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BIBLIOTHÈQUE CONTEMPORAINE
ALFRED DE VIGNY
— ŒUVRES COMPLÈTES «—
CINQ-MARS
OU
UNE CONJURATION SOUS LOUIS XIII
VINGT-^SEPTIÈME ÉDITION
PRÉCÉDÉE DE RÉFLEXIONS SUR LA VÉRITÉ DANS L'ART
ACCOMPAGNÉE DE DOCUMENTS HISTORIQUES
PARIS
CALMANN LÉVY, ÉDITEUR
nua AUBEB, 3, ET BOULEVAKD DES ITALIENS, 15
A LA LIBRAIRIE NOUVELLE
1882
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ŒUVRES COMPLETES
DB
M. LE G" ALFRED DE VIGNY
DK L'ACADtMIE fBAIIfÀll»
CINQ-MARS
LLHANNLIÎVY ÉDITEUR
CEDVRES COMPLÈTES
C" ALFRED DE VIGNY
B EDITION FbRHAT ORAHO IH-IS
Chaque toIdu!* u T«n£ ttptiémnt
w CoMCOATio^ Bims LoDis XIII. . Oq volaUM,
ES. . .* ' Un volanie.
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Un volume.
r Un Yalnmsi
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LE C" ALFRED DE XIGNY , ^î^w>^ .
DE L'AGABiHIB fSAIIi;Al8I
CINQ-MARS
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UNE CONJURATION SOUS LOUIS Xffl
. Le Roi étail lacitcmenl le chef de cette eon-
laration. Le grand-écuyer Cinq-Mars en élnH
r.4/ne ; le nom dont on se servait était celui J4
duc J'Drléans, frère uniq-.ic du Roi, et lettf con-
seil était le duc de Bouillon. La Reine sut l'c»
trcprise et les noms des conjurés...
Mbhoiiies d'Arrb D'AirrniciiB»
par i/mc de HoUeville.
Qui trompe-t-on donc ici ?
VINGT-SEPTIÈME ÉDITION
rnÉci^:DÉE de béflexions sur la vérité da.ns l'art
iCC03IPAGKÉE DE DOCUMENTS HISTORIQUES
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PARIS
CALMANN LÉVY, ÉDITEURS "^
ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY *F^*ÉAE^ '"
3, RUE AUBER, 3
1882
Droits de reproduction et de traduction réscrvoj.
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RÉFLEXIONS
S€R
LA YÉRITÉ DANS L'ART
L'élude du destin général des sociétés n'est pas moins
nécessaire aujourd'hui dans les écrits que l'analyse du
cœur humain. Nous sommes dans un temps où Ton veut
tout connaître et où l'on cherche la source de tous les
fleuves. La France surtout aime à la fois l'Histoire et le
Drame, parce que Tune reti ace les vastes destinées de
Thumanité, et l'autre le sort particulier de I'iiommk. C'est
là toute la vie. Or, ce n'est qu'à la Religion, à la Philoso-
phie, à la Poésie pure, qu'il appartient d'aller plus loin que
ta vie, au delà des temps, jusqu'à l'éternité.
Dans ces dernières années (et c'est peut-être une suite
de nos mouvements politiques), l'Art s'est empreint d'his-
toire plus fortement quç jamais. Nous avons tous les yeux
attachés sur nos Chroniques, comme si, parvenus à la
virilité en marchant vers de plus grandes choses, nous
nous arrêtions un moment pour nous rendre compte de
notre jeunesse et de ses erreurs. Il a donc fallu doubler
l'iNTÉRÊT en y ajoutant le souvenir.
f
2 RÉFLEXIONS
Comme la France allait plus loin que les autres nations
dans cet amour des faits et que j'avais choisi une époque
récente et connue, je crus aussi ne pas devoir imiter les
étrangers, qui, dans leurs tableaux, montrent à peine à
l'horizon les hommes dominants de leur histoire ; je plaçai
les nôtres sur le devant de la scène, je les fis principaux
acteurs de cette tragédie dans laquelle j'avais dessein de
peindre les trois sortes d'ambition qui nous peuvent re-
muer, et, à côté d'elles, la beauté du sacrifice de soi-
même à une généreuse pensée. Un traité sur la chute de
la féodalité, sur la position extérieure et intérieure de la
France au xvii' siècle, sur la question des alliances avec
les armes étrangères, sur la justice aux mains des par-
lements ou des commissions secrètes et sur les accusa-
tions de sorcellerie, n'eût pas été lu peut-être ; le roman
le fut.
Je n*ai point dessein de défendre ce dernier système de
composition plus historique, convaincu que le germe de
la grandeur d'une œuvre est dans l'ensemble des idées et
des sentiments d'un homme et non pas dans le genre qui
leur sert de forme. Le choix de telle époque nécessitera
cette MANIÈRE, telle autre la devra repousser; ce sont là
des secrets du travail de la pensée qu'il n'importe point
de faire connaître. A quoi bon qu'une théorie nous ap-
prenne pourquoi nous sommes charmés? Nous entendons
les sons de la harpe ; mais sa forme élégante nous cache
les ressorts de fer. Cependant, puisqu'il m'est prouvé que
ce livre a en lui quelque vitalité «, je ne puis m'empêcher
de jeter ici ces réflexions sur la liberté que doit avoir
< Treizo éditions réelles de formats divers et des traductions dans
toutes les langues peuvent en être la preuve. {l\'ot9 d$ VÈdiUur.
V
SUR Là VifllTÉ DANS L'A&T. 3
rimagmation d'enlacer dans ses nœuds formateurs toutes
les figures principales d*un siècle, et, pour donner plus
d'ensemble à letors actions, de faire céder parfois la réalité
des faits à Tidée que chacun d'eux doit représenter aux
yeux de la postérité ; enfin sur la différence que je vois
entre la vérité de l'Art et le vrai du Fait.
De même que Ton descend dans sa conscience pour
juger des actions qui sont douteuses pour Tesprit, ne
pourrions-nous pas aussi chercher en nous-mêmes le sen-
tent primitif qui donne naissance aux formes de la
pensée, toujours indécises et flottantes? Nous trouverions
dans notre cœur plein de trouble, où rien n*est d'accord,
deux besoins <]ui semblent opposés, mais qui se confon-
dent, à mon sens, dans une source commune ; Tun est
l'amour du vrai, l'autre l'amour du fabuleux. Le jour où
rhomme a raconté sa vie à l'homme, THistoire est née.
Mais à quoi bon la mémoire des faits véritables, si ce
n'est à servir d'exemple de bien ou de mal? Or les
exemples que présente la succession lente des événements
sont épars et incomplets ; il leur manque toujours un en-
d^attiement palpable et visible, qui puisse amener sans
divergence à une conclusion morale ; les actes de la fa-
mill^umaine sur le théâtre du monde ont sans doute un
ensemble, mais le sens de cette vaste tragédie qu'elle y
joue ne sera visible qu'à l'œil de Dieu, jusqu'au dénoù-
ment qui le révélera peut-être au dernier homme. Toute;i
les philosophies se sont en vain épuisées à l'expliquer,
roulant sans cesse leur rocher, qui n'arrive jamai^à et
retombe sur elles, chacune élevant son frêle édifice sur
la ruine des autres et le voyant crouler à son tour. Il me
semble donc que l'homme, après avoir satisfait à cette
première curiosité des faits, désira quelque chose de
& RÉFLEXIONS
plus complet, quelque groupe, quelque réduction à sa
portée et à son usage des anneaux du cette vaste chaîne
d'événements que sa vue ne pouvait embrasser; car il
voulait aussi trouver, dans les récils, des exemples quf
pussent servir aux vérités morales dont il avait la con-
science ; peu de destinées particulières suffisaient à ce
désir, n'étant que les parties incomplètes du tout insai-
sissable de l'histoire du monde; Tune était pour ainsi
dire un quart, l'autre une moitié de preuve; rimagina-
tion fit le reste et les compléta. De là, sans doute, sortit
la fable. — L'homme la créa vraie, parce qu'il ne lui est
pas donné de voir autre chose que lui-même et la nature
qui l'entoure; mais il la créa vraie d'une vérité toute par-
ticulière.
Cette vérité toute belle, tout intellectuelle, que je sens,
que je vois et voudrais définir, dont j'ose ici distinguer le
nom de celui du vrai, pour me mieux faire entendre, est
comme Tàme de tous les arts. C'est un choix du signe
caractéristique dans toutes les beautés et toutes les gran-
deurs du VRAI visible ; mais ce n'est pas lui-même, c'est
mieux que lui ; c'est un ensemble idéal de ses principales
formes , une teinte lumineuse qui comprend ses plus
vives couleurs, un baume enivrant de ses parfunjs les
plus purs, un élixir délicieux de ses sucs les meilleurs ,
une harmonie parfaite de ses sons les plus mélodieux ;
enfin c'est une somme complète de toutes ses valeurs. A
cette seule vérité doivent prétendre les œuvres de
TArt qui sont une représentation morale de la vie, les
œuvres dramaliques. Pour l'atteindre, il faut sans doute
commencer par connaître tout le vrai de chaque siècle,
être imbu profondément de son ensemble et de ses dé^
tails; ce n'est la qu'un pauvre mérite d'attention, de
\ ,
SUR LA VfiRITÊ DANS L'aRT. ^
patience et de mémoire ; mais ensuite il faut choisir et
grouper autour d'un centre inventé : c'est là l'œuvre de
rimagination et de ce grand bon sens qui est le génie lui-
même*
A quoi bon les Arts, s'ils n'étaient que le redoublement
et la contre-épreuve de l'existence? Eh! bon Dieu, nous
ne voyons que trop autour de nous la triste et désen-
chanteresse réalité : la ticdeur insupportable des demi-
caractères , des ébauches de vertus et de vices , des
amours irrésolus, des haines mitigées, des amitiés trem-
blotantes, des doctrines variables, des fidélités qui ont
leur hausse et leur baisse, des opinions qui s'évaporent ;
laissez-nous rêver que parfois ont paru des hommes plus
forts et plus grands, qui furent des bons ou des mé-
chants plus résolus ; cela fait du bien. Si la pâleur de
votre VRAI nous poursuit dans TArt, nous fermerons en-
sepable le théâtre et le livre pour ne pas le rencontrer
deux fois. Ce que Ton veut des œuvres qui font mouvoir
des fantômes d*hommes, c'est, je le répète, le spectacle
philosophique de l'homme profondément travaillé par
les passions de son caractère et de son temps ; c'est donc
la vÉRnÉ de cet homme et de ce temps, mais tous deux
élevés à une puissance supérieure et idéale qui en con-
centre toutes les forces. On la reconnaît, celle vérité,
dans les œuvres de la pensée, comme Ton se récrie sur
la ressemblance d'un portrait dont on n'a jamais vu To-
riginal ; car un beau talent peint la vie plus encore que
le vivant.
Pour achever de dissiper sur ce point les scrupules de
quelques consciences littérairement timorées que j'ai vues
saisies d'un trouble tout particulier en considérant la
hardiesse avec laquelle l'imagination se jouait des per-
RfiFLBXIOlfS
graves qui aient jamais eu vie, je me
avancer que, non dans son eu'ier, je
mais dans beaacoup de ses pages, et
,re pas les moins belles, l'histoire est
iïDPLE EST l'adteur. ^L'esprit humain
loucier du vrai que dans le caractère
ue; ce qui lui importe surtout, c'est la
lenis et les grands pas de l'humanité
ndlvidns ; mais, indifférent sur les dé-
cùns réels que beaux, ou plutdt grands
ïs l'origine de certaines actions, da
ques qui s'enfantent on ne sait com-
rrez sortir tout faits des on dit et des
jle, sans avoir en eux-mêmes autre -
e de vérité ; et pourtant ils demeure-
amais. — Comme par plaisir et pour
(térité, la voix publique invente des
ir les prêter, de leur vivant môme et
ies personnages qui, tout confus, s'ea
nieux comme ne méritant pas tant de
3Dt porter si haute renommée. N'im-
3oint leurs réclamations ; qu'ils les
crivent, qu'ils les publient, qu'ils les.
. pas les écouter, leurs paroles sont
[ônéral russe n'a-t-il pas reniû l'incendie da
a fait tout romain, et qui demourera toi ? Un
Il pas nia lo mot dn cliarnp d^ Mlaille <J«
Usera? Et si la respect d'un événemeni sacré
elltmis qu'an prèlre a cru dvvoir désaiODer
ulilimo qui roslem comme le plus beau gui
I 6eha(aad : Fiti de taini LouU, «onlM au
SOB Lk YÉRITé OAtlS L'ART. 7
sculptées dans le bronze, les pauvres gens demeure&t
historiques et sublimes malgré eux. Et je ne vois pas
que tout cela se soit fait seulement dans les âges de bar-
barie, cela se passe à présent encore, et accommode l'Hisr
toire de la veille au gré de Topinion générale, muse ty-
rannique et capricieuse qui conserve Tensemble et se
joue du détail. £h! qui de vous n'a assisté à ses trans-
formations* ? Ne voyez-vous pas de vos yeux la chrysalide
du FAIT prendre par degré les ailes de la fiction? — Formé
à demi par les nécessités du temps, un fait est enfoui
tout obscur et embarrassé, tout naïf, tout rude, quelque-
fois mal construit, comme un bloc de marbre non dé-
grossi ; les premiers qui le déterrent et le prennent en
main le voudraient autrement tourné, et le passent à
d'autres mains déjà un peu arrondi ; d'autres le polissent
en le faisant circuler; en moins de rien il arrive au grand
jotir transformé en statue impérissable. Nous nous ré-
crions; les témoins oculaires et auriculaires entassent
réfutations sur explications'; les savants fouillent, feuillet-
tent et écrivent; on ne les écoute pas plus que les
humbles héros qm se renient ; le torrent coule et em-
porte le tout sous la forme qu'il lui a plu de donner à
ces actions individuelles. Qu'a-t-il fallu pour toute cette
œuvre? Un rien, un mot; quelquefois le caprice d'un
journaliste désœuvré. Et y perdons-nous? Non. Le fait
ciel! Lorsque je eonnu» tout dernièrement son autour véritable, je
m'affligeai tout d'abord de la perle de mon illusion, mais bientôt je
fus consolé par une idée qui honore Hiumanité à mes yeux. Il me
semble que la France a consacré ce mot, parce qu'eUe a éprouvé le
besoin de se réconcilier avec ello-mômey de s'éiourdir sur son énorme
égarement, et do croire qu'alors il so trouva un honnête homme qui
osa parler haut.
RÉFLEXIONS
ijours mieux composé que le vrai, et n'est
que parce qu'il est plus beau que lui ; c'est
: ENTIÈRE a besoin que ses destinées . soient
16 une suite de leçons; plus indifférente
le tur la nÉALirÉ des faits, elle cherche ù
l'événement pour lui donner une grande
norale ; sentant bien que la succession des
joue sur la terre n'est pas une comédie, et
lie avance, elle marche à un but dont il
l'explication au delà de ce qui se voit.
)i, j'avoue que je sais bon gré à la voix pu-
ir ainsi, car souvent sur la plus belle vie se
lâches bizarres et des défauts d'accord qui
! lorsque je les aperi^is. Si un homme me
èle parfait d'une grande et noble iaculté de
on vienne m'apprendre quelque ignoble trait
!, je m'en attriste, sans le connaître, comme
qui me serait personnel, et je voudrais
'm mort avant l'altération de son caractère.
ue là MUSE (et j'appelle ainsi l'Art tout en-
lui est du domaine de l'imaginalion, à peu
es anciens nommaient musique l'éducation
ue la MOSE vient raconter, dans ses formes
es aventures d'un personnage que je sais
qu'elle recompose ses événements, selon
I idée de vice ou de vertu que l'on puisse
ut, réparant les vides, voilant les disparatcK
ui rendant cette unité parfaite de conduite
>ns à voir représentée môme dans le mai ;
ve d'ailleurs la seule chose essentielle à
u monde, te génie de l'époque, je ne sais
serait plus difficile avec elle qu'avec cette
SUR LA VÉRITÉ DA^S L*AftT. 9
f Dix des peuples qui fait subir chaque jour^à chaque fait
de si grandes mutations.
Cette liberté, les anciens la portaient dans Thistoire
même ; ils n'y voulaient voir que la marche générale et
le large mouvement des sociétés et des nations, et, 3ur
ces grands fleuves déroulés dans un cours bien distinct et
bien pur, ils jetaient quelques figures colossales, sym-
boles d'un grand caractère et d'une haute pensée. On
pourrait presque calculer géométriquement que, soumise
à la double composition de l'opinion et de Técrivain, leur
histoire nous arrive de troisième main et éloignée de
deux degrés de la vérité du fait.
C'est qu'à leurs yeux l'Histoire aussi était une œuvre
de l'Art ; et, pour avoir méconnu que c'est là sa nature,
le monde chrétien tout entier a encore à désirer un mo-
Dument historique pareil à ceux qui dominent Tancicn
monde et consacrent la mémoire de ses destinées, comme
Bes pyramides, ses obélisques, ses pylônes et ses porti-
ques dominent encore la terre qui lui fut connue, et y
consacrent la grandeur antique.
Si donc nous trouvons partout les traces de ce pen-
chant à déserter le positif, pour apporter I'idéal jusque
dans les annales, je crois qu'à plus forte raison l'on doit
s'abandonner à une grande indifférence de la réalité
historique pour juger les œuvres dramatiques, poëmes,
romans ou tragédies, qu'empruntent à l'histoire des
personnages mémorables. L'art ne doit jamais être con-
sidéré que dans, ses rapports avec sa beauté idéale. U
faut le dire, ce qu'il y a de vrai n'est que secondaire, c'est
seulement une illusion de plus dont il s'embellit, un de
nos penchants qu'il caresse. U pourrait s'en passer, car
la vérité dont il doit se nourrir est la vérité d'observation
1.
10 RÉFLEXIONS SUR LA VÉRITÉ DANS L'ART.
sur la nature humaine^ et non Vauthentkité du fait. Les
noms des personnages ne font rien à la chose.
Vidée est tout. Le nom propre n'est rien que l'exemple
et la preuve de Tidée.
Tant mieux pour la mémoire de ceux que Ton choisit
pour représenter des idées philosophiques ou morales ;
mais, encore une fois, la question n'est pas là : l'imagU
nation fait d*aussi belles choses sans eux ; elle est une
puissance toute créatrice; les êtres fabuleux qu'elle
anime sont doués de vie autant que les êtres réels qu'elle
ranime. Nous croyons à Othello comme à Richard III,
dont le monument esta Westminster; à Lovelace et à
Clarisse autant qu'à Paul et à Virginie, dont les tombes
sont à rîle de France. C'est du même œil qu'il faut voir
jouer ces personnages et ne demander à la muse que sa
VERITE plus belle que le vrai ; soit que, rassemblant les
traits d'un caractère épars dans mille individus com-
plets, elle en compose un type dont le non; seul est ima*
ginaire; soit qu'elle aille choisir sous leur tombe et tou-
cher de sa chaîne galvanique les morts dont on sait de
grandes choses, les force à se lever encore et les traîne,
tout éblouis, au grand jour, où dans le cercle qu'a tracé
cette fée ils reprennent à regret leurs passions d'autre-
fois et recommencent par-devant leurs neveux le triste
drame de la vie.
^rit en 1897t
I
\
CINQ-MARS
CHAPITRE PREMIER
LES ADIEUX
Fan thte w«n, tnd if for vw»,
Still for erer fare thee well.
LOBB BTaOH.
Àdieal at si o*ast pour tooioarfi
poar toujours encore adieu...
Connaissez-vous cette contrée que Ton a surnommée
le jardin de la France, ce pays où Ton respire un air si
pur dans les plaines verdoyantes arrosées par un grand
fleuve? Si vous avez traversé, dansles mois d'été, la belle
Touraine, vous aurez longtemps suivi la Loire paisible
.avec enchantement, vous aurez regretté de ne pouvoir
déterminer, entre les deux rives, celle où vous choisirez
voire demeure, pour y oublier les hommes auprès d'un
être aimé. Lorsque l'on accompagne le flot jaune et lent
du beau fleuve, on ne cesse de perdre ses regards dans
les riants détails de la rive droite. Des vallons peuplés de
jolies maisons blanches qu'entourent des bosqueis des
coteaux jaunis par les vignes ou blanchis par les fleurs
du cerisier, de vieux murs couverts de chèvrefeuilles
naissants, des jardins de roses d'où sort tout à coup une
■< .
12 GINQ-*MARS.
lour élancée, toqt rappelle la fécondité de la terre ou
Tanciennelé de ses monuments, et tout intéresse dans
les œuvres de ses habitants industrieux. Rien ne leur a
. été inutile : il semble que, dans leur amour d'une aussi
belle patrie, seule province de France que n*occupa
jamais l'étranger, ils n'aient pas voulu perdre le moindre
espace de son terrain, le plus léger grain de son sable.
Vous croyez que cette vieille tour démolie n'est habitée
que par des oiseaux hideux de la nuit? Non. Au bruit de
vos chevaux, la tête riante d'une jeune fille sort du lierre
poudreux, blanchi sous la poussière de la grande route;
si vous gravissez un coteau hérissé de raisins, une petite
fumée vous avertit tout à coup qu'une cheminée est à
vos pieds ; c'est que le rocher même est habité, et que
des familles de vignerons respirent dans ses profonds
souterrains, abritées dans la nuit par la terre nourricière
qu'elles cultivent laborieusement pendant le jour. Les
bons Tourangeaux sont simples comme leur vie, doux
comme Tair qu'ils respirent, et forts comme le sol puis-
sant qu'ils fertihsent. On ne voit sur leurs traits bruns
ni la froide immobilité du Nord, ni la vivacité grimacière
du Midi ; leur visage a, comme leur caractère, quelque
chose de la candeur du vrai peuple de saint Louis ; leurs
cheveux châtains sont encore longs et arrondis autour
des oreilles comme les statues de pierre de nos vieux
rois ; leur langage est le plus pur français, sans lenteur,
sans vitesse, sans accent ; le berceau de la langue est là,
près du berceau de la monarchie.
Mais la rive gauche de la Loire se montre plus sérieuse
dans ses aspects : ici c'est Chambord que l'on aperçoit
de loin, et qui, avec ses dômes bleus et ses petites cou-
poles, ressemble à une grande ville de l'Orient ; là c'est
Chanteloup, suspendant au milieu de l'air son élégante
pagode. Non loin de ces oalais un bâtiment plue simple
s
. 4
\».
\
LES ADIEUX, ' 13
attire les yeux du voyageur par sa position jiagnifiqu«
et sa masse imposante ; c'est le château de Chaumont.
Construit sur la colline la plus élevée du rivage de la
Loire, il encadre ce large sommet avec ses hautes mu-
railles et ses énormes touTw ; de longs clochers d'ardoise
les élèvent aux yeux, et donnent à TédiOce cet air de
couvent, cette forme religieuse de tous nos vieux châ-
teaux, qui imprime un caractère plus grave aux paysages
de la plupart de nos provinces. Des arbres noirs et touffus
entourent de tous côtés cet ancien manoir, et de loin
ressemblent à ces plumes qui environnaient le chapeau
du roi Henri ; un joli village s'étend au pied du mont,
sur le bord de la rivière, et l'on dirait que ses maisons
blanches sortent du sable doré ; il est lié au château qui
le protège par un étroit sentier qui circule dans le rocher;
une chapelle est au milieu de la colline; les seigneurs
descendaient et Jes villageois montaient à son autel : ter-
rain d'égalité, placé comme une ville neutre entre la
misère et la grandeur, qui se sont trop souvent fait la
guerre.
Ce fut là que, dans une matinée du mois de juin 1639,
la cloche du château ayant sonné à midi, selon l'usage,
le diner de la famille qui l'habitait, il se passa dans cetlo
antique demeure des choses qui n'étaient pas habituelles.
Les nombreux domestiques remarquèrent qu'en disant
la prière du malin à toute la maison assemblée, la maré-
chale d'Effiat avait parlé d'une voix moins assurée et les
larmes dans les yeux, qu'elle avait paru velue d'un deuil
plus austère que de coutume. Les gens de la maison et
les Italiens de la duchesse de Mantoue, qui s'était alors
retirée momentanément à Chaumont, virent avec sur-
prise des préparatifs de départ se faire tout à coup. Le
vieux domestique du maréchal d'Effiat, mort depuis six
mois, avait repris ses boites, qu'il avait juré précédera-
Ih CllfQ-MAR8.
ment d'abandonner pour toujours. Ce braVe homme,
nommé Grandchamp, avait suivi partout le chef de la
famille dans les guerres et dans ses travaux de finance ;
il avait été son écuyer dans les unes et son secrétaire
dans les autres; il était revenu d'Allemagne depuis peti
de temps, apprendre à la mère et aux enfants les détails
de la mort du maréchal, dont il avait reçu les derniers
soupirs à Luzzelstein ; c'était un de ces fidèles serviteurs
dont les modèles sont devenus trop rares en France, qui
souffrent des malheurs de la famille et se réjouissent de
ses joies, désirent qu'il se forme des mariages pour avoir
à élever de jeunes maîtres, grondent les enfants et quel-
quefois les pères, s'exposent à la mort pour eux, les
servent sans gages dans les révolutions, travaillent pour
les nourrir, et, dans les temps prospères, les suivent et
disent : « Voilà nos vignes » en revenant au château. Il
avait une figure sévère très-remarquabld, un teint fort
cuivré, des cheveux gris argentés et dont quelques
mèches, encore noires comme ses sourcils épais, lui
donnaient un air dur au premier aspect ; mais un regard
pacifique adoucissait cette première impression. Cepen-
dant le son de sa vobc était rude. Il s'occupait beaucoup
ce jour-là de hâter le dîner, et commandait à tous les
gens du château, vêtus de noir comme loi.
— Allons, disait^il, dépèchez-vous de servir pendant
que Germain, Louis et Etienne vont seller leurs chevaux;
M. Henri et nous, il faut que nous soyons loin d'ici à
huit heures du soir. Et vous, messieurs les Italiens, avez-
vous averti votre jeune princesse? Je gage qu'elle est allée
lire avec ses dames au bout du parc ou sur les bords de
l'eau. Elle arrive toujours après le premier service, poiu*
faire lever tout le monde de table.
— Ah 1 mon cher Grandchamp, dit à voix basse une
jeune femme de chambre qui passait et s'arrêta, ne faites
LBS ADIEUX. 15
pas song^ à la duchesse-; elle est bien triste, et je croîs
qu'elle restera dans son appartement. Sancta Maria ! je
?ous plains dt voyager aujourd'hui, partir un vendredi,
le 13 du mois, et le jour de saint Gervais et saint Protais,
le jour des deux martyrs. J'ai dit mon chapelet toute la
matinée pour M. de Cinq-Mars ; mais en vérité je n'ai pu
: m'empécher de songer à tout ce que je vous dis; ma
I maîtresse y pense aussi bien qae moi, toute grande dame
qu'elle est; ainsi n'ayez pas l'air d'en rire.
En disant cela, la jeune Italienne se glissa comme un
oiseau à travers la grande salle à manger, et disparut dans
un corridor, effrayée de voir ouvrir les doubles battants
des grandes portes du salon.
Grandchamp s'était à peine aperçu de ce qu'elle avait
dit, et semblait ne s'occuper que des apprêts du diner;
il remplissait les devoirs importants de maître d'hôtel, et
jetait le regard le plus sévère sur les domestiques, pour
voir s'ils étaient tous à leur poste, se plaçant lui-même
derrière la chaise du fils aîné de la maison, lorsque tous
es habitants du château entrèrent successivement dans
salle : onze personnes, hommes et femmes, se placé»
ent à table. La maréchale avait passé la dernière, dou-
ant le bras à un beau vieillard vêtu magnifiquement,
'elle fit placer à sa gauche. Elle s'assit dans un grand
uteuil doré, au milieu de la table, dont la forme était
carré long. Un autre siège un peu plus orné était à sa
ite, mais il resta vide. Le jeune marquis d'Ëffiat, placé
face de sa mère, devait l'aider à faire les honneurs; il
avait pas plus de vingt ans, et son visage était assez
signifiant; beaucoup de gravité et des manières distin-
lées annonçaient pourtant un naturel sociable, mais rien
i plus. Sa jeune sœur de quatorze ans, deux gentils»
■
[»nmes de la province, trois jeunes seigneurs italiens de
.suite de Marie de Gonzague (duchesse de Mnntoue), une
■
1
16 CINQ-MARS.
demoiselle de compagnie, gouvernante de la jeune (Jlledu
maréchal, et un abbé du voisinage, vieux et fort sourd,
composaient l'assemblée. Une place à gauche du fils aîné
restait vacante encore.
La maréchale , avant de s'asseoir, fit le signe de la
croix et dit le Denedicite à haute voix : tout le monde
y répondit en faisant le signe entier, ou sur la poitrine
seulement. Cet usage s'est conservé en France dans beau-
coup de familles jusqu'à la révolution de 1789; quel-
ques-unes l'ont encore, mais plus en province qu'à Paris,
et non sans quelque embarras et quelque phrase préli-
minaire sur le bon temps , accompagnés d'un sourire
il't'xcuse, quand il se présente un étranger : car il est
trop vrai que le bien a aussi sa rougeur.
La maréchale était une femme d'une taille imposante,
dont les yeux grands et bleus étaient d'une beauté remar-
quable. Elle ne paraissait pas encore avoir atteint qua-
rante-cinq ans; mais, abattue par le chagrin, elle mar-
chait avec lenteur et ne parlait qu'avec peine, fermant
les yeux et laissant tomber sa tète sur sa poitrine pendant
un moment, lorsqu'elle avait été forcée d'élever la voix.
Alors sa main appuyée sur son sein montrait qu'elle y
ressentait une vive douleur. Aussi vit-elle avec satisfac-
tion que le personnage placé à gauche, s'emparant, sans
en être prié par personne, du dé de la conversation, le
tint avec un sang-froid imperturbable pendant tout le
repas. C'était le vieux maréchal de Bassompierre ; il avait
conservé sous ses cheveux blancs un air de vivacité et
de jeunesse fort étrange à voir ; ses manières nobles et
poHes avaient quelque chose d'une galanterie surannée
comme son costume, car il portait une fraise à la Henri IV
et les manches tailladées à la manière du dernier règne
ridicule impardonnable aux yeux des beaux de la cour.
Cela ne nous paraît pas plus, singulier qu'autre chose à
/
- LES ADIEUX. 17
présent; mais il est convenu que dans chaque siècle on
rira de Thabitude de son père, et je ne vois guère que
les Orientaux qui ne soient pas attaqués de ce mal.
L'un des gentilshommes itahens avait à peine fait une
question au maréchal sur ce qu'il pensait de la manière
dont le Cardinal traitait la fille du duc de Mantoue, que
celui-ci s'écria dans son langage familier :
— Eh corbleu !* monsieur , à qui parlez-vous? Puis -je
rien comprendre à ce régime nouveau sous lequel vit la
France? Nous autres, vieux compagnons d*armesdufeu
roi , nous entendons mal la langue que parle la cour
nouvelle, et elle ne sait plus la nôtre. Que dis-je? on
n'en parle aucune dans ce triste pays, car tout le monde
s'y tait devant le Cardinal ; cet orgueilleux petit vassal
nous regarde comme de vieux portraits de famille, et de
temps en temps il en retranche la tète ; mais la devise y
reste toujours, heureusement. N'est-il pas vrai, mon cher
Puy-Laurens?
Ce convive était à peu près du même âge que le ma-
réchal; mais, plus grave et plus circonspect que lui, il
répondit quelques mots vagues, et fit un signe à son con-
temporain pour lui faire remarquer l'émotion désagréable
qu'il avait fait éprouver à la maîtresse de la maison en
lui rappelant la mort récente de son mari et en parlant
ainsi du ministre son ami; mais ce fut en vain, car Bas-
sompierre, content du signe de demi-approbation, vida
d'un trait un fort grand verre de vin, remède qu'il vante
dans ses Mémoires comme parfait contre la peste et la
réserve, et, se penchant en arrière pour en recevoir un
autre de son écuyer, s'établit plus carrément que jamais
sur sa chaise et dans ses idées favorites.
— Oui, nous sommes tous de trop ici : je le dis l'autre
jour à mon cher duc de Guise , qu'ils ont ruiné. On
compte les minutes qui nous restent à vivre, et l'on
CIKQ-MAHa.
lotre sablier pour le hâter.- Quand M. le Cardinal-
dans un coin trois ou qijalre de nos gi'andes
lui ne quittaient pas les côtés à\i feu roi, il seni
1 ne peut pas mouvoir ces stalues de fer, et qu'il
la main du grand homme; il passe vite et n'ose
mêler à nous, qui ne le craignons pas. 11 croit
que nous conspirons, et, à l'heure qu'il est, on
est question de me mettre à la Bastille.
E monsieur le maréchal , qu' attendez-vous pour
lit l'Italien ; je ne vois que la Flandre qui vous
tre un abri.
i! monsieur, vous ne me connaissez guère; au
uir, j'ai été trouver le roi avant son départ, et j'e
que c'était aQn qu'on n'eCit pas la peine de me
■, et que si je savais où il veut m'envoyer, j'irais
ne sans qu'on m'y menât. Il a été aussi bon
l'y attendais, et m'a dit : « Comment, vieil ami,
1 la pensée que je le voulusse faire? Tu sais bien
aime. >
! mon cher maréchal, je vous fais compliment,
anie d'Efiiat d'une voix douce , je reconnais la
I roi à ce mot-là : il se souvient de la tendresse
)i son père avait pour vous : il me semble môme
:s a accordé tout ce que vous vouliez pour les
ajouta-t-elle avec insinuation , pour le remettre
voie de l'éloge et le tirer du mécontentement
it entamé si hautement.
rtes, madame, repril-il, personne ne sait mieux
tre ses vertas que François de Bassompierre ; je
fidèle jusqu'à la fin, parce que je me suis donné
biens à son père dans un bai-, et je jure que, de
sentement du moins, personne de ma famille ne
a k son devoir envers le rni de France. Qi^iique
ein soient étrangers et Loirains, mordicu! une
LE» ADlftUX. 19
poignée de main de Henri IV nous a conquis pour tou«
jours : ma plus grande douleur a été de voir mon frère
mourir au service de l'Espagne, et je viens d'écrire à
mon neveu que je le déshériterais s'il passait à l'empe-
reur, comme le bruit en a couru.
Un des gentilshommes, qui n'avait rien dit encore, et
que l'on pouvait remarquer à la profusion des nœuds de
rubans et d'aigoiUettes qui couvraient son habit, et à
l'ordre de Saint-Michel dont le cordon noir ornait son
cou, s'inclina en disant que c'était ainsi que tout sujet
fidèle devait parler.
— Pardieu, monsieur de Launay, vous vous trompez
fort, dit- le maréchal, en qui revint le souvenir de ses
ancêtres ; les gens de notre sang sont sujets par le cœur,
car Dieu nous a fait naître tout aussi bien seigneurs de
nos terres que le roi l'est des siennes. Quand je suis venu
en France, c'était pour me promener, et suivi de mes
gentilshommes et de mes pages. Je m'aperçois que plus
nous allons, plus on perd cette idée, et surtout à la cour.
Mais voilà un jeune homme qui arrive bien à propos pour
m'entendre.
La porte s'ouvrit, en effet , et l'on vit entrer un jeune
homme d'une assez belle taille; il était pâle, ses cheveux
étaient bruns, ses-yeux noirs, son air triste et insouciant :
c'était Henri d'Effiat, marquis de Cinq-Mars (nom tiré
d'une terre de famille) ; son costume et son manteau
court étaient noirs ; un collet de dentelle tombait sur son
cou jusqu'au miheu de sa poitrine; de petites bottes
fortes très-évasées et ses éperons faisaient assez de bruit
sur les dalles du salon pour qu'on l'entendit venir de loin.
Il marcha droit à la maréchale d'Effiat en la saluant
profondément, et lui baisa la main. — Eh bien ! Henri,
hii dit-elle, vos chevaux sont-ils prêts ? A quelle heure
partez-vous î — Après le dîner, sur-le-champ, madame,
'••<■<
r
20 G1NQ*MARS.
si VOUS permettez, dit-il à sa mère avec le cérémonieux
respect du temps. Et, passant derrière elle, il fut saluer
M. de Bassompierre, avant de s'asseoir à la gauche de
son frère aîné.
— Eh bien, dit le maréchal tout en dînant de, fort bon
appétit, vous allez partir, mon enfant; vous allez à la
cour; c'est un terrain glissant aujourd'hui. Je regrette
pour vous qu'il ne soit pas resté ce qu'il était. La cour
autrefois n'était autre chose que le salon du roi, où il
recevait ses amis naturels; les nobles des grandes mai-
sons, ses pairs, qui lui faisaient visite pour lui montrer
leur dévouement et leur amitié, jouaient leur argent avec
lui et l'accompagnaient dans ses parties de plaisir, mais
ne recevaient rien de lui que la permission de conduire
leurs vassaux se faire casser la tête avec eux pour son
service. Les honneurs que recevait un homme de qualité
ne l'enrichissaient guère, car il les payait de sa bourse ;
j'ai vendu une terre à chaque grade que j'ai reçu; le titre
de colonel général des Suisses m'a coûté quatre cent
mille écus, et le baptême du roi actuel me fit acheter un
habit de cent mille francs.
— Ah ! pour le coup, vous conviendrez, dit ea riant
la maîtresse de la maison, que rien ne vous y forçait :
nous avons entendu parler de la magnificence de votre
habit de perles; mais je serais très-fàchée qu'il fût encore
de mode d'en porter de pareils.
— Ah ! madame la marquise, soyez tranquille, ce temps
de magnificence ne reviendra plus. Nous faisions des
folies, sans doute, mais elles prouvaient notre indépen-
dance; il est clair qu'alors on n'eût pas enlevé au roi des
serviteurs que l'amour seul attachait à lui, et dont les
couronnes de duc ou de marquis avaient autant de dia*
mants que sa couronne fermée. Il est visible aussi que
Tambition ne pouvait s'emparer de toutes les classes.
Ékc.'
(^
LES ADIE0X. 21
puisque âe semblables dépenses ne pouvaient sortir que
des mains riches, et que l'or ne vient que des mines. Les
grandes maisons que Ton détruit avec tant d'pchamement
n'étaient point ambitieuses, et souvent, ne voulant aucun
emploi du gouvernement, tenaient leur place à la cour
par leur propre poids, existaient de leur propre être, et
disaient comme Tune d'elles : Pnnce ne daigne, Rohan
\e suis. Il en était de même de toute famille noble à qui
sa noblesse suffisait, et que le roi relevait lui-même en
écrivant à l'un de mes amis : L'argent n'est pas chose
commune entre gentilshommes comme vous et moi,
— Mais, monsieur le maréchal, interrompit froidement
et avec beaucoup de politesse M. de Launay, qui peut-
être avait dessein de l'échauffer, cette indépendance a
produit aussi bien des guerres civiles et des révoltes
comme celles de M. de Montmorency.
— Corbleu ! monsieur, je ne puis entendre parler ainsi!
dit le fougueux maréchal en sautant sur son fauteuil. Ces
révoltes et ces guerres, monsieur, n'ôtaient rien aux lois
fondamentales de l'État, et ne pouvaient pas plus ren-
verser le trône que ne le ferait un duel. De tous ces
grands chefs de parti il n'en est pas un qui n*eût mis sa
victoire aux pieds du roi s'il eût réussi, sachant bien que
tous les autres seigneurs aussi grands que lui l'eussent
abandonné ennemi du souverain légitime. Nul ne s'est
armé que contre une faction et non contre l'autorité sou-
veraine, et, cet accident détruit, tout fût rentré dans
Tordre. Mais qu'avez-vous fait en nous écrasant? Vous
avez cassé les bras du trône et ne mettrez rien à leur
place. Oui, je n'em doute plus à présent, le Cardinal-duc
accomplira son dessein en entier, la grande noblesse
quittera et perdra ses terres, et, cessant d'être la grande
propriété, cesseia d'être une puissance; la cour n'est
déjà plus qu'un palais oh l'on sollicite : elle deviendra
22 GIKQ-MARS.
plus tard une antichambre, quand elle ne se composera
piu3 que dbs gens de la suite du roi ; les graock noms
commencero;it par ennoblir des charges vties; mais, par
une terrible réaction, ces charges finiront par avilir les
grands noms. Étrangère à ses foyers, la Noblesse ne sera
plus rien que par les emplois qji'elle aura reçus, et si les
peuples, ^r lesquels elle n'aura plus d'influence, veulent
se révolter...
— Que vous êtes sinistre aujourd'liui, maréchal! inter-
rompit la marquise. J'espère que ni moi ni mes enfants
ne verrons ces temps-là. Je ne reconnais plus votre
caraclère enjoué à toute cette politique ; je m'atten-
dais à vous entendre donner des conseils à mon fils.
Eh bien, Henri, qu'avez -vous donc? Vous êtes bien
distraitl
Cinq-Mars, les yeux attachés sur la grande crois^ée de
là salle à manger, regardait avec tristesse le magnifique
paysage qu'il avait sous les yeux. Le soleil était dans
toute sa splendeur et colorait les sables de la Loire, les
arbres et les gazons d'or et d'émeraude; le ciel était
d'azur, les flots d'un jaune transparent, les iles d'un vert
plein d'éclat; derrière leurs têtes arrondies, on voyait
s'élever les grandes voiles latines des bateaux marchands
comme une flotte en embuscade. — 0 nature, naturel se
disait-il, belle nature, adieu I Bientôt mon cœur ne sera
plus assez simple pour te sentir, et tu ne plairas plus
qu'à mes yeux; ce cœur est déjà brûlé par une passion
profonde, et le récit des intérêts des hommes y jette un
trouble inconnu : il faut donc entrer dans ce labyrinthe;
je m'y perdrai peut-êlre, mais pour Marie.,.
Se réveillant alors au mot de sa mère, et craignant de
montrer un regret trop enfantin de son beau pays et de
sa famille :
— Je songeais, madame, ù la route que je vais prendre
LES AOIKUX, 23
pour aller à PerpigQfSniy et aussi à celle qui me ramènera
chez vous.
— N*oub!iez pas de prendre celle de Poitiers et d'aller
à Loqdun voir votre ancien gouverneur, notre bon abbé
Quiilet; il vous donnera d'utiles conseils sur la cour, il
est fort bien avec le duc de Bouillon; et, d'ailleurs, quand
il ne vous serait pas très-nécessaire, c*est une marque de
déférence que vous lui devez bien.
— C'est donc au siège de Perpignan que vous vous
rendez, mon ami? répondit le vieux maréchal, qui com-
mençait à trouver qu'il était resté bien longtemps dans
le silence. Ahl c'est bien heureux pour vous. Peste 1 un
siège ! c'est un joli début : j'aurais donné bien des ciioses
pour en faire un avec le feu roi à mon arrivée à sa cour;
j'aurais mieux aimé m'y faire arracher les entrailles du
ventre qu'à un tournoi, comme je fis. Mais on était en
paix, et je fus obligé d'aller faire le coup de pistolet
contre les Turcs avec le Rosworm des Hongrois, pour ne
pas affliger ma famille par mon désœuvrement. Du reste,
je souhaite que Sa Majesté vous reçoive d'une manière
aussi aimable que son père me reçut. Certes, le roi est
brave et bon; mais on l'a habitué malheureusement à
cette froide étiquette espagnole qui arrête tous les mou-
vements du cœur; il contient lui-même et les autres par
cet abord immobile et cet aspect de glace : pour moi,
j'avoue que j'attends toujours l'instant du dégel, mais en
vain. Nous étions accoutumés à d'autres manières par ce
spirituel et simple Henry, et nous avions du moins la
liberté de lui dire que nous l'aimions.
Cin(}-Mars, les yeux fixés sur ceux de Bassompierre,
comme pour se contraindre lui-même à faire attention à
ses discours, lui demanda quelle était la manière de parler
du feu roi.
— Vive et franche, dit-il. Quelque temps après mon
2& GINQ-XIARS.
arrivée en France, je jouais avec lui et la duchesse de
Beaufort à Fontainebleau; car il voulait, disait-il, me
gagner mes pièces d'or et mes belles portugalaises. Il me
demanda ce qui m'avait fait ve!:;r dans ce pays, c Ma
foi, sire, lui dis-je franchement, je ne suis point venu à
dessein de m*embarquer à votre service, mais bien pour
passer quelque temps à votre cour, et de là à celle d'Es-
pagne; mais vous m'avez tellement charmé que, sans
aller plus loin, si vous voulez de mon service, je m'y
voue jusqu'à la mort. » Alors il m'embrassa et m'assura
que je n'eusse pu trouver un meilleur maître, qui m'ai-
mât plus; hélas!... je l'ai bien éprouvé... et moi je lui
ai tout sacrifié, jusqu'à mon amour, et j'aurais fait plus
encore, s'il se pouvait faire plus que de renoncer à
M"* de Montmorency.
Le bon maréchal avait les yeux attendris; mais le jeune
marquis d'Efliat et les Italiens, se regardant, ne purent
s'empêcher de sourire en pensant qu'alors la princesse
de Condé n'était rien moins que jeune et jolie. Cinq-
Mars s'aperçut de ces signes d'intelligence, et rit aussi,
mais d'un rire amer. — Est-il donc vrai, se disait-il, que
les passions puissent avoir la destinée des modes, et que
peu d'années puissent frapper du même ridicule un habit
et un amour ? Heureux celui qui ne survit pas à sa jeu-
nesse, à ses illusions, et qui emporte dans la tombe tout
son trésor !
Mais, rompant encore avec effort le cours mélancolique
de ses idées, et voulant que le bon maréchal ne lût rien
de déplaisant sur le visage de ses hôtes :
— On parlait donc alors avec beaucoup de liberté au
roi Henri? dit-il. Peut-être aussi au commencement de
son règne avait-il besoin d'établir ce ton-là ; mais, lors
qu'il fut le maître, changea-t-il ?
— Jamais, non, jamais notre grand roi ne cessa d'être
«1
LES ADIEUX. S5
le même jusqu^au dernier jour; il ne rougissait pas d*étre
un homme, et parlait à des hommes avec force et sensi-
bilité. Eh! mon Dieu! je le vois encore embrassant le
duc de Guise en carrosse, le jour même de sa mort ; il
m'avait fait une de ses spirituelles plaisanteries, et le
duc lui dit : « Vous êtes à mon gré un des plus agréables
hommes du monde, et notre destin portait que nous fus-
sions l'un à l'autre; car, si vous n'eussiez été qu'un
homme ordinaire, je vous aurais pris à mon service, à
quelque prix que c'eût été; mais, puisque Dieu vous a
fait naître un grand roi, il fallait bien que je fusse à vous. »
Ah! grand homme! lu l'avais bien dit, s'écria Bassom-
pierre les larmes aux yeux, et peut-être un peu animé
par les fréquentes rasades qu'il se versait : « Quand vous
m'aurez perdu^ vous connaîtrez ce que je valais. »
Pendant cette sortie, les différents personnages de la
table avaient pris des attitudes diverses, selon leurs rôles
dans les affaires publiques. L'un des Italiens affectait de
causer et de rii^e tout bas avec la jeune fille de la maré-
chale; l'autre prenait soin du vieux abbé sourd, qui,
menant une main derrière son oreille pour mieux en-
tendre, était le seul qui eût l'air attentif; Cinq-Mars avait
repris sa distraction mélancolique après avoir lancé le
maréchal, comme on regarde ailleurs après avoir jeté
une balle à la paume, jusqu'à ce qu'elle revienne; son
frère aine faisait les honneurs de la table avec le même
calme ; Puy-Laurens regardait avec soin la maîtresse de
la maison : il était tout au duc d'Orléans et craignait le
Cardinal; pour la maréchale, elle avait l'air affligé et
inquiet; souvent des mots rudes lui avaient rappelé ou la
mort de son mari ou le départ de son fils ; plus souvent
encore elle avait craint 'pour Bassompierre lui-même
qu'il ne se compromît, et l'avait poussé plusieurs fois
en regardant M. de Launay, qu'elle connaissait peu, et
i
j
26 CINQ-MARS.
{[{\*Q\\e avait quelque raison de croire dévoué au premier
ministre ; mais avec un homme de ce caractère , de^tels
avertissements étaient inutiles ; il eut l'air de n*y point
faire attention; et, au contraire, écrasant ce gentilhomme
de ses regards hardis et du son de sa voix, il affecta de
se tourner vers lui et de lui adresser tout son discours.
Pour celui-ci, il prit un air d'indifférence et de politesse
consentante qu'il ne quitta pas Jusqu'au moment où, les
deux battants étant ouverts, on annonça mademoiselle la
duchesse de Mantoue.
Les propos que nous venons de transcrire longuement
furent pourtant assez rapides, et le dîner n'était pas à la
moitié quand l'arrivée de Marie de Gonzague fit lever
tout le monde. Elle était petite, mais fort bien faite, et
quoique ses yeux et ses cheveux fussent très -noirs,
sa fraîcheur était éblouissante comme la beauté de sa
peau. La maréchale fit le geste de se lever pour son
rang, et l'embrassa sur le front pour sa bonté et son ùei
âge.
— Nous vous avons attendue longtemps aujourd'hui,
chère Marie, lui dit-elle en la plaçant près d'elle ; vous
me restez heureusement pour remplacer un de mes en-
fants qui part*
La jeune duchesse rougit et baissa la tête et les yeux
pour qu'on ne vit pas leur rougeur, et dit d'une voix
timide : — Madame, il le faut bien, puisque vous rem-
placez ma mère auprès de moi. Et un regard lit pâlir
Cinq-Mars à l'autre bout de la table.
Cette arrivée changea la conversation ; elle cessa d'être
générale, et chacun parla bas à son voisin. Le maréchal
seul continuait à dire quelques mots de la magnificence
de l'ancienne cour, et de ses guerres en Turquie, et des
tournois, et de l'avarice de la cour nouvelle ; mais, à son
grand regret, personne ne relevait ses paroles, et on allait
LIS ADIEUX. 27
sortir de table^ lorsque l'horloge ayant sonné deux heures,
cinq chevaux parurent dans la grande cour : quatre seu-
lement étaient montés par des domestiques en manteaux
et bien armés ; Tautre cheval, noir et très-vif, était tenu
en main par le vieux Grandchamp : c'était celui de son
jeune maître.
— Ah ! ah ! s'écria Bassompierre, voilà notre cheval de
bataille tout seJé et bridé; allons, jeuno homme, il faut
dire comme notre vieux Marot' :
Adtoa la Gowt, adiea les duMt !
Adieu les filles et les femmes!
Adieu TOUS âj pour quelque tempe;
Adieu vos plaisons passe-temps;
Adieu le bal, adieu la danee,
Adieu mesure, adieu cadanee,
Tabourins, Hauts-bois, Violons,
Poisqu'à la goarre aoiu allons.
Ces vieux vers et l'air du maréchal faisaient rire toute
la table, hormis trois personnes.
— Jésus*Dieu! il me semble, continua-t-il, que je n'ai
que dix-sept ans comme lui; il va nous revenir tout
brodé, madame ; il faut laisser son fauteuil vacant.
Ici tout à coup la maréchale pâlit, sortit de table en
fondant en larmes, et tout le monde se leva avec elle :
elle ne put faire que deux pas et retomba assise sur un
autre fauteuil. Ses fils et sa fille et la jeune duchesse
l'entourèrent avec une vive inquiétude et démêlèrent
parmi des étouffements et des pleurs qu'elle voulait re-
tenir : — Pardon!... mes amis... c'est une folie... un
enfantillage... mais je suis si faible à présent, que je
n'en ai pas été maîtresse. Nous étions treize à table, et
c'est vous qui en avez été cause, ma chère duchesse.
Mais c'est bien mal à moi de montrer tant de faiblesse
devant lia. Adieu, mon enfant, donnez-moi votre front à
28 CINQ-MARS.
baiser, et que Dieu vous conduise ! Soyez digne de votre
nom et de votre père.
Puis, comme a dit Homère, riant sous les pleurs^ elle
se leva en le poussant et disant : — Allons, que je vous
voie à cheval, bel écuyer !
Le silencieux voyageur baisa les mains de sa mère et
la salua ensuite profondément; il s'inclina aussi devant
la duchesse sans lever les yeux; puis, embrassant son
frère aîné, serrant la main au maréchal et baisant leiront
de sa jeune sœur presque à la fois, il sortit et dans un
instant fut à cheval. Tout le monde se mit aux fenêtres
qui donnaient sur la cour, excepté madame d*£fiiat, encore
assise et souffrante.
— Il part au galop ; c'est bon signe, dit en riant le
maréchal.
— Ahl Dieu! cria la jeune princesse en se retirant de
la croisée.
— Ou est-ce donc ? dit la mère.
— Ce n'est rien, ce n'est rien, dit M. de Launay : le
cheval de monsieur votre fils s'est abattu sous la porte,
mais il Ta bientôt relevé de la main : tenez, le voilà qui
salue de la route.
— Encore un présage funeste ! dit la marquise en se
retirant dans ses appartements.
Chacun l'imita en se taisant ou en parlant bas.
La journée fut triste et le souper silencieux au château
de Chaumont.
Quand vinrent dix heures du soir, le vieux maréchal,
conduit par son valet de chambre, se retira dans la tour,
du nord, voisine de la porte et opposée à la rivière. La
chaleur était extrême ; il ouvrit la fenêtre, et, s'envelop-
pent d'une vaste robe de soie, plaça un flambeau pesant
sur une table et voulut rester seul. Sa croisée donnait
sur la plaine, que la lune dans son premier quartier n'é-
LES ADIEUX. • 20
clairait que (f une lumière incertaine ; le ciel se chargeait
de nuages épais, et tout disposait à la mélancolie. Quoi-
que Bassompierre n'eût rien de rêveur dans le caractère,
la tournure qu'avait prise la conversation du dîner lui
revint à la mémoire, et il se mit à repasser en lui-même
toute sa vie et les tristes changements que le nouveau
règne y avait apportés, règne qui semblait avoir soufflé
sur lui un vent d'infortune : la mort d'une sœur chérie,
les désordres de l'héritier de son nom, les pertes de ses
terres et de sa faveur, la fin récente de son ami le mare-'
chai d'Effiat dont il occupait la chambre, toutes ces pen-
sées lui arrachèrent un soupir involontaire; il se mit à la
fenêtre pour respirer,
En ce moment il crut entendre du càté du bois la
marche d'une troupe de chevaux ; mais le vent qui vint
à augmenter le dissuada de cette première pensée, et
tout bruit cessant tout à coup, il l'oublia. 11 regarda en-
core quelque temps tous les feux du château qui s'étei-
gnirent successivement après avoir serpenté dans les
ogives des escaliers et rôdé dans les cours et les écuries ;
retombant ensuite sur son grand fauteuil de tapisserie, le
coude appuyé sur la table, il se livra profondément à ses
réflexions; et bientôt après, tirant de son sein un médail-
lon qu'il y cachait suspendu à un ruban noir : — Viens,
mon bon et vieux maître, viens, dit-il, viens causer avec
moi comme tu fis si souvent; viens, grand roi, oublier
ta cour pour le rire d'un ami véritable; viens, grand
homme, me consulter sur Tambitieuse Autriche ; viens,
inconstant chevalier, me parler de la bonhomie de ton
amour et de la bonne foi de ton infidélité ; viens, hé-
roïque soldat, me crier encore que je l'offusque au com-
bat ; ah! que ne l'ai-je fait dans Paris! que n'ai-je reçu ta
blessure ! Avec ton sang, le monde a perdu les bienfaits
de ton règne interrompu...-.
r
30 - GINQ-HAR».
Les larmes da maréchal Iroublaientt la glace dit large
médaillon, et il les effaçait par de respectueux baisers,
quand sa porte ouverte brusquement le fit sauter sur son
épée.
-^ Qui va là? cria-t-il dans sa surprise* Elle fut Men
l' plus grande quand il reconnut M. de Launay, qui, le
chapeau à la main, s'avança jusqu'à lui, et lui dit avec
embarras :
— Monsieur le maréchal, c'est le cœur navré de dou-
leur que je me vois forcé de vous dire que le roi m'a
commandé de vous arrêter. Un carrosse vous attend à la
grille avec trente mousquetaires de M. )e Cardinal-duc.
Bassompierre ne s'était point levé, et avait encore le
médaillon dans la main gauche et Tépée dans l'autre
main ; il la tendit dédaigneusement à cet homme, et lui
dit;
— Monsieur, je sais que j'ai vécu trop longtemps, et
c'est à quoi je pensais ; c'est au nom de ce grand Henri
que je remets paisiblement cette épée à son fils. Suivez-
moi.
11 accompagna ces mots d'un regard si ferme, que de
Launay fut atterré et le suivit en baissant la tête, comme
si lui-même eût été arrêté par le noble vieillard, qui, sai-
sissant un fiambeau, sortit de la cour et trouva toutes les
portes ouvertes par des gardes à cheval, qui avaient ef-
frayé les gens du château, au nom du roi, et ordonné
le silence. Le carrosse était préparé et partit rapidement,
suivi de beaucoup de chevaux. Le maréchal, assis à côté
de M. de Launay, commençait à s'endormir, bercé par
le mouvement de la voiture, lorsqu'une voix forte cria
au cocher : Arrête! et, comme il poursuivait, un coup
de pistolet partit... Les chevaux s'arrêtèrent. — Je dé-
clare, monsieur, que ceci se fait sans ma participation, .
dit Bassompierre. Puis, mettant la tête à la portière, il
LES ADlBUt. 31
fit qu'il se trouvait dans un petit bois et un chemin trop
étroit pour que les chevaux pussent passer à droite ou à
gauche de la voiture, avantage très-grand pour les agres«
seurs, puisque les mousquetaire! ne pouvaient avancer ;
il cherchait à voir ce qui se passait, lorsqu'un cavalier,
ayant à la main une longue épée dont il parait les coups
que lui portait un garde, s'approcha de la portière en
criant : Venez^ venez^ monsieur le maréehaL
— Eh quoi I c'est vous, étourdi d'Henri, qui faites de
ces escapades ? Messieurs, messieurs, laissez-le, c'est un
enfant.
£t de Launay ayant crié aux mousquetaires de le quit-
ter, on eut le temps de se reconnaître.
— Et comment diable étes-vous ici, reprit Bassom-
pierre ; je vous croyais à Tours, et même bien plus loin,
si vous aviez fait votre devoir, et vous voilà revenu pour
faire une folie?
— Ce n'était point pour vous que je revenais seul ici,
c'est pour affaire secrète, dit Cinq-Mars plus bas ; mais,
comme je pense bien qu'on vous mène à la Bastille, je
suis sûr que vous n'en direz rien ; c'est le temple de la
discrétion. Cependant, si vous aviez voulu, continua-tr-il
très-haut, je vous aurais délivré de ces messieurs dans
ce bois où un cheval ne pouvait remuer ; à présent il
n'est plus temps. Un paysan m'avais appris l'insulte faite
à nous plus qu'à vous par cet enlèvement dans la maison
de mon père.
-^ C'est par ordre du roi, mon enfant, et nous devons
respecter ses volontés ; gardez celte ardeur pour son ser-
vice ; je vous en remercie cependant de bon cœur ; tou-
chez là, et laissez-moi continuer ce joli voyage.
De Launay ajouta : — 11 m'est permis d'ailleurs de
vous dire, monsieur de Cinq-Mars, que je suis chargé
par le roi mètre d'assurer monsieur le maréchal qu'il est
32 GINQ-MAKS.
fort affligé de ceci, mais que c'est de peur qu'on ne le
porte à mal faire qu'il le prie de demeurer quelques jours
à la Bastille *.
Bassompierre reprit en riant très-haut: — Vous voyez,
mon ami, comment on met les jeunes gens en tutelle ;
ainsi prenez garde à vous.
— Eh bien, soit, partez donc, dit Henri, je ne ferai
plus le chevalier errant pour les gens malgré eux. Et ,
rentrant dans le bois pendant que la voiture repartait cU
grand trot, il prit par des sentiers détournés le chemin
du château.
Ce fut au pied de la tour de l'ouest qu'il s'arrêta, li
était seul en avant de Grandchamp et de sa petite escor.e
et ne descendit point de cheval ; mais, s'approchant du
mur de manière à y coller sa botte, il souleva la jalousie
d'une fenêtre du rez-de-chaussée, faite en forme de
herse, comme on voit encore dans quelques vieux bâ-
timents.
11 était alors plus de minuit, et la lune s'était cachée.
Tout autre que le maître de la maison n'eût jamais su
trouver son chemin par une obscurité si grande. Les
tours et les loils ne formaient qu'une masse noire qui se
détachait à peine sur le ciel un peu plus transparent ;
aucune lumière ne brillait dans toute la maison endor-
mie. Cinq-Mars, caché sous un chapeau à larges bords et
un grand manteau, attendait avec anxiété.
Qu'attendait-il? qu'était-il revenu chercher? Un mot
d'une voix qui se fit entendre très-bas derrière la croi-
sée r
— Est-ce vous, monsieur de Cinq-Mars ?
— Hélas ! qui serait-ce ? Qui reviendrait comme un mal-
faiteur toucher la maison paternelle sans y rentrer et sans
s II y resta douze ans.
LES ADIEUX. 33
dire encore adieu à sa mère'f Qui reviendrait pour se
plaindre du présent, sans rien attendre de l'avenir, si ce
n'était moi?
La voix douce se troubla, et il fut aisé d'entendre que
des pleurs accompagnaient sa réponse : — Hélas I Henri,
de quoi vous plaignez- vous? N'ai-je pas fait plus et bien
plus que je ne devais? Est-ce ma faute si mon malheur
a voulu qu'un prince souverain fût mon père? Peut-on
choisir son berceau? et dit-on : « Je naîtrai bergère? >»
Vous savez bien quelle est toute l'infortune d'une prin-
cesse : on lui ôte son cœur en naissant, toute la terre est
avertie de son âge, un traité la cède comme une ville,
et elle ne peut jamais pleurer. Depuis que je vous con*
nais, que n*ai-je pas fait pour me rapprocher du bonheur
et m'éloigner des trônes! Depuis dpux ans jai lultéen
vain contre ma mauvaise fortune, qui me sépare de vous,
et contre vous, qui me détournez de mes devoirs. Vous
le savez bien, j'ai- désiré qu'on me grût morte; que dis-
je ? j*ai presque souhaité des révolutions I J'aurais peut-
être béni le coup qui m^eit ôlé mon rang, comme j'ai
remercié Dieu lorsque mon père fut renversé; mais la
cour s'étonne, la reine me demande; nos rêves sont éva-
nouis, Henry ; notre sommeil a été trop long; réveillons-
nous avec courage. Ne songez plus à ces deux belles
années : oubliez tout pour ne plus vous souvenir que de
notre grande résolution; n*ayez qu'une seule pensée,
soyez ambitieux... ambitieux pour moi...
— Faut-il donc oublier tout, ô Marie ! dit Cinq-Mars
avec douceur.
Elle hésita...
— Oui , tout ce que j'ai oublié moi-même , reprit-
elle. Puis un instant après, elle continua avec vivacité :
— Oui, oubliez nos jours heureux , nos longues soi-
rées et même nos promenades de l'étang et du bois;
S4 CINO-MARS» -
mais souv€nez-voas de Tavenir; partez. Votre pfere était
maréchal, soyez plus, connétable, prince. Parlez, vous
êtes jeune, noble, riche, brave, aimé.».
— Pourtoujours? dit Henri.
— Pour la vie et Tétemiié.
Cinq>Mars tressaillit, et, tendant, la main s'écria :
— Eh bien! j'en jure par }a Vierge dont vous portez le
nom, vous serez à moi, Marie, ou ma tête tombera sur
réchafaud.
— 0 ciel ! que dites- vous ! »'écria-t-elle en prenant sa
main avec une main blanche qui sortit de la fenêtre.
Non, vos efforts ne seront jamais coupables , jurez*le-
moi; vous n'oublierez jamais que le roi de France est
votre maître; aimez-le plus que tout, après celle pour-
tant qui vous sacrifiera tout et vous attendra en souf-
frant. Prenez cette petite croix d'or; mettez-la sur votre
cœur, elle a reçu beaucoup de mes larmes. Songez que
si jamais vous étiez soupable envers le roi, j'en verserais
de bien plusamères. Donnez-moi cette bague que je vois
briller à votre doigt. 0 Dieu ! ma main et la vôtre sont
toutes rouges de sangt
— Qu'importe! il n^a pas coulé pour vous; n'avez*
vous rien entendu il y a une heure?
— Non; mais à présent n'entendez-vous rien vous-
mêmeî
— Non, Marié, si ce n'est un oiseau de nuit sur la tour.
— On a parlé de nous, j'en suis sûre. Mais d'oi vient
donc ce sangl Dites vite, et partez.
— Oui, je pars; voici un nuage qui nous rend la nuit.
Adieu, ange céleste, je vous invoquerai. L'amour a versé
l'ambition dans mon cœur comme un poison brûlant ;
oui, je le sens pour la première fois , l'ambition peut
être ennoblie par son but.. Adieu* je vais accomplir ma
destinée.
LA AUB. 35
— Adieu ! mais songez à la mienne .
— Peuvent-elles se séparer ?
— Jamais, s'écria Marie, que par la mort !
— Je crains plus encore Tabsence, dit Cinq-Mars.
— Adieu ! je tremble; adieu ! dit la voix chérie. Et la
fenêtre s'abaissa lentement sur les deux mains encore
unies.
Cependant le cheval noir ne cessait de piaffer et de
s'agiter en hennissant ; son maître inquiet lui permit de
partir au galop, et bientôt ils furent rendus dans la ville
de Tours, que les clochers de Saint-Gatien annonçaient
de loin.
Le vieux Grandchamp, non sans murmurer, avait at-
tendu son jeune seigneur, et gronda de voir qu'il ne vou-
lait pas se coucher. Toute l'escorte partit, et cinq jours
après entra dans la vieille cité de Loudun en Poitou silen-
cieusement et sans événement.
CHAPITRE II
LA RUE
Je m'aTancaif d'un pas pénibU éi
mal assuré yen le but de ce coutoî
tragique.
Gn. NoDiBB, Smarrà,
Ce règne dont nous vous voulons peindre quelques an-
nées, règne de faiblesse qui fut comme une éclipse de la
couronne entre les splendeurs de Henri IV et de Louis le
Grand, afflige les yeux qui le contemplent par quelques
souillures sanglantes. Elles ne furent pas toute l'œuvre
d*un homme, de grands corps y prirent part. Il est triste
4
I
/
.--'•"'■ ' ' "
''. ■. *■ ■
86 CINQ-MARS.
:V? " de voir que, dans ce siècle encore désordonné, le clergé,
pareil à une grande nation, eut sa populace, conime il
'^; eut sa noblesse; ses ignorants et ses criminels, comme
ses savants et vertueux prélats. Depuis ce temps, ce qui
■'-y lui restait de barbarie fut poli par le long règne de
Louis XIV, et ce qu'il eut de corruption fut lavé dans le
sang des martyrs qu*il offrit à la Révolution de 1793.
Ainsi, par une destinée toute particulière, perfectionné par
la monarchie et la république, adouci par lune, châtié par
Tautre, il nous est arrivé ce qu'il est aujourd'hui, austère
et rarement vicieux.
' : ' Nous avons éprouvé le besoin de nous arrêter un mo-
^ ment à cette pensée avant d'entrer dans le récit des faits
que nous offre l'histoire de ces temps, et, malgré cette
consolante observation, nous n'avons pu nous empêcher
d'écarter les détails trop odieux en gémissant encore sur
ce qui reste de coupables actions, comme en racontant
la vie d*un vieillard vertueux on pleure sur les emporte-
ments de sa jeunesse passionnée ou les penchants corrom-
pus de son âge mur.
Lorsque la cavalcade entra flans les rues étroites de
^ I.oudun, un bruit étrange s'y faisait entendre, elles étaient
remplies d'une foule immense; les cloches de l'église et
du couvent sonnaient de manière à- faire croire à un in-
cendie, et tout le monde, sans nulle attention aux voya-
. geurs, se pressait vers un grand bâtiment attenant à
l'église. 11 était facile de distinguer sur les physionomies
des traces d'impressions fort différentes et souvent oppo-
sées entre elles. Des groupes et des attroupements nom-
breux se formaient, le bruit des conversations y cessait
tout à coup, et l'on n'y entendait plus qu'une voix qui
semblait exhorter ou lire, puis des cris furieux mêlés de
quelques exclamations pieuses s'élevaient de tous côtés;
le groupe se dissipxiit* et l'on voyait quo l'orateur était
- /■ -
%
\
LA RUE» b}
DD capucin ou un récollet, qui, tenant à la main un cru-
cifix de bois, moulrait à la foule le grand bâtiment vers
lequel elle se dirigeait. — Je^sifs^arid/s*écriail une vieille
femme, qui aurait jamais cru que le malin esprit eût choisi
noire bonne ville pour demeure ?
— Et que les bonnes Ursulines eussent été possédées ?
disait Tautre.
— On dit que le démon qui agite la supérieure se nomme
légimi, disait une troisième.
— Que dites-vous, ma chère î interrompit une rell*
gieuse; il y en a sept dans son pauvre corps, auquel
sans doute elle avait attaché trop de soin à cause de sa
grande beauté; à présent, il est le réceptacle de l'enfer;
M, le prieur des Carmes, dans l'exorcisme d'hier, a fait
sortir de sa bouche le démon Eams, et le révérend père
Lactance a chassé aussi le démon Beherit, Mais les cinq
autres n'ont pas voulu partir, et, quand les saints exor-
cistes, que Dieu soutienne! les ont sommés, en latin, de
se retirer, ils ont dit qu'ils ne le feraient pas qu'ils
n'eussent prouvé leur puissance, dont les huguenots et
les hérétiques ont l'air de douter; et le démon Elimi^
qui est le plus méchant, comme vous savez, a prétendu
qu'aujourd'hui il enlèverait la calotte de M. de Laubar-
demont, et la tiendrait suspendue en l'air pendant un
Miserere.
— Ah ! sainte Vierge ! reprenait la première, je tremble
déjà de tout mon corps. Et quand je pense que j'ai été
plusieurs fois demander des messes à ce magicien d'Ur-
bain!
— Et moi, dit une jeune fille en se sigoant, moi qui me
suis confessée à lui il y a dix mois, j'aurais été sûrement
possédée sans la relique de sainte Geneviève que j'avais
heureusement sous ma robe, et...
— Et, sans reproche, MartiiJe, interrompit une grosse
38 CINQ-MARS.
marchande, vous étiez restée assez longtemps, pour cela,
seule avec le beau sorcier.
— Eh bien, la belle, il ya maintenant un mois que vous
seriez dépossédée, dit un jeune soldatqui vint se mêler au
groupe en fumant sa pipe *
La jeune fille rougit, et ramena sur sa jolie figure le
capuchon de sa pelisse noire. Les vieilles femmes jetè-
rent un regard de mépris sur le soldat, et, comme ellen
se trouvaient alors près de la porte d'entrée encore fer-
mée, elles reprirent leurs conservations avec plus de
chaleur que jamais, voyant qu'elles étaient sûres d'entrer
les premières, et, s'asseyant sur les bornes et les bancs
de pierre, elles se préparèrent par leurs récits au bonheur
qu'elles allaient goûter d'être sj)ectatrices de quelque
chose d'élrange, d'une apparition, ou au moins d'un
supplice.
— Est-il vrai, ma tante, dit la jeune Martine à la plus
vieille, que vous ayez entendu parler les démons ?
— Vrai comme je vous vois, et tous les assistants en
peuvent dire autant, ma nièce; c'est pour que votre âme
soit édifiée que je vous ai fait venir avec moi aujourd'hui,
ajouta -t-elle, et vous connaîtrez véritablement la puis*
6ance de l'esprit malin,
— Quelle voix a-t-il, ma chère tante? continua la jeune
fille, charmée de réveiller une conversation qui détou!'-
nait d*elle les idées de ceux qui l'entouraient.
— Il n'a pas d'autre voix que la voix même de la supé*
rieure, à qui Notre-Dame fasse grâce. Cette pauvre jeunâ
femme, je l'ai entendue hier bien longtemps : cela faisait
peine de la voir.se déchirer le sein et tourner ses pieds
et ses bras en dehors et les réunir tout à coup derrière
son dos. Quand le saint père Jactance est arrivé et a
prononcé le nom d'Urbain Grandier, l'écume est sortie
de sa bouche et elle a parlé latin comme si elle lisait la
LA RUE. S9
Bible. Aussi je n*ai pas bien compris, et je n*aî retenu
que Vrbanus magicusrosas diabolica;ce qui voulait dire
que le magicien l^bain Tayait ensorcelée avec des roses
que le diable lui avait données, et il est sorti de ses oreil-
les et de son cou des roses couleur de flamme, qui sen-
taient le soufre^ au point que* M. le lieutenant-criminel a
crié que chacun ierait bien de fermer ses narines et ses
yeux, parce que les démons allaient sortir.
— Voyez-vous ceh ! crièrent d'une voix glapissante et
d'un air de triomphe toutes les femmes assemblées en
se tournant du côté de la foule, et particulièrement vers
un groupe d'hommes habillés en noir, parmi lesquels se
trouvait le jeune soldat qui les avait apostrophées en
passant.
— Voilà encore ces vieilles folles qui se croient au sab-
bat, dit-il, et qui font plus de bruit que lorsqu'elles y ar-
rivent à cheval sur un manche à balai.
— Jeune homme, jeune homme, dit un bourgeois d'uc
air triste, ne faites pas de ces plaisanteries en plein air :
le vent deviendrait de flamme pour vous, par le temps
qu*il fait.
— Ma foi, je me moque bien de tous ces exorcistes,
moi l reprit le soldat ; je m'appelle Grand-Ferré, et il n*y
en a pas beaucoup (|ui aient un goupillon comme le
mien.
Et, prenant la poignée de son sabre d'une main, il
retroussa de l'autre sa moustache blonde et regarda
autour de lui en fronçant le sourcil; mais comme il
n'aperçut dans la foule aucun regard qui cherchât à bra-
ver le sien, il partit lentement en avançant le pied gauche
le premier, et se promena dans les rues étroites et noires
avec cette insouciance parfaite d'un militaire qui débute,
et un mépris profond pour tout ce qui ne porte pas son
habit.
fO CINQ-MABS,
Cependant huit ou dix liabilanls raisonnables de celte
petite ville se promenaient ensemble et en silence à tra-
vers la foule agitée; ils semblaient consternés de cette
étonnante et soudaine rumeur, et s'interrogeaient du re-
gard à chaque nouveau spectacle de folie qui frappait
leurs yeux. Ce mécontentem'ent muet attristait les hommes
du peuple et les nombreux paysans venus de leurs cam-
pagnes, qui tous cherchaient leur opinion dans les regards
fies propriétaires, leurs patrons pour la plupart; ils
voyaient que quelque chose de fâcheux se préparait, et
avaient recours au seul remède que puisse prendre le su-
jet ignorant et trompé, la résignation et Timmobilité.
Néanmoins le paysan de France a dans le caractère
certaine naïveté moqueuse dont il se sert avec ses égaux
souvent, et toujours avec ses supérieurs. 11 fait des ques-
tions embarrassantes pour le pouvoir, comme le sont
celles de Tenfance pour Tàge mûr; il se rapetisse à Tin-
fini, pour que celui qu'il interroge se trouve embarrassé
dans sa propre élévation; il redouble de gaucherie dans
les manières et de grossièreté dans les expressions, pour
mieux voir le but secret de sa pensée; tout prend, malgré
lui cependant, quelque chose d'insidieux et d'effrayant qui
le trahit ; et son sourire sardonique, et la pesanteur affectée •
avec laquelle il s'appuie sur son long bâton, indiquent
trop a quelles espérances il se livre, et quel est le soutien
sur lequel il compte.
L'un des plus âgés s'avança suivi de dix ou douze
jeunes paysans, ses fils et neveux ; ils portaient tous le
grand chapeau et cette blouse bleue, ancien habit des
Gaulois, que le peuple de France met encore sur tous
ses autres vêtements, elqui convient si bien à son climat
pluvieux et à ses laborieux usages. Quand il fut à portée
dfts personnages dont nous avons parlé, il ôta son cha-
peau, et toute sa famille en fit autant : on vit alors sa
LA RUE. 41
figure brune et son front nu et ridé, couronné de che-
veux blancs fort longs ; ses épauîes étaient voûtées par
l'âge et le travail. Il fut accueilli avec un air de satisfac-
tion et presque de respect par un homme très-grave du
groupe noir, qui, sans se découvrir, lui tendit la main.
— Eh bien, mon père Guillaume Leroux, lui dit-il, vous
aussi, vous quittez votre ferme de la Chênaie pour la
ville quand ce n'est pas jour de marché? C'est comme si
vos bons bœufs se dételaient pour aller à la chasse aux
étourneaux, et abandonnaient le labourage pour voir for-
cer un pauvre lièvre.
— Ma une, monsieur le comte du Lude, reprit le fer-
mier, queuquefois le lièvre se vient jeter devant iceux ; il
m'est advis qu'on veut nous jouer, et je v'nons voir un
peu comment.
— Brisons là, mon ami, reprit le comte ; voici M. Four-
mer, l'avocat, qui ne vous trompera pas, car il s'est démis
de sa charge de procureur du roi hier au soir, et doré-
navant son éloquence ne servira plus qu'à sa noble pen-
sée : vous l'entendrez peut-être aujourd'hui ; mais je le
crains autant pour lui que je le souhaite pour l'accusé.
— N'importe, monsieur, la vérité est une passion pour
moi, dit Fournier.
Celait un jeune homme d'une extrême pâleur, mais
dont le visage était plein de noblesse et d'expression ; ses
cheveux blonds, ses yeux bleus, mobiles et très-clairs, sa
maigreur et sa taille mince lui donnaient d'abord l'air
d'être plus jeune qu'il n'élait ; mais son visage pensif et
passionné annonçait beaucoup de supériorité, et cette
maturité précoce de l'âme que donnent l'étude et l'éner-
gie naturelle. Il portait un habit et un manteau noirs
assez courts, à la mode du temps, et, sous son bras
gauche, un rouleau de papiers, qu'en parlant il prenait et
serrait convulsivement de la main droite, comme un
CINQ-UAHS.
ire saisit le pommeau de son épép: Oa
lait le dérouler et en faire sortir la foLidre
Dursuivait de ses regards indignés. C'é-
jucjns et un récoUet qui passaient dans la
Etume, poursuivit M. du Liide, pourquoi
ené que vos enfants mâles arec vous, et
tonsî
nonsieur, c'est que je n'aimerions pas que
isent k danser comme les religieuses ; et
ps qui court, les garçons savons mieux se
emuoiis pas, mon vieux ami, croyez-moi|
ngez-vous tous plutôt pour voir la proces-
nous, et souvenez-vous que vous avei
uns.
iit le vieux père, tout en faisant ranger ses
omme des soldats, j'avons fait la guerre
ienry, et j'savons jtKier du pistolet tout
les iigueux faisionl. Et il branla la tète
une borne, son bâton noueux entre les
ins croisées dessus et son menton à barbe
isus ses mains. Là, il ferma à demi les
1 se livrait tout «itier h ses souvenirs'd'eit
'ec étonnement son habit rayé comme du
arnais, et sa ressemblance avec ce prince
îrs temps de sa vie, quoique ses cheveux
es par le poignard de cette blancheur qi»
1 avaient paisiblement acquise. Mais un
cloches attira l'attention vers l'extrémité
i de Loudun.
lir de loin une longue procession dont la
piques s'élevaient au-dessus de la fouie
LA RUE. &3
qui s'ouvrit en silence pour examiner cet appareU à moi-
tié ridicule et à moitié sinistre*
Des archers à barbe pointue, portant de larges cha-
peaux à plumes, marchaient d'abord sur deux rangs avec
de longues hallebardes, puis, se partageant en deux files
de chaque e6té de la rue, renfermaient dans cette double
ligne deux lignes pareilles de pénitents gris ; du moins
donnerons-nous ce nom, connu dans quelques provinces
du midi de la France, à des hommes revêtus d'une
loi^e robe de tette couleur, qui leur couvre entièrement
la tète en forme de capuchon, et dont le masque de U
même étoffe se termine en pointe sous le menton comme
une longue barbe, et n'a que trois trous pour les yeux et
le nez. On voit encore de nos jours quelques enterre-
ments suivis et honorés par des costumes semblables,
surtout dans les Pyrénées. Les pénitents de Loudua
avaient des cierges énormes à la main, et leur marche
lenle, et leurs yeux qui semblaient flamboyants sous le
masque, leur donnaient un air de fantômes qui attristait
involontairement.
Les murmures en sens divers commencèrent dans le
peuple.
— 11 y a bien. des coquins cachés sous ce masque, dit
un bourgeois.
— Et dont la figure est plus laide encore que lui, re-
prit im jeune homme.
— Us me font peur! s'écriait une jeune femme.
— Je ne crains que pour ma bourse, répondit un pas
— . Ah ! Jésus i voilà donc nos saints frères de la Péni-
tence, disait une vieille en écartant sa mante noire. Voyez
vous quelle bannière ils portent? quel bonheur qu'elle
soit avec nous I certainement elle nous sauvera : voyez-
vous dessus le diable dans les flammes, et un moine qui
&& CINQ-MARS.
iui attaclie une cliaine au cou ? Voici actuellement lea
juges qui viennent : ali ! les honnêles gens! voyez leurs
robes rouges, comme elles sont belles ! Ah ! sainte Vierge !
qu'on les a bien choisis 1
— Ce sont les ennemis personnels du curé, dit tout
bas le cumie du Lude à l'avocat Pournier, qui prit une
note.
, — Les reconnaissez-vous bien tous 7 conlinua la vieille
en distribuant des coups de poing à ses voisines, et en
pinçant le bras à ses voisins jusqu'au sang pour exciter
leur altention : voici ce bon M, Mignon qui parle tout bas
à messieurs les conseillers au présidial de Poitiers; que
Dieu répande sa sainte bénédiclion sur eux !
— C'est Roatin, Richard et Chevalier, qui voulaient le
[aire destituer il y a un an, continuait à demi-voix M. du
Lude au jeune avocat, qui écrivait toujours sous son man-
teau, entouré et caché par le groupe noir des bour-
geois.
— Ah! voyez, voyez, rangez-vous donc! voici M Barrtî,
le curé de Saint-Jacques de Cliinon, dit la vieille.
— C'est un saint, dit un autre.
— C'est un hypocrite, dit une voue d'homme.
— Voyez comme le jeune l'a rendu mai^e I
— Comme les remords le rendent pâle !
— C'est lui qui fait fuir les diables.
— C'est lui qui les souffle.
Ce dialogue fut interrompu par un cri généra) : —
Qu'elle est belle !
La supérieure des Ursulines s'avançait suivie de toutes
ses religieuses ; son voile blanc était relevé. Pour que Is
)ùt voir las traits des possédées, on voulut que
ainsi pour elle et six autres sœurs. Rien ne la \
lit dans son costume qu'un immense rosaire à
>ir3 tombant de son cou à ses pieds, et se terini-
LA RUE. Ar>
nant par une croix d*or ; mais la blancheur éclatante de
son visage, que relevait encore la couleur brune de son
capuchon, attrait d'abord tous les regards; ses yeux
noirs semblaient porter l'empreinte d'une profonde et
brûlante passion ; ils étaient couverts par les arcs par-
faits de deux sourcils que la nature avait dessinés avec
autant de soin que les Circassiennes en mettent à les
arrondir avec le pinceau; mais un léger pli entre eux
deux révélait une agitation forte et habituelle dans les
pensées. Cependant elle affectait un grand calme dans
tous ses mouvements et dans tout son être; ses pas
étaient lents et cadencés ; ses deux belles mains étaient
réunies, aussi blanches et aussi immobiles que celles des
statues de marbre qui prient éternellement sur les tom-
beaux.
— ^Oh! remarquez-vous, ma tante, dit la jeune Mar-
tine, sœur Agnès et sœur Claire qui pleurent auprès
d'elle?
— Ma nièce, elles se désolent d'être la proie du démon.
— Ou se repentent, dit la même voix d'homme, d'avoir
joué le ciel.
Cependant un silence profond s'établit partout, et nul
mouvement n'agita le peuple ; il sembla glacé tout à coup
par quelque enchantement, lorsque à la suite dos reli-
gieuses parut, au milieu des quatre pénitents qui le tenaient
enchaîné, le curé de l'église de Sainte-Croix, revêtu de
la robe du piasteur ; la noblesse de son visage était remar-
quable et rien n'égalait la douceur de ses traits ; sans
affecter un calme insultant, il regardait avec bonté et
semblait chercher à droite et à gauche s'il ne rencontre-
rait pas le regard attendri d'un ami ; il le rencontra, il le
reconnut, et ce dernier bonheur d'un homme qui voit
approcher son heure dernière ne lui fut pas refusé : il
entendit même quelques sanglots; il vit des bras se-
3.
^6 CINQ-MARS.
tendre vers lui, et quelques-uns n'étaient pas sans armes;
mais il ne répondit à aucun signe; il baissa les yeux, ne
voulant pas perdre ceux qui Taimaient et leur commu-
niquer par un coup d'œil la contagion de l'infortune.
C'était Urbain Grandier^
Tout à coup la procession s'arrêta à un signe du dernier
homme qui la suivait et qui semblait commander à tous,
il était grand, sec, pâle, revêtu d'une longue robe noire,
la tète couverte d'une calotte de même couleur; il avait
la figure d'un Basile, avec le regard de Néron. 11 fit signe
aux gardes de l'entourer, voyant avec effroi le groupe
noir dont nous avons parlé, et que les paysans se ser-
raient de près pour l'écouter; les chanoines et les capu-
cins se placèrent près de lui, et il prononça d'une vobc
glapissante ce singulier arrêt :
« Nous, sieur de Laubarderaont, maître des requêtes
étant envoyé et subdélégué, revêtu du pouvoir discrétion-
naire relativement au procès du magicien Urbain Gran-
dkr^ pour le juger sur tous les chefs d'accusation, assisté
des révérends pères Mignon, chanoine ; Barré^ curé de
Saint-Jacques de Chinon ; du père Lactance et de tous
les juges appelés à juger icelui magicien; avons préala-
blement décrété ce qui suit : Primo, la prétendue assem-
blée de propriétaires nobles, bourgeois de la ville et des
terres environnantes est cassée, comme tendant à une
sédition populaire; ses actes seront déclarés nuls, et sa
prétendue lettre au roi contre nous , juges, interceptée et
brûlée en place publique, comme calomniant les bonnes
Ursulines et les révérends pères et juges. Secundo, il sera
défendu de dire publiquement ou en particulier que
les susdites religieuses ne sont point possédées du
malin esprit, et de douter du pouvoir des exorcistes, à
peine de vingt mille livres d'amende et punition corpo-
relle.
LA RUB. àl
K Les baillis et échevins s'y conformeront. Ce 18 juin
de Tan de grâce 1539. i
A peine eut-il fini cette lecture, qu'un bruit discordant
de trompettes partit avant la dernière syllabe de ses pa-
roles, et couvrit, quoique imparfaitement, les murmures
qui le poursuivaient; il pressa la marche de la proces-
sion, qui entra précipitamment dans le grand bâtiment
qui tenait à Tégiise , ancien couvent dont les étages
étaient tous tombés en ruine , et qui ne formait plus
qu'une seule et immense salle propre à l'usage qu'on en
roulait faire. Laubardemont ne se crut en sûreté que lors*
qu'il y fut entré, et qu'il entendit les lourdes et doubles
portes se refermer en criant sur la foule qui hurlait
encore.
CHAPITRE III
LE BON PRÊTRE
L'homme de paix me parla ainsi.
YlCAIKB 8AT0TAB0.
A présent que la procession diabolique est entrée dans
la salle de son spectacle, et tandis qu'elle arrange sa san-
glante représentation, voyons ce qu'avait fait Cinq-Mars
au milieu des spectateurs en émoi. Il était naturellement
doué de beaucoup de tact, et sentit qu'il ne parviendrait
pas facilement à son but de trouver l'abbé Quillet dans un
moment où la fermentation des esprits était à son comble.
11 resta donc à cheval avec ses quatre domestiques dans une
petite rue fort obscure qui donnait dans la grande, et d'où
il put voir facilement tout ce qui s'était passé. Personne
ne fit d'abord attention à lui ; mais, lorsque la curiosité
48 , CINQ-MARS
publique n'eut pas d'autre aliment, il devint le but de
tous les regards. Fatigués de tant de scènes, les habitants
le voyaient avec assez de mécontentement, et se deman-
daient à demi-voix si c'était encore un exorciseur qui leur
arrivait ; quelques paysans même commençaient à trou-
ver qu'il embarrassait la rue avec ses cinq chevaux. Il
sentit qu'il était temps de prendre son parti, et choisis-
sant sans hésiter les gens les mieux mis, comme ferait
chacun à sa place, il s'avança avec sa suite et le chapeau
à la main vers le groupe noir dont nous avons parlé, et,
s'adressant au personnage qui lui parut le plus distingué :
— Monsieur, dit-il, où pourrais -je voir M. l'abbé
Quillet?
A ce nom, tout le monde le regarda avec un air d'effroi,
comme s'il eût prononcé celui de Lucifer. Cependant
personne n'en eut l'air offensé; il semblait, au contrai^^e,
que cette demande fit naître sur lui une opinion favo-
rable dans les esprits. Du reste le hasard l'avait bien servi
dans son choix. Le comte du Lude s'approcha de son
cheval en le saluant :
— Mettez pied à terre, monsieur, lui dit-il, et je vous
pourrai donner sur son compte d'utiles renseignements.
Après avoir parlé fort bas, tous deux se quittèrent avec
i"\ cérémonieuse politesse du temps. Cinq-Mars remonta
sur son cheval noir, et, passant dans plusieurs petites
rues, fut bientôt hors de la foule avec sa suite.
— Que je suis heureux! disait-il chemin faisant : je
vais voir du moins un instant ce bon et doux abbé qui
m'a élevé ; je me rappelle encore ses traits, son air calme
et sa voix pleine de bonté.
Comme il pensait tout ceci avec attendrissement, il Sb
trouva dans une petite rue fort noire qu'on lui avait indi-
quée; elle était si étroite, que les genouillères de ses
bottes touchaient aux deux murs. Il trouva au bout une
/
LE BON PRÊTRE. &9
maison de bois à un seul étage, et, dans son empresse-
ment, frappa ^ coups redoublés. '
— Qm va là? cria une voix furieuse.
Et presque aussitôt la porte s'ouvrant laisssi voir un
petit homme gros, court et tout rouge, portant une ca-
lotte noire, une immense fraise blanche, des bottes à
récuyère qui engloutissaient ses petites jambes dans leurs
énormes tuyaux, et deux pistolets d'arçon à sa main.
— Je vendrai chèrement ma viel cria-t-il, et...
— Doucement, l'abbé, doucement, lui dit son élève en
lui prenant le bras : ce sont vos amis.
— Ah! mon pauvre enfant, c'est vous! dit le bon-
homme, laissant tomber ses pistolets, que ramassa avec
précaution un domestique armé aussi jusqu'aux dents.
Eh ! que venez- vous faire ici ? L'abomination y est venue,
et j'attends la nuit pour partir. Entrez vite, mon ami, vous
et vos gens; je vous ai pris pour les archers de Laubarde-
mont, et, ma foi , j'allais sortir un peu de mon caractère.
Vous voyez des chevaux ; je vais en Italie rejoindre notrô
ami le duc de Bouillon. Jean, Jean, fermez vite la grande
porte par-dessus ces braves domestiques, et recomman-
dez-leur de ne pas faire trop de bruit, quoiqu'il n'y ait pas
d'habitation près de celle-ci.
Grandchamp obéit à l'intrépide petit abbé, qui embrassa
quatre fois Cinq-Mars en s'élevant sur la pointe de ses
bottes pour atteindre le milieu de sa poitrine. 11 le con-
duisit bien vite dans une étroite chambre, qui semblait un
grenier abandonné, et, s'asseyent avec lui sur une malle
de cuir noir, il lui dit avec chaleur :
— Eh ! mon enfant, où allez-vous? A quoi pense ma-
dame la n\|iréchale de vous laisser venir ici ? Ne voyez-
vous pas bien tout ce qui se fait contre un malheureux
qu'il faut perdre? Ah ! bon Dieu! était-ce là le premier
spectacle que mon cher élève devait avoir sous les yeux ?
50 CinQ-MASa.
Ah! ciell quand vous voilà à cet âge charmant oEll'a^
'■" ■ ' idres affections, la douce confiance, devaient
er, quand tout devait vous douner une
m de votre espèce, à votre entrée dans le
L malheur! ah! mon Dieu! pourquoi ôtes-
lon abbé eut ainsi gémi en serrant affectuea-
eux mains du jeune voyageur dans ses mains
ées, son élève eut enfla le temps de lui dire:
I devinez-vous pas, mon cher abbé, que c'est
us étiez k Loudun que j'y suis venu? Quanta
■s dont vous parlez, ils ne m'ont paru que ridi-
ons jure que je n'en aime pas moins l'espèce
nt vos vertus et vos bonnes leçons m'ont
celiente idée ; et parce que cinq ou six folles...
Ions pas de temps; je vous dirai cette folie,
iliquerai. Mais répondez, où allez-vous t que
il Perpignan, oiï le Cardinal-duc doit me pré-
et vif abbé se leva de sa malle, et, marchant
Lirant de long en large dans la chambre en
pied :
Jinal! le Cardinal! répéta-t-il en étouffant,
it- rouge et les larmes dans les yeux, pauvre
}nt l6 perdre ! Ab ! mon Dieu ! quel rOle veu-
— -'aire jouer làî que lui veulent-ils î Ah ! qui
vous gardera, mon ami, dans ce pays dangereux? dit-il
en se rasseyant et reprenant les deux mains de son élève
dans les siennes avec une sollicitude paternelle, et cher-
chant à lire dans ses regards.
— Mais je ne sais trop, dit Cinq-Mars en regardant aa
plafond, je pense que ce sera le cardinal de Hichelieii,
qui était l'ami de mon père.
LE BON PRÊTRE. 51
— Ah! mon cher Henri, yous me faites trembler, mon
enfant ; il vous perdra si vous n'êtes pas son instrument
docile. Ah ! que ne puis-je aller avec vous ! Pourquoi
faut-il que j'aie montré une tète de vingt ans dans cette
malheureuse affaire?... Hélas! non, je vous serais dange-
reux; au contraire, il faut que je me cache. Mais vous
aurez M. de Thou près de vous, mon fils, n'est-ce pas?
dit-il en cherchant à se calmer; c'est votre ami d'en-
fance, un peu plus âgé que vous ; écoutez-le, mon enfant;
c'est un sage jeune homme : il a réfléchi, il a des idées
à lui.
— Oh ! oui, mon cher abbé, comptez sur mon tendre
attachement pour lui ; je n'ai pas cessé de l'aimer...
— Mais vous avez sûrement cessé de lui écrire, n'est-
ce pas? reprit en souriant un peu le bon abbé.
— Je vous demande pardon, mon bon abbé ; je lui a:
écrit une fois, et hier pour lui annoncer que le Cardinal
m'appelle à la cour,
— Quoi I lui-même a voulu vous avoir !
Alors Cinq-Mars montra la lettre du Cardinal-duc à sa
mère, et peu à peu son ancien gouverneur se calma et
s'adoucit.
— Allons, allons, disait-il tout bas, allons, ce n'est pas
mal, cela promet : capitaine aux gardes à vingt ans, ce
n'est pas maL
Et il sourit.
Et le jeune homme, transporté de voir ce sourire qui
s'accordait enfin avec tous les siens, sauta au cou de
l'abbé et l'embrassa comme s'U se fût emparé de tout u j
avenir de plaisir, de gloire et d'amour.
Cependant, se dégageant avec peine de cette chaude
embrassade, le bon abbé reprit sa promenade et ses ré-
Qexions. U toussait souvent et branlait la tète, et Cinq-
Mars, sans oser reprendre la conversation, le suivait des
/
52 CINQ-MAHS
yeux et devenait triste en le voyant redevenu sérieux
Le vieillard se racssit enfin, et commença d'un ton grave
le discours suivant :
— Mon ami, mon enfant, je me suis livré en père a
vos espérances ; je dois pourtant vous dire, et ce n'est
point pour vous affliger, qu'elles me semblent excessives
et peu naturelles. Si le Cardinal n'avait pour but que de
témoigner à votre famille de rattachement et de la recon-
naissance, il n'irait pas si loin dans ses faveurs ; mais il
est probable qu'il a jeté les yeux sur vous. D'après ce
qu'on lui aura dit, vous lui semblez propre à jouer tel ou
tel rôle impossible à deviner, et dont il aura tracé l'em-
ploi dans le repli le plus profond de sa pensée. Il veut
vous y élever, vous y dresser, passez-moi cette expres-
sion en faveur de sa justesse, et pensez-y sérieusement
quand le temps en viendra. Mais n'importe, je crois qu'au
point où en sont les choses, vous feriez bien de suivre
celte veine; c'est ainsi que de grandes fortunes ont com-
mencé; il s'agit seulement de ne point se laisser aveugler
et gouverner. Tâchez que les faveurs ne vous étourdis-
sent pas, mon pauvre enfant, et que l'élévation ne vous
fasse pas tourner la tête ; ne vous effarouchez pas de ce
soupçon, c'est arrivé à de plus vieux que vous. Écrivez-
moi souvent ainsi qu'à votre mère ; voyez M. de Thou,
et nous tâcherons de vous bien conseiller. En attendant,
mon fils, ayez la bonté de îermer celte fenêtre, d'oii il
Uie vient du vent sur la tète, et je vais vous conter ce qui
s'est passé ici.
Henri, espérant que la partie morale du discours était
finie, et ne voyant plus dans la seconde qu'un récit, ferma
vite la vieille fenêtre tapissée de toiles d'araignées, et
revint à sa place sans parler.
— A présent que j'y réfléchis mieux, je pense qu'il ne
vous sera peut-être pas inutile d'avoir passé par ici,
LE BON PnÊTRK. 53
quoique ce soit une triste expérience que vous y deviej
trouver ; m£«s elle suppléera à ce que je ne vous ai pas
dit autrefois de la perversité des hommes ; j'espère d'ail-
leurs que la fin ne sera pas sanglante, et que la lettre que
nous avons écrite au roi aura le temps d'arriver.
— J'ai entendu dire qu'elle était interceptée, dit Qnq-
Mars.
— C'en est fait alors, dit Tabbé Quillet ; le curé est
perdu. Mais écoutez-moi bien.
A Dieu ne plaise, mon enfant, que ce soit moi, votre
ancien instituteur, qui veuille attaquer mon propre ou-
vrage et porter atteinte à votre foi. Conservez-la toujours
et partout, cette foi simple dont votre noble famille vous
a donné l'exemple, que nos pères avaient plus encore que
nous-mêmes, et dont les plus grands capitaines de nos
temps ne rougissent pas. En portant votre épée, souve-
nez-vous qu'elle est à Dieu. Mais aussi, lorsque vous
serez au milieu des hommes, tachez de ne pas vous laisser
tromper par l'hypocrite ; il vous entourera, vous prendra,
mon fils, par le côté vulnérable de votre cœur naïf, en
parlant à votre religion ; et, témoin des extravagances de
son zèle affecté, vous vous croirez tiède auprès de lui,
vous croirez que voire conscience parle contre vous-
même ; mais ce ne sera pas sa voix que vous entendrez.
Quels cris elle jetterait, combien elle serait plus soulevée
contre vous, si vous aviez contribué à perdre l'inno-
cence en appelant contre elle le ciel même en faux té-
moignage !
— 0 mon père I est-ce possible ? dit Henri d'Effiat en
joignant les mains.
— Que trop véritable, continua l'abbé ; vous en avez
vu l'exécution en partie ce matin. Dieu veuille que vous
ne soyez pas témoin d'horreurs plus grandes ! Mais écou-
tez bien : quelque chose que vous voyiez se passer.
5& CINQ-MARS.
quelque crime que l'on ose commettre, je vous en con-
jure, au nom de votre mère et de tout ce qui vous est
cher, ne prononcez pas une parole, ne faites pas un
geste qui manifeste une opinion quelconque sur cet évé-
nement. Je connais votre caractère ardent, vous le tenez
du maréchal votre père ; modérez-le, ou vous êtes perdu ;
ces petites colères du sang procurent peu de satisfaction
et attirent de grands revers ;je vous y ai vu trop enclin ;
si vous saviez combien le calme donne de supériorité sur
les hommes I Les anciens l'avaient empreint sur le front
de la Divinité, comme son plus bel attribut, parce que
l'impassibilité attestait l'être placé au-dessus de nos
craintes, de nos espérances, de nos plaisirs et de nos
peines. Restez donc aussi impassible dans les scènes
que vous allez voir, mon cher enfant ; mais voyez-les, il
le faut; assistez à ce jugement funeste; pour moi, je
vais subir les conséquences de ma sottise d'écolier. La
voici : elle vous montrera qu'avec une tète chauve on
peut être encore enfant comme sous vos beaux cheveux
châtains.
Ici l'abbé Quillet lui prit la tête dans ses deux mains et
continua ainsi.
— Oui, j'ai été curieux de voir les diables des Ursih
lines tout comme un autre, mon cher fils ; et sachant
qu'ils s'annonçaient pour parler toutes les langues, j'ai
eu l'imprudence de quitter le latin et de leur faire quel-
ques questions en grec ; la supérieure est fort jolie, mais
elle n'a pas pu répondre dans cette langue. Le médecin
Duncan a fait tout haut l'observation qu'il était surpre-
nant que le démon, qui n'ignorait rien, fit des barba-
rismes et des oolécismes, et ne pût répondre en grec. La
jeune supérieure, qui était alors sur son lit de paradé,
se tourna du côté du mur pour pleurer, et dit tout bas
au père Barré : Monsieur l ie n'v Hem plus ; je le répétai
LE BO!f PRÊTRE. 55
toot haut, et je mis en fureur tous les exorcistes : ils
s'écrièrent que je devais savoir qu'il y avait des démons
plus ignorants que des paysans, et dirent que pour leur
puissance et leur force physique nous n'en pouvions dou-
ter, puisque les esprits nommés Grésil des Trônes^ Aman
des puissances et Asmodée avaient promis d'enlever la ca-
lotte de M. de Laubardemont. Ils s'y préparaient, quand le
chirurgien Duncan, qui est homme savant et probe, mais
assez moqueur, s'avisa de tirer un fil qu'il découvrit
attaché à une colonne et caché par un tableau de sain-
teté, de manière à retomber, sans être vu, fort près du
maître des requêtes ; cette fois on l'appela huguenot, et
je crois que si le maréchal de Brézé n'était son protec-
teur il s'en tirerait mal. M. le comte du Lude s'est avancé
alors avec son sang-froid ordinaire, et a prié les exor-
cistes d'agir devant lui. Le père Lactance, ce capucin
dont la figure est si noire et le regard si dur, s'est chargé
de la sœur Agnès et de la sœur Claire ; il a élevé ses
deux mains, les regardant comme le serpent regarderait
deux colombes, et a crié d'une voix terrible : Qms te
misit, Diabole ? et les deux filles ont dit parfaitement
ensemble : Urbanus. 11 allait continuer, quand M. du
Lude, tirant d'un air de componction une petite boîte
d'or, a dit qu'il tenait là une relique laissée par ses an-
cêtres, et que, ne doutant pas de la possession, il voulait
l'éprouver. Le père Lactance, ravi, s'est saisi de la boîte,
et, à peine en a-t-il touché le front des deux filles,
qu'elles ont fait des sauts prodigieux, se tordant les
pieds et les mains; Lactance hurlait ses exorcismes.
Barré se jetait à genoux avec toutes les vieilles femmes,
Mignon et les juges applaudissaient. Laubardemont, im*
passible, faisait (sans être foudroyé 1) le signe de la croix.
Quand, M. du Lude reprenant sa boîte, les religieuses
sont restées paisibles : — Je ne crains pas^ a dit fière-^
\ »
56 CINQ-MARS.
ment Lactance, que vom doutiez de la vérité de vos rép-
liquez l
— Va% plus que de celle de la possession, a répondu
M. du Lude en ouvrant sa botte
Elle était vide.
— Messieurs, vous vous moquez de nous, a dit Lac-
tance.
J'étais indigné de ces momeries et lui dis :
— Oui, monsieur, comme vous vous moquez de Dieu
et des hommes. C'est pour cela que vous me voyez, mon
cher ami , des bottes de sept lieues si lourdes et si
grosses, qui me font mal aux pieds, et de longs pistolets;
car notre ami Laubardemont m'a décrété de prise de
corps, et je ne veux point le lui laisser saisir, tout vieux
qu'il est.
— Mais, s'écria Cinq-Mars, est-il donc si puissant ?
— Plus qu'on ne le croit et qu'on ne peut le croire ; je
sais que Tabbesse possédée est sa nièce, et qu'il est muni
d'un arrêt du conseil qui lui ordonne de juger, sans
s'arrêter à tous les appels interjetés au parlement, à qui
le Cardinal interdit connaissance de la cause d'Urbain
Grandier.
— Et enfin quels sont ses torts ? dit le jeune homme,
déjà puissamment intéressé.
— Ceux d'une âme forte et d'un génie supérieur, une
volonté inflexible qui a irrité la puissance contre lui. et
une passion profonde qui a entraîné son cœur et lui a fait
commettre le seul péché mortel que je croie pouvoir lui
être reproché ; mais ce n'a été qu'en violant le secret de
ses papiers, qu'en les arrachant à Jeanne d'Estièvre, sa
mère octogénaire, qu'on a su et publié son amour pour
la belle Madeleine de Brou ; cette jeune demoiselle avait
refusé de se marier et voulait prendre le voile. Puisse ce
voile lui avoir caché le spectacle d'aujourd'hui I L'élo«
LE BON PBÊTRE. 57
quence de Grandier et sa beauté angélique ont souvent
exalté des femmes qui venaient de loin pour l'entendre
parler; j'en ai vu s'évanouir durant ses sermons ; d'autres
s'écrier que c'était un ange, toucher ses vêtements et bai-
ser ses mains lorsqu'il descendait de la chaire. 11 est cer-
tain que, si ce n'est sa beauté, rien n'égalait la sublimité
de ses discours, toujours inspirés : le miel pur des Évan-
giles s'unissait, sur ses lèvres, à la flamme étincelante des
prophéties, et l'on sentait au son de sa voix un cœur tout
plein d'une sainte pitié pour les maux de l'homme, et
tout gonflé de Irames prêtes à couler sur nous.
Le bon prêtre s'interrompit, parce que lui-même avait
des pleurs dans la voix et dans les yeux ; sa figure ronde
et naturellement gaie était plus touchante qu'une autre
dans cet état, car la tristesse semblait ne pouvoir Vi\t-
teindre. Cinq-Mars, toujours plus ému, lui serra la main
sans rien dire, de crainte de Tinterrompre. L'abbé tira
nn mouchoir rouge, s'essuya les yeux, se moucha et re*
prit :
— Cette effrayante attaque de tous les ennemis d'Ur-
bain est la seconde ; il avait déjà été accusé d'avoir ensor-
celé les religieuses et examiné par de saints prélats, par
des magistrats éclairés, par des médecins instruits, qui
Pavaient absous, et qui, tous indignés, avaient imposa
silence à ces démons de fabrique humaine. Le bon et
pieux archevêque de Bordeaux se contenta de choisir
lui-même Içs examinateurs de ces prétendus exorcistes,
et son ordonnance fit fuir ces prophètes et taire leur en-
fer. Mais, humiliés par la publicité des débats, honteux de
voir Grandier bien accueilli de notre bon roi lorsqu'il
fut se jeter à ses pieds à Paris, ils ont compris que, s'il
triomphait, ils étaient perdus et regardés comme de»
imposteurs ; déjà le couvent des Ursulines ne semblait
plus être qu'un théâtre d'indignes comédies ; les reli-
58 GINQ-MÂR8.
gieuses, des actrices déhontées ; plus de cent personnes
acharnées contre le curé s'étaient compromises dans
Tespoir de le perdre : leur conjuration, loin de se dis-
soudre, a repris des forces par son premier échec : voici
les moyens que ses ennemis implacables ont mis en
usage.
Connaissez-vous un homme appelé TÉminence grise,
ce capucin redouté que le Cardinal emploie à tout, con-
sulte souvent et méprise toujours? c'est à lui que les
capucins de Loudun se sont adressés. Une femme de ce
pays et du petit peuple, nommée Hamon, ayant eu le
bonheur de plaire à la reine quand elle passa dans ce
pays, cette princesse rattacha à son service. Vous savez
quelle haine sépare sa cour de celle du Cardinal, vous
savez qu*Anne d'Autriche et M. de Richelieu se sont quel-
que temps disputé la faveur du roi, et que, de ces deux
soleils, la France ne savait jamais le soir lequel se lève-
rait le lendemain. Dans un moment d'éclipsé du Cardi-
nal, une satire parut, sortie du système planétaire de la
Reine ; elle avait pour titre la Cordonnière de la reine
mère ; elle était bassement écrite et conçue, mais renfer-
mait des choses si injurieuses sur la naissance et la per-
sonne du Cardinal, que les ennemis de ce ministre s'ea
emparèrent et lui donnèrent une vogue qui l'irrita. On y
révélait, dit-on, beaucoup d'intrigues et de mystères
qu'il croyait impénétrables ; il lut cet ouvrage anonyme
et voulut en savoir l'auteur. Ce fut dans ce temps même
que les capucins de cette petite ville écrivirent au père
Joseph qu'une correspondance continuelle entre Grandier
et la Hamon ne leur laissait aucun doute qu'il ne fût
l'auteur de cette diatribe. En vain avait-il publié précé-
demment des livres religieux de prières et de médita-
lions dont le style seul devait l'absoudre d'avoir mis la
main à un libelle écrit dans le langage des halles ; le Car-
LE BON PRÊTRE. 59
dînai, dès longtemps prévenu contre Urbain, n'a voulu
voir que lui de coupable ; on lui a rappelé que lorsqu'il
n'était encore que prieur, de Coussay, Grandier lui dis-
puta le pas^ le prit même avant lui : je suis bien trompé
si ce pas ne met son pied dans la tombe...
Un triste sourire accompagna ce mot sur les lèvres du
bon abbé.
— Quoi ! vous croyez que cela ira jusqu'à la mort ?
— Oui, mon enfant, oui, jusqu'à la mort; déjà on a
enlevé toutes les pièces et les sentences d'absolution qui
pouvaient lui servir de défense, malgré l'opposition de
sa pauvre mère, qui les conservait comme la permission
de vivre donnée à son fils; déjà on a affecté de regarder
un ouvrage contre le célibat des prêtres, trouvé dans ses
papiers, comme destiné à propager le schisme. Il est bien
coupable, sans doute, et l'amour qui l'a dicté, quelque
pur qu'il puisse être, est une faute énorme dans l'homme
qui est consacré à Dieu seul ; mais ce pauvre prêtre était
loin de vouloir encourager l'hérésie, et c'était, dit-on,
pour apaiser les remords de mademoiselle de Brou qu'il
l'avait composé. On a si bien vu que ces fautes véritables
ne suffisaient pas pour le faire mourir, qu'on a réveillé
l'accusation de sorcellerie assoupie depuis longtemps, et
que, feignant d'y croire, le Cardinal a établi dans cette
ville un tribunal nouveau, et enfin mis à sa tête Laubar-
demont; c'est un signe de mort. Ah ! fasse le ciel que vous
ne connaissiez jamais ce que la corruption des gouverne
ments appelle coups d'État.
En ce moment un cri horrible retentit au delà d'un pe-
tit mur de la cour; l'abbé effrayé se leva, Cinq-Mars en
fit autant.
— C'est un cri de femme, dit le vieillard.
— Qu'il est déchirant ! dit le jeune homme. Qu'est-ce T
cria-t-il à ses gens qui étaient tous sortis dans la cour.
69 C7NQ-MAR9.
Ils répondirent qu'on n'entendait plus rien.
— C'est bon, c'est bon ! cria Fabbé, ne faites plus ôf.
bruit.
Il referma la. fenêtre et mit ses deux mains sur ses
yeux.
— Ah ! quel cri ! mon enfant, dit-il (et il était fort pâle),
quercri I il m'a percé l'àme ; c'est quelque malheur. Ah !
mon Dieu ! il m'a troublé, je ne puis plus continuer à vous
parler. Faut-il que je Taie entendu quand je vous parlais
de votre destinée I Mon cher enfant, que Dieu vous bénissd
Mettez-vous à genoux.
Cinq-Mars fit ce qu'il voulait, et fut averti par un bai-
ser sur ses cheveux que le vieillard l'avait béni et le rel&
vait en disant :
— Allez vite, mon ami, l'heure s'avance; on pourrait
vous trouver avec moi, partez ; laissez vos gens et vos
chevaux ici ; enveloppez- vous dans un manteau, et par-
tez. J'ai beaucoup à écrire avant l'heure où l'obscurité me
permettra de prendre la route d'Italie. Ils s'embrassèrent
' une seconde fois en se promettant des lettres, et Henri
s'éloigna. L*abbé, le suivant encore des yeux par la fenê-
tre, lui cria : — Soyez bien sage, quelque chose qui arrive;
et lui envoya encore une fois sa bénédiction paternelle en
disant : — Pauvre enfant I
*_ .-_ _
Lit PR0Cè3. 61
CHAPITRE IV
LB PROCÈS
Oh ! vpndettQ di Dio, quanto ta del
Esscr temuta da ciascun chc logge
tio, che fu manifesto agli occlii inieii
Damb.
0 vengeance de Dieu, combien ta
dois ôtre redoutable à quiconque va lire
ceci, qui se manifesta sous mes yeux I
Malgré Tusage des séances secrètes, alors mis en vi-
gueur par Riciielieu, les juges du curé de Loudun avaient
voulu que la salle lût ouverte au peuple, et ne tardèrent
pas à s'en repentir. Mais d'abord ils crurent en avoir assez
imposé à la multitude par leurs jongleries, qui durèrent
près de six mois; ils étaient tous intéressés à la perte
d'Urbain Grandier, mais ils voulaient que l'indignation du
pays sanctionnât en quelque sorte l'arrêt de mort qu'ils
préparaient et qu'ils avaient ordre de porter, comme l'avait
dit le bon abbé à son élève.
Laubardemont était une espèce d'oiseau de proie que
le Cardinal envoyait toujours quand sa vengeance voulait
un agent sûr et prompt, et, en cette occasion, il justifia
le choix qu'on avait fait de sa personne. Il ne fit qu'une
faute, celle de permettre la séance publique^ contre
l'usage; il avait l'intention d'intimider et d'effrayer; il
effraya, mais fit horreur.
La foule que nous avons laissée à la porte y était res-
tée deux heures, pendant qu'un bruit sourd de marteaux
annonçait que l'on achevait dans l'intérieur de la grande
salle des préparatifs inconnus et faits à la hâte. Des ar-
/
62 CINQ-MARS»
chers firent tourner péniblenient sur leurs gonds les
lourdes portes de la rue, et le peuple avide s\v précipita.
Le jeune Cinq-Mars fut jelé dans Tintérieur avec le se-
cond flot, et, placé derrière un pilier fort lourd de ce bâti-
ment, il y resta pour voir sans être vu. Il remarqua avec
déplaisir que le groupe noir des bourgeois était près de
lui; mais les grandes portes, en se refermant, laissèrent
toute la partie du local où était le peuple dans une telle
obscurité, qu'on n'eût pu le reconnaître. Quoique Ton
ne fût qu'au milieu du jour, des flambeaux éclairaient
la salle^ mais étaient presque tous placés à l'extrémité,
oh s'élevait l'estrade des juges, rangés derrière une
table fort longue; les fauteuils, les tables, les degrés,
tout était couvert de drap noir et jetait sur les figures
de livides reflets. Un banc réservé à l'accusé était placé
sur la gauche, et sur le crêpe qui le couvrait on avait
brodé en relief des flammes d'or, pour figurer la cause
de l'accusation. Le prévenu y était assis, entouré d'ar-
chers, et toujours les mains attachées par des chaînes que
deux moines tenaient avec une frayeur simulée, affec-
tant de s'écarter au plus léger de ses mouvements,
comme s'ils eussent tenu en laisse un tigre ou un loup
enragé, ou que la flamme eût dû s'attacher à leurs vête-
ments. Ils empêchaient aussi avec soin que le peuple ne
pût voir sa figure.
Le visage impassible de M. de Laubardemont paraissait
dominer les juges de son choix; plus grand qu'eux
presque de toute la tête, il était placé sur un siège plus
élevé que les leurs; chacun de ses regards ternes et in-
quiets leur envoyait un ordre. Il était vêtu d'une longue
et large robe rouge, une calotte noire couvrait ses che-
veux ; il semblait occupé à débrouiller des papiers qu'il
faisait passer aux juges et circuler dans leurs mains. Les
accusateurs, tous ecclésiastiques, siégeaient à droite des
LE PROG&S. 63
juges; ils étaient revêtus d'aubes et d'étoles; on distin-
guait ic père Lactance à la simplicité de son habit de ca-
pucin, à sa tonsure et à la rudesse de ses traits. Dans
une tribune était caché Tévêque de Poitiers ; d'autres
tribunes étaient pleines de femmes voilées. Aux pieds
des juges, une foule ignoble de femmes et d'hommes de
la lie du peuple s'agitait derrière six jounes religieuses
des Ursulines dégoûtées de les approclier ; c'étaient les
témoins.
Le reste de la salle était plein d'une foule immense,
sombre, silencieuse, suspendue aux corniches, aux portes,
aux poutres, et pleine d'une terreur qui en donnait aux
juges, car cette stupeur venait de l'intérêt du peuple pour '
l'accusé. Des archers nombreux, armés de longues piques,
mcadraient ce lugubre tableau d'une manière digne de ce
farouche aspect de la multitude.
Au geste du président on fit retirer les témoins, aux-
quels un huissier ouvrit une porte étroite. On remarqua
la supérieure des Ursulines» qui, en passant devant M. de
Laubardemont, s'avança, et dit assez haut : — Vous m'avez
trompée, monsieur. Il demeura impassible : elle sortit.
Un silence profond régnait dans l'assemblée.
Se levant avec gravité, mais avec un trouble visible, un
des juges, nommé Houmain, lieutenant criminel d'Or-
léans, lut une espèce de mise en accusation d'une voix
très-basse et si enrouée, qu'il était impossible d'en saisir
aucune parole. Cependant il se faisait entendre lorsque
ce qu'il avait à dire devait frapper l'esprit du peuple. 11
divisa les preuves du procès en deux sortes : les unes ré-
sultant des dispositions de soixante-douze témoins; les
autres, et les plus certaines, des exorcismes des révérends
pères ici présents, s'écria-t-il en faisant le signe de la
croix.
Les pères Lactance, Barré et Mignon s'inclinèrent pro-
fondement en répétant aussi ce signe sacré. — Ouï, mes-
seigneurs, dit-il, en s'adressant aux juges, on a reconnu
et Reposé devant vous ce bouquet de roses blanches et
ce manuscrit signé du sang du magicien, copie du pacte
(}u*il avait fait avec Lucifer, et qu'il était forcé de
porter sur lui pour conserver sa puissance. On lit encori
avec horreur ces paroles écrites au bas du- parchemin :
La inmuteest aux enfers, clans le cabinet de Lucifer.
Un éclat de rire qui semblait sortir d'une poitrine forte
s'entendit dans la foule. Le président rougit, et fit signe
à des archers, qui essayèrent en vain de trouver le per-
turbateur. Le rapporteur continua :
— Les démons ont été forcés de déclarer leurs noms
par la bouche de leurs victimes. Ces noms et leurs faits
sont déposés sur cette table ; ils s'appellent Astaroth, de
Tordre des Séraphins; Easas, Celsus, Acaos, Cédron, As-
modée, de Tordre des Trônes; Alex, Zabulon, Cham, Uriel
et Achas, des Principautés, etc. ; car le nombre en était
infini. Quant à leurs actions, qui de nous n'en fut témoin?
Un long murmure sortit de Tassemblée; on imposa
silence, quelques hallebardes s'avancèrent, tout se tut.
— Nous avons vu avec douleur la jeune et respectable
supérieure des Ursulines déchirer son sein de sers propres
mains et se rouler dans la poussière ; les autres sœurs,
Agnès, Claire, etc., sortir de la modestie de leur sexe par
des gestes passionnés ou des rires immodérés. Lorsque
des impies ont voulu douter de la présence des démons,
et que nous-mêmes avons senti notre conviction ébranlée,
parce qu'ils refusaient de s'expliquer devant des inconnus,
soit en grec, soit en arabe, les révéren !s pères nous ont
raffermi en daignant nous expliquer que, la malice des
mauvais esprits étant extrême, il n'était pas surprenant
qu'ils eussent feint cette ignorance pour être moins
pressés de questions; qu'ils avaient même fait, dans
/>
LE PROCÈS, 65
leurs réponses, quelques barbarismes, solëcismes et
autres fautes, pour qu'on les méprisât, et que par dédain
les saints docteurs les hissassent en repos; et que leur
haine était si forte, que, sur le point de faire un de leurs
tours miraculeux, ils avaient fait suspendre une corde au
plancher pour faire accuser de supercherie des person-
nages aussi révérés, tandis qu'il a été affirmé sous ser-
ment, par des personnes, respectables, que jamais il n'y
eut de corde en cet endroit.
Mais, messieurs, tandis que le ciel s'expliquait ainsi
miraculeusement par ses saints interprètes, une autre lu-
mière nous est venue tout à l'heure : à l'instant même où
les juges étaient plongés dans leurs profondes médita-
tions, un grand cri a été entendu près de la salle du con
seil ; et, nous étant transportés sur les lieux, nous avons
trouvé le corps d'une jeune demoiselle d'une haute nais-
sance; elle venait de rendre le dernier soupir dans la voie
publique , entre les mains du révérend père Mignon ,
chanoine; et nous avons su de ce même père, ici présent,
et de plusieurs autres personnages graves, que, soupçon-
nant cette demoiselle d'être possédée, à cause du bruit
qui s'était répan lu dès longtemps de l'admiration d'Ur-
bain Grandier pour elle , il eut l'heureuse idée de l'é-
prouver, et lui dit tout à coup en l'abordant : Gvanàxev
vient d'être inis à mort; sur quoi elle ne poussa qu'un
seul grand cri, et tomba morte, privée par le démon du
temps nécessaire pour les secours de notre sainte mère
l'Église catholique.
Un murmure d'indignation s'éleva dans la foule, où le
mot d'assassin fut prononcé; les huissiers imposèrent si
lence à haute voix ; mais le rapporteur le rétablit en repre-
nant la parole, ou plutôt la curiosité générale triompha.
— Chose infâme, messeigneurs, continua-t-il, cher-
chant à s'affermir par des exclamations, on a trouré sur
4.
66 CINQ-MARS.
elle cet ouvrage écrit de la main d'Urbain Grandier
Et il tira de ses papiers un livre couvert en par-
chemin.
— Ciel ! s'écria Urbain de son banc.
— Prenez garde I s'écrièrent les juges aux arcliers qui
l'entouraient.
— Le démon va sans doute se manifester, dit le père
Lactance d'une voix sinistre ; resserrez ses liens.
On obéit.
Le lieutenant criminel continua : — Elle se nommait
Madeleine de Brou, âgée de dix-neuf ans,
— Ciel ! ô ciel ! c'en est trop l s'écria l'accusé, tombant
évanoui sur le parquet.
L'assemblée s'émut en sens divers ; il y eut un mo-
ment de tumulte. — Le malheureux ! il l'aimait, disaient
quelques-uns. Une demoiselle si bonne! disaient les
femmes. La pitié commençait à gagner. On jeta de l'eau
froide sur Grandier sans le faire sortir, et on l'attacha sur
la banquette. Le rapporteur continua :
— Il nous est enjoint de lire le début de ce livre à la
cour. Et il lut ce qui suit :
« C'est pour toi, douce et belle Madeleine, c'est pour
mettre en repos ta conscience troublée, que j'ai peint dans
un livre une seule pensée de mon âme. Elles sont toutes
à toi, fille céleste, parce qu'elles y retournent comme an
but de toute mon existence ; mais cette pensée que je"
t'envoie comme une fleur vient de toi, n'existe que par
toi, et retourne à toi seule.
« ^e sois pas triste parce que tu m'aimes ; ne sois pas
affligée parce que je t'adore. Les anges du ciel, que font-
ils ? et les âmes des bienheureux, que leur est-il promis ?
Sommes-nous moins purs que les anges ? nos âmes sont-
elles moins détachées de la terre qu'après la mort ? O
Madeleine I qu'y a-t-ilen nous dont le regard du Seigneur
LE TROCès. 67
s*indigne î Est-ce lorsque nous prions ensemble, et que,
le front prosterné dans la poussière devant ses autels,
nous demandons une mort prochaine qui nous vienne
saisir durant la jeunesse et l'amour î Est-ce au temps où,
rêvant seuls sous les arbres funèbres du cimetière, nous
cherchions une double tombe, souriant à notre mort et
pleurant sur notre vie ? Serait-ce lorsque tu viens t'agc-
nouiller devant moi-môme au tribunal de la pénitence,
et que, parlant en présence de Dieu, tu ne peux rien
trouver de mal à me révéler, tant j'ai soutenu ton âme
dans les régions pures du ciel ? Qui pourrait donc offenser
notre Créateur ? Peut-être, oui, peut-être seulement, je le
crois, quelque esprit du ciel aurait pu m'envier ma féli-
cité, lorsqu'au jour de Pâques je te vis prosternée devant
moi, épurée par de longues austérités du peu de souil-
lure qu'avait pu laisser en toi la tache originelle. Que tu
étais belle I .ton regard cherchait ton Dieu dans le ciel, et
ma main tremblante l'apporta sur tes lèvres pures que
jamais lèvre humaine n'osa effleurer. Être angélique,
j'étais seul à partager les secrets du Seigneur, ou plutôt
l'unique secret de la pureté de ton âme ; je t'unissais à
ton Créateur, qui venait de descendre aussi dans mon
sein. Hymen ineffable dont l'Éternel fut le prêtre lui-
même, vous étiez seul permis entre la Vierge et le Pas-
teur ; la seule volupté de chacun de nous fut de voir une
éternité de bonheur commencer pour l'autre, et de
respirer ensemble les parfums de ciel, de prêter déjà
l'oreille à ses concerts, et d'êtres sûrs que jios âmes dé-
voilées à Dieu seul et à nous étaient dignes de l'adorer
ensemble.
« Quel scrupule pèse encore sur ton âme, ô ma sœur ?
Ne crois-tu pas que j'aie rendu un culte trop grand à ta
vertu ? Crains-lu qu'une si pure admiration ne m'ait dé-
tourné de celle du Seigneur ?,.. *
68 CINQ-MAKS.
Houmain en était là quand la porte par laquelle étaient
sortis les témoins s'ouvrit tout à coup. Les juges, inquiets,
se parlèrent à l'oreille. Laubardemont, incertain, fit signe
aux pères pour savoir si c'était quelque scène exécutée
par leur ordre ; mais, étant placés à quelque distance de
lui et surpris eux-mêmes, ils ne purent lui faire entendre
que ce n'était point eux qui avaient préparé cette inter-
ruption. D'ailleurs, avant que leurs regards eussent été
échangés, l'on vit, à la grande stupéfaction de l'assemblée,
trois femmes en chemise, pieds nus, la corde au cou,
un cierge à la main, s'avancer jusqu'au milieu de l'es-
trade. C'était la supérieure, suivie des sœurs Agnès et
Claire. Toutes deux pleuraient ; la supérieure était fort
pâle, mais son port était assuré et ses yeux fixes et hardis:
elle se mit à genoux ; ses compagnes l'imitèrent ; tout fut
si troublé que personne ne songea à l'arrêter, et d'une
voix claire et ferme, elle prononça ces mots, ,qui reten-
tirent dans tous les coins de la salle :
— Au nom de la très-sainte Trinité, moi, Jeanne de
Belfiel, fille du baron de Cose; moi, supérieure indigne
du couvent des Ursulines de Loudùn, je demande par-
don a Dieu et aux hommes du crime que j'ai commis
en accusant l'innocent Urbain Grandier. Ma posses-
sion était fausse, mes paroles suggérées, le remords
m'acci:b!e...
— Bravo ! s'écrièrent les tribunes et le peuple en frap-
pant des mains. Les juges se levèrent ; les archers, incer-
tains, regardèrent le président : il frômit de tout son
corps, mais resta immobile.
— Que chacun se taise ! dit-il d'une voix aigre ; ar-
chers, faites votre devoir !
Cet Iiomme se sentait soutenu par une main si pu's-
sanle, que rien ne l'effrayait, car la pensée du ciel ne lui
élait jamais venue.
LE PROCÈS. C9
•^ Mes pères, que pensez-vous î dit-il en faisant signe
aux moines.
^- Que le démon yeut sauver son ami,.. Obmutesce,
Satanas! s'écria le père Lactance d'une voix terrible,
ayant Tair d'exorciser encore la supérieure.
Jamais le feu mis à la poudre ne produisit un effet plus
prompt que celui de ce seul mot. Jeanne de Belfiel se
leva subitement, elle se leva dans toute sa beauté de vingt
ans, que sa nudité terrible augmentait encore ; on eût
dit une âme échappée de Tenfer apparaissant à son séduc*
teur; elle promena ses yeux noirs sur les moines, Lactance
baissa les siens ; elle fit deux pas vers lui avec ses pieds
nus, dont les talons firent retentir fortement l'échafaudage;
son cierge semblait, dans sa main, le glaive de l'ange.
— Taisez-vous, imposteur! dit-elle avec énergie, le
démon qui m'a possédée, c'est vous : vous m'avez trom-
pée, il ne devait pas être jugé; d'aujourd'hui seulement
je sais qu'il l'est; d'aujourd'hui j'entrevois sa mort; je
parlerai.
— Femme, le démon vous égare !
— Dites que le repentir m'éclaire : filles aussi malheu-
reuses que moi, levez-vous : n'est-il pas innocent ?
— Nous le jurons I dirent encore à genoux les deux
,eunes sœurs laies en fondant en larmes, parce qu'elles
n'étaient pas animées par une résolution aussi forte que
celle de la supérieure. Agnès même eut à peine dit ce
mot que, se tournant du côté du peuple : — Secourez-
moi, s'écria-t-elle ; ils me puniront, ils me feront mourir!
Et, entraînant sa compagne, elle se jeta dans la foule,
qui les accueillit avec amour; mille voix leur jurèrent
protection, des imprécations s'élevèrent, les hommes
agitèrent leurs bâtons contre terre; on n'osa pas empê-
cher le peuple de les faire sortir de bras en bras jusqu'à
la rue.
70 CINQ-MARS.
Pendant cette nouvelle scène, les juges interdits chu-
chotaient, Laubardemont regardait les archers et leur
indiquait les points où leur surveillance devait se porter ;
souvent il montra du doigt le groupe noir. Les accusa-
teurs regardèrent à la tribune de l'évèque de Poitiers,
mais ils ne trouvèrent aucune expression sur sa figure
apathique. C'était un ces vieillards dont la mort s'em-
pare dix ans avant que le mouvement cesse tout à fait
en eux; sa vue semblait voilée par un demi-sommeil; sa
bouche béante ruminait quelques paroles vagues et ha-
bituelles de piété qui n'avaient aucun sens; il lui était
resté assez d'intelligence pour distinguer le plus fort
parmi les hommes et lui obéir, ne songeant même pas un
moment à quel prix. Il avait donc signé la sentence des
docteurs de Sorbonne qui déclarait les religieuses pos-
sédées, sans en tirer seulement la conséquence de la
mort d'Urbain; le reste lui semblait une de ces cérémo-
nies plus ou moins longues auxquelles il ne prétait aur-
cune attention, accoutumé qu'il était à les voir et à vivre
au milieu de leurs pompes, en étant même une partie et
un meuble indispensable. Il ne donna donc aucun signe
de vie en cette occasion, mais il conserva seulement un
air parfaitement noble et nul.
Cependant le père Lactance, ayant eu un moment pour
se remettre de sa vive attaque, se tourna vers le prési-
dent et dit :
^ — Voici une preuve bien claire que le ciel nous en-
voie sur la possession, car jamais madame la supérieure
n'avait oublié la modestie et la sévérité de son ordre,
— Que tout Tunivers n'est-il ici pour me voir I dit
.leanne de Beîfiel, toujours aussi ferme. Je ne puis être
assez humiliée sur la terre, et le ciel me repoussera, car
j'ai été votre complice.
la sueur ruisselait sur le front de Laubardemont. Ce-
LE PROCèS. 71 ,
pendant^ essayant de se remettre : — Quel conte absurdcl
et qui vous y força donc, ma sœur ?
La voix de la jeune fille devint sépulcrale, elle en réu-
nit toutes tes forces, appuya la main sur son cœur, comme
si die eût voulu Tarracher, et, regardant Urbain Gran-
dier, elle répondit : • - L'amour I
L'assemblée frémit ; Urbain, qui, depuis son évanouis-
sement, était resté la tête baissée et comme mort, leva
lentement ses yeux sur elle et revint entièrement à la vie
pour subir une douleur nouvelle. La jeune pénitente
continua.
— Oui, l'amour- qu'il a repoussé, qu'il n'a jamais
connu tout entier, que j'avais respiré dans ses discours,
que mes yeux avaient puisé dans ses regards célestes,
que ses conseils mêmes ont accru. Oui, Urbain est pur
comme l'ange, mais bon comme l'homme qui a aimé ; je
ne le savais pas qu'il eût aimé f C'est vous, dit-elle alors
plus vivement montrant Lactarice, Barré et Mignon, et
quittant l'accent de la passion pour celui de l'indigna-
tion, c'est vous qui m'avez appris qu'il aimait, vous qui
ce matin m'avez trop cruellement vengée en tuant ma
rivale par un mot l Hélas ! je ne voulais que les séparer.
C'était un crime ; mais je suis Italienne par ma mère ; je
brûlai, j'étais jalouse; vous me permettiez de voir Ur-
bains, de l'avoir pour ami et de le voir tous les jours...
Elle se tut ; puis, criant : — Peuple, il est innocent !
Martyr, pardonne-moi ! j'embrasse tes pieds l Elle tomba
aux pieds d'Urbain, et versa enfin des torrents de larmes.
Urbain éleva ses mains liées étroitement, et, lui don-
nant sa bénédiction, dit d'une voix douce, mais faible :
— Allez, ma soeur, je vous pardonne au nom de Celui
que je verrai bientôt; je vous l'avais dit autrefois, et
vous le voyez à présent, les passions font bien du mal
qpjand on ne cherche pas à les tourner vers le ciel î
72 CINQ-MARS.
La rougeur monta pour la seconde fois sur le front de
Laubardemont : — Majheureux ! dit-il, tu prononces les
paroles de TÉglise.
^- Je n*ai pas quitté son sein, dit Urbain.
— Qu'on emporte celte fille ! dit le président.
Quand les archers voulurent obéir, ils s'aperçurent
qu'elle avait serré avec tant de force la cordé suspendue
à son cou, qu'elle était rouge et presque sans vie. L'ef-
froi fit sortir toutes les femmes de l'assemblée, plusieurs
furent emportées évanouies ; mais la salle n'en fut pas
moins pleine, les rangs se serraient, et les hommes de la
rue débordaient dans l'intérieur.
Les juges épouvantés se levèrent, et le président essa^'â
de faire vider la salle; mais le peuple se couvrant,
demeura dans une effrayante immobilité; les archers
n'éiaient plus assez nombreux, il fallut céder, et Laubar-
demont, d'une voix troublée, dit que le conseil allait se
retirer pour une demi- heure. Il leva la séance ; le public,
sombre, demeura debout.
CHAPITRE V
LE MVUTYRS
La tortare interroge et le douleur répund.
Le$ Templiers.
L'intérêt non. suspendu de ce demi-procès, son appa-
reil et ses interruptions, tout avait tenu l'esprit public isi
attentif, que nulle conversation particulière n'avait pu
4>;engager. Quelques cris avaient été jetés, mais simulta*
Dément, mais sans qu'aucun spectateur se doutât des
LK MARTYRE. 73
impressions de son voisin, ou cherchât même à les devi*
ner ou à communiquer les siennes. Cependant, lorsque
le public fut abandonné à lui-même, il se fît comme une
explosion de paroles bruyantes. On distinguait plusieurs
voix, dans ce chaos, qui dominaient le bruit général,
comme un chant de trompettes domine la basse continue
d'un orchestre.
Il y avait encore à cette époque assez de simplicité
primitive dans les gens du peuple pour qu'ils fussent
persuadés par les mystérieuses fables des agents qui les
travaillaient, au point de n'oser porter un jugement
d'après l'évidence, et la plupart attendirent avec effroi la
rentrée des juges, se disant à demi-voix ces mots pro-
noncés avec un certain air de mystère et d'importance
qui sont ordinairement le cachet de la sottise craintive :
— On ne sait qu'en penser, monsieur ! — Vraiment,
madame, voilà des choses extraordinaires qui se passent!
— Nous vivons dans un temps bien singulier? — Je me
serais bien douté d'une partie de tout ceci; mais, ma foi,
je n'aurais pas prononcé, et je ne le ferais pas encore !
— Qui vivra verra, etc. Discours idiots de la foule, qui
ne servent qu'à montrer qu'elle est au premier qui la
saisira fortement. Ceci était la basse continue ; mais du
côté du groupe noir on entendait d'autres choses : — Nous
laisserons-nous faire ainsi? Quoi! pousser l'audace jusqu'à
brûler notre lettre au Roi ! Si le Roi le savait ! — Les bar-
bares ! les imposteurs! avec quelle adresse leur complot
est formé! le meurtre s'accomplira-t-il sous nos yeux? au-
rons-nous peur de ces archers? — Non, non, non. C'étaient
les trompettes et les dessus de ce bruyant orchestre.
On remarquait le jeune avocat, qui, monté sur un
J[)anc, commença par déchirer en mille pièces un cahier
de papier; ensuite, élevant la voix : Oui, s'écria-t-il, je
jàéchire et jette au vent le plaidoyer que j'avais préparé
5
74 GINQ-MARS.
en faveur de Taccusé; on a supprimé les débats : il ne
m'est pas permis de parler pour lui ; je ne peux parler
qu'à vous, petiple, et je m*en applaudis; vous avez vu
ces juges infâmes : lequel peut encore entendre la vérité?
lequel est digne d'écouter Thomme de bien ? lequel osera
soutenir son regard? Que dis-je? ils la connaissent tout
entière, la vérité, ils la portent dans leur sein coupable;
elle ronge leur cœur comme un serpent ; ils tremblent
dans leur repaire, où ils dévorent sans doute leur vic-
time; ils tremblent parce qu'ils ont entendu les cris de
trois femmes abusées. Ah I qu'allais-je faire? j'allais par-
ler pour Urbain Grandier! Quelle éloquence eût ^alé
celle de ces infortunées? quelles paroles vous eussent fait
mieux voir son innocence? Le ciel s'est armé pour lui
en les appelant au repentir et au dévoùment, le ciel
achèvera son ouvrage.
— Yade relrô^ Satanas! prononcèrent des voix enten-
dues par une fenêtre assez élevée.
Fournier s'interrompit un moment :
— Entendez-vous, reprit-il, ces voix qui parodient le
langage divin? Je suis bien trompé, ou ces instruments
d'un pouvoir infernal préparent par ce chant quelque
nouveau maléfice.
— Mais, s'écrièrent tous ceux qui l'entouraient, guidez-
nous : que ferons-nous? qu'ont-ils fait de lui?
— Restez ici, soyez immobiles, soyez silencieux, ré-
pondit le jeune avocat : l'inertie d'un peuple est toute-
puis-ante, c'est là sa sagesse, c'est là sa force, Regardez
en silence, et vous ferez trembler.
— Us n'oseront sans doute pas reparaître, dit le comte
du Lude.
— Je voudrais bien revoir ce grand coquin rouge, dit
Grand-Ferré, qui n'avait rien perdu de tout ce qu'il avait vu.
-^ £t ce bon monsieur le curé, murmura le vieux père
LK MARTYRE., 7S
Guînaume Leroux en legardant tous ses enfants irrités
qui se parlaient bas en mesurant et comptant les archers.
Us se moquaient même de leur habit, et commençaient
à les montrer au doigt.
Cinq-MarSy toujours adossé au pilier derrière lequel il
s'était placé d'abord, toujours enveloppé dans son man-
teau noir, dévorait des yeux tout ce qui se passait, ne
perdait pas un mot de ce qu'on disait, et remplissait son
cœur de fiel et d'amertume; de violents désirs de meurtre
«t de vengeance, une envie indéterminée de frapper, le
saisissaient malgré lui : c'est la première impression que
produise le mal sur Fâme d'un jeune homme; plus tard,
la tristesse remplace la colère ; plus tard c'est l'indiffé-
rence et le mépris; plus tard encore , une admiration
calculée pour Tes grands scélérats qui ont réussi ; mais
c'est lorsque, des deux éléments de l'homme, la boue
l'emporte sur l'àme.
Cependant, à droite de la. salle, et près de l'estrade
élevée pour les juges, un groupe de femmes semblait
fort occupé à considérer un enfant d'environ huit ans,
qui s'était avisé de monter sur une corniche à l'aide des
bras de sa sœur Martine que nous avons vue plaisantée à
toute outrance par le jeune soldat Grand-Ferré. Cet en-
fant, n'ayant plus rien à voir après la sortie du tribunal,
s'était élevé^ à l'aide des pieds et des mains, jusqu'à une
petite lucarne qui laissait passer une lumière très-faible,
et qu'il pensa renfermer un nid d'hirondelles ou quelque
autre trésor de son âge ; mais, quand il se fut bien établi
les deux pieds sur la corniche du mur et les mains atta-
chées aux barreaux d'une ancienne châsse de saint Jé-
rôme, il eût voulu être bien loin et cria :
— Oh ! ma sœur, ma sœur, donne-moi la main pour
descendre I
— Qu'est-ce que tu vois donc? s'écria Martine.
GINQ-MàRS.
— Oh ! je n'ose pas le dire ; mais je veux descendre.
il se mit à pleurer.
— Reste, reste, dirent toutes les femmes, reste, mon
fant, n'aie pas peur, et dis-nous bien ce que tu vois.
— Eh bien, c'est qu'on a couché le curé entre deux
mdes planches qui lui serrent les jambes, il y a des
rdes autour des planches.
— Ah I c'est la question, dit un homme de la ville.
garde bien, mon ami, que vois-tu encore?
L'enfant , rassuré, se remit à la lucarne avec plus de
nfiance, et, retirant sa tête, il reprit :
— Je ne vois plus le curé, parce que tous les juges
dt autour de lui à le regarder, et que leurs grandes
bes m'empêchent de voir. 11 y a aussi des capucins qui
penchent pour lui parler tout bas.
La curiosité assen^la plus de monde aux pieds du
ine garçon, et chacun fit silence, attendant avec anxiété
première parole, comme si la vie de tout le monde en
t dépendu.
— Je vois, reprit-il, le bourreau qui enfonce quatre
orceaux de bois entre les cordes, après que les capu-
is ont béni les marteaux et les clous... Ah! mon Dieu!
a sœur, comme ils ont l'air fâché contre lui, parce qu'il
I parle pas... Maman, maman, donne-moi la main, je
lux descendre.
Au lieu de sa mère, l'enfant, en se retournant, ne vit
us que des visages mâles qui le regardaient avec une
idité triste et lui faisaient signe de continuer. 11 n'osa
is descendre, et se remit à la fenêtre en tremblant.
— Oh! je vois le père Lactance et le père Barré qui
ifoncent eux-mêmes d'autres morceaux de bois qui lui
îrrent les jambes. Oh! comme il est pâle! il a l'air de
ner Dieu; mais voilà sa tête qui tombe en arrière comme
il mourait. Ah! ôtez-moi de là...
I
LE MARTYRE. 77
Et il tomba dans les bras du jeune avocat, de M. du
Lude et de Cinq-Mars, qui s'étaient approchés pour le
soutenir.
— Dem 8tetit insynagoga deorum : in medio autem
Deusdijudicat..^ chantèrent des voix fortes et nasillardes
qui sortaient de cette petite fenêtre ; elles continuèrent
longtemps un plain-chant de psaumes entrecoupé par des
coups de marteau^ ouvrage infernal qui marquait la me-
sure des chants célestes. On aurait pu se croire près de
Tantre d*un forgeron ; mais les coups étaient sourds et
faisaient bien sentir que l'enclume était le corps d*un
bomme.
— Silence ! dit Fournier, il parle ; les chants et les
toups s'interrompent.
Une faible voix en effet dit lentement : — 0 mes pères !
adoucissez la rigueur de vos tourments, car vous rédui-
riez mon âme au désespoir, et je chercherais à me donner
la mort.
Ici partit et s'élança jusqu'aux voûtes l'explosion des
cris du peuple ; les hommes, furieux, se jettent sur l'es-
trade et l'emportent d'assaut sur les archers étonnés et
hésitants ; la foule sans armes les pousse, les presse,
les étouffé contre les murs, et tient leurs bras sans
mouvement; ses flots se précipitent sur les portes qui
conduisent à la chambre de la question, et, les fai-
sant crier sous leur poids, menacent de les enfoncer ;
l'injure retentit par mille voix formidables et va épou-
vanter les juges.
— Ils sont partis, ils l'ont emporté l s'écrie un homme.
Tout s'arrête aussitôt, et, changeant de direction, la
foule s'enfuit de ce lieu détestable et s'écoule rapi-
dement dans les rues. Une singulière confusion y ré-
gnait.
La nuit était venue pendant la longue séance, et des
78 GINQ-HARS.
torrents de pluie tombaient du ciel. L'obscurité était
effrayante ; les cris des femmes glissant sur le pavé ou
repoussées par le pas des chevaux des gardes, les cris
Fourds et simultanés des hommes rassemblés et furieux,
le tintement continuel des cloches qui annonçaient le
supplice avec les coups répétés de Tagonie, les roule-
ments d'un tonnerre lointain, tout s'unissait pour le dés-
ordre. Si Toreille était étonnée, les yeux ne Pétaient pas
moins ; quelques torches funèbres allumées au coin des
rues et jetant une lumière capricieuse montraient des
gens armés et à cheval qui passaient au galop en écrasant
la foule : ils couraient se réunir sur la place de Saint-
Pierre ; des tuiles les frappaient quelquefois dans leur
passage, mais, ne pouvant atteindre le coupable éloigné,
ces tuiles tombaient sur le voisin innocent. La confusion
était extrême, et devint plus grande encore lorsque,
débouchant par toutes les rues sur cette place nommée
Saint-Pierre-le-Marché, le peuple la trouva barricadée de
tous côtés et remplies de gardes à cheval et d'archers. Des
charrettes liées aux bornes des rues en fermaient toutes
les issues, et des sentinelles armées d'arquebuses étaient
auprès. Sur le milieu de la place s*élevait un bûcher
composé de poutres énormes posées les unes sur les
autres de manière à formé un carré parfait ; un bois
plus blanc et plus léger les recouvrait ; un immense po-
teau s'élevait au centre de cet échafaud. Un homme vêtu
de rouge et tenant une torche baissée était debout près
de cette sorte de mât, qui s'apercevait de loin. Un réchaud
énorme, recouvert de tôle à cause de la pluie, était à ses
pieds,
A ce spectacle la terreur ramena partout un profond
silence ; pendant un instant on n'entendit plus que le
bruit de la pluie qui tombait par torrents, et du tonnerre
qui s'approchait.
I
I
Ll UARTTRK. 79
Ciépcndant Cinq-Mars, accompagDé de MM. do Lude et
Pouniitfr, et de tous les personnages les plus importants,
s'était mis à l'abri de l'orage sous le péristyle de Téglise
de Sainte-Croix, élevée sur vingt degrés de pierre. Le
bûcher était en face, et de celte hauteur on pouvait voir
la place dans toute son étendue. Elle était entièrement
vide, et Peau seule des larges ruisseaux la traversait ;
mais toutes les fenêtres des maisons s*éclairaient peu h
peu, et faisaient ressortir en noir les têtes d'hommes et
de femmes qui se pressaient aux balcons. Le jeune d*Ëf-
fiat contemplait avec tristesse ce menaçant appareil;
élevé dans les sentiments d*honneur, et bien loin de
toutes ces noires pensées que la haine et l'ambition peu-
vent faire naître dans le cœur de l'honune, il ne compre-
nait pas que tant de mal pût être fait sans quelque motif
puissant et secret; Taodace d'ime telle condamnation lui
sembla si incroyable^ que sa cruauté même commençait
à la justifier à ses yeux; une secrète horreur se glissa
dans son âmé, la même qui faisait taire le peuple ; il ou-
blia presque Tintérèt que le malheureux Urbain itii avait
inspiré, pour chercher s'il n'était pas possible que quelque
intelligence secrète avec l'enfer eût justement provoqué
de si excessives rigueurs; et les révélations publiques des
religieuses et les récits de son respectable gouverneur
s affaiblirent dans sa mémoire, tant le succès estptiissant,
même atix yeux des êtres distingués! tant la force en
impose à l'homme, malgré la voix de sa conscience ! Le
jeune voyageur se demandait déjà s'il n'était pas pro-
bable que la torture eût arraché quelque monstrueux
aveu à l'accusé, lorsque Tobscurité dans laquelle était
l'église cessa tout à coup ; ses deux grandes portes s*ou-
vrirent, et à la lueur d'un nombre inûni de flambeaux
parurent tous les juges et les ecclésiastiques entourés de
gardes; au milieu d*eux s'avançait Urbain, soulevé ou
80 CINQ-MARS.
plutôt porté par six hommes vêtus en pénitents noirs,
car ses jambes unies et entourées de bandages ensan-
glantés, semblaient rompues et incapables de le soutenir.
Il y avait tout au plus deux heures que Cinq-Mars ne
Tavait vu, et cependant il eut peine à reconnaître la
figure qu'il avait remarquée à l'audience : toute couleur,
tout embonpoint en avaient disparu; une pâleur mor-
telle couvrait une peau jaune et luisante comme l'ivoire;
le sang paraissait avoir quitté toutes ses veines ; il ne
restait de vie que dans ses yeux noirs, qui semblaient
être devenus deux fois plus grands, et dont il promenait
les regards languissants autour de lui; ses cheveux bruns
étaient épars sur son cou et sur une chemise blanche
qui le couvrait tout entier ; cette sorte de robe à larges
manches avait une teinte jaunâtre et portait avec elle une
odeur de soufre; une longue et forte corde entourait son
cou et tombait sur son sein. Il ressemblait à un fantôme,
mais à celui d'un martyr.
Urbain s'arrêta, ou plutôt fut arrêté sur le péristyle
de l'église : le capucin Lactance lui plaça dans la main
droite et y soutint une torche ardente, et lui dit avec
une dureté inflexible : — Fais amende honorable, et de-
mande pardon à Dieu de ton crime de magie.
Le malheureux éleva la voix avec peine, et dit, les
yeux au ciel :
— Au nom du Dieu vivant, je t'ajourne à trois ans,
Laubardemont, juge prévaricateur! On a éloigné moii
confesseur, et j'ai été réduit à verser mes fautes dans le
sein de Dieu même, car mes ennemis m'entourent : j'en
atteste ce Dieu de miséricorde, je n'ai jamais été magi-
cien; je n'ai connu de mystères que ceux de la religion
catholique, apostolique et romaine, dans laquelle je
meurs : j'ai beaucoup péché contre moi» mais jamai?^
contre Dieu et Notre-Seigneur...
LE MAATYRB. ' 81
— N'achève pas ! s'écria le capucin, affectant de lui
fermer là bouche avant qu*il prononçât le nom du Sau-
veur; misérable endurci, retourne au démon qui t*a en-
voyé!
Il fit signe à quatre prêtres, qui, s'approchant avec des
goupillons à la main, exorcisèrent 1 air que le magicien
respirait, la terre qu'il touchait et le bois qui devait le
brûler. Pendant celte cérémonie, le lieutenant criminel
lut à la hâte Tarrét, que Ton trouve encore dans les
pièces de ce procès, en date du 18 août 1639, déclarant
Urbain Graiidier dûment atteint et convaincu du crime de
magie^ maléfice, possession^ es personnes d*aucunes reli-
gietises ursulines de Loudun, et autres, séculiers, etc.
Le lecteur, ébloui par un éclair, s arrêta un instant, et,
se tournant du côté de M. de Laubardemont , lui de-
manda si, vu le temps qu'il faisait, Texécution ne pou-
vait pas être remise au lendemain, celui-ci répondit :
— L'arrêt porte exécution dans les vingt-quatre
heures : ne craignez point ce peuple incrédule , il va
être convaincu...
Toutes les personnes les plus considérables et beau-
coup d'étrangers étaient sous le péristyle et s'avancèrent,
Cinq-Mars parmi eux.
— ... Le magicien n'a jamais pu prononcer le nom
du Sauveur et repousse son image.
Lactance sortit en ce moment du milieu des pénitents,
ayant dans sa main un énorme crucifix de fer qu'il sem-
blait tenir avec précaution et respect ; il l'approcha des
lèvres du patient, qui, effectivement, se jeta en arrière,
et, réunissant toutes ses forces, fît un geste du bras qui
fit tomber la croix des mains du capucin.
— Vous le voyez , s'ccria celui-ci, il a renversé le
rucifixl
Un murmure s'éleva dont le sens était incertain.
5.
— ProfanatioD ! s' écrierait les prêtres.
On s'avança vers le bûcher.
Cependant Cinq-Mars, se glissant derrière un piller,
avait tout observé d'un œil avide; il vit avec étonnement
que le crucifix, en tombant sur les degrés, plus exposés
à la pluie que la plate-forme, avait fumé et produit le
bruit du plomb fondu jeté dans l'eau. Pendant que l'at-
tention publique se portait ailleurs, il s'avança et y porta
une main qu'il sentit vivement brûlée. Saisi d'indigna-
tion et de toute la fureur d'un cœur loyal, il prend le
crucifix avec les plis de son manteau, s'avance vers Lau-
bardemont, et le frappant au front :
— Scélérat, s'écrie-t-il , porte la marque de ce fer
rougi!
La foule ent^id ce mot et se précipite.
— Arrêtez cet insensé I dit en vain l'indigne magistrat.
11 était saisi lui-même par des mains d'hommes qm
criaient : — Justice! au nom du Roi!
— Nous sommes perdus! dit Lactance, au bûcher! au
bûcher !
Les pénitents traînent Urbain vers la place, tandis que
les juges et les arcliers rentrent dans l'église et se débat-
tent contre des citoyens furieux; le bourreau, sans avoir
le temps d'attacher la victime, se hâta de la coucher sur
le bois et d'y mettre la flamme. Hais la pluie tombait
par torrents, et chaque poutre h peine enflammée, s'étei-
gnait en fumant. En vain Lactance et les autres clianoines
eux-mêmes excitaient le foyer, rien ne pouvait vaincre
Teau qui tombait du ciel.
Cecendant le tumulte qui avait lieu au péristyle de
it étendu tout autour de la place. Le cri de
pétait et circulait avec le récit de ce qui s'é-
jrt; deux barricades avaient été forcées, et,
coups de fusil, les archers étaient repoussés
LE MARTYRE. 83
peu à peu vers le centre de la place. Eu vain faisaient-
ils bondir leurs chevaux dans la foule, elle les pressait de
ses flots croissants. Une demi-heure se passa dans cette
lutte, où la garde reculait toujours vers le bûcher, qu'elle
cachait en se resserrant.
— Avançons, avançons, disait un homme, nous le dé-
livrerons; ne frappez pas les soldats, mais qu'ils reculent :
Voyez-vous, Dieu ne veut pas qu'il meure. Le bûcher
s*éteint; amis, encore un effort. — Bien. — Renversez ce
cheval. — Poussez, précipitez-vous.
La garde était rompue et renversée de toutes parts, le
peuple se jette en hurlant sur le bûcher ; mais aucune
lumière n*y brillait plus : tout avait disparu, même le
bourreau. On arrache , on disperse les planches : Tune
d'elles brûlait encore, et sa lueur fît voir sous un amas
de cendre et de boue sanglante une main noircie, pré-
servée du feu par un énorme bracelet de fer et une
chaîne. Une femme eut le courage de l'ouvrir; les doigts
serraient une petite croix d'ivoire et une image de sainte
Madeleine.
— Voilà ses restes I dit-elle en pleurant.
-— Dites les reliques du martyr, répondit un homme.
84 CINQ-MARS.
CHAPITRE VI
LE S0N6U
Le biea de la fortune wt an bien pérlssabi ,,
Quand on bastit tar elle, on bastit sur le sable ;
Pins on C3t esle%'é, plus on court de dangers.
Les grands pins sont en butte aux coups delà tempetu^. ..
Kacah.
Les Tergers languissants, altérés de dialeurs.
Balancent des rameaux dépourvus de feuillage •
n semble que l'hiver ne quitte pas les cîeux.
J/aria, Jules Lbf^tre.
Cependant Cinq-Mars, au milieu de la mêlée que son
emportement avait provoquée, s'était senti saisi le bras
gauche par une main aussi dure que le fer, qui, le tirant
de la foule jusqu'au bas des degrés, le jeta derrière le
mur de Féglise, et lui fit voir la figure noire du vieux
Grandchamp, qui dit d'une voix brusque : — Monsieur,
ce n'était rien que d'attaquer trente mousquetaires dans
un bois à Chaumont, parce que nous étions à quelques
pas de vous sans que vous l'ayez su, que nous vous au-
rions aidé au besoin, et que d'ailleurs vous aviez affaire à
des gens d'honneur; mais ici c'est différent. Voici vos
chevaux et vos gens au bout de la rue : je vous prie de
monter à cheval et de sortir de la ville, ou bien de me
renvoyer chez madame la maréchale, parce que je suis
responsable de vos bras et de vos jambes, que vous ex-
posez bien lestement.
Cinq-Mars, quoique un peu étourdi de celte manière
brusque de rendre service , ne fut pas fâché de sortir
d'affaire ainsi, ayant eu le temps de réfléchir au désa-
grément qu'il y aurait d'être reconnu pour ce qu'il était.
LB 30Nas. 85
après avoir frappé le chef de Tautorilé judiciaire et l'a-
gent du Cardinal même qui allait le présenter au Roi. Il
remarqua aussi qu'il s'était assemblé autour de lui une
foule de gens, de la lie du peuple, parmi lesquels il rou-
gissait de se trouver. Il suivit donc sans raisonner son
vieux domestique, et trouva en effet les trois autres ser-
viteurs qui l'attendaient. Malgré la pluie et le vent, il
monta à cheval et fut bientôt sur la grand'route avec
son escorte, ayant pris le galop pour ne pas être pour-
suivi.
A peine sorti de Loudun, le sable du chemin, sillonné
par de profondes ornières que Teau remplissait entière-
ment, le força de ralentir le pas. La pluie continuait à
tomber par torrents, et son manteau était presque tra-
versé. Il en sentit un plus épais recouvrir ses épaules ;
c'était encore son vieux valet de chambre qui l'appro-
chait et lui donnait ces soins maternels.
— Eh bien, Grandchamp, à présent que nous voilà
hors de celte bagarre, dis-moi donc comment tu t'es
trouvé là, dit Gnq-Mars, quand je t'avais ordonné de
rester chez l'abbé. — Parbleu I monsieur, répondit d'un
air grondeur le vieux serviteur, croyez-vous que je vous
obéisse plus qu'à M. le Maréchal ? Quand feu mon maître
me disait de rester dans sa tente et qu'il me voyait der-
rière lui dans la fumée du canon, il ne se plaignait pas,
parce qu'il avait un cheval de rechange quand le sien
était tué, et il ne me grondait qu'à la réflexion. 11 est
vrai que pendant quarante ans que je l'ai servi, Je ne lui
ai jamais rien vu faire de semblable à ce que vous avez
fait depuis quinze jours que je suis avec vous. Ah !
ajouta-t-il en soupirant, nous allons bien, et, si cola
continue, je suis destiné à en voir de belles, ^ ce qu'il
parait.
— Mais sais-tu, Grandcliamp, que ces coquins avaient
-_.. «f»
86 CINQ-MARS.
fait rougir le crucifix, et qu'il n'y a pas d'honnête homme
qui ne se fût mis en fureur comme moi ?
— Excepté M. Je Maréchal votre père, qui n'aurait
point fait ce que vous faîtes, monsieur. 1
— Et qu'aurait-il donc fait î j
— Il aurait laissé brûler très-tranquillement ce curé,
par les autres curés, et m'aurait dit : c Grandchamp, aie
soin que mes chevaux aient de l'avoine, et qu'on ne la
retire pas; » ou bien : «Grandchamp, prends bien garde
que la pluie ne fasse rouiller mon épée dans le fourreau
et ne mouille l'amorce de mes pistolets ; > car M. le Maré-
chal pensait à tout et ne se mêlait jamais de ce qui ne le
regardait pas. C'était son grand principe ; et, comme il
était, Dieu merci, aussi bon soldat que général, il avait
toujours soin de ses armes comme le premier lansquenet
venu, et il n'aurait pas été seul contre trente jeunes gail-
lards avec une petite épée de bal.
Cinq-Mars sentait fort bien les pesantes épigrammes du
bonhomme, et craignait qu'il ne l'eût suivi plus loin que
le bois de Chaumont ; mais il ne voulait pas l'apprendre,
de peur d'avoir des explications à donner, ou un men-
songe à faire, ou le silence à ordonner, ce qui eût été un
aveu, et une confidence; il prit le parti de piquer son
cheval et de passer devant son vieux domestique ; mais
celui-ci n'avait pas fini, et, au lieu de marcher à la droite
de son maître, il revint à sa gauche et continua la conver-
sation.
— Croyez-vous, monsieur, par exemple, que je me
permette de vous laisser aller où vous voulez sans vous
suivre ? Non, monsieur, j'ai trop avant dans l'âme le res-
pect que je dois à madame la marquise pour me mettre
dans le cas de m'entendre dire : c Grandchamp, mon ûls a
été tué d'une balle ou d'un coup d'épée ; pourquoi n'éliez-
vous pas devant lui ? > ou bien : c II a reçu un coup de
LK SONGE. 87
styîet d'un Italien, parce qu'il allait la nuit sous la fe-
nêtre d'une grande pHncesse ; pourquoi n'avez-vous pas
arrêté l'assassin ? » Cela serait fort désagréable pour moi,
monsieur, et jamais on n'a rien eu de ce genre à me re-
procher. Une fois M. le Maréclial me prêta à son neveu,
M. le comte, pour faire une campagne dans les Pays-
Bas, parce que je sais l'espagnol ; eh bien, je m'en suis
tiré avec honneur, conxme je le fais toujours. Quand
M. le comte reçut son boulet dans le bas-ventre, je ra-
menai moi seul ses chevaux, ses mulets, sa tente et tout
son équipage sans qu'il manquât un mouchoir, mon-
sieur; et je puis vous assurer que les chevaux étaient
aussi bien pansés et harnachés, en rentrant à Chaumont,
que si M. le comte eût été prêt à partir pour la chasse.
Aussi n'ai-je reçu que des compliments et des choses
agréables de toute la famille, comme j'aime à m'en en-
tendre dire.
— C'est très-bien, mon ami, dit Henry d'Effiat, je te
donnerai peut-être un jour des chevaux à ramener ; mais,
en attendant, prends donc cette grande bourse d'orque
j'ai pensé perdre deux ou trois fois, et tu payeras pour
moi partout; cela m'ennuie tant !...
— M. le Maréchal ne faisait pas cela, monsieur. Com-
me il avait été surintendant des finances, il comptait
son argent de sa main ; el je crois que vos terres ne
seraient pas en si bon état et que vous n'auriez pas
tant d'or à compter vous-même s'il eût fait autre-
ment ; ayez donc la bonté de garder votre bourse, dont
vous ne savez sûrement pas le contenu exactement.
-^ Ma foi non !
Grandchamp fit entendre un profond soupir à cette
exclamation dédaigneuse de son maître.
— Ah ! monsieur le marquis ! monsieur le marquis !
quand je pense que le grand roi Henry, devant mes yeux.
88 GUTQ-MARd.
mit dans sa poche ses gant de chamois parce que la pluie
les gâtait ; quand je pense que M. de Rosny lui refusait
de l'argent, quand il en avait trop dépensé; quand je
pense*. •
— Quand tu penses, tu es bien ennuyeux, mon ami,
interrompit son maître, et tu ferais mieux de me dire ce
que c'est que cette figure noire qui me semble marcher
dans la boue derrière nous.
— Je crois que c'est quelque pauvre paysanne qui veut
demander l'aumône ; elle peut nous suivre aisément, car
nous n'allons pas vite avec ce sable où s'enfoncent les
chevaux jusqu'aux jarrets. Nous irons peut-être aux
Landes un jour, monsieur, et vous verrez alors un pays
comme celui-ci, des sables et de grands sapins tout
noirs ; c'est un cimetière continuel à droite et à gauche
de la route, et en voici un petit échantillon. Tenez, à
présent que la pluie a cessé et qu'on y voit un peu, re-
gardez toutes ces bruyères et cette grande plaine sans
un village ni une maison. Je ne sais pas trop oîi nous
passerons la nuit; mais, si monsieur me croit, nous
couperons des branches d'arbres, et nous bivouaquerons-;
vous verrez comme je sais faire une baraque avec un
peu de terre : on a chaud là-dessous comme dans un
bon lit.
—7 J'aime mieux continuer jusqu'à cette lumière que
j'aperçois à l'horizon, dit Cinq-Mars ; car je me sens,
je crois, un peu de fièvre, et j'ai soif. Mais va-t'en
derrière, je veux marcher seul ; rejoins les autres, et
suis -moi.
Grandchamp obéit, et se consola en donnant à Ger-
main, Louis et Etienne, des leçons sur la manière de
reconnaître le terrain la nuit.
Cependant son jeune maître était accablé de fatigue.
Les émotions violentes de laiournée avaient remué pro
I
LE SONGE 89
fondement son âme; et ce long voyage à cheval, ces
deux derniers jours, presque sans nourriture, à cause des
événements précipités, la chaleur du soleil, le froid gla-
cial de la nuit, tout contribuait à augmenter son malaise,
à briser son corps délicat. Pendant trois heures il mar-
cha en silence devant ses gens, sans que la lumière qu'il
avait vue à l'horizon parût s'approcher ; il finit par ne
plus la suivre des yeux, et sa tète, devenue plus pe-
sante, tomba sur sa poitrine ; il abandonna les rênes à
son cheval fatigué, qui suivit de lui-même la grand'-
route, et, croisant les bras, il se laissa bercer par le mou-
vement monotone de son compagnon de voyage, qui
buttait souvent contre de gros cailloux jetés par les che-
mins. La pluie avait cessé, ainsi que la voix des domesti-
ques, dont les chevaux suivaient à la file celai du maître.
Ce jeune homme s'abandonna librement à Tamertume de
ses pensées ; il se demanda si le but éclatant de ses es-
pérances ne le fuirait pas dans l'avenir et de jour en jour,
comme cette lumière phosphorique le fuyait dans Tho-
rizon de pas en pas. Était-il probable que cette jeune
Princesse, rappelée presque de force à la cour galante
d'Anne d'Autriche, refusât toujours les mains, peut-être
royales, qui lui seraient offertes? Quelle apparence
qu'elle se résignât à renoncer au trône pour attendre
qu'un caprice de la fortune vînt réaliser des espérances
romanesques et sa«sir un adolescent presque dans les
derniers rangs de l'armée, pour le porter à une telle élé-
vation avant que l'âge de l'amour fût passé ! Qui l'assurait
que les vœux mêmes de Marie de Gonzague eussent été
bien sincères ? — Hélas ! se disait-il, peut-être est-elle par-
venue à s'étourdir elle-même sur ses propres sentiments ;
la solitude de la campagne avait préparé son âme à re-
cevoir des impressions profondes. J'ai paru, elle a cru
que j'étais celui qu'elle avait rêvé ; notre âge et mon
00 CI.fQ-M\RS.
amour ont fait le reste. Mais lorsqu*à la coui elle aur^
mieux appiis, par Tiatimité de la Reine, à contemplet
de bien haut les grandeurs auxquelles j'aspire, et que je
ne vois encore que de bien bas ; quand elle 3e verra tout
à coup en possession de tout son avenir, et qu'elle mesu-
rera d'un coup d'œil sur le chemin qu'il me faut faire ;
quand elle entendra, autour d'elle, prononcer des ser-
ments semblables aux miens par des voix qui n'auraient
qu'un mot à dire pour me perdre et détruire celui qu'elle
attend pour son mari, pour son seigneur, ah 1 insensé que
j'ai été 1 elle verra toute sa folie et s'irritera de la mienne.
C'était ai kSi que le plus grand malheur de l'amour, le
doute, commençait à déchirer son coeur malade ; il sen-
tait son sang brûlé se porter à la tète et l'appesantir ;
souvent il tombait sur le cou de son cheval ralenti, et un
demi-sommeil accablait ses yeux; les sapins noirs qui
bordaient la route lui paraissaient de gigantesques cada
vres qui passaient à ses côtés ; il vit ou crut voir la même
femme vêtue de noir qu'il avait montrée à Grandchamp
s'approcher de lui jusqu'à toucher les crins de son che-
val, tirer son manteau et s'enfuir en ricanant ; le sable de
la route lui parut une rivière qui coulait sur lui en vou-
lant remonter vers sa source : cette vue bizarre éblouit ses
yeux affaiblis ; il les fertna et s'endormit sur son cheval.
Bientôt il se sentit arrôié; mais le froid l'avait saisi. Il
entrevit des paysans, des flambeaux, une masure, une
grande chambre oii on le transportait, un vaste lit dont
Grandchamp fermait les lourds rideaux, et se rendormit
étourdi par la fièvre qui bourdonnait à ses oreilles.
Des songes plus rapides que les graius de poussière
chassés par le vent tourbillonnaient sous son front ; il
ne pouvait les arrêter et s'agitait sur sa couche. Urbain
Grandier torturé, sa mère en larmes, son gouverneur
armé, Bassompierre chargé de chaînes, passaient en lui
LK S0N6B. 91
faisant un signe d'adieu ; il porta la main sur sa tète en
dormant et fixa le rêve, qui sembla se développer sous
ses yeux comme un tableau de sable mouvant.
Une place publique couverte d'un peuple étranger, un
peuple du Nord qui jetait des cris de joie, mais des cris
sauvages; une haie de gardes, de soldats farouches ;
ceux-ci étaient Français.
— Viens avec moi, dit d'une voix douce Marie de
Gonzague en lui prenant la main. Vois-tu, j'ai un dia-
dème ; void ton trône, viens avec moi.
Et die l'entraînait, et le peuple criait toujours.
Il marcha, il marcha longtemps.
— Pourquoi donc êles-vous triste, si vous êtes reine ?
disait*il en tremblant. Mais elle était pâle, et sourit sans
parler. Elle monta et s*élança sur les degrés, sur un
trône, et s'assit : — Monte, disait-elle en tirant sa main
avec force.
Mais ses pieds faisaient crouler toujours de lourdes so-
lives, et il ne pouvait monter.
— Rends grâce à l'amour, reprit-elle.
Et la main, plus forte, le souleva jusqu'en haut. Le
peuple cria.
Il s'inclinait pour baiser cette main secourable, cette
main adorée... c'était celle du bourreau !
— 0 ciel ! cria Cinq-xMars en poussant un profond soupir
Et il ouvrit les yeux : une lampe vacillante éclairait la
chambre délabrée de l'auberge ; il referma sa paupière,
car il avait vu, assise sur son lit, une femme, une reli-
gieuse, si jeune, si belle ! Il crut rêver encore, mais elle
serrait fortement sa main. 11 rouvrit ses yeux brûlants et
les fixa sur cette femme.
— 0 Jeanne de Belfiel ! est-ce vous? La pluie a
mouillé votre voile et vos cheveux noirs : que faites-vous
ici, malheureuse femme ?
H CINQ-MARS.
— Tais-toi, ne réveille pas mon Urbain ; il est dans la
chambre voisine qui dort avec moi. -Oui, ma tète est
mouillée, et mes pieds, regarde-les, mes pieds étaient si
blancs autrefois ! Vois comme la boue les a souillés.
Mais j'ai fait un vœu, je ne les laverai que chez le Roi,
quand il m'aura donné la grâce d'Urbain. Je vais à l'ar-
mée pour le trouver ; je lui parlerai, comme Grandier
m'a appris à lui parler, et il lui pardonnera; mais
écoute, je lui demanderai aussi ta grâce; car j'ai lu sur
ton visage que tu es condamné à mort. Pauvre enfant !
tu es bien jeune pour mourir, tes cheveux bouclés sont
beaux; mais cependant tu es condamné, car tu as sur le
front une ligne qui ne trompe jamais. L'homme que tu
as frappé te tuera. Tu t'es trop servi de la crobc, c'est là
ce qui te porte malheur ; tu as frappé avec elle, et tu la
portes au cou avec des cheveux... Ne cache pas ta tète
sous tes draps ! T'aurais-je dit quelque chose qui t'af-
flige ? ou bien est-ce que vous aimez, jeune homme ? Ah 1
soyez tranquille, je ne dirai pas tout cela à votre amie ;
je suis folle, mais je suis bonne, bien bonne, et il y a
trois jours encore que j'étais bien belle. Est-elle belle
aussi? Oh! comme elle pleurera un jour! Ah! si elle
peut pleurer, elle sera bien heureuse.
Et Jeanne se mit tout à coup à réciter l'office des morts
d'une voix monotone, avec une volubilité incroyable,
toujours assise sur le lit, et tournant dans ses doigts les
grains d'un long rosaire.
Tout à coup la porte s'ouvre ; elle regarde et s'enfuit
par une entrée pratiquée dans une cloison.
— Que diable est-ce que ceci î Est-ce un lutin ou un
ange qui dit la messe des morts sur vous, monsieur ? et
vous voilà sous vos draps comme dans un linceul.
C'était la grosse voix de Grandchamp, qui fut si
étonné, qu'il laissa tomber un verre de limonade qu'il
LE SONGB* 93
apportait. ^Voyant que son maître ne lui répondait pas, il
s'effraya encore plus et souleva les couvertures. Cinq-
Mars était fort rouge et semblait dormir; mais son vieux
domestique jugeait que le sang lui portant à la tête
l'avait presque suffoqué, et, s'emparant d'un vase plein
d'eau froide, il le lui versa tout entier sur le front. Ce
remède militaire manque rarement son effet, et Cinq-
Mars revint à lui en sautant.
— Ah ! c'est toi, Grandchamp ! quels rêves affreux je
viens de faire!
— Peste! monsieur, vos rêves sont fort jolis, au con-
traire : j'ai vu la queue du dernier, vous choisissez très-bien.
— Qu'est-ce que tu dis, vieux fou?
— Je ne suis pas fou, monsieur ; j'ai de bons yeux, et
j'ai vu ce que j'ai vu. Mais certainement, étant malade
comme vous l'êtes, monsieur le maréchal ne...
— Tu radotes, mon cher; donne-moi à boire, car la
soif me dévore. 0 ciel ! quelle nuit! je vois encore toutes
ces femmes.
— Toutes ces femmes, monsieur? Et combien y en a-
t-il ici?
— Je te parle d'un rêve, imbécile I Quand lu resteras
là immobile au lieu de me donner à boire !
— Cela me suffit, monsieur; je vais demander d'autre
limonade.
Et, s'avançant à la porte, il cria du haut de l'escalier :
— Eh! Germain? Etienne! Louis!
L'aubergiste répondit d'en bas :
— On y va, monsieur, on y va; c'est qu'ils viennent
de m'aider à courir après la folle.
— Quelle folle, dit Cinq-Mars s'avançanl hors de son lit
L'aubergiste entra, et ôtant son bonnet de coton, dit
avec respect :
— Ce n'est rien, monsieur le marquis; c'est une folle
9& GINQ-MARS.
qui est arrivée à pied ici celte nuit, et qu'on avait fait
coucher près de cette chambre; mais elle vient de
s^échapper : on n'a pas pu la rattraper.
— Comment, dit Cinq-Mars comme revenant à lui et
passant la main sur ses yeux, je n*ai donc pas rêvé î Et
ma mère, où est-elle? et le maréchal, et... Ah ! c'est un
songe affreux. Sortez tous.
En même temps il se retourna du côté du mur, et ra-
mena encore les couvertures sur sa tête.
L*aubergiste, interdit, frappa trois fois de suite sur son
front avec le bout du doigt en regardant Grandchamp,
comme pour lui demander si son maître était aussi en
délire.
Celui-ci Qt signe de sortir en silence; et, pour veiller
pendant le reste de la nuit près de Cinq-Mars, profondé-
ment endormi, il s'assit seul dans un grand fauteuil de
tapisserie, en exprimant des citrons dans un verre d*eau,
avec un air aussi grave et aussi sévère qu*Ârchimède
calculant les flammes de ses miroirs.
CHAPITRE Vil
LE CABINET
Les hommes ont rarement le eoarage d*étr«
toat à fait boaa ou tout à fait méchanta.
Macbiatek.
Laissons notre jeune . voyageur endormi. Bientôt il va
suivre en paix une grande et belle route. Puisque nous
avons la liberté de promener nos yeux sur tous les
points de la carte, arrètons-les sur la ville de Nar-
bonne.
LK GABIlfXT. 95
Voyez la Méditerranée, qui étend, non loin Je là, ses
flots bleuâtres sur des rives sablonneuses. Pénétrez dans
cette cité semblable à celle d'Athènes ; mais pour trouver
celui qui y règne, suivez cette rue inégale et obs^ ure,
montez les degrés du vieux archevêché, et entrons dans
la première et la plus grande des salles.
Elle était fort longue, mais éclairée par une suite de
hautes fenêtres en ogive, dont la partie supérieure seu-
lement avait conservé les vitraux bleus, jaunes et rouges,
qui répandaient une lueur mystérieuse dans Tapparto-
ment. Une table ronde énorme la remplissait dans toute
sa largeur, du côté de la grande cheminée ; autour de
cette table, couverte d*un tapis bariolé et chargée de pa-
piers et de portefeuilles, étaient assis et courbés sous
leurs plumes huit secrétaires occupés à copier des
lettres qu'on leur passait d'une table plus petite. D'autres
hommes debout rangeaient les papiers dans les rayons
d'une bibliothèque, que les livres reliés en noir ne rem-
plissaient pas tout entière, et ils marchaient avec précau-
tion sur le tapis dont la salle était garnie.
Malgré cette quantité de personnes réunies, on eût en-
tendu les ailes d'une mouche. Le seul bruit qui s'élevât
était celui des plumes qui couraient rapidement sur le
papier, et une voix grêle qui dictait, en s'interrompant
pour tousser. Elle sortait d'un immense fauteuil à
grands bras, placé au coin du feu, allumé en dépit des
chaleurf de la saison et du pays. C'était un de ces fau-
teuils qL on voit encore dans quelques vieux châteaux,
et qui semblent faits pour s'endormir en lisant, sur eux,
quelque livre que ce soit, tant chaque compartiment est
soigné : un croissant de plumes y soutient les reins ; si la
tête se penche, elle trouve ses joues reçues par des
oreillers couverts de soie, et le coussin du siège déborde
tellement les coudes, au'il est permis de croire que les
96 CINQ-MARS.
prévoyants tapissiers de nos pères avalent pour but"
d'éviter que le livre ne fît du bruit et ne les réveillât en
tombant.
Mais quittons cette digression pour parler de Thommi
qui s*y trouvait et qui n'y dormait pas. Il avait le front
large et quelques cheveux fort blancs, des yeux grands
et doux, une figure pâle et effilée à laquelle une petite
barbe blanche et pointue donnait cet air de finesse que
Ton remarque dans tous les portraits du siècle de
Louis XIII. Une bouche presque sans lèvres, et nous
sommes forcé d'avouer que Lavater regarde ce signe
comme indiquant la méchanceté à n'en pouvoir douter ;
une bouche pincée, disons-nous, était encadrée par deux
petites moustaches grises et par une royale , ornement
alors à la mode, et qui ressemble assez à une virgule par
sa forme. Ce vieillard avait sur la tète une calotte rouge
et était enveloppé dans une vaste robe de chambre et
portait des bas de soie pourprée, et n'était rien moins
qu'Armand Duplessis, cardinal de Richelieu.
Il avait très-près de lui, autour de la plus petite table
dont il a été question, quatre jeunes gens de quinze à
vingt ans : ils étaient pages ou domestiques, selon l'ex-
pression du temps, qui signifiait alors familier, ami de la
maison. Cet usage était un reste de patronage féodal de-
meuré dans nos mœurs. Les cadets gentilshommes des
plus hautes familles recevaient des gages des grands sei-
gneurs, et leur étaient dévoués en toute circonstance,
allant appeler en duel le premier venu au moindre désir
de leur patron. Les pages, dont nous parlons rédigeaient
des lettres dont le Cardinal leur avait donné la substance ;
et, après un coup d'œil du mattre, ils les passaient
aux secrétaires, qui les mettaient au net. Le Car-
dinal-duc, de son côté, écrivait sur son genou des notes
secrètes sur de petits papiers, qu'il glissait dans presque
/
LB CABINET. 97
tous les paquets avant de les fermer de sa propre main.
Il y avait quelques instants qu'il écrivait, lorsqu'il
aperçut, dans une glace placée en face de lui, le plus
jeune de ses pages traçant quelques lignes interrompues,
sur une feuille d'une taille inférieure à celle du papier
ministériel ; il se hâtait d'y mettre quelques mots, puis
la glissait rapidement sous la grande feuille qu'il était
chargé de remplir à son grand regret; mais, placé der-
rière le Cardinal, il espérait que sa difficulté à se retour-
ner l'empêcherait de s'apercevoir du petit manège qu'il
semblait exercer avec assez d'habitude. Tout à coup,
Richelieu, lui adressant la parole sèchement, lui dit :
— Venez ici, monsieur Olivier.
Ces deux mots furent comme un coup de foudre pour
ce pauvre enfant, qui paraissait n'avoir que seize ans. Il
se leva pourtant très-vite, et vint se placer debout devant
le ministre, les bras pendants et la tête baissée.
Les autres pages et les secrétaires ne remuèrent pas
plus que des soldats lorsque l'un d'eux tombe frappé
d'une balle, tant ils étaient accoutumés à ces sortes d'ap-
pels. Celui-ci pourtant s'annonçait d'une manière plus
vive que les autres.
— Qu'écrivez-vous là?
— Monseigneur... ce que Votre Éminence me dicte.
— Quoi?
— Monseigneur... la lettre à don Juan de Bragance.
— Point de détours, monsieur, vous faites autre chose.
— Monseigneur, dit alors le page les larmes aux yeux,
c'était un billet à une de mes cousines.
— Voyons-le.
Alors un tremblement universel l'agita, et il fut obligé
de s'appuyer sur la cheminée en* disant à demi-voix ;
— C'est impossible,
— Monsieur le vicomte Olivier d'Entraigues, dit le
6
98 CINQ-MARS.
ministre sans marquer la moindre émotion, vous n'êtes
plus à mon service. Et le page sortit; il savait qu'il n'y
avait pas à r^liquer; il glissa son billet danjs sa poche,
et, ouvrant la porte à deux battants^ justement assez
pour qu'il y eût place pour lui, il s'y glissa comme un
oiseau qui s'échappe de sa cage.
Le ministre continua les notes qu'il traçait sur son
genou.
Les secrétaires redoublaient de silence et d'ardeur,
lorsque, la porte s'ouvrant rapidement de chaque côté,
on vit paraître debout, entre les deux battants, un capu-
cin qui, s'inclinant les bras croisés sur la poitrine, sem-
blait attendre l'aumône ou Tordre de se retirer. Il avait
un teint rembruni, profondément sillonné par la petite
vérole; des yeux assez doux, mais un peu louches et
toujours couverts par des sourcils qui se joignaient au
milieu du front; une bouche dont le sourire était rusé,
malfaisant et sinistre ; une barbe plate et rousse à l'ex-
trémité, et le costume de l'ordre de Saint -François
dans toute son horreur, avec des sandales et des pieds
nus qui paraissaient fort indignes de s'essuyer sur un
tapis.
Tel qu'il était, ce personnage parut faire une grande
sensation dans toute la salle ; car, sans achever la phrase,
la ligne ou le mot commencé, chaque écrivain se leva et
sortit par la porte, où il se tenait toujours debout, les uns
le saluant en passant, les autres détournant la tête, les
jeunes pages se bouchant le nez, mais par derrière lui,
car ils paraissaient en avoir peur en secret. Lorsque tout
le monde eut défilé, il entra enfin, fcîsant une profonde
révérence, parce que la porte était encore ouverte; mais
sitôt qu'elle fut fermée, marchant sans cérémonie, il vint
s'asseoir auprès du Cardinal, qui, l'ayant reconnu au
mouvement qui se faisait^ lui fit une inclination de tête
" LE CABIN8T. 99
sèche et silencieuse, le regardant fixement comme pour
attendre une nouvelle, et ne pouvant s'empêcher de
froncer le sourcil, comme à l'aspect d'une araignée ou
de quelque autre aniouil désagréable.
Le Cardinal n'avait pu résister à ce mouvement de dé-
plaisir, parce qu'il se sentait obligé» par la présence de
son agent, à rentrer dans ces conversations profondes et
pénibles dont il s'était reposé pendant quelques jours dans
un pays dont Tair pur lui était favorable, et dont le calme
avait un peu ralenti les douleurs de la maladie; elle s'était
changée en une fièvre lente ; mais ses intervalles étaient
assel longs pour qu'il pût oublier, pendant son absence,
qu'elle devait revenir. Donnant donc un peu de repos à
son imagination jusqu'alors infatigable, il attendait sans
impatience, pour la première fois de ses jours peut-être,
le retour des courriers qu'il avait fait partir dans toutes
les directions, comme les rayons d'un soleil qui donnait
seul la vie et le mouvement à la France. Il ne s'attendait
pas à la visite qu'il recevait alors, et la vue d'un de ces
hommes qu'il trempait dans le mme^ selon sa propre
expression, lui rendit toutes les inquiétudes habituelles
de sa vie plus présentes , sans dissiper entièrement le
nuage de mélancolie qui venait d'obscurcir ses pensées*
Le commencement de sa conversation fut empreint de
la couleur sombre de ses dernières rêveries ; muis bien-
tôt il ea sortit plus vif et plus fort que jamais, qucMid* la
vigueur de son esprit rentra forcément dans le monde
réel.
Son confident, voyant qu'il devait rompre le silence le
premier, le fit ainsi assez brusquement :
— Eh bien! monseigneur, à quoi pensez-vous?
— Hélas! Joseph, à quoi devons-nous penser tous tant
que nous sommes, sinon à notre bonheur futur dans une
vie meilleure que celle-ci? Je songe, depuis plusieurs
573578
100 CINQ-MARS.
jours, que les intérêts humains m'ont trop détourné de
celte unique pensée: et je me repens d'avoir employé
quelques instants de loisir à des ouvrages profanes, tels
que mes tragédies d'Europe et de MirainCy malgré la
gloire que j*en ai tirée déjà parmi nos plus beaux esprits,
gloire qui se répandra dans l'avenir.
Le père Joseph, plein des choses qu'il avait à dire, fut
d'abord surpris de ce début ; maïs il connaissait trop son
maître pour en rien témoigner, et, sachant bien par où il
le ramènerait à d'autres id^es, il entra dans les siennes
sans hésiter.
— Le mérite en est pourtant bien grand, dit-il avec un
air de regret, et la France gémira de ce que ces œuvres
immortelles ne sont pas sui\ies de productions sem-
blables.
— Oui , mon cher Joseph , c'est en vain que des
hommes tels que Boisrobert, Glaveret, Colletet, Corneille,
et surtout le célèbre Mairet, ont proclamé ces tragédies
les plus belles de toutes celles que les temps présents et
passés ont vu représenter; je me les reproche, je vous
jure, comme un vrai péché mortel, et je ne m'occupe,
dans mes heures de repos, que de ma Méthode des con-
troverses, et du livre sur la Perfection du chrétien. Je
songe que j'ai cinquante-six ans et une maladie qui ne
pardonne guère.
— Ce sont des calculs que vos ennemis font aussi exac-
tement que Votre Éminence, dit le père, à qui cette con-
versation commençait à donner de l'huineur, et qui vou-
lait en sortir au plus vite.
Le rouge monta au visage du Cardinal.
— Je le sais, je le sais bien, dit-il, je connais toute
leur noirceur, et je m'attends à tout. Mais qu'y a-t-îi donc
de nouveau?
— Nous étions convenus déjà, monseigneur, de rem-
LE CABINET. iOl
placer mademoiselle d'Hautefort ; nous l'avons éloignée
comme mademoiselle de La Fayette, c'est fort bien ; mais
sa place n'est pas remplie, et le Roi...
— Eh bien?
— Le Roi a des idées qu'il n'avait pas eues encore.
— Vraiment ? et qui ne viennent pas de moi ? Voilà qui
▼a bien, dit le ministre avec ironie.
— Aussi, monseigneur, pourquoi laisser six jours en-
tiers la place de favori vacante î Ce n'est pas prudent,
permettez que je le dise.
— 11 y a des idées, des idées! répétait Richelieu avec
une sorte d'effroi ; et lesquelles?
— 11 a parlé de rappeler la Reine-mère, dit le capucin
à voix basse, de la rappeler de Cologne.
— Marie de Médicis ! s'écria le Cardinal en frappant
sur les bras de son fauteuil avec ses deux mains. Non, par
le Dieu vivant! elle ne rentrera pas sur le sol de France,
d'où je Tai chassée pied par pied ! L'Angleterre n'a pas
osé la garder exilée par moi; la Hollande a craint de crou-
ler sous elle, et mon royaume la recevrait! Non, non,
cette idée n'a pu lui venir par lui-même. Rappeler mon
ennemie, rappeler sa mère, quelle perfidie ! non, il n'au-
rait jamais osé y penser...
Puis, après avoir rêvé un instant, il ajouta en fixant
un regard pénétrant et encore plein du feu de sa colère
sur le père Joseph :
— Mais... dans quels termes a-t-il exprimé ce désir?
Dites-moi les mots précis.
— Il a dit assez publiquement, et en présence de Mon-
sieur : c Je sens bien que l'un des premiers devoirs d'un
chrétien est d'être bon fils, et je ne résisterai pas long-
temps aux murmures de ma conscience. »
— Chrétien! conscience! ce ne sont pas ses expres-
sions; c'est le père Caussin, c'est son confesseur qui me
6.
102 CINQ-MARS.
trahit I s'écria le Cardinal. Perfide jésuite! je t*ai par-
donné ton intrigue de La Fayette; mais je ne te passerai
pas tes conseils secrets. Je ferai chasser ce confesseur,
Joseph^ il est l'ennemi de l'État, je le vois bien. Mais aussi
j'ai agi avec négligence depuis quelques jours ; je n'ai
pas assez hâté l'arrivée de ce petit d'Effiaty qui réussira;
sans doute : il est bien fait et spirituel, dit-on. Ah! quelle
faute! je méritais une bonne disgrâce moi-même. Laisser
près du Roi ce renard jésuite, sans lui avoir donné mes
instructions secrètes, sans avoir un otage, un gage de sa
fidélité à mes ordres I quel oubli! Joseph, prenez une
plume et écrivez vite ceci pour l'autre confesseur que
nous choisirons mieux. Je pense au père Sirmond...
Le père Joseph se mit devant la grande table, prêt à
écrire, et le Cardinal lui dicta ces devoirs de nouvelle na-
ture, que, peu de temps après, il osa faire remettre au Roi,
qui les re<jut, les respecta, et les apprit par cœur comme
les commandements de l'Église. Ils nous sont demeurés
comme un monument effrayant de l'empire qu'un homme
peut arracher à force de temps, d'intrigues et d'audace :
I. Un prince doit avoir un premier ministre, et ce pre-
mier ministre trois qualités : i** qu'il n'ait pas d'autre
passion que son prince; 2® qu'il soit habile et fidèle;
3* qu'il soit ecclésiastique.
II. Un prince doit parfaitement aimer son premier mi-
nistre.
in. Ne doit jamais changer son premier minsitre,
IV. Doit lui dire toutes choses,
V. Lui donner libre accès auprès de sa personne.
VI. Lui donner une souveraine autorité sur le peuple.
VIL De grands honneurs et de grands biens.
VIII. Un prince n*a pas de plus riche trésor que son
premier ministre.
IX. Un prince ne doit pas ajouter foi à ce qu'on dit
LE GilBINET. 103
contre son premier ministre, ni se plaire à en entendre
médire.
X. Un prince doit révéler à son premier mini>tre tout
ce qu'on a dit contre lui, qtiand même on aurait exigé du
prince qu*il garderait le secret,
XI. Un grince doit non-seulement préférer le bien de
son État, mais son premier ministre à tous ses parents.
Tels étaient les commandements du dieu de la France,
moins étonnants encore que la terrible naïveté qui lui fait
léguer lui-même ses ordres à la postérité, comme si, elle
aussi, devait croire en lui.
Tandis qu'il dictait son instruction, en la lisant sur un
petit papier écrit de sa main, une tristesse profonde
paraissait s'emparer de lui à chaque mot; et, lorsqu'il fut
au bout, il tomba au fond de son fauteuil, les bras croisés
et la tète penchée sur son estomac.
Le père Joseph, interrompant son écriture, se leva, et
allait lui demander s'il se trouvait mal, lorsqu'il entendit
sortir du fond de sa poitrine ces paroles lugubres et mé-
morables :
— Quel ennui profond! quels interminables inquié-
tudes ! Si l'ambitieux me voyait, il fuirait dans un désert.
Qu'est-ce que ma puissance? Un misérable reflet du pou-
voir royal; et que de travaux pour fixer sur mon étoile
ce rayon qui flotte sans cesse! Depuis vingt ans je le tente
inutilement. Je ne comprends rien à cet homme! il n'ose
pas me fuir; mais on me l'enlève : il me glisse entre les
doigts.. Que de choses j'aurais pu faire avec ses droits
héréditaires, si je les avais eus ! Mais employer tant de
calculs à se tenir en équilibre! que reste- t-il de génie
pour les entreprises? J'ai l'Europe dans ma main, et je
suis suspendu à un cheveu qui tremble. Qu'ai-je affaire
de porter mes regards sur les cartes du monde, si tous
mes intérêts sont renfermés dp.ns mon étroit cabinet? Ses
loi CINQ-MARS.
six pieds d'espace me donnent plus de peine à gouverner
que toute la lerre. Voilà 4onc ce qu'est un premier mi-
nistre! Enviez-moi mes gardes à présenti
Ses traits étaient décomposés de manière à faire craindre
quelque accident, et il lui prit une toux violente et longue,
4ui finit par un léger crachement de sang. 11 vit que le
père Joseph, effrayé, allait saisir une clochette d'or posée
sur la table, et se levant tout à coup avec la vivacité d'un
jeune homme, il l'arrêta et lui dit :
— Ce n*est rien, Joseph, je me laisse quelquefois aller
au découragement; mais ces moments sont courts, et j'en
sors plus fort qu'avant. Pour ma santé, je sais parfaite-
ment où j'en suis; mais il ne s*agit pas de cela. Qu'avez-
vous fait à Paris? Je suis content de voir le Roi arrivé
dans le Béarn comme je le voulais : nous le veillerons
mieux. Que lui avcz-vous montré pour le faire partir?
— Une bataille à Perpignan.
^ Allons, ce n'est pas mal. Eh bien, nous pouvons la
lui arranger; autant vaut cette application qu'une autre à
présent. Mais la jeune Reine, la jeune Reine, que dit-
elle î
— Elle est encore furieuse contre vous. Sa correspon-
dance découverte, l'interrogatoire que vous lui fîtes
subir!
— Bahl un madrigal et un moment de soumission lui
feront oublier que je l'ai séparée de sa maison d'Autriche
et du pays de son Buckingham. Mais que fait-elle?
— D'autres intrigues avec Monsieur. Mais, comme toutes
ses confidences sont à nous, en voici les rapports jour par
jour.
— Je ne me donnerai pas la peine de les lire : tant que
le duc de Bouillon sera en Italie, je ne crains rien de là ;
elle peut rêver de petites conjurations avec Gaston au
coin du feu ; il s'en tient touiours aux aimables inten*
LB CABINET. lO.*)
lions qu'il a quelquefoi!!, et n'exécute bien que ses sor-
ties du royaume ; il en est à la troisième. Je lui procure-
ra la quatrième quand il voudra ; il ne vaut pas le coup
de pistolet que tu fis donner au comte de Soissons. Ce
pauvre comte n'avait cependant guère plus d'énergie.
Ici le cardinal, se rasseyant dans son fauteuil, se mit
à rire assez gaiment pour un homme d'État.
— Je rirai toute ma vie de leur expédition d'Amiens.
Ils me tenaient là tous les deux. Chacun avait bien cinq
cents gentilshommes autour de lui, armés jusqu'aux
:àents, et tout prêts à m'expédier comme Concini; mais
le grand Vitry n'était plus là ; ils m'ont laissé parler une
heure fort tranquillement avec eux de la chasse et de la
Fête-Dieu, et ni l'un ni l'autre n'a osé faire un signe à
tous ces coupe-jarrets. Nous avons su depuis par Chavi-
gny, qu'ils attendaient depuis deux mois cet heureux mo-
ment. Pour moi, en vérité, je ne remarquai rien du tout,
si ce n'est ce petit brigand d'abbé de Gondi qui rôdait au-
tour de moi et avait l'air de cacher quelque chose dans
sa manche ; ce fut ce qui me fit monter en carrosse.
— A propos, monseigneur, la reine veut le faire coad-
juteur absolumeiit.
— Elle est folle l il la perdra si elle s'y attache : c'est
un mousquetaire manqué, un diable en soutane ; lisez
son Histoire de Fiesque, vous l'y verrez lui-même. Il ne
sera rien tant que je vivrai.
— Eh quoi ! vous jugez si bien et vous faites venir
un autre ambitieux de son âge ?
— Quelle différence ! Ce sera une poupée, mon ami,
une vraie poupée, que ce jeune Cinq-Mars ; il ne pensera
qu'à sa fraise et à ses aiguillettes ; sa jolie tournure m'en
répond, et je sais qu'il est doux et faible. Je l'ai préféré
pour cela à son frère aîné ; il fera ce que nous voudrons.
•— Ah I monseigneur* dit le père d'un air de doute, je
106 CINQ-MARS.
ne me suis jamais fié aux gens dont les formes sonl sï
calmes, la flamme intérieure en est plus dangereuse. Sou-
venez-vous du maréchal d'Efûat, son père.
— Mais, encore une fois, c'est un enfant, et je relève-
rai ; au lieu que le Gondi est déjà un factieux accompli,
un audacieux que rien n'arrête ; il a osé me disputer
madame de La Meilleraie, concevez-vous cela î est-ce
croyable, à moi ? Un petit prestolet, qui n*a d'autre mé-
rite qu'un mince babÛ assez vif et un air cavalier. Heu-
reusement que le mari a pris soin lui-même de l'éloigner.
Le père Joseph, qui n'aimait pas mieux son maître lors-
qu'il parlait de ses bonnes fortunes que de ses vers, fit une
grimace qu il voulait rendre Cne et ne fut que laide et
gauche ; il s'imagina que l'expression de sa bouche, tordue
comme celle d'un singe, voulait dire : Ah! qui peut ré^
sister à monseigneur ? mais monseigneur y lut : Je suis^
un cuistre qui ne sais rien du grand monde ^ et, sans transi-
tion, il dit tout à coup« en prenant sur la table ime lettre
'le dépêches :
— Le duc de Roban est mort, c'est une bonne nou-
velle ; voilà les huguenots perdus. Il a eu bien du bon-
heur : je l'avais fait condamner par le pariement de-
Toulouse à être tiré à quatre chevaux, et il meurt tran-
quillement sur le champ de bataille de Rheinfeld. Mais
qu'importe? lo résultat est le même. Voilà encore une
grande tête parterre ! Gomme elles sont tombées depuis
ceUe de Montmorency ! Je n'en vois plus guère qui ne
s'incline devant moi. Nous avons déjà à peu près piini
toutes nos dupes de Versailles ; cert'^s, on n'a rien à me
reprocher : j'exerce contre eux la loi du talion, et je les
traite comme ils ont voulu me faire traiter au conseil de
la reine-mère. Le vieux radoteur de Bassompierre en
sera quitte pour la prison perpétuelle, ainsi que l'assas-
sin maréchal de Vitry, car ils n'avaient voté que cette
LS GàBIIfET. 107
peine pour moi. Quant au Mahilac, qui conseilla la
mort, je la lui réserve au premier faux pas, et te recom-
mande, Joseph, de me le rappeler; il faut être juste avec
tout le monde. Reste donc encore debout ce duc de
Bouillon, à qui son Sedan donne de l'orgueil ; mais je le
lui ferai bien rendre. C'est une chose merveilleuse que
leur aveuglement I ils se croient tous libres de conspirer,
et ne voient pas qu'ils ne font que voltiger au bout des fik
que je tiens d'une main, et que j'allonge quelquefois
pour leur donner de l'air et de l'espace. Et pour la morl
de leur cher duc, les huguenots ont-ils bien crié comme
un seul homme?
— Moins qifô pour l'affaire de Loudun, qui s'est pour-
tant terminée heureusement.
— Quoi! heureusement f lï'espère que Grandier est
mort?
— Oui ; c'est que je voulais dire. Votre Éminence
doit être satisfaite; tout a été fini dans les vingt-quatre
h^res; on n'y pense plus. Seulement Laubardemont a
fait une petite étourderie, qui était de rendre la séance
publique; c'est ce qui a causé un peu de tumulte; mais
nous avons les signalements des perturbateurs que l'on
suit.
— C'est bien, c'est très-bien. Urbain était un homme
trop supérieur pour le laisser là; il tournait au protes-
tantisme ; je parierais qu'il aurait fini par abjurer; son
ouvrage contre le célibat des prêtres me Ta fait conjec-
turer ; et, dans le doute, retiens ceci, Joseph : il faut
toujours mieux couper l'arbre avant que le fruit soil
poussé. Ces huguenots, vois-tu, sont une vraie répu-
blique dans l'Etat : si une fois ils avaient la majorité
en France, la monarchie serait perdue ; ils établiraient
quelque gouvernement populaire qui pourrait être du-
rable.'
108 CINQ-MARS
— Et quelles peines profondes ils causent tous lea
jours à notre saint-père le pape! dit Joseph.
— Ahl interrompit le cardinal, je te vois venir : tu
veux me rappeler son entêtement à ne pas te donner le
chapeau. Sois tranquille, j'en parlerai aujourd'hui au
nouvel ambassadeur que nous envoyons. Le maréchal
d'Ëstrées obtiendra en arrivant ce qui tratne depuis deux
ans que nous t'avons nommé au cardinalat ; je com-
mence aussi à trouver que la pourpre t'irait bien, car les
taches de sang ne s'y voient pas.
Et tous deux se mirent à rh:e, l'un comme un maître
qui accable de tout son mépris le sicaire qu'il paye,
l'autre comme un esclave résigné à toutes les humilia-
tions par lesquelles on s'élève.
Le rire qu'avait excité la danglante plaisanterie du
vieux ministre duraft encore, lorsque la porte du cabinet
s'ouvrit, et un page annonça plusieurs courriers qui arri-
vaient à la fois de divers points; le père Joseph se leva, et,
se plaçant debout, le dos appuyé contre le mur, comme
une momie égyptienne, ne laissa plus paraître sur son
visage qu'une stupide contemplation. Douze messagers
entrèrent successivement, revêtus de déguisements di-
vers : l'un semblait un soldat suisse ; un autre un vivan-
dier; un troisième, un maître maçon ; on les faisait entrer
dans le palais par un escalier et un corridor secrets, et
ils sortaient du cabinet par une porte opposée à celle
qui les introduisait, sans pouvoir se rencontrer ni se com-
muniquer rien de leurs dépêches. Chacun d'eux déposait
un paquet de papiers roulés ou plies sur la grande table,
parlait un instant au cardinal dans l'embrasure d'une
croisée, et partait. Richelieu s'était levé brusquement
dès l'entrée du premier messager, et, attentif à tout faire
par lui-même, il les reçut tous, les écouta et referma de sa
main sur eux la porte de sortie. 11 fit signe au père Joseph
i
LE CABINET. ' 109
quand le dernier fut parti, et,vsans parler, tous deux ou-
vrirent ou plutôt arrachèrent les paquets des dépêches,
et se dirent, en deux mots, le sujet des lettres.
— Le duc de Weimar poursuit ses avantages ; le duc
Charles est battu; l'esprit de notre général est assez bon ;
voici de bons propos qu'il a tenus à dîner. Je suis
content.
— Monseigneur, le vicomte de Turenne a repris les
places de Lorraine ; voici ses conversations particulières...
— Ah ! passez, passez cela ; elles ne peuvent pas être
dangereuses. Ce sera toujours un bon et honnête homme,
ne se mêlant point de politique ; pourvu qu'on lui donne
une petite armée à disposer comme une partie d'échecs,
n'importe contre qui, il est content; nous serons toujours
bons amis. ' v
— Voici le long Parlement qui dure encore en Angle-
terre. Les Communes poursuivent leur projet : voici des
massacres en Irlande... Le comte de Strafford est pon-
damné à mort.
— A mort ! quelle horreur I
— Je lis : « Sa Majesté Charles P' n'a pas eu le cou-
rage de signer l'arrêt, mais il a désigné quatre commis-
saires... n
— Roi faible, je t'abandonne. Tu n'auras plus notre
argent. Tombe, puisque tu es ingrat I... Oh malheureux
Wentworth I
Et une larme parut aux yeux de Richelieu ; ce même
homme qui venait de jouer avec la vie de tant d'autres,
pleura un ministre abandonné de son prince. Le rapport
de cette situation à la sienne l'avait frappé, et c'était lui-
même qu'il pleurait dans cet étranger. Il cessa de lire à
haute voix les dépêches qu'il ouvrait, et son confident
l'imita. 11 parcourut avec "une scrupuleuse attention tous
les rapport détaillés des actions les plus minutieuses et
7
110. ' CINQ-MARS.
les plus secrètes de tout personnage un peu important;
rapports qu'il faisait toujours joindre à ses nouvelles par
ses habiles espions. On attachait ces rapports secrets aux
dépêches du Roi, qui devaient toutes passe" par les
mains du Cardinal, et être soigneusement repliées, pour
a^rriver au prince épurées et telles qu'on voulait les lui
faire lire. Les notes particulières furent toutes brûlées
avec soin par le Père, quand le cardinal en eut pris con-
naissance ; et celui-ci cependant ne paraissait point satis-
fait : il se promenait fort vite en long et en large dans
Tappartement avec des gestes d'inquiétude, lorsque la
porte s'ouvrit et un treizième courrier entra. Ce nou-
veau messager avait l'air d'un enfant de quatorze ans à
peine ; il tenait sous le bras un paquet cacheté de noir
pour le Roi, et ne donna au Cardinal qu'un petit billet
sur lequel un regard dérobé de Joseph ne put entrevoir
que quatre mots. Le Duc tressaillit, le déchira en mille
pièces, et, se courbant à l'oreille de l'enfant, lui parla
Issez longtemps sans réponse; tout ce que Joseph enten-
dit fut, lorsque le Cardinal le fit sortir de la salle : Fais-y
bien attention, pas avant douze heures d'ici.
Pendant cet aparté du Cardinal, Joseph s'était occupé
à soustraire de sa vue un nombre infini de libelles qui
venaient de Flandre et d'Allemagne, et que le ministre
voulait voir, quelque amers qu'ils fussent pour lui. Il
affectait à cet égard une i)hilosophie qu'il était loin d'a-
voir, et, pour faire illusion à ceux qui l'entouraient,
il feignait quelquefois de trouver que ses ennemis n'a-
vaient pas tout à fait tort, et de rire de leurs plaisanteries ;
cependant ceux qui avaient une connaissance plus ap-
profondie de son caractère démêlaient une rage profonde
sous cette apparente modération et savaient qu'il n'était
satisfait que lorsqu'il avait fait condamner par le Parle-
ment le livre ennemi à être brûlé en place de Grève ,
XE CABINET. m
commet injurieux au Rai en la personne de son minisire
Vilbistrissime Cardinal, comme on le voit dans les arrêts
du temps, et que son seul regret était que l'auteur ne fût
pas à la place de l'ouvrage : satisfaction qu'il se don-
nait quand il le pouvait, conune il le fit pour Urbain
Grandier.
C'était son orgueil colossal qu'il vengeait ainsi sans se
l'avouer à lui-même, et travaillant longtemps , un an
quelquefois, à se persuader que l'intérêt de l'État y était
engagé. Ingénieux à rattacher ses affaires particulières à
celles de la France, il s'était convaincu lui-même qu'elle
saignait des blessures qu'il recevait. Joseph, très-attentif
& ne pas provoquer sa mauvaise humeur dans ce mo-
ment, mit à part et déroba un livre intitulé : Mystères
politiques du Cardinal de la Rochelle; un autre, attribué
à un moine de Munich, dont le titre était : Questiom quo-
libétiqueSf ajustées au temps présent, et Impiété sanglante
du dieu Mars. L'honnête avocat Aubery, qui nous a
transmis une des plus fidèles histoires de réminentissime
Cardinal, est transporté de fureur au seul titre du pre-
mier de ces livres, et s'écrie que le grand ministre eut
bien sujet de se glorifier que ces ennemis^ inspirés contre
leur gré du même enthousiasme qui a fait rendre des ora-
cles àVânesse de Balaam, à Caiphe et autres qui semblaient
plus indignes du don de la prophétie^ rappelaient à bon
titre Cardinal de la Rochelle, puisqu'il avait, trois ans
après leurs écrits, réduit cette ville, de même que Scipion
a été nommé V Africain pour avoir subjugué cetteptiOwiNCE.
*eu s'en fallut que le père Joseph, qui était nécessairement
ians les mêmes idées, n'exprimât dans les mêmes termes
Bon indignation; car il se rappelait avec douleur la part
de ridicule qu'il avait prise dans le siège de la Rochelle,
qui, tout en n'étant pas une province comme l'Afrique,
s'était permis de résister à Vémvwitissime Cardinal ,
112 CINQ-MARS.
quoique le père Joseph eût voulu faire passer les troupes
par UQ égout, se piquant d*étre assez habile dans l'art
des sièges. Cependant il se contint, et eut encore le temps
de cacher le libelle moqueur dans la poche de sa robe
brune avant que le ministre eût congédié son jeune cour-
rier et fût revenu de la porte à la table.
— Le départ, Joseph, le départ! dit-il. Ouvre les portes
h toute cette cour qui m'assiège, et allons trouver le Roi,
qui m'attend à Perpignan ; je le tiens cette fois pour tou-
jours.
Le capucin se retira, et bientôt les pages, ouvrant les
doubles portes dorées, annoncèrent successivement les
plus grands seigneurs de cette époque, qui avaient ob-
tenu du Roi la permission de le quitter pour venir saluer
le ministre ; quelques-uns même, sous prétexte de ma-
ladie ou d'affaires de service, étaient partis à la dérobée
pour ne pas être les derniers dans son antichambre, et
le triste monarque s'était trouvé presque tout seul, comme
les autres rois ne se voient d'ordinaire qu'à leur ht de
mort; mais il semblait que le trône fût sa couche funèbre
aux yeux de la cour, son règne une continuelle agonie,
et son ministre un successeur menaçant.
Deux pages des meilleures maisons de France se
tenaient près de la porte où les huissiers annonçaient
cliaque personnage qui, dans le salon précédent , avait
trouvé le père Joseph. Le Cardinal, toujours assis dans
son grand fauteuil, restait immobile pour le commun des
courtisans, faisait une inclination de tête aux plus dis-
tingués, et pour les princes seulement s'aidait de ses
deux bras pour se soulever légèrement; chaque courtisan
allait le saluer profondément, et, se tenant debout devant
lui près de la cheminée, attendait qu'il lui adressât la
parole : ensuite, selon le signe du Cardinal, il continuait
à faire le tour du salon Dour sortir par la même porte
LE CABINET. 113
par où Ton entrait, restait un moment à saluer le père Jo-
seph, qui singeait son maître et que Ton avait pour cela
nommé TÉminence grise, et sortait enfin du palais, ou
bien se rangeait debout derrière son fauteuil, si le mi-
nistre l'y engageait, ce qui était une marque de la plus
grande faveur.
Il laissa passer d'abord quelques personnages insigni-
fiants et beaucoup de mérites inutiles, et n'arrêta cette
procession qu'au maréchal d'Estrées, qui, partant pour
l'ambassade de Rome, venait lui faire ses adieux : tout
ce qui suivait cessa d'avancer. Ce mouvement avertit
dans le salon précédent qu'une conversation plus longue
s'engageait, et le père Joseph, paraissant, échangea avec le
Carctinal un regard qui voulait dire d'une part : Souvenez-
vous de la promesse que vous venez de me faire; de
l'autre : Soyez tranquille. En même temps, l'adroit capucin
fit voir à son maître qu'il tenait sous le bras une de ses
victimes qu'il préparait à être un docile instrument:
c'était un jeune gentilhomme qui portait un manteau
vert très-court et une veste de même couleur, un pan-
talon rouge fort serré, avec de brillantes jarretières d'or
dessous, habit des pages de Monsieur. Le père Joseph lui
parlait bien en secret, mais point dans le sens de son
maître; il ne pensait qu'à être cardinal, et se préparait
d'autres intelligences en cas de défection de la part du
premier ministre.
— Dites à Monsieur qu'il ne se fie pas aux apparences,
et qu'il n'a pas de plus fidèle serviteur que moi. Le Car-
dinal commence à baisser ; et je crois de ma conscience
d'avertir de ses fautes celui qui pourrait hériter du pou-,
voir royal pendant la minorité. Pour donner à votre grand
prince une preuve de ma bonne foi, dites- lui qu'on veut
faire arrêter Puy-Laurens, qui est à lui; qu'il le fasse
cacher, ou bien le Cardinal le mettra aussi à la Bastille.
11& CINQ-MARS.
Tandis que le serviteur trahissait ainsi son maître, le
maitre ne restait pas en arrière et trahissait le serviteur.
Son amour-propre et un reste de respect pour les choses
de rÉglise le faisaient souffrir à l'idée de voir le méprisable
agent couvert du même chapeau qui était une couronne
pour lui, et assis aussi haut que lui-même, à cela près
de l'emploi passager de ministre. Parknt donc à demi«
voix au maréchal d'Estrées:
— Il n*est pas nécesaire, lui dit-il, de persécuter plus
longtemps Urbain VIII en faveur de ce capucin que vous
voyez là-bas ; c'est bien assez que Sa Majesté ait daigné
le nommer au cardinalat, nous concevons les répugnaoïces
de Sa Sainteté à co^yrir ce mendiant de la pourpre ro-
maine.
Puis, passant de cette idée aux choses générales :
— Je ne sais vraiment pas ce qui peut refroidir le
Saint-Père à notre égard ; qu'avons-nous fait qui ne fût
pour la gloire de notre sainte mère l'Église catholique?
J'ai dit moi-même la première messe à la Rochelle, et
vous le voyez par vos yeux, monsieur le maréchal, notre
habit est partout, et même dans vos armées; le cardinal
de La Valette vient de commander glorieusement dans le
Palatinat.
— Et vient de faire une très-belle retraite, dit le maré-
chal, appuyant légèrement sur le mot retraite.
Le ministre continua, sans faire attention à ce petit
mot de jalousie de métier et en élevant la voix :
— Dieu a montré qu'il ne dédaignait pas d'envoyer
l'esprit de victoire à ses Lévites, car le duc de Weimar
n'aida pas plus puissamment à la conquête de la Lorraine
que ce pieux cardinal, et jamais une armée navale ne fut
mieux commandée que par notre archevêque de Bor-
deaux à la Rochelle.
On savait que dans ce moment le ministre était asses
LE CABINET. 115
aigri contre ce prélat, dont la hauteur était telle et les
impertinences si fréquentes, qu'il y avait eu deux affaires
assez désagréables dans Bordeaux. Il y avait quatre ans,
le duc d'Épemon, alors gouverneur de la Guyenne, suivi
de tous ses gentilshommes et de ses troupes, le renconr-
trant au milieu de son clergé dans une procession, l'ap-
pela insolent et lui donna deux coups de canne très-
vigoureux ; snr quoi Tarchevèque Texcommunia ; et tout
récemment encore, malgré cette leçon, il avait eu une
querelle avec le maréchal de Vitry, dont il avait reçu
vingt coups de canne ou de bâton, comme il vous plaira,
écrivait le Cardinal-Duc au cardinal de La Valette, et je
crois quHl veut remplir la France d'excommuniés. En effet,
il ^excommunia encore le bâton du maréchal, se souve-
nant qu'autrefois le pape avait forcé le duc d'Épemon à
lui demander pardon ; mais Vitry, qui avait fait assas-
siner le maréchal d'Ancre, était trop bien en cour pour
cela, et rarchevéque fut battu et de plus grondé par le
ministre.
M. d'Estrées pensa donc avec assez de tact qu'il pou-
vait y avoir un peu d'ironie dans la manière dont le Car-
dinal vantait les talents guerriers et maritimes de l'arche-
vêque, et lui répondit avec un sang-froid inaltérable :
— En efiet, monseigneur, personne ne peut dire que
\yd soit sur mer qu'il ait été battu.
Son Éminence ne put s'empêcher de sourire; mais,*
voyant que l'expression électrique de ce sourire en avait
fait naître d'autres dans la salle, et des chuchotements et
des conjectures, il reprit toute sa gravité sur-le-champ,
et prenant le bras familièrement au maréchal:
— Allons, allons, monsieur l'ambassadeur, dit-il, vous ]
avez la répartie bonne. Avec vous, je ne craindrais pas le 'i
cardinal Albornos, ni tous les Borgia du monde, ni tous ;!
les efforts de leur Espagne près du Saint-Père. j
1
116 CINQ^MARS.
Puis, élevant la voix et regardant tout autour de lui
comme pour s'adresser au salon silencieux et captivé :
— J'espère, continua-t-il, qu'on ne nous persécutera
plus comme Ton fît autrefois pour avoir fait une juste
alliance avec l'un des plus grands hommes de notre temps;
mais Gustave-Adolphe est mort, le roi catholique n'aura
plus de prétexte pour solliciter l'excommunication du
roi très-chrétien. N'étes-vous pas de mon avis, mon
cher seigneur ? dit-il en s'adressant au cardinal de La
Valette qui s'approchait et n'avait heureusement rien
entendu sur son compte. Monsieur d'Ëstrées, restez près
de notre fauteuil : nous avons encore bien des choses à
vous dire, et vous n'êtes pas de trop dans toutes nos con-
versations, car nous n'avons pas de secrets; notre poli»
tique est franche et au grand jour : l'intérêt de Sa Majesté
et de l'État, voilà tout.
Le maréchal fît un profond salut, se rangea derrière le
ûége du ministre, et laissa sa place au cardinal de La Va-
lette, qui, ne cessant de se prosterner, et de flatter et de
jurer dévouement et totale obéissance au Cardinal, comme
pour expier la roideur de son père le duc d'Épemon, n'eut
aussi de lui que quelques mots vagues et une conversa-
tion distraite et sans intérêt, pendant laquelle il ne cessa
de regarder à la porte quelle personne lui succédait. 11
eut même le chagrin de se voir interrompu brusquement
par le Cardinal-Duc, qui s'écria, au moment le plus flat-
teur de son discours mielleux :
— Ah ! c'est donc vous enfin, mon cher Fabert I Qu'il
me tardait de vous voi: pour vous parler du siège!
Le général salua d'm air brusque et assez gauchement
\e Cardinal généralissime, et lui présenta les officiers ve-
nus du camp avec lui. Il parla quelque temps des opéra^
tiens du siège, et le Cardinal semblait lui faire, en quel-
que sorte, la cour pour le préparer à recevoir plus tard
LE CABINET. 117
ses ordres sur le champ de bataille même ; il parla aux
officiers qui le suivaient, les appelant par leurs noms et
leur faisant des questions sur le camp.
Ils se rangèrent tous pour laisser approcher le duc
d'Angoulême ; ce Valois, après avoir lutté contre Henri IV,
se prosternait devant Richelieu. 11 sollicitait un comman-
dement qu'il n'avait eu qu'en troisième au siège de la
Rochelle. A sa suite parut le jeune Mazarin, toujours
souple et insinuant, mais déjà confiant dans sa fortune.
Le duc d*Halluin vint après eux : le Cardinal interrom-
pit les compliments qu'il leur adressait pour lui dire à
haute voix :
— Monsieur le duc, je vous annonce avec plaisir que
le Roi a créé en votre faveur un office de maréchal de
France ; vous signerez Schomberg , n'est-il pas vrai ? A
Leucate, délivrée par vous, on le pense ainsi. Mais par-
don, voici M. de Montauron qui a sans doute quelque
chose d'important à me dire.
— Oh I mon Dieu, non, monseigneur, je voulais seu-
lement vous dire que ce pauvre jeune homme, que vous
avez daigné regarder comme à votre service, meurt de
faim.
— Ah I comment, dans ce moment-ci, me parlez-vous
de choses semblables I Votre petit Corneille ne veut rien
faire de bon ; nous n'avons vu que le Cid et les Horaces
encore ; qu'il travaille, qu'il travaille, on sait qu'il est à
moi, c'est désagréable pour moi-môme. Cependant,
puisque vous vous y intéressez, je lui ferai une pension
de cinq cents écus sur ma cassette.
Et le trésorier de l'épargne se retira, charmé de la
libéralité du ministre, et fut chez lui recevoir, avec assez
de bonté, la dédicace de Cinna, où le grand Corneille
compare son âme à celle d'Auguste, et le remercie d'avoir
fait l'aumône à quelques Muses.
118 CINQ-MARS.
Le Cardinal, troublé par cette importunité, se leva en
disaat que la matinée s'avançait et qu'il était temps de
partir pour aller trouver le Roi.
En cet instant même, et comme les plus grands sei-
gneurs s'approchaient pour l'aider à niarcher, un homme
en robe de mattre des requêtes s'avança vers lui ^ sa-
luant avec un sourire avantageux et confiant qui étonna
tous les gens habitués au grand monde; il semblait
dire : Nous avons des affaires secrètes etisemble ; vous allez
voir comme il sera bien pour moi; je suis chez moi dans
son cabinet. Sa manière lourde et gauche trahissait pour-
tant un èlre très-inférieur : c'était Laubardemont.
Richelieu fronça le sourcil en le voyant en face de lui,
et lança un regard de feu à Joseph ; puis , se tournant
vers ceux qui Tentouraient, il dit avec un rire amer :
— Est-ce qu'il y a quelque criminel autour de nous ?
Puis, lui tournant le dos, le Cardinal le laissa plus
rouge que sa robe ; et, précédé de la foule des person-
nages qui devaient l'escorter en voiture ou à cheval, il
descendit le grand escalier de l'archeyèché.
Tout le peuple de Narbonne et ses autorités regardèrent
avec stupéfaction ce départ royal.
Le Cardinal seul entra dans une ample et spacieuse
Utière de forme carrée, dans laquelle il devait voyager
jusqu'à Perpignan , ses infirmités ne lui permettant ni
d'aller en voiture, ni de faire toute cette route à cheval.
Cette sorte de chambre nomade renfermait un lit, une
table, et une petite chaise pour un page qui devait
écrire ou lui faire la lecture. Cette machine, couverte de
damas couleur de pourpre, fut portée par dix-huit
hommes qui, de lieue en lieue, se relevaient ; ils étaient
choisis dans ses gardes, et ne faisaient ce service d'hon-
neur que la tète nue, quelle que fût la chaleur ou la
pluie. Le duc d'AngouIème. les maréchaux de Schom«
LE CABINBT. 119
berg et d'Estrées, Fabert et d*autres digaitaîres étaient à
cheval aux portières. Oa distinguait le cardinal de La Va-
lette et Mazarin parmi les plus empressés, ainsi que Gha-
vigny et le maréchal de Vitry, qui cherchait à éviter la
Bastille, dont il était menacé, disait-on.
Deux carrosses suivaient pour les secrétaires du Cardi-
nal, ses médecins et son confesseur ; huit voitures et quatre
chevaux pour ses geatilshonunes, et vingt-quatre mulets
pour ses bagages ; deux cents mousquetaires à pied Tes-
cortaient de très-près ; sa compagnie de gens d*armes de
la garde et ses chevau-Iégers, tous gentilshommes, mar-
chaient devant et derrière ce cortège, sur de magnifiques
chevaux.
Ce fut dans cet équipage que le premier ministre se ren-
dit en peu de jours à Perpignan. La dimension de la litière
obligea plusieurs fois de faire élargir des chemins et abattre
les murailles de quelques villes et villages où elle ne pou-
vait entrer; en sorte, disent les auteurs des manuscrits du
temps, tout pleins d'une sincère admiration pour ce luxe,
en sorte qu'il semblait un conquérant qui entre par la
brèche- Nous avons cherché en vain avec beaucoup de
soin quelque manuscrit des propriétaires ou habitants des
maisons qui s'ouvraient à son passage où la même admi-
ration Bki témoignée, et nous avouons ne l'avoir pu trouver.
120 CINQ-MARS.
CHAPITRE VIII
L*ENTREVUE
Uon génie étonné tremble derant 1« ikm.
Le pompeux cortège du Cardinal s'était arrêté à ren-
trée du camp; toutes les troupes sous les armes étaient
rangées dans le plus bel ordre, et ce fut au bruit du canon
et de la musique successive de chaque régiment que la
litière traversa une longue haie de cavalerie et d*infanterie,
formée depuis la première tente jusqu à celle du ministre,
disposée à quelque distance du quartier royal, et que la
pourpre dont elle était couverte faisait reconnaître de loin.
Chaque chef de corps obtint un signe ou un mot du Cardi-
nal, qui, enfin rendu sous sa tente, congédia sa suite, s'y
enferma, attendant l'heure de se présenter chez le Roi.
Mais, avant lui, chaque personnage de son escorte s'y était
porté individuellement, et, sans entrer dans la demeure
royale, tous attendaient dans de longues galeries couvertes
de coutil rayé et disposées comme des avenues (^ui condui-
saient chez le prince. Les courtisans s'y rencontraient et
se promenaient par groupes, se saluaient et se présentaient
la main, ou se regardaient avec hauteur, selon leurs inté-
rêts ou les seigneurs auxquels ils appartenaient. D'autres
chuchotaient longtemps et donnaient des signes d'étonné-
ment, de plaisir ou de mauvaise humeur, qui montraient
que quelque chose d'extraordinaire venait de se passer. Un
singulier dialogue, entre mille autres, s'éleva dans un coin
de la galerie principale.
L ENTREVUE. 121
— Puis-je savoir, monsieur l'abbé, pourquoi vous me
regardez d'une manière si assurée?
— Parbleu I monsieur de Launay, c'est que je suis cu-
rieux de voir ce que vous allez faire. Tout le monde aban-
donne votre Cardinal-Duc depuis votre voyage en Touraine ;
vous n'y pensez pas, allez donc causer un moment avec
les gens de Monsieur ou de la Reine ; vous êtes en retard
de dix minutes sur la montre du cardinal de La Valette,
qui vient de toucher la main à Rochepot et à tous les gen-
tilshommes du feu comte de Soissons, que je pleurerai
toute ma vie.
— Voilà qui est bien, monsieur de Gondi, je vous en-
tends assez, c'est un appel que vous me faites Thonneur
de m'adresser.
— Oui, monsieur le comte, reprit le jeune abbé en sa-
luant avec toute la gravité du temps ; je cherchais l'occasion
de vous appeler au nom de M. d'Attichi, mon ami, avec
qui vous eûtes quelque chose à Paris.
— Monsieur l'abbé, je suis à vos ordres, je vais chercher
mes seconds, cherchez les vôtres.
— Ce sera à cheval, avec l'épée et le pistolet, n'est-il
pas vrai ? ajouta Gondi, avec le même air dont on arran-
gerait une partie de campagne, en époussetant la manche
de sa soutane avec le doigt.
— Si tel est votre bon plaisir, reprit l'autre.
Et ils se séparèrent pour un instant en se saluant avec
grande poUtesse et de profondes révérences.
Une foule brillante de jeunes gentilshommes passait et
repassait autour d'eux dans la galerie. Ils s'y mêlèrent
pour chercher leurs amis. Toute l'élégance des costumes
du temps était déployée par la cour dans cette matinée :
les petits manteaux de toutes les couleurs, en velours ou
en satin, brodés d'or ou d'argent, des croix de Saint-Michel
et du Saint-Esprit, les fraises les plumes nombreuses des
122' CINQ-MARS.
chapeaux, les aiguillettes d*or, les chaînes qm suspendaient
de longues épées, tout brillait, tout étincelait, moins encore
que le feu des regards de celte jeunesse guerrière, que ses
propos vifs, ses rires spirituels et éclatants. Au milieu de
cette assemblée passaient lentement dea personnages gra-
ves et de grands seigneurs suivis de leurs nombreux gen-
tilshommes.
Le petit abbé de Gondi, qui avait la vue très-basse, se
promenait parmi la foule, fronçant les sourcils, fermant à
demi les yeux pour mieux voir, et relevant sa moustache,
car les ecclésiastiques en portaient alors. Il regardait cha-
cun sous le nez pour reconnaître ses amis, et s'arrêta enfin
à un jeune homme d'une fort grande taille, vêtu de noir de
la tète aux pieds, et dont l'épée même était d'acier bronzé
fort noir. Il causait avec un capitaine des gardes, lorsque
Tabbé de Gondi le tira à part :
— Monsieur de Thou, lui dit-il, j'aurai besoin de vous
pour second dans une heure, à cheval, avec l'épée et le
pistolet, si vous voulez me faire cet honneur...
— Monsieur, vous savez que je suis des vôtres tout à
fait et à tout venant. OCi nous trouverons-nous?
— Devant le bastion espagnol, s'il vous plaît.
— Pardon si je retourne à une conversation qui m'inté-
ressait beaucoup ; je serai exact au rendez-vous.
Et de Thou le quitta pour retourner à son capitaine. Il
avait dit tout ceci avec une voix fort douce, le plus inalté-
rable sang-froid, et même quelque chose de distrait.
Le petit abbé lui serra la main avec une vive satisfaction,
et continua sa recherche.
11 ne lui fut pas si facile de conclure le marché avec les
jeunes seigneurs auxquels il s'adressa, car ils le connais-
saient mieux que M. de Thou, et, du plus loin qu'ils le
voyaient venir, ils cherchaient h l'éviter, ou riaient de
L ENTREVUE. 123
lui-même avec lui, et ne s'engageaient point à le servir.
— Eh! l'abbé, vous voilà encore à chercher ; je gage
que c'est un second qu'il vous faut? dit le duc de Beau-
fort.
— Et moi, je parie, ajouta M. de La Rochefoucauld, que
c'est contre quelqu'un du Cardinal-Duc.
— Vous avez raison tous deux, messieurs ; mais depuis
quand riez-vous des affaires d'honneur?
— Dieu m'en garde I reprit M. de Beaufort ; des hommes
d'épée comme nous sommes vénèrent toujours tierce,
quarte et octave; mais, quant aux plis de la soutane, je n'y
connais rien.
— Parbleu, monsieur, vous savez bien qu'elle ne
m'embarsasse pas le poignet, et je le prouverai à qui
voudra. Je ne cherche du reste qu'à jeter ce froc aux
orties.
— C'est donc pour le déchirer que vous vous battez si
souvent? dit La Rochefoucauld. Mais rappelez-vous, mon
cher abbé, que vous êtes dessous.
Gondi tourna le dos en regardant à une pendule et ne
voulant pas perdre plus de temps à de mauvaises plaisan-
teries ; mais il n'eut pas plus de succès ailleurs, car, ayant
abordé deux gentilshommes de la jeune Reine, qu'il
supposait mécontents du Cardinal, et heureux par consé-
quent de se mesurer avec ses créatures, l'un lui dit fort
gravement':
— Monsieur de Gondi, vous savez ce qui vient de se
passer? Le Roi a dit tout haut : « Que notre impérieux
C4ardinal le veuille ou non , la veuve de Henri-le-Grand no
restera pas plus longtemps exilée. » Impéneux^ monsieur
l'abbé, sentez-vous cela? Le Roi n'avait encore rien dit
d'aussi fort contre lui. Impérieux! c'est une disgrâce
complète. Vraiment, personne n'osera plus lui parler; il va
quitter la cour aujourd'hui cortainoraent.
\2k CINQ-MARS.
*— On m*a dit cela, monsieur; mais j*ai une affaire...
— C'est heureux pour vous, qu'il arrêtait tout court dans
votre carrière.
— Une affaire d'honneur...
— Au lieu que Mazarin est pour vous...
— Mais voulez- vous, ou non, m'écouter ?
— Ah ! s'il est pour vous, vos aventures ne peuvent lui
sortir de la tête, votre beau duel avec M. de Coutenan et
la jolie petite épingliëre; il en a même parlé au Roi
Allons, adieu, cher abbé, nous sommes fort pressés ; adieu,
adieu...
Et, reprenant le bras de son ami, le jeune persifleur, sans
écouter un mot de plus, marcha vite dans la galerie et se
perdit dans la multitude des passants.
Lepauvreabberestaitdoncfortmortifie.de ne pouvoir
trouver qu'un second, et regardait tristement s'écouler
l'heure et la foule, lorsqu'il aperçut un jeune gentilhomme
qui lui était inconnu, assis près d'une table et appuyé sur
son coude d'un air mélancolique. U portait des habits de
deuil qui n'indiquaient aucun attachement particuher à une
grande maison ou à un corps; et, paraissant attendre sans
impatience le moment d'entrer chez le Roi, il regardait
d'un air insouciant ceux qui l'entouraient et semblait ne
les pas voir et n'en connaître aucun.
Gondi, jetant les yeux sur lai, l'aborda sans hésiter.
— Ma foi, monsieur, lui dit-il, je n'ai pas l'honneur de
vous connaître; mais une partie d'escrime ne peut jamais
déplaire à un homme comme il faut ; et, si vous voulez être
mon second, dans un quart d'heure nous serons sur le pré.
Je suis Paul de Gondi, et j'ai appelé M. de Launay, qui est
au Cardinal, fort galant homme d'ailleurs.
L'inconnu, sans être étonné de cette apostrophe, lui ré-
pondit sans changer d'attitude :
LENTREVUE. 125
— Et quels sont ses seconds ?
— Ma foi, je n'en sais rien ; mais que vous importe qui
le servira? on n'en est pas plus mal avec ses amis pour
leur avoir donné un petit coup de pointe.
L'étranger sourit nonchalamment, resta un instant à pas-
ser sa main dans ses longs cheveux châtains, et lui dit
enfm avec indolence et regardant à une grosse montre
roiide suspendue à sa ceinture :
— Au fait, monsieur, comme je n'ai rien de mieux à
faire et que je n'ai pas d'amis ici, je vous suis : j'aime au-
tant faire cela qu'autre chose.
Et, prenant sur la table son large chapeau à plumes
noires, il partit lentement, suivant le martial abbé, qui
allait vite devant lui et revenait le hâter, comme un en-
fant qui court devant son père, ou un jeune carlin qui
va et revient vingt fois avant d'arriver au bout d'une
allée.
Cependant, deux huissiers, vêtus de livrées royales, ou-
vrirent les grands rideaux qui séparaient la galerie de la
tente du Roi, et le silence s'établit partout. On commença
à entrer successivement et avec lenteur dans la demeure
passagère du prince. 11 reçut avec grâce toute sa cour, et
c'était lui-même qui le premier s'offrait à la vue de chaque
personne introduite.
Devant une très-petite table entourée de fauteuils dorés,
était debout le Roi Louis Xlll, environné des grands offi-
ciers de la couronne ; son costume était fort élégant: une
sorte de veste de couleur chamois, avec les manches ou-
vertes et ornées d'aiguillettes et de rubans bleus, le cou-
vrait jusqu'à la ceinture. Un haut-de-chausses large
et flottant ne lui tombait qu'aux genoux, et son étoffe
jaune et rayée de rouge était ornée en bas de rubans
bleus. Ses bottes à l'écuyère, ne s'élevant guère à plus de
trois pouces au-dessus de la cheville du pied, étaient dou-
126 G[NQ-MARS.
blées d'une profusion de dentelles, et si larges, qu'elles
semblaient les porter comme un vase porte des fleurs. Un
petit manteau de velours bleu, où la croix du Saint-Esprit
était brodée, couvrait le bras gauche du Roi, appuyé sur
le pommeau de son épée.
Il avait la tète découv3rte, et Ton voyait parfaitement
sa figure pâle et noble éclairée par le soleil que le haut
de sa tente laissait pénétrer. La petite barbe pointue que
l'on portait alors augmentait encore la maigreur de son
visage, mais en accroissait aussi l'expression mélanco-
lique ; à son front élevé, à son profil antique, à son nez
aquilin, on reconnaissait un prince de la grande race des
Bourbons; il avait tout de ses ancêtres, hormis la force
du regard : ses yeux semblaient rougis par des larmes et
voilés par un sommeil perpétuel, et l'incertitude de sa vue
lui donnait Fair un peu égaré.
Il affecta en ce moment d'appeler autour de lui et d'é-
couter avec attention les plus grands ennemis du Car-
dinal, qu'il attendait à chaque minute, en se balançant un
peu d'un pied sur l'autre, habitude héréditaire de sa fa-
mille ; il parlais avec assez de vitesse, mais s'interrom-
pant pour faire un signe de tête gracieux ou un geste de
la main à ceux qui passaient devant lui en le saluant pro-
fondément.
Il y avait deux heures pour ainsi dire que Ton passait
devant le Roi sans que le Cardinal eût paru ; toute la cour
était accumulée et serrée derrière le prince et dans les
galeries tendues qui se prolongeaient derrière sa tente ;
déjà un intervalle de temps plus long commençait à sé-
parer les noms des courtisans que l'on annonçait.
— Ne verrons-nous pas notre cousin le Cardinal? dit
le Roi en se retournant et regardant Montrésor , gen-
tilhomme de Monsieur, comme pour l'encourager k ré»
pondre.
L'ENTftEVOK. 127
— Sire, on le croit fort malade en cet instant, repartit
celui-ci.
— Et je ne vois pourtant que Votre Majesté qui le
puisse guérir, dit le duc de Beaufort.
— Nous ne guérissons que les écrouelles, dit le Roi;
bt les maux du Cardinal sont toujours si mystérieux, que
nous avouons n'y rien connaître.
Le prince s'essayait aussi de loin à braver son ministre,
prenant des forces dans la plaisanterie pour rompre
mieux son joug insupportable, mais si difficile à soule-
ver. Il croyait presque y avoir réussi, et, soutenu par
l'air de joie de tout ce qui l'environnait, il s'applaudissait
déjà intérieurement d'avoir su prendre l'empire suprême
et jouissait en ce moment de toute la force qu'il se
croyait. Un trouble involontaire au fond du cœur lui di-
sait bien que, cette heure passée, tout le fardeau de
l'Etat allait retomber sur lui seul ; mais il parlait pour
s'étourdir sur cette pensée importune, et se dissimulant
le sentiment intime qu'il avait de son impuissance à ré-
gner, il ne laissait plus flotter son imagination sur le ré-
sultat des entreprises, se contraignant ainsi lui-même à
oublier les pénibles chemins qui peuvent y conduire. Des
phrases rapides se succédaient sur ses lèvres.
— Nous allons bientôt prendre Perpignan, disait-il de
loin à Fabert. — Eh bien. Cardinal, la Lorraine est à
nous, ajoutait-il pour la Valette.
Puis touchant le bras de Mazarin :
— Il n'est pas si difficile que l'on croit de mener tout
un royaume n'est-ce pai ?
L'Italien, qui n'avait pas autant de confiance que le
commun des courtisans dans la disgrâce du Cardinal, ré-
pondit sans se compromettre :
— Ah 1 Sire, les derniers succès de Votre Majesté, au
dedans et au dehors, prouvent assez combien elle est
123 CI5Q-MAliS.
habile à choisir ses instniments et à les diriger, et...
Mais le duc de Beaufort, Imterrompant avec cette
roofiancCy cette vdx élevée et cet air qui lui méritèrent
par la suite le surnom (tImportanL s'écria tout haut de
sa tète :
— Pardieu, Sire, il ne faut que le vouloir ; une nation
se mène conmie un cheval avec Téperon et la bride ; et
comme nous sommes tous de bons cavaliers, on n*a qu'à
prendre parmi nous tous.
Cette belle sortie du fat n'eut pas le temps de 6ire son
effet, car deux huissiers à la fois crièrent : — Son Émi-
nence!
Le Roi rougit involontairement, comme surpris en
flagrant délit; mais bientôt, se raffermissant, il prit un
air de hauteur résolue qui n'échappa point au ministre.
Celui-ci, revêtu de toute la pompe du costume de car-
dinal, appuyé sur deux jeunes pages et suivi de son car-
pitaine des gardes et de plusdednq cents gentilshommes
attachés à sa maison, s'avança vers le Roi lentement, et
s'arrêtant à chaque pas, comme éprouvant des souf-
frances qui l'y forçaient, mais en effet pour observer
les physionomies qu'il avait en face. Un coup d'œil lui
sufBt.
Sa suite resta à l'entrée de la tente royale, et de tous
ceux qui la remplissaient pas un n'eut l'assurance de le
saluer ou de jeter un regard sur lui ; La Valette même
feignait d*être fort occupé d'une conversation avec Mon-
trésor ; et le Roi, qui voulait h mal recevoir , affecta de
le saluer légèrement et de continuer un aparté à voix
basse avec le duc de Beaufort.
Le Cardinal fut donc forcé, après le premier salut, de
s'arrêter et de passer du côté de Ja foule des courtisans,
comme s*il eût voulu s'y confondre; mais son dessein
était de les éprouver de plus Drès * ils reculèrent tous
l'entrevue. 129
comme à Faspect d'un lépreux ; le seul Fabert s'avança
vers lui avec l'aii* franc et brusque qui lui ^tail habituel^
et employant dans son langage les expressions de son
métier.
— Eh bien ! monseigneur, vous faites une brèche au
milieu d'eux comme un boulet de canon; je vous en
demande pardon pour eux.
— Et vous tenez ferme devant moi comme devant l'en-
nemi, dit le Cardinal-Duc ; vous n'en serez pas fâché par
la suite, mon cher Fabert.
Mazarin s'approcha aussi, mais avec précaution, du
Cardinal, et, donnant à ses traits mobiles l'expression
d'une tristesse profonde, lui fit cinq ou six révérences
fort basses et tournant le dos au groupe du Roi, de sorte
que Ton pouvait les prendre de là pour ces saluts froids
et précipités que l'on fait à quelqu'un dont on veut se
défaire, et du côté du Duc pour des marques de respect,
mais d'une discrète et silencieuse douleur.
Le ministre, toujours calme, sourit avec dédain; et,
prenant ce regard fixe et cet air de grandeur qui parais-
sait en lui dans les dangers imminents, il s'appuya de nou-
veau sur ses pages, et sans attendre un mot ou un re-
gard de son souverain, prit tout à coup son parti et
marcha dfrectement vers lui en traversant la tente dans
toute sa longueur. Personne ne l'avait perdu de vue,
tout en faisant paraître le contraire, et tout se tut, ceux
mêmes qui parlaient au Roi ; tous les courtisans se pen-
chèrent en avant pour voir et écouter.
Louis XIII étonné se retourna, et, la présence d'esprit
lui manquant totalement, il demeura immobile et atten-
dit avec un regard glacé, qui était sa seule f^rce, force
d'inertie très-grande dans un prince.
Le Cardinal, arrivé près du monarque, ne s'inclina pas;
mais, sans changer d'attitude^ les yeux baissés et les deux
130 CINQ-MARS.
mains posées sur l'épaule des deux enfants à demi cour^
bésy il dit : .
— Sire, je viens supplier Votre Majesté de m'accprder
enfin une retraite après laquelle je soupire depuis long-
temps. Ma santé chancelle ; je sens que ma vie est bien-
tôt achevée; l'éternité s'approche pour moi, et, avant
de rendre compte au Roi éternel, je vais le faire au roi
passager. 11 y a dix-huit ans, Sire, que vous m'avez re-
mis entre les mains un royaume faible et divisé ; je vous
le rends uni et puissant. Vos ennemis sont abattus et hu-
miliés. Mon œuvre est accomplie. Je demande à Votre
Majesté la permission de me retirer à Citeaux, où je suis
abbé-général, pour y finir mes jours dans la prière et la
méditation.
Le Roi, choqué de quelques expressions, hautaines de
ces paroles, ne donna aucun des signes de faiblesse
qu'attendait le Cardinal, et qu'il lui avait vus toutes les
fois qu'il r avait menacé de quitter les affaires. Au con-
traire, se sentant observé par toute sa cour, il le regarda
en roi et dit froidement :
— Nous vous remercions donc de vos services, mon-
sieur le Cardinal, et nous vous souhaitons le repos que
vous demandez.
Riciielieu fut ému au fond, mais d'un sentiment de
colère qui ne laissa nulle trace sur ses traits. « Voilé
bien cette froideur, se dit-il en lui-même, avec laqueUe
tu laissas mourir Montmorency ; mais tu ne m'échappe-
ras pas ainsi. » Il reprit la parole en s'inclinant :
— La seule récompense que je demande de mes ser-
vices, est que Votre Majesté daigne accepter de moi,' en
pur don, le Palais-Cardinal, élevé de mes deniers dans
Paris.
Le Roi étonné fit un signe de tète consentant. Un
murmure de surprise agita un moment la cour attentive.
L*ENTREyOE. 131
— Je me jette aussi aux pieds de Votre Majesté pour
qu'elle veuilJe m'accorder la révocation d'une rigueur
que j'ai provoquée (jeTavoue publiquement), et que je
regardai peut-être trop à la hâte comme utile au repos de
rÉtat. Oui, quand j'étais de ce monde J'oubliais trop mes
plus anciens sentiments de respect et d'attachement pour
le bien général ; à présent que je jouis déjà des lumiè-
res de la solitude , je vois que j'ai eu tort ; et jo me
repens.
L'attention redoubla, et l'inquiétude du Roi devint
visible.
— Oui, il est une personne, Sire, que j'ai toujours ai-
mée, malgré ses torts envars vous et Téloignement que
les affaires du royaume me forcèrent à lui montrer ; une
personne à qui j'ai dû beaucoup, et qui vous doit être
chère, malgré ses entreprises à main armée contre vous-
même ; une personne enfin que je vous supplie de rap-
peler de l'exil : je veux dire la Reine Marie de Médids,
votre mère.
Le Roi laissa échapper un cri involontaire, tant il était
loin de s'attendre à ce nom. Une agitation tout à conp
réprimée parut sur toutes les physionomies. On atten-
dait en silence les paroles royales. Louis XIII regarda
longtemps son vieux ministre sans parler, et ce regard
décida du destin de la France. Il se rappela en un mo-
ment tous les services infatigables de Richelieu, son
dévouement sans bornes, sa surprenante capacité, et
s'étonna d'avoir voulu s'en séparer ; il se sentit profon-
dément attendri à cette demande, qui allait chercher sa
colère au fond de son cœur pour l'en arracher, et lui
faisait tomber des mains la seule arme qu'il eût contre
son ancien serviteur ; l'amour filial amena le pardon sur
ses lèvres et les larmes dans ses yeux ; heureux d'accor-
der ce qu'il désirait le plus au monde, il tendit la main
132 CINQ-MARS.
au Duc avec toute la noblesse et la bonté d'un Bourbon.
Le Cardinal s'inclina, la baisa avec respect ; et son cœur,
qui aurait dû se briser de repentir, ne se remplit que de
la joie d'un orgueilleux triomphe.
Le prince touché, lui abandonnant sa main, se re-
tourna avec grâce vers sa cour, et dit d'une voix très-
émue:
— Nous nous trompons souvent, messieurs, et surtout
pour connaître un aussi grand politique que celui-ci ; il
ne nous quittera jamais, j'espère, puisqu'il a un cœur
aussi bon que sa tète.
Aussitôt le cardinal de La Valette s'empara du bas du
manteau du Roi pour le baiser avec l'ardeur d'un amant,
et le jeune Mazarin en fit presque autant au Duc de Ri-
chelieu lui-même, prenant un visage rayonnant de joie
et d'attendrissement avec l'admirable souplesse italienne.
Deux flots d'adulateurs fondirent, l'un sur le Roi, l'autre
sur le ministre: le premier groupe, non moins adroit
que le second, quoique moins direct, n'adressait au
prince que les remerciments que pouvait entendre le mi-
nistre, et brûlait aux pieds de l'un l'encens qu'il desti-
nait à l'autre. Pour Richelieu, tout en faisant un signe de
tète à droite et donnant un sourire à gauche, il fit deux
pas, et se plaça debout à la droite du Roi, comme à sa
place naturelle. Un étranger en entrant ofût plutôt pensé
que le Roi était à sa gauche. — Le maréchal d'Ëstrées et
tous les ambassadeurs, le duc d'Angoulème, le duc
d'Halluin ( Schomberg ) , le maréchal de Ghâtillon et tous
les grands officiers de l'armée et de la couronne l'entou-
raient, et chacun d'eux attendait impatiemment que le
compliment des autres fût achevé pour apporter le sien,
craignant qu'on ne s'emparât du madrigal flatteur
qu'il venait d'improviser, ou de la formule d'adulation
qu'il inventait. Pour Fabert^ il s'était retiré dans un coin
/
L'ÈNTREVOfe. ^ 133
de la tente, et ne semblait pas avoir fait grande attention
à toute cette scène. Il causait avec Montrésor et les gen-
tilshommes de Monsieur, tous ennemis jurés du Cardi-
nal, parce que, hors de la foule qu'il fuyait, il n'avait
trouvé qu'eux à qui parler. Cette conduite eût été d'une
extrême maladresse dans tout autre moins Connu ; mais
on sait que, tout en vivant au milieu de la cour, il igno-
rait toujours ses intrigues ; et on disait qu'il revenait
d'une bataille gagnée comme le cheval du Roi de la
chasse, laissant les chiens caresser leur maître et se par-
tager la curée, sans chercher à rappeler la part qu'il avait
eue au triomphe.
L'orage semblait donc entièrement apaisé, et aux agi-
tations violentes de la matinée succédait un calme fort
doux; un murmure respectueux interrompu par des
rires agréables, et l'éclat des protestations d'attachement,
étaient tout ce qu'on entendait dans la tente. La voix du
,Cardinal s'élevait de temps à autre pour s'écrier : — Cette
pauvre Reine ! nous allons donc la revoir ! je n'aurais'
jamais osé espérer ce bonheur avant de mourir! Le Roi
î'écoutait avec coafiance et ne cherchait pas à cacher
sa satisfaction: — C'est vraiment une idée qui lui est
venue d'en haut, disait-il ; ce bon Cardinal, contre lequel
on m'avait tant fâché, ne songeait qu'à l'union de ma
famille ; depuis la naissance du Dauphin, je n'ai pas goûté
de plus vive satisfaction qu'en ce moment. La protection
de la sainte Vierge est visible pour le royaume.
En ce moment un capitaine des gardes vint parler à
l'oreille du prince.
— Un courrier de Cologne î dit le Roi ; qu'il m'attende
dans mon cabinet.
Puis, n'y tenant pas: — J'y vais, j'y vais, dit-il. Et il
entra seul dans une petite tente carrée attenante à la
grande. On y vit un ieune courrier tenant un porte-
9
i34 CINQ-MARS.
feuille noir y et les rideaux s'abaissèrent sur lo Roi.
Le Cardinal, resté seul maître de la cour, en concen-
trait toutes les adorations ; mais on s'aperçut qu'il ne les
recevait plus avec la môme présence d'esprit; il demanda
plusieurs fois quelle heure il était, et témoigna un trouble
qui n'était p^s joué; ses regards durs et inquiets se tour-
naient vers le cabinet : il s'ouvrit tout à coup ; le Roi re-
parut seul, et s'arrêta à l'entrée. Il était plus pâle qu'à
l'ordinaire et tremblait de tout son corps ; il tenait à la
main une large lettre couverte de cinq cachets noirs.
— Messieurs, dit-il avec une voix haute mais entrecou-
pée, la Reine-mère vient de mourir à Cologne, et je n'ai
peut-être pas été le premier à l'apprendre, ajouta-t-il en
jetant un regard sévère sur le Cardinal impassible ; mais
Dieu sait tout. Dans une heure, à cheval, et l'attaque des
lignes. Messieurs les Maréchaux, suivez-moi.
Et il tourna le dos brusquement, et rentra dans son
cabinet avec eux.
La cour se retira après le ministre, qui, sans donner un
signe de tristesse ou de dépit, sortit aussi gravement qu'ii
était entré, mais en vainqueur.
J
LE SIÉGS. l-h]
CHAPITRE IX
LE SIÉOE
Il papa alzato l« mani a fattomi un |k
tente crocione aopra la mia fîgura, mi disie»
ehe mi benedira e clie mi perdonara tutti ^t
omJcidii che io arero mai fatti, e tutti quelH
ehe mai io ferai in aerrizio délia Chiesa apos*
toliea*
BeNVJ»UTO CBLLINf.
Il est des moments dans la vie où Ton souhaite avec
ardeur les fortes commotions pour se tirer des petites
douleurs ; des époques où l'âme, semblable au lion de la
fable et fatiguée des atteintes continuelles de Tinsecte,
souhaite un plus fort ennemi, et appelle lés dangers de
toute la puissance de son désir. Cinq-Mars se trouvait
dans cette disposition d'esprit, qui natt toujours d*une^
sensibilité maladive des organes et d'une perpétuelle agi-
tation du cœur. Las de retourner sans cesse en lui-même
les combinaisons d'événements qu'il souhaitait et celles
qu'il avait à redouter ; las d'appliquer à des probabilités
tout ce que sa tête avait de force pour les calculs, d'ap*
peler à son secours tout ce que son éducation lui avait
fait apprendre de la vie des hommes illustres pour le
rapprocher de sa situatioit présente ; accablé de ses re*
grets, de ses songes, des prédictions, des chimères,
des craintes et de tout ce monde imaginaire dans le-
quel il avait vécu pendant son voyage solitaire, il respira
en se trouvant jeté dans un monde réel presque aussi
bruyant, et le sentiment de deux dangers véritables ren-
dit à son sang la circulation! et la jeunesse à tout son
être.
136 CINQ'MARS.
/
Depuis la scène nocturne de son auberge près de Loin
dun, il a'avait pu reprendre assez d'empirje sur son esprit
pour s'occuper d'autre chose que de ses chères et doulou-
reuses pensées ; et une sorte de consomption s'emparait
déjà de lui, lorsque heureusement il arriva au camp de
Perpignan, et heureusement encore eut occasion d'accepter
la proposition de Tabbé de Gondi ; car on a sans doute
reconnu Cinq-Mars dans la personne de ce jeune étranger
en deuil, si insouciant et si mélancolique, que le duelliste
en soutane avait pris pour témoin.
Il avait fait établir sa tente comme volontaire dans la
rue du camp assignée aux jeunes seigneurs qui devaient
être présentés au Roi et servir comme aides de camp des
généraux ; il s'y rendit promptement, fut bientôt armé,
à cheval et cuirassé selon la coutume qui subsistait en-
core alors, et partit seul pour le bastion espagnol, lieu
du rendez-vous. Il s'y trouva le premier, et reconnut
qu'un petit champ de gazon caché par les ouvrages de Ja
place assiégée avait été fort bien choisi par le petit abbé
pour ses projets homicides; car, outre que personne n'eût
soupçonné des officiers d'aller se battre sous la ville jméme
qu'ils attaquaient, le corps du bastion les séparait du camp
français, et devait les voiler comme un immense paravent,
il était bon de prendre ces précautions, car il n'en coûtait
pas moins que la tète alors pour s'être donné la satisfac-
tion de risquer son corps.
En attendant ses amis et ses adversaires, Cinq-Mars
eut le temps d'examiner le côté du sud de Perpignan,
devant lequel il se trouvait. Il avait entendu dire que ce
n'était pas ces ouvrages que l'on attaquerait, et cherchait
en vain à se rendre compte de ces projets. Entre cette
fa^e méridionale de la viUe, les montagnes de l'Albère et
le col du Perthus, on aurait pu tracer des lignes d'attaque
et des redoutes contre le point accessible ; mais pas un
LE SltG% 137
soldat de l'armée n'y était placé ; toutes les forces sem^
blaient dirigées sur le nord de Perpignan, du côté le plus
difficile, contre un fort de brique nommé le Castillet, qui
surmonte la porte de Notre-Dame, Il vit qu'un terrain
en apparence marécageux, mais très-solide, conduisait
jusqu'au pied du bastion espagnol; que ce poste était
gardé avec toute la négligence castillane, et ne pouvait
avoir cependant de force que par ses défenseurs, car ses
créneaux et ses meurtrières étaient ruinés et garnis de
quatre pièces de catBèn d'un énorme calibre, encaissées
dans du gazon, et par là rendues immobiles et impossibles
à diriger contre une troupe qui se précipiterait rapide-
ment au pied du mur.
Il était aisé de voir que ces énormes pièces avaient ôté
aux assiégeants l'idée d'attaquer ce point, et aux assiégés
ceHe d'y multiplier les moyens de défense. Aussi, d'un
côté, les postes avancés et les vedettes étaient fort éloi-
gnés ; de l'autre, les sentinelles étaient rares et mal sou-
tenues. Un jeune Espagnol, tenant une longue escopette
avec sa fourche suspendue à son côté, et la mèche fu-
mante dans la main droite, se promenait nonchalamment
sur le rempart, et s'arrêta à considérer Cinq-Mars, qui
faisait à cheval le tour des fossés et du marais.
— Senor Caballero, lui dit-il, est-ce que vous voulez
prendre le bastion à vous seul et à cheval, comme don
Ouixote-Quixada de la Mancha ?
Et en même temps il détacha la fourche ferrée qu'il
avait au côté, la planta en terre, et y appuyait le bout de
5on escopelte pour ajuster, lorsqu'un grave Espagnol
plus âgé, enveloppé dans un sale manteau brun, lui dit
dans sa langue :
— Ambrosio de demoniOy ne saîs-tu pas bien qu'il est
défendu de perdre la poudre inutilement jusqu'aux sorties
ou aux attaques, pour avoir le plaisir de tuer un enfant
H.
138. CINQ-MARS.
qui ne vaut pas ta mèche ! C'est ici même que Charles
Quint a jeté et noyé dans le fossé la sentinelle endormie.
Fais ton devoir, ou je l'imiterai.
Ambrosio remit son fusil sur son épaule, son bâton
fourchu à son côté, et reprit sa promenade sur le
rempart.
Cinq-Mars avait été fort peu ému de ce geste mena-
/inty et s'était contenté d'élever les rênes de son cheval
et de lui approcher les éperons, sachant que d'un saut
de ce léger animal il serait transporté derrière un petit
mur d'une cabane qui s'élevait dans le champ où il se
trouvait, et serait à l'abri du fusil espagnol avant que
l'opération de la fourche et de la mèche fût terminée. IL.
savait d'ailleurs qu'une convention tacite des deux ar-
mées empêchait que les tirailleurs ne fissent feu sur les
sentmelles, ce qui eût été regardé comme un assassinat
de chaque côté. Il fallait même que le soldat qui s'était
disposé ainsi à l'attaque fût dans l'ignorance des consignes
pour l'avoir fait. Le jeune d'Efflat ne fit donc aucun mou-
vement apparent ; et lorsque le factionnaire reprit sa
promenade sur le rempart, il reprit la sienne sur le ga-
zon, et aperçut bientôt cinq cavaliers qui se dirigeaient
vers lui. Les deux premiers qui arrivèrent au plus grand
galop ne le saluèrent pas; mais, s'arrêtant presque sur
lui, se jetèrent à terre, et il se trouva dans les bras du
conseiller de Thou, qui le serrait tendrement, tandis que
le petit abbé de Gondi, riant de tout son cœur, s'écriait:
— Voici encore un Oreste qui retrouve son Pylade, et
au moment d'immoler un coquin qui n'est pas de la fa-
mille du Roi des rois, je vous assure!
— Eh quoi! c'est vous , cher Cinq-Mars! s*écriaitde
Thou ; quoi ! sans que j'aie su votre arrivée au camp?
Oui, c'est bien vous; je vous reconnais, quoique vous
soyez plus pâle. Avez-vous été malade, cher ami 7 je vous
LE SIÈGE. 139
ai écrit bien souvent; car notre amitié d'enfance m'est
demeurée bien avant dans le cœur. -
— Et moi, répondit Henri d'Effiat, j'ai été bien coupa-
ble envers vous : mais je vous conterai tout ce qui m'étour-
dissait; je pourrai vous en parler, et j'avais honte de vous
l'écrire. Mais que vous êtes bon ! votre amitié ne s'est
point lassée.
— Je vous connais trop bien, reprenait de Thou; je
savais qu'il ne pouvait y avoir d'orgueil entre nous, et que
mon âme avait un écho dans la vôtre.
Avec ces paroles, ils s'embrassaient les yeux humides
de ces larmes douces que l'on verse si rarement dans la
vie, et dont il semble cependant que le cœur soit toujours
chargé, tant elles font de bien en coulant.
Cet instant fut court; et, pendant ce peu de mots,
Gondi n'avait cessé de les tirer par leur manteau en di-
sant :
— A cheval ! à cheval ! messieurs. Eh I pardieu, vous
aurez le temps de vous embrasser, si vous êtes si tendres;
mais ne vous faites pas arrêter, et songeons à en finir
bien vite avec nos bons amis qui arrivent. Nous sommes
dans une vilaine position, avec ces trois gaillard-là en
face, les archers pas loin d'ici, et les Espagnols là-haut; il
faut tenir tête à trois feux.
Il parlait encore lorsque M. de Launay, se trouvant à
soixante pas de là avec ses seconds, choisis dans ses amis
plutôt que dans les partisans du Cardinal, embarqua son
cheval au petit galop, selon les termes du manège, et,
avec toute la précision des leçons qu'on y reçoit, s'avança
de très-bonne grâce vers ses jeunes adversaires et les sa-
lua gravement :
~ Messieurs, dit-il, je crois que nous ferions bien de
nous choisir et de prendre du champ; car il est question
.d'attaquer les lignes et il faut aue je sois à mon poste.
140 CINQ-MARS.
— Nous sommes prêts, monsieur, dit Cinq-Mars ; et,
quant à nous choisir, je serai bien aise de me trouver en
face de vous; car je n'ai point oublié 1» maréchal de Bas-
sonipierre et le bois de Chaumont; vous savez mon avis
sur votre insolente visite chez ma mère.
— Vous êtes jeune, monsieur; j*ai rempli chez madame
votre mère les devoirs d*homme du monde ; chez le ma-
réchal, ceux de capitaine des gardes; ici, ceux de gentil-
homme avec monsieur Tabbé qui m'a appelé; et ensuite
j'aurai cet honneur avec vous.
— Si je vous le permets, dit Tabbé déjà à cheval-
Ils prirent soixante pas de champ, et c'était tout ce
qu'offrait d'étendue le pré qui les renfermait; l'abbé de
Gondi fut placé entre de Thpu et son ami, qui se trouvait
le plus rapproché des remparits, où deux officiers espa-
gnols et une vingtaine de soldats se placèrent, comme au
balcon, pour voir ce duel de six personnes, spectacle qui
leur était assez habituel. Ils donnaient les mêmes signes
de joie qu'à leurs combats de taureaux, et riaient de ce
rire sauvage et amer que leur physionomie tient du sang
arabe.
A un signe de Gondi, les six chevaux partirent au ga-
lop, et se rencontrèrent sans se heurter au milieu de
l'arène; à l'instant six coups de pistolet s'entendirent
presque ensemble, et la fumée couvrit les combattants.
Quand elle se dissipa, on ne vit, des sue cavaliers et des
six chevaux, que trois hommes et trois animaux en bon
état. Cinq-Mars était à cheval, donnant la main à son ad-
versaire aussi calme que lui ; à l'autre extrémité, de Thoa
s'approchait du sien, dont il avait tué le cheval, et l'ai-
dait à ^e relever ; pour Gondi et de Launay , on ne les
voyait plus ni l'un ni l'autre. Cinq-Mars, les cherchant avec
inquiétude, aperçut en avant le cheval de l'abbé qui sau-
tait et caracolait, traînant à sa suite le futur cardinal, qui
LB SIÉGB. Ul
avait le pied pris dans Tétrier et jurait comme s*il n'eût
jamais étudié autre choses que le langage des camps : il
avait le nez et les mains tout en sang de sa chute et de
ses efforts pour s'accrocher au gazon, et voyait avec assez
d'humeur son cheval, que son pied chatouillait bien mal-
gré lui se diriger vers le fossé rempli d'eau qui entou-
rait le bastion, lorsque heureusement Cinq*Mars, passant
entre le bord du marécage et le cheval, le saisit par la
bride et l'arrêta.
— £h bien I mon cher abbé, je vois que vous n'êtes
pas bien malade, car vous parlez énergiquement
' — Par la corbleu I criait Gondi en se débarbouillant do
la terre qu'il avait dans les yeux, pour tirer un coup de
pistolet à la figure de ce géant, il a bien fallu me pen-
cher en avant et m'élever sur l'étrier ; aussi ai-je un peu
perdu l'équilibre ; mais je crois qu'il est par terre aussi
— Vous ne vous trompez guère, monsieur, dit de
Thou, qui arriva ; voilà son cheval qui nage dans le fossé
avec son maître, dont la cervelle est emportée ; il . faut
songer à nous évader.
— Nous évader? c'est assez difficile, messieurs, dit
l'adversaire de Cinq-Mars survenant, voici le coup de ca-
non, signal de l'attaque ; je ne croyais pas qu'il partit
si tôt : si nous retournons, nous rencontrerons les Suisses
et les lansquenets qui sont en bataille sur ce point.
— M. de Fontrailles a raison, dit de Thou; mais, si nous
ne retournons pas, voici les Espagnols qui courent aux
armes et nous feront sifQer des balles sur la tête.
— Eh bien ! tenons conseil, dit Gondy ; appelez donc
M. de Montrésor, qui s'occupe inutilement de chercher le
corps de ce pauvre de Launay. Vous ne l'avez pas blessé,
monsieur de Thou?
— Non, monsieur l'abbé, tout le monde n'a pas la main
si heureuse que la vôtre« dit amèrement Montrésor, qui
14?. CINQ-MARS.
«Tenait boitant un peu à cause de sa chute ; nous n'aurons
pas le temps de continuer avec Tépée.
— Quant à continuer, je n'en suis pas, messieurs, dit
Fontraiiles ; M. de Cinq-Mars en a agi trop noblement
avec moi : mon pistolet avait fait long feu, et, ma foi, le
sien s'est appuyé sur ma joue, j'en sens encore le froid ;
il a eu la bonté de Tôter et de le tir^r en l'air ; je ne l'ou-
blîerai jamais, et je suis à lui à la vie et à la mort.
— Il ne s'agit pas de cela, messieurs, interrompit Cinq-
Mars ; voici une balle qui m'a sifQé à l'oreille ; l'attaque
est commencée de toutes parts, et nous sommes enve-
loppés par les amis et les ennemis.
En effet, la canonnade était générale ; la citadelle, la
ville et l'armée étaient couvertes de fumée ; le bastion
seul qui leur faisait face n'était pas attaqué ; et ses gardes
semblaient moins se préparer à le défendre qu'à examiner
les sort des fortifications.
— Je crois que l'ennemi a fait une sortie, dit Montré-
sor, car la fumée a cessé dans la plaine, et je vois des
masses de cavaliers qui chargent pendant que le canon
de la place les protège.
— Messieurs, dit Cinq-Mars, qui n'avait cessé d'obser
ver les murailles, nous pourrions prendre un parti : ce
serait d'entrer dans ce bastion mal gardé.
— C'est très-bien dit, monsieur, dit Fontraiiles ; mais
nous ne sommes que cinq contre trente au moins, et nous
voilà bien découverts et faciles à compter.
— Ma foiÇSmdée n'est pas mauvaise, dit Gondi : il vaut
mieux être iisîll^Hà-haut que pendu là-bas, si l'on vient
à nous trou\LBr ; car ils doivent déjà s'être aperçus que
M. de Launay manque à sa compagnie, et toute la cour
sait notre affaire.
— Parbleu i messieurs^ dit Montrésor, voilà» du secourg
qui nous vient]
Lt SIÉGB. l&ô
Uae troupe nombreuse à cheval, mais fort en désordie,
arrivait sur eux au plus grand galop ; des habits rougeb
les Ëdsaient voir de loin ; ils semblaient avoir pour but
de s'arrêter dans le champ même où se trouvaient nos
duellistes embarrassés, car à peine les premiers chevaux y
furent- ils, que les cris de halte se répétèrent et se prolon-
gèrent par la voix des chefs mêlés à leurs cavaliers.
— Allons au-devant d'eux, ce sont les gens d'armes
de la garde du Roi, dit Fontrailles ; je les reconnais à
leurs cocardes noires. Je vois aussi beaucoup de cbevau*
légers avec eux; mêlons-nous à leur désordre, car je
crois qu'ils sont ramenés.
Ce mot est un terme honnête qui voulait dire et signifie
encore en déroute dans le langage militaire. Tous les cinq
s'avancèrent vers cette troupe vive et bruyante, et virent
que cette coirjecture était très-juste. Mais, au lieu de la
consternation qu'on pourrait attendre en pareil cas, ils
ne trouvèrent qu'une gaieté jeune et bruyante, et n'en-
tendirent que des éclats de rire de ces deux compagnies.
— Ah I pardieu, Cahuzac, disait l'un, ton cheval cou-
rait mieux que le mien ; je crois que tu l'as exercé aux
chasses du Roi.
— C'est pour que nous soyons plus tôt ralliés que tu es
arrivé le premier ici, répondait Tautre.
— Je crois que le marquis de Coislin est fou de nous
faire charger quatre cents contre huit régiments espa-
gnols.
— Ah I ah ! ah I Locmaria, votre panache est bien ar-
ftHigé 1 il a l'air d'un saule pleureur. Si nous suivons ce-
lui-là, ce sera à l'enterrement.
— Ehl messieurs, je vous l'ai dit d'avance, répondait
d*assez mauvaise humeur ce jeune officier; j'étais sûr
que ce capucin de Joseph, qui se mêle de tout, se trom-
pait ea nous disant de cbarAer de la part du Cardinal.
1^4 CINQ-MARS.
Mais auriez-vous été contents si ceux qui ont l'honneur
de vous commander avaient refusé la charge?
— Non ! non I non I répondirent tous ces jeunes gens
en reprenant rapidement leurs rangs.
— J'ai dit, reprit le vieux marquis de Coislin, qui, avec
ses cheveux blancs, avait encore le feu de la jeunesse
dans les yeux, que si l'on vous ordonnait de monter à
l'assaut à cheval, vous loferiez.
— Bravo I bravo I crièrent tous les gens d'armes en
battant des mains.
— Eh bien, monsieur le marquis, dit Cinq-Mars en
s'approchant, voici l'occasion d'exécuter ce que vous
avez promis; je ne suis qu'un simple volontaire, mais il
y a déjà un instant que ces messieurs et moi examinons
ce bastion, et je crois qu'on en pourrait venir à bout.
— Monsieur, au préalable, il feiudrait sonder le gué
pour...
En ce moment, une balle partie du rempart même
dont on parlait vint casser la tète au cheval du vieux
capitaine.
— Locmaria, de Mouy, prenez le commandement, et
l'assaut, l'assaut! crièrent les deux compagnies nobles,
le croyant mort.
— Un moment, un moment, messieurs, dit le vieux
Coislin en se relevant, je vous y conduirai, s'il vous plaît;
guidez-nous, monsieur le volontaire, car les Espagnols
nous invitent à ce bal, et il faut répondre poliment.
A peine le vieillard fut-il sur un autre cheval, que lui
amenait un de ses gens, et eut-il tiré son épée, que, sans
attendre son commandement, toute cette ardente jeu-
nesse, précédée par Cinq-Mars et ses amis, dont les che-
vaux étaient poussés en avant par les escadrons, se jeta
dans les marais, où, à son grand étonnement et à celui
des Espagnols, qui comptaient trop sur sa profondeur,
LE SIÈGE. . 1&5
les chevaux ne s'enfoncèrent que jusqu'aux jarrets, et mal-
gré une décharge à mitraille des deux plus grosses pièces,
tous arrivèrent pêle-mêle sur un petit terrain de gazon, au
pied des remparts à demi ruinés. Dans l'ardeur du passage,
Cinq-Mars et Fontrailles, avec le jeune Locmaria, lancèrent
leurs chevaux sur le rempart même ; mais une vive fusil-
lade tua et renversa ces trois animaux, qui roulèrent avec
leurs maîtres.
— Pied à terre, messieurs ! cria le vieux Coislin ; le pis-
tolet et répée, et en avant ! abandonnez vos chevaux.
Tous obéirent rapidement et vinrent se jeter en foule
à la brèche.
Cependant de Thou, que son sang-froid ne quittait jamais
non plus que son amitié, n'avait pas perdu de vue son
jeune Henry, et l'avait reçu dans ses bras lorsque son
cheval était tombé. Il le remit debout, lui rendit sc»népée
échappée, et lui dit avec le plus grand calme, malgré les
balles qui pleuvaient de tout côté :
— Mon ami, ne suis-je pas bien ridicule au milieu de
toute cette bagarre, avec mon habit de conseiller au Par-
lement?
— Parbleu, dit Montrésor qui s'avançait, voici l'abbé
qui vous justifie bien.
En effet, le petit Gondi, repoussant des coudes les che-
vau-légers, criait de toutes ses forces : — Trois duels et
un assaut ! J'espère que j'y perdrai ma soutane, enfin I
Et, en disant ces mots, il frappait d'estoc et de taille
sur un grand Espagnol.
La défense ne fut pas longue. Les soldats castillans ne
tinrent pas longtemps contre les officiers français, et pas
un d'eux n'eut le temps ni la hardiesse de recharger son
arme.
— Messieurs, nous raconterons cela à nos maîtresses, à
Paris! s'écria Locmaria en jetant son chapeau en l'air.
9
14G CINQ-MARS.
El Cinq-Mars, de Thou, Coislin, de Mouy, Loodigay,
officiers des compagnies rouges, et tous ces jeunes gentils-
hommes, l'épie dans la main droite, le pistolet dans la
gauclie, se heurtant, se poussant et se faisant autant de
mal à eux-mêmes qu à Tenneihi par leur empressement,
débordèrent enfin sur la plate-forme du bastion, comme
Teau versée d*un vase dont Teatrée est trop étroite jaillit
par torrent au dehors.
Dédaignant de s'occuper des soldats vaincus qui se je-
taient à leurs genoux, ils les laissèrent errer dans le fort
sans môme les désarmer, et se mirent à courir dans leur
conquête comme des écohers en vacances, riant de tout
leur cœur comme après une partie de plaisir.
Un officier espagnol, enveloppé dans son manteau bnin,
les regardait d*un air sombre.
— Quels démons est-ce là, Ambrosio? disait-il à un
soldat. Je ne les ai pas connus autrefois en France. Si
Louis XIII a toute une armée ainsi composée, il est bien
bon de ne pas conquérir l'Europe.
— Oh I je ne les crois pas bien nombreux ; il faut que
ce soit un corps de pauvres aventuriers qui n'ont rien à
perdre et tout à gagner par le pillage.
— Tu as raison, dit l'officier; je vais tâcher d'en séduire
an pour m'échapper.
Et, s' approchant avec lenteur, il aborda un jeune cbe-
vau-Iéger, d'environ dix-huit ans, qui était à l'écart assis
sur le parapet ; il avait le teint blanc et rose d*une jeune
fille, sa main délicate tenait un mouchoir brodé dont U
essuyait son front et ses cheveux d'un blond d'argent; i!
regardait l'heure a une grosse montre ronde couverte d6
rubis enchâssés et suspendue à sa ceinture par un nœud
de rubans.
L'Espagnol ptnnné s'arrêta. S'il ne l'eût vu renverser
ses soldais, il j*'j 1 aurait cru capable que de chanter une
LE SIÉGÉ. 1/^7
romance couché sur un lit de repos. Mais, prévenu par
les idées d'Âmbrosio, il songea qu*il se pouvait qu'il eôt
volé ces objets de luxe au pillage des appartements d'uiie
femme ; et, Tabordant brusquement, lui dit :
— Hombre ! je suis officier ; veux-tu me rendre la li-
berté et me faire revoir mon pays ?
Le jeune Français le regarda avec Tair doux de son âge,
et, songeant à sa propre famille, lui dit :
— Monsieur, je vais vous présenter au marquis de
Goîslin, qui vous accordera sans doute ce que vous de-
mandez ; votre famille est-elle de Gastille ou d'Aragon ?
— Ton Coislin demandera une autre permission en-
core, et me fera attendre une année. Je te donnerai
quatre mille ducats si tu me fais évader.
Cette figure douce, ces traits enfantins, se couvrirent
de la poupre de la fureur ; ces yeux bleus lancèrent des
éclairs, et, en disant : De l'argent, à moi î va-t'en, imbé-
cile I le jeune homme donna sur la joue de l'Espagnol un
bruyant soufBet Celui-ci, sans hésiter, tira un long poi-
gnard de sa poitrine, et, saisissant le bras du Français,
crut le lui plonger facilement dans le cœur : mais, leste
et vigoureux, l'adolescent lui prit lui-même le bras droit,
et, rélevant avec force au-dessus de sa tète, le ramena
avec le fer sur celle de l'Espagnol frémissant de rage.
— Eh ! eh I eh I doucement, Olivier ! Olivier ! crièrent
de toutes parts ses camarades accourant: il y a assez
d'Espagnols par terre.
Et ils désarmèrent l'officier ennemi.
— Que feronsr-nous de cet enragé ? disait l'un.
— Je n'en voudrais pas pour mon valet de chambre,
répondait l'autre.
— Il mérite d'être pendu, disait un troisième ; mais,
ma foi, messieurs, nous ne savons pas pendre ; envoyons-
le à ce bataillon de Suisses qui passe dans la plaine.
[fjS GINQ-MARS.
Et cet homme sombre et calme, s'enveloppant de nou-
veau dans son manteau, se mit en marche de lui-même,
suivi d'Ambrosio, pour aller joindre le bataillon, poussé
par les épaules et hâté par cinq ou six de ces jeunes fous.
Cependant la première troupe d'assiégeants , étonnée
de son succès, l'avait suivi jusqu'au bout. Cinq-Mars,
conseillé par le vieux Coislin, avait fait le tour du bastion,
jet ils virent tous deux avec chagrin qu'il était entièrement
séparé de la ville, et que leur avantage ne pouvait se
poursuivre. Ils revinrent donc sur la plate-forme, lente-
ment et en causant, rejoindre de Thou et l'abbé de Gondi,
qu'ils trouvèrent riant avec les jeunes chevau-légers.
— Nous avions avec nous la Religion et la Justice,
messieurs, nous ne pouvions pas manquer de triompher.
— Comment donc ? mais c'est qu'elles ont frappé aussi
fort que nous !
Us se turent à l'approche de Cinq-Mars, et restèrent un
instant à chuchoter et à demander son nom; puis tous
l'entourèrent et lui prirent la main avec transport.
— Messieurs, vous avez raison, dit le vieux capitaine ;
c'est, comme disaient nos pères, le mieux faisant de la
journée. C'est un volontaire qui doit être présenté aujour-
d'hui au Roi par le Cardinal.
— Par le Cardinal ! nous le présenterons nous-mêmes;
ahl qu'il ne soit pas Cardinaliste * , il est trop brave
garçon pour cela, disaient avec vivacité tous ces jeunes
gens.
— Monsieur, je vous en dégoûterai bien, moi, dit Oli-
vier d'Entraigues en s'approchant, car j'ai été son page,
et je le connais parfaitement. Servez plutôt dans les Com-
pagnies Rouges ; allez, vous aurez de bons camarades.
1. La France et l'armée étaient divisées en Royalistes et Cardi-
nalistes.
IdS RÉCOMPENSES. l&O
Le vieux marquis évita rembarras de la réponse à Cinq-
Mars en faisant sonner les trompettes pour rallier ses bril-
lantes compagnies. Le canon avait cessé de se faire en-
tendre, et un Garde était venu l'avertir que le Roi et le
Cardinal parcouraient la ligne pour voir les résultats de la
journée ; il fit passer tous les chevaux par la brèche, ce
qui fut assez long, et ranger les deux compagnies à
cheval en bataille dans un lieu où il semblait impossible
qu'une autre troupe que l'infanterie eût jamais pu pé-
nétrer.
CHAPITRE X
LES RÉCOMPENSES
LA MOUT.
Ah I comme du butin ces guerriers trop Jaloux
Courent bride abattue au-devant de mes coups.
Agitez tous leurs sens d'une rage insensée.
Tambour, Gfre, trompette, ôtez-leur la pensée.
M. Lbmercibh, Pankypocrisiade,
« Pour assouvir le premier emportement du chagrin ,
royal, avait dit Richelieu ; pour ouvrir une source d'émo-
tions qui détourne de la douleur cette âme incertaine ,
que cette ville soit assiégée, j'y consens ; que Louis parte,
je lui permets de frapper quelques pauvres soldats des
coups qu'il voudrait et n'ose me donner ; que sa colère
s'éteigne dans ce sang obscur, je le veux ; mais ce caprice
de gloire ne dérangera pas mes immuables desseins, cette
ville ne tombera pas encore, elle ne sera française pour
toujours que dans deux ans ; elle viendra dans mes filets
seulement au jour marqué dans ma pensée. Tonnez,
bombes et canons ; méditez vos opérations, savants capi«
150 GINQ'MARS.
taines ; précipitez-vous, jeunes guerriers ; je ferai taire
votre bruit, évanouir vos projets, avorter vos efforts;
tout finira par une vaine fumée, et je vais vous conduire
pour vous égarer. »
Voilà h pea près ce que roulait sous sa tète cbauve le
Cardinal-Duc avant Tattaque dont on vient de voir une
partie. Il s*était placé à cheval au nord de la ville sur
une des montagnes de Salces ; de ce point il pouvait voir
]a plaine du Roussillon devant lui, s'inclinant jusqu'à la
Méditerranée; Perpignan, avec ses remparts de brique, ses
bastions, sa citadelle et son clocher, y formcut une masse
ovale et sombre sur des prés larges et verdoyants, et les
vastes montagnes Tenveloppaient avec la vallée comme
un arc énorme courbé du nord au sud, tandis que, pro-
longeant sa ligne blanchâtre à Torient, la mer semblait en
être la corde argentée. A sa droite s'élevait ce mont im-
mense que l'on appelle le Canigou, dont les flancs épan-
chent deux rivières dans la plaine. La ligne française
s'étendait jusqu'au pied de cette barrière de l'occident.
Une foule de généraux et de grands seigneurs se tenaient
à cheval derrière le ministre, mais à vingt p^s de dis-
tance et dans un silence profond. Il avait commencé par
suivre au plus petit pas la ligne d'opérations, et ensuite
était revenu se placer immobile sur cette hauteur, d'obson
œil et sa pensée planaient sur les destinées des assiégeants
et des assiégés. L'armée avait les yeux sur lui, et de tout
point on pouvait le voir. Chaque homme portant les
armes le regardait comme son chef immédiat, et atten-
dait son geste pour agir. Dès longtemps la France était
ployée à son joug, et l'admiration en avait exclu de toutes
ses actions le ridicule auquel un autre eût été quelquefois
soumis. Ici, par exemple, il ne vint à l'esprit d*aucun
homme de sourire ou môme de s'étonner que la cuirasse
revêtit un prêtre, et la sévérité de son caractère et de
LES RÉCOMPENSES. 151
son aspect réprima toute idée de rapprochements ironiques
ou de conjectures injurieuses. Ce jour-là le Cardinal parut
revota d'un costume entièrement guerrier: c'était un
habit couleur de feuille morte, bordé en or; une cuirasse
couleur d'eau; Fépée au côté, des pistolets à Tarçon de
sa selle, et un chapeau à plumes qu il mettait nirement
sur sa tète, où il conservait toujours la calotte rouge.
Deux pages étûent derrière lui : Tun portail ses gantelets,
Tautre son casque, et le capitaine de ses gardes était à
son côté.
Comme le Roi l'avait nouvellement nommé généralis-
sime de ses troupes, c'était à lui que les généraux en-
voyaient demander des ordres; mais lui, connaissant
trop bien les secrets motifs de la colère actuelle de son
maître, affecta de renvoyer à ce prince tous ceux qui
voulaient avoir une décision de sa bouche. 11 arriva ce
qu'il avait prévu, car il réglait et calculait les mouve-
ments de ce coeur comme ceux d'une horloge, et aurait
pu dire . avec exactitude par quelles sensations il avait
passé. Louis Xlll vint se placer à ses côtés, mais il vint
comme vient Télève adolescent forcé de reconnaître que
son maître a raison. Son air était hautain et méco itent,
ses paroles et lient brusques et sèches. Le Cardinal de-
meura impassible. Il fut remarquable que le Roi employait,
en consultant, les paroles du comman;lemeiit, conciliant
ainsi sa faiblesse et son pouvoir, son irrésolution et sa
fierté, son impériiie et ses prétentions, tandis que son
ministre lui dictait ses lois avec le ton de la pluâ profonde
obéissance.
— Je veux que Ton attaque bientôt. Cardinal, dit le
prince en arrivant; c'est-à-dire, ajouta-l-il avec un air
d'insouciance, lorsque tous vos préparatifs seront faits
et à l'heure dont vous serez convenu avec nos maré-
chaux.
152 CINQ-MARS.
— Sire, si j'osais dire ma pensée, je voudrais que Votre
Majesté eût pour agréable d'attaquer dans un quart d'heure,
car, la montre en main, il suffît de ce temps pour faire
avancer la troisième ligne.
— Oui, oui, c'est bon, monsieur le Cardinal ; je le pensais
,aussi ; je vais donner mes ordres moi-même ; je veux faire
tout moi-même. Schomberg, Schomberg! dans un quart
d'heure je veux entendre le canon du signal, je le veux !
En partant pour commander la droite de l'armée, Schom"
berg ordonna, et le signal fut donné.
Les batteries disposées depuis longtemps par le maré-
chal de La Meilleraie commencèrent à battre en brèche,
mais mollement, parce que les artilleurs sentaient qu'on
les avait dirigés sur deux v^bints i):iexî)t;^nables, et qu'a-
vec leur expérience, et surtout le sens droit et la vue
prompte du soldat français, chacun d'eux aurait pu indi-
quer la place qu'il eût fallu choisir.
Le Roi fut frappé de la lenteur des feux.
— La Meilleraie, dit-il avec impatience, voici des bat-
teries qui ne vont pas; vos canonniers dorment.
Le maréchal, les mestres de camp d'artillerie étaient
présents, mais aucun ne répondit une syllabe. Ils avaient
jeté les yeux sur le Cardinal, qui demeurait immobile
comme une statue équestre, et ils Fimitèrent. 11 eût fallu
répondre que la faute n'était pas aux soldats, mais à celui
qui avait ordonné cette fausse disposition de batteries, et
c'était Richelieu lui-môme qui, feignant de les croire plus
utiles où elles se trouvaient, avait fait taii'e les obser-
vations des chefs.
Le Roi fut étonné de ce silence, et, craignant d'avoir
commis, par cette question , quelque erreur grossière
dans l'art militaire, rougit légèrement, et, se rappro-
chant du groupe des princes qui l'accompagnaient, leur
dit pour prendre contenance :
LES RÉCOMPENSES. 153
— D'Angoulème, Beaufort, c'est bien eanuyeux, n'est-
il pas vrai ? nous restons là comme des momies.
Charles de Valois s'approcha et dit :
— Il me semble, Sire, que l'on n'a pas employé ici
les machines de l'ingénieur Pompée-Targon.
— Parbleu, dit le duc de Beaufort -en regardant fixe-
ment Richelieu, c'est que nous aimions beaucoup mieux
prendre la Rochelle que Perpignan, dans le temps où vint
cet Italien. Ici pas -une machine préparée, pas une mine,
im pétard sous ces murailles, et le maréchal de La Meil-
leraie m'a dit ce matin qu'il avait proposé d'en faire
approcher pour ouvrir la tranchée. Ce n'était ni le Castillet,
ni ces six grands bastions de lenveloppe, ni la demi-
lune qu'il fallait attaquer. Si nous allons ce train, le grand
bras de pierre de la citadelle nous montrera le poing
longtemps encore.
Le Cardinal, toujours immobile, ne dit pas une seule
parole, il fit seulement signe à Fabert de s'approcher;
celui-ci sortit du groupe qui le suivait, et rangea son che-
val derrière celui de Richelieu, près du capitaine de ses
gardes.
Le duc de La Rochefoucault, s'approchant du Roi, prit
la parole :
— Je crois, Sire, que notre peu d'action à ouvrir la
brèche donne de l'insolence à ces gens-là, car voici une
sortie nombreuse qui se dirige justement vers Votre Ma-
jesté ; les régiments de Biron et de Ponts se replient en
faisant leurs feux.
— Eh bien, dit le Roi tirant son épée, chargeons-les,
et faisons rentrer ces coquins chez eux; lancez la cavalerie
avec moi, d'Angoulême. Où est-elle. Cardinal ?
— Derrière cette colline , Sire , sont en colonne six
régiments de dragons et les carabins de La Roque ; vous
voyez en bas mes Gens d'armes et mes Chevau-légers,
0,
Ibk GINQ-HARS.
dont je supplie Votre Majesté de se servir, car ceux de sa
garde sont éjarés en avant par le marquis de Coislin,
toujours trop zélé. Joseph, va lui dire de revenir.
11 parla bas au capucin, qui Favait accompagvié aflublé
d'un habit militaire qu'il portait gauchement, et qui s*avaiiça
aussitôt dans la plaiae.
Cependant les colonnes serrées de la vieille infanterie
espagnole sortaient de la porte Notre-Dame comme une
forêt mouvante et sombre, tandis que par une autre porte
une cavaleiie pesante sortait aussi et se rangeait dans la
plaine. L'armée française, en bataille au pied de la colline
du Roi, sur des forts de gazon et derrière des redoutes
et des fascines, vit avec effroi les Gens d'armes et les
Chevau-iégers pressés entre ces deux corps dix fois supé-
rieurs en nombre.
— Sonnez donc la charge I cria Louis XllI, ou mon
vieux Coislin est perdu.
Et il descendit la colline avec toute sa suite, aussi
ardente que lui ; mais, avant qu*il fût au bas et à la tête
de ses Mousquetaires, les deux CcMnpagnies avaient pris
leur parti ; lancées avec la rapidité de la foudre et au cri
de vive le Roi ! elles fondirent sur la longue colonne de la
cavalerie ennemie comme deux vautours sur les flancs
d'un serpent, et, faisant une large et sanglante trouée,
passèrent au travers pour aUer se rallier derrière le bas-
tion espagnol, comme nous Tavons vu, et laissèrent les
cavaliers si étonnés, qu'ils ne songèrent qu'à se reformer
et non à les poursuivre.
L'armée battit des mains; le Roi étonné s*arrèta; il
regarda autour de lui, et vit dans tous les yeux le brû-
lant désir de l'attaque ; toute la valeur de sa race étincela
dans les siens ; il resta encore une seconde comme en
suspens, écoutant avec ivresse le bruit du canon, respi-
rant et savourant Fodeur de la poudre; il semblait . re^
LES RÉCOMPENSES. \55
prendre une autre vie et redevenir Bourbon ; tous ceux
qui le virent alors se crurent commandés par un autre
homme, lorst^ue, élevant son épée et ses yeux vers le
soleil éclatant, il s'écria:
— Suivez-moi, braves amis ! c'est ici que je suis roi de
France !
Sa cavalerie, se déployant, partit avec une ardeur qui
.dévorait l'espace, et, soulevant des flots de poussière du
sol qu'elle faisait trembler, fut dans un instant mêlée à k
cavalerie espagnole, engloutie comme elle dans un nuage
immense et mobile.
— A présent, c'est à présent ! s'écria de sa hauteur Je
Cardinal avec une voix tonnante : qu'on arrache cto bat-
teries à leur position inutile. Fabert, donnez vos ordres :
qu'elles soient toutes dirigées sur cette infanterie qui va
lentement envelopper le Roi. Gourez, volez, sauvez
le Roi î
Aussitôt cette suite, auparavant inébranlable, s'agite en
tous sens; les généraux donnent leurs ordres, les aides
de camp disparaissent et fondent dans la plaine, où, fran-
chissant les fossés, les barrières et les palissades, ils
arrivent à leur but presque aussi promptement que la
pensée qui les dirige et que le regard qui les suit. Tout à
coup les éclairs lents et interrompus qui brillaient sur les
batteries découragées deviennent une flamme immense et
continuelle, ne laissant pas de place à la fumée qui s'élève
jusqu'au ciel en formant un nombre infini de couronnes
légères et flottantes ; les volées du canon, qui semblaient
de lointains et faibles échos, se changent en un tonnerre
formidable dont les coups sont aussi rapides que ceux
du tambour battant la charge; tandis que, de trois points
opposés, les rayons larges et rouges des bouches à feu
descendent sur les sombres colonnes qui sortaient de la
fille assiégée.
■ ■
ir
I
p 156 CINQ-MARS.
r-
9
^1
Cependant Richelieu, sans changer de place, mais l'œil
ardent et le geste impératif, ne cessait de multiplier les
ordres en jetant sur ceux qui les recevaient un regard qui
<6ur faisait enfrevoir un arrêt de mort s'ils n'obéissaient
pas assez vite.
— Le Roi a culbuté cette cavalerie; mais les fantassiis
résistent encore ; nos batteries n'ont fait que tuer et n'ont
pas vaincu. Trois régiments d'infanterie en avant, sur-le-
champ, Gassion, La Meilleraie et Lesdiguières ! qu'on
prenne les colonnes par le flanc. Portez l'ordre au reste de
l'armée de ne plus attaquer et de rester sans mouvement
sur toute la la ligne. Un papier 1 que j'écrive moi-même à
Schomberg.
Un page mit pied à terre et s'avança tenant un crayon
et du papier. Le ministre, soutenu par quatre hommes
de sa suite, descendit de cheval péniblement et en jetant
qudques cris involontaires que lui arrachaient ses dou-
leurs ; mais il les dompta et s'assit sur T affût d'un canon;
le page présenta son épaule comme pupitre en s'incli-
nant, et le Cardinal écrivit à la hâte cet ordre, que les
manuscrits contemporains nous ont transmis, et que
pourront imiter les diplomates de nos jours, qui sont
plus jaloux, à ce qu'il semble, de se tenir parfaitement
en équilibre sur la limite de deux pensées que de cher-
cher ces combinaisons qui tranchent les destinées du
monde, trouvant le génie trop grossier et trop clair pour
prendre sa marche. I
« Monsieur le maréchal, ne hasardez rien , et méditez j
bien avant d'attaquer. Quand on vous mande que le Roi 1
désire que vous ne hasardiez rien, ce n'est pas que Sa
Majesté vous défende absolument de combattre, mais
son intention n'est pas que vous donniez un combat gé-
néral, si ce n'est avec une notable espérance de gain
pour l'avantage qu'une favorable situation vous pourrait
' LES RÊGOxMPENSES. 157
donner, la responsabilité du combdt devant naturelle-
ment retomber sur vous. »
Tous ces ordres donnés, le vieux ministre, toujours
assis sur l'aiTût, appuyant ses deux bras sur la lumière
du canon, et son menton sur ses bras, dans l'attitude de
l'homme qui ajuste et pointe une pièce, continua en
silence et en repos à regarder le combat du Roi, comme
un vieux loup qui, rassasié de victimes et engourdi par
l'âge, contemple dans la plaine le ravage du lion sur un
troupeau de bœufs qu'il n'oserait attaquer ; de temps en
temps son œil se ranime, l'odeur du sang lui donne de
la joie, et pour n'en pas perdre le goût, il passe une
langue ardente sur sa mâchoire démantelée.
Ce jour-là, il fut remarqué par ses serviteurs ( c'étaient
à peu près tous ceux qui l'approchaient) que, depuis son-
lever jusqu'à la nuit, il ne prit aucune nourriture, et tendit
tellement toute l'application de son âme sur les événements
nécessaires à conduire, qu'il triompha des douleurs de son
corps, et sembla les avoir détruites à force de les oublier.
C'était cette puissance d'attention et cette présencel
continuelle de l'esprit qui le haussaient presque jusqu'au
génie. Il l'aurait atteint s'il ne lui eût manqué l'élévation
native de l'âme et la sensibilité généreuse du cœur.
Tout s'accomplit sur le champ de bataille comme L'
l'avait voulu, et sa fortune du cabinet le suivit près du
canon. Louis XIII prit d'une main avide la victoire que
lui faisait son ministre, et y ajouta seulement cette part
de grandeur et de bravoure qu*un homme apporte dans
son triomphe.
Le canon avait cessé de frapper lorsque les colonnes de
l'infanterie furent rejetées brisées dans Perpignan ; le reste
avait eu le même sort, et l'on ne vit plus dans la plaine
que les escadrons étincelants du Roi qui le suivaient en se
reformant.
158 CINQ-MARS.
Il revenait au pas et contemplait avec satisfaclion le
champ de bataille entièrement nettoyé d'ennemis ; il passa
fièrement sous le feu même des pièces espagnoles, qui,
soit par maladresse, soit par une secrète convention avec
le premier ministre, soit pudeur de tuer un Roi de France,
ne lui envoyèrent que quelques boulets qui, passant à dix
pieds sur sa tète, vinrent expirer devant les lignes du
camp et ajouter à sa réputation de bravoure.
Cependant à chaque pas qu il faisait vers la but\^ où
Vattendait Richelieu, sa physionomie changeait d*aspect
et se décomposait visiblement : il perdait cette rougeur
du combat, et la noble sueur du triomphe tarissait sur son
front. Â mesure qu'il s'approchait, sa pâleur accoutumée
s'emparait de ses traits comme ayant droit de siéger seule
sur une tète ro) aie ; son regard perdait ses flammes passagè-
res et enfm, lorsqu'il Teut joint, une mélancoUe profonde
avait entièrement glacé son visage. Il retrouva le Cardinal
comme il l'avait laissé. Remonté à cheval, celui-ci,
toujours froidement respectueux, s'inclina, et, après quel-
ques mots de compliment, se plaça près de Louis pour
suivre les lignes et voir les résultats de la journée, tandis
que les princes et les grands seigneurs, marchant devant
et derrière à quelque distance, formaient comme un
nuage autour d'eux.
L'habile ministre eut soin de ne rien dire et de ne faire
aucun geste qui pût donner le soupçon qu'il eût la
moindre part aux événements de la journée, et il fut
remarquable que de tous ceux qui vinrent rendrs compte,
il n'y en eut pas un qui ne semblât deviner sa pensée et
ne sût éviter de compromettre sa puissance occulte par
une obéissance démonstrative ; tout fut rapporté au Roi.
Le Cardinal traversa donc, à côté de ce {M-ince, la droite
du camp qu'il n'avait pas eue sous les yeux de la hauteur
où il s'était placé, et vit avec satisfaction que Schomberg,
LES RÉCOMPENSES. 159
qui le connaissait bien, avait agi précisément comme le
maître avait écrit, ne compromettant que quelques troupes
légères, et combattant assez pour ne pas encourir de
reproche d'inaction et pas assez pour obtenir un résultat
quelconque. Celle conduite charma le ministre et ne
déplut point au Roi, dont Tamour-propre caressait l'idée
d'avoir vaincu seul dans la journée. 11 voulut même se
persuader et faire croire que tous les efforts de Schom-
berg avaient été infructueux, et lui dit qu'il ne lui en
voulait pas, qu'il venait d'éprouver par lui-n)ème qu'il
avait en face des ennemis moins méprisables qu'on ne
l'avait cru d'^ibord.
— Pour vous prouver que vous n'avez fait que gagner
à nos yeux, ajouta-t-il, nous vous nommons chevalier do
nos ordres et nous vous donnons les grandes et petites en-
trées près de notre personne.
Le Cardinal lui serra affectueusement la main en pas-
sant, et le maréchal, étonné de ce déluge de faveurs,
suivit le prince ia tète baissée, comme un coupable,
ayant besoin pour s'en consoler de se rappeler toutes les
actions d'éclat qu'il avait faites durant sa carrière, et qui
étaient demeurées dans l'oubli, leur attribuant mentale-
ment ces récompenses non méritées pour se réconcilier
avec sa conscience.
Le Roi était prêt à revenir sur ses pas, quand le duc de
Beaufort, le nez au vent et l'air étonné, s'écria :
— Mais, Sire, ai-je encore du feu dans les yeux, ou
suis-je devenu fou d'un coup de soleil ? 11 me semble que
je vois sur ce bastion des cavaliers en habits rouges qui
ressemblent furieusement à vos Chevau-légers que nous
avons crus morts.
Le Cardinal fronça le sourcil,
— Cest impossible, monsieur, dit-il; l'imprudence de
M. de Coislin a perdu les Gens d'armes de Sa Majesté et
l60 ' CINQ-MARS.
ces cavaliers; c'est pourquoi J'osais dire au Roi tout à
l*heure que si l'on supprimait ces corps inutiles, il pour-
rait en résulter de grands avantages, mililairemenl par-
iant.
— Pardieu, Votre Éminence me pardonnera, reprit le
duc de Beaufort, mais je ne me trompe point, et en
voici sept ou huit à pied qui poussent devant eux des
prisonniers.
— Eh bien, allons donc visiter ce point, dit le Roi avec
nonchalance; si j'y retrouve mon vieux Coislin, j*en serai
bien aise.
Il fallut suivre.
Ce fut avec de grandes précautions que les chevaux
du Roi et de sa suite passèrent à travers le marais et les
débris, mais ce fut avec un grand étonnement qu'on aperçut
en haut les deux Compagnies Rouges en bataille comme
un jour de parade.
— Vive Dieu ! cria Louis XIII, je crois qu'il n'en manque
pas un. Eh bien, marquis, vous tenez paro'le, vous prenez
des murailles à cheval.
— Je crois que ce point a été mal choisi, dit Richelieu
d'un air de dédain; il n'avance en rien la prise de Perpi-
gnan et a dû coûter du monde,
— Ma foi, vous avez raison, dit le Roi (adressant pour
la première fois la parole au Cardinal avec un air moins
sec, depuis l'entrevue qui suivit la nouvelle de la mort de
la Reine), je regrette le sang qu'il a fallu verser id.
— Il n'y a eu. Sire, que deux de nos jeunes gens bles-
sés à cette attaque, dit le vieux Coislin, et nous y avons
gagné de nouveaux compagnons d'armes dans les volon*
taires qui nous ont guidés.
— Qui sont-ilsî dit le prince.
— Trois d'entre eux se sont retirés modestement. Sire ;
.liais le plus jeune, que vous voyez, était le premier à Tas-
LES RÉCOMPENSES. 161
saut, et m'en a donné l'idée. Les deux Compagnies réda-
ment l'honneur de le présenter à Votre Majesté.
Cinq-Mars, à cheval derrière le vieux capitaine, ôta son
chapeau, et découvrit sa jeune et pâle figure, ses grands
yeux noirs et ses longs cheveux bruns.
— Voilà des traits qui me rappellent quelqu'un, dit le
Roi; qu'en dites-vous, Cardinal?
Celui-ci avait déjà jeté un coup d'œil pénétrant sur le
nouveau-venu, et dit :
— Je me trompe, ou ce jeune homme est...
— Henry d'Effiat , dit à haute voix le volontaire en
s'inclinant.
— Comment donc , Sire , c'est lui-même que j'avais
annoncé à Votre Majesté, et qui devait lui être présenté
de ma main, le second fils du maréchal.
— Ah I dit Louis XIII avec vivacité, j'aime à le voir pré-
senté par ce bastion. Il y a bonne grâce, mon enfant, à
l'être ainsi quand on porte le nom de notre vieil ami.
Vous allez nous suivre au camp, où nous avons beaucoup
à vous dire. Mais que vois-je ! vous ici , monsieur de
Thou! qui êtes-vous venu juger?
— Je crois. Sire, répondit Coislin, qu'il a plutôt con-
damné à mort quelques Espagnols, car il est entré le
second dans la place.
— Je n'ai frappé personne, monsieur, interrompit de
Thou en rougissant ; ce n'est point mon métier ; ici je
n'ai aucun mérite, j'accompagnais M. de Cinq-Mars, mon
ami.
— Nous aimons votre modestie autant que cette*bra-
voure, et nous n'oublierons pas ce trait. Cardinal, n'y
a-t-il pas quelque présidence vacante?
Richelieu n'aimait pas M. de Thou; et, comme ses
haines avaient toujours une cause mystérieuse, on en
cherchait la cause vainement ; elle se dévoila par un mot
162 CiNQ-MAAS.
cru^l qui lui échappa. Ce motif d'inîmiLié était une phrase
des Uistiircs du président de Tliou, père de celui-ci, où
il flétrit aux yeux de la postérité un grand-oncle du Car-
dinal, moine d^abord, puis apostat, souillé de tous les
vices humains.
Richelieu, se penchant à loreille de Joseph, lui dit :
— Tu vois bien cet homme, c'est lui dont le père a
mis mon nom dans son histoire ; eh bien ! je mettrai le
sien dans la mienne.
En effet, il Tinscrivit plus tard avec du sang. En ce
moment, pour éviter de répondre au Roi, il feignit de ne
pas .avoir enteu'lu sa question et d'appuyer sur le mérite
de Qnq-M.rs et le dt'sir de le voir placé à la cour.
— Je vous ai promis d'avance de le faire capitaine
dans mes gardes , dit le prince ; faites-le nommer dès
demain. Je veux le connaître davantage, et je lui ré-
serve mieux que cela par la suite, s'il me plaît. Retirons-
nous; le soleil est couché, et nous sommes loin de
notre armée. Dites à mes deux bonnes Compagnies de
ni;us suivre.
Le ministre, après avoir fait donner cet ordre, dont il
eut soin de supprimer Féloge, se mit à la droite du Roi,
et toute Tescorie quitta le bastion confié à la garde des
Suisses, pour retourner au camp.
Les deux Compagnies Rouges déûlèrent lentement par
la trouée qu'elles avaient faite avec taut de promptitude :
leur contenance était grave et silencieuse.
Cinq-Mars s'approcha de son ami.
— Voici des héros bien mal récompensés, lui dit-il ;
pas une faveur, pas une question flatteuse 1
— En revanche, répondit le simple de Thou, moi qui
vins un peu malgré moi, je reçois des compliments. Voilà
les cours et la vie ; mais le vrai juge est en haut, que Ton
n'aveugle pas.
LES MÉPRISES. 103
— Cela ne bous empêchera pas de nous faire tuer de*
main a*il le faut, dit le jeune Olivier en riant
CHAPITRE XI
LES MÉPRISES
Quand Tint le tour de saint Gutlin,,
II jeta trois dés stir Ta table.
Bosuite U regarda le diable.
Et lui dit d'un air tr.Vmolin :
Jouons donc cette vieille femme!
Qui de amis deux aura son Ame}
Pour paraître devant le Roi, Cinq-Mars avait été forcé
de monter le cheval de l'un des Chevau-légers blessés
dans l'affaire, ayant perdu le sien au pied du rempart.
Pendant l'espace de temps assez long qu'exigea la sortie
des deux Compagnies, il se sentit frapper sur l'épaule et
vit en se retournant le vieux Grandchamp tenant en mam
un cheval gris fort beau.
— Monsieur le marquis veut-il bien monter un cheval
qui lui appartienne? dit-il. Je lui ai mis la selle et la
housse de velours brodée en or qui étaient restées dans
le fossé. Hélas I mon Dieu ! quand je pense qu'un Espa-
gnol aurait fort bien pu la prendre, ou même un Français ;
car, dans ce temps-ci, il y a tant de gens qui prennent
tout ce qu'ils trouvent comme leur appartenant ; et puis,
comme dit le proverbe : Ce qui tombe dans le fossé est
pour le soldat. lis auraient pu prendre aussi, quand j'y
pense, ces quatre cents écus en or que monsieur le mar-
quis, soit dit sans reproche, avait oubliés dans les fontes
de ses pistolets. £t les pistolets, quels pisloiels ! Je les
16& CINQ-MARS.
avais achetés en Allemagne, et les voici encore aussi bons
et avec une détente aussi parfaite que dans ce temps-là.
C'était bien assez d'avoir fait tuer le pauvre petit cheval
noir qui était né en Angleterre, aussi vrai que je le suis à
Tours en Touraine ; fallait-il encore exposer des objets
précieux à passer à Tennemi?
Tout en faisant ces doléances, ce brave homme ache-
vait de seller le cheval gris ; la colonne était longue à dé-
filer, et, ralentissant ses mouvements, il fit une attention
scrupuleuse à la longueur des sangles et aux ardillons dt^
chaque boucle de la selle, se donnant par là le temps de
continuer ses discours.
— Je vous demande bien pardon, monsieur, si je suis
un peu long, c'est que je me suis foulé tant soit peu le
bras en relevant M. de Thou, nui lui-même relevait mon-
sieur le marquis pendant la grande culbute.
— Comment! tu es venu là, vieux fou! dit Cinq-Mars :
ce n'est pas ton métier ; je t'ai dit de rester au camp.
— Oh ! quant à ce qui est de rester au camp, c'est diffé-
rent, je ne sais pas rester là; et, quand il se tire un coup
de mousquet, je serais malade si je n'en voyais pas la
lumière. Pour mon métier, c'est bien le mien d'avoir
soin de vos chevaux, et vous êtes dessus, monsieur.
Croyez-vous que, si je l'avais pu, je n'aurais pas sauvé
les jours de cette pauvre petite bête noire qui est là-bas
dans le fossé ? Ah ! comme je l'aimais, monsieur ! un
cheval qui a gagné trois prix de course dans sa vie!
Quand j'y pense, cette vie-là a été trop courte pour tous
ceux qui savaient l'aimer comme moi. Il ne se laissait don-
ner l'avoine que par son Grandchamp, et il me caressait
avec sa tête dans ce moment-là ; et la preuve, c'est le
bout' de l'oreille gauche qu'il m'a emporté un jour, ce
pauvre ami; mais ce n'était pas qu'il voulût me faire du
mal, au contraire. Il fallait voir comme il hennissait de
/
\
LES MÉPRISES. 165
colère quand ua autre rapprochait ; il a cassé la jambe à
Jean à cause de cela, ce bon animal ; je Taimais tant !
Aussi, quand il est tombé, je le soutenais d'une main,
M. de Locmaria de l'autre. J'ai bien cru d'abord que lui
et ce monsieur allaient se relever ; mais malheureuse-
ment il n'y en a qu'un qui soit revenu en vie, et c'était
celui que je connaissais le moins. Vous avez l'air d'en
rire, de ce que je dis sur votre cheval, monsieur; mais
vous oubliez qu'en temps de guerre le cheval est l'âme
du cavalier, oui, monsieur, son âme ; car, qui est-ce qui
épouvante l'infanterie I c'est le cheval. Ce n'est certaine-
ment point l'homme qui, une fois lancé, n'y fait guère
plus qu'une botte de foin. Qui est-ce qui fait bien des
actions que l'on admire! c'est encore le cheval 1 Et quelque-
fois son maître voudrait être bien loin, qu'il se trouve
malgré lui victorieux et récompensé, tandis que le pauvre
animal n'y gagne que des coups. Qui est-ce qui gagne
des prix à la course ? c'est le cheval, qui ne soupe guère
mieux qu'à l'ordinaire, tandis que son maître met l'or
dans sa poche, et il est envié de ses amis et considéré de
tous les seigneurs comme s'il avait couru lui-même. Qui
est-ce qui chasse le chevreuil «t qui n'en met pas un
pauvre petit morceau sous sa dent? c'est encore le che-
val ! tandis qu'il arrive quelquefois qu'on le mange lui-
même, ce pauvre animal ; et, dans une campagne avec
M. le maréchal, il m'est arrivé... Mais qu'avez-vous donc,
monsieur le marquis? vous pâlissez...
— Serre-moi la jambe avec quelque chose, un mou-
choir, une courroie, ou ce que tu voudras, car je sens
une douleur brûlante ; je ne sais ce que c'est.
— Votre botte est coupée, monsieur, et ce pourrait
bien être quelque balle ; mais le plomb est ami de
l'homme.
— Il me fait cependant bien mal I
166 CIXQ-M&RS.
— Ah! qyiainie bien châtie bien, monisiear : ah ! le
plomb ! il ne faut pas dire da mal du j^omb ; qui est-ce
qui...
Tout en s'occupant de lier la jambe de Cinq-Mars au-
dessous du genou, le b'^nhomme allait commencer Tapo-
logie du plomb aussi sottement qu'il avait fait celle
du cheval, quand il fut forcé, ainsi que son maître, de
prêter l'oreille à une dispute vive et bruyante entre plu-
sieurs soldats suisses restés très-près d'eux après le dé-
part de toutes les troupes ; ils se pariaient en gesticulant
beaucoup, et semblaient s'occuper de deux hommes que
Ton voyait au milieu de trente soldats environ.
D'Effiat, tendant toujours son pied à son domestique et
appuyé sur la selle de son cheval, chercha, en écoulant
attentivement, à comprendre leurs paroles ; mais il igno-
rait absolument l'allemand, et ne put rien deviner de
leur querelle. Grandchamp tenait toujours sa botte et
écoutait aussi très-sérieusement, et tout à coup se mit a
rire de tout son cœur, se tenant les côtés, ce que l'on ne
lui avait jamais vu faire.
— Ah ! ah ! monsieur, voilà deux sergents qui se dis-
putent pour savoir lequel on doit pendre des deux Espa-
gnols qui sont là ; car vos camarades rouges ne se sont
pas donné la peine de le dire ; l'un de ces Suisses pi étend
que c'est rofficîer ; l'autre assure que c'est le soldat, et
voilà un troisième qui vient de les mettre d'accord.
— Et qu'a-t-il dit ?
— Il a dit de les pendre tous les deux.
— Doucement I doucement ! s'écria Cinq-Mars en fai-
sant des efforts pour marcher.
Mais il ne put s'appuyer sur sa jambe.
— Mets-moi à cheval, Grandchamp.
— Monsieur, vous n'y. pensez pas, votre blessure. .
— Fais ce que je te dis, et montes-y toi-même ensuite
_ s
LES MCPRISES. 167
Le vieux, domestique, tout en grondant, obéit et cou-
rut, d'après un autre ordre très^absolu, arrêter les Suisses,
déjà dans la plaine, prêts à suspendre leurs prisonniers
à un arbre, ou plutôt à les laisser s'y attacher; car roffi-
der, avec le sang-froid de son énergique nation, avait
passé lui-même autour de son cou le nœud coulant
d'une corde, et montait, sans en être prié, à une
petite échelle appliquée à Tarbre pour y nouer l'autre
bout. Le soldat, avec le même calme insouciant, re-
gardait les Suisses se dis^mter autour de lui, et tenait
l'échelle.
Cinq-Mars arriva à temps pour les sauver, se nomma
au bas officier suisse, et, prenant Grandchamp pour in-
terprète, dit que ces deux prisonniers étaient à lui, et
qu'il allait les faire conduire à sa tente; qu'il était capi-
taine aux gardes, et s^en rendait responsable. L'Allemand,
toujours discipliné, n'osa répliquer; il n'y eut de résis-
tance que de la part du prisonnier. L'officier, encore au
haut de l'échelle, se retourna, et parlant de là comme
d'une chaire, dit avec un rire sardonique :
— Je voudrais bien savoir ce que tu viens faire ici ?
Qui t'a dit que j'aime à vivre?
— Je ne m'en informe pas, dit Cinq-Mars, peu m'im-
porte ce que vous deviendrez après; je veux dans ce mo-
ment empêcher un acte qui me paraît injuste et cruel.
Tuez-vous ensuite si vous voulez.
— C'est bien dit, reprit l'Espagnol farouche ; tu me
plais, toi. J'ai cru d'abord que tu venais faire le géné-
reux pour me forcer d'être reconnaissant, ce que je dé-
teste. Eh bien, je consens à descendre; mais je te haïrai
autant qu'auparavant, parce que tu es Français, je t'en
préviens, et je ne te remercierai pas, car tu ne fais que
l'acquitter envers moi : c'est moi-même qui t'ai empêché
ce matin d'être tué par ce jeune soldat, quand il te mit
J^ / 168 CINQ-MARS.
en joue, et il n'a jamais manqué un isard dans les mon*
tagnes de Léon,
— Soit, dit Cinq-Mars, descendez.
Il entrait dans son caractère d'être toujours avec les
autres tel qu'ils se 'montraient dans leurs relations avec
lui, et cette rudesse le rendit de fer.
— Voilà un fier gaillard, monsieur, dit Grandchamp;
à votre place certainement M. le maréchal l'aurait laissé
sur son échelle. Allons, Louis, Etienne, Germain, venez
garder les prisonniers de monsieur et les conduire; voilà
une jolie acquisition que nous faisons là; si cela nous
porte bonheur, j'en serai bien étonné.
Cinq-Mars, souffrant un peu du mouvement de son
cheval, se mit en marche assez lentement pour ne pas
dépasser ces hommes à pied ; il suivit de loin la colonne
des Compagnies qui s'éloignaient à la suite du Roi, et
songeait à ce que ce prince pouvait lui vouloir dire. Ua
rayon d'espoir lui fit voir l'image de Marie de Mantoue
dans réloignement, et il eut un instant de calme dans les
pensées. Mais tout son avenir était dans ce seul mot :
plaire au Roi; il se mit à réfléchir à tout ce qu'il a
d'amer.
En ce moment il vit arriver son ami M. de Thou, qui,
inquiet de ce qu'il était resté en arrière, le cherchait dans
la plaine et accourait pour le secourir s'il l'eût fallu.
— 11 est tard, mon ami, la nuit s'approche ; vous vous
êtes arrêté bien longtemps; j'ai craint pour vous. Qui
amen«z-vous donc? Pourquoi vous êtes-vous arrêté? Le
Roi va vous demander bientôt.
Telles étaient les questions rapides du jeune conseiller^
que l'inquiétude avait fait sortir de son calme accoutumé^
ce que n'avait pu faire le combat.
— J'étais un peu blessé; j'amène un prisonnier, et je
songeais au Roi. Que peut-il me vouloir, mon amiî Que
CINQ-MARS. 169
faut-il faire s'il veut m'approcher du trône? il faudra
plaire. A cette idée, vous l'avouerai-je? je suis tenté de
fuir, et j'espère que je n'aurai pas l'honneur fatal de
vivre près de lui. Plaire ! que ce mot est humiliant ! obéir
ne l'est pas autant. Un soldat s'expose à mourir, et tout
est dit. Mais que de souplesse, de sacrifices de son carac-
tère, que de compositions avec sa conscience, que de
dégradations de sa pensée dans la destinée d'un courti-
san ! Ah l de Thou, mon cher de Thou ! je ne suis pas
fait pour la cour, je le sens, quoique je ne Taie vue qu'un
instant; j'ai quelque chose de sauvage au fond du cœur,
que l'éducation n'a poli qu'à la surface. De loin, je me
suis cru propre à vivre dans ce monde tout-puissant, je
l'ai même souhaité, guidé par un projet bien chéri de mon
cœur; mais je recuie au premier pas; la vue du Cardinal
m'a fait frémir; le souvenir du dernier de ses crimes au-
quel j'assistai m'a empêché de lui parler; il me fait hor-
reur, je ne le pourrai jamais. La faveur du Roi a aussi je
ne sais quoi qui m'épouvante, comme si elle devait m'étre
funeste.
— Je suis heureux de vous voir cet effroi : il vous
sera salutaire peut-être, reprit de Thou en cheminant.
Vous allez entrer en contact et en commerce avec la
Puissance; vous ne la sentirez pas, vous allez la toucher;
vous verrez ce qu'elle est, et par quelle main la foudre
est portée. Hélas ! fasse le ciel qu'elle ne vous brûle pas !
Vous assisterez peut-être à ces conseils où se règle la
destinée des nations ; vous verrez, vous ferez naître ces
caprices d'où sortent les guerres sanglantes, les con-
quêtes et les traités ; vous tiendrez dans votre main la
goutte d'eau qui enfante les torrents. C'est d'en haut qu'on
apprécie bien les choses humaines, mon ami ; il faut avoir
passé sur les points élevés pour connaître la petitesse de
celles que nous voyons grandes.
10
LES MÉPXISES.
! si j'en éuis là, j'y gagnerais du moins celle
it vous parlez, moa ami; mais ce Cardinal, cet
auquel il me faut avoir une obligation, cet
jue je connais trop par son œuvre, que sera-t-il
ami , un protecteur, sam doute, répondit de Thou .
,tot la mort mille fois que son amitié ! J'ai tout
et jusqu'à son nom même eu haine; il vrase le
hommes avec la croix du Rédempteur.
Biles hcH-reurs dites-vous, moa cberl Vous vous
si vous montcez ao roi ces Bâtiments pot^ le
mporte, au milieo de ces sentiers tortueux, j'en
ïtidre un nouveau, la ligne drdte. Ma pensée en-
pensée de l'honuoe juste, se dévmlera aux re-
1 Roi même s'il l'interroge, dùtrelle me coûter la
i'ai vu enfin ce Roi, que l'on m'avait peint si
e l'ai vu, et son aspect m'a tixiché le cœur malgré
tes, il est bien maUieuFem, mais il ne peut être
entendrait la vérité...
i, mais il n'oserait la faire tritnnpfi»-, répondit le
Thou. Garantissez-vous de cette chaleur de cœuf
entraîne souvent par des mouvements subits et
igereux. N'attaquez pas un colosse tel que Ricbe-
i l'avoir mesuré.
us voilà comme mon gouverneur, Vabbé Quillet;
:r et prudent ami, vous ne me connaissez ni l'un
e ; vous ne savez pas combien je suis tas de nooi-
•t jusqu'où j'ai jeté mes regards. Il me faut mon-
lourir.
oil déjà ambitietui s'àxia de Thou avec une
surprise.
noi inclina la tête sur ses mains en abandonnant
s de son cheval, et ne répondit pas.
LES MéPHIàES. 171
— Quoi ! celte égoïste passion de Tàge mûr s'est em-
parée de vous, à vingt ans, Henry I L'ambition est la plus
triste des espérances.
— Et cependant elle me possède à présent tout entier,
car je ne vis que par elle, tout mon cœur en est pé-
nétré.
— Ahl Cinq-Mars, je ne vous reconnais plus! que voas
étiez différent autrefois! Je ne vous le cache pas, vous
me semblez bien déchu : dans ces promenades de notre
enfance, où la vie et surtout la mort de Socrate faisaient
couler do nos yeux des larmes d'admiration et d'envie;
lorsque, nous élevant jusqu'à l'idéal de la plus haute
vertu, nous désirions pour nous dans l'avenir ces mal-
heurs illustres, ces infortunes sublimes qui font les grands
hommes; quand nous composions pour nous des occa-
sions imaginaires de sacrifices et de dévouement; si la
voix d'un homme eût prononcé entre nous deux, tout h
coup, le mot seul d'ambition, nous aurions cru toucher
un serpent...
De Thou parlait avec la chaleur de l'enthousiasme et
du reproche. Cinq-Mars continuait à marcher sans rien
répondre, et la tête dans ses mains ; après un instant de
silence, il les ôta et laissa voir des yeux pleins de géné-
reuses larmes; il serra fortement la main de son ami et
lui dit avec un accent pénétrant :
— Monsieur de Thou, vous m'avez rappelé les plus
belles pensées de ma premi; re jeunesse ; croyez que je
ne suis pas déchu, mais un secret espoir me dévore que
je ne puis confier même à vous : je méprise autant que
vous l'ambition qui paraîtra me posséder; la terre entière
le croira, mais que m'importe la terre? Pour vous, noble
amî, promettez-moi que vous ne cesserez pas de ra'esti-
mer, quelque chose que vous me voyiez faire. Je jure par
le ciel que mes pensées sont pures comnie lui.
I
172 CINQ-MAR».
— Eh bien, dit de Thou, je jure par lui que je vous en
crois aveuglément ; vous me rendez la vie !
Us se serraient encore la main avec effusion de cœur,
lorsqu'ils s'aperçurent qu'ils étaient arrivés presque de-
vant la tente du Roi.
Le jour était entièrement tombé, mais on aurait pu
croire qu'un jour plus doux se levait, car la lune sortait
de la mer dans toute sa splendeur ; le ciel transparent du
Midi ne se chargeait d'aucun nuage, et semblait un voile
d'un bleu pâle semé de paillettes argentées : l'air encore
enflammé n'était agité que par le rare passage de quel-
ques brises de la Méditerranée, et tous les bruits avaient
cessé sur la terre. L'armée fatiguée reposait sous les
tentes dont les feux marquaient la ligne, et la ville as-
siégée semblait accablée du même sommeil ; on ne voyait,
sur ses remparts que le bout des armes des sentinelles
qui brillaient aux clartés de la mut^^ ou le feu erran
des rondes de nuit ; on n'entendait que quelques cris som-
bres et prolongés de ces gardes qm s'avertissaient de ne
pas dormir.
C'était seulement autour du Roi que tout veillait, mais
à une assez grande distance de lui. Ce prince avait fait
éloigner toute sa suite; il se promenait seul devant sa
tente, et, s'arrétant quelquefois à contempler la beauté
du ciel, il paraissait plongé dans une mélancolique médi-
tation. Personne n'osait l'interrompre, et ce qui restait
de seigneurs dans le quartier royal s'était approché du
Cardinal, qui, à vingt pas du Roi, était assis sur un petit
tertre de gazon façonné en banc par les soldats; là, il
essuyait son front pâle ; fatigué des soucis du jour et du
poids inaccoutumé d'une armure, il congédiait par quel-
ques mots préciptés, mais toujours attentifs et polis, ceux
qui venaient le saluer en se retirant; il n'avait déjà plus
près de lui que Joseph^ qui causait avec Laubardemont.
LKS MÉPRISES. 173
Le Cardinal regardait du côté du Roi si, avant de rentrer,
ce prince ne lui parlerait pas, lorsque le bruit des che-
vaux de Cinq-Mars se fit entendre ; les gardes du Cardinal
le questionnèrent et le laissèrent s'avancer sans suite, et
seulement avec de Thou.
— Vous êtes arrivé trop lard, jeune homme, pour par-
ler au Roi, dit d une voix aigre le Cardinal-Duc; on ne fait
pas attendre Sa Majesté.
Les deux amis allaient se retirer, lorsque la voix même
de Louis XIII se fit entendre. Ce prince était en ce mo-
ment dans ime de ces fausses positions qui firent le mal-
heur de sa vie entière. Irrité profondément contre son
ministre, mais ne se dissimulant pas qu'il lui devait le
succès de la journée, ayant d'ailleurs besoin de lui an-
noncer son intention de quitter l'armée et de suspendre
le siège de Perpignan, il était combattu entre le désir de
lui parler et la crainte de faiblir dans son mécontente-
ment; de son côté, le ministre n'osait lui adresser la pa-
role le premier, incertain sur les pensées qui roulaient
dans la tête de son maître, et craignant de mal prendre
son temps, mais ne pouvant non plus se décider à se
retirer ; tous deux se trouvaient précisément dans la si-
tuation de deux amants brouillés qui voudraient avoir une
explication, lorsque le Roi saisit avec joie la première oc-
casion d'en sortir. Le hasard fut fatal au ministre; voilà
à quoi tiennent ces destinées qu'oi i appelle grandes.
— N'est-ce pas M. de Cinq-Man ? dit le Roi d'une voix
haute; qu'il vienne, je l'attends.
Le jeune d'Effiat s'approcha à cheval, et à quelques pas
du Roi voulut mettre pied à terre ; mais à peine sa jambe
eut-elle touché le gazon qu'il tomba à genoux.
— Pardon, Sire, je crois que je suis blessé
Et le sang sortit violemment de sa botte.
De Thou l'avait vu tomber, et s'était approché pour le
10.
17& GIHQ-MARS.
soutenir ; Bkbelleu saisit cette occasion de s'avancer aussi
avec un empressement simulé.
— Otez ce spectacle des yeux du roi, s'écria-t-il ; vous
voyez bien que ce jeune homme se meurt.
— Point du tout, dit Louis, le soutenant lui-même^ un
roi de France sait voir mourir et n*a point peur du sang
qui coule pour lui. Ce jeune homme m'intéresse; qu'on
le fasse porter près de ma tente, et qu'il ait auprès de lui
mes médecins ; si sa blessure n^est pas grave, il viendra
avec moi à Paris, car le siège est suspendu, monsieur te
Cardinal, j*en ai vu assez. D'autres affaires m'appellent
au centre du royaume ; je vous laisserai ici commander
en mon absence; c*est ce que je voulais vous dire.
A ces mots, le Roi rentra brusquement dans sa tente,
précédé par ses pages et ses officiers tenant des ilain«
beaux.
Le pavillon royal était fermé, Cinq-Mars emporté par
de Thou et ses gens, que le duc de Richdieu, immobile
et stupéfait, regardait encore la place où cette scène s'es-
tait passée ; il semblait frappé de la foudre et incapable
de voir ou d'entendre ceux qui l'observaient.
Laubardemont , encore effrayé de sa mauvaise récepn
tion de la veille, n'osait lui dire un mot, et Josef^ avait
peine à reconnaître en lui son ancien maître; il sentit un
moment le regret de s'être donné à lui, et crut que son
étoile pâlissait ; mais, songeant qu'il était haï de tous les
hommes et n'avait de ressource qu'en Richelieu, il le saisît
par le bras, et, le secouant fortement, lui dit à demi-voix«
mais avec rudesse :
— Allons donc , monseigneur, vous êtes une ponte
mouillée ; venez avec nous.
Et, comme s'il l'eût soutenu par le coude, mais en effet
l'entraînant malgré lui, aidé de Laubardemont, il le fit
rentrer dans sa tente comme un maître d'école fait cou-
«1^1
LA VEILLÉE. 175
cher un écolier pour lequel il redoute le brouillard du
soir. Ce vieillard prématuré suivit lentement les volontés
de ses deux acolytes, et la pourpre du pavillon retomba
sur lui.
CHAPITRE XII
LA VSILLiK
O eoward eonseienc», kow do«t thor «ffliet mo t
— The lighu boni Mue. — U U now dead midn^à*
Cold fearfttl drops ttand on my trembling flesh.
— Whot do I fear? myself t...
— I !ot« MyseUlM»
S«4KSPUIIB.
A peine le Cardinal fut-îl dans sa tente qu'il tomba,
encore armé et cuirassé, dans un grand fauteuil ; et là,
portant son mouchoir sur sa bouche et le regard fixe, il
demeura dans cette attitude, laissant ses deux noirs cou"»
fidents chercher si la méditation ou Fanéantissement l'y
retenait. Il était mortellement pâle, et une sueur froide
ruisselait sur son front. En l'essuyant avec un mouvement
brusque, il jeta en arrière sa calotte rouge, ^eul signe
ecclésiastique qui lui restât, et retomba la bouche sur
ses mains. Le capucin d*ua côté, le sombre magistrat de
l'autre , le considéraient en silence, et semblaient, avec
leurs habits noirs et bruns, le prêtre et le notaire d'un
mourant.
Le religieux, tirant du fond de sa poitrine une voix qui
semblait plus propre à dire Foffice des morts qu'à domier
des consolations, parla cependant le premier:
— Si monseigneur veut se souvenir de mes conseib
donnés à Narbonne, il conviendra que j'avais un juste
176 CINQ-MAKS, ' i
pressentiment des chagrins que lui causerait un jour ce j
jeune homme. ,
Le maître des requêtes reprit :
— J'ai su par le vieil abbé sourd qui était à dîner chez
la maréchale d'Effiat, et qui a tout entendu, que ce jeune
Cinq-Mars montrait plus d'énergie qu'on ne l'imaginait,
et qu'il tenta de délivrer le maréchal de Bassompierre.
J'ai encore le rapport détaillé du sourd, qui a très-biea
joué son rôle; l'éminentissime Cardinal doit en être
satisfait.
— J'ai dit à monseigneur, recommença Joseph, car ces
deux séides farouches alternaient leurs discours comme
les pasteurs de Virgile; j'ai dit qu'il serait bon de se
défaire de ce petit d'Efliat, et que je m'en chargerais, si
tel était son bon plaisir ; il serait facile de le perdre dans
l'esprit du Roi.
— 11 serait plus sûr de le faire mourir de sa blessure, !
reprit Laubardemont ; si Son Éminence avait la bonté de
m'en donner l'ordre, je connais intimement le médecin
e.i second, qui m'a guéri d'un coup au front, et qui le
soigne. C'est un homme prudent, tout dévbué à monsei- i
gneur le Cardinal-Duc, et dont le brelan a un peu dérangé '
les affaires. |
— Je crois, repartit Joseph avec un air de modestie
mêlé d'un peu d'aigreur, que si Son Éminence avait |
quelqu'un à employer à ce projet utile, ce serait plutôt '
son négociateur habituel, qui a eu quelque succès autre- j
fois. I
— Je crois pouvoir en énumérer quelq^ies-uns assez
marquants, reprit Laubardemont, et très-nouveaux, dont
la difficulté était grande.
— Ah I sans doute, dit le père avec un demi-saïut et
un air de considération et de politesse, votre mission la
plus hardie et la plus habile fut le jugement d'Urbain
^ »..
LA VEILLER. 177
Grandier, le magicien. Mais,^ avec Taide de Dieu, on peut
faire d'aussi bonnes et fortes choses. Il n'est pas sans
quelque mérite, par exemple, ajouta-t-ii en baissant les
yeux comme une jeune fille, d'extirper vigoureusement
une branche royale de Bourbon.
— Il n'était pas bien difficile , reprit avec amertume le
maître des requêtes, de choisir un soldat aux gardes pour
tuer le comte de Soissons ; mais présider, juger...
— Et exécuter soi-même, interrompit le capucin
échauffé , est moins difficile certainement que d'élever
un homme, dès l'enfance, dans la pensée d'accomplir
de grandes choses avec discrétion , et de supporter , s'il
le fallait, toutes les tortures pour Tamour du ciel, plutôt
que de révéler le nom de ceux qui l'ont armé de leur
justice , ou de mourir courageusement sur le corps de
celui qu'on a frappé , comme l'a fait celui que j'envoyai ;
il ne jeta pas un cri au coup d'épée de Riquemont,
l'écuyer du prince ; il finit comme un saint : c'était mon
élève.
— Autre chose est d'ordonner ou de courir les dangers.
— Et n'en ai-je pas couru au siège de la Rochelle?
— D'être noyé dans un égout, sans doute? dit Laubar
demont.
— Et vous, dit Joseph , vos périls ont-ils été de vous,
prendre les doigts dans les instruments de torture? et tout
cela parce que l'abbesse des Ursulines est votre nièce.
— C'était bon pour vos frères de Saint-François, qui
tenaient les marteaux ; mais moi, je fus frappé au front
par ce même Cinq-Mars, qui guidait une populace ef-
frénée.
— En êtes-vous bien sûr? s'écria Joseph charmé; osa-
t-il bien aller ainsi contre les ordres du Roi ?
La joie qu'il avait de cette découverte lui faisait oublier
sa colère.
178 GIKQ-MARS«.
-^ Impertinents ! s'écria le Cardinal , rompant tout à
coup le silence etôtant de ses lèvres son mouchoir taché
de sang, je punirais votre sanglante dispute^ si elie ne
m'avait appris bien des secrets d*infamie de votre port»
On a dépassé mes ordres : je ne voulais point de torture ,
Laubardemont ; c'est votre seconde faute ; vous me ferez
haïr pour rien, c'était inutile. Mais vous, Joseph, ne né*
gligez pas les détails de cette émeute où fut Cinq-Mars ;
cela peut servir par la suite.
— J'ai tous les noms et signalements, dit avec empresse-
ment le juge secret, inclinant jusqu'au fauteuil sa grande
taille et son visage olivâtre et maigre , que silloonait ud
rire servile,
— C'est bon, c'est bon, dit le ministre, le repoussant ;
il ne s'agit pas encore de cela. Vous, Joseph, soyez à Paris
avant ce jeune présomptueux qui va être favori, j'en suis
certain ; devenez son ami, tirez*en parti pour moi, ou
psrd^-le; qu'il me serve ou qu'il tombe. Mais, surtout,
envoyez-moi des gens sûrs , et tous les jours , pour me
rendre compte verbalement; jamais d'écrits à l'avenir.
Je suis très-mécontent de vous, Joseph; quel misérable
courrier avez-vous choisi pour venir de Cologne ! Il ne
m'a pas su comprendre ; il a vu le Roi trop tôt, et nous
voilà encore avec une disgrâce à combattre. Vous avez
manqué me perdre entièrement. Vous allez voir ce qu'on
va faire à Paris ; on ne tardera pas à y tramer uno conspi-
ration contre md; mais ce sera la dernière. Je reste ici
pour les laisser tous plus libres d'agir. Sortez tous deux
et envoyez-moi mon valet de chambre dans deux heures
seulement: jeve»vx être seul.
On entendait encore les pas de ces deux hommes, et
Richelieu, les yeux attachés sur l'entrée de sa tente, sem-
blait les poursuivre de ses regards irrités.
— Misérables I s'écria-t-ii lorsqu'il fut seul, allai encore
LA VCiLLéB. 179
accomplir quèkiues œuvres secrèteB, et eoBuite je vous
ènserai vous-mêmes, ressorts impurs de mon pouvoir I
Bêèatàt le roi succombera sous la lente maladie qui le
•consume ; je serai régent alors, je serai roi de France
moi-même; je n'aurai plus à redouter les caprice^ de sa
faiblesse ; Je détruirai sans retour les races orgueilleuses
de ce pays ; j'y passerai un niveau terrible et la baguette
de Tarquin ; je serai seul sur eux tous, l'Europe trem^
biera^ je...
Ici le goût du sang qui remplissait de nouveau sa
bouche le força d*y porter son moucbcHr.
— Ahl quedis-je? malheureux que je suis I Me voilà
frappé à mort ; je me dissous, mon sang s'écoule, et uion
esprit veut travailler encore! Pourquoi? Pour qui? Est ce
pour la gloire, c'est un mot vide ; est-ce pour les hommes?
je les méprise. Pour qui donc, puisque je vais mourir
avant deux, avant trois ans peut-être? Est-ce pour Dieu?
quel nom !... je n'ai pas marché avec lui, il a tout va...
Ici, il laissa tomber sa tête sur sa poitrine, et ses yeux
rencontrèrent la grande croix d'or qu'il portait au cou ;
il De put s'empêcher de se jeter en arrière jusqu'au fond
du fauteuil ; mais elle le suivait ; il la prit, et, la considé-
rant avec des regards fixes et dévorants : — Signe ter-
rible 1 dit-il tout bas, tu me poursuis I Vous retrouverai-je
encore ailleurs... divinité et supplice! que suis-je? qu'ai^je
fait?...
Pour la première fois, une (erreur singulière et incon^
nue le pénétra ; il trembla, glacé et brûlé par un frisson
invincible ; il n'osait lever les yeux, de crainte de rencon-
trer quelque vision effroyable ; il n'osait appeler, de peur
d'entendre le son de sa propre voix ; il demeura profon-
dément enfoncé dans l2^ méditation de réternité, si terri-
ble pour lui, ei'ûïSL jiura cette sorte de prière :
— Grand Dieu, i^ tu m'entends, juge-moi donc, mai&
180 CINQ-MARS.
ne m'isole pas pour me juger. Regarde-moi entouré des
hommes de mon siècle; regarde, l'ouvrage immense
que j'avais entrepris; fallait-il moins qu'un énorme levier
pour remuer ces masses? et si ce levier écrase en tom-
bant quelques misérables inutiles, suis-je bien coupable ?
4t; semblera! méchant aux hommes ; mais toi, juge su-
prême, me verras-tu ainsi? Non; tu sais que c'est le pou-
voir sans borne qui rend la créature coupable envers la
créature; ce n'est pas Armand de Richelieu qui fait pé-
rir, c'est le premier ministre. Ce n'est pas pour ses injures
personnelles, c'est pour suivre un système. Mais un sys-
tème... qu'est-ce que ce mot? M'élait-il permis déjouer
ainsi avec les hommes, et de les. regarder comme des
nombres pour accompHr une pensée, fausse peut-être ?
Je renverse l'entourage du trône. Si, sans le savoir, je
sapais ses fondements et hâtais sa chute I Oui, mon pou-
voir d'emprunt m'a séduit. 0 dédale I ô faiblesse de la
pensée humaine I... Simple foi! pourquoi ai-je quitté ta
voie?... pourquoi ne suis -je pas seidement un simple
prêtre? Si j'osais rompre avec l'homme et me donner à
Dieu, l'échelle de Jacob descendrait encore dans mes
songes !
En ce moment son oreille fut frappée d'un grand bruit
qui se faisait au dehors; des rires de soldats, des huées
féroces et des jurements se mêlaient aux paroles, assez
longtemps soutenues, d'une voix faible et claire ; on eût
dit le chant d'un ange entrecoupé par des rires de dé-
mons. Il se leva, et ouvrit une sorte de fenêtre en toile
pratiquée sur un des côtés de sa tente carrée. Un singulier
spectacle se présentait à sa vue; il resta quelques instants
à le contempler, attentif aux discours qui se tenaient.
— Écoute, écoute La Valeur, disait un soldat à un
autre, la voilà qui recommence à parler et à chanter ;
fais-la placer au milieu du cercle, entre nous et le feu.
■ /
« a
LA YKILlIr. 18)
— Tu ne sais pas, tu ne sais pas, disait un autre, voici
Grand-Ferré qui dit qu'il la connait.
— Oui, je te dis que je la connais, et, par Saint-Pierre
de Loudun, je jurerais que je Tai vue dans mon village,
quand j'étais en congé, et c'était à une affaire où il faisait
chaud, mais dont on ne parle pas, surtout à un Cardina-
liste comme toi.
— Et pourquoi n'en parle-t-on pas, grand nigaud? re-
prit un vieux soldat en relevant sa moustache,
— On n'en parle pas parce que cela brûle la ^langue,
entends-tu cela?
— Non, je ne l'entends pas.
— Eh bien ! ni moi non plus; mais ce senties bourgeois
qui me Font dit.
Ici un éclat de rire général l'interrompit.
— Ah I ah ! est-il bête ! disait Tun; il écoute ce que di-
sent les bourgeois.
— Ah bien ! si lu les écoutes bavarder, tu as du temps
à perdre, reprenait un autre.
— Tu ne sais donc pas, ce que disait ma mère, blanc-
bec ? reprenait gravement le plus vieux en baissent les
yeux d'un air farouche et solennel pour se faire écouter.
— Eh I comment veux- tu que je le sache, La Pipe ? Ta
mère doit être morte de vieillesse avant que mon grand-
père fût au monde.
— Eh bien ! blanc-bec, je vais te le dire. Tu sauras
d'abord que ma mère était une respectable Bohémienne,
aussi attachée au régiment des Carabins de la Roque que
mon chien Canon que voilà; elle portait Teau-de-vie à
Bon cou, dans un baril, et la buvait mieux que le premier
de chez nous; elle avait eu quatorze époux, tous militai-
res, et morts sur le champ de bataille.
— Voilà ce qui s'appelle une femme I interrompirent
les soldats pleins de respect.
il
182 ClNQ-MàRS
— Et jamais de sa vie elle ne parla à un bourgeois, si
ce n'est pour lui dire en arrivant au logement : « Allume-
moi une cliandeile et fais chauffer ma soupe. »
— Eh tien, qu'est-ce qu'elle te disait "la mère ? dit
Grand- Ferré.
— Si tu es pressé, tu ne le sauras pas, blano-*ec ;
elle disait habituellement dans sa conversation : un sol-
dai vaut mieux qu'un chien; mais un chien vaut mieux
qu'un bourgeois.
— Bravo! bravo! c'est bien dît! crîèfént les soldats
pleins d'enthousiasme à ces belles paroles.
— Et ça n'empêche pas, dit Grand-Ferré, cjue les bour-
geois qui in'ont dit que ça brûlait la langue avaient raison;
d'ailleurs, ce n'était pas tout à fait des bourgeois, Caf ils
avaient des épées, et ils étaient fâehéë de ce c(u'on brûlait
un curé, et rUoi aussi.
— Et qu'est-ce que cela te faisait qu'on brûlât lofi curé,
grand inhoeent î reprit un sergent de bataille appuyé sur
la fourche de son arquebuse ; après lui un autre; tU au-
rais pu prendre à sa place un de nos généraux, qui sont
tous curés à présent; moi qui suis Royaliste, je le dis
franchement.
— ^ Taisez-vous dônô I crtà La Pipe : laisser parlez cette
fille. Ce sont tous ces chiens de Royalistes qui viennent
nous déranger quand nous nous amusons.
— Qu'esi-ce que tu dis? reprit Grand- Ferré; sais-tu
seulement ce que c'est que d'être Royaliste, toi?
— Oui, dit La Pipe, je vous connais bien tous, allez :
vous êtes pour les antiens soi-disant Princes de la pabc,
avec les Croquante, contre le Cardinal et la gabelle; là ! ai-
je raison ou non ?
— Eh bien, non, vieux Bès-rouge ! un Royaliste est
celui qui est pour un roi : voilà ce que c est. Et comme
mon père était valet des émérillons du Roi, je suis pour
y
LA YEiLLÉ£. 183
le Roi ; vdlà. £t je n'aime pas les Bas-rouges, c'est tout
simple.
— Ah ! lu m'appelles Bas-rouge ! reprit Iç vieux soldat:
tu m'en feras raison demain matin. Si tu avais fait la
guerre dans la Valteline, tu ne parlerais pas comme ça;
et si tu avais vu i'Éminence se promener sur la digue éè
la Rochelle, avec le vieux marquis de Spinola, pendani
qu*on lui envoyait des volées de canon, tu ne dirais rien
des Bas-ronges, entends-tu?
— Allons , amiisons-nous au lieu de nous quereller,
dirent les autres soldats.
Les braves qui discouraient ainsi étaient debout autour
d'un grand feu qui les éclairait plus que la lune, toute
belle qu'elle était, et au milieu d*eux se trouvait le sujet
de leur «ittroupenient et de leurs cris. Le Cardinal dis-
tingua une jeune femme vêtue de noir et couverte d*un
long voile blanc; ses pieds étaient nus : une corde gros-
âère serrait sa taille élégante, un long rosaire tombait de
son cou presque jusqu'aux pieds, ses mains délicates et
blanches comme rivoire en agitaient les grains et les fai-
saient tournoyer rapidement sous ses doigts. Les soldats,
avec une joie barbare, s'amusaient à préparer de petits
charbons sur son chemin pour brûler ses pieds nus ; le
plus vieux prit la mèche fumante de son arquebuse, et,
l'approchant du bas de sa robe , lui dit d'une voix
rauque :
— Allons, folle, recommence-nous ton histoire, ou bien
}e te remplirai de poudre, et je te ferai sauter comme
une mine; prends-y garde, parce que j'ai déjà joué ce
tour-là à d'autres que loi dans les vieilles guerres des Hu-
guenots. Allons, chante !
La jeune femme, les regardant avec gravité, ne répon-
dit rien et baissa son voile.
— Tu t'y prends mal. dit Grand-Ferré avec un rire l)a-
18ft CINQ-MARS.
chique; tu vas la faire pleurer, tu ne sais pas le beau lan-
gage de la cour; je vais lui parler, moi.
Et lui prenant le menton :
— Mon petit cœur , lui dit-il, si tu voulais , ma mir
gnonne, recommencer la jolie petite historiette que tu
racontais tout à l'heure à ces messieurs, je te prierais de
voyager avec moi sur le fleuve de Tendre, comme disent
les grandes dames de Paris, et de prendre un verre d'eau-
de-vie avec ton chevalier fidèle, qui t'a rencontrée autre-
fois à Loudun quand tu jouais la comédie pour faire
-brûler un pauvre diable...
La jeune femme croisa ses bras, et regardant autour
d'elle d'un air impérieux, s'écria :
— Retirez-vous, au nom du Dieu des armées : retirez-
vous, hommes impurs I il n'y a rien de commun entre
nous. Je n'entends pas votre langue, et vous n'entendriez
pas la mienne. Allez vendre voire sang aux princes de la
terre à tant d'oboles par jour, et laissez-moi accomplir
ma mission. Conduisez-moi vers le Cardinal....
Un rire grossier l'interrompit.
— Crois-tu, dit un Carabin deMaurevert, que son Émi-
nence le généralissime te reçoive chez lui avec tes pieds
nus? Va les laver.
— Le Seigneur a dit : Jérusalem, lève ta robe et passe
les fleuves, répondit-elle les bras toujours en croit. Que
l'on me conduise chez le Cardinal !
Richelieu cria d'une voix forte :
— Qu'on m'amène cette femme, et qu'on la laisse en
;epos !
Tout se tut ; on la conduisit au ministre, — Pourquoi,
dit-elle en le voyant, m'amener devant un homme armé ?
On la laissa seule devant lui sans répondre.
Le Cardinal avait l'air soupçonneux en la regardant.
— Madame, dit-il , que faites-vous au camp à cette
;
LA VEILLÉE. 185
heure; et, si votre esprit n'est pas égaré, pourquoi ces
pieds nus?
— C'est un vœu, c'est un vœu, répondit la jeune reli-
gieuse avec un air d'impatience en s'asseyant près de lui
brusquement; j'ai fait aussi celui de ne pas manger que
je n*aie rencontré l'homme que je cherche.
— Ma sœur, dit le Cardinal étonné et radouci en s'ap-
prochant pour l'observer, Dieu n'exige pas de telles ri-
gueurs dans un corps faible, et surtout à votre âge, car
vous me semblez fort jeune.
— Jeune? oh! oui, j'élais bien jeune il y a peu de jours
encore; mais depuis j'ai passé deux existences au moins,
j'ai tant pensé et tant souffert : regardez mon visage.
Et elle découvrit une figure parfaitement belle; des .
yeux noirs très-réguUers y donnaient la vie ; mais sans
eux on aurait cru que ces traits étaient ceux d'un fan-
tôme, tant elle était pâle ; ses lèvres étaient violettes et
tremblaient, un grand frisson faisait entendre le choc de
ses dents.
— Vous êtes malade, ma sœur, dit le ministre ému
en lui prenant la main, qu'il sentit brûlante. Une sorte
d'habitude d'interroger sa santé et celle des autres lui
fit toucher le pouls sur son bras amaigri : il sentit les ar-
tères soulevées par les battements d'une fièvre effrayante.
— Mais continua-t-il avec plus d'intérêt, vous vous
êtes tuée avec des rigueurs plus grandes que les forces
humaines; je les ai toujours blâmées, et surtout dans un
âge tendre. Qui a donc pu vous y porter! est-ce pour me
le confier que vous êtes venue! Parlez avec calme et soyez
sûre d'être secourue.
— Se confier aux hommes! reprit la jeune femme, oh!
non, jamais! Ils m'ont tous trompée; je ne me confierais
à personne, pas même à M. de Cinq-Mars, qui cependant
doit bientôt mourir.
186 GIlfQ~MA'a8«
• ■
— Comment! dit Richelieu en fronçant le sourci, mais
avec un rire amer; comment! vous connaissez ce jeune
homme? est-ce lui qui a fait vos malheurs î
— Oh! non, il est bien bon, et il déteste les méchants^
c'est ce qui le perdra. D'ailleurs, dit-elle en prenant tout
à coup un air dur et sauvage, les hommes sont faibles^
et il y a des choses que les femmes doivent accomplir.
Quand il ne s'est plus trouvé de vaillants dans Israël, Dé*
borah s'est levée.
— Ehl comment savez-vous tontes ces belles choses?
continua le Cardinal en lui tenant toujours la main.
^— Oh ! cela, je ne puis vous l'expliquer, reprit avec un
air de naïveté touchante et une voix très-douce la jeune
religieuse, vous ne me comprendriez pas ; c'est le démon
qui m'a tout appris et qui m'a perdue.
-— Eh ! mon enfant, c'est toujours lui qui nous perd;
mais il nous instruit mal, dit Richelieu avec l'air d'une
protection paternelle et d'une pitié croissante. Quelles^
ont été vos fautes? dites-les moi; je peux beaucoup.
— Ah ! dit-elle d'un air de doute, vous pouvez beau-
coup sur des guerriers, sur des hommes braves et géné-
reux; sous votre cuirasse doit battre un noble cœur;
vous êtes un vieux général, qui ne savez rien des ruses-
du crime.
Richelieu sourit, cette méprise le flattait.
— Je vous ai entendu demander le Cardinal ; que lui*
voulez -vous enfin? Qu'êles-vous venue chercher?
La religieuse se recueillit et mit un doigt sur son
front.
— Je ne m'en souviens plus, dit-elle, vous m'avez trop
parlé... J'ai perdu cette idée, c'était pourtant une grande
idée... C'est pour elle que je suis condamnée à la faim
qui me tue ; il faut que je l'accomplisse, ou je vais mou*
rîr avant. Ah 1 dit-elle en portant sa main sous sa robe
i
LA VEILLÉE. 187
dans son sein, où elle parut prendre quelque chose, la
voilà, cette idée...
Elle rougit tout à coup, et ses yeux s'ouvrirent extraor-
dinairement; elle continua en se penchant à Toreille du
Cardinal :
— Je vais vous le dire, écoutez ; Urbain Grandier, mon
amant Urbain, m'a dit cette nuit que c'était Richelieu qui
l'avait fait périr; j'ai pris un couteau dans une auberge,
et je viens ici pour le tuer, dites-moi où il est.
Le Cardinal, effrayé et surpris, recula d'horreur. Il
n'osait appeler ses gardes, craignant les cris de cette
femme et ses accusations ; et cependant un emportement
de cette folie pouvait lui devenir fatal.
— Cette histoire affreuse me poursuivra donc partout!
s'écrià-t-il en la regardant fixement, cherchant dans son
esprit le parti qu'il devait prendre.
Us demeurèrent en silence l'un en face de l'autre dans
la même attitude, comme deux lutteurs qui se contem-
plent avant de s'attaquer, ou comme le chien d'arrêt et
sa victime pétrifiés par la puissance du regard.
Cependant Laubardemont et Joseph étaient sortis en-
semble, et, avant de se séparer, ils se parlèrent un mo-
ment devant la tente du Cardinal, parce qu'ils avaient
besoin de se tromper mutuellement; leur haine venait
de prendre des forces dans leur querelle , et chacun avait
résolu de perdre son rival près du maître. Le juge com-
mença le dialogue, que chacun d'eux avait préparé
en se prenant le bras, comme d'un seul et même mou-
vement :
— Ah ! révérend père, que vous m'avez affligé en ayant
l'air de prendre en mauvaise part quelques légères plai-
santeries que je vous ai faites tout à l'heure !
— Eh! mon Dieu, non, cher seigneur, je suis bien
loin de là. La charité, où serait la charité? J'ai quelquô-
188 C«1NQ-MARS
fois une sainte chaleur dans le propos, pour ce qui est
du bien de l'État et de monseigneur, à qui je suis tout
dévoué.
— Ah I qui le sait mieux que moi, révérend père? mais
vous me rendez justice, vous savez aussi combien je le
suis k l'éminentissime Cardinal-Duc, auquel je dois tout.
Hélas 1 je n'ai mis que trop de zèle à le servir, puisqu'il
me le reproche.
— Rassurez-vous, dit Joseph, il ne vous en veut pas ;
je le connais bien, il conçoit qu'on fasse quelque chose
pour sa ùmille; il est fort bon parent aussi.
— Oui , c'est cela , reprit Laubardemont , voilà mon
affaire à moi ; ma nièce était perdue tout à fait avec son
couvent si Urbain eût triomphé; vous sentez cela comme
moi, d'autant plus qu'elle ne nous avait pas bien compris,
et qu'elle a fait l'enfant quand il a fallu paraître.
— Est-il possible ? en pleine audience I Ce que vous me
dites là me fâche véritablement pour vous 1 Que cela dut
être pénible !
— Plus que vous ne l'imaginez I Elle oubliait tout ce
qu'on lui disait dans la possession, faisait mille fautes de
latin que nous avons raccommodées comme nous avons
pu ; et même elle a été cause d'une scène désagréable le
jour du procès; fort désagréable pour moi et pour les
juges : un évanouissement, des cris. Ahl je vous jure
que je l'aurais bien chapitrée, si je n'eusse été forcé de
quitter précipitamment cette petite ville de Loudun.
Mais, voyez-vous, il est tout simple que j'y tienne, c'est
ma plus proche parente; car mon fils a mal tourné, on
ne sait ce qu'il est devenu depuis quatre ans. La pauvre
petite Jeanne de Belfiel I je ne l'avais faite religieuse, et
puis abbesse, que pour conserver tout à ce mauvais sujet-
là. Si j'avais pu prévoir sa conduite, je l'aurais réservée
pour le monde.
LA VEILLÉE. 189
— On la dit- d'une fort grande beauté, reprit Joseph ;
c'est un don très-prédeux pour une famille ; on aurait pu
la présenter à la cour, et le Roi... Ah! ah!... M"* de La
Fayette. . . Eh ! . . . eh I . . . M"* d'Hautefort. . . vous entendez . . .
il serait même possible encore d'y penser.
— Ahl que je vous reconnais bien là... monseigneur,
car nous savons qu'on vous a nommé au cardiiialat; que
vous êtes bon de vous souvenir du plus dévoué de vos
amis!
Laubardemont parlait encore à Joseph, lorsqu'ils se
trouvèrent au bout de la rue du camp qui conduisait au
quartier des volontaires.
— One Dieu vous protège et sa sainte Mère pendant
mon absence, dit Joseph s'arrêtant; je vais partir demain
pour Paris; et, comme j'aurai affaire plus d'une fois à ce
petit Cinq-Mars, je vais le voir d'avance et savoir des nou-
velles de sa blessure.
— Si l'on m'avait écouté, dit Laubardemont, à Theure
-qu'il est vous n'auriez pas cette peine.
— Hélas ! vous avez bien raison, répondit Joseph avec
un soupir profond et levant les yeux au ciel; mais le Car-
dinal n'est plus le même homme; il n'accueille pas les
bonnes idées, il nous perdra s'il se conduit ainsi.
Et, faisant une profonde révérence au juge, le capucin
entra dans le chemin qu'il lui avait montré.
Laubardemont le suivit quelque temps des yeux, et,
quand il fut bien sûr de la route qu'il avait prise, il re-
'i^çinVpu plutôt accourat jusqu'à la tente du ministre. —
b^ ,G^^^I l'éloigné, s'était-il dit ; donc il s'en dégoûte ;
.^eg^aiô (ttesf^a^rejis qui peuvent le perdre. J'ajouterai qu'il
.ej*iftyô(fei^«loS5;l(îOWHa^:fvjtvir favori; je remplacerai ce
HiBloiae.dja^s la fay^^af, da intol^tre; i,'iastant est propice, il
efSfikjjnîûuît ; il i #?it: eacpr^fTQSjii^.?! s^ul pendant une heure
et demie. Courons. .6;. cri ; t r c : a..^ r " . ' a
4«
^}'
190 ClItQ-MARS.
11 arrive à la tente des gardes qui précède le pa-
villon.
— Monseigneur reçoit quelqu'im, dit le capitaine hési-
tant, on ne peut pas entrer.
— N'importe, vous m'avez vu sortir il y a une heure ;
il se passe des choses dont je dois rendre compte.
— Entrez, Laubardemont, cria le ministre, entrei vite
et seul I 11 entra. Le Cardinal, toujours assis, tenait les
deux mains d une religieuse dans une des siennes, et <te
Fautre fit signe de garder le silence à son agent stupé-
fait, qui resta sans mouvement, ne voyant pas encore le
visage de cette femme; elle parlait avec volubilité, et
les choses étranges qu'elle disait contrastaient horri-
blement avec la douceur de sa voix. lUchdieu semblait
ému.
— Oui, je le frapperai arec un couteau ; c'est un cour
leau que le démon Béhérith m'a donné à l'auberge; mais
c'est le clou de Sisara. Il a un manche d'ivcnre, voyez-
vous, et j'ai beaucoup pleuré dessus. N'est-ce pas singu-
lier, mon bon général ? Je le retournerai dans la gorge
de celui qui a tué mon ami, comme il a dit luinnèrae de
le faire, et ensuite je brûlerai le corps, c'est la peine du
talion, la peine que Dieu a permise à Adam... Vous avte
Taîr étonné, mon brave général... mais vous le seriez
bien plus si je vous disais sa chanson... la chanson qu'il
m'a chantée encore hier au soir, quand il est venu me
voir à l'heure du bûcher, vous savez bien?... l'heure où
il pleut, l'heure où mes mains commencent à br^«fr
comme à présent ; il m'a dit : « Us sont bien tp&ikj^y ^
magistrats, les magistrats rouges.. .ij^'^ô^e^dttrAbMs^li
mes ordres, et je reviens te vdi^quli^J l^^fiHÎfilb èBânë^.
sous un dais de veloUrs^'^^féQ^prél-) aumi'ii^ià IWiht6/câ8s
torches de-'Pé^M (fiÂ^ n!<>èi^'ë(âa(«9m;i«AiI It^lNMo^^
beauté I • Vofla, voilà ce qu'il chante, miowo'j .Qimob in
LA VEILLÉE. 191
Et^ SUT Vak du De profu7idis, elle chanta elle-même:
Je TBÎs è'n prince d'Enfer,
BIoQ sceptre est un manteaa de fer,
Ce sapin brûlant est mon trône.
Et ma robe est de souffre jaune ;
Bleit Je reux t'éponser dtmain :
Viens, Jeanne, donne-moi la main.
N'est-ce pas singulier, mon bon général? Et moi je lui ré-
ponds tous les soirs ; écoutez bien ceci , oh ! écoutez
bien...
Le juge a parlé dans la nuit,
Bt dans la tombe on me conduit.
Pourtant j'étais ta Tancée I
Viens... la pluie est longue et glacôe
Mais tu ne dormiras pas seul.
Je te prêterai mon linceul*
Ensuite il parle, et parle comme les esprits et comme les
prophètes. 11 dit : « Malheur, malheur à celui qui a versé
le sang I Les juges de la terre sont-ils des dieux ? Non , ce
sont des hommes qui vieillissent et souffrent, et cependant
ils osent dire à haute voix : Faites mourir cet homme I La
peine de mort ! la peine de mort ! Qui a donné à l'homme
le droit de l'exercer sur Fhomme ? Est-ce le nombre deux? . . .
Un seul serait assassin , vois-tu ! Mais compte bi©n</^<it|ï,
deux, trois... Voilà qu'ils sont sages et justes , ôtlà'^^cé-
lérats graves et stipendiés ! 0 crime ! l'horreur èk' qÏ^I^Sî
tu les voyais d'en haut, comme moi, Jeanne,^ ^0#ifeien ti:
serais plus pâle encore ! La chair détruire îrf ^dïlâtl 1^^ ^
qui vit de sang faire couler le sang ! fr«98^^<^i^t^^^te
colère! comme Dieu qui a créé I » A ^ /.Miijli.in ,^i\oUs
Les cris que jetait la malheureuse^'filW%(iÀ 'ttî^sâiti*»}*
dement ces paroles épouvantèrëiit ÎRfcfeëftëé^ Jêi'Èatrbar-
demont au point de les tenir 'ifttfi^aesftiWftg^èiftpè éè-
core. Cependant le délire 'i%ït'y'^'ifiêVlrô»'^Tefi<p(Mél^
toujours. ^' ^^'î^^ ssa çi;".^ii.q f)rîiit-ijj/.ï: oiVJ
— Les juges ont-ils 'itei^iy4ï^Ô*>dit-BWM1rf^'W^
192 CINQ-MARS,
frémissent-ils de se tromper? On agite la mort du juste.
— La question ! — On serre ses membres avec des cordes
pour le faire parler ; sa peau se coupe , s*arrache et se
déroule comme un parchemin ; ses nerfs sont à nu ,
rouges et luisants ; ses os crient; la moelle en jaillit...
Mais les juges dorment. Ils rêvent de fleurs et de prin-
temps. Que la grand'salle est chaude ! dit l'un en s' éveil-
lant ; cet homme n'a point voulu parler ! Est-ce que la
torture est finie? Et, miséricordieux enfin, il accorde la
mort. La mort ! seule crainte des vivants! la mort! le
monde iaconnu ! il y jette avant lui une âme furieuse qui
l'attendra. Oh! ne Ta-t-il jamais vu, le tableau vengeur!
lie Ta-t-il jamais vu avant son sommeil, le prévaricateur
écorché ?
Déjà aiïaibli par la fièvre, la fatigue et le chagrin , le
Cardinal , saisi d'horreur et de pitié, s'écria :
— Ah ! pour l'amour de Dieu ! finissons cette affreuse
scène ; emmenez cette femme, elle est folle 1'
L'insensée se retourna, et jetant tout à coup de grands
(pris :
... — Ah île juge, le juge!... dit-elle en reconnaissant
«5 Çe^Mirci, joignant les mains et s'humiliant devant le mi-
r^\$W^y^ (^yi^ait avec effroi :
, rr,l{#a$!, monseigneur, pardonnez-moi, c'est ma nièce
<IUi af i^fâu U raison : j'ignorais ce malheur-là, sans quoi
^Ite; 9Qpai|i0ftfeTO^e depuis longtemps. Jeanne, Jeanne,.,
allons, madame, à genoux ; demandez pardon à monsei-
^p^r jte qirdjnalrBflcv^M
^'i;-7,,(5'§^IU(^€^i€ïi^l jcripi-t-elle. Et l'étonnement sem-
J^ ^(^èfefi^^n^'P^^lifgfr^ cette jeune et malheureuse
j^ul0.;4f^^Vpugeyr[qu^j'ay^itjanimée d'abord fit place à
une mortelle pâleur, ses cris à un silence immobile ,
s^T^g^ség^Stàfup^vfîalé effroyable de ses grands
' V
LA VEILLÉE. 193
yeux, qui suivaient cûnstamment le ministre attristé.
— Emmenez vite cette malheureuse enfant, dit celui-ci
hors de lui-même ; elle est mourante et moi aussi ; tant
d'horreurs me poursuivent depuis cette condamnation,
que je crois que tout Tenfer se déchaîne contre moi I
Il se leva en parlant. Jeanne de Belfiel , toujours silen-
cieuse et stupéfaite , les yeux hagards, la bouche ouverte,
la tète penchée en avant, était restée sous le coup de sa
double surprise, qui semblait avoir éteint le reste de sa
raison et de ses forces. Au mouvement du Cardinal, elle
frémit de se voir entre lui et Laubardemont, regarda tour
à tour l'un et l'autre, laissa échapper de sa main le cou-
teau qu'elle tenait, et se retira lentement vers la sortie
de la tente, se couvrant tout entière de son voile, et tour-
nant avec terreur ses yeux égarés derrière elle, sur son
oncle qui la suivait, comme une brebis épouvantée qui
sent déjà sur son dos Fhaleine brûlante du loup prêt à la
saisir.
Ils sortirent tous deux ainsi, et à peine en plein air, le
juge furieux s'empara des mains de sa victime, les lia. j)ar
un mouchoir, et l'entraîna facilement, car elle, n^^ PPV)^?!^
pas un cri, pas un soupir, mais le suivit^Ja tête toujours
baissée sur son sein et comme plon^g^ji^; d^s./^ .jvotf^ni
somnambulisme. ;)7 ,i e:r|w i nir / /;.ri
Oiiiîi.r":. a:'h ùiyp li'j:p j^joni cb req d ,;.;■■,>..,:
''■ U.'\nb cLU /n/jril ^.Aivi: i:iiLi' ^s..':l, ; r'.,;:-
19& CINQ-MARS
CHAPITRE XIII
L ESPAGNOL
Qu'on ami Téritable est one douce diose t
Il cherche tos besoins au fond de rotre eoeur,
n rons éimrgne la pndfvr
De lei hd déeovTrir vmis-
LaPortaob.
Cependant une scène d'une autre nature se passait
sous la lente de Cinq-Mars ; les paroles du Roi , premier
baume de ses blessures, avaient été suivies des soins em-
j)ressés des chirui^ens de la cour ; une balle morte, faci-
lement extraite, avait causé seule son accident : le voyage
lui était permis, tout était près pour l'accomplir. Le ma-
îkde avait reçu jusqu'à minuit des visites amicales et
Ift^Wfesées; dans les premières furent celles du petit
^H8î{ ^^ de Fontrailles, qui se disposaient aussi à
^(èffi^éy^^fgi^àn pour Paris ; l'ancien page OUvier d'En-
^t^^êb^^éfeffi^jêîSt-à eux pour complimenter l'heu-
reux volontaire que le Roi semblait avoir distingué ; la
froideur habituelle du prince envers tout ce qui l'en-
tourait ayaat fait regarder, à tous ceux qui en furent
instruits, le peu de mots qu'il avait dits comme des
signes assurés d'une haute faveur, tous étaient venus le
féliciter.
Enfin il était seul, sur son lit de camp ; M. de Thou ,
près de lui, tenait sa main, et Grandchamp, à ses pieds ,
grondait encore de toutes les visites qui avaient fatigué
son maître blessé et prêt à partir pour un long voyage.
Pour Cinq-Mars , il goûtait enfin un de ces instants de
L*BSPA6K0L. 195
calme et d'espoir qui Tiennent en quelque sorte rafraîchir
Fàme en même temps que le sang ; la main qu'il ne don-
nait pas à son ami pressait en secret la croix d or atta-
chée sur son cœur, en attendant la main adorée qui
l'avait donnée, et qu'il allait bientôt presser elle-même,
il n'écoutait qu'avec le regard et le sourire les conseils du
jeune magistrat, et rêvait au but de son voyage, qui était
aussi le but de sa vie. Le grave de Thou lui disait d'une
voix calme et douce :
— Je vous suivrai bientôt k Paris. Je suis heureux plus
que vous-même de voir le Roi vous y mener avec lui ;
c'est un commencement d'amitié qu'il faut ménager,
vous avez raison. Pai réfléchi bien profondément aux
causes secrètes de votre anbilion, et je crois avoir de-
viné votre cœur. Oui, ce sentiment d'amour pour la
France, qui le faisait battre dans votre première jeunesse,
a dû y prendre des forces plus grandes ; vous voulez ap-
procher le Roi pour servir votre pays, pour mettre en
action ces songes dorés de nos premiers ans. Certes, la
pensée est vaste et digne de vous ! je vous admire ; je
m'incline ! Abordez le monarque avec le dévouement che»
valeresque de nos pères, avec un cœur plein de candeur
et prêt à tous les sacrifices. Recevoir les confidences de
son âme/veV5Î3t dà(fislk tienne celle de ses sujets, adou-
çtfl^'MgMrl§€ftr'*i«f èiï%i apprenant la confiance de
'éotfWuj^^e^^ï/^iërtiîéfîès plaies du peuple en l^èm^
couvrant h son maître, et',^pàV'l^ntremise de votre ftPTfetii^,
rêtAlî?^ffi«^&^Sfciîfei^a'Sirfitfttî^du père ak« .'ëAfarits,
qui fut interrompu pendant dix-huii é^ 'prfr-'fcm' ftôftMè
au coâTP^^Ml^fe^ âffâépàé^^l^Mifi'^iti^ ftôtifepetiiire-
priSëA «8âtës«â B*rA«i% dé%aMft%'éfeflee^^oetil«)«éh-^lus
encore braver les calomniai f^^flaiW^^^^^ p«il^iiSi«ettC^ite
^iitiiài^% îkr^m^mm^^^^tërk'iiCft ^^ftgfe^^ëtait
digne de vous. Poursuivez, mon ami, ne soyez \ekâlàs
1^6 CINQ-MARS.
découragé ; parlez hautement au Roi du mérite et des
malheurs de ses plus illustres amis que Ton écrase ; dites-
lui sans crainte que sa vieille noblesse n'a jamais conspiré
contre lui ; et que, depuis le jeune Montmorency jusqu'à
cet aimable comte de Soissons, tous avaient combattu le
ministre et jamais le monarque ; dites-lui que les vieilles
races de France sont nées avec sa race, qu'en les frappant
il remue toute la nation, et que, s'il les éteint, la sienne
en souffrira, qu'elle demeurera seule exposée au souffle
du temps et des événements, comme un vieux chêne
frissonne et s'ébranle au vent de la plaine, lorsque Ton
a renversé la forêt qui l'enloure et le soutient. — Oui,
s'écria de Thou en s'animant, ce but est noble et beau ;
marchez dans votre route d'un pas inébranlable, chassez
même cette honte secrète, cette pudeur qu'une âme
noble éprouve avant de se décider à ûatter, à faire ce
que le monde appelle sa cour. Hélas I les rois sont accou-
tumés à ces paroles continuelles de fausse admiration
pour eux; considérez-les comme une langue nouvelle
qu'il faut apprendre, langue bien étrangère à vos lèvres
jusqu'ici, mais que Ton peut parler noblement, croyez-
moi, et qui saurait exprimer de belles et généreuses
pensées. ■. wii. :;/,.- .
Pendant le discours enflamg}^ jdje^^og ^L ^Cinq-Mars
ae pas être vu. îi(f,Ji^_^'^m^^ ^,,.,.:, .^, ,^^^ - , ^..^.^^^^
^e serais-je trom^, \:^,i_^.^ j,,,,^,,,,^^ ,jq„:^nujni ,ml jup
.0 Îinq-Mars sg^T^a^^^tofi^èfO^^^ ©t^^ .^^lejlfCff^,^ „e
eu — Votre C08nriîft'«fiWlc*§fe ^flWii^ ^z^m i98fiT&
e(}i-08a3devQir,l%tta§§B9^l^4 ji„„f,; ,,, ^..j .,3,,,..,^ .^.^^^^.^
l'espagnol. 197
— Je croyais, cher de Thou, que vous ne deviez plus
m'interroger, et que vous vouliez avoir une aveugle con-
fiance en moi. Quel mauvais génie vous pousse donc à
vouloir sonder ainsi mon âme ? Je ne suis pas étranger à
ces idées qui vous possèdent. Qui vous dit que je ne les
aie pas conçues 1 Qui vous dit que je n'aie pas formé la
ferme résolution de les pousser plus loin dans Faction
que vous n'osez le faire même dans les paroles ! L'amouc
de la France, la haine vertueuse de Tambilieux qui Top-
prime et brise ses antiques mœurs avec la hache du
bourreau, la ferme croyance que la vertu peut être aussi
habile que le crime, voilà mes dieux, les mêmes que les
vôtres. Mais, quand vous voyez un homme à genoux dans
une église, lui demandez-vous quel saint ou quel ange
protège et reçoit sa prière ? Que vous importe, pourvu
qu*il prie au pied des autels que vous adorez, pourvu
qu'il y tombe martyr, s'il le faut? Eh I lorsque nos pères
s'acheminaient pieds nus vers le saint sépulcre, un bour-
don à la main, s'informait-on du vœu secret qui les con-
duisait à la Terre sainte ? Ils frappaient, ils mouraient,, et
les hommes et Dieu même peut-être, n'en demandaient
pas plus; le pieux capitaine qui les guidait ne faisait
point dépouiller leurs corps pour voir si la croix rouge et
le cilice ne cachaient pas quelque autre signe mystérieux ;^
et, dans le ciel, sans doute, ils n'étaient pas jugés avec
plus de rigueur pour avoir aidé la force de leurs résolu-
tions sur la terre par quelque espoir permis au chrétiert,
quelque seconde et secrète pensée, plus humaine et plus
proche du cœur mortel.
De Thou sourit et rougit légèrement en baissant les
yeux.
— Mon ami, reprit-il avec gravité, cette agitation peut
vous faire mal; ne continuons pas sur ce sujet; ne mê-
Jons pas Dieu et le ciel dans nos discours, parce que cela
198 €INQ*MàR8.
n'est pas bien , et mettez vos draps sur votre épaule, pirce
qa*il fait froid cette nuit. Je vous promets, ajouta-t-il en
recouvrant son jeune malade avec un soin maternel, je
vous promets de ne plus vous mettra en colère par mes
conseils.
— Ah ! s'écria Qnq-Mars malgré la défense de parler,
moi je vous jure, par cette croix d*or que vous voyez, et
par sainte Marie, de mourir plutôt que de renoncer à ce
plan môme que vous avez tracé le premier ; vous serez
peut-être un jour forcé de me prier de mVrêter ; mais
il ne sera plus temps.
— Cest bon, c*est bon, dormez, répéta le conseiller ;
si vous ne vous arrêtez pas, alors je continuerai avec
vous, quelque part que cela me conduise.
Et, prenant dans sa poche un livre d'heures, il se mit
a le lire attentivement ; un instant après, il regarda Cinq-
Mars, qui ne dormait pas encore; il fit signe à Grand-
champ de changer la lampe de place pour la vue du
malade; mais ce soin nouveau ne réussit pas mieux;
celui-ci, les yeux toujours ouverts, s'agitait sur sa couche
étroite.
— Allons, vous n'êtes pas calme, dit de Thon en sou-
riant; je vais faire quelque lecture pieuse qui vous remette
l'esprit en repos. Ah ! mon ami, c'est là qu'il est le repos
véritable, c'est dans ce livre consolateur I car, ouvrez-le
où vous voudrez, et toujours vous y verrez d'un côté
l'homme dans le seul état qui convienne à sa faiblesse :
la prière et l'incertitude de sa destinée; et, de l'autre.
Dieu lui parlant lui-même de ses infirmités. Quel ma-
gnifique et céleste spectacle! quel lien sublime entre le
ciel et la terre ! la vie, la mort et l'éternité sontlà : ouvrez-
le au hasard.
— Ah ! oui, dit Cinq-Mars, se levant encore avec une
vivacité qui avait quelaue chose d'enfantin, je le veux
-^:
l'espagnol. 199
bien, laissez-moi l'ouvrir; vous savez la vieille supersti-
tion de notre pays ? quand on ouvre un livre de messe
avec une épée, la première page que Ton trouve à gauche
'est la destinée de celui qui la lii, et le premier qui entre
quand il a fini doit influer puissamment sur l'avenir du
lecteur.
— Quel enfantillage 1 Mais je le veux bien. Voici votre
épée; prenez la pointe... voyons...
— Laissez-moi lire moi-même, dit Cinq-Mars, pre-
nant du bord de son lit un côté du livre. Le vieux
Grandchamp avança gravement sa figure basanée et
ses cheveux gris sur le pied du lit pour écouter. Son
maître lut, s'interrompit à la première phrase, mais, avec
un sourire un peu forcé peut-être, poursuivit jusqu'au
bout :
L Or c'était dans la cité de Mediolanum qu'ils compa-
rurent.
II. Le grand-prôtre leur dit : Inclinez-vous et adorez
les dieux.
III. Et le peuple était silencieux, regardant leurs visa-
ges, qui parurent comme les visages des anges.
IV. Mais Gervais, prenant la main de Protais, s'écria,
levant les yeux au ciel, et tout rempli du Saint-
Esprit :
V. 0 mon frère ! je vois le Fils de Thomme qui nous
sourit; laisse-moi mourir le premier.
VI. Car si je voyais ton sang, je craindrais de verser des
larmes indignes du Seigneur notre Dieu.
VII. Or Prêtais lui répondit ces paroles :
VIII. Mon frère, il est juste que je périsse après toi,t;ar
j'ai plus d'années et des forces plus grandes pour te voir
souffrir.
200 CINQ-MARS.
IX. Mais les sénateurs et le peuple grinçaient des dents
contre eux.
X. Et, les soldats les ayant frappés, leurs têtes tombè-
rent ensemble sur la même pierre.
XI. Or c'est en ce lieu même que le bienheureux saint
Ambroise trouva la centre des deux martyrs, qui rendit
la vue à un aveugle.
— Eh bien, dit Cinq-Mars en regardant son ami lors-
qu'il eut fini, que répondez-vous à cela ?
— La volonté de Dieu soit faite; mais nous ne devons
pas la sonder.
— Ni reculer dans nos desseins pour un jeu d'enfant,
reprit d'Effiat avec impatience et s'enveloppant d'un man-
teau jeté sur lui. Souvenez-vous des vers que nous réci-
tions autrefois : Justum ettenacem propositi virum... ces
mots de fer se sont imprimés dans ma tète. Oui, que
l'univers s'écroule autour de moi, ses débris m'emporte-
ront inébranlable.
— Ne comparons pas les pensées de l'homme à celles
du ciel, et soumettons-nons, dit de Thou gravement.
— - Amen, dit le vieux Grandchamp, dont les yeux
s'étaient remplis de larmes qu'il essuyait brusquement,
— De quoi te mèles-tu, vieux soldat ? tu pleures ! lui
dit son maître.
— Amen^ dit à la porte de la tente une voix nasillarde.
— Parbleu, monsieur, faites plutôt cette question à
l'Éminence grise qui viont chez vous, répondit le fidèle
serviteur en montrant Joseph, qui s'avançait les bras croi-
sés en saluant d'un air caressant.
— Ah ! ce sera donc lui I murmura Cinq-Mars.
— Je viens peut-être mal à propos ? dit Joseph dou-
cement,
— Fort à propos, peut-être, dit Henry d'Effiat en sou-
L'ESPAGNOL. 201
priant avec un regard à de Thou. Qui peut vous amener,
mon père, à une heure du malin? Ce doit être quelque
bonne œuvre?
Joseph se vit mal accueilli ; et, comme U ne marchait
jamais sans avoir au fond de Fàme cinq ou six reproches
à se faire vis-à-vis des gens qu'il aboWait, et autant de
ressources dans l'esprit pour se tirer d'affaire, il crut ici
que Ton avait découvert le but de sa visite, et sentit que
ce n'était pas le moment de la mauvaise humeur qu'il
fallait prendre pour préparer l'amitié. S'asseyant donc as-
sez froidement près du lit :
— Je viens, dit-il, monsieur, vous parler de la paît du
Cardinal généralissime des deux prisonniers espagnols
que vous avez faits; il désire avoir des renseignements
sur eux le plus promptement possible ; je dois les voir et
les interroger. Mais je ne comptais pas vous trouver veil-
lant encore; je voulais seulement les recevoir de vos gens.
Après un échange de politesses contraintes, on fit en-
trer dans la tente les deux prisonniers, que Cinq-Mars
avait presque oubliés. Ils parurent , l'un jeune et mon-
trant à découvert une physionomie vive et un peu sau-
vage : c'était le soldat ; l'autre, cachant sa taille sous un
manteau brun, et ses traits sombres, mais ambigus dans
leur expression, sous Tombre de son chapeau à larges
bords, qu'il n'ôta pas : c'était l'officier ; il parla seul et
le premier :
— Pourquoi me faites-vous quitter ma paille et mon
sommeil? est-ce pour me délivrer ou me pendre?
— Ni Tun ni l'autre, dit Joseph.
— Qu'ai-je à faire avec toi, homme à longue barbe? je
ne t'ai pas vu à la brèche.
Il fallut quelque temps, d'après cet exorde aimable,
pour faire comprendre à l'étranger les droiis Qu'avait un
opucin à l'interroiJier.
202 GINQ-MARS.
— Eh bien, dit-il enfin, que veux-tu?
— Je veux savoir votie nom et votre pays.
— Je ne dis pas mon nom ; et quant à mon pays, j'ai
i'air d'un Espagnol ; mais je ne le suis peut-être pas, car
un Espagnol ne Test jamais.
Le père Joseph, se retournant vers les deux amis, dit :
— Je suis bien trompé, ou j*ai entendu ce son de voix
quelque part : cet homme parle français sans accent;
mais il me semble qu'il veut nous donner des énigmes
comme dans TOrient.
— L'Orient? c'est cela, dit le prisonnier, un E^agnol
est un homme de TOrient, c'est un Turc catholique ; son
sang languit ou bouillonne, il est paresseux ou infati-
gable; rindolence le rend esclave; l'ardeur, cruel; im-
mobile dans son ignorance, ingénieux dans sa supersti-
tion, il ne veut qu'un livre religieux, qu'un maître
tyrannique; il obéit à la loi du bûcher, il commande par
celle du poignard, il s'endort le soir dans sa misère san-
glante, cuvant le fauiatisaie et rêvant le crime. Qui esi-ca
là, messieurs? est-ce l'Espagnol ou le Turc? devinez.
Ah I, ah ! vous avez Tair de trouver que j'ai de l'esprit
parce que je rencontre un rapport. Vraiment, mes^eurs,
vous me faites bien de Thonneur, et cependant l'idée
pourrait se pousser plus loin, si l'on voulait ; si je passais
à l'ordre physique, par exemple, ne pourrais-je pas vous
dire : Cet homme a les traits graves ou allongés, l'œil
noir et coupé en amande , les sourcils durs , la bouche
triste et mobile, les joues basanées^ maigres et ridées; sa
tête est rasée, et il la couvre d'un mouchoir noué en
turban; il passe un jour entier couché ou debout sous
un soleil brûlant, sans mouvement, sans parole, fumant
un tabac qui l'enivre. Est-ce un Turc ou un Espagnol!
Étes-vous contents, messieurs? Vraiment, vous en avez
l'air, vous riez; et de auoi riez-vous? Moi qui vous ai
l'bspaonol. 203
présenté cette seule idée, je n'ai pas ri; voyez, mon
visage est triste. Ah ! c'est peut-être parce que le sombre
prisonnier est devenu tout à coup bavard, et parle vite?
Ah ! ce n'est rien ; je pourrais) vous en dire d'autres, et
vous rendre quelques services , mes braves amis. Si je
me mettais dans les anecdotes, par exemple, si je vous
disais que je connais un prêtre qui avait ordonné la mort
de quelques hérétiques avant de dire la messe, et qui,
furieux d*étre interrompu à Tautel durant le saint sacri-
fice, cria à ceux qui lui demandaient ses ordres : Tue%
tout! tuez tout! ririez-vous bien tous, messieurs? Non,
pas tous. Monsieur que voilà, par exemple, mordrait sa
lèvre et sa barbe. Oh I il est vrai qu*il pourrait répondre
qu*il a fait sagement, et qu'on avait tort d'interrompre
sa pure prière. Mais si j'ajoutais qu'il s'est caché pendant
une heure derrière la toile de votre tente, monsieur de
Cinq-Mars , pour vous écouter parler, et qu'il est venu
pour vous faire quelque perGdie, et non pour moi, que
dirait-il? Maintenant, messieurs, étes^vous contents?
Puîs-je me retirer après cette parade?
Le prisonnier avait débité tout ceci avec la rapidité
d'un vendeur d orviétan, et avec une voix si haute, que
Joseph en fut tout étourdi. 11 se leva indigné à la fin, et
«'adressant à Cinq-Mars :
— Comment souffrez-vous, monsieur, lui dit-il, qu'un
prisonnier qui devait être pendu vous parle ainsi?
L'Espagnol, sans daigner s'occuper de lui davantage,
se pencha vers d'Effiat, et lui dit à Toreille :
— ie ne vous importe guère, donnez-moi ma li-
berté, j'ai déjà pu la prendre, mais je ne l'ai pas voulu
sans votre consentement ; donnez*la moi, ou faites-moi
tuer.
— Partez si vous le pouvez, lui répondit Qnq-Mars, je
vous jure que j'en serai fort aise.
^
i
20& GINQ^MARS.
Et il fit dire à ses gens de se retirer avec le soldat,
qu'il voulut garder à son service.
Ce fut l'affaire d'un moment; il ne restait plus dans
la tente que les deux amis, le père Joseph décontenancé
et l'Espagnol, lorsque celui-ci, ôtant son chapeau, mon-
tra une figure française, mais féroce : il riait, et semblait
respirer plus d'air dans sa large poitrine.
— Oui, je suis Français, dit-il à Joseph ; mais je hais la
France, parce qu'elle a donné le jour à mon père, qui
est un monstre, et à moi, qui le suis devenu, et qui l'ai
frappé une fois; je hais ses habitants parce qu ils m'ont
volé toute ma fortune au jeu, et que je les ai volés et
lues depuis; j'ai été deux ans Espagnol pour faire mou-
rir plus de Français; mais à présent je hais encore plus
l'Espagne; on ne saura jamais pourquoi. Adieu, je vais
vivre sans nation désormais ; tous les hommes sont mes
ennenais. Continue, Joseph, et tu me vaudras bientôt.
Oui, tu m'as vu autrefois, continua-t-il en le poussant
violemment par la poitrine et le renversant... je suis
Jacques de Laubardemont, fils de ton digne ami.
A ces mots, sortant brusquement de la tente, il dispa-
rut comme une apparition s'évanouirait. De Thou et les
laquais, accourus à l'entrée, le virent s'élancer en deux
bonds par-dessus un#^soldat surpris et désarmé, et courir
vers les montagnes avec la vitesse d'un cerf, malgré plu-
sieurs coups de mousquet inutiles. Joseph profita du
désordre pour s'évader en balbutiant quelques mots de
politesse, et laissa les deux amis riant de son aventure et
de son désappointement, comme deux écoliers riraient
d'avoir vu tomber les lunettes de leur pédagogue, et
s'apprètant enfin à chercher un sommeil dont ils avaient
besoin l'un et l'autre, et qu'ils trouvèrent bientôt, le
blessé dans son lit, et le jeune conseiller dans son
fauteuil.
L ESPAGNOL. 205
Pour le capucin, il s'acheminait vers sa tente, médi-
tant comment il tirerait parti de tout ceci pour la meil-
leure vengeance possible, lorsqu'il rencontra Laubarde-
lïiont traînant par ses mains liées la jeunesse insensée. Ils
se racontèrent leurs mutuelles et horribles aventures.
Joseph n'eut pas peu de plaisir à retourner le poignard
ilans la plaie de son cœur en lui apprenant le sort de
son fils.
— Vous n'êtes pas précisément heureux dans votre
intérieur, ajouta-il ; je vous conseille de faire enfermer
votre nièce et pendre votre héritier, si par bonheur vous
le retrouvez.
Laubardemont rit affreusement : — Quant à cette petite
imbécile que voilà, je vais la donner à un ancien juge
secret, à présent contrebandier dans les Pyrénées, à
Oloron : il la fera ce qu'il voudra, servante dans sa posada^
par exemple ; je m'en soucie peu, pourvu que monsei-
gneur ne puisse jamais en entendre parler.
Jeanne de Belfiel, la tète baissée, ne donna aucun
signe d'intelligence; toute lueur ae raison était éteinte
en elle ; un seul mot lui était resté sur les lèvres, elle le
prononçait continuellement : — Le juge! le juge ! le juge I
dit-elle tout bas. Et elle se lut.
Son oncle et Joseph la chargèrent, à peu près comme
un sac de blé, sur un des chevaux qu'amenèrent deux
domestiques ; Laubardemont en monta un, et se disposa
sortir du camp, voulant s'enfoncer dans les montagnes
a/ant le jour.
— Bon voyage! dit-il à Joseph, faites bien vos affaires
à Paris; je vous recommande Oreste etPylade.
— Bon voyage! répondit celui-ci. Je vous recommande
Cassandre et (Edipe.
— Oli I il n'a ni tué son père, ni épousé sa mère...
- — Mais il est en bon chemin pour ces gentillesses.
206 GllfQ-MAR».
— Adîeii, moB révérend père I
— kàieOf mon vénérable amil direnirils toui baat; —
mais tout bas :
— A£etty assassin à robe grise : je retrouverai Toreille
du CardiiBil en ton absenee.
— AdieUy scélérat à robe rouge : va détruire toi-même
, ta famille maudite; acbève de répandre ton sang dans les
autres; ce qui en restera en toi, je m*en charge... Je pars
à présent. YoiUi une nuit bien remplie i
DEUXIÈME PARTIE
(
• •
DEUXIEME PARTIE
CHAPITRE XIV
l'émeute
Lo danger, sirê, est pressant et univer-
sel, et aa delà de toas les ealcols de la
^radence humaine*
NinA.DEAU, Adresfe au Roi,
c Que d^une vitesse égale à celle de la pensée ^ la scène
vole sur une aile imaginaire^ » s'écrie l'immortel Shaks-
peare avec le chœur de l'une de ses tragédies, » figurer
vous le roi sur VOcéan^ suivi de sa belle flotte ; voyez-le ,
suivez-le. » Avec ce poétique mouvement il traverse le
temps et l'espace, et transporte à son gré l'assemblée
attentive dans les lieux de ses sublimes scènes.
Nous allons user des mêmes droits sans avoir le même
génie, nous ne voulons pas nous asseoir plus que lui sur
le trépied des unités, et jetant les yeux sur Paris et sur le
vieux et noir palais du Louvre, nous passerons tout à coup
l'espace de deux cents lieues et le temps de deux années.
Deux années ! que de changements elles peuvent ap-
porter sur le front des hommes , dans leurs familles , et
surtout dans cette grande famille si troublée des nations,
dont un jour brise les alliances, dont une naissance
apaise les guerres, dont une mort détruit la paix 1 Nos
yeux ont vu des rois rentrer dans leur demeure un jour
19.
210 CINQ-MARS.
de printemps ; ce jour-là même un vaisseau partit pour
une traversée de deux ans ; le navigateur revint ; ils étaient
sur leur trône : rien, ne semblait s'être passé dans son
absence ; et pourtant Dieu leur avait ôté cent jours de
règne.
Mais rien n'était changé pour la France en 1642, épo-
que à laquelle nous passons, si ce n'était ses craintes et
ses espérances. L'avenir seul avait changé d'aspect. Avant
de revoir nos personnages, il importe de contempler en
grand l'état du royaume.
La puissante unité de la monarchie était plus imposante
encore par Je malheur des États voisins ; les révoltes de
l'Angleterre et celles de l'Espagne et du Portugal faisaient
admirer d'autant plus le calme dont jouissait la France ;
Straflbrd et Olivarès, renversés ou ébranlés, grandissaient
l'immuable Richelieu.
Six armées formidables, reposées sur leurs armes
triomphantes, servaient de rempart au royaume ; cellas
du Nord, liguées avec la Suède, avaient fait fuir les Impé
riaiix, poursuivis encore par l'ombre de Gustave-Adolphe;
celles qui regardaient l'Italie recevaient dans le Piémont
les clefs des villes qu'avait défendues le prince Thomas;
et celles qui redoublaient la chaîne des Pyrénées soute-
naient la Catalogue révoltée, et frémissaient encore devant
Perpignan, qu'il ne leur était pas permis de prendre. L'in-
térieur n'était pas heureux , mais tranquille. Un invis3)le
génie semblait avoir maintenu ce calme ; c(ir le Roi, mor-
tellement malade, languissait à Saint-Germain près d'un
jeune favori \ et le Cardinal , disait-on, se mourait à Nàr-
boane. Quelques morts pourtant trahissaient sa vie, et
de loin en loin des homities tombaient comme frappés
pakT un souffle empoisonné^ ^ iet rappelaient la puissance
invisible. .
Saint-Preuil, l'un des ennemis de Richelieu, ^renait cK*
/
L'iaiKUTE. 211
porter sa tête de fer * sar l'échafaud, sans honte m peter,
comme il le dit en y montant.
Cependant la France semblait gonvemée par elle-même;
car le prince et le ministre étaient séparés depuis long-
temps : et, de ces deux malades, qui se haïssaient mu-
tuellement, l'un n'avait jamais temi les rênes de son État,
Tautre n'y faisait plus sentir sa main ; on ne l'entendait
plus nommer dans les actes publics, il ne paraissait plus
dans le gouverneement, s'effaçait partout ; il dormait
comme l'araignée au centre de ses filets.
S'il s'était passé quelques événements et quelques révo-
lutions durant ces deux années, ce devait donc être dans les
cœurs ; ce devait être quelques-uns de ces changements
occultes, d'où naissent, dans les monarchies sans base, des
bouleversements effroyables et de longues et sanglantes
dissensions.
Pour en être éclaircis, portons nos yeux sur le vieux et
noir bâtiment du Louvre inachevé, et prêtons l'oreille aux
propos de ceux qui l'habitent et qui l'environnent.
On était au mois de décembre ; un hiver rigoureux
avait attristé Paris, où la misère et l'inquiétude du peuple
étaient extrêmes ; cependant sa curiosité l'aiguillonnait
encore, et il était avide des spectacles que lui donnait la
cour. Sa pauvreté lui était moins pesante lorsqu'il con-
templait les agitations de la richesse ; ses larmes moins,
amères à la vue des combats de la puissance ; et le sang
des grands, qui arrosait ses rues et semblait alors le seul
digne d'être répandu, lui faisait bénir son obscurité. Déjà
quelques scènes tumultueuses, quelques assassinats écla-
tants, avaient fait sentir l'affaiblissement du monarque,
l'absence et la fin prochaine, du ministre, et, comme une
l.Co nom lui fut donné pour sa valeur et un caractère trop fermo»
^ui fut son seul crime.
212
GINQ-MARS.
sorte d3 prologue à la saaglante comédie de la Fronde ,
venaient aiguiser la malice et même allumer les passions^
des Parisiens. Ce désordre ne leur déplaisait pas ; indiffé-
rents aux causes des querelles, fort abstraites pour eux,
ils ne Tétaient point aux individus, et commençaient déjà
à prendre les chefs de parti en affection ou en haine, non
à cause de l'intérêt qu'ils leur supposaient pour le bien-
être de leur classe, mais tout simplement parce qu'ils plai-
saient ou déplaisaient comme des acteurs.
Une nuit surtout, des coups de pistolet et de fusil
avaient été entendus fréquemment dans la Cité ; les pa-
trouilles nombreuses des Suisses et des gardes du corps
venaient môme d'être attaquées et de rencontrer quel-
ques barricades dans les rues tortueuses de l'île Notre-
Dame ; des charrettes enchaînées aux bornes et couvertes
de tonneaux, avaient empêché les cavaliers d'y pénétrer,
et quelques coups de mousquet avaient blessé des che-
vaux et des hommes. Cependant la ville dormait encore ,
excepté le quartier qui environnait le Louvre, habité
dans ce moment par la Reine et Monsieur, duc d'Orléans.
Là, tout annonçait une expédition nocturne d'une nature
très-grave.
11 était deux heures du matin; il gelait, et l'ombre
était épaisse, lorsqu'un nombreux rassemblement s'arrêta
sur le quai, à peine pavé alors, et occupa lentement et
par degrés, le terrain sablé qui descendait en pente jus-
qu'à la Seine. Deux cents hommes, à peu près, sem-
blaient composer cet attroupement ; ils étaient envelop-
pés de grands manteaux, relevés par le fourreau des
longues épées à l'espagnole qu'ils portaient. Se prome-
nant sans ordre, en long et en large, ils semblaient atten-
dre les événements plutôt que les chercher. Beaucoup
d'entre eux s'assirent, les bras croisés, sur les pierres
éparses du parapet commencé ; ils observaient le plus
i
L ÉMBUTK. 213
grand silence. Après quelques minutes cependant, un
homme, qui paraissait sortir d*une porte voûtée du Lou-
vre, s'approcha lentement avec une lanterne sourde,
dont il portait les rayons au visage de chaque individu,
et qu'il souffla, ayant démêlé celui qu'il cherchait entre
tous : il lui parla de cette façon, à demi-voix, en lui ser-
rant la main :
— Eh bien, Olivier, que vous a dit M. le Grand»? Cela
va-t-il bien ?
— Oui, oui, je lai vu hier à Saint-Germain ; le vieux
chat est bien malade à Narbonne, il va s'en aller ad
patres ; mais il faut mener nos affaires rondement, car ce
n'est pas la première fois qu'il fait Tengourdi. Avez-vous
vu du monde pour ce soir, mon cher Fontrailles?
— Soyez tranquille, Montrésor va venir avec une cen-
taine de gentilshommes de Monsieur; vous le reconnaî-
trez; il sera déguisé en maître maçon, une règle à la
main. Mais n'oubliez pas surtout les mots d'ordre : les
savez-vous bien tous, vous et vos amis?
— Oui, tous, excepté l'abbé de Gondi , qui n'est pas
arrivé encore ; mais. Dieu me pardonne, je crois que le
voilà lui-même. Qui diable l'aurait reconnu?
En effet, un petit homme sans soutane, habillé en sol-
dat des gardes françaises, et portant de très-noires et
fausses moustaches, se glissa entre eux. 11 sautait d'un
pied sur l'autre avec un air de joie, et se frottait les
mains.
— Vive Dieul tout va bien; mon ami Fiesque ne faisait
pas mieux. Et, se levant sur la pointe des pieds pour frap-
per sur l'épaule d'Olivier : — Savez-vous que, pour un
homme qui sort presque des pages, vous ne vous con-
1 . On nommait ainsi par abréviation le grand écuyer Cinq-Mars.
Ce nom reviendra souvent dans le cours du récit.
2U CINQ-MAR9.
duisez pas mal, sire Olivier d'Eniraigues ? vous serez datib
nos hommes illustres, si nous trouvons un Plutarque.
Tout est bien organisé, vous arrivez à point ; ni plus tôt,
ni plus tard, comme un vrai chef de parti. Fontraîlles,
ce jeune homme ira loin, je vous le prédis. Mais dépê-
chons-nous ; il nous viendra dans deux heures des pa-
roissiens de mon oncle l'archevêque de Paris ; je les ai
bien échau(Té3, et ils crieront : Vive Monsieur ! vive la
Régence ! et plus de Cardinal ! comme des enragés. Ce
sont de bonnes dévotes, tout à moi, qui leur ont monté
la tête. Lô Roi est fort mal. Oh! tout va bien, très-bien.
Je viens de Saint-Germain ; j'ai vu Tami Cinq-Mars; il est
bon, très-bon, toujours ferme comme un roc. Ah ! voilà
ce que j'appelle un homme ! Comme il les a joués avec
son air mélancolique et insouciant! 11 est le maître de la
cour à présent. C'est fini, le roi va, dit-on, le faire duc et
pair; il en est fortement question; mais il hésite encore:
il faut décider cela par notre mouvement de ce soir : Je
vœu du peuple! il faut faire le vosu du peuple absolument;
nous allons le faire entendre. Ce sera la mort de Riche-
lieu, savez-vous? Surtout, c'est la haine pour lui qui doit
dominer dans les cris, car c'est là l'essentiel. Cela déci-
dera enfin notre Gaston, qui flotte toujours, n'est-ce pas?
— Eh ! que peut-il faire autre chose ? dit Fontrailles ;
s'il prenait une résolution aujourd'hui en notre faveur, ce
serait bien fâcheux.
— Et pourquoi ?
— Parce que nous serions bien ste que demain, au
jour, il serait contre.
— N'importe, reprit l'abbé, la reine a de la tête.
— Et du cœur aussi, dit Olivier; cela me donne de
l'espoir pour Cinq-Mars, qui me semble avoir osé faire le
boudeur quelquefois en la regardant.
— Enfant que vous êtes! Que vous connaissez encoro
L^âMBUTE. 215
mal la court Rien ne peut le soutenir que la main du roi,
qui Taime comme son fils; et, pour la reine, si son cœur
bat, c*est de souvenir et non d'avenir. Mais il nes*agit pas
de ces fadaises- là; dîtes-moi, mon cher, êtes- vous bien sûr
de votre jeune avocat que je vois rôder là? pense*t-il bien?
— ParfiEdtement; c*est im excellent Royaliste ; il jette-
rait le Cardinal à la rivière tout à Theure : d'ailleurs c'est
Foumîer, de Loudun, c'est tout dire.
— Bien, bien ; voilà comme nous les aimoas. Mais garde
à vous, messieurs : on vient de la rue Saint-Honoré.
— Qui va là? crièrent les premiers de la troupe à des
hommes qui venaient. Royalistes ou Cardinalistes ?
— Castan iX le Groiui, répondirent tout bas les oou-
veau-venus.
— C'est Montrésor avec les gens de MoNSiEUA» dit Foii-
irailles; nous pourrons bientôt commencer.
— Oui, par la corbleu I dit l'arrivant ; car les Cardina-
listes vont passer à trois heures; on nous on a instruits
tout à l'heure.
— Où vont-ils? dit Fontrailles.
— Ils sont plus de deux cents pour conduire M. de
Cliavigny, qui va voir le vieux chat à Narbonne, dit-ou ;
lis ont cru plus sûr de longer le Louvre.
— Eh bien, nous allons leur faire patte de velou/s, dit
l'abbé.
Comme U achevait, un bruit de carrosses et de chevaux
se fit entendre. Plusieurs hommes à manteaux roulèrent
une énorme pierre au milieu du pavé. Les pi^emiers cava-
liers passèrent rapidement à travers la îbule et le pisto-
let à la main, se doutant bien de quelque chose; mais le
postillon qui guidait les chevaux de la première voiture
s'embarrassa dans la pierre et s'abattit.
— Quel est donc ce carrosse qui écrase les piétoiis î
criàrent à la fois tous les hoouues en manteau. C'est bien
216 GINQ-MAR5.
tyrannique î Ce ne peut être qu'un ami du Cardinal de La
Uochelle^.
— C'est quelqu'un qui ne craint pas les amis du petit
le Grand, s'écria une voix à la portière ouverte, d'oii un
liomme s'élança sur un cheval.
— Rangez ces Cardinalistes jusque dans la rivière ! dit
une voix aigre et perçante.
Ce fut le signal des coups de pistolet qui s'échangèrent
avec fureur de chaque côté, et qui prêtèrent une lumière
à cette scène tumultueuse et sombre; le cUquetis des
cpées et le piétinement des chevaux n'empêchaient pas
de distinguer les cris, d'un côté : A bas le ministre ! vive
le roi I vive Monsieur et monsieur le Grand ! à bas les bas
rouges ! de l'autre : Vive Son Éminence 1 vive le grand
Cardinal ! mort aux factieux I vive le Roi ! car le nom du
lloi présidait à toutes les haines comme à toutes les affec-
tions, à cette étrange époque.
Cependant les hommes à pied avaient réussi à placer
les deux carrosses à travers du quai, de manière à s'en
fih-e un rempart contre les chevaux de Chavigny, et de
là, entre les roues , par les portières et sous les ressorts ,
les accablaient de coups de pistolet et en avaient démonté
plusieurs. Le tumulte était affreux, lorsque les portes du
Louvre s'ouvrirent tout à coup, et deux escadrons des
gardes du corps sortirent au trot ; la plupart avaient des
torches à la main pour éclairer ceux qu'ils allaient atta-
quer et eux-mêmes. La scène changea. A mesure que les
gardes arrivaient à l'un des hommes à pied, on voyait
cet homme s'arrêter, ôter son chapeau, se faire recon-
naître et se nommer, et le garde se retirait, quelquefois
en saluant, d'autres fois en lui serrant la main. Ce secours
1. Dans le long siège de cette ville on donna ce nom à M. deRi-
ciieliou pour tourne en ridicule son obstination à commander comme
général en chef et s'attribuer le mérite de la prise do T.a liocbelle
\
L*ÉMEDTE. 217
aux carrosses de Chavigny fut donc à peu près inutile et
ne Servit qu'à augmenter la confusion.. Les gardes du
corps, comme pour l'acquit de leur conscience, parcou-
raient la foiUe des duellistes en disant mollement : — Al-
lons, messieurs, de la modération.
Mais, lorsque deux gentilshommes avaient bien engagé
le fer et se trouvaient bien acharnés, le garde qui les
voyait s'arrêtait pour juger les coups, et quelquefois
même favorisait celui qu'il pensait être de son opinion;
car ce corps, comme toute la France, avait ses Royalistes
et ses Cardinalistes.
Les fenêtres du Louvre s'éclairaient peu à peu, et
l'on y voyait beaucoup de têtes de femmes derrière les
petits carreaux en losanges, attentives à contempler le
combat.
De nombreuses patrouilles de Suisses sortirent avec
des flambeaux ; on distinguait ces soldats à leur étrange
uniforme. Ils portaient le bras droit rayé de bleu et de
rouge, et le bas de soie de leur jambe droite était rouge ;
le côté gauche rayé de bleu, rouge et blanc, et le bas
blanc et rouge. On avait espéré, sans doute, au château
royal, que cette troupe étrangère pourrait dissiper Tat-
troupement ; mais on se trompa. Ces impassibles soldats,
suivant froidement, exactement et sans les dépasser, les
ordres qu'on leur avait donnés, circulèrent avec symé-
trie entre les groupes armés qu'ils divisaient un moment,
vinrent se réunir devant la grille avec une précision
parfaite, et rentrèrent en ordre comme à la manœuvre,
sans s'informer si les ennemis à travers lesquels ils étaient
passés s'étaient rejoints ou non.
Mais le bruit, un moment apaisé, redevint général à
force d'explications particulières. On entendait partout
des appels, des injures et des imprécations ; il ne sem-
blait pas que rien pùtfaire cesser ce combat que la dea-
13
218 , GINQ'M4RS.
truction de Tun des deux partis, lorsque des cris, ou
plutôt des hurlements affreux, vinrent mettre le comble
au tumulte. L*abbé de Gondi, alors occupé à tirer un ca-
valier par son manteau pour le faire tomber, s'écria : —
Voilà mes gens! Fontrailles, vous allez en voir de belles ;
voyez, voyez déjà comme cela court ! c*est charmant,
vraiment !
£t il lâcha prise et monta sur une pierre pour considé-
rer les manœuvres de ses troupeti, croisant ses bras avec
rimportance d*un général d'armiée. Le jour commençait
à poindre, et l'on vit que du bout de l'île Saint- Louis
accourait, en effet, une foule d'hommes, de femmes et
d'enfants de la lie du peuple, poussant au ciel et vers le
Louvre d'étranges vociférations. Des filles portaient de
longues épées, des enfants traînaient d'inunenses halle-
bardes et des piques damasquinées du temps de la Ligue;
des vieilles en haiUons tiraient après elles, avec des cor-
desy des charrettes pleines d'anciennes armes rouillées et
rompues ; des ouvriers de tous les métiers, ivres pour la
plupart, les suivaient a\'ec des bâtons, des fourches, des
lances, des pelles, des torches, des pieux, des crocs, des
leviers, des sabres et des broches aiguës ; ils chantaient
et hurlaient tour à tour, contrefaisant avec des rires
atroces les miaulements du chat, et portant, comme un
drai)eauy un de ces animaux pendus au bout d une perche
et enveloppé dans un lambeau rouge, figurant ainsi le
Cardinal, dont le goût pour les chats était connu générale-
ment. Des crieurs publics couraient, tout rouge et hale-
tants, semer sur les ruisseaux et les pavés, coller sur les
parapets, \eà bornes, les murs des maisons et du palais
même, de longues histoires satiriques en petits vers,
faites sur les personnages du temps ; des garçons bou-
chers et mariniers portant de larges coutelas, battaient
la charge sur des chaudrons, et traînaient dans la boue
un porc nouirellement égorgé, coiffé de la talolte rouge
d'un enfant de chœur. De jeunes et vigoureux drôles,
vêtus €n femmes et enluminés d'un grossier vermîHon,
criaient d^une voix forcenée : Nom sommes des mères de
famille ruinées par RiclielUu : mort au Cardinal 1 1ls por-
taient dans leurs bras des nourrissons de paille qu*ils
faieaient le geste de jeter à la rivière, et les y jetaient en
effet.
Lorsque cette dégoûtante cohue eut inondé les quais
de ses milliers d'individus infernaux , elle produisit un
effet étrange sur les combattants, et tout à fait contraire
à ce qu'en attendait leur patron. Les ennemis de chaque
faction abaissèrent leurs armes et se séparèrent. Ceux de
Monsieur et de Onq-Mars furent révoltés de se voir se-
courus par de tels auxiliaires, et, aidant eux-mêmes les
gentilshommes du Cardinal à remonter à cheval et en
voiture, leurs valets à y porter Us blessés, donnèrent des
rendez-vous particuliers à leurs adversaires pour vider leur
querelle sur un terrain plus secret et plus digne d'eux.
Rougissant de la supériorité du nombre et des ignobles
troupes qu'ils semblaient commander , entrevoyant ,
peut-être pour la première fois, les funestes conséquences
de leurs jeux politiques , et voyant quel était le limon
qu'ils venaient de remuer, ils se divisèrent pour se reti-
rer, enfonçant leurs chapeaux larges sur leurs yeux, je-
tant leurs manteaux sur leurs épaules, et redoutant le
JDur.
— Vous atez tout dérangé, mon cher abbé, avec cette
fanaille, dit Fontrailles, en frappant du pied, & Gondi,
|ui se trouvait assez interdit; votre bonhomme d'oncle
a là de jolis paroissiens?
— Ce n'est pas ma faute, reprit cependant Gondî, d'un
ton mutin ; c'est que ces idiots sont arrivés une heure
trop tard; s'ils fussent venus h u nuit on ne les aurait
^ i
i
220 . CINQ-MARS.
pas vus, ce qui les gâte un peu, à dire le vrai (car j'avoue
que le grand jour leur fait tort), et on n'aurait entendu
que la voix du peuple : Vox populiy Vox DeL D'ailleurs, il
n'y a pas tant de mal; ils vont nous donner, par leur
foule, les moyens de nous évader sans être reconnus, et,
au bout du compte, notre tâche est finie ; nous ne vou-
lions pas la mort du pécheur : Ghavigny et les siens soni
de braves gens que j'aime beaucoup ; s'il n'est qu'un peu
blessé, tant mieux. Adieu, je vais voir M. de Bouillon,
qui arrive d'Italie.
— Olivier, dit Fontrailles, partez donc pour Saint- Ger-
main avec Fournier et Ambrosio ; je vais rendre compte
à Monsieur, avec Monlrésor,
Tout se sépara, et le dégoût fit sur ces gens bien élevés
ce que la force n'avait pu faire.
Ainsi se- termina celte échauffourée, qui semblait pou-
voir enfanter de grands malheurs ; personne n'y fut tué ;
les cavaliers, avec quelques égralignures de plus, et quel-
ques-uns avec leurs bourses de moins, à leur grande sur-
prise, reprirent leur route près des carrosses par des rues
détournées ; les autres s'évadèrent, un à un, à travers la
populace qu'ils avaient soulevée. Les misérables qui la
composaient, dénués de chefs de troupes, restèrent en-
core deux heures k pousser les mêmes cris, jusqu'à ce
que leur vin fût cuvé et que le froid éteignit ensemblo
le feu de leur sang et de leur enthousiasme. On voyait
aux fenêtres des maisons du quai de la Cité et le long des
murs le sage et véritable peuple de Paris, regardant d'un
air triste et dans un morne silence ces préludes de dé-
sordre ; tandis que le corps des marchands, velu de noir,
précédé de ses échevins et de ses prévôts, s'acheminait
lentement et courageusement, à travers la populace, vers
le Palais d^ Jus^/c^ où devait s'assembler le parlement, et
allait lui porter plainte de ces effrayantes scènes nocturnes.
■l'émeute.. 221
Cependant les appartements de Gaston d'Orléans étaient
dans une grande rumeur. Ce prince occupait alors Taile
du Louvre parallèle aux Tuileries, et ses fenêtres don-
naieïJt d'un côté sur la cour, et de l'autre sur un amas de
petites maisons et de rues étroites qui couvraient la place
presque en entier. Il s'était levé précipitamment, réveillé
en sursaut par le bruit des armes à feu, avait jeté ses
pieds dans de larges mules carrées, à hauts talons, et,
enveloppé dans une vaste robe de chambre de soie cou-
verte de dessins d'or brodés en relief, se promenait en
long et en large dans sa chambre à coucher, envoyant,
de minute en minute, un laquais nouveau pour deman-
der ce qui se passait, et s'écriant qu'on courCit chercher
l'abbé de La Rivière, son conseil accoutumé; mais, par
malheur, il était sorti de Paris. A chaque coup de pistolet,
ce prince timide courait aux fenêtres, sans rien voir autre
chose que quelques flambeaux que l'on portait en cou-
rant; on avait beau lui dire que les cris qu'il entendait
étaient en sa faveur, il ne cessait de se promener par les
appartements, dans le plus grand désordre, ses longs che-
veux noirs et ses yeux bleus ouverts et agrandis par Tin-
quiétude et l'effroi ; il était moitié nu lorsque Montrésor
et Fontrailles arrivèrent enfin, et le trouvèrent se frappant
la poitrine et répétant mille fois : Mea culpa, mea culpa.
— Eh bien, arrivez donc! leur cria-t-il de loin, courant
au devant d'eux; arrivez donc enfin! que se passe-t-il?
que fait-on là? quels sont ces assassins? quels sont ces
cris ?
— On crie : Vive Monsieur.
GastOK, sans faire semblant d'entendre, et tenant un
instant la porte de sa chambre ouverte, pour que sa voix
pénétrât jusque dans les galeries où étaient les gens de sa
maison, continua en criant de toute sa force et en gesti*
culant ;
222 CINQ-MARS.
— Je ne sais rien de tout ceci et n'ai rien autorisé; je
ne veux rien entendre, je ne veux rien savoir ; je n'en-
trerai jamais dans aucun projet; ce sont des factieux qui
font tout ce bruit : ne m'en parlez pas si vous voulez être
bien vus ici ; je ne suis l'ennemi de personne, je déteste
de telles scènes...
Fontrailles, qui savait à quel homme il avait affaire,
ne répondit rien, et entra avec son ami, mais sans se pres-
ser, aGn que MoiNsieur eût le temps de jeter son premier
feu; et, quand tout fut dit et la porte fermée avec soin,
il prit la parole :
— Monseigneur, dit-il, nous venons vous demander
mille pardons de Timpertinence de ce peuple, qui ne
cesse de crier qu'il veut la mort de votre ennemi, et
qu'il voudrait même vous voir Régent si nous avions le
malheur de perdre sa majesté; oui, le peuple est tou-
jours libre dans ses propos; mais il était si nombreux,
que tous nos efforts n'ont pu le contenir : c'était le cri
du cœur dans toute sa vérité; c'était une explosion d'a-
mour que la froide raison n'a pu réprimer, et qui sortait
de toutes les règles.
— Mais enfin, que s'est-il passé? reprit Gaston un peu
calmé : qu ont-Os fait depuis quatre heures que je les
entends?
— Cet amour, continua froidement Morrtrésor, comme
M. de Fontrailles a l'honneur de vous le dire, sortait tel-
lement des règles et des bornes, qu'il nous a entraînés
nous-mêmes, et nous nous sommes sentis saisis de cet
enthousiasme qui nous transporte toujours au nom seul
de Monsieur, et qui nous a portés h des choses que nous
n'avions pas préméditées.
— Mais enfin, qu'avez- vous fait! reprit le prince...
. — Ces choses, reprit Fontrailles, dont M. de Montrésor
a l'honneur de parler à Monsieur, sont précisément de
l'émeute. 223
ceiics que je prévoyais ici même hier au soir, quand j*eus
' rhonneur de l'entretenir.
— 11 ne s*agit pas de cela, interrompit Gaston; vous
ne pourrez pas dire que j*aie rien ordonné ni autorisé;
je ne me mêle de rien, je n'entends rien au gouverne-
ment...
— Je conviens, poursuivit FontraiUes, que votre A1-*
tesse n'a rien ordonné; mais elle m'a permis de lui dire
que je prévoyais que cette nuit serait troublée vers les
deux heures, et j'espérais que son étonnement serait
moins grand.
Le prince, se remettant peu à peu, et voyant qu'il n'ef-
frayait pas les deux champions; ayant d'ailleurs dans sa
conscience et lisant dans leurs yeux le souvenir du con-»
sentement qu'il leur avait donné la veille, s'assit sur le
bord de son lit, croisa les bras, et, les regardant d'un air
de juge, leur dit encore avec une voue imposante ;
— Mais enfin, qu'avez- vous donc fait ?
— Ehl presque rien, monseigneur, dit FontraiUes; le
hasard nous a fait rencontrer dans la fouie quelques-uns
de nos amis qui avaient eu querelle avec le cocher de
M. de Chavigny qui les écrasait; il s'en est suivi quelques
propos un peu vifs, quelques petits gestes un peu brus-
ques, quelques égratignures qui ont fait rebrousser che*
min au carrosse, et voilà tout.
— Absolument tout, répéta Montrésor.
— Comment, tout 1 s*écria Gaston très-ému et sautant
dans la chambre ; et n'est-ce donc rien que d'arrêter la
voiture d'un ami du Cardinal -Duc? Je n'aime point les
scènes, je vous l'ai déjà dit ; je ne hais point le Cardinal;
o'est un grand politique, certainement, un très-grand po-
litique; vous me compromettez horriblement; on sait
que Montrésor est à moi; si on l'a reconnu, ou dira que
je l'ai envoyé...
22i CINQ-MÀRS.
— Le hasard, répondit Montrésor, in*a fait trouver cet
habit du peuple que Monsieur peut voir sous mou man-
teau, et que j'ai préféré à tout autre par ce motif.
Gaston respira.
— Vous êtes bien sûr qu'on ne vous a pas reconnu ?
dit-il; c'est que vous sentez, mon cher ami, combien oc
serait pénible... convenez-en vous-même...
— Si j'en suis sûr, 6 ciel ! s'écria le gentilhomme du
prince : je gagerais ma tète et ma part du Paradis que
personne n'a vu mes traits et ne m'a appelé par mon
nom.
— £h bien, continua Gaston, se rasseyant sur son lit
et prenant un air plus calme, et même où brillait une
légère satisfaction, contez-moi donc un peu ce qui s'est
passé.
Fontrailles se chargea du récit, où, comme l'on pense,
le peuple jouait un grand rôle et les gens de Monsieur
aucun ; et, dans sa péroraison, il ajouta, entrant dans les
détails : — On a pu voir, de vos fenêtres mêmes, mon-
seigneur, de respectables mères de famille, poussées par
le désespoir, jeter leurs enfants dans la Seine en maudis-
sant Richelieu.
— Ah ! c'est épouvantable ! s'écria le prince indigné ou
feignant de. l'être et de croire à ces excès. 11 est donc
bien vrai qu il est délesté si généralement ? mais il faut
convenir qu'il le mérite ! Quoi! son ambition et son ava-
rice ont réduit là ces bons habitants de Paris que j'aime
tant!
- Oui, monseigneur, reprit l'orateur; et ici ce n'est
pas Paris seulement, c'est la France entière qui vous sup-
plie avec nous de vous décider à la délivrer de ce tyran ;
tout est prêt; il ne faut qu'un signe de votre tête auguste
pour anéantir ce pygmée, qui a tenté l'abaissement de la
maison royale elle-même.
l'émeute. 225
— Hélas ! Dieu m'est témoin que je lui pardonne cette
injure, reprit Gaston en levant les yeux; mais je ne puis
entendre plus lon^riemps les cris du peuple; oui, j'irai à
son secours!...
— Ah i nous tombons à vos genoux ! s'écria Moutrésof
s'inclinant...
— C'est-à-dire, reprit le prince en reculant, autant que
ma dignité ne sera pas compromise et que Ton ne verra
nulle part mon nom.
— Et c'est justement lui que nous voudrions 1 s'écria
Fontrailles, un peu plus à son aise... Tenez, monseigneur,
il y a déjà quelques noms à mettre à la suite du vôtre,
et qui ne craignent pas de s'inscrire ; je vous les dirai
sur-le-champ si vous voulez...
— Mais, mais, mais... dit le duc d'Orléans avec un peu
d'effroi, savez-vous que c'est une conjuration que vous
me proposez là tout simplement?...
— Fi donc ! fi donc ! monseigneur, des gens d'honneur
comme nous ! une conjuration I ah ! du tout ! une ligue,
tout au plus, un petit accord pour donner la direction au
vœu unanime de la nation et de la cour : voilà tout !
— Mais... mais cela n'est pas clair, car enfin cette af-
faire ne serait ni générale ni publique : donc ce serait
une conjuration; vous n'avoueriez pas que vous en êtes?
— Moi, monseigneur? pardonnez-moi, à toute la terre,
puisque tout le royaume en est déjà, et je suis du royaume.
Eh ! qui ne mettrait son nom après celui de MM. de Bouil-
lon et de Cinq-Mars?...
— Après, peut-être, mais avant? dit Gaston en fixant
ses regards sur Fontrailles, et plus finement qu'il ne s'y
attendait.
Celui-ci sembla hésiter un moment.,.
— Eh bien, que ferait Monsieuk, si je lui disais des
noms après lesauels il pût mettre le sien ?
13.
226 aiNQ-MARS.
— Âb ! ah ! voilà qui est plaisant, reprit le prince ea
riant ; savez- vous qu'au-dessus du mien il n'y en a pas
beaucoup ? Je n'en vois qu'un.
— Enfin, s'il y en a un, monseigneur nous promet-il
de signer celui de Gaston au-dessous ?
— Ah ! parbleu, de tout mon cœur, je ne risque rien,
car je ne vois que le Roi, qui n*est sûrement pas de la
partie.
— Eh bien, à dater de ce moment, permettez, dit
Montrésor, que nous vous prenions au mot, et veuillez
bien consentir à présent à deux choses seulement : voir
M. de Bouillon chez la Reine, et M. le grand écuyer chez
le Roi.
— Tope 1 dit Monsieur gaiement et frappant Tépaule de
Montrésor, j'irai dès aujourd'hui à la toilette de ma belle-
*soeur, et je prierai mon frère de venir courre un cerf à
Chambord avec moi.
Les deux amis n'en demandaient pas .plus, et furent
surpris eux-mêmes de leur ouvrage; jamais ils n'avaient
vu tant de résolulion à leur chef. Aussi, de peur de le
mettre sur une voie qui pût le détourner de la route qu'il
venait de prendre, ils se hâtèrent de jeter la conversatior
sur d'autres sujets, et se retirèrent charmés, en laissant
pour derniers mots dans son oreille qu'ils comptaient sur
ses dernières promesses.
t'ALCOVB, 227
CnAPITRE XV
l'alcove
Les reines ont été rues pleurant comme de
simples femmes.
Cmatbiubbukd.
Qail est doux détre belle alers qu'on eet aimée
Dbihue 6 AT.
Tandis qu'un prince était ainsi rassuré avec peine par
ceux qui Tentouraient, et leur laissait voir un effroi qui pou-
vait être contagieux pour eux, une princesse, plus exposée
aux accidents, plus isolée par l'indifférence de son mari,
plus faible par sa nature et par la timidité qui vient de
l'absence du bonheur, donnait de son côté l'exemple du
courage le plus calme et de la plus pieuse résignation, et
raffermissait sa suite effrayée : c'était la Reine. A peine
endormie depuis une heure, elle avait entendu des cris
aigus derrière les portes et les épaisses tapisseries de sa
chambre. Elle ordonna à ses femmes de faire entrer. 8t la
duchesse de Chevreuse, en chemise et enveloppée Jans
un grand manteau, vint tomber presque évanouie au pied
de son lit, suivie de quatre dames d'atours et de trois
femmes de chambre. Ses pieds délicats étaient nus, et ils
saignaient, parce qu'elle s'était blessée en courant ; elle
criait en pleurant comme un enfant, qu'un coup de pis-
tolet avait brisé ses volets et ses carreaux, et l'avait
blessée; qu'elle suppliait la Reine de la renvoyer en exil,
ofi elle se trouvait plus tranquille que dans un pays où
l'on voulait Tassassiner parce qu'elle était l'amie de Sa
Majesté. Elle avait ses cheveux dans un grand désordre
228 CINQ- MARS.
et tombant jusqu'à ses pieds : c'était sa principale beauté,
et la jeune Reine pensa qu'il y avait dans cette toilette
moins de hasard que Ton ne Teût pu croire.
— Ehl ma chère, qu'arrive-t-il donc? lui dit-^elle avec
assez de sang-froid; vous avez Tair de Madeleine, mais
dans sa jeunesse, avant le repentir. Il est probable que si
Ton en veut à quelqu'un ici, c'est à moi; tranquillisez-
vous.
— Non, madame, sauvez-moi, protégez-moi! c'est ce
Richelieu qui me poursuit^ j'en suis certaine.
Le bruit des pistolets qui s'entendit alors plus distinc-
tement, convainquit la Reine que les terreurs de madame
de Chevreuse n'étaient pas vaines.
— Venez m'habiller, madame de Motteville I cria-t-elle.
Mais celle-ci avait perdu la tète entièrement, et, ou-
vrant un de CCS immenses coffres d'ébène qui servaient
d'armoire alors, en tirait une cassette de diamants de la
princesse pour la sauver, et ne l'écoutait pas. Les autres
femmes avaient vu sur une fenêtre la lueur des torches,
et, s'imaginant que le feu était au palais, précipitaient les
bijoux, les dentelles, les vases d'or, et jusqu'aux porce-
laines, dans des draps qu'elles voulaient jeter ensuite par
la fenêtre. En même temps survint madame de Guéménée,
v:i peu plus habillée que la duchesse de Chevreuse,
mais ayant pris la chose plus au tragique encore ; l'effroi
qu'elle avait en donna un peu à la Reine, à cause du ca-
ractère cérémonieux et paisible qu'on lui connaissait. Elle
eptra sans saluer, pâle comme un spectre, et dit avec vo-
lubilité :
— Madame, il est temps de nous confesser ; on attaque
le Louvre, et tout le peuple arrive de la Cité, m'a-t-on
dit.
La stupeur fit taire et rendit immobile toute l3
chambre.
l'alcovk. 229
— Nous allons mourir I cria la duchesse de Chevreuse,
toujours à genoux. Ah! mon Dieu! que ne suis-je restée
en Angleterre! Oui, confessons-nous; je me confesse hau-
tement : j'ai aimé.,, j'ai été aimée de...
— C'est bon, c'est bon, dit la Reine, je ne me charge
pas d'entendre jusqu'à la fin ; ce ne serait peut-être pas
le moindre de mes dangers, dont vous ne vous occupez
guère.
Le sang-froid d'Anne d'Autriche et cette seconde ré-
ponse sévère rendirent pourtant un peu de calme à cette
belle personne, qui se releva confuse, et s'aperçut du
désordre de sa toilette, qu'elle alla réparer le mieux qu'elle
put dans un cabinet voisin.
— Dona Stephania, dit la Reine à une de ses femmes
la seule Espagnole qu'elle eût conservée auprès d'elle ,
allez chercher le capitaine des gardes ; il est temps que
je voie des hommes, enfin, et que j'entende quelque chose
de raisonnable.
Elle dit ceci en espagnol, et le mystère de cet ordre,
dans une langue qu'elles ne comprenaient pas, fit, ren-
trer le bon sens dans la chambre.
La camériste disait son chapelet ; mais elle se leva du
coin de l'alcôve où elle s'était réfugiée, et sortit en cou-
rant pour obéir à sa maîtresse.
Cependant les signes de la révolte et les symptômes de
la terreur devenaient plus distincts au-dessous et dans
rintérieur. On entendait dans la grande cour du Louvre
le piétinement des chevaux de la garde, les commande-
ments des chefs, le roulement des carrosses de la Reine,
qu'on attelait pour fuir s'il le fallait, le bruit des chaînes
de fer que l'on traînait sur le pavé pour former les bar-
ricades en cas d'attaque, les pas précipités, le choc des
armes, des troupes d'hommes qui couraient dans les cor-
ridors, les cris sourds et confus du peuple qui s'élevaient
^30 ciS'j-MAas.
et s^éteîgnaîent, s*^oîgiiatent et se n^^rochaîent comme
le brjîl des Ta^ues ei des vens.
La por.e s'ouvrit encore, et cette fois cYlait po'.x intro-
duire ua channant personnage.
— Je TOUS attendais, cbère Marie, dit la Retne, tendant
les bras à ia duchesse de Manîoue : tous avez eu phis de
bravoure que nous tixites, vous venez p^rce pour être
vue de toute la cour.
— Je n'étais pas couchée, lieureusement, répondit ia
{MTÎncesse de Gonzague en baissant les yeux, j'ai vu tout
ce peuple par mes fenêtres. Oh! madame , madame»
fuyez! je vous supplie de vous sauver par les escaliers
secrets, et de nous permettre de rester à voire place ; on
pourra prendre Tune de nous peur la Reine, et, ajouta-
t-eUe en versant une larme, je viens d'entendre des cris
de morL Sauvez-vous, madame ! je n'ai pas de trône à
perdre ! vous êtes fiUe, femme et mère de rois, sauvez-
vous et laissez-nous ici.
— Vous avez à perdre plus que moi, mon amie, en
beayté, en jeunesse, et, j'espère, en bonheur, dit la
Reine avec un sourire gracieux et lui donnant sa belle
main à baiser. Restez dans mon alcdve, je le veux bien,
maïs nous y serons deux. Le seul service que j'accepte
de vou>, belle eniant, c'est de m'apporter ici dans mon
lit cette petile cassette d'or que ma pauvre Mottevilte a
laissée par terre, et qui contient ce que j'ai de plus pré"
•deux.
Puis, en la recevant, elle ajouta à l'oreille de Marie :
— S'il m'arrivait qu^que* malheur, jure-moi que tu la
prendras pour la jeter dans la Seine.
— Je vous obéirai, madame, comme à ma bienfaitrice
^t à ma seconde mère, dit-elle en fleurant.
Cependant le bruit du combat redoublait sur les quais,
et les vitraux de la chambre réfléchissaient souvent la
r
/
L ALCOVE, 231
lueur des coups de feu dont on entendait Texplosion. Le
capitaine des gardes et celui des Suisses firent demander
des ordres par do:ia Stephania.
— Je leur permets d'entrer, dit la princesse. Rangez-
vous de ce côté, mesdames; je suis homme dans ce mo-
ment, et je dois Tètre.
Puis, soulevant les rideaux de son lit, elle continua en
s'adressant aux deux officiers : — Messieurs, souvenez-
vous d'abord que vous répondez sur votre tète de la vie
des princes mes enfants, vous le savez, monsieur de Gui-
laut?
— Je couche en travers de leur porte, madame ; mais
ce mouvement ne menace ni eux ni Votre Majesté.
— C'est bien, ne pensez à moi qu'après eux, interrom-
pit la Reine, et protégez indistinctement tous ceux que
Ton menace. Vous m'entendez aussi, vous, monsieur de
Bassompierre ; vous êtes gentilhomme; oubliez que votre
oncle est encore à la Bastille, et faites votre devoir près
des petits-Hls du feu Roi son ami.
Celait un jeune homme d'un visage franc et ouvert.
— Votre Majesté, dit-il avec un léger accent allemand,
peut voir que je n'oublie que nia famille, et non la
sienne.
£t il montra sa main gauche, où il manquait deux
doigts qui venaient d'être coupés.
— J'ai encore une autre main, dit-il en saluant et se
retirant avec Gui ta ut.
La Reine émue se leva aussitôt, et, malgré les prières
de la princesse de Guéménée, les pleurs de Marie de
Gonzague et les cris de M"** de Chevreuse, voulut se^
mettre <* la fenêtre et Tentr' ouvrit, appuyée sur Tépaule
de la duchesse de Mantoue.
— O^ï entends-je ? dit-elle; en effet, on crie : Vive le
Roi!... Vive la Reine!
232 CINQ-MARS-
Le peuple, croyant la reconnaître, redoubla de cris en
ce njoment, et Ton entendit : A bas le Cardinal! Vive
M, le Grand !
Marie tressaillit.
— Qu'avez-vous I lui dit la Reine en l'observant.
Mais, comme elle ne répondait pas et tremblait de
tout son corps, cette bonne et douce princesse ne parut
pa3 s'en apercevoir, et, prêtant la plus grande attention
aux cris du peuple et à ses mouvements, elle exagéra
même une inquiétude qu'elle n'avait plus depuis le pre-
mier nom arrivé à son oreille. Une heure après, lorsqu'on
vint lui dire que la foule n'attendait qu'un geste de sa
main pour se retirer, elle le donna gracieusement et avec
un air de satisfaction; mais cette joie était loin d'être
complète, car le fond de son cœur était troublé par bien
des choses et surtout par le pressentiment de la régence.
Plus elle se penchait hors de la fenêtre pour se montrer,
plus elle voyait les scènes révoltantes que le journaissant
n'éclairait que trop : Teffroi rentrait dans son cœur à me-
sure qu'il lui devenait plus nécessaire de paraître calme
et confiante, et son âme s'attristait de l'enjouement de
ses paroles et de son visage. Exposée à tous ces regards,
elle se sentait femme, et frémissait en voyant ce peuple
qu'elle aurait peut-être bientôt à gouverner, et qui sa-
vait déjà demander la mort de quelqu'un et appeler ses
Reines.
Elle salua donc.
Cent cinquante ans après, ce salut a été répété par une
autre princesse, comme elle née du sang d'Autriche, et
Reine de France. La monarchie, sans base, telle que Ri-
chelieu l'avait faite, naquit et mourut entre ces deux
comparutions.
Enfin, la princesse fit refermer ses fenêtres et se hâta
de congédier sa suite timide. Les épais rideaux retom-
L*ALCOVE. 233
bèrent sui les vitres bariolées, et la chambre ne fut plus
éclairée par un jour qui luf était odieux; de gros flam-
beaux de cire blanche brûlaient dans les candélabres en
forme de bras d'or qui sortaient des tapisseries encadrées
et fleurdelisées dont le mur était garni. Elle voulut rester
seule avec Marie de Mantoue, et, rentrée avec elle dans
l'enceinte que formait la balustrade royale, elle tomba
assise sur son lit, fatiguée de son courage et de ses sou-
rires, et se mit à fondre en larmes, le front appuyé contre
son oreiller. Marie, à genoux sur le marchepied de ve-
lours, tenait Tune de ses mains dans les siennes, et, sans
oser parler la première, y appuyait sa tête en tremblant;
car, jusque-là, jamais on n'avait vu une larme dans les
yeux de la Reine.
Elles restèrent ainsi pendant quelques minutes. Après
quoi la princesse, se soulevant péniblement, lui parla
ainsi :
— Ne t'afflige pas, mon enfant, laisse-moi pleurer; cela
fait tant de bien quand on règne! Si tu pries Dieu pour
moi, demande-lui qu'il me donne la force de ne pas haïr
l'ennemi qui me poursuit partout, et qui perdra la fa-
mille royale de France et la monarchie par son ambition
démesurée; je le reconnais encore dans ce qui vient de
se passer, je le vois dans ces tumultueuses révoltes.
— Eh quoi! madame, n'est-il pas à Narbonne? car
c'est le Cardinal dont vous parlez, sans doute? et n'avez-
vous pas entendu que ces cris étaient pour vous et
contre lui?
— Oui, mon amie, il est à trois cents lieues de nous,
mais son génie fatal veille à celte porte. Si ces cris ont
été jetés, c'est qu'il les a permis; si ces hommes se sont
assemblés, c*est qu'ils n'ont pas atteint l'heure qu'il a
marquée pour les perdre. Crois-moi, je le connais, et j'ai
payé cher la science de cotte âme perverse ; il m* en a
234 GINQ*1IARS.
coûté tonte la puissance de mon rang, les pinisirs de mon
âge, les affections de ma famille, et jni^qu'au cœur de
mon mari; il m*a isolée du monde entier; il m*enferme
à présent dans une barrière d'honneurs et de respects;
et naguère il a osé, au scandale de la France entière, me
mettre en accusation moi-même; on a visité mes papiers,
on m'a interrogée; on m'a fait signer que j'étais cou-
pable et demander pardon au Roi d'une faute que j'igno-
rais; enfin, j'ai dû au dévouement et à la prison, peut-être
éternelle, d'un fidèle domestique * , la conservation de
cette cassette que tu m'as sauvée. Je vois dans tes re-
gards que tu me crois trop effrayée ; mais ne t'y trompe
pas, comme toute la cour le fait à présent, ma chère fille ;
sois sùTii que cet homme est partout, et qu'il sait jusqu'à
nos pensées.
— Quoi I madame, saurait-il tout ce qu'ont crié ces
gens sous vos fenêtres et le nom de ceux qui les en-
voient?
— Oui, sans doute, il le sait d'avance ou le prévoit; il
le permet, il l'autorise, pour me compromettre aux yeux
du Roi et le tenir éternellement séparé de moi; il veut
achever de m'humilier.
— Mais cependant le Roi ne l'aime plus depuis deux
ans; c'est un autre qu'il aime.
La Reine sourit ; elle* contempla quelques instants en
silence les traits naïfs et purs de la belle Marie, et son
regard plein de candeur qui se levait sur elle languissam-
meni; el!e écarta les boucles noires qui voilaient ce beau
front, et parut reposer ses yeux et son àme en voyant
celte innocence ravissante exprimée sur un visage si beau;
elle baisa sa joue et reprit :
I. Il se nommait Laporte. Ni la crainte des supplices, ni l'espoir
<ie l'or du Cardinal ne lui arrachèrent un mot des secret:} do la Reine.
l'algovb. 235
— Tu ne soupçonnes pas, pauvre ange, une triste vé-
rité; c'est que le Roi n'ainae personne, et que ceux qui
paraissant le plus en faveur sont les pkis près d'être
abandonnés par lui et jetés à celui qui engloutit et dévore
tout.
— Ah I mon Dieu ! que me dites-vus ï
— Sail-tu combien il en a perdu î poursuivit la Reine
d'une voix plus basse et regardant ses yeux comme pour
y lire toute sa pensée et y faire entrer la sienne ; sais-tu
ia fin de ses favoris? Ta-t-on conté Fexil de Baradas,
celid de Saint-Simon, le couvent de M"* de La Fayette,
la honte de M"*" de Hautefort, ia mort de M. de Chalais,
un enfant, le plus jeune et le premier de tous ceux qui
furent suppliciés, proscrits ou empoisonnés, tous ont dis-
paru sous son souffle, par un seul ordre de Richelieu à
son maître, et, sans cette faveur que tu prends pour de
l'amitié, leur vie eût été paisible ; mais cette faveur est
mortelle, c'est un poison. Tiens, vois cette tapisserie qui
représente Sémélé ; les favoris de Louis XIII ressemblent
à cette femme : son attachement dévore comme ce feu qui
réblouit et la briilo.
Mais la jeune duchesse n'était plus en état d'entendre
la Reine ; elle continuait à fixer sur elle de grands yeux
noirs, qu'un voile de larmes obscurcissaient ; ses mains
tremblaient dans celles d'Anne d'Autriche, et une agitation
convuisive faisait frémir ses lèvres.
— Je suis bien cruelle, n'est-ce pas, Marie ? poursuivit
la Reine avec une voix d'une douceur extrême et en la
caressant comme un enfant dont on veut tirer un aveu ;
oh! oui, sans doute, je sa^'s bien méchante, notre cœur
est bien gros ; vous n'en pouvez plus , mon enfant.
Allons, parlez-moi ; oà en êtes-vous avec M. de Cinq-
Mars.
A ce mot, la iouleur se fit un passage, et, toujours à
236 CINQ-MARS.
genoux aux pieds de la Reine, Marie versa à son tour sur
le sein de cette bonne princesse un déluge de pleurs avec
des sanglots enfantins et des mouvements si violents dans
sa tête et ses belles épaules, qu'il semblait que son cœur
dC^t se briser. La Reine attendit longtemps la fin de ce
premier mouvement en la berçant dans ses bras comme
pour apaiser sa douleur, et répétant souvent : — Ma fille,
allons, ma fille, ne t'afflige pas ainsi I
— Ah ! madame, s'écria-t-elle, je suis bien coupable
envers vous; mais je n'ai pas compté sur ce cœur-là ! J'ai
eu bien tort, j'en serai peut-être bien punie ! Mais, hélas!
comment aurais-je osé vous parler, madame? Ce n'était
pas d'ouvrir mon àme qui m'était difficile ; c'était de vous
avouer que j'avais besoin d'y faire lire.
La Reine réfléchit un moment, comme pour rentrer en
elle-même, en mettant son doigt sur ses lèvres.
— Vous avez raison, reprit-elle ensuite, vous avez bien
raison, Marie, c'est toujours le premier mot qu'il est dif-
ficile de nous dire, et cela nous perd souvent : mais il le
faut, et, sans cette étiquette, on serait bien près de man-
quer de dignité. Ah ! qu'il est difficile de régner I Aujour-
d'hui, voilà que je veux descendre dans votre cœur, et
j'arrive trop tard pour vous faire du bien.
Marie de Mantoue baissa la têts sans répondre.
— Faut-il vous encourager à parler? reprit la Reine ;
faut-il vous rappeler que je vous ai presque adoptée comme
ma fille atnée ; qu'après avoir cherché à vous faire épou-
ser le frère du Roi je vous préparais le trône de Pologne T
faut-il plus , Marie ? Oui, il faut plus; je le ferai pour
toi : si ensuite tu ne me fais pas connaître tout ton cœur ,
je t'ai mal jugée. Ouvre de ta main cette cassette d'or:
voici la clef; ouvre-la hardiment, ne tremble pas comme
moi.
La duchesse do Mantoue obéit en hésitant, et vit dans
F
l'alcovb. 237
ce petit coffre ciselé un couteau d'une forme grossière dont
la poignée était de fer et la lame très-rouillée ; il était posé
sur quelques lettres ployées avec soin sur lesquelles était
le nom de Buckingham. Elle voulut les soulever, Anne
d'Autriche l'arrêta,
— Ne cherche pas autre chose, lui dit-elle ; c'est là
tout le trésor de la Reine... C'en est un, car c'est le sang
d'un homme qui ne vit plus, mais qui a vécu pour moi :
il était le plus beau, le plus brave, le plus illustre des
grands de l'Europe ; il se couvrit des diamants de la cou-
ronne d'Angleterre pour me plaire; il fît naître une
guerre sanglante et arma des flottes, qu'il commanda
lui-même, pour le bonheur de combattre une fois celui
qui était mon mari ; il traversa les mers pour cueillir une
fleur sur laquelle j'avais marché, et courut le risque de
la mort pour baiser et tremper de larmes les pieds de ce
lit, en présence de deux femmes de ma cour. Dirai-je
plus î oui, je te le dis à toi, je l'ai aimé, je l'aime encore
dans le passé plus qu'on ne peut aimer d'amour. Eh
bien, il ne l'a jamais su, jamais deviné : ce visage, ces
yeux, ont été de marbre pour lui, tandis que mon cœur
brûlait et se brisait de douleur ; mais j'étais Reine de
FrancCv-.
Ici Anne d'Autriche serra fortement le bras de Marie.
— Ose te plaindre à présent, continua-t-elle, si tu n'as
pas pu me parler d'amour ; et ose te taire quand je viens
de te dire de telles choses !
— Ah ! oui, madame, j'oserai vous confier ma douleur,
puisque vous êtes pour moi...
— Une amie, une femme, interrompit la Reine ; j'ai été
femme par mon effroi, qui t'a fait savoir un secret inconnu
au monde entier ; j'ai été femme, tu le vois, par un amour
qui survit à l'homme que j'aimais... Parle, parle-moi, il
est temps...
HkâKiJîi
228 G/NQ-MARS.
et tombant jusqu'à ses pieds : c'était sa principale beauté,
et la jeune Reine pensa qu*il y avait dans cette toilette
moins de hasard que Ton ne Teût pu croire.
— Ehl ma chère, qu'arrive-t-il donc? lui dit-elle avec
assez de sang-froid; vous avez Tair de Madeleine, mais
dans sa jeunesse, avant le repentir. Il est probable que si
Ton en veut à quelqu'un ici, c'est à moi; tranquilUsez-
vous.
— Non, madame, sauvez-moi, protégez-moi! c'est ce
Richelieu qui me poursuit, j*en suis certaine.
Le bruit des pistolets qui s'entendit alors plus distinc-
tement, convainquit la Reine que les terreurs de madame
de Chevreuse n'étaient pas vaines.
— Venez m'habiller, madame de Mottevillel cria-t-elle.
Mais celle-ci avait perdu la tète entièrement, et, ou-
vrant un de CCS immenses coffres d'ébène qui servaient
d'armoire alors, en tirait une cassette de diamants de la
princesse pour la sauver, et ne l'écoutait pas. Les autres
femmes avaient vu sur une fenêtre la lueur des torches,
et, s'imaginant que le feu était au palais, précipitaient les
bijoux, les dentelles, les vases d'or, et jusqu'aux porce-
laines, dans des draps qu'elles voulaient jeter ensuite par
la fenêtre. En même temps survint madame de Guéménée,
\k:i peu plus habillée que la duchesse de Chevreuse,
mais ayant pris la chose plus au tragique encore ; l'effroi
qu'elle avait en donna un peu à la Reine, à cause du ca*
ractère cérémonieux et paisible qu'on lui connaissait. Elle
entra sans saluer, pâle comme un spectre, et dit avec vo-
lubilité :
— Madame, il est temps de nous confesser ; on attaque .
le Louvre, et tout le peuple arrive de la Cité, m'a-t-on
dit. I
La stupeur fit taire et rendit immobile toute la j
chambre.
J
l'alcovk. 229
— Nous allons mourir ! cria la duchesse de Chevreuse,
toujours à genoux. Ah! mon Dieu! que ne suis-je restée
en Angleterre! Oui, confessons-nous ; je me confesse hau-
tement : j'ai aimé.,, j'ai été aimée de...
— C'est bon, c'est bon, dit la Reine, je ne me charge
pas d'entendre jusqu'à la fin ; ce ne serait peut-être pas
le moindre de mes dangers, dont vous ne vous occupez
guère.
Le sang-froid d'Anne d'Autriche et cette seconde ré-
ponse sévère rendirent pourtant un peu de calme à celte
belle personne, qui se releva confuse, et s'aperçut du
désordre de sa toilette, qu'elle alla réparer le mieux qu'elle
put dans un cabinet voisin.
— Dona Stephania, dit la Reine à une de ses femmes
la seule Espagnole qu'elle eût conservée auprès d'elle ,
allez chercher le capitaine des gardes ; il est temps que
je voie des hommes, enfin, et que j'entende quelque chose
de raisonnable.
Elle dit ceci en espagnol, et le mystère de cet ordre,
dans une langue qu'elles ne comprenaient pas, fit, ren-
trer le bon sens dans la chambre.
La camériste disait son chapelet ; mais elle se leva du
coin de l'alcôve où elle s'était réfugiée, et sortit en cou-
rant pour obéir à sa maîtresse.
Cependant les signes de la révolte et les symptômes de
la terreur devenaient plus distincts au-dessous et dans
rintérieur. On entendait dans la grande cour du Louvre
le piétinement des chevaux de la garde, les commande-
ments des chefs, le roulement des carrosses de la Reine,
qu'on attelait pour fuir s'il le fallait, le bruit des chaînes
de fer que l'on traînait sur le pavé pour former les bar-
ricades en cas d'attaque, les pas précipités, le choc des
armes, des troupes d'hommes qui couraient dans les cor-
ridors, les cris sourds et confus du peuple qui s'élevaient
240 GlNQ-MAliS.
— Les reproches sont inutiles et cruels si le mal est
fait : le passé n'est; plus à nous, pensons au reste du
temps. Cinq-Mars est bien par lui-même, brave, spiri*
tuel, profond même dans ses idées; je l'ai observé, il a
fait en deux ans bien du chemin, et je vois que c'était
pour Marie... Il se conduit bien; il est digne, oui, il est
digne d'elle à mes yeux; mais, à ceux de l'Europe, non.
U faut qu'il s'élève davantage encore : la princesse de
Mantoue ne peut pas avoir épousé moins qu'un prince.
U faudrait qu'il le fût. Pour moi, je n'y peux rien ; je ne
suis point la Reine, je suis la femme négligée du Roi. Il
n'y a que le Cardinal, l'étemel Cardinal... et il est son
ennemi, et peut-être cette émeute...
— Hélas I c'est le commencement de la guerre entre
eux, je l'ai trop vu tout à l'heure.
— Il est donc perdu I s'écria la Reine en embrassant
Marie. Pardon, mon enfant, je te déchire le cœur ; mais
nous devons tout voir et tout dire aujourd'hui ; oui, il est
perdu s'il ne renverse lui-même ce méchant homme, car
le Roi n'y renoncera pas ; la force seule...
— U le renversera, madame; il le fera si vous l'aidez.
Vous êtes comme la divinité de la France ; oh ! je vous
en conjure ! protégez lange contre le démon ; c'est votre
cause, celle de votre royale famille, celle de toute votre
nation...
La Reine sourit.
— C'est ta cause surtout, ma fille, n'est-il pas vrai ? et
c'est comme telle que je l'embrasserai de tout mon pou-
voir; il n'est pas grand, je te l'ai dit; mais, tel qu'il est,
je te le prête tout entier : pourvu cependant que cet ange
ne descende pas jusqu'à des péchés mortels, ajouta-t-elle
avec un regard plein de finesse; j'ai entendu prononcer
son nom <:ette nuit par des voix bien indignes de lui.
. — Oh I madame, je jurerais qu'il n'en savait rien I
l'algove. 24Î
— Ah ! mon enfant, ne parlons pas d'affaires d*Élat, tu
n'es pas bien savante encore; laisse- moi dormir un peu,
si je le puis, avant l'heure de ma toilette; j'ai les yeux
bien brildants, et toi aussi peut-être.
En disant ces mots, Faimable Reine pencha sa tète sur
son oreiller qui couvrait la cassette, et bientôt Marie la
vit s'endormir à force de fatigue. Elle se leva alors, et,
s'asseyant siir un grand fauteuil de tapisserie à bras et de
forme carrée, joignit les mains sur ses genoux et se mit
à rêver à sa situation douloureuse : consolée par l'aspect
de sa douce protectrice, elle reportait souvent ses yeux
sur elle pour surveiller son sommeil, et lui envoyait, en
secret, toutes les bénédictions que l'amour prodigue tou-
jours à ceux qui le protègent; baisant quelquefois les
boucles de ses cheveux blonds, comme si, par ce baiser,
elle eût dû lui glisser dans Tàme toutes les pensées favo-
rables à sa pensée continuelle.
Le sommeil de la Reine se prolongeait, et Marie pensait
et pleurait. Cependant elle se souvint qu'à dix heures elle
devait paraître à la toilette royale devant toute la cour;
elle voulut cesser de réfléchir pour arrêter ses larmes, et
prit un gros volume in-folio placé sur une table marque-
tée d'émail et de médaillons : c'était VAstrée de M. (TUrfé,
ouvrage de belle galanterie, adoré des belles prudes de
la cour. L'esprit naïf, mais juste, de Marie ne put entrer
dans ces amours pastorales ; elle était trop simple pour
comprendre les bergers du Lignon, trop spirituelle pour
se plaire à ieurs discours, et trop passionnée pour sentir
leur tendresse. Cependant Ja grande vogue de ce roman
lui en imposait tellement qu'elle voulut se forcer à y
prendre intérêt, et, s'accusant intérieurement chaque
fois qu'elle éprouvait l'ennui qu'exlialaient les pages de
son livre, elle le parcourut avec impatience pour trouver
ce qui devait lui plaire et la transporter : une çravure
2&2 GINQ-HARS.
Tarrêta; elle représentait la bergère Astrée avec des ta-
lons hauts, un corset et un immense vertugadiity s'éle-
vant sur la pointe du pied pour regarder passer dans le
fleuve le tendre Céladon, qui se noyait du désespoir d'a-
voir été reçu un peu froidement dans la matinée. Sans
se rendre compte des motifs de son dégoût et des faus-
setés accumulées de ce tableau, elle chercha, en faisant
rouler les pages sous son pouce, un mot qui Oxàt son at-
tention ; elle vit celui de druide. — Ah ! voilà un grand
caractère, se dit-elle ; je vais voir sans doute un de ces
mystérieux sacrificateurs dont la Bretagne, m'a-t-on dit,
conserve encore les pierres levées ; mais je le verrai sa-
crifiant des hommes : ce sera un spectacle d'horreur ;
cependant lisons.
En se disant cela, Marie lut avec répugnance, en fron-
çant le sourcil et presque en tremblant, ce qui suit :
« * Le druide Adamas appela délicatement les bergers
Pimandre, Ligdamont et CHdamant, arrivés tout nouvelle-
ment de Calais : Cette aventure ne peut finir, leur dit-il,
que par extrémité d'amour. L'esprit, lorsqu'il aime, se
transforme en l'objet aimé; c'est pour figurer ceci que
mes enchantements agréables vous font voir, dans cette
fontaine, la nymphe Sylvie, que vous aimez tous trois.
Le grand prêtre Amazis va venir de Montbrison, et vous
expliquera la délicatesse de cette idée. Allez donc, gentils
bergers ; si vos désirs sont bien réglés, ils ne vous cause^
ront point de tourments; et, s'ils ne le sont pas, vous en
serez punis par des évanouissements semblables à ceux
de Céladon et de la bergère Galatée, que le volage Her-
cule abandonna dans les montagnes d'Auvergne, et qui
donna son nom au tendre pays des Gaules; ou bien en-
core vous serez lapidés par les bergères du Lignon,
1 Usez Y Astrée (s'il est possible
LA CONFUSION. 2&3
OHnme le fut le farouche Âmidor. La grande nymphe de
cet antre a fait un enchantement.. »
L'enchantement de la grande nymphe fut complot sur
la princesse, qui eut à peine assez de force pour chercher
d*une main défaillante, vers la fin du livre, que le druide
Àdamas était une ingénieitse allégorie j fij^urant le lieute-
nant général de Montbrison, de la famille des Papon] ses
yeux fatigués se fermèrent, et le gros livre glissa sur sa
robe jusqu'au coussin de velours ob s appuyaient ses
pieds, et où reposèrent mollement la belle Astrée et le
galant Céladon, moins immobiles que Marie de Mantoue,
vaincue par eux et profondément endormie.
CHAPITRE XVI
LA CONFUSION
11 faut, en France^ besacoap de fermeté ei
ane grande étendue d'esprit pour te pasaor
des charges et' des emplois, et consentir eiosi d
Jemeurer ehes soi à n» rien fnire. Personne,
presque, n a assex de merf le pour Jouer ce râle
arec dignité, ai assez de fonds pour remplir le
ride du temps, sans ce que le vulgaire appelle
les êffëiret
n ne manque cependant à l'ois! veté du sage
qu'un meilleur nom, et que méditer, parler, lire
al être tranquille, s'appelât travailler.
Ia BamrÈBB.
Pendant cette même matinée dont nous avons vu les
eSets divers chez Gaston d'Orlé^^as et chez la Reine, le
calme et le silence de l'étude régnaient dans un cabinet
modeste d*une grande maison voisine du palais de Jus-
tice. Une lampe de cuivre d'une forme gothique y luttait
avec le jour naissant, et jetait sa lumi^Mt rougeâtre sii
2i4 CINQ-MARS.
un amas de papiers et de livres qui couvraient une
grande table ; elle éclairait le buste de L'Hdspital , celui
de Montaigne, du président de Thou l'historien, et du
roi Louis XIII; une cheminée assez haute pour qu'un
homme pût y entrer et même s'y asseoir, était remplie
par un grand feu brCdant sur d'énormes chenets de fer.
Sur l'un de ces chenets était appuyé le pied du studieux
de Thou, qui, déjà levé, examinait avec attention les
œuvres nouvelles de Descartes et de Grotius; il écrivait,
sur son genou, ses notes sur ces livres de philosophie et
de politique qui faisaient alors le sujet de toutes les con-
versations; mais en ce moment les Méditations métaphy-
siques àbsovhdiïent toute son attention; le philosophe de
la Touraine enchantait le jeune conseiller. Souvent, dans
son enthousiasme, il frappait sur le livre en jetant des
cris d*admiration; quelquefois il prenait une sphère pla-
cée près de lui, et, la tournant longtemps sous ses doigts,
s'enfonçait dans les plus profondes rêveries de la science ;
puis, conduit par leur profondeur à une élévation plus
grande, se jetait à genoux tout à coup devant le crucifix
placé sur la cheminée, parce qu'aux bornes de l'esprit
humain il avait rencontré Dieu. En d'autres instants, il
s'enfonçait dans les bras de son grand fauteuil de manière
à être presque assis sur le dos, et, mettant ses deux
mains sur ses yeux, suivait dans sa tête la trace des rai-
sonnements de René Descartes, depuis cette idée de la
première méditation :
a Supposons que nous sommes endormis, et que tou-
tes ces particularités, savoir : que nous ouvrons les yeux,
remuons la tète, étendons les bras, ne sont que de fausses
illusions... »
Jusqu'à cette sublime conclusion de la troisième :
a 11 ne reste à dire qu'une chose : c'est que , semblable
à l'idée do moi-même, celle de Dieu est née et produite
*^
LA CONFUSION. 245
avec moi dès lors que j'ai été créé. Et, certes, on ne doit
pas trouver étrange que Dieu, en me créant, ait mis en
moi cette idée pour être comme la marque de l'ouvrier
empreinte sur son ouvrage.
Ces pensées occupaient entièrement Fàme du jeune
conseiller, lorsqu'un grand bruit se fit entendre sous ses
fenêtres ; il crut que le feu d'une maison excitait ces cris
prolongés, et se hâta de regarder vers l'aile du bâtiment
occupé par sa mère et ses sœurs ; mais tout y paraissait
dormir, et les cheminées ne laissaient même échapper
aucune fumée qui attestât le réveil des habitants : il en
bénit le ciel; et, courant à une autre fenêtre, il vit le
peuple dont nous connaissons les exploits se presser vers
les rues étroites qui mènent au quai. Après avoir examiné
cette cohue de femmes et d'enfants, l'enseigne ridicule qui
les guidait, et les grossiers travestissements des hommes:
a C'est quelque fête populaire ou quelque comédie de
carnaval, i se dit-il ; et, s'étant placé de nouveau au
coin de son feu, il prit un grand almanach sur la table
et se mit à chercher avec beaucoup de soin quel saint
on fêtait ce jour-là. Il regarda la colonne du mois de
décembre, et, trouvant au quatrième jour de ce mois le
nom de sainte Barbe, il se rappela qu'il venait de voir
passer des espèces de petits canons et caissons, et parfai-
tement satisfait de l'explication qu'il se donnait à lui-même,
se hâta de chasser l'idée qui venait de le distraire, et se
renfonça dans sa douce étude, se levant seulement quel-
quefois pour aller prendre un livre aux rayons de sa biblio-
thèque, et, après y avoir lu une phrase, une ligne ou seu-
lement un mot, le jetait près de lui sur sa table ou sur le
parquet, encombré ainsi de papiers qu'il se gardait bien
de mettre à leur place, de crainte de rompre le fil de ses
rêveries.
Tout à coup on annonça, en ouvrant brusquement la
u.
!.■
f
2&6 CINQ-MARS.
porte, ua nom qu'i] avait distingué parmi tous ceux du
barreau, et un bomme que ses relations dans la magistra-
ture lui avaient fait connaître particulièrement.
— Eh! par quel hasard, à cinq heures du matin, vcKs-je
entrer M. Fournier? s*écria-t-il ; y a-t-il quelques malheu-
reux à défendre, quelques familles à nourrir des fruits de
son talent ? a-t-il quelque erreur à détruire parmii nous,
quelques vertus à réveiller dans nos cœurs? car ce sont
là de ses œuvres accoutumées. Vous venez peut-être m'ap-
prendre quelque nouvelle humiliation de notre parlement;
hélas ! les chambres secrètes de TArsenal sont phs
puissantes que Tantique magistrature contemporaine de
Clovis; le parlement s^est mis à genoux, tout est perdu, à
moins qu'il ne se remplisse tout à coup d*hommes sem-
blables h vous.
— Monsieur, je ne mérite pas vos éloges, dit l'avocat
en entrant accompagné d'un bomme grave et âgé, enve-
loppé comme hii d'un grand manteau ; je mérite au con-
traire tout votre blâme, et j'en suis presque au repentir,
ainsi que M. le comte du Lude, que voici. Nous venons
vous demander asile pour la journée.
— Asile I et contre qui ? dit de Thou en les faisant
asseoir.
— Contre le plus bas peuple de Paris qui nous veut
pour chefs, et que nous fuyons ; fl est odieux : la vue,
l^odeur, l'ouïe et le contact surtout sont par trop blessés ,
dit M. du Lude avec une gravité comique : c'est trop
fort.
— Ah ! ah I vous (fites donc que c'est trop fort? dît de
Thou très-étonné, mais ne voulant paai en faire semblant.
— Oui, reprit Tavocat ; vraiment, entre nous, M. le
Grand va trop loin.
— Oui, il pousse trop vite les choses ; il fera avorter
nos projets, ajouta son compagnon.
.
LA CONFUSION. 247
— Ah ! ah ! voas dites donc qu'il va trop loin ? répondit,
en se frottant le menton, de Thou toujours plus surpris.
Il y avait trois mois que son ami Cinq-Mars ne Tétait
venu voir, et lui, sans s'inquiéter beaucoup, le sachant
à Saint-Germain, fort en faveur et ne quittanipas te Roi,
était très reculé pour les nouvelles de la cour. Livré à ses
graves études, il ne savait jamais les événements publics
que lorsqu'on Fy obligeait à force de bruit; il n'était au
courant de la vie qu'à la dernière extrémité, et donnait
souvent un spectacle assez divertissant à ses amis in-
times par ses étonnements naïfs, d'autant plus que, par
un petH amour-propre mondain, il voulait avoir Tair de
s'entendre aux choses publiques, et tentait de cacher la
surprise qu'il éprouvait à chaque nouvelle. Cette fois il
était encore dans ce cas, et à cet amour-propre se joi-
gnait celui de l'amiffé ; fl ne voulait pas laisser croire
que Cinq-Mars y eût manqué à son égard, et, pour Fhon-
neur même de son ami, voulait paraître insti'uît de ses
projets.
— Vous savez bien où nous en sommes? continua
Tavocat.
— Oui, sans doute ; poursuivez.
— Lié comme vous Fêtes avec Itû, vous n'ignorez pas
que tout s'organise depuis un an...
— Certainement... tout s'organise... mais allez tou-
jours...
— Vous conviendrez avec nous, monsieur, que M. le
Grand est dans son tort...
— Ah! ah! c'est selon; mais expliquez-vous, je
verrai...
— Eh bien, vous savez de quoi on était convenu à la
dernière conférence dont il vous a rendu compte?
— ^^Ah ! c'est-à-dire... pardonnez-moi, je vois bien à peu
près ; mais remettez-moi sur la voie...
2&8 CINQ-MARS.
— C'est inutile ; vous n'avez pas oublié sans doute ce
que lui-même nous recommanda chez Marion Delorme ?
— De n'ajouter personne à notre liste, dit M. du Lude.
— Ah ! oui, oui, j'entends, dit de Thou ; cela me semble
raisonnable, fort raisonnable, en vérité.
— Eh bien, poursuivit Fournier, c'est lui-même qui a
eafreint cette convention ; car, ce matin, outre les drôles
que ce furet de Gondi nous a amenés, on a vu je ne sais
quel vagabond capitan qui, pendant la nuit, frappait à
coups d'épée et de poignard des gentilshommes des deux
partis en criant à tue-tête : A moi, d'Aubijoux I tu m'as
gagné trois mille ducats, voilà trois coups d'épéo. A moi,
f.a Chapelle I j'aurai dix gouttes de ton sang en échange
de mes dix. pistoles; et je l'ai vu de mes yeux attaquer ces
messieurs et plusieurs autres encore des deux partis, assez
loyalement, il est vrai, car il ne les frappait qu'en face et
bien en garde, mais avec beaucoup de bonheur et une
impartialité révoltante.
— Oui, monsieur, et j'allais lui en dire mon avis, reprit
du Lude, quand je l'ai vu s'évader dans la foule comme
un écureuil, et riant beaucoup avec quelques inconnus à
figures basanées ; je ne doute pas cependant que M. de
Cinq-Mars ne l'ait envoyé, car il donnait des ordres à cet
Ambrosio, que vous devez connaître, ce prisonnier espa-
gnol, ce vaurien qu'il a pris pour domestique. Ma foi, je
suis dégoûté de cela, et je ne suis point fait pour être con-
fondu avec cette canaille.
— Ceci, monsieur, reprit Fournier, est fort différent
ilù J'affaire de Loudun. Le peuple ne fit que se soulever ,
>.anî> se révolter réellement : dans ce pays, c'était la partie
sûucî et estimable de la population, indignée d'un assas-
sinat, et non animée par le vin et l'argent. C'était un cri
jeté contre un bourreau, cri dont on pouvait être l'or-
gane honorablement, et non pas ces hurlements de l'hy-
LA CONFUSION. 249
pocrisîe factieuse et d'un amas de gens sans aveu, sortis
de la boue de Paris et vomis par ses égouls. J'avoue que
je suis très-las de ce que je vois, et je suis venu aussi
pour vous prier d'en parler à M. le Grand.
De Thou était fort embarrassé pendant ces deux dis-
cours, et cherchait en vain à comprendre ce que Cinq-
Mars pouvait avoir à démêler avec le peuple, qui lui avait
semblé se réjouir : d'un autre côté, il persistait à ne pas
vouloir faire l'aveu de son ignorance ; elle était totale ce-
pendant, car, la dernière fois qu'il avait vu son ami, il ne
parlait que des chevaux et des écuries du Roi, de la chasse
au faucon et de l'importance du grand veneur dans les af-
faires de rÉtat, ce qui ne semblait pas annoncer de vastes
projets où le peuple pût entrer. Enfin il se hasarda ti-
midement à leur dire :
— Messieurs, je vous promets de faire votre commis-
sion ; en attendant, je vous offre ma table et des lits pour
le temps que vous voudrez. Mais pour vous dire mon avis
dans cette occasion, cela m'est difficile. Ah çà, dites-moi
un peu, on n'a donc pas fêté la Sainte-Barbe?
— La Sainte-Barbe! dit Fournier.
— La Sainte-Barbe! dit du Lude.
— Oui, oui, on a brCilé de la poudre ; c'est ce que veut
dire M. de Thon, reprit le premier en riant. Ah! c'est fort
drôle! fort drôle! Oui, effectivement, je crois que c'est
aujourd'hui la Sainte-Barbe.
Celte fois de Thou fut confondu de leur étonnement
et réduit au silence ; pour eux, voyant qu'ils ne s'enten-
daient pas avec lui, ils prirent le parti de se taire de
même.
lis se taisaient encore, lorsque la porte s'ouvrit à l'an-
cien gouverneur de Cinq-Mars, l'abbé Quillet, qui entra
en boitant un peu. Il avait l'air soucieux, et n'avait rien
conservé de son ancienne gaieté dans son air et ses pro-
250 CI5Q-MARS.
pos ; seulement son regard était vif et sa parole très*
brusque.
— Pardon, pardon, mon cher de Thou, si je vous
trouble si tôt dans vos occupations ; c'est étonnant, n'est-
ce pas de la part d'un goutteux? Ahl c'est que le temps
s'avance ; il y a deux ans je ne boitais pas; j'étais, au
contraire, fort ingambe lors de mon voyage en Italie; il
est vrai que la peur donne des jambes.
En disant cela, il se jeta au fond d*une croisée, et, fai-
sant signe à de Thou d'y venir lui parier, il continua tout
bas :
— Que je vous dise, mon ami, à vous qui êtes dans
leurs secrets ; je les ai fiancés il y a quinze jours, comme
ils vous Tout raconté.
— Oui, vraiment I dit le pauvre de Thou, tombant de
CharybJe en Scylla dans un autre étonnement.
— Allons, faites donc le surpris? vous savez bien qui,
continua l'abbé. Mais, ma foi, je crains d*avoir eu trop
de complaisance pour eux, quoique ces deux enfants
soient vraiment intéressants par leur amour. J'ai peur de
lui plus que d'elle; je crois qu'il fait des sottises, d'après
rémeute de ce matin. Nous devrions nous consulter là-
dessus.
— Mais, dit de Thou trè^gravement, je ne sais pas,
d'honneur, ce que vous voulez dire. Qui donc fait des
sottises ?
— Allons donc, mon cher I voulez-vous faire encore le
mystérieux avec moi? C'est injurieux, dit le bonhomme,
commençant à se fâcher.
— Non, vrairaenti Mais qui avez-vous fiancé?
— Encore ! fi donc, monsieur I
— Mais quelle est donc cette émeute de ce matin?
— Vous vous jouex de moi. Je sors, dit l'abbé en se
levant.
- LA GONFUSiOX. 251
— Je vous jure que je ne comprends rien à tout ce
qu'on me dît aujourd'hui Est-ce M. de Cinq-Mars?
— A la bonne heure, monsieur, vous me traitez en Car-
dinaliste ; eh bien, quittons-nous, dit Tabbé 0"ilîet fu-
rieux.
Et il reprit sa canne à béquille et sortit très-vite, sans
écouter de Thou, qui le poursuivit jusqu*5 sa voilure en
cherchant à Tapaiscr, mais sans y réussir^ parce qu*il
n'osait nommer son ami sur l'escalier devant ses gons et
iie pouvait s'expUquer. Il eut le déplaisir de voir s'en
aller son vieux abbé encore tout en colère, et lui cria :
— A demain I pendant que le cocher partait, et sans qu'il
y répondit.
11 lui fut utile, cependant, d'être descendu jusqu'au bas
des degrés de sa maison, car il vit des groupes hideux de
gens du peuple qui revenaient du Louvre, et fut à même
alors de juger de l'importance de leur mouvement dans
la matinée ; il entendit des voix grossières crier comme
en triomphe :
— Elle a paru tout de même, la petite Reine I — Vive
le bon duc de Bouillon, qui nous arrive! Il a cent mille
hommes avec lui, qui viennent en radeau sur la Seine.
Le vieux Cardinal de La Rochelle est mort. — Vive le Roi I
vive M. le Grand!
Les cris redoublèrent à l'arrivée d'une voiture à quatre
chevaux dont les gens portaient la livrée du Roi, et qui
s'arrêta devant la porte du conseiller. 11 reconnut l'équi-
page de Cinq-Mars, à qui Ambrosio descendit ouvrir les
grands rideaux, comme les avaient les carrosses de cette
époque. Le peuple s*était jeté entre le marchepied et les
premiers degrés de la porte, de sorte qu'il lui fallut de
véritables efforts pour descendre et se débarrasser des
femmes de la hcille, qui voulaient l'embrasser en criant :
•^ Te voilà donc, mon cœur, mon petit amî î Tu ar-
252 CINQ-MARS.
rives donc, mon mignon! Voyez comme il est joli, (fi
amour avec sa grande collerette ! Ça ne vautm pas. mieux
que c't autre avec sa moustache blanche? Viens, mon fils,
apporte-nous du bon vin comme ce matin.
Henry d*Ëffiat serra en rougissant, la main de son ami,
qui se hâta de faire fermer ses portes. — Cette faveur
populaire est un calice qu'il faut boire, dit-il en entrant...
— 11 me semble, répondit gravement de Thou, que
vous le buvez jusqu'à la lie.
— Je vous expliquerai ce bruit, répondit Cinq-Mars un
peu embarrassé. A présent, si vous m'aimez, habillez-
vous pour m*accompagner à la toilette de la Reine
— Je vous ai promis bien de l'aveuglement, dit le con*
seiller; cependant il ne peut se prolonger plus longtemps,
en bonne foi...
— Encore une fois, je vous parlerai longuement en
revenant de chez la Reine. Mais dépéchez- vous, il est dix
heures bientôt.
— J'y vais avec vous, dit de Thou en le faisant entrer
dans son cabinet, où se trouvaient le comte de Lude et
Fournier. Et il passa lui-même dans un autre appartement.
CHAPITRE XVII
LA TOILETTE
Noos allons chmher, eomne dans les
abîmes, les anciennes précogatiras de c^le
Noblesse qui, depuis onze siècles, est cou-
Terte de ponssitre, de sang et de sueur.
La voiture du grand écuyer roulait rapidement vers le
Louvre, lorsque, fermant les rideaux dont elle était
garnie, 11 prit la main de son ami, et lui dit avec émotion :
LA TOILETTE. 253
— Cher de Tbou, j'ai gardé de grands secrets sur mon
cœur, et croyez qu'ils y ont été bien pesants ; mais deux
craintes m*ont forcé au silence : celle de vos dangers, et,
le dirai-je, celle de vos conseils.
— Vous savez cependant bien, dit de Thou, que je
méprise les premiers, et je pensais que vous ne mépri-
siez pas les autres,
— Non ; mais je les redoutais, je les crains encore ; je
ne veux point être arrêté. Ne parlez pas, mon ami, pas
un mot, je vous en conjure, avant d'avoir entendu et vu
ce qui va se passer. Je vous ramène chez vous en sortant
du Louvre ; là, je vous écoute, et je pars pour continuer
mon ouvrage, car rien ne m'ébranlera, je vous en aver-
tis ; je Tai dit à ces messieurs chez vous tout à l'heure,
Cinq-Mars n'avait rien dans son accent de la rudesse
que supposeraient ces paroles : sa voix était caressante,
son regard doux, amical et affectueux, son air tran-
quille et déterminé dès longtemps ; rien n'annonçait le
moindre effort sur soi-même. De Thou le remarqua et
en gémit«
— Hélas I dit-fl en descendant de sa voiture avec lui.
Et il le suivit, en soupirant, dans le grand escalier du
Louvre.
Lorsqu'ils entrèrent chez la Reine, annoncés par des
huissiers vêtus de noir et portant une verge d'ébène, elle
était assise à sa toilette. C'était une sorte de table d'un
bois noir, plaquée d'écaillé, de nacre et de cuivre in-
crustés, et formant une infinité de dessins d*assez mau-
vais goût, mais qui donnaient à tous les meubles un air
de grandeur qu'on y admire encore ; un miroir arrondi
par le haut, et que les femmes du monde trouveraient
aujourd'hui petit et mesquin, était seulement posé au
milieu de la table ; des bijoux et des colliers é[iirs la cou-
vraient. Anne d'Autriche, assise devant et placée sur un
15
25& CINQ-MARS.
grand fauteuil de velours cramoisi à lonjgues franges d'or,
restait immobile et grave comme sur un trône, tandif^
que dona Stephania et M"** de Mottevilie donnaient de
chaque côté quelques coups de peigne fort légers, comme
pour achever la coiffure de la Reine, qui était cependant
en fort bon état, et déjà entremêlée de perles tressées
avec ses cheveux blonds. Sa longue chevelure avait des
reflets d'une beauté singulière^ qui annonçaient qu'elle
devait avoir au toucher la finesse et la douceur de la soie.
Le jour tombait sans voile sur son front ; il ne devait
point redouter cet éclat, et en jetait un presque égal par
sa surprenante blancheur, qu'elle se plaisait à faire briller
ainsi ; ses yeux bleus mêlés de vert étaient grands et ré-
guliers, et sa bouche, très-fraîche, avait celte lèvre infé-
rieure des princesses d'Autriche, un peu avancée et
fendue légèrement en forme de cerise, que l'on peut remar-
quer encore dans tous les portraits de cette époque. 11
semble que leurs peintres aient pris à tâche d'imiter la
bouche de la Reine, pour plaire peut-être aux femmes
de sa suite, dont la prétention devait être de lui ressem-
bler. Les vêtements noirs, adoptés alors par la cour el
dont la forme fut même fixée par un édit, relevaient en-
core l'ivoire de ses bras, découverts jusqu'au coude et
emés d'une profusion de dentelles qui sortaient de ses
larges manches. De grosses perles pendaient à ses oreilles
et un bouquet d'autres perles plus grandes se balançait
sur sa poitrine et se rattachait à sa ceinture. Tel était
•'aspect de la Reine en ce moment. A ses pieds, sur deux
coussins de velours, un enfant de quatre ans jouait avec
im petit canon qu'il brisait : c'était le Dauphin, depuis
Louis XLV. La duchesse Marie de Mantoue était assise à sa
droite sur un tabouret, la princesse de Guéménée, la du-
chesse de Chevreuse et M"* de Montbazon, M^^ de Guise,
e Rohan et de Vendôme, toutes belles ou brillantes de
f
LA TOILETTE. 255
jeunesse, étaient placées derrière la Reine, et debout.
Dans l'embrasure d'une croisée, Monsieur, le chapeau
sous le bras, causait à voix basse avec un homme d'une
aille élevée, assez gros, rouge de visage et l'œil fixe et
hardi : c'était le duc de Bouillon. Un officier, d'environ
râgt-cinq ans, d'une tournure svelte et d'une figure
agréable, venait de remettre plusieurs papiers au prince;
le duc de Bouillon paraissait les lui expliquer.
M. de Thou, après avoir salué la Reine, qui lui dit
quelques mots, aborda la princesse de Guéménée et lui
parla à demi-voix avec une intimité affectueuse; mais,
pendant cet aparté, attentif à surveiller tout ce qui tou-
chait son ami, et tremblant en secret que sa destinée ne
fût confiée à un être moins digne qu'il ne l'eût désiré, il
examina la princesse Marie avec cette attention scrupu-
leuse, cet œil scrutateur d'une mère sur la jeune per-
sonne qu'elle choisirait pour compagne de son fils; car il
pensait qu'elle n'était pas étrangère aux entreprises de
Cinq>Mars. 11 vit avec mécontentement que sa parure,
extrêmement brillante, semblait lui donner plus de vanité
que cela n'eût dû être pour elle et dans un tel moment.
Elle ne cessait de replacer sur son front et d'entremêler,
avec ses boucles de cheveux les rubis qui paraient sa
tête, et n'égalaient pas l'éclat et les couleurs animées de
son teint : elle regardait souvent Cinq-Mars, mais c'était
plutôt le regard de la coquetterie que celui de l'amour,
et souvent ses yeux étaient attirés vers les glaces de la
toilette, où elle veillait à la symétrie de sa beauté. Ces
observations du conseiller commencèrent à lui persuader
qu'il s'était trompé en faisant tomber ses soupçons sur
eHe , et surtout quand il vit qu'elle semblait éprouver
quelque plaisir à s'asseoir près de la Reine, tandis que les
duchesses étaient debout derrière elle, et qu'elle les re-
gardait souvent avec hauteur. — Dans ce cœur de dix-
256 ginq-màrs.
neuf ans, se dit-il, l'amour serait seul, et aujourf^'hui
surtout : donc... ce n*est pas elle.
La Reine fit un signe de tète presque imperceptible à
M"' de Guéménée après que les deux amis eurent parlé
à voix basse un moment avec chacun ; et, à ce signe,
toutes les femmes, excepté Marie de Gonzague, sortirent
de Tappartemeat sans parler, avec de profondes révé-
rences, comme si c'eût été convenu d'avance. Alors la
Reine, retournant son fautenil elle-même, dit à Monsieur :
— Mon frère, je vous prie de vouloir bien venir vous
asseoir près de moi. Nous allons nous consulter sur ce
que je vous ai dit. La princesse Marie ne sera point de
trop, je l'ai priée de rester. Nous n'aurons aucune inter-
rupiion à redouter d'ailleurs.
La Reine semblait plus libre dans ses manières et dans
son langage; et, ne gardant plus sa sévère et cérémo-
nieuse immobilité, elle fit aux autres assistants un geste
qui les invitait à s'approcher d'elle.
Gaston d'Orléans, un peu inquiet de ce début solennel,
vint nonchalamment s'asseoir à sa droite, et dit avec un
demi-sourire et un air négligent, jouant avec sa fraise et
^a chaîne du Saint-Esprit pendante à son cou :
— Je pense bien, madame, que nous ne fatiguerons
pas les oreilles d'une si jeune personne par une longue
conférence; elle aimerait mieux entendre parler de danse
et de mariage, d'un Électeur ou du roi de Pologae, par
exemple.
Marie prit un air dédaigneux; Cinq-Mars fronça le
sourcil.
— Pardonnez-moi, répondit la Reine en la regardant,
je vous assure que la politique du moment l'intéresse
beaucoup. Ne cherchez pas à nous échapper, mon frère,
ajouta-t-elle en souriant, je vous tiens aujourd'hui I C'est
bien la moindre chose que nous écoutions M. de Bouillon.
LA toilette;, 257
Celui-ci s'approcha, tenant par la main le jeune offi-
cier dont nous avons parlé.
— Je dois d'abord, dit-il, présenter à Votre Majesté le
baron de Beauvau, qui arrive d'Espagne.
— D'Espagne? dit la Reine avec émotion; il y a du
courage à cela. Vous avez vu ma famille?
— Il vous en parlera, ainsi que du comte-duc d'Oli-
varès. Quant au courage, ce n'est pas la première fois
qu'il en montre; vous savez qu'il commandait les cui-
rassiers du comte de Soissons.
— Comment I si jeune, monsieur I vous aimez bien les
guerres politiques!
— Au contraire, j'en demande pardon à Votre Majesté,
répondit-il, car je servais avec les princes de la Paix»
Anne d'Autriche se rappela le nom qu'avaient pris les
vainqueurs de la Marfée, et sourit. Le duc de Bouillon,
saisissant le moment d'entamer la grande question qu'il
avait en vue, quitta Cinq-Mars, auquel il venait de don-
ner la main avec ui>e effusion d'amitié, et, s'approchant
avec lui de la Reine : — 11 est miraculeux, madame, lui
dit-il, que cette époque fasse encore jaillir de son sein
quelques grands caractères comme ceux-ci; et il montra
le grand écuyer, le jeune Beauvau et M. de Thou : ce
n'est qu'en eux que nous pouvons espérer désormais,
ils sont à présent bien rares, carie grand niveleurapassé
sur la France une longue faux.
— Est-ce du Temps que vous voulez parler, dit la
Reine, ou d'un personnage réel?
— Trop réel, trop vivant, trop longtemps vivant, ma-
dame, répondit le duc plus animé ; cette ambition déme-
surée, cet égoïsme colossal, ne peuvent plus se supporter.
Tout ce qui porte un grand cœur s'indigne de ce joug, et
dans ce moment, plus que jamais, on entrevoit toutes les
infortunes de l'avenir. 11 faut le dire, madame; oui, ce
258 CINQ-MARS.
n*est plus le temps des ménagements : la maladie du Roi
est très-grave ; le moment de penser et de r<isoudre est
arrivé, car le temps d'agir n'est pas loin.
Le ton sévère et brusque de M. de Bouillon ne surprit
pas Anne d'Autriche; mais elle l'avait toujours trouvé
plus calme, et fut un peu émue de l'inquiétude qu'il té-
moignait : aussi, quittant le ton de la plaisanterie qu'elle
avait d'abord voulu prendre :
— Eh bien, quoi? que craignez-vous, et que voulez-
vous faire?
— Je ne crains rien pour moi, madame, car l'armée
d'Italie ou Sedan me mettront toujours à l'abri; mais je
crains pour vous-même, et peut-être pour les princes vos
fils.
— Pour mes enfants, monsieur le duc, pour les fils de
France? L'entendez-vous, mon frère, l'entendez-vous? et
vous ne paraissez pas étonné?
La Reine était fort agitée en parlant.
— Non, madame, dit Gaston d'Orléans fort paisible-
ment; vous savez que je suis accoutumé à toutes les per-
sécutions; je m'attends à tout de la part de cet homme;
il est le maître, il faut se résigner...
— Il est le maître I reprit la Reine; et de qui tient-il
son pouvoir, si ce n'est du Roi? et, après le Roi, quelle
main le soutiendra, s'il vous plaît I qui l'empêchera de
retomber dans le néant? sera-ce vous ou moi?
— Ce sera lui-pême, interrompit M. de Bouillon, car
il veut se faire nommer régent, et je sais qu'à l'heur^
qu'il est il médite de vous enlever vos enfants, et de-
mande au Roi que leur garde lui soit confiée.
— Me les enlever I s'écria la mère, saisissant involon-
tairement le Dauphin et le prenant dans ses bras.
L'enfant, debout entre les genoux de la Reine, regarda
les hommes qui l'entouraient avec une gravité singulière
LA TOÏLETTB. 2W
à cet âge, et, voyant sa mère tout en larmes, mit la main
sur la petite épée qu'il portait.
— Ah ! monseigneur, dit le duc de Bouillon en se bais-
sant à demi pour lui adresser ce qu'il voulait faire enten*
dre à la princesse, ce n'est pas contre nous qu'il faut tirer
votre épce, mais contre celui qui déracine votre trône ;
il vous prépare une grande puissance» sans doute ; vous
aurez un sceptre absolu; mais il a rompu le faisceau
d'armes qui le soutenait. Ce faisceau-là, c'était votre
vieille Noblesse» qu'il a décimée. Quand vous serez roi,
vous serez un grand roi, j'en ai le pressentiment ; mais
vous n'aurez que des sujets et point d'amis, car l'amitié
n'est que dans l'indépendance et une sorte d'égalité qui
natt de la force. Vos ancêtres avaient leurs pairSy et voua
n'aurez pas les vôtres. Que Dieu vous soutienne alors,
monseigneur, car les hommes ne le pourront pas ainsi
sans les institutions. Soyez grand ; mais surtout qu'après
vous, grand homme, il en vienne toujours d'aussi forts ;
car, en cet état de choses, si l'un d'eux trébuche, toute la
monarchie s'écroulera.
Le duc de Bouillon avait une chaleur d'expression et
une assurance qui captivaient toujours ceux qui l'enten-
daient : sa valeur, son coup d'œil dans les combats, la
profondeur de ses vues politiques, sa connaissance des
affaires d'Europe, son caractère réfléchi et décidé tout à
la fois le rendaient l'un des hommes les plus capables et
les plus imposants de son temps, le seul même que re-
doutât réellement le Cardinal-Duc. La ^Reine l'écoutait
toujours avec conflance, et lui laissait prendre une sorte
d'empire sur elle. Cette fois elle fut, pi us fortement émue
que jamais.
— Ah 1 plût à Dieu, s'écria -t-elle» que mon ûls eût
i'àme ouverte à vos discours et le bras assez fort pour en
profiter I Jusque-là pourtant j'entendrai, j'agirai pour lui;
260 GINQ-MARS.
c'est moi qui dois être et c'est moi qui serai régente, je
n'abandonnerai ce droit qu'avec la vie : s'il faut faire une
guerre, nous la ferons, car je veux tout, excepté la honte
et l'effroi de livrer le futur Louis XIV à ce sujet cou-
ronné ! Oui, dit-elle en rougissant et serrant fortement le
bras du jeune Dauphin ; oui, mon frère, et vous, mes-
sieurs conseillez-moi : parlez, où en sommes-nous?
Faut-il que je parte? dites- le ouvertement. Comme
femme, comme épouse, j'étais prête à pleurer, tant ma
situation était douloureuse ; mais à présent, voyez, comme
mère je ne pleure pas; je suis prête à vous donner des
ordres s'il le faut!
Jamais Anne d'Autriche n'avait semblé si belle qu'en ce
moment, et cet enthousiasme qui paraissait en elle élec-
trisa tous les assistants, qui ne demandaient qu'un mot
de sa bouche pour parler. Le duc de Bouillon jeta un
regard rapide sur Monsieur, qui se décida à prendre la
parole.
— Ma foi, dit-il d'un air assez délibéré, si vous don-
nez des ordres, ma sœur, je veux être votre capitaine
des gardes, sur mon honneur; car je suis las aussi des
tourments que m'a causés ce misérable, qui ose encore
me poursuivre pour rompre mon mariage, et tient tou-
jours mes amis à la Bastille ou les fait assassiner de
temps en temps; et d'ailleurs je suis indigné, dit-il en se
reprenant et baissant les yeux d'un air solennel, je suis
indigné de la misère du peuple.
— Mon frère, reprit vivement la princesse, je vous
prends au mot, car il faut faire ainsi avec vous, et j'espère
qu'à nous deux nous serons assez forts ; faites seulement
comme M. le comte de Soissons, et ensuite survivez
à votre victoire; rangez-vous avec moi comme vous fîtes
avec M, de Montmorency, mais sautez le fossé.
Gaston sentit l'épigramme; il se rappela son trait trop
LA TOILETTE. 261
connu, lorsque Tinfortuné révolté de Castelnaudary fran-
chit presque S3ul un large fossé et trouva de l'auire côté
dix-sept blessures, la prison et la mort, à la vue de Mon-
sieur, immobile comme son armée. Dans la rapidité de
la prononciation de la Reine, il n'eut pas le temps d'exa-*
miner si elle avait employé cette expression proverbiale-
ment ou avec intention; mais dans tous les cas, il prit le
parti de ne pas la relever, et en fut empêché par elle-
même, qui reprit en regardant Cinq-Mars.
— Mais, avant tout, pas de terreur panique : sachons
bien où nous en sommes. Monsieur le Grand, vous quit-
tez le Roi, avons-nous de telles craintes?
D'Effiat n'avait pas cessé d'observer Marie de Mantoue,
dont la physionomie expressive peignait pour lui toutes
ses idées plus rapidement et aussi sûrement que la pa-
role ; il y lut le désir de l'entendre parler, l'intention de
faire décider Monsieur et la Reine ; un mouvement d'im-
patience de son pied lui donna Tordre d'en finir et de
régler enfin toute la conjuration. Son front devint pâlt
et plus pensif ; il se recueillit un moment, car il sentait
que là étaient toutes ses destinées. De Thou le regarda et
frémit, parce qu'il le connaissait ; il eût voulu lui dire un
mot, un seul mot ; mais Cinq-Mars avait déjà relevé la
tête et parla ainsi :
— Je ne crois point, madame, que le Roi soit aussi
malade qu'on vous l'a pu dire; Dieu nous conservera
longtemps encore ce prince, je l'espère, j'en suis certain
même. Il souffre, il est vrai, il souffre beaucoup ; mais
son âme surtout est malade, et d'un mal que rien ne
peut guérir, d'un mal que l'on ne souhaiterait pas à son
plus grand ennemi et qui le ferait plaindre de tout l'uni-
vers si on le connaissait. Cependant la fin de ses malheurs,
je veux dire de sa vie, ne lui sera pas donnée encore de
longtemps. Sa langueur est toute morale; il se fait dans
15.
262 CIKQ-MARS.
son cœur une grande révolution ; il voudrait l'accompli!
et ne le peut pas : il a senti depuis longues années s'ama»
ser en lui les germes d'une juste haine contre un honmie
auquel il croit devoir de la reconnaissance, et c'est ce
combat intérieur entre sa bonté et sa colère qui le dévore.
Chaque année qui s'est écoulée a déposé à ses pieds, d'un
côté les travaux de cet homme, et de l'autre ses crimes.
Voici qu'aujourd'hui ceux-ci l'emportent dans la balance;
le Roi voit et s'indigne : il veut punir; mais tout à coup il
s'arrête et le pleure d'avance. Si vous pouviez le contem-
pler ainsi, madame, il vous ferait pitié. Je l'ai vu saisir
la plume qui devait tracer son exil, la noircir d'une main
hardie, et s'en servir pour quoi? Pour le féliciter par une
leilre. Alors il s'applaudit de sa bonté comme chrétien ;
il se maudit comme juge souverain; il se méprise comme
Roi ; il cherche un refuge dans la prière et se plonge
dans les méditations de l'avenir; mais il se lève épou-
vanté, parce qu'il a entrevu les flammes que mérite cet
homme, et que personne ne sait aussi bien que lui les
secrets do sa damnation. 11 faut l'entendre en cet instant
s'accuser d'une coupable faiblesse et s'écrier qu'il sera
puni lui-même de n'avoir pas su le punir ! On dirait quel-
quefois qu'il y a des ombres qui lui ordonnent de frapper,
car son bras se lève en dormant. Enfin, madame, l'orage
gronde dans son cœur, mais ne brûle que lui ; la foudre
n'en peut pas sortir.
— Eh bien, qu'on la fasse donc éclater, s'écria le duc
de Bouillon.
— Celui qui la touciera peut en mourir, dit Monsieur.
— Mais quel beau dévoûment! dit la Reine.
— Que je l'admirerais I dit Marie à demi-voix.
— Ce sera moi, dit Cinq-Mars.
— Ce sera nous, dit M. de Thou à son oreille.
Le jeune Beauvau s'était rapproché du duc de Bouillon.
LA TOILETTK. 263
— Monsieur, lui dit-il, oubliez-vous la suite,?
— Non, pardieu, je ne l'oublie pas I répondit tout bas
celui-ci. Et s'adressant à la Reine : — Acœptez, madame,
l'offre de M. le Grand; il .est à portée de décider le Roi
plus que vous et nous; mais tenez-vous prête à tout, car
le Cardinal est trop habile pour s'endormir. Je ne crois
pas à sa maladie; je ne crois point à son silence et à son
immobilité, qu'il veut nous persuader depuis deux ans;
je ne croirais point à sa mort même, que je n'eusse porté
sa tête dans la mer, comme celle du géant de l'Arioste.
Attendez-vous à tout, hâtons-nous sur toutes choses. Taî
fait montrer mes plans à Monsieur tout à l'heure; je vais
vous en faire l'abrégé : je vous offre Sedan, madame,
pour vous et messeigneurs vos fils. L'armée d'Italie est à
moi ; je la fais rentrer s'il le faut. M. le grand écuyer est
maître de la moitié du camp de Perpignan ; tous les vieux
huguenots de La Rochelle et du Midi sont prêts au pre-
mier signe à le venir trouver : tout est organisé depuis
un an par mes soins en cas d'événements.
— Je n'hésite point, dit la Reine, à me mettre dans
vos mains pour sauver mes enfants s'il arrivait quelque
malheur au Roi. Mais dans ce plan général vous oubUez
Paris.
— Il est à nous par tous les points : le peuple par
l'archevêque, sans qu'il s'en doute, et par M. de Beaufort,
tiui est son roi; les troupes par vos gardes et ceux de
AloNSiEUR, qui commandera tout, s'il le veut bien.
— Moi ! moi ! oh ! cela ne se peut pas absolument ! je
n'ai pas assez de monde, et il me faut une retraite plus
forte que Sedan, dit Gaston.
— Mais elle suffit à la Reine, reprît M. de Bouillon.
-^ Ah I cela peut bien être, mais ma sœur ne risque
pas autant qu'un homme qui tire Tépée. Savez-vous que
c'est très-hardi ce que nous faisons là?
264 CÏNQ-MAKS.
— Quoi I même ayant le roi pour nous? dit Anne d'Au-
triche.
— Oui, madame, oui, on ne sait pas combien cela peut
durer : il faut prendre ses sûretés, et je ne fais rien sans
le traité avec l'Espagne.
— Ne faites donc rien, dit la Reine en rougissant; car
certes je n'en entendrai jamais parler.
— Ah ! madame, ce serait pourtant plus sage, et Mon-
sieur a raison, dit le duc de Bouillon ; car le comte-duc
de San-Lucar nous offre dix-sept mille hommes de vieilles
troupes et cinq cent mille écus comptant.
— Quoi ! dit la Reine étonnée, on a osé aller jusque-là
sans mon consentement! déjà des accords avec l'étran-
ger!
— L'étranger, ma sœur ! devions-nous supposer qu'une
princesse d'Espagne se servirait de ce mot! répondit
Gaston.
Anne d'Autriche se leva en prenant le dauphin par h
main, et s'appuyant sur Marie :
— Oui, Monsieur, dit-elle, je suis Espagnole ; mais je
suis petite-fiUe de Charles-Quint, et je sais que la patrie
d'une reine est autour de son trône. Je vous quitte,
messieurs ; poursuivez sans moi ; je ne sais plus rien
désormais.
Elle fit quelques pas pour sortir, et, voyant Marie
tremblante et inondée de larmes, elle revint.
— Je vous promets cependant solennellement un in-
violable secret, mais rien de plus.
Tous furent un peu déconcertés, hormis le duc de
Bouillon, qui, ne voulant rien perdre de ses avantages,
lui dit en s'inclinant avec respect :
— Nous sommes reconnaissants de cette promesse,
madame, et nous n'en voulons pas plus, persuadés
qu'après le suceès vous serez tout à fait des nôtres.
, vV-
LA TOILETTE 265
Ne voulant plus s*engager dans une guerre de mots, la
Reine salua un peu sèchement, et sortit avec Marie, qui
laissa tomber sur Cinq-Mars un de ces regards qui ren-
ferment à la fois toutes les émotions de l'âme. Il crut lire
dans ses beaux yeux le dévouement étemel et malheu-
reux d'une femme donnée pour toujours, et il sentit que,
s'il avait jamais eu la pensée de reculer dans son entre-
prise, il se serait regardé comme le dernier des hommes.
SitA qu'on quitta les deux princesses :
— Là, là, là, je vous l'avais bien dit, Bouillon, vous
fâchez la Reine, dit Monsieur; vous avez été trop loin
aussi. On ne m'accusera pas certainement d'avoir faibli ce
matin; j'ai montré, au contraire, plus de résolution que
je n'aurais, dû.
— Je suis plein de joie et de reconnaissance pour Sa
Majesté, répondit M. de Bouillon d'un air triomphant;
nous voilà sûrs de l'avenir. Qu'allez-vous faire à présent,
monsieur de (Unq-Mars ?
— Je vous l'ai dit , monsieur, je ne recule jamais ;
quelles qu'en puissent être les suites pour moi, je verrai
le Roi ; je m'exposerai à tout pour arracher ses ordres.
— Et le traité d'Espagne I
— Oui, je le...
De Thou saisit le bras de Cinq-Mars, et, s'avançant tout
à coup, dit d'un air solennel :
— Nous avons décidé que ce serait après l'entrevue
avec le Roi qu'on le signerait; car, si la juste sévérité de
Sa Majesté envers le Cardinal vous en dispense, il vaut
mieux, avons-nous pensé, ne pas s'exposer à la décou-
verte d'un si dangereux traité.
M. de Bouillon fronça le sourcil.
— Si je ne connaissais M. de Thou, dit-il, je prendrais
ceci pour une défaite; mais de sa part...
— Monsieur, reprit le conseiller, je crois pouvoir
266 CINQ-MARS.
m'engager sut l'honneur à faire ce que fera M. le Grand;
nous sommes inséparables.
Qnq-Mars regarda son ami, et s'étonna de voir sur sa
figure douce l'expression d'un sombre désespoir ; il en fut
si frappé qu'il n'eut pas la force de le contredire.
' — 11 a raison, mes^eurs, dit-il seulement avec un sou-
rire froid, mais gradeux, le Roi nous épargnera peut-être
bien des choses; on est très-fort avec lui. Du reste, mon-
seigneur, et vous, monsieur le duc, ajouta-t-il avec une
inébranlable fermeté, ne craignez pas que jamais je re-
cule ; j'ai brûlé tous les ponts derrière moi : il faut que
je marche en avant; la puissance du Cardinal tombera ou
ce sera ma tète.
— C'est singulier ! fort singulier I dit Monsieur ; je re-
marque que tout le monde id est plus avancé que je ne le
voyais dans la conjuration.
— Point du tout, Monsieur, dit le duc de Bouillon; on
-^a préparé que ce que vous voudrez accepter. Remarquez
qu'il n'y a rien d'écrit, et que vous n'avez qu'à parler pour
que rien n'existe et n'ait existé; selon votre ordre, tout
ceci sera un rêve ou un volcan.
— Allons, allons, je suis content, puisqu'il en est ainsi,
dit Gaston ; occupons- nous de choses plus agréables.
Grâce à Dieu, nous avons un peu de temps devant nous :
moi j'avoue que je voudrais que tout fût déjà fini ; je ne
suis point né pour les émotions violentes, cela prend
sur ma santé, ajouta-t-il, s'emparant du bras de M. de
Beauvau : dites-nous plutôt si les Espagnoles sont tou-
jours jolies, jeune homme. On vous dit fort galant. Tu-
dieu I je suis sûr qu'on a parlé de vous là-bas. On dit que
les femmes portent des vertugadins énormes I Eh bien,
je n'en suis pas ennemi du tout. En vérité cela fait pa*
raître le pied plus petit et plus joli ; je suis sûr que la
femme de don Louis de Haro n'est pas plus belle que
/
»
LA TOILETTE. 267
W^ de .Guéménée, n'est-il pas vrai? Allons, soyez franc,
on m'a dit qu'elle avait l'air d'une religieuse. Ah!...
vous ne répondez pas, vous êtes embarrassé... elle vous
a donné dans l'œil... ou bien vous craignez d'offenser
notre ami M. de Thou en la comparant à la belle Guémé-
née. Eh bien, parlons des usages : le roi a un nain char-
mant, n'est-ce pas? on le met dans un pâté. Qu'il est
heureux le roi d'Espagne I je n'en ai jamais pu trouver
un comme cela. Et la Reine, on la sert à genoux tou-
jours, n'est-il pas vrai? oh I c'est un bon usage; nous l'a-
vons perdu ; c'est malheureux, plus malheureux qu'on ne
croit.
Gaston d'Orléans eut le courage de parler sur ce ton
près d'une demiTheure de suite à ce jeune homme, dont
• le caractère sérieux ne s'accommodait point de cette
conversation, et qui, tout rempli encore de l'importance
de la scène dont il venait d'être témoin et des grands in-
térêts qu'on avait traités, ne répondit rien à ce flux de
paroles oiseuses : il regardait le duc de Bouillon d'un air
étonné, comme pour lui demander si c'était bien là cet
homme que l'on allait mettre à la tête de la plus auda-
cieuse entreprise conçue depuis longtemps, tandis que
le prince, sans vouloir s'apercevoir qu'il restait sans ré-
ponses, les faisait lui-même souvent, et parlait avec vo-
lubilité en se promenant et l'entraînant avec lui dans la
chambre. Il craignait que l'un des assistants ne s'avisât
de renouer la conversation terrible du traité; mais aucun
n'en était tenté, sinon le duc de Bouillon, qui, cependant
garda le silence de la mauvaise humeur. Pour Cinq-Mars
il fut entraîné par de Thou, qui lui fit faire sa retraite à
Tabri de ce bavardage, sans que Monsieur eût l'air de
l'avoir vu sortir.
268 GINQ-MARS.
CHAPITRE XVIII
LE SECRET
Et prononcés ensemble, à l'amitié fidèle
Nos deux noms fraternels serviront de modèle
A. SoxmÈtyClptemneilre,
De Thou était chez lui avec son ami, les portes de sa
chambre refermées avec soin, et l'ordre donné de ne re-
cevoir personne et de l'excuser auprès des deux réfugiés
s'il les laissait partir sans les revoir; et les deux amis ne
s'étaient encore adressé aucune parole.
Le conseiller était tombé dans son fauteuil et méditait
profondément. Cinq-Mars, assis dans la cheminée haute,
attendait d'un air sérieux et triste la fin de ce silence,
lorsque de Thou, le regardant fixement et croisant les
bras, lui dit d'une voix sombre :
— Voilà donc où vous en êtes venu ! voilà donc les
conséquences de votre ambition ! Vous allez faire exiler,
peut-être tuer un homme, et introduire en France une
armée étrangère; je vais donc vous voir assassin et traître
à votre patrie I Par quel chemin étes-vous arrivé jusque-
là? par quels degrés étes-vous descendu si bas?
— Un autre que vous ne me parlerait pas ainsi deui
fois, dit froidement Cinq-Mars; mais je vous connais, et
j'aime cette explication ; je la voulais et je l'ai provoquée.
Vous verrez aujourd'hui mon âme tout entière, je le veux.
J'avais eu d'abord une autre pensée, une pensée meilleure
peut-être, plus digne de notre amitié, plus digne de l'ami-
tié, l'amitié, qui est la seconde chose de la terre.
Il élevait les yeux au ciel en parlant, comme s*il y eût
cherché cette divinité.
LE SECRET. 269
- Oui, cela eût mieux valu. Je ne voulais rien dire ;
c'était une tâche pénible, mais jusqu'ici j'y avais réussi.
Je voulais tout conduire sans vous, et ne vous montrer
cette œuvre qu'achevée ; je voulais toujours vous tenir
hors du cercle de mes dangers; mais, vous avouerai- je
ma faiblesse? J'ai craint de mourir mal jugé par vous, si
j'ai à mourir : à présent je supporte bien l'idée de la ma-
lédiction du monde, mais non celle de la vôtre : c'est ce
qui m'a décidé à vous avouer tout.
— Quoi ! et sans cette pensée vous auriez eu le cou-
rage de vous cacher toujours de moi! Ah! cher Henry,
que vousai-je fait pour prendre ce soin de mes jours?
Par quelle faute avais-je mérité de vous survivre, si vous
mouriez? Vous avez eu la force de me tromper durant
deux années entières; vous ne m'avez présenté de votre
vie que ses fleurs; vous n*ètes entré dans ma solitude
qu'avec un visage riant, et chaque fois paré d'une faveur
nouvelle? ahl il fallait que ce fût bien coupable ou bien
vertueux !
— Ne voyez dans mon âme que ce qu'elle renferme.
Oui, je vous ai trompée ; mais c'était la seule joie paisible
que j'eusse au monde. Pardonnez-moi d'avoir dérobé ces
moments à ma destinée , hélas I si brillante. J'étais heu-
reux du bonheur que vous me supposiez; je faisais le
vôtre avec ce songe ; et je ne suis coupable qu'aujour-
d'hui en venant le détruire et me montrer tel que j'étais.
Écoutez- moi, je ne serai pas long ; c'est toujours une
histoire bien simple que celle d'un cœur passionné. Au-
trefois, je m'en souviens, c'était sous la tente, lorsque je
fus blessé : mon secret fut près de m'échapper ; c'eût été
un bonheur peut-être. Cependant que m'auraient servi
des conseils? je ne les aurais pas suivis; enfin, c'est
Marie de Gonzague que j'aime.
— Quoi! celle qui va être reine de Pologne!
270 CIN^-MÂRS.
— Si elle est reine, ce ne peut être qu'après ma mort.
Mais écoutez : pour elle je fus courtisan; pour elle j'ai
presque régné en France, et c'est pour elle que je vais
succomber et peut-être mourir.
— Mourir I succomber 1 quand je vous reprochais votre
triomphe! quand je pleurais sur la tristesse de votre vic-
toire!
— Ah! que vous méconnaissez mal si vous croyez que
je sois dupe de la Fortune quand elle me sourit ; si vous
croyez que je n'aie pas vu jusqu'au fond de mon destin !
Je lutte contre lui, mais il est le plus fort, je le sens;
j'ai entrepris une tâche au-dessus des forces humaines,
je succomberai.
— Eh! ne pouvez-vous vous arrêter? A quoi sert l'es-
prit dans les affaires du monde?
— A rien, si ce n'est pourtant à se perdre avec con-
naissance de cause, à tomber au jour qu'on avait prévu.
Je ne puis reculer enfin. Lorsqu'on a en face un ennemi
tel que ce Richelieu, il faut le renverser ou en être écrasé.
Je vais frapper demain le dernier coup; ne m'y suis-je
pas engagé devant vous tout à l'heure?
— Et c'est cet engagement même que je voulais com-
battre. Quelle confiance avez-vous dans ceux à qui vous
livrez ainsi votre vie? N'avez-vous pas lu leurs pensées
secrètes?
— Je les connais toutes; j'ai lu leur espérance à Ira*
vers leur feinte colère; je sais qu'ils tremblent en mena-
çant: je sais qu'ils sont déjà prêts à faire leur paix en me
livrant comme gage ; mais c'est à moi de les soutenûr et
de décider le Roi : il le faut, car Marie est ma fiancée, et
ma mort est écrite à Narbonne.
C'est volontairement, c'est avec connaissance de tout
mon sort que Je me suis placé ainsi eoire l'échafaud et
le bonheur suprême. Il me faut l'arracher des mains de
LE SKCRKT, ' 271
la Fortune^ ou mourir. Je goûte en ce moment le plaisir
d'avoir rompu toute incertitude; eh quoi ! vous ne rou-
gissez pas de m'avoir cru ambitieux par un vil égoïsme
comme ce Cardinal? ambitieux par le puéril désir d'un
pouvoir qui n'est jamais satisfait? Je le suis ambitieux,
mais parce que j'aime. Oui, j'aime, et tout est dans ce
mot. Mais je vous accuse à tort ; vous avez embelli mes
intentions secrètes, vous m'avez prêté de nobles desseins
(je m'en souviens) , de hautes conceptions politiques ;
elles sont belles, elles sont vastes, peut-être ; mais, vous
le dirai-je ? ces vagues projets du perfectionnement des
sociétés corrompues me semblent ramper encore bien
loin au-dessous du dévouement de l'amour. Quand l'àme
vibre tout entière» pleine de cette unique pensée, elle n'a
plus de place à donner aux plus beaux calculs des inté-
rêts généraux; car les hauteurs mêmes de la terre sont
au-dessous du ciel.
De Thou baissa la tète.
— Que vous répondre? dit-il. Je ne vous comprends
pas ; vous raisonnez le désordre, vous pesez la flamme,
vous calculez l'erreur.
— Oui, reprit Cinq-Mars, loin de détruire mes forces,
ce feu intérieur les a développées; vous l'avez dit, j'ai
tout calculé; une marche lente m'a conduit au but que
je suis prêt d'atteindre. Marie me tenait par la main,
aurais-je reculé? Devant un monde je ne l'aurais pas fait.
Tout était bien jusqu'ici : mais une barrière invisible m'ar-
rête : il faut la rompre, cette barrière ; c'est Richelieu. Je
l'ai entrepris tout à l'heure devant vous ; mais peut-être
me suis-je trop hâté : je le crois à présent. Qu'il se ré-
jouisse ; il m'attendait. Sans doute il a prévu que ce serait
le plus jeune qui manquerait de patience, s'il en est
ainsi, il a bien joué. Cependant sans l'amour qui m'a pré-
dpité, j'aurais été plus fort que lui, quoique vertueux.
272 CINQ-MARS.
Ici, un changement presque subit se fit sur les traits
de Cinq-Mars; il rougit et pâlit deux fois, et les veines de
son front s'élevaient comme des lignes bleues tracées par
une main invisible.
— Oui, ajouta-t-il en se levant et tordant ses mains
avec une force qui annonçait un violent désespoir con-
centré dans son cœur, tous les supplices dont Tamour
peut torturer ses victimes, je les porte dans mon sein.
Cette jeune enfant timide , pour qui je remuerais des
empires, pour qui j'ai tout subi , jusqu'à la faveur d'un
prince (et qui peut-être n'a pas senti tout ce que j'ai fait
pour elle), ne peut encore être à moi. Elle m'appartient
devant Dieu, et je lui parais étranger ; que dis-je? il faut
que j'entende discuter chaque jour, devant moi, lequel
des trônes de l'Europe lui conviendra le mieux, dans des
conversations où je ne peux même élever la voix pour
avoir une opinion, tant on est loin de me mettre sur les
rangs, et dans lesquels on dédaigne pour elle les princes
de sang royal qui marchent encore devant moi. Il faut
que je me cache comme un coupable pour entendre à
travers les grilles la voix de celle qui est ma femme; il
faut qu'en public je m'incline devant elle! son amant et
son mari dans l'ombre , son serviteur au grand jour,
C'en est trop ; je ne puis vivre ainsi; il faut faire le der-
nier pas, qu'il m'élève ou me précipite.
— Et, pour votre bonheur personnel, vous voulez, ren-
verser un État !
— Le bonheur de TÉtat s'accorde avec le mien. Je le
fais en passant, si je détruis le tyran du Roi. L'horreur
que m'inspire cet homme est passée dans mon sang.
Autrefois, en venant le trouver, je rencontrai sur mes
pas son plus grand crime, l'assassinat et la torture d'Ur-
bain Grandier; il est le génie du mal pour le malheureux
Roï, je le conjurerai : j'aurais pu devenir celui du bien
■^y *'
LE SECKET 273
pour Louis XIII ; c'était une des pensées de Marie, sa pen-
sée la plus chère. Mais je crois que je ne triompherai pas
dans l'âme tourmentée du Roi.
— Sur quoi comptez-vous donc? dit de Thou.
— Sur un coup de dés. Si sa volonté peut cette fois
durer quelques heures, j'ai gagné ; c'est un dernier calcul
auquel est suspendue ma destinée.
— Et celle de votre Marie I
— L'avez-vu cru! dit impétueusement Cinq-Mars.
Non, non I s'il m'abandonne, je signe le traité d'Espagne
et la guerre.
— Ah I quelle horreur I dit le conseiller; quelle guerre !
une guerre civile! et l'alliance avec l'étranger 1
— Oui, un crime, reprit froidement Cinq-Mars, eh l
vous ai-je prié d'y prendre part ?
— Cruel ! ingrat I reprit son ami, pouvez-vous me
parler ainsi? Ne savez-vous pas, ne vous ai-je pas prouvé
que l'amitié tenait dans mon cœur la place de toutes les
passions? Puis-je survivre non-seulement 5 votre mort,
mais même au moindre de vos malheurs ! Cependant lais-
sez-moi vous fléchir et vous empêcher de frapper la France.
0 mon ami ! mon seul ami ! je vous en conjure à genoux,
ne soyons pas ainsi parricides, n'assassinons pas notre
patrie! Je dis nous, car jamais je ne me séparerai de vos
actions ; conservez-moi l'estime de moi-même, pour la
quelle j'ai tant travaillé ; ne souillez pas ma vie et ma
mort que je vous ai vouées.
De Thou était tombé aux genoux de son ami, et celui-ci,
n'ayant plus la force de conserver sa froideur affectée, se
jeta dans ses bras en le relevant, et, le serrant contre sa
poitrine, lui dit d'une voix étouffée :
— Eh! pourquoi m'aimer autant, aussi? Qu'avez-vous
fait, ami ? Pourquoi m'aimer ? vous qui êtes sage, pur et
vertueux ; vous que n'égarent pas une passion insensée
27& GINQ-MàRS%
et le désir de la vengeance ; vous dont l'âme est nourrio
seulement de religion et de science, pourquoi m'aimer ?
Que vous a donné mon amitié? que des inquiétudes et
des peines. Faut-il à présent qu'elle fasse peser des dan-
gers sur vous ? Séparez-vous de moi, nous ne sommes
plus de la même nature ; vous le voyez, les cours m'ont
corrompu : je n'ai plus de candeur, je n'ai plus de bonté :
. je médite le malheur d'un homme, je sais tromper
un ami. Oubliez-moi, dédaignez-moi ; je ne vaux plus
une de vos pensées, comment serai-je digne de vos
périls.
— En me jurant de ne pas trahir le Roi et la France,
reprit de Thou. Savez-vous qu'il y va de partager votre
patrie? savez-vous que si vous livrez nos places fortes, on
ne vous les rendra jamais ? savez-vous que votre nom
sera Thorreur de la postérité? savez-vous que les mères
françaises le maudiront, quand elles seront forcées d'en-
seigner à leurs enfants une langue étrangère? le savez-
vous? Venez."
Et il l'entraîna vers le buste de Louis XIII.
— Jurez devant lui (et il est votre ami aussi !) , jurez de
ne jamais signer cet infâme traité.
Cinq-Mars baissa les yeux, et, avec une inébranlable
ténacité, répondit, quoique en rougissant:
— Je vous l'ai dit : si l'on m'y force, je signerai.
De Thou pâlit et quitta sa main ; il ût deux tours dans
sa chambre, les bras croisés," dans une inexprimable
angoisse. Enfin il s'avança solennellement vers le buste de
soa père, et ouvrit un grand livre placé au pied ; il chercha
une page déjà marquée, et lut tout haut :
— Je pense donc que il/, de Lignebœuf fut justement
condamné à mort par le parlement de Rouen pourn^avoir
pas révélé la conjuration de Catteville contre VÈtat.
Puis, gardant le livre avec respect ouvert dans sa main
LE SECRET. tlt
et contemplant l'image du président de Thou, dont il tenait
les Mémoires :
— Oui, mon père, conlinua-t-il, vous aviez bien pensé,
je vais être criminel, je vais mériter la mort ; mais puis-je
faire autrement ? Je ne dénoncerai pas ce traître, parce
que ce serait aussi traliir, et qu'il est mon ami, et qu'il est
malheureux.
Puis, s'avançant vers Cinq-Mars en lui prenant de nou-
veau la main :
— Je fais beaucoup pour vous en cela, lui dit-il ; mais
n'attendez rien de plus de ma part, monsieur, si vous signez
ce traité.
Cinq-Mars était ému jusqu'au fond du cœur de cette
scène, parce qu'il sentait tout ce que devait souffrir son
ami en le repoussant. Il prit cependant encore sur lui
d'arrêter une larme qui s'échappait de ses yeux, et répon-
dit en l'embrassant :
— Ah I de Thou, je vous trouve toujours aussi parfait ;
oui, vous me rendez service en vous éloignant de moi,
car, si votre sort eût été lié au mien, je n'aurais pas osé
disposer de ma vie, et j'aurais hésité à la sacrifier s'il le
faut ; mais je le ferai assurément à présent; et, je vous
le répète, si l'on m'y force, je signerai le traité avec
l'Espagne.
276 CINQ-MARS.
CHAPITRE XIX
LA PARTIS DE CHASSB
(hi a bien des gréoet à rendra à san
étoile qaaod on peut quitter les hommes
sam être obligé de leur faire da mal et
de se déclarer leur ennemi.
Gb. Noonm. Jeta Sbogsr»
. Cepeadant la maladie du Roi jetait la France dans un
trouble que ressentent toujours les États mal affermis aux
approches de la mort des princes. Quoique Richelieu fût
le centre de la monarchie, il ne régnait pourtant qu'au
nom de Louis XIII, et comme enveloppé de l'édat de ce
nom qu'il avait agrandi. Tout absolu qu'il était sur son
maitre, il le craignait néanmoins ; et cette crainte rassu-
rait la nation contre ses désirs ambitieux, dont le Roi
même était l'immuable barrière. Mais, ce prince mort,
que ferait l'impérieux ministre 7 où s'arrêterait cet homme
qui avait tant osé ? Accoutumé à manier le sceptre, qui
l'empêcherait de le porter toujours, et d'inscrire son nom
seul au bas des lois que seul il avait dictées ? Ces terreurs
agitaient tous les esprits. Le peuple cherchait en vain sur
toute la surface du royaume ces colosses de la Noblesse
aux pieds desquels il avait coutume de se mettre à Tabri
dans les orages politiques, il ne voyait plus que leurs
tombeaux récents ; les Parlements étaient muets, et l'on
sentait que rien ne s'opposerait au monstrueux accrois-
sement de ce pouvoir usurpateur. Personne n'était déçu
complètement par les souffrances affectées du ministre :
nul n'était touché de cette hypocrite agonie, qui avait
trop souvent trompé l'espoir ublic, et Téloignement
LA PARTIE DE CHASSE.^ 277
n'empêchait pas de sentir peser parlout le doigt de l'ef-
frayant parvenu.
L'amour du peuple se réveillait aussi pour le fils
d'Henri IV ; on courait dans les églises,on priait, et même
on pleurait beaucoup. Les princes malheureux sont tou-
jours aimés. La mélancolie de Louis et sa douleur mys-
térieuse intéressaient toute la France, et, vivant encore,
on le regrettait déjà, comme si chacun eût désiré de rece-
voir la confidence de ses peines avant qu'il n'emportât
avec lui le grand secret de ce que souffrent ces hommes
placés si haut, qu'ils ne voient dans leur avenir que leur
tombe.
Le Roi, voulant rassurer la nation entière, fit annoncer
le rétablissement momentané de sa santé, et voulut que
la cour se préparât à une grande partie de chasse donnée
à Chambord, domaine royal où son frère, le duc d'Or-
léans, le priait de revenir.
Ce beau séjour était la retraite favorite du Roi, sans
doute parce que, en harmonie avec sa personne, il unis-
sait comme elle la grandeur à la tristesse. Souvent il y
passait des mois entiers sans voir qui que ce fût , lisant
et relisant sans cesse des papiers mystérieux, écrivant
des choses inconnues, qu'il enfermait dans un coffre de
fer dont lui seul avait le secret. 11 se plaisait quelquefois
à n'être servi que par un seul domestique, à s'oublier
ainsi lui-même par l'absence de sa suite, et à vivre
pendant plusieurs jours comme un homme pauvre ou
comme un citoyen exilé, aimant à se figurer la misère ou
la persécution pour respirer de la royauté. Un autre jour,
changeant tout à coup de pensée, il voulait vivre dans
une solitude plus absolue ; et, lorsqu'il avait interdit son
approche à tout être humain, revêtu de l'habit d'un
moine, il courait s'enfermer dans la chapelle voûtée ; là,
relisant la vie de Charles-Quint, il se croyait à Saint-Just,
16
i78 CINQ-MARS.
et chantait sur lui-môme celte messe de la mort qui,
dit-on, la fit descendre autrefois sur la tète de l'empereur
espagnol. Mais, au milieu de ces chants et de ces médi-
tations mômes, son faible esprit était poursuivi et distrait
par des images contraires. Jamais le monde et la vie ne
lui avaient paru plus beaux que dans la solitude et près
de la tombe. Entre ses yeux et les pages qu'il s'efforçait
de lire, passaient de brillanis cortèges, des armées victo-
rieuses, des peuples transportés d'amour ; il se voyait
puissant, combattant, triomphateur, adoré ; et, si un
rayon du soleil, échappé des vitraux, venait- à tomber
sur lui, se levant tout à coup du pied de l'autel, il se
sentait emporté par une soif du jour ou du grand air qui
l'arrachait de ces lieux sombres et étouffés ; mais, revenu
à la vie, il y retrouvait le dégoût et l'ennui, car les pre-
miers hommes qu'il rencontrait lui rappelaient sa puis-
sance par leurs respects. C'était alors qu'il croyait à l'ami-
tié et l'appelait à ses côtés ; mais à peine était-il sur de
sa possession véritable, qu*un grand scrupule s'emparait
tout à coup de son âme : c'éuût celui d'un attachement
trop fort pour la créature qui le détournait de l'adoration
divine, ou, plus souvent encore, le reproche secret de
s'éloigner trop des affaires d'État ; l'objet de son affection
momentanée lui semblait alors un être despotique, dont
la puissance l'arrachait à ses devoirs ; il se créait une
chaîne imaginaire et se plaignait intérieurement d'être
opprimé ; mais, pour le malheur de ses favoris, il n'avait
pas la force de manifester contre eux ses ressentiments
par une colère qui lei eût avertis ; et, continuant à les
caresser, il attisait, par cette contrainte, le feu secret de
son cœur, et le poussait jusqu'à la haine ; il y avait des
moments où il était capable de tout contre eux.
Cinq-Mars connaissait parfaitement la faiblesse de cet
esprit, qui ne pouvait se tenir ferme dans aucune lignei
LA PARTIE DE CHASSE. 279
et la faiblesse de ce cœur, qui ne pouvait ni aimer ni hal
coniplétement; aussi la position du favori, enviée de h
France entière, et l'objet de la jalousie même du grand
ministre, éta»t-elle si chancelante et si douloureusi% que,
sans son amour pour Marie, il eût brisé sa chaîne d'or
avec plus de joie qu'un forçat n'en resspnt dans Fon cœur
lorsqu'il voit tomber le dernier annrau qu'il a limé pen-
dant deux années avec un ressort d'acier caché dans sa
bouche. Cette impatience d'en finir avec le sort qu'il
voyait de si près hâta l'explosion de cette mine patiem-
ment creusée, comme il l'avait avoué à son ami; mais sa
situation était alors celle d'un homme qiii, placé à côté
du livre de vie, verrait tout le jour y passer la main qui
doit tracer sa damnation ou son salut. Il partit avec
Lou s XIII pour Chambord, décidé à choisir la première
occasion favorable à son dessein. Elle se présenta.
Le matin même du jour fixé pour la chasse, le Roi Im
fit dire qu'il l'attendait à l'escalier du Lis; il ne sera
peut-être pas inutile de parler de cette étonnante con-
struction.
A quatre lieues de Blois, h une heure de la Loire, dans
une petite vallée fort basse, entre des marais fangeux et
un bois de grands chênes, loin de toutes les rou'es, on
rencontre tout à coup un château royal, ou plutôt ma-
giques. On dirait que, contraint par quelque lampe mer-
veilleuse, un génie de l'Orient l'a enlevé pendant une des
mille nuits, et l'a dérobé aux pays du soleil pour le cacher
dans ceux du brouillard avec les amours d'un beau prince.
Ce palais est enfoui comme un trésor ; mais à ses dômes
bleus, à ses élégants minarets, arrondis sur de larges
murs ou élancés dans l'air, à ses longues terrasses qui
dominent les bnis, à ses flèches légères que le vent ba
lance, à ses croissants entrelacés partout sur les colon»
nades, on se croirait dans les royaumes de Bagdad ou de
280 CINQ-MARS.
Cachemire, si les murs noircis, leur tapis de mousse et
de lierre, et la couleur pâle et mélancolique du ciel»
n'attestaient un pays pluvieux. Ce fut bien un génie qui
éleva ces bâtiments ; mais il vint d'Italie et se nomma le
Primatice; ce fut bien un beau prince dont les amours
s'y cachèrent; mais il était Roi, et se nommait Fran^-
çois 1*'. Sa salamandre y jette ses flammes partout; elle
étincelle mille fois sur les voûtes, et y multiplie ses flam-
mes comme les étoiles d-un ciel ; elle soutient les chapi-
teaux avec sa couronne ardente; elle colore les vitraux
de ses feux; elle serpente avec les escaliers secrets, et
partout semble dévorer de ses regards flamboyants les
triples croissants d'une Diane mystérieuse, cette Diane de
Poitiers, deux fois déesse et deux fois adorée dans ces
bois voluptueux.
Mais la base de cet. étrange monument est comme lui
pleine d'élégance et de mystère : c'est un double escalier
qui s'élève en deux spirales entrelacées depuis les fonde-
ments les plus lointains de l'édifice jusqu'au-dessus des
plus hauts clochers, et se termine par une lanterne ou
cabinet à jour, couronnée d'une fleur-de-lis colossale,
aperçue de bien loin ; deux hommes peuvent y monter en
même temps sans se voir.
Cet escalier lui seul semble un petit temple isolé;
comme nos églises, il est soutenu et protégé par les arca-
des de ses ailes minces, transparentes, et, pour ainsi dire,
brodées à jour. On croirait que la pierre docile s'est ployée
sous le doigt de l'architecte; elle paraît, si l'on peut le
dire, pétrie selon les caprices de son imagination. On
conçoit à peine comment les plans en furent tracés, et
dans quels termes les ordres furent expliqués aux ou-
vriers; cela semble une pensée fugitive, une rêverie
brillante qui aurait pris tout à coup un corps durable;
c'est un songe réalisé.
LA PARTIE DE CHASSE. 281
Cinq -Mars montait lentement les larges degrés qui
devaient le conduire auprès du Roi, et s'arrêtait plus
lentement sur chaque marche à mesure qu'il approchait,
sôit dégoût d'aborder ce prince, dont il avait à écouter
les plaintes nouvelles tous les jours, soit pour rêver à ce
qu'il allait faire, lorsque le son 'd'une guitare vint frap-
per son oreille. 11 reconnut l'instrument chéri de Louis
et sa voix triste, faible et tremblante, qui se prolongeait
sous les voûtes ; il semblait essayer l'une de ces romances
qu'il composait lui-môme, et répétait plusieurs fois d'une
main hésitante un refrain imparfait. On distinguait mal
les paroles, et il n'arrivait à l'oreille que quelques mots
di abandon, à' ennui du monde et de belle flamme.
Le jeune favori haussa les épaules en écoutant :
— Quel nouveau chagrin te domine? dit-il; voyons,
lisons encore une fois dans ce cœur glacé qui croit dési-
rer quelque chose.
Il entra dans l'étroit cabinet.
Vêtu de noir, à demi couché sur une chaise longue, et
les coudes appuyés sur des oreillers, le prince touchait
languissamment les cordes de sa guitare; il cessa de fre-
donner en apercevant le grand écuyer, et, levant ses
grands yeux sur lui d'un air de reproche, balança long-
temps sa tète avant de parler; puis, d'un ton larmoyant
et un peu emphatique :
— Qu'ai-je appris, Cinq-Mars? lui dit-il; qu'ai-je appris
de votre conduite? Que vous me faites de peine en ou-
bliant tous mes conseils! vous avez noué une coupable in-
trigue; était-ce de vous que je devais attendre de pareilles
choses, vous dont la piété, la vertu, m'avaient tant attaché!
Plein de la pensée de ses projets politiques, Cinq-Mars
86 vit découvert et ne put se défendre d'un moment de
trouble; mais, parfaitement maître de lui-même, il ré-
pondît sans hésiter :
282 CINQ-MARS.
— Oui, Sire, et j'allais vous le déclarer; je suis accou-
tumé à vous ouvrir mon âme.
— Me le déclarer! s'écria Louis X\\\ en roc^gissant et
pâlissant comme sous les frissons de la fièvre, vous auriez
osé souiller mes oreilles de ces affreuses confidences,
monsieur! et vous êtes si calme en parlant de vos désor*
dres I Allez, vous mériteriez d'être condamné aux galères
comme un Rondin; c'est un crime de lèse-majesté que
vous avez commis par votre manque de foi vis-à-vis de
moi* J'aimerais mieux que vous fussiez faux-monnayeur
comme le marquis de Coucy, ou à la tète des Croquants,
que de faire ce que vous avez fait; vous déshonorez votre
famille et la mémoire du maréchal votre père.
Cinq-Mars , se voyant perdu , fit la meilleure conte-
nance qu'il put, iet dit avec un air résigné :
— Eh bien, Sire, envoyez-moi donc juger ^ mettre à
mort; mais épargnez-moi vos reproches.
— Vous moquez-vous de moi, petit hobereau de pro-
vince? reprit Louis; je sais très-bien que vous n'avez pas
Micouru la peine de mort devant les hommes, mais c'est
d tribunal de Dieu, monsieur, que vous serez jugé.
— Ma foi, Sire, reprit l'impétueux jeune homme, que
l'injure avait choqué, que ne me laissiez-vous retourner
dans ma province que vous méprisez tant, comme j'en ai
été tenté cent fois? Je vais y aller, je ne puis supporter la
vie que je mène près de vous; un ange n'y tiendrait pas.
Encore une fois, faites-moi juger si je suis coupable, oj
laissez-moi me cacher en Touraine. C'est vous qui m'avez
perdu en m'altachant à votre personne ; si vous m'avez,
fait concevoir des espérances trop grandes, que vous ren-
versiez ensuite, est-ce ma faute à moi? Et pourquoi
m'avez-vous fait grand écuyer, si je ne devais pas allei
plu^ loin? Enfin, suis-je votre ami ou non? et si je le
suis, ne puis-je pas être duc, pair et même connéta]>le.
LA PARTIE DE CHASSE. 285
aussi bien que M. de Luynes, que vous avez tant aimé
parce qu'il vous a dressé des faucons? Pourquoi ne suis-je
pas admis au conseil? j'y parlerais aussi bien que toutes
vos vieilles télés à collerettes ; j'ai des idées neuves et un
meilleur bras pour vous servir. C'est votre Cardinal qui
vous a empêché de m'y appeler, et c'est parce qu'il vous
éloigne de moi que je le détes'e, continua Cinq-Mars en
montrant le poing comme si Richelieu eût été devant lui;
oui, je le tuerais de ma main s'il le fallait !
D'Fffiat avait les yeux enflammés de colère, frappait
du pied en parlant, et tourna le dos au Roi comme un
enfant qui boude, s'appuyant contre Tune des petites co-
lonnes de la lanterne.
Louis, qui reculait devant toute résolution, et que l'ir-
réparable épouvantait toujours, lui prit la main.
0 faiblesse du pouvoir! caprice du cœur humain J
c'était par ces emportements enfantins, par ces défauts
de rage, que ce jeune homme gouvernait un roi de
France à l'égal du premier politique du temps. Ce prince
croyait, et avec quelque apparence de raison, qu'un
caractère si emporté devait être sincère, et ses colères
mêmes ne le fâchaient pas. Celle-ci, d'ailleurs, ne portait
pas sur ces reproches véritables, et il lui pardonnait de
haïr le Cardinal. L'idée même de la jalousie de son favori
contre le ministre lui plaisait, parce qu'elle supposait de
l'attachement, et qu'il ne craignait que son indifférence.
Cinq-Mars le savait et avait voulu s'échapper par là, pré-
parant ainsi le Roi à considérer tout ce qu'il avait fait
somme un jeu d'enfant, comme la conséquence de son
amitié pour lui; mais le danger n'était pas si grand; il
respira quand le prince lui dit :
— Il ne s'agît point du Cardinal, et je ne l'aime pas
plus que vous ; mais c'est votre conduite scandaleuse que
je vous reproche et que j'aurai bien de la peine à vous
28il CINQ-MARS.
pardonner. Qtioîï monsieur, j'apprends qu'au lieu de
vous livrer aux exercices de piété auxquels je vous ai
habitué, quand je vous crois au Salut ou à YAngelus^
vous partez de Saint-Germain, et vous allez passer une
partie de la nuit... chez qui? .oserai-je le dire sans péché?
chez une femme perdue de réputation, qui ne peut avoir
avec vous que des relations pernicieuses au salut de
votre âme, et qui reçoit chez elle des esprits forts;
Marion Delorme , enfin ! Qu'avez - vous à répondre ?
ferlez.
Laissant sa main dans celle du Roi, mais toujours
appuyé contre la colonne, Cinq-Mars répondit :
— Est-on donc si coupable de quitter des occupations
graves pour d'autres plus graves encore? Si je vais chez
Marion Delorme, c'est pour entendre la conversation
des savants qui s'y rassemblent. Rien n'est plus innocent
que cette assemblée; on y fait des lectures qui se pro-
longent quelquefois dans la nuit, il est vrai, mais qui ne
peuvent qu'élever l'âme, bien loin de la corrompre. D'ail-
leurs vous ne m'avez jamais ordonné de vous rendre
compte de tout; il y a longtemps que je vous l'aurais dit
si vous l'aviez voulu.
— Ah! Cinq-Mars, Cinq-Mars! où est la confiance?
N'en sentez-vous pas le besoin? C'est la première condi-
tion d'une amitié parfaite, comme doit être la nôtre,
comme celle qu'il faut à mon cœur.
La voix de Louis était plus affectueuse, et le favori, le
regardant par-dessus l'épaule, prit un air moins irrité,
mais seulement ennuyé et résigné à l'écouter.
— Que de fois vous m'avez trompé î poursuivit le Roi;
puis-je me fier à vous? ne sont-ce pas des galants et des
damerets que vous voyez chez cette femme? N'y a-t-il
pas d'autres courtisanes !
— Eh î mon Dieu, non. Sire; j*y vais souvent avec un
LA PARTIE DE CHASSE. 285
de mes amis, un gentilhomme de Touraine, nommé René
Descartes. '
— Descartes ! je connais ce nom-là ; oui, c'est un offi-
cier qui se distingua au siège de La Rochelle, et qui se
mêle d'écrire ; il a une bonne réputation de piété, mais il
est lié avec Des Barreaux, qui est un esprit fort. Je suis sûr
que vous trouvez là beaucoup de gens qui ne sont point de
bonne compagnie pour vous ; beaucoup de jeunes gens
sans famille, sans naissance. Voyons, dites-moi, qu'y avez-
vous vu la dernière fois ?
— Mon Dieu ! je me rappelle à peine leurs noms, dit
Cinq-Mars en cherchant les yeux en l'air ; quelquefois, je
ne les demande pas... C'était d'abord un certain monsieur,
monsieur Groot, ou Grotius, un Hollandais.
— Je sais cela, un ami de Barneveldt; je liii fais une
pension. Je l'aimais assez, mais le Gard... mais on m'a
dit qu'il était religionnaire exalté...
— Je vis aussi un Anglais, nommé John Milton, c'est
un jeune homme qui vient d'Italie et retourne à Londres ;
il ne parle presque pas.
— Inconnu, parfaitement inconnu ; mais je suis sûr que
c'est encore quelque religionnaire. Et les Français, qui
étaient-ils?
— Ce jeune homme qui a fait le Ci7ma, et qu'on a refusé
trois fois à V Académie éminente ; il était fâché que Du
Ryer y fût à sa place. Il s'appelle Corneille...
— Eh bien, dit le Roi en croisant les bras et en le regar-
dant d'un air de triomphe et de reproche, je vous le
demande, quels sont ces gens-là ? Est-ce dans un pareil^
cercle que l'on devrait vous voir?
Cinq-Mars fut interdit à cette observation dont souffrait
son amour-propre, et dit en s'approchent du Roi :
— Vous avez bien raison, Sire; mais, pour passer une
heure ou deux à entendre d'assez bonnes choses, cela m
i'$6 CINQ^MARS.
peut pas faire de tort ; d'ailleurs, il y va des hommes de
la cour, tels que le duc de Bouillon, M. d'Aubijoux, le
comte de Brion, le cardinal de La Valette, MM. de Mon-
trésor, Fontrailles; et des hommes illustres dans les scien-
ces, comme Mairet, Colletet,Desmarets, s-uieur de VAi^iane;
Faret, Doujat, Charpentier, qui a écrit la belle Cyropédie:
Giry, Bessons et Baro, continuateur de VÀstréCy Xovè
académiciens.
— Ah ! à la bonne heure, voilà des hommes d'un vrai
mérite, reprit Louis ; à cela il n'y a rien à dire ; on ne
peut que gagner. Ce sont des réputations faites, des
hommes de poids. Çà ! raccommodons-nous, touchez là,
enfant. Je vous permettrai d'y aller quelquefois, mais ne
me trompez plus ; vous voyez que je sais tout. Regardez
ceci.
En disant ces mots, le Roi tira d'un coffre de fer, placé
contre le mur, d'énormes cahiers de papier barbouillé d'une
écriture très-fine. Sur l'un était écrit Baradas, sur l'autre,
d'Hautefort, sur un troisième, La Fayette, et enfin Cinq-
Mars. Il s'arrêta à celui-là,- et poursuivit:
— Voyez combien de fois vous m'avez trompé ! Ce sont
des fautes continuelles dont j'ai tenu registre moi-même
depuis deux ans que je vous connais ; j'ai écrit jour par
jour toutes nos conversations. Asseyez-vous.
Cinq-Mars s'assit en soupirant, et eut la patience d'écou-
ter pendant deux longues heures un abrégé de ce que son
maître avait eu la patience d'écrire pendant deux années.
Il mit plusieurs fois sa main devant sa bouche durant la
leciure ; ce que noua ferions tous certainement s'il fallait
rapporter ces dialogues, que Ton trouva parfaitement en
ordre à la mort du Roi, à côté de son testament. Nous
tirons seulement qu'il finit ainsi :
— Enfin, voici ce que vous avez fait le 7 décembre, il
y a trois jours : je vous parlais du vol de l'émerillon et
LA PARTIE DE CHASSE. 287
das connaissances de vénerie qui vous manquent; je vous
disais, d'après la Chasse royalCy ouvrage du roi Charles IX,
qu'après que le veneur a accoutumé son chien à suivre une
béie, il doit penser qu'il a envie de retourner au bois, et
qu'il ne faut ni te lancer ni le frapper pour qu'il donne bien
dans le trait ; et que, pour apprendre à un chien à bien se
rabattre, il ne faut laisser passer ni couler de faux-fuyants,
ni nulles sentes, sans y mettre le nez.
Voilà ce que vous m'avez répondu (et d'un ton d'humeur,
remarquez bien cela) : « Ma foi, Sire, donnez-moi plutôt
des régiments à conduire que des oiseaux et des chiens. Je
suis sûr qu'on se moquerait de vous et de moi si on savait
de quoi nous nous occupons. » Et le 8... attendez, oui,
le 8, tandis que nous chantions vêpres ensemble dans ma
chambre, vous avez jeté votre livre dans le feu avec
«)lère, ce qui était une impiété ; et ensuite vous m'avez
dit que vous l'aviez laissé tomber : péché, péché mortel ;
voyez, j'ai écrit dessous : inemongey souligné. On ne me
trompe jamais, je vous le disais bien.
— Mais, Sire*..
— Un moment, un moment. Le soir vous avez dit du
Cardinal qu'il avait fait brûler un homme injustement et
par haine personnelle.
— Et je le répète, et je le soutiens, et je le prouverai.
Sire ; c'est le plus grand crime de cet homme que vous
hésitez à disgracier et qui vous rend malheureux. J'ai tout
vu, tout entendu moi-même à Loudun : Urbain Grandier
fut assassiné plutôt que jugé. Tenez, Sire, puisque vous
avez là ces Mémoires de votre main, relisez " toutes les
preuves que je vous en donnai alors.
Louis, cherchant la page indiquée et remontant au
voyage de Perpignan à Paris, lut tout ce récit avec atten-
tion en s'écriant :
— Quelles horreurs ! comment avaîs-je oublié tout cela î
288 GINQ-MAR8. .
Cet homme me fascine, c'est certain. Tu es mon véri-
table ami, Cinq-Mars. Quelles horreurs ! mon règne en
sera taché. Il a empêché toutes les lettres de la Noblesse
et de tous les notables du pays d'arriver à moi. Brû-
ler, brûler vivant ! sans preuves ! par vengeance I Un
homme, un peuple ont invoqué mon nom inutilement,
une famille me maudit à présent I Ah I que les rois sont
malheureux!
Le prince en finissant jeta ses papiers et pleura.
— Ah I Sire, elles sont bien belles les larmes que vous
versez, s'écria Cinq-Mars avec une sincère admiration :
que toute la France n'est-elle ici avec moi ! elle s'étonne-
rait à ce spectacle, qu'elle aurait peine à croire.
— S'étonnerait I la France ùe nie connaît donc pas.
— Non, Sire, dit d'Effiat avec franchise, personne ne
vous connaît ; et moi-même je vous accuse souvent de
froideur et d'une indifférence générale contre tout le
monde.
— De froideur I quand je meurs de chagrin; de froi-
deur I quand je me suis immolé à leurs intérêts ? Ingrate
nation I je lui ai tout sacrifié, jusqu'à l'orgueil, jusqu'au
bonheur de la guider moi-même, parce que j'ai craint pour
elle ma vie chancelante ; j'ai donné mon sceptre à porter
à un homme que je hais, parce que j'ai cru sa main plus
forte que la mienne ; j'ai supporté le mal qu'il me faisait
à moi-même, en songeant qu'il faisait du bien à mes peu-
ples : j'ai dévoré mes larmes pour tarir les leurs ; et je
vois que mon sacrifice a été plus grand même que je ne
le croyais, car ils ne l'ont pas aperçu; ils m'ont cru inca-
pable parce que j'étais timide, et sans forces parce que je
me défiais des miennes; mais n'importe. Dieu me voit et
me connaît.
— Ah! Sire, montrez-vous à la France tel que vous
êtes; reprenez votre pouvoir usurpé ; elle fera par amour
LA PARTIE DE CHASSE. 289
pour VOUS ce que la crainte n'arrachait pas d'ielle; revenez
a la vie et remontez sur le trône,
— Non, non, ma vie s'achève, cher ami; je ne suis plus
capable des travaux du pouvoir suprême.
— - Ah ! Sire, cette persuasion seule vous ôte vos forces ,
Q est temps enfin que Ton cesse de confondre le pouvoir
avec le crime et d'appeler leur union génie. Que votre
voix s'élève pour annoncer à la terre que le règne de la
vertu va commencer avec votre règne ; et dès lors ces
ennemis que le vice a tant de peine à réduire tomberont
devant un mot sorti de votre cœur. On n'a pas encore
calculé tout ce que la bonne foi d'un roi de France peut
faire de son peuple, ce peuple que l'imagination et la
chaleur de l'âme entraînent si vite vers tout ce qui est
beau, et que tous les genres de dévouement trouvent
prêt. Le Roi votre père nous conduisait par un sourire ;
que ne ferait pas une de vos larmes ! il ne s'agit que de
nous parler.
Pendant ce discours, le Roi, surpris, rougit souvent,
toussa et donna des signes d'un grand embarras, comme
toutes les fois qu'on voulait lui arracher une décision ; il
sentait aussi l'approche d'une conversation d'un ordre
trop élevé, dans laquelle la timidité de son esprit l'em-
pêchait de se hasarder; et, mettant souvent la main sur
sa poitrine en fronçant le sourcil, comme ressentant une
vive douleur, il essaya de se tirer par la maladie de la
gêne de répondre; mais, soit emportement, soit résolu-
tion de jouer le dernier coup, Gnq-Mars poursuivit sans
se troubler, avec une solennité qui en imposait à Louis.
Celui-ci, forcé dans ses derniers retranchements, lui dit :
— Mais, Cinq-Mars, comment se défaire d'un ministre
qui depuis dix-huit ans m'a entouré de ses créatures?
— 11 n'est pas si puissant, reprit le grand Écuyer; et
ses amis seront set» plus cruels adversaires si vons faites
17
200^ CINQ-MARS.
un signe de tête. Toute Tancienne ligue des princes de la
Paix existe encore, Sire, et ce n'est que le respect dû au
choix de Votre Majesté qui l'empêche d'éclater.
— Ah ! bon Dieu 1 tu peux leur dire qu'ils ne s'arrêtent
pas pour moi; je ne les gêne point, ce n'est pas moi
qu'on accusera d'être Cardinaliste. Si mon frère veut me
donner le moyen de remplacer Richelieu, ce sera de tout
mon cœur.
— Je crois, Sire, qu'il vous parlera aujourd'hui de
M. le duc de Bouillon; tous les Royalistes le demandent.
— Je ne le hais point, dit le Roi en arrangeant l'oreOler
de son fauteuil, je ne le hais point du tout, quoique un
peu factieux. Nous sommes parents, sais-tu, cher ami (et
il mit à cette expression favorite plus d'abandon qu'à
l'ordinaire) ? sais-tu qu'il descend de saint Louis de père
en fils, par Charlotte de Bourbon, fille du duc de Mont-
pensier? sais-tu que sept princesses du sang sont entrées
dans sa maison, et que huit de la sienne, dont l'une a été
reine, ont été mariées à des princes du sang? Oh! je ne
le hais point du tout ; je n'ai jamais dit cela, jamais.
— Eh bien. Sire, dit Cinq-Mars avec confiance. Mon-
sieur et lui vous expliqueront, pendant la chasse, com-
ment tout est préparé, quels sont les hommes que l'on
pourra mettre à la place de ses créatures, quels sont les
mestres-de-camp et les colonels sur lesquels on peut
compter contre Fabert et tous les Cardinalistes de Perpi-
gnan. Vous verrez que le ministre a bien peu de monde
à lui. La Reine, Monsieur, la Noblesse et les Parlements
sont de notre parti; et c'est une affaire faite dès que
Votre Majesté ne s'oppose plus. On a proposé de faire
disparaître Richelieu conune le marécfaîal d'Ancre, qui le
méritait moins que lui.
— Comme Goncini I dit le Roi. Oh I non, il ne le faut
pas... je ne le veux vraiment pas... Il est prêtre et car-
LA PARTIE DE CHASSE. 21)1
dinal, nous sericMis excommuniés. Mais, s'il y a une autre
manière, je le veux bien : tu peux en parler à tes amis,
j'y songerai de mon côté.
' Une fois ce mot jeté, Louis s'abandonna à son ressen-
timent, comme s*il venait de le satisfaire et comme si le
coup eût déjà été porté. Cinq-Mars en fat fâché, parce
qu'il craignait que sa colère, se répandant ainsi, ne fût
pas de longue durée. Cependant il crut à ses dernières
paroles, surtout lorsque après des plaintes- interminables
Louis ajouta :
— Enfin, croirais-tu que depuis deux ans qu** je pleure
ma mère, depuis ce jour où il me joua si cruellement
devant toute ma cour en me demandant son rappel
quand il savait sa mort, depuis ce jour, je ne puis obtenir
qu'on la fasse inhumer en France avec mes pères ? Il a
exilé jusqu'à sa cendre.
En ce moment Cinq-Mars crut entendre du bruit sur
Tescalier; le Roi rougit un peu.
— Va-t'en, dit-il, va vite te préparer pour la chasTje ;
tu seras à cheval près de mon carrosse ; va vite, je le
veux, va.
Et il poussa lui-même Cinq-Mars vers l'escalier et vers
l'entrée qui l'avait introduit.
Le favori sortit; mais le trouble de son maître ne lui
était point échappé.
11 descendait lentement et en cherchait la cause eh lui-
même, lorsqu'il crut entendre le bruit de deux pieds qui
montaient la double partie de l'escalier à vis, tandis qu'il
descendait l'autre; il s'arrêta, on s'arrêta; il remonta, il lui
sembla qu'on descendait; il savait qu'on ne pouvait rien
voir entre les jours de l'architecture, et se décida à sortir,
Impatienté de ce jeu, mais très -inquiet. 1) eût voulu
pouvoir se tenir à la port« d'entrée pour voir qui paraî-
trait. Mais à peine eut-il fifiulevé la tapisserie qui donnait,
292 CINQ-MARS.
SUT la salle des gardes, qu'une foule de courtisans qui
l'attendait rentoura, et l'obligea de s'éloigner pour
donner les ordres de sa charge ou de recevoir des res-
pects^ des confidences, des sollicitations, des présenta-
tions, des recommandations, des embrassades, et ce tor-
rent de relations graduelles qui entourent un faYorl, et
pour lesquelles il faut une attention présente et toujours
soutenue, car une distraction peut causer de grands
malheurs. Il oublia ainsi à peu près cette petite cir-
constance qui pouvait n'être qu'imaginaire, et, se livrant
aux douceurs d'une sorte d'apothéose continuelle, monta
à cheval dans la grande cour, servi par de nobles pages,
et entouré des plus brillants gentilshommes.
Bientôt Monsieur arriva suivi des siens, et une heure
ne s'était pas écoulée, que le Roi parut, pâle, languissant
et appuyé sur quatre hommes. Cinq-Mars, mettant pied
à terre, l'aida à monter dans une sorte de petite voiture
fort basse, que l'on appelait brouette, et dont Louis XIII
conduisait lui-même les chevaux très-dociles et très-pai-
sibles. Les piqueurs à pied, aux portières, tenaient les
chiens en laisse; au bruit du cor, des centaines déjeunes
gens montèrent à cheval, et tout partit pour le rendez-
vous de la chasse.
C'était à une ferme nommée l'Ormage que le Roi l'avait
fixé, et toute la cour, accoutumée à ses usages, se
répandit dans les allées du parc, tandis que le Roi suivait
lentement un sentier isolé ayant à sa portière le grand
Écuyer et quatre personnages auxquels il avait fait signe
de s'approcher.
L'aspect de cette partie de plaisir était sinistre ' l'ap-
proche de l'hiver avait fait tomber presque toutes les
feuilles des grands chênes du parc, et les branches noires
se détachaient sur un ciel gris comme les branches do
candélabres funèbres; un léger brouillard semblait annou-
i
\
LA PARTIE 0E CHASSE. 295
Ger une pluie prochaine; à travers le bois éclairci et les
tristes rameaux, on voyait passer lentement les pesants
^ carrosses de la cour, remplis de femmes vêtues de noir
uniformément * , et condamnées à attendre le résultat
d'une chasse qu'elles ne voyaient pas ; les meutes don-
naient des fù(Ax éloignées, et le cor se faisait entendre
quelquefois comme un soupir ; un vent froid et piquant
obligeait chacun à se couvrir ; et quelques femmes, met-
tant sur leur visage un voile ou un masque de velours
noir pour se préserver de l'air que n'arrêtaient pas les
rideaux de leurs carrosses (car ils n'avaient point de glaces
encore), semblaient porter le costume que nous appelons
Aomxno.
Tout était languissant et triste. Seulement quelques
groupes de jeunes gens, emportés par la chasse, traver-
saient comme le vent l'extrémité d'une allée en jetant
des cris ou donnant du cor; puis tout retombait dans le
silence, comme, après la fusée du feu d'artifice, le ciel
parait plus sombre.
Dans un sentier parallèle à celui que suivait lentement
le Roi, s'étaient réunis quelques courtisans enveloppés
dans leur manteau. Paraissant s'occuper fort peu du che-
vreuil, ils marchaient à cheval à la hauteur de la brouette
du Roi, et ne la perdaient pas de vue. Ils parlaient à
demi-voix.
— C'est bien, Fonlrailles, c'est bien ; victoire ! Le Roi
lui prend le bras à tout moment. Voyez-vous comme il
lui sourit? Voilà M. le Grand qui descend de cheval et
. monte sur le siège à côté de lui. Allons, allons, le vieux
matois est perdu cette fois !
— Ah! ce n'est rien encore que celai n'avez-vous pas
I. Un édit de 1639 avait déterminé le costume de la cour. Il élail
limple et noir.
294 CINQ-MARS.
VU comme le Roi a touché la main à Monsieur ? II vous a
fait signe, Montrésor; Gondi, regardez donc«
— £hl regardez! c'est bien aisé à dire; mais je n'y
vois pas avec mes yeux, moi ; je n'ai que ceux de la foi
et les vôtres. Eh bien, qu*est-ce qu'ils font? Je voudrais
bien ne pas avoir la vue si basse. Racontez-inoi cela,
qu'est-ce qu'ils font?
Montrésor reprit :
— Voici le Roi qui se penche à l'oreille du duc de
Bouillon et qui lui parle... Il parle encore, il gesticule, il
ne cesse pas. Oh! il va être ministre.
— 11 sera ministre, dit Fontrailies.
— Il sera ministre, dit le comte du Lude.
— Ah ! ce n'est pas douteux, reprit Montrésor.
— J'espère que celui-là me donnera un riment, et
j'épouserai ma cousine I s'écria Olivier d'Ëntraigues d'un
ton de page.
L'abbé de Gondi, en ricanant et regardant au del, se
mit h chanter un air de chasse :
Les étourneaux ont le Tent bon^
Ton ton, ton ton, tcm tainc ton ton.
.... Je crois, messieurs, cnie vous y voyez plus trouble
que moi , ou qu'il se fait des miracles dans Tan de
grâce 1642 ; car M. de Bouillon n'est pas plus près d'être
premier ministre que moi, quand le Roi l'embrasserait-
11 a de grandes qualités, mais il ne parviendra pas, parce
qu'il est tout d'une pièce; cependant j'en fais grand cas
pour sa vaste et sotte ville de Sedan ; c'est un foyer, c'est
un bon foyei pour nous,
Montrésor et les autres étaient trop attentifs à tous les
gestes du prince pour répondre, et ils continuèrent :
— Voilà M. le Grand qui prend les rênes des chevaux
et qui conduit.
LA PARTIE DE CHASSE. 235
L*abbé reprit sur le môme air :
Si rous condoisex ma broaelte.
Ne versez pas, beau postillon.
Ton ton, ton ton, ton taine, ton ton,
— Ah ! l'abbé, vos chansons me rendront fou ! dit Fon-
irailles ; vous avez donc des airs pour tous les événe-
ments de la vie ?
- Je vous fournirai aussi des événements qui iront sur
tous les airs, reprit Gondi.
— Ma foi, Tair de ceux-ci me plaît, répondit Fon-
trailles plus bas; je ne serai pas obligé par Monsieur de
porter à Madrid son diable de traité, et je n'en suis point
fâché; c'est une commission assez scabreuse : les Pyré-
nées ne se passent point si facilement qu'il le croit, et le
Cardinal est sur la route.
— Ah ! ah ! ah ! s'écria Montrésor.
— Ah 1 ah ! dit Olivier.
— Eh bien, quoi? ah! ah! dit Gondi; qu'avez-vous
donc découvert de si beau ?
— Ma foi, pour le coup, le Roi a touché la main de
Monsieur ; Dieu soit loué, messieurs ! Nous voilà défaits
du Cardinal : le vieux sanglier est forcé. Qui se chargera
de l'expédier? 11 faut le jeter dans la mer.
— C'est trop beau pour lui, dit Olivier; il faut le
juger.
— Certainement, dit l'abbé; comment donc! nous ne
manquerons pas de chefs d*accusation contre un insolent
qui a osé congédier un page ; n'est-il pas vrai?
Puis, arrêtant son cheval et laissant marcher Olivier et
Montrésor, il se pencha du côté de M. du Lude, qui par-
lait à deux personnages plus sérieux, et dit :
— En vérité, je suis tenté de mettre mon valet de
chambre aussi dans le secret ; on n'a jamais vu traiter
296 CINQ-MARS.
une conjuration aussi légèrement. Les grandes entre-
prises veulent du mystère; celle-ci serait admirable si
l'on s'en donnait la peine. Notre partie est plus belle
qu'aucune que j'aie lue dans l'histoire ; il y aurait là de
quoi renverser trois royaumes si l*on voulait, et les étour-
deries gâteront tout. C'est vraiment dommage; j'en au-
rais un regret mortel. Par goût, je suis porté à ces sortes
d'affaires, et je suis attaché de cœur à celle-ci, qui a de
la grandeur ; vraiment, on ne peut pas le nier. N'est-ce
pas, d'Ambijoux ? n'est-il pas vrai Montmort ?
Pendant ces discours, plusieurs grands et pesants car-
rosses, à six et quatre chevaux, suivaient la même allée à
*ïeux cents pas de ces messieurs; les rideaux étaient ou-
erts du côté gaiiche pour voir le Roi. Dans le premier
était la Reine : elle était seule dans le fond, vêtue de
ûOïT et voilée. Sur le devant était la maréchale d'Effiat,
et aux pieds de la Reine était placée la princesse Marie.
Assise de côté, sur un tabouret, sa robe et ses pieds sor-
taient de la voiture et étaient appuyés sur un marchepied
doré, car il n'y avait point de portières, comme nous
*avons déjà dit; elle cherchait à voir aussi, à travers les
arbres, les gestes du Roi, et se penchait souvent, impor-
tunée du passage continuel des chevaux du prince Palatin
et de sa suite.
Ce prince du Nord était envoyé par le roi de Pologne
pour négocier de grandes affaires en apparence, mais, au
fond, pour préparer la duchesse de Mantoue à épouser
le vieux roi Uladislas VI, et il déployait à la cour de
France tout le luxe de la sienne, appelée alors barbare et
Scythe à Paris, et justifiait ces noms par des costumes
étranges et orientaux. Le Palatin de Posnanie était fort
beau, et portait, ainsi que les gens de sa suite, une barbe
longue, épaisse, la tête rasée à la turque, et couverte
d'un bonnet fourré, une veste courte et enrichie de dia-
LA PARTIE DE CHASSE. 297
mants ^t de rubi$ ; son cheval était peint en rouge et
chargé de plumes. II avait à sa suite une compagnie de
gardes polonais habillés de rouge et de jaune, portant
de grands manteaux à manches longues qu'ils laissaient
pendre négligemment sur l'épaule. Les seigneurs polo-
nais qui l'escortaient étaient vêtus de brocart d'or et
d'argent, et Ton voyait flotter derrière leur tête rasée une
seule mèche de cheveux qui leur donnait un aspect asiati-
que et tartare aussi inconnu de la cour de Louis XIII que
celui des Moscovites. Les femmes trouvaient tout cela un
peu sauvage et assez effrayant.
Marie de Gonzague était importunée des saluts pro-
fonds et des grâces orientales de cet étranger et de sa
suite. Toutes les fois qu'il passait devant elle, il se croyait
obligé de lui adresser un compliment à moitié français,
où il mêlait gauchement quelques mots d'espérance et
de royauté. Elle ne trouva d'autre moyen de s'en défaire
que de porter plusieurs fois son mouchoir à son nez en
disant assez haut à la Reine :
— En vérité, madame, ces messieurs ont une odeur
sur eux qui fait mal au cœur.
— Il faudra bien raffermir votre cœur, cependant, et
vous accoutumer à eux, répondit Anne d'Autriche un peu
sèchement.
Puis tout à coup, craignant de l'avoir affligée :
— Vous vous y accoutumerez comme nous, conli-
nua-t-elle avec gaieté ; et vous savez qu'en fait d'odeurs
je suis fort difficile. M. Mazarin m'a dit l'autre jour que
ma punition en purgatoire serait d'en respirer de mati-
vâises et de coucher dans des draps de toile de Hollande.
Malgré quelques mots enjoués, la Reine fut cependant
fort grave, et retomba dans le silence. S'enfonçant dans
son carrosse, enveloppée de sa mante, et ne prenant en
apparence aucun intérêt J» tout ce qui se passait autour
17.
2Ô8 CINQ-MARS.
d'elle, elle se laissait aller au balancement de la v<Hture.
Marie, toujours occupée du Roi, parlait à demi-voix à la
maréchale d'Effiat ; toutes deux cherchaient à se donner
des espérances qu'elles n'avaient pas, et se trompaient
par amitié.
— Madame, je vous félicite ; M. le Grand est assis près
du Roi ; jamais on n'a été si loin, disait Marie.
Puis elle se taisait longtemps, et la voiture roulait tris-
tement sur des feuilles mortes et desséchées.
— Oui, je le vois avec une grande joie ; le Roi est si
bon ! répondait la maréchale.
Et elle soupirait profondément
Un long et morne silence succéda encore ; toutes deux
se regardèrent et se trouvèrent mutuellemiKit les yeux
en larmes. Elles n'osèrent plus se parler, et Marie, bais-
sant la tète, ne vit plus que la terre brune et humide qui
fuyait sous les roues. Une triste rêverie occupait son
âme ; et, quoiqu'elle eût sous les yeux le spectacle de la
première cour de TEurope aux pieds de celui qu'elle
aimait, tout lui faisait peur, et de noirs pressentiments
la troublaient involontairement.
Tout à coup un cheval passa devant elle comme le
vent ; elle leva les yeux, et eut le temps de voir le visage
de Cinq-Mars. Il ne la regardait pas ; il était pâle comme
un cadavre, et ses yeux se cachaient sous ses sourcils
froncés et l'ombre de son chapeau abaissé. Elle le suivit
du regard en tremblant ; elle le vit s'arrêter au milieu du
groupe des cavaliers qui précédaient les voitures, et qui
le reçurent le cliapeau bas. Un moment après, il s'en-
fonça dans un taillis avec l'un d'entre eux, la regarda de
loin, et la suivit des yeux jusqu'à ce que la voiture fût
passée ; puis il lui sembla qu'il donnait à cet homme un
rouleau de papiers en disparaissant dans le ioois. Le
brouillard qui tombait l'empêcha de le voir plus loin.
i
LA PARTIE DE CHASSE 290
C'était une dô ces brumes si fréquentes aux bords de la
Loire. Le soleil parut d*abord comme une petite lune
sanglante^ enveloppée dans un linceul déchiré, et se ca-
cha en une demi-heure sous un voile si épais, que Marie
distinguait à peine les premiers chevaux du carrosse, et
que les hommes qui passaient à quelques pas de lui sem-
blaient des ombres grisâtres. Cette vapeur glacée devint
une pluie pénétrante et en même temps un nuage d'une
odeur fétide. La Reine fit asseoir là belle princesse près
d'elle et voulut rentrer; on retourna vers Ghambord en
silence et au pas. Bientôt on entendit les cors qui son-
naient le retour et rappelaient les meutes égarées; des
chasseurs passaient rapidement près de la voiture, cher-
chant leur chemin dans le brouillard et s'appelant à
haute voix. Marie ne voyait souvent que la tète d'un che-
val ou un corps sombre sortant de la triste vapeur des
bois, et cherchait en vain à distinguer quelques paroles.
Cependant son cœur battit; on appelait M. de Cinq-Mars :
Le Roi demande M. le Grand, répétait-on ; où peut être
allé M. le grand Écuyeri Une voix dit en passant près
d'elle : Il s'est perdu tout à Fheure. Et ces paroles bien
simples la firent frissonner, car son esprit affligé leur
donnait un sens terrible. Cette pensée la suivit jusqu'au
château et dans ses appartements, où elle courut s'en-
fermer. Bientôt elle entendit le bruit de la rentrée du
Roi et de Monsieur, puis, dans la forêt, quelques coups
de fusil dont on ne voyait pas la lumière. Elle regardait
en vain aux étroits vitraux; ils semblaient tendus au
dehors d'un drap blanc qui ôtait le jour.
Cependant à l'extrémité de la forêt, vers Montfrault,
s'étaient égarés deux cavaliers; fatigués de chercher la
route du château dans la monotone similitude des arbres
et des sentiers, ils allaient s'arrêter près d'un étang,
lorsque huit ou dix hommes environ, sortant des taillis,
300 CIHQ-MARS.
se jetèrent sur eux, et, avant qu'ils eussent le temps de
s'armer, se pendirent à leurs jambes, à leurs bras et à la
bride de leurs chevaux, de manière à les tenir immo-
biles. En même temps une voix rauque, partant du
brouillard, s*écria :
— Étes-vous Royalistes ou Cardinallstes? Criez : Vive
le Grand ! ou vous êtes morts.
— Vils coquins I répondit le premier cavalier en cher-
chant à ouvrir les fontes de ses pistolets, je vous ferai
pendre pour abuser de mon nom!
— Dio8 el Senor! cria la même voix.
Aussitôt tous ce^ hommes lâchèrent leur proie et s'en-
fuirent dans les bois ; un éclat de rire sauvage retentit,
et un homme seul s'approcha de Cinq*Mars.
— AmigOj ne me reconnaissez-vous pas? C'est une
plaisanterie de Jacques, le capitaine espagnol.
Fontrailles se rapprocha et dit tout bas au grand écuyer :
— Monsieur, voilà un gaillard entreprenant; je vous
conseille de l'employer; il ne faut rien négliger.
— Écoutez-moi, reprit Jacques de Laubardemont, et
parlons vite. Je ne suis pas un faiseur de phrases comme
mon père, moi. Je me souviens que vous m'avez rendu
quelques bons offices, et dernièrement encore vous m'a-
vez été utile, comme vous l'êtes toujours, sans le savoir;
car j'ai un peu réparé ma fortune dans vos petites
émeutes. Si vous voulez, je puis vous rendre un impor-
tant service; je commande quelques braves.
— Quels services? dit Cinq-Mars; nous verrons.
— Je conmience par un avis. Ce matin, pendant que
vous descendiez de chez le Roi par un côté de l'escalier,
te père Joseph y montait par l'autre.
— 0 ciell voilà donc le secret de son changement subit
et inexplicable I Se peut-il ? un Roi de France I et il nous
a laissés lui confier tous nos projets !
j
LA PARTIE DE CHASSE. 301
— Eh bien! voilà tout! vous ne me dites rien? Vous
savez que }'ai une vieille affaire à démêler avec le ca-
pucin.
— Que m'importe?
Et il baissa la tête, absorbé dans une rêverie pro-
fonde.
— Cela vous importe, beaucoup, puisque, si vous dites
un mot, je vous déferai de lui avant trente-six heures
d^ici, quoiqu'il soit à présent bien près de Paris. Nous
pourrions y ajouter le Cardinal, si Ton voulait.
— Laissez-moi : je ne veux point de poignards^ dit
Cinq-Mars.
— Ah I oui, je vous comprends, reprit Jacques, vous
avez raison : vous aimez mieux qu'on le dépêche à coups
d'épée. C'est juste, il en vaut la peine, on doit cela au
rang. Il convient mieux que ce soient des grands sei-
gneurs qui s'en chargent, et que celui qui Texpédiera
soit en passe d'être maréchal. Moi je suis sans prétention ;
il ne faut pas avoh: trop d'orgueil, quelque mérite qu'on
puisse avoir dans sa profession : je ne dois pas toucher
au Cardinal, c'est un morceau de Roi.
— Ni à d'autres, dit le grand Écuyer.
— Ah! laissez-nous le capucin, reprit en insistant le
capitaine Jacques.
— Si vous refusez cette offre, vous avez tort, dit Fon-
trailles; on n'en fait pas d'autres tous les jours. Vilry a
commencé sur Concini, et on l'a fait maréchal. Nous
voyons des gens fort bien en cour qui ont tué leurs enne-
mis de leur propre main dans les rues de Paris, et vous
hésitez à vous défaire d'un misérable ! Richelieu a bien
jses coquins, il faut que vous ayez les vôtres ; je ne con-
çois pas vos scrupules.
— Ne le tourmentez pas, lui dit Jacques brusquement;
je connais cela, j'ai pensé comme lui étant enfant, avant
302 CINQ-MARS.
de raisonner. Je n^aurais pas tué seulement un moine;
mais je vais lui parler, me».
Puis, se tournant du côté de Cinq-Mars :
— Écoutez : quand on conspire , c'est qu'on veut la
mort ou tout au moins la perte de quelqu'un... Hein?
£l il fît une pause.
— Or, dans ce cas-là, on est brouillé avec le bon Dieu
et d'accord avec le diable... Hein?
Secundo, comme on dit à la Sorbonne, il n'en coûte
pas plus, quand on est damné, de l'être pour beaucoup
que pour peu... Hein?
Ergo, il est indifférent d'en tuer mille ou d'en tuer un.
Je vous défie de répondre à cela.
— On ne peut pas mieux dire, docteur en estoc, ré-
pondit Fontrailles en riant à demi, et je vois que vous
serez un bon compagnon de voyage. Je vous mène avec
moi en Espagne, si vous voulez.
— Je sais bien que vous y allez porter le traité, reprit
Jacques, et je vous conduirai dans les Pyrénées par des
chemins inconnus aux hommes ; mais je n'en aurai pas
moins un chagrin mortel de n'avoir pas tordu le cou,
avant de partir, à ce vieux bouc que nous laissons en
arrière, comme un cavalier au milieu d'un jeu d'échecs.
Encore une fois, monseigneur, continua-t-il d'un air de
componction en s'adressant de nouveau à Cinq-Mars, si
vous avez de la religion, ne vous y refusez plus; et sou-
venez-vous des paroles de nos pères théologiens, Hur-
tado de Mendoza et Sancbez, qui ont prouvé qu'on peut
tuer en cachette son ennemi, puisque Ton évite par ce
moyen deux péchés : celui d'exposer sa vie, et celui de
se battre en duel. C'est d'après ce grand principe conso-
lateur que j'ai toujours agi.
— Laissez-moi, laissez-moi, dit encore Cinq-Mars d'una
voix étouffée par la fureur; je pense à d'autres choses.
J
LA PARTIE DE CHASSE. 303
— A. quoi de plus important ? ditFontraîUes ; cela peut
être d'un grand poids dans la balance de nos destins. ^
— Je cherche combien y pèse le cœur d'un Roi, reprit
Cinq-Mars.
— Vous m'épouvantez moi-même, répondit le gentil-
homme ; nous n'en demandons pas tant.
— Je n'en dis pas tant non plus que vous croyez, mon-
sieur, continua d'Effiat d'une voix sévère; ils se plaignent
quand un sujet les trahit : c'est h. quoi je songe. Eh bien,
la guerre 1 la guerre ! Guerres civiles, guerres étrangères,
que vos fureurs s'allument! puisque je tiens la flamme,
je vais l'attacher aux mines. Périsse l'État, périssent
vingt royaumes s'il le faut 1 il ne doit pas arriver des
malheurs ordinaires lorsque le Roi trahit le sujet. Écoutez-
mal.
Et il emmena Fontrailles à quelques pas.
— Je ne vous avais chargé que de préparer notre re-
traite et nos secours en cas d'abandon de la part du Roi.
Tout à l'heure je l'avais pressenti à cause de ses amitiés
forcées, et je m'étais décidé, à vous faire partir, parce
qu'il a fini sa conversation par nous annoncer son départ
poor Perpignan. Je craignais Narbonne ; je vois à présent
qu'il y va se rendre comme prisonnier au Cardinal. Par-
tez, et partez sur-le-champ. J'ajoute aux lettres que je
vous ai données le traité que voici; il est sous des noms
supposés, mais voici la contre-lettre ; elle est signée de
Monsieur, du duc de Bouillon et de moi. Le comte-duc
d'Olivarès ne désire que cela. Voici encore des blancs du
duc d'Orléans que vous remplirez comme vous le voudrez.
Partez, dans un mois je vous attends à Perpignan, et je
ferai ouvrir Sedan aux dix-sept mille Espagnols sortis de
Flandre.
Puis marchant vers l'aventurier qui l'attendait:
— Pour vous, mon brave, puisque vous voulez faire
30& CINQ-MARS.
le capitan, je vous charge d'escorter ce gentilhomme
jusqu'à Madrid; Vous ea serez récompensé largement.
Jacques, frisant sa moustache, lui répondit :
— Vous n'êtes pas dégoûté en m'employant ! vous faites
preuve de tact et de bon goût. Savez-vous que la grande
reine Christine de Suède m'a fait demander, et voulait
m'avoir près d'elle en qualité d'homme de confiance ? Elle
a été élevée au son du canon par le Lion du Nord, Gus-
tave-Adolphe, son père. £11^ aime l'odeur de la poudre et
les honmies courageux : mais je n'ai pas voulu la servir
parce qu'elle est huguenottBi que j'ai de certains prin-
cipes, moi, dont je ne m'écarte pas. Ainsi, par exemple,
je vous jure ici, par saint Jacques, de faire passer monsieur
par les ports des Pyrénées à Oloron aussi sûrement que
dans ces bois, et de le défendre contre le diable s'il le
faut, ainsi que vos papiers, que nous vous rapporterons
sans une tache ni une déchirure. Pour les récompenses,
je n'en veux point; je les trouve toujours dans l'action
même. D'ailleurs, jê^n^jceçois jamais d'argent, car je suis
gentilhomme. Les Laubardemont sont très-anciens et
très-bons.
— Adieu donc, noble homme, dit Cinq-Mars, partez.
Après avoir serré la main à Fontrailles, il s'enfonça en
gémissant dans les bois pour retourner au château de
ChamborJ.
î*»
LA LECTURE. 305
CHAPITRE XX
LA LECTURE
Les circonstances dévoilent pour ainsi dire
la royauté du génie, dernière ressource des
peuples éteints. Les grands écrhnins... ces
rois qui n'en ont pas le nom, mais qui régnent
véritablement par la force du caractère et la
grandeur des pensées, sont élus par les éréne-
ments au;M{uels ils doivent commander. Sans
ancéues et sansjiasiéritéy seuls de leurs race»
leur missipirr^plie, ils disparaissent en lais •
santAf^vcnir des ordres qu'il exécutera fidè»
iQjpi^t.
F. DE LAUEim&n.
A peu de ien^s de^là, un soir, au coin de la place
Royale, prè&^une pelite maison assez jolie, on vit s'arrêter
beaucoup oe carros^s et s'ouvrir souvent une petite porte
où Ton montait par trois degrés de pierre. Les voisins se
mirent plusieurs fois à leurs fenêtres pour se plaindre du
bruit qui se faisait encore à cette heure de la nuit, malgré
la crainte des voleurs, et le^^ gens du guets'élonnèrent et
s'arrêtèrent souvent, ne se retirant que lorsqu'ils voyaient
auprès de chaque voiture dix ou douze valets de pied,
armés de bâtons et portant des torches. Un jeune gentil-
homme, suivi de trois laquais, entra en demandant made-
moiselle de Lorme ; il portait une longue rapière ornée de
rubans roses ; d'énormes nœuds de la même couleur,
placés sur ses souliers à talons hauts, cachaient presque
entièrement ses pieds, qu'il tournait fort en dehors, selon
la mode. Il retroussait souvent une petite moustache fri-
sée, et peignait, avant d'entrer, sa barbe légère et pointue.
Ce ne fut qu'un cri lorsqu'on l'annonça.
— Enfin le voilà donc! s'écria une voix jeune et écla-
306 CINQ-MARS.
tante; il s* est bien fait attendre, cet aimable Desbarreaux.
Allons, vite un siège, plaœz-vous près de cette table, et
Usez.
Celle qui parlait était une femme de vingt-quatre ans
environ, grande, belle, malgré des cheveux noirs très-
crépus et un teint olivâtre. Elle avait dans les manières
quelque chose de mâle qu'elle semblait tenir de son cercle,
composé d'hommes uniquement; elle leur prenait le bras
assez brusquement en parlant avec une liberté qu'elle leur
communiquait. Ses propos étaient animés plutôt qu'en-
joués ; souvent ils excitaient le rire autour d'elle, mais
c'était à force d'esprit qu'elle faisait de la gaieté (si l'on
peut s'exprimer ainsi); car sa figure, toute passionnée
qu'elle était, semblait incapable de se ployer au sourire ;
et ses yeux grands et bleus, sous des cheveux de jais , lui
donnaient d'abord un aspect étrange.
Desbarreaux lui baisa la moin d'un air galant et cava-
lier ; puis il fit avec elle, en lui parlant toujours, le tour
d'un salon assez grand où étaient assemblés trente per-
sonnages à peu près; les uns assis sur de grands fauteuils,
les autres debout sous la voûte de l'iounense cheminée,
d'autres causant dans l'embra;sure des croisées, sous de
larges tapisseries. Les uns étaient des hommes obscurs,
fort illustres à présent ; les autres, des hommes illustres,
fort obscurs pour nous, postérité. Ainsi, parmi ces der-
niers, il salua profondément MM. d'Aubijoux, de Brion,
de Montmort, et d'autres gentilshommes très-brillants, qui
se trouvaient là pour juger; serra la main tendrement et
avec estime à MM. de Monteruel, de Sirmond, de Malle-
ville, Baro, Gombauld, et d'autres savants, presque tous
appelés grands hommes dans les annales de l'Académie,
dont ils étaient fondateurs, et nommée elle-même alors
iàniàiV Académie des beaux esprits, tantôt V Académie émi-
nente. Mais M. Desbarreaux fit à peine un signe de tète
-LA LECTOHE. 307
protecteur au jeune Corneille, qui pariait dans un coin
avec un étranger et un adolescent qu'il présentait à la
maîtresse de la maison sous le nom de M. Poquelin, fib
du valet de chambre tapissier du Roi. L'un était Molière,
et l'autre Milton*.
Avant la lecture que Ton attendait du jeune sybarite,
une grande contestation s'éleva entre lui et d'autres poëtes^
ou prosateurs du temps; ils parlaient entre eux avec beau-
coup de facilité, échangeant de vives répliques, un lan-
gage inconcevable pour un honnête homme qui fCit tombé^
tout à coup parmi eux sans être initié, se serrant vivement
la main avec d'affectueux compliments et des allusions
sans nombre à leurs ouvrages.
— Ah ! vous voilà donc, illustre Baro I s'écria le nou-
veau-venu; j'ai lu votre dernier sixain. Ah ! quel sixain î:
comme il est poussé dans le galant et le tendre !
— Que dites- vous du Tendre? interrompit Marion.de
Lorrae. Avez-vous jamais connu ce pays? Vous vous êtes
arrêté au village de Grand-Esprit et à celui de Jolis- Vers,
mais vous n'avez pas été plus loin. Si monsieur le gou-
verneur de Notre-Dame-de-lar-Garde veut nous montrer
sa nouvelle carte, je vous dirai où vous en êtes.
Scudéry sb leva d'un air fanfaron et pédantesque, et,,
déroulant sur la table une sorte de carte géographique
ornée de rubans bleus, il démontra lui-même les lignes
d'encre rose qu'il y avait tracées.
— Voici le plus beau morceau de la Clélie, dit-il ; on
trouve généralement cette carte fort galante, mais ce n'est
qu'un simple enjouement de l'esprit, pour plaire à notre
petite cabale littéraire. Cependant, comme il y a d'étranges
personnes par le monde, j'appréhende que tous ceux qui
i. Milton passa en cette année même à Paris, en retournant d'Itali»
0n Angioterre. (Voyez Teland's Life of Milton.)
I »
r
308 CINQ-MARS.
la verront niaient pas Tesprit assez bien tourné pour l'en-
tendre. Ceci est le chemin que Ton doit suivre pour aller
de Nouvelle Amitié k Tendre; et remarquez, messieurs,
que comme on dit Cumes sur la mer d*Ionie, Cumes sur
la mer Tyrrhène, on dira Tendresur-Inclinationy Tendre-
sur-Estime et Tendre- sur -Reconnaissance. Il faudra
commencer par habiter les villages* de Grand-Cœnr,
Générosité, Exactitude^ Petits-Soins, Billet-Galant^ puis
Billet-Doux!...
— Oh I c'est du dernier ingénieux I criaient Vaugelas,
Colletet et tous les autres.
— Et remarquez, poursuivait l'auteur, enflé de ce succès,
qu'il faut passer par Complaisance et Sensibilité, et que,
si l'on ne prend cette route, on court le risque de s'éga-
rer jusqu'à Tiédeur, Oubli, et Ton tombe dans le lac
dlndifférence.
— Délicieux! délicieux I galant au suprême! s'écriaient
tous les auditeurs. On n'a pas plus de génie !
— Eh bien, madame, reprenait Scudéry, je le déclare
chez vous : cet ouvrage, imprimé sous mon nom, est de
ma sœur ; c'est elle qui a traduit Sapho d'une manière si
agréable. Et, sans en être prié, il déclama d'un ton em-
phatique des vers qui finissaient par ceux-ci :
L'amour est un mal agréable 1
Dont mon cœur ne saurait guérir ; :
Mais quand il serait guérissable,
Il est bien plus doux d'en mourir.
— Comment ! cette Grecque avait tant d'esprit que
cela? Je ne puis le croire! s'écria Marion de Lorme; com- j
bien M"® de Scudéry lui était supérieure ! Cette idée lui
appartient ; qu'elle les mette dans Clélie, je vous en prie,
1. Lisez la Clélie, t. 1.
LA LECTURE. 309
ces vers charmants; que cela figurera bien dans celte
histoire romaine !
— A merveille! c'est parfait, dirent tous les savants :
Horace, Arunce et Taimable Porsenna sont des amants si
galants !
*ils étaient tous penchés sur la carte de Tendre , et leurs
doigts se croisaient et se heurtaient en suivant tous les
détours des fleuves amoureux. Le jeune Poquelin osa
élever une voix timide et son regard mélancolique et fin,
et leur dit :
— A quoi cela sert-il? est-ce à donner du bonheur ou
du plaisir? Monsieur ne me semble pas bien heureux, et
je ne me sens pas bien gai.
Il n'obtint pour réponse que des regards de dédain, et
se consola en méditant les Précieuses ridicules,
Ûesbarreaux se préparait à lire un sonnet pieux qu'il
s'accusait d'avoir fait dans sa maladie ; il paraissait honteux
d'avoir songé un moment à Dieu en voyant le tonnerre,
et rougissait de cette faiblesse ; la maîtresse de la maison
l'arrêta :
— 11 n'est pas temps encore de dire vos beaux vers,
vous seriez interrompu; nous attendons M. le grand
Écuyer et d'autres gentilshommes; ce serait un meurtre
que de laisser parler un grand esprit pendant ce bruit et
ces dérangements. Mais voici un jeune Anglais qui vient
de voyager en Italie et retourne à Londres. On m'a dit
qu'il composait un poëme, je ne sais lequel ; il va nous
en dire quelques vers. Beaucoup de ces messieurs de la
Compagnie Éminente savent l'anglais; et, pour les autres,
il a fait traduire, par un ancien secrétaire du duc de
Buckingham, les passages qu'il nous lira, et en voici des
copies en français sur cette table.
En parlant ainsi, elle les prit et les distribua à tous ses
érudits. On s'assit^ et Ton fit silence. Il fallut quelque
310 GIlfQ-llARS.
temps pour décider le jeune étranger à parler et â quitter
Tembrasure de la croisée, où U semblait s'entendre fort
bien avec Corneille. 11 s'avança enfin jusqu'au fauteuil
placé près de la table; il semblait d'une santé faible, et
tomba sur ce siège plutôt qu'il ne s'y assit. 11 appuya son
coude sur la table, tt de sa main couvrit ses yeux grands
et beaux, mais à demi fermés et rougis par des veilles ou
des larmes. 11 dit ses fragments de mémoire; ses audi-
teurs défiants le regardaient d'un air de hauteur ou du
moins de protection; d'autres parcouraient nonchalam-
ment la traduction de ses vers.
Sa voix, d'abord étouffée, s'épura par le cours même
de son harmonieux récit; le soufQe de Tinspiration poé-
tique l'enleva bientôt à lui-même, et son regard, élevé
au ciel, devint sublime comme celui du jeune évangéliste
qu'inventa Rapliaël, car la lumière s'y réfléchissait encore.
11 annonça dans ses vers la première désobéissance de
l'homme, et invoqua le Saint-Esprit, qui préfère à tous
les temples un cœur simple et pur, qui sait tout, et qui
assistait à la naissance du Temps.
Un profond silence accueillit ce début, et un léger mur-
mure s'éleva après la dernière pensée. 11 n'entendait pas,
il ne voyait qu'à travers un nuage, il était dans le monde
de sa création; il poursuivit.
11 dit l'esprit infernal attaché dans un feu vengeur par
des chaînes de diamants; le Temps partageant neuf fois
le jour et la nuit aux mortels pendant sa chute; lobscu-
rité visible des prisons éternelles et l'océan flamboyant
où flottaient les anges déchus; sa voix tonnante com-
mença le discours du prince des démons : « £s-tu, disait-
il, es-tu celui qu'entourait une lumière éblouissante dans
les royaumes fortunés du jour? Oh! combien tu es
déchu!... Viens avec moi... Et qu'importe ce champ de
nos célestes batailles? tout est-il perdu? Une indomptable
!
LA LECTURE. 31!
volonté, résprit immuable de la vengeance, une haine
[ mortelle, un courage qui ne sera jamais ployé, conserver
cela, n'est-ce pas une victoire? •
Ici un laquais annonça d'une voix éclatante MM. de
Montrésor et d*Entraigues. Us saluèrent, parlèrent, déran*
gèrent les fauteuils, et s'établirent enfin. Les auditeurs en
profilèrent pour entamer dix conversations particulières ;
on n*y entendait guère que des paroles de blâme et des
reproches de mauvais goût; quelques hommes d'esprit,
engourdis par la routine, s'écriaient qu'ils ne compre-
naient pas, que c'était au-dessus de leur intelligence (ne
croyant pas dire si vrai) , et par cette fausse humilité
s'attiraient un compliment, et au poëte une injure :
double avantage. Quelques voix prononcèrent niéme le
mot de profanation.
Le poëte, interrompu, mit sa tête dans ses deux mains
et ses coudes sur la table pour ne pas entendre tout ce
bruit de politesses et de critiques. Trois hommes seuls
se rapprochèrent de lui : c'étaient un officier, Poquelin et
Corneille ; celui-ci dit à l'oreille de Milton ;
— Changez de tableau, je vous le conseille ; vos audi-
teurs ne sont pas à la hauteur de celui-ci.
L'officier serra la main du poëte anglais, et lui dit '
— Je vous admire de toute la puissance de mon âme.
L'Anglais, étonné, le regarda et vit un visage spirituel,
passionné et malade.
Il lui fit un signe de tête, et chercha à se recueillir
pour continuer. Sa voix reprit une expression très-douce
à Toreille et un accent paisible ; il parlait du bonheur
chaste des deux plus belles créatures ; il peignit leur
majestueuse nudité , la candeur et l'autorité de leur
regard , puis leur marche au milieu des tigres et des
lions qui se jouaient encore à leurs pieds ; il dit aussi la
pureté de leur prière matinale , leurs sourires enchan«
îm^^mmÊmAmti..
312 CINQ-MARS.
teurs, les folâtres abandons de leur jeunesse et Tamour
de leurs propos si douloureux au prince des démons.
De douces larmes bien involontaires coulaient des
veux de la belle Marion de Lorme : la nature avait saisi
son cœur malgré son esprit ; la poésie la remplit de pen-
sées graves et religieuses dont l'enivrement des plaisirs
Tavait toujours détournée , l'idée de faraour dans Ja
vertu lui apparut pour la première fois avec toute sa
beauté, et elle demeura comme frappée d'une baguette
magique et changée en une pâle et belle statue.
Corneille, son jeune ami et l'officier étaient pleins
d'une silencieuse admiration qu'ils n'osaient exprimer,
car des voix assez élevées couvrirent celle du poëte
surpris.
— On n'y tient pas ! s'écriait Desbarreaux : c'est d'un
fade à faire mal au cœur !
— Et quelle absence de gracieux, de galant et de belle
flamme! disait froidement Scudéry.
— Ce n'est pas là notre immortel d'Urfé I disait Baro
le continuateur.
— Oii est V Ariane ? où est VAstrée ? s'écriait en gémis-
sant Godeau l'annotateur.
Toute l'assemblée se soulevait ainsi avec d'obligeantes
remarques, mais faites de manière à n'être entendues du
poëte que comme un murmure dont le sens était incer •
tain pour lui ; il comprit pourtant qu'il ne produisait pas
d'enthousiasme , et se recueillit avant de toucher une
autre corde de sa lyre.
En ce moment on annonça le conseiller de Thou, qui,
saluant modestement, se glissa en silence derrière l'au-
teur , près de Corneille, de Poquelin et du jeune officier.
Milton reprit ses chants.
Il raconta l'arrivée d'un hôte céleste dans les jardins
d'Éden, comme une seconde aurore au miliea du jour ;
LA LECTURE. 313
secouant les plumes de ses ailes divines, il remplissait les
airs d'une odeur ineffable, et venait révéler à l'homme
rhistoire des cîeux ; la révolte de Lucifer revêtu d'une
armure de diamant, élevé sur un char brillant comme le
soleil, gardé par d'étincelants chérubins, et marchant
contre rÉternel. Mais Emmanuel paraît sur le char vivant
du Seigneur, et les deux mille tonnerres de sa main droite
roulent jusqu'à Tenfer, avec un bruit épouvantable, l'ar-
mée maudite confondue sous les immenses décombres
du ciel démantelé.
Cette fois on se leva, et tout fut interrompu, car les
scrupules religieux étaient venus se liguer avec le faux
goût ; on n'entendait que des exclamations qui obligèrent
la maîtresse de la maison à se lever aussi pour s'efforcer
de les cacher à l'auteur. Ce ne fut pas difficile, car il était
tout entier absorbé par la hauteur de ses pensées ; son
génie n'avait plus rien de commun avec la terre dans ce
moment ; et, quand il rouvrit ses yeux sur ceux qui l'en-
touraient, il trouva près de lui quatre admirateurs dont la
voix se fît mieux entendre que celle de l'assemblée.
Corneille lui dit cependant :
— Écoutez-moi. Si vous voulez la gloire présente, ne
l'espérez pas d'un aussi bel ouvrage. La poésie pure est
sentie par bien peu d'âmes ; il faut, pour le vulgaire des
hommes, qu'elle s'allie à l'intérêt presque physique du
drame. J'avais été tenté de faire un poëme de Polyeucte;
mais je couperai ce sujet : j'en retrancherai les deux, et
ce ne sera qu'une tragédie.
— Que m'importe la gloire du moment! répondit
Milton; je ne songe point au succès : je chante parce que
je me sens poète; je vais oi!i l'inspiration m'entraîne ; ce
qu'elle produit est toujours bien. Quand on ne devrait
lire ces vers que cen ans après ma mort, je les ferais
toujours.
314 CINQ-MAR3.
— Ah ! moi, je les admire avant qu'ils ne soient écrits,
dit le jeune officier; j'y vois le Dieu dont j'ai trouvé
IMmage innée dans mon cœur.
— Qui me parle donc jd'une manière si affable? dit le
poëte.
— Je suis René Descartes, reprit doucement le mili-
taire.
— Quoi ! monsieur ! s'écria de Thou, seriez-vous assez
heureux pour appartenir à l'auteur des Principes ?
— J'en suis l'auteur, dit-il.
— Vous, monsieur! mais... cependant... pardonnez-
moi... mais... n'êtes-vous pas homme d'épée? dit le con-
seiller rempli d'étonnement.
— Eh ! monsieur, qu'a de commun la pensée avec l'ha-
bit du corps? Oui, je porte l'épée, et j'étais au siège de
La Rochelle ; j'aime la profession des armes, parce qu'elle
soutient l'âme dans une région d'idées nobles par le sen-
timent continuel du sacrifice de la vie; cependant elle
n'occupe pas tout un homme ; on ne peut pas y appli-
quer ses pensées continuellement : la paix les assoupit.
D'ailleurs on a aussi à craindre de les voir interrompues
par un coup obscur ou un accident ridicule et intem-
pestif ; et si l'homme est tué au milieu de l'exécution de
son plan, la postérité conserve de lui l'idée qu'il n'en
avait pas, ou en avait conçu un mauvais; et c'est déses-
pérant.
De Thou sourit de plaisir en entendant ce langage
simple de l'homme supérieur, celui qu'il aimait le mieux
après le langage du cœur ; il serra la main du jeune sage
de la Touraine, et l'entraîna dans un cabinet voisin avec
Corneille, Milton et Molière, et là ils eurent de ces con-
rersations qui font regarder comme perdu le temps qui
/es précéda et le temps qui doit les suivre.
11 y avait deux heures qu'ils s'enchantaient de leurs
4 \
LA LECTURE. 315
discours, lorsque le bruit de la musique, des guitares et
des flûtes, qui jouaient des menuets, des sarabandes, des
allemandes et des danses espagnoles que la jeune Reine
avait mises à la mode, le passage continuel des groupes
de jeunes femmes et leurs éclats de rire, tout annonça
qu'un bal commençait. Une très-jeune et belle personne,
tenant un grand éventail comme un sceptre, et entourée
de dix jeunes gens, entra dans leur petit salon retiré,
avec sa cour brillante, qu'elle dirigeait comme une
reine , et acheva de mettre en déroute les studieux cau-
seurs.
— Adieu, messieurs, dit de Thou: je cède la place à
mademoiselle de Lenclos et à ses mousquetaires.
— Vraiment, messieurs, dit la jeune Ninon, vous fai-
sons-nous peur? vous ai-je troublés? vous avez Tair de
conspirateurs !
— Nous le sommes peut-être plus que ces messieurs^
tout en dansant! dit Olivier d'Entraigues qui lui donnait la
main.
— Oh ! votre conjuration est contre moi, monsieur le
page, répondit Ninon, tout en regardant un autre chevau-
léger et abandonnant à un troisième le bras qui lui restait,
tandis que les autres cherchaient à se placer sur le che-
min des œillades errantes; car elle promenait sur eux
ses regards brillants comme la flamme légère que Ton
voit courir sur l'extrémité des flambeaux qu'elle allume
tour à tour.
De Thou s'esquiva sans que personne songeât à l'ar-
rêter, et descendait le grand escalier, lorsqu'il y vit
monter le petit abbé de Gondi, tout rouge, en sueur et
essoufflé, qui l'arrêta brusquement avec un air animé et
joyeux.
— Eh bien! eh bien ! où allez-vous dune? laissez aller
^s étrangers et les savants, vous êtes des nôtres. J'arrive
316 CINQ-MARS.
un peu tard, mais notre belle Aspasie me pardonnera.
Pourquoi donc vous en allez- vous? est-ce que tout est
fini?
— Mais il parait que oui; puisque l'on danse, la lecture
est faite.
— La lecture, oui; mais les serments? dit tout bas
l'abbé.
— Quels serments? dit de Thou.
— M. le Grand n'est-il pas venu ?
— Je croyais le voir ; mais je pense qu'il n'est pas venu
ou qu'il est parti.
— Non, non, venez avec moi, dit Tétourdi, vous êtes
des nôtres, parbleu I II est impossible que vous n'en soyez
pas, venez.
De Thou , n'osant refuser et avoir l'air de renier ses
amis, même pour des parties de plaisir qui lui déplai-
saient, le suivit, ouvrit deux cabinets et descendit un
petit escalier dérobé. A chaque pas qu'il faisait, il enten-
dait plus distinctement des voix d'hommes assemblés.
Gondi ouvrit la porte. Un spectacle inattendu s'offrit à ses
yeux.
La chambre où il entrait, éclairée par un demi-jour
mystérieux, semblait l'asile des plus voluptueux rendez-
vous ; on voyait d'un côté un lit doré, chargé d'un dais de
tapisseries, empanaché de plumes, couvert de dentelles et
d'ornements; tous les meubles, ciselés et dorés, étaient
d'une soie grisâtre richement brodée, des carreaux de
velours s'étendaient aux pieds de chaque fauteuil sur
d'épais tapis. De petits miroirs, unis l'un à l'autre par
des ornements d'argent, shnulaient une glace entière,
perfection alors inconnue, et multipliaient partout leurs
facettes étincelantes. Nul bruit extérieur ne pouvait par-
venir dans ce lieu de délices ; mais les gens qu'il rassem-
blait paraissaient bien éloignés des pensées qu'il pouvait
LA LECTURE. 317
donner. Une foule d'hommes, qu'il reconnut pour des
personnages de la cour ou des armées , se pressaient à
l'entrée de cette chambre et se répandaient dans un
appartement voisin qui paraissait plus vaste ; attentifs ,
ils dévoraient des yeux le spectacle qu'offrait le premier
salon. Là, dix jeunes gens debout et tenant à la main
leurs épées nues, dont la pointe était baissée vers la
terre, étaient rangés autour d'une table : leurs visages
tournés du côté de Cinq-Mars annonçaient qu'ils venaient
de lui adresser leur serment ; le grand écuyer était seul,
devant la cheminée, les bras croisés et l'air profondé-
ment absorbé dans ses réflexions. Debout près de lui,
Marion de Lorme, grave, recueillie, semblait lui avoir
présenté ces gentilshommes.
Dès que Cinq-Mars aperçut son ami, il se précipita vers
la porte qu'il ouvrait, en jetant un regard irrité à Gondl,
et saisit de Thou par les deux bras en l'arrêtant sur le
dernier degré ;
— Que faites- vous ici? lui dit-il d'une voix étoufiée,
^ui vous amène ? que me voulez-vous ? vous êtes perdu
si vous entrez.
— Que faites-vous vous-même? que vois- je dans cette
maison !
' — Les conséquences de ce que vous savez ; retirez-
vous, vousdis-je; cet air est empoisonné pour tous ceux
qui sont ici.
— Il n'est plus temps, on m'a déjà vu ; que dirait-
on si je me retirais? je les découragerais, vous seriez
perdu.
Tout ce dialogue s'était dit à demi-voix et précipi-
tamment ; au dernier mot, de Thou, poussant son ami,
entra, et d'un pas ferme traversa l'appartement pour aller
vers la cheminée.
Cinq-Mars, profondément blessé, vint reprendre sa
18.
518 CINQ-MARS^
•
place, baissa la tête, se recueillit, et, relevant bientôt un
visage plus calme, continua un discours que l'entrée de
sofi ami avait interrompu :
— Soyez donc des nôtres, messieurs ; mais il n'est plus
besoin de tant de mystères ; souvenez-vous que lorsqu'un
esprit ferme embrasse une idée, il doit la suivre dans
toutes ses conséquences. Vos courages vont avoir un plus
vaste champ que celui d*une intrigue de Cour. Remerciez-
moi : en échange d'une conjuration, je vous donne une
guerre. M. de Bouillon est parti pour se mettre à la tête
de son armée d'Italie ; dans deux jours, et avant le Roi^
je quitte Paris pour Perpignan; venez-y tous, les Royalistes
de l'armée nous y attendent.
Ici, il jeta autour de lui des regards confiants et calmes;
il vit des éclairs de joie et d'enthousiasme dans tous les
yeux de ceux qui Tentouraient. Avant de laisser gagner
son propre cœur par la contagieuse émotion qui précède
les grandes entreprises, il voulut s'assurer d'eux encore,
et répéta d'un air grave :
— Oui, la guerre, messieurs, songez-y, une guerre ou-
verte. La Rochelle et la Navarre se prépaient au grand
réveil de leurs religionnaires, l'armée d'Italie entrera
d'un côté, le frère du Roi viendra nous joindre de Tautre :
l'homme sera entouré, vaincu, écrasé. Les Parlements
marcheront à notre arrière-garde, apportant leur sup-
plique au Roi, arme aussi forte que nos épées; et, après
la victoire, nous nous jetterons aux pieds de Louis XIII,
notre maitre, pour qu'il nous fasse grâce et nous par-
donne de l'avoir délivré d'un ambitieux sanguinaire et de
hâter sa résolution.
Ici, regardant autour de lui, il vit encore une assurance
croissante dans les regards et l'attitude de ses complices.
— Quoil reprit-il, croisant ses bras et contenant encore
nvec effort sa propre émotion, vous ne reculez pas devant
LA LEGTORE. 319
cette résolution qui paraîtrait une rérolte à d'autres
hommes qu'à vous? Ne pensez-vous pas que j'aie abusé
des pouvoirs que vous m'aviez remis ? J'ai porté loin les
choses ; mais il est des temps où les rois veulent être
servis comme malgré eux. Tout est prévu, vous le savez.
Sedan nous ouvrira ses portes, et nous sommes assurés
de l'Espagne.
Douze mille hommes de vieilles troupes entreront avec
nous jusqu'à Parts. Aucune place pourtant ne sera livrée
à l'étranger ; elles auront toutes garnison française, et
seront prises au nom du Roi.
— Vive le Roi I vive l'Union I la nouvelle Union, la
sainte Ligue I s'écrièrent tous les jeunes gens de l'assem-
blée.
— Le voici venu, s'écria CSnq-Mars avec enthousiasme,
le voici, le plus beau jour de ma vie ! 0 jeunesse, jeu-
nesse, toujours nommée imprévoyante et légère de siècle
en siècle ! de quoi t'accuse-t-on aujourd'hui ? Avec un
chef de vingt-deux ans s'est conçue, mûrie, et va s'exé-
cuter la plus vaste, la plus juste, la plus salutaire des
entreprises. Amis, qu'est-ce qu'une grande vie, sinon
une pensée de la jeunesse exécutée par l'âge mûr ? La
jeunesse regarde fixement ravenii* de son oeil d'aigle,
y trace un large plan, y jette une pierre fondamentale ;
et tout ce que peut faire notre existence entière, c'est
d'approcher de ce premier dessein. Ah ! quand pourraient
naître les grands projets, sinon lorsque le cœur bat forte-
ment dans la poitrine ? L'esprit n'y suffirait pas, il n'est
rien qu'un instrument.
Une nouvelle explosion de joie suivait ces paroles,
lorsqu'un vieillard à barbe blanche sortit de la foule.
— Allons, dit Gondi à demi- voix, voilà le vieux cheva-
lier de Guise qui va radoter et nous refroidir.
En effet, le vieillard, serrant la main de Cinq-Mars, dit
320 GINQ-MAAS.
lentement et péniblement, après s'être placé près de lui
— Oui, mon enfant, et vous, mes enfants, je vois avec
joie que mon vieil ami Bassompierre sera délivré par
vous, et que vous allez venger le comte de Soissons et
le jeune Montmorency... Mais il convient à la jeunesst»
tout ardente qu'elle est, d'écouter ceux qui ont beaucoup
vu. J'ai vu la Ligue, mes enfants, et je vous dis que vous
ne pourrez pas prendre cette fois, comme on fît alors, le
titre de sainte Ligue^ sainte Union^ de Protecteurs de
saint Piene et Piliers de V Église y parce que je vois que
vous comptez sur Tappui des huguenots.; vous ne pourrez
pas non plus mettre sur votre grand sceau de cire verte
un trône vide, puisqu'il est occupé par un roi.
— Vous pouvez dire par deux, interrompit Gondi en
riant.
— 11 est pourtant d'une grande importance, poursui-
vait le vieux Guise au milieu de ces jeunes gens en tu-
multe, il est pourtant d'une grande importance de prendre
un nom auquel s'attache le peuple ; celui de Gueire du
bien public a été pris autrefois, Princes de la paix der-
nièrement ; il faudrait en trouver un...
— Eh bien, la Gueire du Roi, dit Cinq-Mars...
— Oui, c'est cela ! Guerre du Roi, dirent Gondi et tous
les jeunes gens.
— Mais, reprit encore le vieux ligueur, il serait essentiel
aussi de se faire approuver par la Faculté théologique de
Sorbonne, qui sanctionna autrefois même les haut-gour-^
diers et les sorgueurs^^ et remettre en vigueur sa deuxième
proposition : qu'il est permis au peuple de désobéir aux
magistrats et de les pendre.
— Hé ! chevalier, s'écria Gondi, il ne s'agit plus de
cela ; laissez parler M. le Grand ; nous ne pensons pas
i. Termes des ligaours.
Là LECTURE. 321
plus à la Sorbonne- k présent qu'à votre saint Jacques
Clément.
On rit, et Cinq-Mars reprit :
— J'ai voulu, messieurs, ne vous rien cacher des pro-
jets de Monsieur, de ceux du duc de Bouillon et des
miens, parce qu'il est juste qu'un homme qui joue sa vie
sache à quel jea; mais je vous ai mis sous les yeux les
chances les plus malheureuses, et je ne vous ai pas
détaillé nos forces, parce qu'il n'est pas un de vous qui
n'en sache le secret. Est-ce à vous, messieurs de Montré-
sor et deSaint-Thibal, que j'apprendrai les richesses que
Monsieur meta notre disposition? Est-ce à vous, mon-
sieur d'Aignan, monsieur de Mouy, que je dirai combien
de jeunes gentilshommes ont voulu s'adjoindre h vos
compagnies de gens d'armes et de chevau-légers, pour
combattre les Cardinalistes ? combien en Touraine et
dans l'Auvergne, où. sont les terres de la maison d'Effiat,
et d'où vont sortir deux mille seigneurs avec leurs vas-
saux? Baron de Beauvau, vous ferai-je redire le zèle et
la valeur des cuirassiers que vous donnâtes au malheu-
reux comte de Soissons, dont la cause était la nôtre, et
que vous vîtes assassiner au milieu de son triomphe par
celui qu'il avait vaincu avec vous ? Dirai-je à ces messieurs
la joie du Comte-Duc * à la nouvelle de nos dispositions,
et les lettres du Cardinal-Infant au duc de Bouillon? Par-
lerai-je de Paris à l'abbé de Gondi, à d'Enlraigues, et à
vous, messieurs, qui voyez tous les jours son malheur,
son indignation et son besoin d'éclater? Tandis que tous
les royaumes étrangers demandent la pabc, que le Cardi-
nal de Richelieu détruit toujours par sa mauvaise foi
-(comme il l'a fait en rompant le traité de Ratisbonne),
tous les ordres de l'État gémissent de ses violences et re-
I. D'Olivarès. comte-dac de San-Lucar
322 CINQ-MAR».
doutent cette colossale ambition, qui ne tend pas moina
qu'au trône temporel et même spirituel de la France.
Un murmure approbateur interrompit Cinq-Mars. On se
tut un moment, et Ton entendit le son des instruments à
vent et le trépignement mesuré du pied des danseurs.
Ce bruit causa uninstant de distraction et quelques rires
dans les plus jeunes gens de rassemblée»
Cinq-Mars en profita, et levant les yeux :
— Plaisirs de la jeunesse, s'écria-t-U, amours^ musique,
danses joyeuses^ que ne remplissez-vous seuls nos loisirs f
que n*étes-vous nos seules ambitions ! Qu'il nous faut de
ressentiments pour que nous venions faire entendre nos
cris d'indignation à travers les éclats de la joie, nos redou-
tables confidences dans l'asile des entretiens du cœur, et
nos serments de guerre et de mort au milieu de l'enivre-
ment des fêtes de la vie !
Malheur à celui qui attriste la jeunesse d'an peuple t
Quand les rides sillonnent le front -de l'adolescent, on
peut dire hardiment que le doigt d'un tyran les a creu-
sées. Les autres peines du jeune âge lui donnent le dé-
sespoir, et non la consternation. Voyez passer &i silence,
chaque matin, ces étudiants tristes et mornes, dont le
front est jauni, dont la démarche est lente et la voix
basse ; on croirait qu'ils craignent de vivre et de faire un
pas vers l'avenir. Qu'y a-t-il donc en France ? Un homme
de trop.
Oui, continua-t-il, j*ai suivi pendant deux années la
marche insidieuse et profonde de son ambition. Ses
étranges procédures, ses commissions secrètes, ses assas-*
sinats juridiques, vous sont connus : princes, pairs, ma^
réchaux, tout a été écrasé par lui ; il n'y a pas une fa-
mille de France qui ne puisse montrer quelque trace dou-
loureuse de son passage. S'il nous regarde tous comme
ennemis de son autorité, c'est qu'il ne veut laisser en
LÀ LBCTORB. 323
France qoe sa maison, qui ne tenait, il y a vingt ans, qu un
(les plus petits fiefs du Poitou.
Les Parlem^ts humiliés n*ont plus de voix ; les prési-
dents de Mesmes, de Novion, de Bellièvre, vous ont-ils
révélé leiff courageuse mais inutile résistance pour con-
tlamner à mort le doc de La Valette ?
Les présidents et conseils dés cours souveraines ont
été emprisonnés, chassés, interdits, chose inouïe ! lors-
qu ils ont parlé pour le Roi ou pour le public.
Les premières charges de justice, qui les remplit ? des
hommes infâmes et corrompus qui sucent le sang et Tor
du pays. Paris et les villes maritimes taxées ; les cam-
peignes ruinées et désolées par les soldats, sergents et
gardes du scel ; les paysans réduits à la nourriture et à la
Ûtière des animaux tués par la peste ou la faim, se sau-
vant en pays étranger : tel est Touvrage de cette nouvelle
justice. Û est vrai que ces dignes agents ont fait battre
monnaie à Tefâgie du Cardinal-Duc. Voici de ses pièces
royales.
Ici le grand Écuyer jeta sur le tapis une vingtaine de
doublons en or où Richelieu était représenté. Un nou-
veau murmure de haine pour le Cardinal s'éleva dans la
salle.
— Et croyez-vous le clergé moins avili et moins mé-
content? Non. Les évoques ont été jugés contre les Ids
de l'État et le respect dû à leurs personnes sacrées. On a
vu des corsaires d'Alger commandés par un archevêque.
Des gens de néant ont été élevés au cardinalat. Le mi-
nistre même, dévorant les choses les plus saintes, s'est
fait éHre général des ordres de Clteaux, Cluny, Prémontré,
jetant dans les prisons les religieux qui lui refusaient
leurs voix. Jésuites, Carmes, Cordeliers, Augustins, Jaco-
bins ont été forcés d'âire en France des vicaires-géné-
raux pour ne plus communiquer à Rome avec leurs pro^
S2& GINQ-MAR3.
près supérieurs, parce qu'il veut être patnarche ea France
et chef de l^Église gallicane*
— C'est un schismatiquey un monstre I s'écrièrent plu
sieurs voix.
— Sa marche est danc visible, messieurs ; il est prêt à
saisir le pouvoir temporel et spirituel ; il s'est cantonné,
peu à peu, contre le Roi même, dans les plus fortes places
de la France; saisi des embouchures des principales
rivières, des meilleurs ports de l'Océan, des salines et de
toutes les sûretés du royaume ; c'est donc le Roi qu'il faut
délivrer de cette oppression. Le Roieî la Paix sera notre
cri. Le reste à la Providence.
Cinq-Mars étonna beaucoup toute l'assemblée et de Thou
lui-même par ce discours. Personne ne l'avait entendu
jusque-là parler longtemps de suite, même dans les con-
versations familières ; et jamais il n'avait laissé entrevoir
par un seul mot la moindre aptitude à connaître les affaires
publiques ;~il avait, au contraire, affecté une insouciance
très-grande aux yeux même de ceux qu'il disposait à
servir ses projets, ne leur montrant qu'une indignation
vertueuse contre les violences du ministre, mais affectant
de ne mettre en avant aucune de ses propres idées, pour
ne pas faire voir son ambition personnelle comme but de
ses travaux. La confiance qu'on lui témoignait reposait sur
sa faveur et sur sa bravoure. La surprise fut donc assez
grande pour causer un moment de silence ; ce silence fut
bientôt rompu par tous ces transports communs aux Fran-
çais, jeunes ou vieux, lorsqu'on leur présente un avenir
de combats, quel qu'il soit.
Parmi tous ceux qui vinrent serrer la main du jeune
chef de parti, l'abbé de Gondi bondissait comme un
chevreau.
— J'ai déjà enrôlé mon réaiment ! cria-t-il, j'ai des
temmes superbes !
LA LECTURE. 2,25
Puis, s'adressant à Marion de Lorme :
— Parbleu , . mademoiselle , je veux porter vos cou-
leurs ; votre ruban gris de lin et votre ordre de V Allumette,
La devise en est charmante :
Nous ne brûlons que pour brûler les autres,
et je voudrais que vous pussiez voir tout ce que nous
ferons de beau, si par bonheur on en vient aux mains.
La belle Marion, qui Faimait peu, se mit à parler par-
dessus sa tète à M. de Thou, mortification qui exaspérait
toujours le petit abbé; aussi la quitta-t-il brusquement
en se redressant et relevant dédaigneusement sa mous-
tache.
Tout à coup un mouvement de silence subit se fit dans
l'assemblée : un papier roulé avait frappé le plafond et
était venu tomber aux pieds de Cinq-Mars. Il le ramassa
et le déplia, après avoir regardé vivement autour de lui;
on chercha en vain d'où il pouvait être venu ; tous ceux
qui s'avancèrent n'avaient sur le visage que l'expression
de l'étonnement et d'une grande curiosité.
— Voici mon nom mal écrit, dit-il froidement.
A CINQ-MARCS.
CBNTOBIB DE K08TBA0AHVS,
Quand bonnet rouge passera par la fenêtre
A quarante onces on coupera la tète,
Et tout finira.
Il y a un traître parmi nous, messieurs, ajouta-t-îl en
jetant ce papier. Mais que nous importe I Nous ne sommes
pas gens à nous effrayer de ces sanglants jeux de mots.
f . Celle sorte de prédiction en calembours fut publique trois moi?
avant la conjuration.
326 CINQ-MARS.
— 11 faut le chercher et le jeter par la ferètrel dirent
les jeunes gens.
Cependant rassemblée avait éprouvé une sensati(m
fâcheuse, on ne se parlait plus qu'à- l'oreille, et chacun
regardait son voisin avec méfiance. Quelques personnes
se retirèrent : la réunion s'éclairdt. Marion de Lorme ne
cessait de dire à chacun qu'elle chasserait ses gens, qui
seuls devaient être soupçonnés. Malgré ses efforts, il
régna dans cet instant quelque froideur dans la salle. Les
premières' phrases du discours de Cinq-Mars laissaient
aussi de l'incertitude sur les intentions du Roi, et cette
franchise intempestive avait un peu ébranlé les carac-
tères les moins fermes.
Gondi le fit remarquer à Cinq-Mars.
— Écoutez, lui dit-il tout bas : croyez-moi, j'ai étudié
avec soin les conspirations et les assemblées ; il y a des
choses purement mécaniques qu'il faut savoir; suivez
mon avis ici : Je suis vraiment devenu assez fort dans
cette partie. Il leur faut encore un petit mot, et employez
l'esprit de contradiction ; cela réussit toujours en France ;
vous les réchaufferez ainsi. Ayez l'air de ne pas vouloir
Njs retenir malgré eux, ils resteront.
Le grand Écuyer trouva la recette bonne, et s'avançanl
vers ceux qu'il savait les plus engagés, leur dit :
— Du reste, messieurs, je ne veux forcer personne à
me suivre ; assez de braves nous attendent à Perpignan,
et la France entière est de notre opinion. Si quelqu'un
veut s'assurer une retraite, qu'il parle ; nous lui donne-
rons les moyens de se mettre dès à présent en sûreté.
Nul ne voulut entendre parler de cette proposition, et
le mouvement qu'elle occasionna fit renouveler les ser-
ments de haine contre le Cardinal-Duc.
Cinq -Mars continua pourtant à interroger quelques
personnes qu'il choisissait bien, car il finit par Montrésor,
ta LECTURE. 3V
qui cria qu'il se passerait son ëpée à travers le corps s'il
en avait eu la seule pensée, et par Gondi, qui, se dres
sant fièrement sur les talons, dit :
— Monsieur le grand Écuyer, ma retraite à moi, c'est
l'archevêché de Paris et l'île Notre-Dame; j'en ferai une
place assez forte pour qu'on ne m'enlève pas.
— La vôtre? dit-il à de Thou.
— A vos côtés, répondit celui-ci doucement en bais-
sant les yeux, ne voulant pas même donner de l'impor-
tance à sa résolution par la fermeté du regard.
— Vous le voulez ? eh bien, j'accepte, dit Cinq-Mars ;
mon sacrifice est plus grand que le vôtre en cela.
Puis, se retournant vers l'assemblée :
— Messieurs, dit-il, je vois en vous les derniers hom-
mes de la France; car, après les Montmorency et les
Soissons, vous seuls osez encore lever une tête libre et
digne de notre vieille franchise. Si Richelieu triomphe,
les antiques monuments de la monarchie crouleront avec
nous; la cour régnera seule à la place des Parlements,
antiques barrières et en même temps puissants appuis
de l'autorité royale; mais soyons vainqueurs, et la
France nous devra la conservation de ses anciennes
mœurs et de ses sûretés. Du reste, messieurs, il serait
fâcheux de gâter un bal pour cela; vous entendez la
musique; ces danies vous attendent; allons danser.
— Le Cardinal payera les violons, ajouta Gondi.
Les jeunes gens applaudirent en riant, et tous remon-
tèrent vers la salle de danse conmie ils auraient été se
battre.
328 CINQ-MARS
CHAPITRE XXI
LE CONFESSIONNAL
C'est pour tous, beauté fatale^ que ]«
Tiens éens ce lieu terrible !
LBWI8, le Moine.
C'était le lendemain de rassemblée qui avait eu liea
chez Manon de Lorme. Une neige épaisse couvrait les
toits de Paris, et fondait dans ses rues et dans ses larges
ruisseaux, où elle s'élevait en monceaux grisâtres, sillon-
nés par les roues de quelques chariots.
II était huit heures du soir et la nuit était sombre ; la
ville du tumulte était silencieuse à cause de Tépais tapis
que l'hiver y avait jeté. 11 empêchait d'entendre le bruit
des roues sur la pierre, et celui des pas du cheval ou de
rhomme. Dans une rue étroite qui serpente autour de la
vieille église de Saint-Ëustache, un homme, enveloppé
dans son manteau, se promenait lentement, et cherchait
à distinguer si rien ne paraissait au détour de la place ;
souvent il s'asseyait sur Tune des bornes de Téglise, se
mettant à Tabri de la fonte des neiges sous ces statues
horizontales de saints qui sortent du toit de ce temple,
et s'allongent presque de toute la largeur de la ruelle,
comme des oiseaux de proie qui, prêts à s'abattre, ont
reployé leurs ailes. Souvent ce vieillard, ouvrant son
manteau, frappait ses bras contre sa poitrine en les croi-
sant et les étendant rapidement pour se réchauffer, ou
bien soufflait dans ses doigts, que garantissait mal du
froid une paire de gants de buffle montant jusqu'au
couae. Enfin, il aperçut une petite ombre qui se déta-
chait sur la neige et glissait contre la muraille.
LB CONFESSIONNAL. 329
— Ah ! santa Maria ! quels vilaios pays que ceux du
Nord I dit une petite voix en tremblant. Ah I le duzé di
Mantouel que ze voudrais y être encore, mon vieux
Grandchamp I
— Allons! allons! ne parlez pas si haut, répondit brus-
quement le vieux domestique; les murs de Paris ont des
oreilles de cardinal, et surtout les églises. Votre maîtresse
est-elle entrée? mon maître l'attendait à la porte.
— Oui, oui, elle est entrée dans Téglise.
— Taisez- vous, dit Grandchamp, le son de Thorloge
est fêlé, c'çst mauvais signe.
— Cette horloge a sonné Theure d'un rendez-vous.
— Pour moi elle sonne une agonie. Mais, taisez-vous,
Laura, voici trois manteaux qui passent.
Us laissèrent passer trois hommes. Grandchamp les
suivit, s'assura du chemin qu'ils prenaient, et revint
s'asseoir; il soupira profondément.
— La neige est froide, Laura, et je suis vieux. M. le Grand
aurait bien pu choisir un autre de ses gens pour rester
en sentinelle comme je fais pendant qu'il fait l'amour.
C'est bon pour vous de porter des poulets et des petits
rubans, et des portraits et autres fariboles pareilles; pour
moi, on devrait me traiter avec plus de considération, et
M. le maréchal n'aurait pas fait cela. Les vieux domes-
tiques font respecter une maison.
— Votre maître est-il arrivé depuis longtemps, cara
amico ?
— Et cara ! caro ! laissez-moi tranquille. 11 y avait une
heure que nous gehons quand vous êtes arrivées toute»
les deux; j'aurais eu le temps de fumer trois pipes
turques. Faites votre affaire, et allez voir aux autres
entrées de l'église s'il rôde quelqu'un de suspect ; puis-
qu'il n'y a que deux vedettes, il faut qu'elles battent le
champ.
\
330 GINQ-llARS.
— Ah I Signor Jesu ! n'avoir personne à qui dire une
parole amicale quand il fait si froid I £t ma pauvre maî-
tresse ! venir à pied depuis l'hôtel de Nevers. Ah ! Amore
qui régna, amore !
— Allons! Italienne, fais volte-face, te dis-je; que je
ne t*entende plus avec ta langue de musique.
— Ah I Jésus ! la grosse voix, cher Granchamp I . vous
étiez bien plus aimable à Chaumont, dans la Turena,
quand vous me parUez de miei occhi noirs.
— Tais-toi, bavarde I encore une fois, ton italien n'est
bon qu'aux baladins et aux danseurs de corde, pour
amuser les chiens savants.
— Ahl Italia mia! Grandchamp, écoutez-moi, et vous
entendrez le langage de la Divinité. Si vous étiez un ga-
lant tiomOy comme celui qui a fait ceci pour une Laura
comme moi...
Et elle se mit à chanter à demi-voix :
lieti fiori e feliei, e ben nate erbe
Che Uadona pensanda premar aola;
Piagga ch* aseoUi au dolei parole
B del bel piede alcun resUgio serbe < .
Le vieux soldat était peu accoutumé à la voix d'une
jeune fîlle; et, en général, lorsqu'une femme lui parlait,
le ton qu'il prenait en lui répondant était toujours flottant
entre une pohtesse gauche et la mauvaise humeur. Ce-
pendant, cette fois, en faveur de la chanson italienne, il
sembla s'attendrir, et retroussa sa moustache, ce qui était
chez lui un signe d'embarras et de détresse; il fit entendra
même un bruit rauque assez semblable au rire, et dit :
1. Rive où Laure égarait sas pas et ses pensées.
Qui de sa voix touchante écoutais les accents;
Fleurs qui de vos parfums lui présentiez renccns.
Que ses pieds délicats ont doucement pressées.
Pétrarque, trad. de Saint-Geniez.
LE CONFESSIONNAL. 331'
— Cest assez gentil, mordieu! cela me rappelle le
sîége de Casai ; mais tais-toi, petite ; je n*ai pas encore
entendu venir Fabbé Quillet, cela m'inquiète; il faut
qu*il soit arrivé avant nos deux jeunes gen et depuis
longtemps...
Laura, qui avait peur d'être envoyée seule sur la place
^aint-Eustache, lui dit qu'elle était bien sûre que Fabbé
était entré tout à Fheure, et continua :
OmbrOM telr», ové percote il soi*
Clie vi fa co* saei reggi alte • snperbe.
— Honi dit en grommelant le bonhomme, fai les
pieds dans la neige et une gouttière dans Foreille; j'ai le
froid sur la tête et la mort dans le cœur, et tu ne me
chantes que des violettes, du soleil, des herbes d; de Fa-
mour : tais-toi I
Et, s'enfonçant davantage sous Fogive du temple, il
laissa tomber sa vieille tête et ses cheveux blanchis sur
ses deux mains, pensif et immobile. Laura n'osa plus lui
parler.
Mais pendant que sa femme de chambre était allée
trouver Grandchamp, la jeune et tremblante Marie avait
poussé, d'une main timide, la porte battante de l'église :
elle avait rencontré là Cinq-Mars, debout, déguisé, et
attendant avec inquiétude. A peine Feut-elle reconnu
qu'elle marcha d'un pas précipité dans le temple, tenant
son masque de velours sur son visage, et courut se réfu-
ter dans un confessionnal, tandis que Henri refermait
avec soin la porte de Féglise qu'elle avait franchie. Il
s'assura qu'on ne pouvait l'ouvrir du dehors, et vint après
elle s'agenouiller, comme d'habitude, dans le lieu de la
pénitence. Arrivé une heure avant elle avec son vieux
valet, il avait trc/ivé cette porte ouverte, signe certain et
convenu que Fabbé Quillet. son gouverneur, l'attendait
'332 GINQ-MÀRS.
à sa place accoutumée. Le soin qu'A avait d'empêcher
toute surprise le fit rester lui-même à garder cette entrée
jusqu'à l'arrivée de Marie : heureux de voir l'exactitude -
du bon abbé^ il ne voulut pourtant pas quitter son poste
pour Ten aller remercier. C'était un second père pour
lui, à cela près de l'autorité, et il agissait avec ce bon
prêtre sans beaucoup de cérémonie.
La vieille paroisse de Saint-Eustache était obscure;
seulement, avec la lampe perpétuelle, brûlaient quatre
flambeaux de cire jaune, qui, attachés au-dessus des
bénitiers, contre les principaux piliers, jetaient une lueur
rouge sur les marbres bleus et noirs de la basilique
déserte. La lumière pénétrait à peine dans les niches
enfoncées des ailes du pieux bâtiment. Dans l'une de ces
chapelles, et la plus sombre, était ce confessionnal, dont
une grille de fer assez élevée , et doublée de planclies
épaisses, ne laissait apercevoir que le petit dôme et la
croix de bois. Là s'agenouillèrent, de chaque côté, Cinq-
Mars et Marie de Mantoue ; ils ne se voyaient qu'à peine,
et trouvèrent que, selon son usage, l'abbé Quillet, assis
entre eux, les avait entendus depuis longtemps. Ils pou-
vaient entrevoir, à travers les petits grillages, l'ombre de
son camail. Henri d'Effîat s'était approché lentement; il
venait arrêter et régler, pour ainsi dire, le reste de sa
destinée. Ce n'était plus devant son Roi qu'il allait pa-
raître, mais devant une souveraine plus puissante, devant
celle pour laquelle il avait entrepris son immense ou-
vrage. 11 allait éprouver sa foi et tremblait.
Il frémit surtout lorsque sa jeune fiancée fut agenouil-
lée en face de lui; il frémit parce qu'il ne put s'empê-
cher, à l'aspect de cet ange, de sentir tout le bonheur
qu'il pourrait perdre ; il n'osa parler le premier, et de-
meura encore un instant à contempler sa tète dans
l'ombre, cette jeune tête sur laquelle reposaient toutes
(L
LE CONFESSIONNAL. 333
ses espérances. Malgré son amour, toutes les foi» qiril la
voyait, il ne pouvait se garantir de quelque effroi d'avoir
tant entrepris pour une enfant dont la passion n'était
qu'un faible reflet de la sienne, et qu'il n'avait peut-être
pas apprécié tous les sacrifices qu'il avait faits, son ca^
ractëre ployé pour elle aux complaisances d'un courtisan
condamné aux intrigues et aux souffrances de l'ambition^
livré aux combinaisons profondes, aux criminelles mé-
ditations, aux sombres et violents travaux d un conspira-
teur. Jusque-là, dans leurs secrètes et chastes entrevues,
elle avait toujours reçu chaque nouvelle de ses progrès
dans sa carrière avec les transports de plaisir d'un en-
fant, mais sans apprécier la fatigue de chacun de ces pas
si pesants que l'on fait vers les honneurs, et lui deman-
dant toujours avec naïveté quand il serait Connétable
enfin, et quand ils se marieraient, comme si elle eût
demandé quand il viendrait au Carrousel, et si le temps
était serein. Jusque-là, il avait souri de ces questions et
de cette ignorance, pardonnable à dix-huit ans dans une
jeune fille née sur un trône et accoutumée à des gran-
deurs pour ainsi dire naturelles et trouvées autour d'elle
en venant à la vie ; mais à cette heure, il fit de plus sé-
rieuses réflexions sur ce caractère , et lorsque , sortant
presque de l'assemblée imposante des conspirateurs ,
représentants de tous les ordres du royaume, son oreille,
où résonnaient encore les voix mâles qui avaient juré
d'entreprendre une vaste guerre, fut frappée des pre-
mières paroles de celle pour qui elle était commencée
il craignit, pour la première fois, que cette sorte d'inni/
cence ne fût de la légèreté et ne s'étendît jusqu'au cœur :
il résolut de l'approfondir.
— Dieu! que j'ai peur, Henry! dit-elle en entrant dans
le confessionnal; vous me faites venir sans gardes, sans
carrosses ; je tremble toujours d'être vue de mes gens en
19.
33& t^iHQ-UARS.
sortant de l'hôtd de Nevers. Faudra-t-il donc me cacher
encore long^mpe comme one coupable? La Reine n'a
pas été contente lorsque je le lui su avoué , si elle m^eo
parle encore, ce sera avec son air sévère que vous cou*
naissez, et qui me fait toujours [deurer : j'ai bien peur.
Elle se tut, et Cinq-Mars ne répondit que par un pro-
fond soupir.
— Quoil vous ne me parlez pas ! dit-elle.
— Sont-ce bien là toutes vos terreurs! dit Cinq-Mars
avec amertume.
— Dois-je en avoir de plus grandes? 0 mcm anûl de
quel ton, avec quelle voix me parlez-vous! ètes-vous
fâché parce que je suis venue trop tard?
— Trop t6t, madame, beaucoup trop tôt, pour les
choses que vous devez entendre, car je vous en vois
bien éloignée.
Marie, affligée de l'accent sombre et amer de sa voix,
se prit à pleurer.
— ^Hélas! mon Dieu! qu'ai-je donc fait, dit-elle, pour
que vous m'appeliez madame et me traitiez si durement.
— Ah! rassurez-vous, repni Cinq-Mars, mais toujours
avec ironie. En effet, vous n'êtes pas coupable ; mais je le
suis, je suis seul a l'être ; ce n'est pas envers vous, mais
pour vous.
— Avez-vous donc fait du mal? Avez-vous ordonné la
mort de quelqu'un? Oh! non, j'en suis bien sûre, vous
êtes si bon!
— Eh quoi ! dit Cinq-Mars, n'étes-vous pour rien dans
mes projets? ai-je mal compris votre pensée lorsque vous
me regardiez chez la Reine? ne sais-je plus lire dans vos
yeux ? le feu qui les animait était-ce un grand amour pour
Richelieu? cette admiration que vous promettiez à celui
qui oserait tout dire au Roi, qu'est-elle devenue? Est-ce
un mensonge quo tout cela?
LE CONFESSIONNAL. 338
Bfarie fondait en larmes.
— Vous me parlez toujours d'un air contraint, dit-elle :
je ne l'ai point mérité. Si je ne vous dis lien de cette
conjuration effrayante, croyez- vous que je l'oublie? ne
me trouvez-vous pas assez malheureuse? avez-vous
besoin de voir mes pleurs? les voilà. J'en verse assez en
secret, Henry; croyez que si j'ai évité, dans nos der-
nières entrevues, ce terrible sujet, c'était de crainte d'en
trop apprendre : ai-je une autre pensée que celle de vos
dangers? ne sais- je pas bien que c'est pour moi que
vous les courez? Hélas I si Vous combattez pour moi,
n^ai-je pas aussi à soutenir des attaques non moins cruel-
les ? Plus heureux que moi, vous n'avez à combattre que
la haine, tandis que je lutte contre l'amitié : le Cardinal
vous opposera des hommes et des armes ; mais la Reine,
ia douce Anne d'Autriche, n'emploie que de tendres con«
seils^ des caresses, et quelquefois des larmes.
— Touchante et invincible contrainte, dit Cinq-Mars
avec amertume , pour vous faire accepter un trône. Je
conçois que vous ayez besoin de quelques efforts contre
de telles séductions; mais avant, madame, il importe de
vous délier de vos serments.
— Hélas! grand Dieu7qu*y a-t-il contre nous?
— Il y a Dieu sur nous, et contre nous, reprit Henry
d'une vou sévère; le Roi m'a trompé.
L'abbé s'agita dans le confessionnal. Marie s'écria :
Voilà ce que je pressentais ; voilà le malheur que
''aitievoyais. Est-ce moi qui l'ai causé!
— Il m'a trompé en me serrant la main, poursuivit
Cinq-Mars ; il m*a trahi par le vil Joseph qu'on m'offre
de poigmu'd^.
L'abbé fit un mouvement d'horreur qui ouvrit à demi
U porte du confessionnal.
— Ahl mon père, ne craignez rien , continua Henry
/
336 GINQ-MARS.
d*Effiat; votre élève ne frappera jamais de tels coups,
lis s'entendront de loin, ceux que je prépare, et le grand
jour les éclairera ; mais il me reste un devoir à remplir,
un devoir sacré : voyez votre enfant s'immoler devant
vous. Hélas! je n'ai pas vécu longtemps pour le bonheur :
je viens le détruire peut-être, par votre main , la même
qui l'avait consacré.
11 ouvrit, en parlant ainsi, le léger grillage qui le sépa-
rait de son vieux gouverneur ; celui-ci, gardant toujours
un silence surprenant, avança le camail sur son front.
— Rendez, dit Cinq-Mars dune voix moins ferme,
rendez cet anneau nuptial à la duchesse de Mantoue ; je
ne puis le garder qu'elle ne me le donne une seconde
fois, car je ne suis plus le même qu'elle promit d'épouser.
Le prêtre saisit brusquement la bague et la passa au
travers des losanges du grillage opposé; cette marque
d*indifférence étonna Qnq-Mars.
— Eh quoi! mon père, dit-il, étes-vous aussi changé?
Cependant Marie ne pleurait plus ; mais élevant sa voix
angélique qui éveilla un faible écho le long des ogives du
temple, comme le plus doux soupir de l'orgue, elle
dit:
— 0 mon ami? ne soyez plus en colère, je ne vous
comprends pas; pouvons-nous rompre ce que Dieu vient
d'unir , et pourrais-je vous quitter quand je vous sais
malheureux! Si le Roi ne vous aime plus, du moins vous
êtes assuré qu'il ne viendra pas vous faire du mal, puis-
qu'il n'en a pas fait au Cardinal, qu'il n'a jamais aimé.
Vous croyez-vous perdu parce qu'il n'aura pas voulu
peut-être se séparer de son vieux serviteur? Eh bien,
attendons le retour de son amitié; oubliez ces conspira-
teurs qui m'effrayent. S'ils n'ont plus d'espoir, j'en re-
mercie Dieu, je ne tremblerai plus pour vous. Qu'avez-
vous donc, mon ami, et pourquoi nous affliger inutiie-
y
«
/
LE CONFESSIONNAL. 337
ment? La Reine nous aime, et nous sommes tous deux
bien jeunes, attendons. L'avenir est beau, puisque nous
sommes unis et sûrs de nous-mêmes. Racontez-moi ce
que le Roi vous disait à Chambord. Je vous ai suivi long-
temps des yeux. Dieu ! que cette partie de chasse fut triste
pour moi !
— Il m'a trahi! vous dis-je, répondit Cinq-Mars; et
qui l'aurait pu croire, lorsque vous Tavez vu nous ser-
rant la main, passant de son frère à moi et au duc de
Bouillon, qu'il se faisait iastruire des moindres détails
de la conjuration, du jour même où l'on arrêterait
Richelieu à Lyon, fixait le lieu de son exil (car ils vou-
laient sa mort; mais le souvenir de mon père me fit
demander sa vie)? Le Roi disait que lui-même dirigerait
tout à Perpignan ; et cependant Joseph, cet impur espion,
sortait du cabinet des Lys ! 0 Marie I vous Tavouerai-je ?
au moment où je l'ai appris, mon âme a été boulever-
sée; j'ai douté de tout, et il m'a semblé que le centre .du
monde chancelait en voyant la vérité quitter le cœur
d un roi. Je voyais s'écrouler tout notre édifice : une
heure encore, et la conjuration s'évanouissait; je vous
perdais pour toujours; un moyen me restait, je l'ai
employé.
— Lequel? dit Marie.
— Le traité d'Espagne était dans ma main, je l'ai
signé.
— 0 del ! déchirez-le
— Il est parti.
— Oui le porte?
— Fontrailles.
— Rappelez-le.
— Il doit avoir déjà dépassé les défilés d'Oloron, dit
Cinq-Mars, se levant debout. Tout est prêt à Madrid ; tout
à Sedan; des armées m'attendent, Marie; des armées!
538 GITfQ-MAaS.
et Richelieu est au milieu d'elles i II chancelle^ il ne faut
plus qu'un seul coup pour le reaverser, et vous êtes à moi
pour toujours, à Cinq-Mars Uiomi^ant!
*— A Cinq-Mars rebelle, dit-elle en gémissant.
— Eh bien, oui, rebelle, mais non plus favori ! Rebelle,
criminel, digne de l'échafaud, je le sais! s'écria ce jeune
homme passionné en retombant à genoux ; mais rebelle
par amour, rebelle pour vous, que mon épée va conqué-
rir enfin tout entière.
— Hélas ! répée que Ton trempe dans le sang des riens
n'est-elle pas un poignard?
— Arrêtez, par pitié, Marie ! Que des rois m'abandon-
nent, que des guerriers me délaissent, j'en serai plus
ferme encore; mais je serai vaincu par un mot de vous,
et encore une fois le temps de réfléchir est passé pour
moi; oui, je suis criminel, c'est pourquoi j'hésite à me
croire encore digne de vous. Abandonnez-moi, Marie, re-
prenez cet anneau.
— Je ne le paiSy dit-elle, car je suis votre femme» quel
que vous soyez.
— Vous l'entendez, mon père, dit Cinq-Mars, trans-
porté de bonheur; bénissez cette seconde union, c'est celle
du dévouement, plus belle encore que celle de Pamour.
Qu'elle soit à moi tant que je vivrai !
Sans répondre, l'abbé ouvrit la porte du confessionnal,
sortit brusquement, et fut hors de l'église avant que
Cinq-Mars eût le temps de se lever pour le suivre.
— Où allez-vous? qu'avez- vous ? s'écria-t-il.
Mais personne ne paraissait et ne se faisait entendre.
— Ne criez pas, au nom du ciel ! dit Marie, ou je suis
perdue ! il a sans doute entendu quelqu'un dans l'élise.
Mais, troublé et sans lui répondre, d*£ffiat, s'élançant
sous les arcades et cherdiant en vain son gouverneur,
courut à une porte qu'il trouva fermée ; tirant son épée.
LE CONFESSIONNAL. 339
il ût le tour de l'église, et, arrivant à l'entrée que devait
garder Grandchamp, il l'appela et écouta.
— Lâchez-le à présent, dit une voix au coin de Ja rue
Et des chevaux partirent au galop.
-ï- Grandchamp, répondras-tu? cria Cinq-Mars.
— A mon secours, Henry, mon cher enfant ! répondit
voix de l'abbé QuiUet.
— Eh! d'où venez- vous donc? Vous m'exposez! dit I3
grand Écuyer s'approchant de lui.
Mais il s'aperçut que son pauvre gouverneur, sans cha-
peau, sous la neige qui tombait, n'était pas en état de lui
répondre.
— Ils m'ont arrêté, dépouillé, criait-il, les scélérats !
les assassins ! ils m'ont empêché d'appeler, ils m'ont serré
les lèvres avec un mouchoir.
A ce bruit Grandchamp survint enfin, se frottant les
ye*3^ comme un homme qui se réveille. Laura, épouvan-
tée, courut dans l'église près de sa maîtresse ; tous ren-
trèrent précipitamment pour rassurer Marie, et entourè-
rent le vieil abbé.
— Les scélérats! fls m'ont attaché les mains comme
vous voyez, ils étaient plus de vingt; ils m'ont pris la clef
de cette porte de l'église.
— Quoi ! tout à l'heure ? dit Cinq-Mars ; et pourquoi
nous quittez- vous ?
— Vous quitter I U y a plus de deux heures qu'ils me
ti^inentl
— Deux heures ! s'écria Henry effrayé.
— Ah ! malheureux vieillard que je suis ! cria Grand-
champ, j'ai dormi pendant le danger de mon maître I c'est
la première fois 1
-^ Vous n'étiez donc pas avec nous dans le confession-
nal ? poursuivit Cinq-Mars avec anxiété, tandis que Marie
tremblante se pressait contre son bras.
3&0 GINQ-MARS.
— Eh quoi ! dit l'abbé, n'avez-vous pas vu le scélérat à
qui ils ont donné ma clef?
— Non ! qui ? dirent-ils tous à la fois.
. — Le père Joseph ! répondit le bon prêtre.
— Fuyez 1 vous êtes perdu ! s'écria Marie.
CHAPITRE XXII.
L*ORÂGE.
Blow, blow, thoa winter wind
Thou art not so unkiné
As man's ingratitude :
Tby touth is not so keén,
Bec «use thou art not seen
Altho thj breath be rade.
Heîg-bol sing, beig-bol unto tbe green hoUv
Most friendship is feigning; most loTÎng mentcMf,
Shakspbàbb.
Souffle, souffle, vent d'hiréi,
Tu n'es pas si erael
Que l'ingratitude de l'bomma ;
Ta dent n'est pas si pénétrante.
Car tu esinmible.
Quoique ton souffle soit rude.
Hé, bo, bel cbante; bé, bo, bel dans le boox Ttrt,
La plupart des amis sont faux, les amants font.
Au milieu de cette longue et superbe chaîne des Pyré*
nées qui forme Fisthme crénelé de la Péninsule^ au
centre de ces pyramides bleues chargées de neige, de
forêts et de gazons, s'ouvre un étroit défilé, un sentier
taillé dans le lit desséché d'un torrent perpendiculaire ;
il circule parmi les rocs, se glisse sous les ponts de neige
épaissie, serpente au bord des précipices inondés, pour
escalader les montagnes voisines d'Urdoz et d'Oloron, et,
s'élevaût enfin sur leur dos inégal, laboure leur dme
i .
L*OPAGE. 341
nébuleuse; pays nouveau qui a encore ses monts et ses
profondeurs, tourne à droite, quitte la France et descend
en Espagne. Jamais le fer relevé de la mule n*a laissé sa
trace dans ces détours: l'homme peut à peine s*y tenir
debout, il lui faut la chaussure de corde qui ne peut pas
glisser, et le trèfle du bâton ferré qui s'enfonce dans les
fentes des rochers.
Dans les beaux mois de Tété, le pastour^ vêtu de sa
cape brune, et le bélier noir à la longue barbe, y con-
duisent des troupeaux dont la laine tombante balaye le
gazon. On n'entend plus dans ces lieux escarpés que le
bruit des grosses clochettes que portent les mouton», et
dont les tintements inégaux produisent des accords im-
prévus, des gammes fortuites, qui étonnent le voyageur
et réjouissent leur berger sauvage et silencieux. Mais,
lorsque vient le long mois de septembre, un linceul de
neige se déroule de la cime des monts jusqu'à leur base,
et ne respecte que ce sentier profondément creusé, quel-
ques gorges ouvertes par les torrents, et quelques rocs
de granit qui allongent leur forme bizarre comme les
ossements d'un monde enseveli.
C'est alors qu'on voit accourir de légers troupeaux
d'isards qui, renversant sur leur dos leurs cornes recour-
bées, s'élancent de rocher en rocher, comme si le vent
les faisait bondir devant lui, et prennent possession de
leur désert aérien ; des volées de corbeaux et de cor-
neilles tournent sans cesse dans les gouffres et les puits
naturels, qu'elles transforment en ténébreux colombiers,
tandis que l'ours brun, suivi de sa famille velue qui se
joue et se roule autour de lui sur la neige, descend avec
lenteur de sa retraite envahie par les frimas. Mais ce ne
sont là ni les plus sauvages ni les plus cruels habitants
que ramène l'hiver dans ces montagnes; le contrebandier
rassuré se hasarde jusqu'à se construire une demeure de
342 CINQ-MARS.
bois sur la barrière même de la nature et de la politiques
là des traités inconnus, des échanges occultes, se font
entre les deux Navarres, au milieu des brouillards et des
vents.
Ce fut aans cet étroit sentier, sur le versant de la
France, qu*enYiron deux mois après les scènes que nous
avons vues se passer à Paris, deux voyageurs venant
d'Espagne s'arrêtèrent à minuit, fatigués et pleins d'épou-
vante. On entendait des coups de fusil dans la montagne.
— Les coquins ! comme ils nous ont poursuivis ! dit
Vnn d'eux ; je n'en puis plus 1 sans vous j'étais pris.
— Et vous le serez encore, ainsi que ce damné papier,
si vous perdez votre temps en paroles ; voilà un .second
coup de feu sur le roc de Salnt-Pierre-de-r Aigle ; ils
nous croient partis par la côte du Limaçon ; mais, en
bas, ils s'apercevront du contraire. Descendez. C'est une
ronde, sans doute, qui chasse les contrebandiers. Des*
cendez !
— Eh I comment ? je n'y vois pas.
— Descendez toujours, et prenez-moi le bras.
— Soutenez-moi ; je glisse avec mes bottes, dît le pre-
mier voyageur, s'accrochantt aux pointes du roc pour
s'assurer de la solidité du terrain avant d'y poser le
pied.
— Allez donc, allez donc 1 lui dit l'autre en le pous-
sant ; voilà un de ces drôles qui passe sur notre tête.
En effet, l'ombre d'un homme armé d'un long fusil se
dessina sur la neige. Les deux aventuriers se tinrent im-
mobiles, n passa ; ils continuèrent à descendre.
— Ils nous prendront I dit celui qui soutenait l'autre,
nous sommes tournés. Donnez-moi votre diable de par-
chijmin ; je porte l'habit des contrebandiers, et je me
ferai passer pour tel en cherchant asile chez eux ; mais
vous n'auriez pas de ressource avec votre habit galonné.
i
l'orage. 3/i3
— Vous avez raison, dit son compagnon en s'arr^jtant
sur une pointe de roc.
Et. restant suspendu au milieu de la pente, il lui
donna un rouleau de bois creux.
Un coup de fusil partit, et une balle vint s'enterrer en
sifflant et en frissonnant dans la neige à leurs pieds.
— Averti I dit le premier. Roulez en bas; si vous n'êtes
pas mort, vous suivrez la route. A gauche du Gave est
Sainte-Marie ; mais tournez à droite, traversez Oloron, et
vous êtes sur le chemin de Pau et sauvé. Allons, roulez I
En parlant, il poussa son camarade, et, sans daigner
le regarder, ne voulant ni monter ni descendre, se mit à
suivre horizontalement le front du mont, en s'accrochant
aux pierres, aux branches, aux plantes même, avec une
adresse de chat sauvage, et bientôt se trouva sur un
tertre solide, devant une petite case de planches à jour,
à travers lesquelles envoyait une lumière. L'aventurier
tourna tout autour comme un loup affamé autour d'un
parc, et, appliquant son œil à Tune des ouvertures, vit
des choses qui le décidèrent apparemment, car, sans hé-
siter, fl poussa la porte chancelante, que ne fermait pas
même un faible loquet. La case entière s'ébranla au
coup de poing qu'il avait donné; il vit alors qu'elle était
tUvisée en deux cellules par une cloison. Un grand flam-
beau de cire jaune éclairait la première ; là, une jeune
lîlle, pâle et d'une effroyable maigreur, était accroupie
dans un coin sur la terre humide oCi coulait la neige
fondue sous les planches de la chaumière. Des cheveux
noirs, mêlés et couverts de poussière, mais très-longs,
tombaient en désordre sur son vêtement de bure brune ;
le capuchon rouge des Pyrénées couvrait sa tète et ses
épaules; elle baissait les yeux et filait une petite que-
nouille attachée à sa ceinture. L'entrée d'un homme ne la
troubla pas.
^Uh GINQ-MAIIS.
— Eh ! eh ! to maza * , lève-toi et donne-moi à boire ;
je suis las et j'ai soif.
La jeune fille ne répondit pas, et, sans lever les yeux,
continua de filer avec application.
— Entends-tu? dit l'étranger la poussant avec le pied ;
va dire au patron, que j'ai vu là, qu'un ami vient le voir,
et donne-moi à boire avant. Je coucherai ici.
Elle répondit d'une voix enrouée en filant toujours :
— Je bois la neige qui fond sur le rocher, ou l'écume
verte qui nage sur l'eau des marais ; mais, quand j'ai bien
filé, on me donne l'eau de la source de fer.
Quand je dors, le lézard froid passe sur mon visage ;
mais lorsque j'ai bien lavé une mule, on jette le foin ; le
foin est chaud ; le foin est bon et chaud ; je le mets sur
mes pieds de marbre.
— Quelle histoire me fais-tu là? dit Jacques; je ne
parle pas de toi.
Elle poursuivit :
— On me fait tenir un homme pendant qu'on le tue.
Oh ! que j'ai eu du sang sur les mains I Que Dieu leur
pardonne si cela se peut. Ils m'ont fait tenir sa tète et le
baquet rempU d'une eau rouge. 0 dell moi qui étais
l'épouse de Dieu I on jette leurs corps dans rai>tme de
neige ; mais le vautour les trouve ; il tapisse son nid avec
leurs cheveux. Je te vois à présent plein de vie, je te
verrai sanglant, pâle et mort.
L'aventurier, haussant les épaules, se mit à siffler en
entrant, et poussa la seconde porte ; il trouva l'homme
qu'il avait vu par les fentes de la cabane : il portait le
benêt ^ bleu des Basques sur l'oreille, et, couvert d'un
ample manteau, assis sur un bât de mulet, courbé sur
1. La fille.
â. Petit bonnet de lain«.
un large brasier de fonte, fumait un cigare et vidait une
outre placée à son côté. La lueur de la braise éclairait son
visage gras et jaune, ainsi que la chambre où étaient
rangées des selles de mulet autour du brasero comme des
sièges. Il souleva la tète sans se déranger.
— Ahl ah! c'est toi, Jacques? dit-il, c'est bien toi?
Quoiqu'il y ait quatre ans que je ne t'aie vu, je te
reconnais, tu n'es pas changé, brigand; c'est toujours
ta grande face de vaurien. Mets -toi là et buvons un
coup.
— Oui, me voilà encore ici; mais comment diable y es-
tu, toi ? Je te croyais juge, Roumain I
— Et moi, donc, je te croyais bien capitaine espagnol,
Jacques !
— Ah I je l'ai été quelque temps, c'est vrai, et puis
prisonnier ; mais je m'en suis tiré assez joliment, et j'ai
repris l'ancien état, l'état libre, la bonne vieille contre-
bande.
— Vival vival jaleo! s'écria Houmain; nous autres
braves, nous sommes bons à tout. Ah çà! mais... tu as
donc toujours passé par les autres ports * ? car je ne t'ai
pas revu depuis que j'ai repris le métier.
— Oui, oui, j'ai passé par où tu ne passeras pas, va I
dit Jacques.
— Et qu'apportes-tu?
— Une marchandise inconnue; mes mules viendront
demain.
— Sont -ce les ceintures de soie, les cigares ou la
laine?
— Tu le sauras plus tard, amigo, dit le spadassin ;
donne-moi l'outre, j'ai soif.
i. Noms des chemins qu* mènent d'Espagne en France par \e/t
Pyrénées.
346 CINQ-MARS.
— Tiens, bois, c'est du vrai valdepenasT Nous sommes
si heureux ici, nous autres bandoleros I Aï! jaleo! jaleo * /
bois donc, les amis vont venir.
— Quels amis ? dit Jacques laissant retomber l'outre.
-- Ne t'inquiète pas, bois toujours ; je vais te conter ça
et puis nous chanterons la Tirana* andalousel
L'aventurier prit l'outre et fit semblant de boire tran-
quillement.
— Quelle est donc cette grande diablesse que j'ai vue a
ta porte? reprit-il ; elle a l'air à moitié morte.
— - Non, non ; elle n'est que folle ; bois toujours, je te
conterai ça.
Et^ prenant à sa ceinture rouge le long poignard den-
telé de chaque côté en manière de scie, Roumain s'en
servit pour retourner et enflammer la braise, et dit d'un
air grave :
— Tu sauras d'abord, si tu ne le sais pas, que là-bas
(il montrait le côté de la France) ce vieux loup de Riche-
lieu les mène tambour battant.
— Âh ! ah I dit Jacques.
— Oui ; on l'appelle le roi du Roi. Tu sais ? Cependant
il y a un petit jeune homme qui est à peu près aussi
fort que lui, et qu'on appelle M. le Grand. Ce petit bon-
homme commande presque toute l'armée de Perpignan
dans ce moment-ci, et il est arrivé il y a un mois ; mais
le vieux est toujours à Narbonne, et il est bien fin. Pour le
Roi, il est tantôt comme ci, tantôt conrnie ça (en pariant-
Houmain retournait sa main sur le dos et du côté de la
paume) ; oui, entre le zist et le zest. Mais en attendant
qu'il se décide, moi je suis pour le zist, c'est-à-dire Car-
dinaliste, et j'ai toujours fait les affaires de monseigneur
1. Exclamation et jurement habituel et intradaisible
). Sorte de ballade.
f
l'oraor. 347
depuis la première qu il me domia il y a bientôt trois ans
Je vais te la conter,
U avait besoin de gens de caractère et d'esprit pour une
petite expédition, et me fit chercher pour être lieutenant
criminel.
— Ah ! ah ! c'est un joli poste, on me l'a dit.
— Oui, c'est un trafic comme le nôtre, où Ton vend la
corde au lieu du fil ; c'est moins honnête, car on tue plus
souvent, mais aussi c'est plus solide : chaque chose a Son
prix.
— C'est juste, dit Jacques.
— Me voilà donc en robe rouge ; je servis à en donner
une jaune en soufre à un grand beau garçon qui était curé
à Loudun, et qui était dans un couvent de nonnes comme
un loup dans la bergerie : aussi il lui en cuit.
— Ah ! ah ! ah ]^ c'est fort, drôle ! s'écria Jacques en
riant.
— Bois toujours, continua Roumain. Oui, je t'assure,
Jago, que je Fai vu, après l'affaire, réduit en petits tas
noirs comme ce charbon, tiens^ ce charbon-là au bout de
mon poignard. Ce que c'est que de nous I voilà comme
nous serons chez le diable.
— Oh ! pas de ces plaisanteries-là ! dit l'autre très-gra-
vement ; vous savez bien que moi j'ai de la religion.
— Ah I je ne dis pas non : cela peut être, reprit Hou-
main du mémo ton, Richelieu est bien Cardinal ! mais,
enfin, n'importe. Tu sauras que, comme j'étais rapporteur,
cela me rapporta...
— Ah ! de l'esprit, coquin !
— Oui, toujours un peu ! Je dis donc que cela me
rapporta cinq cents piastres ; car Armand Duplessis paye
bien son monde ; il n'y a rien à dire, si ce n'est que l'ar-
gent n'est pas à lui ; mais nous faisons tous comme cela.
Alors, ma foi, j'ai voulu olacer cet argent dans notre
3&8 GINQ-MâRS.
ancien négoce ; je suis revenu ici. Le métier va bien, heu-
reusement : il y a peine de mort contre nous, et la mar-
chandise renchérit.
— Qu'est-ce que je vois là ? s'écria Jacques ; un éclair
dans ce mois-ci !
— Oui, les orages vont commencer : il y en a déjà eu
deux. Nous sommes dans le nuage ; entends-tu les roule-
ments ? Mais ce n'est rien ; va, bois toujours. Il est une
heure du matin à peu près, nous achèverons l'outre et la
nuit ensemble. Je te disais donc que je fis connaissance
avec notre président, un grand drôle nommé Laubarde-
mont. Je ne sais pas si tu le connais.
— Oui, oui, un peu, dit Jacques ; c'est un fier avare,
mais c'est égal, parle.
— Eh bien, comme nous n'avions rien de caché l'un
pour l'autre, je lui dis mes petits projets de commerce, et
lui recommandai, quand l'occasion des bonnes aflaires se
présenterait, de penser à son camarade du tribunal. 11 n'y
a pas manqué, je n'ai pas à me plaindre.
— Ah ! ah ! dit Jacques. Et qu'a-t-il fait ?
— D'abord il y a deux ans qu'il m'a amené lui-même,
en croupe, sa nièce, que tu as vue à la porte.
— Sa nièce ! dit Jacques en se levant, et tu la traites
comme une esclave ! Demonio!
— Bois toujours, continua Roumain en attisant dou-
cement la braise avec son poignard ; c'est lui-même qui
l'a désiré. Rassieds-toi.
Jacques se rassit.
— Je crois, poursuivit le contrebandier, qu'il n'aurait
pas même été fâché de la savoir... tu m'entends. Il aurait
mieux aimé la savoir sous la neige que dessus, mais il ne
voulait pas l'y mettre lui-même, parce qu'il est bon pare:it,
tomme il le dit.
— Et comme je le sais, dit le nouveau-venu, mais va..
L'ORAGE.. 349
— On conçoit qu'un homme comme lui, qui vit à la
cour, n'aime pas avoir une nièce folle chez lui. C'est tout
simple. Si j'avais continué aussi mon rôle d'homme de
robe, j'en aurais fait autant en pareil cas. Mais ici nous ne'
représentons pas, comme tu vois, et je l'ai prise pour
criada * : elle a montré plus de bon sens que je n'aurais
cru, quoiqu'elle n'ait presque jamais dit qu'un seul mot, et
qu'elle ait fait la délicate d'abord. A présent, elle brosse
un mulet comme un garçon. Elle a un peu de fièvre depuis
quelques jours cependant ; mais ça finira de manière ou
d'autre. Ah çà ! ne va pas dire à Laubardemont qu'elle vit
encore : il croirait aue c'est par économie que je l'ai gardée
pour servante.
— Gomment ! est-ce qu'il est ici ? s'écria Jacques.
— Bois toujours, reprit le flegmatique Roumain, qui
donnait lui-même un grand exemple de cette leçon, sa
phrase favorite, et commençait à fermer à demi les yeux
d'un air tendre. C'est, vois-tu, la seconde affaire que j'ai
avec ce petit bon Lombard dimon, démon, des monts,
comme tu voudrais. Je l'aime comme mes yeux, et je veux
que nous buvions à sa santé ce petit vin de Jurançon que
voici ; c'est le vin d'un luron, du feu roi Henri. Que nous
sommes heureux ici 1 L'Espagne dans la main droite, la
France dans la gauche, entre l'outre et la bouteille ! La
bouteille I j'ai quitté tout pour elle !
Et il fît sauter le goulot d'une bouteille de vin blanc.
Après en avoir pris de longues gorgées, il continua, tandis
que l'étranger le dévorait des yeux :
— Oui, il est ici, et il doit avoir froid aux pieds, car il
court la montagne depuis la fin du jour avec des gardes à
lui et nos camarades, tu sais, nos bandoleroSy les vrais
contrabandistas.
\, Servanle»
350 CINQ-MARS.
— Et pourquoi courent-ils ? dit Jacques.
— Ah I voilà le plaisant de TafFaire ! dit J'ivrogae. C'est
pour arrêter deux coquins qui veulent apporter ici
soixante mille soldats espagnols en papier dans leur poche.
Tu ne comprends pas peut-être à demi-mot, croquant !
hein ? eh bien, c'est pourtant comme je te dis, dans leur
propre poche I
— Si, si, je comprends ! dit Jacques en tâtant son poi-
gnard dans sa ceinture et regardant la porte.
— Eh bien, enfant du diable, chantons la Tirana, prends
ta bouteille, jette ton cigare, et chante.
A ces mots, l'hôte chancelant, se mita chanter en espa-
gnol, entrecoupant ses chants de rasades qu'il jetait dans
son gosier en se renversant, tandis que Jacques, toujours
assis, le regardait d'un œil sombre à la lueur du brasier^
et méditait ce qu'il allait faire.
Moi qui suis contrebandier et qai n'ai pear de rien, me Toilà. Je les déûe tous,
je veille sur moi-4nème, et on me respecte > .
Àif ai, ai, jaleol Jeunes filles, jeunes fUles, qui Teut m'acheter du fil noir?
La lueur d'un éclair entra par une petite lucarne, et
remplit la chambre d'une odeur de soufre ; une eflTroya-
1. Aacane expression française ne peut représenter la précision
énergique de cette romance espagnole. Il faat Tentendre chanter par
la voix nasillarde et éclatante, dure et molle, vive et nonchalante
tour à tour de quelque Andalous qui caresse de Textrémité des doigti
les cordes d'une petite guitare. Le mouvement est celui d'une danse,
i^t les censées celles d'un chant de guerre.
Yo que soy contrabandista
Y campo por mi respeto,
A todos los désafio
Pues a nadie tenc^ miedo.
Ay, jaleo ! Muchachas,
Qttien me marca un bilo negrof
Mi caballo esta cansado,
T jo ma marcho corriendo.
l'orage. 351
ble détonation le suivit de près : la cabane trembla, et une
poutre tomba en dehors.
— Oh ! eh ! la maison ! s'écria le buveur ; le diable est
chez nous! les amis ne viennent donc pas?
— Chantons, dit Jacques en rapprochant le bât sur
lequel il était assis de celui de Houmain.
Celui-ci but pour se raffermir, et reprit :
JaUo I jaleo \ mon cheral est fotigué ! et moi Je marche en courant près de lui
AI! fiïl al! la ronde vient et la fusillade 8*éIëTe dons la montagne.
Ai I ai I al ! mon petit cheTal, tire-moi de oe danger.
Vire! rive mon cheTalI mon cheyal qui a le chanfrein blanci
Jeunes filles, jaleo 1 jeunes filles, achetez-moi du fil noir * !
En achevant, il sentit son siège vaciller, et tomba à la
renverse ; Jacques, après s'en être débarrassé ainsi, s'élan-
çait vers la porte, lorsqu'elle s'ouvrit, et son visage se
heurta contre la JBgure pâle et glacée de la folle. Il
recula.
— Le juge ! dit-elle en entrant.
Et elle tomba étendue sur la terre froide.
Jacques avait déjà passé un pied par-dessus elle ; mais
une autre figure apparut, livide et surprise, celle d'un
homme de grande taille, couvert d'un manteau ruisse-
lant de neige. Il recula encore, et rit d'horreur et de rage.
C'était Laubardemont suivi d'hommes armés; ils se regar-
dèrent.
— Eh ! eh! ca...a...ma...ra... de coquin ! dit Houmain,
se relevant avec peine, ssrais-tu royaliste, par hasard ?
Mais lorsqu'il vit ces deux hommes qui semblaient
A Ay ! ayl que viene la ronda,
T se mnere el tiroteo ;
Aj I ay ! ca?allito mio,
Ay I saca me deste apricto
Vira, riva mi cavallo,
Carallo mio carrcto :
Ay I jal«<> < Machochas, ay I Jalo...
* 1 r -
352 CIHQ-MARS.
pétrifiés l'un par l'autre, il se tut comme eux, ayant la
conscience de son ivresse, et s'approcha en trébuchant
pour relever la Me, toujours étendue entre le juge et le
capitaine. Le premier prit la parole.
— N'ètes-vous pas celui que nous poursuivions tout à
l'heure?
— C'est lui, ditent les gens de sa suite tout d'une voix,
l'autre est échappé.
Jacques recula jusqu'aux planches fendues qui for-
maient le mur chancelant de la case : s'enveloppant dans
son manteau comme un ours acculé contre un arbre par
une meute nombreuse, et voulant faire diversion et s'as-
surer un moment de réflexion, il répondit avec une voix
forte et sombre :
— Le premier qui passera ce brasier et le corps de
cette fille est un homme mort !
Et il tira un long poignard de son manteau. En ce mo-
ment. Roumain, agenouillé, retourna la tète de la jeune
femme ; les yeux en étaient fermés ; il l'approcha du bra-
sier, dont la lueur l'éclaira.
— Ah ! grand Dieu I s'écria Laubardemont s'oubliant par
effroi, Jeanne encore!
— Soyez tranquille, mon... on... seigneur, dit Hou-
main en essayant de soulever les longues paupières noires
qui retombaient, et la tète qui se renversait comme un
lin mouillé; soi...yez tranquille; ne... e...vou...ous fâ-
chez pas, elle est bien morte, très-morte.
Jacques posa le pied sur ce corps comme sur une bar-
rière, et, se courbant avec un rire féroce sous le visage
de Laubardemont, lui dit à demi-voix :
— Laisse-moi passer, et je ne te compromettrai pas,
courtisan ; je ne te dirai pas qu'elle fut ta nièce et que je
suis ton fils.
Laubardemont se recueillit, regarda ses gens qui se
l'orage. 353
pressaient autour de lui avec des carabines avancées, et,
leur faisant signe de se retirer à quelques pas, il répondit
d'une voix très-basse :
— Livre-moi le traité, et tu passeras.
— Le voilà dans ma ceinture; mais si l'on y touche,
je t'appellerai mon père tout haut. Que dira ton maître ?
— Donne-le-moi, et je te pardonnerai ta vie.
— Laisse-moi passer, et je te pardonnerai de me Tavoir
donnée.
— Toujours le même, brigand ?
— Oui, assassin !
— Que t'importe un enfant qui conspire ? dit le juge.
— Que t'importe un vieillard qui règne ? répondit
l'autre.
— Donne-moi ce papier; j'ai fait serment de l'avoir.
— Laisse-le-moi, j'ai juré de le reporter.
— Quel peut être ton serment et ton Dieu? dit Laubar-
demont.
— Et le tien, reprit Jacques, est-ce le crucifix de fer
rouge ?
Mais, se levant entre eux, Houmain,riant et chancelant,
dit au juge en lui frappant sur l'épaule :
— Vous êtes bien longtemps à vous expliquer, r...ami ;
est-ce que vous le connaîtriez d'ancienne date? C'est... est
un bon garçon.
— Moi I non I s'écria Laubardemont à haute voix, je ne
l'ai jamais vu.
Pendant cet instant, Jacques, que protégeaient l'ivrogne
et la petitesse de la chambre embarrassée, s'élança avec
violence contre les faibles planches qui formaient le mur,
d'un coup de talon en jeta deux dehors et passa par l'es-
pace qu'elles avaient laissé. Tout ce côté de la cabane fut
brisé, elle chancela tout entière; le vent y entra avec
violence.
3b!l CINQ-MA.RS.
— Ëh ! eh ! Demonio! santoDemonio I où vas-tu? s'écria
le contrebandier ; tu casses ma maison ! et c'est la côté du
Gave.
Tous s'approchèrent avec précaution, arrachèrent les
planches qui restaient, et se penchèrent sur l'abime. Ils
contemplèrent un spectacle étrange : l'orage était dans
toute sa force, et c'était un orage des Pyrénées; d'immen-
ses éclairs partaient ensemble des quatre points de l'ho-
rizon, et leurs feux se succédaient si vite qu'on n'en
voyait pas l'intervalle, et qu'ils paraissaient immobiles el
durables; seulement la voûte flamboyante s'éteignait
quelquefois tout à coup, puis reprenait ses lueurs con-
stantes. Ce n'était plus la flamme qui semblait étrangère
à cette nuit, c'était l'obscurité. L'on eût dit que, dans ce
ciel naturellement lumineux, il se faisait des éclipses d'un
moment : tant les éclairs étaient longs et tant leur absence
étaient rapides ! Les pics allongés et les rochers blanchis se
détachaient sur ce fond rouge comme des blocs de marbre
sur une coupole d'airain brûlant et simulant au milieu des
frimas les prodiges du volcan ; les eaux jaillissaient comme
des flammes, les neiges s'écoulaient comme une lave
éblouissante.
Dans leur amas mouvant se débattait un homme, et
ses efforts le faisaient entrer plus en avant dans le gouffre
tournoyant et liquide; ses genoux ne se voyaient déjà
plus ; en vain il tenait embrassé un énorme glaçon pyra-
midal et transparent, que les éclairs faisaient briller
comme un rocher de cristal; ce glaçon même fondait
par sa base et gUssait lentement sur la pente du rocher.
On entendait sous la nappe de neige le bruit des quar-
tiers de granit qui se heurtaient, en tombant, à des pro-
fondeurs immenses. Cependant on aurait pu le s;iuver
encore ; l'espace de quatre pieds à r v"'^e le séparait de
Lauhardemont.
l'orage. 355
— renfonce ! s'écria-t-il; tends-moi quelque chose et
tu auras le traité.
— Donne-le-moi, et je te tendrai ce mousquet, dit le
juge.
— Le voilà, dit le spadassin, puisque le diable est pour
Richelieu.'
Et, lâchant d'une main son glissant appui, il jeta un
rouleau de bois dans la cabane. Laubardemont y rentra,
se précipitant sur le traité comme un loup sur sa proie
Jacques avait en vain étendu son bras; on le vit glisser
lentement avec le bloc énorme et dégelé qui croulait sur
lui, et s'enfoncer sans bruit dans les neiges.
— Ah! misérable I tu m'as trompé! s'écria-t-il; mais
on ne m'a pas pris le traité... je te l'ai donné... entends-
tu... mon père!
Il disparut sous la couche épaisse et blanche de la
neige; on ne vit plus à sa [)lace que cette nappe éblouis-
sante que sillonnait la foudre en s'y éteignant; on n'en-
tendit plus que les roulements du tonnerre et le siffle-
ment des eaux qui tourbillonnaient contre les rochers,
car les hommes groupés autour d'un cadavre et d'un
scélérat, dans la chambre à demi brisée, se taisaient glacés
par l'horreur, et craignaient que Dieu ne vînt à diriger
la foudre *.
1 . « U vécat et mourai avec des brigands. Ne voilà-t-il pas une
punition divine dans la famille de ce juge, pour expier en quelque
façon la mort cruelle et impitoyable de ce pauvre Grandier, dont
le sang crie rengeance? » ^Patin. lettre lxv, du 2£ décembre 1631. >
356 CINQ-MARS.
CHAPITRE XXIII
l'absence
L'absence est le plas grand des maax,
Non pas pour tous, craelle !
La FOIfTA.IKB.
Qui de nous n'a trouvé du charme à suivre des yeux
les nuages du ciel? Qui ne leur a envié la liberté de leurs
voyages au milieu des airs, soit lorsque, roulés en masse
par les vents et colorés par le soleil, ils s'avancent paisi-
blement comme une flotte de sombres navires dont la
proue serait dorée; soit lorsque, parsemés en légers
groupes, ils glissent avec vitesse, sveltes et allongés
comme des oiseaux de passage, transparents comme de
vastes opales détachées du trésor des cieux, ou bien
éblouissants de blancheur comme les neiges des monts
que les vents emportent sur leurs ailes ? L'homme est un
lent voyageur qui envie ces passagers rapides , rapides
moins encore que son imagination ; ils ont vu pourtant,
en un seul jour, tous les lieux qu'il aime par le souvenir
ou l'espérance, ceux qui furent témoins de son bonheur
ou de ses peines, et ces pays si beaux que l'on ne con-
naît pas, et où Ton croit tout rencontrer à la fois. U n'est
pas un endroit de la terre, sans doute, un rocher sau-
vage, une plaine aride où nous pa,ssons avec indifférence,
qui n'ait été consacré dans la vie d'un homme et ne
se peigne dans ses souvenirs ; car, pareils à des vais-
seaux délabrés, avant de trouver l'infâiflible naufrage,
nous laissons un débris de nous-mêmes sur tous les
écueils.
Où vont-ils les nuages bleus et sombres de cet orage
l'absengr. 357
des Pyrénées ? C'est le vent d'Afrique qui les pousse devant
lui avec une haleine enflammée ; ils volent, ils roulent sur
eux-mêmes en grondant, jettent des éclairs devant eux,
comme leurs flambeaux, et laissent pendre à leur suite
une longue traînée de pluie comme une robe vaporeuse.
Dégagés avec efforts des défilés de rochers qui avaient un
moment arrêté leur course, ils- arrosent, dans le Béarn,
le pittoresque patrimoine de Henri IV ; en Guienne, les
conquêtes de Charles VII ; dans la Saintonge, le Poitou, la
Touraine, celles de Charles V et de Philippe- Auguste, et,
se ralentissant enfin au-dessus du vieux domaine de Hugues
Capet, s'arrêtèrent en murmurant sur les tours de Saint-
Germain.
— Oh I madame, disait Marie de Mantoue à la Reino,
voy^z-vous quel orage vient du Midi ?
— Vous regardez souvent de ce côté, ma chère, répondit
Anne d'Autriche, appuyée sur le balcon.
— C'est le côté du soleil, madame.
— Et des tempêtes, dit la Reine, vous le voyez ; croyez-
ea mon amitié, mon enfant, ces nuages ne peuvent avoir
rien vu d'heureux pour vous. J'aimerais mieux vous voir
tourner les yeux vers le côté de la Pologne. Regardez à quel
beau peuple vous pourriez commander.
En ce moment, pour éviter* la pluie qui commençait,
le prince Palatin passait rapidement sous les fenêtres
de la Reine avec une suite nombreuse de jeunes Polonais
à cheval ; leurs vestes turques, couvertes de boutons de
diamants, d'émeraudes et de rubis, leurs manteaux verts
et gris de lin, les hautes plumes de leurs chevaux et leur
air d'aventure les faisaient briller d'un singulier éclat
auquel la cour s'était habituée sans peine. Ils s'arrêtèrent
un moment, et le prince salua deux fois, pendant que le
. léger animal qu'il montait marchait de côté, tournant
toujours le front vers les princesses ; se cabrant et hen-
358 , CINQ-llARS.
nissant, il agitait les crins de son cou et semblait saluer en
mettant sa tèie entre ses jambes ; toute sa suite répéta
cette même évolution en passant. La princesse Marie s'était
d'abord jetée en arrière, de peur que Ton ne distinguât
les larmes de ses yeux ; mais ce spectacle brillant et flat-
teur la fit revenir sur le balcon, et elle ne put s'empêcher
de s'écrier :
— Que le Palatin monte avec grâce ce joli cheval I U
semble n'y pas songer.
La Reme sourit :
— U sor.ge à celle qui serait sa reine demain si elle
voulait faire un signe de tète et laisser tomber sur ce
trône un regard de ses grands yeux noirs en amande, au
lieu d'accueillir toujours ces pauvres étrangers avec ce
petit air boudeur, et en faisant la moue comme à présent.
Anne d'Autriche donnait en parlant un petit coup
d'éventail sur les lèvres de Marie, qui ne put s'empêcher
de sourire aussi; mais à l'instant elle baissa la tête en se
le reprochant, et se recueillit pour reprendre sa tristesse
qui commençait à lui échapper. Elle eut même besoin de
contempler encore les gros nuages qui planaient sur le
château.
— Pauvre enfant, continua la Reine, tu fais tout ce que
tu peux pour être bien fidèle et te bien maintenir dans
la mélancolie de ton roman ; tu te fais mal en ne dor-
mant plus pour pleurer et en cessant de manger à table;
tu passes la nuit à rêver ou à écrire ; mais, je t'en avertis,
tu ne réussiras à- rien, si ce n'est à maigrir, à être moins
belle et à n'être pas reine. Ton Cinq-Mars est un petit am-
bitieux qui s'est perdu.
Voyant Marie cacher sa tête dans son mouchoir pour
pleurer encore, Anne d'Autriche rentra un moment dans
sa chambre en la laissant au balcon, et feignit de s'oc-
cuper à chercher des bijoux dans sa toilette ; elle revint
l'absence. 3!>d
bientôt lentemiînt et gravement se remettre à la fenêtre ;
Marie était plus calme, et regardait tristement la cam-
pagne, les collines de l'horizon, et l'orage qui s'étendait
peu à peu.
La Reine reprit avec un ton plus grave :
— Dieu a eu plus de bonté pour vous que vos impru-
dences ne fe méritaient peut-être, Marie; il vous a sauvée
d'un grand péril ; vous aviez voulu faire de grands sacri-
fices, mais heureusement ils ne se sont pas accomplis
comme vous l'aviez cru. L'innocence vous a sauvée de
l'amour; vous êtes comme une personne qui, croyant se
donner un poison mortel, n'aurait pris qu'une eau pure et
sans danger.
— Hélas I madame, que voulez-vous me dire ? Ne suis-
je pas assez malheureuse ?
— Ne m'interrompez pas, dit la Reine ; vous allez voir
avec d'autres yeux votre position présente. Je ne veux
point vous accuser d'ingratitude envers le Cardinal; j'ai
trop de raisons de ne pas l'aimer I j'ai moi-même vu
naître la conjuration. Cependant vous pourriez, ma
chère, vous rappeler qu'il fut le seul en France à vou-
loir, contre l'avis de la Reine-mère et de la cour, la
guerre du duché de Mantoue, qu'il arracha à l'Empire et
à l'Espagne et rendit au duc de Nevers votre père ; ici,
dans ce château même de Saint-Germain, fat signé le traité
qui renversait le duc de Guastalla *. Vous étiez bien
jeune alors... On a dû vous l'apprendre pourtant. Voici
toutefois que, par amour uniquement (je veux le croire
comme vous), un jeune homme de vingt-deux ans est prêt
à le faire assassiner...
— Oh ! madame, il en est incapable. Je vous jure qu'il
Ta refusé...
1. Le 19 mai 1632.
360 CIHQ-IIARS.
— Je vous ai priée, Marie, de me laissa parler. Je sais
qa*il est géaéreux et loyal; je veux croire que, contre
l'usage de notre temps, il ait assez de modération pour
ne pas aller jusque-là, et le tuer froidement, comme
le chevalier de Guise a tué le vieux baron de Luz, dans
la rue. Mais sera-t-il le maître de l'empêcher s'il le fiait
prendre à force ouverte? C'est ce que nous ne pou-
vons savoir plus que lui! Dieu seul sait l'avenir. Du
moins est-il sûr que pour vous il l'attaque, et, pour le
renverser, prépare la guerre civile, qui éclate peut-être
à l'heure même où nous parlons, une guerre sans suc-
cès 1 De quelque manière qu'elle tourne, il ne peut réus-
sir qu'à faire du mal, car Monsieur va abandonner la con-
juration.
— Quoi ! madame...
— Écoutez-moi, vous dis-je, j'en suis certaine, je n'ai
pas besoin de m'expliquer davantage. Que fera le grand
Ëcuyer? Le Roi, il l'a bien jugé, est allé consulter le
Cardinal. Le consulter, c'est lui céder; mais le traité
d'Espagne a été signé : s'il est découvert, que fera seul
M. de Cinq-Mars ? Ne tremblez pas ainsi, nous le sauve-
rons, nous sauverons ses jours, je vous le promets; il en
est temps... j'espère...
— Ah ! madame ! vous espérez I je suis perdue I s'écria
Marie affaiblie et s'évanouissant à moitié.
— Asseyons-nous, dit la Reine.
Et, se plaçant près de Marie, à l'entrée de la chambre,
ellle poursuivit :
— Sans doute Monsieur traitera pour tous les conjurés
wi traitant pour lui, mais l'exil sera leur moindre peine,
l'exil perpétuel. Voilà donc la duchesse de Nevers et de
Mantoue, ià princesse Marie de Gonzague, femme de
M. Henry d'Effiat, marquis de Cinq-Mars, exilé !
— Eh bien, madame I 4e le suivrai dans Texfi : c'est
l'absence. 361
mon devoir,. je suis sa femme!... s'écria Marie en san-
glotant; je voudrais déjà l'y savoir en sûreté.
— Rêves de dix-huit ans ! dit la Reine en soutenant
Marie. Réveillez-vous, enfant, réveillez-vous, il le faut ;
je ne veux nier aucune des qualités de M. de Cinq-Mars.
Il a un grand caractère, un esprit vaste, un grand cou-
rage; mais il ne peut plus être rien pour vous, et heu-
reusement vous n'êtes ni sa femme ni même sa fiancée.
— Je suis à lui, madame, à lui seul...
^— Mais sans bénédiction, reprit Annô d'Autriche, sans
mariage enfin : aucun prêtre ne l'eût osé ; le vôtre même
ne l'a pas fait, et me l'a dit. Taisez-vous, ajouta-t-elle en
posant ses deux belles mains sur la bouche de Marie,
taisez-vous! Vous allez me dire que Dieu a entendu,
vos serments, que vous ne pouvez vivre sans lui, que
vos destinées sont inséparables, que la mort seule peut
briser votre union : propos de votre âge, délicieuses chi-
mères d'un moment dont vous sourirez un jour, heu-
reuse de ne pas avoir à les pleurer toute votre vie. De
toutes ces jeunes femmes si brillantes que vous voyez au-
tour de moi, à la cour, il n'en est pas une qui n'ait eu,
à votre âge, quelque beau songe d'amour comme le
vôtre, qui n'ait formé de ces liens que l'on croit indisso-
lubles, et n'ait fait en secret d'étemels serments. Eh
bien, ces songes sont évanouis, ces nœuds rompus, ces
serments oubliés ; et pourtant vous les voyez femmes et
mères heureuses, entourées des honneurs de leur rang ;
elles viennent rire et danser tous les soirs... Je devine
encore ce que vous voulez me dire... Elles n'aimaient
pas autant que vous, n'est-ce pas ? Eh bien, vous vous
trompez, ma chère enfant ; elles aimaient autant et ne
pleuraient pas moins. Mais c'est ici que je dois vous ap-
prendre à connaître ce grand mystère qui fait votre déses-
poir, parce que vous ignorez le mal pu vous dévore.
21
862 CINQ-MARS.
Notre existence est double, mon amie : notre vie inië-
rieure, celle de nos sentiments, nous travaiîle avec vio-
lence, tandis que la vie extérieure nous domine malgré
nous. On n'est jamais indépendante des hommes, et
surtout dans une condition élevée. Seule, on se croit
maîtresse de sa destinée ; mais la vue de trois personnes
qui surviennent nous rend toutes nos chaînes en nous
rappelant notre rang et notre entourage. Que dis-je?
soyez enfermée et livrée à tout ce que les passions vous
feront naîtra de résolutions courageuses et extraordi-
naires, vous suggéreront de sacrifices merveilleux , il
suffira d'un laquais qui viendra vous demander vos
ordres pour rompre le charme et vous rappeler votre
existence réelle. C'est ce combat entre vos projets et
votre position qui vous tue ; vous vous en voulez intériecH
rement, vous vous faites d'amers reproches.
Marie détourna la tête.
— Oui, vous vous croyez bien criminelle. Pardonnez*
vous, Marie : tous les hommes sont des êtres -tellement
relatifs et dépendants les uns des autres, que je ne sais-
si les grandes retraites du monde, que nous voymis quel-
quefois, ne sont pas faites pour le monde même : le déses-
poir a sa recherche et la solitude sa coquett»ie. On pré-
tend que les plus sombres ermites n'ont pu se retenir
de s'informer de ce qu'on disait d'eux. Ce besoin de
l'opinion générale est un bien, en ce qu'il combat
presque toujours victorieuswnent ce qu'il y a de déréglé
dans notre imagination, et vient à l'aide des devoirs que
l'on oublie trop aisément. On éprouve, vous le sentirez,
j'espère, en reprenant son sort tel qu'A doit être, après
le sacrifice de ce qui détournait de la raison j la sati^ac-
tion d^un exilé qui rentre dans sa famille, d'un malade
qui revoit le jour et le soleil après une nuit troublée par
le cauchemar. C'est ce sentiment d'un être revenu, pour
l'absence. 363
ikinsi dire, à son état naturel, qui donne le calme que
vous voyez dans bien des yeux qui ont eu leurs larmes
aussi; car il est peu de femmes qui n'aient connu les
vôtres. Vous vous trouveriez parjure en renonçant à
Cinq-Mars? Mais rien ne vous lie; vous vous êtes plus
qu'acquittée envers lui en refusant, durant plus de deux ï
années, les mains royales qui vous étaient présentées. 1
Eh ! qu'a-t-il fait, après tout, cet amant si passionné ! 11 ;
8*est élevé pour vous atteindre ; mais l'ambition , qui
vous semble ici avoir aidé l'amour , ne pourrait-elle pas
ft*étre aidée de lin? Ce jeune homme me semble être
bien profond, bien calme dans ses ruses politiques, bien
indépendant dans ses vastes résolutions, dans ses mons-
trueuses entreprises, pour que je le croie uniquement
occupé de sa tendresse. Si vous n'aviez été qu'un moyen
au lieu d'un but, que diriez- vous?
— Je l'aimerais encore , répondit Marie. Tant qu'il
vivra, je lui appartiendrai. Madame.
— Mais tant que je vivrai, moi , dit la Reine avec fer-
meté, je m'y opposerai.
A ces derniers mots, la pluie et la grêle tombèrent sur
le balcon avec violence ; la Reine en profita pour quitter
brusquement la porte et rentrer dans les appartements,
où la duchesse de Chevreuse, Mazarin, M"*» de Guémenée
et le prince Palatin attendaient depuis un moment. La
Reine marcha au-devant d'eux. Marie se plaça dans
l'ombre près d'un rideau, afin qu'on ne vît pas la rougeur
de ses yeux. Elle ne voulut point d'abord se mêler à la
conversation trop enjouée ; cependant quelques mots atti-
rèrent son attention. La Reine montrait à la princesse de
Guémenée des diamants qu'elle venait de recevoir de Paris.
— Quant à cette couronne, elle ne m'appartient pas,
le Roi a voulu la faire préparer pour la future Reine de
Pologne ; on ne sait aai ce sera.
L
36/l CINQ-MARS.
Puis, se tournant vers le prince Palatin :
— Nous vous avons vu passer, prince; chez qui donc
alliez- vous ?
— Chez M"* la duchesse de Rohan, répondit le Polonais.
L'insinuant Mazarin, qui proûtait de tout pour cher-
cher à deviner les secrets et à se rendre nécessaire par
des confidences arrachées, dit en s'approchant de la
Reine.
— Cela vient à propos quand nous parlions de la cou-
ronne de Pologne.
Marie, qui écoulait , ne put soutenir ce mot devant
elle, et dit à M°*' de Guémenée, qui était à ses côtés :
' — Est-ce que M. de Chabot est roi de Pologne !
La Reine entendit ce mot, et se réjouit de ce léger
mouvement d'orgueil. Pour en développer le germe, elle
affecta une attention approbalive pour la conversation
qui suivit et qu'elle encourageait.
La princesse de Guémenée se récriait :
— Conçoit-on un semblable mariage ? on ne peut le
lui ôler de la tête. Enfin, cette même M"* de Rohan, que
nous vimes toutes si fière, après avoir refusé le comte de
Boissons, le duc de Weymar et le duc de Nemours,
n'épouser qu'un gentilhomme ! cela fait pitié, en vérité !
Oh allons-nous? on ne sait ce que cela deviendra.
Mazarin ajoutait d'un ton équivoque :
— Eh quoi! est-ce bien vrai? aimer! à la cour ! un
amour véritable, profond ! cela peut-il se croire?
Pendant ceci, la Reine continuait à fermer et rou-
vrir, en jouant, la nouvelle couronne.
— Les diamants ne vont bien qu'aux cheveux noirs,
dit-elle; voyons, donnez votre front, Marie...
Mais elle va à ravir, continua-t-elle.
— On la croirait faite pour madame la princesse, dit
le Cardinal.
j
L% TRAVAIL 365
— Je donnerais tout mon sang pour qu'elle demeurât
sur ce front, dit le prince Palatin.
Marie laissa voir, à travers les larmes qu'elle avait en-
core sur les joues, un sourire enfantin et involontaire,
comme un rayon de soleil à travers la pluie ; puis, tout
à coup, devenant d'une excessive rougeur, elle se sauva
en courant dans les appartements.
On riait. La Reine la suivit des yeux, sourit, donna sa
main à baiser à l'ambassadeur polonais, et se relira pour
écrire une lettre.
CHAPITRE XXIV
LE TRAVAIL
Peu d'espéranct) doiuent a^oir les pauvres et
menues gens au fait de ce monde, puisque si
grand Roj a tant souffert et tant trauaillé
PiiruppE DB Couines.
Un soir, devant Perpignan, il se passa une chose inac-
coutumée. Il était dbc heures, et tout dormait. Les opé-
rations lentes et presque suspendues du siège avaient
engourdi le camp et la ville. Chez les Espagnols on s'oc-
cupait peu des Français, toutes les communications étant
libres vers la Catalogne, comme en temps de paix ; et
dans l'armée française tous les esprits étaient travaillés
par cette secrète inquiétude qui annonce les grands évé-
nements. Cependant tout était calme en apparence ; on
n'entendait que le bruit des pas mesurés des sentinelles.
On ne voyait, dans la nuit sombre, que la petite lumière
rouge de la mèche toujours fumante de leurs fusils,
lorsque tout à coup le9 trompettes des Mousquetaires,
366 GINQ-MARS«
des Chevau-légers et des Gens d'armes sonnèrent presque
en même temps le boute-selle et à cheval. Tous les fac*
tionnaires crièrent aux armes, et on vit les sergents de
bataille, portant des flambeaux, aller de tente en tente^
une longue pique à la main, pour réveiller les soldats,,
les ranger en ligne et les compter. De longs pelotons
marchaient dans un sombre silence, circulaient dans les
rues du camp et venaient prendre leur place de bataille ;
on entendait le choc des bottes pesantes et le bruit du
trot des escadrons, annonçant que la cavalerie faisait les
mêmes dispositions. Après une demi-heure de mouve-
ments, les bruit cessèrent, les flambeaux s'éteignirent
et tout rentra dans le calme; seulement l'armée était de-
bout.
Des flambeaux intérieurs faisaient briller comme une
étoile Tune des dernières tentes du camp; on distinguait,
en approchant, cette petite pyramide blanche et transpa-
rente ; sur sa toile se dessinaient deux ombres qui allaient
et venaient. Dehors plusieurs hommes à cheval atten-
daient ; dedans étaient de Thou et Cinq-Mars.
A voir ainsi levé et armé à cette heure le pieux et sage
de Thou, on l'aurait pris pour un des chefs de la révolte.
Mais en examinant de plus près sa contenance sévère et
ses regards mornes, on aurait cpmpris bientôt qu'il la
blâmait et s'y laissait conduire et compromettre par une
résolution extraordinaire qui l'aidait à surmonter l'hor-
reur qu'il avait de l'entreprise en elle-même. Depuié le
jour où Henry d'Effiat lui avait ouvert son cceur et confie
tout son secret, il avait vu clairement que toute remon-
trance était inutile auprès d'un jeune homme aussi for-
tement résolu. Il avait même compris plus que M. de
Cinq-Mars ne lui avait dit, il avait vu dans l'union
secrète de son ami avec la princesse Marie un de ces
liens d'amour dont les fautes mystérieuses et fréquentes.
J
LE TRAVAIL. 367
les abandons voluptueux et involontaires, ne peuvent
être trop tôt épurés par les publiques bénédictions. Il
avait compris oe supplice impossible à supporter plus
longtemps d'un, amant, maître adoré de cette jeune per<-
sonne, et qui chacjpie jour était condamné à paraître de-
vant die en étranger et à recevoir les confidences poli-
tiques des mariages que l'on préparait pour elle. Le jour
oh il avait reçu son entière confession, il avait tout tenté
pour empêcher Cinq-Mars d'aller dans ses projets jus-
qu'à Talliance étrangère. 11 avait évoqué les plus graves
souvenirs et les meilleurs sentiments, sans autre résultat
que de rendre plus rude vis-à-vis de lui la résolution
invincible de son ami. Cinq-Mars, on s'en souvient, lui
avait dit durement : Ehl vous ai-je prié de prendre part
à la conjuration? et lui, il n'avait voulu promettre que
de ne pas le dénoncer, et il avait rassemblé toutes ses
forces contre l'amitié pour dire : N'attendez rien de plus
de ma pari si vous signez ce traité. Cependant Cinq-Mars
avait signé le traité , et de Thou était encore là, près de
lui.
L'habitude de discuter familièrement les projets de
son ami les lui avait peut-être rendus moins odieux ; son
mépris pour les vices du Cardinal-Duc, son indignation
de l'asservissement des Parlements, auxquels tenait sa
famille, et de la corruption de la justice ; les noms puis-
sants et surtout les nobles caractères des personnages
qui dirigeaient l'entreprise, tout avait contribué à adou-
cir sa première et douloureuse impression. Ayant une
fois promis le secret à M. de Cinq-Mars, il se considérait
comme pouvant accepter en détail toutes l?s confidences
secondaires ; et, depuis l'événement fortuit qui l'avait
compromis chez Marion de Lorme parmi les conjurés, il
se regardait comme lié par l'honneur avec eux, et en^
gagé à un silence inviolable Depuis ce temps il avait vu
368 CINQ-MARS.
Mon SIEUR, le duc de Bouillon et Fontrailles ; ils s'étaient
accoutumés à parler devant lui sans crainte, et hii à les
entendre sans colère. A présent les dangers de son ami
Tentratnaient dans leur tourbillon comme un aimant
invincible. Il souffrait dans sa conscience ; mais il suivait
Cinq-Mars partout où il allait, sans vouloir, par délicatesse
excessive, hasarder désormais une seule réflexion qui eût
pu ressembler à une crainte personnelle. 11 avait donné sa
vie tacitement, et eût jugé indigne de tous deux de faire
signe de la vouloir reprendre.
Le grand Écuyer était couvert de sa cuirasse, armé, et
chaussé de larges bottes. Un énorme pistolet était posé sur
sa table, entre deux flambeaux, avec sa mèche allumée ;
une montre pesante dans sa boite de cuivre devant le pis-
tolet. De Thou, couvert d'un manteau noir, se tenait im-
mobile, les bras croisés ; Cinq-Mars se promenait les bras
derrière le dos, regardant de temps à autre l'aiguille trop
lente à son gré ; il entr'ouvrit sa tente et regarda le ciel,
puis revint :
— Je ne vois pas mon étoils en haut, dit-il, mais n'im-
porte ! elle est là, dans mon cœur.
— Le temps est sombre, dit de Thou.
— Dites que le temps s'avance. 11 marche, mon ami, il
marche ; encore vingt minutes, et tout sera fait. L'armée
attend le coup de pistolet pour commencer.
De Thou tenait à la main un crucifix d'ivoire, et portait
ses regards tantôt sur la crobc, tantôt au ciel.
— Voici l'heure, disait-il, d'accomplir le sacrifice ; je ne
me repens pas, mais que la coupe du péché a d'amertume
pour mes lèvres I J'avais voué mes jours à l'innocence et
aux travaux de l'esprit, et me voici prêt à commettre le
crime et à saisir l'épée.
Mais, prenant avec force la main de Cinq-Mars :
— C'est pour vous, c'est pour vous, ajouta-t-il avec
1
lE TRAVAIL. 369
rélan d'un cœur aveuglément dévoué; je m'applaudis
de mes erreurs si elbs tournent à votre gloire, je ne vois
que votre bonheur dans ma faute. Pardonnez - nvoi un
moment de retour vers les idées habituelles de toute ma
vie.
Cinq-Mars le regardait fixement, et une larme coulait
lentement sur sa joue.
— Vertueux ami, dit-il, puisse votre faute ne retomber
que sur ma tète I Mais espérons que Dieu, qui pardonne à
œux qui aiment, sera pour nous ; car nou.^ sommes cri-
minels : moi par amour, et vous par amitié.
Mais tout à coup, regardant la montre, il prit le long
pistolet dans ses mains, et considéra la mèche fumante
d'un air farouche. Ses longs cheveux tombaient sur son
visage comme la crinière d'un jeune lion.
— Ne te consume pas, s'écria-t-il, brûle lentement! Tu
vas allumer un incendie que toutes les vagues de l'Océan
ne sauraient éteindre; la flamme va bientôt éclairer la
moitié d'un monde, et il se peut qu'on aille jusqu'au bois
des trônes. Brûle lentement, flamme précieuse, les vents
qui t'agiteront sont violents et redoutables : l'amour et la
haine. Conserve-toi, ton explosion va ratentir au loin, et
trouvera des échos dans la chaumière du pauvre et dans
le palais du roi. Brûle, brûle, flamme chétive, tu es pour
moi le sceptre et la foudre.
De Thou, tenant toujours la petite croix d'ivoire, disait
à voix basse :
— Seigneur, pardonnez-nous le sang qui sera versé ;
nous combattrons le méchant et l'impie !
Puis, élevant la voix :
— Mon ami, la cause de la vertu triomphera, dit-il,
elle triomphera seule. C'est Dieu qui a permis que le
traité coupable ne nous parvînt pas : ce qui faisait le crime
est anéanti^ sans doute ; nous combattrons sans l'étranger,
21.
370 CINQ-MARS.
et peut - être même ne combattrons - nous pas ; Dieu
changera le cœur du roi.
— Voici l'heure, voici, l'heure ! dit Cinq-Mars les yeux
attachés sur la montre avec une sorte de rage joyeuse:
encore quelques minutes, et les Cardinalistes du camp se-
ront écrasés ; nous marcherons sur Narbonne, il est là...
Donnez ce pistolet.
A ces mots, il ouvrit brusquement sa tente et prit la
mèche du pistolet.
— Courrier de Paris I courrier de la cour I cria une voix
au dehors.
£t un homme couvert de sueur, haletant de fatigue, se
jeta en bas de son cheval, entra, et remit une petite lettre
à Cinq-Mars.
— De la Reine, Monseig.ieur. dit-il.
Cinq-Mars pâlit, et lut :
< Monsieur le marquis de Cinq-Mars,
« Je vous fais cette lettre pour vous conjurer et prier
de rendre à ses devoirs notre bien-aimée fille adoptive
et amie, la princesse Marie de Gonzague, que votre affec-
tion détourne seule du royaume de Pologne à elle offert.
J'ai sondé son âme ; elle est bien jeune encore, eifai lieu
de croire qu'elle accepterait la couronne avec moins d^ ef-
forts et de douleur que vous ne le pemez peut-être.
« C est pour elle que vous avez entrepris une guerre,
qui va mettre à feu et à sang mon beau et cher pays de!
France; je vous conjure et supplie d'agir en gentil-'
homme, et de délier noblement la duchesse de Mantoue
des promesses qu'elle aura pu vous faire. Rendez ainsi le
repos à son âme et la paix à notre cher pays.
« La reine, qui se ictte à vos pieds, s'il le faut.
< Anne. »
■'H
LE TRAVAIL. 371
Cinq-Mars remit avec calme le pistolet sur la table ; son
premier mouvement avait fait tourner le canon contre Im-
méme I cependant il le remit, et, saisissant vite un crayon,
écrivit sur le revers de la même lettre :
<r Madame,
« Marie de Gonzague étant ma femme, ne peut être
reine de Pologne qu'après ma mort ; je meurs.
« Cino-Mars. »
Et comme s'il n'eût pas voulu se donner un instant de
réflexion, la mettant de force dans la main du courrier:
— A cheval I à cheval I lui dit-il d'un ton furieux : si tu
demeures un instant de plus, tu es mort.
Il le vit partir et rentra.
Seul avec son ami, il resta un instant debout m ils pâle,
mais l'œil fixe et regardant la terre comme un insensé, il
se sentit chanceler.
— De Thou I s'écria-t-il.
— Que voulez-vous, ami, cher ami ? je suis près de
vous. Vous venez d'être grand, bien grand I sublime I
— De Thou ! cria-t-il encore d'une vobc étouffée.
Et il tomba la face contre terre, comme tombe un ar-
bre déraciné.
Les vastes tempêtes prennent différents aspects, selon
les climats où elles passent ; celles qui avaient une éten-
due terrible dans les pays du nord se rassemblent, dit-
on, en un seul nuage sous la zone torride, d'autant plus
redoutables qu'elles laissent à Thorizon toute sa pureté,
et que les vagues en fureur réfléchissent encore l'azur
du ciel en se teignant du sang de l'homme. Il en est de
même des grandes passions : elles prennent d'étranges
aspects, selon nos caractères ; mais qu'elles sont terribles
372 GINQ-MARS.
dans les cœurs vigoureux qui ont conservé leur force sous
le voile des formes sociales I Quand la jeunesse et le déses-
poir viennent à se réunir, on ne peut dire à quelles fureurs
ils se porteront, ou quelle sera leur résignation subite ;
on ne sait si le volcan va faire éclater la montagne, ou
s'il s'éteindra tout à coup dans ses entrailles.
De Thou épouvanté releva son ami, le sang ruisselait
par ses narines et ses oreilles ; il Taurait cru mort si des
torrents de larmes n'eussent coulé de ses yeux ; c'était
le seul signe de sa vie : mais tout à coup il rouvrit ses
paupières, regarda autour de lui, et, avec une force de tète
extraordinaire, reprit toutes ses pensées et la puissance
de sa volonté.
— Je suis en présence des hommes, dit-il, il faut en
finir avec eux. Mon ami, il est onze heures et demie ;
l'heure du signal est passée ; donnez pour moi Tordre de
rentrer dans les quartiers; c'était une fausse alerte que
j'expliquerai ce soir même.
De Thou avait déjà senti l'importance de cet ordre : il
sortit et revint sur-le-champ; il retrouva Cinq-Mars assis
calme, et cherchant à faire disparaître le sang de son vi-
sage.
— De Thou, dit-il en le regardant fixement, retirez*
vous, vous me gênez.
— Je ne vous quitte pas, répondit celui-ci.
— Fuyez, vous dis-je, les Pyrénées ne sont pas loin.
Je ne sais plus parler longtemps, même pour vous ; mais
si vous restez avec moi vous mourrez, je vous en avertis.
— Je reste, dit encore de Thou.
— Que Dieu vous préserve donc I reprit Cinq-Mars,
car je n'y pourrai rien, ce moment passé. Je vous laisse
ici. Appelez Fontrailles et tous les conjurés, distribuez-
leur ces passe-ports, qu'ils s'enfuient sur-le-champ ; di-
tes-leur que tout est manqué et que je les remercie. Pour
LE TRAVAIL. 373
VOUS, encore une fois, partez avec eux, je vous le de-
mande; mais, quoi que vous fassiez, sur votre vie, ne me
suivez pas. Je vous jure de ne point . me frapper moi-
même.
 ces mots, serrant la main de son ami sans le regar-
der, il s'élança brusquement hors de sa tente.
Cependant à quelques lieues de là se tenaient d'autres
discours. A Narbonne, dans le même cabinet où nous vîmes
autrefois Richelieu régler avec Joseph les intérêts de l'État,
étaient encore assis ces deux hommes, à peu près les
mêmes; le ministre, cependant, fort vieilli par trois ans
de souffrances, et le capucin aussi effrayé du résultat de
ses voyages que son maître était tranquille.
Le Cardinal, assis dans sa chaise longue et les jambes
liées et entourées d'étoffes chaudes et fourrées, tenait
sur ses genoux trois jeunes chats qui se roulaient et se
culbutaient sur sa robe rouge; de temps en temps il en
prenait un, et le plaçait sur les autres pour perpétuer leurs
jeux ; il riait en les regardant ; sur ses pieds était couchée
leur mère, comme un énorme manchon et une fourrure
vivante.
Joseph, assis près de lui, renouvelait le récit de tout ce
qu'il avait entendu dans le confessionnal; pâlissant encore
du danger qu'il avait couru d*être découvert ou tué par
Jacques, il finit par ces paroles :
— Enfin, monseigneur, je ne puis m'empêcher d'être
troublé jusqu'au fond du cœur lorsque je me rappelle les
périls qui menaçaient et menacent encore Votre Émi-
nence. Des spadassins s'offraient pour vous poignarder ;
je vois en France toute la cour soulevée contre vous, la
moitié de l'armée, et deux provinces ; à l'étranger, l'Es-
pagne et l'Autriche prêtes à fournir des troupes ; partout
des pièges ou des combats . des polisnards ou des ca-
nons I...
374 GINQ-MARS.
Le Cardinal bâilla trois fois sans cesser soa jeu, et dit :
— C'est un bien joli animal qu'un chat ! c'est un tsf gre
de salon : quelle souplesse ! quelle finesse extraordinaire !
Voyez ce petit jaune qui fait semblant de dormir pour que
l'autre rayé ne prenne pas garde à lui, et tombe sur son
frère ; et celui-là, comme il le déchire I voyez comme il
lui enfonce ses griffes dans le côté ! Il le tuerait, je crois,
il le mangerait, s'il était plus fort I C'est très-plaisant !
quels jolis animaux.
Il toussa, éternua assez longtemps, puis reprit :
— Messire Joseph, je vous ai fait dire de ne me parlar
d'affaires qu'après mon souper ; j'ai faim maintenant, et ce
n'est pas mon heure; mon médecin Chicot m'a re-
commandé la régularité, et j'ai ma douleur au côté. Voici
quelle sera ma soirée, ajouta-t-il en regardant l'horloge :
à neuf heures, nous réglerons les affaires de M. le Grand ;
à dix, je me ferai porter autour du jardin pour prendre
l'air au clair de la lune ; ensuite je dormirai une heure ou
deux ; à minuit, le Roi viendra, et à quatre heures vous
pourrez repasser pour prendre les divers ordres d'arres-
tations, condamnations ou autres que j'aurai à vous
donner pour les provinces, Paris ou les armées de Sa
Majesté.
Richelieu dit tout ceci avec le même son de voix et une
prononciation uniforme, altérée seulement par l'af-
faiblissement de sa poitrine et la perte de plusieurs
dents.
Il était sept heures du soir ; le capucin se retira. Le
Cardinal soupa avec la plus grande tranquillité» et quand
l'horloge frappa huit heures et demie, il fit appeler Joseph,
et lui dit lorsqu'il fut assis près de la table :
— Voilà donc tout ce qu'ils ont pu faire contre moi
pendant plus de deux années ! Ce sont de pauvres gens,
en vérité I Le duc de Rouillon môme, que je croyais
LE TRAVAIL. ' 375
assez capable, se perd tout à fait dans mon esprit par ce
trait ; je l'ai suivi des yeux, et, je te le demande, a-t-il
fait un pas digne d'un véritable homme d*État. Le Roi,
Monsieur, et tous les autres, n'ont fait que se monter la
tête ensemble contre moi, et ne m'ont seulement pas en-
levé un homme. 11 n'y a que ce petit Cinq-Mars qui ait de
la suite dans les idées ; tout ce qu'il a fait était conduit
d'une manière surprenante : il faut lui rendre justice, il
avait des dispositions ; j'en aurais fait mon élève sans la
roideur de son caractère ; mais il m'a rompu en visière,
j'en suis bien fâché pour lui. Je les ai tous laissés nager
plus de deux ans en pleine eau ; à présent tirons le
filet.
— Il en est temps, monseigneur, dit Joseph, qui souveht
frémissait involontairement en parlant : savez-vous que de
Perpignan à Narbonnele trajet est court? savez-vous que,
si vous avez ici une forte armée, vos troupes du camp sont
faibles et incertaines ? que cette jeune noblesse est furieuse,
et que le Roi n'est pas sûr?
Le Carcfinal regarda l'horloge.
— 11 n'est encore que huit heures et demie, mons
Joseph ; je vous ai déjà dît que je ne m'occuperais de cette
affaire qu'à neuf heures. En attendant, comme il faut
que justice se fasse, vous allez écrire ce que j'ai à vous
dicter, car j'ai la mémoire fort bonne. 11 reste encore au
inonde, je le vois sur mes notes, quatre des juges d'Ur-
bain Grandier ; c'était un homme d'un vrai génie que cet
Urbain Grandier (ajouta-t-il avec méchanceté ; Joseph
mordit ses lèvres) ; tous ses autres juges sont morts mi-
sérablement ; il reste Roumain, qui sera pendu comme
contrebandier ; nous pouvons le laisser tranquille : mais
voici cet horrible Lactance, qui vit en paix avec Barré et
Mignon. Prenez une plume et écri^'^z à M. l'évéque de
Poitiers :
L
37Ô CINQ-MARS.
c Monseigneur,
« Le bon plaisir de Sa Majesté est que les pères Barré
et Mignon soient remplacés dans le«rs cures, et envoyés
dans le plus court délai dans la ville de Lyon, ainsi que
le père Lactance, capucin, pour y être traduits devant un
tribunal spécial, comme prévenus de quelques criminelles
intentions envers l'État. »
Joseph écrivait aussi froidement qu'un Turc fait tomber
une tète au geste de son maître.
Le Cardinal lui dit en signant la lettre :
— Je vous ferai savoir comment je veux qu'ils dispa-
raissent ; car il est important d'effacer toutes les traces de
cet ancien procès. La Providence m'a bien servi en enle-
vant tous ces hommes ; j'achève son ouvrage. Voici tout
ce qu'en saura la postérité.
Et il lut au capucin cette page de ses Mémoires où il
raconte la possession et les sortilèges du magicien ^.
Pendant sa lente lecture, Joseph ne pouvait s'empêcher
de regarder l'horloge.
— Il te tarde d'en venir à M. le Grand, dit enfin le
Cardinal ; eh bien , pour te faire plaisir , passons-y. Tu
crois donc que je n'ai pas mes raisons pour être tran-
quille ? Tu crois que j'ai laissé aller ces pauvres conspi-
rateurs trop loin ? Non. Voici de petits papiers qui te ras-
sureraient situ les connaissais. D'abord, dans ce rouleau
de bois creux, est le traité avec l'Espagne, saisi à Oloron.
Je suis très satisfait de Laubardemont : c'est un habile
homme !
Le feu d'une féroce jalousie brilla sous les épais sourcils
de Joseph.
*. Voyez les Mémoires de Richelieu, Collection dei JUémoires,
i. XXVIII, p. 139.
V
XE TRAVAIL. 377
— Ah I monseigneur, dit-il, ignore à quel homme il Ta
arraché ; il est vrai qu'il )'a laissé mourir, et sous ce rap-
port on n'a pas à se plaindre ; mais enfin il était l'agent de
la conjuration : c'était son fils.
— Dites- vous la vérité ? dit le Cardinal d'un air sévère ;
oui, car vous n'oseriez pas mentir avec moi. Comment
Tavez-vous su?
— Par les gens de sa suite, monseigneur ; voici leurs
rapports ; ils comparaîtront.
Le Cardinal examina ces papiers nouveaux et ajouta :
— Donc nous allons l'employer encore à juger nos con-
jurés, et ensuite vous en ferez ce que vous voudrez, je
vous le donne. "
Joseph, joyeux, reprit ses précieuses dénonciations et
continua :
— Son Éminence parle de juger des hommes encore
armés et à cheval ?
— Us n'y sont pas tous. Lis cette lettre de Monsieur h
Chavigny ; il demande grâce, il en a assez. Il n'osait
même pas s'adresser à moi le premier jour, et n'élevait
pas sa prière plus haut que les genoux d'un de mes ser-
viteurs *.
1. COPIE TEXTUELLE DE LA CORRHMNDANCE DE MONSIEUR
ET DU CARDINAL DE RICHELIEU.
A Monsieur de Chavigny.
« Monsieur de Ghavi;nv,
K Encore queje croie que vous n'êtes pas satisfait de moy, et que
véritablement vous en ayez sujet, je ne laisse pas de vous prior de
travailler à mon accomodement avec Son Éminence, et d attendre
cet effet de la véritable affection que vous avez pour moy, qui Je crois,
sera encore plus grande que votre colère. Vous sçavez le besoin que
yai qae vous me tiriez de la Deioe où ie suis. Vous l'avez déjà fait
378 CtNQ-MARS.
Mais le lendemain il a repris courage et m'a envoyé
celle-ci à moi-même *, et une troisième pour le Roi.
Son projet TétouiTait, il n'a pas pu le garder. Mais on ne
m'apaise pas à si peu de frais, il me faut une confession
détaillée, ou bien je le chasserai du royaume. Je le lui ai
fait écrire ce matin ^.
Quant au magnifique et puissant duc de Bouillon, sei«
gneur souverain de Sedan et général en chef des armées
d'Italie, il vient d'être saisi par ses officiers au milieu de
ses soldats, et s'était caché dans une botte de paille. 11
reste donc encore seulement mes d^ix jeunes voisins.
deux fois auprès de Son Éminence. Jevoas jure que ce sera lader-
DÎ^ fois que je vous donnerai de pareils employs.
« Gaston d'Orléans. »
î. A Son Excellence le Cardinal' D tu.
M Mon cousin,
« Ce mesconnoissant M. le Grand est homme du monde le plos
coupable de vous avoir dépleu ; les grâ^s qu'il rocevoit de Sa Majesté ,
m'ont toujours fait garder de lui et de tous ses artiûces ; mais c'est
pourvous^ mon Cousin, quej^; conserve mon estime et mon amitié
tout entière... Je suis louclié d'un véritable repentir d'avoir encore
manqué à la fidélité que je dois au Roy, monseigneur, et je prends |
Dieu à témoin de la sincérité avec laquelle je serai toute ma vie la
plus fidèle de vos amis, et avec la mesme passion que je suis,
« Mon Cousin»
« Votre affectionné Cousin,
« Gaston. »
2. Réponse du Cardinal,
« Monsieur,
«( Puisque Dieu veut ^ue les hommes aient recours à une iogénae
et entière confession pour être absous de leurs fautes en ce monde
J6 vous enseigne le chemin que vous devez tenir pour vons tirer de
peine. Votre Altesse a bien commencé, c'est à elle d'achever. C'est
tout ce que je puis vous dire. »
LE TRAVAIL. 379
Us s'imaginèrent avoir le camp tout entier à leurs ordres ,
et il ne leur demeure attaché que les Compagnies rouges ;
tout le reste, étant à Monsieur, n'agira pas, et mes régi-
ments les arrêteront. Cependant j'ai permis qu'on eût
l'air de leur obéir. S'ils donnent le signal à onze heures
et demie, ils seront arrêtés aux premiers pas, sinon le
Roi me les livrera ce soir... N'ouvre pas tes yeux étonnés;
il va me les livrer, te dis-je, entre minuit et une heure.
Vous voyez que tout s'est fait sans vous, Joseph ; nous
nous en passons fort bien, et, pendant ce temps-là, je ne
vois pas que nous ayons reçu de grands services de vous;
vous vous négligez.
— Ah ! monseigneur, si vous saviez ce qu'il m'a fallu
-de peines pour découvrir le chemin des messagers du
traité ! Je ne l'ai su qu'en risquant ma via entre ces deux
jeunes gens...
Ici le Cardinal se mit à rire d'un air moqueur du fond
de son fauteuil.
— Tu devais être bien ridicule et avoir bien peur dans
cette boîte, Joseph, et je pense que c'est la première fois
de ta vie que tu aies entendu parler d'amour. Aimes-tu ce
langage-là, père Joseph ? et, dis-moi, le comprends-tu
bien clairement ? Je ne crois pas que tu t'en fasse une idée
très-belle.
Richelieu, les bras croisés, regardait avec plaisir son
capucin interdit, et poursuivit du ton persifleur d'un grand
seigneur qu'il prenait quelquefois, se plaisant à faire
passer les plus nobles expressions par les lèvres les plus
impures :
— Voyons, Joseph, fais-moi une définition de l'amour
sdon tes idées. Qu'est-ce que cela peut être ? car, enfin,
tu vois que cela existe ailleurs que dans les romans. Ce
bon jeune homme n'a fait toutes ces petites conjurations
que par amour. Tu l'as entendu toi-même de tes oreilles
380 CINQ-MARS.
indignes. Voyons, qu'est-ce que Tamour ? Moi, d'abord,
|e n'en sais rien.
Cet homme fut anéanti et regarda le parquBt avec l'œil
stupide de quelque animal ignoble. Après avoir cherché
longtemps, il répondit enfin d'une voix traînante et
nasillarde :
— Ce doit être quelque fièvre maligne qui égare le
cerveau ; mais, en vérité, monseigneur, je vous avoue
que je n'y avais jamais réfléchi jusqu'ici, et j'ai toujours
été embarrassé pour parler à une femme ; je voudrais
qu'on pût les retrancher de la société, car je ne vois pas
à quoi elles servent, si ce n'est à faire découvrir des
secrets, comme la petite duchesse ou comme Manon de
Lorme, que je ne puis trop recommander à Votre Émi-
nence. Elle a pensé à tout, et a jeté avec beaucoup
d'adresse notre petite prophétie au milieu de ces conspi-
rateurs. Nous n'avons pas manqué le merveilleux *, cette
fois, comme pour le siège d'Hesdin ; il ne s'agira plus que
de trouver une fenêtre par laquelle vous passerez le jour
de l'exécution.
— Voilà encore de vos sottises, monsieur ? dit le Car-
dinal ; vous me rendrez aussi ridicule que vous, si vous
continuez. Je suis trop fort pour me servir du ciel, que
cela ne vous arrive plus. Ne vous occupez que des gens
que je vous donne : je vous ai fait votre part tout à
l'heure. Quand le grand Écuyer sera pris, vous le ferez
juger et exécuter à Lyon. Je ne veux plus m'en mêler,
cette affaire est trop petite pour moi ; c'est un caillou sous
mes pieds, auquel je n'aurais pas dû penser si longtemps.
1 . En 1638, le prince Thomas ayant fait lever le siège d'Hesdin,
le Cardinal en fut Irès-peiné. Une religieuse du couvent du Mont-
Calvaire avait dit que la \ictoire seroit au Roy, et le père Joseph
vonloil ainsi que l'on crût que le Ciel protégeoit le ministre.
{JUémoirei pour Vhistoire du Cardinal de Richelieu»
LE TRAVAIL. 381
Joseph se tut. Il ne pouvait comprendre cet homme
qui, entouré d'ennemis armés, parlait de l'avenir comme
d'un présent à sa disposition, et du présent comme d'un
passé qu'il ne craignait plus. Il ne savait s'il devait le
croire fou ou prophète, inférieur ou supérieur à l'hu-
manité.
Sa surprise redoubla lorsque Chavigny entra précipi-
tamment, et, heurtant ses bottes fortes contre le tabouret
du Cardinal, de manière à courir les risques de tomber,
s*écria d'un air fort troublé :
— Monseigneur, un de vos domestiques arrive de Per-
pignan, et il a vu le camp en rumeur et vos ennemis h
cheval...
— Ils mettront pied à terre, monsieur, répondit Ri-
chelieu en replaçant son tabouret; vous me paraissez
manquer de calme.
— Mais... mais... monseigneur, ne faut-il pas avertir
M. de Fabert?
— Laissez-le dormir, et allez vous coucher vous-même,
ainsi que Joseph.
— Monseigneur, une autre chose extraordinaire : le Roi
vient.
— En effet, c'est extraordinaire, dit le ministre en re-
gardant l'horloge ; je ne l'attendais que dans deux heures.
Sortez tous deux.
Bientôt on entendit un bruit de bottes et d'armes qui
annonçait l'arrivée du prince. On ouvrit les deux battants ;
les gardes du Cardinal frappèrent trois fois leurs piques
sur le parquet, et le Roi parut.
Il marchait en s'appuyant sur une canne de jonc d'un
c6té, et de l'autre sur l'épaule de son confesseur, le père
Sirmond, qui se retira et le laissa avec le Cardinal. Celui-
ci s'était levé avec la plus grande peine et ne put faire un
pas au devant du Rou parce que ses jambes malade»
332 CINQ-MAR^.
étaient enveloppées. Il fit le geste d*aider le prince à s'as-
seoir près du feu, en faœ de lui. Louis Xlli tomba dans
un grand fauteuil garni d'oreillers,* demanda et but un
verre d'élixir préparé pour le fortifier contre les évanouis-
sements fréqurats que lui causait sa maladie de langueur,
fit un geste pour éloigner tout le monde, et seul avec Ri-
chelieu, lui parla d'une v(« languissante :
— Je m'en vais, mon cher Cardinal ; je sens que je m'en
vais à Dieu : je m'affaiblis de jour en jour, ni l'été ni l'air
du Midi ne m'ont rendu mes forces.
— Je précéderai Votre Majesté, répondit le ministre ;
la mort a déjà conquis mes jambes, vous le voyez ; mais
tant qu'il me restera la tête pour penser et la main pour
écrire, je serai bon pour votre service.
— Et je suis sur que votre intention était d'ajouter : le
cœur pour m'aimer, dit le Roi.
— Votre Majesté ea peut-elle douter? répondit le Car-
dinal en fronçant le sourcil et se mordant les lèvres par
l'impatience que lui donnait ce début.
' — Quelquefois j'en doute, répondit le prince ; tenez, j'ai
besoin de vous parler à cœur ouvert, et de me plaindre
de vous à vous-même. 11 y a deux choses que j'ai sur la
conscience depuis trois ans : jamais je ne vous en ai
parlé, mais je vous en voulais en secret, et môme, si
quelque chose eût été capable de me faire consentir à
des propositions contraires à vos intérêts, c'eût été ce sou-
venir.
C'était là de cette sorte de franchise propre aux carac- '
tères faibles, qui se dédonmiagent ainsi, en inquiétant
leur dominateur, du mal qu'ils n'osent pas lui faire com-
plètement, et se vengent de la sujétion par une contro-
verse puérile. Richelieu reconntrt à ces paroles qu'il avait
couru un grand danger ; mais il vit en même temps le
besoin de confesser, pour ainsi dire, toute sa rancune ;
LE TRAVAIL. 383
et, pour faciliter l'explosion de ces importants aveux, il
accumula les protestations qu'il croyait les plus propres
à impatienter le Roi.
— Non, non, s'écria enfin celui-ci, je ne croirai rien
tant que vous ne m'aurez pas expliqué ces deux choses
qui me reviennent toujours à l'esprit, et dont on me par-
;ait dernièrement encore, et que je ne puis justifier par
aucun raisonnement: je veux dire le procès d*Urbain
Grandier, dont je ne fus jamais bien instruit, et les motifs
de votre haine pour ma malheureuse mère et même contre
sa cendre.
— N'est-ce que cela. Sire? dit Richelieu. Sont-ce là
ïXïGs seules fautes? Elles sont faciles à expliquer. La pre-
mière affaire devait être soustraite aux regards de Votre
Majesté par ses détails horrbles et dégoûtants de scandale.
11 y eut^ certes, un art qui ne peut être regardé comme
coupable à nommer magie des crimes dont le nom révolte
la pudeur, dont le récit eût révélé à l'innocence de dange-
reux mystères ; ce fut una sainte ruse, pour dérober aux
yeux des peuples ces impuretés...
— Assez, c'en est assez, Cardinal, dit Louis XIII, dé-
tournant la tète et baissant les yeux en rougissant ; je ne
puis en entendre davantage ; je vous conçois, ces tableaux
m'offenseraient ; j'approuve vos motifs, c'est bon. On ne
m'avait pas dit cela ; on m'avait caché ces vices affreux.
Vous êtes-vous assuré des preuves de ces crimes ?
— Je les eus toutes entre les mains. Sire ; et quant à
la glorieuse Reine Marie de Médicis, je suis étonné que
Votre Majesté oublie combien je lui fus attaché. Oui, je ne
crains pas de l'avouer, c'est à elle que je dus toute mon
élévation ; elle daigna la première jeter les yeux sur l'é-
vêque de Luçon, qui n'avait alors que vingt-deux ans, poui
rapprocher d'elle. Combien j'ai souffert lopsqu'elle me
força de la combattre dans l'intérêt de Votre Majesté. Mais,
V
ml
38& CINQ-MARS.
comme ce sacrifice fut fait pour vous, je n'en eus et n'en
aurai jamais aucun scrupule.
— Vous, à la bonne heure ; mais moi, dit le prince avec
amertume.
— Eh ! Sire, s'écria le Cardinal, le Fils de Dieu * lui-
même vous en donna Fexemple ; c'est sur le modèle de
toutes les perfections que nous réglâmes nos avis ; et si
les monuments dus aux précieux restes de votre mère
ne sont pas encore élevés. Dieu m'est témoin que ce fut
dans la crainte d'affliger votre cœur et de vous rappeler
sa mort, que nous en retardâmes les travaux. Mais béni
soit ce jour où il m'est permis de vous en parler! je dirai
moi-même la première messe à Saint- Denis , quand
nous Ty verrons déposée, si la Providence m'en laisse la
force.
Ici le Roi prit un visage un peu plus affable, mais tou-
jours froid, et le Cardinal, jugeant qu'il nuirait pas plus loin
pour ce soir dans la persuasion, se résolut tout à coup à
faire la plus puissante des diversions et à attaquer
Fennemi en face. Continuant donc à regarder fix^nent le
Roi, il dit froidement :
— Est-ce donc pour cela que vous avez permis ma
mort?
— Moi? dit le Roi : on vous a trompé; j'ai bien en-
tendu parler de conjuration, et je voulais vous en dire
1. En 1639, le Roi consulta son conseil sur la supplique de sa
mère exilée pour rentrer en France ; Richelieu répondit :
« Qui peut douter qu'il ne soit permis à un prince de se séparer
d'une mère pour des considérations importantes?... Le Fils de Dieu
n'a point fait difficulté de se séparer an temps de sa mère, et de la
laisser en peine quelques jours. La réponse qu'il fit à sa mère, lors-
qu'elle s'en plaignoit, apprend aux Roys que ceux à qui Dieu a com-
mis le soin du bien général d*un royaume doivent toujours le pré-
irer à toutes fes obligation» particulières. » ^Relation de Jf . d€
fontrailles.)
LE TRAVAIL. 385
quelque chose ; mais je n'ai rien ordonné contre vous.
— Ce n'est pas ce que disent les conjurés, Sire ; ce-
pendant j'en dois croire Votre Majesté, et je suis bien aise
pour elle que l'on se soit trompé. Mais quels avis daignez^
vous me donner ?
— Je... voulais vous dire franchement entre nous que
vous feriez bien de prendre garde à Monsieur...
— Ah ! Sire, je ne puis le croire à présent, car voici
une lettre qu'il vient de m'envoyer pour vous, et il sem-
blerait avoir été coupable envers Votre Majesté même.
Le Roi, étonné, lut :
c Monseigneur,
« Je suis au désespoir d*avoip encore manqué à la
fidélité que je dois à Votre Majesté; je la supplie très-
humblement d'agréer que je lui en demande un million
de pardons, avec un compliment de soumission et de re-
pentance.
« Votre très-humble sujet,
« Gaston. »
— Ou*est-ce que cela veut dire? s'écria Louis ; osaient-
ils s'armer contre moi-même aussi?
— Aussi! dit tout bas le Cardinal, se mordant les
lèvres ; puis il reprit : — Oui, Sire, aussi ; c'est ce que me
ferait croire jusqu'à un certain point ce petit rouleau de
papiers.
Et il tirait, en parlant, un parchemin roulé d'un mor-
ceau de bois de sureau creux, et le déployait sous les yeux
du Roi.
— C'est tout simplement un traité avec l'Espagne ,
auquel, par exemple, je ne crois pas que Votre Majesté
ait souscrit. Vous pouvez en voir les vingt articles imz
23
oB6 CINQ-MARS.
en règle *. Tout est prévu, la place de sûreté, le nombre
des troupes, les secours d'hommes et d'argent.
— Les traîtres ! s'écria Louis agité, il faut les faire sai-
sir : mon frère renonce et se repent ; mais faites arrêter le
duc de Bouillon...
— Oui, Sire.
— Ce sera difiicile au milieu de son armée d'Italie.
— Je réponds de son arrestation sur ma tète, Sire : mais
ne reste-t-il pas un autre nom ?
— Lequel?... quoi?... Cinq-Mars? dit le Roi en balbu-
tiant.
— Précisément, Sire, dit le Cardinal.
-^Je le vois bien... mais je crois que Ton pour-
rait...
— Écoutez-moi, dit tout à coup Richelieu d'une voix
tonnante, il faut que tout finisse aujourd'hui. Votre favori
est à cheval à la tète de son parti ; choisissez entre lui et
moi. Livrez l'enfant à l'homme ou l'homme à l'enfant, il
n'y a pas de milieu.
— Ehl que voulez-vous donc si je vous favorise? dit le
Roi.
— Sa tête et celle de son confident.
— Jamais... c'est impossible! reprit le roi avec hor-
reur et tombant dans la même irrésolution où il était avec
Cinq-Mars contre Richelieu. Il est mon ami aussi bien que
vous ; mon cœur souffre de Hdée de sa mort. Pourquoi
aussi n'étîez-vous pas d'accord tous les deux? pourquoi
cette division ? C'est ce qui l'a amené jusque-là. Vous avez
fait mon désespoir : vous et lui, vous me rendez le plus
malheureux des hommes !
Louis cachait sa tête dans ses deux mains en pariant
1. Les articles de ce traité sont rapportés on détail dans la Rtîa»
iion de Fontraillct] voir les notes.
LE TRAVAIL. 387
et peut-être versait-il des larmes ; mais Tinflexible mi-
nistre le suivait des yeux comme on regarde sa proie, et
sans pitié, sans lui accorder un moment pour respirer,
profita au contraire de ce trouble pour parler plus long-
temps.
— Est-ce ainsi, disait-il, avec une parole dure et froide,
que vous vous rappelez les commandements que Dieu
même vous a faits par la bouche de votre confesseur?
Vous me dites un jour que l'Église vous ordonnait expres-
sément de révéler à votre premier ministre tout ce que
vous entendriez contre lui, et je n'ai jamais rien su par
vous de ma mort prochaine. Il a fallu que des amis plus
fidèles vinssent m'apprendre la conjuration ; que les cou-
pables eux-mêmes, par un coup de la Providence, se
livrassent à moi pour me faire l'aveu de leurs fautes. Un
seul, le plus endurci, le moindrts de tous, résiste en-
core; et c'est lui qui a tout conduit, c'est lui qui livre la
France à l'étranger, qui renverse en un jour l'ouvrage de
mes vingt années, soulève les Huguenots du Midi, appelle
aux armes tous les ordres de l'État, ressuscite des préten-
tions écrasées, et rallume enfln la ligue éteinte par votre
père; car c'est elle, ne vous y trompez pas, c'est elle qui
relève toutes ses têtes contre vous. Étes-vous prêt au
combat? où donc est votre massue?
Le Roi, anéanti, ne répondait pas et cachait toujours sa
tête dans ses mains. Le Cardinal, inexorable, croisa les
bras et poursuivit :
— Je crains qu'il ne vous vienne à l'esprit que c'est
pour moi que je parle. Croyez-vous vraiment que je ne
me juge pas, et qu'un tel adversaire m'importe beau-
coup? En vérité, je ne sais à quoi il tient que je vous
laisse faire, et mettre cet immense fardeau de l'État dans
la main de ce jouvenceau. Vous pensez bien que depuis
vingt ans que je connais votre cour je ne suis pas sans
i88 CINQ-MARS.
ra'être assuré quelque retraite où, malgré vous-même,
je pourrais aller, de ce pas, achever les six mois peut-èlr3
qu'il me reste de vie. Ce serait un curieux spectacle pour
moi que celui d'un tel règne! Que répondrez- vous, par
exemple, lorsque tous ces petits potentats, S9 relevant
dès que je ne pèserai plus sur eux, viendront à la suite
de votre frère vous dire, comme ils l'osèrent à Henri IV
sur son trône : « Partagez-nous tous les grands gouver-
neaients à titres héréditaires et souveraineté, nous se-
rons contents * ! » Vous le ferez, je n'en doute pas, et
c'est la moindre chose que vous puissiez accorder à ceux
qui vous auront délivré de Richelieu ; et ce sera plus
heureux peut-être, car pour gouverner l'île de France,
quïls vous laisseront sans doute comme domaine origi-
' naire, votre nouveau ministre n'aura pas besoin de tant
de papiers.
En parlant, il poussa avec colère la vaste table qui rem-
plissait presque la chambre, et que surchargeaient des pa*
piers et des portefeuilles sans nombre.
Louis fut tiré de son apathique méditation par l'excès
d'audace de ce discours ; il leva la tète et sembla un ins-
tant avoir pris une résolution par crainte d'en prendre une
autre.
— Eh bien, monsieur, dit-il, je répondrai que je veux
régner par moi seul.
— A la bonne heure, dit Richelieu , mais je dois vou^
prévenir que les affaires du moment sont difficiles. Voici
l'heure où l'on m'apporte mon travail ordinaire.
— Je m'en charge, reprit Louis, j'ouvrirai les porte-
feuilles, je donnerai mes ordres.
— Essayez donc, dit Richelieu, je me retire, et, si quel-
que chose vous arrête, vous m'appellerez.
I. Mémoires de Sully, 159$
LE TRAVAIL. 389
Il sonna : à Tinstant même et comme s'ils eussent attendu
le signal, quatre vigoureux valets de pied entrèrent et
emportèrent son fauteuil et sa personne dans un autre
appartement ; car, nous l'avons dit, il ne pouvait plus
marcher. En passant dans la chambre où travaillaient lôs
secrétaires, il dit à haute voix :
— Qu'on prenne les ordres de Sa Majesté.
Le Roi resta seul. Fort de sa nouvelle résolution et fier
d'avoir une fois résisté, il voulut sur-le-champ se mettre
à Fouvrage politique. 11 fît le tour de l'immense table, et
vit autant de portefeuilles que l'on comptait alors d'Em-
pires, de Royaumes et de cercles dans l'Europe ; il en
ouvrit un et le trouva divisé en cases , dont le nombre
égalait celui des subdivisions de tout la pays auquel il
était destiné. Tout était en ordre, mais dans un ordre
effrayant pour lui, parce que chaque note ne renfermait
que la quintessence de chaque affaire, si l'on peut parler
ainsi, et ne'touchait que le point juste des relations du
moment avec la France. Ce laconisme était à peu près
aussi énigmatique pour Louis que les lettres en chiffres
qui couvraient la table. Là, tout était confusion : sur des
édits de bannissement et d'expropriation des Huguenots
de la Rochelle se trouvaient jetés les traités avec Gustave-
Adolphe et les Huguenots du Nord contre l'Empire;
des notes sur le général Bannier, sur Walstein, le duc de
Weimar et Jean de Wert, étaient roulées pêle-mêle avec
le détaU des lettres trouvées dans la cassette de la Reine,
la liste de ses colliers et des bijoux qu'ils renfermaient ef
la double interprétation qu'on eût pu donner à chaque
phrase de ses billets. Sur la marge de l'un d'eux étaietit
ces mots : Sur quatre lignes de V écriture d'un homme, on
peut lui faire un procès criminel. Plus loin étaient entas-
sées les dénonciations contre les Huguenots, les plans de
république qu'ils avaient arrêtés ; la division de la France
22.
390 CINQ-MARS.
en C^des, sous la dictature annuelle d'un chef ; le «ceau
de cet État projeté y était joint représentant un ange
appuyé sur une croix, et tenant à la main la Bible, qu'il
élevait sur son front. A côté était une liste des cardinaux
que le Pape avait nommés autrefois le même jour que
révéque de Luçon 'Richelieu). Parmi eux se trouvait le
marquis de Bédémar, ambassad^ir et conspirateur à Ve-
nise.
Louis Xin fraisait en vain ses forces sur des détails
d'une autre époque, cherchant inutilement les papiers
relatifs à la conjuration, et propres à lui montrer son véri-
table nœud et ce que l'on avait tenté contre lui-même,
lorsqu'un petit homme d'une figure olivâtre, d'une taille
courbée, d'une démarche contrainte et dévote, entra dans
le cabinet : c'était un secrétaire d'État, ncHnmé Desnoyers ;
il s'avança en saluant :
— Puis-je parler à Sa Majesté des affaires du Pwtugal 7
dit-il.
— D'Espagne, par conséquent, dit Louis f le Portugal
est une province d'Espagne.
— De Portugal, insista Desnoyers. Voici le manifeste que
nous recevons à l'instant. £t il lut :
c Don Juan, par la grâce de Dieu, roi de Portugal, des
Algarves, royaumes deçà d'Afrique, seigneur de la Gbinée,
conqueste, navigation et ocHumerce de l'Esthiopie, Arabie,
Perse et des Indes... »
— Qu'est-ce que tout cela 7 dit le Roi ; qui parle donc
ainsi?
— Le duc de Bragance, roi de Portugal, couronné il y
a déjà une... il y a quelque temps, Sire, par un homme
appelé Pinto. A peine remonté sur le trône, il tend la main
à la Catalogne révoltée.
— La Catalogne se révolte aussi ? Le roi Philippe IV n*a
donc plus pour premier ministre le Cômtesiuc 7
LE TRAVAIL. 391
— Au contraire, Sire, c'est parce qu'il Ta encore. Voici
la déclaration des États-généraux catalans à Sa Majesté
Catholique, contenant que tout le pays prend les armes
contre ses troupes sacrilèges et excommuniées. Le roi de
Portugal...
— Dites le duc de Bragance, reprit Louis ; je ne recon-
nais pas un révolté.
— Le duc de Bragance donc, Sire, dit froidement le
conseiller d'État, envoie à la principauté de Catalogne son
neveu, D. Ignace de Mascarenas, pour s'emparer de la
protection de ce pays (et de sa souveraineté peut-être,
qu'il voudrait ajouter à celle qu'il vient de réconquérir).
Or, les troupes de Votre Majesté sont devant Perpignan»
— Eh bien, qu'importe ? dit Louis.
— Les Catalans ont le cœur plus français que portugais.
Sire, et il est encore temps d'enlever cette tutelle au roi
de... au duc de Portugal.
— Moi, soutenir des rebelles I vous osez !
— C'était le projet de Son Éminence, poursuivit le se-
crétaire d'État ; l'Espagne et la France sont en pleine guerre
d'ailleurs, et M. d'Olivarès n'a pas hésité à tendre la main
de Sa Majesté Catholique à nos Huguenots.
— C'est bon ; j'y penserai, dit le Roi ; laissez-moi.
— Sire, les États-généraux de Catalogne sont pressés,
les troupes d'Aragon marchent contre eux...
— Nous verrons. . . Je me déciderai dans un quart d'heure
répondit Louis XIII.
Le petit secrétaire d'État sortit avec un air mécontent et
découragé. A sa place, Chavigny se présenta, tenant un
portefeuille aux armes britanniques.
— Sire, dit-il, je demanda à Votre Majesté des ordres
pour les affaires d'Angleterre. Les parlementaires, sous
le commandement du comte d'Essex, viennent de faire
lever le siège de Glocester ; le prince Rupert a livré à
392 CINQ-MARS.
Newbury une bataille désastreuse et peu profitable à Sa
Majesté Britannique. Le Parlement se prolonge, et il a pour
lui les grandes villes, les ports et toute la population pres-
bytérienne. Le roi Charles P' demande des secours que la
Rein3 ne trouve plus en Hollande.
— Il faut envoyer des troupes à mon frère d'Angleterre,
dit Louis. Mais il voulut voir les papi3rs précédents, et,
en parcourant les notes du Cardinal, il trouva que, sur
\mn première demande du Roi d'Angleterre, il avait écrit
de sa main :
tf Faut réfléchir longtemps et attendre : — les Communes
sont fortes ; — le Roi Charles compte sur les Écossais ; ils
le vendront.
« Faut prendre garde. 11 y a là un homme de guerre
qui est venu voir Vincennes, et a dit qu'on ne devrait
jamais frapper les princes qu'à la tête. Remarquable, »
ajoutait le Cardinal. Puis il avait rayé ce mot, y substi-
tuant : « Redoutable, y
Et plus bas :
« Cet homme domine Fairfax ; — il fait l'inspiré ; ce sera
un grand homme. — Secours refusé; — argent perdu. »
Le Roi dit alors : — Non, non, n3 précipitez rien, j'at-
tendrai.
— Mais, Sire, dit Chavigny, les événements sont rapides;
si le courrier retarde d'une heure, la perte du roi d'Angle-
terre peut s'avancer d'un an.
— En sont-ils là ? demanda Louis.
— Dans le camp des Indépendants, on prêche la Répu-
blique la Bible à la main ; dans celui des Royalistes, on se
dispute le pas, et l'on rit.
— Mais un moment de bonheur peut tout sauver !
— Les Stuarts ne sont pas heureux. Sire, reprit Cha-
vigny respectueusement, mais sur un ton qui laissait beau-
coup à penser.
i
LE TRAVAIL, 3^-3
— Laissez-moi, dit le Roi d'un ton d*humeur«
Le secrétaire d*^État sortit lentement.
Ce fut alors que Louis XIII se vit tout entier, et s'ef-
fraya du néant qu'il trouvait en lui-même. Il promena
d'abord sa vue sur l'amas de papiers qui l'entourait,
passant de l'un à l'autre, trouvant partout des dangers
et ne les trouvant jamais plus grands que dans les res-
sources mêmes qu'il inventait. Il se leva et, changeant de
place, se courba ou plutôt se jeta sur une carte géogra-
phique de l'Europe; il y trouva toutes ses terreurs en-
semble, au nord, au midi, au centre de son royaume; les
révolutions lui apparaissaient comme des Euménides;
sous chaque contrée, il crut voir fumer un volcan ; il lui
semblait entendre les cris de détresse des rois qui l'ap-
pelaient, et les cris de fureur des peuples ; il crut sentir
la terre de France craquer et se fendre sous ses pieds; sa
vue faible et fatiguée se troubla, sa tête malade fut saisie
d'un vertige qui refoula le sang vers son cœur.
— Richelieu I cria-t-il d'une voix étouflee en agitant
une sonnette ; qu'on appelle le Cardinal I
Et il tomba évanoui dans un fauteuil.
Lorsque le Roi rouvrit les yeux, ranimé par les odeurs
fortes et les sels qu'on lui avait mis sur les lèvres et les
tempes, il vit un instant des pages, qui se retirèrent sitôt
qu'il eut entr'ouvert ses paupières, et se retrouva seul
avec le Cardinal. L'impassible ministre avait fait poser sa
chaise longue contre le fauteuil du Roi, comme le siège
d'un médecin près du lit de son malade, et fixait ses
yeux étincelants et scrutateurs sur le visage pâle de Louis.
Sitôt qu'il put l'entendre, il reprit d'une voix sombre so»
terrible dialogue :
— Vous m'avez rappelé, dit-il, que me voulez-vous?
Louis, renversé sur l'oreiller, entr' ouvrit les yeux et lo
regarda, puis se hâta de les refermer. Cette tète déchar-
39A GINQ*MARS.
née, armée de deux yeux flamboyants et terminée par
une barbe aiguë et blanchâtre; cette calotte et ces vête-
ments de la couleur du sang et des flammes, tout lui
représentait un esprit infernal.
— Régnez, dit-il d'une voix faible.
— Mais me livrez-vous Cinq-Mars et de Thou? poursui-
vit rimplacable ministre en s'approchant pour lire dans
les yeux éteints du prince, comme un avide héritier
poursuit jusque dans la tombe les dernières lueurs de la
volonté d'un mourant.
— Régnez, répéta le Roi en détournant la tête.
— Signez donc, reprit Richelieu, ce papier porte :
€ Ceci est ma volonté, de les prendre morts ou vifs. »
Louis, toujours la tète renversée sur le dossier du
fauteuil, laissa tomber sa main sur le papier fatal, et
signa.
— Laissez-moi, par pitié! je meurs I dit-il.
— Ce n*est pas tout encore, continua celui qu'on ap-
pelle le grand politique ; je ne suis pas sûr de vous ; il me
faut dorénavant des garanties et des gages. Signez encore
ceci, et je vous quitte.
« Quand le Roi ira voir le Cardinal, les gardes de celui-
ci ne quitteront pas les armes; et quand le Cardinal ira
chez le Roi, ses gardes partageront le poste avec ceux de
Sa Majesté*. »
De plus :
< Sa Majesté s'engage k remettre les deux Princes ses
fils en otage entre les mains du Cardinal, comme garantie
de la bonne foi de son attachement^. »
— Mes enfants I s'écria Louis relevant sa tète, vous
osez...
1. ManutcTit de Pointis, iQA% n» 185.
S. Mémoires à^Anne d'Autriche, 1642.
^ LE TRâVAiL. 395
— Aimez-vous mieux que je me retire ? dit Richelieu.
Le Roi signa.
— Est-ce donc fini? dit-il avec un profond gémisse-
ment.
Ce n'était pas fini : une autre douleur lui était réservée.
La porte s'ouvrit brusquement, et Ton vit entrer Cinq-
Mars. Ce fut, cette fois, le Cardinal qui trembla.
— Que voulez-vous, monsieur ? dit-il en saisissant la
sonnette pour appeler.
Le grand Écuyer ^ait d une pâleur égale à celle du
Roi ; et, sans daigner répondre à Richelieu , il s'avança
d'un air calme vers Louis XIII. Celui-ci le regarda comme
regarde un homme qui vient de reœvoir sa sentence de
mort.
•^Vous devez trouver, Sire, quelque difficulté à me
faire arrêter, car j'ai vingt mille hommes à moi, dit Henry
d*£ffiat avec la voix la plus douce.
— Hélas I Cinq-Mars, dit Louis douloureusement, est-ce
toi qui as fait de telles dioses ?
— Oui, Sire, et c'est moi aussi qui vous apporte mon
épée, car vous venez sans doute ae me livrer, dit-il en
la détachant et la posant aux pieds, du Roi, qui baissa les
yeux sans répondre.
Cinq-Mars sourit avec tristesse et sans amertume, parce
qu'il n'appartenait déjà plus à la terre. Ensuite, regardant
Richelieu avec mépris :
— Je me rends parce que je veux mourir, dit-il ; mais
ie ne suis pas vaincu.
Le Cardinal serra les poings par fureur; mais il se
contraignit.
— Et quels sont vos complices ? dit-il,
' Cinq-Mars regarda Louis XIII fixement et entr'ouvrit
les lèvres pour parler... Le Roi baissa la tète et souffrit
ea cet instant un supplv?e inconnu à tous les hommes.
S'36 . CINQ-MARS.
— Je n'en ai point, dit enfin Cinq-Mars, ayant pitié du
prince.
Et il sortit de rappartement.
II s*arrèta dès la première galerie, où tous les gentils-
hoçimes et Fabert se levèrent en le voyant. Il marcha
droit à celui-ci et lui dit :
— Monsieur, donnez ordre à ces gentilshommes de
m'arrèter.
Tous se regardèrent sans oser rapprocher.
— Oui, monsieur, je suis votre prisonnier... oui, mes-
sieurs, je suis sans épée, et, je vous le répète, prisonnier
du Roi.
— Je ne sais ce que je vois, dit le général ; vous êtes
deux qui venez vous rendre, et je n'ai i'ordre d'arrêter
personne.
— Deux? dit Cinq-Mars, ce ne peut être que M. de
Thou; hélas! à ce dévouement je le devine.
— Eh ! ne t'avais-je pas aussi deviné? s'écria celui-ci
en se montrant et se jetant dans ses bras.
CHAPITRE XXV
LES PRISONNIERS i
J*ai trouvé dans mon cœur le dessein de mon frèi«.
PicBALD, Léonidas.
Hottrir sans rider mon carquois !
Sans peroer, sans fouler, sans pétrir dans leur fanft
Ces bourreaux barbouilleurs de loisl
AmnÉ Gbbhbk.
Parmi ces vieux châteaux dont la France se dépouille
à regret chaque année, comme des fleurons de sa cou-
ronne, il y en avait un d'un aspect sombre et sauvage
LES PRISONNIERS. 397
sur la rive gauche de la Sa6ne. 11 semblait uoe sentinelle
Ibrraidable placée à Fune des portes de Lyon, et tenait
son nom de Ténorme rocher de Pierre-Encise, qui s'élève
à pic comme une sorte de pyramide naturelle, et dont la
cime, recourbée sur la route et penchée jusque sur le
fleuve, se réunissait jadis, dit-on, à d'autres roches que
l'on voit sur la rive opposée, formant comme l'arche na-
turelle d'un pont ; mais le temps, les eaux et la main
des hommes n'ont laissé debout que le vieux amas de
granit qui servait de piédestal à la forteresse, détruite
aujourd'hui. Les archevêques de Lyon l'avaient élevée
autrefois, comme seigneurs temporels de la ville, et y
faisaient leur résidence ; depuis, elle devint place de
guerre, et, sous Louis XllI, une prison d'État. Une seule
tour colossale, où le jour ne pouvait pénétrer que par
trois longues meurtrières, dominait Tédifice ; et quelques
bâtiments irréguliers l'entouraient de leurs épaisses mu-
railles, dont les lignes et les angles suivaient les formes
de la roche immense et perpendiculaire.
Ce fut là que le Cardinal de Richelieu, avare de sa
proie, voulut bientôt incarcérer et conduire lui-même
ses jeunes ennemis. Laissant Louis le précéder à Paris, U
les enleva de Narboime, les traînant à sa suite pour orner
son dernier triomphe, et venant prendre le Rhône à Ta-
rascon, presque à son embouchure, comme pour pro-
longer ce plaisir de la vengeance que les hommes ont
osé nommer celui des dieux ; étalant aux yeux des deux
rives le luxe de sa haine, il remonta le fleuve avec len-
teur sur des barques à rames dorées et pavoisées de ses
armoiries et de ses couleurs, couché dans la première,
Lt remorquant ses deux victimes dans la seconde, au bout
i'une longue chaîne.
Souvent le soir, lorsque la chaleur était passée, les
deux nacelles étaient dépouillées de leur tente, et i on
S98 CIHQ-IIARS.
voyait dans Tane Richelieu, pâle et décharné, assis sur
la poupe ; dans celle qui suivait, les deux jeunes prison-
niers, debout, le front calme, appuyés Tun sur Tautre,
et regardant s'écouler les flots rapides du fleuve. Jadis
les soldats de César, qui campèrent sur ces mêmes bords,
eussent cru voir l'inflexible batelier des enfers conduisant
les ombres amies de Castor et Pollux : des chrétiens
n'eurent pas même l'audace de réfléchir et d'y voir un
prêtre menant ses deux ennemis au bourreau : c'était le
premier ministre qui passait.
En effet, il passa, les laissant en garde à cette ville
même où les conjurés avaient proposé de le faire périr,
il aimait à se jouer ainsi, en face, de la destinée,
et à planter un trojAée où elle avait voulu mettre sa
tombe.
c 11 se faisait tirer, dit un journal manuscrit de cette
année, contre-mont la rivière du Rhône, dans un bateau
où Ton avait bâti une chambre de bois, tapissée de ve-
lours rouge cramoisi à feuillages, le fond étant d*or. Dans
le même bateau, il y avait une antichambre de même
façon ; à la proue et àTarrière du bateau, il y avait quan-
tité de soldats de ses gardes portant la casaque écarlate,
en broderie d'or, d'argent et de soie , ainsi que beaucoup
de seigneurs de marque. Son Éminence était dans un lit
garni de taffetas de pourpre. Monseigneur le Cardinal
Rigny et messeigneurs les évêques de Nantes et de Char-
tres y étaient avec quantité d'abbés et de gentilshommes
en d'autres bateaux. Au-devant du sien, une frégate fai-
sait la découverte des passages, et après montait un
autre bateau chargé d'arquebusiers et d'officiers pour
les commander. Lorsqu'on abordait en quelque île, on
mettait des soldats en icelle, pour voir s'il y avait des
gens suspects ; et n'y en rencontrant point, ils en gar-
daient les bords, jusques à ce que deux bateaux qui
LES PRISONNIERS. 399
suivaient eussent passé ; ils étaient remplis de noblesse et
de soldats bien armés.
« En après venait le bateau de Son Éminence, à la queue
/fuquel était attaché un petit bateau dans lequel étaient
MM. de Thou et de Cinq-Mars , gardés par un exempt des
gardes du roi et douze gardes de Son Éminence. Après
les bateaux venaient trois barques où étaient les hardes et
la vaisselle d'argent de Son Éminence, avec plusieurs gen-
tilshommes et soldats.
« Sur le bord du Rhône, en Dauphiné, marchaient deux
compagnies de chevau-légers, et autant sur le bord du côté
du Languedoc et Yivarais ; il y avait un très-beau régiment
de gens de pied qui entrait dans les villes où Son Éminence
devait entrer ou coucher. Il y avait plaisir d'ouïr les trom-
pettes qui jouaient en Dauphiné avec les réponses de celles
du Yivarais, et les redits des échos de nos rochers ; on eût
dit que tout jouait à mieux faire. »
Au milieu d'une nuit du mois de septembre 1642,
tandis que tout semblait sommeiller dans l'inexpugnable
tour des prisonniers, la porte de leur première chambre
tourna sans bruit sur ses gonds, et sur le seuil parut un
homme vêtu d'une rot>e brune ceinte d'une corde, ses
pieds chaussés de sandales, et un paquets de grosses clefs
à la main : c'était Joseph. Il regarda avec précaution sans
avancer, et contempla en silence l'appartement du grand
Écuyer. D'épais tapis, de. larges et splendides tentures
voilaient les murs de la prison ; un lit de damas rouga
était préparé, mais le captif n'y était pas ; assis près d'une
haute cheminée, dans un grand fauteuil, vêtu d'une lon-
gue robe grise de la forme de celle des prêtres, la tête
h(f^ CISQ-9AES.
baissée, !es yeax fixés sur ua^ petite croû dTor, à!a liie«ir
trec&blànle d'a.ie lanip?, il élûl alsjrbé par uns méditatioD
si pTjf >al3, q-j • k capu:îa eut I? loisir dTapprocher jusqu'à
hL ei dz ^ plizer dei>3.it face à fi-^î Jj prlsoaaier avanl
qu'il s'en ap?p;M. Eofin il leva la lèta et s'écria:
— 0u5 viens -Ui faire ici, misérable?
— Jeune boaune, tous êtes eaiporté, réiXHiilt d*iine
voix très-basse la mystén^i visiteur ; deux mois de prison
auraient pu vc.is calmer. Je viens pour tous dire d'impor-
tantes choses : écoutez-moi ; j'ai beaucoup pensé à vous ,
et je ne vous hais pas tant que vous croyez. Les moments
sont précieux : je vous dirai tout en peu de mots. Dans
deux heures on va venir vous interroger, vous juger et
vous mettre à mort avec votre ami : cela ne paît mang^^r
parce qu'il faut que tout se termine le même jour.
— Je le sais, dit Qnq-Mars, et j'y compte.
— Eh bien î je puis encore vous tirer d'affaire, car j'ai
beaucoup réfléchi, comme je vous l'ai dit, et je viens vous
propos3r des choses qui vous seront agréables. Le Cardinal
n'a pas six mois à vivre ; ne faisons pas les mystérieux,
entre nous il faut être franc : vous voyez où je vous ai
amené pour lui, et vous pouvez juger par là du point eh.
je le conduirai pour vous si vous voulez ; nous pouvons lui
retrancher ces sk mois qui lui restent. Le Roi vous aime et
vous rappellera près de lui avec transport quand il vous saura
vivant ; vous êtes jeune, vous serez longtemps heureux et
puissant; vous me protégerez, vous me ferez cardinal.
L'étonnement rendit muet le jeune prisonnier, qui ne
pouvait comprendre un tel langage et semblait avoir de la
peine à y descendre de la hauteur de ses méditations.
Tout ce qu'il put dire fut :
— Votre bienfaiteur I Richelieu I
Le capucin sourit et poursuivit tout bas en se rappro-
cuant de lui :
tES PRISONNIERS. 40î
— n n'y a poini de bienfaits en politique, il y a des
îQtérêts, voilà tout. Uu homme employé par un ministre
ne doit pas être plus reconnaissant qu'un cheval monté
par un écuyer ne Test d'être préféré aux autres. Mon alluro
lui a convenu, j'en suis bien aise. A présent, il me convient
de le jeter à terre.
« Oui, cet homme n'aime que lui-même; il m'a trompé,
je le vois bien, en reculant toujours mon élévation ; mais^
encore une fois, j'ai des moyens sûrs de vous faire évader
sans bruit ; je peux tout ici. Je ferai mettre, à la place des
hommes sur lesquels il compte, d'autres hommes qu'il
destinait à la mort, et qui sont ici près, dans, la tour du
Nord, la tour des oubliettes, qui s'avance là-bas au-dessus
de l'eau. Ses créatures iront remplacer ces gens-là. J'en-
i^oie un médecin, un empirique qui m'appartient, au glorieux
Cardinal, que les plus savants de Paris ont abandonné ; si
vous vous entendez avec moi, il lui portera un remède
universel et étemel.
-7 Retire-toi, dit Cinq-Mars, retire-toi, religieux infer-
nal ! aucun homme n'est S9mblable à toi ; tu n^es pas im
homme I tu marches d'un pas furtif et silencieux dans les
ténèbres, tu traverses les murailles pour présider à des
crimes secrets; tu te places entre les cœurs des amants
pour les séparer éternellement. Qui es-tu ? tu ressembles
à l'àme tourmentée d'un damné.
— Romanesque enfant! dit Joseph ; vous auriez eu de
grandes qualités sans vos idées fausses. Il n'y a peut-être
ni damnation ni âme. Si celles des morts revenaient S3
plaindre, j'en aurais mille autour de moi, et je n'en ai
j imais vu, même en songe.
— ^Monstre ! dit Cinq-Mars à demi-voix.
— Voilà encore des mots, reprit Joseph ; il n'y a point
de monstre ni d'homme vertueux. Vous et M. de Thou ,
qui vous piquez de ce que vous nommez vertu, vous
/i02 CINQ-MARS.
avez manqué de causer la mort de cent mille hommes
peut-être, en masse et au grand jour, pour rien, tandis que
Richelieu et moi nous en avons fait périr beaucoup moins,
en détail, et la nuit, pour fonder un grand pouvoir. Quand
on veut rester pur, il ne faut point se mêler d'agir sur les
hommes, ou plutôt ce qu'il y a de plus raisonnable est de
voir ce qui est, et de se dire comme moi : 11 est possible
que l'àme n'existe pas : nous sommes les fils du hasard ;
mais, relativement aux autres hommes, nous avons des
passions qu'il faut satisfaire.
— Je respire ! s'écria Cinq-Mars, il ne croit pas en
Dieu!
Jossph poursuivit :
— Or, Richelieu, vous et moi, sommes nés ambitieux ;
il fallait donc tout sacrifier à cette idée I
— Mallieureux I ne me confondez pas avec vous I
— C'est la vérité pure cependant, reprit lie capucin ; et
seulement vous voyez à présent que notre système valait
mieux que le vôtre.
— Misérable ! c'était par amour...
— Non I non I noni non I... Ce n'est point cela. Voici
encore des mots ; vous l'avez cru peut-être vous-même ,
mais c'était pour vous ; je vous ai entendu parler à cette
jeune fille, vous ne pensiez qu'à vous-mêmes tous les
deux ; vous ne vous aimiez ni l'un ni l'autre : elle ne son-
geait qu'à son rang, et vous à votre ambition. C'est pour
s'entendre dire qu'on est parfait et se voir adorer qu*on
veut être aimé, c'est encore et toujours là le saint égoîsme
qui est mon Dieu.
— Cruel serpent 1 dit Cinq-Mars, n'était-ce pas assez de
nous faire mourir? pourquoi viens-tu jeter tes venins sur
la vie que tu nous ôtes I quel d^mon t'a enseigné ton hor-
rible analyse des cœurs I
— La haine de tout ce oui m*8st sui)érieur, dit Joseph
IFS PRISONNIERS. &i>3
avec un rire bas et faux, et le désir de fouler aux pieds
tous ceux que je hais, m'ont rendu ambitieux et ingénieux
à trouver le c6té faible de vos rêves. Il y a un ver qui
rampe au cœvff de tous ces beaux fruits.
— Grand Dieu ! Tentends-tu! s'écria Cin<î-Mars, se levant
et étendant ses bras vers le ciel.
La solitude de sa prison, les pieuses conversations de
son ami, et surtout la présence de la mort, qui vient
comme la lumière d'un astre inconnu donner d'autres
couleurs à tous les objets accoutumés de nos regards;
les méditations de Téternité, et (le dirons^nous ?) de
grands efforts pour changer ses regrets déchirants en es-
pérances immortelles et pour diriger vers Dieu toute cette
force d'aimer qui l'avait égaré sur la terre ; tout avait fait
en lui-même une étrange révolution ; ^, semblable à ces
épis que mûrit subitement un seul coup de soleil, son âme
avait acquis de plus vives lumières, exaltée par l'influence
mvstérieuse de la mort.
— Grand Dieu I répéta-t-il, si celui-ci et son maître
sont des hommes, suis-je un homme aussi? Contemple,
contemple deux ambitions réunies, l'une égoïste et san-
glante, l'autre dévouée et sans tache ; la leur soufflée par
la haine, la nôtre inspirée par Tamour. Regarde, Seigneur,
regarde, juge et pardonne. Pardonne, car nous fûmes bien
criminels de marcher un seul jour dans la même voie à
laquelle on ne donne qu'un nom sur la terre, quel que soit
le but où elle conduise.
Joseph l'interrompit durement en frappant du pied.
— Quand vous aurez fini votre prière, dit-il, vous
m^apprendrez si vous voulez m'aider, et je vous sauverai
à rinstant«
— Jamais, scélérat impur, jamais, dit Henry d'Effîat, je
ne m'associerai à toi et à un assassinat I Je l'ai refiisé quand
j'étais puissant, et sur toi-même.
iO& CINQ-MARS.
— Vous avez eu tort : vous senez mattre k présent.
— Eh ! quel bonheur auraîs-je de mon pouvoir, parli^é
qu'il serait avec une femme qui ne me comprit pas, m'aima
faiblement et me préféra unecourotme ? Après son abandon
je n'ai pas voulu devoir ce qu'on nomme l'Autorité à la
victoire ; juge si je la recevrai du crime !
— Inconcevable folie ! dit le capucin en riant.
— Tout avec elle, rien sans elle : c'était Ik toute mon
âme.
— C'est par eritétcnient et par vanité que vous p3rsis-
tez ; c'est impossible I reprit Joseph : ce n'est pas dans la
nature.
— Toi qui veux nier le dévouement, reprit Cinq-Mars,
comprends-tu du moins celui de mon ami 7
— Il n'existe pas davantage ; il a voulu vous suivre
parce que...
Ici le capucin, un peu embarrassé, chercha un instant.
— Parce que... parce que... il vous a formé, vous étas
«on œuvre... Il tient à vous par amour-propre d'auteur...
Il était habitué à vous sermonner, et il sent qu'il ne trou-
verait plus d'élève si docile à l'écouter et à l'applaudir...
La coutume constante lui a persuadé que sa vie tenait à la
vôtre... c'est quelque chose comme cela... il vous accom-
pagne par routine... D'ailleurs ce n'est pas fini... nous ver-
rons la suite et l'interrogatoire; il niera sûrement qu'il ait
su la conjuration.
— Il ne le niera pas ! s'écria impétueusement Cinq-
Mars.
— Il la savait donc ? vous l'avouez, dit Joseph triom-
phant ; vous n'en aviez pas encore dit si long.
— 0 ciel ! qu'ai-je fait? soupira Cinq-Mars en se cachant
la tète.
— Calmez-vous : il est sauvé malgré cet aveu, si vous
acceptez mon offre.
1E5 PRISONNIERS. &05
D'Effiat fut quelque temps sans répoudre... le capuciu
poursuivit :
— Sauvez votre ami... la faveur du Roi vous attend^ et
peut-être l'amour égaré un moment...
— Homme, ou qui que tu sois, si tu as quelque chose en
loi de semblable h un cœur, répondit le prisonnier, sauve-
le; c'est le plus pur des êtres créés. Mais fais-le emporter
loin d'ici pendant son sommeil, car, s'il s'éveille, tu ne le
pourras pas.
— A quoi cela me serait-il bon ? dit en riant le capucin ;
c'est vous et votre faveur qu'il mB faut.
L'impétueux Cinq-Mars se leva, et,. saisissant le bras de
Joseph, qu'il regardait d'un air terrible :
— Je l'abaissais en te priant pour lui : viens, scélérat î
dit-il en soulevant une tapisserie qui séparait l'apparte-
ment de son ami du sien; viens et doute du dévouement
et de l'immortalité des âmes... Compare l'inquiétude de ton
triomphe au calme de notre défaite, la bassesse de ton
règne à la grandeur de notre captivité, et ta veille san-
glante au sommeil du juste ,
Une lampe solitaire éclairait de Thou. Ce jeune homme
était à genoux encore devant un prie-Dieu surmonté d'un
vaste crucifix d'ébène; il semblait s'être endormi en
priant; sa tète, penchée en arrière, était élevée encore
vers la croix; ses lèvres souriaient d'un sourire calme et
divin, et son corps affaissé reposait sur les tapis et le
coussin du siège.
— Jésus I comme il dort ! dit le capucin stupéfait, mêlant
par oubli à ses affreux propos le nom céleste qu'il pro-
nonçait habituellement chaque jour.
Puis tout à coup il se retira brusquement, en portant
li main à ses yeux, comme ébloui par une vision du
ciel...
— Brou... brr... brr... dit-il en secouant la tête et se
24.
&06 GIlfQ*llARS.
passant la main sur le visage... Tout cela est un enfan-
tillage : cela me gagnerait si j'y pensais... Ces idées-là
peuvent être bonnes, comme l'opium pour calmer...
Mais il ne s'agit pas de cela : dites oui ou non.
— Non, dit Cinq-Mars, le jetant à la porte par l'épaule,
je ne veux point de la vie et ne me repens pas d'avoir
perdu une seconde fois de Thou, car il n'en aurait pas
voulu au prix d'un assassinat; et quand il s'est livré à Nar-
bonne, ce n'était pas pour reculer à Lyon.
— Réveillez-le donc, car voici les juges, dit d'une voix
aigre et riante le capucin' furieux.
En ce moment entrèrent, à la lueur des flambeaux et
précédés par un détachement de garde écossaise, quatorze
juges vêtus de leurs longues robes, et dont on distinguait
mal les traits. Ils se rangèrent et s'assirent en silence à
droite et à gauche de la vaste chambre; c'étaient les com-
missaires délégués par le Cardinal-Duc pour cette som-
bre et solennelle affaire. — Tous hommes sûrs et de con-
/ fiance pour le Cardinal de Richelieu, qui, de Tarascon, les
avait choisis et inscrits. Il avait voulu que le chancelier
Séguier vint à Lyon lui* même, pour éviter ^ dit-il dans les
instructions ou ordres qu'il envoie au Roi Louis XIII par
Chavigny, « pour éviter toutes les accroches iiui arrive--
ront s'il n*y est point. M. Marillac, ajoutait-ii fut à Nan^
tes au procès de Chalais. M. de Château-Neuf, à Toulouse,
à la mort de M. de Montmorency; et Mi de Bellièvce, à
Paris, au procès de M. de Biron. L'autorité et l'intelligence
qu'ont ces messieurs des formes de justice est tout à fait
nécessaire. »
Le chancelier Séguier vint donc à la hâte { mais en ce
moment on annonça qu'il avait ordre de ne point pa-
raître, de peur d'être influencé par le souvenir de son
ancienne amitié pour le prisonnier, qu'il ne vit que seul
à seul. Les commissaires et lui avaient d'abord, et rapi-
LES PRISONNIERS. 40'/
dementy reçu les iàches dépositions du duc d*Orléans,
à ViBefranche, en Beaujolais, puis à Vivey^y à deux
lieues de Lyon, où ce triste prince avait eu ordre
de so r^dre, tout suppliant et tremblant au milieu
de ses gens, qu'on lui laissait par pitié, bien surveillé
par les Gardes françaises et suisses. Le Cardinal avait
fait dicter à Gaston son rôle et ses réponses mot
pour mot; et, moyennant cette docMité, on l'avait
exempté en forme des confrontations trop pénibles avec
MM. de Cinq-Mars et de Thou. Ensuite le chancelier et les
commissaires avaient préparé M. de Bouillon, et, forts
de leur travail préliminaire, venaient tomber de tout
leur poids sur les deux jeunes coupables que l'on ne
voulait pas sauver. — L'histoire ne nous a conservé que
les noms des conseillers d'État qui accompagnèrent Pierre
Séguier, mais non ceux des autres commissaires, dont
il est seulement dit qu'ils étaient six du Parlement de
Grenoble et deux présidents. Le rapporteur conseiller
d'État Laubardemont, qui les avait dirigés en tout, était
à leur tête. Joseph leur parla souvent à Toreille avec une
politesse révérencieuse, tout en regardant en dessous
Laubardemont avec une ironie féroce.
Il fat convenu que le fauteuil servirait de sellette, et
Ton se tut pour écouter la réponse du prisonnier.
Il p^la d'une voix douce et calme.
— Dites à M. le chancelier que j'aurais le droit d'en
appeler au Parlement de Paris et de récuser mes juges,
parce qu'il y à parmi eux deux de mes ennemis, et à
leur tête un de mes amis, M. Séguier lui-môme, que j'ai
conservé dans sa charge; mais je vous épargnerai bien
des peines. Messieurs, en me reconnaissant coupable de
1 . Maison qui appartenait à un abbé d'Esnay, frère de M. éè Yil-
leroy, dit Montrésor.
&08 CINQ-MARS.
toute la conjuration, par moi seul conçue et ordonnée.
Ma volonté est de mourir. Je n'ai donc rieii à ajouter
pour moi; mais, si vous voulez être justes, vous laisserez
la vie à celui que le roi même a nommé le plus honnête
homme de France, et qui ne meurt que pour moi.
— Qu'on l'introduise, dit Laubardemont.
Deux gardes entrèrent chez M. de Thou, et l'ame-
nèrent.
11 entra et salua gravement avec un sourire angélique
sur les lèvres, et embrassant Cinq-Mars :
— Voici donc enfin le jour de notre gloire! dit-il; nous
allons gù^ne^ le ciel et le bonheur éternel.
— Nous apprenons, monsieur, dit Laubardemont, nous
apprenons par la bouche même de M. de Cinq-Mars, que
vous avez su la conjuration.
De Thou répondit à l'instant et sans aucun trouble,
toujours avec un demi-sourire et les yeux baissés :
— Messieurs, j'ai passé ma vie à étudier les lois hu-
maines, et je sais que le témoignage d'un accusé ne
peut condamner Tautre. Je pourrais répéter aussi ce que
j'ai déjà dit, que Ton ne m'aurait pas cru si j'avais dé-
noncé sans preuve le frère du Roi. Vous voyez donc que
ma vie et ma mort sont entre vos mains. Pourtant, lorsque
j'ai bien envisagé l'une et l'autre, j'ai connu clairement
que, de quelque vie, que je puisse jamais jouir, elle ne
pourrait être que malheureuse après la perte de M. de
Cinq-Mars; j'avoue donc et confesse que j'ai su sa con-
spiration ; j'ai fait mon possible pour l'en détourner. —
11 m'a cru son ami unique et fidèle, et je ne l'ai pas voulu
trahir, c'est pourquoi je me condamne par les lois qu'a
rapportées mon père lui-même, qui me pardonne, j'es-
père.
A ces mots, les deux amis se jetèrent dans les bras
l'un de l'autre.
LES PRISONNIERS /l09
Onq-Mars s'écriait :
— Ami ! ami ! que je regrette ta mort que j'ai causée !
Je t'ai trahi deux fois, mais tu sauras comment.
• Mais de Thou, l'embrassant et le consolant, répondait en
levant les yeux en haut :
— Ah ! que nous sommes heui 3ux de finir de la sorte î
Humainement parlant, je pourrai} me plaindre de vous,
monsieur, mais Dieu sait combien je vous aime ! Qu'avons-
uous fait qui nous mérite la grâce du martyre et le bon-
heur de mourir ensemble ?
Les juges n'étaient pas préparés à cette douceur, et se
regardaient avec surprise.
— Ah I si l'on me donnait seulement une pertuisane,
dit une voix enrouée (c'était le vieux Grandchamp, qui
s'était glissé dans la chambre, et dont les yeux étaient
rouges de fureur), je déferais bien monseigneur de tous ces
hommes noirs I disait-il.
Deux hallebardiers vinrent se mettre auprès de lui en
silence ; il se tut, et, pour se consoler, se mit à une fenêtre
du côté de la rivière oh le soleil ne se montrait pas encore,
et il sembla ne plus faire attention à ce qui se passait dans
la chambre.
Cependant Laubardemont, craignant que les juges ne
vinssent à s'attendrir, dit à haute voix :
— Actuellement, d'après l'ordre de monseigneur le Car-
dinal, on va mettre ces deux messieurs à la gène, c'est-à-
dire à la question ordinaire et extraordinaire.
Cinq-Mars rentra dans son caractère par indignation, et,
croisant les bras, Ot, vers Laubardemont et Joseph, deux
pas qui les épouvantèrent. Le premier porta involontaire-
ment la main à son front.
— Sommes-nous ici à Loudun ? s'écria le prisonnier.
Mais de Thou, s'approchant, lui prit la main et la serra;
il se tut, et reprit d'un ton calme en regardant les juges :
&10 CINQ-MARS.
— Messieurs, cela me semble bien rude ; un homme de
mon âge et de ma condition ne devrait pas ^tre sujet à
toutes ces formalités. J'ai tout dit et je dirai tout enccnne.
Je prends la mort à gré et de grand cœur : la question
n'est donc point nécessaire. Ce n'est point à des âmes
comme les nôtres que l'on peut arracher des secrets par
les souffrances du corps. Nous sommes devenus prisonniers
par notre volonté et à l'heure marquée par nous-mêmes ;
nous avons dit seulement ce qu'il vous fallait pour nous
faire mourir, vous ne sauriez rien de plus ; nous avons ce
que nous voulons.
— Que faites-vous, ami ? interrompit de Thou ?... Il se
trompe, messieurs ; nous ne refusons pas le martyre que
Dieu nous offre, nous le demandons.
— Mais, disait Cinq-Mars, qu'avez-vous besoin de ces
tortures infâmes pour conquérir le ciel? vous, martyr déjà,
martyr volontaire de l'amitié ! Messieurs, moi seul je puis
avoir d'importants secrets : c'est le chef d'une conjuration
qui la connaît ; mettez-^noi seul à la question, si nous
devons être ici traités comme les plus vils malfaiteurs.
— Par charité, messieurs, reprenait de Thou, ne me
privez pas des mêmes douleurs que lui ; je ne l'ai pas suivi
si loin pour l'abandonner k cette heure précieuse, et ne
pas faire tous mes efforts pour l'accompagner jusque dans
le ciel.
Pendant ce débat, il s'en était engagé un autre entre
Laubardemont et Joseph ; celui-ci, craignant que la dou-
leur n'arrachât le récit de son entretien, n'était pas
d'avis de donner la question ; l'autre, ne trouvant pas
son triomphe complété par la mort, l'exigeait impérieu-
sement. Les juges entouraient et écoutaient ces deux
ministres secrets du grand ministre ; cependant, plusieurs
choses leur ayant foit soupçonner que le crédit du^ capu-
cin était plus puissant que celui du juge, ils penchaient
LES PRISONNIERS. &!!
pour lui», et se décidèrent à rhumanité quand il finit par
ces paroles prononcées à voix basse :
— Je connais leurs secrets ; nous n'avons paâ besoin
de les savoir, parce qu'ils sont inutiles et qu'ils vont trop
haut. M. le Grand n'a à dénoncer que le Roi, et l'autre
la Reine ; c'est ce qu'il vaut mieux ignorer. D'ailleurs, ils
ne parleraient pas; je les connais, ils se tairaient, l'un
par orgueil, l'autre par piété. Laissons-les : la torture les
blessera ; ils seront défigurés et ne pourront plus marcher;
cela gâtera toute la cérémonie; il faut les conserver pour
pai'attre.
Celte dernière considération prévalut :.les juges se reti-
rèrent pour aller délibérer avec le diancelier. En sortant,
Joseph dit à Laubardemont :
— Je vous ai laissé assez déplaisir ici : maintenant vous
allez avoir encore celui de délibérer, et vous irez inter-^
roger trois prévenus dans la tour du Nord.
C'étaient les trois jugés d'Urbain Grandier.
D dit, rit aux éclats, et sortit le dernier, poussant devant
lui le maître des requêtes ébahi.
A peine le sombre tribunal eut-il défilé, que Grandchamp,
délivré de ses deux estafiers, se précipita vers son maître,
et, lui saisissant la main, lui dit :
— Au nom du ciel, venez sur la terrasse, monseigneur,
je vous montrerai quelque chose ; au nom de votre mère,
venez...
Mais la porte s'ouvrit au vieil abbé Quillet presque dans
le même instant.
— Mes enfants ! mes pauvres enfants ! criait le vieillard
en pleurant ; hélas ! pourquoi ne m'a-t-on permis d'entrer
qu'aujourd'hui ? Cher Henri, votre mère, votre frère, votre
sœur, sont ici cachés...
— Taisez-vous, monsieur l'abbé, disait Grandchamp;
venez sur la terrasse, monseigneur.
h\2 CINQ-MARS.
Mais le vieux prôtre retenait son élève en Fembcas-
sant.
— Nous espérons, nous espérons beaucoup la grâce.
— Je la refuserais, dit Cinq-Mars.
— Nous n'espérons que les grâces de Dieu, reprit de
Thou.
— Taisez-vous, interrompit encore Grandcharap, les
juges viennent.
En effet, la porte s'ouvrit encore à la sinistre procession,
où Joseph et Laubardemont manquaient.
— Messieurs, s'écria le bon abbé s'adressant aux com-
missaires, je suis heureux de vous dire que je viens de
Paris, que personne ne doute de la grâce de tous les con-
jurés. J'ai vu, chez Sa Majesté, Monsieur lui-même, et
quant au duc de Bouillon, son interrogatoire n'est pas
défav...
— Silence I dit M. de Ceton, lieutenant des Gardes
écossaises.
Et les quatorze commissaires rentrèrent et se rangèrent
de nouveau dans la chambre.
M. de Thou, entendant que Ton appelait le greffier cri-
minel du présidial de Lyon pour prononcer l'arrêt, laissa
éclater involonlaii*ement un de ces transports de joie reli-
gieuse qui ne se virent jamais que dans les martyrs et les
saints aux approches de la mort ; et s'avançant au devant
de cet homme, il s'écria :
— Quam speciosi pedei evangelizantiumpaçem, evan-
gelizantium bona !
Puis, prenant la main de Ciuq-Mars, il se mit à genoux
et tête nue pour entendre l'arrêt, ainsi qu'il était ordonné.
D'Effiat demeura debout, mais on n'osa le contraindre.
L'arrêt leur fut proiioncé en ces mots :
« Entre le procureur général du Roi, demandeur en cas
de criir.e de lèse-majesté, d'une part ;
LES PRISONNIERS. &13
t Et messire Henry d'Effîat de Cinq-Mars, grand Écuyer
de France, âgé de vingt-deux ans ; et François* Auguste
de Thou, âgé de trente-cinq ans, conseiller du Roi en ses
conseils ; prisonniers au château de Pierre-Endse de Lyon,
défendeurs et accusés, d'autre part ;
« Vu le procès extraordinairement fait à la requête du-
dit procureur général du Roi, à rencontre desdits d'Effîat
et de Thou, informations, interrogations, confessions,
dénégations et confrontations, et copies reconnues du
trait i fait avec l'Espagne ; considérant, la chambre délé-
guée :
« 1** Que celui qui attente à la personne des ministres,
des princes , est regardé par les lois anciennes et consti-
tutions des Empereurs comme criminel de lèse-majesté ;
<c 2° Que la troisième ordonnance du roi Louis XI porte
peine de mort contre quiconque ne révèle pas une con-
juration contre l'État ;
« Les commissaires députés par sa Majesté ont déclaré
lesdits d'Effîat et de Thou atteints et convaincus de crime
de lèse-majesto, savoir :
« Ledit d'Effîat de Cinq-Mars pour les conspirations et
entreprises, ligues et traités faits par lui avec les étran-
gers contre l'État ;
« Et ledit de Thou, pour avoir eu connaissance dos-
dites entreprises ;
« Pour réparation desquels crimes, les ont privés de
tous honneurs et dignités, et les ont condamnés et con-
damnent à avoir la tête tranchée sur un échafaud, qui,
pour cet effet, siera dressé en la place des Terreaux de
cette ville ;
« Ont déclaré et déclarent tous et un chacun de leur
biens, meubles et immeubles, acquis et confisqués au
Roi ; et iceux par eux tenus immédiatement de la cou-
ronne, réunis au domaine d'icelle ; sur iceux préalaJjle-
ilk CINQ-MARS.
«
ment prise la somme de 60,000 livres applicables à œu-
vras pies. »
Après la prononciatioii de l'arrêt, M. de Thoa dit à
haute voix :
— Dieu soit béni I Weu soit loué !
— La mort ne m'a jamais fait peur, dit froidement
Qnq-Mars.
Ce fut alors que, suivant les formes, M. de Ceton, le
lieutenant des Gardes écossaises, vieillard de soixante-
six ans, déclara avec émotion qu*il remettait les prison-
niers entre les mains du sieur Thomé, prévôt des mar-
chands du Lyonnais, prit congé d'eux, et ensuite tous les
gardes du corps, silencieux et les larmes aux yeux.
— Ne pleurez point, leur disait Cinq-Mars, les larmes
sont inutiles ; mais plutôt priez Dieu pour nous, et assu-
rez-vous que je ne crains pas la mort.
Il leur serrait la main, et de Thou les embrassait. Après
quoi ces gentilshommes sortirent les yeux humides de
larmes et se couvrant le visage de leurs manteaux.
— Les cruels I dit l'abbé Quillet, pour trouver des
armes contre eux, il leur a fallu fouiller dans l'arsenal des
tyrans. Pourquoi me laisser entrer en ce moment ?...
— Comme confesseur, monsieur, dit à voix basse un
commissaire ; car, depuis deux mois, aucun étranger n'a
eu permission d'entrer ici...
Dès que les grandes portes furent refermées et les por-
tières abaissées :
— Sur la terrasse, au nom du ciel I s*écria encore
Grandchamp. Et il y entraîna son maître et de Thou. Le
vieux gouverneur les suivit en boitant.
LBS PRISONNIERS. &15
— Que nous veux-tu dans un moment semblable 1 dit
Cinq-Mars avec une gravité pleine d'indulgence.
— R^ardez les chaînes de la ville, dit le fidèle domes-
tique.
Le sdeil naissant colorait le ciel depuis un instant à
peine. Il paraissait à l'horizon une ligne éclatante et jaune,
sur laquelle les montagnes découpaient durement leurs
formes d'un bleu foncé ; les vagues de la Saône et les
chaînes de la ville, tendues d'un bord à l'autre, étaient
encore voilées par une légère vapeur qui s*élevait aussi de
Lyon, et dérobait à l'œil le toit des maisons. Les premiers
jets de la lumière matinale ne coloraient encore que les
points les plus élevés du magnifique paysage. Dans la cité,
les clochers de l'hôtel de ville et de Saint-Nizier, sur les
collines environnantes, les monastères des Carmes et de
Sainte-Marie, et la forteresse entière de Pierre Encise,
étaient dorés de tous les feux de l'aurore. On entendait le
bruit des carillons joyeux des villages. Les murs seuls de
la prison étaient silencieux.
— Eh bien, dit Cinq-Mars, que nous faut-il voir ? est-ce
la beauté des plaines ou la richesse des villes ? est-ce la
paix de ces villages? Ah ! mes amis, il y a partout là des
passions et des douleurs comme celles qui nous ont ame-
nés ici!
Le vieil abbé et Grandchamp se penchèrent sur le
parapet de la terrasse pour regarder du côté de^ la ri-
vière.
— Le brouillard est trop épais : on ne voit rien encore,
dit l'abbé.
— Que notre dernier soleil est lent à paraître ! disait de
Thou.
— N'apercevez-vous pas en bas, au pied des rochers,
sur l'autre rive, une petite maison blanche entre la porte
d'Halincourt et le boulevard Saint-Jean ? dit l'abbé.
lA - _ --*
416 CINO-MARS.
— Je ne vois rien, répondit Cinq-Mars, qu'un amas de
murai'les grisâtres.
— Ce maudit brouillard est épais ! reprenait Granchamp
toujours penché en avant, comme un marin qui s*appuie
sur la dernière planche d'une jetée pour apercevoir une
voile a Thorison.
— Chut I dit Fabbé, on parle près de nous.
En effet, un murmure confus, sourd et inexplicable, se
faisait entendre dans une petite tourelle adossée à la plate-
forme de la terrasse. Comme elle n'était guère plus grande
qu'un colombier, les prisonniers l'avaient à peine remar-
quée jusque-là.
— Vient-on déjà nous chercher, dit Cinq-Mars.
— Bah ! bah î répondit Grandehamp, ne vous occupez
pas de cela ; c'est la tour des oubliettes. Il y a deux mois
que je rôde autour du fort, et j'ai vu tomber du monde de
là dans l'eau, au moins une fois par semaine. Pensons à
notre affaire : je vois une lumière à la fenêtre là-bas.
Une invincible curiosité entraîna cependant les deux
•
prisonniers à jeter un regard sur la tourelle, malgré l'hor-
reur de leur situation. Elle s'avançait, en effet, en dehors
du rocher à pic et au-dessus d'un gouffre rempli d'une eau
verte bouillonnante, sorte de source inutile, qu'un bras
égaré de la Saôna formait entre les rocs à une profondeur
effrayante. On y voyait tourner rapidement la roue d'un
moulin abandonné depuis longtemps. On entendit trois fois
un craquement semblable à celui d'un pont-levis qui s'a-
baisserait et se relèverait tout à coup comme par ressort
en frappant contre la pierre des murs : et trois fois on vit
quelque chose de noir tomber dans l'eau et la faire rejaillir
en écume à une grande hauteur.
— Miséricorde I seraient-ce des hommes ? s'écria l'abbé
en se signant.
— J'ai cru voir des robes brunes qui tourbillonnaient
LES PRISONNIERS. 417
en Tair, dit Granchamp ; ce sont des amis du Cardinal,
Un cri terrible partit de la tour avec un jurement
impie.
La lourde trappe gémit une quatrième fois. L*eau verte
reçut avec bruit un fardeau qui fit crier l'énorme roua du
motdin, un de ses larges rayons fut brisé et un homme
embarrassé dans les poutres vermoulues parut hors de
récume, qu'il colorait d'un sang noir, tourna deux fois en
criant, et s'engloutit. C'était Laubardemont.
Pénétré d'une profonde horreur, Cinq-Mars recula.
— 11 y a une Providence, dit Grandchamp ; Urbain
Grandier l'avait ajourné à trois ans. Allons, allons, le temps
est précieux ; messieurs, ne restez pas là immobiles ; que
que ce soit lui ou non, je n'en serais pas étonné, car ces
coquins-là se mangent eux-mêmes comme les rats. Mais
tâchons de leur enlever leur meilleur morceau. Vive Dieu!
je vois le signal I nous sommes sauvés ; tout est prêt ;
accourez de ce côté-ci, monsieur l'abbé. Voilà le mouchoir
blanc à la fenêtre ; nos amis sont préparés.
L'abbé saisit aussitôt la main de chacun des deux amis,
et les entraîna du côté delà terrasse oi!i ils avaient d'aboi d
attaché leurs regards.
— Écoutez-moi tous deux, leur dit-il : apprenez qu'au-
cun des conjurés n'a voulu de la retraite que vous leur
assuriez; ils sont tous accourus à Lyon, travestis et en
grand nombre ; ils ont versé dans la ville assez d'or pour
n'être pas trahis ; ils veulent tenter un coup de main pour
vous délivrer. Le moment choisi est celui où l'on vous
conduira au supplice ; le signal sera votre chapeau que
vous mettrez sur votre tête quand il faudra commencer.
Le bon abbé, moitié pleurant, moitié souriant par es-
poir, raconta que, lors de l'arrestation de son élève, il
était accouru à Paris ; qu'un tel secret enveloppait toutes
les actions du Cardinal, que personne n'y savait le lieu
il8 GINQ-tfAJiS.
de la détention du grand Écuyer ; beaucoup le disaient
exilé ; et, lorsque Ton avait su raccommodement de Mon-
sieur et du duc de Bouillon avec le Roi, on n'avait plu»
douté que la vie des autres ne fût assurée, et l'on avait
cessé de parler de cette affaire, qui compromettait peu de
personnes, n'ayant pas eu d'exécution. On s'était même en
quelque sorte réjoui dans Paris de voir la vflle de Sedan et
son territoire ajoutés au royaume, en échange des lettres
d'abolition accordées à M. de Bouillon reconnu inno-
cent , comme Monsieur ; que le résultat de tous les
arrangements avait fait admirer l'habileté du Cardinal
et sa clémence envers les conspirateurs , qui , disait-on ,
avaient voulu sa mort. On faisait même courir le bruit
qu'il avait fait évader Cinq-Mars et de Thou, s'occupant
giénéreusement de leur retraite en pays étranger, après les
avoir fait arrêter courageusement au milieu du camp de
Perpignan,
A cet endroit du récit, Cinq-Mars ne put s^mpécher
d'oublier sa résignation ; et, serrant la main de son ami :
— Arrêter ! s'écria-t-il ; faut-il renoncer même à l'hon-
neur de nous être livrés volontairement ? Faut-il tout sa-
crifier, jusqu'à l'opinion de la postérité ?
— C'était encore là une vanité, reprit de Thou en met-
tant le doigt sur sa bouche ; mais chut I écoutons l'abbé
jusqu'au bout.
Le gouverneur, ne doutant pas que le calme de ces
deux jeunes gens ne vînt de la joie qu'ils ressentaient de
voir leur fuite assurée, et voyant que le soleil avait à
peine encore dissipé les vapeurs du matin, se livra sans
contrainte à ce plaisir involontaire qu'éprouvent les vieil-
lards en racontant des événements nouveaux, ceux
mêmes qui doivent affliger. Il leur dit toutes ses peines
infructueuses pour découvrir la retraite de son élève,
ignorée de la cour et de la ville, oh l'on n'osait pas même
(
LES PRISONlil&RS. &19
prononcer son nom dans les asiles les plus secrets. Il n'a-
vait appris l'emprisonnement à Pierre- Ëncise que par la
reine elle-même, qui avait daigné le faire venir et le
charger d'en avertir la maiéchale d'Effiat et tous les con-
jurés, afin qu'ils tentassent un effort désespéré pour dé-
livrer leur jeune chef. Anne d'Autriche avait même osé
envoyer beaucoup de gentilshommes d'Auvergne et de
la Touraine à Lyon pour aider à ce dernier coup.
— La bonne reine I dit-il, elle pleurait beaucoup lors-
que je la vis, et disait qu'elle donnerait tout ce qu'elle pos-
sède pou^ vous sauver; elle se faisait beaucoup de repro-
ches d'une lettre, je ne sais quelle lettre. Elle parlait du
salut de la France^ mais ne s'expliquait pas. Elle me dit
qu'elle vous admirait et vous conjurait devons sauver, ne
fût*ce que par pitié pour elle, à qui vous laisseriez des
remords étemels.
— N'a-t-elle rien dit de plus, interrompit de Thou, qui
soutenait Cinq-Mars pâlissant.
— Rien de plus dit le vieillard.
— £t personne ne vous a parlé de moi ? répondit 1
grand Écuyer.
— Personne, dit l'abbé.
— Encore, si elle m'eût écrit I dit Henry à demi-voix.
— Souvenez-vous donc, mon père, que vous êtes en-
voyé ici comme confesseur, reprit de Thou.
Cependant le vieux Grandchamp, aux genoux de Cinq-
Mars et le tirant par ses habits de l'autre côté de la ter-^
rasse, lui criait d'une voix entrecoupée :
— Monseigneur... mon maître... mon bon maître...
les voyez-vous ? les voilà... ce sont eux, ce sont elles..
elles toutes.
— Eh! qui donc, mon vieil ami? disait son maître.
— Qui? grand Dieul Regardez cette fenêtre, ne les re-
connaissez-vous pas? Votre mère, vos sœurs, votre frère
h20 CINQ-MARS
En effety te jour entièrement venu lui fit Yoir dans
Féloignement des femmes qui agitaient des mouchoirs
blancs : Tune d'elles, vètiie de noir, étendait ses bras
vers la prison, se retirait de la fenêtre comme pour re-
prendre des forces, puis, soutenue par les autres, repa-
raissait et ouvrait les bras, ou posait la main sur son
cœur.
Cinq-Mars reconnut sa mère et sa famille, et ses forces
le quittèrent un moment. 11 pencha la tète sur Je sein de
son ami, et pleura.
— Combien de fois me faudra-t-il donc mourir ? dit-il.
Puis, répondant du haut de la tour par un geste de sa
main à ceux de sa famille :
— Descendons vite, mon père, répondit-il au vieil abbé ;
vous allez me dire au tribunal de la pénitence, et devant
Dieu, si le reste de ma vie vaut encore que je fasse verser
du sang pour la conquérir.
Ce fut alors que Cinq-Mars dit à Dieu ce que lui seul
et Marie de Mantoue ont connu de leurs secrètes et mal-
heureuses amours. « 11 remit à son confesseur, dit le P. Da-
niel, un portrait d'un grande dame tout entouré de dia-
mants, lesquels durent être vendus, pour Pargent être
employé en œuvre pieuses. »
Pour M. de Thou, après s'être aussi confessé; il écrivit
une lettre * : « Après quoi (selon le récit de son confes-
seur) il me dit : Voilà la dernière pensée qiLeje veux avoir
pour ce monde : partons en paradis. Et, se promenant
dans la chambre à grands pas, il récitoit à haute voix le
psaume Miserere meiy Deus^ etc., avec une ardeur d'es-
prit incroyable, et des tressaillements de tout son corps
si violents qu'on eust dit qu'il ne touchoit pas la terre et
i. Voir la copie de ceUe leUre i Mine la pnocessede Gaémënée,
dans les notes à la fin du volume.
H
i
LES PRISONNIERS. A21
qu'il aloit sortir de luy-mesme. Les gardes étoient muets
à ce spectacle, qui les falsoit tous frémir de respect et
d'horreur. »
i
Cependant tout était calme le 12 du même mois de
septembre 1642 dans la ville de Lyon, lorsque, au grand
étonnement de ses habitants, on vit arriver dès le point
du jour, par toutes ses portes, des troupes d'infanterie et
de cavalerie que Ton savait campées et cantonnées fort
loin de là. Les Gardes françaises et suisses, les régiments
de Pompadour, les Gens d'armes de Maurevert et les Ca-
rabins de La Roque, tous défilèrent en silence; la cavale-
rie, portant le mousquet appuyé sur le pommeau de la
selle, vint se ranger autour du château de Pierre-Encise ;
l'infanterie forma la haie sur les bords de la Saône, depuis
la porte du fort jusqu'à la place des Terreaux. C'était le
lieu ordinaire des exécutions.
Quatre compagnies des bourgeois de Lyon, que Ton ap-
pelle PennonnagCy faisant environ onze ou douze cents
bommes, « furent rangées, dit le journal de Montrésor,au
milieu de la place des Terreaux, en sorte qu'elles enfer-
moient un espace d'environ quatre-vingts pas de chaque
côté, dans leqiiel on ne laissoit entrer personne, sinon
ceux qui étoient nécessaires.
c Au milieu de cet espace fut dressé un échafaud de
sept pieds de haut et environ» neuf pieds en quarré, au
milieu duquel, un peu plus sur le devant, s'élevoit un
poteau de la hauteur de trois pieds ou environ, devant
lequel on coucha un bloc de la hauteur d'un demi-pied,
si que la principale façade ou le devant de l'échafaud re-
gardoit vers la boucherie des Terreaux, du côté de la
u
J
L22 CINQ-MARS.
Saône ; contre lequel échafaud on dressa une petite échelle
de huit échelons du côté des Dames de Saint-Pierre. »
Rien n'avait transpiré dans la ville sur le nom des pri-
sonniers, les murs inaccessibles de la forteresse ne lais-
saient rien sortir ni rien pénétrer que dans la nuit, et les
cachots profonds avaient quelquefois renfermé le père et le
fils durant des années entières, à quatre pieds l'un de l'au-
!re, sans qu'ils s'en doutassent. La surprise fut extrême à
cet appareil éclatant, et la foule accourut, ne sachant s'il
s'agissait d'une fête ou d'un supplice.
Ce même secret qu'avaient gardé les agents du ministre
avait été aussi soigneusement caché par les conjurés, car
leur tête en répondait.
Montrésor, FontraiUes, le baron de Beauvau, Olivier
d'Entraigues, Gondi, le comte du Lude et l'avocat Four-
nier, déguisés en soldats, en ouvriers et en baladins, ar-
més de poignards sous leurs habits, avaient jeté et par-
tagé dans la foule plus de cinq cents gentilshommes et
domestiques déguisés comme eux; des chevaux étaient
préparés sur la roule d'Italie, et des barques sur le Rhône
avaient été payées d'avance. Le jeune marquis d'Effiat,
frère aîné de Cinq-Mars, habillé en chartreux, parcourait
la foule, allait et venait sans cesse de la place des Terreaux
à la petite maison oh sa mère et sa sœur étaient enfermées
avec la présidente de Pontac, sœur du malheureux de Thou.
11 les rassurait, leur donnait un peu d'espérance, et reve-
nait trouver les conjurés et s'assurer que chacun d'eux
était disposé à l'action.
Chaque soldat formant la haie avait à ses côtés un homme
prêt à le poignarder.
La foule innombrable entassée derrière la ligne des
gardes les poussait en avant, débordait leur alignement,
et leur faisait perdre du terrain. Ambrosio, domestique
eiipagnol, qu'avait conservé Cinq-Mars, s'était chargé du
*
^ LES PRISONNIERS. 423
capîtaîne des piquiers, et, déguisé en musicien catalan,
avait entamé une dispute avec lui, feignant de ne pas vou-
loir cesser de jouer de la vielle. Chacun était à son poste.
L'abbé de Gondi , Olivier d'Entraigues et le marquis
d'Effiat étaient au milieu d'un groupe de poissardes et
d'écaillères qui se disputaient et jetaient de grands cris.
Elles disaient des injures â Tune d'elles, plus jeune et
plus timide que ses mâles compagnes. Le frère de Cinq-
Mars approcha pour écouter leur querelle.
— Ehl pourquoi , disait-elle aux autres , voulez-vous
que Jean Le Roux, qui est un honnête homme , aille cou-
per la tète à deux chrétiens, parce qu'il est boucher de
son état? Tant que je serai sa femme, je ne le souffrirai
pas, j'aimerais mieux...
— Eh. bien, tu as tort , répondaient ses compagnes ;
qu'est-ce que cela te fait que la viande qu'il coupe se
mange ou ne se mange pas ? 11 n'en est pas moins vrai
que tu aurais cent écus pour faire habiller tes trois en-
fants à neuf. Tes trop heureuse d'être t épouse d'un bou-
cher. Profite donc, ma mignonne, de ce que Dieu t'en-
voie par la grâce de Son Éminence.
— Laissez-moi tranquille, reprenait la première, j e ne
veux pas accepter. J'ai vu ces beaux jeunes gens à la
fenêtre, ils ont l'air doux comme des agneaux.
— Eh bien, est-ce qu'on ne tue pas tes agneaux et tes
veaux? reprenait la femme Le Bon. Qu'il arrive donc du
bonheur à une petite femme comme ça! Quelle pitié!
quand c'est de la part du révérend capucin, encore !
— Que la gaieté du peuple est horrible I s'écria Oli-
vier d'Entraigues étourdiment.
Toutes ces femmes l'entendirent, et commencèrent à
murmurer contre lui.
— Du peuple ! disaient-elles ; et d'où est donc ce petit
maçon avec ce plâtre sur ses habits f
424 CINQ-MARS.
— Ah ! interrompit une autre, tu ne vois pas que c'est
quelque gentilhomme déguisé ? Regarde ses mains
blanches : ça n'a jamais travaillé.
— Oui, oui, c'est quelque petit conspirateur dameret ;
j'ai bien envie d'aller chercher M. le Chevalier du Guet
pour le faire arrêter.
L'abbé de Gondi sentit tout le danger de cette situa-
tion, et, se jetant d'un air de colère sur Olivier, avec
toutes les manières d'un menuisier dont il avait pris
le costume et le tablier, il s'écria en le saisissant au
collet :
— Vous avez raison : c'est un petit drôle qui ne tra-
vaille jamais. Depuis deux ans que mon père Ta mis en
apprentissage , il n'a fait que peigner ses cheveux blonds
pour plaire aux petites filles. Allons, rentre à la maison!
Et, lui donnant des coups de latte, il lui fît percer la
foule et revint se placer sur un autre point de la haie.
Après avoir tancé le page étourdi, il lui demanda la lettre
qu'il disait avoir à remettre à M. de Cinq-Mars quand il
serait évadé. Olivier l'avait depuis deux mois dans sa
poche, et la lui donna.
— C'est d'un prisonnier à un autre, dit-il; car le che-
valier de Jars, en sortant de la Bastille, me l'a envoyée
de la part d'un de ses compagnons de captivité.
— Ma foi, dit Gondi, il peut y avoir quelque secret
important pour notre ami; je la décacheté, vous auriez
dû y penser pïus tôt.
- - Ah ! bah ! c'est du vieux BassompieiTe. Lisons.
« Mon cher enfant.
t J'apprends du fond de la Bastille, où je suis encore,
que vous voulez conspirer contre ce tyran de Richelieu,
qui ne cesse d'humilier notre bonne vieille Noblesse et
IIS PRISONNIERS. &25
les Parlements, et de saper dans ses fondements l'édifice
sur lequel reposait TÉtat. J'apprends que les Nobles
sont mis à la taille, et condamnés par de petits juge>
contre les privilèges de leur condition, forcés à Tarrière-
ban contre les pratiques anciennes... »
— Ah! le vieux radoteur! interrompit le page en riant
aux éclats.
— Pas si sot que vous croyez ; seulement il est un peu
reculé pour notre affaire.
— « Je ne puis qu'approuver ce généreux projet, et je
vous prie de me bailler advis de tout... »
— Ah ! le vieux langage du dernier règne ! dit Olivier ;
il ne savait pas écrire : me faire expert de toutes choses
comme on dit à présent.
— Laissez-moi lire, pour Dieu, dit l'abbé; dans cent
ans on se moquera ainsi de nos phrases.
— 11 poursuivit :
c Je puis bien vous conseiller nonobstant mon grand
âge, en vous racontant ce qui m'advint en 1560.
— Ah ! ma foi, je n'ai pas le temps de m'ennuyer à
lire tout. Voyons la fin.
c Quand je me rappelle mon dtner chez madame la
maréchale d'Efûat, votre mère, et que je me demande
ce que sont devenus tous les convives, je m'afflige véri-
tablement. Mon pauvre Puy-Laurens est mort à Vin-
cermes, de chagriii d'être oublié par Monsieur dans cette
prison ; de Launay tué en duel, et j'en suis marri ; car,
malgré que je fusse mal satisfait de mon arrestation, il y
mit de la courtoisie^ et je l'ai toujours tenu pour un ga-
lant homme. Pour moi, me voilà sous def jusqu'à la fin
de la vie de M. le Cardinal; aussi, mon enfant, nous
étions treize à table : il ne faut pas se moquer des vieilles
croyances. Remerciez Dieu de ce que vous êtes le seul
auquel il ne soit oas arrivé malencontre.». »
i!i26 GINQ-MIRS.
— Encore un à-propos ! dit Olivier en riant de tout
son cœur; et cette fcHs, l'abbé de Gondi ne put tenir son
sérieux malgré ses efforts.
Ils déchirèrent la lettre inutile, pour ne pas prolonger
encore la détention du pauvre maréchal si elle était
trouvée, et se rapprochèrent de la place des Terreaux et
de la haie des gardes qu'ils devaient attaquer lorsque le
signal du chapeau serait donné par le jeune prisonnier.
Ils virent avec satisfaction tous leurs amis à leur poste,
et prêts à jouer des couteaux, selon leur propre expres-
sion. Le peuple, en se pressant autour d'eux, les favori-
sait sans le vouloir. Il survint près de l'abbé une troupe
de jeunes demoiselles vêtues de blanc et voilées; elles
allaient à l'église pour communier, et les religieuses qui
les conduisaient, croyant comme tout le peuple que ce
cortège était destiné à rendre les honneurs à quelque
grand personnage , leur permirent de mtHiter sur de
larges pierres de taille accumulées derrière les soldats.
Là elles se groupèrent avec la grâce de cet âge, comme
vingt belles statues sur un seul piédestal.On eût dit ces
vestales que l'antiquité conviait aux sanglants spectacles
des gladiateurs. Elles se parlaient à l'oreille en Tegardant
autour d'elles, riaient et rougissaient i^0$emble, comsne
font les enfants.
l'abbé de Gondi vît et^ec hmiéât qu'(^V!er àSait en^
. eore oublier son Yô^ de conspirateur et son costume de
«maçon potff leur lancer^ des œillades et prendre un main-
tien trop élégant et dfes gésfes' trop cîviMsés pour l'état
.qu'on devïttt M supposer : il commençait déjà à s'ap-
iprochei* cf elles en bouclant ses cheveux avec ses doigts,
ïors<ï»e ffotttrailles e< Montrésof survînreïit par bonheiMr
souBun habit de soldî^s suisses; un groupe de genti)»-
hoifiâmeS; déguisés eti' mfafrÈtiers, les suivait avec des bâ-
tons ferrés à la main ; ils avaient sur \é visage uie péleor
LES PRISONNIERS. k21
qui n'annonçait rien de bon. On entendit une marche
sonnée par des trompettes.
— Restons ici, dit l*un d'eux à sa suite ; c'est ici.
L'air sombre et le silence de ces spectateurs contras-
taient singulièrement avec les regards enjoués et curieux
des jeunes filles et leurs propos enfantins.
— Ah ! le beau cortège ! criaient-elles : voilà au moins
cinq cents hommes avec des cuirasses et des habits
rouges, sur de beaux chevaux ; ils ont des plumes jaunes
sur leurs grands chapeaux. — Ce sont des étrangers, des
Catalans, dit un garde-française. — Qui conduisent-ils
donc ? — Ah ! voici un beau carrosse doré ! mais il n'y a
personne dedans.
— Ah ! je vois trois hommes à pied : où. vont-ils?
■^ A la mort ? dit Fontrailles d'une voix sinistre qui fit
taire toutes les voix. On n'entendit plus que les pas lents
des chevaux, qui s'arrêtèrent tout à coup par un de ces
retards qui arrivent dans la marche de tout cortège.
On vit alors un douloureux et singulier spectacle. Un
vieillard à la *>éte tonsurée marchait avec peine en san-
glotant, soutenu par deux jeunes gens d'une figure inté-
ressante et charmante, qui se donnaient une main der-
ri^ie ses épaules voûtées, tandis que de l'autre chacug
u -ïx tenait l'un de ses bras. Celai qui marchait à sa
gauche était vêtu de noir ; il était grave et baissait les
yeux. L'autre, beaucoup plus jeune, était revêtu d'une
parure éclatante * : un pourpoint de drap de Hollande,
couvert de larges dentelles d'or et portant des manches
bouffantes et brodées, le couvrait du cou à la ceinture,
habillement assez semblable au corset des femmes ; le
reste de ses vêtements en velours noir brodé de palmes
1. Le portrait en pied de M. de Ginq-tfars est conservé dans lo
musée de Versailles.
&28 CINQ-MARS.
d'argent, des bottines grisâtres h talons rouges, oà s'atta-
chaient des éperons d'or; un manteau d'écarlate chargé
de boutons d'or, tout rehiaussait la grâce de sa taille élé-
gante et souple. Il saluait à droite et à gauche de la haie
avec un sourire mélancolique.
Un vieux domestique, avec des moustaches et une
barbe blanches, suivait, le front baissé, tenant en main
deux chevaux de bataille caparaçonnés.
Les jeunes demoiselles se taisaient; mais elles ne purent
retenir leurs sanglots en les voyant.
— C'est donc ce pauvre vieillard qu'on mène à îa
mort? s'écrièrent-elles; ses enfants le soutiennent.
— A genoux ! mesdames, dit une religieuse, et priez
pour lui.
— A genoux I cria Gondi, et prions que Dieu les sauve.
Tous les conjurés répétèrent : — A genoux I à genoux !
et donnèrent l'exemple au peuple, qui les imita en silence.
— Nous pouvons mieux voir ses mouvements à présent,
dit tout bas Gondi à Montrésor : levez-vous ; que fait-il?
— Il est arrêté et parle de notre côté en nous saluant ;
je crois qu'il nous reconnaît.
Toutes les maisons, les fenêtres, les murailles, les
toits, les échafauds dressés, tout ce qui avait vue sur la
place était chargée de personnes de toute condition et de
tout âge.
Le silence le plus profond régnait sur la foule im-
mense; on eût entendu les ailes du moucheron des
fleuves, le souffle du moindre vent, le passage des grains
de poussière qu'il soulève; mais l'air était calme, le soleil
brillant, le ciel bleu. Tout le peuple écoulait. On était
proche de la place des Terreaux; on entendit des coups
de marteau sur des planches, puis la voix de Cinq-Mars.
Un jeune chartreux avança sa tête pâle entre deux
gardes ; tous les conjurés se levèrent au-dessus du peuple
LA FÊTE. 420
à genoux, chacun d'eux portant la main à sa ceinture
ou dans son sein et serrant de près le soldat qu*il devait
poignarder.
— Que fait-il ? dit le chartreux ; a-t-il son chapeau sur
la tète ?
— Il jette son chapeau à terre loin de lui, dit paisible-
ment l'arquebusier qu'il interrogeait.
CHAPITRE XXVI
LA FÊTE
Mon Dieu ! qu'est-ce qce ce inonde T
DerHiéres parolei ie M, de Cinq-Uan.
Le jour même du cortège sinistre de Lyon» et durant
les scènes que nous venons de voir, une fête magnifique
se donnait à Paris, avec tout le luxe et le mauvais goût
du temps. Le puissant Cardinal avait voulu remplir à la
fois de ses pompes les deux premières villes de France.
Sous le nom d'ouverture du Palais - Cardinal , on
annonça cette fête donnée au Roi et à toute la cour.
Maître de l'empire par la force, il voulut encore l'être des
esprits par la séduction, et, las de dominer, il espéra
plaire. La tragédie de Mirame allait être représentée dans
une salle construite exprès pour ce grand jour : ce qui
éleva les frais de cette soirée, dit Pélisson, à trois cent
mille écus.
La garde entière du premier ministre * était sous les
1. Le Roi donna an Cardinal, en 1626, une garde de deni cenU
arqu^'busiers ; en 1632, quatre cents mousquetaires à pied ; en 1638,
diux compagnies de Gens d'armes et de Chevau légers furent for-
mées par kii.
idd CINQ-MARS.
armes ; ses quatre compagnies de Mousquetaires et de
Gens d'armes étaient rangées en haie sur les vastes esca-
liers et à rentrée des longues galeries du Palais-Cardinal *.
Ce brillant Pandémonium, oîx les péchés mortels ont un
temple à chaque étage, n'appartint ce jour-là qu'à l'or-
gueil, qui Poccupait de haut en bas. Sur chaque marche
était posté Tun des arquebusiers de la garde du Cardi-
nal, tenant une torche à la main et une longue cara-
bine dans l'autre; la foule de ses gentilshommes circu-
lait entre ces candélabres vivants, tandis que dans le
grand jardin, entouré d'épais marronniers, remplacés
aujourd'hui par les arcades, deux compagnies de Che-
vau-légers à cheval, le mousquet au poing, se tenaient
prêtes au premier ordre et à la première crainte de leur
maître.
Le Cardinal, porté et suivi par ses trente-huit pages,
vint se placer dans sa loge tendue de pourpre, en face
de celle où le Roi était couché à demi, derrière des ri-
deaux verts qui le préservaient de l'éclat des flambeaux.
Toute la cour était entassée dans les loges, et se leva
lorsqu'il parut; la musique commença une ouverture
brillante, et l'on ouvrit le parterre à tous les hommes de
la ville et de l'armée qui se présentèrent. Trois flots im-
pétueux de spectateurs s'y précipitèrent et le remplirent
en un instant; ils étaient debout et tellement pressés, que
le mouvement d'un bras suffisait pour causer sur toute la
foule le balancement d'un champ de blé. On vit tel
homme dont la tête décrivait ainsi un cercle assez
1. Il avait donné aa Roi, sous réserve d'asafrait dorant sa vie, ce
fKilais avec ses dépendances, comme aussi sa magnifique chapelle
de diamants, avec son grand buffet d'argent ciselé, pesant trois mille
marcs, et son grand diamant en forme de cœur, pesant plus de
vingt carats; M. de Gbavigny accepta cette donation pour le Roi,
{^Histoire du père Joseph A
LA FÈITK.^ 431
étendu, comme celle d'un compas, sans que ses pieds
eussent quitté le point où ils étaient fixés, et on emporta
quelques jeunes gens évanouis. Le ministre, contre sa
coutume, avança sa tête décharnée hors de sa tribune,
et salua l'assemblée d'un air qui voulait être gracieux.
Cette grimace n'obtint de réponse qu'aux loges, le par-
terre fut silencieux. Richelieu avait voulu montrer qu'il ne
craignait pas le jugement public pour son ouvrage et
avait permis que Ton introduisît sans choix tous ceux
qui se présenteraient. Il commençait à s'en repentir,
mais trop tard. En effet, cette impartiale assemblée fut
aussi froide que la tragédie-pastorale l'était elle-même;
en vain les bergères du théâtre, couvertes de pierreries,
exhaussées sur des talons rouges , portant du bout des
doigts des houlettes ornées de rubans, et suspendant des
guirlandes de fleurs sur leurs robes que soulevaient les
vertugadinSy se mouraient d*amour en longues tirades de
deux cents vers langoureux; en vain des amants parfaits
(car c'était le beau idéal de l'époque) se laissaient dé-
périr de faim dans un antre solitaire, et déploraient leur
mort avec emphase, en attachant à leurs cheveux des
rubans de la couleur favorite de leur belle; en vain les
femmes de la cour donnaient des signes de ravissement,
-penchées au bord de leurs loges, et tentaient même Téva-
nouissement le plus flatteur : le morne parterre ne don-
nait d'autre signe de vie que le balancement perpétuel
des têtes noires à longs cheveux. Le Cardinal mordait ses
lèvres et faisait le distrait pendant le premier acte et le
second; le silence avec lequel s'écoulèrent le troisième et
le quatrième fit une telle blessure à son cœur paternel,
qu'il 8e fit soulever à denîi dors de son balcon, et, dans
cette immonde et ridicule attitude, faisait signe à ses
ami» de la cour de remarquer les plus beaux endroits, et
donnait le signal des applaudissements ; on y répondait
&32 CINQ-MARS.
de quelques loges, mais l'impassible parterre était plus
silencieux que jamais; laissant la scène se passer entre le
théâtre et les régions supérie*ires, il s*obslinait à demeu-
rer neutre. Le maitre de l'Europe et de la France, jetant
alors un r^ard de foi sur œ petit amas d'honunes qui
osaient ne pas admirer son œu\Te, sentit dans son cœur
le vœu de Néron, et pensa un moment combien il serait
heureux qu'il n'y eût là qu'une tête.
Tout à coup cette masse noire et immobile s'anima, et
des salves interminables d'applaudissements éclatèrent,
au grand étonnement des loges, et surtout du ministre.
11 se pencha, saluant avec reconnaissance; mais il s'arrêta
en remarquant que les battements de mains interrompaient
les acteurs toutes les fois qu'ils voulaient recommencer.
Le roi fît ouvrir les rideaux de sa loge, fermés jusque-là,
pour voir ce qui excitait tant d'enthousiasme; toute la
cour se pencha hors des colonnes : on aperçut alors dans
la fouie des spectateurs assis sur le théâtre, un jeune
homme humblement vêtu, qui venait de se placer avec
peine ; tous les regards se portaient sur lui. Il en parais-
sait fort embarrassé, et cherchait à se couvrir de son pe-
tit manteau noir trop court. Le Cid ! le Cid ! cria le par-
terre, ne cessant d'applaudir. Corneille, effrayé, se sauva
dans les coulisses, et tout retomba dans le silence.
Le Cardinal, hors de lui, fît fermer les rideaux de sa
loge et se fit emporter dans ses galeries.
Ce fut là que s'exécuta une autre scène préparée dès
longtemps par les soins de Joseph, qui avait sur ce point
endoctriné les gens de sa suite avant de quitter Paris. Le
cardinal Mazarin, s'écriant qu'il était plus prompt de
faire passer Son Éminence par une longue fenêtre vitrée
qui ne s'élevait qu'à deux pieds de terre et conduisait de
sa loge aux appartements, la fit ouvrir, et les pages y
firwt passer le fauteuil. Aussitôt cent voix s'élevèrent
LA FÊTE. /l33
pour dire et proclamer raccomplissement de la grande
prophétie de Nostradamus. On se disait à demi-voix : Le
bonnet rouge , c'est Monseigneur ; quarante onceSy c'est
Cinq-Mars ; tout finira, c'était de Thou : quel heureux coup
du del ! Son Éminence règne sur l'avenir comme sur le
présent I
11 s'avançait ainsi sur son trône ambulant dans de lon-
gues et resplendissantes galeries, écoutant ce doux mur-
miu'e d'une flatterie nouvelle ; mais, insensible à ce bruit
des voix qui divinisaient son génie, il eût donné tous
leurs propos pour un seul mot, un seul geste de ce public
immobile et inflexible, quand même ce mot eût été un
cri de haine ; car on étouffe les clameurs, mais comment
se venger du silence ? On empêclie un peuple de frapper,
mais qui l'empêchera d'attendre? Poursuivi par le fan-
tôme importun de l'opinion publique, le sombre ministre
ne se crut en sûreté qu'arrivé au fond de son palais, au
milieu de sa cour tremblante et flatteuse, dont les adora-
tions lui firent bientôt oublier que quelques hommes
avaient osé ne pas l'admirer. 11 se fit placer comme un
roi au milieu de ses vastes appartements, et, regardant
autour de lui, se mit à compter attentivement les hommes
puissants et soumis qui l'entouraient : il les compta et
s'admira. Les chefs de toutes les grandes familles, les
princes de l'Église, les présidents de tous les parlements,
les gouverneurs des provinces, les maréchaux et les géné-
raux en chef des armées, le nonce, les ambassadeurs de
tous les royaumes, les députés et les sénateurs des répu-
bliques, étaient immobiles, soumis et rangés autour de
lui, comme attendant ses ordres. Plus un regard qui osât
soutenir son regard, plus ime parole qui osât s'élever
sans sa volonté, plus un projet qu'on osât former dans le
repli le plus secret du cœur, plus une pensée qui na pn>-
«édàt de la sienne. L'Europe muette Técoutait par repré-
434 CINQ-MARS.
sentants. De loin en loin il élevait une voix, impérleose,
et jetait une parole satiété au milieu de ce cercle pom-
peuXy comme un deni^ dans la foule des pauvres. On
pouvait alors reconnaître, à Foigueil qui s'allumait dans
ses regards et à la joie de sa coi^nance, celui des princes
sur qui venait de tomber une telle faveur; celui-là se
trouvait même transformé tout à coup en un autre
bomme, et semblait avoir fait un pas dans la hi^rchie
des pouvoirs, tant on entourait d'adorations inespérées
et de soudaines caresses ce fortuné courtisan, dont le
Cardinal n'apercevait pas même le bonheur obscur. Le
frère du Roi et le duc de Bouillon étaient debout dans la
foule, à*oii le ministre ne daigna pas les tirer ; seulement
il affecta de dire qu'il serait bon de démanteler quelques
places fortes, parla longuonent de la nécessité des pavés
et des quais dans les rues de Paris, et dit en doux mots à
Turenne qu'on pourrait l'envoyer à l'armée d'Italie, près
du prince Thomas, pour chercher son bâton de maré-
chal.
Tandis que Richelieu ballottait ainsi dans ses mains
puissantes les plus grandes et les moindres choses de
l'Europe, au milieu d'une fête bruyante dans son magni-
ûque palais, on avertissait la Reine au Louvre que l'heure
était venue de se rendre chez le Cardinal, oh le Roi l'at-
tendait après la tragédie. La sérieuse Anne d'Autriche
n'assistait à aucun spectacle; mais elle n'avait pu refuser
la fête du premier ministre. Elle était dans son oratoire,
prête à partir et couverte de perles, sa parure favorite ;
debout près d'une grande glace avec Marie de Mantoue,
elle se plaisait à terminer la toilette delà Jeune princesse,
qui, vêtue d'une longue robe rose, contemplait elle-même
avec attention, mais un peu d'ennui et d'un air boudeur,
l'ensemble de sa toilette.
La Reine considérait stm propre ouvrage dans Marie,
Lk FÊTE. &35
et, plus troublée qu'elle, songeait avec crainte au mo-
ment où cesserait cette éphémère tranquillité, malgré la
profonde connaissance qu'elle avait du caractère sensible
mais léger de Marie. Depuis la conversation de Saint-
Germain, depuis la lettre fatale, elle n'avait pas quitté
un seul instant la jeune princesse, et avait donné tous ses
soins à conduire son esprit dans la voie qu'elle avait tra-
cée d'avance ; car le trait le plus prononcé du caractère
d'Anne d'Autriche était une invincible obstination dans
seg calculs, auxquels elle eût voulu soumettre tous les
événements et toutes les passions avec une exactitude
géométrique, et c'est sans doute à cet esprit positif et
sans mobilité que l'on doit attribuer tous les malheurs de
sa régence. La sinistre réponse de Cinq-Mars, son ar-
restation, son jugement, tout avait été caché à la prin-
cesse Marie, dont la faute première, 11 est vrai, avait été
un mouvement d'amour -propre et un instant d'oubli.
Cependant Ja Reine était bonne, et s'était amèrement re-
pentie de sa précipitation à écrire de si décisives paroles,
dont les conséquences avaient été si graves , et tous ses
efforts avaient tendu à en atténuer les suites. En envisa-
geant son action dans ses rapports avec le bonheur de
la France, elle s'applaudissait d'avoir étouffé ainsi tout à
coup le germe d'une guerre civile qui eût ébranlé l'État
jusque dans ses fondements; mais lorsqu'elle s'appro-
chait de sa jeune amie et considérait cet être charmant
qu'elle brisait dans sa fleur, et qu'un vieillard sur un
trône ne dédommagerait pas de la perte qu'elle avait faite
pour toujours ; quand elle songeait à l'entier dévouement,
à cette totale abnégation de soi-même qu'elle venait de
voir dans un jeune homme de vingt-deux ans, d'un si
grand caractère et presque maître du royaume, elle plai-
gnait Marie, et admirait du fond de l'âme l'homme qu'elle
avait si mal jugé.
436 CINQ-MARS.
Elle aurait voulu du moins faire connaître tout ce qu'il
valait à celle qu'il avait tant aimée, et qui ne lé savait pas ;
mais elle espérait encore en ce moment' que tous les con-
jurés, réuni* ^ Lyon, parviendraient à le sauver, et, une
fois le sachant en pays étranger, elle pourrait alors tout
dire à sa chère Marie.
Quant à celle-ci , elle avait d'abord redouté la guerre ;
mais, entourée de gens de la Reine, qui n'avaient laissé
parvenir jusqu'à elle que des nouvelles dictées par celte
princesse, elle avait su ou cru savoir que la conjui^ation
n'avait pas eu d'exécution ; que le Roi et le Cardinal
étaient d'abord revenus à Paris presque ensemble ; que
Monsieur, éloigné quelque temps, avait reparu à la cour ;
que le duc de Bouillon, moyennant la cession de Sedan,
était aussi rentré en grâce ; et que, si le grand Écuyer
ne paraissait pas encore, le motif en était la haine plus
prononcée du Cardinal contre lui et la grande part qu'il
avait dans la conjuration. Mais le simple bon sens et le
sentiment naturel de la justice disaient assez que, n'ayant
agi que sous les ordres du frère du Roi, son pardon de-
vait suivre celui du prince. Tout avait donc calmé Tin-
quiélude première de son cœur, tandis que rien n'avait
adouci une sorte de ressentiment orgueilleux qu'elle avait
contre Cinq-Mars, assez indifférent pour ne pas lui faire
savoir le lieu de sa retraite, ignoré de la Reine même et
de toute la cour, tandis qu'elle n'avait songé qu'à lui,
disait-elle. Depuis deux mois, d'ailleurs, les bals et les
carrousels s'étaient si rapidement succédé, et tant de da-
voin impérieux l'avaient entraînée, qu'il lui restait à
peine, pour s'attrister et se plaindre, le temps de sa toi-
lette, oix elle était presque seule. Elle commençait bien
chaque soir cette réflexion générale sur l'ingratitude et
l'inconstance des hommes, pensée profonde et nouvelle,
qui ne manque jamais d'occuper la tête d'une jeune per-
LA PÊTK ' 437
sonne à Tàge du premier amour ; mais le sommeil ne lui
permettait jamais de l'achever; et la fatigue de la danse
fermait ses grands yeux noirs avant que ses idées eussent
trouvé le temps de se classer dans sa mémoire et de lui
présenter des images bien nettes du passé. Dès son ré-
veil, elle se voyait entourca des jeunes princesses de la
cour, et, à peine en état de paraître, elle était forcée de
passer chez la Reine, oh Tattendaient les étemels, mais
moins désagréables hommages du prince Palatin ; les Po-
onais avaient eu le temps d'apprendre à la cour de
France cette réserve mystérieuse et ce silence éloquent
jai plaisent tant aux femmes, parce qu'ils accroissent
l'importance des secrets toujours cachés, et rehaussent
les êtres que l'on respecte assez pour ne pas oser même
souffrir en leur présence. On regardait Marie comme ac-
cordée au roi Uladislas ; et elle-même, il faut le confesser,
s'était si bien faite à cette idée^ que le trône de Pologne
occupé par une autre reine lui eût paru une chose mons-
trueuse : elle ne voyait pas avec bonheur le moment d'y
monter, mais avait cependant pris possession des hom-
mages qu'on lui rendait d'avance. Aussi, sans se l'avouer
à elle-même, exagérait-elle beaucoup les prétendus torts
de Cinq-Mars que la Reine lui avait dévoilés à Saint-Ger*
main.
— Vous êtes fraîche comme les roses de ce bouquet, dit
la Reine; allons, ma chère enfant, êtes- vous prête? Quel
est ce petit air boudeur? Venez, que je referme cette bou-
cle d'oreilles... N'aimez-vous pas ces topazes? Voulez-vous
une autre parure?
— Oh I non, madame, je pense que je ne devrais pas
me parer, car personne ne sait mieux que vous combien
je suis malheureuse. Les hommes sont bien cruels enveis
nous ! Je réfléchis encore à tout ce que vous m'avez dit,
et tout m'est bien prouvé actuellement. Oui, il est bien
&38 CINQ-MARS.
vrai qu'il ne m*aimait pas; car enfin, s'il m'avait aimée^
d'abord il eût renoncé à une oitreprise qui me faiselt
tant de peine, comme je le lui avaisdit; je me rappelle
même, ce qui est bien plus fort, ajouta-t-elle d'un air
important et même soleond, que je lui dis qu'il serait
rebelle; oui, madame, rebelle^ je le lui dis à Saint-Eus-
tache. Mais je vois que Votre Majesté avait iiesï raison :
je suis bien malheureuse I il avait plus d'ambition que
d'amour.
Id une larme de dépit s'échappa de ses yeux et roula
vite et seule sur sa joue, comme une perle sur une
rose.
— Oui, c'est bien certain... continua- t-elle en atta-
chant ses bracelets; et la {dus grande preuve, c'est que
depuis deux mois qu'il a renoncé à son entreprise (comme
vous m'avez dit que vous l'aviez fait sauver), il aurait
bien pu me faire savoir où il s'est retiré. Et moi, pen*
dant ce temps>lè, je pleurais, j'implorais toute votre
puissance en sa faveur ; je mendiais un mot qui m'apprit
une de ses actions; je ne pensais qu'à lui; et encore à
présent je refuse tous les jours le trône de Pologne, parce
q«e je veux prouver jusqu'à la fin que je suis constante,
que vous-même ne pouvez me faire manquer à mon atta-
chement, bien plus sérieux que le sien, et que nous
valons mieux que les hommes; mais du moins, je crois
que je puis bien aller ce soir à cette fâte, puisque ce n'est
pas un bal.
. — Oui, oui, ma chère enfant, venez vite, dît la Reine,
voulant faire cesser ce langage enfantin qui l'affligeait, et
dont elle avait causé les erreurs ingénues ; venez, vous
verrez l'union qui règne entre les princes et le Cardinal,
et nous apprendrons peut-être quelques bonnes nou-
velles.
Elles partirent.
lAv PÊTIU &39
Lorsqijfê les deux princesses entrèrent dans les longues
galeries du Palais-Cardinal, elles furent reçues et saiuév^
froidement par le Roi et le ministre, qui, entourés et pres-
sés par une fouto de courtisans silencieux, jouaient aux
échecs sur une taûle étroite et basse. T(»ites les femmes
qui entrèrent avec la Reine, ou après elle, se répandirent
dans les appartements, et bientôt une musique fort douce
s'éleva dans Tune des salles, comme un accompagnement
i mille conversations particulières qui s'engagèrent autour
des tables de jeu.
Auprès de la Reine passèrent, en saluant, deux jeunet
et nouveaux maiiés, Theureux Chabot et la belle du-
diesse de Rohan ; ils semblaient éviter la foule ctdiercher
à l'écart le moment de se parler d'euxnnémes. Tout le
monde les accueillait en souriant et les voyait avec envie :
leur félicité se lisait sur le visage des autres autant que
sur le leur.
Marie les suivit des yeux : — Ils sont heureux pourtant,
dit-^Ue à la Reine, se rappelant le blâme que Ton avait
voulu jeter sur eux.
Mais, sans lui répondre, Anne d'Autriche craignant que,
dans la foule« un mot inconsidéré ne vint apprendre
quelque funeste événement à sa jeune amie, se plaça
derrière le Roi avec elle. Bientôt Monsieur, le prince Pa
latin et le duc de Bouillon vinrent lui parler d'un air
libre et enjoué. Cependant le second, jetant sur Marie un
regard sévère et scrutateur, lui dit : « Madame la prin*
a cesse, vous êtes ce soir d'une beauté et d'une gaieté
€ mrprenantes. »
Elle fut interdite de ces paroles, et de le voir s'éloigner
d'un air sombre ; elle parla au duc d'Orléans, qui ne ré-
pondit pas et sembla ne pas entendre. Marie regarda la
Reine, et crut remarquer de la pâleur et de l'inquiétude
sur ses traits. Cependant personne n'osait approcha le
AiO GIlfQ-MÀRS.
Cardinal- Duc, qiii méditait lemlement ses coups d*échecs;
Mazaria seul, appuyé sur le bras de son fauteuil et sui-
vant les coups avec une attention servile, faisait des gestes
d'admiration toutes les fois que le Cardinal avait joué.
L'application sembla dissiper \m moment le nu?^e qui
couvrait le front du ministre : il venait d'avancer une tour
qui mettait le roi de Louis Xlll dans cette fausse position
qu'on nomme Pat, situation où ce roi d'éDène, sans être
attaqué personnellement, ne peut cependant ni reculer
ni avancer dans aucun sens. Le Cardinal, levant les yeux,
regarda son adversaire, et se mit à sourire d'un côté des
lèvres seulement, ne pouvant peut-être s'interdire un se-
cret rapprochement. Puis, en voyant les yeux éteints et
la figure mourante du prince, il se pencha à l'oreille de
Mazarin, et lui dit :
- Je crois, ma foi, qu'il partira avant moi ; il est bien
changé.
En même temps, il lui prit une longue et violente toux ;
souvent il sentait en lui cette douleur aiguë et persévé-
rante; à cet avertissement sinistre il porta à sa bouche
un mouclioir qu'il en retira sanglant; mais, pour le ca-
cher, il le jeta sous la table, et sourit en regardant sévè-
rement autour de lui, comme pour défendre l'inquié*
tude.
Louis Xlll, parfaitement insensible, ne fit pas le plus
léger mouvement, et rangea ses pièces pour une autre
partie avec une main décharnée et tremblante. Ces deux
mourants semblaient tirer au sort leur dernière heure.
En cet instant une horloge sonna minuit. Le Roi leva
la tète :
— Âhl ah! dit-il froidement, ce matin, à la marne
heure, M. le Grand, notre cher ami, a passé un mauvais
moment.
Un cri perçant partit auprès de lui ; il frémit et se jeta
LA FÊTE. Ail
de l'autre côté, renversant le jeu. Marie de Mantoue,
jsans connaissance, était, dans les bras de la Reine; celle-
ci, pleurant amèrement, dit à l'oreille du Roi :
— Ah! Sire, vous avez une hache à deux tranchants !
KUe donnait ensuite des soins et des baisers maternels
à la jeune princesse, qui, entourée de toutes les femmes
de la cour , ne revint de son évanouissement que pour
verser des torrents de larmes. Sitôt qu'elle rouvrit les
yeux :
— Hélas ! oui, mon enfant, lui dit Anne d'Autriche, ma
pauvre enfant, vous êtes reine de Pologne.
11 est arrivé souvent que le même événement qui fai-
sait couler des larmes dans le palais des rois a répandu
l'allégresse au dehors; car le peuple croit toujours que
la joie habite avec les fêtes. Il y eut cinq jours de réjouis-
sances pour le retour du ministre, et chaque soir, sous
les fenêtres du Palais-Cardinal et sous celles du Louvre,
Be pressaient les habitants de Paris ; les dernières émeutes
les avaient, pour ainsi dire, mis en goût pour les mouve-
ments publics ; ils couraient d'une rue à l'autre avec une
curiosité quelquefois insultante et hostile , tantôt mar-
chant en processions silencieuses, tantôt poussant de
^ongs éclats de rire ou des huées prolongées dont on
ignorait le sens. Des bandes de jeunes hommes se bat-
tfiient dans les carrefours et dansaient en rond sur les
places publiques, comme pour manifester quelque espé-
rance inconnue de plaisir et quelque joie insensée qui
serrait le cœur. Il était remarquable que le silence le plus
triste régnait justement dans les lieux que les ordres du
35.
kkî CIirQ-HAAS.
ministre avaient préparés pour les réjouissanoes, et que
Yaa passait avec dédain devant les foçades illuminées de
son palais. Si qudques voix s'élevaient, c'était pour lire
et relire sans cesse avec ironie les légendes et les inscrip-
tions dont l'idiote flatterie de quelques écrivains obscurs
avait entouré le portrait du Cardinal-Duc, L'une de ces
images étail gardée par des arquebusiers qui ne la garan-
tissaient pas des pierres que lui lançaîait de loin des
mains inconnues. Elle représentait le Cardinal génà^dis-
sime portant un casque entouré de lauriers. On lisait au-
dessus :
Grand dac 1 c'est Jastement que la France t'honore;
Ainsi qae le dien Mars dans Paris on t'adore t.
Ces belles choses ne persuadaient pas au peuple qu'il
fût heureux ; et en effet il n'adorait pas plus le Cardinal
que le dieu Mars, mais il acceptait ses fêtes à titre de dés-
ordre. Tout Paris était en rumeur, et des hommes à lon-
gue barbe, portant des torches, des pots remplis de vin-
et des verres d'étain qu'ils choquaient à grand bruit, se
tenaient sous le bras et chantaient à l'unisson, avec des
voix rudes et grossières, une anci^me ronde de la Ligue :
Reprenons la danse,
e*i
Jjà printemps eonmenet,
1m Rois sont passés.
Prenons qaelqne trère.
Nous sonmmes lassés ;
Les Rois de la fèr»
Noos ont harassés.
▲lions, Jean du Hajne,
Les Rois sont passés *.
Les bandes effrayantes qui hurlaient ces paroles tra,
versèrent les quais et le Pont-Neuf, froissant, contre les
* Cette gramre oxiste encore.
haat de% iraerres civiles. (Vojr. Mém, de ta Liguê4
LA FÊTEi A&3
hautes maisons qui les couvraient alors, quelques bour-
geois paisibles, attirés par la curiosité. Deux jeunes gens
enveloppés dans des manteaux furent jetés l'un contre
l'autre et se reconnurent à la lueur d'une torche placée
au pied de la statue de Henry IV, nouvellement élevée,
sous laquelle ils se trouvaient,
— Quoi ! encore à Paris , monsieur ? dît Corneille h
Milton ; je vous croyais à Londres.
— Entendez -vous ce peuple, monsieur? Tentendez-
vous? quel est ce refrain terrible :
Lm R«b Mat passés t
— Ce n'est rien encore, monsieur ; faites attention à
leurs propos.
— Le Parlement est mort, disait l'un des hommes, les
seigneurs sont morts : dansons, nous sommes les maîtres ;
le vieux Cardinal s'en va, il n'y a plus que le Roi et
nous,
— Enlendez-vous ce misérable, monsieur ? reprit Cor-
neille ; tout est là, toute notre époque est dans ce mot.
— Eh quoi 1 est-ce-là l'œuvre de ce ministre que l'on
appelle grand parmi vous, et même chez les autres peu-
pies ? Je ne comprends pas cet homme.
— Je vous l'expliquerai tout à l'heure , lui répondit
Corneille ; mais, avant cela, écoutez la fin de cette lettre
que j'ai reçue aujourd'hui. Approchons-nous de cette
lanterne, sous la statue du feu roi... Nous sommes seuls,
la foule est passée, écoutez :
« ...C'est par l'une de ces imprévoyances qui empé-
client l'accomplissement des plus généreuses entreprises
que nous n'avons pu sauver MM. de Cinq-Mars et de
Thou. Nous eussions dû penser que, préparés à la mort
Uliti GIItQ-MÀRS. '
par de longues méditalions, ils refuseraient nos secours ;
mais œtte idée ne vint à aucun de nous ; dans la préci-
pitation de nos mesures, nous fîmes encore la faute de
nous trop disséminer dans la foule, ce qui nous ôta le
moyen de prendre une résolution subite. J'étais placé,
pour mon malheur, près de Féchafaud, et je vis s'avan-
cer jusqu'au pied nos malheureux amis, qui soutenaient
le pauvre abbé Quillet, destiné à voir mourir son élève,
qu'il avait vu naître. Il sanglotait et n'avait que la force
de baiser les mains des deux amis. Nous nous avançâmes
tous, prêts à nous élanrer sur les gardes au signal con-
venu ; mais je vis avec douleur M. de Cinq-Mars jeter son
chapeau loin de lui d'un air de dédain. On avait remar^
que notre mouvement, et la garde catalane fut doublée
autour de Téchafaud. Je ne pouvais plus voir ; mais j'en-
tendais pleurer. Après les trois coups de trompette ordi-
naires, le greffier criminel de Lyon, étant à cheval assez
près de l'échafaud, lut l'arrêt de mort que ni l'un ni
l'autre n'écoutèrent. M. de Thou dit à M. de Cinq-Mars :
« — Eh bien ! cher ami, qui mourra le premier ? Vous sou-
vient-il de saint Gervais et de saint Protais ?
« — Ce sera celui que vous jugerez à propos, répon-
dit Cinq-Mars.
« Le second confesseur, prenant la parole, dit*à M. de
thou : Vous êtes le plus âgé.
« — 11 est vrai , dit M. de Thou, qui, s'adressant à
M. le Grand, lui dit : — Vous êtes le plus généreux, vous
voulez bien me montrer le chemin de la gloire du ciel?
« — Hélas ! dit Cinq-Mars, je vous ai ouvert celui du
précipice; mais précipitons-nous dans la mort généreu-
sement, et nous surgirons dans la gloire et le bonheur
du ciel.
« Après quoi il l'embrassa et monta l'échafaud avec
une adresse et une légèreté merveilleuses. Il fit un tour
LA PËTE. 445
sur réchafâud, et' considéra haut et bas toute cette
grande assemblée, d'un visage assuré et qui ne témoi-
gnait aucune peur, et d'un maintien grave et gracieux ;
puis il fit un autre tour, saluant le peuple de tous côtés,
sans paraître reconnaître aucun de nous, mais avec une
face majestueuse et charmante ; puis il se mit à genoux,
levant les yeux au ciel, adorant Dieu et lui recomman-
dant sa fin : comme il baisait le crucifix, le père cria au
peuple de prier Dieu pour lui, et M. le Grand, ouvrant
les bras, joignant les mains, tenant toujours son crucifix,
fit la même demande au peuple. Puis il s'alla jeter de
bonne grâce à genoux devant le bloc, embrassa le poteau,
mit le cou dessus, leva les yeux au ciel, et demanda au
confesseur : — Mon père, serai-je bien ainsi? Puis, tan-
dis que Ton coupait ses cheveux, il éleva les yeux au ciel
et dit en soupirant : — Mon Dieu, qu'est-ce que ce
monde ? mon Dieu, je vous offre mon supplice en satis-
faction de mes péchés.
« — Qu'attends-tu ? que fais-tu là? dit-il ensuite à l'exé-
cuteur qui était là et n'avait pas encore tiré son coupe-
ret d'un méchant sac qu'il avait apporté. Son confesseur,
s'étant approché, lui donna une médaille ; et lui, d'une
tranquillité d'esprit incroyable, pria le père de tenir le
crucifix devant ses yeux, qu'il ne voulut point avoir ban-
dés. J'aperçus les deux mains tremblantes du vieil abbé
Quillet, qui élevait le crucifix. En ce moment, une voix
claire et pure comme celle d'un ange entonna VAve^
maris Stella. Dans le silence universel, je reconnus la
voix de M. de Thou, qui attendait au pied de l'échafaud ;
le peuple répéta le chant sacré. M. de Cinq-Mars em-
brassa plus étroitement le poteau, et Je vis s'élever une
Jiache faite à la façon des haches d'Angleterre. Un cri ef-
froyable du peuple, jeté de la place, des fenêtres et des
tours, m'avertit qu'elle était retombée et que la tète avait
■1
i
&&& CIMQ^MARS.
roulé jusqu'à terre ; j*eu8 encore la force, heoreosement,
de penser à son âme et de commencer une ^bte pour
lui ; je la mêlai avec celle que j'entendais prononcer à
haute voix par rotre malheur»» et pieux ami de Thou.
Je me relevai, et le vis s*élancer sur Téchafaud avec tant
de promptitude, qu'on eût dit qu*il volait. Le père et lui
récitèrent les psaumes ; il les disait avec une ardeur de
séraphin, comme si son âme eût emporté son corps vers
le ciel ; puis, s'agenouillant, il baisa le sang de Cinq4fors,
comme celui d*un martyr, et devint plus marlyr lui-
même. Je ne sais si Dieu voulut lui accorder cette grâce ;
mais je vis avec horreur le bourreau, effrayé sans doute
du premier coup qu*il avait porté, le frapper sur le hapt
de la tête, où le malheureux jeune homme porta la main;
ie peuple poussa un long gémissement, et s'avança contre
le bourreau : ce misérable, tout troublé, lui porta un se-
cond coup, qui ne fit encore que Técorcher et l'abattre
sur le théâtre, où rexéculeur se roula sur lui pour Ta-
chever. Un événement étrange effrayait ie peuple autant
que l'horrible spectacle. Le vieux domestique de M. de
Cinq^Mars. tenant son cheval comme à un convoi funè-
bre, s*était arrêté au pied de l'échafaud , et, semblable
à un homme paralysé, regarda son mattre jusqu'à la
fin, puis tout à coup, comme frappé de la même
hache, tomba mort sous le coup qui avait fait tomber la
tête.
« Je vous écris à la hâte ces tristes détails à bord d'une
galère de Gênes, où Fonlrailles, Gondi, d'Entraigues,
Beauvau, du Lude, moi et tous les conjurés, sommes re-
tirés. Nous allons en Angleterre attendre que le temps ait
délivré la France du tyran que nous n'avons pu délruirc.
J'abandonne pour toujours le service du lâche prince qiii
nous a trahis.
€ MONTRÉSOR. »
LA FÊTE. hkl
— Telle vient d'être, poursuivit Corneille, la fin de ces
Aem. jeunes gens que vous vttes naguère si puissants. Leur
dernier soupir a ^ celui de l'ancienne monarchie; il ne
peut plus régner ici qu'une cour dorénavant ; les Grands
et les Sénats sont anéantis *.
— Et voilà donc ce prétendu grand homme I reprit
Milton. Qu'a-t-il voulu £adre ? Il veut donc créer des répu-
bliques dans l'avenir, puisqu'il détruit les bases de votre
monarchie?
— Ne le chercliez pas si loin, dit Corneille ; il n'a voulu
que régner jusqu'à la fin de sa vie. Il a travaillé pour le
mom^t, et non pour l'avenir; il a continué l'œuvre de
Louis XI, et m l'un ni l'autre n'ont su ce qu'ib faisaient.
L'Anglais se prit à rire.
— Je croyais, dit-il, je croyais que le vrai génie avait
une autre marche. Cet homme a ébranlé ce qu'il devait
soutenir, et on l'admire I Je plains votre nation.
— Ne la plaignez pas! s'écria vivement Corneille; un
homme passe, mais un peuple se renouvelle. Celui-ci,
monsieur, est doué d'une immortelle énergie que rien ne
peut éteindre : souvent son imagination i'égarera ; mais
une raison supérieure finira toujours par dominer ses dé-
sordres.
Les deux jeunes et déjà grands hommes se promenaient
en parlant ainsi sur cet emplacement qui sépare la statue
de Henry IV de la place Dauphine, au milieu de laquelle ils
s'arrêtèrent un moment.
— Oui, monsieur, poursuivit Corneille, je vois tous les
soirs avec quelle vitesse une pensée généreuse retentit dans
les cœurs français, et tous les soirs je me retire heureux
1. On appelait le parlement sénat. Il existe dos lettres adressées
4 Monseigneur de Ilarlay, prince du Sénat de Paris et premier juge
du royaume.
ii8 CINQ-MARS.
de l'avoir vu. La reconnaissance prosterne les pauvres
devant cette statue d'un bon roi ; qui sait quel autre mo-
nument élèverait une autre passion auprès de celui-ci? qui
sait jusqu'où l'amour de la gloire conduirait notre peuple?
qui sait si, au lieu même oh nous sommes, ne s'élèvera
pas une pyramide arrachée à l'Orient?
— Ce sont les secrets de l'avenir, dit Milton ; j'admire,
comme vous, votre peuple passionné; mais je le crains
pour iui-méme; je le comprends mal aussi, et je ne re-
connais pas son esprit, quand je le vois prodiguer son
admiration à des hommes tels que celui qui vous gou-
verne. L'amour du pouvoir est bien puéril, et cet houmie
en est dévoré sans avoir la force de le saisir tout entier.
Chose lisible ! il est tyran sous un maître. Ce colosse,
toujours sans équilibre, vient d'être presque renversé sous
le doigt d'un enfant. Est-ce là le génie ? non, non I Lors-
qu'il daigne quitter ses hautes régions pour une passion
humaine, du moins doit-il l'envahir. Puisque ce Richelieu
ne voulait que le pouvoir, que ne l'a-t-il donc pris par le
sommet au lieu de l'emprunter k une faible tète de Roi qui
tourne et qui fléchit ? Je vais trouver un homme qui n*a
pas encore paru, et que je vois dominé par cette miséra-
ble ambition ; mais je crois qu'il ira plus loin II se nomme
Cromwell.
Écrit en 1826.
FIN DE CINQ-MARS^
NOTES
ET
DOCUMENTS HISTORIQUES
Lorsque parut pour la première fois ce livre *, il parut seul, sans
notes, comme œuvre d'art, comme résumé d'un siècle. Pour qu'en
toute loyauté il fût jugé par le public, l'auteur ne voulut l'entourer
en nulle façon de cet éclat apparent des recherches historiques, dont
il est trop facile de décorer un livre nouveau. Il yoului, selon la
théorie qui sert ici de préface : Sur la vérité dans Vart, ne point
montrer le vrai détaillé, mais l'œuvre épique, la composition ayecsa
tragédie, dont les nœuds enveloppent tous les personnages éminents
du temps de Louis XIIL Bientôt cependant l'auteur s'aperçut de la
nécessité d'indiquer les sources principales de son travail; et comme
il avait toujours voulu remonter aux plus pures, c'est-à-dire aux ma-
nuscrits, et, à lear défaut, aux éditions contemporaines, il ajouta les
renseignements les plus détaillés à la seconde édition de Cinq-Mars *,
pour rectifier des erreurs répandues sur l'authenticité de quelques
faits. Depuis lors il revint à la simple et primitive unité de son ou-
vrage. Miiis aujourd'hui qu'on a mutiplié, au delà de ce qu'il eût
pu attendre, celle production, qu'il est loin de croire irréprochable,
il veut que les esprits curieux des détails du vrai aneedotique n'aient
pas à chercher ailleurs des documents qu'il avait écartés
PAGE 98.
Une barbe plate et rousse à rcxtr<5mité..*
« Pendant sa jeunesse, dit riiistorien du père Joseph, il avait les
r. Mars 1896. — 3 roL in-18.
i. Joia 1826. — 4 ^ol. in-i3.
ii50 NOTES.
eheveux et la barbe d*on roux nn peu ard^^nl. Il s*étail aperçu que
Louis XIII ne pouvait souffrir cetle couleur; aussi avait-il pris soin
delabruniravecdes peignes da piomb «t d'acier, jusqu'à ce qu'il eût
trouvé le secret de la blanchir, que lui donna plus tard un empi-
rique. L'horreur du roi était telle pour cetle couleur, qu'un joar
son premier gentilhomme de la chambre (dont le frère avait le plas
beau gouTernement du royaume) , ayant l'honneur d'accompagner
Sa Majesté à Fontainebleau, dans une partie de chasse, il fit tant
de pluie qu'il emporta toute la peiatnro dont il cachait la rousseui
de ses cheveux. Le prince, l'ayant aperçue, en eut peur et lui dit:
— fion Dieu, que vois-je 1 ne paraissez plus devant moi. Le gentii-
bomme fut obligé de se défaire de sa charge. »
PAGE 99.
Son eonfidenl...
Ce trop célèbre eapncin, que l'on de ses historiens appelle respnt
auxiliaire du Cardinal, fut non-seulement son confident, mais celui
du Roi même. Inflexible, souple et bas, il affermissait les pas du mi
nistre dans les voies du sang, et l'aidait 4 y faire descendre le faible
prince. L'histoire de cet homme est partout ; mais Toiet les détails
d'une de ses manœuvres que l'on connaît peu :
M. de Uontmoreney était pris à Castdnaudary, Louis XIII hésitait
à le faire périr. Monsieur, qui l'avait idiandonné sur le champ de
bataille, demandait sa grâce avec vigueur. Le Cardinal voulait sa
mort, et ne savait comment ol^nir cette précieuse faveur. Bail ion
était chargé de la négociation, et conseillait Gaston : ce fat À cet
homme que Joseph s'adressa d'abord.
Il s'empare de lui avec une adresse de serpent, et, par son organe,
fait conseillera Monsieur de ne plus demander au Roi des assurances
pour la grâce du jeune duc, mais de s'en remettre à la bonté seule
de Louis, dont on blessait le cœur en ayant l'aûr d'en douter. Mon
sieur croit voir dans ce discours l'intention de pardonner, insinuée
par son frère même, et fait son accommodement pour lui seul, sans
rien stipuler pour le jeune duc, et s'en remettant à la clémence du
Roi. C'est alors qu'en un conseil étroit entre le Roi, le Cardinal et
Joseph, celui-ci ose prendre la parole le premier, et, concertant la
fougue de ses vociférations politiques avec les flegmatiques argu<
ments du Cardinal, arrache de Louis la promesse, trop bien tenue,
d'être inflexible.
IiOTI8« Abi
ilnilart de Léon, ambassadeur à Ratisbonne avec Joseph, dit que le
capucin n'avait de chrétien ^ue le nom, et ne cherchait qu'à tromper
tout le monde.
Un ouvrage de 1635, intitulé la Vérité défendue, en parle en ces
termes :
c II est le grand inquisiteur d'État, interroge les prétendus crimi-^
nels, fait mettre les hommes en prison sans information, empêche
que leur justification ne soit écoutée, et, par des terreurs paniques,
il (ire les déclarations qui servent pour couvrir l'injustice du Car-
dinal. Il fait indignement servir le ciel à la terre, le nom de Dieu
aux tromperies, et la religion aux ruses de TÉtat. »
Bu reste, il appartenait à une très-bonne famille, dont le non
était du Tremblay,
Je renvoie à la Fte même de eei indigne religieux ceux qui le
voudront mieux eonnattre.
PAGE 102.
Le Cardinal lui dicta ces devoirs de nouvelle nature, etc.
Ces insolents commandements de la religion ministérielle, fondée
par Richelieu, sont extraits d'un manuscrit désigné dans l'histoi.
du père Joseph,
Voici comment s'exprime à ee sujet le révérend et naïf historir
et généalogiste, coDlinnateur de i'abbé Richard :
« Il composa avec le Cardinal un livre ayant pour titre : VUni{,
du ministre, et les qualités qu'il doit avoir. Cet ouvrage n'a jamai
vu le jour qu'entre les mains du Roi, et c'est ce traité qui détermin»
Sa Majesté à se reposer entièrement du gouvernement de son royauim
sur Son Éminence. J'ai va ce manuscrit in-folio, qui est très-bien
écrit. On n'aura pas de peine à reconnaître que le père Joseph en est
l'auteur, parla lecture des principales propositions qui y sont prou-
> vée», premièrement commevérités chrétiennes, secondement, comme
yériiéë poétiques. On pourrait intituler ce livre : Testament politique
du père Joseph. Tous les grands hommes du siècle passé en onl
laissé. On reeonnidtra aisément le génie du père dans l'extrait de
oe teslamenl. • (Uistoire du »ère Joseph,) Suivent les articles tel»
qa Vn vient de les lire.
452 IfOTZt
PA68 \n
Quant aa Marillac, etc.
Le maréchal de Marillaefot privé de MS jnges Intimes; les mem-
bres da Parlement, qui voulurent en vain prendre connaissance de
l'affaire, virent Mole, leur procnrenr-génénil , décrété et interdit;
traîné innocent de tribuoaoi en tribunaux, sans en trouver un asseï
habile pour lai découvrir un crime, le maréchal de karillac tomba
enfin sous rarrètdes.tfommûiatrfifluparun garde-des-seeaux ecclé-
siattique (Châieaunenf), auquel il fallut une dispense de Rome, sol-
licitée exprés, pour condamner un homme sans reproche; et le Car-
dinal se prit à rire des lumièreê qu'il avait fait descendre forcément
sur les juges. Quelle confusion I quel temps I On ne saurait trop
éclairer les points principaux de Thistoire, pour éteindre les puérils
regrets du passé dans quelques esprits qui n'examinent pas.
PAGE 454.
Ce jour-là, le Cardinal parut revêtu d'un costume entière-
ment guerrier...
Ce costume est exactement décrit dans les Mémoires manuscrite
de Ponlis, tel qu'on le lit ici. {Bibl. de V Arsenal,)
PAGB 477.
D'extirper une branche royale de Bourbon. •.
Le comte de Soissons, assassiné à la bataille de la Marfée, qa'il
gagnait sur les troupes du Roi, ou plutôt du Cardinal. J'ai sous les
yeux des relations contemporaines les plus détaillées de cette affaire.
Elles renferment ce qui suit : « Le régiment de Metternich et l'in-
fanterie de Lamboy s'estant rompus, il ne resta près dudit comta
que trois ou quatre des siens; lequel, dans ce désordre^ fut abordé
d'un cavalier seul, que ses gens no connurent dans cette confusion
pour ennemy, qui luy donna un coup de pistolet au-dessous de l'œil,
dont il fut tué tout roide... Ce grand prince, n'ayant d'autre dessei .
i
\
NOTES* 453
que de ^servir Sa Majesté et sou État, et arresler les violences de
eeluy qui veut miner tout ce qui est au-dessus de lui ;... il (le Gardi*
nal) vient d'extirper une branche royale de Bourbon, ayant fait choi*
sir ce prince par un de ses gardes, qui s'était mis avec ce dessein
exécrable, et par son commandement, parmy les gens d'armes de ce
prince, ayant été reconneu tel, après qu'il fut tué sur la place par
Riquemont, escuyer du même prince défunct. » (âiontglat, Fa-
hert, etc., etc., Relation de Montrêsor t. II, p. 520.)
Il existe à la Bibliothèque de Paris un curieux autographe, qui
nitntrequel prix mettait lo Cardinal à ces sortes d'expéditions.
Billet de Ai. Des Noyers, escrit à M, le maréchal de Chàtillon
après la bataille de Sedan.
Le Roy a résolu de donner un GOUVERNEMENT et une pension
pour sa vie durante au gendarme qui a tué le général des ennemis.
Monsieur le maréchal l'enverra à Reims trouver Sa Majesté aussitôt
qu'il y sera arrivé. Fait à Péronne,ce 9 juillet 1641.
Des Noyers.
Vol. g. 6, S33 MM.
EXAMEN DE LÀ CORRESPONDANCE SECRETE DU CARDINAL DE
RICHELIEU RELATIVE AU PROCÈS DE MM. DE CINQ-MARS ET
DE TROU.
L'âclivitô infatigable, la pénétration vive, la persévéranc>
ingénieuse du cardinal de Richelieu à la fin de ses jours, quand
les maladies, les fatigues, les chagrins, semblaient devoir
amortir ses rares facultés, ne sont pas seulement en évidence
dans la conduite de cette affaire ; il est curieux d'y observer
en gémissant les voies souterraines par lesquelles devait pas-
ser, pour arriver à son but, ce puissant mineur, comme disait
Shakspeare : 0 worihy pioneer I Toutes les uçiitesses aux-
quelles sont forcés de descendre les travailleurs politiques,
pourraient rendre plus modestes leurs imitateurs, s'ils consi-
«iéraient que celui-ci, après tous ses efforts, après Taccom
plissement entier de ses projets, ne réussit qu'à liàlcr cl assure
/|5& NOTSS.
la chute de la monarehie unitaire qu'il croyait affermir pour
toujours.
Pour montrer ces écrits sous leur vrai jour , il est nécessdre
d'en écarter les longues phrases de procès-verbal, dont la sé-
cheresse et la confusion ont dégoûté sans doute tous ceux qui -
icà ont parcourus. Mais il importe d'en extraire les traits sin-
guliers et vifs que Ton démôle dans celte Duit> lorsqu'on y atr
tache des regards attentifs.
Sit6t que M. de Cinq-Mars est arrêté et que le duc d'Orléans
s'est excusé par la lettre que j'ai citée dans le cours de ce
livre S la première inquiétude du Cardinal est de savoir si
M. de Bouillon est arrêté. Dans le doute, et craignant le retour
de Louis Xlll à sa première affection pour Cinq-Mars, il s'ar-
rête à Tarascon , et de là veut s'assurer que son crédit est dans
toute sa force : comme un athlète qui se prépare à un grand
combat, il essaye son bras et pèse sa massue.
Instruction, aprèi Varrest de M. le Grand, àmesiieurs de Chavi^
gny et Det Noyen, estant prêt du Roy, pour sçavoir, entre au-
tres choses, de Sa Majesté, si Son Éminence agira comme elle a
fait ci-devant, ainsi qu*elle le jugera à propos.
Si monsieur de Bouillon est pris, il est qufistion de faire toit
promptement que Von Va prit avec justice; pour ce faire,'il faut des-
couvrir les auteurs de Madame qui en ont donné advîs, et qu'au cas
que ladite dame ne voudroit, on peut trouver quelque invention par
laquelle on puisse faire eonnoistre qu'on a oetle découverte ; on le
peut faire en resserrant de toutes parts les prisonniers sans per-
mettre de parler à personne, parce que par ce moyen on pourvoit
faire croire aux uns que les autres ont dit ce que Von sçail : ce çut
leur donnera lieu de te confesser, et à tout le moins de le croire.
Faut arrester Gtoniac, que l'on dit avoir des papiers secrets. Faut
retirer la cassette de cheveux et amourettes qu'a monsieur de
Ghoisy.
Faut représenter au Roy qu'il est très-important de ne dire pas
qu'il ait bruslé tous les papiers, et en effet l'on croit qu'il ne Ta pas
feit. --^.1,^
I. Gbapitre unr, intUnlé 1m TsATin.
Il
I
^
NOTES. 455
Si jAonsieiir de Boiiilk>n est pris, iliaal pourvoirlltaUe d'un chef
de grande fidélité, pour plusieurs raisons qui pressent. lien faut un
en Guyenne et un autre dans le Roassillon, estant douteux si mon-
sieur de Turenne voudrait servir, et si l'on doit le laisser seul, le
Roy y pourvoira s'il lui plaist.
On voit quel piège il indique; M. de Cinq-Mars y tomba le
premier.
La réponse ne se fait pas attendre : on a arrêté M. de Bouil-
lon ; lé Roi a consenti à faire tons leâ mensonges qui Ini sont
dictés, et, ponr preuve de son obéissance, il écrit de sa main )a
lettre qui suit :
Lelire du Roy à Son Éminence.
Je ne me trouve jamais que bien de vous voir. Je me porte beau-
coup mieu:! depuis hier; et ensuite de la prise de monsieur de Bouil-
lon, qui est un coup de parti, j'espère avec l'aydo de Dieu que
tout ira bien, et qu'il me donnera la parfaite santé; c'est de quoi je
le prie de tout mon cœur.
LODTS.
* Avec ce gage on peut agir : il a fait menacer Monsieur, et
ne lui a répondu que vaguement. Gaston se remet à supplier :
le môme jour il écrit au Roi, au cardinal Mazarin, à M. Des
Noyers, à M. de Chavigny, et une seconde fois au Cardinal.
Remarquez que c'était à lui d'abord qu'il avait demandé par-
don le 17 juin, avant de supplier le Roi le 25, suivant en cela
la hiérarchie établie par le Cardinal. Il demande grâce à tout le
monde et promet une entière confession.
Là-dessus, le Cardinal met le pied sur le frère du Roi, et
^écrase par la lettre froide où il lui conseille de tout confesser.
On Ta lue au chapitre le Travail.
Reviennent de nouveaux rapports du fidèle agent Chavigny,
lequel ne connaît pas d'assez humbles termes pour parler au
Cardinal, dont il se dit sans cesse la créature. Chavigny se
moque do Mo:(sibur et du choUra-^marbus (déjà connu, comme
Ton voit), qui saisit Tagenl de ce prince, dans la peur d'être
456 NOTES.
arrêté. — Il fait x^onseilicr à Gascon de se retirer hors de
France. On voit que le Roi ne se permet pas de répondre lans
r[ue le Cardinal ait corrigé la lettre qa*ii doit écrire.
Ai. de Chavigny à Son Erhinenee.
Le Roy parla hier & monsieur de La Rivière aussi bien et aussi
fortement qu* on le pouvait détirer. Jeluy fis mettre par escrit et si-
gner toul ce qu'il lay dit de la part de Monsieur, ainsi que Son Émi-
nence verra par la copie que je luy envoyé : et lorsqu'il fit difticulté
d'obéir aux commandements de Sa Majesté, elle luy parla enmais-
tre, et il eut si grand'peur qu'on l'arrestàt, qu'il luy prit presque
line défaillance, et ensuite une espèce de choléra-morbue dont il a
esté guary en luy rasseurant l'esprit. Le Roy fui ravy de ce que
Monseigneur n'eust pas la pensée de voir Monsieur. En parlant à
Monsieur de La Rivière, je l'ai fait tomber insensiblement dans le
dessein de proposer à Monsieur qu'il coufessc ingénuëment toutos
Jes choses par un escrit qu'il envoyera au Uoy ; pour , après avoir
vu Sa Majesté, s'en aller pendant un temps hors du royaume, a\ec
ses bonnes grâces, et celles de Son Éminence.
il m'a dit qu'il feroit cette proposition à Monseigneur, et qtt*il luy
demanderoit sa parole, pour la seurelé de Monsieur, au cas qu'en
confessant toutes choses par escrit, il vinsl trouver le Roy, pour s'en
aller par après hors de France.
£n ce cas, son Éminence aura agréable de faire sçavoir à ses
créatures si Venise n'est pas le meilleur lieu où puisse aller Mon-
sieur, et quelle somme elle estime qu'on puisse lui accorder par au.
J'envoyeà Monseigneur la réponse du Roy, qui doit estremiseau
pied de la déclaration de La Rivière, afin qu'elle soit corrty^'e comme
il lui plaira, et de la mettre entre ses mains quand il passera.
Je seray jusques à la mort sa très -humble, très-obligée et très-
fidèle créature.
Cu4via?iT.
A Blonlfrin, le dernier Juin 16 tâ.
Le Cardinal permet à Monsieur de sortir du royaume cl
d'aller à Venise, et stipule la pension qu'il aura, de façon à le
rendro sa^
*
i
NOTES. i57
Mémoires de^ MM, de Chaviyny et Dei Noyers,
Je ne fais point de difficulté, si le Roy le trouve bon, de donner
parole à M. de La Rivière qae, Monsieur, déclarani au Roy tout ce
quHl iait par eserit, sans réserve, venant voir Sa Majesté avant que
de sortir du royaume, selon la proposition que nous on a fai^t ledit
sieur de La Rivière, Sa Majesté le laissera aller librement, sans qu'il
reçoive mal, s'il sort du consentement du Roy. Venise est une bonne
demeure, et en ce cas, il faut que la permission qu*il demandera au
Yoy de sortir porte : « Pour ne revenir en France que lorsqu'il plaira
tu Roy nous le permettre et nous l'ordonner. »
Quanta l'argent, je crois qu'il se doit conlenler de ce que le Roy
«rEspagne luy devoit donner, scavoir : dix nulle écus par mois. Car
iuy donner plus , c'est luy donner moyen de mal faire; el le Roy ne
pouvant consentir qull meine avec luy les mauvais esprits qui l'ont
perdu, il n'a pa? besoin davantage pour luy et pour les gens de
bien. Cependant, s'il faut passer jusqu'àqualre cent mille livres, je
ne crois pas qu'il faille s'arrester pour peu de cbose. Je suis entiè-
rement à ceux qui m'aiment comme vous.
Le cardinal de Richelieu.
Do Tarasoon, ce damier Juin 1643.
Ou monsieur de La Rivière vient avec un simple compliment de
parole et une confession de faute déguisée, ou il vient avec charge
de descouvrir une partie de ce qui a esté fait :
Si le premier, le Roi doit adjotuterfoi (ou le témoigner) à ce qu'il
dU, et respondre qu'il pardonne volontiers à Monsieur, et que M. de
La Rivière luy rapporte ce qu'il a sur la conscience, qu'il n'en doit
pas estre en peine :
Si le second, il doit encore lui tesmofgner de croire que tout ce
qu'il dit est tout, et responde : « Ce que vous venez de descouvrir
me surprend et ne me surprend pas.
« Il me surprend, parce que je n'eusse pas attendu ce nouveau
tcsmoignage de manque d'affuction do mon Frère. 11 ne me surprend
pas, parce que Bl. le Grand, estant pris, s'enquiert fort si on ne
l'accuse point d'intelligence avec Monsieur.
c Monsieur de La Rivière, je vous parleray franchement : ceux qui
ont donné ces mauvais conseils à mon Frère ne doivent rien attendre
de moi, que la rigueur de la justice: pour mon Frère, s'il me de»
26
Lv:
&58 HOTBS«
couvre tout ce qu'il a faii sans réserve, il recevra des effets de ma
bonté, comme ii en a delà receu plusieurs Uàs par le passé. »
Quelque instance que La Rivière fasse d'avoir promesse d*unpar-
doQ général, sans obligation de deseouvrir tout ce qui s'est passé, le
Roj demeurera dans sa dernière response, lujf disant qu'il ne tou-
droit pas Inj-mesme le conseilier de iaire pins que fiéeu, qui requier t
un vrai repentir et une ingénue reconnoissance pour pardonner ;
Qu'il luy doit suffire qu'il l'assenre que Monsteur recevra les eCiets
ia sa bo&té, s'il sa gouverne envers Sa Majesté oommeil doit, e*est-
i-diro ainsi qu'il est dit cy-dessss.
Oa voit que les rôles sont écrits mot poor mot, et que le Rot
ne doit rien ajouter ni retrancher. Aussitôt rtgentde Mo^isibcr
(La Rivière) accourt, et le Cardinal l'envoie an Roi d'avance
dicter sa réponse. Avec quelle souplesse c^aqae personnage
olM5it an directeur de cette sanglante comédie 1
Les observateurs politiques ne s'endorment pas : ils excitent
Louis XllI par tous les moyens possibles contre le bouc émis-
saire sur qui tout péché doit retomber. On redouble de ri-
gueurs avec le prisonnier.
Des Noyers écrit, le ao juin 1642» au Cardinal ;
Le Roy m'a dit qu*il eroit que M. le Grand e&tété capable de is
faire hu^uenoL J'y ai adjousté qu'il se fût fait Turc pour régner et
oster à Sa Majesté ce que Dieu luy a sa légitiukement donné. Sur
quoi le Roy m'a dit :
— Je le crois. -^
Sa Uajesté m'a dit ce matin que Treville avoit ealreiaaa H. lé 4
Marquis sur l'arrivé de M. le Grand à Mon^Mllier, et qu'an enUant 4
dans la citadelle '1 avoit dit :
— Abl Faut-il mourir à vingt-deux ansl Faut-il conspirer eon-4e
tre la patrie d'aussi bonne heure I Ce qu'elle avoit très-bien receu. f
NOTSs. £59
M% Det Noyers à Son Éminene^»
Pari9^1el«rJailUu
Sa Mtjesté est échauffée pins qne jamais contre H. le Grand, car
elle a sea qae, dorant sa maladie, ce misérable, que M. te premier-
président nomme fort bien le per/îde pu&lic, avoit dit du Roy :
— 11 traînera encore !
Rien n'est oublié pour irriter Louis XIII, quoiqu'il nous
soit difficile de sentir le sel du bon mot du premier-prési-
dent.
Le même homme (Des Noyers) écrit encore le i*' juillet 1642,
de Pierrelatte :
Sa Majesté continue dans de très-grandes démonstrations d'amou"
pour llonseignenr , et dans une exécration non pareille poar ce
malheureux perfiie public.
Ainsi le bulletin de la colère royale est envoyé au Cardinal
heure par heure, et Ton a soin que la fièvre ne cesse pas. Les
parents des deux jeunes gens veulent supplier, on les arrête.
M. de Chavigny écrit le 3 juillet 1642 :
L'abbé d*Ëffiat et l'abbé de Thon yenoient trouver le Roy, à ce
qa'on noas avoit assuré. Sa Majesté a trouvé ban qu'on envoyast
au-devant d'eux pour leur commander de se retirer.
La correspondance est pressante. Le lendemain (4 juil
et 1642), le Cardinal écrit de Tarascon :
Les énigmes les plus obscures commencent à s'expliquer : leper*
fide public confessant, au lieu où il est, quHl a eu de mauvais des»
seins contre la personne de M, le Cardinal, mais qu'il n*en a point
eu que le Roy n*y ait consenti; le mal est que la liberté qu'il a eue
jusques à présent de se promener deux fois le jour, fait que ce dis-
cours commence d'être bien espanda en celte province, ce qui peut
faire beaucoup de mauvaib eifoi».
4G0 NOTES.
Une crainte mortelle agite le Cardinal qu^on ne vienne à sa-
voir qnc le Roi a été do la conjuration : il rend la prison plus
sévère. Il ajoute :
Geton, lieutenant des gardes écossaises, âgé de soixante-six ans, a
laissé promener U. le Grand deux fois le jour. Il n'y a que trois
jours qu*il en usoit encore ainsi, ce qui me feroit croire que les
premiers ordres ont été perdus.
M. de Bouillon n'a demandé qu'un médecin et deux valets de
chambre; le perfide publie a six personnes qui doivent être retran-
chées. Autrement, il est impossible qu*il ne fasse sçavoir tout ce
quHl voudra; jamais prince n'en eut davantage.
Vous parlerez adroitement de ce que dessus, sans me mettre en
jeu aucunement.
Comme il attend avec impatience un bon commissaire^ il
dit :
J'attends M. de Chazé, que noiu essayerons par M, de Thou. —
Faites-le hâter par le Rhône, car le temps nous presse, et il est né-
cessaire que je sois iey pour l'aider à ses interrogations, que je lui
donnerai toutes digérées.
Gomme il faut envenimer la plaie du cœur royal, il n'oublie
pas un trait qui puisse porter :
« •
Il est bon que le fidei marquis de Mortemar dise au Roy comme
le perfide publie disait que Fontrailles avoit dit un bon mot sur ses
maladies, sçavoir, est :
— Il n*est pas encore assez mal.
Pour montrer comme le perfide et ses principaux confidents
estoient mal intention nez vers le Roy.
On voit que nulle légèreté de propos, nulle étourderie du
jeune favori, vraie ou supposée, n'est omise par le rusé poli-
tique. Chavigny répond sur-le-champ et dans les mêmes termes:
Le fidèle marquis n'a pu encore prendre son temps pour d'u*e ce
4
■
NOTES. 461
que M. le Cardinal a mandé : ce sera pour demain; nous verrons
ce que le Roy en dira.
Puis, le lendemain, le même Chavigny ëcril à la hâte :
Mortemar a dit (ont an long an Roy le motde M. le Grand. Le Roy
n'a pas manqné, anssitdt ony ce discours, de le rapporter à Cha-
vigny.
C'est-à-dire à lui-même : Il persifle ainsi Louis XIII sur sa
dociiilé 1
Et je crois qu'il en fait de mesme à M. Des Noyers.
Le Roy m'a commandé expressément de le faire sçavoir à Son Émi-
nence, et luy dire qu'il croyoit M. le Grand assez détestable pour
avoir eu une si horrible pensée, et qu'il se souvieut qu'il avoil à Lyon
plus de einqitanle gentilshommes qui dépondoient de luy.
On n'a rien oublié pour entretenir Sa Majesté en belle humeur. Le
Roy a répété plusieurs fois que M. le Grand estoii le plus grand
menteur du monde. Ainsi on peut espérer que l'amilié est bien uséo
dans le cœur de Louis XIII .
Le 6 juillet 1642 (que Ton remarque cette rapidité), les deux
créatures du Cardinal-Duc, Chavigny et Des Noyers lui disaient
le résultat do leurs insinuations :
Nous supplions très -humblement Monseigneur de se mettre l'es-
prit en repos, et de croire qu'il ne fut jamais si puissant auprès du
Roy qu'il est, que sa présence opérera tout ce qu'elle voudra.
Le même jour, le Cardinal-Duc écrit au Roi très-humblement
Cl sur le ton d'une victime et d'un prêtre candide que le Roi
(iéfend.
Son Éminenee au Roy,
Ayant sçen dit-il, la nouvelle doscouverle qu'il a pieu au Roy
faire du mauvais dessein qu'avoit M. le Grand contre moy, contre
un Cardinal, qui depuis vingt-cinq ans a, par la permission de Oieu,
26.
462 NOTES. '
assez heureusement servi son maistre; pins la maliee de ce malhev*
renx est grande, plus la bonté de Sa Majesté paroist. Du septiesme
^Dillet i64â.
Et le 7, il fait venir M. de Thon dans sa chambre, Teavoyan^
chercher dans la prison de Tarascon. J'ai sous les yeux ce cu-
rieux interrogatoire, et le donne tel qu'il a été conservé mot
pour mot. Il n'est pas superflu de faire remarquer le ton de po-
litesse exquise des deux personnages, dont aucun n'oublie le
rang et le caractère de l'autre, ei qui semblent toujours avoir
4ans la pensée leur vieil adage : Un gentilhomme en vaut un
jiMire,
Interrogatoire et repente de M. de Thou à Monseigneur le Cardinal^
Due, qui C envoya quérir en la prison du chasteau de Taraseon,
{Journal de M. le cardinal de Hiehelieu, qti*il a fait durant le
grand orage de la eour, en Vannée i6it, et tiré des Mémoiree
qu*il a escrits de sa main 3i, D€. XLVfli).
M. LE Cardinal. Monsieur, je vous prie de m'exeuser de vousavôir
donné la peine do venir icy.
M. DE Thoo. Monseigoeor, je la reçois avec honneur et £avear.
A:ptès, il loi ût donner une chaise près de son lit.
M. LE Cardinal. Monsieur, je vous prie de me dire l'origine des
choses qui se sont passées cy-devant.
M. DE Thoo. Monseigneur, il n'y a personne qui le puisse mieux
sçavoir que Votre Éminence.
M. LE Cardinal. Je n'ai point d'intelligence en Espagne pour le^
sÇAvoir.
M. DE Tuou. Le Roy en ayant donné Tordra Monseigneur, eela
n'a peu estre sans vous l'avoir fait connoistre.
M. LE Cardinal. Avez-vous escril à Rome et en Espagne ?
M. DE Thou. Ouy, Monseigneur, par le commandement du Roy.
M. LE Cardinal. £stes-vous secrétaire d'Etat, pour l'avoir fait ?
M. DE Thou. Non, Monseigneur; mais le Roy me Tavoit com-
mandé, je n'ai peu faillir de le faire.
M. le Cardinal. Avez-vous quoique pouvoir de cela?
M. le Thou. Ouy, Monseigneur, la parole du Roy, et on eocuaan-
dement de le faire par escrit.
M. LE Cardinal. Si est-ce que M. de Cinq-Mars n'en a lien dit ?
NOTXS. &63
M. dbThou. 11 a ea tort, Honseignenr, de ne l'avoir dit; car it a
recea le commandemeot aussi bien qae moi.
M. LE Gardi?(al. Oà sont ces commandements t
H. DE Tuou.Iis sont en bonnes mains, pour les produire quand il
en sera besoin.
Mais c'est là ce qu'il faut éviter. Le Cardinal ne veut pas sa-
voir que le Roi a donné des ordres contre lui. Il demande à
Paris des commissaires, un surtout qu'il désigne, M. de Lamon,
pour aider M. de Ghazé à de nouveaux interrogatoires dirigés
contre ce de Thou si imposant, si ferme, si grave, si loyal et
si redoutable par sa venu.
. Tandis que ce jeune magistrat parle ainsi, Gaston d*Orléaiis,
MoNsiisoRf le frère du Roi, envoie sa confession et se met à
genoux, en ces ternies :
Gaston, fils de France, frèro unique du Roy, estant touché d'un
véritable repentir d'avoir encore manqué à la fidélité que je dois au
Roy mon seigneur, et désirant me rendre digne de la grâce et du
pardon, j'avoue sincèrement toutes les choses dont je suis coupable.
Suivent les accusations contre M. le Grand, sur qui il rejclto
noblement toute l'affaire.
Puis une seconde confession accompagne la première, tou-
chant l'autre péché :
Monsieur f frère du Roy à Son Éminence,
D'Aigoeperee, 1« 7 Juillet.
Gaston, etc. Ne pouvant assez exprimer à mon cousin le Cardinal
de Richelieu quelle est mon extrême douleur d'avoir pris des liaisons
et correspondances avec ses ennemis... je proteste devant Dieu, et
prie M. le Cardinal de croire que je n'ai pas eu plus grande connois-
sance de ce qui peut regarder sa personne, et que, pour mourir, je
n'anrois jamais preste ny Toreillc ny le cœur à la moindre proposi-
tion qui eust eslé contre elle, etc., etc.
La politesse de la frayeur ne peut aller plus loin et plus bas
assurément.
&6& NOTES.
Mais le maître n'est pas conteot encore de ces mensonges et
de ces homiliations.
H envoie ses ordres sur ce qui doit être dit par MoxsiEim,
s^il vent qu'on Ini permette de rester dans le royaume el qu^on
lui donne de quoi vivre.
On confrontera Monsieur et M. de Cino-Mars.
instructions de Son Éminence.
Quand on amènera M. le Grand an lien où sora la personne de
MossiEDRy Monsieur loi doit diro :
« Monsieur le Grand, quoyque nous soyons de différente qualiid,
nous nous trouvons en mesme peine, mais il faut que nous ayons
recours à mesme remède. Je confesse noire faute et supplie le Roy
de la pardonner. »
Ou M. le Grand prendra le mesme cliemin et demeurera d'accord
de ce qu'aura dit Mo:fsiEOB, où il voudra faire l'innocent ; en quel
cas Mo?isiEUR lui dira :
« Vous m'avez'parlé en tel lieu, vous m'avez dit cela, vous vinstes
à Saint-Germain me trouver en mon escurie avec M. de Bouillon (td
etmoy, tels et tels)»... Ensuite Monsieur dira le reste de l'histoire.
Il fera de même lorsqu'on luy amèuera U. de Bouillon.
11 se contentera de la promesse de rester dans le royaume, sans
jamais prétendre charge ny emploi.
Je dis ceci, après avoir bien philosophé sur celte affaire, qui peuL
titre celle de la plus grande importance qui soit jamais arrivée
en ce royaume de cette nature^
Mais Monsieur fait beaucoup de difficulté de se laisser coi>
fronler aux accusés ; il craint de manquer d'assurance devant
eux. Le Roi n'ose l'exiger de son frère ; il faut trouver un biais;
le chancelier Séguier le trouve et l'envoie bien vite :
J'ai proposé au Roy de mander MM. Talon, conseiller d'Estat et
advocat général, Le Bret el du Bignon, qui oui tous grande connoi»-
sance de madères criminelles, pour conférer avec moy sur touies
les propositions que je lui ferai.
Leur advis est que l'on peut dispenser Monsieur d'être présent i
la lecture de sa déclaration aux accusés.
Cti advis est appuyé d'exemples et de raisons ; quant aux exem-
NOTES. 465
pies nons avons la procédure faita de La Mole et de Coconas, accusés
de lèze-majesté. EUxCe procès, les déclarations du Roy de Navarre
et du duc d'Alençon furent receues et leues aux accu^s sans con-
frontation, encore qu'ils Teussent demandée.
... Une déposition d'un témoin avec des présomptiont infaillifyles
iervent de preuve et de conviction contre un accusé en crime de
lèze-majesié : ce qui n'est pas aux autres crimes.
On voit que le chancelier y met fort bonne volonté.
Suit Tavis donné par Jacques Talon et Hierosme Bignon et
Orner Talon, décidant « qu'aucun fils de France n'a esté ou y
dans aucun procès, et que leur de'claration sert de preuve sans
confrontation. »
Le chancelier reçoit la déclaration de Monsieur, en compa-
gnie des juges, sieurs de Laubardemont, Marca, de Paris,
Champigny, Miraumesnîl, de Chazé et de Sève, dans laquelle
le duc d'Orléans avoue : avoir donne deux blancs signés à
Fontrailles pour traiter avec le roi d^Espagne^ à Tinstiga-
lion de M. le Grand; il le présente comme ayant séduit aussi
M. de Bouillon.
Après ces écrits, le Cardinal est armé de toutes pièces, et sûr
du succès, il peut partir. 11 se rend à Paris; et, tandis que
Ton juge à Lyon Cinq-Mars et de Thou qu'il abandonne, il va
remettre la main sur le Roi et faire grâce à Monsieur moyen-
nant sa nullité politique, et à M. de Bouillon en échange de la
place de Sedan.
Le rapport du procès est très-curieux à lire et trop volumi-
neux pour être copié ici ; il se trouve à la suite des interroga-
loires. Le rapporteur charge ainsi M. de Cinq-Mars après avoir
passé légèrement sur Monsieur et le duc de Bouillon :
Quant à M. le Grand, il est chargé non-seulement d'estre complice
de cette conjuration, mais ensuite d'en estre auteur et promoteur.
M. le Grand empoisonne Tesprit de Monsieur par des craintes
imaginaires et supposées par lui. Voilà un crime.
Pour se garantir de ses terreurs, il leitorte à faire un parti danf
TEstat. £n voilà deux.
i66 ' NOTES.
71 li port$ à iB'fuiir à PEspagne. C'«i est un troisième.
Il le porte à ruiner H. le Cardinal, et le faire chaner dei affai-
res. C'en est nn quatrième.
Il le porte à faire la guerre en France pendant le siège de Perpi-
loan, pour interrompre )e cours da bonheur de cet Estât. C*en est
Kl cinquième.
Il dresse luy^mesme le traité d'Espagne. C'en est un sixième.
Il produit Fontraillesà Monsieur pour estre envoyé pour le traité,
et envoyé à M. le comte d'Aubijoux. Ces suites peuvent être esliméet
un septième crime, ou au moins l'accomplissement de tous les
autres.
Tous sont crimes de lèze -majesté, oeluy qui touche U personne
des ministres des princes estant réputé, par les lois anciennes et
constitutions dos empereurs, de pareil poids que ceux qui touchent
leurs propres personnes.
Un ministre sert bien son prince et son Estât, on Toste à tous les
deux, c*est tout de mesme que qui priveroit le premier d'un bras et
le second d'une partie de sa puissance.
Je livre ces arguments aux réflexions des jarisconsaltes. Ils
penseront peut-être qu'il y eût eu quelque réponse à faire si
l'on eût regardé comme possible de répondre à ces absurdités
d^un pouvoir sans contrôle. Le grand fait du traité d'Espagne
suffisait^ et je ne transcris ce que le rapporteur ajoute que pour
montrer l'acharnement qui lui était prescrit contre i'cnnenii, te
rival de faveur du premier ministre *.
- Si BI. de Cioq-Mars eût été moins ardent, moins hautain et
plus habile; il ne devait pas se mettre dans son tort en Iraitan*
avec l'étranger. Il pouvait renverser le Cardinal à moins de
frais et sans s'attacher au front l'écriteau â!allié de V étranger^
tDujours détesté des nations monarchiques ou républicaines,
lelui du connétable de Bourbon et de Goriolan. Mais iL avait
Yingt-deux ans et n'avait pas la tète tout entière aux grandes
jiffaires. Il agissait trop vite, hâté par la passion, contre un
1 . Il jT a peu de osots aatsi iaTolontairement et eraellement comsqaes qae
Mlai-ci répété si souYent : // le porte à, etc. MonsoEim se troare ainsi présenté
comme un écolier oa-dessous de l'âge de raison et irresponsable, cfae son gov-
Temear porte à quelques petites erreurs. GouTomeur de vi*§l-ieu£ ûHê, élève
àè trente-quatre. Sanglanta /«cétie I
NOTES. 467
homme d'expérience qui savait attendre avec froideur et mettre
son ennemi dans son tort.
Sur VinUrrogcUoire secret,
(Extrait des registres) .
II. do Giaq-Mars ad voua à M. le Chancelier que U pins forte pa»-
Mon qai l'avoit emporté à ce qu'il avoit fût eatoiide mettre hors des
affaires M. le Cardinal, contre leqael il avoit une adversion qu'il ïm\
ponvoit vaincre nj modérer.
11 disoii que six choses loi avoient donné cette adversion.
i. La prcioière^ qu'après le siège d'Arras, à la fin dnqnel il 8*631011
trovvé, M. le Cardinal avmt parlé de Inj comme d'une personne qni
n'avoit pas tesmoigné beaucoup de cœur.
t. Qu'après l'alliance de M. le marquis de Sourdis et de son frère,
le Cardinal avoit dit que M. de Sourdis avoit faict honneur à sa
maison.
3. Qu'ayant souhaité d'estre faict Duc et Pair, M. le Cardinal en
nvoit.destonmé le Roy.
4. Qu'il s'esloit senti obligé de prendre la protection de H. l'or-
chevesque de Bordeaux, lequel il avoit cm qu'on vouloit perdre.
5. Qtu luy parlant de la princêsu Marié, il dit quêsa mère vom-
loU faire le mariage de Uf avec elle; Son Émineaee dict que $a
mère» Jf** d'Ef^ty eeioU urne foUe, et que si la princesse Varie
avait cette pensée, qu' elle esloit plus folle encore. Qu'ayant été pro-
posée pour femme de Monsieur, il auroit bien de la vanité et de U
présomplien de la prétendre; que c'estoit chose ridicule.
6. Que le Cardinal avoit trouvé étrange que la Roy Teust admis au
conseil, et Tea avoit faiet sortir.
PAGE a98.
11 se faisait tirer, dit un journal manuscrit, etc., etc.
Son bateau prit terre contre la balme de Bonneri. En cette viQe,
où quantité de noblesse l'attendoit, entre autres M. le comte de Suze,
Monseigneur de Viviers le salua à la sortie de son bateau; mais il
fallut attendre de lui parler jusques à ce quUl fust au logis qu'on lui
avoit préparé dans la vilio. Quand son bateau abordoit la terre, il y
ll6S NOTES.
avoiton pont de bois qui du bateau allait au bord de la rivière; après
-qu'on avoit vu s'il s'estoit bien assuré, on sortoil le lit dans lequel
ledit seigneur estoit couché, car il estoit malade d'une douleur ou
ulcère au bras. U y avoit six puissants hommes qui portoientle Ut
avec deux barres; et les liens où les hommes mettoient les mains
estoieat ren^bonrrés et garnis de buffleleries. Us portoient sur les
épaules et autour du cou certaines trapoiutes garnies en dedans do
coton^ et la main couverte de buffle; si bien que les sangles ou sur-
faix qu'ils mettoient au cou estoient comme une étole qui desceodoiî
jusques aux barres dans lesquelles elles estoient passées. Ainsi ces
hommes portoient le lit et ledit seigneur dans les villes ou aux mai-
sons auxquelles il devoit loger. Mais ce dont tout le monde estoit
étonné, c'est qu'il entroit dans les maisons par les fenêtres ; car au-
paravant qu'il arrivât, les maçons qu'ils menoit abaltoient les croisées
des maisons, ou faisoient des ouvertures aux murailles des chambres
où il devoit loger, et en après on faisait un pont de bois qui venoil
de la rue jusqu'aux fenêtres ou ouvertures de son logis : ainsi estant
dans son lit portatif, il passoit par les rues, et on le passoit sur le
pont jusque dans un autre lit qui lui estoit préparé dans sa cham-
bre, que ses officiers avoient tapissée de damas incarnat et violet,
avec des ameublements très-hches. Il logea à Viviers dans la maison
de Montarguy, qui est à présent à l'université de notre église. On
abattit la croisée de la chambre, qui a sa vue sur la place, et le
pont de bois pour y monter venoit depuis la boutique de Noël de
Yiel, sous la maison d'Ales, du cdté du nord, jusques à l'ouverture
des fenêtres, où le seigneur Cardinal fut porté de la manière expli-
quée. Sa chambre estoit gardée de tous côtés, tant sous les voûtes
qu'es côtés et sur le dessus des logements où il couchoit.
Sa cour ou suite était composée de gens d'importance; la civilité,
affabilité et courtoisie estoient avec eux. La dévotion y estoit très-
grande; caries soldats, qui sont ordinairement indévôts et impies,
firent de grandes dévolions. Le lendemain de son arrivée, qui estoit
un dimanche, plusieurs d'iceux se confessèrent et communièrent
avec démonstration de grande piélé ; ils ne firent aucune insolence
dans la ville, vivant quasi comme des pucelies. La noblesse aussi lit
de grandes dévolions. Quand on estoit sur le Rhône, quoiqu'il y eust
quantité de bateliers, tant dans les barques qu'après les chevaux,
on n'osait jamais blasphémer, qu'est quasi un miracle que de telles
gens demeurassent dans une telle rétention ; on ne leur voyait pro-
férer que les mots qui leur estaient nécessaire pour la conduite de
leurs barques, mais si modestement, que tout le monde en estoit rwi.
NOTES. ^ 469
lifonseigneur le cardinal Bigni logea à l'archidiaconé. On avoit
préparé la maison de M. Panisse pour monseigneur lo cardinal Ma-
zarin ; mais au partir du bourg Soint-Andéol, il prit la poste pour
aller trouver le Roy. Le dimanche 35, ledit seigneur fut reporté dans
son bateau avec le même ordre. (Extrait du journal manuscrit de
J. de BanneJ)
Sur Us derniers moments de M 31. de Cinq-Mars et de Thou^ ei
leurs actes de dévotion,
La bravoure de M. de Cinq-Mars était froide, noble et élé-
gante. Il n'y en a pas de mieux attestée. Si, après tant de dé-
tails historiques résumés dans le livre, il en fallait de nouvelles
preuves, j'ajouterais, pour les confirmer, celte lettre de M. de
Marca, 6t des fragments du rapport qui les suit, où Ton pourra
remarquer ce passage ;
c C'est une merveille incroyable qu'il ne témoigna jamais au-
cune peur, ni trouble, ni aucune émotion, etc. »
Le recueil intitulé : Journal de M. le Cardinal, duc de
Richeliev, quHl a faict durant le grand orage de la court,
en Van 1642, tire's de ses Mémoires qu'il a e'crits de sa
main, porte ces paroles à la relation de l'instruction du procès :
M. de Cinq-Mars ne changea jamais de visage, ny de parole; tou-
jours les mômes douceur, modération et assurance.
Tallemant des Réaux dit dans ses Mémoires ^ tome I
page 418, etc., etc. :
a H. le Grand fut ferme, et le combat qu'il souffroit en luy-mên|
no parut point au dehors. — Il mourut avec uno grandeur de cou
rage étonnante, et ne s'amusa point à haranguer. Il ne voulut poia
de bandeau. Il avoit les yeux ouverts quand on le frappa, et tenoi
le billot si ferme, qu'on eut de la peine à en retirer ses bras. Il estoii
plein de cœur et mourut en galant homme. Quoiqu'on eût résolu di
ne point lui donner la question, comme portoit la sentence, on ne
laissa pas de la lui présenter; cela le toucha, mais ne lui fit rleo
faire qui le démentit, et il déf&isoit déià ion pourpoint quand on lu
fit lever la main seulement
S7
j!l70 NOTKS.
Plusieors rapports ajoutent que, conduit « la chambre de la
torture, il s'écria : — Où me mene^&^vous? — (Ju'ii sent mau-
vais ici! en portant sou mouchoir à son nez. Ce dédain me
iiemble un de ces traits de bravoure moqueuse dont notre his-
t >ire fourmille.
Il rappelle le mot d'un gentilhomme qui, conduit à l'écha-
fîjud de 1793, dit au charretier du tombereau : « Postillon,
uiène-nous bien, tu auras pour boire. » Les Français se ven-
(^ent de la mon en se moquant d'elle.
i^ragment d'une lettre de Monsieur de M arca^ conseiller d* Estât, a
Monsieur de Brienne, secrétaire d'Estat, laquelle fait mention
de tout ce qui s*est passé à Vinstruetion duprocoz de Messieurs
de Cinq-Mars et de Tho/u.
Monsieur,
J'ay créa que tous auriez pour agréable d'estre informé des ehose»
principales qui se sont passées au jugement gai a esté rendu contre
Messieurs le Grand et de Thoa ; c'est pourquoi j'ay pris la liberté
de TOUS en donner connoissance par ceile-cy. Monsieur le Chance-
lier commença par la déposition de Monsieur le duc d'Orléans, la-
quelle il receut en forme judiciaire à Ville-Franche en Beau-Jolois,
où estoit lors Mo&sieur, dont lecture luy fut faite en présence de
sept commissaires qui assis toient Monsieur le Chancelier. En cette
action il déclara que Monsieur le Grand Tavoit sollicité de faire une
liaison avec luy et avec Monsieur de Bouillon, et de traiter avec
l'Espagne ; ce qu'ils auroient résolu eux trois dans l'hostel de Ve-
nise, au faubourg Saint-Germain, environ la feste des Rois der-
làùre.
Fontrailles fut choisi pour aller à Madrid, où il arresta le traité
(ivec le Comte-Duc, par lequel le Roy d'Espagne prometloit de four-
nir douze mille hommes de pied ei cinq mille chevaux de vieilles
troupes, quarante mille escus à Monsieur pour faire nouvelles le-
ées, etc., etc
La confession da traité, sans l'avoir révélé, jointe au preuves qui
sont au procez, des entremises pour la liaison des complices, et le
emps de six semaines ou plus que M. de Thou avoit demeuré près
de M. le Grand, logeant dans sa maison près de Perpignan, le con-
seillant en ses affaires, après avoir eu connoissance que ledit sicv
t
y
1
NOTES. i7t
to grand avoii traité avec l'Espagne, et partant qa*il ostoit crimi^
nel de lëze-majesté; ioat cela joint ensemble porta les juges à le
condamner, suivant les lois et l'ordonnance qui sont expressément
contre ceux qui ont seea une conspiration contre l'Estat et ne l'ont ^
pas révélée, encore que leur silence ne soit point accompagné de j\
tant d'autres circonstances qu'estoient en l'affaire dudit sieur d
Thon, il ett mort en vray ehrestien, en homme de courage, oel:
mérite un grand discours particulier. Monsieur le Grand a aussi
témoigné une fermeté' toujours égale, et fort résolue à la mort, ave^ .j
une froideur admirable, une constance et une dévotion chrestienn'i.
Je TOUS supplie que je quitte ce discours funeste, pour vous asseu
rer que je continue dans les respects que je dois, et le désir de pa; i
roistre par les effets que je suis.
Monsieur,
Votre très-humble et obéissant serviteur,
M ARC A.
J^» Ljim, ce 16 septembre 16 It*
 la suite de cette lettre de M. de Marca fut imprimé, eo
M. Dc. Lxv, un journal qui, depuis peu, a été attribué légè-
rement à un greffier de la ville de Lyon. Ce rapport fut très-
répandu et publié, comme on voit, il y a cent soixante-douze
ans. Une partie des détails a été reprodui.e, en 1826, par moi,
en le citant, et ses traits principaux sont épars, et, pour aiiiM
dire, semés dans le cours de la composition. Cependant quel-
ques-uns de ces traits, qui ne pouvaient y trouver place,
furent à dessein laissés de c6té, et ont été omis dans les réim-
pressions qui ont été faites de ce rapport. Il ne sera pas inu-
tile de les reproduire ici. Ils complètent la peinture dos carac-
tères de ce livre, et montrent que j'ai été religieusement fidèle
à l'histoire, et n'ai pas permis à l'imagination de se jouer hors
du cercle tracé par la vérité.
« Nous avons vu le favori du plus grand et du plus juste des rois
laisser sa tète sur l'échafaud, à l'âge de vingt-deux ans, mais avec
nne cunstauce qui trouvera à peine sa pareille dans nos histoires.
Nous avons vu un conseiller d'Estat mourir comme un saint, après
un crime que les hommes ne peuvent pardonner avec justice. — Il
■*y a personne au monde ui^ scachant leur conspiration contre l'Es-
r
k
472 NOTES-
lat, ne les juge dignes de mort, et il y aura pea de gens qui, ayant
eoimoissance de leur condition et de leurs belles qualités naturelles,
ne plaignent leur malheur.
« Monsieur de Cinq-Mars arriva à Lyon lo quatriesme septi^mbra
<i6 la présente année 1642, sur les deux heures après midy, dans un
carrosse truisné par quatre chevaux, dans lequel il y avoii quatre
Gardes du corps, ayant le mousquet sur le bras, et entouré de gardes
à pied au nombre de cent qui estoient à Monsieur le Cardinal-Duc.
Devant marcboient deux ceuts cavaliers, la pluspart Catalans, et
estoient suivis de trois cents autres bien montez.
« M. le Grand estoil vêtu de drap de HollanJe, couleur de musc,
tout couvert de dentelle d'or, avec un manteau d'escarlate à gros
boutons d'argent à queue . lequel estant sur le pont du Rosne, avant
que d'entrer dans la ville, demanda à Monsieur de Ceton, lieutenant
des gardes écossoises, s'il agréoit qu'on fermast le carrosse; ce qui
luy fut refusé, et fut conduit par le pont Saint-Jean; de là au
Change; et puis par la r^e de Flandre jusques au pied du chasteau
de Pierre-Encise, se montrant par les rues incessamment^ par l'une
et l'autre portière, saluant tout le monde avec une face riante, sor-
tant demy -corps du carrosse; et mesme recogneut beaucoup de per-
sonnes qu'il salua, les appelant par leurs noms.
« Estant arrivé à Pierre-Encije, il fut assez surpris quand on luy
dit qu'il falloit descendre, et monter à cheval par le dehors de la
ville, pour atteindre J.e chasteau : Yoicy donc la dernière que je fe-
l'ay, dit-il, s'estant imaginé qu'on avoit donné ordre de le conduire
au bois de Yincennes. Il avoit souvent demandé aux g.irdes si on ne
luy permettroit pas d'aller à la chasse quand il y seruii.
« Sa prison estoit au pied de la grande tour du chasteau, qui n'a-
voit pas d'autre vue que deux petites fenestres qui tomboient dans
un petit jardin, au bas desquelles il y avoit corps de garde, dan»
la chambre aussi, où Monsieur de Ceton courhoit avec quatre gardes
dans l'arrière-chambre, et à toutes les portes il en estoit de mesme.
u Monsieur le cardinal Bichy le fut visiter le lendemain cin-
quiesme, et luy demanda s'il lui agréoit qu'on luy en voyast quelqu'un
avec qui il se pust divertir dans sa prison. Il respondit qu'il en se-
roit très-aise, mais qu'il ne méritoit pas que persoune prisi cett
peine.
« En suite de quoy Monsieur le cardinal de Lyon fit^ippeler le Père
Malavalete, jésuite, auquel il donna commission de l'aller voir puis-
qu'il le désiroit; lequel y fut le 6 dès les cinq heures du matin, où
il demeura jusques à huit heures. Il le trouva dans un lit de diwmas
NOTES. 473
fnçarnat, incommodé, ce^ qui le rendoit fort pasie et débile. Le bon
Père sceut si bien entrer dans son esprit, qu'il le demanda encore
sur le soir, puis continua à le voir soir cl matin pendant tous les
jours de sa prison : lequel rendit compte puis après à Messieurs les
Cardinaux-Ducs et de Lyon, et à Monsieur le Chancelier de tout ce
qu'il lui avait dit, et demeura ce mesme père longtemps en confé-
rence avec Son Éminence Ducale encore qu'elle ne se laissoit voir
pnur lors à personne.
<c Le sepliesms, Monsieur le Chancelier fut visiter Monsieur da
Cinq-Mars, et le traita fort civilement, lui disant qu'il n'avoit poip<(
sujet d'appréhender, mais bien d'espérer toute chose à son advan-
tage, qu'il sçavoit bien qu'il avoit affaire à un bon juge, qnin'avoit
garde d'estre mesconnoissant des faveurs qu'il avoit receues dt son
bienfaiteur; qu'il sçavoit très-bien que c'esloit par bontez et son
pouvoir que le Roy ne l'avoit pas dépossédé de sa charge ; que cette
faveur estoit si grande qu'elle ne méritoit pas seulement un souve-
nir immortel, mais des reconnoissances infinies :etquec'estoitdans
les occasions qu'il les y feroit paroistre. Le sujet de ce compliment
estoit pris sur ce que Monsieur le Grand avoit adoucy une fois le
Roy, qui estoit en grande colère contre Monsieur le Chancelier;
mais la véritable raison de ces civilitez estoit la crainte qu'il avoit
qu'il ne le refusast pour juge, et qu'il n'appalast au Parlement de
Paris pour eslre délivré par le peuple qui Vaymoii passionnément,
«c Monsieur le Grand luy respondit que cette civilité le remplissait
déboute et de confusion; mais pourtant, dit-il, je voy bien que de
la façon que l'on procède à mon affaire l'on en veut à ma vie ; c'es^
fait de moy, monsieur ^ le Roy ni*a abandonné. Je ne me considère
que comme une victime qu'on va immoler à la passion de mes en «
nemis et à la facilité du Hoy. A quoy Monsieur le Chancelier repar-
tit que SOS sentiments n'estoient pas justes, et qu'il en avait dos ex-
périences toutes contraires. —Dieu le veuille, dit Monsieur le Grand,
mais je ne le puis croire.
« Le 8, Monsieur le ChanceUier l'alla voyr, accompagné de six
tiaistres des requestos, de deux Présidants et de six Conseillers de
Grenoble, duquel après l'avoir interrogé depuis les sept heures du
malin jusques à deux hâures de Taprès midy, ils ne purent jamais
rien tirer des cas à lui imposez. »
Ce rapport qui, ainsi que je l'ai dit, fut imprimé à la suite
de la lettre de M. de Marca, donne encore ce irait curieux, qui
atteste la présence d^esprit incroyable de M. de Thou :
i
474 IfOTEâ.
* Après aa confession, il fut yisité par le père Jean Terrasse, gar-
dieD da coaveDt de l'Observatoire de Saint-François do Tarascon,
qui Vavoit visité et consolé durant sa prison deTarascon. 11 faibien
use de le voir, il se promena avec loi quelque temps dans un entre-
tien spirituel. Ce père estoit venu à l'occasion d*un vœu que M. da
Thon avoit fait à Taraseon pour sa délivrance, qui estoit de fonder
une chapelle de trois cents livres de rente annuelle dans l'église des
pères Cordeliersde cette ville de Tarascon; il donna ordre pour cette
fondation, voulant s'acquitter de son vœu, puisque Dieu, disoit-il,
le délivroit non-seulement d'une prison de pierre, mais encore de la
prison de son corps; demanda de l'encre et du papier, etéchvit ju«
Vicieusement cette belle inscription qu'il voulat estre mise en celte
thapeMe :
Christo (iberatori,
voium in careere pro Ubertate
conceptum
Fran, AuQust. Thuanus
e careere vitœ jam jam
liberandus merito solviL
XII Septembr. M. D. C. XLII
confitebor tibi, Domine^ quoniam
exaudisti me, et foetus es mihi
in salutem.
« Cette inscription fera admirer la présence et la netteté de son
esprit , et fera avouer à ceux qui la considéreront que l'appréhen-
sion de la mort n'avoit pas eu le pouvoir de lui causer aucun trou-
ble. Il pria M. Thomé de faire compliment de ^a part à H. le Car*
(iinal de Lyon, et lui témoigna que s'il eust plu & Diea de le sortir
de ce péril, il avoit dessein de quitter le monde et de se donner en-
tièrement au service de Dieu.
11 écrivit deux lettres qui furent portées ouvertes à M. le Chan-
c dlicr, et puis remises entre les mains de hou confesseur pour les
lair<3 tenir; ces lettres étant fermées, il dit : Voilà la dernière pen»
sée Que te veux avoir pour le mûndA*jua.irLan,$ cm paradis, £t dÔ9
NOTES. 475
Içfts il reprit sans interraptioa ses discours spiriiuols et se confessa
une seconde fois. II demandoit parfois si l'heure de partir pour aller
au snpiplice approchoit. quand ou le devoit lier, et prioit qu'on Va»
irenist quand l'exécuteur de la justice seroit là, afin do l'embrasser
mais il ne le vit que sur l'échafaud. »
Sur la paraphroêe que fil Ai. de Thon,
Le père Montbrun, confesseur de M. de Thou, est cité dans
ce rapport, et donne ces détails :
ir. de Thou, étant sur l'échafaud & genoux, récita aussi le
Psaume 115, et le paraphrasa en français presque tout du long,
d'une voix assez haute et d'une action assez vigoureuse, avec un«
ferveur indicible, mêlée d'une sainte joie, incroyable à ceux qui ne
l'anroient point yae. Voici la paraphrase qu'il en fit, et que je von-
drois pouvoir accompagner de l'action avec laquelle il ladisoit; j'ai
tâché de retenir ses propres paroles.
<c Credidi, propter quod loeutui ium. Mon Dieu , eredidij je l'ai
cm et je le crois fermement, que v^us êtes mon créateur et mon bon
père, que vous avez souffert pour moi, que vous m'avez racheté au
prix de votre sang, vous m'avez ouvert le paradis. Credidi, Je vous
demande, mon Dieu, un grain, un petit grain de cette foi vive, qui
«nflammoit les cœurs des premiers chrétiens : Credidi, propter quod
loeutus sum. Faites, mon Dieu, que je ne vous parle pas seulement
des lèvres, mais que mon coeur s'accorde à toutes mes paroles, et
que me volonté ne démente point ma bouche : Credidi, le ne vous
adore pas, mon Dieu, de la langue : je ne suis pas assez éloquent;
mais je vous adore d'esprit, oui, d'esprK, mon Dieu, je vous adore
en esprit et en vérité ! Ah ! ah ! eredidi. Je me suis fié en vous, mon
Dieu, je me suis abandonné à votre miséricorde après tant de gràcei
<ine vous m'avez faites, propter quod loeutut sum; et, dans cette
«confiance, j'ai parlé, j'ai tout dit, je me suis accusé.
K Ego autem humiliatus nimit. Il est vrai. Seigneur, me voilà
•extrêmement humilié, mais non pas eneore comraeje le mérite. Eg
dixi in exceesu meo : Omnif Homo mendax. Ah ! qu'il n'est que tro
vrai que tout ce monde n'est que mensonge, que folie, que vanité
iih\ qu'il est vrai : Omnis fiomo mendix t Quid retribuam Domin
pro omnibus qucB rctribuit mihi ? Il répctoit ceci d'une grande v^
îièmence : C^^^^m talutis accisiam. Mon Dère, il faut boire coura
476 NOTES.
"easement ce calice de la mort; oui, et je le repois d'un grand cœor,
li je suis prêt à le boire tout entier.
« Et nomen Domini invocaho, \ous m'aiderez, mon Pèr(\ à implo-
er l'assistance divin3, afin qu'il plaise à Dieu de fortifier ma foi-
Messe, et me donner du courage autant qu'il en faut pour avaler ca
"alice que le bon Dieu m'a préparé pour mon salut. »
Il passa les deux versets qui suivent dans ce Psalme , et s'écria
Tune voix forte et animée : « DirupisU^ Domine, vineula mea! Ah\
non Dieu, que vous avez fait un grand coup! vous avez brisé ces
liens qui me tenoient si fort attaché au monde! Il falloit une puis-
sance divine pour m'en dégager. Dirupisti, Domine, vineula mea!»
V^oici les propres mots qu'il dit ici : « Que ceux qui m'ont amené
ici m'ont fait un grand plaisir 1 que je leur ai d'obligations ! Âl> f
qu'ils m'ont fait un grand bien , puisqu'ils m'ont tiré de ce lùonde
pour me loger dans le ciel. »
Ici son confesseur lui dit qu'il falloit tout oublier, qu'il ne falloit
pas avoir de ressentiment contre eux. A cette parole il se tourna
rers 1 père tout à genoux , comme il estoit, et d'une belle action :
« Quoi! mon pàro, dit-il, des ressentiments? Ah! Dieu le sait, Dieu
m'est lémoin que je les aime de tout mon cœur, et qu'il n'y a dans
m(Sn âme aucune aversion pour qui que ce soit au monde. Dirupisti,
Domine, vineula mea; tibi saerificabo hoitiam taudis, La voilà l'hos-
tie. Seigneur \se montrant soi-même), la voilà cette hostie qui vous
doit êlre maintenant immolée : Tibi saerifieabo hostiam taudis et
nomen Domini invocabo. Vota mea Domino reddam (étendant les
deux bras et la vue de tous côtés, d'un agréable mouvement, le visage
enflammé) in conspectu omnis populi ejus. Oui, Seigneur je veux,
vous rendre mes vœux , mon esprit, mou cœur, mon âme, ma vie,
in conspectu omnis populi ejus, devant tout ce peuple, devant toala
cette assemblée! In atriis domus Domini in medio tui Jérusalem, in
atriis domus Domini. Nous y voici à l'entrée de la maison du Sei-
gneur. Oui, c'est d'ici, c'est de Lyon, de Lyon qu'il faut monter là-
haut (levant les bras vers le ciel). Lyon, que je t'ai bien plus d'obli-
galion qu'au lieu de ma naissance, qui m'a seulement donné une via
misérable, et tu me donnes aujourd'hui une vie éternelle! in medim
tui Jérusalem. Il est vrai que j'ai trop de passion pour cette mort.
N'y a-t-il point de mal , mon pèro? dii-il plus bas en souriant , se
tournant à côlé vers le père. J'ai trop d'aise. N'y a-t-il i>oiat de va»
ni té? Pour moi je n'en veux point.
i
\
NOTES. 477
I
Bétails du supplice de M, de Cinq-Mars»
(Fragment du même rapport»)
C'est une merveille incroyable qa'il ne témoigna jamais aacuntf
peur, ni trouble, ni aucune émotion» ainsparu toujours gai, assuré,
Inébranlable, et témoigna une si grande fermeté d'esprit, que tous
ceux qui le virent en sont encore dans Tétonnement.
M. de Cinq-Mars, sans avoir les yeux bandés, posa fort propre*
ment son col, dit le narrateur, sur le poteau, tenant le visage
droit, tourné \ers le devant de l'échafaud , et embrassant fortement
de ses deux bras le poteau, il fermâtes yeux et la bouche, et attendit
U'. coup que Toxécuteur lui vint donner assez pesamment et lente^
iiiont, ol s'étaiil mis à gauche et tenant son couperet des doux mains.
I:ln recevant le coup, il poussa une voix forte, comme : Ah ! qui fui
éloutiéc dans son sang ; il leva les genoux de dessus le bloc, comme
pour se lever , et retomba en la même assiette qu'il estoitf La tête
n'estant pas entièrement séparée du corps par ce coup, rexécuteur
pa«sa à sa droite par derrière, et, prenant la têle par les cheveux de
{a main droite, do la gauche il scia avec son couperet une partie de
a trachée-artère et de la peau du cou, qui n'estoit pas coupée: après
quoi il jeta la tête sur l'échafaud, qui de là bondit à terre, où l'on
remarqua soigneusement qu'elle fit encore un denâ-tour et palpita
assez-longtemps. Elle avoit le visage tourné vers les religieuses de
Saint-Pierre, et le dessus de la tète vers l'échafaud, les yeux ouverts.
Son corps demeura droit contre le poteau, qu'il tenoil toujours em-
brassé, tant que l'exécuteur le tira pour le dépouiller, ce qu'il fit, et
puis le couvrit d'un drap et mit soh manteau par-dessus ; la tète
ayant'éié rendue sur l'échafaud, elle fut mise auprès du corps, sous
le mémo drap.
L'exécutioD de M. de Thou ressemble, comme celle de
\\, de Cinq-Mars, à un assassinat ; la voici telle que la donne ce
nôme journal, et plus horriblement minutieux que la lettre de
«lonlrtisor .
L'exécuteur vint pour lui bander les yeux avec le mouchoir; mais
somme il lui faisoit fort mal, mettant les coins du mouchoir en bas,
{ui cQuvroient sa bouche, il le retroussa et s'accommoda mieux. Il
.dora le crnciûx avant que do mettre la této sur le poteau. Il baisa
27.
478 NOTES,.
le sang de M. de Cinq- Mars qui y estoH resté. Après^îi mit son col
sur le poteau, qu'an frère jésuite avait torché de son nioachoir.
parce '^u'il estoit tout mouillé de sang, et demanda à ce frère s'il estoit
bien, qui lui dit qu'il falloit qu'il avançast mieux sa tête sur le devant,
ee qu'il lit. £n même temps, l'exécuteur, s'apercevant que les cor«
ions de sa chemiiM n'estoient point déliés et qu'ils lui tenoient le coa
serrés, lui porta la main au col pour les dénouer; ce qu'ayant senti,
il demanda : « Qu'y a-t-il ? faut-il encore oster la chemise ?» et se
iisposoit déjà à l'oster. On lui dit qua non, qu'il falloit ^5eulement
dénouer les cordons ; ce qu'ayant fait il tira sa chemise pour décoii-
f rir son col et ses épaules, et, ayant mis sa tête sur le poteau, il pro-
nonça ses dernières paroles, qui furent : Maria» mater gratiœ, mater
miser icordiœ..,; puis In manu» ttuit... et lors ses bras commencè-
rent à trembloter en attendant le coup, qui lui fui donné tout en
haut du col, trop près de la tète, duquel coup son col n'étant coupé
qu'à demi, le corps tomba du costé gauche du poteau, à la renverse,
le visage contre le ciel, remuant les jambes et haussant foiblement
tes mains. Le bourreau le voulut renverser pour achever par où il
av oit commencé; mais effrayé des cris que l'on faisoit contre lui^il
lui donna trois ou quatre coups sur la gorge, et ainsi lui coupa la
tète, qui demeura sur Téchafaud.
L'exécuteur, l'ayant dépouillé, porta son corps, couvert d'un drap,
dans le carrosse qui les avoit amenés ; puis il y mit aussi celui de
M . de Cinq-Mars et leurs tètes, qui avoient encore touies deux les
yeux ouverts, particulièrement celle de M. de Thou, qui sembloit
être vivante. De là, ils furent portés aux Feuillans, où M. de Cinq-
Mars fut enterré devant le maitre-autel, sous le balustre de ladite
église, par la bonté et autorité de M. du Gay, trésorier de France
en la généralité de Lyon. M. de Thou a été embaumé par le soin de
madame sa sœur et mis dans un cerceuii de piomb, pour être trans-
porté en sa sépulture.
Telle fut la fin de ces deux personnes, qui certes, doivent laisser
à la postérité une autre mémoire que celle de leur mort. Je laisse à
chacun d'en faire tel jugement qu'il lui plaira, et me contente de
dire que ce nous est une grande leçon de l'inconstance des choses
de ce monde et de la fragilité de notre nature.
Les dernières volontés de ces deux nobles jeunes gens nous
sont demeurées par des lettres qu'ils écrivirent après la pro-
nonciation de leur arrêt. Celle de M. de Cinq-Mars à la maré-
chale d'Elfiat, sa mère, peut paraître froide à quelques per-
\-
NOTES. ' 479
«onnes, par la difBcullé de se reporter à eelte époque oè, dans
les plus grades circonsiaBces, on s'aUaehait à conlenir plus
qu'à exprimer clialeureusement ses émotions, et où le grand
monde^ dans les écrits ei les discours, fuyait ]e pathétique an-
tant <iue nous le eherèhoos.
Lettre de 3Ï. le GrafiA à madame su mère, la mut ^ui$e d*EffiaL
' Madame^ ma trèsi-chère et Irès-honorée mère, je vous escris, puis-
qu'il ne m'est plus permis de vous voir, pour vous conjurer, ma-
dame, de me rendre deux marques de votre dernière honlé : l'une,
madame, en donnant à mon âme le plus d« prières qn'il vous sera
j)ossib1e, ce qui sera pour mon salut; l'autre, soit que vous obte-
ïiiez du Roy le bien que j'ai employé dansma charge de grand-escuyer,
et ce que j'en pouvois avoir d'autre part auparavant qu'il fust con-
fisqué, ou soit que cette grâce ne vous soit pas accordée, que vous
ay^z assez de générosité pour satisfaire à mes créanciers. Tout ce
qui dépend de la fortune est si peu de chose, que vcz.^ nedevezpas
me refuser celte dernière supplication, que je vous fais pour le re-
pos de mon âme. Croyez-moi, madame, en cela plutôt que vossen-
tintents s'ils répugnent en mon souhait, puisque, lie faisant plus un
pas qui no me conduise à la mort, je suis plus capable que qui que
te soit de juger de la valeur des choses du monde. Adieu, madame,
et me pardonnez si je ne vous ay pas assez respectée au ten)p« que
j'ai vescu, et vous assurez que je meurs.
Ma très-ehère et très-honorée mère,
Yolr* très-humble et très -obéissant et très-obligé
fils et serviteur,
Henri d'Effiat de Gi?fQ-MARS.
Le manuscrit original est à la Bibliothèque royale de
manusc. n<> 9327), écrit d'une main ferme ei calme.
Sur la ^kmière lettre de AI. François- Auguste de Thou.
On a vu que, laissé seul un moment d^-ns sa prison, M. de Tlioa
écrivit une lettre qui fut remise â sor* confesseur. Voilà ^ disait'
480 HOTES,
il, la dernière pensée que je veux avoir pour ce monde. On
a vu ses efforts poar se détacher de celte dernière peuséc, et
ee reJoab'cmeDt de prières ferventes qu'il prononce ah %e frap*
^nt la poiirine. Il prie Dieu d*avoir pitié de lui ; il repous"^
ont le monde ; il s*enveloppe déjà dans son linceul. Celte icr-
iiè?e pensée était déjà la plus cruelle qui puisse faire saigner
e cœur d'un homme ; c'était un dernier regard jeté sur une
femme aimée ; c*était un adieu à sa maîtresse, la princesse de
Gnéménée. Le ton est grave, el le respect du rang ne s'y perd
pas, non plus que celui de sa dignité personnelle et du moment
solennel qui s'approche. J'ai retrouvé dernièrement celle lettre
précieuse. (Bibliothèque royale do Taris, manuscrit n* 921^
page S'23.| Li voici :
topiê de la lettre de M. d$ 7*Aott, eseritê à madame la prtncêisê
de Guémenée après la prononciation de Varrett.
Madame,
Je ne vous ay jamais eu de robligation en toute ma vie qu'aujour-
d'huy qu'estanl près de la quitter, je la pers avec moins de peyoe
par6d que vous me iavez rendue assét malheureuse; j'espère que
eeiie de l'autre monde sera bien différente pour moy de celle-cy, et
que j'i tronveray des félicités autant pardessus rimagination des
hommes qu'elles doivent eslre dans leur espérance : la mienne, ma-
dame, n'est fondée que sur la bonté de Dieu et le mérite do la pas*
sien de son Filz, seule capable d'effacez mes péchez dont j'estois
redevable à sa justice, et qui sont à nu tel excez qu'il n'y a rien qui
les surpasse que ccluy de sa miséricorde. Je vous demande pardon
de tout mon cœur, madame, de tontes les choses quej'ay faictes qui
vous ont pu desplaire et fais la mesme prière à toutes les personnes
que fay haïes à vostre occation, vous protestant, madame, qu'au-
tant que la fidélité que je doibs à mon Dieu me le doit permettre,
je meurs trop afseurémeni, madame, votre très-humble et très-
obéissant serviteur.
Di Thou.
.D« Lion, ce Î9fi septembre 16iS.
Quel reproche amor et cuel mélancolique retour sur sa vie!
1
NaTKS# ' 481
Si cette femme dtait digne de lui, comment reçut-elle une telle
cure sans en mourir? Fut-elle jamais consolée de mériter un
l)\ adieu?
La vie de madame la princesse de Guéménée ne permet guère
le penser que ses rigueurs aient causé tant de tristesse et une
l'ouleur si profonde. Tallemant des Réaux dit, en plusieurs
endroits, que M. de Thpu était son amant. On dity ajoute-t-il,
(t. I, p. 418), qu'il lui écrivit après avoir été condamné
C'est cette lettre qu'on vient de lire. Elle me semble écrite par
un homme lel que le misanthrope de Molière, avec plus de
pitié, et ces mots : toutes les personnes que fai haSes à votre
occasion j ressemblent douloureusement à :
C'eit qao lout runirers est bien rega de voas,
M&!8 ne cherchons pas à devancer des peines que rien ne tra-
hit, si ce n*est ce dernier soupir au pied de l'écbafaud. Le sou-
venir de M. de Thou nous doit représenter une autre pensée et
conduit k d'autres réflexions. Elles suivront la copie de ce traité
avec TEspagnc qui fait la base du procès criminel.
A rticles du traité fait entre le Comte-Due pour le Boy d*E8pagne
et monsieur de f^ontrailles pour et au nom de Monsieur, à Ma-
drid, le iS mart 16A% dont Monsieur fait mention dans sa dé-
claration du 7 juillet duditan. Au tome /«' des Mémoires de
fonlr ailles,
Lo sieur de Fontrailles aiant esté envoie par monseigneur le duc
d'Orléans vers le Roy d'Espagne avec lettres de Son Altesse pour Sa
Majesté catholique et monseigneur le Comte-Duc de San Lucar, da-
tées de Paris, da 20 janvier, a proposé, en vertu du pouvoir à lu^
donné, que Son Altesse, désirant le bien général et parUculier deU
France, de voir la noblesse et le peuple de ce royaume délivré des
oppressions qu'ils souffrent depuis longtemps par une si sanglante
guerre pour faire cesser la cause d'icelle, et pour establir une paix
générale ol raisonnable entre l'Empereur et les deux couronnes, au
bénéiice de. la chreslienté, prendroit volontiers les armes à cette fin
si Sa MajeSjé Catholique y vouloit concourir de son costé avec les
4«2 HOTES,
moyens possibles pour avancer leurs affaires. El après avoir déclaré
le particulier de sa commissioii en ce yai esl des offres et demandes
que font les seigneurs d'Orléans et ceux de son parly, a esté accordé
et conclu par ledit seigneur Comte-Duc pour Leurs Maj estez Impô-
finie et Catholique, et au nom de Son Altesse par ledit sieur dâ
Fontrailfes, les articles suÎTants :
1. Comme le prioeipai i>ttt de es trailé est de faire une juste paix
tstre les deux conroaueft d'Espagne el de France, pour leur bien
commun et de toute la cbrestieDtéy ont déclaré unanimement qu'oa
no prétend en cecy auuuM chose contfe le Roy très-chreatien el au
préjudice de ses Estat^ ny contre le» droits et aulhoritex de la
Heine très cliresiienne et régnante; ainsi au contraire on aura soin
de la maintenir en tout ce qui lui i^partienU
2. Sa Majesté Catholique donnera 12,000 hommes de pied et
5,000 chevaux effeclirs de vieilles troupes, le tout venant d'Alle-
magne, ou de l'Empire, ou de Sa Majesté Catholique. Qae si par
accident il manquoit do ce nombre S,000 ou 3,000 hommos, on
n*enlend point po«r cela qu'on ayl nnnqué à ee qui est aeeordé,
attends qu'on les fonmiim le pkia tott qu'il sera possible.
8. Il est accordé qiM, dit la i^ur que monsieur le dne d'Orlénns
se trouvera dans la place de seureté où il dit estre en état de pou-
voir lever des troupes, Sa Majesté Catholique lay baillera quatre
cens mil oscus comptant, payables au consentement de Son AU
tosse, pour estro emploiez en levées et autres frais utiles pour le
bien commun.
4. Sa Majesté Catholique donnera le train d'artillerie avec Us mu-
nitions de guerre propres à un corps d'armée» avec Isa vivres pour
toutes les troupes, jusquea à ee qu'elles soisni entrées en France,
là où Son Altesse entretiendra les siens, et Sa Majesté CathoUque
les autres, comme il sera spécifié plus bas.
5. Les places qui seront prises en France, soit par l'armée de Sa
Majesté Catholique, on celles de Son Altesse, seront mises es mains
de Son Altesse et de ceux de son party.
6. 11 sera donné audit seigneur d'Orléans, douze mil eicns par
mois de pension, outre ce que Sa Majesté Caiholiqoe donne en
.Flandres à la duchesse d'Orléans sa femme.
7. Est arresté que cette armée et les troupes d'îcelle obéiront ab-
solument audit seigneur duc d'Orléans; et néanmoins, attondu que
iadile armée est levée des deniers de Sa Majesté Catholique^ les offi»
tiers d'iccUe presteront le serment de Odélité à Son Altesse do senrit
anx BiM du présent traité^ et arrivant faule de Son Allasse, s'il j a
J
' ' / NOTES. - . 48'^
quelque prince da sang de France dans le iruité, ri commandera en
la mriniîre qu'il avoit esté arresté dans ie traité fait avec monsei-
gnearb comte de Soissons. Et en cas qae l'archiduc Léopold on
i,utre personne, fils ou frère ou parent de Sa Majesté Catholique,
nenne à estre gouverneur pour Sadite Majesté Catholique en Flan-,
irof;. comme il sera U, par mesme moyen, général de ses armées,
etqueSà Majesté Catholique a tant de part en ce lieu: est accordé
que le Jieignenr duc d'Orléans et ceux de son party de quelque qua«
lité et condition qu'ils soient, aiant esgard à ces considérations, tien-
dront bonne correspondance avec ledit seigneur archiduc ou autn
que dit est, et luy communiqueront tout ce qui se présentera, enre^
cevant tous ensemble let ordres de VEmpereur, de Sa Majesté Cch
iholique, tant pour ce qui concerne la guerre que pour les plaiges
de cette armée, et tous les progrez.
8. Et d'autant que Son Altesse a deux personnes propres à estre
mareschaux de camp en cette armée, que ledit sieur de Fonlrailles
déclarera après la conclusion du présent traité. Sa Majesté Catho-
lique se charge d'obtenir de l'Empereur deux lettres-patentes de ma-
reschaux de camp pour eux.
9. Il est accordé que Sa Majesté Catholique donnera quatre-vingt
mil ducas de pension à répartir par mois aux seigneurs susdits.
10. Comme aussi on donnera dans trois mois cent mil livres pour
pourvoir et munir la place que Son Altesse a pour sa seureté en
France. Et si celny qui baille la place n'est pas satisfait de cela, on
baillera ladite somme contant ^ et de plus cinq cents quintaux de
poudre et vingt-cinq mil livres par mois, pour l'entretien de la gar-
nison-.
11. II est accordé de part et d*autre qu'il ne se fera point d'ac-
commodement en général ny en particulier avec la couronne de
France, si ce n'est d'un commun consentement, et qu'on rendra
toutes les places et pays qu'on aura pris en France, sans se servir
contre cela d'aucuns prétextes, toutefois et quantes que la France
rendra'Us places qu*elU a gagnées, en quelque pays que ce soit,
mesme celles qu'elle a achetées et qui sont occupées par les armées
^i ont serment à la France. Et ledit seigneur duc d'Orléans cl
ceux de son party se déclarent dès maintenant pour ennemis des
Suédois et de tous autres ennemis de Leurs Majestez Impériales $t
Catholiquf, et de tous ceux qui leur donnent et donneront faveur,
ayde et protection. Et pour les détruire, Son Altesse et ceux de so
party donneront toutes les assistances possibles.
1-2. 11 e^ convenu <pie les armées de Flandres, et celle que doit
Û84 NOTES.
commander Son Altesse, ainsi qoe dit est, agiront de communs
main ù, mosmes Qn, avoe bonne correspondance.
13. On taschera de faire que les troupes soient prestes aa plutost,
et que ce soit à la fin de may : sur quoy Sa Majesté Catholique fart
escrirc au gouverneur de Luxembourg afin qu'il die à coluy qui luy
portera un blanc signé de Son Altesse ou de quelqu'un des deux sei-
gneurs, le temps auquel tout pourra estre en estât. Lequel blanc
signé Son Altesse envoyera au plustot, afin de gagner temps si les
choses sont pressées ; ou si elles ne le sont point encore lorsque la
personne arrivera, elle s'en retournera à la place de seuretô.
14. Sa Majesté Catholique donnera aux troupes de son Altesse on
mois après qu'elles seront dans le service et ensuite, cent mil liwes
par mois, pour leur entretien et pour lus autres affaires de la guerrre*
Et Son Altesse aura agréable de déclarer après le nombre dei
hommes qu'il aura dans la place de seareté, et oelay de ses troupei
s'il trouve bon ; demeurant dès maintenant accordé que les loge-
mens et les contributions se distribueront également entre les deux
armées.
15. L'argent qui se tirera du royaume de France sera à la disposi-
tion de Son Altesse, et sera départy également entre les deax ar-
Dfées, comme il est dit en l'article précédent, et est déclaré qu oo
ne pourra imposer aucuns tributs que par l'ordre de Son Altesse.
IG. Au cas que ledit seignrsur duc d'Orléans soit obligé de sortir
de France et qu'il entre dans la Franche-Comté ou autre part. Sa
Majesté Catholique donnera ordre à ce que Son Altesse et les deuv
autres grands du parly soient receus dans tous ses Estats, et ponr
les faire conduire delà dans la ^ace de seureté.
17. D'autant que ledit seigneur duc d'Orléans désire un pouvoir
de Sa Majesté Catholique pour donner la paix on neutralité aux villes
et provinces de France qui la demanderont, il y aura auprès de Son
Mlesse un aml)assadeur de Sa Majesté avec plein pouvoir : Sa Ma-
L-sié accorde à cela.
18. S'il arrive faute, ce que Dieu ne veuille, dudit seigneur due
^'Orléans, Sa Majesté Catholique promet de conserver les fnêmti
\,eniions auxdits seigneurs, eCàun »euld*eux si le parti subsiste,
lu qu'ils demeurent au service de Sa Majesté Catholique.
19. Ledit seigneur duc d'Orléans asseure, et en son nom ledit sieur
de Fontrailles, qu'à mesme temps que Son Altesse se découvrira, il
lui fera livrer une place des meilleures de France pour sa seureté,
laquelle sera déclarée à la conclusion du.présent traité : et au cas
qu'elle ne soit trouvée *5»-'^-'^«« *«»iii tw>iiA Ham^m^rii j^^i^ comma
- NOTES. A85
aussi leuit sieur de Fonlraifles déclarera lesdits deux seigneurs pour
lesquels on demande pensions susdites dont Sa Majesté demeura
d'accord.
20. Finalement est accordé que tout le contenu de ces articles sera
approuvé et ratifié par Sa Majesté Catholique et ledit seigneur duc
d'Orléans, en la manière ordinaire et accouslumée en semblables
iraitez. Le Comte-Duc le promet ainsi au nom de Sa- Majesté, et ledit
sieur de Fonirailles au nom de Son Altesse, s*obiigeant respective-
ment à cela, comme de leur chef ils l'approuvent dès à présent, le
ratifient et le signent. — A Madrid, le 13 mars 1642. Signé : Dom
Gaspar de Gusman, et, par supposition de nom : Clermont, pour
FOXTRAILLES.
Nous Gaston, fils de France, frère unique du Roy, duc d'Orléans,
certifions que le contenu cy-dessus est la vraie copie de l'original
du traité que Fontrailles a passé en nostre nom avec monsieur le
ComtQ^Duc de San Lucar. En tesmoin de quoy nous avons signé la
présente de nostre main, et icelb fait signer par notre secrétaire,
le 26 aoust 1642, à Yillcfranche. Signé Gaston, et plus bas Goulas.
Contre-lettre.
D'autant que par le traité que j'ay signé aujourd'hui, pour
et au nom de Sa Majesté Catholique, je suis obligé de déclarer la
nom des deux personnes qui sont comprises par Son Altesse dans
ledit traité, et la place qu'elle a prise pour sa seureté, je déclare et
asseure au nom de Son Altesse à monsieur le Comte-Duc, afin qu'il
die à Sa Majesté Catholique, que les deux personnes sont le seigneur
duc de Bouillon, et le seigneur de Cinq-Mars, grand Escuyer de
France ; et la place de seureté qui y est assaurée à Son Altesse es*
Sedan, que ledit seigneur de Bouillon luy met entre les mains. En
foy de quoy j'ay signé cet escrit à Madrid, le 13 mars 1642. Signé, par
supposition de nom : Clermont.
No)us Ga<«ton, fils de France, frère unique du Roy, duc d'Orléant,
reconnoissons que le contenu cy-dessus est la vraie copie de la décla-
ration que monsieur de Bouillon, monsieur le Grand et nous soub-
signez avons donné pouvoir au sieur de Fontrailles de faire des noms
de ces sieurs de Bouillon et le Grand, à monsieur le duc de San
Lucar après qu'il auroil passé le traitté avec lui, auquel traitté ils
ne sont compris que sous le titre de dewc^ra»tdA Aligne ursde franse.
486 NOTES.
En témoin de quoy «oqs avons signé la présente eortificatioo da
«ostre main, et ieelle fait contresignei* par notre secrétaire.
Signé : Gaston.
A TiUcfranclie, le 19 aoast 161S.
El plus bas : Goulas.
Sur la non-révélation.
La vie de tout homme célèbre a un sens unique et précis,
visible surtout, et dès le premier regard, pour ceux qui savent
juger les grandes choses du passé, et qui, j'espère, est de-
meuré dans Tesprit des lecteurs attentifs du livre de Cinq^
Mars. Le sang de François-Auguste de Thou a coulé au nom
d'une idée sacrée, et qui demeurera telle tant que ^religion àe
Vhonneur vivra parmi nous; c^est l'impossibilité de la de-
nonciation sur les 'lèvres de Vhomme de bien.
Les hommes d'Étal de tous les temps qui ont voulu accli-
mater la dénonciation en France y ont échoué jusqu'ici, à
l'honneur de notre pays. C'est déjà une assez grande tache sur
cette entreprise que le premier qui ]*ait formée soit Louis XI,
dont la bassesse était le caractère et la trahison le génie ; mais
cet arbre du mal qu'il planta au Plessis-Iès-Tours ne porta
point ses fruits empoisonnés ; et l'on ne vit personne dénoncer
un citoyen,
Et, sa tête à la main, demander son salaire.
Le salaire était cependant stipulé dans l'édit de Louis XI
<?t, pour que nulle autorité ne manque à l'examen d'une ques
tion aussi grave, j'en vais citer le point important.
Édii contre Im non-réhélaUon dês erimes été lèze-majette.
Loys, par la grâce de Dieu, Roy de France : sçavoir faisons A tocs
|>réseiis et advenir que, comme par cynievant maintes conjarations,
cMispkatioiia damnables eiDenùcMQscs eatre|xises ayant été fatctés»
\
- , N0TK8. 487
eonspirées et maehinéds, tant p&r grands personnages que par moyens
et petits, à rencontre d'aucuns nos progéniteurs Roys de France, et
mesmement depuis notre advenemeiit à la couronne :
Disons, déclarons, constituons et ordonnons par lettres, édict,
ordonnance et constitution perpétuelle, irrévocable et durable à tou-
jours, que toutes personnes quelconques qui dores en avant sçauront
tu auront connaissance de quelques traités, machinations, conspira-
tions et entreprises qui se fairont à i'encontre de notre pcrsunne, de
notre très-chère et amée compagne la Royne, de notre très-cher et
amé Qls le Dauphin de Viennois, et de nos successeurs Roys et Roynes
«le France, et do leurs enfants, aussi à rencontre de l' Estât et seureté
de nous ou d'eux et de la chose publique de notre royaume, soient
tenus et réputés crimineux de léze-majesté, et puni^ de semblable
peine et de pareille punition que doivent estre les principaux auc-
(eurs, conspirateurs et fauteurs et conducteurs desdits crimes, sans
exception ni réservation de personnes quelconques, de quelque estât,
condition, qualité, dignité, noblesse, seigneurie, prééminouce ou pré-
rogative que ce soit ou puisse estre, à cause de nos Ire sang ou autre-
menl en quelque manière que ce soit, s'ils ne le revcllcnt ou envoyent
reveller à nous ou à nos principaux juges et officiers des pays où ils
seront, le plustost qne possible leur sera appris, qu'ils en auront eu
«onnoissance; auquel eas et quant aînsy le reyclleront ou enverront
reveller. Us ne $eront en aueunt dangers des punitions desdits
crimes; mais seront dignes de rémunération entre nous et la chose
puhUque, Toutesfois, en autre chose, nous voulons et entendons les
«nciennes lois, constitutions et ordonnances qui par nos prédéces-
seurs ou de di'oict sont introduites, et les usages qui d'ancienneté ont
«sté gardés et observés en notre royaume, demeurer à leur force et
rertu sans aucunement y déroger par ces présentes. Si nous donnons
et mandons a nos amés et féaux gens de notre grand conseil, gens de
no9 parlemens, et à nos autres justiciers, officiers et subjects qui à
présent sont et qui seront pour le temps advenir et à chacun d'eux,
sy comme à luy appartiendra, que celte présente notre loy, constitu-
tion et ordonnance ils facent publier par tous les lieux de leur pouvoir
et jurisdiction accoatumés, de faire cris et proclamations publiques,
tes lire publiquement et enregistrer en lenrs cours et auditoires, et,
selon icelle loy et constitution, jugent, sententient et déterminent
dores en avant, perpétuellement, sans quelconque difficulté, toutes les
Cois qiie les cas adviendront. Et afin que soit chose ferme et stable à
toujours, nous avons fait mettre notre scei à cesdites présentes. Et
pour ce que ces ptésentes l'on pourra avoir à besogner à plusieurs C
/i38 • K6TES.
illvers lienx, doqs vonlons qae au vidimm d'icelles fait soobs scel
f'yal, foy soit adjoustée comme à ce présent original.
i>9nne au Plessis du Pare-lès-Tours, le vingt- deuxième jour de •
décembre nâl quatre cent soixante-dix-sejitj et de notre règnele
dix-septième.
Sic signctum supra plicùyn.
Par le Roy en $on conseil,
L. Texier.
Et est seriptum : Lecto, publicatOt ^l registratç, Parisiii, in
parlemento, décima quinta die novembris, anno millesimo qua-
dragentesimo septuagesimo nono.
Certes il est facile de comprendre que cet édit ait été rendu
par Louis XI en 1477, c'est-à-dire lorsque le comte de La
Marche^ Jacques d'Ârmagnac, venait d'avoir la tète tranchée
pour crime de lèse-majesté, et quand ses terres et ses biens
immenses avaient été impudemment distribués à ses juges i,
héritage monstrueux et inouï depuis les Tibère et les Néron,
et qui s'accomplissait pendant que Ton forçait les enfants du
condamné à recevoir goutte à goutte le sang de leur père qui
tombait de son échafaud sur leur front. Après ce coup. fa-
meux, il pouvait poursuivre et se croire en droit de mépriser as-
sez la France pour lui jeter un tel édit et lui proposer de -nou-
velles infamies. Accoutumé qu'il était à faire un perpétuel marché
des consciences, à beaux deniers comptants, n'allant jamais en
avant qu'une bourse dans une main et une hache dans Tauirc,
il suivait le vieil axiome, qui n'est pas un grand effort de génie
et que Machiavel a trop fait valoir, de placer les hommes entre
l'espérance et la crainte. Louis XI jouait finement son jeu,
1 . Le seigneur de Beaujea eut la eomlé de La Marche (l'arrêt avait été prp-
once en son nom) ; le chevalier de Bonsile, le comté de Castres ; Blosset, la
vicomte Cariât; Louis de GravUle, les villes de Nemours et de Pont-sur- Yonne ;
h seigneur de l'Ule eut la vicomte de Murât, etc.; et Ton regrette da roir,
imrmi les autres noma de ceux qui eurent part à la proie, Philippe de Co-
iriines partageant avec Jean de Daillon les biens de Tournai et du Toamaîab,
i^ui avaient appartenu à ce duo de Nemours qu'ils venaient de condaBUiar i
aaort.
l'
NOTES. 489
mais enfin la France se releva et joua noblement le sien en lui
montrant qu'elle avait d*autres hommes que son barbier. Mal-
gré le mot de son invention, car il faut le lui restituer en
toute loyauté, malgré la traduction adoucie de dénonciation
par révélation^ personne de propos délibéré ne sortit de chez
K)i pour aller répéter une conPidence surprise dans Tabandon
ie Tamitié, échappée à la table ou au foyer. La vile ordon»
nance tomba en oubli jusqu'au jour où le cardinal de Richelieu
donna le signal de sa résurrection. M. de Thou n'avait point
d'échange de place forte à faire contre sa grâce, ainsi que
M. de Bouillon, et sa mort devait ajouter à la terreur qu'inspi-
rait celle de M. de Cinq-Mars ; s*il était absous, ce serait au
moins un censeur jeune et vertueux que conserverait M. de
Richeheu; destiné à survivre au vieux ministre, il écrirail
peut-être comme son père une histoire du caidinal, et serait
un juge à son tour, juge intlexible et irrité par la mort de
M. le Grand , son ami. M. de Richelieu pensait à tout, et ces
motifs qui ne m'échappent pas ne sauraient lui avoir échappé.
Oublions, pour plus d'impartialité, son mot sur ie président de
Thou : // a mis mon nom dans son histoire, je mettrai lé
sien dans la mienne. Faisons-lui la grâce de l'esprit de ven-
geance, il reste une dureté inflexible * , une mauvaise fui pro-
fonde et le plus immoral égoïsme. La vie sévère de M. de Thou,
qui pouvait devenir utile à un Ëiat où tout se corrompait, était
Importune et dangereuse au ministre; il n 'hésita pas : n'h('si-
tons pas non plus à juger celte justice. Il faut à tout prix con-
naître le fond de ces raisons d'État si célébré< s et dont on a
fait une sorte d'arche sainte impossible à toucher. Les mau-
vaises actions nous laissent le germe des mauvaises lois, et il
n'est pas un passager ministre qui ne cherche à les f lir
poindre pour conserver la source de son pouvoir d'emprun
par amour de ce douteux éclat. Une chose peut, il est vrai
rassurer : c'est qiïe toutes les fois qu'une pareille idée se porte
I. Di^puj rapporte dans ses Mémoires que lorsque l'exempt lui apporta la lettif
da chancelier qui lui apprenait l'arrêt :
« Et M. de Thou aussi I dit le Cardinal avec un air de satisfaction M. le Cnasp
celier m*a délivré d'un grand fardeau. Mais, Picaut ils n'ont point dd bourreau! »
— On voit s'U pensait à tout.
i9U NOTES.
au cerveau d'un homme politique, la gestation en est pesante et
pénible, rcnfantement en serait probablement mortel, et l'avor*
tement est un bonheur public.
Je ne pense pas qu'il se rencontre dans l'histoire Un fait qui
Boit plus propre que le jugement d^ Auguste de Tliou à déposer
contre cette fatale idée, en cas que le mauvais génie de la
France voulût jamais que la proposition fût renouvelée d'une
hï de non-révélation.
Gomme rien nlnspire mieux les réponses les plus sûres et
ne les présente avec de plus nettes expressions qu'un danger
extrême chez un homme supérieur, je vois que dès Tabord
M. de Thou alla au fond de la question de droit et de possibi-
lité avec sa raison, et au fond de la question de sentiment et
d'honneur avec son noble cœur; écoutoos-le :
Le jour de sa confrontation avec M. de Cinq-Mars i, il dit : « Qu'a-
près avoir beaucoup considéré dans sou esprit, sçavoir, s'il devoit
déclarer au Roy (le voyant tous les jours au camp de Perpignan) la
cognoissance qu'il avoit eue de ce traité, il résolut enluy-mesme pour
plusieurs raisons de n'en point parler, i» 11 eût fallu se rendre déla-
teur d'un crime d' Estât de Monsieur, frère unique du Roy, de Mon-
sieur de Bouillon et de Moasieur le Grand, qui estaient tous beaucoup
plus puissants et plus accrédités que luy, et qu'il y avoit certitude
qu'il succomberoit en cette action, dont il n*avoit aucune preuvs
pour le vérifier. — Je n'aurois pu citer, dit-il, le tesmoignage de Foo-
trailles, qui estoit absent, et Monsieur le Grand auroit peut-être me
alors qu'il m'en eusl parlé. J'aurois donc passé pour un calomnia-
teur, et mon honneur, qui me sera toujours plus cher que ma pro-
pre vie, estoit perdu sans ressource. »
2o Pour ce qui regarde M. le Grand, il ajoute ces paroles déjà fidè-
lement rapportées (p. 408) et d'une beauté incomparable parleur
implicite antique, j'oserai presque dire évangéliqiie :
« — 11 m'a cru son amy unique et fidèle, et Je ne l'ai pas Tools
lahir. »
•
Quelle que puisse être l'entreprise secrète que Ton suppose,
u contre une tôle couronnée, ou contre la oonsliiution d'un
i. Voir interrogatoire et confrontation (li septembre 16t2), Joùrad de M. U
ardiuai-Duc. écrit de m main (p. 190).
À
NOTES. 491
État démocratique, ou contre les corp? qui représenlent une
nation; quelle que soit la nature de Texécution du complot,
ou assassinat, ou expulsion à main armée, ou émeute du
peuple, ou corruption ou soulèvement de troupes soldées, la
situation sera la même entre le conjuré et celui qui aura reçu
sa confidence. Sa première pensée sera la perle irréparable»
étemelle, de son honneur et de son nom, soit comme ca-
lolnniateur s^il ne donne pas de preuves, soit comme lâche
délateur s'il les donne : puni dans le premier cas par des
peines infamantes, puni dans le second par la vindicte pu-
blique, qui le montre du ôoïgi tout souillé du sang de ses
amis.
Ce premier motif de silence, lorsque M. de Thou daigna
l'exprimer, je crois que ce fut pour se mettre à la portée des
. esprits qui le jugeaient et pour entrer dans le ton général du
procès et dans les termes précis des luis, qui ne se supposent
jamais faites que pour les âmes les plus basses, qu'elles cir-
conscrivent et pressent par des barrières grossières et une
nécessité inexorable et uniforme. 11 démontre qu'il n'eût pas pu
être délateur quand même il l'eût voulu. 11 sous-entend : Si
j'eusse été un infâme, je n'aurais pu même accomplir nH>n
infamie, on ne m'eût pas cru. — Mais, après ce peu de mots
sur rimpossibilité matérielle, il ajoute le motif de l'impossibi-
lité morale, motif vrai et d'une vérité éternelle, immuable, que
tous les cultes ont reconnue et sanctionnée, que tous les peuples
ont mise en honneur :
// m'a cru son amy.
Non-seulement il ne Ta pas trahi, mais on remarquera que
dans tous ses interrogatoires, ses confrontations avec M. de
Bouillon et M. de Cinq-Mars, il ne nomme et ne compromei
personne •
tt Soudain que je fus seul avec M. de Thou, dit Fontrailles dans
s-is Mémoires, il me dit le voyage que je venois de faire en Espagne,
f i qui me surprit fort, car je croyois qu'il luy eust été celé, confor-
i. Voir rinterrogatoire et f rocès-TsrbAui insiruiis par M. le ChaneeUer, etc.
492 _ NOTÉS.
mément à la délibération qui en avoït osté prise. — Qfaand je loy
(leDianday commo quoy il Tavoit a^>prls, il me déclara en confiance
fort franchement qu'il le içavoit de ia Royne et qu'elle le lenoil de
llonsieur.
« Je n'ignorois pas que Sa Majesté eurt fort souhaité une cabale et
avoit contribué de tout son pouroir ^. »
M. de Thon pouvait donc s*appuyer sur celte autorité ; -mais
il sait qu*il fera persécuter la reine Anne d'Autriche, et il se
tait, n se tait aussi sur le Roi lui-même et ne daigne pas répé-
ter ce qull a dit au Cardinal dans son entretien particulier.
U ne veut pas de la vie à ce prix.
Quant à M. de Cinq-Mars, il n*a qu'une raison à donner :
Il m'a cru son amy.
Quand même, au lieu d'être un ami éprouvé, il n'eût été
qu*un homme uni à M. de Cinq-Mars par des relations passa-
gères, il Pa cru son ami^ il a eu foi en lui, il ne Va pas voulu
trahir. Tout est là.
Lorsque la religion chrétienne a institué la confession, elle a,
je l'ai dit ailleurs, divinisé la confidence ; comme on aurait pu
se défier du confideut, elle s'est hâtée de déclarer criminel fît
digne de la mort éternelle le prêtre qui révélerait l'aveu fait à
son oreille. Il ne fallait pas moins que cela pour transfornopr
tout à coup un étranger en ami, en frère, pour faire qu'uù
chrétien pût aller ouvrir son âme au premier venu, à Tinconnu
qu'il ne reverra jamais, et dormir le soir en paix dans so:i lit^
sûr de son secret comme s'il l'eût dit à Dieu.
Donc tout ce qu'a pu faire le confesseur, à l'aide de sa foi e&
de l'autorité de l'Église, a été d'arriver à être considéré par >.
pénitent comme un ami, de parvenir à faire naflre ces épau-
chcments salutaires, ces larmes sacrées, ces récits complets,
CCS abandons sans réserve que l'amitié grave et bonne avait
seule le droit de recevoir avant la confession, l'amitié, la sainte
amitié, qui rend en vertueux conseils ce qu'elle reçoit en cou*
pablcs aveux.
Si donc le confesseur prétend à la tendresse de eœur à h
i. llelatioa de M. de Fontrailles,
-j
NOTEB. 49*
>
^ bonté suprême de l'ami, quel ami ne doit regarder comme
le premier devoir l'infaillible sûreté du secret déposé en lui
comme dans le tabernacle du confesseur?
Mais ce n'est pas seulement de l'ami ancien et éprouvé qu'il
s'agit, c'est encore de tout homme traité en ami, de toutpre-
mier venu qui, la main dans la main, a reçu une confidence
sérieuse. Le droit de l'hospitalité est aussi ancien que la,
famille et la race humaine : nulle tribu, nulle horde, si sauvage
qu'elle soit, ne conçoit qu'il soit possible de livrer son hôte.
Un secret est un hôte qui vient se cacher dans le cœur de
l'honnête homme comme dans son inviolable asile. Quiconque
le livre et le vend est hors de la loi des nations.
Ce serait une bien grande honte pour les pauvres règnes qui
ne pourraient avoir un peu de durée qu'au prix de ces lois bar-
bares, et se tenir debout qu'avec de si noirs appuis. Mais vou-
lût-on en faire usage, on ne le pourrait pas. Il faudrait, pour
que ce fût praticable, que la civilisation eût marché d'un pied
et non de l'autre. Or on est venu partout à une sorte de délica-
tesse générale de sentiment qui fait que telles actions publiques
ne sont pas même proposables. On ne sait comment il se fait
que telles choses, utiles il y a des siècles, ne se peuvent faire,
ne se peuvent dire, ne se peuvent même nommer sérieusement
par aucun homme vivant, et cela, sans que jamais on ne les
ait abolies. Ce sont les véritables changements de mœurs qui
forcent à naître les véritables et durables lois. Qui nous dira
où est le pays si reculé qui oserait aujourd'hui donner à
l'homme juge la dépouille de l'homme jugé! Toutes les lois ne
sont pas de main humaine... La loi qui défend cet héritage
sanglant n'a pas été écrite, elle est venue s'asseoir parmi nous.
A ses côtés s'est posée celle qui dit : Tu ne dénonceras pas,
et le plus humble journalier n'oserait, de nos jours, se placera
la table de son voisin s'il y avait manqué.
Pour moi, s'il fallait absolument aux hommes politiques
quelques vieux ustensiles des temps barbares , j'aimerais
mieux leur voir dérouiller, restaurer et mettre en scène et en
usage les chevalets et les outils de la torture ; car ils ne souil-
leraient du moins que le corps et non Tâme de la créature de
28
494
NOTES.
Dieu. Us feraient parler peut-être la ciiair soufirante; mais le
cri des nerfs et des os sous la tenaille est moins vil^ que la froide
vente d'une tète sur un comptoir, et il n'y a pas encore eu de.
nom qui ait été insciit plus bas que le nom de Judas.
Oui, mieux vaut le danger d'un prince que la démoralisation
de l'espèce entière. Mieux vaudrait la an d'une dynastie et
d'une forme de gouvernement, mieux vaudrait même celle d'une
nation, car tout cela se remplace et peut renaiti*e, que la mort
de toute vertu parmi les hommes. ^
y^y/yf /y
» ^ N
TABLE
V/.
yfM
\
RÉFLEXIONS SUR
1
^ Chapitre I.
y 'chapitre II.
Chapitre lll.
Chapitre IV.
ClHAPITRE V.
'f Chapitre VI.
chapitre vu.
Chapitre VIII.
i '.HAPITRE IX.
? !hapitre X.
Chapitre Jf.I.
;:iiAPiTRE XII.
;Zkapitre XIII.
ChapÎtre XIV.
Chapitre XV.
Chapitre XVI.
LA VÉRITÉ BANS L*ART. . . . • » • I
— Los adieux il
— La ruo , 33
— Le bon prôtre 47
— Le procès C#.
— Le martyre 72
— Le songe 84
— Le cabinet . 94
— L*entrevue 120
— Le siège 135
— Les récompenses 149
— Les méprises 163
— La veillés 175
— L'Espagnol 194
— L'émeute 209
— L'alcôve $527
— La confusion ,. 243
496 ' TABLK.
Gbafitm XYII. -^ La toilette....... .« 95t
Chapitu XVIII. — Le secret ^68
Chapitre XIX. — La partie de oliasse 276
Chapitre XX. — Lalectutib 305
Chapitre XXL — Le confessionnal 328
GflAPiTRE XXII. — L'orage . . 340
Chapitre XXIII. — L'absence 35
Chapitre XXIV. — Le travail 365
Chapitre XXY. — Les prisonniers '. .... 396
iuBAPiTRE XXVI. — La fêle 429
MOTBS ET DOCUMENTS USTORIQUKS 449
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LE SECRET DU ROI , . . , , 2
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FOLLEMENT ET PASSIONNÉMENT 1
CHUT II
PÉCaiS MISROBS 1
VIE PARISIIHN E SODS LOUIS XYI 1
A. DUMAS FILS
LA QUESTION DU DIVORCE ,. , . 2
CHARLES EDMOND
HARALD i
GEORGE ELIOT
DANIEL DSKONDA 2
0. FEUILLET
HIStOîWB d'une PARISIENNE 1
ERNEST FEYDEAU
'^MOIRES d'un COULISSIER. . . . . ♦ 1
A. GENEVRAYE
^'OMBRA ♦*,... 1
VICTOR JOLY
CRIC'C&AC *.,..! 1
J. OE GLOUVET
LE BS&GER i... 1
LUDOVIC HALÉVY
LABBfi CONSTANTIN 1
A. KARR
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RÉCITS DE LA LUÇOTTE
EUGÈNE LABICHE
THÉÂTRE COMPLET
H. LAFONTAINE
t/bomme oui tue
EUGÈNE MANUEL
EN VOYAGE
PROSPER MÉRIMÉE
mosaïque
MICHELET
INTRODUCTION A L'HISTOIRE UIHVERSBLLK
PIERRE LOTI
LE ROMAN d'un SPAHI
G. DE PEYREBRUNE
MARCO
A. DE PONTMARTIN
SOUVENIRS d'un VIEUX CRITIQUE
ERNEST RENAN
CONFÉRENCES D'aNGLETERRR V. . . • -
VICOMTE RLCHARD (D'HONROT)
FEUX DE PAILLE
HENRI RIVIERE
LA JEUNESSE D'uN DÉSESPÉRÉ , . . . .
J. DE SAINT-BRIAC
JOBIC LE CORSAIRE
E. TEXIER ET LE SE^'NE
l'inconnue
OSCAR DE VALLÉE
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