IMAGE EVALUATION
TEST TARGET (MT-3)
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V.
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V
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1.0 11:1^11
I.I
2.5
2.2
MUt-
III 1.8
1-25 III 1.4 ill 1.6
V]
<^
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/a
7
riUH
CIHM/ICMH
Microfiche
Series.
CIHIVI/ICIVIH
Collection de
microfiches.
Canadian Institute for Historical Microreproductions
Institut Canadian de microreproductions historiques
1980
1
Technical Notes / Notes techniques
The Institute has attempted to obtain the best
original copy available for filming. Physical
features of this copy which may alter any of the
images in the reproduction are checked below.
D
D
[2
Coloured covers/
Couvertures de couleur
Coloured maps/
Cartes gdographiques en couleur
Pages discoloured, stained or foxed/
Pages d6color6es, tachetdes ou piqudes
Tight binding (may cause shadows or
distortion along interior margin)/
Reliure serr^ (peut causer de I'ombre ou
de la distortion le long de la marge
intdrieure)
L'Instltut a microfilm^ le meilleur exemplaire
qu'il lui a dt6 possible de se procurer. Certains
difauts susceptibles de nuire d la qualitd de la
reproduction sont notds ci-dessous.
D
D
SI
D
Coloured pages/
Pages de couleur
Coloured plates/
Planches en couleur
Show through/
Transparence
Pages damaged/
Pages endommagdes
TK
PC
of
fil
Tl
cc
or
IF
Tl
fil
in
M
in
u|
b(
fc
D
Additional comments/
Commentaires suppldmentaires
Bibliographic Notes / Notes bibliographiques
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D
Only edition available/
Ssule Edition disponible
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Relid aver d'autres documents
D
D
Pagination incorrect/
Erreurs de pagination
Pages missing/
Des peges manquent
D
Cover title missing/
Le titre de couverture manque
n
Maps missing/
Des cartes gdographiques manquent
D
D
Plates missing/
Des planches manquent
Additional comments/
Commentaires suppldmentaires
ns
la
The images appearing here are the best quality
possible considering the condition and legibility
of the original copy and in keeping with the
filming contract specifications.
The last recorded frame on each microfiche shall
contain the symbol —»> (meaning CONTINUED"),
or the symbol V (meaning "END"), whichever
applies.
Les images suivantes ont 6t6 reproduites avec le
plus grand soin, compte tenu de la condition et
de la nettet6 de I'exemplaire film6, et en
conformity avec las conditions du contrat de
filmage.
Un das symboles suivants apparattra sur la der-
nidre imege de cheque microfiche, selon le cas:
le symbolu — ► signifie "A SUIVRE", le symbole
V signifie "FIN".
The original copy was borrowed from, and
filmad with, the kind consent of the following
institution:
National Library of Canada
L'exemplaire film6 fut reproduit grfice d la
g6n6rosit6 de I'dtablissement prdteur
suivant :
Bibliothdque nationale du Canada
Maps or plates too large to be entirely included
in one exposure are filmed beginning in the
upper Inft hand corner, left to right and top to
bottom, as many frames as required. The
following diagrams illustrate the method:
Les cartes ou les planches trop grandes pour 6tre
reproduites en un seul clich6 sont filmdes d
partir de Tangle supirieure gauche, de gauche d
droite et de haut en bas, en prenant le nombre
d'images ndcessaire. Le diagramme suivant
illustre la mdthode :
1
2
: a
1
2
3
4
5
6
/
M ANS M JOURNALISME
\
\
"\.
I
\
\
Enregistr6 confortn6ment a I'acte du parlement du Canada, eii i'ann6e mil huit
cent soixante-seize, par Oscar Dunn, au bureau du ministre de I'agriculture."
/
(
DIX ANS
in
JOUENALISME
MELANGHS—
I'A R
OSCAR DUNN
" Voiis etes boii catholique, soyez droit
" d'intentions, et Dieu vous sauvcra de
" toute erreur." — Paroles de Pie IX
dans une audience accordee h I'auteur le
25 Janvier 1869.
MONTREAL
DUVERNAY FRERES & DanSERP:AU, EDITEURS
MDCCCLXXVI
V
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1 r
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« 1
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• v.; !.
, 1 ' I ,
PREFACE
Ce volume renferme divers ecrlts publies,
d differentes dates, de 1866 a 1876. C'est
tout ce qui en justifie le titre. Je n'ai pas
eu la naivete de reediter des articles de pole-
mique qui n'ont peut-etre pas vecu m^me ce
que vivent les joun-aux, I'espace d'un jour :
je sais parfaitement que peu d ecrivains de la
presse quotidienne osent se flatter d'avoir
donne a leurs productions un inter^t durable,
et la chose devient difficile surtout pour le
publiciste canadien, aux prises comme il I'est
avec des questions trop souvent ephemeres
ou purement locales. Mais il nous arrive
parfois de faire halte au milieu de la lutte
PREFACE
pour ctuclicr avcc quelciur; soln certains siijcts
plus scric'ux que les autrcs, ct jc cede maintc-
nant a cettc faiblesse, excusable sans doute
et facile a comprendre, qui fait desirer aux
auleurs de sauver dc I'oubli coniplet celles
de Icurs cjcuvres qui leur ont coute le plus
de travail. Kst-ce vanite de nia part ? C'est
possible. Cependant, je n'ai pas d'illusions ;
je ne dis point que
Mcs petits sont mignons
Beaux, bien faits, et jolis sur tous Icurs compagnons. ; f
Je leur trouve une simple qualite: ils aiment
leur pays, et j'espere que cela leur vaudra
d'etre accueillis avec bienveillance dans nos
cercles canadiens-fran§ais.
POURQUOI NOUS SOMMES FRANgAIS
CONFERENCE
MONSEIGNEUR,
Mesdames et Messieurs,
Appel^ i faire tine conference devant Tlnstitut des
Artisans, j'ai dft subir, dans le choix d'un sujet, Tinfluence
des preoccupations que causent a tout le monde les graves
6venementsdont I'Europe est depuis deux mois le theatre
sanglant. Le condit franco-prussien a son echo dans
toute TAmerique ; il rejouit les uns, il attriste les autres:
pour nous, Canadiens-fran^ais, nous en eprouvons une
• Les deux dernicres pnrties de cette 6ttide, saiif qiielques passages, ont 6t6
lues i St Hyacinthe et a St. Cdsaire f.n septcmbre 1870, dans un concert donnd
au profit des blesses franjais. Sous sa forme actuelle, ce travail a ^t6 lu devant
I'Institut des Artisans de Montreal, \e 14 octo;^re de la meme annee, h I'ouverture
des classes du soir de cette societc. Mtjr. Hourget assistuit a cette seance.
POURQUOl NOUS
doulcur profontle. Nous aurions pu apprentlre Ic triom-
phe dcs amies frangaiscs sans (imotion vivo peut-fitre ; le
fait aurait sembld* si naturcl ! inais la France a essuye des
revers terribles, et dti jour oil elic a perdu sa premiere
bataille, du jour oii elle a 6t6 envahie par I'^tranger, le
sang frangais qui, auparavant, coulait dans nos veines, je
dirais, si je I'osais, presqu'i notre insu, nous I'avons
senti s'echaufier et bouillonner. Parcoure^ lintenant
notrc province d'un bout d I'autre, vous ni rouverez
pas un seul dVntre nous qui ne se passionne pour la
France dans la guerre actuelle.
Et pourquoi ces sentiments sympathiques k la France
plutot qu'a la Prusse ? Pourquoi ? la raison en est simple ;
c'est que nous ne sommes pas Prussicns, mais Fran^ais,
Dieu merci !
Je n'ai ^las, non plus, I'idee de rechercher les causes
de nos sympathies pour la France, qui est le pays de nos
p6res ; ce serait se demander pourquoi I'on aime ses
parents, sa famille : je voudrais plutot savoir comment
11 se 'fait qu'apr^s un si^cle de domination anglaise,
nous soyons encore Franq:ais par la langue et les moeurs ;
je voudrais savoir a quels motifs Ton doit attribuer notre
obstination courageuse a garder et defendre les institu-
tions qui nous sont proprcs, a rester, en un mot, un
groupe national a part sur cette terre britannique.
Cette question a une certaine actualite au moment ou
Ton fait dans tout le pays des demonstrations publiques
de sympathie pour la France, et j'ai cru, ea la traitant,
etre agreable a une association canadienne-fran^aise aussi
patriotique que Test I'lnstitut des Artisans de Montreal.
SOMMES fran(;ais
La premiere pens^e qui me frappe, au d^but de cette
courte 6tudc, m'est suggerte par I'exposition liiCmc du
sujct. En cffot, savez-vous bicn que Tetranger doit trou-
vcr unc Strange hardiessc dans cettc affirmation puhliquc
de nationality frangaise par dcs sujets anglais. Nt-an-
moins la chose nous parait toute naturelle, a nous, ct
sans aucun danger. N'y a-t-il pas la un ph^noniene
social qui doit altirer notre attention ?
Nous sommes une dependance de I'cmpire britannique
depuis un si^cle : oui, vraiment, depuis cent ans nous
appartenons a I'Angleterre, et nous conservons encore
les moeurs, la langue et les lois civiles de notre pi -miere
mere-patrie, nous sommes encore Fran(;ais, ct cela, au-
jourd'hui, ouvertement, sans entraves et sans molestation.
Si nous sommes ainsi en toute liberty ce que nous voulons
Gtre, c'est done que I'Angleterre le permet.
Vous aWei croire, mesdames et messieurs, que j'entre
sur le terrain de la politij^ue. Le ciel m'cn garde ! et ne
craignez rien. Je vous prie aussi de ne pas m' accuser
trop vite de tomber dans le paradoxe.
Un des principes fondamentaux du droit international
est qu'un peuple qui passe sous la domination d'un sou-
6
POURQUOI NOUS
vcrain nouvcau, ronscrvc scs lois jtisqu'a ce que celui-ci
les remplace pur d'autrcs. Or, Ics tiaitc'S nous ont garanti
rexcrrice libre do nos lois et de notre religion. S'il y a
cu des doutes la-dessus, lis ont 6t6 exprimds, non pas en
Angletcrre, mais au Canada par de nouveaux arrivants
«iui, naturcllement desireux de vivre ici sous I'empiredes
niOrnes coutumes que li-bas, s'^taient figur6 avoir apport<i
tons les codes anglais dans leurs malles. Les autorites
md'tropolitaines ont »:ompris les choses plus genereuse-
mcnt, plus jnstement, et I'Acte de Quebec (1774) est venu
sanctionner ce que les traites nous avaient garanti. Ce
Bill fait epoque dans notre histoire. II est, du reste, une
interpretation honnCte du traite de Paris, et la seule qui
j)(it I'etre ; jjour s'en convaincre, il suffit de se rai)peler
dans quelles circonstances I'Angleterre a ot)tenu posses-
sion dc ce pays. ,.
Les Canadiens avaient lutte avec courage contre I'ar-
mee anglaise, et n'etaient point ecrases encore ; ils epui-
saient I'ennemi, mais ne pouvaient le chasser sans secours,
trop epuises eux-memes. Louis XV, ne tenant pas a
conserver " quel^ues arpents de neige," selon le mot de
Voltaire, au prix de nouveaux sacrifices d'hommes et
d'argent, signa le traite de paix par lequel il ceda le
Canada, traite honteux pour le souverain qui pouvait
I'eviter en nous sauvant, honorable pour nous qui, delais-
ses par la mere-patrie, n'avions cependant pas 6te conquis.
Nous avons ete cedes, c'est le mot, tels que nous etions,
avec nos raceurs, notre religion, notre langue et nos lois,
et I'Angleterre, en nous acceptant comme tels, nous a
promis sa protection, c'est-a-dire qu'elle nous a reqius
comme Fran^ais et nous a permis de ccntinuer a I'etre,
sous I'egide de ses institutions libres. II y aeu des taton-
SOMMES FRAN^AIS
nements, ties hesitations, des persecutions mOme, je le
sais ; mais je sais C'galement que 1' injustice n'est pas venue
des Anglais d'outrc-mer, bicn plutot des Anglais du Ca-
nada, de ce " parti anglais" que M. Gladstone qualifiait
I'an passe en termes si durs, et dont heureusement on
retrouve peu de vestiges. Le fiiit general et essentiel reste
acquis a rhistoirc, a savoir : que I'Angleterre, en recevant
des Fran^ais dans son sein et en leur accordant toutes
Ics garanties qu'ils avaient demandees, leur a dit par la
mCme : Adoptez nies institutions et servez-vous-en, soyez
libres, soyez toujours Frangais si vous le voulez.
Saluons cettc belle liberty qui produit cc grand exem-
ple de Frangais pouvant rester ce qu'ils sont tout en
devenant sujets anglais, et felicitons-nous de notre hcu-
reux sort qui nous a menage ce bonheur ! .. »•
II est done vrai qu'en affirmant notre nationality nous
ne faisons rien que ne permette la metropole. On nous
a donne la liberte, nous en usons, voila tout. I/Angle-
terrc, qui sait nous apprecier, ne s'en plaint pas, et il
semble que nos compatriotes d'origine anglo-saxonne ne
doivent pas s'en offenser davantage. Hommes d'hon-
neur, qu'ils s'en rejouissent plutot, car nous descendons
des Fran^ais, la France est notre mere, et des hommes
d'honneur sont toujours heureux de voir un fils prodiguer
a sa mere les marques de son amour et de son respect.
Est-ce notre faute a nous si nous sommes venus des bords
de la Seine, non de la Tamise ? Esr-ce notre faute a nous,
qui avons presque tons des parents en France, si nous
tressaillons a la nouvelle d'une grande bataille ou des
millicrs de Franq;ais ont trouve la mort ? U n membre de
notre famille a peut-fitre succombe dans cette lutte meur-
tri^re, et Ton voudrait que nous fussions indifferents ! On
POURQUOr NOUS
n'a done pas de coeur, que Ton ne comprend pas les liens
du sang !
Aflfirmcr que nous sommes Fran^ais, ce n'est pas une
injure pour nos concitoycns anglais, car nous sommes les
fils de ceux qui ont lutte loyalement contre I'Angleterre
et qu'elle a appris a respecter sur les champs de bataille.
Deux antagonistes, qui ont de I'honneur et de la bravouie,
sont contents de se donner ia main apres le combat ; ils
ne saiiraient se hair, satisfaits I'un de I'autre, le vainqueur
parce qu'il a rencontre un homme digne de lui. It vaincu
parce qu'il a succombe devant un adversaire dont il n'a
point a rougir. Montcalm et Wolfe devaient se porter
r^ciproquement beaucoup d'estime.
«
Affirmer que nous sommes Fran^ais, ce n'est pas non
plus une provocation, car nous ne sommes pas des vain-
queurs, mais de simples sujets anglais qui demandent r
Ctre admis, tels que Dieu les a faits, dans le sein de la
patrie commune, heritiers sur ce sol d'Am^rique des tra-
ditions d'un peuple que Tunivers admire et respecte, et
tideles cependant aux institutions qu'un autre peuple leur
a leguees. Le soleil luit pour tout le monde sous le regi-
me de ces institutions ; nous cherchons pour notre part
dans la chaleur de quelques rayons la force et la vie, lais-
sant ceux qui ne sont pas de notre origine faire comme
nous de leur cote s'ils le veulent, respectant leurs efforts
personnels, et leur offrant notre concours actif dans
r edification de la grandeur nationale.
Nul mieux que nous ne comprend la necessity de la
Concorde entre les diverse? nationalites qui se partagent
le Canada, et nul plus que nous ne la recherche ; mais
Concorde ne signifie pas fusion. Autour de nous chacun
SOMMES FRANV'AIS
9
repute a I'envie : Respect aiix croyances, au sentiment
national. — Qu'est-ce a dire? sinon : Respcctez-vous
vous-mSmes, restez ce que vous Stes, chacun a son pass6,
pass6 respectable auquel il n'y aurait point d'honneur
a tourner le dos ; Anglais, Irlandais, ou Fran<;ais, con-
servez vos traditions ; inutile d'essayer a vous absorber
les uns les autres, il vous suffit, pour fitre tous de bons
Canadiens, de vous entendre dans un mCme desir de
progr^s et de bien public.
Etant admise cette distinction des groupes nationaux,
laquelle ne saurait nuire aux int^rdts gen^raux du pays,
nous pouvons, sans provoqner d'alarmes au milieu de
notre entourage, proclamer a haute voix que les Cana-
diens-fran^ais demandent au passe une r^gle de conduite
pour le present qui doit preparer leur avenir. Nes Fran-
^ais et Catholiques, nous ne voulons 6tre hostiles a per-
sonne ; mais ce desir de vivre en bons termes avec tout le
monde ne suppose pas I'abdication de notre double
caractdre national et religieux. L'id^e canadienne-fran-
9aise aete eminemment orthodoxe en matieres religieuses,
6minemment conservatrice dans les questions nationales,
et nous avons la faiblesse d'esperer que, soutenus par ce
que nous croyons Stre la Aerite religieuse unie a la veritd
sociale, nous marcherons toujours droit dans le sentier de
la civilisation. D'autres, qui visent au m&me but, pren-
nent un chemin different : nous ne les meprisons pas pour
cela, et cette divergence des moyens ne refroidit pas
notre patriotisme, notre amour de la patrie canadienne,
non plus qae notre attachement aux institutions britanni-
ques. Nous avons paru sur les champs de bataille en
1775, on sait pour quelle cause ; hier encore, nous etions
sous les armes a la fronti^re, I'Angleterre ne 1' ignore pas,
10
POURQUOI NOUS
et si die est convaincue de notre attwichcment a nos
traditions fran^aises, elle n'est pas moins certaine de
notre fidelite a ses institutions. Politi(]nement, nous
sommes Anglais ; socialement, nous restons Frangais, ou
plutot, si Ton prefere ce mot, nous sommes, dans les
affaires iHjblicjues, Anglais de tGte et Frangais de coeur.
Et j'ose dire que la metropole est satisfaite de nous.
Quoi qu'il en soit, si jamais 1* Angleterrc a songe a nous
detruire, elle a abandonne promptement ce projet lors-
qu'elle nous a vus accepter ses institutions avec tant de
loyale franchise, lorsqu'elle a compris qu'elle pouvait se
fier a nous comme aux siens, et, en recevant d'clle nos
lois constitutionnelios, nous avons regu par la non-seule-
ment une marque de confiance, de respect, et la recom-
pense de notre sagesse publiquc, mai: aussi la raeilleure
garantie que nous puissions desirer comme Canadiens-
fiangais, la liberte faisant notre force en nous autorisant
a ne pas cesser d'affirmer ce que nous sommes ; car si
nous sommes Frangais, et si nous le declarons, n'est-ce
pas I'Angleterre qui I'a voulu lorsqu'elle nous a dit :
Soyez libres? -
En d'autres termes, nous sommes restes Frangais parce
que nous sommes un peuple libre. >• ■;•
Mais la liberte, reconnaissons-le, ne nous aurait pas
suffi pour resister a i' influence de notre entourage, si
nous n'avions eu des motifs exceptionnels, et 1' intelli-
gence parfaite de ces motifs, pour tenir a garder notre
autonomie sociale. Pourquoi avons-nous lutte et plus tard
use de notre liberte pour nous fortifier dans notre foi
nationale ?
On pourrait peut-etre repondre que nous nous y sommes
determines par go(!it et par raison,
SOMMES FRAN^AIS
11
Chaque peuple a ses habitudes et ses moeurs, un certain
cachet particulier qui le distingue de son voisin ; mais ce
traft distinctif peut fitre plus ou moins accentu6. Ainsi,
la distance qui separe un Espagnol d'un Italien n'est
pas ^norme : ils ont tous deux a peu pres les memes
jalousies et les mSmes superstitions ; leurs idionies ont
entre eux plus d'une analog'e. On pourrait en dire autant
de I'Americain et de I'Anglais : on les reconnait facile-
ment I'un et I'autre a certaines particularites frappantes
des manieres et du caractere ; cependant, la conformite
de leur langage et les lignes principalcs de leur physiono-
mie accusent la meme origine ; ils sont parents, cela se
voit. Mais peut-on faire de telles comparaisons entre le
Fran^ais et I'Anglais? Certes, je ne vois rien de plus dif-
ftrent d'un Anglais qu'un Fran(;ais. Celui-IA est fleg-
matique, celui-ci vif et enthousiaste ; Tun s'abime dans le
spleen, I'autre est fou de gaiete ; le premier pour une
offense va devant les tribunaux, et le second va sur le
terrain ; I'Anglais defend sa bourse, le Fran^ais son idee.
Enfin, leurs caracteres n'ont aucun point de contact, et
ils ont chacun leur originalite propre qui les rend les
deux gtres les plus dissemblables de la creation. Le Fran-
^ais est essentiellement sociable et parleur ; s'il ne ren-
12
POtTRQUOl NOUS
centre personne k qui commiiniquer ce qu'il pense, il
maigrit a vue d'oeil ; tandis que I'Anglais, lui, vous pane,
ma foi ! lorsque vous lui avez 6t6 pr^sente. Vous con-
naissez cette anecdote dc I'enfant d'Albion qui, du haut
d'un pont, voyant une femme toniber a I'eau et se noyer,
se disait a lui mfime : Quel malheur que je n'eusse pas
6t6 pr6sent6 a cette personne, j'aurais pu la sauver !
Je me rappelle d'avoir dio^ a Londres, en 1868, avec
trois Fran^ais qui arrivaient dans la grande cit6 au m6me
instant. lis ne se connaissaient pas. En se mett'^.nt a
table, ils se saluent ct engagent tout de suite la conversa-
tion, racontent a tourde role leur travers6e, parlent poli-
tique, finances, comparent le climat de Londres avec celui
de Paris, et finissent par discuter le prix des asperges
dans cette derni^re ville. — On les a, dit Tun, pour un
franc vingt-cinqlabotte. — Pardon, dit I'autre, pas moins
d'un franc cinquante. — Pardon vous-niSme. — Allons-
donc ! — Comment ! j'en sais quelque chose. — Et moi
done ! — Vous! vous n'etes pas mtme de Paris, cela se
voit du premier coup d'oeil.
La discussion, ainsi partie, prit un train fvrieux. Ces
messieurs s'emportent, crient a tue-t£te, gc aculent, et
moi, tout 6tonn6, je me demandais comment les asperges
pouvaient causer tant de colore dans I'ame des Franqiais.
Je me trompais. lis n'etaient pas du tout faches ; ils
s'^taient seulement un peu animus, comrne on fait entre
amis d'enfance. Mais ils se voyaient pour la premiere
fois.
Voila le caract^re fran^ais, prompt, liant, communica-
tif, franc et jovial. Comment voulez-vous qu'avec ces
qualites ou ces defauts qu' ils avaient apportes de France,
SOMMES fran<;ais
13
les Canadiens aieut et6 bien empresses, apros la cession,
de se mOler a la population anglo-saxonne qui devenait
maitresse du pays ? Tout les 61oignait d'elle, leurs moeurs,
leurs habitudes de vie, leurs notions de commerce social,
leur langue surtout, cette belle langue si difficile, mais
si clidre a ceux qui la posst^dent. ,
La langue fran^aise, c'est un diamant d'un prix inesti-
mable ; c'est une oeuvre d'art travaill6e par les si^cles,
d'une beaut6 a nulle autre pareille. Tout le monde I'ad-
inire, elle charme tout le monde, bien qu'elle ne livre
ses secrets qu'a un petit nombre ; il faut fitre amoureux
d'elTe, I'aimer beaucoup, lui faire longtemps la cour, et
elle ne se donne qu'a celui qui sait la vraincre par un
labeur persev^rant et une longue Constance ; mais quels
tr^sors elle r6v«Jle a ses favoris ! Sa ddlicatesse exquise
ravit r intelligence ; elle est lout amour et tout gaiete,
pleine de noblesse et d'enthousiasme, accessible aux
sciences cornme a la fantaisie, a toutes les liautes pensees
comme a tons les sentiments dignes; elle comprend votre
cccur et seconde votre esprit. Si vous la poss6dez, rien
ne vous d6cidera jamais a y renoncer ; vous la garderez
comme votre meilleur bien.
II en fut ainsi de nous. I.a langue fran^aise est un
heritage sacre que nous nous sommes transmis de genera-
tion en generation, intact et sans souillure, et lorsque
nous discourons sur le bon vieux temps, lorsque nous
nous entretenons de la France, c'est dans sa propre lan-
gue que nous le faisons.
Je dois admettre que nous parlons aussi I'anglais.
Notre excuse est qu'il ne pent &tre mal de savoir plus
d'un idiome, et que pour nous c'est une n^cessite. De la
<f^
ri
14
POURQUOI NOUS
sorte, nous pratiquons une panic des thtorics dc Charles-
Quint, qui dir-:ait qu'on devait paHcr I'italieu aux oist^aux,
rallemand aux chcvaux et aux chicns, I'anglais aux
hommch, le fran^ais aux femmes, I'espagnol i Dieu.
Nous ne savons pas toutes ces langues ; nous ne parlous ni
rallemand aux chicns, ni I'espagnol i Dieu, ct nous ne
(hantons que rarcment I'italien aux oiscaux. Mais il est
fissez vrai que nous parlous I'anglais aux h.ouinies ; c'tst
le langage des affaires, des comptoirs. Et avec vous,
mesdamcs, nous cultivons le fran^ais. Sans vous I'anglais
serait maitre absolu du terrain ; j'en conclus que c'est
grace a vous que notre langue est vivante et i)rosf6re.
On assure, du reste, que vous la maintcnez toujours en
pleine activity dans vos cercles.
Vous m'en voudriez sans doute, racsdames, de pousser
la galanterie jusqu'a vous attribuer exclusivcmcnt un
m^rite que d'autres partagent avec vous : soyons done
juste avant tout et rendons a chacun ce qui lui appartient.
D'abord, le derg^, en faisaht de la langue francjaise la
base principale de son enseignement dans Ics colleges cd
s'instruit la jeunesse, I'a empGch6 de tomber en desuetude
ou en decadence, et, en pr&chant I'^vangiU en fran9ais,
il nous a habitues A identifier notre langue avec nos
croyances religieuses. L'importance de ce fait n'^chappe
a personne.
Nous savons ensuite que nos hommes d'etat ont eu de
tout temps le courage de revendiquer dans nos assemblies
legislatives les droits de la langue fran^aise. En la
faisant reconnaitre dans les actes ofiiciels, lis lui ont
donn6 Texistence publique.
Nous devons beaucoup aussi a notre litt^rature indi-
gene. Bien qu'clle ne soit pas tr^s-considerable, elle a
SOMMES FRAN^AIS
ts
contribue a ralTcrmir ct fortifier notre idiome, ct a I'iii-
corporer, pour ainsi dire, dans les traditions du passe.
Lcs Icttrcs sont les archives d'une nation, ct comme dies
se maintiennent au-dessus des spheres orageuscs de la
politique, clles demeurent toujours I'arche de refuge,
I'entrepot des traditions ct des idees dont le peuple s'est
nourri et qu'ii aime d'instii)ct i retrouvcr pour s'en
nourrir encore. Tel est le privilege des Icttres, et cc
qui on fait uu grand moycn de conservation nationale.
Ellas repondcnt au besoin que ressent tout peuple civilise
de lire et de trouver dans les livres le tableau de sa
vie igtinie, I'expression de ses aspirations, le recit de cc
qu'il a accompli. Le peuple doit pouvoir en quclque
sorte se mirer dans des livres Merits pour lui. Nous som-
mes assez riches sous ce rapport. Garneau et Ferland
ont raconte notre histoire ; Cremazic, Frechiette et
d'autres nous ont fait une po^sie nationale, et plusieurs
autcurs ont public des ouvrages agreables et utiles qui
peuvent soutenir la comparaison avcc les productions de
la litterature legerc des autres pays. Parmi ceux-ci on
trouve au premier rang I'auteur * de Jacques et Marie.
' Et puis, permettez-moi de le dire, les journaux ont
beducoup fait pour entretcnir la languc fran^aise toujours
vivace au Canada, car en parlant au peuple de ses affaires
en fran^ais, ils ont dote le franq:ais d'un interet, d'une
importance d'gale a celle que le peuple attache a ses affai-
res mSmcs. Si Ton interroge le passe, on verra que des
journalistes comme MAI. Bedard, Etienne Parent, Du-
yernay pere, n'ont pas ete des hommes inutiles a la
patrie.
a
f J4- Napol<:ou Bourassn, alort president de I'lnstitut des Artisans.
16
POURQUOI NOUS
Enfin la famille canaciienne-fran<;aisc tout cntidre a
montrc" tovjjours ct portout qu'ellc aimait sa langue. II y
a eu des n^glip^ences et des defections, mais, 4 votre hon-
neur, messieurs les Artisans, on constate que cc n'cst pas
dans vos rangs qu'il s'en rencontre le plus. On vous
reprochc d'avoir adopte trop de termes anglais pour
nommer les choses de votre metier : vous pouvez rcpon-
dre en demandant que I'on vous apprenne les termes
fran<;ais, et en offrant de comparer votre langage avec
celui de toute autre classe de notre soci^'td. Vous
apprenez I'anglais parce qu'il vous est utile, vous n'en
faites pas une vaine parade ; vous n'fites pas de ceux qui
ne tendent qu'a imiter les mani^res des autres ; vos fem-
mes et vos filles n'ont pas vers6 une seule larme au depart
des chefs des bataillons anglais ; en un mot, vous ne
cherchez pas du tout a vous anglifier. On ne jourrait
pas 6crire le mfime 61oge indistinctemcnt a I'adresse de
tous nos com[:atriotes de cette ville.
Je ne voudrais point pousser cette critique au-dela des
justes limites. Nous sommes tous attaches i I'idiome
que la France nous a legue, et cet attachement est
inherent a notre nationalite, car rien ne reflate mieux le
caract6re fran^ais que la langue fran^aise elle-mSme. iLe
langage, en eflet, est un instrument que chacun manie
selon les aptitudes de son esprit ; c'est encore un vgte-
ment qui prend les formes de la pens^e ct en laisse voir la
taille et les contours. Un homme positif, calculateur,
n'aura pas une phrasdologie imagee, tandis que le poete
ne parviendrait jamais a s'exprimer s'il 6tait restreint au
vocabulaire d'un homme de chiffres. < ■! :.
Mais si la parole traduit le caractere, il n'en est pas
moins certain qu'elle a son charrae et ses qualit^s intrin-
SOMMES FRAN^AIS
17
s^ques et qu'ellc peut rorner, Ic rehausser, le fairc ressor-
tir brillamment ; die scrt dans tous les cas i le pcrpctuor,
parce qu'ellc le fixe, pour ainsi dire, sur le papier au
nioyeu de 1' impression. Si done nous sommcs rest6s
Fran^ais, une des causes en est sans doute que le caract^re
fran<;ais est I'antipode du caractere anglais, qu'il se suffit
A lui-m&mc, (ju'il n'a pxs besoin d'aller chercher des
modules A I'etranger, (ju'il est (inergiquement tranche et
toui-a-fait original, et que, par consequent, loin de desi-
rer en eraprunter un nouveau, nous avons d(i avoir une
repulsion naturclle pour tout autre ; mais c'est aussi
parce que nous parlions une langue magnifique qui seule
pouvait s'adapter a ce caractere et dont nous savions
apprecier les richesses incom parables, Ennobli par la
langue, I'^l^ment fran^ais s'enracine dans les individus ;
on reste fran^ais parce qu'il y a du bonheur a parler le
fran^ais.
Ceci est affaire de goOt ', voyons nos motifs de raison.
18
PPURQUOI NOUS
Passant k un autre ordre d'idees, si Ton examine un
pen notre position sur ce continent, on compr^ndra
d'une maniere encore plus claire pourquoi ks Fran<;ais
da Canada ont voulu avec tant d' Anergic demeurcr une
race distincte et autonome.
Le jour ou Ic drapeau fleurdelis6retra versa les mers et
fut remplac6 sur le cap de Quebec par les couleurs bri-
tanr-ifjues, ce fut un grand dcuil pour les habitants do la
Nouvclle-Franre. Un bon nombre d'entre eux, pour ne
pas subir ce changeraent, quitterent ce pays que la mere-
patrie, gouvern6e par une courtisane, ne voulait plus
garder. Abandonnes a leurs propres forces dans un com-
plet isolement, ceux qui rest6rent se trouvaient dans une
position singulierement critique. Regis par un pouvoir
hostile, qu'allaient-ils dcvenir? Quelle ligne de conduite
devaient-ils suivre ? Devaient-ils abdiquer tout-a-fait, re-
ccvoir le vainqueur a bras ouverts et s'assimiler a hii ?
Nos peres crurent qu'il y aurait eu la de leur part une
lachete, et ils sc dirent : Le sol nous appartient, tenons
ferme ; nous sommes des Frangais, ne cessons pas de
I'etre , soyons soumis a I'Anglcterre, mais n'oublions pas
la France I
SOMMES FRANCMS
19
Cette attitude nc lour <it.iit pis dicldo simplemcnt
par Icurs preferences bieii luUurelles ct Ic'gilimcs, m.iis
aussi par une raison politique tr6.s-saine Jt tr^s-tVlair^'e.
lis comprirent (pie b'ils sacriliaient Icur nationalitC*, ils
rcnon^aient en mOme temps A toute mission sur ce conti-
nent, et que pour Otre queldue chose, pour rcprt-scnter
quelqnc chose ici, ils devaicnt continuer d'etre Fran^ais.
Dovenir Anglais, (.'(itait se mcttre A la rcmorque de3 colo-
nies voisines ; roster Frantyais, c'etait fonder une nation
ct dcvenir les mandataires de la France et de I'Eglisc
Catholique.
Cette pensdc est ividente dans notre histoire; elle en
est Tame, le fait dominant, et elle s'cst pcrp6tu(Se jusqu'i
nous Nous comprcnons tous que nous ne pouvons avoir
d'itifluence en Amerique qu'a la condition de pcrson-
nifier Tidce frangaise. Que seriona-nous si nous devc-
nions Anglais ? Qti'est-ce que repr6sente ici I'id^e an-
glaise ? La monarchic, la liberty, ct le protestantisme
qui pour nous est synonyme d'erreur. La liberty I ma'S
elle r^gne sans conteste sur tout le continent; ce n'est
pas d'elle que nous recevrons une mission sp6ciale, car
elle n'a pas besoin d'apotrcs la oil elle n'a point de con-
versions a oporer. La monarchic 1 mais elle n'est qu'un
detail ; elle est une des formes de la liberty, elle n'est
pas la liberte mfime ; et du moment oii la liberty existe
dans I'ordre, un peuple ne saurait se donner pour tache
nationale de la revfitir des livr^es monarchiques plutdt
que de I'habit r^publicain : cela n'en vaut pas la peine
et n'est point digne du travail unique de tout un pays.
L' Anglais n'est done pas, sur ce continent, une per-
sonnalite politique originate, dans le sens absolu du mot,
20
POURQUOI NOUS
surtout si le pays oCi il vit cessait d'etre colonic pour
devenir independant ; il est sjulement un membre dc la
grande famille saxonne qui domine en Ameriqne. De-
venrns un pays independant et soyons Anglais, que
scrons-nous alors, sinon des Americains monarchiques ?
Croit-on, en verite, que cette qualite nous permcttra
d'etre longtemps un peuple distinct des autres peuples
d'Amerique ?
Etrc Fran^ais, au contraire, c'est faire souche et fonder
une famille nouvelle \ c'est repr6senter la France et le
Catholicisme : la France ! noble pays qui marche a la
tete de la civilisation et qu'une pensee g^ncreuse n'a
jamais trouv6 indifferent ; la France ! fille ainee de ce
Catholicisme qui est la verite religieuse. Quelle position
pour nous, digne du respect du monde et qui donne a
notre existence un but si eleve ! Quelle mission que
celle de continuer de ce c6te-ci des mers le role de la
France en Europe ! Repandre au loin les richesses
intellectuelles dont notre langue nous met en possession,
propager les fecondes notions de politique renfermdes
dans les ouvrages de Bossuet, Fenelon, De Maistre, Ben-
jamin Constant, Royer-Collard, Montalembert, Prevost-
Paradol, faire connaitre cette brillante et substantielle
litt^rature qui va de Racine a Victor Hugo et de Massil-
lon au P(ire Felix, prficher cette philosophic spiritualiste
des Descartes, des Malebranche et des Ventura, produire
des pretres par centaii s et les envoyer porter la bonne
nouvelle dans les riches cites des Etats-Unis comme dans
les plaines glac^es de la Riviere-Rouge, donner des reli-
gieuses a toutes les peuplades, construire des hopitaux oii
ces saintes femmes exercent leur d^vouement, former des
sdminaires ou la jeunesse re9oit le pain ferme de I'^duca-
soMMES fran(;ais
21
lie
tion classique et religieuse, voila, certes ! une ojuvre digne
d'un peuple qui croit en Dieu et qui veut laisser sa mar-
que sur ce globe terrestre.
Cette mission est la notre, c'est celle que nos p6res
avaient entrevue. N'etait-elle pas, je vous le demande,
assez enviable, assez seduisante, pour entrainer sous un
mCme drapeau des hommes deja unis par I'amour de la
patrie absente, et Ics decider a se lier entre eux pour la
rcmplir en restant fideles aux principes qu'elle presup-
pose? Oui, I'ambition de joucr un role si important dans
I'kistoire d'Amt ique a guide les Canadiens, aprds la ces-
sion comme avant, et les a fait jurer de toujours garder
le souvenir de la France, de toujours entretenir avec elle
un conmierce d'id^es et des relations intellectuelles.
Lorsque Jacques-Cartier entra dans la Baie de Gasp6 et
mit le pied pour la premiere fois swr le sol canadien, son
premier acte fut de planter une croix, et son second
d'6crire sur cette croix ces mots : Vive France ! De ce
jour le Canada est devenu le repr^sentant de la France et
\q fils aint de I'Eglise en Am^rique. Le temps n'a fait
que consacrer notre double dignity, et le sentiment pro-
fond que nous avons toujours eu de 1' Eminence de la
mission qu'elle nous impose nous a prdserv6s de ce qui
aurait pu la compromettre.
C'est par cette fiddlite a nos traditions que nous avons
assure notre avenir. Voyez la Louisiane. Pour une raison
ou pour une autre, la population fran^aise de cet 6tat n'a
point conserve sa nationalite, et qu'est-elle aujourd'hui ?
Elle a produit des individualit6s marquantes, sans doute ;
mais, comme groupe national, elle n'a aucune influence,
elle s'est affaiss^e sur elle-rn6me. Pourquoi ? sinon parce
n
POUUQUC NOUS
qu'elle n'a pas maintenu les liens qui I'unissaient k la
France. Notre destinde est toute differente. Nous avons
dans cette immense Confederation canadienne qui s'etend
d'un oc6an a I'autre, une influence considerable et sou-
vent prepond^rante comme corps, non pas seulement
comme individus. Le nom de ia France a fait notre
prestige et notre force ; cenx mfimes qui ne s'en ren-
draient pas compte d'une maniere raisonnee en sont aver-
tis par les sympathies qu'ils ^prouvent tout spontanement
pour la France dans la terrible crisc qu'elle traverse
aujourd'hui. N'en doutez pas, I'interet est pour quelque
chose dans nos sympathies ; nous sentons bien que si la
France est vaincue, non-seulement la civilisation et I'E-
glise en souffriront, mais que le Canada franq:ais aura
perdu son .>rincipal point d'appui.
II faut reconnaitre que le clergd nous a toujours soute-
nus dans notre voie. Les ministres du culte, comprenant
que nous pourrions servir a la diffusion de la verite 6van-
gdique surtout en 6tant Fran^ais, se sont voues avec
d'autant plus de courage au service de notre nationalite
en m6me temps qu'au service des autels. Leurs colleges
ont 6t6 les foyers de la nationalite canadienne, comme
les monasteres etaient dans le moyen-age le refuge des
lettres et des sciences, et nous devons admettre qu'un
clerge parfaitement organise, compose d'hommes ins-
truits, patriotes et populaires, a dG contribuer pour
une large part a nous faire sortir victorieux des luttes que
nous avons cues a soutenir. Aussi I'histoire nous dit-elle
que Mgr. Laval et Mgr. Plessis Etaient de grands evSques,
mais de plus de grands citoyens. •
Ce sera la gloire du corps clerical en ce pays d'avoir
identifie la religion avec nos interdts nationaux. Nous
SOMMES FRAN^AIS
23
devons a cette heineuse alliance de ne point voir ici cet
antagonisme entre le clerge et le peuple, cause cle tant de
d^sastres en Europe. Lorsque nous disons " le peuple,"
nous comprenons les pretres sous cette appellation gene-
rale ; les pretres et le peuple ne font qu'un au Canada :
c'est notre bonheur et a la fois notre recompense dcs
luttes genereuses du passe.
le
5>
Ainsi done, mesdames et messieurs, obeissant, d'une
part, a cette predilection naturelle qui fait aimer la ijation
dont on descend, et a cet instinct individuel qui separe
ceux qui different par I'education, la langue et le carac-
tere, et, d'autre part, soutenus par I'ambition noble de
jouer un role particulier en Amerique, nos peres ont
voulu resler Frangais et profiter, pour y arrivcr, de toutes
les libertes que leur a octroyees I'Angleterrc. Les mS-
mes raisons inspirent a leurs fils la meme volonte ferme.
Cette volonte est invincible, car elle vient du coeur du
peuple. Ce que le peuple veut, il le peut. Notre passd
le prouve. Nous avons traverse des epoques moins calmes
que le temps present ; il fut un jour oii des fanatiques
nous ont attaqu6s en face, mais vous savez qu'ils ont
appris a leurs depens s'il est facile de changer le sang qui
coule dans les veines d'une nation virile. Notre triomphe
a ete complet : nous le devons a notre energie, a la
conception claire que nous avons toujours eue de nos
destinees, et a I'heureuse chance d'avoir ete servis par des
homnies comme Bedard, Papineau, Lafontaine, Morin,
et tant d'autres.
24
POURQUOI NOUS SOMMES FRANq;AIS
Et si quelqu'un veut savoir maintenant jusqu'd quel
point nous sommes Fran^ais, je lui dirai : Aliez dans 1 ^
viiles, allez dans les campagnes, adressez-vous au plus
humble d'cntre nous, et racontez-lui les perlpctics de
:ette lutte gigantesque qui fixe I'attention du monde,
annoncez-lui que la France a 6te vaincue, puis mettez la
main sur sa poitrine, et dites-moi ce qui peut faire battre
son cceur aussi fort, si ce n'est I'amour de la patrie.
Oui, la France ect encore notre patrie. Nous le sen-
tons vivement aujourd'hui qu ' el le traverse la plus terrible
des epreuves. Vraiment, nous ignorions peut etre nous-
mgmes la force de notre affection pour la France, et nous
ne savions pas que ses d6faites pourraient nous attrister a
ce point ; on dirait que chaque revers de ses armes nous
atteint dans nos personnes ; ses douleurs sont nos dou-
leurs, et Dieu sait avec quelle impatience nous attendons
le jour de son triomphe pour chanter I'hymne d'alle-
gresse, jour qui certainement, je le crois pour ma part,
luira bientot, quelles que soient les apparences du mo-
ment. * ■ ■
Montreal, le 14 octobre 1870.
* VcBux inutiles, U quelle illusion ! Qut tie fois, h. I'instir des Franfais d*
France, nous avons mcue Trocliu h la victoii. et delivri Puiial
I . r
NOS GLOIRES NATIONALES
toast A nos gloires natioiiales. "
M. LE President, Messieurs.
En ce jour unique, qui voit r^unis sous Ics monies ^en-
dards les repr^sentants de tous les groupes canadiens-
fran,ais disperses par la fortune sur ce vLte continen
une pens^e a d. venir a tous les esprits et p.netrer tot
les cceurs : en cd6brant cette fete nationale, nous porton
naturellement nos regards vers le pass6, nous nous souve-
nons des hommes courageux qui ont fait notre nationality
ce qu elle est aujourd'hui, qui ont combattu pour no
droits, qui, en un'mot, ont prepare le present dont nous
jouissons et sur lequel nous rSvons d'asseoir un avenir
bnllant pom nos successeurs dans la vie ; nous pensons a
"nosgloiicsnationales."
/ ^1
•26
NOS GLOIRES NATIONALES
Autrefois, dans les rcpas solennels, apr^s avoir fait dcs
libations aux dieux dc I'Olympe, on buvait aux manes
dcs aicux et dcs citoyens dont Ic genie, les vertus, Ics
belles actions avaient honord la patrie. Cettc coutume
traditionnelle dc I'antiquitd' a-t-ellc sa raison d'Otre chez
un peiiple naissant, dont les annales datent d'hier dans
la chronologic dcs si<icles ? Avons-nous, nous aiissi, dans
notre patrimoine national dcs noms celobres, avons-nous
des "gloircs?" Oui, messieurs; ct ne craignons pas de
nous ea vantcr. Depuis Louis Hebert, le premier colon
du Canada, jusqu'a Georges Cartier, le dernier de nos
merts illustres, la liste est longuc de ceux qui ont bien
merits du pays.
Livr6, sous la domination fran^aise, aux vicissitudes de
millc evenements divers, mal gouverne, exploit^ le plus
souvent au profit des mignons du pouvoir ; puis, sous la
domination de I'Angletcrre, abandonne dc ses principaux
citoyens, oublie de son ancienne mere-patrie, en butte a
la malveilla-nce, mfime aux persecutions de ses nouveaux
maitres, le Canada-Fran^ais a pr6sent6 durant cette pe-
riode mouvementee le spectacle le plus etrange comme le
plus beau. Amant passionne de la liberte, qui est, pour
ainsi dire, le cultc naturel de tout coeur frangais, mais
sage et fidele observateur des lois, le peuple n'a cesse de
reclamer le respect de ses droits, en donnant lui-mfime
rexempie du respect de I'aulorite constituee. L'amour
de la patrie est un sentiment inne chez Thomme, et nos
ancetres en ont donne des preuves qui ne different pas
de celles; que chaque nation met a son propre credit ;
mais ou se manifeste I'originalite de leur patriotisme,
c'est dans la perseverance de leur foi nationale apres la
cession du Canada a I'Angleterre. Montcalm, Levis, et
NOS GLOIRES NATIONALES
27
it;
le,
la
et
tous les braves que la France nou? a fournis, sont de
grands noms sans doute, dont nous sommes fiers A juste
titre, parce qu'ils appartiennent bien a notre heritage;
mais, permettez-moi de ie dire, messieurs, a cette gloire
gagn^e sur les champs de bataille, d ce patriotisme
exprimd par le combat, c'est-a-dire d'une mani<ire dont
chacun trouve 1' inspiration dans son coeur, d laqiielle
suffit parfois la seule impulsion d'une nature genereuse,
je pr6f(ire la resolution calme du citoyen qui, se voyant
abandonne par le chef de la nation, st-pare par les mers
du foyer oii la colonie pouvait trouver chaleur et vie,
laiss6 a ses seules ressources, ne desespere pas cependant
de cette petite famille fran9aise, de ce rameau separ(§ de
son tronc. II a foi en Dieu, il a confiance en lui-mfime,
et il se dit que le rameau, plants dans cette terre feconde
d'Am6rique, pourra non-seulement conserver sa verdeur,
mais devenir par la suite un arbre puissant. II sait que la
conquSte n'a pas altere le sang de ses veines, et il se dit,
lui aussi, que le mot impossible n'est jjas frangais. II sc
met k I'oeuvre. Mais quelle oeuvre, messieurs ! II n'est
plus ici question de courir au devant des canons et de
vaincre ou raourir. Cette action kii paraitrait toute
simple et satisferait son amour de la gloire en lui
promettant une place dans I'histoire; mais la tache est
differente. II aura maintenant a lutter jour par jour,
d'une annee a I'autre, sur des questions etroites, toutes
locales, sans bruit, avec la certitude que seule une poignee
de Frangais saura ce qu'il fait et lui en sera reconnais-
sante, et, par contre, avec 1' incertitude du succds, sans
voir distinctement dans I'avcnir de sa nationalite. Ah !
messieurs, voila ou il fallait du courage, ce veritable cou-
rage civique qui nait de la solidite des convictions soute-
28
NOS CLOIRES NATIONALES
nues par le patriotisme. Honorons la m6moire des grands
hommes qui ont combattu pour notre cause les armes i
la main ; ils ont, A nos yeux, le double m6rite do nous
rappeler directement la France et d'etre pour nous la plus
noble ascendance ; niais gardons-nous d'accorder une
moindre estime aux citoyens indomptables qui, sous la
domination anglaise, ont fait A notre nationalite la posi-
tion qu'elle occupe maintenant. L'histoire des peuples
n'offre peut-fitre pas un autre exemple de tant de courage
et de bon sens, ces deux qualites-m^res de I'homme poli-
tique. Jetez un coup d'oeil en arri^re, comptez et mesu-
rez les obstacles, puis voyez le present, et dites-moi si
jamais peuple en danger de p6rir a 6t6 mieux servi par ses
chefs ! Assur^ment ceux qui croient a la protection de la
Providence sur notre famille Rationale ne manquent pas
de faits pour justifier leur croyance.
Apres la conqu&te nos p^res ont montr^ un attache-
meni indbranlable a leur nationalite, une foi constante
en I'avenir et une habilete consommee dans la conduite ;
desinteress6s, et, par suite, facilement uiiis pour la lutte,
ils ont €te forts, ils ont accompli une admirable chose ;
ils ont fait souche de peuple, de nationalite fran^aise sur
ce continent anglais, et il me semble que cette gloire est
une des plus nobles qu'il soit possible d'envier. Gouver-
ner un pays puissant et dont la grandeur est solidement
assise depuis des si^cles, est sans doute une tache digne
des ambitions elevees ; mais fat're une nation^ attacher
son nom a la naissance, au d^veloppement, A chaque
progres d'un peuple, voila une fortune rare qui peut
tenter les meilleurs genies. Washington n'est-il pas plus
haut plac6 dans l'histoire que le plus cd^bre des premiers
ministres d'un vieux pays ? Tel a etd le role des hommes
NOS GLOIRES NATIONALES
2D
(luc nous honorons. Non-seulcment i's ont conscrvi' la
NouvcUc-France dans ses traditions, pendant que la
Louisiane, 1' Illinois, le Michigan devenaient anglai- ;
mais de plus lis ont fonde une nationalitC' qui va tous les
jours s'affennissant et se dcvcloi)pant. C'est leur prin-
cipal titrc de noblesse devant la post6rit6.
Va\ ra[)pelant la memoire des peres de la national iie,
nous ne pouvons nous enipecher de i)artager les regrets
que tloivent C'prouver nos freres ([ui, s'dloignant des foyers
de la faniille canadienne-fran<;aise, ont cesse de travaillcr
au champ palernel et vivent aujourd'hui sur la terre
6trang<ire. Messieurs, vous qui Ctes venus ici pour nous
prouver que le nom de la patrie reste toujours grave dans
vos coeurs, vous comprenez conime nous ia grandeur de
la mission accomplie par ces hommes veneres et \ous
regrettez sans cesse que leurs: nobles actions ne puissent
vous servir d'exernples dans votre vie nationale. A vof c
respect pour leur memoire se mele un profond sentiment
de tristesse, car le sol que vous habitez ne rec^le pour
vous aucun souvenir. II vous rappelle un pass6 glorieux
sans uoute, mais auouel vous 8tes etrangers : votre patrie
est ailleurs, et votre patriotisme, ce sentiment si naturel,
ce besoin du coeur, doit traverser la frontiere pour trou-
ver son aliment.. Vous vivez sur les rivages des fleuves
de Babylone en pensant a Jerusalem. Je ne discute pas
ici les circonstances qui vous ont conduits en exil ; je me
dis seulement : Comme vous devez etre malheureux dc ne
posseder point chez vous ces traditions nationales qui
forment en quelque sorte le con\plement des affections de
la famille et qui donnent au foyer doniestique sa plus
grande noblesse en le constituant le sanctuaire de la
patrie et I'ecole des devoirs publics ! Votre travail est
30
NOS GLOIRES NAriONALE3
Sterile, au point de vue national, ct je me figure votre
d6sir incessant de revenir habiter le Canada.
Que de forces nous jetons a tous Ics vents ! Et quel
surcroit de puissance nous aurions si nous d'tions tous
agglomeri's dans cette province do Quebec, assez vastc
jjour rontenir une grande nation, assez riche pour la nour-
rir I Le fait de notre dissemination constituc pour nous
le principal problOme national. On a dit parfois qu'cn
nous repandant sur tout le continent nous 6tions des
prdxurseurs. J'avoue que j'ai pen de confiunce dans une
arm<5e qui s'd*parpille ainsi, el je i)r6f«irc ccllc qui s'adosse
de pr(is a un quartier-gcneral ct dont les mouvements
rayonnent d'un centre unique au lieu de partir de
plusieurs centres isol6j les uns des autres. Au milieu
d'une socid'te democratique surtout, il ne faut pas oublier
que Ton n'est fort que par ses rcprd'sentants 6lus, c'est-a-
dire par le nombre dominant sur un point donn6. Si
vous 6tiez tous avec nous dans cette province, votre
influence serait directe ct imm(^diate sur le parlement.
Au fait, la question est de savoir si nous voulons, oui
ou non, fonder un peuple indtJpendant. Si nous n'avons
pas cette noble ambition, si nous consentons d tourner
le dos d notre pass6, si tous les travaux, les luttes et les
souffrances de not. glorieux dovanciers ne nous obligent
pas en honneur, dispersons-nous, c'est bien ; promenons
notre fortune dans tous les pays etrangers. Mais si nos
regards portent plus haut, si nous voulons Gtre quelque
chose par nous-mfimes ct pour nous-m6mes, et avoir une
patrie qui soit bien r^ellement a nous, songeons-y, il
faut serrer nos rangs, il faut nous grouper tous sur un
mfime point de territoire. A cette condition-la seule-
ment nous donncrons notre pleine mcsure parmi.Ies
peuplcs, car lu prciniOrc condition d'oxistenre nationalc,
c'cst d'etre localisii, fix6 au sol. Unc palric est ua
domainc born6 i)ar unc frontitirc ; f hoisissons la nOtre.
Le problime est simple pour nous : Otre on ne par.
Ctrc. Etrc, c'est d'tablir nos dcmctnes dans un rayon
dctcrminC", exploiter los richcsses naturelles du sol, diri-
ger nos pensces vers une-mGme aspiration de grandeur,
aimer ct scrvir le mOme pays. Ne pasGtre, c'est nous dis-
perser A I'd-tranger, travailler toujours sans fruit pour la
patrie, conscrver, il est vrai, le respect des ancOtres, parce
que ce sentiment s'imposc a tout homme qui a garde la
dignite de sa nature, mais rompre forcement la cliaine de
leurs traditions. De notre reunion, de notre agregation
depend I'avenir. II faut, messieurs, que nous allions
a vous ou que vous veniez d nous. Portez la conviction
dans nos esprits, et nous dirons adieu d ces campagnes
qui nous ont vus naitre et grandir, que nous avons fecon-
dees de nos sueurs, puis, comme Enee emportant Ics rcstes
de Troic, nous nous acheminerons vers des regions nou-
vellcs pour y asseoir notre fortune ; mais si vous croyez
au contraire que cc pays, temoin de la vie ct des luttesde
vos peres, a droit encore d votre travail comme d I'affec-
tion que vous ne cessez de lui porter, n'hesitez pas, hdtez-
vous, revenez a nous, rcvenez au Canada !
Je comprends, messieurs, I'attrait que possede la r(^pu-
blique americaine. Tout homme qui a respire I'air
d'Amerique a ete vivifie, seduit par cette egalit^ et
cette liberte qui y r^gnent. Mais le Canada est-il infe-
rieur sous ce rapport aux Etats-Unis ? Je ne le crois pas.
Si Ton s'en tient aux mots, on dira sans doute qu'il y a Id
32
NOS GLOIKES NATIONAI.F.S
un(; r{|)iil)li<|iie, tandis que nous vivons iri sous Ic rc'gime
monarc hitiuc ; inais Ics csprits sd-ricux c|ui ^'Uidicnt Ic fond
dcH chosoH savcnt que la monarchic dans do rcrtaincs
coivlitions pent Ctre **la mcilleurc dcs r<^j)nl)liqucs," ct
si Ton recherche la forme repuUlicaine parce <|\i'clle
assure au peuple la souvcrainetc' et un cnntrOle reel siir Ic
pouvcrncment, je nc crains [)as (raffirnier ([ue notre cons-
titution est plus r^puhlicaine que cclle des Etats-Unis.
D'abord, retranchez de nos institutions le nom du souvc-
rain anglais — et c'cst A peu pr^s le seal lien ([ui nous
reste, — supposez notre Gouverncur <ilu tous les dix ans
par les grands corps de r(itat, et vous avez unc republifiue
de droit ; or, quelle di(T<ircnce ccla ferait-il, pour la ques-
tion dc gouvernement, avec I'^tat de cjioses actuel, avcc
la rC'publique de fait que nous avons aujourd'hui ? Ensuite,
aux ycux des dcrivains les jilus autorisds, la constitution
des Etats-Unis renferme un defiuit considerable : la rcs-
ponsabilite personnelle du President ct i'irres[)onsabilit6
de ses ministres. Je ne puis (lu'indiquer ici cettc ques-
tion ; mais on comprend de suite que, malgre les restric-
tions constitutionnelles, le President, durant toute la
dur^c de son mandat, est plus independant du peuple
que ne le sent, sous notre regime, les ministres respon-
sables.
J'irai plus loin. Lisez les auteurs, comptez les qualites
et les defauts qu'ils trouvent dans les diverses constitu-
tions des peuples, et vous verrez cine la notre possede
presque toutes ces qualites, echappe a presque tous ces
defauts. J'oserais dire qu'elle touche a I'idc'al rSv6 par
les esprits Rehires. Ainsi, en France on est a la recher-
che d'une " republique conservatrice : " ce mot est
I'exacte definition dusysteme canadien. Et cette France
NOS GLOIRES NATIONALES
33
\ce
Nouvelle dont I'rtivost-l'arailol, dans un livrc admirabU-,
tra^ait Ic plan, clic cxlstc ici, librc, hcurcusc, solidcmcnt
organ isce.
Eh bion ! messieurs, cette constitution module, c'cstA
nos illustrcs dcvanciers quo nous en sommcs rcdcvables.
Lc premier (jui ait parle dc " gouvcrnement respon-
sable " dans re jiays, est un canadien-fran<;ais, c'est Pierre
Bd'dard, et celui qui a le plus contribui A I'litablir, c'cst
encore un canadien-franqiais, c'est Lafontaine. Notre
nationalit(i a eu cet honncur de fournir les hommes
d'6tat qui ont intronis6.1a libertd* anglaisc dans ce pays :
c'est la sculc vengeance que nousayons tirdc dos conqud-
rants. T.a tradition parnii les nOtres n'a pas cessd' d'etre
unc tradition de libertd*, libertd' sage, legale, respectant
les droits d'autrui, ne reclamant pour elle qu'une place
au solcil. Nous n'avons jamais 6te agresseurs ; toujours
sur la defensive, nous avons traitd les autrcs comme nous
voulions fitrc trait6s nous-mCmes. Et la liberte nous a
sauvd's. C'est peut-Stre li ce qui explique qu'elle ait pu
avoir descitoyens anglais pour ennemis, a une ^poque de
luttes que lc present nous fait oublier.
Je dis que certaines luttes sont oublices. Par exemple,
ne croyez pas que les noms des victimcs de 37 que vous
lisez sur ces murs, soient nos emblemes du jour; s'ils
I'etuient, nous aurions mauvaise grace ^ conjurer nos
frercs exil(^s de revenir au Canada. Nous respectons ces
hommes de cocur, victimes de I'amour de la patrie ; mais
ils ne sont point les modeles de notre temps, et cela,
pour la bonne raison que nous sommes satisfaits de Tatti-
tude de I'Angleterre a notre egard. Nos vrais modeles
sont les grands parlementaires, depuis Bedard jusqu'a
34
NOS GLOIRES NATIONALES
Cartier— le premier entrc tous— qui ont su chercher et
trouvcr le salut dans le developpement regulier des liber-
tes constitutionnelles. 37 n'est pas unc tradition. L'An-
gleterre, trompee pendant quelque temps, nous a ensuite
rendu justice, et maintenant le bonheur est notre hote
habituel. La reunion actuelle est elle-merae un eclatant
t^Tioignage en faveur de nos libres institutions.
Dans cette belle fete, a tous les titres nous devons done
honorer nos morts illustres. Leur vie fournit les plus
nobles exemples que nous puissions suivre. A vous, mes-
sieurs, exiles d'un jour, elle rappellc des traditions que
vous ne voulez ni ne pouvez abandonner. A nous, elle
enseigne la perseverance, la liberte, 1' union entre nous.
Puissions-nous un jour, vivant tous dans cette belle Pro-
vince de Quebec, ooarsuivre en covnimm les traditions du
pass6, et nous retrouver, a pareille date chaque annee,
pour hongrer '* nos gloires natiouales ! " , ,
,/i; :'-
' '', ' ■
,.;'*'
■'• .' ,^i^ . "■ .",! I \
vl :
LE POXJVOIR TEMPOREL y
-,.ll!r
': > ■
DJ.TOOun pronoiic6 dcvant Tassemblte popalaire tentte dans I'icol. de I'iv&cM,
, le 3S mars 1871, sous la presidence de Mgv. Uourget,
* iv^que de Monfrdal.
■I;.
1
MONSEIGNEUR, MESSIEURS, ' - "'
Je suis arpel^ a dire quelques mots sur cette derni<ire
partie de I'adresse a Sa Majeste que nous allons signer :
" Que, comme membres de la famille humaine, nous
protestons contre cette violation du droU des gens ; viola-
tion qui d^truit dans leur essence tous les trait^s entre
peuples, et aneantit toute securite en posant la force pour
regie supreme du droit." ,, ;
• Je ne parlerai pas de laudacieuse violation de la con-
vention de septembre ; je n^essayerai pas de demontrer
le earactere odieux de la derniere invasion des ^tats
3B
LE POUVOIR TEMPOREL
II
pontificaux, consomm^e au mepris de rcngagement le
plus solennel : cos attentats contre le droit des gens sont
trop bien caracterises par eux-memes pour provoquer
autre chose qu'une protestation indignee de I'univers
entier, ou unc repression immediate de la part des puis-
sances europeennes, si elles-mdmes n'etaient complices
de ces crimes politiques. Dieu veuille que les pouvoirs qui
en sont restes les temoins impassibles ne soient pas appe-
les bientot 4 expier I'echec que les principes les plus
sacr^s de la justice et du droit viennent de subir, et ne
s'apergoivent pas qu'ils ont laisse porter un coup terrible
aux assises de leur grandeur et de leur tranquillite, que
dis-je? de leur securite, de leur existence mSme L'his-
toire s'etonnera que les cabinets de I'Europe aient m€-
connu leur propre int^rgt au point d'approuver tacitement
par leur inaction un acte qui met en peril ou plutot qui
aneantit la valeur des traites, dont toute la force repose
dans la confiance des peuples, frappant ainsi a sa base le
code de justice, de morale internationale, si Ton peat
dire, qui assure la paix au monde et a chaque pays 1' inte-
grity de ses frontieres ; et ce fait paraitra inexplicable a
la posterite si Ton ne se rappelle que, d'une part. Pie IX
^tait un souverain trop faible pour se d^fendre, que,
d'autre part, dans notre siecle de lumieres, la force a pris
plus effrontement que jamais le pas sur le droit.
Tl est peut-etre plus utile d'envisager la question a un
autre point de vue. .
Si vous allez en Italic, le premier Romain intelligent
que vous interrogerez vous dira : — A tort ou a raison les
populations romaines veulent changer de souverain tem-
po rel et se gouverner elles-m6mes; ce voeu, elles I'ont
LE POUVOIR TEMPOREL
37
exprim6 par un vote public et legal, et, scion le droit
moderne, le vote populaire est la source du pouvoir.
N'en doutons pas, messieurs, la question ainsi posee
est le veritable probl6me de notre 6poque, consequence
naturelle du progres des liberies publiques dans le mondc,
et si ce probleme n'est jamais resolu par un congres euro-
peen ou par quelqu'autre autorite plus imposantc, nous
connaissons assez les hommcs de nos jours pour dire
qu'ils ne seront pas arrStes par la crainte des anathemcs,
et que le radicalisme continuera d'exploiter avcc son
astuce ordinaire les aspiratioi.iS politiques du monde mo-
derne au profit de ses tentatives contre I'Eglise, dont la
morale et les principes d'ordre gSneront toujours toute
agression contre la society. Tachons done de trouver
une solution politique a cette difficulte.
On pourrait d'abord se demander si le voeu des popu-
lations romaines a ete honnetemcnt constate, si vraiment
la majorite des Romains a voulu changer de maitre,
si, en un mot, le vote du plebiscite auquel a eu recours
Victor-Emmanuel a 6te pris et donne dans toutes les
conditions voulues de loyaute et de liberte ; car ils sont
assez nombreux ceux qui se figurent que le galant homme
couronne, qui a eu Garibaldi pour principal agent 'e ses
conqugtes, professe des theories a lui propres en ma-
tieres electorales. On peut encore se demander pourquoi
le gouvernement qui invoque le voeu populaire pour justi-
fier ses actes les plus extraordinaircs, a laiss6 faire, sans
la moindre protestation de sa part, I'annexion de I'Alsace
et de la Lorraine a I'Allemagne contre la volonte mani-
feste des habitants de ces provinces : il est vrai que les
canons prussiens ont une eloquence capable d'imposer
mSme aux defenseurs les plus zeles des "droits de
38
LE POUVOIR TEMPOKEL
riiomme," et qu'il est plus facile de franchir les vieux
murs de Rome pour s'emparer d'un vieillard desarme,
que de protester, fClt-ce a voix basse, contre une injustice
commise par les conquerants du jour. Mais venons a la
question elle-mOme.
Messieurs, ne dlscutons pas pour savoir si Pepin a donni
quelque chose a I'Eglise, ou s'il n'a fait que lui resti-
tucr un domaine enleve par le roi des Lombards ; ne
tenons point compte des recherches contemporaines qui
revelent les libert^s considerables dont jouissaient les
peuples du moyen-age ; prenons plutot I'liistoire telle
que la font nos adversaires, et disons qu'aux epoques oil
Charlemagne et ses successeurs ont investi les papes de
la souverainete sur une partie de I'ltalie, le code des
droits politiques en Europe etait bien different de ce
qu'il est aujourd'hui chez les peuples qu'on regarde
comme les plus civilises. Les princes n'etaient pas alors les
delegues du peuple ; ils en 6taient les peres ou les maitres
et seigneurs, et ils s'attribuaient mgme la propriete reelle
de tous les domaines sur lesquels s'etendait leur sceptre ;
ils disposaient a leur gre du sort de leurs sujets, et
n'etaient responsables qu'a Dieu de leurs actions ; en
d'autres termes moins offensants pour les idees actuelles,
le droit des citoyens de determiner la forme de leur
gouvernement et de participer a I'administration de la
chose publique par des repr^sentants elus, n' etait encore
ni admis ni reclame. L'autorite des papes sur leurs etats
a done 6t6 absolue d^s le principe, I'ayant req:ue telle que
la faisait le droit public d'alors, et, quoique conforme
au voeu des peuples que I'Eglise avait affranchis et civili-
ses, cette autorite n'a pu avoir sa source dans I'urne des
elections. ' • '■ ••'^ ■; ••; ;,".('•;«.>■ .•;.i ■.;:■.
LE POUVOIR TEMPOREL
39
Or, la souverainete temporclle des papes a-t-elle change
de nature depuis son origine ? Personnc nc Ic pre-
tend, je crois. L'histoire des nations qui aujourd'hui
se gouvernent elles-mSmes, indique r(l'i)oque precise a
laquelle chacune a fait la conqu6te des libertes dent se
compose la somme du droit moderne ; Ic plus souvent
cette conquCte a 6te sanglante, accompagnce de crimes
odieux ct de nobles actioas, ct sa date rcstc a jamais
fixee dans la memoire des hommes. Les annales de la
France et de I'Angleterre vous sont trop connues pour
qu'il soit necessaire d'insister sur ce point. Quand done
de pareils changements se sont-ils accomplis dans les
etats pontificaux ? dans quel siecle ? en quelle annee ?
Aucun evenement de cette nature n'a eu lieu, vous le
savez. La filiation du droit souverain dont les papes
ont ete revetus par des princes chretiens, est sans lacune,
n'a point devie, et ce droit lui-meme est uniforme dans
son caractere et ses attributions depuis son origine jus-
qu'a nos jours. , , . , , , .
Pouvait-il en 8tre autrement ? La souverainete popu-
laire peut-elle exister dans les Etats Romains ? Ne crai-
gnons pas de repondre franchement : non. Le patri-
moine de St. Pierre n'est pas un domaine dont le vote
populaire puisse disposer ; c'est un bien de I'Eglise, soumis
a la supreme juridiction de I'autorite superieure dans la
hierarchic, inalienable sans sa participation, et les papes
s'engagent toujours, en prenant possession de leur siege,
a'garder fidelement les etats de I'Eglise; a ceux qui
veulent qu'ils y renoncent, ils repondent 1' irrevocable
Non possumus. II existe chez nous un droit du mOme
ordre. Pouvons-nous, en effet, disposer de nos biens
■fl^wlw"
40
LE POUVOIR TE\rPOREL
cle fabrique sans le consentement du sup^rieur eccl^sias-
tique ? Non, et cet exemple, quoique n'offrant pas une
similitude parfaite entre les deux termes de comparaison,
peut cependant faire comprendre la nature du droit qui
s'appliqiie au patrimoine de St. Pierre.
Mais alors, dira-t-on, I'Eglise sera done toujours pour
les Romaiiis un obstacle a la jouissance des libertes poli-
tiques? Cette question pourrait nous entrainer loin.
Qu'il suffise de dire que la souverainete populaire ab-
solue n'est pas, au sentiment m£me de plusieurs adver-
saires du droit divin comme source immediate du pouvoir,
une condition sine qud noti d'un bon gouvernemcnt et
de la liberty des citoyens, et qae si les Italiens veulent
seulement ne plus conspirer, ne pas assassiner les mi-
nistrcs de Pie IX, ce grand pape leur accorderavolont;ers
tolites les libertes dont il a vouIh genereusement faire
I'essai d^s les premieres annees de son pontificat. ^...
Supposons maintenant, messieurs, que le droit poli-
tique dans les etats de I'Eglise ait subi avec le temps
les memes modifications que celui de la France, par
exemple : dans cette hypothdse, les Remains pourraient-
ils de leur unique volont6 aliener ce domaine ? Souve-
nons-nous que ce domaine n'a pas ete donn6 a un pape
comme une propriete personnelle, a la charge de le
transmettre a la personnede son successeur : on I'appelle
le " Patrimoine de St. Pierre," les '* Etats de I'Elglise ;"
il a 6t6 offert a la society catholique tout enti^re, repre-
sentee par son chef, dont la liberte d'action dans le
monde avait besoin d'etre garantie. Les Romains sont-
ils les seuls sujets du pape ? Ne le sommes^nous pas a un
titre 6gal, et lorsqu'il s'agit de savoir si la souverainete
LE POUVOIR TEMPOREL
41'
de leur roi commun sera maintenue ou abolie, les catho-
liques n'ont-ils pas tons le m6me droit d'etre consultes?
Je suis sujet de I'Eglise, moi, cette propri6t6 appartient
i I'EgHse, je ne veux pas qu'on en dispose sans prendre
men avis ; si Ton decr^te un plebiscite, je veux voter,
et les deux cents millions de catholiques r^partis sur la
surface du globe ont ce droit tout aitant qu'un Romain
de Rome. Nous sommes Romains, nous aussi, Rome est
notre patrie, notre souverain y r^gne, nous ne voulons pas
qu'on le chasse par un plebiscite sans que nous ayons
pu enregistrer nos votes. Que Ton nous consulte done,
et que la majorite I'emporte. Les Romains ne sont
qu'une infime minorite des sujets de I'Eglise, et si,
d'apres le droit nouveau, ce sont les sujets qui font les
souverains, nous ne voulons pas que la destinee de ceux-
ci soit confine a la minorite. Nous regardons comme
nul tout ce que cette minorite a fait dans le pass6 et fera
dans I'avenir.
)C
le
le
On le voit done, m&me en se placant, comme je le fais,
au point de vue le plus favorable aux adversaires de la
papaute, il faut en venir a la conclusion que celui qui
s'est empare de Rome retient un bien qui n'est pas a lui,
ce qui dans toutes les langues humaines s'appelle un vol.
Que I'auteur porte une couronne ou soit arm6 d'un poi-
gnard, il y a spoliation, attentat contre la propriete,
contre la justice, contre k morale. Malheur a ces auda-
cieux ! Ceux qui violent des droits prives, c'est la soci6t6
qui les punit ; mais c'est Dieu hii-m6me qui se reserve de
chatier les persecuteurs de son Eglise. La liste est
longue de ceux qui sont tombes sous la main vengeresse
de Dieu depuis Julien I'Apostat jusqu'a Napoleon HL
42
LE POUVOIR TEMPORKL
Ah ! j'entends le librc-pcnseur me dire : Laissez la le
bon Dicu (jui ne s'occupe pas de tant de choses ;
Napoleon n'a reqiu a Sedan que le chatiment reserve a
tous ceux qui attentent a la liberie des peuples.
Jc le veux bien ; mais il doit m'fitre permis de croire
que la liberte entre dans le plan providentiel du gouver
nement des societes, et, en cherchant I'auteur de cette
terrible punition, de remonter jusqu'a Celui de qui tout
releve, selon ma croyance. . ,
C'est un fait rcmarquable que les politiques les plus
^minents de notre epoque assignent aux malheurs de
Napoleon III la mOme originc que ceux qui, Strangers
aux affaires, n'observent, pour leur enseignement, que
Taction de la Providence dans le monde. Ainsi prenons
le temoignage de M. Thiers, ce grand homme devenu
d6fenseur de I'Eglisc par bon sens politique ; vous avez
tous presents a la mcmoire ses celebres discours, ceuvres
magnifiques de patriotisme et de saine raison. L'unite
italienne, dit-il, a produit Tunit^ allemande. Napo-
leon III, en laissant faire l'unite italienne au lieu d'une
'confederation, comme il I'entendait d'abord, a laquelle
le pape aurait adhere, a souleve en Italie un levain
d'aspirations nationales qui devait fermenter plus tard en
Allemagne et produiie cette puissance colossale dont le
voisinage est une constante menace pour la France. Les
craintes de M. Thiers ne se sont que trop realisees.
L'unite allemande, consequence de l'unite italienne, a
abaisse la France et aneanti Napoleon III. Or, qu'est-ce
que Tunite italienne ? N'est-ce pas la spoliation d'une
partie des etats pontificaux, les Romagnes, les Marches
et rOmbrie, soufferte par I'Empereur ? Et la Prusse a
LE tOUVOIR TEMPOREL
43
puni ce pech6 politique, disent les iins ; Dicu ii ])uni
ccttc tolerance acc.ordee a un attentat contre son Kgli:.e,
disent Ls autres. Cet accord sur le fait expi6 a Sedan,
sinon sur Tauteur du chatimcnt, prouve une fois de plus
a nos yeux que tourner le dos a I'Eglise est encore, pour
les souverains comme pour les sujcts, le moyen sOr de se
perdre soi-mCme.
Et Victor-Emmanuel ! N'est-il pas deji assez puni par
le inepris ou la pitie du monde catholique ? Dicu veuillc
qu'il ne le soit pas autrement ; mais en voyant ce
descendant d'une sainte se prfiter a des persecutions
contre I'Eglise, n'est-on pas involontairement enclin a
penser a cet autre persecuteur du iie siecle, Henri IV
d'Allemagne, dont la triste fm est rest^e comme un des
plus terribles enseignements de I'histoire ? Deuxieme
successeur de Henri-le-Saint, ce prince oublia, lui aussi,
les traditions de sa famille ; il s'empara, lui aussi, de
Rome, et par ses entreprises audacieuses il abregea les
jours du grand pape Gregoire VII. Mais I'histoire ajoute
que, depos6 par la diete de Mayence, il se refugia a
Liege, mourut dans la misere, et que son cadavre resta
cinq ann^es sans sepulture a la porte de I'dglise de
Spire. J'ignore ce que I'avenir reserve au roi d'lta-
lie : esperons que, n'ayant ete qu'un instrument dans les
mains de la revolution, il obtiendra I'oubli pour tout
chatiment.
J'ignore egalement si Pie IX verra la fin des persecu-
tions, ou si, comme Gregoire VII, il mourra abreuv6 de
toutes les douleurs ; mais je sais bien que si quelqu'un
doit aujourd'hui soutfrir pour la verite, aucun autre
homme n'en est plus digne.
44
LE rOfVOIR TF.MPOREL
Representcz-vous dans son palais du Vatican (e saint
vieillard rharg6 d'ann^es et de vertus, accabl6 de tra-
vaux, mandataire de Dicu au niiliei? des homnics, et
guide infaillible des destinies de I'linivers catholique, Ics
mains pleines de v6rit6s, et distribiiant ces veritcs A la
tcrre avec toute la charitd de " Celui qui I'envoie. "
Nullc pensee d'ambiti(Mi n'agite son jlme et n'a pu
creuser des rides sur son front dcja rayonnant de la ma-
jest^ des dus ; il ne convoite pas le bicn d'autrui, il
n'inqui(}tc pas les fronti^res de ses voisins : il n'a qu'un
but, qu'un rfive, le bonheurde I'liumanitedans I'cxercice
de la vertu, dans la pleine possession de la v6rit6, et il
prie Dieu d'etre avec lui dans cette ceuvre de d^voucment
et de sacrifice, implorant misdricordc pour ceux qui res-
teront sourds a sa voix, et pardoa pour lui d'Otre capable
de si peu de chose pour le salut des hommes. Lorscju'il
porte ses regards au-deli des sept collines de Rome, il
voit I'Allemagne lanc6e comma un torrent devastateur
contre cette pauvre France, et, levant ses mains trem-
blantes vers le oiel, il demande a Dieu de ddtourner le
glaive de ses vengeances et de donner au monde la paix
et la Concorde. II voit toutes les nations dans les
itreintes de 1' impiety, tous les trones chancelants, tous les
droits mdconnus, foul6s aux pieds, et il implore Dieu de
ramener le rdgne de la religion et de I'equit^. II voit le
flot toujours montant de la revolution qui menace d'inon-
der jusqu'a la Ville Eternelle et de faire sombrer le vais-
seau de I'Eglise, et il s'ecrie : Seigneur, eloignez de moi
ce calice, mais cependant que votre volenti soit faite,
non la mienne. Triste de cette tristesse divine, resigne
a la persecution, mais calme et confiant en Celui qui
mdne les hommes au milieu de toutes leurs agitations, il
LE POUVOIR TEMPOREL
45
appellc alors aiitour de lui les pasteurs tie la catholicity
pour afTermir Ics consciences t*branldcs par tar do nega-
tions, et en mOme temps il invite ses sujets A venir faire
la garde outour de sa pcrsonnc, afin de protester au
besoin par la force centre les tentatives des ennemis dc
I'Eglise : bienheureuse inspiration, qui a fait ces soldat«
de la V(irit6 catholique, et qui a r6uni cet auguste concile
pour I'enseigncracnt du monde et pour sa reunion dans
une mSme foi !
Dans ce si^cle oil les armdes servent si souvent au
renversement du droit et i des projcts d'ambition, Dieu
a voulu qu'il y edt d Rome des soldats pour defendre le
droit et empdcher la prescription centre le culte de la
justice dans nos temps troubles, et Pie IX a form6 les
zouaves pontificaux. Dans ce si(icle oil les hommes se
font grands aux yeux des peuples en se consacrant a
quelque ceuvre d'unitti nationale, Dieu a voulu que le
chef de son Eglise attachat aussi son nom a une ceuvre
d'unite, mais d'autant sup^rieure que les verites cter-
nelles sont au-dessus des projets de la politique, et il lui
a inspire de proclamcr le dogme de I'lnfaillibilitd, verite
feconde qui ram^nera un jour tous les peuples daas 1' unite
religieuse.
Cependant les eaux rdvolutionnaires continuent de
monter, et vous savez comment, les dernieres digues
6tant rompues, elles ont envahi jusqu'aux marches du
Vatican. Aujourd'hui le Saint-Pere est prisonnicr dans
son palais ; tout secours lui semble refuse. Un philosophe
ancien a dit que le spectacle le plus digne des Dieux
est un homme aux prises avec 1' adversity. Or, dites si
jamais a'^.versites plus grandes ont frapp6 un de nos
46
LR I'OUVOIR TKMPOKKL
senibhibli's ! II est naturcl peut-^trc que le vitairc de
Jisiis Christ, c'est-A-dire riiomme qui est Ic plus prci^ <lc
laclivinitc, soit aussi celui d'cntre nous qui souffre lo i)lus,
car c'e.U la souffrance, c'cst lo sacrifice (^ui (iinoblit, qui
saiutifie, et nul ne souffre plus que Pie IX, nul ne uujntre
plus tie calmc ct de courage dans le malhcur. Je le dis
avec la fiert6 d'un calholique ct avec Torgueil d'un
Ikmiuuc, ce grand pape est un des caracteres qui hono-
rent le plus la dignite de notre nature et relevcnt le plus
*' la famille humaine " ; protester contrc I'injustice qui
I'opprinie, unir nos sympathies a son infortune, c'est
se fairc honneur a soi-mfime I
,. .JtJf-
L'AFFAIRE GUIBORD *
L affaire Guibord, qui crie tant de preoccupation,,
d inquietudes mSme, dans tout le pays depuis trois mois
est aujourd'iuu discutec par presque tous Ics journaux'
La pressc paraitra peut-Ctrc ainsi s'ingerer dans le debai
judic.aire; niais la discussion etant commcncee, il nous
sera perrnis d'y prendre part, dc ne pas rester indilTerent
A une question qui interesse si vivement le public et
dont M. le juge Mondelet a deja dit que c'est la plus
importante cause dont les tribunaux aient ete saisis depuis
la cession du Canada a I'Angleterre. , , i
Voici les faits : . .
Le nomme Joseph Guibord, typographe, est decide
subitement a Montreal, le 19 novembre dernier II
etai^embre de I'lnstitut-Canadieu, et comrae c'cst ua
• Publid dans la Afinerve du 29 Janvier 1870, f
48
L AFFAIRE GUIBORD
fait public que cette societe est frappee de censures
canoniques, le cur6 de Montreal, obeissant a des instruc-
tions venues de TEvdche, a refuse de lui donner la
sepulture ecclesiastique et de I'cnterrer ailleurs que dans
la partie du cimetiere appelee communement " cimetiere
des enfants morts sans bapt&me." Au sentiment popu-
laire, 1' inhumation dans cet endroit est une tache pour
la memoire de celui qui a joui du titre de catholique
durant sa vie ; c'est pourquoi 1' stitut-Canadien, dans
rint6r6t de tous ses membres, a decide la veuve de Gui-
bord i s'adresser aux tribunaux civilspour obtenir que le
cur6 de Montreal, en sa qualite de fonctionnaire, req:oive
I'ordre de donner a Guibord la sepulture, mais la sepul-
ture civile seulement, dans la panic du cimetiere reservee
au commun des catholiques.
En derni^re analyse, la pretention de I'lnstitut se
r^duit a ceci : — Les droits civils du paroissien sont
distincts et independants de ses droits canoniques ; le
paroissien a \cjus ad rem, sinon \tjus in re, sur six pieds
de terre danc le cimetiere de sa locality, et aucune
incapacite religieuse ne peut Ini faire perdre ce droit.
A ce point de vue, la question est des plus serieuses.
II s'agit de savoir si, au Canada, les relations de I'Eglise
avec I'Etat, relations consacrees par les traites et par la
loi, sont telles que I'incapacite religieuse entraine I'inca-
pacite civile dans les affaires qui tiennent du temporcl en
m&me temps que du spirituel, et qu'on appelle mixtes ;
en d'auties termes, il s'agit de savoir si I'Eglise est bien
reellement reconnue et libre dans notre pays, comme on
I'a cru jusqu'a ce jour. En effet, que devient son autorite
s'il lui est impo'ssible d'appliquer ses decrets ?
L*AFFAIRE GUIBORD
49
• Nous recherchcrons done : i ° si les membres de I'lnsti-
tut-Canadien out cncouru des ce.isures canoniques qui
les privent de certains bienfaits religieux et sp^cialement
de la sepulture ecclesiastique, et : ° si. dans notre cHat de
societe, cctte privation cntraine ':elle du droit civil que
peut a-.'oir un paroissien sur la partie du cimetiere reservee
aux catholiques qui meurent en paix avec I'Eglise.
Dans cette etude, nous laisserons une large place aux
citations des auteurs en evitant les developpements que,
du reste. le cadre d'un article de journal ne nous per-
mcttrait pas de faire.
■^ .■:' :)•- , (T
: V\.V.
'■ - '^■.^w^t■,^^
50
L' AFFAIRE GUIBORD
I. Les inembres de I'lnstiUit-Canadien ont-ils droit a
la sepulture eccl^siastique ?
C'est par une lettre pastorale datee du 30 avril 1858
que Monseigneur de Montreal a cru devoir sevir pour la
premiere fois contre I'lnstitut. On jugera de la portee de
ce iriandement par les extraits suivants :
" Comparant le catalogue des livresde I'lnstitut-Cana-
dien avec le catalogue appele V Index ^ sur lequel TEglise
inscrit les livres qu'elle condamne comme dangereux,
Nous n'y voyons, helas ! figurer qu'un trop grand nombre
de ccux de I'lnstitut."
Parlant des regies de 1' Index, I'eveque dit :
" Ces regies sacrees etant faites pour conserver dans le
monde entier la foi et les mueurs, on se tromperait
^trangement si Ton pretendait se soustraire al'obligation
qu'elles iinposent a tous les chretiens. Ecoutons la-des-
sus rimmortel pontife Gregoire XVI, dans son admirable
Lettre Encyclique du 15 aodt 1832 :
" Combien, nous dit-il, estfausse, thneraire, wjurieuse
an St. Siege, ctfeconde en maux pour le peiiple Chretien, la
doctrine de ceicx qui, non-seulement rejettent la censure des
livres comme tin joug onereux, mais en sont vcnus a ce
L' AFFAIRE GUIBORD
SI
point de malignite quails la presenient comme opposes aux
principcs de la droit tire et de requite et qu* ils o^ent refuser
a l^ Eg Use le droit de V ordonner et de V exercer.'^
Aprds avoir donne un r6sum6 des regies de I'lndex,
I'eveque ajoute : ,
'* Le St. Concile de Trente, apris nous avoir trac6 les
regies dont nous venons de vous donner la substance,
Youlant que des regies si sages et si necessaires fussent
respectees et observees par les pasteurs aussi bien que
par les brebis, a porte les peines suivantes, qui sont des
plus grares. Voici en quels termes elles sont exprimees :
" // est or donne a tous les fide les de ne lien faire d:
contraire a ce qui est prescrit par ces regies, on de lire ou
garder quelques livres contre la defense exprimee dans cet
Index. . .' i . ■.. -
** Que si quelqu'un lit on garde les livres des hi'retiques,
ou les ecrits d'un auteur quel.onque, condamties ou defen-
dus d cause de quelque heresie on meme pour soupfon de
quelque faux dogme, il encourra aussitot la sentence
d^ excommunication. ■ • .n ■ ,1.
" Celui qici lira ou gardera des livres defendus pour
quelqu' autre cause, outre le p'echi tnortel dont il se rend
coupable, sera puni severement au jugement de V Eveque.
•'Telssont, N.T.C.F., les tribunaux dtablis par I'Eglise
pour I'examen des livres qui se publient dans le monde.
Tels sont les regies que I'or suit daas ces tribunaux.
Telles sont enfin les peines portees contre ceux qui
oseront lire ou garder les livres condamn^s par une auto-
rite si legilime, et apres un examen si severe et si
serieux
'* Nous faisons un nouvel appel a tous ceux de I'lnstitut-
Canadien qui, nous en avons la confiance, tiennent
encore i I'Eglise par le lien sacre de la foi, pour que,
mieux instruits des principes catholiqiies, ils reculent
T
52
t/affaire guibord
devant I'abime qui s'ouvrc sous leurs pieds. II en est
encore temps... Que si, helas ! ils venaient a s'opiniatrer
dans la mauvaise voie qu'ils ont choisie, ils encourraient
des pcines terribles et qui auraient les plus dd'plorables
resultats.
" Et en effet, il s'en suivrait qu'aucun catholique ne
pourrait plus ai)partenir a cet Institut ; que personne ne
pourrait lire les livrcs de sa biblioth^que, et qu'aucun ne
pourrait a I'avenir assister a ses seances, ni aller 6couter
ses lectures. Ces facheux resultats seraient la conse-
quence n^cessaire de I'attitude anti-catholique que pren-
drait cet Institut en persistant dans sa revoke contre
ITvTlise.
** Car il est a bien remarquer que ce n'est pas Nous qui
pronon(;ons cette terrible excommunication dont il est
question, mais I'Eglise dont Nous ne faisons que publier
les salutaires decrets. Mais dans notre tendre sollicitude,
Nous crions aussi fort que possible que Id est un abime
affreux. A chacun de vous maintenant de I'eviter, et
malheur a ceux qui y tomberont ! "
A partir de ce jour, on sut generalement dans le public
que I'absolution etait refus^e, m6me hors du diocese de
Montreal, a ceux qui persistaient a rester membres de
rinstitut-Canadien. Les confesseurs avaient re^u a ce
sujet des ordres qu'ils executaient sevcrement. Tout le
monde sait, pai exemple, et il n'y a pas de faute a le
rappeler, que le tant regrettd M. Joseph Papin, si etroite-
ment lie a cette soci6t6 dont il 6tait Thonneur et I'un des
plus forts soutiens, n'a pu Stre absous qu'apres avoir
envoye sa demission par ecrit. Guibord lui-meme, si
nos renseignements sont exacts, etant maladc il y a
quelques annees, aurait et6 soumis a la m&me epreuve ;
seulement on dit qu'il a refuse tous secours spirituels
plutot que de les recevoir a cette condition. C'etait
1/AFFAIkE GUIBORD
53
de
ce
le
le
te-
des
si
a
ve ;
uels
:tait
\\n predestine, ajoiitait Ic membre de I'lnstitut de qui
nous tenons ce detail.
Cette severite de I'autorit^ religieuse est constatee
mC'me dans VAnnitaire de I'lnstitut pour iS6S. On lit au
XLIII paragraphe du discours de M. DessauUes :
" Apres notre appcl, quclques prdtres ont accorde Tab-
solution aux iTiembres de I'lnstitut. Mais voila que tout
a coup, et sans nouvcaux griefs, ordre est de rechcf (\owx\b
de refuser toute absolution aux membres de I'lnstitut. "
L'Insritut 6tait done censur^, quoique I'evdque n'eOt
pas prononce de sentence formelle, car on definit la
censure " une peine spirituelle par laquelle I'Eglise veut
corriger le chretien coupable et rebelle en le privant <lt:
la jouissance de certains bienfaits religieux." La simple
privation des sacrements constitue une Cv . sure qu'on
appelle excommunication mineure, et qu'il ne fj».ut pas
confondre avec la sorte de peine canonique qu'on entend
par le mot excommunication pris en general.
S'il y avait doute sur I'etendue de la censure dont
rinstitut est frapp6 par le mandement de 1858, ce doute
doit cesser apres la Lctirc-circiilaire datee de Rome Ic
16 juillet 1869, et lue dans toutes les eglises du diocese de
Montreal le 26 aoQt suivant. Par cette lettre, I'ev&quc
fait connaitre le jugement de la congregation romaine
qui approuve sa conduite a I'egard de I'lnstitut, et il
termine en ces termes : ' ' '
" Ainsi, N. T, C. F., deux choses sont ici specialement
et strictement defendues, savoir : 1° de faire partie de
rinstitut-Canadien tant qu'il enseignera des doctrines
pernicieuses, et 2° de publier, retenir, garder, lire I'An-
nuaire du dit Institut pour 1868. Ces deux commande-
ments de I'Eglise sont en matidre grave, et il y a par
54
L' AFFAIRE CUIRORD
consequent un grand pdchc a les violcr sciemment. En
constqucnce, celui qui persistc a vouloir dcmeurer dans
le dit Institut, ou a lire ou seulcmcnt gardcr le susdit
Annnairf, sans y elre autorise par TEglise, se prive lui-
mCme des sacrements, meme a I' article de la morl. ...''^
II est impossible d'etre plus formcl ; aucune m^prise,
aucune argutie n'est possible sur ces paroles.
Ainsi I'eveque a voulu, par son mandement de 1858,
faire I'application contre 1' Institut des lois gcnerales
d'une congregation qui tient son autoritedes papes c. du
concile de Trente, et, par sa recente lettre, il a promul-
gue un jugement special d'une autre .igregation d
laquelle 1' Institut en avait appele de ses premieres severi-
tes : en sorte que 1' Institut se trouve doublement atteint.
En 1858, il tombe sous les censures generalesde \ Index ;
en 1869, il est condamne par le Saint- Office pour avoir
enseigne des doctrines pernicieust.s, et I'evgque inter-
prete cette condamnation en punissant les membres de
r Institut par la privation des sacrements mgme a I'article
de la mort. , _
II est bien a remarquer que cette interpretation du
decret de Rome est une nouvelle peine canonique porter
par I'evSque, inddpendamment de toute autre qui aurait
pu exister dans le passe contre 1' Institut. Et sunposant
que le rescrit de I'autorite superieure ne soit pas explicite
et ne comporte pas une condamnation reelle, comme on
veut le faire croire, ce refus des sacrements, sign i fie
publiqueraent dans tout le diocese, n'en est pas moins
une veritable censure de I'ordinaire du lieu, a laquelle
r Institut nc s'est encore soustrait d'aucune fa^on. Quand
meme 1' Institut n'aurait pas etc puni autrefois, quand
meme le mandement d« 1858 serait sans portde, la lettre
L' AFFAIRE GUIBORD
55
(111 30 avril dernier est la qui frappe et punit. FClt-elle
meme une interpretation luusse dii jugement dcRomc,
elle n'en subsistc pas moins comme expression de I'auto-
rit6 diocesaine, et si I'lnstitut n'est pas atteint i)ar ce
jugement, il I'est dans tous les cas par la lettrc de notre
evCque, qui n'est infirmee par aucune autorite superieure
et dont la teneur oblige tous ceux d qui elle est adressee.
Cela admis, il devient inutile d'entrer dans tous les de-
bats de I'lnstitut avec I'eveque depuis 1858, car pour
refuser la sepulture ecclesiastique a Ciuibord, le cure de
Montreal n'avait besoin que de s'autoriser dy la lettre
du 30 avril.
Mais, objecte-t-on, toutes ces censures sont suspendues,
puisqu'il y aeu d'abord appel, et ensuite " remoutrance "
contre le jugement qui condamne les appelant s.
Que I'appel ait iin effet suspensif, c'est vrai en prin-
cipc, devant la loi canonique comme devant la loi civile ;
mais il y a des exceptions dans I'un comme dans I'autre
droit. Par exemple, lorsque les tribunaux civils rendcnt
une sentence de condamnation pour pension alimentaire,
I'appel de ce jugement n'a point pour effet d'en sus-
pendre I'execution provisoire. De meme, le droit canon
veut que I'appel d'un jugement sur une question de dis-
cipline, ou d'une sentence extra-judiciaire, c'est-a-dire
rendue sans proces prealable, n'ait qu'un effet devolutif.
Cela est elementaire. On lit dans la Bibliothcca Cano-
nica de Ferraris, Vo. Appellatio :
" A correctione morum factaa prelato seu superiore ex^ra
jiidicialiter, seu paternaliter, et ad pcenitentiam, nuUo
formato processu judiciario, admittitur appellatio subditi
soltiin quoad effectual devolutivum, ita quod potest qui-
dem judex " ad quem " cognoscere de praetenso exccasu
56
l' AFFAIRE GUIRORD
in corricfciiflo, sed interim non imf>eiiitur executio eonim,
(lUfc al) ordinario judire, sen supcriore decreta sunt...
Apj^ellatio a censuris al)solute al) honiine lutis admittitur
solum quoad effcctum devolutiviim, non vcro quoad sus-
pensivum. Ipsa enim ccnsura trahit seciim executionrm ..
Et ratio est, quia cum rensura; cci le.siastir;^; sint nicdici-
nak's, ct prinri])alltcr ad corrigendum, fuit jkt allcgatos
canones justissime dispositum, quod y)cr appcllationem
subsequentem nonsuspcndantur, nopretextu frivolue appel-
lationis quandoque impediatur medicinalis correctio."
On lit (^galement dans Ic Dictionnaire de droit Cano-
nique de Durand de Maillanc, Vo. Appel :
" Les ordonnances des ^vCques et de leurs grands
viraires dans le cours dc leurs visites, et les sentences des
officiaux (c'est-a-dire ceux qui exerccnt la juridiction dans
le diocese) rendues pour correction et di.icipline eccle-
siastique, doivent etre ex^cutees nonobstant oppositions
on appellations, et sans prejudice d'icelles... Le concile
de Trente renferme la meme disposition, mais il n'excepte
pas de la r^gle Ic cas d'exc^s. ."
Et Vo. Ctnsure : •
" En considerant les censures comme des actes ou des
jugements qui tombent en pure correction de moeurs et
de discipline, on est an cas des ordonnances rappel6es
au mot appe/, ou il est etabli que I'appel' qui s'en relevc
n'a qu'un effet devolutif hors les deux cas dont il a ete
parle." ■■
L'Institut a €tc puni extra-Jiidiciaircmenty I'lnstitut est
censur^, et son appel ou sa remontrance ne change rien a
la chose, car, selon le mot de Ferraris, '* la censure
entraine avec elle sa propre execution."
Nous ne connaissons pas, d'ailleurs, la nature de cette
** humble remontrance.'' Se plaint-on du jugement de la
congregation romaine ? Mais ce jugement ne serait pas
I, AFFAIRE GUIBORD
57
invalids parre qu'on s'cn plaint. — Reclame-t-on rontre
Tinterpr^tation donn^e au jugement par I'dvCque ? Alors,
c'est un nouvel appel d'line nouvelle censure : mais I'ap-
pel n'a pas d'effet suspensif en fait de censures.
D'un autre cote, nous savons, il est vrai, que les
"remontrants" pr^tcndent que le jugement est nul,
puisque, disent-ils, le fait qui en est le motif, c'est-a-dire
I'enseignement de doctrines pernicieuses, n'existc pas :
rinstitut n'enseigne rien du tout. — Ce qui est faux. Car
un des documents produits par ses avocats prouve qu'il
cnseigne au moins qu'il est le seul juge de la morality de
sa bibliotheque et que V Index n'a rien d y voir.
Li'Institut tombc sous les censures, il pouvait y echaj)-
per par Tappcl et la soumission, il ne s'est pas soumis, il
demeure censure : voila le court et le long de toute cette
affaire, bien simple en elle-meme, mais qu'on aembrouil-
lee en confondant a dessein le droit canon avcc le droit
civil.
Pour nous resumer, roici en deux mots la position de
rinstitut en face de I'autorit^ religieuse. Un certain
nombie de personnes se r6unissent et forment une society
pour garder a leur usage commun des livres mis a 1' index.
Cette simple possession cntraine, selon la nature des
livres, soit I'excommunication ipso facto, soit une censure
dont la sentence pourra fitre prononcee, fcrendoe senten-
tial, soit d'autres peines que I'evSque croira juste d'^^dic-
ter contre les' coupables. Cela ressort clairement du
decret du concile de Trente, cite plus haut dans le
manr^ement de Mgr. de Montreal. Que les membres de
rinstitut aient encouru T excommunication, c'est pos-
sible, ce n'est pas certain. L'dvSque a bien prononce le
58
L AFFAIRE GUIBOKO
uujt dans c:c niaiulemcnt ; ncanmoins, clans 1' incertitude
ou nous souimcs si I'lnstitut pusscdo dcs livies defendus
pour cause d'hercsic ou pour d'uutrcs causes, nous prcfd*-
rons, pour notrc part, nous ret aneher derriere le prin-
cipe : Jn diibio odiosa sunt restrin^enda, et dire que
r(-'v5quc, lorsqu'il a donne ordre a son clerge de refuser
I'absolution aux membres de I'lnstitut, a voulu seulenient
user du pouvoir discretionnaire que lui accorde le con-
cile de Trente de punir ceux qui mtqjrisent les regies de
rindcx. Que revC(],ue, dans sa charite, n'ait fait que
constater l' existence des censures cncourues par I'lnsti-
tut, qu'il n'ait pas j)rononc<i de sentence formcllc contre
ses membres, c^u'il kc soit contente de les corri^jer en les
punissant par la privation de certains biens spirituels,
qu'il ait us6 de menagcments, qu'il n'ait employ^ que
des demi-mesures, la censuro en existe-t-elle moins pour
tout cela, et ses consequences, deja bien graves, en sont-
elles affaiblies ?
Allons plus loin, et tirons au clair le principe de cette
punition que le concile de Trente permet aux evSques
d'infliger. Pour un instant, oublions le jugement de
Rome, supposons que les lettres pastorales de Mgv. de
Montreal ne contiennent que I'ordre pur et simple d'obeir
aux lois de 1' Index, les membres de I'lnstitut auraient-ils
raison, mfime dans cette hypothese, de se plaindre si on
les prive de la participation aux sacrements ? Non, et
voici pourquoi.
La moins severe des regies de 1' Index faites par le
concile de Trente est celle-ci :
** Celui qui lira ou gardera des livres defendus pour
quelqu'autre cause (autre que I'her^sie), outre le peche
L' AFFAIRE GUIBORD
69
cette
le
IS pour
peche
mortcl (lont il se rend coupable, sera puni stivcremcnt au
jugemcnt de rtvfique." ,
Or, Ics membres de I'lnstitut sont possesseurs dc livres
sembhibles (dcs romans, par exemple, de J. J. Rousseau,
d'Alcx. Dumas, d'Eug. Sue). lis s'obstincnt done sciem-
ment dans un peche mortel. Et cette obstination, cette
rebellion itant un fait notoire ct public depuis 1858,
il s'en suit que les membres de i'lnstitut sont rebelles d
V "EgW^.Q, filii rebe/les , des pecheurs publics qui ne peuvent
I)articiper aux sacrements tant qu'ils persistent dans leur
i'aute.
Pour fitrc tenu pdcheur public et priv6 des sacrements,
il n'est pas besoin d'une sentence sp6ciale. C'est ce que
prouvent les paroles du pape IJenoit XIV, au traits De
Synodo, lib. vn, ch. xi, art. vii :
" Eorum autem opinio est rcjicienda, qui asserunt nemi-
nem publici peccatoris censura notandum aut ab eucha-
risticamensa segregandum esse, praeter eum quemjudicis
sententia talem esse deciaravit ; cum a\ proemissis constet,
manifesti quoque peccatoris nomine^ ad hunc eiTectum
censeri eum qui notorie talis est, quamvis nee ipse in
judicio delictum confessus erit, nee super eo judex eccle-
siasticus aut laicus sententiam tulerit."
Ainsi, du moment que Ic peche est notoire, on doit
6tre regarde comme pecheur public ; or, la rebellion des
membres de I'lnstitut est connue de tout le peuple depuis
plusieurs anaees.
En considerant les membres de I'lnstitut comme priv^s
des sacrements, c'est-a-dire frappes d'excommunication
mineure pour un peche public, le terrain de la question
serait un peu change. II n'y aurait plus lieu de discuter la
portee des paroles de I'evgque, maisseulement d'apprecier
1,'affairk GuinoRn
les consequences de la revoke do rinstiliit contre I'auto-
ritti que posscVle I'Eglise de jugcr de la moral it<^ dcs
livres ; au fond ccpendant le debat serait le mOme ; il rcste
toujonrs a savoir en definitive jusciu'ou s'etend rai:torite
du ponvoir s(^Tnlicr dans Ics questions mixtcs, ct si I'Fitat
pent limiterdo ([uelquc mani<ire, en cc pays, Tapplication
des lois de TEgiise.
Dans tons les cas, que les membres de I'lnstitut soient
consider^s comme censures, comme pun is, ou conimc
pdcheurs publics, ils n'ont aucunement droit a la st^pul-
ture eccl6sijistique. Car s'il y a un principe incontes-
table, c'est celui-ci : Ceux X qui Ton refuse les sacrements
iu articulo mortis n'ont pas droit a la sepulture eccU'sias-
tique. * A preuve nous citerons les autorites suivantcs :
Prcelectioncs Juris Canonici du seminaire de St. Sul-
pice a Paris, Tom. II, page 465 ct suiv :
* ' Quoad vero peccatorcs publicos nulla censura dcnun-
data twtutos, idem usu servatur, juxta regulas juris commu-
nis et statuta dioccesana, non cnim ocqaum censetur ut iis
post obitum applicentur ritu publico suffragia Ecclesiai,
qui dum viverent jure privati sunt sacramentis
Ecclesia jus habet sibi proprium, atque a potestate sxcu-
lari indcjjendens, denegandi sepultumm christianam iis
omnibus quos sua communione indigno.s judicaverit "
Dictionnaire cncyclopedique de la Thtologie Catholique^
par dea professeurs d'Allemagne, traduit par I'abbi
Goschler, Vo. Sepulture : .
" L'Eglise recommande d'avoir <l*gard a toutes les cir-
constances att^nuantes, dc les examiner avec attention ct
* Tous les jiiges ont admis qu'un pr^tre ne pouvait fitre forc6 \ donner I'absolu-
tion ou la communion. Mais alors de quel droit robligerait-on h. donner, dans un
cas special, Tesp^ce de si^-pulture dont le refus de rabsolution entraliie ia privation?
1,'akfaike cmiioRD
CI
lis
5»
scrupule, tonics Ics fois <|iril s'agit de d^funts f|ui
appartcnaiont A rE;?lisc, muis ((ui, par <lcs fauitb graves,
sc sont rcndiis indigncs dc la sepulture crrlcsiastiquc.
Dti rcstc, en rcfiisant la st'pulturc, I'Mglise nc ptoiionre
en aucune fa(,nn tine sentence de rondamnation rontre le
mort, tout aussi pen rpi'elle beatific cciix qu'elle inhume
solennelk-ment. Mais die inancjuerait i sa dignite et :i
sa mission si cllc voulait s'im|)oser dans la mort a ceux
quiy vivan/s, ont rejcti' sa doctrine, dedai^ni sa communion
ou s'en sont compUtcmcnt rendu s indignes^
Cours alphabetique tt mitlwdique de Droit Canon, par
Tabbe Andre, jniblie par I'abbe Migne, Vo. Sepulture :
" On la refuse d tous ceux a (pii on nc doit donner les
sacrcments (ju'a Theure de la mort, ou d qui on doit Ics
refuser : tcls que sont reiLx qui vculrnt mourir dans un
(if'che public, ou qui men rent dans un pcch^ connu, sans
avoir temoigne le desir d'cn vouloir sortir."
Jus ecclesiasticum de Schmalzgrueber, vol. VI, p. 629,
dans Tenumeration de ceux i (jui Ton refuse la sepulture
chrt'tienne :
" Dcnique fures, latrones, concubinarii, et quicun-
que pcccatores publici, sine poenitentia notorie dece-
dentes."
Soglin et tous les autres disent que dans le dcrite si Ton
doit refuser la sepulture ecclesiastique, il faut s'en rap-
porter au rituel du diocese ou a Tevfique.
Le rituel de Montreal est le rituel romain, dont les
prescriptions sont fondees sur le droit m&me que nous
rai)portons ici. Quant aux ordres de I'^v^que, ils sont
bien connus.
A tous les points de vue, le refus de la sepulture
chretienne, dans I'esp^ce actuelle, nous parait done
G2
L* AFFAIRE GUIBORD
rigoureusement juste. Si les membres de I'lnstitut sont
excommunies, ce refus est, de I'avis de tout le monde,
bien fonde ; s'ils ne sont soumis qu'a des censures
moindres, 6tant prives des sacrements, ils sont, par suite,
indignes de I'inliumation en terre sainte ; il en est de
meme s'ils doivent Ctre regardes seulement comme
p6cheurs publics, car alors ils ne peuvent non plus parti-
ciper aux sacrements de I'Eglise. C'est ainsi qu'en
a jjg6 I'autorit^ religieuse du diocese, et si elle s'est
trompee, ce n'est toujours pas aux tribunaux civils qu'il
faudrait en appeler comme d'abus.-
Ceci nous coiidu it au second point de la question.
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L AFFAIRE GUIBORD
63
2. En ctant priv^s par le droit canon de la sepulture
eccl^siastique, les membres de I'lnstitut ont-ils perdu,
aux yeux de la loi civile, le droit d'etre enterres dans la
partie du cimetiere oili se fait cette sepulture ?
Au temps ou le Canada etait une colonie frangaise, le
principe de I'union de I'Eglise et de I'Etat 6tait admis en
France et consacre par les lois. Ce principe consiste en
ce que le pouvoir s6culier, soumis a I'Eglise, lui prgte le
secours de son autorit6, quand elle en a besoin, pour
faire executer ses ddcrets. De la le titre dUveque du
dehors et d^ protectetir des canons que prenaient quelque-
fois les rois de France. Ce role de protecteur est le seul
que revendique I'Etat et le seul qui lui convienne, car
I'Etat n'est que la totalite des individus, representee par
un ou par plusieurs, et le bapteme qui rev6t I'individu du
caract^re noble de chretien, ne lui donne que le privilege
de participer aux graces de I'Eglise et ne I'investit aucu-
nement d'un droit de puissance sur elle, en sorte que la
masse des individus, ou I'Etat, ne peut posseder un
pouvoir dont chaque individu en particulier n'a pas
la moindre parcelle. L'Etat, s'il vt)ulait domincr sur
I'Eglise, depasserait les bornes de sa mission, qui est
; 'I I
64
I/AFFAIRE CUJIRORD
ii'
proprement temporelle ct qui ne lui laisse qu'un droit en
dehors de cette sphere, cehii d'aidcr I'Eglise dans, la
mesure de son influence a guider I'humanite vers son
heureusedestin^e. L'Etat ne se confond pas avec I'Eglise,
mais il marche a ses cotes, dans une route parallele,
jusqu'ou elle lui permet d'allcr, se gardant bien de
prendre le pas ; il la protege avec obeissance.
" Non-seulement les princes ne peuvent rien contre
I'Eglise, dit Fenelon, mais encore ils ne peuvent rien
pour elle qu'en lui obeissant L'eveque du dehors
ne doit jamais entreprendrc les fonctions de celui du
dedans; il se tient, le glaive a la main, a la porte du
sanctuaire, mais il prend garde d'y entrcr ; en meme
temps qu'il protege, il obeit." , , . .
L'Etat exerce cette protection en reconnaissant dans
ses codes les lois ecclesiastiqucs, en greffant, pour ainsi
parler, des obligations et des droits civils sur des obliga-
tions et des droits rcligieux. La legislation du culte
n'est pas autre chose que I'expression de ce devoir
accepte par le pouvoir seculier, devoir que Bossuet, dans
sa Politique Sacrce, definit clairement en ce peu de
mots :
" Dans les affaires ecclesiastiqucs, la puissance royale
ne fait que seconder et servir. Dans les affaires, non-
seulement de foi, mais de discipline, a I'Eglise la deci-
sion, aux princes la defense, la protection des canons."
Domat, dans son Traite des Lois, ch. X, suit le mgme
principe :
" Pource qui est, dit-il, des reglements que les princes
peuvent avoir faits sur des matieres spirituelles, ils n'ont
pas 6tendu Icur autorite au ministere spirituel reserve
aux puissances ecclesiastiqucs, mais ils ont seulement
employe leur autorite temporelle pour faire executer dans
L AFFAIRE GUIBORD
Tordre extericur de la police les lois de I'Eglise. Et ccs
ordonnances que nos rois appellent eux-mfimcs des lois
politiques, ne tendent qu'a niaintenir cet ordre, et a
reprimer ccnx (lui le troublcnt en violant les lois de
I'Eglise. Et aussi parait-il dans ces ordonnances, que
les rois n'y ordonnent (lu'en ce qui est de leur puissance,
et s'y qualifiant protecteurs, gardes, conservateurs, ct
exetuteiirs de ce que I'Eglise enseigne et ordonne." .
Cette doctrine se resume en trois propositions que Ton
trouve dans tous les auteurs qui traitent le sujet : i" La
societe civile ct la societe religieuse ont chacune leurs
lois propres et sont distinctes Tune de Tautre ; 2° Les
deux societes s'unissent, sans se confondre, pour le bien
public ; et 3° Le i)OUvoir civil doit sa protection au
pouvoir ecclesiastique, mais cette protection ne doit
jamais degenerer en domination.
Mais s'il est vrai que I'Etat ne fait que proteger
I'Eglise, s'il est vrai que ce n'est qu'en vue de cette pro-
tection que les lois civiles sont faites dans les matieres
qui, tout en etant ecclesiastiques, touchent aussi au tem-
porel, il s'ensuit necessairement que les droits civils qui
en decoulent sont posterieurs injure aux droits religieux
conferes par les canons que ces memes lois civiles ont
pour but d'appuyer et de seconder. II s'ensuit egale-
ment que dans ces matieres les lois n'ont.de bases que
les saints canons, qu'elles leur sont subordonnees en
principe et dans I'application, et que, par consequent, le
droit ecclesiastique cessant, le droit civil s'evanouit par
le fait meme. II s'ensuit encore que I'Eglise a la primaute
de juridiction dans ces sortes d'affaires qu'on est convenu
d'appeler mixtes. -. ;
Si ce sont la les principes des relations de I'Eglisfe
avec I'Etat en ce pays, la question Guiborcl est facile a
5
66
I/AFFAIPE GUIBORD
decider : comme paroissien, Guibord avait le droit pri-
mordial, dc par les canons, d'etre inhume en tcrre sainte,
ct secondairement le mSme droit de par la loi civile ;
mais la censure lui ayant enleve le premier, lui a ote le
second par la meme.
II reste a savoir si 1' union de I'Eglise et de I'Etat
existe au Canada.
L'Etat n' ignore pas chez nous comme aux Etats-Unis
I'existence de la religion catholique. Notre culte est
reconnu par les traites et par la loi. II est dit au sixieme
article de la capitulation de Quebec, signee le lo septem-
bre 1759 :
" L'exercice de la religion catholique, apostolique et
romaine sera conserve..."
Et dans la capitulation de Montreal, signee le 8
septembre 1760, au 27° article :
" Le libre exercice de la religion catholique, aposto-
lique et romaine subsistera en son entier..."
Le traite de paix de 1763, par lequel le Canada fut
definitivement cede a I'Angleterre, est plus explicite.
En voici la 4" clause :
" Sa Majeste Britannique consent a accorder la liberty
de la religion catholique aux habitants du Canada. Elle
donnera en consequence les ordres les plus efFicaces pour
que ses nouveaux sujets ca'dioliques-romains puissent pro-
fesser le culte de leur religion selon les rites de I'Eglise
de Rome, autant que les lois d'Angleterre le permet-
tront."
Est venu ensuite VAc^e dc Quebec, en 1774, qui a
formule les memes garanties. M. Christie, dans son
Histoire, dit a propos de cet acte :
" The exercise of the Roman Catholic religion was
declared free, and the clergy thereof maintained in their
L AFFAIRE GUIBORD
G7
pro-
disc
ui a
son
was
their
accustomed dues and rights, with respect to such persons
only as professed the said religion, which thus became
established by hiw, in this part of the JJfitish empire in
virtue of an Act of Parliament, while at home, and in
other parts of the empire, i)ersons professing the religion
of Rome still laboured under the most galling disabilities
on account of their religious creed."
M. Christie cite aussi une requ&te de la v^ille de
Londres, qui se plaint de ce que par ce Bill la religion
catholique romaine est etablie au Cuiada — is established
by this bill.
Dans I'adresse du Congres americain de 1774 au peuple
anglais, il est dit :
" Nous ne pouvons taire notre etonnement de ce que
" le parlement anglais puisse jamais consentir a etablir
" dans ce pays (le Canada), une religion, etc."
Mgr. Plessis eut a soutenir des luttes serieuses avant de
pouvoir prendre dans les .documents publics le titre
d'eveque de Quebec et nommer librement aux cures ;
c'est au milieu de ces difficultes que Lord Castlereagh,
alors ministre, a donne 1' interpretation suivante au Bill
dei774:
" L'Acte du Canada assure aux catholiques le libra
exercice de leur religion, et a leur clerge le droit de
recevoir les dimes payees par ceux qui appartiennent a
c?tte croyancc, sauf la suprematie de S. M., telle qu'eta-
blie par I'acte de Suprematie. La suprematie du roi,
suivant cet acte, se borne a empecher les etrangers
d'exercer aucune juridiction spirituelle dans les posses-
sions de la Couronne. Or, I'eveque de Quebec n'est pas
un etranger ; il est le chef d'une religion qui pent etre
pratiquee librement, sur la foi du Parlement Imperial ; il
pent reclamer et recevoir des catholiques les dimes et
droits ordinaires, et exercer a leur egard les pouvoirs dont
lis ont toujours joui.''^
68
L AFFAIRE GUIBORD
Comme Mgr. Plessis a fini par &tre approuv^ en Angle-
terre, on pent connaitre ce que les autorites imp6riales
ont sanctionn^ par ce que I'^v&que de Quebec r^clamait.
II n'est done pas inutile de citer ce passage d'un me-
moire adresse au gouverneur Sir George Prevost par
Mgr. Plessis :
" I-es pouvoirsspirituels que I'ev&que de Quebec exerce
lui vicnnentde TEglise par la voie do Souverain Pontife.
II ne lui est permis ni de s'en depouiller en tout ou en
partie, ni de les tirer d'une autre source. Mais les
fonctions spirituelles ont certains effets civils et exte-
rieurs, et c'est seulement par rapport a ces effets civils ct
exterieurs qu'il sent le besoin d'etre autorise ^ continuer
les fonctions de ses predecesseurs, dans les menies prin-
cipes et avec la m&me deference pour les autorites ^tablies,
de vianib'e a ne pas renrontrer d^ cntravcs qui trouble-
raient la liberte dont lui et ses prddecesseurs ont joui
jusqu'a ce jour.... II desire done que lui et ses successeurs
soient civilement reconnus pour ev&ques catholiques-
romains de Quebec... et que les dits evSques puissent
jouir d'une maniere avouee des droits et prerogatives
jusqu'a present exerc^s sans interruption par ccux qui
les ont precedes dg,ns le gouvernement de I'Eglise du
Canada..."
Le libre exercice de notre religion nous a done et6
garanti en son entier, dans tous ses details ; bien plus,
le gouvernement anglais s'est engage a donner des ordres
pour que notre culte regdt toute la protection necessaire,
et plus tard I'Eglise catholique romaine a ete ttablie ici
par une lot du pn.rleincnt et toutes les prerogatives des
ev§ques reconnues officiellement. C'est-a-dire que I'An-
gleterre, par egard pour les quatre-vingt mille Fran^ais
devenus ses sujets, s'est placee vis-a-vis de I'Eglise
catholique au Canada dans le m6me role de protection
que les rois de France se faisaient un devoir d'assumer.
l' AFFAIRE GUIDORD
6d
qui
du
Mais la m^tropole a-t-elle voulu s'attribner phis qu'une
mission simplcment protectrice, et se reserver le droit de
JLiger, en certains cas, des causes ecclesiastiques ? En un
mot, V appfl comme cf ahus, maintenu ])our la derniere
fois, avant le trait6 de Paris, par Louis XIV en 1695,
a-t-il pu exister au Canada apres le traite ? Car il est A
remarquer que la poursuitc a'^tuelle de I'lnstitut contre
le cure de Montreal n'est qu'un appel comme d'abus
aux tribunaux civils d'une decision eccl^siastique.
II faudrait d'abord savoir si cette sorte d'appel a
jamais exists au Canada avani: le traite. Nous ne le
pensons pas. Le Canada n'a possed^ des lois frangaises
que ce que les rois ont bien voulu lui accorder par ordon-
nances speciales, ct nous n'en connaissons aucune qui ait
implants dans notre sol cette malheureuse jurisprudence.
Ensuite, il est difficile ou, pour mieux dire, absurde
de supposer que le gouvernement anglais, reconnaissant
de bonne foi le catholicisme dans sa nouvelle colonie,
aurait voulu se reserver, a lui pouvoir protestant, le droit
de juger des causes catholiques, nous entendons des
affaires ecclesiastiques.
Qu'on nous permette de citer ici un passage d'une
lettre du cardinal Caprara, legat du pape, a M. de
Talleyrand, par laquelle le Saint-Si^ge a protest^ contre
les articles organiques promulgues par le gouvernement
fran^ais comme une interpretation du concordat de
1802. Ce qui s'est fait en France depuis la cession n'a
aucunement rapport a nous, ma is cettre lettre n'en
contient pas moins de bonnes raisons qui s'appliquent
tres-bien au cas actuel :
" Monseigneur, je suis charge de reclamer contre
cette partie de la loi du 18 germinal que Ton a designee
sous le nom d^ Articles organiijues..,.
(0
L AFFAIRE GUIUORD
" La qualification ciu'on donne a ces articles paiaitrait
d'abord suppo.scr cjii'ils ne soiit que la suite naturclle et
rex[)licaii()n dii ccjiicord.it icligicux. Cependant, il
est de lait (ju'iU n'ont point ete concertes avec le Saint-
Siege, qu'ils ont une extension plus grande que le con-
cordat, et qu'ils 6tal)lissem en P'rance un code ecclesias-
tique sans le concours du Saint-Siege...
" I/article 6 declare (ju' "il y aura recours au conseil
pour tous les cas d'abus ; " niais (|uels sont-ils ? I'article
ne les specifie que d'lme maniere generique et indeter-
minee.
** On dit, par exemple, qu'un des cas d'abus est
V usurpation ou iWxces du pouvoir. Mais en matiere de
juridicdon spirituelle, I'Eglise en est seulc le juge. 11
n'appartient qu'a elle de declarer en quoi V on a excedc,
ou abuse des pouvoirs qu^ elle seule pent confer er. La
puissance tcmj)orelle ne peut connaitre de V abus excessif
d'une chose qu'elle n'accorde pas
" On range encore dans la classe des abus V infraction
des regies consacrees en France par les saints canons.
Mais ces regies ont du emaner de I'Eglise. C'est done
a elle seivle de prononcer sur leur infraction : car elle
seule en connait I'esprit et les dispositions.
" On dit enfin qu'il y a lieu a Vappcl commc d'abus
pour toute •* entreprise qui tend a compromettre I'hon-
neur des citoyens, a troubler leur conscience, ou qui
degenere contre eux en oppression, injure ou scandale
public par la loi."
" Mais si un divorce, si un heritique connu en public,
se presente pour recevoir les sacrements, et qu'on les lui
refuse, il pretendra cju'on lui a fait injure, il criera au
scandale, il portera sa plainte ; on I'admettra d'apres sa
plainte ; on I'admettra d'apres la loi ; et pourtant le
pretre incu1p6 n'aura fait que son devoir, puisque les
sacrements ne doivent jamais 6tre conferes a des per-
sonnes notoirement indignes.
L AFFAIRE GUIBORD
n
" En vain s'appuierait-on sur I'usage constant des
appels comme iVahus. Get usage ne rcnionte pas au-dcla
(III regno de Philippe de Valois, niort en 1350. 11 n'a'
jamais ete constant et uniforme ; il a varie suivant les
temps ; les parlements avaient un int6rdt particulier a
I'accrediter. lis augmentaient leur pouvoir ct lours
attributions ; mais ce qui flatte n'est pas toujours juste.
Ainsi Louis XIV, parledit de 1695, art. 54, 35, 36, 37,
n'attribuait-il aux magistrals seculiers que I'examen des
formes, en leur preacrivant de renvoyer le fond au supe-
rieur ecclesiastique. Or cette restriction n'existe nulle-
ment dans les articles organiques. lis attribuent indis-
tinctement au conseil d'dtat le jugement de la forme
et celai du fond.
" D'ailleurs les «nagistrats qui pronon^aient alors sur
ces cas d'abus etaient necessairement catholiques ; ils
etaient obliges de I'affirmer sous la foi du serment ;
tandis qu'aujourd'hui ils peuvent appartenir a des sectes
separees de I'Eglise catholique, et avoir a prononcer sur
des objets qui I'interessent essentiellement. "
On le voit, d'apres I'ancien droit tel qu'il nous aurait
6te transmis, les tribunaux n'avaient juridiction dans
certaines causes ecclesiastiques que sur la forme : darts
I'affaire Guibord on voudrait neanmoins faire juger et le
fond et la forme par nos magistrats. De qui tiendraient-
ils cette juridiction? II est evident, parce qu'on vientde
lire, qu'ils ne la possedent pas en vertu des lois fran^aises ;
quant au traite de Paris, il ne la leur donne pas non plus.
Par ce traite I'Angleterre a voulu promettre sa protec-
tion, non s'attribuer une juridiction ; tel est 1' intention
de ce document. Lisons plutot : " Sa Majeste Britan-
nique donnera les ordres les plus efficaces pour que les
catholiques puissent professor le culte de leur religion
selon les rites de V Eglise de Rome. " Or la protection
72
L AFFAIRE GUinORD
dc I'Etat est neccssaire i I'observancc dcs rites do Rome ;
qni permct res rites promct la protection dent ils ont
besoin. Lcs rites dc Rome dd'fcndent rentcrremcnt des
censures dans une terre bOnite ; sans la protection des
lois rette defense deviendra illusoire, car on pourra
toujours en appeler aux tribunaux. C'est cc (jue fait
aiijourd'hui I'fnstitiit, sans paraitre s'inqnieter de la
prd'cieuse garantie que nous accordenf ; traites, ni
s'apercevoir qu'il invoque unc xdie ;. e qui n'a
jamais eu de racines an Canada.
Point de gallicanisme chez nous. Les doctrines galli-
cancs n'ont pas d'td introduites tlans notre pays avant la
conquOte, et n'ont pu I'Otre depuis soifs un gourernement
protestant. En dcvenant colonic anglaise, nous avons
dfi nous attaclier ])Uis que jamais au Saint-Siege, n'ayant
pas mOme T occasion de nous coaliser avec le pouvoir
seculier pour fonder cc que Ton appelle une eglise natio-
nale. Ce qui a donne naissance aux eglises nationales,
c'est prd'cisement cette propension naturellc des gouver-
nements a outrepasscr leurs droits de protection envers
I'autorit^ religieuse : par une legislation particuliere,
adaptde aux lieux et aux mceurs, ils en sont arrives
souvent a etablir des coutumes qui dans la suite ont 6t6
regardees par le clerge lui-mCme commc des droits acquis
et I'ont eloignc d'autant du centre dc Tunite catholique.
Au Canada cet eloignement n'a pas ete possible. Ayant
a traiter avec un pouvoir protestant, nous ne lui avons
donnd notre confiancc qu'a demi, et nous nous en
sommcs tenus strictement a la purcte de la doctrine ;
c'est la loi des extremes dans le gouvcrnement de la vie.
Aujourd'hui nous sommcs pcut-8tre de tous les peuples
celui qui est en plus etroite communion avec Rome ^
L AFFAIRE GUIBORD
73
on nc trouve pas la moindre ambiguite dans les actes de
foi et de soumission solennels dc nos trois conciles
provinciaux.
II faut admcttrc aussi que I'Anglcterre nous a laissd-s
bien libres. Elle reconnait dans cc pays la religion
catholique romme la religion anglicane ; nos lois, sanc-
tionnees par Ic r^presentant de Sa Majcst(^, tl'tablissent les
empGchements de niarlage selon la religion des conjoints ;
elles obligent de ])ayer la dime au cure: dans toute
I'organisation des fabriques elles niettcnt en force la
legislation canonique. Quant i notre jurisprudence, elle
est tout-a-fait conforme a ce principe de la protection
due A I'Eglise, base de notre organisation sociale, la plus
belle peut-6tre du monde entier et cr^-ee sous I'egidc
d'une puissance protcstante. Qu'il nous suffise de rappe-
ler le jugement des causes de Vaillancourt contre Lafon-
taine et de Lussicr contre Archambault, rapport^ dans
le 1 1* volume du /urisl, et celui de la cause de Naud
contre Mgr. Lariigue, cit6 avec tant d'a-propos par M. le
cure Rousselot dans ses reponses a I'interrogatoire qu'on
lui a fait subir. . . , »
Si done les doctrines chretiennes, si les traitds, si nos
lois et notre jurisprudence m&me consacrent au Canada
le principe de Tunion de I'Eglise et de I'Etat, la conse-
quence est que dans les questions mixtes la legislation
ecclesiastique a la priority sur les ordonnances de la
puissance seculiere, ainsi que nous I'avons explique plus
haut.
Appliquant cette conclusion a I'affaire Guibord, nous
dirons que le paroissien a des droits religieux et des
droits civils, mais que ceux-ci sont subordonnes a ceux-la
et en dependent comme de leur principe. Le paroissien,
74
L' AFFAIRE CUirORD
en vertu de la loi, a sur le cimcticre ce que les spucia-
listcs ai'p' lloroiit \cjus ad rem, sinon \qjus in t\c ; I'lClat
lui (lounc cc droit pour appuycr Ics lanous qui le lui
acturdc'iit ; mais si los canons y mcttent des conditions,
ri'.tat est tcnu dc Ics accc[)tcr. (luibord no b'cst pas
:.oumis aux conditions qui lui auraicnt assure la sCpultur;.'
ccclcsiasticjue duns la partie du cinietiiirc rOscrvco au
coinnuui.dea catholiques, ct c'est precis^'nicnt pour cda
que la loi cesse de lui accorder Ic droit d'y Ctre enierrd.
Dans la pcrsonne du paroissicn, lorstic le catholi([i;c
perd SOS droits, le^ citoyen les perd par Ic fait mOme,
puisquc Ics premiers sont le principc des seconds ; dans
la personne tlu paroissicn, la capacite de citoyen est unie
6troilenient a celie de catholiquc, dc telle sorte que Tunc
prottiye ct renforcc I'autre, et cpie I'une cessant I'autre
cesse aussi. L'union de TEglise ct de I'Etat, consacrec
dans notre pays, nous amene a cette conclusion, car I'Eiat
se donnant la mission de reconnaltre des droits et des
obligations pjrtout oCi les saints canons en reconnaissent,
n'en doit plus admettre la oCi ils n'en admettcnt i)lus. C)u
il n'y a rien I'Etat perd ses droits. Et s'il en est aiisi,
rentcrremcnt civil proprcment dit, c'est adire I'enter-
remeut sans 1' intervention du prfitre, ne pent pas se faire
dans un endroit ou los canons ne permettcnt que la sepul-
ture chretienne. Nous appelons improprement sepulture
civile r inhumation dans le " petit cimetiere des enfants
morts sans baptGme," car pour les catholiques elle est
une punition, ct quoique le pr^tre n'accomplisse aucune
ccremonie religieuse dans cette partie du cimetiere, il ne
s'y rend pas neanmoins simplement comme Ibnctionnaire
charge de tenir les registres de I'etat civil ; il s'y rend
aussi en qualite de representant de FEglise qui condamne
L' AFFAIRE r.UinoRD
11 SI,
itcr-
faire
[)Ul-
liure
fauts
est
nine
il nc
:iaire
rend
Linne
le coupable d ne pas rccevoir la sepulture (lu'elle donne
i ses cnfants fidOlcs. l-'onterreinent civil tcl qii'on le
d en F
■X
lois, et vouloir Ic
'ranee est inconi
l)rati(iuer dans la partie du cimetitire oi'i Ic droit cation
n'admet que la sepulture ccclesiasliciue, aprcs tout ce
c^ue nous avons dit, ce serait coinmcttre n acle illegal.
Nous savons bicn ([ue le fonctionnaire est oblige de
tenir des regi.fres ; mais la loi ne lui demande pas autre
chose : elle nc lui ordonne aucunement dc faire les
cntcrrements dans un endroil du ciinetiere plutot que
dans un autre ; la loi est soumise en ccla aux decrets
canon iques. Si Ic decret ordonne la sepulture tlans tel
ou tel lieu, le droit que le paroissien possede encore
d'etre cnterrt' est limitc a cet endroit. Dans le Recueil
de Notes diverses sur le ^ouvernement d^une Paroissje du
G. V. Til. Maguire, on lit ;
" La permission du cur6 est toujours necessaire pour
I'ouvcrture de la terre dans un cimctiere, et c'cst aussi a
lui a designer I'endroit ou chacun doit etre enterre
niais il le doit. voir mcttre dans le cimetiere pour pouvoir
dresser I'acte dc sepulture dans le registrc ; autrement il
se trouverait en contravention a la loi civile."
En effet, le code oblige les cures a tenir des registres,
mais voikl tout, et qu'ils fassent renterrement dans le
cimetiere ici ou la-bas, cela n'a point rai)port d leur
obligation dc coucher sur un livre le fait de cet enterre-
ment. Qu'ils constatent le dec6s et la loi est satisfaite.
lis ont, par le textc de la loi ecrite, pleine liberie
d'obeir aux prescriptions du droit canon quant a I'en-
droit du ciMctidre ou doivent se fairc les sepultures ; et
par I'csprit des traites, des bills imperiaux et de nos
statuts, ils sont autorises a s'opposer a toute tentative
76
L AFFAIRE GUIBORD
qui aurait pour but de les o1:)]iger a faire un enterrement
civil dans le cimetiere ordinaire, car cet enterrement
^tant defendu par les lois de I'Eglise, Test //>so facto par
ces Iraitd's, ces lois et ccs statuts c\v\ proti'^ent I'Eglise, et
serait par consequent, nous le repetons, illegal. Done,
lorsque le cure de Montreal a refuse d'enterrer Guibord
ailleurs que dans une partie r6serv6e du cimetiere, il se
conformait et au droit canon qui lui defendait de
I'enterrer ailleurs, et a la loi qui protege les defenses
de I'Egliie, mais commande aussi aux cur6s de tenir les
registres de I'd'tat civil. D'un cote, ordre canonique de
ne pas enterrer Guibord dans le cimetiere commun ; le
cure y obeit : de I'autre cote, permission de la loi civile
de respecter les canons et ordre de tenir les registres ; le
cure use de la permission et ne refuse pas d'ob^ir a
I'ordre.
Nous Savons que Ton attache une grande importance
au fait que le cimetiere de Montreal n'est pas b6nit, ce
qui ne change rien pourtant a la question ; car le cime-
tier::, benit ou non, n'en est pas nioins separe en deux
parties, de par les saints canons, et dans Tune on enterre
les catholiqucs qui meurent en paix avec I'Eglise, dans
I'autre ceux qui ont ete prives jusqu'a I'article de la mort
de la participation aux sacrements. La destination
canonique du cimetiere reste la mSme ; le principe reste
done le mSme aussi.
Nous savons encore que Ton s'etonnera que nous alliens
aussi loin que de dire que 1' enterrement civil pur e''
simple serait illegal ; mais cependant nous n'invoquons
pas pour ccla un principe nouveau : c'est le meme qui
guide notre legislature, lorsqu'en accordant une charte
d' incorporation a une societe quelconque, clle reconnait
L AFFAIRE GUIBORD
77
ses r^glements et lui donne le droit d'expulser ceiix
de ses membres qui l«s violent. Poiirquoi, ainsi que
M. Ramsay * I'a remarqu6 avec son bon sens ordinaire,
dctns X Evening:; Telegraphy pourquoi n'en serait-il pas de
mfime pour I'Eglise cathoU(iue ? Pourquoi, 6tant reconnue
par I'Etat, lui refuserait-on le droit de rejeter de son sein
les catholiques qui violent ses lois ? L'un des reglements
de rinstitut-Canadicn dit : "Tout inembre actifarrier6
d'un semestre de contribution echu est prive de tous les
droits dont jouissent les membres." II y a aussi des lois
ecclesiastiques qui privent de certains droits les catho-
liques devoyes : est-cc que ces lois f ne sont pas recon-
nues par i'Etat au m£mc dcgr^ que les reglements d'un
institut incorpore ?
Le principe que nous invoquons, c'est encore le m&me
qui a inspire notre legislation sur le mariage. L'Eglise
impose certaines formalites a la celebration du mariage,
* Maintenant juge de la Cour d'Appel.
t A coto de ces theories d'un ordre olcvi, il y avail place pour un plaidoyer
strictement limite a la Icttre dc la loi : — Ccst la fabrique de la paroisse de
Montreal qui dtait assignee en justice ; eh bien ! qu'est cettc Fabrique ? Une
corporation. Quels sont les lois et reglements de cette corporation ? C'est le droit
canon, i rouvons done, d'abord, le droit canon, ct, cnsuite, que le cure s'y est
conformc. Or cette dernicre prcuve dtait facile, car la question de sepulture
ecclesiastique est cvidcmment du domaine religieux, et l'un des principes du droit
canon (ct, par suite, du droit de nos corporations religieuses, dans rhypolhese
que j'cnoncc) est que, dans lo dnmalne religieux, le pretre doit ob6i»sance avant
tout a son suporicur hicrarchique.
Ce plaidoyer exigeait que Ton admit le droit d'intervention des tribunaux
civils dans les questions inixtes, ct ccl- -emblait peut-ctre du gallica isme. Mais
cettc admission aurait toujours cu, d'auord, pour consequence certaine de consacrer
I'union de TF-glise et do I'Etat, puisqu'elie appelait iclui-ci a aider celle-la dans
I'application de ses lois, et ensuite, comme resultal p( ssible, une preuve legale
sufiisante pour fuire debouter la poursuitc; il nes'agissait, en effet, que de prouver
que (..uibord avait manque aux lois de U corporation dont il faisait partie.
C'etait I'cpinion de Sir G. E, Cartier.
78
l' AFFAIRE GUIBORD
cl la loi les rend obligatoires sous peine de nullity : de
mdme pour Tenterrement des catholkiues dans le cime-
tiere commun, I'Eglise met des conditions ; il faut, entre
autres choses, ne pas 6tre censure, n'ctre point prive des
sacremcnts, et I'Etat, nous disons la puissance royale
protestante d'Angleterre, si elle ne veut pas cesser de
proteger I'Eglise au Canada, comme elle s'y est engagee
par le traite de Paris et par les lois de son parlement,
doit accepter purement et simplenient ces conditions, et
ne point usurper, a la faveur des tribunaux etablis sous
son autorite, le droit de juger des affaires dont I'Eglise
est le seul juge competent. Si les tribunaux ont juridic-
tion pour connaitre des cause;', ecclesiastiques, nous
pourrons un jour ou I'autre 8tre a la merci d'un magistral
protestant plein de prejuges ou peu verse clans le droit
caron. Que Ton se hate de dire si c'est la le regime
qu'on nous reserve, et nous saurons alors que, grace a une
ecole de soi-disant liberaux, le pouvoir seculier sera
amene un jour a restreindre les liberies dont I'Eglise a
toujours joui dans ce pays en vertu des traites et d'une
legislation dont nous somraes redevables a la justice
genereuse de I'Angleterre.
Au contraire, si Ton veut conserver et respecter I'exis-
tence legale de I'Eglise, que Ton s'en tienne purement a
I'ordre donne par I'autorite diocesaine de n'enterrer
Guibord que dans un terrain reserve ; que Ton protege
les lois de TEglise ; que le pouvoir seculier n'intervienne
que pour reconnaitre les canons. L' autorite ecclesias-
lique defend d'enterrcr Guibord dans tel endroit du
cimetiere : tout est dit ; la loi civile n£ donne a, Guibord
que le droit d'etre enterre ailleurs.
L' UNION PES CATHOLIQUES
Ccs courtes pages ont ete ecrites sans esprit de parti •
elles sont une oeuvre de conscience. Je n'ai pas ete mel6
a la discussion qu'a fait naltre le -Programme Catho-
lique ; mais comme tout le monde je I'ai suivie avec
anxiete, et comme tout le monde j'ai vu qu'elle a porte
atteinte au prestige du clerge et a la force du parti catho-
lique. Or, le mal prendrait des proportions effrayantes
pour nous si la discussion renaissait dans la legislature de
Quebec, ce dont nous sommcs menaces, d'apres ce qu on
dit et cette perspective impose a tout homme de coeur
qui fait profession d'ecrire, si pen qu'il soit, I'obligation
detravahler a prevenir un pareil malheur. C'est ce que
J ai voulu faire en demandant avec instance que desor-
mais 1 on se consulte avant d'agir.
J'ignore si I'on me niera le droit de parler de la sorte
et SI 1 on va dire encore que j'insulte les deux eveques
I
80
L UNION DES CATHOLIQUES
qui ont patronne le " Programme Catholique ; " mais je
sais bien que je suis tout i)ret a endurer de nouvelles
attaques. L'(Jcrit (jue voici a req:u, avant d'etre livre a
I'impression, I'approbation de personnes assez compe-
tentes pour me rassurer sur sa valeur morale. *
lo septembre 1S71.
* Lcs pnges qui vont suivrc — on le voit bien par ccs lignes (iiii Iciir servaient
d'introduction, — ont ^t(5 publieas a line 6pnque troublee. Aiissi ai-jc d'abord
hesit6 k leur donncr place dans cc volume. Mais ensuitc il m'a scmble que,
I'duion ctant aujourd'hui uu fait accompli, ellcs •^eraicnt hies sans deplaisir, nvec
le seul interet inherent aiix choses du passe, l.a pai.x est retablie, an nioins dans
le p.nrti conservatciir, et I'idee principale de cet tcrir s'dtant realisee, je compte
sur I'indulgence de ceux qui n'en adopteraieut pas toutes les id<5es sccondaircs.
L' UNION DES CATIIOLIQUES
81
I.
Notre (^poque est par excellence celle des associations,
des coalitions. V utiion fait la force est de nos jours une
devise banale que tout le monde cherche a mettre en
pratique, et cela, surtout en Amerique. A proprement
parler, il n'y a pas de nations sur ce continent ; il n'y a
que des peuples formes de divers gfoupes nationaux qui
ne se sont pas encore fusionnes. Nous n'avons point ici
un peuple qui, sorti du berceau de la barbarie, se soit
^leve graduellement par 1' etude et les idees morales
jusqu'aux sommeto de la civilisation. L'emigration a
jete sur nos rivages des citoyens faits, en pleine posses-
sion de la science et du dogme, rompus a la vie publique,
ayant des principes arr§tes sur la society, sur le gouver-
nement, sur la liberte, en un mot sur toutes les grandes
choses que le citoyen doit savoir, possedant de plus des
traditions historiques, ayant des maurs particulieres, une
religion, tout ce qui met au cceur de I'homme le prcjug^,
la haine comme I'affection et I'enthoasiasme. Chacun
est arrive ici avec sa civilisation propre, avec ses prefe-
rences nationales et ses animosites religieuses, et si tons
ont pu vivre en paix, c'est que, d'une part, I'interet, le
desir d'amasser fortune commandait la tranquillite, et
6
82
L UNION DES CATHOLIQUES
que, d'aiitre part, la jouissance d'une liberte sans bornes
compensait ain[)lement, pour ties homines habitues a
toutes les restrictions du regime europeen, la repugnance
de vivre en contact avec des adversaires traditionnels
Si le courant de I'emigration s'etait arrdie, si les
premiers colons de I'Amerique avaient 6te laisses a leur
devcloppement naturel, tons les elements divers (ju'ils
representaient auraient fini sans doute par s'harmoniser
et se confondre dans un caractere iinitpie, dans une seule
et meme aspiration gencrale ; mais il n'en a pas ete
ainsi : loin de la, chaque vaisseau a continue d'amener
parmi nous de nouvelles recrues, qui apportaient avtc
elles et leurs prejuges, bons ou mauvais, et leurs habitudes
de vie jmblique. Cha(]ue groupe a vu de la sone ses
rangs grossir de jour en jour ; c'elait autant de troncjons
populaires gardant li raSme seve de vie, le meme fends
d'idees que la nation dont ils provenaient, et si I'avenir
n'avait tant de i)romesses, si la preoccupation de " faire
de I'argent " ne primKit toutes les autres, si I'espace
n'etait si vaste sur ce continent i)our toutes les aml)i-
tions, un conflit n'aurait pu manquer dv surgir entre des
hommes que leur passe avaient faits ennemis. Mais
celui qui fouille les entrailles de la terre pour en tirer de
I'or songe-t-il a se demander si son voisin prie Dieu
comme lui ou s'il est d'une nation ennemie de la sienne ?
Que lui importe ? il cherche de I'or.
Ces diverses nationalites ont done pris bien vite leur
parti d'un pared etat de choses ; elles ont pense que le
soleil d'Amerique luisait pour tout le monde, et se sont
decidees a vivre en paix les unes avec les autres, a
travailler en commun a la grandeur de la nouvelle patrie,
tout en conscrvant chacune leurs traditions particulieres.
l'union des catholiques
83
De la toutes ces associations que nous voyons se perp6-
tuer autour de nous. Partout on se cherche, on se rallie,
on s'unit. On s'unit pour propagef le protestantisme,
on s'unit pour faire triompher la libre-pensee, on s'unit
pour faire pr6dorainer tel ou tel principe dans la legisla-
ture, on s'unit pour toute espece de projets.
Devant ce spectacle de tant de ligues differcntes, tr^s-
legitimes chacune a son point de vue, on est port6 a se
demander si les catholiques du Bas-Canada s'unissent,
eux aussi. Or, il est notoire que dans le moment nous
sommes tres-divises.
Plus que les autres, pourtant, nous avons besoin d'union.
Entoures comme nous le sommes d'une population ren-
fermant des sectes multiples qui nous sont hostiles, en
quelque sorte, par etat ; isoles comme catholiques, puls-
que nous ne recevous aucun aide materiel ni moral du
puissant clerge des Etats-Unis, h. cause de la difference
du langage et de I'organisation sociale des deux pays,
I'instinct de notre conservation nous conseille de ne
point nous diviser, mais de former plutot une seule
phalange compacte pour resister a la pression lente et
continue d'un ennemi superieur par le nombre, par le
prestige de la fortune, par 1' influence politique. Au
point de vue national, cette union n'est pas moins
necessaire. Etre Frangais, etre catholique, c'est tout
un dans notre province. Diviser les rangs catholiques,
c'est diviser les rangs franijais ; c'est, par consequent, un
acte de lese-nationalite.
Si j'ecrivais un article politique, je dirais encore que
diviser les catholiques, c'est diviser le parti conservateur.
Meme au milieu de nous, il existe une ecole dange-
reuse, dont les disciples sont peu nombreux, a la verite,
84
L UNrON DF.S CATHOLIQUES
mais tres-actifs, tr^s-entreprenants, et le moyen pour
nous de lui faire ^>chec n'est pas de former deux camps
en conflit sous le m^me drapeau. Cette ^cole est d'autant
plus a craindre que 1' Industrie moderne, en supprimant
les distances par la vapeur et I'^lectriciti^', donne aux
idecs fausscs qui courent 1' Europe un acc^s plus prompt
chez nous. Je ne dis pas que nous sommes menacd>s de
rinvasion du communisme ou ^w petrolisme ; je constate
seulement que, vu notre propcnsion bien connue a prendre
les idees et les mots des auteurs franq:ais, le foyer du
rationalisme ranadien se trouve en France, et que les
facilites de Talimenter se multiplient par la rapidity de
nos communications avec I'etranger, ce qui nous oblige
i une surveillance d'autant plus attentive.
Comment se fait-il done qu'ayant un tel besoin d'etre
unis, nous le soyons si peu actueilement ?
L' UNION DES CATHOLIQUES
85
n.
Le secret de nos divisions n'est pas impossible 4
trouver. D'abord, dans une petite society comme la
notre, les disputes sont faciles. Tout le monde se. con-
nait, se coudoie, se heurte ; on s' observe et Ton se
jalouse mutucllement. Compares a une grande nation,
nous sommes ce qu'un village est a une ville : un centre
de querelles. N'est-il pas vrai, d'ailleurs, que notre carac-
tere m6mc nous porte a la chicane ? Nous sommes
Normands ; nos peres venaient presque tous de la Nor-
mandie, cette terre classique des plaideurs. Un certain
nombre d'entrc nous sont Bretons. Les Bretons sont des
braves, mais on a coutume de dire qu'ils peuvent enfoncer
des clous avec leur t&te. De Normand a Breton, la
discorde surgit comme un champignon, et s'6iernise.
Ensuite — mais ici j'espere que mes paroles ne seront
pas mal interpretees — la nature mSme de notre croyance
catholique nous entraine a &tre exclusifs dans les choses
qui se rapportent aux matieres religieuses. Catholiques,
nous possedons la verite, nous le savons, nous en avons
la certitude, et cela nous donne une securite, une assu
ranee que d'autres, moins fortunes, recherchent en vain :
de la a I'opiniatrete, a la raideur, puis au manque de
nsa
86
l' UNION DES CATHOLIQUES
charity et au m6in;!i cI'* la libcrtd' d'autrui, lors mOme (lue
le dome est perrnis, la pente est facile d la faiblesse
humainc, surtout pour ceux qui se livrent a I'^tudo ct
que leur caract(ire dispose a fitre entiers, absolus dans
Icurs idecs. On piend facilcment I'habitude de porter
en toutcs niali(!;res la mOme foi ardcnte et inflexible. On
puise la vcrite a sa source, lEglise, on se I'incorporc, on
la prcnd jmur point de depart des raisonnements sur Ics
questions doutcuscs, et ici Ton croit ce que laisse voir la
logi(iuc natutclle, mais aussi fcrmement, aussi cxclusive-
mcnt que les choses necessaires : c'est un dd'faut j il
ernpOche de respecter Topinion contraire qui est licite,
et il conduit nux personnalit^s dans la discussion. Ainsi
pent s'expliquer la vivacitC* de certaines poleniiques sou-
tenues par des pr£tres. Le prOtre a des convictions,
tandis que dans le monde on n'a souvent que des
opinions, ct s'il peche par exces sous ce rapport, avouons
que c'est bien la plus respectable des fautes.
Get 6cueil, on le comprend, est dangereux surtout
lorsque la politique, quelque difticulte accidentelle, quel-
que interCt particulier vient passionner les esprits, et Ton
salt que la i)olitique, une certaine difficulie et un certain
int6r6t sont egalemcnt trois grandes causeu de nos divi-
sions ; mais je demande la permission de n'eu rien dire
davantage.
Signalons plutot un autre danger, je veux parler de la
confusion que Ton fait de nos affaires avec celles d' Eu-
rope. En general dans tous les ecrits, on oublie trop que
nous sommes ici en Amerique, et que les conditions de
notre existence politique ne sont pas les mGmes que pour
les peuples du vieux monde. Sans doute, les grandes
L UNION DES CATflOLIQUES
87
bataillcs d'iik'cs qui se livrcnt dc I'autre cOt6 fie I'Atlan-
tique ont leur 6(:ho dans notrc patric ; mais c'est un peu
notrc faute. 11 est vroi que les hommes se resscmblciU
partout et tournent dans les internes cerclcs, qu'ils n'cUfr-
gisscnt qu'au prix dc inille travaux ; niais il y a ilcs fails
existanls, certaincs dincrcnces csscntiellcs dans le carao
lere de nos luttes que nous nieconiiaissons injusicnient*,
au prejudice de riiarnionie entre les cathuliques tana-
diens. Par exemple, la similitude entre un conservateur
de France et un conservateur du Canada est loin d'fitre
partaite, i)uis4ue ce dernier est partisan de tofites les
liberies du regime parlenientaire : a ce litre on I'appelle-
rait pluiot liberal dans le langage politique de la France.
Ce mot liberal lui-mOnie n'a pas uue signification iden-
tique sur les deux continents. Kn France il imi>li([ue
I'idee de libre-pensee, d' insubordination envers I'autorite
religieuse, et dans cette acception on i)eut I'appliquer a
une classe d'hommes politiques canadiens ; mais doit-on
Temployer, je le demande, avec le meme sens pour
designer le grand nombre de ceux qui, dans nctre pays,
font de I'opijosition au parti conservateur sans pour cela
cesser d'etre d'excellents ca'holiques ? En justice pour
tout le monde, nous devrions avoir trois mots pour
nommcr les partis qui se disputent notre arene politique :
conservateur, radical, liberal, et le mot liberal n'aurait
plus alors rien de choquant a I'oreille de? catholiques.
l.a langue des partis en France ne nous convient pas
dans tons ses details, a cause de la diffenrnce de notre
etat social. Toutes les societes americaines sont des
democraties civiles et politiques en m&me temps ; en
usant des institution parlementaires, nous pratiquons
tou3 le liberalisme, avec plus ou nioins de restrictions,
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B8
L UNION DES CATHOLIQUES
suivant que nous sommes conservateurs on non, et cepen-
dant les Canadiens ne laissent pas d'etre respectiieux
envers I'autorit^ et enfants soumis de TEglise, ne profes-
seht pas non plus !a separation de I'Eglise et de I'Etat.
Nous sommes ultramontains en religion, liberanx en
politique ; * de sorte que notre liberalisme ne doit pas
Stre assimil^ a celui d'Europe, et ne saurait Stre dcfini
*' la negation de la liberty," comme dit Donoso Cortes,
** la negation de Dieu," comme dit Ventura. C'est tout
au plus a notre radicalismf que s 'appliquerait cette defini-
tion. Mettons un terme a ce malentendu, a cette espece
de quiproquo, et nous aurons fait disparaitre une grande
cause de division ; car jeter des doutes sur I'orthodoxie
du liberalisme en ce pays, ce serait eloigner de nous
beaucoup de gens bien disposes, en donnant a com-
prendre que la doctrine de I'Eglise est incompatible
avec la pratique du meilleur des gouvernements. Le
* Cei mots, cit^s isoI6nient, ont €k6 vivement critiques. Mais rapproch6s des
paroles pricedentes : " la languedes partis «n France ne nous convient pas. . en
iisant dc.-i institutions iiarlcnifniaires nous pratiquons tons le liberalisme," et de
celles qui suivent ; " notre liberalisme ne doit pas etrc assimild i celui d'Lurope,"
i!s ont un sews tri;s-clair et qui ne prete k aucune 6quivcque.' Je n'ai jamais
justific ni flatttl- rcspcce de liberalisme que rdprouve I'l'-giise ; j'ai fait une distinc-
tion e.vprcsse entre la societe europeennc et la notre, et j'ai appeld radicaux les
rcpr^.'cntants chcz nous de I'ecolc condamn^c. Que Ton n'accepte pas cette
manicre de parler, je le congois ; mais les hummes politiqiies ont le droit d'adoptcr
le langage qui Icur parait le mieux convenir aux circonstances et aux institutions
nationales, et pourvji qi-'ils definissent les mots qu'iis emploient, la theologie me
saurait incrimiiicr leurs doctrines de par ses propres definitions. Quant a eriger
en principe la separation abs jkie de la religion et de la politique, je n'y ai pas
pens.* : I'ctude precedentc sur I'iifTaire Guibord en rend temoignage. Cependant
j'a"/ais pu rendre ma pensec d'une manicre plus frappante par I'hypothese
suivante: — Supposons que ic catholicisme soit la religion d'etat en Angleterre.
Les catholiques anglais partisans de I'ordre de choses ^tabli seraient alors des
ultramontains en religion, mais ne seraient-ils pat en mcmc temps des liberaux en
politique, eux qui aideraient au fonctionnement d'un regime que I'on regarde
comme le type des institutions liberales en Europe T
L UNION DES CATHOLIQUES
89
pvirti catholique doit se composer d'hommes partag^s
d'opinions sur les questions politiques, unis sur les ques-
tions religieuses.
Mais on nous parle surtout de gallicanisme ; c'est la
grande affaire du jour. II parattrait que la plupart
d'entre nous ont fait du gallicanisme comme ^k)nsieur
Jourdain faisait de la prose, sans le savoir, et si Ton
demande a quels symptomes on reconnait cette affection
secrete, la reponse n'est pas bien facile. Tout ce qu'on
peut dire, c'est que les electeurs qui nomment un depute
sans au prealablc lui faire signer un certain passe-port,
tombcnt dans ce detestable peche ; que les prgtres qui ne
•onseillent pas a nos legislateurs de soulever le prejuge
protestant contre nous par des reclamations retentissantes,
commettent la m&me faute impardonnable ; que nos
prelats qui ont, comme feu TarchevSque Baillargeon, par
suite des mauvaises le9ons du college, une certaine
predilection litt^raire et artislique pour un auteur nomm6
Bossuet, sont malheureusement coupables de la mgme
iniquite. On le voit, nous en sommes tons. Et dire
que nous avons pu dormir tranquilles, etant converts de
cette lepre !
Comment cette guerre a un gallicanisme imaginaire
a-t-elle pu naitre, si ce n'est, a part ies interets parti-
culiers qui avaient besoin d'fitre abrit^s derriere un
principe imposant, par la confusion constante de nos
affaires avec celles des autres ? On a vu que Louis
Veuillot criait fort contre les catholiques-liberaux et les
gallicans, et comme M,. Veuillot est un grand maitre, on
s'est mis a crier de meme. Le r^dacteur de V Univers
peut etre un digna modele, sa doctrine est tres-pure,
90
L UNION DES CATHOLIQUES
mais scs procedes ne conviennent pas a tons les adver-
saires indistinctement dans uii pays comme le notre o\i
tout le nionde est acquis <i'avaiice aux idees rcligieuses,
ou il n'cxiste pas deux fagon.s d'etre catholique. Ses
articles coiitre les libres-pcnseurs de Paris peuvent avoir
ici It'ur utilite, niviis il n'en est pas de mfime de ceux
qu'il a ccrits contrc les Montalembert, les DcFallouK,
les Dupanloup, qui n'offrent aucune api)lication a nos
luttes. Que I'ecole de ces derniers soit entachee d'erreur
en matieres religieuses, c'est possible ; mais ses doctrines
politiques, en general, sont et doivent fitre relies d'un
pays ou le peuple souverain se gouverne lui-meme. * Ces
temperaments qu'elle conseille, la necessite nous les
impose envers les protestants ; cette liberie qu'elle in-
dique comme devant sauver I'Eglise, nous I'avons : que
nous importe le reste dans la praticjue ? Et pour([uoi nous
donner tant de peine pour soulever des disputes qui
n'ont pas leur raison d'Otre ? Car nors sonimcs unanimes
dans la verite, et les points doutcux qui nous diviseut ne
sont pas et ne peuvent 6tre, L cause des conditions
speciales de notre vie politique, les mfimes que ceux sur
lesquels les catholiques d'Europe sont partages. N'ou-
blions done pas, de grace, cette difference essentielle.
Admirons tou? ces hommes distingues, mais chez eux, et
* I-es liberies modernes font partie de nos institutions. Etant admis ce fait,
notre devise ne doit-cile pas ctie dans ce mot de Lacordaire : "Servir la liberie
chrctienne sous le drapeau des libcrf-s publiques." — Tout le monde a lu les lignes
suivantes de la Civiitu Cattoiica, citees par Mgr. Dupanloup dans ses discours sm-
la liberie de renscigneuient en 1S75 ct 1876 : " Les liberies modernes, coasiderces
" comme des inslitulions appropriees aux cjncjitions el aux necessites de tel ou tel
" peuple, les catholiques peuvent les aimer et les d^fendre, et ils font une oeuvre
" bonne ct utile quand ils les eniploicnt le plus eflic^iccment qu'ils peuvent au
" service de la verite ct de la justice."
L' UNION DES CATIKJLiyUES
ne nous attathons, pour notre gouVcrne chcz nous, aux
idces d'aucun exclusivement. Le mouulrc inconvenient
de cette imitation aveugle est de faire bataillcr, a la
maniere de Don Quichottc, contre des adversaircs qui
n'existcnt pas.
On dit qu'il y a des gens qui sont galiicans saws le
savoir. Si tel est le cas, vous fttes maladroits en le Icur
apprenant ; car du mfime coup vous indiqncz la source oil
ils pourront puiser des autoritei nombrcuses et re.st)ec-
tables a I'appui de celles des crrcurs gallicanes que Rome
n'a pas encore formellemcnt condamnees. Vous auricz
mieux fait de chercher a detruire ces erreurs i^ar le
travail lent, mais efficace, des conversations privees, de
la predication et de I'enseignement coUegial.
En doublant cette denonciation d' injures et d'attaques
personnclles, on devient plus coupable. Persecuter un
honne*.^ homme pour une opinion qu'il n'a pas, c'est le
moyf ., de la lui donner, surtout lorsqu-- le debat se
poursuit par la voie des journaux. L'experience du
journalisme demontre qu'une maniere de pousser un
adversaire a commettre quelque erreur est d'exagercr la
verite contraire. Quand il s'ngit d'une question nouvelle
et complexe, il esf facile a celui qui iaiprovise des
articles au jour le jour de tomber en faute, meme s'il se
defie d'une impression mal domptee, et la passion qu'en-
gendre la lutte I'empeche parfois de reconnaitre son
erreur. II la defend par amour-propre, puis il finit par
croire vraiment de bonne foi tout ce qu'il a ecrit. On
doit compter avec cette infirmite de certaines natures.
A tout contradicteur, on se hate de donner un nom,
d'assigner un parti sans plus y reflechir ; on se separe
O'l
l'u>^ion des cathomques
ainsi des gens comma si toute contradiction iquivalait A
une hostility.
Mais, au fait, poiirquoi serions-nous gallicans ? sous
quel pretcxte ? Supposons que nous partagions toutes les
doctrines du vieux gallirnnisme franc^ais : quelles occa-
sions, sous notre regime politique, aurions-nous de les
cnseigner et de les appliquer ? Un'j seule, celle oil les
tribunaux scraient saisis de questions mixtes. tenant A la
foisdu s[)irituel et du tempore!, tel que I'affaire Guibord,
])ar exeniple. Et, certes ! ce proces fameux est loin
d'avoir r6vel6 I'existence d'un parti galiican en dehors
de rinstitut-Canadien. Mais alors prenez-vou«-en done
a ces messieurs de I'lnstitut, et laissez-nous tranquilles. •
< .
a. '>
L UNION DES CATHOLIQUES
93
m.
. /. Ui*" " '
• I f
Non, il u'y a point de gallicans dans ce pays. Le
clerg^ catholique du Canada n'a jamais pu songer a
former " une cglise nationale. " Plac6 en face d'un
pouvoir proteslant, il s'est conte.nt6 d'afP-iier ses droits
en vertu du traite de cession, et plus (ard lorsqu'il a
demande des reformes, il s'est adressd au peuple souve-
rain, au parlement libre. Le principe de la liberty
religieuse et de la protection legale a tous les cultes nous
^tant concede par I'Angleterre, I'Eglise ne doit rien aux
faveurs de I'Etat, elle doit tout a sa justice. C'est pour-
quoi notre point d'appui est toujonrs reste a Rome, et
aujourd'hui aucun pays plus que le Canada fran^ais n'est
en 6lroite communion avee le Saint-Siege, ce que Ton
peut voir en jetant un coup d'oeil sur notre code civil.
C'est ainsi, d'ailleurs, on le sait, qu'en a juge un eminent
Docteur romain. *
* " Le Code Civil da Bas-Canada ne doit p.ts ctre mis sur le meme rang que
cux qui, dans ces temps modernes, ont obtenu force de loi chez la pli:part des
peuples de I'Europc et d'ailleurs, et qui ne sont qu'une imitation, pour ne pas dire
yne reproduction pure et simple, du Code napoleonien. 11 din<re, en effet, sur une
foiilc de points, de tous les Codes de cette civilisation toute nouvelle, et dans sa
forme qui est meilleure, et dans son fond, qui est reste exempt de la plupart de
H
L UNION DF.S CATHOLFQUES
Cft dMu; cnt canuniste, il est vrai, a trouve (luckiues
erreurs dans notre code, et Ton nous accuse de tenir a
ces erreurs ; en quoi nous sommes encore gallicans. La
persistance de cette accusation doit nous etonner, car les
protestations ont ete nouibreuses et explicites. Nous ne
demandons pas mieux que de mettre nos lois en pArfaite
harmonie avcc le droit canon ; nous croyons seulement
que la chose est impossible. Ainsi le droit canon veut
qu'un prelrc accuse de meurtre soit d'abord denonce d
I'eveque, qui juf^eraensuite s'il doit 6tre livre a la justice
civile. II n'est pas perniis d'esperer du Parlement une
loi en ce sens. Ce serait une tyrannie et une monstruo-
site pour les protestants, qui n'auraient pas confiance en
r impartiality de Tevfique dans le cas ou la victime du
prStre assassin serait un de leurs CO religionnaires.
Quant aux defauts reformables de notre code, nous
n'y tenons pas, qu'on nous fasse I'honneur de le croire.
leurs erreurs. Aucun dcs Codes que nous venons dc dire nc s'.ittachc \ la doctrine
ct a la discipline de I'Eglise catholique, ou du moins ne les respects a I'egal de
celui-ci
" La raison de la difference que Ton remarque entrc Ifs Codes modernes et celui
.du Canada, se trouve dans le fait que les preiciers, rejetant les anciennes lois qui
consacraient le principe de I'union de I'Eglise e^ de I'Etat, s'inspirant de I'erreur
de rindiflference en Religion, ou de la haine contre I'Eglise catholique, formulerent
aux nations un droit civil nouveau. Le Code canadien, au contraire, a retenu
I'ancienne legislation du pays, a quelqucs changements prcs, et respect^ Ics moeurs
ct coutumes du peuple. Si done on en elTayait les quelques laches qui s'y trouvent,
il pourrait etre regardc comme un bon Code d'unc nation catholique, enfaisant,
bien entendH, la part du fait que cette legislation est cellc d'un peuple mixte en
religion, comme c'est aujourd'hui le cas en (la.n-i.A'3.." — Ohso-vations criiiquti tur
le Code Civil du lias-Canadi, par Philippe C. de Angclis, professeur de droit
cinon & rUniversit6 de Rome.
Cette traduction est sign^e par Vabbc I. (Jravel, et c'est celle que Mgr. Bourget
a fournie h, son clerge. La dernitre phrase citee se lit ainsi dans I'original :
• Faucis proinde damptis posset hie retiueri ut bonus codex catholieae gentis, nisi
quod respiciat populum mixtae Religionis, quae '■st actualis Rcgionis conditio."
L' UNION DES CATH0LIQUE3
05
Nos lois sont un heritage que nous amcndons avec le
temps ; pour opdrer cctte r^foi me, nous croyons que la
prudence et la patience sont necessaires, n'ouhUant
jamai;; que nous sommcs entoures de gens hostiles, plus
forts que mus si nous les provoquons d une lutte corps a
corps, et i.v>us pensons que Ton ferait bien d'imiter la
discretion du Docteur De Angelis, deja cite, qui ne
propose * que des moyens indirects d'ameliorer nos lois.
L'Eglise du Canada occupe aujourd'hui une belie posi-
tion ; nous noui :uiginons (ju'clle n'a pu arriver la que
par une tactique sage, et nous voulons continuer cette
tactique. Nous desirous que les traditions de I'episcopat
sur ce point ne cessent jamais d'fitre notre rdgle de
conduite a tous ; en rompre la chaine, ce serait compro
mettre le succes d'une reforme depuis longtemps com-
mencee, et detruire I'unit^ du pcuple et du clerge, unit6
absolument essenticlle a notre vie nationale.
L'histoire de I'Eglise au Canada depuis la cession est
a la fois consolante et instructive pour les amis de la
religion et de la liberte. Sous le regime d'une puifsance
protestante, le catholicisme semblait ne devoir vivre que
de persecutions, ou tout au moins de tracasseries ; nous
voyons toutefois que les conditions civiles de son exis-
tence se sont ameliorees graduellement tous les jours,
sans luttes violentes, sans aucun de ces deohirements
dont les autres pays ont trop souvent paye les progres les
* " Notre devoir serait maiiUcTiaiit d'indiquer a quel moyen il faudrait recourir
poilr fairc disparaitre du Code ces dispositions centre le droit. II n'est cependant
pas a croire que Ton puisse arriver la en proposant que les articles susdits soient
effaces du Code et reniplaccs par d'autrcs parfaitement en harmonie avec les
canons de I'F.giise. La chose serait desirable, mais probablement n'est pas a
esp6 er. Cependant, ce que I'Eglise ne peut pas o'atenlr directemer.t, elle
I'ubtiendra peut-etre d'um manicre indirecte, et je propose les moyens suivants.'-
Idem.
06
L UNION DES CATIIOLIQUV:S
plus 'cgitiines. L'airrancliissement de I'Eglise cana-
ilicnnc, accompli sans secoussc par la legislation, parait
n'Otrc (juc Ic devcloppemcnt dcs circonstances, le resulttit
de la force des clioscs, cV-.i-a-dire roeuvrc de ce bon
sen' i)rati(iuc dont Ic triom[)he fait le bonheur des peuples
lil)res: c'cst le travail du tem|)s, voilA ce qu'on pent
dire. En d'autres tcrmes, rinde[)endance de I'Eglise est
l)assee da.As le iljmaii e des fa its a mesure que r'affermis-
suient chcz nous toutcs ks libertes ; die n'est, d vrai
dire, que le corollnire logicjue de la liherte politique,
mais on n'anprecie pas assez tout ce qu'il a fallu de
prudence et de sagesse pour faire accepter cette conse-
quence dans les lois. L'ceuvrc de nos hommes d'etat a
cu du retentissement, parce qu'ils ont conquis d'assaut la
liberty constitutioiinelle ; celle de I'episcopat a 6t6 moins
voyante, parcc qu'il a 6vit6 les luttes publiques et r6ussi
par la diplomatie privee. Si Ton excepte Mgr. Plessis,
qui n'essayait pas d'elargir ie cercle de droits reconnus,
mais defendait ses positions contre une attaque ouverte, a
une epocpie oil nous n'etions pas libres, nos evBques se
sont toujours abstenus de tout ce qui aurait pu provoquer
des resistances ou I'organisation d'un parti contraire, —
comine, par exemple, de publier une liste de leurs griefs
ct de leurs droits stricts, — comprenant bien que, forces
dc compter avec la population protestante, le mcilleur
moytn d'obtenir justice n'etait pa3 de la r6clamer avec
eclat pleine ct entiere d'une m6me fois, mais plutot de
demander de temps a autre certaines reformes, selon
<\ue les circonstances paraitraient favorables. II y a telle
loi qui, evidemment, a dCi fitre sugger6e par un evSque,
dont le nom cependant est inconnu a I'histoire : tactique
modeste, qui a eu pie in succds, qui rdussirait encore.
L UNION DES CATHOLIQI'ES
97
Mais le clerg6 aluliquant ainsi tout r61e politique en
mati<>re rcligieuse. Ics lai'ques out dfJ leur supplier qucl-
quefois, soit dans Vcnceinte du I'urlcment pour rt'pondre
A des adversaires fanatiquos du catholicisme, soit dans la
prcsse pour r(ifuter les accusations des journaux protes-
tantf) ou radicaux. lis ont de la sorte rendu d la cause reli-
gieuse des services r^els, que le clerg6 a su reconnaitre :
d'oCi est venu un 6rhange de services qui a ciu)ent6
I'union entre les prfitres et les citoyens. On comptait les
uns sur les autrcs, on marchait au m6me but, liberty
complete pour la religion et la nationality, et les uns
avaient le nitrite des conseils, les autres celui de Taction.
De cette communaute de vues, de cette habitude d'appui
reciproque, est r«isult6 I'identification du clerg6 et du
peuplc, qui a 6t6 notre force et notre sauvegarde.
C'est cette harmonic feconde qui est aujourd'hui com-
promise par nos discussions, par I'abandon partiel de la
tactique constante de I'^piscopat, et les choses s'aggrave-
ront certainement si Ton transporte le d6bat dans I'en-
ceinte de la legislature.
r':
L UNION DES CATHOLIQUES
., f.i ( ,1
rt
A force de i)iT.denrv.', nous avons r^ussi A arn^liorer
considcrablement nos lois dans Ic sens rcligicux : il s'agit
de savoir si, par dcs impatiences, par dcs reclamations
hatives, en nous divlsant sur une qucbtion d'opportunitd',
nous allons paralyser Tcnscmble dc cc mouvemcnt repa-
rateur (lui s'accom[)lit dtjd depuis nombre d'annces d la
favour des libertes que la constitution nous garantit
On nous repond que Ic vd-ritable catholique nc doit
pas transiger avcc I'crrcur, qu'il doit avoir le courage de
jirotlamer la vdriie quand rnGme, arrive que poi.. ra.
La perspective d'etre j)ersecutes ou hais i)Our la verity
a de quoi tenter Ics cccurs epris du beau ct du bicn ; mais il
n'est pas question de ccia pour le quart-d'heure. Pcrsonne
ici ne dit a I'Eglise : Abaissez ccjte barridrc, bilTcz cet
article de votre croyance. On dit seulement a des servi-
leurs fougueux : N'allez pas si vite ; en demand-nt trop
a la fois^ vous indisposercz les gens et vous n'obtiendrez
rien, ou dans tous les cas vous multiplierez les difficultes.
Y a-t-il en ceci ricn qui ne soit orthodoxe? Inflexible
sur la theorie, I'Eglise ne dit jamais aux gouve "cments:
Tout ou rien ; elle prend ce qu'ils lui donnent, et reclame
L UNION DE.S CATHOLlgUES
90
ce que la f)ru(icn( e lui pcnnct. si pen (jue re soit en
certains temps. Lcs concordats <iu'clle signe en sent la
prciive ; clle les accepte comiue une nd-ctssit^, pour
(iviter un plus grand mal. Kh bien ! nous disons dans
Ic nieme esprit : 'I'oltrez (pu'lii'.ies dcfauts dc nos lois,
afui de ne point tomber dans le cas de n'cn pouvoir
eorriger aucun.
Non, cntre nous la v^rit^ rcligicuse n'est pas en jcu.
Kile est noire i)ropri(:l6 commune, placd'C dans une sphere,
A une hauteur d'oii nos disputes ne la feront pas des-
cendre. Nos ccBurs I'aiment, et si rieti pouvait, ]c ne dis
pas (ktruire, mais simplement einousser cet amour chez
nous, ce serail bien l' irritation que doivent produire les
personnalit6s introduites dans le dtbat par ceux-li (jui
dcvraicnt s'en garder avec Ic plus de soin ; mais il y a
quelquc chose de i)lus fort cjue le ressentiment chez im
honnfete homme qui croit ct qui espere, crat le respect
de sa croy. nee ct des esperances (ja'cUe engendre. Kt si
quelqu'un, de peur de nous pousser trop loin, se prd'parait
a deposer une arme (juMI ticnt de bonne foi, je kii dirais:
Ne craignez point, continu'^z le coiiibat ; (jve nous jugions
vos coups francs on dcloya'--, nous n'aurons toujours
qu'une arme (atholiquc pour lcs p.'xrer. Ce qui nous
divise, c'est le choix des moyens de servir la verit6 ;
c'est dcja trop, mais le d.'.ngcr n'est pas que nous d<ipas-
sions lcs limites sacrees, enlrain^s par le degoOt ou la
colore ; il consiste dans le malaise cpie j^roduisent partout
nos discordcs, dans I'affaiblissement de nos forces, qui
fait la joie de nos ennemis, en leur laissant entrevoir
I'heure de la revanche.
II n'est pas besoin d'etre prcphete pour privoir que
nous assisterons, dans un avenir assez prochain peut-fitre,
100
l'unION DES CATHOLIQUES
k une reaction anti-cld'ricale ; en effet, personne n'cst la
dupe (le I'cspcce de treve que nos radicaux accordant en
ce moment A la religion ct k ses ministrcs. Jc conversais
un jour avec I'un.des plus marcjuants d'entre eux, et je le
fiilicitais d'un air plus ou moins s6rieux de cc que les
organes dc son parti conmicn(;aient a observer la neutra-
lile d^ns les cpicstions rcligieuses. " Nous pouvons
restor ncutrcs. r(>pon(lit-il, lor:;que vous faites nos affaires.
Mangez-vous ics uns les autres, nous sommes la galerie.
Dans ce que vous appelez le parti catholique, on 6crit
dcs choses tcllemcnt cxtravagantcs que nous aurons plus
tard dc longues citations a faire sur les hustings. Vous
nous avez fait bien du tort, n'est-ce pas ? en exploitant
V Avenir^ mais nous aurons notrc tour."
Ces paroles pcuvent fairc reflechir. L'cxageration est
I'dcueil du journaliste, surtoul lorsqu'on est depourvu du
talent special de rassembler vite ses idees et d'ecrire des
articles improniptus, ct qu'on est oblige cependant
d'improviser tous les jours des dissertations sur les sujets
les plus difficilcs, les jjIus compliques, sur la science
sociale, sur la thiiologic. Les cxageraticns deviennent
alors d^sastreuses. Leur moindre resultat sera de mettre
le clerge en suspicion aupres du peuple, auquel on
d(inonccra ces exagdrations commt«* des aLus, non de
pouvoir, mais d' influence.
Quelle force aurons-nous pour resister k ces tentatives
de revanche^ si nous nous divisons a I'approche de
I'ennemi ? Et quelle responsabilite n'assumons-nous pas
en pr^parant de nos propres mains, par nos imprudences,
des armes a nos adversaires ! N'est-ce pas la un plus grand
mal que de souffrir, pour un temps, 1' imperfection de
nos lois?
» ,
L UNION DES CATHOLIQUES
101
1
V.
de
ves
de
pas
ces,
and
de
Connaissant tous ces dangers, nous devrions pouvoir
les 6vitcr. II suffirait pour cela de savoir so renfermer
dans robiissance a cette parole souvcnt cit6e : In neces-
sariis unilas, in dubiis iiberias, in omnibus charitas.
Dans les " choscs nd'cessaires," le parti catholique est
uni ; il est a peine possible d'admettre qu'on insinue le
contraire de bonne foi, tant le fait est frappant. N'a-t-on
pas coutume de dire que nous sommes le peuple le plus
catholique du monde ?
Dans les " choses douteuses," nous ne sommes pas
unis, et, vraiment, ce serait un phdnomdne si nous
I'ctions. Mais cette divergence partielle n'empCche pas
une entente g6n6rale cntre gens rallies par une foi com-
mune ; on peut fort bien differer d' opinion sur une foule
de sujets secondaires, sans se diviser dans la conduite de
parti, dans Taction publique. Dans tous les groupes
politiques les nuances d' opinions sur les questions de
details so lit nombreuses et varices, et Ton s'entend tout
de mfirae pour marcher d'ensemble. Get accord n'est il
pas plus facile dans le parti catholique, dont une des
maximes est : " liberty dans le doute, charity en toutes
choses "
102
l'union r)ES catholiques
II y a d'autant plus urgence a s'cntendre que Ics ques-
tions douleuses dans le parti catholique sont toujours
d'une importance tres-grave. Le moindre detail est
serieux chez nous, ct s'il nous trouve divis^s, cette
division a toujours par consequent des rcsultats conside-
rables. Nous avons done besoin plus que les autres de
nous consulter avant d'agir, et si de cette consultation ne
sortait pas un avis unanime, notre imperieux devoir
serait de laisser dormir les difficultes sur lesquelles nous
serions partag^s, et de travailler pour le reste en commun
et par les moyens convenus. Car nos divisions sont un
malheur, disons le mot juste, un scandale : or la theolo-
gie permet-elle de s'exposer a produire du scandale a
propos de chcses douteuses, de questions dans lesquelles
deux opinions contraires sont licites ? C'esl le point a
r6soudre pour les journaux ecclesiastiques. Nous en
appelons a Icur conscience eclai'-ee par I'^tude.
II est beau, il est noble d'dtre sans cesse dispose si
proclamer et d^fendre la verite quand mSme ; mais la ou
I'Eglise permet la discussion, personne n'a le droit
d'entreprendre cette mission chevaleresque ; elle n'appar-
tient qu'a notre chef infaillible. A lui de decider ; a
nous pour le moment le seul droit d'etre charitables et de
respecter la liberte d'autrui.
Quoi qu'ij en soit, gardons-nous de toute aigreur,
car I'irritation est mauvaise conseillere. Cet orage pas-
sera, et il faut se preparer a pouvoir en oublier vite los
ddsagrements. Le malheur pa-rticulier de toute division
intestine, de toute guerre civile, est que mSme ceux qui
prennent les armes pour le meilleur des motifs et qui,
n'etant pas les auteurs de la lutte, ne sont pas respon-
sables des maux qu'elle produit, revienncnt du combat
L UNION DES CATHOLIQUES
103
los
SI on
qui
qui,
5on-
aabat
I'dme chargde d'une grande douleur, songeant qu'il ont
dft faire couler un sang ami. Tout sentiment Stranger A
cette douleur doit nous dtre interdit. Restons calmes, et
continuons d rendre tous les services possibles avec un
dtivouement inalterable.
L'Eglise n'est pas une coterie, mais une patrie oA les
projets partirnliers doivent recevoir une sanction com-
mune. La consultation devrait produire I'entente. Enten-
dons-nous done, surtout avant de paraitre devant la
legislature, et n'engageons le catholicisme dans les agita-
tions sociales que selon la mesiire qui se concilie, dans
I'inter&t mSme de son influence et de ses progris, avec
I'etat ge;^eral de la nation canadienne, compos6e d'el6-
ments si divers. Nous sommes, nous catholiques, un
germe de nationalite fran^aise et de religion, destine
a produire les plus beaux fruits : que cette semence
ftconde ne soit done plus davantage exposee a tous
les vetts de la discorde !
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APHfeS LE COMBAT *
UNION DES PARTIS POLITIQUES DANS I,A PROVINCE
DE QUEDEC
I.
La bataille electorale est ferminee : c'est I'heure de la
juger, d'en apprecier les consequences, de songer k
I'avenir qu'elle prepare. Nous n'avons pas tous com-
battu au m6me titre, mais, obeissant a des convictions
patriotiques, nous nous sommes tous engages plus ou
moins, d'un cote ou de I'autre, dans cette melee gen^-
rale. Dans I'etude que nous enireprenons, nous devons
done egalement redouter et nos preventions et les preju-
g^s du lecteur. Toutefois, si personne d'entre nous n'a
pu assister au combat en .spectateur froid et desinteresse,
quclques-uns I'ont vu d'assez pr6s pour en connaitre les
* PubHe en Janvier cfevrier 1874.
lOG
A^kfes LE COM DAT
details et d'asse?, liaut pour en saisir renscmblc. Nous
croyons Ctre de ccux-la. Nous csi)erons d'aiUcurs (jue
le nombn; est grand dc ceux qui, aimant avant tout leur
pays, savent se degager des preoccupations dc hi vcillc
pour prendre les dc'terminations dw lendemain. C'cst a
cux que s'adressent les reflexions suivantes.
Et, tout d'abord, Tissue de la lutte n'est point contes-
table ; la victoire n'est pas restee indecise et ne s lurait
fitre r6clamee des deux c6tes, comme il arrive qi:olqi.efois.
Le parti ministeriel est victorieux, les conservate'irs sont
disorganises. On pourra exagerer ce succt;s ou attenucr
cette defaite ; on ne pourra nier ni Tun ni I'autre.
Mais il n'est pas si facile de dire quels sont les
principes qui ont triomphe ; car s'il est evident que les
vaincus sont des conservateurs, il n'est pas certain que
les vainqueurs soient tous des liberaux. N'est-il pas vrai
que le National, le Nouveau-Mondc et le Journal de
Quebec ont combattu cote d cote durant les dernieres
elections ? Ces journaux ne soutiennent pas tous an mSme
titre le parti ministeriel. Plus d'une fois le National a
refus'e le nom de conservateur an parti dechu, donnant
ainsi a comprendre que ses propres amis le meritaient
davantage. Le Noti '-au-Mona'e s'est toujours pretendu
conservateur, et il n') a pas longtemps qu'il demandait
r entree de ^L Jette dans le cabinet federal pour y
representor les idees conservatrices moderees. Enfni
\q Journal de Quibcc n'est pas une feuille liberale, it
M. Cauchon tient sans doute autant que jamais a ses
premieres couleurs. Quels orft done ete les defenseurs
declares du iiberalisme durant la campagne electorale
qui vient de finir ? Dans la presse, on n'en a vu
qu'au NationUlf ou, pour le quart-d'heure, ils avaient en
APRfcS LE COMBAT
107
M. Dessaulles un vigoureux interprite ; sur Ics hustings,
ils ^taicnt plus puissants (]ue nombreux. MM. Dorion,
Holton, Laflamme, Fournioi, Cleoffrioi>, Huntington,
Tiiibaudeau 6taicnt les principaux ; mais encore faut-il
ajouter que, loin de froisser ouvertement comme jadis le
sentiment catholitiue, ils se sont au contraire efforces de
le flatter autant que possible, du moins d'une maniere
indirecte.
Etant donnas ces faits, lesquels nous semblent incontes-
tables, on doit roconnaiire que dans I'organisation minis-
t^iielle telle qu'clle s'est revelee au combat, Telenient
liberal comptait seulement pour une fraction, Assur6-
ment cette fraction renfermait les chefs qui dirigeaient
les operations g^nerales ; mais ceux-ci ont-ils exerce une
influence immediate et determinante sur la masse de la
population? Ne sont-ce pas au contraire leurs allies,
moins compromis qu'eux. pltis moderes ou se disant
conservateurs, dont I'appoint a fait pencher la balance
du c6t6 minist^riel ?. Les amis du Nouveau-Monde , du
journal de Quebec, et les conservateurs "nationaux" ne
forment-ils pas cette majorite des suffrages populaires
obtenue par les candidats du gouvernement ? Pour se
convaincre qu'il en est ainsi, il suffit de se rappeler
certaines demarches des chefs liberaux pour rassurer les
catholiques a leur endroit et le soin particulier qu'ils
ont pris de menager sans cesse les moderes de toutes
nuances. Tant de precautions prouvent I'importance du
vote qu'il fallait rallier.
Ce ne sont done pas les principes liberaux qui triom-
phent ; n'ayant pas ete a la peine ils \.. sont pas a la
gloire. II est tr^s-evident que le peyple en masse est reste
conservateur : nous prenons cc mot, non pas dans le sens
108
APRfes I,ft COMBAT
de partisan de tel ou tel hoinmc, mais dans I'acception
large d'un attacliement innc ou raisonnc an pays, ses
constitutions, ses lois, et a la tloctrine catl oliquc. Notre
province est conservatrice ainsi, et tout ce qui sent I'an-
nexion aux Etats-Unisou I'lrreligion lui inspire une invin-
cible antiiiathie. La majority est en ce moment groupie
autour (lei chefs liberaux, mais on aurait grandemeut
tort de supposer pour ccla qu'elle approuve leur passe ;
elle les a acceptes bien plutOt parce (ju'elle les croit
revenus de leurs anciennes exag^rations. kn les suivant,
elle compte moins leur obeir que temoigner de sa con-
fiance en quelques hommes nouveaux qui lui conseillent
cette allegeance. Au reste, les chefs liberaux ont toujours
a ses yeux le niirite d'etre les plus experimentes dans le
parti victorieux.
II est done impossible, a cause mSme des elements
moderes que Ton a laisses predominer dans la lutte 61ec-
torale, de dire c\nQ \q?, pHruipes lrb6raux aient regu de
cette lutte une sanction. Nous devons admettre cepen-
dant que les homines qui triomphent aujourd'hui sont les
chefs liberaux. C'est M. Dorion, c'est M. Fournier,
c'est M. Letellier de St. Just, c'est M. Huntington dans
le ministere ; ce sont MM. Laflamme et Doutre dans le
comite central des elections ; c'est M. Dessaulles dans la
presse. Le parti " conservateur " du Nouveau Monde et
le parti "national" de M. Jette sont laisses a I'ecart :
injustice et faute manifestes. Injustice, car si, d'une part,
M. Dorion et ses amis ont gagne le droit aux depouilles
par de nombreux combats soutenus avec courage, d' autre
part, les services de leurs allies meritent egalement une
recompense ; faute, car le pays ne tardera peut-Stre pas
as'alarmer en voyant releguer dans I'oubli ceux-la m6mes
APRts LE" COMBAT
109
qui, parmi les ministeriels, representent le plus fid^lement
ses idd'cs ct scs aspirations.
Ce sont les chefs cUi parti liberal, non les principes du
liberalisme, qui out triomphd aux derni(ires d^-ctions j
quiconque connalt un peu notre peuple et s'est trouvd en
position de juger a quelles influences la niajoril.'': a ob^i,
I'adinettra facilenicnt et no trouvera rien d'^tonnant dans
cette anomalie etrange au premier abord. Mais cette
anomalie n'en existe pas moins, et clle doit finir bientdt
d'unc nianiere ou d'une autre. Les "nationaux" ne
pourront la souffrir longtemps, et le peuple en general ne
tarderait pas a s'en alarmer ; I'esp -it de parti dans tons
les cas I'exploiterait facilement a son profit. Le meilleur
moyen de sortir de cette fausse position, celui que
reclamcnt les inter£ts de notre province et qu'un patrio-
tisme eclair^ nous conseille, c'est une fusion des partis
politiques.
Cette fusion est-elle possible?
no
APRfeS LE COMnAT
IK.
Les mfenagements des vieux liberaux pour I'opinion
catholique ne sont pas seulcment une preuve ^clatante de
la perseverance du peuple dans la foi de nos p^res ; ils
sont de plus un timoignage en favcur du regime de
la Confederation qui imjjose cette attitude 4 tons nos
hommcs politiques. En eff^ t, les theories liberales, en tant
(lu'cllcs se rapportcnt aux questions religieuses, ne sont
l)as d'une application frequente a Ottawa, car, placees
sous le controle de la legislature locale, nos institutions
speciales sont a I'abri d'une autorite bienveillante en
laquelle nous avons confiance puisqu'elle tient de nous
son mandat, et les deputes federaux n'ont ainsi que de
rares occasions de legiferer sur les matieres religieuses ou
touchant k la religion. De la imnuissance relative du
liberalisme. D'un autre cote, le fait que les catholiques
ne sont qu'une petite minorite dans le parlement federal
rend la population de notre province d'autant plus crain-
tive dans les cas exceptionnels ou ces sortes de questions
peuvent Stre soulevees a Ottawa. Ayant conscience de
sa faiblesse, elle redoute malgre elle que la majorite
n' abuse de sa force, et elle veut avant tout que chacun de
ses deputes reste ferme au poste pour la defense de
AFKfcs LE COMBAT
Ml
ses droits religiciix et nntionaiix. Siir ce point nous
scmmcs l)ieM plus susr.eptiblcs qu'autrefois, et nonsavons
raison, car souvcnt c'cst en paraissant resolu (pic I'on
gagne dc n'Ctre pas altaqu^, ct dans tous Ics tas Ton
est toujours plus tort contre I'attaque lorscpi'on est uni.
Les liberaux se sont rendu comjjtc dc cettc susceptibility
du pcuplc ; ils ont compris epic les ilecteurs pourraient
peut-Otrc rester indi(Tcrcnts A certaines dissitlences da:is
notre legislature de Quebec odi nous somnics tnaitres,
mais qu'ils seraient sans mis^ricorde pour c[wiconipic a
Ottawa, oCi dominc Tel^mcnt protestant, contractcrait
alliance dans les affaires religieuses avec nos adversaires
naturels. Aussi avons-nous vu les deputes lil)eraux voter
dans le sens le plus incontestablement orthodoxe sur
la question des 6coles du Nouveau-Brunswick, et, depuis
1867, sortir les uns apris los autres de I'lnstitul Canadien.
Je crois que cette soci6te ne compte plus un seul depute
catholique parmi ses membres. •
Les liberaux ont done change compl^tcment d'attitude
depuis quelques annees. On dira qu'ils sont sinceres ou
qu'ils sont hypocrites, scion qu'on sera leur ami ou leur
ennemi ; quant a nous, nous les prenons tels cpi'il;; sc
montrent et nous constatons le fait de leur amendement
ostensible.
Si tout le monde veut juger les hommcs et les choses
avec cet esprit de conciliation, la plupart des deputes
liberaux, au lieu d'etre regardes comme des obstacles
insurmontables a une fusion des partis politiqucs dans
notre province, deviendraient acccptables aux catho-
liques, tolerablesdu moins pour les plus difficiles. D'lrant
la derniere lutte, le ^ouveau- Monde a donnt^ un exemple
qui tranche la difificulte aux yeux d'un bon nombre, en
112
APRJ^S LE COMIIAT
sc montrant hiiMi Misposi* pour M. (icofTrioii ct on nc
s'opposant pas X M. Laflaintnt'. II est possible d'aillcurs
que pltisieurs des chefs du parti liberal songent A sc
retircr de la vie publicjiie pour prendre place siir les
banoj de la magistrature ; leiir retraite faciliterait un
compromis. *
Quant au parti " national," son alliance est {\6')\
acromplie avcc les lilx^raux. I.orsfjue M. Jelt^* a com-
menri I'organisation de (^ nnuveau parti, il n'a pas
cac heson intention (I'agir indepcndiirnment de M Dorion
ct son cntoura^'e ordinaire. I,c /'ity.f ven;iit de <lispa-
raltre, le National prit sa place, et le choix de M. (Ihs.
Laberge pour r6(ln( teur-en-rhef dtvait, dans la pensd'cde
ses fondatcurs, Otre une garantie de moderation et d'or-
thodoxie. Dans un des pn^miers numt'ros, celui-ci
condamna on regretta les " excg^rations " auxquelles le
parti liberal s'etait laissd' en'ralner. Plus tard M. Dorion
a reparu a la tOte de la fraction bas-canadienne de
Topposition ; mais nous devons croirc (pi'il a fait des
concessions a I'opinion moderee ])our compenser coUes
qu'on lui faisait f]uanl aux hommcs. II a pu fairc abne-
gation de qucl([ucs idecs couime les chefs nationaux ont
fiiit abnegation de leur personnalit(;'. Mais si les natio-
naux ont pu contracter cette alliance, s'ils ont accepte
pour leaders des homines dont ils rcgrottaient le passe,
A plus forte raison pourraient-ils s'allier aux conservateurs,
dont le passe, ne refusons pas de le reconnaltre, nc
renferme rien (jui, au point de vue de nos traditions
nationales et religieufes, doive Oire desavou(^. Les natio
naux pretendent au titre de conscrvateurs, et bon nombre
d'entre eux se sont separes du parti qui porte ce nom
plutot par antipathic contre certains hommes que par
APRfes I,F (OMBAT
113
suite (Ic divergences de principes. Ccs hommcs <^tant
ilisparus dc la sciinc, U's conscrvatciirs rcsloiit lours
allies natiircls. Soyons francs : si Ics nati»)na\ix sont
opposes d'unc ni.inierc absoliie ;\ raniu'xion, ..'ils vcidcnl
la confcd^?ration poi.r anjour<rhiii et I'indiJpcncl.i ice pour
plus tard, il n'y a pas un seul principe esscnticl (pii Ics
sdpare des conservateurs ; dcs rancuncs, dcs initnitics
person rt'^l Ics ics eloignenl d'cux en cc moment, mais de
primipes, point. Au reste, il ne faut pas oublier que le
jwrrti national est allii A M. Cauchon ; apres avoir accept^
le plus violent et le plus comproniis des conservateurs,
ils j)cuvent bicn, n'd'coutant que leur patriotisme, se
coaliser avec tous les autres.
Enfin, j)our cc qui est des conservateurs eux-mOmcs,
ils nc i)euvent aVo-r d'objections invinciblcs a une fusion,
lis doivent admettre que Ic regime fi'd^ratif, en cre^ant
un equilibre nouvcau des int^rOts dc race et de religion,
a modifie le champ d'action, la juridiction des anciens
partis, et par la mOme le sens dcs noms qu'ils se donncnt,
et que, Ics circonstances ayant chang6 avcc la consti-
tution, les mf)ts conservafeur ct liberal, dans le langage
j)oliti(|ue de la chanibre dcs Communes, ne peuvent plus
avoir la mOnic signification epic dans la lf':gislaturc du
Canada-Uni avant 1S67. On pcul dire aussi ciu'ils n'ont
plus une accept ion completement opposec, les conserva-
teurs ayant accompli plus d'une rtforme reclamee par
les liberaux, et ceux-ci ayant dc leur cOt6 en certaines
occasions vote dans le sens conscrvatcur, comme nous
I'avons constats plus haut. Si, de part et d'autre, Ton
recherchait sinccrement une entente, on s'apcrcevrait
bicntot qu'il n'y a pas d'abime infranchissable entre Ica
conservateurs et les nationaux, car ces derniers n'ont
8
114
APkfeS LE COMBAT
jusqu'a ce jour professd aucun principe de radical isme,
ni mSme de liberal isme, dans I'acception anciennc et
d^favorable du mot.
Au fait, il serait curieux de savoir precisement en q«oi
nous differons les uns des autres sur Ic terrain de la poli-
tique federalc. Nous continuons a nous appeler respec-
tivement des noms ([ue nous portions il y a dix ans sous*
un regime qui n'est plus ; niais en quoi, je ne dis pas
mdritons-nous ces noms-la, mais quelle occasion mSme
avons-nousdelesm6riter? Voterons-nous pour le divorce?
Personne ne I'a jamais fait dans le passe. Voterons-nous
pour les ecolei mixtes ? Depuis longtemps personne n'y
songe. Voila pourtant les deux principales questions
politico-religicuses qui peuvent surgir a Ottawa, et Ton
pent aftirmer sans crainte qu'elles nous trouveraient una-
nimes, c'est-a-dire tons conservateurs et catholiques.
Pourquoi done nous diviser par de vains mots qui out
perdu leur sens primitif ?
Non, le passe est mort par le fait d'un changement de
constitution ; ne le perpetuons pas pour la vaine satis-
faction d'abattre nos adversaires. Assez des vieilles dis-
putes, comprenons le present, songeons un pen a I'avenir.
Leconservateur maintenant est celui qui tient avant tout a
rint6grit6 de la Confederation et, comme moyen n^ces-
saire, au chemin de fer du Pacifique, et qui, fidelc a nos
traditions nationales et religieuses, est decide a ne jam::.is
f 'llir adefendre les droits particuliers de notre province.
Le radical est celui qui demande ouvertement I'annexion
aux Etats-Unis ou la desire secretement, et cherche a
parvenir a son but en faisant manquer I'entreprise du
Pacifique. Telle devrait 6tre la demarcation des partis
APRfeS LE COMBAT
115
politiqucs dans le scin de la legislature fcdcralc. Radical
et conservateur- national sont les deux seuls noms que
justifie I'etat de choses actucl. Sur ce terrain, pen favo-
rable aux aspirations 6troites, mais digne dcs bons
patriotes, un compromis devrait 6tre possible entre tous
ceux qui ont foi en la vitalite du peuple canadien et
•qui se sentent assez de patriotisme avi cneur pour faire
quelques sacrifices d'amour-propre dans I'int^rSt de la
patrie commune. Que tous les hommes ^clair^s qui ont
conscience des dangers actuels et que les derniers evene-
ments ne laissent pas indifferents, commencent a se
regarder sans haine, et leur union sera bientOt un fait
accompli. '. . .
Si cette union est possible, est-elle egalement desirable
dans les circonstances actuelles ?
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APRtS LE COMBAT
III
Pour r^pondre a cetle question, il faut se d^gager de
tout esprit de parti et se rendre compte avec calme
et patriotisme de la situation que les dernieres Elections
ont faite a notre province. Nous admettons volontiers
que deux preoccupations principales peuvent empOcher
les ministeriels du jour de considerer avec faveur I'idee
d'une coalition avec leurs antagonistes d'hier. La premiere
est celle de la distribution du patronage. Voila un quart
de siecle qu'ils poursuivent une lutte acharnee au prix
de sacrifices reels et de depenses considerables, sans
avoir pu encore obtenir de compensatioH pour eux-memes
ni reconnaitre les services de leurs serviteurs devour.,.
lis doivent elre en ce moment assieges par les sollici-
teurs, et ils sont obliges de leur donner satisfaction autant
que possible. C'est la une necessite a laquelle personne
ne pent loyalement leur reprocher de ceder. Mais cette
necessite n'est pas une objection reelle, car le parti con-
servateur ne saurait avoir de grandes exigences dans le
partage des faveurs du pouvoir, pour la bonne raison,
d'abord, qu'il en a joui quasi jusqu'a epuiscment, et,
ensuite, parce qu'il est vaincu, non vainqueur. La
seconde preoccupation est une consequence de la pre-
miere. On dit que nous prSchons 1' union parce que,
APRfeS LE COMBAT
117
d^faits compl6tement, nous iie voyons d'autre moyen
d'attenuer notrc infortune. Eh lien ! admettons qne
telle soit notre pensee secrete : est-ce une ralson pour
vous de repousser la conciliation ? De ce que nos motifs
sont int^resses, s'ensuit-il que vous nc devez ni consi-
derer le bien qui resultcrait d'une alliance, ni prendre,
l)our votre part, une determination desinteress^e ? Le
patriotisme conseillerait plutot de ne point sonder les
reins et les consciences, de penser exclusivement a don-
ner a notre province toute la force et 1' influence dont
elle a besoin dans les conseils de la Confederation pour
faire respecter ses droits et ses justes reclamations. D'ail-
leurs vous dites que le parti conservateur est en pleine
deroute, desorganise, qu'il n'a pas de chefs. Alors
pourquoi rcfusez-vous de lui donner la main ? Les chefs
qui vous inspiraient de I'antipathie sont disparus, et les
combat tants qui restent n'ont pu quegagner votre estime
par la lutte loyale qu'ils ont faite contre vous.
Non, ce ne sont point la des arguments admissibles.
L'interet du peuple prime I'amour-propre et les suscepti-
bilites personnelles. II faut avant tout 6tudier la situa-
tion sans autre preoccupation que celle du bien public.
Ou en sommes-nous ?
•
Le fait principal qui doit nous frapper tout d'abord est
que les derni<ires elections donnent une forte majorite au
ministere dans la province d' Ontario et dans les Pro-
vinces Maritimes. Cette majorite est telle que le National
a dit qu'elle pouvait permettre au cabinet Mackenzie de
gouverner sans I'adhesion de la province de Quebec. Ce
journal ajoutait que le regime de la Confederation assu-
rerait toujours la preponderance a la province d' Ontario.
118
APRES LE COMDAT
Sans nous .irrSter a discuter cctte dernierc assertion,
laquclle nous parait inexacte dans sa generalite, nous
prcnons acte de I'aveu qu\.ie conticnt du controle
presentemcnt excrce par nos voisins, ct nous demandons a
tous les citoyens eclaires si une tentative qui aurait pour
objct de nous soustraire a ce controle sans cesse menagant,
ne mcrite pas toutes leurs sympathies. Or, il u'y a qu'un
moyen d'y arriver, c'est de nous unir afin d'etre en
position de faire pencher la balance d'un cote ou de
I'autre, scion que nous placerons le poids de nos votes.
II me sera permis de rappcler ici quelques lignes ecrites
dans la Minerve le 22 d^cembre 187 1. Elles sont uno
reponse aux journaux qui ont inculpe les motifs qui me
font ecrire aujourd'hui :
" S'il faut des partis et des luttes de partis, que ce soit
des luttes ou le Bas-Canada puisse combattre en phalange
compacte. Du moment que Ton met de cote les folles
visions de I'annexion qui nous engloutirait et de I'indc-
pendance pour laquelle r.oub ne sommes pas encore prets,
il y a des bases possibles d'entente. Le parti conser-
vateur obtiit a des idees genereuses, il a les yeux ouverts
sur les interets du pays ; il ne refuse jamais de prendre la
meilleure direction. Que Ton reflechisse bien rur les
bienfaits de I'entente et sur les desastres de la division et
que I'on nous dise sincerement ce qu'il faut au pays.
" Les partis s'agitent, nous le savons ; nous assistons a
un travail sourd, perfide. Ponrquoi ne pas venir plutot
saisir 1' opinion publique des questions sur lesquelles le
peuple aura k se prononcer et ne pas mettre le pays
en position de savoir exactement quelles sont les preten-
tions de chacun ? Apres cela, ce sera au patriotisme a
s'imposer en exigeant des uns et des autres les con-
cessions necessaires,
" Nous avons eu I'occasion de le r6p6ter souvent, il
ne faut pas confondre les inter&ts federaux avec les inte-
• *•
tons a
5lut6t
es la
pays
reten-
me a
con-
mi, il
inte-
APRfes LE COMBAT
110
rOts locaiix. Les suj'^^s de It^gislation et Ics attributs d'tant
divers, les partis ne peuvent reposer sur la mCme base.
Nous comprenons que la politique locale suscite des luttes
de partis au milieu de nous. Mais si nous entrons veri-
tablement dans I'esprit du regime constitutionnel, il n'y
a aucune raison de transporter sur le terrain federal les
passions, les haines de la politique locale.
" II faut une transfornlation dans les idees politiques ;
ce travail est, croyons-nous, commence : conduisons-Ie a
bonne fin. Ayons des partis i)Our la chambre locale ;
n'ayons qu'un parti pour la chambre federale. Tout
autre programme pour les elections federales sera un faux
programme. Et quand nous voyons meme dans la
chambre locale un besoin si vivement senti d'union, que
ne doit-on pas cs])erer de la population sur la politique
federale, ou tant d' influences hostilcs se coalisent centre
nos intirOts."
Je citerai aussi I'article suivant du i6 juillct 1872 :
" Sous le regime de la Confederation, les partis poli-
tiques dans notre province ne doivent plus etre ce quils
etaient sous le regime de TUnion des deux Cana€las.
Sous rUnion, places en face d'une seule province dont
la representation n'etait pas plus nombreuse que la notre,
il pouvait nous 5tre permis de nous diviser sur des ])rin-
cipes de politique speculative et de porter les couleurs
rviige ou l/eug. Nous combattions a forces egales ; nos
divergences, par consequent, ne pouvaient devenir im
malheur national. Sous la Confederation, c'est tout
autre chose. La constitution soumet a notre controle
executif, il est vrai, les questions qui intcressent spccia-
lement noire nationalite et notre religion ; mais nous
avons encore de grands interets' a sauvegarder dans la
legislature federale, et la nos forces ne sont pas egales a
celles des autres nationalites et des autrcs religions ; la,
notre premier devoir est done I'union.
" La province de Quebec est dans une position exces-
sivement avantageuse ; elle est le centre de la Confede-
ration, elle pent toujours en 6tre, en quelque sorte, le
120
APRES LE COMBAT
liivot. Mais pour cclu il nou.s faiit avant tout ctrc unis.
II y a deux cents membres dans la legislature, dont
cinquante a peu prtis sent catholi(iues et canadiens-
frangais ; cette minorit(3 nc coniinettrait-elle pas une
imprudence malheureuse en se divisant ?
** La mani(ire dont a ete resolue la trop fameuse ques-
tion des Ecoles devrait nous servir d'enseignement.
Nous avons vu sur cette questit)n toutes les provinces
s'unir centre nous, ct reussir a nous paralyser complete-
ment. Voyons a ce que jjareille chose ne puisse jamais
se renouveler, et, en constatant notre impuissance dans
cette circonstance, comprenons bien cjue toute notre
force, dans le parlcment d'Ottawa, reside dans notre
union et dans notre promptitude a nous creer des
alliances chez nos voisins.
" Notre position est telle que les autres* provinces ont
sans cesse besoin de nous j or, si nous unissons nos votes,
elles auront besoin de nous encore davantage, parce
qu'alors nous serons toujours assures cie faire pencher la
balance du cote que nous voudrons, en plaqrant nos votes
reurris dans Tun ou I'autre plateau.
** Et par ce nioyen nous rendrons des services consi-
derables qui nous pcrmettront d'exiger beaucoup en
echange ; c'est la qu"est le secret de notre prosperite,
c'est la qu'est notre plus sCire sauvegarde.
" La grande question pour nous, c'est de faire respec-
ter notre province. VoiJa quelle doit etre notre poli-
tique, c'est la seule politique nationale.
" Compare a ce grand inter&t ])rovincial, qu'est-ce
qu'un maigre interet de parti ? Ne sommes-nous pas
canadiens-fran(;ais avant d'etre conservateurs ou liberaux?
Nos disputes ne doivent-elles pas disparaitre en face de
ce besoin d'union ?
"• A quoi bon discuter sur les couleurs a Ottawa ? La,
il ne faut discuter qu'une seule chose, savoir : quel est
le moyen a prendre pour nous proteger, et quel est
APRfeS LE COMBAT
121
I'homme le plus capable d*' faire reussir ce moyeft ? Peu
importe que eel iionime s'appelle Pierre ou Jacques,
pourvu qu'il ait rhabilctc" ct le prestige ndcessaires."
Ayant demande I'uiiion lorsque le parti conservateur
6tait au pouvoir, j'ai ie droit personnellement de la
prficher encore depuis cpiMl en est tombe.
C'est une expression consacree que la province de
Quebec est le pivot de la Confederation ; mais cela ne
peut &tre vrai qu'en tant que nous serons forts, c'est-a-
dire unis. Si nous formons une phalange compacte, Ics
autres provinces graviteront autour de nous, recherchant
notre alliance suivant leur interet, ct nous pourrons de
notre cote mettre icette alliance les conditions qu'exige-
ront nos propres int^rfits.
En ce moment, loin de pouvoir faire des conditions,
iious sommes dans le cas d'eia accepter, Les autres pro-
vinces, plus fortes que nous a cause de nos divisions,
gouvernent et commandent. Get 6tat de choses prisente
un danger manifeste pour nous. En faut-il d'autres
preuves que les difificultes que nous eprouvons a faire
regler la question des ecoles et celle de I'amnistie, et les
modifications apportties dans le projet du Pacifique,
modifications dont la ville de Montreal s'est alarni6e a
juste titre ? , ,
N'oublions pas d'ailieurs que la Confederation a ete
faite pour nous, et pour nous seuls ; les autres provinces
pr^fdraient une union legislative. Meme a la derniere
heure, lorscjue nos deleguds sont alles a Londres pour
soumettre a la legislature imperiale la constitution votee
par nos chambres, un effort suprgme a ete tente pour faire
de r union f6d6rale une union legislative pure et simple.
122
APRi?;S LE COftlBAT
II parait que Sir John et M. (ialt lui-niGme donnaicnt
dans ccttc kUc ; rcnergio de M. Cartier, qui offrit sadd-
niission et annonga son depart immeiliat pour Ic Canada,
a pu seule trionipher de ce dernier obstacle. Croit-on
que ces projets soient abandonnes ? Le regime federal
n'a pas sa raison d'etre pour la population anglaise <.'t
protestante, dont les interets sent substanticUenient les
mOmes du Cap Breton a Vancouver ; une union legisla-
tive lui parait moins dispendieuse, moins compliquee,
plur> facile a regir ; seuls, nous y trouvons des inconv6-
nients graves. N'est-il pas a craindre que cette idee
ne fasse du chemin d la faveur de notrc laiblesse et de
la force des autres provinces? Le Ileraid n'a-t-il pas
publie dcrnieremcnt une correspondance reclamant cette
reforme, sans doute pour habitucr le public d la pensee
d'un changcment ix).ssible ?
L' entente seule nous permettra de resister. Sir George
a resist^ et vaincu parce cpie le Bas-Canada etait a peu
pr(^s unanime autour de lui. M. Mackenzie vaincra,
lui, si notre provintrb ne se coalise pour lui tenir tfite.
Sachons-le bicn, la population qui nous entoure, sans
etre ouvertement hostile a la nationality canadienne-
fran^aise, n'en est pas moins, naturellement, instinctive-
ment, disposee a travalller dans son propre int^r^t, et cet
interfit est anglais et protestant. Par politique, on nous
tol^re ; dans le for interieur, on desire nous supprimer.
Nos droits seront respectes pourvu que nous y forcions
tout le monde. Ne soyons ni surpris ni aigris de ces
dispositions de notre entourage, car nous-m6mes, si nous
le pouvions, nous ferions tout a notre image sur ce
continent ; songeons plutot a trouver le moyen de nous
proteger contre ce mauvais vouloir secret. Devant ce
AI'Rfes I.E COMIiAT
m
danger imminent de I'lmion legislative, notre ligiio ile
conduite est facile a tracer. Nous devons faire taire nos
vieilles rancunes, en fmir avec les amiens partis, et
assuier le salut commun par une fusion, par la coalilioii
de toutes nos forces.
II y a plus. La question du Pacifique, au point de Viie
national, est la plus s^rieuse que nous ayons jamais eu a
regler. Comme le disait le Globe, "sans le Pacifique,
I'idee d'une confedd'ration de TAmd-rique britannique
n'est qu'un rSve." Ce chemin de fer est le lien destine
k rattacher entre elles toutes les parties de notre vaste
pays ; il est d'une necessity absolue, par consequent,
et la condition necessaire de notre existence nationale.
Si nous ne le construisons pas, la Colombie et le Manitoba
n'ont plus d'interOt a rester avec nous; ils se s^parent,
et la confederation s'cffondre irrem6diablement, car de
cette separation a I'annexion aux Etais-Unis, la distance
est courte, la pente est naturelle, fatale.
On sourit parfois a ce mot d'annexion, mais ce sent
precisement les annexionistes qui prennent la chose aussi
legerement. Ceux qui ont ime autre ambition que d'aller
se noyer dans la grande republique, etudient la question
avec gravite, avec inqaietude. Ils savent que la doctrine
Munroe est le grand probl^me de notre continent, et
que tot ou tard il devra &tre resolu definitivement. II y
ades gens qui ne manquent jamais de repondre lorsqu'on
leur parle d'annexion : " Ne craigne,', rien, les Etats-Unis
ne veulent pas de nous. ' ' Fort bien ! les Americains ne
convoitent pas notre pays pour le moment, parce qu'ils
ont encore chez eux plus d'cspace qu'ils n'en peuvent
remplir, plus de territoire qu'ils n'en peuvent exploiter.
m
APRfeS LE CONfnAT
Mais coniprcnpz bien que nous ne prd-disons pas I'an-
nexion pour rannOe procliaine ni Tannic suivantc : nous
disons simplcmcnt que, sans Ic rhcmin de fer du Paci-
fique et Tatlhesion de la Coloinhic, nous ne pourrons
jamais fitre un j)cuple puissant et (juc tot ou tard nous
serous au pouvoir de nos voisins. Cela prendra une
gc^'ueralion ou deux ; c'est bien pcu de temps sur la vie
d'une nation.
Main tenant les Etats-Unis nous laissent en i)aix, mais
ils ne perdent pas une occasion de nous amoindrir.
La question des front ieres du Maine, celle des pCcheries,
celle de I'ile San Juan, celle de la navigation du Saint-
Laurent en sont des cxcniples frappants. Nous avons
tout souffert avcc la sagesse du faible. D'ailleurs nos
voisins n'ont-ils pas achetd' I'Aindricpie Russe ? C'est
pourtant la un rebut compare au Canada, et il serait
pueril de supposer qu'ils ne jettent pas les yeux sur nous
apres avoir pay6 en deniers sonnants cette terre inhos-
pitaliere. *
. Sachons-le, les Etats-Unis penseront k s'emparer du
Canada le jour ou leurs immenses territoircs seront snffi-
samment peuples pour inspirer aux aventuners I'idee de
pousser plus loin leurs entreprises. Ce jour peut bien
etre asscz rapproch^.
Jetons, en effet, un coup-d'oeil sur la carte des Etats-
Unis. Ce que les Americains appellent la zone sterile
forme le tiers de loute la superficie des Etats-Unis.
C'est un desert ou une bande de terre impropre a toute
exploitation, qui part du 97° degre du meridien, a I'ouest
da Mississippi, et s'etend d'un bout a I'autre du pays
depuis le 49' parallele au-dela de la frontiere sud du
Texas. II faut done prevoir le moment ou les Americains,
KPRts LE COMBAT
125
sc troiivant a I'etroit clicz eux, songcront d tenter fortune
a la Colombie et dans les pKiines fertilcs du Manitoba et
de la Saskatchewan. Ce jour-la nous aurons d luller
corps i corps avec eux.
Est-il besoin de dire que si a cctte 6po(iuc la Colombie
ne fait 'plus partie de la Conf6d<iration, elle sera une
proie liicile ou plutot volontaire ? Et nous, c'est-a-dirc
Ics provinces d'Ontario et du Golfo, (juelle force aurions-
nous pour resister ? fpiel intcrOt aurions-nous a rester A
Tecarl ? Un courant invincible nous entrainerait dans le
gouffre dont nous serions entoures de tons c6t6s.
C'est cet avenir que nous devons pr^voir ; c'est aujour-
d'hui I'heure de nous prei)arer a I'eviter en nous forti-
fiant, en construisant le Pacifique, en nous attachant la
Colombie par un lien indissoluble. Les adversaires du
Pacifique, nous le repetons, sont les radicaux de notre
monde politi(iue ; ceux qui veident le construire imm^-
diatement sont au contraire des conservateurs, decidds a
ddifier u cote des Etats-Unis une puissance nouvelle, un
peuple a part, une nationalite distincte.
Or, par sa position gdographique, notre province est
en 6tat de travaillcr cfficacement a cette grande entre-
prise, en evitant ^es dangers du moment, en preparanf
r avenir avec sagesse et prevoyance. Unissons-nous dans
ce but. Nous y trouverons un profit jmmediat par les
avantages que nous procurera le rhemin du Pacifique,
et du m&me coup nous assurerons I'avenir de notre
nationalite. Mais si nons nous divisons, le Pacifique
ne sera point construit, la Colombie nous abandonne,
la Confederation n'est plus "qu'un r&ve," suivant le
mot du Globe.
■ 1 ii«fit M-!,
■f ' »
12fi
APRis Lit COMBAT
IV
On dira peut-fttre qu'en demandant 1' union siir le ter-
rain de nos intdrfits bas-canadiens, nous prftchons une
politique i'troitc, toute provinciale, oppos6e A I'int^rCt
g(in(iral de la Confederation.
A cela nous ripondons que dans la province de Quebec
nous comprenons aussi bien (ju'aillcurs la n6cessit6 d'6lar-
gir les horizons politicjues, de trailer toutes les questions
fcderales au j jint de vue feddral, c'est-a-dire avec un
esprit large, degag6 des passions de clocher, tenant
compte avant tout des effets d'ensemble et bien plus des
bcsoins de I'Etat que de ceux d'une locality. La *' raison
d'Etat " n'est plus un vain mot pour nous depuis 1867 ;
nous connaissons toute sa force, nous acceptons ses
exigences legitimes. Est-ce d dire que nous devons lui
faire le sacrifice de nos droits traditionnels ? Non, le
principe federal n'exige de notre part ni abdication ni
capitulation ; il consacre, au contraire, notre autonomic
religieuse et nationale, et c'est I'invoquer, c'est y rester
fidele que de nous unir pour nous prot^ger, que de
prendre le moyen de conserver ce qu'il nous garantit,
la liberty la plus complete ; c'est m&me pour sauvegarder
et perp6tuer ce principe, aujourd hui compromis par
APR^S LE COMBAT
m
Vk\ie (I'une union legislative et les tendances anncxio-
nistes, ({ue nous disons avec inquietude : Unissons-nous
pour U lutte.
On aurait done absolument tort de voir une id6e
itroitc dans ce projet d'union ; car autant nous voulons
faire respecter les garantics que Ic principe federal nous
fournit, autant nous rcspectons les obligations (ju'il nous
impose envcrs les autres provinces. Nous voulons I'inte-
gritdconstitutionnelle de la Confederation au mOmetitre
que son integrii* territoriale ; ennemis de I'union legis-
lative et de I'anncxion, nous voulons le maintien de
I'ordre de choses aci.'el, avec ses obligations, mais aussi
avec son equilibre, et cist dans la crainte que I'attitude
des ttutres provinces ne tierange cet equilibre et ne
corapromette la Confed'.ration elle-'^TOme, (jue nous
jetons le cri d'alarmc ot conjurons Ics Bas-Canadicns
de s'unir pour faire face au danger. Nous ne prOchons
pas I'union pour rattai^ue, pour I'agression, mais pour la
defense, pour la protection dc nos droits et la sauvegarde
des institutions federales. Nous sommes conciliateurs,
tolerants, nous respectons tous ceux qui nous entourent ;
nous dcmandons qu'on nous rende le reciproquc, voila
tout. Et I'experience de tous les pays nous enseignant
que Ton n'est respccte ciu'en tant que Ton est fort, nous
nous souvenons que I'union fait la force.
• D'ailleurs, si Ton nous reprochait d'inaugurer ainsi
une politique provinciate, ne pourrions-nous pas renvoyer
ce blame a qui le merite bien davantage ? Ne voyons-
nous pas les provinces d'Ontario, du Nouveau-Brunswick
et surtout de la Nouvelle-Ecosse former chacune une
phalange compacte ? et cela, pourquoi ? pour la protec-
128
APRfeS LE COMBAT
tion de leurs int6rets materiels, pour controler la distri-
bution des deniers publics ou pour obtcnir des better
terms. Et nous, il ne nous serait point permis dc serrer
nos rangs pour defendre la constitution en mDme temps
que nos immunites civiles et religieuses ! On se rallie sur
une question d'argent, et nous ne pouvons faire de rngme
sur une question de principe !
Assez d'une pareille plaisanterie. Nous avons le droit
de nous unir, hatons-nous de comprendre que c'est
^galement notre devoir. II serait ctrange que, seuls
ayant des droits distincts de religion et de nationalite
a sauvegarder, et ne formant qu'une minority, nous
fussions aussi les seuls a nous diviser.
Ah ! pourquoi ne profitons-nous pas mieux des legons
de notre propre histoire ! II fut un temps oij la natio-
nalite canadienne-frangaise avait des ennemis achar-
n6s et actifs que son aneantissement seul aurait pu
satisfaire. lis cherchaient par touB les moyens a nous
detruirc ; peaple conquis, nous etions en butte a toutes
sortes de persecutions ; nos voeux et nos droits 6taient
meconnus ; ncs hommes d'etat n'6taient point respectes,
ni leur voix ^coutee ; les Anglais du pays avaient toutes
les arrogances, I'Angleterre elle-m&me nous envoyait des
gouverneurs qui semblaient prendre a tache de froisser
nos justes susceptibilites nationales ; le mepris etait
systematique, la haine organisee ; nulle protection, nulle
justice, partout le fanatisme decide a faire table rase des
institutions frangaises au Canada. Comment avong-nous
pu tracer notre chemin a travers tant d'epreuves ? Ah !
c'est que des hommes se sont trouves parmi nous qui,
aimant leur pays par-dessus tout, faisant a la patrie le
sacrifice de leurs inter^ts personnels, se sont unis deva^nt
APRfeS LE COMBAT
129
le danger commun, et, puissants par cette union, i force
d'energie ou de patient courage, ont rdussi a demontrer
a nos fiers dominateurs que notre nationality tient an sol
canadien par des racines assez vigoureuses pour rd'sistet
aux temp6tes les plus violentes. Garneau, resumunt
I'histoire de 1755 a 1791, s'ecrie dans un de ces elans de
patriotisme qui font le grand charme de son ceuvre :
" Tous les malheurs qui peuvent frapper un peuple se
" sont reunis pour accabler les Canadiens. La guerre, la
" famine, les devastations sans exemple, la conquGte, le
" despotisme civil et militaire, la privation des droits
" pdlitiques, I'abolition des institutions et des lois an-
" ciennes, tout cela est arrive simultanement ou succes-
" sivcment dans notre patrie dans I'espace d'un demi-
" siecle. L'on devrait croire que le peuple canadien si
" jeune, si faible, comptant a peine soixante-six mille
" ames en '64, et par consequent si fragile encore, se
" serai t brise, aurait disparu au milieu de ces longues et
" terribles tempetes soulevees par les plus puissantes
" nations de 1' Europe et de I'Amerique, et que, comme
" le vaisseau qui s'engloutit dans les flots de I'ocean, il
" n'aurait laiss6 aucune trace apres lui. II n'en fut rien
" pourtant. A6andonn6, oublie completement par son
" ancienne mere-patrie, pour laquelle son nom est peut-
" &tre un rcmords ; connu a peine du reste d s autres
" nations dont il n'a pu exciter ni I'influence ni les sym-
" pathies, il a lutt6 seul contre toutes les tentatives
" faites contre son existence, et il s'est maintenu a la
** surprise de ses oppresseurs decouragas et vaincus.
*' Admirable de perseverance, de courage et de reiigna-
" tion, il n'a jamais desespere un moment. Confiant
" dans la religion de ses peres, reverant las lois qu'ils >Lii
*' ont laissecs en heritage, et cherissant la langue dont
" riiarmonie a frappe son oreille en naissant, et qui a
•'' servi de vehicule aux i)ensees de la pliipart de*; grands
** genies modernes, pas un seul Canadien de pere et de
" mdre n'a jusqu'a ce jour, dans le Bas-Canada, trahi
9
130
APR^S LE COMBAT
" aucun de ces trois grands symboles de sa nationality,
" la langue, les lois ct la religion. Toujours soumis aux
" regies du devoir, aucun peuple, avec les mSmes moyens,
" n'a fait plus de sacrifices et n'a montrd plus de courage
'* et d'li^roTsmc pour la defense de son pays pendant la
** guerre, n'a montre plus de respect aux lois et plus
*' d'attachement a ses institutions pendant la paix."
L'Acte de Quebec (1774), adopt6 par le parlement
anglais dans le but d'empficher le Canada de faire cause
commune avec les Etats-Unis dans leur revoke, assurait
aux Canadiens-fran^ais la jouissance de leurs anciennes
lois civiles et le libre exercice de leur religion ; mais, en
realite, nous etions a la merci d'une oligarchic d'autant
plus despotique qu'elle se voyait soutenue par les gouver-
neurs et mGme par les autorites de Londies. Ce ne fut
qu'ii la suite d'instances reiter6es, de petitions sans cesse
renouvel6es et de plusieurs deputations en Angleterre,
que la constitution de 1791 nous fut octroyee et le Bas-
Canada 6rige en province separee. Mais meme sous ce
nouveau regiriie, dont I'illustre Pitt avait caract^rise
I'esprit en disant qu'il " mettrait un terme a la rivalite
entre les anciens habitants franq:ais et les emigres de la
Grande-Bretagne, " m£me alors nous ffimes en butte a
la malveillance et a I'oppression. L'Assenibl6e deux fois
dissoute arbitrairement par le gouverneur Craig, plusieurs
de nos chefs politiques jetes en prison, attestent la tyran-
nic des conquerants au commencement de ce siecle. Et
(quelle fut latlltudc du peuple dans ccs graves circons-
tances? II se pressaautour des hommes qui luttaient pour
lui, Badard, Papineau, Panet, et deux fois il renvoya a
Craig les m8mes mandataires.
Est-il besoin de rappeler les actes des autres gouver-
neurs qui marcherent sur les traces de Craig ? II suffit de
APRfes LE COMBAT
131
citer les noms de Papineau, Lafontaine, Viger, Morin,
pour faire rcvivre dans notre pens6e ces belles annecs oii
nos representants ont eu, il est vrai, une ceuvre penible
a remplir, mais qui nous offrent le noble et grand spec-
tacle d'un peuple uni pour la defense de ses droits niecon-
nus. Reportons-nous plutot a I'^poque de la reunion du
Haut et du Bas Canada sous uu ni6me gouvernement,
epoque qui a plus d'une analogie avec les temps actuels.
Ce systime nouveau nous fut impose d'une mani^re
arbitraue, d'apres les conseils de Lord Durham qui crut
y voir le moyen de nous aneautir a jamais. Cependant
rUnion, fiiite pour nous perdre, nous sauva : expression
devenue banale, verity historique pleine d'enseignements
dans les circonstances presentes. Le lo septembre
1845, ^^' Lafontaine ecrivait a M. Caron (notre lieu-
tenant-gouverneur actuel) : " Je ne servirai jamais d'ins-
" trument pour diviser nos compatriotes. S'il est des
** personnes qui, pour \in avantage personnel momentane,
" ne craignent pas de detruire Ip seul bien qui fait notre
" force, I'union entre nous, je ne veux pas Stre et ne
"serai jamais de ce nombre." — Ces nobles paroles
doniinent toute la periode feconde de 1841 a 1847, ^t
ren ferment le secret de notre salut dans une lutte
decisive. " L' union entre nous '•' a trompe les calculs
de nos ennemis.
M, Lafontaine, a I'instar de presque tous les Bas-Cana-
diens, regardait I'Acte d' Union comme une injustice
criante pour notre province, et il apercevait mieux que
personne les menaces, les dangers de I'avenir qui s'ouvrait "
alors devaat nous ; cependant il fut le premier a dire
qu'il fallait accepter franchement la situation et s'efforcer
132
APRfcS LE COMBAT
d'en tirer le mcilleur parti possible. Avec la clair-
voyance politique qui le distinguait, il jugea qu'en usant
de tact, de prudence et d'energie, nous pouvions trouver
notre salut dans une constitution formulec jjour notre
perte : les 6venements lui ont donne raison. Sa gloire
est d'avoir saisi tout le sens de cette constitution, de s'y
Ctre attache, cramponne, pour assurer au peuple la pleine
et entiere influence qui lui apparticnt sous un regime
democratique, d'avoir, en uw mot, implante che^ nous la
responsabilite ministerielle, et donne ainsi a Telement
canadien-francjais la facility de deployer toutes ses forces
sur le champ de bataille parlementaire. *
Le r^gne de la liberte etant etabli, que fallait-il pour
nous assurer la puissance due a n<Ure nombre ? L'uction
conjointe, I'entente. C'est ce que M. Lafontaine com-
prit encore parfaitement. II prficha I'union de tous ses
compatriotes sur le terrain constitutionnel, bicn persuade
* J'aime k reproduire ici cet extrait d'un article fourni au Journal de Paris du
25 juillet 1868 :
" Lorsque Turgot stiggcniit aiix Anglais d'implanter le gouvernement respon-
sible — sei/ f^overmnent — dans leurs solonics, ct de laisser les colons admirtistrer
eux-memcs Icurs proprcs aflaires, persom.e, pour ainsi dire, ne prenait au sericux
uu conseil aussi extraordinaire, et lorsque I'Angleterre, plus de soixanie apres, en
1841, instruite par son experience arcc les Ktats-Unis et comprenant d'ailleurs
que, depuis Washington, les gouverncnients libres seuls ont chance de prendre
rr>cine dans le sol d'Amerique, — lyrsquc I'Angleterre, disons-nous, a cru devoir,
en effct, donner aux iJanadas-Unis une constitution semblabie a la sienne, il s'est
encore Irouvd bien du monde pour prcdirc- i'insucces do oettc tentative bardie ct
d'un caractcrc tout nouveau. ^i.aisles ^vcoementsn'ont pas justitieces predictions.
Les colons — franfais comsne anglais — ont vite fait leur education politique ; ils
ont su mettre en pratique dans toute son intcgrite, mais avec sagcsic ct modera-
tion, la theorie de la souverainete du peuple, et c'est ainsi que, grandissant to\is
lei jnurs, les provinces de I'Amerique du Nord en sont arrivees a se constitucr en
une saulc puissance, a ne plus former qu'uii seul pays, qui, par son commerce sur
mer, ne le cede qu'Ji I'Angleterre et aux E'.ats-Unis, et dont la superficie terrilo-
riale d6passe celle de la Russie.
" Ainsi habitu6 au rdginie de la liberte, le peuple de ces provinces a vcritablc-
Hient souci de son avcnir, et il veille lui-meme a. la sauvegarde de ses priviKges o\x
de ee qu'il croit etre ses droits."
APRES LE COMUAT
133
que la constitution renfermait en germe toutes les garan-
ties nd'ccssaires ct que Taction commune nous permcttrait
de nous en prevaloir, de Ics consolider, de les ctendre.
II a et6 conservateur principalem/nit a ce titre : conscr-
vateur dcs institutions r^gnarites et, par leur moyen, des
immunites canadiennes-fran^aises. Plusieurs de ses con-
temporains, ses adversaircs, travaillaient a fausser le sens
de ces institutions en restreignant autant que possible
r influence populaire et en fortifiant celle du gouverneur
ou plutot, en realite, de la bureaucratie : lis s'intitu-
laient aussi conservateurs, mais leur conduite ne tendait
qu'au renversement des lois et a 1' humiliation des plus
anciens possesseurs du sol. Ceux qui, de nos jours,
veulent substituer au regime federal une union legislative,
travaillent 6galement contre le Canada fran^ais. A nous
de le comprendre, a nous de dejouer leurs projets par la
m&me tactique intelligente dont nos ainds ont fourni
I'exemple, et dont la generation presente a r^colte les
heureux fruits.
M. Lafontaine n'a pu s'empgcher de voir que dans une
legislature ou les rcprdsentants du Haut-Canada etaient
en nombre egal aux.notres, le soin de notre propre
securite nous imposait des obligations nouvelles ; car a
I'hostilite des gouverneurs que nous subissions avant
1841, pouvait se joindre maintenant celle des deputes
haut-canadiens. Dans ces circonstances, *' 1' union entie
nous etait notre seul bien." M. Lafontaine ne cessait
de le rep6ter ; il finit par en convaincre tous ses com-
patriotes, et, grace a lui, le Bas-Canada est sorti sain
et sauf de tous les dangers.
Aujourd'hui encore les dangers naissent sous nos pas.
134
APRts LE COMBAT
Notre position a 6t6 modifi<5e de nouveau en 15-67. Lc
raractere fedcratif de nos institutions est notre garantie,
mais en face de la puissance grandissante d'Ontario, de
la coalition du Nouveau-Brunswick, de la Nouvclle-
Ecosse et de I'lle du Prince Edouard, de I'union legis-
lative prgchee dans tontes ces provinces, de I'annexion
qui nous menace de loin, du projet du Pacificiue modifie
ct, par suite, de la Colombie m^contente, du Manitoba
persecute et prfit encore a courir aux armes, qui osera
dire que noas n'avons pas, comme les contemporains de
M. Lafontaine, des raisons imp6rieuses de nous unir
en nne seule et uniqtie phalange ?
A tous ces sujets de crainte vient s'en joindre un autre
dont on ne sc preoccupe peut-5tre pas assez ; je veux dire
le projet d'une " confederation impdriale " ou de la
" consolidation de I'empire." Confederer le Canada
avec la Grande-Bretagne, Tlnde et I'Australie est une
idde sublime ou ridicule ; elle ne satisfait guere dans tous
lescas notre patriotisme qui esp^re I'independance natio-
nale dans un avenir plus ou moins eloignd. " Consolider
I'empire anglais " est a peu pres le meme projet, a
certaines nuances pres. Le principal organe conser-
valeur en Angleterre, le Standard, vient de publier sur
cette question un article qui a produit quelque emotion
dans nos cercles politiques.
*' II n'cst pas necessaire, dit-il, d'employer beaucoup
de mots pour pousser nos hommes d'etat conservateurs a
remplir le devoir national qui doit nous eire si cher
de conserver ce magnifique h^iitage acquis par la valeur
de nos ancetres. 11 n'est pas de gloire a leur port^e qui
soit 6gale a celie de ceux qui auront r^solu avec succes le
probleme de la consolidation de tous ces elements de la
force nationale en un systeme harmonieux de gouver-
apr£s le combat
i35
nement. II est suffisamment evident que M. Disraeli
hii-mOme est convaincu de ce devoir. Toutes les paroles'
qu'il a prononcees sur cc sujet en font foi. Tout en
reconnaissant la necessite d'accorder aux colons le droit
de se gouvcrner eux-mOmes, il s'est prononce sur les
imperfections du plan qui leur est impose, graceal'igno-
rance et a I'imperitie dcs administrations liberales prect--
(Icntes. II (itait juste, naturellement, de conceder a des
colonics qui d'taient dignes de ce privilege, le droit de
rep;lcr Icurs alTaires locales. Nul n'objectc a cc qui a etc
fait dans ce sens ; nul ne desire retirer le bienfait. Mais
quand on Taccorda on edit dQ le faire, ainsi que I'a
declare M. Disraeli en juin 1872, comme partie d'un
grand plan de consolidation imperialc. On efit du
I'accom^agner d'un tarif imperial et d'une garantie que
le pcuple d'Angleterre jouirait des terres non concedees
des colonies qui appartiennent au souverain de notre
pays comme depositaire. II aurait dQ etre accompagne
d'un systeme militaire dans lequel les devoirs et les
responsabilites reciproques des colonies et de la mere-
patrie auraient et6 clairement d^finis ; ainsi que de 1' ins-
titution de quelque conseil repr6sentatif a Londres qui
eQt entretenu des relations constantes entre les colons et
le gouvernement metropolitain."
Citer un pared article, c'est en faire justice suffisante a
nos yeux. Si I'Angleterre voulait nous imposer dcs
obligations nouvelles, nous ne tarderions pas a lui tourner
Le dos rcLolument. Mais il ne faut pas oublier que dans
notre propre pays plusieurs de nos chefs puli iques,
M. Blake, entre autres, sont favorables a I'idee d'une
federation anglaise : une fois lances sur cette nente, ils
pourraient consentir a bien des sacrifices. II fant se
rappeler aussi que M. Edward Jenkins, le principal pro-
pagateur de I'idee d'une federation imperiale, vient d'etre
nomme par le gouvernement d'Ottavva "agent general,"
quasi ambassadeur du Canada en Angleterre.
136
APRfts LE COMUAT
L'idde dominante clu pacte fefl6ral est nationale : c'est
de fonder un pays, line grande patrie. unc nouvclle
nationality' dans Ic nionde, suivant le mot toujours cite
dc Sir Etienne Tache. Organiser en tine forte unite
toutcs les provinces anglaises de rAnierique du Nord
afin d'cu faire un i)ays a part et capable de lesister a
I'attraction absorbante dc la republique americaine,
telle a etc la pens6e des auteurs de notre Confederation,
pens^e mille foiij exprimee et parfaitement comprise des
divers groupes nationaux qui ont sign6 la constitution,
pensee gravee au frontispice de nos institutions.
II vaut mieux toujours 6tre maitre chez soi, fOt-on
charbonnicr. II y aurait i>lus d'honueur pour nous a £tre
le pays le plus pauvre et le plus faible de ia terre que
d'etre I'ctat le plus riclie et le plus puissant de la
republique voisinc. I'lutot Li misere dans I'indepen-
dance que I'opulence daus Taboorption. Ne tuez done
pas chez nous I'amour de la patrie, rattachement au sol
canadien, a ce beau pays dont nous avons chasse les
Americains a uncepoque qui n'a pas et6 sans gloire pour
nos aieux. Laissez-nous une patrie. Les Etats-Unis ne
sont pas une patrie, niais un bazar oii tout le monde
passe cans s'arreter, ou personne n'est chez soi. D'ail-
leurs, c'est le Canada que nous aimons, puisque c'est
notre pays, a nous. N'otez pas aux generations qui
grandissent le feu sacre du patriotisme. Dites que nous
passerons p.ar de grandes epreuves, mais ajoutez toujours :
Vous serez Canadiens ! ■
Le Canada avant tout ! Si ce n'est la devise du present,
que ce soit celle de Tavenir. ■•■ ';
Mais il n'est pas besoin de remonter au temps de
M. Lafontaine pour trouver des hommes convaincus'de
'
APRfes I,E COMBAT
137
la nd'cessite d'une coalition dans notrc province : la jeune
generation se rappelle la tentative liiite par M. Carlier
en 1857 aiiprcs do M. Dorion. Ce dernier, dit-on, 6tait
assez favorable a une alliance. Joseph Papin et quelqnes
autres lui persuaderent cependant de repousser les ofTres
du chef des conservateurs. On connait les consequences
de ce refus. M. Cartier, voulant que le Bas-Canada ne
fit qu'un parti, r^solut d'aneantir des adversaires qui
refusaient de s'allier i lui, et il a provoqut* alors des
haines qui durent encore. Una jamais pardonne a
M. Dorion, qui vraiment, au propre point de vue des
liberaux, a eu tort, car nos dissensions de 1808 a 1865
ont precipite ie cours des evenements et presque impose
la Confederation a un peuple effray6 de ces querelles
interminables. Cartier n'est plus, et Ton ne rencontre
pas tous les jours des hommes capables comme lui d'uiiir
un peuple en culbutant quiconque lui fait obstacle ; nous
devons realiser par la conciliation ce qu'il a accompli par
le combat. , , , , , ,' ; • , ;^ ,
Ces reminiscences, incompletes mais exactes, de notre
passe historique nous permettent de conclure que depuis
Bedard jusqu'a Cartier la politique constante des Cana-
diens-fran^ais a ete de ne former qu'un parti, de se
coaliser pour la defense de leurs droits. L'union n'a
pas toujours ete le resultat d'une entente concertee entre
nos hommes publics, elle a ete quelquefois la consequence
d'une victoire electorale ou parlementaire ; mais il n'en
est pas moins vrai que la tactique' traditionnelle du Cas-
Canada est de s'unir pour se faire respecter. ,
Toute la question est de savoir si, a partir de 1874,
nous continuerons a suivre la traditica nationale.
138
apr£s i.e combat
Dans r^tude qui pr6c6de, faite sans 6gard ajix factions,
et qui auia peut-fitre le malhenr de froisser certaines
susceptibilit^s de Tun et de I'autre parti, nous avons
voulu signaler les dangers de la situation et rechercher
dans I'histoire politique du Bas-Canada le moyen le plus
sQr" de les conjurer ou de les 6viter. Nous croyons avoir
6t6 anim6 par un sentiment de pur patriotisrae. Si nos
idees sont bonnes, il se trouvera des hommes autoris6s
qui tenteront, un jour ou I'autre, de les realiser.
Les circonstances sont grave.;. Les devoirs et la
responsabilite de chacun augmentent a mesure que notre
pa3's avance dans la vie. Sachons nous elevcr a la
hauteur de notre tache. Que la jeunesse canadienne
surtout comprenne bicn que sa mission est difficile, que
hi ses predeceiseurs peuvent lui fournir de grands ex-
emples de patriotisme, le travail seul, un travail long et
perseverant, pourra la mettre on position d'imiter ces
exemples avec profit pour notre nationality. Les temps
ne sont plus les mfinies : le pays a grandi, la science
politique doit grandir en proportion. L'araour de la
patrie nous inspirera I'energie necessaire a raccomplisse-
ment de nos devoirs publics. Attachons-nous au Canada,
AFRfiS LE COMBAT
130
iget
ces
nnps
ience
le la
airronssans partagc, (rune affection exclusive, cettc terre
(iui nousa vus naltre ; mettons notre gloirc a la ficonder,
ct I'avcnir est 4 nous. Dd'fendons quand meme les
institutions actuclles, elles sont notre sauvcgarde. Un
changcment serai t fatal.
On nous parlc d'anncxion, on y travaille mSme en
combattant Ic Pacifique. Eh bien ! nous serons annexes,
soit. Nous ferons partie de cettc grande repiiblique
dont la fortune sdduit le vulgaire : que serons-nous alors?
Nous lie sc;"ons pas unc nation, nous nc serons plus un
pays, mais unc portion ignorce, un simple " etat," un tron-
?on dc I'union an>ericainc ; par le fait seul de rannexion,
nous perdons notre individualite nationale, nous renon-
^ons a noti-e personnalite parmi los peuplcs de la terre, le
nom du Canada est raye de I'histoire, il est absorbe duns
celui des Etats-Unis ; nous nous appclons, nous aussi, les
Etats-Unis. Est-ce lA la gloire que nous avons rOvde ?
Non, nous voulons perpetucr le nom du Canada, le faire
honorcr ct respecter dans Ic monde, constitucr un pays
independanft qui nous appartiendra en propre et sera pour
nous vraimcnt une patrie. Notre ambiLion est-elle de
combattre pour la gloire des autres ou pour cclle dc notre
Canada ? Y a-t-il parmi nous un seul homme qui puisse
dire que demain il sc sentirait du devoueipent pour servir
la rcpublique americaine ?
On dit aussi que I'annexion enrichirait rapidement
le pays : soit encore, supposons-le. D2 quel prix serait
cette richesse si nous I'obtenions en sacrifiant noh'e
nom et notre avenir national ? Peut-6tre les ameri-
cains augmenteraient-ils la fertilite de nos campagnes,
peut-Stre ouvriraient-ils quelques manufactures de plus
140
aprAs lk combat
dans nos villcs et nos villages. Mais que diraient vos
grandcs imes, Utidard, Lafontaine, Cartier, s'il vous
^tait donnd* de contcmpler alors hi patrie que vous avez
aimd'c et servie? Vous seriez 6tonnc.s d'y voir tant dc
citoycns d'unc nation dtrang(}rc, et voas dcinandericz ce
que sont devenus vos compatriotcs canadicns-fran^ais.
Ah .' il en restc peu dans Ics camj)agne.s, car ils out M unc
proie facile pour les spd'cuiatcurs americains ; les terres
sont mieux cultivdes, les maisons plus tlegantes, mais les
ancicns propridtaires ont fait place i une population
differentc par les nioeurs, la langue et la religion. Pour
les retrouver, allez dans les usines, sur les chemins de fer
ou sur les quais ; c'est la le dernier refuge de ce peuple
dont vous pr^disicz les hautes destinees. Des hommes
qui se disaient patriotes, ont fait du Canada un coin des
Etals-Unis, et le Canada est toujours beau, il est plus
riche, mais on y cherche en vain des Canadiens-fran^ais.
O vous qui avez combattu pour notre nalionalitd, retircz-
vous, vous n'avez plus ici de patrie !
Qui done parmi nous, comprenant ces dangers viendra
renouer la chaine des grandes traditions, et nous reunira
tous sous le mfime drapeau ?
Voila la vraie question. Oii est rhomme ?
T.e spectacle que nous offrons en ce moment afflige
i les bons citoyens qui savent s'61ever au-dessus des
.iitergts de parti pour ne consid^rer que I'interfit plus
elev6 de la nationality. Que Von soit conservateur
ou liberal, on ne peut, si Ton veut etre sincere, s'empfi-
cher de gdmir sur la position actuelle de notre province,
position cr66e par nos divisions et qu'il serait si facile
A puts LE COMBAT
141
iige
Ides
blus
teur
.pe-
ice,
Icile
d'ani6liorer par notrc union. On dirait que nous sommcs
tous pris de vertigc et que nous nous acharnons, commc
poussis par la fatal itd, d faire naltrc Ics sujcts de division
cntrr nous, A grossir ceux qui existent, i saisir Ics occa-
sions de disputes en exagirant Icur importance : le
gouffrc nous fascine.
Unc vue d'ensemble de lu politique canadienne en ce
moment est le spectacle le plus triste et le plus aflligeant.
On dit que le pelican dtchire lui-meme ses chairs pour
en nourrir ses petits : hd'las ! la nationality canadienne-
fran^aise s'ouvre les cntrailles dc ses propres mains, son
sang coule, mais il ne fcconde pas Ics generations nais-
santcs, qui ne trouvent dans nos luttes intestines qu'un
exemple d^couragcant et d6moralisateur. II y a des
brouillons qui ne savcnt pas voir uu-delA d'une dispute,
qui croicnt Ic pays perdu s'ils se taisent quand lis ont
une injure A dire ; chacun va A sa guise, chacun fait dc sa
quercllc personnelle une grande affaire, chacun attaque,
frappe, ferra'lle, travaille A part. Aucun plan precon^u,
aurune strategic prcpiree de longue main ; tout au
hasard, lout au jour le jour. On se bat, c'est toute la
politique : quant aux consequences de la bataille, per-
sonne ne les a calculees. II n'y a pas un hommc qui
s' impose A tous et imprime A la politique un mouveraent
uniforme ; tous dirigent, il n'y a pas de direction.
Ou sont les vrais chefs ?
Constatons pourtant que Tidde d'une fusion de nos
forces est acceptee par beaucoup d'esprits dclaires. On
comprend que nous sommes dans une pericde de transi-
tion d'oii la province de Quebec sortira affaiblie ou
fortifi^e, selon le plan strategique qu'elle adoptera sur le
142
APRtS LE COMBAT
champ de bataille parlementaire et selon les alliances
qu'elle saura se manager. II suffit pour le moment que
cette prevision soit accept6e comme v6rit6 theorique ;
nous avons assez de confiance dans le patriotisme de nos
repr^sentants, et, s'ils manquent a leur tache, nous
cro)'ons assez a la puissance du sentiment public, poui
nourrir I'espoir que I'union, jugee si ndcessaire en theorie,
passera d-'ns le domaine des faits de la maniere la plus
naturellt des que les passions se seront calmees. Les
animosii^s des partis et les ambitions des individus sont
des obstacles s^rieux m6me aux projets du simple bon
sens, et si nous oublions nos devoirs dans le cas actuel,
ce ne sera pas la premiere fois que la patrie aura souf-
fert des disputes des factions ; mais, excepte dans les
pays irr^vocablement condamn^s a une decadence pro-
chaine, ce triomphe de TinterSt individuel sur I'interSt
commun ne dure qu'un jour. Bientot le cceur de la
nation, egare un instant par de fausses paroles, retrouve
sa droiture naturelle et ses pulsations r^guli^res ; le
peuple renait a lui-m§me, comprend mieux ses interets
et sa mission, oublie ses querelles intestines, et s'engage
d'un pas ferme dans ses v^ritables voies. Parfois un seul
fait, un ovenement secondaire, mais frappant pour le grand
nombre, determine ce revirement salutaire. II arrive
toujours une heure ou le peuple, indifferent jusque-la aux
bons conseils, a la conscience du danger ou de la mesqui-
nerie de certaines querelles ; il songe alors a se fortifier,
il eleve son cceur au-dessus des vaines animosit^s et des
vaines rancunes. Suhum corda !
r\
..r \
L'lNSTRUCnOIsr PUBLIQUE
I - 1
I.
>-:;A'.
V Opinion Publique du 29 decernbre dernier (1871) a
public sous le titre: Abrutis par les livrcs, un article
tres-bien fait sur un sujet tres-important, I/auteur se
denande, non pas si la jeunesse canadienne-fran^aise est
abrutic~\^ mot est un peu vif-par les livres qu'elle
apprend au college, mais plutot si I'education qu'elle
y regoit est bien propre a lui assurer le succes dans
les carneres diverses ou doit s'exercer son activite : il
conclut dans la negative.
Voici en peu de mots la theorie de I'auteur.
Le monde de notre temps veut aller vif- sn toutes
choses ; apres avoir trouve le moyen de voyager a la
vapeur, il desire aussi etudier et apprendre a grande
Vitesse. Erreur capitale. Cette methode ne developpe
que la m^moire, et supprime le travail, le veritable
144
L INSTRUCTION PUBLIQUE
travail, qui est Texercice de la pensee et du jugement ;
d'oO il resulte que le jeune homme, au sortir du college,
se croit savant parce qu'il a la tOte bourr^e de tout
ce que contiennent les abr^ges historiques et les manuels
scientifiques, qu'il deviant paresseux d'esprit, n'ayant
])as cette curiosite qui provoque I'etude, oublie prompte-
ment ce c^u'il n'a confi6 qu'a sa memoire, et que bientot
son intelligence s^che dans sa fleur, qu'il passe, suivant
Ui mot parisien, a. I'^tat de fruit sec. Un autre r6sultat,
c'est que le jeune homme, fa?onn6 dans le moule d'un
enseignement exclusif et autocratique, perd tout esprit
d'i»itiative, toute independance d'idees, tombe dans la
routine et ne pense que par le voisin. Citons plutot :
" Qu'est-ce que nos maisons d'education, sinon
d'immenses usises scientifiques dans lesquelles on jette
les intelligences de notre jeunesse, pour les en voir sortir,
au bout de huit ans, portant toute la trace du moule
uni forme dans lesquelles on les a fagonnees. Pendant
huit ans, tous les eleves ont appris la mfime chose, et de
la mfime maniere, avec la seule difference de ceux qui
n'ont rien appris du tout. Tous se sont habilles de la
meme maniere, ont marche de la m6me maniere, ont
parle de la m6me maniere, ont pense de la mfime
maniere, ont lu les memes auteurs avec le mfime interfit
et dans un m6me but d'y puiser les m6mes id6es et
les mgmes goftts. ' ' •.-■•■■•■.•
" On a eu pour principe — du moins en apparence — de
tuer toute initiative, tout individualisme, tout esprit de
discussion ou meme de commcntaire. On s'en tient a la
memoire. Les eleves ont pour premier devoir d'ap-
prendre par coeur, de croire chaque mot de ce que dit
I'auteur, et de ne jamais aller au-dela de ce qu'il dit.
** En litt6rature, en histoire, en philosophic, on n'en-
seigne pas le moins du monde a se faire une opinion a soi-
meme, a discuter les enseignements du livre, i se rendrcs
L INSTRUCTION PUBLIQUE
145
-de
)rit de
t a la
d'ap-
ue dit
t.
n'en-
a soi-
rendre
conipte de ce qui est ecrit, et a raisonner les opinions.
Ce que le livre dit ne saurait 6tre contredit, ni discut6,
ni mSme explique. La lettre doit suffire.
"La ni6moire gagne beaucoup sans doute a ce sys-
t^me, mais la memoire ne fait pas le bonheur, ni m&me
Ic succ^s... Lejugement estautrement important ad6ve-
lopper. Cast pourquoi il faudrait le prendre jeune...
** II faut que les facult^s de I'enfant soient exerc^es,
qu'elles soient habitudes au travail...
** Les enfants doivent travailler autant pour le travail
lui-m&me que pour le profit actuel qu'ils en retirent...
" Tout le monde accuse les cultivateurs d'Stre routi-
niers... mais, par raalheur, tout le monde est routinier...
Eh bie'A ! cette routine provient du manque d' initiative
general parmi notre population, et s'il n'y a pas d'initia-
tive, c'est paree que dans I'esprit des enfants, on a tu6
I'esprit d'examen, de discussion, de travail. Dans le
monde ils continuent les traditions de I'ecole."
Du reste, I'auteur ne s'attaque nullement a I'enseigne-
ment religieux, qu'il croit entre bonnes mains.
Dans les lignes qu'on vient de lire il faut d'abord faire
la part de I'exageration. Les ecoliers de notre pays dis-
cutent leurs livres et contredisent leurs professeurs quand
cela leur plait ; bien loiri de les emp&chef de raisonner,
on les y invite, on les y oblige mfime en leur faisant faire
des anal^^es 6crites, et il est difficile de concevoir que la
philosophie, par exemple, puisse 6tre apprise de memoire.
Les livres-maiiuels sont des abreges, des resumes qui
servant a guider les travaux des 6l6ves, et ils sont
commentes et expliqu^s par des hommes serieux pour qui
I'enseignement est une mission speciale : chacun sait
cela, et Ton ne doit attribuer a personne 1' intention
formelle de le nier. Ce que I'auteur pretend, c'est que
lO
14G
L INSTRUCTION PUBLIQUE
si la jeunesse est paresscuse et sans id6cs qui lui soient
proprcs, ccla vient de reducation " par cc2ur " et trop
systematique qu'elle a re^ue au college.
L'expos6 de cette these, d'ailleurs rempli d'observa-
tions dont quelques-unes sont vraiment exactes, suggere
tout de suite un reflexion preliminaire. Cette methode
d'enseignemeHt que Ton donne comme cause de I'apa-
thie tant reprochee a la jeunesse canadienne, n'est-ce-
piis celle qui est adoptee dans tous les pays ? Est-ce
seuriemeRt au Canada que les professeurs mettent des
KiaHuels entre les maias des eleves et les leur font
apprendre par cceur ? Est-ce seulement au Canada que les
coMeges suivent une regie uniforme d'instruction ? Sauf
crrcur, en France, en Angleterre, aux Etats-Unis, par-
toiit, les maisons d'education sont autant de ** monies "
dans lesquels on place les ecoliers et dont lis gardent
I'smprcinte plus on moins, selon la vigueur de Icur
temperaaient intellectuel ; et cela est une des conditions
n««essaires et inevitables d'un cours d'etudes. Tout
easeignement, pour etre efficace, doit 8tre systematique.
Voiwi Ntt professeur avec trente Aleves autour de sa
cksire, a qui il veut apprendre I'histoire ou la philoso-
phic : fevidcmment ce professeur doit avoir une regie,
une methode pour diriger tous ensemble des esprits
si differents les uns des autres ; il ne pent pas les
laisser aller a leur gre, il faut qu'il les conduise, dans le
double but de leur Stre utile et de maintenir I'ordrc dans
sa classe. Or, cet homme a ses idees qu'il croit justes ;
il les developpe avec I'accent de la sincerity, avec cette
chalcur que communique I'amour du vrai, avec une
certaine originalite qui lui est propre, ou avec I'autorite
de la science ; ses eleves, qui sont jeunes, dont 1' esprit
L INSTRUCTION PIJBLTQUE
147
is les
ms le
elans
istes ;
cette
une
Itorite
esprit
vierge est expose a toutes les impressions, subissent natu-
rellemenl son influence, adoptent ses oi)inions, prcnnent
meme sa tournure d'esprit et ses manieres de penser :
e'en est fait, les voila passes an ''moule." Eh! comment
veut-on qu'il en soit autrement ? Tant qu'elle est en
tutelle, I'intelligence humaine se nourrit avec confiance,
ou peut-etre en aveugle, des aliments que lui oiTre une
main amie et protcctrice. L'enfant s'abreuve aux levres
de son pere, 1 ecolier devore la parole du maitre, I'homme
mQr lui-mfime s'approvisionne souvent chez un modele
ou un chef d'ecole. C'est une loi de la nature. L'homme
nait faible et ignorant, et de meme qu'il forme ses ma-
nieres sur celles des parents q;-'. I'elevent, de meme il
fagonne son esprit sur ceux qui lui imposent par le
prestige du talent ou \^s connaissances acquises.
Et si la jeunesse canadienne est paresseuse et apathique,
ce serait parce qu'elle a ete soumise a cette loi generale
qui atteint tout le monde ! Ce qivi se pratique ici
se voit partout ailleurs. et ce serait ici seulement qu'il en
resulterait un mal ! Non, vraiment, nous ne le croyons
pas, et la presomption est que Ton n'assigre pas au mal
sa veritable cause.
Dans tons les pays I'enseignement est methodique, car,
etant donne par un seul a plusieurs, il faut de toute
necessite qu'il le soit : pourquoi done ne produirait-il
pas ailleurs les mauvais frwits qu'o:£ lui attribue chez nous?
Lamfime cause devrait produire le m6me effet, et comme
on ne formule pas de semblables plaintes dans les vieux
pays, plus exuerimentes que le Canada, il y a lieu de
croire que cette paralysie, dont les jeunes talents parmi
nous semblent frappes quelquefois, n'est pas une maladie
148
l' INSTRUCTION PUBLIQUE
contract^e sous le toit du college. On nous montre, il est
viai, des en tints qui avaient d'assez bonnes dispositions
lorsqu'ils ont abord6 Lhomond, et qui sont sortis du
college presque stupides ; huit ann^es d'^tudes, au lieu
d'en faire des esprits actifs, ont tue leurs facultds. Mon
Dieu ! c'est un nialheur assur^'ment ; mais ces faits isolds
ne permettent pas de conclure, en thdse g6n6rale, qu'on
perd I'esprit sur les bancs de I'^cole. II y a des estomacs
qui ne peuvent supporter les truffes : doute-t-on pour cela
que les truffes ne soient excellences choses? On dit seule-
ment que certaines personnes ont le malheur de n'en
pouvoir manger. . .
Voyons si la preuve justifie cette pr6somption d6ja
tr^s-forte par elle-meme.
A sa sortie du college, le jeune homme possdde des
notions 6l6raentaires et gdn^rales sur les principales
branches des connaissances humaines, et peut aspirer a
8tre, dans un avenir assez prochain, avocat, notaire ou
m^decin. Ce qui lui manque alors, ce n'est pas I'amour du
travail, ni I'esprit d'initiative ; il a le coeur de boulever-
ser les bibliothdques, et assez d'audace pour perorer en
public : ce qui lui manque, c'est la modestie, c'est la
connaissance de sa force, de sa valeur r6elle. On deman-
dait a un orateur cdlebre s'il se sentait eloquent : " Oui,
dit-il, si je me compare ; non, si je me juge." L'^colier
ne sait point se juger, il se compare toujours. Or, I'^tat
de r instruction publique est tel chez nous que celui qui
a fait un cours d' Etudes se trouve, avec ses seules con-
naissances 6lementaires, au-dessus du niveau commun.
II prom^ne ses regards autour de lui, et il aperq:oit des
avocats qui n'ont jamais appiis la logique, des notaires
L INSTRUCTION PUBLIQUE
149
qui ne savent pas le frangais, des m^decins qui ne sau-
raient lire Virgile ; — tandis que lui,
II sait, le savant homme !
Presqu'autant de latin qu'un savetier de Rcme.
Puis, voyant ces gens cumuler les honneurs et s'attirer
une forte clientele, il se dit avec confiance : Je vais &tre
bientot distingu6 dans le rnonde.
Que dis-je? on le distingue deja. Au bureau, son
patron lui commande des recherches dans les in-quarto
et les in-folio ; au salon, les femmes disent qu'il a du
talent et lui t^moignent leur admiration en sollicitant
des vers de sa composition ; a la campagne, le depute
r invite k venir parler en sa faveur sur les hustings, et ses
amis lui demandent ce qu'il pense de la question romaine "
et de I'Annexion ; enfin, pour comble de bonheur, le
r^dacteur d'un journal serni-quotidien invoque le con-
cours de sa plume exercee, et, s'il public quelque chose,
on lui insinue d^'licatement qu'il succedera a M. Cartier
entre I'age de trente a quarante ans. II est certain que
ce jeune homme est n6 sons une bonne ^toile ; I'avenir
s'annonce pour lui brillant et prospdre ; il n'a qu'a
marcher devant lui, les succes viendront a sa rencontre
comme les roses naissaient sous les pas de la d6esse. Aussi
bien il y compte, et se figure, selon le proverbe, que les
alouettes vont lui tomber du ciel toutes roties, -car il sent
intimement qu'il possdde d6ja assez de science pour Stre
un homme remarquable dans le milieu social oCi il est
destine a vivre. Les avocats qu'il connait n'ont pas wn
grain de philosophic dans la cervelle, et les deputes de
sa province parlent un baragouin pitoyable. II voit tout
ce monde de bien haut, et n'attend qu'une occasion pour
lui en remontrer.
150
l' INSTRUCTION PUBLIQUE
Cioit-on que le jeune homnic songe alors 4 d'tudier?
Mais pounjuoi ttiulicr? Sera-ce pour briller clans Ics
professions liberalcs ? Un avocat comme lui n'a pas
besoin de travaillcr pour en connaitre aussi long que les
autres ! Sera-ce pour se distinguer au parlement ? Tout
ecolier qu'il est, 11 se trouve en position de faire la \cqo\\
aux deputes ! 13ref, plac6 au milieu d'une populntion
plus ignorante que lui, il se croit un puits de seience, se
laisse flatter et aduler, et n'd'tudie point, parce que I'infe-
riorit<^ de son entourage nc lui en fait pas comprendre la
necessite. II voit bien ^a et la quelques hommes qui ont
acquis line veritable r6putation et une position elevee au
prix de longues etudes et d'un peniblc labeur ; mais ces
rares exceptions ne stimulent que les esprits exception-
nellement doues ; la geu6ralit6 des hommes se contente
des succ6s faciles. _.
Voila le malheur, et il est inherent a notre condition
de peuple jeune. Quand nous aurons vieilli, qua«d
r instruction sera plus repandue dans nos villes et nos
campagnes, quand le niveau des connaissances se sera
eleve dans les classes moyennes <\c notre societe, ce
malheur aura un terme naturel, car k jeunesse sentira
alors le besoin de savoir autre chose que ses manuels
classiques. D'ici la resignons-nous a voir des paresseux
d'esprit, et n'accusons pas le college d'avoir produit
cette engeance, lorsqu'il est constajit qu'elle est nee en
dehors de son sein. '
Rien de plus injuste que de dire : Le college tue chez
r enfant le desir d'apprendre. C'est le contraire qui est
Yrai. L' ecolier s'y prepare a toutes les carrieres, et lors-
qu'il franchjt le seuil de I'ecole, il eit apte a commencer
toutes les etudes speciales de I'etat qu'il lui plaira de
l' INSTRUCTION PUBLIQUE
151
sera
choisir. Scs goftts Ic portent, il est vrai, vers Ics pro-
fessions libcralcs, par la bonne raison (jue retudc est plus
attrayante (jiie V; calcul, mais il a appris k's chiffres ct il
pourrait Ctre i)roniptcmcnt un liommc d'affaires. C'est
la faute des parents s'il tournc le dos au commerce, oCi
il ferait fortune, pour adopter la carrierc des professions,
qui Iwi procurera d peine cettc aurea mediocritas que le
bonheur n'accompagne plus aussi infailliblcment que du
temps d'llorace. j- ... , • ,,
Montaigne a dit que Toeuvre de I'education n'est pas
tant de me nbler I'esprit que de le forger. •,. ,
En effct, former I'esprit, le fagonner au travail, I'as-
souplir, le rompre a I'excrcice, c'est doubler ses forces,
c'est lui donner la vie : le charger, I'emplir, le bourrer,
c'est le paralyser, peut-&tre le tuer. L'espr't n'cst pas
un magasin, mais plutot im outil, dont il faut apprendre
a se servir. On ne cherche pas la science chez I'eleve,
mais I'aptitude. Que sait-il ? c'est secondaire, en quelque
sorte. Que peut-il cntreprendre ? Voila la grande ques-
tion. C'est celle que resout le ( ollege.
En un mot, le jcune homme qui termine son cours
n'est pas un savant, tant s'en faut ; mais il a reiju la
clef des sciences. On lui a appris Ics elements de toutes
choscs ; il n'a encore rien approfondi, mais il entrevoit
deja les tresors que de nouveiles etudes lui permettront
de s'approprier. Et vous croyez (lu'ayant re(;u la r
I'enfant n'aura pas la curiosite d'ouvrir la porte ! Anons !
dites que le coeur n'est pas du cote gauche, et n en p^rlons
plus.
En entrant dans le monde, recoliel" a la curiosite et le
deair de tout savoir ; ce qui emousse ce desir et cette
152
L INSTRUCTION PUBLIQUE
curiosity, c'cst Tadulation qu'on lui prodigue, c'est I'ad-
miration dont il s'iprend pour lui-mGrne en se comparant
aux autres. Le college lui avait donn6 les meilleures
dispositions, le monde les lui ote peu i peu ; lui-mCme se
gate pour les perdre, et c'est ainsi, que de curieux d'csprit
qu'il 6tait en sortant des mains de ses professeurs, on le
rctrouve paresseux d'esprit trois ans apr(^s.
Or, cette paresse explique tous les autres d^fauts^ et le
colk'ge n'est pas plus responsable de ces d6fauts que de
cette paresse.
Qu'arrive-t-il en effet ? II arrivne que le jeune Jioinme,
n'6tudiant plus, est oblig6 de vivre exclusivement sur son
fonds de connaissances classiques, et que le jour oCi ce
fends est epuis6, il fait banqueroute intellectuelle et
cmprunte au voisin pour se maintenir en commerce
d'idees avec le monde. Doue d'un talent original et
soutenu par cette activite juvenile qui parfois tient lieu
de qualit^s plus solides, il a su exploiter avec profit son
petit patrimoine coll^gial et faire assez bonne contenance
durant quelques annees : mais ce patrimoine avait besoin
d'etre entretenu, repare, enrichi ; faute de quoi il est
devenu sterile.
Faute de cultiver la nature et ses dons,
O combien de C6sars deviendront Laridoiis !
Tel est le secret de ces carri^res avortces qui dcroutent
nos esp^rances et nos calculs. Ce brave gar9on que Ton
a connu si vert et si vigoureux a ses debuts, pourquoi
n'a-t-i-1 pas tcnu ce qu'il promettait ? pourquoi n'a-t-il
plus cette fraicheur d' intelligence qui rendait sa parole
si vive, sa pens^e silucide ? II n'a pas ^tudie. Pourquoi
n'a-t-il plus cette originality qui caract^risait ses juge-
I/INSTRUCTION PUBLIQUE
153
I'on
rquoi
la-t-il
larole
rquoi
IJuge-
nients ct sa discussion ? II n'a pas 6tudi6 ; son esprit, man-
(luant d'alimcnts, est tombd* en langueur, et, ne pouvant
plus se suftire i lui-niGme, vit du bien des autrcs. Ce
garv'on n'a plus d'id^cs d lui ; il ne poss6dc que celles
qu'il a puisd-es dans ses manuels. Sans sa mimoire
hcureuse, 11 seiait aujourd'hui completement depourvu.
11 lui reste juste assez dc forces pour rcbattrc los larges
sentiers de la routine et des lieux communs.
Quelle est la cause de cet "abrutissement ?
les livres et la methodc d'enseignement ?
Sont-ce
II faut chercher ailleurs que dans I'education classique
r influence deletOre que subit la jeunesse canadienne ;
elle se trouve dans notre 6tat de societe ; elle est un
d6faut inherent a la jeunesse d'un pcuplc. I-a science
est encore si peu repandue dans ce pays qu'un echappe
de I'ecole est au niveau moyen ile la classe que nous
appelons instruite, et par consequent n'^prouve point la
necessite immediate d'^tudier davantage et plus forte-
ment que jamais, comme il le devrait pour assurer son
succ^s dans un avenir plus 61oigne : au contraire, il se
laisse 6tourdir par les petits triomphes que i ;i valent
pour le moment ses connaissances 61ementaires, et devient,
sans s'en apercevoir, paresseux d'esprit en prenant I'habi-
tude de compter toujours sur ce fonds de connaissances,
lequel neanmoins s'epuise petit a petit, laissant bientot
notre jeune hommc sur le pave. Nous voyons ce fait se
reproduire tous les jours ; il est indeniable et tr^s rdel,
tandis que cette esp^ce de tonture a laquelle on pretend
que I'esprit des eleves est soumis dans nos maisons
d'education, est un fait nouvellement revele qui semblo
plus que problematique. La paresse d'esprit, favorisee
154
L*INS'»'RUCTIO?f rUBI.IQlJE
par (les circonstancescxtC-ricurcs qui cntourcnt Icsdd'buts
dc la jciincsse dans Ic munde, telle est la vtl-ritable cause
dcs d'checs dc quelques-uns de nos rompatriotes.
On pourra attd'nucr Ic inal cu Ic signalant avcc cou-
rage, en liii opposant dcs instituts litteraircs ou dcs
chaires publiques, mais il nc disparattra, la chose est trop
probable, qu'en proportion dcs progr<is de 1' instruction
dans la classe d(^ji dclaird'e. Un cxcmplc fcra saisir
toute ma pensie. On n'enseignc pas I'd-conomie poli-
tique dans nos colleges ; aussi Ic jcunc homme qui
entend parler de la "distribution dcs richesses, " de
la " loi dcs imp6ts," du ''libre dchange," et citer
I'autorit^ d'Adam Smith ct dc J. Bte. Say, ne peut
pas soutenir la conversation, ct intdricurement il en
^prouve ime douleur cuisante de vanitd* blc:;sce. Le
soir il songc a son ignorance ; le Icndcmain il atlaque
de front I'economie politique, et si ce gargon a qvielque
vigueur dans Tame, il ne cessera d'etudier que le jour
oil il saura sa mati6re. Eh bien ! si en fait d'his-
toire, de littcrature, de science en general, la jeunesse se
trouvait, ases debuts, dans la mcmc position d'infcriorit6
qu'en Economic politique, an lieu d'etre satisfiite d'cllc-
mSme, elle travaillerait avcc une nouvcllc energic pour
paraitre digncmcnt dans la societe. Si en toutes choscs
nous etions plus instruits que dcs ecoliers, les C-coliers
tacheraicnt dc s'clever'jusqu'a nous ; mais nous n'avons
de superiority sur eux que dans iiotre specialite profes-
sionnelle, et ils acceptent cette superioritc sans rougir,
comme de raison, de m6me qu'ils ont accepts au college
celle de leurs professeurs.
. La verite de tout ceci parait bien 6vidente au jeone
caj^axlien qui a voyagti en Europe. On est plus instruit
I'lHSTRUCTlOW PUULIQUE
155
tld-buts
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nesse se
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d'dlc-
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choscs
ccoliers
n'avons
profes-
rougir,
college
que nous la-has : aussi, arrives a Lundrcs ou a Paris,
nous sentons, jc vous Ic jure, le besoin do rcvoir IIom<irc
ct Ciciron ct dc lire cent volumes dont pcrsonnc nc
parle au pays ; sans rpjoi nous sonuncs exposes d nous
faire dire A tabic d'hote par le ')rcniier venu que nous
avons fait I'dcolc buissonni«ire depuis notre sortie du
colk'gc.
Enfin, iaissant de c6t6 tous details, on sc trouve en
face de cettc double question : Si chaque classe dc notrc
soci«it6 ctait plus instruite, la jeuncsse n'itudierait-elle
pas davantage — et si clle ^tudiait davantage, serait-elle
aussi sterile ?
II n'y a qu'une r6ponse possible. Mais aloTS n'accusez
plus les colligeg et donncz-noui le temps dt nous
instruire.
D'ici \k noirs usons dcs remedes qu'on suggdre. Les
associations litt6ral.-es ont leur m^rite, et des chaires
publiquea «*;raient d'un grand secours 4 tout le monde ;
mais la meilleure sauvegurde du jeune honime, c'est un
ami d6vou6 qui lui d^couvre les 6cueils, qui I'empCche,
en lui signalant ses defauts et en ne lui na^nagcant pas
les reproches, de se laissei 6blouir par les louanges, et
qui sait le pousser au travail en indiquant un noble but A
son ambition.
Et pourtant, faut-il le dire ? les veritable.-, amis sont
comme les trefles A quatre feuilles j on les trouve rare-
ment, par hasard, et quand on ne les cherche pas.
lu jeune
instruit
156
l'instruction publique
■, (
■J' »(
.1 J. . 1 •; , ,■ ; (
II.
.'I J
Mais on change le terrain de la discussion. On dit
que les colleges classiques ne sont pas ce qui convient a
notre pays, que I'education ici doit &tre avant tout indus-
trielle, commerciale et agricole.
L' education d'un peuple n'est pas chose si facile et si
simple que tout le monde s'entende dw premier coup sur
le veritable caractere qu'elle drit avoir, sur la direction
qu'il convient de lui imprimer : au contraire, c'est une
question qui, debattue de tous temps, dans tous les pays,
a partage les meilleurs esprits ot n'a jamais 6te resolue,
au dire de plusieurs, que d'une maniere incomplete.
Personne ne doit 6tre surpris si elle nous preoccupe
frequemment a notre tour au Canada ; eous elevons petit
a petit, sur une terre nouvelle, I'ediihce d'une soci^te
autonome, et si, en accomplissant ce travail complique,
nous passons par les mSmes incertitudes que nos aines
dans la famille des nations, rien de plus naturel et de
moins evitable. Nous discutions hier, nous discutons
aujourd'hui, ii est plus que probable que nous discute-
rons demain ; il ne faut ni s'en etonner ni s'en emouvoir.
D'aiileurs, un d^bat sans passion, sans parti pris,tet dans
le seul but d'obtenir un ^change d'idees sur un sujet
important, ne peut avoir de mauvais r6sultats.
L INSTRUCTION PUBLIQUE
157
" II nous faudraii, dit-on, des m^caniciens, des ing6-
nieurs, des architcctes, des marchands instruits — et nous
n'avons que des avocats, des medecins et des notaires....
" A quoi servira aux Canadiens-fran^ais de parler le
grec et le latin, si on les trouve incapables de remplir
tous les emplois Iwcratifs?..."
On propose comme rem^des a ces maiix : i° de limiter
et rendre plus efficace I'education classique ; 2° de creer
des academies oil Ton enseignerait I'agriculture, le com-
merce, I'industrie : 3° d'etablir des chaires publiques
dans les grandes villes ; 4° de rendre plus difficile I'acces
des professions liberales.
Si Ton proposait seulement d'etablir des ecoles speciales
pour les ouvriers et les cultivateurs qui n'ont pas les
moyens de faire un cours d' etudes regulie. ; si Ton sugge-
rait I'idee de transformer q[uelques petits colleges en y
faisant enseigner la chimie agricole, le dessin et la compta-
bilite ; si Ton ne voulait qu'am^liorer la haute education
classique, certes ! nous devrions alors dire bien haut :
Etablissez, transformcz, ameliorez, Mais il s'agit bien
d'autre chose. Voyez ces talents perdus, dit-on, et ces
existences fletries, voila Tceuvre du grec et du latin !
C'est cette responsabilite que je me refuse a laisser
retomber sur ces grands etablissements qui sont I'honneur
de notre pays ; et pour bien definir les limites de ce
debat, j'affirmc : 1° que nos colleges ne sont p?^ respon-
sables de I'encombrement des professions ; 2^ qu'ils ne
sont pas responsables des echecs de la jeunesse ; 3° qu'ils
font beaucoup cle bien ec point de mal.
I. Notre grand malheur, dit-on, est que tous les jeunes
gens qui ont fait un cours d' etudes se jettent dans les
158
L INSTRUCTION PUBLIQUE
professions, et qu'ainsi nous n'avons point d'homnies
instruits dans le commerce et dans rindustrie. Comment
pourrait-il en 6tre autrement, ajoute-t-on, puisque nos
colleges ne sent destines qu'a former des prCtres et des
hommes de profession ? -
On fait ici une erreur capitale. Les colleges clas-
siques ne preparent pas plus I'enfant aux professions libe-
rales qu'a I'industrie, au commerce ou a I'agriculture ; ■
ils n'ont qu'un but, qui est de donner a la jeutiesse
I'education qu'elle ne peut finir dans la famille, c'est-a-
dire, cultiver son coeur et son esprit, hater le developpe-
ment de ses facultes, I'habitner au raisonnement et au
travail, afin de le mettre en 6tat de faire son chemin tout
de suite dans le monde, et de s' engager dans la lutte de
la vie sans attendre le nombre des annees neeessaires a
ceux qui sont laisses aux seules ressources de I'observation
et de rexperience pour se former le jugement. Le college
prepare I't'love, non pas au barreau en particuiier, par
exemple, mais d'une maniere gen^rale a la vie, ad viiam,
selon le conseil de Seneque. On y cnseigne I'arithme-
tique, les mathematiques, la chimie'et toutes les sciences
naturelles suffisamment pour que I'^colier puisse ensuite
etudier scul, s'il le faut, ou le commerce, ou I'agriculture,
ou le genie, tandis que les legons de litterature et de
philosophic qu'on lui donne sont une excellente prepara-
tion aux professions liberales ou a la carriere des lettres ;
mais, je le repete, on ne le dirige dans aucune voie en
particuiier, si ce n'est celle du devoir et de la vertu :
ou I'exerce, on le cultive ; a lui, plus tard, d'exploiter
comme il I'entendra son propre fonds.
Que s'il fallait absolument trouver a quoi Ton est micux
prepare en sortant du college, ou au barreau ou au com-
l' INSTRUCTION PUBLIQUE
159
2S
en
merce, nous devrions dire que c'est au commerce ; car,
en effet, apres un cours classique, il faut encore trois
annees de clericature pour Stre avocat, et je suis trompe
s'il faut plus de trois mois pour devenir un commis-
marchand de premier ordre ou mcaie pour se preparer a
diriger un negoce important. 11 y a dans cette ville
quelques jeunes gens de vingt a vingt-cinq ans qui se
sent mis aux affaires en sortant du college : comparez-les
a tous ceux de leur age, fussent-ils dans le commerce
depuis dix ans, et dites s'ils ne leur sont pas de beaucoup
sup6rieurs. Au reste, la chose est toute naturellc. Se
mettre des I'cnfance derriere un comptoir n'est point
prouver qu'on est un homme ; les choses pratiques aux-
quelles on veut par la s'initier de bonne heure, on ne
pourra les apprendre que graduellement, a raesure que
I'esprit se developpera ; et se dcvcloppera-t-il bien vite
en cet endroit ? Inutile d'insister ; Thorizon d'un magasin
n'est pas tellement vaste qu'il inspire a I'enfant des idees
toujours nouvelles. L'enfant apprendra lentement ce
qu'il touchera du doigt, ce qu'il resumera en chiffres, ce
qui se passera sous ses yeux ; le travail fecond de I'esprit
lui est inconnu ; c'est un ecolier novice qui a besoin
qu'on lui enseigne tout et qui est encore incapable d'ex-
traire de sa le9on une idee gen^rale. La position de
celui qui entre dans le commerce apres un cours d'etudes
est bien differente. Son esprit est, deja pas mal forme,
car il a vingt ans et voila huit annees qu'il exerce ses
facultes sur les matieres les plus diverses et les plus
difficiles ; le commerce ne sera pour lui qu'une nouvelle
matiere a apprendre, tache dont il s'acquittera avec toute
I'aisance que donne une longue habitude, un antraine-
ment regulier, qu'on me passe le mot.
1G0
L INSTRUCTION PUBLIQUE
Mais on m'arrOte tout court por.r me dire : Supposant
que I'ecolier soit cgalement prepare a entrer dans un maga-
sin ou dans un bureau, a faire une clcricature commerciale
comme une clericature do droit, et que, pour la premiere,
il ne lui faille que trois mois, au lieu de trois anspour la
seconde, il n'en est pas moins vrai que cet 6colier n'a
pas le gotit des choses pratiques, et que d'ailleurs ses
parents tiennent a honneur qu'il soit homme de pro-
fession plutot que negociant ou habitant comma eux
presque tons.
Voili ce que I'on (lit. Et que dis-je autre chose ?
Vraiment oui, il est certain que generalement les
^coliers ont plus de goQt pour b litterature que pour le
calcul, pour la philosophie que pour la tenue des livres,
et qu'ils prefereraient continuer a lire Virgile et copier
des vers de Lamartine que de vendre du coton a I'aune
ou de la chandelle a la livre. Cela prouve deux choses :
d'abord, qu'ils ont de I'esprit et du cojur, puisqu'ils sont
accessibles au sentiment du beau dans les arts ; ensuite,
qu'ils croient encore que I'argent est un vil metal, que
I'homme n'a pas pour principale destinee d'amasser
fortune, en un mot, qu'ils n'ont point encore perdu au
contact des choses pratiques leurs genereuses illusions.
II est aussi tres-vrai que les parents, surtout s'ils sont de
la campagne, ont presque tous caresse le reve d'avoir un
homme de profession dans leur descendance, et qu'ils
conseillent souvent a leur fils de se faire avocat ou mede-
cin, loin de Ten detournev comme d'un precipice. lis
croient s'elever ainsi eux-memes dans rechelle sociale,
desir assez naturel.
Tout cela est vrai, j'en conviens une fois de plus ; mais
je reponds, premierement, que le bonheur d'etre instruit
L INSTRUCTION PUBLIQUE
101
Iruit
vaut bien la peine de quelqucs illusions detruites, et
secondement, que lorsquc le college remet I'^colier a sa
fixmille, il appartient a celle-ci de ne pas le laisser dupe
des illusions naturelles au jeune age ; et si, au lieu de les
combattre, comme c'est son droit et son devoir, elle y cede
on les favorise, c'est elle, non le college, qui est respon-
sable de ce que son enfant s'en va grossir les rangs d'une
profession deja trop encombree.
Ce qui manque au jeune homme lors(ju'il quitte les
bancs, evidemment ce n'est pas la capacite d'apprendre
tres-vite les choses pratiques, mais le goftt pour les
etudier. Le devoir des parents, qui ont alors sur lui un
controle exclusif, est de lui dire : Mon enfant, ob6is a la
raison plutot qu'a tes goUts du moment ; entre dans le
commerce, ou cultive la terre, sinon je te retranche les
vivres. — Cet argument est peremptoire pour tout le
monde, excepts, dit-on, pour ceux dont les muses se
sont emparees des le berceau ; mais nous ne fjommes pas
tous nes poetes.
Les colleges nous procurent une bonne chose, 1' ins-
truction ; mais, par la faute de nos parents, nous ne
I'utilisons pas dans la carriere oii elle nous serait le plus
profitable : faites done alors la le(;on aux parents, et ne
parlez des colleges que pour les remercier de nous avoir
tant donne.
Je roe trompe : car si les professions sont encombrees,
la faute n'en est-elle pas moins aux parents qu'aux pro-
fessions elles-m6mes? II suffit de jeter un coup d'oeil
autour de soi pour comprendre que I'acces des professions
liberales a ete trop facile, puisqu'un tres-grand nombre
de leurs membres, non-seulement ignorent le grec et le
162
L INSTRUCTION PUBLIOUE
latin, mais ne savent ni I'anglais ni le frangais. On
laisse les portes ouvertes pour tout le monde, et Ton
cherche le coupable qui a fait entrcr cctte foule ! C'est
par trop na'if. On accorde un brevet a des petits gardens
qui ont fait a peine la nioiti6 d'un cours classique, et Ton
dit que les colleges les ont formes pour les professions !
C'est vraiment trop na'if encore. Les colleges ne les
ont pas formes ; ils ne faisaient que commencer cette
ccuvre, qui vraisemblablement devait ttre difficile, et
ils n'ont avec eux rien de commun, puisqu'ils n'ont pu
accomplir leur tache. L'd'colier qui n'a pas fait tout
son cours n'est pas un produit du college : c'est tout ce
qu'on voudra, a part cela.
II. Et maintenant, avant d'accuser I'enseignement
classique d'Stre la cause de la pauvrete de tant de jeunes
gen's, il semble qu'il serait juste d'examiner si les cir-
constances au milieu desquellcs ils sont places, et les
difficultes contre lesquelles ils ont A lutter, ne suffisent
point pour paralyser Icurs travaux et leur essor, II y a
dans toutes les proiessions trop de patrons pour le nombre
de clients : c'est la la cause evidente, visible du malaise ;
mais la position mfime des 6tudiants dans ce pays, a
leurs debuts, est aussi une cause dt leurs faiblesses et
trop souvent de leurs ec hecs.
II est remarquable que la majorite de"nos hommes de
prefession n'ont pas fait un cours d' etudes complet, et
cependant ils expriiQcnt le regret qu'on ne les ait pas
rompus aux affaires, au lieu de ieur montrer le grec et le
latin ! — Pardon, messieurs, vous ne savez ni le grec ni le
latin ; si vous aviez appris Tune et I'autre langue, surtout
si vous aviez termini votre cours par deux annees d'etudes
L INSTPUenON PUBLIQUE
1G3
a
■nes de
ct, et
t pas
et le
ni le
surtout
etudes
philosophiqiies, c'est-a-diresi vous aviez permisau college
de vous former rcellement, vous seriez aujourd'hui de
tout autres homines et vous n'auriez pas a vous plaindre
d'avoir ete instruits comme il faut. Vous avez 6te quatre
ans au college, et vous vegetez dans votre profession :
cela prouve-t-il que vous avez eu tort d'aller au college ?
Non, cela prouve que vous auriez dQ y aller huit ans.
■' J'insiste pour qu'on n'accuse pas les etudes classiques
de la misere de ceux qui n'ont fait qu'une moitie de
leur cours classique, car s'ils ne reussissent pas, ce
n'est point parce qu'ils ont et6 a I'ecole, mais parce
qu'ils n'y sont pas alles assez longtemps. Le peu qu'ils
ont appris suffit pour leur donner le desir de sortir de
leur condition, mais est insuffisant pour les maintenir
dans une autre plus elevee. Aussi les colleges demandent-
ils huit annees pour faire I'education d'un enfant, et ne
dissimulent a personne qu'un cours tronque n'est rien ou
presque rien. Le malheur n'est pas que tant de jeunes
gens frequentent ^es sdminaires, mais qu'un si petit
nombre finissent leur cours.
II y a plus. Presque tous nos ^tudiants sont fils de
cultivateurs : c'est dire qu'ils ont et6 eleves dans les
principes de la plus parfaite honn&tet6, mais que leur
education est tres-incomplete au point de vue du monde,
j'entends des relations sociales. lis n'ont pas I'habitude
du commerce de la societe ; ils manquent de manieres,
comme on dit aujourd'hui, d'urbanite, comme on disait
autrefois ; ils sont rough, dit I'anglais. J 'ignore si quel-
qu'un se formalisera de ces paroles, mais je sais que je
constate un fait admis par plusieurs qui, sans en avoir
souffert dans I'estime publique, reconnaissent que leur
rudesse primitive leur a fait perdre bien des " chances."
164
l' INSTRUCTION PUBLIQLE
Pour avoir des clients d la ville, il ne suffit pas de s'an-
noncer dans un journal ; 11 faut encore se cr<ier do bonnes
relations, et Ton ne pent y parvenir sans cette habitude du
monde, dont le jeune homme le plus spirituel ne saurait
se passer. 11 y a tel et tel avocat, tel et tel medecin,
rcmarquables par leurs talents, que nous voyons vdgeter
toutefois, et k qui il ne manque qu'un peu de mani^res
pour se repandre dans les families riches et s'attirer par
la de nombreux clients. La rusticite n'est pas un vice,
non plus que la pauvrete : elle recouvre parfois plus de
vertu que la civilite elegante ; mais ellc n'en est pas moins
un grand obstacle a I'avancement de notre jeunesse.
La pauvrete est un autre obstacle terrible. Chose sin-
guliere ! les quelques jeunes gens riches qui prennent
une profession ne I'exercent pas ; ils sont prccisement
dans les conditions qu'il faut pour devenir des hommes
remarquables en se consacrant a I'^tude, et ils aiment
mieux battre le pav6 tout le jour, garder des chevaux, ou
faire la chasse. Ceux qui veulent se mettre dans I'ex-
ception ont toutes les peines a se faire prendre au sdrieux,
tant le public est habitue a la regie generale.
La presque totalite des etudiants est pauvre, et la
premiere preoccupation de chacun est de gagner de
I'argent pour vivre. Rien de plus penible que de voir
aux prises avec les realites de la vie des talents delicats,
vifs, hardis, qui demanderaient le grand air, un ciel sans
orages pour se developper et donner la pleine mesure de
leur aptitude. Hatons-nous de le dire cependant, presque
tous montrent un vrai courage.
Les etudiants en droit, pour ne point parler des
autres, sont tristement partages. L' heritage qui leur
T-* INSTRUCTION PUBLIQUE
165
tv des
11 leur
dlait destine a 6t^ employ^ 4 payer leur cours d'etndes,
et ne recevant presque plus rien de leur famille, ils sont
obliges d'ecrirc comme des mercenaires aux EnquOtes,
afm de gagner quinze piastres tous les mois pour
payer leur pension. Avocats, ils sont parfois rdduits
k regretter cette source de revenus, car les clients sont
rares et le Pactole coule toujours loin d'eux. •
On reproche k ces jeunes gens de n'6tre pas assez
pratiques : le fait est qu'ils le devionnent trop. En
attendant la clientele, ils font des affaires, ils vivent
d'expedients. Voici un jeunc avocat qui, depuis deux
ans qu'il exerce, n'a eu que deux ou trois causes a la
Cour Superieure ; ce qti'il gagne a la Cour de Circuit ne
suffit certainement pas pour le defrayer, et il n'a pas un
sou vaillant : voulez-vous dire comment il a pu subsister,
si ce n'cst au moyen de mille et une petites transactions
plus ou moins 6trang6res a sa profession ? II est dcvenu
homme d'affaires, ce qui I'aurait fait rayer des cadres du
barreau franq:ais, si jamais il avait pu s'y faire admettre.
On s'etonne de le voir si souvent dans les rues, marchant
tout pensif ou tout agite : n'en douter pas, il court
apr^s la fortune qui ne vient pas a son bureau. Vivre,
voila la grande inquietude ; de I'argent, voila la grande
chose a acqu^rir.
Dites-moi ce qu'il reste de temps pour etudier a
I'homme ainsi pr^occup^ ; dites s'il est 6tonnant qu'il se
decourage parfois ou que son intelligence s'engourdisse
au milieu de tant de tracasseries et de luttes mis6rables
centre le sort ; dites s'il est besoin d'aller chercher dans
le cours classique, dans I'^tude du grec et du latin, le
secret de ces existences fletries ! . . -
1G6
L INSTRUCTION PUULIQirF.
Jc connais iin homme qui, il y a seize ans, apris
iin brillant cours ckissique, s'etant d^cidti A d'tudier le
droit, aniva un bon jour dans notre villc avec deux 6cus
dans son goussef; pour toutc fortune. 11 cut d'abcrd
la chance d'Gtre admis comme clerc dans un bureau tris-
frd'quentd*, ct la chance encore phis belle A ses yeux
d'y receroir un sala're annuel de quinzc louis, a la condi-
tion de travaillcr • - ses patrons dcpuis huit heures du
matin jusqu'd si\ .i du soir. Mais, A Montrd-al, avec
quinze louis par aunde on ne vivait pas, in&me a cette
(I'poquc. Lc courageux dtudiant dcvait done songcr 4
gagner sa vie aprcis ses longues journ^cs d'un travail ardu
ct trop ingrat. Pour cela il se mit a donncr des lemons
de franq:ais ct dc latin dans quclques families. Afm de
se Irouver A point chez ses Aleves, il dinait quclqucfois 4
ncuf hcurcs du soir. Qu'importe ! il <itait libre cnsuite
ct pouvait ouvrir ses auteurs dc droit, auxquels il consa-
crait ordinairement de deux a trois heures chaque nuit.
Au bout d'une cl6ricature r^guliere, il fut admis 4 la
profession, ayant subi, au dire des journaux, " un
examcn qui lui faisait honneur," et comme ses patrons
I'estimaient beaucoup, ils le prirent en society moyennant
unc somme de cent louis par annde dans les produits de
la clientele. Le jeune homme 6tait au comble du bon-
heur ; mais il dut faire la plus grosse besogne du bureau
avec les mgmes appointemen'.s durant cinq ans ! C'est
aujourd'hui un des premiers avocats de notre ville. Ce-
pendant, si j'avais a dire qu'il n'a pu 6tre un homme
remarquable et n'a fait que vegeter, seriez-vous etonnes?
Non, car bien d'autres, moins vigoureusement Irempes,
auraient succorabd sous le poids de ces difficultes de la
vie rcielle.
L' INSTRUCTION PUBLIQUE
1C7
I,a plupart do nos jcuncs compatriotes rencon-
trant cx-s mCmes difiicuUt-s sur Icur route, pourqtioi
s'etonncr (juc si pen parvionnent au but sans fatigue, sur-
tout lorsqu'on lait que I'tipoque actucile, X cause dc
I'encombrcmcnt dcs professions, est moins favorable que
les temps d'autrcfois ?
III. II me paralt done Evident que le college n'cst
responsable ni de I'enconibren.cnt dcs professions ni dcs
nombreux echccs de notre jcunesse. Au fait, s'il en etait
autiement, ne scralt-ce pas bien singulier ? On decrit un
6tat de choscs deplorable, et Ton s'ecrie : Voila ce que
produit I'education classique ! Mais si Ton avait raison,
ne faudrait-il pas dire que le peuple canadien est la plus
6trange nation qui soil sous le soleil ? Quoi I s'instruire
fait du mal 1 Etudier huit ans pour se preparer a. la vie
est une mauvaise tactique ! Mon Dieu ! oil allons-nous ?
Les autres peuplos sont parvenus a lagloire et a la fortune
en s'instruisant ; nous entendons repeter partout que ce
siecle est un siecle de lumieres, que le present et I'avenir
apparticnnent a la science popularisee, et nous, chetifs
Canadiens, nous ne devons pas toucher a cet arbre de la
science, sous peine de mort 1 la science pour nous est le
fruit defendu ! Non, il n'en saurait fitre ainsi ; nous ne
sommes j^s irremediablement condamnes a Tignorance
et a la m^diocrite, et nos maux ne sont pas imputables
a I'instruction qui nous est fournie.
Aussibien, reconnaissons-le, on ne conteste pas d'une
fa^on gen^rale la necessite des etudes ; on se plaint, au
contraire, qu'il y ait trop pen d'industriels et de mar-
chands instruits. Mais oii prendront-ils Icur instruction,
si ce n'est dans un college classique ? Dans les academies
tG8
l'instrik noN PUBI.IQCR
commercialese r^pondez-voiiH. Alors ils seront instniits
sans rctrc, fomino <lit monsieur I'mdhomrnc. Car si
vous appclcz s'instruire apprendrc la grammairc, I'arith-
m^tique et la tenuc <lcs livres avant I'agc dc vingt ans,
vous n'Ctes pas dirtu.ilcs, et vous ne prcparcz gu«ire la
jeunesse d exercer quelque influence 6t i jouer un rdle
tant soil peu actif dans le mondc ; vous formcz des
gardes-comptoir, vous ne faites pas des citoyens.
L'id6e d'(iloigner les enfiints des colleges rlassiques
afin qu'ils ne manque.. £ pas d'etre des liommes pratiques,
est une id6e positivement bizarre, car c'est vouloir du
m6me coup qu'ils soient toujoiirs mediocres. Quitte 4
fitre oblig6 plus tard de contrecarrer les goftts de ses
enfants, le p6re de famille doit sans crainte leur faire
donner cette education classicjue cjui assurera leur predo-
minance dans la carri(ire qu'ils embrasscront. Fense-t-
on qu'en Angleterre et en France on ecarte des grands
colleges c8uxque Ton destine aux arts pratiques, de peur
qu'ils n'y contractent des goQts qui les en detournent?
AUez-y voir, jeune homme qui avez refusd' d'Gtre n6go-
ciant parce que vous pouvez lire Homcre, et si vous
n'avez pas tous les jours a rougir de. votre ignorance
devant des industriels, je consens a passer condamnation
sur toutes nos maisons de haute education. *
II faut 6tre instruit, tout le monde en convient ; on
differe seulement sur la nature de 1' instruction conve-
nable a notre pays. A quoi servant le grec et le latin ?
dit-on toujours. Autant vaudrait se demander a quoi
sert d'etre un esprit cultiv6. Les langues grecque et.
latine servent a savoir le frangais, et cela suffirait pour
eur faire trouver grace dans ce pays. Mais leur plus
L* INSTRUCTION PUBLIQUE
m
on
ive-
lin?
luoi
et
)our
)lus
grandc utilit«i pcutOtre est d'aider a former l' intelligence.
La r^llexion que rec[uiert lY'tude des langues mortes dcve*
loppe plus I'esprit que tons les calculs et toutes les
experiences des gens prati(iues. Je citerai sur ce sujel
quelqucs lignes ^ zanam dans son Discours sur la puis'
sance du travail ,
" Les Icttres d(jnc sont demeurd'es mattresses, et c'est
vainement qu'on a voulu Icur contester la part (jui leur
est faitc dans I'instruction publique, et qu'on a voulu la
restreindre. L'erreur de bcaucoup de gens est de se
m6prcndre sur les 6tudes ou Ton a coutume d'ap[)li(iuer
la jeunesse. Le but prochain cju'on s'y propose n'est
point pr^cisd-ment le savoir, mais I'exercice. II ne s'agit
pas tant de litlerature, d'histoire, de philosophic, choses
qui s'oublieront pcut-Gtre, que d'afTermir 1' imagination,
la m^moire, le jugement, .qui demeureront. Ces langues
ancicnncs, auxquelles plusicurs voudraient qu'on donnat
moins d'annees, sont les plus admirables formes qu'ait
jamais revStues la parole humaine ; et, s'il est vrai que la
parole modifie la pensee, ne voyez-vous pas que I'esprit,
oblige de se modeler longtemi)s sur les types grecs et
latins, en gardera n^cessairement les impressions puis-
santes ? Dans ces le<;ons de tous les si(icles, dans ce com
merce journalier avec tout ce qui fut grand, il se forme
plus que I'esprit, je veux dire le caractere. Et quand, an
sortir des bancs, on devrait perdre jusqu'au souvenir des
auteurs qu'on y explicjuc, ce serait encore un bienfait
considerabl^que d'avoir et6 nourri de bonne heure a
I'idee du devoir, que d'avoir appiis a ob6ir, et de savoir
au moins s'appliquer et se contraindre, ce qui est le
secret des affaires et le gfand art de la vie humaine. J I
se pourra que, d'«n grantl nombre d'eleves, on fasse peu
d'^crivains et d'orateurs : il en restera, ce qui vaut
mieux, des citoyens utiles et des chretiens perseverants.
II en est de I'education comme de 1' heritage du labou-
reur : ses enfants y chercherent un tresor, ils y firent
lever des moissons." * '
m
L INSTRUCTION PUBLIQUE
Tout cela est bel et bon, observe-t-on, mais ne donne
pas de qiioi manger. — Non, si Ton se fait notaire. Oui,
si Ton dcvient marchand on agriculteur.
On insiste et Ton dit que dans les socidt^s am^ricaines
il faut avant tout se pri^parer a I'industrie, au ccmmerce
et a I'agriculture. — Fort bien ! mais la meilleure des pre-
parations, c'est un cours classique. Ceux qui, pouvant
s'instruire, ne le font pas, sous pr^texte qu'ils se destinent
au commerce, se meprennent du tout au tout sur leur
int^rgt, car ils renoncent volontairement a une superiorite
certaine pour I'avenir.
Dans les soci6tes americaines, oil 1' initiative indivi-
duelle est aussi necessaire que libre, il importe avant tout
d'gtre instruit. Les mille transactions du monde des
affaires, oii Ton ne pent cortipter que sur soi-mgme,
demandent un esprit eclaire, et dans les relations sociales
la culture intellectuelle inspire une confiance et assure un
prestige qui s'exprime toujours par de grands avantages
pecuniaires. Pour la vie publique, si active sur ce
continent, et a laquelle chacun est appele a prendre
part, la necessite de 1' instruction est encore plus
6vidente. II y a tel marchand de Montreal ou de Que-
bec, intelligent et spirituel, dont 1' influence est assez
restreinte aujourd'hui, que Ton verrait au -premier rang
s'il pouvait parler en public, s'il pouvait ecrire, s'il
etait un esprit assez cultive pour avoir de ces idees
larges et fecondes qui s'lAipose^t aux masses, et pour
les developper avec force et lucidite. II y a tel agri-
culteur qui occupe depuis plusieurs annees un siege dans
la legislature, ou il ne fait rien, et qui scrait devenu
bientot un homme marquaiit s'il avait eu quelque instruc-
tion. Partout le defaut d' instruction paralyse les talents.
l' INSTRUCTION PUBLIQllE
171
Que-
assez
rang
s'il
idees
pour
agri-
dans
evenu
istruc-
ilents.
Dans certains cercles on a coutume de dire que tout
va mal, quo le Canada reclame une regeneration. II
est vrai qu'une bonne moitie des representants du
peuple est incapable de se rcndre utile ; que nos lois
sont trop souvent mal dig^rees et mal redigees; que nos
houimes publics ne sont pas tous des hommes d'etat ;
qu'un tel, qui pose comme financier, sait le calcul, mais
ignore la finance, Teconomic sociale : mais, dites-moi, la
faute en est-elle au grec et au latin ? Ces deputes inutiles
sont ce qu'on appelle des hommes pratiques ; ces mauvais
financiers n'ont ete qu'aux ecoles commcrciales ; aucun
de ces politiques manques n'a fait un cours d'etudes. Et
c'est la precisement le mal. L' instruction classiquc est la
seule base sur lacjuelle se peuvent batir les renommees
solides. Voyez le passe, voyez le present : quels sont
les hommes qui nous ont rendu le plus de services,
sinon ceux qui ont regu leur education dans nos grands
colleges ? On remarque que le Bas-Canada s'est trouve
dans des situations difficiles et qu'il en a ete tire chaque
fois par des hommes qui se sont montres superieurs a ceux
des autres provinces : il ne faut pas chercher ailleurs que
dans I'enseignement classique la cause de cette superiorite
de nos chefs. Indirectement ce sont ainsi les colleges
qui ont sauvegarde la nationalite canadienne-frangaise ;
et si notre ^ays, comme on se plait a le dire, a besoin
d'une regeneration sociale ou politique, assurement I'idee-
mere n'ew sera point congue par une intelligence in-
cultc. L'homme qui nous sauvera, si nous avons besoin
d'etre sauves, ne sera certainement pas un '* homme pra-
tique," eleve dans I'horreur des classiques, et qui, etranger
aux sciences morales et a la philosophic de I'histoire,
aura passe sa vie a trouver les moyens de faire fortune.
172
L* INSTRUCTION PUBLIQUE
Les esprits de ce pays ne sont pas p6tris d'une autre
argile que ceux d'ailleurs ; ici comme partout, les vues
d'ensemhle, les idees gen^rales ne s'acquierent que par
de longues etudes, et si le Canada se fraye un chemin
dans le monde, il le fera comme les autres peuples, non
pas au moyen d'un eteignoir, mais au moyen d'un flam-
beau. L' instruction classique, loin de ne pas convenir a
un pays comme le notre, est au contraire utile surtout k
une society democratique, oti le peuple, pour bien user de
son droit de resoudre cent questions differentes, requiert
tant de bon sens ^claire et conservateur et une si sage
direction. *
* Ce que je disais en 1871 des professions libiSrales ne pourra, k I'avenui fetre
d'une application generale, car sous la loi nouvellc il n'est plus aussi iMile d'eUre
refu avocat ou notaire. C^'est un grand progrfeSt
,'^P^
L'iNSTRUnTION PUBLIQUE
173
m
Enfin, venons a la vraie question. Car, il ne faut pas
se le dissimuler, tous les reproches adresses a nos colleges
ne touchent pas aux causes du mal reel dont souffre la
societe canadienne. Nos colleges sont pour le pays a la
fois un honneur et un bienfait inappreciable. Tout ce
que nous pouvons leur souhaiter, comme a toute ins-
titution humaine, c'est de s'ameliorer, de perfectionner
eurs methodes,.de completer leuv organisation; quant a
1 oeuvre qu'ils accomplissent deja, elle est bonne, elle est
excellente. Le defaut de notre systeme d'instruction
pubhque n'est pas dans ce que nous possedons, mais
dans ce qui nous manque. Les institutions existantes
Jont du bien, mais les lacunes de notre organisation sco-
laire perpetuent I'etat de choses que tant d'^crivains de-
noncent a bon droit.
• Dans les pages qui or^cedent, j'ai essay^ de ddmontrer
que les reproches formules centre nos colleges ne sont pas
fond^s; cependant j'admets bien que I'instruction clas-
sique ne peut pas etre la regie generale, et qu'elle est
lorcement une exception, et si, renon^ant a la trouver
mauvaise, on se contentait de dire que, toute bonr:e
qu elle est, elle ne forme pas seule un systeme complet
174
L' INSTRUCTION PUBLIQUE
et ne repond pas a toutes les exigences d'une society,
j'avouerai;-) que Ton a parfaitement raison. Ditcs qu'il
faut un certain equilibre entrc reducation classique,
I'education secondaire ct reducation. primaire, personne
ne Ic contestera. Ajoutez que cet 6quilibre n'existe pas
chez nous, Tcducation classique ayant grandi plus vite
que ses deux soeurs, quant a moi, je serai de votre avis.
Les colleges classiques sont hors de cause : leur ensei-
gnement restcra toujours la seule base solide d'une edu-
cation serieuse ; mais il est evident, et personne ne songe
d le nier, que tout le monde ne peut pas recevoir cette
haute education, faire huit ann6es d'etudes coll^giales ;
un grand nombre de peres de famille n'ont pas les moyens
de subvenir aux depenses d'un cours complet. Ce sont
eux, d'abord, quewl'on neglige. Ensuitc, la masse du
peuple, le gros tie la population qui ne req:oit que 1' ins-
truction primaire, n'est pas assez favorisee. De nos
ecoles et academies a nos seminaires, il n'y a pas de
proportion.
Est-ce a dire qu'il faille s'en prendre aux seminaires et
au clerge qui les dirige ? Non ; la societe laique merite
seule tous les reproches pour n' avoir pas su faire sa part
dans ce' grand travail d' organisation ocolaire. Pendant
que se fondaient a Quebec, a Montreal, a Ottawa, aux
Trois-Rivieres, a St. Hyacinthe, a Nicolet, a Ste. Therese,
a L'Assomption, ces universites, ces seminaires, ces col-
leges que I'etranger admire chez nous, pourquoi de leur
cote les citoyens ne se sont-ils pas mis a I'oeuvre pour
ameliorer i'enseignement primaire et industrial? Vous
voullez laisser tout faire par le clerg6 ! De quel droit
exigez-vous que le clerge fasse tout ?
l'instruction puelique
175
Au lieu de nous attarder dan.i ces recriminations in-
justes, ayons done le courage d'aborder franchement la
vraie question.
Oii en est chez nous l'instruction primai/e et secon-
daire ? Voila la question, la seule.
Quant a l'instruction secondaire, qui pr6pare au com-
merce, a I'industrie, aux arts et metiers, hatons-nous
de dire que nous assistons, depuis quelques ann^es, a
un veritable eveil de I'opinion publique. Les tenta-
tives les plus honorables ont 6te faites pour doter la
province de I'enseignement polytechnique qui lui man-
quait ; le gouvernement de Quebec, le bureau des arts et
manufactures, les citoyens de Montreal, en g^ndral, ont
rivalis6 de zele dans cette oeuvre aussi ni<^ritoire que
difficile, et la belle academic du Plateau af teste le succes
obtenu. La creation et les progres de cette institution
prouveraient aussi au besoin que le clerge n'est pas,
comme on se plait a le dire, hostile a la participation
de I'el^ment laique dans I'oeuvre de I'education du peu-
ple, et qu'il sait se contenter du controle legitime qui
lui appartient dans I'enseignement des verites morales
et religieuses. On doit en partie aux encouragements
du clerge le succes du mouvement salutaire que nous
signalons.
Mais n'avons-nous plus qu'a nous croiser les bras?
Non, certes ! Nous devons travailler encore et avec
energie. Nous avons jete de puissantes fondations; il
faut parfaire et couronner I'edifice. Montreal va bien,
mais dans d'autres parties du pays se preoccupe-t-on de
I'enseignement secondaire ? On oublie trop que, dans
I'ordre intellectuel, on ne tarda pas adescendre lorsqu'on
n'essaye plus a monter.
176
L INSTRUCriON I'ULiLKjUE
Mais je siiis presque tente de regrcUer deja, cette cri-
tique, car on peut me repondre que Paris nc s'cst pas
fait en un jour, qu'il faut du temps a toute entreprise
s6rieuse. .
En effet, les hommes qui sont a la tOte du mouvement
sont sincires, actifs, intelligents, et ils out a cceur de
reussir. Laissons-les poursuivre leur ceuvrc, qui ne con-
siste plus qu'a multiplier les <icoles du genre de cclles
qu'ils ont deja fond(ies. Souhaitons-leur seulement de
n'etre pas entraves par la chicane, plante toujours vivace,
fruit toujours mdr, fleur toujours qianouie sous le climat
canadien.
II y aurait beaucoup plus a dire de I'enseignenient
primaire.
On peut juger d'une population de deux mani6res, soit
par comparaison, soit par examen isole. Si nous com-
parons le peuple de nos campagnes aux paysans des
autres pays, nous avons lieu d'etre fiers. D'abord, le
«paysan)) n'existe pas ici ; nous n'avons que des habi-
tants, qui tous possedent une etendue de terre relati-
vement considerable, sont richement vGtus, font deux et
mfime trois repas de viande par jour, ont des voitures de
Inxe et des chevaux superbes, des maisons spacieuses en
bois ou en briques, et trouvent sur leur ferme une vie
aisee. Peuple 6claire, du reste, et intelligent, qui parle
bon fran^ais, prend une part active aux affaires pu-
bliques, respecte I'autorite, et prie Dieu de bon cceur.
Voila un cote de la medaille. Nous verrions le revers
en cessant de comparer pour juger simplement. Nous
dlrions alors :
Les Canadiens cultivent mal leurs terres, font la paresse
durant nos six mois d'hiver, mettent le desarroi dans les
L INSTRUCTION PUBLIQUE
177
et
de
en
vie
arle
^n-
ieiir.
esse
les
affaires publiques par Icur esprit chicanier, se niinent
par un luxe effrene, et cela, parce qu'ils sont ignorants,
car nous n'avons dans nos I'colesque i eliive par 5.19 de
la population. Encore fiiut-il remarquer que ce calcul
est fait sur le chiffre total de la population ; la proportion
serait encore moindre si Ton retranchait la population
des villes qui est plus avanc^e. Vous me direz qu'aux
Etats-Unis la proportion des Aleves est de i sur 5 habi-
tants, en Allcmagne de i sur 6.6, en France de i sur
8.73, en Angleterre de i sur 13, et que cette proportion
diminuerait encore plus que chez nous si Ton ne comptait
pas les villes, car les villes y sont plus nombreuses et plus
populcuses qu'au Canada. Fort bicn ; mais je repute
que je ne compare plus. De ce que nous sommes les
(igaux de bien d'autres, s'ensuit-il que nous devons re-
noncer a devenir meilleurs ? Rappelons-nous que la
province d' Ontario compte i 61d:ve sur 3.51 habitants.
D'ailleurs, il reste toujours a savoir quelle sorte de
le(;ons re^oivent les 6l6ves de nos 6coles primaires. La
stalistique peut bien faire le ddnombrement des ecoliers,
mais la nature, la quality de I'enseignement ne saurait
s'exprimer par des chiffres. C'est ici le point le plus
delicat de la question. Je voudrais bien dire toute
mia pensi^'e et ne froisser personne ; je desire surtout ne
point blesser ceux qui font partie du corps enseignant et
dont la bonne volonte, I'ahn^gaiion, le courage me sont
connus.
De quelle valeur est notre enseignement primaire ? Sans
s'arrfiter aux rapports des inspecteurs qui n'en donnent
pas une idee favorable, on peat repondre a cette question
par d'autres questions :
Quels sont les appointeraentis des inspecteurs d'^coles ?
178
l' INSTRUCTION PUBLIQUE
Quel est le traitement des instituteurs?
Combien y a-t-il de commissaires d'^coles qui ne savent
pas lire ?
Les inspecteurs re(;oivent depiiis J400 jusqii'a ;^ 1,000
par an. II y a 294 instituteurs qui ont moins de $100,
et 201 qui ont $400 ou plus. Quant aux institutrices,
2,174 ont moins de $100, et 63 ont $400 ou plus. Pour
ce qui est des commissaires d'ecoles, choisis en general
parmi les cultivateurs bien pos6s ct parvenus a I'agc mQr,
un tiers peut-Gtre ne sait pas lire. Personne n'osera dire
que I'enseignement primaire, donne dans ces conditions,
puisse Dtre suffisant.
A qui la faute ? An peuple souverain. Eh ! pourtant,
non, puisqu'il ne connait pas mieux. La responsabilit6
de cct etat de choses retombs sur cette sale esp^ce de
hableurs qui, juste assez intclligcnts pour sentir leur
proj re pauvretd d'esprit, exploitent avec una perseve-
rance incroyable, au profit de leur avancement personnel,
le prejuge populaire centre les taxes. Audacieux autant
que sots, ils flattent ou la b&tise ou la passion avec une
habilet6 d' instinct qui desespere le sens commun ; mal-
honnStes, sans vergogne, ils ne parlent que de ruine pu-
blique, d'impots ecrasants pay6s par le pauvre au profit
du riche, et ils remuent ciel et terre contre un projct
qui demanderait une taxe de vingt sous par terre : rien
ne leur coflte pour se faire elirc aux charges, et ils
mangent I'ordure du peuple pour meritei un siege au
parleraent. Et, de fait, cette ignoble engeance arrive
parfois a la deputation. Elle tient, dans tons les cas,
plus ou moins sous sa dependance la plupart des de[)utef,,
car quelques-uns connaissent par une funeste experience;
l' INSTRUCTION PUBLIQUE
171)
rojct
rien
ih
e au
live
cas,
lUtes,
encQ
les resultats d'un mauvais vole sur une question d'argcnt :
j'en connais un qui perdit son election pour avoir aug-
ments d'un sou la taxe du bardeau.
Avec ce bon esprit, notre province qui compte plus d'un
million d'habitants, en arrive a deiJcnser {5323,291.34
par an pour I'instruction publique, dont $152,000 pour
les Scoles communes, ce (jui, joint a la sommc de
$1,326,000 fournie par les municipalites, forme un total
de $1,478,000. Or, savez-vous ce qu'a dispense pour le
m6me objet, I'annee derniere, I'ctat d'lowa, qui a une
population de 1,350,000, et qui ne passe point pour un
des pilus avances dc 1' Union americaine? Vous ne le
croirez pas, 6 electeurs canadiens : $4,605,749, c'est-a-
dire pres de quatre fois autant que nous !
Nous economisons sur le budget de I'instruction !
Peut-on se montrer plus malavise ? Mais reflechissez
done, pensez done, pensez un instant : ne comprenez-
vous pas qu'cn pareille matiere mesquiner c'est s'ap-
pauvrir, et qu» mieux vaut cent cent fois gaspiller, jeter
I'argent par les fenStres? car cet argent, mfime follement
dt'pense, forme un capital de connaissances utilos qui,
repandues dans le peuple, contribueront a. la richesse
publique.
II faudrait une reforme radicale des idees sous ce rap-
port. Quand s'accomplira-t-elle ? Dieu le salt. Ce sera
lorsque les deputes auront un pen plus le respect d'eux-
memes, lorsqu'ils comprendront les vraies obligations de
leur mandat. Accepter le mandat populaire, c'est s'obli-
ger a servir le peuple : ©wi, dans le sens de servir son
6ays^ mais non dans celui de descendre au role de cour-
tisan et de domestique. On est elu pour son talent, non
180
L INSTRUCTION PTTBIJQUE
pour ses aptitudes A devenir valet. Un ddput6; pendant
toiitc la diirce de son mandat, est independant et n'a pas
d'ordres a reccvoir ; car il est censd suptirieur a ses man-
dataires, avciigles qui I'or.t choisi parce (pi'il voit clair,
ct il doit les guider dc force, s'il le faut, sans tenir
compte de leurs folles terreurs.
J'cprouvc la plus douce satisfaction a rendre hommagc
ici A la mdMiioire d'un homme qui, durant sa trop courte
carritire parlementaire, a su trouver des accents d'une •
veritable (I'loquence pour rcvendi([uer les droits de 1* ins-
truction priinaire dans la repartition des deniers publics.
Je veux parlcr de M, Francis Cassidy, qui fut mon bien-
faitcur ct mon ami, quoique la politique nous eilt jet(^s
dans des camps opposes. Pendant la derniere session
qu'il passa a Quebec, unc discussion s'eleva sur un des
chapitres du credit attribu6 au d6partement de I'cduca-
tion : un depute de Tcpposition reprochait au gouverne-
ment de demander une somme trop d'levee pour les frais
d' inspection. M. Cassidy, qui lui-mome siegeait a gauche,
puisa dans sa loyautd et sa droiture d'esprit le courage
de (lefendrc les vrais int^;rSts du pcuple, a peine dc tirer
le ryinistere des mains de ses amis. Jc ne suis pas, dit-il,
de ceux qui lesinent quand il s'agit de procurer au peuple
les bicnfaits de I'instruction, et si j'avais a faire un re-
proche au gouvernement, ce serait, non point de depenser
trop d' argent pour cet objet, mais de n'en pas depenser
suffi'jamment. Si les ministres ont des r^formes a faire,
qu'ils ne craignent pas de prendre dans le tresor tout
I'argcnt dont ils ont besoin : il se tronvera, j'en suis sflr,
dans ceite Chambre assez d'hommes bien pensants pour
les soutenir et les approuver de leur voie. Que parlons-
nous de diminuer le budget de 1' instruction publique I
l' INSTRUCTION PtJnMQUE
181
Augmontons-le plutCt ; i) en rdsultera toujours quehiue
bien, ct 1' instruction n'cst jamais payee trop cher. •
II scrait i desirer que Ton entendit plus souvcnt parcil
langage dans nos assemblies.
Si nos l^gislateurs avaient ces fibres iddes, ils ne crain-
draient pas de voter un ou deux millions pour 1' instruc-
tion ])ublique, et d'endetter la province i' ccUte fin, s'il
Ic fallait, jusqu'a I'extrGme limite de son crd-dit. Cette
'dctte serait facilement payde par une gd-neration plus
instruite, purtant plus industrieuse et plus riche.
Et savcz-vous ce que Ton ferait avec tout cct argent ? —
On donnerait $2,000 par an a de bons inspecteurs, et
$3,000 dwn inspecteur-general. — On paierait aux institu-
tcurs ou institutrices (il y en a 5,060) la mfime somme que
la municipalitd', pourvu que cette somme fQt de $300 au
moins. — On foimerait, a Quebec et a Montreal, un depot
de livrcs et d'appareils pour les ecdles, de manicre a faire
l)6ncficicr ics UiunicipalitCb de tous les gros profits que
rccoltent maintenant les libraires. — On construirait des
raaisons d'ecole dans les localit^s nouvelles et pauvres. —
On fonderait des biblioth^ques de paroisse, etc.
Pwis, apres cela, il serait bien a propos d'exiger que les
commissaires, qui sont les directeurs de I'^cole, sachent
lire. Mais je n'insiste point la-dessus, car on ne trouverait
pas un seal depute pour voter pareille loi : cela lui fi^rait
perdte I'appui de I'un des commissaires qui commande
deux voix dans le haut du cinquieme rang d'une paroisse
quelconque.
IMAGE EVALUATION
TEST TARGET (MT-3)
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O
1.0
I.I
l:£|28 |25
12.2
1^ lU,
40 mil 2.0
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11.25 i 1.4 i 1.6
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V
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k
182
L INSTRUCTION PUBLIQUE
TV
PETITION AU MTNISTRK DE L'INSTRUCTION PUBLIQUE LE
PRIANT DE NE PAS LAISSER LES MAITRES
d'eCOLE DANS LA MIS^RE.
Monsieur le Ministre,
Ici, k St. Xiste, I'institnteur est un jenne homme de
trente ans, marie et pere de trois gardens ; la municipalite
lui donne un traiteraem annuel de trois cents piastres, et
lui attribue la moiti6 de la maison d'ecole pour so loger
avec sa famille. Nous I'estimons tons, et nous I'appelons
familierement Monsieur Pierre ; au dire d'un charun, il
est iniegre et respectable, aiais je vous avoucrai, pour ma
part, que je ne suis pas rassur6 a son endroit. 11 Riourra
de faim, j'en ai peur, si Dieu ou le gouvernement ne
vient a son sccours.
*
II ne manque pas de talent et d'un certain savoir.
Protege par un prfitre charitable, il a pu entrer a I'^cole
normale, ou il obtint ses diplomes sans peine. Puis il
s'est consacre a I'enseignement primzrire, suivant Tobli-
gation conlract^e dans cette institution. Ses debuts
dans la carriere ont et6 facilcs. Le cur6 lui accordait
sa confiance ; il la merita, et la posside encore ; les
l' INSTRUCTION PUBLIQUE
183
commissaires d'^coles eux-memes I'honoraitrt de leur
bon vouloir : il se croyait heureux, lorsqu'un jour certain
brave homme, qui savait lire couramment dans le Devoir
du Chretien, nous offrit d'instruire nos enfaiots au prix
de deux cent cinquante piastres par annee. La paroisse
trouvait la une ecpnoraie de cinquante piastres, et plu-
sieurs d'entre nous pensaient que la paroisse avail grand
besoin de faire des epargnes ; les taxes sont lourdes chez
nous, et le .pont de la Petite-Rividre s'etait ecroul6 au
printemps, puis le conseil de comte nous avait poursuivis
pour quarante-deux piastres, au sujet d'un cours d'eau.
Tout cela, c'est des frais, et toujours ne faut-il pas se
miner. Cependant, les commissaires, a la majorite d'une
voix, r^solurent d'engager de nouveau notre jeune insti-
tuteur.
Cela fit du bruit chez les gens du quatrieme rang,
qui sont 6conomes, et lui, de son cote, fier comme un
diploma, fut vex6 d'un pareil succes. Je lui ai entendu
dire que traiter ainsi un normalien, c'etait une indignite ;
il songea a nous quitter, mais finit par se calmer, elant
bon gargon, comme on dit, et <l'ailleurs tfes-devou6 a la
noble mission de I'enseignement, dont on lui a fait com-
prendre toute la grandeur durawt son sejour a I'ecole
normale. Instruire I'enfance, c'est preparer I'avenir du
peuple et s'associer a I'apostolat du prStre, c'est servir
Dieu et la patrie ; noble travail, labeur vraiment di^ne
d'une ame patriotique et religieuse. Quelle autre tache
pourrait repondre aussi pleinement a I'ambition legitime
d'un coeur bien ne, capable de sacrifices ! P6netr6 de ces
idees genereuses, et subissant leur empire avec rh^roisme
ou la naivetd de son age, monsieur Pierre se remit a
I'ceuvre avec conscience et d^vouement.
184
L INSTRUCTION PUBLIQUE
Est-il besoin de dire quMl n'6tait pas au bout de ses
dpreuves? Vous ne supposez pas, monsieur le Ministre,
que, poMr etre instituteur, on en soit moins homme :
I'instituteur de St. Xiste r&va mariage. Chacun dans le
village s'en aper^ut et pr6dit qu'il serait heureux avec la
jeune fille, jolie et industrieuse, qu'il aimait. Lui, crut
le moment arriv6 de demander une augmentation de
traitement. Vous devinez bien ce qui arriva. Non-seulc-
ment il 6prouva un refus, mais les commissaires d'^coles,
n'eOt ete I'influence du curd sur eux, I'auraient pri6
d'aller chercher fortune ailleurs.
Vous croyez sans doute que monsieur Pierre, indignd
plus que jamais et degoOte, envoya tout de suite sa
demission et ddchira ses diplotnes. Vous vous trompez.
Ah ! il fut indignd, protesta, jura presque, ecrivit m&me,
je crois, une lettre anonyme dans les journaux de I'oppo-
sition ; il est vrai aussi qu'ii partir de ce jour il sembla
moins frappd de la grandeur de sa mission et moins
s6duit par I'idee de son apostolat : mais il dtait piqu6
de la tarentule, je veux diie amoureux ; il gemit, puis
accepta la nouvelle dpreuve que le ciel lui envoyait. II
reflechit que cette terre n'est qu'une vallee de larmes,
et trouva de bonnes raisoiis pour rester a St. Xiste,
disenchants, mais courageux.
De fait, il poussa le courage jusqu'a se marier tout de
suite. II fit bien assurement, car il est 6crit : Malheur
a r homme seul ! Mais le mariage est une chaine, 16gere
peut-Stre, solide toujours, et monsieur Pierre, dans la
suite, ne fut plus aussi maitre de ses mouvements. II
a sollicit6 encore plusieurs fois un traitement plus 6]ev6,
mais toujours en vain. Tout a fait decouragd et d6goCit6,
L INSTRUCTION PUULIQUE
185
il voulut alors abandonner la carri^re de renseignement :
mais quelle autre carriere embrasserait-il !... II faut pen-
ser d la femme, a I'enfant. Autrefois, il eQt pu entrer
chez un n^gociant, devenir commis dans une bonne
maison j aujourd'hui il n'ose pas tenter cette aventure,
craignant de manquer d'aptitude, car un instituteur se
forme a I'enseignement, pas a autre chose. Sa position
pr6sente, quoique bien triste, au moins lui impose des
devoirs qu'il sait pouvoir remplir ; la prudence lui con-
seille de se soumettre a son sort.
Pour aller au plus court, je vous redirai, monsieur le
Ministre, que notre instituteur est aujourd'hui p6re de
trois enfants et ne re^oit encore que trois cents piastres
par ann^e. Evidemment, ce n'est pas asscz pour qui,
n'ayant pas les revenus d'une terre, est oblige de tout
acheter, la nourriture comme le vStemcnt. Aussi, se
trouve-t-il bien malheureux ; il n'a pas d'espoir, tout est
sombre devant lui, il parle d'emigrer, et Ton commence
m&me a dire que ses 616ves apprennent moins que les
ann^es pass^es. Je m'explique cela : il ne met plus
de coeur au travail. N'est-il pas a craindre que le decou-
ragement ne le m6ne a mal ? On en a vu que la pauvret6
faisait ivrognes ou fripons, tant il est difficile qu'un sac
vide tienne debout ! Dans tous les cas, s'il reste honn&te
homme, il restera aussi dans la mis^re.
Ne viendrez-vous pas a son aide, monsieur le Ministre ?
II est vrai qu'en g^n^ral tous les instituteurs sont dans le
m§me cas ; mais pensez done que ces hommes-la jouent
un role de premidre utilite dans I'Etat, puisqu'ils sont
les instructeurs du peuple. S'il est vrai qne les institu-
tions d6mocratiques supposent 1' instruction populaire
vMf
L* INSTRUCTION PUBLIQUE
comme leur fondement essentiel, il faut reconnaitre que
les maitres d'ecole sont Ics ouvriers indispensables de
notie Edifice politique. Cc sont eux qui, enseignant
d la masse de la population les premiers rudiments,
jettent ainsi les bases du gouvernement parlementaire.
Et ces bienfaiteurs, loin d'Gtre encourages et rd'compen-
ses, seraient oublies, meconnus par ceux mSmes qui sur-
veillent I'cxercice de ce gouvernement ! En verity, c'est
la unc anomalie etrange, et qui, permettez-moi de le dire,
denote combien peu nos hommes d'6tat r6flechissent sur
le caractere des institutions qu'ils sont appeles a mettre
en mouvement. Si l' ignorance est I'^cueil principal de
ces institutions, ce qui n'est pas douteux puisqu'elles
reposent sur le vote populaire, le premier devoir du
politique est d'cncourager 1' instruction, et cependant
ceux qui la donnent, nos maitres d'ecole, vtJgetent dans
un etat voisin de H compl(^te mis6re !
lis sont les derniers de la paroisse, des parias auxquels
on n'accorde aucune consideration, presque un objet de
ridicule. Et cela se comprend : leur carridre n'est ni
un metier ni une profession, ils sont d^class^s dans le
monde, il est done naturel que Ton ne compte pas avec
eux. Mais qu'ils aient des appointements suffisants pour
mener un train de vie convenable, qu'on leur fasse, en
un mot, une carriere veritable, et ils seront bienlot
respectes comme ils devraient I'Stre dans une society
qui honore et recherche 1' instruction.
Vous repondrez, monsieur le Ministre, que It tresor
provincial ne vous permet pas de faire des largesses, que
la colonisation, 1' emigration, les chemins de fer ont aussi
des exigences et des droits. Je ne le nie point ; mais
*n.',
L rNSTRUCTION PUDLIQUK
18*/
)ienl6t
iociete
tresor
;s, que
jt aussi
mais
j'ai observe une chose, c'cst que clans les paroisscs ou
Ton propose de voter dc I'argcnt pour les chemins de
fcr, la jeune generation dWial^i/an/s se prononce toiijours
en faveur de ces mesures d'intcJrfit public, Topposition
vcnant ordinairement des plus agtl's. OCi trouver I'ex-
plication de cette difference, sinon dans le dcgr6 de
culture des uns ct des autres? L'instruction, en 61argis-
sant le cercle des id6es, detruit le prcjug6 populaire
contre les taxes. Encouragcz done l'instruction, et les
entreprises publiques deviendront faciles, la question
Caancidre sera vite simplifi^e.
La moyenne des appointeineius des instiluteurs est de
^517 par annee en Angleterrc et dans le pays de Galles,
de ^551 en Ecosse. En Suede, on leur donne en sus
un morceau de terre cultivable et une vache. Ici, au
Canada, sur ce sol d'Amcrique r^putd si favorable a la
venue des bonnes idees, ferons-nous moins pour la cause
de l'instruction populaire ? On dit, monsieur le Ministre,
que durant cette session des chambres de Quebec vous
allez presenter un projet de loi sur I'education, Ah ! si
\*ous me consulticz A ce propos, je sais bien ce que je
conseillerais. Je vous proposerais de mettre dans votre
loi un article qui dirait bonnement :
Touf maitre (V icole primairc qui aura un trait emcnt de
$joo ou plus, touchcra une tgale sommc sur le tresor pro-
vinciat.
Ce serait de Targent bien Dlac6, monsieur le Ministre,
et qui rapporterait au centuple. Cela vaudrait mieux,
dans tous les cas, que de faire venir ici A grands frais des
communards parisiens.
I decembre 1S74.
ff
LA QUESTION AGRICOLE
Le printemps, cette ann6e, a 6t<S marqu6 par une
veritable disette de fourrage dans les campagnes. En
beaucoup d'endroits, les bestiaux sont morts de faim, ou
s'ils "ne mouraient pas tous, lous 6taient frappfe," et
I'on cite plusieurs cultivateurs dont les chevaux sont au-
jourd'hui trop affaiblis pour faire le travail des semailles.
On a vu des habitants forces de donner en nourriture
aux animaux les toits de chaume qui couvraient leurs
granges depuis nombre d'ann^es ; les moins 6prouvds ont
des vaches qui chancellent. Ces paavres gens sont les
memes qui, I'automne dernier et durant I'hiver, vendaient
leur paille pour deux piastres les cent bottes ! Avec une
imprdvoyance qu'ils comprennent mie?u que personne
maintenant, ils comptaient sans le printemps taidif qui a
trouv6 lewrs granges vides.
Parmi les proverbes, expression du sens commun qui
doit pr&ideraux ar/ions joamalidres, il en est deuxqu'il
I'JO
LA QUESTION ACRICOLE
faut savoir concilier pour Otrc repute sage. Le premier
dit : l.a richessc est a qui la posside, non pas i qui en est
pofiiiitlc ; le second : Lorsque I'argcnt cntrc par la porte,
il faut prendre garde qu'il ne sortc par Ics fenCtrcs.
Obd'ir i cr- deux proverbes, c'est i la fois se respecter
soi-mOme en fuyant I'avarice, en jouissant avec discrt-tion
du bicn acquis, et se montrer pr6voyant en faisant des
6pargnes pour I'avenir. Le detachement des richesses,
joint a la prdvoyance, tout est la, surtout en agriculture.
Mais nous autres, Canadiens, nous avons une fa^on parti-
culiiire do jeter nos revenus par les fen6tres sans cesser
d'aimer I'argent. Nous ne laissons pas facilement sortir
de r.otre gousset une pi^ce de cinq sous, et cependant,
d'un coeur Ic'ger, nous faisons des dettes pour acheter un
article de luxe, nous mangeons les produits de nos tern^s
en parties de plaisir, nous perdons notre temps. Lors-
qu'on nous parle des succ^s de telle famille de cultiva-
teurs arriv^e depuis peu d'Angleterre ou de France,
nous aimons k repondre : " Ce n'est pas ^tonnant, ces
gens-la ne mangent pas, ne depensent rien." II se peut,
en effet, que leur economic soit pouss6e a I'exces, et
certaines privations n'ont rien d'honorable ; elles repu-
gnent dans tous les cas aux habitudes de vie plus large
du nouveau monde ; mais tout de m2me, et tenant
conipte des differences de moeurs et de caract^res, nous
p6chons, avouons-le, par I'exc^s contraire, et nous ou-
blions trop que de grasse cuisine sort maigre testament.
Le luxe en toutes choses est notre defaut capital.
AUez, le dimanche, dans une paroisse quelconque du
Bas-Canada; en voyant tant d'elegants Equipages, vous
6tes 6merveill6s, et I'etranger constate avec surprise qu'il
n'existe pas (\e pajisans dans notre province, qu'il n'y a
LA QUESTION AGRICOLE
191
que ties cultivateurs a Taisc. Mais, d'un autre cOtd, si
vous comparez le prix de cc3 bcnux clicvaux, de ces beaux
harnais, dc ccs belles voitures, avec Icchiffrc des rcvc*mi5
du proprictaire, vous serez obliges de rcconnaitrc chcz
ce dernier une ccrtaine extravagance. Et si Ton vous
apprend ensuite qu'un grand nombre de Canadicns-fran-
^ais ont d'te forces depuis quclques annd'cs d'abandonncr
leurs terres pour aller travailler dans les manufactures
aux Etats-Unis, vous a' en serez guere surpris.
Le cultivateur vous dira sans doute qu'il fatrt toujour
un peu profiler de la vie, qu'ils vaut mieux capitaliser
moins et se donncr plus de loisirs, qu'4 la mort on
n'emporte rien avec soi. Ses raisons sont pC'rcmptoircs...
exxepte lorsque le printemps se fait attendre.
Au moins, pour faire face a. ces depenses, prenons-nous
let: moyens d'obtenir de la terra le plus de revenus pos-
sibles ? I-aisons-noiis rendre au sol tout ce qu'il pcut
donner? Un seul fait suflit aux hommes du metier pour
decider cctte question : nous vendons nos fourragcs,
parfois nos fumiers 1 Et pourquoi ? Nous savons cc^xjn-
dant que les animaux ont Ijesoln de paille ct la terre
d'engrais ; rnais il en est de cela comme dc bien d'autres
choses ou nous raisonnons JHSte ct agissons mal. La
negligence, I'habitude de laisser faire, la repugnance a
s'assujetir a un travail continuel nous font jctci au vent
parfois la meillcure part de eos richesses fertilisantes et
negliger tons cen petits moyens qui, au bout de Tan du
travaillcursoigneux, se traduisent parde grands resultats.
Puis, s'il nous arrive un revers, nous accusons le ciel ou
le gouvernement.
**Amis, disait lYanklin, il est vnii que les taxes sont
lourdes. Si nous n'avions a payer que celles que le gou-
19*i
LA QUESTION AGRIC'OLE
vcrncmcnt nous impose, nous pourrions encore nous tir«r
d'affairc, mnis nous en avons beaucoup cl'autres, et qui
sont bien plus onireuses pour quelques-uns il'cntrc nous.
Notre oisivetfe nous taxe au double de I'impdt ordinaire,
notre orgueil au triple et notre folic au quadriiple. Ccs
taxes-U, il n'est pas de percepteur qui puisse nous en
d6charger nien diminuer le poids e» nous accordant une
remise. Cependant, si nous sommes gens i suivre un
bon avis, tout n'est pas perdu. Aitie-toif le del t'auierat
comme dit le bonhomnie V hard."
Tout se tient en agriculuire, suivant cet axi6me : Le
pr6 donne le foin, le foin nourrit le bdtail, le b6tail fait
le fumier, et le fumier produit le grain.
" L'elevage, dit Michel Chevalier, est la plus grande
richesse d'un pays, puisquc seul il pcut pr«ivcnir I'appau-
vrissement du sol."
Pour bien comprendre cette v6rit6, il suffit de con-
siderer que les plantes tirent leurs principes, leur sub-
stance de la terre. La vegetation n'est pas une creation ;
c'est une combinaison de matieres qui existent piCala-
blement dans le sol a I'dtat latent. La plante qui pousse
prend tous ses 6l6ments dans le sol mfime ; les grains qui
surgissent, ce sont certains 6l6ments qui, en se combinant
selon les mysterieuses lois de la nature, sc dOgagent de la
terre dont ils sont la partie la plus pure et la plus riche.
Par le travail de la vegetation la terre perd done do sa
propre substance ; le vegetal, c'est une portion de matiere
enlevee a la terre. Ainsi, en cultivant toujours les mSmes
plantes sur le m6me terrain, on ferait bientot perdre a
celui-ci les substances dont ces plantes se composent :
voila pourquoi on alterne les cultures.
LA gUESTlUN AUKICOLK
193
Mais Ic systdme de rotations, d'assolements ne suffit
point ; le sol nc rilipare pas cnti<irement scs forces tie
lui-mfime, il faiit Ic sustcntcr, lui rcndre par dcs pngrais
sa fertilite premitire dimimiee par I'absencede laquantite
dc maticre qui a scrvi a la composidou des plaatcs qu'il
a produitcs.
On ignore trop, malheureuseinent, ces choses 6l<i-
mentaircs, et il faut s't'tonner non pas do re que I'agri-
culture soit en souffrance, mais de ce (ju'elle ne souffre
pas davantage ; car comment cxigrr qu'un hommc
fasse bien ce qu'il a mal appris ? Chose de> plus
^tranges ! I'agriculture n'a jamais 6t6 enseignee dans
ce pays habits aux trois quarts par des cultivateurs. An
college, on m'a fait apprendre le fran^ais, I'anglais, le
latin, le grec, I'histoire, la geographie, la litttrature, les
raath6matiques, Tastronomie, la philosophic et le cale-
chisme ; puis, une fois entr6 dans le monde, j'ai 6te a
mSme d'etudier la comptaUlitd, la midecine, le droit, le
g6nie, sous la direction de profosseurs entenilus ; mais
de toute ma vie je n'ai eu I'occasion de recevoir une
seule le^on d'agriculture. Et pourtant je suis le fils d'un
agricalteur; la society savait qi"* j'heriterais un jour de
la terre paternelle et que ma vie oC passerait aux champs :
pourquoi ne m'a-t-elle pas enseign6 I'art de preparer le
sol, de le faire produire abondamment et d'augmenter sa
fertilite naturelle ?
Nous 6tions cinquante a I'ecole du village, tous enfants
dc laboureurs : jamais le maltre ne nous a dit un mot
des [)remiers principes de culture. Ce que nous en savons,
nous I'avons appris au hasard dans la I'amille ou des
voisins, qui eux-memes le tenaient de la tradition routi-
13
194
LA QUESTION AGRICOLE
I .
ni6re. Et Ton nous reproche maintenant de ne pas
_ savoir exploiter nos terres, de ne pas suivre un systeme
r^gulicr de rotation, de ne pas comprendre que le sol
s'^puise s'il n'est travaill6 dans de certaines conditions,
et que sais-je encore? Pourquoi ne pas faire aussi a
riiabitant un crime de ne pouvoir arguer en cour, traiter
la fidvre quarte, et calculer le carr6 de I'hypotcnusc? Ce
serait pareillement raisonnablc, oar 11 a entenda formuler
des exceptions p^remptoires en droit, vu ad.ministrci dcs
drogues aux malades ct tracer des figures g^om^triques,
tout comme il a assist^ aux labours et aux semailles,
c'est-a-dire sans comprendre la raison de droit, Ic fait
physiologique et la formule d'algebre plus f[uc le principe
general do chimie agricole. II voit que ses champs
poussent mal, et ne peut en dire Ic pourquoi, non plus
que de la perte de ses causes, de la raort de ses patients,
de la confusion de ses lignes, s'il s'improvise avocat,
mMecin ou g^ometre.
On reproche au cultivateur dcs inconsequences ; mais
songe-t-on a lui apprendre a bien gouverner sa barque,
i lui prgcher I'ordre et la prudence ? Le clerg^, qui nous
rend de si nombrcux services, fait-il dans les c.^.mpagnes
tout le bien materiel qu'il pourrait faire? II est en
communication constante avec le peuple, ii connait ses
besoins et ses ddfauts : que ne lui parle-t-il plus souvent
des negligences, des erreurs dispendieuses qui le luinent
ou fri ppent son travail de sterility ! La prevoyance,
r^pargne, la moderation, la frugalite sont filles des
vertus chretiennes dont le prctre est le propagateur na-
turel. On a mille fois cit6 ce mot de Montesquieu :
" Chose admirable ! la religion chr^tiennc, qui ne semble
avoir d'objet que la felicity de I'autre vie, fait encore
LA QUESTION AGRICOLE
195
le pas
y^steme
le sol ,
litions,
aussi d
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armuler
trei des
triques,
mailles,
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principe
champs
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patients,
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barciue,
qui nous
mpagncs
1 est en
nnait ses
; souvent
luinent
.oyance,
illes des
iteur na-
tesquieu :
le scmble
lit encore
notre bonhcur dans cclle-ci. " II appartient au clerg6
de justificr, pour ce qui est des cultivateurs, cette belle
parole ; lui seul peut Ic faire, car la voix de bien d'autres,
dont r influence s'exerce par les journaux ou les livres,
n'arrive pas jusqu'a ceux qui ont le plus besoin de con-
seils et d' instruction. Ces lignes, par exemple, on le
salt tres-bien, ne seront lues que par une certaine 61ite
dans la campagne.
Mais pour la generation qui grandit, il est avant tout
de premiere necessiteque Ton enseigne I'agriculture dans
les ecoles elementaires, II faut que I'enfant apprenne un
catechisme agricole en m6me temps que le catechisme de
la foi catholique. Sauver son ame et bien cultiver sa
terre, voila les deux devoirs du cultivateur sous I'egide
de I'Eglise et de I'Etat. L'Eglise le dirige dans la voie
du premier; I'Etat ne I'aide pas assez dans I'accomplis-
sement du second, et tant qu'il ne I'aura'pas fait serieu.
semcnt, gardons-nous d'incriminer le cultivateur qui
s'appauvrit et finit par emigrer : nous sommes tous cou-
pables solidairement.
Le cabinet de Quebec, hatons-nous de le dire, a rendu
obligatoire I'enseigncment agricole dans toutes les ecoles
de la province. Cette mesure s'est fait longtemps at-
tendre ; mais peut-otre la chose s'explique-t-elle par I'ab-
sence d'un bon manuel d'agriculture, d'un catechisme
agricole qui pfti convenir a I'cnfance. I) dtait reserve
au Dr. Hubert Larue d'ecrire pour les enfants des culti-
vateurs ce code de I'agricuUure pratique, ceuvre difficile
a cause du langage qu'clle exigc pour mettre a la portee
des plus jeunes intelligences les principes de la chimie
agricole. Le Dr. Larue, qui a le talent du vulgarisateur,
a triompbe completement de cette difficulte.
19G
LA QUESTTON AGRICOLE
Douze mille exemplaires de son Petit Manuel if Agri-
culture ont 6td' distribues aux dcoles dans I'espace de six
mois. C'est deja une r^forme sdrieuse, et qui sufifirait a
faire honorer des vrais amis du pays le nom du ministre
qui I'a accomplie, M. Gideon Ouimet.
Deux choses doivent inqui^ter le public maintenant.
D'abord, le « Manuel » est-il sirieusemmt enseign6 dans
les ^coles ?
Ensuite, le gouvernement, qui augmente ainsi les obli-
gations de I'instituteur, ne croit-il pas juste d'augmenter,
i meme le tresor de la province, leur remuneration
annuelle ? L'instruction est essentielle au peuple, et ceux
qui la donnent sont mal pay6s : c'est absurde.
^1?:
Agri-
le six
rait a
iiistre
i»
nant.
dans
. obli-
2nter,
ration
t ceux
LA LOI fiLECTORALE
LE CENS D'tLIGIBILITi
Dans notre pays, les conservateurs et m6me une foule
de lib^raux attachent beaucoup d'importance au cens
d'dli/ribilit^, a la qualification fonciere des d^put^s ; ils
voient une forte garantie dans le fait qu'un membre du
parlement possede un immeuble de deux mille piastres.
Mais cette question a 6te discutee plusieurs fois, depuis
1869 surtout : a cett6 6poque, la Minerve, organe reconnu
du parti conservdietir, proposa de faire disparaitre de nos
statuts cette disposition plus embarrassante qu'efficace ;
en 1872, M. Chauveau, ckef du cabinet provincial,
voulait abaisser le cens d'eligibilit^ ; le pr6jug<5, en un
mot, qui donnait a cette exigence de la loi toute sa
m
LA LOl tLECTORAT,E
valeur, s'il n'est pas completcment dispani, a perdu du
moins pen i pcu bcaucoup de son empire. Nous csperons
que Sir John A. Macdonald lui donncra le dernier coup
par le nouvcau " bill d' Elections " annoncc dans le dis-
cours du Trone.
En Angleterre, le ccns d'eligibilit6 a 6te modifi6 con-
siderablement dds 1838 et aboli tout a fait en 1858 ; il y
avait deja longlemps que, d;<ns la pratique, cette loi
etait devenue Icttrc niorte. Le peuple anglais avait plus
d'une fois 6lu des hommes qui, non-senlement ne posse-
daient aucun immeuble, mais qui n'etaient j)as m6me
majeurs, montrant par la que la principale qualite qu'il
croyait devoir exiger de ses deputes, etait, non pas
la rickesse territorialc, mais la valeur intellectuelle et
morale. La pa- rete on la jeunesse ne sont pas des
defauts absolus ajx yeux du public anglais ; I'intelligence
des choses politiques est pour lui la principale des
garanties. De fait, pourquoi I'intelligence sans fortune
n'aurait-elle pas ses entrees libres dans la carriere comma
la propriete ou le capital, auxquels I'intelligence, dans
bien des cas, fera toujours d&faut ?
Bi Ton a cru en Angleterre devoir ainsi mettre un
tcrme a ces exigences de la loi, on se demande pourquoi
nous serions plus severes en ce pays.
Quel est le but que le legislateur s'est propose en
instituant le cens d'eligibilite ? C'estd'obtenir la garan-
tie que les representants du peuple, .auront des interdts
identiques a ceux du peupie lui-meme.
Mais, d'abord, cette garantie est absolument illusoire,
car on sait bien que pres de la moitie des deputes ne
sont pas reellement proprietaires de terrains valant deux
LA LOI ELECTORALE
199
mille dollars. Rien de plus facile (Jue d'dluder, meme
d'une mani(ire parfaitemcit honnCte, les prescriptions
du statut sous cc rapport. Pour fitre proprietaire il
suffit d'avoir un contrat, que ce contrat ait 6te ou
non accords pour consideration valable. II n'y a
aucun doute sur ce point depuis la decision du comite
parlementaire qui a jug6 la petition de M. Provencher
contre le dd'pute d'Yamaska en 1868. L*61igibilite de
M. Provencher lui-wieme ayant ete contestee, on lui de-
manda s'il avait acliete une terre dans le but de devenir
Eligible et s'il avait pay6 pour cet immeuble la somme
portee a son contrat cl'achat ; il r6pondit aftirmativement
a la premiere question, ndgativement a la seconde, et
n(^anmoins le comitd passa outre ; il ne renvoya M. Pro-
vencher des fins de sa petition que sar le chef de valeur
insuftisante de I'immeuble. N'arrive-t-il pas, d'ailleurs,
qu'un candidat bien et dQment (Eligible le jour de I'elec-
tion, cesse de I'Ctre I'annee suivante a la suite de transac-
tions malheureuses ? Que devient dans ce cas la pr6-
tendue garantie des electeurs ?
En reality, les electeurs ne peuvent rechercher que
deux garanties chez leurs representants, et elles sont
toul-a-fait indepeindzntes de la qualite de proprietaire ;
c'est I'honnetete et Tint^rSt. Le peuple doit choisir un
honnete homme dont I'interSt sera de voter au gre des
electeurs ; cet interSt n'est autre que le besoin de conser-
ver la confiance publiqiie pour etre reelii. L'honnetete et
I'ambition d'etre reelu conseilleront eiialement au depute
de tenir ses promesses et d'expriruer toujours exactement
par son vote le voe* du comt^ qu'il repre enie.
Le depute est 1' homme de confiance du peuple. Pour-
quoi veut-on q*'il possede un pied carr6 de terre ? Si le
200
LA LOI ELECTURA1.E
peuple donne sa confiance a un homme pauvre, pourquoi
n'aurait-il pas la liberty de I'envoyer au parlement ? Les
qualit^s qui in<iritent au citoyen h confiance jjopulaire
fnnt-elles des corollaiics de la quality de propri^talre ?
Non, certes. II y a des hommes riches qui ne meritent
que le md'pris, et des homines sans fortune qui sont
dignes du mandat le plus important. ,
Du moment qu'un homme possdde la confiance de-;
electeurs, il est qual^fie pour fitre depute. Les clecL'^urs
sont pris parmi les citoyens qui ont intdrSt a la chcse
publique, iis sont la source du gouvcrnement, et c'est
la ralson d'fitre du ';cns electoral ; mais il n'est pas
logique de limitcr Icur choix. II faut que leurs opinions
soient representees en parlement, voila tout : par qui,
peu importe, pourvu que ce soit par I'homme qu'ils
auront choisi.
C'est ainsi probablement que I'on a compris la chose
en Angleterre.
Exiger la richesse immobiliere des senateurs et des
ronseillers Icgislatifs, c'est logique : ils sont crt^es
precis^ment pour faire contrepoids a la chambre des
rcpresentants clus, et puisque, d'une part, ils ne pour-
raicKt accomplir cette m ^sion s'/ls n'avaient tous des
intcrGts sptciaux et, dans une certaine mesure, differents
de ceux des deputes nommes par le peuple, et que,
d'autre part, nous n'avons point d'aristocratie nobiliaire
en ce pays, il a bien fallu recruter cette seconde chambre
parmi les grands proprietaires. La constitution devait
exiger de cette seconde chambre certaines garanties
de fidelite au role qu'elle lui destine : chercherait-elle
ces garanties dans le mode d'election comme aux Etats-
Unis, ou dans la fortune territorial de ses membres ?
LA LOI tLECTORALE
m
C'est A la proprid't^ qu'elle Ics a tlemanddcs, et la qua-
lite dc propri(itaire.s foncier.i obligatoire chez les s6na-
teurs et les conscillers sc trouAc etre ainsi une dcs assises
de not re constitution.
En est-il de mOnie du cens d'eligibilit6 ? Serait-ce
porter atteinte aux principes de notre constitution que
de statuer qu'd I'avenir il ne sera pas nd'cessaire d'Otre
propricitaire pour Otre digne du suffrage populaire ? Evi-
demment non, *?t le cens d'eligibilite n'est qu'un detail
dans nos lois. Nous nous expliquons son origine : c'est
une garantic creee par I'esprit de sagesse conservatrice
qui a preside a la naissance dc nos institutions. On a
pense qu'il lallait d'ul)ord prendre ses precautions avec
I'electeur en ne lui donnant le droit de vote qu'en tant
qu'il saurait montrer une certainc proprivjte pour r6-
pondre de son respect de I'ordre social ; puis ensuite,
on s'est dit qu'il fallait aller plus loin, se defier niGme de
cet dlecteur proprietaire, a cause de son education poli-
tique incomplete, et se preniunir contre les deputes eux-
m£mcs en limitant le choix populaire a ceux qui pour-
raicnt offrir comme caution de leur amour de I'ordre une
propri6te de deux mille piastres. Ces exigences etaient-
elles raisonnables ? Oui, nous le croyons.
Le sont-elles encore ? II semble que non. Avec un
peuple ignorant, le legi.;lateur doit user dc beaucoup de
prevoyancc ; avec un peuple instruit, il en faut moins :
cette verit6 banale est Ic i)reniier dcs aphorismes conser-
vateurs. Qu'est-ce, en effet, que le parti conservateur sous
le gouvcrnement parlementairc ? C'est le parti qui a
pour principe general dc politique interieure, qu'il faut
maintenir I'equilibre entre 1' instruction du peuple et sa
participation a son propre gouvcrnement, et rendre cette
202
LA LOI ELECTORALE
participafion plus directe au lur et a mesure que sc d(ive-
loppe I'instruction populaire, c'est-a-dire la raison poli-
tique clu peuple. Cost ainsi que Ic cens electoral, on la
qitalification des (['lecteurs, a 6t^ abaisst de temps a autre
en Anglctcrre ; c'est ain;:i que Sir John A. Macdonald
propose de donncr droit dc vote d tout majeur qui regoit
un salaire annuel de qaatre cents piastres, C'tendant par
la le suffrage poi)ulaire d'une maniere qui aurait paru
monstrueuse il y a dix ans ; etifm, c'est ainsi que duns
un avenir plus ou moins eloigne, lorsquc I'd-ducation
du peuple sera complet^e, Voa verra peut-Otre un chef
conservateur etablir le suffrage uaivcrssl. Lc!< radicaux
n'obcissent pas au mOme princi[)e ; ils semblcnt, au con-
traire, n'avoir d'autre ambition que de doranger cet
equilibre, ce niveau salutaire, en faisant des rcformes
intempcstives, des changements auxquels le peuple n'est
pas sufTisamment prepare, et ils sont en ce point un parti
revolutionnaire.
Mais, i^Lous le dcmandons, le peuple canadien n'est-il
pas assez avance dans I'art de se gouverner lui-mGme
pour n'avoir plus besoin de cette garantie extreme du
cens d'cligibilite ? Nous nous vantons parfois d'etre
plus sages duns les choscs politiques que tous les autres
peuples ; s'il en est ainsi, le cens d'eligibilite n'est
qu'une anomalic cLez nous, car il n'existe ni aux Etats-
Unis, ni en Angleterre, ni en France.
Pourquoi tenir a cette vieillerie lorsque nous compre-
nons si bien les idees nouvelles?
Le projet de loi prcsentd par Sir John A. Macdonald
coiitient, disioiis-nous, une clause qui donne droit i\^
vote a tout majeur gagnant un salaire annuel de ciuatn:
LA LOl feLECTORALE
203
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1 Etats-
:ompre-
cdonald
Iroit de
^ (luairi-
cents dollars. Or, Ic moment oii le Premier ministre
ttend Ic suffrage populaire et donne droit de vote d toute
une classe de non-proprietaircs, nc nous autoiise juJre a
dire aux clecteurs : Vous manqucz encore d'edi";ation
politique au poiat que nous devons circonscrire votre
choix A une ccrtainc classe d'liommes reputes sages ;
lorsque vous scrcz plus avances, nous vous laisserons
libros dc donncr votrc confiance a qui vous plaira.
S'il est vrai que notre pcuple a bcsoia d'etre telle-
mcnt restreint, gardons-nous d'etcndie Ic droit dc
suffrage, d'vitons surtout dc rcndre clecteurs les citoycns
qui ne possedent point, car la premiere dcs garunties
consistera toujours dans le caractere de Teler-teur, et,
suivant I'esprit des institutions britanni(]ues, c'est la
propriety qui constitue sa dignitc. II est facile dc com-
prendre que Ton mette des conditions a la quality d'elec-
teurs, car Ics tlecteurs nomment les gouvernants, et il
est raisonnable que ceux-ci soient les fondes de pouvoir
d'hommes interesses au bon ordre de la societe ; or,
la propriety est assuremcnt le mcillcur des garants de
cct interfit ^hez les clecteurs. Mais si nous somnes un
peuple assez calmc, assez raisonnable dans les affaires
pubiiqucs pour que mfinae ceux d'cntrc nous qui ne poi-
sedent rien et qui devraient fitre, suivant la pure theorie
constitutionnelle, tenus en defiance precisemcnt a cause
de cela, puissent Ctre associes au droit de vote sans dan-
ger pour r ordre, a plus forte raison sommcs-nous en etat
de nous bien conduire sans ctre brides par le cens d'eli-
gibilite, surcroit de precautions par Icqucl on veut
s'assurer que nous ne pourrons choisir que de digncs
representants. Si les tlcctewrs ont tant de raison qu'il
ne faille plus exiger qu'ils soient tons proprietaires,
204
LA LOI feLECtORAT.K
laissc2-les done compl«itcment librcs d'tilire (lui bon Iciir
scmblc ; ils nc donneront Iciir confiunrc ciu'ii bon oscicnt.
S'ils pcnsent que la (lualitd* rle proprictairc est line
garantie, Us choisiront un proprietaire ; s'ils trouvcnt
dcs quabt^s suflisantcs chcz un dc ces non-proprietaires
auxqucls la nouvclle loi va donner droit de vote, ils
t'liront ce non-proprietaire : ils prendront un parti avcc
la sagesse qui les distingue. En un mot, le caract(ire
de rC'lectcur est la meilleurc garantie de ce (jue sera
le representant, et c'est la seule que Ton dcvrait denian-
dcr a notre ^pocjuc, surtout lorsquc Ton salt que la
garantie surerogatoire du ccns d'cligibilite est illusoire,
peut-Ctrc dans la moitie des cas.
Cette facility d'^chapper aux exigences de la loi et le
fait que tant de deputes peuvent s'y soustraire sans cesser
pour cela de representer le p uple d'une niani(>re digne,
nous obligent a avouer en tcrminant que nous n'avons
discut6 la question que pour ceux qui considerent le
cens d'cligibilite comme une chose serieuse ; car i nos
yeux, la loi actuelle n'a qu'un r^sultat : elle donne aux
candidats qui n'ont pas de proprietes la peine d'eluder
le statut, voila tout.
6 novembre 1873.
LA LOl ftLECTORALE
205
II
LE SCRUTIN SECRET
On sc souvient que durant la session de I'hiver dernier
le parlemcnt a adopte, par un vote formel, le principc
du scrutin secret dans les elections fdderales. La ques-
tion (itant done decidee, ce n'est plus le moment dc la
discuter ; il ne reste qu'a surveiller les details d'une
ceuvre qui doit s'accomplir forceinent.
Cctte innovation, si elle ne comble pas toutes les esp6-
rances de ses partisans, n'est peut-fitre pas non plus aussi
malheureuse que I'ont pr6tendu ses adversaires. Le
scrutin secret est principalement destine, dans la pens^e
du legislateur, a assurer la pureie des elections parlemen-
laires ; on suppose, en effet, que 1' achat des votes de-
viendra impossible d6s que les candidats ne pourront
plus savoir dans quel sens s'est prononce I'electeur.
L'homme qui consent a accepter de I' argent en retour
de son vote, est bien capable de voter autrement qu'il
ne promet, s'il est assure de n'fitre pas decouvert. Mfime
sous le regime electoral actuel, oii la publicite du vote
est de rigueur, on a vu des gens voter imperturbablement
contre le candidat dont ils avaient accepte les faveurs, et
Ton croit, non sans raiso», que ces sortes de tricheries se
206
LA LO! f.LECTORAt.E
rcnouvcllcraicnt bicn plus souvent parmi dcs ilcctcurs
(liii votcraicnt au scnitin secret : plus d'un saurait pcut-
Ctrc alors roncilierscs convictions avccson amour <le Tor
en volant contre le camliilat qui I'aurait pay6. Le candi-
dat no sc fera aucunc illusion la-dcssus.
II y a plus. Le secret du vote protOgc les gens timides
*.[u'\, [)ar egard pour un ami influent ou par crainle d'un
creancicr ou d'un advcrsaire dangcreux, rcdoutcnt d'af-
finucr leurs convictions ct dc faire acte dc politique au
grand jour. Tous ceux qui ont vu de pri.? une lutte
clectorale savent par quels chiffres sc comptent les pcr-
sonncs qui, obiissant ainsi & une pression ext^rieure,
s'absticnncnt de voter ou mOnic votent contre Icurs con-
victions intimcs. Lcur penchant les entrainerait d'un
cole, I'audace jjressanlc dim cabaleur ou d'un creancicr
les emporle dc Tautrc. On pcut ue pas admirer cette
faiblcssc, raais on doit la proteger tout de mCme, et
c'est a quoi le scrulin secret est destin6.
Restc a atlcndre les resultats pratiques. L'experience
faite dans les autrefj pays n'est pas concluante. Les uns
disent que le nouveau mode de votation a produit les
meilleurs effets dans les elections partielles qui ont eu
lieu en Anglcterre depuis deux ans; les autres affirment,
au contraire, que le scrulin secret n'a pas ete secret du
tout et n'a ni emj)6che les menees corruptrices ni protOg^
les electeurs pusillanimes. Aux Etats-Unis, ce mode de
votation n'a jamais rien prevenu ni rien reforme. Chez
nous, I'exemple de la Nouvelle-Ecosse qui, apres I'avoir
pratique, s'est decidee a I'abolir, serait propre a nous en
detourner.
Quoi qu'il en soil, il est probable que le scrulin secret,
bien r^glemente, vaut tout autie sysleme, el que, dans
LA LUi £L£CT0KALE
207
secret,
;, dans
tons Ics cas, il ne manqucra pas d'avolr dans notrc pro-
viiJce lie bons efTets, pour cotnmcnter. I,es agents de
corruption nc sauront paS tout d'abord U moyen de s' en
servir ; jjlusit'urs nianitires de pasv-r A travcrs les pres-
criptions de la nouvelie loi ne Icur viendront A resi)rit
([u'apres une prcmi«ire experience ; ils pourront se mon-
trer plus ingenieux dans une seconde lutte, mais le
scrutin se< ?t n'eflt-il pour tout resultat qu'une seule
election pun? et sincere, il faudrait encore se feliciter
de cette reformc, sauf ensuite A nous mettre de nouveau
a la recherche d'une panactie veritable.
Mais laissons lA ces calculs que I'avenir peut ddjouer.
N'cst-il point possible de tirer du scrutin secret, quelle
que soit d'aillcurs son influence immediate sur Ics elec-
tions, un profit <laii et certain ? Qui, et pour cela il
sul^rait d'un tout petit article dans la nouvelie loi.
Prevost-Paradol ecrivait en 1863, dans une de ses
celcbres lettres an Courtier du Diinanche :
" J'arrive maintenant, monsieur le redacteur, au der-
nier et au plus imi)ortant article de mon moileste jirojet
de rdforme. Vous savez (pie 1' usage general est de voter,
dans nos d'lections, avcc dcs bulletins imprimis. C'est
un usage que la constitution ne prescrit j)as et qu'elle
n'intcrdit pas non plus : jc souhaite qnc le legislateur se
decide un jour a I'interdire ; en d'autres termes, que
r^lecteur soit invite, comme autrefois, a ecrire lui-meme
son bulletin sur le bureau ct a le remcttre plie au presi-
dent, qui I'introduirait dans I'urne. Quant aux urecau-
tions a prendre pour assurer, pendant cette operation, le
secret du vote, elle sont des ])lus simples, et tou:> les
anciens electeurs qui ont vote de cette manicure les
iiidiqucraient aisement. — Mais, direz-vous, il faudrait
done savoir desormais lire ct dcrire, ou ilu moins etre
capable d'ecrire le nom de son candidal pour 6tre
'^OS
LA LOI £LECTOk.\LE
electeur ! — Precisement, nionsicur, et c'est pour cette
raison que je vous ai annonce Ic dernier article cle mon
projet de rt^fonne electorale conime le plus important de
tous. Voici trtis-brievemcnt de quelles raisons je rai)puie.
" Le bulletin imprime a des inconvenients auxquels la
loyaute du gouvernement s'^puise en vain a porter
remede...
" Avec le bulletin 6crit sur le bureau oil a c6t6 da
bureau par I'electeur, tousces inconvenients disparaissent.
Savoir clairement un nom et venir I'ecrire, c'est un acte
de discernement et de volonte, et, par consequent, un
signe de choix et d'independance. Rien n'empOcherait
alors m&me le gouvernement (s'il persistait dans le sys-
t^nie si disoutable des candidatures officielles) d'avoir
son eandidat et de le faire connaitre, d'imprimer ce nom
predestine en grosses lettres sur les murs et meme dans
1' enceinte electcrnle, mais il ne rnettrait plus ce nom
dans la main de I'electeur, et cela suffit. Le plus humble
paysan, sdr ceKe fois de sa pleine liberie, arrivcrait
au bureau decide dans son choix, et, comme on dit,
sachant bien son affaire. II y trouverait un morceau de
papier blanc ct une plume : il ecrirait le nom qu'il a
medite et cboisi, le verrait mettre sous ses yeux dans
I'uiv.e et s'en irait, ayant fait sa volonte et gardant bien
son r,ecrct, si son interSt ou son defaut de courage
I'inclinent a le garder.
" Enfin, il aurait donne, en mSme temps qu'uue
rnarque d'iailependance, un gage modeste, je le veiix
bien, mais certain et utile de ses lumieres. 11 saurait
Tre et ecrire, ct il aurait ainsi conquis, autrement qu'cy
prenant la peine de naitre, sa dignitd d'electcur. Il
decideraic avec im commencement d'education, c'est-a-
dir avec moins de ckance de se tromper, des interetssi
grands ct si sacres qui lui sont confies, puisqu'on 1' invite,
apres tout, a envoyer un citoyen dc Son choix dans une
assembiee chargce de represcLter le pays et autorisec
a parler en son nom. Certes, lorsqu'en echange d'un
droit si precieux, et pour en ;uieux u.Kurer le sincere
LA LOI KLECTORALE
209
exercice, la patrie lui demanderait d'apprendre a lire et
a tracer quelques lettres, expression irrecusable de sa
pensee, elle ne lui imposerait point une tache surhumaine,
ni rien qui fut indignede ses efforts ou inaccessible a son
asibition. Est-ce trop demander a un electeur fran^ais
que de I'engager a devenir capable d'epelcr et d'ecrira le
nom de la France, et osera-t-on dire que ce soit res-
trcindre ses droits d'homme et de citoyen, (jue de le
conjurer de devenir, en effot, par I'education la plus
humble, un homme et un citoyen ? Faire de pareillcs
questions, monsieur, c'est les resoudre ; eveillcr sur ce
point le bon sens public, c'est le determiner en notre
laveur.
" Je vois enfin, dans cette reforme decisive, un avan-
lage indirect si considerable, que plus j'y songe, plus j'y
sens incliner mon esprit. Vous avez souvent entendu
parler, monsieur, des lois sur 1' instruction primaire obli-
gatoire, et vous avez vu les meilleurs esprits se diviser
sur la question de savoir si Ton pouvait ou non, dans
I'inter&t public, imposer a tous les citoyens ctf commence-
ment d' instruction. Mais il est un point sur lequcl tous
les esprits sont d'accord : c'est qu'il est licite et excel-
lent d'encourager, par tous les moyens, les citoyens a
acquerir cette instruction ^lementaire. Or, connaissez-
vous, monsieur, de moyen plus efficace, et en mfime
temps plus legitime, pour exciter une emulation .salutaire,
que cette perspective offerte a tous : d'etre ou de ..I'etre
pas electeur, selon qu'on sera capable ou non d'ecrire
son bulletin de vote ? Une certitude de ce genre cqui-
vaudrait a I'instraction primaire obligatoire sans blcsscr
la liberte de personne et eleverait en bien peu de temps
le niveau general de leducation populaire. Je dis en
bien peu de temps ; car une seule election, dans laciuelle
riiomme illettr^ aurait vu son voisin voter sans pouvoir
voter lui-meme pour cause d'ignorance, serait une leq:on
suflisante pour la vanite franq;aise, et jamais cette vanite,
souvent fdconde en belles actions, n'aurait prodult ur
resuitat plus heureux. ' '
. . 14
2.10
LA LOI tLECTORALE
Cette idee du grand publiciste a ete trcs-remarquee en
France dans le temps ; mais, comme beaucoup d'autres
bonnes idees, elle fut vite oublice, apres avoir defrayw
les discussions de la presse pendant quelqiies jours.
Autant en emporte le vent dans une societe bouleversee
par la tourmente revolutionnaire. II est permis d'es-
perer que dans un pays calme comme le notrc, ou la
chute d'un ministere vient seulc de temps a autre dis-
traire la reflexion publique, un pareil projet sera etudi6
avec plus de suite et accucilli avec plus de favcur.
Prevost-Paradol" etait un esprit remarquable dent I'au-
torite vaut beaucoup par elle-mGme ; mais si quelqu'un
pretendait dire, comme on le dit de certains ouvrages
de politique speculative, que ses ecrits sont d'un ecrivain
de premier ordre, mais non d'un hommc d'etat rompu a
la pratique du gowvernement, nous dcmanderions pour
toute reponse la permission de citer le 20° article, cha-
pitre 6, dc la constitution de I'etat du Massachusetts.
Voici cet article :
" Aucune personne n'aura droit de vote ni ne sera
" eligible a une fonction de cet Etat, si elle nc pent lire
" la constitution en anglais et derive son nom : pourvu
" neanmoins que cette prescription ne s'ajjpliquera a
'* aucune personne qui ne i)0urrait s'y conformer a cause
" dc qnelque incapacite physique, ni a aucune personne
" qui a maintenant le droit de vote, ni a aucune
" personne qui aura soixante ans ou plus lorsque la
" presente viendra en force."
Cet article, on le voit, n'afiecte en rien les droits
acquis. II a pour but simplernent d'obliger les nou-
velles generations a savoir lire et ecrire pour avoii" droit
de vote. L' intention du legislateur du Massachusetts
n'a pas etc taut de forcer le peupla .'i s'instruire que de
LA LOI £LECT0RAI.E
m
soustraire les vieux rc.sldants de cet etat, qui ont tons en
general una instruction clementaire suffiijante, a la con-
currence i)olitiquc des nouveaux arrives, dont la ma-
jority, parait-il, est fort ignorante ; ntais pen importe
I'arriere-pensee des auteurs de la loi, pourvu que Ic rdsul-
tat se produise a I'avantage du pays, ct que rimmense
probl^mc de 1' instruction populaire marche vers une
solution conforme aux besoins de la soci^te moderne.
II ne faut pas se le dissimuler, 1' instruction obligatoire
est un probleme qui s' impose necessairement un jour ou
I'autre a toute societe democratique comme la ndtre.
Heureux les pays qui le pre/oient d'avance, car U
prevoir c'est commencer a le resoudre, c'est s'exempter
pour I'avenir de bien des troubles, de bien des agitations.
L' instruction est une n^cessite pour un peuple qui se
gouverne lui-»i6me, c*est-a-dire qui est appeld frequem-
ment a se prononcer sur des questions qui touchent a ses
plus chers interets ; il est son propre raaitre, non plus im
enfant en tutelle ; on le consulte avant de decider de son
sort, et si son intelligence n'est pas suffisamment culti-
vee, que deviendra-t-il ? La sagesse i)onr le peuple
consistc a comprendre qu'il doit s'instruire pour se
preparer a decider avec connaissance de cause toutes les
questions que I'avenir lui reserve concernant ses propres
destinees ; la folie serait de laisser venir ces questions
sans se preparer par i' etude a les resoudre. Car en
dehors des autres mauvais r^snltats qu'elle pent entrai-
ner, I'inconipetence pour cause d' ignorance provoque
les impatients a proposer de rendre obligatoire 1' instruc-
tion elementaire, et de la pent surgir la plus dangereuse
des agitations.
^ 1 ^
LA LOI feLEC'JORALE
L'hornme d'etat qui invite le peuple a s'instruire
muntre done une sage j)rcvoyance Eh bien ! nous le
demandons, cette loi du Masoachiisetts que nous propo-
sons d'introduire ici et qui, du reste, n'affecterait point
la position des electeurs actuels, n'est-elle pas de nature
a donner de I'emulation a la jeune generation ? Les
Canadicns, toujours si empresses a se meler d'affaires
publiques, croironl-ils acheter trop tiier leur droit fie
vote en apprenant a lire la constitution de leur pays et a
ecrire sur un bulletin electoral le norn de rhomme en
qui ils auront confiance ? Non, a^isurement. Et si le
scrutin secret imposait cette obligation, quels qu'en
soient d'ailleurs les autres resultats, il aurait toujours eu
celui de contribuer a repandre 1' instruction dans les
classes populaires. Cette seule consideration devrait
suffire a determiner nos legislateurs.
13 nov. 1873. 1 ' ■
LA LOI ELECTOR\LE
213
III
I.E VOTE DE L'lNTELLIGRVCE
MliBA
Dans e langage plus o. moins correct de la politique,
"vo r ' '''' '' Intelligence" par opposition au
votedelapropnete." Le premier est admis en Angle-
terre, c est-a-dire que tout citoyen majeur gagnant un
certain salaire annuel est inscrit de droit sur les listes
electorales a cote des proprietaires fonciers et des loca-
taires, dont le droit est attache au so! et ne decoule pas
commc pour les simples salaries, des connaissances ac-
quises par I'etude. La loi suppose qu'ua homme instruit
et recevant deja pour un travail intelligent une remune-
ration appreciable, est assez interesse au maintien de
1 ordre socal pour voter aussi sagement qu'un petit pro-
prietaire sans instruction et n'ayant peut-etre pour toute
iunuere que I'instinct de sa conservation.
' M. Chauveau, a la demande de M. Gerin, avait promis
d introduire cette reforme dans les lois dectorales de
notre province, et quelques jeunes gens ont resolu de
presenter une petition a la legislature pour faire valuir '
leurs Klees sur le sujet. lis ne demandent pas en propres
termes que droit de vote soit accorde aux salaries; ils
mvoqucnt plus exclusivement les merites de la classe
314
LA i.oi £lector.\le
instniitc, et ils prctendcnt simplcmcnt que tout citoyen
majeur hommc dc Icttrcs, ou appartcnant aux professions
liberalei;, ou admis a 1' etude dc ccs professions, devrait
etre inscrit sur les listes elcctoralcs.
II est d'vident que cette reforme ferait exception an
principc sur lequcl les institutions anglaises font reposer
le droit dc vote ; mais puiscjue ccttc cxce])tion a cte
admise en Angleterre, a plus forte raison devrait-elle
L'Stre au Canada, oil les grands probldmes de la pro-
priete, du capital et du travail nc viennent pas encore
troubler les csprits et agiter les masses, et oii 1' education
politique du peuple est au mains aussi avancee que dans
la mere-patrie. ,
II est difficile vraiment dc dire que cette rdforme
serait intempestive. Pour ne parler en ce moment que
dc I'extension du suffrage, oserait-on reprocher aux cen-
taines de jeunes gens qui se melent d'^lections et qui
exercent parfois une influence decisive sur leur rdsul-
tat, qui parlent sur les hustings, dont le peuple adopte
souvent les opinions, dont il souffre ct favorise mGme
I'ingerence dans les affaires publiques, et qui se portent
candidats ct sont elus, quoiqu'ils ne possedent pas reede-
ment le cens d'eligibilitd ni le cens electoral ; repro-
chera-t-on a ces jeunes gens de reclamer le droit de
voter dans des elections ou leur personnalite est enga-
gee d'une maniere si voyante ? . " ■
On voit souvent des imberbes, des jeunes gens qui ont
pour toute richesse leurs talents, prendre la parole en
public, se faire ecouter, produire un grand effet, influen-
cer reeJlement leselecteurs : eh bien ! pourquoi ces jeunes
LA LOl tLEClURALE
213
oyen
isions
;vrait
an au
jposer
a 6te
lit-clle
a pro-
encore
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:nt que
ux ccn-
; et qui
r r6sul-
adopte
ni£me
portent
reeile-
repro-
roit de
St enga-
qui ont
arolc en
influen-
es jeunes
gens, qui dirigent parfois plus d'un vote a Icur grii, n'au-
raient-ils pas cux-niOmes le droit de voter ? Pourquoi ne
voteraicnt-ils pas comme ceux qui suivent leurs conseils?
Jusqu'ici nous avons fait reposer le droit de vote sur
la propricte et la possession : tout proprietaire d'un
immcuble d'une certaine valeur et tout occupant d'une
maison ayant telle valeur de location sont inscrits sur
les listes. II y a cu pendant ces derniers temps une
tendance a augmenter le nombre des electeurs de cette
derniere cat^'gorie, en abaissant le chiffre dii cens elec-
toral des locataires. II est Strange que dans les series
de modifirations deja accomplies, on ait toujours laisse
de cote une classe nombreuse de citoyens qui, par leur
instruction, leur talent et leur position, sont parfaitement
en etat de remplir les obligations politiques. Ceux qui
toucbent des appointements de plus de $400 ne sont-ils
pas dignes de jouir des franchises 61ectorales, comme les
locataires qui paient un loyer d'environ 20 piastres.?
Je pense que si Ton n'a pas d6ja trop reduit le chiffre
de la qualification pour ces derniers, il serait dangcreux
de I'abaissar davantage. Si le suffrage doit Otre ctendu,
c'est au profit de la classe fort considerable dont nous
venons de parler Qt qui possede toutes les qualites que
Ton aime a trouver chez un bon ^lecteur. Ce ne serait
pas la une innovation ; nous ne ferions que marcher
sur les traces de nos voisins du Nouveau-Brunswick, que
la province d' Ontario se propose d'imiter a sa prochaine
session.
Reconnaissons-le, un cours d' etudes represente \m
capital considerable. Capital depense, dira-t-on. Mais
^ quoi ? sinon a acquerir la science neccssaire pour bien
216
LA LOI feLEClORALE
comprendrc le mouvement ties intOr^ts pniblics, et
rhommc qui a acquis cette science pourra voter au
moins aussi sagement Cjue le premier igno.ant vcnu,
ilont rUeritage se compose d'une moitie de terre et du
tlroit de vote.
Mais on ajoute que le non-propridtaire n'a pas int^rSt a
bien voter. L'objection repose sik" le princijje mcnie du
droit de vote ; mais il taut cependant avouer que si, apres
un cours d'«itudes r^gulier, apr^s avoir obtenu un dipt6ine
dans une university, apres avoir (^t6 recu avocat ou me-
(lecin, le citoyen n'est pas en 6tat de comprendre ks
vuitables interSts du pays, la plupart des 61ecteurs ne
sont gudre plus en position de juger i^ainement des ques-
tions politiques port^es devant leur tribunal.
Cast- un pas vers le suffrage universel, objecte-t-on
encore.
Sans doute. Mais quel est le conservateur qui niera
que si' r instruction dtait universellement repandue dans
wnc certaine proportion, le droit de vote ne dut Otre
accorde a tons les citoyens ? .
Etant donn6 une societe universellement instruite, le
suffrage universel serait un principe conservateur. On
doit abaisser le cens electoral a mesure jque s'cleve le
niveau de I'instruction : principe meconnu en France^
observe en Angleterre, qui a perdu la premiere, et sauve
la seconde.
LA LOI £lECTORALE
217
IV
LA CORRUPTION
Nous a.«.stons en ce moment a un spectacle inaccou-
iTt'^ J"""^"" ''"'^'"' ^'' j®"'""^"^ enregistrent le sort
fata des d^put^s qui, sortis des elections federales sains
et saufs et vainqueurs, viennent succomber devant les
nbunaux, comme ces v^erans 6chapp6s a la mitrailie
sur e champ d action, qui meurent ensuite obscure-
men au bivouac. lis subissent la destinee commune de
vulgaires p.aideurs. Dame Justice efface d'un trait la
gloire de leurs triomphes passes, et le mandat de repre-
sentant du peuple leur glisse entre les mains comme par
enchantement. La Min.r.. dit que tous ceux dont le
pouvoirs sont contestes craignent de perdre leur siege,
et 1 un des juges, assure-t-on, a declare que si tous le
deputes avaient ^e amenes devant les tribunaux, tou le
deputes auraient ete renvoyes devant leurs electeurs
Faut-,1 croire que la nouvelle loi electorale est trop
enS; '"•"''"/''' '' W/. /./%.. demandait un
remede moins violent ? Les m^decins ont grand soin de
preparer leurs drogues en raison de I'affaibhssemenc du
malade. Les auteurs de la loi dlec^orale, Sir John A
MacDouald et apres lui I'hon. M. Dorion/ont /eut ette
218
LA LOI feLECTORALE
trop oublid* i quel traitcment dcbilitant Telecteur a et6
habituti pendant de longues annees ; vouloir le laire
j)a.sser brusqucment an regime de I'abstinence totalc,
c'etait dangercux — surtout, il est vrai, pour Ic candidat
appcld' A rendre un comptc severe de la maniere dont il
aurait... soigne le patient.
Cependant il ne faut pas oublier non plus que les
m^decins administrent quelquefois des rem^des <iner-
giques, decisifs, en disant : " Demain le malade sera
mieux ou mort." II en meurt le plus souvcnt, sans doute j
mais parfois aussi il en rechappe, lorsque, par exemplc,
son heure n'est pas arrivee. Or, notre heure — qui sait ?
— n'est pcut-Otrc pas encore sonnee. Esp^rons, I'esp^-
rance fait vivre. Esp6rons que les recentes decisions
en mati^re electorale nous seront une legon pour I'ave-
nir ; que nous prendrons bientot I'habitude de voter,
non pour le candidat qui a le plus d'argent et le moins
de scrupules, mais pour celui qui, instruit, intelligent et
honnOte, est le plus digne de prendre en mains les
interOts d'un peuple libre ; que Ton comprendra, en un
mot, que le vote implique I'idce de confiance gagnt^e et
non pas d'une faveur accordee ou pay^e.
En reservant, bien entendu, la question de morale, on
peut dire que la corruption electorale a son nierite. Cer-
tains auteurs n'ont pas craint d'affirmer que I'Anglcterre
lui doit son salut, car c'est par la corruption que les plus
grands politiques anglais sont arrives au parlement. Les
chefs d'une nation ont tous, a un moment donnd, dte
impopulaires, en vertude cette loi de notre pauvre nature
humaine qui, de tous temps, a pousse les masses vers
r ingratitude, le prejuge, I'aveuglement, et c'est en pre^
pant d'assaut, au moyen de I'argent, les *' bourgs pourris "
LA LOI feLECTORALE
'19
1 et6
I'airc
)talc,
dicUvt
ant il
le les
(iuer-
2 sera
loute ;
i sait ?
I'espd'-
cision3
r I'ave-
; voter,
; molns
igent ct
ins ks
., en un
ignee et
irale, on
Ite. Cer-
L^lctcrre
les plus
Int. Les
n6, ete
; nature
;ses vers
en pre'
)Ourris"
que les premiers hommcs ilo I'Angleterre ont pu cntrer
clans la carri^re on y dcmcurer. •
Mais pour rhonnOte homnie, cc fait incontestable
n'infirnie aucuncnicnt les tlroits absolus (1<^ la morale
l)olitique ct chrc'tienne. La corruption, si dcguis^e
qu'ellc soit, dcmeurc toujours la corruption j vendre
son vote est toujours indignc ct/l'un bon citoycn ct
d'lm chrd'tien.
D'ailleurs, au point de vue purcment politique, la
corruption elcctorale a des r^sultats dd'sastreux. En se
voyant si ardemment sollicit6, pri6, cajold', en constatant
a quel prix on d-value son adhd'sion, en s'apcrcevant qu'il
pent mettrc son vote i I'enchere, Telecteur n'est guere
port6 i croire au desintcressemcnt du candidat qui offre
ainsi de payer en csp^ces sonnantes la confianre du
public, ct si plus tard on lui assure que ce candidat,
devenu deputd', s'est vendu lui-mGme au pouvoir, il n'en
sera pas 6tonn6 ; il ajoutera foi aisdment a cette accusa-
tion, puis il prendra 1' habitude de m^priser les hommes
publics.
Ceux qui ont pratiqu6 le peuple savent i quoi s'en
tenir li-dessus. Autant le peuple est respectueux en sa
demcure, autant il est arrogant dans une assemblde. II
6coute un orateur, parce qu'il airne qu'on 1' amuse ou
cede i son Amotion, mais en reality il veut dominer ct
accabler du poids de sa supirjorite du moment ceux qui
r^clament see suffrages. L'id6e populaire est que voter
pour un candidat, c'est lui accorder une fave«r. Mais
c'est le contraire que Ton devraic admettre, car I'homme
instruit et honnfite qui offre ses services au public fait
acte de d6vouement, loin d'obeir a son interet personnel.
220
LA LOl l:i,ECTORALr,
II y a dans la vie puhliqiic un atlrait Id-gitime qui pcut
tenter ics meillcurs csprits ; hi politiciuc, on ddpit de ses
(Icboirc's ct dc ses injusticts, sora toujoiirs Tobjot di's
grandcs ambitions, et il faut s'en rt'jouir, piiis(|iic autre-
nicnt unc nation nc serait jamais dirigee que par dcs
mtidiocritt's. Mais comment persuader au peuple que
dcs honimes qui achtitent leur mandat sont desintd'-
rcss6s, ne travaillent' que pour la gloire ? Le peuple,
avec sa logirpie prcpre, dira qu'ils aclnitent pour re
vendre i profit.
La morale et I'honneur condamncnt 6galement la
vtinalite du vote, et seule la sincd'rite du scrutin assurera
aux hommes polilitjucs le respect dcs populations, sans
lequel les gouvernants ne jjossedcnt point I'autoriti
l)ersonnellc niicessaire a leur mission. Si la corruption
electorale cesse, on respectera davantage les candidats,
car on ne s'imaginera plus leur faire une faveur et leur
rendre un service en votaut pour eux.
La derniere victime de la s6v6rit6 de la loi est le pre-
mier de nos hommes politiqiies. Sir Jolin A. Macdonald,
dont I'd'lection dtait defdr6e aux tribunaux, a donne sa
demissioa avant la fin de I'enquete, dti'^larant qu'en efTet
son Election 6tait entachde d'illegalitd, mais qu'il n'6tait
pas personnellement responsable de ces illegalit^s.
Interrog6 sous serment, il a avou6 sans d6tours qu'il
avait fourni mille piastres a son comit6 electoral. Cette
attitude contraste siugulierement avec les reticences de
certains t^moins dans des causes semblables, hommes
habiles qui trouvent le moyen d'obtenir de I'argent de
tons leurs amis, sans mgme, parait-il, leur en demander
ni leur dire comment ils I'emploieront. A quoi servent
pcut
Ic ses
t ties
[lutre-
,r dcs
e (\ue
:sint6-
euplc,
ur re
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■uption
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lonald,
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n'aait
rs qu'il
Cette
nces de
lommes
cent de
inlander
sexvent
LA LOI ftLECTORALE
221
Ics Achappatoires, sinon X compromcttre davantage, dans
Tcsprit des homines droits, ccux (jui les inventcnt ?
Mais ce n'est li qu'un dtUail, ct, aprt^s tout, c'est une
maigrc consolation do pouvoir dire que Sir Jolin est reste
dignc dans un proctis huniiliant. Car n'est-ce pas une
vd'ritahlc humiliation pour un hommc comme Sir John A.
Macdonald — Ic premier nom du pays — d'Otrc obli^6 de
rcconnattre en cour qu'il a fait, pour Ctre eki, IVeuvre
d'un cabaleur vulgaire, (ju'il a visitd les ei^tamincts de
Kingston au bras de quelquc ivrogne aim6 de la popu-
lace ? Nous nous trompons : c'est humiliant surtout pour
Ic pays, Qu'est-ce en efTet que notre soci6t6, qu'est-ce
que notre democratic, qu'est-ce que la libert6 chez nous,
si les chefs de la nation ne peuvent obtenir la favear
populairc qu'd la condition d'aller, x p6riodes fixes,
patauger dans la boue des derniers rangs, d'oublier le
respect qu'ils se doivent 4 eux-mfimes, de cesser d'agir
e» gentlemen ? Cet 6tat de choses est propre, tout simple-
ment, 4 dt'goftter de h ' v; publique les hommes les plus
en 6tat de rendre service.
Pour I'honncur du pays, il faut que nos moeurs soient
reform^es de fa^on, au moins, que nos chefs ne soient
plus obliges d'exposer ainsi leur dignity.
La loi est bonne, on le voit a ses premiers effets ; mais
est-elle parfaite ? Par exemple, elle rejette sur le candidal
la responsabilite mfime des actes commis a son insu ; de
sorte que, dans un cas donn6, la meilleure mani^re de
combattre un adversaire serait de depenser illegalement
cent piastres a son profit. On voit de suite que I'homme
le plus honngte pent devenir ainsi la victime d'un strata-
gerae. II est vrai que la loi rend ineligible; pour huit ans,
222
LA 1,01 ^LECTORALE
a toutes charges publiques celui qui aura 6t6 convaincu
devant un tribunal de menses frauduleuses dans les
Elections; raais on comprend qu'il n'est pas n^cessaire
d'employer des agents qui convoitent pour eux-mgmes la
deputation, et que le piege ainsi peut toujours etre tendu.
II faudrait done que le corrupteur, comme le corrompu,
fOt passible d'emprisonnement. ' '"
Autre exemple : il ne suffit pas maintenant au candidat
battu, pour avoir droit au mandat, de prouver que son
adversaire ou ses agents ont exerce la corruption ; il lui
faut encore prouvei qu'il possede la majority des votes
donnas l^galement : il y a la pour lui une difficult^ d'au-
tant pljs grande que la contre-preuve est permise. C'est
sur cette difficult^ qu'un candidal peut compter encore
pour laisser champ libre a ses agents. S'il suffisait au
candidat battu de paraitre devant le tribunal les mains
nettes, apr^s avoir prouve des actes ill6gaux de la part de
son adversaire heureux, les choses changeraient de face
en peu de temps. L'intergt de tous serait alors de s'abs-
tenir de la moindre peccadille, et chacun rival iserait de
scrupules avec son voisin. Souhaitons que cette reforme
s'accomplisse.
Avec une loi semblable, fortifi^e du scrutin secret, on
obtiendra.it des Elections pures et sinc^res.
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LA LOI ELECTORALE
223
V
LE SERMENT
M. LamoTiche est un citoyen eclalr6 qui aime a dire
que le temps, c'est de I'argent. II dit cela surtout a
r^poque des elections, et jamais il ne perd sa journee
. quand il va voter pour le candidat de son choix.
M. Lamouche concilie ses int^rets avec son devoir ;
il a d^couvert
Qu'il est avec la lot des accommodements. ^
Son procede est a la fois simple et ingenieux. II sait
I'heure oii les agents du candidat passeront chez lui pour
le conduire au poll, et, a cette heure-la, invariablement
il a affaire a I'extremite de son champ. Mais m^dame
Lamouche reste a la maison. Elle re^oit les agents avec
cette politesse qui la distingue, et s'informe d'un air
etonne de ce qui lui vaut I'honneur de leur visite. lis
s'expliquent. Elle est de plus en plus etonnee, car, vrai-
ment, elle avait oublie que I'election a lieu ce jour-la;
son mari se mSle si peu de politique ! Bref, elle accepte
deux dollars, et renvoie son monde avec cette politesse
qui ne cesse pas de la distinguer ; puis elle continue de
vaquer a ses occupations. Tout a coup elle s'aper9oit .
que son digne mari a oublie sa pipe a la maison, et comme
TZ^
LA LOI tLECTORALE
madame Lamouche cherche toujours a faire plaisir a
M. Lamouche, elle se hate de lui envoyer porter cette
pipe par un de ses enfants. M. Lamouche reconnait
une fois de plus 1' excellent coeur de raadame Lamouche.
II interrompt son travail pour allumer son brOle-gueule,
tout en refl^chissant au bonheur de posseder une bonne
femme. Mais, chose etrange, transition singuliere ! lance
sur la voie des reflexions, M. Lamouche se '^rouve bientot
sur le chemin du poll, oil 11 arrive tout joyeux pour donner
son vote.
La, on lui presente la formule du serment que voici :
Vous jurez "que vous n'avez re^u aucune chose, et
" qu'aucune chose ne vous a 6t6 promise, soit directe-
" ment, soit indirectement, pour vous engager a voter a
" cette election. Ainsi, que Dieu vous soit en aide."
Et il jure en conscience. E» effet, il dit qu'il n'a rien
re^u. Qu'on lui parle des deux piastres donnees a sa
femme, et il r^pondra que ce n'est pas son affaire, que
madame Lamouche est maitresse de ses actions.
Voila un exemple des trop nombreux faux serments qui
se commettent le jour des elections parlementaires. Les
circonstances varient ; au fond c'est toujours la meme
chose.* Les candidats ou leurs amis ont I'esprit fort
inventif : ils achetent a I'electeur des poules, un cheval
borgne, une vieille chawette, a des prix fabuleux ; ils
font a ses enfants des presents princiers ; ils louent cin-
quante voitures dans un seul village, et que sais-je encore ?
Le tout de fagon que I'electeur puisse se dire qu'il n'a pas
ete question de son vote dans le marche.
Le subterfuge est evident, et comment expliquer qu'on
ait, malgre tout, le courage de prater le serment exig^
par la loi ?
>»«.
LA LOI ELECTORALE
225
'on
Dans certains cas, c'est malhonnetete pure et simple
de la part de Telectenr ;. c'est, le plus souvcnt, chez
lui fausse conscience; toujours c'est un oubli des lois
de I'honneur.
La preuve que les electeurs sont des lionnGtes gens qui
se font une fausse conscience, c'est que, pris chacun en
particulier dans Ics transactions journalieres, ils sont irre-
prochables. M. Lamouche tout le premier, qui ne vote
que moyennant valable consideration, se ferait scrupule,
comme en dit, de voler une tSte d'6pingle. II semble
que pour lui les choses d'elechons sortent des regies
ordinaires. Au fait, n'est-ce pas la ce que Ton enseigne
au peuple ? Que lui disent les meneurs d'6lections, c'est-
a-dire, en general, les hommes les plus intelligents de la
paroisse ? Jls lui disent qu'il faut etre honncte, payer ses
dettes, executer les contrats, respec1?er le serment ; mais,
d'un autre cote, iis sollicitent eux-mSmes le peuple a la
malhonnitete en temps de luttc tlectorale : ils le pressent,
le menacent m6me, et lui prdparent les moyens de se
parjurer le mains possible. Est-il clonnant que des
hommes peu eclaires, ainsi pousses par leurs guides na-
turels, finissent, I'interfet personnel aidant a tromper leur
jugement, par croire qu'ils ne sc pai^urent pas du tout ?
On arrive de la sorte a avoir deux morales, une pout la
politique, ene autre pour la vie privee.
Et les lois de rhonneur ! Ah ! sans doute, il n'y a
nen de plus contraire au point d'honneur que de vendre
son vote et de mentir ensuite, la main sur I'Evangile;
aussi bien, ne faut-il compter sur I'honneur qu'a defaut
d'autres moyens pour gouverner les hommes. L'honneur
est un orgueil ou une vanit6 ; ce n'est point la con-
science, ni le frein du devoir, ni la religion, et ne saurait
IS
226
LA LCI feLECTORALE
y supplier compl(^tement. C'est d'ailleurs un sentiment
qui suppose la culture de I'esprit, une certaine d^licatesse
d'education que les classes populaires ne poss^dent pas
encore. Ce moyen ne seralt done pas asscz nniversel,
quand m6me il ne serait pas insuffisant en soi. Prevost-
Paradol a exprime dans un style magique cette derniere
id6e : ''On voit souvent, dit-il, au bord de quelque
ruisseau, un arbre profond^ment a^teint par le temps ; le
tronc est largement ouvert, le bois y est detruit, il ne
contient guere qu'un peu de pourriture ; mais son 6corce
vit encore, la sdve y peut monter, et, chaque annee, il se
couronne de verdure, comme au beau temps de sa jeu-
nesse ; il reste done fierement debout et peut meme braver
plus d'une tempgte. Voila 1' image fidele d'une nation
que le point d'honneur soutient encore apres que la
religion et la vertu s'en sont retirees."
Au dire de ce sage, qui n'etait pas un catholique, c'est
done dans la religion, la vertu, la conscience d'un chacun,
qu'il faut chercher la garantie de I'observance fidele des
lois. Pour le cas qui nous occupe il suffirait peut-8tre
bien souvent d'en appeler a 1' intelligence de I'electeur,
qui, dans notre pays, est toujours un homme suffisamment
religieux. En effet, le mot *'indirectement," contenu
dans la formule du serment, atteint tous les detours de ia
fraude, mais n'en signale aucun, et il est certain qu'une
foule d'^lecteurs n'en comprennent pas toute la portee.
Ce n'est qu'un seul mot d'ailleurs, et un mot peut passer
inaper^u ; il echappe facilement a I'oreille de I'homme,
par exemple, qui, ne sachant pas lire, n'est guere familier
avec les phrases interminables de nos statuts. II y aurait
une experience a faire, ce serait, aprds avoir defere le
perment a une dizaine d'individus, de les prier de dire,
LA LOI ELECTORALE
227
aurait
jfere le
le dire,
encore sous scrment, si le mot * ' indirectement ' ' se trouve
dans la formule : combien d'entre eux pourraient I'affir-
mer d'une maniere positive ? Quoi qu'il en soit, une Enu-
meration des proced^a de corruption indirecte les plus
connus ne serait pas de trop a la suite de cet adverbe.
C'est ce que proposait M. Laframboise, si je ne me
trompe, dans un des projets de loi electorale qu'il a sou-
mis a la legislature de Quebec. Interroger I'Electeur
vaudrait peut-etre encore mieux. Tel qui souscrirait
sans effort a la formwle, n'hesitera pas a dire que, I'autre
jour, le fermier du candidat lui a vendu du ble a bon
marchE.
Nous parlous ici, bien entendu, seulement de ceux qui
se font une fausse conscience ou ne se rendent pas compte
du serment exige par la loi ; quant a ceux qui se parjurent
sciemment, on devrait les poursuivre sans merci, car ce
sont de mauvais citoyens, des hommes dangereux dont
I'exemple est funeste, I'influence dernoralisatrice. Nous
aimons a croire que le nombre en est petit ; mais les
dernieres enqugtes faites devant les tribunaux stiffisent a
(§veiller des craintes serieuses. Que penser de ces indi-
vidus qui jurent aujourd'hui qu'un candidat leur a donne
cent ou deux cents piastres, qu'ils en ont depense les
trois quarts, et qu'ils ne s'attendent pas a remettre le
reste, et qui, le jour de 1' election, avaient jure n'avoir
rien re<ju ni directement ni indirectenient ! Quel jour
ont-ils fait un faux serment ?
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CHARLES LABERGE
■i '
La phalange libdrale de 1848, d^d d^cimee par la
lutte, voit ses chefs disparaitre les uns apr^s les autres,
Ce groupe de jeunes gens si distingues, aprtis avoir
exerc6 tant d'influence sur le mouvement politique, vaincu
et disperse, compte aujourd'hui ses morts— ceux qui,
jadis ardents au combat, pleins de verdeur et d'une force
exub^rante, sont venus courber la t&te sous le sort com-
mun. Joseph Papin, Charles Daoust, Joseph Lenoir,
Eric Dorion, Labr^che Viger, Gustave Papineau, Erancis
Cassidy, Charles Laberge, que de noms manquent a
I'appel, que de personnalites brillantes a jamais dispa-
rues !
Leur epoque a ete celle des grandes ardeurs, des am-
bitions et des illusions. Un 6cho de lib^ralisme nous
arrivait de France : notre jeunesse, qui savait deja par
coeur les vers de Lamartine, devora bientot ses discours
republicains ; on parlait du renversement de la feodalite,
TSO
CHARLES LABERGE
de r(ig6nd'ration sociale, d'cmancipation dcs peuples, et
Ton rOvait aux hd-ros de Tite Live. Les uns wnpatitnts
dii joug reiigieux, ou r^fractaircs, les autres frapp6s des
maux dc la soci^tC', tous encore penttrd-s dc leurs lectures
dii college, et pouss6s par des convictions juveniles, c'est-
a-dire actives et incontrolees, ils se lancercnt dans un
mouvement dont peu d'entre eux distinguaient la pente
fatale. C'etait un reveil, ou plutot c'etait une eclosion
dc la jcunesse a la vie publique, le premier essai de nos
institutions librcs par de jeunes tOtes ; cette g6n6iation
semait sa folle avoine dans le champ de la politique. On
fonda rinstitut-Canadicn, ou pour la premiere fois ceux
qui avaient le talent de la parole trouverent 1' occasion de
se faire valoir. L' Avenir fut cr66 et donna I'essor aux
ecrivains. C'etaient la deux tribimes, et elles avaient
pour eux tout I'attrait, pour le public tout le prestige
de la nouveautd. II est permis de croire que, dans I'uhe
comme dans I'autre, acclames par la foule eblouie, ^
quelques-uns se croyaient un peu plus grands que nature.
La confiancc en soi-m§me est un element de succds ; ils
n'en manquaient pas. Lances a corps perdu dans la
lutte, ils obtinrent tout d'abord des avantages conside-
rables. En 1854 ils emporterent d'assaut pr^s de vingt
comtes.
-L' ifM.
:P!
Entre les premiers de ce groupe remarquable, se
detache la figure sympathique de Charles Laberge, dcri-
vain et orateur distingue. , "i ,
Charles-Joseph Laberge est ne a Montreal le 20 oc-
tobre 1827. Son, pere etait negociant, sans fortune ; sa
mere ^tait la soeur de, Gabriel Franehere, qui a laiss6 un
r6cit si attrayant de ses voyages dans le Nord-Ouest. II
chari.es laberge
231
oc-
; sa
56 un
fit un brillant cours d'6Uides au s^minaire de St. Hya-
cinthe. Ses condisciples I'appelaicnt le Pefi^ Laberge,
mais ses professeiirs comorircnt (pie ce petit bonhomme,
espi<igle et vif, pourrait bien dans la suite jouer un role
sur la scene du monde. Si Ton en croit la tradition, le
jeune Laberge se serait r6vel6 journaliste avant mOme
d'avoir fun ses classes. En effet, il fontla mi journal au
college, qu'il nomma bravement le Liberal. Cette feuille
ne se donnait pour mission ni de defendre la soci6te ni
dedernolir le trone et I'autel ; elle s'efTorgait simplement
de dauber les professeurs qui avaient eu le malheur de
deplaire aux (jlevcs, et le petit Laberge mettait a cctte
besogne autant d'ardeur que d'esprit. On dit que les
Amotions plus apres du journalisme politique ne lui firent
jamais oublier les premieres jouissances de ces debuts
clandestins.
Un seul trait fera voir ce qu'etait ce jeune homme au
moment de sortir du college. Aux exercices litteraires
de 1845, i^ prononga un discours et obtint Itj prix de
declamation ; le superieur du seminaire d^manda a I'hon.
Louis-Joseph Papineau, qui etait present, de vculoir bien
• couronner le jeune eleve. Papineau s'adressant au lau-
reat, lui dit : " Franchement, monsieur, je n'ai jamais
asssi bien parle que vous venez de le faire ; si j['ai eu le
titre d' Orateur, vous en avez ie talent."
Cette parole, venant d'un homme comme Papineau,
ne suffisait-elle pas a decider de la voie que suivrait
en politique Theureux ecolier a qui elle 6tait adressee ?
Son cours classique termine, M. Laberge vint a Mont-
real 6tudicr le droit chez M. R. A. R. Hubert : il fut
&dmis au barreau en 1848, et il entra en society avec
232
CHAKLFS LABEKCE
M. Rodolphe Laflamme, mais des 1S52 il abandonna
Montreal pour aller sc fixer a St. Jean d' Iberville, ou en
peu de temps il sc crea une large clientele.
Z^ Avenir avsiit ete fonde en 1847, et Laberge en fut
le plus brilkmt collaborateur. Ses collogues etaient :
I'lric Dorion, Joseph Papin, Joseph Doutre, Charles
Daoust, D. E. Papineau, Joseph Lenoir, Rodolphe La-
flamme, C. Duranceau, C. F. Papincau, Wilfrid Dorion,
C. H. Lamontagne, E. U. Picht', Clustave Papineau.
V Avenir a laiss6 les plus tristes souvenirs et Ton s'ex-
plique difficilement qu'un talent delicat, une nature
d'61ite, un bon chretien comme Laberge ait pu consentir
a rester solidaire des impietd'S grossieres dont cette feuille
se rendait coupable. Etait-ce chez lui entrainement,
faiblesse de caract^re ? Nous I'ignorons. Mais on assure
qu'il n'est jamais tomb6 personnellement dans les exag6-
rations de ses collegues.
Nous arrivons a la grande date liberale de 1854. Cette
annee-la-M. Laberge fut elu dans le comte d'Iberville et
il prit place en-chambre au premier rang dans le groupe
dont M. Dorion etait le chef et qu'on a appel6 la jP/(?/W<f
Rouge. Tout le monde se souvient encore du fameux
pamphlet paru sous ce titre, et dans lequel M. J. C. Tache
et M. Chauveau, sous le pseudonyme de Gaspard Le
Mage, ont decrit si spirituellement toute la constellation.
Ce souvenir peut 6tre rappele aujourd'hui sans blesser
pcrsonne. ,..
II y avait d'abord en t6te M. Dorion : ' • . '
" II a succede a M. Papineau dans la direction du
parti democratique ; personne ne pretendra qu'il I'ait
jremplace. Dans le n^gig de juillel d^mier, M. Dorioi\
CHARLES LAD ERG L
233
en 6tant rendu ;l hi onzi(^mc page d'line exception p6-
remptoire en droit porpetiu'llc, ecrite dans le style tie ses
discours et qu'il lisait a hu te voix ct sur le n>Cme ton,
s'endormit d'un profond sommcil. II lui atlvint alors le
ni6me songe (ja'avait fait Joseph longtemps avant cpie
d'etre le premier miniftre de J'haraon. 11 rOva (pie
douze djs ttoiles Ics plus rouges et Ics plus grandcs de la
pid'iade, y compris celle tie son petit frt^re Eric, s'incli-
naient profondtiment devant la sienne. Uiie foi>s reveille,
il se souvint qu'il avait dejadeux fois failli Olre un grand
homme, la premiere fois lorsqu'ayant une tli/.aine tl'an-
nees il avait signe une petition contre les griefs, circons-
tance qu'il a rapportee en chambre dans son premier
tliscours, et la seconde fois lorsqu'il lui etait arrive tU-
signer comme secretaire le manifeste de I'association
annexioniste. Plus rus6 cependant que le fils de Jact)b,
il ne parla de son rOve a personne. Quelque jours plus
tard, les rouges ct les torys-annexionistes de Montri-al le
prenaient pour leur candidat."
Papin venait ensuite : , ' ' '"
" Avant que de partir pour Qutibec, Ics chefs dtimo-
crates se sent distribu6 les roles qu'ils allaient jouer.
Comme vous avez \)\x le voir consigne au Moniteur, il a
ete resolu d'une voix unanime que M. Pap'ln serait le
Dant(;n de la Montague... Le depute de TAssomption
est au reste un bon enfant ; sa figure a m6me une expres-
sion joviale lorsqu'il ne veut pas la rendre terrible, lors-
qu'il oublie que c'est lui qui fait Danton." ,
M. Prevost : *
** II lui importe peu que ce soit avec ou sans indem-
nity que les seigneurs soient depossedes, que Sebastopol
resiste ou soit demantele, pourvu que le greffier de la
cour de Terrebonne ait 6t6 nomme en conformiie drs
resolutions pass^es par I'assemblee du quinzc ou du vingt
d'un mois quelconque, dans une annee cjueleonque, dans
la salle publique du village de Terrebonne, dans la pa-
roisse de Terrebonne, dans le cornt^ de Terrebonne."
234
CHARLES LAnRRCR
M. Eric Dorion, TEnfant Terrible:
" Mis 11 cOtc lie M. Papih, c'cst physiquement le con-
traste le j)liis frappaiit (jue Ton jniisse voir. II semble
que ceux (lui ont cnvoye les rouges en rhambre aient
voulu former une colleetion j^ithropologique complete
du nain an geant et de TAntinoils au Satyre."
M. Daoust :
" Grand, rude, vigoiireux, et pas tr^s-beau gar(;on, qui
ne laisse pas que de se faire aimer et estinicr de ceux qui
le connaissent. lOn chambre, il paratt croire que la pru-
dence est la meilloure partic de la Valeur, et surtout pr6-
fd-rer les dtilices du comit6 de la pipe aux charmes ora-
toircs de ses coUegues."
M. Dufresne : • >■ ■ < " ■.
" N'est pas aussi beotien qu'il en a I'air."
MM. Bourassa, Darche et Gutivremont :
" Nebuleuse composee de trois 6toiles d'une infini-
mcnt petite grandeur... M. Bourassa est bien le type de
rinflexibilitd democratique... M. Darche, chevelure qui
parait avoir horreur du peigne comme d'un instrument
de tyrannic... Connaissez-vous M. Guevremont ? Pour
moi, il me semble que je le connaissais avant que de le
connaitre, tant i). y a de gens qui ont I'honneur de lui
ressembler."
M. Valois :
" Est medecin, et comme beaucoup d'Esculapes cel6-
bres, il dedaigne le soin de sa p8r:^.onne. II se rase tous
les huit jours, ne se peigne pas aussi souvent, et conserve
s' - habits des souvenirs frappants de tous les 6veiie-
de la journ^e."
.... Jobin : > ' ■ , .. ' >• • i
** C'est lui qui, dans les moments de crise, berce sur
ses genoux l' Enfant Terrible, prepare une potion cal-
manie pour M. Prevost, et donne, les jours de f&te, un
coup de peigne a M. Darche et un coup de brosse au
docteur Valois." •• - - — - .
CHARLES LAUERUE
235
con-
mble
aient
iplcte
n, qui
i\ qvii
a pru-
it pre-
)S ura"
infini-
;ype cle
ure qui
rumen t
? Pour
le cle Ic
de lui
|cs cel6-
ase tous
onserve
6veae-
lerce sur
lion cal-
te, un
rosse au
Tels itaient les colltigucs Uc M. lubcrgo, contre Ics-
(jucls on dirigeait raillc tral... qui nous paraissL'ut aujour-
d'hui inolTcnsifs, niuis (pii dans lo tcnq)s curcnt \\n siiccis
prodigicux. M. Lubcrgo <itait le plus d-pargno ; il puralt
ni&me qu'd a 6t6 tres-fliUt6 de son portrait, et c'est
pourquoi nous ne craignons pas de reproduire presqu'en
entier le chapitre qui lui est consacri dans la PUiade
Rouge .• ,
*' Saluonsavcc respect la seule itoile de preuiiire gran-
deur qu'il y ait dans toute la constellation.
'* M. Laberge est de treis-petite taille, mais d'asicz
jolies formes, sa tete surtout est belle ; ses yeu^ ont une
expression de douceur accompagnee de finesse, sa bourhe
a de la causticity. Chez lui, les facuUes perceptives Tern-
portent de beaucoup sur les facultes discernantes, comme
on le voit de suite dans sa physionoraie et sur son front
preeminent a la base.
" M. Laberge a v6ritablement " I'intelligence supt-
rieure et I'^ducation accomplie " que le Moniteur avajt
declare officiellement appartenir a tous les deputes rouges.
II n'a peut-etre pas au m£me degre " I'independance de
caract(ire " qui forme le complement du signalement d^-
mocratique. ,,
" II n'est gudre possible de possider une plus grande
facility d'elocution, et si une argumentation ncrveuse et
serr6e manque presque toujours a ses discours, la pdriode
accomplie, heureuse et ciceronienne ne lui fait jamais
defaut. Son geste a de la grace, sa diction de la puret6,
sa voix de rh|rrnonie... On le dit tres-eloquent lorsqu'il
se passionne, et cela doit Otre, car sa voix est sympa-
thique ; mais en chambre il s'est born6 jusqu'a present a
une sorte de persifflage elegant qui interesse sans emou-
voir. Sa figure favorite est I'antithese, et chez lui clle
fixe quelquefois le jeu de mots, ce qui n'est pas du tout
236
CHARLES LABERGE
parlementaire, le genre parlementaire ayant 6t6 inventd
par les Anglais, qui se sent toujours abstenus d'avoir de
I'esprit...
" II nous a menaces de verser jusqu'a la derni^re goutte
de son sang pour la defense de nos institutions. On vous
exempterait, M. Laberge, de verser niGme la premiere, si
vous vouliez seulement nous dire qiielles sont les vieille-
ries auxquelles vous tencz si pen que de ne pas vouloir
repandre pour elles une seule goutte de cette encre dont
votre parti ' montre si prodigue.
" Avec la compagnie que vous tenez, une telle restric-
tion ne laisse pas que d'itre inquietante. On desirerait
aussi savoir, au premier moment de loisir que vous lais-
sera votre grande mesure des juges de paix electifs, quelle
est Val/oni^e que vous vous proposez de faire au pro-
gramme democrat ique. La chose est beawcoup plus grave
qu'elle n'cn a I'air, et votre r6ponse sur le tout est at-
tendue avec une anxiety qui n'est ^galee que par I'estime
que Ton a pour vous.
" M. Laberge est un talent distingue ; ce n'est ni
un prophite, ni un sphynx, ni une sybille, comme le
donnent a entendre quelques minist^riels malicieux, afin
d'aiguiser la jalousie de ses collegues de la Montagne;
mais tel qu'il est, il pent bien inspirer des craintes
s^rieuses aux ambitieux du parti. Aussi, s'efforcent-ils
de proclamer qu'il est un homme d' imagination, un
caractere original et paresseux, un litterateur, un poete,
ce qui est une maniere comme une autre de commencer
a insinucr qu'un homme n'est bon a rien.
** En comparant le depute d'Iberville a la plupart de
ceux qui I'environnent, on se demande comment il en
est venu la. Helas ! comme dit Virgile, de combien
d'erreurs n'est pas capable un jeune homme tourmente
par un amour impitoyable... Quid Jiivensis...?
" C'est cette belle divinite terrestre qui s'appelle la
louange qui a seduit le cceur de M. Laberge ; c'est elle
qui lui a inspire une de ces passions effr^n^es que toutes
CHARLES LABERCS
237
iventd
oir de
goutte ,
n vous
i6re, si
vie Hie -
/ouloir
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sirerait
us lais-
, quelle
m pro-
is grave
est at-
i'estime
I'est ni
mme le
ux, alin
itagne ;
craintes
-cent-ils
ion, un
poete,
imencer
ipart de
nt il en
:ombien
urmente
)pelle la
est elle
le toutes
les ovations ddmocratiques auront bien de la peine a
satisfaire, car il est homme a en reconnaitre tOt ou tard,
si ce n'est deja, tout le neant, a sentir toute la fadeur de
I'encens grossier que Ton brdle dans les colonnes du
Fays c t d u Moniteur
" Enfin, le jeune homme avait besoin d'action, d'ex-
pansion, d'un peu de fumee : il fallait choisir entre la
voie ordinaire battue par tout Ic monde, ou se lancer
dans une voie nouvelle et inconnue ; le premier parti
etait le plus sage, le second le plus brillant. L' imagina-
tion deja grande et forte I'emporta sur la sagesse qui ne
fesait que de naitre.
" C'est ce qui explique pourquoi M. Laberge, abreuve
aux sources rafraichissantes du catholicisme, se laisse em-
porter par les elogesde ces feuilles veneneuses, le Semeur,
le Moniteur et le Cuiiivateur ; pourquoi, lui, honnSte et
gen^reux, souffre qu'en parlant de I'abolition des dimes,
on flatte les plus sordides cupidites ; pourquoi, instruit et
intelligent, il se laisse imposer des billevesees comme les
juges de paix ^lectifs et les parlements annuels. Ce n'est
pas qu'il veuiJ'e se faire un marche-pied de toutes ces
choses pour devenir procureur-general, il abandonne
cela volontiers au chef suprSme; raais c'est qu'il tient a
honneur de jouer son role ;usqu'au bout, et comme on
lui a assure (^u'il etait un des chefs, il se dit a lui-m6me
comme le personnage de Scribe : II faut bien que je les
suive.
" Ira-t-il loin, me demandez-vous ? Mais sans doute !
Est-ce que Ton sail oii Ton s'arrSte lorsqu'on a pour vous
guider en avant 1' Enfant Terrible, et par derriere pour
vous pousser, le citoyen Pierre Blanchet ! "
Celui qui inspirait un tel respect a ses ^dversaires
devait 6tre un homme d'une valeur r^elle.
M. Laberge en chambre 6tait sur son veritable terrain,
dans r^ldment qui convenait le plus a ses facultds. Pas
assez retors pour gtre un avocat de premier ordre, ni
238
CHARLES LAEERGE
assez profond pour faire autorit6 dans la magistrature,
il possedait un don naturel d'eloquence, une largeur
d'id^es, une droiture de caractere qui lui cr^ait, sans
efibrt de sa part, une place exceptionnelle dans une
assemblee deliberante. II n'est pas devenu orateur par
]e travail, il ^tait n6 expert dans I'art de bien dire.
Sa phrase coulait de source, correcte et harmonieuse,
comme un ruisseau toujours limpide. II parlait une belle
langue, n fran^ais veritable : sous ce rapport, personne
n'a €t€ mieux dou6 que lui dans notre pays.
Pourquoi, avec de telles aptitudes, M, Laberge s'est-il
retire de la politique ? Helas ! peut-Stre a-t-il subi le sort,
trop commun parmi nous., des natures d^licates que
les deceptions jettent dans un degoQt insurmontable
des hommes et des choses. Entre comme solliciteur-
gen^ral en 1858 dans le cabinet Brown-Dorion, qui ne
vecut que quarante-huit heures, il a pu s'exagerer le tort
que lui faisait cette alliance avec nn homme si mal not6
dans notre province, et il se s'^ra dit qu'il etait compromis
pour toujours.
Quoi qu'il en soit, aux elections generales de 1861,
il refusa la candidature, et se consacra de nouveau a
I'exercice de sa profession a St. Jean, 011 le minis-
tere liberal de 1863 vint le chercher pour le faire juge
suppliant a Sorel. A 1' expiration du conge accords au
juge Bruneau, qu'il rempla<;ait, les conservateurs n'ont
pas maintenu M. Laberge dans ses fonctions. Cet acte a
et6 regrette m6me par des adversaires de M. Laberge.
M. Cartier, dit-on, r^pondait a ce reproche en disant
qu'il n'avait pu rien faire pour un magistrat qui avait
rendu un jugement deux jours apres I'expiration de ses
CHARLES LABERGE
239
[86i,
au a
inis-
juge
e au
I'ont
cte a
erge.
isant
avait
e ses
pouvoirs. Cette raison 6tait assurement plus spirituelle
que p^remptoire.
Oblige de se remettre encore une fois a sa profession,
M. Laberge ne se mCla guere de politique. II se con-
tenta d'ecrire parfois dans le Franco- Canadicn, plutot
pour rendre service au redacteur absent que pour satis-
faire un besoin reel de publicity. II a public a'lssi dans
r Ordre des articles qui ont et6 tres-remarques ; il signait
Liberal mais cathoUque. C'^tait sa formule, et il la de-
fendait avec la plus grande securite. On pent dire,
toutes proportions gardees, qu'il a ete le Montalembert
de son parti, democrate autant que catholique, associant
a des convictions religieuses solides les idees modcrnes
sur les relations de I'Eglise et de I'Etat. *
M. Laberge etait alors un ecrivain elegant, facile,
correct, toujours digne. On reconnaissait ses ecrits a
leur grand air, a leur cachet de vrai style frangais, a
I'ironie fine et de bonne compagnie dont il savait
relever, assaisonner ses arguments.
II s'est aussi essaye dans la poesie. II a donne de
temps a autre a la presse des vers maintenant oublies ou
perdus. On trouve de lui, dans le second volume de la
Litteraiiire Canadienne, une fable intitulee Le Ctapaud
et V Ephe . ere, qui n'a rien ^le remarquable ; j'en citerai
la morale :
A quoi sert la science,
L'age et rexperience,
Si ce n'est pour le bien ? Les talents sont un prSt :
A Dieu le capital, an prochain I'inter^t.
II serait injuste de juger M. Laberge comme ecrivain
par ce qu'il a ete au National. Lorsqu'il est venu
ge fixer a Montreal en 1872, il ^tait deja atteint de
240
CHARLES LABERGE
la maladie cruelle a laquelle il a succomb6. Ce n'est
qu'au prix d 'efforts vraimfent h^roiques qu'il parvenait a
ecrire ses articles sous I'^treinte du mal qui le rongeait.
Ses adversaires dans la presse ne pouvaient toujours tenir
compte de ses souffrances ; lis les ont trop oubliees
parfois. lis ne savaient pas assez, dit M. Hector Fabre
dans V Evenement, ce que lui cofitaient ses plaisanteries
emouss^es. Pour ma part, je confesse avoir 6t6 trop
sensible a ses attaques, et je regrette les represailles, mal
comprises du reste, exerceas contre lui.
M. Laberge a 6t6 avant tout et par-dessus tout un
homme de bien ; il a k.\.t un grand caractere encore plus
qu'un esprit distingu6, et c'est par la surtout qu'il vivra
dans la memoire de ses amis. Le public retiendra
quelques-uns de ses discours, mais les pauvies se rappel-.
leront ses charites, ses intimes se souviendront dc ses
vertus. Qu'est-ce que le talent ? qu'est-ce que la gloire?
Les bonnes actions ont seules un vrai merite, que les
hommes eux-mfimes estiment ici-bas et que Dieu recom-
pense la-liaut. M. Laberge savait elever ses regards au-
dessus des horizons terrestres ; j' ignore ce qu'^tait dans
le fond son liberalisme, mais il avait les aspirations
immortelles du catholique convaincu. En proie a une
maladie qui ne lui laissait pas un instant de repos, il
a montr6 dans ses soufTraftces le calme d'un sage et
la resignation d'un chr^tien ; pauvre et charge de famille,
il impos'ait silence a ses tortures pour accomplir son
travail quotidien, et le sentiment du devoir etait tel
chez lui qu'il y puisait la force de dompter la rnaladie
au point quelquefois de faire illusion aux siens ^t de leur
donner de covirtes esperances,
- ?. I
r,\ V)
•t. Uf.
vyrX
L'HON. A. Ai DORION
Antoine Aime Dorioi. .,st ne le 17 Janvier 18 18, a Ste.
Anne de la Perade, d'une famille au sein de laquelle il a
du puiser de bonne heure I'amour de la politique. Son
pere a represente le comte de Champlain dans I'assem-
blee du Bas-Canada de 1830 a 1838, et son grand-pere,
M. Bureau, a ete raembre de la meme legislature de 1820
a 1884 pour le comte de St. Maurice.
Apres avoir fait son cours classique au college de Nico-
let, M. Dorion vint a Montreal, ou il ^tudia le droit sous
la direction de M. Cherrier. II etait regu avocat en
1842, au moment ou s'ouvrait pour le Canada I'^re nou-
velle du gouvernement responsable. L'acte arbitraire de
I'union des deux provinces duf exercer sur lui nne
influence decisive ; trop jeune pour prendre part aux
luttes du jour, il accorda neanmoins toutes ses sympa-
thies a M. Papineau dans ses protestations absolues
contre le nouveau regime, et prit place dans les rangs
1 16
242
L HON. A. A. DORION
(le la jcunesse irrcconciliablc dc r^-poque. II suivit avec
line ardcur a peine coiUenue les peri pet ies dcs grandes
jofites populaires qui signalerent les premiers temps de
r union, et lorsque la revolution de 1848 6clata en
France, il avait trentc ans.
On salt quel fut ici recbo de cet evenement. Le pre*
mier essai choz nous d'une reelle liberty avait eu pour
effet naturel d'echauffor les caurs et les imaginations^
Chaque citoyen se voyant appel6 a pnrticiper au goiwer--
nement dc la chose publique, s'exagerait les proportions
et les devoirs de son r6'i« ; la jeunesse surtout, plus
prompte et plus empor •, se prenait d'enthousiasme et
revait facilement une renovation complete de notre etat
social et politique. L'dcolier, en ubordant les belles
lettres, songe tout de suite a composer un poeme ^pique ;
ainsi la jeunesse canadienne poss6dait a peine les rudi-
ments de I'instruction democratiquc qu'elle songeait
deja a etoblir du premier coup dans notre pays la
r^publique de Platon. La revolution de '48 s'accom-
plit pendant qu'elle faisait ce beau rSve. Elle y vit un
signe des temps, la date d'une existence nouvelle pour
r humanity. ■ : ;. ' ' . • .,•
C'est alors que fut cre^ le Club Natio7ial Democratique^
et il faut lire son manifeste de 1849 pour se rendre
compte du mouvement qui s'op^rait alors dans les esprits.
" Democrates par conscience et Canadiens -fran^ais
" d'origine — disait ce' document — il nous peinait de
" songer que les courants electriques de la democratic
*' qui sillonnent aujourd'hui le monde civilise passeraient
** inutilement ici, faute de pouvoir trouver un fil conduc-
^' teur sur les terres du nouveau monde... Sans le
L HON. A. A. DORION
•2-43
'tiqucy
■end re
[sprits.
■an<;ais
.it de
»cratie
iraient
mduc-
ms le
* suffrage universel, quelle sera]a consecration legitime
' et rat nnelle des droits du pouvoir ? Sera-ce la goutte
' d'huiie de la Ste. Ampoule glissant sur le front d'un
* homme qui le ferasouverain et legislateur de toute una
* nation ? Nous avons le malheur de ne pas comprendre
' ainsi le puissant droit de souverainete ; nous prcndrons
* done la liberte de prefercr tr^s-uniment a la huileuse
* consecration de Rheims, celle qui en fcvrier 1848
* s'^chappait forte et pure de la poitrine d'un noble
* peuple. Les nations ont jadis eu le christianisme, les
* sciences, les arts et I'imprimerie qui les fircnt civi-
* Usees ; elles auront maintenant 1* (Education populaire,
* le commerce et ie suffrage universel qui les feront
' fibres." ■ •
M. Dorion appartenait a ce club avec Papin, Doutre,
Daoust, et autres jeunes disciples de Papineau. Ce
manifeste est probablement la premiere piece de ce genre
dont il porte sa part de responsabilite, et Ton se
souvient que dans un de ses derniers discours devant les
Communes a Ottawa, il s'est encore prononc6 en faveur
du suffrage universel. Cette conviction se retrouve vivace
chez lui aux deux extermites de sa carriere politique.
Nous venons de rapprocher le nom de M. Dorion de
ceux de plusieurs hommes fameux par la violence de
leurs diatribes anti-religieuses ; mais on aurait tort d'en
conclure que le chef du parti liberal soit tombe dans les
mSmes exagerations de langage. Jamais homme, au
contraire, n'a revStu de formes plus courtoises des idees
souvent hostiles a ses concitoyens, et Ton peut dire que
c'est a ce decorum, a sa dignite personnelle bieii plus
qu'a ses talents transcendants qu'il doit d'avoir pu
244
l'hON. a. a. DORION
1-ecueillir, d^s son entree au parlcment, la succession
on^reuse cle Papineau. Laberge et Papin d'taient plus
brilhiDts, mais il avait plus de prestige. Elu a Montreal
en 1854, il fut reconuu aussitot coninie chef du parti
liberal.
Ce prestige, il Ic devait a ses bonnes manieres, A son
ext^rieur distingu6, a sa parfaitc honnfitet^, a son travail
opiniatre. Mais ses dd'buts politiques sont de ceux que
Ton aimerait a oublier. Sans parler de ses votes anti-
catholiques, ses deux projets des parlements annuels et
des juges de paix (^lectifs paraissent aujourd'hui a tout le
monde vraiment pitoyables. L'^cole de r Avenir_ fausse
en religion, dcraisonnait en politique.
En 1857, Cartier chargea M. Sicotte d'offrir un porte-
feuille a M. Dorion. Ce dernier, soit qu''il subit 1' in-
fluence de ses partisans, soit qu'il obeit i I'ardeur de ses
propres convictions, repoussa ces avances qui, dans la
peus<ie du chef des conservateurs, 6taient destinies a
donner une nouvelle force au Bas-Canada, a la nationality
canadienne-franqiaise. L'ann6e suivante, M. Dorion put
croire qu'il avait bien fait de refuser la fusion, mais cette
illusion flit courte, car le minist^re Brown-Dorion n'exista
que quarante-huit heures. ,. ,. ._.j,
Cet dchec parlementaire fut suivi en 1861 pour M. Do-
rion d'une d^faite dlectorale a Montreal,, ou M, Cartier
I'emporta sur lui. Cependant, bien qu'il ne ffit pas
depwte en 1862, aprt^s la d6faite du minist^re conserva-
teur sur la loi de milice, il accepta un portefeuille
dans I'administration S. Macdonald-Sicotte. M. Falkner
lui fit place dans le comt6 d'Hochelaga. Revenu au
pouvoir dans de pareilles circonstances, M. Dorion devait,
1, HON. A. A. DORION
245
ce semble, y rester longtemps. Toutefois, six mois apr^s,
il offrait sa demission, par suite de dissentiments avec ses
coUegues sur la question du cli(f>nin de fer Intercolonial.
On a dit dans le t«nips que cette question n'^tait que le
prete.xte de sa rctraitc et qu'il fiillait en chercher la raison
dans le fait que le chef du parti liberal souffrait de
son role secondaire k c6t6 de M. Sicotte. Les 6vene-
ments paraissent justifier cette interpretation.
En cffet, le minist(ire S. Macdonald ayant 6t6 battu en
1863, le gouverneur-g^n^ral consentit a des Elections
nouvelles ; pour s'y preparer, le Premier ministre appela
a lui M. Dorion de nouveau, mais dans de telles condi-
tions cette fois que M. Sicotte crut devoir se retirer.
C'est le cabinet S. Macdonald-Sicotte qwi fut defait
en parlement, et c'est le cabinet S. Macdonald-Dorion
qui en appela au peuple. Dans le manif'este admirable
qu'il lan^a alors, M. Sicotte constata cette substitution
de drapeau pour notre province. C'est a cela sans doute
que tendait M. Dorion, car il fit voter par les chambres,
k la session suivante, une somme de dix mille piastres
pour les preliminaires seuls du chemin de fer Inter-
colonial.
Le minist^re liberal fut defait en ma^s 1864, sans avoir
pu faire rien de remarquable. L'acte le plus important
de M. Dorion, celui qui eut le plus de retentissemen^
dont les contemporains ont le mieux gard6 souvenir,
est la nomination de M. Sicotte a une place de juge.
M. Sicotte, par le fait mSme de sa rupture avec M. San-
field Macdonald, s'etait cre6 une position considerable
dans le pays, et Cartier, avec une abnegation peu ordi-
naire, lui laissait jouer le role de chef de I'opposition ;
54r,
l'hon. a. a. nORION
mais M. Sicotte accepta une place a I'hcure oCi la
0'haml)rc .illait voter sur unc motion de non-confiance
prd'sent^e par lui-mOme. * Cette faute ne lui a jamais 6t6
pardonncc, et riiomnie qui la lui fit commettre nc
meritait i)as plus d'indulgence.
L'histoire des anncies suivantes est pr^scntc 4 tous les
esprits j c'est I'hisloire des origines mSmes de la Confe-
deration. Battu, 6cras6, subissant d^faite sur d^faite en
chambrc comnic aux (Elections, M. Dorion a rcmpli ses
devoirs de chef d'opposition avec une persevdrance cou-
rageuse ct r^signee. Petit a petit ses adversaires en sont
arrives ale plaindre, as'apitoyer sur sa longue infortune,
et le jour de son triomphe tardif, tout le mondc 6tait
content pour lui. Et maintcnant que, de son propre
gT6, il tourne le dos a I'avenir, on se prend a dire qu'il
miritait mieux que cette carri^re avort^e. Car, d tout
prendre, ce qui caract^rise sa vie politique, c'est I'in-
succ^s. Ministre pendant quarante-huit heures la pre-
nii(^re fois, pendant six mois la seconde et la troisieme fois,
qu'a-t-il accompli ? II a nomme M. Sicotte, il s'est laiss6
nommer lui-mfime, et il a fait voter une loi electorale
elaboree par tout le naonde : voila tout. M n'a rien fait
en '58, il n'a pas fait de budget en '64, il n'a pas regl6
en '74 les questions de I'amnistie et des ^coles. Toujours
on a compte sur lui, toujours il a tromp6 I'esperance
publique.
Oii trouver le secret de tant d'echecs si souvent r6p6t6s
qu'il forment la regie generale dans cette vie orageuse ?
M. Dorion est-il un homme mediocre, ou n'est-il qu'une
victime du malheur des temps ?
II nous semble que la reponse a cette question se trouve
dans le dernier acte par lequel il a clos sa carriere. Voila
L*HON. A. A. DORIOX
247
I trouve
Voila
un homme (lui, apr<is vingt longues annees de liitte, arrive
enfin au but de ses efforts ; son triomphe est complct,
une majority toute puissante se prcsse autour de lui ; il
peat agir. cx6(nitcr, rd'aliscr ses projets longtemps rOvd's,
fonder quelquc chose, apres avoii detruit ses adversaires,
et travailler pour sa propre gloire autant cjue pour le bien,
tel qu'il I'entend, du pays : et c'est alors qu'il prend sa
retraite sur les bancs de la magistrature. Ce n'etait pas
la peine de sui)plier, pendant vingt ans, Ic pcuple de lui
confier le pouvoir, s'il devait I'abandonner aussitCl apres
I'avoir obtenu. Mais qu'est-cc a dire ? M, Dorion n'cst-
il qu'un ambitieux vulgaire, desireux seulement de se
caser dans un eraploi lucratif ? Non, il a combattu de
bonne foi, en obeissance a certaiucs idees ; il a voulu
posseder I'aatorite pour Ic benefice du i)ays ; mais dans
cette longuc lutte il s'est fait illusion a lui-mOme, il a lini
par oublier qu'il ne frayait son cheniin qu'a I'aide de
bras amis qui le souteuaient et, au besoin, le poussaient
de I'avant. II n'a jamais eu le temperament d'un poli-
tique. Arrive au sommet, il lui a manque I'ambition et
I'energie pour s'y maintenir. <.
Et, mont6 sur le falte, il aspire a descendrc.
Le tracas du gouvernement ne lui va point ; il n'avait
pas d'aptitude a vivre au milieu des tiraillements ; il se
degoCitait. C'est le mot. Je suis persuade que depuis
son entree dans lacarriere publique il a passe sa vie dans
le degodt : degout de ses amis comme de ses adversaires,
car les petites miseres qm affligent et abattcnt les natures
comme la sicnne, sont mallieureusement de tous les
partis. Les details de la politique sont quelquefois peu
dignes et froissent I'honnOtet^, I'honneur, la droiture du
M
l'hon. a. a. DoRION
gcntilhommc, mCnic lorsquc les rd-sult^its gcntiranx ohle-
nus frappent le public pur Iciir caractcro <lc grandeur.
C'cst d la nature litiinainc, chctivc ct niesciuine, (lu'il faut
s'en prendre. Ne pouvant la changer dans son ensemble,
il vaut mieux I'accepter telle qu'ellc est, m^'priser ce qui
chwe elle est meprisable, mais ne pas se laisser abattre
par la vue du mal, et travailler tout de niOme dans
I'intd'rOt du grand nombre. En outre, la polituiue,
surtout pour les ministres, est le metier Ic plus harassant
du monde : il faut Otrc tremp6 d'acier pour y resister.
M, Uorion ne Tetait pas, ct il a Irise sa carri»ire au
moment oii elle commengait serieusement.
Ceci n'est pas una critique en mauvaise part. MGme
en admettant toute I'litiliti <1h role dc M. Dorion comnie
chef d'opposition, il faut reconnaitre cpie ce r6lc ne
•onstitue pas tine carriere complete d'homme d'etat. Le
chef d'opposition peut se faire une reputation d'orateur
ct donner une haute id6e de ses capacities pour le
gouvernement, mais il ne gouverne pas en r^alite, sa
position reste secondaire, son ceuvre est bornee comme
son action. La possession du pouvoir est nd'cessaire a
riiommc d'd'tat pour faire sa reputation et donner la
moGure de sou g^nie. Si M. Dorion avait eu le tempera-
ment d'un politi(|ue, il aurait saisi le pouvoir comme iin
general s'empare d'une hauteur prise d assaut, pour s'y
rctrancher, faire la loi au pays d'alcntour, et attacher a
son nom une gloire imperissable en terminant une cam-
pagne decisive pour les armes nationales. II a prdfore
laisser a d'autres le profit de la victoire, et ceder son
epee poMr reprendre la toge.
II restera a M. Dorion d'avoir ete consider^ par le
public comme un avocat de premier ordre. Forme a,
h HON. A. A. nORFON
240
1 (icolc (le M. Cherrier, II a donni an barrcau I'excmplc
de rhonnetettl- ct dii travail, dc la bonne Education unie
A la science du statin, du respect de soi-mCnic et A la fois
du d(^vouement aux clients. Chose singuli(}re et qui a
dti plusieiirs fois remaniuc'e par ses amis, M. Dorion (pji
dans les discussions parlementaires etait souvent niou ct
ind^cis, se montrait d'une energie puissante devant le.s
tribunaux. Lorsqu'il s'd'tait charge d'un process, on ne
pouvait trop se fier a hii ; 11 ne cd-dait rien, il se defendait
et attaquait son adversaire avcc la mOme vigueur. La
raison de cette diffd-rence est (lu'au palais 11 se trouvait
sur son veritable terrain. M. Dorion a toujours 6t6
essentiellement avocat, mOme on chambre, et s'il prend
sa retraite dans la magistrature, c'est qu'il obeit a ses
goftts et A ses aptitudes vd-ritables. II est plus fait pour
interpreter les lois que pour mener un parti d la bataille.
Juge-en-chef de la Cour d'Appel, il paraitra ckez lui
tout d'abord, et il saura faire honneur k ses hauLcs
fonctions.
r ,
LUCIEN TURCOTTE
Pendant que nous ^tions tous absorbes par les preoccu-
pations politiques, la mort passait dans les rangs de la
jeune generation et y faisait un vide qui ne sera pas de
sitot comble. Lucien Turcotte est d^cede le 12 Janvier
(1874). Mort pendant une lutte electorale ou I'attendait
Ua tnomphe ! Mort au milieu d'une agitation qui a
aetourne le souvenir de ses compatriotes et empSche
uieme ses meilleurs amis de penser a lui au gr6 de leur
affection et de leur douleur ! Moi qui I'aimais comme un
trere, je n ai pas eu la triste consolation de lui rendre les
derniers devoirs. Ironie des choses d'ici-bas : son talent
sa vertu smguliere lui meritaient tous les succes ; deja
les obstacles ordinaires des debuts etaient tombes devant
son energie et son travail, il pouvait compter sur une
belle carnere, les regards etaient fixes st,r lui, il avait
d ailleurs 1 ambition legitime de faire et d'etre quelque
chose-et il meurt durant ces elections parlementaires
252
LUCIEN TURCOTTE
qui devaient lui ouvrir les portes d'un avenir tout pr6par6
d'avance par I'estime de ses compatriotes pour le grand
nom qu'il portait !
Sur cette tombe a peine fermee, qu'il nous soit au
moins permis de pleurer la perte que la patrie vient
de faire et d'honorer la m^moire d'un ami.
Lucien Turcotte etait le troisieme fils de I'lionorable
J. E. Turcotte ; il a 6t6 aussi son (^16ve. II etait petit
enfant que deja son p6re, des lors en pleine possession de
ses succes oratoires, lui apprenait a declamer les fables de
Lafontaine. II lui donnait d'abord I'exemple, puis il
I'installait hardiment sur une table ou une chaise, et
le faisait r^peter, corrigeant ses gestes et ses intonations.
A dix ans, Lucien recitait le Chcne et le Roseau comme
un el6ve du Conservatoire. Avec un pareil maitre, il ne
pouvait manquer de se bien former, et ses compagnons
d'6tudes qui ont eu les premisses de sa jeune eloquence,
s'expliqueront la sClrete de son debit en apprenant que
son experience remontait si loin. Un jour ses confreres,
enthousiasm^s par sa parole, lui ont V ft une ovation : il
disait plus tard que c' etait la simplement un succes de
declamation obtenu par certains eclats de voix que son
pere lui avait appris. Explication pleine a la fois de
modestie personnelle et d'orgueil filial.
Au college et k I'universit^, le jeune Turcotte s'est
toujours distingue par ses habitudes labor ieuses et par sa
bonne conduite. D'une activite d'esprit infatigable, il
avait une soif devorante de tout savoir, ct il s'exaltait
pour toutes les etudes, histoire, litt^rature, philosophic,
theologle m&me. II a toujours ete le plus ardent des
discoureurs, parlant sur toutes choses, parfois sur celles
LUCIEN TURCOTTE
253
qu'il ne connaissait pas : c'^tait sa maniere ^ lui de tirer
parti des relations sociales. .....
Son temps d'universit^ a 6t6 I'^poque la plus heurense
de sa vie. Les succ^s qu'il y a obtenus lui ont ouvert les
horizons de la vie. II se trouvait precis^ment a cet age
oil I'on jouit d'un triomphe avec I'^motion candide
de I'enfant et I'orgueil l(§gitime de Thomme, p^riode de
transition entre la jeunesse et la virility du talent, age
fortune, bien different d'une dpoque plus avancee de
I'existence oi les illusions ne deteignent plus sur les
hommes et les choses qui nous entourent, oii la realite
nue laisse voir la petitesse des hommes et I'inanit^ des
choses.
•
Les confreres de Lucien Turcotte se rappellent encore
plusieurs de ses discours prononc^s a I'occasion des fetes
universitaires, discours de jeune homme sans doute, mais
animes deja d'un souffle d'elcquence. II avait un tem-
perament d'orateur, il avait \t pectus qui fait d'un expert
en I'art de bien dire un orateur veritable. Chez lui
la pensee provoquait le sentiment, I'^motion suivait de
pres I'idee et communiquait \ sa parole la chaleur qui
vivifie, I'accent qui subjugue ; 1' accord intime de I'esprit
et du coeur lui donnait cette force entrainante, don
naturel des privilegies, qui s' impose a tout le monde
et qui est vraiment 1' eloquence, la puissance de con-
vaincre. Avide de toute science, penseur acharn6 a tout
concevoir, il etait de plus doue d'une sensibility delicate
et d'une imagination qui le portait au-dela des horizons
communs, au-dessus des niveaux ordinaires. On lui a
reproche certaines hardiesses, sans doute pour le punir de
pousser trop loin I'essor de son intelligence : tant il est
254
LUCIEN TURCOTTE
vrai qu'il nous faut payer cher mSme la joie pure des
pensees ou des rSves qui, touchant presque aux spheres
infinies, sont I'expression la plus elevde des facult^s de
Tame humaine et la ravissent en la rapprochant des
splendeurs pour lesquelles elle a €t€ cre^e. N'oublions
done pas que c'est a la puissance des efforts faits pour
trouver la formule du vrai et du beau, dont Dieu a mis en
nous r instinct, qu'il faut mesurer les natures nobles
et fortes. " Le sublime est le son que rend une grande
ame," suivant le mot de Montalembert.
Un maitre a dit que la plume forme a bien dire.
Lucien Turcotte avait compris cela, et il 6crivait beau-
coup, non pas seulement en vue d'une preparation imme-
diate, mais dans le but de s'habituer a 1' elegance et a la
purete du langage. II donnait par la un exemple qui
devrait £tre suivi plus generalement dans notre pays. II
voulait etre en etat de dire des clioses justes, mais il
voulait de plus pouvoir les bien exprimer. II savait
toute r importance de la forme dans I'art oratoire, et
il cherchait a eviter la vulgarite avec autant de soin que
le neologisme, habitude qui enfante deux qualites rares
mais essentielles chez les avocats et les politiques : la
propriete des termes et la sobriete des developpements.
Etre clair et concis, c'est le point difi&cile pour I'orateur,
mSme pour I'ecrivain. •
Lucien Turcotte etait parmi nous du trop petit nombre
de ceux qui, richement favorises par la nature sous le
rapport de 1' intelligence, comptent cependant, pou^
reussir dans le monde, bien plus sur I'etude que sur leur
facilite native. Que de talents perdus par cette confiance
exclusive dans les ressources naturelles de I'esprit ! Pourvu
LUCIEN TURCOTTE
25i
et
que Ton dise de quelqu'un : II a du talent, celui-la croit
avoir tout fait, il semble au comble de ses vcenx, et il
n etudie pas ; on dirait qu'il ne sent mOme pas le besoin
d etudier. Et pourtant les facultes intellectuelles de-
mandent a 6tre cultivees et nourries pour conserver leur
ftcondite primitive.
Notre ami avait compris de bonne heure cette necessity
absolue de I'etude, et il s'y adonna avec une ardeur
opiniatre. h avait de I'ambition, mais il ne I'aurait pas
crue avouable s'il ne I'avait fondee sur un labeur perse-
v^rant, et que I'on pent appeler excessif puisqu'il y a
contracte le germe d'une maladie mortelle.
Ses etudes de droit fmies, il eut une chaire a I'Univer-
site-Laval qui I'cnvoya passer deux ans a Paris pour se
preparer a donner son cours. C'est la surtout que je I'ai
bien connu, et je me rappelle avec bonheur ces jours
f^conds dont notre amitie et des etudes cheries faisaient
le charme. Que de promenades instructives nous avons
faites dans ce beau Paris, tantot cherchant des bouquins
sur les quais, tantot explorant une rue celebre par ses
souvenirs historiques, tantot visitant les monuments, les
musees, les fabriques dont s'honore la France ! Comme
elles nous semblaient courtes ces heures que nous passions
dans le jardm du Luxembourg, a I'ombre des grands
ormes, un livre a la main, lisant a haute voix, discutant
^crivant, en toute liberte, devant ce public habitue a
voir les etudiants pref^rer le grand air du pare a la
chaleur de leurs mansardes !
Nous anions quelquefois au thatre ou a I'opera et
\ oeuvre des maitres le transportait d'enthousiasme. Les
256
LUCIEN TURCOTTE
cours de la Sorbonne lui causaient souvent une impression
p6nible-: il se disait qu'il ne pourrait jamais enseigner
avec ce talent, et cette seule id6e le jetait dans un d^cou-
ragement dont il ne se relevait qu'a force d'6nergie.
Mais cette 6nergie, il la possedait au plus haut degr6 pour
I'accomplissement de ses devoirs d'homme et de chretien.
Caract^re digne, honorable, dans la plus belle acception
du mot, et catholique convaincu, il unissait a la s6v6rit6
de la vertu le charme des natures exub^rantes et expan-
sives. Jeune, emporte, il a su cependant 6viter les
fautes de son age. C'etait une ame d'^lite dans un corps
vierge. A d^faut des vertus chretiennes, le respect qu'il
se portait a lui-mgme aurait fait de lui un sage. Mais il
6tait catholique sincere, n'aimant pas a faire ^talage de
ses pratiques religieuses, priant Dieu avec humility et du
fond du coeur. A Paris, il Hiisait presque tous les joins
une visite au Saint-Sacrement, et j'ai ete trois mois sans
le savoir. Ce trait renferme tout le secret de sa vie. •
Helas ! que nous reste-t-il de ce grand coeur, de cette
belle intelligen< e ? Un simple souvenir. C'estTjeaucoup
pour I'exemple qu'il nous retrace ; qu'est-ce pour notre
amitie ? qu'est-ce pour la patrie qui fondoit tant d'espe-
rances sur son enfant ? On dirait qu'une fatalite pese sur
les jeunes gens dou6s de g6nie. Les uns sont annihiles
par les circonstances ou par les persecutions, les autres
s'aneantissent eux-m6mes par la paresse ou les habitudes,
et la mort nous enleve les plus irreprochables. Remontez
seulement a vingt ann^es en arri^re ; comptez tous les
jeunes gens marquants ou meme c^lebres qui sont disparus
de la sc^ne pour des causes diverses, et dites si notre
nationalite n'est pas bien malheureuse de perdre ainsi
LUCIEN TURCOTTE
257
tant de noMes defenseurs sans avoir obtenu d'eux les
services qu'ils pouvaient rendre ?
Le ciel de sos dlus devient-il envieiu ?
Ou faut-il croire, h^las ! ce que disaient nos p^re?, ,
Que Iors(juon meurt si jeune on est aime des dieux ?
Qui meritPit plus que Lucien Turcotte une longue vie^
On serait tente de crier d I'injustice du sort qui ne lui a
pas permis de donner toute la mesure de son intrlli-
gence et de travailler longtemps pour son pays, si I'on
i^e savau c,ue Dieu veille sur les peuples et sur les
imhvKlus avec une infinie misericorde. II a rappek-
a lui notre ami ; courbons la tGte, et cherchons dans
cecte belle mort le secret de bien vivre. Par ce qu'il
^i ete, 1 urcotte nous apprend ce que nous devons etre
1 iu. en a coQte sa.is doute de faire le sacrifice de ses
allections, de ses esperances, de sa jeunesse : il n'avait
que vingt-sept ans ! Mais il a fait face a la mort avec le
courage resigne du chretien qui a observe toute sa vie les
comniandenients de Dieu et de I'Eglise. II ne faut pas le
Plaindre : toute la gloire, tout le bonheur est d'etre ainsi
prepare pour le supreme depart.
»r
A PROPOS DU "PATOIS CANADIEN"
Les <§crivains fran^ais parlent g^n^ralement de iioiis
comme d'un peuple qu'ils viennent de d^couvrir. Leur
histoire fait mention d'un pays sauvage, d'une colonic
appelee Canada, qu'un de leurs rois a c^d^e jadis a
1 Angleterre, apr^s I'avoir faiblement d^fendue, et ils
sont bien surpris d'apprendre plus tard qu'il existe
encore des Fran^ais dans cette contree lointaine ; la
surprise chez eux se change aussitot en sympathie, ils
ecnvent tout de suite une tirade sur la vitality extra-
ordinaire de leur race, font des voeux pour que nos rela-
tions avec notre ancienne m^re-patrie soient a I'avenir
plus suivies, disent un mot de nos " forfits vierges," du
Niagara, du majestueux Saint-Laurent, de I'Indien, pre-
mier habitant du nouveau monde, et concluent en assu-
rant que cette colonie est destinee.a jouer un grand role
aur le continent amdricain. ;r ■ ,
260
A PROPOS DU
Tout cela, ce mot niGme de "colonic," qui dans
ridee du parisien signifie un pays dcmi-tivilist', laissc
Ic Iccteur sous 1' impression (jue lo Canada est (piclquc
chose conime Madagascar, la Reunion ou I'Algd'rie.
Voild pour les meilleurs Merits sur notre compte. Mais
que dire des r6cits d^s voyageurs ? (pie dire, j)ar exemple,
de M. Duvergier '' Hauranne qui a vu <les serpents
.'I sonnettes dans .es de nos villes ; de M. Oscar
Commettant et dc ivl. Front de P'ontpertuis a qui nos
• campagnards ont demande des nouvellcs de madame de
Maintenon ; de M. Kowalski niCme qui, pour decrire
notre 6tat politi(iue, a rd'sutne ki constitution d'avant
1867, n'ayant pas appris le fait de la confederation ?
A ces derniers nous ne faisons pas le moindre re-
proche ; nous admirons seulement le sang-froid avec
lequel ils racontent aux parisiens des merveilles qui les
vouent a jamais au ridicule sur les bords du Saint-Lau-
rent, c'est-a-dire devant une -population /ra?i(aise assez
considerable et assez intelligente pour meriter le respect
des dcrivains qui tiennent a leur reputation. ,
Aux autres, a ceux qui parlent du Cannda a ki fois
avec sympathie et d'aprds des renseignements exacts en
general, les Canadiens prennent la peine de faire quelque
reproche. Nous leur reprochons de ne savoir point
se servir de leurs renseignements, de ne pas se rendre
compte suffisamment de notre constitution. Ils laissent
toujours entendre, et, de fait, c'est leur pensee, que nous
sommes nes d'liier, encore dans les langes, jeunes sous
tous rapports. C'est vexant pour noire amour-propre,
et c'est inexact, comme pent s'en convaincre le premier
venu en etudiant nos institutions politiques et en jetant
qui dans
so, laissc
(luelquc
6ric*.
)te. Mais
excmple,
serpents
M. Oscar
X qui nos
adame de
ir decrire
1 d'avant
.tion ?
)indre re-
roid avec
es qui les
jaint-Lau-
;aise assez
le respect
. a ki fois
exacts en
re quelque
^oir point
se rendre
lis laissent
:, que nous
eunes sous
)ur-propre,
le premier
t en jetant
(f
PATOIS CANADIEN
M
261
\m coup-d'oeil sur Ics grandes ceuvrcs de notre Industrie,
sur nos rirhes campagncs, sur nos viiles si magnifuiHe'
nient baiies. Kt si la France venait plus souvent chez
nous, nous pourrions lui donncr plus d'une le<;on, surtout
en politique. Elle qui cherche en vain depuis tant d'an-
necs la fonnule dti gouvernement qui lui convient, eile
trouverait sur cette terre canadienne un noyau de Fran(;ais
qiM jouissent de toutes les liberies, et qui non-seulcment
vivent en paix les uns avec les autres, inais poss<idcnt le
secret de s'accorder avec une majoritt- protestaute coip-
pos6e d'Anglais, d'Ecossais et d'Irlandais. La France
pourrait aussi apprendre ce nous comment la religion
est un Element de conservation. Depuis un si^cle, le
Canada a v(^cu et grandi a I'ombre de I'Eglisej depuis
un sic^cle, la France a professt- toutes les i.mpi6t6s et subi
tous les malheurs.
J, ..V <.
" -)■ ..'I. ' '■
• ' , ' . '.'..' I ]
:ra , ,.,-.,:,»;
■:* ,'i.i..- ;
2C2
A I'KOFDS VV
Les Canadiens-fran^ais ont-ils un patois ?
Qui, si Ton en croit quelqucs dcrivains qui sont venus
au Canada on (jui en sont repartis miraculcuscmcnt sans
y Gtre venus. lis se plaisent a dire que nous parlons le
imtois normand et citent i^our le prouver des mots qu'ils
ont cntendus chez nos habi/atits, mais f[ue ceux-ci ne
CO Tiprendraient pas s'ils leur ttaient rd'p6t6s.
J /accent normand se rctrouve ici particllement, mais
no I le patois normand. Nous parlons tons uniformd-
rpjnt la mOme langue frangaisc, sans melange d'aucun
des nombreux patois qui existent en France, mais un
peu gatie par I'usage de certains mots anglais plus on
moins ecorch^s ou traduits a moiti6. Get accent est a
peu pr6s le niGme d'un bout a I'autre du pays ; les habi-
tants d'en bas de Quebec seuls se font remarquer par la
I'jrononciation de IV, qui tient le milieu entre le parler
gras et le grasseyement. La langue canadienne est beau-
coup plus pure que celle du paysan fran^ais. Ce que
nous avons perdu, ce sont les intonations; notre mani^rc
de dire est fade et insignifiante.
Nous pronon^ons ravrouer, ndixon, comma an treizieme
siecle en France, et nous mettons presqu'un z au </et au
/ suivis de 1'/ ,• dsire, partsir. Mais la classe instruite,
surtout depuis quelques annees, se ddfait de cet accent,
et, aux intonations pres, parle tres-bien.
Notre ennemi n'est pas le patois, c'est I'anglais qui
raattrc du commerce et de 1' Industrie, met le desarroi
" PATOIS CANADIEN
503
US qui
jsarroi
clans la ianguc de I'ouvrier et du ncgociant ; son influence
sur la latiguc i)oliti(jue ne laisse pas non phi., d'etre re-
doiitablo. Ncanmoins nous sommes tous attaches i I'i-
diomc de notr '"-"micre mere-patrie, ct nous serions
enchanttis que la j ince voulQt nous aider ■! Ic conscrver
en nous envoyant ses Emigrants.
Je lisais dcrniOiement un article du Conslilufionnfi de
Paris, dans Icqucl I'auteur, evideniment tres-sympathique
a notre pays, dit que *' le Canada est une reproduction
en miniature de la France des 17* et 18" siecles," et que
nos ^crivains •' ont jet6 en Am6rique les fondements
d'une litteraturc fran^aise jeune encore, mais vigoureuse,
d'une allure nette et vive, sinon rigoureusemcnt exacte,
mais qui gagne chaque annee ct qui se ddbarrassera avec
le temps de certains archaismes dtrivh du vieux fraufais
etdequelques neologismes d'origine anglaise." L'autcur
fait ici une m6prise.
Notre defaut — si cela peut Gtrc un d«ifaut — n'est pas
de nous complaire exclusivcment avec les classiques du
17* siecle ; nous lisons les auteurs contemporains, nous
les lisons beaucoup ; les journalistes en particulier les
lisent m6me trop : mais notre malheur est que la conver-
sation, la vraie conversation fran^aise nous manque
absolument. Comprenez notre position. Nous sommcs
presque tous engages dans les affaires ; par consequent,
nous sommes tenus de savoir I'anglais, et, le sachant, nous
le parlons a tout propos. Dans la famille ou dans nos
cercles nous reprenons le frangais, mais non sans quelques
reminiscences de I'anglais, car chaque idiome s' impose
par sa superiorite sur les autres pour I'cxpression de telle
ou telle idee. Volontairement d'abord, sans nous en
apercevoir ensuite, nous tombons dans le n^ologisme.
2G4
A PROPOS T)V
Encore si nous pouvions nous retremper a quelque source
pure ! Mais voili un siecle que nous ne voyons plus les
Franq:ais de France. Pourtant il est impossible d'ecrire
purement une langue si on ne la parle d' habitude avec
correction ; les fautes du langage parle s'insinuent furtive-
ment dans la phrase ecrite ; quelque tournure reprouvee
par la syntaxe, quelque locution batarde vient toujours
gater la periode la mieux arrondie. Par exemple, com-
bien d'entre nous disent toute leur vie : " sous ces
circonstances " ou bien "un tel a resigne son siege dans
le cabinet ? " C'est de I'anglais simplement.
Etudiez Fenelon et Boileau tant que vous voudrez, lisez
tous les jours Lacordaire ou Merimee, ces fautes vous
echapperont toujours tant que vous ne frequenterez pas
des cercles oii votre oreille, n'entendant que Texpression
juste et la phrase correcte, prendra, pour ainsi dire,
Fhorreur instinctive du mot impropre. Allez au palaii;,
ecoutez cet avocat en renom : comment expliquerez-vous
qu'un homme de talent et de science, orateur brillant,
s'exprimant avec une grande facilite, sans defaut tic
prononciation, puisse aligner des periodes d'une fa(;on
si barbare et parler ce franijais detestable ? sinon par
le fait que cet homme, a force d' entendre des Anglais et
de ne pas entendre des Franqais, a eu I'oreille faussee.
Notre langue n'a pas d'aliment quotidien, voila tout le
secret de nos incorrections et des defaillances de notre
syntaxe ; le 17° et le 18" siecle n'y sont pour rien. No.,
auteurs conn'^issent leur langue, mais ils sont victimes de
toute sorte d'inadvertances. Moi qui acheve d'imprimer
un volume, j'ai peut-6tre, sans m'en douter, commis
quelque barbarisme dont je rougirai s'il m' arrive dq
riie relire plus tard. ■ . . .
•*»■
" I.
I'ATOl i CANADltX "
265
^ Nous sommes toujours fiers de faire parler de nous a
retranger, surtout en France ; mais nous tenons a ce que
Ton ait (le nous une opinion juste dans notre ancienne
mere-patrie, et rien ne nous blesse tant que les apprecia-
tions de certains publicistes qui semblent avoir vu notre
pays a travers les lunettes de la fantaisie. Pour ceuxla
nous sommes sans pitie, et plus d'un parmi nous a pris
la resolution d'ader les denoncer jusqu'a Paris. On com-
prendra done ^jourquoi je vais analyser une etude faite
par ua ecrivain serieux.
Citons d'abord cet extrait qui renferme une critique
bien meritee : t
" Ce qui choque inevitablement une oreille franraise c-
sont les cahots et les chute's dans la conversation, me'me
parmi les gens lettres. Ainsi, fr^quemment les Cana-
diens-fran<;ais du meilleur mo:«de hesitent, begayent pour
attendre le mot propre, la tournure de pl,tase qui leur
font delaut. D'une periode qu'ils n'ont point achevee
lis passent a ,.mo autre qu'ils ne completent pas davan-
lage, e._ i la fin ils suppleent a ce qu'ils voudraient dire
par cet idiotisme ac. la conversatiou anglaise : Fms savz
vuus savez." "''
Ces lignes sont extraites d'un article public dans la
i?m/f Britan7iique par M. Francisque Michel, correspon-
dant de I'lnstitut, section de I'acpdemie des inscription?
200
A TROPOS DU
et bclles-lcttre^. L'auteur ne laisse pas tie nous vouloir
du bicn, et plusieurs de scs appreciations, a part celle
que nous venous de reproduire, sont asscz justes ; mais
la maniere generalc de I'article est absolument fausse.
Ainsi, l'auteur raconte qu'il a fait une promenade dans
nos campagnes ou dans les faubourgs de nos villes, qu'il
a converse avec un epicier, avec un ]^aysan, avec son
cochcr, et il bourre cette conversation de tons les mots
inconnus a 1' Academic qu'il a pu recueillir durant le
temps de son sejour au Canada. II laisse croire qu'un
seul interlocuteur lui a revele tout ce dictionnaire inedit,
et il ajoute onsuite : " Notre langue chez eux (les Cana-
diens) semble perdre du terrain." En usant d'un pareil
urocede, il ne pouvait arriver a une autre conclusion.
On sait pourtant que le contraire est vrai, et que, depuis
dix ans siirtout, le frangais fait de notables progres dans
notre pays, ou, si Ton veut, reprend le terrain perdu et
se degage graduellement de son alliage d'anglais.
II y a plus. L'auteur assure qu'il a entendu des fores-
tiers chanter dans leurs cassots (pour canots) d'ecorce ;
que son cocher avait beau ecardir son cheval, \q pciiriou
n'etait pas plus veloce ; qu'a Montreal, un passant repon-
ditason interpellation en disant : " M'sieu, je n'entends
pas I'angloes."
Ccla rappelle la phrase que le pianiste Kowalski met
dans la bouche d'une femme distinguee de Quebec :
" Voila ma flottc qui devalle,''^ pour dire : Voici ma
famille qui arrive.
En lisant ces choses, pauvres Canadicns que nous
sommes, nous nous avouons dans I'intimite que ce n'est
pas surtout la connaissance d'^ franc^ais qui nous fait
((
PATOIS CANADIEN"
267
defaut, mais bien I'esprit d ' observation ; car, de toute
notre vie, nous n'apercevons ce qu'un etranger voit dans
notre pays en le traversant a la course, pour y jouer du
piano dans un concert ou simplemeut pour se rendre
a 1 ocean.
Ne resistons pas a la tentation de laisser la parole
a M. Francisque Michd lui-meme, apres nous etre
ecoutes parlcr par sa bouche :
besoin v^en J'fif^^'^^'^ "^T ^^" ^^'"^'''^ '^ "^^'^ ^tiel
-v'oZefr f''' ^^^^'"^"t^ h6tellerie, prete a s'ouvrirau
vojageur. I-rappez a /a parte de n' imbortc laquelle
Apres la panse v.ent la danse, dit le proverbe : Ics Oma'
diens, qui nous I'ont emprunte, le mettent en pratiauS
se7;erto:S""r ^^'^^ '' ^°"^ 1^'- attad.istr :
lZreZ^r ^'^^"s°"^que nos contredanses d'autre-
o s remplacees aujourd'hui par d'autres venues d'Ande-
'' Soe d r?l "' r n^^'"^ ^"i ^^^ ^«^«"e sous le .. Jde
se donnent ..'! ^^ Jean-Baptiste quiest celui qu'ils
Comme on le voit, si le -patois" canadien m^rite
d etre etud.e, il y aurait aussi une jolie etude a faire
sur le patois de M. Francisque Michel, correspondant
de 1 Institut, section de I'academie des inscriptions et
belles-lettres. ^ .
_ Mais il y aurait une a-'tre etude encore plus piquante
a taire sur cet ecrivain. v^euillez rapprocher de la - cri-
tique mentee " reproduite plus haut, les lignes suivantes
extraites des Meluftges de M. Hubert LaRue, page 21 :
" lis sont bien rares ceux d'entre nous qui, dans la
conversation ordinaire, n'hesitent pas, ne belient pas t
tout ,nstant, pour attendre le mot .ropre, ou^a to irmre
de phrase qui leur fait defa; t. D'une phrase que nous
yG8
A PROPOS DU
n'avons pas completee, nous passons a unc autre que
nous ne complctons pas ; et, a la fin, nous supplcons
a ce que nous voudrions dire par ces mots : " Vous savez,
vous savez."
M. Francisque Michel dit, dans une note oil il cite
plusieurs opuscules canadiens, que le travail de M. LaRue
lui a ** beaucoup servi." Personne n'en doutera. Lisez
encore et comparez :
M. LaRue
Ainsi les marehands - tailleurs vous
dcinandcnt si vous voulcz que votre
pan talon soit tight ou loase ; les mar-
ehands de nouveartcs proclanicBtqu'ils
dcbitent des fnarchandiscs seches (dry
goods) : cc qui fait supposer tout natu-
rcUcment que Icurs voisins vendent des
iTiarchandises mouillecs. Les comims-
luarchands vous presentent des gants
de kid, et s'ofTrent a les itfetclier. Hs
veulent vous vcnare uft'fc scarf, un
cloud, des hoops, au plus Las prix, pour
du cash, parce qu'ils clairent Icur
magasin et vident leur stock, J Is affi-
clieut parfois dans leurs vitrages des
placards impayables ; tout Ic inonde a
vu celui-ci : Cfande vetiie pour viaer.
Les marehands de farine exposcnt a
vos yeux des si>iij>les ^pour samples,
^cliantillons) de leurs produits.
II est, entre blen d'autres, unc tour-
pure de phrase dont les avocats abusent
singulieremcnt et qu'ils devraicnt bien,
une fois pour toutes, bannir de leurs
locutions judiciaires. A tons moments,
vous les entendrez s'ecrier : " Vos
honneurs saziez, vos l^nncurs coni-
prcnez." La construction granimaticale
exigerait certainenient : " Vos hon-
neurs savent, vos honneurs compren-
nent.." Le vcrbe voir, psrait-il, a la
troisieme personne du singulicr du
futur present, cccole au mot " Votre
honneur," aurait une consonnance de-
sagreabla pour I'oreille ! Je n'en
dirai pas plus a I'adresse de nos avo-
catj lorsque vous avez le malheur
de leur deplaire, rion les embarrasse
moins que de vous capiasser.
M. Michel
Les tailleurs vous demanderont si
vous desircz que votre pantulon soit
tight ou loose. Les marehands de
nouveautcs su proclamcnt negociants
en marchandises scchcs " dry goods,"
ce qui doit scniblcr a un clranger
I'indicc d'unc mana'uvre deloyale, d'un
parli pris de dc'priincr les deisrees du
vaisin. Les memcs vous presentent
des gants de kid, et s'offrent ii les
stretcher ; il vous proposent une scarf,
un cloud, des hoops, qu'ils vous charge-
rout au plus juste prix jjour du cash,
parce qu'ils clairent leur magasin et
videut leur stock. Jetez plutot les yeux
sur leurs biUs affiches a leurs carreaux ;
Grande vcnte pour vider. Les mar-
ehands de fleur de farine (c'est-a-dire en
an glais_/f !;«>■) cxposent a votre vue des
simples, c'est-a-dire des ^chantillons
(samples) des preduits du pays. . . .
Au palaisde justice, dans la Chanibre
des Communes d'Ottawa ou dans les ■
Chambres locales, on emploie nombre
dc locutions reprouvees par la gram-
maire franfaise. A n'en citer qu'une
seule, les orateurs disent a tout mo-
ment : " Vos honneurs savez, vos
honneurs comprenez,"au lieu de "Vos
honneurs savent, vos honneurs com-
prenneHt." Un avocat facetieux auqiicl
JE signalais un parcil solecisme, cher-
ckait a le justifier en m'objcctant le
scandale qui arriverait si, s'adressant
a un legislateur ou a un magistrat, un
orateur ou un membre du barrcan lui
disait : " Votre Honneur verra." 11 y
aurait, ajoutait-il en riant, de quoi le
capiasser.
Et ainsi de suite ; tout le travail de M. LaRue y passe.
La seule difference entre les deux auteurs, c'est que I'un
"patois cAvADiry *•
2G0
tre que
ppleons
s savcz,
I il cite
, LaRue
. Liscz
mdcront si
ntalon suit
rcliaiuls dc
negociants
Jry goods,"
n (Jtrangcr
loyalc, d'un
dcurccs du
prcscntcnt
rfrciit a Ics
t unc scarf,
ous charge-
iir du cash,
magasin ct
tot Ics yeux
:s carrcau.N ;
Lcs mar-
:st-a-dire en
Dtrc vue dos
dchantilloiis
lays....
la Chanibrc
oil dans lcs
loie nombrc
ar la grain-
;iter qu'une
a tout mo-
savez, vos
iCii de "Vos
incurs com-
icux auqiiel
cisme, cher-
objectant le
s'adressant
lagistrat, un
barrc:in lui
vcrra." 11 y
, de quoi le
cionnc comme fautcs generalcs, commc notrc laneaffc
luibituel, ce que I'auti. noi:s reproche, a no-.s, ses
compatnotes, comme de trop frequentes excepfions et
nous signale comme un ridicule en meme temps qu'un
peril. Et neanraoins, I'ecrivain fran^ais reprend M La-
R;-e pour avoir dit en Canada. De sa part, cette critique
trise 1 ingratitude.
M. Francisque Michel s'est fliit remarquer par une
histoire du commerce de Bordeaux et par ses recherches
sur le pays des Basques : esperons que dans ces deux
ouvrages il s'est montre plus original que dans I'essai
ethnographique d^nt nousVenons-de donner un apercu
y pasF.e.
que Tun
\ >.
270
A PROPOS DU
Notre langue, parait-il, est entachde d'un autre grand
defaut : elle se compl&it trop dans le nuage des id^es et
des disputes theologiques. Ainsi, quelques journaux
anglais ont 1' habitude de reprocher a la presse cana-
dienne-franq:aise ses discussions oiseuses sur la religion
et en general ses theories purement sp^culatives ; le
Coiirricr des Etats-Unis lui-mfime ne dedaigne pas de
nous reprimander a ce propos de tenups en temp's. vS'il
faut en croire ces esprits pratiques, nous gaspillons notre
travail ; mieux vaudrait lever moins souvent les yeux au
ciel et regarder davaiitage autour de nous pour trouver
les moyens de faire fortune.
Meritons-nous ces reproches ?
II est possible que nous portions jusqu'a I'exces cet
amour des theories ; cela tiendrait a notre caractere
fran^ais, au genre mgme du talent fran^ais qui procede
de preference par la methode synthetique, en descendant
des principes aux consequences, tandis que les anglais ou
les americains procedent au contraire par voie d'analyse,
remontant des consequences aux principes. Cette diffe-
rence est frappante dans tous les discours prononces
en public : un anglais cite des faits, des precedents, des
autorites ; un fran^ais affirme, argumente, demonttc.
L'anglais est mieux injorm'e, le fran<;ais raisonne mieux.
"patois canadten
271
grand
lees et
Lirnaux
cana-
eligion
'OS ; le
pas de
s. S'il
IS notre
yeux an
trouver
ces cet
laractere
recede
endant
^lais oil
|analyse,
te diffe-
lononces
nts, des
montrc.
• mic'iix.
II est egalcment possible que, preoccupes a ce point de
theories religieuses, politiques on economiq«es, nous
negligions parlbis wn peu trop les questions imm^'diate-
ment pratiques. Nous serions ainsi vis-a-vis de ceux qui
s'occupent exclusivement de choses materielles, dans
la position de rhomme qui "a deux occupations vis-a-vis
de celui qui' n'en a qu'une : ce dernier reussira, regie
generale, mieux que 1' autre.
Mais, au fait, les journaux qui blament nos discussions
peuvent-ils dire qu'elles nous empechent de travaillcr
serieusement a I'avancement materiel du pays ? Si
ce reproche nous etait adresse, nous n'aurions qu'a
rappeler, pour nous defendre, la part considerable que
les canadiens-fran(;ais ont prise dans le mouvemcnt
industriel dont nous sommes temoins depuis quelques
annees. Dans toutes les entreprises de commerce, dans
toutes les manufactures nouvelles, dans toutes les com-
pagnies de chemins de fer, il y a de nos compatriotes
qui savent se distinguer par leur esprit rompu aux
affaires. II ne faut pas oublier que c'est u» des notres
qui durant vingt-cinq ans fut president du comite des
chemins de fer.
D'ailleurs, il nous semble qu'il faut, sur cette terre
d'Aircrique, etre indulgent pour le petit nombre de ceux
que les choses materielles n'absorbent pas completement,
et qui, de temps en temps, s'aventurent daws le domaine
des speculations theoriques. Daniel Webster a prononcd.
cette parole : " Les americains n'ont qu'un Dieu, le
Dollar, et ce Dieu les perdra." Le culte de la pensee
aura toujours sur ce continent si peu de fiddles qu'il
serait raal de le decourager, et les hommes d'affaires, les
hommes pratiques, comme ils se nomment eux-m6mes
272
A PROPOS DM
avec orgueil, n'ont que faire d'essaycr a trouvei dfs
proselytes, ils seront toujours assez nombreux pour ac-
conii)lir toutes les amt^liorations, realiser tons les progr6s
aiixcjuels aspire notre jeune pays. I/ecole des utilitaires
a bien assez de disciples ; (ju'elle laisse done raisonner
ou rfiver, si Ton vent, le petit noinbre des theoriciens ;
peut-fitre sont-ils, eux aussi, iitUes a leur maniere. L' ideal
d'un grand pays n'est pas celui ou I* argent, devetiu roi et
maitre, dechaine fatalement toutes les convoitises et
toutes les corruptions ; ce n'est pas nou plus celui qu'a
chaat6 le person nage d'AUred de Musset dalhs des vers
souvent cites :
Sur deux rayons de fer un chemiii magnifique
De Paris A PiJkin ceindra ma republique.
I-i, cent peuples divers, coutondant leur jargon,
Feront une Babel d'un colossal wagon.
L"", de sa roue eu feu ie cochc liumanUaire
\ji :ra jusqu'aux os les muscles de lu lerre.
Du haut de ce vaisseau, les homme:: stupefaits
Ne verront qu'une mer de choux et de navets.
l.e monde sera propre ct net coamic une 6cuelle ;
L'humanitairerie en fera sa gamelle,
Et le globe rase, sans barbc ni cheveux,
Comme uu grand potiroa roulera dans les cieux.
L'avenir est aux peuples qui savent ne point se
complaire exclusivement dans le terre-a-terre de Tutilita-
risrae et aiment a s'elever quclquefois dans les regions
plus sereines de la philosopliie ou des problemes religieux,
en mgme temps que travailler a leur avancement maieriel.
II faut savoir se dire que la fm de rhomme n'est pas
seulement de s'enrichir, et que les pensees elevees out
une influence salutaire mSme au point de vue des inte-
rSts temporels, Gare au dieu Dollar ! :
FATOIS CANADIEN
273
Le malheur pour nous est que la critique n'existe pas
encore dans notre jeune pays. Dans la louange ou dans
le blame, on court a Textreme ; .^ntre r ereinicment et la
^reclame, entre la charge et Tapotheose, on ne connait
pas de milieu. La vraie critique n'est pas dans nos
mceurs.
Si un orateur prcnd la parole dans une assembi^e, tous
les journaux de son parti se croient tcnus de dire qu'il a
electrisd- Tauditoire et s'est eleve- jusqu'a la plus haute
eloquence ; les organes de I'autre parti se feront un
devoir non moins nnperieux de dire que ce nieme ora-
teur a ete enfle e! vide, qu'il a etd mal accueilli par son
nionde. Une fois lances de ce train, les journaux ne
savent plus s'arreter. Si I'un d'eux veut etre simpleinent
juste, on reprochera a ses redacteurs de ne pas soutenir
les amis du parii. Et voila ces journalistes condamnes
desormais a I'exageration. Le jour oii ils se decideront
resolument a le prendre dans la bonne gamme, le public
ne les comprendra plus ; habitue a I'enflure, I'eloge me-
sure lui paraitra I'aveu d'une inferiorite.
II faut de la mesure : est modus in rebus. Songez done
que si, parlant de Petit Jean, vous le proclamez sublime
vous ne saurez plus comment vous exprimer sur Tauteur
i8
274
A PROPOS DU
qui le serait vraiment. Vous resterez cld'pourvus d'ex-
pressions suffisantes.
La vraie critique pourtant a son charmc. Elogc dis-
cret, blame plus discret encore, simple restriction parfois,
Ic tout ex[)rim6, si c'est possible, par une th^orie g^nC'rale
plutOt ([ue par le mot brutal, voila de quoi plaire et i
I'antcur sd-rieux et au juge conscicncieux. Peu de miel,
pas de fiel ; c'est une bonne devise.
11 numque, il est vrai, aux ecrivains dc notre pays un
public (pii les rd'compcnse par une ajjpreciation <^clairee
des efforts qu'ils tentent pour arriver, d une forme litte-
raire elevee ou simplemcnt convenable. Uii travaillent
leur style, ils 6tudicnt longtemps, noircissent du papier
nuit et jour, afin de se former daHs I'art de bien dire ; «n
ne leur en ticnt pas compte, on ne se doute mSme pas
des qualit^s qu'ils out acquises par un labeur pers6verant ;
dans un c as donn^, on les comparera a quelquc grimaud
dont les phrases rappellent le monstre d' Horace :
Cervicem pictor equinam
Tons les jours on entend dire de quelqu'un : II ecrit
bien. Et ce quelqu'an n'a pas la moindre education
litteraire ; peut-etre pense-t-il juste, mais ses productions
auraient besoin d'etre " translat^es de baragouin en fran-
q:ais." On rapporte que Louis Vciiillot, consult^ par
Rohrbacher sur sa grande Histoire dc V Eglise, aurait
repondu : ''C'est un monument imperissable, un ou-
vrage admirable que je voudrais traduire." Notre public
n'est pas si difiicile ; il ne regarde pas a la forme ; a vrai
dire, il ignore ce que c'est que le rapport entre I'ex-
pression et la pensee, 1' equation entre une phrase et une
idee : de la toilette de madame il ne distingue pas celle
" PATOIS CANADIEN "
275
de sa cuisinicrc endimanrhec ; il apcr^oit deux fcmmcs
qui passcnt, voild tout.
Ne rencontrc-t-on pas des pcrsonnes qui vont jusqu'a
rcprorb.er a I'oratcHr dc rorriger scs discours avant dc Ics
piiblier, ou de les apprcndro par cceur avant de Ics pro-
noncer ? Je me rappelle avoir cu sous les yeux I'd-prcuvc
d'un discours de M. McOec, d'illustre inemoire, p«ndant
qu"il le pronon(;ait. II ne I'avait pas appris par cceur,
car il n'en disait pas le mot a mot, mais il n'omettait
pas une phrase. Faculte precicuse, en verite, et qui
demande une longue culture. 11 etait tellement maitre
de lui-mdme ct il avait si bien assujctti son esprit a
une mcthode scrrce, qu'il lui avait suffi dc coucher ses
idees sur le papier pour en fixer et coordonner I'ex-
pression dans sa m^moire. C'est ainsi que se fc^rment
les vrais orateurs, fmnt oratorcs. — Particuiarite piquante :
M. McGec ne manquait jamais d'indiquer d'avance sur
son manuscrit les " applaud issements," les "tres-bien,"
les reclamations et les approbations. Et Ton aurait dft
lui savoi*" gr6 de ne livrer definitivement sa pcnsee au
public qu'apres en avoir surveilli la toilette d'un ceil
jaloux. On devrait louer Torateur qui, ayant parl6 le
mieux possible, est ensuite assez respectueux envers le
public et assez p6n6tre du sentiment de Tart pour faire
des retouches qui donneront a son discours plus de
perfection, qui rendront plus digne, en un mot, du
jngement ©v^lme des lecteurs I'ceuvre deja honorec par le
suffrage moins raisonne des auditeurs. Pourvu qu'il ne
s'jgare point dans des demonstrations nouvelles que I'ad-
versaire n'a pas eu I'oocasion de combattre, il a le droit
de faire des corrections de style, de methodc, d'agence-
ment. En France, on accorde une grandc latitude sous
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276
A PROPOS DU
ce rapport. Tous ceux qui prennent la parole dans
les chanibres fran^aises out T habitude de revoir les
6preuves de leurs discours et mgme on reconnait a cha-
cun le privilege de corriger les inadvertances commises
a la tribune.
Parmi nous, combien de nos meilleurs orateurs auraient
gagne a cette methode sage ! Un compte-rendu, ecrit par
une main etrangere, ne suffit pas a certains hommes dou^s
d'eloquence, mais qui ne possedent pas les qualites de
I'ecrivain ou simplement n'ont pas la patience d'^crire.
Ces hommes, dont la parole s'echauffe au contact des
grandes choses, os tnagna sonaturum, ne donnent ieur
pleine mesure, ne sont parfaitement eux-mgrnes qu'en
presence d'un auditoire ; Ieur cabinet de travail les
trouve fro ids comme glace, ils ne savent pas 6tre ^lo-
quents sur le papier avant de se montrer tels dans les
assemblies, et le sentiment de cette espece d' inferiority
Ieur inspire un degofit d'ecrire. Ils laissent ainsi un
nom retentissant qui se perpetue par la tradition, mais
ils ne leguent a la posterite aucun monument que Ieur
patrie puisse etudier et montrer avec orgueil. La trace
hmiineuse de Ieur passage dans le monde se prolonge
dans I'histoire; mais les arrhes de Ieur gloire sont trop
tot perdues. Berryer est un peu de ceux-la en France.
Et chez nous, que reste-t-il de Papineau ? Un souvenir,'
un precieux souvenir, si vous le voulez ; mais rien de plus.
Cette voix qui s'est elevde dans les jours d'orages si cou
rageuse, si imposante, pour la defense des droits popu-
laires, a cessg de vibrer sous les vodtes du parlement, de
retentir dans nos campagnes frangaises, et il ne nous
est plus donn6 d'en percevoir qu'un echo affaibli par la
distance, a peine saisissable, puisant son charme dans
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PATOIS CANADIEN
277
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notre imagination. Une gdndration ddja ddcim6e, dont
les survivants sont blanchis par I'age, nous a dit que
Papineau etait un orateur de premier ordre ; elle nous
cite ses triomphes, elle nous retrace le theatre de ses
luttes magnifiques ; nous (^coutons, 6mus et transport's,
ces r6cits dont notre patriotisme aime a se nourrir, et
nous parvenons a evoquer devant nous cette belle figure
nationale, entouree d'une aureole de popmlaritd et d'elo-
quence. Mais notre 'motion fait tous les frais de cette
etude, et nous .sommes fore's de juger Thomme sur oui-
dire ; par nous-m6mes nous n'en connaissons rien, le
tribun de 1837 n'ayant jamais ecrit ses discours. Nos
neveux apprendront de nous, comme nous I'avons su de
nos ain's, que Papineau etait 'loquent, mais sa gloire
sera noy'e peu a peu dans le nuage, a mesure que les
souvenirs du peuple perdront en precision ; puis un jour
viendra ou I'oeil n'en verra plus le rayonnement, tandis
que d'autres dont la parole aura exerc' moins d' influence
sur les masses seront encore en pleinc possession de Ieur
c'l'brit'. Alors on citera le nom de Papineau, et Ton
apprendra par coeur les discours de Chauveau.
Tous les jours on entend rep'ter : Un tel parle bien.
Si Ton disait qu'un tel a de bonnes idees, une belle voix,
le geste facile, de I'enthousiasme et de la sensibilit', ce
serait exact ; mais parler bien veut dire plus que cela
et signifie encore discourir avec m'thode, s'exprimer
correclement. On parle mal quand on ne met pas de
suite dans ses id'es ni de syntaxe dans son langage, et
si I'on pent sans logique ni grammaire devenir deput',
on ne reussira pas a se faire lire par ses neveux.
Aussi bien, ceux qui pr'tendent au style doivent sc
desinteresser du sentiment public a Ieur egard et, sans
278
A PROPOS DU "PATOIS CANADIEN
renoncer a se faire comprendre de la masse, ne recher-
cher en realite que le suffrage d'une elite.
Pour I'obtcnir que faut-il ? Travailler, travailler sans
relache. Mettcz les manchons de la charrue aiix mains
d'un novice ; il ne bronchera pas peut-Stre, et tout
le monde reconnaitra sa force, mais on verra par son
ouvrage qu'il ne salt pas le tour. II en est de m§me en
litt^raturc ; il faut se former par I'exercice, surtout dans
un pays comme le notre oii le milieu frangais n'est
pas assee pur pour supplier sensiblement a I'^tude chez
les talents faciles.
On connait le mot de Paul-Louis Courier : " En
France nous sommes cinq ou six qui savons le grec ;
le franc^ais, il y en a beaucoup moins." — Et au Canada?..
Contentons-nous.de dire. que nous ne parlons pas le
patois. .
'i».
FIN
I:
TABLE DES MATIJ^RES
.■it.
Preface.
Pourquoi nous sommes Frangais
Nos gloires nationales
Le pouvoir temporcl
L'affaire Guibord
L'union des catholiques
Aprds le combat -.— Union des parHs poHtiques dans la province
de Quibec
L'instruction publique : — I
" • II .!!^.""!!!!.".
Ill "''''''.^Z^.'ZZ
IV — petition au ministre de I'ins-
truction publique Ic priant de
ne pas laisser les inaitres d'e-
cole dans la misdre
It
II
II
3
25
35
47
79
105
143
156
•73
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a
«
La question agricole
La loi 61ectorale :— I. Le cans d'61igibilit6
II. Le scrutin secret
III. Le vote dc I'intelligence.,
IV. La corruption ,
V. Lesemient \
Charles Laberge ^ \
L'hon. A. A. Dorion
Lucien Turcotte
A propos du "patois Canadian" .,.
182
rS8
197
205
213
217
223
229
241
251
259