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Full text of "Pêcheurs de Terre-Neuve [microforme] : (récit d'un ancien pêcheur)"

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IMAGE  EVALUATION 
TEST  TARGET  (MT-3) 


1.0 


1.1 


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Photographie 

Sdences 

Corporation 


23  WPST  MAIN  STREET 

WERSTER.N.Y.  14580 

(716)  872-4503 


« 


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Ma 


CIHM/ICMH 
Microfiche 


CIHM/ICIVIH 
Collection  de 
microfiches. 


Canadian  'nstitute  for  Historicat  MLroreproductions  /  Institut  canadien  de  mic-oreproductions  historiques 


Technical  and  Bibliographie  Notas/Notes  techniquas  et  bibliographiques 


The  Institute  has  attempted  to  obtain  the  beat 
original  copy  available  for  filming.  Features  of  this 
copv  w'ich  may  be  bibliographically  unique, 
which  may  alter  any  of  the  images  in  the 
reprodi  ction,  or  which  may  significantiy  change 
the  usui.  I  method  of  filming,  are  checked  below. 


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Coioured  covers/ 
Couverture  de  couleur 


I      I    Covers  damaged/ 


Couverture  endommagée 


Covers  restored  and/or  laminated/ 
Couverture  restaurée  et/ou  pelliculée 


□    Cover  title  missing/ 
Letit 


titre  de  couverture  manque 


Coioured  mar9s/ 

Cartes  géographiques  en  couleur 


Coioured  ink  (i.e.  other  than  blue  or  black)/ 
Encre  de  couleur  (i.e.  autre  que  bleue  ou  noire) 


I      I    Coioured  pistes  and/or  illustrations/ 


Planches  et/ou  illustrations  en  couleur 

Sound  with  other  matériel/ 
Relié  avec  d'autres  documents 

Tight  binding  may  cause  shadows  or  distorsion 
along  interior  margin/ 

La  re  Hure  serrée  peut  causer  de  l'ombre  ou  de  la 
vijistorsion  le  long  de  la  marge  intérieure 

Blank  leaves  added  during  restoration  may 
appear  within  the  text.  Whenever  possible,  thcse 
hâve  been  omitted  from  filming/ 
Il  se  peut  que  certaines  pagas  blanches  ajoutées 
lors  d'une  restauration  apparaissent  dans  le  texte, 
mais,  lorsque  cela  était  possible,  ces  pages  n'ont 
pas  été  filmées. 

Additional  commenta:/ 
Commentaires  supplémentaires; 


L'Institut  a  microfilmé  le  meilleur  exemplaire 
qu'il  lui  a  été  possible  de  se  procurer.  Les  détails 
de  cet  exemplaire  qui  sont  peut-être  uniques  du 
point  de  vue  bibliographique,  qui  peuvent  modifier 
une  image  reproduite,  ou  qui  peuvent  exiger  une 
modification  dans  la  méthode  normale  de  filmage 
sont  indiqués  ci-dessous. 


□    Coioured  pages/ 
Pages  de  couleur 

□    Pages  damaged/ 
Pages  endommagées 


D 


D 


Pages  restored  and/or  laminated/ 
Pages  restaurées  et/ou  pelliculées 

Pagea  discoloured,  stained  or  foned/ 
Pages  décolorées,  tachetées  ou  piquées 

Pages  detached/ 
Pages  détachées 

Showthrough/ 
Transparence 

Quality  of  prir 

Qualité  inégale  de  l'impression 

Includes  supplementary  materiï 
Comprend  du  matériel  supplémentaire 

Only  édition  available/ 
Seule  édition  disponible 


I      I  Pages  detached/ 

r~^  Showthrough/ 

[~n  Quality  of  print  varies/ 

n~|  Includes  supplementary  matériel/ 

I      I  Only  édition  available/ 


Pages  wholly  or  partially  obscured  by  errata 
slips,  tissues,  etc.,  hâve  been  refilmed  to 
ensure  the  best  possible  image/ 
Les  pages  totalement  ou  partiellement 
obscurcies  par  un  feuillet  d'errata,  une  pelure, 
etc.,  ont  été  filmées  à  nouveau  de  façon  à 
obtenir  la  meilleure  image  possible. 


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This  item  is  filmed  at  the  réduction  ratio  checked  below/ 

Ce  document  est  filmé  au  taux  de  réduction  indiqué  ci-dessous. 


10X 

14X 

18X 

22X 

26À 

30X 

^ 

12X 


16X 


20X 


24X 


28X 


32X 


Th«  copy  tilm«d  h«r«  han  ba«n  r«produc«d  thanks 
to  tha  ganaroaity  of  : 

Législature  du  Québec 
Québec 


L'axamplaira  filmé  fut  raproduit  gréca  à  la 
généroaité  Ha: 

Législature  du  Québec 
Québec 


Tha  imagac  appaaring  hara  ara  tha  baat  quality 
poaaibla  conaidaring  tha  condition  and  lagibiiity 
of  tha  original  copy  and  in  Icaaping  with  tha 
filming  contract  spacificationt. 


Laa  imagaa  auivantaa  ont  été  raproduitaa  avac  la 
plua  grand  soin,  comp  ••  tanu  de  \n  condition  at 
da  la  nattc<é  da  l'axamplaira  filmé,  at  an 
conformité  avac  laa  conditiona  du  contrat  da 
fiimaga. 


Original  copiaa  in  printad  papar  covara  ara  fiimad 
baginning  with  tha  front  covar  and  anding  on 
tha  last  paga  with  a  printad  or  illuatratad  impraa- 
sion,  or  tha  baclc  covar  whan  appropriata.  Ai: 
othar  original  copiaa  ara  fiimad  baginning  on  tha 
first  paga  with  a  printad  or  illuatratad  impraa> 
sion.  and  anding  on  tha  laat  paga  with  a  printad 
or  illuatratad  impraaaion. 


Laa  axampiairaa  originaux  dont  la  couvartura  ^n 
papiar  aat  impriméa  sont  filméa  •n  commançant 
par  la  pramitr  plat  at  an  tarminant  soit  par  la 
darniéra  paga  qui  comporta  una  amprainta 
d'Impraaaion  ou  d'illuatration.  soit  par  la  sacond 
plat,  salon  la  caa.  Toua  las  autraa  axampiairas 
originaux  sont  filméa  an  commançant  par  la 
pramiéra  paga  qui  comporta  una  amprainta 
d'Impraaaion  ou  d'illustration  at  en  tarminant  par 
la  darniéra  paga  qui  comporta  una  talla 
amprainta. 


Tha  laat  racordad  frama  on  each  microfieha 
shall  contain  tha  symboi  «e»  (maaning  "CON* 
TINUED").  or  tha  symboi  ▼  (maaning  "END"), 
whichavar  appiiaa. 


Un  daa  symbolaa  suivants  apparaîtra  sur  la 
darniéra  image  da  chaque  microfiche,  selon  le 
caa:  la  symbole  -^  signifie  "A  SUIVRE",  le 
symbole  V  signifie  "FIN". 


IMapa,  piatea.  charts.  etc..  may  be  filmed  at 
différent  réduction  ratioa.  Thoae  too  l4rga  to  be 
entirely  inciuded  in  one  exposure  are  fiimed 
beginning  in  the  uppar  left  hand  corner,  left  to 
right  and  top  to  bottom,  aa  many  framea  aa 
raquired.  The  following  diagrama  illuatrata  the 
method: 


Lee  cartaa,  planchée,  tableaux,  etc..  peuvent  àtra 
filméa  à  daa  taux  de  réduction  différents. 
Lorsque  le  document  eat  trop  grand  pour  être 
reproduit  en  un  seul  cliché,  il  eat  filmé  é  partir 
da  l'angle  supérieur  gauche,  de  gauche  é  droite. 
et  de  haut  an  baa.  en  prenant  le  nombre 
d'imagée  nécessaire.  Laa  diagrammes  suivants 
illustrant  la  méthode. 


1  2  3 


1 

2 

3 

4 

5 

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Pêcheurs 


de  Terre-Neuve 


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(Récit  d'un   Ancien  Pêcheur) 


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Prix  :  I  franc. 


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PÉCHEURS   DE  TERRE-NEUVE 


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de  Terre-Neuve 


(Récit  d'un  Ancien  Pêcheur) 


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'S96. 


Avant-Propos 


La  Société  des  Œuvres  de  Mer,  5,  rue  Bayard, 
Paris,  poursuit  en  ce  moment  rorganisation  d'une  «  flotte 
de  secours  »  destinée  à  venir  en  aide  à  nos  pécheurs  de 
Terre-Neuve  et  d'Islande.  Cette  flotte  vient  de  recevoir  un 
commencement  de  réalisation  :  un  premier  navire-hôpital 
de  trois  cents  tonneaux,  le  Saint-Pierre,  construit  tout 
exprès  sur  les  chantiers  de  Saint-Malo,  vient  de  partir  de 
ce  port,  en  mars  i8p6,  portant  à  son  bord  un  aumônier, 
un  médecin  de  i'^^  classe  et  toute  une  pharmacie,  avec  la 
mission  de  secourir  les  pêcheurs  de  Terre-Neuve.  Bien  qu'ils 
n'aient  pas  encore  trouvé  leur  Pierre  Loti,  ceux-ci  sont  plus 
nombreux  que  les  pêcheurs  d'Islande;  et,  comme  les  dangers 
encourus  ne  sont  pas  moins  grands  ici  que  là,  il  était  natu- 
rel de  se  diriger  du  côté  où  la  moisson  de  misères  présentait 
le  plus  de  chances  d'abondance.  Ceux  qui  ont  lu  l'article  du 
Figaro  du  14  novembre  i8pj;  peuvent  croire  que  le  tableau 
des  misères  des  pécheurs  de  morue  n'a  pas  été  poussé  au 
noir.  Pendant  deux  campagnes  faites  sur  les  bancs  de 
Terre-Neuve,  j'ai  eu  l'heur  de  n'être  pas  malade,  mais  je 


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PÉCHEl 


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puU  dircqtic  ftiifnhni  bien  des  fois  à  celle  seule  pensée. 
Mourir,  soit;  mais  être  malade,  voilà  qui  paraît  horrible. 
Là  d'ailleurs,  être  malade  ou  mourir,  c'est  bien  à  peu  près 
la  même  chose.  Cest  seulement  lorsqu'un  homme  meurt 
qu'on  se  dit  :  «  Tiens,  il  était  tout  de  même  malade.  » 

Et  comment  en  serait-il  autrement  dans  un  milieu  où  la 
part  normale  de  souffrances  atteint  des  limites  à  peine  sup- 
portables aux  plus  forts  ?  Le  travail  presse,  la  pêche  n\t 
qu'un  temps  et  un  temps  très  court. 

Le  projet  des  organisateurs  de  la  Flotte  de  secours  est 
donc  bien  digne  d'encouragement.  Mais  le  but  poursuivi  ne 
sera  pleinement  atteint  qu'autant  que  la  charité  privée 
répondra  aux  appels  des  hommes  généreux  et  pratiques  qui 
l'ont  conçu. 

En  sa  qualité  d'ancien  pêcheur,  l'auteur  de  ce  récit  n'a 
pas  cru  pouvoir  mieux  témoigner  son  approbation  à  ce  pro- 
jet, qu  en  donnant  une  esquisse  des  principales  impressions 
qu'il  a  éprouvées  dans  ce  dur  métier. 

Le  bénéfice  de  ce  petit  ouvrage  est  tout  entier  destiné  à 
l'organisation  de  la  Flotte  de  secours.  L'auteur  serait  heu- 
reux si  le  fruit  de  son  travail  pouvait  servir  h  payer  la 
vergue  ou  le  mât  d'un  «  Navire  Sauveur  ». 


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Les  conditiu 
sont  un  peu  d 
moi-même  un 
est  resté  le  môi 
ans  en  arrière,  - 
vivacité  qui  n 
sensibles  à  l'im 

Pendant  deu: 
raconterai  que 
à  Granville,  d; 
Disons  tout  de 
mon  imaginatii 
fession  de  niari 
de  laboureur  dj 
sons  m'engaget 
écoulé  douze  h( 
sée. 

Déjà  avant  \\ 
d'une  quinzaint 


PÉCHEURS   DE   TERRE-NEUVE 


DÉPART   HT  TRAVERSÉE 


Les  conditions  actuelles  de  la  pêche  de  la  morue 
sont  un  peu  difterentes  de  celles  du  temps  où  j'étais 
moi-mC'me  un  Terrc-Neuvien,  mais  le  fond  du  métier 
est  resté  le  même  et,  --  pour  remonter  à  près  de  vingt 
ans  en  arriére,  —  mes  impressions  ont  encore  gardé  une 
vivacité  qui  me  permettra  peut-être  de  les  rendre 
sensibles  à  l'imagination  de  quelques-uns. 

Pendant  deux  ans,  j'ai  f^iit  cette  pêche,  mais  je  ne  vous 
raconterai  que  ma  première  campagne.  Je  m'embarquai 
à  Gran ville,  dans  les  premiers  jours  de  mars  1876. 
Disons  tout  de  suite  que  rien  ne  m'y  obligeait,  excepté 
mon  imagination  qui  me  faisait  voir  plus  belle  la  pro- 
fession de  niarin  et  même  de  pêcheur  de  morue  que  celle 
de  laboureur  dans  laquelle  toutes  sortes  de  bonnes  rai- 
sons m'engageaient  à  rester.  D'ailleurs,  il  ne  s'était  pas 
écoulé  douze  heures  que  ma  fièvre  maritime  était  apai- 


sée 


Déjà  avant  l'embarquement,  à  la  revue  qui  le  précède 
d'une  quinzaine  de  jours,  j'avais  eu  comme  une  vision 


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anticipée  de  ma  nouvelle  vie.  Représentez-vous  quatre 
ou  cinq  cents  hommes,  ivres  pour  la  plupart,  réunis 
pour  écouter  lire  une  charte-partie  à  laquelle  ils  n'en- 
tendent rien,  et  pour  recevoir  les  «  avances  »  qui  leur 
permettront  de  s'équiper  comme  il  convient  pour  un 
pareil  métier.  —  Car  il  en  faut  un  équipement  !  D'abord 
de  grandes  bottes,  assez  semblables  à  celles  des  égou- 
tiers  de  Paris,  et  qui  valent  de  quarante  à  soixante 
francs;  —  au  moins  trois  «  cirages»  (vêtements  huilés) 
indispensables  sous  les  brumes  et  les  pluies  du  ciel  de 
Terre-Neuve,  et  qui  coûtent  encore  soixante  francs  ; 
—  ues  mitaines,  sorte  de  moufîles  épaisses  pour  lever  les 
lignes  de  fond,  et  tous  les  vêtements  de  laine  ou  de  mol- 
leton (car  jamais  de  linge)  que  suppose  un  séjour  d'en- 
viron six  mois  sous  un  ciel  qui  vous  mouille  presque 
constamment,  quand  la  mer  elle-même  ne  se  met  pas  de 
la  partie.  —  La  vue  de  ces  hommes  avec  lesquels  j'allais 
vivre,  le  sérieux  et  la  tristesse  de  quelques-uns,  non 
moins  que  la  gaieté,  puisée  dans  l'ivresse,  du  plus 
o-rand  nombre,  tout  cela  me  faisait  singulièrement 
appréhender  la  vie  qui  s'ouvrait  devant  moi,  inévi- 
table maintenant,  puisque  j'étais  «  inscrit  ». 

Les  mots  ne  sauraient  peindre  l'ahurissement  que 
j'éprouvai  avrnt  même  d'avoir  franchi  les  portes  du 
bassin.  Quand  on  voit  pour  la  première  fois  tous  ces 
amas  de  cordages,  ces  caisses  de  marchandises,  tout  ce 
désordre  apparent  d'un  bateau  en  partance  ;  quand  on 
entend  ces  appels  multipliés,  ces  commandements 
dans  une  langue  toute  spéciale,  on  n'arrive  ni  à  se 


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reconnaître,  ni  à  croire  que  bientôt  régnera  l'ordre 
qu'on  est  habitué  à  se  représenter  dans  tout  ce  qui 
touche  à  la  marine.  J'ai  tiré  sur  les  amarres,  avec  les 
hommes  de  la  corvée,  —  hommes  du  port  spécialement 
payés  pour  sortir  les  na/ires,  —  et  c'est  tout  ce  que  je 
puis  vous  dire  ;  comment  le  nôtre  s'est  trouvé 
«  déhalé  »  du  milieu  des  autres,  je  n'en  sais  rien.  Mais 
cet  ahurissement  est  commun  à  tous  ceux  qui  em- 
barquent pour  la  première  fois. 

J'ai  surtout  à  vous  parler  de  la  pêche  sur  le  Grand- 
Banc  ;  je  ne  saurais  cependant  passer  sous  silence  les 
incidents  de  traversée  qui  peuvent  faire  comprendre 
l'état  d'esprit  dans  lequel  j'ai  fait  ma  première  cam- 
pagne. 

D'abord  nous  fîmes  une  relâche  de  près  de  vingt  jours 
sur  la  rade  de  Cancaledansl'attente  de  vents  favorables. 
Il  est  imprudent  d'entreprendre  de  sortir  de  la  Manche 
en  louvoyant  quand  on  n'a  pas  nn  excellent  navire 
sous  les  pieds  et  qu'on  n'est  pas  un  capitaine  très 
expérim'^nté,  toutes  conditions  qui  ne  se  réalisent 
pas  toujours  dans  les  iiavires  pêcheurs  de  Terre- 
Neuve.  Ce  Lemps  de  relâche,  on  en  profita  pour  gréer 
les  engins  de  pêche,  travail  qui  se  fait  d'ordinaire 
pend-mt  la  traversée  de  France  à  Saint-Pierre,  travail 
dans  lequel  mon  ignorance  m'empêcha  de  trouver 
la  moindre  distraction.  De  cette  rade  de  Cancale, 
le  souvenir  le  plus  précis  qui  me  soit  resté,  c'est  d'y 
avoir  pleuré  toutes  les  larmes  de  mon  corps.  Pleurs 


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—  8  — 

versés  en  silence,  dans  la  solitude  et  pendant  les  heures 
qui  devaient  être  consacrées  au  sommeil  ;  car,  au 
milieu  de  ces  hommes  et  dans  la  fermeture  incon- 
sciente et  obstinée  de  mon  âme  à  tout  ce  qui  était 
étranger  à  mes  propres  peines,  je  ne  pouvais  encore 
ni  sentir  ni  deviner  des  sentiments  humains  sous  la 
rude  écorce  de  mes  compagnons.  Mon  isolement 
s'agrandissait  encore  de  ce  fait  que  je  ne  pouvais  écrire 
à  ma  famille.  Parti  comme  novice,  et  en  vrai  novice, 
je  n'avais  même  pas  songé  à  me  prémunir  de  tout  ce 
qu'il  me  fallait  pour  écrire.  Lorsque  j'osai  me  résoudre 
à  emprunter  une  première  feuille  —  et  non  deux  — , 
je  n'arrivai  qu'à  détremper  mon  papier  de  mes  larmes. 
Ce  ne  fut  que  la  veille  du  départ  que  je  pus  enfin 
envoyer  quelques  mots  tout  brouillés,  malgré  la  pré- 
caution que  j'avais  prise  de  tenir  la  tête  fortement 
renversée  en  arriére  pendant  que  j'écrivais.  Ainsi  je 
laissai  passer  les  délais  pendant  lesquels  j'aurais  pu 
espérer  une  réponse.  Dans  mon  égoïsme  de  mal- 
heureux, il  m'eût  été  si  doux  de  savoir  que  ma  famille 
me  pleurait  aussi  ! 

Mais  cette  lettre  tant  désirée  n'eût  sans  doute  fait 
qu'aggraver  ma  douleur.  Tout  ce  qui  me  rappelait  trop 
directement  ce  foyer  volontairement  quitté  me  faisait 
m'affaisser  sur  moi-même.  Un  jour  que  j'étais  allé 
chercher  je  ne  sais  quv.1  vêtement  dans  mon  coffre,  la 
vue  du  bel  ordre  qui  y  régnait,  et  qui  était  l'œuvre  de 
ma  sœur,  évoqua  si  violemment  les  heures  du  départ, 
et  me  causa  une  telle  angoisse  que  je  bouleversai  tout 


4 


^" 


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4- 


•*V 


avec  rage  et  fis  disparaître  jusqu'au  dernier  pli  de  mes 
effets.  Il  me  sembla  que  je  m'arrachais  le  cœur,  mais 
j'aimais  mieux  en  finir  d'un  coup.  Puis  je  pleurai 
l'espèce  de  sacrilège  que  je  venais  de  commettre. 

Ah  !  si  j'eusse  su  nager  !  combien  il  est  probable  que 
je  me  fusse  risqué  à  franchir  les  quelques  kilomètres 
qui  nous  séparaient  de  la  terre  î  Evidemment  j'étais 
porté  sur  les  rôles  du  navire  et,  bientôt  repris  sans  doute, 
j'aurais  été  réembarqué  sur  quelque  aatre  bateau  en 
partance  pour  Saint-Pierre  ;  mais  dans  mon  désespoir, 
n'étais-je  pas  fondé  à  croire  que  tout  terrien  se  dévoue- 
rait pour  me  tirer  de  cet  enfer  ? 

Je  vous  ai  souvent  revues,  côtes  de  Cancale,  de 
Pontorson  et  de  l'Avranchin,  silhouettes  du  Tombe- 
laine  et  du  mont  Saint-Michel  ;  vous  méritez  toute 
l'admiration  de  vos  visiteurs  ;  mais  l'amour  impliqué 
dans  toutes  leurs  extases  n'approchera  jamais  de  l'âpre 
désir  avec  lequel  j'aspirais  vers  vous. 

Pourtant  je  n'avais  encore  rien  vu.  Toutes  ces 
souffrances  dans  lesquelles  l'imagination  tenait  la  plus 
grande  place  allaient  bientôt  être  remplacées  par  d'autres 
plus  tangibles. 

Le  soir  où  l'ancre  fut  levée,  je  me  sentis  cependant 
revivre.  Le  mouvement  de  l'appareillage,  l'exécution 
de  manœuvres  dont  je  commençais  à  entrevoir  le  sens 
et  surtout  le  travail,  me  firent  '-ctrouver  pour  quelques 
heures  mon  enthousiasme  pour  la  vie  de  marin.    Il 


1 


10    — 


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faisait  un  temps  clair,  et  une  brise  favorable  nous 
permit  de  doubler  la  pointe  de  Cancale  avant  la  nuit. 
Je  sens  le  m^onde  s'agrandir  en  voyant  disparaître 
ces  côtes  dont  le  seul  nom  me  fait  frissonner  d'aise.  La 
nuit  est  venue,  les  côtes  ont  disparu.  Ce  sont  les  feux 
multiples  de  cette  mer  semée  d'écueils  qui  remplissent 
l'horizon.  A  droite,  le  feu  flottant  des  Minquiers  ;  à 
gauche,  les  feux  du  port  et  même  de  la  ville  de  Saint- 
Malo  ;  le  magnifique  phare  du  cap  Fréhel  ;  celui  des 
Hauts  de  Brchat,  dans  le  lointain,  sur  l'avant;  plus  tard, 
celui  des  Sept  Iles  et  beaucoup  dont  j'ai  oublié  les  noms, 
sans  doute  parce  que,  la  fatigue  aidant,  la  vivacité  des 
impressions  finit  par  s'émousser.  Je  me  rappelle  que 
je  restai  sur  le  pont,  de  7  à  10  heures,  pouvant  aller  me 
coucher  et  que  je  dus  prendre  le  quart  avec  ma  bordée, 
de  10  h.  à  3  h.  du  matin.  Comme  le  temps  était  beau, 
la  manœuvre  était  insignifiante.  J'eus  tous  les  loisirs 
nécessaires  pour  me  laisser  aller  cà  la  contemplation. 

Le  lendemain,  un  dimanche,  j'éprouvai  encore  une 
exaltation  du  genre  de  celles  de  la  veille  en  entendant 
dire  que  nous  étions  à  la  hauteur  des  Sorlingues.  Je 
ne  sais  pas  pourquoi  ce  mot  me  parut  contenir  quelque 
chose  de  magique.  Il  me  semblait  que  ma  per- 
sonnalité s'augmentait  du  fait  d'avoir  été  jusqu'aux 
Sorlingues.  Seulement  nous  passâmes  trop  loin  de 
ces  îles  pour  les  apercevoir.  Déception  grave  pour 
quelqu'un  que  son  imagination  avait  poussé  à  s'embar- 
quer. Cependant  je  me   distrais  par  la  vue  de  navires 


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—    II    — 

qui,  partis  de  Granville,  de  Cancale  ou  de  Saint-Malo, 
font  route  vers  Saint-Pierre,  comme  nous.  Ils  étaient 
bien  sept  ou  huit  :  c'éiaient  les  Deux  Empereurs^  la 
Sainte-Claire,  la  Tour  Maîakoff,  la  Marie-Gabrieîle,  de 
Granville  ;  V Alliance,  de  Saint-Malo,  et  bien  d'autres. 
Ces  bateaux,  «  toutes  voiles  dessus  »,  me  rappellent 
ceux  que  j'avais  vus  en  images,  tandis  que,  du  nôtre, 
je  n'ai  qu'une  représentation  fort  vague,  analogue  à 
celle  que  pourrait  avoir,  d'une  maison,  l'habitant  de 
cette  maison  qui  ne  l'aurait  vue  que  des  fenêtres.  Je 
pense  qu'on  doit  être  mieux  a  bord  des  autres  navires. 

Ce  jour-là,  d'ailleurs,  la  nature  m'apparaissait  chan- 
gée. Depuis  l'appel  de  ma  bordée  au  quart  de  jour,  je 
vivais  comme  en  plein  rêve  :  je  ne  reconnaissais  ni  la 
mer,  ni  la  clarté  du  ciel  :  elles  avaient  pris  je  ne  sais 
quel  aspect  d'irréel  et  mes  oreilles  ne  me  rendaient 
que  des  bruits  estompés.  Je  ne  me  souviens  d'avoir 
éprouvé  pareilles  impressions  que  devant  ces  paysages 
silencieux  qu'on  voit  se  refléter  dans  les  vitres  verdies 
de  quelque  masure  abandonnée  au  milieu  de  la  cam- 
pagne. Que  de  fois  enfant  et  même  grand  garçon,  j'ai 
déploré  de  ne  pouvoir  traverser  la  vitre,  entrer  dans 
cette  nature  fantastique  qui  s'agite  comme  celle  dont 
elle  est  l'image,  mais  ne  vous  apporte  aucun  son  ! 

La  mer,  avec  ses  teintes  d'un  vert  lourd  et  sale,  me 
paraissait  d'huile.  Lorsque  je  regardais  le  long  des 
flancs  du  navire,  c'est  elle  qui  glissait  sous  nous,  et 
si  je  portais  les  yeux  au  large,  j'avais  le  sentiment 
qu'elle  nous  emportait  avec  elle.   Toutes  ces  impres- 


12 


sions  étranges  tenaient  sans  doute  pour  une  large  part 
à  la  nouveauté  du  spectacle,  à  mon  défaut  d'accoutu- 
mance, mais  j'ai  pu  reconnaître  plus  tard  qu'elles 
étaient  dues  aussi  à  ce  que  nous  allions  dans  le  sens 
du  vent  et  des  lames.  Quelle  que  soit  la  vitesse  d'un 
navire,  s'il  court  vent  arriére,  les  lames  le  devancent 
toujours,  et  dans  un  milieu  qui  se  meut  avec  vous  et 
plus  vite  que  vous,  il  faut  une  force  d'habitude  au 
moins  égale  à  la  force  de  votre  illusion  pour  associer 
l'idée  de  marche  à  l'apparence  d'une  rétrogradation. 
—  En  somme,  ce  dimanche  fut  un  grand  jour  de  fête  pour 
mon  imagination,  j'en  ai  gardé  un  très  vif  souvenir, 
probablement  parce  que  les  impressions  riantes  devin- 
rent bientôt  très  rares. 

Cependant  je  ne  souffris  pas  outre  mesure  pendant 
les  dix  jours  qui  suivirent.  En  fait  de  peines,  je 
n'ai  guère  à  vous  raconter  que  celles  —  très  intenses 
par  exemple  —  que  j'éprouvais  lorsque,  au  beau 
milieu  d'un  rêve  qui  m'avait  transporté  dans  ma 
famille,  j'étais  réveillé  en  sursaut  par  l'appel  au  quart  ; 
véritables  souffrances  de  damné,  celles-là  :  mes  com- 
pagnons, qui  se  moquaient  de  moi  et  de  mes  airs 
d'épouvante,  me  faisaient  bien  l'effet  de  démons.  Enfin, 
j'étais  sauvé  par  leur  brutalité  même  qui  ne  me  lais- 
sait pas  le  loisir  de  m'abîmer  dans  mes  tristesses.  Une 
fois  sur  le  pont,  je  me  reprenais  et  je  regardais  plus 
sainement,  plus  virilement  la  vie  que  je  m'étais  faite. 
J'eus  d'abord  une  grande  distraction  dans  une  tem- 


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—    13    — 

pête  qui  dura  trente-six  heures  et  qui  ne  me  parut  pas 
trop  inférieure  à  ce  que  j'avais  rêvé.  Une  tempête  loin 
des  côtes  et  de  tout  récif,  et  lorsqu'on  est  à  bord  d'un 
navire  qui  se  comporte  bien  à  la  mer,  je  ne  sais  pas  de 
spectacle  plus  beau,  plus  émouvant  si  vous  préférez.  N'at- 
tendez pas,  cependant,  que  je  vous  en  fasse  la  descrip- 
tion, car  tout  ce  que  je  pourrais  voub  dire,  comme  tout 
ce  que  j'ai  lu  dans  cet  ordre,  ne  pourrait  donner 
qu'une  pâle  idée  de  l'âpre  sentiment  de  triomphe  du 
marin  qui  —  sur  la  masse  de  son  navire  devenue  plume 
alors  —  domine  les  lames  hautes  et  profondes  et  se 
sent  des  envies  de  rire  à  la  mer  rageuse. 

En  outre,  plusieurs  belles  nuits  me  permirent  encore 
de  m'oublier  moi-même  et  d'intéresser  plus  d'un 
matelot  de  ma  bordée  aux  récits  des  romans  que  j'avais 
lus.  Entre  autres,  en  plusieurs  séances,  bien  entendu, 
tout  Monte-Cristo  y  passa.  En  ce  temps,  j'étais  capable 
de  pareils  tours  de  force. 

Seulement,  comme  ceci  avait  lieu  sur  l'avant  du 
navire,  où  je  devais  veiller  au  bossoir,  tant  que  durait 
le  quart,  et  comme  le  maître  de  pêche  qui  remplissait 
le  rôle  d'officier  de  quart  n'avait  plus  à  qui  parler, 
lui  qui  était  obligé  de  se  tenir  derrière,  il  me  fut 
bientôt  défendu  de  continuer  mes  récits.  Une  nuit, 
au  beau  milieu  d'une  de  mes  histoires,  il  vint,  sans 
rien  dire,  installer,  au  moyen  de  quelques  cordes, 
une  espèce  de  chaise,  entre  les  deux  branches  du 
grand  élai,  dont  les  extrémités  inférieures  venaient 
se  fixer  là,  en  avant  du  guindeau,  sur  lequel  s'asseyaient 


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—   14  — 

d'habitude  mes  auditeurs.  «  Tu  vois  ce  siège,  me 
dit-il  ;  eh  bien,  tu  vas  y  monter  et  tu  n'en  bougeras 
que  lorsque  j'appellerai  au  loch  ou  à  la  manœuvre  ; 
et  si  j'aperçois  quelque  feu  avant  toi,  gare  tes  côtes!  » 

Je  fus  ainsi  rejeté  sur  moi-même,  dans  les 
réflexions  tristes.  Mais  la  souffrance  physique  me 
sauva  du  pessimisme  Imaginatif.  Quand  on  a  froid  ou 
faim,  le  bonheur  prend  vite  la  forme  d'un  abri  bien 
chaud  ou  d'un  morceau  de  pain.  Nous  arrivions  aux 
abords  du  grand  Banc;  à  défaut  du  plomb  de  sonde,  le 
brusque  changement  de  la  température  nous  en  avertis- 
sait :  aux  journées  relativement  douces  de  la  traversée 
du  Gulf  Stream,  succédaient  les  froids  humides  et 
pénétrants  de  ce  pays  de  lourds  brouillards,  de  brumes 
«  à  couper  au  couteau  »,  comme  on  dit.  Vous  jugez  si 
je  me  trouvais  bien  sur  ma  chaise  improvisée  à  une 
hauteur  de  plus  de  deux  métrés.  Il  était  profondément 
inhumain —  et  d'ailleurs  contraire  à  tout  règlement  — 
de  me  laisser  des  cinq  heures  durant,  ainsi  suspendu 
en  l'air,  comme  vigie,  ce  dont  je  n'étais  pas  capable  : 
un  homme,  même  bien  exercé,  ne  peut  s'acquitter 
comme  il  faut  d'une  pareille  tâche  que  si  elle  ne  dure 
pas  plus  d'une  heure  :  en  mer,  comme  partout,  il 
n'y  a  que  les  hommes  habitués  à  voir  qui  voient. 
Quant  à  moi,  sous  la  grêle,  le  givre,  la  neige,  j'avais 
beau  écarquiller  les  yeux  avec  la  meilleure  volonté 
du  monde,  —  j'étais  certain  de  ne  rien  voir.  Quelque- 
fois un  matelot  plus  habitué,  et  charitable,  venait  me 


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—  15  — 

Jire  .  «  Signale  donc  tel  feu  que  voilà  là-bas  »  et, 
lorsque  j'avais  crié  de  toutes  mes  forces  :  «  feu  rouge  » 
ou  «  feu  vert  par  tribord  »  ou  «  par  bâbord,  devant» 
ou  «  derrière  »,  il  m'arrivait  de  recevoir  des  félicita- 
tions que  je  n'avais  pas  méritées,  mais  qui  avaient  le 
grand  avantage  de  remplacer  pour  moi  une  rossée.  Mais 
je  me  désespérais  :  ma  faculté  de  voir  diminuait,  me 
semblait-il,  au  lieu  d'augmenter. 

Sans  doute  le  traitement  auquel  j'étais  soumis  «  pour 
me  mettre  le  métier  dans  le  corps  »  aurait  pu  être, 
sinon  mieux  choisi,  mieux  administré;  je  dois  dire 
cependant  que  cette  méthode,  malgré  tout,  me  paraît 
meilleure  que  toutes  celles,  plus  douces  ou  plus  molles, 
qui  vous  laissent  à  penser  que  la  vie  se  compose  de 
fins  de  non-recevoir.  Lorsque  chaque  faute,  voulue  ou 
non  voulue,  est  immédiatement  suivie  d'un  rappel  à 
l'ordre  assez  lourd  pour  que  les  natures  les  plus  insen- 
sibles en  sentent  le  poids,  —  ce  qui  n'empêche  nulle- 
ment les  intelligents  et  les  délicats  d'en  voir  la  néces- 
sité, —  il  est  impossible  qu'on  ne  fasse  pas  bientôt 
converger  toutes  les  forces  de  son  être  vers  l'acquisi- 
tion des  aptitudes  qui  manquent.  On  ne  traverse  guère 
pareille  discipline  sans  se  guérir  de  la  tendance  à  pré- 
senter comme  bonnes  des  réponses  irritantes,  telles  que 
celles  qui  consistent  à  dire,  quand  on  est  pris  en  faute  : 

«  Je  ne  l'ai  pas  fait  exprès Je  n'y  étais  plus,  etc.  » 

On  prend  le  pli  qu'il  faut  prendre,  —  ou  on  meurt  : 
il  n'y  a  guère  de  milieu. 

Et,    en   effet,    supposez    qu'on   m'eût   laissé  à  ma 


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II 


—  i6  — 

nature  songeuse,  il  est  fort  probable  que  j'en  eusse 
pris  à  mon  aise  avec  l'accommodation  de  mes  facultés 
i\  ma  profession.  Je  me  serais  dit  :  «  Le  temps  fera  son 
œuvre  »  et  j'aurais  pu  traverser  cette  période  de  ma 
vie  sans  en  avoir  gardé  plus  qu'un  certain  souvenir  de 
choses  simplement  vues,  analogue  à  celui  des  choses 
apprises  dans  les  livres  ou  purement  imaginées.  Cela 
ne  sert  de  rien  ;  et  l'on  peut  bien  dire  sans  crainte  que 
le  mal  de  notre  éducation  est  surtout  qu'elle  produise 
des  hommes  capables  de  parler  de  ce  qu'ilp  n'ont  fait 
qu'entrevoir.  En  fait  d'expérience  pratique,  il  n'y  a 
de  vraie  que  celle  qui  passe  dans  la  chair  et  dans  le 
sang,  celle  qui  vous  laisse  une  mémoire  dans  les 
muscles  de  la  main  et  de  tout  le  corps.  Seules  ces  dis- 
ciplines écrasantes  vous  font  vous  assimiler  et  rendent 
nature  en  vous,  à  brève  échéance,  ce  que  toutes  les 
énergies  de  votre  individu  répugnent  à  accepter. 
Mais  revenons  à  notre  traversée. 

On  avait  beaucoup  parlé  de  glaces  depuis  le  départ, 
et  j'avais  les  oreilles  d'autant  plus  rebattues  d'histoires 
de  banquises  que  l'année  précédente  avait  été  excep- 
tionnellement fertile  en  glaces  et  que  la  majeure  partie 
de  l'équipage  et  des  passagers  en  avait  beaucoup  souf- 
fert sur  la  Marie-Gabrielle.  A  les  entendre,  nous  étions 
perdus,  si  VÊÎisaheth  —  c'était  le  nom  de  notre  navire, 
—  s'y  trouvait  engagée  douze  jours  durant  comme 
cela  avait  eu  lieu  pour  la  Marie-GahrieUe,  un  navire 
neuf,  tandis  que  VLlisabeth  avait  ?u  moins  vingt-cinq 


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—  17  — 

ans  de  service,  et  des  flancs  plus  ou  moins  pourris, 
qui  ne  promettaient  guère  de  tenir  qu'un  petit  nombre 
d'heures  contre  les  «  raguages  »  du  champ  de  glaces. 
Nous  y  entrâmes  pourtant.  C'était  un  soir,  vers  onze 
heures.  J'étais  sur  mon  siège  aérien,  engourdi,  comme 
paralysé   par  le  froid.  Quoiqu'on  m'eût  annoncé   une 
certaine  lueur  qui  devait  m'avertir   de  la  banquise,  je 
ne  vis  rien  du  tout,  pas  plus,  d'ailleurs,  qu'aucun  des 
hommes  qui,  dans  ces  parages  dangereux,  se  relayaient 
d'heure  en  heure   pour  faire  la  veille  du  bossoir  avec 
moi.  Il  tombait  une  pluie  fine  et  épaisse  qui  rendait  bien 
difficile  de  distinguer  quoi  que  ce  fût  dans  la  mer.  Dés 
les  premiers  craquements,    tout  le   monde  se  trouva 
sur  le  pont,  depuis  le  capitaine  jusqu'au  dernier  des  passa- 
gers.  Peu  nombreux  furent  ceux  qui  prirent  le  temps 
de  se  vêtir.  Il  est  vrai  que,  dans  ce  métier,   on  ne  sait 
pas  ce  que  c'est  que  se  déshabiller  pour  se  mettre  au 
lit.  —  Pour  ma  part,   je  peux  vous  dire  que  je  fus  tiré 
de  ma  torpeur  moins  par  la  peur  du  danger  pour  ma 
vie  que  par  celle  du  danger  pour  mes  côtes.  Je  m'at- 
tendais à  une  «  dégelée  »  maîtresse.  Il  n'en  fut  rien. 
Un  matelot  se  mit  bien  en  devoir  de  m'attrapper,  mais 
un  passager  de  chambre,   un  patron  de  ces  goélettes 
qui  font   la  pêche   sur  les  bancs  qui   avoisinent  Saint- 
Pierre,  attrapa  ce  matelot  lui-même,  et  lui  fit  entendre 
assez  éloquemment  qu'on  ne  charge  pas  un  enfant  du 
rôle  de  vigie  en  de  pareils  moments.  A  ce  passager  que 
je  n'ai  jamais  revu,   j'ai  gardé  une  reconnaissance  qui 
ne  prendra  fin  qu'avec  ma  vie. 


I 


—  i8  — 

D'ailleurs,  nous  ne  restâmes  pas  longtemps  dans  la 
banquise.  Autant  que  je  puis  croire,  on  fit  vent  arrière, 
et  lentement,  au  milieu  des  ténèbres,  le  navire  fendit 
de  son  étravc  les  glaces  qui  grinçaient.  Au  bout  d'une 
heure,  ce  fut  fini. 

Alors  on  mit  en  panne  et  le  reste  de  la  nuit 
se  passa  sans  nouvelles  alertes.  Le  lendemain,  neige 
très  épaisse.  De  sept  heures  du  matin  à  midi  je 
fus  employé  à  jeter  par-dessus  bord  la  neige  accumulée 
dans  les  endroits  qui  doivent  toujours  être  dégagés 
pour  la  manœuvre,  et  j'y  suffis  à  peine.  On  marchait 
à  petite  toile.  Mais  dans  la  soirée,  le  temps,  devenu 
clair,  permit  de  donner  au  navire  sa  vitesse  possible, 
et,  aux  approches  de  la  nuit,  on  aperçut  la  terre. 
C'était  Terre-Neuve.  Le  point  ^n  vue  était  le  «  Cha- 
peau rouge  »,  une  petite  montagne  ainsi  nommée  à 
cause  de  sa  forme,  je  pens  ,  et  parce  que,  sous  le 
soleil  de  juin,  elle  est  d'un  brun  rougeâtre  comme  toutes 
los  côtes  de  ce  pays. 

Après  avoir  pris  connaissance  d'un  point  déterminé 
de  Terre-Neuve,  il  devenait  très  facile  de  mettre  le 
cap  directement  sur  Saint-Pierre,  et  c'est  ce  qui  fut 
fait  sans  doute.  Mais  il  n'en  advint  pas  moins  que, 
dans  la  nuit,  j'eus  des  occasions  de  constater  le  peu 
de  confiance  de  l'équipage  et  des  passagers  dans 
notre  capitaine,  —  un  débutant  qui  ne  savait  guère 
imposer  silence  aux  soi-disant  connaisseurs.  D'après 
ceux-ci,  on  entendait  toujours  les  brisants  de  la  côte 
et    nous  étions   constamment  à  deux  doigts  de   nous 


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—    19   — 

jeter  au  plein.  —  Il  n'en  fut  rien  ;  et  sur  le  matin, 
au  milieu  les  malédictions  de  plus  d'un  matelot  et  de 
plus  d'un  passager,  on  finit  par  entendre  la  puissante 
sirène  de  Saint- Pierre,  le  «  braillard  »,  comme  on 
l'appelle,  qui  nous  avertissait  que  nous  touchions  au 
but. 


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II 


SAINT-PIERRE-DE-TERRE-NEUVE 


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Des  le  point  du  jour  nous  fûmes  accostés  par  un 
bateau  pilote  et  je  vis  monter  à  notre  bord  un  homme 
qui  m'impressionna  vivement.  Vous  décrire  cette 
impression  est  assez  difficile;  elle  fut  toute  morale. 
Cet  homme  avait  un  costume  comme  il  en  faut  un 
pour  battre  la  mer  de  nuit  et  de  jour,  par  tous  les 
temps,  sous  ce  rude  climat  :  casquette  de  peau  de 
mouton,  rabattue  sur  le  cou  et  sur  les  oreilles,  caban 
épais  à  fourrures  grossières  et  solides  qui,  relevées, 
vont  rejoindre  cellos  de  la  casquette  et  vous  donnent 
tout  de  suite,  surtout  avec  les  grosses  mitaines,  je  ne 
sais  quel  aspect  d'ours  polaire  ou  d'Esquimau.  Je  ne 
voyais  qu'une  très  petite  partie  de  son  visage  ;  ce  ne  fut 
pas  par  là  qu'il  me  frappa  d'abord,  ce  fut  par  l'absence 
vaguement  sentie  plutôt  que  clairement  aperçue  de 
toutes  les  inutilités  de  la  parole  et  du  geste.  Je  me 
sentais  attiré  vers  lui  sans  savoir  pourquoi.  Le  temps 

3 


—    22    — 

devint  clair  environ  une  demi-heure  après  sa  montée 
à  bord  ;  il  releva  les  oreillons  et  le  derrière  de  son 
bonnet,  et  sa  figure  hàlée  par  les  âpres  souffles  de  la 
mer,  que  je  vis  mieux,  confirma  mon  pressentiment  en 
me  révélant  comme  une  âme  qui  aurait  façonné  ce  corps. 

Nous  avons  tous  rencontré  de  ces  hommes  dont  la 
physionomie,  le  geste  et  toute  l'attitude  révèlent  une 
âme  et  une  âme  qui  sait  ce  qu'elle  veut.  Pour  ma  part 
j'en  ai  beaucoup  plus  rencontré  dans  ce  qu'on  appelle 
le  monde  des  travailleurs  que  dans  celui  où  c'est  une 
profession  que  d'avoir  une  âme.  Comme  il  faut  que 
nous  soyons  malades  pour  aller  chercher  dans  des  phi-  ' 
losophies  abstruses  ou  dans  des  poésies  tourmentées  ce 
divin  langage  si  clair  et  si  manifeste  dans  tout  homme 
qui  fait  b?en  ce  qu'il  fait,  dans  un  vigoureux  coup  de 
marteau  qui  porte,  dans  tout  triomphe,  si  humble  qu'il 
soit,  de  l'esprit  sur  la  matière,  auquel  se  ramène  en 
définitive  tout  travail  manuel  !  Voilà  bien  la  première 
lecture  divine,  la  première  épellation  qu'il  faut  faire 
si  l'on  veut  comprendre  les  œuvres  d'art,  celles  dignes 
de  ce  nom.  Et  je  me  demande  vraiment  de  quel  droit 
l'artiste   pourrait   prétendre    m'émouvoir    si   la   plus 
humble  chose  n'était  supportée  et  comme  enveloppée 
par  ce  qu'elle  contient  de  divin. 

Soit  dit  en  passant,  c'est  à  l'école  de  tels  hommes 
que  je  voudrais  voir  tous  nos  intellectuels.  Alors  peut- 
être  comprendraient-ils  de  quel  prix  est  une  vraie 
royauté  comparée  aux  faciles  triomphes  de  nos  man- 
nequins de  villes.  Dans  les  milieux  dont  je  parle,  on 


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—  23  — 

ne  s'abuse  guère  sur  les  gens  et,  —  s'il  arrive  qu'un 
hasard  heureux  ait  surfait  votre  réputation,  —  comme 
la  preuve  de  votre  valeur  est  à  refaire  chaque  jour  et  à 
toute  heure,  cette  réputation  ne  tient  pas.  Telle  est  bien 
l'impression  que,  malgré  mes  tristesses,  j'ai  rapportée  de 
la  partie  de  ma  vie  vécue  dans  ce  monde-là.  Pourquoi 
l'ai-je  quitté  pour  entrer  dans  un  autre  certainement 
moins  sain  et  moins  réel  sous  ses  raffinements?  Je 
peux  bien  vous  la  confesser  ici,  cette  idée  qui  m'a  sou- 
vent hanté  :  c'est  que  j'ai  vaguement  pressenti  que  je 
n'étais  pas  capable  de  la  valeur  continuelle  qu'il  y  faut, 
de  la  constante  clairvoyance,  de  la  constante  maîtrise 
de  soi  qu'exigent  de  pareils  métiers  pour  y  être 
«  quelqu'un  ». 

Et  ce  dut  être  la  sourde  conscience  de  cette  haute 
valeur  que  je  sentais  me  manquer  et  que  quelque 
chose  me  faisait  deviner  dans  ce  pilote,  qui  m'attirait 
vers  lui.  Je  crois  avoir  vu  un  homme  ce  jour-là,  en  un 
moment  où  mon  âme  repliée  sur  elle-même  et  comme 
racornie  n'était  nullement  prédisposée  à  s'illusionner 
en  bien,  où  rien  d'extérieur  ne  l'y  préparait. 

Ce  pilote,  je  ne  le  sus  que  plus  tard,  était,  suivant 
une  expression  courante  de  la  marine,  «  un  fameux 
homme  »,  et,  dans  toute  la  colonie  de  Saint-Pierre,  il 
était  regardé  comme  une  autorité,  une  grandeur. 
C'était  l'aîné  et  le  plus  distingué  de  trois  frères,  les 
Le  Dret,  (je  ne  vous  garantis  pas  l'orthographe  du 
nom)  dont  on  raconte  dans  le  pays  maints  hauts  faits, 
maints  exploits  maritimes. 


r*- 


—  24  — 

C'est  à  peine  si  j'avais  eu  conscience  du  rôle  qu'il 
avait  joué  lorsqu'il  nous  quitta  après  nous  avoir  mis  sur 
rade  au  milieu  dune  forêt  de  navires.  Je  fus  seulement 
frappé  du  peu  de   temps  qu'on  mit  à  faire  sous  ses 
ordres   un  travail   assez  compliqué   pourtant,   car  il 
s'agissait  de  nous  «  afourcher  »  sur  deux  ancres  selon 
les  règlements  du  port.  Je  ne  l'ai  apprécié  que  plus 
tard  et  par  comparaison  avec  d'autres  pilotes  que  j'ai 
vu  crier  et  se  remuer  beaucoup  pour  faire  la  même 
chose.  Je  le  vis  partir  avec  regret,  et  malgré  le  désir 
que  j'avais  de  la  terre,  après  plus  de  trente  jours  de 
mer  qui  m'avaient  paru  un  siècle,  je  ne  pensai  à  la  bien 
regarder  qu'après  son  départ. 

Regarder  la  terre,  quand  il  s'agit  de  Saint-Pierre,  aux 
premters  jours  d'avril,  est  une  façon  de  parler  :  c'est 
regarder  la  neige  qu'il  faut  dire.  Et  lorsque   celle-ci 
s'elt  enfin  fondue  sous  le  soleil  de  juin,  on  n'aperçoit 
plus  que  des  pierres  arides.  Çà  et  là  sur  la  montagne, 
au  fond  des  creux,  quelques  poignées  de  terre  végétale, 
produit  de  la  désagrégation  des  rochers  par  la  fonte 
des  neiges  et  sur  lesquelles  s'alimentent  de  maigres 
sapins  et  bouleaux.  Un  certain  nombre  de  riches  habi- 
tants  ont  pu,  à  grand  travail,  réaliser  de  minuscules 
jardins  en   couvrant  de  quelques  décimètres  de  cette 
terre  des   enclos  préparés  :  on  ne  trouve  pas  d'autres 
spécimens  de  culture  dans  l'île.  En  fait  de  légumes 
comme  de  viandes,  tout  ce  qu'on  y  voit  de  frais  est 


i 


4 


r- 


i 


I 

l 


—  25  — 

apporté  soit  par  les  Anglais  de  Terre-Neuve,  soit  par 
les  Américains  du  Labrador  et  du  Canada. 

Bientôt  canot  et  chaloupes  furent  débarqués,  et  les 
passagers  conduits  à  terre  avec  leurs  bagages.  On 
déchargea  les  quelques  marchandises  apportées,  on 
«  fit»  l'eau  et  le  sel  nécessaires  pour  la  première  partie 
de  la  pêche,  qui  durait  alors  généralement  jusqu'à  la  fin 
de  mai  pour  les  navires  qui  allaient  sur  le  Grand 
Banc,  et  comme  la  boitte  (hareng  dont  on  se  servait 
pour  amorcer  les  hameçons  pendant  cette  pèche) 
était  à  très  haut  prix  par  suite  de  sa  rareté,  les  mate- 
lots eurent  quelques  jours  de  loisir,  dont  je  ne  connus 
guère  les  douceurs,  en  ma  qualité  de  novice.  Il  est 
entendu  que  les  novices  sont  les  domestiques  de 
tous.  Ils  veillent  pendant  que  les  matelots  dorment  ou 
réparent  leurs  vêtements.  Sur  un  navire,  alors  même 
que  le  travail  est  arrêté,  il  y  a  toujours  quelque  coin  à 
balayer  ou  à  laver,  quelque  amarre  à  jeter  aux  embar- 
cations qui  accostent,  quelques  ordres  à  transmettre  : 
tous  ces  soins  incombent  aux  novices  dans  les  moments 
de  repos  général,  et  gare  à  eux  s'ils  s'oublient.  Mais 
tout  matelot  est  passé  par  là,  et  après  tout  ce  serait  une 
bonne  école  si  les  leçons  n'étaient  trop  souvent  accom- 
pagnées de  sanctions  injustes  et  exagérées. 

Pendant  ces  jours  do  farniente  i'Qus  deux  fois  le  bon- 
heur d'aller  à  terre.  La  première  fois  ce  fut  avec  toute 
ma  bordée,  pour  aller  laver  notre  linge.  Quiconque 
n'a  pas  navigué  ne  peut  comprendre  le  plaisir  du 
marin  à  laver   son   linge  dans  de  belle    eau    douce. 


t- 


—    2é    — 

Depuis  le  départ,  j'avais  comme  tout  le  monde  piétiné 
avec  mes  bottes  sur  quelques  vêtements  de  laine,  les 
jours  où  le  mauvais  temps  amenait  la  mer  sur  le  pont  : 
on  ne  connaît  ou  plutôt  on  ne  pratique  guère  d'autre 
lavage  à  bord  des  Terre-Neuviers  ;  vous  devinez  le  net- 
toyage qu'on  peut  obtenir  par  un  tel  procédé.  Mais 
l'eau  de  mer  ne  prend  pas  le  savon,  et  il  n'y  a  guère  que 
les  navires  à  vapeur  qui  puissent  vous  fournir  de  l'eau 
douce  avec  assez  d'abondance  pour  laver.  Le  navire 
à  voiles,   sauf   quelques  long-courriers  munis  d'une 
machine   à  distiller,   n'en    fabrique  pas;    il    n'a    que 
celle  dont  il  a  fait  provision  au  départ,  et  il  l'écono- 
mise avec  soin.  Nous  étions  donc  descendus  à  terre, 
à  l'embouchure  d'un  ruisseau  qui  tombait  de  la  mon- 
tagne par  cascades  et  venait  se  perdre  au  milieu  de 
quartiers  de  roche  dont  chacun  de  nous  eut  bientôt 
choisi  le  sien  pour  y  frotter  et  savonner  à  son   aise. 
Mais  le  froid  rendait  l'opération  difficile.  Il  fallait  laisser 
les  vêtements  mouillés  en  plein  ruisseau,  sous  l'eau 
courante,  ou  sinon  les  changer  de  place  à  toute  minute 
parce  que  la   gelée   les  faisait  prendre  très  vite  aux 
pierres.  Plus  d'un  morceau   ne  put  être  arraché  qu'en 
coupant  la  glace  avec  un  couteau.  Aussi  j'ose  à  peine 
vous  dire  ce  qui  fut  bu  d'eau-de-vie ,  sous  prétexte  de 
se  réchauffer.  Il  faut  croire  qu'il  ne  s'agissait  pas  d'al- 
cool de  haut  degré  :  il  en  fut  consommé  une  moyenne 
de  trois  quarts  de  litre  à  l'homme  dans  l'espace  d'une 
matinée.  Le  cabaret  était  là  à  côté,  et  ce  fut  moi  qui  allai 
chercher  les  bouteilles.   Inutile  d'ajouter  que  ces  liba- 


—  27  — 
tions  en  mirent  plus  d'un  hors  d'état  de  ramer  pour 

revenir  à  bord. 

La  seconde  fois,  ce  fut  pour  aller  dans  les  magasins 
de  la  ville  faire  les  provisions  dont  tout  matelot  se 
munissait  alors  avant  de  partir  pour  le  Banc,  provisions 
de  quelques  objets  utiles,  mais  provisions  de  liquides 
surtout.  Je  regardai  avec  un  œil  de  curiosité  et  d'envie 
toutes  ces  maisons  de  bois  dans  lesquelles  il  me  sem- 
blait qu'on  devait  être  si  bien  :  les  traitements  dont  je 
vous  ai  parlé  ne  m'avaient  pas  précisément  acclimaté 
avec  mon  métier.  Comme  j'eusse  été  heureux  si,  d'une 
façon  ou  d'une  autre,  j'avais  pu  changer  de  situation 
avec  l'un  de  ces  hommes  que  je  voyais  travailler  dans 
les   ateliers  ou  chantiers,  voire  même  avec  l'un  des 
petits  pêcheurs  de  l'île,    qui   ont  une  vie   dure,  eux 
aussi,  mais  qui  ont  au  moins  le  bonheur  de  dormir  à 
terre 'chaque  soir  après  le  labeur  du  jour!  J'eus  même 
un  vif  mouvement  d'aspiration  vers  le  sort  des  hom- 
mes d'une  compagnie  de  discipline  que  je  vis  travailler 
à  l'une  des  cales  du  port,    sous  la    surveillance   des 
gardes-chiourmes.  La  justice   devait  régner  là,  où   se 
tenaient  des  hommes  galonnés  !  Car,  à  part  mes  heures 
d'oubli  dans  le  travail  ou  le  sommeil,  remarquez  que 
je   vis  toujours  dans  la  conviction  que  je  suis  le  plus 
malheureux  de  la  terre. 

Enfin,  les  Anglais  apportèrent  bientôt  assez  de 
harengs  pour  qu'on  pût  faire  la  «  boitte  »  à  des  prix 
raisonnables.  La  nôtre  fut  embarquée  et  salée  le 
même  jour.  Je  n'avais  jamais  vu  tant  de  poissons  à  la 


—   28   — 

fois.  Car  vous  pouvez  penser  qu'il  en  faut  une  provi- 
sion pour  renouveler  chaque  jour,  pendant  six  ou  huit 
semaines,  l'appât  d'environ  dix  mille  hameçons.  Il  faut 
compter,  sur  chaque  hameçon,  la  moitié  d'un  petit 
hareng  ou  le  tiers  d'un  gros.  Mais  sous  peu  je  devais 
en  voir  de  bien  autres  tas. 


^^ 


ébt 


III 


>. 


PREMIÈRE   PÊCHE 


Nous  voici  en  route  pour  le  Banc.  Je  m'attends 
à  tout  :  les  représentations  qui  me  trottent  par  la  tête, 
à  la  suite  des  pronostics  de  mes  compagnons,  n'ont 
rien  de  gai.  Et  ce  n'est  que  la  première  pêche  !  Il  faudra 
encore  revenir  à  Saint-Pierre  renouveler  les  provisions 
pour  une  seconde  pêche  et  y  revenir  encore  après  pour 
prendre  des  passagers  —  car  tel  est  le  rôle  attribué  à 
VÉÎisaheth,  en  l'an  de  grâce  où  j'y  suis  —  avant  de 
reprendre  cette  route  du  Banc  que  nous  suivons  et  qui 
est  ausii  celle  de  France.  Ah  !  le  verrai-je,  ce  jour  où 
l't:  •  vnile  pour  Granville  '  Qu'il  me  paraît  donc 
loin  'S  que  je  ne  l'atteindrai  jamais. 

Aprt  .  jours  de  marche  j'entends  dire  que  nous 

arrivons.  i.es  lignes  de  fond  ont  été  <c  boittées  »  dès  le 
matin.  On  sonde  fréquemment;  on  recherche  les 
fonds  où  la  morue  se  complaît;  et  lorsque  le  capitaine 
croit  en  avoir  trouvé  un  convenable,  il  donne  l'ordre 
de  laisser  tomber   l'ancre.   Cette  opération  est  assez 


—  30  — 

intéressante  par  des  fonds  de  quarante  à  soixante-dix 
brasses,  —  soit  environ  soixante  à  cent  mètres.  —  Il 
en  glisse,  des  mailles  de  la  lourde  chaîne,  avec  un  bruit 
de  tonnerre,  sur  le  guindeau  et  à  travers  les  écubiers  ! 
et  il  fiiit  bon  de  se  tenir  en  dehors  de  la  zone  où  les 
secousses  de  cette  même  chaîne  pourraient  vous 
atteindre.  Mais  c'est  l'affiiire  de  quelques  secondes.  Aus- 
sitôt mouillés,  on  débarque  les  deux  chaloupes.  Quatre 
ou  cinq  hommes  descendent  dans  chacune  pour  aller 
«  élonger  »  les  lignes  dans  les  directions  de  tribord  et 
de  bâbord  et  le  reste  demeure  pour  serrer  les  voiles. 
Au  bout  de  deux  heures,  les  uns  et  les  autres  ont  fini 
leur  tâche  :  on  soupe,  et  tout  le  monde  va  se  coucher, 
sauf  l'homme  du  quart,  unique  désormais,  qui  en 
réveillera  un  autre  deux  heures  après,  et  ainsi  de  suite 
jusqu'au  matin. 

La  perspective  de  rester  ainsi  à  l'ancre  des  semaines  et 
des  semaines  sous  ce  ciel  gris  et  terne,  à  deux  cents  lieues 
de  terre,  ne  me  sourit  guère.  Mais  ce  qui  se  passe  est 
nouveau  pour  moi;  ma  curiosité  trouve  pâture,  et  il 
paraît  que  j'aurai  beaucoup  à  foire  le  lendemain.  Je 
m'endors  donc  sans  être  trop  triste. 

Le  réveil  a  lieu,  comme  toujours  désormais  jusqu'à  la 
fin  de  la  pêche,  dés  la  toute  première  pointe  du  jour.  On 
se  lève  d'assez  bonne  humeur;  les  caractères  ne  sont  pas 
encore  aigris;  les  mains  sont  intactes;  mais  bientôt  il 
n'en  sera  plus  de  même,  à  ce  qu'on  dit.  On  entend  reten- 
tir l'appel  «  à  la  goutte  »,  et  chacun  court  l'un  derrière 


\ 


^ 


-  31  — 

l'autre,  vers  la  dunette  où  se  tient  le  saleur  avec  un 
vase  plein  d'cau-de-vie.  Chacun  reçoit  son  «  boujaron» 
(soit    six  centilitres)    à  mesure  qu'il   arrive,  C'est  le 
même  «  boujaron  »  qui  sert  pour  tous.  Il  plonge  autant 
de  fois  dans  le  grand  vase  qu'il  y  a  de  rations  distri- 
buées.  Ceux  qui  boivent    les  derniers  peuvent  bien 
penser   qu'à   leur  eau-de-vie   se  trouve  adjointe  une 
certaine  proportion   du  jus  de  tabac  dont  les  lèvres 
du  matelot  qui  se  respecte  sont  le  plus  souvent  impré- 
gnées. Mais  on  sait  bien  que  le  tabac  est  antiseptique. 
Immédiatement  tout  !e  monde  se  reporte  vers  l'avant. 
Chaque  bordée  empoigne  son  «  hale-à-bord  »,  grosse 
corde  qui  passe  dans  une  poulie  attachée  au  beaupré  et 
au  moyen  de  laquelle  on  tire  les  chaloupes  le  long 
du  navire    pour  l'embarquement.  Pendant  la  nuit,  et 
même  pendant  le  jour,  dés  que  la  mer  n'est  plus  très 
calme,  on  les  «  file  »  derrière  aune  distance  d'une  cen- 
taine de  mètres,  afin  d'éviter  les  chocs  qui  ne  manque- 
raient pas  de  se  produire  si  on  les  laissait  le  long  de  ses 

flancs. 

Aussitôt  les  chaloupes  accostées,  six  ou  sept  hommes, 
avec  le  maître  de  pêche,  descendent  dans  chacune  d'elles, 
et  s'en  vont  tirer  les  lignes.  Novice  de  première  année, 
je  n'embarque  pas,  je  ne  suis  qu'un  «  chafaudier  »  :  je 
dois  travaillerai'  «état»  ou  échafaud;  j'ai  été  engagé 
comme  «  décolleur  »  ;  ma  fonction  principale  consiste 
à  enlever  les  têtes  de  morue  ;  et  en  attendant  qu'on  en 
rapporte,  je  reste  à  bord  avec  l'autre  novice,  le  saleur, 
le  second,  le  mousse  et  le  capitaine.  Le  capitaine  dort 


■  ■     .     »^.«.r    ...„.    .....—. ~. 


OU  travaille  ;\  sa  volonté;  celui  sous  les  ordres  duquel 
je  nie  trouvais,  restait  au  lit;  mais  je  dois  dire  qu'il  était 
une  exception  parmi  ses  collègues  et  que  le  plus  grand 
nombre  de  ces  commandants,  sortis  des  rangs,  sont  les 
premiers  par  leur  travail  même  comme  par  le  grade  et 
la  fonction.  —  Le  mousse  s'occupe  de  la  cuisine  :  vous 
jugez  ce  que  peut  être  le  raffinement  des  mets  pré- 
parés, pour  une  vingtaine  d'hommes,  par  un  enfant 
de  douze  à  quinze  ans.  —  Le  second,  le  saleur  et  les 
novices  montent  la  boitte  de  la  cale,  la  coupent  et  la 
distribuent  dans  de  petites  mannes,  aux  endroits  du 
navire  où  chacun  des  pécheurs  proprement  dits  prend 
place  pour  préparer  ses  lignes.  Cette  besogne  était  à 
peine  terminée  que  les  chaloupes  étaient  de  retour. 

Celle  de  tribord  accoste  la  première.  Je  me  penche  de 
ce  côté,  sur  la  «  lisse  »,  pour  voir  les  produits  de  la  pêche, 
et  j'aperçois  des  poissons  tout  à  fait  dift'érents  de  ce  que 
je  m'imaginais  :  ils  sont  ronds  et  non  plats  comme  la 
morue  que  j'avais  vue  ou  mangée.  Mais  j'aurai  bientôt 
l'explication  de  cette  différence.  On  les  jette  à  bord  avec 
des  «  piquois  »,  simples  pointes  de  fer  emmanchées 
d'un  bout  de  bois  qu'on  leur  pique  dans  la  tête.  Il  n'y 
en  avait  guère  plus  de  deux  cents,  —  pêche  insuffi- 
sante et  qui  nous  obligera  à  changer  de  mouillage.  On 
me  fait  embrasser  la  première  envoyée  sur  le  pont, 
laquelle  est  immédiatement  vidée,  nettoyée  et  mise 
dans  la  marmite  où  cuit  la  soupe. 

Bientôt  les  chaloupes  sont  désarmées,  les  hommes 
remontent.   On  déjeune  assis  en   rond   autour  de  la 


1 


1 


—  33  — 
framcllc,  où  chacun  à  son  tour  plonge  sa  cuillère,  et  à 

l'ouvrage  ! 

Cet  ouvrage  consiste  d'abord,  pour  tous,  \  »ibrouailler 
les  morues.  Hbrouailler  signifie  enlever  les  intestins  en 
mettant  de  côté  les  langues  —  qui  sont,  de  par  l'usage, 
destinées  à  être  partagées  entre  les  hommes,  à  la  fin  de 
la  campagne  —  et  les  foies  dont  on  fait  de  l'huile. 
Chaque  morue  ébrouaillée  est  jetée  dans  ua  parc  rec- 
tangulaire construit  vers  le  milieu  du  pont,  entre  le 
arand  mât  et  le  mîit  de  misaine,  avec  de  solides  ma- 
driers. Après  cette  opération,  les  pécheurs  vont  boit- 
ter,  et  les  chafaudiers  restent  seuls  à  s'occuper  du 
produit  de  la  pêche. 

Je  vais  enfin  connaître  ce  travail  de  décolleur  dont 
on  m'a  tant  parlé  depuis  que  je  suis  embarqué.  Je  monte 
dans  le  parc,  «  pelleté  »  et  botté  pour  la  circonstance, 
c'est-à-dire  qu'outre  le  «  cirage  »  nécessaire  aux  plus 
beaux  jours  de  pluie,  je  suis  sanglé  dans  un  grand  tablier 
de  toile  à  voile  fortement  goudronné  qui  n'est  nullement 
de  trop.  Me  voici  debout  au  milieu  du  poisson  gluant, 
sanguinolent,  que  le  roulis  fait  passer  et  repasser  à  tra- 
vers mes  jambes.  Un  mateloty  est  avec  moi  pour  m'en- 
seigner  la  manière  de  faire.  Il  suffit  de  prendre  chaque 
morue  de  la  main  gauche,  et  de  la  droite,  avec  un  cou- 
teau piqué  près  de  moi,  dans  l'établi,  de  faire  une  légère 
entaille  de  chaque  côté,  sous  la  mâchoire,  et  après  avoir 
repiqué  le  couteau,  de  porter  le  pouce  au  fond  de  l'ou- 
verture qui  résulte  de  l'ébrouaillage,  puis  de  renverser, 
au-dessous  de  l'établi,  la  tète  du  poisson  ainsi  mainte- 


t    ' 


—  34  — 

nu  sur  le  dos,  et  de  pousser  des  deux  mains  de  façon  à 
l'arracher  proprement,  c'est-à-dire  en  y  laissant  le  moins 
de  chair  possible.  De  la  même  main  qui  la  tient,  cette 
tète  est  aussitôt  jetée  à  la  mer.  Cela  n'est  pas  bien  com- 
pliqué, mais,  comme  dans  tout  métier,  il  y  a  un  coup 
de  main  à  attraper,  et  il  ne  s'acquiert  qu'avec  une  cer- 
taine expérience. 

Le  plus  difficile  et  ce  qui  rend  le  travail  fatigant, 
c'est  la  vitesse  qu'il  faut  atteindre.  Dans  les  journées  de 
pêche  abondante,  quand  il  vous  arrive  trois  ou  quatre 
mille  morues,  on  n'en  finirait  pas  si  l'on  n'abattait 
quatre  ou  cinq  cents  têtes  à  l'heure.  Mais  j'eus  le  temps 
de  m'accoutumer  pendant  cette  première  pêche  :  on  ne 
rapporta  jamais  plus  de  quatre  cents  pièces  en  un 
jour. 

Aussitôt  décollée,  chaque  morue  passe  dans  les  mains 
du  trancheur.  C'est  lui  qui,  au  moyen  d'un  couteau 
bien  affûté  et  de  forme  appropriée,  l'ouvre  d'un  premier 
coup  jusqu'à  la  queue,  tout  en  taillant  les  arêtes  d'un 
côté,  et  d'un  second  coup,  ^n  sens  inverse,  tranche  les 
arêtes  de  l'autre  côté  et  enlève  l'épine  ou  «  raquette  ». 
L'opération  du  tranchage  est  beaucoup  plus  délicate  que 
le  décollage.  Généralement,  elle  incombe  au  second 
du  bord,  mais  il  arrive  aussi  que  le  second  ne  sachant 
pas  trancher,  le  capitaine  engage  un  matelot  trancheur 
plus  payé  que  les  autres,  dont  alors  le  second  boitte 
les  lignes. 

De  l'établi  et  des  mains  du  trancheur,  la  morue  tombe 
aux  mains  de  l'ccénocteur  »  L'aénoctage  »  consiste  à 


J 


J 


J 


—  35  — 

aratter  avec  une  cuillère  les  taches  de  sang  qui  maculent 
la  morue  fraîchement  ouverte.  C'est  le   mousse   qui 
remplit  cet   office.    Après  l'ènoctage,    elle   est  lavée, 
par  le  second  novice  ou,  pour  parler  plus  juste,  par  le 
moins  fort,  lequel   la  place  aussitôt  dans  une  espèce 
d'entonnoir  communiquant  avec  une  longue  «  dale  » 
ou  conduit,  qui  l'amène  à  fond  de  cale  jusqu'aux  pieds 
du  saleur.    Celui-ci    l'empile   en  jetant  sur  chacune 
quelques  poignées  de  sel.  Il  importe  beaucoup  que  ces 
opérations  soient  exécutées  avec  soin,  si  l'on  veut  que 
la  pêche  se  vende  bien,  si  l'on  veut  qu'elle  ait,  suivant 
l'expression  consacrée,  l'apparence   «  loyale  et  mar- 
chande »  exigée  dans  le  commerce;  et  c'est  pourquoi 
tout  bon  capitaine  y  veille  de  très  près,  au  salage  sur- 
tout. 

Malgré  l'ennui  que  comportent  de  pareilles  descrip- 
tions, li  je  veux  faire  comprendre  la  vie  que  l'on  mène 
sur  le  Grand  Banc,  il  me  faut  ajouter  quelques  mots  sur 
les  opérations  du  boittage,  de  l'élongement  et  de  la 
levée  des  lignes. 

J'ai  déjà  dit  que  boitter  signifie  amorcer  les  hame- 
çons. Chaque  pêcheur  a  au  moins  cinq  cents  hameçons, 
répartis  sur  environ  cinq  cents  brasses  de  ligne  (soit 
plus  de  huit  cents  mètres),  et  attachés  à  la  ligne  même 
par  «  des  empéques  »  ou  ficelles  d'environ  i™  20  de 
longueur,  auand  tout  va  bien,  quand  les  lignes  sont 
revenues  en  bon  état,  ce  travail  prend  de  deux  à  trois 
heures   :  mais   le    plus    souvent    les   lignes    ont   du 


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-  3é- 

«  brouillé  »,  c'est-à-dire  que,  sur  des  longueurs  tout  à 
fait  variables,  elles  sont  en  l'état  de  véritables  fagots 
de  ronces  ou  d'épines.  Ligne  principale,  empèques  et 
hameçons  sont  tordus  et  emmêlés  de  telle  sorte  qu'on 
ne  voit  plus  du  tout  par  quel  bout  prendre  son 
ouvrage.  Il  faut  alors  détacher  ses  hameçons,  suivre 
les  mille  replis  des  cordes  les  uns  à  travers  les  autres, 
et,  une  fois  les  cordes  débrouillées,  remplacer  les 
empèques  cassées,  rattacher  les  hameçons,  1,.  •  boitter 
et  «  lover»  les  cordes  avec  précaution  dans  des  paniers. 
Tout  ce  travail  se  fait  à  moitié  plié  en  deux  :  il  est 
facile  d'imaginer  qu'il  n'a  rien  de  récréatif;  quand  la 
séance  se  prolonge,  on  éprouve  souvent  le  besoin  de 
se  redresser,  et,  pendant  la  première  pêche,  alors  que 
souffle  la  bise  ou  que  tombent  les  bruines  glaciales, 
même  la  neige,  plus  d'un  s'arrête  pour  souffler  dans 
ses  doigts  engourdis  ou  —  chose  que  les  matelots 
savent  mieux  faire  que  gens  de  terre  —  se  lancer  vigou- 
reusement les  bras  autour  du  corps,  afin  de  s'échauffer 
les  mains. 


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On  élonge  vers  le  soir.  Les  chaloupes  s'en  vont  avec 
les  paniers  pleins  de  cordes  boittées.  Dés  qu'elles  sont 
à  cinquante  mètres  du  bord,  le  maître  de  pêche  ou 
patron  de  la  chaloupe  jette  une  petite  ancre,  souvent 
une  simple  pierre,  sur  laquelle  sont  «  frappées  »  (atta- 
chées) d'une  part  un  «  orin  »  ou  pièce  de  ligne 
dépourvue  d'hameçons,  dont  l'extrémité  supérieure  est 
attachée  à  une  bouée  grâce  à  laquelle  on  pourra,  le 


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—  37  — 

lendemain,  prendre  l'extrémité  des  lignes,  et  d'autre 
part  le  commencement  de  ces  mêmes  lignes  qui  doivent 
reposer  sur  le  fond  pour  pêcher.  Les  lignes  de  tous  les 
paniers  s'attachent  bout  à  bout;  à  mesure  que  chaque 
panier  se  vide,  on  relie  la  fin  du  contenu  de  l'un  au 
commencement  du  contenu  de  l'autre.  —  Chacun  des 
ensembles  ainsi  obtenus  prend  le  nom  de  «  tentis  », 
tentis  de  tribord  ou  tentis  de  bâbord,  selon  le  côté  du 
navire  d'où  l'on  est   parti.  Un  tentis,  au  temps  où 
j'étais  pêcheur,  atteignait  de  quatre  mille  à  quatre  mille 
cinq  cents  brasses  (environ  7  kilomètres).  Cinq  bouées 
étaient  distribuées  sur  sa  longueur.  La  première  prenait 
le  nom  de  bouée  du    bord;    les  intermédiaires,   des 
noms  tirés  de  la  forme  du   morceau  de  toile  goudron- 
née qu'on  attachait  à  l'extrémité  supérieure  du  manche 
delà  bouée  :  bouées  de  pavillon,  de  cornette,  de  gen- 
darme, etc.  Ainsi  il    peut  arriver    qu'une    bouée  se 
perde  ou  que  le  tentis  se  casse,  pendant  le  tirage  :  on 
est  quitte  pour  aller  saisir  une  autre  bouée.  —  Une  brise 
maniable  :  voilà  ce  qu'on  demande  pour  cette  expédi- 
tion. Trop  de  vent  vous  oblige  à  prendre  des  ris  et  rend 
le  travail  dangereux;  par  un  calme  plat,  vous  êtes  tenus 
de  remorquer  la  chaloupe  à  grands  coups  de  rames,  ce 
qui  est  long  et  pénible,  surtout  lorsque  les  courants, 
qui  sont  à  peu  près  continuels  et  souvent  très  forts  sur 
le  Grand  Banc,  vous  r  uraînent  sous  le  vent  du  navire. 

Par  un  temps  calme,  relever  les  lignes  est  une  opé- 
ration qui  ne    demande  pas  d'efforts  excessifs.    Mais 


1 


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-  38  - 

tirer  pied  par  pied,  d'une  profondeur  de  soixante-dix  ■> 
cent  mètres  la  longueur  de  cordes  que  j'ai  dite,  dans 
une  «  marée  de  haie  »,  c'est-à-dire  quand  il  vente  frais, 
et  qu'au  poids  ordinaire  des  lignes  s'ajoute  le  remor- 
quage de  la  chaloupe  contre  le  vent  et  contre  la  lame, 
c'est  là  un  travail  littéralement  exténup.nt. 

Imaginez  sept  ou  huit  hommes  dans  cette  chaloupe. 
Le  premier  est  couché  sur  l'avant,  la  tête  et  les  bras  en 
dehors;  il  ne  peut  guère  tirer  dans  cette  position  ;  son 
rôle  est  plutôt  de  maintenir  la  ligne  sur  une  poulie  plan- 
tée là  à  côté  de  son  corps  dans  la  «  lisse  »  ou  bord 
supérieur  de  la  chaloupe.  En  même  temps  il  compte 
les  morues,  ou  plutôt  il  annonce  celles  qui  sont  en  vue 
en  criant  :  deus,  meus^  deo^  meo,  sancta,  maria,  blanc 
partout^  ce  qui  veut  dire  une,  deux,  trois,  quatre,  cinq, 
six,  ça  n'en  finit  plus.  Toutes  ces  manières  d'avertisse- 
ment ont  pour  effet  de  faire  préparer  des  gaffes  ou  cro- 
chets emmanchés,  au  moyen  desquelles  on  peut  préve- 
nir la  perte  des  pièces  qui  ne  supporteraient  pas  d'être 
soulevées  au-dessus  de  l'eau  par  l'hameçon  seul,  les 
plus  belles  justement. 

Eh  bien  !  cet  homme,  voyez-le  sur  l'avant  de 
l'embarcation  :  presque  tout  le  poids  de  son  corps 
porte  sur  'a  poitrine.  A  chaque  coup  de  tangage,  ses 
bras  plongent  dans  l'eau  et  la  mer  le  fouette  au  visage. 
Il  a  beau  rabattre  son  suroît,  serrer  le  col  et  lier  les 
manches  de  son  cirage,  il  n'évitera  pas  de  changer  de 
vêtements  lorsqu'il  reviendra  à  bord.  Derrière  lui,  six 
hommes  sont  debout  sur  le  «  banc  de  halage  »  qui 


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—  39  - 

longe  un  des  côtés  de  la  chaloupe.  Le  bord  de  celle-ci 
leur  atteint  à  peu  près  au  genou.  Dans  les  belles 
marées,  les  lignes,  chargées  d'hameçons  et  quelquefois 
de  poissons,  — morues,  flétaps,  raies,  «  maraches  »  ou 
petits  requins,  - —  montent  assez  vite  ;  les  mains  enve- 
loppées de  mitaines  épaisses  passent  rapidement  l'une 
devant  l'autre,  et  l'homme  qui,  tout  derrière,  love  les 
cordes  et  range  les  hameçons  dans  les  mannes  ou 
paniers  à  deux  anses,  est  souvent  obligé  de  crier  : 
«  Souffle  »,  c'est-à-dire  :  ralentissez,  si  vous  ne  voulez 
pas  que  je  mette  vos  cordes  en  broussailles. 

Mais  lorsque  le  temps  est  mauvais,  c'est  au  tour  du 
loveur  de  rire  des  haleurs:  ceux-ci,  arc-boutés  contre 
les  bancs  transversaux  de  l'embarcation,  se  tiennent 
comme  ils  peuvent  sur  cette  coque  qui  danse  sur 
la  crête  des  lames,  tirent  des  deux  mains  à  la  fois 
et  de  toutes  leurs  forces.  Surtout  qu'ils  aient  soin 
de  tenir  bon,  que  la  ligne  ne  vienne  pas  à  glisser 
dans  leurs  mains,  car  les  hameçons  sont  là  qui  vous 
frappent  en  fouet  et  vous  peuvent  déchirer  vête- 
ments, mains  ou  visage.  J'ai  vu  ainsi  une  joue 
déchirée  dans  toute  son  épaisseur;  il  s'en  était  fallu 
de  quelques  millimètres  que  l'œil  ne  fût  arraché 
ou  crevé  du  même  coup.  —  Vous  vous  tromperiez 
si  vous  pensiez  que  la  victime  d'un  accident  de  ce 
genre  soit  dispensée  de  sa  tâche.  A  ce  compte-là, 
il  n'y  aurait  plus  un  travailleur  au  bout  de  huit  jours, 
Et,  après  tout,  on  ne  voit  pas  pourquoi  les  hommes  ne 
feraient  pas  ce  que  journellement  ils  font  faire   aux 


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—  40  — 

animaux.  Si  un  homme  est  plus  qu'une  brute,  il  doit 
pouvoir  plus  qu'elle.  Marcher,  travailler  tout  éclope, 
c'est  le  sort  de  la  majorité  des  êtres,  et  c'est  peut-être 
aussi  le  meilleur  moyen  de  ne  pas  trop  sentir  ses  dou- 
leurs. -  Mais  quoi  qu'il  en  soit,  la  levée  des  lignes 
qui  dure  quatre  heures,  en  moyenne,  peut  en  atte-ndre 
de  huit  à  douze  en  ces  jours  de  dur  tirage.  Ui.. 
dans  ma  seconde  année  de  pêche,  la  chaloupe  -.^nt 
j'étais,  partie  à  deux  heures  et  demie  du  matin,  ne  revmt 
qu'à  trois  heures  du  soir,   et   l'autre  chaloupe  revmt 
plus  tard  encore. 


On  a  gagné  le  droit  de  déjeuner  à  la  suite  de  pareilles 
corvées.   Depuis  le  «  boujaron  »  du  lever,  on  a  bien, 
sur  la  chaloupe,  cassé  une  croûte  et  bu,  à  tour  de  rôle, 
à   même   le  goulot  d'une  même  bouteille,    un  litre 
d'eau-de-vie  entre  sept  ou  huit  hommes.  Mais  tout  cela 
est  parti  loin  après  une  dure  marée  de  haie.   J'en 
ai  vu  —  et  j'ai  été  quelquefois  de  ceux-là  —  qui  n'avaient 
même  plus  la  force  de  remonter  sur  le  navire.  A  peine 
accostés,  ceux  du  bord  vous  ont  bien  fait  passer  la 
«  goutte  »  ou  un  «  pichet  >>  de  vin,  vraiment  bienfai- 
sants alors,  quoi  qu'en  puissent  penser  les  ennemis  de 
l'alcool,  —  car  là,  on  ne  connaît  plus  les  bouillons,  ni 
les  consommés  réconfortants  :  sans  ce  verre  de  vin  ou 
d'eau-de-vie,  jamais  on  n'aurait  le  courage  d'embar- 
quer le  poisson,  les  lourds  paniers  de  lignes,  et  tout 
l'armement  de  la  chaloupe,  ni  soi-même  surtout. 
C'est  justement,  en  effet,  dans  ces  jours  de  mauvais 


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—  41  — 

temps,  quand  la  mer  est  démontée,  que  cette  opération 
de  sauter  à  bord  peut  prendre  les  proportions  d'un  vrai 
tour  de  force.  Le  navire  est  là  devant  vous,  qui  roule 
quelquefois  au  point  que  ses  basses  vergues  vont  tou- 
cher la  mer  ;  à  le  voir  puiser  de  l'eau  par-dessus  ses 
bords,  on  dirait  qu'il  veut  vous  cueillir  en  dessous, 
comme  on  ferait  avec  une  cuillère.  A  ce  moment  passe 
une  lame,  qui  soulève  votre  esquif  et  menace  —  cela 
s'est  vu  —  de  précipiter  d'un  seul  coup  sLir  le  pont 
chaloupe    et  hommes    qui    sont   dedans.    Quelques 
secondes  après,  le  navire  est  sur  l'autre  flanc,  et  au  lieu 
du  vide  que  vous  aviez  tout  à  l'heure  sous  les  yeux, 
vous   vous    trouvez   en    face    d'une  muraille  haute 
comme  un  premier  étage.  Et  ces  alternatives  vont  se 
répétant  sans  cesse.  La  chaloupe  cogne  sur  le  vaisseau, 
et  menace  de  se  démolir.  Il  faut  donc  se  hâter.  Cepen- 
dant vous  ne  pouvez  guère  embarquer  qu'un  à  la  fois. 
Il  faut  que  ceux  du  bord,  le  capitaine,  qui  doit  payer 
de  sa  personne  en  ces  jours-là,  le  second  et  le  saleur 
reçoivent  l'un  après  l'autre  ceux  qui  se  précipitent,  ou 
qu'on  précipite  pieds  ou  tête  devant,  et  qui  pourraient 
s'assommer  sur  le  pont;  qu'ils  empoignent  vigoureuse- 
ment ceux  qui,  manquant  leur  coup,  s'accrochent  à  la 
lisse  et  restent  suspendus  le  long  du  bord,  où  la  cha- 
loupe va  les  broyer.  On  expédie  d'abord  les  trembleurs. 
Les  plus  braves  ont  du  sang-froid  pour  eux,  et  ils  sai- 
sissent le  moment  fugitif  où  chaloupe  et  navire  vont 
se  trouver  dans  le  même  plan,  et  où  ils  vont  les  lancer 
plus  ou  moins  hci"-eusemcnt,  et  c'est  ici  le  cas  de  dire, 


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—  42  - 

comme  un  vrai  paquet  de  linge,  entre  les  bras  de  ceux 
du  pont.  Quand  c'est  la  vie  mOme  qui  est  en  danger, 
se   cotiner   la   tôte  ou  se  casser  un  membre  devient 
acceptable.    Il    en  est  qu'on   est  obligé   d'embarquer 
dans  un  panier,  au  moyen  d'un  «  cartahu  »  ou  cordage 
passant  par  une  poulie  suspendue  aux  agrès.  Pendant 
que  les  uns  hissent  le  panier,  d'autres  tirent  sur  une 
corde  destinée  à  l'amener  dans  le  navire  ;  mais  c'est  là 
un  procédé  extrême,  et  qui  prend  trop  de  temps  en  des 
moments  où  l'on  n'en  a  guère;  il  faut  que  l'on  ait  aftaire 
à  des  hommes  bien  aifolés  pour  qu'on  en  use.  Quant  ;\ 
ceux  qui  n'ont  pas  peur,  comme  des  cavaliers  debout 
sur   un    cheval  emporté,  ils  se  tiennent  un  pied  sur 
un  banc  et  l'autre  sur  le  bord  de  la  chaloupe  «  pau- 
moyant  »  une  corde  qui  leur  vient  du  navire.  Un  choc 
arrive,  ils  sont  démontés  de  cette  posture,  ils  retombent 
au  fond  de  l'embarcation  :  l'important,  c'est  de  ne  pas 
tomber  dehors,  où  l'on  a  toutes  les  chances  de  se  faire 
écraser.    Ils  ont  bientôt  fait  d'ailleurs  de  poser  leurs 
mains  sur  la  lisse  du  navire,  juste  à  l'instant  où  la  cha- 
loupe dans  sa  montée  rapide  les  pousse  et  les  jette 
comme  d'elle-même  sur  le  pont  où  ils  savent  tomber 
sur  les  pieds.  Il  faut  être  doué  d'une  souplesse  de  singe 
ou    de   chat,  mais  la  chose  n'est   pas   rare  parmi  les 
matelots. 

Après  ces  heures  dangereuses,  quelque  agité  que 
soit  le  navire  et  tourmentée  la  vie  qu'on  y  mène,  je  ne 
vois  pas  de  maison  solide  et  bien  close  qui  m'ait  donné 
pareilles  impressions  d'aise  et  de  sécurité. 


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-   4?  — 

Ce  n'est  qu'au  retour  d'un  travail  que  l'on  voulait 
quand  ni(ime  Unir  qu'on  peut  Otre  conduit  à  cette  vol- 
tige forcée.  A  nier  également  démontée,  l'embarque- 
ment du  navire  dans  la  chaloupe  est  plus  difficile  que 
celui  de  la  chaloupe  dans  le  navire.  Oh  !  ces  sauts 
dans  la  chaloupe,  ils  me  donnent  encore  la  chair  de 
poule  !  Imaginez  que  j'ai  fait  ma  deuxième  campagne, 
celleoù  j'embarquais, avecdesbottestropcourtcs.  Quand 
il  m'arrivait  d'hésiter  une  demi-seconde  au  moment  de 
m'élancer,  et  que,  par  suite  de  cette  hésitation,  je  me 
trouvais  tomber  de  trop  haut  dans  la  chaloupe  descendue 
déjà  Ic'n,  c'était  comme  si  on  m'avait  fait  rentrer  les 
doigts  de  pied  dans  les  pieds.  Le  plus  souvent,  je  m'af- 
faissais sur  les  genoux.  La  peur  de  cette  souffrance  me 
rendit  extrêmement  maladroit. 


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L'ensemble  de  notre  première  pèche  fut  assez  peu 
fertile  en  incidents.  Nous  changeâmes  plusieurs  fois 
de  mouillage,  sans  réussir  à  tomber  sur  de  riches  fonds 
de  pèche.  Le  capitaine  finit  par  se  décider  à  quitter  le  sud 
du  Grand  Banc,  où  il  avait  d'abord  cherché  fortune, 
pour  aller  tout  au  nord.  L'ancre  fut  jetée  en  un  endroit 
où  nous  demeurâmes  jusqu'à  la  fin,  c'est-à-dire  aux 
premiers  jours  de  juin.  La  monotonie  de  notre  exis- 
tence n'eut  d'égale  que  la  persistance  d'une  brume 
épaisse  et  humide  qui  dura  plus  de  trois  semaines  sans 
être  coupée  par  une  heure  de  temps  clair.  Ces  trois 
semaines  ont  laissé  comme  un  trou  dans  ma  vie  et 
elles  me  font  l'effet  d'avoir  été  à  la  fois  très  longues  et 


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—  44  — 
rrcs    courtes   :    longues,    parce    que    je    m'ennuyai 
beaucoup;  cc.urtes,  parce  que  je  n'en  ai  gardé  qu'un 
souvenir  très  vague.  C'est  comme  si  la  brume  s'etail 
abattue  aussi  sur  ma  mémoire.  Que  peut-on  bien  se 
rappeler     d'une      période     où     chaque     lendemam 
ressemble  à  la  veille,  et  où  le  regard  ne  s'est  guère 
étendu  au  delà  de  cinquante  mètres?  La  vue  est  un  des 
sens  qui  enrichissent  le  plus  l'expérience,  et  contribue 
beaucoup  à   déterminer  notre  notion   du  temps,    — 
J'essayai   de   laver    quelques   vêtements,   mais  quand 
il  fut  question  de  les  faire  sécher,  je  ne  réussis  qu'à  ,çs 
voir  se  recouvrir  d'une  légère  couche  de  mousse  ver- 
dàtre.  Il  fallut,  comme  tout  le  monde,  me  résoudre  à 
rester  dans  des  habits  mouillés.  C'est  particulièrement 
à  cette  humidité  fréquente,  et  de  si  longue  durée  sou- 
vent, que  les  pêcheurs  du  Grand  Banc  sont  redevables 
de  l'usage  à  peu  près  exclusif  d^  vêtements  de  laine. 
La  laine  mouillée  vous  tient  e  icore  chaud.  —  Par 
exemple,  elle  ne  vous  préserve  pas  de  la  crampe  mus- 
culaire, compagne  inséparable,  pour  l'homme,  d'une 
vie  trop   aquatique.   Ah!  ces  maudites   crampes,   ce 
qu'elles  devront  excuser  de  jurons  et  de  blasphèmes, 
de  la  part  des  gens  du  Banc  !   C'est  qu'il  y  a  des  mo- 
ments où  il   devient  impossible  de  plier  une  jambe 
pour  mettre  un  bas,  pour  enfiler  un  pantalon  ou  une 
botte  !  Alors  ce  sont  des  gi'maces  et  des  contorsions, 
très  comiques  parfois:   dans  ce  métier,  les  plus  belles 
occasions  de  rire  se  tirent  du  ridicule  de  ceux  qui  ne 
savent  pas  supporter  la  douleur. 


7 


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—  45  — 
Un  matin  cependant,  cette   monotonie  fut  rompue 
par  un  èvén^^ment  d'ordre  asse^  fréquent  dans  le  métier 
mais  qui  m'impressionna  vivement,  moi  qui  le  voyais 
pour  la  première  fois.  -  C'était    un   jour  de   marée 
«  déhornie  »  (j'écris  co;.ime  j'ai  entendu  prononcer), 
c'est-à-dir'^  -m  de  ces  jours  où  les  chaloupiers  ne  pou- 
valent  aller  lever   des    lignes  par   suite   du   mauvais 
temps.  La  nuit  avait  été  assez  dure.  Il   avait  fallu  se 
lever  à  plusieurs  reprises  pour  filer  de  la  chaîne,  puis 
du  câble-,   on  avait  fait  tout  ce  qu'on  pouvait  pour 
tenir  têt.  à  la  mer  et  au  temps.  A  l'aube  du  )  ;"r,  la 
série  des  hommes   de  quart  avait  pris  fin  pour  faire 
place  selon  l'ordre  aux  deux  novices.  Je  veillais  donc 
avec  mon  collègue;  en   réalité  nous   écorchions  des 
raies  pour  le  déjeuner.  Le  mousse,  qui  devait  les  faire 
cuire,  s'occupait  dans  sa  «  mayence  »  (cuisine)  à  ral- 
lumer son  feu  que  la  mer  avait  éteint  par  deux  fois  ;  il 
jurait  comme  un  petit  païen  ou  comme  un  vieux  ma- 
telot. Nous  riions,  ou  plutôt  mon  compagnon  riait  de 

I    On  file  de  la  chaîne  à  mesure  que  le  vent  augmente,  afin  que 
le  navire  soit  moins  exposé  h  «  chasser  »  sur  son  ancre,  ..a  longueur 
de  la  chaîne  et  son  poids,  joint  à  celui  de  l'ancre,  rendent  un  navire 
plus  stable.   LecAble,  qui  fait  suite  à  la  chaîne,  et  qu  on  fila.t  en 
dernier  lieu  (je  parle  au  yassé  parce  qu'il  paraît  qu'on  n  emploie  plus 
le  câble),  est  une  corde  dent  la  grosseur  est  environ  celle  d  une  cuisse 
d'homme,  et   dont  h.   longueur   était   généralement  de  cent-v.ngt 
brasses   Son  effet  était  d'amortir  les  secousses  résultant  du  tangage, 
»t  par  suite  de  diminuer  les  chances  de  la  rupture  de  la  chaîne,  très 
Grandes,  on  le  conçoit,  pour  un   vaisseau   mouillé    en   pleine  mer, 
lorsque  la  tempête  fait  rage. 


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-  46  - 

sa  mésaventure;  car,  pour  moi,  à  aucune  époque  de 
ma  vie,  je  n'ai  bien  compris  le  rire  provoqué  par  des 
choses  fâcheuses.  Il  faisait  grand  froid  ;  je  m'arrêtais 
souvent  pour  souffler  dans  mes  doigts,  et  ma  propre 
misère  me  faisait  mieux  s»  itir  les  inquiétudes  du 
mousse.  C'est  que  le  déjeune  retardé  prenait  déjà  la 
forme  de  giffles  retentissantes  pour  le  malheureux. 

J'étais  courbé  vers  le  pont  en  train  de  nettoyer  mes 
poissons  dans  les  flots  d'eau  salée  dont  la  mer  nous 
inondait.  Tout  à  coup,  au  milieu  du  bruit  des  lames  et 
du  vent  sifflant  à  travers  les  agrès  et  malgré  les  oreil- 
lons rabattus  de  mon  suroît,  je  perçus  des  cris  singu- 
liers. Subitement  redressé,  je  regarde  mon  collègue  : 
«  C'est  comme  une  poule  qui  chante  »,  me  dit-il  bête- 
ment. Il  n'y  avait  aucune  poule  à  bord  et  je  ne  m'ar- 
rêtai pas  à  sa  réflexion.  Je  regardais  du  côté  de  l'avant 
d'où  les  cris  m'avaient  semblé  venir,  lorsqu'à  la  faveur 
d'un  coup  de  tangage  j'aperçus  dans  un  «  doris» — esquif 
léger  comme  une  périssoire  et  dont  les  Américains  se 
servent  en  guise  de  chaloupes  pour  faire  la  pêche  — 
un  homme  seul  sur  cette  mer  tourmentée.  Il  arrivait 
déjà  sous  le  «  boute-dehors».  La  peur  de  n'être  pas 
entendu  lui  faisait  pousser  des  cris  désespérés.  «  Appelle 
vite  les  hommes  »,  dis-je  à  l'autre  novice  pendant  que 
je  préparais  tous  les  cordages  qui  me  tombaient  sous  la 
main.  Et  j'eus  raison  de  me  hâter;  le  vent  et  la  lame 
ramenèrent  en  un  clin  d'œil  vers  le  milieu  du  navire. 
J'eus  la  chance  de  lui  bien  jeter  ma  première  amarre. 
Plusieurs  hommes  arrivaient  près  de  moi  au  moment 


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—  47  — 
où  il  se  cramponnaitdessus.  Le  malheureux  était  para- 
lysé de  froid  et  de  peur.  On  l'aida  à  s'embarquer  et  on 
hissa  son  esquif  après  lui.  Je  crus  que  le  pauvre  homme 
allait  m'embrasser  tout  en  médisant  beaucoup  de  paro- 
les dont  je  ne  compris  aucune  :  «  Ail  ri^^ht  »,  que  je 
n'aurais  pu  écrire  alors,  ec  qui  constituait  tout  mon  voca- 
bulaire anglais,  fut  le  seul  mot  que  je  trouvai  à  lui 
répondre.  On  eut  bientôt  {\iit  de  lui  donner  une  grande 
tasse  de  thé  fortement  arrosée  d'eau-dc-vie,  et  des 
vêtements  moins  mouillés  que  les  siens. 

Cétaitun  pécheur  américain.  —  Les  Américains  et  les 
Français  seuls  ont  ledroit  de  pêche  sur  le  Grand  Banc.  — • 
Il  était  d'une  goélette  mouillée  dans  notre  vent  et  hors 
de  notre  vue.  La  veille,  dans  la  brume,  il  l'avait  quittée 
pour  pêcher  à  la  ligne  de  main,  selon  la  manière  amé- 
ricaine; le  vent  et  le  courant  l'avaient  fait  dériver  au 
point  de  le  mettre  hors  d'état  de  la  retrouver.  Quelle 
nuit  il  avait  dû  passer  seul  sur  une  pareille  mer  !  Ce 
fut  pour  lui  une  véritable  chance  que  de  tomber  sur 
nous  aussi  vite.  Au  nord  du  Banc,  où  les  navires  sont 
souvent  rares,  il  aurait  pu  errer  longtemps  sans  ren- 
contrer personne.  Chaque  année  d'ailleurs  la  profession 
paye  le  tribut  d'un  lourd  contingent  d'hommes  perdus 
de  la  sorte.  Lorsque  la  mer  ne  les  engloutit  pas  assez 
tôt,  ils  n'échappent  pas  à  la  faim  et  à  la  soif.  Notre 
Américain  resta  à  bord  jusqu'à  à  notre  retour  à  Saint- 
Pierre. 


L'heure  du  départ  sonna  d'ailleurs  bientôt.  Un  beau 


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jour  le  mousse  sortit  de  la  soute  à  biscuit  en  annonçant 
qu'elle  était  vide.  On  vérifia  son  dire  et  comme  il  ne 
restait  guère  que  des  miettes  avariées  et  moisies,  on 
se  mit  immédiatement  en  devoir  de  lever  l'ancre  et  de 
larguer  les  voiles.  Quelle  joie  pour  tous,  mais  pour 
moi  surtout!  Une  étape  de  franchie  sur  deux!  Il  est 
vrai  que  la  seconde  est  plus  longue  et  plus  dure  que  la 
première,  maison  n'a  pas  moins  parcouru  un  bon  bout 
de  chemin.  Le  temps  lui-même  s'éclaircit  comme  pour 
fêter  notre  départ  :  la  mer  prend  une  robe  bleue.  Pen- 
dant une  dizaine  de  jours  on  va  «  refaire  ses  mains  » 
toutes  plus  ou  moins  blessées.  Et  pour  ma  part  je  vais 
vivre  en  dehors  de  ce  sanguin  et  de  cette  bave  de 
morue  dont  je  commence  à  avoir  assez.  Décidément 
j'aime  la  mer,  si  je  n'aime  pas  la  pêche. 

Nous  aurions  dû  être  à  Saint- Pierre  en  trois  ou  quatre 
jours.  Comment  notre  capitaine  fit-il  son  compte  ?  Au 
bout  d'une  semaine  on  n'avait  pas  même  aperçu 
Terre-Neuve.  Ce  fut  seulement  le  neuvième  jour  qu'on 
signala  la  terre,  mais  une  terre  qui  n'avait  nullement 
l'aspect  de  celle  attendue.  En  même  temps,  un  grand 
vapeur  qui  passait  près  de  nous  fut  interrogé  télégra- 
phiquement  et  aussitôt  qu'on  eut  compris  ses  signaux, 
on  vira  de  bord  et  on  prit  une  route  presque  opposée 
à  celle  qu'on  suivait.  Nous  avions  dû  passer  trop  au 
sud  de  Terre-Neuve  et  de  Saint-Pierre.  La  terre  que 
nous  voyions  était  sans  doute  quelque  point  de  la 
côte  de  l'île  du  Cap  Breton  ou  de  la  Nouvelle  Ecosse. 
Deux  jours  après  nous  étions  à  Saint-Pierre,  où  nous 


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!   1 


--  49  — 
avions  la  plus   grande  hâte  d'arriver.  Le  biscuit  nous 
faisait  absolument   défaut.  Depuis  plusieurs  jours  on 
ne  vivait  que  de  lard  et  de  poisson  salé,  et  on  se  sou- 
tenait surtout  par  le  vin  et  l'eau-de-vie. 

Comme  la  rade  et  toute  l'ile  me  parurent  changées  ! 
L'île  a  perdu  son  éclatante  blancheur  et  la  rade  est 
couverte  de   plus  de  cinq  cents  navires,  au  moins  le 
double  de  ce  qu'il  y  avait  à  notre  arrivée  en  France. 
Les  pêcheurs  déchargent  le  produit  de  leur  pèche.  Des 
..  chalands  le  reçoivent  et  le  transbordent  sur  les  long- 
courriers  qui  sont  venus  apporter  du  sel  et  toutes  les 
marchandises   dont  la  colonie   a  besoin,  et  qui  vont 
bientôt  repartir  avec  des  cargaisons  de  morue  pour  la 
France  et  les  colonies.  Ce  sont  les  Antilles  qui  offrent 
le  plus  de  débouché.  —  Que  je  les  trouve  beaux  ces 
navires  long-courriers,  si  propres  et  si  coquets  à  côté 
de  nous!  Nous  sommes  si  négligés  qu'on  voit  du  pre- 
mier coup  d'œil  que  la  navigation  proprement   dite 
n'est  pas  notre  affaire  :  mais  je  devais  faire  encore  une 
année  de   Banc,    avant  de  les  connaître.  Je  continue 
donc  à  m'occuper  de  poisson,   tout  en  vivant   de  la 
poésie  que  -m'apportent  les  seuls  noms  des  pays  loin- 
tains que  les  marins  de  ces  navires  auront  le  bonheur 
de  visiter  !    Maintenant  encore,   quelque    intimement 
persuadé  que  je  sois  de  l'identité  de  fond  absolue  du 
dernier  des  Cafres  avec  le  plus  raffiné  des  Parisiens, 
ainsi  que  de  la  vanité  des  efforts  qui  ont  pour  objet 
d'élargir  la  vie  afin  de  la  mieux  comprendre,  il  m'est 
impossible  d'entendre  prononcer  ou  de  lire  des  noms 


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—  50  — 

comme  ceux  de  Valparaiso,  de  Lima,  d'Auckland  ou 
de  Yokohama,  etc.,  sans  sortir  de  moi-même  et  tom- 
ber dans  des  rêveries  profondes. 


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IV 


DEUXIÈME   PECHE 


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Dans  la  seconde  pêche,  la  boitte  se  compose  de 
caplans,  — petits  pois*:ons  gros  comme  des  goujons,  — 
au  lieu  des  harengs  de  la  première  pêche.  J'eus  le  plai- 
sir de  faire  partie  d'une  équipe  envoyée  dans  la  mon- 
tagne pour  y  ramasser  de  la  brousse  ou  branches  de 
sapins  destinées  à  ctre  mêlées  dans  cette  boitte  et  à  lui 
communiquer,  paraît-il,  un  certain  parfum  capable 
d'agir  sur  l'odorat  ou  le  goût  de  la  morue.  Cette  expé- 
dition fut  pleine  de  sensations  pour  moi.  J'étais  si 
heureux  d'être  à  terre  que,  pour  m'en  donner  l'illusion 
plus  complète,  je  me  tapis  dans  un  creux  de  rocher,  de 
façon  à  ne  plus  apercevoir  ni  la  mer,  ni  mes  compa- 
gnons surtout.  Pensez  que  cela  m'était  donné  pour  la 
première  fois  depuis  mon  départ  de  France  !  Je  m'étais 
hâté  de  faire  mon  fagot.  J'eus  une  bonne  demi-heure 
pour  me  coucher  sur  le  dos  et  regarder  le  ciel,  en  son- 
geant à  d'autres  cieux,  surtout  au  ciel  qui  dominait  les 


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—  52  — 

têtes  de  ceux  qui  m'étaient  chers.  Je  me  rappelais  la 
différence  d'heures  de  mon  pays  et  de  celui-là.  A  un 
moment  même  je  passai  mon  temps  à  tailler  une 
branche  pour  la  piquer  en  terre  dans  le  prolongement 
plus  ou  moins  approximatif  de  la  corde  qui  devai: 
sous-tendre  l'arc  terrestre  qui  partait  du  point  où  j'étais 
pour  finir  à  la  maison  de  mes  parents.  Que  voulez-vous, 
je  sentais  que  la  terre  est  ronde;  tous  les  marins, 
même  les  plus  ignorants  le  sentent  —  bien  qu'ils  ne 
soient  pas  tous  capables  de  le  penser  abstraitement, 
—  puisqu'ils  en  font  le  tour.  Bientôt  le  chef  d'équipe 
donna  le  signal  du  départ  :  je  partis  comme  les  autres 
avec  un  ballot  de  brousse  sur  le  dos.  Il  était  lourd; 
mais,  outre  la  gloriole  de  porter  une  aussi  grosse 
charge  que  des  hommes  mûrs,  la  pente  très  raide  de 
la  montagne  me  permit  de  le  faire  rouler  devant  moi 
pendant  la  plus  grande  partie  de  la  route. 

La  boitte  est  faite,  et  nous  voici  repartis.  A  peine 
sommes-nous  parvenus  sur  le  Banc  que  nous  tom- 
bons sur  un  groupe  de  sept  ou  huit  navires  à  l'ancre.  Le 
capitaine  juge  que  le  fond  doit  être  bon  puisqu'il  yen  a 
tant  qui  s'y  tiennent.  On  mouille  donc,  et  on  élonge 
les  lignes.  C'était  un  vrai  fond  de  morues,  en  effet.  Le 
lendemain  matin,  chaque  chaloupe  fut  obligée  de  lever 
ses  lignes  en  deux  fois,  et  revint,  à  chaque  tour,  char- 
gée à  couler.  Quatre  mille  morues  sur  le  pont  !  Du  coup, 
je  comprends  l'utilité  des  grandes  bottes  ;  malgré  le  beau 
temps,  il  faut  encore  revêtir  son  cirage  ;  on  en  a  partout 


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jusqu'au  ventre.  II  n'y  a  guère  que  l'extrême  avant  et 
l'extrême  arriére  du  navire  qui  soient  à  peu  près  libres. 
—  Après  un  déjeuner  rapide,  je  monte   dans  le  parc 
débordant  de  morue  :  je  n'ai  pas  à  me  baisser  pour  la 
prendre,  elle  m'atteint  la  poitrine.  Le  moindre  roulis 
m'emporte  avec  cette  masse  gluante.  Le  capitaine  et  le 
second  sont  à  l'établi  :  je  vais  donc  décoller  pour  entre- 
tenir deux  trancheurs  ;  heureusement  les  deux    n'en 
valent  pas  un  bon,  et  je  réussis  à  les  suivre  sans  trop  de 
peine  en  commençant  ;  mais  vers  la  fin,  on  est  obligé 
de  me  stimuler  par  quelques  volées  de  coups  de  bâton. 
La  séance  dure  un  temps  infini  :  entré  dans  mon  parc 
vers  dix  heures  du  matin,  il  est  prés  de  onze  heures  du 
soir  lorsque  j'en  sors  pour  souper.  On  ne  s'est  inter- 
rompu que  pour  une  collation  rapide,  et  pour  absorber 
quantité  de  boujarons.  Pour  une  première  journée,  me 
voilà  bien  sur  les  dents.  Je  n'ai  plus  la  force  de  manger. 
Depuis  le  lever,  cela  fait  à  peu  prés  vingt-deux  heures  ! 
Du  reste,  je  vois  des  hommes  faits  qui  ont  l'air  aussi 
exténués  que  moi,  qui  n'ai  pas  dix-sept  ans. 

Je  gagne  péniblement  mon  grabat,  où  je  goûte  un 
repos  tourmenté.  L'épouvante  de  ce  travail  et  des 
coups  qui  m'attendent  si  je  ne  le  domine  me  suit  en 
dormant.  Mes  deux  ou  trois  heures  de  repos  ne  sont 
qu'un  aifreux  cauchemar.  La  réalité  dépasse  donc  tout 
ce  qu'on  m'avait  annoncé. 

Il  n'est  pas  trois  heures  du  matin  qu'il  faut  recom- 
mencer. Véritable  paquet  de  douleurs,  je  me  traîne 
derrière  avec  les  autres  afin  de  boire  une  gorgée  d'eau 

5 


—  54  — 
de  feu  qui  est  aussi  une  gorgée  d'oubli.  Un  matelot 
me  tire  à  part  et  me  dit  :  «  Il  ne  faut  pas  te  laisser 
aller  comme  ça,  mon  grand  garçon.  Cela  ne  durera 
pas,  et  puis  si  cela  durait,  le  navire  serait  bientôt 
chargé  et  la  campagne  finie.  »  Il  m'est  bien  égal  que  le 
navire  charge  ou  non;  mais  je  ne  suis  pas  moins  recon- 
naissant à  celui  qui  vient  de  me  témoigner  quelque  pitié. 
—  J'aide  à  expédier  les  chaloupes,  et  je  fais  des  vœux 
pour  qu'elles  ne  rapportent  plus  tant  de  morues. 
Ensuite  je  descends  dans  la  cale,  où  il  faut  remplir  les 
mannes  à  boittes  et,  pour  cela,  me  résoudre  à  plonger 
dans  le  sel  mes  mains  brûlantes  et  tout  écorchées  par  le 
travail  de  la  veille.  Que  sera-ce  donc  dans  quelques 
jours  si  cela  continue?  La  douleur  me  fait  verser  des 
larmeî  Mais  j'entends  le  second  qui  crie  contre  ma 
nonchalance,  et  pris  subitement  d'un  accès  de  courage 
désespéré,  je  remplis  mon  office  avec  rage  et  j'ai  fini 

très  vite. 

Les  chaloupes  sont  revenues  moins  chargées  :  trois 
mille  morues  seulement;  mais  c'est  encore  beaucoup 
trop  pour  moi.  —  On  s'y  prend  mieux  que  la  ve'lle  ; 
le  travail  s'expédie  avec  plus  de  rapidité.  Cependant 
mes  forces  diminuent.  Par  moments  je  ne  peux  plus 
suffire  à  ma  tâche.  Je  sens  mes  tempes  se  gonfler  et 
mes  oreilles  bourdonner;  mais  derrière  mon  dos,  on 
agite  le  bâton  —  un  manche  de  piquois,  gros  comme 
le  poignet  —  afin,  comme  on  dit,  «  de  me  donner  de 
l'huile  de  bras.  »  Un  instant  je  me  bute,  n'en  pouvant 
plus.  Les  coups  me  font  demander  grâce.  On  rit  de 


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mes  cris  en  les  imitant.  «  Tiens,  attrape,  rosse, /«'g'wa;//. 
Je  parie  qu'il  va  appeler  sa  mère,  l'imbécile.  »  —  Je 
vois  encore  rouge  rien  qu'à  vous  raconter  ces  scènes. 

Mais  je  ne  devais  pas  espérer  d'échapper  à  ma 
fonction.  Marche  ou  crève  est  le  mot  qui  se  dit  là,  et 
qui  se  vérifie.  Tout  juste  l'année  précédente,  non  avec  le 
même  capitaine,  mais  sur  le  môme  navire,  mon  prédé- 
cesseur comme  décolleur  —  un  jeune  homme  de  vingt 
ans  —  avait  été  encore  roué  de  coups  la  veille  de  sa  mort, 
et  le  matin  môme,  comme  il  s'était  déclaré  incapable  de 
se  lever,  le  second  du  bord  était  venu  dans  le  poste  de 
l'équipage  et  lui  avait  asséné,  dans  son  lit,  plusieurs 
coups  de  bottes  sur  le  ventre.  «  Frappez  plus  fort, 
suppliait  le  malheureux.  Tuez-mci  tout  de  suite,  je  ne 
demande  plus  autre  chose.  »  —  Enfin,  on  le  laissa. 
Lorsque  les  chaloupes  revinrent,  il  était  mort. 

Il  faut  reconnaître  qu'il  y  a  pourtant  une  excuse  à 
ces  brutalités.  Dans  un  milieu  où  chacun  a  déjà  plus 
qu'il  ne  peut  porter  de  souffrances  physiques,  il  ne 
reste  guère  de  place  pour  le  sentiment.  A  quoi  abouti- 
rait-on avec  du  sentiment?  La  règle  inéluctable,  le 
seul  principe  qui  résiste  là  est  que  chacun  doit  faire  ce 
qu'il  s'est  engagé  à  faire.  —  Aussi  c'est  là  qu'on  les  voit, 
les  vrais  bons,  non  les  bons  après  bien  dîner,  mais  les 
bons  par  pure  volonté.  Prendre  sur  la  faim  et  la  soif, 
sur  ses  blessures,  sur  tout  un  corps  qui  tressaille  de 
douleurs,  pour  venir  volontairement  en  aide  à  celui 
qui  vous  semble  supposer  plus  difficilement  que  vous- 
môme  son  fardeau  de  souffrances  :  voilà  de  l'héroïsme. 


-  56  - 
Ils  sont  rares,  dans  la  marine  comme  ailleurs,  ceux 
qui  le  font.  J'ai  pourtant  vu  des  matelots  qui  m'ont  pro- 
duit l'effet  de  pères  et  dont  je  me  suis  toujours  appro- 
ché avec  des  sentiments  de  petit  enfant.  Mais  ce  ne  fut 
guère  dans  ma  première  année  de  navigation.  Je  ne  sais 
vraiment  où  notre  capitaine,  qui  était  pourtant  un 
assez  brave  homme,  avait  décroché  ce  ramassis  de 
forbans.  Même  à  distance,  je  n'en  vois  guère  que  deux 
qui  trouveraient  grâce  devant  mon  jugement. 

Pendant  près  d'une  semaine,  la  pêche  donna  assez  ; 
les  journées  me  parurent  longues  et  lourdes.  Je  n'en 
ai  cependant  gardé   qu'un  souvenir  vague.   Je  vécus 
comme  anesthésié  par  la  douleur  et  par  l'alcool.   En 
temps  de  pêche  normale  on  boit  en  moyenne,  chaque 
jour,  un  litre  de  cidre,  un  demi-litre  de  vin  et  un  quart 
de  litre  d'eau-de-vie  :  pour  le  vin  et  l'eau-de-vie  tout  au 
moins  on  augmente  les  rations  dans  la  proportion  de 
l'ouvrage.  La  limite  est  dans  la  capacité  de  chacun;  il 
faut  arriver  à  ne  plus  sentir  son  mal,  tout  en  gardant  la 
faculté  d'accomplir  sa  tâche.  Ce  point  d'inconscience, 
je  l'atteignais  quant  à  moi  vers  le  milieu  du  jour,  après 
le  déjeuner.  Car  le  matin,  pendant  l'absence  des  cha- 
loupes, j'obtenais  du  saleur,  cambusier  du  bord,  selon 
la  coutume,  qui  était  mon  compatriote  et  quelque  peu 
mon  ami,  j'obtenais  d'échanger  mon  eau-de-vie  contre 
du  vin.  Il  me  donnait  plus  d'un  demi-litre  de  vin  pour 
une  quinzaine  de  centilitres  d'eau-de-vie,  qui  me  reve- 
naient avant  le  déjeuner.  Vous  dire  avec  quel  bonheur, 


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enfiévré  comme  je  l'étais,  je  sentais  descendre  ce 
liquide  dans  la  fournaise  de  mon  estomac,  serait  diffi- 
cile. Ceux-là  seulement  peuvent  le  comprendre  qui  ont 
expérimenté  la  fièvre  et  la  soif  alors  qu'ils  n'avaient  pas 
d'eau  potable  à  leur  disposition,  —  ce  qui  était  le  cas  le 
plus  fréquent  pendant  les  chaleurs  de  la  seconde 
pèche.  Nous  n'avions  pas  de  ces  caisses  en  fer  dont  les 
longs-courriers  sont  munis,  et  gnice  auxquelles  ils 
peuvent  toujours  conserver  fraîche  leur  eau  douce  ;  nous 
n'avions  que  des  pièces  en  bois  dans  lesquelles  la  nôtre 
se  putréfiait  très  vite  aux  approches  de  la  chaleur. 

Pour  moi  comme  pour  tous,  le  moment  le  plus 
pénible  était  celui  du  lever.  Échauffé  par  le  travail  ou 
par  les  boissons,  on  se  traîne  encore.  Mais  reprendre 
son  chemin  de  croix  après  un  court  sommeil,  pendant 
lequel  vous  n'avez  guère  eu  le  temps  que  de  vous 
dégriser  et  tout  au  plus  de  rafraîchir  votre  capacité  de 
souffrir  :  cela  est  horrible.  A  ce  moment-là,  j'ai  vu  de 
vieux  matelots  pleurer  de  misère.  De  leurs  mains  toutes 
déchirées,  toutes  pantelantes,  ils  ne  pouvaient  même 
pas  arriver  à  se  boutonner.  Leur  premier  fait,  arrivant 
sur  le  pont,  était  de  les  plonger  dans  l'eau  pour  en  cal- 
mer la  fièvre.  Malheur  à  ceux  qui  s'embarquent  là  dedans, 
et  dont  le  sang  n'est  pas  pur!  La  moindre  écorchure,  la 
moindre  piqûre  devient  une  plaie  qui  s'élargit  sans 
cesse  et  s'approfondit  jusqu'aux  os.  Et  comme  on  se 
pique  tous  les  jours,  les  mains  finissent  par  passer  tout 
au  vif  comme  des  entrailles  fraîchement  arrachées. 
Il    arrive    que    le    capitaine    mette    du    vin     sucré 


-  58  - 
dans  un  vase  et  force  les  plus  malades  à  :  'y  tenir  les 
mains.  —  Il  faut  se  lever  quand  môme.   Si  on  veut  en 
sortir,  le  moyen  n^est  pas  de  s'écouter  souffrir.  Dame  ! 
les  malédictions  ne  manquent  pas.  Quelquefois  la  note 
gaie  reprend  le   dessus.  «  Dis  donc,  un  tel,  fait  un 
loustic  à  celui  qui  geint  le  plus  fort,  sais-tu  ce  qui  est 
excellent  pour  tes  mains,  eh  bien  !  c'est  de  l'onguent 
de  couverture.  —  J'ai   bien   la   couverture,    reprend 
l'autre,  mais  je  n'ai   pas  l'ordonnance.  »  —  Puis   un 
autre  :  «  Quel  est  donc  l'animal,  l'infernal  monstre  qui 
inventé  ce  joli  métier?  —  C'est  une  nonne.  —  Une 
jeune?  — Non,  une  vieille!  Et  un   troisième  affirme 
eue  ce   dut  être  un  curé  qui   voulait  faire  aller  les 
hommes  au  ciel  sans  confession,  etc.  »  Je  suis  obligé 
d'en  passer  et  de  plus  raidcs...  Après  un  nombre  suf- 
fisai>t  de  jurons,  on  arrive  à  se  mettre  sur  pied  et  on 
repn;nd  une  besogne  qui  ressemble  de  tout  point  à 
celle  de  la  veille,  et  qu'on  ne  sait  que  trop  par  cœur. 

Au  bout  d'une  dizaine  de  jours,  ce  fut  tout  à  fait  fini 
avec  les  pêches  fructueuses.  On  retomba  dans  les  jour- 
nées de  deux  cents  morues,  et  sans  cette  abondance  des 
premiers  jours,  nous  n'aurions  ra^^porté  qu'un  cargai- 
son ridicule  en  fin  de  compte.  Le  produit  de  la 
seconde  pêche  doit  pourtant  être  beaucoup  plus  riche 
que  celui  de  la  première,  si  on  veut  que  la  campagne 
soit  rémunératrice.  Ce  ne  fut  pas  précisément  notre 
cas.  En  trois  mois  de  seconde  pêche,  nous  atteignîmes, 
si  j'ai  bonne  mémoire,  le  chiffre  de  28.000  morues, 


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—  59  ~ 

tandis  que  la  première  pêche  en  avait  rapporté  14.000 
en  cinquante  jours  environ.  De  pareilles  campagnes 
pour  un  navire  de  deux  à  trois  cents  tonneaux  payent  à 
peu  prùs  les  frais  d'armement  :   ce  qui  signifie  qu'au 
retour  les  hommes  —  qui  naviguent  tous  à  la  part  — 
peuvent  s'attendre  à  ne  pas  toucher  grand'chose.  Des 
avances  reçues  lors  du  départ  —  et  qui  s'élevaient  à 
quatre  cents  francs  pour  les  matelots,  à  deux  cents 
pour   les   novices,    et  à   cent  pour  le  mousse  -  les 
familles     n'ont    touché     que    le    surplus     des   frais 
d'équipement.     Pour    plus    d'une,    ce    surplus    n'a 
guère  suffi  qu'à  payer  les  dettes  de  l'hiver  précédent. 
Rentrer  les  mains  vides,  dans  la  morte  saison  du  tra- 
vail, prés  d'une  femme  et  de  petits  qui  ne  sont  pas 
moins  impatients  du  pain  que  votre  retour  représente 
pour  eux  que  de  vos  caresses  d'époux  ou  de  père,  cela 
n'est  pas  gai,  n'est-ce  pas?  Et  cela  vous  explique  aussi 
beaucoup  de  ces  duretés  de  la  vie  du  Banc   dont  le 
simple  récit  vient  peut-être  de  vous  faire  crier  les  nerfs. 
On   n'est  pas  venu  là  pour  s'apitoyer  les  uns  sur  les 
autres.  Coûte  que  coûte,  il  faut  profiter  des  jours  où  la 
morue  donne,  charger  le  navire  si  possible,  afin  de 
rapporter  trois  ou  quatre  cents  francs  aux  siens  ;  sinon 
la  joie  du   retour  sera  singulièrement  affaiblie  par  la 
perspective  d'un  hiver  sans  pain  :  ce  sera  misère  sur 
misère. 

Avant  de  quitter  ce  Grand  Banc,  lieu  de  souflfrances 
intenses,  mais  dont  il  m'est  quand  même  doux  de  me 


—  6o  — 

souvenir,  je  voudrais  vous  dire  encore  quelques  mots 
des  impressions  que  j'y  ai  éprouvées  la  nuit,  lorsque  je 
faisais  le  quart  ou  lorsque  je  couchais  dans  la  chaloupe. 
Coucher  dans  la  chaloupe,  cela  n'est  pas  ordinaire, 
et  n'arrive  <2;uére  qu'en  seconde  pèche,  quand 
on  est  tombé  sur  un  fond  d'abondants  coquillages, 
dont  la  morue  se  nourrit  volontiers,  mais  qui  volon- 
tiers, eux  aussi,  se  nourrissent  de  la  morue  prise  aux 
hameçons.  En  ce  cas,  si  les  lignes  restent  plus  de  trois 
ou  quatre  heures  sur  le  fond,  on  est  à  peu  prés  certain 
de  ne  ramener  que  des  squelettes  :  n'ont  échappé  à 
l'action  de  ces  myriades  de  suceurs  que  les  morues 
qui  ont  eu  la  bonne  idée  de  se  prendre  à  la  dernière 
minute,  les  moins  nombreuses  justement.  Pour  obvier 
à  cet  inconvénient,  on  élonge  tardivement  et  quand 
on  est  au  bout  du  tentis,  au  lieu  de  revenir  à  bord 
comme  d'ordinaire,  on  met  à  l'ancre  et  on  se 
couche  habillé  dans  la  voilure  de  la  chaloupe.  En  fliit 
de  précautions,  on  a  pris  soin  d'allumer  une  lanterne 
de  fer  blanc,  rouillée,  on  le  pense  bien,  comme  tout 
fer  exposé  aux  effluves  de  la  mer,  et  à  vitres  de  corne 
à  peine  translucides.  Espérons  que  les  navires  qui 
sillonnent  le  Banc  apercevront  ce  triste  ver  luisant  et 
daigneront  dévier  de  quelques  mètres,  afin  de  ne  pas 
couler  la  malheureuse  coquille.  Espérons  aussi  que  le 
baromètre  n'aura  pas  trompé  le  capitaine  et  que  l'expé- 
dition des  embarcations  reposait  sur  une  certitude  de 
beau  temps  bien  fondée.  Vraiment  il  ne  serait  pas 
gai  d'être  pris  par  un   coup  de  vent   en  pleine  nuit 


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—  6i  — 

et    pleine    mer,  à  sept  on   huit  kilomètres  du  bord. 
—  Toute  brise  un  peu  fraîche  amène  des  grognements 
de  la  part  de  plus  d'un.  Le  froid  aussi  en   amène: 
après   deux   heures  de  sommeil   dans  ces  conditions 
on  a  les  membres  raides,  croyez- le,   même  lorsqu'il 
fait  très  beau  ;   à  plus   forte  raison    lorsqu'il  pleut  ou 
que  le  temps  est  simplement  froid.  —  Mais  j'aimais, 
quant  à  moi,  cette    vie-là.  Je  l'ai  menée  une   ving- 
taine   de    nuits    consécutives,    pendant  ma   seconde 
année    de     pèche.    Contrairement    aux    recomman- 
dations   de    tous    les    vieux    qui    disaient    que    la 
lumière  de  la  lune  et  des  étoiles  est  très  mauvaise  pour 
les  yeux  quand  on  couche  dehors,   et  qui  prenaient 
soin  de  remonter  les  voiles  par-dessus  leur  tète,  je  ne 
me  suis  jamais  endormi  sans  rêver  longtemps  les  yeux 
grands  ouverts  devant  cette  voûte  céleste,  étoilée  ou 
sombre,  que  les  secousses  rapides  de  la  chaloupe  fai- 
saient paraître  d'une  extrême  mobilité.  Et  puis,  il  était 
si  agréable  de  rentrer  tôt  à  bord,  de  finir  tôt  son  tra- 
vail et,  par  suite,  de  pouvoir  s'oublier  à  lire  quelques 
heures  pendant  l'après-midi  !  A  mon  avis,  on  ne  perdait 
pas  à  payer  ce  plaisir  de  quelques  risques,  et,  en  outre, 
tout  danger,  quel  qu'il  soit,  lorsqu'il  me  laisse  le  loisir 
de  le  poétiser  à  ma  façon,  me  plaît. 

Quant  aux  quarts  de  nuit  à  bord  du  navire,  j'ai  déjà 
raconté  que  les  hommes  s'y  succèdent  de  deux  heures 
en  deux  heures.  Le  tour  revenait  toutes  les  trois  nuits. 
Tantôt  on  a  le  quart  du  soir,  tantôt  celui  du  matin,  et 


—   62   — 

tantôt  un  intermédiaire.  Je  n'.i  guère  besoin  d'expli- 
quer que  ce  sont  les  quarts  extrêmes  qu.   valent    e 
mieux    Pour  ne  parler  que  de  conditions  normales   ce 
sont  de  dures  nuits,  par  exemple,  que  celles  qu,,  partan 
de  neuf  heures  du  soir  pour  finir  à  tro.s  Iteures  du 
matin,  sont  interrompues  par  les  quarts  de  du  heures 
"minuit,  ou  de  minuit  à  deux  heures.  Celm  qu.  vou 
appelle  à  souvent  fort  à  faire  pour   vous   amener   a 
p  endre  pied.  Enfin,  quand  on  y  est,  sr  -'^^^'^J 
quelque  chose,  on  peut  s'en  payer.  -  Seul  dans      nu 
claire  ou  noire,  quand  toutefois  ,e  ne  me  sentars  pas 
envahir  par  le  sommeil,  j'en  ai  torgé  des  ■■"='§^--1;  " 
lais  dire  plus  de  tristes  que  de  ga.es,  mars  au  fond  e 
ne  sais  trop.  D'abord  il  s'agit  ici  surtout  de  ma  seconde 
année  de  pêche,  où  je  fus  bien  moins  malheureux  ;  - 
:  première  campagne,  comme  j'étais  novrce,  ,e  n 
faisais  le  quart  qu'accidentellement  et  pour  remplacer 
d     hommes  malades.  -  Et  puis  la  tristesse,  comme 
tôt  d'ailleurs,  est  chose  bien  relative.  La  vra.e  tns- 
:  •  e  est  le  sentiment  qui  résulte  de  la  contrao^e  d 
l'esprit  ou  de  la  liberté  qui  fait  notre  fond.  La  matière 
sur  laquelle  notre  esprit  joue  importe  peu,  pcurvu 
qu'il  joue  ;  car  il  faut  qu'il  joue  ;  mais  comme  .1  ne  le 
peut  guér;  qu'avec  les  objets  de  son  expérience  jouma- 
Hère   on  a  le  droit  d'aflirmer,  pensons-nous,  que  même 
pour  les   gens  profondément  maliieureux    la  simple 
r  stesse   d'imajnation   est  un  bonheur    Toute   am 
agissante  est  heureuse  :  un  triste  qui  rêve  n  est  donc 
p"lus  triste,  puisque  son  esprit  se  donne  carrière. 


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-  63  - 
Que  de  fois  donc  —  quand  j'avais  enfin  réussi  à 
chasser  le  lourd  sommeil,   ou  si  vous  aimez  mieux, 
quand  au  moyen  d'ablutions  avec  de   l'eau   de   mer 
fraîchement  tirée,  j'avais   ramené   mes  paupières   au 
volume  qui  me  permettait  de  tenir  sans  effort  mes 
yeux  bien  ouverts,  -  que  de  fois  je  me  suis  perdu, 
si  j'ose  dire,  dans  l'âme  des  choses  qui  m'entouraient 
au  point  de  m'oublier  et  de  demeurer  stupéfoit  lorsque 
me  revenait  tout  à  coup  le  sentiment  de  mon  moi  !  Ce 
navire,  je  le  regardais  comme  un  être  vivant,  ou  bien 
j'en  fa'isais  comme  un  prolongement  de  mon  propre 
corps.    J'étais    religieux   alors,  ou,  pour  mieux  dire, 
je  l'étais  en  un  sens  beaucoup  plus  spécial  que  main- 
tenant,    et,    dans    l'obscurité  pleine    de   silence,  les 
croix  superposées  de  la  mâture,  les   grincements    qui 
en  partaient  à  chaque  houle,  me  paraissaient  comme 
rélan  et   le   cri  douloureux  de  la  matière  vers  Dieu, 
et   symbolisaient   à   merveille    mes    aspirations   vers 
l'infini.   Quelquefois,  accoudé   sur  la  lisse,  je  regar- 
dais la  surface  de  la  mer,  je  m'interrogeais  sur   les 
causes  et  les  fins  de  la  vie  qui  grouillait  là-dessous, 
et,    bien  entendu,   je  ne   trouvais   pas    de   réponse. 
J'enviais  presque  ces  êtres  de   n'avoir  d'autre  cons- 
cience   que    celle    du    moment.    D'autres    fois,     je 
m'amusais  à   compter  les  nombreuses    baleines    qui 
venaient  respirer  à  la  surface  et  qui,  de  plusieurs  kilo- 
mètres, faisaient  entendre  leur  gros  souffle  à  travers  le 
silence  des  nuits  calmes.  Il  y  avait  des  nuits  où  ce  bruit 
ne   discontinuait   pas.    Bref,    ces    quarts    tranquilles 


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-  64  - 

représentaient  comme  autant  d'éclatantes  revanches  de 
mon  imagination  contre  le  dur  labeur  qui  l'avait 
comprimée  dans  le  jour.  Il  m'est  arrivé  plus  d'une  fois 
d'oublier  les  heures  et  de  faire  une  portion  de  la  veille 
de  mon  successeur,  qui  ne  s'en  plaignait  pas. 

Ainsi  allaient  les  choses  quand  il  faisait  beau  et  que 
je  n'étais  pas  fatigué  outre  mesure.  Dans  ce  dernier 
cas,  véritable  somnambule,  je  me  traînais  sans  trêve 
pendant  mes  deux  heures,  certain  que  si  je  m'asseyais 
une  minute,  j'allais  m'endormir  et  peut-être  me  laisser 
surprendre  par  le  capitaine  ou  le  second  qui  auraient  eu 
grandement  raison  alors  de  m'administrer  une  verte  cor- 
rection .  Car  ces  veilles,  elles  sont  loin  d'être  superflues  à 
bord  d'un  navire  mouillé  en  plein  Océan,  et  sur  le  pas- 
sage même  de  la  plupart  des  transatlantiques  anglais, 
suédois,  norvégiens,  allemands,  français  et  américains, 
sans  compter  les  navires  à  voiles  plus  nombreux 
encore,  qui  passent  aussi  sur  le  Grand  Banc.  Aussi  les 
abordages  sont-ils  nombreux  chaque  année  dans  ces 
parages  '.  11  y  a  un  danger  extrême  à  s'endormir  même 

I.  Il  ne  se  passe  guère  d'années,  en  effet,  où  l'on  n'ait  à  enregistrer 
quelques  pertes  de  bateaux  de  pêche  coulés  de  cette  laçon.  Les 
règlements  internationaux  ordonnent  bien  de  ne  marcher  sous  la 
brume  qu'avec  des  vitesses  données  (huit  ou  dix  noeuds,  si  je  ne  me 
trompe)  ;  mais  allez  les  faire  observer  à  des  commandants  de  paque- 
bots construits  pour  filer  de  quinze  à  vingt  nœuds,  commandants 
qui  reçoivent  des  primes  quand  ils  arrivent  au  terme  de  leur 
voyage  avant  le  jour  marqué,  et  des  amendes  lorsqu'ils  sont  en 
retard.  —  Il  y  aura  des  abordages  sur  le  Banc  tant  qu'on  n'aura  pas 
prescrit  aux  navires  de  marche  un  itinéraire  qui  les  éloigne  des 
lieux  de  pêche. 


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—  65  - 

par  un  temps  clair,  auand  on  voit  les  feux  d'un  navire 
en  marche,  le  premier  devoir  est  de  s'assurer  du  bon 
fonctionnement   du   fanal   placé  en    tête   du  mât  de 
misaine   dans  tout   navire  à  l'ancre,   et  si  celui  qui 
marche  n'a  pas  l'air  de  vous  apercevoir,  alors  qu'il 
vient  sur  vous,  on  doit  se  tenir  près  de  la  cloche  du 
bord  et  sonner  de  toutes  ses  forces  aussitôt  qu'il  vous 
semble  qu'il  est  suffisamment  rapproché.    La  cloche 
quand  on  est  à  l'ancre  et  le  sifflet  ou  la  corne  quand 
on  est  en  marche  :  tel  est  le  règlement,  auelquefois 
ces  maudits  vapeurs  m'ont  mis  dans  dos  transes  abo- 
minables :  il  y  a  longtemps  qu'ils  vous  ont  aperçu, 
mais  ils  ne  daignent  changer  leur  route  qu'à  la  dernière 
minute,  pendant  que  vous  vous  morfondez  entre  la 
peur  du  ridicule  d'éveiller  tout  le  monde  de  votre  bord 
avant  le  danger  réel,  et  celle  de  laisser  couper  votre 

navire  en  deux. 

Cependant  les  abordages  par  temps  clair  sont  tout  a 
fait  rares.  Mais  dans  les  brumes  dont  j'ai  parlé,  il  faut 
ouvrir,  non  les   yeux,   qui   ne  peuvent  servir,  mais 
les  oreilles,  afin  de  percevoir  le  bruit  des  cornes  des 
bateaux  voiliers,  et  des  sirènes  des  vapeurs.  Alors  il  ne 
faut  plus  quitter  les  environs  de  la  cloche,  et  la  con- 
signe est  de  sonner  sans  hésiter  dès  qu'on  a  entendu 
quelque  chose.  Une  fois,  dans  ma  première  campagne, 
par  une  nuit  de  brume  de  moyenne  épaisseur,  nous 
fûmes  ainsi    réveillés  par    la  cloche    et   les    cris  de 
l'homme  de  quart  :  un  vapeur  monstre,  auprès  duquel 
—  était-ce  l'effet  de  la  nuit?  —  il  nous  sembla  que 


—  66  -- 

notre  navire  aurait  pu  jouer  le  rôle  de  chaloupe, 
passa  à  quelques  mètres  de  nous.  Il  aurait  pu  nous 
couper  sans  nous  voir  tant  il  était  haut.  —  A  la  res- 
ponsabilité que  suppose  la  fréquence  de  ces  abordages, 
si  j'ajoute  que  les  chaloupes  demandent  souvent  une 
crrande  surveillance  et  que  souvent  aussi,  il  faut  filer  de 
la  chaîne  ou  du  câble,  vous  comprendrez  que  le  quart 
ne  soit  pas  toujours  une  occasion  de  rêveries. 


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J'ai  dit  maintenant  les  principales  péripéties  de  la  vie 
du  Banc.  Pour  revenir  à  mon  récit,  notre  pèche 
resta  jusqu'au  bout  au-dessous  du  médiocre.  Le 
capitaine  voulait  faire  durer  la  saison  d'autant  plus 
longtemps  qu'il  dev:.it  retourner  à  Saint- Pierre  pren- 
dre les  derniers  passagers  de  notre  armateur,  c'est- 
à-dire  que  nous  ne  devions  pas  faire  voile  pour 
la  France  avant  les  premiers  jours  de  novembre. 
Spéculation  qui  réussit  rarement.  Les  chances  de  bonne 
pêche  diminuent  à  mesure  que  la  boitte  vieillit,  et  sep- 
tembre vous  ménage  de  brutales  surprises,  particulière- 
ment aux  approches  de  l'équinoxe.  Ce  fut  ce  qui  nous 
arriva. 

Vers  le  1 5  de  ce  mois,  en  effet,  nous  fûmes  assaillis 
par  une  tempête  plus  forte  qu'aucune  de  celles  que 
j'avais  vues  jusqu'alors.  Elle  dura  deux  jours.  Ce  fut 
un  vrai  coup  de  balai  sur  le  Banc  :  aucun  navire  ne 
réussit  à  tenir  l'ancre,  et  plusieurs  furent  perdus.  Dès 
les  premières  heures  de  la  tourmente,  nos  chaloupes 


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-é7  - 
coulèrent  ;  et  ce  fut  ainsi,  entre  deux  eaux,  qu'elles  sup- 
portèrent tout  rouragan.  Le  soir  du  premier  |Our, 
ravais  longuement  contemplé  le  spectac  e  grandiose 
d'une  mer  vraiment  en  furie,  et  je  m'en  étais  comme 
arisé.   Les  tempêtes,  et  toutes   les  choses   énormes 
d'ailleurs,  n'ont  jamais  manqué  de  me  mettre  hors  de 
moi   Mon  enthousiasme  fit  croire  à  plus  d  un  matelot 
que  le  cambusier  m'avait  gratifié   de  quelque  ration 
supplémentaire.   Il  n'en  était  rien  pourtant.  Ma.s^  )e 
bawdai    comme    une    pie,    aussi    longtemps    quon 
voulut  m'écouter;  et  je  me  permis  même,  -  moi  qui 
n'ouvrais  généralement  la  bouche  que  pour  repondre 
aux  questions  qui  m'étaient  posées  -.  de  «  blaguer  »  les 
vieux  qui  avaient  peur.  J'obtins  un  certain  succès.  Vers 
minuit  je  dormais  profondément  quand  )e  fus  violem- 
ment arraché  de  l'espèce  de  niche  .à  chien  qui  me  ser- 
vait de  lit.  Il  parait  que  tout  le  monde  était  sur  le  pon 
depuis  une  heure.  Un  navire  ce  banquais  »,  qui  avait 
brisé  ses  chaînes,  venait  droit  sur  nous,  et  pendant  im 
quart  d'heure  on  s'était  tenu  hache  en  mains    prêt  a 
couper  le  câble  pour  fuir  devant  lui.  U  avait  fini  par 
apefcevoir  notre   fanal  et  accomplir  les  manœuvres 
nécessaires  pour  nous  éviter,    et  ceux  qui    netaien 
pas  de  quart  étaiem  venus  se  recoucher.  Ce  fut  alois 
qu'un  matelot  s'aperçut  qu'un  novice    s'était  permis 
de  ne  pas  entendre  l'appel  et   de  dormir,    pendan 
que    tout   le    monde    avait    MH  .  f^^Uer.    C  était 
le    monde    renversé.  «  Ah!  je  vais  t apprend, e,  me 
dit-il     en  m'expédiant  sur  le  pont,   sans  me  laisseï 


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—  68  — 

une  minute  pour  prendre  bottes  ni  cirage,  je  vais 
t'apprendre  à  faire  le  beau  parleur  !...  Ça  fait  des  dis- 
cours, et  puis  ça  dort  quand  ceux  qui  valent  mieux 
que  lui  sont  sur  le  pont!  Est-ce  que  le  moule  de  ta 
culotte  est  plus  précieux  que  le  mien  par  hasard?  Eh 
bien  !  va  le  rafraîchir  à  ton  tour  !  »  Sur  l'heure,  je  trou- 
vai l'aventure  mauvaise,  mais  depuis  j'ai  su  gré  à  celui 
qui  m'a  si  bien  fait  sentir  que  les  discours  ne  mènent  à 

rien.  ,  ,    .   £,, 

Au  matin  de  cette  même  nuit,  le  cable,  qui  était  hle 
jusqu'à   la   dernière   extrémité,   se  rompit,    et,    bien 
entendu,  fut  perdu  avec  toute  la  chaîne  qui  était  dehors, 
ainsi  que  l'ancre.  C'était  mv,  perte  de  plusieurs  milliers 
de  francs,  dont  l'équipage  devait  subir  le  cinquième, 
plus  sûrement  que  récolter  le  cinquième  de  bénéfices, 
problématiques  déjà  avant  cette  perte.  En  plus,  les  lignes 
étaient  dehors,  qui  représentaient  elles  aussi  une  valeur 
de  trois  ou  quatre  mille  francs.  On  mit  donc  le  navire 
en  panne  pour  ne  pas  s'en  éloigner  trop.  Le  vent  se  calma 
dans  la  soirée,  et  dès  qu'on  put  porter  quelque  toile, 
on  refit  la  route  opposée  à  la  dérive  effectuée  pendant 
la  tempête.  Le  lendemain,  on  fut  assez  heureux  pour 
-apercevoir  les  bouées.  Les  tentis  furent  tirés  avec  une 
seule  chaloupe;  l'une  des  deux  avait  tellement  souf- 
fert pendant  le  coup  de  vent  qu'on  ne  jugea  pas  qu'elle 
valût  la  peine  d'être  relevée.  Grâce  à  l'entrain  puisé 
par  tous  dans  le  sentiment    que  cette  campagne  de 
malédiction  était  enfin  finie,  le  soleil  était  encore  haut 
lorsque  le  cap  fut  mis  sur  Saint-Pierre.  La  situation 


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e  doute  fort  ïe  les  soupirs  de  satisf.cuon  de  tous, 
réunis,  aient  pu  égaler  le  mien. 


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RETOUR 


0„  resta  plus  d'un  mois  ^- '^^  "j^f  „''l'^  '  g 

a,e  qu'on  eut  ^-^P^  P°^^\t  */ -  3^"  '^  ^"' 
ptche  et  la  remplacer  pa.  des  "^ J^^  „„ 

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„e  disait  plus  rien  au  -^^^^H^^^^  j-^us  cepen- 
pour  celle  que  ,'ava..de^esptrf  de         j  ^^^^ 

dant  l'occasion  ^ï  ':°"  ",,",■,  a.a.  ie  veux  parler 
pU,smalheureu.  ^^,^1^^^^^^  an^ui 
des  «  f™-"^  "-^^t  ;„  de  vastes  champs  de  galets 
f°"'  y'K^Xl  ne  sais  au  juste  dans  quels  cotns 
^rp-^tère  et  du  Morbihan  on  raccole  ces  pauvres 
du  Fmistere  et  du  1  cinquame  i  cent  francs 


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—  72  — 

chef  de  grave.  Celui-ci  n'était  pas  mis  là  pour  sa  ten- 
dresse de  cœur.  C'était  généralement  un  h  .mme  bien 
musclé,  solide,  et  il  le  fallait  -,  Mus  .Vr.n,  dans  les  temps 
passés,  avait  eu  à  subir  le.  assaut,  aes  graviers  révol- 
tés et  ne  s'en  était  tiré  qu'au  prix  de  membres  brisés, 
sinon  au  prix  de  la  vie  même.  Vous  pouvez  croire 
cependant  qu'il  y  a  eu  infinimem  plus  de  graviers  tués 
par  leurs  chefs  que  de  chefs  par  leui.  graviers.  Là, 
comme  ailleurs,  les  vengeances  terribles,  celles  qui  com- 
portent mort  d'hommes,  lorsqu'elles  sont  exercées  par 
les  inférieurs  sur  les  supérieurs,  sont  le  signe  et  la 
répercussion  d'injustices  et   de   mauvais  traitements 
excessifs,  l'efflorescence  de  haines  longuement  provo- 
quées d'une  part  et  longuement  contenues  d'autre  part. 
Mais  tout   cela  était  en  voie   de  changement   :    les 
mœurs  allaient  s'adoucissant.  11  devenait  déjà  fort  diffi- 
cile de  tuer  un  homme,  fût-ce  un  gravier  de  douze  ans, 
dans  une  colonie  de  quelques  kilomètres  carrés,  où  les 
autorités  et  le  gouverneur  ne  pouvaient   ignorer  les 
événements  de  quelque  importance.  Je  crois  bien  que 
les  douleurs   de  leurs  anciens  ont  enfin  acheté  des 
traitements  à  peu  prés  humains  aux  graviers  d'aujour- 
d'hui. Quoi  qu'il  en  soit,  leur  sort,  en  1876,  me  fit  du 
bien  par  comparaison  avec  le  mien;  car  le  mien  avait 
au  moins  pour  explication,  sinon  pour  excuse,  la  vie 
en  mer  avec  ses  dures  nécessités.  Je  vois  encore  les 
cabanons  ignobles  et  remplis  de  vermine  où  ils  cou- 
chaient; les  baquets  autour  desquels  ils  s'agenouillaient 
ou  s'asseyaient,  par  terre,  en  rond,  pour  manger  les 


—  73  — 
soupes  et  les  mets  grossiers  qui   ne  varient  jamais. 
Bref,  une  impression  de  chenil,  ou  plus  précisément  de 
porcherie  mal  tenue,  voilà  ce  que  j'ai  rapporté  de  ma 
petite  excursion  à  travers  ces  taudis.  Cela  vous  avait 
je  ne  sais  quel  air  d'esclavage  qui  révoltait  en  pays  tout 
français,  tout  habité  par  des  Français.  Je  n'ai  pas  eu 
d'aussi  profonds  dégoûts  dans  les  pays  à  moitié  sau- 
vages et  devant  des  cases  de  travailleurs  pour  lesquels 
l'esclavage  n'était  encore  supprimé  qu'en  droit.  L'es- 
clavage et  les  mœurs  barbares  s'acceptent  au  moins 
comme  des  nécessités  de  fait,  transitoires,  temporaires, 
là  où  l'on  sent  que  l'homme  n'est  pas  encore  capable 
de  civilisation,  n'est  pas  mûr  pour  la  liberté. 

Juste  le  jour  de  la  Toussaint,  les  marchandises  furent 
achevées  d'embarquer.  Il  tomba  beaucoup  de  neige  ce 
jour-là.  La  température  du  départ  se  trouva  ainsi  tout 
d'un  coup  semblable  à  celle  de  l'arrivée. 

Le  lendemain  les  passagers  furent  amenés  à  bord  ; 
ils  étaient  une  centaine  :  il  y  avait  quelques  artisans  et 
quelques  petits  pêcheur?  de  l'île,  mais  surtout  des  gra- 
viers. J'aurais  bien  à  parler  de  la  façon  dont  on  empile 
toute  cette  chair  humaine  à  bord  de  navires  non  con- 
struits pour  un  service  de  passagers  ;  qu'il  me  suffise  de 
dire  que,  sur  une  surface  à  peine  suffisante  pour  cou- 
cher cette  centaine  d'hommes,  on  avait  laissé  entre  les 
marchandise*^  et  le  pont  une  hauteur  d'un  mètre  cin- 
quante environ.  Les  malles  et  caisses  de  ces  passagers 
prirent  une  bonne  moitié  de  l'espace  libre.  Par-dessus 


—  74  — 
on  mit  encore  Ips  paillasses  et  couvertures  de  ceux  qui 
en  avaient,  si  bien  qu'en  définitive  il  ne  resta  aux 
hommes  que  la  hauteur  nécessaire  pour  se  tenir  cou- 
chés, et  qu'ils  n'avaient  plus  d'autre  moyen  de  gagner 
leurs  gites  que  de  s'y  traîner,  à  partir  du  petit  panneau, 
en  rampant  sur  le  ventre.  Mais  pour  excuser  les  arma- 
tcurs,  il  faut  ajouter  que  le  prix  du  retour  de  Samt- 
Pierre  en  France  dans  ces  conditions  était  généralement 

d'une  quarantaine  de  francs. 

Tout  est  abord,  marchandise  morte  et  marchandise 
vivante  ;  mais  voici  une  brume  intense  et  un  «  calme 
blanc».  Inutile  de  partir,  puisque  le  navire  ne  saurait 
faire  un  métré  de  route.  Cependant  on  décide  de  lever 
les   ancres  et  de  se  déhaler  jusqu'à  l'une  des  deux 
entrées  de  la  rade.   Dans  l'après-midi,  le  baromètre 
baisse  subitement;  un  coup  de  vent  d'Est,  c'est-à-dire 
tout  à  fait  contraire  pour  nous,  est  annoncé.  On  mouille 
trois  ancres  et  on  en  prépare  une  quatrième,  car  il 
importe  absolument  de  ne  pas  chasser,  quand  on  n'est 
qu'à  quelques  mètres  des  rochers. 

La  tempête  s'élève  à  la  chute  du  jour  et  dure  toute  la 
nuit.  Je  fais  le  quart  de  deux  à  quatre  heures  ô.n 
matin  :  sur  rade  il  n'y  a  que  le  capitaine  et  le  mousse 
qui  en  soient  exemptés.  La  consigne  était  de  prévenir 
si  le  vent  fraîchissait,  et  si  le  navire  paraissait  se  rap- 
procher de  la  côte,  qui  se  dressait  là  tout  près,  à  une 
trentaine  de  mètres.  Ce  que  j'ai  eu  d'inquiétude  pen- 
dant  ces  deux  heures  !  et  comme  je  me  suis  fatigué  les 


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—  75  — 

yeux  à  estimer  la  distance  de  cette  cùte  toute  à  pic  et 
haute   de  plus  de  quatre-vingts    mètres,  sur  laquelle 
nous  pouvions  être  jetés,  et  à  prendre  des  points  de 
repùre   pour  reconnaître    si    nous  «  chassions  »   ou 
non!  Et  je  pensais  qu'il  était  bien  imprudent  de  me 
commettre  à   une   veille  pareille,  moi,  tout  jeune  et 
dans  les  sens  duquel  la  vie  des  choses  qui  se  passaient 
ou    pouvaient    se    passer    n'avait    pas    suffisamment 
pénétré.  Chef  d'orchestre  ;\  sa  manière,  un  vieux  loup 
de  mer  sent  la  moindre  fausse  note,   la  plus  petite 
discordance  dans  un  tel  concert  d'éléments  déchaînés, 
alors  que  l'intelligence  du  jeune  homme  qui  n'a  pas 
l'expérience  des  choses  en  est  réduite  à  fonctionner  sur 
des  données  purement  Imaginatives.  Je  veux  perdre 
mon  nom   si  je   ne  suis  pas  allé  cinquante  fois  voir 
l'heure  dans  «  l'habitacle  »,  tant  j'avais  hâte  d'avoir 
fini.  J'aimais  mieux  que  le  navire  se  mit  à  la  côte  sous 
la  surveillance  d'un  autre  que  sous  la  mienne.  Mais  je 
m'exagérais  sans  doute  le  danger,  et  puis  nous  étions 
abrités  par  l'Ile   aux  Chiens  qui  ferme   la  rade   :  le 
navire  tint  bon.  Au  jour,  le  vent  s'était  adouci  et  avait 
tourné  au  Sud.  Avant  midi,  les  ancres  furent  levées,  et  : 
adieu  Saint-Pierre  ! 

A  partir  de  ce  moment,  la  joie  m'a  changé;  mes 
compagnons  ne  me  reconnaissent  pas  et  moi-même  je 
me  sens  tout  difîérent.  Dans  quinze  jours  nous  serons 
à  Granville,  peut-être  avant  !  Si  je  suis  dégoûté  de  la 


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-  76  - 
pèche,  je  ne  le  suis  pas  de  la  navigation.  Et  je  rêve 
toujours  de  long-cours,  et  je  pense  que  je  m'y  engage- 
rai l'année  suivante,  que  je  deviendrai  capitaine  et 
qu'un  jour  j'aurai  sous  les  piedo  un  navire  où  je  serai 
«  maître  après  Dieu  »,  selon  l'expression  consacrée. 

Les  hommes  sont  plus  doux  au  retour;  j'en  profite 
pour  me  faire  expliquer    des  tas  de   choses   sur  la 
manœuvre.  J'apprends  à  travailler  le  «  filin  »  (le  cor- 
dage^,  à  faire  des  épissures,  des  tresses  et  des  nœuds 
de'tJutes  sortes.  J'apprends  aussi  à  gouverner  le  navire 
et  je  suis  très  fier  de  faire  la  barre,  puis  le  bossoir,  à 
tour  de  rôle,  com.me  messieurs  les  matelots.  Un  jour 
je  me  distingue   par  mon  agilité  dans  la  mâture,  et  je 
pleure  presque  de  joie  en  entendant  dire  par  le  bosse- 
man  :  «  Quel  matelot  ce  sera!  »  Savoir  reconnaîtra 
les  mérites  des  gens  est  un  puissant  moyen  de  se  faire 
pardonner  ses  torts.  Ce  bosseman  était  une  vraie  brute, 
et  c'était  peut-être  de  son  fait  que  j'avais  eu  le  plus  à 
souftrir;  c'était  lui,  entre  autres,  qui  m'avait  placé  sur 
le  siège  aérien  dont  j'ai  parlé  au  début,  mais  il  était  bon 
marin,  et  par  ce  mot  il  me  fit  tout  oublier.  Bref,  je  me 
dilate,  et  je  ne  suis  plus  du  tout  le  pauvre  être  triste 
et  renfrogné  que  je  m'étais  montré  presque  toujours. 
Cependant  le  navire  va  bon  train.  Il  est  rare  que  sa 
vitesse  tombe  au-dessous    d'une   dizaine   de   nœuds. 
C'est  la  saison  des  vents  de  «  noroît  ».   Derrière  nous, 
par  la  hanche  de  bâbord,  l'horizon  se  charge  sans  cesse 
de  <Tros  cumulus  que  les  matelots  appellent  des  «  balles 


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—  77  — 
de  coton  ».  «  Encore  un  qui  nous  apporte  du  bon  vent  », 
disent-ils;  et,  quand  le  grain  fond  sur  nous  :  «  Vente 
donc,  vieux  bon  Dieu,  décorne  les  bœufs,  plus  fort, 
plus  fort  encore;  nous  sommes  prêts  à  te  recevoir; 
vent  arrière  fait  la  mer  belle.  »  On  est  prêt,  en  effet, 
les  haubans  et  les  galhaubans  du  mât  de  misaine,  —  celui 
qui  travaille  le  plus  par  le  vent  arrière  —,  ont  été  ridés 
au  départ;    on  a  préparé  des  «  pataras  »,  espèce  de 
galhaubans  supplémentaires  et  mobiles,  dont  on  se  sert 
pour  soutenir  temporairement  les  parties  de  la  mâture 
qui  ont  le  plus  à  souffrir  quand  on  force  de  toile.  Et 
puis  on  manœuvre  avec  un  cœur  et  un  entrain  parfaits. 
Les  passage-s,  qui  étouffent  dans  la  cale,  sont  toujours 
sur  le  pont  et  tirent  sur  les  manœuvres  avec  les  mate- 
lots. Tout  s'accomplit  magiquement.  La  gaieté  est  pro- 
portionnée à  la  vitesse  du  navire.  Pour  moi,  dès  que 
j'ai  une  minute,  je  ne  me  lasse  pas  d'aller  me  coucher 
à  plat  ventre  sur  le  gaillard,  la  tête  en  dehors,  à  "côté 
du  beaupré.  Je  ne  peux  me  rassasier    de  contempler 
cet  énorme  bourrelet  d'eau  et  d'écume  que  fend  l'étrave 
et  que  refoulent  les  joues  du  bateau.   On  dirnit  une 
monstrueuse  charrue  à  double  versoir,  entraînée  par 
une  force  immense,   qui  ouvre  son  sillon  à  travers  la 
plaine  sans  fin.  «  O  ma  vieille  Elisabeth  !  je  te  demande 
pardon  de  t'avoir  maudite.  La  leçon  est  finie,  n'est-ce 
pas?  Je  vois  bien  que  tu  te  hâtes  pour  me  ramener 
au  port.   Ta  vieille  carcasse  m'aura  tout  de  même  été 
une  école  virilisante.  Et  jeté  bénis  maintenant!  »  — 
Appelez  cela,  si  vous  voulez,  des  hallucinations  ou  de 


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-  78  - 

la  folie  ;  tels  étaient  bien  les  monologues  que  je  lui 
débitais,  et  il  m'arrivait  d'embrasser  le  vieux  navire 
qui  filait  si  bien. 

C'est  sur  ce  gaillard  que  j'ai  pensé  pour  la 
première  fois  que  la  douleur  et  la  mort  ne  peuvent 
faire  trembler  que  ceux  qui  n'ont  pas  lié  avec  elles  une 
assez  intime  connaissance.  La  douleur  :  j'y  étais  entré 
jusqu'au  point  où  elle  se  transforme  en  insensibilité;  je 
savais  désormais  qu'il  y  a  une  capacité  de  souffrance 
déterminée  pour  chacun,  une  capacité  au  delà  de 
laquelle  il  n'y  a  plus  rien.  La  mort!  Plein  de  santé  et 
d'aspirations,  je  l'avais  regardée  bien  en  face,  je  m'y  étais 
attendu  souvent  ;  j'en  avais  par  suite  épuisé  toutes  les 
craintes.  —  La  vie  pouvait  me  réserver  ce  qu'elle 
voudrait  désormais;  j'étais  au-dessus  de  ses  déceptions. 
Je  n'aurais  jamais  eu  peur  de  rien,  si  j'avais  toujours 
su  garder  ces  idées  présentes. 

Mais  les  épreuves  n'étaient  pas  aussi  finies  que  nous 
le  pensions  tous.  Le  retour  aurait  été  trop  heureux 
pour  cette  campagne  de  malechance,  si  le  vent  s'était 
maintenu  ;  nous  ne  devions  pas  rentrer  de  sitôt  dans  le 
port.  En  huit  jours,  nous  avions  été  poussés  jusque  sur 
les  Sondes,  un  banc  de  l'Atlantique  situé  vers  la  longi- 
tude des  Açores,  c'est-à-dire  que  nous  n'étions  plus 
qu'à  une  centaine  de  lieues  des  côtes  de  F-ance.  Là 
nous  restâmes  une  vingtaine  de  jours,  entre  des  alter- 
natives de  calmes  et  de  forts  vents  de  bout.  Plus  qu'à 


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—  79  — 
tout  autre  navire,  les  vents  de  bout  étaient  funestes  au 
nôtre.  L'Elisabeth  était  bonne  marcheuse,  mais  très  mau- 
vaise louvoyeuse  ;  c'était  un  navire  plat  qui  perdait  en 
dérive  la  route  qu'il   semblait  gagner,  à  en  juger  la 
direction,  lorsqu'il  allait  au  plus  près.   Avec  tant  de 
passagers,    on   eut  bientôt   des  inquiétudes   pour  les 
vivres  ;  même  il  fallut  nous  mettre  à  la  ration  pour 
l'eau  dont  on  s'aperçut  qu'il  ne  restait  plus  que  trois  ou 
quatre  pièces.  Après  avoir  souffert,  une  première  fois, 
de  la  faim,    il  nous  fallait  évidemment  passer  par  la 
soif.  Mais  on  n'en  souffrit  pas  longtemps.  A  peine  cette 
décision  venait-elle  d'être  prise  que  le  bon  vent  revint. 
Le  surlendemain,   nous  étions  en  vue  de  Granville.  Je 
vécus  si  exclusivement  dans  l'idée  anticipée  du  débar- 
quement que  je  ne  vis  rien  autour  de  moi.  En  tout 
cas  •  je  n'ai  gardé  1  j  souvenir  d'aucun  phare  aperçu  dans 
la  nuit  ni  d^aucune  côte  vue  dans  le  jour.  Je  ne  revois 
que  la  chaussée   du   port   contemplée  -  avec   quel 
amour'  -pendant  les  heures  où  nous  attendîmes  le  flot 
qui  devait  nous  conduire  dans  le  bassin.  On  franchit 
les  portes  vers  dix  heures  du  matin.  Je  me  vois  encore 
mettant  le  pied  à  terre,  étonné  de  me  sentir  si  léger 
après  avoir  quitté  mes  grandes  bottes  et  tout  mon  atti- 
rail de  mer,    étonné  surtout  qu'on  ne  remarque  pas 
plus  un  héros  de  ma  sorte.  Je  me  portais  comme  une 
châsse  et,  sous  mes  grossiers  vêtements  de  laine,  )  étais 
aussi  fier  qu'un  polytechnicien  qui  endosse  pour  la 
première  fois  l'uniforme.  Ce  fut  dans  ces  sentiments 
que  j'allai  avec  les  autres,  au  bureau   ie  l'armateur, 


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—  80  — 

toucher  dix  francs  qu'on  voulut  bien  remettre  à  cha- 
cun de  nous  pour  nous  rapatrier.  Ce  fut  là  toute  notre 
part  de  lot.  Avec  les  deux  cents  francs  reçus  comme 
avances,  lesquels  avaient  été  soumis  à  retenues,  je  me 
trouvais  donc  avoir  gagné  deux  cent  quatre  francs  pour 
toute  cette  campagne. 


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VI 


CONCLUSION 


Si  les  hommes  qui  font  le  métier  que  j'ai  essayé  de 
dépeindre  sont  dignes  de  secours,  j'espère  que  mon 
récit  l'aura  suffisamment  prouvé.  J'ai  cependant  peur 
d'avoir  trop  présenté  comme  des  brutes  mes  anciens 
compagnons,  alors  que  mon  but  était  d'appeler   sur 
eux  la  sympathie  des  gens  heureux  et  fortunés.  Que 
voulez-vous?  ceci  est  une  histoire  qui  n'a  rien  de  com- 
posé et  tout  mon  effort  a  porté  sur  l'éclaircissement 
de  mes   souvenirs.  J'aurais  d'ailleurs  cru    trahir  ma 
cause  en  substituant  l'avocat  au  simple  narrateur  et  je 
suis  convaincu  que  tout  bien   qu'on   obtient,  même 
pour  autrui,  au  prix  d'une  altération  de  la  vérité,  est  en 
définitive  un  mal.  Et  puis,  je  vous  l'ai  dit  à  plusieurs 
reprises,  la  campagne  fut  exceptionnelle;  si  j'avais  à 
vous  raconter  celle  que  je  fis  l'année  suivante,  je  vous 
présenterais,  dans  un  cadre  tout  à  fait  semblable,  des 
hommes  encore  capables  de  rudesse  et  de  dureté  de 
cœur,  mais  capables  aussi  d'humanité  et  de  pitié  ;  et 


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—    82    — 

je  vous  assure  que  cette  pitié  et  cette  humanité  avaient 
du  prix.  Pourquoi  ne  vous  ai-je  guère  parlé  de  ceux-ci? 
Tout   simplement   parce  qu'il    m'a   paru    naturel    de 
décrire  mes  impressions  les  plus  vives,  celles  du  début, 
celles  qui  marquent  le  plus  dans  la  mémoire.  J'aurais 
pu  les  fondre  avec  les  autres,   me  direz-vous  r  mais, 
outre  que  je  n'en  suis  pas  capable,  il  m'a  semblé  que 
vous  n'échapperiez  pas   plus    que  moi   à  l'attraction 
sympathique    que     ces    brutes    franches    et    droites 
exercent  sur  moi,  depuis  que  je  connnais  la  brutalité 
polie.    Si   vous    ajoutez    encore   que   cette   extrême 
brutalité,   elle  est  le  fruit  de  l'extrême  misère,  vous 
penserez  qu'avant  de  condamner,  il  est  bon  que  cha- 
cun  se   demande  ce   qu'il  serait  capable  de  faire  en 
situation  pareille. 

Je  ne  veux  pas  insister  sur  l'importance  commer- 
ciale très  grande  de  la  pêche  de  la  morue.  U  morue 
salée  est  un  mets  de  riches  et  de  pauvres,  et  c'est  par 
huit  ou  dix  millions  defrancsque  se  chiffre  chaque  année 
le  produit  de  la  seule  pêche  française.  Mais  de  mandez 
aux  chirurgiens  de  la  marine  de  l'État  ou  aux  officiers 
de  l'Inscription  maritime  ce  qu'il  faut  penser  de  cette 
école,  de  cette  pépinière  de  marins?  Ils  vous  répon- 
draient tous  que  sa  disparition  serait  un  cocp  funeste 
pour  nos  flottes  militaires. 

Passons  sur  ces  raisons  utilitaires;  glissons  encore, 
quoiqu'il  en  coûte,  sur  le  caractère  éminemment  fran- 
çais de  ces  pêcheries  du  Grand  Banc  et  de  tous  les 
Bancs  qui  avoisinent  les  maigres  rochers    de  Saint- 


4, 


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'4. 


-  83  - 

Pierre  de  Miquelon'.  Car  c'est  là,  sur  ces  âpres  îlots, 
vénérables  reliques  de  notre  ancienne  domination  dans 
ces  parages,  que  j'ai  vu  flotter  en  maître  notre  pavillon, 
que  je  l'ai  vu  couvrir  véritablement  un  esprit  français, 
même  chez  ceux  qui,  comme  les  Canadiens,  Acadiens, 
Labradoriens,  ne  sont  plus  Français  de  par  la  politique 
ou  l'histoire.  Ailleurs,  dans  d'autres  ports  de  l'Atlan- 
tique ou  du  Pacifique,  j'ai  souffert  de  là  rareté  de  ce  môme 
pavillon  et  surtout  de  son  peu  de  signification  réelle. 
C'est  à  Saint-Pierre  que  j'ai  dû  de  comprendre  l'amour 
qu'on  peut  éprouver  pour  la  patrie  dans  ses  prolonge- 
ments coloniaux,  à  Saint-Pierre  que  j'avais   maudit 
dans  mon  égoïsme  de  malheureux. 

Ce  qu'il  importe  plus  particulièrement  d'apercevoir 
et  de  sentir,  c'est  quelle  école  d'hommes  et  quel  puis- 
sant laminoir  de  caractères  est  un  pareil  milieu.   Pères 
et  mères  de  famille  qui  êtes  assez  forts  pour  préférer 
au  besoin  la  mort  de  vos  fils  à  leur  conservation  pour 
le  mal,  envoyez-les  là,  afin  qu'en  même  temps  qu'ils  y 
apprendront  le  prix  du  pain,  ils  y  soient  témoins  d'un 
héroïsme  qui  s'ignore  d'autant  mieux  qu'11  est  la  loi 
de  tous  les  jours.    Un  pays  qui   aurait  beaucoup  de 
sources  de  vitalité  comme  celle-là  ne  serait  pas  près  de 
périr.  Pour  moi,  tout  en  reconnaissant  que  mon  carac- 


1  A  côté  du  Grand  Banc  et  plus  rapp.ochés  de  Saint-Pierre,  on 
distingue  encore  le  Banquercau.  le  Banc-à-Vert  et  le  Banc  de  Saint- 
Pierre  où  pèchent  plus  particulièrement  les  goélettes,  qui  arment  et 
désarment  généralement  à  Saint-Pierre.  Les  navires  de  deux  à  quatre 
cents  tonneaux  qui  arment  en  France  vont  surtout  sur  le  Grand  Banc. 


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-  84  - 

tère  et  mon  imagination  m'auraient  toujours  conduit 
à  me  plonger  en  des  épreuves  douloureuses,  —  car  je 
n'étais  pas  fliit  pour  croire  que  le  feu  brûle  avant  de 
m'y  être  brûlé,  —  je  ne  puis  me  demander  sans  frémir 
ce  que  je  serais  devenu  si  je  n'étais  passé  par  cette 
rude  école.  Car  celle-là  est  à  peu  prés  la  seule,  à  ma 
connaissance,  qui  vous  assure  le  bénéfice  de  la  dou- 
leur sans  vous  offrir  les  possibilités  de  compensations 
malsaines  qui  entourent  piesque  toutes  les  autres. 

Il  y  a  l'alcool,  pourrait-on  objecter.  —  Oui,  mais 
quoique  j'aie  dit  sur  ce  point,  il  ne  faut  pas  s'exagérer 
le  danger.  Qu'est-ce  qn'un  litre  de  cidre,  un  demi-litre 
de  vin  et  un  quart  d'eau- de-vie  répartis  sur  un  dur  tra- 
vail de  quinze  à  vingt  heures,  au  beau  milieu  de  l'Océan  ? 
L'homme  qui  se  livre  à  un  vail  sédentaire  et  qui, 
sous  une  forme  ou  sous  une  auu  bsorbe  chaque  jour 
cinq  ou  six  centilitres  d'alcool,  s'alcoolise  beaucoup 
plus  sûrement  qu'aucun  de  nos  matelots  pêcheurs. 
Pour  eux,  les  verres  d'absinthe,  de  vermouth  ou  de 
bitter  est  chose  inconnue.  Si  quelques  capitaines  et 
quelques  cambusiers  deviennent  alcooliques,  cela 
n'arrive  jamais  aux  matelots,  du  moins  dans  les  navires 
qui  pèchent  au  large.  Et  quant  aux  quantités  de  liquide, 
vraiment  excessives,  que  l'on  peut  boire  dans  les  jour- 
nées de  pèche  miraculeuse,  il  faut  les  regarder  comme 
sortant  de  l'ordinaire,  comme  une  sorte  d'équivalent  de 
l'eau-de-vie  versée  aux  soldats  qui  montent  à  l'assaut. 
Le  moyen  de  s'en  dispenser? 

Cela  veut-il  dire  que  tout  soit   pour   le  mieux  et 


conduit 
—  car  je 
avant  de 
is  frémir 
par  cette 
le,  à  ma 

la  dou- 
:nsations 
res. 

ui,  mais 
exagérer 
cmi-litre 
dur  tra- 
'Océan  ? 

et  qui, 
que  jour 
eaucoup 
êchcurs, 
1  ou  de 
Laines  et 
es,  cela 
;  navires 
liquide, 
les  jour- 

comme 
aient  de 
l'assaut. 

lieux  et 


-  85  - 
qu'on  ne  doive  rien  tenter  pour  aniélic^rl^^s^^^^ 
nêcheurs  de  Terre-Neuve?  Mon  récit  a  fait  resso  tir  ce 
ty  :  tout  de  même  d'excessif  ^-s  répreuv^^^^ 

L  il  Le   moyen  de  les  Pf  ^^^  j^ ^eTv    '  c'es 
Hommes,  et  de  leur  inc^lq^^ 

1C3  <-ii^  _       o';nt«î.i-p«îser  à  eux  sans  autres 

d'abord  que  l'on  puisse  s  intéresser      e 

mobiles  :  ils  n'y  sont  pas  habitues.  A  nous 
•"Xfam-iHtrfrlauelquechosedetrèssiniple. 
En^yer'ft  directement,  soit  par  notre  U^^.'^ 
obole'à  la  SocUU  des  Œavns  ic  »-  P^    -/^«^^  , 
..organisation  des  --^Xt  ,%S:uve.  ni 
n'est  besoin  d  avoi,   ete  pécheur  ^  ,^ 

même  simplement  "-'"■,  P^^^X'quVaura  pour 
besogne  ne  manquera  pa    a  ""  "^J^'J  ^          J^^, 
mission  de  parcourir  les  lieux  de  pêche  et  ^e  se 
Tquatre  o'u  cinq  mille  — s  qu' vive- 1^.  -  - 
pe^Xnts«_ou^epn^ 

i,i:Vmo<'pou'r  Action  morale, '•■'(■il-  ,e„ent  les 

1    ce  chifte,    appro.ima.if,    '""'f'^"^^-;  "™  ,  ',„,  au  Banc 

pêcheurs  du  Grand  ^'l;  "TIZ' t    'Z^^^«^^^  «-  ^" 

[.Vert  et  du  Banc  de  Saïui-Pierre.   Ui  son 

Grand  Banc,  les  plus  éloignés  de  terre,  aut  ont       p 

besoin  de  secours.  7 


•■•*X' 


Vf 


[Il 


—  86  — 

aggravation  du  métier!   —  on  ne  va  plus,  ou  ne  va 
guère  à  Saint-Pierre  pour  se  ravitailler  et  prendre   de 
la  boitte,  comme  de  mon  temps.  Depuis  les  contesta- 
tions qui    se    sont  élevées  entre  les  Français  et  les 
Anglais  de  Terre-Neuve  au  sujet  des  droits  de  pêche, 
ceux-ci  ont  refusé  de  vendre  à  ceux-là  les  caplans  et 
les   harengs   qu'ils    péchaient  sur  leurs   côtes.  Il  est 
devenu  par  suite  inutile   d'aller   à   Saint-Pierre;    on 
boitte  avec  des  amorces  pêchées  sur  le  Banc;  et  c'est 
ainsi  qu'il  arrive  que  des  navires  partis  de  Dieppe,  de 
Fécamp,  de  Saint-Valery,  de  Granville,  de  Saint-Malo 
et  d'autres  ports  au   mois  de  mars,  reviennent  à  la  fin 
de  septembre  ou  en  octobre  sans  avoir,  pendant  ces 
longs  mois,  rafraîchi  leurs  vivres  ni  vu  aucune  terre' . 
Le  rôle  du  médecin  est  donc  bien  indiqué,  sur  un 
navire  qui,  bien  gréé  pour  la  marche,  aura  certaine- 
ment chaque   jour    l'occasion   d'interroger    plusieurs 
navires  à  l'ancre,  de  visiter  leurs  malades  et  quelquefois 
de  les  décharger  de  leurs  mourants.  Je  ne  veux  pas 
insister  sur  des  moyens  qu'il  me  serait  difficile  de  faire 
entendre  à  ceux  qui  ne  connaîtront  toutes  ces  choses 
que  par  mon  récit  :  qu'il  me  suffise  de  dire  au  nom 
de  mon  expérience  que  l'entreprise  n'est  pas  seulement 
louable,  mais  qu'elle  est  très  pratique.  Le  martyrologe 


I.  Autre  modification  :  au  lieu  de  chaloupes,  on  n'emploie  plus 
que  des  «  doris  »,  embarcations  très  légères  dans  lesquelles  on  va 
deux  par  deux,  au  lieu  de  sept  ou  huit,  comme  dans  les  chaloupes. 
Mais  le  métier  n'en  est  ni  moins  pénible  ni  moins  dangereux. 


_  87  - 

serait  long  de  ceux  qui  sont  morts  dans  cette  dure 
professi    ',  faute  des  soins  les  plus  élémentaires. 

Pour  être  délicat,  le  rôle  d'un  aumônier  ne  paraît 
pas  moins  essentiel.  D'abord  les  marins  bretons  qui  là, 
comme  dans  toute  la  marine  française,  sont  le  nombre 
et  qui  sont  gens  de  foi  simple,  écouteront  sans  diffi- 
culté ses  exhortauons.  11  n'en  sera  peut-être  pas  tout  à 
fait  de  même  avec  les  marins  des  autres  pays;  mais 
chacun  sait  que  l'homme  qui  a  le  don  de  faire  entendre 
des  paroles  élevées  dans  des  milieux  de  douleur  peut 
rester  sûr  d'être  toujours  ■  mpris.  Ce  qui^  importe 
après  tout,  c'est  n  oins  de  conser\'er  une  misérable  vie 
que  d'en  rester  maiire  jusque  dans  la  souffrance,  et  de 
mourir  avec  un  esprit  qui  dom'ne  la  mort. 


FIN 


■^m^ 


^  % 


IMAGE  EVALUATION 
TEST  TARGET  (MT-3) 


1.0 


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1.25 


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Photographie 

Sciences 

Corporation 


2-)  WEST  MAiN  STREET 

WEBSTER,  N.Y.  14580 

(716)  872-4503 


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Publié  par  les  soim  de  /'Union  pour  TAction 
morale,  6,  impasse  Ronsifiy  iS2y  nie  de  Vaugi- 
rard. 

Envoi  franco  du  programme  de  /'Union. 


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