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Full text of "Au pays des étapes [microforme] : notes d'un légionnaire"

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TEST  TARGET  (MT-S) 


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Sciences 

Corporation 


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23  WEST  MAIN  STREET 

WEBSTER,  N.Y.  14580 

(716)  873-4503 


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CIHM/ICMH 

Microfiche 

Séries. 


CIHIVI/ICIVIH 
Collection  de 
microfiches. 


Canadian  Institute  for  Historical  Microreproductions  /  Institut  canadien  de  microreproductions  historiques 


Technical  and  Bibliographie  Notes/Notes  techniques  et  bibliographiques 


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D 


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n 


n 


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Couverture  endommagée 


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Leti 


tre  de  couverture  manque 


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Cartes  géographiques  en  couleur 


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Planches  et/ou  illustrations  en  couleur 

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qu'il  lui  a  été  possible  de  se  procurer.  Les  détails 
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D 


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12X 


16X 


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28X 


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32X 


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originaux  sont  filmés  en  commençant  par  la 
première  page  qui  comporte  une  empreinte 
d'impression  ou  d'illustration  et  en  terminant  par 
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The  last  recorded  frame  on  each  microfiche 
shall  contain  the  symbol  — »>  (meaning  "CON- 
TINUED"),  or  the  symbol  Y  (meaning  "END"), 
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cas:  le  symbole  — ^  signifie  "A  SUIVRE  ",  le 
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Les  cartes,  planches,  tableaux,  etc.,  peuvent  être 
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reproduit  en  un  seul  cliché,  il  est  filmé  à  partir 
de  l'angle  supérieur  gauche,  de  gauche  à  droite, 
et  de  haut  en  bas,  en  prenant  le  nombre 
d'images  nécessaire.  Les  diagrammes  suivants 
illustrent  la  méthode. 


1  2  3 


1 

2 

3 

4 

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TOUS  DROITS  RÉSERVÉS 


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Ch.  DES  ECORRES 


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AD  PAYS  DES  ÉTAPES 


NOTES  D'UN  LÉGIONNAIRE 


ILLUSTRATIONS    DE    BAÏONNETTE 


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PARIS 

II,  Place  Saint-Andrè-desAris. 


LIMOGES 

46,  Nouvelle  rouie  d'Aixe,  46 


IMPRIMERIE  ET  LIRRAIRIE  MILITAIRES 

Henri  CHARLES-L AV AUZELLE 

ÉDITEUR 


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II 


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1892 


V, 


OUVRAGES  DU  MEME  AUTEUR  : 

Expéditions  autour  de  ma  tente,  chez  Pion,  Nourrit  et  Co. 
—  1  volume,  3  fr.  50.  V 

Souvenirs  de  Saint-Maixent  (Illustrations  de  Baïonnette), 
chez  Henri  Charles-Lavauzcîle  (7e  édition).  —  1  volume, 
3  fr.  50. 


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PRÉPÂkA-TlÔTs^  •:• 


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Nos  ChdSâeiurs;  al^itus*.  flllustr JticSitâ  fle*  l^aîditnette.) 
L'Officier  d'infanterie  chez  lui.  (Illustrations  de  Baïonnette.) 

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P5 


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A  THÉO  CRITT 


Je  vous  dédie  ce  livre,  'mon  cher  ami. 

Vous  avez  dit  la  vie  de  Vofjîcier,  ses 
amours,  ses  joies,  ses  tristesses,  ses  émo- 
tions patriotiques,  ses  mondanités  élégan- 
tes, ses  frivolités,  ses  mesquineries  poti- 
nières,  ses  déceptions  amères,  que  le  bon 
ton  recouvre  toujours  d'un  voile  discret. 

Je  dis  ici  la  rude  vie  du  soldat  dans  le 
rang,  avec  son  langage,  ses  brutalités,  ses 
rancœurs,  ses  grosses  et  naïves  gaîtés,  ses 
brusques  élans,  ses  défaillances,  ses  géné- 
reuses aspirations,  son  égoïsme  dans  la 
misère,  ses  dévouements  spontanés. 

Ce  sont  des  notes  épaî^ses  jetées  sans 
cohésion  au  hasard  des  marches. 

Elles  n'ont  qu'un  mérite,  c'est  d'être  sin- 
cères au  jour  le  jour. 


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Ch.  des  Ecorres. 


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Août  1891. 


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J^otel  dun  LégionnaiFe 


L  était  neuf  heures  du  matin. 

Je  prenais  tranquillement  mon 
café,  en  lisant  le  livre  du  moment. 
Soudain,   un  violent   coup   de 
sonnette  résonne  à  ma  porte. 

—  Bon  !  un  gêneur,  m'écriai-je, 
fort  ennuyé. 

Car,  ici,  dans  ma  petite  ville 
de  province  où  la  paresse  et  la 
tranquillité  se  complaisent  dans 
de  longs  sommeils,  la  nuit,  et 
dans  de  molles  siestes,  le  jour, 
rien  n'est  laissé  au  hasard,  tout  ahoutit 
à  une  monotonie  exquise. 

Ce  carillon  à  ma  porte,  à  pareille 
heure,  n'était  pas  dans  le  train  quotidien, 
détonnait  dans  mes  habitudes. 

J'allais  défendre  de  recevoir,  mais  on 
me  prévint  en  me  présentant  une  carte 


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sui*  laquelle  je  lisais  le  nom  d'un  de  mes 
plus  vieux  amis  du  régiment. 

Je  me  précipite  dans  ses  bras,  et,  en 
une  longue  étreinte,  nous  oublions  les 
années  qui  viennent  de  s'écouler,  sépa- 
rant nos  deux  amitiés. 

Retour  du  Tonkin,  il  était  lieutenant, 
bien  campé  dans  un  dolman  de  turco, 
les  jambes  perdues  dans  l'irrésistible  et 
immense  culotte  de  l'officier  d'Afrique. 

Parti  légionnaire,  il  revenait  turco, 
avec  la  croix  et  une  brochette  de  décora- 
tions exotiques  d'un  fort  bel  effet. 


* 


Deux  heures  durant,  nous  vécûmes  le 
passé,  évoquant  nos  misères  communes 
et  nos  joies  toujours  si  grandes  mais  si 
rares,  nous  communiquant  nos  projets  et 
nos  espérances,  et,  apprenant  que  je  fai- 
sais parfois  des  livres,  il  me  passa  ses 
notes  de  campagne,  que  je  soumets  ici 
au  lecteur. 


NOTÉS   D  UN    I.KOIONNAIRE. 


9 


Elles  s'adressent  aux  jeunes  comme 
aux  anciens.  Tous  y  trouveront  des  sou- 
venirs, des  aspirations  et,  peut-être,  des 
regrets  de  n'avoir  jamais  été  soldats. 

Car  le  métier  militaire  a  cela  de  parti- 
culier de  plaire  à  tout  le  monde.  Ses  misè- 
res et  ses  joies  nous  y  attachent  par  toutes 
les  fibres.  En  le  quittant,  on  emporte  au 
cœur  des  déchirures  cruelles  que  le  moin- 
dre éclio  du  passé  avive  et  que  la  mort 
seule  guérit. 
i  Les  haines,  les  colères,  le  décourage- 
ment, les  révoltes  intimes  se  succèdent 
chez  le  soldat  avec  de  fréquentes  éclair- 
cies  d'amour-propre  satisfait,  d'ambitions 
comblées;  mais  ces  passions  fondent  et 
disparaissent  à  l'instant  suprême  pour  le 
laisser  ferme  et  résolu  en  face  du  devoir 
envers  la  patrie. 

Le  sceptique,  qui  sourit  de  bonne  foi  à 

la  lecture  de  ceci,  sera  étonné,  au  moment 

des  épreuves,  de  découvrir  en  lui  un 

foyer  caché  d'ardeurs  patriotiques  qu'une 

étincelle  allume. 

i. 


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Et  celui  qui  n'a  jamais  eu  un  fusil  en 
main  ne  peut  se  défendre  d'une  profonde 
émotion  à  la  vue  du  régiment  qui  passe 
drapeau  en  tête. 

Mon  camarade,  dans  ses  notes,  se 
chargera  de  démontrer  une  fois  de  plus 
la  vérité  de  ces  naïfs  axiomes. 

Je  lui  donne  la  parole. 


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premièFel  Imprellioni 


Dès  ma  plus  tendre  enfance  je  voulais 
être  soldat  en  France. 

Mon  voisin,  un  grand  vieillard  tout 
blanc,  chauve  comme  un  caillou,  avec 
deux  formidables  moustaches  dont  les 
pointes  lui  caressaient  les  oreilles,  me 
faisait  frémir  en  me  racontant  ses  cam- 
pagnes du  premier  empire. 

Je  pleurais  à  chaudes  larmes  quand 
les  Prussiens  l'avaient  sabré,  je  battais 
des  mains  avec  frénésie  quand  les  Fran- 
çais avaient  eu  le  dessus,  et  le  soir,  au 
lit,  les  yeux  fermés,  je  me  voyais,  grand, 
formidable,  un  pli  terrible  au  front,  un 
sabre  sanglant  à  la  main,  entouré  de 
cadavres  et  de  blessés,  combattant 
jusqu'à  la  m.ort  pour  la  gloire  et  la 
patrie. 

Mes  rêves  étaient  pleins  de  coups  de 


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AU    PAYS    DES   ETAPES. 


canon^  de  fusillades,  de  charges  à  la 
baïonnette,  de  fumée  épaisse,  où  flottait, 
triomphant,  le  drapeau  delà  France. 

Sitôt  levé,  j'accourais  auprès  de  mon 
vieil  ami,  qui  recommençait  ses  récits 
héroïques. 


* 
*  * 


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Plus  tard,  à  Fécole,  je  reçus  en  prix  un 
livre  illustré,  où  je  voyais  des  batailles, 
des  soldats  français  en  marche  et  au 
bivouac. 

Une  des  gravures  me  faisait  pleurer  de 
rage.  Elle  représentait  un  malheureux 
grenadier  qu'un  cavalier  araljc  traînait 
attaché  à  la  queue  de  son  cheval. 

Un  jour,  pris  de  fureur  je  sauvai  la 
vie  au  grenadier,  en  déchirant  l'image, 
jetant  l'Arabe  au  feu.  Ainsi  délivré,  j'étais 
certain  que  mon  fantassin  pouvait  s'en 
retourner  rejoindre  ses  camarades. 


PREMIERES   IMPRESSIONS. 


13 


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Donc^  en  arrivant  au  Havre,  à  deux 
heures  du  matin^  j'attendais  avec  impa- 
tience le  moment  où  le  soleil  me  permet- 
trait de  mettre  pied  h  terre  pour  voir  un 
soldat  français. 

Enfin  l'horizon  se  colore  peu  à  peu,  le 
jour  arrive  et  je  débarque. 

Sans  renseignements^  guidé  par  mon 
instinct^  je  flâne  dans  les  rues,  louvoyant 
de  ci  de  là,  cherchant  à  reconnaître  par 
leurs  dehors  les  grands  bâtiments  qui 
abritaient  les  héros  de  mes  rêves. 

Jusqu'à  huit  heures  du  matin,  mes 
recherches  furent  vaines  et  je  commen- 
çais à  croire  que  le  Havre  n'avait  pas  de 
garnison,  quand,  soudain,  au  détour 
d'une  rue  étroite,  je  me  trouve  nez  à  nez 
avec  un  tourlourou  pur-sang. 

Dieu  I  quel  désenchantement  ! 

Il  paraissait  fatigué,  vanné,  en  proie  à 
un  malaise  général  qui  le  faisait  zigza- 
guer. 


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14 


AU    PAYS    DES   ETAPES. 


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Un  shako  monumental  écrasait  sa 
petite  tête  imberbe  ;  sa  capote  se  tordait 
en  plis  nombreux  sur  son  torse  maigre; 
ses  bras^  comme  des  antennes,  se  balan- 
çaient avec  des  mouvements  lents,  le 
long  de  ses  cuisses  ;  ses  pieds,  immenses, 
pris  dans  d'incommensurables  souliers, 
émergeaient  d'un  pantalon  —  deux 
fourreaux  informes  —  qui  s'arrêtait  à  la 
cheville. 

Son  pas  lourd,  sans  cadence,  faisait 
résonner  le  pavé  d'un  bruit  mat,  comme 
les  coups  de  battoir  d'une  blanchisseuse 
fatiguée. 

Le  regard  terne,  la  figure  pâle,  la 
])Ouche  molle,  tout  l'ensemble  banal  et 
ahuri . 

J'avais  là  devant  moi  un  troupier  fran- 
çais, mon  rêve  de  quinze  ans,  le  héros 
de  mes  épopées,  le  descendant  de  ces 
preux  herculéens  dont  la  légende  avait 
soigneusement  grandi  chez  moi  les  pro- 
portions homériques. 

Gomme  un  éclair  surgissent  dans  mon 


^1 

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i  K 


PREMIERES    IMPRESSIONS. 


15 


esprit  des  visions  sublimes  :  les  cheva- 
liers sans  peur  et  sans  reproche,  les 
vigoureux  hommes  d'armes,  les  dragons 
de  sinistre  mémoire,  les  fringants  et 
braves  mousquetaires,  les  vieux  grena- 
diers de  la  garde  impéï'iale,  les  terribles 
soldats  d'Afrique,  les  gais  et  insouciants 
zouaves  de  l'Aima,  les  fiers  vaincus  de 

1870 pour  s'enfuir   et  s'éteindre, 

me  laissant  seul  face  à  face  avec  mon 
pauvre  petit  fantassin. 

Contraste  ironique  ! 

Je  venais  de  quitter  le  soldat  anglais, 
raide,  bien  sanglé  dans  .sa  veste  rouge, 
une  badine  de  dix-huit  pouces  à 
la  main,  une  étroite  jugulaire 
pinçant  sa  lèvre  inférieure,  fier, 
grave,  ne  riant  jamais  en  dehors 
de  la  caserne,  marchant  toujours 
h  la  promenade  comme  à  l'exer- 
(!ice,  dédaigneux  du  passant,  con- 
fit en  sa  vaniteuse  morgue  de  la 
rue. 

Lo  petit  troupier  marclinit  vers 


n 


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16 


AU    PAYS    DES   ETAPES. 


I  •  il 


// 


moi.  Je  le  croise  en  le  dévisageant.  Il 
se  range  timidement  me  laissant  tout 
le  trottoir. 

Le  misérable  !  pas  même  hardi^  pas 
môme  insolent  ! 


* 


Attristé,  je  me  dirige  vers  la  gare  pour 
prendr3  le  trainde  Paris. 


PREMIERES    IMPRESSIONS. 


17 


Comme  tout  ce  pays  est  beau  !  un 
jardin  continuel,  pas  une  parcelle  de 
terre  inculte  ! 

Partout  des  bois,  des  bosquets,  des 
champs  cultivés,  d'élégantes  maisons 
noyées  dans  la  verdure,  des  fleurs,  de 
jolis  cours  d'eau,  encore  des  fleurs,  tou- 
jours des  fleurs. 

Le  train  court  à  travers  un  paradis 
terrestre. 

Mais  comme  tout  me  paraît  mignon, 
petit,  mièvre  !  ... 

Les  voitures  du  train  sont  minuscules, 
la  locomotive  est  grêle,  avec  un  sifflet 
qui  crie  comme  un  jouet  d'enfant.  La 
Seine,  un  fleuve,  ressemble  à  une  petite 
rivière  d'Amérique;  les  bateaux  qui  la 
parcourent  sont  autant  de  chaloupes. 

Les  prés,  les  champs,  les  jardins,  les 
bois  sont  grands  comme  des  mouchoirs 
de  poche. 

Quelle  différence  avec  nos  rivières,  nos 
lacs,  nos  forêts,  nos  prairies  immenses  ! 

Et  les  gigantesques  palais  à  vapeur  du 


I 


y 


18 


AU    PAYS    DES    ETAPES. 


Saint-Laurent^  du  Mississipi,  de  l'Hud- 
son  ! 

Et  les  viaducs  hardis,  les  pilotis  tita- 
nesques  de  nos  chemins  de  fei*,  les  ponts 
grandioses,  perchés  sur  des  échasses 
pyramidales  à  travers  nos  larges  et  pro- 
fonds cours  d'eau. 


* 


I  i 


\ 


J'arrive  à  Paris.  Ici,  autre  désenchan- 
tement. 

On  m'avait  tant  vanté  cette  immense 
capitale  que  je  fus  tout  naïvement  étonné 
d'y  voir  des  maisons  comme  partout 
ailleurs. 

Il  me  fallut  un  bon  mois  pour  me 
rendre  compte  de  la  beauté  de  la  ville. 

Ensuite  quel  enthousiasme  toujours 
croissant! 

Les  Tuileries,  le  Louvre,  les  vieux 
monuments,  les  grands  palais,  les  mu- 
sées, l'Opéra,  les  théâtres,  les  hôtels  de 
maître,  les  places  publiques,  les  parcs. 


'  \ 


PREMIERES   IMPRESSIONS. 


19 


les  Champs-Elysées^  panorama  merveil- 
leux sans  cesse  renouvelé  ! 

Et  puis^  au  théâtre,  quelles  représen- 
tations, quels  concerts,  quels  artistes  en 
tous  genres  ! 

Exhibitions  continuelles,  musées,  bals 
publics,  fêtes  de  toutes  sortes.  Et  ces  bou- 
levards, ces  coquettes  avenues,  magasins 
somptueux,  cafés  et  restaurants,  vie 
intense  et  continuelle  de  jour  et  de  nuit  ! 

Jamais  une  minute  de  trêve,  toujours 
la  fièvre  de  vivre,  la  rage  du  mouvement, 
à  peine  le  temps  de  dormir  un  peu  sur 
vingt-quatre  lieures.       .  •  - 

Dans  les  journaux,  les  mieux  rédigés 
du  monde  entier,  chaque  matin,  chaque 
soir,  les  annonces  de  réjouissances  tou- 
jours nouvelles,  où  les  plus  grands  artis- 
tes en  tous  genres  travaillent  de  concert. 

Chez  les  éditeurs,  chez  les  libraires, 
tous  les  jours,  les  nouveautés  piquantes 
du  roman,  de  l'histoire,  de  la  poésie,  des 
arts  et  des  sciences. 


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AU    PAYS   DES  ETAPES. 


* 


Pendant  des  mois^  ce  fut  pour  moi  un 
rêve,  un  enchantement  continu. 

J'oubliais  tout,  me  laissant  aller  à  la 
dérive  d'un  bonheur  longtemps  désiré  et 
complètement  satisfait;  et  j'étais  pour- 
tant venu  en  France  pour  être  soldat  ! 

Un  matin,  par  hasard,  lisant  un  jour- 
nal, mon  regard  s'arrête  sur  l'annonce 
d'une  grande  revue  à  Longchamps. 

Un  remords  me  prend.  Allons  voir  ça, 
me  dis-je,  avec  une  légère  arrière-pensée. 

Le  petit  troupier  du  Havre  traînait 
toujours  dans  mes  souvenirs.  Aussi,  ses 
grandes  antennes  endolories,  ses  quilles 
paresseuses,  sa  figure  imberbe,  son  re- 
gard terne,  ses  gros  souliers  et  son 
immenes  shako  m'avaient  laissé  une  trop 
pénible  impression. 

Je  me  dirige  sans  enthousiasme  vers 
l'immense  champ  où  le  ministre  de  la 
guerre  devait  passer  sa  revue.     , 

Arrivé  des  premiers,  j'avais  pris  place 


PREMIERES   IMPRESSIONS. 


21 


en  avant,  et  je  pouvais  tout  à  mon  aise 
voir  manœuvrer  Tinfanterie,  la  cavalerie, 
l'artillerie  et  toutes  les  armes. 

Changement  à  vue  I 

Le  fantassin  pris  individuellement  fait 
assez  maigre  figure  devant  un  étranger, 
mais  en  masse  il  est  superbe.  Pantalon 
dans  les  guêtres,  jugulaire  sous  le  men- 
ton, marchant  allègrement  à  la  cadence 
d'une  musique  animée,  ce  n'est  plus  le 
même  homme. 

Un  air  crâne  règne  si;r  chaque  rang, 
les  jarrets  sont  tendus,  les  yeux  sont 
brillants,  les  armes  sont  bien  placées, 
l'alignement  est  parfait. 

C'était  un  spectacle  émouvant  pour  un 
dilettante  militaire. 

Mes  poumons  se  dilataient  de  plaisir, 
et  le  fantassin  du  Havre  s'évanouissait 
peu  à  peu  pour  ne  plus  laisser  bientôt 
dans  mon  esprit  que  la  trace  lointaine 
d'un  mauvais  rêve. 

Quelle  élasticité  dans  ce  défilé  !  Quelle 
belle  attitude  des  soldats  et  des  officiers  I 


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Quelle  marche  leste  et  nerveuse  î  Quelle 
(îorrection  dans  les  alignements  ! 

J'étais  absolument  ravi. 

Mais  ce  fut  bien  autre  chose  (juand 
vint  la  cavalerie. 

Grands  gaillards^  gontlés  de  muscles 
et  de  sang,  carrément  assis  sur  des  bêtes 
superbes,  tenant  immobiles  à  la  main 
des  lattes  éblouissantes  au  soleil,  coiffés 
de  casques  métalliques  aux  mille  reflets, 
dont  les  crinières  flottantes  fouettaient  les 
reins  robustes,  j'avais  là,  devant  moi, 
défilant  au  trot,  la  garde  républicaine, 
cette  troupe  d'élite  qui  fait  l'admiration 
de  tout  étranger. 

Ils  étaient  suivis  de  près  par  les  cui- 
rassiers, les  chasseurs,  les  hussards,  les 
dragons. 

C'était  du  délire  partout. 

Puis  vint  l'artillerie. 

Chaque  ligne  de  batterie  passait  devant 
moi  avec  la  rectitude  d'un  cordeau  tendu, 
essieu  contre  essieu,  roulant  avec  un  fra- 
tîas  de  tonnerre,  convei'sant  aux  angles 


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AU    PAYS   DES   ETAPES. 


sans  une  courbe,  et  partant  toujours  h 
fond  de  train  dans  une  autre  direction, 
se  succédant  sans  cesse  :  un  éblouisse- 
ment  de  rigidité  mécanique. 

Bravo  !  brava  !  Je  battais  des  mains, 
des  pieds,  du  cœur,  de  tout  mon  être, 
criant  ma  joie  et  mon  enthousiasme. 

Le  soir,  en  me  couchant,  j'en  étais 
malade.  ^       ;. 


Alors,  la  capitale  me  parut  vide,  la 
passion  militaire  m'avait  repris  tout 
entier  et,  quinze  jours  après,  j'étais  sol- 
dat en  Afrique,  à  la  légion  étrangère. 

Depuis,  je  n'ai  rien  regretté,  rien 
oublié,  et  j'espère  bien  que  mes  applau- 
dissements du  début  se  changeront  un 
jour  en  cris  de  victoire.  *' 


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îébuti 


E  viens  de  signer 
mon  engagement. 
Depuis  une  heure, 
je  suis  soldat  à  la 
légion  étrangère. 

Pourquoi  à  la  lé- 
gion  étrangère?  Je 
T      I  I     me  1^  demande  avec 

J        V       /     1    tristesse,   car  il  me 

semble  pourtant  que 
j  e  suis  bien  Français . 
Pas  une  goutte  de  sang  étranger  dans 
mes  veines  :  ma  mère,  originaire  de 
Dieppe,  et  mon  père,  de  Saint-Malo. 
Breton  et  Normand,  cela  me  paraît  assez 
français  cependant. 

Tant  pis  !  J'ai  été  semé  et  cultivé  en 
Amérique,  cela  sufïit  pour  me  reléguer 
avec  les  étrangers. 


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AU    PAYS    DES    ETAPES. 


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Patience  !  Je  saurai  bien  être  Français 
un  jour. 

J'ai  mangé  ma  première  soupe 
hier.  Pouah  !  ce  n'est  pas  bon^ 
et  le  pain  non  plus.  Mais  on 

s'y  habitue,  pa- 
raît-il. Je  l'espè- 
re. 

Mon  chapeau 
haute  forme  et 
ma  redingote  font 
mauvaise  im- 
pression sur  les 
casquettes  et  les 
blouses  de  mes 
nouveaux  cama- 
rades. On  a  un  peu  l'air  de  me  mettre 
au  rancart. 

Hier  soir,  j'étais  triste  en  face  de  mon 
lit;  il  ressemblait  h  un  cerceuil.  C'était 
dans  ma  note.  En  disant,  l'autre  jour, 
adieu  h  Marie,  j'abandonnais  t<.)ut. 


DEBUTS 


27 


Grédié  !  c'est  dur  de  tout  lâcher  ainsi 
ù  mon  âge. 

Je  pars  ce  soir  pour  Marseille. 

C'est  un  gros  sergent-major  de  chas- 
seurs à  pied  qui  vient  de  m'apprendre 
cette  nouvelle^  en  me  remettant  une 
feuille  de  route,  un  franc  vingt-cinq  par 
jour  et  le  prix  de  mon  passage. 

Un  franc  vingt-cinq  par  jour,  ce  n'est 
pas  le  diable,  mais  avec  cela  on  ne  crève 
pas  de  faim. 


* 


Je  suis  à  Marseille  depuis  trois  jours. 

C'est  une  belle  ville,  avec  un  vieux 
port  qui  ne  sent  pas  bon  et  quelques 
beaux  monuments,  autant  que  j'ai  pu 
m'en  rendre  compte  dans  mon  rapide 
passage;  car,  à  notre  arrivée,  nous  trou- 
vions à  la  gare  un  jeune  caporal,  plein 
de  cris  et  d'ardeur,  qui  nous  cueillait  au 
débotté  pour  nous  conduire  dans  la  plus 
infecte  des  casernes. 


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AU    PAYS  DES  ETAPES. 


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J'y  couchai  sur  trois  planches  avec 
des  punaises. 

Aujourd'hui,  je  suis  au  fort  Saint-Jean. 
C'est  une  vieille  masure  décrépite  dont 
les  murs  suintent  l'ennui  et  l'humidité. 

On  nous  a  montré  notre  dortoir,  où 
gisent  des  paillasses  noires  de  toutes  les 
crasses  cosmopolites,  parmi  lesquelles 
se  recrute  la  légion  étrangère. 

J'ai  choisi  un  banc.  ^ 

Il  y  a  trois  jours,  je  m'embarquais  à 
la  gare  de  Lyon  à  Paris. 

J'étais  réelLxnent  le  seul  homme  à  peu 
près  propre  de  la  bande.  Vingt-quatre 
heures  dans  un  compartiment  de  troi- 
sième; et  sept  compagnons  qui  tonnent 
la  Marseillaise  avec  intermèdes  d'esto- 
macs qui  se  vident,  accompagnements 
de  hoquets  odorants,  jurons  et  cris  exo- 
tiques, autant  de  démonstrations  qui 
m'ont  un  peu  refroidi. 

Demain  nous  nous  embarquons  pour 
Oran.  Trois  jours  et  deux  nuits  à  la  belle 
étoile  sur  le  pont. 


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DEBUTS. 


29 


Décidément  j'ai  hûle  d'avoir  un  fusil, 
car  mon  enthousiasme  se  relûche  sensi- 
blement. 


*•  * 


NFiN,  j'y  suis.  Ouf!  ce 
n'est  pas  trop  tôt. 
Une  mer  affreu- 
se, nos  ventres  vi- 
des comme  nos 
^  goussets,  de  la  mau- 
vaise humeur  partout,  autant  de  bonnes 
raisons  qui  ne  me  font  pas  regretter 
le  bateau.  '  • 

Au  quai,  un  sergent  qui  nous  masse 
comme  un  troupeau,  et  en  route  pour  le 
petit  dépôt  où  l'on  nous  met  sous  clef. 

Les  jours  suivants,  trois  étapes  jusqu'à 
Bel-Abbès. 

Le  chapeau  haute  forme,  la  redingote 
et  les  bottines  fines,  ça  ne  vaut  rien  pour 
marcher. 
Nous  voilii  arrivés. 


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30 


AU    PAYS    DES    ETAPES. 


La  caserne  est  magnifique  et  très  pro- 
pre. Nous  couchons  dans  de  bons  lits.  | 
Mon  enthousiasme  monte  d'un  cran. 

Au  jour,  je  suis  habillé,  numérotéj 
classé,  parqué.  C'est  fini,  je  suis  soldat. 

Maintenant,  à  l'œuvre  !  Cherchons  bien| 
ce  bâton  de  maréchal  dans  ma  giberne. 


*•  * 


.  Je  suis  élève-caporal.  \ 

Mon  sergent-major  et  mon  capitainol 
viennent  de  me  l'apprendre  en  me  disaiit| 
que  j'étais  intelligent.  ^ 

f  Tant  mieux. 

Je  ne  fais  plus  de  faction.  Je  monte  la| 
garde  comme  chef  de  poste  de  trois  hom- 
mes. 

C'est  un  début  qui  me  flatte. 

Je  m'exerce  à  prendre  le  ton  du  com- 
mandement. 

Dernièrement,  j'écopai  de  quatre  jouis 
de  consigne  pour  avoir  conduit  ma 
ti'oupe  en  désordre,  à  travers  la  ville  :j 
un  de  mes  hommes  n'était  pas  aligné- 


DEBUTS. 


31 


Depuis^  je  suis  d'une  sévérité  extrême. 


* 

*  * 


Nous  avons  commencé  les  m«irches 
militaires. 

Je  n'aurais  jamais  cru  que  marcher 
tut  si  pénible.  Ce  sont  surtout  les  pieds 
qui  trinquent. 

Et  puis^  l'emploi  de  la  chaussette  est 
un  art  utile,  dont  il  faut  savoir  saisir  les 
nuances. 

En  arrivant  au  corps,  j'étais  posses- 
seur de  quelques  paires  de  chaussettes 
en  fil,  avantage  appréciable  sur  la  plu- 
part de  mes  camarades. 

Les  premiers  jours,  on  manœuvrait 
aux  environs  de  la  caserne,  et  ca  n'allait 
pas  très  mal. 

Mais  vinrent  les  marches  militaires. 
.    A  la   première   pause,    une    douleur 
inquiétante  se  faisait  sentir  h  l'extrémité 
de  ma  chaussure  ;  à  la  deuxième,  cette 
douleur    avait    considéral)lement    aug- 


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32 


AU    PAYS    DES    ETAPES. 


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mente  ;  à  la  dernière^  je  jurais  comme  un 
charretier. 

—  Voyons  cela,  me  dis-je,  avec  appré- 
hension. 

J'enlève  ma  chaussure.  Hélas  !  des 
ampoules,  des  cloches  partout. 

Mes  chaussettes  —  deux  boudins  -- 
s'étaient  massées  au  bout  de  mes  souliers. 
.  Je  répare  un  peu  les  dégâts,  et  au  re- 
tour j'éprouvais  les  sensations  peu  com- 
modes d'un  condamné  qui  marche  sur 
des  pois,  des  rasoirs,  des  paquets  d'ai- 
guilles, des  charbons  ardents. 


* 


En  entrant  dans  la  chambre,  trop  fier 
pour  me  plaindre,  mais  assez  humain 
pour  souffrir,  je  confie  discrètement  mes 
peines  à  un  ancien  qui  me  donne  d'ex- 
cellents conseils  pratiques  : 

—  La  chaussette  ordinaire,  dit-il,  c'est 
de  la  blague,  mais  la  chaussette  russe, 
c'est  rupin.  Prends  une  vieille  chemise. . . 


DEBUTS. 


33 


Bien.  Déchire-la  maintenant  en  carrés 
de  trente  centimètres...  C'est  ça.  Ouvre 
l'œil  maintenant. 

Et  il  étale  soigneusement  les  chiffons 
sur  un  banc,  pose  son  pied  dessus,  dans 
le  sens  de  la  diagonale,  en  ramène  un 
angle  sur  le»  orteils,  puis  le  côté  droit 
et  le  côté  gauche,  en  évitant  avec  soin 
tout  repli  dans  l'opération. 

Il  fourre  ensuite  le  tout  dans  son  go- 
dillot. 

—  Maintenant,  donne  tes  pieds  et  ne 
bougeons  plus.' 

Il  prend  une  aiguille  et  du  fil,  perce 
sans  sourciller  toutes  les  cloches  et  laisse 
le  fil  dans  la  plaie  qu'il  graisse  d'un  peu 
de  suif  de  chandelle. 

Me  voilà  soldat  pour  tout  de  bon. 

Qui  m'aurait  dit  cependant  qu'il  me 
faudrait  un  jour  déchirer  une  vieille  che- 
mise pour  marcher  à  l'aise? 


: 


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34 


AU    PAYS    DES     KTAPES. 


Je  suis  sécrétai l'o  de  la  jJace  depuis 
une  quinzaine. 

M'^s  nouvelles  fonctions  consistent  à 
écriiv  deux  lignes  par  jour  sur  un  grand 
registre^  à  plier  en  triangle  et  à  adresser 
les  billets  de  service  aux  officiers  et  sous- 
officiers  de  ronde  et  de  visite  de  jour,  à 
tracer  des  rapports  pour  les  chefs  de 
poste  et  à  ouvrir  les  boîtes  aux  marrons. 

L'officier  de  place  est  très  satisfait  de 
moi.  Il  veut  à  tout  prix  me  faire  passer 
caporal  pour  mes  étrennes.  La  preuve, 
c'est  qu'il  a  dit  l'autre  jour  Ti  mon  capi- 
taine que  j'étais  très  intelligent. 

Encore  1 


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Gagopal 


EiirES,  ce  n'est  pas  un  rêve.  Us 

sont  réellement  sur  ma  manche. 

Depuis  deux  jours,  ils  me  font 

loucher  à  chaque  pas. 

Et  le  soir,  en  me  cou- 
chant, j'accroche  ma  veste 
hien  en  vue  et,  jusqu'à 
l'extinction  des  feux,  j'en 
repais  mon  œil  sans  le 
rassasier. 

Je  les  ai  donc  enfin,  ces 
deux    fameux    galons    de 
laine  rouge.  Ça  fait  rudement  plaisir. 


*  * 


J'ai  été  nommé  dans  un  bataillon  déta- 
ché. En  attendant  mon  départ,  je  suis 
cl  îof  de  chambrée  des  subsistants . 

!(.•],  au  régiment,  les  engagements  étant 
illimités,  les  libérations  le  sont  de  même. 


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36 


AU    PAYS    DES    ETAPES. 


Et  le  bataillon  du  dépôt  reçoit  tous  les 
libérables  pour  les  déshabiller  et  les  met- 
ti'e  en  route,  chaque  compagnie  opérant 
pour  les  compagnies  correspondantes  des 
bataillons  détachés. 

L'autre  jour^  je  recevais  une  vieille  pra- 
tique, un  Belge  qui  s'est  engagé  pour  la 
guerre  du  Mexique  et  n'a  jamais  pu  finir 
son  premier  congé.  Quatorze  ans  de  pri- 
son en  huit  condamnations  différentes. 

Enfin,  il  est  libérable.  \ 

Il  arrive  au  dépôt  et,  naturellement,  il 
se  soûle. 

Le  soir,  c'était  un  chambard  à  tout 
casser  dans  la  chambrée.  Mon  vieil  ivro- 
gne se  prend  de  querelle  avec  un  ancien 
copain  de  bagne  et,  sans  mon  interven- 
tion, il  aurait  joué  du  couteau. 

Je  n'hésite  pas;  j'attrape  mon  bon- 
homme, je  le  colle  sur  un  châlit,  le  ficelle 
comme  un  boudin,  lui  fourre  un  piquet 
de  tente  entouré  d'un  mouchoir  dans  la 
bouche,  et  le  laisse  cuver  là  son  ivresse 
dans  des  hurlements  étouffés. 


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11 


CAPOUAL. 


37 


Le  lendemain ,  je  démaillotte  mon 
loustic,  qui  me  remercie  coi'dialement  de 
l'avoir  sauvé  do  sa  neuvième  condamna- 
lion. 

Pour  un  début,  i^a  promet.  Je  vois  que 
le  métier  de  gradé  n'est  pas  trop  com- 
mode à  la  légion. 

Dans  tous  les  cas,  mon  vieux  Belge  est 
parti  pour  la  Belgique. 

Je  lui  souhaite  de  ne  pas  s'y  faire 
pendre. 


E  viens  d'être  témoin  dans 
un  duel  entre  un  caporal 
français,  originaire  de  la 
Louisiane,  et  un  Alle- 
mand. 

Perrier,  le  Louisianais, 
avait  été  nommé  caporal 
dans  une  compagnie  où 

les  Prussiens,  comme  partout,  étaient  en 

assez  grand  nombre. 
Il  fut  placé  dans  une  chambrée  où  cou- 


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38 


AU     PAYS     DES    ETAPES. 


chaient  une  trentaine  d'hommes,  ayant 
pour  chef  le  caporal  Morsépius,  soi-disant 
ancien  feld-ivebel  allemand  déserteur, 
d'une  taille  colossale,   tout  en  dedans. 

Jamais  un  sourire  sur  cette  figure 
morose,  rayée  d'énormes  moustaches 
rousses. 

Très  attaché  à  son  service,  il  était  exact 
partout,  correct  envers  ses  hommes,  im- 
partial dans  la  distribution  des  corvées, 
un  serviteur  d'élite.  .  ^ 

On  le  craignait  beaucoup,  car  sa  voix 
rude  ne  badinait  jamais.  ^ 

Après  l'appel  du  soir,  ne  sortant  pas  de 
la  caserne,  il  allumait  une  bougie  dans 
son  coin  et,  prenant  un  livre  allemand, 
il  s'y  enfonçait  jusqu'à  l'extinction  des 
feux,  ne  se  laissant  distraire  par  aucun 
bruit. 


* 


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Quand  Perrier  fut   nommé   caporal , 
Morsépius  le  reçut  froidement  sans  lui 


CAPORAL. 


39 


tendre  la  main^  lui  indiquant  d'un  geste  le 
coin  de  la  chambre  où  il  devait  s'installer. 

PeiTier,  frappé  des  manières  de  son 
nouveau  camarade,  ne  put  se  défendre 
d'un  certain  sentiment  subit  de  crainte 
mêlé  de  haine. 

Pendant  plusieurs  semaines,  les  deux 
hommes  s'observent  sans  se  parler  en 
dehors  du  service. 

Ils  se  détestaient  chaque  jour  davan- 
tage, et  cela  sans  cause,  instinctivement, 
antipathie  mutuelle  de  deux  physiono- 
mies. 


* 


Un  soir,  Morsépius  entre  vivement, 
bouleverse  son  lit  avec  rage,  jette  son  pa- 
quetage à  bas  avec  des  jurons  allemands, 
où  percent  cependant,  nets  et  clairs,  les 
mots  :  ((  Cochons  de  Français  ». 

Perrier,  assis  sur  son  lit,  bondit  à  cette 
insulte  grossière  et  se  présente,  blême, 
devant  Morsépius  pour  lui  demander 
raison. 


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AU    PAYS    DES    ETAPES. 


Celui-ci  continue  : 

—  Oui,  cochons  de  Français,  et  je  le 
répète;  ce  n'est  pas  toi  qui  m'en  empê- 
cheras. On  vient  de  me  punir  injustement 
et  je  saurai  bien  me  venger. 

Perrier,  mis  hors  de  lui  par  cette  nou- 
velle injure,  les  dents  serrées,  les  poings 
crispés,  se  précipite  sur  l'Allemand  et  lui 
crie  à  la  figure  :  ; 

—  Toi,  tu  es  un  sale  Prussien  !        1 

Il  n'avait  pas  achevé  sa  phrase  que 
Morsépius  lui  lançait  sa  main  en  pleine 
face. 

Perrier  pare  le  coup  et  riposte  vive- 
ment. 

L'Allemand  roule  par  terre  et  se  relève 
aussitôt  pour  se  jeter  sur  son  adversaire. 

Celui-ci,  quoique  moins  grand,  est 
leste  et  habile.  Il  attend  l'attaque  sans 
broncher. 

Mais  les  hommes  de  la  chambrée  inter- 
viennent de  suite  et  séparent  les  deux 
caporaux. 

Morsépius,  le  visage  ensanglanté,  pro- 


CAPORAL. 


41 


fère  des  menaces  de  mort  contre  Perrier 
et  jure  par  l'enfer  de  le  tuer. 

Le  Louisianais,  très  calme  mainte- 
nant, se  contente  de  répondre  : 

—  Nous  verrons. 

Ils  allaient  se  mettre  au  lit,  quand  le 
sergent  de  semaine,  attiré  par  le  bruit  de 
la  rixe,  entre  dans  la  chambre. 

Mis  au  courant  de  Taffaire,  il  conduit 
les  deux  caporaux  à  la  salle  de  police. 


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*     * 


Assis  sur  le  lit  de  camp  de  sa  prison, 
Perrier  repasse  dans  son  esprit  les  évé- 
nements rapides  qui  viennent  de  se  dérou- 
ler, et  une  certaine  inquiétude  s'empare 
de  lui  en  songeant  qu'il  lui  faudra  se  bat- 
tre avec  Morsépius,  un  des  plus  forts 
à  l'épée  du  régiment.  Quoique  sachant 
convenablement  tenir  un  fleuret,  il  ne  se 
sent  pas  de  taille  à  lutter  contre  un  tçl 
adversaire. 

Cette  inquiétude  se  change  peu  à  peu 


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42 


AU  PAYS   DES  ETAPES. 


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en  une  espèce  de  peur,  car,  connaissant 
le  caractère  haineux  de  son  camarade, 
il  sait  bien  que  l'affaire  sera  grave. 

Et  puis,  c'est  la  première  fois  qu'il  se 
battra.  "^  •    *  ' 

La  nuit  se  passe  dans  une  insomnie 
fiévreuse.  ^ 

Le  matin,  sortant  d'une  lourde  torpeur, 
Perrier  avait  présent  à  l'esprit  le  souvenir 
d'un  cauchemar  où  l'Allemand  se  dres- 
sait, colossal,  la  figure  pleine  de  sang, 
penché  sur  lui,  les  deux  mains  vissées  à 
son  cou,  cherchant  à  l'étrangler. 

Alors  une  autre  crainte  le  prend.  Il  a 
peur  d'être  lâche,  de  trembler  au  dernier 
moment.      ' 

Sautant  à  bas  du  lit  de  camp,  il  court 
à  la  cruche  d'eau,  se  rafraîchit  les  mains 
et  le  visage,  et,  se  promenant  dans  sa 
prison,  il  essaie  de  se  raisonner. 

Toute  appréhension  d'une  issue  fatale 
disparaissait  peu  à  peu,  mais  il  craignait 
par  dessus  tout  dô  perdre  courage  sur 
le  terrain. 


CAPORAL. 


43 


« 

*  * 


Le  caporal  de  garde  le  trouve  dans  cet 
état  et,  souriant,  le  plus  naturellement  du 
monde,  après  lui  avoir  dit  quelques  mots 
indifférents,  il  allait  sortir,  quand  se  ravi- 
sant : 

—  Tu  sais,  c'est  pour  une  heure  avec 

Morsépius. 

A  ces  mots,  Perrier  se  sent  défaillir. 
Sa  respiration  s'arrête  brusquement,  avec 
un  heurt  violent  à  la  poitrine. 

Il  reste  ainsi  quelques  instants  en  proie 
Il  une  émotion  intense  avec  des  envies 
vagues  de  se  vsauver  n'importe  où.  Puis 
une  brusque  réaction  se  produit. 

Tous  sentiments  d'anxiété  disparais- 
sent dans  une  soudaine  résolution  pour 
faire  place  à  un  grand  calme,  à  une  joie 
réelle  d'en  finir. 

—  Enfin,  c'est  pour  une  heure,  nous 
allons  bien  voir  ! 

Et  il  attend  avec  impatience  le  moment 
de  la  rencontre. 


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44 


AU    PAYS    DES   ETAPES. 


A  midi  et  demi,  le  caporal  de  garde 
revient  de  nouveau  pour  faire  sortir 
Perrier. 

Dans  la  cour,  il  voit  Morsépius,  la 
figure  tuméfiée  du  coup  de  la  veille,  qui 
s'avance  vers  lui  et  lui  dit  tout  bas  : 

—  Tu  sais,  je  ne  te  manquerai  pas. 

Impassible  devant  une  menace  aussi 
incr.nvenante,  Perrier  se  contente  de  sou- 
riio  r  rveusement  et  détourne  la  tête, 
regardant  ses  témoins,  qui  causent  avec 
aninicttioiu  et  le  maître  d'armes,  très 
calme,  la  pipe  à  la  bouche,  qui  porte  les 
fleurets  dans  un  fourreau  de  serge  verte. 
.    Tous  se  mettent  en  route. 


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Arrivés  au  bastion,  les  groupes  se  for- 
ment, les  caporaux  se  déshabillent  et 
prennent  position. 

On  engage  le  fer. 

Perrier,  les  nerfs  calmés,  surveille 
froidement  son  adversaire  et  attend. 


CAPORAL. 


45 


MorsépiuSj  aveuglé  par  la  colèi^e^  con- 
fiant en  sa  grande  supériorité  à  Fescrime, 
donne  à  fond,  se  fend  plusieurs  fois  sans 
résultat,  épuisant  en  quelques  minutes 
son  adresse,  ses  forces  et  ses  feintes. 

Peu  à  peu,  son  visage  blêmit.  Il  faiblit 
visiblement  en  face  du  sang-froid  du 
Louisianais. 

Son  front  ruisselle,  sa  main  devient 
incertaine,  ses  attaques  mollissent,  ses 
parades  sont  flasques,  et  au  moment  où 
il  se  fend  une  dernière  fois,  Perrier  pare, 
riposte  enfin  avec  sûreté  et  lui  perce  le 
poumon  droit. 

L'Allemand  crie  :  «  Touché!  »  lâche 
son  arme  et  tombe. 

On  le  relève,  et  le  docteur,  examinant 
sa  blessure,  la  dit  très  grave. 

Perrier,  qu'une  violente  émotion  boule- 
verse à  l'instant,  s'avance  vers  Morsé- 
pius,  lui  tendant  la  main. 

Le  blessé  hésite,  puis  brusquement 
saisissant  cette  main,  il  la  serre  avec 
force,  disant  d'une  voix  triste  : 


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AU    PAYS    DES    ETAPES. 


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CAPORAL. 


47 


—  C'est  dommage  que  le  coup  ne  soit 
pas  mortel  J'aurais  été  expédié  à  l'instant, 
et  tu  m'aurais  rendu  là  un  fier  service. 

Il  se  tait  et  reste  silencieux  pendant 
tout  le  trajet  du  retour,  péniblement 
soutenu  par  deux  camarades. 


*  * 


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Il  traîna  longtemps  à  l'hôpital  et  deux 
fois  par  semaine  Perrier  allait  le  voir. 

Peu  communicatif  au  début,  le  blessé 
se  laisse  aller  peu  à  peu  à  une  certaine 
cordialité,  tenant  affectueusement  la 
main  du  visiteur,  lui  parlant  de  son  état 
avec  une  légèreté  voulue  d'où  toute 
amertume  était  exclue. 

Il  prit  bientôt  un  vif  plaisir  à  ces 
visites  et,  un  jour  que  Perrier  était 
retenu  à  la  caserne  pour  le  service,  il  fut 
tout  attristé.       -    •  ^. 

Son  état  empirait  et  le  médecin 
annonça  un  soir  qu'il  en  avait  pour  peu 
de  temps. 


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48  AU    PAYS   DES    ÉTAPES. 

Le  moment  fatal  était  proche.         » 
Perrier,  qu'une  cruelle  émotion  étreint^ 

est  au  chevet  du  mourant^  lui  tenant  la 

main. 

—  Je  serai  mort  dans  quelques  heures, 
dit  Morsépius  d'une  voix  faible,  le 
docteur  vient  de  me  le  dire.  D'ailleurs,  je 
le  savais.  Mais  ne  t'attriste  pas,  car  tu 
m'as  rendu  un  grand  service.  Garde 
pour  toi  ce  que  je  vais  t'apprendre.     ,* 

Puis  après  un  long  silence  :   ,  t 

—  Je  suis  le  fils  du  général  bavarois 

X....  J'étais  lieutenant  d'état-major 

Le  jeu  m'a  conduit  ici Deshonoré, 

destitué,  chassé,  il  m'a  fallu  fuir  mon 

pays,  ma  famille Tu  vois  que  je  suis 

heureux  de  mourir Encore  une  fois, 

n'aie  aucun  regret ,  adieu ,  adieu. 

Il  se  tut  et  de  grosses  larmes  coulaient 
des  yeux  de  son  ami. 

Longtemps,  longtemps  ils  restèrent 
ainsi  la  main  dans  la  main,  et,  quand  l'in- 
firmier de  visite  fit  sa  ronde,  Perrier  pleu- 
rait toujours  et  le  Bavarois  était  mort. . . . . 


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'ai  les  deux  baguet- 
tes de  caporal-four- 
rier  depuis  cinq 
jours. 

Je  suis  arrivé 
hier  à  ma  nouvelle 
compagnie  après 
un  voyage  mouve- 
menté de  quatre 
étapes. 


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En  quittant  le  dépôt,  on  me  confiait 
cinq  disciplinaires,  nouvellement  sortis 
du  i^lan.  Je  devais  les  livrer  sains  et  saufs 
à  la  prison  de  Mascara. 

A  El-Graïer,  un  puits  comme  gîte,  ça 
allait  bien,  mais  à  Merci er-Lacombe,  il 
y  a  beaucoup  de  schnick  dans  les  guin- 
guettes, et  ça  allait  mal. 


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50 


AU    PAYS    DES  ETAPES. 


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Une  heure  après  l'arrivée  à  l'étape^ 
tous  mes  lascars  étaient  saouls. 

Tant  bien  que  mal,  je  les  fourrai  sous 
la  tente. 

Mon  sommeil  fut  inquiet  cette  nuit-L,, 
mais  il  n'y  eut  rien  de  cassé. 

Le  lendemain,  l'étape  était  rude,  trente- 
deux  kilomètres  avec  une  traverse  des 
plus  pénibles. 

De  la  sueur,  un  silence  morne,  des 
coups  de  sac  répétés,  des  allongements 
dans  la  petite  colonne,  tous  les  symptô 
mes  d'un  em.....  d'une  fatigue  généra. 

Enfin    nous   sommes  à  la  traverse. 

4 

Elle  passe  k  travers  broussailles,  rochers, 
ravins  de  toutes  sortes. 

Je  ferme  la  marche,  très  fatigué  moi- 
même,  ayant  du  sac  plein  le  dos. 


Au  détour  du  sentier,  je  vois  un  des 
disciplinaires  par  terre,  la  face  contre  le 
sol.  Je  le  retourne,  -  * 


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FOURRIER. 


51 


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Il  avait  la  figure  noire,  convulsionnée, 
les  yeux  vitreux  et  grands  ouverts,  des 
secousses  nerveuses  par  tous  les  mem- 
bres. '  ' 

Mauvais  tabac  !  Je  le  crus  mort. 

Je  lui  tape  dans  les  mains,  je  décroche 
son  sac,  ouvre  sa  veste,  lui  vide  mon 
bidon  dans  le  nez  et  rien  n'y  faisait. 

J'avais  envie  de  pleurer  tellement 
j'étais  ennuvé. 

J'appelle  les  autres,  aucune  réponse. 
Ils  étaient  déjà  loin. 

J'allais  me  livrer  à  un  acte  de  déses- 
poir, quand  mon  bonhomme  se  réveille,  se 
secoue  un  peu,  se  lève,  tire,  un  mouchoir 
de  sa  poche  le  plus  tranquillement  du 
monde,  s'éponge  la  figure,  boutonne  sa 
veste,  empoigne  son  sac  et  se  met  à 
filer  comme  un  dard  sans  mot  dire. 

J'en  étais  vert. 

A  l'arrivée  à  Aïn-Fékan,  je  réunis  mes 
troupes  et  leur  fis  une  harangue,  les 
menaçant  de  huit  jours  de  prison,  de  la 
gendarmerie  ou  de  mes  poings,  s'ils  se 


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52 


AU    PAYS    DES   ETAPES. 


permettaient  d'entrer  dans  une  gargote 
quelconque. 

Je  dus  être  éloquent^  car  on  me  prit 
au  mot^  et  à  Mascara,  le  lendemain,  je 
bouclais  tout  mon  monde  à  la  prison 
militaire  sans  autre  incident. 


Je  me  flatte  d'avoir  fait  bonne  impres- 
sion en  arrivant  ici.  '^ 

Mon  sergent-major,  pour  commencer, 
trouvait  que  j'avais  l'air  poseur;  puis 
passant  de  la  théorie  à  la  pratique,  il  me 
mettait  bientôt  quatre  jours  de  consigne; 
enfin  il  vient  de  doubler  la  dose  hier. 

Je  suis  sous  cloche  pour  huit  jours, 
pendant  qu'il  sirote  son  absintlie  sur  la 
place. 

Tout  ça,  sous  prétexte  de  m'apprendre 
le  métier. 

Je  ne  conteste  pas  l'infaillibilité  de  sa 
méthode,  mais,  sacrebleu  !  je  la  trouve 
un  peu  amère. 


FOURRIER. 


53 


* 

*    * 


Depuis  vingt  jours  que  je  suis  fourrier^ 
j'ai  beaucoup  appris. 

Pour  faire  un  bon  soldat^  il  faut  laisser 
sa  personnalité  à  la  grille  de  la  caserne, 
se  changer  en  cire  qui  reçoit  toutes  les 
empreintes,  mettre  sa  langue  dans  sa 
poche,  cacher  le  feu  de  ses  yeux,  se 
munir  de  jarrets  d'acier  pour  courir 
comme  un  cerf  à  la  sonnerie  de  son 
grade,  recevoir  sans  sourciller  toutes  les 
rebuffades,  et  avec  cela  se  montrer  par- 
tout d'une  finesse,  d'une  intelligence 
supérieure. 

En  outre,  si  on  est  fourrier,  travailler 
tout  le  jour,  et  les  nuits  entières  en  fin 
de  trimestre,  plaire  à  son  sergent-major, 
à  son  capitaine,  au  colonel,  à  l'adjudant, 
à  tous  les  saints  et  au  diable. 

Avec  ça  apprendre  sa  théorie,  ne 
jamais  commettre  une  erreur,  se  mon- 
trer dégourdi,  éviter  les  tuiles  aux  chefs, 
dormir  quand  on  en  a  le  temps,  et  payer 


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54 


AU    PAYS    DES    ETAPES. 


les  dégradations  au  casernement  sur  sa 
masse. 

Quand  on  s'est  tiré  avec  bonheur  de 
tous  ces  écueils,  on  en  est  récompensé 
par  de  la  consigne. 

Si  j'avais  su  cela^  je  me  serais  mis 
ambassadeur,  car  il  faut  moins  de  diplo- 
matie pour  réussir  là  qu'ici. 


Voilà  quinze  jours   bien    agités    qui 
viennent  de  s'écouler. 
//   Décidément  on  ne  s'ennuie  pas  dans 
l'armée.   Qui  me  disait  donc  autrefois 
que  c'était  monotone  ? 

Je  suis  très  mal  avec  mon  sergent- 
major.  C'est  dans  l'ordre  des  choses, 
paraît-il.  ,' 

Et  pourtant,  mon  sergent-major  est 
un  brave  garçon. 

C'est  mon  capitaine  qui  me  l'a  appris, 
et  je  dois  croire  mon  capitaine  puisqu'il 


FOURRIER. 


55 


m'a  dit  à  moi-même,  en  me  faisant  la 
morale,  que  j'étais  très  intelligent. 

Très  intelligent  !  très  intelligent  !  Ah  ! 
mais,  c'est  une  scie  qu'on  me  monte  ! 

Donc,  mon  sergent-major  est  un  brave 
homme,  qui  me  punit  sans  cesse  pour 
rien ,  selon  moi. 

L'autre  jour,  j'étais  libre  par  hasard. 

Avec  un  camarade,  je  vidais  des  bocks 
sur  la  place.  -     . 

Soudain,  j'entends  des  cris,  je  vois  des 
gens  courir  et  s'entasser  dans  une 
ruelle.  •       .  ■•  •  '  "       ,  -;  ' 

•  Bientôt    j'apprends    qu'on   assomme 

* 

mon  sergent-major.  •  ^ 

—  Hein! Ou  çà? Ah!  Bon 

Dieu!  '  '      '   ^ 

Je  me  précipite  et  je  m'enfonce 
comme  un  coin  dans  la  foule  grouillante 
des  curieux.  Je  cogne  de  ci,  de  là.  Ça 
dure  assez  longtemps.  -^ 

J'en  suis  quitte  pour  un  coup  de  pied 
dans  les  côtes,  une  éco reliure  aux  mains. 


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56 


AU    PAYS   DES   ETAPES. 


et   dès  morceaux    de  dents    ennemies 
parsemées  jusque  sur  mes  épaulettes. 

Mais  mon  sergent-major  est  sauvé  et 
il  s'est  esbigné. 


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J'allais  recueillir  les  lauriers  de  la 
victoire^  quand  c'est  le  poste  de  la  place 
qui  me  cueille  et  me  fourre  au  bloc. 

Le  lendemain,  le  général  de  brigade 
m'administre  trente  jours  de  prison. 

Heureusement     que    mon    chef    de 
bataillon  veillait  sur  moi. 
'     Il  va  voir  le  général,    à  qui   il  fait 
entendre  une  autre  cloche,  et  je  suis 
élargi  avec  force  compliments. 

—  J'espèi*e  que  vous  agirez  toujours 
ainsi,  me  dit  mon  commandant  en  me 
complimentant  sur  ma  conduite. 

Quarante- huit  heures  après,  mon  ser- 
gent-major me  mettait  quatre  jours  de 
salle  de  police.  ^ 

Décidément,  c'est  un  brave  homme. 


FOURRIER. 


57 


*    * 


J'ai  été  nommé  sergent-fourrier  Tautre 
jour. 

Me  voilà  galonné  d'or  sur  les  deux 
manches.  Mais  je  commence  à  en-  avoir 
assez  des  paperasses  et  je  cherche  à  per- 
muter avec  un  sergent. 

J'ai  tellement  aligné  de  chiffres^  écrit 
d'ordres  et  de  rapports  depuis  six  mois, 
que  je  jure  de  ne  plus  prendre  une  plume 
quand  je  serai  sergent. 


En  quittant  ma  compagnie,  je  regret- 
terai beaucoup  van  Bos,  le  sacripant  le 
mieux  réussi  que  je  connaisse,  mon  se- 
crétaire, mon  meilleur  ami. 

C'est  un  Hollandais,  comptable  de  pro- 
fession, de  bonne  famille,  très  instruit 
et  d'excellente  éducation,  voleur  par  ins- 
tinct, condamné  chez  lui  pour  escroque- 
ries, échoué  à  la  légion  où  il  recueillait 


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58 


AU    PAYS    DES    ETAPES. 


bientôt  un  an  de  prison  pour  barbotage  à 
Fordinaire  dont  il  était  caporal  ;  être  igno- 
ble^ malpropre,  puant  des  pieds  à  as- 
phyxier tous  ceux  qui  l'entourent;  à  part 
cela,  le  plus  charmant  homme  du  monde. 

Nous  avons  passé  de  belles  nuits 
blanches  ensemble  à  additionner  les  bor- 
dereaux trimestriels  des  réparations,  à 
collationner  les  livrets,  à  faire  les  pièces 
des  libérables,  à  mettre  à  jour  les  contrô- 
les de  la  compagnie. 

Ces  travaux  en  commun  sont  infailli- 
bles pour  cimenter  une  solide  amitié. 


Van  Bos  aime  beaucoup  le  cognac,  et 
il  le  boit  n'importe  où  et  n'importe  com- 
ment. 

Mon  double,  qui  est  un  artiste  à  ses 
heures,  a  inventé  une  manière  assez  ori- 
ginale de  payer  la  goutte  à  van  Bos. 

Le  soir,  quand  il  est  gai,  h  sa  ren- 
ti'ée  à  minuit,  il  prend  un  des  souliers 


rOURRlEU. 


59 


odorants  de  mon  scribe,  y  ver'se  une 
rasade  copieuse,  secoue  le  tout  de  la 
pointe  au  talon,  et  lui  ordonne  de  boire. 


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Van  Bos,  tout  heureux,  attrape  sa 
chaussure,  y  applique  ses  lèvres  et  boit 
à,  longs  traits,  avec  des  yeux  de  carpe 
frite  et  un  claquement  de  langue  fort  ré- 
jouissant.   ' 

Mon  sergent-major  jubile,  se  tord  en 


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60 


AU    PAYS  DES  ETAPES. 


tire-bouchon,  roule  sur  son  lit  dans  des 
spasmes  hilarants,  pendant  que  van  Bos 
met  tranquillement  son  soulier. 

Ce  détail  typique  des  spécialités  de 
mon  secrétaire  est  parfaitement  histori- 
que, quoique  vrai. 


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Sergent 


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E  suis  sergent  depuis 
huit  jours  dans  un 
autre  bataillon. 

J'ai  été  copieuse- 
ment fêté  par  mes 
nouveaux  camara- 
des. 

Toutes  les  natio- 
nalités sont  repré- 
sentées parmi  les 
sous-officiers  de  ce  bataillon^  même  la 
nationalité  française  sous  les  traits  d'un 
marquis  authentique,  décoré  de  la  Légion 
d'honneur,  ancien  officier  d'état-major 
pendant  la  guerre  de  1870,  ancien  sous- 
préfet,  viveur  décavé,  très  instruit  et  in- 
telligent. Est  classé  pour  sous-lleutenant. 
Il  y  a  également  un  baron,  né  en 
France  de  parents  russes,  dont  le  frère 


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AU    PAYS    DES    ETAI'ES. 


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est  capitaine  dans  la  garde  impériale  de 
Russie. 

Puis  vient  un  beau  Suédois,  grand 
garçon  flegmatique,  aux  yeux  bleus,  si- 
lencieux et  grave,  très  digne,  faisant  son 
service  consciencieusement. 

Dans  la  compagnie  voisine,  un  Irlan- 
dais bavard,  aimable,  très  irascible  par- 
fois, parlant  un  français  fantaisiste,  tou- 
jours prêt  h  rendre  service  et  à  jouer  du 
coup  de  poing  quand  on  le  chatouille  trop 
fort. 

Un  juif  alsacien,  boucher  de  profes- 
sion, souple  avec  ses  camarades,  ram- 
pant avec  ses  chefs,  très  dur  envers  ses 
inférieurs,  homme  de  ressources  en 
route,  habile  comme  pas  un  pour  se 
débrouiller,  sachant  dénicher  un  bon 
morceau  là  où  il  n'y  a  rien,  cuisinant  lui- 
même.  Un  homme  précieux.  Il  arrivera. 

Et  un  grand  Suisse,  long  de  deux  mè- 
tres, maigre  comme  un  cent  de  clous, 
très  susceptible,  ancien  capitaine  des  gui- 
des de  son  pays,  ruiné  dans  le  commerce 


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63 


des  bestiaux  en  Australie,  mal  vu  de  ses 
cliefs,  aimé  de  ses  camarades,  persistant 
et  tenace.  Il  vient  de  se  faire  naturaliser 
après  ses  trois  ans,  car  il  veut  à  tout  prix 
arriver  oflfîcier. 

Puis  enfin,  un  Italien,  ancien  garibal- 
dien, condamné  à  mort  chez  lui  pour  dé- 
lits politiques  ;  rusé,  cauteleux,  très  intel- 
ligent, deux  brisques,  ayant  beaucoup 
d'autorité  sur  les  hommes,  énergique 
dans  le  service.  Aspire  à  devenir  adjudant . 

La  collection  se  complète  de  plusieurs 
Allemands,  Belges,  Alsaciens,  Autri- 
chiens, quelques  Américains;  toute  la 
lyre  des  dilettanti  d'aventures  de  l'Eu- 
rope et  de  l'Amérique. 


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E  service  est  très  pénible  ici. 

A  peine  des- 
cendu de  gar- 
de, qu'on  est 
commandé  de 


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6i 


AU   PAYS   DES    ETAPES. 


planton  soit  ù  la  grille,  soit  il  Thôpital, 
ou  de  piquet  le  jeudi  au  marché  arabe. 


J'étais  hier  de  piquet  au  marché  arabe. 

Il  faisait  une  chaleur  blanche,  un  de 
ces  soleils  de  juillet  qui  cuit  un  homme 
dans  son  jus. 

Sur  un  vaste  terrain,  à  deux  kilomètres 
de  la  ville,  grouillent  des  centaines  d'Ara- 
bes, venus  de  dix  lieues  à  la  ronde  pour 
vendre  des  burnous,  des  bœufs,  des  mou- 
tons, des  bibelots  quelconques. 

Au  petit  jour,  les  habitants  de  la  ville 
sont  venus  faire  leurs  emplettes. 

Ils  ont  acheté  des  dattes,  des  babou- 
ches, des  vases  en  bois,  de  la  semoule 
pour  le  couscous,  des  curiosités  indigè- 
nes. 

Il  est  dix  heures. 

Les  Européens  se  sont  tous  étirés  à 
l'abri  de  leur  toit. 

Seuls,  les  Arabes  résistent  à.  la  cha- 


SERGENT. 


65 


leur  et  flânent,  cherchant  à  se  voler  les 
uns  les  autres  dans  des  marchés  fraudu- 
leux. 


* 
*  * 


Sur  un  flanc  du  terrain,  se  dressent 
quantité  de  petites  tentes  marocaines, 
juives,  kabyles. 

Les  cordonniers,  assis  par  terre,  tirent 
le  fil  des  raccommodages  ou  battent  sur 
une  pierre  les  peaux  crues  des  semelles. 

Des  querelles  s'élèvent,  éclatent,  fu- 
rieuses, à  propos  d'un  sou  sur  le  prix 
d'une  couture. 

Un  groupe  stationne  devant  chaque 
échoppe  improvisée.  .  '  . 

Çh  et  là,  des  clients  assis,  les  pieds 
nus,  les  jambes  croisées  à  Torientale, 
attendent,  la  pipe  à  la  bouche,  que  la 
pièce  soit  posée  à  leur  chaussure. 

Dans  une  autre  rue  s'alignent  les  ten- 
tes des  coiffeurs.  *" 

De  nombreux  patients,  paquets  infor- 
me:^ de  linge  sale,  sont  couchés  dans  le 


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AU    PAYS    DES    ETAPES. 


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SERGENT. 


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giron  de  l'opérateur  et  subissent  le  rasage 
complet  de  la  tête,  sauf  un  marabout  sur 
le  sommet  du  crâne. 

Ailleurs,  les  perruquiers  appliquent 
aux  nuques  incisées  des  clients  de  petites 
ventouses  en  fer-blanc,  et  en  tirent  le 
sang  avec  une  forte  aspiration  de  la 
bouche. 

Ici,  quelques  femmes  assises  en  rond. 

Elles  valent  la  peine  d'être  vues,  les 
houris  légendaires,  les  futures  compa- 
gnes célestes  de  tout  bon  musulman. 
Sales,  ridées  comme  une  pomme  sèche, 
vieilles  à  vingt  ans,  affreuses  à  vingt-cinq, 
bêtes  à  tout  âge,  elles  sont  accroupies 
derrière  leur  marchandise.- 

Elles  ont  de  beaux  yeux,  toutes,  ce  qui 
atténue  un  peu  le  dégoût  du  spectateur. 

Au  centre  quelques  joueurs  de  bonne- 
teau. De  temps  en  temps,  des  cris  stri- 
dents annoncent  un  enjeu  discuté  à  coups 
de  gueule  et  de  poing. 


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68 


AU    PAYS   DES  ETAPES. 


Près  de  la  porte  de  Tenclos  s'élève 
une  baraque  où  le  préposé  au  péage  tient 
une  cantine. 

En  un  coin,  assis  à  une  table  boiteuse, 
j'y  prenais  mon  déjeûner. 

Mes  hommes,  disséminés  à  l'ombre  de 
la  baraque,  près  des  faisceaux,  fument  la 
cigarette  de  la  digestion.  Deux  faction- 
naires arpentent  le  terrain,  veillant  à  tout, 
mettant  fin  aux  querelles. 

Deux  absinthes  dans  le  ventre,  un  litre 
de  vin  en  mangeant,  un  cigare  aux  lèvres, 
je  sirotais,  pensif,  un  épais  café  maure. 
Des  visions  lointaines  du  passé  jetaient 
dans  mon  cœur  des  élans  d'amertume, 
des  bouffées  de  révolte  contre  le  sort. 
J'étais  plongé  dans  une  de  ces  nuits  de 
l)êtise  morale,  de  nostalgie  amère,  de 
souvenances  cruelles,  qui  aigrissent  le 
présent  et  font  désespérer  de  l'avenir. 

Soudain,  un  factionnaire,  effaré,  se 
précipite  dans  la  baraque  : 

—  Sergent,  on  assomme  des  légion- 
naires ! 


SERGENT. 


69 


—  Où  cela  ?  m'écriai-je,  brusquement 
réveillé  de  ma  léthargie. 

—  Là,  me  répond  le  factionnaire,  en 
me  désignant  un  groupe  compact,  où 
s'agite  une  houle  de  têtes. 

Hors  de  moi,  je  me  lance  dans  le  tas 
comme  un  forcené. 

En  deux  coups  doubles,  j'ouvre  le 
groupe,  et  comme  un  boulet,  j'arrive  au 
centre  où  j'aperçois  trois  légionnaires  aux 
prises  avec  des  Arabes. 

—  Vingt  francs  ont  été  volés,  disent 
ces  derniers. 


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70 


AU    PAYS    DES   ETAPES. 


Sans  entendre  la  cause/ j'empoigne  un 
légionnaire  de  chaque  main,  j'applique 
mon  pied  à  l'autre  et  les  envoie  rouler 
tous  trois  à  dix  mètres  de  la  clôture.  Un 
deuxième  effort  les  lance  par  dessus  la 
haie,  dans  le  fossé  extérieur  de  l'enceinte. 

—  F...tez-moi  le  camp  au  quartier,  et 
vivement  ! 

—  Et  quant  à  vous,  criai-je  aux  Arabes 
ahuris,  si  on  vous  a  volé,  allez  réclamer 
au  diable.  Je  suis  ici  pour  faire  la  police 
et  non  pour  rendre  justice.  Ro!  balec! 
fissa!  ' 

Un  silence  se  fait. 

Les  groupes  se  dispersent,  et  il  ne  reste 
plus  bientôt , que  quelques  indigènes,  qui 
m'entourent  et  me  félicitent  avec  des 
bono,  sergent!  et  des  gestes  significatifs. 

La  cause  était  jugée.  - 


A  une  heure,  le  piquet  rentre  à  la  ca- 
serne, et  dans  les  rêves  de  ma  sieste  je 


! 


SERGENT 


71 


vois  un  fouillis  d'Arabes  s'écraser  sur 
mon  passage  dans  leurs  burnous  sales. 

Jeudi  prochain,  un  autre  piquet  recom- 
mencera les  mêmes  exploits,  avec  la 
variante  que  le  sergent  fera  probable- 
ment empoigner  les  fauteurs  par  ses 
hommes  au  lieu  de  les  culbuter  lui- 
même. 

Ce  sera  plus  digne,  plus  pratique, 
mais  ça  manquera  de  prestige. 


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La  Dame  noire 


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L  y  a  quelques  jours, 
j'étais  de  planton  à 
la  grille. 

Un  groupe  de  j  eunes 
femmes    se    prome- 
naient. 

Au  milieu,  gesticulait 
une  dame  habillée  de 
noir. 

Machinalement   je 
porte  les  yeux  sur  elle. 
Mon  regard   rencontre 
le  sien,  où  je  crois  voir  une  invite. 
J'y  reviens. 

C'était  une  belle  femme,  d'une  pres- 
tance hautaine,  port  de  tête  majestueux, 
lignes  d'épaules  et  chute  de  reins  bien 
dessinées,  corsage  mamelonné  et  palpi- 


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74 


AU    PAYS    DES   ETAPES. 


tant,  taille  posée  sur  deux  hanches  riches 
et  bien  habillées. 

Elle  repasse  et  me  regarde  de  nouveau 
avec  une  persistance  qui  me  fait  frémir. 

Tiens  !  Tiens  !  ça  biche  !  Il  n'y  a  pas  à 
dire  !  Il  me  faudra  soigner  ça  ! ... . 


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Le  soir,  en  me  couchant,  j'avais  lu 
fièvre. 

J'entassais  dans  mon  esprit,  des  bai- 
sers, des  protestations  d'amour  éternel^ 
des  actes  insensés  d'héroïsme,  tout  le 
matériel  d'une  passion  violente. 

Le  lendemain,  je  cherchais  ma  beauté. 

Je  l'aperçois  au  marché.  Elle  était 
encore  plus  belle  et  ses  yeux  m'en 
disaient  toujours. 

J'entre  à  la  caserne,  et  sur  un  quart 
de  feuille  de  papier  écolier,  je  lui  dévoile 
mon  âme,  une  vraie  lave.  , 


LA    DAME    NOIRE. 


75 


Puis  pi'enant  un  gant  noir  comme 
ceux  qu'elle  porte,  j'entroduis  ma  missive 
dans  un  des  doigts. 

Revenu  au  marché,  je  me  promène, 
indifférent. 

La  dame  noire  y  est  encore.  Je  la 
croise,  et  la  saluant  :  :     ; 

—  Pardon,  madame,  je  crois  que 
vous  avez  perdu  un  gant. 

Un  peu  interloquée,  elle  répond  :         j 

—  Mais,  non,  monsieur,  vous  voyez 
que  je  les  ai  tous  deux,  me  montrant  ses 
mains  gantées. 

J'insiste: 

—  Parfaitement,  madame,  mais  celui- 
ci  est  tombé  de  votre  poche. 

Elle  s'est  ravisée  : 

—  Oh  !  en  effet,  monsieur,  merci. 
El  elle  prend  mon  gant. 


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Deux  jours  se  passent,  et  rien. 
Le  troisième,  un  Arabe  mystérieux  me 
l'ait  signe  et  me  remet  un  paquet. 


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76 


AU    PAYS   DES    ETAPES. 


Je  m'installe  au  café^  et  discrètement 
j'ouvre  mon  poulet. 

J'y  trouve  mon  gant  et  mon  quart  de 
feuille  incendiaire.  v 

Puis...,  plus  rien.  ^ 

Attristé,  brumeux,  du  noir  plein  la 
tête,  je  retourne  au  marché. 

EUey  était  encore. 

Je  bourre  mon  œil  de  tendres  repro- 
ches, je  parsème  mon  allure  de  gestes 
alanguis,  je  redouble  de  discrétion,  je 
répands  une  passion  brûlante  par  tout 
mon  être. 

Elle  reste  indifférente. 

Je  rentre  au  quartier  et  je  me  couche, 
piteux,  énervé,  comme  un  homme  qui  a 
commis  une  de  ces  sottises  énormes  qui 
le  fait  rougir  quand  il  la  rumine. 


*  * 


iii 


Les  jours  suivants  furent  remplis  par 
la  monotonie  accablante  du  service. 
Je  me  promenais  toujours,  rencontrant 


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LA    DAME   NOIRE. 


77 


souvent  la  dame  noire,  plus  attrayante 
que  jamais,  chaque  jour  plus  gracieuse, 
mais  ayant  Tair  de  m'ignorer  complète- 
ment. 

Je  commençais  à  m'habituer  à  cet 
échec,  que  j'avais  déjà  classé  parmi  mes 
nombreuses  illusions  avortées,  refoulant 
amèrement  au  fond  de  mon  cœur  tous  les 
beaux  sentiments  qu'avaient  fait  naître 
chez  moi  le  corsage  grassouillet  et  les 
hanches  savoureuses  de  ma  dédaigneuse 
beauté.  ' 


* 


Nous  étions  au  concours  de  tir,  la 
musique  du  régiment  et  tous  les  officiers 
y  assistaient.  Plusieurs  dames  nous  fai- 
saient également  l'honneur  de  nous 
regarder. 

Mon  tour  arrive.  Je  m'étends  pro- 
saïquement sur  un  couvre-pieds  de  cam- 
pement et  je  pose  mes  six  bnlles  dans  la 
cible.         '    ,  * 


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AU    PAYS    DES    ETAPES. 


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Le  concours  terminé,  l'ofificier  de  tir 
en  lit  h  haute  voix  les  résultats  et  me 
proclame  le  premier. 

Pendant  cette  lecture,  les  groupes 
s'étaient  resserrés,  les  dames,  plus  har- 
dies, s'approchaient  de  nous,  et  mon 
regard  s'arrête  sur  madame  B...  que  je 
n'avais  pas  remarquée. 

Elle  paraissait  songeuse,  me  fixant 
d'un  œil  qui  me  lisait  des  pieds  à  la  tête. 

Toutes  mes  ardeurs  se  réveillent  h 
nouveau,  et  prenant  ma  place  dans  le 
rang,  je  rentre  au  quartier,  aux  sons  di- 
vins d'une  musique  dont  l'harmonie  ne 
m'avait  jamais  paru  si  belle. 

J'avais  des  ailes  à  mon  imagination, 
et  de  l'audace  à  pleines  voiles. 

En  pure  perte  cependant,  car  ma 
beauté  me  paraissait  toujours  aussi 
dédaigneuse,  et  moi  j'aurais  jeté  trente- 
six  mille  bonnets  par-dessus  les  moulins. 

C'est  pourtant  si  facile  de  se  laisser 
aimer  !  ' 


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LA    DAME    NOIRE. 


79 


A  cette  époque,  la  municipalité  donna 
lin  grand  bal  à  la  mairie  et  quatre  sous- 
otïîciers  lurent  invités. 

J'en  étais. 

Quand  j'entrai  dans  la  salle,  on  valsait. 

J'eus  de  la  peine  à  m'habituer  à  Té- 
))louissement  des  lumières,  à  cette  atmos- 
phère délicate,  à  la  griserie  vaporeuse 
de  ce  milieu,  où  les  haleines  chaudes, 
essoufflées,  se  confondent  aux  parfums 
des  dentelles  qui  voltigent,  aux  senteurs 
énervantes  des  épaules  moites  et  des 
corsages  surchaufiés ,  délicieusement 
ému  par  une  musique,  tantôt  excitante 
comme  un  coup  de  fouet,  tantôt  molle, 
languissante  comme  un  zéphir. 

Madame  B...  valsait  avec  un  grand 
jeune  homme  blond,  très  beau.  Il  avait 
l'air  certain  de  son  affaire.  Je  l'aurais 
assommé. 

La  valse  finie,  les  couples  se  rendent 
à  leurs  sièges. 


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AU   PAYS    DES   ETAPES. 


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LA   DAME   NOIRE. 


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Je  m'approche  et  je  demande  une 
polka  à  madame  B...  Elle  me  Taccorde 
gracieusement  et  je  m'inscris  sur  son 
carnet  pour  la  troisième  danse. 

Puis,  tout  étonné  de  mon  audace,  je 
me  retire  avec  des  fourmillements  dans 
les  mollets,  des  battements  aux  tempes. 

Tant  pis,  le  Rubicon  est  franchi. 

Notre  polka  arrive,  j'enlace  ma  dan- 
seuse et,  comme  dans  un  rêve,  je  l'en- 
traîne avec  furie. 

Je  me  reprends  bientôt,  car  je  sens 
madame  B...  qui  s'abandonne. 

Au  moment  où  la  musique  précipite 
les  dernières  mesures,  elle  me  dit  douce- 
ment : 

—  Demain,  chez  moi,  à  minuit.  . . 


* 


Il  est  minuit. 

J'ai  sauté  le  mur,  car  ça  en  vaut  la 
peine. 

Je  m'introduis  sans  bruit  chez  madame 
B---  Il  fait  noir  comme  dans  un  four. 


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AU    PAYS    DES   ETAPES. 


Je  me  glisse  dans  le  couloir  en  tâton- 
nant.  . .  ^v  •    ''' 

Soudain^  près  de  l'entrée,  un  pas 
nerveux  résonne,  la  porte  s'ouvre  avec 
fracas,  une  lumière  éclate.  Une  manche 
H  trois  galons  d'or,  puis  une  figure  angu- 
leuse et  bien  connue  m'apparaissent  enca- 
drées de  nuit.  " 

C'était  mon  capitaine  et. ..  la  fin  ^' 
beau  rêve. 

Diable  aussi  !  Pourquoi  chasser  dans 
des  terres  réservées  ?  \ 


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Très  moderne,  Cupidon  a  depuis  bra- 
vement brisé  son  arc.  Il  a  adopté  le  fusil 
Lebel  à  répétition,  plus  dans  le  train  et 
très  précis  dans  les  luttes  amoureuses. 


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C'est  mon  capitaine  qui,  le  lendemain 


LA    DAME    NOIRE. 


83 


au  rapporl^  m'a  appris  ce  détail,  dans  un 
discours  aux  pommes,  où  Tironie  cruelle 
s'alliait  à  une  sévéi  'té  bien  justifiée. 


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En  Détachement 


Je  suis  à  Bou-Kanéfis. 

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Il  y  a  huit  jours,  le  colonel  m'y  en- 
voyait avec  ma  section  pour  garder  un 
pénitencier  arabe. 

J'ai  sous  mes  ordres  un  grand  gaillard 
qui  est  la  terreur  de  mon  détachement. 

Le  premier  soir,  je  dînais  en  ville  avec 
le  camarade  qu ^  je  relevais. 

En  entrant  au  bordj,  à  onze  heures,  le 
caporal  de  semaine  m'apprend  que  per- 
sonne ne  manque  à  l'appel.  Satisfait,  je 
me  retire  dans  le  bastion  du  chef  de  déta- 
chement. 


# 


A  peine  avais-je  enlevé  ma  tunique 
que  j'entends  des  hurlements,  des  coups 
violents  à  la  grande  porte  d'entrée. 

J'écoute. 


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86 


AU    PAYS    DES    ETAPES. 


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C'était  la  voix  bien  connue  de  Weiss, 
qui  beuglait  après  la  sentinelle.     ;         -: 

—  Eh  bien  !  Quoi  !  On  n'ouvre  plus 
la  porte  maintenant  ? 

Un  grincement  de  gonds  m'annonce 
que  Weiss  est  entré. 

Puis  la  voix  du  capitaine  en  retraite, 
directeur  du  pénitencier,  m'apprend  que 
c'est  toujours  la  même  chose.  Ces  sacrés 
légionnaires  n'en  font  jamais  d'autres! 
Toujours  en  faute  !  11  en  rendra  compte 
au  général  de  division  et  il  fera  punir  le 
chef  du  détachement,  qui  tolère  de  telles 
infractions  à  la  discipline  ! 

Weiss  riposte  que  la  légion  ne  regarde 
en  rien  ce  vieux  c.  . .  escogrilTe,  et  qu'il 
ferait  bien  mieux  de  surveiller  sa  femme 
et  de  moucher  ses  gosses. 

Le  capitaine  rugit. 

Moi,  je  vois  rouge.  Inconscient  dans 
ma  colère,  je  sors  sans  tunique. 

J'avais  cent  mètres  à  parcourir. 

Weiss,  plein  comme  un  œuf,  oublie 
ma  présence  probable.  Il  continue  à  se 


EN    DETACHEMENT. 


87 


chamailler  grossièrement  avec  le  direc- 
teur qui  est  descendu  dans  la  cour. 

J'arrive  au  groupe  au  moment  où  une 
prise  de  corps  en  règle  allait  se  produire. 

Saisissant  Weiss  par  un  bras,  je  le 
fais  pivoter  sur  lui-même  et^  pouf  !  je  lui 
flanque  un  coup  de  poing  entre  les  deux 
yeux. 

Le  capitaine,  satisfait,  rentre  chez  lui. 

Au  choc,  mon  loustic  m'échappe  et 
s'abat  sur  le  sol,  de  tout  son  long,  sur  le 
dos. 

Je  m'adresse  alors  aux  hommes,  et, 
furieux  : 

—  Tas  de  rossards,  vous  êtes  ici 
vingt-cinq,  et  vous  avez  peur  de  cette 
l)rute  !  Il  faut  que  je  vienne  pour  le  met- 
tre à  la  raison  !  Eh  bien  !  vous  me  voyez, 
je  suis  sans  tunique,  sans  galons,  sans 
insignes,  tête  nue,  c'est  l'homme  qui 
vous  parle  !  Le  premier  qui  bronche  à 
l'avenir,  je  lui  casse  la  gueule  comme  je 
viens  de  le  faire  à  ce  braillard-là  !  Tous 
ensemble,  .si  vous  le  voulez,  ou  les  uns 


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88 


AU    PAYS   DES   ETAPES. 


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après  les  autres^  ça  m'est  égal  !  Mais  il 
faut  qu'on  m'obéisse  ici  ou  qu'on  dise 
poui'quoi  î  Quatre  hommes,  empoignez- 
moi  ce  paquet  de  linge  sale  et  f...tez-moi 
ça  au  silos  !  Huit  jours  de  prison  pour 
cet  animal-là  ! 


Le  lendemain^  je  rendais  compte  de  la 
chose  au  colonel. 

Je  craignais  beaucoup  sa  désapproba- 
tion, car  le  règlement  défend  au  chef  de 
frapper  ses  inférieurs  ;  mais  je  comptais 
sur  son  indulgence,  car  il  connaît  son 
monde.  Il  sait  fort  bien  qu'une  foule  de 
mauvaises  pratiques  viennent  parfois 
susciter  l'indiscipline  au  régiment,  et 
qu'une  répression  physique  est  la  seule 
efficace  à  certains  moments. 

Fort  de  mon  droit,  je  prenais  courage, 
convaincu  d'avoir  agi  avec  conscience. 

—  Sept  jours  de  cellule  en  augmenta- 
tion, répond  le  colonel,  vous  auriez  dû  le 
tuer. 


EN    DETACHEMENT. 


89 


Ces  quelques  mots^  sans  être  pris  à  la 
lettre,  me  donnaient  amplement  raison. 

Mon  détachement  se  termina  sans 
autre  incident,  et  je  rentrai  au  corps 
indemne  de  toute  histoire,  plus  heureux 
que  beaucoup  de  mes  camarades,  qu'on 
collait  généralement  h  l'ombre  pour  mol- 
lesse dans  leur  commandement. 


Ma  compagnie  arrive  d'escorter  des 
condamnés  aux  travaux  publics. 

Il  fait  toujours  une  faim  de  tous  les 
diables  en  route.  Les  hommes  nettoient 
si  bien  leurs  gamelles  que  les  cuisiniers, 
en  les  lavant ,  n'v  trouvent 
jamais  rien. 

En  arrivant  à  Géryville,  qua- 
tre lascars,  pratiques  délurées, 
empoignent  un  magnifique 
chien,  l'écorchent,  le  taillent 
en  pièces  et  en  font  de  succu- 
lentes grillades.  • 


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90 


AU    PAYS    DKS    ETAPES. 


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On  s'en  léchait  encore  les  doigts  douze 
heures  après. 

Horreur  !  C'était  le  chien  du  comman- 
dant supérieur.  Orrand  branle-bas  pai*- 
tout.  Fureur  sur  toute  la  ligne. 

Le  commandant  supérieur  demande 
compte  aux  légionnaires  de  sa  malheu- 
reuse bête. 

Ceux-ci  sont  muets  comme  la  tombe. 

Mais  la  rumeur  plane,  voltige  dans 
l'air  et  apprend  bientôt  au  chef  que  les 
coupables  ont  fait  passer  son  chien  il  la 
broche. 

Soixante  jours  de  prison  tombent  à  pic 
sur  les  mécréants  et  consolent  le  com- 
mandant supérieur  sans  lui  rendre  son 
épagneul . 

Un  beau  et  jeune  chien,  bien  gras, 
bien  dodu,  doit  toujours  se  tenir  éloigné 
d'une  compagnie  de  légionnaires  qui  ren- 
tre de  route.  ;     . 


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L'hyène  a  mauvaise  renommée,  et  je 


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EN    DETACHEMENT. 


91 


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ne  l'ignorais  pas  à  mon  arrivée  en  Algé- 
rie, où  ces  carnassiers  sont  très  nom- 
breux. 

Ils  ont  sur  la  conscience  d'affreuses 
histoires  de  cimetière,  de  cadavres  dé- 
terrés avec  la  griffe  et  mangés  à  belles 
dents. 

L'hyène  ne  travaille  jamais  seule. 
Sans  flair  aucun,  mais  possédant  bon 
pied,  bon  œil  et  bonnç  gueule,  elle 
suit  la  meute  nocturne  des  chacals,  qui 
la  guident  dans  ses  recherches  gastrono- 
miques. 

Je  viens  de  voir  une  hyène  et  j'en  ai 
encore  la  chair  de  poule. 

Ce  n'est  pas  que  la  bête  soit  bien  à 
craindre,  mais  j'ai  toujours  eu  une  hor- 
reur instinctive  du  fauve.  Résultat  de 
mon  éducation  première. 

Ma  grand'mère  me  faisait  peur  avec 
d'épouvantables  histoires  de  loups. 

Il  m'en  est  resté  quelque  chose.  Loups, 
loups-cerviers,  loups-garous,  ours  blancs, 
noirs  et  gris,  lions  et  lionnes,  tigres,  léo- 


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WEBSTER,  N.Y.  14S80 

(716)  872-4503 


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92 


AU    PAYS   DES   ETAPES. 


pards  et  jaguars,  autant  de  mots,  autant 
d'obsessions,  autant  de  cruels  cauche- 
mars pour  moi. 

Mes  nuits  d'enfance  en  furent  sans 
cesse  troublées,  mon  âge  mûr  ne  m'en  a 
pas  encore  débarrassé. 


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Le  chacal,  leste,  hardi,  effronté,  rôde 
partout,  pénètre  dans  les  villages,  dans 
les  gourbis  arabes,  vient  jusque  dans  les 
camps  enlever  sous  la  tente,  où  il  repose 
près  de  son  maître,  le  fidèle  petit  chien 
du  troupier. 

Il  est  le  visiteur  rapace  des  cuisines^ 
le  vampire  des  basses-cours,  la  terreur 
des  fermes  isolées. 

« 

Précurseur  fidèle  de  l'hyène,  qui  s'atta- 
che à  ses  pas,  son  glapissement  aigu  et 
prolongé  attriste  les  nuits  claires  d'Afri- 
que, détonne  dans  les  tempêtes  rageuses 
du  vent  saharien,  trouble  le  bruit  mono- 
tone des  pluies  d'hiver. 


EN   DETACHEMENT. 


93 


Au  loin,  dans  le  noir,  brillent  deux 
étoiles  mobiles;  ce  sont  les  yeux  de 
rhyène,  qui  attend  sa  pâture  du  chacal. 

A  peine  celui-ci  s'est-il  emparé  d'une 
proie  que  l'hyène,  dont  les  regards  per- 
cent les  plus  profondes  ténèbres,  bondit, 
chasse  l'agresseur  et  dévore  pour  son 
compte  le  dîner  du  chacal. 

C'est  une  bête  ignoble,  sans  cœur, 
puante,  aux  instincts  crapuleux,  aucune 
noblesse,  ni  honte,  ni  pudeur,  ni  beauté, 
se  servant  de  ses  éclaireurs  de  la  nuit, 
qui  lui  trouvent  sa  nourriture,  les  chas- 
sant ensuite,  fuyant  au  moindre  bruit, 
lâch  .->  devant  l'homme,  qui  est 
sa  terreur. 


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*  * 


CI,  à  Founassa,  où  je  suis 
à  garder  des  condamnés, 
je  viens  de  voir  une  hyè- 
ne. 

Les    hommes   avaient 


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94 


AU    PAYS    DES    ETAPES. 


acheté  un  jeune  mouton,  qui  attendait 
la  marmite,  attaché  au  piquet  près  des 
tentes,  broutant  paisiblement  Therbe 
maigre  de  la  plaine. 

Vers  deux  heures  du  matin,  des  aboie- 
ments nous  annoncent  la  venue  habituelle 
Qes  cnacais,  <,  .    ..>....,,,.,   ,. 

Un  camarade  me  propose  de  sortir 
pour  les  voir.  ,  r  ;   :    '* 

Le  firmament,  d'un  transparence  tro- 
picale, s'humectait  de  taches  laiteuses 
mouchetées  d'étoiles,  dont  le  tremblote- 
ment calme  contrastait  avec  les  cris  aigus 
/  de  nos  visiteurs. 

La  meute  s'approche;  elle  est  près  de 
nous.  Un  frisson  me  secoue. 

Soudain,  une  odeur  de  fauve,  un  frô- 
lement rapide,  et  une  hyène,  dont  la 
silhouette  incertaine  disparaît  au  loin 
dans  la  nuit,  vient  de  passer  près  de 
nous.  ^         ,  • 

Mon  camarade  lâche  un  juron  et  court 
à  son  fusil. 

Il  était  trop  ta,rd.  Notre  pauvre  agneau, 


EN    DETACHEMENT. 


95 


bêlant  h  fendre  Tâme^  file  rapidement, 
paquet  de  chair  broyée,  accroché  aux 
dents  du  carnassier. 

Le  lendemain,  la  marmite  du  camp 
était  en  deuil,  et  pendant  que  les  hom- 
mes mangeaient  la  maigre  soupe  aux 
légumes,  Thyène  se  payait  dans  la  mon- 
tagne un  gueuleton  soigné  avec  le  mou- 
ton du  détachement. 

Mon  métier  m'a  dressé  aux  coups  de 
fusil,  que  je  ne  crains  pas  trop,  mais 
les  fauves  !  l'hyène  !  Mauvaise  affaire,  je 
n'en  suis  pas. 


* 


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Je  suis  encore  à 
eBC     f    Founassa. 

C'est  un  poste  avancé,  à  trois  cents 
lieues  de  la  mer  et  à  cent  lieues  au  nord 
du  Figuig,  ce  refuge  de  tous  nos  révoltés 
sahariens,  qui  y  trouvent  une  sécurité 
parfaite. 

Founassa  est  une  gorge  entre  de  très 
hautes  montagnes.  Un  camp  y  a  été  éta- 
bli à  l'entrée. 

Une  petite  baraque  m'abrite  depuis 
quinze  jours.  Un  rectangle  de  dix  pieds 
par  six  forme  la  base  du  volume  d'air 
que  je  respire  sous  son  toit. 

Le  parquet  est  la  terre  naturelle.  Les 
murs  sont  percés  de  deux  petites  fenê- 
tres, qui  laissent  pénétrer  un  peu  d'air  et 


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96 


AU    PAYS    DES    ETAPES. 


beaucoup    de    sable,    quand    souffle   le 
siroco. 

En  pleine  colère,  ce  vent  chasse  le  feu 
devant  lui,  brûle  le  sol  et  l'atmosphère  et 
traîne  à  sa  suite  des  nuées  de  molécules 
légères,  qui  obcurcissent  Thorizon  d'une 
buée  jaunâtre.  L'air  alourdi  encombre 
les  poumons,  qui  halètent.  Le  cerveau  se 
contracte,  les  oreilles  bourdonnent,  la 
sueur  suinte  par  tous  les  pores,  une  las- 
situde générale  s'infiltre  dans  tous  les 
membres,  casse  bras  et  jambes  et  jette 
bientôt  le  patient  dans  un  sommeil  acca- 
blant, pour  le  laisser,  au  réveil,  courba- 
turé^ broyé  comme  un  convalescent  après 
une  maladie  grave. 


Le  mobilier  de  ma  baraque  est  simple. 
Un  coin  pour  mon  fusil,  quelques  cro- 
chets pour  mon  fourniment,  le  sabre  et 
le  revolver  de  mon  sergent-major,  une 
table  en  b6is  brut,  soutenue  contre  le  mur 


MA   BARAQUE. 


99 


par  deux  piquets;  deux  tréteaux  et  trois 
planches,  supportant  une  paillasse.  Du 
linge  par  ci  par  là,  quelques  placards 
réglementaires,  listes,  états,  sacs  et  ga- 
melles. 

J'y  ai  ajouté  un  hamac,  objet  d'envie 
pour  tous.     . 

D'innombrables  parasites  me  tiennent 
sans  cesse  compagnie,  se  groupent  près 
de  la  lumière  et  me  regardent  avec  éton- 
nement  :  des  puces,  des  fourmis,  des 

punaises,  des' ^^îJfârS''^;  :*^l^îîîtë^^^^'^  V-^^' 
vitables  du  troupièVVPàffôié  îânkrenttfle 
sillonne  mes"'îïîuj^  de-;  sai:opui\se:rscmdfe\ 
s'arrête  un  instant  pour  me  fixer  de  ses 
deux  gros  yeux  ronds.  Un  geste  et  elle 
se  sauve. 

Les  scorpions  pullulent  dans  tous  les 
coins  et  deviennent  d'une  familiarité 
gênante. 

L'autre  jour  mon  sergent-major,  agacé 
par  un  bruit  insolite,  fit  une  perquisition 
dans  sa  paillasse  et  en  délogea  une  ma- 
gnifique couleuvre  avec  toute  sa  nichée. 


100 


AU    PAYS    DES   ETAPES. 


Les  souris,  les  mulots,  par  centaines, 
creusent  des  souterrains  partout,  sapent 
les  murailles,  se  promènent  sur  mon 
visage  la  nuit,  rongent  mes  livres,  mes 
règles  et  mes  porte-plumes. 


* 


J'ai  aussi  une  meute.  ' 

Puppy  est  très  intelligent.  Aux  gï^an- 
des  manœuvres,  il  s'était  égaré  dans  la 
fôf^t;d*^hi9!vàiê'*iait'nïon  deuil.  En  ren- 


»  »  *  \* 


•  •  •  • 


ti^arif  â*la  caserne,  quinze  jours  après,  ie 
,^qsidlîtii^iilé.nfi'ërîtîàU-bas'de  ma  capote. 
C'était  mon  petit  ami,  revenu  deux  éta- 
pes en  arrière.  Mon  cœur  battit  plus  vite 
en  retrouvant  ce  fidèle  compagnon  de 
mes  tristesses  du  début.  ' 

Ici,  il  est  très  malheureux.  Les  mou- 
ches le  taquinent,  et  c'est  une  lutte  de 
chaque  instant.  Il  a  le  nez  pointilleux. 
Une  mouche  s'y  pose-t-elle,  de  suite 
Puppy  bondit,  tourne  prestement  sur  lui- 
même  et  saisit  l'insecte  au  vol  avec  un 


MA    BARAQUE. 


101 


happement  bien  appliqué,  le  broyant 
en  quelques  coups  de  dents  rageurs.  Il 
s'éloigne  ensuite  pour  recommencer  plus 
loin. 


Major,  mon  deuxième  chien,  âgé  de 
quatre  mois,  se  sauve  quand  je  l'appelle 
et  cela  me  fâche.  L'autre  jour,  furieux  de 
son  indiscipline,  je  lui  administrai  quinze 
coups  de  bâton.  L'effet  fut  déplorable. 
Major  se  vida  complètement,  ne  gardant 
rien  pour  lui.  Depuis,  j'ai  abandonné  ce 
système  d'éducation. 

Taya  est  un  grand  sloughi  arabe,  ra- 


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102 


AU    PAYS    DES    ETAPES. 


pace  comme  un  bandit,  mangeant  comme 
dix  et  croquant  le  lièvre  qu'il  chasse  très 
bien,  mais  qu'il  faut  lui  ôter  aussitôt  qu'il 
Ta  saisi.  Il  ne  m'écoute  jamais.  C'est  un 
excellent  lévrier,  paraît-il,  car  son  indo- 
cilité et  sa  sauvagerie  sont  des  signes  de 
race. 

Deux  autres  chiens,  roquets  sans  im- 
portance, complètent  ma  meute.  Et  der- 
nièrement un  jeune  renard  est  venu  s'a- 
jouter au  nombre  des  amis  intimes  (]ue 
je  fréquente  à  Founassa. 

Somme  toute,  je  m'ennuie  ici  aussi  bien 
que  partout  ailleurs. 


* 
*  * 


EU  d'événements,  ces 
dernières   semaines. 
Nous  sommes  ren- 
trés dans  la  civilisation 
depuis   quelques   jours, 
et  les  choses  ont  repris 
leur  train-train  ordinaire. 


* , 


MA    BARAQUE. 


103 


H  ier  encore  un  duel . 

Cela  arrive  par  trop  souvent  à  la  légion 
étrangère,  où  tout  le  monde  a  Tépiderme 
susceptible  et  où  chacun  tient  à  faire  hon- 
neur à  sa  nationalité.  Ajouter  ù  cela  le 
fait  d'être  soldat  français,  ce  qui  nous 
rend  encore  tous  plus  chatouilleux. 

O'Kealy  est  un  jeune  Irlandais  pur 
sang,  bon  diable  à  ses  heures,  très  gai, 
mais  passablement  hargneux  par  bouta- 
des. 

Hammer,  grand  Alsacien,  ayant  vécu 
dix  ans  à  New- York,  est  aussi  un  assez 
mauvais  coucheur. 

Tous  deu:  connaissent  la  boxe  et  son 
emploi.  Ils  en  ont  appliqué  les  principes 
dans  plusieurs  rencontres,  où  leurs  nez 
payaient  Técot. 

Le  colonel,  ému  de  toutes  ces  tatouil- 
les  réitérées,  ordonnait  dernièrement 
de  conduire  ces  deux  sergents  sur  le  ter- 
rain et  de  n'arrêter  le  combat  qu'à  la 
suite  d'une  blessure  grave. 


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V. 


104 


AU    PAYS   DES   ETAPES. 


* 


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J'y  étais  en  curieux. 

Les  deux  combattants  furent  d'un 
calme  et  d'un  sang-froid  remarquables. 

Il  y  eut  plusieurs  reprises  sans  ré- 
sultats sérieux.  Les  parades  arrivaient  à 
temps  pour  empêcher  les  coups  mortels, 
mais  la  pointe  des  épées  avait  touché 
la  peau,  et  Tarme,  violemment  chassée, 
faisait  des  entailles  d'où  le  sang  coulait 
abondamment. 

Bientôt  les  poitrines  des  deux  sergents 
ne  présentaient  plus  qu'un  quadrillé  san- 
glant, et  le  combat  durait  toujours. 

L'officier  surveillant  était  pâle  d'éner- 
vement  et  nous  n'en  valions  guère 
mieux. 

On  fut  aux  prises  pendant  plus  de 
trente  minutes. 

Enfin,  à  la  suite  d'une  parade  fatiguée, 
l'épée  de  Hammer  s'enfonce  de  plusieurs 
centimètres  dans  l'aîne   de  son  adver- 


saire. 


MA    BARAQUE. 


105 


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AU    PAYS    DES   ETAPES. 


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O'Kealy  n'a  pas  la  force  de  riposter. 
Il  se  jette  en  arrière  et  de  suite  son  bras 
est  paralysé. 

On  arrête  le  combat. 

Quinze  jours  après,  O'Kealy,  com- 
plètement guéri,  provoquait  Kammer  et, 
avec  deux  classiques  coups  de  poing, 
il  lui  bouchait  un  quinquet  et  lui  aplatis- 
sait le  nez. 

Le  colonel  en  fut  désespéré. 

Il  leur  mit  à  chacun  huit  jours  de  pri- 
son, en  les  menaçant  du  conseil  de 
guerre,  s'ils  recommençaient. 


* 
*  * 


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Le  service  de  garde  est  très  pénible 


ICI. 


Le  colonel  a  admis  en  principe  qu'il 
est  nécessaire  de  punir  d'au  moins  qua- 
tre jours  de  consigne  le  sergent  de  garde 
pour  obtenir  un  service  bien  fait.     { 
C'est  un  moyen  à  méditer. 'i 
Aussi  les  sergents  rusent-ils. 


MA    BARAQUE. 


107 


Le  colonel,  exact  comme  Thorloge, 
profile  chaque  matin  son  ombre  sur  le 
mur  de  droite  de  la  porte  du  quartier, 
au  moment  où  sonnent  huit  heures  et 
demie. 

Le  cas  est  prévu  et  le  sergent  de 
garde,  qui  connaît  son  affaire,  a  pris 
soin  de  s'éloigner,  d'aller  se  cacher  au 
diable. 

Le  colonel  flaire  partout,  scrutinise 
les  coins,  crie  toujours  beaucoup,  car  ça 
fait  du  bien,  mais,  ne  voyant  pas  le  ser- 
gent, il  oublie  de  le  punir. 


* 


L'autre  jour,  je  me  trouve  nez  à  nez 
avec  notre  terrible  kébir.  , 

Ahuri  de  mon  audace,  il  hésite  un 
instant,  mais  ramassant  bientôt  ses 
moyens,  il  trouve  une  feuille  qui  se  bala- 
dait dans  une  rigole. 

Ce  fut  une  tempête  où  je  récoltai  huit 
jours  de  consigne. 


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AU    PAYS    DES   ETAPES. 


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Le  colonel  est  très  énergique  et  il  ob- 
tient des  résultats  merveilleux  avec  sa 
méthode. 

Il  n'y  a  pas  un  quartier  aussi  propre 
que  le  nôtre  dans  toute  Tarrnée  fran- 
çaise. 

Quand  je  serai  colonel,  je  ferai  comme 
lui. 


*  * 


J'ai  un  nouveau  sergent-major  qui 
hier  était  mon  camarade  ;  aujourd'hui 
c'est  mon  ennemi,  car  j'ai  failli  passer  à 
sa  place. 

Aussi,  il  vient  de  se  venger  des  tran- 
ses que  je  lui  causai . 

Pour  un  rien,  l'autre  jour,  il  se  met  à 
m'engueuler  copieusement. 

J'ai  mauvais  caractère,  et  mon  atti- 
tude ne  fut  pas  indemne  d'un  certain 
manquement  à  la  déférence. 

Mon  sergent-major  est  de  quatre  ans 
plus  jeune  que  moi.     .  .  . 


MA    BARAQUE. 


109 


—  Vous  aurez  quatre  jours  de  salle 
de  police,  mon  garçon,  s'écrie-t-il  avec 
une  dignité  parfaite. 

Je  cessai  toute  discussion,  car  le  :  mon 
garçon  !  m'avait  complètement  terrassé. 
De  sa  part,  c'était  irrésistible. 

Cependant,  je  me  promets  bien  de  lui 
faire  son  affaire  quand  j'aurai  mes  deux 
sardines  d'oi*. 

Puis,  à  quoi  bon  me  faire  de  la  bile, 
et  vouloir  transpercer  ce  brave  garçon  1 
Ce  n'est  pas  un  mauvais  diable,  après 
tout. 

Parbleu  !  ses  nouveaux  galons  l'ont 
grisé. 

Et  enfin,  je  me  connais,  quand  je  se- 
rai nommé,  je  suis  de  taille  à  aller  lui 
I  serrer  la  main  et  à  m'en  faire  un  ami, 
[car  il  est  instruit  et  intelligent. 

Les  haines  militaires  sont  terribles, 
[mais  elles  passent  si  vite  ! 

Allons  !  du  calme,  faisons  tranquille- 

Iment  nos  quatre  jours.  Je  me  consolerai 

|en  étudiant  ma  théorie. 

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veux-tu  par  hasard 

me    faire     croire 

qu'une  fête    n'est 

pas    un   jour    de 

réjouissances  ?    Tu     oses 

même    me    dire    que 

c'est  ennuyeux! 

—  Allons,  allons,  fumiste  ! 

M 

—  Fumiste  tant  que  tu  voudras,  mais 
je  te  dis  qu'une  fête  nationale  est  très 
gaie,  et  que  les  gens  bien  nés  attendent 
ce  grand  jour  pendant  un  an  pour  savou- 
rer un  habit  neuf,  un  chapeau  chic  ou  un 
verre  d'orgeat.  - 

—  Tu  m'ennuies  avec  ton  chapeau 
chic  et  ton  verre  d'orgeat,  moi  j'ai  failli 


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112 


AU    PAYS    DES    ETAPES. 


attraper  une  insolation.  Voilà  ce  que  je 
vois  de  plus  clair. 

—  Tu  es  épatant,  toi;  on  dirait  vrai- 
ment que  tu  ne  sais  pas  que  les  fêtes  sont 
pour  le  plus  grand  nombre.  Et  quand 
bien  même  tu  serais  crevé  d'un  coup  de 
soleil,  cela  n'aurait  pas  empêché  les  au- 
tres de  rire. 


*  * 


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Et  puis,  il  ne  faut  pas  être  revêche 
quand  un  joyeux  pétard,  que  lancent  les 
gamins  en  délire,  nous  brûle  un  panta- 
lon où  nous  crève  un  œil  ; 

L'huile  des  quinquets,  qui  arrose  les 
coiffures  ; 

Les  parfums  des  illuminations,  mêlés 
aux  haleines  exotiques  d'un  peuple  hété- 
rogène, bourré  de  l'ail  des  grands  jours; 

Les  voitures,  dont  les  cochers  polis 
hurlent  des  paroles  désagréables  au  pas- 
sant malencontreux  qui  entrave  la  cir- 
culation ;       '  ■■      ,  - 


UNE   FÊTE. 


113 


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114 


AU    PAYS    DES   AtAPBS. 


Les  î^gents  de  police  accompagnant 
leur  circulez  !  traditionnel  d'une  poussée 
symphatique  dans  le  creux  de  Testomac; 

Les  fâcheux  qui  nous  fourrent  un 
coude  dans  le  ventre  et  leurs  gros  talons 
sur  un  cor  susceptible  ; 

La  fumée  odorante  du  cigare  d'un  sou 
qu'un  ivrogne  patriotique  nous  lance  aux 
narines  ; 

Les  nombreux  et  chaleureux  discours 
qu'une  position  officielle  nous  foi^ce  à 
déguster  dans  une  immobilité  respec- 
tueuse; 

La  grande  chaleur  qu'un  soleil  de  feu 
prodigue  à  pleins  bords  ; 

Et  la  poussière,  et  le  vent,  et  les  coups 
de  canon,  et  les  musiques,  et  les  |^  or- 
phéons, et  les  bocks,  toutes  choses  qui 
nous  plongent  dans  de  si  délicieuses 
jouissances,  qu'on  se  réveille  le  lende- 
main avec  un  mal  aux  cheveux  mémo- 
rable.  > 


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UNE   FÊTE. 


115 


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Le  mois  de  juillet  est  particulièrement 
bien  doué  sous  le  rapport  des  fêtes  natio- 
nales. 

Il  débute  par  la  fête  du  Canada.  Domi- 
nion Day.  —  C'est  un  jour  célèbre. 

Puis  vient  le  4  juillet,  fêîo  des  Etats- 
Unis  de  l'Amérique  du  Nord.  C'est  la 
plus  belle  affaire  connue,  paraît-il,  car  il 
meurt  en  ce  grand  jour  plus  de  personnes 
par  accident  que  n'importe  où,  n'im- 
porte quand. 

Enfin,  nous  arrivons  au  12,  la  fête 
jaune,  la  fête  orange,  le  grand  jour  des 
Irlandais  protestants.  On  s'y  est  amusé 
outre  mesure  cette  année.  On  voulait  se 
tuer  partout,  c'était  très  vivant,  mais 
laissons  là  la  politique. 

Puis  voilà  le  14  juillet,  notre  fête  à  nous 
Français,  à  nous  tout  seuls. 


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Dès  les  premières  lueurs  de  l'aurore, 


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116 


AU    PAYS    DES   ETAPES. 


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la  foule,  attifée  de  beaux  habits,  encom- 
bre les  «quares  publics,  s'engouffre  dans 
les  rues  tortueuses,  assiège  les  balcons 
et  les  fenêtres. 

Il  s'agit  de  voir  la  grande  revue,  et  la 
grande  revue,  c'est  nous. 

Nous  avons  fait  plusieurs  kilomètres  et 
sué  plus  qu'à  notre  tour  pour  offrir  h  la 
population  enthousiaste  une  longue  ligne 
rigide  d'uniformes  variés  et  d'armes  étin- 
celantes.  .  ( 

Le  canon  tonne  vingt  et  une  fois,  les 
musiques  se  bourrent  d'airs  nationaux, 
le  général,  suivi  d'un  brillant  état-major, 
chevauche  devant  le  front  des  défenseurs 
de  la  patrie  et  revient  se  placer  en  face  de 
l'estrade  d'honneur  où  foisonnent  les  toi- 
lettes brillantes. 

Et  le  défilé  commence.  C'est  beau, 
c'est  beau  ! 

En  tête,  les  gendarmes,  gardiens  de 
l'ordre  public,  très  aimés  à  cause  de 
la  crainte  qu'ils  inspirent  et  de  la  senteur 
populaire  de  leurs  bottes.       ^     . 


UNE    FÂTE. 


117 


Ils  sont  suivis  de  près  par  les  braves 
pompiers,  dont  les  casques  en  cuivre  poli 
ont  de  miroitants  reflets  qui  écorchent 
les  yeux.  Leurs  plumets  frétillent  allègre- 
ment sous  Teffet  d'un  pas  militaire  et 
saccadé.  Le  capitaine,  beau  garçon  à 
barbe  grise,  la  bedaine  sanglée  par  un 
ceinturon  puissant,  change  souvent  de 
pas  pour  attraper  la  cadence  de  la  musi- 
que et  trébuche  sur  son  fourreau  de  sabre 
à  l'instant  où  il  dirige  un  regard  de  lance 
sur  les  tribunes  d'honneur.     ' 

Les  sapeurs  du  génie,  gens  graves  et 
très  posés,  marchent  ensuite  d'une  allure 
fière  et  martiale.  Ils  sont  heureux  de 
défiler  avant  les  artilleurs  que  l'honneur 
attache  à  leurs  pièces.    ' 

Les  canons  roulent,  correctement  ali- 
gnés essieu  contre  essieu,  et  quand  ils 
sont  bien  loin,  on  y  pense  encore  telle- 
ment ça  fait  plaisir. 

Pendant  ce  temps-ln,  les  zouaves  et 
les  légionnaires  n'ont  pas  perdu  un  ins- 
tant. Musique  et  sapeurs  en  tête,   ils 

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118 


AU    PAYS   DES   ETAPES. 


marchent  comme  un  seul  homme,  les 
sections  en  lignes  droites  et  rigides. 
Leurs  drapeaux,  dont  l'un  fier  d'être  le 
seul  de  Tarmée  portant  deux  décorations, 
flottent  majestueusement  dans  la  brise 
molle  d'une  belle  journée  d'été. 

Les  turcos,  qui  viennent  de  rentrer 
du  Tonkin,  la  poitrine  ornée  d'une  mé- 
daille commémorative,  suivent  de  près  et 
sont  applaudis  avec  enthousiasme.  Ils 
étaient  quinze  cents  à  leur  départ.  Ils 
sont  rever^^s  cinq  cents  qui  défilent 
aujourd'hui;  c'est  toujours  ça. 

Puis  les  chasseurs  d'Afrique,  les  spa- 
his, le  train,  la  remonte,  les  infirmiers, 
les  boulangers,  il  y  en  a  pour  tous  les 
goûts. 


* 
*  * 


On  est  à  la  caserne. 
Les  sacs  sont  débouclés,  le  devoir  est 
rempli  et  tout  à  la  joie,  maintenant. 
Et  de  se  précipiter  en  foule  à  la  sortie 


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UNE   FETE. 


119 


de  la  caserne  pour  aller  en  ville  prendre 
part  aux  réjouissances. 

Ce  qui  sera  bu  de  vin  et  d'absinthe 
aujourd'hui  est  incalculable.  Et  les  coups 
de  poing,  les  querelles,  les  pochards, 
nous  ne  les  compterons  pas. 

Quelques-uns  sont  restés  à  la  caserne 
pour  organiser  la  salle  du  repas  d'hon- 
neur. Car  chaque  compagnie  doit  décorer 
une  chambre  où  le  repas  du  soir  sera 
pris  en  commun. 

Des  guirlandes  de  verdure,  des  papiers 
tricolores  tracent  de  capricieux  zigzags 
de  la  planche  à  pain  à  la  planche  à 
bagage,  du  râtelier  d'armes  aux  croisées. 

Sur  les  murs,  des  devises*  guerrières  et 
patriotiques. 

Les  draps  de  lit,  nappes  très  présen- 
tables, couvrent  les  tables  de  caserne- 
ment qui  succombent  sous  le  poids  des 
extra  s. 

Car  les  bonis  se  sont  fendus  d'un  sup- 
plément :  un  demi-litre  de  vin  par  homme, 
une  soupe,  un  ragoût,  un  rôti  et  du  des- 


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120 


AU   PAYS    DES   ETAPES. 


sert.  Oui,  du  dessert,  morbleu  !  Car  le 
troupier  mange  du  dessert  au  moins  une 
fois  l'an. 

Cinq  heures  viennent  de  sonner  à 
l'horloge. 

C'est  l'heure  de  la  soupe. 

Le  colonel,  entouré  de  tous  ses  offi- 
ciers, se  dirige  vers  la  première  chambre. 

Il  goûte  à  tous  les  mets  et  les  trouve 
exquis.  Il  tape  sur  l'épaule  d'un  homme, 
qui  rougit  de  plaisir,  dit  un  mot  gracieux 
à  un  caporal,  qui  répond  en  balbutiant,  en- 
chanté, et  s'apprête  à  quitter  la  chambre. 

Mais  le  capitaine  Yarquepince  au  pas- 
sage et  lui  off're  le  vin  d'honneur  au  nom 
de  ses  hommes  et  de  ses  officiers. 

C'est  au  tour  du  colonel  d'être  ému. 

Il  accepte  avec  un  très  visible  plaisir, 
boit  k  la  santé  de  tous,  trinque  avec  les 
camarades,  et  s'éloigne  enfin  laissant  la 
chambrée  s'écrouler  sous  des  cris  formi- 
dables :  Vive  la  France!  Vive  le  colonel! 

Chaque  compagnie  lui  fait  la  même 
aubade. 


Vi. 


UNE   FÊTE. 


121 


Partout,  il  dit  quelques  mots  aimables, 
partout  il  lève  les  punitions. 

Il  est  très  ému,  et  quand  il  quitte  le 
quartier  son  teint  paraît  plus  animé  que 
de  coutume. 

Est-ce  le  vin  d'honneur  qui  Ta  émo- 
tionné,  ou  la  réception  qu'on  vient  de  lui 
faire?  Pour  être  fixé  là-dessus,  il  faudrait 
entendre  sa  conversation  du  soir  avec 
madame  la  colonelle,  à  qui  il  reconte  sa 
visite  à  la  caserne.  s 


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* 


Après  le  souper,  en  avant  le  grand 
chambardement  delà  soirée . 

Ici,  silence,  car. on  s'amuse  trop. 

Pareil  jour,  autrefois,  un  pauvre  diable 
que  je  connais  venait  de  faire  cinquante- 
trois  kilomètres,  de  dix  heures  du  soir  le 
13,  jusqu'à  deux  heures  de  l'après  midi, 
le  lendemain,  14,  par  42°  dans  le  désert. 
Son  dîner  d'honneur,  à  lui,  consistait  à 
boire  treize  quarts  d'eau  tiède  d'une 
source  sulfureuse. 


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122 


AU    PAYS   DES   ETAPES. 


Les  temps  sont  bien  changés,  et  il  ne 
s'en  plaint  pas. 

Le  lendemain,  on  est  triste,  malade. 

Les  escaliers,  les  couloirs,  les  abords 
de  la  caserne  présentent  par  ci  par  là  des 
maculations  odorantes,  preuves  innocen- 
tes de  certaines  digestions. en  révolte. 

Parfois,  le  promeneur  indifférent  peut 
entendre  dans  le  lointain  des  grogne- 
ments sonores,  avec  efforts  saccadés, 
qui  annoncent  bien  qu'un  soldat  icons- 
ciencieux  essaie  de  rendre  le  15  le  trop 
perçu  du  14. 

Des  corvées  font  disparaître  les  der- 
niers souvenirs  de  la  fête,  le  service 
reprend  sa  marche  monotone,  et  tout 
est  dit. 

A  Tannée  prochaine  ! 


* 
*  * 


—  N'est-ce  pas  que  c'est  gai  une 
nationale?  \ 

—  Heu  !  Heu  ! 


UNE   FÊTE. 


123 


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—  Oui,  oui,  cause  toujours,  mais  je 
n'en  suis  pas  moins  certain  que  tu  es 
aussi  ému  que  moi  en  ce  grand  jour  de 
réjouissances  patriotiques  et  populaires. 


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Sergent-JÏIajoF 


NFiN,  je  suis  sergent- 
major.  Très  jolies  les 
sardines  d'or  sur  ma 
tunique  neuve. 

Le  capitaine  Racon, 
un  Américain  au  ser- 
vice de  la  France,  m'a,  selon  l'usage, 
invité  à  dîner  en  l'honneur  de  cet  événe- 
ment. Fourrier  chez  lui,'  je  passais 
sergent-major  dans  une  autre  compa- 
gnie. '  •„     .        , 

—  Vous  êtes  rudement  content  de  me 
quitter,  me  dit-il,  voulant  me  sonder  les 
reins,  car  il  y  avait  trop  de  consigne 
dans  ma  compagnie. 

—  Au  contraire,  mon  capitaine,  je  le 
regrette  beaucoup,  mais  je  suis  fort  heu- 


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126 


AU   PAYS    DES   ETAPES. 


reux  d'être  nommé  sergent-major  chez 
le  capitaine  Renaud. 

Il  y  a  un  peu  à  boire  et  à  manger  dans 
cette  réponse  banale. 

Les  deux  capitaines  sont  là  prêts  à  se 
chiner,  selon  la  réplique  du  sergent- 
major.  Riénager  la  chèvre  et  le  chou, 
voilà  la  devise  du  troupier  modèle.  Un 
honnête  industriel  qui  créerait  une  école 
de  tact  et  de  diplomatie  à  l'usage  de 
MM.  les  jeunes  soldats  aspirantis  of- 
ficiers^ serait  d'un  secours  inapprécia- 
ble au  bon  jeune  homme^  qui,  en  arri- 
vant au  régiment,  ose  affirmer  que  deux 
et  deux  font  quatre.  Pour  le  soldat  trop 
intelligent,  deux  et  deux  font  souvent 
huit  jours  de  salle  de  police.  Je  n'avais 
pas  perdu  de  temps  pour  apprendre  cela 
dans  la  compagnie  du  capitaine  Racon. 

C'est  égal,  dans  le  fond,  je  le  regrette, 
ce  capitaine. 

Il  était  bassinant,  grincheux,  mais  fier, 
volontaire,  très  ferré  sur  tout,  aimant 
ses  gradés,  les  protégeant  en  père,  les 


SERGENT-MAJOR. 


127 


punissant  comme  tel,  ne  permettant 
jamais  qu'on  les  touche,  un  vrai  chef 
méticuleux,  bon  soldat,  passionné  pour 
son  métier,  fermement  convaincu  que 
Tarrnée  prime  tout. 

Mon  nouveau  capitaine  est  un  brave 
homme,  dit-on,  mais  assez  insouciant, 
un  peu  égoïste,  tirant  sur  sa  retraite, 
décoi'é,  vingt  campagnes,  trois  blessureo, 
au  comble  de  ses  vœux,  ne  demandant 
rien  que  la  tranquillité,  lâchant  carré- 
ment ses  sous-offlciers  s'ils  se  fourrent 
parfois  dans  le  pétrin. 

Il  faudra  ouvrir  l'œil  chez  lui. 


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Hier  soir,  j'arrive  à  ma  nouvelle  com- 
pagnie. 

Officiers  et  camarades  me  font  une 
réception  cordiale;  seul  mon  sous-lieute- 
rant  fut  très  froid  ce  matin,  quand  je  me 
présentai  à  lui. 

J'ai  manqué  de  déférence  à  son  égard, 


V 


128 


AU    PAYS    DES   ETAPES. 


m'a-t-on  dit.  Je  ne  sais  en  quoi,  mais  il 
n'y  aucun  doute,  j'ai  commis  là  une 
faute  grave,  que  ce  jeune  officier  m'a  fait 
sentir  avec  beaucoup  d'aigreur  ce  matin. 
De  plus,  il  s'en  est  plaint  au  capitaine. 

1  ^ut  cela  me  flatte  un  peu,  car,  si 
j'avais  l'air  d'un  imbécile,  il  est  probable 
que  mon  sous-lieutenant  se  ficherait  de 
moi  comme  d'une  guigne. 

Ménageons  ce  jeune  homme  quand 
même  :  le  devoir  l'exige,  et  c'est  habile. 


* 


Mon  sous-lieutenant  vient  d'être  appelé 
en  mission  au  Sénégal. 

Je  l'ai  vu  partir  sans  trop  de  regrets. 
Ça  n'allait  pas  du  tout  avec  lui.  Depuis 
plus  d'un  mois  que  je  suis  à  la  compa- 
gnie, les  choses  s'étaient  aggravées. 

Ce  jeune  officier  avait  la  susceptibilité 
difficile  à  désarçonner.  ;:  •       j, 

J'y  allais  de  mon  mieux  cependant  : 
sourires,  prévenances,  services,  exacti- 


SERGENT-MAJOR. 


129 


tude,  empressement,  rien  n'y  faisait,  ma 
tête  le  crispait,  il  m'avait  dans  le  nez. 

Je  n'ai  pourtant  rien  déposé  dans  ses 
bottes,  et  je  regrette  sincèrement  ce  léger 
dissentiment. 

Si  nous  avions  été  du  même  grade,  je 
suis  certain  que  nous  nous  serions 
compris. 

Mais  il  est  officier  et  je  suis  bas-off: 
abîme. 


* 


Je  sors  de  l'hôpital. 

Quinze  jours  sur  le  flanc  avec  une 
tête  en  marmelade,  des  épines  dans  les 
reins,  des  cauchemars  dans-  mes  souve- 
nirs et  huit  jours  dé  prison  sur  la 
planche  pour  me  consoler. 

Tout  ça  pour  un  cheval  du  train  que 
j'ai  couronné  et  ma  tête  que  j'ai  failli 
démolir. 

Un  beau  dimanche,  dès  l'aurore,  j'en- 
fourchais un  arabe,  cheval  magnifique, 
en  compagnie  d'un  marchet'  du  train. 


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AU    PAYS    DES   ETAPES. 


La  campagne  était  belle,  Aïn-el- 
Hadjar  pas  bien  loin,  et  nous  y  allâmes 
pour  la  journée. 

Un  petit  vin  blanc  mousseux,  un  bon 
dîner,  le  printemps,  de  belles  filles,  des 
danses  sur  Therbe  nouvelle  nous  retar- 
dent jusqu'à  rappel. 

Nous  partons  à  fond  de  train  pour  le 
quartier. 


Une  descente  rapide  se  présente,  nous 
chargeons  quand  même.  Mon  camarade 
arrive  au  bas  sans  accrocs,  mais  mon 
cheval  et  moi  nous  roulons  dans  les 
cailloux. 

Je  dors  deux  ou  trois  heures  sur  place 
avec  du  sang  plein  la  figure. 

Deux  Arabes,  allant  au  marché,  me 


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SERGENT-MAJOR. 


131 


cueillent  en  passant  et  me  portent  en 
villo. 

Je  me  réveille  avec  des  nuages  dans  la 
vue,  des  picotements  lancinants  par  tous 
les  membres  et  une  bonne  moyenne 
générale  d'inquiétude  dans  l'esprit. 

Au  quartier,  on  était  soucieux  et  on 
s'apprêtait  à  aller  me  quérir. 

Le  service  de  garde  me  porta  à  Thô- 
pital,  d'où  je  viens  de  sortir  ce  matin 
pour  entrer  en  prison. 

Le  chef  du  train  est  également  sous 
les  verrous. 

Décidément  les  promenades  h  cheval 
a  la  campagne  ne  me  réussisssent  pas. 


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Je  suis  libre  comme  l'air. 

Les  portes  de  ma  prison  se  sont 
ouvertes.  Ma  tête  est  un  peu  défigurée, 
mais  ça  se  remettra. 

Le  chef  du  train  en  a  eu  plus  long  que 
moi  :  quinze  jours  pour  avoir  prêté  un 


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132 


AU    PAYS    DES   ETAPES. 


cheval  à  un  fantassin,  et  moi,  huit  pour 
l'avoir  couronné. 

Ce  n'est  pas  trop  payé,  surtout  si  l'on 
tient  compte  de  notre  plaisir*  à  la  cam- 
pagne et  de  l'expérience  hardie  d'une 
dégringolade  dans  les  rochers  pour  mon 
compte. 

J'en  ai  pris  bonne  note.  En  tombant, 
je  croyais  l'ôver,  mais  mon  rêve  fut  leste- 
ment supprimé  par  le  contact  des 
pierres.  \ 

J'ai,  depuis,  rayé  le  cheval  de  mon 
programme. 

* 

Je  suis  rossé,  moulu,  éreinté  comme 
un  cheval  de  fiacre. 

Mais  je  suis  propre,  ca^^  je  viens  de 
prendre  un  bain  dans  la  petite  rivière. 
L'eau  n'atteint  guère  plus  de  deux  pieds 
dans  sa  plus  grande  profondeur,  mais 
elle  coule  sur  un  fond  de  petits  cailloux 
ronds.  J'ai  pu  m'y  étendre  voluptueuse- 
ment pendant  près  d'une  heure. 


SERGENT-MAJOR. 


133 


Il  me  fallait  cela,  car  j'ai  eu  un  rude 
turbin  toute  la  journée. 

Parti  de  Sfisef  avec  quatre  cents  jeunes 
soldats,  le  gros  du  bataillon  arrivait  à 
Aïn-Fékan,  à  onze  heures  du  matin, 
avec  plus  de  cent  traînards,  distribués 
sur  un  parcours  de  dix  kilomètres. 

J'étais  d'arrière-garde,  et  il  me  tardait 
d'arriver.  Coûte  que  coûte,  je  ne  voulais 
laisser  personne  en  arrière. 

Encourageant  celui-ci,  gourmandant 
celui-là,  je  réussissais  assez  mal  à  faire 
avancer  tout  mon  monde. 

Un  pauvre  diable  de  trente-cinq  ans, 
avec  une  bedaine  épanouie,  échoué  au  ré- 
giment à  la  suite  d'un  naufrage  de  for- 
tune, gémissait  sur  le  bord  de  la  route. 
Je  le  tarabuste  un  peu.  Il  répond  qu'il  ne 
demande  qu'à  mourir.  Pris  de  pitié,  je 
le  soulage  de  son  fusil,  et,  l'aidant,  il 
repart  clopin-clopant. 

Plus  loin,  un  gamin  belge,  paraissant 
âgé  de  seize  ans,  pleure  comme  une 
Madeleine.  Il  a  le  feu  aux  pieds,  du  plomb 


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134 


AU    PAYS    DES    ETAPES. 


aux  épaules,  des  crampes  dans  le  dos, 
des  épingles  aux  genoux.  Je  crie  un  peu 
pour  la  forme  et  je  prends  son  fusil. 

Et  de  deux. 

Un  fusil  sur  chaque  épaule,  un  éclopé 
à  chaque  bras,  je  ferme  la  marche  des 
traînards.  ^  /  ; 

A  chaque  instant,  un  éreinté  perd 
courage,  s'assied  sur  le  bord  de  la  route, 
la  figure  pleine  d'un  réel  découragement. 

La  persuasion,  la  colère,  la  menace  de 
punitions^  tous  les  moyens  parviennent 
peu  à  peu  à  porter  en  avant  cette  foule 
de  malheureux  encore  peu  initiés  aux 
douloureuses  épreuves  d'une  première 
eiape.  •  r     ' ,  •" 


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Un  capitaine  adjudant-major  vient 
faire  une  tournée  en  arrière. 

A  ce  moment,  je  porte  six  fusils,  un 
accroché  à  chaque  épaule  par  la  bretelle, 
les  autres  entassés  derrière  mon  dos.  Et 


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AU    PAYS    DES   ETAPES. 


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toujours  mon  gros  ventre  de  trente-cinq 
ans  à  mon  bras  gauche  et  mon  moutard 
belge  à  ma  droite. 

Le  capitaine  me  fait  des  compliments, 
ce  qui  me  flatte  beaucoup. 

Et  nous  cheminons  péniblement  ù 
travers  une  sueur  abondante^  un  silence 
parfait  que  troublent  la  musique  mono- 
tone des  sabres  heurtant  les  bidons  et  les 
quarts,  les  respirations  accélérées  des 
bouches  grandes  ouvertes,  les  sons  1  durs 
et  réguliers  des  gros  clous  de  souliers 
tombant  lourdement  sur  le  pavé  de  la 
route  :  symphonie  triste  d'une  foule  de 
pauvres  hères  que  la  fatigue  abat. 

Le  chemin,  blanc  de  poussière  calcaire 
et  de  soleil,  comme  un  ruban  infini, 
semble  ramper  aux  bords  lointains  de 
l'horizon. 

On  n'arrivera  donc  jamais  I , 

A  cinq  heures  du  soir,  ça  y  est  cepen- 
dant. Cristi  !  ce  n'est  pas  malheureux  ! 
Il  ne  manquait  personne.  J'étais  content 
et  très  fatigué. 


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SERGENT-MAJOR. 


137 


Rien  dans  le  ventre  depuis  dix  heures 
du  matin,  et  six  fusils  sur  le  dos  pendant 
sept  heures. 

Crédié  !  que  la  première  étape  est  dure 
pour  un  jeune  soldat  !  On  s'habitue  à 
marcher,  à  supporter  les  fatigues,  car  le 
courage  grandit  avec  les  épreuves.  Mais 
on  souffre  toujours. 

Allons,  assez  écrire  pour  aujourd'hui. 
?,/>.  Je  ferme  ma  tente.  J'éteins  ma 
bougie  et  je  n'aurai  pas  besoin 
qu'on  me  berce  pour  m'en- 
,p .-.     ,.   .    ^K  dormir. 


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*     * 


eus  venons  de  faire  une 
jolie   équipée,  le   grand 
Magny,  Pascal  et  moi. 
La  journée  avait  été 
rude  :  trente-cinq  kilomètres,  de  la  pous- 
sière jusqu'à  la  cheville,   et   un    soleil 
d'un  chaud  ! 
En  arrivant,  le  service  assuré,  nous 


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138 


AU    PAYS    DES   ETAPES. 


allons  dîner.  Nous  étions  d'une  gaîté 
folle.  Après  dîner,  nous  partons  en 
ballade,  ici,  là,  au  hasard,  partout. 

Traversant  la  place  des  Quinconces,  il 
me  prend  l'envie  de  grimper  sur  un  arbre. 
Je  me  hisse  à  l'instant  au  sommet  d'un 
platane,  où  je  continue  à  fumer  ma  ciga- 
rette. 

Ahurissement  de  mes  camarades.  Ils 
L  .  tj' ".valent  pas  vu  disparaître  tellement 
mon  ascension  avait  été  rapide.        ^ 

El  deux  heures  du  matin  sonnaient 
dans  une  nuit  d'encre. 

Mes  copains  se  mettent  à  crier  comme 
des  sourds,  m'appelant  aux  qu^^.tre  points 
cardinaux. 

J'étais  muet  comme  un  sarcophage. 

Ces  cris  attirent  un  bon  gendarme  en 
fonction  de  tournée.  Il  prie  ces  messieurs 
de  vouloir  bien  mettre  une  petite  sour- 
dine à  leur  ardeur  vocale,  car  les  habi- 
tants et  l'autorité  finiraient  par  se  fâcher. 

—  Comme  vous  y  allez,  vous  !  dit 
Magny.  Mais  vous  ne  savez  donc  pas, 


SERGENT-MAJOR. 


139 


excellent  représentant  de  Fautorité,  que 
notre  camarade  Charlier  vient  de  dispa- 
raître à  rinstant.  Il  était  là  où  vous 
êtes,  puis,  soudain,  psitt  !  ni  vu  ni  connu, 
pas  plus  de  Charlier  que  dans  mon  œil. 
Et  vous  venez  en  face  de  notre  douleur 
légitime  nous  ordonner  de  nous  taire! 
Vous  piétinez  sans  remords  sui*  nos 
cœurs  meurtris,  vous  torturez  nos  souf- 
frances. Nous  taire,  nous,  monsieur  le 
gendarme,  jamais  de  la  vie,  vous  enten- 
dez bien  !  Il  nous  faut  Charlier,  le  brillant 
et  sympathique  sergent-major  de  la  3® 
du  2,  ou  nous  disons  tout  ! 

—  Allons,  allons^  messieurs,  je  crois 
que  vous  vous  moquez  un  peu  de  moi, 
répond  la  maréchaussée,  rentrez  au 
quartier  tranquillement  et  Charlier  vous 
sera  rendu. 

—  Bon,  voilà  maintenant  que  vous 
I  ajoutez  rironie  à  la  cruauté,  riposte 
iMagny.  Mais  vous  n'avez  donc  pas 
compris  ?  On  nous  a  pris  notre  Charlier, 
vous  dis-je.  Nous  ne  le  lâcherons  jamais. 


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AU    PAYS    DES   ETAPES. 


Holà  !  Charlier,  dis-nous  donc  où  tu 
perches  I  Epargne-nous  de  vaines  alar- 
mes^ soulage  nos  âmes  en  peine.  Hé  ! 
Gharlier  ! 


*  * 


Le  gendarme  commençait  h  fumer 
ferme. 

—  Encore  une  fois,  messieurs,  cessez 
celte  fumisterie,  ou  je  vous  fais  empoi- 
gner. \ 

Ça  commençait  à  sentir  mauvais. 
Magny  et  Pascal  deviennent  tout  à  fait 
inquiets. 

—  Où  est-il  fourré,  cet  animaUà?  crie 
Pascal,  peu  poliment. 

—  Gré  mâtin  !  quel  tapage  vous  me 
faites,  m'écriai-je  soudain,  avec  une 
voix  lointaine  de  ventriloque,  impossible 
de  fumer  sa  cigarette  tranquille  dans 
cette  sale  garnison. 

—  Oh  !  fait  Magny,  c'est  sa  voix,  la 
voix  de  notre  cher  collègue,  sa  voix  d'or, 
c'est  elle,  l'avez-vous  entendue,  monsieur 


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SERGENT-MAJOR. 


141 


]e  gendarme  ?  c'est  sa  voix,  vous  dis-je, 
je  le  jure  sur  votre  tête. 

Le  gendarme,  intrigué,  sérieusement 
en  colère,  promène  ses  regards  partout 
sans  rien  découvrir. 

—  Je  vois  qu'on  se  fiche  de  moi,  et  j'en 
rendrai  compte  à  l'officier  commandant 
le  détachement. 

Moi,  toujours  de  la  même  voix  de 
ventriloque  : 

—  Non,  non,  je  vous  en  supplie,  ne 
faites  pas  chose  pareille,  vous  jetteriez 
la  désolation  dans  l'âme  des  sergents- 
majors.  Dis,  mon  bon  petit  gendarme, 
n'est-ce  pas,  que  tu  ne  diras,  rien  à  notre 
chef? 

Le  brave  homme  en  perdait  un  peu  la 
tête.  Puis,  se  ravisant,  en  garçon  qui  la 
connaît,  il  se  prend  à  grogner  avec  indul- 
gence. 

Les  deux  sergents-majors  et  le  gen- 
darme se  mettent  de  suite  à  fouiller  par- 
tout. Et  je  fumais  toujours,  à  cheval 
sur  une  belle  branche  du  platane. 


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AU   PAYS  DES   ETAPES. 


*■     * 


La  position  commençait  à  me  gêner. 

Tout  à  coup^  l'autorité^  habituée  aux 
recherches  des  malfaiteurs,  aperçoit  le 
feu  de  ma  cigarette,  et  m'interpellant  : 

—  Je  vous  prie  de  vouloir  bien  descen- 
dre à  l'instant,  cette  farce  a  déjà  trop  duré. 

—  Nom  d'un  chien  !  crie  Magny,  tu 
étais  là  tout  le  temps  et  tu  n'en  disais 
rien.  Tu  nous  a  f...ichu  une  sacrée 
frousse,  tu  sais.  Et  monsieur  le  gen- 
darme qui  voulait  nous  coffrer. 

—  Je  m'en  moque  pas  mal,  m'écriai- 
je,  avec  conviction.  Est-ce  que  je  n'ai  pas 
le  droit,  dans  un  pays  libre,  de  fumer  ma 
cigarette  où  bon  me  semble  ?  J'aime  les 
arbres,  moi,  ça  me  botte,  ces  choses-là! 
Eh  bien  !  j'y  grimpe  et  je  m'installe.  Qui 
ose  m'interdire  ce  plaisir  ?  Je  ne  fais  pas 
de  politique,  je  ne  suis  pas  électeur,  je 
ne  demande  pas  la  séparation  de  l'Eglise 
et  de  l'Etat,  moi.  Quoi,  alors  ?  Je  fume, 
et  voilà  tout. 


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SERGENT-MAJOR. 


143 


—  Descendez,  je  vous  prie,  la  munici- 
palité défend  de  monter  dans  les  arbres, 
et  puis  il  est  deux  heures  du  matin,  il  faut 
rentrer  au  camp. 

—  Comment  î  la  ville  défend  aux  sol- 
dats de  la  patrie  la  jouissance  des  arbres? 
Une  bonne  d'enfant  avec  son  marmot,  le 
chien  de  M.  le  maire  qui  les  macule  sans 
pudeur,  tous  les  bourgeois,  riches  ou 
pauvres,  manants  ou  grands  seigneurs, 
peuvent  venir  impunément  prendre  le 
frais  sous  le  feuillage  de  ce  vert  platane, 
6t  moi,  sergent-major  de  la  3®  du  2,  vingt- 
huit  ans,  sans  une  tare,  je  n'aurais  pas  le 
droit  de  jouir  de  ce  même  feuillage  à  ma 
guise,  ça,  c'est  trop  fort,  par  exemple  !  Je 
proteste  avec  énergie  contre  de  pareils 
procédés.  Dis,  mon  bon  petit  gendarme, 
je  vous  aime  bien,  mais  ma  cigarette  est 
éteinte.  En  avez-vous  une  à  me  donner? 
Dis  oui,  veux-tu?  et  je  descends. 

Le  gendarme  se  met  à  rire  avec  en- 
train. L'autorité  était  désarmée» 


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AU    PAYS    DES    ETAPES. 


*     * 


Je  descends  lestement. 

Mais^  horreur  !  je  tombe  à  pic  sur  le 
sinciput  d'un  sergent  de  ville,  attiré  » 
le  bruit. 

Nouvel  écueil  à  éviter.  Nous  parlemen- 
tons. Le  sergent  de  ville  se  fâche  tout 
rouge,  le  gendarme  s'en  mêle,  prenant 


Ils  sont  prêts  à  en  veni|"  aux  mains. 


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SERGENT-MAJOR. 


145 


Nous  laissons  là  nos  deux  braves  gens 
se  disputer  et  nous  rentrons  au  camp. 

Le  lendemain^  au  rapport,  le  comman- 
dant nous  fait  une  semonce  à  l'oseille. 

—  Ne  recommencez  plus,  dit-il,  car  je 
vous  punirais  sévèrement. 

Voyez-vous  ça!  ce  sacripant  de  sergent 
de  ville  qui  avait  fait  son  rapport  I 


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*     * 


Je  note  ici  cette  petite  histoire  dont  la 
gaieté  puérile  a  réussi  à  amuser  uïi  bon 
gendarme  et  trois  soldats  après  de  rudes 
étapes.  • 

Seul,  le  sergent  de  vilïe  a  conservé  dans 
son  cœur  la  rigidité  professionnelle.  Un 
sourire  aurait  pourtant  été  de  bonne 
guerre. 


* 


Je  me  sens  tout  ému  ce  soir  en  écri* 
vant  ces  lignes. 


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AU    PAYS    DES    ETAPES. 


...       .. 


11  fait  si  triste  dehors.  Une  pluie 
d'orage  tombe  sur  ma  toile  de  tente,  le 
factionnaire  tout  près  marche  dans  la 
boue,  les  chacals  glapissent  dans  la 
montagne,  le  tonnerre  gronde  au  loin, 
les  éclairs  fouettent  les  nuages  et  le 
murmure  des  voix  du  camp  semble  un 
plainte  mourante. 

Ce  matin,  il  faisait  un  beau  soleil. 

A  neuf  heures,  une  cinquantaine 
d'hommes  en  grande  tenue,  commandés 
par  un  ofïicier,  partaient  pour  la  messe 
militaire. 

L'escorte  est  en  place  :  la  musique  a 
droite,  les  tambours  et  clairons  à  gau- 
che, le  piquet  au  centre  formant  une 
double  haie. 

Le  colonel,  suivi  de  quelques  officiers, 
entre  à  neuf  heures  et  demie. 

Les  tambours  et  clairons  battent  9t 
sonnent,  le  piquet  porte  les  armes,  le 
prêtre  se  dirige  vers  l'autel  et  la  messe 
commence.  ^ 

La  musique  soupire  un  morceau  saci'é, 


SERGENT-MAJOR. 


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d'une  douceur  mystique,  où  les  sons  d'or- 
gue murmurent  dans  une  inspiration 
divine. 

Le  vieux  prêtre  à  l'autel,  avec  ses  che- 
veux blancs,  très  longs,  ses  magnifiques 
ornements,  ses  gestes  lents,  ses  génu- 
flexions, apparaît  comme  un  être  surna- 
turel descendu  du  ciel,  dans  une  buée 
mystérieuse,  entouré  d'un  limbe  d'encens. 

Le  ton  grave  de  ses  prières  évoque  les 
souvenirs  lointains  de  notre  enfance. 

Les  parfums  sacrés  fument,  planent  et 
montent  lentement  vers  l'Eternel'  dans 
de  molles  et  transparentes  traînées,  qui 
disparaissent  et  se  perdent  avec  les  doux 
susurrements  des  fidèlef^  ;  les  voix  émues 
des  instruments  emplissent  le  lieu  saint 
et,  dans  leur  exquise  mélodie,  implorent 
la  protection  du  Dieu  des  armées. 

Les  nombreux  assistants  inclinent  le 
front,  le  colonel  et  tous  les  officiers  sont 
immobiles  dans  leur  respect. 


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AU    PAYS   DES   ETAPES. 


* 
*      * 


Soudain,  la  voix  du  commandant 
du  piquet  retentit  sous  la  voûte.  Le  bruit 
des  crosses  de  fusil  frappe  les  dalles, 
éclate  comme  un  coup  de  canon,  la  clo- 
che de  Fautel  annonce  la  présence  du 
souverain  Maître,  les  tambours  et  clai- 
rons battent  et  sonnent  aux  champs. 

Puis  grand  silence . , .  .  \ 

Un  profond  respect  plane  au-dessus 
de  cette  foule. 

Le  sacrifice  est  consommé. 

L'officier  commande  de  nouveau,  la 
musique  chante  de  joyeux  accords,  le 
colonel  et  tous  les  officiers  saluent  l'autel 
et  défilent  entre  les  deux  haies  de  soldats, 
qui  portent  les  armes. 

La  foule  s'écoule  lentement  hors  de  l'é- 
glise. La  messe  est  finie. 


*  * 


\ 


Quel   ennui  1    Voilà    qu'on   supprime 


SERGENT-MAJOR. 


149 


maintenant  cette  messe  militaire.  C'était 
pourtant  bien  beau,  ça  ne  faisait  de  mal 
à  personne  et  tant  de  plaisir  à  un  si 
grand  nombre  I 

Le  soldat  est  généralement  peu  dévot. 
Les  nécessités  de  son  état  Téloignent  des 
pratiques  religieuses,  mais  il  aime  par- 
fois à  se  retremper  dans  les  principes  de 
son  enfance.  C'est  une  consolation  après 
de  grandes  misères.  Le  priver  des  quel- 
ques devoirs  que  le  règlement  lui  impo- 
sait me  semble  bien  puéril. 

Il  est  vrai  que  la  liberté  des  cultes  est 
entière,  mais  le  faste  militaire  rehaussait 
singulièrement  le  service  divin.  Et  il  atti- 
rait  de  si  belles  dames^  de  si  élégantes 
demoiselles  sur  lesquelles  nos  regards  de 
troupiers  se  reposaient  si  chastement  ! 

Hélas  !  tous  ces  beaux  spectacles  sont 
disparus  avec  la  messe  militaire. 

Voilà  pourquoi  je  suis  triste  ce  soir. 


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ARCHER^   le  sergent-major   de  la 

1^®,  est  un  grand  garçon  timide 

comme    une   jeune    fille,   doux 

comme  un  agneau,  perdant 

contenance   sous  le  regard 

d'une  jolie  femme. 

Aussi    le    soir,    à    cinq 

p     heures,  quand  il  allait  porter 

les  pièces  à  son  capitaine,  il  avait  une 

peur  bleue  de  rencontrer  un  être  faible 

dans  les  escaliers. 

Si  madame  la  capitaine  le  recevait, 
comme  cela  arrivait  quelquefois,  Larcher 
n'y  était  plus.  Un  feu  rose  lui  brûlait  les 
oreilles,  envahissait  ses  joues,  lui  mettait 
aux  tempes  un  tic-tac  endiablé.  Des  sau- 
tillements nerveux  lui  tordaient  les  lèvres, 
son  cœur  battait  la  générale,  sa  gorge  se 
desséchait.  : . 


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152 


AU   PAYS    DES    ETAPES. 


Impossible  de  répondre  un  seul  mot 
aux  paroles  gracieuses  de  madame. 

La  pauvre  femme  y  perdait  son  latin, 
ahurie,  prise  elle-même  de  timidité  en 
face  de  ce  grand  dada  qui  ne  savait  que 
rougir. 

Le  capitaine  arrivait. 

De  suite  Larcher  se  reprenait^  parlant 
service  avec  la  plus  grande  lucidité. 


* 
*  *■ 


Notre  camarade  déplorait  chaque  jour 
son  invraisemblable  couardise  devant  les 
femmes. 

Comme  tous  les  timides,  il  avait  un 
cœur  tendre,  qu'il  désirait  faire  valoir, 
s'efforçant  en  vain  de  se  débarrasser  de 
cette  maudite  peur  pour  voguer  à  pleines 
voiles  sur  la  mer  agitée  des  amours. 

Il  trouva  enfin  sa  boussole  tant  désirée, 
son  étoile  magique  qui  devait  lui  faire 
franchir  le  terrible  Rubicon  de  la  timi- 


LA    BELLE   JUIVE. 


153 


dité^  et  cela  sous  les  formes  d'une  juive 
abondante. 

Jeune^  à  peine  dix-huit  ans;  et  déjà  re- 
plète et  ronde  comme  un  tonneau;  mais 
de  cette  chair  brillante^  de  cet  éclat  incom- 
parable, qui  est  Tapanage  des  femmes 
d'Israël  dans  leur  tendre  jeunesse.  Des 
veux  de  velours,  immenses,  indécents 
dans  leur  inconsciente  langueur,  un  teint 
ensoleillé  de  blancheur,  saupoudré  du 
coloris  vif  d'un  sang  généreux.  Un  sourire 
d'une  chasteté  irrésistible,  avec  une  bou- 
che aux  lèvres  folles,  gonflées  de  désirs  et 
de  promesses,  s'ouvrant  insolemment  sur 
la  nacre  blanche  et  régulière  de  ses  fines 
quenottes.  Un  nez  d'une  esthétique  idéale, 
avec  des  narines  minces  et  mobiles,  des 
pétales  de  rose  frémissants  comme  des 
battements  d'ailes  de  papillon.  Beauté 
copieuse  telle  que  la  rêvent  les  Orientaux. 


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Chaque  matin  avant  le  rapport,   en 


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154 


AU    PAYS    DES   ETAPES. 


attendant  Tarrivée  du  colonel,  tous  les 
sergents-majors  du  régiment  flânaient 
dans  la  rue  devant  le  poste,  regardant 
les  passants,  humectant  parfois  leur 
gosier  d'un  excellent  verre  de  trois-six 
que  leur  servait  le  fournisseur  en  face  de 
la  grille. 

Au-dessus  du  fournisseur  logeait  la 
belle  juive. 

Elle  aussi  guettait  un  sauveur,  et  à 
l'heure  du  rapport,  pendant  la  flânerie  de 
l'attente,  elle  apparaissait,  souriante  et 
fraîche,  à  la  croisée  de  son  salon. 

Sa  venue  était  attendue  comme  la 
manne  du  matin,  et  sa  présence  saluée 
par  une  multitude  d'yeux  ardents,  qui 
tous  lui  adressaient  de  tendres  et  pres- 
santes sollicitations. 


Larcher  jouait  son  petit  rôle  dans  ce 
concert  de  regards  brûlants.  Loin  de  lui 
cependant  l'idée  de  croire  qu'il  pouvait 
être  distingué  des  autres. 


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LA    BELLE   JUIVE. 


155 


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156 


AU    PAYS    DES   ETAPES. 


Le  timide  est  habituellement  modeste 
et  Larcher  est  décourageant  de  modestie, 
quoique  cette  excellente  vertu  ne  soit 
nullement  de  mise  chez  lui. 

C'est  un  très  beau  garçon.  Grand, 
moustache  frisottante,  chevelure  noire, 
drue  et  bien  plantée,  tête  fière  solidement 
attachée  à  deux  épaules  robustes,  torse 
souple,  jambes  bien  moulées,  extrémités 
fines  et  des  yeux  petits,  gracieux,  pro- 
fonds, d'où  jaillissent  des  éclairs  d'une 
douceur  foudroyante.  Des  cils  de  soie, 
papillotants,  des  sourcils  comme  des 
hachures  bien  arquées,  fines  et  fournies, 
un  nez  d'une  coupe  décidée.  Et  quelle 
belle  barbe  au  menton!  Deux  pointes 
noires  comme  l'ébène,  d'une  facture 
délicate,  ondulées  comme  la  chevelure 
d'un  Adonis. 

Et  cet  imbécile  de  Larcher  était  fort 
surpris  quand  ses  camarades  lui  disaient 
chaque  jour,  en  le  blaguant,  que  la  belle 
juive  lui  tirait  dessus  à  pleines  l)ordées. 

Il  protestait  avec  énergie,  se  retirant 


LA    BELLE   JUIVE. 


157 


chaque  fois  un  peu  offusqué  de  Tinsis- 
tance  de  ses  camarades. 

Sitôt  disparu,  la  douce  fille  d'Israël 
fermait  brusquement  sa  fenêtre,  avec  un 
geste  de  dépit. 

Désappointés,  les  sergents-majors  ren- 
traient au  quartier  et  blâmaient  Larcher 
de  les  avoir  privés  du  plaisir  de  leurs 
yeux. 


* 


Peu  à  peu,  notre  ami  devint  inquiet, 
incertain. 

11  rêvait  la  nuit,  et  toujours  ses  rêves 
prenaient  les  formes  de  la  juive,  lui  sou- 
riant à  sa  fenêtre. 

—  Et  si  c'était  vrai  qu'elle  me  gobe? 
se  disait-il,  à  part  lui . 

Et  ruminant  toujours,  il  prend  enfin 
une  décision  héroïque,  s'empare  d'une 
plume  tout-3  neuve  et  couche  sur  le  papier 
une  de  ces  missives  qui  mettent  le  feu 
aux  cœurs  les  moins  combustibles. 


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158 


AU   PAYS   DES    ETAPES. 


Aux  protestations  d^amour,  s'ajou- 
taient des  serments  éternels,  des  perspec- 
tives de  bonheur,  de  mariage,  est-ce  que 
je  sais,  tout  Tarsenal,  toute  la  mitraille 
enflammée  d'un  cœur  vraiment  épris. 
C'était  une  lave  brûlante,  un  fleuve  de 
feu,  une  mei'  profonde  de  sentiments  dé- 
voués, dans  laquelle  il  suppliait  Taimable 
juive  de  plonger  avec  lui. 

Et  tout  cela  était  vrai.  i 

Larcher  écrivait  sa  pensée,  il  aimait 
sa  belle  à  fond,  ne  «'appartenant  plus, 
tout  à  elle,  corps  et  àme,  sa  chose,  sa 
bête  à  tout  faire. 


* 

*  * 


La  lettre  écrite,  il  s'agissait  de  In  fn^np 
parvenir. 

Un  hasard  le  favorisa. 

La  Pâque  approchait  et  k'^^  juifs  de  la 
ville  invitaient  leurs  coreligionnaires  du 


LA    BELLE   JUIVE. 


159 


régiment  h  venir  manger  le  gâteau  de  la 
fête  sous  leur  toit. 

Au  jour  dit,  Larcher  remet  sa  missive 
à  un  caporal  de  sa  compagnie,  hébreu 
d'Alsace,  qui  était  convié  dans  la  famille 
de  la  jeune  fille. 

Puis  ce  fut  une  vie  de  fièvre.  Il  dormait 
difficilement,  mangeait  h  peine,  guettant 
avec  appréhension  l'arrivée  de  son  mes- 
sager. 

Celui-ci,  les  premiers  jours,  ne  trouva 
pas  l'occasion  d'accomplir  sa  mission, 
mais  un  beau  soir,  tout  heureux,  il 
apprend  à  Larcher  que  sa  dame  consen- 
tait à  le  recevoir  le  lendemain,  chez  elle, 
au  haut  de  l'escalier. 

Diable  !  un  certain  froid  se  répand 
dans  les  articulations  de  notre  camarade. 
Etre  reçu  dans  un  escalier  lui  semblait 
un  peu  terne. 

Mais  il  ne  faut  pas  reculer  pour  si  peu. 
Les  escaliers  promettent  beaucoup  et 
tiennent  parfois  leurs  promesses.  Et  le 


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160 


AU    PAYS    DES   ETAPES. 


lendemain^  exact  au  rendez-vous^  il  atten- 
dait. 

Il  attendit^  il  attendit,  et  rien.  Et  c'était 
le  dernier  jour  de  la  Pâque. 

La  journée  fut  brumeuse  pour  Larcher. 
Dans  son  cœur  en  pleurs  s'amoncelaient 
des  idées  vagues  d'avoir  été  floué,  des 
révoltes  de  vanité  et  d'orgueil  bernés^ 
toute  une  mine  de  tortures,  de  désappoin- 
tements cuisants.  |:, 

Mais  inutile  de  pleurer,  il  faut  agir. 


* 

*  * 


Connaissant  le  nom  de  la  jeune  juive, 
il  file  directement  vers  le  bureau  de  poste, 
s'abouche  avec  un  facteur  qu'il  corrompt 
sans  scrupules,  et  lui  confie  une  lettre 
avec  recommandation  de  la  remettre  en 
personne  à  son  adresse. 

Quels  touchants  reproches!  quelles 
douloureuses  et  douces  plaintes!  quelles 
tendres  supplications  dans  le  petit  mot 


LA    BELLE   JUIVE. 


161 


que  le  facteur  portait  au  fond  de  sa  saco- 
che. 

Perdu  dans  le  fatras  des  papiers 
d'affaires,  noyé  dans  l'indifférence  des 
paquets  de  journaux,  il  exhalait  comme 
un  parfum  d'amour,  soupir  plein  de 
larmes  d'un  pauvre  cœur  blessé,  fleur 
bien  timide,  tout  émue,  de  sa  mission 
passionnée. 

Et  le  facteur,  impassible,  marchait 
toujours,  continuant  sa  tournée  quoti- 
dienne avec  la  conscience  tranquille  du 
devoir  accompli.  , 

La  lettre  est  remise. 
Elle  disait  l'anxieuse  et.  vaine  attente 
de  Larcher  dans  l'escalier.  Il  était  là  seul 
avec  les  battements  de  son  cœur,  et  sa 
cruelle  amie  n'avait  pas  daigné  venir  un 
instant,  un  seul  petit  instant  le  tirer  de  sa 
profonde  angoisse.  Comme  il  tremblait  au 
moindre  bruit,  craignant  de  voir  apparaî- 
tre la  face  sévère  de  la  maman,  une  rigide 
et  immense  matrone,  ou  la  barbe  blan- 
che du  papa,  long,  maigre  et  offensé. 


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V 


162 


AU    PAYS   DES   ETAPES. 


Et  bien  d'autres  choses  encore.   ^ 
On  ne  saura  jamais  assez  quel  drame 

renferme  un  rendez-vous  manqué  au  haut 

d'un  escalier. 


*  * 


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Attablé  devant  un  café,  à  l'heure  du 
facteur,  Larcher  guettait  son  messager. 

Un  jour,  deux  jours,  dix  jours  se  pas- 
sent, et  rien.  Le  facteur  protestait  de 
sa  fidélité,  jurant  ses  grands  dieux  qu'il 
avait  remis  la  lettre  à  son  adresse. 

Pour  comble  de  malheur,  aucun  indice, 
éclipse  totale  de  la  belle  juive.  Plus  d'œil- 
lades  à  la  fenêtre,  les  volets  étaient  clos. 

La  désolation  régnait  dans  le  clan  des 
sergents-majors.  Tous  reprochaient  ù 
Larcher  de  les  avoir  privés  de  leur  bon- 
heur de  chaque  jour,  des  minutes  déli- 
cieuses de  l'attente  du  rapport,  où  le  sou- 
rire de  la  belle  juive  leur  donnait  le 
courage  d'affronter  la  mauvaise  liumeur 
du  colonel.  ; 


LA    BELLE   JUIVE. 


163 


Notre  camarade  en  séchait  sur  pieds. 
Il  était  méconnaissable,  l'ombre  de  lui- 
même,  promenant  partout  sa  peine,  por- 
tant au  cœur  une  terrible  blessure,  que 
les  bocks  étaient  impuissants  à  guérir. 

Abandonnant  le  café,  il  s'en  fut  au 
loin  chaque  jour  errer  par  la  ville  comme 
une  âme  en  peine. 

Il  affectionnait  particulièrement  un  en- 
droit écarté,  un  coin  du  jardin  public,  où, 
assis  sur  un  banc  rustique,  le  menton 
dans  la  main,  l'œil  indécis,  il  prenait 
racine  jusqu'à  l'heure  de  l'appel. 

Le  parfum  des  fleurs,  le  chant  des 
oiseaux,  le  bruissement  léger  de  la  petite 
fontaine  adoucissaient  peu  à  peu  ses  dou- 
leurs, lui  faisant  comprendre  que  la  belle 
juive  n'était  pas  seule  de  son  espèce,  et 
qu'il  y  avait  encore  de  beaux  jours  dans 
la  vie. 

Puis  il  finit  par  l'oublier  complètement. 
Cette  aventure,  à  peine  ébauchée,  s'était 
évanouie  dans  le  néant.  C'était  de  l'his- 
toire ancienne. 


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164 


AU   PATTS   DES   ETAPTîS. 


Larcher  avait   repris   ses   habitudes 
avec  sa  timidité,  qui  avait  reconquis  tous 
ses  droits. 


Un  incident  banal  vint  réveiller  toutes 
ses  ardeurs. 

Un  bataillon  rentrait  de  détachement, 
tambours  et  clairons  en  tête. 

Tout  le  monde  était  aux  fenêtres,  la 
rue  était  bondée. 

Attiré  par  sympathie,  Larcher  dirige 
ses  regards  vers  une  croisée.  Il  fut  inondé 
de  joie. 

Là,  plus  belle  que  jamais,  son  amie 
lui  souriait.  De  la  main,  elle  ose,  en  rou- 
gissant, lui  adresser  un  baiser  succulent. 
Et  d'un  geste  de  résignation,  elle  lui  fait 
comprendre  qu'elle  est  captive. 

Notre  ami  jure  de  suite  de  la  délivrer. 

Mais  le  soir  même,  accidentellement, 
tous  les  secrets  lui  étaient  dévoilés. 

La  jeune  fille  était  mariée  et  escortée 


■'^k   BELLE   JUIVE. 


165 


d'une  tante  mùre^  portant  le  même  nom 
qu'elle.  Le  facteur  avait  remis  la  lettre  à 
la  tante.  Celle-ci,  jalouse,  s'était  empres- 
sée de  communiquer  le  poulet  au  mari, 
qui  avait  déplacé  et  séquestré  sa  femme. 
De  plus,  on  lui  apprenait  que  le  maître 
de  sa  belle  avait  engagé  des  gens  pour  le 
bâtonner  s'il  s'aventurait  à  faire  de  nou- 
velles avances. 


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*  * 


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C'était  là  le  dénouement.  Lui,  sergent- 
major  de  la  légion  étrangère,  se  faire 
bâtonner  par  un  juif!  C'était  réellement 
par  trop  fm  de  siècle.  • 

Il  savait  que  le  seigneur  de  sa  dame 
vendait  des  draperies  sur  la  place  de  là 
République. 

Accompagné  d'un  camarade,  il  saisit 
l'instant  propice,  s'élance  sur  son  homme 
qui  cause  avec  des  clients  devant  sa  porte, 
l'attrape  par  la  peau  du  ventre,  le  secoue 
comme  un  prunier,  et,  l'interpellant  : 


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V 


166 


AU  PAYS  DES  ETAPES. 


—  Ah  !  c'est  toi  qui  veux  me  faire 
bâtonner  !  mais  regarde-moi  donc  bien 
dans  l'œil  pour  voir  si  j'ai  la  trogne  d'un 
homme  qu'on  bâtonne.  J'ai  courtisé  ta 
femme  sans  savoir  qu'elle  était  mariée, 
mais  maintenant  je  la  courtiserai  davan- 
tage. Et  gare  la  bombe^  hein  !  si  tu  tentes 
quelque  chose  contre  moi  I 

Ce  disant^  Lar- 
cher  imprime  un 
mouvement  rota- 
toire  à  la  massive 
structure  du  juif  et 
lui  applique  au 
tournant  un  ma- 
gistral   coup    de 

pied  dans  une  surface  ample  et  arrondie, 

faite  exprès. 


*  * 


Le  juif  n'était  pas  satisfait,  mais  il  se 
tint  coi  et  cacha  sa  femme  et  ses  bâtons. 


LA    BELLE   JUIVE. 


167 


Quant  à  Larcher,  il  continua  ses  manœu- 
vres contre  la  belle  et  savoureuse  israé- 
lite,  et  toujours  sans  succès. 

Si  cependant,  puisque  à  la  fin  ses 
eff'oi'ts  furent  couronnés  par  huit  jours  de 
prison,  écueil  fatal  dans  l'armée,  contre 
lequel  vient  infailliblement  se  briser  toute 
œuvre  illégitime. 

Mais  notre  camarade  perdit  sa  timidité 
dans  la  débâcle,  et  il  serait  prudent  de 
s'en  méfier  maintenant,  car  il  est  devenu 
un  lutteur  audacieux  dans  le  champ  des 
amours.  v 

Depuis,  sa  belle  amie  a  beaucoup 
maigri. 


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Etape? 


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Nous  sommes  à  Mascara. 

C'est  la  ville  d'Abd-el-Kader.  Les  rui- 
nes de  son  château  font  encore  prime  sur 
le  marché  de  géographie  locale.  C'est 
une  vieille  masure  en  pierre  transformée 
en  écurie  par  l'autorité  militaire.  Les  en- 
virons sont  d'une  malpropreté  tout 
orientale^  et  le  flâneur  insouciant  risque 
fort  de  fouler  aux  pieds  nombre  de  petits 
écueils  d'odeur  perfide^  que  déposent  cha- 
que nuit  des  passants  sans  scrupule. 

Mascara  possède  d'excellents  vigno- 
bles. 

C'est  aussi  un  site  remarquable.  Ac- 
crochée à  la  nue  par  une  extrémité^  elle 
appuie  l'autre  sur  la  plaine  d'Eghris^  de 
fameuse  mémoire^  et  paraît  de  loin  pren- 
dre un  bain  nébuleux,  quand  le  ciel  est 
sombre. 


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170 


AU    PAYS    DES    ETAPES. 


Le  commerce  européen  y  languit,  mais 
lous  les  vendredis  elle  réunit  autour  de 
son  enceinte  des  milliers  d'Arabes  qui^ 
de  trente  lieues  à  la  ronde,  viennent  v 
vendre  leurs  marchandises. 

Les  Espagnols  y  régnent  comme  débi- 
tants de  liqueurs,  les  juifs  pullulent  et 
accaparent  la  draperie,   les  Français  y 


y\ 


ETAPES. 


171 


l'ésident  comme  fonctionnaires  ou  ren- 
tiers, et  le  soldat,  par  force. 

Quelques  spacieux  bâtiments  en  déco- 
rent les  plus  beaux  endroits,  entre  autres 
l'hôpital  militaire,  qui,  situé  sur  un  point 
dominant,  regarde  au  loin  les  nuages  se 
déchirer  sur  la  chaîne  du  moyen  Atlas. 

Son  enceinte  est  un  polygone  irrégu- 
lier, accidenté  de  quelques  bastions  et 
percé  de  cinq  portes. 


♦  * 


Plusieurs  petits  villages,  ont  pris  pied 
dans  les  environs,  parmi  lesquels  Bab- 
Ali,  rendez-vous  des  amoureuses,  des 
troupiers  et  des  charmeurs  de  serpents. 

Le  promeneur  se  heurte  à  chaque  pas 
h  quelque  groupe,  au  milieu  duquel 
pérore  un  loqueteux  Arabe,  qui  embrasse 
de  dociles  reptiles. 

Bab-Ali  mérite  d'être  vu  et  j'y  allai 
pour  donner  raison  à  la  tradition. 


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172 


AU    PAYS    DES    ETAPES. 


Je  tombai  bientôt  sur  un  vieillard  cui- 
vré, aux  mille  rides,  il  la  tête  rasée  de 
près. 

Assis  par  terre,  au  milieu  de  la  rue, 
un  stoïque  petit  noir  se  faisait  tranquille- 
ment lécher  la  bouche,  les  yeux  et  le 
front  par  la  langue  visqueuse  et  fluette 
d'un  gros  serpent  que  le  charmeur  tenait 
par  la  queue. 

A  trois  pas  de  là,  formant  demi-cercle 
et  assis  dans  la  poussière,  un  tambour  et 
deux  flûtes  de  roseau  exécutaient  une 
mélopée  lugubre,  déconcertante  pour 
une  oreille  européenne. 

Le  reptile  en  avait  bientôt  assez  de  ces 
exercices  et  son  maître  le  renvoyait  à  sa 
peau  de  bouc,  où  il  se  blottissait  avec 
volupté,  comme  un  acteur  fatigué  s'af- 
fale dans  sa  loge  après  une  scène  à  effet. 

Le  charmeur  criait  et  piimait  ensuite 
une  prière  arabe,  avec  des  suppliques 
nerveuses,  des  gestes  épileptiques,  des 
salamalecs  à  donner  le  mal  de  mer. 

Les   spectateurs   priaient  avec  lui  et 


ETAPES. 


173 


tous  s'en  allaient  lentement,  émerveillés 
dans  leur  stoïque  indifférence.  • 

Après  le  départ  du  public,  le  charmeur 
comptait  tranquillement  ses  gros  sous. 


il 


Encore  une  équipée. 

Ce  grand  Magny  n'en  fait  jamais  d'au- 
tres. Heureusement  pour  lui,  qu'il  a  une 
voix  de  contre-basse,  une  moustache 
énorme,  un  cou  de  taureau,  des  épaules 
et  des  bras  bien  musclés. 

Ici,  à  Mascara,  le  peuple  qui  s'amuse 
est  très  gai.  Souvent  des  bals. 

Nous  y  allons,  Magny,  le  fourrier  de 
la  première  et  moi. 

Nous  voilà,  dansant,  tourbillonnant 
dans  la  poussière,  enlaçant  de  belles 
Arabes,  des  Algériennes  délurées,  de 
brunes  Espagnoles,  valsant  comme  des 
enragés. 

Ribo,  le  fourrier,  serre  de  trop  près 
une  délicieuse  Espagnole,  à  qui  il  parle 


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10. 


174 


AU    PAYS    DES   ETAPES. 


dans  sa  langue^  car  Ribo^  fils  d'une  can- 
tinière  du  réginrient,  est  Espagnol  par  sa 
mère.        .  :         ' .         ' 

Les  compatriotes  de  la  belle  fille  s'of- 
fusquent^ les  autres  s'en  mêlent. 

Ribo  tient  tête  à  tous^  riposte  avec  vio- 
lence et  l'affaire  se  corse  considérable- 
ment. 


* 

*  * 


,     1  . 

Le  bal  sévissait  en  plein  air^  à  l'iiilé- 
rieur  d'une  enceinte  en  planche.  Dans  un 
angle^  se  dressait  une  table  en  bois  1)riitj 
un  comptoir  et  plusieurs  chaises. 

Magny  me  dit  : 

—  Nous  ne  sommes  que  trois^  et  ils 
sont  une  vingtaine.  Ça  va  barder  tout  à 
l'heure.  Ribo  nous  a  fourrés  là  dans  un 
sale  pétrin.  Il  faut  sortir  d'ici  cependant. 
Regarde  bien  et  fais  comme  moi.  Une, 
deux,  trois,  ça  y  est  !.. . 

Il  empoigne  une  chaise,  saute  sur  la 
table,  criant  à  tue -tête  :  «  A  moi,  la  lé- 


ETAPES. 


175 


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gion  »,  et  s'élance  dans  le  groupe  qui  en- 
toure Ribo.  ■       ■ 


il  cogne  de  la  chaise,  des  pieds,  de  la 
tète,  des  épaules,  se  démène  et  crie  com- 
me uh  fou  furieux. 


Il  'tVf 


176 


AU    PAYS    DES    ETAPES. 


Son  exemple  me  stimule  et  je  l'imite 
plein  d'entrain.  Ribo  suit  le  mouvement. 

C'est  un  concert  de  hurlements  bien 
nourris. 

Les  femmes  crient,  se  sauvent  partout 
et  se  cachent  dans  les  coins. 

En  un  instant  les  fiers  hidalgos  se  pro- 
cipitent  vers  la  porte,  se  cassen!  un- 
gles  et  les  doigts  dans  leur  précipitation 
pour  l'ouvrir,  y  réussissent  enfin,  et  les 
voilà  dans  la  rue.      .' 

La  porte  se  referme  et  nous  rest  u; 
tous  trois  maîtres  de  la  place.      "" 

Les  danseuses  reviennent  de  leur 
frayeur.  Surprises  de  nous  voir  seiils^ 
elles  s'approchent,  nous  questionnant  : 

—  Où  sont  donc  les  soldats  ? 

Les  naïves  enfants  avaient  cru  h  l'en- 
vahissement du  bal  par  les  légionnaires. 

Et  aussi,  cet  animal  de  Magny,  avec 
ses  hurlements,  les  avait  tromj'ées.  Il 
criait  en  basse,  en  ténor,  en  baryton^  en 
contralto,  puis  de  nouveau  en  basse^  va- 
riant ses  notes,  multipliant  ses  coups  el 


3:4 


il' 


ETAPES. 


177 


ses  bousculades^  faisant  à  lui  seul  plus 
de  besogne  que  vingt  hommes. 

Sans  compter  que  nous  l'aidions  bien 
un  peu. 

Nous  étions  maîtres  des  danseuses  et 
de  l'enceinte^  mais  il  fallait  en  sortir. 
Voilà  le  hic. 

Ces  fils  des  Espagnes  sont  habiles 
clans  le  guet-apens  des  coins  de  rue,  et 
ils  ont  le  couteau  facile. 

Mais  le  mattre  du  lieu  nous  tire  d'affaire 
en  nous  expédiant  par  une  porte  intime. 

Et  nous,  lôs  vainque' -rs,  nous  quittons 
honteusement  la  position  conquise,  l'o- 
reille basse,  fuvant  les  vaincus. 

En  écrivant  ceci,  je  prends  la  résolu- 
tion de  fuir  la  société  de  Magny,  qui 
finirait  par  nous  faire  casser  les  reins  un 
de  ces  jours. 


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*     * 


Nous  sommes  à  Sidi-Abdelli,  un  creux 
pas  bien  loin  de  Tlemcen. 


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178 


AU   PAYS    DES   ETAPES. 


Sept  étapes  pour  arriver  ici  :  Aïn-Fé- 
kan,  très  renommée  par  ses  fièvres- 
Mercier-Lacombe,  avec  un  beau  lavoir, 
un  brave  curé  et  d'excellents  poulets; 
El-Graïer,  dont  le  puits  a  soixante  mètres 
de  profondeur^  et  Bel-Abbès,  où  sta- 
tionne la  portion  principale  du  régiment. 

Notre  entrée  dans  cette  ville  fut  très  re- 
marquée. La  barbe  longue,  le  visage  sale, 
pousvsiéreux  et  cuit  par  le  vent  et  le  so- 
leil, les  habits  souillés  par  la  route  et  les 
bivouacs,  le  bon  ordre  de  la  marche,  la 
crânerie  des  allures,  pas  de  malades  sur 
les  cacolets,  autant  de  signes  qui  annon- 
cent une  bonne  troupe,  venant  de  loin  et 
rompue  aux  fatigues. 

La  musique  était  venue  au-devant  de 
la  colonne.  Je  ne  l'avais  pas  entendue 
depuis  deux  ans. 

Mon  cœur  battait  un  gai  tintin.  J'étais 
heureux  et  fier,  et  tout  le  monde  en  fai- 
sait autant.  ■ 


*  * 


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ETAPES. 


179 


Après  un  jour  de  repos,  nous  repar- 
lons pour  Sidi-Abdelli. 

La  première  étape,  Aïn-el-Hadjar,  est 
insignifiante.  Des  maisons  de  pisé  et  de 
boue,  quelques  cantines  espagnoles,  et 
un  petit  cours  d'eau,  où  nous  prenons 
des  Ijarbeaux. 

Mais  la  journée  suivante  est  digne  de 

riiisioire.  \  - 

D'abord  j'y  perdis  mon  chien,  mon 
pauvre  Puppy,  si  sagace  pourtant,  égaré 
dans  la  forêt,  peut-être  mangé  par  les 
chacals. 

Nous  avions  trente  kilomètres  à  l'aire. 

Et  voilà  qu'un  colon  obligeant  indique 
à  notre  commandant  une  traverse  qui 
nous  abrégera  de  cinq  kilomètres. 

Nous  nous  y  engageons  à  travers 
monts  et  ravins,  au  milieu  d'une  forêt 

épaisse. 

Mais,  au  soleil  levant,  l'orientation 
faite,  nous  nous  trouvons  face  à  une  di- 
rection opposée  au  but. 


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180 


AU    PAYS    DES   ETAPES. 


Faisant  demi-tour,  nous  revenons  en 
arrière  reprendre  un  autre  sentier . 

Bientôt  nous  sommes  aux  prises  avec 
de  nombreuses  routes  courant  dans  tou- 
tes les  directions.  Nous  en  prenons  une 
au  hasard. 

Se  présente  un  profond  ravin,  où  jail- 
lit une  source.  Nous  y  faisons  le  café  et 
la  grand'halte.  Il  est  dix  heures  du  matin 
et  nous  avons  marché  plus  de  vingt-cinq 
kilomètres,  donc  le  gîte  n'est  pas  loin. 

Et  nous  remarchons  jusqu'à  trois 
heures  sans  voir  une  seule  habitation. 

Quelle  traverse  !  Bon  Dieu  !  Quelle  tra- 
verse ! 

Les  hommes  jurent  et  se  découragent 
un  peu,  la  sueur  coule  en  gouttières^ 
quelques  traînards  lâchent  prise,  je  perds 
mon  chien  et  nous  marchons  toujours. 


Enfin,  voilà  une  maison  et  un  puits. 
Un  Arabe   nous  apprend   fi'oidenienl 


ETAPES. 


181 


que  nous  avons  encore  une  vingtaine  de 
lùlomètres  à  faire  et  nous  venons  d'en 
stepper  plus  de  quarante. 

Aïe  !  Aïe  !  sale  coup  !  Voilà  un  rac- 
courci qui  double  précisément  Tétape  an- 
noncée. 

Et  ce  n'est  pas  tout  ça  !  Quelle  route, 
grands  dieux,  quelle  route  !  Des  sentiers 
impraticables,  des  ravins,  des  abîmes 
ici,  des  montagnes  par  là,  et  des  arbres 
si  dru-semés  tout  le  long,  que  nos  sacs 
et  nos  fusils  s'accrochent  à  toutes  les 
branches. 

Mais  il  n'y  a  pas  à  dire.  Il  faut  arri- 
ver.  Et  allez  donc  ! 

La  sueur  recommence  et  les  traînards 
aussi.  •' 

Enfin,  à  sept  heures  du  soir,  nous 
vovons  Aïn-Tallout.  Encore  un  rocher  à 
escalader  et  nous  camperons. 

Les  hommes  arrivent  nu  gîte  en  tirail- 
leurs, les  derniers  à  dix  heures  du  soir. 

C'est  une  étape  mauquée. 


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182 


AU    PAYS    DES    ETAPES. 


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* 

*     * 


Le  gargotier_,  en  arrivant,  me  vend  un 
veiTe  de  vin  très  frais.  En  le  buvant,  je 
me  sens  pris  d'un  vertige  qui  me  brouil- 
larde  la  vue  et  sonné  un  violent  carillon 
à  mes  oreilles,  avec  des  coups  de  canon 
dans  le  crâne. 

—  Voyons,  mon  vieux,  insmuai-je 
tout  inquiet,  ça  ne  va  plus  alors  !  Tu 
veux  t'évanouir  comme  une  femme  !  Du 
nerf,  nom  d'un  chien,  du  nerf  ! . . .  Sacre- 
bleu  !  tu  t'en  vas,  mon  ami  !...  Ca  v 
est  !... 

Oui,  oui,  cause  toujours,  du  nerf,  c'est 
bien  beau,  mais  la  fatigue  est  belle  aussi. 

Et,  ma  foi,  je  n'y  suis  plus  du  tout. 
J'ai  les  yeux  dans  la  nuit  et  la  tête  dans 
un  vacarme  du  diable.  Un  tourbillon 
m'empoigne  et  me  fait  circuler  comme 
une  toupie,  avec  tout  ce  qui  m'entoure  : 
table,    verre,    gargotier    et   portrait  du 


ETAPES. 


183 


Président  de  la  République,  qui  me 
regarde  avec  ironie  dans  son  cadre  doré 
accroché  au  mur.  Puis,  tout  s'arrête;  je 
m'endors  tout  à  fait. 

Je  rêve  étape,  traverse,  ravin  au  fond 
duquel  un  Arabe  me  bondit  dessus, 
m'empoigne  et  me  secoue  comme  une 
vieille  loque.  Je  me  réveille.  C'est  un 
camarade  qui  me  bouscule  pour  me  rap- 
peler aux  convenances. 

L'orage  est  passé,  je  vois  clair  et  je 
respire.  ^  \i 


* 


On  s'habitue  à  tout,  même  à  s'éva- 
nouir, mais  c'est  dur. 

Voilà  une  excellente  étape  à  noter  sur 
mon  carnet,  et  je  ne  manque  pas  de  le 
faire. 

Le  lendemain,  après  quelques  kilo- 
mètres, nous  arrivions  à  Lamoricière, 
et  quatre  heures  de  marche,  le  jour  sui- 


184 


AU    PAYS    DES    ETAPES. 


vant,  nous  déposent  ensuite  à  Sidi-Ab- 
delli. 

Un  jour   de  repos   met  un  peu  de 
baume  sur  nos  souvenirs  de  la  route. 


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ous  venons   de   faire 
une  manœuvre  de 
division  à  notre  camp 
de  Sidi-Abdelli. 
^^^^^  \    H^"      Ça  chauffait  dur 
/Z  .    *«     .^^V^    depuis  notre  arri- 
vée ici.  Notre  général  de 
brigade  était  très  actif.  Les 
ordres  pleuvaient  comme 
grêle,  les  manœuvres  se  succédaient  sans 
interruption  :  pas  un  moment  de  répit, 
toujours  sur  les  dents. 

Notre  chef  paraissait  y  mettre  une 
certaine  humeur. 

Crédié  !  aussi.  Le  lendemain  de  son 
arrivée  au  camp,  des  farceurs  s'étaient 
introduits  chez  lui,  sous  sa  tente,  et 
avaient  fait  place  nette  :  épées,  dolmans, 
pantalons,  culottes,  képis,  tout  y  avait 


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WEBSTER,  N.Y.  14580 

(716)  872-4503 


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186 


AU    PAYS    DES   ETAPES. 


passé.  Au  réveil^  le  général,  drapé  dans 
sa  chemise  de  nuit,  s'était  vu  forcé  d'em- 
prunter un  indispensable,  qui  lui  permît 
d'attendre  une  nouvelle  garde-robe. 

Ces  histoires-là  sont  toujours  un  peu 
aigres,  même  pour  un  général. 

Gomme  de  juste,  il  nous  fit  payer  la 
note  de  sa  mauvaise  humeur  :  avant- 
postes,  marches,  manœuvres  de  batail- 
lon, de  régiment,  de  brigade,  fallait  voir 
ça.  On  crachait  du  vitriol. 


*  * 


Hier,  le  général  de  division  arrive. 

De  suite,  les  ordres  sont  donnés  pour 
un  grand  combat. 

Trois  bataillons  de  turcos,  un  de  zoua- 
ves, de  la  cavalerie  et  de  l'artillerie  reçoi- 
vent la  consigne  de  s'esquiver  du  camp, 
la  nuit,  en  grand  secret  —  que  nous  con- 
naissions tous  —  et  d'aller  n'importe  ou 
prendre  position  dans  un  rayon  d'une 
dizaine  de   kilomètres.   Le  reste  de  la 


î  \ 


MANŒUVRES. 


187 


division  devait  les  chercher  et  leur  livrer 
combat. 

Ce  matin,  la  cavalerie  partait  dans 
toutes  les  directions,  même  dans  la 
bonne,  pour  aller  tâter  l'ennemi  et  pren- 
dre contact  avec  lui. 

Au  camp,  les  sacs  sont  faits,  les  fais- 
ceaux formés.  On  attend  le  coup  de  clai- 
ron qui  doit  nous  mettre  en  route. 

A  neuf  heures,  ta,  ta,  ra,  ta,  ça  y  est, 
l'ennemi  est  pincé.  Il  est  là-bas,  h  dix 
kilomètres,  sur  la  route  de  Lamoricière, 
occupant  une  hauteur  d'un  accès  peu 
commode. 

Nous  partons  en  ordre  de  marche.  A 
la  pointe  dont  je  fais  partie  est  adjointe 
une  batterie  de  80  de  campagne.  Six 
beaux  chevaux  traînent  chaque  pièce.  Au 
fond  d'un  ravin  bourbeux,  les  bêtes  en 
ont  jusqu'au  ventre,  les  moyeux  des 
roues  disparaissent  dans  la  boue,  les 
affûts  et  les  caissons  s'enfoncent  dans  la 
gluante  mélasse. 


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188 


AU    PAYS    DES   ETAPES. 


Une  inquiétude  me  prend,  nous  allons 
laisser  là  nos  pièces. 

Mais,  aïe  donc  !  Les  conducteurs  font 
claquer  leurs  fouets,  les  chevaux  don- 
nent franchement  et  traversent  au  galop 
le  passage  difficile,  entraînant  au  com- 
plet hommes,  betes  et  matériel,  le  tout 
intact,  mais  très  sale. 

Quelle  belle  arme  ! 

Puis,  soudain,  boum  !  boum  !  Des 
coups  de  canon.  L'artillerie  a  déjà  pris 
position  et  foudroie  l'ennemi.  Les  pièces 
de  là-bas  répondent  avec  entrain. 

C'est  un  concert  en  partie  double  qui 
remue  l'âme  du  dilettante  militaire.  La 
fumée  —  encore  une  tradition  qui  s'en- 
vole —  jaillit  en  poussées  épaisses,  obs- 
curcit un  instant  l'atmosphère,  et  s'élève 
ensuite  gracieusement  pour  disparaître 
dans  les  caresses  légères  d'une  l)rise 
animée. 


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MANŒUVRES. 


1S9 


*■      * 


La  préparation  h  Tattaque  est  ter- 
minée. 

L'avant-garde  reste  près  de  la  batterie 
comme  soutien.  Les  autres  troupes  nous 
dépassent  et  vont  prendre  position  en 
avant. 

Peu  après,  on  déchire  joliment  de  toile 
par  là.  "^ 

L'artillerie  nous  lâche  bientôt,  se  porte 
plus  loin,  suivant  les  phases  de  l'action, 
et  nous  restons  en  réserve.  Groupés  en 
masse,  nous  dégringolons  au  fond  d'un 
ravin,  à  l'abri  des  coups  et  des  vues  de 
l'ennemi.  •• 

Et  toujours  en  avant  de  nous,  du 
canon  et  de  la  fusillade.  Dans  l'atmos- 
phère pure  d'une  matinée  d'automne,  les 
détonations  frappent  l'air  avec  des  bruits 
secs  qui  nous  secouent  les  nerfs.  On 
croit  que  c'est  arrivé. 

Soudain,    psitt  !   pan  !...   tiens,    une 


11. 


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190 


AU   PAYS   DES   ETAPES. 


balle  !  Chantant  à  nos  oreilles,  elle  est 
allée  se  ficher  en  terre  derrière  nous. 
Aïe  !  Aïe  !  ce  n'est  pas  pour  rire.  Venir 
ici  pour  faire  une  manœuvre  à  Teau  de 
rose  et  recevoir  un  pruneau  authentique, 
ça  dépassait  le  programme. 

Psitt  ! . . .  pan  ! . . .  encore,  sacrebleu  ! 
La  première,  passe,  elle  donne  un  choc 
aux  cœurs  et  de  la  pâleur  aux  visages, 
mais  la  seconde  fait  résonner  les  cordes 
sensibles  et  brasse  la  bile.  Il  y  a  quelque 
chose  de  cassé  par  là. 

Voilà  que  ça  continue  cependant. 
Bizz!...  Bizz!...  trois  ou  quatre  autres 
qui  viennent  encore  taper  dans  les  pal- 
miers nains,  derrière  nous. 

Furieux,  nous  sommes  tous  debout. 
Les  baïonnettes  se  fixent  au  canon 
d'elles-mêmes.  Les  hommes  jurent,  les 
rangs  ondulent,  un  signe,  un  regard,  un 
rien,  et  nous  bondissons  en  avant  pour 
montrer  aux  turcos  que  les  légionnaires 
n'ont  pas  l'habitude  de  recevoir  des  coups 
sans  les  rendre.  :         ;  :        ^    '  ' 


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MANŒUVRES. 


191 


Les  officiers  ont  toutes  les  peines  du 
inonde  à  mettre  le  holà. 

Le  général  de  division,  qui  passe  en 
ce  moment  à  cent  mètres  en  arrière  de 
nous,  est  désagréablement  dérangé  dans 
ses  doctes  explications  à  son  état-major 
par  un  projectile  qu'il  Teffieure.  Il  fait 
sonner  le  rassemblement. 


Rentrés  au  camp,  une  enquête  est 
ouverte.  On  ne  découvre  rien. 

Le  rapport  officiel  raconte  que,  malgré 
toutes  les  précautions  prises,  certains 
hommes  ont  dû  conserver  quelques  car- 
touches à  balles  et  les  mettre  par  erreur 
dans  leurs  armes  pendant  l'action. 

Ceci  est  très  simple,  mais  fort  en- 
nuyeux. Car,  si  un  projectile  avait  fra- 
cassé un  des  nôtres,  on  en  aurait  vu  de 
belles.  ,     . 

Je  soupçonne  les  turcos  d'y  mettre  une 
certaine  complaisance.  Il  en  coûte  si  peu 


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192 


AU   PAYS   DES   ETAPES. 


pour  eux  de  supprimer  un  Français  par 
mégarde,  et  c'est  toujours  un  roumi  de 
moins. 

Le  soir^  les  hommes  des  différents 
corps  trinquaient  ensemble  dans  les  can- 
tines et  se  faisaient  part  de  leurs  émo- 
tions. Les  turcos  et  les  zouaves  avaient 
également  reçu  des  projectiles,  disaienl- 
ils. 

Qui  sait  ?  Le  hasard  est  si  grand,  les 
erreurs,  si  faciles  et  le  troupier  n'aime 
pas  le  tir  au  moineau. 

C'est  égal,  ces  manœuvres  sont  assez 
dangereuses,  malgré  toutes  les  précau- 
tions, quand  il  y  a  des  turcos,  des  zoua- 
ves et  des  lémonnaires  comme  acteurs. 


* 

*   * 


Je  suis  de  grand'garde  cette  nuit.  Il  est 
deux  heures  du  matin. 

Hier  soir,  mon  bataillon  prenait  les 
armes,  et  partait  en  tenue  de  campagne 


MANŒUVRBi  . 


193 


pour  aller  bivouaquer  à  quatre  kilomè- 
tres du  camp. 

En  arrivant  sur  le  terrain,  mon  peloton 
prend  position  derrière  un  mamelon,  et 
fractionnant  ma  troupe  en  deux  petits 
postes,  je  m'installe  de  mon  mieux  à 
l'abri  d'un  figuier  de  Barbarie. 

Les  sentinelles  doubles  sont  placées, 
tout  va  bien,  et  couché  sur  le  dos,  la 
pipe  à  la  bouche,  j'attends  philosophi- 
quement rheure  de  ma  ronde. 

Les  étoiles  dansent  là-haut,  le  ciel  est 
pur,  les  hommes  causent  ù  voix  basse, 
échappant  parfois  des  rires  étouffés,  car 
tout  bruit  est  défendu  aux  avant-postes. 

Bientôt  les  causeries  se  sont  éteintes, 
un  silence  complet  règne  sur  notre  petit 
camp.  '  .' 


J'ai  toujours  les  yeux  ouverts.  Quelle 
belle  nuit  pour  rêver  !  Mille  bruisse- 
ments légers  percent  l'air,  bercent  mon 


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194 


AU    PAYS    DES   ETAPES. 


oreille  et  jettent  insensiblement  dans 
mon  âme  une  sereine  mélancolie. 

La  vie  militaire  est  avant  tout  une 
bien  belle  chose. 

Couchés  dans  le  désert  au  milieu  des 
fourmis,  des  scorpions,  des  couleuvres, 
des  crapauds,  on  songe,  en  l'enviant,  à 
l'ennui  banal  du  bourgeois,  qui  dort 
bêtement,  dans  un  lit  moelleux  que 
réchauffe,  comme  une  étuve,  le  corps 
dodu  d'une  capiteuse  épouse. 

Songer  avec  calme  à  ses  misères  n'est 
pas  comparable  au  dégoût  des  riches, 
qui  sont  tellement  gonflés  d'argent  et  de 
bonheur,  qu'ils  en  crèvent  de  soucis.  Et 
les  villes,  les  cafés,  les  théâtres,  les 
excellents  dniers,  les  bons  cigares,  les 
jolies  femmes,  c'est  assez  démodé,  un 
peu  vieux  jeu.  On  voit  de  ces  choses-là 
depuis  trop  longtemps.  Ici,  nous  avons 
le  ciel  comme  abri,  la  terre  humide  pour 
reposer,  des  clairons,  des  tambours,  des 
camarades  pointus,  des  chefs  aimables  en 
tout  jusqu'aux  punitions  incluses  et  une 


MANŒUVRES. 


195 


bonne  gamelle,  débordante  d'un  bouil- 
lon de  la  cruche,  où  s'entassent  géné- 
reusement une  feuille  de  chou  vert,  trois 
haricots  rebondis,  deux  épaisses  tran- 
ches de  pain,  quatre  pommes  de  terre 
ridées  et  trouées  de  germes,  le  tout  cou- 
ronné d'une  savoureuse  tranche  du  car- 
tilage d'un  vieux  bœuf. 

Et  puis  dans  les  villes,  on  se  couche 
sans  appréhension,  on  dort  sur  ses  deux 
oreilles,  étranger  aux  émotions  d'une 
ronde  d'avant-postes.  Chez  nous,  à  l'ins- 
tant, le  factionnaire  me  prévient  que 
c'est  le  bon  moment  pour  la  mienne. 

Ça  dure  une  heure.  Des  ravins  à  fran- 
chir, des  rochers  à  escalader,  des  ruis- 
seaux à  traverser,  de  la  boue  parfois 
jusqu'aux  chevilles,  et  une  nuit  de  nègre. 

Je  rentre  au  petit  poste  à  cinq  heures. 
Tout  va  bien,  le  service  est  assuré. 

Peu  après  nous  revenions  au  camp, 
moulus,  humides  de  rosée,  les  yeux 
rouges,  boueux  des  pieds  à  la  tète,  cour- 


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196 


AU    PAYS   DES   ETAPES. 


baturés  de  partout.  Notre  tour  de  ser- 
vice était  passé. 

Les  agréments  Je  la  vie  militaire  en 
temps  de  paix  sont  décidément  incom- 
pris, même  des  initiés. 


*  * 


Aujourd'hui,  j'ai  pu  prendre  un  bain. 
J'en  avais  besoin.      .,  \v 

Les  sources  du  Marabout  sont  à  quel- 
ques pas  d'ici.  L'eau  est  chaude  et  le 
bassin  est  assez  profond. 

Nous  parlons  plusieurs  ensemble. 

Trois  palmiers,  dont  les  branches 
fluettes,  régulières  et  allongées,  retom- 
bent en  panache  gracieux,  ombragent  et 
indiquent  l'endroit.  De  jolis  petits  cail- 
loux ronds,  bien  blancs,  faits  exprès, 
tapissent  le  fond  du  réservoir.  Les  eaux 
.sont  calmes  et  transparentes;  les  rives,  ;\ 
pentes  douces,  toutes  gazonnées  de  vert, 
sont  parsemées  de  fleurs  mignonnes  et 
tardives. 


MANŒUVRES. 


197 


Déposant  nos  habits  sous  un  palmier, 
nous  plongeons  voluptueusement  dans  la 
source. 

C'est  le  paradis.  Nos  sens  s'engourdis- 
sent, une  molle  volupté  s'empare  de  tout 
notre  être.  Nous  nageons,  béats,  à  tra- 
vers un .  fluide  bienfaisant,  qui  nous 
réchauffe,  nous  caresse,  nous  endort, 
nous  anéantit  dans  une  ivresse  lasse, 
où  il  ferait  l)on  rester  toujours. 

Longtemps,  longtemps,  nous  balan- 
çons nos  corps  fatigués  dans  la  tiédeur 
d'une  eau  limpide  qui  nous  fait  oul^lier 
les  heures.  ^ 

Enfin,  le  maudit  clairon  du  rassemUe- 
ment  nous  rappelle  à  la  dure  réahté. 

Nous  sortons  vivement  du  bain,  et, 
courant  au  camp,  nous  prenons  place 
dans  le  rang,  criant  après  les  hommes, 
rectifiant  les  mouvements,  grincheux 
comme  des  scies. 

Si  j'avais  un  droit  d'aînesse  à  vendre, 
je  le  troquerais  volontiers  contre  un  bain 


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198 


AU    PAYS    DES   ETAPES 


dans    les    sources     du     Marabout   de 
Sidi-Abdelli.  .     .         ^^ 


Les  manœuvres  sont  finies,  et  un  long 
jour  nous  sera  accordé  demain  pour 
nous  reposer. 

Que  faire  ?  Aller  à  la  cantine  des 
zouaves  ?  Peut-être.  Dîner  aux  Quatre- 
Drapeaux  ?  Encore. 

En  attendant,  dormons,  demain  nous 
verrons... 


*   * 


La  nuit,  a  été  calme,  le  ciel  favorable, 
le  sommeil  assez  tranquille,  mais  le 
réveil  éclatait  ce  matin  dans  un  joyeux 
flafla.  La  musique  du  régiment  faisait 
des  frais  de  bémols  et  de  dièzes. 

Tous  les  barytons^,  trombones,  basses 
et  pistons  sonnaient  en  mesure,  faisant 
frémir  les  toiles   de  tente,   d'où  émer- 


MANŒUVRES, 


199 


geaient  des  têtes  gonflées  de  sommeil, 
mais  toutes  heureuses  de  se  réveiller 
avec  la  pensée  d'une  journée  entière  de 
repos. 


* 
*  * 


Cette  nuit,  j'ai  été  témoin  d'une  scène. 

Ma  tente  n'est  pas  loin  de  la  musi- 
que. ' 

Le  premier  trombone^  lesté  d'absinthe 
et  de  cognac,  est  venu  chercher  son  lo- 
gement dans  mes  parages. 

Il  jurait  comme  tout  homme  doit  le 
faire  dignement  quand  il  ne  trouve  pas 
ce  qu'il  cherche. 

Les  piquets  et  les  cordeaux  de  tente 
sont  des  entraves  gênantes  dans  les 
explorations  nocturnes  à  travers  un 
camp. 

Le  trombone,  mâchonnant  de  gros 
mois,  prenait  un  plongeon  dans  ma  toile, 
rebondissait  en  pirouettant  sur  lui-même, 
s'abattait  sur  un  cordage,  se  relevait  de 


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AU    PAYS    DES   ETAPES. 


200 

nouveau,  faisait  encore  quelques  pas, 
pour  s'écrouler  une  dernière  fois,  paquet 
inerte  de  chair  humaine.  Cessant  tout 
effort,  il  se  contente  de  protester  avec  de 
sourds  grognements.  Vautré,  flairant  la 
boue,  humant  le  sol,  il  reprend  un  peu 
du  poil  de  la  bête;  manœuvrant  des  pieds 
et  des  mains  avec  son  ventre  comme 
pivot,  il  réussit  enfin  à  se  relever  avec 
dignité.  Reprenant  un  peu  ses  esprits,  il 
se  consolide  sur  ses  jambes,  cherche  à 
s'orienter  et  repart  de  nouveau  avec  déci- 
sion à  travers  l'inconnu  des  piquets  et 
cordages,  pour  arriver  enfin  à  sa  tente, 
après  avoir  subi  de  bien  cuisantes  humi- 
liations. 

L'absinthe  est  un  mauvais  compagnon 
de  voyage,  la  nuit,  en  pays  accidenté.  Le 
trombone  boueux,  moulu,  écorché,  n'a 
pas  dû  creuser  longtemps  cette  reflexion. 
Aussitôt  sous  sa  toile,  aussitôt  il  ronflait 
en  mesure. 

Le  sommeil  est  par  contre  un  récon- 
fortant   supérieur,    car,    ce    matin,  en 


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MANŒUVRES. 


201 


voyant  mon  musicien  souffler  avec  éclat 
dans  son  arme^  je  ne  découvrais  aucune 
trace  d'émotion  sur  son  visage  réparé. 


* 

*  * 


Après  le  réveil,  en  route  pour  le 
bonheur.  Un  long  jour  à  flâner,  à  étu- 
dier les  hommes  et  les  choses. 

Aller  à  la  cantine,  c'est  le  premier  pas 
convenable  que  fait  tout  militaire  honnête 
en  campagne.  La  cantine  est  une  force, 
un  atout  à  la  guerre. 

Dans  le  trajet,  je  trouve  un  lavoir. 

Un  grand  diable  de  tirailleur  kabyle 
tape  sur  sa  chemise,  un  artilleur  brosse 
un  pantalon,  un  spahi  étire  son  turban, 
un  légionnaire  roule  soigneusement  son 
couvre-nuque,  un  zouave  tord  un  caleçon, 
un  chasseur  d'Afrique  nettoie  ses 
basanes,  un  tringlot,  sa  veste,  un  ouvrier 
d'administration  et  quelques  commis  d'in- 
tendance lavent  leurs  faux-cols  et  leurs 
manchettes  ;  c'est  une  salade  d'hommes 


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202 


AU    PAYS    DES    ETAPES. 


de  toutes  tailles,  d'effets  de  toutes  sortes, 
et  des  cris,  des  rires,  des  conversations 
de  tous  les  crus. 


*   * 


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La  scène  me  retient  un  peu.     \ 

Je  prête  l'oreille  et  je  suis  bientôt  fixé. 
On  critique  la  dernière  manœuvre  ;  on  se 
moqre  les  uns  des  autres  ;  on  passe  au 
crible  la  conduite  des  chefs  ;  tout  était 
mauvais,  mal  commandé,  mal  exécuté. 

Ça  réconforte  pour  l'avenir  de  voir  que 
le  moindre  soldat  est  capable  de  tout 
diriger.  J'ai  ici  une  vingtaine  de  gail- 
lards qui  causent  avec  compétence  de  la 
tactique  de  leur  arme.  Avec  de  pareils 
soldats,  les  officiers  n'ont  rien  à  faire. 
Aussi  je  me  retire  avec  la  conviction  que 
tous  ces  stratégistes  gouailleurs  ont 
l'aigrette  du  commandement  quelque 
part. 

Méfions-nous  des  déboires  cependant. 
Beaucoup  trop  déjeunes  gens  qui  s'enga- 


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MANŒUVRES. 


203 


gent  croient  de  suite  que  c'est  arrivé  et 
s'en  vont  Gros-Jean  comme  devant. 

La  parole  est  facile,  mais  Faction 
parfois  difficile.  Les  critiques,  les  blagues 
sont  vite  lancées,  mais  la  poire  du  com- 
mandement est  généralement  trop  vei'te 
pour  être  cueillie. 


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*     * 


Je  m'approche  de  la  cantine  en  traver- 
sant le  camp. 

Les  faisceaux  sont  formés,  les  sacs, 
tout  préparés,  s'entassent  en  pyramides 
régulières.  On  est  prêt  pour  le  départ  du 
lendemain.  .  '  « 

Les  sergents  et  caporaux  de  semaine 
crient  après  les  hommes  de  corvée,  dis- 
tribuent le  campement  de  la  route, 
partagent  le  sucre  et  le  café,  pendant  que 
le  factionnaire  au  drapeau,  tout  pénétré 
de  ses  fonctions,  se  promène  lentement 
sur  le  front  de  bandière,  sans  se 
préoccuper  de  ceux  qui  l'entourent. 


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204 


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AU   PAYS    DES    ETAPES. 


Les  couvertures,  roulées  en  ballots 
sont  entassées  près  des  faisceaux,  atten- 
dant les  mulets  du  train  qui  doivent  les 
transporter. 

On  a  abattu  les  grandes  tentes.  Les 
fourriers,  gesticulant,  se  démènent  avec 
importance,  comptant  les  piquets,  les 
supports  d'auvent,  les  maillets,  classant, 
empaquetant  le  tout  dans  de  grands 
sacs .  . 

Partout  la  mine  réjouie,  l'allure 
affairée  de  la  veille  d'un  déf  irt  longtemps 
désiré.  Car,  dans  son  inconstance  enfan- 
tine, le  soldat  rêve  sans  cesse  de  chan- 
gement. En  route,  il  aspire  au  repos;  au 
camp,  il  désire  partir. 


Me  voilà  à  la  cantine  des  Quatre-Dra- 
peaux. 

Une  majestueuse  matrone  à  trois 
chevrons,  le  menton  garni  de  la  toison 
vigoui'euse  d'une  barbe  mâle,  les  yeux 


MANŒUVRES. 


205 


perdus  dans  un  fouillis  de  rides  pro- 
fondes, le  nez  proéminent  coloré  de 
bourgeons  exubéi'ants,  les  hanches 
assises  sur  deux  jambes  formidables 
supportant  une  structure  d'hercule,  deux 
ballons  à  la  poitrine,  les  mains  larges, 
pâteuses,  sales,  avec  des  doigts  en 
boudin  et  des  ongles  noirs  de  crasse, 
glisse  sur  le  comptoir  en  planches  brutes 
les  nombreux  petits  verres  que  sa  clien- 
tèle mélangée  lui  commande  sans  cesse. 

L'attente  est  longue,  mais  mon  tour 
arrive  enfin,  et,  après  avoir  bu  un  coup 
avec  un  camarade,  je  retourne  au  camp 
fort  satisfait  des  jouissances  de  ma 
matinée.  •  '  - 

Je  mange  ma  gamelle,  je  fume  ma 
pipe,  je  rêvasse  un  peu,  je  fais  la  sieste, 
pour  recommencer  la  même  vie  le  soir 
et  m'endormir  de  nouveau,  heureux  de 
penser  que  demain  je  serai  en  route  pour 
Bel-Abbès. 


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AU    PAYS    DES    ETAPES. 


Nous  sommes  ù  trente-trois  kilomè- 
tres du  champ  de  manœuvres. 

L'étape  a  été  assez  dure. 

Il  avait  plu  toute  la  nuit  et  les  eaux  de 
la  montagne  avaient  grossi  un  petit 
cours  d'eau  que  nous  devions  traverser. 

J'eus  là  l'occasion  de  me  distinguer. 
Ces  chose.s-là  sont  assez  rares  et  je 
note  celle-ci  avec  plaisir. 

Il  fallait  passer  la  rivière  à  gué.  De 
l'eau  jusqu'à  la  poitrine  et  un  courant  à 
charrier  tout  le  tremblement. 

Ma  compagnie  est  en  tête. 

Armé  d'un  long  gourdin,  je  me  fourre 
dans  l'eau  jusqu'à  la  ceinture.  De  lu 
j'encourage  mes  hommes,  leur  tendant 
mon  bâton,  les  aidant  à  m'atteindre,  les 
poussant  sur  la  rive  opposée;  ainsi  de 
suite  jusqu'au  dernier  homme.   > 

Le  colonel,  avait  vu  ma  manœuvre, 
et  ma  compagnie  passée,  il  me  crie  : 


MANŒUVRES. 


207 


kilomè- 


eaux  de 
m  petit 
averser. 
stinguer. 
es  et  je 


gué.  De 
courant  à 


ne  fourre 
t.  De  lu 
"  tendant 
indre,  les 
:  ainsi  de 


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208 


AU    PAYS   DES   ETAPES. 


—  Restez  là,  sergent-major,  puisque 
vous  vous  y  plaisez  tant,  vous  aiderez  le 
reste  du  bataillon,  et  ce  bain-là  vous  fera 
du  bien. 


* 
*  * 


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En  effet,  ce  bain  est  excellent,  mais  il 
commence  à  faire  un  froid,  et  encore 
trois  compagnies  à  défiler.  ^ 

Les  700  hommes  du  bataillon,  officiers 
compris,  profitent  de  mon  installation  et 
traversent  la  rivière  sans  encombre. 

A  mon  tour,  j'arrive  sur  la  rive  oppo- 
sée, et  le  colonel  déjà  là,  me  dit  : 

—  Ce  n'est  pas  mal,  sergent-major, 
vous  aurez  de  mes  nouvelles  à  la  pro- 
chaine proposition  pour  officier. 

De  telles  paroles  font  toujours  plaisir, 
et,  grelottant  de  froid  et  de  satisfaction, 
je  m'administrai  d'un  seul  coup  une 
pleine  gamelle  de  café  bien  chaud. 

Après  un  moment  de  répit,  nous  voilà 


MANŒUVRES. 


209 


de  nouveau  en  route,  et  sans  incidents 
celte  fois  jusqu'à  Lamoricière. 

Savoir  se  tenir  debout  dans  l'eau  par 
un  fort  courant,  ce  n'est  pas  grand'chose, 
mais  ça  peut  faire  passer  officier. 

Aurais-je  par  hasard  trouvé  la  fortune 
au  fond  de  cette  petite  ri^  ière  ? 


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* 
*   * 


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ii 


Nous  venons  de  franchir  deux  étapes. 

La  traverse  d'antan,  de  sinistre 
mémoire,  a  été  abandonnée.  Nous  l'avons 
mise  de  côté  pour  prendre  tout  bonne- 
ment la  route  nationale,  ce  qui  nous  a 
raccourci  d'une  vingtaine  de  kilomètres. 
Les  routes  nationales  ont  du  bon  et 
prenons  garde  aux  traverses,  qui  pro- 
mettent moins  et  tiennent  toujours  quel- 
ques kilomètres  de  plus. 

A  Aïn-Tallout,  je  suis  allé  chez  le 
marchand  de  vins  témoin  de  mon  éva- 
nouissement lors  de  mon  passage  précé- 
dent.    .: 


*2. 


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210 


AU    PAYS    DES   ETAPES. 


J'étais  plus  gai  que  la  première  fois. 
Le  vin  me  semblait  meilleur  et  ma  tète 
était  plus  solide. 


* 


Nous  sommes  ici  aujourd'hui  à  Aïn- 
El-Hadjar. 

Toujours  les  mêmes  maisons  en  pisé, 
toujours  la  même  petite  rivière,  d'où  je 
viens  encore  d'extraire  quelques  l)ar- 
beaux. 

Je  liens  à  réhabiliter  la  pêche  ù  la 
ligne,  chaque  fois  que  j'en  ai  l'occasion. 

Cette  après-midi,  le  cheval  de  mon 
capitaine  a  failli  mettre  fin  à  mes  ambi- 
tions. Attaché  au  piquet  près  de  ma  tente^ 
il  fut  pris  d'une  émotion  soudaine  à  la 
vue  d'une  cavale  pimpante.  Hennissant, 
se  cabrant,  faisant  les  cent  coups,  il 
brise  son  entrave  et  s'élance  à  la  pour- 
suite de  l'objet  de  ses  feux. 
'  Je  faisais  la  sieste  comme  toujours. 

Ce  tapage  me  réveille  et  je  me  redresse, 


MANŒUVRES. 


211 


inquiet.  Et  ù  temps,  bon  Dieu  I  car  une 
seconde  après  les  deux  sabots  deTaMmal 
s'abattaient  sur  ma  toile^  écrasant  mon 
sac,  sur  lequel  ma  tête  reposait  si  déli- 
cieusement. 

Je  bondis  hors  de  ma  tente  et  je  répare 
les  dégâts.  Le  cheval  est  ramené  par  les 
liommes,  et  furieux,  je  me  paie  un 
magniPc|ue  coup  de  poing  sur  ses  na- 
seaux. ' 

Mais  je  me  tranquillise  de  suite  en 
songeant  que  demain  je  serai  à  la  terre 
promise,  dans  cette  bonne  ville  de  Bel- 
Abbès,  où  un  long  repos  nous  est 
promis.  •  ^ 

Un  peu  plus  cependant,  je  cessais 
d'écrire  mes  impressions.  Un  cheval 
amoureux,  une  Ijousculade  violente  et 
ma  tête  n'était  plus  qu'une  informe  mar- 
melade. C'est  égal,  ça  m'aurait  joliment 
embêté  d'être  enterré  a  Aïn-El-Hadjar. 

Cbassons  ce  cauchemar  et  couchons- 
nous  sans  préoccupations,  demain  sera 
pour  un  temps  la  fin  de  nos  misères. 


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La  Çunaife 


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Elles  étaient  légion,  des  centaines  de 
mille,  des  millions. 

Compactes,  en  rangs  serrés,  en  mas- 
ses profondes,  elles  montaient  à  l'assaut 
avec  une  ténacité  sans  trêve,  faisaient  des 
mouvements  tournants,  tombaient  des 
solives,  des  plafonds,  grimpaient  du 
parquet  :  une  invasion  formidable,  une 
vraie  plaie  classique,  une  écrasante  con- 
centration de  toute  la  gent  de  Punaisie, 

Toutes  avaient  uu  même  but,  la  peau 
du  dormeur.  Pas  d'hésitations,  pas  de 
scissions,  une  vigueur  sans  pareille,  une 
cohésion  parfaite  dans  la  conquête  du 
sang. 


*   * 


La  punaise  individuelle  succombe  assez 
facilement  dans  une  lutte  active,  mais  la 


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214 


AU    PAYS    DES    ETAPES. 


punaise  en  masse  inquiète  le  combattant 
Fenvahit,  le  déborde,  l'inonde  bientôt 
lui  crève  Tépiderme,  se  gorge,  se  gave 
d'un  sang  nourrissant  et  s'éloigne  ensuite 
pour  recommencer  demain  ! 

Que  lui  importent  les  dangers  !  Elle  sait 
fort  bien  que  rien  ne  s'obtient  sans  périls. 
Aussi  risque-t-elle  carrément  sa  peau 
pour  une  goutte  de  sang. 

A  bien  réfléchir,  cette  bête  puante  est 
digne  d'intérêt,  et  son  acharnement  dans 
la  recherche  du  pain  quotidien  est  su- 
perbe d'énergie. 

Malgré  tout  cela,  je  déteste  la  punaise 
et,  quand  je  la  pince,  je  la  tue  sans  scru- 
pules. 


* 


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Je  viens  de  faire  quarante  étapes 
pendant  lesquelles  j'ai  consommé  de  la 
fatigue  par  tous  les  pores  ;  mais,  ici,  ce 
soir,  je   regrette  l'alfa  de  ma  tente. 

Là,  je  doi'mais,  au  moins;  ici,  je  lutte. 


LA    PUNAISE. 


215 


Pensez  donc,  la  caserne  était  vide 
depuis  un  mois.  Rien  à  se  mettre  sous 
la  dent,  la  disette  affreuse,  la  misère 
noire,  pas  le  moindre  petit  légionnaire  à 
croquer. 

Soudain,  vacarme  bien  connu.  C'est 
le  régiment  qui  rentre  au  quartier , 
musique  en  tête. 

Une  joie  immense  —  la  joie  féroce  du 
ventre  vide  en  face  d'un  mets  délicieux  — 
un  ])onlieur  incommensurable  empoi- 
gnent l'odorante  multitude  depuis  le 
plus  mince  punaiseau  jusqu'à  la  vieille 
barbe  de  la  tribu. 

Les  armes  s'aiguisent ,  les  dards 
s'apprêtent,  toilette  à'  fond,  grand  branle- 
bas  des  jours  de  fête. 

A  minuit,  le  carnage  sévit  dans  toute 
son  horreur,  le  sang  coule,  les  victimes 
se  débattent  avec  désespoir  dans  les 
affres  du  frottement. 

C'est  un  acharnement  sans  trêve,   et 
pas  de  sommeil. 
Le   jour  n'amène   aucun   répit  et  la 


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216 


AU    PAYS    DES    ETAPES. 


lumière  jette  de  miroitants  reflets  sur  le 
bronze  sale  des  innombrables  dos  des 
cohortes  ennemies^  se  vautrant  dans  la 
curée. 

Rien  à  faire  qu'à  se  laisser  dévorer. 

Veut-on  fuir  ? 

La  punaise  se  fourre  partout,  dans  les 
képis,  les  vestes,  les  chemises,  les  pan- 
talons, et,  chemin  faisant,  elle  gruge 
sans  cesse,  une  digestion  chassant  l'au- 
tre, le  mouvement  perpétuel  dans  la 
piqûre. 


*   * 


Henri  Monnier  avait  trouvé  un  excel- 
lent moyen  de  détruire  les  punaises. 
Imitons-le  en  le  citant  : 


*  * 


Comment  il  faut  s'emparer  du  monstre. 

'    Nous   sommes  au  moins  trois  mille 
ici  à  nous  dire  :  Ah  !  çà,  quand  se  déli- 


LA    PUNAISE. 


217 


sur  le 
los  des 
dans  la 

)rer. 

dans  les 
les  pan- 
.e  gruge 
;ant  Tau- 
dans  la 


lin  excel- 
nnaises. 


)nstre. 

lois  mille 
se  déli- 


vrera-t-on  de  cette  coquine  ?  Nous  conve- 
nons tous  chaque  jour  de  faire  une  cam- 
pagne contre  elle. 

Et  puis  le  temps  se  passe^  et  on  n'y 
pense  plus. 

Il  serait  pourtant  bien  simple  pour 
nous  de  reconquérir  notre  indépendance. 

Un  peu  d'attention,  et  voilà  comment 
il  faudrait  s'y  prendre  : 

A  mon  humble  avis,  la  bête  doit  être 
surprise  le  jour  dans  les  trous  du  mur  ou 
dans  les  planches  du  châlit,  car  elle 
aime  beaucoup  à  s'y  cacher. 

Oui,  voyez-vous,  pendant  que  nous 
nous  exténuons  tous  à  aller  à  l'exercice, 
au  tir  à  la  cible  ou  aux  corvées,  c'est  là 
qu'elle  dort  et  nous  attend. 

Mais,  guettons-la! 

On  gratte  un  peu  le  bord  du  trou  de  sa 
cachette,  on  fouille  dans  les  armatures 
de  la  planche  à  bagage,  de  la  planche  à 
pain  ou  de  la  planche  de  châlit;  on  l'aper- 
çoit, et  on  se  dit  tout  bas  : 

\9 


218 


AU    PAYS    DES   ETAPES. 


—  La  voici,  la  gueuse,  c'est  bien  elle. 

Que  fait-on  alors? 

On  profite  de  son  sommeil  pour  la  sai- 
sir entre  les  deux  doigts,  puis  on  la  jette 
avec  force  sur  une  table  de  casernement, 
sur  un  banc  ou  sur  tout  autre  objet  dur, 
afin  de  Fétourdir. 

C'est  à  ce  moment  qu'elle  se  réveille 
et  qu'elle  commence  à  voir  que  son 
affaire  n'est  pas  claire.  u 

Préludes  du  combat. 


Du  moment  qu'elle  est  étourdie,  on 
prend  du  sable,  de  la  sciure  de  bois,  une 
Ijoulette  de  pain,  un  peu  de  tripoli  ou  de 
graisse  d'armes,  n'importe  quoi,  et  on  lui 
fourre  tout  cela  dans  la  gueule. 

Encouragé  par  ce  premier  succès, 
on  lui  dit  d'un  air  moqueur  : 

—  Eh  !  bien,  rec^nnais-tu  ton  maître? 

Comme  elle  ne  peut  pas  répondre  à 
cause  de  la  sciure  de  bois,  de  la  boulette 
de  pain,  du  sable,  du  tripoli  ou  de  la 


LA    PUNAISE. 


219 


graisse  d'armes,  elle  fait  un  petit  signe 
de  tête  qui  veut  dire  oui. 


Suites  du  combat. 


Mais  une  bonne  parole  de  sa  part  ne 
saurait  satisfaire  à  votre  juste  ressenti- 
ment. 

On  prend  alors  quelque  chose  de 
sombre,  une  cravate  d'ordonnance,  une 
ceinture  de  zouave  ou  une  bretelle  de 
fusil  et  on  lui  bande  les  yeux. 

La  position  devient  gênante  pour  elle. 

On  redouble  d'énergie. 

Sachant  qu'elle  ne  mérite  aucune  grâce, 
on  lui  ouvre  le  ventre  avec  une  lame  de 
tournevis,  un  couteau  de  poche,  même 
avec  un  sabre  de  cavalerie  ou  une  épée- 
baïonnette  modèle  1886. 

Et  quand  c'est  fait,  on  lui  dit  de  nou- 
veau avec  un  petit  air  fin  : 

—  Eh  !  bien,  reconnais-tu  ton  maître  ? 

Elle  ne  peut  toujours  pas  répondre  à 
cause  de  la  mie  de  pain,  du  sable,  de  la 


nr? 


220 


AU    PAYS    DES   ETAPES. 


sciure  de  bois,  du  tripoli  et  de  la  graisse 
d'armes  qu'elle  a  dans  la  gueule,  et  elle 
fait  encore  signe  que  oui. 


*      \ 
*  * 


Dernière  épreuve. 


Mais  cet  acte  tardif  de  soumission  ne 
saurait  satisfaire  à  votre  juste  vengeance. 

Qu'arrive-t-il  donc  ? 

Il  est  de  bonne  guerre  de  saisir  la  drô- 
lesse  par  la  tignasse. 

On  prend  ensuite  ses  intestins,  on  les 
lave  bien  à  plusieurs  eaux,  avec  une 
brosse,  la  première  venue,  excepté  une 
brosse  à  reluire  ou  toute  autre. 

On  remet  ensuite  ces  objets  à  leur 
place  et  on  recoud  proprement  le  ventre 
de  l'animal,  avec  du  fil  blanc  de  la  trousse 
ou  du  ligneul  de  cordonnier. 

Ce  serait  bien  le  moment  de  lui  répéter 
avec  un  accroissement  d'acrimonie  : 

—  Eh  I  bien,  reconnais-tu  ton  maître? 


LA    PUNAISE. 


22 1 


IS        Mais  sa  confusion  Tempêcherait  proba- 
blement de  répondre . 


*  # 


Dénouement. 


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Cependant  il  faut  s'en  défaire. 

On  va  chercher  à  la  cantine  un  demi- 
quart  de  blanche.  On  verse  dans  un 
courrier  à  absinthe,  ou  toute  autre  bou- 
teille, la  valeur  qui  tiendrait  dans  un  dé 
à  coudre. 

Au  bout  de  cinq  minutes,  temps  pré- 
sumé nécessaire  pour  l'asphyxie,  on  bou- 
che le  courrier  ou  la  bouteille  bien 
hermétiquement  avec  de  la  cire  à  cache- 
ter. 

L'opération  terminée,  on  descend 
l'objet  en  cellule  ou  chez  l'adjudant. 

Puis  on  se  retire  avec  mystère,  ainsi 
que  le  fait  M.  Deibler  après  une  exécu- 
tion. 

Le  drame  est  terminé. 


V, 


222 


AU    PAYS   DES    ETAPES. 


Et  l'on  s'empresse  de  dénicher  une 
autre  punaise,  pour  recommencer  la 
même  opération. 


Dernière  réflexion. 


La  punaise  est  un  insecte  plat  qui  sent 
très  mauvais.  Sa  piqûre  laisse  une  sensa- 
tion de  brûlure  fort  désagréable. 

C'est  exact  !  ! . . .  u 


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•  *  ■ 


Ixe  Ganadien  fcançail 


Je  m'ennuie,  ce  qui  m'arrive  trop  sou- 
vent quand  je  n'ai  rien  à  faire. 

Hier,  je  causais  avec  un  Français  du 
Canada,  Marceau^  de  Québec.  Son  récit 
m'a  intéressé  et  je  le  note  ici  en  passant. 

Marceau  est  un  amateur  de  voyages 
et  d'aventures  militaires.  Avant  de  s'en- 
gager à  la  légion,  il  avait  fait  la  guerre 
de  Serbie  et,  précédemment^  la  campagne 
de  la  Rivière  Rouge,  dans  le  Nord-Ouest 
canadien. 

C'étaient  là  ses  premières  armes. 

De  Québec  à  la  baie  du  Tonnerre,  sur 
le  lac  Supérieur,  le  trajet  se  fit  par  les 
voies  ordinaires;  après,  on  entrait  dans 
l'inconnu. 

L'expédition,  forte  de  3,000  hommes, 
emportait  pour  six  mois  de  vivres.  On 


K 


224 


AU    PAYS    DES    ETAPES. 


Il 


voyageait  par  eau,  transportant  les  cha- 
loupes et  les  vivres  à  travers  les  étroites 
langues  de  terre  —  portages  —  qui  sépa- 
raient parfois,  dans  la  voie  suivie,  les 
lacs  des  cours  d'eau. 

Au  Fort-Francès,  sur  le  lac  de  la  Pluie, 
Marceau  faillit  se  noyer  et  je  lui  laisse  la 
parole  pour  raconter  cet  épisode  de  sa 
vie  : 


* 


\\ 


—  Oui,  dit-il,  je  faillis  mourir  de  faim 
àTîle  des  Sables,  comme  j'avais  manqiu'» 
boire  un  coup  de  trop  dans  la  rivière  de 
la  Pluie. 

Nos  bateaux  voyageaient  à  la  queue- 
leu-leu.  Ils  étaient  montés  par  une  quin- 
zaine d'hommes  chacun  et  portaient,  en 
outre,  des  caisses  d'armes,  des  tonneaux 
de  sucre,  des  barils  de  lard  et  de  farine, 
des  sacs  de  café  et  des  effets  d'habille- 
ment. Ils  étaient  très  lourds  à  manœuvrer 
et,  malgré  les  quatre  paires  de  rames 


LE    CANADIEN    FRANÇAIS. 


225 


dont  ils  étaient    armés,    ils   avançaient 
péniblement.    • 

Dans  les  rivières,  le  courant  nous 
aidait  et  nous  donnait  de  bons  moments 
de  repos.  Le  plus  habile  d'entre  nous 
tenait  le  gouvernail  et  marchait  dans  le 
sillon  de  l'embarcation  qui  nous  précé- 
dait. ' 

Notre  équipage  comprenait  un  patron 
décoi'é  des  sociétés  de  sauvetage  du  litto- 
ral anglais.  D'un  commun  accord,  nous 
lui  avions  confié  nos  destinées,  le  char- 
geant de  nous  faire  sauter  les  rapides 
de  la  rivière  de  la  Pluie  sans  encombre. 


^•i! 


* 


Malheureusement,  notre  pilote,  très 
habile  dans  la  conduite  d'un  bateau  en 
mer,  était  ignorant  des  us  et  aspects  des 
eaux  de  rivière. 

A  quelques  centaines  de  mètres  du  lac, 
nous  faisons  un  brusque  détour,  nous 
engageant  à  fond  dans  un  violent  tour- 

18. 


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226 


AU    PAYS    DES   ETAPES. 


I 


billon.  Notre  pilote  perd  la  tête,  manœu- 
vre mal,  et   cric  !  crac  I un  arrêt 

brusque,  une  déchirure  dans  la  coque, 
Teau  de  remplir  la  chaloupe  et  plus  rien. 
Nous  étions  accrochés  à  un  roc  à  fleur 
d'eau. 

Le  reste  du  convoi  qui  suit  nous  dé- 
passe rapide  comme  l'éclair,  incapable 
de  nous  secourir,  nous  laissant  seuls 
avec  un  naufrage  sur  les  bras,     u 

Une  peur  me  prend  ;  faut-il  vraiment 
se  noyer  ?  J'ôte  bottes,  vareuse  et  panta- 
lon, prêt  à  me  jeter  à  l'eau.  Il  n'y  avait 
pas  mèche  cependant.  Le  courant  m'em- 
pêchera d'aborder  à  l'une  des  rives,  et, 
en  bas,  une  immense  baie  d'une  lieue. 

Heu  !  heu  !  ça  commence  à  sentir 
mauvais.  L'idée  de  se  noyer  gagne  visi- 
blement du  terrain  parmi  l'équipage. 


Cette  situation  dura  trois  heures.  Nous 
étions  immobiles  au  fond  du  bateau,  de 


IllBlMi!! 
Ëiii 


LE  CANADIEN  FRANÇAIS. 


227 


l'eau  jusqu'aux  genoux,  secoués  par  le 
tourbillon,  risquant  à  chaque  instant 
de  chavirer  avec  des  oh  !  oh  !  suprêmes 
qui  signifiaient  clairement  :  «  Cette  fois, 
ça  y  est,  nous  y  sommes.  »  Mais  ça  n'y 
était  jamais;  équilihristes  convaincus, 
nous  parions  toujours  les  bottes  du  cou- 
rant. > 

Nous  finissions  par  en  avoir  assez,  ce- 
pendant. 

Enfin,  vers  le  soir,  nous  apercevons 
une  chaloupe  de  secours  qui  remonte 
péniblement  le  courant  en  s'accrochant 
au  rivage.  Elle  est  vis-à-vis  de  nous  et 
nous  lance  une  amarre  que  nous  fixons 
solidement.  Un  de  nous  s'y  était  déjà 
cramponné  quand  voilà  que  le  bateau  de 
sauvetage  échappe  à  la  rive  et  file  comme 
un  dard,  nous  entraînant  à  sa  remorque. 

On  crie  :  ((  Coupez  !  coupez  !  »  Ah  ! 
ouais!  nous  n'avions  pas  de  hache.  Et 
vogue  donc,  nous  voilà  partis  ! 

De  suite  nous  coulons.  C'est  un  joli 
désordre.  Hommes  et  marchandises  rou- 


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228 


AU    PAYS    DES    ETAPES. 


lent  et  se  culbutent  pêle-mêle  dans  l'eau. 

Je  nage,  nous  nageons  tous  comme 
des  enragés.  Des  cordages,  des  perches 
des  gaffes  nous  sont  jetés,  et  les  nau- 
fragés sont,  les  uns  après  les  autres, 
péniblement  remorqués  ou  hissés  à  bord. 

Et  quel  froid!  Birr!  il  était  temps 
qu'on  m'accroche,  car  je  m'en  allais 
vraiment.  J'avais  bu  un  peu  plus  d'eau 
que  ma  part  et,  une  minute  de  plus,  je 
ne  serais  pas  ici. 

Tiens,  l'assemblée  qui  sonne.  Je  suis 
de  garde  ce  soir;  à  demain  le  reste  de 
mon  histoire. 


C'est  toujours  Marceau  qui  parle  : 
—  Mouillés,  grelottants,  nous  arrivons 
au  Fort-Francès,  où  tout  le  détachement 
était  déjà  installé  depuis  longtemps.  Les 
camarades  viennent  nous  serrer  la  main 
et  des  sauvages  des  deux  sexes  se  grou- 
pent autour  de  nous,  regardant  curieuse- 


LE   CANADIEN    FRANÇAIS. 


229 


ment  nos  mines  piteuses  dans  nos  habits 
mouillés.  ' 

Gomme  toujours,  les  absents  avaient 
eu  tort.  Rien  de  prêt,  ni  soupe,  ni  habits 
de  rechange,  ni  tente,  pas  même  une 
couverture.  C'était  déjà  bien  l)eau  de 
nous  avoir  tirés  de  notre  rocher; 

La  nuit,  une  nuit  d'octobre  froide  et 
humide,  s'écoule  péniblement,  avec  ac- 
compagnement de  toux,  frissons,  tristes- 
ses et  réflexions  amères. 


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# 
*     # 


Le  lendemain,  notre  équipage,  désa- 
grégé, allait  s'éparpiller  partout  et  aug- 
menter le  personnel  des  autres  ])ateaux, 
où  nous  fûmes  traités  un  peu  en  gêneurs. 

Nous  descendons  la  rivière,  sautons 
plusieurs  rapides  sans  échec,  et  le  jour 
suivant,  après  une  nuit  atroce  oii  nos 
respirations  engendraient  des  pyramides 
de  glaçons  sur  nos  couvertures,  nous 
débouchons  dans  le  lac  des  Bois.  ■  > 


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AU    PAYS    DES   ETAPES. 


230 


Encore  un  contretemps.  L'eau  mou- 
tonne au  loin,  le  vent  souffle  en  tempête, 
et  toute  la  flottille,  à  peine  engagée  au 
large,  s'égrène,  chassée,  éparpillée  en 
tous  sens  comme  de  minces  copeaux. 


*   * 


Notre  bateau  vient  s'échouer  sur  un 
îlot  de  sable  et  de  rochers.  Nous  voilà  à 
l'abri  et  nous  attendrons  ici  le  beau 
temps. 

Mais  la  faim  n'attend  pas  longtemps. 
Nous  n'avions  qu'un  jour  de  vivres.  Le 
deuxième  jour  on  mangeait  les  déchets 
du  premier,  et,  le  troisième,  il  n'y  avait 
pas  gras  :  un  peu  de  farine  pour  toute 
sauce. 

Deux  hommes  se  dévouent  et  se  met- 
tent à  pétrir  des  galettes  pour  tout  le 
monde.  Mais  la  besogne  languissait,  les 
estomacs  perdaient  la  tête,  et  tous,  avec 
une  entente  subite,   nous    nous  jetons 


m 


LE    CANADIEN    FRANÇAIS. 


231 


sur  les  sacs  de  farine,  que  nous  éven- 
trons  sans  façon. 

Un  camarade  se  joint  à  moi  et  nous 
fabriquons  une  excellente  pâte,  assaison- 
née d'un  sable  très  fin.  Déposant  notre 
gâteau  dans  une  gamelle,  nous  fourrons 
le  tout  sous  un  brasier  ardent. 

Puis  il  nous  faut  attendre,  et  c'est  là 
la  plus  rude  partie  de  la  besogne. 

Crispés,  silencieux,  l'œil  fixé  sur  no- 
tre feu,  nous  ruminions  à  part  nous  sur 
les  probabilités  gastronomiques  que  re- 
celait ma  gamelle. 


* 


La  tempête  rageait  sans  cesse.  Le 
vent  nous  portait  le  bruit  des  vagues 
fouettant  les  roches  du  rivage. 

Des  troupes  affolées  de  canards  et 
d'outardes  passaient,  remuées  dans  de 
brusques  secousses,  et  disparaissaient, 
s'enfonçant  dans  le  masque  grisâtre  du 
lointain  avec  des  cris  de  frayeur. 


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232 


AU    PAYS    DES    ETAPES. 


Les  quelques  arbustes  anémiques  de 
l'île  se  tordent  avec  des  sifflements,  se 
courbent^  se  redressent,  se  convulsion- 
nent dans  des  heurts  épileptiques,  parfois 
immobiles  comme  terrifiés  dans  de  cour- 
tes accalmies,  puis  tourbillonnant  de 
nouveau  sous  les  flagellements  des  ra^ 
fales.  '  •. 

Le  camp  est  sombre.  Une  noire  tris- 
tesse règne  sur  ce  petit  amas  de  sable 
jiué  comme  un  point  dans  l'immensité 
des  eaux. 


La  nuit  arrivait  rapidement,  et  nous 
regardions  toujours  le  tas  de  cendres  où 
mijotait  notre  dernier  espoir. 

La  faim  cruelle,  devenue  insupporta- 
ble, brouillait  nos  yeux  d'un  nuage  de 
folie. 

Il  fallait  en  finir.         •  ' 

Mon  camarade  essaie  de  retirer  notre 
pâte  ;  il  engage  un  bâton  dans  l'anse  du 


LE    CANADIEN    FRANÇAIS. 


233 


couvercle  de  la  gamelle.  Au  feu,  elle 
s'était  amollie  et,  sous  le  poids  du  gâ- 
teau, elle  s'allonge,  se  rompt,  laissant  la 
gamelle  tomber  dans  le  foyer.  - 

Je  saisis  un  gourdin  et,  tapant  violem- 
ment, j'amène  une  bosse  à  chaque  coup. 
Impossible  d'enlever  le  couvercle.  Nous 
nous  prenons  à  deux  ;  un  dernier  effort 
nous  donne  raison  et  un  triste  spectacle 
nous  est  offert. 

Au  fond  apparaît  un  charbon  calciné, 
seul  résultat  de  notre  patience  culinaire. 

Il  faut  manger,  cependant.  Taillant 
Fécorce  brûlée,  nous  trouvons  au  cœur 
une  pâte  vierge  que  nous  croquons  à 
pleines  dents.  En  deux  bouchées,  sable, 
pâte  et  gravier  avaient  disparu  dans  nos 
estomacs  vides. 

Voilà  comment  je  ne  suis  pas  mort  de 
faim  à  l'île  des  Sables,  dans  le  Manitoba. 


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Imprellionl  de  marche 


ous  sommes  en  route  pour 
la  civilisation. 

A    Kraneg  -  Azir ,    nous 
campons    au  bordj. 

Quatre  murs.  Au  centre, 
un  puits  de  quarante-cinq 
mètres  ;  en  façade,  une  vieille  masure  ; 
sur  les  autres  côtés,  les  écuries  et  les 
remises. 

Dans  la  masure,  une  cantine  et,  dans 
!a  canbine,  une  cantinière  et  son  mari, 
qui  invitent  les  quatre  sergents-majors 
à  dîner.         - 

Le  cantinier  était  ivre,  ce  qui  lui 
arrive  deux  fois  par  jour. 

Un  chapeau  de  paille  flétri,  bosselé, 
campe  sur  un  crâne  dénudé  de  toute 
végétation.  La  barbe  —  une  barbe  fan- 


236 


AU    PAYS    DES    ETAPES. 


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IMPRESSIONS    DE    MAllCHE. 


207 


taslique,  épaisse^  noueuse  —  tloUe  sur 
les  joues,  caresse  le  gilet  graisseux  jus- 
qu'à la  poitrine,  jetant  au  soleil  le  reflet 
sale  des  sauces  du  pot-au-feu  conjugal, 
égout  naturel  de  toutes  les  absinthes, 
petits  verres,  jus  de  tabac;  une  barbe 
qui  n'a  jamais  connu  le  peigne,  forêt 
capillaire  drue  et  sauvage,  se  laissant 
croître  sans  souci  de  rien.  Le  nez,  une 
poire  cuite,  aux  tons  pivoine,  avec  des 
nuances  intermédiaires,  estompées  du 
vert  au  bleu,  se  rattachant  à  la  face  par 
deux  narines  couperosées  *  et  flasques, 
d'où  émergent  d'énormes  touffes  d'un 
poil  roux,  sel  et  poivre;  L'œil,  triste  et 
résigné,  est  sillonné  de  stries  rouges  qui 
le  hachent  en  tous  sens,  cacliant  sa  lan- 
gueur sous  l'ombrage  de  paupières  brû- 
lées, à  cils  plaqués  et  rares. 
Le  cantiner  nous  introduit  au  salon. 


liflQ 


Un  canard,  deux  poules,  trois  lapins, 


238 


AU    PAYS    DES    ETAPES. 


une  caisse  d'emballage,  un  banc,  deux 
chaises  et  des  tonneaux  d'absinthe  for- 
maient la  partie  saillante  de  Tameuble- 
ment. 

Dans  un  angle,  une  cheminé 

Et  tout  près,  remuant  une  sauce  odo- 
rante, nous  apparaît  la  maîtresse  du 
logis. 

Tète  nue,  cheveux  grisonnants,  incul- 
tes, tombant  sur  les  épaules.  Elle  nous 
salue  d'un  bonjour  engageant.  Le 
sourire  plisse  les  yeux  et  les  entoure 
d'une  toile  de  rides  ;  deux  s  ^s  pro- 
fonds relient  les  narines  aux  commissu- 
res de  la  bouche  ;  les  trois  dents  qui 
restent  sont  jaunes,  immenses,  et  fes- 
tonnent la  lèvre  au  repos.  L'ensemble 
est  sympathique  :  c'est  une  sorcière  de 
Macbeth  qui  s'est  humanisée. 

Ce  n'était  pas  encore  son  heure  d'être 
ivre,  mais  un  verre  d'absinthe  sur  la 
chemmée  nous  fit  comprendre  que  le 
moment  approchait.         V 


I.MPHFSSIONS    DE    MAHCHE. 


2:^9 


Nous  voilù  à  table. 

Nous  mangeons  beaucoup  el  très  bon. 
Xos  hôtes  sont  d'une  hospitalité  coi*- 
diale. 

Pendant  le  repas,  nous  apprenons  que 
le  cantinier  a  été  blessé  trois  fois  au 
Mexique  et  en  Italie  et  sa  femme,  citée 
à  l'ordre  pour  son  dévouement  et  sa 
courageuse  conduite  en  soignant  des 
blessés.  La  médaille  militaire  les  a  ré- 
compensés tous  deux. 

Perdus  dans  le  désert,  des  mois  en- 
tiers seuls  en  face  de  l'immensité,  que 
pouvaient-ils  faire?  Se  soûler,  morbleu! 
El  ils  se  soûlaient. 

Nous  quittons  ù  regret  ces  deux  mal- 
heureux débris  humains  et  nous  allons 
dormir  et  rêver  d'une  existence  meil- 
leure. 


Ben-Atab.  Paysage  muet  et  portant  à 


240 


AU    PAYS    DES    ETAPES. 


la  contemplation.  Ciel  en  haut,  à  droite^ 
Il  gauche,  par  devant,  par  derrière,  ciel 
partout.  Pas  un  nuage,  et  un  soleil  à  faire 
bouillir  la  marmite. 

Sur  terre  :  du  thym,  de  l'alfa,  du  sable 
et  l'immensité. 

Occupations  :  bâillements,  tristesses  et 
siestes. 


* 
*  * 


w 


Voilà  Sfisifa,  bordj  important  où  loge 
la  section  disciplinaire  du  régiment. 

C'est  une  excellente  troupe  en  temps 
de  guerre,  mais  la  plus  exécrable  en 
temps  de  paix.  L'ivresse,  toujours  cette 
maudite  ivresse,  y  tient  la  première  place. 

L'alcool  est  partout  prépondérant,  chez 
les  races  du  nord  principalement.  Ainsi, 
Marceau,  le  Canadien  Français,  me  di- 
sait l'intempérance  des  soldats  anglais  : 
chaque  jour  de  paye,  dix- huit  hommes 
sur  vingt,  dans  sa  chambrée,  étaient  ré- 
gulièrement portés  au  poste  ivres-morts. 


*  \ 


IMPRESSIONS    DE    MARCHE. 


241 


Le  méridional  se  contente  de  boire  un 
peu  trop  et  complète  son  ivresse  par  sa 
faconde.  Il  gesticule^  se  démène,  pérore 
jusqu'à  complet  affolement,  mais  ne  se 
vautre  jamais. 

La  légion  étrangère  est  principalement 
composée  de  gens  du  Nord  :  Allemands, 
Alsaciens,  Lorrains,  Suisses  et  Belges. 

La  section  de  discipline  compte  dans 
son  sein  des  intelligences  hors  ligne,  des 
artistes  en  tous  genres,  des  riches  ruinés, 
des  officiers  français  ou  étrangers  dé- 
gommés, des  débris  humains  de  toutes 
sortes,  restes  malheureux  des  splendeurs 
passées,  victimes  du  vice  bu  de  la  fatalité, 
naufragés  de  la  vie. 

En  arrivant  au  régiment,  ils  retombent 
de  suite  dans  leurs  passions  d'autrefois, 
encourent  punitions  sur  punitions,  se  dé- 
classent tout  à  fait  et  viennent  fatalement 
échouer  parmi  les  incorrigibles. 


14 


242 


AU    PAYS    DES   ETAPES. 


Sfisifa  est  actuellement  leur  quartier 
général. 

J'y  trouve  un  ex-officier  allemand,  très 
instruit,  très  joueur,  très  buveur  et  de 
mœurs  dépravées,  un  lieutenant  français 
réformé  pour  dettes,  fautes  contre  l'hon- 
neur et  indiscipline  et  plusieurs  autres 
comparses  de  moindre  importance  qui 
forment  un  club  de  pannes  très  intelli- 
gents, braves  jusqu'à  la  témérité,  ivro- 
gnes jusqu'à  la  moelle. 

Jamais  plus  aimable  causerie  tant 
que  l'absinthe  n'a  pas  commencé  à  jaser. 

Mais  quand  un  bataillon  passe,  on 
trinque  et,  sur  le  soir,  c'est  un  chahut 
soigné.  Cris,  insultes,  querelles,  coups^ 
tout  s'en  mêle  et  la  prison  se  peuple. 


Il  était  dix  heures  du  matin  lors  de 
notre  arrivée. 


IMPRESSIONS    DE    MARCHE. 


243 


Les  disciplinaires,  propres  comme  un 
sou,  viennent  au-devant  de  nous  et  nous 
offrent  Thospitalité  du  cœur. 

Une  grande  fête  est  organisée  en  notre 
honneur  :  du  théâtre,  de  la  musique,  du 
chant,  des  discours,  tout  le  répertoire. 

Peu  à  peu,  le  démon  ordinaire,  bien 
connu,  commence  k  parler.  La  jeune 
première  de  tout  à  l'heure,  encore  affu- 
blée de  son  costume,  roule  dans  un  coin, 
le  traître  de  la  pièce  pérore  avec  feu,  le 
musicien  bave  dans  son  verre,  le  chan- 
teur comique  insulte  un  camarade. 

Ça  marche  très  bien. 

Bientôt  on  ne  voit  plus  personne  dans 
les  cours,  mais  les  cris  qui  percent  les 
murs  de  la  salle  de  police  nous  appren- 
nent que  les  plaisirs  de  la  fête  se  con- 
tinuent sous  les  verrous. 


* 


Une  tristesse  profonde  se  dégage  de 
ces  scènes. 


■■i: 


244 


AU    PAYS   DES   ETAPES. 


On  se  prend  bêtement  à  s'attendrir 
sur  ces  misères,  regrettant  Tabserice 
d'une  bonne  guerre,  qui  utiliserait  toutes 
ces  forces.  Car  ces  malheureux  dévoyés 
ont  la  tête  près  du  bonnet  et  se  sentent 
dans  leur  élément  au  milieu  des  coups 
de  fusil.  ^ 

En  temps  de  paix,  qu'on  m'épargne  le 
désagrément  de  commander  à  de  pareils 
lascars,  mais,  en  campagne,  je  serais 
heureux  de  les  conduire  au  feu,  certain 
qu'ils  se  feront  crânement  casser  la  tête 
au  service  de  la  France,  comme  il  a  tou- 
jours été  de  tradition  de  le  faire  à  la 
légion  étrangère. 


*   * 


El-May,  pays  de  l'immensité,  le  pen- 
dant de  Ben-Atab. 

Un  caravansérail,  une  cantine  et  un 
puits  de  soixante  mètres  de  profondeur. 
L'énorme  seau,  qu'une  longue  chaîne 
retient,  descend,  descend  toujours,  se 


IMPRESSIONS    DE    MARCHE. 


245 


wre   a  la 


heurte  aux  parois,  ameutant  les  échos 
pi'ofonds  et  rendant  un  son  lointain  et 
mystérieux  au  contact  de  Teau.  Il  est 
plein.  Le  treuil  tourne  lentement  et  grince 
sur  son  axe.  La  chaîne  résonne  et  le 
seau  remonte  péniblement,  avec  des  gei- 
gnements fatigués,  se  balance,  se  cogne 
aux  murs  du  pourtour  et  apparaît  enfin 
à  roriflce,  plein  d'une  eau  bien  fraîche  et 
bien  mauvaise.     -      -    • 

Mais  il  faut  en  boire  quand  même. 

Des  centaines  d'hommes  attendent 
leur  tour  de  distribution.  Les  bidons,  les 
marmites  s'alignent  à  la  suite,  reçoivent 
leur  ration,  et,  après  plusieurs  heures 
d'attente,  les  soifs  sont  étanchées  et  la 
soupe  mijote  aux  cuisines. 

Le  soir,  le  café,  u:\  café  saumâtre, 
s'engouffre  dans  tous  les  gosiers,  la 
soupe  repose  au  fond  des  estomacs  et, 
quelques  heures  après,  un  sommeil  de 
plomb  possède  cette  multitude  fatiguée. 

Seuls,  mystérieuses  silhouettes,  om- 
bres fantastiques  dont  les  profils  bizarres 


^  . 


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la 


246 


AU   PAYS    DES    ETAPES. 


se  découpent  à  Temporte-pièce  sur  l'ho- 
rizon clair  des  nuits  d'Afrique,  les  fac- 
tionnaires engourdis  se  promènent  lente- 
ment près  des  faisceaux 


* 


La  civilisation  commence,  le  chemin 
de  fer  zigzague  dans  la  plaine  et  le  sifflet 
des  locomotives  réveille  les  souvenirs  et 
rappelle  à  la  vie.   ^  i        ^  ^ 

Des  êtres  humains,  qui  ne  sont  ni  des 
Arabes,  ni  des  soldats,  nous  regardent 
passer. 

Pendant  l'étape,  une  légère  émotion. 
A  huit  cents  mètres  de  la  colonne  surgit 
soudain  un  troupeau  de  gazelles.  Le  lieu- 
tenant prend  une  section,  la  met  en  ligne 
et  commande  un  feu  de  salve.  Cinquante 
balles  s'abattent  sur  le  troupeau  qui  s'en- 
fuit et  disparaît  dans  la  buée  légère  du 
matin. 

Deux  hommes  se  détachent  et  revien- 
nent peu  après  portant  une  gazelle  :  une 


IMPRESSIONS    DE    MARCHE. 


247 


i^l^S^^I^W  V^V  w  w  w 


balle  avait  porté  et  la  soupe  de  la  section 
sera  excellente  aujourd'hui. 

Tafaroua  possède  un  hôtel  et  quelques 
maisons.  Nous  y  faisons  un  bon  dîner, 
nous  y  buvons  d'excellent  vin  :  le  paradis 
au  sein  de  la  misère. 


* 


>  ; 


ïn-el-Hadjar,  petite  ville 
i\  sur  la  crête  des  Hauts- 
Plateaux,  chef-lieu  du 
commerce  d'alfa  de  la  Com- 
pagnie Franco- Algérienne, 
éden  récent  qui  a  fait  la  for- 
tune des  gargotiers  et  des 
buvettes. 

De  très  jolies  Espagnoles, 
aux  hanches  puissantes,  à  la 
voix  mâle,  accourent  sur  notre  passage. 
Cette  mise  en  scène  galvanise  notre 
abattement  et  nous  relevons  la  tête, 
chassant  cette  maudite  fatigue,  compa- 
gne éternelle  du  troupier  en  route. 


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248 


AU    PAYS    DES   ETAPES. 


Ces  charmantes  filles  chuchotent  en- 
tre elles^  se  poussent  du  coude,  éclatent 
de  rire  en  se  moquant  de  nos  têtes  éma- 
ciées. 

Allons  !  allons  !  belles  demoiselles, 
nous  avouons  que  nous  sommes  pour  le 
moment  de  bien  tristes  sires.  Mais, 
attendez  une  heure;  attendez  le  nettoyage 
complet  de  l'étape,  le  coup  de  rasoir  des 
beaux  jours,  et  vous  verrez  alors  de 
pimpants  mirliflores  qui  ne  le  céderont  en 
rien  à  vos  charretiers  grossiers,  à  vos 
alfatiers  crasseux,  cavaliers  de  vos  rê- 
ves !  Vous  verrez  les  prouesses  que  peut 
accomplir  un  légionnaire  quand  il  en 
trouve  l'occasion,  même  avec  vingt  éta- 
pes dans  les  jambes.  Son  sourire  sera 
d'autant  plus  doux  qu'il  ne  s'en  est  pas 
servi  depuis  longtemps.  Vous  aurez  la 
primeur  d'une  gaieté  vierge  que  la  mi- 
sère a  tarie,  mais  qu'un  peu  de  bonté  de 
votre  part  fera  renaître  comme  une 
douce  rosée  ravive  la  fleur  flétrie.  Al- 
lons !    soyez    compatissantes    pour  des 


IMPRESSIONS    DE    MARCHE. 


2i9 


guerriers  malheureux  qui  sauront  vous 
récompenser  par  une  reconnaissance 
d'un  jour  et  la  fidélité  d'un  moment  ! 

Le  camp  est  dressé^  la  soupe  chante 
sa  note  joyeuse  dans  les  marmites^  le 
rapport  est  communiqué^  le  service  est 
commandé^  c'est  le  moment  d'aller  nous 
promener  un  peu. 


« 

*   * 


Accompagné  d'un  camarade,  je  mets 
le  cap  sur  une  buvette  où  trône,  dit-on, 
une  brune  aux  yeux  bleus.  Il  n'y  a  que 
les  Espagnols  pour  exhiber  de  pareils 
phénomènes. 

J'ai  arboré  ma  meilleure  tunique.  Le 
savon,  le  rasoir  nous  ont  donné  du  re- 
flet. Un  petit  air  de  conquête  règne  sur 
nous. 

Nous  voilà  attablés. 

—  Deux  bocks,  s'il  vous  plaît  ! 

Les  yeux  bleus  de  la  jolie  brune  s'ar- 
rêtent sur  nous;  ses  doigts  délicats  pous- 


250 


AU    PAYS    DES    ETAPES. 


f  m¥ '•'■'* 


sent  les  deux  verres  devant  nos  soifs  de 
feu  et  nous  plongeons  délicieusement 
nos  lèvres  dans  le  mousseux  breuvage. 
Rendons  justice  à  la  bière  :  c'est  très 
bon  quand  la  gorge  est  saturée  de  sable 
et  asséchée  par  une  température  de 
quarante  degrés. 

J'engage  une  conversation  galante 
avec  notre  hôtesse  ;  je  la  foudroie  de  re- 
gards brûlants^  de  paroles  chaudes,  de 
tout  l'arsenal  amoureux  accumulé  chez 
nous  par  un  long  mois  d'une  vie  de  sau- 
vage. 

C'est  en  vain. 

Tous  mes  coups  portent  à  vide;  la 
douceur  de  mes  yeux,  le  miel  de  ma 
voix  sont  perdus  pour  ma  victime.  Elle 
semble  plutôt  effrayée  par  la  barbe  fé- 
roce qui  croît  à  mon  menton. 


*  * 


Non,  là!   vraiment,  je  commence  à 
désespérer  de  mes  charmes  ;  les  étapes 


IMI'BKSSIONS    DE    MAHCHK. 


251 


ne  me  réussissent  pas  auprès  du  beau 
sexe,  le  fer  à  cheval  non  plus.  Les  éta- 
pes gâtent  le  teint  et  la  barbe  donne  un 
air  dur  et  vieux  qui  éloigne  la  jeunesse. 
Je  recommande  aux  jeunes  pomma- 
dés, aux  teints  frais  des  villes,  de  fuir  le 
soleil,  la  faim,  la  fatigue.  Ils  conserve- 
ront ainsi  plus  longtemps  cet  air  mièvre 
et  pâlot  qui  plaît  tant  aux  femmes. 

Il  faut  croire  en  ma  vieille  expérience. 
Le  soldat  d'Afrique,  malgré  la  réputa- 
tion que  les  romans  lui  ont  faite,  réussit 
très  mal  auprès  des  belles.  Un  beau 
petit  jeune  homme,  blanc  comme  un  lis, 
frais  comme  la  rose,'  aura  toujours 
l'avantage  sur  lui.  Nous  faisons  peur, 
nous  inspirons  la  crainte  et  peut-être 
l'admiration,  ce  qui  est  maigre  parfois; 
mais  l'amour,  jamais. 

Tant  pis,  les  belles  ne  sauront  jamais 
ce  qu'elles  perdent  au  change. 


\^m 


Impre|êion|  de  GaFni|on 


'"Il 

'à 
1  .'I 

■'il 

'■    Si 


j'  EPUis    quelques    jours ,    je 

jouissais   des  délices  som- 

molentes    d'une    garnison 

insipide.  Un  événement  grave  est 

venu  me  tirer  de  ma  léthargie  :  on 

a  fusillé  dernièrement  un  légion- 

^naire. 

C'était  le  premier  soldat  que  je  voyais 
mourir  légalement  sous  les  balles  des 
camarades.  Il  était  peu  digne  d'intérêt, 
mais  il  est  mort  en  brave,  comme  tout 
militaire  doit  le  faire. 

Mauvaise  tète  et  Belge  de  nationalité, 
il  avait  fait  partie  de  la  Commune  en 
1870,  comme  capitaine.  Après  l'apaise- 
ment, ne  trouvant  pas  assez  de  désordre 
i\  Paris  pour  y  gagner  son  pain,  il  s'était 
engagé  à  la  légion. 


254 


AU    PAYS    DES    ETAPES, 


Il  ne  tardait  guère  à  montrer  ici  com- 
me ailleurs  son  caractère  indiscipliné 
son  esprit  de  mutinerie,  et  il  eut  bientôt 
l'occasion  de  faire  valoir  ces  funestes 
défauts  d'une  manière  ostensible. 

Etant  de  garde  un  jour  à  la  place, 
sixième  d'un  poste  commandé  par  un 
caporal  de  vingt  ans,  il  sut  se  procurer 
de  l'absintl  '^  et  enivrer  ses  camarades. 

Plus  âgé  que  tous,  il  dominait  ces 
jeûner,  gens  par  l'audace  de  ses  proros, 
les  éclats  de  sa  voix  et  sa  faconde 
bruyante  d'arcien  orateur  populaire.  Le 
caporal  surtout,  très  impressionnable, 
l'écoutait  ahuri  et  bouche  bée. 

Toutes  les  têtes,  en  feu,  avaient  com- 
plètement oublié  le  service;  on  chantait 
et  criait  dans  le  corps  de  garde. 


* 


/ 


L'adjudant  do  place,  un  lieutenant  de 
tirailleurs,  averti  de  ce  tapage,  vient 
faire  sa  ronde.  Il  entre  au  poste  et  fait 


IMPRESSIONS    DE    GARNISON. 


255 


^   -'il 


une  semonce  sévère  au  chef  de  poste  et 
aux  hommes. 

Le  Belge  interpelle  Tofficier,  excite 
le  caporal  et  les  soldats,  et  tous,  trans- 
portés de  fureur  et  d'ivresse,  se  ruent 
sur  le  lieutenant,  le  maltraitent,  le  frap- 
pent et  le  jettent,  grièvement  blessé,  dans 
le  violon  du  poste. 

Puis  on  continua  à  boire,  à  chanter. 

Le  corps  de  garde  était  éloigné  de 
toute  habitation,  et  le  malheureux  offi- 
cier aurait  eu  à  souffrir  jusqu'à  la  relève 
suivante  sans  la  présence  d'un  sergent- 
major  de  ronde. 

Celui-ci  entre  au  corps  de  garde  à 
quatre  heures  du  matin.  Pas  de  faction- 
naires, et  tout  le  monde  dormait  sur  le 
lit  de  camp.  Il  entend  des  plaintes  au 
violon,  v  accourt  et  délivre  le  lieutenant. 
Se  rendre  au  quartier,  commander  une 
nouvelle  garde  et  venir  relever  les  fac- 
tieux fut  l'affaire  de  quelques  minutes. 


n  V'^ 


256 


AU    PAYS    DES    ETAPES. 


# 


!l      , 


Ils  passèrent  au  conseil  de  guerre. 

Le  caporal  eut  vingt  ans  de  travaux 
forcés^  les  hommes  chacun  cinq  ans, 
sauf  le  communard,  qui  fut  condamné 
à  mort  comme  plus  ancien  et  meneur  de 
la  bande. 

La  dégradation  militaire,  suite  inévi- 
table de  la  condamnation,  fut  prononcée 
contre  tous. 


* 


Toute  la  garnison  était  sur  pied. 

A  quatre  heures  du  matin,une  voiture 
d'ambulance  escortée  par  la  gendarme- 
rie était  venue  prendre  le  prisonnier  à 
la  prison  militaire  pour  le  conduire  au 
champ  de  tir,  lieu  de  l'exécution. 

Le  malheureux  légionnaire,  très  calme, 
décidé  à  mourir  bravement,  s'était  ha- 
billé à  la  hâte. 


IMPRESSIONS    LE    GARNISON. 


257 


Au  champ  de  tir^  les  trois  mille  hom- 
mes de  la  garnison  forment  le  carré  qui 
s'ouvre  pour  donner  passage  au  cortège 
funèbre. 

Le  condamné  descend  de  voiture  et  se 
dirige  seul,  d'un  pas  ferme,  vers  le  po- 
teau. On  présente  les  armes  à  celui  qui 
va  mourir,  les  tambours  et  clairons  bat- 
tent et  sonnent  aux  champs.  Un  sergent 
l'attache  et  lui  bande  les  yeux . 

Douze  hommes,  —  quatre  sergents, 
quatre  caporaux  et  quatre  soldats,  — 
pris  parmi  les  plus  anciens,  s'avancent 
silencieusement  à  huit  pas  du  con- 
damné ;  un  adjudant  les  commande. 

Le  sergent  s'éloigne  du  poteau,  l'adju- 
dant étend  le  bras  armé  du  sabre,  jette 
un  regard  sur  le  piquet  qui  épaule  le 
fusil,  et  crie  :  Feu  ! 

Douze  détonations  éclatent,  le  légion- 
naire vacille  un  instant  et  s'écrase  comme 
une  masse. 

Le  plus  ancien  sergent  s'approche,  lui 
met  son  fusil  à  l'oreille  et  lui  donne  le 


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258 


AU    PAYS    DES    ETAPES. 


coup  de  grâce.  Le  crâne  éclate  comme 
un  vase  qui  se  brise,  la  cervelle  jaillit  au 
loin  et  ses  débris  éclaboussent  le  poteau 
d'exécution.  Le  gazon,  les  habits  du 
mort  sont  couverts  de  sang,  un  petit 
ruisseau  rouge  suinte  lentement  dans  le 
sentier  du  champ  de  tir. 


*  * 


1 

Le  drame  est  fini. 

Les  troupes  défilent  devant  le  cada- 
vre. Une  lourde  tristesse  plane  dans 
Tair,  une  émotion  intense  serre  toutes  les 
gorges.  Silencieusement,  au  pas  accé- 
léré, le  défilé  continue.  Les  hommes 
tournent  les  yeux  du  côté  du  paquet  in- 
forme qui,  l'instant  d'avant,  était  un  de 
leurs  camarades  plein  de  vie. 
■  Je  me  sentais  suffoquer  et  un  détail 
mesquin  m'est  resté  à  la  mémoire.  Dans 
l'émotion  du  moment  suprême,  dans  la 
précipitation  de  la  dernière  toilette,  le 


IMPRESSIONS    DE    GARNISON. 


259 


pauvre   diable  n'a- 
)    vait  pas   boutonné 
ses  guêtres. 

J'ai  longtemps  vu 
dans  mes  rêves , 
1  inertes ,  flasques 
comme  une  vieille 
défroque^  les  deux 
pieds  du  commu- 
nard chaussés  de 
leurs  guêtres  bâil- 
lantes^ que  rete- 
naient seuls  les 
deux  boutons  du 
sous-pied . 


Il  me  semble  que 
je  suis  plus  léger. 

Aussi ,  je  suis 
citoyen  françnis  de- 


260 


AU   PAYS   DES   ETAPES. 


puis  deux  heures.  Je  n'avais  pourtant 
guère  besoin  du  décret  du  garde  des 
sceaux  pour  me  rapprendre. 

Français,  je  l'étais  assurément,  mais 
maintenant  j'ai  le  grade  officiel  de  ci- 
toyen légal,  ce  qui  me  flatte  beaucoup. 

Et  puis,  mon  Dieu  !  je  suis  bien  con- 
tent d'être  venu  ici,  car  j'y  ai  connu  la 
légion  étrangère,  ce  dont  je  suis  heureux 
et  fier.  \\ 

Plus  beau  régiment  est  impossible  à 
trouver. 

On  noce  un  peu  trop  en  temps  de  paix^ 
on  se  chamaille  un  tantinet,  la  prison  et 
le  conseil  de  guerre  font  des  trémolos 
soutenus,  mais  en  colonne,  en  campa- 
gne, faut  voir  ça. 

Aucune  troupe  au  monde  ne  peut  faire 
mieux.  Autant,  oui,  car  les  hommes  se 
valent  partout  à  peu  près,  mais  mieux, 
jamais  ! 

Aussi,  quelle  émulation  ! 

Tous  les  peuples  sont  représentés.  La 


1 


IMPRESSIONS   DE    GARNISON. 


261 


vanité^  ce  grand  levier^  joue  un  rôle  do- 
minant. 

On  s'observe,  on  s'épie  et  chaque  race 
veut  surpasser  l'autre. 


I«4 


*    * 


C'est  une  joute  intéressante  et  continue 
où  la  France  recueille  tous  les  bénéfices. 

Et  les  chefs  aussi. 

Car  la  légion  a  toujours  été  une  arme 
formidable  entre  les  mains  d'un  com- 
mandant ambitieux. 

Rien  à  craindre,  aucune  critique,  per- 
sonne ne  s'intéressant  -à  ces  parias  de 
toutes  races  qui  viennent  se  faire  crever 
la  peau  pour  la  France. 

Et  aussi,  en  route,  et  aïe  donc  ! 

On  marche,  on  sue  la  vie  par  tous  les 
pores.  La  plaine  se  peuple  de  cadavres 
et  le  chef  attrape  des  galons  qu'il  mérite 
grandement. 

Et  moi,  je  mérite  le  décret  qui  me 
nomme  Français  de  France. 


262 


AU    PAYS    DES   ETAPES. 


M    ^^^^^^^^^^^^%J 


Mais  mon  père^  de  Saint-Malo^  et  ma 
mère,  de  Dieppe,  ne  se  doutaient  guère 
cependant  que  leur  fils  serait  forcé  d'at- 
tendre trois  ans,  au  service  de  leur  mère 
patrie,  pour  oser  se  dire  Français  au- 
thentique. 


* 


Il  y  a  du  cornard  sur  la  frontière  du 
Maroc. 

Un  certain  loustic,  marabout  de  pro- 
fession, a  chanté  le  saint  solo. 

Il  veut  la  guerre,  comme  il  voudrait  se 
marier,  simplement,  comme  ça,  parce 
que  la  guerre  est  un  délassement  qui 
rompt  la  monotonie. 

Il  l'aura  donc,  sa  petite  guerre. 

Pour  ce,  nombre  de  bataillons  d'infan- 
terie de  ligne  nous  arrivent  de  France. 

Et  ces  gais  pioupious,  futurs  acteurs 
des  drames  du  désert,  nous  viennent,  un 
peu  ahuris  au  début,  gauches  à  leurs  pre- 


ijit 


■ 


IMPRESSIONS    DE    OARNISON. 


263 


miers  pas,  mais  singulièrement  faciles  à 
dégourdir. 

Quelques  jours  après,  ils  nous  donnent 
du  fil  à  retordre. 

Tenons-nous  bien,  la  légion,  car  il 
nous  mangeront  la  laine  sur  le  dos  bien- 
tôt, dans  les  étapes  que  nous  ferons  côte 
à  côte. 

En  attendant,  recevons-les  dignement. 


* 


La  cantine  a  fait  un  brin  de  toilette. 

Les  tables  sont  propres,  la  toile  cirée 
reluit ,  les  chaises  ,  les  bancs  ont  été 
lavés,  les  verres  et  les  assiettes  aussi. 

Le  grand  fourneau  fricote  un  ragoût 
fastueux  où  les  pommes  de  terre,  les  ca- 
rottes et  les  navets  fraternisent  dans  la 
(graisse  des  grands  jours. 

Le  cantinier  exhibe  une  chemise  saine, 
la  cantinière  a  mis  sa  jupe  des  fêtes,  le 
soldat  qui  sert  à  table  s'est  rasé. 


264 


AU    PAYS    DES    ETAPES. 


Un  fameux  coup  de  balai  a  été  donné 
partout. 

C'est  mieux  que  pour  la  revue  du  co- 
lonel. 


* 


Après  le  rapport,  tous  ceux  qui  ne 
sont  pas  consignés  —  nous  sommes  peu 
malheureusement  —  s'en  vont  sur  la 
route  d'Oran  au-devant  des  camarades 
de  France. 

C'est  le  17''  de  ligne  qui  nous  arrive. 

A  trois  kilomètres,  nous  voyons  poin- 
dre la  tête  de  colonne. 

Pristi  !  on  ne  marche  pas  mal  en 
France.  Les  rangs  sont  massés,  par 
exemple.  Il  doit  y  faire  une  chaleur  ! 

Tiens  !  voilà  le  premier  sous-ofïîcier. 
C'est  un  grand  diable,  avec  une  mousta- 
che à  la  gauloise  et  des  épaules  de  chêne. 

Qui  me  disait  que  les  sergents  étaient 
fluets  dans  la  ligne  ? 

Et  ces  hommes,  barbus  pour  la  plu- 


IMPRESSIONS    DE    GARNISON. 


265 


part,  décidés  tous,  quoique  un  peu  ba- 
dauds. 

Tiens  !  tiens  !  mais  ce  sont  des  rivaux 
sérieux  !  L'armée  d'Afrique  n'a  qu'à 
bien  se  tenir. 


* 


ilil 


Le  voilà,  enfin,  ce  sergent-major  que 
je  cherche  dans  la  colonne. 

C'est  un  joufflu,  hirsute  et  assez  déla- 
bré. 

Je  lui  empoigne  les  deux  mains,  que 
je  presse  avec  force. 

Il  me  regarde  dans  les  yeux,  un  peu 
étonné,  mais  se  remet  vite  et  entame  de 
suite  un  dialogue  seul,  qui  m'apprend  dès 
les  premiers  mots  qu'il  est  du  Midi. 

Cinq  minutes  après,  j'étais  fixé  sur  les 
péripéties  de  la  marche  du  bataillon. 


\  I 


't  . 


*  * 


Le  bataillon  s'arrête.  Nous  sommes 
arrivés  à  la  porte  de  la  ville. 


266 


AU    PAYS    DES  ETAPES. 


^^^^t^t^t^^^^t^i^m^% 


On  se  reforme,  les  clairons  ajustent 
leurs  instruments,  les  tambours  tapotent 
sur  leurs  caisses,  puis  la  musique  de  la 
légion  arrive  vivement,  prend  place  en 
tête,  et  nous  entrons  en  ville,  au  milieu 
d'une  population  sympathique,  avec  les 
honneurs  du  triomphe. 

Un  casernement  avait  été  préparé  pour 
nos  hôtes. 

En  quelques  instants  tout  Iç  monde 
est  installé. 

Puis  nous  cherchons  nos  camarades 
pour  aller  déjeûner.  Nous  les  trouvons 
aux  prises  avec  les  officiers  qui  crient 
ferme. 

Oh  !  Il  paraît  que  les  officiers  de 
France  se  mêlent  un  peu  beaucoup  des 
détails  d'installation.  Ça  étonne  un  brin 
les  troupiers  d'Afrique  habitués  à  se  dé- 
brouiller eux-mêmes.  ' 

Enfin  nos  camarades  sont  libres  et 
nous  allons  à  la  salle  des  fêtes,  notre 
cantine. 


IMPRESSIONS    DR    OARNISON. 


267 


#      # 


Crotte,  notre  gargotier,  nous  ac- 
cueille royalement  et  nous  conduit  à  nos 
tables. 

Sa  femme,  les  bras  nus,  un  blanc  ta- 
blier sur  le  ventre,  semble  prête  à  tout 
faire  pour  nous. 

Nous  nous  attablons. 

Quel  coup  de  fourchette  I  Aussitôt  un 
plat  sur  la  table,  aussitôt  il  disparaît. 

Merveilleux  appétit,  ces  sacrés  li- 
gnards  ! 

Enfin,  nous  sommes  au  dessert  et 
chacun  fait  valoir  sçs  talents. 


Réjour,  un  Parisien  pur  sang,  d'ori- 
gine exotique,  nous  raconte  une  histoire 
antique. 

Cest  Bigorneau,  e\-maréchal  des  lo- 
gis au  33""  cuirassiers  de  la  garde,  qui 
en  est  le  héros* 


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268 


AU  PAYS  DES  ETAPES. 


Paraît  que  Bigorneau  est  allé  à  Cons-. 
taniinople.  Il  n'y  a  pas  réussi. 

Habitué  aux  conquêtes  faciles,  il  s'at- 
taque au  harem  ;  mais,  au  moment  de 
jouir  du  succès,  il  se  trouve  en  contact 
désagréable  avec  un  pal  dont  Bigorneau 
raconte  les  faits  et  gestes  avec  une 
bonhomie  toute  philosophique. 

Bigorneau,  ex-maréchal  des  logis  au 
SS""  cuirassiers  de  la  garde,  n'a  pas  de 
veine. 

Sa  complainte ,  monologuée ,  dure 
trente-cinq  couplets,  dont  le  lofrain  poé- 
tique revient  après  chaque  stroplic  : 

((  Et  le  vent  soufflait  à  travers  les 
orangers  en  fleurs,  et  il  sentait  bon  !  » 

Mais  le  pal  ne  sentait  pas  bon  pour 
Bigorneau. 

C'est  Réjour  qui  le  dit  en  s*asseyant. 


* 


.  1" 


Un  autre  Parisien  —  il  en  pleut,  des 
Parisiens,  à  la  légion  —  se  lève  ensuite 


,'.e^e»ij,s  ■■'  ji:i 


IMPRESSIONS    DE    GARNISON. 


269 


pour  nous  dire  la  mauvaise  conduite  de 
Polyte,  invité  par  son  ami  Gugusse  à 
dîner  dans  sa  famille. 

Ce  gueux  de  Polyte  dit  et  fait  des 
choses  inconvenantes. 

Des  allusions  peu  voilées  sur  les  effets 
des  haricots  ;  il  trouve  des  cheveux  dans 
la  soupe^  des  cheveux  de  la  mère  à  Gu- 
gusse; il  manque  de  resp^  t  à  la  sœur, 
lutine  la  mère  et  fait  rougir  le  grand- 
père  par  ses  propos  cyniques. 

Gugusse  s'en  plaint  amèrement  à  Po- 
lyte en  lui   disant   deux  douzaines   de 

u 

fois  : 

—  Tu  sais,  Polyte,  c''est  pas  chic  ce 
que  t'as  fait  là  !  Ce  n'est  pas  pour  moi. 
Moi,  je  m'en  f...,  mais  c'est  pour  ma 
famille...  ,         ,, 


M 


A  ce  moment^  plusieurs  litres  sont 
Hftscendus  dans  les  gosiers  et  les  tètes 
sont  un  peu  chaudes. 


imm 


270 


AU    PATS    DES    ETAPES. 


v^r. 


C'est  l'instant  des  chansons  patrioti- 
ques. 

Ça  foisonne  :  chacun  a  la  sienne. 

Il  y  en  a  de  triviales,  de  belles^  de 
joyeuses^  de  tristes  à  faire  pleurer. 

C'est  un  torrent  bruyant  qui  remue  le 
sang,  avec  des  éclats  de  voix  m'^  Jes 
accents  agressifs  tonitruants,  ae  grands 
gestes  pleins  de  feu. 

Nous  sommes  tous  très  émus,  mais 
un  peu  fatigués. 

L'attention  s'est  émoussée. 


* 


u. 


^t 


Alors  PetitpieiTe,  un  Lorrain,  se  lève 
pour  nous  raconter  une  histoire  person- 
nelle, un  épisode  de  son  enfance. 

Petitpierre  a  pris,  dans  les  réunions, 
l'emploi  de  monteur  de  scies,  autre- 
ment dit  de  ((  colonnes  ». 

On  est  prévenu  et  on  ne  se  gêne  pas 
pour  l'interrompre. 

C'est  dans  le  programme. 


IMPRESSIONS    DE    fiARNISON. 


271 


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<4mi 


272 


AU    PAYS    DES    ETAPES. 


Le  talent  de  Petitpierre  se  distingue 
par  une  débit  nasillard  et  monocorde  et 
une  impassibilité  de  traits  que  rien  ne 
démonte. 

Il  commence,  et  déjà  une  morne  cons- 
ternation commence  aussi  parmi  les  ca- 
marades, qui.se  transforment  h  l'instant 
en  simples  habitués  des  boucans  politi- 
ques. 

—  Il  n'y  a  pas  très  longtemps,  dit 
Petitpierre,  j'étais  un  gamin  indécrot- 
table... 

—  Oh  !  ne  dis  pas  ça,  je  te  prie,  cla- 
me une  voix  ironique. 

—  Laisse-le  donc  parler,  hurlent  plu- 
sieurs convives. 

—  Assez!  enlevez -le!  à  la  porte!  ri- 
postent certains  malveillants. 

Petitpierre  continue  sans  s'émouvoir  : 

—  Je  ne  fumais  pas  encore,  parce  que 
ça  me  rendait  malade,  mais  je  nageais 
comme  un  poisson  pendant  la  canicule, 
et  je  me  battais  chaque  jour  avec  un 
camarade  de  la  classe... 


IMPRESSIONS    DE    GARNISON. 


273 


—  Si  on  l'avait  cassé  la  gueule,  tu  ne 
nous  embêterais  pas  aujourd'hui,  s'écrie 
Magny. 

—  ...  Puis,  entre  temps,  j'étais  enfant 
de  chœur  et  je  lançais  fort  bien  l'encen- 
soir. Un  jour,  cependant,  je  fus  privé 
d'être  thuriféraire  parce  que  j'avais  les 
oreilles  sales... 

—  Qu'est-ce  que  cela  peut  nous  faire  ? 

—  Est-il  assez  canulant,  avec  ses 
oreilles  sales  ! 

—  ...  Ceci  est  de  l'histoire  ancienne 
que  je  rappelle  avec  une  certaine  répu- 
gnance. J'avais,  en  outre,  une  voix  miel- 
leuse, avec  laquelle  Je  chantais  comme 
un  ange  les  versets  sacrés... 

—  Il  nous  scie  la  bosse,  avec  sa  voix 
mielleuse,  dit  Pascal. 

—  ...  Toutes  ces  belles  choses  sont 
assez  loin  déjà  et,  malgré  ma  fatuité  in- 
corrigil^le,  je  vous  prie  de  croire  que 
j  étais  un  brave  enfant  qui  ne  faiblissait 
jamais  devant  une  escapade.  Malheureu- 
sement, je  fus  forcé  de  coucher  au  petit 


m 


274 


AU    PAYS    DES   ETAPES. 


collège  de  mon  pays^  quoique  mangeant 
ma  soupe  chez  moi  et  je  dus  alors  res- 
treindre mes  passions.        , 

—  Si  tu  restreignais  ta  langue^  riposte 
Ribo. 

—  ...  J'avais  pour  professeur  un  brave 
homme  classique  dont  les  principes 
étaient  rigides  et  les  actes  en  concor- 
dance. Il  me  cassait  assez  fréquemment 
les  doigts  à  coups  de  règle.       , 

—  S'il  t'avait  cassé  les  reins^  quelle 
veine  ! 

—  Mais  laisse-le  donc  parler  ! 

—  En  voilà  un  raseur  ! 

—  Quel  bassin! 


* 


Petitpiei're  prend  lentement  une  gor- 


gée de  vin. 


—  Je  lui  pardonne,  continua-t-il,  car 
il  avait  raison.  Chaque  fois  qu'un  san^ 
généreux  coulait  de  mes  lèvres  fendues, 
j'étais    certain    d'être    pincé,    et  c'était 


IMPRESSIONS    DE    GARNISON. 


275 


juste,  car  j'avais  fait  le  coup.  Et  puis, 
j'écrivais  des  lettres  brûlantes  aux  jeu- 
nes filles  du  village... 

—  Moi,  je  file,  tu  sais;  j'en  ai  plein 
le...  dos. 

—  ...  Je  confie  un  soir  à  un  franc  ca- 
marade une  missive  fâcheuse  dans  la- 
quelle je  jetais  le  trouble  au  sein  d'une 
famille  honnête... 

—  Est-ce  qu'il  en  a  encore  pour  long- 
temps? dit  d'une  voix  anxieuse  Antoine, 
le  sergent-major  méridional  du  17^. 

—  Jusqu'à  demain,,  mon  cher  ;  quand 
il  commence,  c'est  fini. 

—  ...  Mon  commissionnaire  se  laisse 
pincer  par  le  maître.  Deux  heures  après, 
nous  étions  à  l'étude,  et  quelques  coups 
de  règle  sur  le  pupitre  annoncent  un 
événement.  Bientôt  on  comprend  qu'il 
s'agit  d'un  acte  de  galanterie... 

—  Garçon,  trente-deux  bocks  !  crient 
ea  chœur  les  <*()iivives. 

—  ...  Le  maître  se  met  à  lire  l'objet  du 
délit  et  termine  sa  lecture  on  wtant  aux 


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:  ^  X 

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276 


AU    PAYS    DES    ETAPES. 


élèves  scandalisés  le  nom  du  cynique 
auteur  de  la  lettre.  C'était*  moi.  Le  maî- 
tre fait  de  cruelles  plaisanteries  sur  le 
style  de  Fécrivain,  qu'il  accable  d'un  dé- 
dain bien  mérité... 

—  Je  le  crois  f...tre  bien  !  ajoute  un 
des  rares  auditeurs^  car  les  autres  se 
sont  esquivés. 

—  ...  Je  m'enfonce  sous  le  tablier  de 
mon  pupiti'e^  espérant  que  le  plancher 
va  s'effondrer  pour  me  faire  disparaître 
dans  la  cuisine  du  portier.  Enfin  mes 
nerfs  entrent  en  scène  et  j'en  attrape  une 
vraie  crise... 

—  Bon  dious  I  quelle  scie  ! 

—  ...  On  rit  d'abord,  puis  on  est  ef- 
frayé. Le  maître  s'inquiète,  me  fait  por- 
ter dans  sa  chambre,  où  il  me  bourre  de 
gâteaux,  m'abreuve  de  bon  vin  et  m'en- 
gage à  me  reposer.  Je  profite  de  la  situa- 
tion, craignant  la  classe  d'allemand, 
pour  laquelle  je  n'étais  guère  préparé... 

—  Ah  !  mon  cher,  si  tu  profitais  du 
moment  pour  te  taire  I 


IMPRESSIONS    DE    GARNISON. 


277 


—  Oh!  oui,  je  t'assure  que  nous  en 
avons  assez. 

—  ...  Je  dormis  quatre  heures  et 
j'étais  très  dispos  pour  la  récréation, 
où  pas  un  ne  joua  à  la  balle  comme 
moi.  Mon  maître,  convaincu  d'avoir  été 
mystifié,  jura  de  se  venger.  C'était  pen- 
dant les  longues  récréations  du  midi  ;  on 
discutait  élèves  et  professeurs  et,  comme 
toujours,  je  manquais  de  mesure  dans 
mes  appréciations  sur  toutes  choses... 

—  Je  le  crois  bien,  à  en  juger  par  la 
colonne  que  tu  nous  montes  ce  soir. 

—  Nous  n'en  finirons  jamais  avec  lui. 

—  Mais  laissez-le'  donc  finir  son  his- 
toire, ce  sera  plus  vite  fait,  risque  un 

philosophe. 

—  ...  On  me  somme  de  me  rétracter. 
Je  me  pique  au  jeu  et  je  contourne  la 
difficulté  avec  ironie.  Un  ordre  sévère 
m'enjoint  de  monter  là-haut  pour  rece- 
voir une  série  de  coups  de  règle.  Je  re- 
fuse et,  sifflant  dédaigneusement,  je  sors 


hl 


16 


278 


AU    PAYS    DKS    ETAPES. 


de  la  salle,  un  sourire  insultant  aux  lè- 
vres... : 

—  Jurons  tous  de  dormir  jusquTi  la 
fin  du  monologue,  s'écrie  Pascal . 

—  Moi,  je  ronfle  ! 

Tous  appuient  la  tête  sur  la  table. 


*  # 


\- 


Petitpierre,  plus  nasillard  encore,  un 
fin  sourire  aux  lèvres,  un  air  de  triom- 
phe épanoui  sur  la  figure,  continue  avec 
gravité  : 

—  Je  me  lance  dans  la  campagne,  ju- 
rant de  ne  jamais  remettre  les  pieds 
dans  un  établissement  où  les  enfants 
devaient  se  soumettre  aux  maîtres. 
.  Muni  d'idées  aussi  modernes,  je 
m'enfonce  dans  les  bois  pour  y  chercher 
un  courage  qui  commençait  à  me  quitter. 

L'après-midi  s'écoule,  triste,  et  le 
soir  m'amène  une  fringale  sans  pareille. 

Penaud,    j'allai    dîner  chez    moi,  et 


IMPRESSIONS    DE    GARNISON. 


279 


l'on  dut  me  rappeler  qu'il  était  l'heure  de 
la  rentrée  au  collège. 

Les  belles  résolutions  du  jour  tom- 
bent Il  la  nuit.  Le  noir  des  ténèbres  est 
lerrible  pour  un  morveux  fautif. 

Après  plusieurs  marches  et  contre- 
marches^ j'entre  chez  un  ami  dont  les 
parents  étaient  indulgents  et  j'attends  \h 
les  événements. 

Vers  onze  heures,  je  nageais  en  pleine 
tristesse. 
Où  aller?... 

Mon  père  se   promenait   par  là    et, 
guidé  par  un  génie  hostile,  il  entre  chez 
mon  ami  et  me  découvre. 
A  sa  vue,  je  m'écroule  sous  la  table. 
Mon  père  m'interpelle,  demande  des 
explications,  m'applique  consciencieuse- 
ment quatre  coups  de  canne  de  noyer 
sur  les  reins  et  me  reconduit  au  collège. 
Oh!  vous  tous,   mes   chers   camara- 
des, qui  avez  goûté  à  la  canne  de  noyer 
de  vos  papas  et  qui  avez  pu  apprécier 
les  injustices  de  vos  maîtres,  avez-vous 


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Corporation 


23  WEST  MAIN  STREET 

WEBSTER.  N.Y.  14580 

(716)  872-4503 


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280 


AU    PAYS    DES   ETAPES. 


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songé  que  c'étaient  là  de  vigoureuses 
leçons  de  morale  pour  votre  avenir?... 

Tiens  !  tiens!  il  n'y  a  plus  personne. 

Mon  histoire  était  pourtant  bien  inté- 
ressante! ... 


* 
*  * 


Le  17°  nous  a  quittés  ce  matin. 

Nous  lui  avons  fait  une  belle  conduite 
de  plus  de  deux  kilomètres. 

Sur  tous  les  rangs  régnait  un  mal  aux 
cheveux  considérable. 

Hier^  les  gargotes  de  la  ville  ont  fait 
fortune.  Légionnaires  et  lignards  frater- 
nisaient comme  de  vieux  amis. 

Des  bocks  sympathiques  ont  arrosé 
notre  bonheur  commun. 

Les  sous-ofiffciers  de  la  ligne  nous  ont 
rendu  notre  réception  hier. 

Gré  mâtin!  on  ne  s'embête  pas  dans 
les  réunions  en  France. 


IMPRESSIONS    DE   GARNISON. 


28  L 


# 

*  * 


Un  adjudant  du  3^,  d'un  blond  fadasse, 
un  peu  chauve,  œil  bleu  pâle,  s'est  ré- 


vélé à  nous. 


Il  avait  caché  son  jeu. 

Au  dessert,  il  nous  foudroyait  par  le 
comique  de  ses  gestes,  de  sa  mimique  et 
de  ses  paroles. 

Se  penchait-il?  on  riait.  Remuait-il  la 
salade?  on  se  tordait.  Clignait-il  de 
l'œil?  c'était  du  délire.  Ouvrait-il  la  bou- 
che pour  dire  un  mot?  nous  avions  des 

points  de  côté  ! 
Cet  adjudant   fadasse    était    tout  un 

poèrre  du  rire. 


* 


Au  punch,  Antoine  nous  présentait  un 
soldat-orchestre. 

Un  vrai  phénomène  de  foire,  ancien 
musicien  ambulant  sans  instruments. 

11  jouait  du  piston  avec  sa  bouche,  de 
la  flûte  avec  son  nez,  du  trombone  avec 


16. 


^ 


282 


AU    PAYS  DES   ETAPES. 


ses  mains  sous  ses  aisselles,  de  la  grosse 
caisse  avec  ses  talons,  variant  ses  airs 
mijotant  une  harmonie  spéciale  avec  des 
moyens  baroques,  tout  à  fait  nouveaux 
pour  nous. 

Ses  doigts  claquaient;  il  se  déhan- 
chait, chantait  parfois,  roulait  des  yeux 
inspirés,  dansant  quand  il  le  fallait. 
Enfin,  fanfare,  concert  et  bal  tout  h  la 
fois.  , 

Il  eut  un  succès  énorme  dont  le  plus 
clair  résultat  pour  lui  fut  une  quantité 
de  petits  verres  qu'il  absorbait  en  vir- 
tuose. 


Il  était  tard  quand  nous  entrâmes  au 
quartier. 

On  sait  s'amuser  dans  la  ligne,  mais 
on  ne  sait  pas  s'ennuyer.  ' 

Petitpierre  n'avait  pas  eu  son  pendant 

pour  les  scies. 

Personne  ne  le   regrettait,    sauf  lui, 

qui  aurait  voulu  voir  un  confrère. 


En  :^oute  de  nouveau 


^0  ÉCRIS 

SOUS  ma 
tente,  assis 
par  terre, 
comm  e 
^  "*  un  tail- 
leur, mon  cahier  d'ordinaire  sur  mes 
genoux. 

Nous  sommes  en  route  depuis  ce  ma- 
tin pour  rejoindre  les  camarades  qui 
courent  après  Bou- Amena. 

Hier,  à  onze  heures  du  matin,  nous 
recevions  Tordre  de  partir  avec  cent  cin- 
quante hommes  par  compagnie. 

Pas  facile,  en  six  heures,  de  verser* 
les  fournitures,  se  procurer  les  vivres  et 
assurer  tout  pour  un  départ  aussi  subit. 


284 


T" 


AU    PAYS    DES    ETAPES. 


Aux  sergents-majors  incombait  cette 
besogne. 

Ce  n'était  pas  malheureux  pour  nous 
de  recevoir  Tordre  de  partir^  car  nous 
commencions  à  grogner. 

Comment  !  la  légion  étrangère^  troupe 
d'action  par  excellence,  aguerrie  par  les 
étapes,  restait  immobile  à  garder  les 
femmes  et  les  enfants  du  Tell,  pendant 
que  les  camarades  de  France  étaient 
transplantés  dare  dare  dans  le  désert  I 

Nous  nous  faisions  un  joli  paquet  de 
bile. 

Les  femmes  ne  valaient  plus  rien, 
Fabsinthe  non  plus,  et,  en  recevant  l'or- 
dre de  déguerpir  pour  le  Sud,  nous  pous- 
sions des  hurlements  de  joie. 


* 


Trente  kilomètre^i,  la  première  étape. 

Jusqu'à  la  deuxième  pause,  on  chante 
gaiement  ;  à  la  troisième,  un  certain 
silence.  Quelques  soldats  de  quinze  jours 


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EN    ROUTE    DE    XOUVE.\U. 


285 


commencent  à  fléchir  et,  blêmes,  les 
traits  tirés,  sortent  de  la  colonne  et 
s'allongent  en  queue. 

A  Boukanéfls,  on  échange  les  mor- 
veux contre  des  anciens  qui  étaient  là  en 
détachement. 

Le  colonel,  alléché  par  les  badauds, 
exhibe  sa  voix  de  ténor  grincheux. 

Notre  colonel  a  adopté  une  voix  de 
tête  fort  appréciable.  Ses  apostrophes 
prennent  la  note  aiguë  et  transpercent 
l'auditeur  intéressé. 

Dernièrement,  au  rapport,  il  s'écriait, 
plein  de  sollicitude  : 

—  Première  compagnie,  votre  hache 
à  la  cuisine  est-elle  en  bon  état  ? 

—  Oui,  mon  colonel,  répond  le  ser- 
gent-major. 

—  Et  vous,  la  deuxième  ? 

—  Egalement,  mop  colonel. 

—  Troisième  ?  (c'était  ma  compa- 
gnie). 

—  En  très  bon  état,  mon  colonel. 

—  Vraiment,  Monsieur,   elle  est  en 


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286 


AU   PAYS    DES    ETAPES. 


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bon  état.  Et  moi,  votre  colonel,  je  viens 
de  constater  qu'elle  avait  une  brèche! 
Quinze  jours  de  consigne. 

C'était  vrai,  ma  hache  avait  une  brè- 
che et  je  n'en  savais  rien;  mon  colonel 
me  l'apprenait  et  me  le  prouvait  d'une 
manière  frappante. 

A  Boukanéfis,  les  traînards  appre- 
naient également  que  notre  chef  savait 
se  faire  comprendre  dans  les  hautes 
notes.  ' 


* 


Nous  avions  vingt-cinq  'Algériens  par 
compagnie. 

Leur  présence  faisait  honneur  au  re- 
crutement régional,  tout  en  nous  don- 
nant certaines  inquiétudes. 

Au  quartier,  à  chaque  instant,  nous 
parlementions  avec  un  père  éploré,  une 
mère  inquiète,  un  frère  exigeant,  une 
sœur  suppliante. 

Selon  le  tempérament  de  chacun,  nous 
étions  doux,  conciliants  ou  brutaux. 


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EN    ROUTE    DE    NOUVEAU. 


28- 


Ici;  à  la  grand'halte,  une  jeune  fille 
m'accoste. 

Elle  a  une  robe  sale,  des  hanches  su- 
perbes, des  yeux  immenses  et  effarés, 
un  teint  de  bronze  et  une  voix  d'or. 

—  Gonzalès  est-il  dans  votre  compa- 
gnie? me  demande-t-elle. 

—  Oui,  mademoiselle,  il  vient  en  ar- 
rière. 

Gonzalès  arrive,  elle  lui  saute  au  cou. 


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288 


AU    PAYS    DES   ETAPES. 


et  pleure  comme  une  Madeleine  en  Teni- 
brassant  ^omme  du  bon  pain. 

J'apprends  ensuite  que  c'est  la  fiancée 
de  Gonzalès. 

Il  me  sera  difficile  de  stimuler  cet 
homme  s'il  faiblit;  je  me  rappellerai 
toujours  la  scène  des  adieux. 


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Pas  de  café  à  la  grand'halte;  le  capo- 
ral d'ordinaire  l'a  oublié. 

Nous  nous  brossons  le  ventre. 

Nous  partons. 

Voilà  une  petite  rivière.  Il  y  a  un  pon- 
ceau  où  deux  hommes  peuvent  passer 
de  front. 

Nous  ne  sommes  pas  du  tout  pressés; 
l'étape  est  courte.  Mais,  pour  nous 
aguerrir,  on  ordonne  à  la  colonne  de 
marcher  dans  l'eau  jusqu'à  la  ceinture. 

Nous  aurions  préféré  le  ponceau. 


E\    ROUTE    DE    NOUVEAU. 


289 


*     ♦ 


Hier,  nous  étions  à  Ben-Youb,  village 
de  quinze  maisons. 

De  Teau  partout,  rivière  tout  le  long 
de  rétape. 

A  un  kilomètre  du  village  se  profile 
sur  l'horizon  la  somptueuse  demeure 
d'un  propriétaire  africain. 

Une  jeune  fille  se  tient  sous  le  porche. 
Elle  est  grande,  assez  jolie,  taille  bien 
prise,  buste  confortable  et  nez  long. 

Un  officier  se  détache  et  va  lui  serrer 
la  main. 

Une  conversation  gracieuse  s'engage. 
Le  son  de  sa  voix  est  bien  timbré  et 
sympathique.  Son  sourire  met  deux  ran- 
gées de  dents  blanches  au  grand  jour. 

Je  la  regarde,  elle  ne  me  regarde  pas; 
là  s'arrêtent  nos  relations. 

Quelle  délicieuse  vision  pour  un  soldat 
couvert  de  poussière  dans  un  pays  sau- 
vage I 


17 


290 


AU    PAYS    DES    ETAPES. 


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Nous  poursuivons  notre  route. 

Au  village,  rien  de  particulier. 

Un  fournisseur  ivre,  quelques  juifs 
graisseux,  une  église  à  moitié  démolie, 
un  puits  asséché,  une  dizaine  de  jardins 
potagers  brûlés  du  soleil,  un  chien  mai- 
gre qui  passe  dans  la  rue,  une  cigogne 
planant  au-dessus  de  Técole  où  dorment 
six  élèves  des  deux  sexes,  deux  femmes 
espagnoles  qui  sourient  aux  soldats,  un 
scorpion  sous  ma  tente  et  une  bonne  nuit 
de  sommeil. 

Ce  matin,  j'étais  d'arrière-garde. 

Deux  ou  trois  traînards  seulement,  les 
hommes  s'aguerrissent. 

Sur  le  bord  de  la  route,  j'aperçois  un 
nez  rouge,  dont  le  propriétaire  était  un 
brisquard  de  vieille  souche. 

Très  courageux,  il  s'éponge  le  front  à 
mon  approche,  attrape  son  sac  et  file 
en  soupirant. 


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EN    ROUTE    DE    NOUVEAU. 


291 


Je  fume  tout  le  temps  d'interminables 
pipes,  qui  activent  mes  réflexions. 

A  Slissen,  une  maison,  un  ruisseau  et 
une  cantine. 

Dans  la  cantine,  un  homme  laid  et  une 
femme  très  jolie.  Je  la  regarde  de  toutes 
mes  forces. 

Plus  nous  avançons  vers  le  sud,  plus 
nous  nous  éloignons  d^,  la  civilisation, 
plus  nous  apprécions  le  sexe  faible  qui  se 
fait  rare. 

Le  belle  cantinière  répond  à  mes  désirs 
en  n'y  faisant  pas  attention  et  continue  à 
servir  du  crick  aux  soldats  assoiffés. 

Fatigué,  je  me  couche. 

Mon  sommeil  est  accidenté.  Mes  nerfs 
me  donnent  des  coups  de  massue  qui  me 
font  bondir  sur  l'alfa,  j'ai  les  membres 
moulus,  les  reins  en  capilotade. 


* 
*   * 


Nous  sommes  à  Daya. 


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292 


AU    PAYS    DES   ETAPES. 


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Je  viens  de  faire  mes  emplettes  pour 
l'ordinaire  chez  le  fournisseur. 

Nous  avons  toute  la  journée  de  demain 
pour  nous  reposer  et  je  me  promets 
d'aller  visiter  la  Vigie,  petite  redoute  ju- 
chée sur  le  sommet  d'un  pic  du  Moyen- 
Atlas. 

Elle  commande  les  Hauts-Plateaux  et 
donne  asile  à  une  vingtaine  d'hommes 
du  bataillon  d'Afrique. 

Hier^  étape  pittoresque. 

Nous  cheminons  tout  le  long  de  la  ri- 
vière que  nous  traversons  quatre  fois  h 
sec  durant  le  trajet. 

De  beaux  arbres  partout,  de  belles 
essences,  ce  qui  me  réconcilie  avec  l'as- 
pect maigre  ordinaire  des  forêts  algé- 
riennes. 

A  Magenla,  une  fort  belle  redoute  pour 
mille  hommes.  Elle  en  contient  une  cen- 
taine en  ce  moment. 

Du  1®"*  juin  au  l^""  octobre,  il  y  aura  un 
caporal  et  quatre  hommes  relevés  tous 
les  huit  jours. 


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EN    ROUTE    DE    NOUVEAU. 


293 


Impossible  d'habiter  Magenta  pendant 
cette  période,  les  fièvres  y  sont  trop  exi- 
geantes. 

La  population,  les  animaux,  les  bour- 
riquots,  les  chiens,  jusqu'aux  soldats  qui 
fuient. 

Et  pourtant  cette  redoute  a  coûté  des 
milliers  et  des  milliers  de  francs. 


Pour  notre  arrivée,  le  fournisseur  avait 
fait  des  frais. 

Nous  dînons  chez  lui,  les  sergents- 
majors,  et  il  nous  sale  d'importance. 

Encore  une  belle  jeune  fille  à  signaler. 
Elles  se  font  bien  rares. 

Un  fouillis  de  cheveux  incultes,  un  nez 
à  tous  les  vents,  des  lèvres  rouges,  fes- 
tonnées, agitées  d'un  tic  nerveux  qui  dé- 
couvre de  ci  de  là  un  fond  blanc  de  dents 
saines,  une  robe  noire  et  sale;  employée 
démissionnaire  des  postes,  graduée  de 
l'Ecole  normale,  parole  vive  et  animée. 


294 


AU   PAYS    DES   ETAPES. 


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VOIX  nette,  tranchante  et  bien  douée; 
somme  toute,  assez  bonne  pièce  à  étu- 
dier. 

Elle  nous  sert  un  repas  copieux,  au- 
quel nous  faisons  honneur. 


*  * 


En  entrant  au  camp,  Magny  reçoit  un 
affront.  \ 

.  Le  colonel  avait  visité  les  sacs  de  l'or- 
dinaire. Notre  camarade  y  avait  fait 
mettre  un  ballot  d'outils  de  cordonnier 
avec  quelques  kilos  de  clous. 

—  A  qui  ces  ballots  ?  s'écrie  le  colonel, 
d'une  voix  assurée. 

—  A  la  deuxième,  répond  Magny. 

—  Dans  quelle  armée  avez-vous  donc 
servi  ?  riposte  le  colonel. 

Magny  a  fait  ses  débuts  dans  l'armée 
des  Etats-Unis. 

—  Dans  une  armée  où  l'on  sait  servir, 
mon  colonel,  répond -il,  respectueuse- 
ment. 


EN    ROUTE    DE    NOUVEAU. 


295 


Le  colonel  lui  administre  quinze  jours 
de  salle  de  police. 

Aujourd'hui,  le  colonel  a  levé  sa  puni- 
tion et  a  prescrit  aux  autres  compagnies 
de  faire  venir  des  outils  de  cordonnier, 
qui  nous  rejoindront  pendant  le  séjour. 

Magny  jubile. 


Ce  matin,  nous  avons  fait  une  étape 
courte,  mais  bonne. 

Une  montagne  à  pic  à  franchir. 

Nos  hommes  soufflaient  comme  des 
forges,  les  souliers  jetaient  des  étincelles 
dans  les  cailloux,  les  tètes  tournoyaie-^l 
un  peu  au  sommet  de  la  montagne  et 
nous  arrivions  à  Daya  à  dix  heures  du 
matin. 

Demain,  nous  avons  repos  et  peut-être 
pour  plusieurs  jours. 


*  * 


Nous  sommes  restés  sept  jours  à  Daya. 


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296 


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AU    PAYS   DES   ETAPES. 


Le  quatrième,  j'étais  d'avant- poste 
avec  mon  peloton. 

Rien  à  signaler,  sauf  quelques  grands 
arbres  isolés  que  je  prends  pour  des  ca- 
valiers ennemis  dans  mes  rondes  de  nuit. 

Au  réveil,  nous  faisons  un  festin  de 
circonstance  :  une  matelote  de  serpents 
apprêtée  par  le  cuisinier  du  détachement. 

Les  hommes  disponibles  étaient  partis 
en  chasse  la  veille  et  avaient  fait  une 
razzia  de  toutes  les  couleuvres  grassouil- 
lettes en  ballade  dans  la  forêt. 

Ce  n'est  pas  très  bon,  très  bon,  mais 
avec  un  peu  de  bonne  volonté  on  dirait 
des  anguilles. 


*  * 


Ce  matin,  à  onze  heures,  nous  som- 
mes arrivés  à  Sidi-Chaïb,  avec  quatre 
cent  cinquante  chevaux,  cinquante  bour- 
riquots,  sept  cents  fantassins,  trois  cents 
spahis,  deux  cent  vingt-cinq  goumiers  et 
des  vivres  pour  trente  jours. 


dBM84p   ... 


EN    ROUTE    DE    NOUVEAU. 


297 


Belles  sources  à  l'étape  et  jolie  oasis. 
Des  pigeons  en  masse  qui  se  laissent  tuer 
à  coups  de  matraque. 

Mon  capitaine,  très  doux  d'habitude 
quoique  rouge  de  figure,  se  fâche  après 
un  loustic  et  lui  lance  un  coup  de  poing 
dans  la  nuque,  l'envoyant  piquer  une  tête 
dans  une  rigole. 

C'était  une  brute  qui  a  compris  de  suite 
l'argument  persuasif  du  capitaine. 


*  * 


Après  Sidi-Chaïb,  El-Hamman,  point 
quelconque  situé  sur  les  Hauts-Plateaux. 

De  l'alfa,  du  thym  et  des  puits  bour- 
beux. Il  y  a  à  boire  et  à  manger  dans 
cette  eau. 

J'espère  bien  que  nous  aurons  tous  le 
ver  solitaire. 

Djerf-el-Rorab,  étape  suivante. 

Le  long  du  trajet,  beaucoup  de  chan- 
tiers d'alfa.  Quelques  centaines  d'Espa- 


17» 


298 


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AU    PAYS   DES   ETAPES.       « 


gnols  qui  travaillent  pour  la  Compagnie 
Franco-Algérienne, 

Au  gîte,  un  redir,  trou  d'eau  bour- 
beuse. Trop  de  boue  dans  ces  parages. 


Bou-Guern,  onze  puits  saumâtres, 
dans  le  Chott  El-Chergui. 

Tout  près,  un  campement  de\  la  tribu 
des  Hamyans. 

Grand'halte  à  El-Iiamra. 

J'avais  une  faim  indiscutable.  Je  me 
sentais  disposé  à  dévorer  Tarrière-train 
d'un  animal  quelconque. 

Nous  parlementons  avec  quelques  in- 
digènes qui  nous  vendent  un  agneau.  La 
pauvre  bête  n'a  pas  fait  long  feu.  Pour 
ma  part,  j'en  ai  mangé  un  gigot  entier. 

Le  soir  même,  nous  avions  une  alerte^ 
la  première. 

Un  peu  d'énervement  partout,  car 
c'était  la  nuit.  Nos  hommes  se  remettent 
bientôt,  cependant,  caressant  anxieuse- 


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EN    ROUTE    DE    NOUVEAU. 


299 


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ment  leur  fusil  et  interrogeant 
rhorizon.   Rien. 

Voilà  des  gaillards  qui  n'ont 
pas  Tair  commodes.  A  la  place 
des  Arabes,  je  m'abstiendrais. 


* 

*  * 


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ous  sommes  rejoints  par 
deux  compagnies  du  ba- 
taillon d'Afrique,  une 
section  du  9^  d'artillerie 
de  Castres  et  une  cin- 
quantaine de  mulets. 
En  tout,  deux  cents  hommes  de  plus, 
sept  officiers  et  vingt  sous-officiers. 

Nous  leur  faisons  un  accueil  enthou- 
siaste. 

Voilà  un  bon  point  pour  l'émula- 
tion. 

Légionnaires,  joyeux,  spahis,  artil- 
leurs de  France,  chasseurs  d'Afrique  et 
tirailleurs. 


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300 


AU    PAYS    DES   ETAPES. 


Avec  de  pareils  éléments,  on  ne  doit 
pas  craindre  les  défaillances. 

Diable  !  nous  nous  observerons  mu- 
tuellement. 


* 
*  * 


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A  Ogla-Sérour,  sur  le  Chott,  hier, 
nous  avons  eu  une  tempête  mal  venue. 

Toutes  nos  toiles  filaient  dans  le  Chott 
comme  des  papillons. 

Une  pluie  battante,  avec  accompagne- 
ments d'éclairs  et  de  tonnerre,  nous  rin- 
çait de  partout. 

Les  feux  éteints,  pas  de  soupe.  Des 
frissons  nous  secouent  et  nous  remontent 
les  épaules  jusqu'aux  oreilles,  les  che- 
vaux rompent  leurs  liens  et  se  précipi- 
tent, affolés,  dans  le  bourbier  du  Chott, 
les  chameaux  se  débandent  et  pleurent  h 
fendre  l'âme,  les  bourriquots  arabes  na- 
sillent avec  acharnement  et  nous,  nous 
jurons  avec  conviction.        ^ 

Musique  panachée  et  spectacle  pitto- 


EN    ROUTE    DE    NOUVEAU. 


301 


resque  !  Mais  la  moindre  éclaircie  ferait 
bien  mieux  notre  affaire. 

Une  double  ration  d'eau-de-vie,  un 
peu  de  soleil  et  beaucoup  d'efforts  de 
tout  le  monde  finissent  peu  à  peu  par 
remettre  les  choses  en  place. 


lous  rm- 


Fékarine,  où  nous 
sommes  en  ce  mo- 
ment, beaucoup  d'al- 
fa, beaucoup  d'eau, 
mauvaise,  —  c'est  monotone, 
partout  l'eau  est  mauvaise, 
—  et  arrivée  des  premiers 
mercantis  juifs,  qui  nous 
vendent  cent  sous  un 
/  pain  de  trois  livres. 
Depuis  quinze  jours, 
nous  mangions  du  biscuit  et  le  tabac  se 
faisait  rare. 

Pas  de  pain,  pas  de  tabac,  deux  cho- 
ses qu'on  ne  pardonne  jamais. 


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302 


AU    PAYS    DES    ETAPES. 


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Les  juifs  offrent  pour  trente  sous  un 
paquet  de  tabac  de  deux  sous. 

C'en  est  trop,  les  joyeux  et  les  légion- 
naires bousculent  juifs  et  marchandises 
et  font  une  razzia  de  toutes  leurs  provi- 
sions. 

Ma  foi,  aussi,  ces  juifs  sont  trop  rapa- 
ces,  je  n'ai  pas  la  force  de  les  plaindre, 
ni  le  courage  de  blâmer  nos  hommes. 

\ 


D'autant  que  ce  matin,  les  lascars  de 
chez  moi  se  sont  très  bien  conduits. 

Ma  compagnie  marchait  en  queue  de 
colonne. 

Il  pleuvait,  que  c'était  un  parti  pris. 
Un  vrai  déluge  sur  nos  tètes,  des  gout- 
tières le  long  de  nos  échines,  une  boue 
particulièrement  collante  à  nos  pieds  et 
une  grinche  générale  dans  les  esprits. 

A  deux  kilomèti'es  de  l'étape,  un  mulet 
de  l'artillerie  s'écrase  et   tourne  l'œil, 


lil 


EN    ROUTE    DE    NOUVEAU. 


303 


nous  laissant  sur  les  bras  un  affût  de 
cent  kilos,  un  brancard  et  un  bât. 

Le  conducteur  prend  les  devants  et  va 
chercher  du  renfort. 

Mais  il  est  long  à  revenir  et  la  pluie 
fonctionne  de  plus  belle. 

Des  jurons  énergiques  commencent  à 
circuler.  On  en  veut  au  mulet  d'être 
mort  à  la  peine. 

Saisissant  Tinstant,  je  m'écrie  : 

—  Allons,  les  légionnaires,  est-ce  que 
cette  ferraille-là  va  nous  faire  poser  long- 
temps ici  ? 

Quatre  vigoureux  gaillards  empoi- 
gnent l'affût,  le  hissent  sur  leurs  épaules; 
d'autres  saisissent  le  brancard  et  le  bât, 
et  le  capitaine  donne  l'ordre  de  marcher. 

A  notre  entrée  au  camp,  les  artilleurs 
nous  acclament. 


* 


Puis  il  fallait  dresser  nos  tentes. 

Les  outils  portatifs  grattent  partout  le 


Il   il 


304 


AU    PAYS    DKS    ETAPES. 


sol  à  vingt  centimètres  de  profondeur, 
nos  toiles  sont  tendues  avec  peine  et 
nous  essayons  de  trouver  dans  nos  sacs 
un  morceau  de  linge  à  peu  près  sec. 

Ce  n'est  pas  chose  facile. 

Et  là- dessus  des  mercantis  juifs  qui 
nous  demandent  cent  sous  pour  un  pain 
et  trente  sous  pour  un  paquet  de  tabac. 

Il  n'y  avait  plus  de  patience  nulle  part 
et  les  juifs  s'en  aperçurent.  l^ 

Et  moi,  tant  pis,  je  tournai 
le  dos. 


*  * 


ous  sommes  ici  depuis 
quatre  jours. 

Le    premier    soir, 
une     alerte    d'autant 
plus  émouvante,que  l'enne- 
mi est  signalé  aux  envi- 
rons. 
^'       Il  était  minuit.  On  cul- 
bute les  tentes  et  on  saute  aux  faisceaux. 


EN    ROUTE    DE    NOUVEAU. 


305 


Les  bouchons  de-  fusil  sont  enlevés , 
les  culasses  mobiles  fonctionnent  et  les 
doigts  tâtent  nerveusement  les  cartou- 
ches dans  la  giberne. 

Nous  restons  là  une  bonne  demi-heure^ 
immobiles. 

Nous  recevons  enfin  Tordre  de  rentrer 
sous  la  tente. 

Quelques  Arabes  du  goum,  peu  initiés 
aux  minuties  du  service  en  campagne, 
s'étaient  amusés  à  aller  à  la  chasse  h 
l'affût. 

Ils  furent  bâtonnés  et  tout  fut  dit. 


# 

*   * 


Le  lendemain,  il  faisait  un  beau  soleil . 
et  une  fraîche  brise. 

Avec  deux  camarades,   nous   allons 
aux  sources,  seul  but  de  promenade. 

Par  extraordinaire,  les  eaux  étaient 
assez  limpides  ce  jour-là. 

Elles  sortent  d'une  source  abondante 
et  s  écoulent  dans  un  petit  marécage,  sur 


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306 


AU    PAYS    DES   ETAPES. 


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les  bords  duquel  poussent  de  longs  ro- 
seaux et  quelques  palmiers. 

Nous  nous  Y  installons,  à  Tombre. 

A  peine  étions-nous  assis  que  des  voix 
claires  se  font  entendre,  des  piétinements 
précipités  se  rapprochent  et  des  Arias! 
Arias  !  encourageants,  avec  des  coups  de 
matraque  sur  les  échines,  résonnent 
dans  Tair. 

Ce  sont  les  femmes  d'un  douar  voisin 
qui  viennent  à  Teau  avec  des  bourriquots. 

Agiles  sont  une  dizaine,  la  plupart 
vieilles,  ridées,  bossues,  des  monstres. 

Dans  le  tas,  une  mignonne  enfant, 
avec  de  grands  yeux  ahuris,  une  svel- 
tesse de  formes,  une  grâce  juvénile  dans 
tous  ses  gestes. 

Son  costume  est  simple  :  une  pièce  de 
cotonnade  d'un  blanc  terreux,  en  forme 
de  sac,  fendu  jusqu'aux  hanches  pour 
laisser  passer  les  bras  nus  et  descendant 
jusqu'au  genou. 


ar  voisin 


EN    ROUTE    DE    NOUVEAU. 


307 


*    * 


Elle  détache  ses  peaux  de  bouc  accro- 
chées aux  flancs  d'un  docile  bourriquot 
qui  attend,  mélancolique,  son  charge- 
ment du  retour. 

Elle  plonge  ses  outres  dans  la  source 
pour  les  rempHr. 

Pendant  ce  temps,  nous  admirons  la 
fillette,  tout  étonnés  de  sa  beauté,  de  sa 
souplesse  élégante  sous  ses  haillons,  delà 
douceur  de  sa  voix,  de  ses  mouvements 
qui  découvrent  des  charmes  pudiques, 
s'étalant  sans  honte  dans  leur  nudité 
inconsciente. 

Nous  sommes  tous  trois  silencieux,  à 
réfléchir,  à  penser  comme  c'est  beau, 
une  femme. 

Aussi,  il  y  a  plus  de  deux  mois  que 
nous  n'en  avions  vu. 

Ici,  plus  que  jamais,  nous  compre- 
nions la  nécessité  du  sexe  faible. 

Soigneusement  cachés  par  les  roseaux. 


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308 


AU  PAYS  DES  ETAPES, 


nous  n'avions  pas  bougé,  craignant  de 
voir  s'envoler  comme  une  ombre  la  jolie 
vision  jetée  ainsi  dans  l'ennui  de  notre 
existence. 

Mais  ce  coquin  de  Pascal  est  nerveux, 
impressionnable  et  très  entreprenant. 

Il  se  lève  et  fait  mine  de  se  diriger 
vers  le  groupe. 

A  sa  vue,  c'est  une  panique  générale. 

Les  femmes  poussent  des  cris  étour- 
dissants, lâchent  là  outres  et  bourri- 
quots  et  détalent  dans  la  plaine  comme 
une  volée  de  moineaux,  avec  des  gestes 
effarés,  toutes  les  marques  de  la  plus 
profonde  terreur. 


*■  * 


Les  bras  nous  tombent  et,  quelque 
peu  attristés  de  ce  résultat  inattendu, 
nous  essayons  de  les  rassurer  par  des 
signes  pacifiques. 

C'est  en  vain,  leur  frayeur  redouble: 
elles  se  sauvent  encore  plus  loin,  s'arrê- 


310 


AU    PAYS    DES  ETAPES. 


tent  par  instant   pour   nous    regarder 
groupées  comme  des  gazelles  effarou- 
chées. 

Nous  quittons  Fendroit  sans  avoir  pu 
les  tranquilliser. 

De  loin,  nous  voyons  les  pauvres  fem- 
mes s'encourager  mutuellement,  revenir 
craintives  et  inquiètes,  reprendre  vive- 
ment leurs  peaux  de  bouc,  qu'elles  em- 
portent à  moitié  vides,  en  tourhant  fré- 
quemment la  tête  de  notre  côté.  Elles 
stimulent  leurs  bêtes  pour  quitter  au 
plus  tôt  le  voisinage  des  roumis. 

Nous  voilà  donc  passés  à  l'état  d'épou- 
vantails  de  femmes  I 


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Gombat  de  Ghellala 


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EPUis  plus  d'un  mois, 

nous    parcourons    la 

plaine  en  tous  sens, 

toujours    à   la    poursuite 

de  cet  insaisissable  Bou- 

Amena. 

'^\-  Nous  ajoutons  kilo- 
mètres sur  kilomè- 
tres sans  autre  résul- 
tat que  des  fatigues 
inouïes,  de  la  misère,  souffrances  de  la 
faim,  ennuis  de  toutes  sortes. 

Rien  à  signaler  pendant  tout  ce  temps, 
sauf  de  nombreuses  alertes  provenant  de 
quelques  coups  de  fusil  de  maraudeurs. 

Nous  en  étions  tellement  blasés  que 
nous  ne  prenions  seulement  pas  la  peine 
de  sortir  de  nos  tentes. 


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312 


AU    PAYS    DES    ETAPES. 


Et  puis,  nous  cherchions  depuis  si 
longtemps  ce  sacré  Bou- Amena  que  nous 
finissions  tous  par  croire  qu'il  n'existait 
que  dans  l'imagination  de  nos  espions. 

Ajoutons  également  que  notre  sur- 
veillance s'était  quelque  peu  relâchée  à  la 
suite  de  la  sécurité  parfaite  de  nos  mar- 
ches. 

Mal  nous  en  prit. 


\ 


*  * 


Au  départ  de  l'étape,  le  matin  du 
19  mai,  la  colonne  avait  en  tête  le  ba- 
taillon de  la  légion;  un  bataillon  du 
2^  zouaves,  qui  nous  avait  rejoints  dans 
l'intervalle,  couvrait  les  flancs,  et  enfin 
un  bataillon  du  2^  tirailleurs  algériens 
fermait  la  marche. 

Le  4*^  chasseurs  d'Afrique  et  les  gou- 
miers  précédaient  la  colonne  et  gar- 
daient les  flancs  au  loin. 

Nous  avions  un  convoi  de  plus  de 
trois  mille  chameaux,  dont  l'allongement 


!  \ 


COMBAT    DE    CHELLALA. 


313 


s'étendait  sur  un  espace  .de  six  ou  sept 
kilomètres. 

Les  troupes  de  tête  étaient  complète- 
mjnt  invisibles  aux  fractions  de  queue. 

Cet  ordre  de  marche  était  assez  im- 
prudent, car  il  se  prêtait  facilement  à  un 
coup  de  main  hardi. 

Mais,  je  le  répète,  nous  ne  croyions 
plus  à  la  présence  de  Tennemi. 


* 


Vers  huit  heures  et  demie,  au  moment 
de  s'engager  dans  une  vallée  de  trois 
kilomètres  de  largeur,  bordée  des  deux 
côtés  de  collines  d'un  certain  relief,  on 
signale  l'ennemi  à  cinq  ou  six  kilomè- 
tres en  tète.  * 

De  suite,  la  légion  reçoit  l'ordre  de 
mettre  sac  à  terre  et  de  se  porter  en 
avant. 

Les  zouaves  doivent  garder  les  flancs 
et  les  tirailleurs,  la  queue. 

Ces  précautions  nous  font  sourire,  si 

18 


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AU    PAYS   DES   ETAPES. 


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sceptiques  que  nous  étions  sur  la  pré- 
sence de  l'ennemi. 

Mais  bientôt,  cependant,  nous  voyons 
avec  une  vive  satisfaction  que  des  mas- 
ses profondes  de  burnous  blancs  et  noirs 
s'avancent  au-de^vant  de  nous.  Elles  for- 
maient trois  groupes. 

Au  centre,  de  nombreux  fantassins 
nègres  et,  sur  les  deux  ailes,  deux  co- 
lonnes de  cavaliers  Trafics,  révoltés  de 
la  première  heure;  puis  des  Doui-Ménia 
et  des  Ouled-Sidi-Cheick,  reconnaissa- 
bles  à  leurs  étendards.  En  tout,  à  peu 
près  trois  à  quatre  mille  hommes. 

Rien  à  craindre,  car  nous  avons  plus 
de  trois  mille  fusils  d'infanterie,  une  bat- 
terie d'artillerie,  deux  cents  sabres  et  cinq 
cents  goumiers. 

La  légion  ouvre  le  feu  à  mille  mètres 
et  l'ennemi  continue  quand  même  à 
avan'^'^r. 

Le  combat  va  devenir  sérieux.  Les 
Arabes  sont  à  quatre  cents  mètres  de 
nous,  sans  grand  danger  pour  nos  troupes 


COMBAT    DE    CHELLALA. 


315 


cependant,   car   leurs    projectiles,   trop 
courts,  ricochent  en  avant  de  notre  front. 


* 
*  * 


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Les  zouaves,  toujours  ardents,  voient 
ce  qui  se  passe  en  avant  et  veulent  avoir 
leur  part  de  l'affaire. 

Ils  font  d'immenses  conversions,  dé- 
ployant deux  compagnies  sur  chacune 
de  nos  ailes,  les  prolongeant  à  droite  et 
à  gauche. 

Le  convoi  se  trouve  ainsi  dégarni  sur 
ses  flancs. 

Et  les  tirailleurs,  qui  sont  à  six  kilo- 
mètres en  arrière,  ne  savent  pas  encore 
ce  qui  en  retourne  et  s'efforcent  de  faire 
serrer  la  queue  du  convoi  pour  venir  à 
leur  tour  prendre  part  à  l'action. 

Bou- Amena  a  saisi  le  mouvement  des 
zouaves. 

Plus  habile  tacticien  que  nous  ne  le 
croyions,  il  laisse  ses  fantassins  tomber 
comme  des  mouches  sous  nos  projec- 


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316 


AU    PAYS    DES    ETAPES. 


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tiles,  contourne  le  mamelon  de  gauclie 
et  vient  se  jeter  comme  une  trombe  dans 
le  flanc  du  convoi. 


* 
*  * 


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Les  vaguemestres  des  différents  corps, 
les  caporaux  d'ordinaire,  quelques  or- 
donnances d'officiers,  un  certain  nombre 
d'hommes  de  garde  aux  munitions  de 
réserve  et  une  vingtaine  de  chasseurs 
d'Afrique  avec  un  officier,  sont  les  seuls 
défenseurs  du  convoi. 

Les  tirailleurs  sont  encore  trop  loin. 

Les  gardes  du  convoi,  sur  le  qui-vive, 
voient  bien  l'avalanche  de  cavaliers  ara- 
bes qui  fondent  sur  eux. 

Mais  il  y  a  de  l'indécision. 

—  Ne  tirez  pas,  crient  les  uns,  ce  sont 
nos  goumiers. 

—  Tirez,  disent  les  autres,  c'est  Bou- 
Amena  !  , 

Avant  d'avoir  pris  une  décision,  ils 
étaient  culbutés,  sabrés,  assommés,  fu- 


COMBAT    DE    CHELLALA. 


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318 


AU    PAYS    DBS  ETAPES. 


sillés  à  bout  portant  par  des  centaines 
de  cavaliers,  qui  chassent  devant  eux  les 
chameaux  du  convoi. 

Les  pauvres  bêtes,  affolées,  lancent 
leur  chargement  à  tous  les  diables. 

Caisses  de  biscuit,  tonneaux  de  vin  et 
d'eau-de-vie,  cantines  ù  bagages  des 
officiers,  cantines  médicales,  tout  le 
saint-frusquin  roule  sur  le  sol  dans  un 
gâchis  parfait,  et  les  chameaux  filent 
vers  les  montagnes,  chassés  par  les  ca- 
valiers de  Bou- Amena. 

Les  chasseurs  d'Afrique,  ahuris  un 
moment,  se  groupent  bientôt,  et,  con- 
duits par  leur  officier,  M.  de  Laneyrie, 
ils  se  lancent  contre  les  Arabes. 

Tous  y  laissent  la  vie.  Seul  leur  offi- 
cier revient  avec  trois  balles  dans  le 
corps.  Il  est  mort  ce  matin. 


*  * 


Les  sokrarSy  conducteurs  de  chameaux 
de  la  colonne,  voyant  leurs  compatriotes 


COMBAT    DE    CHELLALA. 


319 


victorieux,  renversent  eux-mêmes  les 
chargements  de  leurs  bêtes,  sautent  en 
croupe  et  filent  vers  la  montagne. 

D'autres  achèvent  les  blessés,  défon- 
cent les  caisses  de  biscuit,  s'en  font  une 
provision  et  prennent  le  large. 

Quelques-uns,  qui  s'étaient  arrêtés 
près  de  l'endroit  où  les  sacs  des  légion- 
naires avaient  été  déposés,  coupent  les 
bretelles  et  les  patelettes,  s'emparent  du 
linge  et  des  cartouches,  empoignent  les 
fusils  des  morts  et  rejoignent  Bou- 
Amena. 


Pendant  ce  temps,  on  s'amusait  à  tirer 
à  la  cible  à  trois  kilomètres  en  avant. 

—  Tiens,  vois-tu  ce  grand  nègre?  Je 
parie  que  je  le  tombe  en  trois  coups, 
s'écrie  mon  fourrier. 

—  Allons-y!  répond  un  sergent. 

Et  plusieurs  coups  de  feu  s'abattent 
sur  le  pauvre  diable,  cjui  bondit  comme 


320 


AU  PAYS  DES  ETAPES. 


un  cerf  quand  il  est  frappé  et  s'écrase 
ensuite  comme  une  masse. 

Je  n'ai  jamais  rien  vu  de  plus  agréa- 
ble. ' 

Tous  nos  coups  portaient. 

C'étaient  des  visions  continuelles  de 
grands  burnous  qui  s'agitaient  un  ins- 
tant dans  le  vide^  pour  retomber  ensuite 
comme  des  oiseaux  h  qui  on  a  coupé  les 
ailes. 

.   Et  le  feu  rapide  continuait  sans  cesse 
sur  toute  la  ligne. 

Ce  que  nous  en  avons  tué,  de  ces  mo- 
ricauds-là  ! 

Et  chez  nous,  pas  une  égratignure. 
Oui  cependant,  une  balle  est  venue 
s'aplatir  sur  la  semelle  d'un  homme  qui 
tirait  à  genou. 


* 
*  * 


L'artillerie  y  allait  h  merveille. 
Une  section  surtout,  commandée  par 
un  adjudant,  faisait  feu  de  ses  deux  piè- 


n 


COMBAT    DE    CHELLALA. 


321 


ms  cesse 


ces  avec  une  justesse  et  une  précision 
qui  nous  émerveillaient. 

Chaque  obus  tombait  dans  le  tas  et 
soulevait  des  tourbillons  de  poussière 
au  milieu  de  laquelle  apparaissaient, 
comme  d'immenses  chauves-souris,  de 
pauvres  gueux  qui  bondissaient  en  l'air 
pour  retomber  ensuite  fendus,  écrasés 
comme  des  figues  „ 

On  tira  quarante  et  un  coups,  et  cha- 
que coup  portait  à  fond. 


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3  ces  mo- 


* 
*  * 


En  arrière,  les  tirailleurs,  qui  s'étaient 
arrêtés  au  bruit  du  canon,  avaient  fait 
demi-tour,  prêts  à  recevoir  l'ennemi. 

Ils  se  trouvaient  ainsi  à  six  kilomètres 
de  la  première  ligne,  et  un  repli  de  ter- 
rain leur  masquait  l'emplacement  du 
convoi. 

Ils  en  furent  quittes  pour  une  attente 
d'une  demi-heure,  car  l'action  ne  dura 
guère  plus. 


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322 


AU   PAYS    DES    ETAPES, 


*     * 


Nos  goumiers  avaient  disparu  dès  les 
débuts  de  Faffaire,  et  les  chasseurs,  qui 
s'étaient  d'abord  portés  en  tête  avec  l'in- 
fanterie, étaient  revenus  au  convoi  en 
apprenant,  par  quelques  hommes  échap- 
pés au  massacre,  que  le  désordre  s'y 
était  mis. 

Mais  il  était  trop  tard,  et,  au  loin,  ils 
aperçoivent  l'ennemi  qui  se  hâte  de 
chasser  des  groupes  de  chameaux  de- 
vant lui. 

N'hésitant  pas  un  instant,  ils  fondent 
sur  les  Arabes,  qui  abandonnent  une 
partie  de  leur  butin,  et  ramènent  une 
centaine  de  bêtes. 

Pendant  ce  temps,  on  fait  prévenir  le 
colonel  du  désastre  du  convoi. 

Il  donne  l'ordre  de  suspendre  l'ac- 
tion, qui  était  d'ailleurs  finie  faute  de 
combattants  ennemis,  et  de  retourner  en 
arrière. 


COMBAT    DE    CHELLALA. 


323 


*   * 


Joli  gâchis  ! 

Tout  est  pillé,  les  sacs  sont  éventrés, 
les  vivres  ont  di:^paru,  les  munitions 
de  réserve  en  grande  partie  emportées, 
les  bagages  des  officiers  complètement 
enlevés,  et  nous  trouvons  une  cinquan- 
taine de  cadavres  sur  le  terrain. 

Nous  ne  rions  plus. 

Mais  nos  hommes,  furieux,  deviennent 
un  instant  presque  incontrôlables. 

Ils  se  ruent  sur  quelques  tonneaux 
d'eau-de-vie  qui  gisent  épars,  les  défon- 
cent, boivent  et  tombent  ivres-morts. 

Au  moment  du  départ,  plusieurs  ca- 
valiers portent  des  fantassins  ivres  en 
travers  de  leurs  selles. 

C'est  un  vrai  désastre. 

Somme  toute,  en  récapitulant,  il  nous 
manque  cinquante-deux  hommes  tués, 
une  quinzaine  de  disparus  et  plus  de 
vingt  blessés  sur  les  cacolets,  dont  un 
officier  de  chasseurs  d'Afrique* 


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AU    PAYS    DES   ETAPES. 


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*       * 


Tristement,  après  avoir  mis  un  peu 
d'ordre  dans  la  colonne,  nous  rétrogra- 
dons, le  fiel  dans  l'âme,  la  rage  au 
cœur,  bien  disposés  à  faire  payer  cher 
à  l'ennemi  l'espèce  de  succès  qu'il  vient 
de  remporter. 

Les  deux  ou  trois  cents  Arabes  tom- 
bés sous  nos  balles  ne  peuvent  nous 
consoler  de  nos  pertes. 

Aujourd'hui,  la  ration  a  été  réduite  de 
moitié  et  nous  en  avons  encore  pour 
trois  ou  quatre  jours  avant  de  rencon- 
trer une  colonne  de  secours. 

Chaque  nuit,  nous  bivouaquons  en 
plein  air,  faute  de  tentes,  qui  nous  ont 
presque  toutes  été  enlevées. 

Ah!  les  pouilleux,  ils  nous  le  paieront! 


* 

*  * 


Nous  sommes  de  nouveau  à  Fékarine. 


COMBAT    DE    CHELLALA. 


325 


e  rencon- 


II  était  temps,  car  nous  n'avions  plus 
un  radis  à  manger. 

Ici  nous  avons  trouvé  une  colonne  de 
ravitaillement  en  vivres,  en  munitions  et 
en  effets  de  toutes  sortes. 

Ça  fait  plaisir  de  voir  des  camarades. 

Ils  nous  apprennent  que  le  général 
commandant  la  subdivision  d'Oran  est 
en  route  pour  venir  prendre  le  comman- 
dement des  deux  colonnes  réunies. 

Cela  nous  réconforte,  car  nous  espé- 
rons bien  avoir  notre  revanche. 

En  route,  nous  avons  perdu  tous  nos 
blessés  ;  ils  n'ont  pu  résister  ni  à  la  cha- 
leur, ni  au  ballottement  cruel  des  caco- 
lets. 

A  chaque  étape,  nous  enterrions  un 
ou  deux  hommes. 

Avant-hier,  ma  compagnie  rendait  les 
derniers  honneurs  à  un  des  nôtres. 

Avec  deux  caisses  à  biscuit,  nous  lui 
avons  fabriqué  un  cercueil.  C'était  un 
jeune  Suisse  de  vingt-deux  ans.  Il  avait 
eu  le  crâne  ouvert  d'un  coup  de  matra- 


II".  '  l'i 


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19 


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326 


AU    PAYS    DES    ETAPES. 


que  et  la  joue  déchirée  de  la  bouche  à 
Toreille  par  le  crochet  de  l'un  de  ses  bâ- 
tons. 

A  cent  mètres  du  camp,  le  cortège 
s'arrête  et  Ton  dépose  la  caisse. 

Quelques  hommes  se  mettent  de  suite 
à  creuser  une  espèce  de  fosse  avec  les 
outils  de  compagnie. 

Mais  la  terre  est  dure  et  il  se  fait  tard. 


COMBAT    DE    CHELLALA. 


327 


On  dépose  enfin  la  bière  dans  une 
excavation  de  quarante  centimètres  de 
profondeur;  on  la  recouvre  soigneuse- 
ment de  terre  et  on  y  entasse  dessus 
toutes  les  grosses  pierres  qu'on  peut 
trouver  aux  environs  pour  empêcher  les 
chacals  de  dévorer  le  cadavre. 

Mon  capitaine,  ensuite,  d'une  voix 
émue,  fait  un  adieu  touchant  au  cama- 
rade. Et  moi,  comme  sergent-major  de 
la  compagnie,  je  récite  à  haute  voix 
un  Pater  et  un  Ave  auxquels  répondent 
les  hommes,  tête  nue  et  émotionnés. 

Puis  nous  défilons  devant  la  tombe 
en  saluant. 

Demain,  ce  sera  peut-être  notre  tour  ! 


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* 


Le  2  juin,  nous  avons  reçu  le  général 
Détrie.  Il  a  été  acclamé. 

Puis  nous  avons  rétrogradé  sur  le 
Kreider. 


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328 


AU    PAYS   DES    ETAPES. 


Le  4,  nous  campons  à  Ogla-Menesla, 
non  loin  de  Ghott  El-Chergui. 

Rien  de  remarquable,  si  ce  n'est  l'eau, 
que  nous  trouvons  au  fond  d'un  puits 
avec  trente  centimètres  de  mousse  ver- 
dâtre  sur  sa  surface. 

Cette  eau  est  verte  aussi  et  elle  a  un 
goût  d'œufs  pourris. 

Mais  nous  avons  soif  et  il  faut  boire 
quand  même. 

Quelle  excellente  purgation  nous  avons 
prise  làl 

Pendant  toute  la  nuit,  c'était  un  va-et- 
vient  continuel  du  camp  au  dehors. 

Nos  boyaux  délabrés  se  tordaient  dans 
des  transes  hurlantes. 

Mais  l'eau  verte  tenait  bon,  et  nous 
courions  tous  dans  la  plaine. 

Le  matin,  à  la  première  halte,  à  peine 
les  faisceaux  étaient-ils  formés,  que  tous, 
comme  un  seul  homme,  avec  un  ensem- 
ble parfait,  nous  nous  lançons  à  l'écart. 

Ce  camp  fut  dénommé  par  les  trou- 
piers ((  le  camp  des  m...amelonsplats». 


COMBAT    DE    CHELLALA. 


329 


is  avons 


Nous  sommes  de  retour  au  Kreider, 
après  avoir  fait  une  petite  excursion  à 
Tismoulin,  à  trois  étapes  d'ici. 

A  Haci-el-Hadri,  pas  d'eau .  :  nous 
trouvons  les  puits  remplis  de  cadavres 
d'animaux. 

Voilà  un  excellent  moyen  d'assoiffer 
des  chrétiens. 

A  Tismoulin,  ma  compagnie  enterre 
encore  un  homme,  mort  de  la  fièvre 
typhoïde. 

Beaucoup  de  malades  sur  les  cacolets. 

Ça  commence  à  aller  mal. 

Au  retour,  marche  de  nuit.  Nous  brû- 
lons Haci-el-Hadri  et  nous  arrivons  le 
lendemain  à  Ogla-Menesla,  de  diarrhée- 
phile  mémoire,  avec  cinquante-trois 
kilomètres  dans  les  pieas. 


*  « 


Une  marche  de  nuit,  c'est  gênant. 


330 


AU    PAYS   DES    ÉTAPES. 


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On  dort  debout,  on  butte  partout,  la 
fatigue  est  double,  on  a  des  douleurs  vio- 
lentes aux  tempes,  les  yeux  sont  pleins 
de  picotements  lancinants  et  le  sac  est 
bien  plus  lourd. 

Je  marchais  à  côté  de  mon  capitaine. 

Nous  causions  comme  de  vieux  amis, 
car  les  misères  communes  rapprochent 
singulièrement  les  distances.         ^, 

Il  me  parle  quelques  instants  des  mau- 
vaises nouvelles  qu'il  vient  de  rece  /oir 
de  chez  lui  :  sa  feriime  et  son  enfant  sont 
malades. 

Puis  il  se  tait. 

Son  profil  anguleux  se  découpe  net  sur 
le  ciel  clair,  sa  main  tiraille  nerveuse- 
ment les  deux  grandes  pointes  de  sa 
barbe. 

Sa  peine  m'attriste  profondément.  Je 
me  sens  moi-même  envahi  par  un  grand 
découragement.  . 

Il  était  temps  que  la  lumière  du  jour 
vînt  nous  égayer  un  peu. 


COMBAT    DE   CHELLALA. 


331 


Allons  !  décidément,  ça  ne  vaut  rien 
les  marches  de  nuit. 


* 


\ 


Nous  apprenons  que  Bou-Amema  a 
fait  du  propre. 

Après  Chellala,  il  a  filé  avec  ses  cava- 
liers vers  les  Hauts-Plateaux,  où  il  a  tout 
simplement  massacré  trois  cents  ou 
quatre  cents  alfatiers. 

Oh  !  si  nous  pouvons  le  rattraper  de 
nouveau,  en  voilà  un  qui  ne  fera  pas  long 
feu. 

En  attendant,  nous  partons  à  onze 
heures  pour  lui  courir  après. 

Il  s'en  moque  pas  mal  de  notre  pour- 
suite. 

Avec  ses  cavaliers,  il  fait  cent  kilo- 
mètres par  jour  et  nous,  quand  nous  en 
avons  fait  quarante,  nous  en  avons  assez. 

Pour  le  pincer,  il  faudrait  le  pour- 
suivre quand  il  a  sa  smala  ou  ses  trou- 
peaux avec  lui.  Mais  il  a  pris  soin  de 


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332 


AU    PAYS    DES   ÉTAPES. 


laisser  ces  choses  gênantes  à  cent  kilo- 
mètres au  sud  du  Figuig. 


Nous  avons  couru  deux  jours  pour  des 
prunes. 

Bou-Amema  nous  a  proprement  dis- 
tancés. 

Hier,  nous  rencontrons  un  liialheu- 
reux  Espagnol  à  moitié  mort  de  faim  et 
de  fatigue. 

Fait  prisonnier  par  les  révoltés,  il  a 
pu  s'esquiver  de  leur  camp,  avec  une 
balle  dans  Fépaule. 

Il  nous  apprend  que  ks  Arabes  sont 
très  nombreux  et  qu'ils  emmènent  en 
captivité  une  dizaine  de  femmes  et  quel- 
ques hommes.  Les  femmes  ont  été  don- 
nées aux  chefs  et  les  hommes  servent 
d'esclaves. 

Ils  ont  aussi  avec  eux  quatre  ou  cinq 
soldats  faits  prisonniers  à  Chellala.  Il 
paraît  qu'ils  ne  sont  pas  maltraités. 


COMBAT    DE    CHELLALA. 


333 


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Si  nous  avions  des  ailes  pourtant  I 


A  rinstant  nous  recevons  Tordre  de 
rentrer  dans  le  Tell,  pour  reprendre  la 
campagne  à  l'automne . 

Car  il  est  impossible  de  vivre  ici  sans 
eau  pendant  Tété.  Et  puis  nos  espions 
nous  ont  appris  que  Bou-Amema  se  di- 
rige sur  Tafilalet,  au  diable,  dans  le  dé- 
sert. 

Inutile  de  songer  à  aller  le  dénicher 
dans  ce  pays  de  feu. 

A  Tautomne  prochain  alors  ! . . . 


19. 


lia  Golonne  de  jNfégneF 


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Nous  sommes  campés  à  Ras-el-Ma 
depuis  près  de  cinq  mois. 

Rien  de  particulier. 

De  Tennui^  de  Fabsinthe  et  quelques 
exercices  au  programme  de  chaque  jour. 

Ce  que  j'ai  fait  de  siestes  pendant  ces 
cinq  mois  ! 

Un  seul  événement  à  noter. 

Un  bataillon  de  France,  pris  dans  le 
centre  et  transplanté  sans  arrêt  à  Ras- 
el-Ma,  n'y  a  pas  fait  de  choux  gras. 

Nous  avions  vu  ici  le  17®,  le  32%  le 
144%  le  81%  le  41%  le  3%  le  16%  le  15% 
etc.,  et  nous  fraternisions  beaucoup. 

Arrive  le  N^  de  ligne  et  ça  change 
avec  celui-là. 

Le  commandant,  un  homme  toujours 
malade  et  particulièrement  moral,  avait 


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336 


AU   FAYS    DES  ETAPES. 


défendu  à  tout  son  monde  de  nous  fré- 
quenter. 

La  suite  fut  presque  un  désastre. 

Le  commandant  toujours  sous  la  tente^ 
les  officiers  bourrés  de  nostalgie  et  peu 
sociables  par  ordre,  et  les  hommes,  tris- 
tes, confinés  dans  leurs  gourbis  ne  sor- 
tant pas  de  peur  de  rencontrer  quelques- 
uns  de  ces  sacripants  de  légionnaires. 

Résultat  :  au  bout  d'un  mois,  la  moi- 
tié des  lignards  sur  le  flanc  ou  enterrés 
dans  l'alfa,  et  des  ordres  de  rentrer  en 
France. 

Voilà  où  mène  l'ostracisme  :  à  la  pa- 
resse, à  l'hypocondrie  et  enfin  à  la  mort. 


*  * 


Au  Kreider,  de  nouveau. 

Quel  changement  à  vue.  Au  mois  de 
juin,  quand  nous  y  sommes  passés  les 
premiers  depuis  1870,  on  n'y  voyait  rien 
que  les  ruines  d'une  vieille  redoute  cons- 
truite en  1852. 


LA    COLONNE    DE    NEGRIER. 


337 


Maintenant,  des  mercantis  y  vendent 
du  rhum,  du  saucisson  et  des  conserves, 
le  chemin  de  fer  y  passe,  une  nouvelle 
redoute  est  en  voie  de  construction  et 
des  femmes  faciles  sont  même  venues  y 
jeter  des  racines  profondes. 

Nous  sommes  ici  sept  mille  chameaux, 
deux  bataillons  de  la  légion,  deux  batail- 
lon^ du  2*^  zouaves,  deux  bataillons  du 
2®  tirailleurs,  deux  escadrons  du  4®  chas- 
seurs d'Afrique,  un  escadron  de  hus- 
sards, deux  compagnies  du  train  et  un 
colonel.  Le  général  Delebecque  doit  venir 
bientôt  nous  y  rejoindre. 

Et,  de  plus,  trente  jours  de  vivres. 


I'!'     15. 


*     * 


Nous  avons  pour  chef  notre  nouveau 
colonel,  M.  de  Négrier. 

En  voilà  un  qui  ne  badine  pas. 

Raide  comme  le  règlement,  toujours 
sur  pied,  très  élégant,  ganté  de  frais, 
avec  du  linge  blanc  chaque  jour,  i^,  che- 


338 


AU    PAYS   DES   ETAPES. 


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val  dès  l'aube  et  mettant  pied  à  terre  à 
la  nuit. 

Il  mène  les  choses  rondement. 

Le  légionnaire  qui  bronche  est  sûr  de 
son  affaire. 

Avec  tout  ça,  estimé,  admiré  et  re- 
douté. 

On  a  une  confiance  illimitée  en  lui. 
Les  hommes,  qui  le  craignent,  se  fe- 
raient couper  en  petits  morceaux  pour 
lui  plaire. 

Aussi,  tout  marche  à  merveille. 

Nous  partons  demain  pour  Sidi-el- 
Abiod.  Il  paraît  qu'il  y  a  là  une  kouba 
qui  ennuie  le  colonel. 


* 
«  * 


Nous  y  sommes,  à  Sidi-el-Abiod. 

Hier,  nous  avons  traversé  le  champ 
de  bataille  de  Chellala,  plus  exactement 
El-Monalock. 

Des  ossements,  des  fémurs,  des  tibias, 


LA  COLONNE  DE  NEGRIER. 


339 


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des  crânes,  beaucoup  d'objets  de  tris- 
tesse. 

On  les  a  ramassés  et,  ayant  creusé 
une  fosse,  on  y  a  enfoui  ces  lugubres 
débris  avec  les  plus  grands  honneurs 
militaires. 

Puis  le  colonel  a  fait  venir  les  notables 
de  tous  les  ksours  voisins. 

En  leur  présence,  nous  avons  cons- 
truit un  tumulus  en  pierres  sèches  sur 
la  tombe  de  nos  morts. 

Ce  travail  terminé,  le  colonel  a  fait 
aux  chefs  arabes  à  peu  près  le  petit  dis- 
cours suivant  : 

—  Messieurs,  cett^.  tombe  est  sous 
votre  garde;  si  jamais  une  seule  pierre 
en  est  détachée,  je  vous  ferai  tous  fu- 
siller. 

C'était  sec,  mais  bien  tapé,  et  les  ké- 
birs  arabes,  dans  leurs  burnous  rouges, 
avaient  tout  à  fait  l'air  d'avoir  compris. 


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340 


AU    PAYS   DES   ÉTAPES.  ^ 


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A  Sidi-el-Abiod,  il  nous  restait  un 
autre  devoir  à  accomplir. 

Le  colonel  assemble  les  grands  chefs 
des  environs  et  leur  dit  simplement  : 

—  Déterrez-moi  votre  saint. 
Ceux-ci  se  récusent,  en  disant  qu'ils 

seraient  foudroyés  s'ils  y  touchaient. 

—  Je  vous  fais  tous  fusiller  à  l'instant 
et  je  fais  ensuite  sauter  la  kouba  si  vous 
ne  faites  pas  ce  que  je  vous  dis. 

Ce  diable  d'homme  ne  parlait  que  de 
faire  fusiller  tout  le  temps. 

Les  Arabes,  au  son  d'un  argument  si 
suggestif,  se  mettent  à  la  besogne  et, 
après  un  laborieux  déblaiement,  on 
extrait  un  volumineux  sarcophage. 

A  sa  vue,  toute  les  troupes  de  la  co- 
lonne, massées  en  carré  autour  de  la 
kouba,  présentent  les  armes  et  les  tam- 
bours et  clairons  battent  et  sonnent  aux 
champs. 


LA    COLONNE    DE    NEGRIER. 


Puis  on  fourre  quelques  centaines  de 
kilos  de  poudre  dans  les  fondations  de  la 
mosquée  et,  deux  minutes  après,  la 
sainte  kouba  sautait  dans  les  nuages. 


* 
*  # 


Le  colonel  fait  ensuite  placer  le  cer- 
cueil du  grand  saint  sur  un  chameau 
richement  caparaçonné  d'or  et  de  pierre- 
ries et  lui  adjoint  une  garde  d'honneur. 

S'adressant  alors  aux  chefs  arabes 
atterrés,  il  leur  dit  : 

—  Vous  voyez,  nous  respectons  vos 
saints  et  vos  croyances  ;  mais  cette  mos- 
quée était  un  foyer  religieux  de  révolte 
contre  la  France.  Je  l'ai  détruite.  Je 
transporte  votre  marabout  chez  nous,  à 
Géry ville,  où  je  lui  ferai  élever  un  temple 
digne  de  lui  :  vous  viendrez  l'adorer  là. 

Très  expéditif,  notre  colonel,  et  peu 
commode  pour  les  Arabes. 

Et  en  route  donc  pour  Géry  ville  I 

Voilà  un  saint  bien  casé. 


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342 


AU    PAYS    DES   ETAPES. 


*     * 


Nous  sommes  arrivés  h  Méchéria, 
après  être  passés  par  Chellala^  Tiout, 
Aïn-Sefra,  etc.  . 

Marches  pénibles  sans  résultats. 

Au  Djebel-Smir^  une  émotion  impré- 
vue. 

La  colonne  longeait  une  ligne  de  hau- 
teurs escarpées. 

Soudain,  une  fusillade  bien  nourrie 
sur  les  montagnes  et  une  grêle  de.  balles 
s'abat  sur  nous,  nous  tuant  un  caporal 
et  deux  hommes. 

Certain  désarroi  dans  la  colonne.  On 
hésite  un  instant,  assez  offusqués  d'une 
attaque  aussi  inattendue. 

Le  colonel,  qui  marche  en  tête,  se 
tourne  sur  son  cheval  et  s'adressant  à  la 
première  compagnie  : 

—  Allons,  les  légionnaires,  est-ce 
qu'on  aurait  peur  maintenant  au  régi- 
ment? 


LA    COLONNE    DE    NEGRIER. 


343 


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Puis,  tranquillement,  mettant  pied  à 
terre,  il  commence  tout  seul  à  gravir  la 
montagne  où  n'a  pas  cessé  la  fusillade. 

Pristi  I  il  ne  fut  pas  longtemps  seul. 

Quelques  minutes  après,  les  hauteurs 
étaient  couronnées  de  pantalons  rouges, 
parmi  lesquels  il  y  avait  beaucoup  de 
zouaves. 


*  * 


Les  Arabes  n'ont  pas  de  chance. 

J'en  trouve  pour  ma  part  sept  ou  huit 
affaissés  sur  les  crêtes  des  rochers,  avec 
des  trous  de  baïonnette  dans  la  poitrine 
ou  la  tête  démolie  par  une  balle. 


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AU    PAYS    DES   ETAPES. 


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Du  sang  partout.  Ils  paraissent  mai- 
gres, ces  pauvres  diables,  mais  ils  sai- 
gnent beaucoup  quand  on  les  tue. 

De  notre  côté,  outre  le  caporal  et  les 
deux  hommes  de  la  légion  abattus  au 
début,  nous  perdons  un  lieutenant  de 
zouaves,  écrasé  par  un  fragment  de  ro- 
cher; deux  adjudants  sont  grièvement 
blessés  et  cinq   hommes   sont  tués. 

C'est  trop  de  sang  français  gaspillé. 


Nous  prenons  nos  quartiers  d'hiver  à 
Ben-Khélill. 

De  bons  puits,  une  vieille  redoute 
assez  bien  conservée  et  un  cimetière  bien 
garni  qui  nous  relate  le  passage  de  la 
colonne  de  Wimpffen  en  1870. 

A  propos  de  cimetière,  j'ai  visité  celui 
de  Méchéria. 

,    Un  bataillon  du  2®  zouaves  et  un  ba- 
taillon du  41^  de  ligne  y  ont  construit 


LA  COLONNE  DE  NEGRIER. 


345 


une  redoute  en  pierres  sèches  et  amé- 
nagé les  sources. 

Beaucoup  de  miasmes  dans  ces  para- 
ges. 

Preuve,  trente-deux  tombes  dans  le 
petit  cimetière,  pieusement  entouré  d'un 
mur. 

J'ai  fait  là  une  promenade  bien  triste. 

Dans  les  allées,  très  propres  et  bien 
entretenues,  je  rêvais  en  lisant  les  noms 
de  nos  pauvres  morts,  écrite  par  les 
mains  des  camarades,  avec  de  petits 
cailloux  ronds,  sur  la  tombe  de  chacun. 


Dans  le  trajet  d'Aïn-Sefra  à  Ben- 
Khélill,  nous  avons  été  bloqués  par  la 
neige  à  Mahroun. 

La  veille,  le  temps  menaçait,  le  vent 
était  d'un  frisquet  très  vif  et  de  gros  nua- 
ges commençaient  à  mouiller  nos  toiles. 

Pendant  la  nuit,  la  neige  tomba. 


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346 


AU    PAYS   DES   ETAPES. 


Le  matin,  je  me  réveille  au  son  du 
clairon  qui  sonne  au  rapport. 

Il  fait  une  nuit  complète  sous  ma  tente. 

Inquiet,  je  conclus  à  une  alerte. 

Je  me  lève  précipitamment,  ma  tête 
heurte  la  toile  et  un  grand  jour  se  fait. 
Je  comprends. 

La  neige,  amoncelée  sur  ma  tente, 
glisse  au  choc. 

Nous  sommes  bloqués.  ^ 


* 


Je  sors.  Il  neigeait  à  plein  ciel.  La 
plaine  est  blanche  à  perte  de  vue.  Il  y  en 
a  trente  centimètres  sur  le  sol. 

Je  cours  au  rapport. 

Le  colonel  veut  marcher  :[uaiid  même. 

Il  fallut  culbuter  le  ntes  pr  r  arra- 
cher les  hommes,  que  i  <mg  jurdissement 
clouait  dans  leurs  couvertures. 

Les  chameaux  ne  veulent  pas  se  le- 
ver. On  leur  met  en  vain  le  feu  à  la 


I.A    CUI.UNNE    DK    NEGRIER. 


347 


queue.  Ils  crient,  se  lamentent,  mais  ne 
bougent  pas. 

Force  nous  fut  de  rester  là  vingt- 
quatre  heures  de  plus. 

Et  moi  qui  croyais  que  la  neige  ne 
tombait  qu'en  Europe  I 


* 


C'est  le  premier  de  TAn.  Bonne 
affaire  :  aucune  carte  à  envoyer. 

Et  pourtant  je  devrais  le  faire,  car  le 
colonel  m'a  nommé  adjudant  il  y  a  quel- 
ques jours. 

Mes  nouvelles  fonctions  me  font  plai- 
sir, mais  le  service  de  grande  semaine, 
qui  m'incombe,  ne  me  donne  aucun  ins- 
tant de  répit. 

C'est  pendant  une  excursion  à  Kef- 
Saffa,  que  le  colonel  m'a  nommé  adju- 
dant. 

La  neige  m'avait  été  contraire  en  no- 
vembre dernier.  Quelques  jours  après, 
mes  genoux  prenaient  du  ventre  et  un 


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348 


AU    PAYS    DES   ETAPES. 


ventre  d'un  rouge  violacé  et  poli  comme 
du  marbre.  Et  des  douleurs  à  faire  hur- 
ler. 

Je  ne  dormais  plus  la  nuit,  et  le  jour  je 
me  traînais  en  glissant  soigneusement 
les  pieds  sur  le  sol  entre  les  touffes 
d'alfa.  Impossible  de  me  servir  de  mes 
notules.  Rien  ne  fonctionnait. 

J'étais  i  ;en  hypothéqué. 

Et  monter  sur  un  cacolet,  fallait  pas  y 
songer.  Un  sergent-major  de  la  i'gion, 
en  colonne  o.t  proposé  pour  officier,  mon- 
ter sur  uh  bourriquot  !  Allons  donc, 
jamais  de  la  vie  ! 

Je  marchais,  mais  je  n'en  menais  pas 
large. 

Pendant  les  haltes,  je  rattrapais  le 
temps  perdu  en  prenant  un  peu  d'avance 
sur  la  colonne,  qui  me  laissait  en  arrière 
à  la  halte  suivante. 

Le    colonel,    qui    naviguait    partout. 


Tw 


LA  COLONNE  DE  NEGRIER. 


349 


m'avise  un  jour  et  m'ordonne  de  monter 
sur  un  mulet  d'ambulance. 

Je  ne  réponds  rien,  mais  je  coi;?tinue  ù 
me  traîner. 

Le  lendemain,  le  colonel,  qui  y  tenait, 
m'interpelle  de  nouveau  : 

—  Je  vous  avais  dit  de  monter  sur  un 
cacolet,  sergent-major  ? 

—  Oui,  mon  colonel,  mais  ça  va 
mieux,  maintenant. 

—  Oh!  très  bien,  alors,  répond-il. 

Le  soir,  j'étais  nommé  adjudant,  et  à 
ma  compagnie  même,  où  il  y  avait  une 
vacance  par  organisation. 

Je  l'aurais  embrassé,  notre  colonel. 

Je  fus  guéri  moralement,  mais  mes 
genoux  se  rebiffèrent  encore  pendant 
quelques  jours. 


* 
*  * 


Et  aussi,   quelles  étapes!    Quarante- 
deux  kilomètres  par  jour  en  moyenne. 


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1  I 


350 


AU    PAYS    DES    ETAPES. 


Du  matin  à  la  nuit  jusqu'au  soir  à  la 
nuit.  Et  huit  jours  de  vivres  sur  le  sac. 

C'est  vrai  que  je  ne  portais  pas  le  sac, 
mais,  à  l'arrivée,  je  me  payais  trois  ou 
quatre  kilomètres  de  plus  que  les  cama- 
rades pour  aller  communiquer  les  ordres 
aux  avant-postes  ou  ailleurs. 

Le  colonel  était  dur  en  route. 

—  Les  coups  de  fusil  sont  rares  ici, 
mettait-il  au  rapport,  nous  nous  battons 
à  coups  de  kilomètres.  Il  s'agit  donc  de 
marcher.  Le  médecin  ne  reconnaîtra 
malades  que  les  hommes  qui  le  sont 
réellement.  La  fatigue  et  les  maux  de 
pieds  ne  sont  pas  considérés  comme 
maladies.  Les  hommes  qui  persisteraient 
à  se  faire  porter  malades  sans  cause 
seront  dépouillés  de  leurs  vivres,  fusils 
et  cartouches,  et  abandonnés  dans  la 
plaine.  , 

'    Il  n'y  a  pas  à  dire,  il  fallait  marcher 
et  nous  marchions. 

.    Pendant   cette    excursion,    qui    dura 
vingt  jours,  nous  laissâmes  ainsi  une 


LA.    COLONNE    DE    NEGRIER. 


351 


quinzaine  d'hommes  en  arrière^  mais 
tous  rejoignirent,  plus  tard,  sains  et 
saufs. 

Le  colonel,  sous  cette  apparence  rigide, 
cachait  son  jeu. 

Aussitôt  qu'on  lui  signalait  un  homme 
laissé  en  arrière,  il  détachait  un  ou  deux 
goumiers  qui  nous  le  ramenaient  le  soir  à 
rétape. 

Et  chaque  homme,  paraît-il,  rappor- 
tait à  TAiabe  un  louis,  que  le  colonel 
payait  de  sa  poche. 

Mais  c'était  là  un  secret  qui  ne  trans- 
pirait pas. 


* 
*  * 


amsi  une 


Notre  chef  ne  se  ménageait  guère  non 
plus. 

Tout  le  service  reposait  sur  lui.  Il  fai- 
sait sonner  le  réveil  lui-même,  afin  que 
personne  ne  fût  préoccupé  pendant  le 
sommeil. 

Il  avait  trois  chevaux  qu'il  montait 


352 


AU    PAYS  DES  ETAPES. 


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à  tour  de  rôle  pendant  la  journée.  Galo- 
pant à  droite,  à  gauche,  en  avant,  en 
arrière,  il  était  partout  à  la  fois. 

Le  soir,  il  rentrait  sous  la  tente  deux 
heures  après  les  autres,  quand  tout  le 
monde  était  installé. 

Après  un  repas  rapide,  il  écrivait  des 
lettres  aux  diverses  colonnes  qui  agis- 
saient de  concert  avec  lui  et  chaque  let- 
tre, en  triple  expédition.  Tous  les  soirs 
ainsi  jusqu'à  une  ou  deux  heures  du 
matin. 

Puis  tout  habillé  et  botté,  il  s'étendait 
pour  dormir  un  peu. 

A  trois  heures  et  demie,  il  était  de- 
bout et  réveillait  le  clairon  de  garde  qui 
campait  à  côté  de  sa  tente,  pour  lui  faire 
sonner  le  réveil  d'un  seul  coup  de  langue 
prolongé.  i  ■   - 

Et  cette  vie -là  durait  des  quinzaines 
entières. 


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Toujours    soucieux    de    donner   aux 


LA    COLONNE    DE    NEGRIER. 


353 


uinzames 


mer   aux 


hommes  tout  le  repos  possible,  il  avait 
simplifié  le  système  des  avant-postes. 

Chaque  compagnie  envoyait  seulement 
une  escouade  à  deux  cents  mètres  en 
avant  de  son  front.  En  cas  d'alerte,  —  ce 
qui  arrivait  souvent,  —  )a  section  seule,  à 
laquelle  appartenait  l'escouade,  se  portait 
aux  faisceaux  et  attendait  des  ordres  et 
les  trois  autres  continuaient  à  reposer. 

L'ordre  de  marche  également  avait  été 
amélioré. 

Au  lieu  de  marcher  en  carré,  en  com- 
pagnies entières  déployées,  il  faisait  mar- 
cher par  section  et  par  le  flanc. 

Une  fraction  de  la  colonne  gardait  le 
convoi  et  avait  ordre  de  le  tenir  toujours 
groupé,  et  l'autre  fraction,  avec  l'artille- 
rie, formait  un  échelon  de  combat  chemi- 
nant sur  le  flanc  menacé. 

La  cavalerie,  le  goum  et  une  compa- 
gnie franche,  organisée  par  lui  et  compo- 
sée de  cent  hommes  d'élite  sans  sac  et  à 
dos  de  mulet,  précédaient  In  colonne  à 
une  journée  d'avance. 


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20. 


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354 


AU   PAYS    DES   ÉTAPES.      \ 


Colonne  proprement  dite. 


B    i/î  section  d'avant-gardo. 


V  section. 


is{  les  punis. 

1=1  la  gardo  de  police,  (i/î  section). 

3'  4* 

B  \Wi  Scellons. 


1"  Compagnie. 

''                 +    _  _  - 

sections.       ti  O  O  munitions. 

D  D  D  Tonnelets 

Q  Q  □  Vivres. 

n  □  n  I^agages- 

[]  []  P]  Ambulance 


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2'  Compagnie. 


sections. 


=\  sections. 


3*  Compagnie. 


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scellons. 


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sections. 


4*  Compagnie. 


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{=    section  d'arrière  garde. 


LA    COLONNE    DE    NEGRIER. 


855 


Echelon  de  combat,  sur  le  flanc  menacé. 


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=      section  d'avant-garde. 


=  sections, 

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1"  Compagnie, 


•  Compagnie. 


d"         2* 

=  seclloiis. 

2*  Compagnie. 

3*  4° 

=         =  sections. 


y  1"        2* 


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Artillerie, 

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Ambulances. 

D     D     D     D 


sections. 


3*  Compagnie. 

3'       r 

\=\        =  sections. 


sections. 


B  sections. 


4*  Compagnie. 


=      section  d'arrière  garde. 


20. 


356 


AU    PAYS    DES    ETAPES. 


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Celte  compagnie  franche  nous  lut  d'un 
grand  secours. 

En  cas  d'attaque^  toutes  les  compa- 
gnies s'arrêtaient  et  se  déployaient  face  à 
l'extérieur.  L'échelon  de  combat  parait 
aux  éventualités,  et,  au  convoi,  on  atten- 
dait des  ordres  pour  agir,  tout  en  faisant 
masser  et  coucher  les  animaux  de  trans- 
port et  les  conducteurs. 

La  fatigue  était  moindre  et  la  sécurité 
plus  grande.  ^   -' 

Avec  l'ancien  ordre  de  marche,  on  dé- 
ployait une  compagnie  de  deux  cent  cin- 
quante hommes  sur  un  seul  rang. 

Rien  de  plus  pénible  que  de  marcher  à 
peu  près  alignés  dans  de  pareilles  condi- 
tions. 

Dans  la  formation  par  le  flanc,  les 
hommes  suivent  machinalement  ceux 
qui  les  précèdent  sans  aucune  préoccupa- 
tion de  garder  l'alignement  ni  les  distan- 
ces. En  cas  d'attaque,  on  est  déployé 
en  un  instant. 


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LA    COLONNE    DE    NEGRIER. 


357 


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Nous  étions  en  route  depuis  huit  jours 
et  quelle  fatigue,  mon  Dieu,  quelle  fati- 
gue ! 

Et  ces  pouilleux-là  qui  se  sauvaient 
toujours  ! 

Ils  savent  bien  ce  qu'ils  font,  car  il 
est  plus  pénible  de  se  sentir  mourir  len- 
tement sous  le  poids  des  kilomètres  inter- 
minables, que  de  reôevoir  de  bons  coups 
de  fusil  qui  fouettent  le  sang  et  nous  font 
oublier  la  fatigue,  la  faim  et  les  misères 
de  toutes  sortes. 

Ce  que  c'est  triste  de  marcher  dans  la 
plaine  I 

Le  matin,  au  départ,  on  voit  l'alfa  et  le 
thym  qui  vont  se  perdre  au  loin  et  se 
confondre  avec  le  ciel  en  tous  sens.  Le 
midi,  le  soir,  à  chaque  instant,  même 
spectacle.  Pas  un  accident  de  terrain, 
pas  un  être  vivant,  une  solitude  conti- 
nuelle, accablante,  une  immensité  impla- 


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358 


AU    PAYS    DES   ETAPES. 


cable  qui  nous  étreint  dans  un  ennui  im- 
muable. 

Pour  deux  sous  nous  aurions  donné 
notre  vie.  Facile  à  comprendre  que  celle 
des  autres  ne  nous  était  guère  sacrée  : 
elle  ne  valait  pas  une  chiquenaude. 

L'âme  gonflée  de  fiel^  la  rage  au  cœur^ 
nous  n'aurions  reculé  devant  rien. 


* 


Enfin  ^  nous  apprenons  que  notre 
avant-garde  est  venue  en  contact  avec 
les  contingents  de  neufs  douars  des  Em- 
barecks,  Doui-Menia^  Beni-Guils  et 
Ouled-Sidi-Cheik  sous  les  oi^dres  de  Si- 
Sliman. 

Surpris  dans  leur  campement^  ils 
avaient  d'abord  fait  assez  bonne  conte- 
nance contre  la  cavalerie^  mais  ils  filaient 
bienlôt  en  voyant  les  cent  hommes  de  la 
compagnie  franche  mettre  pied  à  terre 
et  leur  envoyer  des  feux  de  salve. 

Abandonnant  femmes^  enfants^  vieil- 


LA    COLONNE    DE    NEGRIER. 


359 


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lards  et  tous  leurs  troupeaux,  les  cava- 
liers s'étaient  évanouis  dans  le  désert.    , 


Les  chasseurs  d'Afrique,  qui  se  rappe- 
laient toujours  le  sort  de  leurs  malheu- 
reux camarades  à  Chellala,  avaient  tout 
sabré . 


* 
*  * 


Nous  arrivons  sur  les  lieux.  Des  cada- 
vres partout,  une  centaine  de  cavaliers, 
des  vieillards,  des  femmes  et  des  enfants 
gisaient  derrière  les  touffes  d'alfa;  vingt- 
deux  mille  moutons,  douze  cents  cha*- 


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AU    PAYS    DES    ETAPES. 


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meaux  et  cent  trente-neuf  tentes  étaient 
tombés  en  notre  pouvoir. 

Le  colonel  donne  l'ordre  de  brûler  tout 
ce  que  nous  ne  pouvons  pas  emporter. 

Des  tapis,  des  telliss,  des  tentes,  des 
centaines  de  sacs  de  dattes  sont  empilés 
et  incendiés. 

Des  milliers  d'agneaux  et  de  che- 
vreaux sont  attachés  près  des  tentes  ù 
d'immenses  cordes  d'alfa  pendant  que  les 
troupeaux  vont  au  loin  à  la  pâture. 

Il  faut  les  tuer  car  ils  ne  peuvent  sui- 
vre. On  les  assomme  à  coups  de  crosse, 
on  les  perce  du  sabre  et  de  la  baïon- 
nette, mais  ils  sont  trop  nombreux  et 
la  besogne  tire  en  longueur. 

On  trouve  un  autre  moyen.  Armés 
d'une  forte  matraque,  on  joue  du  mouli- 
net. Chaque  coup  fait  voler  en  éclats 
trois  ou  quatre  petites  têtes  inconscientes 
et  marque  bientôt  le  long  de  la  corde  un 
sillon  sanglant  moucheté  de  morceaux 
de  crâne  et  de  cervelle. 


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LA  COLONNE  DE  NEGRIER. 


361 


On  se  grise,  on  perd  la  tête  dans  cette 
orgie  du  massacre. 

Pénible  nécessité,  car  il  faut  faire  le 
vide  autour  des  révoltés.  C'est  en  les  rui- 
nant, en  les  affamant  qu'ils  se  soumet- 
tront. 


E  matin,  après  un  jour  de  repos, 
nous  reprenons  le  chemin  du  re- 
tour. 

Les  Arabes  sont  re- 
venus sur  nos  talons  et 
nous  tiennent  de  près. 
La  nuit,  ils  nous  tirent 
des  coups  de  fusil 
sans  beaucoup  de 
résultats. 

^     L'arrière-garde 

a  l'ordre  de  tuer 

toutes  les  bêtes  qui  ne 

peuvent  suivre. 

Le  deuxième  jour,  les 


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AU    PAYS    DES    ETAPES. 


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goumiers  amènent  au  colonel  un  pauvre 
diable,  hâve,  les  yeux  caves,  à  moitié 
mort  de  faim. 

C'est  un  espion  qui  s'était  faufilé  la 
nuit  dans  notre  camp. 

Le  colonel  ordonne  de  le  fusiller  im- 
médiatement. 

Je  suis  adjudant  de  grande  semaine  et 
cetto  corvée  m'incombe. 

je  fais  ficeler  l'Arabe  avec  une  corde 
de  tente,  les  deux  mains  derrière  le  dos, 
et,  prenant  quatre  hommes,  les  premiers 
venus,  je  conduis  le  condamné  vers  un 
mamelon,  tenant  par  une  exh 'mité  la 
ficelle  qui  le  lie. 

Il  marche  d'un  pas  ferme,  mais  sa 
figure  anxieuse  se  détourne  et  ses  yeux 
hagards  sont  fixés  sur  les  canons  mena- 
çants dos  fusils. 

Arrivé  à  une  petite  dune  de  sable,  je  le 
lâche.  Il  prend  sa  course,  regardant  tou- 
jours derrière  lui,  cambrant  instinctive- 
ment les  reins  comme  pour  se  garer  des 
coups. 


I-A    COLONNE    DE    NEGRIER. 


363 


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364 


AU    PAYS    DES  ETAPES. 


Quatre  coups  de  feu  partent  et  une 
balle  l'attrape  au  vol  à  la  base  du  crâne. 
Il  fait  une  pirouette  comme  un  clown  de 
cirque  et  retombe  lourdement  sur  le  dos. 
Il  était  tué  raide. 


*   * 


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Pendant  ce  temps^  le  colonel  avait  fait 
faire  une  pancarte  en  arabe  ainsi  congue  : 

((  Voilà  le  sort  qui  attend  tous  ceux  qui 
osent  venir  m'espionner.  Peine  iniitile 
d'ailleurs.  J'ai  mille  fusils  sous  mes  or- 
dres. Je  serai  demain  à  tel  endroit  où  je 
ferai  séjour.  Je  lance  le  défi  de  venir 
m'attaquer  à  tous,  les  Arabes  de  la 
plaine.  » 

Puis,  faisant  mettre  le  cadavre  de  l'es- 
pion bien  en  évidence  sur  le  sommet  de 
la  dune,  il  ordonne  de  le  couvrir  de  son 
burnous  qu'on  maintient  étendu  avec  des 
pierres  aux  angles  et  auquel  on  fixe  la 
pancarte  avec  des  épingles .     V 


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LA  COLONNE  DE  NEGRIER. 


365 


*   * 


Nous  continuons  notre  route  sans  au- 
tre incident  que  la  réception  d'un  cour- 
rier^ le  premier  depuis  quinze  jours. 

Très  belle  musique^  la  sonnerie  du 
clairon  qui  annonce  à  la  colonne  l'arrivée 
du  courrier. 

Quelle  joie  pour  ceux  qui  reçoivent  des 
lettres  et  quelles  mines  attristées  chez 
ceux  qui  sont  déçus. 

Je  recevais  ce  jour-là  des  lettres  de  ma 
famille. 

Ma  bonne  petite  sœur  m'annonçait  son 
mariage  et  faisait  des  vœux  pour  moi, 
en  priant  Dieu  de  me  ramener  bientôt 
sain  et  sauf,  pour  m'embrasser  et  me 
donner  le  gros  baiser  qu'elle  déposait 
dans  sa  lettre. 

Cette  chère  petite  sœur,  si  elle  avait 
vu  en  ce  moment  comme  j'étais  fait,  je 
ne  sais  même  pas  si  elle  m'aurait  re- 
connu. 


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Départ  pouF  le  ^onlgin 


UELLE  joie  au  camp  ! 

Nous  apprenons  à  l'ins- 
tant que  notre  bataillon 
est  désigné  pour  aller  au 
Tonkin. 

^  Il  V  aura  de  la  bonne 

besogne  là-bns,  et  —  qui  sait  —  le  galon 
de  sous-lieutenant  peut-être  au  bout  de 
tout  cela  ?. . .  Et  la  croix  ?. . . 


Ici  s'arrêtent  les  notes  de  mon  cama- 
rade. 

Je  les  ai  fidèlement  transcrites^  en  res- 
pectant leur  cachet  de  terroir.  Au  lecteur 
de  juger  si  elles  valaient  la  peine  d'être 
imprimées. 


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TABLE  DES  MATIERES 


Pngos. 

A  Théo-Critt 5 

Notes  d'un  légionnaire 7 

Premières  impressions Il 

Débuts 25 

Caporal H5 

Fourrier 49 

Sergent. 61 

La  dame  noire 73 

En  détachement 85 

Ma  baraque 97 

Une  fête 111 

Sergent-major 125 

La  belle  juive Vl  :  »  ^.  ^ . .  : v.^.,.»^. .  l.si. 

F!tanp«s                                  .   "  '■■    ^  o      o  *'     »    '     ■■'  ^  -^  i  »   i     i  ^  .  .îftQ 

Les  manœuvres .' ///. .'.  '.  /  '  185 

LiOr     PUD 3.186 I  ^<    •>>    f  •  0   &    V'    Ô  •    C  «ociAU»  '«C^    •   4    •    î  V   •    •    ^   •  0*    ^    a  ^•^ 

Le  Canadien  français. : '..'.'.  .V  .   l . . '  '  2^ 

Impressions  de  marche  235 

Impressions  de  garnison 253 

Eu  route  de  nouveau 283 

Combat  de  Chellala 311 

La  colonne  de  Négrier 335 

Départ  pour  le  Toukiu 367 


Paris  ot  Limoges.  —  Imp.  miiit.  Henri  CHAni.p,sL^VAUi^GLi.G.