IMAGE EVALUATION
TEST TARGET (MT-3)
1.0
1.1
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Photographie
Sdences
Corporation
23 WPST MAIN STREET
WERSTER.N.Y. 14580
(716) 872-4503
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CIHM/ICMH
Microfiche
CIHM/ICIVIH
Collection de
microfiches.
Canadian 'nstitute for Historicat MLroreproductions / Institut canadien de mic-oreproductions historiques
Technical and Bibliographie Notas/Notes techniquas et bibliographiques
The Institute has attempted to obtain the beat
original copy available for filming. Features of this
copv w'ich may be bibliographically unique,
which may alter any of the images in the
reprodi ction, or which may significantiy change
the usui. I method of filming, are checked below.
Q
□
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Coioured covers/
Couverture de couleur
I I Covers damaged/
Couverture endommagée
Covers restored and/or laminated/
Couverture restaurée et/ou pelliculée
□ Cover title missing/
Letit
titre de couverture manque
Coioured mar9s/
Cartes géographiques en couleur
Coioured ink (i.e. other than blue or black)/
Encre de couleur (i.e. autre que bleue ou noire)
I I Coioured pistes and/or illustrations/
Planches et/ou illustrations en couleur
Sound with other matériel/
Relié avec d'autres documents
Tight binding may cause shadows or distorsion
along interior margin/
La re Hure serrée peut causer de l'ombre ou de la
vijistorsion le long de la marge intérieure
Blank leaves added during restoration may
appear within the text. Whenever possible, thcse
hâve been omitted from filming/
Il se peut que certaines pagas blanches ajoutées
lors d'une restauration apparaissent dans le texte,
mais, lorsque cela était possible, ces pages n'ont
pas été filmées.
Additional commenta:/
Commentaires supplémentaires;
L'Institut a microfilmé le meilleur exemplaire
qu'il lui a été possible de se procurer. Les détails
de cet exemplaire qui sont peut-être uniques du
point de vue bibliographique, qui peuvent modifier
une image reproduite, ou qui peuvent exiger une
modification dans la méthode normale de filmage
sont indiqués ci-dessous.
□ Coioured pages/
Pages de couleur
□ Pages damaged/
Pages endommagées
D
D
Pages restored and/or laminated/
Pages restaurées et/ou pelliculées
Pagea discoloured, stained or foned/
Pages décolorées, tachetées ou piquées
Pages detached/
Pages détachées
Showthrough/
Transparence
Quality of prir
Qualité inégale de l'impression
Includes supplementary materiï
Comprend du matériel supplémentaire
Only édition available/
Seule édition disponible
I I Pages detached/
r~^ Showthrough/
[~n Quality of print varies/
n~| Includes supplementary matériel/
I I Only édition available/
Pages wholly or partially obscured by errata
slips, tissues, etc., hâve been refilmed to
ensure the best possible image/
Les pages totalement ou partiellement
obscurcies par un feuillet d'errata, une pelure,
etc., ont été filmées à nouveau de façon à
obtenir la meilleure image possible.
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This item is filmed at the réduction ratio checked below/
Ce document est filmé au taux de réduction indiqué ci-dessous.
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14X
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22X
26À
30X
^
12X
16X
20X
24X
28X
32X
Th« copy tilm«d h«r« han ba«n r«produc«d thanks
to tha ganaroaity of :
Législature du Québec
Québec
L'axamplaira filmé fut raproduit gréca à la
généroaité Ha:
Législature du Québec
Québec
Tha imagac appaaring hara ara tha baat quality
poaaibla conaidaring tha condition and lagibiiity
of tha original copy and in Icaaping with tha
filming contract spacificationt.
Laa imagaa auivantaa ont été raproduitaa avac la
plua grand soin, comp •• tanu de \n condition at
da la nattc<é da l'axamplaira filmé, at an
conformité avac laa conditiona du contrat da
fiimaga.
Original copiaa in printad papar covara ara fiimad
baginning with tha front covar and anding on
tha last paga with a printad or illuatratad impraa-
sion, or tha baclc covar whan appropriata. Ai:
othar original copiaa ara fiimad baginning on tha
first paga with a printad or illuatratad impraa>
sion. and anding on tha laat paga with a printad
or illuatratad impraaaion.
Laa axampiairaa originaux dont la couvartura ^n
papiar aat impriméa sont filméa •n commançant
par la pramitr plat at an tarminant soit par la
darniéra paga qui comporta una amprainta
d'Impraaaion ou d'illuatration. soit par la sacond
plat, salon la caa. Toua las autraa axampiairas
originaux sont filméa an commançant par la
pramiéra paga qui comporta una amprainta
d'Impraaaion ou d'illustration at en tarminant par
la darniéra paga qui comporta una talla
amprainta.
Tha laat racordad frama on each microfieha
shall contain tha symboi «e» (maaning "CON*
TINUED"). or tha symboi ▼ (maaning "END"),
whichavar appiiaa.
Un daa symbolaa suivants apparaîtra sur la
darniéra image da chaque microfiche, selon le
caa: la symbole -^ signifie "A SUIVRE", le
symbole V signifie "FIN".
IMapa, piatea. charts. etc.. may be filmed at
différent réduction ratioa. Thoae too l4rga to be
entirely inciuded in one exposure are fiimed
beginning in the uppar left hand corner, left to
right and top to bottom, aa many framea aa
raquired. The following diagrama illuatrata the
method:
Lee cartaa, planchée, tableaux, etc.. peuvent àtra
filméa à daa taux de réduction différents.
Lorsque le document eat trop grand pour être
reproduit en un seul cliché, il eat filmé é partir
da l'angle supérieur gauche, de gauche é droite.
et de haut an baa. en prenant le nombre
d'imagée nécessaire. Laa diagrammes suivants
illustrant la méthode.
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PÉCHEURS DE TERRE-NEUVE
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de Terre-Neuve
(Récit d'un Ancien Pêcheur)
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'S96.
Avant-Propos
La Société des Œuvres de Mer, 5, rue Bayard,
Paris, poursuit en ce moment rorganisation d'une « flotte
de secours » destinée à venir en aide à nos pécheurs de
Terre-Neuve et d'Islande. Cette flotte vient de recevoir un
commencement de réalisation : un premier navire-hôpital
de trois cents tonneaux, le Saint-Pierre, construit tout
exprès sur les chantiers de Saint-Malo, vient de partir de
ce port, en mars i8p6, portant à son bord un aumônier,
un médecin de i'^^ classe et toute une pharmacie, avec la
mission de secourir les pêcheurs de Terre-Neuve. Bien qu'ils
n'aient pas encore trouvé leur Pierre Loti, ceux-ci sont plus
nombreux que les pêcheurs d'Islande; et, comme les dangers
encourus ne sont pas moins grands ici que là, il était natu-
rel de se diriger du côté où la moisson de misères présentait
le plus de chances d'abondance. Ceux qui ont lu l'article du
Figaro du 14 novembre i8pj; peuvent croire que le tableau
des misères des pécheurs de morue n'a pas été poussé au
noir. Pendant deux campagnes faites sur les bancs de
Terre-Neuve, j'ai eu l'heur de n'être pas malade, mais je
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puU dircqtic ftiifnhni bien des fois à celle seule pensée.
Mourir, soit; mais être malade, voilà qui paraît horrible.
Là d'ailleurs, être malade ou mourir, c'est bien à peu près
la même chose. Cest seulement lorsqu'un homme meurt
qu'on se dit : « Tiens, il était tout de même malade. »
Et comment en serait-il autrement dans un milieu où la
part normale de souffrances atteint des limites à peine sup-
portables aux plus forts ? Le travail presse, la pêche n\t
qu'un temps et un temps très court.
Le projet des organisateurs de la Flotte de secours est
donc bien digne d'encouragement. Mais le but poursuivi ne
sera pleinement atteint qu'autant que la charité privée
répondra aux appels des hommes généreux et pratiques qui
l'ont conçu.
En sa qualité d'ancien pêcheur, l'auteur de ce récit n'a
pas cru pouvoir mieux témoigner son approbation à ce pro-
jet, qu en donnant une esquisse des principales impressions
qu'il a éprouvées dans ce dur métier.
Le bénéfice de ce petit ouvrage est tout entier destiné à
l'organisation de la Flotte de secours. L'auteur serait heu-
reux si le fruit de son travail pouvait servir h payer la
vergue ou le mât d'un « Navire Sauveur ».
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Déjà avant \\
d'une quinzaint
PÉCHEURS DE TERRE-NEUVE
DÉPART HT TRAVERSÉE
Les conditions actuelles de la pêche de la morue
sont un peu difterentes de celles du temps où j'étais
moi-mC'me un Terrc-Neuvien, mais le fond du métier
est resté le même et, -- pour remonter à près de vingt
ans en arriére, — mes impressions ont encore gardé une
vivacité qui me permettra peut-être de les rendre
sensibles à l'imagination de quelques-uns.
Pendant deux ans, j'ai f^iit cette pêche, mais je ne vous
raconterai que ma première campagne. Je m'embarquai
à Gran ville, dans les premiers jours de mars 1876.
Disons tout de suite que rien ne m'y obligeait, excepté
mon imagination qui me faisait voir plus belle la pro-
fession de niarin et même de pêcheur de morue que celle
de laboureur dans laquelle toutes sortes de bonnes rai-
sons m'engageaient à rester. D'ailleurs, il ne s'était pas
écoulé douze heures que ma fièvre maritime était apai-
sée
Déjà avant l'embarquement, à la revue qui le précède
d'une quinzaine de jours, j'avais eu comme une vision
M
if
f
anticipée de ma nouvelle vie. Représentez-vous quatre
ou cinq cents hommes, ivres pour la plupart, réunis
pour écouter lire une charte-partie à laquelle ils n'en-
tendent rien, et pour recevoir les « avances » qui leur
permettront de s'équiper comme il convient pour un
pareil métier. — Car il en faut un équipement ! D'abord
de grandes bottes, assez semblables à celles des égou-
tiers de Paris, et qui valent de quarante à soixante
francs; — au moins trois « cirages» (vêtements huilés)
indispensables sous les brumes et les pluies du ciel de
Terre-Neuve, et qui coûtent encore soixante francs ;
— ues mitaines, sorte de moufîles épaisses pour lever les
lignes de fond, et tous les vêtements de laine ou de mol-
leton (car jamais de linge) que suppose un séjour d'en-
viron six mois sous un ciel qui vous mouille presque
constamment, quand la mer elle-même ne se met pas de
la partie. — La vue de ces hommes avec lesquels j'allais
vivre, le sérieux et la tristesse de quelques-uns, non
moins que la gaieté, puisée dans l'ivresse, du plus
o-rand nombre, tout cela me faisait singulièrement
appréhender la vie qui s'ouvrait devant moi, inévi-
table maintenant, puisque j'étais « inscrit ».
Les mots ne sauraient peindre l'ahurissement que
j'éprouvai avrnt même d'avoir franchi les portes du
bassin. Quand on voit pour la première fois tous ces
amas de cordages, ces caisses de marchandises, tout ce
désordre apparent d'un bateau en partance ; quand on
entend ces appels multipliés, ces commandements
dans une langue toute spéciale, on n'arrive ni à se
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m
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reconnaître, ni à croire que bientôt régnera l'ordre
qu'on est habitué à se représenter dans tout ce qui
touche à la marine. J'ai tiré sur les amarres, avec les
hommes de la corvée, — hommes du port spécialement
payés pour sortir les na/ires, — et c'est tout ce que je
puis vous dire ; comment le nôtre s'est trouvé
« déhalé » du milieu des autres, je n'en sais rien. Mais
cet ahurissement est commun à tous ceux qui em-
barquent pour la première fois.
J'ai surtout à vous parler de la pêche sur le Grand-
Banc ; je ne saurais cependant passer sous silence les
incidents de traversée qui peuvent faire comprendre
l'état d'esprit dans lequel j'ai fait ma première cam-
pagne.
D'abord nous fîmes une relâche de près de vingt jours
sur la rade de Cancaledansl'attente de vents favorables.
Il est imprudent d'entreprendre de sortir de la Manche
en louvoyant quand on n'a pas nn excellent navire
sous les pieds et qu'on n'est pas un capitaine très
expérim'^nté, toutes conditions qui ne se réalisent
pas toujours dans les iiavires pêcheurs de Terre-
Neuve. Ce Lemps de relâche, on en profita pour gréer
les engins de pêche, travail qui se fait d'ordinaire
pend-mt la traversée de France à Saint-Pierre, travail
dans lequel mon ignorance m'empêcha de trouver
la moindre distraction. De cette rade de Cancale,
le souvenir le plus précis qui me soit resté, c'est d'y
avoir pleuré toutes les larmes de mon corps. Pleurs
I r
M
fï-
— 8 —
versés en silence, dans la solitude et pendant les heures
qui devaient être consacrées au sommeil ; car, au
milieu de ces hommes et dans la fermeture incon-
sciente et obstinée de mon âme à tout ce qui était
étranger à mes propres peines, je ne pouvais encore
ni sentir ni deviner des sentiments humains sous la
rude écorce de mes compagnons. Mon isolement
s'agrandissait encore de ce fait que je ne pouvais écrire
à ma famille. Parti comme novice, et en vrai novice,
je n'avais même pas songé à me prémunir de tout ce
qu'il me fallait pour écrire. Lorsque j'osai me résoudre
à emprunter une première feuille — et non deux — ,
je n'arrivai qu'à détremper mon papier de mes larmes.
Ce ne fut que la veille du départ que je pus enfin
envoyer quelques mots tout brouillés, malgré la pré-
caution que j'avais prise de tenir la tête fortement
renversée en arriére pendant que j'écrivais. Ainsi je
laissai passer les délais pendant lesquels j'aurais pu
espérer une réponse. Dans mon égoïsme de mal-
heureux, il m'eût été si doux de savoir que ma famille
me pleurait aussi !
Mais cette lettre tant désirée n'eût sans doute fait
qu'aggraver ma douleur. Tout ce qui me rappelait trop
directement ce foyer volontairement quitté me faisait
m'affaisser sur moi-même. Un jour que j'étais allé
chercher je ne sais quv.1 vêtement dans mon coffre, la
vue du bel ordre qui y régnait, et qui était l'œuvre de
ma sœur, évoqua si violemment les heures du départ,
et me causa une telle angoisse que je bouleversai tout
4
^"
?
4-
•*V
avec rage et fis disparaître jusqu'au dernier pli de mes
effets. Il me sembla que je m'arrachais le cœur, mais
j'aimais mieux en finir d'un coup. Puis je pleurai
l'espèce de sacrilège que je venais de commettre.
Ah ! si j'eusse su nager ! combien il est probable que
je me fusse risqué à franchir les quelques kilomètres
qui nous séparaient de la terre î Evidemment j'étais
porté sur les rôles du navire et, bientôt repris sans doute,
j'aurais été réembarqué sur quelque aatre bateau en
partance pour Saint-Pierre ; mais dans mon désespoir,
n'étais-je pas fondé à croire que tout terrien se dévoue-
rait pour me tirer de cet enfer ?
Je vous ai souvent revues, côtes de Cancale, de
Pontorson et de l'Avranchin, silhouettes du Tombe-
laine et du mont Saint-Michel ; vous méritez toute
l'admiration de vos visiteurs ; mais l'amour impliqué
dans toutes leurs extases n'approchera jamais de l'âpre
désir avec lequel j'aspirais vers vous.
Pourtant je n'avais encore rien vu. Toutes ces
souffrances dans lesquelles l'imagination tenait la plus
grande place allaient bientôt être remplacées par d'autres
plus tangibles.
Le soir où l'ancre fut levée, je me sentis cependant
revivre. Le mouvement de l'appareillage, l'exécution
de manœuvres dont je commençais à entrevoir le sens
et surtout le travail, me firent '-ctrouver pour quelques
heures mon enthousiasme pour la vie de marin. Il
1
10 —
\
faisait un temps clair, et une brise favorable nous
permit de doubler la pointe de Cancale avant la nuit.
Je sens le m^onde s'agrandir en voyant disparaître
ces côtes dont le seul nom me fait frissonner d'aise. La
nuit est venue, les côtes ont disparu. Ce sont les feux
multiples de cette mer semée d'écueils qui remplissent
l'horizon. A droite, le feu flottant des Minquiers ; à
gauche, les feux du port et même de la ville de Saint-
Malo ; le magnifique phare du cap Fréhel ; celui des
Hauts de Brchat, dans le lointain, sur l'avant; plus tard,
celui des Sept Iles et beaucoup dont j'ai oublié les noms,
sans doute parce que, la fatigue aidant, la vivacité des
impressions finit par s'émousser. Je me rappelle que
je restai sur le pont, de 7 à 10 heures, pouvant aller me
coucher et que je dus prendre le quart avec ma bordée,
de 10 h. à 3 h. du matin. Comme le temps était beau,
la manœuvre était insignifiante. J'eus tous les loisirs
nécessaires pour me laisser aller cà la contemplation.
Le lendemain, un dimanche, j'éprouvai encore une
exaltation du genre de celles de la veille en entendant
dire que nous étions à la hauteur des Sorlingues. Je
ne sais pas pourquoi ce mot me parut contenir quelque
chose de magique. Il me semblait que ma per-
sonnalité s'augmentait du fait d'avoir été jusqu'aux
Sorlingues. Seulement nous passâmes trop loin de
ces îles pour les apercevoir. Déception grave pour
quelqu'un que son imagination avait poussé à s'embar-
quer. Cependant je me distrais par la vue de navires
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1
i
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— II —
qui, partis de Granville, de Cancale ou de Saint-Malo,
font route vers Saint-Pierre, comme nous. Ils étaient
bien sept ou huit : c'éiaient les Deux Empereurs^ la
Sainte-Claire, la Tour Maîakoff, la Marie-Gabrieîle, de
Granville ; V Alliance, de Saint-Malo, et bien d'autres.
Ces bateaux, « toutes voiles dessus », me rappellent
ceux que j'avais vus en images, tandis que, du nôtre,
je n'ai qu'une représentation fort vague, analogue à
celle que pourrait avoir, d'une maison, l'habitant de
cette maison qui ne l'aurait vue que des fenêtres. Je
pense qu'on doit être mieux a bord des autres navires.
Ce jour-là, d'ailleurs, la nature m'apparaissait chan-
gée. Depuis l'appel de ma bordée au quart de jour, je
vivais comme en plein rêve : je ne reconnaissais ni la
mer, ni la clarté du ciel : elles avaient pris je ne sais
quel aspect d'irréel et mes oreilles ne me rendaient
que des bruits estompés. Je ne me souviens d'avoir
éprouvé pareilles impressions que devant ces paysages
silencieux qu'on voit se refléter dans les vitres verdies
de quelque masure abandonnée au milieu de la cam-
pagne. Que de fois enfant et même grand garçon, j'ai
déploré de ne pouvoir traverser la vitre, entrer dans
cette nature fantastique qui s'agite comme celle dont
elle est l'image, mais ne vous apporte aucun son !
La mer, avec ses teintes d'un vert lourd et sale, me
paraissait d'huile. Lorsque je regardais le long des
flancs du navire, c'est elle qui glissait sous nous, et
si je portais les yeux au large, j'avais le sentiment
qu'elle nous emportait avec elle. Toutes ces impres-
12
sions étranges tenaient sans doute pour une large part
à la nouveauté du spectacle, à mon défaut d'accoutu-
mance, mais j'ai pu reconnaître plus tard qu'elles
étaient dues aussi à ce que nous allions dans le sens
du vent et des lames. Quelle que soit la vitesse d'un
navire, s'il court vent arriére, les lames le devancent
toujours, et dans un milieu qui se meut avec vous et
plus vite que vous, il faut une force d'habitude au
moins égale à la force de votre illusion pour associer
l'idée de marche à l'apparence d'une rétrogradation.
— En somme, ce dimanche fut un grand jour de fête pour
mon imagination, j'en ai gardé un très vif souvenir,
probablement parce que les impressions riantes devin-
rent bientôt très rares.
Cependant je ne souffris pas outre mesure pendant
les dix jours qui suivirent. En fait de peines, je
n'ai guère à vous raconter que celles — très intenses
par exemple — que j'éprouvais lorsque, au beau
milieu d'un rêve qui m'avait transporté dans ma
famille, j'étais réveillé en sursaut par l'appel au quart ;
véritables souffrances de damné, celles-là : mes com-
pagnons, qui se moquaient de moi et de mes airs
d'épouvante, me faisaient bien l'effet de démons. Enfin,
j'étais sauvé par leur brutalité même qui ne me lais-
sait pas le loisir de m'abîmer dans mes tristesses. Une
fois sur le pont, je me reprenais et je regardais plus
sainement, plus virilement la vie que je m'étais faite.
J'eus d'abord une grande distraction dans une tem-
f
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1^
f^ TioaMttaU^KSV
!
— 13 —
pête qui dura trente-six heures et qui ne me parut pas
trop inférieure à ce que j'avais rêvé. Une tempête loin
des côtes et de tout récif, et lorsqu'on est à bord d'un
navire qui se comporte bien à la mer, je ne sais pas de
spectacle plus beau, plus émouvant si vous préférez. N'at-
tendez pas, cependant, que je vous en fasse la descrip-
tion, car tout ce que je pourrais voub dire, comme tout
ce que j'ai lu dans cet ordre, ne pourrait donner
qu'une pâle idée de l'âpre sentiment de triomphe du
marin qui — sur la masse de son navire devenue plume
alors — domine les lames hautes et profondes et se
sent des envies de rire à la mer rageuse.
En outre, plusieurs belles nuits me permirent encore
de m'oublier moi-même et d'intéresser plus d'un
matelot de ma bordée aux récits des romans que j'avais
lus. Entre autres, en plusieurs séances, bien entendu,
tout Monte-Cristo y passa. En ce temps, j'étais capable
de pareils tours de force.
Seulement, comme ceci avait lieu sur l'avant du
navire, où je devais veiller au bossoir, tant que durait
le quart, et comme le maître de pêche qui remplissait
le rôle d'officier de quart n'avait plus à qui parler,
lui qui était obligé de se tenir derrière, il me fut
bientôt défendu de continuer mes récits. Une nuit,
au beau milieu d'une de mes histoires, il vint, sans
rien dire, installer, au moyen de quelques cordes,
une espèce de chaise, entre les deux branches du
grand élai, dont les extrémités inférieures venaient
se fixer là, en avant du guindeau, sur lequel s'asseyaient
) <\\
\ Il
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I
— 14 —
d'habitude mes auditeurs. « Tu vois ce siège, me
dit-il ; eh bien, tu vas y monter et tu n'en bougeras
que lorsque j'appellerai au loch ou à la manœuvre ;
et si j'aperçois quelque feu avant toi, gare tes côtes! »
Je fus ainsi rejeté sur moi-même, dans les
réflexions tristes. Mais la souffrance physique me
sauva du pessimisme Imaginatif. Quand on a froid ou
faim, le bonheur prend vite la forme d'un abri bien
chaud ou d'un morceau de pain. Nous arrivions aux
abords du grand Banc; à défaut du plomb de sonde, le
brusque changement de la température nous en avertis-
sait : aux journées relativement douces de la traversée
du Gulf Stream, succédaient les froids humides et
pénétrants de ce pays de lourds brouillards, de brumes
« à couper au couteau », comme on dit. Vous jugez si
je me trouvais bien sur ma chaise improvisée à une
hauteur de plus de deux métrés. Il était profondément
inhumain — et d'ailleurs contraire à tout règlement —
de me laisser des cinq heures durant, ainsi suspendu
en l'air, comme vigie, ce dont je n'étais pas capable :
un homme, même bien exercé, ne peut s'acquitter
comme il faut d'une pareille tâche que si elle ne dure
pas plus d'une heure : en mer, comme partout, il
n'y a que les hommes habitués à voir qui voient.
Quant à moi, sous la grêle, le givre, la neige, j'avais
beau écarquiller les yeux avec la meilleure volonté
du monde, — j'étais certain de ne rien voir. Quelque-
fois un matelot plus habitué, et charitable, venait me
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— 15 —
Jire . « Signale donc tel feu que voilà là-bas » et,
lorsque j'avais crié de toutes mes forces : « feu rouge »
ou « feu vert par tribord » ou « par bâbord, devant»
ou « derrière », il m'arrivait de recevoir des félicita-
tions que je n'avais pas méritées, mais qui avaient le
grand avantage de remplacer pour moi une rossée. Mais
je me désespérais : ma faculté de voir diminuait, me
semblait-il, au lieu d'augmenter.
Sans doute le traitement auquel j'étais soumis « pour
me mettre le métier dans le corps » aurait pu être,
sinon mieux choisi, mieux administré; je dois dire
cependant que cette méthode, malgré tout, me paraît
meilleure que toutes celles, plus douces ou plus molles,
qui vous laissent à penser que la vie se compose de
fins de non-recevoir. Lorsque chaque faute, voulue ou
non voulue, est immédiatement suivie d'un rappel à
l'ordre assez lourd pour que les natures les plus insen-
sibles en sentent le poids, — ce qui n'empêche nulle-
ment les intelligents et les délicats d'en voir la néces-
sité, — il est impossible qu'on ne fasse pas bientôt
converger toutes les forces de son être vers l'acquisi-
tion des aptitudes qui manquent. On ne traverse guère
pareille discipline sans se guérir de la tendance à pré-
senter comme bonnes des réponses irritantes, telles que
celles qui consistent à dire, quand on est pris en faute :
« Je ne l'ai pas fait exprès Je n'y étais plus, etc. »
On prend le pli qu'il faut prendre, — ou on meurt :
il n'y a guère de milieu.
Et, en effet, supposez qu'on m'eût laissé à ma
■ #>jnt'mwawmii.fcM,irL.iii^nr- ~^
.»,
il
II
— i6 —
nature songeuse, il est fort probable que j'en eusse
pris à mon aise avec l'accommodation de mes facultés
i\ ma profession. Je me serais dit : « Le temps fera son
œuvre » et j'aurais pu traverser cette période de ma
vie sans en avoir gardé plus qu'un certain souvenir de
choses simplement vues, analogue à celui des choses
apprises dans les livres ou purement imaginées. Cela
ne sert de rien ; et l'on peut bien dire sans crainte que
le mal de notre éducation est surtout qu'elle produise
des hommes capables de parler de ce qu'ilp n'ont fait
qu'entrevoir. En fait d'expérience pratique, il n'y a
de vraie que celle qui passe dans la chair et dans le
sang, celle qui vous laisse une mémoire dans les
muscles de la main et de tout le corps. Seules ces dis-
ciplines écrasantes vous font vous assimiler et rendent
nature en vous, à brève échéance, ce que toutes les
énergies de votre individu répugnent à accepter.
Mais revenons à notre traversée.
On avait beaucoup parlé de glaces depuis le départ,
et j'avais les oreilles d'autant plus rebattues d'histoires
de banquises que l'année précédente avait été excep-
tionnellement fertile en glaces et que la majeure partie
de l'équipage et des passagers en avait beaucoup souf-
fert sur la Marie-Gabrielle. A les entendre, nous étions
perdus, si VÊÎisaheth — c'était le nom de notre navire,
— s'y trouvait engagée douze jours durant comme
cela avait eu lieu pour la Marie-GahrieUe, un navire
neuf, tandis que VLlisabeth avait ?u moins vingt-cinq
. »
s
à'
*
r •
— 17 —
ans de service, et des flancs plus ou moins pourris,
qui ne promettaient guère de tenir qu'un petit nombre
d'heures contre les « raguages » du champ de glaces.
Nous y entrâmes pourtant. C'était un soir, vers onze
heures. J'étais sur mon siège aérien, engourdi, comme
paralysé par le froid. Quoiqu'on m'eût annoncé une
certaine lueur qui devait m'avertir de la banquise, je
ne vis rien du tout, pas plus, d'ailleurs, qu'aucun des
hommes qui, dans ces parages dangereux, se relayaient
d'heure en heure pour faire la veille du bossoir avec
moi. Il tombait une pluie fine et épaisse qui rendait bien
difficile de distinguer quoi que ce fût dans la mer. Dés
les premiers craquements, tout le monde se trouva
sur le pont, depuis le capitaine jusqu'au dernier des passa-
gers. Peu nombreux furent ceux qui prirent le temps
de se vêtir. Il est vrai que, dans ce métier, on ne sait
pas ce que c'est que se déshabiller pour se mettre au
lit. — Pour ma part, je peux vous dire que je fus tiré
de ma torpeur moins par la peur du danger pour ma
vie que par celle du danger pour mes côtes. Je m'at-
tendais à une « dégelée » maîtresse. Il n'en fut rien.
Un matelot se mit bien en devoir de m'attrapper, mais
un passager de chambre, un patron de ces goélettes
qui font la pêche sur les bancs qui avoisinent Saint-
Pierre, attrapa ce matelot lui-même, et lui fit entendre
assez éloquemment qu'on ne charge pas un enfant du
rôle de vigie en de pareils moments. A ce passager que
je n'ai jamais revu, j'ai gardé une reconnaissance qui
ne prendra fin qu'avec ma vie.
I
— i8 —
D'ailleurs, nous ne restâmes pas longtemps dans la
banquise. Autant que je puis croire, on fit vent arrière,
et lentement, au milieu des ténèbres, le navire fendit
de son étravc les glaces qui grinçaient. Au bout d'une
heure, ce fut fini.
Alors on mit en panne et le reste de la nuit
se passa sans nouvelles alertes. Le lendemain, neige
très épaisse. De sept heures du matin à midi je
fus employé à jeter par-dessus bord la neige accumulée
dans les endroits qui doivent toujours être dégagés
pour la manœuvre, et j'y suffis à peine. On marchait
à petite toile. Mais dans la soirée, le temps, devenu
clair, permit de donner au navire sa vitesse possible,
et, aux approches de la nuit, on aperçut la terre.
C'était Terre-Neuve. Le point ^n vue était le « Cha-
peau rouge », une petite montagne ainsi nommée à
cause de sa forme, je pens , et parce que, sous le
soleil de juin, elle est d'un brun rougeâtre comme toutes
los côtes de ce pays.
Après avoir pris connaissance d'un point déterminé
de Terre-Neuve, il devenait très facile de mettre le
cap directement sur Saint-Pierre, et c'est ce qui fut
fait sans doute. Mais il n'en advint pas moins que,
dans la nuit, j'eus des occasions de constater le peu
de confiance de l'équipage et des passagers dans
notre capitaine, — un débutant qui ne savait guère
imposer silence aux soi-disant connaisseurs. D'après
ceux-ci, on entendait toujours les brisants de la côte
et nous étions constamment à deux doigts de nous
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— 19 —
jeter au plein. — Il n'en fut rien ; et sur le matin,
au milieu les malédictions de plus d'un matelot et de
plus d'un passager, on finit par entendre la puissante
sirène de Saint- Pierre, le « braillard », comme on
l'appelle, qui nous avertissait que nous touchions au
but.
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II
SAINT-PIERRE-DE-TERRE-NEUVE
i
Des le point du jour nous fûmes accostés par un
bateau pilote et je vis monter à notre bord un homme
qui m'impressionna vivement. Vous décrire cette
impression est assez difficile; elle fut toute morale.
Cet homme avait un costume comme il en faut un
pour battre la mer de nuit et de jour, par tous les
temps, sous ce rude climat : casquette de peau de
mouton, rabattue sur le cou et sur les oreilles, caban
épais à fourrures grossières et solides qui, relevées,
vont rejoindre cellos de la casquette et vous donnent
tout de suite, surtout avec les grosses mitaines, je ne
sais quel aspect d'ours polaire ou d'Esquimau. Je ne
voyais qu'une très petite partie de son visage ; ce ne fut
pas par là qu'il me frappa d'abord, ce fut par l'absence
vaguement sentie plutôt que clairement aperçue de
toutes les inutilités de la parole et du geste. Je me
sentais attiré vers lui sans savoir pourquoi. Le temps
3
— 22 —
devint clair environ une demi-heure après sa montée
à bord ; il releva les oreillons et le derrière de son
bonnet, et sa figure hàlée par les âpres souffles de la
mer, que je vis mieux, confirma mon pressentiment en
me révélant comme une âme qui aurait façonné ce corps.
Nous avons tous rencontré de ces hommes dont la
physionomie, le geste et toute l'attitude révèlent une
âme et une âme qui sait ce qu'elle veut. Pour ma part
j'en ai beaucoup plus rencontré dans ce qu'on appelle
le monde des travailleurs que dans celui où c'est une
profession que d'avoir une âme. Comme il faut que
nous soyons malades pour aller chercher dans des phi- '
losophies abstruses ou dans des poésies tourmentées ce
divin langage si clair et si manifeste dans tout homme
qui fait b?en ce qu'il fait, dans un vigoureux coup de
marteau qui porte, dans tout triomphe, si humble qu'il
soit, de l'esprit sur la matière, auquel se ramène en
définitive tout travail manuel ! Voilà bien la première
lecture divine, la première épellation qu'il faut faire
si l'on veut comprendre les œuvres d'art, celles dignes
de ce nom. Et je me demande vraiment de quel droit
l'artiste pourrait prétendre m'émouvoir si la plus
humble chose n'était supportée et comme enveloppée
par ce qu'elle contient de divin.
Soit dit en passant, c'est à l'école de tels hommes
que je voudrais voir tous nos intellectuels. Alors peut-
être comprendraient-ils de quel prix est une vraie
royauté comparée aux faciles triomphes de nos man-
nequins de villes. Dans les milieux dont je parle, on
t
— 23 —
ne s'abuse guère sur les gens et, — s'il arrive qu'un
hasard heureux ait surfait votre réputation, — comme
la preuve de votre valeur est à refaire chaque jour et à
toute heure, cette réputation ne tient pas. Telle est bien
l'impression que, malgré mes tristesses, j'ai rapportée de
la partie de ma vie vécue dans ce monde-là. Pourquoi
l'ai-je quitté pour entrer dans un autre certainement
moins sain et moins réel sous ses raffinements? Je
peux bien vous la confesser ici, cette idée qui m'a sou-
vent hanté : c'est que j'ai vaguement pressenti que je
n'étais pas capable de la valeur continuelle qu'il y faut,
de la constante clairvoyance, de la constante maîtrise
de soi qu'exigent de pareils métiers pour y être
« quelqu'un ».
Et ce dut être la sourde conscience de cette haute
valeur que je sentais me manquer et que quelque
chose me faisait deviner dans ce pilote, qui m'attirait
vers lui. Je crois avoir vu un homme ce jour-là, en un
moment où mon âme repliée sur elle-même et comme
racornie n'était nullement prédisposée à s'illusionner
en bien, où rien d'extérieur ne l'y préparait.
Ce pilote, je ne le sus que plus tard, était, suivant
une expression courante de la marine, « un fameux
homme », et, dans toute la colonie de Saint-Pierre, il
était regardé comme une autorité, une grandeur.
C'était l'aîné et le plus distingué de trois frères, les
Le Dret, (je ne vous garantis pas l'orthographe du
nom) dont on raconte dans le pays maints hauts faits,
maints exploits maritimes.
r*-
— 24 —
C'est à peine si j'avais eu conscience du rôle qu'il
avait joué lorsqu'il nous quitta après nous avoir mis sur
rade au milieu dune forêt de navires. Je fus seulement
frappé du peu de temps qu'on mit à faire sous ses
ordres un travail assez compliqué pourtant, car il
s'agissait de nous « afourcher » sur deux ancres selon
les règlements du port. Je ne l'ai apprécié que plus
tard et par comparaison avec d'autres pilotes que j'ai
vu crier et se remuer beaucoup pour faire la même
chose. Je le vis partir avec regret, et malgré le désir
que j'avais de la terre, après plus de trente jours de
mer qui m'avaient paru un siècle, je ne pensai à la bien
regarder qu'après son départ.
Regarder la terre, quand il s'agit de Saint-Pierre, aux
premters jours d'avril, est une façon de parler : c'est
regarder la neige qu'il faut dire. Et lorsque celle-ci
s'elt enfin fondue sous le soleil de juin, on n'aperçoit
plus que des pierres arides. Çà et là sur la montagne,
au fond des creux, quelques poignées de terre végétale,
produit de la désagrégation des rochers par la fonte
des neiges et sur lesquelles s'alimentent de maigres
sapins et bouleaux. Un certain nombre de riches habi-
tants ont pu, à grand travail, réaliser de minuscules
jardins en couvrant de quelques décimètres de cette
terre des enclos préparés : on ne trouve pas d'autres
spécimens de culture dans l'île. En fait de légumes
comme de viandes, tout ce qu'on y voit de frais est
i
4
r-
i
I
l
— 25 —
apporté soit par les Anglais de Terre-Neuve, soit par
les Américains du Labrador et du Canada.
Bientôt canot et chaloupes furent débarqués, et les
passagers conduits à terre avec leurs bagages. On
déchargea les quelques marchandises apportées, on
« fit» l'eau et le sel nécessaires pour la première partie
de la pêche, qui durait alors généralement jusqu'à la fin
de mai pour les navires qui allaient sur le Grand
Banc, et comme la boitte (hareng dont on se servait
pour amorcer les hameçons pendant cette pèche)
était à très haut prix par suite de sa rareté, les mate-
lots eurent quelques jours de loisir, dont je ne connus
guère les douceurs, en ma qualité de novice. Il est
entendu que les novices sont les domestiques de
tous. Ils veillent pendant que les matelots dorment ou
réparent leurs vêtements. Sur un navire, alors même
que le travail est arrêté, il y a toujours quelque coin à
balayer ou à laver, quelque amarre à jeter aux embar-
cations qui accostent, quelques ordres à transmettre :
tous ces soins incombent aux novices dans les moments
de repos général, et gare à eux s'ils s'oublient. Mais
tout matelot est passé par là, et après tout ce serait une
bonne école si les leçons n'étaient trop souvent accom-
pagnées de sanctions injustes et exagérées.
Pendant ces jours do farniente i'Qus deux fois le bon-
heur d'aller à terre. La première fois ce fut avec toute
ma bordée, pour aller laver notre linge. Quiconque
n'a pas navigué ne peut comprendre le plaisir du
marin à laver son linge dans de belle eau douce.
t-
— 2é —
Depuis le départ, j'avais comme tout le monde piétiné
avec mes bottes sur quelques vêtements de laine, les
jours où le mauvais temps amenait la mer sur le pont :
on ne connaît ou plutôt on ne pratique guère d'autre
lavage à bord des Terre-Neuviers ; vous devinez le net-
toyage qu'on peut obtenir par un tel procédé. Mais
l'eau de mer ne prend pas le savon, et il n'y a guère que
les navires à vapeur qui puissent vous fournir de l'eau
douce avec assez d'abondance pour laver. Le navire
à voiles, sauf quelques long-courriers munis d'une
machine à distiller, n'en fabrique pas; il n'a que
celle dont il a fait provision au départ, et il l'écono-
mise avec soin. Nous étions donc descendus à terre,
à l'embouchure d'un ruisseau qui tombait de la mon-
tagne par cascades et venait se perdre au milieu de
quartiers de roche dont chacun de nous eut bientôt
choisi le sien pour y frotter et savonner à son aise.
Mais le froid rendait l'opération difficile. Il fallait laisser
les vêtements mouillés en plein ruisseau, sous l'eau
courante, ou sinon les changer de place à toute minute
parce que la gelée les faisait prendre très vite aux
pierres. Plus d'un morceau ne put être arraché qu'en
coupant la glace avec un couteau. Aussi j'ose à peine
vous dire ce qui fut bu d'eau-de-vie , sous prétexte de
se réchauffer. Il faut croire qu'il ne s'agissait pas d'al-
cool de haut degré : il en fut consommé une moyenne
de trois quarts de litre à l'homme dans l'espace d'une
matinée. Le cabaret était là à côté, et ce fut moi qui allai
chercher les bouteilles. Inutile d'ajouter que ces liba-
— 27 —
tions en mirent plus d'un hors d'état de ramer pour
revenir à bord.
La seconde fois, ce fut pour aller dans les magasins
de la ville faire les provisions dont tout matelot se
munissait alors avant de partir pour le Banc, provisions
de quelques objets utiles, mais provisions de liquides
surtout. Je regardai avec un œil de curiosité et d'envie
toutes ces maisons de bois dans lesquelles il me sem-
blait qu'on devait être si bien : les traitements dont je
vous ai parlé ne m'avaient pas précisément acclimaté
avec mon métier. Comme j'eusse été heureux si, d'une
façon ou d'une autre, j'avais pu changer de situation
avec l'un de ces hommes que je voyais travailler dans
les ateliers ou chantiers, voire même avec l'un des
petits pêcheurs de l'île, qui ont une vie dure, eux
aussi, mais qui ont au moins le bonheur de dormir à
terre 'chaque soir après le labeur du jour! J'eus même
un vif mouvement d'aspiration vers le sort des hom-
mes d'une compagnie de discipline que je vis travailler
à l'une des cales du port, sous la surveillance des
gardes-chiourmes. La justice devait régner là, où se
tenaient des hommes galonnés ! Car, à part mes heures
d'oubli dans le travail ou le sommeil, remarquez que
je vis toujours dans la conviction que je suis le plus
malheureux de la terre.
Enfin, les Anglais apportèrent bientôt assez de
harengs pour qu'on pût faire la « boitte » à des prix
raisonnables. La nôtre fut embarquée et salée le
même jour. Je n'avais jamais vu tant de poissons à la
— 28 —
fois. Car vous pouvez penser qu'il en faut une provi-
sion pour renouveler chaque jour, pendant six ou huit
semaines, l'appât d'environ dix mille hameçons. Il faut
compter, sur chaque hameçon, la moitié d'un petit
hareng ou le tiers d'un gros. Mais sous peu je devais
en voir de bien autres tas.
^^
ébt
III
>.
PREMIÈRE PÊCHE
Nous voici en route pour le Banc. Je m'attends
à tout : les représentations qui me trottent par la tête,
à la suite des pronostics de mes compagnons, n'ont
rien de gai. Et ce n'est que la première pêche ! Il faudra
encore revenir à Saint-Pierre renouveler les provisions
pour une seconde pêche et y revenir encore après pour
prendre des passagers — car tel est le rôle attribué à
VÉÎisaheth, en l'an de grâce où j'y suis — avant de
reprendre cette route du Banc que nous suivons et qui
est ausii celle de France. Ah ! le verrai-je, ce jour où
l't: • vnile pour Granville ' Qu'il me paraît donc
loin 'S que je ne l'atteindrai jamais.
Aprt . jours de marche j'entends dire que nous
arrivons. i.es lignes de fond ont été <c boittées » dès le
matin. On sonde fréquemment; on recherche les
fonds où la morue se complaît; et lorsque le capitaine
croit en avoir trouvé un convenable, il donne l'ordre
de laisser tomber l'ancre. Cette opération est assez
— 30 —
intéressante par des fonds de quarante à soixante-dix
brasses, — soit environ soixante à cent mètres. — Il
en glisse, des mailles de la lourde chaîne, avec un bruit
de tonnerre, sur le guindeau et à travers les écubiers !
et il fiiit bon de se tenir en dehors de la zone où les
secousses de cette même chaîne pourraient vous
atteindre. Mais c'est l'affiiire de quelques secondes. Aus-
sitôt mouillés, on débarque les deux chaloupes. Quatre
ou cinq hommes descendent dans chacune pour aller
« élonger » les lignes dans les directions de tribord et
de bâbord et le reste demeure pour serrer les voiles.
Au bout de deux heures, les uns et les autres ont fini
leur tâche : on soupe, et tout le monde va se coucher,
sauf l'homme du quart, unique désormais, qui en
réveillera un autre deux heures après, et ainsi de suite
jusqu'au matin.
La perspective de rester ainsi à l'ancre des semaines et
des semaines sous ce ciel gris et terne, à deux cents lieues
de terre, ne me sourit guère. Mais ce qui se passe est
nouveau pour moi; ma curiosité trouve pâture, et il
paraît que j'aurai beaucoup à foire le lendemain. Je
m'endors donc sans être trop triste.
Le réveil a lieu, comme toujours désormais jusqu'à la
fin de la pêche, dés la toute première pointe du jour. On
se lève d'assez bonne humeur; les caractères ne sont pas
encore aigris; les mains sont intactes; mais bientôt il
n'en sera plus de même, à ce qu'on dit. On entend reten-
tir l'appel « à la goutte », et chacun court l'un derrière
\
^
- 31 —
l'autre, vers la dunette où se tient le saleur avec un
vase plein d'cau-de-vie. Chacun reçoit son « boujaron»
(soit six centilitres) à mesure qu'il arrive, C'est le
même « boujaron » qui sert pour tous. Il plonge autant
de fois dans le grand vase qu'il y a de rations distri-
buées. Ceux qui boivent les derniers peuvent bien
penser qu'à leur eau-de-vie se trouve adjointe une
certaine proportion du jus de tabac dont les lèvres
du matelot qui se respecte sont le plus souvent impré-
gnées. Mais on sait bien que le tabac est antiseptique.
Immédiatement tout !e monde se reporte vers l'avant.
Chaque bordée empoigne son « hale-à-bord », grosse
corde qui passe dans une poulie attachée au beaupré et
au moyen de laquelle on tire les chaloupes le long
du navire pour l'embarquement. Pendant la nuit, et
même pendant le jour, dés que la mer n'est plus très
calme, on les « file » derrière aune distance d'une cen-
taine de mètres, afin d'éviter les chocs qui ne manque-
raient pas de se produire si on les laissait le long de ses
flancs.
Aussitôt les chaloupes accostées, six ou sept hommes,
avec le maître de pêche, descendent dans chacune d'elles,
et s'en vont tirer les lignes. Novice de première année,
je n'embarque pas, je ne suis qu'un « chafaudier » : je
dois travaillerai' «état» ou échafaud; j'ai été engagé
comme « décolleur » ; ma fonction principale consiste
à enlever les têtes de morue ; et en attendant qu'on en
rapporte, je reste à bord avec l'autre novice, le saleur,
le second, le mousse et le capitaine. Le capitaine dort
■ ■ . »^.«.r ...„. .....—. ~.
OU travaille ;\ sa volonté; celui sous les ordres duquel
je nie trouvais, restait au lit; mais je dois dire qu'il était
une exception parmi ses collègues et que le plus grand
nombre de ces commandants, sortis des rangs, sont les
premiers par leur travail même comme par le grade et
la fonction. — Le mousse s'occupe de la cuisine : vous
jugez ce que peut être le raffinement des mets pré-
parés, pour une vingtaine d'hommes, par un enfant
de douze à quinze ans. — Le second, le saleur et les
novices montent la boitte de la cale, la coupent et la
distribuent dans de petites mannes, aux endroits du
navire où chacun des pécheurs proprement dits prend
place pour préparer ses lignes. Cette besogne était à
peine terminée que les chaloupes étaient de retour.
Celle de tribord accoste la première. Je me penche de
ce côté, sur la « lisse », pour voir les produits de la pêche,
et j'aperçois des poissons tout à fait dift'érents de ce que
je m'imaginais : ils sont ronds et non plats comme la
morue que j'avais vue ou mangée. Mais j'aurai bientôt
l'explication de cette différence. On les jette à bord avec
des « piquois », simples pointes de fer emmanchées
d'un bout de bois qu'on leur pique dans la tête. Il n'y
en avait guère plus de deux cents, — pêche insuffi-
sante et qui nous obligera à changer de mouillage. On
me fait embrasser la première envoyée sur le pont,
laquelle est immédiatement vidée, nettoyée et mise
dans la marmite où cuit la soupe.
Bientôt les chaloupes sont désarmées, les hommes
remontent. On déjeune assis en rond autour de la
1
1
— 33 —
framcllc, où chacun à son tour plonge sa cuillère, et à
l'ouvrage !
Cet ouvrage consiste d'abord, pour tous, \ »ibrouailler
les morues. Hbrouailler signifie enlever les intestins en
mettant de côté les langues — qui sont, de par l'usage,
destinées à être partagées entre les hommes, à la fin de
la campagne — et les foies dont on fait de l'huile.
Chaque morue ébrouaillée est jetée dans ua parc rec-
tangulaire construit vers le milieu du pont, entre le
arand mât et le mîit de misaine, avec de solides ma-
driers. Après cette opération, les pécheurs vont boit-
ter, et les chafaudiers restent seuls à s'occuper du
produit de la pêche.
Je vais enfin connaître ce travail de décolleur dont
on m'a tant parlé depuis que je suis embarqué. Je monte
dans le parc, « pelleté » et botté pour la circonstance,
c'est-à-dire qu'outre le « cirage » nécessaire aux plus
beaux jours de pluie, je suis sanglé dans un grand tablier
de toile à voile fortement goudronné qui n'est nullement
de trop. Me voici debout au milieu du poisson gluant,
sanguinolent, que le roulis fait passer et repasser à tra-
vers mes jambes. Un mateloty est avec moi pour m'en-
seigner la manière de faire. Il suffit de prendre chaque
morue de la main gauche, et de la droite, avec un cou-
teau piqué près de moi, dans l'établi, de faire une légère
entaille de chaque côté, sous la mâchoire, et après avoir
repiqué le couteau, de porter le pouce au fond de l'ou-
verture qui résulte de l'ébrouaillage, puis de renverser,
au-dessous de l'établi, la tète du poisson ainsi mainte-
t '
— 34 —
nu sur le dos, et de pousser des deux mains de façon à
l'arracher proprement, c'est-à-dire en y laissant le moins
de chair possible. De la même main qui la tient, cette
tète est aussitôt jetée à la mer. Cela n'est pas bien com-
pliqué, mais, comme dans tout métier, il y a un coup
de main à attraper, et il ne s'acquiert qu'avec une cer-
taine expérience.
Le plus difficile et ce qui rend le travail fatigant,
c'est la vitesse qu'il faut atteindre. Dans les journées de
pêche abondante, quand il vous arrive trois ou quatre
mille morues, on n'en finirait pas si l'on n'abattait
quatre ou cinq cents têtes à l'heure. Mais j'eus le temps
de m'accoutumer pendant cette première pêche : on ne
rapporta jamais plus de quatre cents pièces en un
jour.
Aussitôt décollée, chaque morue passe dans les mains
du trancheur. C'est lui qui, au moyen d'un couteau
bien affûté et de forme appropriée, l'ouvre d'un premier
coup jusqu'à la queue, tout en taillant les arêtes d'un
côté, et d'un second coup, ^n sens inverse, tranche les
arêtes de l'autre côté et enlève l'épine ou « raquette ».
L'opération du tranchage est beaucoup plus délicate que
le décollage. Généralement, elle incombe au second
du bord, mais il arrive aussi que le second ne sachant
pas trancher, le capitaine engage un matelot trancheur
plus payé que les autres, dont alors le second boitte
les lignes.
De l'établi et des mains du trancheur, la morue tombe
aux mains de l'ccénocteur » L'aénoctage » consiste à
J
J
J
— 35 —
aratter avec une cuillère les taches de sang qui maculent
la morue fraîchement ouverte. C'est le mousse qui
remplit cet office. Après l'ènoctage, elle est lavée,
par le second novice ou, pour parler plus juste, par le
moins fort, lequel la place aussitôt dans une espèce
d'entonnoir communiquant avec une longue « dale »
ou conduit, qui l'amène à fond de cale jusqu'aux pieds
du saleur. Celui-ci l'empile en jetant sur chacune
quelques poignées de sel. Il importe beaucoup que ces
opérations soient exécutées avec soin, si l'on veut que
la pêche se vende bien, si l'on veut qu'elle ait, suivant
l'expression consacrée, l'apparence « loyale et mar-
chande » exigée dans le commerce; et c'est pourquoi
tout bon capitaine y veille de très près, au salage sur-
tout.
Malgré l'ennui que comportent de pareilles descrip-
tions, li je veux faire comprendre la vie que l'on mène
sur le Grand Banc, il me faut ajouter quelques mots sur
les opérations du boittage, de l'élongement et de la
levée des lignes.
J'ai déjà dit que boitter signifie amorcer les hame-
çons. Chaque pêcheur a au moins cinq cents hameçons,
répartis sur environ cinq cents brasses de ligne (soit
plus de huit cents mètres), et attachés à la ligne même
par « des empéques » ou ficelles d'environ i™ 20 de
longueur, auand tout va bien, quand les lignes sont
revenues en bon état, ce travail prend de deux à trois
heures : mais le plus souvent les lignes ont du
if
I
u
- 3é-
« brouillé », c'est-à-dire que, sur des longueurs tout à
fait variables, elles sont en l'état de véritables fagots
de ronces ou d'épines. Ligne principale, empèques et
hameçons sont tordus et emmêlés de telle sorte qu'on
ne voit plus du tout par quel bout prendre son
ouvrage. Il faut alors détacher ses hameçons, suivre
les mille replis des cordes les uns à travers les autres,
et, une fois les cordes débrouillées, remplacer les
empèques cassées, rattacher les hameçons, 1,. • boitter
et « lover» les cordes avec précaution dans des paniers.
Tout ce travail se fait à moitié plié en deux : il est
facile d'imaginer qu'il n'a rien de récréatif; quand la
séance se prolonge, on éprouve souvent le besoin de
se redresser, et, pendant la première pêche, alors que
souffle la bise ou que tombent les bruines glaciales,
même la neige, plus d'un s'arrête pour souffler dans
ses doigts engourdis ou — chose que les matelots
savent mieux faire que gens de terre — se lancer vigou-
reusement les bras autour du corps, afin de s'échauffer
les mains.
T
l'
On élonge vers le soir. Les chaloupes s'en vont avec
les paniers pleins de cordes boittées. Dés qu'elles sont
à cinquante mètres du bord, le maître de pêche ou
patron de la chaloupe jette une petite ancre, souvent
une simple pierre, sur laquelle sont « frappées » (atta-
chées) d'une part un « orin » ou pièce de ligne
dépourvue d'hameçons, dont l'extrémité supérieure est
attachée à une bouée grâce à laquelle on pourra, le
t
t
II
ï
(
T
— 37 —
lendemain, prendre l'extrémité des lignes, et d'autre
part le commencement de ces mêmes lignes qui doivent
reposer sur le fond pour pêcher. Les lignes de tous les
paniers s'attachent bout à bout; à mesure que chaque
panier se vide, on relie la fin du contenu de l'un au
commencement du contenu de l'autre. — Chacun des
ensembles ainsi obtenus prend le nom de « tentis »,
tentis de tribord ou tentis de bâbord, selon le côté du
navire d'où l'on est parti. Un tentis, au temps où
j'étais pêcheur, atteignait de quatre mille à quatre mille
cinq cents brasses (environ 7 kilomètres). Cinq bouées
étaient distribuées sur sa longueur. La première prenait
le nom de bouée du bord; les intermédiaires, des
noms tirés de la forme du morceau de toile goudron-
née qu'on attachait à l'extrémité supérieure du manche
delà bouée : bouées de pavillon, de cornette, de gen-
darme, etc. Ainsi il peut arriver qu'une bouée se
perde ou que le tentis se casse, pendant le tirage : on
est quitte pour aller saisir une autre bouée. — Une brise
maniable : voilà ce qu'on demande pour cette expédi-
tion. Trop de vent vous oblige à prendre des ris et rend
le travail dangereux; par un calme plat, vous êtes tenus
de remorquer la chaloupe à grands coups de rames, ce
qui est long et pénible, surtout lorsque les courants,
qui sont à peu près continuels et souvent très forts sur
le Grand Banc, vous r uraînent sous le vent du navire.
Par un temps calme, relever les lignes est une opé-
ration qui ne demande pas d'efforts excessifs. Mais
1
I
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- 38 -
tirer pied par pied, d'une profondeur de soixante-dix ■>
cent mètres la longueur de cordes que j'ai dite, dans
une « marée de haie », c'est-à-dire quand il vente frais,
et qu'au poids ordinaire des lignes s'ajoute le remor-
quage de la chaloupe contre le vent et contre la lame,
c'est là un travail littéralement exténup.nt.
Imaginez sept ou huit hommes dans cette chaloupe.
Le premier est couché sur l'avant, la tête et les bras en
dehors; il ne peut guère tirer dans cette position ; son
rôle est plutôt de maintenir la ligne sur une poulie plan-
tée là à côté de son corps dans la « lisse » ou bord
supérieur de la chaloupe. En même temps il compte
les morues, ou plutôt il annonce celles qui sont en vue
en criant : deus, meus^ deo^ meo, sancta, maria, blanc
partout^ ce qui veut dire une, deux, trois, quatre, cinq,
six, ça n'en finit plus. Toutes ces manières d'avertisse-
ment ont pour effet de faire préparer des gaffes ou cro-
chets emmanchés, au moyen desquelles on peut préve-
nir la perte des pièces qui ne supporteraient pas d'être
soulevées au-dessus de l'eau par l'hameçon seul, les
plus belles justement.
Eh bien ! cet homme, voyez-le sur l'avant de
l'embarcation : presque tout le poids de son corps
porte sur 'a poitrine. A chaque coup de tangage, ses
bras plongent dans l'eau et la mer le fouette au visage.
Il a beau rabattre son suroît, serrer le col et lier les
manches de son cirage, il n'évitera pas de changer de
vêtements lorsqu'il reviendra à bord. Derrière lui, six
hommes sont debout sur le « banc de halage » qui
(•
ir
r
t
— 39 -
longe un des côtés de la chaloupe. Le bord de celle-ci
leur atteint à peu près au genou. Dans les belles
marées, les lignes, chargées d'hameçons et quelquefois
de poissons, — morues, flétaps, raies, « maraches » ou
petits requins, - — montent assez vite ; les mains enve-
loppées de mitaines épaisses passent rapidement l'une
devant l'autre, et l'homme qui, tout derrière, love les
cordes et range les hameçons dans les mannes ou
paniers à deux anses, est souvent obligé de crier :
« Souffle », c'est-à-dire : ralentissez, si vous ne voulez
pas que je mette vos cordes en broussailles.
Mais lorsque le temps est mauvais, c'est au tour du
loveur de rire des haleurs: ceux-ci, arc-boutés contre
les bancs transversaux de l'embarcation, se tiennent
comme ils peuvent sur cette coque qui danse sur
la crête des lames, tirent des deux mains à la fois
et de toutes leurs forces. Surtout qu'ils aient soin
de tenir bon, que la ligne ne vienne pas à glisser
dans leurs mains, car les hameçons sont là qui vous
frappent en fouet et vous peuvent déchirer vête-
ments, mains ou visage. J'ai vu ainsi une joue
déchirée dans toute son épaisseur; il s'en était fallu
de quelques millimètres que l'œil ne fût arraché
ou crevé du même coup. — Vous vous tromperiez
si vous pensiez que la victime d'un accident de ce
genre soit dispensée de sa tâche. A ce compte-là,
il n'y aurait plus un travailleur au bout de huit jours,
Et, après tout, on ne voit pas pourquoi les hommes ne
feraient pas ce que journellement ils font faire aux
i
— 40 —
animaux. Si un homme est plus qu'une brute, il doit
pouvoir plus qu'elle. Marcher, travailler tout éclope,
c'est le sort de la majorité des êtres, et c'est peut-être
aussi le meilleur moyen de ne pas trop sentir ses dou-
leurs. - Mais quoi qu'il en soit, la levée des lignes
qui dure quatre heures, en moyenne, peut en atte-ndre
de huit à douze en ces jours de dur tirage. Ui..
dans ma seconde année de pêche, la chaloupe -.^nt
j'étais, partie à deux heures et demie du matin, ne revmt
qu'à trois heures du soir, et l'autre chaloupe revmt
plus tard encore.
On a gagné le droit de déjeuner à la suite de pareilles
corvées. Depuis le « boujaron » du lever, on a bien,
sur la chaloupe, cassé une croûte et bu, à tour de rôle,
à même le goulot d'une même bouteille, un litre
d'eau-de-vie entre sept ou huit hommes. Mais tout cela
est parti loin après une dure marée de haie. J'en
ai vu — et j'ai été quelquefois de ceux-là — qui n'avaient
même plus la force de remonter sur le navire. A peine
accostés, ceux du bord vous ont bien fait passer la
« goutte » ou un « pichet >> de vin, vraiment bienfai-
sants alors, quoi qu'en puissent penser les ennemis de
l'alcool, — car là, on ne connaît plus les bouillons, ni
les consommés réconfortants : sans ce verre de vin ou
d'eau-de-vie, jamais on n'aurait le courage d'embar-
quer le poisson, les lourds paniers de lignes, et tout
l'armement de la chaloupe, ni soi-même surtout.
C'est justement, en effet, dans ces jours de mauvais
t
^
l
i
— 41 —
temps, quand la mer est démontée, que cette opération
de sauter à bord peut prendre les proportions d'un vrai
tour de force. Le navire est là devant vous, qui roule
quelquefois au point que ses basses vergues vont tou-
cher la mer ; à le voir puiser de l'eau par-dessus ses
bords, on dirait qu'il veut vous cueillir en dessous,
comme on ferait avec une cuillère. A ce moment passe
une lame, qui soulève votre esquif et menace — cela
s'est vu — de précipiter d'un seul coup sLir le pont
chaloupe et hommes qui sont dedans. Quelques
secondes après, le navire est sur l'autre flanc, et au lieu
du vide que vous aviez tout à l'heure sous les yeux,
vous vous trouvez en face d'une muraille haute
comme un premier étage. Et ces alternatives vont se
répétant sans cesse. La chaloupe cogne sur le vaisseau,
et menace de se démolir. Il faut donc se hâter. Cepen-
dant vous ne pouvez guère embarquer qu'un à la fois.
Il faut que ceux du bord, le capitaine, qui doit payer
de sa personne en ces jours-là, le second et le saleur
reçoivent l'un après l'autre ceux qui se précipitent, ou
qu'on précipite pieds ou tête devant, et qui pourraient
s'assommer sur le pont; qu'ils empoignent vigoureuse-
ment ceux qui, manquant leur coup, s'accrochent à la
lisse et restent suspendus le long du bord, où la cha-
loupe va les broyer. On expédie d'abord les trembleurs.
Les plus braves ont du sang-froid pour eux, et ils sai-
sissent le moment fugitif où chaloupe et navire vont
se trouver dans le même plan, et où ils vont les lancer
plus ou moins hci"-eusemcnt, et c'est ici le cas de dire,
Li
— 42 -
comme un vrai paquet de linge, entre les bras de ceux
du pont. Quand c'est la vie mOme qui est en danger,
se cotiner la tôte ou se casser un membre devient
acceptable. Il en est qu'on est obligé d'embarquer
dans un panier, au moyen d'un « cartahu » ou cordage
passant par une poulie suspendue aux agrès. Pendant
que les uns hissent le panier, d'autres tirent sur une
corde destinée à l'amener dans le navire ; mais c'est là
un procédé extrême, et qui prend trop de temps en des
moments où l'on n'en a guère; il faut que l'on ait aftaire
à des hommes bien aifolés pour qu'on en use. Quant ;\
ceux qui n'ont pas peur, comme des cavaliers debout
sur un cheval emporté, ils se tiennent un pied sur
un banc et l'autre sur le bord de la chaloupe « pau-
moyant » une corde qui leur vient du navire. Un choc
arrive, ils sont démontés de cette posture, ils retombent
au fond de l'embarcation : l'important, c'est de ne pas
tomber dehors, où l'on a toutes les chances de se faire
écraser. Ils ont bientôt fait d'ailleurs de poser leurs
mains sur la lisse du navire, juste à l'instant où la cha-
loupe dans sa montée rapide les pousse et les jette
comme d'elle-même sur le pont où ils savent tomber
sur les pieds. Il faut être doué d'une souplesse de singe
ou de chat, mais la chose n'est pas rare parmi les
matelots.
Après ces heures dangereuses, quelque agité que
soit le navire et tourmentée la vie qu'on y mène, je ne
vois pas de maison solide et bien close qui m'ait donné
pareilles impressions d'aise et de sécurité.
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J.
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- 4? —
Ce n'est qu'au retour d'un travail que l'on voulait
quand ni(ime Unir qu'on peut Otre conduit à cette vol-
tige forcée. A nier également démontée, l'embarque-
ment du navire dans la chaloupe est plus difficile que
celui de la chaloupe dans le navire. Oh ! ces sauts
dans la chaloupe, ils me donnent encore la chair de
poule ! Imaginez que j'ai fait ma deuxième campagne,
celleoù j'embarquais, avecdesbottestropcourtcs. Quand
il m'arrivait d'hésiter une demi-seconde au moment de
m'élancer, et que, par suite de cette hésitation, je me
trouvais tomber de trop haut dans la chaloupe descendue
déjà Ic'n, c'était comme si on m'avait fait rentrer les
doigts de pied dans les pieds. Le plus souvent, je m'af-
faissais sur les genoux. La peur de cette souffrance me
rendit extrêmement maladroit.
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L'ensemble de notre première pèche fut assez peu
fertile en incidents. Nous changeâmes plusieurs fois
de mouillage, sans réussir à tomber sur de riches fonds
de pèche. Le capitaine finit par se décider à quitter le sud
du Grand Banc, où il avait d'abord cherché fortune,
pour aller tout au nord. L'ancre fut jetée en un endroit
où nous demeurâmes jusqu'à la fin, c'est-à-dire aux
premiers jours de juin. La monotonie de notre exis-
tence n'eut d'égale que la persistance d'une brume
épaisse et humide qui dura plus de trois semaines sans
être coupée par une heure de temps clair. Ces trois
semaines ont laissé comme un trou dans ma vie et
elles me font l'effet d'avoir été à la fois très longues et
\^^
— 44 —
rrcs courtes : longues, parce que je m'ennuyai
beaucoup; cc.urtes, parce que je n'en ai gardé qu'un
souvenir très vague. C'est comme si la brume s'etail
abattue aussi sur ma mémoire. Que peut-on bien se
rappeler d'une période où chaque lendemam
ressemble à la veille, et où le regard ne s'est guère
étendu au delà de cinquante mètres? La vue est un des
sens qui enrichissent le plus l'expérience, et contribue
beaucoup à déterminer notre notion du temps, —
J'essayai de laver quelques vêtements, mais quand
il fut question de les faire sécher, je ne réussis qu'à ,çs
voir se recouvrir d'une légère couche de mousse ver-
dàtre. Il fallut, comme tout le monde, me résoudre à
rester dans des habits mouillés. C'est particulièrement
à cette humidité fréquente, et de si longue durée sou-
vent, que les pêcheurs du Grand Banc sont redevables
de l'usage à peu près exclusif d^ vêtements de laine.
La laine mouillée vous tient e icore chaud. — Par
exemple, elle ne vous préserve pas de la crampe mus-
culaire, compagne inséparable, pour l'homme, d'une
vie trop aquatique. Ah! ces maudites crampes, ce
qu'elles devront excuser de jurons et de blasphèmes,
de la part des gens du Banc ! C'est qu'il y a des mo-
ments où il devient impossible de plier une jambe
pour mettre un bas, pour enfiler un pantalon ou une
botte ! Alors ce sont des gi'maces et des contorsions,
très comiques parfois: dans ce métier, les plus belles
occasions de rire se tirent du ridicule de ceux qui ne
savent pas supporter la douleur.
7
i
&.
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— 45 —
Un matin cependant, cette monotonie fut rompue
par un èvén^^ment d'ordre asse^ fréquent dans le métier
mais qui m'impressionna vivement, moi qui le voyais
pour la première fois. - C'était un jour de marée
« déhornie » (j'écris co;.ime j'ai entendu prononcer),
c'est-à-dir'^ -m de ces jours où les chaloupiers ne pou-
valent aller lever des lignes par suite du mauvais
temps. La nuit avait été assez dure. Il avait fallu se
lever à plusieurs reprises pour filer de la chaîne, puis
du câble-, on avait fait tout ce qu'on pouvait pour
tenir têt. à la mer et au temps. A l'aube du ) ;"r, la
série des hommes de quart avait pris fin pour faire
place selon l'ordre aux deux novices. Je veillais donc
avec mon collègue; en réalité nous écorchions des
raies pour le déjeuner. Le mousse, qui devait les faire
cuire, s'occupait dans sa « mayence » (cuisine) à ral-
lumer son feu que la mer avait éteint par deux fois ; il
jurait comme un petit païen ou comme un vieux ma-
telot. Nous riions, ou plutôt mon compagnon riait de
I On file de la chaîne à mesure que le vent augmente, afin que
le navire soit moins exposé h « chasser » sur son ancre, ..a longueur
de la chaîne et son poids, joint à celui de l'ancre, rendent un navire
plus stable. LecAble, qui fait suite à la chaîne, et qu on fila.t en
dernier lieu (je parle au yassé parce qu'il paraît qu'on n emploie plus
le câble), est une corde dent la grosseur est environ celle d une cuisse
d'homme, et dont h. longueur était généralement de cent-v.ngt
brasses Son effet était d'amortir les secousses résultant du tangage,
»t par suite de diminuer les chances de la rupture de la chaîne, très
Grandes, on le conçoit, pour un vaisseau mouillé en pleine mer,
lorsque la tempête fait rage.
%\
m
*.
- 46 -
sa mésaventure; car, pour moi, à aucune époque de
ma vie, je n'ai bien compris le rire provoqué par des
choses fâcheuses. Il faisait grand froid ; je m'arrêtais
souvent pour souffler dans mes doigts, et ma propre
misère me faisait mieux s» itir les inquiétudes du
mousse. C'est que le déjeune retardé prenait déjà la
forme de giffles retentissantes pour le malheureux.
J'étais courbé vers le pont en train de nettoyer mes
poissons dans les flots d'eau salée dont la mer nous
inondait. Tout à coup, au milieu du bruit des lames et
du vent sifflant à travers les agrès et malgré les oreil-
lons rabattus de mon suroît, je perçus des cris singu-
liers. Subitement redressé, je regarde mon collègue :
« C'est comme une poule qui chante », me dit-il bête-
ment. Il n'y avait aucune poule à bord et je ne m'ar-
rêtai pas à sa réflexion. Je regardais du côté de l'avant
d'où les cris m'avaient semblé venir, lorsqu'à la faveur
d'un coup de tangage j'aperçus dans un « doris» — esquif
léger comme une périssoire et dont les Américains se
servent en guise de chaloupes pour faire la pêche —
un homme seul sur cette mer tourmentée. Il arrivait
déjà sous le « boute-dehors». La peur de n'être pas
entendu lui faisait pousser des cris désespérés. « Appelle
vite les hommes », dis-je à l'autre novice pendant que
je préparais tous les cordages qui me tombaient sous la
main. Et j'eus raison de me hâter; le vent et la lame
ramenèrent en un clin d'œil vers le milieu du navire.
J'eus la chance de lui bien jeter ma première amarre.
Plusieurs hommes arrivaient près de moi au moment
i'
I
•^
— 47 —
où il se cramponnaitdessus. Le malheureux était para-
lysé de froid et de peur. On l'aida à s'embarquer et on
hissa son esquif après lui. Je crus que le pauvre homme
allait m'embrasser tout en médisant beaucoup de paro-
les dont je ne compris aucune : « Ail ri^^ht », que je
n'aurais pu écrire alors, ec qui constituait tout mon voca-
bulaire anglais, fut le seul mot que je trouvai à lui
répondre. On eut bientôt {\iit de lui donner une grande
tasse de thé fortement arrosée d'eau-dc-vie, et des
vêtements moins mouillés que les siens.
Cétaitun pécheur américain. — Les Américains et les
Français seuls ont ledroit de pêche sur le Grand Banc. — •
Il était d'une goélette mouillée dans notre vent et hors
de notre vue. La veille, dans la brume, il l'avait quittée
pour pêcher à la ligne de main, selon la manière amé-
ricaine; le vent et le courant l'avaient fait dériver au
point de le mettre hors d'état de la retrouver. Quelle
nuit il avait dû passer seul sur une pareille mer ! Ce
fut pour lui une véritable chance que de tomber sur
nous aussi vite. Au nord du Banc, où les navires sont
souvent rares, il aurait pu errer longtemps sans ren-
contrer personne. Chaque année d'ailleurs la profession
paye le tribut d'un lourd contingent d'hommes perdus
de la sorte. Lorsque la mer ne les engloutit pas assez
tôt, ils n'échappent pas à la faim et à la soif. Notre
Américain resta à bord jusqu'à à notre retour à Saint-
Pierre.
L'heure du départ sonna d'ailleurs bientôt. Un beau
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- 48 -
jour le mousse sortit de la soute à biscuit en annonçant
qu'elle était vide. On vérifia son dire et comme il ne
restait guère que des miettes avariées et moisies, on
se mit immédiatement en devoir de lever l'ancre et de
larguer les voiles. Quelle joie pour tous, mais pour
moi surtout! Une étape de franchie sur deux! Il est
vrai que la seconde est plus longue et plus dure que la
première, maison n'a pas moins parcouru un bon bout
de chemin. Le temps lui-même s'éclaircit comme pour
fêter notre départ : la mer prend une robe bleue. Pen-
dant une dizaine de jours on va « refaire ses mains »
toutes plus ou moins blessées. Et pour ma part je vais
vivre en dehors de ce sanguin et de cette bave de
morue dont je commence à avoir assez. Décidément
j'aime la mer, si je n'aime pas la pêche.
Nous aurions dû être à Saint- Pierre en trois ou quatre
jours. Comment notre capitaine fit-il son compte ? Au
bout d'une semaine on n'avait pas même aperçu
Terre-Neuve. Ce fut seulement le neuvième jour qu'on
signala la terre, mais une terre qui n'avait nullement
l'aspect de celle attendue. En même temps, un grand
vapeur qui passait près de nous fut interrogé télégra-
phiquement et aussitôt qu'on eut compris ses signaux,
on vira de bord et on prit une route presque opposée
à celle qu'on suivait. Nous avions dû passer trop au
sud de Terre-Neuve et de Saint-Pierre. La terre que
nous voyions était sans doute quelque point de la
côte de l'île du Cap Breton ou de la Nouvelle Ecosse.
Deux jours après nous étions à Saint-Pierre, où nous
A^
! 1
-- 49 —
avions la plus grande hâte d'arriver. Le biscuit nous
faisait absolument défaut. Depuis plusieurs jours on
ne vivait que de lard et de poisson salé, et on se sou-
tenait surtout par le vin et l'eau-de-vie.
Comme la rade et toute l'ile me parurent changées !
L'île a perdu son éclatante blancheur et la rade est
couverte de plus de cinq cents navires, au moins le
double de ce qu'il y avait à notre arrivée en France.
Les pêcheurs déchargent le produit de leur pèche. Des
.. chalands le reçoivent et le transbordent sur les long-
courriers qui sont venus apporter du sel et toutes les
marchandises dont la colonie a besoin, et qui vont
bientôt repartir avec des cargaisons de morue pour la
France et les colonies. Ce sont les Antilles qui offrent
le plus de débouché. — Que je les trouve beaux ces
navires long-courriers, si propres et si coquets à côté
de nous! Nous sommes si négligés qu'on voit du pre-
mier coup d'œil que la navigation proprement dite
n'est pas notre affaire : mais je devais faire encore une
année de Banc, avant de les connaître. Je continue
donc à m'occuper de poisson, tout en vivant de la
poésie que -m'apportent les seuls noms des pays loin-
tains que les marins de ces navires auront le bonheur
de visiter ! Maintenant encore, quelque intimement
persuadé que je sois de l'identité de fond absolue du
dernier des Cafres avec le plus raffiné des Parisiens,
ainsi que de la vanité des efforts qui ont pour objet
d'élargir la vie afin de la mieux comprendre, il m'est
impossible d'entendre prononcer ou de lire des noms
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— 50 —
comme ceux de Valparaiso, de Lima, d'Auckland ou
de Yokohama, etc., sans sortir de moi-même et tom-
ber dans des rêveries profondes.
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) •:
IV
DEUXIÈME PECHE
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Dans la seconde pêche, la boitte se compose de
caplans, — petits pois*:ons gros comme des goujons, —
au lieu des harengs de la première pêche. J'eus le plai-
sir de faire partie d'une équipe envoyée dans la mon-
tagne pour y ramasser de la brousse ou branches de
sapins destinées à ctre mêlées dans cette boitte et à lui
communiquer, paraît-il, un certain parfum capable
d'agir sur l'odorat ou le goût de la morue. Cette expé-
dition fut pleine de sensations pour moi. J'étais si
heureux d'être à terre que, pour m'en donner l'illusion
plus complète, je me tapis dans un creux de rocher, de
façon à ne plus apercevoir ni la mer, ni mes compa-
gnons surtout. Pensez que cela m'était donné pour la
première fois depuis mon départ de France ! Je m'étais
hâté de faire mon fagot. J'eus une bonne demi-heure
pour me coucher sur le dos et regarder le ciel, en son-
geant à d'autres cieux, surtout au ciel qui dominait les
11 li^
u
— 52 —
têtes de ceux qui m'étaient chers. Je me rappelais la
différence d'heures de mon pays et de celui-là. A un
moment même je passai mon temps à tailler une
branche pour la piquer en terre dans le prolongement
plus ou moins approximatif de la corde qui devai:
sous-tendre l'arc terrestre qui partait du point où j'étais
pour finir à la maison de mes parents. Que voulez-vous,
je sentais que la terre est ronde; tous les marins,
même les plus ignorants le sentent — bien qu'ils ne
soient pas tous capables de le penser abstraitement,
— puisqu'ils en font le tour. Bientôt le chef d'équipe
donna le signal du départ : je partis comme les autres
avec un ballot de brousse sur le dos. Il était lourd;
mais, outre la gloriole de porter une aussi grosse
charge que des hommes mûrs, la pente très raide de
la montagne me permit de le faire rouler devant moi
pendant la plus grande partie de la route.
La boitte est faite, et nous voici repartis. A peine
sommes-nous parvenus sur le Banc que nous tom-
bons sur un groupe de sept ou huit navires à l'ancre. Le
capitaine juge que le fond doit être bon puisqu'il yen a
tant qui s'y tiennent. On mouille donc, et on élonge
les lignes. C'était un vrai fond de morues, en effet. Le
lendemain matin, chaque chaloupe fut obligée de lever
ses lignes en deux fois, et revint, à chaque tour, char-
gée à couler. Quatre mille morues sur le pont ! Du coup,
je comprends l'utilité des grandes bottes ; malgré le beau
temps, il faut encore revêtir son cirage ; on en a partout
4
I !
4
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— 53 —
jusqu'au ventre. II n'y a guère que l'extrême avant et
l'extrême arriére du navire qui soient à peu près libres.
— Après un déjeuner rapide, je monte dans le parc
débordant de morue : je n'ai pas à me baisser pour la
prendre, elle m'atteint la poitrine. Le moindre roulis
m'emporte avec cette masse gluante. Le capitaine et le
second sont à l'établi : je vais donc décoller pour entre-
tenir deux trancheurs ; heureusement les deux n'en
valent pas un bon, et je réussis à les suivre sans trop de
peine en commençant ; mais vers la fin, on est obligé
de me stimuler par quelques volées de coups de bâton.
La séance dure un temps infini : entré dans mon parc
vers dix heures du matin, il est prés de onze heures du
soir lorsque j'en sors pour souper. On ne s'est inter-
rompu que pour une collation rapide, et pour absorber
quantité de boujarons. Pour une première journée, me
voilà bien sur les dents. Je n'ai plus la force de manger.
Depuis le lever, cela fait à peu prés vingt-deux heures !
Du reste, je vois des hommes faits qui ont l'air aussi
exténués que moi, qui n'ai pas dix-sept ans.
Je gagne péniblement mon grabat, où je goûte un
repos tourmenté. L'épouvante de ce travail et des
coups qui m'attendent si je ne le domine me suit en
dormant. Mes deux ou trois heures de repos ne sont
qu'un aifreux cauchemar. La réalité dépasse donc tout
ce qu'on m'avait annoncé.
Il n'est pas trois heures du matin qu'il faut recom-
mencer. Véritable paquet de douleurs, je me traîne
derrière avec les autres afin de boire une gorgée d'eau
5
— 54 —
de feu qui est aussi une gorgée d'oubli. Un matelot
me tire à part et me dit : « Il ne faut pas te laisser
aller comme ça, mon grand garçon. Cela ne durera
pas, et puis si cela durait, le navire serait bientôt
chargé et la campagne finie. » Il m'est bien égal que le
navire charge ou non; mais je ne suis pas moins recon-
naissant à celui qui vient de me témoigner quelque pitié.
— J'aide à expédier les chaloupes, et je fais des vœux
pour qu'elles ne rapportent plus tant de morues.
Ensuite je descends dans la cale, où il faut remplir les
mannes à boittes et, pour cela, me résoudre à plonger
dans le sel mes mains brûlantes et tout écorchées par le
travail de la veille. Que sera-ce donc dans quelques
jours si cela continue? La douleur me fait verser des
larmeî Mais j'entends le second qui crie contre ma
nonchalance, et pris subitement d'un accès de courage
désespéré, je remplis mon office avec rage et j'ai fini
très vite.
Les chaloupes sont revenues moins chargées : trois
mille morues seulement; mais c'est encore beaucoup
trop pour moi. — On s'y prend mieux que la ve'lle ;
le travail s'expédie avec plus de rapidité. Cependant
mes forces diminuent. Par moments je ne peux plus
suffire à ma tâche. Je sens mes tempes se gonfler et
mes oreilles bourdonner; mais derrière mon dos, on
agite le bâton — un manche de piquois, gros comme
le poignet — afin, comme on dit, « de me donner de
l'huile de bras. » Un instant je me bute, n'en pouvant
plus. Les coups me font demander grâce. On rit de
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4-
I
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■
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— 55 —
mes cris en les imitant. « Tiens, attrape, rosse, /«'g'wa;//.
Je parie qu'il va appeler sa mère, l'imbécile. » — Je
vois encore rouge rien qu'à vous raconter ces scènes.
Mais je ne devais pas espérer d'échapper à ma
fonction. Marche ou crève est le mot qui se dit là, et
qui se vérifie. Tout juste l'année précédente, non avec le
même capitaine, mais sur le môme navire, mon prédé-
cesseur comme décolleur — un jeune homme de vingt
ans — avait été encore roué de coups la veille de sa mort,
et le matin môme, comme il s'était déclaré incapable de
se lever, le second du bord était venu dans le poste de
l'équipage et lui avait asséné, dans son lit, plusieurs
coups de bottes sur le ventre. « Frappez plus fort,
suppliait le malheureux. Tuez-mci tout de suite, je ne
demande plus autre chose. » — Enfin, on le laissa.
Lorsque les chaloupes revinrent, il était mort.
Il faut reconnaître qu'il y a pourtant une excuse à
ces brutalités. Dans un milieu où chacun a déjà plus
qu'il ne peut porter de souffrances physiques, il ne
reste guère de place pour le sentiment. A quoi abouti-
rait-on avec du sentiment? La règle inéluctable, le
seul principe qui résiste là est que chacun doit faire ce
qu'il s'est engagé à faire. — Aussi c'est là qu'on les voit,
les vrais bons, non les bons après bien dîner, mais les
bons par pure volonté. Prendre sur la faim et la soif,
sur ses blessures, sur tout un corps qui tressaille de
douleurs, pour venir volontairement en aide à celui
qui vous semble supposer plus difficilement que vous-
môme son fardeau de souffrances : voilà de l'héroïsme.
- 56 -
Ils sont rares, dans la marine comme ailleurs, ceux
qui le font. J'ai pourtant vu des matelots qui m'ont pro-
duit l'effet de pères et dont je me suis toujours appro-
ché avec des sentiments de petit enfant. Mais ce ne fut
guère dans ma première année de navigation. Je ne sais
vraiment où notre capitaine, qui était pourtant un
assez brave homme, avait décroché ce ramassis de
forbans. Même à distance, je n'en vois guère que deux
qui trouveraient grâce devant mon jugement.
Pendant près d'une semaine, la pêche donna assez ;
les journées me parurent longues et lourdes. Je n'en
ai cependant gardé qu'un souvenir vague. Je vécus
comme anesthésié par la douleur et par l'alcool. En
temps de pêche normale on boit en moyenne, chaque
jour, un litre de cidre, un demi-litre de vin et un quart
de litre d'eau-de-vie : pour le vin et l'eau-de-vie tout au
moins on augmente les rations dans la proportion de
l'ouvrage. La limite est dans la capacité de chacun; il
faut arriver à ne plus sentir son mal, tout en gardant la
faculté d'accomplir sa tâche. Ce point d'inconscience,
je l'atteignais quant à moi vers le milieu du jour, après
le déjeuner. Car le matin, pendant l'absence des cha-
loupes, j'obtenais du saleur, cambusier du bord, selon
la coutume, qui était mon compatriote et quelque peu
mon ami, j'obtenais d'échanger mon eau-de-vie contre
du vin. Il me donnait plus d'un demi-litre de vin pour
une quinzaine de centilitres d'eau-de-vie, qui me reve-
naient avant le déjeuner. Vous dire avec quel bonheur,
1
t
1
II
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— 57 —
enfiévré comme je l'étais, je sentais descendre ce
liquide dans la fournaise de mon estomac, serait diffi-
cile. Ceux-là seulement peuvent le comprendre qui ont
expérimenté la fièvre et la soif alors qu'ils n'avaient pas
d'eau potable à leur disposition, — ce qui était le cas le
plus fréquent pendant les chaleurs de la seconde
pèche. Nous n'avions pas de ces caisses en fer dont les
longs-courriers sont munis, et gnice auxquelles ils
peuvent toujours conserver fraîche leur eau douce ; nous
n'avions que des pièces en bois dans lesquelles la nôtre
se putréfiait très vite aux approches de la chaleur.
Pour moi comme pour tous, le moment le plus
pénible était celui du lever. Échauffé par le travail ou
par les boissons, on se traîne encore. Mais reprendre
son chemin de croix après un court sommeil, pendant
lequel vous n'avez guère eu le temps que de vous
dégriser et tout au plus de rafraîchir votre capacité de
souffrir : cela est horrible. A ce moment-là, j'ai vu de
vieux matelots pleurer de misère. De leurs mains toutes
déchirées, toutes pantelantes, ils ne pouvaient même
pas arriver à se boutonner. Leur premier fait, arrivant
sur le pont, était de les plonger dans l'eau pour en cal-
mer la fièvre. Malheur à ceux qui s'embarquent là dedans,
et dont le sang n'est pas pur! La moindre écorchure, la
moindre piqûre devient une plaie qui s'élargit sans
cesse et s'approfondit jusqu'aux os. Et comme on se
pique tous les jours, les mains finissent par passer tout
au vif comme des entrailles fraîchement arrachées.
Il arrive que le capitaine mette du vin sucré
- 58 -
dans un vase et force les plus malades à : 'y tenir les
mains. — Il faut se lever quand môme. Si on veut en
sortir, le moyen n^est pas de s'écouter souffrir. Dame !
les malédictions ne manquent pas. Quelquefois la note
gaie reprend le dessus. « Dis donc, un tel, fait un
loustic à celui qui geint le plus fort, sais-tu ce qui est
excellent pour tes mains, eh bien ! c'est de l'onguent
de couverture. — J'ai bien la couverture, reprend
l'autre, mais je n'ai pas l'ordonnance. » — Puis un
autre : « Quel est donc l'animal, l'infernal monstre qui
inventé ce joli métier? — C'est une nonne. — Une
jeune? — Non, une vieille! Et un troisième affirme
eue ce dut être un curé qui voulait faire aller les
hommes au ciel sans confession, etc. » Je suis obligé
d'en passer et de plus raidcs... Après un nombre suf-
fisai>t de jurons, on arrive à se mettre sur pied et on
repn;nd une besogne qui ressemble de tout point à
celle de la veille, et qu'on ne sait que trop par cœur.
Au bout d'une dizaine de jours, ce fut tout à fait fini
avec les pêches fructueuses. On retomba dans les jour-
nées de deux cents morues, et sans cette abondance des
premiers jours, nous n'aurions ra^^porté qu'un cargai-
son ridicule en fin de compte. Le produit de la
seconde pêche doit pourtant être beaucoup plus riche
que celui de la première, si on veut que la campagne
soit rémunératrice. Ce ne fut pas précisément notre
cas. En trois mois de seconde pêche, nous atteignîmes,
si j'ai bonne mémoire, le chiffre de 28.000 morues,
t
t
k
— 59 ~
tandis que la première pêche en avait rapporté 14.000
en cinquante jours environ. De pareilles campagnes
pour un navire de deux à trois cents tonneaux payent à
peu prùs les frais d'armement : ce qui signifie qu'au
retour les hommes — qui naviguent tous à la part —
peuvent s'attendre à ne pas toucher grand'chose. Des
avances reçues lors du départ — et qui s'élevaient à
quatre cents francs pour les matelots, à deux cents
pour les novices, et à cent pour le mousse - les
familles n'ont touché que le surplus des frais
d'équipement. Pour plus d'une, ce surplus n'a
guère suffi qu'à payer les dettes de l'hiver précédent.
Rentrer les mains vides, dans la morte saison du tra-
vail, prés d'une femme et de petits qui ne sont pas
moins impatients du pain que votre retour représente
pour eux que de vos caresses d'époux ou de père, cela
n'est pas gai, n'est-ce pas? Et cela vous explique aussi
beaucoup de ces duretés de la vie du Banc dont le
simple récit vient peut-être de vous faire crier les nerfs.
On n'est pas venu là pour s'apitoyer les uns sur les
autres. Coûte que coûte, il faut profiter des jours où la
morue donne, charger le navire si possible, afin de
rapporter trois ou quatre cents francs aux siens ; sinon
la joie du retour sera singulièrement affaiblie par la
perspective d'un hiver sans pain : ce sera misère sur
misère.
Avant de quitter ce Grand Banc, lieu de souflfrances
intenses, mais dont il m'est quand même doux de me
— 6o —
souvenir, je voudrais vous dire encore quelques mots
des impressions que j'y ai éprouvées la nuit, lorsque je
faisais le quart ou lorsque je couchais dans la chaloupe.
Coucher dans la chaloupe, cela n'est pas ordinaire,
et n'arrive <2;uére qu'en seconde pèche, quand
on est tombé sur un fond d'abondants coquillages,
dont la morue se nourrit volontiers, mais qui volon-
tiers, eux aussi, se nourrissent de la morue prise aux
hameçons. En ce cas, si les lignes restent plus de trois
ou quatre heures sur le fond, on est à peu prés certain
de ne ramener que des squelettes : n'ont échappé à
l'action de ces myriades de suceurs que les morues
qui ont eu la bonne idée de se prendre à la dernière
minute, les moins nombreuses justement. Pour obvier
à cet inconvénient, on élonge tardivement et quand
on est au bout du tentis, au lieu de revenir à bord
comme d'ordinaire, on met à l'ancre et on se
couche habillé dans la voilure de la chaloupe. En fliit
de précautions, on a pris soin d'allumer une lanterne
de fer blanc, rouillée, on le pense bien, comme tout
fer exposé aux effluves de la mer, et à vitres de corne
à peine translucides. Espérons que les navires qui
sillonnent le Banc apercevront ce triste ver luisant et
daigneront dévier de quelques mètres, afin de ne pas
couler la malheureuse coquille. Espérons aussi que le
baromètre n'aura pas trompé le capitaine et que l'expé-
dition des embarcations reposait sur une certitude de
beau temps bien fondée. Vraiment il ne serait pas
gai d'être pris par un coup de vent en pleine nuit
I
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k
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— 6i —
et pleine mer, à sept on huit kilomètres du bord.
— Toute brise un peu fraîche amène des grognements
de la part de plus d'un. Le froid aussi en amène:
après deux heures de sommeil dans ces conditions
on a les membres raides, croyez- le, même lorsqu'il
fait très beau ; à plus forte raison lorsqu'il pleut ou
que le temps est simplement froid. — Mais j'aimais,
quant à moi, cette vie-là. Je l'ai menée une ving-
taine de nuits consécutives, pendant ma seconde
année de pèche. Contrairement aux recomman-
dations de tous les vieux qui disaient que la
lumière de la lune et des étoiles est très mauvaise pour
les yeux quand on couche dehors, et qui prenaient
soin de remonter les voiles par-dessus leur tète, je ne
me suis jamais endormi sans rêver longtemps les yeux
grands ouverts devant cette voûte céleste, étoilée ou
sombre, que les secousses rapides de la chaloupe fai-
saient paraître d'une extrême mobilité. Et puis, il était
si agréable de rentrer tôt à bord, de finir tôt son tra-
vail et, par suite, de pouvoir s'oublier à lire quelques
heures pendant l'après-midi ! A mon avis, on ne perdait
pas à payer ce plaisir de quelques risques, et, en outre,
tout danger, quel qu'il soit, lorsqu'il me laisse le loisir
de le poétiser à ma façon, me plaît.
Quant aux quarts de nuit à bord du navire, j'ai déjà
raconté que les hommes s'y succèdent de deux heures
en deux heures. Le tour revenait toutes les trois nuits.
Tantôt on a le quart du soir, tantôt celui du matin, et
— 62 —
tantôt un intermédiaire. Je n'.i guère besoin d'expli-
quer que ce sont les quarts extrêmes qu. valent e
mieux Pour ne parler que de conditions normales ce
sont de dures nuits, par exemple, que celles qu,, partan
de neuf heures du soir pour finir à tro.s Iteures du
matin, sont interrompues par les quarts de du heures
"minuit, ou de minuit à deux heures. Celm qu. vou
appelle à souvent fort à faire pour vous amener a
p endre pied. Enfin, quand on y est, sr -'^^^'^J
quelque chose, on peut s'en payer. - Seul dans nu
claire ou noire, quand toutefois ,e ne me sentars pas
envahir par le sommeil, j'en ai torgé des ■■"='§^--1; "
lais dire plus de tristes que de ga.es, mars au fond e
ne sais trop. D'abord il s'agit ici surtout de ma seconde
année de pêche, où je fus bien moins malheureux ; -
: première campagne, comme j'étais novrce, ,e n
faisais le quart qu'accidentellement et pour remplacer
d hommes malades. - Et puis la tristesse, comme
tôt d'ailleurs, est chose bien relative. La vra.e tns-
: • e est le sentiment qui résulte de la contrao^e d
l'esprit ou de la liberté qui fait notre fond. La matière
sur laquelle notre esprit joue importe peu, pcurvu
qu'il joue ; car il faut qu'il joue ; mais comme .1 ne le
peut guér; qu'avec les objets de son expérience jouma-
Hère on a le droit d'aflirmer, pensons-nous, que même
pour les gens profondément maliieureux la simple
r stesse d'imajnation est un bonheur Toute am
agissante est heureuse : un triste qui rêve n est donc
p"lus triste, puisque son esprit se donne carrière.
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- 63 -
Que de fois donc — quand j'avais enfin réussi à
chasser le lourd sommeil, ou si vous aimez mieux,
quand au moyen d'ablutions avec de l'eau de mer
fraîchement tirée, j'avais ramené mes paupières au
volume qui me permettait de tenir sans effort mes
yeux bien ouverts, - que de fois je me suis perdu,
si j'ose dire, dans l'âme des choses qui m'entouraient
au point de m'oublier et de demeurer stupéfoit lorsque
me revenait tout à coup le sentiment de mon moi ! Ce
navire, je le regardais comme un être vivant, ou bien
j'en fa'isais comme un prolongement de mon propre
corps. J'étais religieux alors, ou, pour mieux dire,
je l'étais en un sens beaucoup plus spécial que main-
tenant, et, dans l'obscurité pleine de silence, les
croix superposées de la mâture, les grincements qui
en partaient à chaque houle, me paraissaient comme
rélan et le cri douloureux de la matière vers Dieu,
et symbolisaient à merveille mes aspirations vers
l'infini. Quelquefois, accoudé sur la lisse, je regar-
dais la surface de la mer, je m'interrogeais sur les
causes et les fins de la vie qui grouillait là-dessous,
et, bien entendu, je ne trouvais pas de réponse.
J'enviais presque ces êtres de n'avoir d'autre cons-
cience que celle du moment. D'autres fois, je
m'amusais à compter les nombreuses baleines qui
venaient respirer à la surface et qui, de plusieurs kilo-
mètres, faisaient entendre leur gros souffle à travers le
silence des nuits calmes. Il y avait des nuits où ce bruit
ne discontinuait pas. Bref, ces quarts tranquilles
H
- 64 -
représentaient comme autant d'éclatantes revanches de
mon imagination contre le dur labeur qui l'avait
comprimée dans le jour. Il m'est arrivé plus d'une fois
d'oublier les heures et de faire une portion de la veille
de mon successeur, qui ne s'en plaignait pas.
Ainsi allaient les choses quand il faisait beau et que
je n'étais pas fatigué outre mesure. Dans ce dernier
cas, véritable somnambule, je me traînais sans trêve
pendant mes deux heures, certain que si je m'asseyais
une minute, j'allais m'endormir et peut-être me laisser
surprendre par le capitaine ou le second qui auraient eu
grandement raison alors de m'administrer une verte cor-
rection . Car ces veilles, elles sont loin d'être superflues à
bord d'un navire mouillé en plein Océan, et sur le pas-
sage même de la plupart des transatlantiques anglais,
suédois, norvégiens, allemands, français et américains,
sans compter les navires à voiles plus nombreux
encore, qui passent aussi sur le Grand Banc. Aussi les
abordages sont-ils nombreux chaque année dans ces
parages '. 11 y a un danger extrême à s'endormir même
I. Il ne se passe guère d'années, en effet, où l'on n'ait à enregistrer
quelques pertes de bateaux de pêche coulés de cette laçon. Les
règlements internationaux ordonnent bien de ne marcher sous la
brume qu'avec des vitesses données (huit ou dix noeuds, si je ne me
trompe) ; mais allez les faire observer à des commandants de paque-
bots construits pour filer de quinze à vingt nœuds, commandants
qui reçoivent des primes quand ils arrivent au terme de leur
voyage avant le jour marqué, et des amendes lorsqu'ils sont en
retard. — Il y aura des abordages sur le Banc tant qu'on n'aura pas
prescrit aux navires de marche un itinéraire qui les éloigne des
lieux de pêche.
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— 65 -
par un temps clair, auand on voit les feux d'un navire
en marche, le premier devoir est de s'assurer du bon
fonctionnement du fanal placé en tête du mât de
misaine dans tout navire à l'ancre, et si celui qui
marche n'a pas l'air de vous apercevoir, alors qu'il
vient sur vous, on doit se tenir près de la cloche du
bord et sonner de toutes ses forces aussitôt qu'il vous
semble qu'il est suffisamment rapproché. La cloche
quand on est à l'ancre et le sifflet ou la corne quand
on est en marche : tel est le règlement, auelquefois
ces maudits vapeurs m'ont mis dans dos transes abo-
minables : il y a longtemps qu'ils vous ont aperçu,
mais ils ne daignent changer leur route qu'à la dernière
minute, pendant que vous vous morfondez entre la
peur du ridicule d'éveiller tout le monde de votre bord
avant le danger réel, et celle de laisser couper votre
navire en deux.
Cependant les abordages par temps clair sont tout a
fait rares. Mais dans les brumes dont j'ai parlé, il faut
ouvrir, non les yeux, qui ne peuvent servir, mais
les oreilles, afin de percevoir le bruit des cornes des
bateaux voiliers, et des sirènes des vapeurs. Alors il ne
faut plus quitter les environs de la cloche, et la con-
signe est de sonner sans hésiter dès qu'on a entendu
quelque chose. Une fois, dans ma première campagne,
par une nuit de brume de moyenne épaisseur, nous
fûmes ainsi réveillés par la cloche et les cris de
l'homme de quart : un vapeur monstre, auprès duquel
— était-ce l'effet de la nuit? — il nous sembla que
— 66 --
notre navire aurait pu jouer le rôle de chaloupe,
passa à quelques mètres de nous. Il aurait pu nous
couper sans nous voir tant il était haut. — A la res-
ponsabilité que suppose la fréquence de ces abordages,
si j'ajoute que les chaloupes demandent souvent une
crrande surveillance et que souvent aussi, il faut filer de
la chaîne ou du câble, vous comprendrez que le quart
ne soit pas toujours une occasion de rêveries.
lii
m
J'ai dit maintenant les principales péripéties de la vie
du Banc. Pour revenir à mon récit, notre pèche
resta jusqu'au bout au-dessous du médiocre. Le
capitaine voulait faire durer la saison d'autant plus
longtemps qu'il dev:.it retourner à Saint- Pierre pren-
dre les derniers passagers de notre armateur, c'est-
à-dire que nous ne devions pas faire voile pour
la France avant les premiers jours de novembre.
Spéculation qui réussit rarement. Les chances de bonne
pêche diminuent à mesure que la boitte vieillit, et sep-
tembre vous ménage de brutales surprises, particulière-
ment aux approches de l'équinoxe. Ce fut ce qui nous
arriva.
Vers le 1 5 de ce mois, en effet, nous fûmes assaillis
par une tempête plus forte qu'aucune de celles que
j'avais vues jusqu'alors. Elle dura deux jours. Ce fut
un vrai coup de balai sur le Banc : aucun navire ne
réussit à tenir l'ancre, et plusieurs furent perdus. Dès
les premières heures de la tourmente, nos chaloupes
'T
-é7 -
coulèrent ; et ce fut ainsi, entre deux eaux, qu'elles sup-
portèrent tout rouragan. Le soir du premier |Our,
ravais longuement contemplé le spectac e grandiose
d'une mer vraiment en furie, et je m'en étais comme
arisé. Les tempêtes, et toutes les choses énormes
d'ailleurs, n'ont jamais manqué de me mettre hors de
moi Mon enthousiasme fit croire à plus d un matelot
que le cambusier m'avait gratifié de quelque ration
supplémentaire. Il n'en était rien pourtant. Ma.s^ )e
bawdai comme une pie, aussi longtemps quon
voulut m'écouter; et je me permis même, - moi qui
n'ouvrais généralement la bouche que pour repondre
aux questions qui m'étaient posées -. de « blaguer » les
vieux qui avaient peur. J'obtins un certain succès. Vers
minuit je dormais profondément quand )e fus violem-
ment arraché de l'espèce de niche .à chien qui me ser-
vait de lit. Il parait que tout le monde était sur le pon
depuis une heure. Un navire ce banquais », qui avait
brisé ses chaînes, venait droit sur nous, et pendant im
quart d'heure on s'était tenu hache en mains prêt a
couper le câble pour fuir devant lui. U avait fini par
apefcevoir notre fanal et accomplir les manœuvres
nécessaires pour nous éviter, et ceux qui netaien
pas de quart étaiem venus se recoucher. Ce fut alois
qu'un matelot s'aperçut qu'un novice s'était permis
de ne pas entendre l'appel et de dormir, pendan
que tout le monde avait MH . f^^Uer. C était
le monde renversé. « Ah! je vais t apprend, e, me
dit-il en m'expédiant sur le pont, sans me laisseï
n
ii;
> i','
Vl i
II;
— 68 —
une minute pour prendre bottes ni cirage, je vais
t'apprendre à faire le beau parleur !... Ça fait des dis-
cours, et puis ça dort quand ceux qui valent mieux
que lui sont sur le pont! Est-ce que le moule de ta
culotte est plus précieux que le mien par hasard? Eh
bien ! va le rafraîchir à ton tour ! » Sur l'heure, je trou-
vai l'aventure mauvaise, mais depuis j'ai su gré à celui
qui m'a si bien fait sentir que les discours ne mènent à
rien. , , . £,,
Au matin de cette même nuit, le cable, qui était hle
jusqu'à la dernière extrémité, se rompit, et, bien
entendu, fut perdu avec toute la chaîne qui était dehors,
ainsi que l'ancre. C'était mv, perte de plusieurs milliers
de francs, dont l'équipage devait subir le cinquième,
plus sûrement que récolter le cinquième de bénéfices,
problématiques déjà avant cette perte. En plus, les lignes
étaient dehors, qui représentaient elles aussi une valeur
de trois ou quatre mille francs. On mit donc le navire
en panne pour ne pas s'en éloigner trop. Le vent se calma
dans la soirée, et dès qu'on put porter quelque toile,
on refit la route opposée à la dérive effectuée pendant
la tempête. Le lendemain, on fut assez heureux pour
-apercevoir les bouées. Les tentis furent tirés avec une
seule chaloupe; l'une des deux avait tellement souf-
fert pendant le coup de vent qu'on ne jugea pas qu'elle
valût la peine d'être relevée. Grâce à l'entrain puisé
par tous dans le sentiment que cette campagne de
malédiction était enfin finie, le soleil était encore haut
lorsque le cap fut mis sur Saint-Pierre. La situation
^^-^
e doute fort ïe les soupirs de satisf.cuon de tous,
réunis, aient pu égaler le mien.
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RETOUR
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ptche et la remplacer pa. des "^ J^^ „„
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dant l'occasion ^ï ':°" ",,",■, a.a. ie veux parler
pU,smalheureu. ^^,^1^^^^^^ an^ui
des « f™-"^ "-^^t ;„ de vastes champs de galets
f°"' y'K^Xl ne sais au juste dans quels cotns
^rp-^tère et du Morbihan on raccole ces pauvres
du Fmistere et du 1 cinquame i cent francs
\
ê
— 72 —
chef de grave. Celui-ci n'était pas mis là pour sa ten-
dresse de cœur. C'était généralement un h .mme bien
musclé, solide, et il le fallait -, Mus .Vr.n, dans les temps
passés, avait eu à subir le. assaut, aes graviers révol-
tés et ne s'en était tiré qu'au prix de membres brisés,
sinon au prix de la vie même. Vous pouvez croire
cependant qu'il y a eu infinimem plus de graviers tués
par leurs chefs que de chefs par leui. graviers. Là,
comme ailleurs, les vengeances terribles, celles qui com-
portent mort d'hommes, lorsqu'elles sont exercées par
les inférieurs sur les supérieurs, sont le signe et la
répercussion d'injustices et de mauvais traitements
excessifs, l'efflorescence de haines longuement provo-
quées d'une part et longuement contenues d'autre part.
Mais tout cela était en voie de changement : les
mœurs allaient s'adoucissant. 11 devenait déjà fort diffi-
cile de tuer un homme, fût-ce un gravier de douze ans,
dans une colonie de quelques kilomètres carrés, où les
autorités et le gouverneur ne pouvaient ignorer les
événements de quelque importance. Je crois bien que
les douleurs de leurs anciens ont enfin acheté des
traitements à peu prés humains aux graviers d'aujour-
d'hui. Quoi qu'il en soit, leur sort, en 1876, me fit du
bien par comparaison avec le mien; car le mien avait
au moins pour explication, sinon pour excuse, la vie
en mer avec ses dures nécessités. Je vois encore les
cabanons ignobles et remplis de vermine où ils cou-
chaient; les baquets autour desquels ils s'agenouillaient
ou s'asseyaient, par terre, en rond, pour manger les
— 73 —
soupes et les mets grossiers qui ne varient jamais.
Bref, une impression de chenil, ou plus précisément de
porcherie mal tenue, voilà ce que j'ai rapporté de ma
petite excursion à travers ces taudis. Cela vous avait
je ne sais quel air d'esclavage qui révoltait en pays tout
français, tout habité par des Français. Je n'ai pas eu
d'aussi profonds dégoûts dans les pays à moitié sau-
vages et devant des cases de travailleurs pour lesquels
l'esclavage n'était encore supprimé qu'en droit. L'es-
clavage et les mœurs barbares s'acceptent au moins
comme des nécessités de fait, transitoires, temporaires,
là où l'on sent que l'homme n'est pas encore capable
de civilisation, n'est pas mûr pour la liberté.
Juste le jour de la Toussaint, les marchandises furent
achevées d'embarquer. Il tomba beaucoup de neige ce
jour-là. La température du départ se trouva ainsi tout
d'un coup semblable à celle de l'arrivée.
Le lendemain les passagers furent amenés à bord ;
ils étaient une centaine : il y avait quelques artisans et
quelques petits pêcheur? de l'île, mais surtout des gra-
viers. J'aurais bien à parler de la façon dont on empile
toute cette chair humaine à bord de navires non con-
struits pour un service de passagers ; qu'il me suffise de
dire que, sur une surface à peine suffisante pour cou-
cher cette centaine d'hommes, on avait laissé entre les
marchandise*^ et le pont une hauteur d'un mètre cin-
quante environ. Les malles et caisses de ces passagers
prirent une bonne moitié de l'espace libre. Par-dessus
— 74 —
on mit encore Ips paillasses et couvertures de ceux qui
en avaient, si bien qu'en définitive il ne resta aux
hommes que la hauteur nécessaire pour se tenir cou-
chés, et qu'ils n'avaient plus d'autre moyen de gagner
leurs gites que de s'y traîner, à partir du petit panneau,
en rampant sur le ventre. Mais pour excuser les arma-
tcurs, il faut ajouter que le prix du retour de Samt-
Pierre en France dans ces conditions était généralement
d'une quarantaine de francs.
Tout est abord, marchandise morte et marchandise
vivante ; mais voici une brume intense et un « calme
blanc». Inutile de partir, puisque le navire ne saurait
faire un métré de route. Cependant on décide de lever
les ancres et de se déhaler jusqu'à l'une des deux
entrées de la rade. Dans l'après-midi, le baromètre
baisse subitement; un coup de vent d'Est, c'est-à-dire
tout à fait contraire pour nous, est annoncé. On mouille
trois ancres et on en prépare une quatrième, car il
importe absolument de ne pas chasser, quand on n'est
qu'à quelques mètres des rochers.
La tempête s'élève à la chute du jour et dure toute la
nuit. Je fais le quart de deux à quatre heures ô.n
matin : sur rade il n'y a que le capitaine et le mousse
qui en soient exemptés. La consigne était de prévenir
si le vent fraîchissait, et si le navire paraissait se rap-
procher de la côte, qui se dressait là tout près, à une
trentaine de mètres. Ce que j'ai eu d'inquiétude pen-
dant ces deux heures ! et comme je me suis fatigué les
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— 75 —
yeux à estimer la distance de cette cùte toute à pic et
haute de plus de quatre-vingts mètres, sur laquelle
nous pouvions être jetés, et à prendre des points de
repùre pour reconnaître si nous « chassions » ou
non! Et je pensais qu'il était bien imprudent de me
commettre à une veille pareille, moi, tout jeune et
dans les sens duquel la vie des choses qui se passaient
ou pouvaient se passer n'avait pas suffisamment
pénétré. Chef d'orchestre ;\ sa manière, un vieux loup
de mer sent la moindre fausse note, la plus petite
discordance dans un tel concert d'éléments déchaînés,
alors que l'intelligence du jeune homme qui n'a pas
l'expérience des choses en est réduite à fonctionner sur
des données purement Imaginatives. Je veux perdre
mon nom si je ne suis pas allé cinquante fois voir
l'heure dans « l'habitacle », tant j'avais hâte d'avoir
fini. J'aimais mieux que le navire se mit à la côte sous
la surveillance d'un autre que sous la mienne. Mais je
m'exagérais sans doute le danger, et puis nous étions
abrités par l'Ile aux Chiens qui ferme la rade : le
navire tint bon. Au jour, le vent s'était adouci et avait
tourné au Sud. Avant midi, les ancres furent levées, et :
adieu Saint-Pierre !
A partir de ce moment, la joie m'a changé; mes
compagnons ne me reconnaissent pas et moi-même je
me sens tout difîérent. Dans quinze jours nous serons
à Granville, peut-être avant ! Si je suis dégoûté de la
«.*
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- 76 -
pèche, je ne le suis pas de la navigation. Et je rêve
toujours de long-cours, et je pense que je m'y engage-
rai l'année suivante, que je deviendrai capitaine et
qu'un jour j'aurai sous les piedo un navire où je serai
« maître après Dieu », selon l'expression consacrée.
Les hommes sont plus doux au retour; j'en profite
pour me faire expliquer des tas de choses sur la
manœuvre. J'apprends à travailler le « filin » (le cor-
dage^, à faire des épissures, des tresses et des nœuds
de'tJutes sortes. J'apprends aussi à gouverner le navire
et je suis très fier de faire la barre, puis le bossoir, à
tour de rôle, com.me messieurs les matelots. Un jour
je me distingue par mon agilité dans la mâture, et je
pleure presque de joie en entendant dire par le bosse-
man : « Quel matelot ce sera! » Savoir reconnaîtra
les mérites des gens est un puissant moyen de se faire
pardonner ses torts. Ce bosseman était une vraie brute,
et c'était peut-être de son fait que j'avais eu le plus à
souftrir; c'était lui, entre autres, qui m'avait placé sur
le siège aérien dont j'ai parlé au début, mais il était bon
marin, et par ce mot il me fit tout oublier. Bref, je me
dilate, et je ne suis plus du tout le pauvre être triste
et renfrogné que je m'étais montré presque toujours.
Cependant le navire va bon train. Il est rare que sa
vitesse tombe au-dessous d'une dizaine de nœuds.
C'est la saison des vents de « noroît ». Derrière nous,
par la hanche de bâbord, l'horizon se charge sans cesse
de <Tros cumulus que les matelots appellent des « balles
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— 77 —
de coton ». « Encore un qui nous apporte du bon vent »,
disent-ils; et, quand le grain fond sur nous : « Vente
donc, vieux bon Dieu, décorne les bœufs, plus fort,
plus fort encore; nous sommes prêts à te recevoir;
vent arrière fait la mer belle. » On est prêt, en effet,
les haubans et les galhaubans du mât de misaine, — celui
qui travaille le plus par le vent arrière —, ont été ridés
au départ; on a préparé des « pataras », espèce de
galhaubans supplémentaires et mobiles, dont on se sert
pour soutenir temporairement les parties de la mâture
qui ont le plus à souffrir quand on force de toile. Et
puis on manœuvre avec un cœur et un entrain parfaits.
Les passage-s, qui étouffent dans la cale, sont toujours
sur le pont et tirent sur les manœuvres avec les mate-
lots. Tout s'accomplit magiquement. La gaieté est pro-
portionnée à la vitesse du navire. Pour moi, dès que
j'ai une minute, je ne me lasse pas d'aller me coucher
à plat ventre sur le gaillard, la tête en dehors, à "côté
du beaupré. Je ne peux me rassasier de contempler
cet énorme bourrelet d'eau et d'écume que fend l'étrave
et que refoulent les joues du bateau. On dirnit une
monstrueuse charrue à double versoir, entraînée par
une force immense, qui ouvre son sillon à travers la
plaine sans fin. « O ma vieille Elisabeth ! je te demande
pardon de t'avoir maudite. La leçon est finie, n'est-ce
pas? Je vois bien que tu te hâtes pour me ramener
au port. Ta vieille carcasse m'aura tout de même été
une école virilisante. Et jeté bénis maintenant! » —
Appelez cela, si vous voulez, des hallucinations ou de
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- 78 -
la folie ; tels étaient bien les monologues que je lui
débitais, et il m'arrivait d'embrasser le vieux navire
qui filait si bien.
C'est sur ce gaillard que j'ai pensé pour la
première fois que la douleur et la mort ne peuvent
faire trembler que ceux qui n'ont pas lié avec elles une
assez intime connaissance. La douleur : j'y étais entré
jusqu'au point où elle se transforme en insensibilité; je
savais désormais qu'il y a une capacité de souffrance
déterminée pour chacun, une capacité au delà de
laquelle il n'y a plus rien. La mort! Plein de santé et
d'aspirations, je l'avais regardée bien en face, je m'y étais
attendu souvent ; j'en avais par suite épuisé toutes les
craintes. — La vie pouvait me réserver ce qu'elle
voudrait désormais; j'étais au-dessus de ses déceptions.
Je n'aurais jamais eu peur de rien, si j'avais toujours
su garder ces idées présentes.
Mais les épreuves n'étaient pas aussi finies que nous
le pensions tous. Le retour aurait été trop heureux
pour cette campagne de malechance, si le vent s'était
maintenu ; nous ne devions pas rentrer de sitôt dans le
port. En huit jours, nous avions été poussés jusque sur
les Sondes, un banc de l'Atlantique situé vers la longi-
tude des Açores, c'est-à-dire que nous n'étions plus
qu'à une centaine de lieues des côtes de F-ance. Là
nous restâmes une vingtaine de jours, entre des alter-
natives de calmes et de forts vents de bout. Plus qu'à
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— 79 —
tout autre navire, les vents de bout étaient funestes au
nôtre. L'Elisabeth était bonne marcheuse, mais très mau-
vaise louvoyeuse ; c'était un navire plat qui perdait en
dérive la route qu'il semblait gagner, à en juger la
direction, lorsqu'il allait au plus près. Avec tant de
passagers, on eut bientôt des inquiétudes pour les
vivres ; même il fallut nous mettre à la ration pour
l'eau dont on s'aperçut qu'il ne restait plus que trois ou
quatre pièces. Après avoir souffert, une première fois,
de la faim, il nous fallait évidemment passer par la
soif. Mais on n'en souffrit pas longtemps. A peine cette
décision venait-elle d'être prise que le bon vent revint.
Le surlendemain, nous étions en vue de Granville. Je
vécus si exclusivement dans l'idée anticipée du débar-
quement que je ne vis rien autour de moi. En tout
cas • je n'ai gardé 1 j souvenir d'aucun phare aperçu dans
la nuit ni d^aucune côte vue dans le jour. Je ne revois
que la chaussée du port contemplée - avec quel
amour' -pendant les heures où nous attendîmes le flot
qui devait nous conduire dans le bassin. On franchit
les portes vers dix heures du matin. Je me vois encore
mettant le pied à terre, étonné de me sentir si léger
après avoir quitté mes grandes bottes et tout mon atti-
rail de mer, étonné surtout qu'on ne remarque pas
plus un héros de ma sorte. Je me portais comme une
châsse et, sous mes grossiers vêtements de laine, ) étais
aussi fier qu'un polytechnicien qui endosse pour la
première fois l'uniforme. Ce fut dans ces sentiments
que j'allai avec les autres, au bureau ie l'armateur,
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— 80 —
toucher dix francs qu'on voulut bien remettre à cha-
cun de nous pour nous rapatrier. Ce fut là toute notre
part de lot. Avec les deux cents francs reçus comme
avances, lesquels avaient été soumis à retenues, je me
trouvais donc avoir gagné deux cent quatre francs pour
toute cette campagne.
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VI
CONCLUSION
Si les hommes qui font le métier que j'ai essayé de
dépeindre sont dignes de secours, j'espère que mon
récit l'aura suffisamment prouvé. J'ai cependant peur
d'avoir trop présenté comme des brutes mes anciens
compagnons, alors que mon but était d'appeler sur
eux la sympathie des gens heureux et fortunés. Que
voulez-vous? ceci est une histoire qui n'a rien de com-
posé et tout mon effort a porté sur l'éclaircissement
de mes souvenirs. J'aurais d'ailleurs cru trahir ma
cause en substituant l'avocat au simple narrateur et je
suis convaincu que tout bien qu'on obtient, même
pour autrui, au prix d'une altération de la vérité, est en
définitive un mal. Et puis, je vous l'ai dit à plusieurs
reprises, la campagne fut exceptionnelle; si j'avais à
vous raconter celle que je fis l'année suivante, je vous
présenterais, dans un cadre tout à fait semblable, des
hommes encore capables de rudesse et de dureté de
cœur, mais capables aussi d'humanité et de pitié ; et
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— 82 —
je vous assure que cette pitié et cette humanité avaient
du prix. Pourquoi ne vous ai-je guère parlé de ceux-ci?
Tout simplement parce qu'il m'a paru naturel de
décrire mes impressions les plus vives, celles du début,
celles qui marquent le plus dans la mémoire. J'aurais
pu les fondre avec les autres, me direz-vous r mais,
outre que je n'en suis pas capable, il m'a semblé que
vous n'échapperiez pas plus que moi à l'attraction
sympathique que ces brutes franches et droites
exercent sur moi, depuis que je connnais la brutalité
polie. Si vous ajoutez encore que cette extrême
brutalité, elle est le fruit de l'extrême misère, vous
penserez qu'avant de condamner, il est bon que cha-
cun se demande ce qu'il serait capable de faire en
situation pareille.
Je ne veux pas insister sur l'importance commer-
ciale très grande de la pêche de la morue. U morue
salée est un mets de riches et de pauvres, et c'est par
huit ou dix millions defrancsque se chiffre chaque année
le produit de la seule pêche française. Mais de mandez
aux chirurgiens de la marine de l'État ou aux officiers
de l'Inscription maritime ce qu'il faut penser de cette
école, de cette pépinière de marins? Ils vous répon-
draient tous que sa disparition serait un cocp funeste
pour nos flottes militaires.
Passons sur ces raisons utilitaires; glissons encore,
quoiqu'il en coûte, sur le caractère éminemment fran-
çais de ces pêcheries du Grand Banc et de tous les
Bancs qui avoisinent les maigres rochers de Saint-
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- 83 -
Pierre de Miquelon'. Car c'est là, sur ces âpres îlots,
vénérables reliques de notre ancienne domination dans
ces parages, que j'ai vu flotter en maître notre pavillon,
que je l'ai vu couvrir véritablement un esprit français,
même chez ceux qui, comme les Canadiens, Acadiens,
Labradoriens, ne sont plus Français de par la politique
ou l'histoire. Ailleurs, dans d'autres ports de l'Atlan-
tique ou du Pacifique, j'ai souffert de là rareté de ce môme
pavillon et surtout de son peu de signification réelle.
C'est à Saint-Pierre que j'ai dû de comprendre l'amour
qu'on peut éprouver pour la patrie dans ses prolonge-
ments coloniaux, à Saint-Pierre que j'avais maudit
dans mon égoïsme de malheureux.
Ce qu'il importe plus particulièrement d'apercevoir
et de sentir, c'est quelle école d'hommes et quel puis-
sant laminoir de caractères est un pareil milieu. Pères
et mères de famille qui êtes assez forts pour préférer
au besoin la mort de vos fils à leur conservation pour
le mal, envoyez-les là, afin qu'en même temps qu'ils y
apprendront le prix du pain, ils y soient témoins d'un
héroïsme qui s'ignore d'autant mieux qu'11 est la loi
de tous les jours. Un pays qui aurait beaucoup de
sources de vitalité comme celle-là ne serait pas près de
périr. Pour moi, tout en reconnaissant que mon carac-
1 A côté du Grand Banc et plus rapp.ochés de Saint-Pierre, on
distingue encore le Banquercau. le Banc-à-Vert et le Banc de Saint-
Pierre où pèchent plus particulièrement les goélettes, qui arment et
désarment généralement à Saint-Pierre. Les navires de deux à quatre
cents tonneaux qui arment en France vont surtout sur le Grand Banc.
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- 84 -
tère et mon imagination m'auraient toujours conduit
à me plonger en des épreuves douloureuses, — car je
n'étais pas fliit pour croire que le feu brûle avant de
m'y être brûlé, — je ne puis me demander sans frémir
ce que je serais devenu si je n'étais passé par cette
rude école. Car celle-là est à peu prés la seule, à ma
connaissance, qui vous assure le bénéfice de la dou-
leur sans vous offrir les possibilités de compensations
malsaines qui entourent piesque toutes les autres.
Il y a l'alcool, pourrait-on objecter. — Oui, mais
quoique j'aie dit sur ce point, il ne faut pas s'exagérer
le danger. Qu'est-ce qn'un litre de cidre, un demi-litre
de vin et un quart d'eau- de-vie répartis sur un dur tra-
vail de quinze à vingt heures, au beau milieu de l'Océan ?
L'homme qui se livre à un vail sédentaire et qui,
sous une forme ou sous une auu bsorbe chaque jour
cinq ou six centilitres d'alcool, s'alcoolise beaucoup
plus sûrement qu'aucun de nos matelots pêcheurs.
Pour eux, les verres d'absinthe, de vermouth ou de
bitter est chose inconnue. Si quelques capitaines et
quelques cambusiers deviennent alcooliques, cela
n'arrive jamais aux matelots, du moins dans les navires
qui pèchent au large. Et quant aux quantités de liquide,
vraiment excessives, que l'on peut boire dans les jour-
nées de pèche miraculeuse, il faut les regarder comme
sortant de l'ordinaire, comme une sorte d'équivalent de
l'eau-de-vie versée aux soldats qui montent à l'assaut.
Le moyen de s'en dispenser?
Cela veut-il dire que tout soit pour le mieux et
conduit
— car je
avant de
is frémir
par cette
le, à ma
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:nsations
res.
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qu'on ne doive rien tenter pour aniélic^rl^^s^^^^
nêcheurs de Terre-Neuve? Mon récit a fait resso tir ce
ty : tout de même d'excessif ^-s répreuv^^^^
L il Le moyen de les Pf ^^^ j^ ^eTv ' c'es
Hommes, et de leur inc^lq^^
1C3 <-ii^ _ o';nt«î.i-p«îser à eux sans autres
d'abord que l'on puisse s intéresser e
mobiles : ils n'y sont pas habitues. A nous
•"Xfam-iHtrfrlauelquechosedetrèssiniple.
En^yer'ft directement, soit par notre U^^.'^
obole'à la SocUU des Œavns ic »- P^ -/^«^^ ,
..organisation des --^Xt ,%S:uve. ni
n'est besoin d avoi, ete pécheur ^ ,^
même simplement "-'"■, P^^^X'quVaura pour
besogne ne manquera pa a "" "^J^'J ^ J^^,
mission de parcourir les lieux de pêche et ^e se
Tquatre o'u cinq mille — s qu' vive- 1^. - -
pe^Xnts«_ou^epn^
i,i:Vmo<'pou'r Action morale, '•■'(■il- ,e„ent les
1 ce chifte, appro.ima.if, '""'f'^"^^-; "™ , ',„, au Banc
pêcheurs du Grand ^'l; "TIZ' t 'Z^^^«^^^ «- ^"
[.Vert et du Banc de Saïui-Pierre. Ui son
Grand Banc, les plus éloignés de terre, aut ont p
besoin de secours. 7
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— 86 —
aggravation du métier! — on ne va plus, ou ne va
guère à Saint-Pierre pour se ravitailler et prendre de
la boitte, comme de mon temps. Depuis les contesta-
tions qui se sont élevées entre les Français et les
Anglais de Terre-Neuve au sujet des droits de pêche,
ceux-ci ont refusé de vendre à ceux-là les caplans et
les harengs qu'ils péchaient sur leurs côtes. Il est
devenu par suite inutile d'aller à Saint-Pierre; on
boitte avec des amorces pêchées sur le Banc; et c'est
ainsi qu'il arrive que des navires partis de Dieppe, de
Fécamp, de Saint-Valery, de Granville, de Saint-Malo
et d'autres ports au mois de mars, reviennent à la fin
de septembre ou en octobre sans avoir, pendant ces
longs mois, rafraîchi leurs vivres ni vu aucune terre' .
Le rôle du médecin est donc bien indiqué, sur un
navire qui, bien gréé pour la marche, aura certaine-
ment chaque jour l'occasion d'interroger plusieurs
navires à l'ancre, de visiter leurs malades et quelquefois
de les décharger de leurs mourants. Je ne veux pas
insister sur des moyens qu'il me serait difficile de faire
entendre à ceux qui ne connaîtront toutes ces choses
que par mon récit : qu'il me suffise de dire au nom
de mon expérience que l'entreprise n'est pas seulement
louable, mais qu'elle est très pratique. Le martyrologe
I. Autre modification : au lieu de chaloupes, on n'emploie plus
que des « doris », embarcations très légères dans lesquelles on va
deux par deux, au lieu de sept ou huit, comme dans les chaloupes.
Mais le métier n'en est ni moins pénible ni moins dangereux.
_ 87 -
serait long de ceux qui sont morts dans cette dure
professi ', faute des soins les plus élémentaires.
Pour être délicat, le rôle d'un aumônier ne paraît
pas moins essentiel. D'abord les marins bretons qui là,
comme dans toute la marine française, sont le nombre
et qui sont gens de foi simple, écouteront sans diffi-
culté ses exhortauons. 11 n'en sera peut-être pas tout à
fait de même avec les marins des autres pays; mais
chacun sait que l'homme qui a le don de faire entendre
des paroles élevées dans des milieux de douleur peut
rester sûr d'être toujours ■ mpris. Ce qui^ importe
après tout, c'est n oins de conser\'er une misérable vie
que d'en rester maiire jusque dans la souffrance, et de
mourir avec un esprit qui dom'ne la mort.
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morale, 6, impasse Ronsifiy iS2y nie de Vaugi-
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