ou  moins  sous  sa  dependance  la  plupart  des  de[)utef,, 
car  quelques-uns  connaissent  par  une  funeste  experience; 


l' INSTRUCTION   PUBLIQUE 


171) 


rojct 
rien 
ih 

e  au 
live 
cas, 

lUtes, 
encQ 


les  resultats  d'un  mauvais  vole  sur  une  question  d'argcnt : 
j'en  connais  un  qui  perdit  son  election  pour  avoir  aug- 
ments d'un  sou  la  taxe  du  bardeau. 

Avec  ce  bon  esprit,  notre  province  qui  compte  plus  d'un 
million  d'habitants,  en  arrive  a  deiJcnser  {5323,291.34 
par  an  pour  I'instruction  publique,  dont  $152,000  pour 
les  Scoles  communes,  ce  (jui,  joint  a  la  sommc  de 
$1,326,000  fournie  par  les  municipalites,  forme  un  total 
de  $1,478,000.  Or,  savez-vous  ce  qu'a  dispense  pour  le 
m6me  objet,  I'annee  derniere,  I'ctat  d'lowa,  qui  a  une 
population  de  1,350,000,  et  qui  ne  passe  point  pour  un 
des  pilus  avances  dc  1' Union  americaine?  Vous  ne  le 
croirez  pas,  6  electeurs  canadiens :  $4,605,749,  c'est-a- 
dire  pres  de  quatre  fois  autant  que  nous  ! 

Nous  economisons  sur  le  budget  de  I'instruction  ! 
Peut-on  se  montrer  plus  malavise  ?  Mais  reflechissez 
done,  pensez  done,  pensez  un  instant :  ne  comprenez- 
vous  pas  qu'cn  pareille  matiere  mesquiner  c'est  s'ap- 
pauvrir,  et  qu»  mieux  vaut  cent  cent  fois  gaspiller,  jeter 
I'argent  par  les  fenStres?  car  cet  argent,  mfime  follement 
dt'pense,  forme  un  capital  de  connaissances  utilos  qui, 
repandues  dans  le  peuple,  contribueront  a.  la  richesse 
publique. 

II  faudrait  une  reforme  radicale  des  idees  sous  ce  rap- 
port. Quand  s'accomplira-t-elle  ?  Dieu  le  salt.  Ce  sera 
lorsque  les  deputes  auront  un  pen  plus  le  respect  d'eux- 
memes,  lorsqu'ils  comprendront  les  vraies  obligations  de 
leur  mandat.  Accepter  le  mandat  populaire,  c'est  s'obli- 
ger  a  servir  le  peuple  :  ©wi,  dans  le  sens  de  servir  son 
6ays^  mais  non  dans  celui  de  descendre  au  role  de  cour- 
tisan  et  de  domestique.     On  est  elu  pour  son  talent,  non 


180 


L  INSTRUCTION    PTTBIJQUE 


pour  ses  aptitudes  A  devenir  valet.  Un  ddput6;  pendant 
toiitc  la  diirce  de  son  mandat,  est  independant  et  n'a  pas 
d'ordres  a  reccvoir  ;  car  il  est  censd  suptirieur  a  ses  man- 
dataires,  avciigles  qui  I'or.t  choisi  parce  (pi'il  voit  clair, 
ct  il  doit  les  guider  dc  force,  s'il  le  faut,  sans  tenir 
compte  de  leurs  folles  terreurs. 

J'cprouvc  la  plus  douce  satisfaction  a  rendre  hommagc 
ici  A  la  mdMiioire  d'un  homme  qui,  durant  sa  trop  courte 
carritire  parlementaire,  a  su  trouver  des  accents  d'une  • 
veritable  (I'loquence  pour  rcvendi([uer  les  droits  de  1* ins- 
truction priinaire  dans  la  repartition  des  deniers  publics. 
Je  veux  parlcr  de  M,  Francis  Cassidy,  qui  fut  mon  bien- 
faitcur  ct  mon  ami,  quoique  la  politique  nous  eilt  jet(^s 
dans  des  camps  opposes.  Pendant  la  derniere  session 
qu'il  passa  a  Quebec,  unc  discussion  s'eleva  sur  un  des 
chapitres  du  credit  attribu6  au  d6partement  de  I'cduca- 
tion  :  un  depute  de  Tcpposition  reprochait  au  gouverne- 
ment  de  demander  une  somme  trop  d'levee  pour  les  frais 
d' inspection.  M.  Cassidy,  qui  lui-mome  siegeait  a  gauche, 
puisa  dans  sa  loyautd  et  sa  droiture  d'esprit  le  courage 
de  (lefendrc  les  vrais  int^;rSts  du  pcuple,  a  peine  dc  tirer 
le  ryinistere  des  mains  de  ses  amis.  Jc  ne  suis  pas,  dit-il, 
de  ceux  qui  lesinent  quand  il  s'agit  de  procurer  au  peuple 
les  bicnfaits  de  I'instruction,  et  si  j'avais  a  faire  un  re- 
proche  au  gouvernement,  ce  serait,  non  point  de  depenser 
trop  d' argent  pour  cet  objet,  mais  de  n'en  pas  depenser 
suffi'jamment.  Si  les  ministres  ont  des  r^formes  a  faire, 
qu'ils  ne  craignent  pas  de  prendre  dans  le  tresor  tout 
I'argcnt  dont  ils  ont  besoin  :  il  se  tronvera,  j'en  suis  sflr, 
dans  ceite  Chambre  assez  d'hommes  bien  pensants  pour 
les  soutenir  et  les  approuver  de  leur  voie.  Que  parlons- 
nous  de  diminuer  le  budget  de  1' instruction  publique  I 


l' INSTRUCTION   PtJnMQUE 


181 


Augmontons-le  plutCt ;  i)  en  rdsultera  toujours  quehiue 
bien,  ct  1' instruction  n'cst  jamais  payee  trop  cher.  • 

II  scrait  i  desirer  que  Ton  entendit  plus  souvcnt  parcil 
langage  dans  nos  assemblies. 

Si  nos  l^gislateurs  avaient  ces  fibres  iddes,  ils  ne  crain- 
draient  pas  de  voter  un  ou  deux  millions  pour  1' instruc- 
tion ])ublique,  et  d'endetter  la  province  i'  ccUte  fin,  s'il 
Ic  fallait,  jusqu'a  I'extrGme  limite  de  son  crd-dit.  Cette 
'dctte  serait  facilement  payde  par  une  gd-neration  plus 
instruite,  purtant  plus  industrieuse  et  plus  riche. 

Et  savcz-vous  ce  que  Ton  ferait  avec  tout  cct  argent  ? — 
On  donnerait  $2,000  par  an  a  de  bons  inspecteurs,  et 
$3,000  dwn  inspecteur-general. — On  paierait  aux  institu- 
tcurs  ou  institutrices  (il  y  en  a  5,060)  la  mfime  somme  que 
la  municipalitd',  pourvu  que  cette  somme  fQt  de  $300  au 
moins. — On  foimerait,  a  Quebec  et  a  Montreal,  un  depot 
de  livrcs  et  d'appareils  pour  les  ecdles,  de  manicre  a  faire 
l)6ncficicr  ics  UiunicipalitCb  de  tous  les  gros  profits  que 
rccoltent  maintenant  les  libraires. — On  construirait  des 
raaisons  d'ecole  dans  les  localit^s  nouvelles  et  pauvres. — 
On  fonderait  des  biblioth^ques  de  paroisse,  etc. 

Pwis,  apres  cela,  il  serait  bien  a  propos  d'exiger  que  les 
commissaires,  qui  sont  les  directeurs  de  I'^cole,  sachent 
lire.  Mais  je  n'insiste  point  la-dessus,  car  on  ne  trouverait 
pas  un  seal  depute  pour  voter  pareille  loi :  cela  lui  fi^rait 
perdte  I'appui  de  I'un  des  commissaires  qui  commande 
deux  voix  dans  le  haut  du  cinquieme  rang  d'une  paroisse 
quelconque. 


IMAGE  EVALUATION 
TEST  TARGET  (MT-3) 


/ 


O 


1.0 


I.I 


l:£|28     |25 

12.2 


1^  lU, 

40  mil  2.0 


1.8 


11.25  i  1.4   i  1.6 


'» 


7: 


V 


/^ 


k 


182 


L  INSTRUCTION   PUBLIQUE 


TV 


PETITION   AU  MTNISTRK    DE    L'INSTRUCTION    PUBLIQUE   LE 

PRIANT   DE   NE   PAS   LAISSER   LES    MAITRES 

d'eCOLE   DANS   LA   MIS^RE. 


Monsieur  le  Ministre, 

Ici,  k  St.  Xiste,  I'institnteur  est  un  jenne  homme  de 
trente  ans,  marie  et  pere  de  trois  gardens ;  la  municipalite 
lui  donne  un  traiteraem  annuel  de  trois  cents  piastres,  et 
lui  attribue  la  moiti6  de  la  maison  d'ecole  pour  so  loger 
avec  sa  famille.  Nous  I'estimons  tons,  et  nous  I'appelons 
familierement  Monsieur  Pierre  ;  au  dire  d'un  charun,  il 
est  iniegre  et  respectable,  aiais  je  vous  avoucrai,  pour  ma 
part,  que  je  ne  suis  pas  rassur6  a  son  endroit.  11  Riourra 
de  faim,  j'en  ai  peur,  si  Dieu  ou  le  gouvernement  ne 
vient  a  son  sccours. 

* 

II  ne  manque  pas  de  talent  et  d'un  certain  savoir. 
Protege  par  un  prfitre  charitable,  il  a  pu  entrer  a  I'^cole 
normale,  ou  il  obtint  ses  diplomes  sans  peine.  Puis  il 
s'est  consacre  a  I'enseignement  primzrire,  suivant  Tobli- 
gation  conlract^e  dans  cette  institution.  Ses  debuts 
dans  la  carriere  ont  et6  facilcs.  Le  cur6  lui  accordait 
sa  confiance  ;   il  la  merita,  et  la  posside  encore ;    les 


l' INSTRUCTION   PUBLIQUE 


183 


commissaires  d'^coles  eux-memes  I'honoraitrt  de  leur 
bon  vouloir :  il  se  croyait  heureux,  lorsqu'un  jour  certain 
brave  homme,  qui  savait  lire  couramment  dans  le  Devoir 
du  Chretien,  nous  offrit  d'instruire  nos  enfaiots  au  prix 
de  deux  cent  cinquante  piastres  par  annee.  La  paroisse 
trouvait  la  une  ecpnoraie  de  cinquante  piastres,  et  plu- 
sieurs  d'entre  nous  pensaient  que  la  paroisse  avail  grand 
besoin  de  faire  des  epargnes  ;  les  taxes  sont  lourdes  chez 
nous,  et  le  .pont  de  la  Petite-Rividre  s'etait  ecroul6  au 
printemps,  puis  le  conseil  de  comte  nous  avait  poursuivis 
pour  quarante-deux  piastres,  au  sujet  d'un  cours  d'eau. 
Tout  cela,  c'est  des  frais,  et  toujours  ne  faut-il  pas  se 
miner.  Cependant,  les  commissaires,  a  la  majorite  d'une 
voix,  r^solurent  d'engager  de  nouveau  notre  jeune  insti- 
tuteur. 

Cela  fit  du  bruit  chez  les  gens  du  quatrieme  rang, 
qui  sont  6conomes,  et  lui,  de  son  cote,  fier  comme  un 
diploma,  fut  vex6  d'un  pareil  succes.  Je  lui  ai  entendu 
dire  que  traiter  ainsi  un  normalien,  c'etait  une  indignite  ; 
il  songea  a  nous  quitter,  mais  finit  par  se  calmer,  elant 
bon  gargon,  comme  on  dit,  et  <l'ailleurs  tfes-devou6  a  la 
noble  mission  de  I'enseignement,  dont  on  lui  a  fait  com- 
prendre  toute  la  grandeur  durawt  son  sejour  a  I'ecole 
normale.  Instruire  I'enfance,  c'est  preparer  I'avenir  du 
peuple  et  s'associer  a  I'apostolat  du  prStre,  c'est  servir 
Dieu  et  la  patrie ;  noble  travail,  labeur  vraiment  di^ne 
d'une  ame  patriotique  et  religieuse.  Quelle  autre  tache 
pourrait  repondre  aussi  pleinement  a  I'ambition  legitime 
d'un  coeur  bien  ne,  capable  de  sacrifices  !  P6netr6  de  ces 
idees  genereuses,  et  subissant  leur  empire  avec  rh^roisme 
ou  la  naivetd  de  son  age,  monsieur  Pierre  se  remit  a 
I'ceuvre  avec  conscience  et  d^vouement. 


184 


L  INSTRUCTION   PUBLIQUE 


Est-il  besoin  de  dire  quMl  n'6tait  pas  au  bout  de  ses 
dpreuves?  Vous  ne  supposez  pas,  monsieur  le  Ministre, 
que,  poMr  etre  instituteur,  on  en  soit  moins  homme : 
I'instituteur  de  St.  Xiste  r&va  mariage.  Chacun  dans  le 
village  s'en  aper^ut  et  pr6dit  qu'il  serait  heureux  avec  la 
jeune  fille,  jolie  et  industrieuse,  qu'il  aimait.  Lui,  crut 
le  moment  arriv6  de  demander  une  augmentation  de 
traitement.  Vous  devinez  bien  ce  qui  arriva.  Non-seulc- 
ment  il  6prouva  un  refus,  mais  les  commissaires  d'^coles, 
n'eOt  ete  I'influence  du  curd  sur  eux,  I'auraient  pri6 
d'aller  chercher  fortune  ailleurs. 

Vous  croyez  sans  doute  que  monsieur  Pierre,  indignd 
plus  que  jamais  et  degoOte,  envoya  tout  de  suite  sa 
demission  et  ddchira  ses  diplotnes.  Vous  vous  trompez. 
Ah  !  il  fut  indignd,  protesta,  jura  presque,  ecrivit  m&me, 
je  crois,  une  lettre  anonyme  dans  les  journaux  de  I'oppo- 
sition  ;  il  est  vrai  aussi  qu'ii  partir  de  ce  jour  il  sembla 
moins  frappd  de  la  grandeur  de  sa  mission  et  moins 
s6duit  par  I'idee  de  son  apostolat :  mais  il  dtait  piqu6 
de  la  tarentule,  je  veux  diie  amoureux  ;  il  gemit,  puis 
accepta  la  nouvelle  dpreuve  que  le  ciel  lui  envoyait.  II 
reflechit  que  cette  terre  n'est  qu'une  vallee  de  larmes, 
et  trouva  de  bonnes  raisoiis  pour  rester  a  St.  Xiste, 
disenchants,  mais  courageux. 

De  fait,  il  poussa  le  courage  jusqu'a  se  marier  tout  de 
suite.  II  fit  bien  assurement,  car  il  est  6crit :  Malheur 
a  r  homme  seul !  Mais  le  mariage  est  une  chaine,  16gere 
peut-Stre,  solide  toujours,  et  monsieur  Pierre,  dans  la 
suite,  ne  fut  plus  aussi  maitre  de  ses  mouvements.  II 
a  sollicit6  encore  plusieurs  fois  un  traitement  plus  6]ev6, 
mais  toujours  en  vain.  Tout  a  fait  decouragd  et  d6goCit6, 


L  INSTRUCTION    PUULIQUE 


185 


il  voulut  alors  abandonner  la  carri^re  de  renseignement : 
mais  quelle  autre  carriere  embrasserait-il  !...  II  faut  pen- 
ser  d  la  femme,  a  I'enfant.  Autrefois,  il  eQt  pu  entrer 
chez  un  n^gociant,  devenir  commis  dans  une  bonne 
maison  j  aujourd'hui  il  n'ose  pas  tenter  cette  aventure, 
craignant  de  manquer  d'aptitude,  car  un  instituteur  se 
forme  a  I'enseignement,  pas  a  autre  chose.  Sa  position 
pr6sente,  quoique  bien  triste,  au  moins  lui  impose  des 
devoirs  qu'il  sait  pouvoir  remplir  ;  la  prudence  lui  con- 
seille  de  se  soumettre  a  son  sort. 

Pour  aller  au  plus  court,  je  vous  redirai,  monsieur  le 
Ministre,  que  notre  instituteur  est  aujourd'hui  p6re  de 
trois  enfants  et  ne  re^oit  encore  que  trois  cents  piastres 
par  ann^e.  Evidemment,  ce  n'est  pas  asscz  pour  qui, 
n'ayant  pas  les  revenus  d'une  terre,  est  oblige  de  tout 
acheter,  la  nourriture  comme  le  vStemcnt.  Aussi,  se 
trouve-t-il  bien  malheureux  ;  il  n'a  pas  d'espoir,  tout  est 
sombre  devant  lui,  il  parle  d'emigrer,  et  Ton  commence 
m&me  a  dire  que  ses  616ves  apprennent  moins  que  les 
ann^es  pass^es.  Je  m'explique  cela :  il  ne  met  plus 
de  coeur  au  travail.  N'est-il  pas  a  craindre  que  le  decou- 
ragement  ne  le  m6ne  a  mal  ?  On  en  a  vu  que  la  pauvret6 
faisait  ivrognes  ou  fripons,  tant  il  est  difficile  qu'un  sac 
vide  tienne  debout !  Dans  tous  les  cas,  s'il  reste  honn&te 
homme,  il  restera  aussi  dans  la  mis^re. 

Ne  viendrez-vous  pas  a  son  aide,  monsieur  le  Ministre  ? 
II  est  vrai  qu'en  g^n^ral  tous  les  instituteurs  sont  dans  le 
m§me  cas ;  mais  pensez  done  que  ces  hommes-la  jouent 
un  role  de  premidre  utilite  dans  I'Etat,  puisqu'ils  sont 
les  instructeurs  du  peuple.  S'il  est  vrai  qne  les  institu- 
tions d6mocratiques  supposent  1' instruction   populaire 


vMf 


L* INSTRUCTION  PUBLIQUE 


comme  leur  fondement  essentiel,  il  faut  reconnaitre  que 
les  maitres  d'ecole  sont  Ics  ouvriers  indispensables  de 
notie  Edifice  politique.  Cc  sont  eux  qui,  enseignant 
d  la  masse  de  la  population  les  premiers  rudiments, 
jettent  ainsi  les  bases  du  gouvernement  parlementaire. 
Et  ces  bienfaiteurs,  loin  d'Gtre  encourages  et  rd'compen- 
ses,  seraient  oublies,  meconnus  par  ceux  mSmes  qui  sur- 
veillent  I'cxercice  de  ce  gouvernement  !  En  verity,  c'est 
la  unc  anomalie  etrange,  et  qui,  permettez-moi  de  le  dire, 
denote  combien  peu  nos  hommes  d'6tat  r6flechissent  sur 
le  caractere  des  institutions  qu'ils  sont  appeles  a  mettre 
en  mouvement.  Si  l' ignorance  est  I'^cueil  principal  de 
ces  institutions,  ce  qui  n'est  pas  douteux  puisqu'elles 
reposent  sur  le  vote  populaire,  le  premier  devoir  du 
politique  est  d'cncourager  1' instruction,  et  cependant 
ceux  qui  la  donnent,  nos  maitres  d'ecole,  vtJgetent  dans 
un  etat  voisin  de  H  compl(^te  mis6re  ! 

lis  sont  les  derniers  de  la  paroisse,  des  parias  auxquels 
on  n'accorde  aucune  consideration,  presque  un  objet  de 
ridicule.  Et  cela  se  comprend  :  leur  carridre  n'est  ni 
un  metier  ni  une  profession,  ils  sont  d^class^s  dans  le 
monde,  il  est  done  naturel  que  Ton  ne  compte  pas  avec 
eux.  Mais  qu'ils  aient  des  appointements  suffisants  pour 
mener  un  train  de  vie  convenable,  qu'on  leur  fasse,  en 
un  mot,  une  carriere  veritable,  et  ils  seront  bienlot 
respectes  comme  ils  devraient  I'Stre  dans  une  society 
qui  honore  et  recherche  1' instruction. 

Vous  repondrez,  monsieur  le  Ministre,  que  It  tresor 
provincial  ne  vous  permet  pas  de  faire  des  largesses,  que 
la  colonisation,  1' emigration,  les  chemins  de  fer  ont  aussi 
des  exigences  et  des  droits.     Je  ne  le  nie  point ;  mais 


*n.', 


L  rNSTRUCTION   PUDLIQUK 


18*/ 


)ienl6t 
iociete 


tresor 
;s,  que 
jt  aussi 
mais 


j'ai  observe  une  chose,  c'cst  que  clans  les  paroisscs  ou 
Ton  propose  de  voter  dc  I'argcnt  pour  les  chemins  de 
fcr,  la  jeune  generation  dWial^i/an/s  se  prononce  toiijours 
en  faveur  de  ces  mesures  d'intcJrfit  public,  Topposition 
vcnant  ordinairement  des  plus  agtl's.  OCi  trouver  I'ex- 
plication  de  cette  difference,  sinon  dans  le  dcgr6  de 
culture  des  uns  ct  des  autres?  L'instruction,  en  61argis- 
sant  le  cercle  des  id6es,  detruit  le  prcjug6  populaire 
contre  les  taxes.  Encouragcz  done  l'instruction,  et  les 
entreprises  publiques  deviendront  faciles,  la  question 
Caancidre  sera  vite  simplifi^e. 

La  moyenne  des  appointeineius  des  instiluteurs  est  de 
^517  par  annee  en  Angleterrc  et  dans  le  pays  de  Galles, 
de  ^551  en  Ecosse.  En  Suede,  on  leur  donne  en  sus 
un  morceau  de  terre  cultivable  et  une  vache.  Ici,  au 
Canada,  sur  ce  sol  d'Amcrique  r^putd  si  favorable  a  la 
venue  des  bonnes  idees,  ferons-nous  moins  pour  la  cause 
de  l'instruction  populaire  ?  On  dit,  monsieur  le  Ministre, 
que  durant  cette  session  des  chambres  de  Quebec  vous 
allez  presenter  un  projet  de  loi  sur  I'education,  Ah  !  si 
\*ous  me  consulticz  A  ce  propos,  je  sais  bien  ce  que  je 
conseillerais.  Je  vous  proposerais  de  mettre  dans  votre 
loi  un  article  qui  dirait  bonnement : 

Touf  maitre  (V icole  primairc  qui  aura  un  trait emcnt  de 
$joo  ou  plus,  touchcra  une  tgale  sommc  sur  le  tresor  pro- 
vinciat. 

Ce  serait  de  Targent  bien  Dlac6,  monsieur  le  Ministre, 
et  qui  rapporterait  au  centuple.  Cela  vaudrait  mieux, 
dans  tous  les  cas,  que  de  faire  venir  ici  A  grands  frais  des 
communards  parisiens. 

I  decembre  1S74. 


ff 


LA  QUESTION  AGRICOLE 


Le  printemps,  cette  ann6e,  a  6t<S  marqu6  par  une 
veritable  disette  de  fourrage  dans  les  campagnes.  En 
beaucoup  d'endroits,  les  bestiaux  sont  morts  de  faim,  ou 
s'ils  "ne  mouraient  pas  tous,  lous  6taient  frappfe,"  et 
I'on  cite  plusieurs  cultivateurs  dont  les  chevaux  sont  au- 
jourd'hui  trop  affaiblis  pour  faire  le  travail  des  semailles. 
On  a  vu  des  habitants  forces  de  donner  en  nourriture 
aux  animaux  les  toits  de  chaume  qui  couvraient  leurs 
granges  depuis  nombre  d'ann^es ;  les  moins  6prouvds  ont 
des  vaches  qui  chancellent.  Ces  paavres  gens  sont  les 
memes  qui,  I'automne  dernier  et  durant  I'hiver,  vendaient 
leur  paille  pour  deux  piastres  les  cent  bottes  !  Avec  une 
imprdvoyance  qu'ils  comprennent  mie?u  que  personne 
maintenant,  ils  comptaient  sans  le  printemps  taidif  qui  a 
trouv6  lewrs  granges  vides. 

Parmi  les  proverbes,  expression  du  sens  commun  qui 
doit  pr&ideraux  ar/ions  joamalidres,  il  en  est  deuxqu'il 


I'JO 


LA  QUESTION  ACRICOLE 


faut  savoir  concilier  pour  Otrc  repute  sage.     Le  premier 
dit :  l.a  richessc  est  a  qui  la  posside,  non  pas  i  qui  en  est 
pofiiiitlc  ;  le  second  :  Lorsque  I'argcnt  cntrc  par  la  porte, 
il  faut  prendre  garde  qu'il  ne  sortc  par  Ics   fenCtrcs. 
Obd'ir  i  cr-  deux  proverbes,  c'est  i  la  fois  se  respecter 
soi-mOme  en  fuyant  I'avarice,  en  jouissant  avec  discrt-tion 
du  bicn  acquis,  et  se  montrer  pr6voyant  en  faisant  des 
6pargnes  pour  I'avenir.     Le  detachement  des  richesses, 
joint  a  la  prdvoyance,  tout  est  la,  surtout  en  agriculture. 
Mais  nous  autres,  Canadiens,  nous  avons  une  fa^on  parti- 
culiiire  do  jeter  nos  revenus  par  les  fen6tres  sans  cesser 
d'aimer  I'argent.     Nous  ne  laissons  pas  facilement  sortir 
de  r.otre  gousset  une  pi^ce  de  cinq  sous,  et  cependant, 
d'un  coeur  Ic'ger,  nous  faisons  des  dettes  pour  acheter  un 
article  de  luxe,  nous  mangeons  les  produits  de  nos  tern^s 
en  parties  de  plaisir,  nous  perdons  notre  temps.     Lors- 
qu'on  nous  parle  des  succ^s  de  telle  famille  de  cultiva- 
teurs  arriv^e  depuis  peu  d'Angleterre   ou  de   France, 
nous  aimons  k  repondre  :   "  Ce  n'est  pas  ^tonnant,  ces 
gens-la  ne  mangent  pas,  ne  depensent  rien."    II  se  peut, 
en  effet,   que  leur  economic  soit  pouss6e  a  I'exces,  et 
certaines  privations  n'ont  rien  d'honorable ;  elles  repu- 
gnent  dans  tous  les  cas  aux  habitudes  de  vie  plus  large 
du  nouveau  monde ;    mais   tout  de  m2me,   et  tenant 
conipte  des  differences  de  moeurs  et  de  caract^res,  nous 
p6chons,  avouons-le,  par  I'exc^s  contraire,  et  nous  ou- 
blions  trop  que  de  grasse  cuisine  sort  maigre  testament. 

Le  luxe  en  toutes  choses  est  notre  defaut  capital. 
AUez,  le  dimanche,  dans  une  paroisse  quelconque  du 
Bas-Canada;  en  voyant  tant  d'elegants  Equipages,  vous 
6tes  6merveill6s,  et  I'etranger  constate  avec  surprise  qu'il 
n'existe  pas  (\e pajisans  dans  notre  province,  qu'il  n'y  a 


LA  QUESTION   AGRICOLE 


191 


que  ties  cultivateurs  a  Taisc.  Mais,  d'un  autre  cOtd,  si 
vous  comparez  le  prix  de  cc3  bcnux  clicvaux,  de  ces  beaux 
harnais,  dc  ccs  belles  voitures,  avec  Icchiffrc  des  rcvc*mi5 
du  proprictaire,  vous  serez  obliges  de  rcconnaitrc  chcz 
ce  dernier  une  ccrtaine  extravagance.  Et  si  Ton  vous 
apprend  ensuite  qu'un  grand  nombre  de  Canadicns-fran- 
^ais  ont  d'te  forces  depuis  quclques  annd'cs  d'abandonncr 
leurs  terres  pour  aller  travailler  dans  les  manufactures 
aux  Etats-Unis,  vous  a' en  serez  guere  surpris. 

Le  cultivateur  vous  dira  sans  doute  qu'il  fatrt  toujour 
un  peu  profiler  de  la  vie,  qu'ils  vaut  mieux  capitaliser 
moins  et  se  donncr  plus  de  loisirs,  qu'4  la  mort  on 
n'emporte  rien  avec  soi.  Ses  raisons  sont  pC'rcmptoircs... 
exxepte  lorsque  le  printemps  se  fait  attendre. 

Au  moins,  pour  faire  face  a.  ces  depenses,  prenons-nous 
let:  moyens  d'obtenir  de  la  terra  le  plus  de  revenus  pos- 
sibles ?  I-aisons-noiis  rendre  au  sol  tout  ce  qu'il  pcut 
donner?  Un  seul  fait  suflit  aux  hommes  du  metier  pour 
decider  cctte  question :  nous  vendons  nos  fourragcs, 
parfois  nos  fumiers  1  Et  pourquoi  ?  Nous  savons  cc^xjn- 
dant  que  les  animaux  ont  Ijesoln  de  paille  ct  la  terre 
d'engrais ;  rnais  il  en  est  de  cela  comme  dc  bien  d'autres 
choses  ou  nous  raisonnons  JHSte  ct  agissons  mal.  La 
negligence,  I'habitude  de  laisser  faire,  la  repugnance  a 
s'assujetir  a  un  travail  continuel  nous  font  jctci  au  vent 
parfois  la  meillcure  part  de  eos  richesses  fertilisantes  et 
negliger  tons  cen  petits  moyens  qui,  au  bout  de  Tan  du 
travaillcursoigneux,  se  traduisent  parde  grands  resultats. 
Puis,  s'il  nous  arrive  un  revers,  nous  accusons  le  ciel  ou 
le  gouvernement. 

**Amis,  disait  lYanklin,  il  est  vnii  que  les  taxes  sont 
lourdes.     Si  nous  n'avions  a  payer  que  celles  que  le  gou- 


19*i 


LA   QUESTION    AGRIC'OLE 


vcrncmcnt  nous  impose,  nous  pourrions  encore  nous  tir«r 
d'affairc,  mnis  nous  en  avons  beaucoup  cl'autres,  et  qui 
sont  bien  plus  onireuses  pour  quelques-uns  il'cntrc  nous. 
Notre  oisivetfe  nous  taxe  au  double  de  I'impdt  ordinaire, 
notre  orgueil  au  triple  et  notre  folic  au  quadriiple.  Ccs 
taxes-U,  il  n'est  pas  de  percepteur  qui  puisse  nous  en 
d6charger  nien  diminuer  le  poids  e»  nous  accordant  une 
remise.  Cependant,  si  nous  sommes  gens  i  suivre  un 
bon  avis,  tout  n'est  pas  perdu.  Aitie-toif  le  del  t'auierat 
comme  dit  le  bonhomnie  V    hard." 

Tout  se  tient  en  agriculuire,  suivant  cet  axi6me  :  Le 
pr6  donne  le  foin,  le  foin  nourrit  le  bdtail,  le  b6tail  fait 
le  fumier,  et  le  fumier  produit  le  grain. 

"  L'elevage,  dit  Michel  Chevalier,  est  la  plus  grande 
richesse  d'un  pays,  puisquc  seul  il  pcut  pr«ivcnir  I'appau- 
vrissement  du  sol." 

Pour  bien  comprendre  cette  v6rit6,  il  suffit  de  con- 
siderer  que  les  plantes  tirent  leurs  principes,  leur  sub- 
stance de  la  terre.  La  vegetation  n'est  pas  une  creation  ; 
c'est  une  combinaison  de  matieres  qui  existent  piCala- 
blement  dans  le  sol  a  I'dtat  latent.  La  plante  qui  pousse 
prend  tous  ses  6l6ments  dans  le  sol  mfime  ;  les  grains  qui 
surgissent,  ce  sont  certains  6l6ments  qui,  en  se  combinant 
selon  les  mysterieuses  lois  de  la  nature,  sc  dOgagent  de  la 
terre  dont  ils  sont  la  partie  la  plus  pure  et  la  plus  riche. 
Par  le  travail  de  la  vegetation  la  terre  perd  done  do  sa 
propre  substance ;  le  vegetal,  c'est  une  portion  de  matiere 
enlevee  a  la  terre.  Ainsi,  en  cultivant  toujours  les  mSmes 
plantes  sur  le  m6me  terrain,  on  ferait  bientot  perdre  a 
celui-ci  les  substances  dont  ces  plantes  se  composent : 
voila  pourquoi  on  alterne  les  cultures. 


LA   gUESTlUN    AUKICOLK 


193 


Mais  Ic  systdme  de  rotations,  d'assolements  ne  suffit 
point ;  le  sol  nc  rilipare  pas  cnti<irement  scs  forces  tie 
lui-mfime,  il  faiit  Ic  sustcntcr,  lui  rcndre  par  dcs  pngrais 
sa  fertilite  premitire  dimimiee  par  I'absencede  laquantite 
dc  maticre  qui  a  scrvi  a  la  composidou  des  plaatcs  qu'il 
a  produitcs. 

On  ignore  trop,  malheureuseinent,  ces  choses  6l<i- 
mentaircs,  et  il  faut  s't'tonner  non  pas  do  re  que  I'agri- 
culture  soit  en  souffrance,  mais  de  ce  (ju'elle  ne  souffre 
pas  davantage  ;  car  comment  cxigrr  qu'un  hommc 
fasse  bien  ce  qu'il  a  mal  appris  ?  Chose  de>  plus 
^tranges  !  I'agriculture  n'a  jamais  6t6  enseignee  dans 
ce  pays  habits  aux  trois  quarts  par  des  cultivateurs.  An 
college,  on  m'a  fait  apprendre  le  fran^ais,  I'anglais,  le 
latin,  le  grec,  I'histoire,  la  geographie,  la  litttrature,  les 
raath6matiques,  Tastronomie,  la  philosophic  et  le  cale- 
chisme ;  puis,  une  fois  entr6  dans  le  monde,  j'ai  6te  a 
mSme  d'etudier  la  comptaUlitd,  la  midecine,  le  droit,  le 
g6nie,  sous  la  direction  de  profosseurs  entenilus  ;  mais 
de  toute  ma  vie  je  n'ai  eu  I'occasion  de  recevoir  une 
seule  le^on  d'agriculture.  Et  pourtant  je  suis  le  fils  d'un 
agricalteur;  la  society  savait  qi"*  j'heriterais  un  jour  de 
la  terre  paternelle  et  que  ma  vie  oC  passerait  aux  champs  : 
pourquoi  ne  m'a-t-elle  pas  enseign6  I'art  de  preparer  le 
sol,  de  le  faire  produire  abondamment  et  d'augmenter  sa 
fertilite  naturelle  ? 

Nous  6tions  cinquante  a  I'ecole  du  village,  tous  enfants 
dc  laboureurs  :  jamais  le  maltre  ne  nous  a  dit  un  mot 
des  [)remiers  principes  de  culture.  Ce  que  nous  en  savons, 
nous  I'avons  appris  au  hasard  dans  la  I'amille  ou  des 
voisins,  qui  eux-memes  le  tenaient  de  la  tradition  routi- 

13 


194 


LA   QUESTION   AGRICOLE 


I  . 


ni6re.  Et  Ton  nous  reproche  maintenant  de  ne  pas 
_  savoir  exploiter  nos  terres,  de  ne  pas  suivre  un  systeme 
r^gulicr  de  rotation,  de  ne  pas  comprendre  que  le  sol 
s'^puise  s'il  n'est  travaill6  dans  de  certaines  conditions, 
et  que  sais-je  encore?  Pourquoi  ne  pas  faire  aussi  a 
riiabitant  un  crime  de  ne  pouvoir  arguer  en  cour,  traiter 
la  fidvre  quarte,  et  calculer  le  carr6  de  I'hypotcnusc?  Ce 
serait  pareillement  raisonnablc,  oar  11  a  entenda  formuler 
des  exceptions  p^remptoires  en  droit,  vu  ad.ministrci  dcs 
drogues  aux  malades  ct  tracer  des  figures  g^om^triques, 
tout  comme  il  a  assist^  aux  labours  et  aux  semailles, 
c'est-a-dire  sans  comprendre  la  raison  de  droit,  Ic  fait 
physiologique  et  la  formule  d'algebre  plus  f[uc  le  principe 
general  do  chimie  agricole.  II  voit  que  ses  champs 
poussent  mal,  et  ne  peut  en  dire  Ic  pourquoi,  non  plus 
que  de  la  perte  de  ses  causes,  de  la  raort  de  ses  patients, 
de  la  confusion  de  ses  lignes,  s'il  s'improvise  avocat, 
mMecin  ou  g^ometre. 

On  reproche  au  cultivateur  dcs  inconsequences ;  mais 
songe-t-on  a  lui  apprendre  a  bien  gouverner  sa  barque, 
i  lui  prgcher  I'ordre  et  la  prudence  ?  Le  clerg^,  qui  nous 
rend  de  si  nombrcux  services,  fait-il  dans  les  c.^.mpagnes 
tout  le  bien  materiel  qu'il  pourrait  faire?  II  est  en 
communication  constante  avec  le  peuple,  ii  connait  ses 
besoins  et  ses  ddfauts :  que  ne  lui  parle-t-il  plus  souvent 
des  negligences,  des  erreurs  dispendieuses  qui  le  luinent 
ou  fri  ppent  son  travail  de  sterility  !  La  prevoyance, 
r^pargne,  la  moderation,  la  frugalite  sont  filles  des 
vertus  chretiennes  dont  le  prctre  est  le  propagateur  na- 
turel.  On  a  mille  fois  cit6  ce  mot  de  Montesquieu  : 
"  Chose  admirable  !  la  religion  chr^tiennc,  qui  ne  semble 
avoir  d'objet  que  la  felicity  de  I'autre  vie,  fait  encore 


LA   QUESTION    AGRICOLE 


195 


le  pas 
y^steme 

le  sol     , 
litions, 
aussi  d 
,  trailer 
se?  Ce 
armuler 
trei  des 
triques, 
mailles, 
,  le  fait 
principe 

champs 
ion  plus 
patients, 

avocat, 

es ;  mais 
barciue, 
qui  nous 
mpagncs 
1  est   en 
nnait  ses 
;  souvent 
luinent 
.oyance, 
illes  des 
iteur  na- 
tesquieu  : 
le  scmble 
lit  encore 


notre  bonhcur  dans  cclle-ci. "  II  appartient  au  clerg6 
de  justificr,  pour  ce  qui  est  des  cultivateurs,  cette  belle 
parole  ;  lui  seul  peut  Ic  faire,  car  la  voix  de  bien  d'autres, 
dont  r influence  s'exerce  par  les  journaux  ou  les  livres, 
n'arrive  pas  jusqu'a  ceux  qui  ont  le  plus  besoin  de  con- 
seils  et  d' instruction.  Ces  lignes,  par  exemple,  on  le 
salt  tres-bien,  ne  seront  lues  que  par  une  certaine  61ite 
dans  la  campagne. 

Mais  pour  la  generation  qui  grandit,  il  est  avant  tout 
de  premiere  necessiteque  Ton  enseigne  I'agriculture  dans 
les  ecoles  elementaires,  II  faut  que  I'enfant  apprenne  un 
catechisme  agricole  en  m6me  temps  que  le  catechisme  de 
la  foi  catholique.  Sauver  son  ame  et  bien  cultiver  sa 
terre,  voila  les  deux  devoirs  du  cultivateur  sous  I'egide 
de  I'Eglise  et  de  I'Etat.  L'Eglise  le  dirige  dans  la  voie 
du  premier;  I'Etat  ne  I'aide  pas  assez  dans  I'accomplis- 
sement  du  second,  et  tant  qu'il  ne  I'aura'pas  fait  serieu. 
semcnt,  gardons-nous  d'incriminer  le  cultivateur  qui 
s'appauvrit  et  finit  par  emigrer  :  nous  sommes  tous  cou- 
pables  solidairement. 

Le  cabinet  de  Quebec,  hatons-nous  de  le  dire,  a  rendu 
obligatoire  I'enseigncment  agricole  dans  toutes  les  ecoles 
de  la  province.  Cette  mesure  s'est  fait  longtemps  at- 
tendre  ;  mais  peut-otre  la  chose  s'explique-t-elle  par  I'ab- 
sence  d'un  bon  manuel  d'agriculture,  d'un  catechisme 
agricole  qui  pfti  convenir  a  I'cnfance.  I)  dtait  reserve 
au  Dr.  Hubert  Larue  d'ecrire  pour  les  enfants  des  culti- 
vateurs ce  code  de  I'agricuUure  pratique,  ceuvre  difficile 
a  cause  du  langage  qu'clle  exigc  pour  mettre  a  la  portee 
des  plus  jeunes  intelligences  les  principes  de  la  chimie 
agricole.  Le  Dr.  Larue,  qui  a  le  talent  du  vulgarisateur, 
a  triompbe  completement  de  cette  difficulte. 


19G 


LA   QUESTTON   AGRICOLE 


Douze  mille  exemplaires  de  son  Petit  Manuel  if  Agri- 
culture  ont  6td'  distribues  aux  dcoles  dans  I'espace  de  six 
mois.  C'est  deja  une  r^forme  sdrieuse,  et  qui  sufifirait  a 
faire  honorer  des  vrais  amis  du  pays  le  nom  du  ministre 
qui  I'a  accomplie,  M.  Gideon  Ouimet. 

Deux  choses  doivent  inqui^ter  le  public  maintenant. 
D'abord,  le  «  Manuel  »  est-il  sirieusemmt  enseign6  dans 
les  ^coles  ? 

Ensuite,  le  gouvernement,  qui  augmente  ainsi  les  obli- 
gations de  I'instituteur,  ne  croit-il  pas  juste  d'augmenter, 
i  meme  le  tresor  de  la  province,  leur  remuneration 
annuelle  ?  L'instruction  est  essentielle  au  peuple,  et  ceux 
qui  la  donnent  sont  mal  pay6s  :  c'est  absurde. 


^1?: 


Agri- 
le  six 
rait  a 
iiistre 


i» 


nant. 
dans 


.  obli- 
2nter, 
ration 
t  ceux 


LA  LOI  fiLECTORALE 


LE  CENS  D'tLIGIBILITi 


Dans  notre  pays,  les  conservateurs  et  m6me  une  foule 
de  lib^raux  attachent  beaucoup  d'importance  au  cens 
d'dli/ribilit^,  a  la  qualification  fonciere  des  d^put^s  ;  ils 
voient  une  forte  garantie  dans  le  fait  qu'un  membre  du 
parlement  possede  un  immeuble  de  deux  mille  piastres. 
Mais  cette  question  a  6te  discutee  plusieurs  fois,  depuis 
1869  surtout :  a  cett6  6poque,  la  Minerve,  organe  reconnu 
du  parti  conservdietir,  proposa  de  faire  disparaitre  de  nos 
statuts  cette  disposition  plus  embarrassante  qu'efficace  ; 
en  1872,  M.  Chauveau,  ckef  du  cabinet  provincial, 
voulait  abaisser  le  cens  d'eligibilit^  ;  le  pr6jug<5,  en  un 
mot,  qui  donnait  a  cette  exigence  de  la  loi  toute  sa 


m 


LA   LOl   tLECTORAT,E 


valeur,  s'il  n'est  pas  completcment  dispani,  a  perdu  du 
moins  pen  i  pcu  bcaucoup  de  son  empire.  Nous  csperons 
que  Sir  John  A.  Macdonald  lui  donncra  le  dernier  coup 
par  le  nouvcau  "  bill  d' Elections  "  annoncc  dans  le  dis- 
cours  du  Trone. 

En  Angleterre,  le  ccns  d'eligibilit6  a  6te  modifi6  con- 
siderablement  dds  1838  et  aboli  tout  a  fait  en  1858  ;  il  y 
avait  deja  longlemps  que,  d;<ns  la  pratique,  cette  loi 
etait  devenue  Icttrc  niorte.  Le  peuple  anglais  avait  plus 
d'une  fois  6lu  des  hommes  qui,  non-senlement  ne  posse- 
daient  aucun  immeuble,  mais  qui  n'etaient  j)as  m6me 
majeurs,  montrant  par  la  que  la  principale  qualite  qu'il 
croyait  devoir  exiger  de  ses  deputes,  etait,  non  pas 
la  rickesse  territorialc,  mais  la  valeur  intellectuelle  et 
morale.  La  pa-  rete  on  la  jeunesse  ne  sont  pas  des 
defauts  absolus  ajx  yeux  du  public  anglais  ;  I'intelligence 
des  choses  politiques  est  pour  lui  la  principale  des 
garanties.  De  fait,  pourquoi  I'intelligence  sans  fortune 
n'aurait-elle  pas  ses  entrees  libres  dans  la  carriere  comma 
la  propriete  ou  le  capital,  auxquels  I'intelligence,  dans 
bien  des  cas,  fera  toujours  d&faut  ? 

Bi  Ton  a  cru  en  Angleterre  devoir  ainsi  mettre  un 
tcrme  a  ces  exigences  de  la  loi,  on  se  demande  pourquoi 
nous  serions  plus  severes  en  ce  pays. 

Quel  est  le  but  que  le  legislateur  s'est  propose  en 
instituant  le  cens  d'eligibilite  ?  C'estd'obtenir  la  garan- 
tie  que  les  representants  du  peuple, .auront  des  interdts 
identiques  a  ceux  du  peupie  lui-meme. 

Mais,  d'abord,  cette  garantie  est  absolument  illusoire, 
car  on  sait  bien  que  pres  de  la  moitie  des  deputes  ne 
sont  pas  reellement  proprietaires  de  terrains  valant  deux 


LA  LOI    ELECTORALE 


199 


mille  dollars.  Rien  de  plus  facile  (Jue  d'dluder,  meme 
d'une  mani(ire  parfaitemcit  honnCte,  les  prescriptions 
du  statut  sous  cc  rapport.  Pour  fitre  proprietaire  il 
suffit  d'avoir  un  contrat,  que  ce  contrat  ait  6te  ou 
non  accords  pour  consideration  valable.  II  n'y  a 
aucun  doute  sur  ce  point  depuis  la  decision  du  comite 
parlementaire  qui  a  jug6  la  petition  de  M.  Provencher 
contre  le  dd'pute  d'Yamaska  en  1868.  L*61igibilite  de 
M.  Provencher  lui-wieme  ayant  ete  contestee,  on  lui  de- 
manda  s'il  avait  acliete  une  terre  dans  le  but  de  devenir 
Eligible  et  s'il  avait  pay6  pour  cet  immeuble  la  somme 
portee  a  son  contrat  cl'achat ;  il  r6pondit  aftirmativement 
a  la  premiere  question,  ndgativement  a  la  seconde,  et 
n(^anmoins  le  comitd  passa  outre  ;  il  ne  renvoya  M.  Pro- 
vencher des  fins  de  sa  petition  que  sar  le  chef  de  valeur 
insuftisante  de  I'immeuble.  N'arrive-t-il  pas,  d'ailleurs, 
qu'un  candidat  bien  et  dQment  (Eligible  le  jour  de  I'elec- 
tion,  cesse  de  I'Ctre  I'annee  suivante  a  la  suite  de  transac- 
tions malheureuses  ?  Que  devient  dans  ce  cas  la  pr6- 
tendue  garantie  des  electeurs  ? 

En  reality,  les  electeurs  ne  peuvent  rechercher  que 
deux  garanties  chez  leurs  representants,  et  elles  sont 
toul-a-fait  indepeindzntes  de  la  qualite  de  proprietaire ; 
c'est  I'honnetete  et  Tint^rSt.  Le  peuple  doit  choisir  un 
honnete  homme  dont  I'interSt  sera  de  voter  au  gre  des 
electeurs  ;  cet  interSt  n'est  autre  que  le  besoin  de  conser- 
ver  la  confiance  publiqiie  pour  etre  reelii.  L'honnetete  et 
I'ambition  d'etre  reelu  conseilleront  eiialement  au  depute 
de  tenir  ses  promesses  et  d'expriruer  toujours  exactement 
par  son  vote  le  voe*  du  comt^  qu'il  repre  enie. 

Le  depute  est  1' homme  de  confiance  du  peuple.  Pour- 
quoi  veut-on  q*'il  possede  un  pied  carr6  de  terre  ?  Si  le 


200 


LA    LOI    ELECTURA1.E 


peuple  donne  sa  confiance  a  un  homme  pauvre,  pourquoi 
n'aurait-il  pas  la  liberty  de  I'envoyer  au  parlement  ?  Les 
qualit^s  qui  in<iritent  au  citoyen  h  confiance  jjopulaire 
fnnt-elles  des  corollaiics  de  la  quality  de  propri^talre  ? 
Non,  certes.  II  y  a  des  hommes  riches  qui  ne  meritent 
que  le  md'pris,  et  des  homines  sans  fortune  qui  sont 
dignes  du  mandat  le  plus  important.  , 

Du  moment  qu'un  homme  possdde  la  confiance  de-; 
electeurs,  il  est  qual^fie  pour  fitre  depute.  Les  clecL'^urs 
sont  pris  parmi  les  citoyens  qui  ont  intdrSt  a  la  chcse 
publique,  iis  sont  la  source  du  gouvcrnement,  et  c'est 
la  ralson  d'fitre  du  ';cns  electoral  ;  mais  il  n'est  pas 
logique  de  limitcr  Icur  choix.  II  faut  que  leurs  opinions 
soient  representees  en  parlement,  voila  tout  :  par  qui, 
peu  importe,  pourvu  que  ce  soit  par  I'homme  qu'ils 
auront  choisi. 

C'est  ainsi  probablement  que  I'on  a  compris  la  chose 
en  Angleterre. 

Exiger  la  richesse  immobiliere  des  senateurs  et  des 
ronseillers  Icgislatifs,  c'est  logique  :  ils  sont  crt^es 
precis^ment  pour  faire  contrepoids  a  la  chambre  des 
rcpresentants  clus,  et  puisque,  d'une  part,  ils  ne  pour- 
raicKt  accomplir  cette  m  ^sion  s'/ls  n'avaient  tous  des 
intcrGts  sptciaux  et,  dans  une  certaine  mesure,  differents 
de  ceux  des  deputes  nommes  par  le  peuple,  et  que, 
d'autre  part,  nous  n'avons  point  d'aristocratie  nobiliaire 
en  ce  pays,  il  a  bien  fallu  recruter  cette  seconde  chambre 
parmi  les  grands  proprietaires.  La  constitution  devait 
exiger  de  cette  seconde  chambre  certaines  garanties 
de  fidelite  au  role  qu'elle  lui  destine  :  chercherait-elle 
ces  garanties  dans  le  mode  d'election  comme  aux  Etats- 
Unis,  ou  dans  la  fortune  territorial  de  ses  membres  ? 


LA    LOI    tLECTORALE 


m 


C'est  A  la  proprid't^  qu'elle  Ics  a  tlemanddcs,  et  la  qua- 
lite  dc  propri(itaire.s  foncier.i  obligatoire  chez  les  s6na- 
teurs  et  les  conscillers  sc  trouAc  etre  ainsi  une  dcs  assises 
de  not  re  constitution. 

En  est-il  de  mOnie  du  cens  d'eligibilit6  ?  Serait-ce 
porter  atteinte  aux  principes  de  notre  constitution  que 
de  statuer  qu'd  I'avenir  il  ne  sera  pas  nd'cessaire  d'Otre 
propricitaire  pour  Otre  digne  du  suffrage  populaire  ?  Evi- 
demment  non,  *?t  le  cens  d'eligibilite  n'est  qu'un  detail 
dans  nos  lois.  Nous  nous  expliquons  son  origine  :  c'est 
une  garantic  creee  par  I'esprit  de  sagesse  conservatrice 
qui  a  preside  a  la  naissance  dc  nos  institutions.  On  a 
pense  qu'il  lallait  d'ul)ord  prendre  ses  precautions  avec 
I'electeur  en  ne  lui  donnant  le  droit  de  vote  qu'en  tant 
qu'il  saurait  montrer  une  certainc  proprivjte  pour  r6- 
pondre  de  son  respect  de  I'ordre  social  ;  puis  ensuite, 
on  s'est  dit  qu'il  fallait  aller  plus  loin,  se  defier  niGme  de 
cet  dlecteur  proprietaire,  a  cause  de  son  education  poli- 
tique incomplete,  et  se  preniunir  contre  les  deputes  eux- 
m£mcs  en  limitant  le  choix  populaire  a  ceux  qui  pour- 
raicnt  offrir  comme  caution  de  leur  amour  de  I'ordre  une 
propri6te  de  deux  mille  piastres.  Ces  exigences  etaient- 
elles  raisonnables  ?  Oui,  nous  le  croyons. 

Le  sont-elles  encore  ?  II  semble  que  non.  Avec  un 
peuple  ignorant,  le  legi.;lateur  doit  user  dc  beaucoup  de 
prevoyancc ;  avec  un  peuple  instruit,  il  en  faut  moins : 
cette  verit6  banale  est  Ic  i)reniier  dcs  aphorismes  conser- 
vateurs.  Qu'est-ce,  en  effet,  que  le  parti  conservateur  sous 
le  gouvcrnement  parlementairc  ?  C'est  le  parti  qui  a 
pour  principe  general  dc  politique  interieure,  qu'il  faut 
maintenir  I'equilibre  entre  1' instruction  du  peuple  et  sa 
participation  a  son  propre  gouvcrnement,  et  rendre  cette 


202 


LA   LOI    ELECTORALE 


participafion  plus  directe  au  lur  et  a  mesure  que  sc  d(ive- 
loppe  I'instruction  populaire,  c'est-a-dire  la  raison  poli- 
tique clu  peuple.  Cost  ainsi  que  Ic  cens  electoral,  on  la 
qitalification  des  (['lecteurs,  a  6t^  abaisst  de  temps  a  autre 
en  Anglctcrre  ;  c'est  ain;:i  que  Sir  John  A.  Macdonald 
propose  de  donncr  droit  dc  vote  d  tout  majeur  qui  regoit 
un  salaire  annuel  de  qaatre  cents  piastres,  C'tendant  par 
la  le  suffrage  poi)ulaire  d'une  maniere  qui  aurait  paru 
monstrueuse  il  y  a  dix  ans  ;  etifm,  c'est  ainsi  que  duns 
un  avenir  plus  ou  moins  eloigne,  lorsquc  I'd-ducation 
du  peuple  sera  complet^e,  Voa  verra  peut-Otre  un  chef 
conservateur  etablir  le  suffrage  uaivcrssl.  Lc!<  radicaux 
n'obcissent  pas  au  mOme  princi[)e  ;  ils  semblcnt,  au  con- 
traire,  n'avoir  d'autre  ambition  que  de  doranger  cet 
equilibre,  ce  niveau  salutaire,  en  faisant  des  rcformes 
intempcstives,  des  changements  auxquels  le  peuple  n'est 
pas  sufTisamment  prepare,  et  ils  sont  en  ce  point  un  parti 
revolutionnaire. 

Mais,  i^Lous  le  dcmandons,  le  peuple  canadien  n'est-il 
pas  assez  avance  dans  I'art  de  se  gouverner  lui-mGme 
pour  n'avoir  plus  besoin  de  cette  garantie  extreme  du 
cens  d'cligibilite  ?  Nous  nous  vantons  parfois  d'etre 
plus  sages  duns  les  choscs  politiques  que  tous  les  autres 
peuples  ;  s'il  en  est  ainsi,  le  cens  d'eligibilite  n'est 
qu'une  anomalic  cLez  nous,  car  il  n'existe  ni  aux  Etats- 
Unis,  ni  en  Angleterre,  ni  en  France. 

Pourquoi  tenir  a  cette  vieillerie  lorsque  nous  compre- 
nons  si  bien  les  idees  nouvelles? 

Le  projet  de  loi  prcsentd  par  Sir  John  A.  Macdonald 
coiitient,  disioiis-nous,  une  clause  qui  donne  droit  i\^ 
vote  a  tout  majeur  gagnant  un  salaire  annuel  de  ciuatn: 


LA   LOl    feLECTORALE 


203 


:l^ve- 
poli- 
ou  la 
autre 
on  aid 
recoil 
It  par 
:  paru 
J  dans 
cation 
11  chef 
dicaux 
lu  con- 
fer cet 
;  formes 
ie  n'est 
in  parti 

n'est-il 

i-mDmc 
lenic  du 
d'etre 
s  autres 
6  n'est 
1  Etats- 

:ompre- 

cdonald 
Iroit  de 
^  (luairi- 


cents  dollars.  Or,  Ic  moment  oii  le  Premier  ministre 
ttend  Ic  suffrage  populaire  et  donne  droit  de  vote  d  toute 
une  classe  de  non-proprietaircs,  nc  nous  autoiise  juJre  a 
dire  aux  clecteurs  :  Vous  manqucz  encore  d'edi";ation 
politique  au  poiat  que  nous  devons  circonscrire  votre 
choix  A  une  ccrtainc  classe  d'liommes  reputes  sages  ; 
lorsque  vous  scrcz  plus  avances,  nous  vous  laisserons 
libros  dc  donncr  votrc  confiance  a  qui  vous  plaira. 

S'il  est  vrai  que  notre  pcuple  a  bcsoia  d'etre  telle- 
mcnt  restreint,  gardons-nous  d'etcndie  Ic  droit  dc 
suffrage,  d'vitons  surtout  dc  rcndre  clecteurs  les  citoycns 
qui  ne  possedent  point,  car  la  premiere  dcs  garunties 
consistera  toujours  dans  le  caractere  de  Teler-teur,  et, 
suivant  I'esprit  des  institutions  britanni(]ues,  c'est  la 
propriety  qui  constitue  sa  dignitc.  II  est  facile  dc  com- 
prendre  que  Ton  mette  des  conditions  a  la  quality  d'elec- 
teurs,  car  Ics  tlecteurs  nomment  les  gouvernants,  et  il 
est  raisonnable  que  ceux-ci  soient  les  fondes  de  pouvoir 
d'hommes  interesses  au  bon  ordre  de  la  societe  ;  or, 
la  propriety  est  assuremcnt  le  mcillcur  des  garants  de 
cct  interfit  ^hez  les  clecteurs.  Mais  si  nous  somnes  un 
peuple  assez  calmc,  assez  raisonnable  dans  les  affaires 
pubiiqucs  pour  que  mfinae  ceux  d'cntrc  nous  qui  ne  poi- 
sedent  rien  et  qui  devraient  fitre,  suivant  la  pure  theorie 
constitutionnelle,  tenus  en  defiance  precisemcnt  a  cause 
de  cela,  puissent  Ctre  associes  au  droit  de  vote  sans  dan- 
ger pour  r ordre,  a  plus  forte  raison  sommcs-nous  en  etat 
de  nous  bien  conduire  sans  ctre  brides  par  le  cens  d'eli- 
gibilite,  surcroit  de  precautions  par  Icqucl  on  veut 
s'assurer  que  nous  ne  pourrons  choisir  que  de  digncs 
representants.  Si  les  tlcctewrs  ont  tant  de  raison  qu'il 
ne   faille   plus  exiger  qu'ils  soient   tons   proprietaires, 


204 


LA  LOI   feLECtORAT.K 


laissc2-les  done  compl«itcment  librcs  d'tilire  (lui  bon  Iciir 
scmblc  ;  ils  nc  donneront  Iciir  confiunrc  ciu'ii  bon  oscicnt. 
S'ils  pcnsent  que  la  (lualitd*  rle  proprictairc  est  line 
garantie,  Us  choisiront  un  proprietaire  ;  s'ils  trouvcnt 
dcs  quabt^s  suflisantcs  chcz  un  dc  ces  non-proprietaires 
auxqucls  la  nouvclle  loi  va  donner  droit  de  vote,  ils 
t'liront  ce  non-proprietaire  :  ils  prendront  un  parti  avcc 
la  sagesse  qui  les  distingue.  En  un  mot,  le  caract(ire 
de  rC'lectcur  est  la  meilleurc  garantie  de  ce  (jue  sera 
le  representant,  et  c'est  la  seule  que  Ton  dcvrait  denian- 
dcr  a  notre  ^pocjuc,  surtout  lorsquc  Ton  salt  que  la 
garantie  surerogatoire  du  ccns  d'cligibilite  est  illusoire, 
peut-Ctrc  dans  la  moitie  des  cas. 

Cette  facility  d'^chapper  aux  exigences  de  la  loi  et  le 
fait  que  tant  de  deputes  peuvent  s'y  soustraire  sans  cesser 
pour  cela  de  representer  le  p  uple  d'une  niani(>re  digne, 
nous  obligent  a  avouer  en  tcrminant  que  nous  n'avons 
discut6  la  question  que  pour  ceux  qui  considerent  le 
cens  d'cligibilite  comme  une  chose  serieuse  ;  car  i  nos 
yeux,  la  loi  actuelle  n'a  qu'un  r^sultat  :  elle  donne  aux 
candidats  qui  n'ont  pas  de  proprietes  la  peine  d'eluder 
le  statut,  voila  tout. 


6  novembre  1873. 


LA   LOl   ftLECTORALE 


205 


II 


LE  SCRUTIN   SECRET 


On  sc  souvient  que  durant  la  session  de  I'hiver  dernier 
le  parlemcnt  a  adopte,  par  un  vote  formel,  le  principc 
du  scrutin  secret  dans  les  elections  fdderales.  La  ques- 
tion (itant  done  decidee,  ce  n'est  plus  le  moment  dc  la 
discuter  ;  il  ne  reste  qu'a  surveiller  les  details  d'une 
ceuvre  qui  doit  s'accomplir  forceinent. 

Cctte  innovation,  si  elle  ne  comble  pas  toutes  les  esp6- 
rances  de  ses  partisans,  n'est  peut-fitre  pas  non  plus  aussi 
malheureuse  que  I'ont  pr6tendu  ses  adversaires.  Le 
scrutin  secret  est  principalement  destine,  dans  la  pens^e 
du  legislateur,  a  assurer  la  pureie  des  elections  parlemen- 
laires ;  on  suppose,  en  effet,  que  1' achat  des  votes  de- 
viendra  impossible  d6s  que  les  candidats  ne  pourront 
plus  savoir  dans  quel  sens  s'est  prononce  I'electeur. 
L'homme  qui  consent  a  accepter  de  I' argent  en  retour 
de  son  vote,  est  bien  capable  de  voter  autrement  qu'il 
ne  promet,  s'il  est  assure  de  n'fitre  pas  decouvert.  Mfime 
sous  le  regime  electoral  actuel,  oii  la  publicite  du  vote 
est  de  rigueur,  on  a  vu  des  gens  voter  imperturbablement 
contre  le  candidat  dont  ils  avaient  accepte  les  faveurs,  et 
Ton  croit,  non  sans  raiso»,  que  ces  sortes  de  tricheries  se 


206 


LA  LO!  f.LECTORAt.E 


rcnouvcllcraicnt  bicn  plus  souvent  parmi  dcs  ilcctcurs 
(liii  votcraicnt  au  scnitin  secret :  plus  d'un  saurait  pcut- 
Ctrc  alors  roncilierscs  convictions  avccson  amour  <le  Tor 
en  volant  contre  le  camliilat  qui  I'aurait  pay6.  Le  candi- 
dat  no  sc  fera  aucunc  illusion  la-dcssus. 

II  y  a  plus.  Le  secret  du  vote  protOgc  les  gens  timides 
*.[u'\,  [)ar  egard  pour  un  ami  influent  ou  par  crainle  d'un 
creancicr  ou  d'un  advcrsaire  dangcreux,  rcdoutcnt  d'af- 
finucr  leurs  convictions  ct  dc  faire  acte  dc  politique  au 
grand  jour.  Tous  ceux  qui  ont  vu  de  pri.?  une  lutte 
clectorale  savent  par  quels  chiffres  sc  comptent  les  pcr- 
sonncs  qui,  obiissant  ainsi  &  une  pression  ext^rieure, 
s'absticnncnt  de  voter  ou  mOnic  votent  contre  Icurs  con- 
victions intimcs.  Lcur  penchant  les  entrainerait  d'un 
cole,  I'audace  jjressanlc  dim  cabaleur  ou  d'un  creancicr 
les  emporle  dc  Tautrc.  On  pcut  ue  pas  admirer  cette 
faiblcssc,  raais  on  doit  la  proteger  tout  de  mCme,  et 
c'est  a  quoi  le  scrulin  secret  est  destin6. 

Restc  a  atlcndre  les  resultats  pratiques.  L'experience 
faite  dans  les  autrefj  pays  n'est  pas  concluante.  Les  uns 
disent  que  le  nouveau  mode  de  votation  a  produit  les 
meilleurs  effets  dans  les  elections  partielles  qui  ont  eu 
lieu  en  Anglcterre  depuis  deux  ans;  les  autres  affirment, 
au  contraire,  que  le  scrulin  secret  n'a  pas  ete  secret  du 
tout  et  n'a  ni  emj)6che  les  menees  corruptrices  ni  protOg^ 
les  electeurs  pusillanimes.  Aux  Etats-Unis,  ce  mode  de 
votation  n'a  jamais  rien  prevenu  ni  rien  reforme.  Chez 
nous,  I'exemple  de  la  Nouvelle-Ecosse  qui,  apres  I'avoir 
pratique,  s'est  decidee  a  I'abolir,  serait  propre  a  nous  en 
detourner. 

Quoi  qu'il  en  soil,  il  est  probable  que  le  scrulin  secret, 
bien  r^glemente,  vaut  tout  autie  sysleme,  el  que,  dans 


LA  LUi   £L£CT0KALE 


207 


secret, 
;,  dans 


tons  Ics  cas,  il  ne  manqucra  pas  d'avolr  dans  notrc  pro- 
viiJce  lie  bons  efTets,  pour  cotnmcnter.  I,es  agents  de 
corruption  nc  sauront  paS  tout  d'abord  U  moyen  de  s' en 
servir ;  jjlusit'urs  nianitires  de  pasv-r  A  travcrs  les  pres- 
criptions de  la  nouvelie  loi  ne  Icur  viendront  A  resi)rit 
([u'apres  une  prcmi«ire  experience  ;  ils  pourront  se  mon- 
trer  plus  ingenieux  dans  une  seconde  lutte,  mais  le 
scrutin  se<  ?t  n'eflt-il  pour  tout  resultat  qu'une  seule 
election  pun?  et  sincere,  il  faudrait  encore  se  feliciter 
de  cette  reformc,  sauf  ensuite  A  nous  mettre  de  nouveau 
a  la  recherche  d'une  panactie  veritable. 

Mais  laissons  lA  ces  calculs  que  I'avenir  peut  ddjouer. 
N'cst-il  point  possible  de  tirer  du  scrutin  secret,  quelle 
que  soit  d'aillcurs  son  influence  immediate  sur  Ics  elec- 
tions, un  profit  <laii  et  certain  ?  Qui,  et  pour  cela  il 
sul^rait  d'un  tout  petit  article  dans  la  nouvelie  loi. 

Prevost-Paradol  ecrivait  en  1863,  dans  une  de  ses 
celcbres  lettres  an  Courtier  du  Diinanche  : 

"  J'arrive  maintenant,  monsieur  le  redacteur,  au  der- 
nier et  au  plus  imi)ortant  article  de  mon  moileste  jirojet 
de  rdforme.  Vous  savez  (pie  1' usage  general  est  de  voter, 
dans  nos  d'lections,  avcc  dcs  bulletins  imprimis.  C'est 
un  usage  que  la  constitution  ne  prescrit  j)as  et  qu'elle 
n'intcrdit  pas  non  plus  :  jc  souhaite  qnc  le  legislateur  se 
decide  un  jour  a  I'interdire  ;  en  d'autres  termes,  que 
r^lecteur  soit  invite,  comme  autrefois,  a  ecrire  lui-meme 
son  bulletin  sur  le  bureau  ct  a  le  remcttre  plie  au  presi- 
dent, qui  I'introduirait  dans  I'urne.  Quant  aux  urecau- 
tions  a  prendre  pour  assurer,  pendant  cette  operation,  le 
secret  du  vote,  elle  sont  des  ])lus  simples,  et  tou:>  les 
anciens  electeurs  qui  ont  vote  de  cette  manicure  les 
iiidiqucraient  aisement.  —  Mais,  direz-vous,  il  faudrait 
done  savoir  desormais  lire  ct  dcrire,  ou  ilu  moins  etre 
capable   d'ecrire   le   nom   de   son   candidal    pour   6tre 


'^OS 


LA    LOI    £LECTOk.\LE 


electeur  ! — Precisement,  nionsicur,  et  c'est  pour  cette 
raison  que  je  vous  ai  annonce  Ic  dernier  article  cle  mon 
projet  de  rt^fonne  electorale  conime  le  plus  important  de 
tous.  Voici  trtis-brievemcnt  de  quelles  raisons  je  rai)puie. 

"  Le  bulletin  imprime  a  des  inconvenients  auxquels  la 
loyaute  du  gouvernement  s'^puise  en  vain  a  porter 
remede... 

"  Avec  le  bulletin  6crit  sur  le  bureau  oil  a  c6t6  da 
bureau  par  I'electeur,  tousces  inconvenients  disparaissent. 
Savoir  clairement  un  nom  et  venir  I'ecrire,  c'est  un  acte 
de  discernement  et  de  volonte,  et,  par  consequent,  un 
signe  de  choix  et  d'independance.  Rien  n'empOcherait 
alors  m&me  le  gouvernement  (s'il  persistait  dans  le  sys- 
t^nie  si  disoutable  des  candidatures  officielles)  d'avoir 
son  eandidat  et  de  le  faire  connaitre,  d'imprimer  ce  nom 
predestine  en  grosses  lettres  sur  les  murs  et  meme  dans 
1' enceinte  electcrnle,  mais  il  ne  rnettrait  plus  ce  nom 
dans  la  main  de  I'electeur,  et  cela  suffit.  Le  plus  humble 
paysan,  sdr  ceKe  fois  de  sa  pleine  liberie,  arrivcrait 
au  bureau  decide  dans  son  choix,  et,  comme  on  dit, 
sachant  bien  son  affaire.  II  y  trouverait  un  morceau  de 
papier  blanc  ct  une  plume  :  il  ecrirait  le  nom  qu'il  a 
medite  et  cboisi,  le  verrait  mettre  sous  ses  yeux  dans 
I'uiv.e  et  s'en  irait,  ayant  fait  sa  volonte  et  gardant  bien 
son  r,ecrct,  si  son  interSt  ou  son  defaut  de  courage 
I'inclinent  a  le  garder. 

"  Enfin,  il  aurait  donne,  en  mSme  temps  qu'uue 
rnarque  d'iailependance,  un  gage  modeste,  je  le  veiix 
bien,  mais  certain  et  utile  de  ses  lumieres.  11  saurait 
Tre  et  ecrire,  ct  il  aurait  ainsi  conquis,  autrement  qu'cy 
prenant  la  peine  de  naitre,  sa  dignitd  d'electcur.  Il 
decideraic  avec  im  commencement  d'education,  c'est-a- 
dir  avec  moins  de  ckance  de  se  tromper,  des  interetssi 
grands  ct  si  sacres  qui  lui  sont  confies,  puisqu'on  1' invite, 
apres  tout,  a  envoyer  un  citoyen  dc  Son  choix  dans  une 
assembiee  chargce  de  represcLter  le  pays  et  autorisec 
a  parler  en  son  nom.  Certes,  lorsqu'en  echange  d'un 
droit  si  precieux,  et  pour  en  ;uieux  u.Kurer  le  sincere 


LA   LOI    KLECTORALE 


209 


exercice,  la  patrie  lui  demanderait  d'apprendre  a  lire  et 
a  tracer  quelques  lettres,  expression  irrecusable  de  sa 
pensee,  elle  ne  lui  imposerait  point  une  tache  surhumaine, 
ni  rien  qui  fut  indignede  ses  efforts  ou  inaccessible  a  son 
asibition.  Est-ce  trop  demander  a  un  electeur  fran^ais 
que  de  I'engager  a  devenir  capable  d'epelcr  et  d'ecrira  le 
nom  de  la  France,  et  osera-t-on  dire  que  ce  soit  res- 
trcindre  ses  droits  d'homme  et  de  citoyen,  (jue  de  le 
conjurer  de  devenir,  en  effot,  par  I'education  la  plus 
humble,  un  homme  et  un  citoyen  ?  Faire  de  pareillcs 
questions,  monsieur,  c'est  les  resoudre  ;  eveillcr  sur  ce 
point  le  bon  sens  public,  c'est  le  determiner  en  notre 
laveur. 

"  Je  vois  enfin,  dans  cette  reforme  decisive,  un  avan- 
lage  indirect  si  considerable,  que  plus  j'y  songe,  plus  j'y 
sens  incliner  mon  esprit.  Vous  avez  souvent  entendu 
parler,  monsieur,  des  lois  sur  1' instruction  primaire  obli- 
gatoire,  et  vous  avez  vu  les  meilleurs  esprits  se  diviser 
sur  la  question  de  savoir  si  Ton  pouvait  ou  non,  dans 
I'inter&t  public,  imposer  a  tous  les  citoyens  ctf  commence- 
ment d' instruction.  Mais  il  est  un  point  sur  lequcl  tous 
les  esprits  sont  d'accord  :  c'est  qu'il  est  licite  et  excel- 
lent d'encourager,  par  tous  les  moyens,  les  citoyens  a 
acquerir  cette  instruction  ^lementaire.  Or,  connaissez- 
vous,  monsieur,  de  moyen  plus  efficace,  et  en  mfime 
temps  plus  legitime,  pour  exciter  une  emulation  .salutaire, 
que  cette  perspective  offerte  a  tous  :  d'etre  ou  de  ..I'etre 
pas  electeur,  selon  qu'on  sera  capable  ou  non  d'ecrire 
son  bulletin  de  vote  ?  Une  certitude  de  ce  genre  cqui- 
vaudrait  a  I'instraction  primaire  obligatoire  sans  blcsscr 
la  liberte  de  personne  et  eleverait  en  bien  peu  de  temps 
le  niveau  general  de  leducation  populaire.  Je  dis  en 
bien  peu  de  temps  ;  car  une  seule  election,  dans  laciuelle 
riiomme  illettr^  aurait  vu  son  voisin  voter  sans  pouvoir 
voter  lui-meme  pour  cause  d'ignorance,  serait  une  leq:on 
suflisante  pour  la  vanite  franq;aise,  et  jamais  cette  vanite, 
souvent  fdconde  en  belles  actions,  n'aurait  prodult  ur 
resuitat  plus  heureux. ' ' 

.  .  14 


2.10 


LA  LOI   tLECTORALE 


Cette  idee  du  grand  publiciste  a  ete  trcs-remarquee  en 
France  dans  le  temps  ;  mais,  comme  beaucoup  d'autres 
bonnes  idees,  elle  fut  vite  oublice,  apres  avoir  defrayw 
les  discussions  de  la  presse  pendant  quelqiies  jours. 
Autant  en  emporte  le  vent  dans  une  societe  bouleversee 
par  la  tourmente  revolutionnaire.  II  est  permis  d'es- 
perer  que  dans  un  pays  calme  comme  le  notrc,  ou  la 
chute  d'un  ministere  vient  seulc  de  temps  a  autre  dis- 
traire  la  reflexion  publique,  un  pareil  projet  sera  etudi6 
avec  plus  de  suite  et  accucilli  avec  plus  de  favcur. 
Prevost-Paradol"  etait  un  esprit  remarquable  dent  I'au- 
torite  vaut  beaucoup  par  elle-mGme  ;  mais  si  quelqu'un 
pretendait  dire,  comme  on  le  dit  de  certains  ouvrages 
de  politique  speculative,  que  ses  ecrits  sont  d'un  ecrivain 
de  premier  ordre,  mais  non  d'un  hommc  d'etat  rompu  a 
la  pratique  du  gowvernement,  nous  dcmanderions  pour 
toute  reponse  la  permission  de  citer  le  20°  article,  cha- 
pitre  6,  dc  la  constitution  de  I'etat  du  Massachusetts. 
Voici  cet  article  : 

"  Aucune  personne  n'aura  droit  de  vote  ni  ne  sera 
"  eligible  a  une  fonction  de  cet  Etat,  si  elle  nc  pent  lire 
"  la  constitution  en  anglais  et  derive  son  nom  :  pourvu 
"  neanmoins  que  cette  prescription  ne  s'ajjpliquera  a 
'*  aucune  personne  qui  ne  i)0urrait  s'y  conformer  a  cause 
"  dc  qnelque  incapacite  physique,  ni  a  aucune  personne 
"  qui  a  maintenant  le  droit  de  vote,  ni  a  aucune 
"  personne  qui  aura  soixante  ans  ou  plus  lorsque  la 
"  presente  viendra  en  force." 

Cet  article,  on  le  voit,  n'afiecte  en  rien  les  droits 
acquis.  II  a  pour  but  simplernent  d'obliger  les  nou- 
velles  generations  a  savoir  lire  et  ecrire  pour  avoii"  droit 
de  vote.  L' intention  du  legislateur  du  Massachusetts 
n'a  pas  etc  taut  de  forcer  le  peupla  .'i  s'instruire  que  de 


LA   LOI    £LECT0RAI.E 


m 


soustraire  les  vieux  rc.sldants  de  cet  etat,  qui  ont  tons  en 
general  una  instruction  clementaire  suffiijante,  a  la  con- 
currence i)olitiquc  des  nouveaux  arrives,  dont  la  ma- 
jority, parait-il,  est  fort  ignorante  ;  ntais  pen  importe 
I'arriere-pensee  des  auteurs  de  la  loi,  pourvu  que  Ic  rdsul- 
tat  se  produise  a  I'avantage  du  pays,  ct  que  rimmense 
probl^mc  de  1' instruction  populaire  marche  vers  une 
solution  conforme  aux  besoins  de  la  soci^te  moderne. 


II  ne  faut  pas  se  le  dissimuler,  1' instruction  obligatoire 
est  un  probleme  qui  s' impose  necessairement  un  jour  ou 
I'autre  a  toute  societe  democratique  comme  la  ndtre. 
Heureux  les  pays  qui  le  pre/oient  d'avance,  car  U 
prevoir  c'est  commencer  a  le  resoudre,  c'est  s'exempter 
pour  I'avenir  de  bien  des  troubles,  de  bien  des  agitations. 
L' instruction  est  une  n^cessite  pour  un  peuple  qui  se 
gouverne  lui-»i6me,  c*est-a-dire  qui  est  appeld  frequem- 
ment  a  se  prononcer  sur  des  questions  qui  touchent  a  ses 
plus  chers  interets  ;  il  est  son  propre  raaitre,  non  plus  im 
enfant  en  tutelle  ;  on  le  consulte  avant  de  decider  de  son 
sort,  et  si  son  intelligence  n'est  pas  suffisamment  culti- 
vee,  que  deviendra-t-il  ?  La  sagesse  i)onr  le  peuple 
consistc  a  comprendre  qu'il  doit  s'instruire  pour  se 
preparer  a  decider  avec  connaissance  de  cause  toutes  les 
questions  que  I'avenir  lui  reserve  concernant  ses  propres 
destinees  ;  la  folie  serait  de  laisser  venir  ces  questions 
sans  se  preparer  par  i' etude  a  les  resoudre.  Car  en 
dehors  des  autres  mauvais  r^snltats  qu'elle  pent  entrai- 
ner,  I'inconipetence  pour  cause  d' ignorance  provoque 
les  impatients  a  proposer  de  rendre  obligatoire  1' instruc- 
tion elementaire,  et  de  la  pent  surgir  la  plus  dangereuse 
des  agitations. 


^  1  ^ 


LA    LOI    feLEC'JORALE 


L'hornme  d'etat  qui  invite  le  peuple  a  s'instruire 
muntre  done  une  sage  j)rcvoyance  Eh  bien  !  nous  le 
demandons,  cette  loi  du  Masoachiisetts  que  nous  propo- 
sons  d'introduire  ici  et  qui,  du  reste,  n'affecterait  point 
la  position  des  electeurs  actuels,  n'est-elle  pas  de  nature 
a  donner  de  I'emulation  a  la  jeune  generation  ?  Les 
Canadicns,  toujours  si  empresses  a  se  meler  d'affaires 
publiques,  croironl-ils  acheter  trop  tiier  leur  droit  fie 
vote  en  apprenant  a  lire  la  constitution  de  leur  pays  et  a 
ecrire  sur  un  bulletin  electoral  le  norn  de  rhomme  en 
qui  ils  auront  confiance  ?  Non,  a^isurement.  Et  si  le 
scrutin  secret  imposait  cette  obligation,  quels  qu'en 
soient  d'ailleurs  les  autres  resultats,  il  aurait  toujours  eu 
celui  de  contribuer  a  repandre  1' instruction  dans  les 
classes  populaires.  Cette  seule  consideration  devrait 
suffire  a  determiner  nos  legislateurs. 

13  nov.  1873.  1  '     ■ 


LA   LOI    ELECTOR\LE 


213 


III 


I.E   VOTE    DE    L'lNTELLIGRVCE 


MliBA 


Dans  e  langage  plus  o.  moins  correct  de  la  politique, 
"vo      r  '  ''''  ''  Intelligence"  par  opposition  au 
votedelapropnete."   Le  premier  est  admis  en  Angle- 
terre,  c  est-a-dire  que  tout  citoyen  majeur  gagnant  un 
certain  salaire  annuel  est  inscrit  de  droit  sur  les  listes 
electorales  a  cote  des  proprietaires  fonciers  et  des  loca- 
taires,  dont  le  droit  est  attache  au  so!  et  ne  decoule  pas 
commc  pour  les  simples  salaries,  des  connaissances  ac- 
quises  par  I'etude.    La  loi  suppose  qu'ua  homme  instruit 
et  recevant  deja  pour  un  travail  intelligent  une  remune- 
ration appreciable,   est  assez  interesse  au  maintien  de 
1  ordre  socal  pour  voter  aussi  sagement  qu'un  petit  pro- 
prietaire  sans  instruction  et  n'ayant  peut-etre  pour  toute 
iunuere  que  I'instinct  de  sa  conservation. 
'     M.  Chauveau,  a  la  demande  de  M.  Gerin,  avait  promis 
d  introduire  cette  reforme  dans  les  lois  dectorales  de 
notre  province,  et  quelques  jeunes  gens  ont  resolu  de 
presenter  une  petition  a  la  legislature  pour  faire  valuir  ' 
leurs  Klees  sur  le  sujet.    lis  ne  demandent  pas  en  propres 
termes  que  droit  de  vote  soit  accorde  aux  salaries;  ils 
mvoqucnt  plus  exclusivement  les  merites  de  la  classe 


314 


LA  i.oi  £lector.\le 


instniitc,  et  ils  prctendcnt  simplcmcnt  que  tout  citoyen 
majeur  hommc  dc  Icttrcs,  ou  appartcnant  aux  professions 
liberalei;,  ou  admis  a  1' etude  dc  ccs  professions,  devrait 
etre  inscrit  sur  les  listes  elcctoralcs. 

II  est  d'vident  que  cette  reforme  ferait  exception  an 
principc  sur  lequcl  les  institutions  anglaises  font  reposer 
le  droit  dc  vote  ;  mais  puiscjue  ccttc  cxce])tion  a  cte 
admise  en  Angleterre,  a  plus  forte  raison  devrait-elle 
L'Stre  au  Canada,  oil  les  grands  probldmes  de  la  pro- 
priete,  du  capital  et  du  travail  nc  viennent  pas  encore 
troubler  les  csprits  et  agiter  les  masses,  et  oii  1' education 
politique  du  peuple  est  au  mains  aussi  avancee  que  dans 
la  mere-patrie.  , 

II  est  difficile  vraiment  dc  dire  que  cette  rdforme 
serait  intempestive.  Pour  ne  parler  en  ce  moment  que 
dc  I'extension  du  suffrage,  oserait-on  reprocher  aux  cen- 
taines  de  jeunes  gens  qui  se  melent  d'^lections  et  qui 
exercent  parfois  une  influence  decisive  sur  leur  rdsul- 
tat,  qui  parlent  sur  les  hustings,  dont  le  peuple  adopte 
souvent  les  opinions,  dont  il  souffre  ct  favorise  mGme 
I'ingerence  dans  les  affaires  publiques,  et  qui  se  portent 
candidats  ct  sont  elus,  quoiqu'ils  ne  possedent  pas  reede- 
ment  le  cens  d'eligibilitd  ni  le  cens  electoral ;  repro- 
chera-t-on  a  ces  jeunes  gens  de  reclamer  le  droit  de 
voter  dans  des  elections  ou  leur  personnalite  est  enga- 
gee  d'une  maniere  si  voyante  ?  .  "    ■ 

On  voit  souvent  des  imberbes,  des  jeunes  gens  qui  ont 
pour  toute  richesse  leurs  talents,  prendre  la  parole  en 
public,  se  faire  ecouter,  produire  un  grand  effet,  influen- 
cer  reeJlement  leselecteurs  :  eh  bien  !  pourquoi  ces  jeunes 


LA    LOl    tLEClURALE 


213 


oyen 
isions 
;vrait 


an  au 
jposer 
a  6te 
lit-clle 
a  pro- 
encore 
ication 
le  dans 


•d  forme 
:nt  que 
ux  ccn- 
;  et  qui 
r  r6sul- 
adopte 
ni£me 
portent 
reeile- 
repro- 
roit  de 
St  enga- 

qui  ont 
arolc  en 

influen- 
es  jeunes 


gens,  qui  dirigent  parfois  plus  d'un  vote  a  Icur  grii,  n'au- 
raient-ils  pas  cux-niOmes  le  droit  de  voter  ?  Pourquoi  ne 
voteraicnt-ils  pas  comme  ceux  qui  suivent  leurs  conseils? 

Jusqu'ici  nous  avons  fait  reposer  le  droit  de  vote  sur 
la  propricte  et  la  possession  :  tout  proprietaire  d'un 
immcuble  d'une  certaine  valeur  et  tout  occupant  d'une 
maison  ayant  telle  valeur  de  location  sont  inscrits  sur 
les  listes.  II  y  a  cu  pendant  ces  derniers  temps  une 
tendance  a  augmenter  le  nombre  des  electeurs  de  cette 
derniere  cat^'gorie,  en  abaissant  le  chiffre  dii  cens  elec- 
toral des  locataires.  II  est  Strange  que  dans  les  series 
de  modifirations  deja  accomplies,  on  ait  toujours  laisse 
de  cote  une  classe  nombreuse  de  citoyens  qui,  par  leur 
instruction,  leur  talent  et  leur  position,  sont  parfaitement 
en  etat  de  remplir  les  obligations  politiques.  Ceux  qui 
toucbent  des  appointements  de  plus  de  $400  ne  sont-ils 
pas  dignes  de  jouir  des  franchises  61ectorales,  comme  les 
locataires  qui  paient  un  loyer  d'environ  20  piastres.? 

Je  pense  que  si  Ton  n'a  pas  d6ja  trop  reduit  le  chiffre 
de  la  qualification  pour  ces  derniers,  il  serait  dangcreux 
de  I'abaissar  davantage.  Si  le  suffrage  doit  Otre  ctendu, 
c'est  au  profit  de  la  classe  fort  considerable  dont  nous 
venons  de  parler  Qt  qui  possede  toutes  les  qualites  que 
Ton  aime  a  trouver  chez  un  bon  ^lecteur.  Ce  ne  serait 
pas  la  une  innovation  ;  nous  ne  ferions  que  marcher 
sur  les  traces  de  nos  voisins  du  Nouveau-Brunswick,  que 
la  province  d' Ontario  se  propose  d'imiter  a  sa  prochaine 
session. 

Reconnaissons-le,  un  cours  d' etudes  represente  \m 
capital  considerable.  Capital  depense,  dira-t-on.  Mais 
^  quoi  ?  sinon  a  acquerir  la  science  neccssaire  pour  bien 


216 


LA   LOI    feLEClORALE 


comprendrc  le  mouvement  ties  intOr^ts  pniblics,  et 
rhommc  qui  a  acquis  cette  science  pourra  voter  au 
moins  aussi  sagement  Cjue  le  premier  igno.ant  vcnu, 
ilont  rUeritage  se  compose  d'une  moitie  de  terre  et  du 
tlroit  de  vote. 

Mais  on  ajoute  que  le  non-propridtaire  n'a  pas  int^rSt  a 
bien  voter.  L'objection  repose  sik"  le  princijje  mcnie  du 
droit  de  vote  ;  mais  il  taut  cependant  avouer  que  si,  apres 
un  cours  d'«itudes  r^gulier,  apr^s  avoir  obtenu  un  dipt6ine 
dans  une  university,  apres  avoir  (^t6  recu  avocat  ou  me- 
(lecin,  le  citoyen  n'est  pas  en  6tat  de  comprendre  ks 
vuitables  interSts  du  pays,  la  plupart  des  61ecteurs  ne 
sont  gudre  plus  en  position  de  juger  i^ainement  des  ques- 
tions politiques  port^es  devant  leur  tribunal. 

Cast-  un  pas  vers  le  suffrage  universel,  objecte-t-on 
encore. 

Sans  doute.  Mais  quel  est  le  conservateur  qui  niera 
que  si' r instruction  dtait  universellement  repandue  dans 
wnc  certaine  proportion,  le  droit  de  vote  ne  dut  Otre 
accorde  a  tons  les  citoyens  ?   . 

Etant  donn6  une  societe  universellement  instruite,  le 
suffrage  universel  serait  un  principe  conservateur.  On 
doit  abaisser  le  cens  electoral  a  mesure  jque  s'cleve  le 
niveau  de  I'instruction  :  principe  meconnu  en  France^ 
observe  en  Angleterre,  qui  a  perdu  la  premiere,  et  sauve 
la  seconde. 


LA   LOI   £lECTORALE 


217 


IV 


LA   CORRUPTION 


Nous  a.«.stons  en  ce  moment  a  un  spectacle  inaccou- 

iTt'^  J"""^""  ''"'^'"'  ^''  j®"'""^"^  enregistrent  le  sort 
fata  des  d^put^s  qui,  sortis  des  elections  federales  sains 
et  saufs  et  vainqueurs,  viennent  succomber  devant  les 

nbunaux,  comme  ces  v^erans  6chapp6s  a  la  mitrailie 
sur    e  champ  d  action,  qui  meurent   ensuite  obscure- 
men    au  bivouac.    lis  subissent  la  destinee  commune  de 
vulgaires  p.aideurs.     Dame  Justice  efface  d'un  trait  la 
gloire  de  leurs  triomphes  passes,  et  le  mandat  de  repre- 
sentant  du  peuple  leur  glisse  entre  les  mains  comme  par 
enchantement.      La  Min.r..  dit  que  tous  ceux  dont  le 
pouvoirs  sont  contestes  craignent  de  perdre  leur  siege, 
et  1  un  des  juges,  assure-t-on,  a  declare  que  si  tous  le 
deputes  avaient  ^e  amenes  devant  les  tribunaux,  tou   le 
deputes  auraient  ete  renvoyes  devant  leurs  electeurs 

Faut-,1  croire  que  la  nouvelle  loi  electorale  est  trop 

enS; '"•"''"/'''  ''  W/. /./%..  demandait  un 
remede  moins  violent  ?  Les  m^decins  ont  grand  soin  de 
preparer  leurs  drogues  en  raison  de  I'affaibhssemenc  du 
malade.      Les  auteurs  de  la  loi  dlec^orale,  Sir  John  A 
MacDouald  et  apres  lui  I'hon.  M.  Dorion/ont  /eut  ette 


218 


LA   LOI    feLECTORALE 


trop  oublid*  i  quel  traitcment  dcbilitant  Telecteur  a  et6 
habituti  pendant  de  longues  annees  ;  vouloir  le  laire 
j)a.sser  brusqucment  an  regime  de  I'abstinence  totalc, 
c'etait  dangercux — surtout,  il  est  vrai,  pour  Ic  candidat 
appcld'  A  rendre  un  comptc  severe  de  la  maniere  dont  il 
aurait...  soigne  le  patient. 

Cependant  il  ne  faut  pas  oublier  non  plus  que  les 
m^decins  administrent  quelquefois  des  rem^des  <iner- 
giques,  decisifs,  en  disant  :  "  Demain  le  malade  sera 
mieux  ou  mort."  II  en  meurt  le  plus  souvcnt,  sans  doute  j 
mais  parfois  aussi  il  en  rechappe,  lorsque,  par  exemplc, 
son  heure  n'est  pas  arrivee.  Or,  notre  heure — qui  sait  ? 
— n'est  pcut-Otrc  pas  encore  sonnee.  Esp^rons,  I'esp^- 
rance  fait  vivre.  Esp6rons  que  les  recentes  decisions 
en  mati^re  electorale  nous  seront  une  legon  pour  I'ave- 
nir  ;  que  nous  prendrons  bientot  I'habitude  de  voter, 
non  pour  le  candidat  qui  a  le  plus  d'argent  et  le  moins 
de  scrupules,  mais  pour  celui  qui,  instruit,  intelligent  et 
honnOte,  est  le  plus  digne  de  prendre  en  mains  les 
interOts  d'un  peuple  libre  ;  que  Ton  comprendra,  en  un 
mot,  que  le  vote  implique  I'idce  de  confiance  gagnt^e  et 
non  pas  d'une  faveur  accordee  ou  pay^e. 

En  reservant,  bien  entendu,  la  question  de  morale,  on 
peut  dire  que  la  corruption  electorale  a  son  nierite.  Cer- 
tains auteurs  n'ont  pas  craint  d'affirmer  que  I'Anglcterre 
lui  doit  son  salut,  car  c'est  par  la  corruption  que  les  plus 
grands  politiques  anglais  sont  arrives  au  parlement.  Les 
chefs  d'une  nation  ont  tous,  a  un  moment  donnd,  dte 
impopulaires,  en  vertude  cette  loi  de  notre  pauvre  nature 
humaine  qui,  de  tous  temps,  a  pousse  les  masses  vers 
r ingratitude,  le  prejuge,  I'aveuglement,  et  c'est  en  pre^ 
pant  d'assaut,  au  moyen  de  I'argent,  les  *'  bourgs  pourris  " 


LA   LOI   feLECTORALE 


'19 


1  et6 

I'airc 
)talc, 
dicUvt 
ant  il 

le  les 
(iuer- 

2  sera 
loute ; 

i  sait  ? 

I'espd'- 

cision3 

r  I'ave- 

;  voter, 

;  molns 

igent  ct 
ins  ks 
.,  en  un 

ignee  et 

irale,  on 
Ite.  Cer- 
L^lctcrre 
les  plus 
Int.    Les 
n6,  ete 
;  nature 
;ses  vers 
en  pre' 
)Ourris" 


que  les  premiers  hommcs  ilo  I'Angleterre  ont  pu  cntrer 
clans  la  carri^re  on  y  dcmcurer.  • 

Mais  pour  rhonnOte  homnie,  cc  fait  incontestable 
n'infirnie  aucuncnicnt  les  tlroits  absolus  (1<^  la  morale 
l)olitique  ct  chrc'tienne.  La  corruption,  si  dcguis^e 
qu'ellc  soit,  dcmeurc  toujours  la  corruption  j  vendre 
son  vote  est  toujours  indignc  ct/l'un  bon  citoycn  ct 
d'lm  chrd'tien. 

D'ailleurs,  au  point  de  vue  purcment  politique,  la 
corruption  elcctorale  a  des  r^sultats  dd'sastreux.  En  se 
voyant  si  ardemment  sollicit6,  pri6,  cajold',  en  constatant 
a  quel  prix  on  d-value  son  adhd'sion,  en  s'apcrcevant  qu'il 
pent  mettrc  son  vote  i  I'enchere,  Telecteur  n'est  guere 
port6  i  croire  au  desintcressemcnt  du  candidat  qui  offre 
ainsi  de  payer  en  csp^ces  sonnantes  la  confianre  du 
public,  ct  si  plus  tard  on  lui  assure  que  ce  candidat, 
devenu  deputd',  s'est  vendu  lui-mGme  au  pouvoir,  il  n'en 
sera  pas  6tonn6  ;  il  ajoutera  foi  aisdment  a  cette  accusa- 
tion, puis  il  prendra  1' habitude  de  m^priser  les  hommes 
publics. 

Ceux  qui  ont  pratiqu6  le  peuple  savent  i  quoi  s'en 
tenir  li-dessus.  Autant  le  peuple  est  respectueux  en  sa 
demcure,  autant  il  est  arrogant  dans  une  assemblde.  II 
6coute  un  orateur,  parce  qu'il  airne  qu'on  1' amuse  ou 
cede  i  son  Amotion,  mais  en  reality  il  veut  dominer  ct 
accabler  du  poids  de  sa  supirjorite  du  moment  ceux  qui 
r^clament  see  suffrages.  L'id6e  populaire  est  que  voter 
pour  un  candidat,  c'est  lui  accorder  une  fave«r.  Mais 
c'est  le  contraire  que  Ton  devraic  admettre,  car  I'homme 
instruit  et  honnfite  qui  offre  ses  services  au  public  fait 
acte  de  d6vouement,  loin  d'obeir  a  son  interet  personnel. 


220 


LA   LOl   l:i,ECTORALr, 


II  y  a  dans  la  vie  puhliqiic  un  atlrait  Id-gitime  qui  pcut 
tenter  ics  meillcurs  csprits ;  hi  politiciuc,  on  ddpit  de  ses 
(Icboirc's  ct  dc  ses  injusticts,  sora  toujoiirs  Tobjot  di's 
grandcs  ambitions,  et  il  faut  s'en  rt'jouir,  piiis(|iic  autre- 
nicnt  unc  nation  nc  serait  jamais  dirigee  que  par  dcs 
mtidiocritt's.  Mais  comment  persuader  au  peuple  que 
dcs  honimes  qui  achtitent  leur  mandat  sont  desintd'- 
rcss6s,  ne  travaillent'  que  pour  la  gloire  ?  Le  peuple, 
avec  sa  logirpie  prcpre,  dira  qu'ils  aclnitent  pour  re 
vendre  i  profit. 

La  morale  et  I'honneur  condamncnt  6galement  la 
vtinalite  du  vote,  et  seule  la  sincd'rite  du  scrutin  assurera 
aux  hommes  polilitjucs  le  respect  dcs  populations,  sans 
lequel  les  gouvernants  ne  jjossedcnt  point  I'autoriti 
l)ersonnellc  niicessaire  a  leur  mission.  Si  la  corruption 
electorale  cesse,  on  respectera  davantage  les  candidats, 
car  on  ne  s'imaginera  plus  leur  faire  une  faveur  et  leur 
rendre  un  service  en  votaut  pour  eux. 

La  derniere  victime  de  la  s6v6rit6  de  la  loi  est  le  pre- 
mier de  nos  hommes  politiqiies.  Sir  Jolin  A.  Macdonald, 
dont  I'd'lection  dtait  defdr6e  aux  tribunaux,  a  donne  sa 
demissioa  avant  la  fin  de  I'enquete,  dti'^larant  qu'en  efTet 
son  Election  6tait  entachde  d'illegalitd,  mais  qu'il  n'6tait 
pas  personnellement  responsable  de  ces  illegalit^s. 

Interrog6  sous  serment,  il  a  avou6  sans  d6tours  qu'il 
avait  fourni  mille  piastres  a  son  comit6  electoral.  Cette 
attitude  contraste  siugulierement  avec  les  reticences  de 
certains  t^moins  dans  des  causes  semblables,  hommes 
habiles  qui  trouvent  le  moyen  d'obtenir  de  I'argent  de 
tons  leurs  amis,  sans  mgme,  parait-il,  leur  en  demander 
ni  leur  dire  comment  ils  I'emploieront.     A  quoi  servent 


pcut 
Ic  ses 
t  ties 
[lutre- 
,r  dcs 
e  (\ue 
:sint6- 
euplc, 
ur  re 

ent  la 

ssurcra 
s,  sans 
,utorit6 
■uption 
diilats, 
et  leur 

le  pre- 
lonald, 
inne  sa 
en  cffet 
n'aait 

rs  qu'il 
Cette 
nces  de 
lommes 
cent  de 
inlander 
sexvent 


LA  LOI   ftLECTORALE 


221 


Ics  Achappatoires,  sinon  X  compromcttre  davantage,  dans 
Tcsprit  des  homines  droits,  ccux  (jui  les  inventcnt  ? 

Mais  ce  n'est  li  qu'un  dtUail,  ct,  aprt^s  tout,  c'est  une 
maigrc  consolation  do  pouvoir  dire  que  Sir  Jolin  est  reste 
dignc  dans  un  proctis  huniiliant.  Car  n'est-ce  pas  une 
vd'ritahlc  humiliation  pour  un  hommc  comme  Sir  John  A. 
Macdonald — Ic  premier  nom  du  pays — d'Otrc  obli^6  de 
rcconnattre  en  cour  qu'il  a  fait,  pour  Ctre  eki,  IVeuvre 
d'un  cabaleur  vulgaire,  (ju'il  a  visitd  les  ei^tamincts  de 
Kingston  au  bras  de  quelquc  ivrogne  aim6  de  la  popu- 
lace ?  Nous  nous  trompons  :  c'est  humiliant  surtout  pour 
Ic  pays,  Qu'est-ce  en  efTet  que  notre  soci6t6,  qu'est-ce 
que  notre  democratic,  qu'est-ce  que  la  libert6  chez  nous, 
si  les  chefs  de  la  nation  ne  peuvent  obtenir  la  favear 
populairc  qu'd  la  condition  d'aller,  x  p6riodes  fixes, 
patauger  dans  la  boue  des  derniers  rangs,  d'oublier  le 
respect  qu'ils  se  doivent  4  eux-mfimes,  de  cesser  d'agir 
e»  gentlemen  ?  Cet  6tat  de  choses  est  propre,  tout  simple- 
ment,  4  dt'goftter  de  h  '  v;  publique  les  hommes  les  plus 
en  6tat  de  rendre  service. 

Pour  I'honncur  du  pays,  il  faut  que  nos  moeurs  soient 
reform^es  de  fa^on,  au  moins,  que  nos  chefs  ne  soient 
plus  obliges  d'exposer  ainsi  leur  dignity. 

La  loi  est  bonne,  on  le  voit  a  ses  premiers  effets ;  mais 
est-elle  parfaite  ?  Par  exemple,  elle  rejette  sur  le  candidal 
la  responsabilite  mfime  des  actes  commis  a  son  insu  ;  de 
sorte  que,  dans  un  cas  donn6,  la  meilleure  mani^re  de 
combattre  un  adversaire  serait  de  depenser  illegalement 
cent  piastres  a  son  profit.  On  voit  de  suite  que  I'homme 
le  plus  honngte  pent  devenir  ainsi  la  victime  d'un  strata- 
gerae.    II  est  vrai  que  la  loi  rend  ineligible;  pour  huit  ans, 


222 


LA  1,01   ^LECTORALE 


a  toutes  charges  publiques  celui  qui  aura  6t6  convaincu 
devant  un  tribunal  de  menses  frauduleuses  dans  les 
Elections;  raais  on  comprend  qu'il  n'est  pas  n^cessaire 
d'employer  des  agents  qui  convoitent  pour  eux-mgmes  la 
deputation,  et  que  le  piege  ainsi  peut  toujours  etre  tendu. 
II  faudrait  done  que  le  corrupteur,  comme  le  corrompu, 
fOt  passible  d'emprisonnement.         '  '" 

Autre  exemple  :  il  ne  suffit  pas  maintenant  au  candidat 
battu,  pour  avoir  droit  au  mandat,  de  prouver  que  son 
adversaire  ou  ses  agents  ont  exerce  la  corruption ;  il  lui 
faut  encore  prouvei  qu'il  possede  la  majority  des  votes 
donnas  l^galement :  il  y  a  la  pour  lui  une  difficult^  d'au- 
tant  pljs  grande  que  la  contre-preuve  est  permise.  C'est 
sur  cette  difficult^  qu'un  candidal  peut  compter  encore 
pour  laisser  champ  libre  a  ses  agents.  S'il  suffisait  au 
candidat  battu  de  paraitre  devant  le  tribunal  les  mains 
nettes,  apr^s  avoir  prouve  des  actes  ill6gaux  de  la  part  de 
son  adversaire  heureux,  les  choses  changeraient  de  face 
en  peu  de  temps.  L'intergt  de  tous  serait  alors  de  s'abs- 
tenir  de  la  moindre  peccadille,  et  chacun  rival iserait  de 
scrupules  avec  son  voisin.  Souhaitons  que  cette  reforme 
s'accomplisse. 

Avec  une  loi  semblable,  fortifi^e  du  scrutin  secret,  on 
obtiendra.it  des  Elections  pures  et  sinc^res. 


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1  i.i'. 


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LA  LOI   ELECTORALE 


223 


V 


LE   SERMENT 


M.  LamoTiche  est  un  citoyen  eclalr6  qui  aime  a  dire 
que  le  temps,  c'est  de  I'argent.     II  dit  cela  surtout  a 
r^poque  des  elections,  et  jamais  il  ne  perd  sa  journee 
.  quand  il  va  voter  pour  le  candidat  de  son  choix. 

M.  Lamouche  concilie  ses  int^rets  avec  son  devoir  ; 
il  a  d^couvert 

Qu'il  est  avec  la  lot  des  accommodements.  ^ 

Son  procede  est  a  la  fois  simple  et  ingenieux.  II  sait 
I'heure  oii  les  agents  du  candidat  passeront  chez  lui  pour 
le  conduire  au  poll,  et,  a  cette  heure-la,  invariablement 
il  a  affaire  a  I'extremite  de  son  champ.  Mais  m^dame 
Lamouche  reste  a  la  maison.  Elle  re^oit  les  agents  avec 
cette  politesse  qui  la  distingue,  et  s'informe  d'un  air 
etonne  de  ce  qui  lui  vaut  I'honneur  de  leur  visite.  lis 
s'expliquent.  Elle  est  de  plus  en  plus  etonnee,  car,  vrai- 
ment,  elle  avait  oublie  que  I'election  a  lieu  ce  jour-la; 
son  mari  se  mSle  si  peu  de  politique  !  Bref,  elle  accepte 
deux  dollars,  et  renvoie  son  monde  avec  cette  politesse 
qui  ne  cesse  pas  de  la  distinguer ;  puis  elle  continue  de 
vaquer  a  ses  occupations.  Tout  a  coup  elle  s'aper9oit . 
que  son  digne  mari  a  oublie  sa  pipe  a  la  maison,  et  comme 


TZ^ 


LA   LOI   tLECTORALE 


madame  Lamouche  cherche  toujours  a  faire  plaisir  a 
M.  Lamouche,  elle  se  hate  de  lui  envoyer  porter  cette 
pipe  par  un  de  ses  enfants.  M.  Lamouche  reconnait 
une  fois  de  plus  1' excellent  coeur  de  raadame  Lamouche. 
II  interrompt  son  travail  pour  allumer  son  brOle-gueule, 
tout  en  refl^chissant  au  bonheur  de  posseder  une  bonne 
femme.  Mais,  chose  etrange,  transition  singuliere  !  lance 
sur  la  voie  des  reflexions,  M.  Lamouche  se  '^rouve  bientot 
sur  le  chemin  du  poll,  oil  11  arrive  tout  joyeux  pour  donner 
son  vote. 

La,  on  lui  presente  la  formule  du  serment  que  voici : 

Vous  jurez  "que  vous  n'avez  re^u  aucune  chose,  et 
"  qu'aucune  chose  ne  vous  a  6t6  promise,  soit  directe- 
"  ment,  soit  indirectement,  pour  vous  engager  a  voter  a 
"  cette  election.     Ainsi,  que  Dieu  vous  soit  en  aide." 

Et  il  jure  en  conscience.  E»  effet,  il  dit  qu'il  n'a  rien 
re^u.  Qu'on  lui  parle  des  deux  piastres  donnees  a  sa 
femme,  et  il  r^pondra  que  ce  n'est  pas  son  affaire,  que 
madame  Lamouche  est  maitresse  de  ses  actions. 

Voila  un  exemple  des  trop  nombreux  faux  serments  qui 
se  commettent  le  jour  des  elections  parlementaires.  Les 
circonstances  varient ;  au  fond  c'est  toujours  la  meme 
chose.*  Les  candidats  ou  leurs  amis  ont  I'esprit  fort 
inventif :  ils  achetent  a  I'electeur  des  poules,  un  cheval 
borgne,  une  vieille  chawette,  a  des  prix  fabuleux ;  ils 
font  a  ses  enfants  des  presents  princiers ;  ils  louent  cin- 
quante  voitures  dans  un  seul  village,  et  que  sais-je  encore  ? 
Le  tout  de  fagon  que  I'electeur  puisse  se  dire  qu'il  n'a  pas 
ete  question  de  son  vote  dans  le  marche. 

Le  subterfuge  est  evident,  et  comment  expliquer  qu'on 
ait,  malgre  tout,  le  courage  de  prater  le  serment  exig^ 
par  la  loi  ? 


>»«. 


LA   LOI    ELECTORALE 


225 


'on 


Dans  certains  cas,  c'est  malhonnetete  pure  et  simple 
de  la  part  de  Telectenr  ;.  c'est,  le  plus  souvcnt,  chez 
lui  fausse  conscience;  toujours  c'est  un  oubli  des  lois 
de  I'honneur. 

La  preuve  que  les  electeurs  sont  des  lionnGtes  gens  qui 
se  font  une  fausse  conscience,  c'est  que,  pris  chacun  en 
particulier  dans  Ics  transactions  journalieres,  ils  sont  irre- 
prochables.  M.  Lamouche  tout  le  premier,  qui  ne  vote 
que  moyennant  valable  consideration,  se  ferait  scrupule, 
comme  en  dit,  de  voler  une  tSte  d'6pingle.  II  semble 
que  pour  lui  les  choses  d'elechons  sortent  des  regies 
ordinaires.  Au  fait,  n'est-ce  pas  la  ce  que  Ton  enseigne 
au  peuple  ?  Que  lui  disent  les  meneurs  d'6lections,  c'est- 
a-dire,  en  general,  les  hommes  les  plus  intelligents  de  la 
paroisse  ?  Jls  lui  disent  qu'il  faut  etre  honncte,  payer  ses 
dettes,  executer  les  contrats,  respec1?er  le  serment ;  mais, 
d'un  autre  cote,  iis  sollicitent  eux-mSmes  le  peuple  a  la 
malhonnitete  en  temps  de  luttc  tlectorale  :  ils  le  pressent, 
le  menacent  m6me,  et  lui  prdparent  les  moyens  de  se 
parjurer  le  mains  possible.  Est-il  clonnant  que  des 
hommes  peu  eclaires,  ainsi  pousses  par  leurs  guides  na- 
turels,  finissent,  I'interfet  personnel  aidant  a  tromper  leur 
jugement,  par  croire  qu'ils  ne  sc  pai^urent  pas  du  tout  ? 
On  arrive  de  la  sorte  a  avoir  deux  morales,  une  pout  la 
politique,  ene  autre  pour  la  vie  privee. 

Et  les  lois  de  rhonneur  !  Ah  !  sans  doute,  il  n'y  a 

nen  de  plus  contraire  au  point  d'honneur  que  de  vendre 
son  vote  et  de  mentir  ensuite,  la  main  sur  I'Evangile; 
aussi  bien,  ne  faut-il  compter  sur  I'honneur  qu'a  defaut 
d'autres  moyens  pour  gouverner  les  hommes.  L'honneur 
est  un  orgueil  ou  une  vanit6  ;  ce  n'est  point  la  con- 
science, ni  le  frein  du  devoir,  ni  la  religion,  et  ne  saurait 

IS 


226 


LA   LCI    feLECTORALE 


y  supplier  compl(^tement.  C'est  d'ailleurs  un  sentiment 
qui  suppose  la  culture  de  I'esprit,  une  certaine  d^licatesse 
d'education  que  les  classes  populaires  ne  poss^dent  pas 
encore.  Ce  moyen  ne  seralt  done  pas  asscz  nniversel, 
quand  m6me  il  ne  serait  pas  insuffisant  en  soi.  Prevost- 
Paradol  a  exprime  dans  un  style  magique  cette  derniere 
id6e :  ''On  voit  souvent,  dit-il,  au  bord  de  quelque 
ruisseau,  un  arbre  profond^ment  a^teint  par  le  temps  ;  le 
tronc  est  largement  ouvert,  le  bois  y  est  detruit,  il  ne 
contient  guere  qu'un  peu  de  pourriture  ;  mais  son  6corce 
vit  encore,  la  sdve  y  peut  monter,  et,  chaque  annee,  il  se 
couronne  de  verdure,  comme  au  beau  temps  de  sa  jeu- 
nesse  ;  il  reste  done  fierement  debout  et  peut  meme  braver 
plus  d'une  tempgte.  Voila  1' image  fidele  d'une  nation 
que  le  point  d'honneur  soutient  encore  apres  que  la 
religion  et  la  vertu  s'en  sont  retirees." 

Au  dire  de  ce  sage,  qui  n'etait  pas  un  catholique,  c'est 
done  dans  la  religion,  la  vertu,  la  conscience  d'un  chacun, 
qu'il  faut  chercher  la  garantie  de  I'observance  fidele  des 
lois.  Pour  le  cas  qui  nous  occupe  il  suffirait  peut-8tre 
bien  souvent  d'en  appeler  a  1' intelligence  de  I'electeur, 
qui,  dans  notre  pays,  est  toujours  un  homme  suffisamment 
religieux.  En  effet,  le  mot  *'indirectement,"  contenu 
dans  la  formule  du  serment,  atteint  tous  les  detours  de  ia 
fraude,  mais  n'en  signale  aucun,  et  il  est  certain  qu'une 
foule  d'^lecteurs  n'en  comprennent  pas  toute  la  portee. 
Ce  n'est  qu'un  seul  mot  d'ailleurs,  et  un  mot  peut  passer 
inaper^u ;  il  echappe  facilement  a  I'oreille  de  I'homme, 
par  exemple,  qui,  ne  sachant  pas  lire,  n'est  guere  familier 
avec  les  phrases  interminables  de  nos  statuts.  II  y  aurait 
une  experience  a  faire,  ce  serait,  aprds  avoir  defere  le 
perment  a  une  dizaine  d'individus,  de  les  prier  de  dire, 


LA   LOI    ELECTORALE 


227 


aurait 
jfere  le 
le  dire, 


encore  sous  scrment,  si  le  mot  * '  indirectement ' '  se  trouve 
dans  la  formule  :  combien  d'entre  eux  pourraient  I'affir- 
mer  d'une  maniere  positive  ?  Quoi  qu'il  en  soit,  une  Enu- 
meration des  proced^a  de  corruption  indirecte  les  plus 
connus  ne  serait  pas  de  trop  a  la  suite  de  cet  adverbe. 
C'est  ce  que  proposait  M.  Laframboise,  si  je  ne  me 
trompe,  dans  un  des  projets  de  loi  electorale  qu'il  a  sou- 
mis  a  la  legislature  de  Quebec.  Interroger  I'Electeur 
vaudrait  peut-etre  encore  mieux.  Tel  qui  souscrirait 
sans  effort  a  la  formwle,  n'hesitera  pas  a  dire  que,  I'autre 
jour,  le  fermier  du  candidat  lui  a  vendu  du  ble  a  bon 
marchE. 

Nous  parlous  ici,  bien  entendu,  seulement  de  ceux  qui 
se  font  une  fausse  conscience  ou  ne  se  rendent  pas  compte 
du  serment  exige  par  la  loi ;  quant  a  ceux  qui  se  parjurent 
sciemment,  on  devrait  les  poursuivre  sans  merci,  car  ce 
sont  de  mauvais  citoyens,  des  hommes  dangereux  dont 
I'exemple  est  funeste,  I'influence  dernoralisatrice.  Nous 
aimons  a  croire  que  le  nombre  en  est  petit ;  mais  les 
dernieres  enqugtes  faites  devant  les  tribunaux  stiffisent  a 
(§veiller  des  craintes  serieuses.  Que  penser  de  ces  indi- 
vidus  qui  jurent  aujourd'hui  qu'un  candidat  leur  a  donne 
cent  ou  deux  cents  piastres,  qu'ils  en  ont  depense  les 
trois  quarts,  et  qu'ils  ne  s'attendent  pas  a  remettre  le 
reste,  et  qui,  le  jour  de  1' election,  avaient  jure  n'avoir 
rien  re<ju  ni  directement  ni  indirectenient !  Quel  jour 
ont-ils  fait  un  faux  serment  ? 


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CHARLES  LABERGE 


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La  phalange  libdrale  de  1848,  d^d  d^cimee  par  la 
lutte,  voit  ses  chefs  disparaitre  les  uns  apr^s  les  autres, 
Ce  groupe  de  jeunes  gens  si  distingues,  aprtis  avoir 
exerc6  tant  d'influence  sur  le  mouvement  politique,  vaincu 
et  disperse,  compte  aujourd'hui  ses  morts— ceux  qui, 
jadis  ardents  au  combat,  pleins  de  verdeur  et  d'une  force 
exub^rante,  sont  venus  courber  la  t&te  sous  le  sort  com- 
mun.  Joseph  Papin,  Charles  Daoust,  Joseph  Lenoir, 
Eric  Dorion,  Labr^che  Viger,  Gustave  Papineau,  Erancis 
Cassidy,  Charles  Laberge,  que  de  noms  manquent  a 
I'appel,  que  de  personnalites  brillantes  a  jamais  dispa- 
rues  ! 

Leur  epoque  a  ete  celle  des  grandes  ardeurs,  des  am- 
bitions et  des  illusions.  Un  6cho  de  lib^ralisme  nous 
arrivait  de  France  :  notre  jeunesse,  qui  savait  deja  par 
coeur  les  vers  de  Lamartine,  devora  bientot  ses  discours 
republicains ;  on  parlait  du  renversement  de  la  feodalite, 


TSO 


CHARLES   LABERGE 


de  r(ig6nd'ration  sociale,  d'cmancipation  dcs  peuples,  et 
Ton  rOvait  aux  hd-ros  de  Tite  Live.      Les  uns  wnpatitnts 
dii  joug  reiigieux,  ou  r^fractaircs,  les  autres  frapp6s  des 
maux  dc  la  soci^tC',  tous  encore  penttrd-s  dc  leurs  lectures 
dii  college,  et  pouss6s  par  des  convictions  juveniles,  c'est- 
a-dire  actives  et  incontrolees,  ils  se  lancercnt  dans  un 
mouvement  dont  peu  d'entre  eux  distinguaient  la  pente 
fatale.      C'etait  un  reveil,  ou  plutot  c'etait  une  eclosion 
dc  la  jcunesse  a  la  vie  publique,  le  premier  essai  de  nos 
institutions  librcs  par  de  jeunes  tOtes  ;  cette  g6n6iation 
semait  sa  folle  avoine  dans  le  champ  de  la  politique.  On 
fonda  rinstitut-Canadicn,  ou  pour  la  premiere  fois  ceux 
qui  avaient  le  talent  de  la  parole  trouverent  1' occasion  de 
se  faire  valoir.     L' Avenir  fut  cr66  et  donna  I'essor  aux 
ecrivains.    C'etaient  la  deux  tribimes,  et  elles  avaient 
pour  eux  tout  I'attrait,  pour  le  public  tout  le  prestige 
de  la  nouveautd.     II  est  permis  de  croire  que,  dans  I'uhe 
comme   dans    I'autre,   acclames   par   la   foule    eblouie,  ^ 
quelques-uns  se  croyaient  un  peu  plus  grands  que  nature. 
La  confiancc  en  soi-m§me  est  un  element  de  succds ;  ils 
n'en  manquaient  pas.     Lances  a  corps  perdu  dans  la 
lutte,  ils  obtinrent  tout  d'abord  des  avantages  conside- 
rables.     En  1854  ils  emporterent  d'assaut  pr^s  de  vingt 
comtes. 


-L'  ifM. 


:P! 


Entre  les  premiers  de  ce  groupe  remarquable,  se 
detache  la  figure  sympathique  de  Charles  Laberge,  dcri- 
vain  et  orateur  distingue.  ,  "i , 

Charles-Joseph  Laberge  est  ne  a  Montreal  le  20  oc- 
tobre  1827.  Son, pere  etait  negociant,  sans  fortune  ;  sa 
mere  ^tait  la  soeur  de, Gabriel  Franehere,  qui  a  laiss6  un 
r6cit  si  attrayant  de  ses  voyages  dans  le  Nord-Ouest.     II 


chari.es  laberge 


231 


oc- 

;  sa 

56  un 


fit  un  brillant  cours  d'6Uides  au  s^minaire  de  St.  Hya- 
cinthe.  Ses  condisciples  I'appelaicnt  le  Pefi^  Laberge, 
mais  ses  professeiirs  comorircnt  (pie  ce  petit  bonhomme, 
espi<igle  et  vif,  pourrait  bien  dans  la  suite  jouer  un  role 
sur  la  scene  du  monde.  Si  Ton  en  croit  la  tradition,  le 
jeune  Laberge  se  serait  r6vel6  journaliste  avant  mOme 
d'avoir  fun  ses  classes.  En  effet,  il  fontla  mi  journal  au 
college,  qu'il  nomma  bravement  le  Liberal.  Cette  feuille 
ne  se  donnait  pour  mission  ni  de  defendre  la  soci6te  ni 
dedernolir  le  trone  et  I'autel ;  elle  s'efTorgait  simplement 
de  dauber  les  professeurs  qui  avaient  eu  le  malheur  de 
deplaire  aux  (jlevcs,  et  le  petit  Laberge  mettait  a  cctte 
besogne  autant  d'ardeur  que  d'esprit.  On  dit  que  les 
Amotions  plus  apres  du  journalisme  politique  ne  lui  firent 
jamais  oublier  les  premieres  jouissances  de  ces  debuts 
clandestins. 

Un  seul  trait  fera  voir  ce  qu'etait  ce  jeune  homme  au 
moment  de  sortir  du  college.  Aux  exercices  litteraires 
de  1845,  i^  prononga  un  discours  et  obtint  Itj  prix  de 
declamation  ;  le  superieur  du  seminaire  d^manda  a  I'hon. 
Louis-Joseph  Papineau,  qui  etait  present,  de  vculoir  bien 
•  couronner  le  jeune  eleve.  Papineau  s'adressant  au  lau- 
reat,  lui  dit  :  "  Franchement,  monsieur,  je  n'ai  jamais 
asssi  bien  parle  que  vous  venez  de  le  faire  ;  si  j['ai  eu  le 
titre  d'  Orateur,  vous  en  avez  ie  talent." 

Cette  parole,  venant  d'un  homme  comme  Papineau, 
ne  suffisait-elle  pas  a  decider  de  la  voie  que  suivrait 
en  politique  Theureux  ecolier  a  qui  elle  6tait  adressee  ? 

Son  cours  classique  termine,  M.  Laberge  vint  a  Mont- 
real 6tudicr  le  droit  chez  M.  R.  A.  R.  Hubert :  il  fut 
&dmis  au  barreau  en  1848,  et  il  entra  en  society  avec 


232 


CHAKLFS   LABEKCE 


M.  Rodolphe  Laflamme,  mais  des  1S52  il  abandonna 
Montreal  pour  aller  sc  fixer  a  St.  Jean  d' Iberville,  ou  en 
peu  de  temps  il  sc  crea  une  large  clientele. 

Z^  Avenir  avsiit  ete  fonde  en  1847,  et  Laberge  en  fut 
le  plus  brilkmt  collaborateur.  Ses  collogues  etaient  : 
I'lric  Dorion,  Joseph  Papin,  Joseph  Doutre,  Charles 
Daoust,  D.  E.  Papineau,  Joseph  Lenoir,  Rodolphe  La- 
flamme, C.  Duranceau,  C.  F.  Papincau,  Wilfrid  Dorion, 
C.  H.  Lamontagne,  E.  U.  Picht',  Clustave  Papineau. 

V  Avenir  a  laiss6  les  plus  tristes  souvenirs  et  Ton  s'ex- 
plique  difficilement  qu'un  talent  delicat,  une  nature 
d'61ite,  un  bon  chretien  comme  Laberge  ait  pu  consentir 
a  rester  solidaire  des  impietd'S  grossieres  dont  cette  feuille 
se  rendait  coupable.  Etait-ce  chez  lui  entrainement, 
faiblesse  de  caract^re  ?  Nous  I'ignorons.  Mais  on  assure 
qu'il  n'est  jamais  tomb6  personnellement  dans  les  exag6- 
rations  de  ses  collegues. 

Nous  arrivons  a  la  grande  date  liberale  de  1854.  Cette 
annee-la-M.  Laberge  fut  elu  dans  le  comte  d'Iberville  et 
il  prit  place  en-chambre  au  premier  rang  dans  le  groupe 
dont  M.  Dorion  etait  le  chef  et  qu'on  a  appel6  la  jP/(?/W<f 
Rouge.  Tout  le  monde  se  souvient  encore  du  fameux 
pamphlet  paru  sous  ce  titre,  et  dans  lequel  M.  J.  C.  Tache 
et  M.  Chauveau,  sous  le  pseudonyme  de  Gaspard  Le 
Mage,  ont  decrit  si  spirituellement  toute  la  constellation. 
Ce  souvenir  peut  6tre  rappele  aujourd'hui  sans  blesser 
pcrsonne.  ,.. 

II  y  avait  d'abord  en  t6te  M.  Dorion  :     '  •    .      ' 

"  II  a  succede  a  M.  Papineau  dans  la  direction  du 
parti  democratique  ;  personne  ne  pretendra  qu'il  I'ait 
jremplace.      Dans  le  n^gig  de  juillel  d^mier,  M.  Dorioi\ 


CHARLES   LAD ERG L 


233 


en  6tant  rendu  ;l  hi  onzi(^mc  page  d'line  exception  p6- 
remptoire  en  droit  porpetiu'llc,  ecrite  dans  le  style  tie  ses 
discours  et  qu'il  lisait  a  hu  te  voix  ct  sur  le  n>Cme  ton, 
s'endormit  d'un  profond  sommcil.  II  lui  atlvint  alors  le 
ni6me  songe  (ja'avait  fait  Joseph  longtemps  avant  cpie 
d'etre  le  premier  miniftre  de  J'haraon.  11  rOva  (pie 
douze  djs  ttoiles  Ics  plus  rouges  et  Ics  plus  grandcs  de  la 
pid'iade,  y  compris  celle  tie  son  petit  frt^re  Eric,  s'incli- 
naient  profondtiment  devant  la  sienne.  Uiie  foi>s  reveille, 
il  se  souvint  qu'il  avait  dejadeux  fois  failli  Olre  un  grand 
homme,  la  premiere  fois  lorsqu'ayant  une  tli/.aine  tl'an- 
nees  il  avait  signe  une  petition  contre  les  griefs,  circons- 
tance  qu'il  a  rapportee  en  chambre  dans  son  premier 
tliscours,  et  la  seconde  fois  lorsqu'il  lui  etait  arrive  tU- 
signer  comme  secretaire  le  manifeste  de  I'association 
annexioniste.  Plus  rus6  cependant  que  le  fils  de  Jact)b, 
il  ne  parla  de  son  rOve  a  personne.  Quelque  jours  plus 
tard,  les  rouges  ct  les  torys-annexionistes  de  Montri-al  le 
prenaient  pour  leur  candidat." 

Papin  venait  ensuite :  ,  '  '     '" 

"  Avant  que  de  partir  pour  Qutibec,  Ics  chefs  dtimo- 
crates  se  sent  distribu6  les  roles  qu'ils  allaient  jouer. 
Comme  vous  avez  \)\x  le  voir  consigne  au  Moniteur,  il  a 
ete  resolu  d'une  voix  unanime  que  M.  Pap'ln  serait  le 
Dant(;n  de  la  Montague...  Le  depute  de  TAssomption 
est  au  reste  un  bon  enfant  ;  sa  figure  a  m6me  une  expres- 
sion joviale  lorsqu'il  ne  veut  pas  la  rendre  terrible,  lors- 
qu'il oublie  que  c'est  lui  qui  fait  Danton."  , 

M.  Prevost :  * 

**  II  lui  importe  peu  que  ce  soit  avec  ou  sans  indem- 
nity que  les  seigneurs  soient  depossedes,  que  Sebastopol 
resiste  ou  soit  demantele,  pourvu  que  le  greffier  de  la 
cour  de  Terrebonne  ait  6t6  nomme  en  conformiie  drs 
resolutions  pass^es  par  I'assemblee  du  quinzc  ou  du  vingt 
d'un  mois  quelconque,  dans  une  annee  cjueleonque,  dans 
la  salle  publique  du  village  de  Terrebonne,  dans  la  pa- 
roisse  de  Terrebonne,  dans  le  cornt^  de  Terrebonne." 


234 


CHARLES  LAnRRCR 


M.  Eric  Dorion,  TEnfant  Terrible: 

"  Mis  11  cOtc  lie  M.  Papih,  c'cst  physiquement  le  con- 
traste  le  j)liis  frappaiit  (jue  Ton  jniisse  voir.  II  semble 
que  ceux  (lui  ont  cnvoye  les  rouges  en  rhambre  aient 
voulu  former  une  colleetion  j^ithropologique  complete 
du  nain  an  geant  et  de  TAntinoils  au  Satyre." 

M.  Daoust  : 

"  Grand,  rude,  vigoiireux,  et  pas  tr^s-beau  gar(;on,  qui 
ne  laisse  pas  que  de  se  faire  aimer  et  estinicr  de  ceux  qui 
le  connaissent.  lOn  chambre,  il  paratt  croire  que  la  pru- 
dence est  la  meilloure  partic  de  la  Valeur,  et  surtout  pr6- 
fd-rer  les  dtilices  du  comit6  de  la  pipe  aux  charmes  ora- 
toircs  de  ses  coUegues." 

M.  Dufresne  :  •  >■       ■  <  "    ■. 

"  N'est  pas  aussi  beotien  qu'il  en  a  I'air." 

MM.  Bourassa,  Darche  et  Gutivremont : 

"  Nebuleuse  composee  de  trois  6toiles  d'une  infini- 
mcnt  petite  grandeur...  M.  Bourassa  est  bien  le  type  de 
rinflexibilitd  democratique...  M.  Darche,  chevelure  qui 
parait  avoir  horreur  du  peigne  comme  d'un  instrument 
de  tyrannic...  Connaissez-vous  M.  Guevremont  ?  Pour 
moi,  il  me  semble  que  je  le  connaissais  avant  que  de  le 
connaitre,  tant  i).  y  a  de  gens  qui  ont  I'honneur  de  lui 
ressembler." 

M.  Valois  : 

"  Est  medecin,  et  comme  beaucoup  d'Esculapes  cel6- 

bres,  il  dedaigne  le  soin  de  sa  p8r:^.onne.     II  se  rase  tous 

les  huit  jours,  ne  se  peigne  pas  aussi  souvent,  et  conserve 

s'        -  habits  des  souvenirs  frappants  de  tous  les  6veiie- 

de  la  journ^e." 

....  Jobin  :  >         '  ■     ,  ..  '     >•  •      i 

**  C'est  lui  qui,  dans  les  moments  de  crise,  berce  sur 
ses  genoux  l' Enfant  Terrible,  prepare  une  potion  cal- 
manie  pour  M.  Prevost,  et  donne,  les  jours  de  f&te,  un 
coup  de  peigne  a  M.  Darche  et  un  coup  de  brosse  au 
docteur  Valois."  ••    -      -  —  -  . 


CHARLES   LAUERUE 


235 


con- 
mble 
aient 
iplcte 


n,  qui 
i\  qvii 
a  pru- 
it  pre- 
)S  ura" 


infini- 
;ype  cle 
ure  qui 
rumen  t 
?  Pour 
le  cle  Ic 
de  lui 


|cs  cel6- 
ase  tous 
onserve 
6veae- 


lerce  sur 
lion  cal- 
te,  un 
rosse  au 


Tels  itaient  les  colltigucs  Uc  M.  lubcrgo,  contre  Ics- 
(jucls  on  dirigeait  raillc  tral...  qui  nous  paraissL'ut  aujour- 
d'hui  inolTcnsifs,  niuis  (pii  dans  lo  tcnq)s  curcnt  \\n  siiccis 
prodigicux.  M.  Lubcrgo  <itait  le  plus  d-pargno  ;  il  puralt 
ni&me  qu'd  a  6t6  tres-fliUt6  de  son  portrait,  et  c'est 
pourquoi  nous  ne  craignons  pas  de  reproduire  presqu'en 
entier  le  chapitre  qui  lui  est  consacri  dans  la  PUiade 
Rouge  .•  , 

*'  Saluonsavcc  respect  la  seule  itoile  de  preuiiire  gran- 
deur qu'il  y  ait  dans  toute  la  constellation. 

'*  M.  Laberge  est  de  treis-petite  taille,  mais  d'asicz 
jolies  formes,  sa  tete  surtout  est  belle  ;  ses  yeu^  ont  une 
expression  de  douceur  accompagnee  de  finesse,  sa  bourhe 
a  de  la  causticity.  Chez  lui,  les  facuUes  perceptives  Tern- 
portent  de  beaucoup  sur  les  facultes  discernantes,  comme 
on  le  voit  de  suite  dans  sa  physionoraie  et  sur  son  front 
preeminent  a  la  base. 

"  M.  Laberge  a  v6ritablement  "  I'intelligence  supt- 
rieure  et  I'^ducation  accomplie  "  que  le  Moniteur  avajt 
declare  officiellement  appartenir  a  tous  les  deputes  rouges. 
II  n'a  peut-etre  pas  au  m£me  degre  "  I'independance  de 
caract(ire  "  qui  forme  le  complement  du  signalement  d^- 
mocratique.  ,, 

"  II  n'est  gudre  possible  de  possider  une  plus  grande 
facility  d'elocution,  et  si  une  argumentation  ncrveuse  et 
serr6e  manque  presque  toujours  a  ses  discours,  la  pdriode 
accomplie,  heureuse  et  ciceronienne  ne  lui  fait  jamais 
defaut.  Son  geste  a  de  la  grace,  sa  diction  de  la  puret6, 
sa  voix  de  rh|rrnonie...  On  le  dit  tres-eloquent  lorsqu'il 
se  passionne,  et  cela  doit  Otre,  car  sa  voix  est  sympa- 
thique  ;  mais  en  chambre  il  s'est  born6  jusqu'a  present  a 
une  sorte  de  persifflage  elegant  qui  interesse  sans  emou- 
voir.  Sa  figure  favorite  est  I'antithese,  et  chez  lui  clle 
fixe  quelquefois  le  jeu  de  mots,  ce  qui  n'est  pas  du  tout 


236 


CHARLES  LABERGE 


parlementaire,  le  genre  parlementaire  ayant  6t6  inventd 
par  les  Anglais,  qui  se  sent  toujours  abstenus  d'avoir  de 
I'esprit... 

"  II  nous  a  menaces  de  verser  jusqu'a  la  derni^re  goutte 
de  son  sang  pour  la  defense  de  nos  institutions.  On  vous 
exempterait,  M.  Laberge,  de  verser  niGme  la  premiere,  si 
vous  vouliez  seulement  nous  dire  qiielles  sont  les  vieille- 
ries  auxquelles  vous  tencz  si  pen  que  de  ne  pas  vouloir 
repandre  pour  elles  une  seule  goutte  de  cette  encre  dont 
votre  parti  '    montre  si  prodigue. 

"  Avec  la  compagnie  que  vous  tenez,  une  telle  restric- 
tion ne  laisse  pas  que  d'itre  inquietante.  On  desirerait 
aussi  savoir,  au  premier  moment  de  loisir  que  vous  lais- 
sera  votre  grande  mesure  des  juges  de  paix  electifs,  quelle 
est  Val/oni^e  que  vous  vous  proposez  de  faire  au  pro- 
gramme democrat ique.  La  chose  est  beawcoup  plus  grave 
qu'elle  n'cn  a  I'air,  et  votre  r6ponse  sur  le  tout  est  at- 
tendue  avec  une  anxiety  qui  n'est  ^galee  que  par  I'estime 
que  Ton  a  pour  vous. 

"  M.  Laberge  est  un  talent  distingue ;  ce  n'est  ni 
un  prophite,  ni  un  sphynx,  ni  une  sybille,  comme  le 
donnent  a  entendre  quelques  minist^riels  malicieux,  afin 
d'aiguiser  la  jalousie  de  ses  collegues  de  la  Montagne; 
mais  tel  qu'il  est,  il  pent  bien  inspirer  des  craintes 
s^rieuses  aux  ambitieux  du  parti.  Aussi,  s'efforcent-ils 
de  proclamer  qu'il  est  un  homme  d' imagination,  un 
caractere  original  et  paresseux,  un  litterateur,  un  poete, 
ce  qui  est  une  maniere  comme  une  autre  de  commencer 
a  insinucr  qu'un  homme  n'est  bon  a  rien. 

**  En  comparant  le  depute  d'Iberville  a  la  plupart  de 
ceux  qui  I'environnent,  on  se  demande  comment  il  en 
est  venu  la.  Helas  !  comme  dit  Virgile,  de  combien 
d'erreurs  n'est  pas  capable  un  jeune  homme  tourmente 
par  un  amour  impitoyable...  Quid Jiivensis...? 

"  C'est  cette  belle  divinite  terrestre  qui  s'appelle  la 
louange  qui  a  seduit  le  cceur  de  M.  Laberge ;  c'est  elle 
qui  lui  a  inspire  une  de  ces  passions  effr^n^es  que  toutes 


CHARLES  LABERCS 


237 


iventd 
oir  de 

goutte  , 
n  vous 
i6re,  si 
vie  Hie - 
/ouloir 
e  dont 

restric- 
sirerait 
us  lais- 
,  quelle 
m  pro- 
is  grave 
est  at- 
i'estime 

I'est  ni 
mme  le 
ux,  alin 
itagne ; 
craintes 
-cent-ils 
ion,  un 
poete, 
imencer 

ipart  de 
nt  il  en 
:ombien 
urmente 

)pelle  la 

est  elle 

le  toutes 


les  ovations  ddmocratiques  auront  bien  de  la  peine  a 
satisfaire,  car  il  est  homme  a  en  reconnaitre  tOt  ou  tard, 
si  ce  n'est  deja,  tout  le  neant,  a  sentir  toute  la  fadeur  de 
I'encens  grossier  que  Ton  brdle  dans  les  colonnes  du 
Fays  c  t  d  u  Moniteur 

"  Enfin,  le  jeune  homme  avait  besoin  d'action,  d'ex- 
pansion,  d'un  peu  de  fumee :  il  fallait  choisir  entre  la 
voie  ordinaire  battue  par  tout  Ic  monde,  ou  se  lancer 
dans  une  voie  nouvelle  et  inconnue ;  le  premier  parti 
etait  le  plus  sage,  le  second  le  plus  brillant.  L' imagina- 
tion deja  grande  et  forte  I'emporta  sur  la  sagesse  qui  ne 
fesait  que  de  naitre. 

"  C'est  ce  qui  explique  pourquoi  M.  Laberge,  abreuve 
aux  sources  rafraichissantes  du  catholicisme,  se  laisse  em- 
porter  par  les  elogesde  ces  feuilles  veneneuses,  le  Semeur, 
le  Moniteur  et  le  Cuiiivateur  ;  pourquoi,  lui,  honnSte  et 
gen^reux,  souffre  qu'en  parlant  de  I'abolition  des  dimes, 
on  flatte  les  plus  sordides  cupidites  ;  pourquoi,  instruit  et 
intelligent,  il  se  laisse  imposer  des  billevesees  comme  les 
juges  de  paix  ^lectifs  et  les  parlements  annuels.  Ce  n'est 
pas  qu'il  veuiJ'e  se  faire  un  marche-pied  de  toutes  ces 
choses  pour  devenir  procureur-general,  il  abandonne 
cela  volontiers  au  chef  suprSme;  raais  c'est  qu'il  tient  a 
honneur  de  jouer  son  role  ;usqu'au  bout,  et  comme  on 
lui  a  assure  (^u'il  etait  un  des  chefs,  il  se  dit  a  lui-m6me 
comme  le  personnage  de  Scribe  :  II  faut  bien  que  je  les 
suive. 

"  Ira-t-il  loin,  me  demandez-vous  ?  Mais  sans  doute  ! 
Est-ce  que  Ton  sail  oii  Ton  s'arrSte  lorsqu'on  a  pour  vous 
guider  en  avant  1' Enfant  Terrible,  et  par  derriere  pour 
vous  pousser,  le  citoyen  Pierre  Blanchet  !  " 

Celui  qui  inspirait  un  tel  respect  a  ses  ^dversaires 
devait  6tre  un  homme  d'une  valeur  r^elle. 

M.  Laberge  en  chambre  6tait  sur  son  veritable  terrain, 
dans  r^ldment  qui  convenait  le  plus  a  ses  facultds.  Pas 
assez  retors  pour  gtre  un  avocat  de  premier  ordre,  ni 


238 


CHARLES   LAEERGE 


assez  profond  pour  faire  autorit6  dans  la  magistrature, 
il  possedait  un  don  naturel  d'eloquence,  une  largeur 
d'id^es,  une  droiture  de  caractere  qui  lui  cr^ait,  sans 
efibrt  de  sa  part,  une  place  exceptionnelle  dans  une 
assemblee  deliberante.  II  n'est  pas  devenu  orateur  par 
]e  travail,  il  ^tait  n6  expert  dans  I'art  de  bien  dire. 
Sa  phrase  coulait  de  source,  correcte  et  harmonieuse, 
comme  un  ruisseau  toujours  limpide.  II  parlait  une  belle 
langue,  n  fran^ais  veritable  :  sous  ce  rapport,  personne 
n'a  €t€  mieux  dou6  que  lui  dans  notre  pays. 

Pourquoi,  avec  de  telles  aptitudes,  M,  Laberge  s'est-il 
retire  de  la  politique  ?  Helas  !  peut-Stre  a-t-il  subi  le  sort, 
trop  commun  parmi  nous.,  des  natures  d^licates  que 
les  deceptions  jettent  dans  un  degoQt  insurmontable 
des  hommes  et  des  choses.  Entre  comme  solliciteur- 
gen^ral  en  1858  dans  le  cabinet  Brown-Dorion,  qui  ne 
vecut  que  quarante-huit  heures,  il  a  pu  s'exagerer  le  tort 
que  lui  faisait  cette  alliance  avec  nn  homme  si  mal  not6 
dans  notre  province,  et  il  se  s'^ra  dit  qu'il  etait  compromis 
pour  toujours. 

Quoi  qu'il  en  soit,  aux  elections  generales  de  1861, 
il  refusa  la  candidature,  et  se  consacra  de  nouveau  a 
I'exercice  de  sa  profession  a  St.  Jean,  011  le  minis- 
tere  liberal  de  1863  vint  le  chercher  pour  le  faire  juge 
suppliant  a  Sorel.  A  1' expiration  du  conge  accords  au 
juge  Bruneau,  qu'il  rempla<;ait,  les  conservateurs  n'ont 
pas  maintenu  M.  Laberge  dans  ses  fonctions.  Cet  acte  a 
et6  regrette  m6me  par  des  adversaires  de  M.  Laberge. 
M.  Cartier,  dit-on,  r^pondait  a  ce  reproche  en  disant 
qu'il  n'avait  pu  rien  faire  pour  un  magistrat  qui  avait 
rendu  un  jugement  deux  jours  apres  I'expiration  de  ses 


CHARLES   LABERGE 


239 


[86i, 
au  a 
inis- 
juge 
e  au 
I'ont 
cte  a 
erge. 
isant 
avait 
e  ses 


pouvoirs.     Cette  raison  6tait  assurement  plus  spirituelle 
que  p^remptoire. 

Oblige  de  se  remettre  encore  une  fois  a  sa  profession, 
M.  Laberge  ne  se  mCla  guere  de  politique.  II  se  con- 
tenta  d'ecrire  parfois  dans  le  Franco- Canadicn,  plutot 
pour  rendre  service  au  redacteur  absent  que  pour  satis- 
faire  un  besoin  reel  de  publicity.  II  a  public  a'lssi  dans 
r  Ordre  des  articles  qui  ont  et6  tres-remarques ;  il  signait 
Liberal  mais  cathoUque.  C'^tait  sa  formule,  et  il  la  de- 
fendait  avec  la  plus  grande  securite.  On  pent  dire, 
toutes  proportions  gardees,  qu'il  a  ete  le  Montalembert 
de  son  parti,  democrate  autant  que  catholique,  associant 
a  des  convictions  religieuses  solides  les  idees  modcrnes 
sur  les  relations  de  I'Eglise  et  de  I'Etat.  * 

M.  Laberge  etait  alors  un  ecrivain  elegant,  facile, 
correct,  toujours  digne.  On  reconnaissait  ses  ecrits  a 
leur  grand  air,  a  leur  cachet  de  vrai  style  frangais,  a 
I'ironie  fine  et  de  bonne  compagnie  dont  il  savait 
relever,  assaisonner  ses  arguments. 

II  s'est  aussi  essaye  dans  la  poesie.  II  a  donne  de 
temps  a  autre  a  la  presse  des  vers  maintenant  oublies  ou 
perdus.  On  trouve  de  lui,  dans  le  second  volume  de  la 
Litteraiiire  Canadienne,  une  fable  intitulee  Le  Ctapaud 
et  V Ephe .  ere,  qui  n'a  rien  ^le  remarquable  ;  j'en  citerai 
la  morale  : 

A  quoi  sert  la  science, 

L'age  et  rexperience, 
Si  ce  n'est  pour  le  bien  ?  Les  talents  sont  un  prSt  : 
A  Dieu  le  capital,  an  prochain  I'inter^t. 

II  serait  injuste  de  juger  M.  Laberge  comme  ecrivain 
par  ce  qu'il  a  ete  au  National.  Lorsqu'il  est  venu 
ge  fixer  a  Montreal  en  1872,  il  ^tait  deja  atteint  de 


240 


CHARLES   LABERGE 


la  maladie  cruelle  a  laquelle  il  a  succomb6.  Ce  n'est 
qu'au  prix  d 'efforts  vraimfent  h^roiques  qu'il  parvenait  a 
ecrire  ses  articles  sous  I'^treinte  du  mal  qui  le  rongeait. 
Ses  adversaires  dans  la  presse  ne  pouvaient  toujours  tenir 
compte  de  ses  souffrances  ;  lis  les  ont  trop  oubliees 
parfois.  lis  ne  savaient  pas  assez,  dit  M.  Hector  Fabre 
dans  V Evenement,  ce  que  lui  cofitaient  ses  plaisanteries 
emouss^es.  Pour  ma  part,  je  confesse  avoir  6t6  trop 
sensible  a  ses  attaques,  et  je  regrette  les  represailles,  mal 
comprises  du  reste,  exerceas  contre  lui. 

M.  Laberge  a  6t6  avant  tout  et  par-dessus  tout  un 
homme  de  bien  ;  il  a  k.\.t  un  grand  caractere  encore  plus 
qu'un  esprit  distingu6,  et  c'est  par  la  surtout  qu'il  vivra 
dans  la  memoire  de  ses  amis.  Le  public  retiendra 
quelques-uns  de  ses  discours,  mais  les  pauvies  se  rappel-. 
leront  ses  charites,  ses  intimes  se  souviendront  dc  ses 
vertus.  Qu'est-ce  que  le  talent  ?  qu'est-ce  que  la  gloire? 
Les  bonnes  actions  ont  seules  un  vrai  merite,  que  les 
hommes  eux-mfimes  estiment  ici-bas  et  que  Dieu  recom- 
pense la-liaut.  M.  Laberge  savait  elever  ses  regards  au- 
dessus  des  horizons  terrestres  ;  j' ignore  ce  qu'^tait  dans 
le  fond  son  liberalisme,  mais  il  avait  les  aspirations 
immortelles  du  catholique  convaincu.  En  proie  a  une 
maladie  qui  ne  lui  laissait  pas  un  instant  de  repos,  il 
a  montr6  dans  ses  soufTraftces  le  calme  d'un  sage  et 
la  resignation  d'un  chr^tien  ;  pauvre  et  charge  de  famille, 
il  impos'ait  silence  a  ses  tortures  pour  accomplir  son 
travail  quotidien,  et  le  sentiment  du  devoir  etait  tel 
chez  lui  qu'il  y  puisait  la  force  de  dompter  la  rnaladie 
au  point  quelquefois  de  faire  illusion  aux  siens  ^t  de  leur 
donner  de  covirtes  esperances, 


-  ?.  I 


r,\    V) 


•t.  Uf. 


vyrX 


L'HON.  A.  Ai  DORION 


Antoine  Aime  Dorioi.  .,st  ne  le  17  Janvier  18 18,  a  Ste. 
Anne  de  la  Perade,  d'une  famille  au  sein  de  laquelle  il  a 
du  puiser  de  bonne  heure  I'amour  de  la  politique.  Son 
pere  a  represente  le  comte  de  Champlain  dans  I'assem- 
blee  du  Bas-Canada  de  1830  a  1838,  et  son  grand-pere, 
M.  Bureau,  a  ete  raembre  de  la  meme  legislature  de  1820 
a  1884  pour  le  comte  de  St.  Maurice. 

Apres  avoir  fait  son  cours  classique  au  college  de  Nico- 
let,  M.  Dorion  vint  a  Montreal,  ou  il  ^tudia  le  droit  sous 
la  direction  de  M.  Cherrier.  II  etait  regu  avocat  en 
1842,  au  moment  ou  s'ouvrait  pour  le  Canada  I'^re  nou- 
velle  du  gouvernement  responsable.  L'acte  arbitraire  de 
I'union  des  deux  provinces  duf  exercer  sur  lui  nne 
influence  decisive  ;  trop  jeune  pour  prendre  part  aux 
luttes  du  jour,  il  accorda  neanmoins  toutes  ses  sympa- 
thies a  M.  Papineau  dans  ses  protestations  absolues 
contre  le  nouveau  regime,  et  prit  place  dans  les  rangs 
1  16 


242 


L  HON.    A.    A.    DORION 


(le  la  jcunesse  irrcconciliablc  dc  r^-poque.  II  suivit  avec 
line  ardcur  a  peine  coiUenue  les  peri  pet  ies  dcs  grandes 
jofites  populaires  qui  signalerent  les  premiers  temps  de 
r union,  et  lorsque  la  revolution  de  1848  6clata  en 
France,  il  avait  trentc  ans. 

On  salt  quel  fut  ici  recbo  de  cet  evenement.  Le  pre* 
mier  essai  choz  nous  d'une  reelle  liberty  avait  eu  pour 
effet  naturel  d'echauffor  les  caurs  et  les  imaginations^ 
Chaque  citoyen  se  voyant  appel6  a  pnrticiper  au  goiwer-- 
nement  dc  la  chose  publique,  s'exagerait  les  proportions 
et  les  devoirs  de  son  r6'i«  ;  la  jeunesse  surtout,  plus 
prompte  et  plus  empor  •,  se  prenait  d'enthousiasme  et 
revait  facilement  une  renovation  complete  de  notre  etat 
social  et  politique.  L'dcolier,  en  ubordant  les  belles 
lettres,  songe  tout  de  suite  a  composer  un  poeme  ^pique ; 
ainsi  la  jeunesse  canadienne  poss6dait  a  peine  les  rudi- 
ments de  I'instruction  democratiquc  qu'elle  songeait 
deja  a  etoblir  du  premier  coup  dans  notre  pays  la 
r^publique  de  Platon.  La  revolution  de  '48  s'accom- 
plit  pendant  qu'elle  faisait  ce  beau  rSve.  Elle  y  vit  un 
signe  des  temps,  la  date  d'une  existence  nouvelle  pour 
r humanity.  ■     :      ;.  '       '  .  •  .,• 

C'est  alors  que  fut  cre^  le  Club  Natio7ial  Democratique^ 
et  il  faut  lire  son  manifeste  de  1849  pour  se  rendre 
compte  du  mouvement  qui  s'op^rait  alors  dans  les  esprits. 
"  Democrates  par  conscience  et  Canadiens -fran^ais 
"  d'origine — disait  ce'  document — il  nous  peinait  de 
"  songer  que  les  courants  electriques  de  la  democratic 
*'  qui  sillonnent  aujourd'hui  le  monde  civilise  passeraient 
**  inutilement  ici,  faute  de  pouvoir  trouver  un  fil  conduc- 
^' teur  sur  les  terres  du   nouveau    monde...     Sans  le 


L  HON.    A.    A.    DORION 


•2-43 


'tiqucy 
■end  re 
[sprits. 
■an<;ais 
.it   de 
»cratie 
iraient 
mduc- 
ms  le 


*  suffrage  universel,  quelle  sera]a  consecration  legitime 
'  et  rat  nnelle  des  droits  du  pouvoir  ?  Sera-ce  la  goutte 
'  d'huiie  de  la  Ste.  Ampoule  glissant  sur  le  front  d'un 

*  homme  qui  le  ferasouverain  et  legislateur  de  toute  una 

*  nation  ?  Nous  avons  le  malheur  de  ne  pas  comprendre 
'  ainsi  le  puissant  droit  de  souverainete  ;  nous  prcndrons 

*  done  la  liberte  de  prefercr  tr^s-uniment  a  la  huileuse 

*  consecration  de   Rheims,   celle  qui  en  fcvrier  1848 

*  s'^chappait  forte  et  pure  de  la  poitrine  d'un  noble 

*  peuple.     Les  nations  ont  jadis  eu  le  christianisme,  les 

*  sciences,  les  arts  et  I'imprimerie  qui  les  fircnt  civi- 

*  Usees  ;  elles  auront  maintenant  1* (Education  populaire, 

*  le  commerce  et  ie  suffrage  universel  qui  les  feront 
'  fibres."  ■  • 


M.  Dorion  appartenait  a  ce  club  avec  Papin,  Doutre, 
Daoust,  et  autres  jeunes  disciples  de  Papineau.  Ce 
manifeste  est  probablement  la  premiere  piece  de  ce  genre 
dont  il  porte  sa  part  de  responsabilite,  et  Ton  se 
souvient  que  dans  un  de  ses  derniers  discours  devant  les 
Communes  a  Ottawa,  il  s'est  encore  prononc6  en  faveur 
du  suffrage  universel.  Cette  conviction  se  retrouve  vivace 
chez  lui  aux  deux  extermites  de  sa  carriere  politique. 

Nous  venons  de  rapprocher  le  nom  de  M.  Dorion  de 
ceux  de  plusieurs  hommes  fameux  par  la  violence  de 
leurs  diatribes  anti-religieuses ;  mais  on  aurait  tort  d'en 
conclure  que  le  chef  du  parti  liberal  soit  tombe  dans  les 
mSmes  exagerations  de  langage.  Jamais  homme,  au 
contraire,  n'a  revStu  de  formes  plus  courtoises  des  idees 
souvent  hostiles  a  ses  concitoyens,  et  Ton  peut  dire  que 
c'est  a  ce  decorum,  a  sa  dignite  personnelle  bieii  plus 
qu'a  ses   talents  transcendants   qu'il  doit  d'avoir  pu 


244 


l'hON.    a.    a.    DORION 


1-ecueillir,  d^s  son  entree  au  parlcment,  la  succession 
on^reuse  cle  Papineau.  Laberge  et  Papin  d'taient  plus 
brilhiDts,  mais  il  avait  plus  de  prestige.  Elu  a  Montreal 
en  1854,  il  fut  reconuu  aussitot  coninie  chef  du  parti 
liberal. 

Ce  prestige,  il  Ic  devait  a  ses  bonnes  manieres,  A  son 
ext^rieur  distingu6,  a  sa  parfaitc  honnfitet^,  a  son  travail 
opiniatre.  Mais  ses  dd'buts  politiques  sont  de  ceux  que 
Ton  aimerait  a  oublier.  Sans  parler  de  ses  votes  anti- 
catholiques,  ses  deux  projets  des  parlements  annuels  et 
des  juges  de  paix  (^lectifs  paraissent  aujourd'hui  a  tout  le 
monde  vraiment  pitoyables.  L'^cole  de  r Avenir_  fausse 
en  religion,  dcraisonnait  en  politique. 

En  1857,  Cartier  chargea  M.  Sicotte  d'offrir  un  porte- 
feuille  a  M.  Dorion.  Ce  dernier,  soit  qu''il  subit  1' in- 
fluence de  ses  partisans,  soit  qu'il  obeit  i  I'ardeur  de  ses 
propres  convictions,  repoussa  ces  avances  qui,  dans  la 
peus<ie  du  chef  des  conservateurs,  6taient  destinies  a 
donner  une  nouvelle  force  au  Bas-Canada,  a  la  nationality 
canadienne-franqiaise.  L'ann6e  suivante,  M.  Dorion  put 
croire  qu'il  avait  bien  fait  de  refuser  la  fusion,  mais  cette 
illusion  flit  courte,  car  le  minist^re  Brown-Dorion  n'exista 
que  quarante-huit  heures.  ,.  ,.      ._.j, 

Cet  dchec  parlementaire  fut  suivi  en  1861  pour  M.  Do- 
rion d'une  d^faite  dlectorale  a  Montreal,,  ou  M,  Cartier 
I'emporta  sur  lui.  Cependant,  bien  qu'il  ne  ffit  pas 
depwte  en  1862,  aprt^s  la  d6faite  du  minist^re  conserva- 
teur  sur  la  loi  de  milice,  il  accepta  un  portefeuille 
dans  I'administration  S.  Macdonald-Sicotte.  M.  Falkner 
lui  fit  place  dans  le  comt6  d'Hochelaga.  Revenu  au 
pouvoir  dans  de  pareilles  circonstances,  M.  Dorion  devait, 


1,  HON.    A.    A.    DORION 


245 


ce  semble,  y  rester  longtemps.  Toutefois,  six  mois  apr^s, 
il  offrait  sa  demission,  par  suite  de  dissentiments  avec  ses 
coUegues  sur  la  question  du  cli(f>nin  de  fer  Intercolonial. 
On  a  dit  dans  le  t«nips  que  cette  question  n'^tait  que  le 
prete.xte  de  sa  rctraitc  et  qu'il  fiillait  en  chercher  la  raison 
dans  le  fait  que  le  chef  du  parti  liberal  souffrait  de 
son  role  secondaire  k  c6t6  de  M.  Sicotte.  Les  6vene- 
ments  paraissent  justifier  cette  interpretation. 

En  cffet,  le  minist(ire  S.  Macdonald  ayant  6t6  battu  en 
1863,  le  gouverneur-g^n^ral  consentit  a  des  Elections 
nouvelles  ;  pour  s'y  preparer,  le  Premier  ministre  appela 
a  lui  M.  Dorion  de  nouveau,  mais  dans  de  telles  condi- 
tions cette  fois  que  M.  Sicotte  crut  devoir  se  retirer. 
C'est  le  cabinet  S.  Macdonald-Sicotte  qwi  fut  defait 
en  parlement,  et  c'est  le  cabinet  S.  Macdonald-Dorion 
qui  en  appela  au  peuple.  Dans  le  manif'este  admirable 
qu'il  lan^a  alors,  M.  Sicotte  constata  cette  substitution 
de  drapeau  pour  notre  province.  C'est  a  cela  sans  doute 
que  tendait  M.  Dorion,  car  il  fit  voter  par  les  chambres, 
k  la  session  suivante,  une  somme  de  dix  mille  piastres 
pour  les  preliminaires  seuls  du  chemin  de  fer  Inter- 
colonial. 

Le  minist^re  liberal  fut  defait  en  ma^s  1864,  sans  avoir 
pu  faire  rien  de  remarquable.  L'acte  le  plus  important 
de  M.  Dorion,  celui  qui  eut  le  plus  de  retentissemen^ 
dont  les  contemporains  ont  le  mieux  gard6  souvenir, 
est  la  nomination  de  M.  Sicotte  a  une  place  de  juge. 
M.  Sicotte,  par  le  fait  mSme  de  sa  rupture  avec  M.  San- 
field  Macdonald,  s'etait  cre6  une  position  considerable 
dans  le  pays,  et  Cartier,  avec  une  abnegation  peu  ordi- 
naire, lui  laissait  jouer  le  role  de  chef  de  I'opposition  ; 


54r, 


l'hon.  a.  a.  nORION 


mais  M.  Sicotte  accepta  une  place  a  I'hcure  oCi  la 
0'haml)rc  .illait  voter  sur  unc  motion  de  non-confiance 
prd'sent^e  par  lui-mOme.  *  Cette  faute  ne  lui  a  jamais  6t6 
pardonncc,  et  riiomnie  qui  la  lui  fit  commettre  nc 
meritait  i)as  plus  d'indulgence. 

L'histoire  des  anncies  suivantes  est  pr^scntc  4  tous  les 
esprits  j  c'est  I'hisloire  des  origines  mSmes  de  la  Confe- 
deration. Battu,  6cras6,  subissant  d^faite  sur  d^faite  en 
chambrc  comnic  aux  (Elections,  M.  Dorion  a  rcmpli  ses 
devoirs  de  chef  d'opposition  avec  une  persevdrance  cou- 
rageuse  ct  r^signee.  Petit  a  petit  ses  adversaires  en  sont 
arrives  ale  plaindre,  as'apitoyer  sur  sa  longue  infortune, 
et  le  jour  de  son  triomphe  tardif,  tout  le  mondc  6tait 
content  pour  lui.  Et  maintcnant  que,  de  son  propre 
gT6,  il  tourne  le  dos  a  I'avenir,  on  se  prend  a  dire  qu'il 
miritait  mieux  que  cette  carri^re  avort^e.  Car,  d  tout 
prendre,  ce  qui  caract^rise  sa  vie  politique,  c'est  I'in- 
succ^s.  Ministre  pendant  quarante-huit  heures  la  pre- 
nii(^re  fois,  pendant  six  mois  la  seconde  et  la  troisieme  fois, 
qu'a-t-il  accompli  ?  II  a  nomme  M.  Sicotte,  il  s'est  laiss6 
nommer  lui-mfime,  et  il  a  fait  voter  une  loi  electorale 
elaboree  par  tout  le  naonde  :  voila  tout.  M  n'a  rien  fait 
en  '58,  il  n'a  pas  fait  de  budget  en  '64,  il  n'a  pas  regl6 
en  '74  les  questions  de  I'amnistie  et  des  ^coles.  Toujours 
on  a  compte  sur  lui,  toujours  il  a  tromp6  I'esperance 
publique. 

Oii  trouver  le  secret  de  tant  d'echecs  si  souvent  r6p6t6s 
qu'il  forment  la  regie  generale  dans  cette  vie  orageuse  ? 
M.  Dorion  est-il  un  homme  mediocre,  ou  n'est-il  qu'une 
victime  du  malheur  des  temps  ? 

II  nous  semble  que  la  reponse  a  cette  question  se  trouve 
dans  le  dernier  acte  par  lequel  il  a  clos  sa  carriere.  Voila 


L*HON.    A.    A.    DORIOX 


247 


I  trouve 
Voila 


un  homme  (lui,  apr<is  vingt  longues  annees  de  liitte,  arrive 
enfin  au  but  de  ses  efforts  ;  son  triomphe  est  complct, 
une  majority  toute  puissante  se  prcsse  autour  de  lui  ;  il 
peat  agir.  cx6(nitcr,  rd'aliscr  ses  projets  longtemps  rOvd's, 
fonder  quelquc  chose,  apres  avoii  detruit  ses  adversaires, 
et  travailler  pour  sa  propre  gloire  autant  cjue  pour  le  bien, 
tel  qu'il  I'entend,  du  pays  :  et  c'est  alors  qu'il  prend  sa 
retraite  sur  les  bancs  de  la  magistrature.  Ce  n'etait  pas 
la  peine  de  sui)plier,  pendant  vingt  ans,  Ic  pcuple  de  lui 
confier  le  pouvoir,  s'il  devait  I'abandonner  aussitCl  apres 
I'avoir  obtenu.  Mais  qu'est-cc  a  dire  ?  M,  Dorion  n'cst- 
il  qu'un  ambitieux  vulgaire,  desireux  seulement  de  se 
caser  dans  un  eraploi  lucratif  ?  Non,  il  a  combattu  de 
bonne  foi,  en  obeissance  a  certaiucs  idees  ;  il  a  voulu 
posseder  I'aatorite  pour  Ic  benefice  du  i)ays ;  mais  dans 
cette  longuc  lutte  il  s'est  fait  illusion  a  lui-mOme,  il  a  lini 
par  oublier  qu'il  ne  frayait  son  cheniin  qu'a  I'aide  de 
bras  amis  qui  le  souteuaient  et,  au  besoin,  le  poussaient 
de  I'avant.  II  n'a  jamais  eu  le  temperament  d'un  poli- 
tique. Arrive  au  sommet,  il  lui  a  manque  I'ambition  et 
I'energie  pour  s'y  maintenir.  <. 

Et,  mont6  sur  le  falte,  il  aspire  a  descendrc. 

Le  tracas  du  gouvernement  ne  lui  va  point  ;  il  n'avait 
pas  d'aptitude  a  vivre  au  milieu  des  tiraillements  ;  il  se 
degoCitait.  C'est  le  mot.  Je  suis  persuade  que  depuis 
son  entree  dans  lacarriere  publique  il  a  passe  sa  vie  dans 
le  degodt :  degout  de  ses  amis  comme  de  ses  adversaires, 
car  les  petites  miseres  qm  affligent  et  abattcnt  les  natures 
comme  la  sicnne,  sont  mallieureusement  de  tous  les 
partis.  Les  details  de  la  politique  sont  quelquefois  peu 
dignes  et  froissent  I'honnOtet^,  I'honneur,  la  droiture  du 


M 


l'hon.   a.   a.    DoRION 


gcntilhommc,  mCnic  lorsquc  les  rd-sult^its  gcntiranx  ohle- 
nus  frappent  le  public  pur  Iciir  caractcro  <lc  grandeur. 
C'cst  d  la  nature  litiinainc,  chctivc  ct  niesciuine,  (lu'il  faut 
s'en  prendre.  Ne  pouvant  la  changer  dans  son  ensemble, 
il  vaut  mieux  I'accepter  telle  qu'ellc  est,  m^'priser  ce  qui 
chwe  elle  est  meprisable,  mais  ne  pas  se  laisser  abattre 
par  la  vue  du  mal,  et  travailler  tout  de  niOme  dans 
I'intd'rOt  du  grand  nombre.  En  outre,  la  polituiue, 
surtout  pour  les  ministres,  est  le  metier  Ic  plus  harassant 
du  monde  :  il  faut  Otrc  tremp6  d'acier  pour  y  resister. 
M,  Uorion  ne  Tetait  pas,  ct  il  a  Irise  sa  carri»ire  au 
moment  oii  elle  commengait  serieusement. 

Ceci  n'est  pas  una  critique  en  mauvaise  part.  MGme 
en  admettant  toute  I'litiliti  <1h  role  dc  M.  Dorion  comnie 
chef  d'opposition,  il  faut  reconnaitre  cpie  ce  r6lc  ne 
•onstitue  pas  tine  carriere  complete  d'homme  d'etat.  Le 
chef  d'opposition  peut  se  faire  une  reputation  d'orateur 
ct  donner  une  haute  id6e  de  ses  capacities  pour  le 
gouvernement,  mais  il  ne  gouverne  pas  en  r^alite,  sa 
position  reste  secondaire,  son  ceuvre  est  bornee  comme 
son  action.  La  possession  du  pouvoir  est  nd'cessaire  a 
riiommc  d'd'tat  pour  faire  sa  reputation  et  donner  la 
moGure  de  sou  g^nie.  Si  M.  Dorion  avait  eu  le  tempera- 
ment d'un  politi(|ue,  il  aurait  saisi  le  pouvoir  comme  iin 
general  s'empare  d'une  hauteur  prise  d  assaut,  pour  s'y 
rctrancher,  faire  la  loi  au  pays  d'alcntour,  et  attacher  a 
son  nom  une  gloire  imperissable  en  terminant  une  cam- 
pagne  decisive  pour  les  armes  nationales.  II  a  prdfore 
laisser  a  d'autres  le  profit  de  la  victoire,  et  ceder  son 
epee  poMr  reprendre  la  toge. 

II  restera  a  M.  Dorion  d'avoir  ete  consider^  par  le 
public  comme  un  avocat  de  premier  ordre.     Forme  a, 


h  HON.    A.    A.    nORFON 


240 


1  (icolc  (le  M.  Cherrier,  II  a  donni  an  barrcau  I'excmplc 
de  rhonnetettl-  ct  dii  travail,  dc  la  bonne  Education  unie 
A  la  science  du  statin,  du  respect  de  soi-mCnic  et  A  la  fois 
du  d(^vouement  aux  clients.    Chose  singuli(}re  et  qui  a 
dti  plusieiirs  fois  remaniuc'e  par  ses  amis,  M.  Dorion  (pji 
dans  les  discussions  parlementaires  etait  souvent  niou  ct 
ind^cis,  se  montrait  d'une  energie  puissante  devant  le.s 
tribunaux.     Lorsqu'il  s'd'tait  charge  d'un  process,  on  ne 
pouvait  trop  se  fier  a  hii ;  11  ne  cd-dait  rien,  il  se  defendait 
et  attaquait  son  adversaire  avcc  la  mOme  vigueur.     La 
raison  de  cette  diffd-rence  est  (lu'au  palais  11  se  trouvait 
sur  son    veritable  terrain.     M.   Dorion  a  toujours  6t6 
essentiellement  avocat,  mOme  on  chambre,  et  s'il  prend 
sa  retraite  dans  la  magistrature,  c'est  qu'il  obeit  a  ses 
goftts  et  A  ses  aptitudes  vd-ritables.     II  est  plus  fait  pour 
interpreter  les  lois  que  pour  mener  un  parti  d  la  bataille. 
Juge-en-chef  de  la  Cour  d'Appel,  il  paraitra  ckez  lui 
tout  d'abord,  et  il  saura  faire  honneur  k  ses  hauLcs 
fonctions. 


r    , 


LUCIEN  TURCOTTE 


Pendant  que  nous  ^tions  tous  absorbes  par  les  preoccu- 
pations politiques,  la  mort  passait  dans  les  rangs  de  la 
jeune  generation  et  y  faisait  un  vide  qui  ne  sera  pas  de 
sitot  comble.     Lucien  Turcotte  est  d^cede  le  12  Janvier 
(1874).  Mort  pendant  une  lutte  electorale  ou  I'attendait 
Ua  tnomphe  !  Mort  au  milieu   d'une  agitation  qui  a 
aetourne  le  souvenir  de  ses  compatriotes  et  empSche 
uieme  ses  meilleurs  amis  de  penser  a  lui  au  gr6  de  leur 
affection  et  de  leur  douleur !  Moi  qui  I'aimais  comme  un 
trere,  je  n  ai  pas  eu  la  triste  consolation  de  lui  rendre  les 
derniers  devoirs.  Ironie  des  choses  d'ici-bas  :  son  talent 
sa  vertu  smguliere  lui  meritaient  tous  les  succes ;  deja 
les  obstacles  ordinaires  des  debuts  etaient  tombes  devant 
son  energie  et  son  travail,  il  pouvait  compter  sur  une 
belle  carnere,  les  regards  etaient  fixes  st,r  lui,  il  avait 
d  ailleurs  1  ambition  legitime  de  faire  et  d'etre  quelque 
chose-et  il  meurt  durant  ces  elections  parlementaires 


252 


LUCIEN  TURCOTTE 


qui  devaient  lui  ouvrir  les  portes  d'un  avenir  tout  pr6par6 
d'avance  par  I'estime  de  ses  compatriotes  pour  le  grand 
nom  qu'il  portait  ! 

Sur  cette  tombe  a  peine  fermee,  qu'il  nous  soit  au 
moins  permis  de  pleurer  la  perte  que  la  patrie  vient 
de  faire  et  d'honorer  la  m^moire  d'un  ami. 

Lucien  Turcotte  etait  le  troisieme  fils  de  I'lionorable 
J.  E.  Turcotte  ;  il  a  6t6  aussi  son  (^16ve.  II  etait  petit 
enfant  que  deja  son  p6re,  des  lors  en  pleine  possession  de 
ses  succes  oratoires,  lui  apprenait  a  declamer  les  fables  de 
Lafontaine.  II  lui  donnait  d'abord  I'exemple,  puis  il 
I'installait  hardiment  sur  une  table  ou  une  chaise,  et 
le  faisait  r^peter,  corrigeant  ses  gestes  et  ses  intonations. 
A  dix  ans,  Lucien  recitait  le  Chcne  et  le  Roseau  comme 
un  el6ve  du  Conservatoire.  Avec  un  pareil  maitre,  il  ne 
pouvait  manquer  de  se  bien  former,  et  ses  compagnons 
d'6tudes  qui  ont  eu  les  premisses  de  sa  jeune  eloquence, 
s'expliqueront  la  sClrete  de  son  debit  en  apprenant  que 
son  experience  remontait  si  loin.  Un  jour  ses  confreres, 
enthousiasm^s  par  sa  parole,  lui  ont  V ft  une  ovation  :  il 
disait  plus  tard  que  c' etait  la  simplement  un  succes  de 
declamation  obtenu  par  certains  eclats  de  voix  que  son 
pere  lui  avait  appris.  Explication  pleine  a  la  fois  de 
modestie  personnelle  et  d'orgueil  filial. 

Au  college  et  k  I'universit^,  le  jeune  Turcotte  s'est 
toujours  distingue  par  ses  habitudes  labor ieuses  et  par  sa 
bonne  conduite.  D'une  activite  d'esprit  infatigable,  il 
avait  une  soif  devorante  de  tout  savoir,  ct  il  s'exaltait 
pour  toutes  les  etudes,  histoire,  litt^rature,  philosophic, 
theologle  m&me.  II  a  toujours  ete  le  plus  ardent  des 
discoureurs,  parlant  sur  toutes  choses,  parfois  sur  celles 


LUCIEN  TURCOTTE 


253 


qu'il  ne  connaissait  pas  :  c'^tait  sa  maniere  ^  lui  de  tirer 
parti  des  relations  sociales.  ..... 

Son  temps  d'universit^  a  6t6  I'^poque  la  plus  heurense 
de  sa  vie.  Les  succ^s  qu'il  y  a  obtenus  lui  ont  ouvert  les 
horizons  de  la  vie.  II  se  trouvait  precis^ment  a  cet  age 
oil  I'on  jouit  d'un  triomphe  avec  I'^motion  candide 
de  I'enfant  et  I'orgueil  l(§gitime  de  Thomme,  p^riode  de 
transition  entre  la  jeunesse  et  la  virility  du  talent,  age 
fortune,  bien  different  d'une  dpoque  plus  avancee  de 
I'existence  oi  les  illusions  ne  deteignent  plus  sur  les 
hommes  et  les  choses  qui  nous  entourent,  oii  la  realite 
nue  laisse  voir  la  petitesse  des  hommes  et  I'inanit^  des 
choses. 

• 

Les  confreres  de  Lucien  Turcotte  se  rappellent  encore 
plusieurs  de  ses  discours  prononc^s  a  I'occasion  des  fetes 
universitaires,  discours  de  jeune  homme  sans  doute,  mais 
animes  deja  d'un  souffle  d'elcquence.  II  avait  un  tem- 
perament d'orateur,  il  avait  \t  pectus  qui  fait  d'un  expert 
en  I'art  de  bien  dire  un  orateur  veritable.  Chez  lui 
la  pensee  provoquait  le  sentiment,  I'^motion  suivait  de 
pres  I'idee  et  communiquait  \  sa  parole  la  chaleur  qui 
vivifie,  I'accent  qui  subjugue  ;  1' accord  intime  de  I'esprit 
et  du  coeur  lui  donnait  cette  force  entrainante,  don 
naturel  des  privilegies,  qui  s' impose  a  tout  le  monde 
et  qui  est  vraiment  1' eloquence,  la  puissance  de  con- 
vaincre.  Avide  de  toute  science,  penseur  acharn6  a  tout 
concevoir,  il  etait  de  plus  doue  d'une  sensibility  delicate 
et  d'une  imagination  qui  le  portait  au-dela  des  horizons 
communs,  au-dessus  des  niveaux  ordinaires.  On  lui  a 
reproche  certaines  hardiesses,  sans  doute  pour  le  punir  de 
pousser  trop  loin  I'essor  de  son  intelligence  :  tant  il  est 


254 


LUCIEN   TURCOTTE 


vrai  qu'il  nous  faut  payer  cher  mSme  la  joie  pure  des 
pensees  ou  des  rSves  qui,  touchant  presque  aux  spheres 
infinies,  sont  I'expression  la  plus  elevde  des  facult^s  de 
Tame  humaine  et  la  ravissent  en  la  rapprochant  des 
splendeurs  pour  lesquelles  elle  a  €t€  cre^e.  N'oublions 
done  pas  que  c'est  a  la  puissance  des  efforts  faits  pour 
trouver  la  formule  du  vrai  et  du  beau,  dont  Dieu  a  mis  en 
nous  r instinct,  qu'il  faut  mesurer  les  natures  nobles 
et  fortes.  "  Le  sublime  est  le  son  que  rend  une  grande 
ame,"  suivant  le  mot  de  Montalembert. 

Un  maitre  a  dit  que  la  plume  forme  a  bien  dire. 
Lucien  Turcotte  avait  compris  cela,  et  il  6crivait  beau- 
coup,  non  pas  seulement  en  vue  d'une  preparation  imme- 
diate, mais  dans  le  but  de  s'habituer  a  1' elegance  et  a  la 
purete  du  langage.  II  donnait  par  la  un  exemple  qui 
devrait  £tre  suivi  plus  generalement  dans  notre  pays.  II 
voulait  etre  en  etat  de  dire  des  clioses  justes,  mais  il 
voulait  de  plus  pouvoir  les  bien  exprimer.  II  savait 
toute  r importance  de  la  forme  dans  I'art  oratoire,  et 
il  cherchait  a  eviter  la  vulgarite  avec  autant  de  soin  que 
le  neologisme,  habitude  qui  enfante  deux  qualites  rares 
mais  essentielles  chez  les  avocats  et  les  politiques  :  la 
propriete  des  termes  et  la  sobriete  des  developpements. 
Etre  clair  et  concis,  c'est  le  point  difi&cile  pour  I'orateur, 
mSme  pour  I'ecrivain.  • 

Lucien  Turcotte  etait  parmi  nous  du  trop  petit  nombre 
de  ceux  qui,  richement  favorises  par  la  nature  sous  le 
rapport  de  1' intelligence,  comptent  cependant,  pou^ 
reussir  dans  le  monde,  bien  plus  sur  I'etude  que  sur  leur 
facilite  native.  Que  de  talents  perdus  par  cette  confiance 
exclusive  dans  les  ressources  naturelles  de  I'esprit !  Pourvu 


LUCIEN  TURCOTTE 


25i 


et 


que  Ton  dise  de  quelqu'un  :  II  a  du  talent,  celui-la  croit 
avoir  tout  fait,  il  semble  au  comble  de  ses  vcenx,  et  il 
n  etudie  pas ;  on  dirait  qu'il  ne  sent  mOme  pas  le  besoin 
d  etudier.  Et  pourtant  les  facultes  intellectuelles  de- 
mandent  a  6tre  cultivees  et  nourries  pour  conserver  leur 
ftcondite  primitive. 

Notre  ami  avait  compris  de  bonne  heure  cette  necessity 
absolue  de  I'etude,  et  il  s'y  adonna  avec  une  ardeur 
opiniatre.  h  avait  de  I'ambition,  mais  il  ne  I'aurait  pas 
crue  avouable  s'il  ne  I'avait  fondee  sur  un  labeur  perse- 
v^rant,  et  que  I'on  pent  appeler  excessif  puisqu'il  y  a 
contracte  le  germe  d'une  maladie  mortelle. 

Ses  etudes  de  droit  fmies,  il  eut  une  chaire  a  I'Univer- 
site-Laval  qui  I'cnvoya  passer  deux  ans  a  Paris  pour  se 
preparer  a  donner  son  cours.    C'est  la  surtout  que  je  I'ai 
bien  connu,  et  je  me  rappelle  avec  bonheur  ces  jours 
f^conds  dont  notre  amitie  et  des  etudes  cheries  faisaient 
le  charme.     Que  de  promenades  instructives  nous  avons 
faites  dans  ce  beau  Paris,  tantot  cherchant  des  bouquins 
sur  les  quais,  tantot  explorant  une  rue  celebre  par  ses 
souvenirs  historiques,  tantot  visitant  les  monuments,  les 
musees,  les  fabriques  dont  s'honore  la  France  !  Comme 
elles  nous  semblaient  courtes  ces  heures  que  nous  passions 
dans  le  jardm  du  Luxembourg,  a  I'ombre  des  grands 
ormes,  un  livre  a  la  main,  lisant  a  haute  voix,  discutant 
^crivant,  en  toute  liberte,  devant  ce  public  habitue  a 
voir  les  etudiants  pref^rer  le  grand  air  du  pare  a  la 
chaleur  de  leurs  mansardes  ! 

Nous  anions  quelquefois  au  thatre  ou  a  I'opera    et 
\  oeuvre  des  maitres  le  transportait  d'enthousiasme.     Les 


256 


LUCIEN  TURCOTTE 


cours  de  la  Sorbonne  lui  causaient  souvent  une  impression 
p6nible-:  il  se  disait  qu'il  ne  pourrait  jamais  enseigner 
avec  ce  talent,  et  cette  seule  id6e  le  jetait  dans  un  d^cou- 
ragement  dont  il  ne  se  relevait  qu'a  force  d'6nergie. 
Mais  cette  6nergie,  il  la  possedait  au  plus  haut  degr6  pour 
I'accomplissement  de  ses  devoirs  d'homme  et  de  chretien. 
Caract^re  digne,  honorable,  dans  la  plus  belle  acception 
du  mot,  et  catholique  convaincu,  il  unissait  a  la  s6v6rit6 
de  la  vertu  le  charme  des  natures  exub^rantes  et  expan- 
sives.  Jeune,  emporte,  il  a  su  cependant  6viter  les 
fautes  de  son  age.  C'etait  une  ame  d'^lite  dans  un  corps 
vierge.  A  d^faut  des  vertus  chretiennes,  le  respect  qu'il 
se  portait  a  lui-mgme  aurait  fait  de  lui  un  sage.  Mais  il 
6tait  catholique  sincere,  n'aimant  pas  a  faire  ^talage  de 
ses  pratiques  religieuses,  priant  Dieu  avec  humility  et  du 
fond  du  coeur.  A  Paris,  il  Hiisait  presque  tous  les  joins 
une  visite  au  Saint-Sacrement,  et  j'ai  ete  trois  mois  sans 
le  savoir.     Ce  trait  renferme  tout  le  secret  de  sa  vie.     • 


Helas  !  que  nous  reste-t-il  de  ce  grand  coeur,  de  cette 
belle  intelligen<  e  ?  Un  simple  souvenir.  C'estTjeaucoup 
pour  I'exemple  qu'il  nous  retrace  ;  qu'est-ce  pour  notre 
amitie  ?  qu'est-ce  pour  la  patrie  qui  fondoit  tant  d'espe- 
rances  sur  son  enfant  ?  On  dirait  qu'une  fatalite  pese  sur 
les  jeunes  gens  dou6s  de  g6nie.  Les  uns  sont  annihiles 
par  les  circonstances  ou  par  les  persecutions,  les  autres 
s'aneantissent  eux-m6mes  par  la  paresse  ou  les  habitudes, 
et  la  mort  nous  enleve  les  plus  irreprochables.  Remontez 
seulement  a  vingt  ann^es  en  arri^re  ;  comptez  tous  les 
jeunes  gens  marquants  ou  meme  c^lebres  qui  sont  disparus 
de  la  sc^ne  pour  des  causes  diverses,  et  dites  si  notre 
nationalite  n'est  pas  bien  malheureuse  de  perdre  ainsi 


LUCIEN    TURCOTTE 


257 


tant  de  noMes  defenseurs  sans  avoir  obtenu  d'eux  les 
services  qu'ils  pouvaient  rendre  ? 

Le  ciel  de  sos  dlus  devient-il  envieiu  ? 

Ou  faut-il  croire,  h^las  !  ce  que  disaient  nos  p^re?,  , 

Que  Iors(juon  meurt  si  jeune  on  est  aime  des  dieux  ? 

Qui  meritPit  plus  que  Lucien  Turcotte  une  longue  vie^ 
On  serait  tente  de  crier  d  I'injustice  du  sort  qui  ne  lui  a 
pas  permis  de  donner  toute  la  mesure  de  son   intrlli- 
gence  et  de  travailler  longtemps  pour  son  pays,  si  I'on 
i^e   savau    c,ue    Dieu  veille   sur   les  peuples   et    sur   les 
imhvKlus  avec   une  infinie   misericorde.      II  a  rappek- 
a  lui   notre  ami ;   courbons  la  tGte,  et  cherchons  dans 
cecte  belle  mort  le  secret  de  bien  vivre.      Par  ce  qu'il 
^i  ete,    1  urcotte  nous  apprend  ce  que  nous  devons  etre 
1    iu.  en  a  coQte  sa.is  doute  de  faire  le  sacrifice  de  ses 
allections,  de  ses  esperances,  de  sa  jeunesse  :  il  n'avait 
que  vingt-sept  ans  !  Mais  il  a  fait  face  a  la  mort  avec  le 
courage  resigne  du  chretien  qui  a  observe  toute  sa  vie  les 
comniandenients  de  Dieu  et  de  I'Eglise.  II  ne  faut  pas  le 
Plaindre  :  toute  la  gloire,  tout  le  bonheur  est  d'etre  ainsi 
prepare  pour  le  supreme  depart. 


»r 


A  PROPOS  DU  "PATOIS  CANADIEN" 


Les  <§crivains  fran^ais  parlent  g^n^ralement  de  iioiis 
comme  d'un  peuple  qu'ils  viennent  de  d^couvrir.     Leur 
histoire  fait  mention  d'un  pays  sauvage,  d'une  colonic 
appelee  Canada,   qu'un  de  leurs  rois  a  c^d^e  jadis  a 
1  Angleterre,  apr^s  I'avoir  faiblement  d^fendue,  et  ils 
sont  bien   surpris  d'apprendre    plus   tard   qu'il   existe 
encore  des  Fran^ais  dans  cette   contree  lointaine ;   la 
surprise  chez  eux  se  change  aussitot  en  sympathie,  ils 
ecnvent  tout  de  suite  une  tirade  sur  la  vitality  extra- 
ordinaire de  leur  race,  font  des  voeux  pour  que  nos  rela- 
tions avec  notre  ancienne  m^re-patrie  soient  a  I'avenir 
plus  suivies,  disent  un  mot  de  nos  "  forfits  vierges,"  du 
Niagara,  du  majestueux  Saint-Laurent,  de  I'Indien,  pre- 
mier habitant  du  nouveau  monde,  et  concluent  en  assu- 
rant  que  cette  colonie  est  destinee.a  jouer  un  grand  role 
aur  le  continent  amdricain.  ;r       ■  , 


260 


A   PROPOS  DU 


Tout  cela,  ce  mot  niGme  de  "colonic,"  qui  dans 
ridee  du  parisien  signifie  un  pays  dcmi-tivilist',  laissc 
Ic  Iccteur  sous  1' impression  (jue  lo  Canada  est  (piclquc 
chose  conime  Madagascar,  la  Reunion  ou  I'Algd'rie. 

Voild  pour  les  meilleurs  Merits  sur  notre  compte.  Mais 
que  dire  des  r6cits  d^s  voyageurs  ?  (pie  dire,  j)ar  exemple, 
de  M.  Duvergier  ''  Hauranne  qui  a  vu  <les  serpents 
.'I  sonnettes  dans  .es  de  nos  villes  ;   de  M.  Oscar 

Commettant  et  dc  ivl.  Front  de  P'ontpertuis  a  qui  nos 
•  campagnards  ont  demande  des  nouvellcs  de  madame  de 
Maintenon  ;  de  M.  Kowalski  niCme  qui,  pour  decrire 
notre  6tat  politi(iue,  a  rd'sutne  ki  constitution  d'avant 
1867,  n'ayant  pas  appris  le  fait  de  la  confederation  ? 

A  ces  derniers  nous  ne  faisons  pas  le  moindre  re- 
proche ;  nous  admirons  seulement  le  sang-froid  avec 
lequel  ils  racontent  aux  parisiens  des  merveilles  qui  les 
vouent  a  jamais  au  ridicule  sur  les  bords  du  Saint-Lau- 
rent, c'est-a-dire  devant  une  -population  /ra?i(aise  assez 
considerable  et  assez  intelligente  pour  meriter  le  respect 
des  dcrivains  qui  tiennent  a  leur  reputation.  , 

Aux  autres,  a  ceux  qui  parlent  du  Cannda  a  ki  fois 
avec  sympathie  et  d'aprds  des  renseignements  exacts  en 
general,  les  Canadiens  prennent  la  peine  de  faire  quelque 
reproche.  Nous  leur  reprochons  de  ne  savoir  point 
se  servir  de  leurs  renseignements,  de  ne  pas  se  rendre 
compte  suffisamment  de  notre  constitution.  Ils  laissent 
toujours  entendre,  et,  de  fait,  c'est  leur  pensee,  que  nous 
sommes  nes  d'liier,  encore  dans  les  langes,  jeunes  sous 
tous  rapports.  C'est  vexant  pour  noire  amour-propre, 
et  c'est  inexact,  comme  pent  s'en  convaincre  le  premier 
venu  en  etudiant  nos  institutions  politiques  et  en  jetant 


qui  dans 
so,  laissc 
(luelquc 
6ric*. 

)te.  Mais 
excmple, 
serpents 
M.  Oscar 
X  qui  nos 
adame  de 
ir  decrire 
1  d'avant 
.tion  ? 

)indre  re- 
roid  avec 
es  qui  les 
jaint-Lau- 
;aise  assez 
le  respect 

.  a  ki  fois 
exacts  en 
re  quelque 
^oir  point 
se  rendre 
lis  laissent 
:,  que  nous 
eunes  sous 
)ur-propre, 
le  premier 
t  en  jetant 


(f 


PATOIS   CANADIEN 


M 


261 


\m  coup-d'oeil  sur  Ics  grandes  ceuvrcs  de  notre  Industrie, 
sur  nos  rirhes  campagncs,  sur  nos  viiles  si  magnifuiHe' 
nient  baiies.     Kt  si  la  France  venait  plus  souvent  chez 
nous,  nous  pourrions  lui  donncr  plus  d'une  le<;on,  surtout 
en  politique.    Elle  qui  cherche  en  vain  depuis  tant  d'an- 
necs  la  fonnule  dti  gouvernement  qui  lui  convient,  eile 
trouverait  sur  cette  terre  canadienne  un  noyau  de  Fran(;ais 
qiM  jouissent  de  toutes  les  liberies,  et  qui  non-seulcment 
vivent  en  paix  les  uns  avec  les  autres,  inais  poss<idcnt  le 
secret  de  s'accorder  avec  une  majoritt-  protestaute  coip- 
pos6e  d'Anglais,  d'Ecossais  et  d'Irlandais.     La  France 
pourrait  aussi  apprendre  ce  nous  comment  la  religion 
est  un  Element  de  conservation.     Depuis  un  si^cle,  le 
Canada  a  v(^cu  et  grandi  a  I'ombre  de  I'Eglisej  depuis 
un  sic^cle,  la  France  a  professt-  toutes  les  i.mpi6t6s  et  subi 
tous  les  malheurs. 


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2C2 


A    I'KOFDS    VV 


Les  Canadiens-fran^ais  ont-ils  un  patois  ? 

Qui,  si  Ton  en  croit  quelqucs  dcrivains  qui  sont  venus 
au  Canada  on  (jui  en  sont  repartis  miraculcuscmcnt  sans 
y  Gtre  venus.  lis  se  plaisent  a  dire  que  nous  parlons  le 
imtois  normand  et  citent  i^our  le  prouver  des  mots  qu'ils 
ont  cntendus  chez  nos  habi/atits,  mais  f[ue  ceux-ci  ne 
CO  Tiprendraient  pas  s'ils  leur  ttaient  rd'p6t6s. 

J /accent  normand  se  rctrouve  ici  particllement,  mais 
no  I  le  patois  normand.  Nous  parlons  tons  uniformd- 
rpjnt  la  mOme  langue  frangaisc,  sans  melange  d'aucun 
des  nombreux  patois  qui  existent  en  France,  mais  un 
peu  gatie  par  I'usage  de  certains  mots  anglais  plus  on 
moins  ecorch^s  ou  traduits  a  moiti6.  Get  accent  est  a 
peu  pr6s  le  niGme  d'un  bout  a  I'autre  du  pays  ;  les  habi- 
tants d'en  bas  de  Quebec  seuls  se  font  remarquer  par  la 
I'jrononciation  de  IV,  qui  tient  le  milieu  entre  le  parler 
gras  et  le  grasseyement.  La  langue  canadienne  est  beau- 
coup  plus  pure  que  celle  du  paysan  fran^ais.  Ce  que 
nous  avons  perdu,  ce  sont  les  intonations;  notre  mani^rc 
de  dire  est  fade  et  insignifiante. 

Nous  pronon^ons  ravrouer,  ndixon,  comma  an  treizieme 
siecle  en  France,  et  nous  mettons  presqu'un  z  au  </et  au 
/  suivis  de  1'/ ,•  dsire,  partsir.  Mais  la  classe  instruite, 
surtout  depuis  quelques  annees,  se  ddfait  de  cet  accent, 
et,  aux  intonations  pres,  parle  tres-bien. 

Notre  ennemi  n'est  pas  le  patois,  c'est  I'anglais  qui 
raattrc  du  commerce  et  de  1' Industrie,  met  le  desarroi 


"  PATOIS   CANADIEN 


503 


US  qui 
jsarroi 


clans  la  ianguc  de  I'ouvrier  et  du  ncgociant ;  son  influence 
sur  la  latiguc  i)oliti(jue  ne  laisse  pas  non  phi.,  d'etre  re- 
doiitablo.  Ncanmoins  nous  sommes  tous  attaches  i  I'i- 
diomc  de  notr  '"-"micre  mere-patrie,  ct  nous  serions 
enchanttis  que  la  j  ince  voulQt  nous  aider  ■!  Ic  conscrver 
en  nous  envoyant  ses  Emigrants. 

Je  lisais  dcrniOiement  un  article  du  Conslilufionnfi  de 
Paris,  dans  Icqucl  I'auteur,  evideniment  tres-sympathique 
a  notre  pays,  dit  que  *'  le  Canada  est  une  reproduction 
en  miniature  de  la  France  des  17*  et  18"  siecles,"  et  que 
nos  ^crivains  •'  ont  jet6  en  Am6rique  les  fondements 
d'une  litteraturc  fran^aise  jeune  encore,  mais  vigoureuse, 
d'une  allure  nette  et  vive,  sinon  rigoureusemcnt  exacte, 
mais  qui  gagne  chaque  annee  ct  qui  se  ddbarrassera  avec 
le  temps  de  certains  archaismes  dtrivh  du  vieux  fraufais 
etdequelques  neologismes  d'origine  anglaise."  L'autcur 
fait  ici  une  m6prise. 

Notre  defaut — si  cela  peut  Gtrc  un  d«ifaut — n'est  pas 
de  nous  complaire  exclusivcment  avec  les  classiques  du 
17*  siecle  ;  nous  lisons  les  auteurs  contemporains,  nous 
les  lisons  beaucoup ;  les  journalistes  en  particulier  les 
lisent  m6me  trop  :  mais  notre  malheur  est  que  la  conver- 
sation, la  vraie  conversation  fran^aise  nous  manque 
absolument.  Comprenez  notre  position.  Nous  sommcs 
presque  tous  engages  dans  les  affaires  ;  par  consequent, 
nous  sommes  tenus  de  savoir  I'anglais,  et,  le  sachant,  nous 
le  parlons  a  tout  propos.  Dans  la  famille  ou  dans  nos 
cercles  nous  reprenons  le  frangais,  mais  non  sans  quelques 
reminiscences  de  I'anglais,  car  chaque  idiome  s' impose 
par  sa  superiorite  sur  les  autres  pour  I'cxpression  de  telle 
ou  telle  idee.  Volontairement  d'abord,  sans  nous  en 
apercevoir  ensuite,  nous  tombons  dans  le  n^ologisme. 


2G4 


A    PROPOS    T)V 


Encore  si  nous  pouvions  nous  retremper  a  quelque  source 
pure  !  Mais  voili  un  siecle  que  nous  ne  voyons  plus  les 
Franq:ais  de  France.  Pourtant  il  est  impossible  d'ecrire 
purement  une  langue  si  on  ne  la  parle  d' habitude  avec 
correction ;  les  fautes  du  langage  parle  s'insinuent  furtive- 
ment  dans  la  phrase  ecrite  ;  quelque  tournure  reprouvee 
par  la  syntaxe,  quelque  locution  batarde  vient  toujours 
gater  la  periode  la  mieux  arrondie.  Par  exemple,  com- 
bien  d'entre  nous  disent  toute  leur  vie  :  "  sous  ces 
circonstances  "  ou  bien  "un  tel  a  resigne  son  siege  dans 
le  cabinet  ?  "  C'est  de  I'anglais  simplement. 

Etudiez  Fenelon  et  Boileau  tant  que  vous  voudrez,  lisez 
tous  les  jours  Lacordaire  ou  Merimee,  ces  fautes  vous 
echapperont  toujours  tant  que  vous  ne  frequenterez  pas 
des  cercles  oii  votre  oreille,  n'entendant  que  Texpression 
juste  et  la  phrase  correcte,  prendra,  pour  ainsi  dire, 
Fhorreur  instinctive  du  mot  impropre.  Allez  au  palaii;, 
ecoutez  cet  avocat  en  renom  :  comment  expliquerez-vous 
qu'un  homme  de  talent  et  de  science,  orateur  brillant, 
s'exprimant  avec  une  grande  facilite,  sans  defaut  tic 
prononciation,  puisse  aligner  des  periodes  d'une  fa(;on 
si  barbare  et  parler  ce  franijais  detestable  ?  sinon  par 
le  fait  que  cet  homme,  a  force  d' entendre  des  Anglais  et 
de  ne  pas  entendre  des  Franqais,  a  eu  I'oreille  faussee. 
Notre  langue  n'a  pas  d'aliment  quotidien,  voila  tout  le 
secret  de  nos  incorrections  et  des  defaillances  de  notre 
syntaxe  ;  le  17°  et  le  18"  siecle  n'y  sont  pour  rien.  No., 
auteurs  conn'^issent  leur  langue,  mais  ils  sont  victimes  de 
toute  sorte  d'inadvertances.  Moi  qui  acheve  d'imprimer 
un  volume,  j'ai  peut-6tre,  sans  m'en  douter,  commis 
quelque  barbarisme  dont  je  rougirai  s'il  m' arrive  dq 
riie  relire  plus  tard.  ■      .         .  . 


•*»■ 


"  I. 


I'ATOl  i    CANADltX  " 


265 


^  Nous  sommes  toujours  fiers  de  faire  parler  de  nous  a 
retranger,  surtout  en  France  ;  mais  nous  tenons  a  ce  que 
Ton  ait  (le  nous  une  opinion  juste  dans  notre  ancienne 
mere-patrie,  et  rien  ne  nous  blesse  tant  que  les  apprecia- 
tions de  certains  publicistes  qui  semblent  avoir  vu  notre 
pays  a  travers  les  lunettes  de  la  fantaisie.  Pour  ceuxla 
nous  sommes  sans  pitie,  et  plus  d'un  parmi  nous  a  pris 
la  resolution  d'ader  les  denoncer  jusqu'a  Paris.  On  com- 
prendra  done  ^jourquoi  je  vais  analyser  une  etude  faite 
par  ua  ecrivain  serieux. 

Citons  d'abord  cet  extrait  qui  renferme  une  critique 
bien  meritee  :    t 

"  Ce  qui  choque  inevitablement  une  oreille  franraise  c- 
sont  les  cahots  et  les  chute's  dans  la  conversation,  me'me 
parmi  les  gens  lettres.  Ainsi,  fr^quemment  les  Cana- 
diens-fran<;ais  du  meilleur  mo:«de  hesitent,  begayent  pour 
attendre  le  mot  propre,  la  tournure  de  pl,tase  qui  leur 
font  delaut.  D'une  periode  qu'ils  n'ont  point  achevee 
lis  passent  a  ,.mo  autre  qu'ils  ne  completent  pas  davan- 
lage,  e._  i  la  fin  ils  suppleent  a  ce  qu'ils  voudraient  dire 
par  cet  idiotisme  ac.  la  conversatiou  anglaise  :  Fms  savz 
vuus  savez."  "'' 

Ces  lignes  sont  extraites  d'un  article  public  dans  la 
i?m/f  Britan7iique  par  M.  Francisque  Michel,  correspon- 
dant  de  I'lnstitut,  section  de  I'acpdemie  des  inscription? 


200 


A    TROPOS   DU 


et  bclles-lcttre^.  L'auteur  ne  laisse  pas  tie  nous  vouloir 
du  bicn,  et  plusieurs  de  scs  appreciations,  a  part  celle 
que  nous  venous  de  reproduire,  sont  asscz  justes  ;  mais 
la  maniere  generalc  de  I'article  est  absolument  fausse. 
Ainsi,  l'auteur  raconte  qu'il  a  fait  une  promenade  dans 
nos  campagnes  ou  dans  les  faubourgs  de  nos  villes,  qu'il 
a  converse  avec  un  epicier,  avec  un  ]^aysan,  avec  son 
cochcr,  et  il  bourre  cette  conversation  de  tons  les  mots 
inconnus  a  1' Academic  qu'il  a  pu  recueillir  durant  le 
temps  de  son  sejour  au  Canada.  II  laisse  croire  qu'un 
seul  interlocuteur  lui  a  revele  tout  ce  dictionnaire  inedit, 
et  il  ajoute  onsuite  :  "  Notre  langue  chez  eux  (les  Cana- 
diens)  semble  perdre  du  terrain."  En  usant  d'un  pareil 
urocede,  il  ne  pouvait  arriver  a  une  autre  conclusion. 
On  sait  pourtant  que  le  contraire  est  vrai,  et  que,  depuis 
dix  ans  siirtout,  le  frangais  fait  de  notables  progres  dans 
notre  pays,  ou,  si  Ton  veut,  reprend  le  terrain  perdu  et 
se  degage  graduellement  de  son  alliage  d'anglais. 

II  y  a  plus.  L'auteur  assure  qu'il  a  entendu  des  fores- 
tiers  chanter  dans  leurs  cassots  (pour  canots)  d'ecorce  ; 
que  son  cocher  avait  beau  ecardir  son  cheval,  \q  pciiriou 
n'etait  pas  plus  veloce ;  qu'a  Montreal,  un  passant  repon- 
ditason  interpellation  en  disant :  "  M'sieu,  je  n'entends 
pas  I'angloes." 

Ccla  rappelle  la  phrase  que  le  pianiste  Kowalski  met 
dans  la  bouche  d'une  femme  distinguee  de  Quebec  : 
"  Voila  ma  flottc  qui  devalle,''^  pour  dire  :  Voici  ma 
famille  qui  arrive. 

En  lisant  ces  choses,  pauvres  Canadicns  que  nous 
sommes,  nous  nous  avouons  dans  I'intimite  que  ce  n'est 
pas  surtout  la  connaissance    d'^   franc^ais  qui   nous  fait 


(( 


PATOIS    CANADIEN" 


267 


defaut,  mais  bien  I'esprit  d ' observation  ;  car,  de  toute 
notre  vie,  nous  n'apercevons  ce  qu'un  etranger  voit  dans 
notre  pays  en  le  traversant  a  la  course,  pour  y  jouer  du 
piano  dans  un  concert  ou  simplemeut  pour  se  rendre 
a  1  ocean. 

Ne  resistons  pas  a  la  tentation  de  laisser  la  parole 
a  M.  Francisque  Michd  lui-meme,  apres  nous  etre 
ecoutes  parlcr  par  sa  bouche  : 

besoin  v^en  J'fif^^'^^'^  "^T  ^^"  ^^'"^'''^ '^  "^^'^  ^tiel 

-v'oZefr      f'''  ^^^^'"^"t^  h6tellerie,  prete  a  s'ouvrirau 
vojageur.     I-rappez  a  /a  parte  de  n' imbortc  laquelle 
Apres  la  panse  v.ent  la  danse,  dit  le  proverbe  :  Ics  Oma' 
diens,  qui  nous  I'ont  emprunte,  le  mettent  en  pratiauS 

se7;erto:S""r  ^^'^^  ''  ^°"^  1^'-  attad.istr : 

lZreZ^r  ^'^^"s°"^que  nos  contredanses  d'autre- 

o  s  remplacees  aujourd'hui  par  d'autres  venues  d'Ande- 

''  Soe  d  r?l  "'  r  n^^'"^  ^"i  ^^^  ^«^«"e  sous  le  ..  Jde 
se  donnent  ..'!  ^^  Jean-Baptiste  quiest  celui  qu'ils 

Comme  on  le  voit,  si  le  -patois"  canadien  m^rite 
d  etre  etud.e,  il  y  aurait  aussi  une  jolie  etude  a  faire 
sur  le  patois  de  M.  Francisque  Michel,  correspondant 
de  1  Institut,  section  de  I'academie  des  inscriptions  et 
belles-lettres.  ^  . 

_  Mais  il  y  aurait  une  a-'tre  etude  encore  plus  piquante 
a  taire  sur  cet  ecrivain.  v^euillez  rapprocher  de  la  -  cri- 
tique mentee  "  reproduite  plus  haut,  les  lignes  suivantes 
extraites  des  Meluftges  de  M.  Hubert  LaRue,  page  21  : 

"  lis  sont  bien  rares  ceux  d'entre  nous  qui,  dans  la 
conversation  ordinaire,  n'hesitent  pas,  ne  belient  pas  t 
tout  ,nstant,  pour  attendre  le  mot  .ropre,  ou^a  to  irmre 
de  phrase  qui  leur  fait  defa;  t.     D'une  phrase  que  nous 


yG8 


A  PROPOS   DU 


n'avons  pas  completee,  nous  passons  a  unc  autre  que 
nous  ne  complctons  pas  ;  et,  a  la  fin,  nous  supplcons 
a  ce  que  nous  voudrions  dire  par  ces  mots  :  "  Vous  savez, 
vous  savez." 

M.  Francisque  Michel  dit,  dans  une  note  oil  il  cite 
plusieurs  opuscules  canadiens,  que  le  travail  de  M.  LaRue 
lui  a  **  beaucoup  servi."  Personne  n'en  doutera.  Lisez 
encore  et  comparez  : 


M.  LaRue 

Ainsi  les  marehands  -  tailleurs  vous 
dcinandcnt  si  vous  voulcz  que  votre 
pan  talon  soit  tight  ou  loase  ;  les  mar- 
ehands de  nouveartcs  proclanicBtqu'ils 
dcbitent  des  fnarchandiscs  seches  (dry 
goods)  :  cc  qui  fait  supposer  tout  natu- 
rcUcment  que  Icurs  voisins  vendent  des 
iTiarchandises  mouillecs.  Les  comims- 
luarchands  vous  presentent  des  gants 
de  kid,  et  s'ofTrent  a  les  itfetclier.  Hs 
veulent  vous  vcnare  uft'fc  scarf,  un 
cloud,  des  hoops,  au  plus  Las  prix,  pour 
du  cash,  parce  qu'ils  clairent  Icur 
magasin  et  vident  leur  stock,  J  Is  affi- 
clieut  parfois  dans  leurs  vitrages  des 
placards  impayables  ;  tout  Ic  inonde  a 
vu  celui-ci :  Cfande  vetiie  pour  viaer. 
Les  marehands  de  farine  exposcnt  a 
vos  yeux  des  si>iij>les  ^pour  samples, 
^cliantillons)  de  leurs  produits. 

II  est,  entre  blen  d'autres,  unc  tour- 
pure  de  phrase  dont  les  avocats  abusent 
singulieremcnt  et  qu'ils  devraicnt  bien, 
une  fois  pour  toutes,  bannir  de  leurs 
locutions  judiciaires.  A  tons  moments, 
vous  les  entendrez  s'ecrier  :  "  Vos 
honneurs  saziez,  vos  l^nncurs  coni- 
prcnez."  La  construction  granimaticale 
exigerait  certainenient  :  "  Vos  hon- 
neurs savent,  vos  honneurs  compren- 
nent.."  Le  vcrbe  voir,  psrait-il,  a  la 
troisieme  personne  du  singulicr  du 
futur  present,  cccole  au  mot  "  Votre 
honneur,"  aurait  une  consonnance  de- 

sagreabla  pour  I'oreille  ! Je  n'en 

dirai  pas  plus  a  I'adresse  de  nos  avo- 

catj lorsque  vous  avez  le  malheur 

de  leur  deplaire,  rion  les  embarrasse 
moins  que  de  vous  capiasser. 


M.  Michel 

Les    tailleurs  vous  demanderont  si 
vous  desircz  que   votre   pantulon   soit 

tight  ou  loose. Les  marehands  de 

nouveautcs  su  proclamcnt  negociants 
en  marchandises  scchcs  "  dry  goods," 
ce  qui  doit  scniblcr  a  un  clranger 
I'indicc  d'unc  mana'uvre  deloyale,  d'un 
parli  pris  de  dc'priincr  les  deisrees  du 
vaisin.  Les  memcs  vous  presentent 
des  gants  de  kid,  et  s'offrent  ii  les 
stretcher ;  il  vous  proposent  une  scarf, 
un  cloud,  des  hoops,  qu'ils  vous  charge- 
rout  au  plus  juste  prix  jjour  du  cash, 
parce  qu'ils  clairent  leur  magasin  et 
videut  leur  stock.  Jetez  plutot  les  yeux 
sur  leurs  biUs  affiches  a  leurs  carreaux  ; 
Grande  vcnte  pour  vider.  Les  mar- 
ehands de  fleur  de  farine  (c'est-a-dire  en 
an glais_/f !;«>■)  cxposent  a  votre  vue  des 
simples,  c'est-a-dire  des  ^chantillons 
(samples)  des  preduits  du  pays. . . . 

Au  palaisde  justice,  dans  la  Chanibre 
des  Communes  d'Ottawa  ou  dans  les  ■ 
Chambres  locales,  on  emploie  nombre 
dc  locutions  reprouvees  par  la  gram- 
maire  franfaise.  A  n'en  citer  qu'une 
seule,  les  orateurs  disent  a  tout  mo- 
ment :  "  Vos  honneurs  savez,  vos 
honneurs  comprenez,"au  lieu  de  "Vos 
honneurs  savent,  vos  honneurs  com- 
prenneHt."  Un  avocat  facetieux  auqiicl 
JE  signalais  un  parcil  solecisme,  cher- 
ckait  a  le  justifier  en  m'objcctant  le 
scandale  qui  arriverait  si,  s'adressant 
a  un  legislateur  ou  a  un  magistrat,  un 
orateur  ou  un  membre  du  barrcan  lui 
disait  :  "  Votre  Honneur  verra."  11  y 
aurait,  ajoutait-il  en  riant,  de  quoi  le 
capiasser. 


Et  ainsi  de  suite ;  tout  le  travail  de  M.  LaRue  y  passe. 
La  seule  difference  entre  les  deux  auteurs,  c'est  que  I'un 


"patois  cAvADiry  *• 


2G0 


tre  que 
ppleons 
s  savcz, 

I  il  cite 
,  LaRue 

.    Liscz 


mdcront  si 
ntalon  suit 
rcliaiuls  dc 

negociants 
Jry  goods," 
n  (Jtrangcr 
loyalc,  d'un 
dcurccs  du 

prcscntcnt 
rfrciit  a  Ics 
t  unc  scarf, 
ous  charge- 
iir  du  cash, 
magasin  ct 
tot  Ics  yeux 
:s  carrcau.N  ; 
Lcs  mar- 
:st-a-dire  en 
Dtrc  vue  dos 
dchantilloiis 
lays.... 
la  Chanibrc 
oil  dans  lcs 
loie  nombrc 
ar  la  grain- 
;iter  qu'une 
a  tout  mo- 
savez,  vos 
iCii  de  "Vos 
incurs  com- 
icux  auqiiel 
cisme,  cher- 
objectant   le 

s'adressant 
lagistrat,  un 

barrc:in  lui 
vcrra."  11  y 
,  de  quoi  le 


cionnc  comme  fautcs  generalcs,  commc  notrc  laneaffc 
luibituel,  ce  que  I'auti.  noi:s  reproche,  a  no-.s,  ses 
compatnotes,  comme  de  trop  frequentes  excepfions  et 
nous  signale  comme  un  ridicule  en  meme  temps  qu'un 
peril.  Et  neanraoins,  I'ecrivain  fran^ais  reprend  M  La- 
R;-e  pour  avoir  dit  en  Canada.  De  sa  part,  cette  critique 
trise  1  ingratitude. 

M.  Francisque  Michel  s'est  fliit  remarquer  par  une 
histoire  du  commerce  de  Bordeaux  et  par  ses  recherches 
sur  le  pays  des  Basques  :  esperons  que  dans  ces  deux 
ouvrages  il  s'est  montre  plus  original  que  dans  I'essai 
ethnographique  d^nt  nousVenons-de  donner  un  apercu 


y  pasF.e. 
que  Tun 


\  >. 


270 


A   PROPOS  DU 


Notre  langue,  parait-il,  est  entachde  d'un  autre  grand 
defaut  :  elle  se  compl&it  trop  dans  le  nuage  des  id^es  et 
des  disputes  theologiques.  Ainsi,  quelques  journaux 
anglais  ont  1' habitude  de  reprocher  a  la  presse  cana- 
dienne-franq:aise  ses  discussions  oiseuses  sur  la  religion 
et  en  general  ses  theories  purement  sp^culatives ;  le 
Coiirricr  des  Etats-Unis  lui-mfime  ne  dedaigne  pas  de 
nous  reprimander  a  ce  propos  de  tenups  en  temp's.  vS'il 
faut  en  croire  ces  esprits  pratiques,  nous  gaspillons  notre 
travail ;  mieux  vaudrait  lever  moins  souvent  les  yeux  au 
ciel  et  regarder  davaiitage  autour  de  nous  pour  trouver 
les  moyens  de  faire  fortune. 

Meritons-nous  ces  reproches  ? 

II  est  possible  que  nous  portions  jusqu'a  I'exces  cet 
amour  des  theories  ;  cela  tiendrait  a  notre  caractere 
fran^ais,  au  genre  mgme  du  talent  fran^ais  qui  procede 
de  preference  par  la  methode  synthetique,  en  descendant 
des  principes  aux  consequences,  tandis  que  les  anglais  ou 
les  americains  procedent  au  contraire  par  voie  d'analyse, 
remontant  des  consequences  aux  principes.  Cette  diffe- 
rence est  frappante  dans  tous  les  discours  prononces 
en  public  :  un  anglais  cite  des  faits,  des  precedents,  des 
autorites  ;  un  fran^ais  affirme,  argumente,  demonttc. 
L'anglais  est  mieux  injorm'e,  le  fran<;ais  raisonne  mieux. 


"patois  canadten 


271 


grand 
lees  et 
Lirnaux 
cana- 
eligion 
'OS  ;   le 
pas  de 
s.     S'il 
IS  notre 
yeux  an 
trouver 


ces  cet 
laractere 
recede 
endant 
^lais  oil 
|analyse, 
te  diffe- 
lononces 
nts,  des 
montrc. 
•  mic'iix. 


II  est  egalcment  possible  que,  preoccupes  a  ce  point  de 
theories  religieuses,  politiques  on  economiq«es,  nous 
negligions  parlbis  wn  peu  trop  les  questions  imm^'diate- 
ment  pratiques.  Nous  serions  ainsi  vis-a-vis  de  ceux  qui 
s'occupent  exclusivement  de  choses  materielles,  dans 
la  position  de  rhomme  qui  "a  deux  occupations  vis-a-vis 
de  celui  qui'  n'en  a  qu'une  :  ce  dernier  reussira,  regie 
generale,  mieux  que  1' autre. 

Mais,  au  fait,  les  journaux  qui  blament  nos  discussions 
peuvent-ils  dire  qu'elles  nous  empechent  de  travaillcr 
serieusement  a  I'avancement  materiel  du  pays  ?  Si 
ce  reproche  nous  etait  adresse,  nous  n'aurions  qu'a 
rappeler,  pour  nous  defendre,  la  part  considerable  que 
les  canadiens-fran(;ais  ont  prise  dans  le  mouvemcnt 
industriel  dont  nous  sommes  temoins  depuis  quelques 
annees.  Dans  toutes  les  entreprises  de  commerce,  dans 
toutes  les  manufactures  nouvelles,  dans  toutes  les  com- 
pagnies  de  chemins  de  fer,  il  y  a  de  nos  compatriotes 
qui  savent  se  distinguer  par  leur  esprit  rompu  aux 
affaires.  II  ne  faut  pas  oublier  que  c'est  u»  des  notres 
qui  durant  vingt-cinq  ans  fut  president  du  comite  des 
chemins  de  fer. 

D'ailleurs,  il  nous  semble  qu'il  faut,  sur  cette  terre 
d'Aircrique,  etre  indulgent  pour  le  petit  nombre  de  ceux 
que  les  choses  materielles  n'absorbent  pas  completement, 
et  qui,  de  temps  en  temps,  s'aventurent  daws  le  domaine 
des  speculations  theoriques.  Daniel  Webster  a  prononcd. 
cette  parole  :  "  Les  americains  n'ont  qu'un  Dieu,  le 
Dollar,  et  ce  Dieu  les  perdra."  Le  culte  de  la  pensee 
aura  toujours  sur  ce  continent  si  peu  de  fiddles  qu'il 
serait  raal  de  le  decourager,  et  les  hommes  d'affaires,  les 
hommes  pratiques,  comme  ils  se  nomment  eux-m6mes 


272 


A    PROPOS    DM 


avec  orgueil,  n'ont  que  faire  d'essaycr  a  trouvei  dfs 
proselytes,  ils  seront  toujours  assez  nombreux  pour  ac- 
conii)lir  toutes  les  amt^liorations,  realiser  tons  les  progr6s 
aiixcjuels  aspire  notre  jeune  pays.  I/ecole  des  utilitaires 
a  bien  assez  de  disciples  ;  (ju'elle  laisse  done  raisonner 
ou  rfiver,  si  Ton  vent,  le  petit  noinbre  des  theoriciens  ; 
peut-fitre  sont-ils,  eux  aussi,  iitUes  a  leur  maniere.  L' ideal 
d'un  grand  pays  n'est  pas  celui  ou  I* argent,  devetiu  roi  et 
maitre,  dechaine  fatalement  toutes  les  convoitises  et 
toutes  les  corruptions  ;  ce  n'est  pas  nou  plus  celui  qu'a 
chaat6  le  person nage  d'AUred  de  Musset  dalhs  des  vers 
souvent  cites  : 

Sur  deux  rayons  de  fer  un  chemiii  magnifique 
De  Paris  A  PiJkin  ceindra  ma  republique. 
I-i,  cent  peuples  divers,  coutondant  leur  jargon, 
Feront  une  Babel  d'un  colossal  wagon. 
L"",  de  sa  roue  eu  feu  ie  cochc  liumanUaire 
\ji  :ra  jusqu'aux  os  les  muscles  de  lu  lerre. 
Du  haut  de  ce  vaisseau,  les  homme::  stupefaits 
Ne  verront  qu'une  mer  de  choux  et  de  navets. 
l.e  monde  sera  propre  ct  net  coamic  une  6cuelle  ; 
L'humanitairerie  en  fera  sa  gamelle, 
Et  le  globe  rase,  sans  barbc  ni  cheveux, 
Comme  uu  grand  potiroa  roulera  dans  les  cieux. 

L'avenir  est  aux  peuples  qui  savent  ne  point  se 
complaire  exclusivement  dans  le  terre-a-terre  de  Tutilita- 
risrae  et  aiment  a  s'elever  quclquefois  dans  les  regions 
plus  sereines  de  la  philosopliie  ou  des  problemes  religieux, 
en  mgme  temps  que  travailler  a  leur  avancement  maieriel. 
II  faut  savoir  se  dire  que  la  fm  de  rhomme  n'est  pas 
seulement  de  s'enrichir,  et  que  les  pensees  elevees  out 
une  influence  salutaire  mSme  au  point  de  vue  des  inte- 
rSts  temporels,     Gare  au  dieu  Dollar  !      : 


FATOIS    CANADIEN 


273 


Le  malheur  pour  nous  est  que  la  critique  n'existe  pas 
encore  dans  notre  jeune  pays.  Dans  la  louange  ou  dans 
le  blame,  on  court  a  Textreme ;  .^ntre  r ereinicment  et  la 
^reclame,  entre  la  charge  et  Tapotheose,  on  ne  connait 
pas  de  milieu.  La  vraie  critique  n'est  pas  dans  nos 
mceurs. 

Si  un  orateur  prcnd  la  parole  dans  une  assembi^e,  tous 
les  journaux  de  son  parti  se  croient  tcnus  de  dire  qu'il  a 
electrisd-  Tauditoire  et  s'est  eleve- jusqu'a  la  plus  haute 
eloquence  ;    les  organes   de  I'autre   parti   se   feront   un 
devoir  non  moins  nnperieux  de  dire  que  ce  nieme  ora- 
teur a  ete  enfle  e!  vide,  qu'il  a  etd  mal  accueilli  par  son 
nionde.     Une  fois  lances  de  ce  train,  les  journaux  ne 
savent  plus  s'arreter.    Si  I'un  d'eux  veut  etre  simpleinent 
juste,  on  reprochera  a  ses  redacteurs  de  ne  pas  soutenir 
les  amis  du  parii.     Et  voila  ces  journalistes  condamnes 
desormais  a  I'exageration.     Le  jour  oii  ils  se  decideront 
resolument  a  le  prendre  dans  la  bonne  gamme,  le  public 
ne  les  comprendra  plus ;  habitue  a  I'enflure,  I'eloge  me- 
sure  lui  paraitra  I'aveu  d'une  inferiorite. 

II  faut  de  la  mesure  :  est  modus  in  rebus.    Songez  done 
que  si,  parlant  de  Petit  Jean,  vous  le  proclamez  sublime 
vous  ne  saurez  plus  comment  vous  exprimer  sur  Tauteur 

i8 


274 


A   PROPOS   DU 


qui  le  serait  vraiment.     Vous  resterez  cld'pourvus  d'ex- 
pressions  suffisantes. 

La  vraie  critique  pourtant  a  son  charmc.  Elogc  dis- 
cret,  blame  plus  discret  encore,  simple  restriction  parfois, 
Ic  tout  ex[)rim6,  si  c'est  possible,  par  une  th^orie  g^nC'rale 
plutOt  ([ue  par  le  mot  brutal,  voila  de  quoi  plaire  et  i 
I'antcur  sd-rieux  et  au  juge  conscicncieux.  Peu  de  miel, 
pas  de  fiel ;  c'est  une  bonne  devise. 

11  numque,  il  est  vrai,  aux  ecrivains  dc  notre  pays  un 
public  (pii  les  rd'compcnse  par  une  ajjpreciation  <^clairee 
des  efforts  qu'ils  tentent  pour  arriver,  d  une  forme  litte- 
raire  elevee  ou  simplemcnt  convenable.  Uii  travaillent 
leur  style,  ils  6tudicnt  longtemps,  noircissent  du  papier 
nuit  et  jour,  afin  de  se  former  daHs  I'art  de  bien  dire  ;  «n 
ne  leur  en  ticnt  pas  compte,  on  ne  se  doute  mSme  pas 
des  qualit^s  qu'ils  out  acquises  par  un  labeur  pers6verant ; 
dans  un  c  as  donn^,  on  les  comparera  a  quelquc  grimaud 
dont  les  phrases  rappellent  le  monstre  d' Horace  : 

Cervicem  pictor  equinam 

Tons  les  jours  on  entend  dire  de  quelqu'un  :  II  ecrit 
bien.  Et  ce  quelqu'an  n'a  pas  la  moindre  education 
litteraire  ;  peut-etre  pense-t-il  juste,  mais  ses  productions 
auraient  besoin  d'etre  "  translat^es  de  baragouin  en  fran- 
q:ais."  On  rapporte  que  Louis  Vciiillot,  consult^  par 
Rohrbacher  sur  sa  grande  Histoire  dc  V Eglise,  aurait 
repondu  :  ''C'est  un  monument  imperissable,  un  ou- 
vrage  admirable  que  je  voudrais  traduire."  Notre  public 
n'est  pas  si  difiicile  ;  il  ne  regarde  pas  a  la  forme  ;  a  vrai 
dire,  il  ignore  ce  que  c'est  que  le  rapport  entre  I'ex- 
pression  et  la  pensee,  1' equation  entre  une  phrase  et  une 
idee :  de  la  toilette  de  madame  il  ne  distingue  pas  celle 


"  PATOIS   CANADIEN  " 


275 


de  sa  cuisinicrc  endimanrhec  ;  il  apcr^oit  deux  fcmmcs 
qui  passcnt,  voild  tout. 

Ne  rencontrc-t-on  pas  des  pcrsonnes  qui  vont  jusqu'a 
rcprorb.er  a  I'oratcHr  dc  rorriger  scs  discours  avant  dc  Ics 
piiblier,  ou  de  les  apprcndro  par  cceur  avant  de  Ics  pro- 
noncer  ?  Je  me  rappelle  avoir  cu  sous  les  yeux  I'd-prcuvc 
d'un  discours  de  M.  McOec,  d'illustre  inemoire,  p«ndant 
qu"il  le  pronon(;ait.  II  ne  I'avait  pas  appris  par  cceur, 
car  il  n'en  disait  pas  le  mot  a  mot,  mais  il  n'omettait 
pas  une  phrase.  Faculte  precicuse,  en  verite,  et  qui 
demande  une  longue  culture.  11  etait  tellement  maitre 
de  lui-mdme  ct  il  avait  si  bien  assujctti  son  esprit  a 
une  mcthode  scrrce,  qu'il  lui  avait  suffi  dc  coucher  ses 
idees  sur  le  papier  pour  en  fixer  et  coordonner  I'ex- 
pression  dans  sa  m^moire.  C'est  ainsi  que  se  fc^rment 
les  vrais  orateurs,  fmnt  oratorcs. — Particuiarite  piquante  : 
M.  McGec  ne  manquait  jamais  d'indiquer  d'avance  sur 
son  manuscrit  les  "  applaud issements,"  les  "tres-bien," 
les  reclamations  et  les  approbations.  Et  Ton  aurait  dft 
lui  savoi*"  gr6  de  ne  livrer  definitivement  sa  pcnsee  au 
public  qu'apres  en  avoir  surveilli  la  toilette  d'un  ceil 
jaloux.  On  devrait  louer  Torateur  qui,  ayant  parl6  le 
mieux  possible,  est  ensuite  assez  respectueux  envers  le 
public  et  assez  p6n6tre  du  sentiment  de  Tart  pour  faire 
des  retouches  qui  donneront  a  son  discours  plus  de 
perfection,  qui  rendront  plus  digne,  en  un  mot,  du 
jngement  ©v^lme  des  lecteurs  I'ceuvre  deja  honorec  par  le 
suffrage  moins  raisonne  des  auditeurs.  Pourvu  qu'il  ne 
s'jgare  point  dans  des  demonstrations  nouvelles  que  I'ad- 
versaire  n'a  pas  eu  I'oocasion  de  combattre,  il  a  le  droit 
de  faire  des  corrections  de  style,  de  methodc,  d'agence- 
ment.     En  France,  on  accorde  une  grandc  latitude  sous 


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IMAGE  EVALUATION 
TEST  TARGET  (MT-3) 


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1.0 


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1.25 


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1.8 


1.4    IIIIII.6 


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I 


276 


A    PROPOS    DU 


ce  rapport.  Tous  ceux  qui  prennent  la  parole  dans 
les  chanibres  fran^aises  out  T habitude  de  revoir  les 
6preuves  de  leurs  discours  et  mgme  on  reconnait  a  cha- 
cun  le  privilege  de  corriger  les  inadvertances  commises 
a  la  tribune. 

Parmi  nous,  combien  de  nos  meilleurs  orateurs  auraient 
gagne  a  cette  methode  sage  !  Un  compte-rendu,  ecrit  par 
une  main  etrangere,  ne  suffit  pas  a  certains  hommes  dou^s 
d'eloquence,  mais  qui  ne  possedent  pas  les  qualites  de 
I'ecrivain  ou  simplement  n'ont  pas  la  patience  d'^crire. 
Ces  hommes,  dont  la  parole  s'echauffe  au  contact  des 
grandes  choses,  os  tnagna  sonaturum,  ne  donnent  ieur 
pleine  mesure,  ne  sont  parfaitement  eux-mgrnes  qu'en 
presence  d'un  auditoire  ;  Ieur  cabinet  de  travail  les 
trouve  fro  ids  comme  glace,  ils  ne  savent  pas  6tre  ^lo- 
quents  sur  le  papier  avant  de  se  montrer  tels  dans  les 
assemblies,  et  le  sentiment  de  cette  espece  d' inferiority 
Ieur  inspire  un  degofit  d'ecrire.  Ils  laissent  ainsi  un 
nom  retentissant  qui  se  perpetue  par  la  tradition,  mais 
ils  ne  leguent  a  la  posterite  aucun  monument  que  Ieur 
patrie  puisse  etudier  et  montrer  avec  orgueil.  La  trace 
hmiineuse  de  Ieur  passage  dans  le  monde  se  prolonge 
dans  I'histoire;  mais  les  arrhes  de  Ieur  gloire  sont  trop 
tot  perdues.  Berryer  est  un  peu  de  ceux-la  en  France. 
Et  chez  nous,  que  reste-t-il  de  Papineau  ?  Un  souvenir,' 
un  precieux  souvenir,  si  vous  le  voulez  ;  mais  rien  de  plus. 
Cette  voix  qui  s'est  elevde  dans  les  jours  d'orages  si  cou 
rageuse,  si  imposante,  pour  la  defense  des  droits  popu- 
laires,  a  cessg  de  vibrer  sous  les  vodtes  du  parlement,  de 
retentir  dans  nos  campagnes  frangaises,  et  il  ne  nous 
est  plus  donn6  d'en  percevoir  qu'un  echo  affaibli  par  la 
distance,  a  peine  saisissable,  puisant  son  charme  dans 


I    I 


* 


PATOIS   CANADIEN 


277 


dans 

r  les 

cha- 

mises 

raient 
it  par 
clouds 
tes  de 
^crire. 
ct  des 
It  ieur 
qu'en 
ail  les 
re  Slo- 
ans les 
6riorit6 
insi  un 
1,  mais 
ue  Ieur 
,a  trace 
rolonge 
nt  trop 
France. 
)uvenir,' 
de  plus. 
;  si  cou 
s  popu- 
lent,  de 
le  nous 
i  par  la 
le  dans 


notre  imagination.  Une  gdndration  ddja  ddcim6e,  dont 
les  survivants  sont  blanchis  par  I'age,  nous  a  dit  que 
Papineau  etait  un  orateur  de  premier  ordre ;  elle  nous 
cite  ses  triomphes,  elle  nous  retrace  le  theatre  de  ses 
luttes  magnifiques ;  nous  (^coutons,  6mus  et  transport's, 
ces  r6cits  dont  notre  patriotisme  aime  a  se  nourrir,  et 
nous  parvenons  a  evoquer  devant  nous  cette  belle  figure 
nationale,  entouree  d'une  aureole  de  popmlaritd  et  d'elo- 
quence.  Mais  notre  'motion  fait  tous  les  frais  de  cette 
etude,  et  nous  .sommes  fore's  de  juger  Thomme  sur  oui- 
dire ;  par  nous-m6mes  nous  n'en  connaissons  rien,  le 
tribun  de  1837  n'ayant  jamais  ecrit  ses  discours.  Nos 
neveux  apprendront  de  nous,  comme  nous  I'avons  su  de 
nos  ain's,  que  Papineau  etait  'loquent,  mais  sa  gloire 
sera  noy'e  peu  a  peu  dans  le  nuage,  a  mesure  que  les 
souvenirs  du  peuple  perdront  en  precision ;  puis  un  jour 
viendra  ou  I'oeil  n'en  verra  plus  le  rayonnement,  tandis 
que  d'autres  dont  la  parole  aura  exerc'  moins  d' influence 
sur  les  masses  seront  encore  en  pleinc  possession  de  Ieur 
c'l'brit'.  Alors  on  citera  le  nom  de  Papineau,  et  Ton 
apprendra  par  coeur  les  discours  de  Chauveau. 

Tous  les  jours  on  entend  rep'ter  :  Un  tel  parle  bien. 
Si  Ton  disait  qu'un  tel  a  de  bonnes  idees,  une  belle  voix, 
le  geste  facile,  de  I'enthousiasme  et  de  la  sensibilit',  ce 
serait  exact  ;  mais  parler  bien  veut  dire  plus  que  cela 
et  signifie  encore  discourir  avec  m'thode,  s'exprimer 
correclement.  On  parle  mal  quand  on  ne  met  pas  de 
suite  dans  ses  id'es  ni  de  syntaxe  dans  son  langage,  et 
si  I'on  pent  sans  logique  ni  grammaire  devenir  deput', 
on  ne  reussira  pas  a  se  faire  lire  par  ses  neveux. 

Aussi  bien,  ceux  qui  pr'tendent  au  style  doivent  sc 
desinteresser  du  sentiment  public  a  Ieur  egard  et,  sans 


278 


A   PROPOS  DU    "PATOIS   CANADIEN 


renoncer  a  se  faire  comprendre  de  la  masse,  ne  recher- 
cher  en  realite  que  le  suffrage  d'une  elite. 

Pour  I'obtcnir  que  faut-il  ?  Travailler,  travailler  sans 
relache.  Mettcz  les  manchons  de  la  charrue  aiix  mains 
d'un  novice  ;  il  ne  bronchera  pas  peut-Stre,  et  tout 
le  monde  reconnaitra  sa  force,  mais  on  verra  par  son 
ouvrage  qu'il  ne  salt  pas  le  tour.  II  en  est  de  m§me  en 
litt^raturc  ;  il  faut  se  former  par  I'exercice,  surtout  dans 
un  pays  comme  le  notre  oii  le  milieu  frangais  n'est 
pas  assee  pur  pour  supplier  sensiblement  a  I'^tude  chez 
les  talents  faciles. 

On  connait  le  mot  de  Paul-Louis  Courier  :  "  En 
France  nous  sommes  cinq  ou  six  qui  savons  le  grec  ; 
le  franc^ais,  il  y  en  a  beaucoup  moins." — Et  au  Canada?.. 
Contentons-nous.de  dire. que  nous  ne  parlons  pas  le 
patois.  . 


'i». 


FIN 


I: 


TABLE  DES  MATIJ^RES 


.■it. 


Preface. 

Pourquoi  nous  sommes  Frangais 

Nos  gloires  nationales 

Le  pouvoir  temporcl 

L'affaire  Guibord 

L'union  des  catholiques 

Aprds  le  combat  -.—  Union  des  parHs  poHtiques  dans  la  province 

de  Quibec 

L'instruction  publique  : — I 

"  •    II .!!^.""!!!!.". 

Ill "''''''.^Z^.'ZZ 

IV — petition  au  ministre  de  I'ins- 
truction  publique  Ic  priant  de 
ne  pas  laisser  les  inaitres  d'e- 
cole  dans  la  misdre 


It 


II 
II 


3 

25 
35 
47 
79 

105 

143 
156 
•73 


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La  question  agricole 

La  loi  61ectorale  :— I.  Le  cans  d'61igibilit6 

II.  Le  scrutin  secret 

III.  Le  vote  dc  I'intelligence., 

IV.  La  corruption , 

V.  Lesemient \ 

Charles  Laberge ^ \ 

L'hon.  A.  A.  Dorion 

Lucien  Turcotte 

A  propos  du  "patois  Canadian" .,. 


182 
rS8 

197 
205 
213 
217 
223 
229 
241 

251 
259