IMAGE EVALUATION
TEST TARGET (MT-S)
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4f.
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1.0
l.l
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^ 1^ 12.2
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Hiotographic
Sciences
Corporation
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23 WEST MAIN STREET
WEBSTER, N.Y. 14580
(716) 873-4503
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&r #? ^ A
CIHM/ICMH
Microfiche
Séries.
CIHIVI/ICIVIH
Collection de
microfiches.
Canadian Institute for Historical Microreproductions / Institut canadien de microreproductions historiques
Technical and Bibliographie Notes/Notes techniques et bibliographiques
The Institute has attempted to obtain the best
original copy available for filming. Features of this
copy which may be bibliographically unique,
which may alter any'of the images in the
reproduction, or which may significantly change
the usual method of filming, are checked below.
D
D
D
D
n
n
Coloured covers/
Couverture de couleur
I I Covers damaged/
Couverture endommagée
Covers restored and/or laminated/
Couverture restaurée et/ou pelliculée
□ Cover title missing/
Leti
tre de couverture manque
I I Coloured maps/
Cartes géographiques en couleur
Coloured in' ''.e. other than blue or black)/
Encre de c m ur (i.e. autre que bleue ou noire)
I I Coloured p.^^es and/or illustrations/
Planches et/ou illustrations en couleur
Bound with other matériel/
Relié avec d'autres documents
0Tight binding may cause shadows or distortion
along interior margin/
La reliure serrée peut causer de l'ombre ou de la
distorsion le long de la marge intérieure
Blank leaves added during restoration may
appear within the text. Whenever possible, thèse
hâve been omitted from filming/
Il se peut que certaines pages blanches ajoutées
lors d'une restauration apparaissent dans le texte,
mais, lorsque cela était possible, ces pages n'ont
pas été filmées.
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Commentaires supplémentaires;
L'Institut a microfilmé le meilleur exemplaire
qu'il lui a été possible de se procurer. Les détails
de cet exemplaire qui sont peut-être uniques du
point de vue bibliographique, qui peuvent modifier
une image reproduite, ou qui peuvent exiger une
modification dans la méthode normale de filmage
sont indiqués ci-dessous.
□ Coloured pages/
Pages de couleur
□ Pages damaged/
Pages endommagées
I I Pages restored and/or laminated/
D
Pages restaurées et/ou pelliculées
Pages discoloured, stained or foxed/
Pages décolorées, tachetées ou piquées
□ Pages detached/
Pages détachées
0Showthrough/
Transparence
Transpar
Quality c
Qualité inégale de l'impression
Includes supplementary materie
Comprend du matériel supplémentaire
Only édition available/
Seule édition disponible
I I Quality of print varies/
I I Includes supplementary matériel/
r~n Only édition available/
Pages wholly or partially obscured by errata
slips, tissues, etc., hâve been refilmed to
ensure the best possible image/
Les pages totalement ou partiellement
obscurcies par un feuillet d'errata, une pelure,
etc., ont été filmées à nouveau de façon à
obtenir la meilleure image possible.
This item is filmed ac the réduction ratio checked below/
Ce document est filmé au taux de réduction indiqué ci-dessous.
10X 14X 18X 22X
y
12X
16X
20X
26X
30X
24X
28X
]
32X
The copy filmed hère has been reproduced thanks
to the generosity of :
Bibliothàque nationale du Québec
L'exemplaire filmé fut reproduit grâce à la
générosité de:
Bibliothèque nationale du Québec
The images appearing hère are the beat quality
possible considering the condition and legibility
of the original copy and in keeping with the
filming contract spécifications.
Original copies in printed paper covers are filmed
beginning with the front cover and ending on
the lest page with a printed or illustrated impres-
sion, or the back cover when appropriate. Ail
other original copies are filmed beginning on the
first page with a printed or illustrated impres-
sion, and ending on the lest page with a printed
or illustrated impression.
Les images suivantes ont été reproduites avoc le
plus grand soin, compte tenu de la condition et
de la netteté de l'exemplaire filmé, et en
conformité avec les conditions du contrat de
filmage.
Les exemplaires originaux dont la couverture en
papier est imprimée sont filmés en commençant
par le premier plat et en terminant soit par la
dernière page qui comporte une empreinte
d'impression ou d'illustration, soit par le second
plat, selon le cas. Tous les autres exemplaires
originaux sont filmés en commençant par la
première page qui comporte une empreinte
d'impression ou d'illustration et en terminant par
la dernière page qui comporte une telle
empreinte.
The last recorded frame on each microfiche
shall contain the symbol — »> (meaning "CON-
TINUED"), or the symbol Y (meaning "END"),
whichever applies.
Un des symboles suivants apparaîtra sur la
dernière image de chaque microfiche, selon le
cas: le symbole — ^ signifie "A SUIVRE ", le
symbole V signifie "FIN ".
Maps, plates, charts, etc., may be filmed at
différent réduction ratios. Those too large to be
entirely included in one exposure are filmed
beginning in the upper left hand corner, left to
right and top to bottom, as many frames as
required. The following diagrams illustrate the
method:
Les cartes, planches, tableaux, etc., peuvent être
filmés à des taux de réduction différents.
Lorsque le document est trop grand pour ôtre
reproduit en un seul cliché, il est filmé à partir
de l'angle supérieur gauche, de gauche à droite,
et de haut en bas, en prenant le nombre
d'images nécessaire. Les diagrammes suivants
illustrent la méthode.
1 2 3
1
2
3
4
5
6
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34340
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TOUS DROITS RÉSERVÉS
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Ch. DES ECORRES
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AD PAYS DES ÉTAPES
NOTES D'UN LÉGIONNAIRE
ILLUSTRATIONS DE BAÏONNETTE
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PARIS
II, Place Saint-Andrè-desAris.
LIMOGES
46, Nouvelle rouie d'Aixe, 46
IMPRIMERIE ET LIRRAIRIE MILITAIRES
Henri CHARLES-L AV AUZELLE
ÉDITEUR
*v
II
m
1892
V,
OUVRAGES DU MEME AUTEUR :
Expéditions autour de ma tente, chez Pion, Nourrit et Co.
— 1 volume, 3 fr. 50. V
Souvenirs de Saint-Maixent (Illustrations de Baïonnette),
chez Henri Charles-Lavauzcîle (7e édition). — 1 volume,
3 fr. 50.
I < 0
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PRÉPÂkA-TlÔTs^ •:•
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Nos ChdSâeiurs; al^itus*. flllustr JticSitâ fle* l^aîditnette.)
L'Officier d'infanterie chez lui. (Illustrations de Baïonnette.)
C 3 isp
(S) '
P5
0
\
A THÉO CRITT
Je vous dédie ce livre, 'mon cher ami.
Vous avez dit la vie de Vofjîcier, ses
amours, ses joies, ses tristesses, ses émo-
tions patriotiques, ses mondanités élégan-
tes, ses frivolités, ses mesquineries poti-
nières, ses déceptions amères, que le bon
ton recouvre toujours d'un voile discret.
Je dis ici la rude vie du soldat dans le
rang, avec son langage, ses brutalités, ses
rancœurs, ses grosses et naïves gaîtés, ses
brusques élans, ses défaillances, ses géné-
reuses aspirations, son égoïsme dans la
misère, ses dévouements spontanés.
Ce sont des notes épaî^ses jetées sans
cohésion au hasard des marches.
Elles n'ont qu'un mérite, c'est d'être sin-
cères au jour le jour.
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il]
M
1 î
f
:
Ch. des Ecorres.
*' ;
Août 1891.
'ii
(-
J^otel dun LégionnaiFe
L était neuf heures du matin.
Je prenais tranquillement mon
café, en lisant le livre du moment.
Soudain, un violent coup de
sonnette résonne à ma porte.
— Bon ! un gêneur, m'écriai-je,
fort ennuyé.
Car, ici, dans ma petite ville
de province où la paresse et la
tranquillité se complaisent dans
de longs sommeils, la nuit, et
dans de molles siestes, le jour,
rien n'est laissé au hasard, tout ahoutit
à une monotonie exquise.
Ce carillon à ma porte, à pareille
heure, n'était pas dans le train quotidien,
détonnait dans mes habitudes.
J'allais défendre de recevoir, mais on
me prévint en me présentant une carte
i
e
sui* laquelle je lisais le nom d'un de mes
plus vieux amis du régiment.
Je me précipite dans ses bras, et, en
une longue étreinte, nous oublions les
années qui viennent de s'écouler, sépa-
rant nos deux amitiés.
Retour du Tonkin, il était lieutenant,
bien campé dans un dolman de turco,
les jambes perdues dans l'irrésistible et
immense culotte de l'officier d'Afrique.
Parti légionnaire, il revenait turco,
avec la croix et une brochette de décora-
tions exotiques d'un fort bel effet.
*
Deux heures durant, nous vécûmes le
passé, évoquant nos misères communes
et nos joies toujours si grandes mais si
rares, nous communiquant nos projets et
nos espérances, et, apprenant que je fai-
sais parfois des livres, il me passa ses
notes de campagne, que je soumets ici
au lecteur.
NOTÉS D UN I.KOIONNAIRE.
9
Elles s'adressent aux jeunes comme
aux anciens. Tous y trouveront des sou-
venirs, des aspirations et, peut-être, des
regrets de n'avoir jamais été soldats.
Car le métier militaire a cela de parti-
culier de plaire à tout le monde. Ses misè-
res et ses joies nous y attachent par toutes
les fibres. En le quittant, on emporte au
cœur des déchirures cruelles que le moin-
dre éclio du passé avive et que la mort
seule guérit.
i Les haines, les colères, le décourage-
ment, les révoltes intimes se succèdent
chez le soldat avec de fréquentes éclair-
cies d'amour-propre satisfait, d'ambitions
comblées; mais ces passions fondent et
disparaissent à l'instant suprême pour le
laisser ferme et résolu en face du devoir
envers la patrie.
Le sceptique, qui sourit de bonne foi à
la lecture de ceci, sera étonné, au moment
des épreuves, de découvrir en lui un
foyer caché d'ardeurs patriotiques qu'une
étincelle allume.
i.
m
Et celui qui n'a jamais eu un fusil en
main ne peut se défendre d'une profonde
émotion à la vue du régiment qui passe
drapeau en tête.
Mon camarade, dans ses notes, se
chargera de démontrer une fois de plus
la vérité de ces naïfs axiomes.
Je lui donne la parole.
n
premièFel Imprellioni
Dès ma plus tendre enfance je voulais
être soldat en France.
Mon voisin, un grand vieillard tout
blanc, chauve comme un caillou, avec
deux formidables moustaches dont les
pointes lui caressaient les oreilles, me
faisait frémir en me racontant ses cam-
pagnes du premier empire.
Je pleurais à chaudes larmes quand
les Prussiens l'avaient sabré, je battais
des mains avec frénésie quand les Fran-
çais avaient eu le dessus, et le soir, au
lit, les yeux fermés, je me voyais, grand,
formidable, un pli terrible au front, un
sabre sanglant à la main, entouré de
cadavres et de blessés, combattant
jusqu'à la m.ort pour la gloire et la
patrie.
Mes rêves étaient pleins de coups de
"I
il
t
i
m
AU PAYS DES ETAPES.
canon^ de fusillades, de charges à la
baïonnette, de fumée épaisse, où flottait,
triomphant, le drapeau delà France.
Sitôt levé, j'accourais auprès de mon
vieil ami, qui recommençait ses récits
héroïques.
*
* *
u
Plus tard, à Fécole, je reçus en prix un
livre illustré, où je voyais des batailles,
des soldats français en marche et au
bivouac.
Une des gravures me faisait pleurer de
rage. Elle représentait un malheureux
grenadier qu'un cavalier araljc traînait
attaché à la queue de son cheval.
Un jour, pris de fureur je sauvai la
vie au grenadier, en déchirant l'image,
jetant l'Arabe au feu. Ainsi délivré, j'étais
certain que mon fantassin pouvait s'en
retourner rejoindre ses camarades.
PREMIERES IMPRESSIONS.
13
! '
■r-
Donc^ en arrivant au Havre, à deux
heures du matin^ j'attendais avec impa-
tience le moment où le soleil me permet-
trait de mettre pied h terre pour voir un
soldat français.
Enfin l'horizon se colore peu à peu, le
jour arrive et je débarque.
Sans renseignements^ guidé par mon
instinct^ je flâne dans les rues, louvoyant
de ci de là, cherchant à reconnaître par
leurs dehors les grands bâtiments qui
abritaient les héros de mes rêves.
Jusqu'à huit heures du matin, mes
recherches furent vaines et je commen-
çais à croire que le Havre n'avait pas de
garnison, quand, soudain, au détour
d'une rue étroite, je me trouve nez à nez
avec un tourlourou pur-sang.
Dieu I quel désenchantement !
Il paraissait fatigué, vanné, en proie à
un malaise général qui le faisait zigza-
guer.
H *
J
ii
II
fi
'I I
■ ' ' r
14
AU PAYS DES ETAPES.
■■.i.
Un shako monumental écrasait sa
petite tête imberbe ; sa capote se tordait
en plis nombreux sur son torse maigre;
ses bras^ comme des antennes, se balan-
çaient avec des mouvements lents, le
long de ses cuisses ; ses pieds, immenses,
pris dans d'incommensurables souliers,
émergeaient d'un pantalon — deux
fourreaux informes — qui s'arrêtait à la
cheville.
Son pas lourd, sans cadence, faisait
résonner le pavé d'un bruit mat, comme
les coups de battoir d'une blanchisseuse
fatiguée.
Le regard terne, la figure pâle, la
])Ouche molle, tout l'ensemble banal et
ahuri .
J'avais là devant moi un troupier fran-
çais, mon rêve de quinze ans, le héros
de mes épopées, le descendant de ces
preux herculéens dont la légende avait
soigneusement grandi chez moi les pro-
portions homériques.
Gomme un éclair surgissent dans mon
^1
-ii
M
i K
PREMIERES IMPRESSIONS.
15
esprit des visions sublimes : les cheva-
liers sans peur et sans reproche, les
vigoureux hommes d'armes, les dragons
de sinistre mémoire, les fringants et
braves mousquetaires, les vieux grena-
diers de la garde impéï'iale, les terribles
soldats d'Afrique, les gais et insouciants
zouaves de l'Aima, les fiers vaincus de
1870 pour s'enfuir et s'éteindre,
me laissant seul face à face avec mon
pauvre petit fantassin.
Contraste ironique !
Je venais de quitter le soldat anglais,
raide, bien sanglé dans .sa veste rouge,
une badine de dix-huit pouces à
la main, une étroite jugulaire
pinçant sa lèvre inférieure, fier,
grave, ne riant jamais en dehors
de la caserne, marchant toujours
h la promenade comme à l'exer-
(!ice, dédaigneux du passant, con-
fit en sa vaniteuse morgue de la
rue.
Lo petit troupier marclinit vers
n
m
16
AU PAYS DES ETAPES.
I • il
//
moi. Je le croise en le dévisageant. Il
se range timidement me laissant tout
le trottoir.
Le misérable ! pas même hardi^ pas
môme insolent !
*
Attristé, je me dirige vers la gare pour
prendr3 le trainde Paris.
PREMIERES IMPRESSIONS.
17
Comme tout ce pays est beau ! un
jardin continuel, pas une parcelle de
terre inculte !
Partout des bois, des bosquets, des
champs cultivés, d'élégantes maisons
noyées dans la verdure, des fleurs, de
jolis cours d'eau, encore des fleurs, tou-
jours des fleurs.
Le train court à travers un paradis
terrestre.
Mais comme tout me paraît mignon,
petit, mièvre ! ...
Les voitures du train sont minuscules,
la locomotive est grêle, avec un sifflet
qui crie comme un jouet d'enfant. La
Seine, un fleuve, ressemble à une petite
rivière d'Amérique; les bateaux qui la
parcourent sont autant de chaloupes.
Les prés, les champs, les jardins, les
bois sont grands comme des mouchoirs
de poche.
Quelle différence avec nos rivières, nos
lacs, nos forêts, nos prairies immenses !
Et les gigantesques palais à vapeur du
I
y
18
AU PAYS DES ETAPES.
Saint-Laurent^ du Mississipi, de l'Hud-
son !
Et les viaducs hardis, les pilotis tita-
nesques de nos chemins de fei*, les ponts
grandioses, perchés sur des échasses
pyramidales à travers nos larges et pro-
fonds cours d'eau.
*
I i
\
J'arrive à Paris. Ici, autre désenchan-
tement.
On m'avait tant vanté cette immense
capitale que je fus tout naïvement étonné
d'y voir des maisons comme partout
ailleurs.
Il me fallut un bon mois pour me
rendre compte de la beauté de la ville.
Ensuite quel enthousiasme toujours
croissant!
Les Tuileries, le Louvre, les vieux
monuments, les grands palais, les mu-
sées, l'Opéra, les théâtres, les hôtels de
maître, les places publiques, les parcs.
' \
PREMIERES IMPRESSIONS.
19
les Champs-Elysées^ panorama merveil-
leux sans cesse renouvelé !
Et puis^ au théâtre, quelles représen-
tations, quels concerts, quels artistes en
tous genres !
Exhibitions continuelles, musées, bals
publics, fêtes de toutes sortes. Et ces bou-
levards, ces coquettes avenues, magasins
somptueux, cafés et restaurants, vie
intense et continuelle de jour et de nuit !
Jamais une minute de trêve, toujours
la fièvre de vivre, la rage du mouvement,
à peine le temps de dormir un peu sur
vingt-quatre lieures. . • -
Dans les journaux, les mieux rédigés
du monde entier, chaque matin, chaque
soir, les annonces de réjouissances tou-
jours nouvelles, où les plus grands artis-
tes en tous genres travaillent de concert.
Chez les éditeurs, chez les libraires,
tous les jours, les nouveautés piquantes
du roman, de l'histoire, de la poésie, des
arts et des sciences.
■;'
J
1
I
11
A ^
20
AU PAYS DES ETAPES.
*
Pendant des mois^ ce fut pour moi un
rêve, un enchantement continu.
J'oubliais tout, me laissant aller à la
dérive d'un bonheur longtemps désiré et
complètement satisfait; et j'étais pour-
tant venu en France pour être soldat !
Un matin, par hasard, lisant un jour-
nal, mon regard s'arrête sur l'annonce
d'une grande revue à Longchamps.
Un remords me prend. Allons voir ça,
me dis-je, avec une légère arrière-pensée.
Le petit troupier du Havre traînait
toujours dans mes souvenirs. Aussi, ses
grandes antennes endolories, ses quilles
paresseuses, sa figure imberbe, son re-
gard terne, ses gros souliers et son
immenes shako m'avaient laissé une trop
pénible impression.
Je me dirige sans enthousiasme vers
l'immense champ où le ministre de la
guerre devait passer sa revue. ,
Arrivé des premiers, j'avais pris place
PREMIERES IMPRESSIONS.
21
en avant, et je pouvais tout à mon aise
voir manœuvrer Tinfanterie, la cavalerie,
l'artillerie et toutes les armes.
Changement à vue I
Le fantassin pris individuellement fait
assez maigre figure devant un étranger,
mais en masse il est superbe. Pantalon
dans les guêtres, jugulaire sous le men-
ton, marchant allègrement à la cadence
d'une musique animée, ce n'est plus le
même homme.
Un air crâne règne si;r chaque rang,
les jarrets sont tendus, les yeux sont
brillants, les armes sont bien placées,
l'alignement est parfait.
C'était un spectacle émouvant pour un
dilettante militaire.
Mes poumons se dilataient de plaisir,
et le fantassin du Havre s'évanouissait
peu à peu pour ne plus laisser bientôt
dans mon esprit que la trace lointaine
d'un mauvais rêve.
Quelle élasticité dans ce défilé ! Quelle
belle attitude des soldats et des officiers I
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22
AU PAYS DES ETAI'KS.
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i'ru:.Mii;iu:s impiilssions.
23
Quelle marche leste et nerveuse î Quelle
(îorrection dans les alignements !
J'étais absolument ravi.
Mais ce fut bien autre chose (juand
vint la cavalerie.
Grands gaillards^ gontlés de muscles
et de sang, carrément assis sur des bêtes
superbes, tenant immobiles à la main
des lattes éblouissantes au soleil, coiffés
de casques métalliques aux mille reflets,
dont les crinières flottantes fouettaient les
reins robustes, j'avais là, devant moi,
défilant au trot, la garde républicaine,
cette troupe d'élite qui fait l'admiration
de tout étranger.
Ils étaient suivis de près par les cui-
rassiers, les chasseurs, les hussards, les
dragons.
C'était du délire partout.
Puis vint l'artillerie.
Chaque ligne de batterie passait devant
moi avec la rectitude d'un cordeau tendu,
essieu contre essieu, roulant avec un fra-
tîas de tonnerre, convei'sant aux angles
II
'1
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•1
f
t
I
À'
3.
ir
24
AU PAYS DES ETAPES.
sans une courbe, et partant toujours h
fond de train dans une autre direction,
se succédant sans cesse : un éblouisse-
ment de rigidité mécanique.
Bravo ! brava ! Je battais des mains,
des pieds, du cœur, de tout mon être,
criant ma joie et mon enthousiasme.
Le soir, en me couchant, j'en étais
malade. ^ ;.
Alors, la capitale me parut vide, la
passion militaire m'avait repris tout
entier et, quinze jours après, j'étais sol-
dat en Afrique, à la légion étrangère.
Depuis, je n'ai rien regretté, rien
oublié, et j'espère bien que mes applau-
dissements du début se changeront un
jour en cris de victoire. *'
iii!!
illn
îébuti
E viens de signer
mon engagement.
Depuis une heure,
je suis soldat à la
légion étrangère.
Pourquoi à la lé-
gion étrangère? Je
T I I me 1^ demande avec
J V / 1 tristesse, car il me
semble pourtant que
j e suis bien Français .
Pas une goutte de sang étranger dans
mes veines : ma mère, originaire de
Dieppe, et mon père, de Saint-Malo.
Breton et Normand, cela me paraît assez
français cependant.
Tant pis ! J'ai été semé et cultivé en
Amérique, cela sufïit pour me reléguer
avec les étrangers.
•I
lll
mi.
AU PAYS DES ETAPES.
Iiiii
Patience ! Je saurai bien être Français
un jour.
J'ai mangé ma première soupe
hier. Pouah ! ce n'est pas bon^
et le pain non plus. Mais on
s'y habitue, pa-
raît-il. Je l'espè-
re.
Mon chapeau
haute forme et
ma redingote font
mauvaise im-
pression sur les
casquettes et les
blouses de mes
nouveaux cama-
rades. On a un peu l'air de me mettre
au rancart.
Hier soir, j'étais triste en face de mon
lit; il ressemblait h un cerceuil. C'était
dans ma note. En disant, l'autre jour,
adieu h Marie, j'abandonnais t<.)ut.
DEBUTS
27
Grédié ! c'est dur de tout lâcher ainsi
ù mon âge.
Je pars ce soir pour Marseille.
C'est un gros sergent-major de chas-
seurs à pied qui vient de m'apprendre
cette nouvelle^ en me remettant une
feuille de route, un franc vingt-cinq par
jour et le prix de mon passage.
Un franc vingt-cinq par jour, ce n'est
pas le diable, mais avec cela on ne crève
pas de faim.
*
Je suis à Marseille depuis trois jours.
C'est une belle ville, avec un vieux
port qui ne sent pas bon et quelques
beaux monuments, autant que j'ai pu
m'en rendre compte dans mon rapide
passage; car, à notre arrivée, nous trou-
vions à la gare un jeune caporal, plein
de cris et d'ardeur, qui nous cueillait au
débotté pour nous conduire dans la plus
infecte des casernes.
4
41
-i
iifflfrT
28
AU PAYS DES ETAPES.
i
!
k
J'y couchai sur trois planches avec
des punaises.
Aujourd'hui, je suis au fort Saint-Jean.
C'est une vieille masure décrépite dont
les murs suintent l'ennui et l'humidité.
On nous a montré notre dortoir, où
gisent des paillasses noires de toutes les
crasses cosmopolites, parmi lesquelles
se recrute la légion étrangère.
J'ai choisi un banc. ^
Il y a trois jours, je m'embarquais à
la gare de Lyon à Paris.
J'étais réelLxnent le seul homme à peu
près propre de la bande. Vingt-quatre
heures dans un compartiment de troi-
sième; et sept compagnons qui tonnent
la Marseillaise avec intermèdes d'esto-
macs qui se vident, accompagnements
de hoquets odorants, jurons et cris exo-
tiques, autant de démonstrations qui
m'ont un peu refroidi.
Demain nous nous embarquons pour
Oran. Trois jours et deux nuits à la belle
étoile sur le pont.
\f
DEBUTS.
29
Décidément j'ai hûle d'avoir un fusil,
car mon enthousiasme se relûche sensi-
blement.
*• *
NFiN, j'y suis. Ouf! ce
n'est pas trop tôt.
Une mer affreu-
se, nos ventres vi-
des comme nos
^ goussets, de la mau-
vaise humeur partout, autant de bonnes
raisons qui ne me font pas regretter
le bateau. ' •
Au quai, un sergent qui nous masse
comme un troupeau, et en route pour le
petit dépôt où l'on nous met sous clef.
Les jours suivants, trois étapes jusqu'à
Bel-Abbès.
Le chapeau haute forme, la redingote
et les bottines fines, ça ne vaut rien pour
marcher.
Nous voilii arrivés.
A
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^
30
AU PAYS DES ETAPES.
La caserne est magnifique et très pro-
pre. Nous couchons dans de bons lits. |
Mon enthousiasme monte d'un cran.
Au jour, je suis habillé, numérotéj
classé, parqué. C'est fini, je suis soldat.
Maintenant, à l'œuvre ! Cherchons bien|
ce bâton de maréchal dans ma giberne.
*• *
. Je suis élève-caporal. \
Mon sergent-major et mon capitainol
viennent de me l'apprendre en me disaiit|
que j'étais intelligent. ^
f Tant mieux.
Je ne fais plus de faction. Je monte la|
garde comme chef de poste de trois hom-
mes.
C'est un début qui me flatte.
Je m'exerce à prendre le ton du com-
mandement.
Dernièrement, j'écopai de quatre jouis
de consigne pour avoir conduit ma
ti'oupe en désordre, à travers la ville :j
un de mes hommes n'était pas aligné-
DEBUTS.
31
Depuis^ je suis d'une sévérité extrême.
*
* *
Nous avons commencé les m«irches
militaires.
Je n'aurais jamais cru que marcher
tut si pénible. Ce sont surtout les pieds
qui trinquent.
Et puis^ l'emploi de la chaussette est
un art utile, dont il faut savoir saisir les
nuances.
En arrivant au corps, j'étais posses-
seur de quelques paires de chaussettes
en fil, avantage appréciable sur la plu-
part de mes camarades.
Les premiers jours, on manœuvrait
aux environs de la caserne, et ca n'allait
pas très mal.
Mais vinrent les marches militaires.
. A la première pause, une douleur
inquiétante se faisait sentir h l'extrémité
de ma chaussure ; à la deuxième, cette
douleur avait considéral)lement aug-
'-4
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II
32
AU PAYS DES ETAPES.
I kl I
mente ; à la dernière^ je jurais comme un
charretier.
— Voyons cela, me dis-je, avec appré-
hension.
J'enlève ma chaussure. Hélas ! des
ampoules, des cloches partout.
Mes chaussettes — deux boudins --
s'étaient massées au bout de mes souliers.
. Je répare un peu les dégâts, et au re-
tour j'éprouvais les sensations peu com-
modes d'un condamné qui marche sur
des pois, des rasoirs, des paquets d'ai-
guilles, des charbons ardents.
*
En entrant dans la chambre, trop fier
pour me plaindre, mais assez humain
pour souffrir, je confie discrètement mes
peines à un ancien qui me donne d'ex-
cellents conseils pratiques :
— La chaussette ordinaire, dit-il, c'est
de la blague, mais la chaussette russe,
c'est rupin. Prends une vieille chemise. . .
DEBUTS.
33
Bien. Déchire-la maintenant en carrés
de trente centimètres... C'est ça. Ouvre
l'œil maintenant.
Et il étale soigneusement les chiffons
sur un banc, pose son pied dessus, dans
le sens de la diagonale, en ramène un
angle sur le» orteils, puis le côté droit
et le côté gauche, en évitant avec soin
tout repli dans l'opération.
Il fourre ensuite le tout dans son go-
dillot.
— Maintenant, donne tes pieds et ne
bougeons plus.'
Il prend une aiguille et du fil, perce
sans sourciller toutes les cloches et laisse
le fil dans la plaie qu'il graisse d'un peu
de suif de chandelle.
Me voilà soldat pour tout de bon.
Qui m'aurait dit cependant qu'il me
faudrait un jour déchirer une vieille che-
mise pour marcher à l'aise?
:
4
34
AU PAYS DES KTAPES.
Je suis sécrétai l'o de la jJace depuis
une quinzaine.
M'^s nouvelles fonctions consistent à
écriiv deux lignes par jour sur un grand
registre^ à plier en triangle et à adresser
les billets de service aux officiers et sous-
officiers de ronde et de visite de jour, à
tracer des rapports pour les chefs de
poste et à ouvrir les boîtes aux marrons.
L'officier de place est très satisfait de
moi. Il veut à tout prix me faire passer
caporal pour mes étrennes. La preuve,
c'est qu'il a dit l'autre jour Ti mon capi-
taine que j'étais très intelligent.
Encore 1
^kM^^t^<^k^t^l^«^«^t^>«««^<Kif«««M#
I
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Gagopal
EiirES, ce n'est pas un rêve. Us
sont réellement sur ma manche.
Depuis deux jours, ils me font
loucher à chaque pas.
Et le soir, en me cou-
chant, j'accroche ma veste
hien en vue et, jusqu'à
l'extinction des feux, j'en
repais mon œil sans le
rassasier.
Je les ai donc enfin, ces
deux fameux galons de
laine rouge. Ça fait rudement plaisir.
* *
J'ai été nommé dans un bataillon déta-
ché. En attendant mon départ, je suis
cl îof de chambrée des subsistants .
!(.•], au régiment, les engagements étant
illimités, les libérations le sont de même.
i
i
. t
36
AU PAYS DES ETAPES.
Et le bataillon du dépôt reçoit tous les
libérables pour les déshabiller et les met-
ti'e en route, chaque compagnie opérant
pour les compagnies correspondantes des
bataillons détachés.
L'autre jour^ je recevais une vieille pra-
tique, un Belge qui s'est engagé pour la
guerre du Mexique et n'a jamais pu finir
son premier congé. Quatorze ans de pri-
son en huit condamnations différentes.
Enfin, il est libérable. \
Il arrive au dépôt et, naturellement, il
se soûle.
Le soir, c'était un chambard à tout
casser dans la chambrée. Mon vieil ivro-
gne se prend de querelle avec un ancien
copain de bagne et, sans mon interven-
tion, il aurait joué du couteau.
Je n'hésite pas; j'attrape mon bon-
homme, je le colle sur un châlit, le ficelle
comme un boudin, lui fourre un piquet
de tente entouré d'un mouchoir dans la
bouche, et le laisse cuver là son ivresse
dans des hurlements étouffés.
•m
11
CAPOUAL.
37
Le lendemain , je démaillotte mon
loustic, qui me remercie coi'dialement de
l'avoir sauvé do sa neuvième condamna-
lion.
Pour un début, i^a promet. Je vois que
le métier de gradé n'est pas trop com-
mode à la légion.
Dans tous les cas, mon vieux Belge est
parti pour la Belgique.
Je lui souhaite de ne pas s'y faire
pendre.
E viens d'être témoin dans
un duel entre un caporal
français, originaire de la
Louisiane, et un Alle-
mand.
Perrier, le Louisianais,
avait été nommé caporal
dans une compagnie où
les Prussiens, comme partout, étaient en
assez grand nombre.
Il fut placé dans une chambrée où cou-
'^
II
ai
38
AU PAYS DES ETAPES.
chaient une trentaine d'hommes, ayant
pour chef le caporal Morsépius, soi-disant
ancien feld-ivebel allemand déserteur,
d'une taille colossale, tout en dedans.
Jamais un sourire sur cette figure
morose, rayée d'énormes moustaches
rousses.
Très attaché à son service, il était exact
partout, correct envers ses hommes, im-
partial dans la distribution des corvées,
un serviteur d'élite. . ^
On le craignait beaucoup, car sa voix
rude ne badinait jamais. ^
Après l'appel du soir, ne sortant pas de
la caserne, il allumait une bougie dans
son coin et, prenant un livre allemand,
il s'y enfonçait jusqu'à l'extinction des
feux, ne se laissant distraire par aucun
bruit.
*
\ {■
Quand Perrier fut nommé caporal ,
Morsépius le reçut froidement sans lui
CAPORAL.
39
tendre la main^ lui indiquant d'un geste le
coin de la chambre où il devait s'installer.
PeiTier, frappé des manières de son
nouveau camarade, ne put se défendre
d'un certain sentiment subit de crainte
mêlé de haine.
Pendant plusieurs semaines, les deux
hommes s'observent sans se parler en
dehors du service.
Ils se détestaient chaque jour davan-
tage, et cela sans cause, instinctivement,
antipathie mutuelle de deux physiono-
mies.
*
Un soir, Morsépius entre vivement,
bouleverse son lit avec rage, jette son pa-
quetage à bas avec des jurons allemands,
où percent cependant, nets et clairs, les
mots : (( Cochons de Français ».
Perrier, assis sur son lit, bondit à cette
insulte grossière et se présente, blême,
devant Morsépius pour lui demander
raison.
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40
AU PAYS DES ETAPES.
Celui-ci continue :
— Oui, cochons de Français, et je le
répète; ce n'est pas toi qui m'en empê-
cheras. On vient de me punir injustement
et je saurai bien me venger.
Perrier, mis hors de lui par cette nou-
velle injure, les dents serrées, les poings
crispés, se précipite sur l'Allemand et lui
crie à la figure : ;
— Toi, tu es un sale Prussien ! 1
Il n'avait pas achevé sa phrase que
Morsépius lui lançait sa main en pleine
face.
Perrier pare le coup et riposte vive-
ment.
L'Allemand roule par terre et se relève
aussitôt pour se jeter sur son adversaire.
Celui-ci, quoique moins grand, est
leste et habile. Il attend l'attaque sans
broncher.
Mais les hommes de la chambrée inter-
viennent de suite et séparent les deux
caporaux.
Morsépius, le visage ensanglanté, pro-
CAPORAL.
41
fère des menaces de mort contre Perrier
et jure par l'enfer de le tuer.
Le Louisianais, très calme mainte-
nant, se contente de répondre :
— Nous verrons.
Ils allaient se mettre au lit, quand le
sergent de semaine, attiré par le bruit de
la rixe, entre dans la chambre.
Mis au courant de Taffaire, il conduit
les deux caporaux à la salle de police.
/.'
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\
l
*
* *
Assis sur le lit de camp de sa prison,
Perrier repasse dans son esprit les évé-
nements rapides qui viennent de se dérou-
ler, et une certaine inquiétude s'empare
de lui en songeant qu'il lui faudra se bat-
tre avec Morsépius, un des plus forts
à l'épée du régiment. Quoique sachant
convenablement tenir un fleuret, il ne se
sent pas de taille à lutter contre un tçl
adversaire.
Cette inquiétude se change peu à peu
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V.
42
AU PAYS DES ETAPES.
I lllill
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!l il
en une espèce de peur, car, connaissant
le caractère haineux de son camarade,
il sait bien que l'affaire sera grave.
Et puis, c'est la première fois qu'il se
battra. "^ • * '
La nuit se passe dans une insomnie
fiévreuse. ^
Le matin, sortant d'une lourde torpeur,
Perrier avait présent à l'esprit le souvenir
d'un cauchemar où l'Allemand se dres-
sait, colossal, la figure pleine de sang,
penché sur lui, les deux mains vissées à
son cou, cherchant à l'étrangler.
Alors une autre crainte le prend. Il a
peur d'être lâche, de trembler au dernier
moment. '
Sautant à bas du lit de camp, il court
à la cruche d'eau, se rafraîchit les mains
et le visage, et, se promenant dans sa
prison, il essaie de se raisonner.
Toute appréhension d'une issue fatale
disparaissait peu à peu, mais il craignait
par dessus tout dô perdre courage sur
le terrain.
CAPORAL.
43
«
* *
Le caporal de garde le trouve dans cet
état et, souriant, le plus naturellement du
monde, après lui avoir dit quelques mots
indifférents, il allait sortir, quand se ravi-
sant :
— Tu sais, c'est pour une heure avec
Morsépius.
A ces mots, Perrier se sent défaillir.
Sa respiration s'arrête brusquement, avec
un heurt violent à la poitrine.
Il reste ainsi quelques instants en proie
Il une émotion intense avec des envies
vagues de se vsauver n'importe où. Puis
une brusque réaction se produit.
Tous sentiments d'anxiété disparais-
sent dans une soudaine résolution pour
faire place à un grand calme, à une joie
réelle d'en finir.
— Enfin, c'est pour une heure, nous
allons bien voir !
Et il attend avec impatience le moment
de la rencontre.
:H.
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V,
44
AU PAYS DES ETAPES.
A midi et demi, le caporal de garde
revient de nouveau pour faire sortir
Perrier.
Dans la cour, il voit Morsépius, la
figure tuméfiée du coup de la veille, qui
s'avance vers lui et lui dit tout bas :
— Tu sais, je ne te manquerai pas.
Impassible devant une menace aussi
incr.nvenante, Perrier se contente de sou-
riio r rveusement et détourne la tête,
regardant ses témoins, qui causent avec
aninicttioiu et le maître d'armes, très
calme, la pipe à la bouche, qui porte les
fleurets dans un fourreau de serge verte.
. Tous se mettent en route.
ill illll
i
ma
Arrivés au bastion, les groupes se for-
ment, les caporaux se déshabillent et
prennent position.
On engage le fer.
Perrier, les nerfs calmés, surveille
froidement son adversaire et attend.
CAPORAL.
45
MorsépiuSj aveuglé par la colèi^e^ con-
fiant en sa grande supériorité à Fescrime,
donne à fond, se fend plusieurs fois sans
résultat, épuisant en quelques minutes
son adresse, ses forces et ses feintes.
Peu à peu, son visage blêmit. Il faiblit
visiblement en face du sang-froid du
Louisianais.
Son front ruisselle, sa main devient
incertaine, ses attaques mollissent, ses
parades sont flasques, et au moment où
il se fend une dernière fois, Perrier pare,
riposte enfin avec sûreté et lui perce le
poumon droit.
L'Allemand crie : « Touché! » lâche
son arme et tombe.
On le relève, et le docteur, examinant
sa blessure, la dit très grave.
Perrier, qu'une violente émotion boule-
verse à l'instant, s'avance vers Morsé-
pius, lui tendant la main.
Le blessé hésite, puis brusquement
saisissant cette main, il la serre avec
force, disant d'une voix triste :
A;
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46
AU PAYS DES ETAPES.
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CAPORAL.
47
— C'est dommage que le coup ne soit
pas mortel J'aurais été expédié à l'instant,
et tu m'aurais rendu là un fier service.
Il se tait et reste silencieux pendant
tout le trajet du retour, péniblement
soutenu par deux camarades.
* *
,
-1
A
'if
Il traîna longtemps à l'hôpital et deux
fois par semaine Perrier allait le voir.
Peu communicatif au début, le blessé
se laisse aller peu à peu à une certaine
cordialité, tenant affectueusement la
main du visiteur, lui parlant de son état
avec une légèreté voulue d'où toute
amertume était exclue.
Il prit bientôt un vif plaisir à ces
visites et, un jour que Perrier était
retenu à la caserne pour le service, il fut
tout attristé. - • ^.
Son état empirait et le médecin
annonça un soir qu'il en avait pour peu
de temps.
SA
\
il
11
48 AU PAYS DES ÉTAPES.
Le moment fatal était proche. »
Perrier, qu'une cruelle émotion étreint^
est au chevet du mourant^ lui tenant la
main.
— Je serai mort dans quelques heures,
dit Morsépius d'une voix faible, le
docteur vient de me le dire. D'ailleurs, je
le savais. Mais ne t'attriste pas, car tu
m'as rendu un grand service. Garde
pour toi ce que je vais t'apprendre. ,*
Puis après un long silence : , t
— Je suis le fils du général bavarois
X.... J'étais lieutenant d'état-major
Le jeu m'a conduit ici Deshonoré,
destitué, chassé, il m'a fallu fuir mon
pays, ma famille Tu vois que je suis
heureux de mourir Encore une fois,
n'aie aucun regret , adieu , adieu.
Il se tut et de grosses larmes coulaient
des yeux de son ami.
Longtemps, longtemps ils restèrent
ainsi la main dans la main, et, quand l'in-
firmier de visite fit sa ronde, Perrier pleu-
rait toujours et le Bavarois était mort. . . . .
l^^ouFFier
m
-^
'ai les deux baguet-
tes de caporal-four-
rier depuis cinq
jours.
Je suis arrivé
hier à ma nouvelle
compagnie après
un voyage mouve-
menté de quatre
étapes.
il
En quittant le dépôt, on me confiait
cinq disciplinaires, nouvellement sortis
du i^lan. Je devais les livrer sains et saufs
à la prison de Mascara.
A El-Graïer, un puits comme gîte, ça
allait bien, mais à Merci er-Lacombe, il
y a beaucoup de schnick dans les guin-
guettes, et ça allait mal.
:.
■i ',
50
AU PAYS DES ETAPES.
Il |l
Une heure après l'arrivée à l'étape^
tous mes lascars étaient saouls.
Tant bien que mal, je les fourrai sous
la tente.
Mon sommeil fut inquiet cette nuit-L,,
mais il n'y eut rien de cassé.
Le lendemain, l'étape était rude, trente-
deux kilomètres avec une traverse des
plus pénibles.
De la sueur, un silence morne, des
coups de sac répétés, des allongements
dans la petite colonne, tous les symptô
mes d'un em..... d'une fatigue généra.
Enfin nous sommes à la traverse.
4
Elle passe k travers broussailles, rochers,
ravins de toutes sortes.
Je ferme la marche, très fatigué moi-
même, ayant du sac plein le dos.
Au détour du sentier, je vois un des
disciplinaires par terre, la face contre le
sol. Je le retourne, - *
![«■
FOURRIER.
51
T -'4
Il avait la figure noire, convulsionnée,
les yeux vitreux et grands ouverts, des
secousses nerveuses par tous les mem-
bres. ' '
Mauvais tabac ! Je le crus mort.
Je lui tape dans les mains, je décroche
son sac, ouvre sa veste, lui vide mon
bidon dans le nez et rien n'y faisait.
J'avais envie de pleurer tellement
j'étais ennuvé.
J'appelle les autres, aucune réponse.
Ils étaient déjà loin.
J'allais me livrer à un acte de déses-
poir, quand mon bonhomme se réveille, se
secoue un peu, se lève, tire, un mouchoir
de sa poche le plus tranquillement du
monde, s'éponge la figure, boutonne sa
veste, empoigne son sac et se met à
filer comme un dard sans mot dire.
J'en étais vert.
A l'arrivée à Aïn-Fékan, je réunis mes
troupes et leur fis une harangue, les
menaçant de huit jours de prison, de la
gendarmerie ou de mes poings, s'ils se
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52
AU PAYS DES ETAPES.
permettaient d'entrer dans une gargote
quelconque.
Je dus être éloquent^ car on me prit
au mot^ et à Mascara, le lendemain, je
bouclais tout mon monde à la prison
militaire sans autre incident.
Je me flatte d'avoir fait bonne impres-
sion en arrivant ici. '^
Mon sergent-major, pour commencer,
trouvait que j'avais l'air poseur; puis
passant de la théorie à la pratique, il me
mettait bientôt quatre jours de consigne;
enfin il vient de doubler la dose hier.
Je suis sous cloche pour huit jours,
pendant qu'il sirote son absintlie sur la
place.
Tout ça, sous prétexte de m'apprendre
le métier.
Je ne conteste pas l'infaillibilité de sa
méthode, mais, sacrebleu ! je la trouve
un peu amère.
FOURRIER.
53
*
* *
Depuis vingt jours que je suis fourrier^
j'ai beaucoup appris.
Pour faire un bon soldat^ il faut laisser
sa personnalité à la grille de la caserne,
se changer en cire qui reçoit toutes les
empreintes, mettre sa langue dans sa
poche, cacher le feu de ses yeux, se
munir de jarrets d'acier pour courir
comme un cerf à la sonnerie de son
grade, recevoir sans sourciller toutes les
rebuffades, et avec cela se montrer par-
tout d'une finesse, d'une intelligence
supérieure.
En outre, si on est fourrier, travailler
tout le jour, et les nuits entières en fin
de trimestre, plaire à son sergent-major,
à son capitaine, au colonel, à l'adjudant,
à tous les saints et au diable.
Avec ça apprendre sa théorie, ne
jamais commettre une erreur, se mon-
trer dégourdi, éviter les tuiles aux chefs,
dormir quand on en a le temps, et payer
1 tl:
'?'
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i
54
AU PAYS DES ETAPES.
les dégradations au casernement sur sa
masse.
Quand on s'est tiré avec bonheur de
tous ces écueils, on en est récompensé
par de la consigne.
Si j'avais su cela^ je me serais mis
ambassadeur, car il faut moins de diplo-
matie pour réussir là qu'ici.
Voilà quinze jours bien agités qui
viennent de s'écouler.
// Décidément on ne s'ennuie pas dans
l'armée. Qui me disait donc autrefois
que c'était monotone ?
Je suis très mal avec mon sergent-
major. C'est dans l'ordre des choses,
paraît-il. ,'
Et pourtant, mon sergent-major est
un brave garçon.
C'est mon capitaine qui me l'a appris,
et je dois croire mon capitaine puisqu'il
FOURRIER.
55
m'a dit à moi-même, en me faisant la
morale, que j'étais très intelligent.
Très intelligent ! très intelligent ! Ah !
mais, c'est une scie qu'on me monte !
Donc, mon sergent-major est un brave
homme, qui me punit sans cesse pour
rien , selon moi.
L'autre jour, j'étais libre par hasard.
Avec un camarade, je vidais des bocks
sur la place. - .
Soudain, j'entends des cris, je vois des
gens courir et s'entasser dans une
ruelle. • . ■• • ' " , -; '
• Bientôt j'apprends qu'on assomme
*
mon sergent-major. • ^
— Hein! Ou çà? Ah! Bon
Dieu! ' ' ' ^
Je me précipite et je m'enfonce
comme un coin dans la foule grouillante
des curieux. Je cogne de ci, de là. Ça
dure assez longtemps. -^
J'en suis quitte pour un coup de pied
dans les côtes, une éco reliure aux mains.
ii
ii
•9
-' •
t
56
AU PAYS DES ETAPES.
et dès morceaux de dents ennemies
parsemées jusque sur mes épaulettes.
Mais mon sergent-major est sauvé et
il s'est esbigné.
i!!iii,,y
I I
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II!
'11 ;
^li
J'allais recueillir les lauriers de la
victoire^ quand c'est le poste de la place
qui me cueille et me fourre au bloc.
Le lendemain, le général de brigade
m'administre trente jours de prison.
Heureusement que mon chef de
bataillon veillait sur moi.
' Il va voir le général, à qui il fait
entendre une autre cloche, et je suis
élargi avec force compliments.
— J'espèi*e que vous agirez toujours
ainsi, me dit mon commandant en me
complimentant sur ma conduite.
Quarante- huit heures après, mon ser-
gent-major me mettait quatre jours de
salle de police. ^
Décidément, c'est un brave homme.
FOURRIER.
57
* *
J'ai été nommé sergent-fourrier Tautre
jour.
Me voilà galonné d'or sur les deux
manches. Mais je commence à en- avoir
assez des paperasses et je cherche à per-
muter avec un sergent.
J'ai tellement aligné de chiffres^ écrit
d'ordres et de rapports depuis six mois,
que je jure de ne plus prendre une plume
quand je serai sergent.
En quittant ma compagnie, je regret-
terai beaucoup van Bos, le sacripant le
mieux réussi que je connaisse, mon se-
crétaire, mon meilleur ami.
C'est un Hollandais, comptable de pro-
fession, de bonne famille, très instruit
et d'excellente éducation, voleur par ins-
tinct, condamné chez lui pour escroque-
ries, échoué à la légion où il recueillait
Illfl llllillllllil
Hilll
il
!
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58
AU PAYS DES ETAPES.
bientôt un an de prison pour barbotage à
Fordinaire dont il était caporal ; être igno-
ble^ malpropre, puant des pieds à as-
phyxier tous ceux qui l'entourent; à part
cela, le plus charmant homme du monde.
Nous avons passé de belles nuits
blanches ensemble à additionner les bor-
dereaux trimestriels des réparations, à
collationner les livrets, à faire les pièces
des libérables, à mettre à jour les contrô-
les de la compagnie.
Ces travaux en commun sont infailli-
bles pour cimenter une solide amitié.
Van Bos aime beaucoup le cognac, et
il le boit n'importe où et n'importe com-
ment.
Mon double, qui est un artiste à ses
heures, a inventé une manière assez ori-
ginale de payer la goutte à van Bos.
Le soir, quand il est gai, h sa ren-
ti'ée à minuit, il prend un des souliers
rOURRlEU.
59
odorants de mon scribe, y ver'se une
rasade copieuse, secoue le tout de la
pointe au talon, et lui ordonne de boire.
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Van Bos, tout heureux, attrape sa
chaussure, y applique ses lèvres et boit
à, longs traits, avec des yeux de carpe
frite et un claquement de langue fort ré-
jouissant. '
Mon sergent-major jubile, se tord en
l'i
fr:!; :i
■'»:'.
60
AU PAYS DES ETAPES.
tire-bouchon, roule sur son lit dans des
spasmes hilarants, pendant que van Bos
met tranquillement son soulier.
Ce détail typique des spécialités de
mon secrétaire est parfaitement histori-
que, quoique vrai.
iii
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Sergent
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E suis sergent depuis
huit jours dans un
autre bataillon.
J'ai été copieuse-
ment fêté par mes
nouveaux camara-
des.
Toutes les natio-
nalités sont repré-
sentées parmi les
sous-officiers de ce bataillon^ même la
nationalité française sous les traits d'un
marquis authentique, décoré de la Légion
d'honneur, ancien officier d'état-major
pendant la guerre de 1870, ancien sous-
préfet, viveur décavé, très instruit et in-
telligent. Est classé pour sous-lleutenant.
Il y a également un baron, né en
France de parents russes, dont le frère
■;5l
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AU PAYS DES ETAI'ES.
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est capitaine dans la garde impériale de
Russie.
Puis vient un beau Suédois, grand
garçon flegmatique, aux yeux bleus, si-
lencieux et grave, très digne, faisant son
service consciencieusement.
Dans la compagnie voisine, un Irlan-
dais bavard, aimable, très irascible par-
fois, parlant un français fantaisiste, tou-
jours prêt h rendre service et à jouer du
coup de poing quand on le chatouille trop
fort.
Un juif alsacien, boucher de profes-
sion, souple avec ses camarades, ram-
pant avec ses chefs, très dur envers ses
inférieurs, homme de ressources en
route, habile comme pas un pour se
débrouiller, sachant dénicher un bon
morceau là où il n'y a rien, cuisinant lui-
même. Un homme précieux. Il arrivera.
Et un grand Suisse, long de deux mè-
tres, maigre comme un cent de clous,
très susceptible, ancien capitaine des gui-
des de son pays, ruiné dans le commerce
'W
SERGr.^'T.
63
des bestiaux en Australie, mal vu de ses
cliefs, aimé de ses camarades, persistant
et tenace. Il vient de se faire naturaliser
après ses trois ans, car il veut à tout prix
arriver oflfîcier.
Puis enfin, un Italien, ancien garibal-
dien, condamné à mort chez lui pour dé-
lits politiques ; rusé, cauteleux, très intel-
ligent, deux brisques, ayant beaucoup
d'autorité sur les hommes, énergique
dans le service. Aspire à devenir adjudant .
La collection se complète de plusieurs
Allemands, Belges, Alsaciens, Autri-
chiens, quelques Américains; toute la
lyre des dilettanti d'aventures de l'Eu-
rope et de l'Amérique.
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*
E service est très pénible ici.
A peine des-
cendu de gar-
de, qu'on est
commandé de
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6i
AU PAYS DES ETAPES.
planton soit ù la grille, soit il Thôpital,
ou de piquet le jeudi au marché arabe.
J'étais hier de piquet au marché arabe.
Il faisait une chaleur blanche, un de
ces soleils de juillet qui cuit un homme
dans son jus.
Sur un vaste terrain, à deux kilomètres
de la ville, grouillent des centaines d'Ara-
bes, venus de dix lieues à la ronde pour
vendre des burnous, des bœufs, des mou-
tons, des bibelots quelconques.
Au petit jour, les habitants de la ville
sont venus faire leurs emplettes.
Ils ont acheté des dattes, des babou-
ches, des vases en bois, de la semoule
pour le couscous, des curiosités indigè-
nes.
Il est dix heures.
Les Européens se sont tous étirés à
l'abri de leur toit.
Seuls, les Arabes résistent à. la cha-
SERGENT.
65
leur et flânent, cherchant à se voler les
uns les autres dans des marchés fraudu-
leux.
*
* *
Sur un flanc du terrain, se dressent
quantité de petites tentes marocaines,
juives, kabyles.
Les cordonniers, assis par terre, tirent
le fil des raccommodages ou battent sur
une pierre les peaux crues des semelles.
Des querelles s'élèvent, éclatent, fu-
rieuses, à propos d'un sou sur le prix
d'une couture.
Un groupe stationne devant chaque
échoppe improvisée. . ' .
Çh et là, des clients assis, les pieds
nus, les jambes croisées à Torientale,
attendent, la pipe à la bouche, que la
pièce soit posée à leur chaussure.
Dans une autre rue s'alignent les ten-
tes des coiffeurs. *"
De nombreux patients, paquets infor-
me:^ de linge sale, sont couchés dans le
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AU PAYS DES ETAPES.
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SERGENT.
67
giron de l'opérateur et subissent le rasage
complet de la tête, sauf un marabout sur
le sommet du crâne.
Ailleurs, les perruquiers appliquent
aux nuques incisées des clients de petites
ventouses en fer-blanc, et en tirent le
sang avec une forte aspiration de la
bouche.
Ici, quelques femmes assises en rond.
Elles valent la peine d'être vues, les
houris légendaires, les futures compa-
gnes célestes de tout bon musulman.
Sales, ridées comme une pomme sèche,
vieilles à vingt ans, affreuses à vingt-cinq,
bêtes à tout âge, elles sont accroupies
derrière leur marchandise.-
Elles ont de beaux yeux, toutes, ce qui
atténue un peu le dégoût du spectateur.
Au centre quelques joueurs de bonne-
teau. De temps en temps, des cris stri-
dents annoncent un enjeu discuté à coups
de gueule et de poing.
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68
AU PAYS DES ETAPES.
Près de la porte de Tenclos s'élève
une baraque où le préposé au péage tient
une cantine.
En un coin, assis à une table boiteuse,
j'y prenais mon déjeûner.
Mes hommes, disséminés à l'ombre de
la baraque, près des faisceaux, fument la
cigarette de la digestion. Deux faction-
naires arpentent le terrain, veillant à tout,
mettant fin aux querelles.
Deux absinthes dans le ventre, un litre
de vin en mangeant, un cigare aux lèvres,
je sirotais, pensif, un épais café maure.
Des visions lointaines du passé jetaient
dans mon cœur des élans d'amertume,
des bouffées de révolte contre le sort.
J'étais plongé dans une de ces nuits de
l)êtise morale, de nostalgie amère, de
souvenances cruelles, qui aigrissent le
présent et font désespérer de l'avenir.
Soudain, un factionnaire, effaré, se
précipite dans la baraque :
— Sergent, on assomme des légion-
naires !
SERGENT.
69
— Où cela ? m'écriai-je, brusquement
réveillé de ma léthargie.
— Là, me répond le factionnaire, en
me désignant un groupe compact, où
s'agite une houle de têtes.
Hors de moi, je me lance dans le tas
comme un forcené.
En deux coups doubles, j'ouvre le
groupe, et comme un boulet, j'arrive au
centre où j'aperçois trois légionnaires aux
prises avec des Arabes.
— Vingt francs ont été volés, disent
ces derniers.
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70
AU PAYS DES ETAPES.
Sans entendre la cause/ j'empoigne un
légionnaire de chaque main, j'applique
mon pied à l'autre et les envoie rouler
tous trois à dix mètres de la clôture. Un
deuxième effort les lance par dessus la
haie, dans le fossé extérieur de l'enceinte.
— F...tez-moi le camp au quartier, et
vivement !
— Et quant à vous, criai-je aux Arabes
ahuris, si on vous a volé, allez réclamer
au diable. Je suis ici pour faire la police
et non pour rendre justice. Ro! balec!
fissa! '
Un silence se fait.
Les groupes se dispersent, et il ne reste
plus bientôt , que quelques indigènes, qui
m'entourent et me félicitent avec des
bono, sergent! et des gestes significatifs.
La cause était jugée. -
A une heure, le piquet rentre à la ca-
serne, et dans les rêves de ma sieste je
!
SERGENT
71
vois un fouillis d'Arabes s'écraser sur
mon passage dans leurs burnous sales.
Jeudi prochain, un autre piquet recom-
mencera les mêmes exploits, avec la
variante que le sergent fera probable-
ment empoigner les fauteurs par ses
hommes au lieu de les culbuter lui-
même.
Ce sera plus digne, plus pratique,
mais ça manquera de prestige.
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La Dame noire
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L y a quelques jours,
j'étais de planton à
la grille.
Un groupe de j eunes
femmes se prome-
naient.
Au milieu, gesticulait
une dame habillée de
noir.
Machinalement je
porte les yeux sur elle.
Mon regard rencontre
le sien, où je crois voir une invite.
J'y reviens.
C'était une belle femme, d'une pres-
tance hautaine, port de tête majestueux,
lignes d'épaules et chute de reins bien
dessinées, corsage mamelonné et palpi-
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74
AU PAYS DES ETAPES.
tant, taille posée sur deux hanches riches
et bien habillées.
Elle repasse et me regarde de nouveau
avec une persistance qui me fait frémir.
Tiens ! Tiens ! ça biche ! Il n'y a pas à
dire ! Il me faudra soigner ça ! ... .
îliiii'll
! ! I
Le soir, en me couchant, j'avais lu
fièvre.
J'entassais dans mon esprit, des bai-
sers, des protestations d'amour éternel^
des actes insensés d'héroïsme, tout le
matériel d'une passion violente.
Le lendemain, je cherchais ma beauté.
Je l'aperçois au marché. Elle était
encore plus belle et ses yeux m'en
disaient toujours.
J'entre à la caserne, et sur un quart
de feuille de papier écolier, je lui dévoile
mon âme, une vraie lave. ,
LA DAME NOIRE.
75
Puis pi'enant un gant noir comme
ceux qu'elle porte, j'entroduis ma missive
dans un des doigts.
Revenu au marché, je me promène,
indifférent.
La dame noire y est encore. Je la
croise, et la saluant : : ;
— Pardon, madame, je crois que
vous avez perdu un gant.
Un peu interloquée, elle répond : j
— Mais, non, monsieur, vous voyez
que je les ai tous deux, me montrant ses
mains gantées.
J'insiste:
— Parfaitement, madame, mais celui-
ci est tombé de votre poche.
Elle s'est ravisée :
— Oh ! en effet, monsieur, merci.
El elle prend mon gant.
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*
Deux jours se passent, et rien.
Le troisième, un Arabe mystérieux me
l'ait signe et me remet un paquet.
V
I
76
AU PAYS DES ETAPES.
Je m'installe au café^ et discrètement
j'ouvre mon poulet.
J'y trouve mon gant et mon quart de
feuille incendiaire. v
Puis..., plus rien. ^
Attristé, brumeux, du noir plein la
tête, je retourne au marché.
EUey était encore.
Je bourre mon œil de tendres repro-
ches, je parsème mon allure de gestes
alanguis, je redouble de discrétion, je
répands une passion brûlante par tout
mon être.
Elle reste indifférente.
Je rentre au quartier et je me couche,
piteux, énervé, comme un homme qui a
commis une de ces sottises énormes qui
le fait rougir quand il la rumine.
* *
iii
Les jours suivants furent remplis par
la monotonie accablante du service.
Je me promenais toujours, rencontrant
!
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LA DAME NOIRE.
77
souvent la dame noire, plus attrayante
que jamais, chaque jour plus gracieuse,
mais ayant Tair de m'ignorer complète-
ment.
Je commençais à m'habituer à cet
échec, que j'avais déjà classé parmi mes
nombreuses illusions avortées, refoulant
amèrement au fond de mon cœur tous les
beaux sentiments qu'avaient fait naître
chez moi le corsage grassouillet et les
hanches savoureuses de ma dédaigneuse
beauté. '
*
Nous étions au concours de tir, la
musique du régiment et tous les officiers
y assistaient. Plusieurs dames nous fai-
saient également l'honneur de nous
regarder.
Mon tour arrive. Je m'étends pro-
saïquement sur un couvre-pieds de cam-
pement et je pose mes six bnlles dans la
cible. ' , *
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AU PAYS DES ETAPES.
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Le concours terminé, l'ofificier de tir
en lit h haute voix les résultats et me
proclame le premier.
Pendant cette lecture, les groupes
s'étaient resserrés, les dames, plus har-
dies, s'approchaient de nous, et mon
regard s'arrête sur madame B... que je
n'avais pas remarquée.
Elle paraissait songeuse, me fixant
d'un œil qui me lisait des pieds à la tête.
Toutes mes ardeurs se réveillent h
nouveau, et prenant ma place dans le
rang, je rentre au quartier, aux sons di-
vins d'une musique dont l'harmonie ne
m'avait jamais paru si belle.
J'avais des ailes à mon imagination,
et de l'audace à pleines voiles.
En pure perte cependant, car ma
beauté me paraissait toujours aussi
dédaigneuse, et moi j'aurais jeté trente-
six mille bonnets par-dessus les moulins.
C'est pourtant si facile de se laisser
aimer ! '
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LA DAME NOIRE.
79
A cette époque, la municipalité donna
lin grand bal à la mairie et quatre sous-
otïîciers lurent invités.
J'en étais.
Quand j'entrai dans la salle, on valsait.
J'eus de la peine à m'habituer à Té-
))louissement des lumières, à cette atmos-
phère délicate, à la griserie vaporeuse
de ce milieu, où les haleines chaudes,
essoufflées, se confondent aux parfums
des dentelles qui voltigent, aux senteurs
énervantes des épaules moites et des
corsages surchaufiés , délicieusement
ému par une musique, tantôt excitante
comme un coup de fouet, tantôt molle,
languissante comme un zéphir.
Madame B... valsait avec un grand
jeune homme blond, très beau. Il avait
l'air certain de son affaire. Je l'aurais
assommé.
La valse finie, les couples se rendent
à leurs sièges.
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AU PAYS DES ETAPES.
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81
Je m'approche et je demande une
polka à madame B... Elle me Taccorde
gracieusement et je m'inscris sur son
carnet pour la troisième danse.
Puis, tout étonné de mon audace, je
me retire avec des fourmillements dans
les mollets, des battements aux tempes.
Tant pis, le Rubicon est franchi.
Notre polka arrive, j'enlace ma dan-
seuse et, comme dans un rêve, je l'en-
traîne avec furie.
Je me reprends bientôt, car je sens
madame B... qui s'abandonne.
Au moment où la musique précipite
les dernières mesures, elle me dit douce-
ment :
— Demain, chez moi, à minuit. . .
*
Il est minuit.
J'ai sauté le mur, car ça en vaut la
peine.
Je m'introduis sans bruit chez madame
B--- Il fait noir comme dans un four.
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AU PAYS DES ETAPES.
Je me glisse dans le couloir en tâton-
nant. . . ^v • '''
Soudain^ près de l'entrée, un pas
nerveux résonne, la porte s'ouvre avec
fracas, une lumière éclate. Une manche
H trois galons d'or, puis une figure angu-
leuse et bien connue m'apparaissent enca-
drées de nuit. "
C'était mon capitaine et. .. la fin ^'
beau rêve.
Diable aussi ! Pourquoi chasser dans
des terres réservées ? \
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Très moderne, Cupidon a depuis bra-
vement brisé son arc. Il a adopté le fusil
Lebel à répétition, plus dans le train et
très précis dans les luttes amoureuses.
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C'est mon capitaine qui, le lendemain
LA DAME NOIRE.
83
au rapporl^ m'a appris ce détail, dans un
discours aux pommes, où Tironie cruelle
s'alliait à une sévéi 'té bien justifiée.
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En Détachement
Je suis à Bou-Kanéfis.
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Il y a huit jours, le colonel m'y en-
voyait avec ma section pour garder un
pénitencier arabe.
J'ai sous mes ordres un grand gaillard
qui est la terreur de mon détachement.
Le premier soir, je dînais en ville avec
le camarade qu ^ je relevais.
En entrant au bordj, à onze heures, le
caporal de semaine m'apprend que per-
sonne ne manque à l'appel. Satisfait, je
me retire dans le bastion du chef de déta-
chement.
#
A peine avais-je enlevé ma tunique
que j'entends des hurlements, des coups
violents à la grande porte d'entrée.
J'écoute.
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86
AU PAYS DES ETAPES.
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C'était la voix bien connue de Weiss,
qui beuglait après la sentinelle. ; -:
— Eh bien ! Quoi ! On n'ouvre plus
la porte maintenant ?
Un grincement de gonds m'annonce
que Weiss est entré.
Puis la voix du capitaine en retraite,
directeur du pénitencier, m'apprend que
c'est toujours la même chose. Ces sacrés
légionnaires n'en font jamais d'autres!
Toujours en faute ! 11 en rendra compte
au général de division et il fera punir le
chef du détachement, qui tolère de telles
infractions à la discipline !
Weiss riposte que la légion ne regarde
en rien ce vieux c. . . escogrilTe, et qu'il
ferait bien mieux de surveiller sa femme
et de moucher ses gosses.
Le capitaine rugit.
Moi, je vois rouge. Inconscient dans
ma colère, je sors sans tunique.
J'avais cent mètres à parcourir.
Weiss, plein comme un œuf, oublie
ma présence probable. Il continue à se
EN DETACHEMENT.
87
chamailler grossièrement avec le direc-
teur qui est descendu dans la cour.
J'arrive au groupe au moment où une
prise de corps en règle allait se produire.
Saisissant Weiss par un bras, je le
fais pivoter sur lui-même et^ pouf ! je lui
flanque un coup de poing entre les deux
yeux.
Le capitaine, satisfait, rentre chez lui.
Au choc, mon loustic m'échappe et
s'abat sur le sol, de tout son long, sur le
dos.
Je m'adresse alors aux hommes, et,
furieux :
— Tas de rossards, vous êtes ici
vingt-cinq, et vous avez peur de cette
l)rute ! Il faut que je vienne pour le met-
tre à la raison ! Eh bien ! vous me voyez,
je suis sans tunique, sans galons, sans
insignes, tête nue, c'est l'homme qui
vous parle ! Le premier qui bronche à
l'avenir, je lui casse la gueule comme je
viens de le faire à ce braillard-là ! Tous
ensemble, .si vous le voulez, ou les uns
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88
AU PAYS DES ETAPES.
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après les autres^ ça m'est égal ! Mais il
faut qu'on m'obéisse ici ou qu'on dise
poui'quoi î Quatre hommes, empoignez-
moi ce paquet de linge sale et f...tez-moi
ça au silos ! Huit jours de prison pour
cet animal-là !
Le lendemain^ je rendais compte de la
chose au colonel.
Je craignais beaucoup sa désapproba-
tion, car le règlement défend au chef de
frapper ses inférieurs ; mais je comptais
sur son indulgence, car il connaît son
monde. Il sait fort bien qu'une foule de
mauvaises pratiques viennent parfois
susciter l'indiscipline au régiment, et
qu'une répression physique est la seule
efficace à certains moments.
Fort de mon droit, je prenais courage,
convaincu d'avoir agi avec conscience.
— Sept jours de cellule en augmenta-
tion, répond le colonel, vous auriez dû le
tuer.
EN DETACHEMENT.
89
Ces quelques mots^ sans être pris à la
lettre, me donnaient amplement raison.
Mon détachement se termina sans
autre incident, et je rentrai au corps
indemne de toute histoire, plus heureux
que beaucoup de mes camarades, qu'on
collait généralement h l'ombre pour mol-
lesse dans leur commandement.
Ma compagnie arrive d'escorter des
condamnés aux travaux publics.
Il fait toujours une faim de tous les
diables en route. Les hommes nettoient
si bien leurs gamelles que les cuisiniers,
en les lavant , n'v trouvent
jamais rien.
En arrivant à Géryville, qua-
tre lascars, pratiques délurées,
empoignent un magnifique
chien, l'écorchent, le taillent
en pièces et en font de succu-
lentes grillades. •
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AU PAYS DKS ETAPES.
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On s'en léchait encore les doigts douze
heures après.
Horreur ! C'était le chien du comman-
dant supérieur. Orrand branle-bas pai*-
tout. Fureur sur toute la ligne.
Le commandant supérieur demande
compte aux légionnaires de sa malheu-
reuse bête.
Ceux-ci sont muets comme la tombe.
Mais la rumeur plane, voltige dans
l'air et apprend bientôt au chef que les
coupables ont fait passer son chien il la
broche.
Soixante jours de prison tombent à pic
sur les mécréants et consolent le com-
mandant supérieur sans lui rendre son
épagneul .
Un beau et jeune chien, bien gras,
bien dodu, doit toujours se tenir éloigné
d'une compagnie de légionnaires qui ren-
tre de route. ; .
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L'hyène a mauvaise renommée, et je
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EN DETACHEMENT.
91
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ne l'ignorais pas à mon arrivée en Algé-
rie, où ces carnassiers sont très nom-
breux.
Ils ont sur la conscience d'affreuses
histoires de cimetière, de cadavres dé-
terrés avec la griffe et mangés à belles
dents.
L'hyène ne travaille jamais seule.
Sans flair aucun, mais possédant bon
pied, bon œil et bonnç gueule, elle
suit la meute nocturne des chacals, qui
la guident dans ses recherches gastrono-
miques.
Je viens de voir une hyène et j'en ai
encore la chair de poule.
Ce n'est pas que la bête soit bien à
craindre, mais j'ai toujours eu une hor-
reur instinctive du fauve. Résultat de
mon éducation première.
Ma grand'mère me faisait peur avec
d'épouvantables histoires de loups.
Il m'en est resté quelque chose. Loups,
loups-cerviers, loups-garous, ours blancs,
noirs et gris, lions et lionnes, tigres, léo-
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(716) 872-4503
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92
AU PAYS DES ETAPES.
pards et jaguars, autant de mots, autant
d'obsessions, autant de cruels cauche-
mars pour moi.
Mes nuits d'enfance en furent sans
cesse troublées, mon âge mûr ne m'en a
pas encore débarrassé.
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Le chacal, leste, hardi, effronté, rôde
partout, pénètre dans les villages, dans
les gourbis arabes, vient jusque dans les
camps enlever sous la tente, où il repose
près de son maître, le fidèle petit chien
du troupier.
Il est le visiteur rapace des cuisines^
le vampire des basses-cours, la terreur
des fermes isolées.
«
Précurseur fidèle de l'hyène, qui s'atta-
che à ses pas, son glapissement aigu et
prolongé attriste les nuits claires d'Afri-
que, détonne dans les tempêtes rageuses
du vent saharien, trouble le bruit mono-
tone des pluies d'hiver.
EN DETACHEMENT.
93
Au loin, dans le noir, brillent deux
étoiles mobiles; ce sont les yeux de
rhyène, qui attend sa pâture du chacal.
A peine celui-ci s'est-il emparé d'une
proie que l'hyène, dont les regards per-
cent les plus profondes ténèbres, bondit,
chasse l'agresseur et dévore pour son
compte le dîner du chacal.
C'est une bête ignoble, sans cœur,
puante, aux instincts crapuleux, aucune
noblesse, ni honte, ni pudeur, ni beauté,
se servant de ses éclaireurs de la nuit,
qui lui trouvent sa nourriture, les chas-
sant ensuite, fuyant au moindre bruit,
lâch .-> devant l'homme, qui est
sa terreur.
S
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CI, à Founassa, où je suis
à garder des condamnés,
je viens de voir une hyè-
ne.
Les hommes avaient
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94
AU PAYS DES ETAPES.
acheté un jeune mouton, qui attendait
la marmite, attaché au piquet près des
tentes, broutant paisiblement Therbe
maigre de la plaine.
Vers deux heures du matin, des aboie-
ments nous annoncent la venue habituelle
Qes cnacais, <, . ..>....,,,., ,.
Un camarade me propose de sortir
pour les voir. , r ; : '*
Le firmament, d'un transparence tro-
picale, s'humectait de taches laiteuses
mouchetées d'étoiles, dont le tremblote-
ment calme contrastait avec les cris aigus
/ de nos visiteurs.
La meute s'approche; elle est près de
nous. Un frisson me secoue.
Soudain, une odeur de fauve, un frô-
lement rapide, et une hyène, dont la
silhouette incertaine disparaît au loin
dans la nuit, vient de passer près de
nous. ^ , •
Mon camarade lâche un juron et court
à son fusil.
Il était trop ta,rd. Notre pauvre agneau,
EN DETACHEMENT.
95
bêlant h fendre Tâme^ file rapidement,
paquet de chair broyée, accroché aux
dents du carnassier.
Le lendemain, la marmite du camp
était en deuil, et pendant que les hom-
mes mangeaient la maigre soupe aux
légumes, Thyène se payait dans la mon-
tagne un gueuleton soigné avec le mou-
ton du détachement.
Mon métier m'a dressé aux coups de
fusil, que je ne crains pas trop, mais
les fauves ! l'hyène ! Mauvaise affaire, je
n'en suis pas.
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iilHil JSililili:
. ./v ,.-».
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a Baraque
il. "
Je suis encore à
eBC f Founassa.
C'est un poste avancé, à trois cents
lieues de la mer et à cent lieues au nord
du Figuig, ce refuge de tous nos révoltés
sahariens, qui y trouvent une sécurité
parfaite.
Founassa est une gorge entre de très
hautes montagnes. Un camp y a été éta-
bli à l'entrée.
Une petite baraque m'abrite depuis
quinze jours. Un rectangle de dix pieds
par six forme la base du volume d'air
que je respire sous son toit.
Le parquet est la terre naturelle. Les
murs sont percés de deux petites fenê-
tres, qui laissent pénétrer un peu d'air et
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96
AU PAYS DES ETAPES.
beaucoup de sable, quand souffle le
siroco.
En pleine colère, ce vent chasse le feu
devant lui, brûle le sol et l'atmosphère et
traîne à sa suite des nuées de molécules
légères, qui obcurcissent Thorizon d'une
buée jaunâtre. L'air alourdi encombre
les poumons, qui halètent. Le cerveau se
contracte, les oreilles bourdonnent, la
sueur suinte par tous les pores, une las-
situde générale s'infiltre dans tous les
membres, casse bras et jambes et jette
bientôt le patient dans un sommeil acca-
blant, pour le laisser, au réveil, courba-
turé^ broyé comme un convalescent après
une maladie grave.
Le mobilier de ma baraque est simple.
Un coin pour mon fusil, quelques cro-
chets pour mon fourniment, le sabre et
le revolver de mon sergent-major, une
table en b6is brut, soutenue contre le mur
MA BARAQUE.
99
par deux piquets; deux tréteaux et trois
planches, supportant une paillasse. Du
linge par ci par là, quelques placards
réglementaires, listes, états, sacs et ga-
melles.
J'y ai ajouté un hamac, objet d'envie
pour tous. .
D'innombrables parasites me tiennent
sans cesse compagnie, se groupent près
de la lumière et me regardent avec éton-
nement : des puces, des fourmis, des
punaises, des' ^^îJfârS''^; :*^l^îîîtë^^^^'^ V-^^'
vitables du troupièVVPàffôié îânkrenttfle
sillonne mes"'îïîuj^ de-; sai:opui\se:rscmdfe\
s'arrête un instant pour me fixer de ses
deux gros yeux ronds. Un geste et elle
se sauve.
Les scorpions pullulent dans tous les
coins et deviennent d'une familiarité
gênante.
L'autre jour mon sergent-major, agacé
par un bruit insolite, fit une perquisition
dans sa paillasse et en délogea une ma-
gnifique couleuvre avec toute sa nichée.
100
AU PAYS DES ETAPES.
Les souris, les mulots, par centaines,
creusent des souterrains partout, sapent
les murailles, se promènent sur mon
visage la nuit, rongent mes livres, mes
règles et mes porte-plumes.
*
J'ai aussi une meute. '
Puppy est très intelligent. Aux gï^an-
des manœuvres, il s'était égaré dans la
fôf^t;d*^hi9!vàiê'*iait'nïon deuil. En ren-
» » * \*
• • • •
ti^arif â*la caserne, quinze jours après, ie
,^qsidlîtii^iilé.nfi'ërîtîàU-bas'de ma capote.
C'était mon petit ami, revenu deux éta-
pes en arrière. Mon cœur battit plus vite
en retrouvant ce fidèle compagnon de
mes tristesses du début. '
Ici, il est très malheureux. Les mou-
ches le taquinent, et c'est une lutte de
chaque instant. Il a le nez pointilleux.
Une mouche s'y pose-t-elle, de suite
Puppy bondit, tourne prestement sur lui-
même et saisit l'insecte au vol avec un
MA BARAQUE.
101
happement bien appliqué, le broyant
en quelques coups de dents rageurs. Il
s'éloigne ensuite pour recommencer plus
loin.
Major, mon deuxième chien, âgé de
quatre mois, se sauve quand je l'appelle
et cela me fâche. L'autre jour, furieux de
son indiscipline, je lui administrai quinze
coups de bâton. L'effet fut déplorable.
Major se vida complètement, ne gardant
rien pour lui. Depuis, j'ai abandonné ce
système d'éducation.
Taya est un grand sloughi arabe, ra-
ml
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102
AU PAYS DES ETAPES.
pace comme un bandit, mangeant comme
dix et croquant le lièvre qu'il chasse très
bien, mais qu'il faut lui ôter aussitôt qu'il
Ta saisi. Il ne m'écoute jamais. C'est un
excellent lévrier, paraît-il, car son indo-
cilité et sa sauvagerie sont des signes de
race.
Deux autres chiens, roquets sans im-
portance, complètent ma meute. Et der-
nièrement un jeune renard est venu s'a-
jouter au nombre des amis intimes (]ue
je fréquente à Founassa.
Somme toute, je m'ennuie ici aussi bien
que partout ailleurs.
*
* *
EU d'événements, ces
dernières semaines.
Nous sommes ren-
trés dans la civilisation
depuis quelques jours,
et les choses ont repris
leur train-train ordinaire.
* ,
MA BARAQUE.
103
H ier encore un duel .
Cela arrive par trop souvent à la légion
étrangère, où tout le monde a Tépiderme
susceptible et où chacun tient à faire hon-
neur à sa nationalité. Ajouter ù cela le
fait d'être soldat français, ce qui nous
rend encore tous plus chatouilleux.
O'Kealy est un jeune Irlandais pur
sang, bon diable à ses heures, très gai,
mais passablement hargneux par bouta-
des.
Hammer, grand Alsacien, ayant vécu
dix ans à New- York, est aussi un assez
mauvais coucheur.
Tous deu: connaissent la boxe et son
emploi. Ils en ont appliqué les principes
dans plusieurs rencontres, où leurs nez
payaient Técot.
Le colonel, ému de toutes ces tatouil-
les réitérées, ordonnait dernièrement
de conduire ces deux sergents sur le ter-
rain et de n'arrêter le combat qu'à la
suite d'une blessure grave.
^i
V.
104
AU PAYS DES ETAPES.
*
!
m
iVi
J'y étais en curieux.
Les deux combattants furent d'un
calme et d'un sang-froid remarquables.
Il y eut plusieurs reprises sans ré-
sultats sérieux. Les parades arrivaient à
temps pour empêcher les coups mortels,
mais la pointe des épées avait touché
la peau, et Tarme, violemment chassée,
faisait des entailles d'où le sang coulait
abondamment.
Bientôt les poitrines des deux sergents
ne présentaient plus qu'un quadrillé san-
glant, et le combat durait toujours.
L'officier surveillant était pâle d'éner-
vement et nous n'en valions guère
mieux.
On fut aux prises pendant plus de
trente minutes.
Enfin, à la suite d'une parade fatiguée,
l'épée de Hammer s'enfonce de plusieurs
centimètres dans l'aîne de son adver-
saire.
MA BARAQUE.
105
^^-^ ^^whi'hr'WH'M'w^^^^ji
lun
5- I
f
V
i06
AU PAYS DES ETAPES.
'Mi'ME
1
O'Kealy n'a pas la force de riposter.
Il se jette en arrière et de suite son bras
est paralysé.
On arrête le combat.
Quinze jours après, O'Kealy, com-
plètement guéri, provoquait Kammer et,
avec deux classiques coups de poing,
il lui bouchait un quinquet et lui aplatis-
sait le nez.
Le colonel en fut désespéré.
Il leur mit à chacun huit jours de pri-
son, en les menaçant du conseil de
guerre, s'ils recommençaient.
*
* *
ili ji
Le service de garde est très pénible
ICI.
Le colonel a admis en principe qu'il
est nécessaire de punir d'au moins qua-
tre jours de consigne le sergent de garde
pour obtenir un service bien fait. {
C'est un moyen à méditer. 'i
Aussi les sergents rusent-ils.
MA BARAQUE.
107
Le colonel, exact comme Thorloge,
profile chaque matin son ombre sur le
mur de droite de la porte du quartier,
au moment où sonnent huit heures et
demie.
Le cas est prévu et le sergent de
garde, qui connaît son affaire, a pris
soin de s'éloigner, d'aller se cacher au
diable.
Le colonel flaire partout, scrutinise
les coins, crie toujours beaucoup, car ça
fait du bien, mais, ne voyant pas le ser-
gent, il oublie de le punir.
*
L'autre jour, je me trouve nez à nez
avec notre terrible kébir. ,
Ahuri de mon audace, il hésite un
instant, mais ramassant bientôt ses
moyens, il trouve une feuille qui se bala-
dait dans une rigole.
Ce fut une tempête où je récoltai huit
jours de consigne.
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V.
J08
AU PAYS DES ETAPES.
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|i;l:ir:i !!«!«!
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„ niiilll! ni I
Le colonel est très énergique et il ob-
tient des résultats merveilleux avec sa
méthode.
Il n'y a pas un quartier aussi propre
que le nôtre dans toute Tarrnée fran-
çaise.
Quand je serai colonel, je ferai comme
lui.
* *
J'ai un nouveau sergent-major qui
hier était mon camarade ; aujourd'hui
c'est mon ennemi, car j'ai failli passer à
sa place.
Aussi, il vient de se venger des tran-
ses que je lui causai .
Pour un rien, l'autre jour, il se met à
m'engueuler copieusement.
J'ai mauvais caractère, et mon atti-
tude ne fut pas indemne d'un certain
manquement à la déférence.
Mon sergent-major est de quatre ans
plus jeune que moi. . . .
MA BARAQUE.
109
— Vous aurez quatre jours de salle
de police, mon garçon, s'écrie-t-il avec
une dignité parfaite.
Je cessai toute discussion, car le : mon
garçon ! m'avait complètement terrassé.
De sa part, c'était irrésistible.
Cependant, je me promets bien de lui
faire son affaire quand j'aurai mes deux
sardines d'oi*.
Puis, à quoi bon me faire de la bile,
et vouloir transpercer ce brave garçon 1
Ce n'est pas un mauvais diable, après
tout.
Parbleu ! ses nouveaux galons l'ont
grisé.
Et enfin, je me connais, quand je se-
rai nommé, je suis de taille à aller lui
I serrer la main et à m'en faire un ami,
[car il est instruit et intelligent.
Les haines militaires sont terribles,
[mais elles passent si vite !
Allons ! du calme, faisons tranquille-
Iment nos quatre jours. Je me consolerai
|en étudiant ma théorie.
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H ! mais, dis donc,
veux-tu par hasard
me faire croire
qu'une fête n'est
pas un jour de
réjouissances ? Tu oses
même me dire que
c'est ennuyeux!
— Allons, allons, fumiste !
M
— Fumiste tant que tu voudras, mais
je te dis qu'une fête nationale est très
gaie, et que les gens bien nés attendent
ce grand jour pendant un an pour savou-
rer un habit neuf, un chapeau chic ou un
verre d'orgeat. -
— Tu m'ennuies avec ton chapeau
chic et ton verre d'orgeat, moi j'ai failli
Ml
{
té
M
i ï
112
AU PAYS DES ETAPES.
attraper une insolation. Voilà ce que je
vois de plus clair.
— Tu es épatant, toi; on dirait vrai-
ment que tu ne sais pas que les fêtes sont
pour le plus grand nombre. Et quand
bien même tu serais crevé d'un coup de
soleil, cela n'aurait pas empêché les au-
tres de rire.
* *
i
Et puis, il ne faut pas être revêche
quand un joyeux pétard, que lancent les
gamins en délire, nous brûle un panta-
lon où nous crève un œil ;
L'huile des quinquets, qui arrose les
coiffures ;
Les parfums des illuminations, mêlés
aux haleines exotiques d'un peuple hété-
rogène, bourré de l'ail des grands jours;
Les voitures, dont les cochers polis
hurlent des paroles désagréables au pas-
sant malencontreux qui entrave la cir-
culation ; ' ■■ , -
UNE FÊTE.
113
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If'^
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114
AU PAYS DES AtAPBS.
Les î^gents de police accompagnant
leur circulez ! traditionnel d'une poussée
symphatique dans le creux de Testomac;
Les fâcheux qui nous fourrent un
coude dans le ventre et leurs gros talons
sur un cor susceptible ;
La fumée odorante du cigare d'un sou
qu'un ivrogne patriotique nous lance aux
narines ;
Les nombreux et chaleureux discours
qu'une position officielle nous foi^ce à
déguster dans une immobilité respec-
tueuse;
La grande chaleur qu'un soleil de feu
prodigue à pleins bords ;
Et la poussière, et le vent, et les coups
de canon, et les musiques, et les |^ or-
phéons, et les bocks, toutes choses qui
nous plongent dans de si délicieuses
jouissances, qu'on se réveille le lende-
main avec un mal aux cheveux mémo-
rable. >
ii i
UNE FÊTE.
115
«
Le mois de juillet est particulièrement
bien doué sous le rapport des fêtes natio-
nales.
Il débute par la fête du Canada. Domi-
nion Day. — C'est un jour célèbre.
Puis vient le 4 juillet, fêîo des Etats-
Unis de l'Amérique du Nord. C'est la
plus belle affaire connue, paraît-il, car il
meurt en ce grand jour plus de personnes
par accident que n'importe où, n'im-
porte quand.
Enfin, nous arrivons au 12, la fête
jaune, la fête orange, le grand jour des
Irlandais protestants. On s'y est amusé
outre mesure cette année. On voulait se
tuer partout, c'était très vivant, mais
laissons là la politique.
Puis voilà le 14 juillet, notre fête à nous
Français, à nous tout seuls.
'm
*
Dès les premières lueurs de l'aurore,
V
116
AU PAYS DES ETAPES.
î ' Il
MIMll I
la foule, attifée de beaux habits, encom-
bre les «quares publics, s'engouffre dans
les rues tortueuses, assiège les balcons
et les fenêtres.
Il s'agit de voir la grande revue, et la
grande revue, c'est nous.
Nous avons fait plusieurs kilomètres et
sué plus qu'à notre tour pour offrir h la
population enthousiaste une longue ligne
rigide d'uniformes variés et d'armes étin-
celantes. . (
Le canon tonne vingt et une fois, les
musiques se bourrent d'airs nationaux,
le général, suivi d'un brillant état-major,
chevauche devant le front des défenseurs
de la patrie et revient se placer en face de
l'estrade d'honneur où foisonnent les toi-
lettes brillantes.
Et le défilé commence. C'est beau,
c'est beau !
En tête, les gendarmes, gardiens de
l'ordre public, très aimés à cause de
la crainte qu'ils inspirent et de la senteur
populaire de leurs bottes. ^ .
UNE FÂTE.
117
Ils sont suivis de près par les braves
pompiers, dont les casques en cuivre poli
ont de miroitants reflets qui écorchent
les yeux. Leurs plumets frétillent allègre-
ment sous Teffet d'un pas militaire et
saccadé. Le capitaine, beau garçon à
barbe grise, la bedaine sanglée par un
ceinturon puissant, change souvent de
pas pour attraper la cadence de la musi-
que et trébuche sur son fourreau de sabre
à l'instant où il dirige un regard de lance
sur les tribunes d'honneur. '
Les sapeurs du génie, gens graves et
très posés, marchent ensuite d'une allure
fière et martiale. Ils sont heureux de
défiler avant les artilleurs que l'honneur
attache à leurs pièces. '
Les canons roulent, correctement ali-
gnés essieu contre essieu, et quand ils
sont bien loin, on y pense encore telle-
ment ça fait plaisir.
Pendant ce temps-ln, les zouaves et
les légionnaires n'ont pas perdu un ins-
tant. Musique et sapeurs en tête, ils
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V
118
AU PAYS DES ETAPES.
marchent comme un seul homme, les
sections en lignes droites et rigides.
Leurs drapeaux, dont l'un fier d'être le
seul de Tarmée portant deux décorations,
flottent majestueusement dans la brise
molle d'une belle journée d'été.
Les turcos, qui viennent de rentrer
du Tonkin, la poitrine ornée d'une mé-
daille commémorative, suivent de près et
sont applaudis avec enthousiasme. Ils
étaient quinze cents à leur départ. Ils
sont rever^^s cinq cents qui défilent
aujourd'hui; c'est toujours ça.
Puis les chasseurs d'Afrique, les spa-
his, le train, la remonte, les infirmiers,
les boulangers, il y en a pour tous les
goûts.
*
* *
On est à la caserne.
Les sacs sont débouclés, le devoir est
rempli et tout à la joie, maintenant.
Et de se précipiter en foule à la sortie
•^W!?
UNE FETE.
119
de la caserne pour aller en ville prendre
part aux réjouissances.
Ce qui sera bu de vin et d'absinthe
aujourd'hui est incalculable. Et les coups
de poing, les querelles, les pochards,
nous ne les compterons pas.
Quelques-uns sont restés à la caserne
pour organiser la salle du repas d'hon-
neur. Car chaque compagnie doit décorer
une chambre où le repas du soir sera
pris en commun.
Des guirlandes de verdure, des papiers
tricolores tracent de capricieux zigzags
de la planche à pain à la planche à
bagage, du râtelier d'armes aux croisées.
Sur les murs, des devises* guerrières et
patriotiques.
Les draps de lit, nappes très présen-
tables, couvrent les tables de caserne-
ment qui succombent sous le poids des
extra s.
Car les bonis se sont fendus d'un sup-
plément : un demi-litre de vin par homme,
une soupe, un ragoût, un rôti et du des-
i. '
fi
r !
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•il"'
ma
120
AU PAYS DES ETAPES.
sert. Oui, du dessert, morbleu ! Car le
troupier mange du dessert au moins une
fois l'an.
Cinq heures viennent de sonner à
l'horloge.
C'est l'heure de la soupe.
Le colonel, entouré de tous ses offi-
ciers, se dirige vers la première chambre.
Il goûte à tous les mets et les trouve
exquis. Il tape sur l'épaule d'un homme,
qui rougit de plaisir, dit un mot gracieux
à un caporal, qui répond en balbutiant, en-
chanté, et s'apprête à quitter la chambre.
Mais le capitaine Yarquepince au pas-
sage et lui off're le vin d'honneur au nom
de ses hommes et de ses officiers.
C'est au tour du colonel d'être ému.
Il accepte avec un très visible plaisir,
boit k la santé de tous, trinque avec les
camarades, et s'éloigne enfin laissant la
chambrée s'écrouler sous des cris formi-
dables : Vive la France! Vive le colonel!
Chaque compagnie lui fait la même
aubade.
Vi.
UNE FÊTE.
121
Partout, il dit quelques mots aimables,
partout il lève les punitions.
Il est très ému, et quand il quitte le
quartier son teint paraît plus animé que
de coutume.
Est-ce le vin d'honneur qui Ta émo-
tionné, ou la réception qu'on vient de lui
faire? Pour être fixé là-dessus, il faudrait
entendre sa conversation du soir avec
madame la colonelle, à qui il reconte sa
visite à la caserne. s
'Al
*
Après le souper, en avant le grand
chambardement delà soirée .
Ici, silence, car. on s'amuse trop.
Pareil jour, autrefois, un pauvre diable
que je connais venait de faire cinquante-
trois kilomètres, de dix heures du soir le
13, jusqu'à deux heures de l'après midi,
le lendemain, 14, par 42° dans le désert.
Son dîner d'honneur, à lui, consistait à
boire treize quarts d'eau tiède d'une
source sulfureuse.
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1 S(
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V
il
122
AU PAYS DES ETAPES.
Les temps sont bien changés, et il ne
s'en plaint pas.
Le lendemain, on est triste, malade.
Les escaliers, les couloirs, les abords
de la caserne présentent par ci par là des
maculations odorantes, preuves innocen-
tes de certaines digestions. en révolte.
Parfois, le promeneur indifférent peut
entendre dans le lointain des grogne-
ments sonores, avec efforts saccadés,
qui annoncent bien qu'un soldat icons-
ciencieux essaie de rendre le 15 le trop
perçu du 14.
Des corvées font disparaître les der-
niers souvenirs de la fête, le service
reprend sa marche monotone, et tout
est dit.
A Tannée prochaine !
*
* *
— N'est-ce pas que c'est gai une
nationale? \
— Heu ! Heu !
UNE FÊTE.
123
'^^^^^^^^^^^^^^^*^*^^^^^^0^^^0^0t0^^t^^0^f^0^^
— Oui, oui, cause toujours, mais je
n'en suis pas moins certain que tu es
aussi ému que moi en ce grand jour de
réjouissances patriotiques et populaires.
J
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♦
1
Sergent-JÏIajoF
NFiN, je suis sergent-
major. Très jolies les
sardines d'or sur ma
tunique neuve.
Le capitaine Racon,
un Américain au ser-
vice de la France, m'a, selon l'usage,
invité à dîner en l'honneur de cet événe-
ment. Fourrier chez lui,' je passais
sergent-major dans une autre compa-
gnie. ' •„ . ,
— Vous êtes rudement content de me
quitter, me dit-il, voulant me sonder les
reins, car il y avait trop de consigne
dans ma compagnie.
— Au contraire, mon capitaine, je le
regrette beaucoup, mais je suis fort heu-
\ "il
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r^
I
126
AU PAYS DES ETAPES.
reux d'être nommé sergent-major chez
le capitaine Renaud.
Il y a un peu à boire et à manger dans
cette réponse banale.
Les deux capitaines sont là prêts à se
chiner, selon la réplique du sergent-
major. Riénager la chèvre et le chou,
voilà la devise du troupier modèle. Un
honnête industriel qui créerait une école
de tact et de diplomatie à l'usage de
MM. les jeunes soldats aspirantis of-
ficiers^ serait d'un secours inapprécia-
ble au bon jeune homme^ qui, en arri-
vant au régiment, ose affirmer que deux
et deux font quatre. Pour le soldat trop
intelligent, deux et deux font souvent
huit jours de salle de police. Je n'avais
pas perdu de temps pour apprendre cela
dans la compagnie du capitaine Racon.
C'est égal, dans le fond, je le regrette,
ce capitaine.
Il était bassinant, grincheux, mais fier,
volontaire, très ferré sur tout, aimant
ses gradés, les protégeant en père, les
SERGENT-MAJOR.
127
punissant comme tel, ne permettant
jamais qu'on les touche, un vrai chef
méticuleux, bon soldat, passionné pour
son métier, fermement convaincu que
Tarrnée prime tout.
Mon nouveau capitaine est un brave
homme, dit-on, mais assez insouciant,
un peu égoïste, tirant sur sa retraite,
décoi'é, vingt campagnes, trois blessureo,
au comble de ses vœux, ne demandant
rien que la tranquillité, lâchant carré-
ment ses sous-offlciers s'ils se fourrent
parfois dans le pétrin.
Il faudra ouvrir l'œil chez lui.
\, -.s
Hier soir, j'arrive à ma nouvelle com-
pagnie.
Officiers et camarades me font une
réception cordiale; seul mon sous-lieute-
rant fut très froid ce matin, quand je me
présentai à lui.
J'ai manqué de déférence à son égard,
V
128
AU PAYS DES ETAPES.
m'a-t-on dit. Je ne sais en quoi, mais il
n'y aucun doute, j'ai commis là une
faute grave, que ce jeune officier m'a fait
sentir avec beaucoup d'aigreur ce matin.
De plus, il s'en est plaint au capitaine.
1 ^ut cela me flatte un peu, car, si
j'avais l'air d'un imbécile, il est probable
que mon sous-lieutenant se ficherait de
moi comme d'une guigne.
Ménageons ce jeune homme quand
même : le devoir l'exige, et c'est habile.
*
Mon sous-lieutenant vient d'être appelé
en mission au Sénégal.
Je l'ai vu partir sans trop de regrets.
Ça n'allait pas du tout avec lui. Depuis
plus d'un mois que je suis à la compa-
gnie, les choses s'étaient aggravées.
Ce jeune officier avait la susceptibilité
difficile à désarçonner. ;: • j,
J'y allais de mon mieux cependant :
sourires, prévenances, services, exacti-
SERGENT-MAJOR.
129
tude, empressement, rien n'y faisait, ma
tête le crispait, il m'avait dans le nez.
Je n'ai pourtant rien déposé dans ses
bottes, et je regrette sincèrement ce léger
dissentiment.
Si nous avions été du même grade, je
suis certain que nous nous serions
compris.
Mais il est officier et je suis bas-off:
abîme.
*
Je sors de l'hôpital.
Quinze jours sur le flanc avec une
tête en marmelade, des épines dans les
reins, des cauchemars dans- mes souve-
nirs et huit jours dé prison sur la
planche pour me consoler.
Tout ça pour un cheval du train que
j'ai couronné et ma tête que j'ai failli
démolir.
Un beau dimanche, dès l'aurore, j'en-
fourchais un arabe, cheval magnifique,
en compagnie d'un marchet' du train.
■■■!'|i*:'ï
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130
AU PAYS DES ETAPES.
La campagne était belle, Aïn-el-
Hadjar pas bien loin, et nous y allâmes
pour la journée.
Un petit vin blanc mousseux, un bon
dîner, le printemps, de belles filles, des
danses sur Therbe nouvelle nous retar-
dent jusqu'à rappel.
Nous partons à fond de train pour le
quartier.
Une descente rapide se présente, nous
chargeons quand même. Mon camarade
arrive au bas sans accrocs, mais mon
cheval et moi nous roulons dans les
cailloux.
Je dors deux ou trois heures sur place
avec du sang plein la figure.
Deux Arabes, allant au marché, me
1 1 'I '
SERGENT-MAJOR.
131
cueillent en passant et me portent en
villo.
Je me réveille avec des nuages dans la
vue, des picotements lancinants par tous
les membres et une bonne moyenne
générale d'inquiétude dans l'esprit.
Au quartier, on était soucieux et on
s'apprêtait à aller me quérir.
Le service de garde me porta à Thô-
pital, d'où je viens de sortir ce matin
pour entrer en prison.
Le chef du train est également sous
les verrous.
Décidément les promenades h cheval
a la campagne ne me réussisssent pas.
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Je suis libre comme l'air.
Les portes de ma prison se sont
ouvertes. Ma tête est un peu défigurée,
mais ça se remettra.
Le chef du train en a eu plus long que
moi : quinze jours pour avoir prêté un
:l|
V
132
AU PAYS DES ETAPES.
cheval à un fantassin, et moi, huit pour
l'avoir couronné.
Ce n'est pas trop payé, surtout si l'on
tient compte de notre plaisir* à la cam-
pagne et de l'expérience hardie d'une
dégringolade dans les rochers pour mon
compte.
J'en ai pris bonne note. En tombant,
je croyais l'ôver, mais mon rêve fut leste-
ment supprimé par le contact des
pierres. \
J'ai, depuis, rayé le cheval de mon
programme.
*
Je suis rossé, moulu, éreinté comme
un cheval de fiacre.
Mais je suis propre, ca^^ je viens de
prendre un bain dans la petite rivière.
L'eau n'atteint guère plus de deux pieds
dans sa plus grande profondeur, mais
elle coule sur un fond de petits cailloux
ronds. J'ai pu m'y étendre voluptueuse-
ment pendant près d'une heure.
SERGENT-MAJOR.
133
Il me fallait cela, car j'ai eu un rude
turbin toute la journée.
Parti de Sfisef avec quatre cents jeunes
soldats, le gros du bataillon arrivait à
Aïn-Fékan, à onze heures du matin,
avec plus de cent traînards, distribués
sur un parcours de dix kilomètres.
J'étais d'arrière-garde, et il me tardait
d'arriver. Coûte que coûte, je ne voulais
laisser personne en arrière.
Encourageant celui-ci, gourmandant
celui-là, je réussissais assez mal à faire
avancer tout mon monde.
Un pauvre diable de trente-cinq ans,
avec une bedaine épanouie, échoué au ré-
giment à la suite d'un naufrage de for-
tune, gémissait sur le bord de la route.
Je le tarabuste un peu. Il répond qu'il ne
demande qu'à mourir. Pris de pitié, je
le soulage de son fusil, et, l'aidant, il
repart clopin-clopant.
Plus loin, un gamin belge, paraissant
âgé de seize ans, pleure comme une
Madeleine. Il a le feu aux pieds, du plomb
m
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134
AU PAYS DES ETAPES.
aux épaules, des crampes dans le dos,
des épingles aux genoux. Je crie un peu
pour la forme et je prends son fusil.
Et de deux.
Un fusil sur chaque épaule, un éclopé
à chaque bras, je ferme la marche des
traînards. ^ / ;
A chaque instant, un éreinté perd
courage, s'assied sur le bord de la route,
la figure pleine d'un réel découragement.
La persuasion, la colère, la menace de
punitions^ tous les moyens parviennent
peu à peu à porter en avant cette foule
de malheureux encore peu initiés aux
douloureuses épreuves d'une première
eiape. • r ' , •"
* *
Un capitaine adjudant-major vient
faire une tournée en arrière.
A ce moment, je porte six fusils, un
accroché à chaque épaule par la bretelle,
les autres entassés derrière mon dos. Et
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SERGENT-MAJOR.
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136
AU PAYS DES ETAPES.
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toujours mon gros ventre de trente-cinq
ans à mon bras gauche et mon moutard
belge à ma droite.
Le capitaine me fait des compliments,
ce qui me flatte beaucoup.
Et nous cheminons péniblement ù
travers une sueur abondante^ un silence
parfait que troublent la musique mono-
tone des sabres heurtant les bidons et les
quarts, les respirations accélérées des
bouches grandes ouvertes, les sons 1 durs
et réguliers des gros clous de souliers
tombant lourdement sur le pavé de la
route : symphonie triste d'une foule de
pauvres hères que la fatigue abat.
Le chemin, blanc de poussière calcaire
et de soleil, comme un ruban infini,
semble ramper aux bords lointains de
l'horizon.
On n'arrivera donc jamais I ,
A cinq heures du soir, ça y est cepen-
dant. Cristi ! ce n'est pas malheureux !
Il ne manquait personne. J'étais content
et très fatigué.
mm
SERGENT-MAJOR.
137
Rien dans le ventre depuis dix heures
du matin, et six fusils sur le dos pendant
sept heures.
Crédié ! que la première étape est dure
pour un jeune soldat ! On s'habitue à
marcher, à supporter les fatigues, car le
courage grandit avec les épreuves. Mais
on souffre toujours.
Allons, assez écrire pour aujourd'hui.
?,/>. Je ferme ma tente. J'éteins ma
bougie et je n'aurai pas besoin
qu'on me berce pour m'en-
,p .-. ,. . ^K dormir.
'*^-%
*
* *
eus venons de faire une
jolie équipée, le grand
Magny, Pascal et moi.
La journée avait été
rude : trente-cinq kilomètres, de la pous-
sière jusqu'à la cheville, et un soleil
d'un chaud !
En arrivant, le service assuré, nous
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M< .
138
AU PAYS DES ETAPES.
allons dîner. Nous étions d'une gaîté
folle. Après dîner, nous partons en
ballade, ici, là, au hasard, partout.
Traversant la place des Quinconces, il
me prend l'envie de grimper sur un arbre.
Je me hisse à l'instant au sommet d'un
platane, où je continue à fumer ma ciga-
rette.
Ahurissement de mes camarades. Ils
L . tj' ".valent pas vu disparaître tellement
mon ascension avait été rapide. ^
El deux heures du matin sonnaient
dans une nuit d'encre.
Mes copains se mettent à crier comme
des sourds, m'appelant aux qu^^.tre points
cardinaux.
J'étais muet comme un sarcophage.
Ces cris attirent un bon gendarme en
fonction de tournée. Il prie ces messieurs
de vouloir bien mettre une petite sour-
dine à leur ardeur vocale, car les habi-
tants et l'autorité finiraient par se fâcher.
— Comme vous y allez, vous ! dit
Magny. Mais vous ne savez donc pas,
SERGENT-MAJOR.
139
excellent représentant de Fautorité, que
notre camarade Charlier vient de dispa-
raître à rinstant. Il était là où vous
êtes, puis, soudain, psitt ! ni vu ni connu,
pas plus de Charlier que dans mon œil.
Et vous venez en face de notre douleur
légitime nous ordonner de nous taire!
Vous piétinez sans remords sui* nos
cœurs meurtris, vous torturez nos souf-
frances. Nous taire, nous, monsieur le
gendarme, jamais de la vie, vous enten-
dez bien ! Il nous faut Charlier, le brillant
et sympathique sergent-major de la 3®
du 2, ou nous disons tout !
— Allons, allons^ messieurs, je crois
que vous vous moquez un peu de moi,
répond la maréchaussée, rentrez au
quartier tranquillement et Charlier vous
sera rendu.
— Bon, voilà maintenant que vous
I ajoutez rironie à la cruauté, riposte
iMagny. Mais vous n'avez donc pas
compris ? On nous a pris notre Charlier,
vous dis-je. Nous ne le lâcherons jamais.
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140
AU PAYS DES ETAPES.
Holà ! Charlier, dis-nous donc où tu
perches I Epargne-nous de vaines alar-
mes^ soulage nos âmes en peine. Hé !
Gharlier !
* *
Le gendarme commençait h fumer
ferme.
— Encore une fois, messieurs, cessez
celte fumisterie, ou je vous fais empoi-
gner. \
Ça commençait à sentir mauvais.
Magny et Pascal deviennent tout à fait
inquiets.
— Où est-il fourré, cet animaUà? crie
Pascal, peu poliment.
— Gré mâtin ! quel tapage vous me
faites, m'écriai-je soudain, avec une
voix lointaine de ventriloque, impossible
de fumer sa cigarette tranquille dans
cette sale garnison.
— Oh ! fait Magny, c'est sa voix, la
voix de notre cher collègue, sa voix d'or,
c'est elle, l'avez-vous entendue, monsieur
tm
SERGENT-MAJOR.
141
]e gendarme ? c'est sa voix, vous dis-je,
je le jure sur votre tête.
Le gendarme, intrigué, sérieusement
en colère, promène ses regards partout
sans rien découvrir.
— Je vois qu'on se fiche de moi, et j'en
rendrai compte à l'officier commandant
le détachement.
Moi, toujours de la même voix de
ventriloque :
— Non, non, je vous en supplie, ne
faites pas chose pareille, vous jetteriez
la désolation dans l'âme des sergents-
majors. Dis, mon bon petit gendarme,
n'est-ce pas, que tu ne diras, rien à notre
chef?
Le brave homme en perdait un peu la
tête. Puis, se ravisant, en garçon qui la
connaît, il se prend à grogner avec indul-
gence.
Les deux sergents-majors et le gen-
darme se mettent de suite à fouiller par-
tout. Et je fumais toujours, à cheval
sur une belle branche du platane.
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142
AU PAYS DES ETAPES.
*■ *
La position commençait à me gêner.
Tout à coup^ l'autorité^ habituée aux
recherches des malfaiteurs, aperçoit le
feu de ma cigarette, et m'interpellant :
— Je vous prie de vouloir bien descen-
dre à l'instant, cette farce a déjà trop duré.
— Nom d'un chien ! crie Magny, tu
étais là tout le temps et tu n'en disais
rien. Tu nous a f...ichu une sacrée
frousse, tu sais. Et monsieur le gen-
darme qui voulait nous coffrer.
— Je m'en moque pas mal, m'écriai-
je, avec conviction. Est-ce que je n'ai pas
le droit, dans un pays libre, de fumer ma
cigarette où bon me semble ? J'aime les
arbres, moi, ça me botte, ces choses-là!
Eh bien ! j'y grimpe et je m'installe. Qui
ose m'interdire ce plaisir ? Je ne fais pas
de politique, je ne suis pas électeur, je
ne demande pas la séparation de l'Eglise
et de l'Etat, moi. Quoi, alors ? Je fume,
et voilà tout.
J.V''^^
SERGENT-MAJOR.
143
— Descendez, je vous prie, la munici-
palité défend de monter dans les arbres,
et puis il est deux heures du matin, il faut
rentrer au camp.
— Comment î la ville défend aux sol-
dats de la patrie la jouissance des arbres?
Une bonne d'enfant avec son marmot, le
chien de M. le maire qui les macule sans
pudeur, tous les bourgeois, riches ou
pauvres, manants ou grands seigneurs,
peuvent venir impunément prendre le
frais sous le feuillage de ce vert platane,
6t moi, sergent-major de la 3® du 2, vingt-
huit ans, sans une tare, je n'aurais pas le
droit de jouir de ce même feuillage à ma
guise, ça, c'est trop fort, par exemple ! Je
proteste avec énergie contre de pareils
procédés. Dis, mon bon petit gendarme,
je vous aime bien, mais ma cigarette est
éteinte. En avez-vous une à me donner?
Dis oui, veux-tu? et je descends.
Le gendarme se met à rire avec en-
train. L'autorité était désarmée»
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144
AU PAYS DES ETAPES.
* *
Je descends lestement.
Mais^ horreur ! je tombe à pic sur le
sinciput d'un sergent de ville, attiré »
le bruit.
Nouvel écueil à éviter. Nous parlemen-
tons. Le sergent de ville se fâche tout
rouge, le gendarme s'en mêle, prenant
Ils sont prêts à en veni|" aux mains.
I •.
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SERGENT-MAJOR.
145
Nous laissons là nos deux braves gens
se disputer et nous rentrons au camp.
Le lendemain^ au rapport, le comman-
dant nous fait une semonce à l'oseille.
— Ne recommencez plus, dit-il, car je
vous punirais sévèrement.
Voyez-vous ça! ce sacripant de sergent
de ville qui avait fait son rapport I
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'M 'il
U *r
* *
Je note ici cette petite histoire dont la
gaieté puérile a réussi à amuser uïi bon
gendarme et trois soldats après de rudes
étapes. •
Seul, le sergent de vilïe a conservé dans
son cœur la rigidité professionnelle. Un
sourire aurait pourtant été de bonne
guerre.
*
Je me sens tout ému ce soir en écri*
vant ces lignes.
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146
AU PAYS DES ETAPES.
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11 fait si triste dehors. Une pluie
d'orage tombe sur ma toile de tente, le
factionnaire tout près marche dans la
boue, les chacals glapissent dans la
montagne, le tonnerre gronde au loin,
les éclairs fouettent les nuages et le
murmure des voix du camp semble un
plainte mourante.
Ce matin, il faisait un beau soleil.
A neuf heures, une cinquantaine
d'hommes en grande tenue, commandés
par un ofïicier, partaient pour la messe
militaire.
L'escorte est en place : la musique a
droite, les tambours et clairons à gau-
che, le piquet au centre formant une
double haie.
Le colonel, suivi de quelques officiers,
entre à neuf heures et demie.
Les tambours et clairons battent 9t
sonnent, le piquet porte les armes, le
prêtre se dirige vers l'autel et la messe
commence. ^
La musique soupire un morceau saci'é,
SERGENT-MAJOR.
in
d'une douceur mystique, où les sons d'or-
gue murmurent dans une inspiration
divine.
Le vieux prêtre à l'autel, avec ses che-
veux blancs, très longs, ses magnifiques
ornements, ses gestes lents, ses génu-
flexions, apparaît comme un être surna-
turel descendu du ciel, dans une buée
mystérieuse, entouré d'un limbe d'encens.
Le ton grave de ses prières évoque les
souvenirs lointains de notre enfance.
Les parfums sacrés fument, planent et
montent lentement vers l'Eternel' dans
de molles et transparentes traînées, qui
disparaissent et se perdent avec les doux
susurrements des fidèlef^ ; les voix émues
des instruments emplissent le lieu saint
et, dans leur exquise mélodie, implorent
la protection du Dieu des armées.
Les nombreux assistants inclinent le
front, le colonel et tous les officiers sont
immobiles dans leur respect.
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148
AU PAYS DES ETAPES.
*
* *
Soudain, la voix du commandant
du piquet retentit sous la voûte. Le bruit
des crosses de fusil frappe les dalles,
éclate comme un coup de canon, la clo-
che de Fautel annonce la présence du
souverain Maître, les tambours et clai-
rons battent et sonnent aux champs.
Puis grand silence . , . . \
Un profond respect plane au-dessus
de cette foule.
Le sacrifice est consommé.
L'officier commande de nouveau, la
musique chante de joyeux accords, le
colonel et tous les officiers saluent l'autel
et défilent entre les deux haies de soldats,
qui portent les armes.
La foule s'écoule lentement hors de l'é-
glise. La messe est finie.
* *
\
Quel ennui 1 Voilà qu'on supprime
SERGENT-MAJOR.
149
maintenant cette messe militaire. C'était
pourtant bien beau, ça ne faisait de mal
à personne et tant de plaisir à un si
grand nombre I
Le soldat est généralement peu dévot.
Les nécessités de son état Téloignent des
pratiques religieuses, mais il aime par-
fois à se retremper dans les principes de
son enfance. C'est une consolation après
de grandes misères. Le priver des quel-
ques devoirs que le règlement lui impo-
sait me semble bien puéril.
Il est vrai que la liberté des cultes est
entière, mais le faste militaire rehaussait
singulièrement le service divin. Et il atti-
rait de si belles dames^ de si élégantes
demoiselles sur lesquelles nos regards de
troupiers se reposaient si chastement !
Hélas ! tous ces beaux spectacles sont
disparus avec la messe militaire.
Voilà pourquoi je suis triste ce soir.
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ARCHER^ le sergent-major de la
1^®, est un grand garçon timide
comme une jeune fille, doux
comme un agneau, perdant
contenance sous le regard
d'une jolie femme.
Aussi le soir, à cinq
p heures, quand il allait porter
les pièces à son capitaine, il avait une
peur bleue de rencontrer un être faible
dans les escaliers.
Si madame la capitaine le recevait,
comme cela arrivait quelquefois, Larcher
n'y était plus. Un feu rose lui brûlait les
oreilles, envahissait ses joues, lui mettait
aux tempes un tic-tac endiablé. Des sau-
tillements nerveux lui tordaient les lèvres,
son cœur battait la générale, sa gorge se
desséchait. : .
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152
AU PAYS DES ETAPES.
Impossible de répondre un seul mot
aux paroles gracieuses de madame.
La pauvre femme y perdait son latin,
ahurie, prise elle-même de timidité en
face de ce grand dada qui ne savait que
rougir.
Le capitaine arrivait.
De suite Larcher se reprenait^ parlant
service avec la plus grande lucidité.
*
* *■
Notre camarade déplorait chaque jour
son invraisemblable couardise devant les
femmes.
Comme tous les timides, il avait un
cœur tendre, qu'il désirait faire valoir,
s'efforçant en vain de se débarrasser de
cette maudite peur pour voguer à pleines
voiles sur la mer agitée des amours.
Il trouva enfin sa boussole tant désirée,
son étoile magique qui devait lui faire
franchir le terrible Rubicon de la timi-
LA BELLE JUIVE.
153
dité^ et cela sous les formes d'une juive
abondante.
Jeune^ à peine dix-huit ans; et déjà re-
plète et ronde comme un tonneau; mais
de cette chair brillante^ de cet éclat incom-
parable, qui est Tapanage des femmes
d'Israël dans leur tendre jeunesse. Des
veux de velours, immenses, indécents
dans leur inconsciente langueur, un teint
ensoleillé de blancheur, saupoudré du
coloris vif d'un sang généreux. Un sourire
d'une chasteté irrésistible, avec une bou-
che aux lèvres folles, gonflées de désirs et
de promesses, s'ouvrant insolemment sur
la nacre blanche et régulière de ses fines
quenottes. Un nez d'une esthétique idéale,
avec des narines minces et mobiles, des
pétales de rose frémissants comme des
battements d'ailes de papillon. Beauté
copieuse telle que la rêvent les Orientaux.
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Chaque matin avant le rapport, en
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154
AU PAYS DES ETAPES.
attendant Tarrivée du colonel, tous les
sergents-majors du régiment flânaient
dans la rue devant le poste, regardant
les passants, humectant parfois leur
gosier d'un excellent verre de trois-six
que leur servait le fournisseur en face de
la grille.
Au-dessus du fournisseur logeait la
belle juive.
Elle aussi guettait un sauveur, et à
l'heure du rapport, pendant la flânerie de
l'attente, elle apparaissait, souriante et
fraîche, à la croisée de son salon.
Sa venue était attendue comme la
manne du matin, et sa présence saluée
par une multitude d'yeux ardents, qui
tous lui adressaient de tendres et pres-
santes sollicitations.
Larcher jouait son petit rôle dans ce
concert de regards brûlants. Loin de lui
cependant l'idée de croire qu'il pouvait
être distingué des autres.
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LA BELLE JUIVE.
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156
AU PAYS DES ETAPES.
Le timide est habituellement modeste
et Larcher est décourageant de modestie,
quoique cette excellente vertu ne soit
nullement de mise chez lui.
C'est un très beau garçon. Grand,
moustache frisottante, chevelure noire,
drue et bien plantée, tête fière solidement
attachée à deux épaules robustes, torse
souple, jambes bien moulées, extrémités
fines et des yeux petits, gracieux, pro-
fonds, d'où jaillissent des éclairs d'une
douceur foudroyante. Des cils de soie,
papillotants, des sourcils comme des
hachures bien arquées, fines et fournies,
un nez d'une coupe décidée. Et quelle
belle barbe au menton! Deux pointes
noires comme l'ébène, d'une facture
délicate, ondulées comme la chevelure
d'un Adonis.
Et cet imbécile de Larcher était fort
surpris quand ses camarades lui disaient
chaque jour, en le blaguant, que la belle
juive lui tirait dessus à pleines l)ordées.
Il protestait avec énergie, se retirant
LA BELLE JUIVE.
157
chaque fois un peu offusqué de Tinsis-
tance de ses camarades.
Sitôt disparu, la douce fille d'Israël
fermait brusquement sa fenêtre, avec un
geste de dépit.
Désappointés, les sergents-majors ren-
traient au quartier et blâmaient Larcher
de les avoir privés du plaisir de leurs
yeux.
*
Peu à peu, notre ami devint inquiet,
incertain.
11 rêvait la nuit, et toujours ses rêves
prenaient les formes de la juive, lui sou-
riant à sa fenêtre.
— Et si c'était vrai qu'elle me gobe?
se disait-il, à part lui .
Et ruminant toujours, il prend enfin
une décision héroïque, s'empare d'une
plume tout-3 neuve et couche sur le papier
une de ces missives qui mettent le feu
aux cœurs les moins combustibles.
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158
AU PAYS DES ETAPES.
Aux protestations d^amour, s'ajou-
taient des serments éternels, des perspec-
tives de bonheur, de mariage, est-ce que
je sais, tout Tarsenal, toute la mitraille
enflammée d'un cœur vraiment épris.
C'était une lave brûlante, un fleuve de
feu, une mei' profonde de sentiments dé-
voués, dans laquelle il suppliait Taimable
juive de plonger avec lui.
Et tout cela était vrai. i
Larcher écrivait sa pensée, il aimait
sa belle à fond, ne «'appartenant plus,
tout à elle, corps et àme, sa chose, sa
bête à tout faire.
*
* *
La lettre écrite, il s'agissait de In fn^np
parvenir.
Un hasard le favorisa.
La Pâque approchait et k'^^ juifs de la
ville invitaient leurs coreligionnaires du
LA BELLE JUIVE.
159
régiment h venir manger le gâteau de la
fête sous leur toit.
Au jour dit, Larcher remet sa missive
à un caporal de sa compagnie, hébreu
d'Alsace, qui était convié dans la famille
de la jeune fille.
Puis ce fut une vie de fièvre. Il dormait
difficilement, mangeait h peine, guettant
avec appréhension l'arrivée de son mes-
sager.
Celui-ci, les premiers jours, ne trouva
pas l'occasion d'accomplir sa mission,
mais un beau soir, tout heureux, il
apprend à Larcher que sa dame consen-
tait à le recevoir le lendemain, chez elle,
au haut de l'escalier.
Diable ! un certain froid se répand
dans les articulations de notre camarade.
Etre reçu dans un escalier lui semblait
un peu terne.
Mais il ne faut pas reculer pour si peu.
Les escaliers promettent beaucoup et
tiennent parfois leurs promesses. Et le
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160
AU PAYS DES ETAPES.
lendemain^ exact au rendez-vous^ il atten-
dait.
Il attendit^ il attendit, et rien. Et c'était
le dernier jour de la Pâque.
La journée fut brumeuse pour Larcher.
Dans son cœur en pleurs s'amoncelaient
des idées vagues d'avoir été floué, des
révoltes de vanité et d'orgueil bernés^
toute une mine de tortures, de désappoin-
tements cuisants. |:,
Mais inutile de pleurer, il faut agir.
*
* *
Connaissant le nom de la jeune juive,
il file directement vers le bureau de poste,
s'abouche avec un facteur qu'il corrompt
sans scrupules, et lui confie une lettre
avec recommandation de la remettre en
personne à son adresse.
Quels touchants reproches! quelles
douloureuses et douces plaintes! quelles
tendres supplications dans le petit mot
LA BELLE JUIVE.
161
que le facteur portait au fond de sa saco-
che.
Perdu dans le fatras des papiers
d'affaires, noyé dans l'indifférence des
paquets de journaux, il exhalait comme
un parfum d'amour, soupir plein de
larmes d'un pauvre cœur blessé, fleur
bien timide, tout émue, de sa mission
passionnée.
Et le facteur, impassible, marchait
toujours, continuant sa tournée quoti-
dienne avec la conscience tranquille du
devoir accompli. ,
La lettre est remise.
Elle disait l'anxieuse et. vaine attente
de Larcher dans l'escalier. Il était là seul
avec les battements de son cœur, et sa
cruelle amie n'avait pas daigné venir un
instant, un seul petit instant le tirer de sa
profonde angoisse. Comme il tremblait au
moindre bruit, craignant de voir apparaî-
tre la face sévère de la maman, une rigide
et immense matrone, ou la barbe blan-
che du papa, long, maigre et offensé.
■>..i:4.
V
162
AU PAYS DES ETAPES.
Et bien d'autres choses encore. ^
On ne saura jamais assez quel drame
renferme un rendez-vous manqué au haut
d'un escalier.
* *
1 ,'^i
Attablé devant un café, à l'heure du
facteur, Larcher guettait son messager.
Un jour, deux jours, dix jours se pas-
sent, et rien. Le facteur protestait de
sa fidélité, jurant ses grands dieux qu'il
avait remis la lettre à son adresse.
Pour comble de malheur, aucun indice,
éclipse totale de la belle juive. Plus d'œil-
lades à la fenêtre, les volets étaient clos.
La désolation régnait dans le clan des
sergents-majors. Tous reprochaient ù
Larcher de les avoir privés de leur bon-
heur de chaque jour, des minutes déli-
cieuses de l'attente du rapport, où le sou-
rire de la belle juive leur donnait le
courage d'affronter la mauvaise liumeur
du colonel. ;
LA BELLE JUIVE.
163
Notre camarade en séchait sur pieds.
Il était méconnaissable, l'ombre de lui-
même, promenant partout sa peine, por-
tant au cœur une terrible blessure, que
les bocks étaient impuissants à guérir.
Abandonnant le café, il s'en fut au
loin chaque jour errer par la ville comme
une âme en peine.
Il affectionnait particulièrement un en-
droit écarté, un coin du jardin public, où,
assis sur un banc rustique, le menton
dans la main, l'œil indécis, il prenait
racine jusqu'à l'heure de l'appel.
Le parfum des fleurs, le chant des
oiseaux, le bruissement léger de la petite
fontaine adoucissaient peu à peu ses dou-
leurs, lui faisant comprendre que la belle
juive n'était pas seule de son espèce, et
qu'il y avait encore de beaux jours dans
la vie.
Puis il finit par l'oublier complètement.
Cette aventure, à peine ébauchée, s'était
évanouie dans le néant. C'était de l'his-
toire ancienne.
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V «î
TT
V
^^^^
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164
AU PATTS DES ETAPTîS.
Larcher avait repris ses habitudes
avec sa timidité, qui avait reconquis tous
ses droits.
Un incident banal vint réveiller toutes
ses ardeurs.
Un bataillon rentrait de détachement,
tambours et clairons en tête.
Tout le monde était aux fenêtres, la
rue était bondée.
Attiré par sympathie, Larcher dirige
ses regards vers une croisée. Il fut inondé
de joie.
Là, plus belle que jamais, son amie
lui souriait. De la main, elle ose, en rou-
gissant, lui adresser un baiser succulent.
Et d'un geste de résignation, elle lui fait
comprendre qu'elle est captive.
Notre ami jure de suite de la délivrer.
Mais le soir même, accidentellement,
tous les secrets lui étaient dévoilés.
La jeune fille était mariée et escortée
■'^k BELLE JUIVE.
165
d'une tante mùre^ portant le même nom
qu'elle. Le facteur avait remis la lettre à
la tante. Celle-ci, jalouse, s'était empres-
sée de communiquer le poulet au mari,
qui avait déplacé et séquestré sa femme.
De plus, on lui apprenait que le maître
de sa belle avait engagé des gens pour le
bâtonner s'il s'aventurait à faire de nou-
velles avances.
'r fui
4
* *
1
C'était là le dénouement. Lui, sergent-
major de la légion étrangère, se faire
bâtonner par un juif! C'était réellement
par trop fm de siècle. •
Il savait que le seigneur de sa dame
vendait des draperies sur la place de là
République.
Accompagné d'un camarade, il saisit
l'instant propice, s'élance sur son homme
qui cause avec des clients devant sa porte,
l'attrape par la peau du ventre, le secoue
comme un prunier, et, l'interpellant :
: i\
- - il
». » *■
V
166
AU PAYS DES ETAPES.
— Ah ! c'est toi qui veux me faire
bâtonner ! mais regarde-moi donc bien
dans l'œil pour voir si j'ai la trogne d'un
homme qu'on bâtonne. J'ai courtisé ta
femme sans savoir qu'elle était mariée,
mais maintenant je la courtiserai davan-
tage. Et gare la bombe^ hein ! si tu tentes
quelque chose contre moi I
Ce disant^ Lar-
cher imprime un
mouvement rota-
toire à la massive
structure du juif et
lui applique au
tournant un ma-
gistral coup de
pied dans une surface ample et arrondie,
faite exprès.
* *
Le juif n'était pas satisfait, mais il se
tint coi et cacha sa femme et ses bâtons.
LA BELLE JUIVE.
167
Quant à Larcher, il continua ses manœu-
vres contre la belle et savoureuse israé-
lite, et toujours sans succès.
Si cependant, puisque à la fin ses
eff'oi'ts furent couronnés par huit jours de
prison, écueil fatal dans l'armée, contre
lequel vient infailliblement se briser toute
œuvre illégitime.
Mais notre camarade perdit sa timidité
dans la débâcle, et il serait prudent de
s'en méfier maintenant, car il est devenu
un lutteur audacieux dans le champ des
amours. v
Depuis, sa belle amie a beaucoup
maigri.
/\
IJi
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i;|ii{|i|||i{s
Etape?
r 5 ']
"»*'»' j
Nous sommes à Mascara.
C'est la ville d'Abd-el-Kader. Les rui-
nes de son château font encore prime sur
le marché de géographie locale. C'est
une vieille masure en pierre transformée
en écurie par l'autorité militaire. Les en-
virons sont d'une malpropreté tout
orientale^ et le flâneur insouciant risque
fort de fouler aux pieds nombre de petits
écueils d'odeur perfide^ que déposent cha-
que nuit des passants sans scrupule.
Mascara possède d'excellents vigno-
bles.
C'est aussi un site remarquable. Ac-
crochée à la nue par une extrémité^ elle
appuie l'autre sur la plaine d'Eghris^ de
fameuse mémoire^ et paraît de loin pren-
dre un bain nébuleux, quand le ciel est
sombre.
A
, .1
10
170
AU PAYS DES ETAPES.
Le commerce européen y languit, mais
lous les vendredis elle réunit autour de
son enceinte des milliers d'Arabes qui^
de trente lieues à la ronde, viennent v
vendre leurs marchandises.
Les Espagnols y régnent comme débi-
tants de liqueurs, les juifs pullulent et
accaparent la draperie, les Français y
y\
ETAPES.
171
l'ésident comme fonctionnaires ou ren-
tiers, et le soldat, par force.
Quelques spacieux bâtiments en déco-
rent les plus beaux endroits, entre autres
l'hôpital militaire, qui, situé sur un point
dominant, regarde au loin les nuages se
déchirer sur la chaîne du moyen Atlas.
Son enceinte est un polygone irrégu-
lier, accidenté de quelques bastions et
percé de cinq portes.
♦ *
Plusieurs petits villages, ont pris pied
dans les environs, parmi lesquels Bab-
Ali, rendez-vous des amoureuses, des
troupiers et des charmeurs de serpents.
Le promeneur se heurte à chaque pas
h quelque groupe, au milieu duquel
pérore un loqueteux Arabe, qui embrasse
de dociles reptiles.
Bab-Ali mérite d'être vu et j'y allai
pour donner raison à la tradition.
, (
172
AU PAYS DES ETAPES.
Je tombai bientôt sur un vieillard cui-
vré, aux mille rides, il la tête rasée de
près.
Assis par terre, au milieu de la rue,
un stoïque petit noir se faisait tranquille-
ment lécher la bouche, les yeux et le
front par la langue visqueuse et fluette
d'un gros serpent que le charmeur tenait
par la queue.
A trois pas de là, formant demi-cercle
et assis dans la poussière, un tambour et
deux flûtes de roseau exécutaient une
mélopée lugubre, déconcertante pour
une oreille européenne.
Le reptile en avait bientôt assez de ces
exercices et son maître le renvoyait à sa
peau de bouc, où il se blottissait avec
volupté, comme un acteur fatigué s'af-
fale dans sa loge après une scène à effet.
Le charmeur criait et piimait ensuite
une prière arabe, avec des suppliques
nerveuses, des gestes épileptiques, des
salamalecs à donner le mal de mer.
Les spectateurs priaient avec lui et
ETAPES.
173
tous s'en allaient lentement, émerveillés
dans leur stoïque indifférence. •
Après le départ du public, le charmeur
comptait tranquillement ses gros sous.
il
Encore une équipée.
Ce grand Magny n'en fait jamais d'au-
tres. Heureusement pour lui, qu'il a une
voix de contre-basse, une moustache
énorme, un cou de taureau, des épaules
et des bras bien musclés.
Ici, à Mascara, le peuple qui s'amuse
est très gai. Souvent des bals.
Nous y allons, Magny, le fourrier de
la première et moi.
Nous voilà, dansant, tourbillonnant
dans la poussière, enlaçant de belles
Arabes, des Algériennes délurées, de
brunes Espagnoles, valsant comme des
enragés.
Ribo, le fourrier, serre de trop près
une délicieuse Espagnole, à qui il parle
^ .*l
i .'J
». '
10.
174
AU PAYS DES ETAPES.
dans sa langue^ car Ribo^ fils d'une can-
tinière du réginrient, est Espagnol par sa
mère. . : ' . '
Les compatriotes de la belle fille s'of-
fusquent^ les autres s'en mêlent.
Ribo tient tête à tous^ riposte avec vio-
lence et l'affaire se corse considérable-
ment.
*
* *
, 1 .
Le bal sévissait en plein air^ à l'iiilé-
rieur d'une enceinte en planche. Dans un
angle^ se dressait une table en bois 1)riitj
un comptoir et plusieurs chaises.
Magny me dit :
— Nous ne sommes que trois^ et ils
sont une vingtaine. Ça va barder tout à
l'heure. Ribo nous a fourrés là dans un
sale pétrin. Il faut sortir d'ici cependant.
Regarde bien et fais comme moi. Une,
deux, trois, ça y est !.. .
Il empoigne une chaise, saute sur la
table, criant à tue -tête : « A moi, la lé-
ETAPES.
175
'm
gion », et s'élance dans le groupe qui en-
toure Ribo. ■ ■
il cogne de la chaise, des pieds, de la
tète, des épaules, se démène et crie com-
me uh fou furieux.
Il 'tVf
176
AU PAYS DES ETAPES.
Son exemple me stimule et je l'imite
plein d'entrain. Ribo suit le mouvement.
C'est un concert de hurlements bien
nourris.
Les femmes crient, se sauvent partout
et se cachent dans les coins.
En un instant les fiers hidalgos se pro-
cipitent vers la porte, se cassen! un-
gles et les doigts dans leur précipitation
pour l'ouvrir, y réussissent enfin, et les
voilà dans la rue. .'
La porte se referme et nous rest u;
tous trois maîtres de la place. ""
Les danseuses reviennent de leur
frayeur. Surprises de nous voir seiils^
elles s'approchent, nous questionnant :
— Où sont donc les soldats ?
Les naïves enfants avaient cru h l'en-
vahissement du bal par les légionnaires.
Et aussi, cet animal de Magny, avec
ses hurlements, les avait tromj'ées. Il
criait en basse, en ténor, en baryton^ en
contralto, puis de nouveau en basse^ va-
riant ses notes, multipliant ses coups el
3:4
il'
ETAPES.
177
ses bousculades^ faisant à lui seul plus
de besogne que vingt hommes.
Sans compter que nous l'aidions bien
un peu.
Nous étions maîtres des danseuses et
de l'enceinte^ mais il fallait en sortir.
Voilà le hic.
Ces fils des Espagnes sont habiles
clans le guet-apens des coins de rue, et
ils ont le couteau facile.
Mais le mattre du lieu nous tire d'affaire
en nous expédiant par une porte intime.
Et nous, lôs vainque' -rs, nous quittons
honteusement la position conquise, l'o-
reille basse, fuvant les vaincus.
En écrivant ceci, je prends la résolu-
tion de fuir la société de Magny, qui
finirait par nous faire casser les reins un
de ces jours.
3
uL
If
*
* *
Nous sommes à Sidi-Abdelli, un creux
pas bien loin de Tlemcen.
1 I
178
AU PAYS DES ETAPES.
Sept étapes pour arriver ici : Aïn-Fé-
kan, très renommée par ses fièvres-
Mercier-Lacombe, avec un beau lavoir,
un brave curé et d'excellents poulets;
El-Graïer, dont le puits a soixante mètres
de profondeur^ et Bel-Abbès, où sta-
tionne la portion principale du régiment.
Notre entrée dans cette ville fut très re-
marquée. La barbe longue, le visage sale,
pousvsiéreux et cuit par le vent et le so-
leil, les habits souillés par la route et les
bivouacs, le bon ordre de la marche, la
crânerie des allures, pas de malades sur
les cacolets, autant de signes qui annon-
cent une bonne troupe, venant de loin et
rompue aux fatigues.
La musique était venue au-devant de
la colonne. Je ne l'avais pas entendue
depuis deux ans.
Mon cœur battait un gai tintin. J'étais
heureux et fier, et tout le monde en fai-
sait autant. ■
* *
'&'!iMiniHÏ!lHiïïUl
ETAPES.
179
Après un jour de repos, nous repar-
lons pour Sidi-Abdelli.
La première étape, Aïn-el-Hadjar, est
insignifiante. Des maisons de pisé et de
boue, quelques cantines espagnoles, et
un petit cours d'eau, où nous prenons
des Ijarbeaux.
Mais la journée suivante est digne de
riiisioire. \ -
D'abord j'y perdis mon chien, mon
pauvre Puppy, si sagace pourtant, égaré
dans la forêt, peut-être mangé par les
chacals.
Nous avions trente kilomètres à l'aire.
Et voilà qu'un colon obligeant indique
à notre commandant une traverse qui
nous abrégera de cinq kilomètres.
Nous nous y engageons à travers
monts et ravins, au milieu d'une forêt
épaisse.
Mais, au soleil levant, l'orientation
faite, nous nous trouvons face à une di-
rection opposée au but.
^ ¥
B, ■ ., -:
ï. l
il
&' -'?
L«l!l
180
AU PAYS DES ETAPES.
Faisant demi-tour, nous revenons en
arrière reprendre un autre sentier .
Bientôt nous sommes aux prises avec
de nombreuses routes courant dans tou-
tes les directions. Nous en prenons une
au hasard.
Se présente un profond ravin, où jail-
lit une source. Nous y faisons le café et
la grand'halte. Il est dix heures du matin
et nous avons marché plus de vingt-cinq
kilomètres, donc le gîte n'est pas loin.
Et nous remarchons jusqu'à trois
heures sans voir une seule habitation.
Quelle traverse ! Bon Dieu ! Quelle tra-
verse !
Les hommes jurent et se découragent
un peu, la sueur coule en gouttières^
quelques traînards lâchent prise, je perds
mon chien et nous marchons toujours.
Enfin, voilà une maison et un puits.
Un Arabe nous apprend fi'oidenienl
ETAPES.
181
que nous avons encore une vingtaine de
lùlomètres à faire et nous venons d'en
stepper plus de quarante.
Aïe ! Aïe ! sale coup ! Voilà un rac-
courci qui double précisément Tétape an-
noncée.
Et ce n'est pas tout ça ! Quelle route,
grands dieux, quelle route ! Des sentiers
impraticables, des ravins, des abîmes
ici, des montagnes par là, et des arbres
si dru-semés tout le long, que nos sacs
et nos fusils s'accrochent à toutes les
branches.
Mais il n'y a pas à dire. Il faut arri-
ver. Et allez donc !
La sueur recommence et les traînards
aussi. •'
Enfin, à sept heures du soir, nous
vovons Aïn-Tallout. Encore un rocher à
escalader et nous camperons.
Les hommes arrivent nu gîte en tirail-
leurs, les derniers à dix heures du soir.
C'est une étape mauquée.
i
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«
182
AU PAYS DES ETAPES.
il
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*
* *
Le gargotier_, en arrivant, me vend un
veiTe de vin très frais. En le buvant, je
me sens pris d'un vertige qui me brouil-
larde la vue et sonné un violent carillon
à mes oreilles, avec des coups de canon
dans le crâne.
— Voyons, mon vieux, insmuai-je
tout inquiet, ça ne va plus alors ! Tu
veux t'évanouir comme une femme ! Du
nerf, nom d'un chien, du nerf ! . . . Sacre-
bleu ! tu t'en vas, mon ami !... Ca v
est !...
Oui, oui, cause toujours, du nerf, c'est
bien beau, mais la fatigue est belle aussi.
Et, ma foi, je n'y suis plus du tout.
J'ai les yeux dans la nuit et la tête dans
un vacarme du diable. Un tourbillon
m'empoigne et me fait circuler comme
une toupie, avec tout ce qui m'entoure :
table, verre, gargotier et portrait du
ETAPES.
183
Président de la République, qui me
regarde avec ironie dans son cadre doré
accroché au mur. Puis, tout s'arrête; je
m'endors tout à fait.
Je rêve étape, traverse, ravin au fond
duquel un Arabe me bondit dessus,
m'empoigne et me secoue comme une
vieille loque. Je me réveille. C'est un
camarade qui me bouscule pour me rap-
peler aux convenances.
L'orage est passé, je vois clair et je
respire. ^ \i
*
On s'habitue à tout, même à s'éva-
nouir, mais c'est dur.
Voilà une excellente étape à noter sur
mon carnet, et je ne manque pas de le
faire.
Le lendemain, après quelques kilo-
mètres, nous arrivions à Lamoricière,
et quatre heures de marche, le jour sui-
184
AU PAYS DES ETAPES.
vant, nous déposent ensuite à Sidi-Ab-
delli.
Un jour de repos met un peu de
baume sur nos souvenirs de la route.
f^^m^^i^f^t^^f^m^^i^i^i^mi^^»
: /
n
r
JtfanœuuFet
ous venons de faire
une manœuvre de
division à notre camp
de Sidi-Abdelli.
^^^^^ \ H^" Ça chauffait dur
/Z . *« .^^V^ depuis notre arri-
vée ici. Notre général de
brigade était très actif. Les
ordres pleuvaient comme
grêle, les manœuvres se succédaient sans
interruption : pas un moment de répit,
toujours sur les dents.
Notre chef paraissait y mettre une
certaine humeur.
Crédié ! aussi. Le lendemain de son
arrivée au camp, des farceurs s'étaient
introduits chez lui, sous sa tente, et
avaient fait place nette : épées, dolmans,
pantalons, culottes, képis, tout y avait
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WEBSTER, N.Y. 14580
(716) 872-4503
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186
AU PAYS DES ETAPES.
passé. Au réveil^ le général, drapé dans
sa chemise de nuit, s'était vu forcé d'em-
prunter un indispensable, qui lui permît
d'attendre une nouvelle garde-robe.
Ces histoires-là sont toujours un peu
aigres, même pour un général.
Gomme de juste, il nous fit payer la
note de sa mauvaise humeur : avant-
postes, marches, manœuvres de batail-
lon, de régiment, de brigade, fallait voir
ça. On crachait du vitriol.
* *
Hier, le général de division arrive.
De suite, les ordres sont donnés pour
un grand combat.
Trois bataillons de turcos, un de zoua-
ves, de la cavalerie et de l'artillerie reçoi-
vent la consigne de s'esquiver du camp,
la nuit, en grand secret — que nous con-
naissions tous — et d'aller n'importe ou
prendre position dans un rayon d'une
dizaine de kilomètres. Le reste de la
î \
MANŒUVRES.
187
division devait les chercher et leur livrer
combat.
Ce matin, la cavalerie partait dans
toutes les directions, même dans la
bonne, pour aller tâter l'ennemi et pren-
dre contact avec lui.
Au camp, les sacs sont faits, les fais-
ceaux formés. On attend le coup de clai-
ron qui doit nous mettre en route.
A neuf heures, ta, ta, ra, ta, ça y est,
l'ennemi est pincé. Il est là-bas, h dix
kilomètres, sur la route de Lamoricière,
occupant une hauteur d'un accès peu
commode.
Nous partons en ordre de marche. A
la pointe dont je fais partie est adjointe
une batterie de 80 de campagne. Six
beaux chevaux traînent chaque pièce. Au
fond d'un ravin bourbeux, les bêtes en
ont jusqu'au ventre, les moyeux des
roues disparaissent dans la boue, les
affûts et les caissons s'enfoncent dans la
gluante mélasse.
h; ■
^^1
i::
4' '(
188
AU PAYS DES ETAPES.
Une inquiétude me prend, nous allons
laisser là nos pièces.
Mais, aïe donc ! Les conducteurs font
claquer leurs fouets, les chevaux don-
nent franchement et traversent au galop
le passage difficile, entraînant au com-
plet hommes, betes et matériel, le tout
intact, mais très sale.
Quelle belle arme !
Puis, soudain, boum ! boum ! Des
coups de canon. L'artillerie a déjà pris
position et foudroie l'ennemi. Les pièces
de là-bas répondent avec entrain.
C'est un concert en partie double qui
remue l'âme du dilettante militaire. La
fumée — encore une tradition qui s'en-
vole — jaillit en poussées épaisses, obs-
curcit un instant l'atmosphère, et s'élève
ensuite gracieusement pour disparaître
dans les caresses légères d'une l)rise
animée.
/ ^
MANŒUVRES.
1S9
*■ *
La préparation h Tattaque est ter-
minée.
L'avant-garde reste près de la batterie
comme soutien. Les autres troupes nous
dépassent et vont prendre position en
avant.
Peu après, on déchire joliment de toile
par là. "^
L'artillerie nous lâche bientôt, se porte
plus loin, suivant les phases de l'action,
et nous restons en réserve. Groupés en
masse, nous dégringolons au fond d'un
ravin, à l'abri des coups et des vues de
l'ennemi. ••
Et toujours en avant de nous, du
canon et de la fusillade. Dans l'atmos-
phère pure d'une matinée d'automne, les
détonations frappent l'air avec des bruits
secs qui nous secouent les nerfs. On
croit que c'est arrivé.
Soudain, psitt ! pan !... tiens, une
11.
m
I:'. ^'
■S:
V i'
^ ->
190
AU PAYS DES ETAPES.
balle ! Chantant à nos oreilles, elle est
allée se ficher en terre derrière nous.
Aïe ! Aïe ! ce n'est pas pour rire. Venir
ici pour faire une manœuvre à Teau de
rose et recevoir un pruneau authentique,
ça dépassait le programme.
Psitt ! . . . pan ! . . . encore, sacrebleu !
La première, passe, elle donne un choc
aux cœurs et de la pâleur aux visages,
mais la seconde fait résonner les cordes
sensibles et brasse la bile. Il y a quelque
chose de cassé par là.
Voilà que ça continue cependant.
Bizz!... Bizz!... trois ou quatre autres
qui viennent encore taper dans les pal-
miers nains, derrière nous.
Furieux, nous sommes tous debout.
Les baïonnettes se fixent au canon
d'elles-mêmes. Les hommes jurent, les
rangs ondulent, un signe, un regard, un
rien, et nous bondissons en avant pour
montrer aux turcos que les légionnaires
n'ont pas l'habitude de recevoir des coups
sans les rendre. : ; : ^ ' '
I \
MANŒUVRES.
191
Les officiers ont toutes les peines du
inonde à mettre le holà.
Le général de division, qui passe en
ce moment à cent mètres en arrière de
nous, est désagréablement dérangé dans
ses doctes explications à son état-major
par un projectile qu'il Teffieure. Il fait
sonner le rassemblement.
Rentrés au camp, une enquête est
ouverte. On ne découvre rien.
Le rapport officiel raconte que, malgré
toutes les précautions prises, certains
hommes ont dû conserver quelques car-
touches à balles et les mettre par erreur
dans leurs armes pendant l'action.
Ceci est très simple, mais fort en-
nuyeux. Car, si un projectile avait fra-
cassé un des nôtres, on en aurait vu de
belles. , .
Je soupçonne les turcos d'y mettre une
certaine complaisance. Il en coûte si peu
:>
!iti'
192
AU PAYS DES ETAPES.
pour eux de supprimer un Français par
mégarde, et c'est toujours un roumi de
moins.
Le soir^ les hommes des différents
corps trinquaient ensemble dans les can-
tines et se faisaient part de leurs émo-
tions. Les turcos et les zouaves avaient
également reçu des projectiles, disaienl-
ils.
Qui sait ? Le hasard est si grand, les
erreurs, si faciles et le troupier n'aime
pas le tir au moineau.
C'est égal, ces manœuvres sont assez
dangereuses, malgré toutes les précau-
tions, quand il y a des turcos, des zoua-
ves et des lémonnaires comme acteurs.
*
* *
Je suis de grand'garde cette nuit. Il est
deux heures du matin.
Hier soir, mon bataillon prenait les
armes, et partait en tenue de campagne
MANŒUVRBi .
193
pour aller bivouaquer à quatre kilomè-
tres du camp.
En arrivant sur le terrain, mon peloton
prend position derrière un mamelon, et
fractionnant ma troupe en deux petits
postes, je m'installe de mon mieux à
l'abri d'un figuier de Barbarie.
Les sentinelles doubles sont placées,
tout va bien, et couché sur le dos, la
pipe à la bouche, j'attends philosophi-
quement rheure de ma ronde.
Les étoiles dansent là-haut, le ciel est
pur, les hommes causent ù voix basse,
échappant parfois des rires étouffés, car
tout bruit est défendu aux avant-postes.
Bientôt les causeries se sont éteintes,
un silence complet règne sur notre petit
camp. ' .'
J'ai toujours les yeux ouverts. Quelle
belle nuit pour rêver ! Mille bruisse-
ments légers percent l'air, bercent mon
k
''.'\ M
Un
'n
if; ' ^ ^ i
h . -V
■4
194
AU PAYS DES ETAPES.
oreille et jettent insensiblement dans
mon âme une sereine mélancolie.
La vie militaire est avant tout une
bien belle chose.
Couchés dans le désert au milieu des
fourmis, des scorpions, des couleuvres,
des crapauds, on songe, en l'enviant, à
l'ennui banal du bourgeois, qui dort
bêtement, dans un lit moelleux que
réchauffe, comme une étuve, le corps
dodu d'une capiteuse épouse.
Songer avec calme à ses misères n'est
pas comparable au dégoût des riches,
qui sont tellement gonflés d'argent et de
bonheur, qu'ils en crèvent de soucis. Et
les villes, les cafés, les théâtres, les
excellents dniers, les bons cigares, les
jolies femmes, c'est assez démodé, un
peu vieux jeu. On voit de ces choses-là
depuis trop longtemps. Ici, nous avons
le ciel comme abri, la terre humide pour
reposer, des clairons, des tambours, des
camarades pointus, des chefs aimables en
tout jusqu'aux punitions incluses et une
MANŒUVRES.
195
bonne gamelle, débordante d'un bouil-
lon de la cruche, où s'entassent géné-
reusement une feuille de chou vert, trois
haricots rebondis, deux épaisses tran-
ches de pain, quatre pommes de terre
ridées et trouées de germes, le tout cou-
ronné d'une savoureuse tranche du car-
tilage d'un vieux bœuf.
Et puis dans les villes, on se couche
sans appréhension, on dort sur ses deux
oreilles, étranger aux émotions d'une
ronde d'avant-postes. Chez nous, à l'ins-
tant, le factionnaire me prévient que
c'est le bon moment pour la mienne.
Ça dure une heure. Des ravins à fran-
chir, des rochers à escalader, des ruis-
seaux à traverser, de la boue parfois
jusqu'aux chevilles, et une nuit de nègre.
Je rentre au petit poste à cinq heures.
Tout va bien, le service est assuré.
Peu après nous revenions au camp,
moulus, humides de rosée, les yeux
rouges, boueux des pieds à la tète, cour-
iil
Il ■>:'!-•, WIll.i
il.
196
AU PAYS DES ETAPES.
baturés de partout. Notre tour de ser-
vice était passé.
Les agréments Je la vie militaire en
temps de paix sont décidément incom-
pris, même des initiés.
* *
Aujourd'hui, j'ai pu prendre un bain.
J'en avais besoin. ., \v
Les sources du Marabout sont à quel-
ques pas d'ici. L'eau est chaude et le
bassin est assez profond.
Nous parlons plusieurs ensemble.
Trois palmiers, dont les branches
fluettes, régulières et allongées, retom-
bent en panache gracieux, ombragent et
indiquent l'endroit. De jolis petits cail-
loux ronds, bien blancs, faits exprès,
tapissent le fond du réservoir. Les eaux
.sont calmes et transparentes; les rives, ;\
pentes douces, toutes gazonnées de vert,
sont parsemées de fleurs mignonnes et
tardives.
MANŒUVRES.
197
Déposant nos habits sous un palmier,
nous plongeons voluptueusement dans la
source.
C'est le paradis. Nos sens s'engourdis-
sent, une molle volupté s'empare de tout
notre être. Nous nageons, béats, à tra-
vers un . fluide bienfaisant, qui nous
réchauffe, nous caresse, nous endort,
nous anéantit dans une ivresse lasse,
où il ferait l)on rester toujours.
Longtemps, longtemps, nous balan-
çons nos corps fatigués dans la tiédeur
d'une eau limpide qui nous fait oul^lier
les heures. ^
Enfin, le maudit clairon du rassemUe-
ment nous rappelle à la dure réahté.
Nous sortons vivement du bain, et,
courant au camp, nous prenons place
dans le rang, criant après les hommes,
rectifiant les mouvements, grincheux
comme des scies.
Si j'avais un droit d'aînesse à vendre,
je le troquerais volontiers contre un bain
'm
\ ■
198
AU PAYS DES ETAPES
dans les sources du Marabout de
Sidi-Abdelli. . . ^^
Les manœuvres sont finies, et un long
jour nous sera accordé demain pour
nous reposer.
Que faire ? Aller à la cantine des
zouaves ? Peut-être. Dîner aux Quatre-
Drapeaux ? Encore.
En attendant, dormons, demain nous
verrons...
* *
La nuit, a été calme, le ciel favorable,
le sommeil assez tranquille, mais le
réveil éclatait ce matin dans un joyeux
flafla. La musique du régiment faisait
des frais de bémols et de dièzes.
Tous les barytons^, trombones, basses
et pistons sonnaient en mesure, faisant
frémir les toiles de tente, d'où émer-
MANŒUVRES,
199
geaient des têtes gonflées de sommeil,
mais toutes heureuses de se réveiller
avec la pensée d'une journée entière de
repos.
*
* *
Cette nuit, j'ai été témoin d'une scène.
Ma tente n'est pas loin de la musi-
que. '
Le premier trombone^ lesté d'absinthe
et de cognac, est venu chercher son lo-
gement dans mes parages.
Il jurait comme tout homme doit le
faire dignement quand il ne trouve pas
ce qu'il cherche.
Les piquets et les cordeaux de tente
sont des entraves gênantes dans les
explorations nocturnes à travers un
camp.
Le trombone, mâchonnant de gros
mois, prenait un plongeon dans ma toile,
rebondissait en pirouettant sur lui-même,
s'abattait sur un cordage, se relevait de
f'^ ■
T
!.fi
J
rJr
AU PAYS DES ETAPES.
200
nouveau, faisait encore quelques pas,
pour s'écrouler une dernière fois, paquet
inerte de chair humaine. Cessant tout
effort, il se contente de protester avec de
sourds grognements. Vautré, flairant la
boue, humant le sol, il reprend un peu
du poil de la bête; manœuvrant des pieds
et des mains avec son ventre comme
pivot, il réussit enfin à se relever avec
dignité. Reprenant un peu ses esprits, il
se consolide sur ses jambes, cherche à
s'orienter et repart de nouveau avec déci-
sion à travers l'inconnu des piquets et
cordages, pour arriver enfin à sa tente,
après avoir subi de bien cuisantes humi-
liations.
L'absinthe est un mauvais compagnon
de voyage, la nuit, en pays accidenté. Le
trombone boueux, moulu, écorché, n'a
pas dû creuser longtemps cette reflexion.
Aussitôt sous sa toile, aussitôt il ronflait
en mesure.
Le sommeil est par contre un récon-
fortant supérieur, car, ce matin, en
t \
MANŒUVRES.
201
voyant mon musicien souffler avec éclat
dans son arme^ je ne découvrais aucune
trace d'émotion sur son visage réparé.
*
* *
Après le réveil, en route pour le
bonheur. Un long jour à flâner, à étu-
dier les hommes et les choses.
Aller à la cantine, c'est le premier pas
convenable que fait tout militaire honnête
en campagne. La cantine est une force,
un atout à la guerre.
Dans le trajet, je trouve un lavoir.
Un grand diable de tirailleur kabyle
tape sur sa chemise, un artilleur brosse
un pantalon, un spahi étire son turban,
un légionnaire roule soigneusement son
couvre-nuque, un zouave tord un caleçon,
un chasseur d'Afrique nettoie ses
basanes, un tringlot, sa veste, un ouvrier
d'administration et quelques commis d'in-
tendance lavent leurs faux-cols et leurs
manchettes ; c'est une salade d'hommes
sMi"!
I
202
AU PAYS DES ETAPES.
de toutes tailles, d'effets de toutes sortes,
et des cris, des rires, des conversations
de tous les crus.
* *
w',\
iif ■
#'
La scène me retient un peu. \
Je prête l'oreille et je suis bientôt fixé.
On critique la dernière manœuvre ; on se
moqre les uns des autres ; on passe au
crible la conduite des chefs ; tout était
mauvais, mal commandé, mal exécuté.
Ça réconforte pour l'avenir de voir que
le moindre soldat est capable de tout
diriger. J'ai ici une vingtaine de gail-
lards qui causent avec compétence de la
tactique de leur arme. Avec de pareils
soldats, les officiers n'ont rien à faire.
Aussi je me retire avec la conviction que
tous ces stratégistes gouailleurs ont
l'aigrette du commandement quelque
part.
Méfions-nous des déboires cependant.
Beaucoup trop déjeunes gens qui s'enga-
m^'
MANŒUVRES.
203
gent croient de suite que c'est arrivé et
s'en vont Gros-Jean comme devant.
La parole est facile, mais Faction
parfois difficile. Les critiques, les blagues
sont vite lancées, mais la poire du com-
mandement est généralement trop vei'te
pour être cueillie.
;>?;... -^
>■■ m
* *
Je m'approche de la cantine en traver-
sant le camp.
Les faisceaux sont formés, les sacs,
tout préparés, s'entassent en pyramides
régulières. On est prêt pour le départ du
lendemain. . ' «
Les sergents et caporaux de semaine
crient après les hommes de corvée, dis-
tribuent le campement de la route,
partagent le sucre et le café, pendant que
le factionnaire au drapeau, tout pénétré
de ses fonctions, se promène lentement
sur le front de bandière, sans se
préoccuper de ceux qui l'entourent.
TT
204
<v.
AU PAYS DES ETAPES.
Les couvertures, roulées en ballots
sont entassées près des faisceaux, atten-
dant les mulets du train qui doivent les
transporter.
On a abattu les grandes tentes. Les
fourriers, gesticulant, se démènent avec
importance, comptant les piquets, les
supports d'auvent, les maillets, classant,
empaquetant le tout dans de grands
sacs . .
Partout la mine réjouie, l'allure
affairée de la veille d'un déf irt longtemps
désiré. Car, dans son inconstance enfan-
tine, le soldat rêve sans cesse de chan-
gement. En route, il aspire au repos; au
camp, il désire partir.
Me voilà à la cantine des Quatre-Dra-
peaux.
Une majestueuse matrone à trois
chevrons, le menton garni de la toison
vigoui'euse d'une barbe mâle, les yeux
MANŒUVRES.
205
perdus dans un fouillis de rides pro-
fondes, le nez proéminent coloré de
bourgeons exubéi'ants, les hanches
assises sur deux jambes formidables
supportant une structure d'hercule, deux
ballons à la poitrine, les mains larges,
pâteuses, sales, avec des doigts en
boudin et des ongles noirs de crasse,
glisse sur le comptoir en planches brutes
les nombreux petits verres que sa clien-
tèle mélangée lui commande sans cesse.
L'attente est longue, mais mon tour
arrive enfin, et, après avoir bu un coup
avec un camarade, je retourne au camp
fort satisfait des jouissances de ma
matinée. • ' -
Je mange ma gamelle, je fume ma
pipe, je rêvasse un peu, je fais la sieste,
pour recommencer la même vie le soir
et m'endormir de nouveau, heureux de
penser que demain je serai en route pour
Bel-Abbès.
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11
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206
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AU PAYS DES ETAPES.
Nous sommes ù trente-trois kilomè-
tres du champ de manœuvres.
L'étape a été assez dure.
Il avait plu toute la nuit et les eaux de
la montagne avaient grossi un petit
cours d'eau que nous devions traverser.
J'eus là l'occasion de me distinguer.
Ces chose.s-là sont assez rares et je
note celle-ci avec plaisir.
Il fallait passer la rivière à gué. De
l'eau jusqu'à la poitrine et un courant à
charrier tout le tremblement.
Ma compagnie est en tête.
Armé d'un long gourdin, je me fourre
dans l'eau jusqu'à la ceinture. De lu
j'encourage mes hommes, leur tendant
mon bâton, les aidant à m'atteindre, les
poussant sur la rive opposée; ainsi de
suite jusqu'au dernier homme. >
Le colonel, avait vu ma manœuvre,
et ma compagnie passée, il me crie :
MANŒUVRES.
207
kilomè-
eaux de
m petit
averser.
stinguer.
es et je
gué. De
courant à
ne fourre
t. De lu
" tendant
indre, les
: ainsi de
I i ll
W, I
208
AU PAYS DES ETAPES.
— Restez là, sergent-major, puisque
vous vous y plaisez tant, vous aiderez le
reste du bataillon, et ce bain-là vous fera
du bien.
*
* *
\.
En effet, ce bain est excellent, mais il
commence à faire un froid, et encore
trois compagnies à défiler. ^
Les 700 hommes du bataillon, officiers
compris, profitent de mon installation et
traversent la rivière sans encombre.
A mon tour, j'arrive sur la rive oppo-
sée, et le colonel déjà là, me dit :
— Ce n'est pas mal, sergent-major,
vous aurez de mes nouvelles à la pro-
chaine proposition pour officier.
De telles paroles font toujours plaisir,
et, grelottant de froid et de satisfaction,
je m'administrai d'un seul coup une
pleine gamelle de café bien chaud.
Après un moment de répit, nous voilà
MANŒUVRES.
209
de nouveau en route, et sans incidents
celte fois jusqu'à Lamoricière.
Savoir se tenir debout dans l'eau par
un fort courant, ce n'est pas grand'chose,
mais ça peut faire passer officier.
Aurais-je par hasard trouvé la fortune
au fond de cette petite ri^ ière ?
>-.
*
* *
:Vi
ii
Nous venons de franchir deux étapes.
La traverse d'antan, de sinistre
mémoire, a été abandonnée. Nous l'avons
mise de côté pour prendre tout bonne-
ment la route nationale, ce qui nous a
raccourci d'une vingtaine de kilomètres.
Les routes nationales ont du bon et
prenons garde aux traverses, qui pro-
mettent moins et tiennent toujours quel-
ques kilomètres de plus.
A Aïn-Tallout, je suis allé chez le
marchand de vins témoin de mon éva-
nouissement lors de mon passage précé-
dent. .:
*2.
Vi ■ i ^
210
AU PAYS DES ETAPES.
J'étais plus gai que la première fois.
Le vin me semblait meilleur et ma tète
était plus solide.
*
Nous sommes ici aujourd'hui à Aïn-
El-Hadjar.
Toujours les mêmes maisons en pisé,
toujours la même petite rivière, d'où je
viens encore d'extraire quelques l)ar-
beaux.
Je liens à réhabiliter la pêche ù la
ligne, chaque fois que j'en ai l'occasion.
Cette après-midi, le cheval de mon
capitaine a failli mettre fin à mes ambi-
tions. Attaché au piquet près de ma tente^
il fut pris d'une émotion soudaine à la
vue d'une cavale pimpante. Hennissant,
se cabrant, faisant les cent coups, il
brise son entrave et s'élance à la pour-
suite de l'objet de ses feux.
' Je faisais la sieste comme toujours.
Ce tapage me réveille et je me redresse,
MANŒUVRES.
211
inquiet. Et ù temps, bon Dieu I car une
seconde après les deux sabots deTaMmal
s'abattaient sur ma toile^ écrasant mon
sac, sur lequel ma tête reposait si déli-
cieusement.
Je bondis hors de ma tente et je répare
les dégâts. Le cheval est ramené par les
liommes, et furieux, je me paie un
magniPc|ue coup de poing sur ses na-
seaux. '
Mais je me tranquillise de suite en
songeant que demain je serai à la terre
promise, dans cette bonne ville de Bel-
Abbès, où un long repos nous est
promis. • ^
Un peu plus cependant, je cessais
d'écrire mes impressions. Un cheval
amoureux, une Ijousculade violente et
ma tête n'était plus qu'une informe mar-
melade. C'est égal, ça m'aurait joliment
embêté d'être enterré a Aïn-El-Hadjar.
Cbassons ce cauchemar et couchons-
nous sans préoccupations, demain sera
pour un temps la fin de nos misères.
y
V.
p
■r : I
La Çunaife
•ff^^'^îi
''U ■■H.
.f. ië ^1
Elles étaient légion, des centaines de
mille, des millions.
Compactes, en rangs serrés, en mas-
ses profondes, elles montaient à l'assaut
avec une ténacité sans trêve, faisaient des
mouvements tournants, tombaient des
solives, des plafonds, grimpaient du
parquet : une invasion formidable, une
vraie plaie classique, une écrasante con-
centration de toute la gent de Punaisie,
Toutes avaient uu même but, la peau
du dormeur. Pas d'hésitations, pas de
scissions, une vigueur sans pareille, une
cohésion parfaite dans la conquête du
sang.
* *
La punaise individuelle succombe assez
facilement dans une lutte active, mais la
%
i:;
■,f — -^
; K -I
; il
214
AU PAYS DES ETAPES.
punaise en masse inquiète le combattant
Fenvahit, le déborde, l'inonde bientôt
lui crève Tépiderme, se gorge, se gave
d'un sang nourrissant et s'éloigne ensuite
pour recommencer demain !
Que lui importent les dangers ! Elle sait
fort bien que rien ne s'obtient sans périls.
Aussi risque-t-elle carrément sa peau
pour une goutte de sang.
A bien réfléchir, cette bête puante est
digne d'intérêt, et son acharnement dans
la recherche du pain quotidien est su-
perbe d'énergie.
Malgré tout cela, je déteste la punaise
et, quand je la pince, je la tue sans scru-
pules.
*
.'1
Je viens de faire quarante étapes
pendant lesquelles j'ai consommé de la
fatigue par tous les pores ; mais, ici, ce
soir, je regrette l'alfa de ma tente.
Là, je doi'mais, au moins; ici, je lutte.
LA PUNAISE.
215
Pensez donc, la caserne était vide
depuis un mois. Rien à se mettre sous
la dent, la disette affreuse, la misère
noire, pas le moindre petit légionnaire à
croquer.
Soudain, vacarme bien connu. C'est
le régiment qui rentre au quartier ,
musique en tête.
Une joie immense — la joie féroce du
ventre vide en face d'un mets délicieux —
un ])onlieur incommensurable empoi-
gnent l'odorante multitude depuis le
plus mince punaiseau jusqu'à la vieille
barbe de la tribu.
Les armes s'aiguisent , les dards
s'apprêtent, toilette à' fond, grand branle-
bas des jours de fête.
A minuit, le carnage sévit dans toute
son horreur, le sang coule, les victimes
se débattent avec désespoir dans les
affres du frottement.
C'est un acharnement sans trêve, et
pas de sommeil.
Le jour n'amène aucun répit et la
iV
\
t
Il l|i
f *
"âiLii!
216
AU PAYS DES ETAPES.
lumière jette de miroitants reflets sur le
bronze sale des innombrables dos des
cohortes ennemies^ se vautrant dans la
curée.
Rien à faire qu'à se laisser dévorer.
Veut-on fuir ?
La punaise se fourre partout, dans les
képis, les vestes, les chemises, les pan-
talons, et, chemin faisant, elle gruge
sans cesse, une digestion chassant l'au-
tre, le mouvement perpétuel dans la
piqûre.
* *
Henri Monnier avait trouvé un excel-
lent moyen de détruire les punaises.
Imitons-le en le citant :
* *
Comment il faut s'emparer du monstre.
' Nous sommes au moins trois mille
ici à nous dire : Ah ! çà, quand se déli-
LA PUNAISE.
217
sur le
los des
dans la
)rer.
dans les
les pan-
.e gruge
;ant Tau-
dans la
lin excel-
nnaises.
)nstre.
lois mille
se déli-
vrera-t-on de cette coquine ? Nous conve-
nons tous chaque jour de faire une cam-
pagne contre elle.
Et puis le temps se passe^ et on n'y
pense plus.
Il serait pourtant bien simple pour
nous de reconquérir notre indépendance.
Un peu d'attention, et voilà comment
il faudrait s'y prendre :
A mon humble avis, la bête doit être
surprise le jour dans les trous du mur ou
dans les planches du châlit, car elle
aime beaucoup à s'y cacher.
Oui, voyez-vous, pendant que nous
nous exténuons tous à aller à l'exercice,
au tir à la cible ou aux corvées, c'est là
qu'elle dort et nous attend.
Mais, guettons-la!
On gratte un peu le bord du trou de sa
cachette, on fouille dans les armatures
de la planche à bagage, de la planche à
pain ou de la planche de châlit; on l'aper-
çoit, et on se dit tout bas :
\9
218
AU PAYS DES ETAPES.
— La voici, la gueuse, c'est bien elle.
Que fait-on alors?
On profite de son sommeil pour la sai-
sir entre les deux doigts, puis on la jette
avec force sur une table de casernement,
sur un banc ou sur tout autre objet dur,
afin de Fétourdir.
C'est à ce moment qu'elle se réveille
et qu'elle commence à voir que son
affaire n'est pas claire. u
Préludes du combat.
Du moment qu'elle est étourdie, on
prend du sable, de la sciure de bois, une
Ijoulette de pain, un peu de tripoli ou de
graisse d'armes, n'importe quoi, et on lui
fourre tout cela dans la gueule.
Encouragé par ce premier succès,
on lui dit d'un air moqueur :
— Eh ! bien, rec^nnais-tu ton maître?
Comme elle ne peut pas répondre à
cause de la sciure de bois, de la boulette
de pain, du sable, du tripoli ou de la
LA PUNAISE.
219
graisse d'armes, elle fait un petit signe
de tête qui veut dire oui.
Suites du combat.
Mais une bonne parole de sa part ne
saurait satisfaire à votre juste ressenti-
ment.
On prend alors quelque chose de
sombre, une cravate d'ordonnance, une
ceinture de zouave ou une bretelle de
fusil et on lui bande les yeux.
La position devient gênante pour elle.
On redouble d'énergie.
Sachant qu'elle ne mérite aucune grâce,
on lui ouvre le ventre avec une lame de
tournevis, un couteau de poche, même
avec un sabre de cavalerie ou une épée-
baïonnette modèle 1886.
Et quand c'est fait, on lui dit de nou-
veau avec un petit air fin :
— Eh ! bien, reconnais-tu ton maître ?
Elle ne peut toujours pas répondre à
cause de la mie de pain, du sable, de la
nr?
220
AU PAYS DES ETAPES.
sciure de bois, du tripoli et de la graisse
d'armes qu'elle a dans la gueule, et elle
fait encore signe que oui.
* \
* *
Dernière épreuve.
Mais cet acte tardif de soumission ne
saurait satisfaire à votre juste vengeance.
Qu'arrive-t-il donc ?
Il est de bonne guerre de saisir la drô-
lesse par la tignasse.
On prend ensuite ses intestins, on les
lave bien à plusieurs eaux, avec une
brosse, la première venue, excepté une
brosse à reluire ou toute autre.
On remet ensuite ces objets à leur
place et on recoud proprement le ventre
de l'animal, avec du fil blanc de la trousse
ou du ligneul de cordonnier.
Ce serait bien le moment de lui répéter
avec un accroissement d'acrimonie :
— Eh I bien, reconnais-tu ton maître?
LA PUNAISE.
22 1
IS Mais sa confusion Tempêcherait proba-
blement de répondre .
* #
Dénouement.
:fv.,l^
il
Cependant il faut s'en défaire.
On va chercher à la cantine un demi-
quart de blanche. On verse dans un
courrier à absinthe, ou toute autre bou-
teille, la valeur qui tiendrait dans un dé
à coudre.
Au bout de cinq minutes, temps pré-
sumé nécessaire pour l'asphyxie, on bou-
che le courrier ou la bouteille bien
hermétiquement avec de la cire à cache-
ter.
L'opération terminée, on descend
l'objet en cellule ou chez l'adjudant.
Puis on se retire avec mystère, ainsi
que le fait M. Deibler après une exécu-
tion.
Le drame est terminé.
V,
222
AU PAYS DES ETAPES.
Et l'on s'empresse de dénicher une
autre punaise, pour recommencer la
même opération.
Dernière réflexion.
La punaise est un insecte plat qui sent
très mauvais. Sa piqûre laisse une sensa-
tion de brûlure fort désagréable.
C'est exact ! ! . . . u
'VV (
• * ■
Ixe Ganadien fcançail
Je m'ennuie, ce qui m'arrive trop sou-
vent quand je n'ai rien à faire.
Hier, je causais avec un Français du
Canada, Marceau^ de Québec. Son récit
m'a intéressé et je le note ici en passant.
Marceau est un amateur de voyages
et d'aventures militaires. Avant de s'en-
gager à la légion, il avait fait la guerre
de Serbie et, précédemment^ la campagne
de la Rivière Rouge, dans le Nord-Ouest
canadien.
C'étaient là ses premières armes.
De Québec à la baie du Tonnerre, sur
le lac Supérieur, le trajet se fit par les
voies ordinaires; après, on entrait dans
l'inconnu.
L'expédition, forte de 3,000 hommes,
emportait pour six mois de vivres. On
K
224
AU PAYS DES ETAPES.
Il
voyageait par eau, transportant les cha-
loupes et les vivres à travers les étroites
langues de terre — portages — qui sépa-
raient parfois, dans la voie suivie, les
lacs des cours d'eau.
Au Fort-Francès, sur le lac de la Pluie,
Marceau faillit se noyer et je lui laisse la
parole pour raconter cet épisode de sa
vie :
*
\\
— Oui, dit-il, je faillis mourir de faim
àTîle des Sables, comme j'avais manqiu'»
boire un coup de trop dans la rivière de
la Pluie.
Nos bateaux voyageaient à la queue-
leu-leu. Ils étaient montés par une quin-
zaine d'hommes chacun et portaient, en
outre, des caisses d'armes, des tonneaux
de sucre, des barils de lard et de farine,
des sacs de café et des effets d'habille-
ment. Ils étaient très lourds à manœuvrer
et, malgré les quatre paires de rames
LE CANADIEN FRANÇAIS.
225
dont ils étaient armés, ils avançaient
péniblement. •
Dans les rivières, le courant nous
aidait et nous donnait de bons moments
de repos. Le plus habile d'entre nous
tenait le gouvernail et marchait dans le
sillon de l'embarcation qui nous précé-
dait. '
Notre équipage comprenait un patron
décoi'é des sociétés de sauvetage du litto-
ral anglais. D'un commun accord, nous
lui avions confié nos destinées, le char-
geant de nous faire sauter les rapides
de la rivière de la Pluie sans encombre.
^•i!
*
Malheureusement, notre pilote, très
habile dans la conduite d'un bateau en
mer, était ignorant des us et aspects des
eaux de rivière.
A quelques centaines de mètres du lac,
nous faisons un brusque détour, nous
engageant à fond dans un violent tour-
18.
'f:"'V '
226
AU PAYS DES ETAPES.
I
billon. Notre pilote perd la tête, manœu-
vre mal, et cric ! crac I un arrêt
brusque, une déchirure dans la coque,
Teau de remplir la chaloupe et plus rien.
Nous étions accrochés à un roc à fleur
d'eau.
Le reste du convoi qui suit nous dé-
passe rapide comme l'éclair, incapable
de nous secourir, nous laissant seuls
avec un naufrage sur les bras, u
Une peur me prend ; faut-il vraiment
se noyer ? J'ôte bottes, vareuse et panta-
lon, prêt à me jeter à l'eau. Il n'y avait
pas mèche cependant. Le courant m'em-
pêchera d'aborder à l'une des rives, et,
en bas, une immense baie d'une lieue.
Heu ! heu ! ça commence à sentir
mauvais. L'idée de se noyer gagne visi-
blement du terrain parmi l'équipage.
Cette situation dura trois heures. Nous
étions immobiles au fond du bateau, de
IllBlMi!!
Ëiii
LE CANADIEN FRANÇAIS.
227
l'eau jusqu'aux genoux, secoués par le
tourbillon, risquant à chaque instant
de chavirer avec des oh ! oh ! suprêmes
qui signifiaient clairement : « Cette fois,
ça y est, nous y sommes. » Mais ça n'y
était jamais; équilihristes convaincus,
nous parions toujours les bottes du cou-
rant. >
Nous finissions par en avoir assez, ce-
pendant.
Enfin, vers le soir, nous apercevons
une chaloupe de secours qui remonte
péniblement le courant en s'accrochant
au rivage. Elle est vis-à-vis de nous et
nous lance une amarre que nous fixons
solidement. Un de nous s'y était déjà
cramponné quand voilà que le bateau de
sauvetage échappe à la rive et file comme
un dard, nous entraînant à sa remorque.
On crie : (( Coupez ! coupez ! » Ah !
ouais! nous n'avions pas de hache. Et
vogue donc, nous voilà partis !
De suite nous coulons. C'est un joli
désordre. Hommes et marchandises rou-
i
■%
'b il
I \9
228
AU PAYS DES ETAPES.
lent et se culbutent pêle-mêle dans l'eau.
Je nage, nous nageons tous comme
des enragés. Des cordages, des perches
des gaffes nous sont jetés, et les nau-
fragés sont, les uns après les autres,
péniblement remorqués ou hissés à bord.
Et quel froid! Birr! il était temps
qu'on m'accroche, car je m'en allais
vraiment. J'avais bu un peu plus d'eau
que ma part et, une minute de plus, je
ne serais pas ici.
Tiens, l'assemblée qui sonne. Je suis
de garde ce soir; à demain le reste de
mon histoire.
C'est toujours Marceau qui parle :
— Mouillés, grelottants, nous arrivons
au Fort-Francès, où tout le détachement
était déjà installé depuis longtemps. Les
camarades viennent nous serrer la main
et des sauvages des deux sexes se grou-
pent autour de nous, regardant curieuse-
LE CANADIEN FRANÇAIS.
229
ment nos mines piteuses dans nos habits
mouillés. '
Gomme toujours, les absents avaient
eu tort. Rien de prêt, ni soupe, ni habits
de rechange, ni tente, pas même une
couverture. C'était déjà bien l)eau de
nous avoir tirés de notre rocher;
La nuit, une nuit d'octobre froide et
humide, s'écoule péniblement, avec ac-
compagnement de toux, frissons, tristes-
ses et réflexions amères.
i
#
* #
Le lendemain, notre équipage, désa-
grégé, allait s'éparpiller partout et aug-
menter le personnel des autres ])ateaux,
où nous fûmes traités un peu en gêneurs.
Nous descendons la rivière, sautons
plusieurs rapides sans échec, et le jour
suivant, après une nuit atroce oii nos
respirations engendraient des pyramides
de glaçons sur nos couvertures, nous
débouchons dans le lac des Bois. ■ >
is*!,.i».. 5. m
n
f ..Lin.
AU PAYS DES ETAPES.
230
Encore un contretemps. L'eau mou-
tonne au loin, le vent souffle en tempête,
et toute la flottille, à peine engagée au
large, s'égrène, chassée, éparpillée en
tous sens comme de minces copeaux.
* *
Notre bateau vient s'échouer sur un
îlot de sable et de rochers. Nous voilà à
l'abri et nous attendrons ici le beau
temps.
Mais la faim n'attend pas longtemps.
Nous n'avions qu'un jour de vivres. Le
deuxième jour on mangeait les déchets
du premier, et, le troisième, il n'y avait
pas gras : un peu de farine pour toute
sauce.
Deux hommes se dévouent et se met-
tent à pétrir des galettes pour tout le
monde. Mais la besogne languissait, les
estomacs perdaient la tête, et tous, avec
une entente subite, nous nous jetons
m
LE CANADIEN FRANÇAIS.
231
sur les sacs de farine, que nous éven-
trons sans façon.
Un camarade se joint à moi et nous
fabriquons une excellente pâte, assaison-
née d'un sable très fin. Déposant notre
gâteau dans une gamelle, nous fourrons
le tout sous un brasier ardent.
Puis il nous faut attendre, et c'est là
la plus rude partie de la besogne.
Crispés, silencieux, l'œil fixé sur no-
tre feu, nous ruminions à part nous sur
les probabilités gastronomiques que re-
celait ma gamelle.
*
La tempête rageait sans cesse. Le
vent nous portait le bruit des vagues
fouettant les roches du rivage.
Des troupes affolées de canards et
d'outardes passaient, remuées dans de
brusques secousses, et disparaissaient,
s'enfonçant dans le masque grisâtre du
lointain avec des cris de frayeur.
i*.»..- i-
I i
m
l'it
Il illfj
i II
232
AU PAYS DES ETAPES.
Les quelques arbustes anémiques de
l'île se tordent avec des sifflements, se
courbent^ se redressent, se convulsion-
nent dans des heurts épileptiques, parfois
immobiles comme terrifiés dans de cour-
tes accalmies, puis tourbillonnant de
nouveau sous les flagellements des ra^
fales. ' •.
Le camp est sombre. Une noire tris-
tesse règne sur ce petit amas de sable
jiué comme un point dans l'immensité
des eaux.
La nuit arrivait rapidement, et nous
regardions toujours le tas de cendres où
mijotait notre dernier espoir.
La faim cruelle, devenue insupporta-
ble, brouillait nos yeux d'un nuage de
folie.
Il fallait en finir. • '
Mon camarade essaie de retirer notre
pâte ; il engage un bâton dans l'anse du
LE CANADIEN FRANÇAIS.
233
couvercle de la gamelle. Au feu, elle
s'était amollie et, sous le poids du gâ-
teau, elle s'allonge, se rompt, laissant la
gamelle tomber dans le foyer. -
Je saisis un gourdin et, tapant violem-
ment, j'amène une bosse à chaque coup.
Impossible d'enlever le couvercle. Nous
nous prenons à deux ; un dernier effort
nous donne raison et un triste spectacle
nous est offert.
Au fond apparaît un charbon calciné,
seul résultat de notre patience culinaire.
Il faut manger, cependant. Taillant
Fécorce brûlée, nous trouvons au cœur
une pâte vierge que nous croquons à
pleines dents. En deux bouchées, sable,
pâte et gravier avaient disparu dans nos
estomacs vides.
Voilà comment je ne suis pas mort de
faim à l'île des Sables, dans le Manitoba.
' \
1 '
111111111)1 ■■
Imprellionl de marche
ous sommes en route pour
la civilisation.
A Kraneg - Azir , nous
campons au bordj.
Quatre murs. Au centre,
un puits de quarante-cinq
mètres ; en façade, une vieille masure ;
sur les autres côtés, les écuries et les
remises.
Dans la masure, une cantine et, dans
!a canbine, une cantinière et son mari,
qui invitent les quatre sergents-majors
à dîner. -
Le cantinier était ivre, ce qui lui
arrive deux fois par jour.
Un chapeau de paille flétri, bosselé,
campe sur un crâne dénudé de toute
végétation. La barbe — une barbe fan-
236
AU PAYS DES ETAPES.
I M
-»
|,; lii; \
IMPRESSIONS DE MAllCHE.
207
taslique, épaisse^ noueuse — tloUe sur
les joues, caresse le gilet graisseux jus-
qu'à la poitrine, jetant au soleil le reflet
sale des sauces du pot-au-feu conjugal,
égout naturel de toutes les absinthes,
petits verres, jus de tabac; une barbe
qui n'a jamais connu le peigne, forêt
capillaire drue et sauvage, se laissant
croître sans souci de rien. Le nez, une
poire cuite, aux tons pivoine, avec des
nuances intermédiaires, estompées du
vert au bleu, se rattachant à la face par
deux narines couperosées * et flasques,
d'où émergent d'énormes touffes d'un
poil roux, sel et poivre; L'œil, triste et
résigné, est sillonné de stries rouges qui
le hachent en tous sens, cacliant sa lan-
gueur sous l'ombrage de paupières brû-
lées, à cils plaqués et rares.
Le cantiner nous introduit au salon.
liflQ
Un canard, deux poules, trois lapins,
238
AU PAYS DES ETAPES.
une caisse d'emballage, un banc, deux
chaises et des tonneaux d'absinthe for-
maient la partie saillante de Tameuble-
ment.
Dans un angle, une cheminé
Et tout près, remuant une sauce odo-
rante, nous apparaît la maîtresse du
logis.
Tète nue, cheveux grisonnants, incul-
tes, tombant sur les épaules. Elle nous
salue d'un bonjour engageant. Le
sourire plisse les yeux et les entoure
d'une toile de rides ; deux s ^s pro-
fonds relient les narines aux commissu-
res de la bouche ; les trois dents qui
restent sont jaunes, immenses, et fes-
tonnent la lèvre au repos. L'ensemble
est sympathique : c'est une sorcière de
Macbeth qui s'est humanisée.
Ce n'était pas encore son heure d'être
ivre, mais un verre d'absinthe sur la
chemmée nous fit comprendre que le
moment approchait. V
I.MPHFSSIONS DE MAHCHE.
2:^9
Nous voilù à table.
Nous mangeons beaucoup el très bon.
Xos hôtes sont d'une hospitalité coi*-
diale.
Pendant le repas, nous apprenons que
le cantinier a été blessé trois fois au
Mexique et en Italie et sa femme, citée
à l'ordre pour son dévouement et sa
courageuse conduite en soignant des
blessés. La médaille militaire les a ré-
compensés tous deux.
Perdus dans le désert, des mois en-
tiers seuls en face de l'immensité, que
pouvaient-ils faire? Se soûler, morbleu!
El ils se soûlaient.
Nous quittons ù regret ces deux mal-
heureux débris humains et nous allons
dormir et rêver d'une existence meil-
leure.
Ben-Atab. Paysage muet et portant à
240
AU PAYS DES ETAPES.
la contemplation. Ciel en haut, à droite^
Il gauche, par devant, par derrière, ciel
partout. Pas un nuage, et un soleil à faire
bouillir la marmite.
Sur terre : du thym, de l'alfa, du sable
et l'immensité.
Occupations : bâillements, tristesses et
siestes.
*
* *
w
Voilà Sfisifa, bordj important où loge
la section disciplinaire du régiment.
C'est une excellente troupe en temps
de guerre, mais la plus exécrable en
temps de paix. L'ivresse, toujours cette
maudite ivresse, y tient la première place.
L'alcool est partout prépondérant, chez
les races du nord principalement. Ainsi,
Marceau, le Canadien Français, me di-
sait l'intempérance des soldats anglais :
chaque jour de paye, dix- huit hommes
sur vingt, dans sa chambrée, étaient ré-
gulièrement portés au poste ivres-morts.
* \
IMPRESSIONS DE MARCHE.
241
Le méridional se contente de boire un
peu trop et complète son ivresse par sa
faconde. Il gesticule^ se démène, pérore
jusqu'à complet affolement, mais ne se
vautre jamais.
La légion étrangère est principalement
composée de gens du Nord : Allemands,
Alsaciens, Lorrains, Suisses et Belges.
La section de discipline compte dans
son sein des intelligences hors ligne, des
artistes en tous genres, des riches ruinés,
des officiers français ou étrangers dé-
gommés, des débris humains de toutes
sortes, restes malheureux des splendeurs
passées, victimes du vice bu de la fatalité,
naufragés de la vie.
En arrivant au régiment, ils retombent
de suite dans leurs passions d'autrefois,
encourent punitions sur punitions, se dé-
classent tout à fait et viennent fatalement
échouer parmi les incorrigibles.
14
242
AU PAYS DES ETAPES.
Sfisifa est actuellement leur quartier
général.
J'y trouve un ex-officier allemand, très
instruit, très joueur, très buveur et de
mœurs dépravées, un lieutenant français
réformé pour dettes, fautes contre l'hon-
neur et indiscipline et plusieurs autres
comparses de moindre importance qui
forment un club de pannes très intelli-
gents, braves jusqu'à la témérité, ivro-
gnes jusqu'à la moelle.
Jamais plus aimable causerie tant
que l'absinthe n'a pas commencé à jaser.
Mais quand un bataillon passe, on
trinque et, sur le soir, c'est un chahut
soigné. Cris, insultes, querelles, coups^
tout s'en mêle et la prison se peuple.
Il était dix heures du matin lors de
notre arrivée.
IMPRESSIONS DE MARCHE.
243
Les disciplinaires, propres comme un
sou, viennent au-devant de nous et nous
offrent Thospitalité du cœur.
Une grande fête est organisée en notre
honneur : du théâtre, de la musique, du
chant, des discours, tout le répertoire.
Peu à peu, le démon ordinaire, bien
connu, commence k parler. La jeune
première de tout à l'heure, encore affu-
blée de son costume, roule dans un coin,
le traître de la pièce pérore avec feu, le
musicien bave dans son verre, le chan-
teur comique insulte un camarade.
Ça marche très bien.
Bientôt on ne voit plus personne dans
les cours, mais les cris qui percent les
murs de la salle de police nous appren-
nent que les plaisirs de la fête se con-
tinuent sous les verrous.
*
Une tristesse profonde se dégage de
ces scènes.
■■i:
244
AU PAYS DES ETAPES.
On se prend bêtement à s'attendrir
sur ces misères, regrettant Tabserice
d'une bonne guerre, qui utiliserait toutes
ces forces. Car ces malheureux dévoyés
ont la tête près du bonnet et se sentent
dans leur élément au milieu des coups
de fusil. ^
En temps de paix, qu'on m'épargne le
désagrément de commander à de pareils
lascars, mais, en campagne, je serais
heureux de les conduire au feu, certain
qu'ils se feront crânement casser la tête
au service de la France, comme il a tou-
jours été de tradition de le faire à la
légion étrangère.
* *
El-May, pays de l'immensité, le pen-
dant de Ben-Atab.
Un caravansérail, une cantine et un
puits de soixante mètres de profondeur.
L'énorme seau, qu'une longue chaîne
retient, descend, descend toujours, se
IMPRESSIONS DE MARCHE.
245
wre a la
heurte aux parois, ameutant les échos
pi'ofonds et rendant un son lointain et
mystérieux au contact de Teau. Il est
plein. Le treuil tourne lentement et grince
sur son axe. La chaîne résonne et le
seau remonte péniblement, avec des gei-
gnements fatigués, se balance, se cogne
aux murs du pourtour et apparaît enfin
à roriflce, plein d'une eau bien fraîche et
bien mauvaise. - - •
Mais il faut en boire quand même.
Des centaines d'hommes attendent
leur tour de distribution. Les bidons, les
marmites s'alignent à la suite, reçoivent
leur ration, et, après plusieurs heures
d'attente, les soifs sont étanchées et la
soupe mijote aux cuisines.
Le soir, le café, u:\ café saumâtre,
s'engouffre dans tous les gosiers, la
soupe repose au fond des estomacs et,
quelques heures après, un sommeil de
plomb possède cette multitude fatiguée.
Seuls, mystérieuses silhouettes, om-
bres fantastiques dont les profils bizarres
^ .
) «
u.
la
246
AU PAYS DES ETAPES.
se découpent à Temporte-pièce sur l'ho-
rizon clair des nuits d'Afrique, les fac-
tionnaires engourdis se promènent lente-
ment près des faisceaux
*
La civilisation commence, le chemin
de fer zigzague dans la plaine et le sifflet
des locomotives réveille les souvenirs et
rappelle à la vie. ^ i ^ ^
Des êtres humains, qui ne sont ni des
Arabes, ni des soldats, nous regardent
passer.
Pendant l'étape, une légère émotion.
A huit cents mètres de la colonne surgit
soudain un troupeau de gazelles. Le lieu-
tenant prend une section, la met en ligne
et commande un feu de salve. Cinquante
balles s'abattent sur le troupeau qui s'en-
fuit et disparaît dans la buée légère du
matin.
Deux hommes se détachent et revien-
nent peu après portant une gazelle : une
IMPRESSIONS DE MARCHE.
247
i^l^S^^I^W V^V w w w
balle avait porté et la soupe de la section
sera excellente aujourd'hui.
Tafaroua possède un hôtel et quelques
maisons. Nous y faisons un bon dîner,
nous y buvons d'excellent vin : le paradis
au sein de la misère.
*
> ;
ïn-el-Hadjar, petite ville
i\ sur la crête des Hauts-
Plateaux, chef-lieu du
commerce d'alfa de la Com-
pagnie Franco- Algérienne,
éden récent qui a fait la for-
tune des gargotiers et des
buvettes.
De très jolies Espagnoles,
aux hanches puissantes, à la
voix mâle, accourent sur notre passage.
Cette mise en scène galvanise notre
abattement et nous relevons la tête,
chassant cette maudite fatigue, compa-
gne éternelle du troupier en route.
'4
li,
Vf
II
. '1
\Ûé
pi
248
AU PAYS DES ETAPES.
Ces charmantes filles chuchotent en-
tre elles^ se poussent du coude, éclatent
de rire en se moquant de nos têtes éma-
ciées.
Allons ! allons ! belles demoiselles,
nous avouons que nous sommes pour le
moment de bien tristes sires. Mais,
attendez une heure; attendez le nettoyage
complet de l'étape, le coup de rasoir des
beaux jours, et vous verrez alors de
pimpants mirliflores qui ne le céderont en
rien à vos charretiers grossiers, à vos
alfatiers crasseux, cavaliers de vos rê-
ves ! Vous verrez les prouesses que peut
accomplir un légionnaire quand il en
trouve l'occasion, même avec vingt éta-
pes dans les jambes. Son sourire sera
d'autant plus doux qu'il ne s'en est pas
servi depuis longtemps. Vous aurez la
primeur d'une gaieté vierge que la mi-
sère a tarie, mais qu'un peu de bonté de
votre part fera renaître comme une
douce rosée ravive la fleur flétrie. Al-
lons ! soyez compatissantes pour des
IMPRESSIONS DE MARCHE.
2i9
guerriers malheureux qui sauront vous
récompenser par une reconnaissance
d'un jour et la fidélité d'un moment !
Le camp est dressé^ la soupe chante
sa note joyeuse dans les marmites^ le
rapport est communiqué^ le service est
commandé^ c'est le moment d'aller nous
promener un peu.
«
* *
Accompagné d'un camarade, je mets
le cap sur une buvette où trône, dit-on,
une brune aux yeux bleus. Il n'y a que
les Espagnols pour exhiber de pareils
phénomènes.
J'ai arboré ma meilleure tunique. Le
savon, le rasoir nous ont donné du re-
flet. Un petit air de conquête règne sur
nous.
Nous voilà attablés.
— Deux bocks, s'il vous plaît !
Les yeux bleus de la jolie brune s'ar-
rêtent sur nous; ses doigts délicats pous-
250
AU PAYS DES ETAPES.
f m¥ '•'■'*
sent les deux verres devant nos soifs de
feu et nous plongeons délicieusement
nos lèvres dans le mousseux breuvage.
Rendons justice à la bière : c'est très
bon quand la gorge est saturée de sable
et asséchée par une température de
quarante degrés.
J'engage une conversation galante
avec notre hôtesse ; je la foudroie de re-
gards brûlants^ de paroles chaudes, de
tout l'arsenal amoureux accumulé chez
nous par un long mois d'une vie de sau-
vage.
C'est en vain.
Tous mes coups portent à vide; la
douceur de mes yeux, le miel de ma
voix sont perdus pour ma victime. Elle
semble plutôt effrayée par la barbe fé-
roce qui croît à mon menton.
* *
Non, là! vraiment, je commence à
désespérer de mes charmes ; les étapes
IMI'BKSSIONS DE MAHCHK.
251
ne me réussissent pas auprès du beau
sexe, le fer à cheval non plus. Les éta-
pes gâtent le teint et la barbe donne un
air dur et vieux qui éloigne la jeunesse.
Je recommande aux jeunes pomma-
dés, aux teints frais des villes, de fuir le
soleil, la faim, la fatigue. Ils conserve-
ront ainsi plus longtemps cet air mièvre
et pâlot qui plaît tant aux femmes.
Il faut croire en ma vieille expérience.
Le soldat d'Afrique, malgré la réputa-
tion que les romans lui ont faite, réussit
très mal auprès des belles. Un beau
petit jeune homme, blanc comme un lis,
frais comme la rose,' aura toujours
l'avantage sur lui. Nous faisons peur,
nous inspirons la crainte et peut-être
l'admiration, ce qui est maigre parfois;
mais l'amour, jamais.
Tant pis, les belles ne sauront jamais
ce qu'elles perdent au change.
\^m
Impre|êion| de GaFni|on
'"Il
'à
1 .'I
■'il
'■ Si
j' EPUis quelques jours , je
jouissais des délices som-
molentes d'une garnison
insipide. Un événement grave est
venu me tirer de ma léthargie : on
a fusillé dernièrement un légion-
^naire.
C'était le premier soldat que je voyais
mourir légalement sous les balles des
camarades. Il était peu digne d'intérêt,
mais il est mort en brave, comme tout
militaire doit le faire.
Mauvaise tète et Belge de nationalité,
il avait fait partie de la Commune en
1870, comme capitaine. Après l'apaise-
ment, ne trouvant pas assez de désordre
i\ Paris pour y gagner son pain, il s'était
engagé à la légion.
254
AU PAYS DES ETAPES,
Il ne tardait guère à montrer ici com-
me ailleurs son caractère indiscipliné
son esprit de mutinerie, et il eut bientôt
l'occasion de faire valoir ces funestes
défauts d'une manière ostensible.
Etant de garde un jour à la place,
sixième d'un poste commandé par un
caporal de vingt ans, il sut se procurer
de l'absintl '^ et enivrer ses camarades.
Plus âgé que tous, il dominait ces
jeûner, gens par l'audace de ses proros,
les éclats de sa voix et sa faconde
bruyante d'arcien orateur populaire. Le
caporal surtout, très impressionnable,
l'écoutait ahuri et bouche bée.
Toutes les têtes, en feu, avaient com-
plètement oublié le service; on chantait
et criait dans le corps de garde.
*
/
L'adjudant do place, un lieutenant de
tirailleurs, averti de ce tapage, vient
faire sa ronde. Il entre au poste et fait
IMPRESSIONS DE GARNISON.
255
^ -'il
une semonce sévère au chef de poste et
aux hommes.
Le Belge interpelle Tofficier, excite
le caporal et les soldats, et tous, trans-
portés de fureur et d'ivresse, se ruent
sur le lieutenant, le maltraitent, le frap-
pent et le jettent, grièvement blessé, dans
le violon du poste.
Puis on continua à boire, à chanter.
Le corps de garde était éloigné de
toute habitation, et le malheureux offi-
cier aurait eu à souffrir jusqu'à la relève
suivante sans la présence d'un sergent-
major de ronde.
Celui-ci entre au corps de garde à
quatre heures du matin. Pas de faction-
naires, et tout le monde dormait sur le
lit de camp. Il entend des plaintes au
violon, v accourt et délivre le lieutenant.
Se rendre au quartier, commander une
nouvelle garde et venir relever les fac-
tieux fut l'affaire de quelques minutes.
n V'^
256
AU PAYS DES ETAPES.
#
!l ,
Ils passèrent au conseil de guerre.
Le caporal eut vingt ans de travaux
forcés^ les hommes chacun cinq ans,
sauf le communard, qui fut condamné
à mort comme plus ancien et meneur de
la bande.
La dégradation militaire, suite inévi-
table de la condamnation, fut prononcée
contre tous.
*
Toute la garnison était sur pied.
A quatre heures du matin,une voiture
d'ambulance escortée par la gendarme-
rie était venue prendre le prisonnier à
la prison militaire pour le conduire au
champ de tir, lieu de l'exécution.
Le malheureux légionnaire, très calme,
décidé à mourir bravement, s'était ha-
billé à la hâte.
IMPRESSIONS LE GARNISON.
257
Au champ de tir^ les trois mille hom-
mes de la garnison forment le carré qui
s'ouvre pour donner passage au cortège
funèbre.
Le condamné descend de voiture et se
dirige seul, d'un pas ferme, vers le po-
teau. On présente les armes à celui qui
va mourir, les tambours et clairons bat-
tent et sonnent aux champs. Un sergent
l'attache et lui bande les yeux .
Douze hommes, — quatre sergents,
quatre caporaux et quatre soldats, —
pris parmi les plus anciens, s'avancent
silencieusement à huit pas du con-
damné ; un adjudant les commande.
Le sergent s'éloigne du poteau, l'adju-
dant étend le bras armé du sabre, jette
un regard sur le piquet qui épaule le
fusil, et crie : Feu !
Douze détonations éclatent, le légion-
naire vacille un instant et s'écrase comme
une masse.
Le plus ancien sergent s'approche, lui
met son fusil à l'oreille et lui donne le
'■^J ■
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J
258
AU PAYS DES ETAPES.
coup de grâce. Le crâne éclate comme
un vase qui se brise, la cervelle jaillit au
loin et ses débris éclaboussent le poteau
d'exécution. Le gazon, les habits du
mort sont couverts de sang, un petit
ruisseau rouge suinte lentement dans le
sentier du champ de tir.
* *
1
Le drame est fini.
Les troupes défilent devant le cada-
vre. Une lourde tristesse plane dans
Tair, une émotion intense serre toutes les
gorges. Silencieusement, au pas accé-
léré, le défilé continue. Les hommes
tournent les yeux du côté du paquet in-
forme qui, l'instant d'avant, était un de
leurs camarades plein de vie.
■ Je me sentais suffoquer et un détail
mesquin m'est resté à la mémoire. Dans
l'émotion du moment suprême, dans la
précipitation de la dernière toilette, le
IMPRESSIONS DE GARNISON.
259
pauvre diable n'a-
) vait pas boutonné
ses guêtres.
J'ai longtemps vu
dans mes rêves ,
1 inertes , flasques
comme une vieille
défroque^ les deux
pieds du commu-
nard chaussés de
leurs guêtres bâil-
lantes^ que rete-
naient seuls les
deux boutons du
sous-pied .
Il me semble que
je suis plus léger.
Aussi , je suis
citoyen françnis de-
260
AU PAYS DES ETAPES.
puis deux heures. Je n'avais pourtant
guère besoin du décret du garde des
sceaux pour me rapprendre.
Français, je l'étais assurément, mais
maintenant j'ai le grade officiel de ci-
toyen légal, ce qui me flatte beaucoup.
Et puis, mon Dieu ! je suis bien con-
tent d'être venu ici, car j'y ai connu la
légion étrangère, ce dont je suis heureux
et fier. \\
Plus beau régiment est impossible à
trouver.
On noce un peu trop en temps de paix^
on se chamaille un tantinet, la prison et
le conseil de guerre font des trémolos
soutenus, mais en colonne, en campa-
gne, faut voir ça.
Aucune troupe au monde ne peut faire
mieux. Autant, oui, car les hommes se
valent partout à peu près, mais mieux,
jamais !
Aussi, quelle émulation !
Tous les peuples sont représentés. La
1
IMPRESSIONS DE GARNISON.
261
vanité^ ce grand levier^ joue un rôle do-
minant.
On s'observe, on s'épie et chaque race
veut surpasser l'autre.
I«4
* *
C'est une joute intéressante et continue
où la France recueille tous les bénéfices.
Et les chefs aussi.
Car la légion a toujours été une arme
formidable entre les mains d'un com-
mandant ambitieux.
Rien à craindre, aucune critique, per-
sonne ne s'intéressant -à ces parias de
toutes races qui viennent se faire crever
la peau pour la France.
Et aussi, en route, et aïe donc !
On marche, on sue la vie par tous les
pores. La plaine se peuple de cadavres
et le chef attrape des galons qu'il mérite
grandement.
Et moi, je mérite le décret qui me
nomme Français de France.
262
AU PAYS DES ETAPES.
M ^^^^^^^^^^^^%J
Mais mon père^ de Saint-Malo^ et ma
mère, de Dieppe, ne se doutaient guère
cependant que leur fils serait forcé d'at-
tendre trois ans, au service de leur mère
patrie, pour oser se dire Français au-
thentique.
*
Il y a du cornard sur la frontière du
Maroc.
Un certain loustic, marabout de pro-
fession, a chanté le saint solo.
Il veut la guerre, comme il voudrait se
marier, simplement, comme ça, parce
que la guerre est un délassement qui
rompt la monotonie.
Il l'aura donc, sa petite guerre.
Pour ce, nombre de bataillons d'infan-
terie de ligne nous arrivent de France.
Et ces gais pioupious, futurs acteurs
des drames du désert, nous viennent, un
peu ahuris au début, gauches à leurs pre-
ijit
■
IMPRESSIONS DE OARNISON.
263
miers pas, mais singulièrement faciles à
dégourdir.
Quelques jours après, ils nous donnent
du fil à retordre.
Tenons-nous bien, la légion, car il
nous mangeront la laine sur le dos bien-
tôt, dans les étapes que nous ferons côte
à côte.
En attendant, recevons-les dignement.
*
La cantine a fait un brin de toilette.
Les tables sont propres, la toile cirée
reluit , les chaises , les bancs ont été
lavés, les verres et les assiettes aussi.
Le grand fourneau fricote un ragoût
fastueux où les pommes de terre, les ca-
rottes et les navets fraternisent dans la
(graisse des grands jours.
Le cantinier exhibe une chemise saine,
la cantinière a mis sa jupe des fêtes, le
soldat qui sert à table s'est rasé.
264
AU PAYS DES ETAPES.
Un fameux coup de balai a été donné
partout.
C'est mieux que pour la revue du co-
lonel.
*
Après le rapport, tous ceux qui ne
sont pas consignés — nous sommes peu
malheureusement — s'en vont sur la
route d'Oran au-devant des camarades
de France.
C'est le 17'' de ligne qui nous arrive.
A trois kilomètres, nous voyons poin-
dre la tête de colonne.
Pristi ! on ne marche pas mal en
France. Les rangs sont massés, par
exemple. Il doit y faire une chaleur !
Tiens ! voilà le premier sous-ofïîcier.
C'est un grand diable, avec une mousta-
che à la gauloise et des épaules de chêne.
Qui me disait que les sergents étaient
fluets dans la ligne ?
Et ces hommes, barbus pour la plu-
IMPRESSIONS DE GARNISON.
265
part, décidés tous, quoique un peu ba-
dauds.
Tiens ! tiens ! mais ce sont des rivaux
sérieux ! L'armée d'Afrique n'a qu'à
bien se tenir.
*
ilil
Le voilà, enfin, ce sergent-major que
je cherche dans la colonne.
C'est un joufflu, hirsute et assez déla-
bré.
Je lui empoigne les deux mains, que
je presse avec force.
Il me regarde dans les yeux, un peu
étonné, mais se remet vite et entame de
suite un dialogue seul, qui m'apprend dès
les premiers mots qu'il est du Midi.
Cinq minutes après, j'étais fixé sur les
péripéties de la marche du bataillon.
\ I
't .
* *
Le bataillon s'arrête. Nous sommes
arrivés à la porte de la ville.
266
AU PAYS DES ETAPES.
^^^^t^t^t^^^^t^i^m^%
On se reforme, les clairons ajustent
leurs instruments, les tambours tapotent
sur leurs caisses, puis la musique de la
légion arrive vivement, prend place en
tête, et nous entrons en ville, au milieu
d'une population sympathique, avec les
honneurs du triomphe.
Un casernement avait été préparé pour
nos hôtes.
En quelques instants tout Iç monde
est installé.
Puis nous cherchons nos camarades
pour aller déjeûner. Nous les trouvons
aux prises avec les officiers qui crient
ferme.
Oh ! Il paraît que les officiers de
France se mêlent un peu beaucoup des
détails d'installation. Ça étonne un brin
les troupiers d'Afrique habitués à se dé-
brouiller eux-mêmes. '
Enfin nos camarades sont libres et
nous allons à la salle des fêtes, notre
cantine.
IMPRESSIONS DR OARNISON.
267
# #
Crotte, notre gargotier, nous ac-
cueille royalement et nous conduit à nos
tables.
Sa femme, les bras nus, un blanc ta-
blier sur le ventre, semble prête à tout
faire pour nous.
Nous nous attablons.
Quel coup de fourchette I Aussitôt un
plat sur la table, aussitôt il disparaît.
Merveilleux appétit, ces sacrés li-
gnards !
Enfin, nous sommes au dessert et
chacun fait valoir sçs talents.
Réjour, un Parisien pur sang, d'ori-
gine exotique, nous raconte une histoire
antique.
Cest Bigorneau, e\-maréchal des lo-
gis au 33"" cuirassiers de la garde, qui
en est le héros*
m
P'
Al
'41
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Lik ul
.f»„,
268
AU PAYS DES ETAPES.
Paraît que Bigorneau est allé à Cons-.
taniinople. Il n'y a pas réussi.
Habitué aux conquêtes faciles, il s'at-
taque au harem ; mais, au moment de
jouir du succès, il se trouve en contact
désagréable avec un pal dont Bigorneau
raconte les faits et gestes avec une
bonhomie toute philosophique.
Bigorneau, ex-maréchal des logis au
SS"" cuirassiers de la garde, n'a pas de
veine.
Sa complainte , monologuée , dure
trente-cinq couplets, dont le lofrain poé-
tique revient après chaque stroplic :
(( Et le vent soufflait à travers les
orangers en fleurs, et il sentait bon ! »
Mais le pal ne sentait pas bon pour
Bigorneau.
C'est Réjour qui le dit en s*asseyant.
*
. 1"
Un autre Parisien — il en pleut, des
Parisiens, à la légion — se lève ensuite
,'.e^e»ij,s ■■' ji:i
IMPRESSIONS DE GARNISON.
269
pour nous dire la mauvaise conduite de
Polyte, invité par son ami Gugusse à
dîner dans sa famille.
Ce gueux de Polyte dit et fait des
choses inconvenantes.
Des allusions peu voilées sur les effets
des haricots ; il trouve des cheveux dans
la soupe^ des cheveux de la mère à Gu-
gusse; il manque de resp^ t à la sœur,
lutine la mère et fait rougir le grand-
père par ses propos cyniques.
Gugusse s'en plaint amèrement à Po-
lyte en lui disant deux douzaines de
u
fois :
— Tu sais, Polyte, c''est pas chic ce
que t'as fait là ! Ce n'est pas pour moi.
Moi, je m'en f..., mais c'est pour ma
famille... , ,,
M
A ce moment^ plusieurs litres sont
Hftscendus dans les gosiers et les tètes
sont un peu chaudes.
imm
270
AU PATS DES ETAPES.
v^r.
C'est l'instant des chansons patrioti-
ques.
Ça foisonne : chacun a la sienne.
Il y en a de triviales, de belles^ de
joyeuses^ de tristes à faire pleurer.
C'est un torrent bruyant qui remue le
sang, avec des éclats de voix m'^ Jes
accents agressifs tonitruants, ae grands
gestes pleins de feu.
Nous sommes tous très émus, mais
un peu fatigués.
L'attention s'est émoussée.
*
u.
^t
Alors PetitpieiTe, un Lorrain, se lève
pour nous raconter une histoire person-
nelle, un épisode de son enfance.
Petitpierre a pris, dans les réunions,
l'emploi de monteur de scies, autre-
ment dit de (( colonnes ».
On est prévenu et on ne se gêne pas
pour l'interrompre.
C'est dans le programme.
IMPRESSIONS DE fiARNISON.
271
■i '
'ï :i]
<4mi
272
AU PAYS DES ETAPES.
Le talent de Petitpierre se distingue
par une débit nasillard et monocorde et
une impassibilité de traits que rien ne
démonte.
Il commence, et déjà une morne cons-
ternation commence aussi parmi les ca-
marades, qui.se transforment h l'instant
en simples habitués des boucans politi-
ques.
— Il n'y a pas très longtemps, dit
Petitpierre, j'étais un gamin indécrot-
table...
— Oh ! ne dis pas ça, je te prie, cla-
me une voix ironique.
— Laisse-le donc parler, hurlent plu-
sieurs convives.
— Assez! enlevez -le! à la porte! ri-
postent certains malveillants.
Petitpierre continue sans s'émouvoir :
— Je ne fumais pas encore, parce que
ça me rendait malade, mais je nageais
comme un poisson pendant la canicule,
et je me battais chaque jour avec un
camarade de la classe...
IMPRESSIONS DE GARNISON.
273
— Si on l'avait cassé la gueule, tu ne
nous embêterais pas aujourd'hui, s'écrie
Magny.
— ... Puis, entre temps, j'étais enfant
de chœur et je lançais fort bien l'encen-
soir. Un jour, cependant, je fus privé
d'être thuriféraire parce que j'avais les
oreilles sales...
— Qu'est-ce que cela peut nous faire ?
— Est-il assez canulant, avec ses
oreilles sales !
— ... Ceci est de l'histoire ancienne
que je rappelle avec une certaine répu-
gnance. J'avais, en outre, une voix miel-
leuse, avec laquelle Je chantais comme
un ange les versets sacrés...
— Il nous scie la bosse, avec sa voix
mielleuse, dit Pascal.
— ... Toutes ces belles choses sont
assez loin déjà et, malgré ma fatuité in-
corrigil^le, je vous prie de croire que
j étais un brave enfant qui ne faiblissait
jamais devant une escapade. Malheureu-
sement, je fus forcé de coucher au petit
m
274
AU PAYS DES ETAPES.
collège de mon pays^ quoique mangeant
ma soupe chez moi et je dus alors res-
treindre mes passions. ,
— Si tu restreignais ta langue^ riposte
Ribo.
— ... J'avais pour professeur un brave
homme classique dont les principes
étaient rigides et les actes en concor-
dance. Il me cassait assez fréquemment
les doigts à coups de règle. ,
— S'il t'avait cassé les reins^ quelle
veine !
— Mais laisse-le donc parler !
— En voilà un raseur !
— Quel bassin!
*
Petitpiei're prend lentement une gor-
gée de vin.
— Je lui pardonne, continua-t-il, car
il avait raison. Chaque fois qu'un san^
généreux coulait de mes lèvres fendues,
j'étais certain d'être pincé, et c'était
IMPRESSIONS DE GARNISON.
275
juste, car j'avais fait le coup. Et puis,
j'écrivais des lettres brûlantes aux jeu-
nes filles du village...
— Moi, je file, tu sais; j'en ai plein
le... dos.
— ... Je confie un soir à un franc ca-
marade une missive fâcheuse dans la-
quelle je jetais le trouble au sein d'une
famille honnête...
— Est-ce qu'il en a encore pour long-
temps? dit d'une voix anxieuse Antoine,
le sergent-major méridional du 17^.
— Jusqu'à demain,, mon cher ; quand
il commence, c'est fini.
— ... Mon commissionnaire se laisse
pincer par le maître. Deux heures après,
nous étions à l'étude, et quelques coups
de règle sur le pupitre annoncent un
événement. Bientôt on comprend qu'il
s'agit d'un acte de galanterie...
— Garçon, trente-deux bocks ! crient
ea chœur les <*()iivives.
— ... Le maître se met à lire l'objet du
délit et termine sa lecture on wtant aux
m A
: ^ X
iinindii
'nH
276
AU PAYS DES ETAPES.
élèves scandalisés le nom du cynique
auteur de la lettre. C'était* moi. Le maî-
tre fait de cruelles plaisanteries sur le
style de Fécrivain, qu'il accable d'un dé-
dain bien mérité...
— Je le crois f...tre bien ! ajoute un
des rares auditeurs^ car les autres se
sont esquivés.
— ... Je m'enfonce sous le tablier de
mon pupiti'e^ espérant que le plancher
va s'effondrer pour me faire disparaître
dans la cuisine du portier. Enfin mes
nerfs entrent en scène et j'en attrape une
vraie crise...
— Bon dious I quelle scie !
— ... On rit d'abord, puis on est ef-
frayé. Le maître s'inquiète, me fait por-
ter dans sa chambre, où il me bourre de
gâteaux, m'abreuve de bon vin et m'en-
gage à me reposer. Je profite de la situa-
tion, craignant la classe d'allemand,
pour laquelle je n'étais guère préparé...
— Ah ! mon cher, si tu profitais du
moment pour te taire I
IMPRESSIONS DE GARNISON.
277
— Oh! oui, je t'assure que nous en
avons assez.
— ... Je dormis quatre heures et
j'étais très dispos pour la récréation,
où pas un ne joua à la balle comme
moi. Mon maître, convaincu d'avoir été
mystifié, jura de se venger. C'était pen-
dant les longues récréations du midi ; on
discutait élèves et professeurs et, comme
toujours, je manquais de mesure dans
mes appréciations sur toutes choses...
— Je le crois bien, à en juger par la
colonne que tu nous montes ce soir.
— Nous n'en finirons jamais avec lui.
— Mais laissez-le' donc finir son his-
toire, ce sera plus vite fait, risque un
philosophe.
— ... On me somme de me rétracter.
Je me pique au jeu et je contourne la
difficulté avec ironie. Un ordre sévère
m'enjoint de monter là-haut pour rece-
voir une série de coups de règle. Je re-
fuse et, sifflant dédaigneusement, je sors
hl
16
278
AU PAYS DKS ETAPES.
de la salle, un sourire insultant aux lè-
vres... :
— Jurons tous de dormir jusquTi la
fin du monologue, s'écrie Pascal .
— Moi, je ronfle !
Tous appuient la tête sur la table.
* #
\-
Petitpierre, plus nasillard encore, un
fin sourire aux lèvres, un air de triom-
phe épanoui sur la figure, continue avec
gravité :
— Je me lance dans la campagne, ju-
rant de ne jamais remettre les pieds
dans un établissement où les enfants
devaient se soumettre aux maîtres.
. Muni d'idées aussi modernes, je
m'enfonce dans les bois pour y chercher
un courage qui commençait à me quitter.
L'après-midi s'écoule, triste, et le
soir m'amène une fringale sans pareille.
Penaud, j'allai dîner chez moi, et
IMPRESSIONS DE GARNISON.
279
l'on dut me rappeler qu'il était l'heure de
la rentrée au collège.
Les belles résolutions du jour tom-
bent Il la nuit. Le noir des ténèbres est
lerrible pour un morveux fautif.
Après plusieurs marches et contre-
marches^ j'entre chez un ami dont les
parents étaient indulgents et j'attends \h
les événements.
Vers onze heures, je nageais en pleine
tristesse.
Où aller?...
Mon père se promenait par là et,
guidé par un génie hostile, il entre chez
mon ami et me découvre.
A sa vue, je m'écroule sous la table.
Mon père m'interpelle, demande des
explications, m'applique consciencieuse-
ment quatre coups de canne de noyer
sur les reins et me reconduit au collège.
Oh! vous tous, mes chers camara-
des, qui avez goûté à la canne de noyer
de vos papas et qui avez pu apprécier
les injustices de vos maîtres, avez-vous
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280
AU PAYS DES ETAPES.
■gi; -,
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songé que c'étaient là de vigoureuses
leçons de morale pour votre avenir?...
Tiens ! tiens! il n'y a plus personne.
Mon histoire était pourtant bien inté-
ressante! ...
*
* *
Le 17° nous a quittés ce matin.
Nous lui avons fait une belle conduite
de plus de deux kilomètres.
Sur tous les rangs régnait un mal aux
cheveux considérable.
Hier^ les gargotes de la ville ont fait
fortune. Légionnaires et lignards frater-
nisaient comme de vieux amis.
Des bocks sympathiques ont arrosé
notre bonheur commun.
Les sous-ofiffciers de la ligne nous ont
rendu notre réception hier.
Gré mâtin! on ne s'embête pas dans
les réunions en France.
IMPRESSIONS DE GARNISON.
28 L
#
* *
Un adjudant du 3^, d'un blond fadasse,
un peu chauve, œil bleu pâle, s'est ré-
vélé à nous.
Il avait caché son jeu.
Au dessert, il nous foudroyait par le
comique de ses gestes, de sa mimique et
de ses paroles.
Se penchait-il? on riait. Remuait-il la
salade? on se tordait. Clignait-il de
l'œil? c'était du délire. Ouvrait-il la bou-
che pour dire un mot? nous avions des
points de côté !
Cet adjudant fadasse était tout un
poèrre du rire.
*
Au punch, Antoine nous présentait un
soldat-orchestre.
Un vrai phénomène de foire, ancien
musicien ambulant sans instruments.
11 jouait du piston avec sa bouche, de
la flûte avec son nez, du trombone avec
16.
^
282
AU PAYS DES ETAPES.
ses mains sous ses aisselles, de la grosse
caisse avec ses talons, variant ses airs
mijotant une harmonie spéciale avec des
moyens baroques, tout à fait nouveaux
pour nous.
Ses doigts claquaient; il se déhan-
chait, chantait parfois, roulait des yeux
inspirés, dansant quand il le fallait.
Enfin, fanfare, concert et bal tout h la
fois. ,
Il eut un succès énorme dont le plus
clair résultat pour lui fut une quantité
de petits verres qu'il absorbait en vir-
tuose.
Il était tard quand nous entrâmes au
quartier.
On sait s'amuser dans la ligne, mais
on ne sait pas s'ennuyer. '
Petitpierre n'avait pas eu son pendant
pour les scies.
Personne ne le regrettait, sauf lui,
qui aurait voulu voir un confrère.
En :^oute de nouveau
^0 ÉCRIS
SOUS ma
tente, assis
par terre,
comm e
^ "* un tail-
leur, mon cahier d'ordinaire sur mes
genoux.
Nous sommes en route depuis ce ma-
tin pour rejoindre les camarades qui
courent après Bou- Amena.
Hier, à onze heures du matin, nous
recevions Tordre de partir avec cent cin-
quante hommes par compagnie.
Pas facile, en six heures, de verser*
les fournitures, se procurer les vivres et
assurer tout pour un départ aussi subit.
284
T"
AU PAYS DES ETAPES.
Aux sergents-majors incombait cette
besogne.
Ce n'était pas malheureux pour nous
de recevoir Tordre de partir^ car nous
commencions à grogner.
Comment ! la légion étrangère^ troupe
d'action par excellence, aguerrie par les
étapes, restait immobile à garder les
femmes et les enfants du Tell, pendant
que les camarades de France étaient
transplantés dare dare dans le désert I
Nous nous faisions un joli paquet de
bile.
Les femmes ne valaient plus rien,
Fabsinthe non plus, et, en recevant l'or-
dre de déguerpir pour le Sud, nous pous-
sions des hurlements de joie.
*
Trente kilomètre^i, la première étape.
Jusqu'à la deuxième pause, on chante
gaiement ; à la troisième, un certain
silence. Quelques soldats de quinze jours
ûkl
:%'
EN ROUTE DE XOUVE.\U.
285
commencent à fléchir et, blêmes, les
traits tirés, sortent de la colonne et
s'allongent en queue.
A Boukanéfls, on échange les mor-
veux contre des anciens qui étaient là en
détachement.
Le colonel, alléché par les badauds,
exhibe sa voix de ténor grincheux.
Notre colonel a adopté une voix de
tête fort appréciable. Ses apostrophes
prennent la note aiguë et transpercent
l'auditeur intéressé.
Dernièrement, au rapport, il s'écriait,
plein de sollicitude :
— Première compagnie, votre hache
à la cuisine est-elle en bon état ?
— Oui, mon colonel, répond le ser-
gent-major.
— Et vous, la deuxième ?
— Egalement, mop colonel.
— Troisième ? (c'était ma compa-
gnie).
— En très bon état, mon colonel.
— Vraiment, Monsieur, elle est en
. t
286
AU PAYS DES ETAPES.
i' n
/■<> . I
ii >
bon état. Et moi, votre colonel, je viens
de constater qu'elle avait une brèche!
Quinze jours de consigne.
C'était vrai, ma hache avait une brè-
che et je n'en savais rien; mon colonel
me l'apprenait et me le prouvait d'une
manière frappante.
A Boukanéfis, les traînards appre-
naient également que notre chef savait
se faire comprendre dans les hautes
notes. '
*
Nous avions vingt-cinq 'Algériens par
compagnie.
Leur présence faisait honneur au re-
crutement régional, tout en nous don-
nant certaines inquiétudes.
Au quartier, à chaque instant, nous
parlementions avec un père éploré, une
mère inquiète, un frère exigeant, une
sœur suppliante.
Selon le tempérament de chacun, nous
étions doux, conciliants ou brutaux.
l'î-
mmm
EN ROUTE DE NOUVEAU.
28-
Ici; à la grand'halte, une jeune fille
m'accoste.
Elle a une robe sale, des hanches su-
perbes, des yeux immenses et effarés,
un teint de bronze et une voix d'or.
— Gonzalès est-il dans votre compa-
gnie? me demande-t-elle.
— Oui, mademoiselle, il vient en ar-
rière.
Gonzalès arrive, elle lui saute au cou.
Il
I )
là
Si 'i:i
CI : !
9
' >. 1,19»
Kl'i rn*
W
288
AU PAYS DES ETAPES.
et pleure comme une Madeleine en Teni-
brassant ^omme du bon pain.
J'apprends ensuite que c'est la fiancée
de Gonzalès.
Il me sera difficile de stimuler cet
homme s'il faiblit; je me rappellerai
toujours la scène des adieux.
w
Pas de café à la grand'halte; le capo-
ral d'ordinaire l'a oublié.
Nous nous brossons le ventre.
Nous partons.
Voilà une petite rivière. Il y a un pon-
ceau où deux hommes peuvent passer
de front.
Nous ne sommes pas du tout pressés;
l'étape est courte. Mais, pour nous
aguerrir, on ordonne à la colonne de
marcher dans l'eau jusqu'à la ceinture.
Nous aurions préféré le ponceau.
E\ ROUTE DE NOUVEAU.
289
* ♦
Hier, nous étions à Ben-Youb, village
de quinze maisons.
De Teau partout, rivière tout le long
de rétape.
A un kilomètre du village se profile
sur l'horizon la somptueuse demeure
d'un propriétaire africain.
Une jeune fille se tient sous le porche.
Elle est grande, assez jolie, taille bien
prise, buste confortable et nez long.
Un officier se détache et va lui serrer
la main.
Une conversation gracieuse s'engage.
Le son de sa voix est bien timbré et
sympathique. Son sourire met deux ran-
gées de dents blanches au grand jour.
Je la regarde, elle ne me regarde pas;
là s'arrêtent nos relations.
Quelle délicieuse vision pour un soldat
couvert de poussière dans un pays sau-
vage I
17
290
AU PAYS DES ETAPES.
.r;
MU
/i
i i ^'^
Nous poursuivons notre route.
Au village, rien de particulier.
Un fournisseur ivre, quelques juifs
graisseux, une église à moitié démolie,
un puits asséché, une dizaine de jardins
potagers brûlés du soleil, un chien mai-
gre qui passe dans la rue, une cigogne
planant au-dessus de Técole où dorment
six élèves des deux sexes, deux femmes
espagnoles qui sourient aux soldats, un
scorpion sous ma tente et une bonne nuit
de sommeil.
Ce matin, j'étais d'arrière-garde.
Deux ou trois traînards seulement, les
hommes s'aguerrissent.
Sur le bord de la route, j'aperçois un
nez rouge, dont le propriétaire était un
brisquard de vieille souche.
Très courageux, il s'éponge le front à
mon approche, attrape son sac et file
en soupirant.
) \
EN ROUTE DE NOUVEAU.
291
Je fume tout le temps d'interminables
pipes, qui activent mes réflexions.
A Slissen, une maison, un ruisseau et
une cantine.
Dans la cantine, un homme laid et une
femme très jolie. Je la regarde de toutes
mes forces.
Plus nous avançons vers le sud, plus
nous nous éloignons d^, la civilisation,
plus nous apprécions le sexe faible qui se
fait rare.
Le belle cantinière répond à mes désirs
en n'y faisant pas attention et continue à
servir du crick aux soldats assoiffés.
Fatigué, je me couche.
Mon sommeil est accidenté. Mes nerfs
me donnent des coups de massue qui me
font bondir sur l'alfa, j'ai les membres
moulus, les reins en capilotade.
*
* *
Nous sommes à Daya.
>-4
■: ï l
.;;^;i
292
AU PAYS DES ETAPES.
I- i
w
Je viens de faire mes emplettes pour
l'ordinaire chez le fournisseur.
Nous avons toute la journée de demain
pour nous reposer et je me promets
d'aller visiter la Vigie, petite redoute ju-
chée sur le sommet d'un pic du Moyen-
Atlas.
Elle commande les Hauts-Plateaux et
donne asile à une vingtaine d'hommes
du bataillon d'Afrique.
Hier^ étape pittoresque.
Nous cheminons tout le long de la ri-
vière que nous traversons quatre fois h
sec durant le trajet.
De beaux arbres partout, de belles
essences, ce qui me réconcilie avec l'as-
pect maigre ordinaire des forêts algé-
riennes.
A Magenla, une fort belle redoute pour
mille hommes. Elle en contient une cen-
taine en ce moment.
Du 1®"* juin au l^"" octobre, il y aura un
caporal et quatre hommes relevés tous
les huit jours.
ij t'
EN ROUTE DE NOUVEAU.
293
Impossible d'habiter Magenta pendant
cette période, les fièvres y sont trop exi-
geantes.
La population, les animaux, les bour-
riquots, les chiens, jusqu'aux soldats qui
fuient.
Et pourtant cette redoute a coûté des
milliers et des milliers de francs.
Pour notre arrivée, le fournisseur avait
fait des frais.
Nous dînons chez lui, les sergents-
majors, et il nous sale d'importance.
Encore une belle jeune fille à signaler.
Elles se font bien rares.
Un fouillis de cheveux incultes, un nez
à tous les vents, des lèvres rouges, fes-
tonnées, agitées d'un tic nerveux qui dé-
couvre de ci de là un fond blanc de dents
saines, une robe noire et sale; employée
démissionnaire des postes, graduée de
l'Ecole normale, parole vive et animée.
294
AU PAYS DES ETAPES.
~f*fcr^f>*'w*^^r^jW^f^f^^M^f^
VOIX nette, tranchante et bien douée;
somme toute, assez bonne pièce à étu-
dier.
Elle nous sert un repas copieux, au-
quel nous faisons honneur.
* *
En entrant au camp, Magny reçoit un
affront. \
. Le colonel avait visité les sacs de l'or-
dinaire. Notre camarade y avait fait
mettre un ballot d'outils de cordonnier
avec quelques kilos de clous.
— A qui ces ballots ? s'écrie le colonel,
d'une voix assurée.
— A la deuxième, répond Magny.
— Dans quelle armée avez-vous donc
servi ? riposte le colonel.
Magny a fait ses débuts dans l'armée
des Etats-Unis.
— Dans une armée où l'on sait servir,
mon colonel, répond -il, respectueuse-
ment.
EN ROUTE DE NOUVEAU.
295
Le colonel lui administre quinze jours
de salle de police.
Aujourd'hui, le colonel a levé sa puni-
tion et a prescrit aux autres compagnies
de faire venir des outils de cordonnier,
qui nous rejoindront pendant le séjour.
Magny jubile.
Ce matin, nous avons fait une étape
courte, mais bonne.
Une montagne à pic à franchir.
Nos hommes soufflaient comme des
forges, les souliers jetaient des étincelles
dans les cailloux, les tètes tournoyaie-^l
un peu au sommet de la montagne et
nous arrivions à Daya à dix heures du
matin.
Demain, nous avons repos et peut-être
pour plusieurs jours.
* *
Nous sommes restés sept jours à Daya.
;m""«iS
'Xi
îi v'>.
296
T-
AU PAYS DES ETAPES.
Le quatrième, j'étais d'avant- poste
avec mon peloton.
Rien à signaler, sauf quelques grands
arbres isolés que je prends pour des ca-
valiers ennemis dans mes rondes de nuit.
Au réveil, nous faisons un festin de
circonstance : une matelote de serpents
apprêtée par le cuisinier du détachement.
Les hommes disponibles étaient partis
en chasse la veille et avaient fait une
razzia de toutes les couleuvres grassouil-
lettes en ballade dans la forêt.
Ce n'est pas très bon, très bon, mais
avec un peu de bonne volonté on dirait
des anguilles.
* *
Ce matin, à onze heures, nous som-
mes arrivés à Sidi-Chaïb, avec quatre
cent cinquante chevaux, cinquante bour-
riquots, sept cents fantassins, trois cents
spahis, deux cent vingt-cinq goumiers et
des vivres pour trente jours.
dBM84p ...
EN ROUTE DE NOUVEAU.
297
Belles sources à l'étape et jolie oasis.
Des pigeons en masse qui se laissent tuer
à coups de matraque.
Mon capitaine, très doux d'habitude
quoique rouge de figure, se fâche après
un loustic et lui lance un coup de poing
dans la nuque, l'envoyant piquer une tête
dans une rigole.
C'était une brute qui a compris de suite
l'argument persuasif du capitaine.
* *
Après Sidi-Chaïb, El-Hamman, point
quelconque situé sur les Hauts-Plateaux.
De l'alfa, du thym et des puits bour-
beux. Il y a à boire et à manger dans
cette eau.
J'espère bien que nous aurons tous le
ver solitaire.
Djerf-el-Rorab, étape suivante.
Le long du trajet, beaucoup de chan-
tiers d'alfa. Quelques centaines d'Espa-
17»
298
0^^t^t^***0^l
AU PAYS DES ETAPES. «
gnols qui travaillent pour la Compagnie
Franco-Algérienne,
Au gîte, un redir, trou d'eau bour-
beuse. Trop de boue dans ces parages.
Bou-Guern, onze puits saumâtres,
dans le Chott El-Chergui.
Tout près, un campement de\ la tribu
des Hamyans.
Grand'halte à El-Iiamra.
J'avais une faim indiscutable. Je me
sentais disposé à dévorer Tarrière-train
d'un animal quelconque.
Nous parlementons avec quelques in-
digènes qui nous vendent un agneau. La
pauvre bête n'a pas fait long feu. Pour
ma part, j'en ai mangé un gigot entier.
Le soir même, nous avions une alerte^
la première.
Un peu d'énervement partout, car
c'était la nuit. Nos hommes se remettent
bientôt, cependant, caressant anxieuse-
; \
EN ROUTE DE NOUVEAU.
299
i
K
(kd \
Pfe
n
lùr^é
ment leur fusil et interrogeant
rhorizon. Rien.
Voilà des gaillards qui n'ont
pas Tair commodes. A la place
des Arabes, je m'abstiendrais.
*
* *
/
ous sommes rejoints par
deux compagnies du ba-
taillon d'Afrique, une
section du 9^ d'artillerie
de Castres et une cin-
quantaine de mulets.
En tout, deux cents hommes de plus,
sept officiers et vingt sous-officiers.
Nous leur faisons un accueil enthou-
siaste.
Voilà un bon point pour l'émula-
tion.
Légionnaires, joyeux, spahis, artil-
leurs de France, chasseurs d'Afrique et
tirailleurs.
Wi
^ }
\ l
300
AU PAYS DES ETAPES.
Avec de pareils éléments, on ne doit
pas craindre les défaillances.
Diable ! nous nous observerons mu-
tuellement.
*
* *
m'
A Ogla-Sérour, sur le Chott, hier,
nous avons eu une tempête mal venue.
Toutes nos toiles filaient dans le Chott
comme des papillons.
Une pluie battante, avec accompagne-
ments d'éclairs et de tonnerre, nous rin-
çait de partout.
Les feux éteints, pas de soupe. Des
frissons nous secouent et nous remontent
les épaules jusqu'aux oreilles, les che-
vaux rompent leurs liens et se précipi-
tent, affolés, dans le bourbier du Chott,
les chameaux se débandent et pleurent h
fendre l'âme, les bourriquots arabes na-
sillent avec acharnement et nous, nous
jurons avec conviction. ^
Musique panachée et spectacle pitto-
EN ROUTE DE NOUVEAU.
301
resque ! Mais la moindre éclaircie ferait
bien mieux notre affaire.
Une double ration d'eau-de-vie, un
peu de soleil et beaucoup d'efforts de
tout le monde finissent peu à peu par
remettre les choses en place.
lous rm-
Fékarine, où nous
sommes en ce mo-
ment, beaucoup d'al-
fa, beaucoup d'eau,
mauvaise, — c'est monotone,
partout l'eau est mauvaise,
— et arrivée des premiers
mercantis juifs, qui nous
vendent cent sous un
/ pain de trois livres.
Depuis quinze jours,
nous mangions du biscuit et le tabac se
faisait rare.
Pas de pain, pas de tabac, deux cho-
ses qu'on ne pardonne jamais.
J ■■■ -ri:
302
AU PAYS DES ETAPES.
•'ifs
Les juifs offrent pour trente sous un
paquet de tabac de deux sous.
C'en est trop, les joyeux et les légion-
naires bousculent juifs et marchandises
et font une razzia de toutes leurs provi-
sions.
Ma foi, aussi, ces juifs sont trop rapa-
ces, je n'ai pas la force de les plaindre,
ni le courage de blâmer nos hommes.
\
D'autant que ce matin, les lascars de
chez moi se sont très bien conduits.
Ma compagnie marchait en queue de
colonne.
Il pleuvait, que c'était un parti pris.
Un vrai déluge sur nos tètes, des gout-
tières le long de nos échines, une boue
particulièrement collante à nos pieds et
une grinche générale dans les esprits.
A deux kilomèti'es de l'étape, un mulet
de l'artillerie s'écrase et tourne l'œil,
lil
EN ROUTE DE NOUVEAU.
303
nous laissant sur les bras un affût de
cent kilos, un brancard et un bât.
Le conducteur prend les devants et va
chercher du renfort.
Mais il est long à revenir et la pluie
fonctionne de plus belle.
Des jurons énergiques commencent à
circuler. On en veut au mulet d'être
mort à la peine.
Saisissant Tinstant, je m'écrie :
— Allons, les légionnaires, est-ce que
cette ferraille-là va nous faire poser long-
temps ici ?
Quatre vigoureux gaillards empoi-
gnent l'affût, le hissent sur leurs épaules;
d'autres saisissent le brancard et le bât,
et le capitaine donne l'ordre de marcher.
A notre entrée au camp, les artilleurs
nous acclament.
*
Puis il fallait dresser nos tentes.
Les outils portatifs grattent partout le
Il il
304
AU PAYS DKS ETAPES.
sol à vingt centimètres de profondeur,
nos toiles sont tendues avec peine et
nous essayons de trouver dans nos sacs
un morceau de linge à peu près sec.
Ce n'est pas chose facile.
Et là- dessus des mercantis juifs qui
nous demandent cent sous pour un pain
et trente sous pour un paquet de tabac.
Il n'y avait plus de patience nulle part
et les juifs s'en aperçurent. l^
Et moi, tant pis, je tournai
le dos.
* *
ous sommes ici depuis
quatre jours.
Le premier soir,
une alerte d'autant
plus émouvante,que l'enne-
mi est signalé aux envi-
rons.
^' Il était minuit. On cul-
bute les tentes et on saute aux faisceaux.
EN ROUTE DE NOUVEAU.
305
Les bouchons de- fusil sont enlevés ,
les culasses mobiles fonctionnent et les
doigts tâtent nerveusement les cartou-
ches dans la giberne.
Nous restons là une bonne demi-heure^
immobiles.
Nous recevons enfin Tordre de rentrer
sous la tente.
Quelques Arabes du goum, peu initiés
aux minuties du service en campagne,
s'étaient amusés à aller à la chasse h
l'affût.
Ils furent bâtonnés et tout fut dit.
#
* *
Le lendemain, il faisait un beau soleil .
et une fraîche brise.
Avec deux camarades, nous allons
aux sources, seul but de promenade.
Par extraordinaire, les eaux étaient
assez limpides ce jour-là.
Elles sortent d'une source abondante
et s écoulent dans un petit marécage, sur
^1 m
306
AU PAYS DES ETAPES.
m' '•
m
les bords duquel poussent de longs ro-
seaux et quelques palmiers.
Nous nous Y installons, à Tombre.
A peine étions-nous assis que des voix
claires se font entendre, des piétinements
précipités se rapprochent et des Arias!
Arias ! encourageants, avec des coups de
matraque sur les échines, résonnent
dans Tair.
Ce sont les femmes d'un douar voisin
qui viennent à Teau avec des bourriquots.
Agiles sont une dizaine, la plupart
vieilles, ridées, bossues, des monstres.
Dans le tas, une mignonne enfant,
avec de grands yeux ahuris, une svel-
tesse de formes, une grâce juvénile dans
tous ses gestes.
Son costume est simple : une pièce de
cotonnade d'un blanc terreux, en forme
de sac, fendu jusqu'aux hanches pour
laisser passer les bras nus et descendant
jusqu'au genou.
ar voisin
EN ROUTE DE NOUVEAU.
307
* *
Elle détache ses peaux de bouc accro-
chées aux flancs d'un docile bourriquot
qui attend, mélancolique, son charge-
ment du retour.
Elle plonge ses outres dans la source
pour les rempHr.
Pendant ce temps, nous admirons la
fillette, tout étonnés de sa beauté, de sa
souplesse élégante sous ses haillons, delà
douceur de sa voix, de ses mouvements
qui découvrent des charmes pudiques,
s'étalant sans honte dans leur nudité
inconsciente.
Nous sommes tous trois silencieux, à
réfléchir, à penser comme c'est beau,
une femme.
Aussi, il y a plus de deux mois que
nous n'en avions vu.
Ici, plus que jamais, nous compre-
nions la nécessité du sexe faible.
Soigneusement cachés par les roseaux.
h
mf:
M m ■
I
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' m' Un V
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.;: I
il
308
AU PAYS DES ETAPES,
nous n'avions pas bougé, craignant de
voir s'envoler comme une ombre la jolie
vision jetée ainsi dans l'ennui de notre
existence.
Mais ce coquin de Pascal est nerveux,
impressionnable et très entreprenant.
Il se lève et fait mine de se diriger
vers le groupe.
A sa vue, c'est une panique générale.
Les femmes poussent des cris étour-
dissants, lâchent là outres et bourri-
quots et détalent dans la plaine comme
une volée de moineaux, avec des gestes
effarés, toutes les marques de la plus
profonde terreur.
*■ *
Les bras nous tombent et, quelque
peu attristés de ce résultat inattendu,
nous essayons de les rassurer par des
signes pacifiques.
C'est en vain, leur frayeur redouble:
elles se sauvent encore plus loin, s'arrê-
310
AU PAYS DES ETAPES.
tent par instant pour nous regarder
groupées comme des gazelles effarou-
chées.
Nous quittons Fendroit sans avoir pu
les tranquilliser.
De loin, nous voyons les pauvres fem-
mes s'encourager mutuellement, revenir
craintives et inquiètes, reprendre vive-
ment leurs peaux de bouc, qu'elles em-
portent à moitié vides, en tourhant fré-
quemment la tête de notre côté. Elles
stimulent leurs bêtes pour quitter au
plus tôt le voisinage des roumis.
Nous voilà donc passés à l'état d'épou-
vantails de femmes I
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Gombat de Ghellala
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^\^2SSb^^l.
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EPUis plus d'un mois,
nous parcourons la
plaine en tous sens,
toujours à la poursuite
de cet insaisissable Bou-
Amena.
'^\- Nous ajoutons kilo-
mètres sur kilomè-
tres sans autre résul-
tat que des fatigues
inouïes, de la misère, souffrances de la
faim, ennuis de toutes sortes.
Rien à signaler pendant tout ce temps,
sauf de nombreuses alertes provenant de
quelques coups de fusil de maraudeurs.
Nous en étions tellement blasés que
nous ne prenions seulement pas la peine
de sortir de nos tentes.
/■
El"! fJ
.d-ÉMi
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312
AU PAYS DES ETAPES.
Et puis, nous cherchions depuis si
longtemps ce sacré Bou- Amena que nous
finissions tous par croire qu'il n'existait
que dans l'imagination de nos espions.
Ajoutons également que notre sur-
veillance s'était quelque peu relâchée à la
suite de la sécurité parfaite de nos mar-
ches.
Mal nous en prit.
\
* *
Au départ de l'étape, le matin du
19 mai, la colonne avait en tête le ba-
taillon de la légion; un bataillon du
2^ zouaves, qui nous avait rejoints dans
l'intervalle, couvrait les flancs, et enfin
un bataillon du 2^ tirailleurs algériens
fermait la marche.
Le 4*^ chasseurs d'Afrique et les gou-
miers précédaient la colonne et gar-
daient les flancs au loin.
Nous avions un convoi de plus de
trois mille chameaux, dont l'allongement
! \
COMBAT DE CHELLALA.
313
s'étendait sur un espace .de six ou sept
kilomètres.
Les troupes de tête étaient complète-
mjnt invisibles aux fractions de queue.
Cet ordre de marche était assez im-
prudent, car il se prêtait facilement à un
coup de main hardi.
Mais, je le répète, nous ne croyions
plus à la présence de Tennemi.
*
Vers huit heures et demie, au moment
de s'engager dans une vallée de trois
kilomètres de largeur, bordée des deux
côtés de collines d'un certain relief, on
signale l'ennemi à cinq ou six kilomè-
tres en tète. *
De suite, la légion reçoit l'ordre de
mettre sac à terre et de se porter en
avant.
Les zouaves doivent garder les flancs
et les tirailleurs, la queue.
Ces précautions nous font sourire, si
18
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314
AU PAYS DES ETAPES.
t,
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m\ \'%
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sceptiques que nous étions sur la pré-
sence de l'ennemi.
Mais bientôt, cependant, nous voyons
avec une vive satisfaction que des mas-
ses profondes de burnous blancs et noirs
s'avancent au-de^vant de nous. Elles for-
maient trois groupes.
Au centre, de nombreux fantassins
nègres et, sur les deux ailes, deux co-
lonnes de cavaliers Trafics, révoltés de
la première heure; puis des Doui-Ménia
et des Ouled-Sidi-Cheick, reconnaissa-
bles à leurs étendards. En tout, à peu
près trois à quatre mille hommes.
Rien à craindre, car nous avons plus
de trois mille fusils d'infanterie, une bat-
terie d'artillerie, deux cents sabres et cinq
cents goumiers.
La légion ouvre le feu à mille mètres
et l'ennemi continue quand même à
avan'^'^r.
Le combat va devenir sérieux. Les
Arabes sont à quatre cents mètres de
nous, sans grand danger pour nos troupes
COMBAT DE CHELLALA.
315
cependant, car leurs projectiles, trop
courts, ricochent en avant de notre front.
*
* *
i
même a
Les zouaves, toujours ardents, voient
ce qui se passe en avant et veulent avoir
leur part de l'affaire.
Ils font d'immenses conversions, dé-
ployant deux compagnies sur chacune
de nos ailes, les prolongeant à droite et
à gauche.
Le convoi se trouve ainsi dégarni sur
ses flancs.
Et les tirailleurs, qui sont à six kilo-
mètres en arrière, ne savent pas encore
ce qui en retourne et s'efforcent de faire
serrer la queue du convoi pour venir à
leur tour prendre part à l'action.
Bou- Amena a saisi le mouvement des
zouaves.
Plus habile tacticien que nous ne le
croyions, il laisse ses fantassins tomber
comme des mouches sous nos projec-
if
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II; ,kA
1 . 'i
316
AU PAYS DES ETAPES.
I ■',
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tiles, contourne le mamelon de gauclie
et vient se jeter comme une trombe dans
le flanc du convoi.
*
* *
■ri;-^ ,î,^ «*•
Les vaguemestres des différents corps,
les caporaux d'ordinaire, quelques or-
donnances d'officiers, un certain nombre
d'hommes de garde aux munitions de
réserve et une vingtaine de chasseurs
d'Afrique avec un officier, sont les seuls
défenseurs du convoi.
Les tirailleurs sont encore trop loin.
Les gardes du convoi, sur le qui-vive,
voient bien l'avalanche de cavaliers ara-
bes qui fondent sur eux.
Mais il y a de l'indécision.
— Ne tirez pas, crient les uns, ce sont
nos goumiers.
— Tirez, disent les autres, c'est Bou-
Amena ! ,
Avant d'avoir pris une décision, ils
étaient culbutés, sabrés, assommés, fu-
COMBAT DE CHELLALA.
ni7
îî nli
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318
AU PAYS DBS ETAPES.
sillés à bout portant par des centaines
de cavaliers, qui chassent devant eux les
chameaux du convoi.
Les pauvres bêtes, affolées, lancent
leur chargement à tous les diables.
Caisses de biscuit, tonneaux de vin et
d'eau-de-vie, cantines ù bagages des
officiers, cantines médicales, tout le
saint-frusquin roule sur le sol dans un
gâchis parfait, et les chameaux filent
vers les montagnes, chassés par les ca-
valiers de Bou- Amena.
Les chasseurs d'Afrique, ahuris un
moment, se groupent bientôt, et, con-
duits par leur officier, M. de Laneyrie,
ils se lancent contre les Arabes.
Tous y laissent la vie. Seul leur offi-
cier revient avec trois balles dans le
corps. Il est mort ce matin.
* *
Les sokrarSy conducteurs de chameaux
de la colonne, voyant leurs compatriotes
COMBAT DE CHELLALA.
319
victorieux, renversent eux-mêmes les
chargements de leurs bêtes, sautent en
croupe et filent vers la montagne.
D'autres achèvent les blessés, défon-
cent les caisses de biscuit, s'en font une
provision et prennent le large.
Quelques-uns, qui s'étaient arrêtés
près de l'endroit où les sacs des légion-
naires avaient été déposés, coupent les
bretelles et les patelettes, s'emparent du
linge et des cartouches, empoignent les
fusils des morts et rejoignent Bou-
Amena.
Pendant ce temps, on s'amusait à tirer
à la cible à trois kilomètres en avant.
— Tiens, vois-tu ce grand nègre? Je
parie que je le tombe en trois coups,
s'écrie mon fourrier.
— Allons-y! répond un sergent.
Et plusieurs coups de feu s'abattent
sur le pauvre diable, cjui bondit comme
320
AU PAYS DES ETAPES.
un cerf quand il est frappé et s'écrase
ensuite comme une masse.
Je n'ai jamais rien vu de plus agréa-
ble. '
Tous nos coups portaient.
C'étaient des visions continuelles de
grands burnous qui s'agitaient un ins-
tant dans le vide^ pour retomber ensuite
comme des oiseaux h qui on a coupé les
ailes.
. Et le feu rapide continuait sans cesse
sur toute la ligne.
Ce que nous en avons tué, de ces mo-
ricauds-là !
Et chez nous, pas une égratignure.
Oui cependant, une balle est venue
s'aplatir sur la semelle d'un homme qui
tirait à genou.
*
* *
L'artillerie y allait h merveille.
Une section surtout, commandée par
un adjudant, faisait feu de ses deux piè-
n
COMBAT DE CHELLALA.
321
ms cesse
ces avec une justesse et une précision
qui nous émerveillaient.
Chaque obus tombait dans le tas et
soulevait des tourbillons de poussière
au milieu de laquelle apparaissaient,
comme d'immenses chauves-souris, de
pauvres gueux qui bondissaient en l'air
pour retomber ensuite fendus, écrasés
comme des figues „
On tira quarante et un coups, et cha-
que coup portait à fond.
i'.
3 ces mo-
*
* *
En arrière, les tirailleurs, qui s'étaient
arrêtés au bruit du canon, avaient fait
demi-tour, prêts à recevoir l'ennemi.
Ils se trouvaient ainsi à six kilomètres
de la première ligne, et un repli de ter-
rain leur masquait l'emplacement du
convoi.
Ils en furent quittes pour une attente
d'une demi-heure, car l'action ne dura
guère plus.
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322
AU PAYS DES ETAPES,
* *
Nos goumiers avaient disparu dès les
débuts de Faffaire, et les chasseurs, qui
s'étaient d'abord portés en tête avec l'in-
fanterie, étaient revenus au convoi en
apprenant, par quelques hommes échap-
pés au massacre, que le désordre s'y
était mis.
Mais il était trop tard, et, au loin, ils
aperçoivent l'ennemi qui se hâte de
chasser des groupes de chameaux de-
vant lui.
N'hésitant pas un instant, ils fondent
sur les Arabes, qui abandonnent une
partie de leur butin, et ramènent une
centaine de bêtes.
Pendant ce temps, on fait prévenir le
colonel du désastre du convoi.
Il donne l'ordre de suspendre l'ac-
tion, qui était d'ailleurs finie faute de
combattants ennemis, et de retourner en
arrière.
COMBAT DE CHELLALA.
323
* *
Joli gâchis !
Tout est pillé, les sacs sont éventrés,
les vivres ont di:^paru, les munitions
de réserve en grande partie emportées,
les bagages des officiers complètement
enlevés, et nous trouvons une cinquan-
taine de cadavres sur le terrain.
Nous ne rions plus.
Mais nos hommes, furieux, deviennent
un instant presque incontrôlables.
Ils se ruent sur quelques tonneaux
d'eau-de-vie qui gisent épars, les défon-
cent, boivent et tombent ivres-morts.
Au moment du départ, plusieurs ca-
valiers portent des fantassins ivres en
travers de leurs selles.
C'est un vrai désastre.
Somme toute, en récapitulant, il nous
manque cinquante-deux hommes tués,
une quinzaine de disparus et plus de
vingt blessés sur les cacolets, dont un
officier de chasseurs d'Afrique*
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m
^T
824
AU PAYS DES ETAPES.
^f.
e|' ' il
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* *
Tristement, après avoir mis un peu
d'ordre dans la colonne, nous rétrogra-
dons, le fiel dans l'âme, la rage au
cœur, bien disposés à faire payer cher
à l'ennemi l'espèce de succès qu'il vient
de remporter.
Les deux ou trois cents Arabes tom-
bés sous nos balles ne peuvent nous
consoler de nos pertes.
Aujourd'hui, la ration a été réduite de
moitié et nous en avons encore pour
trois ou quatre jours avant de rencon-
trer une colonne de secours.
Chaque nuit, nous bivouaquons en
plein air, faute de tentes, qui nous ont
presque toutes été enlevées.
Ah! les pouilleux, ils nous le paieront!
*
* *
Nous sommes de nouveau à Fékarine.
COMBAT DE CHELLALA.
325
e rencon-
II était temps, car nous n'avions plus
un radis à manger.
Ici nous avons trouvé une colonne de
ravitaillement en vivres, en munitions et
en effets de toutes sortes.
Ça fait plaisir de voir des camarades.
Ils nous apprennent que le général
commandant la subdivision d'Oran est
en route pour venir prendre le comman-
dement des deux colonnes réunies.
Cela nous réconforte, car nous espé-
rons bien avoir notre revanche.
En route, nous avons perdu tous nos
blessés ; ils n'ont pu résister ni à la cha-
leur, ni au ballottement cruel des caco-
lets.
A chaque étape, nous enterrions un
ou deux hommes.
Avant-hier, ma compagnie rendait les
derniers honneurs à un des nôtres.
Avec deux caisses à biscuit, nous lui
avons fabriqué un cercueil. C'était un
jeune Suisse de vingt-deux ans. Il avait
eu le crâne ouvert d'un coup de matra-
II". ' l'i
m
19
M
326
AU PAYS DES ETAPES.
que et la joue déchirée de la bouche à
Toreille par le crochet de l'un de ses bâ-
tons.
A cent mètres du camp, le cortège
s'arrête et Ton dépose la caisse.
Quelques hommes se mettent de suite
à creuser une espèce de fosse avec les
outils de compagnie.
Mais la terre est dure et il se fait tard.
COMBAT DE CHELLALA.
327
On dépose enfin la bière dans une
excavation de quarante centimètres de
profondeur; on la recouvre soigneuse-
ment de terre et on y entasse dessus
toutes les grosses pierres qu'on peut
trouver aux environs pour empêcher les
chacals de dévorer le cadavre.
Mon capitaine, ensuite, d'une voix
émue, fait un adieu touchant au cama-
rade. Et moi, comme sergent-major de
la compagnie, je récite à haute voix
un Pater et un Ave auxquels répondent
les hommes, tête nue et émotionnés.
Puis nous défilons devant la tombe
en saluant.
Demain, ce sera peut-être notre tour !
'i ■
'>
*
Le 2 juin, nous avons reçu le général
Détrie. Il a été acclamé.
Puis nous avons rétrogradé sur le
Kreider.
I '
M
m
m.''
I'
*i.
i:
328
AU PAYS DES ETAPES.
Le 4, nous campons à Ogla-Menesla,
non loin de Ghott El-Chergui.
Rien de remarquable, si ce n'est l'eau,
que nous trouvons au fond d'un puits
avec trente centimètres de mousse ver-
dâtre sur sa surface.
Cette eau est verte aussi et elle a un
goût d'œufs pourris.
Mais nous avons soif et il faut boire
quand même.
Quelle excellente purgation nous avons
prise làl
Pendant toute la nuit, c'était un va-et-
vient continuel du camp au dehors.
Nos boyaux délabrés se tordaient dans
des transes hurlantes.
Mais l'eau verte tenait bon, et nous
courions tous dans la plaine.
Le matin, à la première halte, à peine
les faisceaux étaient-ils formés, que tous,
comme un seul homme, avec un ensem-
ble parfait, nous nous lançons à l'écart.
Ce camp fut dénommé par les trou-
piers (( le camp des m...amelonsplats».
COMBAT DE CHELLALA.
329
is avons
Nous sommes de retour au Kreider,
après avoir fait une petite excursion à
Tismoulin, à trois étapes d'ici.
A Haci-el-Hadri, pas d'eau . : nous
trouvons les puits remplis de cadavres
d'animaux.
Voilà un excellent moyen d'assoiffer
des chrétiens.
A Tismoulin, ma compagnie enterre
encore un homme, mort de la fièvre
typhoïde.
Beaucoup de malades sur les cacolets.
Ça commence à aller mal.
Au retour, marche de nuit. Nous brû-
lons Haci-el-Hadri et nous arrivons le
lendemain à Ogla-Menesla, de diarrhée-
phile mémoire, avec cinquante-trois
kilomètres dans les pieas.
* «
Une marche de nuit, c'est gênant.
330
AU PAYS DES ÉTAPES.
là
m
T y
\\
On dort debout, on butte partout, la
fatigue est double, on a des douleurs vio-
lentes aux tempes, les yeux sont pleins
de picotements lancinants et le sac est
bien plus lourd.
Je marchais à côté de mon capitaine.
Nous causions comme de vieux amis,
car les misères communes rapprochent
singulièrement les distances. ^,
Il me parle quelques instants des mau-
vaises nouvelles qu'il vient de rece /oir
de chez lui : sa feriime et son enfant sont
malades.
Puis il se tait.
Son profil anguleux se découpe net sur
le ciel clair, sa main tiraille nerveuse-
ment les deux grandes pointes de sa
barbe.
Sa peine m'attriste profondément. Je
me sens moi-même envahi par un grand
découragement. .
Il était temps que la lumière du jour
vînt nous égayer un peu.
COMBAT DE CHELLALA.
331
Allons ! décidément, ça ne vaut rien
les marches de nuit.
*
\
Nous apprenons que Bou-Amema a
fait du propre.
Après Chellala, il a filé avec ses cava-
liers vers les Hauts-Plateaux, où il a tout
simplement massacré trois cents ou
quatre cents alfatiers.
Oh ! si nous pouvons le rattraper de
nouveau, en voilà un qui ne fera pas long
feu.
En attendant, nous partons à onze
heures pour lui courir après.
Il s'en moque pas mal de notre pour-
suite.
Avec ses cavaliers, il fait cent kilo-
mètres par jour et nous, quand nous en
avons fait quarante, nous en avons assez.
Pour le pincer, il faudrait le pour-
suivre quand il a sa smala ou ses trou-
peaux avec lui. Mais il a pris soin de
Uli i
m
fit)
.'~t,
«; ''
r*<"è
332
AU PAYS DES ÉTAPES.
laisser ces choses gênantes à cent kilo-
mètres au sud du Figuig.
Nous avons couru deux jours pour des
prunes.
Bou-Amema nous a proprement dis-
tancés.
Hier, nous rencontrons un liialheu-
reux Espagnol à moitié mort de faim et
de fatigue.
Fait prisonnier par les révoltés, il a
pu s'esquiver de leur camp, avec une
balle dans Fépaule.
Il nous apprend que ks Arabes sont
très nombreux et qu'ils emmènent en
captivité une dizaine de femmes et quel-
ques hommes. Les femmes ont été don-
nées aux chefs et les hommes servent
d'esclaves.
Ils ont aussi avec eux quatre ou cinq
soldats faits prisonniers à Chellala. Il
paraît qu'ils ne sont pas maltraités.
COMBAT DE CHELLALA.
333
«#*^i»^<^»»>^»%^*<»^«^«**<»x»<»^«»» — W<x»***MM»^i^i**^i^>^»^«^'^— o^^O^» 10
Si nous avions des ailes pourtant I
A rinstant nous recevons Tordre de
rentrer dans le Tell, pour reprendre la
campagne à l'automne .
Car il est impossible de vivre ici sans
eau pendant Tété. Et puis nos espions
nous ont appris que Bou-Amema se di-
rige sur Tafilalet, au diable, dans le dé-
sert.
Inutile de songer à aller le dénicher
dans ce pays de feu.
A Tautomne prochain alors ! . . .
19.
lia Golonne de jNfégneF
;l' : 1
Nous sommes campés à Ras-el-Ma
depuis près de cinq mois.
Rien de particulier.
De Tennui^ de Fabsinthe et quelques
exercices au programme de chaque jour.
Ce que j'ai fait de siestes pendant ces
cinq mois !
Un seul événement à noter.
Un bataillon de France, pris dans le
centre et transplanté sans arrêt à Ras-
el-Ma, n'y a pas fait de choux gras.
Nous avions vu ici le 17®, le 32% le
144% le 81% le 41% le 3% le 16% le 15%
etc., et nous fraternisions beaucoup.
Arrive le N^ de ligne et ça change
avec celui-là.
Le commandant, un homme toujours
malade et particulièrement moral, avait
i ''Ml
336
AU FAYS DES ETAPES.
défendu à tout son monde de nous fré-
quenter.
La suite fut presque un désastre.
Le commandant toujours sous la tente^
les officiers bourrés de nostalgie et peu
sociables par ordre, et les hommes, tris-
tes, confinés dans leurs gourbis ne sor-
tant pas de peur de rencontrer quelques-
uns de ces sacripants de légionnaires.
Résultat : au bout d'un mois, la moi-
tié des lignards sur le flanc ou enterrés
dans l'alfa, et des ordres de rentrer en
France.
Voilà où mène l'ostracisme : à la pa-
resse, à l'hypocondrie et enfin à la mort.
* *
Au Kreider, de nouveau.
Quel changement à vue. Au mois de
juin, quand nous y sommes passés les
premiers depuis 1870, on n'y voyait rien
que les ruines d'une vieille redoute cons-
truite en 1852.
LA COLONNE DE NEGRIER.
337
Maintenant, des mercantis y vendent
du rhum, du saucisson et des conserves,
le chemin de fer y passe, une nouvelle
redoute est en voie de construction et
des femmes faciles sont même venues y
jeter des racines profondes.
Nous sommes ici sept mille chameaux,
deux bataillons de la légion, deux batail-
lon^ du 2*^ zouaves, deux bataillons du
2® tirailleurs, deux escadrons du 4® chas-
seurs d'Afrique, un escadron de hus-
sards, deux compagnies du train et un
colonel. Le général Delebecque doit venir
bientôt nous y rejoindre.
Et, de plus, trente jours de vivres.
I'!' 15.
* *
Nous avons pour chef notre nouveau
colonel, M. de Négrier.
En voilà un qui ne badine pas.
Raide comme le règlement, toujours
sur pied, très élégant, ganté de frais,
avec du linge blanc chaque jour, i^, che-
338
AU PAYS DES ETAPES.
U'I
val dès l'aube et mettant pied à terre à
la nuit.
Il mène les choses rondement.
Le légionnaire qui bronche est sûr de
son affaire.
Avec tout ça, estimé, admiré et re-
douté.
On a une confiance illimitée en lui.
Les hommes, qui le craignent, se fe-
raient couper en petits morceaux pour
lui plaire.
Aussi, tout marche à merveille.
Nous partons demain pour Sidi-el-
Abiod. Il paraît qu'il y a là une kouba
qui ennuie le colonel.
*
« *
Nous y sommes, à Sidi-el-Abiod.
Hier, nous avons traversé le champ
de bataille de Chellala, plus exactement
El-Monalock.
Des ossements, des fémurs, des tibias,
LA COLONNE DE NEGRIER.
339
■-I l
des crânes, beaucoup d'objets de tris-
tesse.
On les a ramassés et, ayant creusé
une fosse, on y a enfoui ces lugubres
débris avec les plus grands honneurs
militaires.
Puis le colonel a fait venir les notables
de tous les ksours voisins.
En leur présence, nous avons cons-
truit un tumulus en pierres sèches sur
la tombe de nos morts.
Ce travail terminé, le colonel a fait
aux chefs arabes à peu près le petit dis-
cours suivant :
— Messieurs, cett^. tombe est sous
votre garde; si jamais une seule pierre
en est détachée, je vous ferai tous fu-
siller.
C'était sec, mais bien tapé, et les ké-
birs arabes, dans leurs burnous rouges,
avaient tout à fait l'air d'avoir compris.
I m
340
AU PAYS DES ÉTAPES. ^
n M^iMAM^tMM^w***»**^
*
h.i
A Sidi-el-Abiod, il nous restait un
autre devoir à accomplir.
Le colonel assemble les grands chefs
des environs et leur dit simplement :
— Déterrez-moi votre saint.
Ceux-ci se récusent, en disant qu'ils
seraient foudroyés s'ils y touchaient.
— Je vous fais tous fusiller à l'instant
et je fais ensuite sauter la kouba si vous
ne faites pas ce que je vous dis.
Ce diable d'homme ne parlait que de
faire fusiller tout le temps.
Les Arabes, au son d'un argument si
suggestif, se mettent à la besogne et,
après un laborieux déblaiement, on
extrait un volumineux sarcophage.
A sa vue, toute les troupes de la co-
lonne, massées en carré autour de la
kouba, présentent les armes et les tam-
bours et clairons battent et sonnent aux
champs.
LA COLONNE DE NEGRIER.
Puis on fourre quelques centaines de
kilos de poudre dans les fondations de la
mosquée et, deux minutes après, la
sainte kouba sautait dans les nuages.
*
* #
Le colonel fait ensuite placer le cer-
cueil du grand saint sur un chameau
richement caparaçonné d'or et de pierre-
ries et lui adjoint une garde d'honneur.
S'adressant alors aux chefs arabes
atterrés, il leur dit :
— Vous voyez, nous respectons vos
saints et vos croyances ; mais cette mos-
quée était un foyer religieux de révolte
contre la France. Je l'ai détruite. Je
transporte votre marabout chez nous, à
Géry ville, où je lui ferai élever un temple
digne de lui : vous viendrez l'adorer là.
Très expéditif, notre colonel, et peu
commode pour les Arabes.
Et en route donc pour Géry ville I
Voilà un saint bien casé.
lii
V >
- 1
-M
;
■ \
342
AU PAYS DES ETAPES.
* *
Nous sommes arrivés h Méchéria,
après être passés par Chellala^ Tiout,
Aïn-Sefra, etc. .
Marches pénibles sans résultats.
Au Djebel-Smir^ une émotion impré-
vue.
La colonne longeait une ligne de hau-
teurs escarpées.
Soudain, une fusillade bien nourrie
sur les montagnes et une grêle de. balles
s'abat sur nous, nous tuant un caporal
et deux hommes.
Certain désarroi dans la colonne. On
hésite un instant, assez offusqués d'une
attaque aussi inattendue.
Le colonel, qui marche en tête, se
tourne sur son cheval et s'adressant à la
première compagnie :
— Allons, les légionnaires, est-ce
qu'on aurait peur maintenant au régi-
ment?
LA COLONNE DE NEGRIER.
343
H«^*^«^>^<^
Puis, tranquillement, mettant pied à
terre, il commence tout seul à gravir la
montagne où n'a pas cessé la fusillade.
Pristi I il ne fut pas longtemps seul.
Quelques minutes après, les hauteurs
étaient couronnées de pantalons rouges,
parmi lesquels il y avait beaucoup de
zouaves.
* *
Les Arabes n'ont pas de chance.
J'en trouve pour ma part sept ou huit
affaissés sur les crêtes des rochers, avec
des trous de baïonnette dans la poitrine
ou la tête démolie par une balle.
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344
AU PAYS DES ETAPES.
^i^^^^^t^^0m^^rm0^^^
Du sang partout. Ils paraissent mai-
gres, ces pauvres diables, mais ils sai-
gnent beaucoup quand on les tue.
De notre côté, outre le caporal et les
deux hommes de la légion abattus au
début, nous perdons un lieutenant de
zouaves, écrasé par un fragment de ro-
cher; deux adjudants sont grièvement
blessés et cinq hommes sont tués.
C'est trop de sang français gaspillé.
Nous prenons nos quartiers d'hiver à
Ben-Khélill.
De bons puits, une vieille redoute
assez bien conservée et un cimetière bien
garni qui nous relate le passage de la
colonne de Wimpffen en 1870.
A propos de cimetière, j'ai visité celui
de Méchéria.
, Un bataillon du 2® zouaves et un ba-
taillon du 41^ de ligne y ont construit
LA COLONNE DE NEGRIER.
345
une redoute en pierres sèches et amé-
nagé les sources.
Beaucoup de miasmes dans ces para-
ges.
Preuve, trente-deux tombes dans le
petit cimetière, pieusement entouré d'un
mur.
J'ai fait là une promenade bien triste.
Dans les allées, très propres et bien
entretenues, je rêvais en lisant les noms
de nos pauvres morts, écrite par les
mains des camarades, avec de petits
cailloux ronds, sur la tombe de chacun.
Dans le trajet d'Aïn-Sefra à Ben-
Khélill, nous avons été bloqués par la
neige à Mahroun.
La veille, le temps menaçait, le vent
était d'un frisquet très vif et de gros nua-
ges commençaient à mouiller nos toiles.
Pendant la nuit, la neige tomba.
..m
U:W,
'mm
346
AU PAYS DES ETAPES.
Le matin, je me réveille au son du
clairon qui sonne au rapport.
Il fait une nuit complète sous ma tente.
Inquiet, je conclus à une alerte.
Je me lève précipitamment, ma tête
heurte la toile et un grand jour se fait.
Je comprends.
La neige, amoncelée sur ma tente,
glisse au choc.
Nous sommes bloqués. ^
*
Je sors. Il neigeait à plein ciel. La
plaine est blanche à perte de vue. Il y en
a trente centimètres sur le sol.
Je cours au rapport.
Le colonel veut marcher :[uaiid même.
Il fallut culbuter le ntes pr r arra-
cher les hommes, que i <mg jurdissement
clouait dans leurs couvertures.
Les chameaux ne veulent pas se le-
ver. On leur met en vain le feu à la
I.A CUI.UNNE DK NEGRIER.
347
queue. Ils crient, se lamentent, mais ne
bougent pas.
Force nous fut de rester là vingt-
quatre heures de plus.
Et moi qui croyais que la neige ne
tombait qu'en Europe I
*
C'est le premier de TAn. Bonne
affaire : aucune carte à envoyer.
Et pourtant je devrais le faire, car le
colonel m'a nommé adjudant il y a quel-
ques jours.
Mes nouvelles fonctions me font plai-
sir, mais le service de grande semaine,
qui m'incombe, ne me donne aucun ins-
tant de répit.
C'est pendant une excursion à Kef-
Saffa, que le colonel m'a nommé adju-
dant.
La neige m'avait été contraire en no-
vembre dernier. Quelques jours après,
mes genoux prenaient du ventre et un
r !
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i!.lSl ! I I
EOTd
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348
AU PAYS DES ETAPES.
ventre d'un rouge violacé et poli comme
du marbre. Et des douleurs à faire hur-
ler.
Je ne dormais plus la nuit, et le jour je
me traînais en glissant soigneusement
les pieds sur le sol entre les touffes
d'alfa. Impossible de me servir de mes
notules. Rien ne fonctionnait.
J'étais i ;en hypothéqué.
Et monter sur un cacolet, fallait pas y
songer. Un sergent-major de la i'gion,
en colonne o.t proposé pour officier, mon-
ter sur uh bourriquot ! Allons donc,
jamais de la vie !
Je marchais, mais je n'en menais pas
large.
Pendant les haltes, je rattrapais le
temps perdu en prenant un peu d'avance
sur la colonne, qui me laissait en arrière
à la halte suivante.
Le colonel, qui naviguait partout.
Tw
LA COLONNE DE NEGRIER.
349
m'avise un jour et m'ordonne de monter
sur un mulet d'ambulance.
Je ne réponds rien, mais je coi;?tinue ù
me traîner.
Le lendemain, le colonel, qui y tenait,
m'interpelle de nouveau :
— Je vous avais dit de monter sur un
cacolet, sergent-major ?
— Oui, mon colonel, mais ça va
mieux, maintenant.
— Oh! très bien, alors, répond-il.
Le soir, j'étais nommé adjudant, et à
ma compagnie même, où il y avait une
vacance par organisation.
Je l'aurais embrassé, notre colonel.
Je fus guéri moralement, mais mes
genoux se rebiffèrent encore pendant
quelques jours.
*
* *
Et aussi, quelles étapes! Quarante-
deux kilomètres par jour en moyenne.
m
1 I
350
AU PAYS DES ETAPES.
Du matin à la nuit jusqu'au soir à la
nuit. Et huit jours de vivres sur le sac.
C'est vrai que je ne portais pas le sac,
mais, à l'arrivée, je me payais trois ou
quatre kilomètres de plus que les cama-
rades pour aller communiquer les ordres
aux avant-postes ou ailleurs.
Le colonel était dur en route.
— Les coups de fusil sont rares ici,
mettait-il au rapport, nous nous battons
à coups de kilomètres. Il s'agit donc de
marcher. Le médecin ne reconnaîtra
malades que les hommes qui le sont
réellement. La fatigue et les maux de
pieds ne sont pas considérés comme
maladies. Les hommes qui persisteraient
à se faire porter malades sans cause
seront dépouillés de leurs vivres, fusils
et cartouches, et abandonnés dans la
plaine. ,
' Il n'y a pas à dire, il fallait marcher
et nous marchions.
. Pendant cette excursion, qui dura
vingt jours, nous laissâmes ainsi une
LA. COLONNE DE NEGRIER.
351
quinzaine d'hommes en arrière^ mais
tous rejoignirent, plus tard, sains et
saufs.
Le colonel, sous cette apparence rigide,
cachait son jeu.
Aussitôt qu'on lui signalait un homme
laissé en arrière, il détachait un ou deux
goumiers qui nous le ramenaient le soir à
rétape.
Et chaque homme, paraît-il, rappor-
tait à TAiabe un louis, que le colonel
payait de sa poche.
Mais c'était là un secret qui ne trans-
pirait pas.
*
* *
amsi une
Notre chef ne se ménageait guère non
plus.
Tout le service reposait sur lui. Il fai-
sait sonner le réveil lui-même, afin que
personne ne fût préoccupé pendant le
sommeil.
Il avait trois chevaux qu'il montait
352
AU PAYS DES ETAPES.
i i
à tour de rôle pendant la journée. Galo-
pant à droite, à gauche, en avant, en
arrière, il était partout à la fois.
Le soir, il rentrait sous la tente deux
heures après les autres, quand tout le
monde était installé.
Après un repas rapide, il écrivait des
lettres aux diverses colonnes qui agis-
saient de concert avec lui et chaque let-
tre, en triple expédition. Tous les soirs
ainsi jusqu'à une ou deux heures du
matin.
Puis tout habillé et botté, il s'étendait
pour dormir un peu.
A trois heures et demie, il était de-
bout et réveillait le clairon de garde qui
campait à côté de sa tente, pour lui faire
sonner le réveil d'un seul coup de langue
prolongé. i ■ -
Et cette vie -là durait des quinzaines
entières.
\
Toujours soucieux de donner aux
LA COLONNE DE NEGRIER.
353
uinzames
mer aux
hommes tout le repos possible, il avait
simplifié le système des avant-postes.
Chaque compagnie envoyait seulement
une escouade à deux cents mètres en
avant de son front. En cas d'alerte, — ce
qui arrivait souvent, — )a section seule, à
laquelle appartenait l'escouade, se portait
aux faisceaux et attendait des ordres et
les trois autres continuaient à reposer.
L'ordre de marche également avait été
amélioré.
Au lieu de marcher en carré, en com-
pagnies entières déployées, il faisait mar-
cher par section et par le flanc.
Une fraction de la colonne gardait le
convoi et avait ordre de le tenir toujours
groupé, et l'autre fraction, avec l'artille-
rie, formait un échelon de combat chemi-
nant sur le flanc menacé.
La cavalerie, le goum et une compa-
gnie franche, organisée par lui et compo-
sée de cent hommes d'élite sans sac et à
dos de mulet, précédaient In colonne à
une journée d'avance.
I!
20.
v
354
AU PAYS DES ÉTAPES. \
Colonne proprement dite.
B i/î section d'avant-gardo.
V section.
is{ les punis.
1=1 la gardo de police, (i/î section).
3' 4*
B \Wi Scellons.
1" Compagnie.
'' + _ _ -
sections. ti O O munitions.
D D D Tonnelets
Q Q □ Vivres.
n □ n I^agages-
[] [] P] Ambulance
\-
2' Compagnie.
sections.
=\ sections.
3* Compagnie.
■ ''^ à»
scellons.
I
sections.
4* Compagnie.
^ l
{= section d'arrière garde.
LA COLONNE DE NEGRIER.
855
Echelon de combat, sur le flanc menacé.
r-
= section d'avant-garde.
= sections,
>-
1" Compagnie,
• Compagnie.
d" 2*
= seclloiis.
2* Compagnie.
3* 4°
= = sections.
y 1" 2*
I
Artillerie,
I I I
Ambulances.
D D D D
sections.
3* Compagnie.
3' r
\=\ = sections.
sections.
B sections.
4* Compagnie.
= section d'arrière garde.
20.
356
AU PAYS DES ETAPES.
*^t^^s^^^^^^^t^^^^^^
; ^■,i'
3' I
i 1
i'i
\ î
a
r-
Celte compagnie franche nous lut d'un
grand secours.
En cas d'attaque^ toutes les compa-
gnies s'arrêtaient et se déployaient face à
l'extérieur. L'échelon de combat parait
aux éventualités, et, au convoi, on atten-
dait des ordres pour agir, tout en faisant
masser et coucher les animaux de trans-
port et les conducteurs.
La fatigue était moindre et la sécurité
plus grande. ^ -'
Avec l'ancien ordre de marche, on dé-
ployait une compagnie de deux cent cin-
quante hommes sur un seul rang.
Rien de plus pénible que de marcher à
peu près alignés dans de pareilles condi-
tions.
Dans la formation par le flanc, les
hommes suivent machinalement ceux
qui les précèdent sans aucune préoccupa-
tion de garder l'alignement ni les distan-
ces. En cas d'attaque, on est déployé
en un instant.
m
i\
LA COLONNE DE NEGRIER.
357
il'l
Nous étions en route depuis huit jours
et quelle fatigue, mon Dieu, quelle fati-
gue !
Et ces pouilleux-là qui se sauvaient
toujours !
Ils savent bien ce qu'ils font, car il
est plus pénible de se sentir mourir len-
tement sous le poids des kilomètres inter-
minables, que de reôevoir de bons coups
de fusil qui fouettent le sang et nous font
oublier la fatigue, la faim et les misères
de toutes sortes.
Ce que c'est triste de marcher dans la
plaine I
Le matin, au départ, on voit l'alfa et le
thym qui vont se perdre au loin et se
confondre avec le ciel en tous sens. Le
midi, le soir, à chaque instant, même
spectacle. Pas un accident de terrain,
pas un être vivant, une solitude conti-
nuelle, accablante, une immensité impla-
II
hé I i
M h !
■ils
ri'
1
If
Il
81 n
If
11'
358
AU PAYS DES ETAPES.
cable qui nous étreint dans un ennui im-
muable.
Pour deux sous nous aurions donné
notre vie. Facile à comprendre que celle
des autres ne nous était guère sacrée :
elle ne valait pas une chiquenaude.
L'âme gonflée de fiel^ la rage au cœur^
nous n'aurions reculé devant rien.
*
Enfin ^ nous apprenons que notre
avant-garde est venue en contact avec
les contingents de neufs douars des Em-
barecks, Doui-Menia^ Beni-Guils et
Ouled-Sidi-Cheik sous les oi^dres de Si-
Sliman.
Surpris dans leur campement^ ils
avaient d'abord fait assez bonne conte-
nance contre la cavalerie^ mais ils filaient
bienlôt en voyant les cent hommes de la
compagnie franche mettre pied à terre
et leur envoyer des feux de salve.
Abandonnant femmes^ enfants^ vieil-
LA COLONNE DE NEGRIER.
359
nnui im-
lards et tous leurs troupeaux, les cava-
liers s'étaient évanouis dans le désert. ,
Les chasseurs d'Afrique, qui se rappe-
laient toujours le sort de leurs malheu-
reux camarades à Chellala, avaient tout
sabré .
*
* *
Nous arrivons sur les lieux. Des cada-
vres partout, une centaine de cavaliers,
des vieillards, des femmes et des enfants
gisaient derrière les touffes d'alfa; vingt-
deux mille moutons, douze cents cha*-
«0..*
m
360
AU PAYS DES ETAPES.
!
[il
i; !t
„l
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llv'
1 I
\^'
meaux et cent trente-neuf tentes étaient
tombés en notre pouvoir.
Le colonel donne l'ordre de brûler tout
ce que nous ne pouvons pas emporter.
Des tapis, des telliss, des tentes, des
centaines de sacs de dattes sont empilés
et incendiés.
Des milliers d'agneaux et de che-
vreaux sont attachés près des tentes ù
d'immenses cordes d'alfa pendant que les
troupeaux vont au loin à la pâture.
Il faut les tuer car ils ne peuvent sui-
vre. On les assomme à coups de crosse,
on les perce du sabre et de la baïon-
nette, mais ils sont trop nombreux et
la besogne tire en longueur.
On trouve un autre moyen. Armés
d'une forte matraque, on joue du mouli-
net. Chaque coup fait voler en éclats
trois ou quatre petites têtes inconscientes
et marque bientôt le long de la corde un
sillon sanglant moucheté de morceaux
de crâne et de cervelle.
iî ■'^
LA COLONNE DE NEGRIER.
361
On se grise, on perd la tête dans cette
orgie du massacre.
Pénible nécessité, car il faut faire le
vide autour des révoltés. C'est en les rui-
nant, en les affamant qu'ils se soumet-
tront.
E matin, après un jour de repos,
nous reprenons le chemin du re-
tour.
Les Arabes sont re-
venus sur nos talons et
nous tiennent de près.
La nuit, ils nous tirent
des coups de fusil
sans beaucoup de
résultats.
^ L'arrière-garde
a l'ordre de tuer
toutes les bêtes qui ne
peuvent suivre.
Le deuxième jour, les
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AU PAYS DES ETAPES.
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goumiers amènent au colonel un pauvre
diable, hâve, les yeux caves, à moitié
mort de faim.
C'est un espion qui s'était faufilé la
nuit dans notre camp.
Le colonel ordonne de le fusiller im-
médiatement.
Je suis adjudant de grande semaine et
cetto corvée m'incombe.
je fais ficeler l'Arabe avec une corde
de tente, les deux mains derrière le dos,
et, prenant quatre hommes, les premiers
venus, je conduis le condamné vers un
mamelon, tenant par une exh 'mité la
ficelle qui le lie.
Il marche d'un pas ferme, mais sa
figure anxieuse se détourne et ses yeux
hagards sont fixés sur les canons mena-
çants dos fusils.
Arrivé à une petite dune de sable, je le
lâche. Il prend sa course, regardant tou-
jours derrière lui, cambrant instinctive-
ment les reins comme pour se garer des
coups.
I-A COLONNE DE NEGRIER.
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AU PAYS DES ETAPES.
Quatre coups de feu partent et une
balle l'attrape au vol à la base du crâne.
Il fait une pirouette comme un clown de
cirque et retombe lourdement sur le dos.
Il était tué raide.
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Pendant ce temps^ le colonel avait fait
faire une pancarte en arabe ainsi congue :
(( Voilà le sort qui attend tous ceux qui
osent venir m'espionner. Peine iniitile
d'ailleurs. J'ai mille fusils sous mes or-
dres. Je serai demain à tel endroit où je
ferai séjour. Je lance le défi de venir
m'attaquer à tous, les Arabes de la
plaine. »
Puis, faisant mettre le cadavre de l'es-
pion bien en évidence sur le sommet de
la dune, il ordonne de le couvrir de son
burnous qu'on maintient étendu avec des
pierres aux angles et auquel on fixe la
pancarte avec des épingles . V
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LA COLONNE DE NEGRIER.
365
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Nous continuons notre route sans au-
tre incident que la réception d'un cour-
rier^ le premier depuis quinze jours.
Très belle musique^ la sonnerie du
clairon qui annonce à la colonne l'arrivée
du courrier.
Quelle joie pour ceux qui reçoivent des
lettres et quelles mines attristées chez
ceux qui sont déçus.
Je recevais ce jour-là des lettres de ma
famille.
Ma bonne petite sœur m'annonçait son
mariage et faisait des vœux pour moi,
en priant Dieu de me ramener bientôt
sain et sauf, pour m'embrasser et me
donner le gros baiser qu'elle déposait
dans sa lettre.
Cette chère petite sœur, si elle avait
vu en ce moment comme j'étais fait, je
ne sais même pas si elle m'aurait re-
connu.
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Départ pouF le ^onlgin
UELLE joie au camp !
Nous apprenons à l'ins-
tant que notre bataillon
est désigné pour aller au
Tonkin.
^ Il V aura de la bonne
besogne là-bns, et — qui sait — le galon
de sous-lieutenant peut-être au bout de
tout cela ?. . . Et la croix ?. . .
Ici s'arrêtent les notes de mon cama-
rade.
Je les ai fidèlement transcrites^ en res-
pectant leur cachet de terroir. Au lecteur
de juger si elles valaient la peine d'être
imprimées.
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TABLE DES MATIERES
Pngos.
A Théo-Critt 5
Notes d'un légionnaire 7
Premières impressions Il
Débuts 25
Caporal H5
Fourrier 49
Sergent. 61
La dame noire 73
En détachement 85
Ma baraque 97
Une fête 111
Sergent-major 125
La belle juive Vl : » ^. ^ . . : v.^.,.»^. . l.si.
F!tanp«s . " '■■ ^ o o *' » ' ■■' ^ -^ i » i i ^ . .îftQ
Les manœuvres .' ///. .'. '. / ' 185
LiOr PUD 3.186 I ^< •>> f • 0 & V' Ô • C «ociAU» '«C^ • 4 • î V • • ^ • 0* ^ a ^•^
Le Canadien français. : '..'.'. .V . l . . ' ' 2^
Impressions de marche 235
Impressions de garnison 253
Eu route de nouveau 283
Combat de Chellala 311
La colonne de Négrier 335
Départ pour le Toukiu 367
Paris ot Limoges. — Imp. miiit. Henri CHAni.p,sL^VAUi^GLi.G.