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Full text of "Cinq-Mars; ou, Une conjuration sous Louis XIII; précédée de réflexions sur la vérité dans l'art, accompagnée de documents historiques"

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ŒUVRES  COMPLETES 


M.  LE  G"  ALFRED  DE  VIGNY 

DE     l'académie     FRANÇAISIi 

CINQ-MARS 


GALMANN  LEVV,  EDITEUR 


ŒUVRES   COMPLETES 


DE 


M.  LE  G"^  ALFRED  DE  VIGNY 

LE     l'aCADÉUIE      française 

NOUVELLE   ÉDITION    FORMAT    GRAND   IN-18 
Chaque  volume  se  vend  séparément 

Cinq-Mars  ou  une  Conjurât. on  sous  Lovis  XIII.  .  Un  volume. 

Poésies  complètes Un  volume. 

Servitude  it  Grandeur  MiiTAinEs Un  volume. 

Stfllo Un  volume. 

Théâtre  complet Un  volume. 


ÉDITION    FORMAT    IN-S»    EN    SIX    VOLnMES 

'  Chaque  volume  se  vend  séparément 


EMII-E    COLIN    —    IMPRJMKRIK    DB    LAGNÏ 


>oocv 

LE  G"  ALFRED  DE  VIGNY 

DE  l'académie   françaisb 


CINQ-MARS 


ou 


UNE  CONJURATION  SOUS  LOUIS  XI 


Le  Roi  était  tacitement  le  chef  de  cette  con- 
juration. Le  grand-écuyer  Cinq-Mars  en  était 
l'âme  ;  le  nom  dont  on  so  servait  était  celui  du 
duc   d'Orléans,  frcrc  unique  du  Roi,  et  leur 
conseil  était  le  duc  de  Bouillon.  La  Reine  sut 
rcnfroprise  et  les  noms  des  conjurés. . . 
Mémoibes  d'Anse  d'Autbichk, 
par  -l/nie  de  Motteville. 
Qui  trompc-f-on  donc  ici  ? 


NOUVELLE     EDITION 

PRÉCÉDÉE    DE    RÉFLEXIONS    SUR    LA    VÉRITÉ   DANS   l'aRT 
ACCOMPAGNÉE    DE    DOCUMENTS    HISTORIQUES 


PARIS 

CALMANN     LÉVY,     ÉDITEUR 

ANCIENNE    MAISON     MICHEL    LÉVY     FRERES 

3,       RUE       AUEER,       3 

1891 

Droits  de  reproduction  et  de  traduction  réserves 


RÉFLEXIONS 


LA  VÉRITÉ  DANS  L'ART 


L'étude  du  destin  général  des  sociétés  n'est  pas  moins 
nécessaire  aujourd'liiii  dans  les  écrits  que  l'analyse  du 
cœur  humain.  Nous  sommes  dans  un  temps  oiî  l'on  veut 
tout  connaître  et  où  l'on  cherche  la  source  de  tous  les 
Qeuves.  La  France  surtout  aime  à  la  fois  l'Histoire  et  le 
Drame,  parce  que  l'une  reli  ace  les  vastes  destinées  de 
I'humanité,  et  l'autre  le  sort  particulier  de  I'homme.  C'est 
là  toute  la  vie.  Or,  ce  n'est  qu'à  la  Religion,  à  la  Philoso- 
phie, à  la  Poésie  pure,  qu'il  appartient  d'aller  plus  loin  que 
la  vie,  au  delà  des  temps,  jusqu'à  l'éternité. 

Dans  ces  dernières  années  (et  c'est  peut-être  une  suite 
de  nos  mouvements  politiques),  l'Art  s'est  empreint  d'his- 
toire plus  fortement  que  jamais.  Nous  avons  tous  les  yeux 
attachés  sur  nos  Chroniques,  comme  si,  parvenus  à  la 
virilité  en  marchant  vers  de  plus  grandes  choses,  nous 
nous  arrêtions  un  moment  pour  nous  rendre  compte  de 
notre  jeunesse  et  de  ses  erreurs.  11  a  donc  fallu  doubler 
l'iNTÉRÊT  en  y  ajoutant  le  souvenir. 

1 


2  RÉFLEXIONS 

Comme  la  France  allait  plus  loin  que  les  autres  nationb 
dans  cet  amour  des  faits  et  que  j'avais  choisi  uae  époque 
récente  et  connue,  je  crus  aussi  ne  pas  devoir  imiter  les 
étrangers,  qui,  dans  leurs  tableaux,  montrent  à  peine  à 
l'horizon  les  hommes  dominants  de  leur  histoire  ;  je  plaçai 
les  nôtres  sur  le  devant  de  la  scène,  je  les  fis  principaux 
acteurs  de  cette  tragédie  dans  laquelle  j'avais  dessein  de 
peindre  les  trois  sortes  d'ambition  qui  nous  peuvent  re- 
muer, et,  à  côté  d'elles,  la  beauté  du  sacrifice  de  soi- 
nijme  à  une  généreuse  pensée.  Un  traité  sur  la  chute  de 
la  féodalité,  sur  la  position  extérieure  et  intérieure  de  la 
France  au  xvii*  siècle,  sur  la  question  des  alhances  avec 
les  armes  étrangères,  sur  la  justice  aux  mains  des  par- 
lements ou  des  commissions  secrètes  et  sur  les  accusa- 
tions de  sorcellerie,  n'eût  pas  été  lu  peut-être  ;  le  roman 
le  fut. 

Je  n'ai  point  dessein  de  défendre  ce  dernier  système  de 
composition  plus  historique,  convaincu  que  le  germe  de 
la  grandeur  d'une  œuvre  est  dans  l'ensemble  des  idées  et 
(les  sentiments  d  un  homme  et  non  pas  dans  le  genre  qui 
leur  sert  de  forme.  Le  choix  de  telle  époque  nécessitera 
cette  MANIÈRE,  telle  autre  la  devra  repousser;  ce  sont  là 
des  secrets  du  travail  de  la  pensée  qu'il  n'importe  point 
de  faire  connaître.  A  quoi  bon  qu'une  théorie  nous  ap- 
prenne pourquoi  nous  sommes  charmés  ?  Nous  entendons 
les  sons  de  la  harpe  ;  mais  sa  forme  élégante  nous  cache 
les  ressorts  de  fer.  Cependant,  puisqu'il  m'est  prouvé  iiue 
ce  livre  a  en  lui  quelque  vitalité  *,  je  ne  puis  m'empèciier 
de  jeter  ici  ces  réflexions  sur  la  liberté  que  doit  avoir 

«  Treize  éilitioiis  réelles  de  formais  cliver?  et  des  traductions  dans 
toutes  les  lanj'ues  peuvent  en  être  la  preuve.      {Aole  de  l'Edileur. 


SUR    L\    VÉKITÉ     DANS    L'aRT.  3 

l'imagination  d'enlacer  dans  ses  nœuds  formateurs  toutes 
les  figures  principales  d'un  siècle,  et,  pour  donner  plus 
d'ensemble  à  leurs  actions,  de  faire  céder  parfois  la  réalité 
des  faits  à  I'idée  que  chacun  d'eux  doit  représenter  aux 
yeux  de  la  postérité  ;  enfin  sur  la  différence  que  je  vois 
entre  la  vÉRrrÉ  de  l'Art  et  le  vrai  du  Fait. 

De  même  que  l'on  descend  dans  sa  conscience  pour 
juger  des  actions  qui  sont  douteuses  pour  l'esprit,  ne 
pourrions-nous  pas  aussi  chercher  en  nous-mêmes  le  sen- 
timent primitif  qui  donne  naissance  aux  formes  de  la 
pensée,  toujours  indécises  et  flottantes?  Nous  trouverions 
dans  notre  cœur  plein  de  trouble,  où  rien  n'e^t  d'dccord, 
deux  besoins  qui  semblent  opposés,  mais  qui  se  confon- 
dent, à  mon  sens,  dans  une  source  commune  ;  l'un  est 
l'amour  du  vrai,  l'autre  l'amour  du  fabuleux.  Le  jour  oii 
l'homme  a  raconté  sa  vie  à  l'homme,  l'Histoire  est  née. 
Mais  à  quoi  bon  la  mémoire  des  faits  véritables,  si  ce 
n'est  à  servir  d'exemple  de  bien  ou  de  mal  ?  Or  les 
exemples  que  présente  la  succession  lente  des  événements 
sont  épars  et  incomplets  ;  il  leur  manque  toujours  un  en- 
chaînement palpable  et  visible,  qui  puisse  amener  sans 
divergence  à  une  conclusion  morale  ;  les  actes  de  la  fa- 
mille humaine  sur  le  théâtre  du  monde  ont  sans  doute  un 
ensemble,  mais  le  sens  de  cette  vaste  tragédie  qu'elle  y 
joue  ne  sera  visible  qu'à  l'œil  de  Dieu,  jusqu'au  dénom- 
ment qui  le  révélera  peut-être  au  dernier  homme.  Toutes 
les  philosophies  se  sont  en  vain  épuisées  à  l'expliquer, 
roulant  sans  cesse  leur  rocher,  qui  n'arrive  jamais  et 
retombe  sur  elles,  chacune  élevant  son  frêle  édifice  sur 
la  ruine  des  autres  et  le  voyant  crouler  à  son  tour,  il  me 
semble  donc  que  l'homme,  après  avoir  satisfait  à  cette 
première   curiosité  des  faits,  désira   quelque  chose  de 


4  RÉFLEXIONS 

plus  complet,  quelque  groupe,  quelque  réduction  à  sa 
portée  et  à  son  usage  des  anner.u.'i:  du'  cette  vaste  cliaîni; 
d'événements  que  sa  vue  ne  pouvait  embrasser;  car  il 
voulait  aussi  trouver,  dans  les  récits,-  des  exemples  qui 
pussent  servir  aux  vérités  morales  dont  il  avait  la  con- 
science ;  peu  de  destinées  particulières  suffisaient  à  ce 
désir,  n'étant  que  les  parties  incomplètes  du  tout  insai- 
sissable de  l'histoire  du  monde;  l'une  était  pour  ainsi 
dire  un  quart,  l'autre  une  moitié  de  preuve;  l'imagina- 
tion fit  le  reste  et  les  compléta.  De  là,  sans  doute,  sortit 
la  fable.  —  L'homme  la  créa  vraie,  parce  qu'il  ne  lui  est 
pas  donné  de  voir  autre  chose  que  lui-même  et  la  nature 
qui  l'entoure;  mais  il  la  créa  vraie  d'une  vérité  toute  par- 
ticulière. 

Cette  VÉRITÉ  toute  belle,  tout  intellectuelle,  que  je  sens, 
que  je  vois  et  voudrais  définir,  dont  j'ose  ici  distinguer  le 
nom  de  celui  du  vrai,  pour  me  mieux  faire  entendre,  est 
comme  l'àme  de  tous  les  arts.  C'est  un  choix  du  signe 
caractéristique  dans  toutes  les  beautés  et  toutes  les  gran- 
deurs du  VRAI  visible  ;  mais  ce  n'est  pas  lui-même,  c'est 
mieux  que  lui  ;  c'est  un  ensemble  idéal  de  ses  principales 
formes ,  une  teinte  lumineuse  qui  comprend  ses  plus 
vives  couleurs,  un  baume  enivrant  de  ses  parfums  les 
plus  purs,  un  élixir  délicieux  de  ses  sucs  les  meilleurs, 
une  harmonie  parfaite  de  ses  sons  les  plus  mélodieux  ; 
enfin  c'est  une  somme  complète  de  toutes  ses  valeurs.  A 
cette  seule  vérité  doivent  prétendre  les  œuvres  de 
l'Art  qui  sont  une  représentation  morale  de  la  vie,  les 
œuvres  dramatiques.  Pour  l'atteindre,  il  faut  sans  doute 
commencer  par  connaître  tout  le  vrai  de  chaque  siècle, 
être  imbu  profondément  de  son  ensemble  et  de  ses  dé- 
tails •  ce  n'est  là   qu  un  i>uu\  w    mérite  d'attention,  de 


SUR    LA    VÉRITÉ    DANS    L'aRT.  5 

patience  et  de  mémoire  ;  mais  ensuite  il  faut  choisir  et 
grouper  autour  d'un  centre  inventé  :  c'est  là  l'œuvre  de 
l'imagination  et  de  ce  grand  bon  sens  qui  est  le  génie  lui- 
même. 

A  quoi  bon  les  Arts,  s'ils  n'étaient  que  le  redoublement 
et  la  contre-épreuve  de  l'existence  ?  Eh  !  bon  Dieu,  nous 
ne  voyons  que  trop  autour  de  nous  la  triste  et  désen- 
chanteresse  réahté  :  la  tiédeur  insupportable  des  demi- 
caractères  ,  des  ébauches  de  vertus  et  de  vices ,  des 
amours  irrésolus,  des  haines  mitigées,  des  amitiés  trem- 
blotantes, des  doctrines  variables,  des  fidélités  qui  ont 
leur  hausse  et  leur  baisse,  des  opinions  qui  s'évaporent  ; 
laissez-nous  rêver  que  parfois  ont  paru  des  hommes  plus 
forts  et  plus  grands,  qui  furent  des  bons  ou  des  mé- 
chants plus  résolus;  cela  fait  du  bien.  Si  la  pâleur  de 
votre  VRAI  nous  poursuit  dans  l'Art,  nous  fermerons  en- 
semble le  théâtre  et  le  livre  pour  ne  pas  le  rencontrer 
deux  fois.  Ce  que  l'on  veut  des  œuvres  qui  font  mouvoir 
des  fan'.ômes  d'hommes,  c'est,  je  le  répète,  le  spectacle 
philosophique  de  l'homme  profondément  travaillé  par 
les  passions  de  son  caractère  et  de  son  temps  ;  c'est  donc 
la  VÉRITÉ  de  cet  homme  et  de  ce  temps,  mais  tous  deux 
élevés  à  une  puissance  supérieure  et  idéale  qui  en  con- 
centre toutes  les  forces.  On  la  reconnaît,  celte  vérité, 
dans  les  œuvres  de  la  pensée,  comme  Ton  se  récrie  sur 
la  ressemblance  d'un  portrait  dont  on  n'a  jamais  vu  l'o- 
riginal ;  car  un  beau  talent  peint  la  vie  plus  encore  que 
le  vivant. 

Pour  achever  de  dissiper  sur  ce  point  les  scrupules  de 
quelques  consciences  littérairement  timorées  que  j'ai  voies 
saisies  d'un  trouble  tout  particulier  en  considérant  la 
hardiesse  avec  laquelle  l'imasinalion  se  jouait  des  per- 


6  RÉFLEXIONS 

sonnages  les  p'iis  graves  qui  aient  jamais  eu  vie,  je  me 
hasarderai  jusqu'à  avancer  que,  non  dans  son  entier,  je 
ne  l'oserais  dire,  mais  dans  beaucoup  de  ses  pages,  et 
qui  ne  sont  peut-être  pas  les  moins  belles,  l'histoire  est 
n\  ROMAN  DONT  LE  PEUPLE  EST  l'autedr.  —  L'esprit  humaiu 
ne  me  semble  se  soucier  du  vrai  que  dans  le  caractère 
général  d'une  époque;  ce  qui  lui  importe  surtout,  c'est  la 
masse  des  événements  et  les  grands  pas  de  l'humanité 
qui  emportent  les  individus  ;  mais,  indifférent  sur  les  dé- 
tails, il  les  aime  moins  réels  que  beaux,  ou  plutôt  grands 
et  complets. 

Examinez  de  près  l'origine  de  certaines  actions,  de 
certains  cris  héroïques  qui  s'enfantent  on  ne  sait  com- 
ment :  vous  les  verrez  sortir  tout  faits  des  on  dit  et  des 
murmures  de  la  foule,  sans  avoir  en  eux-mêmes  autre 
chose  qu'une  ombre  de  vérité  ;  et  pourtant  ils  demeure- 
ront historiques  à  jamais.  —  Comme  par  plaisir  et  pour 
se  jouer  de  la  postérité,  la  voix  publique  invente  des 
mots  sublimes  pour  les  prêter,  de  leur  vivant  même  et 
sous  leurs  yeux,  à  des  personnages  qui,  tout  confus,  s'en 
excusent  de  leur  mieux  comme  ne  méritant  pas  tant  de 
gloire  '  et  ne  pouvant  porter  si  liante  renommée.  N'im- 
porte, on  n'admet  point  leurs  réclamations  ;  qu'ils  les 
crient,  qu'ils  les  écrivent,  qu'ils  les  publient,  qu'ils  les 
signent,  on  ne  veut  pas  les  écouter,  leurs  paroles  sont 

i  Do  nos  jours  un  général  russe  n'a-t-il  pas  renié  l'incendie  de 
Moscou,  que  nous  avons  fait  tout  romain,  et  qui  demeurera  tel?  L'n 
général  français  n'a-t-il  pas  nié  le  mot  du  cliamp  d  >  bataille  de 
Waterloo  qui  l'immortalisera?  Et  si  le  res[iect  d'un  événement  sacré 
ne  me  retenait,  je  rappellerais  qu'un  prêtre  a  cru  devoir  désavouer 
puliliquement  un  mot  sublime  qui  restera  comme  le  plus  beau  qui 
ail  été  prononcé  sur  un  éch.ifaud  :  Fils  de  s  tint  Louis,  montez  au 


SUR    LA    VÉRITÉ    DANS    L'aRT.  1 

sculptées  dans  le  bronze,  les  pauvres  gens  demeurent 
historiques  et  sublimes  malgré  eux.  Et  je  ne  vois  pas 
que  tout  cela  se  soit  fait  seulement  dans  les  âges  de  bar- 
barie, cela  se  passe  à  présent  encore,  et  accommode  l'His- 
toire de  la  veille  au  gré  de  l'opinion  générale,  muse  ty- 
rannique  et  capricieuse  qui  conserve  l'ensemble  et  se 
joue  du  détail.  Eh!  qui  de  vous  n'a  assisté  à  ses  trans- 
formations? Nevoyez-vûus  pas  de  vos  yeux  la  chrysalide 
du  FAIT  prendre  par  degré  les  ailes  delà  fiction?  —  Formé 
à  demi  par  les  nécessités  du  temps,  un  fait  est  enfoui 
tout  obscjr  et  embarrassé,  tout  naïf,  tout  rude,  quelque- 
fois mal  construit,  comme  un  bloc  de  marbre  non  dé- 
grossi ;  les  premiers  qui  le  détei  rent  et  le  prennent  en 
main  le  voudraient  autrement  tourné,  et  le  passent  à 
d'autres  mains  déjà  un  peu  arrondi  ;  d'autres  le  polissent 
en  le  faisant  circuler  ;  en  moins  de  rien  il  arrive  au  grand 
jour  transformé  en  statue  impérissable.  Nous  nous  ré- 
crions; les  témoins  oculaires  et  auriculaires  entassent 
réfutations  sur  explications  ;  les  savants  fouillent,  feuillet- 
tent et  écrivent  ;  on  ne  les  écoute  pas  plus  que  les 
humbles  héros  qui  se  renient  ;  le  torrent  coule  et  em- 
porte le  tout  sous  la  forme  qu'il  lui  a  plu  de  donner  à 
ces  actions  individuelles.  Qu'a-t-il  fallu  pour  toute  cette 
oeuvre?  Un  rien,  un  mot;  quelquefois  le  caprice  d'un 
journaliste  désœuvré.  Et  y  perdons-nous?  Non.  Le  fait 

ciel!  Lorsque  je  connus  tout  dernièrement  son  auteur  véritable,  je 
m'affligeai  tout  d'abord  de  la  perte  de  mon  illusion,  mais  bientôt  je 
fus  consolé  par  une  idée  qui  honore  l'humanité  à  mes  yeux.  Il  me 
semble  que  la  France  a  consacré  ce  mot,  parce  qu'elle  a  éprouvé  le 
besoin  de  se  réconcilier  avec  elle-même,  de  s'étourdir  sur  son  énorme 
égarement,  et  de  croire  (ju'alrrs  il  se  trouva  un  honnête  homme  qu' 
Bsa  parler  iiaut. 


B  RÉFLEXIONS 

adopté  est  toujours  mieux  composé  que  le  vrai,  et  n'est 
même  adopté  que  parce  qu'il  est  plus  beau  que  lui  ;  c'est 
que  I'humanité  entière  a  besoin  que  ses  destinées  soient 
pour  elle-même  une  suite  de  leçons;  plus  indifférente 
qu'on  ne  pense  sur  la  réalité  des  faits,  elle  cherche  à 
j  perfectionner  l'événement  pour  lui  donner  une  grande 
signification  morale  ;  sentant  bien  que  la  succession  des 
scènes  qu'elle  joue  sur  la  terre  n'est  pas  une  comédie,  et 
que,  puisqu'elle  avance,  elle  marche  à  un  but  dont  U 
faut  chercher  l'explication  au  delà  de  ce  qui  se  voit. 

Quant  à  moi,  j'avoue  que  je  sais  bon  gré  à  la  voix  pu- 
blique d'en  agir  ainsi,  car  souvent  sur  la  plus  belle  vie  se 
trouvent  des  taches  bizarres  et  des  défauts  d'accord  qui 
me  font  peine  lorsque  je  les  aperçois.  Si  un  homme  me 
paraît  un  modèle  parfait  d'une  grande  et  noble  faculté  de 
l'àme,  et  que  l'on  vienne  m'apprendre  quelque  ignoble  trait 
qui  le  défigure,  je  m'en  attriste,  sans  le  connaître,  comme 
d'un  malheur  qui  me  serait  personnel,  et  je  voudrais 
presque  qu'il  fût  mort  avant  l'altération  de  son  caractère. 
Aussi,  lorsque  la  muse  (et  j'appelle  ainsi  l'Art  tout  en- 
tier, tout  ce  qui  est  du  domaine  de  l'imagination,  à  peu 
près  comme  les  anciens  nommaient  musique  l'éducation 
entière),  lorsque  la  muse  vient  raconter,  dans  ses  formes 
passionnées,  les  aventures  d'un  personnage  que  je  sais 
avoir  vécu,  et  qu'elle  recompose  ses  événements,  selon 
la  plus  grande  idée  de  vice  ou  de  vertu  que  l'on  puisse 
concevoir  de  lui,  réparant  les  vides,  voilant  les  disparates 
de  sa  vie  et  lui  rendant  cette  unité  parfaite  de  conduite 
que  nous  aimons  à  voir  représentée  même  dans  le  mal  ; 
si  elle  conserve  d'ailleurs  la  seule  chose  essentielle  à 
l'instruction  du  monde,Jè^genie^£Te£gque,  je  ne  sais 
pourquoi  l'on  serait  plus  difficile  avec  elle  qu'avec  cette 


SUK     LA     VÉRITÉ     DANS     L'ART.  9 

voix  ûrs  peuples  qui  fait  subir  chaque  jour  à  chaque  fait 
de  si  grandes  mutations. 

Celte  hberté,  les^jnciens  la  portaient  dans  l'histoire 
même  ;  ils  n'y  voulaient  voir  que  la  marche  générale  et 
le  large  mouvement  des  sociétés  et  des  nations,  et,  sur 
ces  grands  fleuves  déroulés  dans  un  cours  bien  distinct  et 
bien  pur,  ils  jetaient  quelques  figures  colossales,  sym- 
boles d'un  grand  caractère  et  d'une  haute  pensée.  On 
pourrait  presque  calculer  géométriquement  que,  soumise 
à  la  double  composition  de  l'opinion  et  de  l'écrivain,  leur 
histoire  nous  arrive  de  troisième  main  et  éloignée  de 
deux  degrés  de  la  vérité  du  fait. 

C'est  qu'à  leurs  yeux  l'Histuire  aussi  était  une  œuvre 
de  r^rt  ;  et,  pour  avoir  méconnu  que  c'est  là  sa  nature, 
le  monde  chrétien  tout  entier  a  encore  à  désirer  un  mo- 
nument historique  pareil  à  ceux  qui  dominent  l'ancien 
inonde  et  consacrent  la  mémoire  de  ses  destinées,  comme 
ses  pyramiàes,  ses  obéUsques,  ses  pylônes  et  ses  porti- 
ques dominent  encore  la  terre  qui  lui  fut  connue,  et.  y 
consacrent  la  grandeur  antique. 

Si  donc  nous  trouvons  partout  les  traces  de  ce  pen- 
chant à  déserter  le  positif,  pour  apporter  I'idéal  jusque 
dans  les  annales,  je  crois  qu'à  plus  forte  raison  l'on  doit 
s'abandonner  à  une  grande  indifférence  de  la  réalité 
historique  pour  juger  les  œuvres  dramatiques,  poèmes, 
romans  ou  tragédies,  qu'empruntent  à  l'histoire  des 
personnages  mémorables.  L'ahï  ne  doit  jamais  être  con- 
sidéré fjue  dans  ses  rapports  avec  sa  beauté  idéale.  II 
faut  le  dirëyce  qu'il  y  a  de  vrai  n'est  que  secondaire,  c'est 
seulenaent  une  illusion  de  plus  dont  il  s'embellit,  un  de 
nos  penchants  qu'il  caresse.  Il  pourrait  s'en  passer,  car 
la  VÉRITÉ  dont  il  doit  se  nourrir  est  la  vérité  d'observation 


10     RÉFLEXIONS  SUR  LA  VÉRITÉ  DANS  L'ART. 

sur  la  nature  humaine,  et  non  rauthenticité  du  fait.  Les 
noms  des  personnages  ne  font  rien  à  la  chose. 

Vidée  est  tout.  Le  nom  propre  n'est  rien  que  Texemple 
et  la  preuve  de  l'idée. 

Tant  mieux  pour  la  mémoire  de  ceux  que  l'on  choisit 
pour  représenter  des  idées  philosophiques  ou  morales  ; 
mais,  encore  une  fois,  la  question  n'est  pas  là  :  l'imagi- 
nation  fait  d'aussi  belles  choses  sans  eux  ;  elle  est  une 
puissance  toute  créatrice  ;  les  êtres  fabuleux  qu'elle 
anime  sont  doués  de  vie  autant  que  les  êtres  réels  qu'elle 
ranime.  Nous  croyons  à  Othello  comme_à  Richard  III, 
dont  le  monument  esta  Westminster;  à  Lovelace  et  à 
Clarisse  autant  qu'à  Paul  et  à  Virginie,  dont  les  tombes 
sont  à  l'île  de  France.  C'est  du  môme  œil  qu'il  faut  voir 
jouer  ces  personnages  et  ne  demander  à  la  muse  que  sa 
VÉRITÉ  plus  belle  que  le  vrai  ;  soit  que,  rassemblant  les 
traits  d'un  caractère  épars  dans  mille  individus  com- 
plets, elle  en  compose  un  type  dont  le  nom  seul  est  ima- 
ginaire; soit  qu'elle  aille  choisir  sous  leur  tombe  et  tou- 
cher de  sa  chaîne  galvanique  les  morts  dont  on  sait  de 
grandes  choses,  les  force  à  se  lever  encore  et  les  traîiie, 
tout  éblouis,  au  grand  jour,  oh  dans  le  cercle  qu'a  tracé 
cette  fée  ils  reprennent  à  regret  leurs  passions  d'autre- 
fois et  recommencent  par-devant  leurs  neveux  le  triste 
dîame  de  la  vie. 


Ecrit  en  lo27. 


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CINQ-MARS 


CHAPITRE  PREMIER 


LES    ADIEUX 


Fsre  thee  well,  and  if  for  evîr, 
Slill  for  ever  fare  ihee  «oIL 

Lord  Byiion. 

Adieu  I  et  si  c'est  pour   toujours, 
pour  toujours  encore  adieu... 


Connaissez-vous  cette  contrée  que  l'on  a  surnommée 
le  jardin  de  la  France,  ce  pays  où  l'on  respire  un  air  si 
pur  dans  les  plaines  verdoyantes  arrosées  par  un  grand 
fleuve  ?Si  vous  avez  traversé,  dans  les  mois  d'été,  la  belle 
Touraine,  vous  aurez  longtemps  suivi  la  Loire  paisible 
avec  enchantement,  vous  aurez  regretté  de  ne  pouvoir 
déterminer,  entre  les  deux  rives,  celle  où  vous  choisirez 
votre  deraeure,  pour  y  oublier  les  hommes  auprès  d'un 
être  aimé.  Lorsque  l'on  accompagne  le  flot  jaune  et  lent 
du  beau  fleuve,  on  ne  cesse  de  perdre  ses  regards  dans 
les  riants  détails  de  la  rive  droite.  Des  vallons  peuples  de 
jolies  maisons  blanches  qu'entourent  des  bosquets  des 
coteaux  jaunis  par  les  vignes  ou  blanchis  par  les  fleurs 
du  cerisier,  de  vieux  murs  couverts  de  chèvrefeuilles 
naissants,  des  jardins  de  roses  d'où  sort  tout  à  coup  une 


12  CINQ-MARS. 

tour  élancée,  tout  rappelle  la  fécondité  de  la  terre  ou 
l'ancienneté  de  ses  monuments,  et  tout  intéresse  dans 
les  œuvres  de  ses  habitants  industrieux.  Rien  ne  leur  a 
été  inutile  :  il  semble  que,  dans  leur  amour  d'une  aussi 
belle  patrie,  seule  province  de  France  que  n'occupa 
jamais  l'étranger,  ils  n'aient  pas  voulu  perdre  le  moindre 
espace  de  son  terrain,  le  plus  léger  grain  de  son  sable. 
Vous  croyez  que  celte  vieille  tour  démolie  n'est  habitée 
que  par  des  oiseaux  hideux  de  la  nuit?  Non.  Au  bruit  de 
vos  chevaux,  la  tête  riante  d'une  jeune  fille  sort  du  lierre 
poudreux,  blanchi  sous  la  poussière  de  la  grande  raute; 
si  vous  gravissez  un  coteau  hérissé  de  raisins,  une  petite 
fumée  vous  avertit  tout  à  coup  qu'une  cheminée  est  à 
vos  pieds  ;  c'est  que  le  rocher  même  est  habité,  et  que 
des  famUles  de  vignerons  respirent  dans  ses  profonds 
souterrains,  abritées  dans  la  nuit  par  la  terre  nourricière 
qu'elles  cultivent  laborieusement  pendant  le  jour.  Les 
bons  Tourangeaux  sont  simples  comme  leur  vie,  doux 
comme  l'air  qu'ils  respirent,  et  forts  comme  le  sol  puis- 
sant qu'ils  fertihsent.  On  ne  voit  sur  leurs  traits  bruns 
ni  la  froide  immobilité  du  Nord,  ni  la  vivacité  grimacière 
du  Midi  ;  leur  visage  a,  comme  leur  caractère,  quelque 
chose  de  la  candeur  du  vrai  peuple  de  saint  Louis;  leurs 
cheveux  châtains  sont  encore  longs  et  arrondis  autour 
des  oreilles  comme  les  statues  de  pierre  de  nos  vieux 
rois  ;  leur  langage  est  le  plus  pur  français,  sans  lenteur, 
sans  vitesse,  sans  accent  ;  le  berceau  de  la  langue  est  là, 
près  du  berceau  de  la  monarchie. 

Mais  la  rive  gauche  de  la  Loire  se  montre  plus  sérieuse 
dans  ses  aspects  :  ici  c'est  Chambord  que  l'on  aperçoit 
de  loin,  et  qui,  avec  ses  dômes  bleus  et  ses  petites  cou- 
poles, ressemble  à  une  grande  ville  de  l'Orient  ;  là  c'est 
Chanteloup,  suspendant  au  milieu  de  l'air  son  élégante 
pagode.  Non  loin  de  ces  calais  un  bâtiment  plus  simple 


LES    ADIEUX.  13 

attire  les  yeux  du  voyageur  par  sa  position  .nagnifiqufl 
et  sa  masse  imposante  ;  c'est  le  château  de  Chaumont. 
Construit  sur  la  colline  la  plus  élevée  du  rivage  de  la 
Loire,  il  encadre  ce  large  sommet  avec  ses  hautes  mu- 
railles et  ses  énormes  tour;.  ;  de  longs  clochers  d'ardoise 
les  élèvent  aux  yeux,  et  donnent  à  l'édifice  cet  air  de 
couvent,  cette  forme  religieuse  de  tous  nos  vieux  châ- 
teaux, qui  imprime  un  caractère  plus  grave  aux  paysages 
de  la  plupart  de  nos  provinces.  Des  arbres  noirs  ettouffus 
entourent  de  tous  cotés  cet  ancien  manoir,  et  de  loin 
ressemblent  à  ces  plumes  qui  environnaient  le  chapeau 
du  roi  Henri  ;  un  joli  village  s'étend  au  pied  du  mont, 
sur  le  bord  de  la  rivière,  et  l'on  dirait  que  ses  maisons 
blanches  sortent  du  sable  doré  ;  il  est  lié  au  château  qui 
le  protège  par  un  étroit  sentier  qui  circule  dans  le  rocher; 
une  chapelle  est  au  milieu  de  la  colline  ;  les  seigneurs 
descendaient  et  les  villageois  montaient  à  son  autel  :  ter- 
rain d'égalité,  placé  comme  une  ville  neutre  entre  la 
misère  et  la  grandeur,  qui  se  sont  trop  souvent  fait  la 
guerre. 

Ce  fut  là  que,  dans  une  matinée  du  mois  de  juin  1639, 
la  cloche  du  château  ayant  sonné  à  midi,  selon  l'usage, 
le  dîner  de  la  famille  qui  l'habitait,  il  se  passa  dans  cette 
antique  demeure  des  choses  qui  n'étaient  pas  habituelles. 
Les  nombreux  domestiques  remarquèrent  qu'en  disant 
la  prière  du  matin  à  toute  la  maison  assemblée,  la  maré- 
chale d'Effiat  avait  parlé  d'une  voix  moins  assurée  et  les 
larmes  dans  les  yeux,  qu'elle  avait  paru  vêtue  d'un  deuil 
plus  austère  que  de  coutume.  Les  gens  de  la  maison  et 
les  Italiens  de  la  duchesse  de  Mantoue,  qui  s'était  alors 
retirée  momentanément  à  Chaumont,  virent  avec  sur- 
prise des  préparatifs  de  départ  se  faire  tout  à  coup.  Le 
vieux  domestique  du  maréchal  d'Effiat,  mort  depuis  six 
mois,  avaii  repris  ses  bottes,  qu'il  avait  juré   précédeœ* 


14  CINQ-MARS. 

ment  d'abandonner  pour  toujours.  Ce  brave  homnxe, 
nommé  Grandchamp,  avait  suivi  partout  le  chef  de  la 
famille  dans  les  guerres  et  dans  ses  travaux  de  finance  ; 
il  avait  été  son  ëcuyer  dans  les  unes  et  son.  secrétaire 
dans  les  autres  ;  il  était  revenu  d'Allemagne  depuis  peu 
de  temps,  apprendre  à  la  mère  et  aux  enfants  les  détails 
de  la  mort  du  maréchal,  dont  il  avait  reçu  les  derniers 
soupirs  à  Luzzelstein  ;  c'était  un  de  ces  fidèles  serviteurs 
dont  les  modèles  sont  devenus  trop  rares  en  France,  qui 
souffrent  des  malheurs  de  la  famille  et  se  réjouissent  de 
ses  joies,  désirent  qu'il  se  forme  des  mariages  pour  avoir 
à  élever  de  jeunes  maîtres,  grondent  les  enfants  et  quel- 
quefois les  pères,  s'exposont  à  la  mort  pour  eux,  les 
servent  sans  gages  dans  les  révolutions,  travaillent  pour 
les  nourrir,  et,  dans  les  temps  prospères,  les  suivent  et 
disent  :  «  Voilà  nos  vignes  »  en  revenant  au  château.  Il 
avait  une  figure  sévère  très-remarquabh,  un  teint  fort 
cuivré,  des  cheveux  gris  argentés  et  dont  quelques 
mèches ,  encore  noires  comme  ses  sourcils  épais ,  lui 
donnaient  un  air  dur  au  premier  aspect  ;  mais  un  regard 
pacifique  adoucissait  cette  première  impression.  Cepen- 
dant le  son  de  sa  voix  était  rude.  Il  s'occupait  beaucoup 
ce  jour-là  de  hâter  le  dîner,  et  commandait  à  tous  les 
gens  du  château,  vêtus  de  noir  comme  lui. 

—  Allons,  disait-il,  dépêchez-vous  de  servir  pendant 
que  Germain,  Louis  et  Etienne  vont  seller  leurs  chevaux; 
M.  Henri  et  nous,  il  faut  que  nous  soyons  loin  d'ici  à 
huit  heures  du  soir.  Et  vous,  messieurs  les  Italiens,  avez- 
vous  averti  votre  jeune  princesse?  Je  gage  qu'elle  est  allée 
lire  avec  ses  dames  au  bout  du  parc  ou  sur  les  bords  de 
l'eau.  Elle  arrive  toujours  après  le  premier  service,  pour 
faire  lever  tout  le  monde  de  table. 

—  Ah  !  mon  cher  Grandchamp,  dit  à  voix  basse  une 
jeune  femme  de  chambre  qui  passait  et  s'arrêta,  ne  faites 


LES    ADIEUX.  15 

pas  songer  à  la  duchesse;  elle  est  bien  triste,  et  je  crois 
qu'elle  restera  dans  son  appartement.  Sancta  Maria  !  je 
vous  plains  dt  voyager  aujourd'hui,  partir  un  vendredi, 
le  13  du  mois,  et  le  jour  de  saint  Gervais  et  saint  Protais, 
le  jour  des  deux  martyrs.  J'ai  dit  mon  chapelet  toute  la 
matinée  pour  M.  de  Cinq-Mars  ;  mais  en  vérité  je  n'ai  pu 
m'empècher  de  songer  à  tout  ce  que  je  vous  dis;  ma 
maîtresse  y  pense  aussi  bien  que  moi,  toute  grande  dame 
qu'elle  est;  ainsi  n'ayez  pas  l'air  d'en  rire. 

En  disant  cela,  la  jeune  Italienne  se  glissa  comme  un 
oiseau  à  travers  la  grande  salle  à  manger,  et  disparut  dans 
un  corridor,  effrayée  de  voir  ouvrir  les  doubles  battants 
des  grandes  portes  du  salon. 

Grandchamp  s'était  à  peine  aperçu  de  ce  qu'elle  avait 
dit,  et  semblait  ne  s'occuper  que  des  apprêts  du  diner; 
il  remphssait  les  devoirs  importants  de  maître  d'hôtel,  et 
jetait  le  regard  le  plus  sévère  sur  les  domestiques,  pour 
voir  s'ils  étaient  tous  à  leur  poste,  se  plaçant  lui-même 
derrière  la  chaise  du  fils  aîné  de  la  maison,  lorsque  tous 
les  habitants  du  château  entrèrent  successivement  dans 
la  salle  :  onze  personnes,  hommes  et  femmes,  se  placè- 
rent à  table.  La  maréchale  avait  passé  la  dernière,  don- 
nant le  bras  à  un  beau  vieillard  vêtu  magnifiquemani, 
qu'elle  fît  placer  à  sa  gauche.  Elle  s'assit  dans  un  grand 
fauteuil  doré,  au  mihau  de  la  table,  dont  la  forme  était 
un  carré  long.  Un  autre  siège  un  peu  plus  orné  était  à  sa 
droite,  mais  il  resta  vide.  Le  jeune  marquis  d'Effiat,  placé 
en  face  de  sa  mère,  devait  l'aider  à  faire  les  honneurs;  il 
n'avait  pas  plus  de  vingt  ans,  et  son  visage  était  assez 
insignifiant  ;  beaucoup  de  gravité  et  des  manières  distin- 
guées annonçaient  pourtant  un  naturel  sociable,  mais  rien 
de  plus.  Sa  jeune  sœur  de  quatorze  ans,  deux  gentils- 
hommes de  la  province,  trois  jeunes  seigneurs  italiens  de 
la  suite  de  Marie  de  Gonzague  (duchesse  de  Mantoue),  une 


16  OINQ-MARS. 

demoiselle  de  compagnie,  gouvernante  de  la  jeune  fille  du 
maréchal,  et  un  abbé  du  voisinage,  vieux  et  fort  sourd, 
Composaient  l'assemblée.  Une  place  à  gauche  du  fils  aîné 
restait  vacante  encore. 

La  maréchale ,  avant  de  s'asseoir  ,  fît  le  signe  de  la 
croix  et  dit  le  Benedicite  à  haute  voix  :  tout  le  monde 
y  répondit  en  faisant  le  signe  entier,  ou  sur  la  poitrine 
seulement.  Cet  usage  s'est  conservé  en  France  dans  beau- 
coup de  familles  jusqu'à  la  révolution  de  1789;  quel- 
ques-uiiCS  l'ont  encore,  mais  plus  en  province  qu'à  Paris, 
et  non  sans  quelque  embarras  et  quelque  phrase  préli- 
minaire sur  ie  bon  temps ,  accompagnés  d'un  sourire 
d''xcuse,  quand  il  se  présente  un  étranger  :  car  il  est 
trop  vrai  que  Je  bien  a  aussi  sa  rougeur. 

La  maréchale  était  une  femme  d'une  taille  imposante, 
dont  les  yeux  grands  et  bleus  étaient  d'une  beauté  remar- 
quable. Elle  ne  paraissait  pas  encore  avoir  atteint  qua- 
rante-cinq ans;  mais,  abattue  par  le  chagrin,  e'ie  mar- 
chait avec  lenteur  et  ne  parlait  qu'avec  peine,  fermant 
les  yeux  et  laissant  tomber  sa  tète  sur  sa  poitrine  pendant 
un  moment,  lorsqu'elle  avait  été  forcée  d'élever  la  voix. 
Alors  sa  rnain  appuyée  sur  son  sein  montrait  qu'elle  y 
ressentait  une  vive  douleur.  Aussi  vit-elle  avec  satisfac- 
tion que  le  per/onnage  placé  à  gauche,  s'emparant,  sans 
en  être  prié  par  personne,  du  dé  de  la  conversation,  le 
tint  avec  un  sang-froid  imperturbable  pendant  tout  la 
repas.  C'était  le  vieux  maréchal  de  Bassompierre  ;  il  avait 
conservé  sous  ses  cheveux  blancs  un  air  de  vivacité  et 
de  jeunesse  fort  étrange  à  voir  ;  ses  manières  nobles  et 
jolies  avaient  quelque  chose  d'une  galanterie  surannée 
comme  son  costume,  car  il  portait  une  fraise  à  la  Henri  IV 
et  les  manches  tailladées  à  la  manière  du  dernier  règne 
ridicule  impardonnable  aux  yeux  des  beaux  de  la  cour. 
Cela  ne  nous  paraît  pas  plus  singulier  qu'autre  chose  à 


LES     ADIEUX.  17 

prC'sent;  mais  ii  est  convenu  que  dans  chaque  siècle  on 
rira  de  l'habitude  de  son  père,  et  je  ne  vois  guère  que 
les  Orientaux  qui  ne  soient  pas  attaqués  de  ce  mal. 

L'un  des  gentilshommes  itahcns  avait  à  peine  fait  une 
question  au  maréchal  sur  ce  qu'il  pensait  de  la  manière 
dont  le  Cardinal  traitait  la  fille  du  duc  de  Mantoue,  que 
celui-ci  s'écria  dans  son  langage  familier  : 

—  Eh  corbleu  !  monsieur  ,  à  qui  parlez-vous?  Puis -je 
rien  comprendre  à  ce  régi. ne  nouveau  sous  lequel  vit  la 
Fiance?  Nous  autres,  vieux  compagnons  d'armes  du  feu 
roi ,  nous  entendons  mal  la  langue  que  parle  la  cour 
nouvelle,  et  elle  ne  sait  plus  la  nôtre.  Que  dis-je  ?  on 
n'en  parle  aucune  dans  ce  triste  pays,  car  tout  le  monde 
s'y  tait  devant  le  Cardinal  ;  cet  orgueilleux  petit  vassal 
nous  regarde  comms  de  vieux  portraits  de  famille,  et  de 
temps  en  temps  il  en  retranche  la  tète  ;  mais  la  devise  y 
reste  toujours,  heureusement.  N'est-il  pas  vrai,  mon  cher 
Puy-Laurens? 

Ce  convive  était  à  peu  près  du  même  âge  que  le  ma- 
réchal; mais,  plus  grave  et  plus  circonspect  que  lui,  il 
répondit  quelques  mots  vagues,  et  fit  un  signe  à  son  con- 
temporain pour  lui  faire  remarquer  l'émotion  désagréable 
qu'il  avait  fait  éprouver  à  la  maîtresse  de  la  maison  en 
lui  rappelant  la  mort  récente  de  son  mari  et  en  parlant 
ainsi  du  ministre  son  ami  ;  mais  ce  fut  en  vain,  car  Bas- 
sompierre,  content  du  signe  de  demi-approbation,  vida 
d'un  trait  un  fort  grand  verre  de  vin,  remède  qu'il  vante 
dans  ses  Mémoires  comme  parfait  contre  la  peste  et  la 
réserve,  et,  se  penchant  en  arrière  pour  en  recevoir  un 
autre  de  son  écuyer,  s'établit  plus  carrément  que  jamais 
sur  sa  chaise  et  dans  ses  idées  favorites. 

-~  Oui,  nous  sommes  tous  de  trop  ici  :  je  le  dis  l'autre 
jour  à  mon  cher  duc  de  Guise  ,  qu'ils  ont  ruiné.  On 
compte  les   minutes  qui  nous  restent  à  vivre ,  et  l'on 


18  CINQ-MARS. 

secoue  notre  sablier  pour  le  hâter.  Quand  M  le  Cardinal- 
duc  voit  dans  un  coin  trois  ou  quatre  de  nos  grandes 
figures  qui  ne  quittaient  pas  les  côtés  du  feu  roi,  il  sent 
bien  qu'il  ne  peut  pas  mouvoir  ces  statues  de  fer,  et  qu'il 
y  fallait  la  main  du  grand  homme;  il  passe  vite  et  n'ose 
pas  se  mêler  à  nous,  qui  ne  le  craignons  pas.  Il  croit 
toujours  que  nous  conspirons,  et,  a  l'heure  qu'il  est,  on 
dit  qu'il  est  question  de  me  mettre  à  la  Bastille. 

—  Eh!  monsieur  le  maréchal ,  qu'attendez-vous  pour 
partir?  dit  l'Italien  ;  je  ne  vois  que  la  Flandre  qui  vous 
puisse  être  un  abri. 

—  Ah  !  monsieur,  vous  ne  me  connaissez  guère  ;  au 
lieu  de  fuir,  j'ai  été  trouver  le  roi  avant  son  départ,  et  je 
lui  ai  dit  que  c'était  afin  qu'on  n'eût  pas  la  peine  de  me 
chercher,  et  que  si  je  savais  oii  il  veut  m'envoyer,  j'irais 
moi-même  sans  qu'on  m'y  menât.  Il  a  été  aussi  bon 
que  je  m'y  attendais,  et  m'a  dit  :  «  Comment,  vieil  ami, 
aurais-tu  la  pensée  que  je  le  voulusse  faire?  Tu  sais  bien 
que  je  t'aime.  » 

—  Ah  !  mon  cher  maréchal,  je  vous  fais  compliment, 
dit  madame  d'Effîat  d'une  voix  douce  ,  je  reconnais  la 
bonté  du  roi  à  ce  mot-là  :  il  se  souvient  de  la  tendresse 
que  le  roi  son  père  avait  pour  vous  ;  il  me  semble  même 
qu'il  vous  a  accordé  tout  ce  que  vous  vouliez  pour  les 
vôtres ,  ajouta-t-elle  avec  insinuation ,  pour  le  remettre 
dans  la  voie  de  l'éloge  et  le  tirer  du  mécontentement 
qu'il  avait  entamé  si  hautement. 

—  Certes,  madame,  reprit-il,  personne  ne  sait  mieux 
reconnaître  ses  vertus  que  François  de  Bassompierre;  je 
lui  serai  fidèle  jusqu'à  la  fin,  parce  que  je  me  suis  donné 
corps  et  biens  à  son  père  dans  un  Oai;  et  je  jure  que,  de 
mon  consentement  du  moins,  personne  de  ma  famille  ne 
manquera  à  son  devoir  envers  le  roi  de  France.  Quoique 
les  Besieùi  soient  étrangers  et  Lorrains,  mordieu!  une 


LES    ADIEUX.  19 

poignée  de  main  de  Henri  IV  nous  a  conquis  pour  tou- 
jours :  ma  plus  grande  douleur  a  été  de  voir  mon  frère 
mourir  au  service  de  l'Espagne,  et  je  viens  d'écrire  à 
mon  neveu  que  je  le  déshériterais  s'il  passait  à  l'empe- 
reur, comme  le  bruit  en  a  couru. 

Un  des  gentilshommes,  qui  n'avait  rien  dit  encore,  et 
que  l'on  pouvait  remarquer  à  la  profusion  des  nœuds  de 
rubans  et  d'aiguillettes  qui  couvraient  son  habit,  et  à 
l'ordre  de  Saint-Michel  dont  le  cordon  noir  ornait  son 
cou,  s'ir.clina  en  disant  que  c'était  ainsi  que  tout  sujet 
fidèle  devait  parler. 

—  Pardieu,  monsieur  de  Launay,  vous  vous  trompez 
fort,  dit  le  maréchal,  en  qui  revint  le  souvenir  de  ses 
ancêtres;  les  gens  de  notre  sang  sont  sujets  par  le  cœur, 
car  Dieu  nous  a  fait  naître  tout  aussi  bien  seigneurs  de 
nos  terres  que  le  roi  l'est  des  siennes.  Quand  je  suis  venu 
en  France,  c'était  pour  me  promener,  et  suivi  de  mes 
gentilshommes  et  de  mes  pages.  Je  m'aperçois  que  plus 
nous  allons,  plus  on  perd  cette  idée,  et  surtout  à  la  cour. 
Mais  voilà  un  jeune  homme  qui  arrive  bien  à  propos  pour 
m'entendre. 

La  porte  s'ouvrit,  en  effet,  et  l'on  vit  entrer  un  jeune 
homme  d'une  assez  belle  taille;  iLétait  pâle,  ses  cheveux 
étaient  bruns,  ses  yeux  noirs,  son  air  triste  et  insouciant  : 
c'était  Henri  d'Ëffiat,  marquis  de  Cinq-Mars  (nom  tiré 
d'une  terre  de  famille)  ;  son  costume  et  son  manteau 
court  étaipnt  noirs  ;  un  collet  de  dentelle  tombait  sur  son 
cou  jusqu'au  milieu  de  sa  poitrine;  de  petites  bottes 
fortes  très-évasées  et  ses  éperons  faisaient  assez  de  bruit 
sur  les  dalles  du  salon  pour  qu'on  l'entendît  venir  de  loin. 
C  marcha  droit  à  la  maréchale  d'Effiat  en  la  saluant 
profondément,  et  lui  baisa  la  main.  —  Eh  bien  !  Henri, 
lui  dit-elle,  vos  chevaux  sont-ils  prêts  ?  A  quelle  heure 
partez-vous  ?  —  Après  le  dîner,  sur-le-champ,  madame, 


20  CINQ-MARS. 

SI  VOUS  permettez,  dit-il  à  sa  mère  avec  le  cérémonieux 
respect  du  temps.  Et,  passant  derrière  elle,  il  fut  saluer 
M.  de  Bassompierre,  avant  de  s'asseoir  à  la  gauche  de 
son  frère  aîné. 

—  Eli  bien,  dit  le  maréchal  tout  en  dînant  de  fort  bon 
appétit,  vous  allez  partir,  mon  enfant;  vous  allez  à  la 
cour;  c'est  un  terrain  glissant  aujourd'hui.  Je  regrette 
pour  vous  qu'il  ne  soit  pas  resté  ce  qu'il  était.  La  cour 
autrefois  n'était  autre  chose  que  le  salon  du  roi,  où  il 
recevait  ses  amis  naturels;  les  nobles  des  grandes  mai- 
sons, ses  pairs,  qui  lui  faisaient  visite  pour  lui  montrer 
leur  dévouement  et  leur  amitié,  jouaient  leur  argent  avec 
lui  et  l'accompagnaient  dans  ses  parties  de  plaisir,  mais 
ne  recevaient  rien  de  lui  que  la  permission  de  conduire 
leurs  vassaux  se  faire  casser  la  tète  avec  eux  pour  son 
service.  Les  honneurs  que  recevait  un  homme  de  qualité 
ne  l'enrichissaient  guère,  car  il  les  payait  de  sa  bourse  ; 
j'ai  vendu  une  terre  à  chaque  grade  que  j'ai  reçu;  le  titre 
de  colonel  général  des  Suisses  m'a  coûté  quatre  cent 
mille  écus,  et  le  baptême  du  roi  actuel  me  fit  acheter  un 
habit  de  cent  mille  francs. 

—  Ah  1  pour  le  coup,  vous  conviendrez,  dit  en  riant 
la  maîtresse  de  la  maison,  que  rien  ne  vous  y  forçait  : 
nous  avons  entendu  parler  de  la  magnificence  de  votre 
habit  de  perles;  mais  je  serais  très-fàchée  qu'il  fût  encore 
de  mode  d'en  porter  de  pareils. 

—  Ah  1  madame  la  marquise,  soyez  tranquille,  ce  temps 
de  magnificence  ne  reviendra  plus.  Nous  faisions  des 
folies,  sans  doute,  mais  elles  prouvaient  notre  indépen- 
dance ;  il  est  clair  qu'alors  on  n'eût  pas  enlevé  au  roi  des 
serviteurs  que  l'amour  seul  attachait  à  lui,  et  dont  les 
couronnes  de  duc  ou  de  marquis  avaient  autant  de  dia- 
mants que  sa  couronne  fermée.  Il  est  visible  aussi  que 
l'ambition  ne  pouvait  s'emparer  de  toutes  les  classes, 


LES    ADIEUX.  21 

puisque  de  semblables  dépenses  ne  pouvaient  sortir  que 
des  mains  riciies,  et  que  l'or  ne  vient  que  des  mines.  Les 
grandes  maisons  que  l'on  détruit  avec  tant  d'acharnement 
n'étaient  point  ambitieuses,  et  souvent,  ne  voulant  aucun 
emploi  du  gouvernement,  tenaient  leur  place  à  la  cour 
par  leur  propre  poids,  existaient  de  leur  propre  être,  et 
disaient  comme  l'une  d'elles  :  Prince  ne  daigne,  Rohan 
(e  suis.  11  en  était  de  même  de  toute  famille  noble  à  qui 
sa  noblesse  suffisait,  et  que  le  roi  relevait  lui-même  en 
écrivant  à  l'un  de  mes  amis  :  L'argent  n'est  pas  chose 
commune  entre  gentilshommes  comme  vous  et  moi. 

— Mais,  monsieur  le  maréchal,  interrompit  froidement 
et  avec  beaucoup  de  politesse  M.  de  Launay,  qui  peut- 
être  avait  dessein  de  l'échauffer,  cette  indépendance  a 
produit  aussi  bien  des  guerres  civiles  et  des  révoltes 
comme  celles  de  M.  de  Montmorency. 

—  Corbleu  !  monsieur,  je  ne  puis  entendre  parler  ainsi! 
dit  le  fougueux  maréchal  en  sautant  sur  son  fauteuil.  Ces 
révoltes  et  ces  guerres,  monsieur,  n'étaient  rien  aux  lois 
fondamentales  de  l'État,  et  ne  pouvaient  pas  plus  ren- 
verser le  trône  que  ne  le  ferait  un  duel.  De  tous  ces 
grands  chefs  de  parti  il  n'en  est  pas  un  qui  n'eût  mis  sa 
victoire  aux  pieds  du  roi  s'il  eût  réussi,  sachant  bien  que 
tous  les  autres  seigneurs  aussi  grands  que  lui  l'eussent 
abandonné  ennemi  du  souverain  légitime.  Nul  ne  s'est 
armé  que  contre  une  faction  et  non  contre  1" autorité  sou- 
veraine, et,  cet  accident  détruit,  tout  fût  rentré  dans 
l'ordre.  Mais  qu'avez-vous  fait  en  nous  écrasant?  Vous 
avez  cassé  les  bras  du  trône  et  ne  mettrez  rien  à  leur 
place.  Oui,  je  n'en  doute  plus  à  présent,  le  Cardinal-duc 
accomplira  son  dessein  en  entier,  la  grande  noblesse 
quittera  et  perdra  ses  terres,  et,  cessant  d'être  la  grande 
propriété,  cessera  d'être  une  puissance;  la  cour  n'est 
déjà  plus  qu'un  palais  où  l'on  sollicite  :  elle  deviendra 


22  GIXQ-MARS. 

plus  lard  une  antichambre,  quand  elle  ne  se  composera 
plus  que  des  gens  de  la  suite  du  roi  ;  les  grands  noms 
commenceront  par  ennoblir  des  charges  viles;  mais,  par 
une  terrible  réaction,  ces  charges  finiront  par  avilir  les 
grands  noms.  Étrangère  à  ses  foyers,  la  Noblesse  ne  sera 
plus  rien  que  par  les  emplois  qu'elle  aura  reçus,  et  si  les 
peuples,  sur  lesquels  elle  n'aura  plus  d'influence,  veulent 
se  révolter... 

—  Que  vous  êtes  sinistre  aujourd'hui,  maréchal!  inter- 
rompit la  marquise.  J'espère  que  ni  moi  ni  mes  enfants 
nt;  verrons  ces  temps-là.  Je  ne  reconnais  plus  votre 
caractère  enjoué  à  toute  cette  politique  ;  je  m'atten- 
dais à  vous  entendre  donner  des  conseils  à  mon  fils. 
Eh  bien,  Henri,  qu'avez -vous  donc?  Vous  êtes  bien 
distrait! 

Cinq-Mars,  les  yeux  attachés  sur  la  grande  croisée  de 
la  salle  à  manger,  regardait  avec  tristesse  le  magnifique 
paysage  qu'il  avait  sous  les  yeux.  Le  soleil  était  Jans 
toute  sa  splendeur  et  colorait  les  sables  de  la  Loire,  les 
arbres  et  les  gazons  d'or  et  d'émeraude;  le  ciel  était 
d'azur,  les  flots  d'un  jaune  transparent,  les  îles  d'un  vert 
plein  d'éclat;  derrière  leurs  tètes  arrondies,  on  voyait 
s'élever  les  grandes  voiles  latines  des  bateaux  marchands 
comme  une  flotie  en  embuscade.  —  0  nature,  nature  !  se 
disait-il,  belle  nature,  adieu  !  Bientôt  mon  cœur  ne  sera 
plus  assez  simple  pour  te  sentir,  et  tu  ne  plairas  plus 
qu'à  mes  yeux;  ce  cœur  est  déjà  brûlé  par  une  passion 
profonde,  et  le  récit  des  mtérèts  des  hommes  y  jette  un 
trouble  inconnu  :  il  faut  donc  entrer  dans  ce  labyrinthe; 
je  m'y  perdrai  peut-èlre,  mais  pour  3Iarie... 

Se  réveiUant  alors  au  mot  de  sa  mère,  et  craignant  de 
montrer  un  regret  trop  enfantin  de  son  beau  pays  et  de 
sa  famille  : 

—  Je  songeais,  madame,  à  la  route  que  je  vais  prendre 


L2S     ADIEUX.  23 

pour  aller  à  Perpignan,  et  aussi  à  celle  qui  me  ramènera 
chez  vous. 

—  N'oubliez  pas  de  prendre  celle  de  Poitiers  et  d'aller 
à  Lûudun  voir  votre  ancien  gouverneur,  notre  bon  abbé 
Quillet;  il  vous  donnera  d'utiles  conseils  sur  la  cour,  il 
est  fort  bien  avec  le  duc  de  Bouillon;  et,  d'ailleurs,  quand 
il  ne  vous  serait  pas  très- nécessaire,  c'est  une  marque  de 
déférence  que  vous  lui  devez  bien. 

—  C'est  donc  au  siège  de  Perpignan  que  vous  vous 
rendez,  mon  ami?  répondit  le  vieux  maréchal,  qui  com- 
mençait à  trouver  qu'il  était  resté  bien  longtemps  dans 
le  silence.  Ah!  c'est  bien  heureux  pour  vous.  Peste  !  un 
siège  !  c'est  un  joh  début  :  j'aurais  donné  bien  des  choses 
pour  en  faire  un  avec  le  feu  roi  à  mon  arrivée  à  sa  cour  ; 
j'aurais  mieux  aimé  m'y  faire  arracher  les  entrailles  du 
ventre  qu'à  un  tournoi,  comme  je  fis.  Mais  on  était  en 
paix,  et  je  fus  obligé  d'aller  faire  le  coup  de  pistolet 
contre  les  Turcs  avec  le  Rosworm  des  Hongrois,  pour  ne 
pas  affliger  ma  famille  par  mon  désœuvrement.  Du  reste, 
je  souhaite  que  Sa  Majesté  vous  reçoive  d'une  manière 
aussi  aimable  que  son  père  me  reçut.  Certes,  le  roi  est 
brave  et  bon;  mais  on  l'a  habitué  malheureusement  à 
cette  froide  étiquette  espagnole  qui  arrête  tous  les  mou- 
vements du  cœur;  il  contient  lui-même  et  les  autres  par 
cet  abord  immobile  et  cet  aspect  de  glace  :  pour  moi, 
j'avoue  que  j'attends  toujours  l'instant  du  dégel,  mais  en 
vain.  Nous  étions  accoutumés  à  d'autres  manières  par  ce 
spirituel  et  simple  Henry,  et  nous  avions  du  moins  la 
liberté  de  lui  dire  que  nous  l'aimions. 

Cinq-Mars,  les  yeux  fixés  sur  ceux  de  Bassompierre, 
comme  pour  se  contraindre  lui-même  à  faire  attention  à 
ses  discours,  lui  demanda  quelle  était  la  manière  de  parler 
du  feu  roi. 

—  Vive  et  franche,  dil-il.  Quelque  temps  après  mon 


24  CINQ-MARS. 

arrivée  en  France,  je  jouais  avec  lui  et  la  duchesse  de 
Beaufort  à  Fontainebleau;  car  il  voulait,  dis.til-il,  me 
gagner  mes  pièces  d'or  et  mes  belles  portugalaises.  Il  me 
demanda  ce  qui  m'avait  fait  ve.'ir  dans  ce  pays.  «  Ma 
foi,  sire,  lui  d:s-je  franchement,  je  ne  suis  point  venu  à 
dessein  de  m'embarquer  à  votre  service,  mais  bien  pour 
passer  quelque  temps  à  votre  cour,  et  de  là  à  celle  d'Es- 
pagne; mais  vous  m'avez  tellement  charmé  que,  sans 
aller  plus  loin,  si  vous  voulez  de  mon  service,  je  m'y 
voue  jusqu'à  la  mort.  »  Alors  il  m'embrassa  et  m'assura 
que  je  n'eusse  pu  trouver  un  meilleur  maître,  qui  m'ai- 
mât plus;  hélas!...  je  l'ai  bien  éprouvé...  et  moi  je  lui 
ai  tout  sacrifié,  jusqu'à  mon  amour,  et  j'aurais  fait  plus 
encore,  s'il  se  pouvait  faire  plus  que  de  renoncer  à 
M"*  de  Montmorency. 

Le  bon  maréchal  avait  les  yeux  attendris;  mais  le  jeune 
marquis  d'Effiat  et  les  Italiens,  se  regardant,  ne  purent 
s'empêcher  de  sourire  en  pensant  qu'alors  la  princesse 
de  Condé  n'était  rien  moins  que  jeune  et  jolie.  Cinq- 
Mars  s'aperçut  de  ces  signes  d'intelligence,  et  rit  aussi, 
mais  d'un  rire  amer.  —  Est-il  donc  vrai,  se  disait-il,  que 
les  passions  puissent  avoir  la  destinée  des  modes,  et  que 
peu  d'années  puissent  frapper  du  même  ridicule  un  habit 
et  un  amour?  Heureux  celui  qui  ne  survit  pas  à  sa  jeu- 
nesse, à  ses  illusions,  et  qui  emporte  dans  la  tombe  tout 
son  trésor  ! 

Mais,  rompant  encore  avec  effort  le  cours  mélancolique 
de  ses  idées,  et  voulant  que  le  bon  maréchal  ne  lût  rien 
de  déplaisant  sur  le  visage  de  ses  hôtes  : 

—  On  parlait  donc  alors  avec  beaucoup  de  liberté  au 
roi  Henri?  dit-il.  Peut-être  aussi  au  commencement  de 
son  règne  avait-il  besoin  d'établir  ce  ton-là  ;  mais,  lors- 
qu'il fut  le  maître,  changea-t-il  ? 

—  Jamais,  non,  jamais  notre  grand  roi  ne  cessa  d'être 


LES     ADIEUX.  25 

le  même  jusqu'au  dernier  jour;  il  ne  rougissait  pas  d'être 
un  lu^mme,  et  parlait  à  des  liommes  avec  force  et  sensi- 
bilité. Eh!  mon  Dieu!  je  le  vois  encore  embrassant  le 
duc  de  Guise  en  carrosse,  le  jour  même  de  sa  mort  ;  il 
m'avait  fait  une  de  ses  spirituelles  plaisanteries,  et  le 
duc  lui  dit  :  «  Vous  êtes  h  mon  gré  un  des  plus  agréables 
hommes  du  monde,  et  notre  destin  portait  que  nous  fus- 
sions l'un  à  l'autre  ;  car ,  si  vous  n'eussiez  été  qu'un 
homme  ordinaire,  je  vous  aurais  pris  à  mon  ser\dce,  à 
quelque  prbc  que  c'eût  été;  mais,  puisque  Dieu  vous  a 
fait  naître  un  grand  roi,  il  fallait  bien  que  je  fusse  à  vous.  » 
Ah!  grand  homme!  tu  l'avais  bien  dit,  s'écria  Basson. - 
pierre  les  larmes  aux  yeux,  et  peut-être  un  peu  animé 
par  les  fréquentes  rasades  qu'il  se  versait  :  «  Quand  vous 
m'aurez  perdu,  vous  connaîtrez  ce  que  je  valais.  » 

Pendant  cette  sortie,  les  différents  personnages  de  la 
table  avaient  pris  des  attitudes  diverses,  selon  leurs  rôles 
dans  les  affaires  publiques.  L'un  des  Italiens  affectait  de 
causer  et  de  rire  tout  bas  avec  la  jeune  fille  de  la  maré- 
chale ;  l'autre  prenait  soin  du  vieux  abbé  sourd ,  qui, 
mettant  une  main  derrière  son  oreille  pour  mieux  en- 
tendre, était  le  seul  qui  eût  l'air  attentif;  Cinq-Mars  avait 
repris  sa  distraction  mélancolique  après  avoir  lancé  le 
maréchal,  comme  on  regarde  ailleurs  après  avoir  jetv^ 
une  balle  à  la  paume,  jusqu'à  ce  qu'elle  revienne  ;  son 
frère  aîné  faisait  les  honneurs  de  la  table  avec  le  même 
calme  ;  Puy-Laurens  regardait  avec  soin  la  maîtresse  de 
la  maison  :  il  était  tout  au  duc  d'Orléans  et  craignait  le 
Cardinal;  pour  la  marécliale,  elle  avait  l'air  affligé  et 
inquiet;  souvent  des  mots  rudes  lui  avaient  rappelé  ou  la 
mort  de  son  mari  ou  le  départ  de  son  fils  ;  plus  souvent 
encore  elle  avait  craint  pour  Bassompierre  îui-même 
qu'il  ne  se  compromît,  et  l'avait  poussé  plusieurs  fois 
{»n  regardant  M.  de  Launay,  qu'elle  cornaissait  peu,  et 

2 


26  CINQ-MARS. 

qu'elle  avait  quelque  raison  de  croire  dévoué  au  premier 
ministre  ;  mais  avec  un  homme  de  ce  caractère ,  de  tels 
avertissements  étaient  inutiles  ;  il  eut  l'air  de  n'y  point 
faire  attention  ;  et,  au  contraire,  écrasant  ce  gentilhomme 
de  ses  regards  hardis  et  du  son  de  sa  voix,  il  affecta  de 
se  tourner  vers  lui  et  de  lui  adresser  tout  son  discours. 
Pour  celui-ci,  il  prit  un  air  d'indifférence  et  de  politesse 
consentante  qu'il  ne  quitta  pas  jusqu'au  moment  où,  les 
deux  battants  étant  ouverts,  on  annonça  mademoiselle  la 
duchesse  de  Manloue. 

Les  propos  que  nous  venons  de  transcrire  longuement 
furent  pourtant  assez  rapides,  et  le  dîner  n'était  pas  à  la 
moitié  quand  l'arrivée  de  Marie  de  Gonzague  fit  lever 
tout  le  monde.  Elle  était  petite,  mais  fort  bien  faite,  et 
quoique  ses  yeux  et  ses  cheveux  fussent  très -noirs , 
sa  fraîcheur  était  éblouissante  comme  la  beauté  de  sa 
peau.  La  maréchale  fit  le  geste  de  se  lever  pour  son 
rang,  et  l'embrassa  sur  le  front  pour  sa  bonté  et  son  ijel 
âge. 

—  Nous  vous  avons  attendue  longtemps  aujourd'hui, 
chère  Marie,  lui  dit-elle  en  la  plaçant  près  d'elle  -,  vous 
me  restez  heureusement  pour  remplacer  un  de  mes  en- 
fants qui  part. 

La  jeune  duchesse  rougit  et  baissa  la  tête  et  les  yeux 
pour  qu'on  ne  vît  pas  leur  rougeur,  et  dit  d'une  voix 
timide  :  —  Madame,  il  le  faut  bien,  puisque  vous  rem- 
placez ma  mère  auprès  de  moi.  Et  un  regard  fit  pâlir 
Cinq-Mars  à  l'autre  bout  de  la  table. 

Cette  arrivée  changea  la  conversation  ;  elle  cessa  d'être 
générale,  et  chacun  parla  bas  à  son  voisin.  Le  maréchal 
seul  continuait  à  dire  (luelques  mots  de  la  magnificence 
de  l'ancienne  cour,  et  de  ses  guerres  en  Turquie,  et  des 
tournois,  et  de  l'avarice  de  la  cour  nouvelle  ;  mais,  à  son 
grand  regret,  personne  ne  relevait  ses  paroles,  et  on  allait 


LES     ADIEUX.  27 

sortir  de  table,  lorsque  l'horloge  ayant  sonné  deux  heures, 
cinq  chevaux  parurent  dans  la  grande  cour  :  quatre  seu- 
lement étaient  montés  par  des  domestiques  en  manteaux 
et  bien  armés  ;  l'autre  cheval,  noir  et  très-vif,  était  tenu 
en  main  par  le  vieux  Grandchamp  :  c'était  celui  de  son 
jeune  maître. 

—  Ah!  ah!  s'écria  Bassompierre,  voilà  notre  cheval  de 
bataille  tout  sellé  et  bridé;  allons,  jeuno  homme,  il  faut 
dire  comme  notre  vieux  Marot  : 

Adieu  la  Court,  adieu  les  dames  1 
Adieu  les  filles  et  les  femmes  I 
Adieu  vous  dy  pour  quelque  tenps; 
Adieu  vos  plaisans  passe-temps  ; 
Adieu  le  bal,  adieu  la  dance, 
Adieu  mesure,  adieu  cadance, 
Tabourins,  Hauts-bois,  Violons, 
Puisqu'è  la  guerre  nous  allons. 

Ces  vieux  vers  et  l'air  du  maréchal  faisaient  rire  toute 
la  table,  hormis  trois  personnes. 

—  Jésus-Dieu!  il  me  semble,  continua-t-il,  que  je  n'ai 
que  dix-sept  ans  comme  lui;  il  va  nous  revenir  tout 
brodé,  madame  ;  il  faut  laisser  son  fauteuil  vacant. 

Ici  tout  à  coup  la  maréchale  pâht,  sortit  de  table  en 
fondant  en  larmes,  et  tout  le  monde  se  leva  avec  elle  : 
elle  ne  put  faire  que  deux  pas  et  retomba  assise  sur  un 
autre  fauteuil.  Ses  fils  et  sa  fille  et  la  jeune  duchesse 
l'entourèrent  avec  une  vive  inquiétude  et  démêlèrent 
parmi  des  étouffements  et  des  pleurs  qu'elle  voulait  re- 
tenir :  —  Pardon!...  mes  amis...  c'est  une  folie...  un 
enfantillage...  mais  je  suis  si  faible  à  présent,  que  je 
n'en  ai  pas  été  maîtresse.  Nous  étions  treize  à  table,  et 
c'est  vous  qui  en  avez  été  cause7mâ  chère  duchesse. 
Mais  c'est  bien  mal  à  moi  de  montrer  tant  de  faiblesse 
devant  lui.  Adieu,  mon  enfant,  donnez-mo'  votre  front  à 


28  CINQ-MARS. 

baiser,  et  que  Dieu  vous  conduise  !  Soyez  digne  de  votre 
nom  et  de  votre  père. 

Puis,  comme  a  dit  Homère,  riant  sous  les  pleurs,  elle 
se  leva  en  le  poussant  et  disant  :  —  Allons,  que  je  vous 
voie  à  cheval,  bel  écuyer  ! 

Le  silencieux  voyageur  baisa  les  mains  de  sa  mère  et 
la  salua  ensuite  profondément;  il  s'inclina  aussi  devant 
la  duchesse  sans  lever  les  yeux;  puis,  embrassant  son 
frère  aîné,  serrant  la  main  au  maréchal  et  baisant  le  front 
de  sa  jeune  sœur  presque  à  la  fois,  il  sortit  et  dans  un 
instant  fut  à  cheval.  Tout  le  monde  se  mit  aux  fenêtres 
qui  donnaient  sur  la  cour,  excepté  madame  d'Effiat,  encore 
assise  et  souffrante. 

—  11  part  au  galop  ;  c'est  bon  signe,  dit  en  riant  le 
maréchal. 

—  Ah!  Dieu!  cria  la  jeune  princesse  en  se  retirant  de 
la  croisée. 

—  Qu'est-ce  donc  ?  dit  la  mère. 

—  Ce  n'est  rien,  ce  n'est  rien,  dit  M.  de  Launay  :  le 
cheval  de  monsieur  votre  fils  s'est  abattu  sous  la  porte, 
mais  il  l'a  bientôt  relevé  de  la  main  :  tenez,  le  voilà  qui 
salue  de  la  route. 

—  Encore  un  présage  funeste  1  dit  la  marquise  en  se 
retirant  dans  ses  appartements. 

Chacun  l'imita  en  se  taisant  ou  en  parlant  bas. 

La  journée  fut  triste  et  le  souper  silencieux  au  château 
de  Chaumont. 

Quand  vinrent  dix  heures  du  soir,  le  vieux  maréchal, 
conduit  par  son  valet  de  chambre,  se  retira  dans  la  tour 
du  nord,  voisine  de  la  porte  et  opposée  à  la  rivière.  La 
chaleur  était  extrême;  il  ouvrit  la  fenêtre,  et,  s'envelop- 
pant  d'une  vaste  robe  de  soie,  plaça  un  flambeau  pesant 
sur  une  table  et  voulut  rester  seul.  Sa  croisée  donnait 
sur  la  plaine,  que  la  lune  dans  son  premier  quartier  n'é- 


LES     ADIEUX.  2'J 

clairait  que  d'une  lumière  incertaine;  le  ciel  se  chargeait 
de  nuages  épais,  et  tout  disposait  à  la  mélancolie.  Quoi- 
que Bassompierre  n'eût  rien  de  rêveur  dans  le  caractère, 
la  tournure  qu'avait  prise  la  conversation  du  dîner  lui 
revint  à  la  mémoire,  et  il  se  mit  à  repasser  en  lui-même 
toute  sa  vie  et  les  tristes  changements  que  le  nouveau 
règne  y  avait  apportés,  règne  qui  semblait  avoir  soufflé 
sur  lui  un  vent  d'infortune  :  la  mort  d'une  sœur  chérie, 
les  désordres  de  l'héritier  de  son  nom,  les  pertes  de  ses 
terres  et  de  sa  faveur,  la  fin  récente  de  son  ami  le  maré- 
chal d'Effiat  dont  il  occupait  la  chambre,  toutes  ces  pen- 
sées lui  arrachèrent  un  soupir  involontaire;  il  se  mit  à  la 
fenêtre  pour  respirer, 

En  ce  moment  il  crut  entendre  du  côté  du  bois  la 
marche  d'une  troupe  de  chevaux  ;  mais  le  vent  qui  vint 
à  augmenter  le  dissuada  de  cette  première  pensée,  et 
tout  bruit  cessant  tout  à  coup,  il  l'oublia.  Il  regarda  en- 
core quelque  temps  tous  les  feux  du  château  qui  s'étei- 
gnirent successivement  après  avoir  serpenté  dans  les 
ogives  des  escaliers  et  rôdé  dans  les  cours  et  les  écuries  ; 
retombant  ensuite  sur  son  grand  fauteuil  de  tapisserie,  le 
coude  appuyé  sur  la  table,  il  se  livra  profondement  à  ses 
réflexions;  et  bientôt  après,  tirant  de  son  sein  un  médail- 
lon qu'il  y  cachait  suspendu  à  un  ruban  noir  :  —  Viens, 
mon  bon  et  vieux  maître,  viens,  dit-il,  viens  causer  avec 
moi  comme  tu  fis  si  souvent;  viens,  grand  roi,  oublier 
ta  cour  pour  le  rire  d'un  ami  véritable  ;  viens,  grand 
homme,  me  consulter  sur  l'ambitieuse  Antriche  ;  viens, 
inconstant  chevalier,  me  parler  de  la  bonhomie  de  ton 
amour  et  de  la  bonne  foi  de  ton  infidélité  ;  viens,  hé- 
roïque soldat,  me  crier  encore  que  je  l'offusque  au  com- 
bat; ah!  que  ne  l'ai-je  fait  dans  Paris!  que  n'ai-je  recula 
blessure  !  Avec  ton  sang,  le  monde  a  perdu  les  bienfaits 
de  ton  règne  interrompu...- 

2 


30  CINQ-MARS. 

Les  larmes  du  maréchal  troublaient  la  glace  du  large 
médaillon,  et  il  les  effaçait  par  de  respectueux  baisers, 
quand  sa  porte  ouverte  brusquement  le  fît  sauter  sur  son 
épée. 

—  Qui  va  là?  cria-t-il  dans  sa  surprise.  Elle  fut  bien 
plus  grande  quand  il  reconnut  M.  de  Launay,  qui,  le 
chapeau  à  la  main,  s'avança  jusqu'à  lui,  et  lui  dit  avec 
embarras  : 

—  Monsieur  le  maréchal,  c'est  le  cœur  navré  de  dou- 
leur que  je  me  vois  forcé  de  vous  dire  que  le  roi  m'a 
commandé  de  vous  arrêter.  Un  carrosse  vous  attend  à  la 
grille  avec  trente  mousquetaires  de  M.  le  Cardinal-duc. 

Bassgmpierxe  ne  s'était  point  levé,  et  avait  encore  le 
médaillon  dans  la  main  gauche  et  l'épée  dans  l'autre 
main  ;  il  la  tendit  dédaigneusement  à  cet  homme,  et  lui 
dit  : 

—  Monsieur,  je  sais  que  j'ai  vécu  trop  longtemps,  et 
c'est  à  quoi  je  pensais;  c'est  au  nom  de  ce  grand  Henri 
que  je  remets  paisiblement  cette  épée  à  son  fils.  Suivez- 
moi. 

Il  accompagna  ces  mots  d'un  regard  si  ferme,  que  de 
Launay  fut  atterré  et  le  suivit  en  baissant  la  tête,  comme 
si  lui-même  eût  été  arrêté  par  le  noble  vieillard,  qui,  sai- 
sissant un  flambeau,  sortit  de  la  cour  et  trouva  toutes  les 
portes  ouvertes  par  des  gardes  à  cheval,  qui  avaient  ef- 
frayé les  gens  du  château,  au  nom  du  roi,  et  ordonné 
le  silence.  Le  carrosse  était  préparé  et  partit  rapidement, 
suivi  de  beaucoup  de  chevaux.  Le  maréchal,  assis  à  côté 
de  M.  de  Launay,  commençait  à  s'endormir,  bercé  par 
le  mouvement  de  la  voiture,  lorsqu'une  voix  forte  cria 
au  cocher  :  Arrête!  et,  comme  il  poursuivait,  un  coup 
de  pistolet  partit...  Les  chevaux  s'arrêtèrent.  — Je  dé- 
clare, monsieur,  que  ceci  se  fait  sans  ma  participation, 
dit  Bassompierre.  Puis,  mettant  la  tête  à  la  portière,  il 


LES    ADIEUX.  31 

vit  qu'il  se  trouvait  dans  un  petit  bois  et  un  chemin  trop 
étroit  pour  que  les  chevaux  pussent  passer  à  droite  ou  à 
gauche  de  la  voiture,  avantage  très-grand  pour  les  agres- 
seurs, puisque  les  mousquetaires,  ne  pouvaient  avancer  ; 
il  cherchait  à  voir  ce  qui  se  passait,  lorsqu'un  cavalier, 
ayant  à  la  main  une  longue  épée  dont  il  parait  les  coups 
que  lui  portait  un  garde,  s'approcha  de  la  portière  en 
criant  :  Venez,  venez,  monsieur  le  maréchal. 

—  Eh  quoi  !  c'est  vous,  étourdi  d'Henri,  qui  faites  de 
ces  escapades  ?  Messieurs,  messieurs,  laissez-le,  c'est  un 
enfant. 

Et  de  Launay  ayant  crié  aux  mousquetaires  de  le  quit- 
ter, on  eut  le  temps  de  se  reconnaître. 

—  Et  comment  diable  êtes-vous  ici,  reprit  Bassom- 
pierre  ;  je  vous  croyais  à  Tours,  et  même  bien  plus  loin, 
si  vous  aviez  fait  votre  devoir,  et  vous  voilà  revenu  pour 
faire  une  folie? 

—  Ce  n'était  point  pour  vous  que  je  revenais  seul  ici, 
c'est  pour  affaire  secrète,  dit  Cinq-Mars  plus  bas  ;  mais, 
comme  je  pense  bien  qu'on  vous  mène  à  la  Bastille,  je 
suis  sûr  que  vous  n'en  direz  rien  ;  c'est  le  temple  de  la 
discrétion.  Cependant,  si  vous  aviez  voulu,  continua-t-il 
très-haut,  je  vous  aurais  délivré  de  ces  messieurs  dans 
ce  bois  où  un  cheval  ne  pouvait  remuer  ;  à  présent  il 
n'est  plus  temps.  Un  paysan  m'avais  appris  l'insulle  faite 
à  nous  plus  qu'à  vous  par  cet  enlèvement  dans  la  maison 
de  mon  père. 

—  C'est  par  ordre  du  roi,  mon  enfant,  et  nous  devons 
respecter  ses  volontés  ;  gardez  cette  ardeur  pour  son  ser- 
vice ;  je  vous  en  remercie  cependant  de  bon  cœur  ;  tou- 
chez là,  et  laissez-moi  continuer  ce  joli  voyage. 

De  Launay  ajouta  :  —  Il  m'est  permis  d'ailleurs  de 
vous  dire,  monsieur  de  Cinq-Mars,  que  je  suis  chargé 
par  le  roi  même  d'assurer  monsieur  le  maréchal  qu'il  est 


32  CINQ-MARS. 

fort  affligé  de  ceci,  mais  que  c'est  de  peur  qu'on  ne  le 
porte  à  mal  faire  qu'il  le  prie  de  demeurer  quelques  jours 
à  la  Bastille  '. 

Bassompierre  reprit  en  riant  très-haut  :  —  Vous  voyez, 
mon  ami,  comment  on  met  les  jeunes  gens  en  tutelle  ; 
ainsi  prenez  garde  à  vous. 

—  Eh  bien,  soit,  partez  donc,  dit  Henri,  je  ne  ferai 
plus  le  chevalier  errant  pour  les  gens  malgré  eux.  Et, 
rentrant  dans  le  bois  pendant  que  la  voiture  repartait  au 
grand  trot,  il  prit  par  des  sentiers  détournés  le  chemin 
du  château. 

Ce  fut  au  pied  de  la  tour  de  l'ouest  qu'il  s'arrêta.  11 
était  seul  en  avant  de  Grandchamp  et  de  sa  petite  escore 
et  ne  descendit  point  de  cheval;  mais,  s'approchant  du 
mur  de  manière  à  y  coller  sa  botte,  il  souleva  la  jalousie 
d'une  fenêtre  du  rez-de-chaussée,  faite  en  forme  de 
herse,  comme  on  voit  encore  dans  quelques  vieux  bâ- 
timents. 

Il  était  alors  plus  de  minuit,  et  la  lune  s'était  cachée. 
Tout  autre  que  le  maître  de  la  maison  n'eût  jamais  su 
trouver  son  chemin  par  une  obscurité  si  grande.  Les 
tours  et  les  toits  ne  formaient  qu'une  masse  noire  qui  se 
détachait  à  peine  sur  le  ciel  un  peu  plus  transparent  ; 
aucune  lumière  ne  brillait  dans  toute  la  maison  endor- 
mie. Cinq-Mars,  caché  sous  un  chapeau  à  larges  bords  et 
un  grand  manteau,  attendait  avec  anxiété. 

Qu'attendait-il?  qu'était-il  revenu  chercher?  Un  mot 
d'une  voix  qui  se  ût  entendre  très-bas  derrière  la  croi- 
sée • 

—  Est-ce  vous,  monsieur  de  Cinq-Mars? 

—  Hélas  !  qui  serait-ce  ?  Qui  reviendrait  comme  un  mal» 
faitcur  toucher  la  maison  paternelle  sans  y  rentrer  et  sans 

1  il  y  resta  douze  ans. 


LES     ADIEUX.  33 

dire  encore  adieu  à  sa  mère?  Qai  reviendi  ait  pour  se 
plaindre  du  présent,  sans  rien  attendre  de  l'avenir,  si  ce 
n'était  moi? 

La  voix  douce  se  troubla,  et  il  fut  aisé  d'entendre  que 
des  pleurs  accompagnaient  sa  réponse  :  —  Hélas!  Henri, 
de  q'ioi  vous  plaignez- vous?  N'ai-je  pas  fait  plus  et  bien 
plus  que  je  ne  devais?  Est-ce  ma  faute  si  mon  malheur 
a  voulu  qu'un  prince  souverain  fût  mon  père?  Peut-on 
choisir  son  berceau?  et  dit-on  :  «  Je  naîtrai  bergère?  » 
Vous  savez  bien  quelle  est  toute  l'infortune  d'une  prin- 
cesse :  on  lui  ôte  son  cœur  en  naissant,  toute  la  terre  est 
avertie  de  son  âge,  un  traité  la  cède  comme  une  ville, 
et  elle  ne  peut  jamais  pleurer.  Depuis  que  je  vous  con- 
nais, que  n'ai-je  pas  fait  pour  me  rapprocher  du  bonheur 
et  m'éloigner  des  trônes!  Depuis  deux  ans  j  ai  lutté  en 
vain  contre  ma  mauvaise  fortune,  qui  me  sépare  de  vous, 
et  contre  vous,  qui  me  détournez  de  mes  devoirs.  Vous 
le  savez  bien,  j'ai  désiré  qu'on  me  crût  morte;  que  dis- 
je?  j'ai  presque  souhaité  des  révolutions!  J'aurais  peut- 
être  béni  le  coup  qui  m'eût  ôté  mon  rang,  comme  j'ai 
remercié  Dieu  lorsque  mon  père  fut  renversé;  mais  la 
cour  s'étonne,  la  reine  me  demande;  nos  rêves  sont  éva- 
nouis, Henry  ;  notre  sommeil  a  été  trop  long;  réveillons- 
nous  avec  courage.  Ne  songez  plus  à  ces  deux  belles 
années  :  oubliez  tout  pour  ne  plus  vous  souvenir  que  de 
notre  grande  résolution;  n'ayez  qu'une  seule  pensée, 
soyez  jmbitieux...  ambitieux  pourjnMi... 

—  Faut-il  donc  oubliëf  lôut,  ô  Marie  !  dit  Cinq-Mars 
fvec  douceur. 

Elle  hésita... 

—  Oui ,  tout  ce  que  j'ai  oublié  moi-même ,  reprit- 
elle.  Puis  un  instant  après,  elle  continua  avec  vivacité  : 

—  Oui,  oubliez  nos  jours  heureux,  nos  longues  soi- 
rées et  même  nos  promenades  de  l'étang  et  du  bois; 


34  CINQ-MARS. 

mais  souvenez-vous  de  l'avenir;  partez.  Votre  père  était 
maréchal,  soyez  plus,  connétable,  prince.  Partez ,  vous 
êtes  jeune,  noble,  riche,  brave,  aimé... 

—  Pour  toujours?  dit  Henri. 

—  Pour  la  vie  et  l'éternité. 

Cinq-Mars  tressaillit,  et,  tendant,  la  main  s'écria  : 

—  Eh  bien!  j'en  jure  par  la  Vierge  dont  vous  portez  le 
nom,  vous  serez  à  moi,  Marie,  ou  ma  tête  tombera  sur 
l'échafaud. 

—  0  ciel!  que  dites- vous!  s'écria-t-elle  en  prenant  sa 
main  avec  une  main  blanche  qui  sortit  de  la  fenêtre. 
Non,  vos  efforts  ne  seront  jamais  coupables ,  jurez-le- 
moi;  vous  n'oublierez  jamais  que  le  roi  de  France  est 
votre  maître  ;  aimez-le  plus  que  tout,  après  celle  pour- 
tant qui  vous  sacrifiera  tout  et  vous  attendra  en  souf- 
frant. Prenez  cette  petite  croix  d'or;  mettez-la  sur  votre 
cœur,  elle  a  reçu  beaucoup  de  mes  larmes.  Songez  que 
si  jamais  vous  étiez  coupable  envers  le  roi,  j'en  verserais 
de  bien  plus  amères.  Donnez-moi  cette  bague  que  je  vois 
briller  à  votre  doigt.  0  Dieu  !  ma  main  et  la  vôlre  sont 
toutes  rouges  de  sang! 

—  Qu'importe  !  il  n'a  pas  coulé  pour  vous  ;  n'avez- 
vous  rien  entendu  il  y  a  une  heure? 

—  Non  ;  mais  à  présent  n'entendez-vous  rien  vous- 
même? 

—  Non,  Marie,  si  ce  n'est  un  oiseau  de  nuit  sur  la  tour. 

—  On  a  parlé  de  nous,  j'en  suis  sûre.  Mais  d'où  vient 
donc  ce  sang!  Dites  vite,  et  partez. 

—  Oui,  je  pars;  voici  un  nuage  qui  nous  rend  la  nuii. 
Adieu,  ange  céleste,  je  vous  invoquerai.  L'amour  a  versé 
l'ambiuon  dans  mon  cœur  comme  un  poison  brûlant  ; 
oui,  je  le  sens  pour  la  première  fois  ,  l'ambiiion  peut 
être  ennoblie  par  son  but.  Adieu,  je  vais  accomplir  ma 
destinée. 


LA    RUE.  35 

—  Adieu  !  mais  songez  à  la  mienne . 

—  Peuvenl-elles  se  séparer  ? 

—  Jamais,  s'écria  Marie,  que  par  la  mort  î 

—  Je  crains  plus  encore  l'absence,  dit  Cinq-Mars. 

—  Adieu  !  je  tremble;  adieu  !  dit  la  voix  chérie.  Et  la 
fenêtre  s'abaissa  lentement  sur  les  deux  mains  encore 
unies. 

Cependant  le  cheval  noir  ne  cessait  de  piaffer  et  de 
s'agiter  en  hennissant  ;  son  maître  inquiet  lui  permit  de 
partir  au  galop,  et  bientôt  ils  furent  rendus  dans  la  ville 
de  Tours,  que  les  clochers  de  Sainl-Gatien  annonçaient 
de  loin. 

Le  vieux  Grandciiamp,  non  sans  murmurer,  avait  at- 
tendu son  jeune  seigneur,  et  gronda  de  voir  qu'il  ne  vou- 
lait pas  se  coucher.  Toute  l'escorte  partit,  et  cinq  jours 
après  entra  dans  la  vieille  cité  de  Loudun  en  Poitou  silen- 
cieusement et  sans  événement. 


CHAPITRE  II 

LA   RUE 

Je  m'avançais  d'un  pas  pénibl»  et 
(nui  assuré  vers  le  but  de  ce  convoi 
tragique. 

Ch.  NoDiEB,  Smaira. 

Ce  règne  dont  nous  vous  voulons  peindre  quelques  an- 
nées, règne  de  faiblesse  qui  fut  comme  une  éclipse  de  la 
couronne  entre  les  splendeurs  de  Henri  IV  et  de  Louis  le 
Grand,  afflige  les  yeux  qui  le  contemplent  par  quelques 
souillures  sanglantes.  Elles  ne  furent  pas  toute  l'œuvre 
fJ'un  homme,  de  grands  corps  y  prirent  part,  li  est  triste 


30  GINQ-MAP.S. 

de  voir  que,  dans  ce  siècle  encore  désordonné,  le  clergé, 
pareil  à  une  grande  nation,  eut  sa  populace,  con.me  il 
eut  sa  noblesse  ;  ses  ignorants  et  ses  criminels,  comme 
ôcà  savants  et  vertueux  prélats.  Depuis  ce  temps,  ce  qui 
lui  restait  de  barbarie  fut  poli  par  le  long  règne  de 
Louis  XIV,  et  ce  qu'il  eut  de  corruption  fut  lavé  dans  le 
sang  des  martyrs  qu'il  offrit  à  la  Révolution  de  1793. 
Ainsi,  par  une  destinée  toute  particulière,  perfectionné  par 
la  monarchie  et  la  république,  adouci  par  l'une,  châtié  par 
l'autre,  il  nous  est  arrivé  ce  qu'il  est  aujourd'hui,  austère 
et  rarement  vicieux. 

Nous  avons  éprouvé  le  besoin  de  nous  arrêter  un  mo- 
ment à  cette  pensée  avant  d'entrer  dans  le  récit  des  faits 
que  nous  offre  Thistoire  de  ces  temps,  et,  malgré  celte 
consolante  observation,  nous  n'avons  pu  nous  empêcher 
d'écarter  les  détails  trop  odieux  en  gémissant  encore  sur 
ce  qui  reste  de  coupables  actions,  comme  en  racontant 
la  vie  d'un  vieillard  vertueux  on  pleure  sur  les  emporte- 
ments de  sa  jeunesse  passionnée  ou  les  penchants  corrom- 
pus de  son  âge  mur. 

Lorsque  la  cavalcade  entra  dans  les  rues  étroites  de 
Loudun,un  bruit  étrange  s'y  faisait  entendre,  elles  étaient 
remplies  d'une  foule  immense;  les  cloches  de  l'église  et 
du  couvent  sonnaient  de  manière  à  faire  croire  à  un  in- 
cendie, et  tout  le  monde,  sans  nulle  attention  aux  voya- 
geurs, se  pressait  vers  un  grand  bâtiment  attenant  à 
l'éghse.  11  était  facile  de  distinguer  sur  les  physionomies 
des  traces  d'impressions  fort  différentes  et  souvent  oppo- 
sées entre  elles.  Des  groupes  et  des  attroupements  nom- 
breux se  formaient,  le  bruit  des  conversations  y  cessaii 
tout  à  coup,  et  l'on  n'y  entendait  plus  qu'une  voix  qui 
semblait  exhorter  ou  lire,  puis  des  cris  furieux  mêlés  de 
quelques  exclamations  pieuses  s'élevaient  de  tous  côtés  ; 
le  groupe  se  dissipait,  et  l'on  voyait  que  l'orateur  était 


LA    RUE»  .37 

un  c'ipncin  ou  un  récollei,  qui,  tenant  à  la  main  un  cru- 
cifix de  bois,  montrait  à  la  foule  le  grand  bâtiment  vers 
lequel  elle  se  dirigeait.  —  Jt^s^/s  il/arig/ s'écriait  une  vieille 
femme,  qui  aurait  jamais  cru  que  le  malin  esprit  eût  choisi 
notre  bonne  ville  pour  demeure  ? 

—  Et  que  les  bonnes  Ursulines  eussent  été  possédées  ? 
disait  l'autre. 

—  On  dit  que  le  démon  qui  agite  la  supérieure  se  nomme 
Légion,  disait  une  troisième. 

—  Que  dites-vous,  ma  chère?  interrompit  une  reli- 
gieuse; il  y  en  a  sept  dans  son  pauvre  corps,  auquel 
sans  doute  elle  avait  attaché  trop  de  soin  à  cause  de  sa 
grande  beauté;  à  présent,  il  est  le  réceptacle  de  l'enfer; 
M.  le  prieur  des  Carmes,  dans  l'exorcism.e  d'hier,  a  fait 
sortir  de  sa  bouche  le  démon  Eazas,  et  le  révérend  père 
Lactance  a  chassé  aussi  le  démon  Beherit.  Mais  les  cinq 
autres  n'ont  pas  voulu  partir,  et,  quand  les  saints  exor- 
cistes, que  Dieu  soutienne!  les  ont  sommés,  en  latin,  de 
se  retirer,  ils  ont  dit  qu'ils  ne  le  feraient  pas  qu'ils 
n'eussent  prouvé  leur  puissance,  dont  les  huguenots  et 
les  hérétiques  ont  l'air  de  douter;  et  le  démon  Elimi, 
qui  est  le  plus  méchant,  comme  vous  savez,  a  prétendu 
qu'aujourd'hui  il  enlèverait  la  calotte  de  M.  de  Laubar- 
demont,  et  la  tiendrait  suspendue  en  l'air  pendant  un 
Miserere. 

—  Ah  !  sainte  Vierge  î  reprenait  la  première,  je  tremble 
déjà  de  tout  mon  corps.  Et  quand  je  pense  que  j'ai  été 
plusieurs  fois  demander  des  messes  à  ce  magicien  d'Ur- 
bain 1 

—  Et  moi,  dit  une  jeune  fille  en  se  signant,  moi  qui  me 
suis  confessée  à  lui  il  y  a  dix  mois,  j'aurais  été  sûrement 
possédée  sans  la  relique  de  sainte  Geneviève  que  j'avais 
heureusement  sous  ma  robe,  et... 

—  Et,  sans  reproche,  Martine,  interrompit  une  grosse 

3 


33  CINQ-MARS, 

marchande,  VOUS  étiez  restée  assez  longtemps,  pour  cela, 
seule  avec  le  beau  sorcier. 

—  Eh  bien,  la  belle,  il  y  a  maintenant  un  mois  que  vous 
seriez  dépossédée,  dit  un  jeune  soldat  qui  \int  se  mêler  au 
groupe  en  fumant  sa  pipe 

La  jeune  fille  rougit,  et  ramena  sur  sa  jolie  figure  le 
capuchon  de  sa  pelisse  noire.  Les  vieilles  femmes  jetè- 
rent un  regard  de  mépris  sur  le  soldat,  et,  comme  ellef) 
se  trouvaient  alors  près  de  la  porte  d'entrée  encore  fer- 
mée, elles  reprirent  leurs  conservations  avec  plus  de 
chaleur  que  jamais,  voyant  qu'elles  étaient  sûres  d'entrer 
les  premières,  et,  s'asseyant  sur  les  bornes  et  les  bancs 
de  pierre,  elles  se  préparèrent  par  leurs  récits  au  bonheur 
qu'elles  allaient  goûter  d'être  spectatrices  de  quelque 
chose  d'éîrange,  d'une  apparition,  ou  au  moins  d'un 
supplice. 

—  Est-il  vrai,  ma  tante,  dit  la  jeune  Martine  à  la  plus 
vieille,  que  vous  ayez  entendu  parler  les  démons  ? 

—  Vrai  comme  je  vous  vois,  et  tous  les  assistants  en 
peuvent  dire  autant,  ma  nièce;  c'est  pour  que  votre  àme 
soit  édifiée  que  je  vous  ai  fait  venir  avec  moi  aujourd'hui, 
ajouta-t-elle,  et  vous  connaîtrez  véritablem.ent  la  puis- 
sance de  l'esprit  malin. 

—  Quelle  voix  a-t-il,  ma  chère  tante?  continua  la  jeune 
fille,  charmée  de  réveiller  une  conversation  qui  détour- 
nait d'elle  les  idées  de  ceux  qui  l'entouraient. 

—  Il  n'a  pas  d'autre  voix  que  la  voix  même  de  la  supé- 
rieure, à  qui  Notre-Dame  fasse  grâce.  Cette  pauvre  jeune 
femme,  je  l'ai  entendue  hier  bien  longtemps  :  cela  faisait 
peine  de  la  voir  se  déchirer  le  sein  et  tourner  ses  pieds 
et  ses  bras  eu  dehors  et  les  réunir  tout  à  coup  derrière 
son  dos.  Quand  le  saint  père  Lactance  est  arrivé  et  a 
prononcé  le  nom  d'Urbain  Grandier,  l'écume  est  sortie 
de  sa  bouche  et  elle  a  parlé  latin  comme  si  elle  lisait  la 


LA     RUE,  39 

Bible.  Aussi  je  n'ai  pas  biua  compris,  et  je  n'ai  retenu 
que  Urbanus  magicusrosas  iUabolica;ce  qui  voulait  dire 
que  le  magicien  Urbain  l'avait  ensorcelée  avec  des  roses 
que  le  diable  lui  avait  données,  et  il  est  sorti  de  ses  oreil- 
les et  de  son  cou  des  roses  couleur  de  flamme,  qui  sen- 
taient le  soufre  au  point  que  M.  le  lieutenant-criminel  a 
crié  que  chacun  ferait  bien  de  fermer  ses  narines  et  ses 
yeux,  parce  que  les  démons  allaient  sortir. 

—  Voyez-vous  ceh  !  crièrent  d'une  voix  glapissante  et 
d'un  air  de  triomphe  toutes  les  femmes  assemblées  en 
se  tournant  du  côté  de  la  foule,  et  particulièrement  vers 
un  groupe  d'hommes  habillés  en  noir,  parmi  lesquels  se 
trouvait  le  jeune  soldat  qui  les  avait  apostrophées  en 
passant. 

—  Voilà  encore  ces  vieilles  folles  qui  se  croient  au  sab- 
bat, dit-il,  et  qui  font  plus  de  bruit  que  lorsqu'elles  y  ar- 
rivent à  cheval  sur  un  manche  à  balai. 

—  Jeune  homme,  jeune  homme,  dit  un  bourgeois  d'uE 
air  triste,  ne  faites  pas  de  ces  plaisanteries  en  plein  air  : 
le  vent  deviendrait  de  flamme  pour  vous,  par  le  temps 
qu'il  fait. 

—  Ma  foi,  je  me  moque  bien  de  tous  ces  exorcistes, 
moi!  reprit  le  soldat;  je  m'appelle  Grand-Ferré,  et  il  n'y 
en  a  pas  beaucoup  qui  aient  un  goupillon  comme  le 
mien. 

Et,  prenant  la  poignée  de  son  sabre  d'une  main,  il 
retroussa  de  l'autre  sa  moustache  blonde  et  regarda 
autour  de  lui  en  fronçant  le  sourcil;  mais  comme  il 
n'aperçut  dans  la  foule  aucun  regard  qui  cherchât  à  bra- 
ver le  sien,  il  partit  lentement  en  avançant  le  pied  gauche 
le  premier,  et  se  promena  dans  les  rues  étroites  et  noires 
avec  cette  insouciance  parfaite  d'un  militaire  qui  débute, 
et  un  mépris  profond  pour  tout  ce  qui  no  porte  pas  son 
habit. 


40  CINO-MARS. 

Cependant  huit  ou  dix  habitants  raisonnables  do  cette 
petite  ville  se  promenaient  ensemble  et  en  silence  â  tra- 
vers la  foule  agitée  ;  ils  semblaient  consternés  de  cette 
étonnante  et  soudaine  rumeur,  et  s'interrogeaient  du  re- 
gard à  chaque  nouveau  spectacle  de  folie  qui  frappait 
leurs  yeux.  Ce  mécontentement  muet  attristait  les  hommes 
du  peuple  et  les  nombreux  paysans  venus  de  leurs  cam- 
pagnes, qui  tous  cherchaient  leur  opinion  dans  les  regards 
lies  propriétaires,  leurs  patrons  pour  la  plupart;  ils 
voyaient  que  quelque  chose  de  fâcheux  se  préparait,  et 
avaient  recours  au  seul  remède  que  puisse  prendre  le  su- 
jet ignorant  et  trompé,  la  résignation  et  l'immobilité. 

Néanmoins  le  paysan  de  France  a  dans  le  caractère 
certaine  naïveté  moqueuse  dont  il  se  sert  avec  ses  égaux 
souvent,  et  toujours  avec  ses  supérieurs.  11  fait  des  ques- 
tions embarrassantes  pour  le  pouvoir,  comme  le  sont 
celles  de  l'enfance  pour  l'âge  mûr;  il  se  rapetisse  à  l'in- 
fini, pour  que  celui  qu'il  interroge  se  trouve  embarrassé 
dans  sa  propre  élévation  ;  il  redouble  de  gaucherie  dans 
les  manières  et  de  grossièreté  dans  les  expressions,  pour 
mieux  voir  le  but  secret  de  sa  pensée;  tout  prend,  malgré 
lui  cependant,  quelque  chose  d'insidieux  et  d'effrayant  qui 
le  trahit  ;  et  son  sourire  sardonique,  et  la  pesanteur  affectée 
avec  laquelle  il  s'appuie  sur  son  long  bâton,  indiquent 
trop  à  quelles  espérances  il  se  livre,  et  quel  est  le  soutien 
sur  lequel  il  compte. 

L'un  des  plus  âgés  s'avança  suivi  de  dix  ou  douze 
jeunes  paysans,  ses  fils  et  neveux  ;  ils  portaient  tous  le 
grand  chapeau  et  cette  blouse  bleue,  ancien  habit  des 
Gaulois,  que  le  peuple  de  France  met  encore  sur  tous 
ses  autres  vêtements,  et  qui  convient  si  bien  à  son  climat 
pluvieux  et  à  ses  laborieux  usages.  Quand  il  fut  à  portée 
des  personnages  dont  nous  avons  parlé,  il  ôta  son  cha- 
peau, et  toute  sa  famille  en  fit  autant  :  on  vit  alors  sa 


LA   RUE.  41 

figure  brune  et  son  front  nu  et  ridé,  couronné  de  che- 
veux blancs  fort  longs  ;  ses  épauies  étaient  voûtées  par 
Cage  et  le  travail.  Il  fut  accueilli  -wec  un  air  de  satisfac- 
tion et  presque  de  respect  par  un  homme  très-grave  du 
groupe  noir,  qui,  sans  se  découvrir,  lui  tendit  la  main. 

—  Eh  bien,  mon  père  Guillaume  Leroux,  lui  dit-il,  vous 
aussi,  vous  quittez  votre  ferme  de  la  Chênaie  pour  la 
ville  quand  ce  n'est  pas  jour  de  marché?  C'est  comme  si 
vos  bons  bœufs  se  dételaient  pour  aller  à  la  chasse  aux 
étourneaux,  et  abandonnaient  le  labourage  pour  voir  for- 
cer un  pauvre  lièvre. 

—  Ma  fine,  monsieur  le  comte  du  Lude,  reprit  le  fer- 
mier, queuquefois  le  lièvre  se  vient  jeter  devant  iceux  ;  il 
m'est  advis  qu'on  veut  nous  jouer,  et  je  v'nons  voir  un 
peu  comment. 

—  Brisons  là,  mon  ami,  reprit  le  comte  ;  voici  M.  Four- 
nier,  l'avocat,  qui  ne  vous  trompera  pas,  car  il  s'est  démia 
de  sa  charge  de  procureur  du  roi  hier  au  soir,  et  doré- 
navant son  éloquence  ne  servira  plus  qu'à  sa  noble  pen- 
sée :  vous  l'entendrez  peut-être  aujourd'hui  ;  mais  je  le 
crains  autant  pour  lui  que  je  le  souhaite  pour  l'accusé. 

—  N'importe,  monsieur,  la  vérité  est  une  passion  pour 
moi,  dit  Fournier. 

C'était  un  jeune  homme  d'une  extrême  pâleur,  mais 
dont  le  visage  était  plein  de  noblesse  et  d'expression  ;  ses 
cheveux  blonds,  ses  yeux  bleus,  mobiles  et  très-clairs,  sa 
maigreur  et  sa  taille  mince  lui  donnaient  d'abord  l'air 
d'être  plus  jeune  qu'il  n'était  ;  mais  son  visage  pensif  et 
passionné  annonçait  beaucoup  de  supériorité,  et  cette 
maturité  précoce  de  l'àme  que  donnent  l'étude  et  l'éner- 
gie naturelle.  Il  portait  un  habit  et  un  manteau  noirs 
assez  courts,  à  la  mode  du  temps,  et,  sous  son  bras 
gauche,  un  rouleau  de  papiers,  qu'en  pnrlatit  il  prenait  et 
serrait  convulsivement  de  la  main  droite,   comme  un 


i2  CINQ-MARS. 

guerrier  en  colère  saisit  le  pommeau  de  son  épée.  On 
eût  dit  qu'il  voulait  le  dérouler  et  en  faire  sortir  la  foudre 
sur  ceux  qu'il  poursuivait  de  ses  regards  indignés.  C'é- 
taient trois  capucins  et  un  récollet  qui  passaient  dans  la 
foule. 

—  Père  Guillaume,  poursuivit  M.  du  Lude,  pourquoi 
n'avez-vous  amené  que  vos  enfants  mâles  avec  vous,  et 
pourquoi  ces  bâtons? 

—  Ma  fine,  monsieur,  c'est  que  je  n'aimerions  pas  que 
nos  filles  apprinsent  à  danser  comme  les  religieuses  ;  et 
puis,  pa'  r  temps  qui  court,  les  garçons  savons  mieux  se 
remuer  que  les  femmes. 

—  Ne  nous  remuons  pas,  mon  vieux  ami,  croyez-moi, 
dit  le  comte,  rangez-vous  tous  plutôt  pour  voir  la  proces- 
sion qui  vient  à  nous,  et  souvenez-vous  que  vous  avez 
soixante  et  dix  ans. 

—  Ah  !  ah  !  dit  le  vieux  père,  tout  en  faisant  ranger  ses 
douze  enfants  comme  des  soldats,  j 'avons  fait  la  guerre 
avec  le  feu  roi  Henry,  et  j 'savons  jouer  du  pistolet  tout 
aussi  bien  que  les  ligneux  faisiont.  Et  il  branla  la  tète 
et  s'assit  sur  une  borne,  son  bâton  noueux  entre  les 
jambes,  ses  mains  croisées  dessus  et  son  menton  à  barbe 
blanche  par-dessus  ses  mains.  Là,  il  ferma  à  demi  les 
yeux  comme  s'il  se  livrait  tout  entier  à  ses  souvenirs  d'en- 
fance. 

On  voyait  avec  étonnement  son  habit  rayé  comme  du 
temps  du  roi  béarnais,  et  sa  ressemblance  avec  ce  prince 
dans  les  derniers  temps  de  sa  vie,  quoique  ses  cheveux 
eussent  été  privés  par  le  poignard  de  cette  blancheur  que 
ceux  du  paysan  avaient  paisiblement  acquise.  Mais  un 
grand  bruit  de  cloches  attira  l'attention  vers  l'extrémité 
de  la  grande  rue  de  Loudun. 

On  voyait  venir  de  loin  une  longue  procession  dont  la 
bannière  et  les  piques  s'élevaient  au-dessus  de  la  foule 


LA    RUE.  43 

qui  s'ouvrit  en  silence  pour  examiner  cet  appareil  à  moi- 
tié ridicule  et  à  moitié  sinistre. 

Des  archers  à  barbe  pointue,  portant  de  larges  cha- 
peaux à  plumes,  marchaient  d'abord  sur  deux  rangs  avec 
de  longues  hallebardes,  puis,  se  partageant  en  deux  files 
de  chaque  côté  de  la  rue,  renfermaient  dans  cette  double 
ligne  deux  lignes  pareilles  de  pénitents  gris  ;  du  moins 
donnerons-nous  ce  nom,  connu  dans  quelques  provinces 
du  midi  de  la  France,  à  des  hommes  revêtus  d'une 
longue  robe  de  celte  couleur,  qui  leur  couvre  entièrement 
la  tète  en  forme  de  capuchon,  et  dont  le  masque  de  la 
même  étoffe  se  termine  en  pointe  sous  le  menton  comme 
une  longue  barbe,  et  n'a  que  trois  trous  pour  les  yeux  st 
le  nez.  On  voit  encore  de  nos  jours  quelques  enterre- 
ments suivis  et  honorés  par  des  costumes  semblables, 
surtout  dans  les  Pyrénées.  Les  pénitents  de  Loudun 
avaient  des  cierges  énormes  à  la  main,  et  leur  marche 
lente,  et  leurs  yeux  qui  semblaient  flamboyants  sous  le 
masque,  leur  donnaient  un  air  de  fantômes  qui  attristait 
involontairement. 

Les  murmures  en  sens  divers  commencèrent  dans  le 
peuple. 

—  Il  y  a  bien  des  coquins  cachés  sous  ce  masque,  dit 
un  bourgeois. 

—  Et  dont  la  figure  est  plus  laide  encore  que  lui,  re- 
prit un  jeune  homme. 

—  Ils  me  font  peur  !  s'écriait  une  jeune  femme. 

—  Je  ne  crains  que  pour  ma  bourse,  répondit  un  pas 
sant. 

—  Ah  1  Jésus  !  voilà  donc  nos  saints  frères  de  la  Péni- 
tence, disait  une  vieille  en  écartant  sa  mante  noire.  Voyez 
vous  quelle  bannière  ils  portent?  quel  bonheur  qu'elle 
soit  avec  nous  1  certainement  elle  nous  sauvera  :  voyez- 
vous  dessus  le  diable  dans  les  flammes,  et  un  moine  qui 


hU  CINQ -MA  as. 

lui  attaciie  une  chaîne  au  cou?  Voici  actuellement  les 
juges  qui  viennent  :  ah  !  les  honnêtes  gens  !  voyez  leurs 
robes  rouges,  comme  elles  sont  belles  1  Ah  !  sainte  Vierge! 
qu'on  les  a  bien  choisis  ! 

—  Ce  sont  les  ennemis  personnels  du  curé,  dit  tout 
bas  le  comte  du  Lude  à  l'avocat  Fournier,  qui  prit  une 
note. 

—  Les  reconnaissez-vous  bien  tous  ?  continua  la  vieille 
en  distribuant  des  coups  de  poing  à  ses  voisines,  et  en 
pinçant  le  bras  à  ses  voisins  jusqu'au  sang  pour  exciter 
leur  attention  ;  voici  ce  bon  M.  Mignon  qui  parle  tout  bas 
à  messieurs  les  conseillers  au  présidial  de  Poitiers;  que 
Dieu  répande  sa  sainte  bénédiction  sur  eux  ! 

—  C'est  Roatin,  Richard  et  Chevalier,  qui  voulaient  le, 
faire  destituer  il  y  a  un  an,  continuait  à  demi-voix  M,  da 
Lude  au  jeune  avocat,  qui  écrivait  toujours  sous  son  man- 
teau, entouré  et  caché  par  le  groupe  noir  des  bour- 
geois. 

—  Ah  !  voyez,  voyez,  rangez-vous  donc!  voici  M  Barré, 
le  curé  de  Saint-Jacques  de  Cliinon,  dit  la  vieille. 

—  C'est  un  saint,  dit  un  autre. 

—  C'est  un  hypocrite,  dit  une  voix  d'homme. 

—  Voyez  comme  le  jeiîne  l'a  rendu  maigre  I 

—  Comme  les  remords  le  rendent  pâle  î 

—  C'est  lui  qui  fait  fuir  les  diables. 

—  C'est  lui  qui  les  souflle. 

Ce  dialogue  fut  interrompu  par  un  cri  général  :  — 
Qu'elle  est  belle  ! 

La  supérieure  des  Ursulines  s'avançait  suivie  de  toutes 
ses  religieuses  ;  son  voile  blanc  était  relevé.  Pour  que  le 
peuple  pût  voir  iss  traits  des  possédées,  on  voulut  que 
cela  fût  ainsi  pour  elle  et  six  autres  sœurs.  Rien  ne  la 
distinguait  dans  son  costume  qu'un  immense  rosaire  à 
grains  noirs  tomba  u',  de  son  cou  à  ses  pieds,  et  se  lermi- 


LA    RUE.  4o 

nant  par  une  croix  d'or;  mais  la  blancheur  éclatante  de 
son  visage,  que  relevait  encore  la  couleur  brune  de  so:i 
capuchon,  attrait  d'abord  tous  les  regards;  ses  yeux 
noirs  semblaient  porter  l'empreinte  d'une  profonde  et 
brûlante  passion  ;  ils  étaient  couverts  par  les  arcs  par- 
faits de  deux  sourcils  que  la  nature  avait  dessinés  avec 
autant  de  soin  que  les  Circassiennes  en  mettent  à  les 
arrondir  avec  le  pinceau;  mais  un  léger  pli  entre  eux 
deux  révélait  une  agitation  forte  et  habituelle  dans  les 
pensées.  Cependant  elle  affectait  un  grand  calme  dans 
tous  ses  mouvements  et  dans  tout  son  être;  ses  pas 
étaient  lents  et  cadencés  ;  ses  deux  belles  mains  étaient 
réunies,  aussi  blanches  et  aussi  immobiles  que  celles  des 
statues  de  marbre  qui  priant  éternellement  sur  les  tom- 
beaux. 

—  Oh!  remarquez-vous,  ma  tante,  dit  la  jeune  Mar- 
tine ,  sœur  Agnès  et  sœur  Claire  qui  pleurent  auprès 
d'elle? 

—  Ma  nièce,  elles  se  désolent  d'être  la  proie  du  démon. 

—  Ou  se  repentent,  dit  la  même  voix  d'homme,  d'avoir 
joué  le  ciel. 

Cependant  un  silence  profond  s'établit  partout,  et  nul 
mouvement  n'agita  le  peuple  ;  il  sembla  glacé  tout  à  coup 
par  quelque  enchantement,  lorsque  à  la  suite  des  reli- 
gieuses parut, au  milieu  des  quatre  pénitents  qui  le  tenaient 
enchaîné,  le  curé  de  l'église  de  Sainte-Croix,  revêtu  de 
la  robe  du  pasteur  ;  la  noblesse  de  son  visage  était  remar- 
quable et  rien  n'égalait  la  douceur  de  ses  traits  ;  sans 
affecter  un  calme  insultant,  il  regardait  avec  bonté  et 
semblait  chercher  à  droite  et  à  gauche  s'il  ne  rencontre- 
rait pas  le  regard  attendri  d'un  ami  ;  il  le  rencontra,  il  le 
reconnut,  et  ce  dernier  bonheur  d'un  homme  qui  voit 
approcher  son  heure  dernière  ne  lui  fut  pas  refusé  :  il 
entendit  même  quelques  sanglots;  il  vit  des  bras  s'é- 

.3. 


û6  CINQ-MARS. 

tendre  vers  lui,  et  quelques-uns  n'étaient  pas  sans  armes; 
mais  il  ne  répondit  à  aucun  signe;  il  baissa  les  yeux,  ne 
voulant  pas  perdre  ceux  qui  l'aimaient  et  leur  commu- 
niquer par  un  coup  d'oeil  la  contagion  de  l'infortune. 
C'était  Urbain  Grandier. 

Tout  à  coup  la  procession  s'arrêta  à  un  signe  du  dernier 
homme  qui  la  suivait  et  qui  semblait  commander  à  tous. 
il  était  grand,  sec,  pâle,  revêtu  d'une  longue  robe  noire, 
la  tète  couverte  d'une  calotte  de  même  couleur;  il  avait 
la  figure  d'un  Basile,  avec  le  regard  de  Néron.  11  fit  signe 
aux  gardes  de  l'entourer,  voyant  avec  effroi  le  groupe 
noir  dont  nous  avons  parlé,  et  que  les  paysans  se  ser- 
raient de  près  pour  l'écouter;  les  chanoines  et  les  capu- 
cins se  placèrent  près  de  lui,  et  il  prononça  d'une  voix 
glapissante  ce  singulier  arrêt  : 

ic  iNous,  sieur  de  Laubardemont,  maître  des  requêtes 
étant  envoyé  et  subdélégué,  revêtu  du  pouvoir  discrétion- 
naire relativement  au  procès  du  magicien  Urbain  Gran- 
dier,  pour  le  juger  sur  tous  les  chefs  d'accusation,  assisté 
des  révérends  pères  Migiion,  chanoine  ;  Barré,  curé  de 
Saint-Jacques  de  Chinon  ;  du  père  Lactance  et  de  tous 
les  juges  appelés  à  juger  icelui  magicien;  avons  préala- 
blement décrété  ce  qui  suit  :  Primo,  la  prétendue  assem- 
blée de  propriétaires  nobles,  bourgeois  de  la  ville  et  des 
terres  environnantes  est  cassée,  comme  tendant  à  une 
sédition  populaire;  ses  actes  seront  déclarés  nuls,  et  sa 
prétendue  lettre  au  roi  contre  nous ,  juges,  interceptée  et 
brûlée  en  place  pubUque,  comme  calomniant  les  bonnes 
Ursulines  et  les  révérends  pères  et  juges.  Secundo,  il  sera 
défendu  de  dire  publiquement  ou  en  particulier  que 
les  susdites  rehgieuses  ne  sont  point  possédées  du 
mahn  esprit,  et  de  douter  du  pouvoir  des  exorcistes,  à 
peine  de  vingt  mille  livres  d'amende  et  punition  corpo- 
relle. 


LA    RUE.  hl 

«  Les  baillis  et  échevins  s'y  conformeront.  Ce  18  juin 
de  l'an  de  grâce  1639.  h 

A  peine  eut-il  fini  cette  lecture,  qu'un  bruit  discordant 
de  trompettes  partit  avant  la  dernière  syllabe  de  ses  pa- 
roles, et  couvrit,  quoique  imparfaitement,  les  murmures 
qui  le  poursuivaient;  il  pressa  la  marche  de  la  proces- 
sion, qui  entra  précipitamment  dans  le  grand  bâtiment 
qui  tenait  à  l'église ,  ancien  couvent  dont  les  étages 
étaient  tous  tombés  en  ruine ,  et  qui  ne  formait  plus 
qu'une  seule  et  immense  salle  propre  à  l'usage  qu'on  en 
voulait  faire.  Laubardemont  ne  se  crut  en  sûreté  que  lors- 
qu'il y  fut  entré,  et  qu'il  entendit  les  lourdes  et  doubles 
portes  se  refermer  en  criant  sur  la  foule  qui  hurlait 
encore. 

CHAPITRE  III 

LE     BON      PRÈTUE 

I.'tio:nme  de  paix  me  parla  ainsi. 

ViCAIIIE   SAVOÏARB. 

A  présent  que  la  procession  diabolique  est  entrée  dans 
la  salle  de  son  spectacle,  et  tandis  qu'elle  arrange  sa  san- 
glante représentation,  voyons  ce  qu'avait  fait  Cinq-Mars 
au  milieu  des  spectateurs  en  émoi.  Il  était  naturellement 
doué  de  beaucoup  de  tact,  et  sentit  qu'il  ne  parviendrait 
pas  facilement  à  son  but  de  trouver  l'abbé  Quillet  dans  un 
moment  où  la  fermentation  des  esprits  était  à  son  comble, 
il  resta  donc  à  cheval  avec  ses  quatre  domestiques  dans  une 
petite  rue  fort  obscure  qui  donnait  dans  la  grande,  et  d'oii 
il  put  voir  facilement  tout  ce  qui  s'était  passé.  Personne 
ne  fit  d'abord  attention  à  lui  ;  mais,  lorsque  la  curiosité 


i  '■<  CINQ-  M  Ans 

publique  n'eut  pas  d'aucre  aliment,  il  devint  le  but  de 
tous  les  regards.  Fatigués  de  tant  de  scènes,  les  habitants 
le  voyaient  avec  assez  de  mécontentement,  et  se  deman- 
daient à  demi-voix  si  c'était  encore  un  exoi-ciseur  qui  leur 
arrivait;  quelques  paysans  même  commençaient  à  trou- 
ver qu'il  embarrassait  la  rue  avec  ses  cinq  chevaux.  L 
sentit  qu'il  était  temps  de  prendre  son  parti,  et  choisis- 
sant sans  hésiter  les  gens  les  mieux  mis,  comme  ferait 
chacun  à  sa  place,  il  s'avança  avec  sa  suite  et  le  chapeau 
à  la  main  vers  le  groupe  noir  dont  nous  avons  parlé,  et, 
s'adressant  au  personnage  qui  lui  parut  le  plus  distingué  : 

—  Monsieur,  dit-il,  oiî  pourrais -je  voir  M.  l'abbé 
Quillet? 

A  ce  nom,  tout  le  monde  le  regarda  avec  un  air  d'effroi, 
comme  s'il  eût  prononcé  celui  de  Lucifer.  Cependant 
personne  n'en  eut  l'air  offensé;  il  semblait,  au  contrai'-e, 
que  cette  demande  fît  naître  sur  lui  une  opinion  favo- 
rable dans  les  esprits.  Du  reste  le  hasard  l'avait  bien  servi 
dans  son  cho;x.  Le  comte  du  Lude  s'approcha  de  son 
cheval  en  le  saluant  : 

—  Mettez  pied  à  terre,  monsieur,  lui  dit-il,  et  je  vous 
pourrai  donner  sur  son  compte  d'utiles  renseignements. 

Après  avoir  parlé  fort  bas,  tous  deux  se  quittèrent  avec 
k^.  cérémonieuse  politesse  du  temps.  Cinq-Mars  remo"  ta 
sur  son  cheval  noir,  et,  passant  dans  plusieurs  petit: s 
rues,  fut  bientôt  hors  de  la  foule  avec  sa  suite. 

—  Que  je  suis  heureux!  disait-il  chemin  faisant  :  je 
vais  voir  du  moins  un  instant  ce  bon  et  doux  abbé  qui 
m'a  élevé;  je  me  rappelle  encore  ses  traits,  son  air  calme 
et  sa  voix  pleine  de  bonté. 

Comme  il  pensait  tout  ceci  avec  attendrissement,  il  se 
trouva  dans  une  petite  rue  fort  noire  qu'on  lui  avait  indi- 
quée; elle  était  si  étroite,  que  les  genouillères  de  ses 
bottes  touchaient  aux  deux  murs.  Il  trouva  au  bout  une 


LI-:    BON     l' Il  ET  11  F..  à9 

maison  de  bois  à  un  seul  étage,  et,  dans  son  empresse- 
ment, frappa  à  coups  redoublés. 

—  Qui  va  là?  cria  une  voix  furieuse. 

Et  presque  aussitôt  la  porte  s'ouvrant  laissa  voir  un 
petit  homme  gros,  court  et  tout  rouge,  portant  une  ca- 
lotte noire,  une  immense  fraise  blanche,  des  bottes  à 
l'écuyère  qui  engloutissaient  ses  petites  jambes  dans  leurs 
énormes  tuyaux,  et  deux  pistolets  d'arçon  à  sa  main. 

—  Je  vendrai  chèrement  ma  vie!  cria-t-il,  et... 

—  Doucement,  l'abbé,  doucement,  lui  dit  son  élève  en 
lui  prenant  le  bras  :  ce  sont  vos  amis. 

—  Ah!  mon  pauvre  enfant,  c'est  vous!  dit  le  bon- 
homme, laissant  tomber  ses  pistolets,  que  ramassa  avec 
précaution  un  domestique  armé  aussi  jusqu'aux  dents. 
Eh!  que  venez-vous  faire  ici?  L'abomination  y  est  venue, 
et  j'attends  la  nuit  pour  partir.  Entrez  vite,  mon  ami,  vous 
et  vos  gens;  je  vous  ai  pris  pour  les  archers  de  Laubarde- 
mont,  et,  ma  foi ,  j'allais  sortir  un  peu  de  mon  caractère. 
Vous  voyez  ces  chevaux  ;  je  vais  en  Italie  rejoindre  noire 
ami  le  duc  de  Bouillon.  Jean,  Jean,  fermez  vite  la  grande 
porte  par-dessus  ces  braves  domestiques,  et  recomman- 
dez-leur de  ne  pas  faire  trop  de  bruit,  quoiqu'il  n'y  ait  pas 
d  habitation  près  de  celle-ci. 

Grandchamp  obéit  à  l'intrépide  petit  abbé,  qui  embrassa 
quatre  fois  Cinq-Mars  en  s'élevant  sur  la  pointe  de  ses 
hottes  pour  atteindre  le  milieu  de  sa  poitrine.  Il  le  con- 
duisit bien  vite  dans  une  étroite  chambre,  qui  semblait  un 
grenier  abandonné,  et,  s'asseyant  avec  lui  sur  une  malle 
de  cuir  noir,  il  lui  dit  avec  chaleur  : 

—  Eh  1  mon  enfant,  où  allez-vous?  A  quoi  pense  ma- 
dame la  maréchale  de  vous  laisser  venir  ici  ?  Ne  voyez- 
vous  pas  bien  tout  ce  qui  se  fait  contre  un  mallieureux 
qu'il  faut  perdre  ?  Ah  !  bon  Dieu  !  était-ce  là  le  premier 
spectacle  que  mon  cher  élève  devait  avoir  sous  les  yeux  T 


50  t.lIVQ-MARS.    . 

Ah!  ciel!  quand  vous  voilà  à  cet  âge  charmant  oCi  l'a- 
mitié, les  tendres  affections,  la  douce  confiance,  devaient 
vous  entourer,  quand  tout  devait  vous  donner  une 
bonne  opinion  de  votre  espèce,  à  votre  entrée  dans  le 
monde  !  quel  malheur  !  ah  !  mon  Dieu  !  pourquoi  étes- 
vous  venu  ? 

Quand  le  bon  abbé  eut  ainsi  gémi  en  serrant  affectueu- 
sement les  deux  mains  du  jeune  voyageur  dans  ses  mains 
rouges  et  ridées,  son  élève  eut  enfin  le  temps  de  lui  dire: 

—  Mais  ne  devinez-vous  pas,  mon  cher  abbé,  que  c'est 
parce  que  vous  étiez  à  Loudun  que  j'y  suis  venu?  Quant  à 
ces  spectacles  dont  vous  parlez,  ils  ne  m'ont  paru  que  ridi- 
cules, et  je  vous  jure  que  je  n'en  aime  pas  moins  l'espèce 
humaine,  dont  vos  vertus  et  vos  bonnes  leçons  m'ont 
donné  une  excellente  idée  ;  et  parce  que  cinq  ou  six  folles... 

—  Ne  perdons  pas  de  temps;  je  vous  dirai  cette  folie, 
je  vous  l'expliquerai.  Mais  répondez,  où  allez-vous  ?  que 
faites- vous  ? 

—  Je  vais  à  Perpignan,  où  le  Cardinal-duc  doit  me  pré- 
senter au  roi. 

Ici  le  bon  et  vif  abbé  se  leva  de  sa  malle,  et,  marchant 
ou  plutôt  courant  de  long  en  large  dans  la  chambre  en 
frappant  du  pied  : 

—  Le  Cardùial  !  le  Cardinal  !  répéta-t-il  en  étouffant, 
devenant  tout  rouge  et  les  larmes  dans  les  yeux,  pauvre 
enfant  I  ils  vont  le  perdre  !  Ah!  mon  Dieu!  quel  rôle  veu- 
lent-ils lui  faire  jouer  là?  que  lui  veulent-ils?  Ah!  qui 
vous  gardera,  mon  ami,  dans  ce  pays  dangereax?  dit-il 
en  se  rasseyant  et  reprenant  les  deux  mains  de  son  élève 
dans  les  siennes  avec  une  sollicitude  paternelle,  et  cher- 
chant à  lire  dans  ses  regards. 

—  Mais  je  ne  sais  trop,  dit  Cinq-Mars  en  regardant  a'i 
plafond,  je  pense  que  ce  sera  le  cardinal  de  Kichelieu, 
qui  était  l'ami  de  mon  père. 


I.E    BON     PRÊTRE.  [il 

—  Ah!  mon  cher  Henri,  vous  me  faites  trembler,  mon 
enfant  ;  il  vous  perdra  si  vous  n'êtes  pas  son  instrument 
docil'^.  Ah  !  que  ne  puis-je  aller  avec  vous  :  Pourquoi 
faut-il  que  j'aie  montré  une  tête  de  vingt  ans  dans  cetle 
malheureuse  affaire?...  Hélas!  non,  je  vous  serais  dange- 
reux; au  contraire,  il  faut  que  je  me  cache.  Mais  vous 
aurez  M.  de  Thou  près  de  vous,  mon  fils,  n'est-ce  pas  ? 
dit-il  en  cherchant  à  se  calmer;  c'est  votre  ami  d'en- 
fance, un  peu  plus  âgé  que  vous  ;  écoutez-le,  mon  enfant; 
c'est  un  sage  jeune  homme  :  il  a  réfléchi,  il  a  des  idées 
à  lui. 

—  Oh  1  oui,  mon  cher  abbé,  comptez  sur  mon  tendre 
attachement  pour  lui  ;  je  n'ai  pas  cessé  de  l'aimer... 

—  Mais  vous  avez  sûrement  cessé  de  lui  écrire,  n'est- 
ce  pas?  reprit  en  souriant  un  peu  le  bon  abbé. 

—  Je  vous  demande  pardon,  mon  bon  abbé  ;  je  lui  a; 
écrit  une  fois,  et  hier  pour  lui  annoncer  que  le  Cardinal 
m'appelle  à  la  cour, 

—  Quoi  !  lui-même  a  voulu  vous  avoir  ! 

Alors  Cinq-I\lars  montra  la  lettre  du  Cardinal-duc  à  sa 
mère,  et  peu  à  peu  son  ancien  gouverneur  se  calma  et 
s'adoucit. 

—  Allons,  allons,  disait-il  tout  bas,  allons,  ce  n'est  pas 
mal,  cela  promet  :  capitaine  aux  gardes  à  vingt  ans,  ce 
n'est  pas  mal. 

Et  il  sourit. 

Et  le  jeune  homme,  transporté  de  voir  ce  sourire  qui 
s'accordait  enfin  avec  tous  les  siens,  sauta  au  cou  de 
l'abbé  et  l'embrassa  comme  s'il  se  fût  emparé  de  tout  un 
avenir  de  plai&ir,  de  gloire  et  d'amour. 

Cependant,  se  dégageant  avec  peine  de  cette  chaude 
embrassade,  le  bon  abbé  reprit  sa  promenade  et  ses  ré- 
flexions. Il  toussait  souvent  et  branlait  la  tête,  et  Cinq- 
Mars,  sans  oser  reprendre  la  conversation,  le  suivait  des 


52  CINQ-MAIIS 

yeux  et  devenait  triste  en  ie  voyant  redevenu  sérieux 
Le  vieillard  se  rccsit  enfin,  et  commença  d'un  ton  grave 
le  discours  suivant  : 

—  Mon  ami,  mon  enfant,  je  me  suis  livré  en  père  a 
vos  espérances  ;  je  dois  pourtant  vous  dire,  et  ce  n'est 
point  pour  vous  affliger,  qu'elles  me  semblent  excessives 
et  peu  naturelles.  Si  le  Cardinal  n'avait  pour  but  que  de 
témoigner  à  votre  famille  de  l'attachement  et  de  la  recon- 
naissance, il  n'irait  pas  si  loin  dans  ses  faveurs  ;  mais  il 
est  probable  qu'il  a  jeté  les  yeux  sur  vous.  D'après  ce 
qu'on  lui  aura  dit,  vous  lui  semblez  propre  à  jouer  tel  ou 
tel  rôle  impossible  à  deviner,  et  dont  il  aura  tracé  l'em- 
ploi dans  le  repli  le  plus  profond  de  sa  pensée.  Il  veut 
vous  y  élever,  vous  y  dresser,  passez-moi  cette  expres- 
sion en  faveur  de  sa  justesse,  et  pensez-y  sérieusement 
quand  le  temps  en  viendra.  Mais  n'importe,  je  crois  qu'au 
point  011  en  sont  les  choses,  vous  feriez  bien  de  suivre 
cette  veine;  c'est  ainsi  que  de  grandes  fortunes  ont  com- 
mencé, il  s'agit  seulement  de  ne  point  se  laisser  aveugler 
et  gouverner.  Tâchez  que  les  faveurs  ne  vous  étourdis- 
sent pas,  mon  pauvre  enfant,  et  que  l'élévation  ne  vous 
fasse  pas  tourn^^r  la  tète  ;  ne  vous  effarouchez  pas  de  ce 
soupçon,  c'est  arrivé  à  de  plus  vieux  que  vous.  Écrivez- 
moi  souvent  ainsi  qu'à  votre  mère  ;  voyez  M.  de  Thou, 
et  nous  tâcherons  de  vous  bien  conseiller.  En  attendant, 
mon  fils,  ayez  la  bonté  de  fermer  celte  fenêtre,  d'où  il 
me  vient  du  vent  sur  la  tète,  et  je  vais  vuus  conter  ce  qui 
s'est  passé  ici. 

Henri,  espérant  que  la  partie  morale  du  discours  était 
finie,  et  ne  voyant  plus  dans  la  seconde  qu'un  récit,  ferma 
vite  la  vieille  fenêtre  tapissée  de  toiles  d'araignées,  et 
revint  à  sa  place  sans  parler. 

—  A  présent  que  j'y  réfléchis  miiux,  je  pense  qu'il  ne 
VOUS"  sera  peut-être  pas  inutile    d'avoir  passé  par  ici, 


LE    BON    PRÊTÉE.  fi3 

quoique  ce  '^oit  une  triste  expérience  que  vous  y  deviez 
trouver;  mais  elle  suppléera  à  ce  que  je  ne  vous  ai  pas 
dit  autrefois  de  la  perversité  des  hommes  ;  j'espère  d'ail- 
leurs que  la  fin  ne  sera  pas  sanglante,  et  que  la  lettre  que 
nous  avons  écrite  au  roi  aura  le  temps  d'arriver. 

—  J'ai  entendu  dire  qu'elle  était  interceptée,  dit  Cinq- 
Mars. 

—  C'en  est  fait  alors,  dit  l'abbé  Quillet  ;  le  curé  est 
perdu.  Mais  écoutez-moi  bien. 

A  Dieu  ne  plaise,  mon  enfant,  que  ce  soit  moi,  votre 
ancien  instituteur,  qui  veuille  attaquer  mon  propre  ou- 
vrage et  porter  atteinte  à  votre  foi.  Conservez-la  toujours 
et  partout,  cette  foi  simple  dont  votre  noble  famille  vous 
a  donné  l'exemple,  que  nos  pères  avaient  plus  encore  que 
nous-mêmes,  et  dont  les  plus  grands  capitaines  de  nos 
temps  ne  rougissent  pas.  En  portant  votre  épce,  souve- 
nez-vous qu'elle  est  à  Dieu.  Mais  aussi,  lorsque  vous 
serez  au  milieu  des  hommes,  tâchez  de  ne  pas  vous  laisser 
tromper  par  l'hypocrite  ;  il  vous  entourera,  vous  prendra, 
mon  fils,  par  le  côté  vulnérable  de  votre  cœur  naïf,  en 
parlant  à  votre  religion  ;  et,  témoin  des  extravagances  de 
son  zèle  affecté,  vous  vous  croirez  tiède  auprès  de  lui, 
vous  croirez  que  votre  conscience  parle  contre  vous- 
même  ;  mais  ce  ne  sera  pas  sa  voix  que  vous  entendrez. 
Quels  cris  elle  jetterait,  combien  elle  serait  plus  soulevée 
contre  vous,  si  vous  aviez  contribué  à  perdre  l'inno- 
cence en  appelant  contre  elle  le  ciel  même  en  faux  té- 
moignage ! 

—  0  mon  père  !  est-ce  possible  ?  dit  Henri  d'Effiat  en 
joignant  les  mains. 

—  Que  trop  véritable,  continua  l'abbé  ;  vous  en  avez 
vu  l'exéculion  en  partie  ce  matin.  Dieu  veuille  que  vous 
ne  soyez  pas  témoin  d'horreurs  plus  grandes  î  Mais  écou- 
tez bien  :  quelque  chose  que  vous   voyiez   se  passer. 


5à  CINQ-MARS. 

quelque  crime  que  l'on  ose  commettre,  je  vous  en  con- 
jure, au  nom  de  votre  mère  et  de  tout  ce  qui  vous  est 
cher,  ne  prononcez  pas  une  parole,  ne  faites  pas  un 
geste  qui  manifeste  une  opinion  quelconque  sur  cet  évé- 
nement. Je  connais  votre  caractère  ardent,  vous  le  tenez 
du  maréchal  votre  père  ;  modérez-le,  ou  vous  êtes  perdu  ; 
ces  petites  colères  du  sang  procurent  peu  de  satisfaction 
et  attirent  de  grands  revers  ;  je  vous  y  ai  vu  trop  enclin  ; 
si  vous  saviez  combien  le  calme  donne  de  supériorité  sur 
les  hommes  1  Les  anciens  l'avaient  empreint  sur  le  front 
de  la  Divinité,  comme  son  plus  bel  attribut,  parce  que 
l'impassibilité  attestait  l'élre  placé  au-dessus  de  nos 
crairites,  de  nos  espérances,  de  nos  plaisirs  et  de  nos 
peines.  Restez  donc  aussi  impassible  dans  les  scènes 
que  vous  allez  voir,  mon  cher  enfant  ;  mais  voyez-les,  il 
le  faut;  assistez  à  ce  jugement  funeste;  pour  moi,  je 
vais  tubir  les  conséquences  de  ma  sottise  d'écolier.  La 
voici  :  elle  vous  montrera  qu'avec  une  tête  chauve  on 
peut  être  encore  enfant  comme  sous  vos  beaux  cheveux 
cl  là  tains 

Ici  l'abbé  Quillet  lui  prit  la  tête  dans  ses  deux  mains  et 
continua  ainsi. 

—  Oui,  j'ai  été  curieux  de  voir  les  diables  des  Ursu- 
lines  tout  comme  un  autre,  mon  cher  fils  ;  et  sachant 
qu'ils  s'annonçaient  pour  parler  toutes  les  langues,  j'ai 
eu  l'imprudence  de  quitter  le  latin  et  de  leur  faire  quel- 
ques questions  en  grec  ;  la  supérieure  est  fort  jolie,  mais 
elle  n'a  pas  pu  répondre  dans  cette  langue.  Le  médecin 
Duncan  a  fait  tout  haut  l'observation  qu'il  était  surpre- 
nant que  le  démon,  qui  n'ignorait  rien,  fît  des  barba- 
rismes et  des  wlécismes,  et  ne  pût  répondre  en  grec.  La 
jeune  supérieure,  qui  était  alors  sur  son  lit  de  parade, 
se  tourna  du  côté  du  mur  pour  pleurer,  et  dit  tout  bas 
au  père  Barré  :  Monsieur!  ie  n'v  tiens  plus  ;  je  le  répétai 


LE    BOM     PRÊTRE.  55 

tout  haut,  et  je  mis  en  fureur  tous  les  exorcistes  :  ils 
s'écrièrent  que  je  devais  savoir  qu'il  y  avait  des  démons 
plus  ignorai  ts  que  des  paysans,  et  dirent  que  pour  leur 
puissance  et  leur  force  physique  nous  n'en  pouvions  dou- 
ter, puisque  les  esprits  nommés  Grésil  des  Trônes,  Amaji 
des  puissances  et  Asmodée  avaient  promis  d'enlever  la  ca- 
lotte de  M.  de  Laubardemont.  Ils  s'y  préparaient,  quand  le 
chirurgien  Duncan,  qui  est  homme  savant  et  probe,  mais 
assez  moqueur,  s'avisa  de  tirer  un  fil  qu'il  découvrit 
attaché  à  une  colonne  et  caché  par  un  tableau  de  sain- 
teté, de  manière  à  retomber,  sans  être  vu,  fort  près  du 
maître  des  requêtes  ;  cette  fois  on  l'appela  huguenot,  et 
je  crois  que  si  le  maréchal  de  Brézé  n'était  son  protec- 
teur il  s'en  tÏTerait  mal.  M.  le  comte  du  Lude  s'est  avancé 
alors  avec  son  sang-froid  ordinaire,  et  a  prié  les  exor- 
cistes d'agir  devant  lui.  Le  père  Lactance,  ce  capucin 
dont  la  figure  est  si  noire  et  le  regard  si  dur,  s'est  chargé 
de  la  sœur  Agnès  et  de  la  sœur  Claire  ;  il  a  élevé  ses 
deux  mains,  les  regardant  comme  le  serpent  regarderait 
deux  colombes,  et  a  crié  d'une  voix  terrible  :  Qiiis  te 
misit,  Diabole  ?  et  les  deux  filles  ont  dit  parfaitement 
ensemble  :  Urbanus.  Il  allait  continuer,  quand  M.  du 
Lude,  tirant  d'un  air  de  componction  une  petite  boîte 
d'or,  a  dit  qu'il  tenait  là  une  relique  laissée  par  ses  an- 
cêtres, et  que,  ne  doutant  pas  de  la  possession,  il  voulait 
l'éprouver.  Le  père  Lactance,  ravi,  s'est  saisi  de  la  boîte, 
et,  à  peine  en  a-t-il  touché  le  front  des  deux  filles, 
qu'elles  ont  fait  des  sauts  prodigieux,  se  tordant  les 
pieds  et  les  mains;  Lactance  hurlait  ses  exorcismes, 
Barré  se  jetait  à  genoux  avec  toutes  les  vieilles  femmes, 
Mignon  et  les  juges  applaudissaient.  Laubardemont,  im- 
passible, faisait  (sans  être  foudroyé  1)  le  signe  de  la  croix. 
Quand,  M.  du  Lude  reprenant  sa  boîte,  les  religieuses 
sont  restées  paisibles  :  —  Je  ne  crains  pas,  a  dit  fîère- 


56  CINQ-MARb. 

ment  Lactance,  que  vous  doutiez  de  la  vérité  de  vos  re- 
liques ! 

—  Pas  plus  que  de  celle  de  la  possession,  a  répondu 
M.  du  Lude  en  ouvrant  sa  boîte 

Elle  était  vide. 

—  Messieurs,  vous  vous  moquez  de  nous,  a  dit  Lac- 
lance. 

J'étais  indigné  de  ces  momeries  et  lui  dis  : 

—  Oui,  monsieur,  comme  vous  vous  moquez  de  Dieu 
et  des  hommes.  C'est  pour  cela  que  vous  me  voyez,  mon 
cher  ami ,  des  bottes  de  sept  lieues  si  lourdes  et  si 
grosses,  qui  me  font  mal  aux  pieds,  et  de  longs  pistolets; 
car  notre  ami  Laubardemont  rn'a  décrété  de  prise  de 
corps,  et  je  ne  veux  point  le  lui  lai-ser  saisir,  tout  vieux 
qu'il  est. 

—  Mais,  s'écria  Cinq-Mars,  est-il  donc  si  puissant? 

—  Plus  qu'on  ne  le  croit  et  qu'on  ne  peut  le  croire  ;  je 
sais  que  labbesse  possédée  est  sa  nièce,  et  qu'il  est  muni 
d'un  arrêt  du  conseil  qui  lui  ordonne  de  juger,  sans 
s'arrêter  à  tous  les  appels  interjetés  au  parlement,  à  qui 
;e  Cardinal  interdit  connaissance  de  la  cause  d'Urbain 
Grandier. 

—  Et  enfin  quels  sont  ses  torts  ?  dit  le  jeune  homme, 
déjà  puissamment  intéressé. 

—  Ceux  d'une  âme  forte  et  d'un  génie  supérieur,  une 
volonté  inflexil'le  qui  a  irrité  la  puissance  contre  lui.  et 
une  passion  profonde  qui  a  entraîné  son  cœur  et  lui  a  fait 
commettre  le  seul  péché  mortel  que  je  croie  pouvoir  lui 
éire  reproché  ;  mais  ce  n'a  é:é  qu'en  violant  le  secret  de 
ses  papiers,  qu'en  les  arrachant  à  Jeanne  d'Estièvre,  sa 
mère  octogénaire,  qu'on  a  su  et  publié  son  amour  pour 
la  belle  Madeleine  de  Brou  ;  cette  jeune  demoiselle  avait 
refusé  de  se  marier  et  voulait  prendre  le  voile.  Puisse  ce 
voile  lui  avoir  caché  le  spectacle  d'aujourd'hui  1  L'élo- 


LKBONPBÊTRE.  57 

qucnce  de  Grandier  et  sa  beauté  angélique  ont  souvent 
exailé  des  femmes  qui  venaient  de  loin  pour  l'entendre 
parler  ;  j'en  ai  vu  s'évanouir  durant  ses  sermons  ;  d'autres 
s'écrier  que  c'était  un  ange,  toucher  ses  vêtements  et  bai- 
ser ses  mains  lorsqu'il  descendait  de  la  chaire.  11  est  cer- 
tain que,  si  ce  n'est  sa  beauté,  rien  n'égalait  la  sublimi'.é 
de  ses  discours,  toujours  inspirés  :  le  miel  pur  des  Évan- 
giles s'unissait,  sur  ses  lèvres,  à  la  flamme  étincelante  des 
prophéties,  et  l'on  sentait  au  son  de  sa  voix  un  cœur  tout 
plein  d'une  sainte  pitié  pour  les  maux  de  l'homme,  et 
tout  gonflé  de  Irames  prêtes  à  couler  sur  nous. 

Le  bon  prêtre  s'interrompit,  parce  que  lui-même  avait 
des  pleurs  dans  la  voix  et  dans  les  yeux  ;  sa  figure  ronde 
et  naturellement  gaie  était  plus  touchante  qu'une  autre 
dans  cet  état,  car  la  tristesse  semblait  ne  pouvoir  l'at- 
teindre. Cinq-Mars,  toujours  plus  ému,  lui  serra  la  main 
sans  rien  dire,  de  crainte  de  l'interrompre.  L'abbé  tira 
un  mouchoir  rouge,  s'essuya  les  yeux,  se  moucha  et  re- 
prit : 

—  Cette  effrayante  attaque  de  tous  les  ennemis  d'Ur- 
bain est  la  seconde  ;  il  avait  déjà  été  accusé  d'avoir  ensor- 
celé les  religieuses  et  examiné  par  de  saints  prélats,  par 
des  magistrats  éclairés,  par  des  médecins  instruits,  qui 
l'avaient  absous,  et  qui,  tous  indignés,  avaient  imposé 
silence  à  ces  démons  de  fabrique  humaine.  Le  bon  el 
pieux  archevêque  de  Bordeaux  se  contenta  de  choisir 
lui-même  les  examinateurs  de  ces  prétendus  exorcistes, 
et  son  ordonnarxe  ût  fuir  ces  prophètes  et  taire  leur  en- 
fer. Mais,  humiliés  par  la  publicité  des  débats,  honteux  de 
voir  Grandier  bien  accueilli  de  notre  bon  roi  lorsqu'il 
fut  se  jeter  à  ses  pieds  à  Paris,  ils  ont  compris  que,  s'il 
triomphait,  ils  étaient  perdus  et  regardés  comme  des 
imposteurs;  déjà  le  couvent  des  Ursulines  ne  semblait 
plus  être  qu'un  théâtre  d'indignes  comédies  ;  les  reli- 


58  CINQ-MARS. 

gieuses,  des  actrices  déhontées  ;  plus  de  cent  personnes 
acharnées  contre  le  curé  s'étaient  compromises  dans 
l'espoir  de  le  perdre  :  leur  conjuration,  loïu  de  se  dis- 
soudre, a  repris  des  forces  par  son  premier  échec  :  voici 
les  moyens  que  ses  ennemis  implacables  ont  mis  en 
usage. 

Connaissez-vous  un  homme  appelé  l'Éminence  grise, 
ce  capucin  redouté  que  le  Cardinal  emploie  à  tout,  con- 
sulte souvent  et  méprise  toujours?  c'est  à  lui  que  les 
capucins  de  Loudun  se  sont  adressés.  Une  femme  de  ce 
pays  et  du  petit  peuple,  nommée  Hamon,  ayant  eu  le 
bonheur  de  plaire  à  la  reine  quand  elle  passa  dans  ce 
pays,  cette  princesse  l'attacha  à  son  service.  Vous  savez 
quelle  haine  sépare  sa  cour  de  celle  du  Cardinal,  vous 
savez  qu'Anne  d'Autriche  et  M.  de  Richelieu  se  sont  quel- 
que temps  disputé  la  faveur  du  roi,  et  que,  de  ces  deux 
soleils,  la  France  ne  savait  jamais  le  soir  lequel  se  lève- 
rait le  lendemain.  Dans  un  moment  d'éclipsé  du  Cardi- 
nal, une  satire  parut,  sortie  du  système  planétaire  de  la 
Reine  ;  elle  avait  pour  titre  la  Cordonnière  de  la  reine 
mère  ;  elle  était  bassement  écrite  et  conçue,  mais  renfer- 
mait des  choses  si  injurieuses  sur  la  naissance  et  la  per- 
sonne du  Cardinal,  que  les  ennemis  de  ce  ministre  s'eii 
emparèrent  et  lui  donnèrent  une  vogue  qui  l'irrita.  On  y 
révélait,  dit-on,  beaucoup  d'intrigues  et  de  mystères 
qu'il  croyait  impénétrables  ;  il  lut  cet  ouvrage  anonyme 
et  voulut  en  savoir  l'auteur.  Ce  fut  dans  ce  temps  même 
que  les  capucins  de  cette  petite  ville  écrivirent  au  père 
Joseph  qu'une  correspondance  continuelle  entre  Grandier 
et  la  Hamon  ne  leur  laissait  aucun  doute  qu'il  ne  fût 
l'auteur  de  cette  diatribe.  En  vain  avait-il  publié  précé- 
demment des  livres  religieux  de  prières  et  de  médita- 
tions dont  le  style  seul  devait  l'absoudre  d'avoir  mis  la 
main  à  un  libelle  écrit  dans  le  langage  des  halles  ;  le  Car- 


LEBONPR  Etre.  59 

dinal,  dès  longleujps;  pievcnu  coiiire  Urbain,  n'a  voulu 
voir  que  lui  de  coupable  :  on  lui  a  rappelé  que  lorsqu'il 
n'était  encore  que  prieur  de  Coussay,  Grandier  lui  dis- 
puta le  pas,  le  prit  même  avant  lui  :  je  suis  bien  trompé 
si  ce  pas  ne  met  son  pied  dans  la  tombe... 

Un  triste  souriie  accompagna  ce  mot  sur  les  lèvres  du 
bon  abbé. 

—  Quoi  î  vous  croyez  que  cela  ira  jusqu'à  la  mort? 

—  Oui,  mon  enfant,  oui,  jusqu'à  la  mort;  déjà  on  a 
enlevé  toutes  les  pièces  et  les  sentences  d'absolution  ([ui 
pouvaient  lui  servir  de  défense,  malgré  l'opposition  de 
sa  pauvre  mère,  qui  les  conservait  comme  la  permission 
de  vivre  donnée  à  son  fils;  déjà  on  a  affecté  de  regarder 
un  ouvrage  contre  le  célibat  des  prêtres,  trouvé  dans  ses 
papiers,  comme  destiné  à  propager  le  schisme.  Il  est  bien 
coupable,  sans  doute,  et  l'amour  qui  l'a  dicté,  quelque 
pur  qu'il  puisse  être,  est  une  faute  énorme  dans  l'homme 
qui  est  consacré  à  Dieu  seul  ;  mais  ce  pauvre  prêtre  était 
loin  de  vouloir  encourager  l'hérésie,  et  c'était,  dit-on, 
pour  apaiser  les  remords  de  mademoiselle  de  Brou  qu'il 
l'avait  composé.  On  a  si  bien  vu  que  ces  fautes  véritables 
ne  suffisaient  pas  pour  le  faire  mourir,  qu'on  a  réveillé 
l'accusation  de  sorcellerie  assoupie  depuis  longtemps,  et 
que,  feignant  d'y  croire,  le  Cardinal  a  établi  dans  cette 
ville  un  tribunal  nouveau,  et  enfin  mis  à  sa  tête  Laubar- 
demont;  c'est  un  signe  de  mort.  Ah  !  fasse  le  ciel  que  vous 
ne  connaissiez  jamais  ce  que  la  corruption  des  gouverne- 
ments  appelle  coups  (VÉtat. 

En  ce  moment  un  cri  horrible  retentit  au  delà  d'un  pe- 
tit mur  de  la  cour;  l'abbé  effrayé  se  leva,  Cinq-Mars  en 
fit  autant. 

—  C'est  un  cri  de  femme,  dit  le  vieillard. 

—  Qu'il  est  déchirant  1  dit  le  jeune  homme.  Qu'est-ce  ? 
cria-t-il  à  ses  gens  qui  étaient  tous  sortis  dans  la  cour. 


60  tïNQ-MARS. 

Ils  répondirent  qu'on  n'entendait  plus  rien. 

—  C'est  bon,  c'est  bon  !  cria  l'abbé,  ne  faites  plus  de 
bruit. 

Il  referma  la  fenêtre  et  mit  ses  deux  mains  sur  ses 
yeux. 

—  Ah  !  quel  cri  !  mon  enfant,  dit-il  (et  il  était  fort  pâle), 
quel  cri  I  il  m'a  percé  l'âme  ;  c'est  quelque  malheur.  Ah  1 
mon  Dieu  !  il  m'a  troublé,  je  ne  puis  plus  continuer  à  vous 
parler.  Faut-il  que  je  l'aie  entendu  quand  je  vous  parlais 
de  votre  destinée  !  Moucher  enfant,  que  Dieu  vous  bénissel 
Metiez-vous  à  genoux. 

Cinq-Mars  fit  ce  qu'il  voulait,  et  fui  averti  par  un  bai' 
ser  sur  ses  cheveux  que  le  vieillard  l'avait  béni  et  le  rel& 
vait  en  disant  : 

—  Allez  vite,  mon  ami,  l'heure  s'avance;  on  pourrait 
vous  trouver  avec  moi,  partez  ;  laissez  vos  gens  et  vos 
chevaux  ici;  enveloppez-vous  dans  un  manteau,  et  par- 
tez. J'ai  beaucoup  à  écrire  avant  l'heure  où  l'obscurité  me 
permettra  de  prendre  la  route  d'Italie.  Ils  s'embrassèrent 
une  seconde  fois  en  se  promettant  des  lettres,  et  Henri 
s'éloigna.  L'abbé,  le  suivant  encore  des  yeux  par  la  fenê- 
tre, lui  cria  :  —  Soyez  bien  sage,  quelque  chose  qui  arrive; 
et  lui  envoya  encore  une  fois  sa  bénédiction  paternelle  er 
disant  :  —  Pauvre  enfant  ! 


bB    PROCÈS.  61 


CHAPITRE  IV 

LE    l'aOCÈS 

Oh!  vendetta  di  Dio,  quanlo  tu  dtl 
Esser  temuta  da  ciascun  clie  legge 
^'o,  che  fu  manifeslo  agli  occhi  mien 
DAr.rE. 

0  vengeance  de  Dieu,  combien  lu 
dais  cire  redoutable  à  quiconque  va  lire 
ceci,  qui  se  manifesta  sous  mes  yeux  ! 

ivîalgré  rasage  des  séances  secrètes,  alors  mis  en  vi- 
gueur par  Richelieu,  les  juges  du  curé  de  Loudun  avaient 
voulu  que  la  salle  lût  ouverte  au  peuple,  et  ne  tardèrent 
pas  à  s'en  repentir.  Mais  d'abord  ils  crurent  en  avoir  assez 
imposé  à  la  multitude  par  leurs  jongleries,  qui  durèrent 
près  de  six  mois;  ils  étaient  tous  intéressés  à  la  perte 
d'Urbain  Grandier,  mais  ils  voulaient  que  l'indignation  du 
pays  sanctionnât  en  quelque  sorte  l'arrêt  de  mort  qu'ils 
préparaient  et  qu'ils  avaient  ordre  de  porter,  comme  l'avait 
dit  le  bon  abbé  à  son  élève. 

Laubardemont  était  une  espèce  d'oiseau  de  proie  que 
le  Cardinal  envoyait  toujours  quand  sa  vengeance  voulait 
un  agent  sûr  et  prompt,  et,  en  cette  occasion,  il  justifia 
le  choix  qu'on  avait  fait  de  sa  personne.  Il  ne  fit  qu'une 
faute,  celle  de  permettre  la  séance  publique,  contre 
l'usage;  il  avait  l'intention  d'intimider  et  d'effrayer;  il 
effraya,  mais  fit  horreur. 

La  foule  que  nous  avons  laissée  à  la  porte  y  était  res- 
tée deux  heures,  pendant  qu'un  bruit  sourd  de  marteaux 
annonçait  que  l'on  achevait  dans  l'intérieur  de  la  grande 
salle  des  préparatifs  inconnus  et  faits  à  la  hâte.  Des  ar- 


69,  IINQ-MARS. 

chers  firent  tourner  péniblement  sur  leurs  gonds  les 
lourdes  portes  de  la  rue,  et  le  peuple  avide  s'y  précipita. 
Le  jeune  Cinq-Mars  fut  jeté  dans  l'intérieur  avec  le  se- 
cond flot,  et,  placé  derrière  un  pilier  fort  lourd  de  ce  bâti- 
ment, il  y  resta  pour  voir  sans  être  vu.  Il  remarqua  avec 
déplaisir  que  le  groupe  noir  des  bourgeois  était  près  de 
lui;  mais  les  grandes  portes,  en  se  refermant,  laissèrent 
toute  la  partie  du  local  où  était  le  peuple  dans  une  telle 
obscurité,  qu'on  n'eût  pu  le  reconnaître.  Quoique  l'on 
ne  fût  qu'au  milieu  du  jour,  des  flambeaux  éclairaient 
la  salle,  mais  étaient  presque  tous  placés  à  l'extrémité, 
oiî  s'élevait  l'estrade  des  juges,  rangés  derrière  une 
table  fort  longue  ;  les  fauteuils,  les  tables,  les  degrés, 
tout  était  couvert  de  drap  noir  et  jetait  sur  les  figures 
de  livides  reflets.  Un  banc  réservé  à  l'accusé  était  placé 
sur  la  gauche,  et  sur  le  crêpe  qui  le  couvrait  on  avait 
brode  en  relief  des  flammes  d'or,  pour  figurer  la  cause 
de  l'accusation.  Le  prévenu  y  était  assis,  entouré  d'ar- 
chers, et  toujours  les  mains  attachées  par  des  chaînes  que 
deux  moines  tenaient  avec  une  frayeur  simulée,  affec- 
tant de  s'écarter  au  plus  léger  de  ses  mouvements, 
comme  s'ils  eussent  tenu  en  laisse  un  tigre  ou  un  loup 
enragé,  ou  que  la  flamme  eût  dû  s'attacher  à  leurs  vête- 
ments. Ils  empêchaient  aussi  avec  soin  que  le  peuple  ne 
pût  voir  sa  figure. 

Le  visage  impassible  de  M.  de  Laubardemont  paraissait 
dominer  les  juges  de  son  choix;  plus  grand  qu'eux 
presque  de  toute  la  tête,  il  était  placé  sur  un  siège  plus 
élevé  que  les  leurs;  chacun  de  ses  regards  ternes  et  in- 
quiets leur  envoyait  un  ordre.  Il  était  vêtu  d'une  longue 
et  large  robe  rouge,  une  calotte  noire  couvrait  ses  che- 
veux ;  il  semblait  occupé  à  débrouiller  des  papiers  qu'il 
faisait  passer  aux  juges  et  circuler  dans  leurs  mains.  Les 
accusateurs,  tous  ecclésiastiques,  siégeaient  à  droite  des 


tF    PROCÈS.  65 

juges  ;  ils  étaient  revêtus  d'aubes  et  d'étoles  ;  on  distin- 
guait le  père  Lactance  à  la  simplicité  de  son  habit  de  ca- 
pucin, à  sa  tonsure  et  à  la  rudesse  de  ses  traits.  Dans 
une  tribune  était  caché  l'évéque  de  Poitiers  ;  d'autres 
tribunes  étaient  pleines  de  femmes  voilées.  Aux  pieds 
des  juges,  une  foule  ignoble  de  femmes  et  d'hommes  de 
la  lie  du  peuple  s'agitait  derrière  six  jeunes  religieuses 
des  Ursulines  dégoûtées  de  les  approcher  ;  c'étaient  les 
témoins. 

Le  reste  de  la  salle  était  plein  d'une  foule  immense, 
sombre,  silencieuse,  suspendue  aux  corniches,  aux  portes, 
aux  poutres,  et  pleine  d'une  terreur  qui  en  donnait  aux 
juges,  car  cette  stupeur  venait  de  l'intérêt  du  peuple  pour 
l'accusé.  Des  archers  nombreux,  armés  de  longues  piques, 
incadraient  ce  lugubre  tableau  d'une  manière  digne  de  ce 
farouche  aspect  de  la  multitude. 

Au  geste  du  président  on  fît  retirer  les  témoins,  aux- 
quels un  huissier  ouvrit  une  porte  étroite.  On  remarqua 
la  supérieure  des  Ursulines,  qui,  en  passant  devant  M.  de 
Laubardemont,  s'avança,  et  dit  assez  haut  :  — Vous  m'avez 
trompée,  monsieur.  Il  demeura  impassible  :  elle  sortit. 

Un  silence  profond  régnait  dans  l'assemblée. 

Se  levant  avec  gravité,  mais  avec  un  trouble  visible,  un 
des  juges,  nommé  Roumain,  lieutenant  criminel  d'Or- 
léans, lut  une  espèce  de  mise  en  accusation  d'une  voix 
très-basse  et  si  enrouée,  qu'il  était  impossible  d'en  saisir 
aucune  parole.  Cependant  il  se  faisait  entendre  lorsque 
ce  qu'il  avait  à  dire  devait  frapper  l'esprit  du  peuple.  Il 
divisa  les  preuves  du  procès  en  deux  sortes  :  les  unes  ré- 
sultant des  dispositions  de  soixante-douze  témoins;  les 
autres,  et  les  plus  certaines,  des  exorcismes  des  révérends 
pères  ici  présents,  s'écria-t-il  en  faisant  le  signe  de  la 
croix. 

Les  pères  Lactance,  Barré  et  Mignon  s'inclinèrent  pro- 


Oa  CINQ- M  A  es. 

fondement  en  répétant  aussi  ce  signe  sacré.  —  Oui,  mes- 
seigneurs,  dit-il,  en  s'adressant  aux  juges,  on  a  reconnu 
et  déposé  devant  vous  ce  bouquet  de  roses  blanches  et 
ce  manuscrit  signé  du  sang  du  magicien,  copie  du  pacte 
qu'il  avait  fait  avec  Lucifer ,  et  qu'il  était  forcé  de 
porter  sur  lui  pour  conserver  sa  puissance.  On  lit  encore 
avec  horreur  ces  paroles  écrites  au  bas  du  parchemin  : 
La  minute  est  aux  enfers,  dans  le  cabinet  de  Lucifer. 

Un  éclat  de  rire  qui  semblait  sortir  d'une  poitrine  forte 
s'entendit  dans  la  foule.  Le  président  rougit,  et  fit  signe 
à  des  archers,  qui  essayèrent  en  vain  de  trouver  le  per- 
turbateur. Le  rapporteur  continua  : 

—  Les  démons  ont  été  forcés  de  déclarer  leurs  noms 
par  la  bouche  de  leurs  victimes.  Ces  noms  et  leurs  faits 
sont  déposés  sur  cette  table  :  ils  s'appellent  Astaroth,  de 
l'ordre  des  Séraphins;  Easas,  Celsus,  Acaos,  Cédron,  As- 
modée,  de  Tordre  des  Trônes;  Alex,  Zabulon,  Cham,  Uriel 
et  Achas,  des  Principautés,  etc.  ;  car  le  nombre  en  était 
infini.  Quant  à  leurs  actions,  qui  de  nous  n'en  fut  témoin? 

Un  long  murmure  sortit  de  l'assemblée;  on  imposa 
silence,  quelques  hallebardes  s'avancèrent,  tout  se  tut. 

—  Nous  avons  vu  avec  douleur  la  jeune  et  respectable 
supérieure  des  Ursulines  déchirer  son  sein  de  ses  propres 
mains  et  se  rouler  dans  la  poussière  ;  les  autres  sœurs, 
Agnès,  Claire,  etc.,  sortir  de  la  modestie  de  leur  sexe  par 
des  gestes  passionnés  ou  des  rires  immodérés.  Lorsque 
des  impies  ont  voulu  douter  de  la  présence  des  démons, 
et  que  nous-mêmes  avons  senti  notre  conviction  ébranlée, 
parce  qu'ils  refusaient  de  s'expliquer  devant  des  inconnus, 
soit  en  grec,  soit  en  arabe,  les  révéren  !s  pères  nous  ont 
raffermi  en  daignant  nous  expliquer  que,  la  malice  des 
mauvais  esprits  étant  extrême,  il  n'était  pas  surprenant 
qu'ils  eussent  feint  cette  ignorance  pour  être  moins 
pressés  de  questions;  qu'ils  avaient  même  fait,  dans 


LE    PROCÈS.  65 

leurs  réponses,  quelques  barbarismes,  solécismes  et 
autres  fautes,  pour  qu'on  les  méprisât,  et  que  par  dédain 
les  saints  docteurs  les  laissassent  en  repos;  et  que  leur 
haine  était  si  forte,  que,  sur  le  point  de  faire  un  de  leurs 
tours  miraculeux,  ils  avaient  fait  suspendre  une  corde  au 
plancher  pour  faire  accuser  de  supercherie  des  person- 
nages aussi  révérés,  tandis  qu'il  a  été  affirmé  sous  ser- 
ment, par  des  personnes  respectables,  que  jamais  il  n'y 
eut  de  corde  en  cet  endroit. 

Mais,  messieurs,  tandis  que  le  ciel  s'expliquait  ainsi 
miraculeusement  par  ses  saints  interprètes,  une  autre  lu- 
mière nous  est  venue  tout  à  l'heure  :  à  l'instant  même  où 
les  juges  étaient  plongés  dans  leurs  profondes  médita- 
tions, un  grand  cri  a  été  entendu  près  de  la  salle  du  con 
seil  ;  et,  nous  étant  transportés  sur  les  lieux,  nous  avons 
trouvé  le  corps  d'une  jeune  demoiselle  d'une  haute  nais- 
sance; elle  venait  de  rendre  le  dernier  soupir  dans  la  voie 
publique ,  entre  les  mains  du  révérend  père  Mignon , 
chanoine;  et  nous  avons  su  de  ce  même  père,  ici  présent, 
8t  de  plusieurs  autres  personnages  graves,  que.  soupçon- 
nant cette  demoiselle  d'être  possédée,  à  cause  du  bruit 
qui  s'était  répan  !u  dès  longtemps  de  l'admiration  d'Ur- 
bain Grandier  pour  elle ,  il  eut  l'heureuse  idée  de  l'é- 
prouver, et  lui  dit  tout  à  coup  en  l'abordant  :  Grandier 
vient  d'être  mis  à  mort;  sur  quoi  elle  ne  poussa  qu'un 
seul  grand  cri,  et  tomba  morte,  privée  par  le  démon  du 
temps  nécessaire  pour  les  secours  de  notre  sainte  mère 
l'Église  catholique. 

Un  murmure  d'indignation  s'éleva  dans  la  foule,  oi!i  le 
mot  d'assassin  fut  prononcé  ;  les  huissiers  imposèrent  si 
îence  à  haute  voix  ;  mais  le  rapporteur  le  rétablit  en  repre- 
nant la  parole,  ou  plutôt  la  curiosité  générale  triompha. 

—  Chose  infâme,  messeigneurs,  continua-t-il,  cher- 
chant à  s'affermir  par  des  exclamations,  on  a  trouvé  gu 

4 


66  CINQ-MARS. 

elle  cet  ouvrage  écrit  de  la   main  d'Urbain   Grandier 
Et  il  tira  de  ses   papiers  un  livre    couvert  en  par- 
cliemin. 

—  Ciel!  s'écria  Urbain  de  son  banc. 

—  Prenez  garde  !  s'écrièrent  les  juges  aux  arcfters  qui 
l'entouraient. 

—  Le  démon  va  sans  doute  se  manifester,  dit  le  père 
Lactance  d'une  voix  sinistre  ;  resserrez  ses  liens. 

On  obéit. 

Le  lieutenant  criminel  continua  :  —  Elle  se  nommait 
Madeleine  de  Brou,  âgée  de  dix-neuf  ans. 

—  Ciel  !  ô  ciel  !  c'en  est  trop  !  s'écria  l'accusé,  tombant 
évanoui  sur  le  parquet. 

L'assemblée  s'émut  en  sens  divers  ;  il  y  eut  un  mo- 
ment de  tumulte.  —  Le  malheureux  !  il  l'aimait,  disaient 
quelques-uns.  Une  demoiselle  si  bonne  !  disaient  les 
/emmes.  La  pitié  commençait  à  gagner.  On  jeta  de  l'eau 
froide  sur  Grandier  sans  le  faire  sortir,  et  on  l'attacha  sur 
la  banquette.  Le  rapporteur  continua  : 

—  Il  nous  est  enjoint  de  lire  le  début  de  ce  livre  à  la 
cour.  Et  il  lut  ce  qui  suit  : 

«  C'est  pour  toi,  douce  et  belle  Madeleine,  c'est  pour 
mettre  en  repos  ta  conscience  troublée,  que  j'ai  peint  dans 
un  livre  une  seule  pensée  de  mon  âme.  Elles  sont  toutes 
à  toi,  fille  céleste,  parce  qu'elles  y  retournent  comme  au 
but  de  toute  mon  existence  ;  mais  cette  pensée  que  je 
t'envoie  comme  une  fleur  vient  de  toi,  n'existe  que  par 
toi,  et  retourne  à  toi  seule. 

«  Ne  sois  pas  triste  parce  que  tu  m'aimes  ;  ne  sois  pas 
affligée  parce  que  je  t'adore.  Les  anges  du  ciel,  que  font- 
ils?  et  les  àrûes  des  bienheureux,  que  leur  est-il  promis? 
Sommes-nous  moins  purs  que  les  anges  ?  nos  âmes  sont- 
elles  moins  détachées  de  la  terre  qu'après  la  mort  ?  0 
Madeleine  !  qu'y  a-t-ilen  nous  dont  le  regard  du  Seigneur 


LK  priocÈs.  67 

s'indigne  ?  Est-ce  lorsque  nous  prions  ensemble,  et  que, 
le  front  prosterné  dans  la  poussière  devant  ses  autels, 
nous  demandons  une  mort  prochaine  qui  nous  vienne 
saisir  durant  la  jeunesse  et  l'amour  ?  Est-ce  au  temps  où, 
rêvant  seuls  sous  les  arbres  funèbres  du  cimetière,  nous 
cherchions  une  double  tombe,  souriant  à  noire  mort  eL 
pleurant  sur  notre  vie  ?  Serait-ce  lorsque  tu  viens  t'age- 
nouiller  devant  moi-même  ^u  tribunal  de  la  pénitence, 
et  que,  parlant  en  présence  de  Dieu,  tu  ne  peux  rien 
trouver  de  mal  à  me  révéter,  tant  j'ai  soutenu  ton  âme 
dans  les  régions  pures  du  ciel  ?  Qui  pourrait  donc  offenser 
notre  Créateur  ?  Peut-être,  oui,  peut-être  seulement,  je  le 
crois,  quelque  esprit  du  ciel  aurait  pu  m'envier  ma  féli- 
cité, lorsqu'au  jour  de  Pâques  je  te  vis  prosternée  devant 
moi,  épurée  par  de  longues  austérités  du  peu  de  souil- 
Jure  qu'avait  pu  laisser  en  toi  la  tache  originelle.  Que  tu 
étais  belle  !  ton  regard  cherchait  ton  Dieu  dans  le  ciel,  et 
ma  main  tremblante  l'apporta  sur  tes  lèvres  pures  que 
jamais  lèvre  humaine  n'osa  effleurer.  Être  angélique, 
j'étais  seul  à  partager  les  secrets  du  Seigneur,  ou  plutôt 
l'unique  secret  de  la  pureté  de  ton  âme  ;  je  t'unissais  à 
ton  Créateur,  qui  venait  de  descendre  aussi  dans  mon 
sein.  Hymen  ineffable  dont  l'Éternel  fut  le  prêtre  lui- 
même,  vous  étiez  seul  permis  entre  la  Vierge  et  le  Pas- 
teur ;  la  seule  volupté  de  chacun  de  nous  fut  de  voir  une 
éternité  de  bonheur  commencer  pour  l'autre,  et  do 
respirer  ensemble  les  parfums  de  ciel,  de  prêter  déjà 
l'oreille  à  ses  concerts,  et  d'êtres  sûrs  que  nos  âmes  dé- 
voilées à  Dieu  seul  et  à  nous  étaient  dignes  de  l'adorer 
ensemble. 

«  Quel  scrupule  pèse  encore  sur  ton  âme,  ô  ma  sœur  ? 
Ne  crois-tu  pas  que  j'aie  rendu  un  culte  trop  grand  à  ta 
vertu?  Crains-tu  qu'une  si  pure  admiration  ne  m'ait  dé- 
tourné de  celle  du  Seigneur  ?...  s 


68  CIXQ-M\KS. 

Houmairi  en  était  là  quand  !a  porte  par  laquelle  étaient 
sortis  les  témoins  s'ouvrit  tout  à  coup.  Les  juges,  inquiets, 
se  parlèrent  à  l'oreille.  Laubardemont,  incertain,  fit  signe 
aux  pères  pour  savoir  si  c'était  quelque  scène  exécutée 
par  leur  ordre  ;  mais,  étant  placés  à  quelque  distance  de 
lui  et  surpris  eux-mêmes,  ils  ne  purent  lui  faire  entendre 
que  ce  n'était  point  eux  qui  avaient  préparé  cette  inter- 
ruption. D'ailleurs,  avant  que' leurs  regards  eussent  été 
échangés,  l'on  vit,  à  la  grande  stupéfaction  de  l'assemblée, 
trois  femmes  en  chemise,  pieds  nus,  la  corde  au  cou, 
un  cierge  à  la  main,  s'avancer  jusqu'au  milieu  de  l'es- 
trade. C'était  la  supérieure,  suivie  des  sœurs  Agnès  et 
Claire.  Toutes  deux  pleuraient  ;  la  supérieure  était  fort 
pâle,  mais  son  port  était  assuré  et  ses  yeux  fixes  et  hardis: 
elle  se  mit  à  genoux  ;  ses  compagnes  l'imitèrent ,  tout  fut 
si  troublé  que  personne  ne  songea  à  l'arrêter,  et  d'une 
voix  c'.dire  et  ferme,  elle  prononça  ces  mots,  qui  reten- 
tirent dans  tous  les  coins  de  la  salle  : 

—  Au  nom  de  la  très-sainte  Trinité,  moi,  Jeanne  de 
Belfiel,  fille  du  baron  de  Cose  ;  moi ,  supérieure  indigne 
du  couvent  des  Ursulines  de  Loudun,  je  demande  par- 
don à  Dieu  et  aux  hommas  du  crime  que  j'ai  commis 
en  accusant  l'innocent  Urbain  Grandier.  Ma  posses- 
sion était  fausse,  mes  paroles  suggérées»  le  remords 
m'accable... 

—  Bravo  1  s'écrièrent  les  tribunes  et  le  peuple  en  frap- 
pant des  mains.  Les  juges  se  levèrent  ;  les  archers,  incer- 
tains, regardèrent  le  président  :  il  frémit  de  tout  son 
corps,  mais  resta  immobile. 

—  Que  chacun  se  taise  1  dit-il  d'une  voix  aigre  ;  ar- 
chers, faites  votre  devoir  ! 

Cet  homme  se  sentait  soutenu  par  une  main  si  puis- 
sante, que  rien  ne  l'effrayait,  car  la  pensée  du  ciel  ne  lui 
était  jamais  venue. 


LE    PROCÈS.  69 

—  Mes  pères,  que  pensez-vous  ?  dit-il  en  faisant  signe 
aux  moines. 

—  Que  le  démon  veut  sauver  son  ami...  Obmutesce, 
Salarias  !  s'écria  le  père  Lactance  d'une  voix  terrible, 
ayant  l'air  d'exorciser  encore  la  supérieure. 

Jamais  le  feu  mis  à  la  poudre  ne  produisit  un  effet  plus 
prompt  que  celui  de  ce  seul  mot.  Jeanne  de  Belfiel  se 
leva  subitement,  elle  se  leva  dans  toute  sa  beauté  de  vingt 
ans,  que  sa  nudité  terrible  augmentait  encore  ;  on  eût 
dit  une  âme  échappée  de  l'enfer  apparaissant  à  son  séduc- 
teur ;  elle  promena  ses  yeux  noirs  sur  les  moines,  Lactance 
baissa  les  siens;  elle  fit  deux  pas  vers  lui  avec  ses  pieds 
nus,  dont  les  talons  firent  retentir  fortement  l'échafaudage; 
son  cierge  semblait,  dans  sa  main,  le  glaive  de  l'ange. 

—  Taisez-vous,  imposteur!  dit-elle  avec  énergie,  le 
démon  qui  m'a  possédée,  c'est  vous  :  vous  m'avez  trom- 
pée, il  ne  devait  pas  être  jugé;  d'aujourd'hui  seulement 
je  sais  qu'il  l'est;  d'aujourd'hui  j'entrevois  sa  mort;  je 
parlerai. 

—  Femme,  le  démon  vous  égare  ! 

—  Dites  que  le  repentir  m'éclaire  :  filles  aussi  malheu- 
reuses que  moi,  levez-vous  :  n'est-il  pas  innocent  ? 

—  Nous  le  jurons  !  dirent  encore  à  genoux  les  deux 
,eunes  sœurs  laies  eu  fondant  en  larmes,  parce  qu'elles 
n'étaient  pas  animées  par  une  résolution  aussi  forte  quo 
celle  de  la  supérieure.  Agnès  même  eut  à  peine  dit  ce 
mot  que,  se  tournant  du  coté  du  peuple  :  —  Secourez- 
moi,  s'écria-t-elle  ;  ils  me  puniront,  ils  me  feront  mourir! 
Et,  entraînant  sa  compagne,  elle  se  jeta  dans  la  foule, 
qui  les  accueillit  avec  amour;  mille  voix  leur  jurèrent 
protection,  des  imprécations  s'élevèrent,  les  hommes 
agitèrent  leurs  bâtons  contre  terre;  on  n'osa  pas  empê- 
chei  le  peuple  de  les  faire  sortir  dei  bras  en  bras  jusqu'à 
la  rue. 


70  GINQ-MARS. 

Pendant  cette  nouvelle  scène,  les  juges  interdits  chu- 
chotaient, Laubardemont  regardait  les  archers  et  leur 
indiquait  les  points  où  leur  surveillance  devait  se  porter  ; 
souvent  il  montra  du  doigt  le  groupe  noir.  Les  accusa- 
teurs regardèrent  à  la  tribune  de  l'évêque  de  Poitiers, 
mais  ils  ne  trouvèrent  aucune  expression  sur  sa  figure 
apathique.  C'était  un  ces  vieillards  dont  la  mort  s'em- 
pare dix  ans  avant  que  le  mouvement  cesse  tout  à  fait 
en  eux;  sa  vue  semblait  voilée  par  un  demi-sommeil  ;  sa 
bouche  béante  ruminait  quelques  paroles  vagues  et  ha- 
bituelles de  piété  qui  n'avaient  aucun  sens  ;  il  lui  était 
resté  assez  d'intelligence  pour  distinguer  le  plus  fort 
parmi  les  hommes  et  lui  obéir,  ne  songeant  même  pas  un 
moment  à  quel  prix.  11  avait  donc  signé  la  sentence  des 
docteurs  de  Sorbonne  qui  déclarait  les  religieuses  pos- 
sédées, sans  en  tirer  seulement  la  conséquence  de  la 
jnort  d'Urbain;  le  reste  lui  semblait  une  de  ces  cérémo- 
nies plus  ou  moins  longues  auxquelles  il  ne  prêtait  au- 
cime  attention,  accoutumé  qu'il  était  à  les  voir  et  à  vivre 
au  milieu  de  leurs  pompes,  en  étant  même  une  partie  et 
un  meuble  indispensable.  Il  ne  donna  donc  aucun  signe 
de  vie  en  cette  occasion,  mais  il  conserva  seulement  un 
air  parfaitement  noble  et  nul. 

Cependant  le  père  Lactance,  ayant  eu  un  moment  pour 
se  remettre  de  sa  vive  attaque,  se  tourna  vers  le  prési- 
dent et  dit  : 

—  Voici  une  preuve  bien  claire  que  le  ciel  nous  en- 
voie sur  la  possession,  car  jamais  madame  la  supérieure 
n'avait  oublié  la  modestie  et  la  sévérité  de  son  ordre. 

—  Que  tout  l'univers  n'est-il  ici  pour  me  voir  1  dit 
Jeanne  de  Belfiel,  toujours  aussi  ferme.  Je  ne  puis  être 
assez  humiliée  sur  la  terre,  et  le  ciel  me  repoussera,  car 
i'ai  été  votre  complice. 

La  sueur  ruisselait  sur  le  front  de  Laubardemont.  Co« 


LE     PROCÈS.  71 

pendant,  essayant  de  se  remettre  :  —  Quel  conte  absurde! 
et  qui  vous  y  força  donc,  ma  sœur  ? 

La  voix  de  la  jeune  fille  devint  sépulcrale,  elle  en  réu- 
nit toutes  les  forces,  appuya  la  main  sur  son  cœur,  comme 
si  elle  eût  voulu  l'arracher,  et,  regardant  Urbain  Gran- 
dier,  elle  répondit  :  •  -  L'amour  ! 

L'assemblée  frémit  ;  Urbain,  qui,  depuis  son  évanouis- 
sement, était  resté  la  tète  baissée  et  comme  mort,  leva 
lentement  ses  yeux  sur  elle  et  revint  entièrement  à  la  vie 
pour  subir  une  douleur  nouvelle.  La  jeune  pénitente 
continua. 

—  Oui,  l'amour  qu'il  a  repoussé,  qu'il  n'a  jamais 
connu  tout  entier,  que  j'avais  respiré  dans  ses  discours, 
que  mes  yeux  avaient  puisé  dans  ses  regards  célestes, 
que  ses  conseils  mêmes  ont  accru.  Oui,  Urbain  est  pur 
comme  l'ange,  mais  bon  comme  l'homme  qui  a  aimé  ;  je 
ne  le  savais  pas  qu'il  eût  aimé  !  C'est  vous,  dit-elle  alors 
plus  vivement,  montrant  Lactance,  Barré  et  Mignon,  et 
quittant  l'accent  de  la  passion  pour  celui  de  l'indigna- 
tion, c'est  vous  qui  m'avez  appris  qu'il  aimait,  vous  qui 
ce  matin  m'avez  trop  cruellement  vengée  en  tuant  ma 
rivale  par  un  mot  !  Hélas  !  je  ne  voulais  que  les  séparer. 
C'était  un  crime  ;  mais  je  suis  Italienne  par  ma  mère  ;  je 
brûlai,  j'étais  jalouse;  vous  me  permettiez  de  voir  Ur- 
bains, de  l'avoir  pour  ami  et  de  le  voir  tous  les  jours... 

Elle  se  tut  ;  puis,  criant  :  —  Peuple,  il  est  innocent  ! 
Martyr,  pardonne-moi  !  j'embrasse  tes  pieds  !  Elle  tomba 
aux  pieds  d'Urbain,  et  versa  enfin  des  torrents  de  larmes. 

Urbain  éleva  ses  mains  liées  étroitement,  et,  lui  don- 
nant sa  bénédiction,  dit  d'une  voix  douce,  mais  faible  : 

—  Allez,  ma  sœur,  je  vous  pardonne  au  nom  de  Celui 
que  je  verrai  bientôt;  je  vous  l'avais  dit  autrefois,  et 
vous  le  voyez  à  présent,  les  passions  font  bien  du  mal 
quand  on  ne  cherche  pas  à  ies  tourner  vers  le  ciel  I 


72  C 1  X  Q  -  M  A  R  s. 

La  rougeur  monta  pour  la  seconde  fois  sur  le  front  d« 
Laubardemont  :  —  Malheureux!  dit-il,  tu  prononces  les 
paroles  de  l'Église. 

—  Je  n'ai  pas  quitté  son  sein,  dit  Urbain. 

^-  Qu'on  emporte  cette  fille  !  dit  le  président. 

Quand  les  archers  voulurent  obéir,  ils  s'aperçurejil 
qu'elle  avait  serré  avec  tant  de  force  la  corde  suspendue 
à  son  cou,  qu'elle  était  rouge  et  presque  sans  vie.  L'ef- 
froi fit  sortir  toutes  les  femmes  de  l'assemblée,  plusieurs 
furent  emportées  évanouies  ;  mais  la  salle  n'en  fut  pas 
moins  pleine,  les  rangs  se  serraient,  et  les  hommes  de  la 
me  débordaient  dans  l'intérieur. 

Les  juges  épouvantés  se  levèrent,  et  le  président  essaya 
de  faire  vider  la  salle  ;  mais  le  peuple  se  couvrant, 
demeura  dans  une  effrayante  immobilité;  les  archers 
n'étaient  plus  assez  nombreux,  il  fallut  céder,  et  Laubar- 
demont, d'une  voix  troublée,  dit  que  le  conseil  allait  se 
retirer  pour  une  demi-heure.  Il  leva  la  séance  ;  le  public, 
sombre,  demeura  debout. 


(jLIAPITRE  V 

LE    MVRTYRE 

l,a  torture  interroge  et  la  dou'.eur  réf-und. 
Li'.s  Templier.'!. 

L'intérêt  non  suspendu  de  ce  demi-procès,  son  appa- 
reil et  ses  interruptions,  tout  avait  tenu  l'esprit  public  si 
àilentif,  que  nulle  conversation  particulière  n'avait  pu 
A 'engager.  Quelques  cris  avaient  été  jetés,  mais  simulta- 
nément, mais  sans  qu'aucun  spectateur  se  doutât  des 


LE    MARTYRE.  (o 

Impressions  de  son  voisin,  ou  cherchât  même  à  les  devi- 
ner ou  à  communiquer  les  siennes.  Cependant,  lorsque 
le  public  fut  abandonné  à  lui-même,  il  se  fit  comme  une 
explosion  de  paroles  bruyantes.  On  distinguait  plusieurs 
voix,  dans  ce  chaos,  qui  dominaient  le  bruit  général, 
comme  un  chant  de  trompettes  domine  la  basse  continue 
d'un  orchestre. 

Il  y  avait  encore  à  cette  époque  assez  de  simplicité 
primitive  dans  les  gens  du  peuple  pour  qu'ils  fussent 
persuadés  par  les  mystérieuses  fables  des  agents  qui  les 
travaillaient,  au  point  de  n'oser  porter  un  jugement 
d'après  l'évidence,  et  la  plupart  attendirent  avec  effroi  la 
rentrée  des  juges,  se  disant  à  demi-voix  ces  mots  pro- 
noncés avec  un  certain  air  de  mystère  et  d'importance 
qui  sont  ordinairement  le  cachet  de  la  sottise  craintive  : 

—  On  ne  sait  qu'en  penser,  monsieur  !  —  Vraiment, 
madame,  voilà  des  choses  extraordinaires  qui  se  passent! 

—  Nous  vivons  dans  un  temps  bien  singuUer?  —  Je  me 
serais  bien  douté  d'une  partie  de  tout  ceci;  mais,  ma  foi, 
je  n'aurais  pas  prononcé,  et  je  ne  le  ferais  pas  encore  ! 

—  Qui  vivra  verra,  etc.  Discours  idiots  de  la  foule,  qui 
ne  servent  qu'à  montrer  qu'elle  est  au  premier  qui  la 
saisira  fortement.  Ceci  était  la  basse  continue  ;  mais  du 
côté  du  groupe  noir  on  entendait  d'autres  choses  :  —  Nous 
laisserons-nous  faire  ainsi?  Quoi!  pousser  l'audace  jusqu'à 
brûler  notre  lettre  au  Roi  !  Si  le  Roi  le  savait  !  —  Les  bar- 
bares !  les  imposteurs!  avec  quelle  adresse  leur  complot 
est  formé  1  le  meurtre  s'accomplira-t-il  sous  nos  yeux?  au- 
rons-nous peur  deces  archers?  —  Non,  non,  non.  C'étaient 
les  trompettes  et  les  dessus  de  ce  bruyant  orchestre. 

On  remarquait  le  jeune  avocat,  qui,  monté  sur  un 
banc,  commença  par  déchirer  en  mille  pièces  un  cahier 
de  papier;  ensuite,  élevant  la  voix  :  Oui,  s'écria-t-il,  je 
déchire  et  jette  au  vent  le  plaidoyer  que  j'avais  préparé 


74  GINQ-MARS. 

en  faveur  de  l'accusé  ;  on  a  supprimé  les  débats  :  il  ne 
m'est  pas  permis  de  parler  pour  lui;  je  ne  peux  parler 
qu'à  vous,  peuple,  et  je  m'en  applaudis  ;  vous  avez  vu 
ces  juges  infâmes  :  lequel  peut  encore  entendre  la  vérité? 
lequel  est  digne  d'écouter  l'homme  de  bien  ?  lequel  osera 
soutenir  son  regard?  Que  dis-je?  ils  la  connaissent  tout 
entière,  la  vérité,  ils  la  portent  dans  leur  sein  coupable; 
elle  ronge  leur  cœur  comme  un  serpent  ;  ils  tremblent 
dans  leur  repaire,  oii  ils  dévorent  sans  doute  leur  vic- 
time ;  ils  tremblent  parce  qu'ils  ont  entendu  les  cris  de 
trois  femmes  abusées.  Ah  !  qu'allais-je  faire?  j'allais  par- 
ler pour  Urbain  Grandier!  Quelle  éloquence  eût  égalé 
celle  de  ces  infortunées?  quelles  paroles  vous  eussent  fait 
mieux  voir  son  innocence?  Le  ciel  s'est  armé  pour  lui 
en  les  appelant  au  repentir  et  au  dévoûment,  le  ciel 
achèvera  son  ouvrage. 

—  Vade  relro,  Satcmas!  prononcèrent  des  voix  enten- 
dues par  une  fenêtre  assez  élevée. 

Fournier  s'interrompit  un  moment  : 

—  Entendez-vous,  reprit-il,  ces  voix  qui  parodient  le 
langage  divin?  Je  suis  bien  trompé,  ou  ces  instruments 
d'un  pouvoir  infernal  préparent  par  ce  chant  quelque 
nouveau  maléfice. 

—  Mais,  s'écrièrent  tous  ceux  qui  l'entouraient,  guidez- 
nous  :  que  ferons-nous?  qu'ont-ils  fait  de  lui? 

—  Restez  ici,  soyez  immobiles,  soyez  silencieux,  ré- 
pondit le  jeune  avocat  :  l'inertie  d'un  peuple  est  toute- 
puissante,  c'est  là  sa  sagesse,  c'est  là  sa  force,  Regardez 
en  silence,  et  vous  ferez  trembler. 

—  Us  n'oseront  sans  doute  pas  reparaître,  dit  le  comte 
du  Lude. 

—  Je  voudrais  bien  revoir  ce  grand  coquin  rouge,  dit 
Grand-Ferré,  qui  n'avait  rien  perdu  de  tout  ce  qu'il  avait  vu. 

—  Et  ce  bon  monsieur  le  curé,  murmura  le  vieux  père 


LE    MARTYRE.  /l) 

Guillaume  Leroux  en  regardant  tous  ses  enfants  irrités 
qui  se  parlaient  bas  en  mesurant  et  comptant  les  archers. 
Us  se  moquaient  même  de  leur  habit,  et  commençaient 
à  les  montrer  au  doigt. 

Cinq-Mars,  toujours  adossé  au  pilier  derrière  lequel  il 
s'était  placé  d'abord,  toujours  enveloppé  dans  son  man- 
teau noir,  dévorait  des  yeux  tout  ce  qui  se  passait,  ne 
perdait  pas  un  mot  de  ce  qu'on  disait,  et  remplissait  son 
cœur  de  fiel  et  d'amertume  ;  de  violents  désirs  de  meurtre 
et  de  vengeance,  une  envie  indéterminée  de  frapper,  le 
saisissaient  malgré  lui  :  c'est  la  première  impression  que  ,  4^ 
produise  le  mal  sur  l'àme  d'un  jeune  homme;  plus  tard, 
la  tristesse  remplace  la  colère  ;  plus  tard  c'est  l'indiffé- 
rence et  le  mépris;  plus  tard  encore ,  une  admiration 
calculée  pour  les  grands  scélérats  qui  ont  réussi  ;  mais 
c'est  lorsque,  des  deux  éléments  de  l'homme,  la  boue 
l'emporte  sur  l'àme. 

Cependant,  à  droite  de  la  salle,  et  près  de  l'estrade 
élevée  pour  les  juges,  un  groupe  de  femmes  semblait 
fort  occupé  à  considérer  un  enfant  d'environ  huit  ans, 
qui  s'était  avisé  de  monter  sur  une  corniche  à  l'aide  des 
bras  de  sa  sœur  Martine  que  nous  avons  vue  plaisantée  à 
toute  outrance  par  le  jeune  soldat  Grand-Ferré.  Cet  en- 
fant, n'ayant  plus  rien  à  voir  après  la  sortie  du  tribunal, 
s'était  élevé,  à  l'aide  des  pieds  et  des  mains,  jusqu'à  une 
petite  lucarne  qui  laissait  passer  une  lumière  très-faible, 
et  qu'il  pensa  renfermer  un  nid  d'hirondelles  ou  quelque 
autre  trésor  de  son  âge  ;  mais,  quand  il  se  fut  bien  établi 
les  deux  pieds  sur  la  corniche  du  mur  et  les  mains  atta- 
chées aux  barreaux  d'une  ancienne  châsse  de  saint  Jé- 
rôme, il  eût  voulu  être  bien  loin  et  cria  : 

—  Oh  !  ma  sœur,  ma  sœur,  donne-moi  la  main  pour 
descendre  1 

—  Qu'est-ce  que  tu  vois  donc?  s'écria  Martine. 


76  CINQ-MARS. 

—  Oh  î  je  n'ose  pas  le  dire;  mais  je  veux  descendre. 
Et  il  se  mit  à  pleurer. 

—  Reste,  reste,  dirent  toutes  les  femmes,  reste,  mon 
enfant,  n'aie  pas  peur,  et  dis-nous  bien  ce  que  tu  vois. 

—  Eh  bien,  c'e;t  qu'on  a  couché  le  curé  entre  deux 
grandes  planches  qui  lui  serrent  les  jambes,  il  y  a  des 
cordes  autour  des  planches. 

—  Ah!  c'est  la  question,  dit  un  homme  de  la  ville. 
Re^'arde  bien,  mon  ami,  que  vois-tu  encore? 

L'enfant ,  rassuré,  se  remit  à  la  lucarne  avec  plus  de 
confiance,  et,  retirant  sa  tête,  il  reprit  : 

—  Je  ne  vois  plus  le  curé,  parce  que  tous  les  juges 
sont  autour  de  lui  à  le  regarder,  et  que  leurs  grandes 
robes  m'empêchent  de  voir.  Il  y  a  aussi  des  capucins  qui 
se  penchent  pour  lui  parler  tout  bas. 

La  curiosité  assembla  plus  de  monde  aux  pieds  du 
jeune  garçon,  et  chacun  fit  silence,  attendant  avec  anxiété 
sa  première  parole,  comme  si  la  vie  de  tout  le  monde  en 
eût  dépendu. 

—  Je  vois,  reprit-il,  le  bourreau  qui  enfonce  quatre 
morceaux  de  bois  entre  les  cordes,  après  que  les  capu- 
cins ont  béni  les  marteaux  et  les  clous...  Ah!  mon  Dieu  ! 
ma  sœur,  comme  ils  ont  l'air  fâché  contre  lui,  parce  qu'il 
ne  parle  pas...  Maman,  maman,  donne-moi  la  main,  je 
veux  descendre. 

Au  lieu  de  sa  mère,  l'enfant,  en  se  retournant,  ne  vit 
plus  que  des  visages  mâles  qui  le  regardaient  avec  une 
avidité  triste  et  lui  faisaient  signe  de  continuer.  Il  n'osa 
pas  descendre,  et  se  remit  à  la  fenêtre  en  tremblant. 

—  Oh!  je  vois  le  père  Lactancf.  et  le  père  Barré  qui 
enfoncent  eux-mêmes  d'autres  morceaux  de  bois  qui  lui 
serrent  les  jambes.  Oh!  comme  il  est  pâle!  il  a  l'air  do 
prier  Dieu;  mais  voilà  sa  tête  qui  tombe  en  arrière  comme 
s'il  mourait.  Ah!  ôtez-moi  de  là... 


LE     MARTYRE.  77 

Et  il  tomba  dans  les  bras  du  jeune  avocat,  de  M.  du 
Lude  et  de  Cinq-Mars,  qui  s'étaient  approchés  pour  le 
soutenir. 

—  Deiis  stetit  in  synagoga  deorum  :  in  viedio  aulem 
Deusdijudicat..,  chantèrent  des  voix  fortes  et  nasillardes 
qui  sortaient  de  cette  petite  fenêtre  ;  elles  continuèrent 
longtemps  un  plain-chant  de  psaumes  entrecoupé  par  des 
coups  de  marteau,  ouvrage  infernil  qui  marquait  la  me- 
sure des  chants  célestes.  On  aur.iit  pu  se  croire  près  de 
l'antre  d'un  forgeron  ;  mais  les  coups  étaient  sourds  et 
faisaient  bien  sentir  que  l'enclume  était  le  corps  d'un 
homme. 

—  Silence  !  dit  Fournier,  il  p  arle  ;  les  chants  et  les 
coups  s'interrompent. 

Une  faible  voix  en  effet  dit  lentement  :  — 0  mes  pères  ! 
adoucissez  la  rigueur  de  vos  tourments,  car  vous  rédui- 
riez mon  âme  au  désespoir,  et  je  chercherais  à  me  donner 
la  mort. 

Ici  partit  et  s'élança  jusqu'aux  voûtes  l'explosion  des , 
cris  du  peuple  ;  les  hommes,  furieux,  se  jettent  sur  l'es- 
trade et  l'emportent  d'assaut  sur  les  archers  étonnés  et 
hésitants  ;  la  foule  sans  armes  les  pousse,  les  presse, 
les  étouffe  contre  les  murs,  et  tient  leurs  bras  sans 
mouvement;  ses  flots  se  précipitent  sur  les  portes  qui 
conduisent  à  la  chambre  de  la  question,  et,  les  iai- 
sjnt  crier  sous  leur  poids,  menacent  de  les  enfoncer; 
B'injure  retentit  par  mille  voix  formidables  et  va  épou- 
v:;!iter  les  juges. 

—  Ils  sont  partis,  ils  l'ont  emporté  !  s'écrie  un  homme. 

Tout  s'arrête  aussitôt,  et,  changeant  de  direction,  la 
foule  s'enfuit  de  ce  lieu  détestable  et  s'écoule  rapi- 
dement dans  les  rues.  Une  singulière  confusion  y  ré- 
gnait. 

La  nuit  était  venue  pendant  la  longue  séance,  et  des 


78  CINQ-MARS. 

torrents  de  pluie  tombaient  du  ciel.  L'obscurité  était 
effrayante  ;  les  cris  des  femmes  glissant  sur  le  pavé  ou 
repoussées  par  le  pas  des  chevaux  des  gardes,  les  cris 
sourds  et  simultanés  des  hommes  rassemblés  et  furieux, 
le  tintement  continuel  des  cloches  qui  annonçaient  le 
supplice  avec  les  coups  répétés  de  l'agonie,  les  roule- 
ments d'un  tonnerre  lointain,  tout  s'unissait  pour  le  dés- 
ordre. Si  l'oreille  était  étonnée,  les  yeux  ne  l'étaient  pas 
moins  ;  quelques  torches  funèbres  allumées  au  coin  des 
rues  et  jetant  une  lumière  capricieuse  montraient  des 
gens  armés  et  à  cheval  qui  passaient  au  galop  en  écrasant 
la  foule  :  ils  couraient  se  réunir  sur  la  place  de  Saint - 
Pierre  ;  des  tuiles  les  frappaient  quelquefois  dans  leur 
passage,  mais,  ne  pouvant  atteindre  le  coupable  éloigné, 
ces  tuiles  tombaient  sur  le  voisin  innocent,  La  confusion 
était  extrême,  et  devint  plus  grande  encore  lorsqce, 
débouchant  par  toutes  les  rues  sur  cette  place  nommée 
Saint-Pierre-le-Marché,  le  peuple  la  trouva  barricadée  de 
tous  côtés  et  remplies  de  gardes  à  cheval  et  d'archers.  Des 
charrettes  Uées  aux  bornes  des  rues  en  fermaient  toutes 
les  issues,  et  des  sentinelles  armées  d'arquebuses  étaient 
auprès.  Sur  le  milieu  de  la  place  s'élevait  un  bûcher 
composé  de  poutres  énormes  posées  les  unes  sur  les 
autres  de  manière  à  formé  un  carré  parfait  ;  un  bois 
plus  blanc  et  plus  léger  les  recouvrait  ;  un  immense  po- 
teau s'élevait  au  centre  de"cet  échafaud.  Un  homme  vêtu 
de  rouge  et  tenant  une  torche  baissée  était  debout  près 
de  cette  sorte  de  mât,  qui  s'apercevait  de  loin.  Un  réchaud 
énorme,  recouvert  de  tôle  à  cause  de  la  pluie,  était  à  ses 
pieds. 

A  ce  spectacle  la  terreur  ramena  partout  un  profond 
silence  ;  pendant  un  instant  on  n'entendit  plus  que  le 
bruit  ie  la  pluie  qui  tombait  par  torrents,  et  du  tonnerre 
qui  s'ajîprochait. 


LE    MARTYRE.  79 

Cependant  Cinq-Mars,  accompagné  de  MM.  du  Lude  et 
Fournier,  et  de  tous  les  personnages  les  plus  importants, 
s'était  mis  à  l'abri  de  l'orage  sous  le  péristyle  de  l'église 
de  Sainte-Croix,  élevée  sur  vingt  degrés  de  pierre.  Le 
bûcher  était  en  face,  et  de  cette  hauteur  on  pouvait  voir 
la  place  dans  toute  son  étendue.  Elle  était  entièrement 
vide,  et  l'eau  seule  des  larges  ruisseaux  la  traversait  ; 
mais  toutes  les  fenêtres  des  maisons  s'éclairaient  peu  à 
peu,  et  faisaient  ressortir  en  noir  les  tètes  d'hommes  et 
de  femmes  qui  se  pressaient  aux  balcons.  Le  jeune  d'Ef- 
fiat  contemplait  avec  tristesse  ce  menaçant  appareil; 
élevé  dans  les  sentiments  d'honneur,  et  bien  loin  de 
toutes  ces  noires  pensées  que  la  haine  et  l'ambition  peu- 
vent faire  naître  dans  le  cœur  de  l'homme,  il  ne  compre- 
nait pas  que  tant  de  mal  pût  être  fait  sans  quelque  motif 
puissant  et  secret;  l'audace  d'une  telle  condamnation  lui 
sembla  si  incroyable,  que  sa  cruauté  même  commençait 
à  la  justifier  à  ses  yeux;  une  secrète  horreur  se  glissa 
dans  son  âme,  la  même  qui  faisait  taire  le  peuple  ;  il  ou- 
blia presque  l'intérêt  que  le  malheureux  Urbain  lui  avait 
inspiré,  pour  chercher  s'il  n'était  pas  possible  que  quelque 
intelligence  secrète  avec  l'enfer  eût  justement  provoqué 
de  si  excessives  rigueurs;  et  les  révélations  publiques  des 
religieuses  et  les  récits  de  son  respectable  gouverneur 
s'affaiblirent  dans  sa  mémoire,  tant  le  succès  est  puissant, 
même  aux  yeux  des  êtres  distingués!  tant  la  force  en 
impose  à  l'homrne,  malgré  la  voix  de  sa  conscience  !  Le 
jeune  voyageur  se  demandait  déjà  s'il  n'était  pas  pro- 
bable que  la  torture  eût  arraché  quelque  monstrueux 
aveu  à  l'accusé,  lorsque  l'obscurité  dans  laquelle  était 
l'église  cessa  tout  à  coup  ;  ses  deux  grandes  portes  s'ou- 
vrirent, et  à  la  lueur  d'un  nombre  infini  de  flambeaux 
parurent-  tous  les  juges  et  les  ecclésiastiques  entourés  de 
-gardes;  au  milieu  d'eux  s'avançait  Urbain,  soulevé  ou 


80  CINQ-MARS. 

plutôt  porté  par  six  hommes  vêtus  en  pénitents  noirs, 
car  ses  jambes  unies  et  entourées  de  bandages  ensan- 
glantés, semblaient  rompues  et  incapables  de  le  soutenir. 
II  y  avait  .tout  au  plus  deux  heures  que  Cinq-Mars  ne 
l'avait  vu,  et  cependant  il  eut  peine  à  reconnaître  la 
figure  qu'il  avait  remarquée  à  l'audience  :  toute  couleur, 
tout  embonpoint  en  avaient  disparu;  une  pâleur  mor- 
telle couvrait  une  peau  jaune  et  luisante  comme  l'ivoire; 
le  sang  paraissait  avoir  quitté  toutes  ses  veines  ;  il  ne 
restait  de  vie  que  dans  ses  yeux  noirs,  qui  semblaient 
être  devenus  deux  fois  plus  grands,  et  dont  il  promenait 
les  regards  languissants  autour  de  lui;  ses  cheveux  bruns 
étaient  épars  sur  son  cou  et  sur  une  chemise  blanche 
qui  le  couvrait  tout  entier  ;  cette  sorte  de  robe  à  larges 
manches  avait  une  teinte  jaunâtre  et  portait  avec  elle  une 
odeur  de  soufre;  une  longue  et  forte  corde  entourait  son 
cou  et  tombait  sur  son  sein.  Il  ressemblait  h  un  fantôme, 
mais  à  celui  d'un  martyr. 

Urbain  s'arrêta,  ou  plutôt  fut  arrêté  sur  le  péristyle 
de  l'église  :  le  capucin  Lactance  lui  plaça  dans  la  main 
droite  et  y  soutint  une  torcho  ardente,  et  lui  dit  avec 
une  dureté  inflexible  :  —  Fais  amende  honorable,  et  de- 
mande pardon  à  Dieu  de  ton  crime  de  magie. 

Le  malheureux  éleva  la  voix  avec  peine,  et  dit,  les 
yeux  au  ciel  : 

—  Au  nom  du  Dieu  vivant,  je  t'ajourne  à  trois  ans, 
Laubardemont,  juge  prévaricateur!  On  a  éloigné  moii 
confesseur,  et  j'ai  été  réduit  à  verser  mes  fautes  dans  le 
sein  de  Dieu  même,  car  mes  ennemis  m'entourent  :  j'en 
atteste  ce  Dieu  de  miséricorde,  je  n'ai  jamais  été  magi- 
cien; je  n'ai  connu  de  mystères  que  ceux  de  la  religion 
catholique,  apostolique  et  romaine,  dans  laquelle  je 
m  urs  :  j'ai  beaucoup  péché  contre  moi,  mais  juinais 
coiitre  Dieu  et  Notre-Seigneur... 


LE    MKM  YRE.  81 

—  N'achève  pas  !  s'écria  le  capucin,  affectant  de  lui 
fermer  la  bouche  a\'ant  qu'il  prononçât  le  nom  du  Sau- 
veur; misérable  endurci,  retourne  au  démon  qui  t'a  en- 
voyé! 

Il  fit  signe  à  quatre  prêtres,  qui,  s'approchant  avec  des 
goupillons  à  la  main,  exorcisèrent  l'air  que  le  magicien 
respirait,  la  terre  qu'il  touchait  et  le  bois  qui  devait  le 
brûler.  Pendant  cette  cérémonie,  le  lieutenant  criminel 
lut  à  la  hâte  l'arrêt,  que  l'on  trouve  encore  dans  les 
pièces  de  ce  procès,  en  date  du  18  août  1639,  déclarant 
Urbain  Grandier  dûment  atteuit  et  convaincu  du  crime  de 
magie,  maléfice,  possessioji,  es  personnes  d'aucunes  reli- 
gieuses ursidines  de  Loudun,  et  autres,  séculiers,  etc. 

Le  lecteur,  ébloui  par  un  éclair,  s'arrêta  un  instant,  et, 
se  tournant  du  côté  de  M.  de  Laubardemont ,  lui  de- 
manda si,  vu  le  temps  qu'il  faisait,  l'exécution  ne  pou- 
vait pas  être  remise  au  lendemain,  celui-ci  répondit  : 

—  L'arrêt  porte  exécution  dans  les  vingt-quatre 
heures  :  ne  craignez  point  ce  peuple  incrédule,  il  va 
être  convaincu... 

Toutes  les  personnes  les  plus  considérables  et  beau- 
coup d'étrangers  étaient  sous  le  péristyle  et  s'avancèrent, 
Cinq-Mars  parmi  eux. 

— ...  Le  magicien  n'a  jamais  pu  prononcer  le  nom 
du  Sauveur  et  repousse  son  image. 

Lactance  sortit  en  ce  moment  du  milieu  des  pénitents, 
ayant  dans  sa  main  un  énorme  crucifix  de  fer  qu'il  sem- 
blait tenir  avec  précaution  et  respect  ;  il  l'approcha  des 
lèvres  du  patient,  qui,  effectivement,  se  jeta  en  arrière,, 
et,  réunissant  toutes  ses  forces,  fit  u.i  geste  du  bras  qui 
fil  tomber  la  croix  des  mains  du  capucin. 

—  Vous  le  voyez  ,  s'écria  celui-ci,  il  a  renversé  le. 
crucifix  ! 

Un  murmure  s'éleva  dont  le  sens  était  incertain. 


82  GINQ-MARS. 

—  Profanation  !  s'écrièrent  les  prêtres. 
On  s'avança  vers  le  bûcher. 

Cependant  Cinq-Mars,  se  glissant  derrière  un  pilier, 
avait  tout  observé  d'un  œil  avide  ;  il  vit  avec  étonnement 
que  le  crucifix,  en  tombant  sur  les  degrés,  plus  exposés 
à  la  pluie  que  la  plate-fornie,  avait  fumé  et  produit  le 
bruit  du  plomb  fondu  jeté  dans  l'eau.  Pendant  que  l'at- 
tention publique  se  portait  ailleurs,  il  s'avança  et  y  porta 
une  main  qu'il  sentit  vivement  brûlée.  Saisi  d'indigna- 
tion et  de  toute  la  fureur  d'un  cœur  loyal,  il  prend  le 
crucifix  avec  les  plis  de  son  manteau,  s'avance  vers  Lau- 
bardemont,  et  le  frappant  au  front  : 

—  Scélérat,  s'écrie-t-il ,  porte  la  marque  de  ce  fer 
rougi  ! 

La  foule  entend  ce  mot  et  se  précipite. 

—  Arrêtez  cet  insensé  !  dit  en  vain  l'indigne  magistrat. 
11  était  saisi  lui-même  par  des  mains  d'hommes  qui 

criaient  :  —  Justice  !  au  nom  du  Roi  ! 

—  Nous  sommes  perdus!  dit  Lactance,  au  bûcher!  au 
bûcher  ! 

Les  pénitents  traînent  Urbain  vers  la  place,  tandis  que 
les  juges  et  les  archers  rentrent  dans  l'église  et  se  débat- 
tent contre  des  citoyens  furieux  ;  le  bourreau,  sans  avoir 
le  temps  d'attacher  la  victime,  se  hâta  de  la  coucher  sur 
le  bois  et  d'y  mettre  la  flamme.  Mais  la  pluie  tombait 
par  torrents,  et  chaque  poutre  à  peine  enflammée,  s'étei- 
gnait en  fumant.  En  vain  Lactance  et  les  autres  chanoines 
eux-mêmes  excitaient  le  foyer,  rien  ne  pouvait  vaincre 
l'eau  qui  tombait  du  ciel. 

Cependant  le  tumulte  qui  avait  lieu  au  péristyle  de 
l'église  s'était  étendu  tout  autour  de  la  place.  Le  cri  de 
justice  se  répétait  et  circulait  avec  le  récit  de  ce  qui  s'é- 
tait découvert  ;  deux  barricades  avaient  été  forcées,  et, 
malgré  trois  coups  de  fusil,  les  archers  étaient  repoussés 


LE     MARTYRE.  83 

peu  à  peu  vers  le  centre  de  la  place.  En  vain  faisaient- 
ils  bondir  leurs  chevaux  dans  la  foule,  elle  les  pressait  de 
ses  flots  croissants.  Une  demi-heure  se  passa  dans  cette 
lutte,  où  la  garde  reculait  toujours  vers  le  bûcher,  qu'elle 
cachait  en  se  resserrant. 

—  Avançons,  avançons,  disait  un  homme,  nous  le  dé- 
livrerons; ne  frappez  pas  les  soldats,  mais  qu'ils  reculent 
Voyez-vous,  Dieu  ne  veut  pas  qu'il  meure.  Le  bûcher 
s'éteint;  amis,  encore  un  effort.  —  Bien.  —  Renversez  ce 
cheval.  — Poussez,  précipitez- vous. 

La  garde  était  rompue  et  renversée  de  toutes  parts,  le 
peuple  se  jette  en  hurlant  sur  le  bûcher  ;  mais  aucune 
lumière  n'y  brillait  plus  :  tout  avait  disparu,  môme  le 
bourreau.  On  arrache ,  on  disperse  les  planches  :  l'une 
d'elles  brûlait  encore,  et  sa  lueur  fit  voir  sous  un  amas 
de  cendre  et  de  boue  sanglante  une  main  noircie,  pré- 
servée du  feu  par  un  énorme  bracelet  de  fer  et  une 
chaîne.  Une  femme  eut  le  courage  de  l'ouvrir;  les  doigts 
serraient  une  petite  croix  d'ivoire  et  une  image  de  sainte 
Madeleine. 

—  Voilà  ses  restes  !  dit-elle  en  pleurant. 

—  Dites  les  rehques  du  martyr,  répondit  un  homme 


&4  CIN'0-MARS. 

CHAPITRE  YI 

LE    SONGIi 


L«  bien  Je  la  fortunu  est  un  bien  pé.-isSiibie. 
Quand  on  Lastit  sur  elle,  on  bastit  sur  le  sable  ; 
Plus  on  est  eslevé,  plus  on  court  de  dangers. 
Les  grands  pins  sont  en  butte  aux  coups  de  la  temposic. 


Les  vergers  languissants,  altérés  de  chaleurs, 
Balancent  des  ran:eaux  dépourvus  de  feuillage  , 
Il  semble  que  l'hiver  ne  quitte  pas  les  cieux. 

Maria,  Jcles  Lefètse. 

Cependant  Cinq-Mars,  au  milieu  de  la  mêlée  que  son 
emportement  avait  provoquée,  s'était  senti  saisi  le  bras 
gauche  par  une  main  aussi  dure  que  le  fer,  qui,  le  tirant 
de  la  foule  jusqu'au  bas  des  degrés,  le  jeta  derrière  le 
mur  de  l'église,  et  lui  fit  voir  la  figure  noire  du  vieux 
Grandchamp,  qui  dit  d'une  voix  brusque  :  —  Monsieur, 
co  n'était  rien  que  d'attaquer  trente  mousquetaires  dans 
un  bois  à  Chaumont,  parce  que  nous  étions  à  quelques 
pas  de  vous  sans  que  vous  l'ayez  su,  que  nous  vous  au- 
rions aidé  au  besoin,  et  que  d'ailleurs  vous  aviez  affaire  à 
des  gens  d'honneur;  mais  ici  c'est  différent.  Voici  vos 
chevaux  et  vos  gens  au-  bout  de  la  rue  :  je  vous  prie  de 
monter  à  cheval  et  de  sortir  de  la  ville,  ou  bien  de  me 
renvoyer  chez  madame  la  maréchale,  parce  que  je  suis 
responsable  de  vos  bras  et  de  vos  jambes,  que  vous  ex- 
posez bien  lestement. 

Cinq-Mars,  quoique  un  peu  étourdi  de  colle  manière 
brusque  de  rendre  service,  ne  fut  pas  fâché  de  sortir 
d'affaire  ainsi,  ayant  eu  le  temps  de  réfléchir  au  désa- 
grément qu'il  y  aurait  d'être  reconnu  pour  ce  qu'il  était, 


LE    SONGE.  85 

après  avoir  frappé  le  chef  de  l'autorilé  judiciaire  et  l'a- 
gent du  Cardinal  même  qui  allait  le  présenter  au  Roi.  Il 
remarqua  aussi  qu'il  s'était  assemblé  autour  de  lui  une 
foule  de  gens  de  la  lie  du  peuple,  pirmi  lesquels  il  rou- 
gissait de  se  trouver.  Il  suivit  donc  sans  raisonner  son 
vieux  domestique,  et  trouva  en  effet  les  trois  autres  ser- 
viteurs qui  l'attendaient.  Malgré  la  pluie  et  le  vent,  il 
monta  à  cheval  et  fut  bientôt  sur  la  grand'route  avec 
son  escorte,  ayant  pris  le  galop  pour  ne  pas  être  pour- 
suivi. 

A  peine  sorti  de  Loudun,  le  sable  du  chemin,  sillonné 
par  de  profondes  ornières  que  l'eau  remplissait  entière- 
ment, le  força  de  ralentir  le  pas.  La  pluie  continuait  à 
tomber  par  torrents,  et  son  manteau  était  presque  tra- 
versé. Il  en  sentit  un  plus  épais  recouvrir  ses  épaules  ; 
c'était  encore  son  vieux  valet  de  chambre  qui  l'appro- 
chait et  lui  donnait  ces  soins  maternels. 

—  Eh  bien,  Grandchamp,  à  présent  que  nous  voilà 
hors  de  cette  bagarre,  dis-moi  donc  comment  tu  t'es 
trouvé  là,  dit  Cinq-Mars,  quand  je  t'avais  ordonné  de 
rester  chez  l'abbé.  —  Parbleu  !  monsieur,  répondit  d'un 
air  grondeur  le  vieux  serviteur,  croyez-vous  que  je  vous 
obéisse  plus  qu'à  M.  le  Maréchal?  Quand  feu  mon  maître 
me  disait  de  rester  dans  sa  tente  et  qu'il  me  voyait  der- 
rière lui  dans  la  fumée  du  canon,  il  ne  se  plaignait  pas, 
parce  qu'il  avait  un  cheval  de  rechange  quand  le  sien 
était  tué,  et  il  ne  me  grondait  qu'à  la  réflexion.  11  est 
vrai  que  pendant  quarante  ans  que  je  l'ai  servi,  je  ne  lui 
ai  jamais  rien  vu  faire  de  serabl?  jle  à  ce  que  vous  ave', 
fait  depuis  quinze  jours  qup  je  suis  avec  vous.  Ah  ! 
ajouta-t-il  en  soupirant,  nous  allons  bien,  et,  si  cela 
continue,  je  suis  destiné  à  en  voir  de  belles,  à  ce  qu'il 
paraît. 

—  Mais  sais-tu,  Grandchamp,  que  ces  coquins  avaien\ 


86  CINQ-MARS. 

fait  rougir  le  crucifix,  et  qu'il  n'y  a  pas  d'honnête  homme 
qui  ne  se  fût  mis  en  fureur  comme  moi  ? 

—  Excepté  .M.  le  Maréchal  votre  père,  qui  n'aurait 
point  fait  ce  que  vou^  faites,  monsieur, 

—  Et  qu'aurait-il  donc  fait  t 

—  Il  aurait  laissé  brûler  très-tranquillempnt  ce  curé 
par  les  autres  curés,  et  m'aurait  dit  :  «  Grandchamp,  aie 
soin  que  mes  chevaux  aient  de  l'avoine,  et  qu'on  ne  la 
retire  pas;  »  ou  bien  :«  Grai^dchamp,  prends  bien  garde 
que  la  pluie  ne  fasse  rouiller  mon  épée  dans  le  fourreau 
et  ne  mouille  l'amorce  de  mes  pistolets  ;  »  car  M.  le  Maré- 
chal pensait  à  tout  et  ne  se  mêlait  jamais  de  ce  qui  ne  le 
regardait  pas.  C'était  son  grand  principe  ;  et,  comme  il 
était.  Dieu  merci,  aussi  bon  soldat  que  général,  il  avait 
toujours  soin  de  ses  armes  comme  le  premier  lansquenet 
venu,  et  il  n'aurait  pas  été  seul  contre  trente  jeunes  gail- 
lards avec  une  petite  épée  de  bal. 

Cinq-Mars  sentait  fort  bien  les  pesantes  épigrammes  du 
bonhomme,  et  craignait  qu'il  ne  l'eût  suivi  plus  loin  que 
le  bois  de  Chaumont  ;  mais  il  ne  voulait  pas  l'apprendre, 
de  peur  d'avoir  des  explications  à  donner,  ou  un  men- 
songe à  faire,  ou  le  silence  à  ordonner,  ce  qui  eût  été  un 
aveu  et  une  confidence;  il  prit  le  parti  de  piquer  son 
cheval  et  de  passer  devant  son  vieux  domestique  ;  mais 
celui-ci  n'avait  pas  fini,  et,  au  Ueu  de  marcher  à  la  droite 
de  son  maître,  il  revint  à  sa  gauche  et  continua  la  conver- 
sation. 

—  Croyez-vous,  monsieur,  par  exemple,  que  je  me 
permette  de  vous  laisser  aller  où  vous  voulez  sans  vous 
suivre  ?  Non,  monsieur,  j'ai  trop  avant  dans  l'âme  le  res- 
pect que  je  dois  à  madame  la  marquise  pour  me  mettre 
dans  le  cas  de  m'entendre  dire  :  «  Grandchamp,  mon  fils  a 
été  tué  d'une  balle  ou  d'un  coup  d'épée  ;  pourquoi  n'étiez- 
vous  pas  devant  lui?  »  ou  bien  :  a  II  a  reçu  un  coup  de 


LE    SONGE.  87 

stylet  d'un  Italien,  parce  qu'il  allait  la  nuit  sous  la  fe- 
nêtre d'une  grande  princesse  ;  pourquoi  n'avez-vous  pas 
arrêté  l'assassin?  »  Cela  serait  fort  désagréable  pour  moi, 
monsieur,  et  jamais  on  n'a  rien  eu  de  ce  genre  à  me  re- 
procher. Une  fois  M.  le  Maréchal  me  prêta  à  son  neveu, 
M.  le  comte,  pour  faire  une  campagne  dans  les  Pays- 
Bas,  parce  que  je  sais  l'espagnol  ;  eh  bien,  je  m'en  suis 
tiré  avec  honneur,  comme  je  le  fais  toujours.  Quand 
M.  le  comte  reçut  son  boulet  dans  le  bas-ventre,  je  ra- 
menai moi  seul  ses  chevaux,  ses  mulets,  sa  tente  et  tout 
son  équipage  sans  qu'il  manquât  un  mouchoir,  mon- 
sieur; et  je  puis  vous  assurer  que  les  chevaux  étaient 
aussi  bien  pansés  et  harnachés,  en  rentrant  à  Chaumont, 
que  si  M.  le  comte  eût  été  prêt  à  partir  pour  la  chasse. 
Aussi  n'ai-je  reçu  que  des  compliments  et  des  choses 
agréables  de  toute  la  famille,  comme  j'aime  à  m'en  en- 
tendre dire. 

—  C'est  très-bien,  mon  ami,  dit  Henry  d'Effiat,  je  te 
donnerai  peut-être  un  jour  des  chevaux  à  ramener  ;  mais, 
€n  attendant,  prends  donc  cette  grande  bourse  d'orque- 
j'ai  pensé  perdre  deux  ou  trois  fois,  et  tu  payeras  pour 
moi  partout;  cela  m'ennuie  tant  !... 

—  M.  le  Maréchal  ne  faisait  pas  cela,  monsieur.  Com- 
me il  avait  été  surintendant  des  finances,  il  comptait 
son  argent  de  sa  main  ;  et  je  crois  que  vos  terres  ne 
seraient  pas  en  si  bon  état  et  que  vous  n'auriez  pas 
tant  d'or  à  compter  vous-même  s'il  eût  fait  autre- 
ment ;  ayez  donc  la  bonté  de  garder  votre  bourse,  dont 
vous  ne  savez  sûrement  pas  le  contenu  exactement. 

—  Ma  foi  non  ! 

Grandchamp  fit  entendre  un  profond  soupir  à  cette 
exclamation  dédaigneuse  de  son  maître. 

—  Ah  !  monsieur  le  marquis  !  monsieur  le  marquis  1 
quand  je  pense  que  le  grand  roi  Henry,  devant  mes  yeux, 


88  CINQ-MARS. 

mit  dans  sa  poche  ses  gant  de  chamois  parce  que  la  plaie 
les  gâtait  ;  quand  je  pense  que  M.  de  Rosny  lui  refusait 
de  l'argent,  quand  il  en  avait  trop  dépensé  ;  quand  je 
pense... 

—  Quand  tu  penses,  tu  es  bien  ennuyeux,  mon  ami, 
interrompit  son  maître,  et  tu  ferais  mieux  de  me  dire  ce 
que  c'est  que  cette  figure  noire  qui  me  semble  marcher 
dans  la  boue  derrière  nous. 

—  Je  crois  que  c'est  quelque  pauvre  paysanne  qui  veut 
demander  l'aumône  ;  elle  peut  nous  suivre  aisément,  car 
nous  n'allons  pas  vite  avec  ce  sable  où  s'enfoncent  les 
chevaux  jusqu'aux  jarrets.  Nous  irons  peut-être  aux 
Landes  un  Jour,  monsieur,  et  vous  verrez  alors  un  pays 
comme  celui-ci,  des  sables  et  de  grands  sapins  tout 
noirs  ;  c'est  un  cimetière  continuel  à  droite  et  à  gauche 
de  la  route,  et  en  voici  un  petit  échantillon.  Tenez,  à 
présent  que  la  pluie  a  cessé  et  qu'on  y  voit  un  peu,  re- 
gardez toutes  ces  bruyères  et  cette  grande  plaine  sans 
un  village  ni  une  maison.  Je  ne  sais  pas  trop  où  nous 
passerons  la  nuit;  mais,  si  monsieur  me  croit,  nous 
couperons  des  branches  d'arbres,  et  nous  bivouaquerons  ; 
vous  verrez  comme  je  sais  faire  une  baraque  avec  un 
peu  de  terre  :  on  a  chaud  là-dessous  comme  dans  un 
bon  ht. 

—  J'aime  mieux  continuer  jusqu'à  cette  lumière  que 
j'aperçois  à  l'horizon,  dit  Cinq-Mars  ;  car  je  me  sens, 
je  crois,  un  peu  de  fièvre,  et  j'ai  soif.  Mais  va-t'en 
derrière,  je  veux  marcher  seul  ;  rejoins  les  autres,  et 
suis  moi. 

Grandchamp  obé»»,,  et  se  consola  en  donnant  à  Ger- 
main, Louis  et  É/(enne,  des  leçons  sur  la  manière  de 
reconnaître  le  terrain  la  nuit. 

Cependant  son  jeune  maître  était  accablé  de  fatigue. 
Les  émotions  violentes  de  la  iournée  avaient  remué  pro 


LE    SONGE  gf) 

fondement  son  âme  ;  et  ce  long  voyage  à  cheval,  ces 
deux  derniers  jours,  presque  sans  nourriture,  à  cause  des 
événements  précipités,  la  chaleur  du  soleil,  le  froid  gla- 
cial de  la  nuit,  tout  contribuait  à  augmenter  son  malaise, 
à  briser  son  corps  délicat.  Pendant  trois  heures  il  mar- 
cha en  silence  devant  ses  gens,  sans  que  la  lumière  qu'il 
avait  vue  à  l'horizon  parût  s'approcher  ;  il  finit  par  ne 
plus  la  suivre  des  yeux,  et  sa  tète,  devenue  plus  pe- 
sante, tomba  sur  sa  poitrine  ;  il  abandonna  les  rênes  a 
son  cheval  fatigué,  qui  suivit  de  lui-même  la  grand'- 
route,  et,  croisant  les  bras,  il  se  laissa  bercer  par  le  mou- 
vement monotone  de  son  compagnon  de  voyage,  qui 
buttait  souvent  contre  de  gros  cailloux  jetés  par  les  che- 
mins. La  pluie  avait  cessé,  ainsi  que  la  voix  des  domesti- 
ques, dont  les  chevaux  suivaient  à  la  file  celui  du  maître. 
Ce  jeune  homme  s'aband  )nna  librement  à  l'amertume  de 
ses  pensées  ;  il  se  demanda  si  le  but  éclatant  de  ses  es- 
pérances ne  le  fuirait  pas  dans  l'avenir  et  de  jour  en  jour, 
comme  cette  lumière  phosphorique  le  fuyait  dans  l'ho- 
rizon de  pas  en  pas.  Était-il  probable  que  cette  jeune 
Princesse,  rappelée  presque  de  force  à  la  cour  galante 
d'Anne  d'Autriche,  refusât  toujours  les  mains,  peut-être 
royales,  qui  lui  seraient  offertes?  Quelle  apparence 
qu'elle  se  résignât  à  renoncer  au  trône  pour  attendre 
qu'un  caprice  de  la  fortune  vînt  réaliser  des  espérances 
romanesques  et  saisir  un  adolescent  presque  dans  les 
derniers  rangs  de  l'armée,  pour  le  porter  à  une  telle  élé- 
vation avant  que  l'âge  de  l'amour  fut  passé  !  Qui  l'assurait 
que  les  vœux  mêmes  de  Marie  de  Gonzague  eussent  été 
bien  sincères  ?  —  Hélas  !  se  disait-il,  peut-être  est-elle  par- 
venue à  s'étourdir  elle-même  sur  ses  propres  sentiments  ; 
la  solitude  de  la  campagne  avait  préparé  son  âme  à  re- 
cevoir des  impressions  profondes.  J'ai  paru,  elle  a  cru 
que  j'étais  celui  qu'elle  avait  rêvé;  notre  âge  et  mon 


90  CîNQ-MARS. 

amour  ont  fait  le  reste.  Mais  lorsqu'à  la  coui  elle  aura 
mieux  appris,  par  l'intimité  de  la  Reine,  à  contempler 
de  bien  haut  les  grandeurs  auxquelles  j'aspire,  et  que  je 
ne  vois  encore  que  de  bien  bas  ;  quand  elle  se  verra  tout 
à  coup  en  possession  de  tout  son  avenir,  et  qu'elle  mesu- 
rera d'un  coup  d'œil  sur  le  chemin  qu'il  me  faut  faire  ; 
quand  elle  entendra,  autour  d'elle,  prononcer  des  ser- 
ments semblables  aux  miens  par  des  voix  qui  n'auraient 
qu'un  mot  à  dire  pour  me  perdre  et  détruire  celui  qu'elle 
attend  pour  son  mari,  pour  son  seigneur,  ah  !  insensé  que 
j'ai  été  I  elle  verra  toute  sa  folie  et  s'irritera  de  la  mienne. 

C'était  ainsi  que  le  plus  grand  malheur  de  l'amour,  le 
doute,  commençait  à  déchirer  son  cœur  malade  ;  il  sen- 
tait son  sang  brûlé  se  porter  à  la  tête  et  l'appesantir  ; 
souvent  il  tombait  sur  le  cou  de  son  cheval  ralenti,  et  un 
demi-sommeil  accablait  ses  yeux;  les  sapins  noirs  qui 
bordaient  la  route  lui  paraissaient  de  gigantesques  cada 
vres  qui  passaient  à  ses  côtés  ;  il  vit  ou  crut  voir  la  même 
femme  vêtue  de  noir  qu'il  avait  montrée  à  Grandchamp 
s'approcher  de  lui  jusqu'à  toucher  les  crins  de  son  che- 
val, tirer  son  manteau  et  s'enfuir  en  ricanant  ;  le  sable  de 
la  route  lui  parut  une  rivière  qui  coulait  sur  lui  en  vou- 
lant remonter  vers  sa  source  :  cette  vue  bizarre  éblouit  ses 
yeux  affaiblis  ;  il  les  ferma  et  s'endormit  sur  son  cheval. 

Bientôt  il  se  sentit  arrêté;  mais  le  froid  l'avait  saisi.  Il 
entrevit  des  paysans,  des  flambeaux,  une  masure,  une 
grande  chambre  où  on  le  transportait,  un  vaste  lit  dont 
Grandchamp  fermait  les  lourds  rideaux,  et  se  rendormit 
étourdi  par  la  fièvre  qui  bourdonnait  à  ses  oreilles. 

Des  songes  plus  rapides  que  les  grains  de  poussière 
chassés  par  le  vent  tourbillonnaient  sous  son  front  ;  iJ 
ne  pouvait  les  arrêter  et  s'agitait  sur  sa  couche.  Urbain 
Grandier  torturé,  sa  mère  en  larmes,  son  gouverneur 
armé,  Bassompierre  chargé  de  chaînes,  passaient  en  lui 


LE    SONGE.  91 

faisant  un  signe  d'adieu  ;  il  porta  la  main  sur  sa  tête  en 
dormant  et  fixa  le  rêve,  qui  sembla  se  développer  sous 
ses  yeux  comme  un  tableau  de  sable  mouvant. 

Une  place  publique  couverte  d'un  peuple  étranger,  un 
peuple  du  Nord  qui  jetait  des  cris  de  joie,  mais  des  cris 
sauvages  ;  une  haie  de  gardes,  de  soldats  farouches  ; 
ceux-ci  étaient  Français. 

—  Viens  avec  moi,  dit  d'une  voix  douce  Mai'ie  de 
Gonzague  en  lui  prenant  la  main.  Vois-tu,  j'ai  un  dia- 
dème ;  voici  ton  trône,  viens  avec  moi. 

Et  elle  l'entraînait,  et  le  peuple  criait  toujours. 
Il  marcha,  il  marcha  longtemps. 

—  Pourquoi  donc  êtes-vous  triste,  si  vous  êtes  reine  ? 
disait-il  en  tremblant.  Mais  elle  était  pâle,  et  sourit  sans 
parler.  Elle  monta  et  s'élança  sur  les  degrés,  sur  un 
trône,  et  s'assit  :  —  Monte,  disait-elle  en  tirant  sa  main 
avec  force. 

Mais  ses  pieds  faisaient  crouler  toujours  de  lourdes  so- 
lives, et  il  ne  pouvait  monter. 

—  Rends  grâce  à  l'amour,  reprit-elle. 

Et  la  main,  plus  forte,  le  souleva  jusqu'en  haut.  Le 
peuple  cria. 

Il  s'inclinait  pour  baiser  cette  main  secourable,  cette 
main  adorée...  c'était  celle  du  bourreau  ! 

—  0  ciel  !  cria  Cinq-Mars  en  poussant  un  profond  soupir 
Et  il  ouvrit  les  yeux  :  une  lampe  vacillante  éclairait  la 

chambre  délabrée  de  l'auberge  ;  il  referma  sa  paupière, 
car  il  avait  vu,  assise  sur  son  lit,  une  femme,  une  reli- 
gieuse, si  jeune,  si  belle  !  Il  crut  rêver  encore,  mais  elle 
serrait  fortement  sa  main.  11  rouvrit  ses  yeux  brûlants' et 
les  fi*a  sur  cette  femme. 

—  0  Jeanne  de  Belfiel  !  est-ce  vous?  La  pluie  a 
mouillé  votre  voile  et  vos  cheveux  noirs  :  que  faites-vous 
ici,  malheureuse  femme? 


92  CINQ-MARS. 

—  lais-toi,  ne  réveille  pas  mon  Urbain  ;  il  est  dans  la 
chambre  voisine  qui  dort  avec  moi.  Oui,  ma  tête  est 
mouillée,  et  mes  pieds,  regarde-les,  mes  pieds  étaient  si 
blancs  autrefois  !  Vois  comme  la  boue  les  a  souillés. 
Mais  j'ai  fait  un  vœu,  je  ne  les  laverai  que  chez  le  Roi, 
([uand  il  m'aura  donné  la  grâce  d'Urbain.  Je  vais  à  l'ar- 
mée pour  le  trouver  ;  je  lui  parlerai,  comme  Grandier 
m'a  appris  à  lui  parler,  et  il  lui  pardonnera  ;  mais 
écoute,  je  lui  demanderai  aussi  ta  grâce;  car  j'ai  lu  sur 
ton  visage  que  tu  es  condamné  à  mort.  Pauvre  enfant  ! 
lu  es  bien  jeune  pour  mourir,  tes  cheveux  bouclés  sont 
beaux;  mais  cependant  tu  es  condamné,  car  tu  as  sur  le 
front  une  hgae  qui  ne  trompe  jamais.  L'homme  que  tu 
as  frappé  te  tuera.  Tu  t'es  trop  servi  delà  croix,  c'est  là 
ce  qui  te  porte  malheur  ;  tu  as  frappé  avec  elle,  et  tu  la 
portes  au  cou  avec  des  cheveux...  Ne  cache  pas  ta  tête 
sous  tes  draps  !  T'aurais-je  dit  quelque  chose  qui  t'af- 
flige ?  ou  bien  est-ce  que  vous  aimez,  jeune  homme?  Ah  ! 
soyez  tranquille,  je  ne  dirai  pas  tout  cela  à  votre  amie  ; 
je  suis  folle,  mais  je  suis  bonne,  bien  bonne,  et  il  y  a 
trois  jours  encore  que  j'étais  bien  belle.  Est-elle  belle 
aussi?  Oh!  comme  elle  pleurera  un  jour!  Ah!  si  elle 
peut  pleurer,  elle  sera  bien  heureuse. 

Et  Jeanne  se  mil  tout  à  coup  à  réciter  l'office  des  morts 
d'une  voix  monotone,  avec  une  volubilité  incroyable, 
toujours  assise  sur  le  lit,  et  tournant  dans  ses  doigts  les 
f;rains  d'un  long  rosaire. 

Tout  à  coup  la  porte  s'ouvre  ;  elle  regarde  et  s'enfuit 
par  une  entrée  pratiquée  dans  une  cloison. 

—  Que  diable  est-ce  que  ceci  ?  Est-ce  un  lutin  ou  un 
ange  qui  dit  la  messe  des  morts  sur  vous,  monsieur  ?  et 
vous  voilà  sous  vos  draps  comme  dans  un  Hnceul. 

Celait  la  grosse  voix  de  Grandchamp,  qui  fut  si 
étonné,  qu'il  laissa  tomber  un  verre  de  limonade  qu'il 


LE    SONGE.  93 

apportait.  Voyant  que  son  maître  ne  lui  répondait  pas,  il 
s'effraya  encore  plus  et  souleva  les  couvertures.  Cinq- 
Mars  était  fort  rouge  et  semblait  dormir;  mais  son  vieux 
domestique  jugeait  que  le  sang  lui  portant  à  la  tète 
l'avait  presque  suffoqué,  et,  s'emparant  d'un  vase  plein 
d'eau  froide,  il  le  lui  versa  tout  entier  sur  le  front.  Ce 
remède  militaire  manque  rarement  son  effet,  et  Cinq- 
Mars  revint  à  lui  en  sautant. 

—  Ah  !  c'est  toi,  Grandchamp  !  quels  rêves  affreux  je 
viens  de  faire  ! 

—  Peste l  monsieur,  vos  rêves  sont  fort  jolis,  au  con- 
traire :  j'ai  vu  la  queue  du  dernier,  vous  choisissez  très-bien. 

—  Qu'est-ce  que  tu  dis,  vieux  fou? 

—  Je  ne  suis  pas  fou,  monsieur  ;  j"ai  de  bons  yeux,  et 
j'ai  vu  ce  que  j'ai  vu.  Mais  certainement,  étant  malade 
comme  vous  l'êtes,  monsieur  le  maréchal  ne... 

—  Tu  radotes,  mon  cher;  donne-moi  à  boire,  car  la 
soif  me  dévore.  0  ciel!  quelle  nuit!  je  vois  encore  toutes 
ces  femmes. 

—  Toutes  ces  femmes,  monsieur?  Et  combien  y  en  a- 
t-il  ici? 

—  Je  te  parle  d'un  rêve,  imbécile  !  Quand  tu  resteras 
là  immobile  au  lieu  de  me  donner  à  boire  ! 

—  Cela  me  suffit,  monsieur;  je  vais  demander  d'autre 
hmonade. 

Et,  s'avançant  à  la  porte,  il  cria  du  haut  de  l'escalier  : 

—  Eh!  Germain?  Etienne!  Louis! 
L'aubergiste  répondit  d'en  bas  : 

—  On  y  va,  monsieur,  on  y  va  ;  c'est  qu'ils  viennent 
de  m'aider  à  courir  après  la  folle. 

—  Quelle  folle,  dit  Cinq-Mars  s'avançant  hors  de  son  lit 
L'aubergiste  entra,  et  ôtant  son  bonnet  de  coton,  dit 

avec  respect  : 

—  Ce  n'est  rien,  monsieur  le  marquis;  c'est  une  folle 


94  CINQ-MARS. 

qui  est  arrivée  à  pied  ici  cette  nuit,  et  qu'on  avait  faii 
coucher  près  de  cette  chambre;  mais  elle  vient  de 
s'échapper  :  on  n'a  pas  pu  la  rattraper. 

—  Comment,  dit  Cinq-Mars  comme  revenant  à  lui  et 
passant  la  main  sur  ses  yeux,  je  n'ai  donc  pas  rêvé  ?  Et 
ma  mère,  où  est-elle?  et  le  maréchal,  et...  Ah!  c'est  un 
songe  affreux.  Sortez  tous. 

En  même  temps  il  se  retourna  du  côté  du  mur,  et  ra- 
mena encore  les  couvertures  sur  sa  tête. 

L'aubergiste,  interdit,  frappa  trois  fois  de  suite  sur  son 
front  avec  le  bout  du  doigt  en  regardant  Grandchamp, 
comme  pour  lui  demander  si  son  maître  était  aussi  en 
déUre. 

Celui-ci  fit  signe  de  sortir  en  silence  ;  et,  pcjr  veiller 
pendant  le  reste  de  la  nuit  près  de  Cinq-Mars,  profondé- 
ment endormi,  il  s'assit  seul  dans  un  grand  fauteuil  de 
tapisserie,  en  exprimant  des  citrons  dans  un  verre  d'eau, 
avec  un  air  aussi  grave  et  aussi  sévère  qu'Archimède 
calculant  les  flammes  de  ses  miroirs. 


CHAPITRE  Vil 

LE  CABINET 

Les  hommes  ont  rarement  le  courage  d'èlre 
tout  à  fait  bons  ou  tout  à  fait  méchants. 

MlCIlIAVEL. 

Laissons  notre  jeune  voyageur  endormi.  Bientôt  il  va 
suivre  en  paix  une  grande  et  belle  route.  Puisque  nous 
avons  la  liberté  de  promener  nos  yeux  sur  tous  les 
points  de  la  carte,  arrètons-les  sur  la  ville  de  Nar- 
bonne. 


LE    CABINET.  95 

Voyez  la  Méditerranée,  qui  étend,  non  loin  de  là,  ses 
flots  bleuâtres  sur  des  rives  sablonneuses.  Pénétrez  dans 
cette  cité  semblable  à  celle  d'Athènes  ;  mais  pour  trouver 
celui  qui  y  règne,  suivez  cette  rue  inégale  et  obscure, 
montez  les  degrés  du  vieux  archevêché,  et  entrons  dans 
la  première  et  la  plus  grande  des  salles. 

Elle  était  fort  longue,  mais  éclairée  par  une  suite  de 
hautes  fenêtres  en  ogive,  dont  la  partie  supérieure  seu- 
lement avait  conservé  les  vitraux  bleus,  jaunes  et  rouges, 
qui  répandaient  une  lueur  mystérieuse  dans  l'apparte- 
ment. Une  table  ronde  énorme  la  remplissait  dans  toute 
sa  largeur,  du  côté  de  la  grande  cheminée  ;  autour  de 
cette  table,  couverte  d'un  tapis  bariolé  (:;t  chargée  de  pa- 
piers et  de  portefeuilles,  étaient  assis  et  courbés  sous 
leurs  plumes  huit  secrétaires  occupés  à  copier  des 
lettres  qu'on  leur  passait  d'une  table  plus  petite.  D'autres 
hommes  debout  rangeaient  les  papiers  dans  les  rayons 
d'une  bibliothèque,  que  les  livres  reliés  en  noir  ne  rem- 
plissaient pas  tout  entière,  et  ils  marchaient  avec  précau- 
tion sur  le  tapis  dont  la  salle  était  garnie. 

Malgré  cette  quantité  de  personnes  réunies,  on  eût  en- 
tendu les  ailes  d'une  mouche.  Le  seul  bruit  qui  s'élevât 
était  celui  des  plumes  qui  couraient  rapidement  sur  le 
papier,  et  une  voix  grêle  qui  dictait,  en  s'interrompant 
pour  tousser.  Elle  sortait  d'un  immense  fauteuil  à 
grands  bras,  placé  au  coin  du  feu,  allumé  en  dépit  des 
chaleur?  de  la  saison  et  du  pays.  C'était  un  de  ces  fau- 
teuils qu  on  voit  encore  dans  quelques  vieux  châteaux, 
et  qui  semblent  faits  pour  s'endormir  en  lisant,  sur  eux, 
quelque  livre  que  ce  soit,  tant  chaque  compartiment  est 
soigné  :  un  croissant  de  plumes  y  soutient  les  reins  ;  si  la 
tête  se  penche,  elle  trouve  ses  joues  reçues  par  des 
oreillers  couverts  de  soie,  et  le  coussin  du  siège  déborde 
tellement  les  coudes,  au'il  est  permis  de  croire  que  les 


9b  CINQ-MARS. 

prévoyants  tapissiers  de  nos  pères  avaient  pour  but 
d'éviter  que  le  livre  ne  fît  du  bruit  et  ne  les  réveillât  C!) 
to  mbant. 

Mais  quillons  cette  digression  pour  parler  Je  Thonime 
qui  s'y  trouvait  et  qui  n'y  dormait  pas.  Il  avait  le  front 
large  et  quelques  cheveux  fort  blancs,  des  yeux  grands 
et  doux,  une  figure  pâle  et  effilée  à  laquelle  une  petite 
barb  blanche  et  pointue  donnait  cet  air  de  finesse  que 
l'on  remarque  dans  tous  les  portraits  du  siècle  de 
Louis  XIII.  Une  bouche  presque  sans  lèvres,  et  nous 
sommes  forcé  d'avouer  que  Lavater  regarde  ce  signe 
Domme  indiquant  la  méchanceté  à  n'en  pouvoir  douter  ; 
une  bouche  pincée,  disons-nous,  était  encadrée  par  deux 
petites  moustaches  grises  et  par  une  royale,  ornement 
alors  à  la  mode,  et  qui  ressemble  assez  à  une  virgule  par 
sa  forme.  Ce  vieillard  avait  sar  la  tète  une  calotte  rouge 
et  était  enveloppé  dans  une  vaste  robe  de  chambre  et 
portait  des  bas  de  soie  pourprée,  et  n'était  rien  moins 
qu'Armand  Duplessis,  cardinal  de  Richelieu. 

Il  avait  très-près  de  lui,  autour  de  la  plus  petite  table 
dont  il  a  été  question,  quatre  jeunes  gens  de  quinze  à 
vingt  ans  :  ils  étaient  pages  ou  domestiques,  selon  l'ex- 
pression du  temps,  qui  signifiait  alors  familier,  ami  de  la 
maison.  Cet  usage  était  un  reste  de  patronage  féodal  de- 
meuré dans  nos  mœurs.  Les  cadets  gentilshommes  des 
plus  hautes  familles  recevaient  des  gages  des  grands  sei- 
gneurs, et  leur  étaient  dévoués  en  toute  ckconstance, 
allant  appeler  en  duel  le  premier  venu  au  moindre  désir 
de  leur  patron.  Les  pages  dont  nous  parlons  rédigeaient 
des  lettres  dont  le  Cardinal  leur  avait  donné  la  substance; 
et,  après  un  coup  d'oeil  du  maître,  ils  les  passaient 
aux  secrétaires,  qui  les  mettaient  au  net.  Le  Car- 
dinal-duc, de  son  côté,  écrivait  sur  son  genou  des  notes 
^<■Cl■ètes  sur  de  Délits  papiers,  qu'il  glissait  dans   presqie 


LE    CABINET,  97 

tous  les  paquets  avant  de  les  fermer  de  sa  propre  main. 
11  y  avait  quelques  instants  qu'il  écrivait,  lorsqu'il 
aperçut,  dans  une  glace  placée  en  face  de  lui,  le  plus 
jeune  de  ses  pages  traçant  quelques  lignes  interrompue?, 
sur  une  feuille  d'une  taille  inférieure  à  celle  du  papier 
ministériel;  il  se  hâtait  d'y  mettre  quelques  mots,  puis 
la  glissait  rapidement  sous  la  grande  feuille  qu'il  était 
chargé  de  remplir  à  son  grand  regret;  mais,  placé  der- 
rière le  Cardinal,  il  espérait  que  sa  difficulté  à  se  retour- 
ner l'empêcherait  de  s'apercevoir  du  petit  manège  qu'il 
semblait  exercer  avec  assez  d'habitude.  Tout  à  coup, 
Richelieu,  lui  adressant  la  parole  sèchement,  lui  dit  : 

—  Venez  ici,  monsieur  Olivier. 

Ces  deux  mots  furent  comme  un  coup  de  foudre  pour 
ce  pauvre  enfant,  qui  paraissait  n'avoir  que  seize  ans.  Il 
se  leva  pourtant  très-vite,  et  vint  se  placer  debout  devant 
le  ministre,  les  bras  pendants  et  la  tête  baissée. 

Les  autres  pages  et  les  secrétaires  ne  remuèrent  pas 
plus  que  des  soldats  lorsque  l'un  d'eux  tombe  frappé 
d'une  b  lUe,  tant  ils  étaient  accoutumés  à  ces  sortes  d'ap- 
pels. Celui-ci  pourtant  s'annonçait  d'une  manière  plus 
vive  que  les  autres. 

—  Qu'écrivez-vous  là? 

—  Monseigneur...  ce  que  Votre  Éminence  me  dicte. 

—  Quoi? 

—  Monseigneur...  la  lettre  à  don  Juan  de  Bragance. 

—  Point  de  détours,  monsieur,  vous  faites  autre  chose. 

—  Monseigneur,  dit  alors  le  page  les  larmes  aux  yeux, 
c'était  un  billet  à  une  de  mes  cousines. 

—  Voyons-le. 

Alors  un  tremblement  universel  l'agita,  et  il  fut  obligé 
de  s'appuyer  sur  la  cheminée  en  disant  à  demi-voix  : 

—  C'est  impossible. 

—  Monsieur  le  vicomte  Olivier    d'Entraigues,   dit  le 

6 


98  CINQ-MARS. 

ministre  sans  marquer  la  moindre  émotion,  vous  n'êtes 
plus  à  mon  service.  Et  le  page  sortit;  il  savait  qu'il  n'y 
avait  pas  à  répliquer;  il  glissa  son  billet  dans  sa  poche, 
et,  ouvrant  la  porte  à  deux  battants,  justement  assez 
pour  qu'il  y  eût  place  pour  lui,  il  s'y  glissa  comme  un 
oiseau  qui  s'échappe  de  sa  cage. 

Le  ministre  continua  les  notes  qu'il  traçait  sur  son 
genou. 

Les  secrétaires  redoublaient  de  silence  et  d'ardeur, 
lorsque,  la  porte  s'ouvrant  rapidement  de  chaque  côté, 
on  vit  paraître  debout,  entre  les  deux  battants,  un  capu- 
cin qui,  s'inclinant  les  bras  croisés  sur  la  poitrine,  sem- 
blait attendre  l'aumône  ou  Tordre  de  se  retirer.  Il  avait 
un  teint  rembruni,  profondément  sillonné  par  la  petite 
vérole;  des  yeux  assez  doux,  mais  un  peu  louches  et 
toujours  couverts  par  des  sourcils  qui  se  joignaient  au 
milieu  du  front;  une  bouche  dont  le  sourire  était  rusé, 
malfaisant  et  sinistre  ;  une  barbe  plate  et  rousse  à  l'ex- 
trémité, et  le  costume  de  l'ordre  de  Saint -François 
dans  toute  son  horreur,  avec  des  sandales  et  des  pieds 
nus  qui  paraissaient  fort  indignes  de  s'essuyer  sur  un 
tapis. 

Tel  qu'il  était,  ce  personnage  parut  faire  une  grande 
sensation  dans  toute  la  salle  ;  car,  sans  achever  la  phrase, 
la  ligne  ou  le  mot  commencé,  chaque  écrivain  se  leva  et 
sortit  par  la  porte,  oi!i  il  se  tenait  toujours  debout,  les  uns 
le  saluant  en  passant,  les  autres  détournant  la  tête,  les 
jeunes  pages  se  bouchant  le  nez,  mais  par  derrière  lui, 
car  ils  paraissaient  en  avoir  peur  en  secret.  Lorsque  tout 
le  monde  eut  défilé,  il  entra  enfin,  Lissant  une  profonde 
révérence,  parce  que  la  porte  était  encore  ouverte;  mais 
sitôt  qu'elle  fut  fermée,  marchant  sans  cérémonie,  il  vint 
s'asseoir  auprès  du  Cardinal,  qui,  l'ayant  reconnu  au 
mouvement  qui  se  faisait,  lui  fit  uns  inclination  de  lêle 


LE    CABINET.  99 

sèche  eT  siTencieuse,  le  regardant  fixement  comme  pour 
attendre  une  nouvelle ,  et  ne  pouvant  s'empêcher  de 
froncer  le  sourcil,  comme  à  l'aspect  d'une  araignée  ou 
de  quelque  autre  animal  désagréable. 

Le  Cardinal  n'avait  pu  résister  à  ce  mouvement  de  dé- 
plaisir, parce  qu'il  se  sentait  obligé,  par  la  présence  de 
son  agent,  à  rentrer  dans  ces  conversations  profondes  et 
pénibles  dont  il  s'étaitreposépendantquelques  jours  dans 
un  pays  dont  l'air  pur  lui  était  favorable,  et  dont  le  calme 
avait  un  peu  ralenti  les  douleurs  de  la  maladie;  elle  s'était 
ciiangée  en  une  fièvre  lente  ;  mais  ses  intervalles  étaient 
assel  longs  pour  qu'il  pût  oublier,  pendant  son  absence, 
qu'elle  devait  revenir.  Donnant  donc  un  peu  de  repos  à 
son  imagination  jusqu'alors  infatigable,  il  attendait  sans 
impatience,  pour  la  première  fois  de  ses  jours  peut-être, 
le  retour  des  courriers  qu'il  avait  fait  partir  dans  toutes 
les  directions,  comme  les  rayons  d'un  soleil  qui  donnait 
seul  la  vie  et  le  mouvement  à  la  France.  Il  ne  s'attendait 
pas  à  la  visite  qu'il  recevait  alors,  et  la  vue  d'un  de  ces 
hommes  qu'il  trempait  dans  le  crime,  selon  sa  propre 
expression,  lui  rendit  toutes  les  inquiétudes  habituelles 
de  sa  vie  plus  présentes,  sans  dissiper  entièrement  le 
nuage  de  mélancolie  qui  venait  d'obscurcir  ses  pensées. 

Le  commencement  de  sa  conversation  fut  empreint  de 
la  couleur  sombre  de  ses  dernières  rêveries  ;  mais  bien- 
tôt il  en  sortit  plus  vif  et  plus  fort  que  jamais,  quand  la 
vigueur  de  son  esprit  rentra  forcément  dans  le  monde 
rûel. 

Son  confident,  voyant  qu'il  devait  rompre  le  silence  le 
premier,  le  fit  ainsi  assez  brusquement  : 

—  Eh  bien!  monseigneur,  à  quoi  pensez-vous? 

—  Hélas!  Joseph,  à  quoi  devons-nous  penser  tous  tant 
que  nous  sommes,  sinon  à  notre  bonheur  futur  dans  une 
vie   meilleure  que  celle-ci?  Je  songe,  depuis  plusieurs 


100  CINQ-MARS. 

jours,  que  les  intérêts  humains  m'ont  trop  détourné  de 
cette  unique  pensée  :  et  je  me  repens  d'avoir  employé 
quelques  instants  de  loisir  à  des  ouvrages  profanes,  tels 
que  mes  traaédies  d'Europe  et  de  MUame,  mulgré  la 
gloire  que  j'en  ai  tirée  déjà  parmi  nos  plus  beaux  esprits, 
gloire  qui  se  répandra  dans  l'avenir. 

Le  père  Joseph,  plein  des  choses  qu'il  avait  à  dire,  fut 
d'abord  surpris  de  ce  début  ;  mais  il  connaissait  trop  son 
maître  pour  en  rien  témoigner,  et,  sachant  bien  par  où.  il 
)ô  ramènerait  à  d'autres  idées,  il  entra  dans  les  siennes 
sans  hésiter. 

—  Le  mérite  en  est  pourtant  bien  grand,  dit-il  avec  un 
dir  de  regret,  et  la  France  gémira  de  ce  que  ces  œuvres 
immortelles  ne  sont  pas  suivies  de  productions  sem- 
blables. 

—  Oui ,  mon  cher  Joseph ,  c'est  en  vain  que  des 
hommes  tels  que  Boisrobert,  Glaveret,  Colletet,  Corneille, 
et  surtout  le  célèbre  xMairet,  ont  proclamé  ces  tragédies 
les  plus  belles  de  toutes  celles  que  les  temps  présents  et 
passés  ont  vu  représenter  ;  je  me  les  reproche,  je  vous 
jure,  comme  un  vrai  péché  mortel,  et  je  ne  m'occupe, 
dans  mes  heures  de  repos,  que  de  ma  Méthode  des  con- 
troverses, et  du  livre  sur  la  Perfectmi  du  chrétien.  Je 
songe  que  j'ai  cinquante-six  ans  et  une  maladie  qui  ne 
pardonne  guère. 

—  Ce  sont  des  calculs  que  vos  ennemis  font  aussi  exac- 
tement que  Votre  Éminence,  dit  le  père,  à  qui  cette  con- 
versation commentait  à  donner  de  l'humeur,  et  qui  vou- 
lait en  sortir  au  plus  vile. 

Le  rouge  monta  au  visage  du  Cardinal. 

—  Je  le  sais,  je  le  sais  bien,  dit-il,  je  connais  toute 
leur  noirceur,  et  je  m'attends  à  tout.  Mais  qu'y  a-t-il  donc 
de  nouveau? 

—  Nous  étions  convenus  déjà,  monseigneur,  de  rem- 


LE    CABINET.  101 

placer  mademoiselle  d'Hautefort;  nous  l'avons  éloignée 
comme  mademoiselle  de  La  Fayette,  c'est  fort  bien;  mais 
sa  place  n'est  pas  remplie,  et  le  Roi... 

—  Eh  bien? 

—  Le  Roi  a  des  idées  qu'il  n'avait  pas  eues  encore. 

—  Vraiment?  et  qui  ne  viennent  pas  de  moi  ?  Voilà  qui 
Ta  bien,  dit  le  ministre  avec  ironie. 

—  Aussi,  monseigneur,  pourquoi  laisser  six  jours  en- 
tiers la  place  de  favori  vacante  ?  Ce  n'est  pas  prudent, 
permettez  que  je  le  dise. 

—  11  y  a  des  idées,  des  idées!  répétait  Richelieu  avec 
une  sorte  d'effroi  ;  et  lesquelles? 

—  Il  a  parlé  de  rappeler  la  Reine-mèro,  dit  le  capucin 
à  voix  basse,  de  la  rappeler  de  Cologne. 

—  Marie  de  Médicis  !  s'écria  le  Cardinal  en  frappant 
sur  les  bras  de  son  fauteuil  avec  ses  deux  mains.  Non,  par- 
le Dieu  vivant!  elle  ne  rentrera  pas  sur  le  sol  de  France, 
d'où  je  l'ai  chassée  pied  par  pied!  L'Angleterre  n'a  pas 
osé  la  garder  exilée  par  moi;  la  Hollande  a  craint  de  crou- 
ler sous  elle,  et  mon  royaume  la  recevrait!  Non,  non, 
cette  idée  n'a  pu  lui  venir  par  lui-même.  Rappeler  mon 
ennemie,  rappeler  sa  mère,  quelle  perfidie  !  non,  il  n'au- 
lait  jamais  osé  y  penser... 

Puis,  après  avoir  rêvé  un  instant,  il  ajouta  en  fixant 
un  regard  pénétrant  et  encore  plein  du  feu  de  sa  colère 
sur  le  père  Joseph  : 

—  Mais...  dans  quels  termes  a-t-il  exprimé  ce  désir? 
Dites-moi  les  mots  précis. 

—  Il  a  dit  assez  publiquement,  et  en  présence  de  Mon- 
sieur :  t  Je  sens  bien  que  l'un  des  premiers  devoirs  d'un 
chrétien  est  d'être  bon  fils,  et  je  ne  résisterai  pas  long- 
temps aux  murmures  de  ma  conscience.  » 

—  Chrétien!  conscience!  ce  ne  sont  pas  ses  expres- 
sions; c'est  le  père  Gaussin,  c'est  son  confesseur  qui  me 

6. 


102   '  CINQ-MARS. 

trahit!  s'écria  le  Cardinal.  Perfide  jésuite!  je  t'ai  par- 
donné ton  intrigue  de  La  Fayette;  mais  je  ne  te  passerai 
pas  tes  conseils  secrets.  Je  ferai  chasser  ce  confesseur, 
Joseph,  il  est  l'ennemi  de  l'État,  je  le  vois  bien.  Mais  aussi 
j'ai  agi  avec  néghgence  depuis  quelques  jours  ;  je  n'ai 
pas  assez  hâté  l'arrivée  de  ce  petit  d'Effiat,  qui  réussira, 
sans  doute  :  il  est  bien  fait  et  spirituel,  dit-on.  Ah  !  quelle 
faute!  je  méritais  une  bonne  disgrâce  moi-même.  Laisser 
près  du  Roi  ce  renard  jésuite,  sans  lui  avoir  donné  mes 
instructions  secrètes,  sans  avoir  un  otage,  un  gage  de  sa 
fidélité  à  mes  ordres!  quel  oubh  1  Joseph,  prenez  une 
plume  et  écrivez  vite  ceci  pour  l'autre  confesseur  que 
nous  choisirons  mieux.  Je  pense  au  père  Sirmond... 

Le  père  Joseph  se  mit  devant  la  grande  table,  prêt  à 
écrire,  et  le  Cardinal  lui  dicta  ces  devoirs  de  nouvelle  na- 
ture, que,  peu  de  temps  après,  il  osa  faire  remettre  au  Roi, 
qui  les  reçut,  les  respecta,  et  les  apprit  par  cœur  comme 
les  commandements  de  l'Éghse.  Ils  nous  sont  demeur-is 
comme  un  monument  effrayant  de  l'empire  qu'un  homme 
peut  arracher  à  force  de  temps,  d'intrigues  et  d'audace  : 

L  Un  prince  doit  avoir  un  premier  ministre,  et  ce  pre- 
mier ministre  trois  qualités  :  1°  qu'il  n'ait  pas  d'autre 
passion  que  son  prince  ;  2°  qu'il  soit  habile  et  fidèle  ; 
3°  qu'il  soit  ecclésiastique. 

IL  Un  prince  doit  parfaitement  aimer  son  premier  mi- 
nistre. 

III.  Ne  doit  jamais  changer  son  premier  minsitre, 

IV.  Doit  lui  dire  toutes  choses. 

V.  Lui  donner  hbre  accès  auprès  de  sa  personne. 

VI.  Lui  donner  une  souveraine  autorité  sur  le  peuple. 
VIL  De  grands  honneurs  et  de  grands  biens. 

VIII.  Un  prince  n'a  pas  de  plus  riche  trésor  que  son 
premier  ministre. 

IX,  Un  prince  ne  doit  pas  ajouter  foi  à  ce  qu'on  dit 


LE    CABINET.  103 

contre  son  premier  ministre,  ni  se  plaire  à  en  entendre 
médire. 

X.  Un  prince  doit  révéler  à  son  premier  ministre  tout 
ce  qu'on  a  dit  contre  lui,  quand  même  on  aurait  exigé  du 
prince  qu'il  garderait  le  secret. 

XI.  Un  prince  doit  non-seulement  préférer  le  bien  de 
son  État,  mais  son  premier  ministre  à  tous  ses  parents. 

Tels  étaient  les  commandements  du  dieu  de  la  France, 
moins  étonnants  encore  que  la  terrible  naïveté  qui  lui  fait 
léguer  lui-même  ses  ordres  à  la  postérité,  comme  si,  elle 
aussi,  devait  croire  en  lui. 

Tandis  qu'il  dictait  son  instruction,  en  la  lisant  sur  un 
petit  papier  écrit  de  sa  main,  une  tristesse  profonde 
paraissait  s'emparer  de  lui  à  chaque  mot;  et,  lorsqu'il  fut 
au  bout,  il  tomba  au  fond  de  son  fauteuil,  les  bras  croisés 
et  la  tète  penchée  sur  son  estomac. 

Le  père  Joseph,  interrompant  son  écriture,  se  leva,  et 
allait  lui  demander  s'il  se  trouvait  mal,  lorsqu'il  entendit 
sortir  du  fond  de  sa  poitrine  ces  paroles  lugubres  et  mé- 
morables : 

—  Quel  ennui  profond!  quels  interminables  inquié-' 
tudes  !  Si  l'ambitieux  me  voyait,  il  fuirait  dans  un  désert. 
Qu'est-ce  que  ma  puissance?  Un  misérable  reflet  du  pou- 
voir royal;  et  que  de  travaux  pour  fixer  sur  mon  étoile 
ce  rayon  qui  flotte  sans  cesse!  Depuis  vingt  ans  je  le  tente 
inutilement.  Je  ne  comprends  rien  à  cet  homme!  il  n'ose 
pas  me  fuir  ;  mais  on  me  l'enlève  :  il  me  glisse  entre  les 
doigts..  Que  de  choses  j'aurais  pu  faire  avec  ses  droits 
héréditaires,  si  je  les  avais  eus  !  Mais  employer  tant  de 
calculs  à  se  tenir  en  équihbre  !  que  reste-t-il  de  génie 
pour  les  entrepiises?  J'ai  l'Europe  dans  ma  main,  et  je 
suis  suspendu  à  un  cheveu  qui  tremble.  Qa'ai-je  iffaire 
de  porter  mes  regards  sur  les  cartes  du  monde,  si  tous 
mes  intérêts  sont  renfermés  dp.iis  mon  étroit  cabinet?  Ses 


104  CINQ-MARS. 

six  pieds  d'espace  me  donnent  plus  de  peine  à  gouverner 
que  toute  la  terre.  Voilà  -donc  ce  qu'est  un  premier  mi- 
nistre! Enviez-moi  mes  gardes  à  présent! 

Ses  traits  étaient  décomposés  de  manière  à  faire  craindre 
quelque  accident,  et  il  lui  prit  une  toux  violente  et  longue, 
4ui  finit  par  un  léger  crachement  de  sang.  11  vil  que  le 
père  Joseph,  effrayé,  allait  saisir  une  clochette  d'or  posée 
sur  la  table,  et  se  levant  tout  à  coup  avec  la  vivacité  d'un 
jeune  homme,  il  l'arrêta  et  lui  dit  : 

—  Ce  n'est  rien,  Joseph,  je  me  laisse  quelquefois  aller 
•  ;  découragement;  mais  ces  moments  sont  courts,  et  j'en 
;  ors  plus  fort  qu'avant.  Pour  ma  santé,  je  sais  parfaite- 
ijQent  oi^i  j'en  suis;  mais  il  ne  s'agit  pas  de  cela.  Qu'avez- 
■vous  fait  à  Paris?  Je  suis  content  de  voir  le  Roi  arrivé 
dans  le  Béarn  comme  je  le  voulais  :  nous  le  veillerons 
mieux.  Que  lui  avez-vous  montré  pour  le  faire  partir? 

—  Une  bataille  à  Perpignan. 

—  Allons,  ce  n'est  pas  mal.  Eh  bien,  nous  pouvons  la 
iui  arranger;  autant  vaut  cette  application  qu'une  autre  à 
présent.  Mais  la  jeune  Reine,  la  jeune  Reine,  que  dit- 
elle? 

—  Elle  est  encore  furieuse  contre  vous.  Sa  correspon- 
dance découverte,  l'interrogatoire  que  vous  lui  fîtes 
subir  ! 

—  Bah!  un  madrigal  et  un  moment  de  soumission  lui 
feront  oublier  que  je  l'ai  séparée  de  sa  maison  d'Autriche 
et  du  pays  de  son  Buckingham.  Mais  que  fait-elle? 

— D'autres  intrigues  avec  Monsieur.  Mais,  comme  toutes 
ses  confidences  sont  à  nous,  en  voici  les  rapports  jour  par 
jour. 

—  Je  ne  ir.e  donnerai  pas  la  peine  de  les  lire  :  tant  que 
le  duc  de  Bouillon  sera  en  Italie,  je  ne  crains  rien  de  là  i 
elle  peut  rêver  de  petites  conjurations  avec  Gaston  au 
coin  du  feu;  il  s'en  Lient  toujours  aux  aimables  inlen- 


LE    CABINET. 


105 


lions  qu'il  a  quelquefois^,  et  n'exécute  bien  que  ses  sor- 
ties du  royaume  ;  il  en  est  à  la  troisième.  Je  lui  procure- 
ra la  quatrième  quand  il  voudra  ;  il  ne  vaut  pas  le  coup 
de  pistolet  que  tu  fis  donner  au  comte  de  Soissons.  Ce 
pauvre  comte  n'avait  cependant  guère  plus  d'énergie. 

Ici  le  cardinal,  se  rasseyant  dans  son  fauteuil,  se  mit 
à  rire  assez  gaîment  pour  un  homme  d'Etat. 

—  Je  rirai  toute  ma  vie  de  leur  expédition  d'Amiens. 
Us  me  tenaient  là  tous  les  deux.  Chacun  avait  bien  cinq 
cents  gentilshommes  autour  de  lui,  armés  jusqu'aux 
jents,  et  tout  prêts  à  m'expédier  comme  Concini;  mais 
le  grand  Vitry  n'était  plus  là  ;  ils  m'ont  laissé  parler  une 
heure  fort  tranquillement  avec  eux  de  la  chasse  et  de  la 
Fête-Dieu,  et  ni  l'un  ni  Tautre  n'a  osé  faire  un  signe  à 
tous  ces  coupe-jarrets.  Nous  avons  su  depuis  par  Chavi- 
gny,  qu'ils  attendaient  depuis  deux  mois  cet  heureux  mo- 
ment. Pour  moi,  en  vérité,  je  ne  remarquai  rien  du  tout, 
si  ce  n'est  ce  petit  brigand  d'abbé  de  Gondi  qui  rôdait  au- 
tour de  moi  et  avait  l'air  de  cacher  quelque  chose  dans 
sa  manche  ;  ce  fut  ce  qui  me  fit  monter  en  carrosse. 

—  A  propos,  monseigneur,  la  reine  veut  le  faire  coad- 
juteur  absolument. 

— Elle  est  folle  !  il  la  perdra  si  elle  s'y  attache  :  c'est 
un  mousquetaire  manqué,  un  diable  en  soutane  ;  lisez 
son  Histoire  de  Fiesque,  vous  l'y  verrez  lui-même.  11  ne 
sera  rien  tant  que  je  vivrai. 

—  Eh  quoi  !  vous  jugez  si  bien  et  vous  faites  venir 
un  autre  ambitieux  de  son  âge  ? 

—  Quelle  différence  !  Ce  sera  une  poupée,  mon  ami, 
une  vraie  poupée,  que  ce  jeune  Cinq-Mars  ;  il  ne  pensera 
qu'à  sa  fraise  et  à  ses  aiguillettes  ;  sa  jolie  tournure  m'en 
répond,  et  je  sais  qu'il  est  doux  et  faible.  Je  l'ai  préféré 
pour  cela  à  son  frère  aîné  ;  il  fera  ce  que  nous  voudrons. 

—  Ah  !  monseigneur,  dit  le  père  d'un  air  de  doute,  je 


i06  CINQ-MARS. 

ne  me  suis  jamais  fié  aux  gens  dont  les  formes  sont  si 
calmes,  la  flamme  intérieure  en  est  plus  dangereuse.  Sou- 
venez-vous du  maréchal  d'Effiat,  son  père. 

—  Mais,  encore  une  fois,  c'est  un  enfant,  et  je  rélève- 
rai ;  au  lieu  que  le  Gondi  est  déjà  un  factieux  accompli, 
un  audacieux  que  rien  n'arrête  ;  il  a  osé  me  disputer 
madame  de  La  Meilleraie,  concevez-vous  cela  ?  est-ce 
croyable,  à  moi  ?  Un  petit  prestolet,  qui  n'a  d'autre  mé- 
rite qu'un  mince  babil  assez  vif  et  un  air  cavalier.  Heu- 
reusemenl  que  le  mari  a  pris  soin  lui-même  de  l'éloigner. 

Le  père  Joseph,  qui  n'aimait  pas  mieux  son  maître  lors- 
qu'il parlait  de  ses  bonnes  fortunes  que  de  ses  vers,  fît  une 
grimace  qu'il  voulait  rendre  fine  et  ne  fut  que  laide  et 
gauche  ;  il  s'imagina  que  l'expression  de  sa  bouche,  tordue 
comme  celle  d'un  singe,  voulait  dire  :  Ah!  qui  peut  ré- 
sister à  monseigneur  ?  mais  monseigneur  y  lut  :  Je  suis 
un  cuistre  qui  ne  sais  rien  du  grand  monde,  et,  sans  transi- 
tion, il  dit  tout  à  coup,  en  prenant  sur  la  table  une  lettre 
ie  dépêches  : 

—  Le  duc  de  Roban  est  mort,  c'est  une  bonne  nou- 
velle ;  voilà  les  hugueiJOts  perdus.  Il  a  eu  bien  du  bon- 
heur :  je  l'avais  fait  condamner  par  le  parlement  de 
Toulouse  à  être  tiré  à  quatre  chevaux,  et  il  meurt  tran- 
quillement sur  le  champ  de  bataille  de  Rheinfeld.  Mais 
qu'importe?  le  résultat  est  le  même.  Voilà  encore  une 
grande  tête  par  terre  !  Comme  elles  sont  tombées  depuis 
celle  de  Montmorency  !  Je  n'en  vois  plus  guère  qui  ne 
s'incline  devant  moi.  Nous  avons  déjà  à  peu  près  puni 
toutes  nos  dupes  de  Versailles  ;  certes,  on  n'a  rien  à  me 
reprocher  :  j'exerce  contre  eux  la  loi  du  talion,  et  je  le;: 
traite  comme  ils  ont  voulu  me  faire  traiter  au  conseil  de 
la  l'eine-mère.  Le  vieux  radoteur  de  Bassompierre  en 
sera  quitte  pour  la  prison  perpétuelle,  ainsi  que  l'assas- 
sin maréchal  de  Vitry,  car  ils  n'avaient  voté  que  cette 


LE    CABINET.  107 

peine  pour  moi.  Quant  au  Marillac,  qui  conseilla  la 
rnort,  je  la  lui  réserve  au  premier  faux  pas,  et  te  recom- 
mande, Joseph,  de  me  le  rappeler;  il  faut  être  juste  avec 
tout  le  monde.  Reste  donc  encore  debout  ce  duc  de 
Bouillon,  à  qui  son  Sedan  donne  de  l'orgueil;  mais  je  le 
lui  ferai  bien  rendre.  C'est  une  chose  merveilleuse  que 
leur  aveuglement  !  ils  se  croient  tous  libres  de  conspirer, 
et  ne  voient  pas  qu'ils  ne  font  que  voltiger  au  bout  des  fils 
que  je  tiens  d'une  main,  et  que  j'allonge  quelquefois 
pour  leur  donner  de  l'air  et  de  l'espace.  Et  pour  la  mort 
de  leur  cher  duc,  les  huguenots  ont-ils  bien  crié  comme 
un  seul  homme? 

—  Moins  que  pour  l'affaire  de  Loudun,  qui  s'est  pour- 
tant terminée  heureusement. 

—  Quoi!  heureusement?  J'espère  que  Grandier  est 
mort? 

—  Oui;  c'est  que  je  voulais  dire.  Votre  Éminence 
doit  être  satisfaite;  tout  a  été  fini  dans  les  vingt-(iuatre 
heures;  on  n'y  pense  plus.  Seulement  Laubardemont  a 
fait  une  petite  étourderie,  qui  était  de  rendre  la  séance 
publique;  c'est  ce  qui  a  causé  un  peu  de  tumulte;  mais 
nous  avons  les  signalements  des  perturbateurs  que  l'on 
suit. 

—r  C'est  bien,  c'est  très-bien.  Urbain  était  un  homme 
trop  supérieur  pour  le  laisser  là  ;  il  tournait  au  protes- 
tantisme; je  parierais  qu'il  aurait  fini  par  abjurer;  son 
ouvrage  contre  le  célibat  des  prêtres  me  l'a  fait  conjec- 
turer ;  et,  dans  le  doute,  retiens  ceci,  Joseph  :  il  faut 
toujours  mieux  couper  l'arbre  avant  que  le  fruit  soit 
poussé.  Ces  huguenots,  vois-tu,  sont  une  vraie  répu- 
blique dans  l'État  :  si  une  fois  ils  avaient  la  majorité 
en  France,  la  monarchie  serait  perdue  ;  ils  établiraient 
quelque  gouvernement  populaire  qui  pourrait  être  du- 
rable. 


108  CINQ-MARS 

—  Et  quelles  peines  profoiKles  ils  causent  tous  les 
jours  à  notre  saint-père  le  pape!  dit  Joseph. 

—  Ah!  interrompit  le  cardinal,  je  te  vois  venir  :  tu 
veux  me  rappeler  son  entêtement  à  ne  pas  te  donner  le 
chapeau.  Sois  tranquille,  j'en  parlerai  aujourd'hui  au 
nouvel  ambassadeur  que  nous  envoyons.  Le  maréchal 
d'Estrées  obtiendra  en  arrivant  ce  qui  traîne  depuis  deux 
ans  que  nous  t'avons  nommé  au  cardinalat  ;  je  com- 
mence aussi  à  trouver  que  la  pourpre  t'irait  bien,  car  les 
*aches  de  sang  ne  s'y  voient  pas. 

Et  tous  deux  se  mirent  à  rire,  l'un  comme  un  maître 
qui  accable  de  tout  son  mépris  le  sicaire  qu'il  paye, 
l'autre  comme  un  esclave  résigné  à  toutes  les  humilia- 
tions par  lesquelles  on  s'élève. 

Le  rire  qu'avait  excité  la  sanglante  plaisanterie  du 
vieux  ministre  durait  encore,  lorsque  la  porte  du  cabinet 
s'ouvrit,  et  un  page  annonça  plusieurs  courriers  qui  arri- 
vaient à  la  fois  de  divers  points;  le  père  Joseph  se  leva,  et, 
se  plaçant  debout,  le  dos  appuyé  contre  le  mur,  comme 
une  momie  égyptienne,  ne  laissa  plus  paraître  sur  son 
visage  qu'une  stupide  contemplation.  Douze  messagers 
entrèrent  successivement,  revêtus  de  déguisements  di- 
vers :  l'un  semblait  un  soldat  suisse  ;  un  autre  un  vivan- 
dier; un  troisième,  un  maître  maçon  ;  on  les  faisait  entrer 
dans  le  palais  par  un  escalier  et  un  corridor  secrets,  et 
ils  sortaient  du  cabinet  par  une  porte  opposée  à  celle 
qui  les  introduisait,  sans  pouvoir  se  rencontrer  ni  se  com- 
muniquer rien  de  leurs  dépêches.  Chacun  d'eux  déposait 
un  paquet  de  papiers  roulés  ou  plies  sur  la  grande  table, 
parlait  un  instant  au  cardinal  dans  l'embrasure  d'un;' 
croisée,  et  partait.  Richelieu  s'était  levé  brusquement 
dès  l'entrée  du  premier  messager,  et,  attentif  à  tout  faire 
par  lui-même,  il  les  reçut  tous,  les  écouta  et  referma  de  sa 
main  sur  eux  la  porte  de  sortie.  Il  fit  signe  au  père  Joseph 


LE    CABINET.  109 

quand  le  dernier  fut  parti,  et,  sans  parler,  tous  deux  ou- 
vrirent ou  plutôt  arrachèrent  les  paquets  des  dépêches, 
et  se  dirent,  en  deux  mots,  le  sujet  des  lettres. 

—  Le  duc  de  Weimar  poursuit  ses  avantages  ;  le  duc 
Charles  est  battu;  l'esprit  de  notre  général  est  assez  bon; 
voici  de  bons  propos  qu'il  a  tenus  à  dîner.  Je  suis 
content. 

—  Monseigneur,  le  vicomte  de  Turenne  a  repris  les 
places  de  Lorraine  ;  voici  ses  conversations  particulières... 

—  Ah  !  passez,  passez  cela  ;  elles  ne  peuvent  pas  être 
dangereuses.  Ce  sera  toujours  un  bon  et  honnête  homme, 
ne  se  mêlant  point  de  politique  ;  pourvu  qu'on  lui  donne 
une  petite  armée  à  disposer  comme  une  partie  d'échecs, 
n'inicorte  contre  qui,  il  est  content;  nous  serons  toujours 
bons  amis. 

—  Voici  le  long  Parlement  qui  dure  encore  en  Angle- 
terre. Les  Communes  poursuivent  leur  projet  :  voici  des 
massacres  en  Irlande...  Le  comte  de  StrafFord  est  con- 
damné à  mort. 

—  A  mort  !  quelle  horreur  ! 

—  Je  lis  :  «  Sa  Majesté  Charles  I"  n'a  pas  eu  le  cou- 
rage de  signer  l'arrêt,  mais  il  a  désigné  quatre  commis- 
saires... » 

—  Roi  faible,  je  t'abandonne.  Tu  n'auras  plus  notre 
argent.  Tombe,  puisque  tu  es  ingrat!...  Oh  malheureux 
Wentworth  ! 

Et  une  larme  parut  aux  yeux  de  Richelieu  ;  ce  même 
homme  qui  venait  de  jouer  avec  la  vie  de  tant  d'autres, 
pleura  un  ministre  abandonné  de  son  prince.  Le  rapport 
de  cette  situation  à  la  sienne  l'avait  frappé,  et  c'était  lui- 
même  qu'il  pleurait  dans  cet  étranger.  Il  cessa  de  lire  à 
haute  voix  les  dépêches  qu'il  ouvrait,  et  son  confident 
l'imita.  Il  parcourut  avec  une  scrupuleuse  attention  tous 
;es  rapports  détaillés  des  actions  les  plus  minutieuses  et 


HO  CINQ-MARS. 

les  plus  secrètes  de  tout  personnage  un  peu  important ^ 
rapports  qu'il  faisait  toujours  joindre  à  ses  nouvelles  par 
ses  habiles  espions.  On  attachait  ces  rapports  secrets  aux 
dépêches  du  Roi,  qui  devaient  toutes  passe"'  par  les 
mains  du  Cardinal,  et  être  soigneusement  repliées,  pour 
a.  river  au  prince  épurées  et  telles  qu'on  voulait  les  lui 
faire  lire.  Les  notes  particulières  furent  toutes  brûlées 
avec  soin  par  le  Père,  quand  le  cardinal  en  eut  pris  con- 
naissance ;  et  celui-ci  cependant  ne  paraissait  point  satis- 
fait :  il  se  promenait  fort  vite  en  long  et  en  large  dans 
l'appartement  avec  des  gestes  d'inquiétude,  lorsque  la 
porte  s'ouvrit  et  un  treizième  courrier  entra.  Ce  nou- 
veau messager  avait  l'air  d'un  enfant  de  quatorze  ans  à 
peine  ;  il  tenait  sous  le  bras  un  paquet  cacheté  de  noir 
pour  le  Roi,  et  ne  donna  au  Cardinal  qu'un  petit  billet 
sur  lequel  ua  regard  dérobé  de  Joseph  ne  put  entrevoir 
que  quatre  mots.  Le  Duc  tressaiUit,  le  déchira  en  mille 
pièces,  et,  se  courbant  à  l'oreille  de  l'enfant,  lui  parla 
issez  longtemps  sans  réponse  ;  tout  ce  que  Joseph  enten- 
dit fut,  lorsque  le  Cardinal  le  fit  sorlir  de  la  salle  :  Fais-y 
bien  attention,  pas  avant  douze  heures  d'ici. 

Pendant  cet  aparté  du  Cardinal,  Joseph  s'était  occupé 
à  soustraire  de  sa  vue  un  nombre  infini  de  libelles  qui 
venaient  de  Flandre  et  d'Allemagne,  et  que  le  ministre 
voulait  voir,  quelque  amers  qu'ils  fussent  pour  lui.  Il 
aifectait  à  cet  égard  une  philosophie  qu'il  était  loin  d'a- 
voir, et ,  pour  faire  illusion  à  ceux  qui  l'entouraient , 
il  feignait  quelquefois  de  trouver  que  ses  ennemis  n'a- 
vaient pas  tout  à  fait  tort,  et  de  rire  de  leurs  plaisanteries  ; 
cependant  ceux  qui  avaient  une  connaissance  plus  ap- 
profondie de  son  caractère  démêlaient  une  rage  profonde 
sous  cette  apparente  modération  et  savaient  qu'il  n'était 
satisfait  que  lorsqu'il  avait  fait  condamiicr  par  le  Parle- 
ment le  livre  ennemi  à  être  brûlé  en  place  de  Grève , 


LE    CABINET.  111 

comme  injurieux  au  Roi  en  la  personne  de  son  ministre 
rUlustrissime  Cardinal,  comme  on  le  voit  dans  les  arrêts 
du  temps,  et  que  son  seul  regret  était  que  l'auteur  ne  fût 
pas  à  la  place  de  l'ouvrage  :  satisfaction  qu'il  se  don- 
nait quand  il  le  pouvait,  comme  il  le  fit  pour  Urbain 
Grandier. 

C'était  son  orgueil  colossal  qu'il  vengeait  ainsi  sans  se 
l'avouer  à  lui-même,  et  travaillant  longtemps  ,  un  an 
quelquefois,  à  se  persuader  que  l'intérêt  de  l'État  y  était 
engagé.  Ingénieux  à  rattacher  ses  affaires  particulières  à 
celles  de  la  France,  il  s'était  convaincu  lui-même  qu'elle 
saignait  des  blessures  qu'il  recevait.  Joseph,  très-attentif 
à  ne  pas  provoquer  sa  mauvaise  humeur  dans  ce  mo- 
ment, mit  à  part  et  déroba  un  livre  intitulé  :  Mystères 
politiques  du  Cardinal  de  la  Rochelle;  un  autre,  attribué 
à  un  moine  de  Munich,  dont  le  tiire  était  :  Questions  quo- 
libétiques,  ajustées  au  teinps  présent,  et  Impiété  sanglante 
du  dieu  Mars.  L'honnête  avocat  Aubery,  qui  nous  a 
transmis  une  des  plus  fidèles  histoires  de  V éminentissime 
Cardinal,  est  transporté  de  fureur  au  seul  titre  du  pre- 
mier de  ces  livres,  et  s'écrie  que  le  grand  ministre  eut 
bien  sujet  de  se  glorifier  que  ces  ennemis,  inspirés  contre 
leur  gré  du  même  enthousiasme  qui  a  [ait  rendre  des  ora- 
cles à  Vânesse  de  Balaam,  à  Caiphe  etautres  quisemblaient 
plus  indigyics  du  don  de  la  prophétie,  l'appelaient  à  bon- 
titre  Cardinal  de  la  Rochelle,  puisqu'il  avait,  trois  ans 
après  leurs  écrits,  réduit  cette  ville,  de  même  que  Scipion 
a  été  nommé  V  Africain  pour  avoir  subjugué  cettepmviNCE. 
Peu  s'en  fallut  que  le  père  Joseph,  qui  était  nécessairement 
dans  les  mêmes  idées,  n'exprimât  dana  les  mêmes  termes 
son  indignation;  car  il  se  rappelait  avec  douleur  la  part 
de  ridicule  qu'il  avait  prise  dans  le  siège  de  la  Rochelle, 
qui,  tout  en  n'étant  pas  une  province  comme  l'Afrique, 
s'était  permis  do   résister  à  V éminentissime  Cardinal , 


112  '         GINQ-MARS. 

quoique  le  père  Joseph  eût  voulu  faire  passer  les  troupes 
par  un  égout,  se  piquant  d'être  assez  habile  dans  l'art 
des  siéyes.  Cependant  il  se  contint,  et  eut  encore  le  temps 
de  caclier  le  libelle  moqueur  dans  la  poche  de  sa  robe 
brune  avant  que  le  ministre  eût  congédié  son  jeune  cour- 
rier et  fût  revenu  de  la  porte  a  la  table. 

—  Le  départ,  Joseph,  le  départ!  dit-il.  Ouvre  les  portes 
à  toute  cette  cour  qui  m'assiège,  et  allons  trouver  le  Roi, 
qui  m'attend  à  Perpignan;  je  le  tiens  cette  fois  pour  tou- 
jours. 

Le  capucin  se  retira,  et  bientôt  les  pages,  ouvrant  les 
doubles  portes  dorées,  annoncèrent  successivement  les 
plus  grands  seigneurs  de  cette  époque,  qui  avaient  ob- 
tenu du  Roi  la  permission  de  le  quitter  pour  venir  saluer 
le  ministre  ;  quelques-uns  même,  sous  prétexte  de  ma- 
ladie ou  d'affaires  de  service,  étaient  partis  à  la  dérobée 
pour  ne  pas  être  les  derniers  dans  son  antichambre,  et 
le  triste  monarque  s'était  trouvé  presque  tout  seul,  comme 
les  autres  rois  ne  se  voient  d'ordinaire  qu'à  leur  lit  de 
mort;  mais  il  semblait  que  le  trône  fût  sa  couche  funèbre 
aux  yeux  de  la  cour,  son  règne  une  conthmelle  agonie, 
et  son  ministre  un  successeur  menaçant. 

Deux  pages  des  meilleures  maisons  de  France  se 
tenaient  près  de  la  porte  oii  les  huissiers  annonçaient 
chaque  personnage  qui,  dans  le  salon  précédent ,  avait 
trouvé  le  père  Joseph.  Le  Cardinal ,  toujours  assis  dans 
son  grand  fauteuil,  restait  immobile  pour  le  commun  des 
courtisans,  faisait  une  inclinalion  de  tète  aux  plus  dis- 
tingués ,  et  pour  les  princes  seulement  s'aidait  de  ses 
deux  bras  pour  se  soulever  légèrement;  chaque  courtisan 
allait  le  saluer  profondément,  et,  se  tenant  debout  devant 
lui  près  de  la  cheminée,  attendait  qu'il  lui  adressât  la 
parole  :  ensuite,  selon  le  signe  du  Cardinal,  il  continuait 
h  fjiire  le  tour  du  salon  Dour  sortir  par  la  même  porte 


LE    CABINET.  113 

par  où  l'on  entrait,  restait  un  moment  à  saluer  le  père  Jo- 
seph, qui  singeait  son  maître  et  que  l'on  avait  pour  cela 
nommé  l'Éminence  grise,  et  sortait  enfin  du  palais,  ou 
bien  se  rangeait  debout  derrière  son  fauteuil,  si  le  mi- 
nistre l'y  engageait,  ce  qui  était  une  marque  de  la  plus 
grande  faveur. 

Il  laissa  passer  d'abord  quelques  personnages  insigni- 
fiants et  beaucoup  de  mérites  inutiles,  et  n'arrêta  cette 
procession  qu'au  maréchal  d'Estrées,  qui,  partant  pour 
l'ambassade  de  Rome,  venait  lui  faire  ses  adieux  :  tout 
ce  qui  suivait  cessa  d'avancer.  Ce  mouvement  avertit 
dans  le  salon  précédent  qu'une  conversation  plus  longue 
s'engageait,  et  le  père  Joseph,  paraissant,  échangea  avec  le 
Cardinal  un  regard  qui  voulait  dire  d'une  part  :  Souvenez- 
vous  de  la  promesse  que  vous  venez  de  me  faire;  de 
l'autre  :  Soyez  tranquille.  En  même  temps,  l'adroit  capucin 
fit  voir  à  son  maître  qu'il  tenait  sous  le  bras  une  de  ses 
victimes  qu'il  préparait  à  être  un  docile  instrument: 
c'était  un  jeune  gentilhomme  qui  portait  un  manteau 
vert  très-court  et  une  veste  de  même  couleur,  un  pan- 
talon rouge  fort  serré,  avec  de  brillantes  jarretières  d'or 
dessous,  habit  des  pages  de  Monsieur.  Le  père  Joseph  lui 
parlait  bien  en  secret,  mais  point  dans  le  sens  de  son 
maître;  il  ne  pensait  qu'à  être  cardinal,  et  se  préparait 
d'autres  intelligences  en  cas  de  défection  de  la  part  du 
premier  ministre. 

—  Dites  à  Monsieur  qu'il  ne  se  fie  pas  aux  apparences, 
et  qu'il  n'a  pas  de  plus  fidèle  serviteur  que  moi.  Le  Car- 
dinal commence  à  baisser  ;  et  je  crois  de  ma  conscience 
d'avertir  de  ses  fautes  celui  qui  pourrait  hériter  du  pou- 
voir royal  pendant  la  minorité.  Pour  donner  à  votre  grand 
prince  une  preuve  de  ma  bonne  foi,  dites-lui  qu'on  veut 
faire  arrêter  Puy-Laurens,  qui  est  à  lui  ;  qu'il  le  fasse 
cacher,  ■  ou  bien  le   Cardinal  le  mettra  aussi  à  la  Bastille. 


ll/l  CINQ-MARS. 

Tandis  que  le  serviteur  trahissait  ainsi  son  maître,  lo 
maître  ne  restait  pas  en  arrière  et  trahissait  le  serviteur. 
Son  amour-propre  et  un  reste  de  respect  pour  les  choses 
de  l'Église  le  faisaient  souffrir  à  l'idée  de  voir  le  méprisable 
agent  couvert  du  même  chapeau  qui  était  une  couronne 
pour  lui,  et  assis  aussi  haut  que  lui-même,  à  cela  près 
de  l'emploi  passager  de  ministre.  Parlant  donc  à  demi- 
voix  au  maréchal  d'Estrées  : 

—  Il  n'est  pas  nécesaire,  lui  dit-il,  de  persécuter  plus 
longtemps  Urbain  Vlll  en  faveur  de  ce  capucin  que  vous 
voyez  là-bas  ;  c'est  bien  assez  que  Sa  Majesté  ait  daigné 
le  nommer  au  cardinalat,  nous  concevons  les  répugnances 
de  Sa  Sainteté  à  couvrir  ce  mendiant  de  la  pourpre  ro- 
maine. 

Puis,  passant  de  cette  idée  aux  choses  générales  : 

—  Je  ne  sais  vraiment  pas  ce  qui  peut  refroidir  lo 
Saint-Père  à  notre  égard  ;  qu'avons-nous  fait  qui  ne  fût 
pour  la  gloire  de  notre  sainte  mère  l'Église  cathoUque  ? 
J'ai  dit  moi-même  la  première  messe  à  la  Rochelle,  et 
vous  le  voyez  par  vos  yeux,  monsieur  le  maréchal,  notre 
habit  est  partout,  et  même  dans  vos  armées  ;  le  cardinal 
de  La  Valette  vient  de  conwnander  glorieusement  dans  le 
Palatinat. 

—  Et  vient  de  faire  une  très-belle  retraite,  dit  le  maré- 
chal, appuyant  légèrement  sur  le  mot  retraite. 

Le  ministre  continua,  sans  faire  attention  à  ce  petit 
mot  de  jalousie  de  métier  et  en  élevant  la  voix  : 

—  Dieu  a  montré  qu'il  ne  dédaignait  pas  d'envoyer 
l'esprit  de  victoire  à  ses  Lévites,  car  le  duc  de  Weimar 
n'aida  pas  plus  puissamment  à  la  conquête  de  la  Lorraine 
que  ce  pieux  cardinal,  et  jamais  une  armée  navale  ne  fut 
mieux  commandée  que  par  notre  archevêque  de  Bor- 
deaux à  la  Rochelle. 

On  savait  que  dans  ce  moment  le  ministre  était  assez 


LE  CABINET.  115 

aigri  contre  ce  prélat,  dont  la  hauteur  était  telle  et  les 
impertinences  si  fréquentes,  qu'il  y  avait  eu  deux  affaires 
assez  désagréables  dans  Bordeaux.  Il  y  avait  quatre  ans, 
le  duc  d'Épernon,  alors  gouverneur  de  la  Guyenne,  suivi 
de  tous  ses  gentilshommes  et  de  ses  troupes,  le  rencon- 
trant au  miheu  de  son  clergé  dans  une  procession,  l'ap- 
pela insolent  et  lui  donna  deux  coups  de  canne  très- 
vigoureux  ;  sur  quoi  l'archevêque  l'excommunia  ;  et  tout 
récemment  encore,  malgré  cette  leçon,  il  avait  eu  une 
querelle  avec  le  maréchal  de  Vitry,  dont  il  avait  reçu 
vingt  coups  de  canne  ou  de  bâton,  comme  il  vous  plaira, 
écrivait  le  Cardinal-Duc  au  cardinal  de  La  Valette,  et  je 
crois  qu'il  veut  remplir  la  France  d'excommuniés.  En  effet, 
il  excommunia  encore  le  bâton  du  maréchal,  se  souve- 
nant qu'autrefois  le  pape  avait  forcé  le  duc  d'Epernon  à 
lui  demander  pardon  ;  mais  Vitry,  qui  avait  fait  assas- 
siner le  maréchal  d'Ancre,  était  trop  bien  en  cour  pour 
cela,  et  l'archevêque  fut  battu  et  de  plus  grondé  par  le 
ministre. 

M.  d'Estrées  pensa  donc  avec  assez  de  tact  qu'il  pou- 
vait y  avoir  un  peu  d'ironie  dans  la  manière  dont  le  Car- 
dinal vantait  les  talents  guerriers  et  maritimes  de  l'arche- 
vêque, et  lui  répondit  avec  un  sang-froid  inaltérable  : 

—  En  effet,  monseigneur,  personne  ne  peut  dire  que 
i*,e  soit  sur  mer  qu'il  ait  été  battu. 

Son  Éminence  ne  put  s'empêcher  de  sourire;  mais, 
voyant  que  l'expression  électrique  de  ce  sourire  en  avait 
fuit  naître  d'autres  dans  la  salle,  et  des  chuchotements  et 
des  conjectures,  il  reprit  toute  sa  gravité  sur-le-champ; 
et  prenant  le  bras  familièrement  au  maréchal  : 

—  Allons,  allons,  monsieur  l'ambassadeur,  dit-il,  vous 
avez  la  répartie  bonne.  Avec  vous,  je  ne  craindrais  pas  le 
cardinal  Albornos,  ni  tous  les  Borgia  du  monde,  ni  tous 
les  efforts  de  leur  Espagne  près  du  Saint-Père. 


116  CINQ-MARS. 

Puis,  élevant  la  voix  et  regardant  tout  autour  de  lui 
comme  pour  s'adresser  au  salon  silencieux  et  captivé  : 

—  J'espère,  continua-t-il,  qu'on  ne  nous  persécutera 
plus  comme  l'on  fit  autrefois  pour  avoir  fait  une  juste 
alliance  avec  l'un  des  plus  grands  hommes  de  notre  temps; 
mais  Gustave-Adolphe  est  mort,  le  roi  catholique  n'aura 
plus  de  prétexte  pour  solliciter  l'excommunication  du 
roi  très-chrétien.  N'étes-vous  pas  de  mon  avis,  mon 
cher  seigneur  ?  dit-il  en  s'adressant  au  cardinal  de  La 
Valette  qui  s'approchait  et  n'avait  heureusement  rien 
entendu  sur  son  compte.  Monsieur  d'Estrées,  restez  près 
de  notre  fauteuil  :  nous  avons  encore  bien  des  choses  à 
vous  dire,  et  vous  n'êtes  pas  de  trop  dans  toutes  nos  con- 
versations, car  nous  n'avons  pas  de  secrets;  notre  poli- 
tique est  franche  et  au  grand  jour  :  l'intérêt  de  Sa  Majesté 
et  de  l'État,  voilà  tout. 

Le  maréchal  fit  un  profond  salut,  se  rangea  derrière  le 
siège  du  ministre,  et  laissa  sa  place  au  cardinal  de  La  Va- 
lette, qui,  ne  cessant  de  se  prosterner,  et  de  flatter  et  de 
jurer  dévouement  et  totale  obéissance  au  Cardinal,  comme 
pour  expier  la  roideur  de  son  père  le  duc  d'Épernon,  n'eut 
aussi  de  lui  que  quelques  mots  vagues  et  une  conversa- 
tion distraite  et  sans  intérêt,  pendant  laquelle  il  ne  cessa 
de  regarder  à  la  porte  quelle  personne  lui  succédait.  Il 
eut  même  le  chagrin  de  se  voir  interrompu  brusquement 
par  le  Cardinal-Duc,  qui  s'écria,  au  moment  le  plus  flat- 
teur de  son  discours  mielleux  : 

—  Ah  !  c'est  donc  vous  enfin,  mon  cher  Fabert  !  Qu'il 
me  tardait  de  vous  voir  pour  vous  parler  du  siège  1 

Le  général  salua  d'un  air  brusque  et  assez  gauchement 
le  Cardinal  généralissime,  et  lui  présenta  les  officiers  ve- 
nus du  camp  avec  lui.  11  parla  quelque  temps  des  opéra- 
tions du  siège,  et  le  Cardinal  semblait  lui  faire,  en  quel- 
que  sorte,   la   cour  pour  le  préparer  à  recevoir  plus  tard 


LE     CABINET.  117 

ses  ordres  sur  le  champ  de  balailie  même  ;  il  parla  aux 
officiers  qui  le  suivaient,  les  appelant  par  leurs  noms  et 
leur  faisant  des  questions  sur  le  camp. 

Ils  se  rangèrent  tous  pour  laisser  approcher  le  duc 
d'Angoulême  ;  ce  Valois,  après  avoir  lutté  contre  Henri  IV, 
se  prosternait  devant  Richelieu.  Il  sollicitait  un  comman- 
dement qu'il  n'avait  eu  qu'en  troisième  au  siège  de  la 
Rochelle.  A  sa  suite  parut  le  jeune  Mazarin,  toujours 
souple  et  insinuant,  mais  déjà  confiant  dans  sa  fortune. 

Le  duc  d'Halluin  vint  après  eux  :  le  Cardinal  interrom- 
pit les  compliments  qu'il  leur  adressait  pour  lui  dire  à 
haute  voix  : 

—  Monsieur  le  duc,  je  vous  annonce  avec  plaisir  que 
le  Roi  a  créé  en  votre  faveur  un  office  de  maréchal  de 
France  ;  vous  signerez  Schomberg ,  n'est-il  pas  vrai  ?  A 
Leucate,  dilivrée  par  vous,  on  le  pense  ainsi.  Mais  par- 
don, voici  M.  de  Montauron  qui  a  sans  doute  quelque 
chose  d'important  à  me  dire. 

—  Oh  !  mon  Dieu,  non,  monseigneur,  je  voulais  seu- 
lement vous  dire  que  ce  pauvre  jeune  homme,  que  vous 
avez  daigné  regarder  comme  à  votre  service,  meurt  de 
faim. 

—  Ah  !  comment,  dans  ce  moment-ci,  me  parlez-vous 
de  choses  semblables  !  Votre  petit  Corneille  ne  veut  rien 
faire  de  bon  ;  nous  n'avons  \'ii  que  le  Ciel  et  les  Horaces 
encore  ;  qu'il  travaille,  qu'il  travaille,  on  sait  qu'il  est  à 
moi,  c'est  désagréable  pour  moi-même.  Cependant, 
puisque  vous  vous  y  intéressez,  je  lui  ferai  une  pension 
de  cinq  cents  écus  sur  ma  cassette. 

Et  le  trésorier  de  l'épargne  se  retira,  charmé  de  la 
libéralité  du  ministre,  et  fut  chez  lui  recevoir,  avec  assez 
de  bonté,  la  dédicace  de  Cinna,  o\i  le  grand  Corneille 
compare  son  âme  à  celle  d'Auguste,  et  le  remercie  d'avoir 
fait  l'aumône  à  quelques  Muses. 


118  CINQ-MARS. 

Le  Cardinal,  troublé  par  cette  importunité,  se  leva  en 
disant  que  la  matinée  s'avançait  et  qu'il  était  temps  de 
partir  pour  aller  trouver  le  Roi. 

En  cet  instant  même,  et  comme  les  plus  grands  sei- 
gneurs s'approchaient  pour  l'aider  à  marcher,  un  homme 
en  robe  de  maître  des  requêtes  s'avança  vers  lui  en  sa- 
luant avec  un  sourire  avantageux  et  confiant  qui  étonna 
tous  les  gens  habitués  au  grand  monde  ;  il  semblait 
dire  :  Nous  avons  des  affaires  secrètes  ensemble  ;vous  allez 
voir  comme  il  sera  bien  pour  moi;  je  suis  chez  moi  dans 
son  cabinet.  Sa  manière  lourde  et  gauche  trahissait  pour- 
tant un  être  très-inférieur  :  c'était  Laubardemont. 

Richelieu  fronça  le  sourcil  en  le  voyant  en  face  de  lui, 
et  lança  un  regard  de  feu  à  Joseph  ;  puis ,  se  tournant 
vers  ceux  qui  l'entouraient,  il  dit  avec  un  rire  amer  : 

—  Est-ce  qu'il  y  a  quelque  criminel  autour  de  nous  ? 

Puis,  lui  tournant  le  dos,  le  Cardinal  le  laissa  plus 
rouge  que  sa  robe  ;  et,  précédé  de  la  foule  des  person- 
nages qui  devaient  l'escorter  en  voiture  ou  à  cheval,  il 
descendit  le  grand  escaUer  de  l'archevêché. 

Tout  le  peuple  de  Narbonne  et  ses  autorités  regardèrent 
avec  stupéfaction  ce  départ  royal. 

Le  Cardinal  seul  entra  dans  une  ample  et  spacieuse 
litière  de  forme  carrée,  dans  laquelle  il  devait  voyager 
jusqu'à  Perpignan  ,  ses  infirmités  ne  lui  permettant  ni 
d'aller  en  voiture,  ni  de  faire  toute  cette  route  à  cheval. 
Cette  sorte  de  chambre  nomade  renfermait  un  lit,  une 
table,  et  une  petite  chaise  pour  un  page  qui  devait 
écrire  ou  lui  faire  la  lecture.  Cette  machine,  couverte  de 
damas  couleur  de  pourpre,  fut  portée  par  dix-huit 
hommes  qui,  de  lieue  en  lieue,  se  relevaient  ;  ils  étaient 
choisis  dans  ses  gardes,  et  ne  faisaient  ce  service  d'hon- 
neur que  la  tête  nue,  quelle  que  fût  la  chaleur  ou  la 
pluie.   Le   duc  d'Angoulème?  les  maréchaux  de  Schom- 


LE    CABINET.  419 

bevg  ei  d'Estrées,  Faberfc  et  d'autres  dignitaires  étaient  à 
cheval  aux  portières.  On  distinguait  le  cardinal  de  La  Va- 
lette et  Mazarin  parmi  les  plus  empressés,  ainsi  que  Gha- 
vigny  et  le  maréchal  de  Vitry,  qui  cherchait  à  évitf"-  la 
Bastille,  dont  il  était  menacé,  disait-on. 

Deux  carrosses  suivaient  pour  les  secrétaires  du  Cardi- 
nal, ses  médecins  et  son  confesseur  ;  huit  voitures  et  quatre 
chevaux  pour  ses  gentilshommes,  et  vingt-quatre  mulets 
pour  ses  bagages  ;  deux  cents  mousquetaires  à  pied  l'es- 
cortaient de  très-près  ;  sa  compagnie  de  gens  d'armes  de 
la  garde  et  ses  chevau-légers,  tous  gentilshommes,  mar- 
chaient devant  et  derrière  ce  cortège,  sur  de  magnifiaues 
chevaux. 

Ce  fut  dans  cet  équipage  que  le  premier  ministre  se  ren- 
dit en  peu  de  jours  à  Perpignan.  La  dimension  de  la  litière 
obligea  plusieurs  fois  de  faire  élargir  des  chemins  et  abattre 
les  murailles  de  quelques  villes  et  villages  où  elle  ne  pou- 
vait entrer;  en  sorte,  disent  les  auteurs  des  manuscrits  du 
temps,  tout  pleins  d'une  sincère  admiration  pour  ce  luxe, 
en  sorte  qu'il  semblait  un  conquérant  qui  entre  par  la 
brèche.  Nous  avons  cherché  en  vain  avec  beaucoup  de 
soin  quelque  manuscrit  des  propriétaires  ou  habitants  des 
maisons  qui  s'ouvraient  à  son  passage  où  la  même  admi- 
ration fût  témoignée,  et  nous  avouons  ne  l'avoir  pu  trouver. 


120  CINQ-MARS. 


CHAPITRE    VIII 


L  SNTKEVUE 


Mon   génie  étonné  tremble  devant  U  sj>jn. 


Le  pompeux  cortège  du  Cardinal  s'était  arrêté  à  l'en- 
trée du  camp  ;  toutes  les  troupes  sous  les  armes  étaient 
rangées  dans  le  plus  bel  ordre,  et  ce  fut  au  bruit  du  canon 
et  de  la  musique  successive  de  chaque  régiment  que  la 
litière  traversa  une  longue  haie  de  cavalerie  et  d'infanterie, 
formée  depuis  la  première  tente  jusqu'à  celle  du  ministre, 
disposée  à  quelque  distance  du  quartier  royal,  et  que  la 
pourpre  dont  elle  était  couverte  faisait  reconnaître  de  loin. 
Chaque  chef  de  corps  obtint  un  signe  ou  un  mot  du  Caidi- 
nal,  qui,  enfin  rendu  sous  sa  tente,  congédia  sa  suite,  s'y 
enferma,  attendant  l'heure  <ie  se  présenter  chez  le  Roi. 
Mais,  avant  lui,  chaque  personnage  de  son  escorte  s'y  était 
porté  individuellement,  et,  sans  entrer  dans  la  demeure 
royale,  tous  attendaient  dans  de  longues  galeries  couvertes 
de  coutil  rayé  et  disposées  comme  des  avenues  qui  condui- 
saient chez  le  prince.  Les  courtisans  s'y  rencontraient  et 
se  promenaient  par  groupes,  se  saluaient  et  se  présentaient 
la  main,  ou  se  regardaient  avec  hauteur,  selon  leurs  inté- 
rêts ou  les  seigneurs  auxquels  ils  appartenaient.  D'autres 
chuchotaient  longtemps  et  donnaient  des  signes  d'étonne- 
ment,  de  plaisir  ou  de  mauvaise  humeur,  qui  montraient 
rjue  quelque  chose  d'extraordinaire  venait  de  se  passer.  Un 
singulier  dialogue,  entre  mille  autres,  s'éleva  dans  uû  coin 
de  la  galerie  principale. 


L  ENTREVUE.  121 

—  Puis-je  savoir,  monsieur  l'abbé,  pourquoi  vous  me 
regardez  d'une  manière  si  assurée  ? 

—  Parbleu  !  monsieur  de  Launay,  c'est  que  je  suis  cu- 
rieux de  voir  ce  que  vous  allez  faire.  Tout  le  monde  aban- 
donne votre  Cardinal-Duc  depuis  votre  voyage  en  Touraine  ; 
vous  n'y  pensez  pas,  allez  donc  causer  un  moment  avec 
les  gens  de  Monsieur  ou  de  la  Reine  ;  vous  êtes  en  retard 
do  dix  minutes  sur  la  montre  du  cardinal  de  La  Valette, 
qui  vient  de  toucher  la  main  à  Rochepot  et  à  tous  les  gen- 
tilshommes du  feu  comte  de  Soissons,  que  je  pleurerai 
toute  ma  vie. 

—  Voilà  qui  est  bien,  monsieur  de  Gondi,  je  vous  en- 
tends assez,  c'est  un  appel  que  vous  me  faites  l'honneur 
de  m'adresser. 

—  Oui,  m.onsieur  le  comte,  reprit  le  jeune  abbé  en  sa- 
luant avec  toute  la  gravité  du  temps  ;  je  cherchais  l'occasion 
de  vous  appeler  au  nom  de  M.  d'Attichi,  mon  ami,  avec 
qui  vous  ^Mes  quelque  chose  à  Paris. 

—  Monsieur  l'abbé,  je  suis  à  vos  ordres,  je  vais  chercher 
mes  seconds,  cherchez  les  vôtres. 

—  Ce  sera  à  cheval,  avec  l'épée  et  le  pistolet,  n'est-il 
pas  vrai?  ajouta  Gondi,  avec  le  même  air  dont  on  arran- 
gerait une  partie  de  campagne,  en  époussetant  la  manche 
de  sa  soutane  avec  le  doigt. 

—  Si  tel  est  votre  bon  plaisir,  reprit  l'autre. 

Et  ils  se  séparèrent  pour  un  instant  en  se  saluant  avec 
grande  pohtesse  et  de  profondes  révérences. 

Une  foule  brillante  de  jeunes  gentilshommes  passait  et 
repassait  autour  d'eux  dans  la  galerie.  Ils  s'y  mêlèrent 
pour  chercher  leurs  amis.  Toute  l'élégance  des  costumes 
du  temps  était  déployée  par  la  cour  dans  cette  matinée  : 
les  petits  manteaux  de  toutes  les  couleurs,  en  velours  ou 
«n  satin,  brodés  d'or  ou  d'argent,  des  croix  de  Saint-Michel 
et  du  Saint-Esprit,  les  fraise?    les  plumes  nombreuses  des 


122  CINQ-MARS. 

chapeaux,  les  aiguillettes  d'or,  les  chaînes  qui  suspendaient 
de  longues  épées,  tout  brillait,  tout  étincelait,  moins  encore 
que  le  feu  des  regards  de  cette  jeunesse  guerrière,  que  ses 
propos  \ifs,  ses  rires  spirituels  et  éclatants.  Au  miUeu  de 
cette  assemblée  passaient  lentement  des  personnages  gra- 
ves et  de  grands  seigneurs  suivis  de  leurs  nombreux  gen- 
tilshommes. 

Le  petit  abbé  de  Gondi,  qui  avait  la  vue  très-basse,  se 
promenait  par:Tii  la  foule,  fronçant  les  sourcils,  fermant  à 
demi  les  yeux  pour  mieux  voir,  et  relevant  sa  moustache, 
car  les  ecclésiastiques  en  portaient  alors.  Il  regardait  cha- 
cun sous  le  nez  pour  reconnaître  ses  amis,  et  s'arrêta  enfin 
à  un  jeune  homme  d'une  fort  grande  taille,  vêtu  de  noir  de 
la  tête  aux  pieds,  et  dont  l'épée  même  était  d'acier  bronzé 
fort  noir.  Il  causait  avec  un  capitaine  des  gardes,  lorsque 
l'abbé  de  Gondi  le  tira  à  part  : 

—  Monsieur  de  Thou,  lui  dit-il,  j'aurai  besoin  de  vous 
pour  second  dans  une  heure,  à  cheval,  avec  l'épée  et  le 
pistolet,  si  vous  voulez  me  faire  cet  honneur... 

—  Monsieur,  vous  savez  que  je  suis  des  vôtres  tout  à 
fait  et  à  tout  venant.  Où  nous  trouverons-nous? 

—  Devant  le  bastion  espagnol,  s'il  vous  plaît. 

—  Pardon  si  je  retourne  à  une  conversation  qui  m'inté- 
ressait beaucoup;  je  serai  exact  au  rendez-vous. 

Et  de  Thou  le  quitta  pour  retourner  à  son  capitaine.  II 
avait  dit  tout  ceci  avec  une  voix  fort  douce,  le  plus  inalté- 
rable sang-froid,  et  même  quelque  chose  de  distrait. 

Le  petit  abbé  lui  serra  la  main  avec  une  vive  satisfaction, 
et  continua  sa  recherche. 

Il  ne  lui  fut  pas  si  facile  de  conclure  le  marché  avec  les 
jeunes  seigneurs  auxquels  il  s'adressa,  car  ils  le  connais- 
saient mieux  que  M.  de  Thou,  et,  du  plus  loin  qu'ils  le 
voyaient  venir,  ils  cherchaient  à  l'éviter,   ou  riaient  de 


l'entrevue.  123 

lui-même  avec  lui,  et  ne  s'engageaient  point  à  le  servir. 

—  Eh!  l'abbé,  vous  voilà  encore  à  chercher  ;  je  gage 
que  c'est  un  second  qu'il  vous  faut?  dit  le  duc  de  Beau- 
fort. 

—  Et  moi,  je  parie,  ajouta  M.  de  La  Rochefoucauld,  que 
c'est  contre  quelqu'un  du  Cardinal-Duc. 

—  Vous  avez  raison  tous  deux,  messieurs  ;  mais  depuis 
([uand  riez-vous  des  affaires  d'honneur  ? 

—  Dieu  m'en  garde  !  reprit  M.  de  Beaufort  ;  des  hommes 
d'épée  comme  nous  sommes  vénèrent  toujours  tierce, 
quarte  et  octave;  mais,  quant  aux  plis  de  la  soutane,  je  n'y 
connais  rien. 

—  Parbleu ,  monsieur ,  vous  savez  bien  qu'elle  ne 
m'embarrasse  pas  le  poignet,  et  je  le  prouverai  à  qui 
voudra.  Je  ne  cherche  du  reste  qu'à  jeter  ce  froc  aux 
orties. 

—  C'est  donc  pour  le  déchirer  que  vous  vous  battez  si 
souvent?  dit  La  Rochefoucauld.  Mais  rappelez-vous,  mon 
cher  abbé,  que  vous  êtes  dessous. 

Gondi  tourna  le  dos  en  regardant  à  une  pendule  et  ne 
voulant  pas  perdre  plus  de  temps  à  de  mauvaises  plaisan- 
teries ;  mais  il  n'eut  pas  plus  de  succès  ailleurs,  car,  ayant 
abordé  deux  gentilshommes  de  la  jeune  Reine,  qu'il 
supposait  mécontents  du  Cardinal,  et  heureux  par  consé- 
quent de  se  mesurer  avec  ses  créatures,  l'un  lui  dit  fort 
gravement  : 

—  Monsieur  de  Gondi,  vous  savez  ce  qui  vient  de  se 
passer-?  Le  Roi  a  dit  tout  haut  :  «  Que  notre  impérieux 
Cardinal  le  veuille  ou  non,  la  veuve  de  Henri-le-Grand  ne 
restera  pas  plus  longtemps  exilée.  »  Impérieux,  monsieur 
l'abbé,  sentez-vous  cela?  Le  Roi  n'avait  encore  rien  dit 
d'aussi  fort  contre  lui.  Impérieux!  c'est  une  disgrâce 
complète.  Vraiment,  personne  n'osera  plus  lui  parler  ;  il  va 
quitter  la  cour  aujourd'hui  certainement. 


124  CINQ-MARS. 

—  On  m'a  dit  cela,  monsieur;  mais  j'ai  une  affaire.,. 

—  C'est  /leureiLX  pour  vous,  qu'il  arrêtait  tout  court  dans 
votre  carrière. 

—  Une  affaire  d'honneur... 

—  Au  lieu  que  Mazarin  est  pour  vous... 

—  Mais  voulez-vous,  ou  non,  m'écouter  ? 

—  Ah  !  s'il  est  pour  vous,  vos  aventures  ne  peuvent  lui 
sortir  de  la  tête,  votre  beau  duel  avec  M.  de  Coutenan  et 
la  jolie  petite  épinglière  ;  il  en  a  même  parlé  au  Roi 
Allons,  adieu,  cher  abbé,  nous  sommes  fort  pressés  ;  adieu, 
adieu... 

Et,  reprenant  le  bras  de  son  ami,  le  jeune  persifleur,  sans 
écouter  un  mot  de  plus,  marcha  vite  dans  la  galerie  et  se 
perdit  dans  la  multitude  des  passants. 

Le  pauvre  abbé  restait  donc  fort  mortifié  de  ne  pouvoir 
trouver  qu'un  second,  et  regardait  tristement  s'écouler 
l'heure  et  la  foule,  lorsqu'il  aperçut  un  jeune  gentilhomme 
qui  lui  était  inconnu,  assis  près  d'une  table  et  appuyé  sur 
son  coude  d'un  air  mélancolique.  11  portait  des  habits  de 
deuil  qui  n'indiquaient  aucun  attachement  particulier  à  une 
grande  maison  ou  à  un  corps;  et,  paraissant  attendre  sans 
impatience  le  moment  d'entrer  chez  le  Roi,  il  regardait 
d'un  air  insouciant  ceux  qui  l'entouraient  et  semblait  ne 
les  pas  voir  et  n'en  connaître  aucun. 

Gondi,  jetant  les  yeux  sur  lui,  l'aborda  sans  hésiter. 

—  Ma  foi,  monsieur,  lui  dit-il,  je  n'ai  pas  l'honneur  de 
vous  connaître;  mais  une  partie  d'escrime  ne  peut  jamais 
déplaire  à  un  homme  comme  il  faut  ;  et,  si  vous  voulez  être 
mon  second,  dans  un  quart  d'heure  nous  serons  sur  le  pré. 
Je  suis  Paul  de  Gondi,  et  j'ai  appelé  M.  de  Launay,  qui  est 
au  Cardinal,  fort  galant  homme  d'ailleurs. 

L'inconnu,  sans  être  étonné  de  cette  apostropho,  lui  ré- 
pondit sans  clianger  d'attitude  : 


l'entrevue.  125 

—  Et  quels  sont  ses  seconds  ? 

—  Ma  foi,  je  n'en  sais  rien  ;  mais  que  vous  imporle  qui 
le  servira  ?  on  n'en  est  pas  plus  mal  avec  ses  amis  pour 
leur  avoir  donné  un  petit  coup  de  pointe. 

L'étranger  sourit  nonchalamment,  resta  un  instant  à  pas- 
ser sa  main  dans  ses  longs  cheveux  châtains;  et  lui  dit 
enfin  avec  indolence  et  regardant  à  une  grosse  montre 
ronde  suspendue  à  sa  ceinture  : 

—  Au  fait,  monsieur,  comme  je  n'ai  rien  de  mieux  à 
faire  et  que  je  n'ai  pas  d'amis  ici,  je  vous  suis  :  j'aime  au 
tant  faire  cela  qu'autre  chose. 

Et,  prenant  sur  la  table  son  large  chapeau  à  plumes 
noires,  il  partit  lentement,  suivant  le  martial  abbé,  qui 
allait  vite  devant  lui  et  revenait  le  hâter,  comme  un  en- 
fant qui  court  devant  son  père,  ou  un  jeune  carlin  qui 
va  et  revient  vingt  fois  avant  d'arriver  au  bout  d'une 
allée. 

Cependant,  deux  huissiers,  vêtus  de  livrées  royales,  ou- 
vrirent les  grands  rideaux  qui  séparaient  la  galerie  de  la 
tente  du  Roi,  et  le  silence  s'établit  partout.  On  commença 
à  entrer  successivement  et  avec  lenteur  dans  la  demeure 
passagère  du  prince.  Il  reçut  avec  grâce  toute  sa  cour,  et 
c'était  lui-même  qui  le  premier  s'offrait  à  la  vue  de  chaque 
personne  introduite. 

Devant  une  très-petite  table  entourée  de  fauteuils  dorés, 
était  debout  le  Roi  Louis  XIII,  environné  des  grands  offi- 
ciers de  la  couronne  ;  son  costume  était  fort  élégant:  une 
sorte  de  veste  de  couleur  chamois,  avec  les  manches  ou- 
vertes et  ornées  d'aiguillettes  et  de  rubans  bleus,  le  cou- 
vrait jusqu'à  la  ceinture.  Un  haut-de-chausses  large 
et  flottant  ne  lui  tombait  qu'aux  genoux,  et  son  étoffe 
jaune  et  rayée  de  rouge  était  ornée  en  ba,s  de  rubans 
bleus.  Ses  bottes  à  l'écuyère,  ne  s'élevant  guère  à  plus  de 
trois  pouces  au-dessus  de  la  cheville  du  pied,  étaient  dou 


126  CINQ-MARS. 

blées  d'une  profusion  de  dentelles,  et  si  larges,  qu'elles 
semblaient  les  porter  comme  un  vase  porte  des  fleurs.  Un 
petit  manteau  de  velours  bleu,  où  la  croix  du  Saint-Esprit 
était  brodée,  couvrait  le  bras  gauche  du  Roi,  appuyé  sur 
le  pommeau  de  son  épée. 

11  avait  'la  tête  découverte,  et  l'on  voyait  parfaitement 
sa  figure  pâle  et  noble  éclairée  par  le  soleil  que  le  haut 
de  sa  tente  laissait  pénétrer.  La  petite  barbe  pointue  que 
l'on  portait  alors  augmentait  encore  la  maigreur  de  son 
visage,  mais  en  accroissait  aussi  l'expression  mélanco- 
lique ;  à  son  front  élevé,  à  son  profil  antique,  à  son  nez 
aquilin,  on  reconnaissait  un  prince  de  la  grande  race  des 
Bourbons;  il  avait  tout  de  ses  ancêtres,  hormis  la  force 
du  regard  :  ses  yeux  semblaient  rougis  par  des  larmes  et 
voilés  par  un  sommeil  perpétuel,  et  l'incertitude  de  sa  vue 
lui  donnait  l'air  un  peu  égaré. 

Il  affecta  en  ce  moment  d'appeler  autour  de  lui  et  d'é- 
couter avec  attention  les  plus  grands  ennemis  du  Car- 
dinal, qu'il  attendait  à  chaque  minute,  en  se  balançant  un 
peu  d'un  pied  sur  l'autre,  habitude  héréditaire  de  sa  fa- 
mille ;  il  parlai-"  avec  assez  de  vitesse,  mais  s'interrom- 
pant  pour  faire  un  signe  de  tête  gracieux  ou  un  geste  de 
la  main  à  ceux  qui  passaient  devant  lui  en  le  saluant  pro- 
fondément. 

11  y  avait  deux  heures  pour  ainsi  dire  que  l'on  passait 
devant  le  Roi  sans  qiie  le  Cardinal  eût  paru  ;  toute  ia  cour 
était  accumulée  et  serrée  derrière  le  prince  et  dans  les 
galeries  tendues  qui  se  prolongeaient  derrière  sa  tente  ; 
déjà  un  intervalle  de  temps  plus  long  commençait  à  sé- 
parer les  noms  des  courtisans  que  l'on  annonçait. 

—  Ne  verrons-nous  pas  notre  cousin  le  Cardinal?  dit 
le  Roi  en  se  retournant  et  regardant  Montrésor  ,  gen- 
tilhomme de  Monsieur,  comme  pour  l'encourager  à  ré- 
pondre. 


L'ENTREVUE.  127 

—  Sire,  on  le  croit  fort  malade  en  cet  instant,  repartit 
celui-ci. 

—  Et  je  ne  vois  pourtant  que  Votre  Majesté  qui  le 
Duisse  guérir,  dit  le  duc  de  Beaufort. 

—  Nous  ne  guérissons  que  les  écrouelles,  dit  le  Roi  ; 
bt  les  maux  du  Cardinal  sont  toujours  si  mystérieux,  que 
nous  avouons  n'y  rien  connaître. 

Le  prince  s'essayait  aussi  de  loin  à  braver  son  ministre, 
prenant  des  forces  dans  la  plaisanterie  pour  rompre 
mieux  son  joug  insupportable,  mais  si  difficile  à  soule- 
ver. Il  croyait  presque  y  avoir  réussi,  et,  soutenu  par 
l'air  de  joie  de  tout  ce  qui  l'environnait,  il  s'applaudissait 
déjà  intérieurement  d'avoir  çu  prendre  l'empire  suprême 
et  jouissait  en  ce  moment  de  toute  la  force  qu'il  se 
croyait.  Un  trouble  involontaire  au  fond  du  cœur  lui  di- 
sait bien  que,  cette  heure  passée,  tout  le  fardeau  de 
l'État  allait  retomber  sur  lui  seul  ;  mais  il  parlait  pour 
s'étourdir  sur  cette  pensée  importune,  et  se  dissimulant 
le  sentiment  intime  qu'il  avait  de  son  impuissance  à  ré- 
gner, il  ne  laissait  plus  flotter  son  imagination  sur  le  ré- 
sultat des  entreprises,  se  contraignant  ainsi  lui-même  à 
oublier  les  pénibles  chemins  qui  peuvent  y  conduire.  Des 
phrases  rapides  se  succédaient  sur  ses  lèvres. 

—  Nous  allons  bientôt  prendre  Perpignan,  disait-il  de 
loin  à  Fabert.  —  Eh  bien,  Cardinal,  la  Lorraine  est  à 
nous,  ajoutait-il  pour  la  Valette. 

Puis  touchant  le  bras  de  Mazarin  : 

—  11  n'est  pas  si  difficile  que  l'on  croit  de  mener  tout 
un  royaume  n'est-ce  pas  ? 

L'Italien,  qui  n'avait  pas  autant  de  confiance  que  le 
commun  des  courtisans  dans  la  disgrâce  du  Cardinal,  ré- 
pondit sans  se  compromettre  : 

—  Ah  !  Sire,  les  derniers  succès  de  Votre  Majesté,  au 
dedans  et  au  dehors,  prouvent  assez  combien  elle  est 


128  CINQ-MARS. 

habile  à  choisir  ses  instraments  et  à  les  diriger,    et... 

Mais  le  duc  de  Beaufort,  l'interrompant  avec  celte 
confiance,  cette  voix  élevée  et  cet  air  qui  lui  méiitèrcnt 
par  la  suite  le  surnom  d'Important,  s'écria  tout  haut  de 
Ba  tête  : 

—  Pardieu,  Sire,  il  ne  faut  que  le  vouloir  ;  une  nation 
se  mène  comme  un  cheval  avec  l'éperon  et  la  bride  ;  et 
comme  nous  sommes  tous  de  bons  cavaUers,  on  n'a  qu'à 
prendre  parmi  nous  tous. 

Cette  belle  sortie  du  fat  n'eut  pas  le  temps  de  faire  son 
effet,  car  deux  huissiers  à  la  fois  crièrent  :  —  Son  Émi- 
nence  ! 

Le  Roi  rougit  involontairement,  comme  surpris  en 
flagrant  délit;  mais  bientôt,  se  raffermissant,  il  prit  un 
air  de  hauteur  résolue  qui  n'échappa  point  au  ministre. 

Celui-ci,  revêtu  de  toute  la  pompe  du  costume  de  car- 
dinal, appuyé  sur  deux  jeunes  pages  et  sui\i  de  son  ca- 
pitaine des  gardes  et  de  plus  de  cinq  cents  gentilshommes 
attachés  à  sa  maison,  s'avança  vers  le  Roi  lentement,  et 
s'arrêtant  à  chaque  pas,  comme  éprouvant  des  souf- 
frances qui  l'y  forçaient,  mais  en  effet  pour  observer 
les  physionomies  qu'il  avait  en  face.  Un  coup  d'œil  lui 
suffit. 

Sa  suite  resta  à  l'entrée  de  la  tente  royale,  et  de  tous 
ceux  qui  la  remplissaient  pas  un  n'eut  l'assurance  de  lo 
saluer  ou  de  jeter  un  regard  sur  lui  ;  La  Valette  même 
feignait  d'être  fort  occupé  d'une  conversation  avec  Mon- 
trésor  ;  et  le  Roi,  qui  voulait  le  mal  recevoir  ,  affecta  de 
le  saluer  légèrement  et  de  continuer  un  aparté  à  voix 
basse  avec  le  duc  de  Beaufort. 

Le  Cardinal  fut  donc  forcé,  après  le  premier  salut,  de 
s'arrêter  et  de  passer  du  côté  de  la  foule  des  courtisans, 
comme  s'il  eût  voulu  s'y  confondre;  mais  son  dessein 
était  de  les  éprouver  de  plus  orès  •  ils  reculèrent  tous 


l'entrevue.  129 

comme  à  l'aspect  d'un  lépreux  ;  le  seul  Fabert  s'avança 
vers  lui  avec  l'air  franc  et  brusque  qui  lui  était  habituel, 
et  employant  dans  son  langage  les  expressions  de  son 
métier, 

—  Eh  bien  !  monseigneur,  vous  faites  une  brèche  au 
milieu  d'eux  comme  un  boulet  de  canon;  je  vous  en 
demande  pardon  pour  eux. 

—  Et  vous  tenez  ferme  devant  moi  comme  devant  l'en» 
nemi,  dit  le  Cardinal-Duc  ;  vous  n'en  serez  pas  fâché  par 
la  suite,  mon  cher  Fabert. 

Mazarin  s'approcha  aussi,  mais  avec  précaution,  du 
Cardinal,  et,  donnant  à  ses  traits  mobiles  l'expression 
d'une  tristesse  profonde,  lui  fit  cinq  ou  six  révérences 
fort  basses  et  tournant  le  dos  au  groupe  du  Roi,  de  sorte 
que  l'on  pouvait  les  prendre  de  là  pour  ces  saluts  froids 
et  précipités  que  l'on  fait  à  quelqu'un  dont  on  veut  se 
défaire,  et  du  côté  du  Duc  pour  des  marques  de  respect, 
mais  d'une  discrète  et  silencieuse  douleur. 

Le  ministre,  toujours  calme,  sourit  avec  dédain;  et, 
prenant  ce  regard  fixe  et  cet  air  de  grandeur  qui  parais- 
sait en  lui  dans  les  dangers  imminents,  il  s'appuya  de  nou- 
veau sur  ses  pages,  et  sans  attendre  un  mot  ou  un  re- 
gard de  son  souverain,  prit  tout  à  coup  son  parti  et 
marcha  directement  vers  lui  en  traversant  la  tente  dans 
toute  sa  longueur.  Personne  ne  l'avait  perdu  de  vue, 
tout  en  faisant  paraître  le  contraire,  et  tout  se  tut,  ceux 
mêmes  qui  parlaient  au  Roi  ;  tous  les  courtisans  se  pen- 
chèrent en  avant  pour  voir  et  écouter. 

Louis  XIII  étonné  se  retourna,  et,  la  présence  d'esprit 
lui  manquant  totalement,  il  demeura  immobile  et  atten- 
dit avec  un  regard  glacé,  qui  était  sa  seule  force,  force 
diaertie  très-grande  dans  un  prince. 

Le  Cardinal,  arrivé  près  du  monarque,  ne  s'inclina  pas; 
mais,  sans  changer  d'attitude,  les  yeux  baissés  et  les  deux 


Î30  CINQ-MARS. 

mains  posées  sur  l'épaule  des  deux  enfants  à  demi  cour- 
bés, il  dit  : 

—  Sire,  je  viens  supplier  Votre  Majesté  de  m'accorder 
enfin  une  retraite  après  laquelle  je  soupire  depuis  long- 
temps. Ma  santé  chancelle  ;  je  sens  que  ma  vie  est  bien- 
tôt achevée;  l'éternité  s'approche  pour  moi,  et,  avant 
de  rendre  compte  au  Roi  éternel,  je  vais  le  faire  au  roi 
passager.  Il  y  a  dix-huit  ans,  Sire,  que  vous  m'avez  re- 
mis entre  les  mains  un  royaume  faible  et  divisé  ;  je  vous 
le  rends  uni  et  puissant.  Vos  ennemis  sont  abattus  et  hu- 
miliés. Mon  œuvre  est  accomplie.  Je  demande  à  Votre 
Majesté  la  permission  de  me  retirer  à  Cîteaux,  où  je  suis 
abbé-général,  pour  y  finir  mes  jours  dans  la  prière  et  la 
méditation. 

Le  Roi,  choqué  de  quelques  expressions  hautaines  de 
ces  paroles,  ne  donna  aucun  des  signes  de  faiblesse 
qu'attendait  le  Cardinal,  et  qu'il  lui  avait  vus  toutes  les 
fois  qu'il  l'avait  menacé  de  quitter  les  affaires.  Au  con- 
traire, se  sentant  observé  par  toute  sa  cour,  il  le  regarda 
en  roi  et  dit  froidement  : 

—  Nous  vous  remercions  donc  de  vos  services,  mon- 
sieur le  Cardinal,  et  nous  vous  souhaitons  le  repos  que 
vous  demandez. 

RicheUeu  fut  ému  au  fond,  mais  d'un  sentiment  de 
colère  qui  ne  laissa  nulle  trace  sur  ses  traits.  «  Voilà 
bien  cette  froideur,  se  dit-il  en  lui-même,  avec  laquelle 
tu  laissas  mourir  Montmorency  ;  mais  tu  ne  m'échappe- 
ras pas  ainsi.  »  Il  reprit  la  parole  en  s'inclinant  : 

—  La  seule  récompense  que  je  demande  de  mes  ser- 
vices, est  que  Votre  Majesté  daigne  accepter  de  moi,  en 
pur  don,  le  Palais-Cardinal,  élevé  de  mes  deniers  dans 
Paris. 

Le  Roi  étonné  fît  un  signe  de  tête  consentant.  Un 
murmure  de  surprise  agita  un  moment  la  cour  attentive. 


l'entrevoe.  131 

—  Je  me  jette  aussi  aux  pieds  de  Votre  Majesté  pour 
qu'elle  veuille  m'accorder  la  révocation  d'une  rigueur 
que  j'ai  provoquée  (je  l'avoue  publiquement),  et  que  je 
regardai  peut-être  trop  à  la  hâte  comme  utile  au  repos  de 
l'État.  Oui,  quand  j'étais  de  ce  monde,  j'oubliais  trop  mes 
plus  anciens  sentiments  de  respect  et  d'attachement  pour 
le  bien  général  ;  à  présent  que  je  jouis  déjà  des  lumiè- 
res de  la  solitude  ,  je  vois  que  j'ai  eu  tort  ;  et  je  me 
repens. 

L'attention  redoubla ,  et  l'inquiétude  du  Roi  devint 
visible. 

—  Oui,  il  est  une  personne.  Sire,  que  j'ai  toujours  ai- 
mée, malgré  ses  torts  envers  vous  et  l'éloignement  que 
les  affaires  du  royaume  me  forcèrent  à  lui  montrer  ;  une 
personne  à  qui  j'ai  dû  beaucoup,  et  qui  vous  doit  être 
chère,  malgré  ses  entreprises  à  main  armée  contre  vous- 
même  ;  une  personne  enfin  que  je  vous  supplie  de  rap- 
peler de  l'exil  :  je  veux  dire  la  Reine  Marie  de  Médicis, 
votre  mère. 

Le  Roi  laissa  échapper  un  cri  involontaire,  tant  il  était 
loin  de  s'attendre  à  ce  nom.  Une  agitation  tout  à  conp 
réprimée  parut  sur  toutes  les  physionomies.  On  atten- 
dait en  silence  les  paroles  royales.  Louis  XIII  regarda 
longtemps  son  vieux  ministre  sans  parler,  et  ce  regard 
décida  du  destin  de  la  France.  Il  se  rappela  en  un  mo- 
ment tous  les  services  infatigables  de  Richelieu,  son 
dévouement  s&jjs  bornes,  sa  surprenante  capacité,  et 
s'étonna  d'avoir  voulu  s'en  séparer  ;  il  se  sentit  profon- 
dément attendri  à  cette  demande,  qui  allait  chercher  sa 
colère  au  fond  de  son  cœur  pour  l'en  arracher,  et  lui 
faisait  tomber  des  mains  la  seule  arme  qu'il  eût  contre 
son  ancien  serviteur  ;  l'amour  filial  amena  le  pardon  sur 
ses  lèvres  et  les  larmes  dans  ses  yeux  ;  heureux  d'accor- 
der ce  qu'il  désirait  le  plus  au  monde,  il  tendit  la  main 


132  CINQ-MARS. 

au  Duc  avec  toute  la  noblesse  et  la  bonté  d'un  Bourbon 
Le  Carcfinal  s'inclina,  la  baisa  avec  respect  ;  et  son  cœur, 
qui  aurait  dû  se  briser  de  repentir,  ne  se  remplit  que  de 
la  joie  d'un  orgueilleux  triomphe. 

Le  prince  touché,  lui  abandonnant  sa  main,  se  re- 
tourna avec  grâce  vers  sa  cour,  et  dit  d'une  voix  très- 
émue  : 

—  Nous  nous  trompons  souvent,  messieurs,  et  surtout 
pour  connaître  un  aussi  grand  politique  que  celui-ci  ;  il 
ne  nous  quittera  jamais,  j'espère,  puisqu'il  a  un  cœur 
aussi  bon  que  sa  tête. 

Aussitôt  le  cardinal  de  La  Valette  s'empara  du  bas  du 
manteau  du  Roi  pour  le  baiser  avec  l'ardeur  d'un  amant, 
et  le  jeune  Mazarin  en  fit  presque  autant  au  Duc  de  Ri- 
chelieu lui-même,  prenant  un  visage  rayonnant  de  joie 
et  d'attendrissement  avec  l'admirable  souplesse  italienne. 
Deux  flots  d'adulateurs  fondirent,  l'un  sur  le  Roi,  l'autre 
sur  le  ministre  :  le  premier  groupe,  non  moins  adroit 
que  le  second,  quoique  moins  direct,  n'adressait  au 
prince  que  les  remercîments  que  pouvait  entendre  le-  mi- 
nistre, et  brûlait  aux  pieds  de  l'un  l'encens  qu'il  desti- 
nait à  l'autre.  Pour  Richelieu,  tout  en  faisant  un  signe  de 
tète  à  droite  et  donnant  un  sourire  à  gauche,  il  fît  deux 
pas,  et  se  plaça  debout  à  la  droite  du  Roi,  comme  à  sa 
place  naturelle.  Un  étranger  en  entrant  eût  plutôt  pensé 
que  le  Roi  était  à  sa  gauche.  —  Le  maréchal  d'Estrées  et 
tous  les  ambassadeurs,  le  duc  d'Angoulême,  le  duc 
d'Halluin  (  Schomberg  ) ,  le  maréchal  de  Chàlillon  et  tous 
les  grands  officiers  de  l'armée  et  de  la  couronne  l'entou- 
raient, et  chacun  d'eux  attendait  impatiemment  que  le 
com'^Ument  des  autres  fût  achevé  pour  apporter  le  sien, 
cra'gnant  qu'on  ne  s'emparât  du  madrigal  flatteur 
qu'n'  venait  d'improviser,  ou  de  la  formule  d'adulation 
qu'il  inventait.  Pour  Fabert,  il  s'était  retiré  dans  un  coin 


l'entrevue.  133 

de  la  tente,  et  ne  semblait  pas  avoir  fait  grande  attention 
à  toute  cette  scène.  II  causait  avec  Montrésor  et  les  gen- 
tilsliommes  de  Monsieur,  tous  ennemis  jurés  du  Cardi- 
nal, parce  que,  hors  de  la  foule  qu'il  fuyait,  il  n'avait 
trouvé  qu'eux  à  qui  parler.  Cette  conduite  eût  été  d'une 
extrême  maladresse  dans  tout  autre  moins  connu  ;  mais 
on  sait  que,  tout  en  vivant  au  milieu  de  la  cour,  il  igno- 
rait toujours  ses  intrigues  ;  et  on  disait  qu'il  revenait 
(d'une  bataille  gagnée  comme  le  cheval  du  Roi  de  la 
chasse,  laissant  les  chiens  caresser  leur  maître  et  se  par- 
tager la  curée,  sans  chercher  à  rappeler  la  part  qu'il  avait 
eue  au  triomphe. 

L'orage  semblait  donc  entièrement  apaisé,  et  aux  agi- 
talions  violentes  de  la  matinée  succédait  un  calme  fort 
doux;  un  murmure  respectueux  interrompu  par  des 
rires  agréables,  et  l'éclat  des  protestations  d'attachement, 
étaient  tout  ce  qu'on  entendait  dans  la  tente.  La  voix  du 
Cardinal  s'élevait  de  temps  à  autre  pour  s'écrier:  —  Cette 
pauvre  Reine  !  nous  allons  donc  la  revoir  !  je  n'aurais 
jamais  osé  espérer  ce  bonheur  avant  de  mourir!  Le  Roi 
l'écoutait  avec  confiance  et  ne  cherchait  pas  à  cacher 
sa  satisfaction  :  —  C'est  vraiment  une  idée  qui  lui  est 
venue  d'en  haut,  disait-il  ;  ce  bon  Cardinal,  contre  lequel 
on  m'avait  tant  fâché,  ne  songeait  qu'à  l'union  de  ma 
famille  ;  depuis  la  naissance  du  Dauphin,  je  n'ai  pas  goûté 
de  plus  vive  satisfaction  qu'en  ce  moment.  La  protection 
de  la  sainte  Vierge  est  visible  pour  le  royaume. 

En  ce  moment  un  capitaine  des  gardes  vint  parler  à 
l'oreille  du  prince. 

—  Un  courrier  de  Cologne  ?  dit  le  Roi  ;  qu'il  m'attende 
dans  mon  cabinet. 

Puis,  n'y  tenant  pas:  —  J'y  vais,  j'y  vais,  dit-il.  Et  il 
entra  seul  dans  une  petite  tente  carrée  attenante  à  la 
grande.  On  y  vit  un  jeune  courrier  tenant  un   porte- 


134  CINQ-MARS. 

feuille  noir ,    et  les    rideaux  s'abaissèrent  sur  le  Roi. 

Le  Cardinal,  resté  seul  maître  de  la  cour,  en  concen- 
trait toutes  les  adorations  ;  mais  on  s'aperçut  qu'il  ne  les 
recevait  plus  avec  la  même  présence  d'esprit  ;  il  demanda 
plusieurs  fois  quelle  heure  il  était,  et  témoigna  un  trouble 
qui  n'était  pas  joué;  ses  regards  durs  et  inquiets  se  tour- 
naient vers  le  cabinet  :  il  s'ouvrit  tout  à  coup  ;  le  Roi  re- 
parut seul,  et  s'arrêta  à  l'entrée.  Il  était  plus  pâle  qu'à 
l'ordinaire  et  tremblait  de  tout  son  corps  ;  il  tenait  à  la 
main  une  large  lettre  couverte  de  cinq  cachets  noirs. 

—  Messieurs,  dit- il  avec  une  voix  haute  mais  entrecou- 
pée, la  Reine-mère  vient  de  mourir  à  Cologne,  et  je  n'ai 
peut-être  pas  été  le  premier  à  l'apprendre,  ajouta-t-il  en 
jetant  un  regard  sévère  sur  le  Cardinal  impassible;  mais 
Dieu  sait  tout.  Dans  une  heure,  à  cheval,  et  l'attaque  des 
lignes.  Messieurs  les  Maréchaux,  suivez-moi. 

Et  il  tourna  le  dos  brusquement,  et  rentra  dans  son 
cabinet  avec  eux. 

La  cour  se  retira  après  le  ministre,  qui,  sans  donner  un 
signe  de  tristesse  ou  de  dépit,  sortit  aussi  gravement  qu'il 
était  entré,  mais  en  vainqueur. 


LE     SIÉGB-  135 


CHAPITRE  IX 

LE   SIEGE 

Il  papa  alzato  le  mani  e  fattomi  un  pa- 
tente crocione  sopra  la  mia  figura,  mi  disse, 
che  mi  benediva  e  che  mi  perdoneva  tutti  gît 
omicidii  che  io  avevo  mai  fatti,  e  tutti  quelli 
elle  mai  io  farei  in  serrizio  délia  Chiesa  apos- 
tolica. 

Benveîtoto  Cellini. 

Il  est  des  moments  dans  la  vie  où  l'on  souhaite  avec 
ardeur  les  fortes  commotions  pour  se  tirer  des  petites 
douleurs  ;  des  époques  où  l'âme,  semblable  au  lion  de  la 
fable  et  fatiguée  des  atteintes  continuelles  de  l'insecte, 
souhaite  un  plus  fort  ennemi,  et  appelle  les  dangers  de 
toute  la  puissance  de  son  désir.  Cinq-Mars  se  trouvait 
dans  cette  disposition  d'esprit,  qui  naît  toujours  d'une 
sensibilité  maladive  des  organes  et  d'une  perpétuelle  agi- 
tation du  cœur.  Las  de  retourner  sans  cesse  en  lui-même 
les  combinaisons  d'événements  qu'il  souhaitait  et  celles 
qu'il  avait  à  redouter  ;  las  d'appliquer  à  des  probabilités 
tout  ce  que  sa  tête  avait  de  force  pour  les  calculs,  d'ap- 
peler à  son  secours  tout  ce  que  son  éducation  lui  avait 
fait  apprendre  de  la  vie  des  hommes  illustres  pour  le 
rapprocher  de  sa  situation  présente  ;  accablé  de  ses  re- 
grets, de  ses  songes,  des  prédictions,  des  chimères, 
des  craintes  et  de  tout  ce  monde  imaginaire  dans  le- 
quel il  avait  vécu  pendant  son  voyage  solitaire,  il  respira 
en  se  trouvant  jeté  dans  un  monde  réel  presque  aussi 
bruyant,  et  '.e  sentiment  de  deux  dangers  véritables  ren- 
dit à  son  bang  la  circulation,  et  la  jeunesse  à  tout  son 
être. 


136  CINQ-MARS. 

Depuis  la  scène  nocturne  de  son  auberge  près  de  Lou- 
dun,  il  n'avait  pu  reprendre  assez  d'empire  sur  son  esprit 
pour  s'occuper  d'autre  chose  que  de  ses  chères  et  doulou- 
reuses pensées  ;  et  une  sorte  de  consomption  s'emparait 
déjà  de  lui,  lorsque  heureusement  il  arriva  au  camp  de 
Perpignan,  et  heureusement  encore  eut  occasion  d'accepter 
la  proposition  de  l'abbé  de  Gondi  ;  car  on  a  sans  doute 
reconnu  Cinq-Mars  dans  la  personne  de  ce  jeune  étranger 
en  deuil,  si  insouciant  et  si  mélancolique,  que  le  duelliste 
en  soutane  avait  pris  pour  témoin. 

Il  avait  fait  établir  sa  tente  comme  volontaire  dans  la 
rue  du  camp  assignée  aux  jeunes  seigneurs  qui  devaient 
être  présentés  au  Roi  et  servir  comme  aides  de  camp  des 
généraux  ;  il  s'y  rendit  promptement,  fut  bientôt  armé, 
à  cheval  et  cuirassé  selon  la  coul^ume  qui  subsistait  en- 
core alors,  et  partit  seul  pour  le  bastion  espagnol,  lieu 
du  rendez-vous.  Il  s'y  trouva  le  premier,  et  reconnut 
qu'un  petit  champ  de  gazon  caché  par  les  ouvrages  de  ]a 
place  assiégée  avait  été  fort  bien  choisi  par  le  petit  abbé 
pour  ses  projets  homicides;  car,  outre  que  personne  n'eût 
soupçonné  des  officiers  d'aller  se  battre  sous  la  ville  même 
qu'ils  attaquaient,  le  corps  du  bastion  les  séparait  du  camp 
français,  et  devait  les  voiler  comme  un  immense  paravent. 
Il  était  bon  de  prendre  ces  précautions,  car  il  n'en  coûtait 
pas  moins  que  la  tête  alors  pour  s'être  donné  la  satisfac- 
tion de  risquer  son  corps. 

En  attendant  ses  amis  et  ses  adversaires,  Cinq-Mars 
eut  le  temps  d'examiner  le  côté  du  sud  de  Perpignan, 
devant  lequel  il  se  trouvait.  Il  avait  entendu  dire  que  ce 
n'était  pas  ces  ouvrages  que  Ton  attaquerait,  et  cherchait 
en  vain  à  se  rendre  compte  de  ces  projets.  Entre  cette 
face  méridiciiale  de  la  ville,  les  montagnes  de  l'Albère  et 
le  col  du  Perthus,  on  aurait  pu  tracer  des  lignes  d'attaque 
et  des  redoutas  contre  le  point  accessible  ;   mais  pas  un 


LE    SIÈGE.  137 

soldat  de  l'armée  n'y  était  placé  ;  toutes  les  forces  sem- 
blaient dirigées  sur  le  nord  de  Perpignan,  du  côté  le  plus 
difficile,  contre  un  fort  de  brique  nommé  le  Castillet,  qui 
surmonte  la  porte  de  Notre-Dame.  Il  vit  qu'un  lerrain 
en  apparence  marécageux,  mais  très-solide,  conduisait 
jusqu'au  pied  du  bastion  espagnol  ;  que  ce  poste  était 
gardé  avec  toute  la  négligence  castillane,  et  ne  pouvait 
avoir  cependant  de  force  que  par  ses  défenseurs,  car  ses 
créneaux  et  ses  meurtrières  étaient  ruinés  et  garnis  de 
quatre  pièces  de  canon  d'un  énorme  calibre,  encaissées 
dans  du  gazon,  et  par  là  rendues  immobiles  et  impossibles 
à  diriger  contre  une  troupe  qui  se  précipiterait  rapide- 
ment au  pied  du  mur. 

Il  était  aisé  de  voir  que  ces  énormes  pièces  avaient  ôté 
aux  assiégeants  l'idée  d'attaquer  ce  point,  et  aux  assiégés 
celle  d'y  multiplier  les  moyens  de  défense.  Aussi,  d'un 
côté,  les  postes  avancés  et  les  vedettes  étaient  fort  éloi- 
gnés ;  de  l'autre,  les  sentinelles  étaient  rares  et  mal  sou- 
tenues. Un  jeune  Espagnol,  tenant  une  longue  escopette 
avec  sa  fourche  suspendue  à  son  côté,  et  la  mèche  fu- 
mante dans  la  main  droite,  se  promenait  nonchalamment 
sur  le  rempart,  et  s'arrêta  à  considérer  Cinq-Mars,  qui 
faisait  à  cheval  le  tour  des  fossés  et  du  marais. 

—  Senor  Caballero,  lui  dit-il,  est-ce  que  vous  voulez 
prendre  le  bastion  à  vous  seul  et  à  cheval,  comme  don 
Quixote-Quixada  de  la  Mancha? 

Et  en  même  temps  il  détacha  la  fourche  ferrée  qu'il 
avait  au  côté,  la  planta  en  terre,  et  y  appuyait  le  bout  de 
son  escopette  pour  ajuster,  lorsqu'un  grave  Espagnol 
plus  âgé,  enveloppé  dans  un  sale  manteau  brun,  lui  dit 
dans  sa  langue  : 

—  Ambrosio  de  demonio,  ne  sais-tu  pas  bien  qu'il  est 
défendu  de  perdre  la  poudre  inutilement  jusqu'aux  sorties 
ou  aux  attaques,  pour  avoir  le  plaisir  de  tuer  un  enfaiit 


138  CINQ-MARS. 

qui  ne  vaut  pas  ta  mèche  !  C'est  ici  même  que  Charles- 
Quint  a  jeté  et  noyé  dans  le  fossé  la  sentinelle  endormie. 
Fais  ton  devoir,  ou  je  l'imiterai. 

Ambrosio  remit  son  fusil  sur  son  épaule,  son  bâton 
fourchu  à  son  côté,  et  reprit  sa  promenade  sur  le 
rempart. 

Cinq-Mars  avait  été  fort  peu  ému  de  ce  geste  mena- 
çant, et  s'était  contenté  d'élever  les  rênes  de  son  cheval 
et  de  lui  approcher  les  éperons,  sachant  que  d'un  saut 
de  ce  léger  animal  il  serait  transporté  derrière  un  petit 
mur  d'une  cabane  qui  s'élevait  dans  le  champ  où  il  se 
trouvait,  et  serait  à  l'abri  du  fusil  espagnol  avant  que 
l'opération  de  la  fourche  et  de  la  mèche  fût  terminée,  1 
savait  d'ailleurs  qu'une  convention  tacite  des  deux  ar- 
mées empêchait  que  les  tirailleurs  ne  fissent  feu  sur  les 
sentinelles,  ce  qui  eût  été  regardé  comme  un  assassinat 
de  chaque  coté.  Il  fallait  même  que  le  soldat  qui  s'était 
disposé  ainsi  à  l'attaque  fût  dans  l'ignorance  des  consignes 
pour  l'avoir  fait.  Le  jeune  d'Effiat  ne  fit  donc  aucun  mou- 
vement apparent  ;  et  lorsque  le  factionnaire  reprit  sa 
promenade  sur  le  rempart,  il  reprit  la  sienne  sur  le  ga- 
zon, et  aperçut  bientôt  cinq  cavaliers  qui  se  dirigeaient 
vers  lui.  Les  deux  premiers  qui  arrivèrent  au  plus  grand 
galop  ne  le  saluèrent  pas;  mais,  s'arrêtant  presque  sur 
lui,  se  jetèrent  à  terre,  et  il  se  trouva  dans  les  bras  du 
conseiller  de  Thou,  qui  le  serrait  tendrement,  tandis  que 
le  petit  abbé  de  Gondi,  riant  de  tout  son  cœur,  s'écriait: 

—  Voici  encore  un  Oreste  qui  retrouve  son  Pylade,  et 
au  moment  d'immoler  un  coquin  qui  n'est  pas  de  la  fa- 
mille du  Roi  des  rois,  je  vous  assure! 

—  Eh  quoi  I  c'est  vous  ,  cher  Cinq-Mars  !  s'écriait  de 
Thou;  quoi!  sans  que  j'aie  su  votre  arrivée  au  camp? 
Oui,  c'est  bien  vous;  je  vous  reconnais,  quoique  vous 
soyez  plus  pâle.  Avez-vous  été  malade,  cher  ami  ?  je  vous 


1 


LE     SIÈGE.  ISQ' 

ai  écrit  bien  souvent;  car  notre  amitié  d'enfance  m'est 
demeurée  bien  avant  dans  le  cœur. 

—  EL  moi,  répondit  Henri  d'Effiat,  j'ai  été  bien  coupa- 
ble envers  vous  :  mais  je  vous  conterai  tout  ce  qui  m'étour- 
dissait; je  pourrai  vous  en  parler,  et  j'avais  honte  de  vous 
l'écrire.  Mais  que  vous  êtes  bon  !  votre  amitié  ne  s'est 
point  lassée. 

—  Je  vous  connais  trop  bien,  reprenait  de  Thou;  je 
savais  qu'il  ne  pouvait  y  avoir  d'orgueil  entre  nous,  et  que 
mon  âme  avait  un  écho  dans  la  votre. 

Avec  ces  paroles,  ils  s'embrassaient  les  yeux  humides 
de  ces  larmes  tlouces  que  l'on  verse  si  rarement  dans  la 
vie,  et  dont  il  semble  cependant  que  le  cœur  soit  toujours 
chargé,  tant  elles  font  de  bien  en  coulant. 

Cet  instant  fut  court;  et,  pendant  ce  peu  de  mots, 
Gondi  n'avait  cessé  de  les  tirer  par  leur  manteau  en  di- 
sant : 

—  A  cheval  !  à  cheval  !  messieurs.  Eh  !  pardieu,  vous 
aurez  le  temps  de  vous  embrasser,  si  vous  êtes  si  tendres; 
mais  ne  vous  faites  pas  arrêter,  et  songeons  à  en  finir 
bien  vite  avec  nos  bons  amis  qui  arrivent.  Nous  sommes 
dans  une  vilaine  position,  avec  ces  trois  gaillard-là  en 
face,  les  archers  pas  loin  d'ici,  et  les  Espagnols  là-haul;  il 
faut  tenir  tête  à  trois  feux. 

Il  parlait  encore  lorsque  M.  de  Launay,  se  trouvant  à 
soixante  pas  de  là  avec  ses  seconds,  choisis  dans  ses  amis 
plutôt  que  dans  les  partisans  du  Cardinal,  embarqua  son 
cheval  au  petit  galop,  selon  les  termes  du  manège,  et, 
avec  toute  la  précision  des  leçons  qu'on  y  reçoit,  s'avança 
de  très-bonne  grâce  vers  ses  jeunes  adversaires  elles  sa- 
lua gravement  : 

—  Messieurs,  dit-il,  je  crois  que  nous  ferions  bien  de 
nous  choisir  et  de  prendre  du  champ  ;  car  il  est  question 
d'attaquer  les  lignes  et  il  faut  que  je  sois  à  mon  poste. 


îiO  CINQ-MARS. 

—  Nous  sommes  prêts,  monsieur,  dit  Cinq-Mars;  et, 
quant  à  nojs  choisir,  je  serai  bien  aise  de  me  trouver  en 
face  de  vous;  car  je  n'ai  point  oublié  le  maréchal  de  Bas- 
sompiene  et  le  bois  de  Chaumont;  vous  savez  mon  avis 
sur  votre  insolente  visite  chez  ma  mère. 

—  Vous  êtes  jeune,  monsieur;  j'ai  rempli  chez  madame 
votre  mère  les  devoirs  d'homme  du  monde  ;  chez  le  ma- 
réchal, ceux  de  capitaine  des  gardes;  ici,  ceux  de  gentil- 
homme avec  monsieur  l'abbé  qui  m'a  appelé;  et  ensuite 
j'aurai  cet  honneur  avec  vous. 

—  Si  je  vous  le  permets,  dit  l'abbé  déjà  à  cheval. 

Ils  prirent  soixante  pas  de  champ,  et  c'était  tout  ce 
qu'offrait  d'étendue  le  pré  qui  les  renfermait;  l'abbé  de 
Gondifut  placé  entre  de  Thou  et  son  ami,  qui  se  trouvait 
le  plus  rapproché  des  rempar-ts,  où  deux  officiers  espa- 
gnols et  une  vingtaine  de  soldats  se  placèrent,  comme  au 
balcon,  pour  voir  ce  duel  de  six  personnes,  spectacle  qui 
leur  était  assez  habituel.  Ils  donnaient  les  mêmes  signes 
de  joie  qu'à  leurs  combats  de  taureaux,  et  riaient  de  ce 
lire  sauvage  et  amer  que  leur  physionomie  tient  du  sang 
arabe. 

A  un  signe  de  Gondi,  les  six  chevaux  partirent  au  ga- 
lon, et  se  rencontrèrent  sans  se  liearter  au  milieu  de 
l'arène  ;  à  l'instant  six  coups  de  pistolet  s'entendirent 
presque  ensemble,  et  la  fumée  couvrit  les  combattants. 

Quand  elle  se  dissipa,  on  ne  vit,  des  six  cavaliers  et  des 
six  chevaux,  que  trois  hommes  et  trois  animaux  en  bon 
état.  Cinq-Mars  était  à  cheval,  donnant  la  main  à  son  ad- 
versaire aussi  calme  que  lui  ;  à  l'autre  extrémité,  de  Thou 
s'approchait  du  sien,  dont  il  avait  tué  le  cheval,  et  l'ai- 
dait à  se  relever  ;  pour  Gondi  et  de  Launay,  on  ne  les 
voyait  plus  ni  l'un  ni  l'autre.  Cinq-Mars,  les  cherchant  avec 
inquiétude,  aperçut  en  avant  le  cheval  de  l'abbé  qui  sau- 
tait et  caracolait,  traînant  à  sa  suite  le  futur  cardinal,  qui 


LE     SIEGE.  141 

avait  le  pied  pris  dans  rétrier  et  jurait  comme  s'il  n'eût 
jamais  étudié  autre  choses  que  le  langage  des  camps  :  il 
avait  le  nez  et  les  mains  tout  en  sang  de  sa  chute  et  de 
ses  efforts  pour  s'accrocher  au  gazon,  et  voyait  avec  assez 
d'humeur  son  cheval,  que  son  pied  chatouillait  bien  mal- 
gré lui  se  diriger  vers  le  fossé  rempli  d'eau  qui  entou- 
rait le  bastion,  lorsque  heureusement  Cinq-Mars,  passant 
entre  le  bord  du  marécage  et  le  cheval,  le  saisit  par  la 
bride  et  l'arrêta. 

—  Eh  bien  !  mon  cher  abbé,  je  vois  que  vous  n'êtes 
pas  bien  malade,  car  vous  parlez  énergiquement. 

—  Par  la  corbleu  !  criait  Gondi  en  se  débarbouillant  de 
la  terre  qu'il  avait  dans  les  yeux,  pour  tirer  un  coup  de 
pistolet  à  la  figure  de  ce  géant,  il  a  bien  fallu  me  pen- 
cher en  avant  et  m'élever  sur  l'étrier  ;  aussi  ai-je  un  peu 
perdu  l'équilibre  ;  mais  je  crois  qu'il  est  par  terre  aussi 

—  Vous  ne  vous  trompez  guère,  monsieur,  dit  do 
Thou,  qui  arriva  ;  voilà  son  cheval  qui  nage  dans  le  fossé 
avec  son  maître,  dont  la  cervelle  est  emportée  ;  il  faut 
songer  à  nous  évader. 

—  Nous  évader?  c'est  assez  difficile,  messieurs,  dii 
l'adversaire  de  Cinq-Mars  survenant,  voici  le  coup  de  ca- 
non, signal  de  l'attaque  ;  je  ne  croyais  pas  qu'il  partît 
si  tôt  :  si  nous  retournons,  nous  rencontrerons  les  Suisses 
et  les  lansquenets  qui  sont  en  bataille  sur  ce  point. 

—  M.  de  Fontrailles  a  raison,  dit  de  Thou;  mais,  si  nous 
ne  retournons  pas,  voici  les  Espagnols  qui  courent  aux 
armes  et  nous  feront  siffler  des  balles  sur  la  tète. 

—  Eh  bien  !  tenons  conseil,  dit  Gondy  ;  appelez  donc 
M.  de  Montrésor,  qui  s'occupe  inutilement  de  chercher  le 
corps  de  ce  pauvre  de  Launay.  Vous  ne  l'avez  pas  blessé, 
monsieur  de  Thou  ? 

—  Non,  monsieur  l'abbé,  tout  le  monde  n'a  pas  la  main 
si  heureuse  que  la  vôtre,  dit  amèrement  Montrésor,  qui 


142.  CIMQ-MARS. 

venait  boitant  un  peu  à  cause  de  sa  chute  ;  nous  n'aurons 
pas  le  temps  de  continuer  avec  l'épée. 

—  Quant  à  continuer,  je  n'en  suis  pas,  messieurs,  dit 
Fontrailles  ;  M.  de  Cinq-Mars  en  a  agi  trop  noblement 
avpxî  moi  :  mon  pistolet  avait  fait  long  feu,  et,  ma  foi,  le 
sien  s'est  appuyé  sur  ma  joue,  j'en  sens  encore  le  froid  ; 
il  a  eu  la  bonté  de  l'ôter  et  de  le  tirer  en  l'air  ;  je  ne  l'ou- 
blierai jamais,  et  je  suis  à  lui  à  la  vie  et  à  la  mort. 

—  Il  ne  s'agit  pas  de  cela,  messieurs,  interrompit  Cinq- 
Mars  ;  voici  une  balle  qui  m'a  sifflé  à  l'oreille  ;  l'attaque 
est  commencée  de  toutes  parts,  et  nous  sommes  enve- 
loppés par  les  amis  et  les  ennemis. 

En  effet,  la  canonnade  était  générale  ;  la  citadelle,  la 
ville  et  l'armée  étaient  couvertes  de  fumée  ;  le  bastion 
seul  qui  leur  faisait  face  n'était  pas  attaqué  ;  et  ses  gardes 
semblaient  moins  se  préparer  à  le  défendre  qu'à  examiner 
les  sort  des  fortifications. 

—  Je  crois  que  l'ennemi  a  fait  une  sortie,  dit  Montré- 
sor,  car  la  fumée  a  cessé  dans  la  plaine,  et  je  vois  des 
masses  de  cavaliers  qui  chargent  pendant  que  le  canon 
de  la  place  les  protège. 

—  Messieurs,  dit  Cinq-Mars,  qui  n'avait  cessé  d'obser 
ver  les  murailles,  nous  pourrions  prendre  un  parti  :  ce 
serait  d'entrer  dans  ce  bastion  mal  gardé. 

—  C'est  très-bien  dit,  monsieur,  dit  Fontrailles  ;  mais 
nous  ne  sommes  que  cinq  contre  trente  au  moins,  et  nous 
voilà  bien  découverts  et  faciles  à  compter. 

—  Ma  foi,  l'idée  n'est  pas  mauvaise,  dit  Gondi  :  il  vaut 
mieux  être  fusillé  là-haut  que  pendu  là-bas,  si  l'on  vient 
à  nous  trouver  ;  car  ils  doivent  déjà  s'être  aperçus  que 
M.  de  Launay  manque  à  sa  compagnie,  et  toute  la  cour 
sait  notre  affaire. 

—  Parbleu  !  messieurs,  dit  Montrésor,  voilà  du  secours 
qui  nous  vient. 


LS    SIEGE.  143 

Une  troupe  nombreuse  à  cheval,  mais  fort  en  désordre, 
arrivait  sur  eux  au  plus  grand  galop  ;  des  habits  rouge» 
les  faisaient  voir  de  loin  ;  ils  semblaient  avoir  pour  but 
de  s'arrêter  dans  le  champ  même  où  se  trouvaient  nos 
duellistes  embarrassés,  car  à  peine  les  premiers  chevaux  y 
furent- ils,  que  les  cris  de  halte  se  répétèrent  et  se  prolon- 
gèrent par  la  voix  des  chefs  mêlés  à  leurs  cavaliers. 

—  Allons  au-devant  d'eux,  ce  sont  les  gens  d'armes 
de  la  garde  du  Roi,  dit  Fonlrailles  ;  je  les  reconnais  à 
leurs  cocardes  noires.  Je  vois  aussi  beaucoup  de  chevau- 
légers  avec  eux  ;  mêlons-nous  à  leur  désordre,  car  je 
crois  qu'ils  sont  ramenés. 

Ce  mot  est  un  terme  honnête  qui  voulait  dire  et  signifie 
encore  en  déroute  dans  le  langage  militaire.  Tous  les  cinq 
s'avancèrent  vers  cette  troupe  vive  et  bruyante,  et  virent 
que  cette  conjecture  était  très-juste.  Mais,  au  lieu  de  la 
consternation  qu'on  pourrait  attendre  en  pareil  cas,  ils 
ne  trouvèrent  qu'une  gaieté  jeune  et  bruyante,  et  n'en- 
tendirent que  des  éclats  de  rire  de  ces  deux  compagnies. 

—  Ah  !  pardieu,  Cahuzac,  disait  l'un,  ton  cheval  cou- 
rait mieux  que  le  mien  ;  je  crois  que  tu  l'as  exercé  aux 
chasses  du  Roi. 

—  C'est  pour  que  nous  soyons  plus  tôt  ralliés  que  tu  es 
arrivé  le  premier  ici,  répondait  l'autre. 

—  Je  crois  que  le  marquis  de  Goislin  est  fou  de  nous 
faire  charger  quatre  cents  contre  huit  régiments  espa- 
gnols. 

—  Ah  I  ah  !  ah  !  Locmaria,  votre  panache  est  bien  ar- 
rangé !  il  a  l'air  d'un  saule  pleureur.  Si  nous  suivons  ce- 
l;n-là,  ce  sera  à  l'enterrement. 

—  Eh  !  messieurs,  je  vous  l'ai  dit  d'avance,  répondait 
d'assez  mauvaise  humeur  ce  jeune  officier;  j'étais  sûr 
que  ce  capucin  de  Joseph,  qui  se  mêle  de  tout,  se  trom- 
pait en  nous  disant  de  charger  de  la  part  du  Cardinal 


llill  CINQ-MARS. 

Mais  auriez-vous  été  contents  si  ceux  qui  ont  l'honneur 
de  vous  commander  avaient  refusé  la  charge  ? 

—  Non  !  non  !  non  !  répondirent  tous  ces  jeunes  gens 
en  reprenant  rapidement  leurs  rangs. 

—  J'ai  dit,  reprit  le  vieux  marquis  de  Goislin,  qui,  avec 
ses  cheveux  blancs,  avait  encore  le  feu  de  la  jeunesse 
dans  les  yeux,  que  si  l'on  vous  ordonnait  de  monter  à 
l'assaut  à  cheval,  vous  le  feriez. 

—  Bravo  !  ^ravo  !  crièrent  tous  les  gens  d'armes  en 
battant  des  mains. 

—  Eh  bien,  monsieur  le  marquis,  dit  Cinq-Mars  en 
s'approchant,  voici  l'occasion  d'exécuter  ce  que  vous 
avez  promis;  je  ne  suis  qu'un  simple  volontaire,  mais  il 
y  a  déjà  un  instant  que  ces  messieurs  et  moi  examinons 
ce  bastion,  et  je  crois  qu'on  en  pourrait  venir  à  bout. 

—  Monsieur,  au  préalable,  il  faudrait  sonder  le  gué 
pour... 

En  ce  moment,  une  balle  partie  du  rempart  même 
dont  on  parlait  \nnt  casser  la  tête  au  cheval  du  vieux 
capitaine. 

—  Locmaria,  de  Mo uy,  prenez  le  commandement,  et 
l'assaut,  l'assaut!  crièrent  les  deux  compagnies  nobles, 
le  croyant  mort. 

—  Un  moment,  un  moment,  messieurs,  dit  le  vieux 
Goislin  en  se  relevant,  je  vous  y  conduirai,  s'il  vous  plaît  ; 
guidez-nous,  monsieur  le  volontaire,  car  les  Espagnols 
nous  invitent  à  ce  bal,  et  il  faut  répondre  poliment. 

A  peine  le  vieillard  fut-il  sur  un  autre  cheval,  que  lui 
amenait  un  de  ses  gens,  et  eut-il  tiré  son  épée,  que,  sans 
attendre  son  commandement,  toute  celte  ardente  jeu- 
nesse, précédée  par  Cinq-Mars  et  ses  amis,  dont  les  che- 
vaux étaient  poussés  en  avant  par  les  escadrons,  se  jeta 
dans  les  marais,  oh,  à  son  grand  étonnement  et  à  celui 
dos  Espagnols,  qui  comptaient  trop  sur  sa  profondeur, 


I 


LE     SIÈGE.  14b 

les  chevaux  ne  s'enfoncèrent  que  jusqu'aux  jarrets,  et  mai- 
gré  une  décharge  à  mitraille  des  deux  plus  grosses  pièces, 
tous  arrivèrent  pèle-mèle  sur  un  petit  terrain  de  gazo.i,  au 
pied  des  remparts  à  demi  ruinés.  Dans  l'ardeur  du  passage, 
Cinq-Mars  et  Fontrailles,  avec  le  jeune  Locmaria,  lancèrer^ 
leurs  chevaax  sur  le  rempart  même  ;  mais  une  vive  fusil- 
lade tua  et  renversa  ces  trois  animaux,  qui  roulèrent  avec 
leurs  maîtres. 

—  Pied  à  terre,  messieurs  !  cria  le  vieux  Coislin  ;  le  pis- 
tolet et  l'épée,  et  en  avant  !  abandonnez  vos  chevaux. 

Tous  obéirent  rapidement  et  vinrent  se  jeter  en  foule 
à  la  brèche. 

Cependant  de  Thou,  que  son  sang-froid  ne  quittait  jamais 
non  plus  que  son  amitié,  n'avait  pas  perdu  de  vue  son 
jeune  Henry,  et  l'avait  reçu  dans  ces  bras  lorsque  son 
cheval  était  tombé.  Il  le  remit  debout,  lui  rendit  scnépée 
échappée,  et  lui  dit  avec  le  plus  grand  calme,  malgré  les 
balles  qui  pleuvaient  de  tout  côté  : 

—  Mon  ami,  ne  suis-je  pas  bien  ridicule  au  milieu  de 
toute  cette  bagarre,  avec  mon  habit  de  conseiller  au  Par- 
lement? 

—  Parbleu,  dit  Montrésor  qui  s'avançait,  voici  l'abbé 
qui  vous  justifie  bien. 

En  effet,  le  petit  Gondi,  repoussant  des  coudes  les  che- 
vau-légers,  criait  de  toutes  ses  forces  :  —  Trois  duels  et 
un  assaut  !  J'espère  que  j'y  perdrai  ma  soutane,  enfin  ! 

Et,  en  disant  ces  mots,  il  frappait  d'estoc  et  de  taille 
sur  un  grand  Espagnol. 

La  défense  ne  fut  pas  longue.  Les  soldats  castillans  ne 
tinrent  pas  longtemps  contre  les  officiers  français,  et  pas 
un  d'eux  n'eut  le  temps  ni  la  hardiesse  de  recharger  son 
drme. 

—  Messieurs,  nous  raconterons  cela  à  nos  maîtresses,  à 
Paris!  s'écria  Locmaria  en  jetant  son  cliapeau  en  l'air, 

9 


1/|(3  CINQ-MARS. 

Et  Cinq-Mars,  de  Thou,  Goislin,  de  Mouy,  Londigny, 
officiers  des  compagnies  rouges,  et  tous  ces  jeunes  gentils- 
hommes, l'épée  dans  la  main  droite,  le  pistolet  dans  la 
gauche,  se  heurtant,  se  poussant  et  se  faisant  autant  de 
mal  à  eux-mêmes  qu'à  l'ennemi  par  leur  empressement, 
débordèrent  enfin  sur  la  plate-forme  du  bastion,  comme 
l'eau  versée  d'un  vase  dont  l'entrée  est  trop  étroite  jaillit 
par  torrent  au  dehors. 

Dédaignant  de  s'occuper  des  soldats  vaincus  qui  se  je- 
taient à  leurs  genoux,  ils  les  laissèrent  errer  dans  le  fort 
sans  même  les  désarmer,  et  se  mirent  à  courir  dans  leur 
conquête  comme  des  écoliers  en  vacances,  riant  de  tout 
leur  cœur  comme  après  une  partie  de  plaisir. 

Un  officier  espagnol,  enveloppé  dans  son  manteau  brun, 
les  regardait  d'un  air  sombre. 

—  Quels  démons  est-ce  là,  Ambrosio?  disait-il  à  un 
soldat.  Je  ne  les  ai  pas  connus  autrefois  en  France.  Si 
Louis  XIII  a  toute  une  armée  ainsi  composée,  il  est  bien 
bon  de  ne  pas  conquérir  l'Europe. 

—  Oh  !  je  ne  les  crois  pas  bien  nombreux  ;  il  faut  que 
ce  soit  un  corps  de  pauvres  aventuriers  qui  n'ont  rien  à 
perdre  et  tout  à  gagner  par  le  pillage. 

—  Tu  as  raison,  dit  l'officier;  je  vais  tâcher  d'en  séduire 
un  pour  m' échapper. 

Et,  s' approchant  avec  lenteur,  il  aborda  un  jeune  che- 
vau-léger,  d'environ  dix-huit  ans,  qui  était  à  l'écart  assis 
sur  le  parapet  ;  il  avait  le  teint  blanc  et  rose  d'une  jeune 
fille,  sa  main  délicate  tenait  un  mouchoir  brodé  dont  il 
essuyait  son  front  et  ses  cheveux  d'un  blond  d'argent;  il 
regardait  l'heure  à  une  grosse  montre  ronde  couverte  de 
rubis  enchâssés  et  suspendue  à  sa  ceinture  par  un  nœud 
de  rubans. 

L'Espagnol  étonné  s'arrêta.  S'il  ne  l'eût  vu  renverser 
ses  soldais,  il  ne  l'aurait  cru  capable  que  de  chanter  une 


LE    SIÈGE.  1A7 

romance  couché  sur  un  lit  de  repos.  Mais,  prévenu  par 
les  idées  d'Ambrosio,  il  songea  qu'il  se  pouvait  qu'il  eût 
volé  ces  objets  de  luxe  au  pillage  des  appartements  d'une 
femme  ;  et,  l'abordant  brusquement,  lui  dit  : 

—  Hombre  !  je  suis  officier  ;  veux- tu  me  rendre  la  li- 
berté et  me  faire  revoir  mon  pays  ? 

Le  jeune  Français  le  regarda  avec  l'air  doux  de  son  âge, 
et,  songeant  à  sa  propre  famille,  lui  dit: 

—  Monsieur,  je  vais  vous  présenter  au  marquis  de 
Coislin,  qui  vous  accordera  sans  doute  ce  que  vous  de- 
mandez ;  votre  famille  est-elle  de  Gastille  ou  d'Aragon  ? 

—  Ton  Coislin  demandera  une  autre  permission  en- 
core, et  me  fera  attendre  une  année.  Je  te  donnerai 
quatre  mille  ducats  si  tu  me  fais  évader. 

Cette  figure  douce,  ces  traits  enfantins,  se  couvrirent 
de  la  pcupre  de  la  fureur  ;  ces  yeux  bleus  lancèrent  des 
éclairs,  et,  en  disant  :  De  l'argent,  à  moi  !  va-t'en,  imbé- 
cile !  le  jeune  homme  donna  sur  la  joue  de  l'Espagnol  un 
bruyant  soufflet.  Celui-ci,  sans  hésiter,  tira  un  long  poi- 
gnard de  sa  poitrine,  et,  saisissant  le  bras  du  Français, 
crut  le  lui  plonger  facilement  dans  le  cœur  :  mais,  leste 
et  vigoureux,  l'adolescent  lui  prit  lui-même  le  bras  droit, 
et,  l'élevant  avec  force  au-dessus  de  sa  tète,  le  ramena 
avec  le  fer  sur  celle  de  l'Espagnol  frémissant  de  rage. 

—  Eh  !  eh  !  eh  !  doucement,  Olivier  !  Olivier  !  crièrent 
de  toutes  parts  ses  camarades  accourant:  il  y  a  assez 
d'Espagnols  par  terre. 

Et  ils  désarmèrent  l'officier  ennemi. 

—  Que  ferons-nous  de  cet  enragé  ?  disait  l'un. 

—  Je  n'en  voudrais  pas  pour  mon  valet  de  chambre, 
répondait  l'autre. 

—  Il  mérite  d'être  pendu,  disait  un  troisième  ;  mais, 
ma  foi,  messieurs,  nous  ne  savons  pas  pendre;  envoyons- 
le  à  ce  bataillon  de  Suisses  qui  passe  dans  la  plaine. 


|/)8  GINQ-MARS. 

Et  cet  homme  sombre  et  calme,  s'enveloppant  de  nou- 
veau dans  son  manteau,  se  mit  en  marche  de  lui-même, 
suivi  d'Ambrosio,  pour  aller  joindre  le  bataillon,  poussé 
par  les  épaules  et  hâté  par  cinq  ou  six  de  ces  jeunes  fous. 

Cependant  la  première  troupe  d'assiégeants ,  étonnée 
de  son  succès,  lavait  suivi  jusqu'au  bout.  Cinq-Mars, 
conseillé  par  le  vieux  Coislin,  avait  fait  le  tour  du  bastion, 
et  ils  virent  tous  deux  avec  chagrin  qu'il  était  entièrement 
séparé  de  la  ville,  et  que  leur  avantage  ne  pouvait  se 
poursuivre.  Ils  revinrent  donc  sur  la  plate-forme,  lente- 
ment et  en  causant,  rejoindre  de  Thou  et  l'abbé  de  Gondi, 
qu'ils  trouvèrent  riant  avec  les  jeunes  chevau-légers, 

—  Nous  avions  avec  nous  la  Religion  et  la  Justice, 
messieurs,  nous  ne  pouvions  pas  manquer  de  triompher. 

—  Comment  donc  ?  mais  c'est  qu'elles  ont  frappé  aussi 
fort  que  nous  ! 

Ils  se  turent  à  l'approche  de  Cinq-Mars,  et  restèrent  un 
instant  à  chuchoter  et  à  demander  son  nom  ;  puis  tous 
l'entourèrent  et  lui  prirent  la  main  avec  transport. 

—  Messieurs,  vous  avez  raison,  dit  le  vieux  capitaine  ; 
c'est,  comme  disaient  nos  pères,  le  mieux  faisant  de  la 
journée.  C'est  un  volontaire  qui  doit  être  présenté  aujour- 
d'hui au  Roi  par  le  Cardinal. 

—  Par  le  Cardinal  !  nous  le  présenterons  nous-mêmes, 
ah!  qu'il  ne  soit  pas  Cardinaliste  ^ ,  il  est  trop  brave 
garçon  pour  cela,  disaient  avec  vivacité  tous  ces  jeunes 
gens. 

—  Monsieur,  je  vous  en  dégoûterai  bien,  moi,  dit  Oli- 
vier d'Entraigues  en  s'approchant,  car  j'ai  été  son  page, 
et  je  le  connais  parfaitement.  Servez  plutôt  dans  les  Com- 
pagnies Rouges  ;  allez,  vous  aurez  de  bons  camarades. 

1.  La  France  et  l'armée  élaieni  divisées  en  r.oyalistes  et  Gardi- 
nalistes. 


LES    RÉCOMPENSES.  149 

Le  vieux  marquis  évita  l'embarras  de  la  réponse  à  Cinq- 
Mars  en  faisant  sonner  les  trompettes  pour  rallier  ses  bril- 
lantes compagnies.  Le  canon  avait  cessé  de  se  faire  en- 
tendre, et  un  Garde  était  venu  l'avertir  que  le  Roi  et  le 
Cardinal  parcouraient  la  ligne  pour  voir  les  résultats  de  la 
journée  ;  il  fit  passer  tous  les  chevaux  par  la  brèche,  ce 
qui  fut  assez  long,  et  ranger  les  deux  compagnies  à 
cheval  en  bataille  dans  un  lieu  oii  il  semblait  impossible 
qu'une  autre  troupe  que  l'infanterie  eût  jamais  pu  pé- 
nétrer. 


CHAPITRE   X 

LES   RÉCOMPENSES 

LA  M  J  n  ï. 
Ah  !  comme  du  butin  ces  guerriers  trop  jaloux 
Courent  bride  abattue  au-devant  de  mes  coups. 
Agitez  tous  leurs  sens  d'une  rage  insensée. 
Tambour,  fifre,  trompette,  ôtez-leur  la  pensée. 

N.  Lemercier,  Panlujpocrisiade, 

«  Pour  assouvir  le  premier  emportement  du  chagrin  , 
royal,  avait  dit  Richelieu  ;  pour  ouvrir  une  source  d'émo- 
tions qui  détourne  de  la  douleur  cette  àme  incertaine , 
que  cette  ville  soit  assiégée,  j'y  consens  ;  que  Louis  parte, 
je  lui  permets  de  frapper  quelques  pauvres  soldats  des 
coups  qu'il  voudrait  et  n'ose  me  donner  ;  que  sa  colère 
s'éteigne  dans  ce  sang  obscur,  je  le  veux  ;  mais  ce  caprice 
de  gloire  ne  dérangera  pas  mes  immuables  desseins,  cette 
ville  ne  tombera  pas  encore,  elle  ne  sera  française  pour 
toujours  q  le  dans  deux  ans  ;  elle  viendra  dans  mes  filets 
seulement  au  jour  marqué  dans  ma  pensée.  Tonnez , 
bombes  et  canons  ;  méditez  vos  opérations,  savants  crpi- 


150  CIN'Q-MARS. 

taines;  précipitez-vous,  jeunes  guerriers;  je  ferai  taire 
votre  bruit,  évanouir  vos  projets,  avorter  vos  efforts; 
tout  finira  par  une  vaine  fumée,  et  je  vais  vous  conduire 
pour  vous  égarer.  )> 

Voilà  à  peu  près  ce  que  roulait  sous  sa  tête  chauve  le 
Cardinal-Duc  avant  l'attaque  dont  on  vient  de  voir  une 
partie.  Il  s'était  placé  à  cheval  au  nord  de  la  ville  sur 
une  des  montagnes  de  Salces  ;  de  ce  point  il  pouvi^it  voir 
la  plaine  du  Roussillon  devant  lui,  s'inclinant  jusqu'à  la 
Méditerranée;  Perpignan,  avec  ses  remparts  de  brique,  ses 
bastions,  sa  citadelle  et  son  clocher,  y  formait  une  masse 
ovale  et  sombre  sur  des  prés  larges  et  verdoyants,  et  les 
vastes  montagnes  l'enveloppaient  avec  la  vallée  comme 
un  arc  énorme  courbé  du  nord  au  sud,  tandis  que,  pro- 
longeant sa  ligne  blanchâtre  à  l'orient,  la  mer  semblait  en 
être  la  corde  argentée.  A  sa  droite  s'élevait  ce  mont  im- 
mense que  l'on  appelle  le  Canigou,  dont  les  flancs  épan- 
chent deux  rivières  dans  la  plaine.  La  ligne  française 
s'étendait  jusqu'au  pied  de  cette  barrière  de  l'occident. 
Une  foule  de  géhéraux  et  de  grands  seigneurs  se  tenaient 
à  cheval  derrière  le  ministre,  mais  à  vingt  pas  de  dis- 
tance et  dans  un  silence  profond.  Il  avait  commencé  par 
suivre  au  plus  petit  pas  la  ligne  d'opérations,  et  ensuite 
était  revenu  se  placer  immobile  sur  cette  hauteur,  d'où  son 
œil  et  sa  pensée  planaient  sur  les  destinées  des  assiégeants 
et  des  assiégés.  L'armée  avait  les  yeux  sur  lui,  et  de  tout 
point  on  pouvait  le  voir.  Chaque  homme  portant  les 
armes  le  regardait  comme  son  chef  immédiat,  et  atten- 
dait son  geste  pour  agir.  Dès  longtemps  la  France  était 
ployée  à  son  joug,  et  l'admiration  en  avait  exclu  de  toutes 
ses  actions  le  ridicule  auquel  un  autre  eût  été  quelquefois 
soumis.  Ici,  par  exemple,  il  ne  vint  à  l'esprit  d'aucun 
homme  de  sourire  ou  même  de  s'étonner  que  la  cuirasse 
revêtit  un  prêtre  j  et  la  sévérité  de  son  caractère  et  de 


LES    RÉCOMPENSES.  151 

son  aspect  réprima  toute  idée  de  rapprochements  ironiques 
ou  de  conjectures  injurieuses.  Ce  jour-là  le  Cardinal  parut 
revêtu  d'un  costume  entièrement  guerrier  :  c'était  un 
habit  couleur  de  feuille  morte,  bordé  en  or;  une  cuirasse 
couleur  d'eau;  l'épée  au  côté,  des  pistolets  à  l'arc^on  de 
sa  selle,  et  un  chapeau  à  plumes  qu'il  mettait  rarement 
sur  sa  tête,  où  il  conservait  toujours  la  calotte  rouge. 
Deux  pages  étaient  derrière  lui  :  l'un  portait  ses  gantelets, 
l'autre  son  casque,  et  le  capitaine  de  ses  gardes  était  à 
son  côté. 

Comme  le  Roi  l'avait  nouvellement  nommé  généralis- 
sime de  ses  troupes,  c'était  à  lui  que  les  généraux  en- 
voyaient demander  des  ordres;  mais  lui,  connaissant 
trop  bien  les  secrets  motifs  de  la  colère  actuelle  de  son 
maître,  affecta  de  renvoyer  à  ce  prince  tous  ceux  qui 
voulaient  avoir  une  décision  de  sa  bouche.  Il  arriva  ce 
qu'il  avait  prévu,  car  il  réglait  et  calculait  les  mouve- 
ments de  ce  cœur  comme  ceux  d'une  horloge,  et  aurait 
pu  dire  avec  exactitude  par  quelles  sensations  il  avait 
passé.  Louis  XIII  vint  se  placer  à  ses  côtés,  mais  il  vint 
comme  vient  l'élève  adolescent  forcé  de  reconnaître  que 
son  maître  a  raison.  Son  air  était  hautain  et  mécontent, 
ses  paroles  étaient  brusques  et  sèches.  Le  Cardinal  de- 
meura impassible.  Il  fut  remarquable  que  le  Roi  employait, 
en  consultant,  les  paroles  du  commandement,  conciliant 
ainsi  sa  faiblesse  et  son  pouvoir,  son  irrésolution  et  sa 
fierté,  son  impéritie  et  ses  prétentions,  tandis  que  son 
ministre  lui  dictait  ses  lois  avec  le  ton  de  la  plus  profonde 
obéissance. 

—  Je  veiLx  que  l'on  attaque  bientôt,  Cardinal,  dit  le 
prince  en  arrivant;  c'est-à-dire,  ajouta-t-il  avec  un  air 
■d'insouciance,  lorsque  tous  vos  préparatifs  seront  faits 
et  à  l'heure  dont  vous  serez  convenu  avec  nos  maré- 
chaux. 


lo2  CINQ-MARS. 

—  Sire,  si  j'osais  dire  ma  pensée,  je  voudrais  que  Votre 
Majesté  £ùt  pour  agréable  d'attaquer  dans  un  quart  d'iieure, 
car,  la  montre  en  main,  il  suffit  de  ce  temps  pour  faire 
avancer  la  troisième  ligne. 

—  Oui,  oui,  c'est  bon,  monsieur  le  Cardinal  ;je  le  pensais 
aussi  ;  je  vais  donner  mes  ordres  moi-même  ;  je  veux  faire 
tout  moi-même.  Schomberg,  Schomberg!  dans  un  quart 
d'heure  je  veux  entendre  le  canon  du  signal,  je  le  veux  ! 

En  partant  pour  commander  la  droite  de  l'armée,  Scliom* 
berg  ordonna,  et  le  signal  fut  donné. 

Les  batteries  disposées  depuis  longtemps  par  le  maré- 
chal de  La  Meilleraie  commencèrent  à  battre  en  brèche, 
mais  mollement,  parce  que  les  artilleurs  sentaient  qu'on 
les  avait  dirigés  sur  deux  points  inexpugnables,  et  qu'a- 
vec leur  expérience,  et  surtout  le  sens  droit  et  la  vue 
prompte  du  soldat  français,  chacun  d'eux  aurait  pu  indi- 
quer la  place  qu'il  eût  fallu  choisir. 

Le  Roi  fut  frappé  de  la  lenteur  des  feux. 

—  La  Meilleraie,  dit-il  avec  impatience,  voici  des  bat- 
teries qui  ne  vont  pas;  vos  canonniers  dorment. 

Le  maréchal,  les  mestres  de  camp  d'artillerie  étaient 
présents,  mais  aucun  ne  répondit  une  syllabe.  Ils  avaient 
jeté  les  yeux  sur  le  Cardinal,  qui  demeurait  immobile 
comme  une  statue  équestre,  et  ils  l'imitèrent.  11  eût  fallu 
répondre  que  la  faute  n'était  pas  aux  soldats,  mais  à  celui 
qui  avait  ordonné  cette  fausse  disposition  de  batteries,  et 
c'était  Richelieu  lui-même  qui,  feignant  de  les  croire  plus 
utiles  où  elles  se  trouvaient,  avait  fait  taire  les  obser- 
vations des  chefL. 

Le  Roi  fut  étonné  de  ce  silence,  et,  craignant  d'avoir 
commis,  par  cette  question ,  quelque  erreur  grossière 
dans  l'art  militaire,  rougit  légèrement,  et,  se  raj^pro- 
cliant  du  groupe  des  princes  qui  l'accompagnaient,  leur 
dit  pour  prendre  contenance  : 


LES    RÉCOMPENSES.  155 

—  D'Angoulême,  Beaufort,  c'est  bien  ennuyeux,  n'est- 
il  pas  vrai  ?  nous  restons  là  comme  des  momies. 

Charles  de  Valois  s'approcha  et  dit  : 

—  Il  me  semble,  Sire,  que  l'on  n'a  pas  employé  ici 
les  machines  de  l'ingénieur  Pompée-Targon. 

—  Parbleu,  dit  le  duc  de  Beaufort  en  regardant  fixe- 
ment Richelieu,  c'est  que  nous  aimions  beaucoup  mieux 
prendre  la  Rochelle  que  Perpignan,  dans  le  temps  où  vint 
cet  Italien.  Ici  pas  une  machine  préparée,  pas  une  mine, 
un  pétard  sous  ces  murailles,  et  le  maréchal  de  La  Meil- 
leraie  m'a  dit  ce  matin  qu'il  avait  proposé  d'en  faire 
approcher  pour  ouvrir  la  tranchée.  Ce  n'était  ni  le  Castillet, 
ni  ces  six  grands  bastions  de  l'enveloppe,  ni  la  demi- 
lune  qu'il  fallait  attaquer.  Si  nous  allons  ce  train,  le  grand 
bras  de  pierre  de  la  citadelle  nous  montrera  le  poing 
longtemps  encore. 

Le  Cardinal,  toujours  immobile,  ne  dit  pas  une  seule 
parole,  il  fit  seulement  signe  à  Fabert  de  s'approcher; 
celui-ci  sortit  du  groupe  qui  le  suivait,  et  rangea  son  che- 
val derrière  celui  de  Richelieu,  près  du  capitaine  de  ses 
gardes. 

Le  duc  de  La  Rochefoucault,  s'approchant  du  Roi,  prit 
la  parole  : 

—  Je  crois,  Sire,  que  notre  peu  d'action  à  ouvrir  la 
brèche  donne  de  l'insolence  à  ces  gens-là,  car  voici  une 
sortie  nombreuse  qui  se  dirige  justement  vers  Votre  Ma- 
jesté ;  les  régiments  de  Biron  et  de  Ponts  se  replient  e:i 
faisant  leurs  feux. 

—  Eh  bien,  dit  le  Roi  tirant  son  épée,  chargeons-les, 
et  faisons  rentrer  ces  coquins  chez  eux;  lancez  la  cavalerie 
avec  moi,  d'Angoulême.  Oiî  est -elle.  Cardinal  ? 

—  Derrière  cette  colline ,  Sire ,  sont  en  colonne  six 
régiments  de  dragons  et  les  carabins  de  La  Roque  ;  vous 
voyez  en  bas  mes  Gens  d'armes  et  mes  Chevau-iégers, 


154  CINQ-MARS. 

dont  je  supplie  Votre  Majesté  de  se  servir,  car  ceux  de  sa 
garde  sont  égarés  en  avant  par  le  marquis  de  Coislin, 
toujours  trop  zélé,  Joseph,  va  lui  dire  de  revenir. 

Il  parla  bas  au  capucin,  qui  l'avait  accompag\ié  affublé 
d'un  habit  militaire  qu'il  portait  gauchement,  et  qui  s'avança 
aussitôt  dans  la  plaine. 

Cependant  les  colonnes  serrées  de  la  vieille  infanterie 
espagnole  sortaient  de  la  porte  Notre-Dame  comme  une 
forêt  mouvante  et  sombre,  tandis  que  par  une  autre  porte 
une  cavalerie  pesante  sortait  aussi  et  se  rangeait  dans  la 
plaine.  L'armée  française,  en  bataille  au  pied  de  la  collin*! 
du  Roi,  sur  des  forts  de  gazon  et  derrière  des  redoutes 
et  des  fascines,  vit  avec  effroi  les  Gens  d'armes  et  les 
Chsvau-légers  pressés  entre  ces  deux  corps  dix  fois  supé- 
rieurs en  nombre. 

—  Sonnez  donc  la  charge  !  cria  Louis  XIII,  ou  mon 
vieux  Coislin  est  perdu. 

Et  il  descendit  la  colline  avec  toute  sa  suite,  aussi 
ardente  que  lui  ;  mais,  avant  qu'il  fût  au  bas  et  à  la  tête 
de  ses  Mousquetaires,  les  deux  Compagnies  avaient  pris 
leur  parti  ;  lancées  avec  la  rapidité  de  la  foudre  et  au  cri 
de  vive  le  Roi  !  elles  fondirent  sur  la  longue  colonne  de  la 
cavalerie  ennemie  comme  deux  vautours  sur  les  flancs 
d'un  serpent,  et,  faisant  une  large  et  sanglante  trouée, 
passèrent  au  travers  pour  aller  se  ralUer  derrière  le  bas- 
tion espagnol,  comme  nous  l'avons  vu,  et  laissèrent  les 
cavaliers  si  étonnés,  qu'ils  ne  songèrent  qu'à  se  reformer 
et  non  à  les  poursuivre. 

L'armée  battit  des  mains;  le  Roi  étonné  s'arrêta;  il 
regarda  autour  de  lui,  et  vit  dans  tous  les  yeux  le  brû- 
lant désir  de  l'attaque  ;  toute  la  valeur  de  sa  race  étincela 
dans  les  siens  ;  il  resta  encore  une  seconde  comme  en 
suspens,  écoutant  avec  ivresse  le  bruit  du  canon,  respi- 
rant et  savourant  l'odeur  de  la  poudre;  il  semblait  re- 


LES    RÉGOiMPENSES.  155 

prendre  une  autre  vie  et  redevenir  Bourbon  ;  tous  ceux 
qui  le  virent  alors  se  crurent  commandés  par  un  autre 
homme,  lorsque,  élevant  son  épée  et  ses  yeux  vers  le 
soleil  éclatant,  il  s'écria  : 

—  Suivez-moi,  braves  amis  !  c'est  ici  que  je  suis  roi  de 
France  ! 

Sa  cavalerie,  se  déployant,  partit  avec  une  ardeur  qui 
dévorait  l'espace,  et,  soulevant  des  flots  de  poussière  du 
sol  qu'elle  faisait  trembler,  fut  dans  un  instant  mêlée  à  la 
cavalerie  espagnole,  engloutie  comme  elle  dans  un  nuage 
immense  et  mobile, 

—  A  présent,  c'est  à  présent  !  s'écria  de  sa  hauteur  le 
Cardinal  avec  une  voix  tonnante  :  qu'on  arrache  ces  bat- 
teries à  leur  position  inutile.  Fabert,  donnez  vos  ordrea  : 
qu'elles  soient  toutes  dirigées  sur  cette  infanterie  qui  va 
lentement  envelopper  le  Roi,  Courez,  volez,  sauvez 
le  Roi  ! 

Aussitôt  cette  suite,  auparavant  inébranlable,  s'agite  en 
tous  sens;  les  généraux  donnent  leurs  ordres,  les  aides 
de  camp  disparaissent  et  fondent  dans  la  plaine,  où,  fran- 
cliissant  les  fossés,  les  barrières  et  les  palissades,  ils 
arrivent  à  leur  but  presque  aussi  promptement  que  la 
pensée  qui  les  dirige  et  que  le  regard  qui  les  suit.  Tout  à 
coup  les  éclairs  lents  et  interrompus  qui  brillaient  sur  les 
batteries  découragées  deviennent  une  flamme  immense  et 
continuelle,  ne  laissant  pas  de  place  à  la  fumée  qui  s'élève 
jusqu'au  ciel  en  formant  un  nombre  infini  de  couronnes 
légères  et  flottantes  ;  les  volées  du  canon,  qui  semblaient 
de  lointains  et  faibles  échos,  se  changent  en  un  tonnerre 
formidable  dont  les  coups  sont  aussi  rapides  que  ceux 
du  tambour  battant  la  charge;  tandis  que,  de  trois  points 
opposés,  les  rayons  larges  et  rouges  des  bouches  à  leu 
descendent  sur  les  sombres  colonnes  qui  sortaient  de  la 
ville  assiégée. 


156  CINQ-MARS. 

Cependant  Richelieu,  sans  changer  de  place,  mais  l'œil 
ardent  et  le  geste  impératif,  ne  cessait  de  multiplier  les 
ordres  en  jetant  sur  ceux  qui  les  recevaient  un  regard  qui 
leur  faisait  entrevoir  un  arrêt  de  mort  s'ils  n'obéissaient 
pas  assez  vite. 

—  Le  Roi  a  culbuté  cette  cavalerie;  mais  les  fantassins 
résistent  encore  ;  nos  batteries  n'ont  fait  que  tuer  et  n'ont 
pas  vaincu.  Trois  régiments  d'infanterie  en  avant,  sur-le- 
champ,  Gassion,  La  Meilleraie  et  Lesdigiiières  !  qu'on 
prenne  les  colonnes  par  le  flanc.  Portez  l'ordre  au  reste  de 
l'armée  de  ne  plus  attaquer  et  de  rester  sans  mouvement 
sur  toute  la  la  ligne.  Un  papier  !  que  j'écrive  moi-même  à 
Schomberg. 

Un  page  mit  pied  à  terre  et  s'avança  tenant  un  crayon 
el  du  papier.  Le  ministre,  soutenu  par  quatre  hommes 
de  sa  suite,  descendit  de  cheval  péniblement  et  en  jetant 
quelques  cris  involontaires  que  lui  arrachaient  ses  dou- 
leurs ;  mais  il  les  dompta  et  s'assit  sur  l'afîùt  d'un  canon; 
le  page  présenta  son  épaule  comme  pupitre  en  s'inch- 
nant,  et  le  Cardinal  écrivit  à  la  hâte  cet  ordre,  que  les 
manuscrits  contemporains  nous  ont  transmis ,  et  qu3 
pourront  imiter  les  dip'omates  de  nos  jours,  qui  sont 
plus  jaloux,  à  ce  qu'il  semble,  de  se  tenir  parfaitement 
en  équilibre  sur  la  limite  de  deux  pensées  que  de  cher- 
cher ces  combinaisons  qui  tranchent  les  destinées  du 
monde,  trouvant  le  génie  trop  grossier  et  trop  clair  pour 
prendre  sa  marche. 

«  Monsieur  le  maréchal,  ne  hasardez  rien ,  et  méditez 
bien  avant  d'attaquer.  Qi^and  on  vous  mande  que  le  Roi 
désire  que  vous  ne  hasardiez  rien,  ce  n'est  pas  que  Sa 
Majesté  vous  défende  absolument  de  combattre,  mais 
son  intention  n'est  pas  que  vous  donniez  un  combat  gé- 
néral, si  ce  n'est  avec  une  notable  espérance  de  gain 
pour  l'avantage  qu'une  favorable  situation  vous  pourrait 


LES    RÉCOMPENSES.  157 

donner,  la  responsabilité  du  combat  devant  naturelle- 
ment retomber  sur  vgus.  » 

Tous  ces  ordres  donnés,  le  vieux  ministre,  toujours 
assis  sur  l'airùt,  appuyant  ses  deux  bras  sur  la  lumière 
du  canon,  et  son  menton  sur  ses  bras,  dans  l'attitude  de 
l'homme  qui  ajuste  et  pointe  une  pièce,  continua  en 
silence  et  en  repos  à  regarder  le  combat  du  Roi,  comme 
un  vieux  loup  qui,  rassasié  de  victimes  et  engourdi  par 
l'âge,  contemple  dans  la  plaine  le  ravage  du  lion  sur  un 
troupeau  de  bœufs  qu'il  n'oserait  attaquer  ;  de  temps  en 
temps  son  œil  se  ranime,  l'odeur  du  sang  lui  donne  de 
la  joie,  et  pour  n'en  pas  perdre  le  goût,  il  passe  une 
langue  ardente  sur  sa  mâchoire  démantelée. 

Ce  jour-là,  il  fut  remarqué  par  ses  serviteurs  (  c'étaient 
à  peu  près  tous  ceux  qui  l'approchaient)  que,  depuis  son 
lever  jusqu'à  la  nuit,  il  ne  prit  aucune  nourriture,  et  tendit 
tellement  toute  l'application  de  son  âme  sur  les  événements 
nécessaires  à  conduire,  qu'il  triompha  des  douleurs  de  son 
corps,  et  sembla  les  avoir  détruites  à  force  de  les  oublier. 
C'était  cette  puissance  d'attention  et  cette  présence 
continuelle  de  l'esprit  qui  le  haussaient  presque  jusqu'au 
génie.  Il  l'aurait  atteint  s'il  ne  lui  eût  manqué  l'élévation 
native  de  l'âme  et  la. sensibilité  généreuse  du  cœur. 

Tout  s'accomplit  sur  le  champ  de  bataille  comme  L' 
l'avait  voulu,  et  sa  fortune  du  cabinet  le  suivit  près  du 
canon.  Louis  XIII  prit  d'une  main  avide  la  victoire  que 
lui  faisait  son  ministre,  et  y  ajouta  seulement  cette  part 
de  grandeur  et  de  bravoure  qu'un  homme  apporte  dans 
son  triomphe. 

Le  canon  avait  cessé  de  frapper  lorsque  les  colonnes  de 
l'infanterie  furent  rejetées  brisées  dans  Perpignan  ;  le  reste 
avait  eu  le  même  sort,  et  l'on  ne  vit  plus  dans  la  plaine 
que  les  escadrons  étincelants  du  Roi  qui  le  suivaient  en  se 
reformant; 


158  CINQ-MARS. 

Il  revenait  au  pas  et  contemplait  avec  satisfaction  le 
champ  de  bataille  entièrement  nettoyé  d'ennemis;  il  passa 
fièrement  sous  le  feu  même  des  pièces  espagnoles,  qui, 
soit  par  maladresse,  soit  par  une  secrète  convention  avec 
le  premier  ministre,  soit  pudeur  de  tuer  un  Roi  de  France, 
ne  lui  envoyèrent  que  quelques  boulets  qui,  passant  à  dix 
pieds  sur  sa  tête,  vinrent  expirer  devant  les  lignes  du 
camp  et  ajouter  à  sa  réputation  de  bravoure. 

Cependant  à  chaque  pas  qu'il  faisait  vers  la  butie  où 
l'attendait  Richelieu,  sa  physionomie  changeait  d'aspect 
et  se  décomposait  visiblement  :  il  perdait  cette  rougeur 
du  combat,  et  la  noble  sueur  du  triomphe  tarissait  sur  son 
front.  A  mesure  qu'il  s'approchait,  sa  pâleur  accoutumée 
s'emparait  de  ses  traits  comme  ayant  droit  de  siéger  seule 
sur  une  tête  royale  ;  son  regard  perdait  ses  flammes  passagè- 
res et  enfin,  lorsqu'il  l'eut  joint,  une  mélancolie  profonde 
avait  entièrement  glacé  son  visage.  Il  retrouva  le  Cardinal 
comme  il  l'avait  laissé.  Remonté  à  cheval,  celui-ci, 
toujours  froidement  respectueux,  s'inclina,  et,  après  quel- 
ques mots  de  compliment,  se  plaça  près  de  Louis  pour 
suivre  les  lignes  et  voir  les  résultats  de  lajournée,  tandis 
que  les  princes  et  les  grands  seigneurs,  marchant  devant 
et  derrière  à  quelque  distance,  formaient  comme  un 
nuage  autour  d'eux. 

L'habile  ministre  eut  soin  de  ne  rien  dire  et  de  ne  faire 
aucun  geste  qui  pût  donner  le  soupçon  qu'il  eût  la 
moindre  part  aux  événements  de  la  journée,  et  il  fut 
remarquable  que  de  tous  ceux  qui  vinrent  rendre  compte, 
il  n'y  en  eut  pas  un  qui  ne  semblât  deviner  sa  pensée  et 
ne  sût  éviter  de  compromettre  sa  puissance  occulte  par 
une  obéissance  démonstrative  ;  tout  fut  rapporté  au  Roi. 
Le  Cardinal  traversa  donc,  à  côté  de  ce  prince,  la  droite 
du  camp  qu'il  n'avait  pas  eue  sous  les  yeux  de  la  hauteur 
où  il  s'était  placé,  et  vit  avec  satisfaction  que  Schomberg, 


LES    RÉCOMPENSES.  159 

qui  le  connaissait  bien,  avait  agi  précisément  comme  le 
maître  avait  écrit,  ne  compromettant  que  quelques  troupes 
légères,  et  combattant  assez  pour  ne  pas  encourir  de 
reproche  d'inaction  et  pas  assez  pour  obtenir  un  résultat 
quelconque.  Celte  conduite  charma  le  ministre  et  ne 
déplut  point  au  Roi,  dont  l'amour-propre  caressait  l'idée 
d'avoir  vaincu  seul  dans  la  journée.  Il  voulut  même  se 
persuader  et  faire  croire  que  tous  les  efforts  de  Schom- 
berg  avaient  été  infructueux,  et  lui  dit  qu'il  ne  lui  en 
voulait  pas,  qu'il  venait  d'éprouver  par  lui-même  qu'il 
avait  en  face  des  ennemis  moins  méprisables  qu'on  ne 
l'avait  cru  d'abord. 

—  Pour  vous  prouver  que  vous  n'avez  fait  que  gagner 
à  nos  j'eux,  ajouta-t-il,  nous  vous  nommons  chevalier  do 
nos  ordres  et  nous  vous  donnons  les  grandes  et  petites  en- 
trées près  de  notre  personne. 

Le  Cardinal  lui  serra  affectueusement  la  main  en  pas- 
sant, et  le  maréchal,  étonné  de  ce  déluge  de  faveurs, 
suivit  le  prince  la  tête  baissée,  comme  un  coupable, 
ayant  besoin  pour  s'en  consoler  de  se  rappeler  toutes  les 
actions  d'éclat  qu'il  avait  faites  durant  sa  carrière,  et  qui 
étaient  demeurées  dans  l'oubli,  leur  attribuant  mentale- 
ment ces  récompenses  non  méritées  pour  se  réconcilier 
avec  sa  conscience. 

Le  Roi  était  prêt  à  revenir  sur  ses  pas,  quand  le  duc  de 
Beaufort,  le  nez  au  vent  et  l'air  étonné,  s'écria  : 

—  Mais,  Sire,  ai-je  encore  du  feu  dans  les  yeux,  ou 
suis-je  devenu  fou  d'un  coup  de  soleil  ?  Il  me  semble  que 
je  vois  sur  ce  bastion  des  cavaliers  en  habits  rouges  qui 
ressemblent  furieusement  à  vos  Chevau-légers  que  nous 
avons  crus  morts. 

Le  Cardinal  fronça  le  sourcil. 

—  C'est  impossible,  monsieur,  dit-il;  l'imprudence  de 
M.  de  Coislin  a  perdu  les  Gens  d'armes  de  Sa  Majesté  et 


.60  CINQ-MARS. 

ces  cavaliers;  c'est  pourquoi  j'osais  dire  au  Roi  tout  à 
l'heure  que  si  l'on  supprimait  ces  corps  inutiles,  il  pour- 
rait en  résulter  de  grands  avantages,  militairement  par- 
lant. 

—  Pardieu,  Votre  Éminence  me  pardonnera,  reprit  le 
duc  de  Beaufort,  mais  je  ne  me  trompe  point,  et  en 
voici  sept  ou  huit  à  pied  qui  poussent  devant  eux  des 
prisonniers. 

—  Eh  bien,  allons  donc  visiter  ce  point,  dit  le  Roi  avec 
nonchalance;  si  j'y  retrouve  mon  vieux  Coislin,  j'en  serai 
bien  aise. 

11  fallut  suivre. 

Ce  fut  avec  de  grandes  précautions  que  les  chevaux 
du  Roi  et  de  sa  suite  passèrent  à  travers  le  marais  et  les 
débris,  mais  ce  fut  avec  un  grand  étonnement  qu'on  aperçut 
en  haut  les  deux  Compagnies  Rouges  en  bataille  comme 
un  jour  de  parade. 

—  Vive  Dieu  !  cria  Louis  XIII,  je  crois  qu'il  n'en  manque 
pas  un.  Eh  bien,  marquis,  vous  tenez  parole,  vous  prenez 
des  murailles  à  cheval. 

—  Je  crois  que  ce  point  a  été  mal  choisi,  dit  Richelieu 
d'un  air  de  dédain;  il  n'avance  en  rien  la  prise  de  Perpi- 
gnan et  a  dû  coûter  du  monde. 

—  Ma  foi,  vous  avez  raison,  dit  le  Roi  (adressant  pour 
la  première  fois  la  parole  au  Cardinal  avec  un  air  moins 
sec,  depuis  l'entrevue  qui  suivit  la  nouvelle  de  la  mort  de 
la  Reine),  je  regrette  le  sang  qu'il  a  fallu  verser  ici. 

—  11  n'y  a  eu,  Sire,  que  deux  de  nos  jeunes  gens  bles- 
sés à  celte  attaque,  dit  le  vieux  Coislin,  et  nous  y  avoni 
gagné  de  nouveaux  compagnons  d'armes  dans  les  volon- 
taires qui  nous  ont  guidés. 

—  Qui  sont-ils?  dit  le  prince. 

—  Trois  d'entre  eux  se  sont  retirés  modestement.  Sire; 
iuais  le  plus  jeune,  que  vous  voyez,  était  le  premier  à  l'as- 


LES    RÉCOMPENSES.  161 

saut,  et  m'en  a  donné  l'idée.  Les  deux  Compagnies  récla- 
ment l'honneur  de  le  présenter  à  Votre  Majesté. 

Cinq-Mars,  à  cheval  derrière  le  vieux  capitaine,  ôta  son 
chapeau,  et  découvrit  sa  jeune  et  pâle  f'gure,  ses  grands 
yeux  noirs  et  ses  longs  cheveux  bruns. 

—  Voilà  des  traits  qui  me  rappellent  quelqu'un,  dit  le 
Roi;  qu'en  dites-vous,  Cardinal? 

Celui-ci  avait  déjà  jeté  un  coup  d'œil  pénétrant  sur  le 
nouveau-venu,  et  dit  : 

—  Je  me  trompe,  ou  ce  jeune  homme  est... 

—  Henry  d'Effiat ,  dit  à  haute  voLx  le  volontaire  en 
s'inclinant. 

—  Comment  donc  ,  Sire ,  c'est  lui-même  que  j'avais 
annoncé  à  Votre  Majesté,  et  qui  devait  lui  être  présenté 
de  ma  main,  le  second  fils  du  maréchal. 

—  Ah  !  dit  Louis  Xlll  avec  vivacité,  j'aime  à  le  voir  pré- 
senté par  ce  bastion.  11  y  a  bonne  grâce,  mon  enfant,  à 
l'être  ainsi  quand  on  porte  le  nom  de  notre  vieil  ami. 
Vous  allez  nous  suivre  au  camp,  où  nous  avons  beaucoup 
à  vous  dire.  Mais  que  vois-je  !  vous  ici ,  monsieur  de 
Thou!  qui  êtes-vous  venu  juger? 

—  Je  crois.  Sire,  répondit  Coislin,  qu'il  a  plutôt  con- 
damné à  mort  quelques  Espagnols,  car  il  est  entré  le 
second  dans  la  place. 

—  Je  n'ai  frappé  personne,  monsieur,  interrompit  de 
Tliou  en  rougissant;  ce  n'est  point  mon  métier;  ici  je 
n'ai  aucun  mérite,  j'accompagnais  M.  de  Cinq-Mars,  mon 
ami. 

—  Nous  aimons  votre  modestie  autant  que  cette  bra- 
voure, et  nous  n'oubUerons  pas  ce  trait.  Cardinal,  n'y 
a-t-il  pas  quelque  présidence  vacante? 

Richelieu  n'aimait  pas  M,  de  Thou;  et,  comme  ses 
haines  avaient  toujours  une  cause  mystérieuse ,  on  en 
cherchait  la  cause  vainement;  elle  se  dévoila  par  un  mut 


182  CINQ-MARS. 

cruel  qui  lui  échappa.  Ce  motif  d'inimitié  était  une  phrase 
des  Histûires  du  président  de  Thou,  père  de  celui-ci,  où 
il  flétrit  aux  yeux  de  la  postérité  un  grand-oncle  du  Car- 
dinal ,  moine  d'abord ,  puis  apostat ,  souillé  de  tous  les 
vices  humains. 
Richelieu,  se  penchant  à  l'oreille  de  Joseph,  lui  dit  : 

—  Tu  vois  bien  cet  homme,  c'est  lui  dont  le  père  a 
mis  mon  nom  dans  son  histoire  ;  eh  bien  !  je  mettrai  le 
sien  dans  la  mienne. 

En  effet,  il  l'inscrivit  plus  tard  avec  du  sang.  En  ce 
moment,  pour  éviter  de  répondre  au  Roi,  il  feignit  de  ne 
pas  avoir  entendu  sa  question  et  d'appuyer  sur  le  mérite 
de  Cinq-Mars  et  le  désir  de  le  voir  placé  à  la  cour. 

—  Je  vous  ai  promis  d'avance  de  le  faire  capitaine 
dans  mes  gardes ,  dit  le  prince  ;  faites-le  nommer  dès 
demain.  Je  veux  le  connaître  davantage,  et  je  lui  ré- 
serve mieux  que  cela  par  la  suite,  s'il  me  plaît.  Retirons- 
nous  ;  le  soleil  est  couché ,  et  nous  sommes  loin  de 
noire  armée.  Dites  à  mes  deux  bonnes  Compagnies  de 
nous  suivre. 

Le  ministre,  après  avoir  fait  donner  cet  ordre,  dont  il 
eut  soin  de  supprimer  l'éloge,  se  mit  à  la  droite  du  Roi, 
et  toute  l'escorte  quitta  le  bastion  confié  à  la  garde  des 
Suisses,  pour  retourner  au  camp. 

Les  deux  Compagnies  Rouges  défilèrent  lentement  par 
la  trouée  qu'elles  avaient  faite  avec  tant  de  promptitude  ; 
leur  contenance  était  grave  et  silencieuse. 

Cinq-Mars  s'approcha  de  son  ami. 

—  Voici  des  héros  bien  mal  récompensés,  lui  dit-il  ; 
pas  une  faveur,  pas  une  question  flatteuse  ! 

—  En  revanche,  répondit  le  simple  de  Thou,  moi  qui 
vins  un  peu  malgré  moi,  je  reçois  des  compliments.  Voilà 
les  cours  et  la  vie  ;  mais  le  vraijuge  est  en  haut,  que  I'od 
n'aveugle  pas. 


LES    MÉPRISES.  163 

—  Cela  ne  nous  empêchera  pas  de  nous  faire  tuer  de- 
main s'il  le  faut,  dit  le  jeune  Olivier  en  riant 


CHAPITRE  XI 

LES   MÉPRISES 

Quand  vint  le  tour  de  saint  Guilin, 
II  jeta  trois  dés  sur  la  table. 
Ensuite  il  regarda  le  diahlo, 
Et  lui  dit  d'un  air  trùs-malin  : 
Jouons  donc  cette  vieille  femme  ! 
Qui  de  nous  deux  aura  son  ânii:! 
Anciennes  iégendes. 

Pour  paraître  devant  le  Roi,  Cinq-Illars  avait  été  forcé 
de  monter  le  cheval  de  l'un  des  Chevau-légers  blessés 
dans  l'affaire,  ayant  perdu  le  sien  au  pied  du  rempart. 
Pendant  l'espace  de  temps  assez  long  qu'exigea  la  sortie 
des  deux  Compagnies,  il  se  sentit  frapper  sur  l'épaule  et 
vit  en  se  retournant  le  vieux  Grandchamp  tenant  en  main 
un  cheval  gris  fort  beau. 

—  Monsieur  le  marquis  veut-il  bien  monter  un  cheval 
qui  lui  appartienne?  dit-il.  Je  lui  ai  mis  la  selle  et  la 
housse  de  velours  brodée  en  or  qui  étaient  restées  dans 
le  fossé.  Hélas  !  mon  Dieu  !  quand  je  pense  qu'un  Espa- 
gnol aurait  fort  bien  pu  la  prendre,  ou  même  un  Français  ; 
car,  dans  ce  temps -ci,  il  y  a  tant  de  gens  qui  prennent 
tout  ce  qu'ils  trouvent  comme  leur  appartenant;  et  puis, 
comme  dit  le  proverbe  :  Ce  qui  tombe  dans  le  fossé  est 
pour  le  soldat.  Ils  auraient  pu  prendre  aussi,  quand  j'y 
pense,  ces  quatre  cents  écus  en  or  que  monsieur  le  mar- 
quis, soit  dit  sans  reproche,  avait  oubliés  dans  les  fontes 
de  ses  pistolets.  Et  les  pistolets,  quels  pistolets  !  Je  les 


164  CINQ-MARS- 

avais  achetés  en  Allemagne,  et  les  voici  encore  aussi  bons 
et  avec  une  détente  aussi  parfaite  que  dans  ce  temps-là. 
C'était  bien  assez  d'avoir  fait  tuer  le  pauvre  petit  cheval 
noir  qui  était  né  en  Angleterre,  aussi  vrai  que  je  le  suis  à 
Tours  en  Touraine  ;  fallait-il  encore  exposer  des  objets 
précieux  à  passer  à  l'ennemi? 

Tout  en  faisant  ces  do'.éances,  ce  brave  homme  ache- 
vait de  seller  le  cheval  gris  ;  la  colonne  était  longue  à  dé- 
filer, et,  ralentissant  ses  mouvements,  il  fit  une  attention 
scrupuleuse  à  la  longueur  des  sangles  et  aux  ardillons  dt 
chaque  boucle  de  la  selle,  se  donnant  par  là  le  temps  de 
continuer  ses  discours. 

—  Je  vous  demande  bien  pardon,  monsieur,  si  je  suis 
un  peu  long,  c'est  que  je  me  suis  foulé  tant  soit  peu  le 
bras  en  relevant  M.  de  Thou,  nui  lui-même  relevait  mon- 
sieur le  marquis  pendant  la  grande  culbute. 

—  Comment!  tu  es  venu  là,  vieux  fou!  dit  Cinq-Mars  : 
ce  n'est  pas  ton  métier  ;  je  t'ai  dit  de  rester  au  camp. 

—  Oh  !  quant  à  ce  qui  est  de  rester  au  camp,  c'est  diffé- 
rent, je  ne  sais  pas  rester  là;  et,  quand  il  se  tire  un  coup 
de  mousquet,  je  serais  malade  si  je  n'en  voyais  pas  la 
lumière.  Pour  mon  métier,  c'est  bien  le  mien  d'avoir 
soin  de  vos  chevaux,  et  vous  êtes  dessus,  monsieur. 
Croyez-vous  que,  si  je  l'avais  pu,  je  n'aurais  pas  sauvé 
les  jours  de  cette  pauvre  petite  bête  noire  qui  est  là-bas 
dans  le  fossé?  Ah!  comme  je  l'aimais,  monsieur!  un 
cheval  qui  a  gagné  trois  prbi  de  course  dans  sa  vie  ! 
Quand  j'y  pense,  cette  vie-là  a  été  trop  courte  pour  tous 
ceux  qui  savaient  l'aimer  comme  moi.  Il  ne  se  laissait  don- 
!:er  l'avoine  que  par  son  Grandchamp,  et  il  me  caressait 
avec  sa  tête  dans  ce  moment-là  ;  et  la  preuve,  c'est  le 
bout  de  l'oreille  gauche  qu'il  m'a  emporté  un  jour,  ce 
pauvre  ami;  mai.s  ce  n'était  pas  qu'il  voulût  me  faire  du 
mal,  au  contraire.  Il  fallait  voir  comme  il  hennissait  de 


LES    MÉPRISES.  t65 

olère  quand  un  autre  l'approchait  ;  il  a  cassé  la  jambe  à 
Jean  à  cause  de  cela,  ce  bon  animal;  je  l'aimais  tant! 
Aussi,  quand  il  est  tombé,  je  le  soutenais  d'une  main, 
M.  de  Locmaria  de  l'autre.  J'ai  bien  cru  d'abord  que  Jui 
et  ce  monsieur  allaient  se  relever  ;  mais  malheureuse- 
ment il  n'y  en  a  qu'un  qui  soit  revenu  en  vie,  et  c'était 
celui  que  je  connaissais  le  moins.  Vous  avez  l'air  d'en 
rire,  de  ce  que  je  dis  sur  votre  cheval,  monsieur;  mais 
vous  oubliez  qu'en  temps  de  guerre  le  cheval  est  l'âme 
du  cavalier,  oui,  monsieur,  son  âme  ;  car,  qui  est-ce  qui 
épouvante  l'infanterie  !  c'est  le  cheval.  Ce  n'est  certaine- 
ment point  l'homme  qui,  une  fois  lancé,  n'y  fait  guère 
plus  qu'une  botte  de  foin.  Qui  est-ce  qui  fait  bien  des 
actions  que  l'on  admire!  c'est  encore  le  cheval  !  Et  quelque- 
lois  son  maître  voudrait  être  bien  loin,  qu'il  se  trouve 
malgré  lui  victorieux  et  récompensé,  tandis  que  le  pauvre 
animal  n'y  gagne  que  des  coups.  Qui  est-ce  qui  gagne 
des  prix  à  la  course  ?  c'est  le  cheval,  qui  ne  soupe  guère 
mieux  qu'à  l'ordinaire,  tandis  que  son  maître  met  l'or 
dans  sa  poche,  et  il  est  envié  de  ses  amis  et  considéré  de 
tous  les  seigneurs  comme  s'il  avait  couru  lui-même.  Qui 
est-ce  qui  chasse  le  chevreuil  3t  qui  n'en  met  pas  un 
pauvre  petit  morceau  sous  sa  dent  ?  c'est  encore  le  che- 
val !  tandis  qu'il  arrive  quelquefois  qu'on  le  mange  lui- 
même,  ce  pauvre  animal  ;  et,  dans  une  campagne  avec 
M.  le  maréchal,  il  m'est  arrivé...  Mais  qu'avez-vous  donc, 
monsieur  le  marquis?  vous  pâlissez... 

—  Serre-moi  la  jambe  avec  quelque  chose,  un  mou- 
choir, une  courroie,  ou  ce  que  tu  voudras,  car  je  sens 
une  douleur  brûlante  ;  je  ne  sais  ce  que  c'est. 

—  Votre  botte  est  coupée,  monsieur,  et  ce  pourrait 
bien  être  quelque  balle  ;  mais  le  plomb  est  ami  de 
l'homme, 

—  Il  me  fait  cependant  bien  mal  ! 


166  GINQ-MARS. 

—  Ah!  qui  aime  bieti  châtie  bien,  monsieur  :  ah  !  le 
Dlomb  !  il  ne  faut  pas  dire  du  mal  du  plomb  ;  qui  est-ce 
qui... 

Tout  en  s'occupant  de  lier  la  jambe  de  Cinq-Mars  au- 
dessous  du  genou,  le  bonhomme  allait  commencer  l'apo- 
logie du  plomb  aussi  sottement  qu'il  avait  fait  celle 
du  cheval,  quand  il  fut  forcé,  ainsi  que  son  maître,  de 
prêter  l'oreille  à  une  dispute  vive  et  bruyante  entre  plu- 
sieurs soldats  suisses  restés  très-près  d'eux  après  le  dé- 
part de  toutes  les  troupes  ;  ils  se  parlaient  en  gesticulant 
beaucoup,  et  semblaient  s'occuper  de  deux  hommes  que 
l'on  voyait  au  milieu  de  trente  soldats  emiron. 

D'Effiat,  tendant  toujours  son  pied  à  son  domestique  et 
appuyé  sur  la  selle  de  son  cheval,  chercha,  en  écoutant 
attentivement,  à  comprendre  leurs  paroles  ;  mais  il  igno- 
rait absolument  l'allemand,  et  ne  put  rien  deviner  de 
leur  querelle.  Grandchamp  tenait  toujours  sa  botte  et 
écoutait  aussi  très-sérieusement,  et  tout  à  coup  se  mit  à 
rire  de  tout  son  cœur,  se  tenant  les  côtés,  ce  que  l'on  ne 
lui  avait  jamais  vu  faire. 

—  Ah  !  ah  !  monsieur,  voilà  deux  sergents  qui  se  dis- 
putent pour  savoir  lequel  on  doit  pendre  des  deux  Espa- 
gnols qui  sont  là  ;  car  vos  camarades  rouges  ne  se  sont 
pas  donné  la  peine  de  le  dire  ;  l'un  de  ces  Suisses  prétend 
que  c'est  l'officier  ;  l'autre  assure  que  c'est  le  soldat,  et 
voilà  un  troisième  qui  vient  de  les  mettre  d'accord. 

—  Et  qu'a-t-il  dit  ? 

—  Il  a  dit  de  les  pendre  tous  les  deux. 

—  Doucement  !  doucement  !  s'écria  Cinq-Mars  en  fai- 
sant des  efforts  pour  marcher. 

Mais  il  ne  put  s'appuyer  sur  sa  jambe. 

—  Mets-moi  achevai,  Grandchamp. 

—  Monsieur,  vous  n'y  pensez  pas,  votre  blessure.  . 

—  Fais  ce  que  e  te  dis^  et  montes-y  toi-même  ensuite 


LES   mPprises.  167 

Le  vieux  domestique,  tout  en  grondant,  obéit  et  cou- 
rut, d'après  un  autre  ordre  très-absolu,  arrêter  les  Suisses, 
déjà  dans  la  plaine,  prêts  à  suspendre  leurs  prisonniers 
à  un  arbre,  ou  plutôt  à  les  laisser  s'y  attacher;  car  l'offi- 
cier, avec  le  sang-froid  de  son  énergique  nation,  avait 
passé  lui-même  autour  de  son  cou  le  nœud  coulant 
d'une  corde ,  et  montait ,  sans  en  être  prié ,  à  une 
petite  échelle  appliquée  à  l'arbre  pour  y  nouer  l'autre 
bout.  Le  soldat,  avec  le  même  calme  insouciant,  re- 
gardait les  Suisses  se  disputer  autour  de  lui,  et  tenait 
l'échelle. 

Cinq-Mars  arriva  à  temps  pour  les  sauver,  se  nomma 
au  bas  officier  suisse,  et,  prenant  Grandchamp  pour  in- 
terprète, dit  que  ces  deux  prisonniers  étaient  à  lui,  et 
qu'il  allait  les  faire  conduire  à  sa  tente  ;  qu'il  était  capi- 
taine aux  gardes,  et  s'en  rendait  responsable.  L'Allemand, 
toujours  discipliné,  n'osa  répliquer;  il  n'y  eut  de  résis- 
tance que  de  la  part  du  prisonnier.  L'officier,  encore  au 
haut  de  l'échelle,  se  retourna,  et  parlant  de  là  comme 
d'une  chaire,  dit  avec  un  rire  sardonique  : 

—  Je  voudrais  bien  savoir  ce  que  tu  viens  faire  ici  ? 
Qui  t'a  dit  que  j'aime  à  vivre? 

—  Je  ne  m'en  informe  pas,  dit  Cinq-Mars,  peu  m'im- 
porte ce  que  vous  deviendrez  après;  je  veux  dans  ce  mo- 
ment empêcher  un  acte  qui  me  paraît  injuste  et  cruel. 
Tuez-vous  ensuite  si  vous  voulez. 

—  C'est  bien  dit,  reprit  l'Espagnol  farouche  ;  tu  me 
plais,  toi.  J'ai  cru  d'abord  que  tu  venais  faire  le  géné- 
reux pour  me  forcer  d'être  reconnaissant,  ce  que  je  dé- 
teste. Eh  bien,  je  consens  à  descendre;  mais  je  te  haïrai 
autant  qu'auparavant,  parce  que  tu  es  Français,  je  t'en 
préviens,  et  je  ne  te  remercierai  pas,  car  tu  ne  fais  que 
t'acquitter  envers  moi  :  c'est  moi-même  qui  t'ai  empêché 
ce  matin  d'être  tué  par  ce  jeune  soldat,  quand  il  te  mit 


168  CINQ-MARS. 

en  joue,  et  il  n'a  jamais  manqué  un  isard  dans  les  mon- 
t<?/^nes  de  Léon. 

—  Soit,  dit  Cinq-Mars,  descendez. 

11  entrait  dans  son  caractère  d'être  toujours  avec  les 
autres  tel  qu'ils  se  montraient  dans  leurs  relations  avec 
lui,  et  cette  rudesse  le  rendit  de  fer. 

—  Voilà  un  fier  gaillard,  monsieur,  dit  Grandchamp; 
à  votre  place  certainement  M.  le  maréchal  l'aurait  laissé 
sur  son  échelle.  Allons,  Louis,  Etienne,  Germain,  venez 
garder  les  prisonniers  de  monsieur  et  les  conduire;  voilà 
une  jolie  acquisition  que  nous  faisons  là;  si  cela  nous 
porte  bonheur,  j'en  serai  bien  étonné. 

Cinq-Mars,  souffrant  un  peu  du  mouvement  de  son 
cheval,  se  mit  en  marche  assez  lentement  pour  ne  pas 
dépasser  ces  hommes  à  pied;  il  suivit  de  loin  la  colonne 
des  Compagnies  qui  s'éloignaient  à  la  suite  du  Roi,  et 
songeait  à  ce  que  ce  prince  pouvait  lui  vouloir  dire.  Un 
rayon  d'espoir  lui  fît  voir  l'image  de  Marie  de  Mantoue 
dans  l'éloignement,  et  il  eut  un  instant  de  calme  dans  les 
pensées.  Mais  tout  son  avenir  était  dans  ce  seul  mot  : 
plaire  au  Roi;  il  se  mit  à  réfléchir  à  tout  ce  qu'il  a 
d'amer. 

En  ce  moment  il  vit  arriver  son  ami  :\I.  de  Thou,  qui, 
inquiet  de  ce  qu'il  était  resté  en  arrière,  le  cherchait  dans 
h  plaine  et  accourait  pour  le  secourir  s'il  l'eût  fallu. 

—  Il  est  tard,  mon  ami,  la  nuit  s'approche  ;  vous  vous 
êtes  arrêté  bien  longtemps;  j'ai  craint  pour  vous.  Qui 
îmenez-vous  donc?  Pourquoi  vous  étes-vous  arrêté?  Le 
l!oi  va  vous  demander  bientôt. 

Telles  étaient  les  questions  rapides  du  jeune  conseiller, 
que  l'inquiétude  avait  fait  sortir  de  son  calme  accoutumé, 
ce  que  n'avait  pu  faire  le  combat. 

—  J'étais  un  peu  blessé  ;  j'amène  un  prisonnier,  et  je 
songeais  au  Roi.  Que  peut-il  me  vouloir,  mon  ami?  Que 


CINQ-MARS.  169 

faut-il  faire  s'il  veut  m'approclier  du  trône?  il  faudra 
plaire.  A  cette  idée,  vous  l'avouerai-je?  je  suis  tenté  de 
fuir,  et  j'espère  que  je  n'aurai  pas  l'honneur  fatal  de 
vivre  près  de  lui.  Plaire  !  que  ce  mot  est  humiliant  !  obéir 
ne  l'est  pas  autant.  Un  scldat  s'expose  à  mourir,  et  tout 
est  dit.  Mais  que  de  souplesse,  de  sacrifices  de  son  carac- 
tère, que  de  compositions  avec  sa  conscience,  que  de 
dégradations  de  sa  pensée  dans  la  destinée  d'un  courti- 
san !  Ahl  de  Thou,  mon  cher  de  Thou!  je  ne  suis  pas 
fait  pjur  la  cour,  je  le  sens,  quoique  je  ne  l'aie  vue  qu'un 
instant;  j'ai  quelque  chose  de  sauvage  au  fond  du  cœur, 
que  l'éducation  n'a  poli  qu'à  la  surface.  De  loin,  je  me 
suis  cru  propre  à  vivre  dans  ce  monde  tout-puissant,  je 
l'ai  même  souhaité,  guidé  par  un  projet  bien  chéri  de  mon 
cœur;  mais  je  recuie  au  premier  pas;  la  vue  du  Cardinal 
m'a  fait  frémir  ;  le  souvenir  du  dernier  de  ses  crimes  au- 
quel j'assistai  m'a  empêché  de  lui  parler;  il  me  fait  hor- 
reur, je  ne  le  pourrai  jamais.  La  faveur  du  Roi  a  aussi  je 
ne  sais  quoi  qui  m'épouvante,  comme  si  elle  devait  m'étre 
fuaesle. 

—  Je  suis  heureux  de  vous  voir  cet  effroi  :  il  vous 
sera  salutaire  peut-être,  reprit  de  Thou  en  cheminant. 
Vous  allez  entrer  en  contact  et  en  commerce  avec  la 
Puissance  ;  vous  ne  la  sentirez  pas,  vous  allez  la  touclier  ; 
vous  verrez  ce  qu'elle  est,  et  par  quelle  main  la  foudre 
est  portée.  Hélas  !  fasse  le  ciel  qu'elle  ne  vous  brûle  pas  ! 
Vous  assisterez  peut-être  à  ces  conseils  où.  se  règle  la 
de.'linée  des  nations;  vous  verrez,  vous  ferez  naître  ces 
capnces  d'oii  sortent  les  guerres  sanglantes,  les  con- 
quête:, et  les  traités  ;  vous  tiendrez  dans  votre  main  la 
goutte  d'eau  qui  enfante  les  torrents.  C'est  d"en  haut  qu'on 
apprécie  bien  les  choses  humaines,  mon  ami  ;  il  faut  avoir 
passé  sur  les  points  élevés  pour  connaître  la  petitesse  de 
celles  que  nous  voyons  grandes. 

10 


170  LES    MÉPRISES. 

—  Eh!  si  j'en  étais  là,  j'y  gagnerais  du  moins  cette 
leçon  dont  vous  parlez,  mon  ami  ;  mais  ce  Cardinal,  cet 
homme  auquel  il  me  faut  avoir  une  obligation,  cet 
homme  que  je  connais  trop  par  son  œuvre,  que  sera-t-il 
pour  moi? 

—  Un  ami,  un  protecteur,  sans  doute,  répondit  de  Thou. 

—  Plutôt  la  mort  miUe  fois  que  son  amitié  !  J'ai  tout 
son  être  et  jusqu'à  son  nom  même  en  haine  ;  il  verse  le 
sang  des  hommes  avec  la  croix  du  Rédempteur.    • 

—  Quelles  horreurs  dites-vous,  mon  cher  !  Vous  vous 
perdrez  si  vous  montrez  au  roi  ces  sentiments  pour  le 
Cardinal. 

—  N'importe,  au  milieu  de  ces  sentiers  tortueux,  j'en 
veux  prendre  un  nouveau,  la  ligne  droite.  Ma  pensée  en- 
tière, la  pensée  de  l'homme  juste,  se  dévoilera  aux  re- 
gards du  Roi  même  s'il  l'interroge,  dût-elle  me  coûter  la 
tête.  Je  l'ai  vu  enfin  ce  Roi,  que  l'on  m'avait  peint  si 
faible  ;  je  l'ai  vu,  et  son  aspect  m'a  touché  le  cœur  malgré 
moi;  certes,  il  est  bien  malheureux,  mais  il  ne  peut  être 
cruel,  il  entendrait  la  vérité... 

—  Oui,  mais  il  n'oserait  la  faire  triompher,  répondit  le 
sage  de  Thou.  Garantissez-vous  de  cette  chaleur  de  cœur 
qui  vous  entraîne  souvent  par  des  mouvements  subits  et 
bien  dangereux.  N'attaquez  pas  un  colosse  tel  que  Riche- 
lieu sans  l'avoir  mesuré. 

—  Vous  voilà  comme  mon  gouverneur,  l'abbé  Quillet; 
mon  cher  et  prudent  ami,  vous  ne  me  connaissez  ni  l'un 
ni  l'autre  ;  vous  ne  savez  pas  combien  je  suis  las  de  moi- 
même,  et  jusqu'oi^i  j'ai  jeté  mes  regards.  Il  me  faut  mon- 
ter ou  mourir. 

—  Quoil  déjà  ambitieux!  s'écria  de  Thou  avec  une 
extrême  surprise. 

Son  ami  inclina  la  tète  sur  ses  mains  en  abandonnant 
les  rênes  de  son  cheval,  et  ne  répondit  pas. 


LES    MÉPRISES.  171 

—  Quoi  !  cette  égoïste  passion  de  l'âge  mûr  s'est  em- 
parée de  vous,  à  vingt  ans,  Henry  !  L'ambition  est  la  plus 
triste  des  espérances. 

—  Et  cependant  elle  me  possède  à  présent  tout  entier, 
car  je  ne  vis  que  par  elle,  tout  mon  cœur  en  est  pé- 
nétré. 

—  Ah!  Cinq-Mars,  je  ne  vous  reconnais  plus!  que  vous 
étiez  différent  autrefois!  Je  ne  vous  le  cache  pas,  vous 
me  semblez  bien  déchu  :  dans  ces  promenades  de  notre 
enfance,  où  la  vie  et  surtout  la  mort  de  Socrate  faisaient 
couler  de  nos  yeux  des  larmes  d'admiration  et  d'envie  ; 
lorsque,  nous  élevant  jusqu'à  l'idéal  de  la  plus  haute 
vertu,  nous  désirions  pour  nous  dans  l'avenir  ces  mal- 
heurs illustres,  ces  infortunes  sublimes  qui  font  les  grands 
hommes;  quand  nous  composions  pour  nous  des  occa- 
sions imaginaires  de  sacrifices  et  de  dévouement  ;  si  la 
voix  d'un  homme  eût  prononcé  entre  nous  deux,  tout  à 
coup,  le  mot  seul  d'ambition,  nous  aurions  cru  toucher 
un  serpent... 

De  Thou  parlait  avec  la  chaleur  de  l'enthousiasme  et 
du  reproche.  Cinq-I\Iars  continuait  à  marcher  sans  rien 
répondre,  et  la  tête  dans  ses  mains  ;  après  un  instant  de 
silence,  il  les  ôta  et  laissa  voir  des  yeux  pleins  de  géné- 
reuses larmes;  il  serra  fortement  la  main  de  son  ami  et 
lui  dit  avec  un  accent  pénétrant  : 

—  Monsieur  de  Thou,  vous  m'avez  rappelé  les  plus 
belles  pensées  de  ma  première  jeunesse  ;  croyez  que  je 
ne  suis  pas  déchu,  mais  un  secret  espoir  me  dévore  que 
je  ne  puis  confier  même  à  vous  :  je  méprise  autant  que 
vous  l'ambition  qui  paraîtra  me  posséder  ;  la  terre  entière 
le  croira,  mais  que  m'importe  la  terre?  Pour  vous,  noble 
ami,  promettez-moi  que  vous  ne  cesserez  pas  de  m'esti- 
mer,  quelque  chose  que  vous  me  voyiez  faire.  Je  jure  par 
le  ciel  que  mes  pensées  sont  pures  comme  lui. 


172  CINQ-MARS. 

—  Eh  bien,  dit  de  Thou,  je  jure  p^r  lui  que  je  vous  en 
crois  aveuglément  ;  vous  me  rendez  la  vie  ! 

Ils  se  serraient  encore  la  main  avec  effusion  de  cœur, 
lorsqu'ils  s'aperçurent  qu'ils  étaient  arrivés  presque  de- 
vant la  tente  du  Roi. 

Le  jour  était  entièrement  tombé,  mais  on  aurait  pu 
croire  qu'un  jour  plus  doux  se  levait,  car  la  lune  sortait 
de  la  mer  dans  toute  sa  splendeur  ;  le  ciel  transparent  du 
Midi  ne  se  chargeait  d'aucun  nuage,  et  semblait  un  voile 
d'un  bleu  pâle  semé  de  paillettes  argentées  :  l'air  encore 
enflammé  n'était  agité  que  par  le  rare  passage  de  quel- 
ques brises  de  la  Méditerranée,  et  tous  les  bruits  avaient 
cessé  sur  la  terre.  L'armée  fatiguée  reposait  sous  les 
tentes  dont  les  feux  marquaient  la  ligne,  et  la  ville  as- 
siégée semblait  accablée  du  même  sommeil  ;  on  ne  voyait, 
sur  ses  remparts  que  le  bout  des  armes  des  sentinelles 
qui  brillaient  aux  clartés  de  la  iuiiêj  ou  le  feu  en  an 
des  rondes  de  nuit  ;  on  n'entendait  que  quelques  cris  som- 
bres et  prolongés  de  ces  gardes  qui  s'avertissaient  de  ne 
pas  dormir. 

C'était  seulement  autour  du  Roi  que  tout  veillait,  mais 
à  une  assez  grande  distance  de  lui.  Ce  prince  avait  fait 
éloigner  toute  sa  suite;  il  se  promenait  seul  devant  sa 
tente,  et,  s'arrêtant  quelquefois  à  contempler  la  beauté 
du  ciel,  il  paraissait  plongé  dans  une  mélancolique  médi- 
tation. Personne  n'osait  l'interrompre,  et  ce  qui  restait 
de  seigneurs  dans  le  quartier  royal  s'était  approché  du 
Cardinal,  qui,  à  vingt  pas  du  Roi,  était  assis  sur  un  petit 
tertre  de  gazon  façonné  en  banc  par  les  soldats;  là,  il 
essuyait  son  front  pâle  ;  fatigué  des  soucis  du  jour  et  du 
poids  inaccoutumé  d'une  armure,  il  congédiait  par  quel- 
ques mots  préciptés,  mais  toujours  attentifs  et  polis,  ceux 
qui  venaient  le  saluer  en  se  retirant;  il  n'avait  déjà  plus 
près  de  lui  que  Joseph,  qui  causait  avec  Laubardemont. 


LES    MÉPRISES.  173. 

f.e  Cardi-^al  regardait  du  côté  du  Roi  si,  avant  de  rentrer, 
ce  prince  ne  lui  parlerait  pas,  lorsque  le  bruit  des  che- 
vaux de  Cinq-Mars  se  fit  entendre  ;  les  gardes  du  Cardinal 
le  questionnèrent  et  le  laissèrent  s'avancer  sans  suite,  et 
seulement  avec  de  Thou. 

—  Vous  êtes  arrivé  trop  tard,  jeune  homme,  pour  par- 
ler au  Roi,  dit  d'une  voix  aigre  le  Cardinal-Duc  ;  on  ne  fait 
pas  attendre  Sa  Majesté. 

Les  deux  amis  allaient  se  retirer,  lorsque  la  voix  même 
de  Louis  XIII  se  fit  entendre.  Ce  prince  était  en  ce  mo- 
ment dans  une  de  ces  fausses  positions  qui  firent  le  mal- 
heur de  sa  vie  entière.  Irrité  profondément  contre  son 
ministre,  mais  ne  se  dissimulant  pas  qu'il  lui  devait  le 
succès  de  la  journée,  ayant  d'ailleurs  besoin  de  lui  an- 
noncer son  intention  de  quitter  l'armée  et  de  suspendre 
le  siège  de  Perpignan,  il  était  combattu  entre  le  désir  ^ie 
lui  parler  et  la  crainte  de  faiblir  dans  son  mécontente- 
ment ;  de  son  côté,  le  ministre  n'osait  lui  adresser  la  pa- 
role le  premier,  incertain  sur  les  pensées  qui  roulaient 
dans  la  tête  de  son  maître,  et  craignant  de  mal  prendre 
son  temps,  mais  ne  pouvant  non  plus  se  décider  a  se 
retirer  ;  tous  deux  se  trouvaient  précisément  dans  la  si- 
tuation de  deux  amants  brouillés  qui  voudraient  avoir  une 
expUcation,  lorsque  le  Roi  saisit  avec  joie  la  première  oc- 
casion d'en  sortir.  Le  hasard  fut  fatal  au  ministre  ;  voilà 
à  quoi  tiennent  ces  destinées  qu'on  appelle  grandes. 

—  N'est-ce  pas  M.  de  Cinq-Mars  ?  dit  le  Roi  d'une  voix 
liante;  qu'il  vienne,  je  l'attends. 

Le  jeune  d'Effiat  s'approcha  à  cheval,  et  à  quelques  pas 
du  Roi  voulut  mettre  pied  à  terre  ;  mais  à  peine  sa  jamhs 
eut-elle  touché  le  gazon  qu'il  tomba  à  genoux. 

—  Pardon,  Sire,  je  crois  que  je  suis  blessé 
Et  le  sang  sortit  violemment  de  sa  botte. 

De  Thou  l'avait  vu  tomber,  et  s'était  approché  pour  le 

10. 


174  OINQ-MARS. 

soutenir  ;  Richelieu  saisit  cette  occasion  de  s'avancer  aussi 
avec  un  empressement  simulé. 

—  Otez  ce  spectacle  des  yeux  du  roi,  s'écria-t-il  ;  vous 
voyez  bien  que  ce  jeune  homme  se  meurt. 

—  Point  du  tout,  dit  Louis,  le  soutenant  lui-même,  un 
roi  de  France  sait  voir  mourir  et  n'a  point  peur  du  sang 
qui  coule  pour  lui.  Ce  jeune  homme  m'intéresse;  qu'on 
le  fasse  porter  près  de  ma  tente,  et  qu'il  ait  auprès  de  lui 
mes  médecins  ;  si  sa  blessure  n'est  pas  grave,  il  viendra 
avec  moi  à  Paris,  car  le  siège  est  suspendu,  monsieur  le 
Cardinal,  j'en  ai  vu  assez.  D'autres  affaires  m'appellent 
au  centre  du  royaume;  je  vous  laisserai  ici  commander 
en  mon  absence;  c'est  ce  que  je  voulais  vous  dire. 

A  ces  mots,  le  Roi  rentra  brusquement  dans  sa  tente, 
précédé  par  ses  pages  et  ses  officiers  tenant  des  flam- 
beaux. 

Le  pavillon  royal  était  fermé,  Cinq-Mars  emporté  par 
de  Thou  et  ses  gens,  que  le  duc  de  Richelieu,  immobile 
et  stupéfait,  regardait  encore  la  place  oi!i  cette  scène  s'é- 
tait passée  ;  il  semblait  frappé  de  la  foudre  et  incapable 
de  voir  ou  d'entendre  ceux  qui  l'observaient. 

Laubardemont ,  encore  effrayé  de  sa  mauvaise  récep- 
tion de  la  veille,  n'osait  lui  dire  un  mot,  et  Joseph  avait 
peine  à  reconnaître  en  lui  son  ancien  maître  ;  il  sentit  un 
moment  le  regret  de  s'être  donné  à  lui,  et  crut  que  son 
étoile  pâlissait  ;  mais,  songeant  qu'il  était  haï  de  tous  les 
hommes  et  n'avait  de  ressource  qu'en  Richelieu,  il  le  saisit 
par  le  bras,  et,  le  secouant  fortement,  lui  dit  à  demi-voix, 
mais  avec  rudesse  : 

—  Allons  donc,  monseigneur,  vous  êtes  une  poule 
mouillée  ;  venez  avec  nous. 

Et,  comme  s'il  l'eût  soutenu  par  le  coude,  mais  en  effet 
l'entraînant  malgré  lui,  aidé  de  Laubardemont,  il  le  fit 
rentrer  dans  sa  tente  comme  un  maître  d'écob-  ^t  cou- 


LA    VEILLÉE.  17& 

cher  un  écolier  pour  lequel  il  redoute  le  brouillard  du 
soir.  Ce  vieillard  prématuré  suivit  lentement  les  volontés 
de  ses  deux  acolytes,  et  la  pourpre  du  pavillon  retomba 
sur  lui. 


CHAPITRE  XII 


LA  VEILLEE 


O  coward  conscience,  how  dosl  thov  afflict  me  I 

—  The  lights  burn  blue.  —  It  is  now  dead   midnigb*^ 
Cold  fearfui  drops  stand  on  my  trembling  flesh. 

—  'What  do  I  feart  mvself  ?... 

—  I  love  myselfl... 

Sai.KspEÂnB. 


A  peine  le  Cardinal  fut-il  dans  sa  tente  qu'il  tomba^ 
encore  armé  et  cuirassé,  dans  un  grand  fauteuil  ;  et  là, 
portant  son  mouchoir  sur  sa  bouche  et  le  regard  fixe,  il 
demeura  dans  cette  attitude,  laissant  ses  deux  noirs  con- 
fidents chercher  si  la  méditation  ou  l'anéantissement  l'y 
retenait.  Il  était  mortellement  pâle,  et  une  sueur  froide 
ruisselait  sur  son  front.  En  l'essuyant  avec  un  mouvement 
brusque,  il  jeta  en  arrière  sa  calotte  .  rouge,  seul  signe 
ecclésiastique  qui  lui  restât,  et  retomba  la  bouche  sur 
ses  mains.  Le  capucin  d'ua  côté,  le  sombre  magistrat  de 
l'autre ,  le  considéraient  en  silence,  et  semblaient,  avec 
leurs  habits  noirs  et  bruns,  le  prêtre  et  le  notaire  d'un 
mourant. 

Le  religieux,  tirant  du  fond  de  sa  poitrine  une  voix  qui 
semblait  plus  propre  à  dire  l'office  des  morts  qu'à  donner 
des  consolations,  parla  cependant  le  premier  : 

—  Si  monseigneur  veut  se  souvenir  de  mes  conseils 
donnés  à  Narbonne,  il  conviendra  que  j'avais  un  juste 


176  CINQ-MARS, 

pressentiment  des  chagrins  que  lui  causerait  un  jour  or 
jeune  homme. 

Le  maître  des  requêtes  reprit  : 

—  J'ai  su  par  le  vieil  abbé  sourd  qui  était  à  dîner  ches 
la  maréchale  d'Effiat,  et  qui  a  tout  entendu,  que  ce  jeuno 
Cinq-Mars  montrait  plus  d'énergie  qu'on  ne  l'imaginait, 
et  qu'il  tenta  de  délivrer  le  maréchal  de  Bassompierre. 
J'ai  encore  le  rapport  détaillé  du  sourd,  qui  a  très-bien 
joué  son  rôle;  l'éminentissime  Cardinal  doit  en  être 
satisfait. 

—  J'ai  dit  à  monseigneur,  recommença  Joseph,  car  ces 
deux  séides  farouches  alternaient  leurs  discours  comme 
les  pasteurs  de  Virgile;  j'ai  dit  qu'il  serait  bon  de  se 
défaire  de  ce  petit  d'Effiat,  et  que  je  m'en  chargerais,  si 
tel  était  son  bon  plaisir  ;  il  serait  facile  de  le  perdre  dans 
l'esprit  du  Roi. 

—  Il  serait  plus  sur  de  le  faire  mourir  de  sa  blessure, 
reprit  Laubardemo:it  ;  si  Son  Eminence  avait  la  bonté  de 
m'en  donner  l'ordre,  je  connais  intimement  le  médecin 
e.i  second,  qui  m'a  guéri  d'un  coup  au  front,  et  qui  le 
soigne.  C'est  un  homme  prudent,  tout  dévoué  à  monsei- 
gneur le  Cardinal-Duc,  et  dont  le  brelan  a  un  peu  dérangé 
les  affaires, 

—  Je  crois,  repartit  Joseph  avec  un  air  de  modestie 
mêlé  d'un  peu  d'aigreur,  que  si  Son  Eminence  avait 
quelqu'un  à  employer  à  ce  projet  utile,  ce  serait  plutôt 
son  négociateur  habituel,  qui  a  eu  quelque  succès  autre- 
fois. 

—  Je  crois  pouvoir  en  énumérer  queiq-ies-uns  assez 
marquants,  reprit  Laubardemont,  et  très-nouveaux,  dont 
la  difficulté  était  grande. 

—  Ah  !  sans  doute,  dit  le  père  avec  un  demi-saïut  et 
un  air  de  considération  et  de  politesse,  votre  mission  la 
plus  hardie  et  la  plus  habile    fut  le  jugement  d'Urbain 


LA    VEILLÉE.  17? 

Grandier,  le  magicien.  Mais,  avec  l'aide  de  Dieu,  on  peut 
faire  d'aussi  bonnes  et  fortes  choses.  11  n'est  pas  sans 
quelque  mérite,  par  exemple,  ajouta-t-iî  en  baissant  les 
yeux  comme  une  jeune  fille,  d'extirper  vigoureusement 
une  branche  royale  de  Bourbon. 

—  Il  n'était  pas  bien  difficile ,  reprit  avec  amertume  le 
maître  des  requêtes,  de  choisir  un  soldat  aux  gardes  pour 
tuer  le  comte  de  Soissons;  mais  présider,  juger... 

—  Et  exécuter  soi-même ,  interrompît  le  capucin 
échauffé,  est  moins  difficile  certainement  que  d'élever 
un  homme ,  dès  l'enfance ,  dans  la  pensée  d'accomplir 
de  grandes  choses  avec  discrétion ,  et  de  supporter ,  s'il 
le  fallait,  toutes  les  tortures  pour  l'amour  du  ciel ,  plutôt 
que  de  révéler  le  nom  de  ceux  qui  l'ont  armé  de  leur 
justice ,  ou  de  mourir  courageusement  sur  le  corps  de 
celui  qu'on  a  frappé ,  comme  l'a  fait  celui  que  j'envoyai  ; 
il  ne  jeta  pas  un  cri  au  coup  d'épée  de  Riquemont, 
récuyer  du  prince  ;  il  finit  comme  un  saint  :  c'était  mon 
élève. 

—  Autre  chose  est  d'ordonner  ou  de  courir  les  dangers. 

—  Et  n'en  ai-je  pas  couru  au  siège  de  la  Rochelle  ? 

—  D'être  noyé  dans  un  égout,  sans  doute?  dit  Laubar- 
demont. 

— •  Et  vous,  dit  Joseph ,  vos  périls  ont-ils  été  de  vous 
prendre  les  doigts  dans  les  instruments  de  torture  ?  et  tout 
cela  parce  que  l'abbesse  des  UrsuUnes  est  votre  nièce. 

—  C'était  bon  pour  vos  frères  de  Saint-François,  qui 
tenaient  les  marteaux  ;  mais  moi,  je  fus  frappé  au  front 
par  ce  même  Cinq-Mars,  qui  guidait  une  populace  ef- 
frénée. 

—  En  êtes-vous  bien  sûr  ?  s'écria  Joseph  charmé  ;  osa- 
t-il  bien  aller  ainsi  contre  les  ordres  du  Roi  ? 

La  joie  qu'il  avait  de  cette  découverte  lui  faisait  oublier 
sa  colère. 


178  CINQ-MARS. 

—  Impertinents  !  s'écria  le  Cardinal ,  rompant  tout  à 
coup  le  silence  et  ôtant  de  ses  lèvres  son  mouchoir  taché 
de  sang,  je  punirais  votre  sanglante  dispute,  si  elle  ne 
m'avait  appris  bien  des  secrets  d'infamie  de  votre  part. 
On  a  dépassé  mes  ordres  :  je  ne  voulais  point  de  torture , 
Laubardemont  ;  c'est  votre  seconde  faute  ;  vous  me  ferez 
haïr  pour  rien,  c'était  inutile.  Mais  vous,  Joseph,  ne  né- 
gligez pas  les  détails  de  cette  émeute  où  fut  Cinq-Mars  ; 
cela  peut  servir  par  la  suite. 

—  J'ai  tous  les  noms  et  signalements,  dit  avec  empresse- 
ment le  juge  secret,  inclinant  jusqu'au  fauteuil  sa  grande 
taille  et  son  visage  olivâtre  et  maigre ,  que  sillonnait  un 
rire  servile. 

—  C'est  bon,  c'est  bon,  dit  le  ministre,  le  repoussant  ; 
il  ne  s'agit  pas  encore  de  cela.  Vous,  Joseph,  soyez  à  Paris 
avant  ce  jeune  présomptueux  qui  va  être  favori,  j'en  suis 
certain;  devenez  son  ami,  tirez-en  parti  pour  moi,  ou 
perdez-le  ;  qu'il  me  serve  ou  qu'il  tombe.  Mais ,  surtout , 
envoyez-moi  des  gens  sûrs,  et  tous  les  jours,  pour  me 
rendre  compte  verbalement;  jamais  d'écrits  à  l'avenir. 
Je  suis  très-mécontent  de  vous ,  Joseph  ;  quel  misérable 
courrier  avez-vous  choisi  pour  venir  de  Cologne  !  Il  ne 
m'a  pas  su  comprendre  ;  il  a  vu  le  Roi  trop  tôt,  et  nous 
voilà  encore  avec  une  disgrâce  à  combattre.  Vous  avez 
manqué  me  perdre  entièrement.  Vous  allez  voir  ce  qu'on 
va  faire  à  Paris  ;  on  ne  tardera  pas  à  y  tramer  une  conspi- 
ration contre  moi  ;  mais  ce  sera  la  dernière.  Je  reste  ici 
pour  les  laisser  tous  plus  hbres  d'agir.  Sortez  tous  deux 
et  envoyez-moi  mon  valet  de  chambre  dans  deux  heures 
seulement  :  je  veux  être  seul. 

On  entendait  encore  les  pas  de  ces  deux  hommes,  et 
Richelieu,  les  yeux  attachés  sur  l'entrée  de  sa  tente,  sem- 
blait les  poursuivre  de  ses  regards  irrités. 

—  Misérables  I  s'écria-t-il  lorsqu'il  fut  seul,  allez  encore 


LA    VEILLÉE.  179 

accomplir  quelques  œuvres  secrètes,  et  ensuite  je  vous 
briserai  vous-mêmes,  ressorts  impurs  de  mon  pouvoir  ! 
Bientôt  le  roi  succombera  sous  la  lente  maladie  qui  le 
consume  ;  je  serai  régent  alors,  je  serai  roi  de  France 
moi-même;  je  n'aurai  plus  à  redouter  les  caprices  de  sa 
faiblesse  ;  je  détruirai  sans  retour  les  races  orgueilleuses 
de  ce  pays  ;  j'y  passerai  un  niveau  terrible  et  la  baguette 
de  Tarquin  ;  je  serai  seul  sur  eux  tous,  l'Europe  trem- 
blera, je... 

Ici  le  goût  du  sang  qui  remplissait  de  nouveau  sa 
bouche  le  força  d'y  porter  son  mouchoir. 

—  Ah!  que  dis-je?  malheureux  que  je  suis!  Me  voilà 
frappé  à  mort  ;  je  me  dissous,  mon  sang  s'écoule,  et  n^.on 
esprit  veut  travailler  encore!  Pourquoi?  Pour  qui?  Est  ce 
pour  la  gloire,  c'est  un  mot  vide  ;  est-ce  pour  les  hommes? 
je  les  méprise.  Pour  qui  donc,  puisque  je  vais  mourir 
avant  deux,  avant  trois  ans  peut-être?  Est-ce  pour  Dieu? 
quel  nom  ! . . .  je  n'ai  pas  marché  avec  lui,  il  a  tout  vu... 

Ici,  il  laissa  tomber  sa  tête  sur  sa  poitrine,  et  ses  yeux 
rencontrèrent  la  grande  croix  d'or  qu'il  portait  au  cou  ; 
il  ne  put  s'empêcher  de  se  jeter  en  arrière  jusqu'au  fond 
du  fauteuil  ;  mais  elle  le  suivait  ;  il  la  prit,  et,  la  considé- 
rant avec  des  regards  fixes  et  dévorants  :  —  Signe  ter- 
rible !  dit.-il  tout  bas,  tu  me  poursuis  I  Vous  retrouverai-je 
encore  ailleurs...  divinité  et  supplice!  que  suis-je?  qu'ai-je 
fait?... 

Pour  la  première  fois,  une  terreur  singulière  et  incon- 
nue le  pénétra  ;  il  trembla,  glacé  et  brûlé  par  un  frisson 
invincible  ;  il  n'osait  lever  les  yeux,  de  crainte  de  rencon- 
trer quelque  vision  effroyable  ;  il  n'osait  appeler,  de  peur 
d'entendre  le  son  de  sa  propre  voix  ;  il  demeura  profon- 
dément enfoncé  dans  la  méditation  de  l'éternité,  si  terri- 
ble pour  lui,  et  il  murmura  cette  sorte  de  prière  : 

—  Grand  Dieu,  si  tu  m'entends,  juge-moi  donc,  mais 


180  CINQ-MARS. 

ne  m'isole  pas  pour  me  juger.  Regarde-moi  entouré  des 
hommes  de  mon  siècle;  regarde  l'ouvrage  immense 
que  j'avais  entrepris;  fallait-il  moins  qu'un  énorme  levier 
pour  remuer  ces  masses?  et  si  ce  levier  écrase  en  tom- 
bant quelques  misérables  inutiles,  suis-je  bien  coupable? 
Je  semblerai  méchant  aux  hommes  ;  mais  toi,  juge  su- 
prême, me  verras-tu  ainsi?  Non;  tu  sais  que  c'est  le  pou- 
voir sans  borne  qui  rend  la  créature  coupable  envers  la 
créature;  ce  n'est  pas  Armand  de  Richelieu  qui  fait  pé- 
rir, c'est  le  premier  ministre.  Ce  n'est  pas  pour  ses  injures 
personnelles,  c'est  pour  suivre  un  système.  Mais  un  sys- 
tème... qu'est-ce  que  ce  mot?  M'était-il  permis  déjouer 
ainsi  avec  les  hommes,  et  de  les  regarder  comme  des 
nombres  pour  accomplir  une  pensée,  fausse  peut-être  ? 
Je  renverse  l'entourage  du  trône.  Si,  sans  le  savoir,  je 
sapais  ses  fondements  et  hâtais  sa  chute!  Oui,  moii  pou- 
voir c''eraprunt  m'a  séduit.  0  dédale  !  ô  faiblesse  de  la 
pensée  humaine!...  Simple  foi!  pourquoi  ai-je  quitté  ta 
voie?...  pourquoi  ne  suis -je  pas  seulement  un  simple 
prêtre?  Si  j'osais  rompre  avec  l'homme  et  me  donner  à 
Dieu,  l'échelle  de  Jacob  descendrait  encore  dans  mes 
songes  ! 

En  ce  moment  son  oreille  fut  frappée  d'un  grand  bruit 
qui  se  faisait  au  dehors;  des  rires  de  soldats,  des  huées 
féroces  et  des  jurements  se  mêlaient  aux  paroles,  assez 
longtemps  soutenues,  d'une  voix  faible  et  claire;  on  eût 
dit  le  chant  d'un  ange  entrecoupé  par  des  rires  de  dé- 
mons. Il  se  leva,  et  ouvrit  une  sorte  de  fenêtre  en  toi'e 
pratiquée  sur  un  des  côtés  de  sa  tente  carrée.  Un  singulier 
spectacle  se  présentait  à  sa  vue;  il  resta  quelques  instants 
a  le  contempler,  attentif  aux  discours  qui  se  tenaient. 

—  Écoute,  écoute  La  Valeur,  disait  un  soldat  à  un 
autre,  la  voilà  qui  recommence  h  parler  et  à  chanter  ; 
fais-la  placer  au  milieu  du  cercle,  entre  nous  et  le  feu. 


LA    VEILLÉE.  181 

—  Tu  ne  sais  pas,  tu  ne  sais  pas,  disait  un  autre,  voici 
Grand-Ferré  qui  dit  qu'il  la  connaît. 

—  Oui,  je  te  dis  que  je  la  connais,  et,  par  Saint-Pierre 
de  Loudun,  je  jurerais  que  je  l'ai  vue  dans  mon  village, 
quand  j'étais  en  congé,  et  c'était  à  une  affaire  oh  il  faisait 
chaud,  mais  dont  on  ne  parle  pas,  surtout  à  un  Cardina- 
liste  comme  loi. 

—  Et  pourquoi  n'en  parle-t-on  pas,  grand  nigaud  ?  re- 
prit un  vieux  soldat  en  relevant  sa  moustaciie. 

—  On  n'en  parle  pas  parce  que  cela  brûle  la  langue, 
entends-tu  cela? 

—  Non,  je  ne  l'entends  pas. 

—  Eh  bien  !  ni  moi  non  plus;  niais  ce  sont  les  bourgeois 
qui  me  l'ont  dit. 

Ici  un  éclat  de  rire  général  l'interrompit. 

—  Ah  !  ah  !  est-il  bête  !  disait  l'un  ;  il  écoute  ce  que  di- 
sent les  bourgeois. 

—  Ah  bien  !  si  lu  les  écoutes  bavarder,  tu  as  du  temps 
à  perdre,  reprenait  un  autre. 

—  Tu  ne  sais  donc  pas  ce  que  disait  ma  mère,  blanc- 
bec  ?  reprenait  gravement  le  plus  vieux  en  baissant  les 
yeux  d'un  air  farouche  et  solennel  pour  se  faire  écouter. 

—  Eh!  comment  veux-tu  que  je  le  sache,  La  Pipe  ?  Ta 
mère  doit  être  morte  de  vieillesse  avant  que  mon  grand- 
père  fût  au  monde. 

—  Eh  bien  !  blanc-bec,  je  vais  te  le  dire.  Tu  scuras 
d'abord  que  ma  mère  était  une  respectable  BohémienLe, 
aussi  attachée  au  régiment  des  Carabins  de  la  Roque  qus 
(non  chien  Canon  que  voilà;  elle  portait  l'eau-de-vie  à 
son  cou,  dar.s  un  baril,  et  la  buvait  mieiLX  que  le  premier 
lie  chez  nous  ;  elle  avait  eu  quatorze  époux,  tous  mihtai- 
res,  et  morts  sur  le  champ  de  bataille. 

—  Voilà  ce  qui  s'appelle  une  femme  !  interrompirent 
4es  soldats  pleins  de  respect. 

11 


182  CINQ-MARS 

—  Et  jamais  de  sa  vie  elle  ne  parla  à  un  bourgeois,  si 
ce  n'est  pour  lui  dire  en  arrivant  au  logement  :  a  Allume- 
moi  une  chandelle  et  fais  chauffer  ma  soupe.  » 

—  Eh  bien,  qu'est-ce  qu'elle  te  disait  ta  mère?  dit 
Grand-  Ferré, 

—  Si  tu  es  pressé,  tu  ne  le  sauras  pas,  blanc-bec  ; 
elle  disait  habituellement  dans  sa  conversation  :  im  sol- 
dat vaut  mieux  qu'un  chien;  mais  un  chien  vaut  mieux 
quun  bourgeois. 

—  Bravo!  bravo  1  c'est  bien  dit  !  crièrent  les  soldats 
pleins  d'enthousiasme  à  ces  belles  paroles. 

—  Et  ça  n'empêche  pas,  dit  Grand-Ferré,  que  les  bour- 
geois qui  m'ont  dit  que  ça  brûlait  la  langue  avaient  raison; 
d'ailleurs,  ce  n'était  pas  tout  à  fait  des  bourgeois,  car  ils 
avaient  des  épées,  et  ils  étaient  fâchés  de  ce  qu'on  brûlait 
un  curé,  et  moi  aussi. 

—  Et  qu'est-ce  que  cela  te  faisait  qu'on  brûlât  ton  curé, 
grand  innocent  ?  reprit  un  sergent  de  bataille  appuyé  sur 
la  fourche  de  son  arquebuse  ;  après  lui  un  autre  ;  tu  au- 
rais pu  prendre  à  sa  place  un  de  nos  généraux,  qui  sont 
tous  curés  à  présent;  moi  qui  suis  Royaliste,  je  le  dis 
franchement. 

—  Taisez-vous  donc  I  cria  La  Pipe  :  laisser  parlez  cette 
fille.  Ce  sont  tous  ces  chiens  de  Royalistes  qui  viennent 
nous  doranger  quand  nous  nous  amusons. 

—  Qu'est-ce  que  tu  dis?  reprit  Grand-Ferré;  sais-tu 
seulement  ce  que  c'est  que  d'être  Royaliste,  toi? 

—  Oui,  dit  La  Pipe,  je  vous  connais  bien  tous,  allez  : 
vous  êtes  pour  les  anciens  soi-disant  Princes  de  la  paLx,. 
avec  les  Croquants,  centrale  Cardinal  et  la  gabelle;  là  !  ai- 
je  raison  ou  non  ? 

—  Eh  bien,  non,  vieux  Bas-rouge  !  un  Royaliste  est 
ceiui  qui  est  pour  un  roi  :  voilà  ce  que  c'est.  Et  comme 
mon  père  était  valet  des  émérillons  du  Roi,  je  suis  pour 


LA    VEILLÉE.  183 

Ig  Roi  ;  voilà.  Et  je  n'aime  pas  les  Bas-rouges,  c'est  tout 
simple. 

—  Ah  !  tu  m'appelles  Bas-rouge  !  reprit  le  vieux  soldat  : 
tu  m'en  feras  raison  demain  matin.  Si  tu  avais  fait  la 
guerre  dans  la  Valteline,  tu  ne  parlerais  pas  comme  ça  ; 
et  si  tu  avais  vu  l'Éminence  se  promener  sur  la  digue  de 
la  Rochelle,  avec  le  vieux  marquis  de  Spinola,  pendant 
qu'on  lui  envoyait  des  volées  de  canon,  tu  ne  dirais  rien 
des  Bas-rouges,  entends-tu? 

—  Allons,  amusons-nous  au  lieu  de  nous  quereller, 
dirent  les  autres  soldats. 

Les  braves  qui  discouraient  ainsi  étaient  debout  autour 
d'un  grand  feu  qui  les  éclairait  plus  que  la  lune,  toute 
belle  qu'elle  était,  et  au  milieu  d'eux  se  trouvait  le  sujet 
de  leur  attroupement  et  de  leurs  cris.  Le  Cardinal  dis- 
tingua une  jeune  femme  vêtue  de  noir  et  couverte  d'un 
long  voile  blanc;  ses  pieds  étaient  nus  :  une  corde  gros- 
sière serrait  sa  taille  élégante,  un  long  rosaire  tombait  de 
son  cou  presque  jusqu'aux  pieds,  ses  mains  délicates  et 
blanches  comme  l'ivoire  en  agitaient  les  grains  et  les  fai- 
saient tournoyer  rapidement  sous  ses  doigts.  Les  soldats, 
avec  une  joie  barbare,  s'amusaient  à  préparer  de  petits 
charbons  sur  son  chemin  pour  brûler  ses  pieds  nus  ;  le 
plus  vieux  prit  la  mèche  fumante  de  son  arquebuse,  et, 
l'approchant  du  bas  de  sa  robe  ,  lui  dit  d'une  voix 
rauque  : 

—  Allons,  folle,  recommence-nous  ton  histoire,  ou  bien 
je  te  remplirai  de  poudre,  et  je  te  ferai  sauter  comme 
une  mine;  prends-y  garde,  parce  que  j'ai  déjà  joué  ce 
tour-là  à  d'autres  que  toi  dans  les  vieilles  guerres  des  Hu- 
guenots. Allons,  chante  ! 

La  jeune  femme,  les  regardant  avec  gravité,  ne  répon- 
dit n'en  et  baissa  son  voile. 

—  Tu  t'y  prends  mal.  dit  Grand-Ferré  avec  un  rire  ba- 


18i  CINQ-MARS. 

chique;  tu  vas  la  faire  pleurer,  tu  ne  sais  pas  le  beau  lan- 
gage de  la  cour;  je  vais  lui  parler,  moi. 
Çt  lui  prenant  le  menton  : 

—  Mon  petit  cœur ,  lui  dit-il,  si  tu  voulais ,  ma  mi- 
gnonne, recommencer  la  jolie  petite  historiette  que  tu 
racontais  tout  à  l'heure  à  ces  messieurs,  je  te  prierais  de 
voyager  avec  moi  sur  le  fleuve  de  Tendre,  comme  disent 
les  grandes  dames  de  Paris,  et  de  prendre  un  verre  d'eau- 
de-vie  avec  ton  chevalier  fidèle,  qui  t'a  rencontrée  autre- 
fois à  Loudun  quand  tu  jouais  la  comédie  pour  faire 
brûler  un  pauvre  diable... 

La  jeune  femme  croisa  ses  bras,  et  regardant  autour 
d'elle  d'un  air  impérieux,  s'écria  : 

—  Retirez-vous,  au  nom  du  Dieu  des  armées  :  retirez- 
vous,  hommes  impurs  !  il  n'y  a  rien  de  commun  entre 
nous.  Je  n'entends  pas  votre  langue,  et  vous  n'entendriez 
pas  la  mienne.  Allez  vendre  votre  sang  aux  princes  de  la 
terre  à  tant  d'oboles  par  jour,  et  laissez-moi  accomplir 
ma  mission.  Conduisez-moi  vers  le  Cardinal... 

Un  rire  grossier  l'interrompit. 

—  Crois-tu,  dit  un  Carabin  de  Maurevert,  que  son  Émi- 
nence  le  généralissime  te  reçoive  chez  lui  avec  tes  pieds 
nus?  Va  les  laver. 

—  Le  Seigneur  a  dit  :  Jérusalem,  lève  ta  robe  et  passe 
les  fleuves,  répondit-elle  les  bras  toujours  en  croix.  Que 
l'on  me  conduise  chez  le  Cardinal  ! 

Richelieu  cria  d'une  voLx  forte  : 

—  Qu'on  m'amène  cette  femme,  et  qu'on  la  laisse  en 
repos  ! 

Tout  se  tut;  on  la  conduisit  au  ministre.  —  Pourquoi, 
dit-elle  en  le  voyant,  m'amener  devant  un  homme  armé? 
On  la  laissa  seule  devant  lui  sans  répondre. 
Le  Cardinal  avait  l'air  soupçonneux  en  la  l'egardant. 

—  Madame,  dit-il ,  que  faitcs-vûus  au  camp  à  cette 


LA    VEILLÉE.  185 

heure;  et,  si  votre  esprit  n'est  pas  égaré,  pourquoi  ces 
pieds  nus? 

—  C'est  un  vœu,  c'est  un  vœu,  répondit  la  jeune  reli- 
gieuse avec  un  air  d'impatience  en  s'asseyant  près  de  lui 
brusquement;  j'ai  fait  aussi  celui  de  ne  pas  manger  que 
je  n'aie  rencontré  l'homme  que  je  cherche. 

—  Ma  sœur,  dit  le  Cardinal  étonné  et  radouci  en  s'ap- 
prochant  pour  l'observer,  Dieu  n'exige  pas  de  telles  ri- 
gueurs dans  un  corps  faible,  et  surtout  à  votre  âge,  car 
vous  me  semblez  fort  jeune. 

—  Jeune?  oh!  oui,  j'étais  bien  jeune  il  y  a  peu  de  jours 
encore;  mais  depuis  j'ai  passé  deux  existences  au  moins, 
j'ai  tant  pensé  et  tant  souffert  :  regardez  mon  visage. 

Et  elle  découvrit  une  figure  parfaitement  belle;  des 
yeux  noirs  très-réguliers  y  donnaient  la  vie  ;  mais  sans 
eux  on  aurait  cru  que  ces  traits  étaient  ceux  d'un  fan- 
tôme, tant  elle  était  pâle  ;  ses  lèvres  étaient  violettes  et 
tremblaient,  un  grand  frisson  faisait  entendre  le  choc  de 
ses  dents. 

—  Vous  êtes  malade,  ma  sœur,  dit  le  ministre  ému 
en  lui  prenant  la  main,  qu'il  sentit  bridante.  Une  sorte 
d'habitude  d'interroger  sa  santé  et  celle  des  autres  lui 
fil  toucher  le  pouls  sur  son  bras  amaigri  :  il  sentit  les  ar- 
tères soulevées  par  les  battements  d'une  fièvre  effrayante. 

—  Mais  continua-t-il  avec  plus  d'intérêt ,  vous  vous 
êtes  tuée  avec  des  rigueurs  plus  grandes  que  les  forces 
humaines;  je  les  ai  toujours  blâmées,  et  surtout  dans  un 
cage  tendre.  Qui  a  donc  pu  vous  y  porter!  est-ce  pour  me 
le  confier  que  vous  êtes  venue!  Parlez  avec  calme  et  soyez 
sûre  d'être  secourue. 

—  Se  confier  aux  hommes!  reprit  la  jeune  femme,  oh! 
non,  jamais!  Ils  m'ont  tous  trompée;  je  ne  me  confierais 
à  personne,  pas  même  à  M.  de  Cinq-Mars,  qui  cependant 
doit  bientôt  mourir. 


186  CINQ-MARS. 

—  Comment!  dit  Richelieu  en  fronçant  le  sourci,  mais 
avec  un  rire  amer;  comment!  vous  connaissez  ce  jeune 
homme  ?  est-ce  lui  qui  a  fait  vos  malheurs  ? 

—  Oh!  non,  il  est  bien  bon,  et  il  déteste  les  méchants, 
c'est  ce  qui  le  perdra.  D'ailleurs,  dit-elle  en  prenant  tout 
à  coup  un  air  dur  et  sauvage,  les  hommes  sont  faibles, 
et  il  y  a  des  choses  que  les  femmes  doivent  accomplir. 
Quand  il  ne  s'est  plus  trouvé  de  vaillants  dans  Israël,  Dé- 
borah  s'est  levée. 

—  Eh!  comment  savez-vous  toutes  ces  belles  choses? 
continua  le  Cardinal  en  lui  tenant  toujours  la  main. 

—  Oh  !  cela,  je  ne  puis  vous  l'expliquer,  reprit  avec  un 
air  de  naïveté  touchante  et  une  voix  très-douce  la  jeune 
religieuse,  vous  ne  me  comprendriez  pas  ;  c'est  le  démon 
qui  m'a  tout  appris  et  qui  m'a  perdue. 

—  Eh!  mon  enfant,  c'est  toujours  lui  qui  nous  perd; 
mais  il  nous  instruit  mal,  dit  Richelieu  avec  l'air  d'une 
protection  paternelle  et  d'une  pitié  croissante.  Quelles 
ont  été  vos  fautes?  dites-les  moi;  je  peux  beaucoup. 

—  Ah  !  dit-elle  d'un  air  de  doute,  vous  pouvez  beau- 
coup sur  des  guerriers,  sur  des  hommes  braves  et  géné- 
reux; sous  votre  cuirasse  doit  battre  un  noble  cœur; 
vous  êtes  un  vieux  général,  qui  ne  savez  rien  des  ruses 
du  crime. 

Richelieu  sourit,  cette  méprise  le  flattait. 

—  Je  vous  ai  entendu  demander  le  Cardinal;  que  lui 
voulez-vous  enfin?  Qu'êtes-vous  venue  chercher? 

La  religieuse  se  recueillit  et  mit  un  doigt  sur  son 
front. 

—  Je  ne  m'en  souviens  plus,  dit-elle,  vous  m'avez  trop 
parlé...  J'ai  perdu  cette  idée,  c'était  pourtant  une  grande 
idée...  C'est  pour  elle  que  je  suis  condamnée  à  la  faim 
qui  me  tue  ;  il  faut  que  je  l'accomplisse,  ou  je  vais  mou- 
rir avant.  Ah  I  dit-elle  en  portant  sa  main  sous  sa  robe 


Là    VEILLÉE.  187 

dans  son  sein,  où  elle  parut  prendre  quelque  chose,  la 
voilà,  cette  idée... 

Elle  rougit  tout  à  coup,  et  ses  yeux  s'ouvrirent  extraor- 
dinairement  ;  elle  continua  en  se  penchant  à  roreille  du 
Cardinal  : 

—  Je  vais  vous  le  dire,  écoutez  :  Urbain  Grandier,  mon 
amant  Urbain,  m'a  dit  cette  nuit  que  c'était  Richelieu  qui 
l'avait  fait  périr  ;  j'ai  pris  un  couteau  dans  une  auberge, 
et  je  viens  ici  pour  le  tuer,  dites-moi  où  il  est. 

Le  Cardinal,  effrayé  et  surpris,  recula  d'horreur.  Il 
n'osait  appeler  ses  gardes,  craignant  les  cris  de  cette 
femme  et  ses  accusations  ;  et  cependant  un  emportement 
de  cette  folie  pouvait  lui  devenir  fatal. 

—  Cette  histoire  affreuse  me  poursuivra  donc  partout! 
s'écria-t-il  en  la  regardant  fixement,  cherchant  dans  son 
esprit  le  parti  qu'il  devait  prendre. 

Ils  demeurèrent  en  silence  l'un  en  face  de  l'autre  dans 
la  même  attitude,  comme  deux  lutteurs  qui  se  contem- 
plent avant  de  s'attaquer,  ou  comme  le  chien  d'arrêt  et 
sa  victime  pétrifiés  par  la  puissance  du  regard. 

Cependant  Laubardemont  et  Joseph  étaient  sortis  en- 
semble, et,  avant  de  se  séparer,  ils  se  parlèrent  un  mo- 
ment devant  la  tente  du  Cardinal,  parce  qu'ils  avaient 
besoin  de  se  tromper  mutuellement;  leur  haine  venait 
de  prendre  des  forces  dans  leur  querelle ,  et  chacun  avait 
résolu  de  perdre  son  rival  près  du  maître.  Le  juge  com- 
mença le  dialogue ,  que  chacun  d'eux  avait  préparé 
en  se  prenant  le  bras,  comme  d'un  seul  et  même  mou- 
vement ; 

—  Ah  !  révérend  père,  que  vous  m'avez  affligé  en  ayant 
l'air  de  prendre  en  mauvaise  part  quelques  légères  plai- 
santeries que  je  vous  ai  faites  tout  à  l'heure  ! 

—  Eh!  mon  Dieu,  non,  cher  seigneur,  je  suis  bien 
loin  de  là.  La  charité,  où  serait  la  charité?  J'ai  quelque- 


.188  CI.NQ-MARS 

fois  une  sainte  chaleur  dans  le  propos,  pour  ce  qui  est 
du  bie:i  de  l'État  et  de  monseigneur,  à  qui  je  suis  tout 
dévoué. 

—  Ah  !  qui  le  sait  mieux  que  moi,  révérend  p^re?  mais 
vous  me  rendez  justice,  vous  savez  aussi  combien  je  le 
suis  à  l'éminenlissime  Cardinal-Duc,  auquel  je  dois  tout. 
Hélas!  je  n'ai  mis  que  trop  de  zèle  à  le  servii,  puisqu'il 
me  le  reproche. 

—  Rassurez-vous,  dit  Joseph,  il  ne  vous  en  veut  pas  ; 
je  le  connais  bien,  il  conçoit  qu'on  fasse  quelque  chose 
pour  sa  famille  ;  il  est  fort  bon  parent  aussi. 

—  Oui,  c'est  cela,  reprit  Laubardemont ,  voilà  mon 
affaire  à  moi  ;  ma  nièce  était  perdue  tout  à  fait  avec  son 
couvent  si  Urbain  eût  triomphé;  vous  sentez  cela  comme 
moi,  d'autant  plus  qu'elle  ne  nous  avait  pas  bien  compris, 
et  qu'elle  a  fait  l'enfant  quand  il  a  fallu  paraître. 

—  Est-il  possible  ?  en  pleine  audience  !  Ce  que  vous  me 
dites  là  me  fâche  véritablement  pour  vous  !  Que  cela  dut 
être  pénible  ! 

—  Plus  que  vous  ne  l'imaginez  !  Elle  oubliait  tout  ce 
qu'on  lui  disait  dans  la  possession,  faisait  mille  fautes  de 
latin  que  nous  avons  raccommodées  comme  nous  avons 
pu  ;  et  même  elle  a  été  cause  d'une  scène  désagréable  le 
jour  du  procès;  fort  désagréable  pour  moi  et  pour  les 
juges  :  un  évanouissement,  des  cris.  Ah!  je  vous  jure 
que  je  l'aurais  bien  chapitrée,  si  je  n'eusse  été  forcé  de 
quitter  précipitamment  cette  petite  ville  de  Loudun. 
Mais,  voyez-vous,  il  est  tout  simple  que  j'y  tienne,  c'est 
ma  plus  proche  parente;  car  mon  fds  a  mal  tourné,  on 
ne  sait  ce  qu'il  est  devenu  depuis  quatre  ans.  La  pauvre 
petite  -leanne  de  Belfiel  !  je  ne  l'avais  faite  religieuse,  et 
puis  abbesse,  que  pour  consôrver  tout  à  ce  mauvais  sujet- 
là.  Si  j'avais  pu  prévoir  sa  conduite^  je  l'aurais  réservée 
pour  le  monde. 


LA    VEILLÉE.  189 

—  On  la  dit  d'une  fort  grande  beauté,  reprit  Joseph  ; 
c'est  un  don  très-précieux  pour  une  famille  ;  on  aurait  pu 
la  présenter  à  la  cour,  et  le  Roi...  Ah!  ah!...  M"*  de  La 
Fayette. ..Eh!. ..eh!...  M"^d'Hautefort...  vous  entendez... 
il  serait  même  possible  encore  d'y  penser. 

—  Ah!  que  je  vous  reconnais  bien  là...  monseigneur, 
car  nous  savons  qu'on  vous  a  nommé  au  cardi.ialat;  que 
vous  êtes  bon  de  vous  souvenir  du  plus  dévoué  de  vos 
amis! 

Laubardemont  parlait  encore  à  Joseph,  lorsqu'ils  se 
trouvèrent  au  bout  de  la  rue  du  camp  qui  conduisait  au 
quartier  des  volontaires. 

—  Que  Dieu  vous  protège  et  sa  sainte  Mère  pendant 
mon  absence,  dit  Joseph  s'arrêtant;  je  vais  partir  demain 
pour  Paris;  et,  comme  j'aurai  affaire  plus  d'u:ie  fois  à  ce 
petit  Cinq-Mars,  je  vais  le  voir  d'avance  et  savoir  des  nou- 
velle-3  de  sa  blessure. 

—  Si  l'on  m'avait  écouté,  dit  Laubardemont,  à  l'heure 
qu'il  est  vous  n'auriez  pas  cette  peine. 

—  Hélas!  vous  avez  bien  raison,  répondit  Joseph  avec 
un  soupir  profond  et  levant  les  yeux  au  ciel  ;  mais  le  Car- 
dinal n'est  plus  le  môme  homme  ;  il  n'accueille  pas  les 
bonnes  idées,  il  nous  perdra  s'il  se  conduit  ainsi. 

Et,  faisant  une  profonde  révérence  au  juge,  le  capucin 
entra  dans  le  chemin  qu'il  lui  avait  montré. 

Laubardemont  le  suivit  quelque  temps  des  yeux,  et, 
quand  il  fut  bien  sûr  de  la  route  qu'il  avait  prise,  il  re- 
vint ou  plutôt  accourut  jusqu'à  la  tente  du  ministre.  — 
Le  Cardinal  l'éloigné,  s'était-il  dit  ;  donc  il  s'en  dégoûte  ; 
je  sais  des  secrets  qui  peuvent  le  perdre.  J'ajouterai  qu'il 
est  allé  faire  sa  cour  au  futur  favori  ;  je  remplacerai  ce 
moine  dans  la  faveur  du  ministre.  L'instant  est  propice,  il 
est  minuit  ;  il  doit  encore  rester  seul  pendant  une  heure= 
et  demie.  Courons. 


190  CINQ-MAR3. 

Il  arrive  à  la  tente  des  gardes  qui  précède  le  pa- 
villon. 

—  Monseigneur  reçoit  quelqu'un,  dit  le  capitaine  hési- 
tant, on  ne  peut  pas  entrer. 

—  N'importe,  vous  m'avez  vu  sortir  il  y  a  une  heure  ; 
il  se  passe  des  choses  dont  je  dois  rendre  compte. 

—  Entrez,  Laubardemont,  cria  le  ministre,  entrez  vite 
et  seul  !  Il  entra.  Le  Cardinal,  toujours  assis,  tenait  les 
deux  mains  d'une  religieuse  dans  une  des  siennes,  et  de 
l'autre  fit  signe  de  garder  le  silence  à  son  agent  stupé- 
fait, qui  resta  sans  mouvement,  ne  voyant  pas  encore  le 
visage  de  cette  femme;  elle  parlait  avec  volubilité,  et 
les  choses  étranges  qu'elle  disait  contrastaient  horri- 
blement avec  la  douceur  de  sa  voix.  RicheUeu  semblait 
ému. 

—  Oui,  je  le  frapperai  avec  un  couteau  ;  c'est  un  cou- 
teau que  le  démon  Béhérith  m'a  donné  à  l'auberge  ;  mais 
c'est  le  clou  de  Sisara.  Il  a  un  manche  d'ivoire,  voyez- 
vous,  et  j'ai  beaucoup  pleuré  dessus.  N'est-ce  pas  singu- 
Uer,  mon  bon  général  ?  Je  le  retournerai  dans  la  gorge 
de  celui  qui  a  tué  mon  ami,  comme  il  a  dit  lui-même  de 
le  faire,  et  ensuite  je  brûlerai  le  corps,  c'est  la  peine  du 
tahon,  la  peine  que  Dieu  a  permise  à  Adam...  Vous  avez 
l'air  étonné,  mon  brave  général...  mais  vous  le  seriez 
bien  plus  si  je  vous  disais  sa  chanson...  la  chanson  qu'il 
m'a  chantée  encore  hier  au  soir,  quand  il  est  venu  me 
voir  à  l'heure  du  bûcher,  vous  savez  bien?...  l'heure  où 
il  pleut,  l'heure  où  mes  mains  commencent  à  brûler 
comme  à  présent  ;  il  m'a  dit  :  «  Ils  sont  bien  trompés,  les 
magistrats,  les  magistrats  rouges...  j'ai  onze  démons  à 
mes  ordres,  et  je  reviens  te  voir  quand  la  cloche  sonne... 
sous  un  dais  de  velours  pourpré,  avec  des  torches,  des 
torches  de  résine  qui  nous  éclairent;  ah!  c'est  de  toute 
beauté  1  »  Voilà,  voilà  ce  qu'il  chante. 


LA   VEILLÉE.  191 

Et,  sur  l'air  du  D^  jîro/M^rf/s,  elle  chanta  elle-même: 

Je  vais  ê're  prince  d'Enfer, 
Mon  sceptre  est  un  manteau  de  fer. 
Ce  sapin  brûlant  est  mon  trône. 
Et  ma  robe  est  de  souffre  jaune  ; 
Mais  je  veux  t'épouser  dtmain  : 
Viens,  Jeanne,  donne-moi  la  main. 

N'est-ce  pas  singulier,  mon  bon  général?  Et  moi  je  lui  ré- 
ponds tous  les  soirs;  écoutez  bien  ceci,  oh!  écoutez 
bien... 

Le  juge  a  parlé  dans  la   nuit, 

Et  dans  la  tombe  on  me  conduit. 

Pourtant  j'étais  ta  f  ancée  ! 

Viens...  la  pluie  est  longue  et  glacée 

Mais  tu  ne  dormiras  pas  seul. 

Je  te  prêterai  mon  linceul. 

Ensuite  il  parle,  et  parle  comme  les  esprits  et  comme  les 
prophètes.  11  dit  :  «  IMallieur,  malheur  à  celui  qui  a  versé 
le  sang  !  Les  juges  de  la  terre  sont-ils  des  dieux  ?  Non ,  ce 
sont  des  hommes  qui  vieillissent  et  souffrent,  et  cependant 
ils  osent  dire  à  haute  voix:  Faites  mourir  cet  homme  !  La 
peine  de  mort  !  la  peine  de  mort  !  Qui  a  donné  à  l'homme 
le  droit  de  l'exercer  sur  l'homme  ?  Est-ce  le  nombre  deux?. . . 
Un  seul  serait  assassin ,  vois-tu  !  Mais  compte  bien ,  un , 
deux,  trois...  Voilà  qu'ils  sont  sages  et  justes ,  ces  scé- 
lérats graves  et  stipendiés  !  0  crime  !  l'horreur  du  ciel  !  Si 
tu  les  voyais  d'en  haut,  comme  moi,  Jeanne,  combien  tu 
serais  plus  pâle  encore  !  La  chair  détruire  la  chair  !  elle 
qui  vit  de  sang  faire  couler  le  sang  1  froidement  et  sans 
colère  !  comme  Dieu  qui  a  créé  !  » 

Les  cris  que  jetait  la  malheureuse  fille  en  disant  rapi- 
dement ces  paroles  épouvantèrent  Richelieu  et  Laubar- 
demont  au  point  de  les  tenir  immobiles  longtemps  en- 
core. Cependant  le  délire  et  la  fièvre  l'emportaient 
toujours. 

—  Les  juges  ont-ils  frémi?  m'a  dit  Urbain  Grandier, 


192  CIXQ-MARS. 

frémissent-ils  de   se   tromper?  On  agite  ia  mort  du  juste. 

—  La  question  !  —  On  serre  ses  membres  avec  des  cordes 
pour  le  faire  parler  ;  sa  peau  se  coupe ,  s'arrache  et  se 
déroule  comme  un  parchemin  ;  ses  nerfs  sont  à  nu , 
rouges  et  luisants  ;  ses  os  crient  ;  la  moelle  en  jaillit... 
Mais  les  juges  dorment.  Ils  rêvent  de  fleurs  et  de  prin- 
temps. Que  la  grand'salle  est  chaude  !  dit  l'un  en  s'éveil- 
lant ;  cet  homme  n'a  point  voulu  parler!  Est-ce  que  la 
torture  est  finie?  Et,  miséricordieux  enfin  ,  il  accorde  La 
mort.  La  mort  !  seule  crainte  des  vivants!  la  mort!  le 
monde  inconnu  !  il  y  jette  avant  lui  une  âme  furieuse  qui 
l'attendra.  Oh!  ne  l'a- t-il  jamais  vu,  le  tableau  vengeur! 
ne  l'a-t-il  jamais  vu  avant  son  sommeil,  le  prévaricateur 
écorché  ? 

Déjà  affaibli  par  la  fièvre,  la  fatigue  et  le  chagrin,  le 
Cardinal ,  saisi  d'horreur  et  de  pitié,  s'écria  : 

—  Ah  !  pour  l'amour  de  Dieu  !  finissons  cette  affreuse 
scène  ;  emmenez  cette  femme,  elle  est  folle  ! 

L'insensée  se  retourna,  et  jetant  tout  à  coup  de  grands 
cris  : 

—  Ah!  le  juge,  le  juge!...  dit-elle  en  reconnaissant 
Laubardemont. 

Celui-ci,  joignauô  les  mains  et  s'humiliant  devant  le  mi- 
nistre, disait  avec  effroi  : 

—  Hélas  !  monseigneur,  pardonnez-moi,  c'est  ma  nièce 
qui  a  perdu  la  raison  :  j'ignorais  ce  malheur-là,  sans  quoi 
elle  serait  enfermée  depuis  longtemps.  Jeanne,  Jea.me... 
allons,  madame,  à  genoux  ;  demandez  pardon  à  monsei- 
gneur le  Cardinal-Duc... 

—  C'est  Richelieu  !  cria-t-elie.  Et  l'étonnement  sem- 
bla entièrement  paralyser  celte  jeune  et  malheureuse 
beauté  ;  la  rougeur  qui  l'avait  animée  d'abord  fit  place  à 
une  mortelle  pâleur,  ses  cris  à  un  silence  immobile , 
ses  regards  égarés  à  une  fixité  effroyable  de  ses  grands 


LA    VEILLÉE.  193 

yeux,  qui   suivaient   constamment  le   ministre   attristé. 

—  Emmenez  vite  cette  malheureuse  enfant,  dit  celui-ci 
hors  de  lui-même;  elle  est  mourante  et  moi  aussi;  tant 
d'horreurs  me  poursuivent  depuis  cette  condamnation, 
que  je  crois  que  tout  l'enfer  se  décliaîne  contre  moi! 

Il  se  leva  en  parlant.  Jeanne  de  Belfiel ,  toujours  siljn- 
ciouse  et  stupéfaite ,  les  yeux  hagards,  la  bouche  ouverte, 
la  tète  penchée  en  avant,  était  restée  sous  le  coup  de  sa 
double  surprise,  qui  semblait  avoir  éteint  le  reste  de  sa 
raison  et  de  ses  forces.  Au  mouvement  du  Cardinal,  elle 
frémit  de  se  voir  entre  lui  et  Laubardemont,  regarda  tour 
à  tour  l'un  et  l'autre,  laissa  échapper  de  sa  main  le  cou- 
teau qu'elle  tenait,  et  se  retira  lentement  vers  la  sortie 
de  la  tente,  se  couvrant  tout  entière  de  son  voile,  et  tour- 
nant a\ec  terreur  ses  yeux  égarés  derrière  elle,  sur  son 
oncle  qui  la  suivait,  comme  une  brebis  épouvantée  qui 
sent  déjà  sur  son  dos  l'haleine  brûlante  du  loup  prêt  à  la 
saisir. 

Us  bortirent  tous  deux  ainsi,  et  à  peine  en  plein  air,  le 
juge  furieux  s'empara  des  mains  de  sa  victime,  les  lia  par 
un  mouchoir,  et  l'entraîna  facilement,  car  elle  ne  poussa 
pas  un  cri,  pas  un  soupir,  mais  le  suivit,  la  tète  toujours 
baissée  sur  son  sein  et  comme  plongée  dans  un  profond 
somnambulisme. 


194  CINQ-MARS 


CHAPITRE  XIII 


L   ESPAGNOL 


Qu'un  ami  véritable  est  une  douce  chose  I 
Il  cherche  vos  besoins  au  fond  de  votre  cœur, 
n  vous  épargne  la  pudeur 
De  les  lui  découvrir   vous  même. 

Li  FOMAINE. 


Cependant  une  scène  d'une  autre  nature  se  passait 
sous  la  tente  de  Cinq-Mars  ;  les  paroles  du  Roi ,  premier 
baume  de  ses  blessures,  avaient  été  suivies  des  soins  em- 
pressés des  chirurgiens  de  la  cour  ;  une  balle  morte,  faci- 
lement extraite,  avait  causé  seule  son  accident  :  le  voyage 
lui  était  permis,  tout  était  près  pour  l'accomplir.  Le  ma- 
lade avait  reçu  jusqu'à  minuit  des  visites  amicales  et 
intéressées  ;  dans  les  premières  furent  celles  du  petit 
Gondi  et  de  Fontrailles,  qui  se  disposaient  aussi  à 
quitter  Perpignan  pour  Paris  ;  l'ancien  page  Olivier  d'En- 
traigues  s'était  joint  à  eux  pour  complimenter  l'heu- 
reux volontaire  que  le  Roi  semblait  avoir  distingué  ;  la 
froideur  habituelle  du  prince  envers  tout  ce  qui  l'en- 
tourait ayant  fait  regarder,  à  tous  ceux  qui  en  furent 
instruits,  le  peu  de  mots  qu'il  avait  dits  comme  des 
signes  assurés  d'une  haute  faveur,  tous  étaient  venus  le 
féliciter. 

Enfin  il  était  seul,  sur  son  lit  de  camp;  M.  de  Thou, 
près  de  lui,  tenait  sa  main,  et  Grandchamp,  à  ses  pieds , 
grondait  encore  de  toutes  les  visites  qui  avaient  fatigué 
son  maître  blessé  et  prêt  à  partir  pour  un  long  voyage. 
Pour  Cinq-Mars ,   il  goûtait  enfin  un  de  ces  instants  de 


l'espagnol.  195 

•calme  et  d'espoir  qui  viennent  en  quelque  sorte  rafraîchir 
l'àme  en  même  temps  que  le  sang  ;  la  main  qu'il  ne  don- 
nait pas  à  son  ami  pressait  en  secret  la  croix  d'or  atta- 
chée sur  son  cœur,  en  attendant  la  main  adorée  qui 
l'avait  donnée,  et  qu'il  allait  bientôt  presser  elle-même, 
il  n'écoutait  qu'avec  le  regard  et  le  sourire  les  conseils  du 
jeune  magistrat,  et  rêvait  au  but  de  son  voyage,  qui  était 
aussi  le  but  de  sa  vie.  Le  grave  de  Thou  lui  disait  d'une 
voix  calme  et  douce  : 

—  Je  vous  suivrai  bientôt  à  Paris.  Je  suis  heureux  plus 
que  vous-même  de  voir  le  Roi  vous  y  mener  avec  lui  ; 
c'est  un  commencement  d'amitié  qu'il  faut  ménager, 
vous  avez  raison.  J'ai  réfléchi  bien  profondément  aux 
causes  secrètes  de  votre  ambition,  et  je  crois  avoir  de- 
viné votre  cœur.  Oui,  ce  sentiment  d'amour  pour  la 
France,  qui  le  faisait  battre  dans  votre  première  jeunesse, 
a  dû  y  prendre  des  forces  plus  grandes  ;  vous  voulez  ap- 
procher le  Roi  pour  servir  votre  pays,  pour  mettre  en 
action  ces  songes  dorés  de  nos  premiers  ans.  Certes,  la 
pensée  est  vaste  et  digne  de  vous  !  je  vous  admire  ;  je 
m'inchne  !  Abordez  le  monarque  avec  le  dévouement  che- 
valeresque de  nos  pères,  avec  un  cœur  plein  de  candeur 
et  prêt  à  tous  les  sacrifices.  Recevoir  les  confidences  de 
son  âme,  verser  dans  la  sienne  celle  de  ses  sujets,  adou- 
cir les  chagrins  du  Roi  en  lui  apprenant  la  confiance  de 
son  peuple  en  lui,  fermer  les  plaies  du  peuple  en  les  dé- 
couvrant à  son  maître,  et,  par  l'entremise  de  votre  faveur, 
rétablir  ainsi  ce  commerce  d'amour  du  père  aux  enfants, 
qui  fut  interrompu  pendant  dix-huit  ans  par  un  homme 
au  cœur  de  marbre  ;  s'exposer  pour  cette  noble  entre- 
prise 'a  toutes  les  horreurs  de  sa  vengeance,  et  bien  plus 
encore  braver  les  calomnits  perfides  qui  poursuivent  le 
favori  jusque  sur  les  marches  du  trône  :  ce  songe  était 
digne  de  vous.  Poursuivez,  mon  ami,  ne  soyez  jamais 


196  CINQ-MARS. 

découragé  ;  parlez  hautement  au  Roi  du  mérite  et  des 
malheurs  de  ses  plus  illustres  amis  que  l'on  écrase  ;  dites- 
lui  sans  crainte  que  sa  vieille  noblesse  n'a  jamais  conspiré 
contre  lui-,  et  que,  depuis  le  jeune  Montmorency  jusqu'à 
cet  aimable  comte  de  Soissons,  tous  avaient  combattu  le 
ministre  et  jamais  le  monarque  ;  dites-lui  que  les  vieilles 
races  de  France  sont  nées  avec  sa  race,  qu'en  les  frappant 
il  remue  toute  la  nation,  et  que,  s'il  les  éteint,  la  sienne 
en  souffrira,  qu'elle  demeurera  seule  exposée  au  souffle 
{la  temps  et  des  événements,  comme  un  vieux  chêne 
frissonne  et  s'ébranle  au  vent  de  la  plaine,  lorsque  l'on 
a  renverse  la  forêt  qui  l'entoure  et  le  soutient.  —  Oui, 
s'écria  de  Thou  en  s' animant,  ce  but  est  noble  et  beau; 
marchez  dans  votre  route  d'un  pas  inébranlable,  chassez 
même  cette  honte  secrète,  cette  pudeur  qu'une  âme 
noble  éprouve  avant  de  se  décider  à  flatter,  à  faire  ce 
que  le  monde  appelle  sa  cour.  Hélas  !  les  rois  sont  accou- 
tumés à  ces  paroles  continuelles  de  fausse  admiration 
pour  eux  ;  considérez-les  comme  une  langue  nouvelle 
qu'il  faut  apprendre,  langue  bien  étrangère  à  vos  lèvres 
jusqu'ici,  mais  que  l'on  peut  parler  noblement,  croyez- 
moi,  et  qui  saurait  exprimer  de  belles  et  généreuses 
pensées. 

Pendant  le  discours  enflammé  de  son  ami,  Cinq-Mars 
ne  put  se  défendre  d'une  rougeur  subite,  et  il  tourna  son 
visage  sur  l'oreiller,  du  côté  de  la  tente,  et  de  manière  à 
ne  pas  être  vu.  De  Thou  s'arrêta. 

—  Qu'avez-vous,  Henry  ?  vous  ne  me  répondez  pas  ; 
me  serais-je  trompé  ! 

Cinq-Mars  soupira  profondément  et  se  tut  encore. 

—  Votre  cœur  n'est-il  pas  ému  de  ces  idées  que  je 
croyais  devoir  le  transporter  ! 


Le  blessé  regarda  son  ami  avec  moins  de  trouble  et  lui 


dit  : 


l'espagnol.  197 

—  Je  croyais,  cher  de  Thou,  que  vous  ne  devbz  plus 
m'inlerroger,  et  que  vous  vouliez  avoir  une  aveugle  con- 
fiance en  moi.  Quel  mauvais  génie  vous  pousse  donc  à 
vouloir  sonder  ainsi  mon  âme  ?  Je  ne  suis  pas  étranger  à 
ces  idées  qui  vous  possèdent.  Qui  vous  dit  que  je  ne  les 
aie  pas  conçues  !  Qui  vous  dit  que  je  n'aie  pas  formé  la 
ferme  résolution  de  les  pousser  plus  loin  dans  l'action 
que  vous  n'osez  le  faire  même  dans  les  paroles  !  L'amour 
de  la  France,  la  haine  vertueuse  de  l'ambitieux  qui  l'op- 
prime et  brise  ses  antiques  mœurs  avec  la  hache  du 
bourreau,  la  ferme  croyance  que  la  vertu  peut  être  aussi 
habile  que  le  crime,  voilà  mes  dieux,  les  mêmes  que  les 
vôlres.  Mais,  quand  vous  voyez  un  homme  à  genoux  dans 
une  église,  lui  demandez-vous  quel  saint  ou  quel  ange 
protège  et  reçoit  sa  prière  ?  Que  vous  importe,  pourvu 
qu'il  prie  au  pied  des  autels  que  vous  adorez,  pourvu 
qu'il  y  tombe  martyr,  s'il  le  faut?  Eh  !  lorsque  nos  pères 
s'acheminaient  pieds  nus  vers  le  saint  sépulcre,  un  bour- 
don à  la  main,  s'informait-on  du  vœu  secret  qui  les  con- 
duisait à  la  Terre  sainte?  Ils  frappaient,  ils  mouraient,  et 
les  hommes  et  Dieu  même  peut-être,  n'en  demandaient 
pas  plus;  le  pieux  capitaine  qui  les  guidait  ne  faisait 
point  dépouiller  leurs  corps  pour  voir  si  la  croix  rouge  et 
le  cilice  ne  cachaient  pas  quelque  autre  signe  mystérieux; 
et,  dans  le  ciel,  sans  doute,  ils  n'étaient  pas  jugés  avec 
plus  de  rigueur  pour  avoir  aidé  la  force  de  leurs  résolu- 
tions sur  la  terre  par  quelque  espoir  permis  au  chrétien, 
quelque  seconde  et  secrète  pensée,  plus  humaine  et  plus 
proche  du  cœur  mortel. 

De  Thou  sourit  et  rougit  légèrement  en  baissant  les 
yeux. 

—  Mon  ami,  reprit-il  avec  gravité,  cette  agitation  peut 
vous  faire  mal  ;  ne  continuons  pas  sur  ce  sujet;  ne  mê- 
lons pas  Dieu  et  le  ciel  dans  nos  discours,  parce  que  cela 


198  CINQ-MARS. 

n'est  pas  bien ,  et  mettez  vos  draps  sur  votre  épaule,  psrce 
qu'il  fait  froid  cette  nuit.  Je  vous  promets,  ajouta-t-il  en 
recouvrant  son  jeune  malade  avec  un  soin  maternel,  je 
vous  promets  de  ne  plus  vous  mettre  en  colère  par  mes 
conseils. 

—  Ah  !  s'écria  Cinq-Mars  malgré  la  défense  de  parler, 
moi  je  vous  jure,  par  cette  croix  d'or  que  vous  voyez,  et 
par  sainte  Marie,  de  mourir  plutôt  que  de  renoncer  à  ce 
plan  même  que  vous  avez  tracé  le  premier  ;  vous  serez 
peut-être  un  jour  forcé  de  me  prier  de  m'arrêter  ;  mais 
il  ne  sera  plus  temps. 

—  C'est  bon,  c'est  bon,  dormez,  répéta  le  conseiller  ; 
?i  vous  ne  vous  arrêtez  pas,  alors  je  continuerai  aven 
vous,  quelque  part  que  cela  me  conduise. 

Et,  prenant  dans  sa  poche  un  livre  d'heures,  il  se  mit 
a  le  lire  attentivement  ;  un  instant  après,  il  regarda  Cinq- 
Mars,  qui  ne  dormait  pas  encore;  il  fit  signe  à  Grand- 
champ  de  changer  la  lampe  de  place  pour  la  vue  du 
malade;  mais  ce  soin  nouveau  ne  réussit  pas  mieux; 
celui-ci,  les  yeux  toujours  ouverts,  s'agitait  sur  sa  couche 
étroite. 

--  Allons,  vous  n'êtes  pas  calme,  dit  de  Thou  en  sou- 
riant; je  vais  faire  quelque  lecture  pieuse  qui  vous  remette 
l'esprit  en  repos.  Ah  !  mon  ami,  c'est  là  qu'il  est  le  repos 
véritable,  c'est  dans  ce  livre  consolateur  !  car,  ouvrez-le 
oiî  vous  voudrez,  et  toujours  vous  y  verrez  d'un  côté 
l'homme  dans  le  seul  état  qui  convienne  à  sa  faiblesse  : 
la  prière  et  l'incertitude  de  sa  destinée;  et,  de  l'autre, 
Dieu  lui  parlant  lui-même  de  ses  infirmités.  Quel  ma- 
gnifique et  céleste  spectacle!  quel  lien  sublime  entre  le 
ciel  et  la  terre  !  la  vie,  la  mort  et  l'éternité  sontlà  :  ouvrez- 
le  au  hasard. 

—  Ah  !  oui,  dit  Cinq-Mars,  se  levant  encore  avec  une 
vivacité  qui  avait  quelque  chose  d'enfantin,  je  le  veux 


l'espagnol.  199 

bien,  laissez-moi  l'ouvrir  ;  vous  savez  la  vieille  supersti- 
tion de  notre  pays  ?  quand  on  ouvre  un  livre  de  messe 
avec  une  épée,  la  première  page  que  l'on  trouve  à  gauche 
est  la  destinée  de  celui  qui  la  lit,  et  le  premier  qui  entre 
quand  il  a  fini  doit  influer  puissamment  sur  l'avenir  du 
lecteur. 

—  Quel  enfantillage  !  Mais  je  le  veux  bien.  Voici  votre 
épée;  prenez  la  pointe...  voyons... 

—  Laissez-moi  lire  moi-même,  dit  Cinq-Mars,  pre- 
nant du  bord  de  son  lit  un  côté  du  livre.  Le  vieux 
Grandchamp  avança  gravement  sa  figure  basanée  et 
ses  cheveux  gris  sur  le  pied  du  lit  pour  écouter.  Son 
maître  lut,  s'interrompit  à  la  première  phrase,  mais,  avec 
un  sourire  un  peu  forcé  peut-être,  poursuivit  jusqu'au 
bout  : 

L  Or  c'était  dans  la  cité  de  Mediolanum  qu'ils  compa- 
rurent. 

IL  Le  grand-prêtre  leur  dit  :  Inclinez-vous  et  adorez 
les  dieux. 

III.  Et  le  peuple  était  silencieux,  regardant  leurs  visa- 
ges, qui  parurent  comme  les  visages  des  anges. 

IV.  Mais  Gervais,  prenant  la  main  de  Protais,  s'écria, 
levant  les  yeux  au  ciel,  et  tout  rempli  du  Saint- 
Esprit  : 

V.  0  mon  frère  !  je  vois  le  Fils  de  l'homme  qui  nous 
sourit;  laisse-moi  mourir  le  premier. 

VI.  Car  si  je  voyais  ton  sang,  je  craindrais  de  verser  des 
larmes  indignes  du  Seigneur  notre  Dieu. 

VII.  Or  Protais  lui  répondit  ces  paroles  : 

VIII.  Mon  frère,  il  est  juste  que  je  périsse  après  toi,  car 
j'ai  plus  d'années  et  des  forces  plus  grandes  pour  tfe  voir 
souffrir. 


200  CINQ-MARS. 

IX.  Mais  les  sénateurs  et  le  peuple  grinçaient  des  dents 
contre  eux. 

X.  Et,  les  soldats  les  ayant  frappés,  leurs  têtes  tombè- 
rent ensemble  sur  la  même  pierre. 

XI.  Or  c'est  en  ce  lieu  même  que  le  bienheureux  saint 
Ambroise  trouva  la  cendre  des  deux  martyrs,  qui  rendit 
la  vue  à  un  aveugle. 

—  Eh  bien,  dit  Cinq-Mars  en  regardant  son  ami  lors- 
qu'il eut  fini,  que  répondez-vous  à  cela  ? 

—  La  volonté  de  Dieu  soit  faite;  mais  nous  ne  devons 
pas  la  sonder. 

—  Ni  reculer  dans  nos  desseins  pour  un  jeu  d'enfant, 
reprit  d'Effiat  avec  impatience  et  s'enveloppant  d'un  man- 
teau jeté  sur  lui.  Souvenez-vous  des  vers  que  nous  réci- 
tions autrefois  :  Jusliim  ettenacem  propositi  virinn...  ces 
mots  de  fer  se  sont  imprimés  dans  ma  tête.  Oui,  que 
l'univers  s'écroule  autour  de  moi,  ses  débris  m'emporte- 
ront inébranlable. 

—  Ne  comparons  pas  les  pensées  de  l'homme  à  celles 
du  ciel,  et  soumettons-nons,  dit  de  Thcu  gravement. 

—  Amen,  dit  le  \1eux  Grandchamp,  dont  les  yeux 
s'étaient  remplis  de  larmes  qu'il  essuyait  brusquement. 

—  De  quoi  te  méles-tu,  vieux  soldat  ?  tu  pleures  !  lui 
dit  son  maître. 

—  Amen,  dit  à  la  porte  de  latente  une  voix  nasillarde. 

—  Parbleu,  monsieur,  faites  plutôt  cette  question  à 
rÉminence  grise  qui  vient  chez  vous,  répondit  1.0  fidèle 
serviteur  en  montrant  Joseph,  qui  s'avançait  les  bras  croi- 
sés en  saluant  d'un  air  caressant. 

—  Ah  !  ce  sera  donc  lui  !  murmura  Cinq-Mar.,. 

—  Je  viens  peut-être  mal  à  propos?  dit  Joseph  dou- 
cement. 

—  Fort  à  propos,  peut-être,  dit  Henry  d'Effiat  en  sou- 


L    ESPAGNOL.  201 

rianA  avec  un  regard  à  de  Thou.  Qui  peut  vous  ameiiÊr, 
mon  père,  à  une  heure  du  matin?  Ce  doit  être  quekiue 
bonne  œuvre? 

Joseph  se  vit  mal  accueilli;  et,  comme  il  ne  marchait 
jamais  sans  avoir  au  fond  de  l'Ame  cinq  ou  sL\  reproches 
à  se  faire  vis-à-vis  des  gens  qu'il  abordait,  et  autant  de 
ressources  dans  l'esprit  pour  se  tirer  d'affaire,  il  crut  ici 
que  l'on  avait  découvert  le  but  de  sa  visite,  et  sentit  que 
ce  n'était  pas  le  moment  de  la  mauvaise  humeur  qu'il 
fallait  prendre  pour  préparer  l'amitié.  S'asseyant  donc  as- 
sez froidement  près  du  ht  : 

—  Je  viens,  dit-il,  monsieur,  vous  parler  de  la  pai  t  du 
Cardinal  généralissime  des  deux  prisonniers  espagnols 
que  vous  avez  faits;  il  désire  avoir  des  renseignements 
sur  eux  le  [lus  promptement  possible;  je  dois  les  voir  et 
les  interroger.  Mais  je  ne  comptais  pas  vous  trouver  veil- 
lant encore; je  voulais  seulement  les  recevoir  de  vos  gens. 

Après  un  échange  de  pohtesses  contraintes,  on  fit  en- 
trer dans  la  tente  les  deux  prisonniers,  que  Cinq-Mars 
avait  presque  oubliés.  Ils  parurent,  l'un  jeune  et  mon- 
trant à  découvert  une  physionomie  vive  et  un  peu  sau- 
vage :  c'était  le  soldat  ;  l'autre,  cachant  sa  taille  sous  un 
manteau  brun,  et  ses  traits  sombres,  mais  ambigus  dans 
leur  expression,  sous  l'ombre  de  son  chapeau  à  larges 
bords,  qu'il  n'ôta  pas  :  c'était  l'officier;  il  parla  seul  et 
te  premier  : 

—  Pourquoi  me  faites-vous  quitter  ma  paille  et  mon 
sommeil  ?  est-ce  pour  me  délivrer  ou  me  pendre  ? 

—  Ni  l'un  ni  l'autre,  dit  Joseph. 

—  Qu'ai-je  à  faire  avec  toi,  hom.me  à  longue  barbe  ?  je 
ne  t'ai  pas  vu  à  la  brèche. 

Il  fallut  quelque  temps,  d'après  cet  exorde  aimable, 
pour  faire  comprendre  à  l'étranger  les  droils  qu'avait  ua 
capucm  à  l'interroger. 


202  CINQ-MARS. 

—  Eh  bien,  dit-il  enfin,  que  veux-tu? 

—  Je  veux  savoir  votre  nom  et  votre  pays. 

—  Je  ne  dis  pas  mon  nom  ;  et  quant  à  mon  pays,  j'ai 
l'air  d'un  Espagnol  ;  mais  je  ne  le  suis  peut-être  pas,  car 
un  Espagnol  ne  l'est  jamais. 

Le  père  Joseph,  se  retournant  vers  les  deux  amis,  dit  : 

—  Je  suis  bien  trompé,  ou  j'ai  entendu  ce  son  de  voix 
quelque  part  :  cet  homme  parle  français  sans  accent; 
mais  il  me  semble  qu'il  veut  nous  donner  des  énigmes 
comme  dans  l'Orient. 

—  L'Orient?  c'est  cela,  dit  le  prisonnier,  un  Espagnol 
est  un  homme  de  l'Orient,  c'est  un  Turc  catholique  ;  sou 
sang  languit  ou  bouillonne,  il  est  paresseux  ou  infati- 
gable; l'indolence  le  rend  esclave;  l'ardeur,  cruel;  im- 
mobile dans  son  ignorance,  ingénieux  dans  sa  supersti- 
tion, il  ne  veut  qu'un  livre  religieux,  qu'un  maître 
tyrannique;  il  obéit  à  la  loi  du  bûcher,  il  commande  par 
celle  du  poignard,  il  s'endort  le  soir  dans  sa  misère  san- 
glante, cuvant  le  fanatisme  et  rêvant  le  crime.  Qui  est-ce 
là,  messieurs?  est-ce  l'Espagnol  ou  le  Turc?  devinez. 
Ah!  ah  !  vous  avez  lair  de  trouver  que  j'ai  de  l'esprit 
parce  que  je  rencontre  un  rapport.  Vraiment,  messieurs, 
vous  me  faites  bien  de  l'honneur,  et  cependant  l'idée 
pourrait  se  pousser  plus  loin,  si  l'on  voulait;  si  je  passais 
à  l'ordre  physique,  par  exemple,  ne  pourrais-je  pas  vous 
dire  :  Cet  homme  a  les  traits  graves  ou  allongés ,  l'œil 
noir  et  coupé  en  amande,  les  sourcils  durs,  la  bouche 
triste  et  mobile,  les  joues  basanées,  maigres  et  ridées  ;  sa 
tête  est  rasée,  et  il  la  cou\Te  d'un  mouchoir  noué  en 
turban;  il  passe  un  jour  entier  couché  ou  debout  sous 
un  soleil  brûlant,  sans  mouvement,  sans  parole,  fumant 
un  tabac  qui  l'enivre.  Est-ce  un  Turc  ou  un  Espagnol" 
Étes-vous  contents,  messieurs?  Vraiment,  vouî?  en  avez 
l'air,  vous  riez;  et  de  quoi  riez-vous?  Moi  qui  vous  ai 


l'espagnol.  20S 

présenté  cette  seule  idée ,  je  n'ai  pas  ri  ;  voyez ,  mon 
visage  est  triste.  Ah  !  c'est  peut-être  parce  que  le  sombre 
prisonnier  est  devenu  tout  à  coup  bavard,  et  parle  vite? 
Ah  !  ce  n'est  rien  ;  je  pourrais  vous  en  dire  d'autres,  et 
vous  rendre  quelques  services,  mes  braves  amis.  Si  j& 
me  mettais  dans  les  anecdotes,  par  exemple,  si  je  vous 
disais  que  je  connais  un  prêtre  qui  avait  ordonné  la  mort 
de  quelques  hérétiques  avant  de  dire  la  messe,  et  qui, 
furieux  d'être  interrompu  à  l'autel  durant  le  saint  sacri- 
fice, cria  à  ceux  qui  lui  demandaient  ses  ordres  :  Tuez 
tout!  tuez  tout!  ririez-vous  bien  tous,  messieurs?  Non, 
pas  tous.  Monsieur  que  voilà,  par  exemple,  mordrait  sa 
lèvre  et  sa  barbe.  Oh  !  il  est  vrai  qu'il  pourrait  répondre 
qu'il  a  fait  sagement,  et  qu'on  avait  tort  d'interrompre 
sa  pure  prière.  Mais  si  j'ajoutais  qu'il  s'est  caché  pendant 
une  heure  derrière  la  toile  de  votre  tente,  monsieur  de 
Cinq-Mars,  pour  vous  écouter  parler,  et  qu'il  est  venu 
pour  vous  faire  quelque  perfidie,  et  non  pour  moi,  que 
dirait-il?  Maintenant,  messieurs,  êtes-vous  contents? 
Puis-je  me  retirer  après  cette  parade? 

Le  prisonnier  avait  débité  tout  ceci  avec  la  rapidité 
d'un  vendeur  d'or\iétan,  et  avec  une  voix  si  haute,  que 
Joseph  en  fut  tout  étourdi.  Il  se  leva  indigné  à  la  fin,  et 
s'adressant  à  Cinq-Mars  : 

—  Comment  souffrez-vous,  monsieur,  lui  dit-il,  qu'un 
prisonnier  qui  devait  être  pendu  vous  parle  ainsi? 

L'Espagnol,  sans  daigner  s'occuper  de  lui  davantage, 
se  pencha  vers  d'Effiat,  et  lui  dit  à  l'oreille  : 

—  Je  ne  vous  importe  guère,  donnez-moi  ma  li- 
berté, j'ai  déjà  pu  la  prendre,  mais  je  ne  l'ai  pas  voulu 
sans  votre  consentement;  donnez-la  moi,  ou  faites-moi 
tuer. 

—  Partez  si  vous  le  pouvez,  lui  répondit  Cinq-Mars,  je 
vous  jure  que  j'en  serai  fort  aise. 


204  CINQ-MARS. 

Et  il  fit  dire  à  ses  gens  de  se  retirer  avec  le  soldat, 
qu"il  voulut  garder  à  son  service. 

Ce  fut  l'affaire  d'un  moment;  il  ne  restait  plus  dans 
la  tente  que  les  deux  amis,  le  père  Joseph  décontenancé 
et  l'Espagnol,  lorsque  celui-ci,  ôtant  son  chapeau,  mon- 
tra une  figure  française,  mais  féroce  :  il  riait,  et  sembhùt 
respirer  plus  d'air  dans  sa  large  poitrine. 

—  Oui,  je  suis  Français,  dit-il  à  Joseph;  mais  je  hais  la 
France,  parce  qu'elle  a  donné  le  jour  à  mon  père,  qui 
est  un  monstre,  et  à  moi,  qui  le  suis  devenu,  et  qui  l'ai 
frappé  une  fois;  je  hais  ses  habitants  parce  qu'ils  m'ont 
volé  toute  ma  fortune  au  jeu,  et  que  je  les  ai  volés  et 
tués  depuis;  j'ai  été  deux  ans  Espagnol  pour  faire  mou- 
rir plus  de  Français;  mais  à  présent  je  hais  encore  plus 
l'Espagne;  on  ne  saura  jamais  pourquoi.  Adieu,  je  vais 
vivre  sans  nation  désormais;  tous  les  hommes  sont  mes 
ennemis.  Continue,  Joseph,  et  tu  me  vaudras  bientôt. 
Oui,  tu  m'as  vu  autrefois,  continua-t-il  en  le  poussant 
violemment  par  la  poitrine  et  le  renversant...  je  suis 
Jacques  de  Laubardemont,  fils  de  ton  digne  ami. 

À  ces  mots,  sortant  brusquement  de  la  tente,  il  dispa- 
rut comme  une  apparition  s'évanouirait.  De  Thou  et  les 
laquais,  accourus  à  l'entrée,  le  virent  s'élancer  en  deux 
bonds  par-dessus  un  soldat  surpris  et  désarmé,  et  courir 
vers  les  montagnes  avec  la  vitesse  d'un  cerf,  malgré  plu- 
sieurs coups  de  mousquet  inutiles.  Joseph  profita  du 
désordre  pour  s'évader  en  balbutiant  quelques  mots  de 
politesse,  et  laissa  les  deux  amis  riant  de  son  aventure  et 
de  son  désappointement,  comme  deux  écoliers  riraient 
d'avoir  vu  tomber  les  lunettes  de  leur  pédagogue,  et 
s'apprétant  enfin  à  chercher  un  sommeil  dont  ils  avaient 
besoin  l'un  et  l'autre,  et  qu'ils  trouvèrent  bientôt,  le 
blessé  dans  son  lit,  et  le  jeune  conseiller  dans  son 
fauteuil. 


L'ESPAGNOL.  205 

Pour  le  capucin,  il  s'acheminait  vers  sa  tente,  médi- 
tant comment  il  tirerait  parti  de  tout  ceci  pour  la  meil- 
leure vengeance  possible,  lorsqu'il  rencontra  Laubarde- 
mont  traînant  par  ses  mains  liées  la  jeunesse  insensée.  Us 
se  racontèrent  leurs  mutuelles  et  horribles  aventures. 

Joseph  n'eut  pas  peu  de  plaisir  à  retourner  le  poignard 
dans  la  plaie  de  son  cœur  en  lui  apprenant  le  sort  de 
son  fils. 

—  Vous  n'êtes  pas  précisément  heureux  dans  votre 
intérieur,  ajouta-il  ;  je  vous  conseille  de  faire  enfermer 
votre  nièce  et  pendre  votre  héritier,  si  par  bonheur  vous 
le  retrouvez. 

Laubardemont  rit  affreusement  :  —  Quant  à  cette  petite 
imbécile  que  voilà,  je  vais  la  donner  à  un  ancien  juge 
secret,  à  présent  contrebandier  dans  les  Pyrénées ,  à 
Oloron  :  il  la  fera  ce  qu'il  voudra,  servante  dans  sa  postula, 
par  exemple  ;  je  m'en  soucie  peu,  pourvu  que  monsei- 
gneur ne  puisse  jamais  en  entendre  parler. 

Jeanne  de  Belfiel,  la  tête  baissée,  ne  donna  aucun 
signe  d'intelligence;  toute  lueui  de  raison  était  éteinte 
en  elle  ;  un  seul  mot  lui  était  resté  sur  les  lèvres,  elle  le 
prononçait  continuellement  :  —  Le  juge!  le  juge  !  le  juge! 
dit-elle  tout  bas.  Et  elle  se  tut. 

Son  oncle  et  Joseph  la  chargèrent,  à  peu  près  comme 

un  sac  de  blé,  sur  un  des  chevaux  qu'amenèrent  deux 

domestiques;  Laubardemont  en  monta  un,  et  se  disposa 

a  sortir  du  camp,  voulant  s'enfoncer  dans  les  montagnes 

vant  le  jour. 

—  Bon  voyage!  dit-il  à  Joseph,  faites  bien  vos  affaires 
à  Paris;  je  vous  recommande  Oreste  etPylade. 

—  Bon  voyage  !  répondit  celui-ci.  Je  vous  recommande 
Cassandre  et  CEdipe. 

—  Oh  !  il  n'a  ni  tué  son  père,  ni  épousé  sa  mère... 

—  Mais  il  est  en  bon  chemin  pour  ces  gentillesses. 

12 


206  CINQ-MAR3. 

—  Adieu,  mon  révérend  père  ! 

—  Adieu,  mon  vénérable  ami!  dirent-ils  tout  haut;  — 
mais  tout  bas  : 

—  Adieu,  assassin  à  robe  grise  :  je  retrouverai  l'oreille 
du  Cardinal  en  ton  absence. 

—  Adieu,  scélérat  à  robe  rouge  :  va  détruire  toi-même 
ta  famille  maudite  ;  achève  de  répandre  ton  sang  dans  les 
autres;  ce  qui  en  restera  en  toi,  je  m'en  charge...  Je  par» 
à  présent.  Voilà  une  nuit  bien  remplie' 


DEUXIÈME    PARTIE 


DEUXIÈME    PARTIE 


CHAPITRE  XIV 


L    t M  EU  TE 


Le  Janger,  siie,  est  pressant  et  univer- 
sel, et  au  delà  de  tous  les  calculs  de  la 
prudence  humaine, 

MiUABEAU,  Adresse  au    /ici. 


«  Que  d'une  vitesse  égale  à  celle  de  la  pe72sée,  la  scène 
vole  sur  une  aile  imaginaire^  »  s'écrie  l'immortel  S.haks- 
jigare_avec  le  chœur  de  l'une  de  ses  tragédies,  »  figurez- 
vous  le  roi  sur  V Océan,  suivi  de  sa  belle  flotte  ;  voyez-le , 
suivez-le.  »  Avec  ce  poétique  mouvement  il  traverse  le 
temps  et  l'espace,  et  transporte  à  son  gré  l'assemblée 
attentive  dans  les  lieux  de  ses  sublimes  scènes. 

Nous  allons  user  des  mêmes  droits  sans  avoir  le  même 
génie,  nous  ne  voulons  pas  nous  asseoir  plus  que  lui  sur 
le  trépied  des  unités,  et  jetant  les  yeux  sur  Paris  et  sur  le 
vieux  et  noir  palais  du  Louvre,  nous  passerons  tout  à  coup 
l'espace  de  deux  cents  lieues  et  le  temps  de  deux  années. 

Deux  années  !  que  de  changements  elles  peuvent  ap- 
porter sur  le  front  des  hommes  ,  dans  leurs  familles  ,  et 
surtout  dans  cette  grande  famille  si  troublée  des  nations, 
dont  un  jour  brise  les  alliances,  dont  une  naissance 
apaise  les  guerres,  dont  une  mort  détruit  la  paix  !  Nos 
yeux  ont  vu  des  rois  rentrer  dans  leur  demeure  un  jour 

12. 


210  CINQ-MARS. 

de  printemps  ;  ce  jour-là  même  un  vaisseau  partit  pour 
une  traversée  de  deux  ans  ;  le  navigateur  revint  ;  ils  étaient 
sur  leur  trône  :  rien  ne  semblait  s'être  passé  dans  son 
absence  ;  et  pourtant  Dieu  leur  avait  ôté  cent  jours  de 
règne. 

Mais  rien  n'était  changé  pour  la  France  en  16i2,  épo- 
que à  laquelle  nous  passons,  si  ce  n'était  ses  craintes  et 
ses  espérances.  L'avenir  seul  avait  changé  d'aspect.  Avant 
de  revoir  nos  personnages,  il  importe  de  contempler  en 
grand  l'état  du  royaume. 

La  puissante  unité  de  la  monarchie  était  plus  imposante 
encore  par  le  malheur  des  États  voisins  ;  les  révoltes  de 
l'Angleterre  et  celles  de  l'Espagne  et  du  Portugal  faisaient 
admirer  d'autant  plus  le  calme  dont  jouissait  la  France  ; 
StrafTord  et  Olivarès,  renversés  ou  ébranlés,  grandissaient 
l'immuable  Richelieu. 

Six  armées  formidables,  reposées  sur  leurs  armes 
triomphantes,  servaient  de  rempart  au  royaume  ;  celles 
du  Nord,  liguées  avec  la  Suède,  avaient  fait  fuir  les  Impé 
riaux,  poursuivis  encore  par  l'ombre  de  Gustave-Adolphe; 
celles  qui  regardaient  l'Italie  recevaient  dans  le  Piémont 
les  clefs  des  villes  qu'avait  défendues  le  prince  Thomas  : 
et  celles  qui  redoublaient  la  chaîne  des  Pyrénées  soute- 
naient la  Catalogue  révoltée,  et  frémissaient  encore  devant 
Perpignan,  qu'il  ne  leur  était  pas  permis  de  prendre.  L'in- 
térieur n'était  pas  heureux ,  mais  tranquille.  Un  invisible 
génie  semblait  avoir  maintenu  ce  calme  ;  car  le  Roi,  mor- 
tellement malade,  languissait  à  Saint-Germain  près  d'un 
jeune  favori  ;  et  le  Cardinal ,  disait-on,  se  mourait  à  Nar- 
bonne.  Quelques  morts  pourtant  trahissaient  sa  vie,  et 
de  loin  en  loin  des  hommes  tombaient  comme  frappés 
par  un  soufile  empoisonné,  et  rappelaient  la  puissance 
invisible. 

Saint-Preuil,  l'un  des  ennemis  de  Richelieu,   venait  do 


l'émeute.  211 

porter  sa  tête  de  fer  '  sur  l'échafaud,  sans  honte  m  peur, 
comme  il  le  dit  en  y  montant. 

Cependant  la  France  semblait  gouvernée  par  elle-même; 
car  le  prince  et  le  ministre  étaient  séparés  depuis  long- 
temps :  et,  de  ces  deux  malades,  qui  se  haïssaient  mu- 
tuellement, l'un  n'avait  jamais  tenu  les  rênes  de  son  État, 
l'autre  n'y  faisait  plus  sentir  sa  main  ;  on  ne  l'entendait 
plus  nommer  dans  les  actes  publics,  il  ne  paraissait  plus 
dans  le  gouverneement,  s'effaçait  partout  ;  il  dormait 
comme  l'araignée  au  centre  de  ses  filets. 

S'il  s'était  passé  quelques  événements  et  quelques  révo- 
lutions durant  ces  deux  années,  ce  devait  donc  être  dans  les 
cœurs  ;  ce  devait  être  quelques-uns  de  ces  changements 
occultes,  d'où  naissent,  dans  les  monarchies  sans  base,  des 
bouleversements  effroyables  et  de  longues  et  sanglantes 
dissensions. 

Pour  en  être  éclaircis,  portons  nos  yeux  sur  le  vieux  et 
noir  bâtiment  du  Louvre  inachevé,  et  prêtons  l'oreille  aux 
propos  de  ceux  qui  l'habitent  et  qui  l'environnent. 

On  était  au  mois  de  décembre  ;  un  hiver  rigoureux 
îivait  attristé  Paris,  où  la  misère  et  l'inquiétude  du  peuple 
étaient  extrêmes  ;  cependant  sa  curiosité  l'aiguillonnait 
encore,  et  il  était  avide  des  spectacles  que  lui  donnait  la 
€Our.  Sa  pauvreté  lui  était  moins  pesante  lorsqu'il  con- 
templait les  agitations  de  la  richesse  ;  ses  larmes  moins 
amères  à  la  vue  des  combats  de  la  puissance  ;  et  le  sang 
des  grands,  qui  arrosait  ses  rues  et  semblait  alors  le  seul 
digne  d'être  répandu,  lui  faisait  bénir  son  obscurité.  Déjà 
quelques  scènes  tumultueuses,  quelques  assassinats  écla- 
tants, avaient  fait  sentir  l'affaiblissement  du  monarque, 
l'absence  et  la  fin  prochaine  du  ministre,  et,  comme  une 


1 .  Ce  nom  lui  fut  donné  pour  sa  valeur  et  un  caractère  trop  ferme, 
i^ui  fut  son  seul  crime. 


212  CINQ-MARS. 

sorte  de  prologue  à  la  smglante  comédie  de  la  Fronde , 
vanaient  aiguiser  la  malice  et  même  allumer  les  passions 
des  Parisiens.  Ce  désordre  ne  leur  déplaisait  pas  ;  indiffé- 
rents aux  causes  des  querelles,  fort  abstraites  pour  eux, 
ils  ne  l'étaient  point  aux  individus,  et  commençaient  déjà 
à  prendre  les  chefs  de  parti  en  affection  ou  en  haine,  non 
à  cause  de  l'intérêt  qu'ils  leur  supposaient  pour  le  bien- 
être  de  leur  classe,  mais  tout  simplement  parce  qu'ils  plai- 
saient ou  déplaisaient  comme  des  acteurs. 

Une  nuit  surtout,  des  coups  de  pistolet  et  de  fusil 
avaient  été  entendus  fréquemment  dans  la  Cité  ;  les  pa- 
trouilles nombreuses  des  Suisses  et  des  gardes  du  corps 
venaient  même  d'être  attaquées  et  de  rencontrer  quel- 
ques barricades  dans  les  rues  tortueuses  de  l'île  Notre- 
Dame  ;  des  charrettes  enchaînées  aux  bornes  et  couvertes 
de  tonneaux,  avaient  empêché  les  cavaliers  d'y  pénétrer, 
et  quelques  coups  de  mousquet  avaient  blessé  des  che- 
vaux et  des  hommes.  Cependant  la  ville  dormait  encore , 
excepté  le  quartier  qui  environnait  le  Louvre ,  habité 
dans  ce  moment  par  la  Reine  et  Monsieur,  duc  d'Orléans. 
Là,  tout  annonçait  une  expédition  nocturne  d'une  nature 
très-grave. 

Il  était  deux  heures  du  malin;  il  gelait,  et  l'ombre 
était  épaisse,  lorsqu'un  nombreux  rassemblement  s'arrêta 
sur  le  quai,  à  peine  pavé  alors,  et  occupa  lentement  et 
par  degrés,  le  terrain  sablé  qui  descendait  en  pente  jus- 
qu'à la  Seine.  Deux  cents  hommes,  à  peu  près,  sem- 
blaient composer  cet  attroupement  ;  ils  étaient  envelop- 
pés de  grands  manteaux,  relevés  par  le  fourreau  des 
longues  épées  à  l'espagnole  qu'ils  portaient.  Se  prome- 
nant sans  ordre,  en  long  et  en  large,  ils  semblaient  atten- 
dre les  événements  plutôt  que  les  chercher.  Beaucoup 
d'entre  eux  s'assirent,  les  bras  croisés,  sur  les  pierres 
épirses  du  parapet  commencé  ;  ils  observaient  le  plus. 


l'émkutl:.  2Î3 

grand  silence.  Après  quelques  minutes  cependant,  un 
homme,  qui  paraissait  sortir  d'une  porte  voûtée  du  Lou- 
vre, s'approcha  lentement  avec  une  lanterne  sourde, 
dont  il  portait  les  rayons  au  visage  de  chaque  individu, 
et  qu'il  souffla,  ayant  démêlé  celui  qu'il  cherchait  entre 
tous  :  il  lui  parla  de  cette  façon,  à  demi-voix,  en  lui  ser- 
rant la  main  : 

—  Eh  bien,  Olivier,  que  vcus  a  dit  M.  le  Grand'?  Cela 
va-t-il  bien  ? 

—  Oui,  oui,  je  l'ai  vu  hier  à  Saint-Germain  ;  le  vieux 
chat  est  bien  malade  à  Narbonne,  il  va  s'en  aller  ad 
patres;  mais  il  faut  mener  nos  affaires  rondement,  car  ce 
n'est  pas  la  première  fois  qu'il  fait  l'engourdi.  Avez-vous 
vu  du  monde  pour  ce  soir,  mon  cher  Fontrailles? 

—  Soyez  tranquille,  Montrésor  va  venir  avec  une  cen- 
taine de  gentilshommes  de  Monsieur;  vous  le  reconnaî- 
trez; il  sera  déguisé  en  maître  maçon,  une  règle  à  la 
main.  Mais  n'oubliez  pas  surtout  les  mots  d'ordre  :  les 
savez-vous  biei  tous,  vous  et  vos  amis  ? 

—  Oui,  tous,  excepté  l'abbé  de  Gondi,  qui  n'est  pas 
arrivé  encore  ;  mais.  Dieu  me  pardonne,  je  crois  que  le 
voilà  lui-même.  Qui  diable  l'aurait  reconnu? 

En  effet,  un  petit  homme  sans  soutane,  habillé  en  sol- 
dat des  gardes  françaises,  et  portant  de  très-noires  et 
fausses  moustaches,  se  glissa  entre  eux.  Il  sautait  d'un 
pied  sur  l'autre  avec  un  air  de  joie ,  et  se  frottait  les 
mains. 

—  Vive  Dieu  !  tout  va  bien  ;  mon  ami  Fiesque  ne  faisait 
pas  mieux.  Et,  se  levant  sur  la  pointe  des  pieds  pour  frap- 
per sur  l'épaule  d'Olivier  :  —  Savez-vous  que,  pour  uu 
homme  qui  sort  presque  des  pages,  vous  ne  vous  con- 


1.  On  nommail  ainsi  par  abrévialion  le  grand  écuyer   Cinq-Mars. 
Ce  nom  reviendra  souvent  dans  le  cours  du  récit. 


2U  CINQ-MARS. 

duisez  pas  mal,  sire  Olivier  d'Enlraigues  ?  vous  serez  dauû 
nos  hommes  illustres,  si  nous  trouvons  un  Plutarque. 
Tout  est  bien  organisé,  vous  arrivez  à  point;  ni  plus  tôt, 
ni  plus  tard,  comme  un  vrai  chef  de  parti.  Fontrailles, 
ce  jeune  homme  ira  loin,  je  vous  le  prédis.  Mais  dépé- 
chons-aous  ;  il  nous  viendra  dans  deux  heures  des  pa- 
roissiens de  mon  oncle  l'archevêque  de  Paris  ;  je  les  ai 
bien  échauffés,  et  ils  crieront  :  Vive  Monsieur!  vive  la 
Régence  !  et  plus  de  Cardinal  !  comme  des  enragés.  Ce 
sont  de  bonnes  dévotes,  tout  à  moi,  qui  leur  ont  monté 
la  tète.  Lé  Roi  est  fort  mal.  Oh  !  tout  va  bien,  très-bien. 
Jô  viens  de  Saint-Germain;  j'ai  vu  l'ami  Cinq-Mars;  il  est 
bon,  très-bon,  toujours  ferme  comme  un  roc.  Ah  !  voilà 
ce  que  j'appelle  un  homme  !  Comme  il  les  a  joués  avec 
son  air  mélancolique  et  insouciant  !  11  est  le  maître  de  la 
cour  à  présent.  C'est  fini,  le  roi  va,  dit-on,  le  faire  duc  et 
pair;  il  en  est  fortement  question;  mais  il  hésite  encore  : 
il  faut  décider  cela  par  notre  mouvement  de  ce  soir  :  le 
vœu  du  peuple!  il  faut  faire  le  vœu  du  peuple  absolument; 
nous  allons  le  faire  entendre.  Ce  sera  la  mort  de  Riche- 
lieu, savez-vous  ?  Surtout,  c'est  la  haine  pour  lui  qui  doit 
dominer  dans  les  cris,  car  c'est  là  l'essentiel.  Cela  déci- 
dera enfin  notre  Gaston,  qui  flotte  toujours,  n'est-ce  pas? 

—  Eh!  que  peut-il  faire  autre  chose?  dit  Fontrailles; 
s'il  prenait  une  résolution  aujourd'hui  en  notre  faveur,  ce 
serait  bien  fâcheux. 

—  Et  pourquoi  ? 

—  Parce  que  nous  serions  bien  sûrs  que  demain,  au 
jour,  il  serait  contre. 

—  N'importe,  reprit  l'abbé,  la  reine  a  de  la  tète. 

—  Et  du  cœur  aussi,  dit  Olivier  ;  cela  me  donne  de 
l'espoir  pour  Cinq-Mars,  qui  me  semble  avoir  osé  faire  le 
boudeur  quelquefois  en  la  regardant. 

—  Enfant  que  vous  êtes  !  que  vous  connaissez  encore 


l'émeute.  215 

mal  la  cour  I  Rien  ne  peut  le  soutenir  que  la  main  du  roi, 
qui  l'aime  comme  son  fils;  et,  pour  la  reine,  si  son  cœur 
bat,  c'est  de  souvenir  et  non  d'avenir.  Mais  il  ne  s'agit  pas 
de  ces  fadaises- là;  dites-moî,  mon  cher,  êtes- vous  bien  sûr 
de  votre  jeune  avocat  que  je  vois  rôder  là?  pense-t-il  bien? 

—  Parfaitement;  c'est  un  excellent  Royaliste;  il  jette- 
rait le  Cardinal  à  la  rivière  tout  à  l'heure  :  d'ailleurs  c'est 
Fournier,  de  Loudun,  c'est  tout  dire. 

—  Bien,  bien;  voilà  comme  nous  les  aimons.  Mais  garde 
à  vous,  messieurs  :  on  vient  de  la  rue  Saint-Honoré. 

—  Qui  va  là?  crièrent  les  premiers  de  la  troupe  à  des 
hommes  qui  venaient.  Royalistes  ou  Cardinalistes  ? 

—  Gaston  et  le  Grand,  répondirent  tout  bas  les  nou- 
veau-venus. 

—  C'est  Montrésor  avec  les  gens  de  Monsieur,  dit  Fon- 
trailles  ;  nous  pourrons  bientôt  commencer. 

—  Oui,  par  la  corbleu  !  dit  l'arrivant  ;  car  les  Cardina- 
listes vont  passer  à  trois  heures  ;  on  nous  en  a  instruits 
tout  à  l'heure. 

—  Où  vont-ils?  dit  Fontrailles. 

—  Ils  sont  plus  de  deux  cents  pour  conduire  M.  de 
Ghavigny,  qui  va  voir  le  vieux  chat  à  Narbonne,  dit-on  ; 
ils  ont  cru  plus  sûr  de  longer  le  Louvre. 

—  Eh  bien,  nous  allons  leur  faire  patte  de  velou/s,  dit 
l'abbé. 

Comme  il  achevait,  un  bruit  de  carrosses  et  de  chevaux 
se  fit  entendre.  Plusieurs  hommes  à  manteaux  roulèrent 
une  énorme  pierre  au  milieu  du  pavé.  Les  premiers  cava- 
liers passèrent  rapidement  à  travers  la  foule  et  le  pisto- 
let à  la  main,  se  doutant  bien  de  quelque  chosa;  mais  le 
postillon  qui  guidait  les  chevaux  de  la  première  voiture 
s'embarrassa  dans  la  pierre  et  s'abattit. 

—  Quel  est  donc  ce  carrosse  qui  écrase  les  piétons  î 
crièrent  à  la  fois  tous  les  hommes  en  manteau.  C'est  bien 


216  CINQ-MARS. 

tjrannique!  Ce  ne  peut  être  qu'un  arni  du  Cardinal  de  La 
Rochelle^. 

—  C'est  quelqu'un  qui  ne  craint  pas  les  amis  du  petit 
le  Grand,  s'écria  uns  voLx  à  la  portière  ouverte,  d'où  un 
homme  s'élança  sur  un  cheval. 

—  Rangez  ces  Cardinahstes  jusque  dans  la  rivière  !  dit 
une  voix  aigre  et  perçante. 

Ce  fut  le  signal  des  coups  de  pistolet  qui  s'échangèrent 
avec  fureur  de  chaque  côté,  et  qui  prêtèrent  une  lumière 
à  cette  scène  tumultueuse  et  sombre;  le  cliquetis  des 
épées  et  le  piétinement  des  chevaax  n'empêchaient  pas 
de  distinguer  les  cris,  d'un  côté  :  A  bas  le  ministre  !  vive 
le  roi  !  vive  Monsieur  et  monsieur  le  Grand  !  à  bas  les  bas 
rouges!  de  l'autre  :  Vive  Son  Éminence!  vive  le  grand 
Cardinal  !  mort  aux  factieux  !  vive  le  Roi  !  car  le  nom  du 
Roi  présidait  à  toutes  les  haines  comme  à  toutes  les  aiïec- 
tions,  à  cette  étrange  époque. 

Cependant  les  hommes  à  pied  avaient  réussi  à  placer 
les  deux  carrosses  à  travers  du  quai,  de  manière  à  s'en 
faire  un  rempart  contre  les  chevaux  de  Chavigny,  et  de 
là,  entre  les  roues ,  par  les  portières  et  sous  les  ressorts , 
les  accablaient  de  coups  de  pistolet  et  en  avaient  démonté 
plusieurs.  Le  tumulte  était  affreux,  lorsque  les  portes  du 
Louvre  s'ouvrirent  tout  à  coup,  et  deux  escadrons  des 
gardes  du  corps  sortirent  au  trot;  la  plupart  avaient  di.'s 
torches  à  la  main  pour  éclairer  ceux  qu'ils  allaient  atta- 
quer et  eiLX-mèmes.  La  scène  changea.  A  mesure  que  les 
gardes  arrivaient  à  l'un  des  hommes  à  pied,  on  voyait 
cet  homme  s'arrêlcr,  ôter  son  chapeau,  se  faire  recon- 
naître et  se  nommer,  et  le  garde  se  retirait,  quelquefois 
en  saluant,  d'autres  fois  en  lui  serrant  la  main.  Ce  secours 

1.  Dans  le  iong  sit'go  de  cette  ville  on  donna  co  nom  à  31.  de  Ri- 
cncii  u  pour  tourne  en  ridicule  son  obstination  à  commander  comme 
jcuvrul  en  chef  et  s'altribusr  le  mérite  de  !;i  prise  de   Lu   Rochelle 


l'émeute.  217 

aux  carrosses  de  Chavigny  fat  donc  à  peu  près  inutile  et 
ne  servit  qu'à  augmenter  la  confusion.  Les  gardes  du 
corps,  comme  pour  l'acquit  de  leur  conscience,  parcou- 
raient la  foule  des  duellistes  en  disant  mollement  :  —  Al- 
lons, messieurs,  de  la  modération. 

Mais,  lorsque  deux  gentilshommes  avaient  bien  engagé 
le  fer  et  se  trouvaient  bien  acharnés,  le  garde  qui  les 
voyait  s'arrêtait  pour  juger  les  coups,  et  quelquefois 
même  favorisait  celui  qu'il  pensait  être  de  son  opinion  ; 
car  ce  corps,  comme  toute  la  France,  avait  ses  Royalistes 
et  ses  Cardinalistes. 

Les  fenêtres  du  Louvre  s'éclairaient  peu  à  peu,  et 
l'on  y  voyait  beaucoup  de  têtes  de  femmes  derrière  les 
petits  carreaux  en  losanges,  attentives  à  contempler  le 
combat. 

De  nombreuses  patrouilles  de  Suisses  sortirent  avec 
des  flambeaux  ;  on  distinguait  ces  soldats  à  leur  étrange 
uniforme.  Ils  portaient  le  bras  droit  rayé  de  bleu  et  de 
rouge,  et  le  bas  de  soie  de  leur  jambe  droite  était  rouge  ; 
le  côté  gauche  rayé  de  bleu,  rouge  et  blanc,  et  le  bas 
blanc  et  rouge.  On  avait  espéré,  sans  doute,  au  château 
royal,  que  cette  troupe  étrangère  pourrait  dissiper  l'at- 
troupement ;  mais  on  se  trompa.  Ces  impassibles  soldats, 
suivant  froidement,  exactement  et  sans  les  dépasser,  les 
ordres  qu'on  leur  avait  donnés,  circulèrent  avec  symé- 
trie entre  les  groupes  armés  qu'ils  divisaient  un  moment, 
vinrent  se  réunir  devant  la  grille  avec  une  précision 
parfaite,  et  rentrèrent  en  ordre  comme  à  la  manœuvre, 
sans  s'informer  si  les  ennemis  à  travers  lesquels  ils  étaient 
passés  s'étaient  rejoints  ou  non. 

Mais  le  bruit,  un  moment  apaisé,  redevint  général  à 
force  d'explications  particuUères.  On  entendait  partout 
des  appels,  des  injures  et  des  imprécations  ;  il  ne  sem- 
blait pas  que  rien  put  faire  cesser  ce  combat  que  la  dos- 

13 


218  C1NQ-M\RS. 

truclion  de  l'un  des  deux  partis,  lorsqtie  des  cris,  ou 
plutôt  des  hurlements  affreux,  vinrent  mettre  le  comble 
au  tumulte.  L'abbé  de  Gondi,  alors  occupé  à  tirer  un  ca- 
valier par  son  manteau  pour  le  faire  tomber,  s'écria  :  — 
Voilà  mes  gens!  Fontrailles,  vous  allez  en  voir  de  belles  ; 
voyez,  voyez  déjà  comme  cela  court  !  c'est  charmant, 
vraiment  ! 

Et  il  lâcha  prise  et  monta  sur  une  pierre  pour  considé- 
rer les  manœuvres  de  ses  troupes,  croisant  ses  bras  avec 
l'importance  d'un  général  d'armée.  Le  jour  commençait 
à  poindre,  et  l'on  vit  que  du  bout  de  l'île  Saint- Louis 
accourait,  en  effet,  une  foule  d'hommes,  de  femmes  et 
d'enfants  de  la  lie  du  peuple,  poussant  au  ciel  et  vers  le 
Louvre  d'étranges  vociférations.  Des  filles  portaient  de 
longues  épées,  des  enfants  traînaient  d'immenses  halle- 
bardes et  des  piques  damasquinées  du  temps  de  la  Ligue; 
des  vieilles  en  haillons  tiraient  après  elles,  avec  des  cor- 
des, des  charrettes  pleines  d'anciennes  armes  rouillées  et 
rompues  ;  des  ouvriers  de  tous  les  métiers,  ivres  pour  la 
plupart,  les  suivaient  avec  des  bâtons,  des  fourches,  des 
lances,  des  pelles,  des  torches,  des  pieux,  des  crocs,  des 
leviers,  des  sabres  et  des  broches  aiguës  ;  ils  chantaient 
et  hurlaient  tour  à  tour,  contrefaisant  avec  des  rires 
atroces  les  miaulements  du  chat,  et  portant,  comme  un 
drapeau,  un  de  ces  animaux  pendus  au  bout  d'une  perche 
et  enveloppé  dans  un  lambeau  rouge,  figurant  ainsi  le 
Cardinal,  dont  le  goût  pour  les  chats  était  connu  générale- 
ment. Des  crieurs  publics  couraient,  tout  rouge  et  hale- 
tants, semer  sur  les  ruisseaux  et  les  pavés,  coller  sur  les 
parapets,  les  bornes,  les  murs  des  maisons  et  du  palais 
même,  de  longues  histoires  satiriques  en  petits  vers, 
faites  sur  les  personnages  du  temps  ;  des  garçons  bou- 
chers et  mariniers  portant  de  larges  coutelas,  battaient 
la  charge  sur  des  chaudrons,  et  traînaient  dans  la  boue 


l'émeute.  219 

un  porc  nouvellement  égorgé,  coiffé  de  la  calotte  rouge 
d'un  enfant  de  chœur.  De  jeunes  et  vigoureux  drôles, 
vêtus  en  femmes  et  enluminés  d'un  grossier  vermillon, 
criaient  d'une  voix  forcenée  .  Nous  sommes  des  mères  de 
famille  iminéespar  Richelieu  :  mort  au  Cardinal  !  Ils  por- 
taient dans  leurs  bras  des  nourrissons  de  paille  qu'ils 
faisaient  le  geste  de  jeter  à  la  rivière,  et  les  y  jetaient  en 
effet. 

Lorsque  cette  dégoûtante  cohue  eut  inondé  les  quai;> 
de  ses  miUiers  d'individus  infernaux,  elle  produisit  un 
effet  étrange  sur  les  combattants,  et  tout  à  fait  contraire 
à  ce  qu'en  attendait  leur  patron.  Les  ennemis  de  chaque 
faction  abaissèrent  leurs  armes  et  se  séparèrent.  Ceux  de 
Monsieur  et  de  Cinq-Mars  furent  révoltés  de  se  voir  se- 
courus par  de  tels  auxiliaires,  et,  aidant  eux-mêmes  les 
gentilshommes  du  Cardinal  à  remonter  à  cheval  et  en 
voiture,  leurs  valets  à  y  porter  les  blessés,  donnèrent  des 
rendez-vous  particuhers  à  leurs  adversaires  pour  vider  leur 
querelle  sur  un  terrain  plus  secret  et  plus  digne  d'eux. 
Rougissant  de  la  supériorité  du  nombre  et  des  ignobles 
troupes  qu'ils  semblaient  commander ,  entrevoyant , 
peut-être  pour  la  première  fois,  les  funestes  conséquences 
de  leurs  jeux  politiques  ,  et  voyant  quel  était  le  Union 
qu'ils  venaient  de  remuer,  ils  se  divisèrent  pour  se  reti- 
rer, enfonçant  leurs  chapeaux  larges  sur  leurs  yeux,  je- 
tant leurs  manteaux  sur  leurs  épaules,  et  redoutant  le 
jour. 

—  Vous  avez  tout  dérangé,  mon  cher  abbé,  avec  celte' 
canaille,  dit  Fontrailles,  en  frappant  du  pied,  à  Gondi, 
qui  se  trouvait  assez  interdit  ;  votre  bonhomme  d'oncle 
a  là  de  joHs  paroissiens? 

—  Ce  n'est  pas  ma  faute,  reprit  cependant  Gondi,  d'un 
ton  mutin  ;  c'est  que  ces  idiots  sont  arrivée  une  heure 
trop  tard;  s'ils  fussent  venus  à  h  nuit  on  ne  les  aurait 


220  CINQ-MARS. 

pas  vus,  ce  qui  les  gâte  un  peu,  à  dire  le  vrai  (car  j'avoue 
que  le  grand  jour  leur  fait  tort),  et  on  n'aurait  entendu 
que  la  voix  du  peuple  :  Vox  popuU,  Vox  Dei.  D'ailleurs,  il 
n'y  a  pas  tant  de  mal;  ils  vont  nous  donner,  par  leur 
foule,  les  moyens  de  nous  évader  sans  être  reconnus,  et, 
au  bout  du  compte,  notre  tâche  est  finie  ;  nous  ne  vou- 
lions pas  la  mort  du  pécheur  :  Chavigny  et  les  siens  sont 
de  braves  gens  que  j'aime  beaucoup  ;  s'il  n'est  qu'un  peu 
blessé,  tant  mieux.  Adieu,  je  vais  voir  M.  de  Bouillon, 
qui  arrive  d'Italie. 

—  Olivier,  dit  Fontrailles,  partez  donc  pour  Saint-Ger- 
main avec  Fournier  et  Ambrosio;  je  vais  rendre  compte 
à  Monsieur,  avec  Mon  trésor. 

Tout  se  sépara,  et  le  dégoût  fit  sur  ces  gens  bien  élevés 
ce  que  la  force  n'avait  pu  faire. 

Ainsi  se  termina  celte  échauffourée,  qui  semblait  pou- 
voir enfanter  de  grands  malheurs  ;  personne  n'y  fut  tué  ; 
les  cavaliers,  avec  quelques  égratignures  de  plus,  et  quel- 
ques-uns avec  leurs  bourses  de  moins,  à  leur  grande  sur- 
prise, reprirent  leur  roule  près  des  carrosses  par  des  rues 
détournées;  les  autres  s'évadèrerrt,  un  à  un,  à  travers  la 
populace  qu'ils  avaient  soulevée.  Les  misérables  qui  la 
composaient,  dénués  de  chefs  de  troupes,  restèrent  en- 
core deux  heures  à  pousser  les  mêmes  cris,  jusqu'à  ce 
que  leur  vin  fût  cuvé  et  que  le  froid  éteignît  ensemble 
le  feu  de  leur  sang  et  de  leur  enthousiasme.  On  voyait 
aux  fenêtres  des  maisons  du  quai  de  la  Cilé  et  le  long  des 
murs  le  sage  et  véritable  peuple  de  Paris,  regardant  d'un 
air  triste  et  dans  un  morne  silence  ces  préludes  de  dé- 
sordre ;  tandis  que  le  corps  des  marchands,  velu  de  noir, 
précédé  de  ses  échevins  et  de  ses  prévôts,  s'acheminait 
lenlement  et  courageusement,  à  travers  la  populace,  vers 
\e  Palais  de  Justice  oh  àeyaàt  s'assembler  le  parlement,  et 
jUait  lui  porter  plainte  de  ces  effrayantes  scènes  nocturnes. 


l'émeute.  221 

Cependant  les  appartements  de  Gaston  d'Orléans  étaient 
dans  une  grande  rumeur.  Ce  prince  occupait  alors  l'aile 
du  Louvre  parallèle  aux  Tuileries,  et  ses  fenêtres  don- 
naient d'un  côté  sur  la  cour,  et  de  l'autre  sur  un  amas  de 
petites  maisons  et  de  rues  étroites  qui  couvraient  la  place 
presque  en  entier.  Il  s'était  levé  précipitamment,  réveillé 
en  sursaut  par  le  bruit  des  armes  à  feu,  avait  jeté  ses 
pieds  dans  de  larges  mules  carrées,  à  hauts  talons,  et, 
enveloppé  dans  une  vaste  robe  de  chambre  de  soie  cou- 
verte de  dessins  d'or  brodés  en  relief,  se  promenait  en 
long  et  en  large  dans  sa  chambre  à  coucher,  envoyant, 
de  minute  en  minute,  un  laquais  nouveau  pour  deman- 
der ce  qui  se  passait,  et  s'écriant  qu'on  courût  chercher 
l'abbé  de  La  Rivière,  son  conseil  accoutumé;  mais,  par 
malheur,  il  était  sorti  de  Paris.  A  chaque  coup  de  pistolet, 
ce  prince  timide  courait  aux  fenêtres,  sans  rien  voir  autre 
chose  que  quelques  flambeaux  que  l'on  portait  en  cou- 
rant; on  avait  beau  lui  dire  que  les  cris  qu'il  entendait 
étaient  en  sa  faveur,  il  ne  cessait  de  se  promener  par  les 
appartements,  dans  le  plus  grand  désordre,  ses  longs  che- 
veux noirs  et  ses  yeux  bleus  ouverts  et  agrandis  par  l'in- 
quiétude et  l'effroi  ;  il  était  moitié  nu  lorsque  Montrésor 
et  Fontrailles  arrivèrent  enfin,  et  le  trouvèrent  se  frappant 
la  poitrine  et  répétant  mille  fois  :  Mea  cidpa,  mea  culpa. 

—  Eh  bien,  arrivez  donc!  leur  cria-t-il  de  loin, courant 
au  devant  d'eux;  arrivez  donc  enfin!  que  se  passe-t-il? 
que  fait-on  là  ?  quels  sont  ces  assassins?  quels  sont  ces 
cris? 

—  On  crie  :  Vive  Monsieur. 

Gaston,  sans  faire  semblant  d'entendre,  et  tenant  un 
instant  la  porte  de  sa  chambre  ouverte,  pour  que  sa  voix 
pénétrcàt  jusque  dans  les  galeries  où.  étaient  les  gens  de  sa 
maison,  continua  en  criant  de  toute  sa  force  et  en  gesti- 
culant ; 


222  CINQ-MARS. 

—  Je  ne  sais  rien  de  tout  ceci  et  n"ai  rien  autorisé;  je 
ne  veux  rien  entendre,  je  ne  veux  rien  savoir  ;  je  n'en- 
trerai jamais  dans  aucun  projet;  ce  sont  des  factieux  qui 
font  tout  ce  bruit  :  ne  m'en  parlez  pas  si  vous  voulez  être 
bien  vus  ici  ;  je  ne  suis  l'ennemi  de  personne,  je  déteste 
de  telles  scènes... 

Fontrailles,  qui  savait  à  quel  homme  il  avait  affaire, 
ne  répondit  rien,  et  entra  avec  son  ami,  mais  sans  se  pres- 
ser, afin  que  Monsieur  eût  le  temps  de  jeter  son  premier 
feu  ;  et,  quand  tout  fut  dit  et  la  porte  fermée  avec  soin, 
il  prit  la  parole  : 

—  Monseigneur ,  dit-il ,  nous  venons  vous  demander 
mille  pardons  de  l'impertinence  de  ce  peuple,  qui  ne 
cesse  de  crier  qu'il  veut  la  mort  de  votre  ennemi,  et 
qu'il  voudrait  même  vous  voir  Régent  si  nous  avions  le 
malheur  de  perdre  sa  majesté;  oui,  le  peuple  est  tou- 
jours libre  dans  ses  propos;  mais  il  était  si  nombreux, 
que  tous  nos  efforts  n'ont  pu  le  contenir  :  c'était  le  cri 
du  cœur  dans  toute  sa  vérité  ;  c'était  une  explosion  d'a- 
mour que  la  froide  raison  n'a  pu  réprimer,  et  qui  sortait 
de  toutes  les  règles. 

—  Mais  enfin,  que  s'est-il  passé?  reprit  Gaston  un  peu 
calmé  :  qu'ont-ils  fait  depuis  quatre  heures  que  je  les 
entends? 

—  Cet  amour,  continua  froidement  Montrésor,  comme 
M.  de  Fontrailles  a  l'honneur  de  vous  le  dire,  sortait  tel- 
lement des  règles  et  des  bornes,  qu'il  nous  a  entraînés 
nous-mêmes,  et  nous  nous  sommes  sentis  saisis  de  cet 
enthousiasme  qui  nous  transporte  toujours  au  nom  seul 
de  Monsieur,  et  qui  nous  a  portés  à  des  choses  que  nous 
n'avions  pas  préméditées. 

—  Mais  enfin,  qu'avez- vous  fait!  reprit  le  prince... 

—  Ces  choses,  reprit  Fontrailles,  dont  M.  de  Montrésor 
al'hohneur  de  parler  à  Monsieur,  sont  précisément  de 


l'émeute.  223 

celles  que  je  prévoyais  ici  même  hier  au  soir,  quand  j'eus 
l'honneur  de  l'entretenir. 

—  Il  ne  s'agit  pas  de  cela,  interrompit  Gaston;  vous 
ne  pourrez  pas  dire  que  j'aie  rien  ordonné  ni  autorisé; 
je  ne  me  mêle  de  rien,  je  n'entends  rien  au  gouverne- 
ment... 

—  Je  conviens,  poursuivit  Fontrailles,  que  votre  Al-« 
tesse  n'a  rien  ordonné;  mais  elle  m'a  permis  de  lui  dira 
que  je  prévoyais  que  cette  nuit  serait  troublée  vers  les 
deux  heures,  et  j'espérais  que  son  étonnement  serait 
moins  grand. 

Le  prince,  se  remettant  peu  à  peu,  et  voyant  qu'il  n'ef- 
frayait pas  les  deux  champions;  ayant  d'ailleurs  dans  sa 
conscience  et  hsant  dans  leurs  yeux  le  souvenir  du  con- 
sentement qu'il  leur  avait  donné  la  veille,  s'assit  sur  le 
bord  de  son  lit,  croisa  les  bras,  et,  les  regardant  d'un  air 
de  juge,  leur  dit  encore  avec  une  voix  imposante  ; 

—  Mais  enfin,  qu'avez- vous  donc  fait? 

—  Ehl  presque  rien,  monseigneur,  dit  Fontrailles;  le 
hasard  nous  a  fait  rencontrer  dans  la  foule  quelques-uns 
de  nos  amis  qui  avaient  eu  querelle  avec  le  cocher  de 
M.  de  Chavigny  qui  les  écrasait;  il  s'en  est  suivi  quelques 
propos  un  peu  vifs,  quelques  petits  gestes  un  peu  brus- 
ques, quelques  égratignures  qui  ont  fait  rebrousser  che- 
min au  carrosse ,  et  voilà  tout. 

—  Absolument  tout,  répéta  Montrésor. 

—  Comment,  tout  !  s'écria  Gaston  très-ému  et  sautant 
dans  la  chambre  ;  et  n'est-ce  donc  rien  que  d'arrêter  la 
voiture  d'un  ami  du  Cardinal -Duc?  Je  n'aime  point  les 
scènes,  je  vous  l'ai  déjà  dit  ;  je  ne  hais  point  le  Cardinal; 
c'est  un  grand  politique,  certainement,  un  très-grand  po- 
litique; vous  me  compromettez  horriblement;  on  sait 
que  Montrésor  est  à  moi;  si  on  l'a  reconnu,  on  dira  que 
je  l'ai  envoyé... 


22li  CINQ-MARS. 

—  Le  hasard,  répondit  Montrésor,  m'a  fait  trouver  cei 
habit  du  peuple  que  Monsieur  peut  voir  sous  mon  man- 
teau, et  que  j'ai  préféré  à  tout  autre  par  ce  motif. 

Gaston  respira, 

—  Vous  êtes  bien  sûr  qu'on  ne  vous  a  pas  reconnu? 
dit-il  ;  c'est  que  vous  sentez,  mon  cher  ami,  combien  ce 
serait  pénible...  convenez-en  vous-même... 

—  Si  j'en  suis  sûr,  ô  ciel  !  s'écria  le  gentilhomme  du 
prince  :  je  gagerais  ma  tête  et  ma  part  du  Paradis  que 
personne  n'a  vu  mes  traits  et  ne  m'a  appelé  par  mon 
nom. 

—  Eh  bien,  continua  Gaston,  se  rasseyant  sur  son  lit 
et  prenant  un  air  plus  calme,  et  même  où  brillait  une 
légère  satisfaction,  contez-moi  donc  un  peu  ce  qui  s'est 
passé. 

Fontrailles  se  chargea  du  récit,  où,  comme  l'on  pense, 
le  peuple  jouait  un  grand  rôle  et  les  gens  de  Monsieur 
aucun;  et,  dans  sa  péroraison,  il  ajouta,  entrant  dans  les 
détails  :  -r-  On  a  pu  voir,  de  vos  fenêtres  mêmes,  mon- 
seigneur, de  respectables  mères  de  famille,  poussées  par 
le  désespoir,  jeter  leurs  enfants  dans  la  Seine  en  maudis- 
sant Richelieu. 

—  Ah  !  c'est  épouvantable  !  s'écria  le  prince  indigné  ou 
feignant  de  l'être  et  de  croire  à  ces  excès.  11  est  donc 
bien  vrai  qu'il  est  détesté  si  généralement  ?  mais  il  faut 
convenir  qu'il  le  mérite  !  Quoi  !  son  ambition  et  son  ava- 
rice ont  réduit  là  ces  bons  habitants  de  Paris  que  j'aime' 
tant! 

-  Oui,  monseigneur,  repiit  l'orateur;  et  ici  ce  n'est 
pas  Paris  seulement,  c'est  la  France  entière  qui  vous  sup- 
plie avec  nous  de  vous  décider  à  la  délivrer  de  ce  tyran  ; 
tout  est  prêt;  il  ne  faut  qu'un  signe  de  votre  tête  auguste 
pour  anéantir  ce  pygmée,  qui  a  tenté  l'abaissemer*.  de  1- 
maison  royale  elle-même. 


l'émeute.  225 

—  Hélas  !  Dieu  m'est  témoin  que  je  lui  pardonne  cette 
injure,  reprit  Gaston  en  levant  les  yeux;  mais  je  ne  puis 
entendre  plus  longtemps  les  cris  du  peuple;  oui,  j'irai  à 
son  secours  I . . . 

—  Ah  !  nous  tombons  à  vos  genoux  !  s'écria  Montrésor 
s'inclinant... 

—  C'est-à-dire,  reprit  le  prince  en  reculant,  autant  que 
ma  dignité  ne  sera  pas  compromise  et  que  l'on  ne  verra 
nulle  part  mon  nom. 

—  Et  c'est  justement  lui  que  nous  voudrions  !  s'écria 
Fontrailles,  un  peu  plus  à  son  aise...  Tenez,  monseigneur, 
il  y  a  déjà  quelques  noms  à  mettre  à  la  suite  du  vôtre, 
et  qui  ne  craignent  pas  de  s'inscrire  ;  je  vous  les  dirai 
sur-le-champ  si  vous  voulez... 

—  Mais,  mais,  mais...  dit  le  duc  d'Orléans  avec  un  peu 
d'effroi,  savez-vous  que  c'est  une  conjuration  que  vous 
me  proposez  là  tout  simplement?... 

—  Fi  donc  !  fi  donc!  monseigneur, des  gens  d'honneur 
comme  nous!  une  conjuration!  ah!  du  tout!. une  ligue, 
tout  au  plus,  un  petit  accord  pour  donner  la  direclion  au 
vœu  unanime  de  la  nation  et  de  la  cour  :  voilà  tout  ! 

—  Mais...  mais  cela  n'est  pas  clair,  car  enfin  cette  af- 
faire ne  serait  ni  générale  ni  publique  :  donc  ce  serait 
une  conjuration;  vous* n'avoueriez  pas  que  vous  en  êtes? 

—  Moi,  monseigneur? pardonnez-moi,  à  toute  la  terre, 
puisque  tout  le  royaume  en  est  déjà,  et  je  suis  du  royaume. 
Eh!  qui  ne  mettrait  son  nom  après  celui  de  MM.  de  Bou'I- 
lon  et  de  Cinq-Mars?... 

—  Après,  peut-être,  mais  avant?  dit  Gaston  en  fixant 
ses  regards  sur  Fontraillea^  et  plus  finement  qu'il  ne  s'y 
attendait. 

Celui-ci  sembla  hésiter  un  moment... 

—  Eh  bien,  que  ferait  Monsieui'.,  si  je  'lui  disais  des 
noms  après  lesauels  il  Dùt  mettre  le  sien  ? 

13. 


226  CINQ-MARS. 

—  Ah  !  ah  !  voilà  qui  est  plaisant,  reprit  le  prince  en 
riant  ;  savez-vous  qu'au-dessus  du  mien  il  n'y  en  a  pas 
beaucoup?  Je  n'en  vois  qu'un. 

—  Enfin,  s'il  y  en  a  un,  monseigneur  nous  prom3t-il 
de  signer  celui  de  Gaston  au-dessous  ? 

—  Ah  !  parbleu,  de  tout  mon  cœur,  je  ne  risque  rien, 
car  je  ne  vois  que  le  Roi,  qui  n'est  sûrement  pas  de  la 
partie. 

—  Eh  bien,  à  dater  de  ce  moment,  permettez,  dit 
Montrésor,  que  nous  vous  prenions  au  mot,  et  veuillez 
bien  consentir  à  présent  à  deux  choses  seulement  :  voir 
M.  de  Bouillon  chez  la  Reine,  et  M.  le  grand  écuyer  chez 
le  Roi. 

—  Tope  I  dit  Monsieur  gaiement  et  frappant  l'épaule  de 
Montrésor,  j'irai  dès  aujourd'hui  à  la  toilette  de  ma  belle- 
sœur,  et  je  prierai  mon  frère  de  venir  courre  un  cerf  à 
Chambord  avec  moi. 

Les  deux  amis  n'en  demandaient  pas  plus,  et  furent 
surpris  eux-mêmes  de  leur  ouvrage;  jamais  ils  n'avaient 
vu  tant  de  résolution  à  leur  chef.  Aussi,  de  peur  de  le 
mettre  sur  une  voie  qui  pût  le  détourner  delà  route  qu'il 
venait  de  prendre,  ils  se  hâtèrent  de  jeter  la  conversatior 
sur  d'autres  sujets,  et  se  retirèrent  charmés,  en  laissant 
pour  derniers  mots  dans  son  oreille  qu'ils  comptaient  sur 
ses  dernières  promesse?^. 


l'algove.  227 

CHAPITRE  XV 

l'alcove 


Les  reines  ont  été  vues  pleurant  comme  de 
simples  femmes. 

ClIiîBACBniAND. 

Qu'il  est  doux  d  être  belle  alors  qu'on   ost  aimée 
Prlphine  Gat. 


Tandis  qu'un  prince  était  ainsi  rassuré  avec  peine  par 
ceux  qui  l'entouraient,  et  leur  laissait  voir  un  effroi  qui  pou- 
vait être  contagieux  pour  eux,  une  princesse,  plus  exposée 
aux  accidents,  plus  isolée  par  l'indifférence  de  son  mari, 
plus  faible  par  sa  nature  et  par  la  timidité  qui  vient  de 
l'absence  du  bonheur,  donnait  de  son  côté  l'exemple  du 
courage  le  plus  calme  et  de  la  plus  pieuse  résignation,  et 
raffermissait  sa  suite  effrayée  :  c'était  la  Reine.  A  peine 
endormie  depuis  une  heure,  elle  avait  entendu  des  cris 
aigus  derrière  les  portes  et  les  épaisses  tapisseries  de  sa 
chambre.  Elle  ordonna  à  ses  femmes  de  faire  entrer,  et  la 
duchesse  de  Chevreuse,  en  chemise  et  enveloppée  dans 
un  grand  manteau,  vint  tomber  presque  évanouie  au  pied 
de  son  lit,  suivie  de  quatre  dames  d'atours  et  de  trois 
femmes  de  chambre.  Ses  pieds  délicats  étaient  nus,  et  ils 
saignaient,  parce  qu'elle  s'était  blessée  en  courant  ;  elle 
criait  en  pleurant  comme  un  enfant,  qu'un  coup  de  pis- 
tolet avait  brisé  ses  volets  et  ses  carreaux,  et  l'avait 
blessée;  qu'elle  suppliait  la  Reine  de  la  renvoyer  en  exil, 
où  elle  se  trouvait  plus  tranquille  que  dans  un  pays  oh 
l'on  voulait  l'assassiner  parce  qu'elle  était  l'amie  de  Sa 
Majesté.  Elle  avait  ses  cheveux  dans  un  grand  désordre 


228  CINQ -MARS. 

et  tombant  jusqu'à  ses  pieds  :  c'était  sa  principale  beauté, 
et  la  jeune  Reine  pensa  qu'il  y  avait  dans  celte  toilette 
moins  de  hasard  que  l'on  ne  l'eût  pu  croire. 

—  Ëh!  ma  chère,  qu'arrive-t-il  donc?  lui  dit-elle  avec 
assez  de  sang-froid;  vous  avez  l'air  de  Madeleine,  mais 
dans  sa  jeunesse,  avant  le  repentir.  Il  est  probable  que  si 
l'on  en  veut  à  quelqu'un  ici,  c'est  à  moi;  tranquillisez- 
vous. 

—  Non,  madame,  sauvez-moi,  protégez-moi!  c'est  ce 
Richelieu  qui  me  poursuit,  j'en  suis  certaine. 

Le  bruit  des  pistolets  qui  s'entendit  alors  plus  distinc- 
tement, convainquit  la  Reine  que  les  terreurs  de  madame 
de  Chevreuse  n'étaient  pas  vaines. 

—  Venez  m'habiller,  madame  de  Motteville!  cria-t-elle. 

Mais  celle-ci  avait  perdu  la  tète  entièrement,  et,  ou- 
vrant un  de  ces  immenses  cofîres  d'ébène  qui  servaient 
d'armoire  alors,  en  lirait  une  cassette  de  diamants  de  la 
princesse  pour  la  sauver,  et  ne  l'écoutait  pas.  Les  autres 
femmes  avaient  vu  sur  une  fenêtre  la  lueur  des  torches, 
et,  s'imaginant  que  le  feu  était  au  palais,  précipitaient  Les 
bijoux,  les  dentelles,  les  vases  d'or,  et  jusqu'aux  porce- 
laines, dans  des  draps  qu'elles  voulaient  jeter  ensuite  par 
la  fenêtre.  En  môme  temps  survint  madame  de  Guéménée, 
ua  peu  plus  habillée  que  la  duchesse  de  Chevreuse , 
mais  ayant  pris  la  chose  plus  au  tragique  encore  ;  l'effroi 
qu'elle  avait  en  donna  un  peu  à  la  Reine,  à  cause  du  ca- 
ractère cérémonieux  et  paisible  qu'on  lui  connaissait.  Elle 
entra  sans  saluer,  pâle  comme  un  spectre,  et  dit  avec  vo- 
lubilité : 

—  Madame,  il  est  temps  de  nous  confesser  ;  on  attaque 
le  Louvre,  et  tout  le  peuple  arrive  de  la  Cité,  m'a-t-on 
dit. 

La  stupeur  fit  taire  et  rendit  immobile  toute  la 
chambre. 


l'alcove.  229 

—  Nous  allons  mourir  !  cria  la  duchesse  de  Chevreuse, 
toujours  à  genoux.  Ah!  mon  Dieu!  que  ne  suis-je  restée 
en  Angleterre!  Oui,  confessons-nous;  je  me  confesse  hau- 
tement :  j'ai  aimé...  j'ai  été  aimée  de... 

—  C'est  bon,  c'est  bon,  dit  la  Reine,  je  ne  me  charge 
pas  d'entendre  jusqu'à  la  fin  ;  ce  ne  serait  peut-être  pas 
le  moindre  de  mes  dangers,  dont  vous  ne  vous  occupez 
guère. 

Le  sang-froid  d'Anne  d'Autriche  et  celte  seconde  ré- 
ponse sévère  rendirent  pourtant  un  peu  de  calme  à  cette 
belle  personne,  qui  se  releva  confuse,  et  s'aperçut  du 
desordre  de  sa  toilette,  qu'elle  alla  réparer  le  mieux  qu'elle 
put  dans  un  cabinet  voisin. 

—  Dona  Stephania,  dit  la  Reine  à  une  de  ses  femmes 
la  seule  Espagnole  qu'elle  eût  conservée  auprès  d'elle , 
allez  chercher  le  capitaine  des  gardes  :  il  est  temps  que 
je  voie  des  hommes,  enfin,  et  que  j'entende  quelque  chose 
de  raisonnable. 

Elle  dit  ceci  en  espagnol,  et  le  mystère  de  cet  ordre, 
dans  une  langue  qu'elles  ne  comprenaient  pas,  fit,  rer.  • 
trer  le  bon  sens  dans  la  chambre. 

La  camériste  disait  son  chapelet  ;  mais  elle  se  leva  du 
coin  de  l'alcôve  oii  elle  s'était  réfugiée,  et  sortit  en  cou- 
rant pour  obéir  à  sa  maîtresse. 

Cependant  les  signes  de  la  révolte  et  les  symptômes  de 
la  terreur  devenaient  plus  distincts  au-dessous  et  dans 
l'intérieur.  On  entendait  dans  la  grande  cour  du  Louvre 
le  piétinement  des  chevaux  de  la  garde,  les  commande- 
ments des  chefs,  le  roulement  des  carrosses  de  la  Reine, 
qu'on  attelait  pour  fuir  s'il  le  fallait,  le  bruit  des  chaînes 
de  fer  que  l'on  trahiait  sur  le  pavé  pour  former  les  bar- 
ricades en  cas  d'attaque,  les  pas  précipités,  le  choc  des 
armes,  des  troupes  d'hommes  qui  couraient  dans  les  cor- 
ridors, les  cris  sourds  et  confus  du  peuple  qui  s'élevaient 


230  CINQ-MARS. 

et  s'éteignaient,  s'éloignaient  et  se  rapprochaient  comme 
le  bruit  des  vagues  et  des  vents. 

La  porte  s'ouvrit  encore,  et  cette  fois  c'était  pour  intro- 
duire un  charmant  personnage. 

—  Je  vous  attendais,  chère  Marie,  dit  la  Reine,  tendant 
les  bras  à  la  duchesse  de  Mantoue  :  vous  avez  eu  plus  de 
bravoure  que  nous  toutes,  vous  venez  parée  pour  être 
vue  de  toute  la  cour. 

—  Je  n'étais  pas  couchée,  heureusement,  répondit  la 
princesse  de  Gonzague  en  baissant  les  yeux,  j'ai  vu  tout 
ce  peuple  par  mes  fenêtres.  Oh  I  madame ,  madame , 
fuyez  !  je  vous  supplie  de  vous  sauver  par  les  escaliers 
secrets,  et  de  nous  permettre  de  rester  à  votre  place  ;  on 
pourra  prendre  l'une  de  nous  pour  la  Reine,  et,  ajoutâ- 
t-elle en  versant  une  larme,  je  viens  d'entendre  des  cris 
de  mort.  Sauvez-vous,  madame!  je  n'ai  pas  de  trône  à 
perdre!  vous  êtes  fille,  femme  et  mère  de  rois,  sauvez- 
vous  et  laissez-nous  ici. 

—  Vous  avez  à  perdre  plus  que  moi,  mon  amie,  en 
beauté,  en  jeunesse ,  et,  j'espère,  en  bonheur,  dit  la 
Reine  avec  un  sourire  gracieux  et  lui  donnant  sa  belle 
main  à  baiser.  Restez  dans  mon  alcôve,  je  le  veux  bien, 
mais  nous  y  serons  deux.  Le  seul  service  que  j'accepte 
de  vous,  belle  ôufeint,  c'est  de  m'apporter  ici  dans  mon 
lit  cette  petite  cassette  d'or  que  ma  pauvre  Motteville  a 
laissée  par  terre,  et  qui  contient  ce  que  j'ai  de  plus  pré- 
cieux. 

Puis,  en  la  recevant,  elle  ajouta  à  l'oreille  de  Marie  : 

—  S'il  m'arrivait  quelque  malheur,  jure-moi  que  tu  la 
prendras  pour  la  jeter  dans  la  Seine. 

—  Je  vous  obéirai,  madame,  comme  à  ma  bienfaitrice 
et  à  ma  seconde  mère,  dit-elle  en  pleurant. 

Gependar_t  le  bruit  du  combat  redoublait  sur  les  quais, 
et  les  vitraux  de  la  chambre  réfléchissaient  souvent  la 


l'alcove.  231 

lueur  des  coups  de  feu  dont  on  entendait  l'explosion.  Le 
capitaine  des  gardes  et  celui  des  Suisses  firent  demander 
des  ordres  par  dona  Stephania. 

—  Je  leur  permets  d'entrer,  dit  la  princesse.  Rangez- 
vous  de  ce  côté,  mesdames;  je  suis  homme  dans  ce  mo- 
ment, et  je  dois  l'être. 

Puis,  soulevant  les  rideaux  de  son  lit,  elle  continua  en 
s' adressant  aux  deux  officiers  :  —  Messieurs,  souvenez- 
vous  d'abord  que  vous  répondez  sur  votre  tête  de  la  vie 
des  princes  mes  enfants,  vous  le  savez,  monsieur  de  Gui- 
taut? 

—  Je  couche  en  travers  de  leur  porte,  madame  ;  mais 
ce  mouvement  ne  menace  ni  eux  ni  Votre  Majesté. 

—  C'est  bien,  ne  pensez  à  moi  qu'après  eux,  interrom- 
pit la  Reine,  et  protégez  indistinctement  tous  ceux  que 
l'on  menace.  Vous  m'entendez  aussi,  vous,  monsieur  de 
Bassompierre  ;  vous  êtes  gentilhomme  ;  oubliez  que  votre 
oncle  est  encore  à  la  Bastille,  et  faites  votre  devoir  près 
des  petits-fils  du  feu  Roi  son  ami. 

C'était  un  jeune  homme  d'un  visage  franc  et  ouvert. 

—  Votre  Majesté,  dit-il  avec  un  léger  accent  allemand, 
peut  voir  que  je  n'oublie  que  ma  famille ,  et  non  la 
sienne. 

Et  il  montra  sa  main  gauche ,  où  il  manquait  deux 
doigts  qui  venaient  d'être  coupés. 

—  J'ai  encore  une  autre  main,  dit-il  en  saluant  et  se 
retirant  avec  Guitaut. 

La  Reine  émue  se  leva  aussitôt,  et,  malgré  les  prières 
de  la  princesse  de  Guéménée,  les  pleurs  de  Marie  de 
Gonzague  et  les  cris  de  M™*  de  Chevreuse,  voulut  se 
mettre  à  la  fenêtre  et  l'entr' ouvrit,  appuyée  sur  l'épaule 
de  la  duchesse  de  Mantoue. 

—  Qu'entends-je ?  dit-elle;  en  effet,  on  crie  :  Vive  le 
Roi!..,  Vive  la  Reine I 


232  CINQ-MARS 

Le  peuple,  croyant  la  reconnaître,  redoubla  de  cris  en 
ce  moment,  et  l'on  entendit  :  A  bas  le  Cardinal!  Vive 
M.  le  Grand  ! 

Marie  tressaillit, 

—  Qu'avez-vous  !  lui  dit  la  Reine  en  l'observant. 

Mais,  comme  elle  ne  répondait  pas  et  tremblait  de 
tout  son  corps,  celte  bonne  et  douce  princesse  ne  parut 
pas  s'en  apercevoir,  et,  prêtant  la  plus  grande  attention 
aux  cris  du  peuple  et  à  ses  mouvements,  elle  exagéra 
même  une  inquiétude  qu'elle  n'avait  plus  depuis  le  pre- 
mier nom  arrivé  à  son  oreille.  Une  heure  après,  lorsqu'on 
vint  lui  dire  que  la  foule  n'attendait  qu'un  geste  de  sa 
main  pour  se  retirer,  elle  le  donna  gracieusement  et  avec 
un  air  de  satisfaction;  mais  cette  joie  était  loin  d'être 
complète,  car  le  fond  de  son  cœur  était  troublé  par  bien 
des  choses  et  surtout  par  le  pressentiment  de  la  régence. 
Plus  elle  se  penchait  hors  de  la  fenêtre  pour  se  montrer, 
plus  elle  voyait  les  scènes  révoltantes  que  le  jour  naissant 
n'éclairait  que  trop  :  l'effroi  rentrait  dans  son  cœur  à  me- 
sure qu'il  lui  devenait  plus  nécessaire  de  paraître  calme 
et  confiante,  et  son  âme  s'attristait  de  l'enjouement  de 
ses  paroles  et  de  son  visage.  Exposée  à  tous  ces  regards, 
elle  se  sentait  femme,  et  frémissait  en  voyant  ce  peuple 
qu'elle  aurait  peut-être  bientôt  à  gouverner,  et  qui  sa- 
vait déjà  demander  la  mort  de  quelqu'un  et  appeler  ses 
Reines. 

Elle  salua  donc. 

Cent  cinquante  ans  après,  ce  salut  a  été  répété  par  une 
autre  princesse,  comme  elle  née  du  sang  d'Autriche,  et 
Reine  de  France.  La  monarchie,  sans  base,  telle  que  Ri- 
cheheu  l'avait  f^iite,  naquit  et  mourut  entre  ces  deux 
comparuJions. 

Enfin,  la  princesse  fit  refermer  ses  fenêtres  et  se  hâta 
de  congédier  sa  suite  timide.  Les  épais  rideaux  retom- 


L   ALCOVE. 


233 


bèrent  sui  les  vitres  bariolées,  et  la  chambre  ne  fut  plus 
éclairée  par  un  jour  qui  lui  était  odieux;  de  gros  flam- 
beaux de  cire  blanche  brûlaient  dans  les  candélabres  en 
forme  de  bras  d'or  qui  sortaient  des  tapisseries  encadrées 
et  fleurdelisées  dont  le  mur  était  garni.  Elle  voulut  rester 
seule  avec  Marie  de  Mantoue,  et,  rentrée  avec  elle  dans 
l'enceinte  que  formait  la  balustrade  royale,  elle  tomba 
assise  sur  son  lit,  fatiguée  de  son  courage  et  de  ses  sou- 
rires, et  se  mit  à  fondre  en  larmes,  le  front  appuyé  contre 
son  oreiller.  Marie,  à  genoux  sur  le  marchepied  de  ve- 
lours, tenait  l'une  de  ses  mains  dans  les  siennes,  et,  sans 
oser  parler  la  première,  y  appuyait  sa  tête  en  tremblant  ; 
car,  jusque-là,  jamais  on  n'avait  vu  une  larme  dans  les 
yeux  de  la  Reine. 

Elles  restèrent  ainsi  pendant  quelques  minutes.  Après 
quoi  la  princesse,  se  soulevant  péniblement,  lui  parla 
ainsi  : 

—  Ne  t'afflige  pas,  mon  enfant,  laisse-moi  pleurer;  cela 
fait  tant  de  bien  quand  on  règne!  Si  tu  pries  Dieu  pour 
moi,  demande-lui  qu'il  me  donne  la  force  de  ne  pas  haïr 
l'ennemi  qui  me  poursuit  partout,  et  qui  perdra  la  fa- 
mille royale  de  France  et  la  monarchie  par  son  ambition 
démesurée;  je  le  reconnais  encore  dans  ce  qui  vient  de 
se  passer,  je  le  vois  dans  ces  tumultueuses  révoltes. 

—  Eh  quoi!  madame,  n'est-il  pas  à  Narbonne?  car 
c'est  le  Cardinal  dont  vous  parlez,  sans  doute?  et  n'avez- 
vous  pas  entendu  que  ces  cris  étaient  pour  vous  et 
contre  lui? 

—  Oui,  mon  amie,  il  est  à  trois  cents  lieues  de  nous, 
mais  son  génie  fatal  veille  à  celle  porte.  Si  ces  cris  ont 
été  jetés,  c'est  qu'il  les  a  permis;  si  ces  hommes  se  sont 
assemblés,  c'est  qu'ils  n'ont  pas  atteint  l'heure  qu'il  a 
marquée  pour  les  perdre.  Crois-moi,  je  le  connais,  et  j'ai 
payé  cher  la  science  de  celte  âme  perverse;  il  m'en  a 


234  CINQ-MARS. 

coûté  toute  la  puissance  de  mon  rang,  les  plaisirs  de  mon 
âge,  les  affections  de  ma  famille,  et  jusqu'au  cœur  de 
mon  mari  ;  il  m'a  isolée  du  monde  entier  ;  il  m'enferme 
à  présent  dans  une  barrière  d'honneurs  et  de  respects; 
et  naguère  il  a  osé,  au  scandale  de  la  France  entière,  me 
mettre  en  accusation  moi-même;  on  a  visité  mes  papiers, 
on  m'a  interrogée;  on  m'a  fait  signer  que  j'étais  cou- 
pable et  demander  pardon  au  Roi  d'une  faute  que  j'igno- 
rais; enfin,  j'ai  dû  au  dévouement  et  à  la  prison,  peut-être 
éternelle,  d'un  fidèle  domestique  '  ,  la  conservation  de 
cette  cassette  que  tu  m'as  sauvée.  Je  vois  dans  tes  re- 
gards que  tu  me  crois  trop  effrayée  ;  mais  ne  t'y  trompe 
pas,  comme  toute  la  cour  le  fait  à  présent,  ma  chère  fille  ; 
sois  sûre  que  cet  homme  est  partout,  et  qu'il  sait  jusqu'à 
nos  pensées. 

—  Quoi  !  madame,  saurait-il  tout  ce  qu'ont  crié  ces 
gens  sous  vos  fenêtres  et  le  nom  de  ceux  qui  les  en- 
voient? 

—  Oui,  sans  doute,  il  le  sait  d'avance  ou  le  prévoit;  il 
le  permet,  il  l'autorise,  pour  me  compromettre  aux  yeux 
du  Roi  et  le  tenir  éternellement  séparé  de  moi;  il  veut 
achever  de  m'humilier. 

—  Mais  cependant  le  Roi  ne  l'aime  plus  depuis  deux 
ans  ;  c'est  un  autre  qu'il  aime. 

La  Reine  sourit  -,  elle  contempla  quelques  instants  en 
silence  les  traits  naïfs  et  purs  de  la  belle  Marie,  et  son 
regard  plein  de  candeur  qui  se  levait  sur  elle  languissam- 
ment;  elle  écarta  les  boucles  noires  qui  voilaient  ce  beau 
front,  et  parut  reposer  ses  yeux  et  son  âme  en  voyant 
cotte  innocence  ravissante  exprimée  sur  un  visage  si  beau; 
elle  baise  sa  joue  et  reprit  : 


I.  Il  se  nommait  Laporte.  Ni  la  crainte  des  supplices,  ni  l'espoir 
de  l'or  du  Cardinal  ne  lui  arrachèrent  un  mot  des  secrets  de  la  Reine. 


l'alcove.  235 

—  Tu  ne  soupçonnes  pas,  pauvre  ange,  une  triste  vé- 
rité ;  c'est  que  le  Roi  n'aime  personne,  et  que  ceux  qui 
paraissent  le  plus  en  faveur  sont  les  plus  près  d'être 
abandonnés  par  lui  et  jetés  à  celui  qui  engloutit  et  dévore 
tout. 

—  Ah  I  mon  Dieu  !  que  me  dites-vus  ? 

—  Sait-lu  combien  il  en  a  perdu  ?  poursuivit  la  Reine 
d'une  voix  plus  basse  et  regardant  ses  yeux  comme  pour 
y  lire  toute  sa  pensée  et  y  faire  entrer  la  sienne  ;  sais-tu 
la  fin  de  ses  favoris  ?  T'a-t-on  conté  l'exil  de  Baradas, 
celui  de  Saint-Simon,  le  couvent  de  M"'  de  La  Fayette, 
la  honte  de  M"*  de  Hautefort,  la  mort  de  M.  de  Chalais, 
un  enfant,  le  plus  jeune  et  le  premier  de  tous  ceux  qui 
furent  suppliciés,  proscrits  ou  empoisonnés,  tous  ont  dis- 
paru sous  son  souffle,  par  un  seul  ordre  de  Richelieu  à 
son  maître,  et,  sans  cette  faveur  que  tu  prends  pour  de 
l'amitié,  leur  vie  eût  été  paisible  ;  mais  cette  faveur  est 
mortelle,  c'est  un  poison.  Tiens,  vois  cette  tapisserie  qui 
représente  Sémélé  ;  les  favoris  de  Louis  XIII  ressemblent 
à  cette  femme  :  son  attachement  dévore  comme  ce  feu  qui 
l'éblouit  et  la  brûle. 

Mais  la  jeune  duchesse  n'était  plus  en  état  d'entendre 
la  Reine  ;  elle  continuait  à  fixer  sur  elle  de  grands  yeux 
noirs,  qu'un  voile  de  larmes  obscurcissaient  ;  ses  mains 
tremblaient  dans  celles  d'Anne  d'Autriche,  et  une  agitation 
convulsive  faisait  frémir  ses  lèvres. 

—  Je  suis  bien  cruelle,  n'est-ce  pas,  Marie  ?  poursuivit 
la  Reine  avec  une  voix  d'une  douceur  extrême  et  en  !a 
caressant  comme  un  enfant  dont  on  veut  tirer  un  aveu  ; 
oh!  oui,  sans  doute,  je  sais  bien  méchante,  notre  cœur 
est  bien  gros  ;  vous  n'en  pouvez  plus ,  mon  enfant. 
Allons,  parlez-moi  ;  où  en  êtes-vous  avec  M.  de  Ginq- 
^i'\rs. 

A  ce  mot,  la  douleur  se  fît  un  passage,   et,   toujours   à 


236  CINQ-MARS. 

genoux  aux  pieds  de  la  Reine,  Marie  versa  à  son  tour  sur 
le  sein  de  cette  bonne  princesse  un  déluge  de  pleurs  avec 
des  sanglots  enfantins  et  des  mouvements  si  violents  dans 
sa  tête  et  ses  belles  épaules,  qu'il  semblait  que  son  cœur 
dût  se  briser.  La  Reine  attendit  longtemps  la  fm  de  ce 
premier  mouvement  en  la  berçant  dans  ses  bras  comme 
pour  apaiser  sa  douleur,  et  répétant  souvent  :  —  Ma  fille, 
allons,  ma  fille,  ne  t'afflige  pas  ainsi  ! 

—  Ah  !  madame,  s*écria-t-elle,  je  suis  bien  coupable 
envers  vous;  mais  je  n'ai  pas  compté  sur  ce  cœur-la  !  J'ai 
eu  bien  tort,  j'en  serai  peut-être  bien  punie  !  Mais,  hélas! 
comment  aurais-je  osé  vous  parler,  madame?  Ce  n'était 
pas  d'ouvrir  mon  àme  qui  m'était  difficile  ;  c'était  de  vous 
avouer  que  j'avais  besoin  d'y  faire  lire. 

La  Reine  réfléchit  un  moment,  comme  pour  rentrer  en 
elle-même,  en  mettant  son  doigt  sur  ses  lèvres. 

—  Vous  avez  raison,  reprit-elle  ensuite,  vous  avez  bien 
raison,  Marie,  c'est  toujours  le  premier  mot  qu'il  est  dif- 
ficile de  nous  dire,  et  cela  nous  perd  souvent  :  mais  il  le 
faut,  et,  sans  cette  étiquette,  on  serait  bien  près  de  man- 
quer de  dignité.  Ah  1  qu'il  est  difficile  de  régner  1  Aujour- 
d'hui, voilà  que  je  veux  descendre  dans  votre  cœur,  et 
j'arrive  trop  tard  pour  vous  faire  du  bien. 

Marie  de  Mantoue  baissa  la  tête  sans  répondre. 

—  Faut-il  vous  encourager  à  parler?  reprit  la  Reine  ; 
faut-il  vous  rappeler  que  je  vous  ai  presque  adoptée  comme 
ma  fille  aînée  ;  qu'après  avoir  cherché  à  vous  faire  épou- 
ser le  frère  du  Roi  je  vous  préparais  le  trône  de  Pologne  ? 
faut-il  plus ,  Marie  ?  Oui,  il  faut  plus;  je  le  ferai  pour 
toi  :  si  ensuite  tu  ne  me  fais  pas  coimaître  tout  ton  cœur , 
je  t'ai  mal  jugée.  Ouvre  de  ta  main  cette  cassette  d'or  : 
voici  la  clef  ;  ouvre-la  hardiment,  ne  tremble  pas  comme 
moi. 

La  duchesse  du  Mantoue  obéit  en  hésitant,  et  vit  dans 


l'algove.  237 

ce  petit  cofTre  ciselé  un  couteau  d'une  forme  grossière  dont 
la  poignée  était  de  fer  et  la  lame  très-rouillée  ;  il  était  posé 
sur  quelques  lettres  ployées  avec  soin  sur  lesquelles  était 
le  nom  de  Buckingham.  Elle  voulut  les  soulever,  Anne 
d'Autriche  l'arrêta, 

—  Ne  chercha  pas  autre  chose,  lui  dit-elle  ;  c'est  là 
tout  le  trésor  de  la  Reine...  C'en  est  un,  car  c'est  le  sang 
d'un  homme  qui  ne  vit  plus,  mais  qui  a  vécu  pour  moi  : 
il  était  le  plus  beau,  le  plus  brave,  le  plus  illustre  des 
grands  de  l'Europe  ;  il  se  couvrit  des  diammts  de  la  cou- 
ronne d'Angleterre  pour  me  plaire;  il  fit  naître  une 
guerre  sanglante  et  arma  des  flottes ,  qu'il  commanda 
lui-même,  pour  le  bonheur  de  combattre  une  fois  celui 
qui  était  mon  mari  ;  il  traversa  les  mers  pour  cueillir  une 
flour  sur  laquelle  j'avais  marché,  et  courut  le  risque  de 
la  mort  pour  baiser  et  tremper  de  larmes  les  pieds  de  ce 
lit,  en  présence  de  deux  femmes  de  ma  cour.  Dirai-je 
plus  ?  oui,  je  te  le  dis  à  toi,  je  l'ai  aimé,  je  l'aime  encore 
dans  le  passé  plus  qu'on  ne  peut  aimer  d'amour.  Eh 
bien,  il  ne  l'a  jamais  su,  jamais  deviné  :  ce  visage,  ces 
yeux,  ont  été  de  marbre  pour  lui,  tandis  que  mon  cœur 
brûlait  et  se  brisait  de  douleur  ;  mais  j'étais  Reine  de 
France.,. 

Ici  Anne  d'Autriche  serra  fortement  le  bras  de  Marie. 

—  Ose  te  plaindre  à  présent,  continua-t-elle,  si  tu  n'as 
pas  pu  me  parler  d'amour  ;  et  ose  te  taire  quand  je  viens 
de  ta  dire  de  telles  choses  ! 

—  Ah  !  oui,  madame,  j'oserai  vous  confier  ma  douleur, 
puisque  vous  êtes  pour  moi... 

—  Une  amie,  une  femme,  interrompit  la  Reine  ;  j'ai  été 
femme  par  mon  elTroi,  qui  t'a  fait  savoir  un  secret  inconnu 
au  monde  entier  ;  j'ai  été  femm.e,  tu  le  vois,  par  un  amour 
qui  survit  à  l'homme  que  j'aimais...  Parle,  parle-moi,  iJ 
est  temps... 


238  CINQ-MARS. 

—  Il  n'est  plus  temps,  au  contraire,  reprit  Marie  avec  un 
sourire  forcé  ;  M.  de  Cinq-Mars  et  moi  nous  sommes  unis 
pour  toujours. 

—  Pour  toujours  !  s'écria  la  Reine  ;  y  pensez-vous  ?  et 
votre  rang,  votre  nom,  votre  avenir,  tout  est-il  perdu  ? 
Réserveriez-vous  ce  désespoir  à  votre  frère  le  duc  de  Rethel 
et  à  tous  les  Gonzague  ? 

—  Depuis  plus  de  quatre  ans  j'y  pense  et  j'y  suis  réso- 
lue ;  et  depuis  dix  jours  nous  sommes  fiancés... 

—  Fiancés  !  s'écria  la  Reine  en  frappant  ses  mains  ;  on 
vous  a  trompée,  Marie.  Qui  l'eût  osé  sans  l'ordre  du  Roi  ? 
C'est  une  intrigue  que  je  veux  savoir  ;  je  suis  sûre  qu'on 
vous  a  entraînée  et  trompée. 

Marie  se  recueillit  un  moment  et  dit  : 

—  Rien  ne  fut  plus  simple,  madame,  que  notre  atta- 
chement. J'habitais,  vous  le  savez,  le  vieux  château  de 
Chaumont,  chez  la  maréchale  d'Effiat,  mère  de  M.  de 
Cinq-Mars.  Je  m'y  étais  retirée  pour  pleurer  mon  père, 
et  bientôt  il  arriva  qu'il  eut  lui-même  à  regretter  le  sien. 
Dans  cette  nombreuse  famille  affligée,  je  ne  vis  que  sa 
douleur  qui  fût  aussi  profonde  que  la  mienne  :  tout  ce 
qu'il  disait  je  l'avais  déjà  pensée,  et  lorsque  nous  vînmes 
à  nous  parler  de  nos  peines,  nous  les  trouvâmes  toutes 
semblables.  Comme  j'avais  été  la  première  malheureuse,  je 
me  connaissais  mieux  en  tristesse,  et  j'essayais  de  le  con- 
soler en  lui  disant  ce  que  j'avais  soulTert,  de  sorte  qu'en 
me  plaignant  il  s'oubUait.  Ce  fut  le  commencement  de 
notre  amour,  qui,  vous  le  voyez,  naquit  presque  entre 
deux  tombeaux. 

—  Dieu  veuille,  ma  chère,  qu'il  ait  une  fin  heureuse  ! 
dit  la  Reine. 

—  Je  l'espère,  madame,  puisque  vous  priez  pour  moi , 
poursuivit  Marie  ;  d'ailleurs,  tout  me  sourit  à  présent  ; 
mais  alors  j'étais  bien  mallieureuse  !   La  nouvelle  arriva 


L   ALCOVE.  239 

un  jour  au  chàteaa  que  le  Cardinal  appelait  M.  de  Cinq- 
Mars  à  l'armée;  il  me  sembla  que  l'on  m'enlevait  encore 
une  fois  l'un  des  miens,  et  pourtant  nous  étions  étran- 
gers. Mais  M.  de  Bassompierre  ne  cessait  de  parler  de 
batailles  et  de  mort;  je  me  retirais  chaque  soir  toute 
troublée,  et  je  pleurais  dans  la  nuit.  Je  crus  d'abord  que 
mes  larmes  coulaient  encore  pour  le  passé  ;  mais  je  m'a- 
perçus que  c'était  pour  l'avenir,  et  je  sentis  bien  que  ce 
ne  pouvait  plus  être  les  mêmes  pleurs,  puisque  je  désirais 
les  cacher. 

Quelque  temps  se  passa  dans  l'attente  de  ce  départ;  je 
ie  voyais  tous  les  jours,  et  je  le  plaignais  de  partir,  parce 
qu'il  me  disait  à  chaque  instant  qu'il  aurait  voulu  vivre 
éternellement,  comme  dans  ce  temps-là ,  dans  son  pays 
et  avec  nous.  11  fut  ainsi  sans  ambition  jusqu'au  jour  de 
son  départ,  parce  qu'il  ne  savait  pas  s'il  était...  je  n'ose 
dire  à  Votre  Majesté... 

Marie,  rougissant,  baissait  des  yeux  humides  en  sou- 
riant... 

—  Allons,  dit  la  Reine,  s'il  était  aimé,  n'est-ce  pas  ? 

—  Et  le  soir,  madame,  il  partit  ambitieux. 

—  On  s'en  est  aperçu,  en  effet.  Mais  enfin  il  partit,  dit 
Anne  d'Autriche  soulagée  d'un  peu  d'inquiétude  ;  mais  il 
est  revenu  depuis  deux  ans  et  vous  l'avez  vu?... 

—  Rarement,  madame,  dit  la  jeune  duchesse  avec  un 
peu  de  fierté,  et  toujours  dans  unie  égUse  et  en  présence 
d'un  prêtre,  devant  qui  j'ai  promis  de  n'être  qu'à  M.  de 
Cinq-Mars. 

—  Est-ce  bien  là  un  mariage  ?  a-t-on  bien  osé  le  faire  ? 
je  m'en  informerai.  Mais,  bon  Dieu  !  que  de  fautes,  que 
de  fautes,  mon  enfant,  dans  le  peu  de  mots  que  j'entends  ! 
Laissez-moi  y  rêver. 

Et,  se  parlant  tout  haut  à  elle-même,  la  Reine  poursuivit, 
les  yeux  et  la  tête  baissés^  fUiis  l'attitude  de  la  rétlexion  ; 


240  CINQ- MARS. 

—  Les  reproches  sont  inutiles  et  cruels  si  le  mal  est 
fait  :  le  passé  n'est  plus  à  nous,  pensons  an  reste  du 
temps.  Cinq-Mars  est  bien  par  lui-même,  brave,  spiri- 
tuel, profond  même  dans  ses  idées;  je  l'ai  observé,  il  a 
fait  en  deax  ans  bien  du  chemin,  et  je  vois  que  c'était 
pour  Marie...  Il  se  conduit  bien;  il  est  digne,  oui,  'l  "< 
digne  d'elle  à  mes  yeux;  mais,  à  ceux  de  l'Europe,  no  . 
Il  faut  qu'il  s'élève  davantage  encore  :  la  princesse  de 
Mantoue  ne  peut  pas  avoir  épousé  moins  qu'un  prince. 
Il  faudrait  qu'il  le  fût.  Pour  moi,  je  n'y  peux  rien  ;  je  ne 
suis  point  la  Reine,  je  suis  la  femme  négligée  du  Roi.  Il 
n'y  a  que  le  Cardinal,  l'éternel  Cardinal...  et  il  est  son 
ennemi,  et  peut-être  cette  émeute... 

—  Hélas  !  c'est  le  commencement  de  la  guerre  entre 
eux,  je  l'ai  trop  vu.  tout  à  l'heure. 

—  Il  est  donc  perdu  !  s'écria  la  Reine  en  embrassant 
Marie.  Pardon,  mon  enfant,  je  te  déchire  le  cœur  ;  mais 
nous  devons  tout  voir  et  tout  dire  aujourd'hui  ;  oui,  il  est 
perdu  s'il  ne  renverse  lui-même  ce  méchant  homme,  car 
le  Roi  n'y  renoncera  pas  ;  la  force  seule... 

—  Il  le  renversera,  madame;  il  le  fera  si  vous  l'aidez. 
Vous  êtes  comme  la  divinité  de  la  France  ;  oh  !  je  vous 
en  conjure  !  protégez  l'ange  contre  le  démon  ;  c'est  votre 
cause,  celle  de  votre  royale  famille,  celle  de  toute  votre 
nation... 

La  Reine  sourit. 

—  C'est  ta  cause  surtout,  ma  fille,  n'est-il  pas  vrai  ?  et 
c'est  comme  telle  que  je  l'embrasserai  de  tout  mon  pou- 
voir; il  n'est  pas  grand,  je  te  l'ai  dit;  mais,  tel  qu'il  est, 
je  te  le  prête  tout  entier  :  pourvu  cependant  que  cet  ange 
ne  descende  pas  jusqu'à  des  péchés  mortels,  ajouta-t-elle 
avec  un  regard  plein  de  finesse;  j'ai  entendu  prononcer 
son  nom  cette  nuit  par  des  voLx  bien  indignes  de  lui. 

—  Oh  !  madame,  je  jurerais  qu'il  n'en  savait  rien  ! 


l'algove.  241 

—  Ah  !  mon  enfant,  ne  parlons  pas  d'affaires  d'État,  tu 
n'es  pas  bien  savante  encore;  laisse- moi  dormir  un  peu, 
si  je  le  puis,  avant  l'heure  de  ma  toiletta;  j'ai  les  yeux 
bien  brûlants,  et  toi  aussi  peut-être. 

En  disant  ces  mots,  l'aimable  Reine  pencha  sa  tète  su', 
son  oreiller  qui  couvrait  la  cassette,  et  bientôt  Marie  la 
vit  s'endormir  à  force  de  fatigue.  Elle  se  leva  alors,  et, 
s'asseyant  sur  un  grand  fauteuil  de  tapisserie  à  bras  et  de 
forme  carrée,  joignit  les  mains  sur  ses  genoux  et  se  mit 
à  rêver  à  sa  situation  douloureuse  :  consolée  par  l'aspect 
de  sa  douce  protectrice,  elle  reportait  souvent  ses  yeux 
sur  elle  pour  surveiller  son  sommeil,  et  lui  envoyait,  en 
secret,  toutes  les  bénédictions  que  l'amour  prodigue  tou- 
jours à  ceux  qui  le  protègent  ;  baisant  quelquefois  les 
boucles  de  ses  cheveux  blonds,  comme  si,  par  ce  baiser, 
elle  eût  dû  lui  glisser  dans  l'àme  toutes  les  pensées  favo- 
rables à  sa  pensée  continuelle. 

Le  sommeil  de  la  Reine  se  prolongeait,  et  Marie  pensait 
et  pleurait.  Cependant  elle  se  souvint  qu'à  dix  iieures  elle 
devait  paraître  à  la  toilette  royale  devant  toute  la  cour; 
elle  voulut  cesser  de  réfléchir  pour  arrêter  ses  larmes,  et 
prit  un  gros  volume  in-folio  placé  sur  une  table  marque- 
tée d'émail  et  de  médaillons  :  c'était  YAstrée  de  M.  cVUrfé, 
ouvrage  de  belle  galanterie,  adoré  des  belles  prudes  de 
la  cour.  L'esprit  naïf,  mais  juste,  de  Marie  ne  put  entrer 
dans  ces  amours  pastorales  ;  elle  était  trop  simple  pour 
comprendre  les  bergers  du  Lignon,  trop  spirituelle  pour 
se  plaire  à  leurs  discours,  et  trop  passionnée  pour  sentir 
leur  tendresse.  Cependant  la  grande  vogue  de  ce  roman 
lui  en  imposait  tellement  qu'elle  voulut  se  forcer  à  y 
prendre  intérêt,  et,  s'accusant  intérieurement  chaque 
fois  qu'elle  éprouvait  l'ennui  qu'exhalaient  les  pages  de 
son  livre,  elle  le  parcourut  avec  impatience  pour  trouver 
€e  qui  devait  lui  plaire  et  la  transporter  :  une  gravure 

14 


242  CINQ-MARS. 

l'arrêta  ;  elle  représentait  la  bergère  Astrée  a  rec  des  ta- 
lons hauts,  un  corset  et  un  immense  vertiigadin,  s'éls- 
vant  sur  la  pointe  du  pied  pour  regarder  passer  dans  le 
fleuve  le  tendre  Céladon,  qui  se  noyait  du  désespoir  d'a- 
voir été  reçu  un  peu  froidement  dans  la  matinée.  Sans 
se  rendre  compte  des  motifs  de  son  dégoût  et  des  faus- 
setés accumulées  de  ce  tableau,  elle  chercha,  en  faisant 
rouler  les  pages  sous  son  pouce,  un  mot  qui  ûxhi  son  at- 
tention ;  elle  vit  celui  de  druide.  —  Ah  !  voilà  un  grand 
caractère,  se  dit-elle  ;  je  vais  voir  sans  doute  un  de  ces 
mystérieux  sacrificateurs  dont  la  Bretagne,  m'a-t-on  dit, 
conserve  encore  les  pierres  levées  ;  mais  je  le  verrai  sa- 
crifiant des  hommes  :  ce  sera  un  spectacle  d'horreur  • 
cependant  Usons. 

En  se  disant  cela,  Marie  lut  avec  répugnance,  en  fron- 
çant le  sourcil  et  presque  en  tremblant,  ce  qui  suit  : 

«  *  Le  druide  Adamas  appela  délicatement  les  bergers 
Pimandre,  Ligdamont  et  Ghdamant,  arrivés  tout  nouvelle- 
ment de  Calais  :  Cette  aventure  ne  peut  finir,  leur  dit-il, 
que  par  extrémité  d'amour.  L'esprit,  lorsqu'il  aime,  se 
transforme  en  l'objet  aimé;  c'est  pour  figurer  ceci  que 
mes  enchantements  agréables  vous  font  voir,  dans  cette 
fontaine,  la  nymphe  Sylvie,  que  vous  aimez  tous  trois. 
Le  grand  prêtre  Amazis  va  venir  de  Montbrison,  et  vous 
expliquera  la  délicatesse  de  cette  idée.  Allez  donc,  gentils 
bersers  ;  si  vos  désirs  sont  bien  réglés,  ils  ne  vous  cause- 
ront point  de  tourments  ;  et,  s'ils  ne  le  sont  pas,  vous  en 
serez  punis  par  des  évanouissements  semblables  à  ceux 
de  Céladon  et  de  la  bergère  Galatéo,  que  le  volage  Her- 
cule abandonna  dans  les  montagnes  d'Auvergne,  et  qui 
donna  son  nom  au  tendre  pays  des  Gaules  ;  ou  bien  3n- 
core  vous  serez  lapidés   par  les  bergères  du  Lignn  n , 

1    Lisez  VAslrée  (s'il  est  possible 


LA    CONFUSION.  243 

comme  le  fut  le  farouche  Arnidor.  La  grande  nymphe  de 
cet  antre  a  fait  un  enchantement...  » 

L'enchantement  de  la  grande  nymphe  fut  complet  sur 
la  princesse,  qui  eut  à  peine  assez  de  force  pour  chercher 
d'une  main  défaillante,  vers  la  fin  du  livre,  que  le  druide 
Adamas  était  une  ingénieuse  allégorie,  figurant  le  heute- 
nant  général  de  Montbrison,  de  la  famille  des  Papon;  ses 
yeux  fatigués  se  fermèrent,  et  le  gros  livre  glissa  sur  sa 
robe  jusqu'au  coussin  de  velours  où  s'appuyaient  ses 
pieds,  et  oh  reposèrent  mollement  la  belle  Astrée  et  le 
galant  Céladon,  moins  immobiles  que  Marie  de  Mantoue, 
vaincue  par  eux  et  profondément  endormie. 


CHAPITRE  XVi 

LA    CONFUSION 

Il  faut,  en  France,  beaucoup  de  fermeté  et 
une  grande  étendue  d'esprit  pour  se  passer 
des  charges  et  des  emplois,  et  consentir  ainsi  à 
iemeurer  chez  soi  à  ne  rien  faire.  Personne, 
presque,  n  a  assez  de  menîte  pour  jouer  ce  rôle 
âvec  dignité,  ni  assez  de  fonds  pour  remplir  le 
ride  du  temps,  sans  ce  que  le  -rulguaire  appelle 
les  affaires. 

Il  ne  manque  cependant  à  Toisiveté  du  sage 
qu'un  meilleur  nom,  et  que  méditer,  parler,  lire 
et  être  tranquille,  s'appelât  travailler. 
La  Brotèbb. 

Pendant  cette  même  matinée  dont  nous  avons  vu  les 
effets  divers  chez  Gaston  d'Orléans  et  chez  la  Reine,  le 
calme  et  le  silence  de  l'étude  régnaient  dans  un  cabinet 
modeste  d'une  grande  maison  voisine  du  palais  de  Jus- 
tice. Une  lampe  de  cuivre  d'une  forme  gothique  y  luttait 
avec  le  jour  naissant,  et  jetait  sa  lumière  rougeâtre  sur 


244  CINQ-MARS 

un  amas  de  papiers  et  de  livres  qui  couvraient  une 
grande  table  ;  elle  éclairait  le  buste  de  L'Hospital ,  celui 
de  Montaigne,  du  président  de  Thou  l'historien,  et  du 
roi  Louis  XIII;  une  cheminée  assez  haute  pour  qu'un 
homme  pût  y  entrer  et  même  s'y  asseoir,  était  remplie 
par  un  grand  feu  bridant  sur  d'énormes  chenets  de  fer. 
Sur  l'un  de  ces  chenets  était  appuyé  le  pied  du  studieux 
de  Thou,  qui,  déjà  levé,  examinait  avec  attention  les 
œu\Tes  nouvelles  de  Descartes  et  de  Grotius;  il  écrivait, 
sur  son  genou,  ses  notes  sur  ces  livres  de  philosophie  et 
de  politique  qui  faisaient  alors  le  sujet  de  toutes  les  con- 
versations; mais  en  ce  moment  les  Méditations  métapJtij- 
siques  absorbaient  toute  son  attention  ;  le  philosophe  de 
la  Touraine  enchantait  le  jeune  conseiller.  Souvent,  dans 
son  enthousiasme,  il  frappait  sur  le  livre  en  jetant  des 
cris  d'admiration  ;  quelquefois  il  prenait  une  sphère  pla- 
cée près  de  lui,  et,  la  tournant  longtemps  sous  ses  doigts, 
s'enfonçait  dans  les  plus  profondes  rêveries  de  la  science  ; 
puis,  conduit  par  leur  profondeur  à  une  élévation  plus 
grande,  se  jetait  à  genoux  tout  à  coup  devant  le  crucifix 
placé  sur  la  cheminée,  parce  qu'aux  bornes  de  l'esprit 
humain  il  avait  rencontré  Dieu.  En  d'autres  instants,  il 
s'enfonçait  dans  les  bras  de  son  grand  fauteuil  de  manière 
à  être  presque  assis  sur  le  dos,  et,  mettant  ses  deux 
mains  sur  ses  yeux,  suivait  dans  sa  tête  la  trace  des  rai- 
sonnements de  René  Descartes,  depuis  cette  idée  de  la 
première  méditation  : 

a  Supposons  que  nous  sommes  endormis,  et  que  tou- 
tes ces  particularités,  savoir  :  que  nous  ouvrons  les  yeux, 
remuons  la  tête,  étendons  les  bras,  ne  sont  que  de  fausses 
illusions...  » 
Jusqu'à  cette  sublime  conclusion  de  la  troisième  : 
«  11  ne  reste  à  dire  qu'une  chose  :  c'est  que,  semblable 
k  l'idée  de  moi-même,  celle  de  Dieu  est  née  et  produite 


LA    CONFUSION.  245 

avec  moi  dès  lors  que  j'ai  été  créé.  Et,  certes,  on  ne  doit 
pas  trouver  étrange  que  Dieu,  en  me  créant,  ait  mis  en 
moi  cette  idée  pour  être  comme  la  marque  de  l'ouvrier 
empreinte  sur  son  ouvrage. 

Ces  pensées  occupaient  entièrement  l'âme  du  jeune 
conseiller,  lorsqu'un  grand  bruit  se  fit  entendre  sous  ses 
fenêtres  ;  il  crut  que  le  feu  d'une  maison  excitait  ces  cris 
prolongés,  et  se  hâta  de  regarder  vers  l'aile  du  bâtiment 
occupé  par  sa  mère  et  ses  sœurs  ;  mais  tout  y  paraissait 
dormir,  et  les  cheminées  ne  laissaient  même  échapper 
aucune  fumée  qui  attestât  le  réveil  des  habitants  :  il  en 
bénit  le  ciel;  et,  courant  à  une  autre  fenêtre,  il  vit  le 
peuple  dont  nous  connaissons  les  exploits  se  presser  vers 
les  rues  étroites  qui  mènent  au  quai.  Après  avoir  examiné 
cette  cohue  de  femmes  et  d'enfants,  l'enseigne  ridicule  qui 
les  guidait,  et  les  grossiers  travestissements  des  hommes: 
«  C'est  quelque  fête  populaire  ou  quelque  comédie  de 
carnaval,  »  se  dit-il  ;  et,  s'étant  placé  de  nouveau  au 
coin  de  son  feu,  il  prit  un  grand  almanach  sur  la  table 
et  se  mit  à  chercher  avec  beaucoup  de  soin  quel  saint 
on  fêtait  ce  jour-là.  Il  regarda  la  colonne  du  mois  de 
décembre,  et,  trouvant  au  quatrième  jour  de  ce  mois  le 
nom  de  sainte  Barbe,  il  se  rappela  qu'il  venait  de  voir 
passer  des  espèces  de  petits  canons  et  caissons,  et  parfai- 
tement satisfait  de  l'explication  qu'il  se  donnait  à  lui-même, 
se  hâta  de  cliasser  l'idée  qui  venait  de  le  distraire,  et  se 
renfonça  dans  sa  douce  étude,  se  levant  seulement  quel- 
quefois pour  aller  prendre  un  livre  aux  rayons  de  sa  biblio- 
thèque, et,  après  y  avoir  lu  une  phrase,  une  ligne  ou  seu- 
lement un  mot,  le  jetait  près  de  lui  sur  sa  table  ou  sur  le 
parquet,  encombré  ainsi  de  papiers  qu'il  se  gardait  bien 
de  mettre  à  leur  place,  de  crainte  de  rompre  le  fil  de  ses 
rêveries. 

Tout  à  coup  on  annonça,  en  ouvrant  brusquement  la 

14. 


246  CINQ -MARS. 

porte,  ua  nom  qu'il  avait  distingué  parmi  tous  ceux  du 
barreau,  et  un  homme  que  ses  relations  dans  la  magistra- 
ture lui  avaient,  fait  connaître  particulièrement. 

—  Eh!  par  quel  hasard,  à  cinq  heures  du  matin,  vois-je 
entrer  M.  Fournier?  s'écria-t-il  ;  y  a-t-il  quelques  malheu- 
reux à  défendre,  quelques  familles  à  nourrir  des  fruits  de 
son  talent  ?  a-t-il  quelque  erreur  à  détruire  parmi  nous, 
quelques  vertus  à  réveiller  dans  nos  cœurs?  car  ce  sont 
là  de  ses  œuvres  accoutumées.  Vous  venez  peut-être  m'ap- 
prendre  quelque  nouvelle  humiliation  de  notre  parlement; 
hélas  !  les  chambres  secrètes  de  l'Arsenal  sont  plus 
puissantes  que  l'antique  magistrature  contemporaine  de 
Clovis  ;  le  parlement  s'est  mis  à  genoux,  tout  est  perdu,  à 
moins  qu'il  ne  se  rempUsse  tout  à  coup  d'hommes  sem- 
blables à  vous. 

—  Monsieur,  je  ne  mérite  pas  vos  éloges,  dit  l'avocat 
en  entrant  accompagné  d'un  homme  grave  et  âgé,  enve- 
loppé comme  lui  d'un  grand  manteau  ;  je  mérite  au  con- 
traire tout  votre  blâme,  et  j'en  suis  presque  au  repentir, 
ainsi  que  M.  le  comte  du  Lude,  que  voici.  Nous  venons 
vous  demander  asile  pour  la  journée. 

—  Asile  !  et  contre  qui  ?  dit  de  Thou  en  les  faisant 
asseoir. 

—  Contre  le  pius  bas  peuple  de  Paris  qui  nous  veut 
pour  chefs,  et  que  nous  fuyons  ;  il  est  odieux  :  la  vue, 
l'odeur,  l'ouïe  et  le  contact  surtout  sont  par  trop  blessés , 
dit  M.  du  Lude  avec  une  gravité  comique  :  c'est  trop 
fort. 

—  Ah  !  ah  !  vous  dites  donc  que  c'est  trop  fort  ?  dit  de 
Thou  très-étonné,  mais  ne  voulant  pas  en  faire  semblant. 

—  Oui,  reprit  l'avocat  ;  vraiment,  entre  nous,  M.  le 
Grand  va  trop  loin. 

—  Oui,  il  pousse  trop  vite  les  choses;  il  fera  avorter 
nos  projets,  ajouta  son  compagnon. 


I 


LA    CONFUSION.  247 

—  Ah  !  ah  !  vous  dites  donc  qu'il  va  trop  loin  ?  répondit, 
en  se  frottant  le  menton,  de  Thou  toujours  plus  surpris. 

11  y  avait  trois  mois  que  son  ami  Cinq-Mars  ^.e  l'était 
venu  voir,  et  lui,  sans  s'inquiéter  beaucoup,  le  b'^.chant 
à  Saint-Germain,  fort  en  faveur  et  ne  quittant  pLs  le  Roi, 
était  très  reculé  pour  les  nouvelles  de  la  cour.  Livré  à  ses 
graves  études,  il  ne  savait  jamais  les  événements  publics 
que  lorsqu'on  l'y  obligeait  à  force  de  bruit;  il  n'était  au 
courant  de  la  vie  qu'à  la  dernière  extrémité,  et  donnait 
souvent  un  spectacle  assez  divertissant  à  ses  amis  in- 
times par  ses  étonnements  naïfs,  d'autant  plus  que,  par 
un  petit  amour-propre  mondain,  il  voulait  avoir  l'air  de 
s'entendre  aux  choses  publiques,  et  tentait  de  cacher  la 
surprise  qu'il  éprouvait  à  chaque  nouvelle.  Cette  fois  il 
était  encore  dans  ce  cas,  et  à  cet  amour-propre  se  joi- 
gnait celui  de  l'amitié  ;  il  ne  voulait  pas  laisser  croire 
que  Cinq-Mars  y  eût  manqué  à  son  égard,  et,  pour  l'hon- 
neur même  de  son  ami,  voulait  paraître  instruit  de  ses 
projets. 

—  Vous  savez  bien  où  nous  en  sommes  ?  continua 
l'avocat. 

—  Oui,  sans  doute  ;  poursuivez. 

—  Lié  comme  vous  l'êtes  avec  lui,  vous  n'ignorez  pas 
que  tout  s'organise  depuis  un  an... 

—  Certainement...  tout  s'organise...  mais  allez  tou- 
jours... 

—  Vous  conviendrez  avec  nous,  monsieur,  que  M.  le 
Grand  est  dans  son  tort... 

—  Ah  !  ah  !  c'est  selon  ;  mais  expliquez-vous,  je 
verrai... 

—  Eh  bien,  vous  savez  de  quoi  on  était  convenu  à  la 
dernière  conférence  dont  il  vous  a  rendu  compte  ? 

—  Ah  !  c'est-à-dire...  pardonnez-moi,  je  vois  bien  à  peu 
près  ;  mais  remettez-moi  sur  la  voie... 


248  CINQ-MARS. 

—  C'est  inutile  ;  vous  n'avez  pas  oublié  sans  doute  ce 
que  lui-même  nous  recommanda  chez  Marion  Delorme  ? 

—  De  n'ajouter  personne  à  notre  liste,  dit  M.  du  Lude. 

—  Ah!  oui,  oui,  j'entends,  dit  de  Thou;  cela  me  semble 
raisonnable,  fort  raisonnable,  en  vérité. 

—  Eh  bien,  poursuivit  Fournier,  c'est  lui-même  qui  a 
enfreint  cette  convention  ;  car,  ce  matin,  outre  les  drôles 
que  ce  furet  de  Gondi  nous  a  amenés,  on  a  vu  je  ne  sais 
quel  vagabond  capitan  qui,  pendant  la  nuit,  frappait  à 
coups  d'épée  et  de  poignard  des  gentilshommes  des  deux 
partis  en  criant  à  tue-tête  :  A  mai,  d'Aubijoux  !  tu  m'as 
gagné  trois  mille  ducats,  voilà  trois  coups  d'épée.  A  moi, 
La  Chapelle  !  j'aurai  dix  gouttes  de  ton  sang  en  échange 
de  mes  dix  pistoles;  et  je  l'ai  vu  de  mes  yeux  attaquer  ces 
messieurs  et  plusieurs  autres  encore  des  deux  partis,  assez 
loyalement,  il  est  vrai,  car  il  ne  les  frappait  qu'en  face  et 
bien  en  garde,  mais  avec  beaucoup  de  bonheur  et  une 
impartialité  révoltante. 

—  Oui,  monsieur,  et  j'allais  lui  en  dire  mon  avis,  reprit 
du  Lude,  quand  je  l'ai  vu  s'évader  dans  la  foule  comme 
un  écureuil,  et  riant  beaucoup  avec  quelques  inconnus  à 
figures  basanées  ;  je  ne  doute  pas  cependant  que  M.  de 
Cinq-Mars  ne  l'ait  envoyé,  car  il  donnait  des  ordres  a  cet 
Arabrosio,  que  vous  devez  connaître,  ce  prisonnier  espa- 
gnol, ce  vaurien  qu'il  a  pris  pour  domestique.  Ma  foi,  je 
suis  dégoûté  de  cela,  et  je  ne  suis  point  fait  pour  être  con- 
fondu avec  cette  canaille. 

—  Ceci,  monsieur,  reprit  Fournier,  est  fort  différent 
i}fi  l'affaire  de  Loudun.  Le  peuple  ne  fit  que  se  soulever , 
.^ans  se  révolter  réellement  :  dans  ce  pays,  c'était  la  partie 
s'ine  et  estimable  de  la  population,  indignée  d'un  assas- 
sinat, et  non  animée  par  le  vin  et  l'argent.  C'était  un  cri 
jeté  contre  un  bourreau,  cri  dont  on  pouvait  être  l'or- 
gane honorablement,  et  non  cas  ces  hurlements  de  l'Iiy- 


LA    CONFUSION.  S-iO 

pocrisie  factieuse  et  d'un  amas  de  gens  sans  aveu,  sortis 
de  la  boue  de  Paris  et  vomis  par  ses  égouts.  J'avoue  que 
je  suis  très-las  de  ce  que  je  vois,  et  je  suis  venu  aussi 
pour  vous  prier  d'en  parler  à  M.  le  Grand. 

De  Thou  était  fort  embarrassé  pendant  ces  deux  dis- 
cours, et  cherchait  en  vain  à  comprendre  ce  que  Cinq- 
Mars  pouvait  avoir  à  démêler  avec  le  peuple,  qui  lui  avait 
semblé  se  réjouir  :  d'un  autre  côté,  il  persistait  à  ne  pas 
vouloir  faire  l'aveu  de  son  ignorance  ;  elle  était  totale  ce- 
pendant, car,  la  dernière  fois  qu'il  avait  vu  son  ami,  il  ne 
parlait  que  des  chevaux  et  des  écuries  du  Roi,  de  la  chasse 
au  faucon  et  de  l'importance  du  grand  veneur  dans  les  af- 
faires de  l'État,  ce  qui  ne  semblait  pas  annoncer  de  vastes 
projets  oi^i  le  peuple  pût  entrer.  Enfin  il  se  hasarda  ti- 
midement à  leur  dire  : 

—  Messieurs,  je  vous  promets  de  faire  votre  commis- 
sion ;  en  attendant,  je  vous  offre  ma  table  et  des  lits  pour 
le  temps  que  vous  voudrez.  Mais  pour  vous  dire  mon  avis 
dans  cette  occasion,  cela  m'est  difficile.  Ah  çà,  dites-moi 
un  peu,  on  n'a  donc  pas  fêté  la  Sainte-Barbe? 

—  La  Sainte-Barbe  !  dit  Fournier. 

—  La  Sainte-Barbe!  dit  du  Lude. 

—  Oui,  oui,  on  a  brûlé  de  la  poudre  ;  c'est  ce  que  veut 
dire  M.  de  Thon,  reprit  le  premier  en  riant.  Ah!  c'est  fort 
drôle!  fort  drôle  !  Oui,  effectivement,  je  crois  que  c'est 
aujourd'hui  la  Sainte-Barbe. 

Cette  fois  de  Thou  fut  confondu  de  leur  étonnement 
et  réduit  au  silence  ;  pour  eux,  voyant  qu'ils  ne  s'enten- 
daient pas  avec  lui,  ils  prirent  le  parti  de  se  taire  de 
même. 

Ils  se  taisaient  encore,  lorsque  la  porte  s'ouvrit  à  l'an- 
cien gouverneur  de  Cinq-Mars,  l'abbé  Quillet,  qui  entra 
en  boitant  un  peu.  Il  avait  l'air  soucieux,  et  n'avait  rien 
conservé  de  son  ancienne  gaieté  dans  son  air  et  ses  pro- 


250  CINQ-MARS. 

pos  ;  seulement  son  regard  était  vif  et  sa  parole  très- 
brusque. 

—  Pardon,  pardon,  mon  cher  de  Thou,  si  je  vous 
trouble  si  tôt  dans  vos  occupations  ;  c'est  étonnant,  n'est- 
ce  pas  de  la  part  d'un  goutteux?  Ah!  c'est  que  le  temps 
s'avance;  il  y  a  deux  ans  je  ne  boitais  pas;  j'étais,  au 
contraire,  fort  ingambe  lors  de  mon  voyage  en  Italie;  il 
est  vrai  que  la  peur  donne  des  jambes. 

En  disant  cela,  il  se  jeta  au  fond  d'une  croisée,  et,  fai- 
sant signe  à  de  Thou  d'y  venir  lui  parler,  il  continua  tout 
bas  : 

—  Que  je  vous  dise,  mon  ami,  à  vous  qui  êtes  dans 
leurs  secrets  ;  je  les  ai  fiancés  il  y  a  quinze  jours,  comme 
ils  vous  l'ont  raconté. 

—  Oui,  vraiment!  dit  le  pauvre  de  Thou,  tombant  de 
Charybde  en  Scylla  dans  un  autre  étonnement. 

— Allons,  faites  donc  le  surpris?  vous  savez  bien  qui, 
continua  l'abbé.  Mais,  ma  foi,  je  crains  d'avoir  eu  trop 
de  complaisance  pour  eux,  quoique  ces  deux  enfants 
soient  vraiment  intéressants  par  leur  amour.  J'ai  peur  de 
lui  plus  que  d'elle;  je  crois  qu'il  fait  des  sottises,  d'après 
l'émeute  de  ce  matin.  Nous  devrions  nous  consulter  là- 
dessus. 

—  Mais,  dit  de  Thou  très-gravement,  je  ne  sais  pas, 
d'honneur,  ce  que  vous  voulez  dire.  Qui  donc  fait  des 
sottises  ? 

—  Allons  donc,  mon  cher  !  voulez-vous  faire  encore  le 
mystérieux  avec  moi?  C'est  injurieux,  dit  le  bonhomme, 
commençant  à  se  fâcher. 

—  Non,  vraiment!  Mais  qui  avez-vous  fiancé? 

—  Encore  !  fi  donc,  monsieur  ! 

—  Mais  quelle  est  donc  cette  émeute  de  ce  matin? 

—  Vous  vous  jouez  de  moi  Je  sors,  dit  l'abbé  en  se 
levant. 


t.A    CONFUSION.  251 

—  Je  VOUS  jure  que  je  ne  comprends  rien  à  tout  ce 
qu'on  me  dit  aujourd'hui.  Est-ce  M.  de  Cinq-Mars? 

—  A  la  bonne  heure,  monsieur,  vous  me  traitez  en  Car- 
dinaliste  ;  eh  bien,  quittons-nous,  dit  l'abbé  Quillet  fu- 
rieux. 

Et  il  reprit  sa  canne  à  béquille  et  sortit  très-vite,  sans 
écouter  de  Thou,  qui  le  poursuivit  jusqu'à  sa  voiture  en 
cherchant  à  l'apaiser,  mais  sans  y  réussir,  parce  qu'il 
n'osait  nommer  son  ami  sur  l'escalier  devant  ses  gens  et 
ne  pouvait  s'expliquer.  Il  eut  le  déplaisir  de  voir  s'en 
aller  son  vieux  abbé  encore  tout  en  colère,  et  lui  cria  : 
—  A  demain  !  pendant  que  le  cocher  partait^  et  sans  qu'il 
y  répondît. 

Il  lui  fut  utile,  cependant,  d'être  descendu  jusqu'au  bas 
des  degrés  de  sa  maison,  car  il  vit  des  groupes  hideux  de 
gens  du  peuple  qui  revenaient  du  Louvre,  et  fut  à  même 
alors  de  juger  de  l'importance  de  leur  mouvement  dans 
la  matinée  ;  il  entendit  des  voix  grossières  crier  comme 
en  triomphe  : 

—  Elle  a  paru  tout  de  même,  la  petite  Reine  !  —  Vive 
le  bon  duc  de  Bouillon,  qui  nous  arrive!  Il  a  cent  mille 
hommes  avec  lui,  qui  viennent  en  radeau  sur  la  Seine. 
Le  vieux  Cardinal  de  La  Rochelle  est  mort.  —  Vive  le  Roi  ! 
vive  M.  le  Grand! 

Les  cris  redoublèrent  à  l'arrivée  d'une  voiture  à  quatre 
chevaux  dont  les  gens  portaient  la  Hvrée  du  Roi,  et  qui 
s'arrêta  devant  la  porte  du  conseiller.  Il  reconnut  l'équi- 
page de  Cinq-Mars,  à  qui  Ambrosio  descendit  ouvrir  les 
grands  rideaux,  comme  les  avaient  les  carrosses  de  cette 
époque.  Le  peuple  s'était  jeté  entre  le  marchepied  et  les 
premiers  degrés  de  la  porte,  de  sorte  qu'il  lui  fallut  de 
véritables  efforts  pour  descendre  et  se  débarrasser  des 
*"emmes  de  la  halle,  qui  voulaient  l'embrasser  en  ciiant  : 

—  Te  voilà  donc,  mon  cœur,  mon  petit  ami  !  Tu  ar- 


252  CINQ-MARS. 

rives  donc,  mon  mignon  !  Voyez  comme  il  est  joli,  e't 
amour  avec  sa  grande  collerette  !  Ça  ne  vaul-il  pas  mieux 
que  c't  autre  avec  sa  moustache  blanche  ?  Viens,  mon  fils, 
apporte-nous  du  bon  vin  comme  ce  matin. 

Henry  d'Effiat  serra  en  rougissant,  la  main  de  son  ami, 
qui  se  hâta  de  faire  fermer  ses  portes.  —  Cette  faveur 
populaire  est  un  calice  qu'il  faut  boire,  dit-il  en  entrant... 

—  Il  me  semble,  répondit  gravement  de  Thou,  que 
vous  le  buvez  jusqu'à  la  lie. 

—  Je  vous  expliquerai  ce  bruit,  répondit  Cinq-Mars  un 
peu  embarrassé.  A  présent,  si  vous  m'aimez,  habillez- 
vous  pour  m'accompagner  à  la  toilette  de  la  Reine 

—  Je  vous  ai  promis  bien  de  l'aveuglement,  dit  le  con- 
seiller; cependant  il  ne  peut  se  prolonger  plus  longtemps, 
en  bonne  foi... 

—  Encore  une  fois,  je  vous  parlerai  longuement  en 
revenant  de  chez  la  Reine.  Mais  dépêchez- vous,  il  est  dix 
heures  bientôt. 

—  J'y  vais  avec  vous,  dit  de  Thou  en  le  faisant  entrer 
dans  son  cabinet,  oiî  se  trouvaient  le  comte  de  Lude  et 
Fournier.  Et  il  passa  lui-même  dans  un  autre  appartement. 

CHAPITRE  XVII 

LA    TOILETTE 

Nous  allons  chercher,  comme  dans  les 
abîmes,  les  anciennes  prérog.itives  de  celte 
Noblesse  qui,  depuis  onze  siècles,  est  cou- 
verte je  iioussiJre,  de  sang  et  de  sueur. 

MoNTESOCIEC, 

La  voiture  du  grand  écuyer  roulait  rapidement  vers  le 
Louvre,  lorsque,  fermant  les  rideaux  dont  elle  était 
garnie,  il  prit  la  m?"n  de  son  ami,  et  lui  dit  avec  émotion  • 


LA     TOILETTE.  253 

—  Cher  de  Thou,  j'ai  gardé  de  grands  secrets  sur  mon 
cœur,  et  croyez  qu'ils  y  ont  été  bien  pesants  ;  mais  deux 
craintes  m'ont  forcé  au  silence  :  celle  de  vos  dangers,  et, 
le  dirai-je,  celle  de  vos  conseils. 

—  Vous  savez  cependant  bien,  dit  de  Thou,  que  je 
méprise  les  premiers,  et  je  pensais  que  vous  ne  mépri- 
siez pas  les  autres, 

—  Non  ;  mais  je  les  redoutais,  je  les  crains  encore  ;  je 
ne  veux  point  être  arrêté.  Ne  parlez  pas,  mon  ami,  pas 
un  mot,  je  vous  en  conjure,  avant  d'avoir  entendu  et  vu 
ce  qui  va  se  passer.  Je  vous  ramène  chez  vous  en  sortant 
du  Louvre  ;  là,  je  vous  écoute,  et  je  pars  pour  continuer 
mon  ouvrage,  car  rien  ne  m'ébranlera,  je  vous  en  aver- 
tis ;  je  l'ai  dit  a  ces  messieurs  chez  vous  tout  à  l'heure. 
Cinq-Mars  n'avait  rien  dans  son  accent  de  la  rudesse 
que  supposeraient  ces  paroles  :  sa  voix  était  caressante, 
son  regard  doux,  amical  et  affectueux,  son  air  tran- 
quille et  déterminé  dès  longtemps  ;  rien  n'annonçait  le 
moindre  effort  sur  soi-même.  De  Thou  le  remarqua  et 
en  gémit. 

—  Hélas  I  dit-il  en  descendant  de  sa  voilure  avec  lui. 
Et  il  le  suivit,  en  soupirant,  dans  le   grand  escalier  du 

Louvre. 

Lorsqu'ils  entrèrent  chez  la  Reine,  annoncés  par  des 
huissiers  vêtus  de  noir  et  portant  une  verge  d'ébène,  elle 
était  assise  à  sa  toilette.  C'était  une  sorte  de  table  d'un 
bois  noir,  plaquée  d'écaillé,  de  nacre  et  de  cuivre  in- 
crustés, et  formant  une  infinité  de  dessins  d'assez  mau- 
vais goût,  mais  qui  donnaient  à  tous  les  meubles  un  air 
de  grandeur  qu'on  y  admire  encore;  un  miroir  arrondi 
par  le  haut,  et  que  les  femmes  du  monde  trouveraient 
aujourd'hui  petit  et  mesquin,  était  seulement  posé  au 
milieu  de  la  table  ;  des  bijoax  et  des  colliers  épars  la  cou- 
vraient. Anne  d'Autriche,  assise  devant  et  placée   sur  un 

15 


254  CINQ-MARS. 

grand  fauteuil  de  velours  cramoisi  à  longues  franges  d'or 
restait  immobile  et  grave  comme  sur  un  trône,  tandi 
que  dona  Stephania  et  M"^  de  Motteville  donnaient  de 
chaque  côté  quelques  coups  de  peigne  fort  légers,  comme 
pour  achever  la  coiffure  de  la  Reine,  qui  était  cependant 
en  fort  bon  état,  el  déjà  entremêlée  de  perles  tressées 
avec  ses  cheveux  blonds.  Sa  longue  chevelure  avait  des 
reflets  d'une  beauté  singulière,  qui  annonçaient  qu'elle 
devait  avoir  au  toucher  la  finesse  et  la  douceur  de  la  soie. 
Lt  jour  tombait  sans  voile  sur  son  front;  il  ne  devait 
point  redouter  cet  éclat,  el  en  jetait  un  presque  égal  par 
sa  surprenante  blancheur,  qu'elle  se  plaisait  à  faire  briller 
ainsi  ;  ses  yeux  bleus  mêlés  de  vert  étaient  grands  et  ré- 
guliers, et  sa  bouche,  très-fraîche,  avait  cette  lèvre  infé- 
rieure des  princesses  d'Autriche,  un  peu  avancée  et 
fendue  légèrement  en  forme  de  cerise,  que  l'on  peut  remar- 
quer encore  dans  tous  les  portraits  de  cette  époque.  11 
semble  que  leurs  peintres  aient  pris  à  tâche  d'imiter  la 
bouche  de  la  Reine,  pour  plaire  peut-être  aux  femmes 
de  sa  suite,  dont  la  prétention  devait  être  de  lui  ressem- 
bler. Les  vêtements  noirs,  adoptés  alors  par  la  cour  el 
dont  la  forme  fut  même  fixée  par  un  édit,  relevaient  en- 
core l'ivoire  de  ses  bras,  découverts  jusqu'au  coude  et 
ornés  d'une  profusion  de  dentelles  qui  sortaient  de  ses 
larges  manches.  De  grosses  perles  pendaient  à  ses  oreilles 
et  un  bouquet  d'autres  perles  plus  grandes  se  balançait 
sur  sa  poitrine  et  se  rattachait  à  sa  ceinture.  Tel  était 
l'aspect  de  la  Reine  en  ce  moment.  A  ses  pieds,  sur  deux 
coussins  de  velours,  un  enfant  de  quatre  ans  jouait  avec 
un  petit  canon  qu'il  brisait  :  c'était  le  Dauphin,  depuis 
Louis  XIV.  La  duchesse  Marie  de  Mantoue  était  assise  à  sa 
droite  sur  un  tabouret,  la  princesse  de  Guéménée,  la  du- 
chesse de  Chevreuse  et  M"^  de  Montbazon,  M"«*  de  Guise, 
de  Rohan  et  de  Vendôme,  toutes  belles  ou  brillantes  de 


LA    TOILETTE.  255 

jeunesse,  étaient  placées  derrière  la  Reine,  et  debout. 
Dans  l'embrasure  d'une  croisée,  Monsieur,  le  chapeau 
sous  ie  bras,  causait  à  voix  basse  avec  un  homme  d'une 
taille  élevée,  assez  gros,  rouge  de  visage  et  l'œil  fixe  et 
hardi  :  c'était  le  duc  de  Bouillon.  Un  officier,  d'environ 
vingt-cinq  ans ,  d'une  tournure  svelte  et  d'une  figure 
agréable,  venait  de  remettre  plusieurs  papiers  au  prince; 
le  duc  de  Bouillon  paraissait  les  lui  expliquer. 

M.  de  Thou,  après  avoir  salué  la  Reine,  qui  lui  dit 
quelques  mots,  aborda  la  princesse  de  Guéménée  eUui 
parla  à  demi- voix  avec  une  intimité  affectueuse;  mais, 
pendant  cet  aparté,  attentif  à  surveiller  tout  ce  qui  tou- 
chait son  ami,  et  tremblant  en  secret  que  sa  destinée  ne 
fût  confiée  à  un  être  moins  digne  qu'il  ne  l'eût  désiré,  il 
examina  la  princesse  Marie  avec  cette  attention  scrupu- 
leuse, cet  œil  scrutateur  d'une  mère  sur  la  jeune  per- 
sonne qu'elle  choisirait  pour  compagne  de  son  fils;  car  il 
pensait  qu'elle  n'était  pas  étrangère  aux  entreprises  de 
Cinq-Mars.  11  vit  avec  mécontentement  que  sa  parure, 
extrêmement  brillante,  semblait  lui  donner  plus  de  vanité 
que  cela  n'eût  dû  être  pour  elle  et  dans  un  tel  moment. 
Elle  ne  cessait  de  replacer  sur  son  front  et  d'entremêler 
avec  ses  boucles  de  cheveux  les  rubis  qui  paraient  sa 
tête,  et  n'égalaient  pas  l'éclat  et  les  couleurs  animées  de 
son  teint  :  elle  regardait  souvent  Cinq-Mars,  mais  c'était 
plutôt  le  regard  de  la  coquetterie  que  celui  de  l'amour, 
et  souvent  ses  yeux  étaient  attirés  vers  les  glaces  de  la 
toilette,  où  elle  veillait  à  la  symétrie  de  sa  beauté.  Ces 
observations  du  conseiller  commencèrent  à  lui  persuader 
qu'il  s'était  trompé  en  faisant  tomber  ses  soupçons  sur 
elle ,  et  surtout  quand  il  vit  qu'elle  semblait  éprouver 
quelque  plaisir  à  s'asseoir  près  de  la  Reine,  tandis  que  les 
duchesses  étaient  debout  derrière  elle,  et  qu'elle  les  re- 
gardait souvent  avec  hauteur.  —  Dans  ce  cœur  de  dix- 


256  GIMQ-MARS. 

iseaf  ans,  se  ait-u,  l'amour  serait  seul,  et  aujourd'hui 
surtout  :  donc...  ce  n'est  pas  elle. 

La  Reine  fit  un  signe  de  tèle  presque  imperceptible  à 
M""  de  Guéménée  après  que  les  deux  amis  eurent  parlé 
à  voix  basse  un  moment  avec  cliacun;  et,  à  ce  signe, 
toutes  les  femmes,  excepté  Marie  de  Gonzague,  sortirent 
de  l'appartement  sans  parler,  avec  de  profondes  révé- 
rences, comme  si  c'eût  été  convenu  d'avance.  Alors  la 
Reine,  retournant  son  fautenil  elle-même,  dit  à  Monsieur  : 

—  Mon  frère,  je  vous  prie  de  vouloir  bien  venir  vous 
asseoir  près  de  moi.  Nous  allons  nous  consulter  sur  ce 
que  je  vous  ai  dit,  La  princesse  Marie  ne  sera  point  de 
trop,  je  l'ai  priée  de  rester.  Nous  n'aurons  aucune  inter- 
ruption à  redouter  d'ailleurs. 

La  Reine  semblait  plus  libre  dans  ses  manières  et  dans 
son  langage;  et,  ne  gardant  plus  sa  sévère  et  cérémo- 
nieuse immobilité,  elle  fit  aux  autres  assistants  un  geste 
qui  les  invitait  à  s'approcher  d'elle. 

Gaston  d'Orléans,  un  peu  inquiet  de  ce  début  solennel, 
vint  nonchalamment  s'asseoir  à  sa  droite,  et  dit  avec  un 
demi-sourire  et  un  air  négligpnt,  jouant  avec  sa  fraise  et 
'a  chaîne  du  Saint-Esprit  pendante  à  son  cou  : 

—  Je  pense  bien,  madame,  que  nous  ne  fatiguerons 
pas  les  oreilles  d'une  si  jeune  personne  par  une  longue 
conférence;  elle  aimerait  mieux  entendre  parler  de  danse 
et  de  mariage,  d'un  Électeur  ou  du  roi  de  Pologne,  par 
exemple. 

Marie  prit  un  air  dédaigneux;  Cinq-Mars  fronça  le 
sourcil. 

—  Pardonnez-moi,  répondit  la  Reine  en  la  regardant, 
je  vous  assure  que  la  politique  du  moment  l'intéresse 
beaucoup.  Ne  cherchez  pas  à  nous  échapper,  mon  frère, 
ajouta-t-elle  en  souriant,  jo  vous  tiens  aujourd'hui!  C'est 
bien  la  moindre  chose  que  nous  écoutions  M,  de  Bouillùi> 


LA     TOILETTE.  257 

Celui-ci  s'approcha,  tenant  par  la  main  le  jeune  offi- 
cier dont  nous  avons  parlé. 

—  Je  dois  d'abord,  dit-il,  présenter  à  Votre  Majesté  le 
baron  de  Beauvau,  qui  arrive  d'Espagne. 

—  D'Espagne?  dit  la  Reine  avec  émotion;  il  y  a  du 
courage  à  cela.  Vous  avez  vu  ma  famille? 

—  Il  vous  en  parlera,  ainsi  que  du  comte-duc  d'Oli- 
varès.  Quant  au  courage,  ce  n'est  pas  la  première  fois 
qu'il  en  montre;  vous  savez  qu'il  commandait  les  cui- 
rassiers du  comte  de  Soissons. 

—  Comment!  si  jeune,  monsieur!  vous  aimez  bien  les 
guerres  politiques! 

—  Au  contraire,  j'en  demande  pardon  à  Votre  Majesté, 
répondit-il,  car  je  servais  avec  les  princes  de  la  Paix. 

Anne  d'Autriclie  se  rappela  le  nom  qu'avaient  pris  les 
vainqueurs  de  la  Marfée,  et  sourit.  Le  duc  de  Bouillon, 
saisissant  le  moment  d'entamor  la  grande  question  qu'il 
avait  en  vue,  quitta  Cinq-Mars,  auquel  il  venait  de  don- 
ner la  main  avec  une  effusion  d'amitié,  et,  s'approchant 
avec  lui  de  la  Reine  :  —  11  est  miraculeax,  madame,  lui 
dit-il,  que  cette  époque  fasse  encore  jaillir  de  son  sein 
quelques  grands  caractères  comme  ceux-ci;  et  il  montra 
le  grand  ccuyer,  le  jeune  Beauvau  et  M.  de  Thou  :  ce 
n'est  qu'en  eux  que  nous  pouvons  espérer  désormais, 
ils  sont  à  présent  bien  rares,  car  le  grand  niveleur  a  passé 
sur  la  France  une  longue  faux. 

—  Est-ce  du  Temps  que  vous  voulez  parler,  dit  la 
Reine,  ou  d'un  personnage  réel? 

—  Trop  réel,  trop  vivant,  trop  longtemps  vivant,  ma- 
iame,  répondit  le  duc  plus  animé;  celte  ambition  déme- 
surée, cet  égoïsme  colossal,  ne  peuvent  plus  se  supporter. 
Tou*  ce  qui  porte  un  grand  cœur  s'indigne  de  ce  joug,  et 
dans  ce  moment,  plus  que  jamais,  on  entrevoit  toutes  les 
infortunes  de  l'avenir.  11  faut  le  dire,  madame;  oui,  ce 


258  CINQ-MARS. 

n'est  plus  le  temps  des  ménagements  :  la  maladie  da  Roi 
est  très-grave  ;  le  moment  de  penser  et  de  résoudre  est 
arrivé,  car  le  temps  d'agir  n'est  pas  loin. 

Le  ton  sévère  et  brusque  de  M.  de  Bouillon  ne  surprit 
pas  Anne  d'Autriche;  mais  elle  l'avait  toujours  trouvé 
plus  calme,  et  fut  un  peu  émue  de  l'inquiétude  qu'il  té- 
moignait :  aussi,  quittant  le  ton  de  la  plaisanterie  qu'elle 
avait  d'abord  voulu  prendre  : 

—  Eh  bien,  quoi?  que  craignez-vous,  et  que  voulez- 
vous  faire  ? 

—  Je  ne  crains  rien  pour  moi,  madame,  car  l'armée 
d'Italie  ou  Sedan  me  mettront  toujours  à  l'abri;  mais  je 
crains  pour  vous-même,  et  peut-être  pour  les  princes  vos 
fils. 

—  Pour  mes  enfants,  monsieur  le  duc,  pour  les  fils  de 
France?  L'entendez- vous,  mon  frère,  l'entendez-vous?  et 
vous  ne  paraissez  pas  étonné? 

La  Reine  était  fort  agitée  en  parlant. 

—  Non,  madame,  dit  Gaston  d'Orléans  fort  paisible- 
ment; vous  savez  que  je  suis  accoutumé  à  toutes  les  per- 
sécutions ;  je  m'attends  à  tout  de  la  part  de  cet  homme  ; 
il  est  le  maître,  il  faut  se  résigner... 

—  Il  est  le  maître!  reprit  la  Reine;  et  de  qui  tient-il 
son  pouvoir,  si  ce  n'est  du  Roi?  et,  après  le  Roi,  quelle 
main  le  soutiendra,  s'il  vous  plaît!  qui  l'empêchera  de 
retomber  dans  le  néant?  sera-ce  vous  ou  moi? 

—  Ce  sera  lui-même,  interrompit  M.  de  Bouillon,  car 
il  veut  se  faire  nommer  régent,  et  je  sais  qu'à  l'heure 
qu'il  est  il  médite  de  vous  enlever  vos  enfants,  et  de- 
mande au  Roi  que  leur  garde  lui  soit  confiée. 

—  Me  les  enlever!  s'écria  la  mère,  saisissant  involon- 
tairement le  Dauphin  et  le  prenant  dans  ses  bras. 

L'enfant,  debout  entre  les  genoux  de  la  Reine,  regarda 
les  liomrnes  qui  l'entouraient  avec  une  gravité  singulière 


LA    TOILETTE.  959 

à  cet  âge,  et,  voyant  sa  mère  tout  en  larmes,  mit  la  main 
sur  la  petite  épée  qu'il  portait. 

—  Ah  !  monseigneur,  dit  le  duc  de  Bouillon  en  se  bais- 
sant à  demi  pour  lui  adresser  ce  qu'il  voulait  faire  enten- 
dre à  la  princesse,  ce  n'est  pas  contre  nous  qu'il  faut  tirer 
votre  épée,  mais  contre  celui  qui  déracine  votre  trône  ; 
il  vous  prépare  une  grande  puissance,  sans  doute  ;  vous 
aurez  un  sceptre  absolu;  mais  il  a  rompu  le  faisceau 
d'armes  qui  le  soutenait.  Ce  faisceau-là,  c'était  votre 
vieille  Noblesse,  qu'il  a  décimée.  Quand  vous  serez  roi, 
vous  serez  un  grand  roi,  j'en  ai  le  pressentiment  ;  mais 
vous  n'aurez  que  des  sujets  et  point  d'amis,  car  l'amitié 
n'est  que  dans  l'indépendance  et  une  sorte  d'égalité  qui 
naît  de  la  force.  Vos  ancêtres  avaient  leurs  pairs,  et  vous 
n'aurez  pas  les  vôtres.  Que  Dieu  vous  soutienne  alors, 
monseigneur,  car  les  hommes  ne  le  pourront  pas  ainsi 
sans  les  institutions.  Soyez  grand  ;  mais  surtout  qu'après 
vous,  grand  homme,  il  en  vienne  toujours  d'aussi  forts  ; 
car,  en  cet  état  de  choses,  si  l'un  d'eux  trébuche,  toute  la 
monarchie  s'écroulera. 

Le  duc  de  Bouillon  avait  une  chaleur  d'expression  et 
une  assurance  qui  captivaient  toujours  ceux  qui  l'enten- 
daient :  sa  valeur,  son  coup  d'œil  dans  les  combats,  la 
profondeur  de  ses  vues  politiques,  sa  connaissance  des 
affaires  d'Europe,  son  caractère  réfléchi  et  décidé  tout  à 
la  fois  le  rendaient  l'un  des  hommes  les  plus  capables  et 
les  plus  imposants  de  son  temps,  le  seul  même  que  re- 
doutât réellement  le  Cardinal-Duc.  La  Reine  l'écoutait 
toujours  avec  confiance,  et  lui  laissait  prendre  une  sorte 
d'empire  sur  elle.  Cette  fois  elle  fut  plus  fortement  émue 
que  jamais. 

—  Ah!  plût  à  Dieu,  s'écria-t-elle,  que  mon  fils  eût 
l'àme  ouverte  à  vos  discours  et  le  bras  assez  fort  pour  en 
profiter  !  Jusque-là  pourtant  j'entendrai,  j'agirai  pour  lui; 


260  CINQ-MARS. 

c'est  moi  qui  dois  être  et  c'est  moi  qui  serai  régente,  je 
n'abandonnerai  ce  droit  qu'avec  la  vie  :  s'il  faut  faire  une 
guerre,  nous  la  ferons,  car  je  veux  tout,  excepté  la  honte 
et  l'effroi  de  livrer  le  futur  Louis  XIV  à  ce  sujet  cou- 
ronné !  Oui,  dit-elle  en  rougissant  et  serrant  fortement  le 
bras  du  jeune  Dauphin;  oui,  mon  frère,  et  vous,  mes- 
sieurs conseillez-moi  :  parlez,  où  en  sommes-nous? 
Faut-il  que  je  parte?  dites-le  ouvertement.  Comme 
femme,  comme  épouse,  j'étais  prête  à  pleurer,  tant  ma 
situation  était  douloureuse  ;  mais  à  présent,  voyez,  comme 
mère  je  ne  pleure  par^  je  suis  prête  à  vous  donner  des 
ordres  s'il  le  faut! 

Jamais  Anne  d'Autriche  n'avait  semblé  si  belle  qu'en  ce 
moment,  et  cet  enthousiasme  qui  paraissait  en  elle  élec- 
trisa  tous  les  assistants,  qui  ne  demandaient  qu'un  mot 
de  sa  bouche  pour  parler.  Le  duc  de  Bouillon  jeta  un 
regard  rapide  sur  Monsieur,  qui  se  décida  à  prendre  la 
parole. 

—  Ma  foi,  dit-il  d'un  air  assez  délibéré,  si  vous  don- 
nez des  ordres,  ma  sœur,  je  veux  être  votre  capitaine 
des  gardes,  sur  mon  honneur;  car  je  suis  las  aussi  des 
tourments  que  m'a  causés  ce  misérable,  qui  ose  encore 
me  poursuivre  pour  rompre  mon  mariage,  et  tient  tou- 
jours mes  amis  à  la  Bastille  ou  les  fait  assassiner  de 
temps  en  temps;  et  d'ailleurs  je  suis  indigné,  dit-il  en  se 
reprenant  et  baissant  les  yeux  d'un  air  solennel,  je  suis 
indigné  de  la  misère  du  peuple. 

—  Mon  frère,  reprit  vivement  la  princesse,  je  vous 
prends  au  mot,  car  il  faut  faire  ainsi  avec  vous,  et  j'espère 
qu'à  nous  deux  nous  serons  assez  forts  ;  faites  seulement 
comme  M.  le  comte  de  Soissons,  et  ensuite  survivez 
à  votre  victoire;  rangez-vous  avec  moi  comme  vous  fîtes 
avec  M.  de  Montmorency,  mais  sautez  le  fossé. 

Gaston  sentit  l'épigramme;  il  se  rappela  son  trait  trop 


LA   TOILh-TTSf  261 

conirj,  lorsque  l'infortuné  révolté  de  Castelnaudary  fran- 
chit presque  S3ul  un  large  fossé  et  trouva  de  l'autre  côté 
dix-sept  blessures,  la  prison  et  la  mort,  h  la  vue  de  Mon- 
sieur, immobile  comme  son  armée.  Dans  la  rapidité  de 
la  prononciation  de  la  Reine,  il  n'eut  pas  le  temps  d'exa- 
miner si  elle  avait  employé  cette  expression  proverbiale- 
ment ou  avec  intention;  mais  dans  tous  les  cas,  il  prit  1g 
[)arli  de  ne  pas  la  relever,  et  en  fut  empêché  par  elle- 
même,  qui  reprit  en  regardant  Cinq-Mars. 

—  Mais,  avant  tout,  pas  de  terreur  panique  :  sachons 
iiien  oiî  nous  en  sommes.  Monsieur  le  Grand,  vous  quit- 
tez le  Roi,  avons-nous  de  telles  craintes? 

D'Efflat  n'avait  pas  cessé  d'observer  Marie  de  Mantoue, 
dont  la  physionomie  expressive  peignait  pour  lui  toutes 
ses  idées  plus  rapidement  et  aussi  sûrement  que  la  .j^a- 
role  ;  il  y  lut  le  désir  de  l'entendre  parler,  l'intention  de 
faire  décider  Monsieur  et  la  Reine  ;  un  mouvement  d'im- 
patience de  son  pied  lui  donna  l'ordre  d'en  finir  et  de 
régler  enfin  toute  la  conjuration.  Son  front  devint  pâle 
et  plus  pensif;  il  se  recueillit  un  moment,  car  il  sentait 
que  là  étaient  toutes  ses  destinées.  De  Thou  le  regarda  et 
frémit,  parce  qu'il  le  connaissait  ;  il  eût  voulu  lui  dire  un 
mot,  un  seul  mot  ;  mais  Cinq-Mars  avait  déjà  relevé  la 
tète  et  parla  ainsi  : 

—  Je  ne  crois  point,  madame,  que  le  Roi  soit  aussi 
malade  qu'on  vous  l'a  pu  dire;  Dieu  nous  conservera 
longtemps  encore  ce  prince,  je  l'espère,  j'en  suis  certain 
même.  Il  souffre,  il  est  vrai,  il  souffre  beaucoup;  mais 
son  âme  surtout  est  malade,  et  d'un  mal  que  rien  ne 
peut  guérir,  d'un  mal  que  l'on  ne  souhaiterait  pas  à  son 
plus  grand  ennemi  et  qui  le  ferait  plaindre  de  tout  l'uni- 
vers si  on  le  connaissait.  Cependant  la  fin  de  ses  malheurs, 
je  veux  dire  de  sa  vie,  ne  lui  sera  pas  donnée  encore  de 
loi'.giemps.  Sa  langueur  est  toute  morale;  il  se  fait  dans 

15. 


262  CINQ-MARS. 

son  cœur  une  grande  révolution  ;  il  voadrail  l'accomplif 
et  ne  le  peut  pas  :  il  a  senti  depuis  longues  années  s'amas- 
ser en  lui  les  germes  d'une  juste  haine  contre  un  homme 
auquel  il  croit  devoir  de  la  reconnaissance,  et  c'est  ce 
combat  intérieur  entre  sa  bonté  et  sa  colère  qui  le  dévore. 
Chaque  année  qui  s'est  écoulée  a  déposé  à  ses  pieds,  d'un 
côté  les  travaux  de  cet  homme,  et  de  l'autre  ses  crimes. 
Voici  qu'aujourd'hui  ceux-ci  l'emportent  dans  la  balance; 
le  Roi  voit  et  s'indigne  :  il  veut  punir;  mais  tout  à  coup  il 
s'arrête  et  le  pleure  d'avance.  Si  vous  pouviez  le  contem- 
pler ainsi,  madame,  il  vous  ferait  pitié.  Je  l'ai  vu  saisir 
la  plume  qui  devait  tracer  son  exil,  la  noircir  d'une  main 
hardie,  et  s'en  servir  pour  quoi?  Pour  le  féliciter  par  une 
iCllre.  Alors  il  s'applaudit  de  sa  bonté  comme  chrétien; 
il  se  maudit  comme  juge  souverain;  il  se  méprise  comme 
Roi  ;  il  cherche  un  refuge  dans  la  prière  et  se  plonge 
dans  les  méditations  de  l'avenir;  mais  il  se  lève  épou- 
vanté, parce  qu'il  a  entrevu  les  flammes  que  mérite  cet 
homme,  et  que  personne  ne  sait  aussi  bien  que  lui  les 
secrets  de  sa  damnation.  Il  faut  l'entendre  en  cet  instant 
s'accuser  d'une  coupable  faiblesse  et  s'écrier  qu'il  sera 
puni  lui-même  de  n'avoir  pas  su  le  punir  !  On  dirait  quel- 
quefois qu'il  y  a  des  ombres  qui  lui  ordonnent  de  frapper, 
car  son  bras  se  lève  en  dormant.  EnfiU;  maaame,  l'orage 
gronde  dans  son  cœur,  mais  ne  brûle  que  lui  ;  la  foudre 
n'en  peut  pas  sortir. 

—  Eh  bien,  qu'on  la  fasse  donc  éclater,  s'écria  le  duo 
de  Bouillon. 

—  Celui  qui  la  touchera  peut  en  mourir,  dit  Monsieur. 

—  Mais  quel  beau  dévoùmentl  dit  la  Reine. 

—  Que  je  l'admirerais  !  dit  Marie  à  demi-voix. 

—  Ce  sera  moi,  dit  Cinq-Mars. 

—  Ce  sera  nous,  dit  M.  de  Thou  à  son  oreille. 

Le  jeune  Beauvau  s'était  rapproché  du  duc  de  Bouillon. 


LA    TOILETTE.  263 

—  Monsieur,  lui  dit-il,  oubliez-vous  la  suite? 

—  Non,  pardieu,  je  ne  l'oublie  pas  !  répondit  tout  bas 
celui-ci.  Et  s'adressant  à  la  Reine  :  —  Acceptez,  madame, 
l'offre  de  M.  le  Grand;  il  est  à  portée  de  décider  le  Roi 
plus  que  vous  et  nous;  mais  tenez-vous  prête  à  tout,  car 
le  Cardinal  est  trop  habile  pour  s'endormir.  Je  ne  crois 
pas  à  sa  maladie  ;  je  ne  crois  point  à  son  silence  et  h  son 
immobilité,  qu'il  veut  nous  persuader  depuis  deux  ans; 
je  ne  croirais  point  à  sa  mort  même,  que  je  n'eusse  porté 
sa  tête  dans  la  mer,  comme  celle  du  géant  de  l'Arioste. 
Attendez-vous  à  tout,  hâtons-nous  sur  toutes  choses.  J'ai 
fait  montrer  mes  plans  h  Monsieur  tout  à  l'heure;  je  vais 
vous  en  faire  l'abrégé  :  je  vous  offre  Sedan,  madame, 
pour  vous  et  messeigneurs  vos  fils.  L'armée  d'Italie  est  à 
moi  ;  je  la  fais  rentrer  s'il  le  faut.  M.  le  grand  écuyer  est 
maître  de  la  moitié  du  camp  de  Perpignan  ;  tous  les  vieux 
huguenots  de  La  Rochelle  et  du  Midi  sont  prêts  au  pre- 
mier signe  à  le  venir  trouver  :  tout  est  organisé  depuis 
un  an  par  mes  soins  en  cas  d'événements. 

—  Je  n'hésite  point,  dit  la  Reine,  à  me  mettre  dans 
vos  mains  pour  sauver  mes  enfants  s'il  arrivait  quelque 
malheur  au  Roi.  Mais  dans  ce  plan  général  vous  oubliez 
Paris. 

—  11  est  à  nous  par  tous  les  points  :  le  peuple  par 
l'archevêque,  sans  qu'il  s'en  doute,  et  par  M.  de  Beaufort, 
qui  est  son  roi;  les  troupes  par  vos  gardes  et  ceux  de 
RloNsiEUR,  qui  commandera  tout,  s'il  le  veut  bien. 

—  Moi  !  moi  !  oh  !  cela  ne  se  peut  pas  absolument  !  je 
n'ai  pas  assez  de  monde,  et  il  me  faut  une  retraite  plus 
forte  que  Sedan,  dit  Gaston. 

—  Mais  elle  suffit  à  la  Reine,  reprit  M.  de  Bouillon. 

—  Ah  !  cela  peut  bien  être,  mais  ma  sœur  ne  risque 
pas  autant  qu'un  homme  qui  tire  l'épée,  Savez-vous  que 
c'est  très-hardi  ce  que  nous  faisons  là  ? 


264  CINQ-MARS. 

—  Quoi  !  même  ayant  le  roi  pour  nous  ?  dit  Anne  d'Au- 
triche. 

—  Oui,  madame,  oui,  on  ne  sait  pas  combien  cela  peut 
durer  :  il  faut  prendre  ses  sûretés,  et  je  ne  fais  rien  sans 
le  traité  avec  l'Espagne. 

—  Ne  faites  donc  rien,  dit  la  Reine  en  rougissant  ;  car 
certes  je  n'en  entendrai  jamais  parler. 

—  Ah  !  madame,  ce  serait  pourtant  plus  sage,  et  Mon- 
sieur a  raison,  dit  le  duc  de  Bouillon  ;  car  le  comte-duc 
de  San-Lucar  nous  offre  dLx-sept  mille  hommes  de  vieilles 
troupes  et  cinq  cent  mille  écus  comptant. 

—  Quoi  !  dit  la  Reine  étonnée,  on  a  osé  aller  jusque-là 
sans  mon  consentement!  déjà  des  accords  avec  l'étran- 
ger! 

—  L'étranger,  ma  sœur  !  devions-nous  supposer  qu'une 
princesse  d'Espagne  se  servirait  de  ce  mot  !  répondit 
Gaston. 

Anne  d'Autriche  se  leva  en  prenant  le  dauphin  par  la 
main,  et  s'appuyant  sur  Marie  : 

—  Oui,  Monsieur,  dit-elle,  je  suis  Espagnole;  mais  je 
suis  petite-fille  de  Charles-Quint,  et  je  sais  que  la  patrie 
d'une  reine  est  autour  de  son  trône.  Je  vous  quitte, 
messieurs  ;  poursuivez  sans  moi  ;  je  ne  sais  plus  rien 
désormais. 

Elle  fit  quelques  pas  pour  sortir,  et,  voyant  Marie 
tremblante  et  inondée  de  larmes,  elle  revint. 

—  Je  vous  promets  cependant  solennellement  un  in- 
\iolable  secret,  mais  rien  de  plus. 

Tous  furent  un  peu  déconcertés,  hormis  le  duc  de 
Bouillon,  qui,  ne  voulant  rien  perdre  de  ses  avantages, 
lui  dit  en  s'incUnant  avec  respect  : 

—  Nous  sommes  reconnaissants  de  cette  promesse, 
madame ,  et  nous  n'en  voulons  pas  plus ,  persuadés 
qu'après  le  succès  vous  serez  tout  à  fait  des  nôtres. 


Ik; 


LA     TOILETTE  265 

Ne  voulant  plus  s'engager  dans  une  guerre  de  mots,  la 
Reine  salua  un  peu  sèchement,  et  sortit  avec  Marie,  qui 
laissa  tomber  sur  Cinq-Mars  un  de  ces  regards  qui  ren- 
ferment à  la  fois  toutes  les  émotions  de  l'âme.  Il  crut  lire 
dans  ses  beaux  yeux  le  dévouement  éternel  et  malheu- 
reux d'une  femme  donnée  pour  toujours,  et  il  sentit  que, 
s'il  avait  jamais  eu  la  pensée  de  reculer  dans  son  entre- 
prise, il  se  serait  regardé  comme  le  dernier  des  hommes. 
Sitôt  qu'on  quitta  les  deux  princesses  : 

—  Là,  là,  là,  je  vous  l'avais  bien  dit,  Bouillon,  vous 
fâchez  la  Reine,  dit  Monsieur  ;  vous  avez  été  trop  loin 
aussi.  On  ne  m'accusera  pas  certainement  d'avoir  faibli  ce 
matin  ;  j'ai  montré,  au  contraire,  plus  de  résolution  que 
je  n'aurais  dû. 

—  Je  suis  plein  de  joie  et  de  reconnaissance  pour  Sa 
Majesté,  répondit  M.  de  Bouillon  d'un  air  triomphant; 
nous  voilà  sûrs  de  l'avenir.  Qu'allez-vous  faire  à  présent, 
monsieur  de  Cinq-Mars  ? 

^ —  Je  vous  l'ai  dit,  monsieur,  je  ne  recule  jamais; 
quelles  qu'en  puissent  être  les  suites  pour  moi,  je  verrai 
le  Roi  ;  je  m'exposerai  à  tout  pour  arracher  ses  ordres. 

—  Et  le  traité  d'Espagne! 

—  Oui,  je  le... 

De  Thou  saisit  le  bras  de  Cinq-Mars,  et,  s'avançant  tout 
à  coup,  dit  d'un  air  solennel  : 

—  Nous  avons  décidé  que  ce  serait  après  l'entrevue 
avec  le  Roi  qu'on  le  signerait  ;  car,  si  la  juste  sévérité  de 
Sa  Majesté  envers  le  Cardinal  vous  en  dispense,  il  vaut 
mieux,  avons-nous  pensé,  ne  pas  s'exposer  à  la  décou- 
verte d'un  si  dangereux  traité. 

M.  de  Bouillon  fronça  le  sourcil. 

—  Si  je  ne  connaissais  M.  de  Thou,  dit-il,  je  prendrais 
ceci  pour  une  défaite;  mais  de  sa  part... 

—  Monsieur,  reprit  le  conseiller,    je  crois   pouvoir 


266  CINQ-MARS. 

m'engager  sur  l'honneur  à  faire  ce  que  fera  M.  le  Grand; 
nous  sommes  inséparables. 

Cinq-Mars  regarda  son  ami,  et  s'étonna  de  voir  sur  sa 
figure  douce  l'expression  d'un  sombre  désespoir  ;  il  en  fui 
si  frappé  qu'il  n'eut  pas  la  force  de  le  contredire. 

■ —  Il  a  raison,  messieurs,  dit-il  seulement  avec  un  sou- 
rire froid,  mais  gracieux,  le  Roi  nous  épargnera  peut-être 
bien  des  choses;  on  est  très-fort  avec  lui.  Du  reste,  mon- 
seigneur, et  vous,  monsieur  le  duc,  ajouta-t-il  avec  une 
inébranlable  fermeté,  ne  craignez  pas  que  jamais  je  re- 
cule ;  j'ai  brûlé  tous  les  ponts  derrière  moi  :  il  faut  que 
je  marche  en  avant;  la  puissance  du  Cardinal  tombera  ou 
ce  sera  ma  tête. 

—  C'est  singulier  !  fort  singulier  !  dit  Monsieur  ;  je  re- 
marque que  tout  le  monde  ici  est  plus  avancé  que  je  ne  le 
croyais  dans  la  conjuration. 

—  Point  du  tout,  Monsieur,  dit  le  duc  de  Bouillon  ;  on 
n'a  préparé  que  ce  que  vous  voudrez  accepter.  Remarquez 
qu'il  n'y  a  rien  d'écrit,  et  que  vous  n'avez  qu'à  parler  pour 
que  rien  n'existe  et  n'ait  existé  ;  selon  votre  ordre,  tout 
ceci  sera  un  rêve  ou  un  volcan. 

—  Allons,  allons,  je  suis  content,  puisqu'il  en  est  ainsi, 
dit  Gaston  ;  occupons -nous  de  choses  plus  agréables. 
Grâce  à  Dieu,  nous  avons  un  peu  de  temps  devant  nous  : 
moi  j'avoue  que  je  voudrais  que  tout  fût  déjà  fini  ;  je  ne 
suis  point  né  pour  les  émc)tions  violentes,  cela  prend 
sur  ma  santé,  ajouta-t-il  s'emparant  du  bras  de  M.  de 
Beauvau  :  dites-nous  plutôt  si  les  Espagnoles  sont  tou- 
jours jolies,  jeune  homme.  On  vous  dit  fort  galant.  Tu- 
dieu  !  je  suis  sûr  qu'on  a  parlé  de  vous  là-bas.  On  dit  que 
les  femmes  portent  des  vertugadins  énormes!  Eh  bien, 
je  n'en  suis  pas  ennemi  du  tout.  En  vérité  cela  fait  pa- 
raître 1g  pied  plus  petit  et  plus  joU;  je  suis  sûr  que  la 
femme  de  don  Louis  de  Haro  n'est  pas  plus  belle  que 


LA    TOILETTE.  267 

M™"  de  Guéménée,  n'est-il  pas  vrai?  Allons,  soyez  franc, 
on  m'a  dit  qu'elle  avait  l'air  d'une  religieuse.  Ah  !... 
vous  ne  répondez  pas,  vous  êtes  embarrassé.'.,  elle  vous 
a  donné  dans  l'œil...  ou  bien  vous  craignez  d'offenser 
notre  ami  M.  de  Thou  en  la  comparant  à  la  belle  Guémé- 
née. Eh  bien,  parlons  des  usages  :  le  roi  a  un  nain  char- 
mant, n'est-ce  p.is?  on  le  met  dans  un  pâté.  Qu'il  est 
heureux  le  roi  d'Espagne  !  je  n'en  ai  jamais  pu  trouver 
un  comme  cela.  Et  la  Reine,  on  la  sert  à  genoux  tou- 
jours, n'est-il  pas  vrai?  oh  !  c'est  un  bon  usage;  nous  l'a- 
vons perdu  ;  c'est  malheureux,  plus  malheureux  qu'on  ne 
croit. 

Gaston  d'Orléans  eut  le  courage  de  parler  sur  ce  ton 
près  d'une  demi-heure  de  suite  à  ce  jeune  homme,  dont 
le  caractère  sérieux  ne  s'accommodait  point  de  cette 
conversation,  et  qui,  tout  rempU  encore  de  l'importance 
de  la  scène  dont  il  venait  d'être  témoin  et  des  grands  in- 
térêts qu'on  avait  traités,  ne  répondit  rien  à  ce  flux  de 
paroles  oiseuses  :  il  regardait  le  duc  de  Bouillon  d'un  air 
étonné,  comme  pour  lui  demander  si  c'était  bien  là  cet 
homme  que  l'on  allait  mettre  à  la  tête  de  la  plus  auda- 
cieuse entreprise  conçue  depuis  longtemps,  tandis  que 
le  prince,  sans  vouloir  s'apercevoir  qu'il  restait  sans  ré- 
ponses, les  faisait  lui-même  souvent,  et  parlait  avec  vo- 
lubilité en  se  promenant  et  l'entraînant  avec  lui  dans  la 
chambre.  Il  craignait  que  l'un  des  assistants  ne  s'avisât 
de  renouer  la  conversation  terrible  du  traité  ;  mais  aucun 
n'en  était  tenté,  sinon  le  duc  de  Bouillon,  qui,  cependant 
garda  le  silence  de  la  mauvaise  humeur.  Pour  Cinq-Mars 
il  fat  entraîné  par  de  Thou,  qui  lui  fit  faire  sa  retraite  à 
l'abri  de  ce  bavardage,  sans  que  Monsieur  eût  l'air  da 
l'avoir  vu  sortir. 


2G8  CINQ-MARS. 


CHAPITRE  XVIII 


LE    SECRET 


El  prononcés  ensemble,  i  i'amitié  fid.Me 
Nos  deux  noms  fraternels  serviront  de  D'^dJlâ 
A.  SooaEi,  Clijtemnettrs. 

De  Thou  était  chez  lui  avec  son  ami,  les  portes  de  sa 
chambre  refermées  avec  soin,  et  l'ordre  donné  de  ne  re- 
cevoir personne  et  de  l'excuser  auprès  des  deux  réfugiés 
s'il  les  laissait  partir  sans  les  revoir;  et  les  deux  amis  ne 
s'étaient  encore  adressé  aucune  parole. 

Le  conseiller  était  tombé  dans  son  fauteuil  et  méditait 
profondément.  Cinq-Mars,  assis  dans  la  cheminée  haute, 
attendait  d'un  air  sérieux  et  triste  la  fin  de  ce  silence, 
lorsque  de  Thou,  le  regardant  fixement  et  croisant  les 
bras,  lui  dit  d'une  voix  sombre  : 

—  Voilà  donc  où  vous  en  êtes  venu!  voilà  donc  les 
conséquences  de  votre  ambition  !  Vous  allez  faire  exiler, 
peut-être  tuer  un  homme,  et  introduire  en  France  une 
armée  étrangère;  je  vais  donc  vous  voir  assassin  et  traître 
à  votre  patrie  !  Par  quel  chemin  étes-vous  arrivé  jusque 
là  ?  par  quels  degrés  étes-vous  descendu  si  bas  ? 

—  Un  autre  que  vous  ne  me  parlerait  pas  ainsi  deux 
fois,  dit  froidement  Cinq-Mars;  mais  je  vous  connais,  et 
j'aime  cette  explication  ;  je  la  voulais  et  je  l'ai  provoquée. 
Vous  verrez  aujourd'hui  mon  âme  tout  entière,  je  le  veux. 
J'avais  eu  d'abord  une  autre  pensée,  une  p3nsse  meilleure 
peut-être,  plus  digne  de  notre  amitié,  plus  digne  de  l'ami- 
tié, l'amitié,  qui  est  la  seconde  chose  de  la  terre. 

Il  élevait  les  yeux  au  ciel  en  parlant,  corï.me  s'il  y  eût 
cîierché  cette  divinité. 


LE    SECRET.  269 

—  Oui,  cela  eût  mieux  valu.  Je  ne  voulais  rien  dire  ; 
c'était  une  tâche  pénible,  mais  jusqu'ici  j'y  avais  réi'ssi. 
Je  voulais  tout  conduire  sans  vous,  et  ne  vous  montrer 
cette  œuvre' qu'achevée  ;  je  voulais  toujours  vous  tenir 
hors  du  cercle  de  mes  dangers;  mais,  vous  avouerai- je 
ma  faiblesse?  J'ai  craint  de  mourir  mal  jugé  par  vous,  si 
j'ai  à  mourir  :  à  présent  je  supporte  bien  l'idée  de  la  ma- 
lédiction du  monde,  mais  non  celle  de  la  votre  :  c'est  ce 
qui  m'a  décidé  à  vous  avouer  tout. 

—  Quoi  !  et  sans  cette  pensée  vous  auriez  eu  le  cou- 
rage de  vous  cacher  toujours  de  moi!  Ah!  cher  Henry, 
que  vous  ai-je  fait  pour  prendre  ce  soin  de  mes  jours? 
Par  quelle  faute  avais-je  mérité  de  vous  survivre,  si  vous 
mouriez?  Vous  avez  eu  la  force  de  me  tromper  durant 
deux  années  entières;  vous  ne  m'avez  présenté  de  votre 
vie  que  ses  fleurs;  vous  n'êtes  entré  dans  ma  solitude 
qu'avec  un  visage  ria-nt,  et  chaque  fois  paré  d'une  faveur 
nouvelle?  ah!  il  fallait  que  ce  fût  bien  coupable  ou  bien 
veitueux  ! 

—  Ne  voyez  dans  mon  ànie  que  ce  qu'elle  renferme. 
Oui,  je  vous  ai  trompée  ;  mais  c'était  la  seule  joie  paisible 
que  j'eusse  au  monde.  Pardonnez-moi  d'avoir  dérobé  ces 
moments  à  ma  destinée  ,  hélas  !  si  brillante.  J'étais  heu- 
reux du  bonheur  que  vous  me  supposiez;  je  faisais  le 
vôtre  avec  ce  songe  ;  et  je  ne  suis  coupable  qu'aujour- 
d'hui en  venant  le  détruire  et  me  montrer  tel  que  j'étais. 
Écoulez- moi,  je  ne  serai  pas  long:  c'est  toujours  une 
liistoire  bien  simple  que  celle  d'un  cœur  passionné.  Au- 
trefois, je  m'en  souviens,  c'était  sous  la  tente,  lorsque  je 
fus  blessé  :  mon  secret  fut  près  dem'échapper  ;  c'eût  été 
un  bonheur  pe^^it-étre.  Cependant  que  m'auraient  servi 
des  conseils  ?  je  ne  les  aurais  pas  suivis;  enfin,  c'est 
Marie  de  Gonzague  que  j'aime. 

—  Quoi!  celle  qui  va  être  reine  de  Pologne? 


270  CINQ-MARS. 

—  Si  elle  est  reine,  ce  ne  peut  être  qu'après  ma  mort. 
Mais  écoutez  :  pour  elle  je  fus  courtisan;  pour  elle  j'ai 
presque  régné  en  France,  et  c'est  pour  elle  que  je  vais 
succomber  et  peut-être  mourir. 

—  Mourir  1  succombsr  !  quand  je  vous  reprochais  votre 
triomphe!  quand  je  pleurais  sur  la  tristesse  de  votre  vic- 
toire ! 

—  Ah!  que  vous  me  connaissez  mal  si  vous  croyez  que 
je  sois  dupe  de  la  Fortune  quand  elle  me  sourit  ;  si  vous 
croyez  que  je  n'aie  pas  vu  jusqu'au  fond  de  mon  destin  ! 
Je  lutte  contre  lui,  mais  il  est  le  plus  fort,  je  le  sens; 
j'ai  entrepris  une  tâche  au-dessus  des  forces  humaines, 
je  succomberai. 

—  Eh!  ne  pouvez-vous  vous  arrêter?  A  quoi  sert  l'es- 
prit dans  les  affaires  du  monde? 

—  A  rien,  si  ce  n'est  pourtant  à  se  perdre  avec  con- 
naissance de  cause,  à  tomber  au  jour  qu'on  avait  prévu. 
Je  ne  puis  reculer  enfin.  Lorsqu'on  a  en  face  un  ennemi 
tel  que  ce  Richelieu,  il  faut  le  renverser  ou  en  être  écrasé. 
Je  vais  frapper  demain  le  dernier  coup;  ne  m'y  suis-je 
pas  engagé  devant  vous  tout  à  l'heure? 

—  Et  c'est  cet  engagement  même  que  je  voulais  com- 
battre. Quelle  confiance  avez-vous  dans  ceux  à  qui  vous 
livrez  ainsi  votre  vie  ?  N'avez-vous  pas  lu  leurs  pensées 
secrètes? 

—  Je  les  connais  toutes;  j'ai  lu  leur  espérance  à  tra- 
vers leur  feinte  colère;  je  sais  qu'ils  tremblent  en  mena- 
çant: je  sais  qu'ils  sont  déjà  prêts  à  faire  leur  paix  en  me 
livrant  comme  gage;  mais  c'est  à  moi  de  les  soutenir  et 
de  décider  le  Roi  :  il  le  faut,  car  Marie  est  ma  fi.ncée,  et 
ma  mort  est  écrite  à  Narbonne. 

C'est  volontairement,  c'est  avec  connaissance  de  tout 
mon  sort  que  je  me  suis  placé  ainsi  entre  Téchafaud  ei 
le  bonheur  suprême.  Il  me  faut  l'arracher  des  mains  de 


LE     SECRET.  271 

!a  Fortune,  ou  mourir.  Je  goûte  en  ce  moment  le  plaisir 
d  avoir  rompu  toute  incertitude;  eh  quoi  !  vous  ne  rou- 
gissez pas  de  m'avoir  cru  ambitieux  par  un  vil  égoïsme 
comme  ce  Cardinal?  ambitieux  par  le  puéril  désir  d'un 
pouvoir  qui  n'est  jamais  satisfait?  Je  le  suis  ambitieux, 
mais  parce  que  j'aime.  Oui,  j'aime,  et  tout  est  dans  ce 
mot.  Mais  je  vous  accuse  à  tort  ;  vous  avez  embelli  mes 
intentions  secrètes,  vous  m'avez  prêté  de  nobles  desseins 
(je  m'en  souviens) ,  de  hautes  conceptions  politiques  ; 
elles  sont  belles,  elles  sont  vastes,  peut-être  ;  mais,  vous 
le  dirai-je  ?  ces  vagues  projets  du  perfectionnement  des 
sociétés  corrompues  me  semblent  ramper  encore  bien 
loin  au-dessous  du  dévouement  de  l'amour.  Quand  l'àme 
vibre  tout  entière,  pleine  de  cette  unique  pensée,  elle  n'a 
plus  de  place  à  donner  aux  plus  beaux  calculs  des  inté- 
rêts généraux;  car  les  hauteurs  mêmes  de  la  terre  sont 
au-dessous  du  ciel. 
De  Thou  baissa  la  tête. 

—  Que  vous  répondre?  dit-il.  Je  ne  vous  comprends 
pas  ;  vous  raisonnez  le  désordre,  vous  pesez  la  flamme, 
vous  calculez  l'erreur. 

—  Oui,  reprit  Cinq-Mars,  loin  de  détruire  mes  forces, 
ce  feu  intérieur  les  a  développées;  vous  l'avez  dit,  j'ai 
tout  calculé;  une  marche  lente  m'a  conduit  au  but  que 
je  suis  prêt  d'atteindre.  Marie  me  tenait  par  la  main, 
aurais-je reculé?  Devant  un  monde  je  ne  l'aurais  pas  fait. 
Tout  était  bien  jusqu'ici  :  mais  une  barrière  invisible  m'ar- 
rête :  il  faut  la  rompre,  cette  barrière  ;  c'est  Richelieu.  Je 
i'ai  entrepris  tout  à  l'heure  devant  vous  ;  mais  peut-être 
me  suis-je  trop  hâté  ;  je  le  crois  à  présent.  Qu'il  se  ré- 
jouisse; il  m'attendait.  Sans  doute  il  a  prévu  que  ce  serait 
le  plus  jeune  qui  manquerait  de  patience,  s'il  en  est 
ainsi,  il  a  bien  joué.  Cependant  sans  l'amour  qui  m'a  pré 
•jipité,  j'aurais  été  plus  fort  que  lui,  quoique  vertueux^ 


272  CINQ-MARS. 

Ici,  un  changement  presque  subit  se  fit  sur  les  traits 
de  Cinq-Mars;  il  rougit  et  pâlit  deux  fois,  et  les  veines  de 
son  front  s'élevaient  comme  des  lignes  bleues  tracées  par 
une  main  invisible. 

—  Oui,  ajouta-t-il  en  se  levant  et  tordant  ses  mains 
avec  une  force  qui  annonçait  un  violent  désespoir  con- 
centré dans  son  cœur,  tous  les  supplices  dont  Tamour 
peut  torturer  ses  victimes,  je  les  porte  dans  mon  sein. 
Cette  jeune  enfant  timide  ,  pour  qui  je  remuerais  des 
empires,  pour  qui  j'ai  tout  subi,  jusqu'à  la  faveur  d'un 
prince  (et  qui  peut-être  n'a  pas  senti  tout  ce  que  j'ai  fait 
pour  elle),  ne  peut  encore  être  à  moi.  Elle  m'appartient 
devant  Dieu,  et  je  lui  parais  étranger  ;  que  dis-je?  il  faut 
que  j'entende  discuter  chaque  jour,  devant  moi,  lequel 
des  trônes  de  l'Europe  lui  conviendra  le  mieux,  dans  des 
conversations  où  je  ne  peux  même  élever  la  voix  pour 
avoir  une  opinion,  tant  on  est  loin  de  me  mettre  sur  les 
rangs,  et  dans  lesquels  on  dédaigne  pour  elle  les  princes 
de  sang  royal  qui  marchent  encore  devant  moi.  Il  faut 
que  je  me  cache  co:nme  un  coupable  pour  entendre  à 
travers  les  grilles  la  voix  de  celle  qui  est  ma  femme;  il 
faut  qu'en  public  je  m'incline  devant  elle!  son  amant  et 
son  mari  dans  l'ombre ,  son  serviteur  au  grand  jour,- 
C'en  est  trop  ;  je  ne  puis  vivre  ainsi;  il  faut  faire  le  der- 
nier pas,  qu'il  m'élève  ou  me  précipite, 

—  Et,  pour  votre  bonheur  personnel,  vous  voulez  ren- 
verser un  État  ! 

—  Le  bonheur  de  l'État  s'accorde  avec  le  mien.  Je  le 
fiis  en  passant,  si  je  détruis  le  tyran  du  Roi.  L'horreur 
que  m'inspire  cet  homme  est  passée  dans  mon  sang. 
Autrefois,  en  venant  le  trouver,  je  rencontrai  sur  mes 
pas  son  plus  grand  crime,  l'assassinat  et  la  torture  d'Ur- 
bniti  Grandier;  il  est  le  génie  du  mal  pour  le  malheureux 
Hoi,  je  le  conjurerai  :  j'aurais  pu  devenir  celui  du  bien 


LÉ    SECRET  273 

pour  Louis  XIII  ;  c'était  une  des  pensées  de  Marie,  sa  pen- 
sée la  plus  chère.  Mais  je  crois  que  je  ne  triompherai  pas 
dans  l'àme  tourmentée  du  Roi. 

—  Sur  quoi  comptez-vous  donc?  dit  de  Thou. 

—  Sur  un  coup  de  dés.  Si  sa  volonté  peut  cette  fois 
durer  quelques  heures,  j'ai  gagné  ;  c'est  un  dernier  calcul 
auquel  est  suspendue  ma  destinée. 

—  Et  celle  de  votre  Marie  ! 

—  L'avez-vu  cru  !  dit  impétueusement  Cinq-Mars. 
Non,  non  !  s'il  m'abandonne,  je  signe  le  traité  d'Espagne 
et  la  guerre. 

—  Ah  !  quelle  horreur  !  dit  le  conseiller;  quelle  guerre  ! 
une  guerre  civile!  et  l'alliance  avec  l'étranger  ! 

—  Oui,  un  crime,  reprit  froidement  Cinq-Mars,  <h  ! 
vous  ai-je  prié  d'y  prendre  part  ? 

—  Cruel  !  ingrat  !  reprit  son  ami,  pouvez-vous  me 
parler  ainsi?  Ne  savez- vous  pas,  ne  vous  ai-je  pas  prouvé 
que  l'amitié  tenait  dans  mon  cœur  la  place  de  toutes  les 
passions?  Puis-je  survivre  non-seulement  à  votre  mort, 
mais  même  au  moindre  de  vos  malheurs  !  Cependant  lais- 
sez-moi vous  lléchir  et  vous  empêcher  de  frapper  la  France. 
0  mon  ami  !  mon  seul  ami  !  je  vous  en  conjure  à  genoux 
ne  soyons  pas  ainsi  parricides,  n'assassinons  pas  notre 
patrie  !  Je  dis  nous,  car  jamais  je  ne  me  séparerai  de  vos 
ac;ions  ;  conservez-moi  l'estime  do  moi-même,  pour  la 
quelle  j'ai  tant  travaillé  ;  ne  souillez  pas  ma  vie  et  ma 
mort  que  je  vous  ai  vouées. 

De  Tliou  était  tombé  aux  genoux  de  son  ami,  et  celui-ci, 
n'ayant  plus  la  force  de  conserver  sa  froideur  affectée-,  se 
jeta  dans  ses  bras  en  le  relevant,  et,  le  serrant  contre  sa 
poitrine,  lui  dit  d'une  voix  étouffée  : 

—  Eh!  pourquoi  m'aimer  autant,  aussi?  Qu'avez-vous 
fait,  ami  ?  Pourquoi  m'aimer  ?  vous  qui  êtes  sage,  pur  et 
vertueux  ;  vous  que  n'égarent  pas  une  passion  insensée 


274  CINQ-MARS. 

et  le  désir  de  la  vengeance  ;  vous  dont  l'âme  est  nourrie 
seulement  de  religion  et  de  science,  pourquoi  m'aimer  ? 
Que  vous  a  donné  mon  amitié  ?  que  des  inquiétudes  et 
des  peines.  Faut-il  à  présent  qu'elle  fasse  peser  des  dan- 
gers sur  vous  ?  Séparez-vous  de  moi,  nous  ne  sommes 
plus  de  la  même  nature  ;  vous  le  voyez,  les  cours  m'ont 
corrompu  :  je  n'ai  plus  de  candeur,  je  n'ai  plus  de  bonté  : 
je  médite  le  malheur  d'un  homme ,  je  sais  tromper 
un  ami.  Oubliez-moi,  dédaignez-moi  ;  je  ne  vaux  plus 
une  de  vos  pensées,  comment  serai-je  digne  de  vos 
périls. 

—  En  me  jurant  de  ne  pas  trahir  le  Roi  et  la  France, 
reprit  de  Thou.  Savez-vous  qu'il  y  va  de  partager  votre 
patrie  ?  savez-vous  que  si  vous  livrez  nos  places  fortes,  on 
ne  vous  les  rendra  jamais  ?  savez-vous  que  votre  nom 
sera  l'horreur  de  la  postérité  ?  savez-vous  que  les  mères 
françaises  le  maudiront,  quand  elles  seront  forcées  d'en- 
seigner à  leurs  enfants  une  langus  étrangère  ?  le  savez- 
vous?  Venez. 

Et  il  l'entraîna  vers  le  buste  de  Louis  XIII. 

—  Jurez  devant  lui  (et  il  est  votre  ami  aussi  !) ,  jurez  de 
ne  jamais  signer  cet  infâme  traité. 

Cinq-Mars  baissa  les  yeux,  et,  avec  une  inébranlable 
ténacité,  répondit,  quoique  en  rougissant: 

—  Je  vous  l'ai  dit  :  si  l'on  m'y  force,  je  signerai. 

De  Thou  pâlit  et  quitta  sa  main  ;  il  fit  deux  tours  dans 
sa  chambre,  les  bras  croisés,  dans  une  inexprimable 
angoisse.  Enfin  il  s'avança  solennellement  vers  le  buste  de 
son  père,  et  ouvrit  un  grand  Uvre  placé  au  pied  ;  il  chercha 
une  page  déjà  marquée,  et  lut  tout  haut  : 

—  Je  pense  dune  que  M.  de  L'ujnebœuf  fut  justement 
condamné  à  mort  par  le  parlement  de  llouen  pour  n'avoir 
pas  révélé  la  conjuration  de  Cattcville  contre  l'Etat. 

Puis,  gardant  le  livre  avec  respect  ouvert  dans  sa  main 


LE    SECRET.  275 

et  contemplant  l'image  du  président  de  Thou,  dont  il  tenait 

les  Mémoires  : 

—  Oui,  mon  père,  conlinua-t-il,  vous  aviez  bien  pensé, 
je  vais  être  criminel,  je  vais  mériter  la  mort  ;  mais  puis-je 
faire  autrement  ?  Je  ne  dénoncerai  pas  ce  traître,  parce 
que  ce  serait  aussi  trahir,  et  qu'il  est  mon  ami,  et  qu'il  est 
malheureux. 

Puis,  s'avançant  vers  Cinq-Mars  en  lui  prenant  de  nou- 
veau la  main  : 

—  Je  fai.s  beaucoup  pour  vous  en  cela,  lui  dit-il  ;  mais 
n'attendez  rien  de  plus  de  ma  part,  monsieur,  si  vous  signez 
ce  traité. 

Cinq-Mars  était  ému  jusqu'au  fond  du  cœur  de  cette 
scène,  parce  qu'il  sentait  tout  ce  que  devait  souffrir  son 
ami  en  le  repoussant.  Il  prit  cependant  encore  sur  lui 
d'arrêter  une  larme  qui  s'échappait  de  ses  yeux,  et  répon- 
dit en  l'embrassant  : 

—  Ah  !  de  ïliou,  je  vous  trouve  toujours  aussi  parfait  ; 
oui,  vous  me  rendez  service  en  vous  éloignant  de  moi, 
car,  si  votre  sort  eût  été  lié  au  mien,  je  n'aurais  pas  osé 
disposer  de  ma  vie,  et  j'aurais  hésité  à  la  sacrifier  s'il  le 
faut  ',  mais  je  le  ferai  assurément  à  présent;  et,  je  voua 
le  répète,  si  l'on  m'y  force,  je  signerai  le  traité  avec 
l'Espagne. 


276  CINQ-MARS, 


CHAPITRE  XIX 


LA    PARTIE   DE    CHA  SSfî 


On  a  bien  des  grices  à  renJn-  â  soa 
étoile  quand  on  peutquiller  les  honinKs 
sans  être  obligé  de  leur  faire  du  mal  et 
de  se  déclarer  leur  ennemi. 
Ch.  Nodieb,  Jean  Shogar. 

Cependant  la  maladie  du  Roi  jetait  la  France  dans  un 
trouble  que  ressentent  toujours  les  États  mal  affermis  aux 
approchas  de  la  mort  des  princes.  Quoique  Richelieu  fût 
le  centre  de  la  monarchie,  il  ne  régnait  pourtant  qu'au 
nom  de  Louis  XIII,  et  comme  enveloppé  de  l'éclat  de  ce 
nom  qu'il  avait  agrandi.  Tout  absolu  qu'il  était  sur  son 
maître,  il  le  craignait  néanmoins  ;  et  cette  crainte  rassu- 
rait la  nation  contre  ses  désirs  ambitieux,  dont  le  Roi 
même  était  l'immuable  barrière.  Mais,  ce  prince  mort, 
que  ferait  l'impérieux  ministre  ?  où  s'arrêterait  cet  homme 
qui  avait  tant  osé  ?  Accoutumé  à  manier  le  sceptre,  qui 
l'empêcherait  de  le  porter  toujours,  et  d'inscrire  son  nom 
seul  au  bas  des  lois  que  seul  il  avait  dictées  ?  Ces  terreurs 
agitaient  tous  les  esprits.  Le  peuple  chsrchait  en  vain  sur 
toute  la  surface  du  royaume  ces  colosses  de  la  Noblesse 
aux  pieds  desquels  il  avait  coutume  de  se  mettre  h  l'abri 
dans  les  orages  politiques,  il  ne  voyait  plus  que  leurs 
tombe  aux  récents  ;  les  Parlements  étaient  muets,  et  l'on 
sentait  que  rien  ne  s'opposerait  au  monstrueux  accrois- 
sement de  ce  pouvoir  usurpateur.  Personne  n'était  déçu 
coniplétement  par  les  soulTrances  affectées  du  ministre  : 
nul  n'était  touché  de  cette  hypocrite  agonie,  qui  avait 
trop  souvent  trompé    l'esp^nr     ublic,   et  réloignement 


LA    PARTIE    DE    CHASSE.  277 

n'empêchait  pas  de  sentir  peser  partout  le  doigt  de  l'ef- 
frayant parvenu. 

L'amour  du  peuple  se  réveillait  aussi  pour  le  fils 
d'Mcnri  IV  ;  on  courait  dans  les  églises, on  priait,  et  même 
on  pleurait  beaucoup.  Les  princes  malheureux  sont  tou- 
jours aimés.  La  mélancolie  de  Louis  et  sa  douleur  mys- 
térieuse intéressaient  toute  la  France,  et,  vivant  encore, 
on  le  regrettait  déjh,  comme  si  chacun  eût  désiré  de  rece- 
voir la  confidence  de  ses  peines  avant  qu'il  n'emportât 
avec  lui  le  grand  secret  de  ce  que  souffrent  ces  hommes 
placés  si  haut,  qu'ils  ne  voient  dans  leur  avenir  que  leur 
tombe. 

Le  Roi,  voulant  rassurer  la  nation  entière,  fit  annoncer 
le  rétablissement  momentané  de  sa  santé,  et  voulut  que 
!a  cour  se  préparât  à  une  grande  partie  de  cliasse  donnée 
à  Ghambord,  domaine  royal  où  son  frère,  le  duc  d'Or- 
léans, le  priait  de  revenir. 

Ce  beau  séjour  était  la  retraite  favorite  du  Roi,  sans 
doute  parce  que,  en  harmonie  avec  sa  personne,  il  unis- 
sait comme  elle  la  grandeur  à  la  tristesse.  Souvent  il  y 
passait  des  mois  entiers  sans  voir  qui  que  ce  fût  ,  lisant 
et  relisant  sans  cesse  des  papiers  mystérieux,  écrivant 
des  choses  inconnues,  qu'il  enfermait  dans  un  coffre  de 
fer  dont  lui  seul  avait  le  secret.  11  se  plaisait  quelquefois 
à  n'être  servi  que  par  un  seul  domestique,  à  s'oublier 
ainsi  lui-même  par  l'absence  de  sa  suite,  et  à  vivre 
pendant  plusieurs  jours  comme  un  homme  pauvre  ou 
comme  un  citoyen  exilé,  aimant  à  se  figurer  la  misère  ou 
la  persécution  pour  respirer  de  la  royauté.  Un  autre  jour, 
changeant  tout  à  coup  de  pensée,  il  voulait  vivre  dans 
une  solitude  plus  absolue  ;  et,  lorsqu'il  avait  interdit  son 
approche  à  tout  être  humain,  revêtu  de  l'habit  d'un 
moine,  il  courait  s'enfermer  dans  la  chapelle  voûtée  ;  là, 
relisant  la  vie  de  Charles-Quint,  il  se  croyait  à  Saint-Just, 

16 


278  CINQ-MARS. 

et  chantait  sur  lui-même  celte  messe  de  la  mort  qui, 
dit-on,  la  fît  descendre  autrefois  sur  la  tète  de  l'empereur 
espagnol.  Mais,  au  milieu  de  ces  chants  et  de  ces  médi- 
tations mèrnes,  son  faible  esprit  était  poursuivi  et  distrait 
par  des  images  contraires.  Jamais  le  monde  et  la  vie  ne 
lui  avaient  paru  plus  beaux  que  dans  la  soUtude  et  près 
de  la  tombe.  Entre  ses  yeux  et  les  pages  qu'il  s'efforçait 
de  lire,  passaient  de  brillants  cortèges,  des  armées  victo- 
rieuses, des  peuples  transportés  d'amour  ;  il  se  voyait 
puissant,  combattant,  triomphateur,  adoré  ;  et,  si  un 
rayon  du  soleil,  échappé  des  vitraux,  venait  à  tomber 
sur  lui,  se  levant  tout  à  coup  du  pied  de  l'autel,  il  se 
sentait  emporté  par  une  soif  du  jour  ou  du  grand  air  qui 
l'arrachait  de  ces  Ueux  sombres  et  étouffés  ;  mais,  revenu 
à  la  vie,  il  y  retrouvait  le  dégoût  et  l'ennui,  car  les  pre- 
miers hommes  qu'il  rencontrait  lui  rappelaient  sa  puis- 
sance par  leurs  respects.  C'était  alors  qu'il  croyait  à  l'ami- 
tié et  l'appelait  à  ses  côtés  ;  mais  à  peine  était-il  sûr  de 
sa  possession  véritable,  qu'un  grand  scrupule  s'emparait 
tout  à  coup  de  son  àme  :  c'était  celui  d'un  attachement 
trop  fort  pour  la  créature  qui  le  détournait  de  l'adoration 
divine,  ou,  plus  souvent  encore,  le  reproche  secret  de 
s'éloigner  trop  des  affaires  d'État  ;  l'objet  de  son  affection 
momentanée  lui  semblait  alors  un  être  despotique,  dont 
la  puissance  l'arrachait  à  ses  devoirs  ;  il  se  créait  une 
chaîne  imaginaire  et  se  plaignait  intérieurement  d'être 
opprimé  ;  mais,  pour  le  malheur  de  ses  favoris,  il  n'avait 
pas  la  force  de  manifester  contre  eux  ses  ressentiments 
par  une  colère  qui  les  eût  avertis  ;  et,  continuant  à  les 
caresser,  il  attii^ait,  par  cette  contrainte,  le  feu  secret  de 
son  cœur,  et  le  poussait  jusqu'à  la  haine  ;  il  y  avait  des 
moment:^  où  il  était  capable  de  tout  contre  eux. 

Cinq-Mars  connaissait  parfaitement  la  faiblesse  de  cet 
esprit,  qui  ne  pouvait  se  tenir  ferme  dans  aucune  ligne, 


LA    PAnTIE    DE    CHASSE.  279 

et  la  faiblesse  de  ce  cœur,  qui  ne  pouvait  ni  aimer  ni  hafr 
complètement;  aussi  la  position  du  favori,  enviée  de  In 
France  entière,  et  l'objet  de  la  jalousie  même  du  grand 
ministre,  était-elle  si  chancelante  et  si  douloureuse,  que, 
sans  son  amour  pour  Marie,  il  eût  brisé  sa  chaîne  d'or 
avec  plus  de  joie  qu'un  forçat  n'en  ressent  dans  son  cœur 
lorsqu'il  voii  tomber  le  dernier  anneau  qu'il  a  limé  pen- 
dant deux  années  avec  un  ressort  d'acier  caché  dans  sa 
bouche.  Cette  impatience  d'en  finir  avec  le  sort  qu'il 
voyait  de  si  près  hâta  l'explosion  de  cette  mine  patiem- 
ment creusée,  comme  il  l'avait  avoué  à  son  ami;  mais  sa 
situation  était  alors  celle  d'un  homme  qui,  placé  à  côté 
du  livre  de  vie,  verrait  tout  le  jour  y  passer  la  main  qui 
doit  tracer  sa  damnation  ou  son  salut.  Il  partit  avec 
Louis  XIII  pour  Charabord,  décidé  à  choisir  la  première 
occasion  favorable  à  son  dessein.  Elle  se  présenta. 

Le  matin  même  du  jour  fixé  pour  la  chasse,  le  Roi  lui 
fit  dire  qu'il  l'attendait  à  l'escalier  du  Lis;  il  ne  sera 
peut-être  pas  inutile  de  parler  de  cette  étonnante  con- 
struction. 

A  quatre  lieues  de  Blois,  à  une  heure  de  la  Loire,  dans 
une  petite  vallée  fort  basse,  entre  des  marais  fangeux  et 
un  bois  de  grands  chênes,  loin  de  toutes  les  routes,  on 
rencontre  tout  à  coup  un  château  royal,  ou  plutôt  ma- 
gique. On  dirait  que,  contraint  par  quelque  lampe  mer- 
veilleuse, un  génie  deTOrient  l'a  enlevé  pendant  une  des 
mille  nuits,  et  l'a  dérobé  aux  pays  du  soleil  pour  le  cacher 
dans  ceux  du  brouillard  avec  les  amours  d'un  beau  prince. 
Ce  palais  est  enfoui  comme  un  trésor  ;  mais  à  ses  dômes 
bleus,  à  ses  élégants  minarets,  arrondis  sur  de  larges 
mars  ou  élancés  dans  l'air,  à  ses  longues  terrasses  qui 
dominent  les  bois,  à  ses  flèches  légères  que  le  vent  ba- 
lance, a  ses  croissants  entrelacés  partout  sur  les  colon-' 
nades,  on  se  croirait  dans  les  royaumes  de  Bagdad  ou  de 


280  CINQ-MARS. 

Cacliemire,  si  les  murs  noircis,  leur  tapis  de  mousse  el 
de  lierre,  et  la  couleur  pâle  et  mélancolique  du  ciel, 
n'attestaient  un  pays  pluvieux.  Ce  fut  bien  un  génie  qui 
éleva  ces  bâtiments  ;  mais  il  vint  d'Italie  et  se  nomma  le 
Primaiice;  ce  fut  bien  un  beau  prince  dont  les  amours 
s'y  cachèrent;  mais  il  était  Roi,  et  se  nommait  Fran- 
çois !"■.  Sa  salamandre  y  jette  ses  flammes  partout;  elle 
étincelle  mille  fois  sur  les  voûtes,  et  y  multiplie  ses  flam- 
mes comme  les  étoiles  d'un  ciel  ;  elle  soutient  les  chapi- 
teaux avec  sa  couronne  arJente;  elle  colore  les  vitraux 
de  ses  feux;  elle  serpente  avec  les  escaliers  secrets,  et 
partout  semble  dévorer  de  ses  regards  flamboyants  les 
triples  croissants  d'une  Diane  mystérieuse,  cette  Diane  de 
PoiLiers,  deux  fois  déesse  et  deux  fois  adorée  dans  ces 
Dois  voluptueux. 

Mais  la  base  de  cet  étrange  monument  est  comme  lui 
pleine  d'élégance  et  de  mystère  :  c'est  un  double  escalier 
qui  s'élève  en  deux  spirales  entrelacées  depuis  les  fonde- 
ments les  plus  lointains  de  l'édifice  jusqu'au-dessus  des 
plus  hauts  clochers,  et  se  termine  par  une  lanterne  ou 
cabinet  à  jour,  couronnée  d'une  fleur-de-lis  colossale, 
aperçue  de  bien  loin  ;  deux  hommes  peuvent  y  monter  en 
même  temps  sans  se  voir. 

Cet  escalier  lui  seul  semble  un  petit  temple  isolé  ; 
comme  nos  églises,  il  est  soutenu  et  protégé  par  les  arca- 
des de  ses  ailes  minces,  transparentes,  et,  pour  ainsi  dire, 
brodées  à  jour.  On  croirait  que  la  pierre  docile  s'est  ployée 
sous  le  doigt  de  l'architecte;  elle  paraît,  si  l'on  peut  le 
dire,  pétrie  selon  les  caprices  de  son  imagination.  On 
conçoit  à  peine  comment  les  plans  en  furent  tracés,  et 
dans  quels  termes  les  ordres  furent  expliques  aux  ou- 
vriers; cela  semble  une  pensée  fugitive,  une  rêverie 
brillante  qui  aurait  pris  tout  à  coup  un  corps  durable; 
cesc  un  songe  réalisé. 


LA    PARTIE    DE    CHASSE.  281 

Cinq -Mars  montait  lentement  les  larges  degrés  qui 
devaient  le  conduire  auprès  du  Roi,  et  s'arrêtait  plus 
lentement  sur  chaque  marche  à  mesure  qu'il  approchait, 
soit  dégoût  d'aborder  ce  prince,  dont  il  avait  à  écouter 
les  plaintes  nouvelles  tous  les  jours,  soit  pour  rêver  à  ce 
qu'il  allait  faire,  lorsque  le  son  d'une  guitare  vint  frap- 
per son  oreille.  Il  reconnut  l'instrument  chéri  de  Louis 
et  sa  voLx  triste,  faible  et  tremblante,  qui  se  prolongeait 
sous  les  voûtes  ;  il  semblait  essayer  l'une  de  ces  romances 
qu'il  composait  lui-même,  et  répétait  plusieurs  fois  d'une 
main  hésitante  un  refrain  imparfait.  On  distinguait  mal 
les  paroles,  et  il  n'arrivait  à  l'oreille  que  quelques  mots 
d'abandon,  d'eimui  du  monde  et  de  belle  flamme. 

Le  jeune  favori  haussa  les  épaules  en  écoutant  : 

—  Quel  nouveau  chagrin  te  domine?  dit-il;  voyons, 
lisons  encore  une  fois  dans  ce  cœur  glacé  qui  croit  dési- 
rer quelque  chose. 

Il  entra  dans  l'étroit  cabinet. 

Vêtu  de  noir,  à  demi  couché  sur  une  chaise  longue,  el 
les  coudes  appuyés  sur  des  oreillers,  le  prince  touchait 
languissamment  les  cordes  de  sa  guitare  ;  il  cessa  de  fre- 
donner en  apercevant  le  grand  écuyer ,  et,  levant  ses 
grands  yeux  sur  lui  d'un  air  de  reproche,  balança  long- 
temps sa  tête  avant  de  parler;  puis,  d'un  ton  larmoyant 
et  un  peu  empliatique  : 

—  Qu'ai-je  appris,  Cinq-Mars?  lui  dit-il;  qu'ai-je  appris 
de  votre  conduite?  Que  vous  me  faites  de  peine  en  ou- 
bliant tous  mes  conseils!  vous  avez  noué  une  coupable  in- 
trigue; était-ce  de  vous  que  je  devais  attendre  de  pareilles 
choses,  vous  dont  la  piété,  la  vertu,  m'avaient  tant  attaché  ! 

Plein  de  la  pensée  de  ses  projets  politiques,  Cinq-Mars 
se  vit  découvert  et  ne  put  se  défendre  d'un  moment  de 
trouble;  mais,  parfaitement  maître  de  lui-même,  il  ré- 
pondit sans  hésiter  : 

1&. 


282  CINQ-MARS. 

—  Oui,  Sire,  et  j'allais  vous  le  déclarer;  je  suis  accou- 
tumé à  vous  ouvrir  mon  âme. 

—  Me  le  déclarer!  s'écria  Louis  XIII  en  rougissant  et 
pâlissant  comme  sous  les  frissons  de  la  fièvre,  vous  auriez 
osé  souiller  mes  oreilles  de  ces  affreuses  confidences , 
monsieur  !  et  vous  êtes  si  calme  en  parlant  de  vos  désor- 
dres I  Allez,  vous  mériteriez  d'être  condamné  aux  galères 
comme  un  Rondin;  c'est  un  crime  de  lèse-majesté  que 
vous  avez  commis  par  votre  manque  de  foi  vis-à-vis  de 
moi.  J'aimerais  mieux  que  vous  fussiez  faux-monnayeur 
comme  le  marquis  de  Coucy,  ou  à  la  tête  des  Croquants, 
que  de  faire  ce  que  vous  avez  fait;  vous  déshonorez  votre 
famille  et  la  mémoire  du  maréchal  votre  père. 

Cinq-Mars ,  se  voyant  perdu ,  fit  la  meilleure  conte- 
nance qu'il  put,  et  dit  avec  un  air  résigné  : 

—  Eh  bien,  Sire,  envoyez-moi  donc  juger  et  mettre  b 
mort;  mais  épargnez-moi  vos  reproches. 

—  Vous  moquez-vous  de  moi,  petit  hobereau  de  pro- 
vmce?  reprit  Louis;  je  sais  très-bien  que  vous  n'avez  pas 
encouru  la  peine  de  mort  devant  les  hommes,  mais  c'est 
au  tribunal  de  Dieu,  monsieur,  que  vous  serez  jugé. 

—  Ma  foi,  Sire,  reprit  l'impétueux  jeune  homme,  que 
l'injure  avait  choqué,  que  ne  me  laissiez-vous  retourner 
dans  ma  province  que  vous  méprisez  tant,  comme  j'en  ai 
été  tenté  cent  fois?  Je  vais  y  aller,  je  ne  puis  supporter  la 
vie  que  je  mène  près  de  vous;  un  ange  n'y  tiendrait  pas. 
Encore  une  fois,  faites-moi  juger  si  je  suis  coupable,  c  • 
laissez-moi  me  cacher  en  Touraine.  C'est  vous  qui  m'avei 
perdu  en  m'allachant  à  votre  personne  ;  si  vous  m'avez 
fait  concevoir  des  espérances  trop  grandes,  que  vous  ren- 
versiez ensuite,  est-ce  ma  faute  à  moi?  Et  pourquoi 
m'avez-vous  fait  grand  écuyer,  si  je  ne  devais  pas  allei 
plus  loinV  Enfin,  suis-je  votre  ami  ou  non?  et  si  je  le 
suis,  ne  puis-je  pas  être  duc,  pair  et  même  connt'table, 


LA    PARTIE    DE    CHASSE.  283 

aussi  bien  que  M.  de  Luynes,  que  vous  avez  tant  aimé 
parce  qu'il  vous  a  dressé  des  faucons?  Pourquoi  ne  suis-je 
pas  admis  au  conseil?  j'y  parlerais  aussi  bien  que  toutes 
vos  vieilles  têtes  à  collerettes;  j'ai  des  idées  neuves  et  un 
meilleur  bras  pour  vous  servir.  C'est  votre  Cardinal  qui 
vous  a  empêché  de  m'y  appeler,  et  c'est  parce  qu'il  vous 
éloigne  de  moi  que  je  le  déteste,  continua  Cinq-Mars  en 
montrant  le  poing  comme  si  Richelieu  eût  été  devant  lui; 
oui,  je  le  tuerais  de  ma  main  s'il  le  fallait  ! 

D'Effiat  avait  les  yeux  enflammés  de  colère,  frappait 
du  pied  en  parlant,  et  tourna  le  dos  au  Roi  comme  un 
enfant  qui  boude,  s'appuyant  contre  l'une  des  petites  co- 
lonnes de  la  lanterne. 

Louis,  qui  reculait  devant  toute  résolution,  et  que  l'ir- 
réparable épouvantait  toujours,  lui  prit  la  main. 

0  faiblesse  du  pouvoir  !  caprice  du  cœur  humain .' 
c'était  par  ces  emportements  enfantins,  par  ces  défauts 
de  l'âge ,  que  ce  jeune  homme  gouvernait  un  roi  de 
France  à  l'égal  du  premier  politique  du  temps.  Ce  prince 
croyait ,  et  avec  quelque  apparence  de  raison ,  qu'un 
caractère  si  emporté  devait  être  sincère,  et  ses  colères 
mêmes  ne  le  fâchaient  pas.  Celle-ci,  d'ailleurs,  ne  portait 
pas  sur  ces  reproches  véritables,  et  il  lui  pardonnait  de 
haïr  le  Cardinal.  L'idée  même  de  la  jalousie  de  son  favori 
contre  le  ministre  lui  plaisait,  parce  qu'elle  supposait  de 
l'attachement,  et  qu'il  ne  craignait  que  son  indifférence. 
Cinq-Mars  le  savait  et  avait  voulu  s'échapper  par  là,  pré- 
parant ainsi  le  Roi  à  considérer  tout  ce  qu'il  avait  fait 
comme  un  jeu  d'enfant,  comme  la  conséquence  de  son 
amitié  pour  lui;  mais  le  danger  n'était  pas  si  grand;  i] 
respira  quand  le  prince  lui  dit  : 

—  Il  ne  s'agit  point  du  Cardinal,  et  je  ne  l'aime  pas 
plus  que  vous  ;  mais  c'est  votre  conduite  scandaleuse  que 
je  vous  reproche  et  que  j'aurai  bien  de  la  peine  à  vous 


284  CINQ-MARS. 

pardonner.  Quoi!  monsieur,  j'apprends  qu'au  lieu  de 
vous  livrer  aux  exercices  de  piété  auxquels  je  vous  ai 
habitué,  quand  je  vous  crois  au  Salut  ou  à  Y  Angélus 
vous  partez  de  Saint-Germain,  et  vous  allez  passer  ur.e 
partie  de  la  nuit...  chez  qui?  oserai-je  le  dire  sans  péché? 
chez  une  femme  perdue  de  réputation,  qui  ne  peut  avoir 
avec  vous  que  des  relations  pernicieuses  au  salut  de 
votre  âme,  et  qui  reçoit  chez  elle  des  esprits  forts  ; 
Marion  Delorme ,  enfin  !  Qu'avez  -  vous  à  répondre  ? 
l'arlez. 

Laissant  sa  main  dans  celle  du  Roi ,  mais  toujours 
apjDuyé  contre  la  colonne,  Cinq-Mars  répondit  : 

—  Est-on  donc  si  coupable  de  quitter  des  occupations 
graves  pour  d'autres  plus  graves  encore?  Si  je  vais  chez 
Marion  Delorme,  c'est  pour  entendre  la  conversation 
des  .^avants  qui  s'y  rassemblent.  Rien  n'est  plus  innocent 
que  cette  assemblée;  on  y  fait  des  lectures  qui  se  pro- 
longent quelquefois  dans  la  nuit,  il  est  vrai,  mais  qui  ne 
peuvent  qu'élever  l'âme,  bien  loin  de  la  corrompre.  D'ail- 
leurs vous  ne  m'avez  jamais  ordonné  de  vous  rendre 
compte  de  tout;  il  y  a  longtemps  que  je  vous  l'aurais  dit 
si  vous  l'aviez  voulu. 

—  Ah!  Cinq-Mars,  Cinq-Mars!  où  est  la  confiance? 
N'en  sentez- vous  pas  le  besoin?  C'est  la  première  condi- 
tion d'une  amitié  parfaite,  comme  doit  être  la  nôtre, 
comme  celle  qu'il  faut  à  mon  cœur. 

La  voix  de  Louis  était  plus  affectueuse,  et  le  favori,  le 
regardant  par-dessus  l'épaule,  prit  un  air  moins  irrité, 
mais  seulement  ennuyé  et  résigné  à  l'écouter. 

—  Que  de  fois  vous  m'avez  trompé  !  poursuivit  le  Roi; 
puis-je  me  fier  à  vous  ?  ne  sont-ce  pas  des  galants  et  des 
damerets  que  vous  voyez  chez  cette  femme?  N'y  a-t-il 
pas  d'autres  courtisanes  ! 

—  Eh  !  mon  Dieu,  non,  Sire;  j'y  vais  souvent  avec  un 


LA    PARTIE    DE    CHASSE.  285 

de  mes  amis,  un  gentilhomme  de  Touraine,   nommé  René 
Doscartes. 

—  Descprles  !  je  connais  ce  nom-là  ;  oui,  c'est  un  offi- 
cier qui  se  distingua  au  siège  de  La  Rochelle,  et  qui  se 
mêle  d'écrire  ;  il  a  une  bonne  réputation  ds  piété,  mais  il 
est  lié  avec  Des  Barreaux,  qui  est  un  esprit  fort.  Je  suis  sûr 
que  vous  trouvez  là  beaucoup  de  gens  qui  ne  sont  point  de 
bonne  compagnie  pour  vous  ;  beaucoup  de  jeunes  gens 
sans  famille,  sans  naissance.  Voyons,  dites-moi,  qu'y  avez- 
vous  vu  la  dernière  fois  ? 

—  Mon  Dieu  !  je  me  rappelle  à  peine  leurs  noms,  dit 
Cinq-Mars  en  cherchant  les  yeux  en  l'air  ;  quelquefois,  je 
ne  les  demande  pas...  C'était  d'abord  un  certain  monsieur, 
monsieur  Groot,  ou  Grotius,  un  Hollandais. 

—  Je  sais  cela,  un  ami  de  Barneveldt;  je  lui  fais  une 
pension.  Je  l'aimais  assez,  mais  le  Gard...  mais  on  m'? 
dit  qu'il  était  religionnaire  exalté... 

—  Je  vis  aussi  un  Anglais,  nommé  John  Milton,  c'est 
un  jeune  homme  qui  vient  d'Italie  et  retourne  à  Londres  ; 
il  ne  parle  presque  pas. 

—  Inconnu,  parfaitement  inconnu  ;  mais  je  suis  sûr  que 
c'est  encore  quelque  religionnaire.  Et  les  Français,  qui 
étaient-ils? 

—  Ce  jeune  homme  qui  a  fait  le  Cinna,  et  qu'on  a  refusé 
ivo\s,  ioisdiV Académie  éminente;  il  était  fâché  que  Du 
Ryer  y  fût  à  sa  place.  Il  s'appelle  Corneille... 

—  Eh  bien,  dit  le  Roi  en  croisant  les  bras  et  en  le  regar- 
dant d'un  air  de  triomphe  et  de  reproche,  je  vous  le 
demande,  quels  sont  ces  gens-là  ?  Est-ce  dans  un  pareil 
cercle  que  l'on  devrait  vous  voir  ? 

Cinq-xAIars  fut  interdit  à  cette  observation  dont  souffrait 
son  amour-propre,  et  dit  en  s'approchant  du  Roi  : 

—  Vous  avez  bien  raison,  Sire;  mais,  pour  passer  une 
heure  ou  deux  à  entendre  d'assez  bonnes  choses,   cela  nj 


286  CINQ-MARS. 

peut  pas  faire  de  tort  ;  d'ailleurs,  il  y  va  des  hommes  de 
la  cour,  tels  que  le  duc  de  Bouillon,  M.  d'Aubijoux,  le 
comte  de  Brion,  le  cardinal  de  La  Valette,  MM.  de  Mon- 
trésor,  Foatrailles;  et  des  hommes  illustres  dans  les  scien- 
ces, comme  Mairet,  Colletet,Desmarets,  auteur  de  V Ariane; 
Faret,  Doujat,  Charpentier,  qui  a  écrit  la  belle  Cyropédie; 
Gir> ,  Bessons  et  Baro,  continuateur  de  VAstrée,  tous 
académiciens. 

—  Ah  !  à  la  bonne  heure,  voilà  des  hommes  d'un  vrai 
mérite,  reprit  Louis  ;  à  cela  il  n'y  a  rien  à  dire  ;  on  ne 
peut  que  gagner.  Ce  sont  des  réputations  faites,  des 
hommes  de  poids.  Çà  !  raccommodons-nous,  touchez  là, 
enfant.  Je  vous  permettrai  d'y  aller  quelquefois,  mais  ne 
me  trompez  plus  ;  vous  voyez  que  je  sais  tout.  Regardez 
ceci. 

En  disant  ces  mots,  le  Roi  tira  d'un  coffre  de  fer,  placé 
contre  le  mur,  d'énormes  cahiers  de  papier  barbouillé  d'une 
écriture  très-fine.  Sur  l'un  était  écrit  Baradas,  sur  l'autre, 
d^Hautefort,  sur  un  troisième,  La  Fayette,  et  enfin  Ciiiq- 
Mars.  Il  s'arrêta  à  celui-là,  et  poursui\àt  : 

—  Voyez  combien  de  fois  vous  m'avez  trompé  !  Ce  sont 
des  fautes  continuelles  dont  j'ai  tenu  registre  moi-même 
depuis  deux  ans  que  je  vous  connais  ;  j'ai  écrit  jour  par 
jour  toutes  nos  conversations.  Asseyez-vous. 

Cinq-Mars  s'assit  en  soupirant,  et  eut  la  patience  d'écou- 
ter pendant  deux  longues  heures  un  abrégé  de  ce  que  son 
maître  avait  eu  la  patience  d'écrire  pendant  deux  années. 
Il  mit  plusieurs  fois  sa  main  devant  sa  bouche  durant  la 
lecture  ;  ce  que  nous  ferions  tous  certainement  s'il  fallait 
.'apporter  ces  dialogues,  que  l'on  trouva  parfaitement  en 
ordre  à  la  mort  du  Roi,  à  côté  de  son  testament.  Nous 
lirons  seulement  qu'il  finit  ainsi  : 

—  Enfin,  voici  ce  que  vous  avez  fait  le  7  décembre,  il 
y  a  trois  jours  :  je  vous  parlais  du  vol  de  l'émerillon  et 


LA     PARTIE    DE    CHASSE.  287 

des  connaissances  de  vénepie  qui  vous  manquent;  je  vous 
disais,  d'après  la  C/««sst'  royale,  ouvrage  du  roi  Charles  IX, 
qu'après  que  le  veneur  a  accoutumé  son  chien  à  suivre  une 
bête,  il  doit  penser  qu'il  a  envie  de  retourner  au  bois,  et 
qu'il  ne  faut  ni  le  tancer  ni  le  frapper  pour  qu'il  donne  bien 
dans  le  trait  ;  et  que,  pour  apprendre  à  un  chien  à  bien  se 
rabattre,  il  ne  faut  laisser  passer  ni  couler  de  faux-fuyants, 
ni  nulles  sentes,  sans  y  mettre  le  nez. 

Voilà  ce  que  vous  m'avez  répondu  (et  d'un  ton  d'humeur, 
remarquez  bien  cela)  :  «  Ma  foi,  Sire,  donnez-moi  plutôt 
des  régiments  à  conduire  que  des  oiseaux  et  des  chiens.  Je 
suis  sûr  qu'on  se  moquerait  de  vous  et  de  moi  si  on  savait 
de  quoi  nous  nous  occupons.  »  Et  le  8...  attendez,  oui, 
le  8,  tandis  que  nous  chantions  vêpres  ensemble  dans  ma 
chambre,  vous  avez  jeté  votre  Uvre  dans  le  feu  avec 
colère,  ce  qui  était  une  impiété  ;  et  ensuite  vous  m'avez 
dit  que  vous  l'aviez  laissé  tomber  :  péché,  péché  mortel  ; 
voyez,  j'ai  écrit  dessous  :  mensonge,  souligné.  On  ne  me 
trompe  jamais,  je  vous  le  disais  bien. 

—  Mais,  Sire... 

—  Un  moment,  un  nioiuent.  Le  soir  vous  avez  dit  du 
Cardinal  qu'il  avait  fait  brûler  un  homme  injustement  et 
par  haine  personnelle. 

—  Et  je  le  répète,  et  je  le  soutiens,  et  je  le  prouverai, 
Sire  ;  c'est  le  plus  grand  crime  de  cet  homme  que  vous 
hésitez  à  disgracier  et  qui  vous  rend  malheureux.  J'ai  tout 
vu,  tout  entendu  moi-même  à  Loudun  :  Urbain  Grandier 
fut  assassiné  plutôt  que  jugé.  Tenez,  Sire,  puisque  vous 
avez  là  ces  Mémoires  de  votre  main,  relisez  toutes  les 
preuves  que  je  vous  en  donnai  alors. 

Louis,  cherchant  la  page  indiquée  et  remontant  au 
voyage  de  Perpignan  à  Paris,  lut  tout  ce  récit  avec  atten- 
tion en  s'écriant  : 

—  Quelles  horreurs  !  comment  avais-je  oublié  tout  cela? 


288  GINQ-MARS. 

Cet  homme  me  fascine,  c'est  certain.  Tu  es  mon  véri- 
table- ami,  Cinq-Mars.  Quelles  horreurs  !  mon  règne  en 
sera  taché.  II  a  empêché  toutes  les  lettres  de  la  Noblesse 
et  de  tous  les  notables  du  pays  d'arriver  à  moi.  Brû- 
ler, brûler  vivant  !  sans  preuves  !  par  vengeance  !  Un 
homme,  un  peuple  ont  invoqué  mon  nom  inutilement, 
une  famille  me  maudit  à  présent  !  Ah  !  que  les  rois  sont 
malheureux! 
Le  prince  en  finissant  jeta  ses  papiers  et  pleura. 

—  Ah  !  Sire,  elles  sont  bien  belles  les  larmes  que  vous 
versez,  s'écria  Cinq-Mars  avec  une  sincère  admiration  : 
que  toute  la  France  n'est-elle  ici  avec  moi  !  elle  s'étonne- 
rait à  ce  spectacle,  qu'elle  aurait  peine  à  croire. 

—  S'étonnerait!  la  France  ne  me  connaît  donc  pas. 

—  Mon,  Sire,  dit  d'Effiat  avec  franchise,  personne  ne 
vous  connaît  ;  et  moi-même  je  vous  accuse  souvent  de 
froideur  et  d'une  indifférence  générale  contre  tout  le 
monde. 

—  De  froideur!  quand  je  meurs  de  chagrin;  de  froi- 
deur !  quand  je  me  suis  immolé  à  leurs  intérêts  ?  Ingrate 
nation  !  je  lui  ai  tout  sacrifié,  jusqu'à  l'orgueil,  jusqu'au 
bonheur  delà  guider  moi-même,  parce  que  j'ai  craint  pour 
elle  ma  vie  chancelante  ;  j'ai  donné  mon  sceptre  à  porter 
à  un  homme  que  je  hais,  parce  que  j'ai  cru  sa  main  plus 
forte  que  la  mienne  ;  j'ai  supporté  le  mal  qu'il  me  faisait 
à  moi-mime,  en  songeant  qu'il  faisait  du  bien  à  mes  peu- 
ples :  j'ai  dévoré  mes  larmes  pour  tarir  les  leurs  ;  et  je 
vois  que  mon  sacrifice  a  été  p!u5  grand  même  que  je  no 
le  croyais,  car  ils  ne  l'ont  pas  aperçu;  ils  m'ont  cru  inca- 
pable parce  que  j'étais  timide,  et  sans  forces  parce  que  je 
me  défiais  des  miennes;  mais  n'importe,  Dieu  me  voit  et 
me  connaît. 

—  Ah!  Sire,  montrez- vous  à  la  France  tel  que  vous 
êîc!S  ;  reprenez  votre  pouvoir  usurpé  ;  elle  fera  par  amour 


LA    PARTIE    DE    CHASSE.  289 

pour  VOUS  ce  que  la  crainte  n'arrachait  pas  d'elle;  revenez 
à  la  vie  et  remontez  sur  le  trône. 

—  Non,  non,  ma  vie  s'achève,  cher  ami;  je  ne  suis  plus 
capable  des  travaux  du  pouvoir  suprême. 

--Ah  !  Sire,  cette  persuasion  seule  vous  ôte  vos  forces. 
Il  est  temps  enfin  que  l'on  cesse  de  confondre  le  pouvoir 
avec  le  crime  et  d'appeler  leur  union  génie.  Que  votre 
voix  s'élève  pour  annoncer  à  la  terre  que  le  règne  de  la 
vertu  va  commencer  avec  votre  règne;  et  dès  lors  ces 
ennemis  que  le  vice  a  tant  de  peine  à  réduire  tomberont 
devant  un  mot  sorti  de  votre  cœur.  On  n'a  pas  encore 
calculé  tout  ce  que  la  bonne  foi  d'un  roi  de  France  peut 
faire  de  son  peuple,  ce  peuple  que  l'imagination  et  la 
chaleur  de  l'àme  entraînent  si  vite  vers  tout  ce  qui  est 
beau,  et  que  tous  les  genres  de  dévouement  trouvent 
prêt.  Le  Roi  votre  père  nous  conduisait  par  un  sourire  ; 
que  ne  ferait  pas  une  de  vos  larmes  !  il  ne  s'agit  que  de 
nous  parler. 

Pendant  ce  discours,  le  Roi,  surpris,  rougit  souvent, 
toussa  et  donna  des  signes  d'un  grand  embarras,  comme 
toutes  les  fois  qu'on  voulait  lui  arracher  une  décision  ;  il 
sentait  aussi  l'approche  d'une  conversation  d'un  ordre 
trop  élevé,  dans  laquelle  la  timidité  de  son  esprit  l'em- 
pêchait de  se  hasarder;  et,  mettant  souvent  la  main  sur 
sa  poitrine  en  fronçant  le  sourcil,  comme  ressentant  une 
vive  douleur,  il  essaya  de  se  tirer  par  la  maladie  de  la 
gêne  de  répondre;  mais,  soit  emportement,  soit  résolu- 
tion de  jouer  le  dernier  coup,  Cinq-Mars  poursuivit  san- 
S8  troubler,  avec  une  solennité  qui  en  imposait  à  Louis. 
Celui-ci,  forcé  dans  ses  derniers  retranchements,  lui  dit  : 

—  Mais,  Cinq-Mars,  comment  se  défaire  d'un  ministre 
qm  depuis  dix-huit  ans  m'a  entouré  de  ses  créatures? 

—  Il  n'est  pas  si  puissant,  reprit  le  grand  Écuyer;  ui 
ses  amis  seront  sos  plus  cruels  adversaires,   >i  voh^  laites 

17 


290  CINQ-MARS. 

un  signe  de  tête.  Toute  l'ancienne  ligue  des  princes  de  la 
Paix  existe  encore,  Sire,  et  ce  n'est  que  le  respect  dû  au 
choix  de  Votre  Majesté  qui  l'empêche  d'éclater. 

—  Ah  !  bon  Dieu  !  tu  peux  leur  dire  qu'ils  ne  s'arrêteni 
pas  pour  moi;  je  ne  les  gêne  point,  ce  n'est  pas  moi 
qu'on  accusera  d'être  Cardinaliste,  Si  mon  frère  veut  me 
donner  le  moyen  de  remplacer  Richelieu,  ce  sera  de  tout 
mon  cœur. 

—  Je  crois.  Sire,  qu'il  vous  parlera  aujourd'hui  de 
M.  le  duc  de  Bouillon;  tous  les  Royalistes  le  demandent. 

—  Je  ne  le  hais  point,  dit  le  Roi  en  arrangeant  l'oreiller 
de  son  fauteuil,  je  ne  le  hais  point  du  tout,  quoique  un 
peu  factieux.  Nous  sommes  parents,  sais-tu,  cher  ami  (et 
il  mit  à  cette  expression  favorite  plus  d'abandon  qu'à 
l'ordinaire)  ?  sais-tu  qu'il  descend  de  saint  Louis  de  père 
en  fils,  par  Charlotte  de  Bourbon,  fille  du  duc  de  Mont- 
pensier?  sais-tu  que  sept  princesses  du  sang  sont  entrées 
dans  sa  maison,  et  que  huit  de  la  sienne,  dont  l'une  a  été 
reine,  ont  été  mariées  à  des  princes  du  sang?  Oh!  je  ne 
le  hais  point  du  tout  ;  je  n'ai  jamais  dit  cela,  jamais. 

—  Eh  bien.  Sire,  dit  Cinq-Mars  avec  confiance.  Mon- 
sieur et  lui  vous  expliqueront,  pendant  la  chasse,  com- 
ment tout  est  préparé,  quels  sont  les  hommes  que  Ton 
pourra  mettre  à  la  place  de  ses  créatures,  quels  sont  les 
mestres-de-camp  et  les  colonels  sur  lesquels  on  p3ut 
compter  contre  Fabert  et  tous  les  Cardinalistes  de  Perpi- 
gnan. Vous  verrez  que  le  ministre  a  bien  peu  de  monde 
à  lui.  La  Reine,  Monsieur,  la  Noblesse  et  les  Parlements 
sont  de  notre  parti;  et  c'est  une  affaire  faite  dès  que 
Votre  Majesté  ne  s'oppose  plus.  On  a  proposé  de  faire 
disparaître  Richelieu  comme  le  maréchal  d'Ancre,  qui  le 
méritait  moins  que  lui. 

—  Comme  Goncini  !  dit  le  Roi.  Oh  !  non,  il  ne  le  faut 
pas...  je  ne  le  veux  vraiment  pas...  Il  est  prêtre  et  car- 


LA    PARTIE   DE    CHASSE.  291 

dinal,  nous  serions  excommuniés.  Mais,  s'il  y  a  une  autre 
manière,  je  le  veux  bien  :  tu  peux  en  parler  à  tes  amis, 
j'y  songerai  de  mon  côté. 

Une  fois  ce  mot  jeté,  Louis  s'abandonna  à  son  ressen- 
timent, comme  s'il  venait  de  le  satisfaire  et  comme  si  le 
coup  eût  déjà  été  porté.  Cinq-Mars  en  fut  fâché,  parce 
qu'il  craignait  que  sa  colère,  se  répandant  ainsi,  ne  fût 
pas  de  longue  durée.  Cependant  il  crut  à  ses  dernières 
paroles,  surtout  lorsque  après  des  plaintes  interminables 
Louis  ajouta  : 

—  Enfin,  croirais-tu  que  depuis  deux  ans  qup  je  pleure 
ma  mère,  depuis  ce  jour  oh  il  me  joua  si  cruellement 
devant  toute  ma  cour  en  me  demandant  son  rappel 
quand  il  savait  sa  mort,  depuis  ce  jour,  je  ne  puis  obtenir 
qu'on  la  fasse  inhumer  en  France  avec  mes  pères  ?  Il  a 
exilé  jusqu'à  sa  cendre. 

En  ce  moment  Cinq-Mars  crut  entendre  du  bruit  sur 
l'escalier;  le  Roi  rougit  un  peu. 

—  Va-t'en,  dil-il,  va  vite  te  préparer  pour  la  cL'asse  ; 
tu  seras  à  cheval  près  de  mon  carrosse  ;  va  vite,  je  le 
veux,  va. 

Et  il  poussa  lui-même  Cinq-Mars  vers  l'escalier  et  vers 
l'eatrée  qui  l'avait  introduit. 

Le  favori  sortit;  mais  le  trouble  de  son  maître  ne  lui 
était  point  échappé. 

Il  descendait  lentement  et  en  cherchait  la  cause  en  lui- 
même,  lorsqu'il  crut  entendre  le  bruit  de  deux  pieds  qui 
montaient  la  double  partie  de  l'escalier  à  vis,  tandis  qu'il 
descendait  l'autre;  il  s'arrêta,  on  s'arrêta;  il  remonta,  il  lui 
sembla  qu'on  descendait;  il  savait  qu'on  ne  pouvait  rien 
voir  entre  les  jours  de  l'architecture,  et  se  décida  à  sortir, 
impatienté  de  ce  jeu,  mais  très -inquiet.  T  eût  voulu 
pouvoir  se  tenir  à  la  porte  d'entrée  pour  voir  qui  paraî- 
trait. Mais  à  peine  eut-il  soulevé  la  tapisserie  qui  donnait 


292  CINQ -MARS. 

sur  la  salle  des  gardes,  qu'une  foule  de  courtisans  qui 
l'attendait  l'entoura ,  et  l'obligea  de  s'éloigner  pour 
donner  les  ordres  de  sa  charge  ou  de  recevoir  des  res- 
pects, des  confidences,  des  sollicitations,  des  présenta- 
tions, des  recommandations,  des  embrassades,  et  ce  tor- 
rent de  relations  graduelles  qui  entourent  un  favori,  et 
pour  lesquelles  il  faut  une  attention  présente  et  toujours 
soutenue,  car  une  distraction  peut  causer  de  grands 
malheurs.  Il  oublia  ainsi  à  peu  près  cette  petite  cir- 
constance qui  pouvait  n'être  qu'imaginaire,  et,  se  livrant 
aux  douceurs  d'une  sorte  d'apothéose  continuelle,  monta 
à  cheval  dans  la  grande  cour,  servi  par  de  nobles  pages, 
et  entouré  des  plus  brillants  gentilshommes. 

Bientôt  Monsieur  arriva  suivi  des  siens,  et  une  heure 
ne  s'était  pas  écoulée,  que  le  Roi  parut,  pâle,  languissant 
et  appuyé  sur  quatre  hommes.  Cinq-Mars,  mettant  pied 
à  terre,  l'aida  à  monter  dans  une  sorte  de  petite  voiture 
fort  basse,  que  l'on  appelait  brouette,  et  dont  Louis  XIII 
conduisait  lui-même  les  chevaux  très-dociles  et  très-pai- 
sibles. Les  piqueurs  à  pied,  aux  portières,  tenaient  les 
chiens  en  laisse;  au  bruit  du  cor,  des  centaines  déjeunes 
gens  montèrent  à  cheval,  et  tout  partit  pour  le  rendez- 
vous  de  la  chasse. 

C'était  à  une  ferme  nommée  l'Ormage  que  le  Roi  l'avait 
fixé,  et  toute  la  cour,  accoutumée  à  ses  usages,  se 
répandit  dans  les  allées  du  parc,  tandis  que  le  Roi  suivait 
lentement  un  sentier  isolé  ayant  à  sa  portière  le  grand 
Écuyer  et  quatre  personnages  auxquels  il  avait  fait  signe 
de  s'approcher. 

L'aspect  de  cette  partie  de  plaisir  était  sinistre  "  l'ap- 
proche de  l'hiver  avait  fait  tomber  presque  toutes  les 
feuilles  des  grands  chênes  du  parc,  et  les  branches  noires 
se  détachaient  sur  un  ciel  gris  comme  les  brandies  de 
candélabres  funèbres:  un  léger  brouillard  semblait  annon- 


LA    PARTIE    DE    CHASSE.  293 

cer  une  pluie  prochaine;  à  travers  le  bois  éclairci  et  les 
tristes  rameaux,  on  voyait  passer  lentement  les  pesants 
carrosses  de  la  cour,  remplis  de  femmes  vêtues  de  noir 
uniformément  *,  et  condamnées  à  attendre  le  résultat 
d'une  chasse  qu'elles  ne  voyaient  pas  ;  les  meutes  don- 
naient des  voix  éloignées,  et  le  cor  se  faisait  entendre 
quelquefois  comme  un  soupir  ;  un  vent  froid  et  piquant 
obligeait  chacun  à  se  couvrir  ;  et  quelques  femmes,  met- 
tant sur  leur  visage  un  voile  ou  un  masque  de  velours 
noir  pour  se  préserver  de  l'air  que  n'arrêtaient  pas  les 
rideaux  de  leurs  carrosses  (car  ils  n'avaient  point  de  glaces 
encore),  semblaient  porter  le  costume  que  nous  appelons 
domino. 

Tout  était  languissant  et  triste.  Seulement  quelques 
groupes  de  jeunes  gens,  emportés  par  la  chasse,  traver- 
saient comme  le  vent  l'extrémité  d'une  allée  en  jetant 
des  cris  ou  donnant  du  cor;  puis  tout  retombait  dans  le 
silence,  comme,  après  la  fusée  du  feu  d'artifice,  le  ciel 
paraît  plus  sombre. 

Dans  un  sentier  parallèle  à  celui  que  suivait  lentement 
le  Roi,  s'éiaient  réunis  quelques  courtisans  enveloppés 
dans  leur  manteau.  Paraissant  s'occuper  fort  peu  du  che- 
vreuil, ils  marchaient  à  cheval  à  la  hauteur  de  la  brouette 
du  Roi,  et  ne  la  perdaient  pas  de  vue.  Ils  parlaient  à 
di^mi-voix. 

—  C'est  bien,  Fontrailles,  c'est  bien  ;  victoire  !  Le  Roi 
lui  prend  le  bras  à  tout  moment.  Voyez-vous  comme  il 
lui  sourit?  Voilà  M.  le  Grand  qui  descend  de  cheval  et 
monte  sur  le  siège  à  côté  de  lui.  Allons,  allons,  le  vieux 
matois  est  perdu  cette  fois  ! 

—  Ah!  ce  n'est  rien  encore  que  cela!  n'avez-vous  pas 

1.  Un  édit  de  1639  avait  déterminé  le  costume  de  la  cour.  [1  était 
simple  et  noir. 


294  CINQ-MARS. 

VU  comme  le  Roi  a  touché  la  main  à  Monsieur  ?  Il  vous  a 
fait  signe.  Montrésor;  Gondi,  regardez  don  •. 

—  Eh!  regardez!  c'est  bien  aisé  à  dire;  mais  je  n'y 
vois  pas  avec  mes  yeux,  moi;  je  n'ai  que  ceux  de  la  foi 
elles  vôtres.  Eh  bien,  qu'est-ce  qu'ils  font?  Je  voudrais 
bien  ne  pas  avoir  la  vue  si  basse.  Racontez-moi  cela, 
qu'est-ce  qu'ils  font? 

Montrésor  reprit  : 

—  Voici  le  Roi  qui  se  penche  à  l'oreille  du  duc  de 
Bouillon  et  qui  lui  parle...  Il  parle  encore,  il  gesticule,  il 
ne  cesse  pas.  Oh  !  il  va  être  ministre. 

—  Il  sera  ministre,  dit  Fontrailles. 

—  Il  sera  ministre,  dit  le  comte  du  Lude. 

—  Ah  !  ce  n'est  pas  douteux,  reprit  Montrésor. 

—  J'espère  que  celui-là  me  donnera  un  régiment,  et 
j'épouserai  ma  cousine  !  s'écria  Olivier  d'Entraigues  d'un 
ton  de  page. 

L'abbé  de  Gondi,  en  ricanant  et  regardant  au  ciel,  se 
mit  à  chanter  un  air  de  chasse  : 

Les  étourneaux  ont  le  vent  bon. 
Ton  ton,  ton  ton,  ton  taiiie  ton  ton. 

....  Je  crois,  messieurs,  aue  vous  y  voyez  plus  trouble 
que  moi ,  ou  qu'il  se  fait  des  miracles  dans  l'an  de 
grâce  1642  ;  car  M.  de  Bouillon  n'est  pas  plus  près  d'être 
premier  ministre  que  moi,  quand  le  Roi  l'embrasserait. 
U  a  de  grandes  qualités,  mais  il  ne  parviendra  pas,  parce 
qu'il  est  tout  d'une  pièce;  cependant  j'en  fais  grand  cas 
pour  sa  vaste  et  sotte  ville  de  Sedan  ;  c'est  un  foyer,  c'est 
un  bon  foyei  pour  nous. 

Montrésor  et  les  autres  étaient  trop  attentifs  à  tous  les 
gestes  du  prince  pour  répondre,  et  ils  continuèrent  : 

—  Voilà  M,  le  Grand  qui  prend  les  rênes  des  chevaux 
et  qui  conduit. 


LA    PARTIE    DE    CHASSE.  295 

L'abbé  reprit  sur  le  même  air  : 

Si  vous  conduisez  ma  brouette, 
Ne  versez  pas,  beau  postillon, 
Ton  ton,  ton  ton,  ton  taine,  ton  ton, 

—  Ah  !  l'abbé,  vos  chansons  me  rendront  fou  !  dit  Fon- 
trailles  ;  vous  avez  donc  des  airs  pour  tous  les  événe- 
ments de  la  vie  ? 

-  Je  vous  fournirai  aussi  des  événements  qui  iront  sur 
tous  les  airs,  reprit  Gondi. 

—  Ma  foi,  l'air  de  ceux-ci  me  plaît,  répondit  Fon- 
Irailles  plus  bas;  je  ne  serai  pas  obligé  par  Monsieur  de 
porter  à  Madrid  son  diable  de  traité,  et  je  n'en  suis  point 
fâché;  c'est  une  commission  assez  scabreuse  :  les  Pyré- 
nées ne  se  passent  point  si  facilement  qu'il  le  croit,  et  le 
Cardinal  est  sur  la  route. 

■=-  Ah  !  ah  !  ah  !  s'écria  Montrésor. 

—  Ah  !  ah  !  dit  Olivier. 

—  Eh  bien,  quoi?  ah!  ah!  dit  Gondi;  qu'avez- vous 
donc  découvert  de  si  beau  ? 

—  Ma  foi,  pour  le  coup,  le  Roi  a  touché  la  main  de 
Monsieur  ;  Dieu  soit  loué,  messieurs  !  Nous  voilà  défaits 
du  Cardinal  :  le  vieux  sangUer  est  forcé.  Qui  se  chargera 
de  l'expédier?  Il  faut  le  jeter  dans  la  mer. 

—  C'est  trop  beau  pour  lui,  dit  Olivier;  il  faut  le 
juger. 

—  Certainement,  dit  l'abbé;  comment  donc!  nous  ne 
manquerons  pas  de  chefs  d'accusation  contre  un  insolent 
qui  a  osé  congédier  un  page  ;  n'est-il  pas  vrai  ? 

Puis,  arrêtant  son  cheval  et  laissant  marcher  Olivier  et 
Montrésor,  il  se  pencha  du  côté  de  M.  du  Lude,  qui  par- 
lait à  deux  personnages  plus  sérieux,  et  dit  : 

—  En  vérité,  je  suis  tenté  de  mettre  mon  valet  de 
chambre  aussi  dans  le  secret  ;  on  n'a  jamais  vu  traiter 


296  CINQ -MARS. 

une  conjuration  aussi  légèrement.  Les  grandes  entre- 
prises veulent  du  mystère;  celle-ci  serait  admirable  si 
l'on  s'en  donnait  la  peine.  Notre  partie  est  plus  belle 
qu'aucune  que  j'aie  lue  dans  l'histoire  ;  il  y  aurait  là  de 
quoi  renverser  trois  royaumes  si  Ton  voulait,  elles  étour- 
deries  gâteront  tout.  C'est  vraiment  dommage;  j'en  au- 
rais un  regret  lEortel.  Par  goût,  je  suis  porté  à  ces  sortes 
d'affaires,  et  je  suis  attaché  de  cœur  à  celle-ci,  qui  a  de 
la  grandeur  ;  vraiment,  on  ne  peut  pas  le  nier.  N'est-ce 
pas,  d'Ambijoux?  n'est-il  pas  vrai  Montmort? 

Pendant  ces  discours,  plusieurs  grands  et  pesants  car- 
rosses, à  six  et  quatre  chevaux,  suivaient  la  même  allée  à 
('eux  cents  pas  de  ces  messieurs;  les  rideaux  étaient  ou- 
verts du  côté  gauche  pour  voir  le  Roi.  Dans  le  premier 
('tait  la  Reine  :  elle  était  seule  dans  le  fond,  vêtue  de 
i:oir  et  voilée.  Sur  le  devant  était  la  maréchale  d'EfOat, 
et  aux  pieds  de  la  Reine  était  placée  la  princesse  Marie. 
Assise  de  côté,  sur  un  tabouret,  sa  robe  et  ses  pieds  sor- 
taient de  la  voiture  et  étaient  appuyés  sur  un  marchepied 
doré,  car  il  n'y  avait  point  de  portières,  comme  nous 
l'avons  déjà  dit;  elle  cherchait  à  voir  aussi,  à  travers  les 
arbres,  les  gestes  du  Roi,  et  se  penchait  souvent,  impor- 
tunée du  passage  continuel  des  chevaux  du  prince  Palatin 
et  de  sa  suite. 

Ce  prince  du  Nord  était  envoyé  par  le  roi  de  Pologne 
pour  négocier  de  grandes  affaires  en  apparence,  mais,  au 
fond,  pour  préparer  la  duchesse  de  Mantoue  à  épou=er 
le  vieux  roi  Uladislas  VI,  et  il  déployait  à  la  cour  de 
France  tout  le  luxe  de  la  sienne,  appelée  alors  barbare  et 
scijlhe  à  Paris,  et  justifiait  ces  noms  par  des  costumes 
étranges  et  orientaux.  Le  Palatin  de  Posnanie  était  fort 
beau,  et  portait,  ainsi  que  les  gens  de  sa  suite,  une  barbe 
longue,  épaisse,  la  tète  rasée  à  la  turque,  et  couverte 
d'un  bonnet  fourré,  une  veste  courte  et  enrichie  de  dia- 


LA    PARTIE    DE    CHASSE.  297 

mants  et  de  rubis  ;  son  cheval  était  peint  en  rouge  et 
chargé  de  plumes.  Il  avait  à  sa  suite  une  compagnie  de 
gardes  polonais  habillés  de  rouge  et  de  jaune,  portant 
de  grands  manteaux  à  manches  longues  qu'ils  laissaient 
pendre  négligemment  sur  l'épaule.  Les  seigneurs  polo- 
nais qui  l'escortaient  étaient  vêtus  de  brocart  d'or  et 
d'argent,  et  l'on  voyait  flotter  derrière  leur  tête  rasée  une 
seule  mèche  de  cheveux  qui  leur  donnait  un  aspect  asiati- 
que et  tartare  aussi  inconnu  de  la  cour  de  Louis  XIII  que 
celui  des  Moscovites.  Les  femmes  trouvaient  tout  cela  un 
peu  sauvcge  et  assez  effrayant. 

Marie  de  Gonzague  était  importunée  des  saints  pro- 
fonds et  des  grâces  orientales  de  cet  étranger  et  de  sa 
suite.  Toutes  les  fois  qu'il  passait  devant  elle,  il  se  croyait 
obligé  de  lui  adresser  un  compliment  à  moitié  français, 
où  il  mêlait  gauchement  quelques  mots  d'espérance  et 
de  royauté.  Elle  ne  trouva  d'autre  moyen  de  s'en  défaire 
que  de  porter  plusieurs  fois  son  mouchoir  à  son  nez  en 
disant  assez  haut  à  la  Reine  : 

—  En  vérité,  madame,  ces  messieurs  ont  une  odeur 
sur  eux  qui  fait  mal  au  cœur. 

—  Il  faudra  bien  raffermir  votre  cœur,  cependant,  et 
vous  accoutumer  à  eux,  répondit  Anne  d'Autriche  un  peu 
sèchement. 

Puis  tout  à  coup,  craignant  de  l'avoir  affligée  : 

—  Vous  vous  y  accoutumerez  comme  nous,  conli- 
nua-t-elle  avec  gaieté  ;  et  vous  savez  qu'en  fait  d'odeur& 
je  suis  fort  difficile.  M.  Mazarin  m'a  dit  l'autre  jour  que 
ma  punition  en  purgatoire  serait  d'en  respirer  de  mau- 
vaises et  de  coucher  dans  des  draps  de  toile  de  Hollande. 

Malgré  quelques  mots  enjoués,  la  Reine  fut  cependant 
fort  grave,  et  retomba  dans  le  silence.  S'enfonçant  dans 
son  carrosse,  enveloppée  de  sa  mante,  et  ne  prenant  er> 
apparence  aucun  intérêt  à  tout  ce  qui   se  passait  autour- 

17. 


298  CINQ-MARS. 

d'elle,  elle  se  laissait  aller  au  balancement  de  la  voiture. 
Marie,  toujours  occupée  du  Roi,  parlait  à  demi-voix  à  la 
maréchale  d'Effiat  ;  toutes  deux  cherchaient  à  se  donner 
des  espérances  qu'elles  n'avaient  pas,  et  se  trompaient 
par  amitié. 

—  Madame,  je  vous  félicite  ;  M.  le  Grand  est  assis  près 
du  Roi  ;  jamais  on  n'a  été  si  loin,  disait  Marie. 

Puis  elle  se  taisait  longtemps,  et  la  voiture  roulait  tris- 
tement sur  des  feuilles  mortes  et  desséchées. 

—  Oui,  je  le  vois  avec  une  grande  joie  ;  le  Roi  est  si 
bon  !  répondait  la  maréchale. 

Et  elle  soupirait  profondément. 

Un  long  et  morne  silence  succéda  encore  ;  toutes  deux 
se  regardèrent  et  se  trouvèrent  mutuellement  les  yeux 
en  larmes.  Elles  n'osèrent  plus  se  parler,  et  Marie,  bais- 
sant la  tète,  ne  vit  plus  que  la  terre  brune  et  humide  qui 
fuyait  sous  les  roues.  Une  triste  rêverie  occupait  son 
âme  ;  et,  quoiqu'elle  eût  sous  les  yeux  le  spectacle  de  la 
première  cour  de  l'Europe  aux  pieds  de  celui  qu'elle 
aimait,  tout  lui  faisait  peur,  et  de  noirs  pressentiments 
la  troublaient  involontairement. 

Tout  à  coup  un  cheval  passa  devant  elle  comme  le 
vent  ;  elle  leva  les  yeux,  et  eut  le  temps  de  voir  le  visage 
de  Cinq-Mars.  Il  ne  la  regardait  pas  ;  il  était  pâle  comme 
un  cadavTe,  et  ses  yeux  se  cachaient  sous  ses  sourcils 
froncés  et  l'ombre  de  son  chapeau  abaissé.  Elle  le  suivit 
du  regard  en  tremblant  ;  elle  le  vit  s'arrêter  au  milieu  du 
groupe  des  cavaliers  qui  précédaient  les  voitures,  et  qui 
le  reçurent  le  chapeau  bas.  Un  moment  après,  il  s'en- 
fonça dans  un  taillis  avec  l'un  d'entre  eux,  la  regarda  de 
loin,  et  la  suivit  des  yeux  jusqu'à  ce  que  la  voilure  fut 
passée  ;  puis  il  lui  sembla  qu'il  donnait  à  cet  homme' un 
rouleau  de  papiers  en  disparaissant  dans  le  ûois.  Le 
brouillard  qui  tombait  l'empêcha  de  le  voir  plus  loin. 


LA    PARTIE    DE    CHASSE  299 

C'était  une  de  ces  brumes  si  fréquentes  aux  bords  de  la 
Loire.  Le  soleil  parut  d'abord  comme  une  petite  lune 
sanglante,  enveloppée  dans  un  linceul  déchiré,  et  se  ca- 
cha en  une  demi-heure  sous  un  voile  si  épais,  que  Marie 
distinguait  à  peine  les  premiers  chevaux  du  carrosse,  et 
que  les  hommes  qui  passaient  à  quelques  pas  de  lui  sem- 
blaient des  ombres  grisâtres.  Cette  vapeur  glacée  devint 
une  pluie  pénétrante  et  en  même  temps  un  nuage  d'une 
odeur  fétide.  La  Reine  fit  asseoir  la  belle  princesse  près 
d'elle  et  voulut  rentrer;  on  retourna  vers  Chambord  en 
silence  et  au  pas.  Bientôt  on  entendit  les  cors  qui  son- 
naient le  retour  et  rappelaient  les  meutes  égarées;  des 
chasseurs  passaient  rapidement  près  de  la  voiture,  cher- 
chant leur  chemin  dans  le  brouillard  et  s'appelant  à 
haute  voix.  Marie  ne  voyait  souvent  que  la  tète  d'un  che- 
val ou  un  corps  sombre  sortant  de  la  triste  vapeur  des 
bois,  et  cherchait  en  vain  à  distinguer  quelques  paroles. 
Cependant  son  cœur  battit;  on  appelait  M.  de  Cinq-Mars  : 
Le  Roi  demande  M.  le  Grand,  répétait-on;  oh  peut  être 
allé  M.  le  grand  Écuyer  ?  Une  voix  dit  en  passant  près 
d'elle  :  //  s'est  perdu  tout  à  l'heure.  Et  ces  paroles  bien 
simples  la  firent  frissonner,  car  son  esprit  affligé  leur 
donnait  un  sens  terrible.  Cette  pensée  la  suivit  jusqu'au 
château  et  dans  ses  appartements,  où  elle  courut  s'en- 
fermer. Bientôt  elle  entendit  le  bruit  de  la  rentrée  du 
Roi  et  de  Monsieur,  puis,  dans  la  forêt,  quelques  coups 
de  fusil  dont  on  ne  voyait  pas  la  lumière.  Elle  regardait 
en  vain  aux  étroits  i^itraux;  ils  semblaient  tendus  au 
dehors  d'un  drap  bknc  qui  ôtait  le  jour. 

Cependant  à  l'extrémité  de  la  forêt,  vers  Montfrault, 
s'étaient  égarés  deux  cavaliers;  fatigués  de  chercher  la 
route  du  château  dans  la  monotone  similitude  des  arbres 
€t  des  sentiers,  ils  allaient  s'arrêter  près  d'un  étang, 
lorsque  huit  ou  dix  hommes  environ,  sortant  des  taillis, 


300  CINQ-MARS. 

se  jetèrent  sur  eux,  et,  avant  qu'ils  eussent  le  temps  de 
s'armer,  se  pendirent  à  leurs  jambes,  à  leurs  bras  et  à  la 
bride  de  leurs  chevaux,  de  manière  à  les  tenir  immo- 
biles. En  même  temps  une  voix  rauque,  partant  du 
brouillard,  s'écria  : 

—  Êtes-vous  Royalistes  ou  Cardinalistes  ?  Criez  :  Vive 
le  Grand  !  ou  vous  êtes  morts. 

—  Vils  coquins  !  répondit  le  premier  cavalier  en  cher- 
chant à  ouvrir  les  fontes  de  ses  pistolets,  je  vous  ferai 
pendre  pour  abuser  de  mon  nom! 

—  Bios  el  Scnor!  cria  la  même  voix. 

Aussitôt  tous  ces  hommes  lâchèrent  leur  proie  et  s'en- 
fuirent dans  les  bois  ;  un  éclat  de  rire  sauvage  retentit, 
et  un  homme  seul  s'approcha  de  Cinq-Mars. 

—  Amigo,  ne  me  reconnaissez-vous  pas?  C'est  une 
plaisanterie  de  Jacques,  le  capitaine  espagnol. 

Fonlrailles  se  rapprocha  et  dit  tout  bas  au  grand  écuyer . 
-  Monsieur,  voilà  un  gaillard  entreprenant;  je  vous 
conseille  de  l'employer;  il  ne  faut  rien  négliger. 

—  Écoutez-moi,  reprit  Jacques  de  Laubardemont,  et 
parlons  vite.  Je  ne  suis  pas  un  faiseur  de  phrases  comme 
mon  père,  moi.  Je  me  souviens  que  vous  m'avez  rendu 
quelques  bons  offices,  et  dernièrement  encore  vous  m'a- 
vez été  utile,  comme  vous  l'êtes  toujours,  sans  le  savoir; 
car  j'ai  un  peu  réparé  ma  fortune  dans  vos  petites 
émeutes.  Si  vous  voulez,  je  puis  vous  rendre  un  impor- 
tant service;  je  commande  quelques  braves. 

—  Quels  services?  dit  Cinq-Mars;  nous  verrons. 

—  Je  commence  par  un  avis.  Ce  matin,  pendant  que- 
vous  descendiez  de  chez  le  Roi  par  un  côté  de  l'escalier, 
[e  père  Joseph  y  montait  par  l'autre. 

—  0  ciel!  voilà  donc  le  secret  de  son  changement  subit 
et  inexplicable  !  Se  peut-il  ?  un  Roi  de  France  !  et  il  nous- 
a  laissés  lui  confier  tous  nos  projets  ! 


LA    PARTIE    DE    CHASSE.  301 

—  Eli  birn!  voilà  tout  !  vous  ne  me  dites  rien?  Vous 
savez  que  j'ai  une  vieille  affaire  à  démêler  avec  le  ca- 
pucin. 

—  Que  m'importe? 

Et  il  baissa  la  tête,  absorbé  dans  une  rêverie  pro- 
fonde. 

—  Cela  vous  importe  beaucoup,  puisque,  si  vous  dites 
un  mot,  je  vous  déferai  de  lui  avant  trente-six  heures 
d'ici,  quoiqu'il  soit  à  présent  bien  près  de  Paris.  Nous 
pourrions  y  ajouter  le  Cardinal,  si  l'on  voulait. 

—  Laissez-moi  :  je  ne  veux  point  de  poignards,  dit 
Cinq-Mars. 

—  Ah  !  oui,  je  vous  comprends,  reprit'  Jacques,  vous 
avez  raison  :  vous  aimez  mieux  qu'on  le  dépèche  à  coups 
d'épée.  C'est  juste,  il  en  vaut  la  peine,  on  doit  cela  au 
rang.  Il  convient  mieux  que  ce  soient  des  grands  sei- 
gneurs qui  s'en  chargent,  et  que  celui  qui  l'expédiera 
soit  en  passe  d'être  maréchal.  Moi  je  suis  sans  prétention  ; 
il  ne  faut  pas  avoir  trop  d'orgueil,  quelque  mérite  qu'on 
puisse  avoir  dans  sa  profession  :  je  ne  dois  pas  toucher 
au  Cardinal,  c'est  un  morceau  de  Roi. 

—  Ni  à  d'autres,  dit  le  grand  Écuyer. 

—  Ah!  laissez-nous  le  capucin,  reprit  en  insistant  le 
capitaine  Jacques. 

—  Si  vous  refusez  celte  offre,  vous  avez  tort,  dit  Fon- 
Irailles  ;  on  n'en  fait  pas  d'autres  tous  les  jours.  Vitry  a 
commencé  sur  Concini,  et  on  l'a  fait  maréchal.  Nous 
voyons  des  gens  fort  bien  en  cour  qui  ont  tué  leurs  enne- 
mis de  leur  propre  main  dans  les  rues  de  Paris,  et  vous 
hésitez  à  vous  défaire  d'un  misérable  !  Richelieu  a  bien 
ses  coquins,  il  faut  que  vous  ayez  les  vôtres  ;  je  ne  con- 
çois pas  vos  scrupules. 

—  Ne  le  tourmentez  pas,  lui  dit  Jacques  brusquement  ; 
je  connais  cela,  j'ai  pensé  comme  lui  étant  enfant,  avant 


302  CINQ-MARS. 

de  raisonner.  Je  n'aurais  pas  tué  seulement  un  moine; 
mais  je  vais  lui  parler,  moi. 
Puis,  se  tournant  du  côté  de  Cinq-Mars  : 

—  Écoutez  :  quand  on  conspire,  c'est  qu'on  veut  la 
mort  ou  tout  au  moins  la  perte  de  quelqu'un...  Hein? 

El  il  fit  une  pause. 

—  Or,  dans  ce  cas-là,  on  est  brouillé  avec  le  bon  Dieu 
•et  d'accord  avec  le  diable...  Hein? 

Secundo,  comme  on  dit  à  la  Sorbonne,  il  n'en  coûte 
pas  plus,  quand  on  est  damné,  de  l'être  pour  beaucoup 
que  pour  peu...  Hein? 

Ergo,  il  est  indifférent  d'en  tuer  mille  ou  d'en  tuer  un. 
Je  vous  défie  de  répondre  à  cela. 

—  On  ne  peut  pas  mieux  dire,  docteur  en  estoc,  ré- 
pondit Fontrailles  en  riant  à  demi,  et  je  vois  que  vous 
serez  un  bon  compagnon  de  voyage.  Je  vous  mène  avec 
moi  en  Espagne,  si  vous  voulez. 

—  Je  sais  bien  que  vous  y  allez  porter  le  traité,  reprit 
Jacques,  et  je  vous  conduirai  dans  les  Pyrénées  par  des 
chemins  inconnus  aux  hommes;  mais  je  n'en  aurai  pas 
moins  un  chagrin  mortel  de  n'avoir  pas  tordu  le  cou, 
avant  de  partir,  à  ce  vieux  bouc  que  nous  laissons  en 
arrière,  comme  un  cavalier  au  milieu  d'un  jeu  d'échecs. 
Encore  une  fois,  monseigneur,  continua-t-il  d'un  air  de 
componction  en  s'adressant  de  nouveau  à  Cinq-Mars,  si 
vous  avez  de  la  religion,  ne  vous  y  refusez  plus;  et  sou- 
venez-vous des  paroles  de  nos  pères  théologiens,  Hur- 
tado  de  Mendoza  et  Sanchez,  qui  ont  prouvé  qu'on  peut 
tuer  en  cachette  son  ennemi,  puisque  l'on  évite  par  ce 
moyen  deux  péchés  :  celui  d'exposer  sa  vie,  et  celui  de 
se  battre  en  duel.  C'est  d'après  ce  grand  principe  conso- 
lateur que  j'ai  toujours  agi. 

—  Laissez-moi,  laissez-moi,  dit  encore  Cinq-Mars  d'une 
voix  étouffée  par  la  fureur  ;  je  pense  à  d'autres  choses. 


LA    PARTIE    DE    CHASSE.  3Q3 

—  A  quoi  de  plus  important  ?  ditFonirailles  ;  cela  peut 
être  d'un  grand  poids  dans  la  balance  de  nos  destins. 

—  Je  cherche  combien  y  pèse  le  cœur  d'un  Roi,  reprit 
Cinq-Mars. 

—  Vous  m'épouvantez  moi-même,  répondit  le  gentil- 
homme ;  nous  n'en  demandons  pas  tant. 

—  Je  n'en  dis  pas  tant  non  plus  que  vous  croyez,  mon- 
sieur, continua  d'Effiat  d'une  voix  sévère; ils  se  plaignent 
quand  un  sujet  les  trahit  :  c'est  à  quoi  je  songe.  Eh  bien, 
la  guerre  !  la  guerre  !  Guerres  civiles,  guerres  étrangères, 
que  vos  fureurs  s'allument!  puisque  je  tiens  la  flamme, 
je  vais  l'attacher  aux  mines.  Périsse  l'Etat,  périssent 
vingt  royaumes  s'il  le  faut  !  il  ne  doit  pas  arriver  des 
malheurs  ordinaires  lorsque  le  Roi  trahit  le  sujet.  Écoutez- 
moi. 

Et  il  emmena  Fontrailles  à  quelques  pas. 

—  Je  ne  vous  avais  chargé  que  de  préparer  notre  re- 
traite et  nos  secours  en  cas  d'abandon  de  la  part  du  Roi. 
Tout  à  l'heure  je  l'avais  pressenti  à  cause  de  ses  amitiés 
forcées,  et  je  m'étais  décidé  à  vous  faire  partir,  parce 
qu'il  a  fini  sa  conversation  par  nous  annoncer  son  départ 
pour  Perpignan.  Je  craignais  Narbonne  ;  je  vois  à  présent 
qu'il  y  va  se  rendre  comme  prisonnier  au  Cardinal.  Par- 
tez, et  partez  sur-le-champ.  J'ajoute  aux  lettres  que  je 
vous  ai  données  le  traité  que  voici;  il  est  sous  des  noms 
supposés,  mais  voici  la  contre-lettre  ;  elle  est  signée  de 
Monsieur,  du  duc  de  Bouillon  et  de  moi.  Le  comte-duc 
d'Olivarès  ne  désire  que  cela.  Voici  encore  des  blancs  du 
duc  d'Orléans  que  vous  remplirez  comme  vous  le  voudrez. 
Partez,  dans  un  mois  je  vous  attends  à  Perpignan,  et  je 
ferai  ouvrir  Sedan  aux  dix-sept  mille  Espagnols  sortis  de 
Flandre. 

Puis  marchant  vers  l'aventurier  qui  l'attendait  : 

—  Pour  vous,  mon  brave,  puisque  vous  voulez  faire 


304  CINQ-MARS. 

le  capitan,  je   vous   charge  d'escorter   ce  gentilhomme 
jusqu'à  Madrid;  vous  en  serez  récompensé  largement. 
Jacques,  frisant  sa  moustache,  lui  repondit  : 

—  Vous  n'êtes  pas  dégoûté  en  m'employant  !  vousfaitr-s 
preuve  de  tact  et  de  bon  goût.  Savez-vous  que  la  grande 
reine  Christine  de  Suède  m'a  fait  demander,  et  voulait 
m'avoir  près  d'elle  en  qualité  d'homme  de  confiance  ?  Elle 
a  été  élevée  au  son  du  canon  par  le  Lion  du  Nord,  Gus- 
tave-Adolphe, son  père.  Elle  aime  l'odeur  de  la  poudre  et 
les  hommes  courageux  :  mais  je  n'ai  pas  voulu  la  servir 
parce  qu'elle  est  huguenote  et  que  j'ai  de  certains  prin- 
cipes, moi,  dont  je  ne  m'écarte  pas.  Ainsi,  par  exemple, 
je  vous  jure  ici,  par  saint  Jacques,  de  faire  passer  monsieur 
par  les  ports  des  Pyrénées  à  Oloron  aussi  sûrement  que 
dans  ces  bois,  et  de  le  défendre  contre  le  diable  s'il  le 
faut,  ainsi  que  vos  papiers,  que  nous  vous  rapporterons 
sans  une  tache  ni  une  déchirure.  Pour  les  récompenses, 
je  n'en  veux  point  ;  je  les  trouve  toujours  dans  l'action 
même.  D'ailleurs,  je  ne  reçois  jamais  d'argent,  car  je  suis 
gentilhomme.  Les  Laubardemont  sont  très-anciens  et 
très-bons. 

—  Adieu  donc,  noble  homme,  dit  Cinq-Mars,  partez. 
Après  avoir  serré  la  main  à  Fontrailles,  il  s'enfonça  en 

gémissant  dans  les  bois  pour  retourner  au  château   de 
Chambord. 


LA     LECTURE.  305 


CHAPITRE  XX 

LA    LECTURE 

Les  circonstances  dévoilent  pour  ainsi  dir« 
la  royauté'  du  génie,  dcrniùre  ressource  de» 
peuples  éteints.  Les  grands  écrivains...  ce» 
rois  qui  n'en  ont  pas  le  nom,  mais  qui  rignen' 
reritablement  par  la  force  du  caractère  et  la 
grandeur  des  pensées,  sont  élus  par  les  événe- 
ments auxquels  ils  doivent  commander.  Sam 
ancêtres  et  sans  postérité,  seuls  de  leurs  race, 
leur  fiiission  remplie,  ils  disparaissent  en  lais 
sant  A  l'avenir  des  ordres   qu'il   e.xécutera   fldi^- 

lement. 

F.   DE  Lame.n^ais. 

A  peu  de  temps  de  là,  un  soir,  au  coin  de  la  place 
Royale,  près  d'une  petite  maison  assez  jolie,  on  vit  s'arrêter 
beaucoup  de  carrosses  et  s'ouvrir  souvent  une  petite  porte 
011  l'on  montait  par  trois  degrés  de  pierre.  Les  voisins  so 
mirent  plusieurs  fois  à  leurs  fenêtres  pour  se  plaindre  du 
bruit  qui  se  faisait  encore  à  cette  heure  de  la  nuit,  malgré 
la  crainte  des  voleurs,  et  le^^  gens  du  guet  s'étonnèrent  et 
s'arrêtèrent  souvent,  ne  se  retirant  que  lorsqu'ils  voyaient 
auprès  de  chaque  voiture  dix  ou  douze  valets  de  pied, 
armés  de  bâtons  et  portant  des  torches.  Un  jeune  gentil- 
homme, suivi  de  trois  laquais,  entra  en  demandant  made- 
moiselle de  Lorme  ;  il  portait  une  longue  rapière  ornée  de 
rubans  roses  ;  d'énormes  nœuds  de  la  même  couleur, 
placés  sur  ses  souliers  à  talons  hauts,  cachaient  presque 
entièrement  ses  pieds,  qu'il  tournait  fort  en  dehors,  selon 
la  mode.  Il  retroussait  souvent  une  petite  moustache  fri- 
sée, et  peignait,  avant  d'entrer,  sa  barbe  légère  et  pointue. 
Ce  ne  fut  qu'un  cri  lorsqu'on  l'annonça. 

—  Enfin  le  voilà  donc!  s'écria  une  voix  jeune  et  cela- 


306  CINQ-MARS. 

tante  ;  il  s'est  bien  fait  attendre,  cet  aimable  Desbarreaux. 
Allons,  vite  un  siège,  placez-vous  près  de  cette  table,  et 
lisez. 

Celle  qui  parlait  était  une  femme  de  vingt-quatre  ans 
environ,  grande,  belle,  malgré  des  cheveux  noirs  très- 
crépus  et  un  teint  olivâtre.  Elle  avait  dans  les  manières 
quelque  chose  de  mâle  qu'elle  semblait  tenir  de  son  cercle, 
composé  d'hommes  uniquement;  elle  leur  prenait  le  bras 
assez  brusquement  en  parlant  avec  une  liberté  qu'elle  leur 
communiquait.  Ses  propos  étaient  animés  plutôt  qu'en- 
joués ;  souvent  ils  excitaient  le  rire  autour  d'elle,  mais 
c'était  à  force  d'esprit  qu'elle  faisait  de  la  gaieté  (si  l'on 
peut  s'exprimer  ainsi)  ;  car  sa  figure,  toute  passionnée 
qu'elle  était,  semblait  incapable  de  se  ployer  au  sourire; 
et  ses  yeux  grands  et  bleus,  sous  des  cheveux  de  jais  ,  lui 
donnaient  d'abord  un  aspect  étrange. 

Desbarreaux  lui  baisa  la  moin  d'un  air  galant  et  cava- 
lier ;  puis  il  fit  avec  elle,  en  lui  parlant  toujours,  le  tour 
d'un  salon  assez  grand  oi!i  étaient  assemblés  trente  per- 
sonnages à  peu  près;  les  uns  assis  sur  de  grands  fauteuils, 
les  autres  debout  sous  la  voûte  de  l'immense  cheminée, 
d'autres  causant  dans  l'embra  'ure  des  croisées,  sous  de 
larges  tapisseries.  Les  uns  étaient  des  hommes  obscurs, 
fort  illustres  à  présent  ;  les  autres,  des  hommes  illustres, 
fort  obscurs  pour  nous,  postérité.  Ainsi,  parmi  ces  der- 
niers, il  salua  profondément  MM.  d'Aubijoux,  de  Brion, 
de  Montmort,  et  d'autres  gentilshommes  très-brillants,  qui 
se  trouvaient  là  pour  juger;  serra  la  main  tendrement  et 
avec  estime  à  MM.  de  Monteruel,  de  Sirmond,  de  Malle- 
ville,  Baro,  Gombauld,  et  d'autres  savants,  presque  tous 
appelés  grands  hommes  dans  les  annales  de  l'Académie, 
dont  ils  étaient  fondateurs,  et  nommée  elle-même  alors 
ta.n[àlV Académie  des  beaux  esprits,  tantôt  VAcadémieémi- 
nente.  Mais  M.  Desbarreaux  fit  à  peine  un  signe  de  tête 


LA     LECTURE.  307 

protecteur  au  jeune  Corneille,  qui  parlait  dans  un  coin 
avec  un  étranger  et  un  adolescent  qu'il  présentait  à  la 
maîtresse  de  la  maison  sous  le  nom  de  M.  Poquelin,  fils 
du  valet  de  chambre  tapissier  du  Roi.  L'un  était  Molière, 
et  l'autre  Milton  '. 

Avant  la  lecture  que  l'on  attendait  du  jeune  sybarite, 
une  grande  contestation  s'éleva  entre  lui  et  d'autres  poètes 
ou  prosateurs  du  temps  ;  ils  parlaient  entre  eux  avec  beau- 
coup de  facilité,  échangeant  de  vives  répliques,  un  lan- 
gage inconcevable  pour  un  honnête  homme  qui  fût  tombé 
tout  à  coup  parmi  eux  sans  être  initié,  se  serrant  vivement 
la  main  avec  d'affectueux  compliments  et  des  allusions 
sans  nombre  à  leurs  ouvrages. 

—  Ah  !  vous  voilà  donc,  illustre  Baro  !  s'écria  le  nou- 
veau-venu; j'ai  lu  votre  dernier  sixain.  Ah  !  quel  sixain! 
comme  il  est  poussé  dans  le  galant  et  le  tendre  ! 

—  Que  dites- vous  du  Tendre  ?  interrompit  Marion  de 
Lorme.  Avez-vous  jamais  connu  ce  pays  ?  Vous  vous  êtes 
arrêté  au  village  de  Grand-Esprit  et  à  celui  de  Jolis- Vers, 
mais  vous  n'avez  pas  été  plus  loin.  Si  monsieur  le  gou- 
verneur de  Notre-Dame-de-la-Garde  veut  nous  montrer 
sa  nouvelle  carte,  je  vous  dirai  où  vous  en  êtes. 

Scudéry  se  leva  d'un  air  fanfaron  et  pédantesque,  et, 
déroulant  sur  la  table  une  sorte  de  carte  géographique 
ornée  de  rubans  bleus,  il  démontra  lui-même  les  lignes 
d'encre  rose  qu'il  y  avait  tracées. 

—  Voici  le  plus  beau  morceau  de  la  Clélie,  dit-il;  on 
trouve  généralement  cette  carte  fort  galante,  mais  ce  n'est 
qu'un  simple  enjouement  de  l'esprit,  pour  plaire  à  notre 
petite  cabale  littéraire.  Cependant,  comme  il  y  a  d'étranges 
personnes  par  le  monde,  j'appréhende  que  tous  ceux  qui 


1.  Milton  passa  en  cette  année  même  à  Paris,  en  retournant  d'Italie 
«n  Angleterre.  (Voyez  Teland's  Life  of  Milton.) 


308  CINQ-MARS. 

la  verront  n'aient  pas  l'esprit  assez  bien  tourné  pour  l'en- 
tendre. Ceci  est  le  chemin  que  l'on  doit  suivre  pour  aller 
de  Nouvelle  Amitié  h  Tendre;  et  remarquez,  messieurs, 
que  comme  on  dit  Cumes  sur  la  mer  d'Ionie,  Cumes  sur 
la  mer  Tyrrhène,  on  dira  Tendre-sur-hiclination,  Tendre- 
suv-Esiime  et  Tendre- sur -Reconnaissance.  Il  faudra 
commencer  par  habiter  les  villages  de  Grand-Cœur, 
Générosité,  Exactitude,  Petits-Soins,  Billet-Galant,  puis 
Billet-Doux!... 

—  Oh  !  c'est  du  dernier  ingénieux  !  criaient  Vaugelas, 
Colletet  et  tous  les  autres. 

—  Et  remarquez,  poursuivait  l'auteur,  enflé  de  ce  succès, 
qu'il  faut  passer  par  Complaisance  et  Sensibilité,  et  que, 
si  l'on  ne  prend  cette  route,  on  court  le  risque  de  s'éga- 
rer jusqu'à  Tiédeur,  Oubli,  et  l'on  tombe  dans  le  lac 
d'Indifférence. 

—  Délicieux  !  délicieux  !  galant  au  suprême  !  s'écriaient 
tous  les  auditeurs.  On  n'a  pas  plus  de  génie  ! 

—  Eh  bien,  madame,  reprenait  Scudéry,  je  le  déclare 
chez  vous  :  cet  ouvrage,  imprimé  sous  mon  nom,  est  de 
ma  sœur  ;  c'est  elle  qui  a  traduit  Sapho  d'une  manière  si 
agréable.  Et,  sans  en  être  prié,  il  déclama  d'un  ton  em- 
phatique des  vers  qui  finissaient  par  ceax-ci  : 

L'amour  est  un  mal  agréable  * 
Dont  mon  cœur  ne  saurait  guérir  ; 
Mais  quand  il  serait  guérissable, 
11  est  bien  plus  doux  d'en  mourir. 

—  Comment  !  celte  Grecque  avait  tant  d'esprit  que 
cela?  Je  ne  puis  le  croire!  s'écria  Marion  de  Lorme;  com- 
bien M"®  de  Scudéry  lui  était  supérieure  !  Cette  idée  lui 
appartient  ;  qu'elle  les  mette  dans  Clélie,  je  vous  en  prie, 

i.  I  isez  la  Clélie,  t.  I. 


LA    LECTURE.  309 

ces  vers  charmants;  que  cela  figurera  bien  dans  celte 
histoire  romaine  ! 

—  A  merveille!  c'est  parfait,  dirent  tous  les  savants  : 
Horace,  Arunce  et  l'aimable  Porsenna  sont  des  amants  si 
galants  ! 

Ils  étaient  tous  penchés  sur  la  carte  de  Tendre,  et  leurs 
doigts  se  croisaient  et  se  heurtaient  en  suivant  tous  les 
détours  des  fleuves  amoureux.  Le  jeune  Poquelin  osa 
élever  une  voix  timide  et  son  regard  mélancolique  et  fin, 
et  leur  dit  : 

—  A  quoi  cela  sert-il?  est-ce  à  donner  du  bonheur  ou 
du  plaisir?  Monsieur  ne  me  semble  pas  bien  heureux,  et 
je  ne  me  sens  pas  bien  gai. 

U  n'obtint  pour  réponse  que  des  regards  de  dédain,  et 
se  consola  en  méditant  les  Précieuses  ridicules. 

Desbarreaux  se  préparait  à  lire  un  sonnet  pieux  qu'il 
s'accusait  d'avoir  fait  dans  sa  maladie  ;  il  paraissait  honteux 
d'avoir  songé  un  moment  à  Dieu  en  voyant  le  tonnerre, 
et  rougissait  de  cette  faiblesse  ;  la  maîtresse  de  la  maison 
l'arrêta  : 

—  11  n'est  p:is  temps  encore  de  dire  vos  beaux  vers, 
vous  seriez  interrompu;  nous  attendons  M.  le  grand 
Écuyer  et  d'autres  gentilshommes;  ce  serait  un  meurtre 
que  de  laisser  parler  un  grand  esprit  pendant  ce  bruit  et 
ces  dérangements.  Mais  voici  un  jeune  Anglais  qui  vient 
de  voyager  en  Italie  et  retourne  à  Londres.  On  m'a  dit 
qu'il  composait  un  poëme,  je  ne  sais  lequel  ;  il  va  nous 
en  dire  quelques  vers.  Beaucoup  de  ces  messieurs  de  la 
Compagnie  Éminente  savent  l'anglais;  et,  pour  les  autres, 
il  a  fait  xraduire,  par  un  ancien  secrétaire  du  duc  de 
Buckingham,  les  passages  qu'il  nous  lira,  et  en  voici  des 
copies  en  français  sur  cette  table. 

En  parlant  ainsi,  elle  les  prit  et  les  distribua  à  tous  ses 
érudits.  On  s'assit,  et  l'on  fit  silence.  Il  fallut  quelque 


310  CINQ-MARS. 

temps  pour  décider  le  jeune  étranger  à  parler  et  a  quitter 
l'embrasure  de  la  croisée,  oii  il  semblait  s'entendre  fort 
bien  avec  Corneille.  Il  s'avança  enfin  jusqu'au  fauteuil 
placé  près  de  la  table  ;  il  semblait  d'une  santé  faible,  et 
tomba  sur  ce  siège  plutôt  qu'il  ne  s'y  assit.  11  appuya  son 
coude  sur  la  table,  tt  de  sa  main  couvrit  ses  yeux  grands 
et  beaux,  mais  à  demi  fermés  et  rougis  par  des  veilles  ou 
des  larmes.  11  dit  ses  fragments  de  mémoire  ;  ses  audi- 
teurs défiants  le  regardaient  d'un  air  de  hauteur  ou  du 
moins  de  protection;  d'autres  parcouraient  nonchalam- 
ment la  traduction  de  ses  vers. 

Sa  voix,  d'abord  étouffée,  s'épura  par  le  cours  même 
de  son  harmonieux  récit;  le  souffle  de  l'inspiration  poé- 
tique l'enleva  bientôt  à  lui-même,  et  son  regard,  élevé 
au  ciel,  devint  sublime  comme  celui  du  jeune  évangéliste 
qu'inventa  Raphaël,  car  la  lumière  s'y  réfléchissait  encore. 
Il  annonça  dans  ses  vers  la  première  désobéissance  de 
l'homme,  et  invoqua  le  Saint-Esprit,  qui  préfère  à  tous 
les  temples  un  cœur  simple  et  pur,  qui  sait  tout,  et  qui 
assistait  à  la  naissance  du  Temps. 

Un  profond  silence  accueillit  ce  début,  et  un  léger  mur- 
mure s'éleva  après  la  dernière  pensée.  Il  n'entendait  pas, 
il  ne  voyait  qu'à  travers  un  nuage,  il  était  dans  le  monde 
de  sa  création  ;  il  poursuivit. 

Il  dit  l'esprit  infernal  attaché  dans  un  feu  vengeur  par 
des  chaînes  de  diamants  ;  le  Temps  partageant  neuf  fois 
le  jour  et  la  nuit  aux  mortels  pendant  sa  chute;  l'obscu- 
rité visible  des  prisons  éternelles  et  l'océan  flcunboyant 
où  flottaient  les  anges  déchus;  sa  voix  tonnante  com- 
mença le  discours  du  prince  des  démons  :  «  Es- tu,  disait- 
il,  es-tu  celui  qu'entourait  une  lumière  éblouissante  dans 
les  royaumes  fortunés  du  jour?  Oh!  combien  tu  es 
déchu!...  Viens  avec  moi...  Et  qu'importe  ce  champ  do 
nos  célestes  batailles?  tout  est-il  perdu?  Une  indomptable 


LA    LEGTUKE.  311 

volonté,  l'esprit  immuable  de  la  vengeance,  une  haine 
mortelle,  un  courage  qui  ne  sera  jamais  ployé,  conserver 
cela,  /l'est-ce  pas  une  victoire?  » 

Ici  un  laquais  annonça  d'une  voix  éclatanle  MM.  de 
Montrésor  et  d'Entraigues,  Ils  saluèrent,  parlèrent,  déran- 
gèpent  les  fauteuils,  et  s'établirent  enfin.  Les  auditeurs  en 
profilèrent  pour  entamer  dix  conversations  particulières  ; 
on  n'y  entendait  guère  que  des  paroles  de  blàrae  et  des 
reproches  de  mauvais  goût;  quelques  hommes  d'esprit, 
engourdis  par  la  routine,  s'écriaient  qu'ils  ne  compre- 
naient pas,  que  c'était  au-dessus  de  leur  intelligence  (ne 
croyant  pas  dire  si  vrai),  et  par  cette  fausse  humilité 
s'attiraient  un  compliment ,  et  au  poëte  une  injure  : 
double  avantage.  Quelques  voix  prononcèrent  môme  le 
mot  de  profanation. 

Le  poëte,  interrompu,  mit  sa  tête  dans  ses  deux  mains 
et  ses  coudes  sur  la  table  pour  ne  pas  entendre  tout  ce 
bruit  de  politesses  et  de  critiques.  Trois  hommes  seuls 
se  rapprochèrent  de  lui  :  c'étaient  un  officier,  Poquelin  et 
Corneille  ;  celui-ci  dit  à  l'oreille  de  Milton  : 

—  Changez  de  tableau,  je  vous  le  conseille  ;  vos  audi- 
teurs ne  sont  pas  à  la  hauteur  de  celui-ci. 

L'officier  serra  la  main  du  poëte  anglais,  et  lui  dit  • 

—  Je  vous  admire  de  toute  la  puissance  de  mon  âme. 
L'Anglais,  étonné,  le  regarda  et  vit  un  visage  spirituel, 

passionné  et  malade. 

Il  lui  fit  un  signe  de  tête,  et  chercha  à  se  recueillir 
pour  continuer.  Sa  voix  rL'prit  une  expression  très-douce 
à  l'oreille  et  un  accent  paisible  ;  il  parlait  du  bonheur 
chaste  des  deux  plus  belles  créatures  ;  il  peignit  leur 
majestueuse  nudité ,  la  candeur  et  l'autorité  de  leur 
regard,  puis  leur  marche  au  milieu  des  tigres  et  des 
lions  qui  se  jouaient  encore  à  leurs  pieds  ;  il  dit  aussi  la 
pureté  de  leur  prière  matinale  ,  leurs  sourires  enchan- 


312  GINQ-MAR3. 

leurs,  les  folâtres  abandons  de  leur  jeunesse  et  l'amour 
de  leurs  propos  si  douloureux  au  prince  des  démons. 

De  douces  larmes  bien  involontaires  coulaient  des 
yeux  de  la  belle  Marion  de  Lorme  :  la  nature  avait  saisi 
son  cœur  malgré  son  esprit  ;  la  poésie  la  remplit  de  pen- 
sées graves  et  religieuses  dont  l'enivrement  des  plaisirs 
l'avait  toujours  détournée ,  l'idée  de  l'amour  dans  la 
vertu  lui  apparut  pour  la  première  fois  avec  toute  sa 
beauté,  et  elle  demeura  comme  frappée  d'une  baguette 
magique  et  changée  en  une  pâle  et  belle  statue. 

Corneille,  son  jeune  ami  et  l'officier  étaient  pleins 
d'une  silencieuse  admiration  qu'ils  n'osaient  exprimer, 
car  des  voix  assez  élevées  couvrirent  celle  du  poëte 
surpris. 

—  On  n'y  tient  pas  !  s'écriait  Desbarreaux  :  c'est  d'un 
fade  à  faire  mal  au  cœur  ! 

—  Et  quelle  absence  de  gracieux,  de  galant  et  de  belle 
flamme!  disait  froidement  Scudéry. 

—  Ce  n'est  pas  là  notre  immortel  d'Urfé  !  disait  Baro 
le  continuateur. 

—  Oà  est  V Ariane  ?  où.  est  VAstrée  ?  s'écriait  en  gémis- 
sant Godeau  l'annotateur. 

Toute  l'assemblée  se  soulevait  ainsi  avec  d'obligeantes 
remarques,  mais  faites  de  manière  à  n'être  entendues  du 
poète  que  comme  un  murmure  dont  le  sens  était  incer- 
tain pour  lui  ;  il  comprit  pourtant  qu'il  ne  produisait  pas 
d'entliousiasme ,  et  se  recueillit  avant  de  toucher  une 
autre  corde  de  sa  lyre. 

En  ce  moment  on  annonça  le  conseiller  de  Thou,  qui, 
sakiani  modestement,  se  glissa  en  silence  derrière  l'au- 
teur,  près  de  Corneille,  de  Poquelin  et  du  jeune  officier. 
xMilton  reprit  ses  chants. 

Il  raconta  l'arrivée  d'un  hôte  céleste  dans  les  jardjns 
û'Éden,  comme  une  seconde  aurore  au  milieu  du  jour  ; 


LA    LECTURE.  313 

secouant  les  plumes  de  ses  ailes  divines,  il  remplissait  les 
airs  d'une  odeur  ineffable,  et  venait  révéler  à  l'homme 
riiistûire  des  deux;  la  révolte  de  Lucifer  revêtu  d'une 
armure  de  diamant,  élevé  sur  un  char  brillant  comme  le 
soleil,  gardé  par  d'étincelants  chérubins,  et  marchant 
contre  l'Éternel.  Mais  Emmanuel  paraît  sur  le  cliar  vivant 
du  Seigneur,  et  les  deux  mille  tonnerres  de  sa  main  droite 
roulent  jusqu'à  l'enfer,  avec  un  bruit  épouvantable,  l'ar- 
mée maudite  confondue  sous  les  immenses  décombres 
du  ciel  démantelé. 

Cette  fois  on  se  leva,  et  tout  fut  interrompu,  car  les 
scrupules  religieux  étaient  venus  se  liguer  avec  le  faux 
goût;  on  n'entendait  que  des  exclamations  qui  obligèrent 
la  maîtresse  de  la  maison  à  se  lever  aus^i  pour  s'efforcer 
de  les  cacher  à  l'auteur.  Ce  ne  fut  pas  difficile,  car  il  était 
tout  entier  absorbé  par  la  hauteur  de  ses  pensées;  son 
génie  n'avait  plus  rien  de  commun  avec  la  terre  dans  ce 
moment  ;  et,  quand  il  rouvrit  ses  yeux  sur  ceux  qui  l'en- 
touraient, il  trouva  près  de  lui  quatre  admirateurs  dont  la 
voix  se  fit  mieux  entendre  que  celle  de  l'assemblée. 

Corneille  lui  dit  cependant  : 

—  Écoutez-moi.  Si  vous  voulez  la  gloire  présente,  ne 
l'espérez  pas  d'un  aussi  bel  ouvrage.  La  poésie  pure  est 
sentie  par  bien  peu  d'âmes;  il  faut,  pour  le  vulgaire  des 
hommes,  qu'elle  s'allie  à  l'intérêt  presque  physique  du 
drame.  J'avais  été  tenté  de  faire  un  poëme  de  Pohjeucte\ 
mais  je  couperai  ce  sujet  :  j'en  retrancherai  les  cieux,  et 
ce  ne  sera  qu'une  tragédie. 

—  Que  m'importe  la  gloire  du  moment  !  répondit 
Milton;  je  ne  songe  point  au  succès  :  je  cliante  parce  que 
je  me  sens  poëte;  je  vais  où  l'inspiration  m'entraîne;  ce 
qu'elle  produit  est  toujours  bien.  Quand  on  ne  devrait 
lire  ces  vers  que  cent  ans  après  ma  mort,  je  les  ferais 
toujours. 

18 


314  CINQ-MAR3. 

—  A'i  !  moi,  je  les  admire  avant  qu'Us  ne  soient  écrits, 
dit  le  jeune  officier;  j'y  vois  le  Dieu  dont  j'ai  trouvé 
l'image  innée  dans  mon  cœur. 

—  Qui  me  parle  donc  d'une  manière  si  affable?  dit  le 
poëte. 

—  Je  suis  René  Descartes,  reprit  doucement  le  mili- 
taire. 

—  Quoi  !  monsieur  !  s'écria  de  Thou,  seriez-vous  assez 
heureux  pour  appartenir  à  l'auteur  des  Principes  ? 

—  J'en  suis  l'auteur,  dit-il. 

—  Vous,  monsieur!  mais...  cependant...  pardonnez- 
moi...  mais...  n'ètes-vous  pas  homme d'épée?  dit  le  con- 
seiller rempli  d'élonnement. 

—  Eh  !  monsieur,  qu'a  de  commun  la  pensée  avec  l'ha- 
bit du  corps?  Oui,  je  porte  l'épée,  et  j'étais  au  siège  de 
La  Rochelle  ;  j'aime  la  profession  des  armes,  parce  qu'elle 
soutient  l'âme  dans  une  région  d'idées  nobles  par  le  sen- 
timent continuel  du  sacrifice  de  la  vie;  cependant  elle 
n'occupe  pas  tout  un  homme  ;  on  ne  peut  pas  y  appli- 
quer ses  pensées  continuellement  :  la  paix  les  assoupit. 
D'ailleurs  on  a  aussi  à  craindre  de  les  voir  interrompues 
par  un  coup  obscur  ou  un  accident  ridicule  et  intemi- 
pestif  ;  et  si  l'homme  est  tué  au  milieu  de  l'exécution  de 
son  plan,  la  postérité  conserve  de  lui  l'idée  qu'il  n'en 
avait  pas,  ou  en  avait  conçu  un  mauvais;  el  c'est  déses- 
pérant. 

De  Thou  sourit  de  plaisir  en  entendant  ce  langage 
simple  de  l'homme  supérieur,  celui  qu'il  aimait  le  mieux 
après  le  langage  du  cœur  ;  il  serra  la  main  du  jeune  sage 
de  la  Touraine,  et  l'entraîna  dans  un  cabinet  voisin  avec 
Corneille,  Milton  et  Molière,  et  là  ils  eurent  de  ces  con- 
versations qui  font  regarder  comme  perdu  le  temps  qui 
les  précéda  et  le  temps  qui  doit  les  suivre. 

Il  y  avait  deux  heures  qu'ils   s'enchantaient  de  leurs 


I 


LA    LECTURE.  315 

discours,  lorsque  le  bruit  de  la  musique,  des  guitares  et 
des  tliiles,  qui  jouaient  des  menuets,  des  sarabandes,  des 
allemandes  et  des  danses  espagnoles  que  la  jeune  Reine 
avait  mises  à  la  mode,  le  passage  continuel  des  groupes 
de  jeunes  femmes  et  leurs  éclats  de  rire,  tout  annonça 
qu'un  bal  commençait.  Une  très-jeune  et  belle  personne, 
tenant  un  grand  éventail  comme  un  sceptre,  et  entourée 
de  dix  jeunes  gens,  entra  dans  leur  petit  salon  retiré, 
avec  sa  cour  brillante ,  qu'elle  dirigeait  comme  une 
reine ,  et  acheva  de  mettre  en  déroute  les  studieux  cau- 
seurs. 

—  Adieu,  messieurs,  dit  de  Thou  :  je  cède  la  place  à 
mademoiselle  de  Lenclos  et  à  ses  mousquetaires. 

—  Vraiment,  messieurs,  dit  la  jeune  Ninon,  vous  fai- 
sons-nous peur?  vous  ai-je  troublés?  vous  avez  l'air  de 
conspirateurs  ! 

—  Nous  le  sommes  peut-être  plus  que  ces  messieurs, 
tout  en  dansant!  dit  Olivier  d'Entraigues  qui  lui  donnait  la 
main. 

—  Oh!  votre  conjuration  est  contre  moi,  monsieur  le 
page,  répondit  Ninon,  tout  en  regardant  un  autre  chevau- 
légeret  abandonnant  à  un  troisième  le  bras  qui  lui  restait, 
tandis  que  les  autres  cherchaient  a  se  placer  sur  le  che- 
min des  0  illades  errantes;  car  elle  promenait  sur  eux 
ses  regards  brillants  comme  la  flamme  légère  que  l'on 
voit  courir  sur  l'extrémité  des  flambeaux  qu'elle  allume 
tour  a  tour. 

De  Thou  s'esquiva  sans  que  personne  songeât  à  l'ar- 
rêter, et  descendait  le  grand  escalier,  lorsqu'il  y  vit 
monter  le  petit  abbé  de  Gondi,  tout  rouge ,  en  sueur  et 
essoufflé,  qui  l'arrêta  brusquement  avec  un  air  animé  et 
joyeux. 

—  Eh  bieni  eh  bien!  oh  allez-vous  donc?  laissez  aller 
les  étrangers  et  les  savants,  vous  êtes  des  nôtres.  J'arrive 


316  CINQ-MARS. 

un  peu  tard,  mais  notre  belle  Aspasie  me  pardonnera. 
Pourquoi  donc  vous  en  allez-vous?  est-ce  que  tout  jst 
fini? 

—  Mais  il  paraît  que  oui  ;  puisque  l'on  danse,  la  lecture 
est  faite. 

—  La  lecture,  oui;  mais  les  serments?  dit  tout  bas 
l'abbé. 

—  Quels  serments?  dit  de  Thou. 

—  M.  le  Grand  n'est-il  pas  venu  ? 

—  Je  croyais  le  voir  ;  mais  je  pense  qu'il  n'est  pas  venu 
ou  qu'il  est  parti. 

—  Non,  non,  venez  avec  moi,  dit  l'étourdi,  vous  êtes 
des  nôtres,  parbleu  !  Il  est  impossible  que  vous  n'en  soyez 
pas,  venez. 

De  Thou ,  n'osant  refuser  et  avoir  l'air  de  renier  ses 
amis,  même  pour  des  parties  de  plaisir  qui  lui  déplai- 
saient, le  suivit,  ouvrit  deux  cabinets  et  descendit  un 
petit  escalier  dérobé.  A  chaque  pas  qu'il  faisait,  il  enten- 
dait p'us  distinctement  des  voix  d'hommes  assemblés. 
Gondi  ouvrit  la  porte.  Un  spectacle  inattendu  s'offrit  à  ses 
yeux. 

La  chambre  où  il  entrait,  éclairée  par  un  demi-jour 
mystérieux,  semblait  l'asile  des  plus  voluptueux  rendez- 
vous;  on  voyait  d'un  côté  un  lit  doré,  chargé  d'un  dais  de 
tapisseries,  empanaché  de  plumes,  couvert  de  dentelles  et 
d'ornements  ;  tous  les  meubles,  ciselés  et  dorés,  étaient 
d'une  soie  grisâtre  richement  brodée,  des  carreaux  de 
velours  s'étendaient  aux  pieds  de  chaque  fauteuil  sur 
d'épais  tapis.  De  petits  miroirs,  unis  l'un  à  l'auire  par 
des  ornements  d'argent,  simulaient  une  glace  entière, 
perfection  alors  inconnue,  et  multipliaient  partout  leurs 
facettes  élincelantes.  Nul  bruit  extérieur  ne  pouvait  par- 
venir dans  ce  lieu  de  délices  ;  mais  les  gens  qu'il  rassem- 
blait paraissaient  bien  éloignés  des  pensées  qu'il  pouvait 


) 


LA    LECTURE.  317 

donner.  Une  foule  d'hommes,  qu'il  reconnut  pour  des 
personnages  de  la  cour  ou  des  armées ,  se  pressaient  à 
l'entrôe  de  cette  chambre  et  se  r-'iiandaient  dans  un 
appartement  voisin  qui  paraissait  plus  vaste;  attentifs, 
ils  dévoraient  des  yeux  le  spectacle  qu'offrait  le  premier 
salon.  Là,  dix  jeunes  gens  debout  et  tenant  à  la  main 
leurs  épées  nues,  dont  la  pointe  était  bai^'sée  vers  la 
terre,  étaient  rangés  autour  d'une  table  :  li^urs  visages 
tournes  du  côté  de  Cinq-Mars  annonçaient  qu'ils  venaient 
de  lui  adresser  leur  serment;  le  grand  écuyer  était  seul, 
devant  la  cheminée,  les  bras  croisés  et  l'air  profondé- 
ment absorbé  dans  ses  réflexions.  Debout  près  de  lui, 
Maiion  de  Lorme,  grave,  recueillie,  semblait  lui  avoir 
présenté  ces  gentilshommes. 

Dès  que  Cinq-Mars  aperçut  son  ami,  il  se  précipita  vers 
la  porte  qu'O  ouvrait,  en  jetant  un  regard  irrité  à  Gondi, 
et  saisit  de  Thou  par  les  deux  bras  en  l'arrêtant  sur  le 
dernier  degré  : 

—  Que  faites-vous  ici?  lui  dit-il  d'une  voix  étoufiée, 
qui  vous  amène  ?  que  me  voulez-vous  ?  vous  êtes  perdu 
si  vous  entrez. 

—  Que  faites-vous  vous-même?  que  vois-je  dans  cette 
maison  ! 

—  Les  conséquences  de  ce  que  vous  savez  ;  retirez- 
vous,  Yousdis-je;  cet  air  est  empoisonné  pour  tous  ceux 
qui  sont  ici. 

—  Il  n'est  plus  temps,  on  m'a  déjà  vu  ;  que  dirait- 
on  si  je  me  retirais?  je  les  découragerais,  vous  seriez 
perdu. 

Tout  ce  dialogue  s'était  dit  à  demi-voix  et  précipi- 
tamment ;  au  dernier  mot,  de  Thou,  poussant  son  ami, 
entra,  et  d'un  pas  ferme  traversa  l'appartement  pour  aller 
vers  la  cheminée 

Cinq-]\Iars,  profondément  blessé,  vint  repren  ire  sa 

18. 


318  CINQ-MARS. 

place,  baissa  la  tête,  se  recueillit,  et,  relevant  bientôt  un 
visage  plus  calme,  continua  un  discours  que  l'entrée  de 
son  ami  avait  interrompu  : 

—  Soyez  donc  des  nôtres,  messieurs  ;  mais  il  n'est  plus 
besoin  de  tant  de  mystères  ;  souvenez-vous  que  lorsqu'un 
esprit  ferme  embrasse  une  idée,  il  doit  la  suivre  dans 
toutes  ses  conséquences.  Vos  courages  vont  avoir  un  plus 
vaste  champ  que  celui  d'une  intrigue  de  cour.  Remerciez- 
moi  :  en  échange  d'une  conjuration,  je  vous  donne  une 
guerre.  M.  de  Bouillon  est  parli  pour  se  mettre  à  la  tête 
de  son  armée  d'Italie;  dans  deux  jours,  et  avant  le  Roi, 
je  quitte  Paris  pour  Perpignan  ;  venez-y  lous,  les  Royalistes 
de  l'armée  nous  y  attendent. 

Ici,  il  jeta  autour  de  lui  des  regards  confiants  et  calmes; 
il  vit  des  éclairs  de  joie  et  d'enthousiasme  dans  tous  les 
yeux  de  ceux  qui  l'entouraient.  Avant  de  laisser  gagner 
son  propre  cœur  par  la  contagieuse  émotion  qui  précède 
les  grandes  entreprises,  il  voulut  s'assurer  d'eux  encore, 
et  répéta  d'un  air  grave  : 

—  Oui,  la  guerre,  messieurs,  songez-y,  une  guerre  ou- 
verte. La  Rochelle  et  la  Navarre  se  préparent  au  grand 
réveil  de  leurs  religionnaires,  l'armée  d'Italie  entrera 
d'un  côté,  le  frère  du  Roi  viendra  nous  joindre  de  l'autre  : 
l'homme  sera  entouré,  vaincu,  écrasé.  Les  Parlements 
marcheront  à  noire  arrière-garde,  apportant  leur  sup- 
plique au  Roi,  arme  aussi  forte  que  nos  épées;  et,  après 
la  victoire,  nous  nous  jetterons  aux  pieds  de  Louis  XllI, 
notre  maître,  pour  qu'il  nous  fasse  grâce  et  nous  par- 
donne de  l'avoir  délivré  d'un  ambitieux  sanguinaire  et  de 
hâter  sa  résolution. 

Ici,  regardant  autour  de  lui,  il  vit  encore  une  assurance 
croissante  dans  les  regards  et  l'attitude  de  ses  complices. 

—  Quoi!  reprit-il,  croisant  ses  bras  et  contenant  encore 
avec  effort  sa  propre  émotion,  vous  ne  reculez  pas  devint 


LA    LECTURE.  319 

cette  résolution  qui  paraîtrait  une  révolte  à  d'autres 
hommes  qu'à  vous?  Ne  pensez-vous  pas  que  j'aie  abusé 
des  pouvoirs  que  vous  m'aviez  remis  ?  J'ai  porté  loin  les 
choses  ;  mais  il  est  des  temps  où  les  rois  veulent  être 
servis  comme  malgré  eux.  Tout  est  prévu,  vous  le  savez. 
Sedan  nous  ouvrira  ses  portes,  et  nous  sommes  assurés 
de  l'Espagne. 

Douze  mille  hommes  de  vieilles  troupes  entreront  avec 
nous  jusqu'à  Paris.  Aucune  place  pourtant  ne  sera  livrée 
à  l'étranger  ;  elles  auront  toutes  garnison  française,  et 
seront  prises  au  nom  du  Roi. 

—  Vive  le  Roi  I  vive  l'Union  !  la  nouvelle  Union,  la 
sainte  Ligue  !  s'écrièrent  tous  les  jeunes  gens  de  l'assem- 
blée. 

—  Le  voici  venu,  s'écria  Cinq-Mars  avec  enthousiasme, 
le  voici,  le  plus  beau  jour  de  ma  vie  !  0  jeunesse,  jeu- 
nesse, toujours  nommée  imprévoyante  et  légère  de  siècle 
en  siècle  !  de  quoi  t'accuse-t-on  aujourd'hui  ?  Avec  un 
chef  de  vingt-deux  ans  s'est  conçue,  mûrie,  et  va  s'exé- 
cuter la  plus  vaste,  la  plus  juste,  la  plus  salutaire  des 
entreprises.  Amis,  qu'est-ce  qu'une  grande  vie,  sinon 
une  pensée  de  la  jeunesse  exécutée  par  l'âge  mûr  ?  La 
jeunesse  regarde  fixement  l'avenir  de  son  œil  d'aigle, 
y  trace  un  large  plan,  y  jette  une  pierre  fondamentale  ; 
et  tout  ce  que  peut  faire  notre  existence  entière,  c'est 
d'approcher  de  ce  premier  dessein.  Ah  !  quand  pourraient 
naître  les  grands  projets,  sinon  lorsque  le  cœur  bat  forte- 
ment dans  la  poitrine  ?  L'esprit  n'y  suffirait  pas,  il  n'est 
■rien  qu'un  instrument. 

Une  nouvelle  explosion  de  joie  suivait  ces  paroles, 
lorsqu'un  vieillard  à  barbe  blanche  sortit  de  la  foule. 

—  Allons,  dit  Gondi  à  demi-voix,  voilà  le  vieux  cheva- 
lier  de  Guise  qui  va  radoter  et  nous  refroidir. 

En  effet,  le  vieillard,  serrant  la  main  de  Cinq-Mars,  dil 


320  CINQ-MARS. 

lentement  et  péniblement,  après  s'être  placé  près  de  lui 

—  Oui,  mon  enfant,  et  vous,  mes  enfants,  je  vois  avec 
joie  que  mon  vieil  ami  Bassompierre  sera  délivré  par 
vous,  el  que  vous  allez  venger  le  comte  de  Soissons  et 
le  jeune  Montmorency...  Mais  il  convient  à  la  jeunesse, 
tout  ardente  qu'elle  est,  d'écouter  ceux  qui  ont  beaucoup 
vu.  J'ai  vu  la  Ligue,  mes  enfants,  et  je  vous  dis  que  vous 
ne  pourrez  pas  prendre  celte  fois,  comme  on  fit  alors,  le 
litre  de  sainte  Ligue,  sainte  Union,  de  Protecteurs  de 
saint  Pierre  el  Piliers  de  VÉglise,  parce  que  je  vois  que 
vous  comptez  sur  l'appui  des  huguenots;  vous  ne  pourrez 
pas  non  plus  mettre  sur  votre  grand  sceau  de  cire  verte 
un  trône  vide,  puisqu'il  est  occupé  par  un  roi. 

—  Vous  pouvez  dire  par  deux,  interrompit  Gondi  en 
riant. 

—  Il  est  pourlant  d'une  grande  importance,  poursui- 
vait le  vieux  Guise  au  milieu  de  ces  j£unes  gens  en  to- 
mulle,  il  est  pourtant  d'une  grande  importance  de  prendre 
un  nom  auquel  s'attache  le  peuple  ;  celui  de  Guerre  du 
bien  public  a  été  pris  autrefois.  Princes  de  la  paix  der- 
nièrement ;  il  faudrait  en  trouver  un... 

—  Eh  bien,  la  Guerre  du  Roi,  d\i  Cinq-Mars... 

—  Oui,  c'est  cela  !  Guerre  du  Roi,  dirent  Gondi  et  tous 
les  jeunes  gens. 

—  Mais,  reprit  encore  le  vieux!  gueur,  il  serait  essentiel 
aussi  de  se  faire  approuver  par  la  Faculté  théologique  de 
Sorbonne,  qui  sanctionna  autrefois  même  les  haui-gour- 
diers  et  \essorgueurs\  et  remettre  en  vigueur  sa  deuxième 
proposition  :  qu'il  est  permis  au  peuple  de  désobéir  aux 
magistrats  et  de  les  pendre. 

—  Hé  !  chevalier,  s'écria  Gondi,  il  ne  s'agit  plus  dy 
cela  ;  laissez  parler  M.  le  Grand  ;   nous  ne  pensons  pas 

1.  Terme»  des  ligueurs. 


I 


LA    LECTURE.  321 

plus  à  la  Sorbonne  à  présent  qu'à  votre  saint  Jacques 
Clément. 

On  rit,  et  Cinq-Mars  reprit  : 

—  J'ai  voulu,  messieurs,  ne  vous  rien  cacher  des  pro- 
jets de  Monsieur,  de  ceux  du  duc  de  Bouillon  et  des 
miens,  parce  qu'il  est  juste  qu'un  homme  qui  joue  sa  vie 
sache  à  quel  jeu;  mais  je  vous  ai  mis  sous  les  yeux  les 
chances  les  plus  malheureuses,  et  je  ne  vous  ai  pas 
détaillé  nos  forces,  parce  qu'il  n'est  pas  un  de  vous  qui 
n'en  sache  le  secret.  Est-ce  à  vous,  messieurs  de  Montré- 
sor  et  deSaint-Thibal,  que  j'apprendrai  les  richesses  que 
Monsieur  met  à  notre  disposition?  Est-ce  à  vous,  mon- 
sieur d'Aignan,  monsieur  de  Mouy,  que  je  dirai  combien 
de  jeunes  gentilshommes  ont  voulu  s'adjoindre  à  vos 
compagnies  de  gens  d'armes  et  de  chevau-légers,  pour 
combattre  les  Cardinalistes  ?  combien  en  Touraine  et 
dans  l'Auvergne,  où  sont  les  terres  de  la  maison  d'Effiat, 
et  d'où  vont  sortir  deux  mille  seigneurs  avec  leurs  vas- 
saux? Baron  de  Beauvau,  vous  ferai-je  redire  le  zèle  et 
la  valeur  des  cuirassiers  que  vous  donnâtes  au  malheu- 
reux comte  de  Soissons,  dont  la  cause  était  la  nôtre,  et 
que  vous  vîtes  assassiner  au  milieu  de  son  triomphe  par 
celui  qu'il  avait  vaincu  avec  vous  ?  Dirai-je  à  ces  messieurs 
la  joie  du  Comte-Duc  '  à  la  nouvelle  de  nos  dispositions, 
et  les  lettres  du  Cardinal-Infant  au  duc  de  Bouillon?  Par- 
lerai-je  de  Paris  à  l'abbé  de  Gondi,  à  d'Entraigues,  et  à 
vous,  messieurs,  qui  voyez  tous  les  jours  son  malheur, 
son  indignation  et  son  besoin  d'éclater?  Tandis  que  tous 
les  royaumes  étrangers  demandent  la  paix,  que  le  Cardi- 
nal de  Richelieu  détruit  toujours  par  sa  mauvaise  foi 
(comme  il  l'a  fait  en  rompant  le  traité  de  Ratisbonne), 
tous  les  ordres  de  l'État  gémissent  de  ses  violences  et  re- 

1.  D'Olivarcs,  comlo-Juc  de  San-Lucar 


322  CINQ-MARS. 

doutent  cette  colossale  ambition,  qui  ne  tend  pas  moins 
qu'au  trône  temporel  et  même  spirituel  de  la  France. 

Un  murmure  approbateur  interrompit  Cinq-Mars.  On  se 
tut  un  moment,  et  l'on  entendit  le  son  des  instruments  à 
vent  et  le  trépignement  mesuré  du  pied  des  danseurs. 

Ce  bruit  causa  un  instant  de  distraction  et  quelques  rires 
dans  les  plusjeunes  gens  de  l'assemblée. 

Cinq-Mars  en  profita,  et  levant  les  yeux: 

—  Plaisirs  de  la  jeunesse,  s'écria-t-il,  am.ours,  musique, 
danses  joyeuses,  que  ne  remplissez-vous  seuls  nos  loisirs! 
que  n'êtes- vous  nos  seules  ambitions  !  Qu'il  nous  faut  de 
ressentiments  pour  que  nous  venions  faire  entendre  nos 
cris  d'indignation  à  travers  les  éclats  de  la  joie,  nos  redou- 
tables confidences  dans  l'asile  des  entretiens  du  cœur,  et 
nos  serments  de  guerre  et  de  mort  au  milieu  de  l'enivre- 
ment des  fêtes  de  la  vie  ! 

Malheur  à  celui  qui  attriste  la  jeunesse  d'un  peuple  ! 
Quana  les  rides  sillonnent  le  front  de  l'adolescent,  on 
peut  dire  hardiment  que  le  doigt  d'un  tyran  les  a  creu- 
sées. Les  autres  peines  du  jeune  âge  lui  donnent  le  dé- 
sespoir, et  non  la  consternation.  Voyez  passer  en  silence, 
chaque  matin,  ces  étudiants  tristes  et  mornes,  dont  le 
front  est  jauni,  dont  la  démarche  est  lente  et  la  voix 
basse  ;  on  croirait  qu'ils  craignent  de  vivre  et  de  faire  un 
pas  vers  l'avenir.  Qu'y  a-t-il  donc  en  France  ?  Un  homme 
de  trop. 

Oui,  continua-t-il,  j'ai  suivi  pendant  deux  années  la 
marche  insidieuse  et  profonde  de  son  ambition.  Ses 
étranges  procédures,  ses  commissions  secrètes,  ses  assas- 
sinats juridiques,  vous  sont  connus  :  princes,  pairs,  ma- 
réchaux, tout  a  été  écrasé  par  lui  ;  il  n'y  a  pas  une  fa- 
mille de  France  qui  ne  puisse  montrer  quelque  trace  dou- 
loureuse de  son  passage.  S'il  nous  regarde  touc  comme 
ennemis  de  son  autorité,  c'est  qu'il  ne  veut  laisser  en 


LA    LECTURE.  323 

France  que  sa  maison,  qui  ne  tenait,  il  y  a  vingt  ans,  qu'un 
(les  plus  petits  fiefs  du  Poitou. 

Les  Parlements  humiliés  n'ont  plus  de  voix  ;  les  prési- 
dents de  Mesmes,  de  Novion,  de  Bellièvre,  vous  ont-ils 
révélé  leur  courageuse  mais  inutile  résistance  pour  con- 
damner à  mort  le  duc  de  La  Valette  ? 

Les  présidents  et  conseils  des  cours  souveraines  ont 
été  emprisonnés,  chassés,  interdits,  chose  inouïe  !  lors- 
qu'ils ont  parlé  pour  le  Roi  ou  pour  le  public. 

Les  premières  charges  de  justice,  qui  les  remplit  ?  des 
hommes  infâmes  et  corrompus  qui  sucent  le  sang  et  l'or 
du  pays.  Paris  et  les  villes  maritimes  taxées  ;  les  cam- 
pagnes ruinées  et  désolées  par  les  soldats,  sergents  et 
gardes  du  scel  ;  les  paysans  réduits  à  la  nourriture  et  à  la 
lisière  des  animaux  tués  par  la  peste  ou  la  faim,  se  sau- 
vant en  pays  étranger  :  tel  est  l'ouvrage  de  cette  nouvelle 
justice.  Il  est  vrai  que  ces  dignes  agents  ont  fait  battre 
monnaie  à  l'effigie  du  Cardinal-Duc.  Voici  de  ses  pièces 
royales. 

Ici  le  grand  Écuyer  jeta  sur  le  tapis  une  vingtaine  de 
doublons  en  or  où  Richelieu  était  représenté.  Un  nou- 
veau murmure  de  haine  pour  le  Cardinal  s'éleva  dans  la 
salle. 

—  Et  croyez-vous  le  clergé  moins  avili  et  moins  mé- 
content ?  Non.  Les  évèques  ont  été  jugés  contre  les  lois 
de  l'Ét-it  et  le  respect  dû  à  leurs  personnes  sacrées.  On  a 
vu  des  corsaires  d'Alger  commandés  par  un  archevêque. 
Des  gens  de  néant  ont  été  élevés  au  cardinalat.  Le  mi- 
nistre même,  dévorant  les  choses  les  plus  saintes,  s'est 
fait  élire  général  des  ordres  de  Cîteaux,  Cluny,  Prémontré, 
jetant  dans  les  prisons  les  religieux  qui  lui  refusaient 
leurs  voix.  Jésuites,  Carmes,  Cordeliers,  Augustins,  Jaco- 
bins ont  été  forcés  d'élire  en  France  des  vicaires-géné- 
raux poior  ne  plus  communiquer  à  Rome  avec  leurs  pro- 


324  CINQ-MAR5. 

près  supérieurs,  parce  qu'il  veut  être  patriarche  en  France 
et  chef  de  l'Église  gallicane. 

—  C'est  un  schismatique,  un  monstre  !  s'écrièrent  plu- 
sieurs voix. 

—  Sa  marche  est  donc  visible,  messieurs  ;  il  est  prêt  à 
saisir  le  pouvoir  temporel  et  spirituel  ;  il  s'est  cantonné, 
peu  à  peu,  contre  le  Roi  même,  dans  les  plus  fortes  places 
de  la  France  ;  saisi  des  embouchures  des  principales 
ri\ières,  des  meilleurs  ports  de  l'Océan,  des  salines  et  de 
toutes  les  sûretés  du  royaume  ;  c'est  donc  le  Roi  qu'il  faut 
délivrer  de  cette  oppression.  Le  Rui  et  la  Paix  sera  noire 
cri.  Le  reste  à  la  Providence. 

Cinq-Mars  étonna  beaucoup  toute  l'assemblée  et  de  Tliou 
lui-même  par  ce  discours.  Personne  ne  l'avait  entendu 
jusque-là  parler  longtemps  de  suite,  même  dans  les  con- 
versations familières  ;  et  jamais  il  n'avait  laissé  entrevoir 
par  un  seul  mot  la  moindre  aptitude  à  connaître  les  affaires 
publiques  ;  il  avait,  au  contraire,  affecté  une  insouciance 
très-grande  aux  yeux  même  de  ceux  qu'il  disposait  à 
servir  ses  projets,  ne  leur  montrant  qu'une  indignation 
vertueuse  contre  les  violences  du  ministre,  mais  alïéctant 
de  ne  mettre  en  avant  aucune  de  ses  propres  idées,  pour 
ne  pas  faire  voir  son  am.bition  personnelle  comme  but  de 
ses  travaux.  La  confiance  qu'on  lui  témoignait  reposait  sur 
sa  faveur  et  sur  sa  bravoure.  La  surprise  fut  donc  assez 
grande  pour  causer  un  moment  de  silence  ;  ce  silence  fut 
bientôt  rompu  par  tous  ces  transports  communs  aux  Fran- 
çais, jeunes  ou  vieux,  lorsqu'on  leur  présente  un  avenir 
de  combats,  quel  qu'il  soit. 

Parmi  tous  ceux  qui  vinrent  serrer  la  main  du  jeune 
chef  de  parti,  l'abbé  de  Gondi  bondissait  corarae  un 
chevreau. 

—  J'ai  déjà  enrôlé  mon  régiment  !  cria-t-il,  j'ai  des 
horaraes  superbes  ! 


LA    LECTURE.  325 

Puis,  s' adressant  à  Marion  de  Lorme  : 

—  Parbleu,  mademoiselle,  je  veux  portf^r  vos  cou- 
leurs ;  voire  ruban  gris  de  lin  et  votre  ordre  de  VA  llumcUe. 
La  devise  en  est  charmante  : 

N'oas  ne  brûlons  que  pocr  brûler  les  aitres, 

et  je  voudrais  que  vous  pussiez  voir  tout  ce  que  nous 
ferons  de  beau,  si  par  bonheur  on  en  vient  aux  mains. 

La  belle  Marie n,  qui  l'aimait  peu,  se  mit  à  parler  par- 
dessus sa  tète  à  M.  de  Thou,  mortification  qui  exaspérait 
toujours  le  petit  abbé;  aussi  la  quilta-t-il  brusquement 
en  se  redressant  et  relevant  dédaigneusement  sa  mous- 
tache. 

Tout  à  coup  un  mouvement  de  silence  subit  se  fit  dans 
l'assemblée  :  un  papier  roulé  avait  frappé  ie  plafond  et 
était  venu  tomber  aux  pieds  de  Cinq-Mars.  Il  le  ramassa  '^ 
et  le  déplia,  après  rvoir  regardé  vivement  autour  de  lui,  ' 
on  chercha  en  vain  c'où  il  pouvait  être  venu;  tous  ceux 
qui  s'avancèrent  n'av  Aient  sur  le  virage  que  l'expression 
de  l'éionnoment  et  d'une  grande  curiosité. 

—  Voici  mon  nom  mil  écrit,  dit-il  froidement. 

A    CNQ-MARGS. 

CBNTURIE    DE MOST n ADàUUS, 

Quand  bonnet  roui,  '■  passera  par  la  ftnêl.-e 
A  quarante  onces  i  i  coupera  la  tête, 
Et  tout  Cnii  I. 

Il  y  a  un  traître  parmi  m: us,  messieurs,  ajouta-t-il  en  \ 
jetant  ce  papier.  Mais  que  no'is  importe  !  Nous  ne  sommes 
pas  gens  à  nous  effrayer  de  œs  sanglants  jeux  de  mots 

I.  Cette  sorte  de  prédiction  (  ncaJombaurs  fnt  publique  trois  mois 
avant  la  conjuration. 

19 


326  CINQ-MARS. 

—  11  faut  le  chercher  et  le  jeter  par  la  fer  être!  direnf 
les  jeunes  gens. 

Cependant  l'assemblée  avait  éprouvé  une  sensation 
fâcheuse,  on  ne  se  parlait  plus  qu'à  l'oreille,  et  chacun 
regardait  son  voisin  avec  méfiance.  Quelques  p'ersonnes 
se  retirèrent  :  la  réunion  s'éclaircit.  Marion  de  Lorme  ne 
cessait  de  dire  à  chacun  qu'elle  chasserait  ses  gens,  qui 
seuls  devaient  être  soupçonnés.  Malgré  ses  efforts,  il 
régna  dans  cet  instant  quelque  froideur  dans  la  salle.  Les 
premières  phrases  du  discours  de  Cinq-Mars  laissaient 
aussi  de  l'incertitude  sur  les  intentions  du  Roi,  et  cette 
franchise  intempestive  avait  un  peu  ébranlé  les  carac- 
tères les  moins  fermes. 

Gondi  le  fit  remarquer  à  Cinq-Mars. 

—  Écoutez,  lui  dit-il  tout  bas  :  croyez-moi,  j'ai  étudié 
avec  soin  les  conspirations  et  les  assemblées  ;  il  y  a  des 
choses  purement  mécaniques  qu'il  faut  savoir;  suivez 
mon  avis  ici  :  Je  suis  vraiment  devenu  assez  fort  dans 
cette  partie.  Il  leur  faut  encore  un  petit  mot,  et  employez 
l'esprit  de  contradiction;  cela  réussit  toujours  en  France; 
vous  les  réchaufferez  ainsi.  Ayez  l'air  de  ne  pas  vouloir 
les  retenir  malgré  eux,  ils  resteront. 

Le  grand  Écuyer  trouva  la  recette  bonne,  et  s'avançant 
vers  ceux  qu'il  savait  les  plus  engagés,  leur  dit  : 

—  Du  reste,  messieurs,  je  ne  veux  forcer  personne  à 
me  suivre;  assez  de  braves  nous  attendent  à  Perpignan, 
et  la  France  entière  est  de  notre  opinion.  Si  quelqu'un 
veut  s'assurer  une  retraite,  qu'il  parle  ;  nous  lui  donne- 
rons les  moyens  de  se  mettre  dès  à  présent  en  sûreté. 

Nul  ne  voulut  entendre  parler  de  cette  proposition,  et 
le  mouvement  qu'elle  occasionna  fit  renouveler  les  ser- 
ments de  haine  contre  le  Cardinal-Duc. 

Cinq -Mars  continua  pourtant  à  interroger  quelques 
personnes  qu'il  choisissait  bien,  car  il  finit  par  Montrésor, 


tA    LECTURE.  327 

qui  cria  qu'il  se  passerait  son  épée  à  travers  le  corps  s'il 
en  avait  eu  la  seule  pensée,  et  par  Gondi,  qui,  se  dres 
sant  fièrement  sur  les  talons,  dit  : 

—  Monsieur  le  grand  Écuyer,  ma  retraite  à  moi,  c'est 
l'archevêché  de  Paris  et  l'île  Notre-Dame;  j'en  ferai  une 
place  assez  forte  pour  qu'on  ne  m'enlève  pas. 

—  La  vôtre?  dit-il  à  de  Thou. 

—  A  vos  côtés,  répondit  celui-ci  doucement  en  bais- 
sant les  yeux,  ne  voulant  pas  même  donner  de  l'impor- 
tance à  sa  résolution  par  la  fermeté  du  regard. 

—  Vous  le  voulez?  eh  bien,  j'accepte,  dit  Cinq-Mars  ; 
mon  sacrifice  est  plus  grand  que  le  vôtre  en  cela. 

Puis,  se  retournant  vers  l'assemxblée  : 

—  Messieurs,  dit-il,  je  vois  en  vous  les  derniers  hom- 
mes de  la  France;  car,  après  les  Montmorency  et  les 
Soissons,  vous  seuls  osez  encore  lever  une  tête  libre  et 
digne  de  notre  vieille  franchise.  Si  Richelieu  triomphe, 
les  antiques  monuments  de  la  monarchie  crouleront  avec 
nous;  la  cour  régnera  seule  à  la  place  des  Parlements, 
antiques  barrières  et  en  même  temps  puissants  appuis 
de  l'autorité  royale;  mais  soyons  vainqueurs,  et  la 
France  nous  devra  la  conservation  de  ses  anciennes 
mœurs  et  de  ses  sûretés.  Du  reste,  messieurs,  il  serait 
fâcheux  de  gâter  un  bal  pour  cela;  vous  entendez  la 
musique  ;  ces  dames  vous  attendent  ;  allons  danser. 

-  Le  Cardinal  payera  les  violons,  ajouta  Gondi. 
Les  jeunes  gens  applaudirent  en  riant,  et  tous  remon- 
tèrent vers  la  salle  de  danse  comme  ils  auraient  été  se 
battre. 


328  CINQ-MARS 

CHAPITRE  XXI 

LE    CONFESSIONNAL 

C'est  pour  vous,   beauté  fatale,    que  ja 
viens  dans  ce  lieu  terrible  ! 

Lewis,  ti-  Moine. 

C'était  le  lendemain  de  l'assemblée  qui  avait  eu  lieu 
chez  Marion  de  Lorme.  Une  neige  épaisse  couvrait  les 
toits  de  Paris,  et  fondait  dans  ses  rues  et  dans  ses  larges 
ruisseaux,  oij  elle  s'élevait  en  monceaux  grisâtres,  sillon- 
nés par  les  roues  de  quelques  chariots. 

11  était  liuit  heures  du  soir  et  la  nuit  était  sombre  ;  la 
ville  du  tumulte  était  silencieuse  à  cause  de  l'épais  tapis 
que  l'hiver  y  avait  jeté.  Il  empêchait  d'entendre  le  bruit 
des  roues  sur  la  pierre,  et  celui  des  pas  du  cheval  ou  de 
l'homme.  Dans  une  rue  étroite  qui  serpente  autour  de  la 
vieii'e  :^glise  de  Saint -Eustache,  un  homme,  enveloppé 
dans  son  manteau,  se  promenait  lentement,  et  clierchait 
à  distinguer  si  rien  ne  paraissait  au  détour  de  la  place; 
souvent  il  s'asseyait  sur  l'une  des  bornes  de  l'égHse,  se 
mettant  à  l'abri  de  la  fonte  des  neiges  sous  ces  statues 
horizontales  de  saints  qui  sortent  du  toit  de  ce  temple, 
et  s'allongent  presque  de  toute  la  largeur  de  la  ruelle, 
comme  des  oiseaux  de  proie  qui,  prêts  à  s'abattre,  ont 
reployé  leurs  ailes.  Souvent  ce  vieillard,  ouvrant  son 
manteau,  frappait  ses  bras  contre  sa  poitrine  en  les  croi- 
sant et  les  étendant  rapidement  pour  se  réchauffer,  ou 
bien  soufflait  dans  ses  doigts,  que  garantissait  mal  du 
froid  une  paire  de  gants  de  buffle  montant  jusqu'au 
coude.  Enfin,  il  aperçut  une  petite  ombre  qui  se  déta- 
chait sur  la  neige  et  glissait  contre  la  muraille. 


LE   CONFESSIONNAL.  329 

—  Ah  !  santa  Maria  !  quels  vilains  pays  que  ceux  du 
Nord  !  dit  une  petite  voix  en  tremblant.  Ah  !  le  duzé  dt 
Mantoue  !  que  ze  voudrais  y  être  encore,  mon  vieux 
Grandchamp  ! 

—  Allons  !  allons  !  ne  parlez  pas  si  haut,  répondit  brus- 
quement le  vieux  domestique;  les  murs  de  Paris  ont  des 
oreilles  de  cardinal,  et  surtout  les  églises.  Votre  maîtresse 
est-elle  entrée  ?  mon  maître  l'attendait  à  la  porte. 

—  Oui,  oui,  elle  est  entrée  dans  l'église. 

—  Taisez-vous,  dit  Grandchamp,  le  son  de  l'horloge 
est  fêlé,  c'est  mauvais  signe. 

—  Celte  horloge  a  sonné  l'heure  d'un  rendez-vous. 

—  Pour  moi  elle  sonne  une  agonie.  Mais,  taisez-vous, 
Laura,  voici  trois  manteaux  qui  passent. 

Ils  laissèrent  passer  trois  hommes.  Grandchamp  les 
suivit,  s'assura  du  chemin  qu'ils  prenaient,  et  revint 
s'asseoir;  il  soupira  profondément. 

—  La  neige  est  froide,  Laura,  et  je  suis  vieux.  M.  le  Grand 
aurait  bien  pu  choisir  un  autre  de  ses  gens  pour  rester 
en  sentinelle  comme  je  fais  pendant  qu'il  fait  l'amour. 
C'est  bon  pour  vous  de  porter  des  poulets  et  des  petits 
rubans,  et  des  portraits  et  autres  fariboles  pareilles;  pour 
moi,  on  devrait  me  traiter  avec  plus  de  considération,  et 
M.  le  maréchal  n'aurait  pas  fait  cela.  Les  vieux  domes- 
tiques font  respecter  une  maison. 

—  Votre  maître  est-il  arrivé  depuis  longtemps,  caro 
amico  ? 

—  Et  cara  !  caro  !  laissez-moi  tranquille.  II  y  avait  uns 
heure  que  nous  gelions  quand  vous  êtes  arrivées  toutes 
les  deux;  j'aurais  eu  le  temps  de  fumer  trois  oipes 
turques.  Faites  votre  affaire,  et  allez  voir  aux  autres 
entrées  de  l'église  s'il  rôde  quelqu'un  de  suspect  ;  puis- 
qu'il n'y  a  que  deux  vedettes,  il  faut  qu'elles  battent  le 
champ. 


330  CINQ-MARS. 

-  Ah  !  Signor  Jesu  I  n'avoir  personne  à  qui  dire  une 
parole  amicale  quand  il  fait  si  froid  !  Et  ma  pauvre  maî- 
tresse !  venir  à  pied  depuis  l'hôtel  de  Nevers.  Ah  !  Amore 
qui  régna,  amore  ! 

—  Allons!  Italienne,  fais  volte-face ,  te  dis-je;  que  je 
ne  t'entende  plus  avec  ta  langue  de  musique. 

—  Ah  !  Jésus  !  la  grosse  voix,  cher  Granchamp  !  vous 
étiez  bien  plus  aimable  à  Chaumont,  dans  la  Turena^ 
quand  vous  me  parliez  de  miei  occhi  noirs. 

—  Tais-toi,  bavarde  I  encore  une  fois,  ton  italien  n'est 
bon  qu'aux  baladins  et  aux  danseurs  de  corde,  pour 
amuser  les  chiens  savants. 

—  Ah!  llalia  mia!  Grandchamp,  écoutez-moi,  et  vous 
entendrez  le  langage  de  la  Divinité.  Si  vous  étiez  un  ga- 
lant uomo,  comme  celui  qui  a  fait  ceci  pour  une  Laura 
comme  moi... 

Et  elle  se  mit  à  chanter  à  demi-voLx  : 

Lieti  fiori  e  felici,  e  ben  nate  erbe 
Che  Madona  pensanda  premer  sole; 
Piagga  ch'  ascolti  su  dolci  parole 
E  (lel  bel  piede  alcun  vestigio  serbe  *. 

Le  vieux  soldat  était  peu  accoutumé  à  la  voix  d'une 
jeune  fille;  et,  en  général,  lorsqu'une  femme  lui  parlait, 
le  ton  qu'il  prenait  en  lui  répondant  était  toujours  flottant 
entre  une  politesse  gauche  et  la  mauvaise  humeur.  Ce- 
pendant, cette  fois,  en  faveur  de  la  chanson  italienne,  il 
sembla  s'attendrir,  et  retroussa  sa  moustache,  ce  qui  était 
chez  lui  un  signe  d'embarras  et  de  détresse;  il  fit  entendre 
même  un  bruit  rauque  assez  semblable  au  rire,  et  dit  ; 

1.  lïive  où  Laure  égarait  ses  pas  et  ses  pensées, 

Qui  de  sa  voix  louchante  écoutais  les  accents; 
Fleurs  qui  de  vos  parfums  lui  présentiez  l'enceng. 
Que  ses  pieds  délicats  ont  doucement  pressées. 

PiiTRARQUE,  trad.  de  S;iinl-Geniez. 


LE   CONFESSIONNAL.  331 

—  C'est  assez  gentil,  mordieu!  cela  me  rappelle  le 
siège  de  Casai  ;  mais  tais-toi,  petite  ;  je  n'ai  pas  encore 
entendu  venir  l'abbé  Quillet,  cela  m'inquiète;  il  faut 
qu'il  soit  arrivé  avant  nos  deux  jeunes  gens,  et  depuis 
longtemps... 

Laura,  qui  avait  peur  d'être  envoyée  seule  sur  la  place 
Saint-Eustache,  lui  dit  qu'elle  était  bien  sûre  que  l'abbé 
était  entré  tout  à  l'heure,  et  continua  : 

Ombrose  selre,  ore  percote  il  sole 
Che  vi  fa  co'  suoi  reggi  alte  e  superbe. 

—  Hon!  dit  en  grommelant  le  bonhomme,  j'ai  les 
pieds  dans  la  neige  et  une  gouttière  dans  l'oreille;  j'ai  le 
froid  sur  la  tète  et  la  mort  dans  le  cœur,  et  tu  ne  me 
chantes  que  des  violettes,  du  soleil,  des  herbes  et  de  l'a- 
mour :  tais-toi  1 

Et,  s'enfonçant  davantage  sous  l'ogive  du  temple,  il 
laissa  tomber  sa  vieille  tête  et  ses  cheveux  blanchis  sur 
ses  deux  mains,  pensif  et  immobile.  Laura  n'osa  plus  lui 
parler. 

M;jis  pendant  que  sa  femme  de  chambre  était  allée 
trouver  Grandchamp,  la  jeune  et  tremblante  Marie  avait 
poussé,  d'une  main  timide,  la  porte  battante  de  l'église  : 
elle  avait  rencontré  là  Cinq-Mars,  debout,  déguisé,  et 
attendant  avec  inquiétude.  A  peine  l'eut -elle  reconnu 
qu'elle  marcha  d'un  pas  précipité  dans  le  temple,  tenant 
son  masque  de  velours  sur  son  visage,  et  courut  se  réfu- 
gier dans  un  confessionnal,  tandis  que  Henri  refermait 
avec  soin  la  porte  de  l'éghse  qu'elle  avait  franchie.  Il 
s'assura  qu'on  ne  pouvait  l'ouvrir  du  dehors,  et  vint  après 
elle  s'agenouiller,  comme  d'habitude,  dans  le  heu  de  la 
pénitence.  Arrivé  une  heure  avant  elle  avec  son  vieux 
valet,  il  avait  trouvé  cette  porte  ouverte,  signe  certain  et 
convenu  que  l'abbé  Quillet.  son  gouverneur,  l'attendait 


332  CINQ-MARS. 

k  sa  place  accoutumée.  Le  soin  qu'il  avait  d'empêrher 
toute  surprise  le  fit  rester  lui-même  à  garder  cette  entrée 
jusqu'à  l'arrivée  de  Marie  :  heureux  de  voir  l'exactitude 
du  bon  abbé,  il  ne  voulut  pourtant  pas  quitter  son  poste 
pour  l'en  aller  remercier.  C'était  un  second  père  pour 
lui,  à  cela  près  de  l'autorité,  et  il  agissait  avec  ce  bon 
prêtre  sans  beaucoup  de  cérémonie. 

La  vieille  paroisse  de  Saint- Eustache  était  obscure; 
seulement,  avec  la  lampe  perpétuelle,  brûlaient  quatre 
flambeaux  de  cire  jaune,  qui,  attachés  au-dessus  des 
bénitiers,  contre  les  principaux  piliers,  jetaient  une  lueur 
rouge  sur  les  marbres  bleus  et  noirs  de  la  basilique 
déserte.  La  lumière  pénétrait  à  peine  dans  les  niches 
enfoncées  des  ailes  du  pieux  bâtiment.  Dans  l'une  de  ces 
chapelles,  et  la  plus  sombre,  était  ce  confessionnal,  dont 
une  grliie  de  fer  assez  élevée ,  et  doublée  de  planches 
épaisses,  ne  laissait  apercevoir  que  le  petit  dôme  et  la 
croix  de  bois.  Là  s'agenouillèrent,  de  chaque  côté,  Cinq- 
Mars  et  Marie  de  Mantoue;  ils  ne  se  voyaient  qu'à  peine, 
et  trouvèrent  que,  selon  son  usage,  l'abbé  Quillet,  assis 
entre  eux,  les  avait  entendus  depuis  longtemps.  Ils  pou- 
vaient entrevoir,  à  travers  les  petits  grillages,  l'ombre  de 
son  camail.  Henri  d'Effiat  s'était  approché  lentement;  il 
venait  arrêter  et  régler,  pour  ainsi  dire,  le  reste  de  sa 
destinée.  Ce  n'était  plus  devant  son  Roi  qu'il  allait  pa- 
raître, mais  devant  une  souveraine  plus  puissante,  devant 
celle  pour  laquelle  il  avait  entrepris  son  immense  ou- 
vrage. 11  allait  éprouver  sa  foi  et  tremblait. 

Il  frémit  surtout  lorsque  sa  jeune  fiancée  fut  agenouil- 
lée en  face  de  lui;  il  frémit  parce  qu'il  ne  put  s'empê- 
cher, à  l'aspect  de  cet  ange,  de  sentir  tout  le  bonheur 
qu'il  pourrait  perdre  ;  il  n'osa  parler  le  premier,  et  de- 
meura encore  un  instant  à  contempler  sa  tête  dans 
l'ombre,  c^ite  jeune  tête  sur  laquelle  reposaient  toutes 


LE    CONFESSIONNAL,  333 

ses  espérances.  Malgré  son  amour,  toutes  les  foi'î  qu'il  la 
voyait,  il  ne  pouvait  se  garantir  de  quelque  effroi  d'avoir 
tant  entrepris  pour  une  enfant  dont  la  passion  n'était 
qu'un  faible  reflet  de  la  sienne,  et  qu'il  n'avait  psut-être 
pas  apprécié  tous  les  sacrifices  qu'il  avait  faits,  son  ca- 
ractère ployé  pour  elle  aux  complaisances  d'un  courtisan 
condamné  aux  intrigues  et  aux  soufirances  de  l'ambition- 
livré  aux  combinaisons  profondes,  aux  criminelles  mé- 
ditations, aux  sombres  et  violents  travaux  d'un  conspira- 
teur. Jusque-là,  dans  leurs  secrètes  et  chastes  entrevues, 
elle  avait  toujours  reçu  chaque  nouvelle  de  ses  progrès 
dans  sa  carrière  avec  les  transports  de  plaisir  d'un  en- 
fant, mais  sans  apprécier  la  fatigue  de  chacun  de  ces  pas 
si  pesants  que  l'on  fait  vers  les  honneurs ,  et  lui  deman- 
dant toujours  avec  naïveté  quand  il  serait  Connétable 
enfin,  et  quand  ils  se  marieraient,  comme  si  elle  eût 
demandé  quand  il  viendrait  au  Carrousel,  et  si  le  temps 
était  serein.  Jusque-là,  il  avait  souri  de  ces  questions  et 
de  cette  ignorance,  pardonnable  à  dix-huit  ans  dans  une 
jeune  fille  née  sur  un  trône  et  accoutumée  à  des  gran- 
deurs pour  ainsi  dire  naturelles  et  trouvées  autour  d'elle 
en  venant  à  la  vie  ;  mais  à  cette  heure,  il  fit  de  plus  sé- 
rieuses réflexions  sur  ce  caractère ,  et  lorsque ,  sortant 
presque  de  l'assemblée  imposante  des  conspirateurs  , 
représentants  de  tous  les  ordres  du  royaume,  son  oreille, 
où  résonnaient  encore  les  voix  mâles  qui  avaient  juré 
d'entreprendre  une  vaste  guerre,  fut  frappée  des  pre- 
mières paroles  de  celle  pour  qui  elle  était  commencée 
il  craignit,  pour  la  premitre  fois,  que  cette  sorte  d'inno 
cence  ne  fût  de  la  légèreté  et  ne  s'étendit  jusqu'au  cœur  : 
ii  résolut  de  l'approfondir. 

—  Dieu!  que  j'ai  peur,  Henry!  dit-elle  en  entrant  dans 
le  confessionnal  ;  vous  me  faites  venir  sans  gardes,  s:ms 
carrosses  ;  je  tremble  toujours  d'être  vue  de  mes  gens  en 

19. 


334  trïNQ-MARS. 

sortant  de  l'hôtel  de  Nevers.  Faudra-t-il  donc  me  cacher 
encore  longtemps  comme  une  coupable?  La  Reine  n'a 
pas  été  contente  lorsque  je  le  lui  ai  avoué  ,  si  ello  m'en 
parle  encore,  ce  sera  avec  son  air  sévère  que  vous  con- 
naissez, et  qui  me  fait  toujours  pleurer  :  j'ai  bien  peur. 
Elle  se  tut,  et  Cinq-Mars  ne  répondit  que  par  un  pro- 
fond soupir. 

—  Quoi  !  vous  ne  me  parlez  pas  !  dit-elle. 

—  Sont-ce  bien  là  toutes  vos  terreurs  !  dit  Cinq-Mars 
avec  amertume. 

—  Dois-je  en  avoir  de  plus  grandes  ?  0  mon  ami  !  de 
quel  ton  ,  avec  quelle  voix  me  parlez-vous  !  étes-vous 
fâché  parce  que  je  suis  venue  trop  tard? 

—  Trop  tôt,  madame,  beaucoup  trop  tôt,  pour  les 
choses  que  vous  devez  entendre,  car  je  vous  en  vois 
bien  éloignée. 

Marie,  affligée  de  l'accent  sombre  et  amer  de  sa  voix. 
se  prit  à  pleurer. 

— Hélas!  mon  Dieu!  qu'ai-je  donc  fait,  dit-elle,  pour 
que  vous  m'appeliez  madame  et  me  traitiez  si  durement. 

—  Ah  !  rassurez-vous,  reprit  Cinq-Mars,  mais  toujours 
avec  ironie.  En  effet,  vous  n'êtes  pas  coupable  ;  mais  je  le 
suis,  je  suis  seul  a  l'être  ;  ce  n'est  pas  envers  vous,  mais 
pour  vous. 

—  Avez-vous  donc  fait  du  mal?  Avez-vous  ordonné  la 
mort  de  quelqu'un  ?  Oh  !  non,  j'en  suis  bien  sûre,  vous 
êtes  si  bon  I 

—  Eh  quoi  !  dit  Cinq-Mars,  n'êtes-vous  pour  rien  dans 
mes  projets?  ai-je  mal  compris  votre  pensée  lorsque  vous 
me  regardiez  chez  la  Reine?  ne  sais-je  plus  lire  dans  vos 
yeux  ?  le  feu  qui  les  animait  était-ce  un  grand  amour  pour 
RicheUeu?  cette  admiration  que  vous  promettiez  à  celui 
qui  oserait  tout  dire  au  Roi,  qu'est-elle  devenue?  Est-ce 
un  mensonge  que  tout  cela? 


LE   CONFESSIONNAL.  335 

Marie  fondait  en  larmes. 

—  Vous  me  parlez  toujours  d'un  air  contraint,  dit-elle  : 
je  ne  l'ai  point  mérité.  Si  je  ne  vous  dis  rien  de  cette 
conjuration  effrayante,  croyez-vous  que  je  l'oublie?  ne 
me  trouvez-vous  pas  assez  malheureuse?  avez-vous 
besoin  de  voir  mes  pleurs?  les  voilà.  J'en  verse  assez  en 
secret,  Henry;  croyez  que  si  j'ai  évité,  dans  nos  der- 
nières entrevues,  ce  terrible  sujet,  c'était  de  crainte  d'en 
trop  apprendre  :  ai-je  une  autre  pensée  que  celle  de  vos 
dangers?  ne  sais-je  pas  bien  que  c'est  pour  moi  que 
vous  les  courez  ?  Hélas  !  si  vous  combattez  pour  moi, 
n'ai-je  pas  aussi  à  soutenir  des  attaques  non  moins  cruel- 
les ?  Plus  heureux  que  moi,  vous  n'avez  à  combattre  que 
la  haine,  tandis  que  je  lutte  contre  l'amitié  :  le  Cardinal 
vous  opposera  des  hommes  et  des  armes  ;  mais  la  Reine, 
la  douce  Anne  d'Autriche,  n'emploie  que  de  tendres  con- 
seils, des  caresses,  et  quelquefois  des  larmes. 

—  Touchante  et  invincible  contrainte,  dit  Cinq-Mars 
avec  amertume ,  pour  vous  faire  accepter  un  trône.  Je 
conçois  que  vous  ayez  besoin  de  quelques  efforts  contre 
de  telles  séductions;  mais  avant,  madame,  il  importe  de 
vous  délier  de  vos  serments. 

—  Hélas!  grand  Dieu?  qu'y  a-t-il  contre  nous? 

—  Il  y  a  Dieu  sur  nous,  et  contre  nous,  reprit  Henry 
d'une  voix  sévère  ;  le  Roi  m'a  trompé. 

L'abbé  s'agita  dans  le  confessionnal.  Marie  s'écria  : 
Voilà  ce  que  je  pressentais  ;  voilà   le    malheur  que 
j'entrevoyais.  Est-ce  moi  qui  l'ai  causé! 

—  Il  m'a  trompé  en  me  serrant  la  main,  poursuivit 
Cinq-Mars  ;  il  m'a  trahi  par  le  vil  Joseph  qu'on  m'offre 
de  poignarder. 

L'abbé  fit  un  mouvement  d'horreur  qui  ouvrit  à  demi 
la  porte  du  confessionnal. 

—  Ah!  mon  père,  ne  craignez  rien  ,  continua  Henry 


336  CINQ-MARS. 

d'Effiat;  votre  élève  ne  frappera  jamais  de  tels  coups. 
Ils  s'entendront  de  loin,  ceux  que  je  prépare,  et  le  grand 
jour  les  éclairera  ;  mais  il  me  reste  un  devoir  à  remplir, 
un  devoir  sacré  :  voyez  votre  enfant  s'immoler  devant 
vous.  Hélas!  je  n'ai  pas  vécu  longtemps  pour  le  bonheur: 
je  viens  le  détruire  peut-être,  par  votre  main  ,  la  même 
qui  l'avait  consacré. 

Il  ouvrit,  en  parlant  ainsi,  le  léger  grillage  qui  le  sépa- 
rait de  son  vieux  gouverneur;  celui-ci,  gardant  toujours 
un  silence  surprenant,  avança  le  camail  sur  son  front. 

—  Rendez,  dit  Cinq-Mars  d'une  voix  moins  ferme, 
rendez  cet  anneau  nuptial  à  la  duchesse  de  Mantoue  ;  je 
ne  puis  le  garder  qu'elle  ne  me  le  donne  une  seconde 
fois,  car  je  ne  suis  plus  le  même  qu'elle  promit  d'épouser. 

Le  prêtre  saisit  brusquement  la  bague  et  la  passa  au 
travers  des  losanges  du  grillage  opposé;  cette  marque 
d'ind'iïérence  étonna  Cinq-Mars. 

—  Eh  quoi!  mon  père,  dit-il,  ctes-vous  aussi  changé? 
Cependant  Marie  ne  pleurait  plus  ;  mais  élevant  sa  voix 

angélique  qui  éveilla  un  faible  écho  le  long  des  ogives  du 
temple,  comme  le  plus  doux  soupir  de  l'orgue,  elle 
dit  : 

—  0  mon  ami?  ne  soyez  plus  en  colère,  je  ne  vous 
comprends  pas;  pouvons-nous  rompre  ce  que  Dieu  vient 
d'unir ,  et  pourrais-je  vous  quitter  quand  je  vous  sais 
malheureux!  Si  le  Roi  ne  vous  aime  plus,  du  moins  vous 
êtes  assuré  qu'il  ne  viendra  pas  vous  faire  du  mal,  puis- 
qu'il n'en  a  pas  fait  au  Cardinal,  qu'il  n'a  jamais  aimé. 
Vous  croyez-vous  perdu  parce  qu'il  n'aura  pas  voulu 
peut-être  se  séparer  de  son  vieux  serviteur?  Eh  bien, 
attendons  le  retour  de  son  amitié;  oubliez  ces  conspira- 
teurs qui  m'effrayent.  S'ils  n'ont  plus  d'espoir,  j'en  re- 
mcicie  Dieu,  je  ne  tremblerai  plus  pour  vous.  Qu'avez- 
vous  donc,  mon  ami,  et  pourquoi  nous  affliger  inutile- 


LE    CONFESSIONNAL.  337 

menl?  La  Reine  nous  aime,  et  nous  sommes  tous  aeux 
bien  icunos,  attendons.  L'avenir  est  beau,  puisque  nous 
sommes  unis  et  sûrs  de  nous-mêmes.  Racontez-ruoi  ce 
que  le  Roi  vous  disait  à  Chambord.  Je  vous  ai  suivi  long- 
temps des  yeux.  Dieu  !  que  cette  partie  de  chasse  fut  triste 
pour  moi  ! 

—  Il  m'a  trahi!  vous  dis-je,  répondit  Cinq-Mars;  et 
qui  l'aurait  pu  croire,  lorsque  vous  l'avez  \tj  nous  ser- 
rant la  main,  passant  de  son  frère  à  moi  et  au  duc  de 
Bouillon,  qu'il  se  faisait  instruire  des  moindres  détails 
de  la  conjuration,  du  jour  même  où  l'on  arrêterait 
Richelieu  à  Lyon,  fixait  le  lieu  de  son  exil  (car  ils  vou- 
laient sa  mort;  mais  le  souvenir  de  mon  père  me  fit 
demander  sa  vie)?  Le  Roi  disait  que  lui-même  dirigerait 
tout  à  Perpignan;  et  cependant  Joseph,  cet  impur  espion, 
sortait  du  cabinet  des  Lys  !  0  Marie  !  vous  l'avouerai-je  ? 
au  moment  où  je  l'ai  appris,  mon  âme  a  été  boulever- 
sée; j'ai  douté  de  tout,  et  il  m'a  semblé  que  le  centre  du 
monde  chancelait  en  voyant  la  vérité  quitter  le  cœur 
d'un  roi.  Je  voyais  s'écrouler  tout  notre  édifice  :  une 
heure  encore,  et  la  conjuration  s'évanouissait;  je  vous 
perdais  pour  toujours;  un  moyen  me  restait,  je  l'ai 
employé. 

—  Lequel?  dit  Marie. 

—  Le  traité  d'Espagne  était  dans  ma  main,  je  l'ai 
signé. 

—  0  ciel  !  déchirez-le 

—  Il  est  parti. 

—  Oui  le  porte? 

—  Fontraiiles. 

—  Rappîlez-le. 

—  Il  doit  avoir  déjà  dépassé  les  défdés  d'Oloron,  dit 
Cinq-Mars,  se  levant  debout.  Tout  est  prêt  à  Madrid  ;  tout 
à  Sedan;  des  armées  m'attendent,  Marie;  des  armées  1 


338  CINQ-MARS. 

et  Richelieu  est  au  milieu  d'elles  !  Il  chancelle,  il  ne  faut 
plus  qu'un  seul  coup  pour  le  renverser,  et  vous  êtes  à  moi 
pour  toujours,  à  Cinq-Mars  triomphant! 
'—  A  Cinq-Mars  rebelle,  dit-elle  en  gémissant. 

—  Eh  bien,  oui,  rebelle,  mais  non  plus  favori  !  Rebelle, 
criminel,  digne  de  l'échafaud,  je  le  sais!  s'écria  ce  jeune 
homme  passionné  en  retombant  à  genoux  ;  mais  rebelle 
par  amour,  rebelle  pour  vous,  que  mon  épée  va  conqué- 
rir enfin  tout  entière. 

—  Hélas  !  l'épée  que  l'on  trempe  dans  le  sang  des  siens 
n'est-elle  pas  un  poignard? 

—  Arrêtez,  par  pitié,  Marie  !  Que  des  rois  m'abandon- 
nent, que  des  guerriers  me  délaissent,  j'en  serai  plus 
ferme  encore  ;  mais  je  serai  vaincu  par  un  mot  de  vous, 
et  encore  une  fois  le  temps  de  réfléchir  est  passé  pour 
moi;  oui,  je  suis  criminel,  c'est  pourquoi  j'hésite  à  me 
croire  encore  digne  de  vous.  Abandonnez-moi,  Marie,  re- 
prenez cet  anneau. 

—  Je  ne  le  puis,  dit-elle,  car  je  suis  votre  femme,  quel 
que  vous  soyez. 

—  Vous  l'entendez,  mon  père,  dit  Cinq-Mars,  trans- 
porté de  bonheur  ;  bénissez  cette  seconde  union,  c'est  celle 
du  dévouement,  plus  belle  encore  que  celle  de  l'amour. 
Qu'elle  soit  à  moi  tant  que  je  vivrai  ! 

Sans  répondre,  l'abbé  ouvrit  la  porte  du  confessionnal, 
sortit  brusquement,  et  fut  hors  de  l'égUse  avant  que 
Cinq-Mars  eût  le  temps  de  se  lever  pour  le  suivre. 

—  Où  allez-vous?  qu'avez- vous  ?  s'écria-t-il. 

Mais  personne  ne  paraissait  et  ne  se  faisait  entendre. 

—  Ne  criez  pas,  au  nom  du  ciel  !  dit  Marie,  ou  je  suis 
perdue  !  il  a  sans  doute  entendu  quelqu'un  dans  l'cgUse. 

Mais,  troublé  et  sans  lui  répondre,  d'Effiat,  s'élançant 
sous  les  arcades  et  cherchant  en  vain  son  gouverneur,, 
courut  à  une  porte  qu'il  trouva  fermée  ;  tirant  son  épée^ 


LE   CONFESSIONNAL.  33^ 

il  lit  le  tour  de  l'église,  et,  arrivant  à  l'entrée  que  devait 
garder  Grandchamp,  il  l'appela  et  écouta. 

—  Làchez-le  à  présent,  dit  une  voix  au  coin  de  la  rue 
Et  des  chevaux  partirent  au  galop. 

—  Grandchamp,  répondras-tu?  cria  Cinq-Mars. 

—  A  mon  secours,  Henry,  mon  cher  enfant  !  répondit 
la  voix  de  l'abbé  Quillet, 

—  Eh  !  d'où  venez-vous  donc  ?  Vous  m'exposez  !  dit  la 
grand  Écuyer  s'approchant  de  lui. 

Mais  il  s'aperçut  que  son  pauvre  gouverneur,  sans  cha- 
peau, sous  la  neige  qui  tombait,  n'était  pas  en  état  de  lui 
répondre. 

—  Ils  m'ont  arrêté,  dépouillé,  criait-il,  les  scélérats  ! 
les  assassins  !  ils  m'ont  empêché  d'appeler,  ils  m'ont  serré 
les  lèvres  avec  un  mouchoir. 

A  ce  bruit  Grandchamp  survint  enfin,  se  frottant  les 
\eii\  comme  un  homme  qui  se  réveille.  Laura,  épouvan- 
tée, courut  dans  l'église  près  de  sa  maîtresse  ;  tous  ren- 
trèrent précipitamment  pour  rassurer  Marie,  et  entourè- 
rent le  vieil  abbé. 

—  Les  scélérats!  ils  m'ont  attaché  les  mains  comme 
vous  voyez,  ils  étaient  plus  de  vingt  ;  ils  m'ont  pris  la  clef 
de  cette  porte  de  l'églisa. 

—  Cuoi  !  tout  à  l'heure  ?  dit  Cinq-Mars  ;  et  pourquoi 
nous  quittez-vous  ? 

—  Vous  quitter  !  Il  y  a  plus  de  deux  heures  qu'ils  me 
tienn-ent  ! 

—  Deux  heures  !  s'écria  Henry  effrayé. 

—  Ah  !  malheureux  vieillard  que  je  suis  !  cria  Grand- 
champ,  j'ai  dormi  pendant  le  danger  de  mon  maître  !  c'est 
la  première  fois  1 

—  Vous  n'étiez  donc  pas  avec  nous  dans  le  confession- 
nal? poursuivit  Cinq-Mars  avec  anxiété,  tandis  que  Marie^  ( 
tremblante  se  pressait  contre  son  bras. 


340  CINQ-MARS. 

—  Eh  quoi  !  dit  l'abbé,  n'avez-vous  pas  vu  le  scélérat  à 
qui  ils  ont  donné  ma  clef? 

—  Non  1  qui  ?  dirent-ils  tous  à  la  fois. 

—  Le  père  Josepii  !  répondit  le  bon  prêtre. 

—  Fuyez  !  vous  êtes  perdu!  s'écria  Marie. 


CHAPITRE  XXII. 

l'orage, 

Blow,  blow,  thou  winter  wind 
Thou  art  not  so  unkind 
As  man's  ingratitude  : 
Thy  touth  is  not  so  keen, 
Ber^use  thou  art  not  seen 
Altho  iLy  brealh  be  rude, 
tieig-ho!  sing,  heig-ho!  unto  tbe  green  hoU».- 
,     Most  friendsliip  is  fpigning;  most  loving  morpfoiiy. 

SlUKSPEAnE. 

Souffle,  souffle,  vent  d'iiive», 

Tu  n'es  pas  si  cruol 
Que  l'ingratitude  de  l'I.onime  ; 
Ta  dent  n'est  pas  si  pénétrante, 

Car  tu  es  invisible. 
Quoinue  ton  souffle  soit  rude, 
Hé,  ho,  hé!  chante;  hé,  ho,  hé!  dans  le  houx  vorl, 
La  plupart  des  amis  sont  faux,  les  amants  fous. 

Au  milieu  de  cette  longue  et  superbe  chaîne  des  Pyré- 
nées qui  forme  l'isthme  crénelé  de  la  Péninsule,  au 
centre  de  ces  pyramides  bleues  chargées  de  neige,  de 
forêts  et  de  gazons,  s'ouvre  un  étroit  défilé,  un  sentier 
taillé  dans  le  lit  desséché  d'un  torrent  perpendiculaire  ; 
il  circule  parmi  les  rocs,  se  glisse  sous  les  ponts  de  neige 
épaissie,  serpente  au  bord  des  précipices  inondés,  pour 
escalader  les  montagnes  voisines  d'Urdoz  et  d'Oloron,  et, 
s'élevant  enfin  sur  leur  dos  inégal,   laboure  leur  cime 


l'opage.  341 

nébuleuse;  pays  nouveau  qui  a  encure  ses  monts  et  ses 
profondeurs,  tourne  à  droite,  quitte  la  France  et  descend 
eu  Espagce.  Jamais  le  fer  relevé  de  la  mule  n'a  laissé  sa 
trace  dans  ces  détours:  l'homme  peut  à  peine  s'y  tenir 
debout,  il  lui  faut  la  chaussure  de  corde  qui  ne  peut  pas 
glisser,  et  le  trèfle  du  bâton  ferré  qui  s'enfonce  dans  les 
fentes  des  rochers. 

Dans  les  beaux  mois  de  l'été,  le  pastoiir,  vêtu  de  sa 
cape  brune,  et  le  bélier  noir  à  la  longue  barbe,  y  con- 
duisent des  troupeaux  dont  la  laine  tombante  balaye  le 
gazon.  On  n'entend  plus  dans  ces  lieux  escarpés  que  le 
bruit  des  grosses  clochettes  que  portent  les  moutrns,  et 
dont  les  tintements  inégaux  produisent  des  accords  im- 
prévus, des  gammes  fortuites,  qui  l'tonnent  le  voyageur 
et  réjouissent  leur  berger  sauvage  et  silencieux.  Mais, 
lorsque  vient  le  long  mois  de  septembre,  un  linceul  de 
neige  se  déroule  de  la  cime  des  monts  jusqu'à  leur  base, 
et  ne  respecte  que  ce  sentier  profondément  creusé,  quel- 
ques gorges  ouvertes  par  les  torrents,  et  quelques  rocs 
de  granit  qui  allongent  leur  forme  bizarre  comme  les 
ossements  d'un  monde  enseveli. 

C'est  alors  qu'on  voit  accourir  de  légers  troupeaux 
d'isards  qui,  renversant  sur  leur  dos  leurs  cornes  recour- 
bées, s'élaticent  de  rocher  en  rocher,  comme  si  le  vent 
les  faisait  bondir  devant  lui,  et  prennent  possession  de 
leur  désert  aérien  ;  des  volées  de  corbeaux  et  de  cor- 
neilles tournent  sans  cesse  dans  les  gouffres  et  les  puits 
naturels,  qu'elles  transforment  en  ténébreux  colombiers, 
tandis  que  Tours  brun,  suivi  de  sa  famille  velue  qui  se 
joue  et  se  ^oule  autour  de  lui  sur  la  neige,  descend  avec 
lenteur  de  sa  retraite  envahie  par  les  frimas.  Mais  ce  ne 
sont  là  ni  les  plus  sauvages  ni  les  plus  cruels  habitants 
que  ramène  l'hiver  dans  ces  montagnes;  le  contrebandier 
rassuré  se  hasarde  jusau'à  se  construire  une  demeure  de 


342  CINQ-MARS. 

bois  sur  la  barrière  même  de  la  naturo  et  de  la  politique  ; 
là  des  traités  inconnus,  des  échanges  occultes,  se  font 
entre  les  deux  Navarres^  au  milieu  des  brouillards  et  des 
vents. 

Ce  fut  aans  cet  étroit  sentier,  sur  le  versant  de  la 
France,  qu'environ  deux  mois  après  les  scènes  que  nous 
avons  vues  se  passer  à  Paris,  deux  voyageurs  venant 
d'Espagne  s'arrêtèrent  à  minuit,  fatigués  et  pleins  d'épou- 
vante. On  entendait  des  coups  de  fusil  dans  la  montagne. 

—  Les  coquins  !  comme  ils  nous  ont  poursuivis  !  dit 
l'un  d'eux  ;  je  n'en  puis  plus  !  sans  vous  j'étais  pris. 

—  Et  vous  le  serez  encore,  ainsi  que  ce  damné  papier, 
si  vous  perdez  votre  temps  en  paroles  ;  voilà  un  second 
coup  de  feu  sur  le  roc  de  Saint-Pierre-de-l' Aigle  ;  ils 
nous  croient  partis  par  la  côte  du  Limaçon  ;  mais,  en 
bas,  ils  s'apercevront  du  contraire.  Descendez.  C'est  une 
ronde,  sans  doute^  qui  chasse  les  contrebandiers.  Des- 
cendez ! 

—  Eh  !  comment  ?  je  n'y  vois  pas. 

—  Descendez  toujours,  et  prenez-moi  le  bras. 

—  Soutenez-moi  ;  je  gUsse  avec  mes  bottes,  dit  le  pre- 
mier voyageur,  s'accrochantt  aux  pointes  du  roc  pour 
s'assurer  de  la  solidité  du  terrain  avant  d'y  poser  le 
pied. 

—  Allez  donc,  allez  donc  !  lui  dit  l'autre  en  le  pous- 
sant ;  voilà  un  de  ces  drôles  qui  passe   sur  notre  tête. 

En  effet,  l'ombre  d'un  homme  armé  d'un  long  fusil  se 
dessina  sur  la  neige.  Les  deux  aventuriers  se  tinrent  im- 
mobiles. Il  passa  ;  ils  continuèrent  à  descendre. 

—  Ils  nous  prendront  !  dit  celui  qui  soutenait  l'autre, 
nous  sommes  tournés.  Donnez-moi  votre  diable  de  par- 
chemin ;  je  porte  l'habit  des  contrebandiers,  et  je  me 
ferai  passer  pour  tel  en  cherchant  asile  chez  eux  ;  mais 
vous  n'auriez  pas  de  ressource  avec  votre  habit  galonné. 


l'orage.  343 

—  Vous  avez  raison,  dit  son  compagnon  en  s'arrètant 
sur  une  pointe  de  roc. 

Et.  restant  suspendu  au  milieu  de  la  pente,  il  lui 
donna  un  rouleau  de  bois  creux. 

Un  coup  de  fusil  partit,  et  une  balle  vint  s'enterrer  en 
sifflant  et  en  frissonnant  dans  la  neige  à  leurs  pieds. 

—  Averti!  dit  le  premier.  Roulez  en  bas;  si  vous  n'êtes 
pas  mort,  vous  suivrez  la  route.  A  gauche  du  Gave  est 
Sainte-Marie  ;  mais  tournez  à  droite,  traversez  Oloron,  et 
vous  êtes  sur  le  chemin  de  Pau  et  sauvé.  Allons,  roulez! 

En  parlant,  il  poussa  son  camarade,  et,  sans  daigner 
le  regarder,  ne  voulant  ni  monter  ni  descendre,  se  mit  à 
suivre  horizontalement  le  front  du  mont,  en  s'accrochant 
aux  pierres,  aux  branches,  aux  plantes  même,  avec  une 
adresse  de  chat  sauvage,  et  bientôt  se  trouva  sur  un 
tertre  solide,  devant  une  petite  case  de  planches  à  jour, 
à  travers  lesquelles  on  voyait  une  lumière.  L'aventurier 
tourna  tout  autour  comme  un  loup  affamé  autour  d'un 
parc,  et,  appliquant  son  œil  à  l'une  des  ouvertures,  vit 
des  choses  qui  le  décidèrent  apparemment,  car,  sans  hé- 
siter, il  poussa  la  porte  chancelante,  que  ne  fermait  pas 
même  un  faible  loquet.  La  case  entière  s'ébranla  au 
coup  de  poing  qu'il  avait  donné;  il  vit  alors  qu'elle  était 
divisée  en  deux  cellules  par  une  cloison.  Un  grand  flam- 
beau de  cire  jaune  éclairait  la  première  ;  là,  une  jeune 
fille,  pâle  et  d'une  effroyable  maigreur,  était  accroupie 
dans  un  coin  sur  la  terre  humide  où  coulait  la  neige 
fondue  sous  les  planches  de  la  chaumière.  Des  cheveux 
noirs,  mêlés  et  couverts  de  poussière,  mais  très-longs, 
tombaient  en  désordre  sur  son  vêtement  de  bure  brune  ; 
le  capuchon  rouge  des  Pyrénées  couvrait  sa  tête  et  ses 
épaules;  elle  baissait  les  yeux  et  filait  une  petite  que- 
nouille attachée  à  sa  ceinture.  L'entrée  d'un  homme  ne  la 
troubla  pas. 


344  CINQ-MARS. 

—  Eh  !  eh  !  /a  moza  * ,  lève-toi  et  donne-moi  à  boire  ; 
je  suis  las  et  j'ai  soif. 

La  jeune  fille  ne  répondit  pas,  et,  sans  lever  les  yeux, 
continua  de  filer  avec  application. 

—  Entends-tu?  dit  l'étranger  la  poussant  avec  le  pied  ; 
va  dire  au  patron,  que  j'ai  vu  là,  qu'un  ami  vient  le  voir, 
et  donne-moi  à  boire  avant.  Je  coucherai  ici. 

Elle  répondit  d'une  voix  enrouée  en  filant  toujours  : 

—  Je  bois  la  neige  qui  fond  sur  le  rocher,  ou  l'écume 
verte  qui  nage  sur  l'eau  des  marais  ;  mais,  quand  j'ai  bien 
filé,  on  me  donne  l'eau  de  la  source  de  fer. 

Quand  je  dors,  le  lézard  froid  passe  sur  mon  visage  ; 
mais  lorsque  j'ai  bien  lavé  une  mule,  on  jette  le  foin  ;  le 
foin  est  chaud  ;  le  foin  est  bon  et  chaud  ;  je  le  mets  sur 
mes  pieds  de  marbre. 

—  Quelle  histoire  me  fais-tu  là?  dit  Jacques;  je  ne 
parle  pas  de  toi. 

Elle  poursuivit  •. 

—  On  me  fait  tenir  un  homme  pendant  qu'on  le  tue. 
Oh  I  que  j'ai  eu  du  sang  sur  les  mains  !  Que  Dieu  leur 
pardonne  si  cela  se  peut.  Ils  m'ont  fait  tenir  sa  tète  et  le 
baquet  rempU  d'une  eau  rouge.  0  ciel  !  moi  qui  étais 
l'épouse  de  Dieu!  on  jette  leurs  corps  dans  l'abnne  de 
neige  ;  mais  le  vautour  les  trouve  ;  il  tapisse  son  nid  avec 
leurs  cheveux.  Je  te  vois  à  présent  plein  de  vie,  je  te 
verrai  sanglant,  pâle  et  mort. 

L'aventurier,  haussant  les  épaules,  se  mit  à  siftler  en 
entrant,  et  poussa  la  seconde  porte  ;  il  trouva  l'Iiomme 
qu'il  avait  vu  par  les  fentes  de  la  cabane  :  il  portait  le 
benêt  -  bleu  des  Basques  sur  l'oreille,  et,  couvert  d'un 
ample  manteau,  assis  sur  un  bat  de  mulet-  courbé  sur 


1.  La  fille. 

2.  Pelil  bonnei  île  lainj. 


L'ORAGE.  345 

un  large  brasier  de  fonte,  fumait  un  cigare  et  vidait  une 
outre  placée  à  son  côté.  La  lueur  de  la  braise  éclairait  son 
visage  gras  et  jaune,  ainsi  que  la  chambre  où  étaient 
rangées  d^s  s-îlles  de  mulet  autour  du  brasero  comme  des 
sièges.  Il  souleva  la  tête  sans  se  déranger. 

—  Ah!  ail!  c'est  toi,  Jacques?  dit-il,  c'est  bien  toi? 
Quoiqu'il  y  ait  quatre  ans  que  je  ne  t'aie  va,  je  te 
reconnais ,  tu  n'es  pas  changé,  brigand  ;  c'est  toujours 
ta  grande  face  de  vaurien.  Mets -toi  là  et  buvons  un 
coup. 

—  Oui,  me  voilà  encore  ici;  mais  comment  diable  y  es- 
tu,  toi  ?  Je  te  croyais  juge,  Iloumain  ! 

—  Et  moi,  donc,  je  te  croyais  bien  capitaine  espagnol, 
Jacques  ! 

—  Ah  !  je  l'ai  été  quelque  temps,  c'est  vrai,  et  puis 
prisonnier  ;  mais  je  m'en  suis  tiré  assez  joliment,  et  j'ai 
repris  l'ancien  état,  l'état  libre,  la  bonne  vieille  contre- 
bande. 

—  Viva!  viva!  jalco!  s'écria  Houmain  ;  nous  autres 
braves,  nous  sommes  bons  à  tout.  Ah  çà!  mais...  tu  as 
donc  toujours  passé  par  les  autres  ports  '  ?  car  je  ne  t'ai 
pas  revu  depuis  que  j'ai  repris  le  métier. 

—  Oui,  oui,  j'ai  passé  par  où  tu  ne  passeras  pas,  va  ! 
dit  Jacques. 

—  Et  qu'apportes-tu? 

—  Une  marchandise  inconnue;  mes  mules  viendront 
demain. 

—  Sont  -  ce  les  ceintures  de  soie,  les  cigares  ou  la 
laine? 

—  Tu  le  sauras  plus  tard,  amigo,  dit  le  spadassin; 
donne-moi  l'outre,  j'ai  soif. 

I.  Noms  des  chemins  qui  mènent  d'Espagne  en  France  par  le» 
Pyrénées. 


346  CINQ-MARS. 

—  Tiens,  bois,  c'est  du  vrai  valdepenas  !  Nous  sommes 
si  heureux  ici,  nous  autres  bandoleros  !  Aï!  jaleo  >  jaleo  *  / 
bois  donc,  les  amis  vont  venir. 

—  Quels  amis  ?  dit  Jacques  laissant  retomber  l'outre. 

—  Ne  t'inquiète  pas,  bois  toujours  ;  je  vais  te  conter  ça, 
et  puis  nous  chanterons  la  Tirana  -  andalouse  ! 

L'aventurier  prit  l'outre  et  fit  semblant  de  boire  tran- 
quillement. 

—  Quelle  est  donc  cette  grande  diablesse  que  j'ai  vue  à 
ta  porte?  reprit-il  ;  elle  a  l'air  à  moitié  morte, 

—  Non,  non  ;  elle  n'est  que  folle  ;  bois  toujours,  je  te 
conterai  ça. 

Et,  prenant  à  sa  ceinture  rouge  le  long  poignard  den- 
telé de  chaque  côté  en  manière  de  scie,  Roumain  s'en 
servit  pour  retourner  et  enflammer  la  braise,  et  dit  d'un 
air  grave  : 

—  Tu  sauras  d'abord,  si  tu  ne  le  sais  pas,  que  là-bas 
(il  montrait  le  côté  de  la  France)  ce  vieax  loup  de  Riche- 
lieu les  mène  tambour  battant. 

—  Ah  !  ah  !  dit  Jacques. 

—  Oui;  on  l'appelle  le  roi  du  Roi.  Tu  sais?  Cependant 
il  y  a  un  petit  jeune  homme  qui  est  à  peu  près  aussi 
fort  que  lui,  et  qu'on  appelle  M.  le  Grand.  Ce  petit  bon- 
homme commande  presque  toute  l'armée  de  Perpignan 
dans  ce  moment-ci,  et  il  est  arrivé  il  y  a  un  mois  ;  mais 
le  vieux  est  toujours  à  Narbonne,  et  il  est  bien  fin.  Pour  le 
Roi,  il  est  tantôt  comme  ci,  tantôt  comme  ça  (en  parlant- 
Houmain  retournait  sa  main  sur  le  dos  et  du  côté  de  la 
paume)  ;  oui,  entre  le  zist  et  le  zest.  Mais  en  attendant 
qu'il  se  décide,  moi  je  suis  pour  le  zist,  c'est-à-dire  Car- 
dinaliste,  et  j'ai  toujours  fait  les  affaires  de  monseigneur. 


1.  Exclamation  el  jureoaent  habituel  et  inlradui.ible 

2.  Sorte  de  ballade. 


l'oragiî.  347 

depuis  la  première  qu'il  me  donna  il  y  a  bientôt  trois  ans 
Je  vais  te  la  conter. 

Il  avait  besoin  de  gens  de  caractère  et  d'esprit  pour  une 
petite  expédition,  et  me  fit  chercher  pour  être  lieutenant 
criminel. 

—  Ah  !  ah  !  c'est  un  joU  poste,  on  me  l'a  dit. 

—  Oui,  c'est  un  trafic  comme  le  nôtre,  oii  l'on  vend  la 
corde  au  lieu  du  fil  ;  c'est  moins  honnête,  car  on  tue  plus 
souvent,  mais  aussi  c'est  plus  solide  :  chaque  chose  a  son 
prix. 

—  C'est  juste,  dit  Jacques. 

—  Me  voila  donc  en  robe  rouge  ;  je  ser\is  à  en  donner 
une  jaune  en  soufre  à  un  grand  beau  garçon  qui  était  curé 
à  Loudun,  et  qui  était  dans  un  couvent  de  nonnes  comme 
un  loup  dans  la  bergerie  :  aussi  il  lui  en  cuit. 

—  Ah  !  ah  !  ah  !  c'est  fort  drôle  !  s'écria  Jacques  en 
riant. 

—  Bois  toujours,  continua  Houmain.  Oui,  je  t'assure, 
Jago,  que  je  l'ai  vu,  après  l'affaire,  réduit  en  petits  tas 
noirs  comme  ce  charbon,  tiens,  ce  charbon-là  au  bout  de 
mon  poignard.  Ce  que  c'est  que  de  nous  !  voilà  comme 
nous  serons  chez  le  diable. 

—  Oh  !  pas  de  ces  plaisanteries- là  !  dit  l'autre  très-gra- 
vement ;  vous  savez  bien  que  moi  j'ai  de  la  rehgion. 

—  Ah  !  je  ne  dis  pas  non  :  cela  peut  être,  reprit  Hou- 
main du  même  ton,  Richelieu  est  bien  Cardinal  !  mais, 
enfin,  n'importe.  Tu  sauras  que,  comme  j'étais  rapporteur, 
cela  me  rapporta... 

—  Ah  !  de  l'esprit,  coquin  ! 

—  Oui,  toujours  un  peu  I  Je  dis  donc  que  cela  me 
rapporta  cinq  cents  piastres  ;  car  Armand  Duplessis  paye 
bien  son  monde  ;  il  n'y  a  rien  à  dire,  si  ce  n'est  que  l'ar- 
gent n'est  pas  à  lui  ;  mais  nous  faisons  tous  comme  cela. 
Alors,  ma  foi,  j'ai  voulu  placer  cet  argent  aans  notre 


348  CINQ-MARS. 

ancien  négoce  ;  je  suis  revenu  ici.  Le  métier  va  bien,  heu- 
reusement :  il  y  a  peine  de  mort  contre  nous,  et  la  mar- 
chandise renchérit. 

—  Qu'est-ce  que  je  vois  là  ?  s'écria  Jacques  ;  un  éclair 
dans  ce  mois-ci  ! 

—  Oui,  les  orages  vont  commencer  :  il  y  en  a  déjà  eu 
deux.  Nous  sommes  dans  le  nuage  ;  entends-tu  les  roule- 
ments ?  iMais  ce  n'est  rien  ;  va,  bois  toujours.  Il  est  une 
heure  du  matin  à  peu  près,  nous  achèverons  l'outre  et  la 
nuit  ensemble.  Je  te  disais  donc  que  je  fis  connaissance 
avec  notre  président,  un  grand  drôle  nommé  Laubarde- 
mont.  Je  ne  sais  pas  si  tu  le  connais. 

—  Oui,  oui,  un  peu,  dit  Jacques;  c'est  un  fier  avare, 
mais  c'est  égal,  parle. 

—  Eii  bien,  comme  nous  n'avions  rien  de  caché  l'un 
pour  l'autre,  je  lui  dis  mes  petits  projets  de  commerce,  et 
lui  recommandai,  quand  l'occasion  des  bonnes  aiïaires  se 
présenterait,  de  penser  à  son  camarade  du  tribunal.  11  n'y 
a  pas  manqué,  je  n'ai  pas  à  me  plaindre. 

—  Ah  !  ah  !  dit  Jacques.  Et  qu'a-t-il  fait  ? 

—  D'abord  il  y  a  deux  ans  qu'il  m'a  amené  lui-même, 
en  croupe,  sa  nièce,  que  tu  as  vue  à  la  porte. 

—  Sa  nièce  !  dit  Jacques  en  se  levant,  et  tu  la  traites 
comme  une  esclave  !  Demonio! 

—  Bois  toujours,  continua  Roumain  en  attisant  dou- 
cement la  braise  avec  son  poignard  ;  c'est  lui-même  qui 
l'a  désiré.  Rassieds-toi. 

Jacques  se  rassit. 

—  Je  crois,  poursuivit  le  contrebandier,  qu'il  n'aurait 
pas  même  été  fâché  de  la  savoir...  tu  m'entends.  Il  aurait 
mieux  aimé  la  savoir  sous  la  neige  que  dessus,  mais  il  ne 
voulaii  pas  l'y  mettre  lui-même,  parce  qu'il  est  bon  parent. 
^.omiiie  il  le  dit. 

—  Et  comme  je  le  sais,  dit  le  aouveau-venu,  mais  va... 


L   ORAGE.  349 

— pn  conçoit  qu'un  homme  comme  lui,  qui  vit  à  la 
cour,  n'aime  pas  avoir  une  nièce  folle  chez  lui.  C'est  tout 
simple.  Si  j'avais  continué  aussi  mon  rôle  d'homme  de 
robe,  j'en  aurais  fait  autant  en  pareil  cas.  Mais  ici  nous  ne 
représentons  pas,  comme  tu  vois,  et  je  l'ai  prise  pour 
criada  '  :  elle  a  montré  plus  de  bon  sens  que  je  n'aurais 
cru,  quoiqu'elle  n'ait  presque  jamais  dit  qu'un  seul  mot,  et 
qu'elle  ait  fait  la  délicate  d'abord.  A  présent,  elle  brosse 
un  mulet  comme  un  garçon.  Elle  a  un  peu  de  fièvre  depuis 
quelques  jours  cependant  ;  mais  ça  finira  de  manière  ou 
d'autre.  Ah  cà  !  ne  va  pas  dire  à  Laubardemont  qu'elle  vit 
encore  :  il  croirait  aue  c'est  par  économie  que  je  l'ai  gardée 
pour  servante. 

—  Comment  !  est-ce  qu'il  est  ici  ?  s'écria  Jacques. 

—  Bois  toujours,  reprit  le  flegmatique  Hournain,  qni 
donnait  lui-même  un  grand  exemple  de  cette  leçon,  sa 
phrase  favorite,  et  commençait  à  fermer  à  demi  les  yeux 
d'un  air  tendre.  C'est,  vois-tu,  la  seconde  affaire  que  j'ai 
avec  ce  petit  bon  Lombard  dimon,  démon,  des  monts, 
comme  tu  voudrais.  Je  l'aime  comme  mes  yeux,  et  je  veux 
que  nous  buWons  à  sa  santé  ce  petit  vin  de  Jurançon  que 
voici  ;  c'est  le  vin  d'un  luron,  du  feu  roi  Henri.  Que  nous 
sommes  heureux  ici  !  L'Espagne  dans  la  main  droite,  la 
France  dans  la  gauche,  entre  l'outre  et  la  bouteille  !  La 
bouteille  !  j'ai  quitté  tout  pour  elle  ! 

Et  il  fit  sauter  le  goulot  d'une  bouteille  de  vin  blanc. 
Après  en  avoir  pris  de  longues  gorgées,  il  continua,  tandis 
que  l'étranger  le  dévorait  des  yeux  : 

—  Oui,  il  est  ici,  et  il  doit  avoir  froid  aux  pieds,  car  il 
court  la  montagne  depuis  la  fin  du  jour  avec  des  gardes  à 
lui  et  nos  camarades,  tu  sais*  nos  banduleros,  les  vrais 
contrahandistas. 

<.  Servante. 

20 


350  CINQ-MARS. 

—  Et  pourquoi  courent-ils  ?  dit  Jacques. 

—  Ah  !  voilà  le  plaisant  de  l'affaire  !  dit  l'ivrogne.  C'esl 
pour  arrêter  deux  coquins  qui  veulent  apporter  ici 
soixante  mille  soldats  espagnols  en  papier  dans  leur  poche. 
Tu  ne  comprends  pas  peut-être  à  demi-mot,  croquant  ! 
hein  ?  eh  bien,  c'est  pourtant  comme  je  te  dis,  dans  leur 
propre  poche  ! 

—  Si,  si,  je  comprends  !  dit  Jacques  en  tàtant  son  poi- 
gnard da"s  sa  ceinture  et  regardant  la  porte. 

—  Eli  bien,  enfant  du  diable,  chantons  la  Tirana,  prends 
ta  bouteille,  jette  ton  cigare,  et  chante. 

A  ces  mots,  l'hôte  chancelant,  se  mit  à  chanter  en  espa- 
gnol, entrecoupant  ses  chants  de  rasades  qu'il  jetait  dans 
son  gosier  en  se  renversant,  tandis  que  Jacques,  toujours 
assis,  le  regardait  d'un  œil  sombre  à  k  lueur  du  brasier, 
et  méditait  ce  qu'il  allait  faire. 

Moi  qui  suis  contrebandier  et  qui  n'ai  peur  de  rien,  me  voilà.  Je  les  défie  tous, 

je  Teille  sur  moi-même,  et  on  me  respecte  • . 
Al,  ai,  ai,  jaleo\  Jeunes  filles,  jeunes  filles,  qui  veut  m'acheter  du  fil  noir? 

La  lueur  d'un  éclair  entra  par  une  petite  lucarne,  et 
remplit  la  chambre  d'une  odeur   de  soufre  ;  une  effroya- 

1.  Aucune  expression  française  ne  peut  représenter  la  préci&ion 
énergique  de  cette  romance  espagnole.  Il  faut  l'entendre  chanter  par 
la  voix  nasillarde  et  éclatante,  dure  et  molle,  vive  et  nonchalante 
tour  à  tour  de  quelque  Andalous  qui  caresse  de  l'extrémité  des  doigts 
les  cordes  d'une  petite  guitare.  Le  mouvement  est  celui  d'une  danso, 
«t  les  pensées  celles  d'un  chant  de  guerre. 

Yo  que  soy  contrabnndista 

Y  campo  por  mi  respeto, 
A  todos  los  désafio 

Pues  a  nadio  tengo  miedo. 

Ay,  jaleo  !  Muchachas, 

Quien  me  marca  un  hilo  negroT 

Mi  caballo  esta  cansado, 

Y  yo  me  marche  corriendo 


l'orage.  351 

ble  détonation  le  suivit  de  près  :  la  cabane  trembla,  et  une 
poutre  tomba  en  dehors. 

—  Oh  !  eh  !  la  maison  !  s'écria  le  buveur  ;  le  diable  est 
chez  nous!  les  amis  ne  viennent  donc  pas? 

—  Chantons,  dit  Jacques  en  rapprochant  le  bat  sur 
lequel  il  était  assis  de  celui  de  Roumain. 

Celui-ci  but  pour  se  raffermir,  et  reprit  : 

Jaleo  !  jaleo  !  mon  cheval  est  fatigué  !  et  moi  je  marche  en  courant  près  de  lui 
Aï!  aï!  aï!  la  ronde  vient  et  la  fusillade  s'élève  dans  la  montagne. 
Aï!  aï!  aï!  mon  petit  cheval,  tire-moi  de  ce  danger. 
Vive!  vive  mon  cheval I  mon  cheval  qui  a  le  chanfrein  blanci 
Jeunes  filles,  ^'a/t'o!  jeunes  filles,  achetez-moi  du  fil  noir  •  ! 

En  achevant,  il  sentit  son  siège  vaciller,  et  tomba  h  la 
renverse  ;  Jacques,  après  s'en  être  débarrassé  ainsi,  s'élan- 
çait vers  la  porte,  lorsqu'elle  s'ouvrit,  et  son  visage  se 
heurta  contre  la  figure  pâle  et  glacée  de  la  folle.  Il 
recula. 

—  Le  juge  !  dit-elle  en  entrant. 

Et  elle  tomba  étendue  sur  la  terre  froide. 

Jacques  avait  déjà  passé  un  pied  par-dessus  elle  ;  mais 
jne  autre  figure  apparut,  livide  et  surprise,  celle  d'un 
iiomme  de  grande  taille,  couvert  d'un  manteau  ruisse- 
lant de  neige.  Il  recula  encore,  et  rit  d'horreur  et  de  rage. 
C'était  Laubardemont  suivi  d'hommes  armés;  ils  se  regar- 
dèrent. 

—  Eh!  eh!ca...a...ma...ra...  de  coquin!  ditHoumain, 
se  relevant  avec  peine,  serais-tu  royaliste,  par  hasard? 

Mais  lorsqu'il  vit  ces  deux  hommes  qui  semblaient 

1  Ay  !  ay!  que  viene  la  ronda, 
Y  se  mueve  el  firoteo; 
Ay!  ay!  cavallito  mio, 
Ay!  saca  me  deste  aprieto. 
Viva,  viva  mi  cavallo, 
Cavallo  mio  carreto  ; 
Ay!  jaleo!  Muchachas,  ay!  jalo... 


352  GISQ-MARS. 

pétrifiés  l'un  par  l'autre,  il  ss  tut  comme  eux,  ayant  la 
conscience  de  son  ivresse,  et  s'approcha  en  trébuchant 
pour  relever  la  folle,  toujours  étendue  entre  le  juge  et  le 
capitaine.  Le  premier  prit  la  parole. 

—  i\'ètes-vou3  pas  celui  que  nous  poursuivions  tout  à 
l'heure? 

—  C'est  lui,  dirent  les  gens  de  sa  suite  tout  d'une  voix, 
l'autre  est  échappé. 

Jacques  recula  jusqu'aux  planches  fendues  qui  for- 
maient le  mur  chancelant  de  la  case  :  s'enveloppant  dans 
son  mant3au  comme  un  ours  acculé  contre  un  arbre  par 
une  meute  nombreuse,  et  voulant  faire  diversion  et  s'as- 
surer un  moment  de  réflexion,  il  répondit  avec  une  voix 
forte  et  sombre  : 

—  Le  premier  qu!  passera  ce  brasier  et  le  corps  de 
cette  fille  est  un  homme  mort  ! 

Et  il  tira  un  long  poignard  de  son  manteau.  En  ce  mo- 
ment, Houmain,  agenouillé,  retourna  la  tète  de  la  jeune 
femme  ;  les  yeux  en  étaient  fermés  ;  il  l'approcha  du  bra- 
sier, dont  la  lueur  l'éclaira. 

—  Ah  !  grand  Dieu  !  s'écria  Laubardemont  s'oubliant  par 
effroi,  Jeanne  encore!    . 

—  Soyez  tranquille,  mon...  on...  seigneur,  dit  Hou- 
main en  essayant  de  soulever  les  longues  paupières  noires 
qui  retombaient,  et  la  tète  qui  se  renversait  comme  un 
lin  mouillé;  soi...yez  tranquille;  ne...  e...vou...ous  fâ- 
chez pas,  elle  est  bien  morte,  très-morte. 

Jacques  posa  le  pied  sur  ce  corps  comme  sur  une  bar- 
rière, et,  se  courbant  avec  un  rire  féroce  sous  le  visage 
de  Laubardemont,  lui  dit  à  demi-voix  : 

—  Laisse-moi  passer,  et  je  ne  te  compromettrai  pas, 
courtisan  ;  je  ne  te  dirai  pas  qu'elle  fut  ta  nièce  et  que  je 
suis  ton  fils. 

Laubardemont  se  recueillit,  regarda  ses  gens  qui  se 


L   ORAGE.  353 

pressaient  autour  de  lui  avec  des  carabines  avancées,  et; 
leur  faisant  signe  de  se  retirer  à  quelques  pas,  il  répondit 
d'une  voix  jres-basse  : 

—  Livre-moi  le  traité,  et  tu  passeras. 

—  Le  voilà  dans  ma  ceinture;  mais  si  l'on  y  touche, 
je  t'appellerai  mon  père  tout  haut.  Que  dira  ton  maître  î 

—  Donne-le-moi,  et  je  te  pardonnerai  ta  vie. 

—  Laisse-moi  passer,  et  je  te  pardonnerai  de  me  l'avoir 
donnée. 

—  Toujours  le  même,  brigand  ? 

—  Oui,  assassin  ! 

—  Que  t'importe  un  enfant  qui  conspire  ?  dit  le  juge. 

—  Que  t'importe  un  \ieillard  qui  règne  ?  répondit 
l'autre. 

—  Donne-moi  ce  papier;  j'ai  fait  serment  de  l'avoir. 

—  Laisse-le-moi,  j'ai  juré  de  le  reporter. 

—  Quel  peut  être  ton  serment  et  ton  Dieu  ?  dit  Laubar- 
deniont. 

—  Et  le  tien,  reprit  Jacques,  est-ce  le  cruciOx  de  fer 
rouge? 

Mais,  se  levant  entre  eux,  Houmain,riant  et  chancelant, 
dit  au  juge  en  lui  frappant  sur  l'épaule  : 

—  Vous  êtes  bien  longtemps  à  vous  expliquer,  r...ami  ; 
est-ce  que  vous  le  connaîtriez  d'ancienne  date?  C'est...  est 
un  bon  garçon. 

—  Moi  !  non  !  s'écria  Laubardemont  à  haute  voix,  je  ne 
l'ai  jamais  vu. 

Pendant  cet  instant,  Jacques,  que  protégeaient  l'ivrogne 
et  la  petitesse  de  la  chambre  embarrassée,  s'élança  avec 
violence  contre  les  faibles  planches  qui  formaient  le  mur, 
d'un  coup  de  talon  en  jeta  deux  dehors  et  passa  pnr  l'es- 
pace qu'elles  avaient  laissé.  Tout  ce  côté  de  la  cabane  fut 
brisé,  ^Ue  chancela  tout  entière;  le  vent  y  entra  avec 
violence. 

20- 


354  GINQ-MARS. 

— Eh  !  eh  !  Demonio!  santo Demonio  !  où  vas- tu?  s'écria 
le  contrebandier  ;  tu  casses  ma  maison  !  et  c'est  le  côté  du 
Gave. 

Tous  s'approchèrent  avec  précaution,  arrachèrent  les 
planches  qui  restaient,  et  se  penchèrent  sur  l'abîme.  Ils 
contemplèrent  un  spectacle  étrange  :  l'orage  était  dans 
toute  sa  force,  et  c'était  un  orage  des  Pyrénées;  d'immen- 
ses éclairs  partaient  ensemble  des  quatre  points  de  l'ho- 
rizon, et  leurs  feux  se  succédaient  si  vite  qu'on  n'en 
voyait  pas  l'intervalle,  et  qu'ils  paraissaient  immobiles  et 
durables;  seulement  la  voûte  flamboyante  s'éteignait 
quelquefois  tout  à  coup,  puis  reprenait  ses  lueurs  con- 
stantes. Ce  n'était  plus  la  flamme  qui  semblait  étrangère 
à  cette  nuit,  c'était  l'obscurité.  L'on  eût  dit  que,  dans  ce 
ciel  naturellement  lumineux,  il  se  faisait  des  éclipses  d'un 
moment  :  tant  les  éclairs  étaient  longs  et  tant  leur  absence 
étaient  rapides  !  Les  pics  allongés  et  les  rochers  blanchis  se 
détachaient  sur  ce  fond  rouge  comme  des  blocs  de  marbre 
sur  une  coupole  d'airain  brûlant  et  simulant  au  miheu  des 
frimas  les  prodiges  du  volcan  ;  les  eaux  jaillissaient  comme 
aes  flammes,  les  neiges  s'écoulaient  comme  une  lave 
éblouissante. 

Dans  leur  amas  mouvant  se  débattait  un  homme,  et 
ses  efforts  le  faisaient  entrer  plus  en  avant  dans  le  gouffre 
tournoyant  et  liquide;  ses  genoux  ne  se  voyaient  déjà 
plus  ;  en  vain  il  tenait  embrassé  un  énorme  glaçon  pyra- 
midal et  transparent,  que  les  éclairs  faisaient  briller 
comme  un  rocher  de  cristal;  ce  glaçon  même  fondait 
par  sa  base  et  gUssait  lentement  sur  la  pente  du  rocher. 
On  entendait  sous  la  nappe  de  neige  le  bruit  des  quar- 
tiers de  granit  qui  se  heurtaient,  en  tombant,  à  des  pro- 
fondeurs immenses.  Cependant  on  aurait  pu  le  sauver 
encore;  l'espace  de  quatre  pieds  à  peine  le  séparait  de 
Laubardemont. 


i 


L  ORAGE.  355 

—  J'enfonce  !  s'écria-t-il  ;  tends-moi  quelque  chose  et 
tu  auras  le  traité. 

—  Donne-le-moi,  et  je  te  tendrai  ce  mousquet,  dit  le 
juge. 

—  Le  voilà,  dit  le  spadassin,  puisque  le  diable  est  pour 
Richelieu. 

Et,  lâchant  d'une  main  son  glissant  appui,  il  jeta  un 
rouleau  de  bois  dans  la  cabane.  Laubardemont  y  rentra, 
se  précipitant  sur  le  traité  comme  un  loup  sur  sa  proie 
Jacques  avait  en  vain  étendu  son  bras;  on  le  vit  gUsser 
lentement  avec  le  bloc  énorme  et  dégelé  qui  croulait  sur 
lui,  et  s'enfoncer  sans  bruit  dans  les  neiges. 

—  Ah!  misérable!  tu  m'as  trompé!  s'écria-t-il;  mais 
on  ne  m'a  pas  pris  le  traité...  je  te  l'ai  donné...  entends- 
tu...  mon  père  ! 

11  disparut  sous  la  couche  épaisse  et  blanche  de  la 
neige  ;  on  ne  vit  plus  à  sa  place  que  cette  nappe  éblouis- 
sante que  sillonnait  la  foudre  en  s'y  éteignant;  on  n'en- 
tendit plus  que  les  roulements  du  tonnerre  et  le  siffle- 
ment des  eaux  qui  tourbillonnaient  contre  les  rochers, 
car  les  hommes  groupés  autour  d'un  cadavre  et  d'un 
scélérat,  dans  la  chambre  à  demi  brisée,  se  taisaient  glacés 
par  l'horreur,  et  craignaient  que  Dieu  ne  vînt  à  diriger 
la  foudre  *. 


1.  «  il  vécut  et  mourut  avec  des  brigands.  Ne  voilà-t-il  pas  une 
punition  divine  dans  la  famille  de  ce  juge,  pour  expier  en  quelque 
façon  la  mort  cruelle  et  impitoyable  de  ce  pauvre  Grandier,  donl 
le  sang  crie  vengeance?  »    'Patix.  lettre  lxv,  du  22  décembre  1631.> 


356  CINQ-MARS. 

CHAPITRE  XXII 

l'absence 


L'absence  cet  le  pljs  grernl  des  m.'<i:«. 
Non  pas  pour  vous,  cruelie! 

La  Fûmaine. 


Qui  do  nous  n'a  trouvé  du  charme  à  suivre  des  yeux 
les  nuages  du  ciel?  Qui  ne  leur  a  envié  la  liberté  de  leurs 
voyages  au  milieu  des  airs,  soit  lorsque,  roulés  en  masse 
par  les  vents  et  colorés  par  le  soleil,  ils  s'avancent  paisi- 
blement comme  une  flotte  de  sombres  navires  dont  la 
proue  serait  dorée  ;  soit  lorsque ,  parsemés  en  légers 
groupes,  ils  glissent  avec  vitesse,  sveltes  et  allongés 
comme  les  oiseaux  de  passage,  transparents  comme  de 
vastes  opales  détachées  du  trésor  des  cieux,  ou  bien 
éblouissants  de  blancheur  comme  les  neiges  des  monts 
que  les  vents  emportent  sur  leurs  ailes  ?  L'homme  est  un 
lent  voyageur  qui  envie  ces  passagers  rapides  ,  rapides 
moins  encore  que  son  imagination  ;  ils  ont  vu  pourtant, 
en  un  seul  jour,  tous  les  lieux  qu'il  aime  par  le  souvenir 
ou  l'espérance,  ceux  qui  furent  témoins  de  son  bonheur 
ou  de  ses  peines,  et  ces  pays  si  beaux  que  l'on  ne  con- 
naît pas,  et  où  l'on  croit  tout  rencontrer  à  la  fois.  Il  n'est 
l)as  un  endroit  de  la  terre,  sans  doute,  un  rocher  sau- 
vage, une  plaine  aride  où  nous  passons  avec  indifférence, 
qui  n'ait  été  consacré  dans  la  vie  d'un  homme  et  ne 
se  peigne  dans  ses  souvenirs  ;  car,  pareils  à  des  vais- 
seaux délabrés,  avant  de  trouver  l'infaillible  naufrage, 
nous  laissons  un  débris  de  nous-mêmes  sur  tous  les 
écueils. 

Où  vont-ils  les  nuages  bleus  et  sombres  de   cet  orage 


l'absengk.  357 

des  Pyrénées  ?  C'est  le  vent  d'Afrique  qui  les  pousse  devant 
lui  avec  une  haleine  enflammée  ;  ils  volent,  ils  roulent  sur 
eux-mêmes  en  grondant,  jettent  des  éclairs  devant  eux, 
comme  leurs  flambeaux,  et  laissent  pendre  à  leur  suite 
une  longue  traînée  de  pluie  comme  une  robe  vaporeuse. 
Dégagés  avec  efTorts  des  défilés  de  rochers  qui  avaient  un 
moment  arrêté  leur  course,  ils  arrosent,  dans  le  Béarn, 
le  pittoresque  patrimoine  de  Henri  IV  ;  en  Guienne,  les 
conquêtes  de  Charles  VII  ;  dans  la  Saintonge,  le  Poitou,  la 
Touraine,  celles  de  Charles  V  et  de  Philippe-Auguste,  et, 
se  ralentissant  enfin  au-dessus  du  vieux  domaine  de  Hugues 
Capet,  s'arrêtèrent  en  murmurant  sur  les  tours  de  Saint- 
Germain. 

—  Oii  !  madame,  disait  Marie  de  Mantoue  à  la  Reine, 
voyez-vous  quel  orage  vient  du  Midi  ? 

—  Vous  regardez  souvent  de  ce  côté,  ma  chère,  répondit 
Anne  d'Autriche,  appuyée  sur  le  balcon. 

—  C'est  le  côté  du  soleil,  madame. 

—  Et  des  tempêtes,  dit  la  Reine,  vous  le  voyez  ;  croyez- 
en  mon  amitié,  mon  enfant,  ces  nuages  ne  peuvent  avoir 
rien  vu  d'heureux  pour  vous.  J'aimerais  mieux  vous  voir 
tourner  les  yeux  vers  le  côté  de  la  Pologne.  Regardez  à  quel 
beau  peuple  vous  pourriez  commander. 

En  ce  moment,  pour  éviter  la  pluie  qui  commençait, 
le  prince  Palatin  passait  rapidement  sous  les  fenêtres 
de  la  Reine  avec  une  suite  nombreuse  de  jeunes  Polonais 
à  cheval  ;  leurs  vestes  turques,  couvertes  de  boutons  de 
diamants,  d'émeraudes  et  de  rubis,  leurs  manteaux  verts 
et  gris  de  lin,  les  liantes  plumes  de  leurs  chevaux  et  leur 
air  d'aventure  les  faisaient  briller  d'un  singulier  éclat 
auquel  la  cour  s'était  habituée  sans  peine.  Ils  s'arrêtèrent 
un  moment,  et  le  prince  salua  deux  fois,  pendant  que  le 
léger  animal  qu'il  montait  marchait  de  côté,  tournant 
toujours  le  front  vers  les  princesses  ;  se  cabrant  et  hen- 


358  CINQ-MARS. 

nissant,  il  agitait  les  crins  de  son  cou  et  semblait  saluer  en 
mettant  sa  têle  entre  ses  jambes  ;  toute  sa  suite  répéta 
cette  même  évolution  en  passant.  La  princesse  Marie  s'était 
d'abord  jetée  en  arrière,  de  peur  que  l'on  ne  distinguât 
les  larmes  de  ses  yeux  ;  mais  ce  spectacle  brillant  et  flat- 
teur la  fit  revenir  sur  le  balcon,  et  elle  ne  put  s'empêcher 
de  s'écrier  : 

—  Que  le  Palatin  monte  avec  grâce  ce  joli  cheval  !  Il 
semble  n'y  pas  songer. 

La  Reme  sourit  : 

—  Il  soîige  à  celle  qui  serait  sa  reine  demain  si  elle 
voulait  faire  un  signe  de  tête  et  laisser  tomber  sur  ce 
trône  un  regard  de  ses  grands  yeux  noirs  en  amande,  au 
lieu  d'accueillir  toujours  ces  pauvres  étrangers  avec  ce 
petit  air  boudeur,  et  en  faisant  la  moue  comme  à  présent. 

Anne  d'Autriche  donnait  en  parlant  un  petit  coup 
d'éventaU  sur  les  lèvres  de  Marie,  qui  ne  put  s'empêcher 
de  sourire  aussi;  mais  à  l'instant  elle  baissa  la  tête  en  se 
le  reprochant,  et  se  recueillit  pour  reprendre  sa  tristesse 
qui  commençait  à  lui  échapper.  Elle  eut  même  besoin  de 
contempler  encore  les  gros  nuages  qui  planaient  s;  »•  le 
château. 

—  Pauvre  enfant,  continua  la  Reine,  tu  fais  tout  ce  que 
tu  peux  pour  être  bien  fidèle  et  te  bien  maintenir  dans 
la  mélancolie  de  ton  roman  ;  tu  te  fais  mal  en  ne  dor- 
mant plus  pour  pleurer  et  en  cessant  de  manger  à  table  ; 
tu  passes  la  nuit  à  rêver  ou  à  écrire  ;  mais,  je  t'en  avertis, 
tu  ne  réussiras  à  rien,  si  ce  n'est  à  maigrir,  à  être  moins 
belle  et  à  n'être  pas  reine.  Ton  Cinq-Mars  est  un  petit  am- 
bitieux qui  s'est  perdu. 

Voyant  Marie  cacher  sa  tête  dans  son  mouchoir  pour 
pleurer  encore,  Anne  d'Autriche  rentra  un  moment  dans 
sa  chambre  en  la  laissant  au  balcon,  et  feignit  de  s'oc- 
cuper à  chercher  des  bijoux  dans  sa  toilette  ;  elle  revint 


l'absence.  359 

bientôt  lentemiBnt  et  gravement  se  remettre  à  la  fenêtre  ; 
Marie  était  plus  calme,  et  regardait  tristement  la  cam- 
pagne, les  collines  de  l'horizon,  et  l'orage  qui  s'étendait 
peu  à  pc!u. 
La  Reine  reprit  avec  un  ton  plus  grave  : 

—  Dieu  a  eu  plus  de  bonté  pour  vous  que  vos  impru- 
dences ne  le  méritaient  peut-être,  Marie;  il  vous  a  sauvée 
d'un  grand  péril  ;  vous  a^iez  voulu  faire  de  grands  sacri- 
fices, mais  heureusement  ils  ne  se  sont  pas  accomplis 
comme  vous  l'aviez  cru.  L'innocence  vous  a  sauvée  de 
l'amour;  vous  êtes  comme  une  personne  qui,  croyant  se 
donner  un  poison  mortel,  n'aurait  pris  qu'une  eau  pure  et 
sans  danger. 

—  Ilélas  !  madame,  que  voulez-vous  me  dire  ?  Ne  suis- 
je  pas  assez  malheureuse  ? 

—  Ne  m'interrompez  pas,  dit  la  Reine  ;  vous  allez  voir 
avec  d'autres  yeux  votre  position  présente.  Je  ne  veux 
point  vous  accuser  d'ingratitude  envers  le  Cardinal;  j'ai 
trop  de  raisons  de  ne  pas  l'aimer  !  j'ai  moi-même  vu 
naître  la  conjuration.  Cependant  vous  pourriez,  ma 
chère,  vous  rappeler  qu'il  fut  le  seul  en  France  à  vou- 
loir, contre  l'avis  de  la  Reine-mère  et  de  la  cour,  la 
guerre  du  duché  de  Mantoue,  qu'il  arracha  à  l'Empire  et 
à  l'Espagne  et  rendit  au  duc  de  Nevers  votre  père  ;  ici, 
dans  ce  château  même  de  Saint-Germain,  fut  signé  le  traité 
qui  renversait  le  duc  de  Guastalla  ^  Vous  étiez  bien 
jeune  alors...  On  a  dû  vous  l'apprendre  pourtant.  Voici 
toutefois  que,  par  amour  uniquement  (je  veux  le  croire 
comme  vous),  un  jeune  homme  de  \àngt-deux  ans  est  prêt 
\  le  faire  assassiner... 

—  Oh  !  madame,  il  en  est  incapable.  Je  vousjuro  qu'il 
l'a  refusé... 

Le  19  mai  1632. 


350  CINQ-MARS. 

—  Je  vous  ai  priée,  Marie,  de  ms  laisser  parler.  J?  sais 
qu'il  est  généreux  et  loyal;  je  veux  croire  que,  contre 
l'usage  de  notre  temps,  il  ait  assez  de  modération  pour 
ne  pas  aller  jusque-là,  et  le  tuer  froidement,  comme 
le  chevalier  de  Guise  a  tué  le  vieux  baron  de  Luz,  dans 
la  rue.  Mais  sera-t-il  le  maître  de  l'empêcher  s'il  le  fait 
prendre  à  force  ouverte?  C'est  ce  que  nous  ne  pou- 
vons savoir  plus  que  lui!  Dieu  seul  sait  l'avenir.  Du 
moins  est-il  sûr  que  pour  vous  il  l'attaque,  et,  pour  le 
renverser,  prépare  la  guerre  civile,  qui  éclate  peut-être 
à  l'heure  môme  où  nous  parlons,  une  guerre  sans  suc- 
cès !  De  quelque  manière  qu'elle  tourne,  il  ne  peut  réus- 
sir qu'à  faire  du  mal,  car  Monsieur  va  abandonner  la  con- 
juration. 

—  Quoi  !  madame... 

—  Écoutez-moi,  vous  dis-je,  j'en  suis  certaine,  je  n'ai 
pas  besoin  de  m'expliquer  davantage.  Que  fera  le  grand 
Écuyer?  Le  Roi,  il  l'a  bien  jugé,  est  allé  consulter  le 
Cardinal.  Le  consulter,  c'est  lui  céder  ;  mais  le  traité 
j'Espagne  a  été  signé  :  s'il  est  découvert,  que  fera  seul 
M.  de  Cinq-Mars  ?  Ne  tremblez  pas  ainsi,  nous  le  sauve- 
rons, nous  sauverons  ses  jours,  je  vous  le  promets;  il  en 
est  temps...  j'espère... 

—  .\h  !  madame  !  vous  espérez  !  je  suis  perdue  !  s'écria 
Marie  affaiblie  et  s'évanouissant  à  moitié. 

—  Asseyons-nous,  dit  la  Reine. 

Et,  se  plaçant  près  de  Marie,  à  l'entrée  de  la  chambre, 
ellle  poursuivit  : 

—  Sans  doute  Monsieur  traitera  pour  tous  les  conjurés 
vn  traitant  pour  lui,  mais  l'exil  se»"^  leur  moindre  peine, 
l'exil  perpétuel.  Voilà  donc  la  duchesse  de  Nevcrs  et  dj 
Mantoue,  la  princesse  Marie  de  Gonzague,  femme  de 
M.  Henry  d'Effiat,  marquis  de  Cinq-Mars,  exilé  ! 

—  Eh  bien,  madame  !  .ie  le  suivrai  dans  l'exil  :  c'es» 


l'absence.  361 

mon  devoir,  je  suis  sa  femme!...  s'écria  Marie  en  san- 
i^lotant  ;  je  voudrais  déjà  l'y  savoir  en  sûreté. 

—  Rêves  de  dix-huit  ans  !  dit  la  Reine  en  soutenant 
Marie.  Réveillez-vous,  enfant,  réveillez-vous,  il  le  faut  ; 
je  ne  veux  nier  aucuno  des  qualités  de  M.  de  Cinq-Mars. 
Il  a  un  grand  caractère,  un  esprit  vaste,  un  grand  cou- 
rage; mais  il  ne  peut  plus  être  rien  pour  vous,  et  lieu- 
reusement  vous  n'êtes  ni  sa  femme  ni  même  sa  fiancée. 

—  Je  suis  à  lui,  madame,  à  lui  seul... 

—  Mais  sans  bénédiction,  reprit  Anne  d'Autriche,  sans 
mariage  enfin  :  aucun  prêtre  ne  l'eût  osé  ;  le  vôtre  même 
ne  l'a  pas  fait,  et  me  l'a  dit.  Taisez-vous,  ajouta-t-elle  en 
posant  ses  deux  belles  mains  sur  la  bouche  de  Marie, 
taisez-vous  !  Vous  allez  me  dire  que  Dieu  a  entendu 
vos  serments,  que  vous  ne  pouvez  vivre  sans  lui,  que 
vos  destinées  sont  inséparables,  que  la  mort  seule  peut 
briser  votre  union  :  propos  de  votre  âge,  délicieuses  chi- 
mères d'un  moment  dont  vous  sourirez  un  jour,  heu- 
reuse de  ne  pas  avoir  à  les  pleurer  toute  votre  vie.  De 
toutes  ces  jeunes  femmes  si  brillantes  que  vous  voyez  au- 
tour de  moi,  à  la  cour,  il  n'en  est  pas  une  qui  n'ait  eu, 
à  votre  âge,  quelque  beau  songe  d'amour  comme  le 
vôtre,  qui  n'ait  formé  de  ces  Uens  que  l'on  croit  indisso- 
lubles, et  n'ait  fait  en  secret  d'éternels  serments.  Eh 
bien,  ces  songes  sont  évanouis,  ces  nœuds  rompus,  ces 
serments  oubliés  ;  et  pourtant  vous  les  voyez  femmes  et 
mères  heureuses,  entourées  des  honneur-s  da  leur  rang  ; 
elles  viennent  rire  et  danser  tous  les  soirs...  Je  devine 
encore  ce  que  vous  voulez  me  dire...  Elles  n'aimaient 
pas  autant  que  vous,  n'est-ce  pas  ?  Eh  bien,  vous  vous 
trompez,  ma  chère  enfant  ;  elles  aimaient  autant  et  ne 
pleuraient  pas  moins.  Mais  c'est  ici  que  je  dois  vous  ap- 
prendre à  connaître  ce  grand  mystère  qui  fait  votre  déses- 
poir, parce  que  vous  ignorez  le  mal  qui  vous  dévore, 

21 


362  CINQ-MARS. 

Notre  existence  esi  double,  mon  amie  :  notre  vie  mié- 
rieure,  celle  de  nos  sentiments,  nous  travaille  avec  "vio- 
lence, tandis  que  la  vie  extérieure  nous  domine  malgré 
nous.  On  n'est  jamais  indépandante  des  hommes,  et 
surtout  dans  une  condition  élevée.  Seule,  on  se  croit 
maîtresse  de  sa  destinée  ;  mais  la  vue  de  trois  personnes 
qui  surviennent  nous  rend  toutes  nos  chaînes  en  nous 
rappelant  notre  rang  et  notre  entourage.  Que  dis-je? 
soyez  enfermée  et  livrée  à  tout  ce  que  les  passions  vous 
feront  naître  de  résolutions  courageuses  et  extraordi- 
naires, vous  suggéreront  de  sacrifices  merveilleux  ,  il 
suffira  d'un  laquais  qui  viendra  vous  demander  vos 
ordres  pour  rompre  le  charme  et  vous  rappeler  votre 
existence  réelle.  C'est  ce  combat  entre  vos  projets  et 
votre  position  qui  vous  tue  ;  vous  vous  en  voulez  intérieu- 
rement, vous  vous  faites  d'amers  reproches. 

Marie  détourna  la  tête. 

—  Oui,  vous  vous  croyez  bien  criminelle.  Pardonnez- 
vous,  Marie  :  tous  les  hommes  sont  des  êtres  tellement 
relatifs  et  dépendants  les  uns  des  autres,  que  je  ne  sais 
si  les  grandes  retraites  du  monde,  que  nous  voyons  quel- 
quefois, ne  sont  pas  faites  pour  le  monde  même  :  le  déses- 
poir a  sa  recherche  et  la  sohtude  sa  coquetterie.  On  pré- 
tend que  les  plus  sombres  ermites  n'ont  pu  se  retenir 
de  s'informer  de  ce  qu'on  disait  d'eux.  Ce  besoin  de 
l'opinion  générale  est  un  bien,  en  ce  qu'il  combat 
[)resque  toujours  victorieusement  ce'  qu'il  y  a  de  déréglé 
dans  notre  imagination,  et  vient  à  l'aide  des  devoirs  que 
l'on  oubUe  trop  aisément.  On  éprouve,  vous  le  sentirez, 
j'espère,  en  reprenant  son  sort  tel  qu'il  doit  être,  après 
le  sacrifice  de  ce  qui  détournait  de  la  raison,  la  satisfac- 
tion d'un  exilé  qui  rentre  dans  sa  famille,  d'un  malade 
qui  revoit  le  jour  et  le  soleil  après  une  nuit  troublée  par 
!e  cauchemar.  C'est  ce  sentiment  d'un  être  revenu,  pour 


l'absence.  363 

ainsi  dire,  à  son  état  naturel,  qui  donne  le  calme  que 
vous  voyez  dans  bien  des  yeux  qui  ont  eu  leurs  larmes 
aussi;  car  il  est  peu  de  femmes  qui  n'aient  connu  les 
vôtres.  Vous  vous  trouveriez  parjure  en  renonçant  à 
Cinq-Mars  ?  Mais  rien  ne  vous  lie  ;  vous  vous  êtes  plus 
qu'acquittée  envers  lui  en  refusant,  durant  plus  de  deux 
années,  les  mains  royales  qui  vous  étaient  présentées. 
Kh  !  qu'a-t-iî  fait,  après  tout,  cet  amant  si  passionné  !  11 
s'est  élevé  pour  vous  atteindre  ;  mais  l'ambition ,  qui 
vous  semble  ici  avoir  aidé  l'amour ,  ne  pourrait-elle  pas 
s'être  aidée  de  lui?  Ce  jeune  homme  me  semble  être 
bien  profond,  bien  calme  dans  ses  ruses  politiques,  bien 
indépendant  dans  ses  vastes  résolutions,  dans  ses  mons- 
trueuses entreprises,  pour  que  je  le  croie  uniquement 
occupé  de  sa  tendresse.  Si  vous  n'aviez  été  qu'un  moyen 
au  lieu  d'un  but,  que  diriez- vous  ? 

—  Je  l'aimerais  encore ,  répondit  Marie.  Tant  qu'il 
vivra,  je  lui  appartiendrai,  Madame. 

—  Mais  tant  que  je  vivrai,  moi ,  dit  la  Reine  avec  fer- 
meté, je  m'y  opposerai. 

A  ces  derniers  mots,  la  pluie  et  la  grêle  tombèrent  sur 
le  balcon  avec  violence  ;  la  Reine  en  profita  pour  quitter 
brusquement  la  porte  et  rentrer  dans  les  appartements, 
où  la  duchesse  de  Chevreuse,  Mazarin,  M°"  de  Guémenée 
et  le  prince  Palatin  attendaient  depuis  un  moment.  La 
Reine  marcha  au-devant  d'eux.  Marie  se  plaça  dans 
l'ombre  près  d'un  rideau,  afm  qu'on  ne  vît  pas  la  rougeur 
de  ses  yeux.  Elle  ne  voulut  point  d'abord  se  mêler  à  la 
conversation  trop  enjouée  ;  cependant  quelques  mots  atti- 
rèrent son  attention.  La  Reine  montrait  à  la  princesse  de 
Guémenée  des  diamants  qu'elle  venait  de  recevoir  de  Paris. 

—  Quant  à  cette  couronne,  elle  ne  m'appartient  pas, 
le  Roi  a  voulu  la  faire  préparer  pour  la  future  Reine  de 
Pologne  ;  on  ne  sait  (lui  ce  sera. 


364  GINQ-MARS. 

Puis,  se  tournant  vers  le  prince  Palatin  ■ 

—  Nous  vous  avons  vu  passer,  prince;  chez  qui  d'ioc 
alliez-vous  ? 

—  Chez  M"^  la  duchesse  de  Rohan,  répondit  le  Polonais. 

L'insinuant  Mazarin,  qui  proûtait  de  tout  pour  cher- 
cher à  deviner  les  secrets  et  à  se  rendre  nécessaire  par 
des  confidences  arrachées,  dit  en  s'approchant  de  la 
Reine. 

—  Cela  vient  à  propos  quand  nous  parlions  de  la  cou- 
ronne de  Pologne. 

Marie,  qui  écoulait,  ne  put  soutenir  ce  mot  devant 
elle,  et  dit  à  M"*  de  Guémenée,  qui  était  à  ses  côtés  : 

—  Est-ce  que  M.  de  Chabot  est  roi  de  Pologne! 

La  Reine  entendit  ce  mot,  et  se  réjouit  de  ce  léger 
mouvement  d'orgueil.  Pour  en  développer  le  germe,  elle 
affecta  une  attention  approbative  pour  la  conversation 
qui  suivit  et  qu'elle  encourageait. 

La  princesse  de  Guémenée  se  récriait  : 

—  Conçoit-on  un  semblable  mariage  ?  on  ne  peut  le 
lui  ôler  de  la  tête.  Enfin,  cette  même  M"^  de  Rohan,  que 
nous  vîmes  toutes  si  fière,  après  avoir  refusé  le  comte  de 
Soissons,  le  duc  de  Weymar  et  le  duc  de  Nemours, 
n'épouser  qu'un  gentilhomme  !  cela  fait  pitié,  en  vérité  ! 
Où  allons-nous?  on  ne  sait  ce  que  cela  deviendra. 

Mazarin  ajoutait  d'un  ton  équivoque  : 

—  Eh  quoi!  est-ce  bien  vrai?  aimer!  à  la  cour  !  un 
amour  véritable,  profond!  cela  peut-il  se  croire? 

Pendant  ceci,  la  Reine  continuait  à  fermer  et  rou- 
vrir, en  jouant,  la  nouvelle  couronne. 

—  Les  diamants  ne  vont  bien  qu'aux  cheveux  noirs, 
dit-elle;  voyons,  donnez  votre  front,  Marie... 

Mais  elle  va  à  ravir,  continua-t-elle. 

—  On  la  croirait  faite  pour  madame  la  princesse,  dit 
]*' Cardinal. 


LE    TRAVAIL  365 

—  Je  donnerais  tout  mon  sang  pour  qu'elle  demeurât 
sur  ce  front,  dit  le  prince  Palatin. 

Marie  laissa  voir,  à  travers  les  larmes  qu'elle  avait  en- 
core sur  les  joues,  un  sourire  enfantin  et  involontaire, 
comme  un  rayon  de  soleil  à  travers  la  pluie  ;  puis,  tout 
à  coup,  devenant  d'une  excessive  rougeur,  elle  se  sauva 
en  courant  dans  les  appartements. 

On  riait.  La  Reine  la  suivit  des  yeux,  sourit,  donna  sa 
main  à  baiser  à  l'ambassadeur  polonais,  et  se  retira  pour 
écrire  une  lettre. 


CHAPITRE    XXIV 

LE    TRAVAIL 

Peu  d'espérance  doiuent  avoir  les   pau\re3  et 
iiiemies  gens  au  fait  de  ce  monde,   puisque  si 
grand  Roj  a  tant  souffert  et  tant  trauaiUé 
Philippe  de  CoMI^Es. 

Un  soir,  devant  Perpignan,  il  se  passa  une  chose  inac- 
coutumée. Il  était  dk  heures,  et  tout  dormait.  Les  opé- 
rations lentes  et  presque  suspendues  du  siège  avaient 
engourdi  le  camp  et  la  ville.  Chez  les  Espagnols  on  s'oc- 
cupait peu  des  Français,  toutes  les  communications  étant 
libres  vers  la  Catalogne,  comme  en  temps  de  paix  ;  et 
dans  l'armée  française  tous  les  esprits  étaient  travaillés 
par  cette  secrète  inquiétude  qui  annonce  les  grands  évé- 
nements. Cependant  tout  était  calme  en  apparence  ;  on 
n'entendait  que  le  bruit  des  pas  mesurés  des  sentinelles. 
On  ne  voyait,  dans  la  nuit  sombre,  que  la  petite  lumière 
rouge  de  la  mèche  toujours  fumante  de  leurs  fusils, 
lorsque  tout  à  coup   les  trompettes  des   Mousquetaires, 


366  CINQ-MARS. 

des  Chevau -légers  et  des  Gens  d'armes  sonnèrent  presque 
en  même  temps  le  boute-selle  et  à  cheval.  Tous  les  fac- 
tionnaires crièrent  aux  armes,  et  on  vit  les  sergents  de 
bataille,  portant  des  flambeaux,  aller  de  tente  en  tente, 
une  longue  pique  à  la  main,  pour  réveiller  les  soldat», 
les  ranger  en  ligne  et  les  compter.  De  longs  pelotons 
marchaient  dans  un  sombre  silence,  circulaient  dans  les 
rues  du  camp  et  venaient  prendre  leur  place  de  bataille  ; 
on  entendait  le  choc  des  bottes  pesantes  et  le  bruit  du 
trot  des  escadrons,  annonçant  que  la  cavalerie  faisait  les 
mêmes  dispositions.  Après  une  demi-heure  de  mouve- 
ments, les  bruit  cessèrent,  les  flambeaux  s'éteignirent 
et  tout  rentra  dans  le  calme;  seulement  l'armée  était  de- 
bout. 

Des  flambeaux  intérieurs  faisaient  briller  comme  une 
étoile  l'une  des  dernières  tentes  du  camp  ;  on  distinguait, 
en  approchant,  cette  petite  pyramide  blanche  et  transpa- 
rente ;  sur  sa  toile  se  dessinaient  deux  ombres  qui  allaient 
et  venaient.  Dehors  plusieurs  hommes  à  cheval  atten- 
daient ;  dedans  étaient  de  Thou  et  Cinq-Mars. 

A  voir  ainsi  levé  et  armé  à  cette  heure  le  pieux  et  sage 
de  Thou,  on  l'aurait  pris  pour  un  des  chefs  de  la  révolte. 
Mais  en  examinant  de  plus  près  sa  contenance  sévère  et 
ses  regards  mornes,  on  aurait  compris  bientôt  qu'il  la 
blâmait  et  s'y  laissait  conduire  et  compromettre  par  une 
résolution  extraordinaire  qui  l'aidait  à  surmonter  l'hor- 
reur qu'il  avait  de  l'entreprise  en  elle-même.  Depuis  le 
jour  où  Henry  d'Effiat  lui  avait  ouvert  son  cœur  et  confié 
tout  son  secret,  il  avait  vu  clairement  que  toute  remon- 
trance était  inutile  auprès  d'un  jeune  homme  aussi  for- 
tement résolu.  Il  avait  même  compris  plus  que  M.  de 
Cinq-Mars  ne  lui  avait  dit,  il  avait  vu  dans  l'union 
secrète  de  son  ami  avec  la  princesse  Marie  un  de  ces 
liens  d'amour  dont  les  fautes  mysté^-ieuses  et  fréquentes. 


LE    TRAVAIL.  367 

lés  abandons  voluptueux  et  involontaires ,  ne  peuvent 
être  trop  tôt  épurés  par  les  publiques  bénédictions.  Il 
avait  compris  ce  supplice  impossible  à  supporter  plus 
longtemps  d'un  amant,  maître  adoré  de  cette  jeune  per- 
sonne, et  qui  chaque  jour  était  condamné  à  paraître  de- 
vant elle  en  étranger  et  à  recevoir  les  confidences  poli- 
tiques des  mariages  que  l'on  préparait  pour  elle.  Le  jour 
où  il  avait  reçu  son  entière  confession,  il  avait  tout  tenté 
pour  empêcher  Cinq-Mars  d'aller  dans  ses  projets  jus- 
qu'à l'alliance  étrangère.  Il  avait  évoqué  les  plus  graves 
souvenirs  et  les  meilleurs  sentiments,  sans  autre  résultat 
que  de  rendre  plus  rude  vis-à-vis  de  lui  la  résolution 
invincible  de  son  ami.  Cinq-Mars,  on  s'en  souvient,  lui 
avait  dit  durement  :  Eh!  vous  ai-je  prié  de  pre7idre  pari 
à  la  conjuration  ?  et  lui,  il  n'avait  voulu  promettre  que 
de  ne  pas  le  dénoncer,  et  il  avait  rassemblé  toutes  ses 
forces  contre  l'amitié  pour  dire  :  N'attendez  rien  de  plus 
de  ma  part  si  vous  signez  ce  traité.  Cependant  Cinq-Mars 
avait  signé  le  traité ,  et  de  Thou  était  encore  là,  près  de 
lui. 

L'habitude  de  discuter  familièrement  les  projets  de 
son  ami  les  lui  avait  peut-être  rendus  moins  odieux  ;  son 
mépris  pour  les  vices  du  Cardinal-Duc,  son  indignation 
de  l'asservissement  des  Parlements ,  auxquels  tenait  sa 
famille,  et  de  la  corruption  de  la  justice  ;  les  noms  puis- 
sants et  surtout  les  nobles  caractères  des  personnages 
qui  dirigeaient  l'entreprise,  tout  avait  contribué  à  adou- 
cir sa  première  et  douloureuse  impression.  Ayant  une 
fois  promis  le  secret  à  M.  de  Cinq-Mars,  il  se  considérait 
comme  pouvant  accepter  en  détail  toutes  les  confidences 
secondaires  ;  et,  depuis  l'événement  fortuit  qui  l'avait 
compromis  chez  Marion  de  Lorme  parmi  les  conjurés,  il 
se  regardait  comme  lié  par  l'honneur  avec  eux,  et  en- 
gagé à  un  silence  inviolable  Depuis  ce  temps  il  avait  vu 


368  CINQ-MARS. 

Monsieur,  le  duc  de  Bouillon  et  Fontrailles  ;  ils  s'étaient 
accoutumés  à  parler  devant  lui  sans  crainte,  et  lui  à  les 
entendre  sans  colère.  A  présent  les  dangers  de  son  ami 
l'entraînaient  dans  leur  tourbillon  comme  un  aimant 
invincible.  Il  souffrait  dans  sa  conscience;  mais  il  suivait 
Cinq-Mars  partout  où  il  allait,  sans  vouloir,  par  délicatesse 
excessive,  hasarder  désormais  une  seule  réflexion  qui  eût 
pu  ressembler  à  une  crainte  personnelle.  11  avait  donné  sa 
vie  tacitement,  et  eût  jugé  indigne  de  tous  deux  de  faire 
signe  de  h  vouloir  reprendre. 

Le  grand  Écuyer  était  couvert  de  sa  cuirasse,  armé,  et 
chaussé  de  larges  bottes.  Un  énorme  pistolet  était  posé  sur 
sa  table,  entre  deux  flambeaux,  avec  sa  mèche  allumée  ; 
une  montre  pesante  dans  sa  boîte  de  cuivre  devant  le  pis- 
tolet. De  Thou,  couvert  d'un  manteau  noir,  se  tenait  im- 
mobile, les  bras  croisés  ;  Cinq-Mars  se  promenait  les  bras 
derrière  le  dos,  regardant  de  temps  à  autre  l'aiguille  trop 
lente  à  son  gré  ;  il  entr'ouvrit  sa  tente  et  regarda  le  ciel, 
puis  revint  : 

—  Je  ne  vois  pas  mon  étoile  en  haut,  dit-il,  mais  n'im- 
porte !  elle  est  là,  dans  mon  cœur. 

—  Le  temps  est  sombre,  dit  de  Thou. 

—  Dites  que  le  temps  s'avance.  Il  marche,  mon  ami,  il 
marche  ;  encore  vingt  minutes,  et  tout  sera  fait.  L'armée 
attend  le  coup  de  pistolet  pour  commencer. 

De  Thou  tenait  à  la  main  un  crucifix  d'ivoire,  et  portait 
ses  regards  tantôt  sur  la  croix,  tantôt  au  ciel. 

—  Voici  l'heure,  disait-il,  d'accomplir  le  sacrifice  ;  je  ne 
me  repens  pas,  mais  que  la  coupe  du  péché  a  d'amertume 
pour  mes  lèvres  !  J'avais  voué  mes  jours  à  l'innocence  et 
aux  travaux  de  l'esprit,  et  me  voici  prêt  à  commettre  le 
crime  et  à  saisir  l'épée. 

Mais,  prenant  avec  force  la  main  de  Cinq-Mars  : 

—  C'est  pour  vous,  c'est  pour  vous,  ajouta-t-il  avec 


LE    TRAVAIL.  369 

l'élan  d'un  cœur  aveuglément  dévoué  ;  je  m'applaudis 
de  mes  erreurs  si  elles  tournent  à  votre  gloire,  je  ne  vois 
que  votre  bonheur  dans  ma  faute.  Pardonnez  -  moi  un 
moment  de  retour  vers  les  idées  habituelles  de  toute  ma 
vie. 

Cinq-Mars  le  regardait  fixement,  et  une  larme  coulait 
lentement  sur  sa  joue. 

—  Vertueux  ami,  dit-il,  puisse  votre  faute  ne  retomber 
que  sur  ma  tête  !  Mais  espérons  que  Dieu,  qui  pardonne  à 
ceux  qui  aiment,  sera  pour  nous  ;  car  nous  sommes  cri- 
minels :  moi  par  amour,  et  vous  par  amitié. 

Mais  tout  à  coup,  regardant  la  montre,  il  prit  le  long 
pistolet  dans  ses  mains,  et  considéra  la  mèche  fumante 
d'un  air  farouche.  Ses  longs  cheveux  tombaient  sur  son 
visage  comme  la  crinière  d'un  jeune  lion. 

—  Ne  te  consume  pas,  s'écria-t-il,  brûle  lentement!  Tu 
vas  allumer  un  incendie  que  toutes  les  vagues  de  l'Oféan 
ne  sauraient  éteindre;  la  tlamme  va  bientôt  éclairer  la 
moitié  d'un  monde,  et  il  se  peut  qu'on  aille  jusqu'au  bois 
des  trônes.  Brûle  lentement,  flamme  précieuse,  les  vents 
qui  t'agiteront  sont  violents  et  redoutables  :  l'amour  et  la 
haine.  Conserve-toi,  ton  explosion  va  retentir  au  loin,  et 
trouvera  des  échos  dans  la  chaumière  du  pauvre  et  dans 
le  palais  du  roi.  Brûle,  brûle,  flamme  chétive,  tu  es  pour 
moi  le  sceptre  et  la  foudre. 

De  Thou,  tenant  toujours  la  petite  croix  d'ivoire,  disait 
à  voix  basse  : 

—  Seigneur,  pardonnez-nous  le  sang  qui  sera  versé  ; 
nous  combattrons  le  méchant  et  l'impie  ! 

Puis,  élevant  la  voix  : 

—  Mon  ami,  la  cause  de  la  vertu  triomphera,  dit-il, 
elle  triomphera  seule.  C'est  Dieu  qui  a  permis  que  le 
traité  coupable  ne  nous  parvînt  pas  :  ce  qui  faisait  le  crime 
est  anéanti,  sans  doute;  nous  combattrons  sans  l'étranger, 


370  CINQ-MARS. 

et  peut  -  être  même    ne  combattrons  -  nous    pas  ;  Dieu 
changera  le  cœur  du  roi. 

—  Voici  l'heure,  voici,  l'heure  !  dit  Cinq-Mars  les  yeux 
attachés  sur  la  montre  avec  une  sorte  de  rage  joyeuse  : 
encore  quelques  minutes,  et  les  Cardinalistes  du  camp  se- 
ront écrasés  ;  nous  marcherons  sur  Narbonne,  il  est  là... 
Donnez  ce  pistolet. 

A  ces  mots,  il  ouvrit  brusquement  sa  tente  et  prit  la 
mèche  du  pistolet. 

—  Courrier  de  Paris  !  courrier  de  la  cour  !  cria  une  voix 
au  dehors. 

Et  un  homme  couvert  de  sueur,  haletant  de  fatigue,  se 
jeta  en  bas  de  son  cheval,  entra,  et  remit  une  petite  lettre 
à  Cinq-Mars. 

—  De  la  Reine,  Monseigneur,  dit-il. 
Cinq-Mars  pâlit,  et  lut  : 

«  Monsieur  le  marquis  de  Cinq-Mars, 

«  Je  vous  fais  cette  lettre  pour  vous  conjurer  et  prier 
de  rendre  à  ses  devoirs  notre  bien-aimée  fille  adoptive 
et  amie,  la  princesse  Marie  de  Gonzague,  que  votre  affec- 
tion détourne  seule  du  royaume  de  Pologne  à  elle  offert. 
J'ai  sondé  son  âme  ;  elle  est  bien  jeune  encore,  eifai  lieu 
de  croire  qu'elle  accepterait  la  couronne  avec  moins  d'ef- 
forts et  de  douleur  que  vous  ne  le  pensez  peut-être. 

<(  C'est  pour  elle  que  vous  avez  entrepris  une  guerre 
qui  va  mettre  à  feu  et  à  sang  mon  beau  et  cher  pays  de 
France  ;  je  vous  conjure  et  supplie  d'agir  en  gentil- 
homme, et  de  délier  noblement  la  duchesse  de  Mantoue 
des  promesses  qu'elle  aura  pu  vous  faire.  Rendez  ainsi  le 
repos  à  son  âme  et  la  paix  à  notre  cher  pays. 

€  La  reine,  qui  se  ictte  à  vos  pieds,  s'il  le  faut. 

€  Anne.  » 


LE    TRAVAIL.  371 

Cinq- Mars  remit  avec  calme  le  pistolet  sur  la  table  ;  son 
premier  mouvement  avait  fait  tourner  le  canon  contre  lui- 
même  !  cependant  il  le  remit,  et,  saisissant  vite  un  crayon, 
écrivit  sur  le  revers  de  la  même  lettre  : 

«  Madame, 

«  Marie  de  Gonzague  étant  ma  femme,  ne  peut  être 
reine  de  Pologne  qu'après  ma  mort  ;  je  meurs. 

«  Cinq-Mars.  » 

Et  comme  s'il  n'eût  pas  voulu  se  donner  un  instant  da 
réflexion,  la  mettant  de  force  dans  la  main  du  courrier: 

—  A  cheval  !  à  cheval  !  lui  dit-il  d'un  ton  furieux  :  si  tu 
demeures  un  instant  de  plus,  tu  es  mort. 

Il  le  vit  partir  et  rentra. 

Seul  avec  son  ami,  il  resta  un  instant  debout  mais  pâle, 
mais  l'œil  fixe  et  regardant  la  terre  comme  un  insensé.  II 
se  sentit  chanceler. 

—  De  Thou  !  s'écria-t-il. 

—  Que  voulez-vous,  ami,  cher  ami  ?  je  suis  près  de 
vous.  Vous  venez  d'être  grand,  bien  grand  !  sublime  ! 

—  De  Thou  !  cria-l-il  encore  d'une  voix  étouffée. 

Et  il  tomba  la  face  contre  terre,  comme  tombe  un  ar- 
bre déraciné. 

Les  vastes  tempêtes  prennent  différents  aspects,  selon 
les  climats  où  elles  passent  ;  celles  qui  avaient  une  éten- 
due terrible  dans  les  pays  du  nord  se  rassemblent,  dit- 
on,  en  un  seul  nuage  sous  la  zone  torride,  d'autant  plus 
redoutables  qu'elles  laissent  à  l'horizon  toute  sa  pureté, 
et  que  les  vagues  en  fureur  réfléchissent  encore  l'azur 
du  ciel  en  se  teignant  du  sang  de  l'homme.  Il  en  est  de 
même  des  grandes  passions  :  eUes  prennent  d'étranges 
aspects,  selon  nos  caractères  ;  mais  qu'elles  sont  terribles 


372  CINQ-MARS. 

dans  les  cœurs  vigoureux  qui  ont  conservé  leur  force  sous 
le  voile  des  formes  sociales  !  Quand  la  jeunesse  et  le  déses- 
poir viennent  à  se  réunir,  on  ne  peut  dire  à  quelles  fureurs 
ils  se  porteront,  ou  quelle  sera  leur  résignation  subite  ; 
on  ne  sait  si  le  volcan  va  faire  éclater  la  montagne,  ou 
s'il  s'éteindra  tout  à  coup  dans  ses  entrailles. 

De  Thou  épouvanté  releva  son  ami,  le  sang  ruisselait 
par  ses  narines  et  ses  oreilles  ;  il  l'aurait  cru  mort  si  des 
torrents  de  larmes  n'eussent  coulé  de  ses  yeux  ;  c'était 
le  seul  signe  de  sa  vie  :  mais  tout  à  coup  il  rouvrit  ses 
paupières,  regarda  autour  de  lui,  et,  avec  une  force  de  tète 
extraordinaire,  reprit  toutes  ses  pensées  et  la  puissance 
de  sa  volonté. 

—  Je  suis  en  présence  des  hommes,  dit-il,  il  faut  en 
finir  avec  eux.  Mon  ami,  il  est  onze  heures  et  demie  ; 
l'heure  du  signal  est  passée  ;  donnez  pour  moi  l'ordre  de 
rentrer  dans  les  quartiers  ;  c'était  une  fausse  alerte  que 
j'expliquerai  ce  soir  même. 

De  Thou  avait  déjà  senti  l'importance  de  cet  ordre:  il 
sortit  et  revint  sur-le-champ;  il  retrouva  Cinq-Mars  assis 
calme,  et  cherchant  à  faire  disparaître  le  sang  de  son  vi- 
sage. 

—  De  Thou,  dit-il  en  le  regardant  fixement,  retirez- 
vous,  vous  me  gênez. 

—  Je  ne  vous  quitte  pas,  répondit  celui-ci. 

—  Fuyez,  vous  dis-je,  les  Pyrénées  ne  sont  pas  loin. 
Je  ne  sais  plus  parler  longtemps,  même  pour  vous  ;  mais 
si  vous  restez  avec  moi  vous  mourrez,  je  vous  en  avertis. 

—  Je  reste,  dit  encore  de  Thou. 

—  Que  Dieu  vous  préserve  donc  !  reprit  Cinq-Mars, 
car  je  n'y  pourrai  rien,  ce  moment  passé.  Je  vous  laisse 
ici.  Appelez  Fontrailles  et  tous  les  conjurés,  distribuez- 
leur  ces  passe-ports,  qu'ils  s'enfuient  sur-le-champ  ;  di- 
tes-leur que  tout  est  manqué  et  que  je  les  remercie,  l'oui 


LE    TRAVAIL.  373 

70US,  encore  une  fois,  parlez  avec  eux,  je  vous  le  ae- 
mande;  mais,  quoi  que  vous  fassiez,  sur  votre  vie,  ne  me 
suivez  pas.  Je  vous  jure  de  ne  point  me  frapper  moi- 
même. 

A  ces  mots,  serrant  la  main  de  son  ami  sans  le  regar- 
der, il  s'élança  brusquement  hors  de  sa  tente. 

Cependant  à  quelques  lieues  de  là  se  tenaient  d'autres 
discours.  ANarbonne,  dans  le  même  cabinet  oii  nous  vîmes 
autrefois  Richelieu  régler  avec  Joseph  les  intérêts  de  l'État, 
étaient  encore  assis  ces  deux  hommes,  à  peu  près  les 
mêmes;  le  ministre,  cependant,  fort  vieilli  par  trois  ans 
de  souffrances,  et  le  capucin  aussi  effrayé  du  résultat  de 
ses  voyages  que  son  maître  était  tranquille. 

Le  Cardinal,  assis  dans  sa  chaise  longue  et  les  jambes 
liées  et  entourées  d'étoffes  chaudes  et  fourrées,  tenait 
sur  ses  genoux  trois  jeunes  chats  qui  se  roulaient  et  se 
culbutaient  sur  sa  robe  rouge  ;  de  temps  en  temps  il  en 
prenait  un,  et  le  plaçait  sur  les  autres  pour  perpétuerleurs 
jeux  ;  il  riait  en  les  regardant  ;  sur  ses  pieds  était  couchée 
leur  mère,  comme  un  énorme  manchon  et  une  fourrure 
vivante. 

Joseph,  assis  près  de  lui,  renouvelait  le  récit  de  tout  ce 
qu'il  avait  entendu  dans  le  confessionnal;  pàhssant  encore 
du  danger  qu'il  avait  couru  d'être  découvert  ou  tué  par 
Jacques,  il  finit  par  ces  paroles  : 

—  Enfin,  monseigneur,  je  ne  puis  m'empêcher  d'être 
troublé  jusqu'au  fond  du  cœur  lorsque  je  me  rappelle  les 
périls  qui  menaçaient  et  menacent  encore  Votre  Émi- 
nence.  Des  spadassins  s'offraient  pour  vous  poignarder  • 
je  vois  en  France  toute  la  cour  soulevée  contre  vous,  la 
moitié  de  l'armée,  et  deux  pro\inces  ;  à  l'étranger,  l'Es- 
pagne et  l'Autriche  prêies  à  fournir  des  troupes  ;  partout 
des  pièges  ou  des  combats ,  des  poignards  ou  des  ca- 
nons!... 


374  CINQ-MARS. 

Le  Cardinal  bâilla  trois  fois  sans  cesser  son  jeu,  et  dit  : 

—  C'est  un  bien  joli  animal  qu'un  chat  !  c'est  un  tigre 
de  salon  :  quelle  souplesse  !  quelle  finesse  extraordinaire  ! 
Voyez  ce  petit  jaune  qui  fait  semblant  de  dormir  pour  que 
l'autre  rayé  ne  prenne  pas  garde  à  lui,  et  tombe  sur  son 
frère  ;  et  celui-là,  comme  il  le  déchire  !  voyez  comme  il 
lui  enfonce  ses  griffes  dans  le  côté  !  11  le  tuerait,  je  crois, 
il  le  mangerait,  s'il  était  plus  fort  !  C'est  très-plaisant  ! 
quels  jolis  animaux. 

Il  toussa,  éternua  assez  longtemps,  puis  reprit  : 

—  Messire  Joseph,  je  vous  ai  fait  dire  de  ne  me  parler 
d'affaires  qu'après  mon  souper  ;  j'ai  faim  maintenant,  et  ce 
n'est  pas  mon  heure  ;  mon  médecin  Chicot  m'a  re- 
commandé la  régularité,  et  j'ai  ma  douleur  au  côté.  Voici 
quelle  sera  ma  soirée,  ajouta-t-il  en  regardant  l'horloge  : 
à  neuf  heures,  nous  réglerons  les  affaires  de  M.  le  Grand  ; 
à  dix,  je  me  ferai  porter  autour  du  jardin  pour  prendre 
l'air  au  clair  de  la  lune  ;  ensuite  je  dormirai  une  heure  ou 
deux;  à  minuit,  le  Roi  viendra,  et  à  quatre  heures  vous 
pourrez  repasser  pour  prendre  les  divers  ordres  d'arres- 
tations, condamnations  ou  autres  que  j'aurai  à  vous 
donner  pour  les  provinces,  Paris  ou  les  armées  de  Sa 
Majesté. 

Richelieu  dit  tout  ceci  avec  le  même  son  de  voix  et  une 
prononciation  uniforme,  altérée  seulement  par  l'af- 
faiblissement de  sa  poitrine  et  la  perte  de  plusieurs 
dents. 

11  était  sept  heures  du  soir  ;  le  capucin  se  retira.  Le 
Cardinal  soupa  avec  la  plus  grande  tranquillité,  et  quand 
l'horloge  frappa  huit  heures  et  demie,  il  fit  appeler  Joseph, 
et  lui  dit  lorsqu'il  fut  assis  près  de  la  table  : 

—  Voilà  donc  tout  ce  qu'ils  ont  pu  faire  contre  moi 
pendant  plus  de  deux  années  !  Ce  sont  de  pauvres  gens, 
en  vérité  I   Le  duc  de  Bouillon  même,   que  je  croyais 


LE    TRAVAIL.  375 

assez  capable,  se  perd  tout  a  fait  dans  mon  esprit  pai  ce 
irait  ;  je  l'ai  suivi  des  yeux,  et,  je  te  le  demande,  a-t-il 
fait  un  pas  digne  d'un  véritable  homme  d'État.  Le  Roi, 
Monsieur,  et  tous  les  autres,  n'ont  fait  que  se  monter  la 
tête  ensemble  contre  moi,  et  ne  m'ont  seulement  pas  en- 
levé un  homme.  11  n'y  a  que  ce  petit  Cinq-Mars  qui  ait  de 
la  suite  dans  les  idées  ;  tout  ce  qu'il  a  fait  était  conduit 
d'une  manière  surprenante  :  il  faut  lui  rendre  justice,  il 
avait  des  dispositions  ;  j'en  aurais  fait  mon  élève  sans  la 
roideur  de  son  caractère  ;  mais  il  m'a  rompu  en  visière, 
j'en  suis  bien  fâché  pour  lui.  Je  les  ai  tous  laissés  nager 
plus  de  deux  ans  en  pleine  eau  ;  à  présent  tirons  le 
filet. 

—  Il  en  est  temps,  monseigneur,  dit  Joseph,  qui  souvent 
frémissait  involontairement  en  parlant  :  savez-vous  que  de 
Perpignan  à  Narbonne  le  trajet  est  court  ?  savez-vous  que, 
si  vous  avez  ici  une  forte  armée,  vos  troupes  du  camp  sont 
faibles  et  incertaines  ?  que  cette  jeune  noblesse  est  furieuse, 
et  que  le  Roi  n'est  pas  sûr  ? 

Le  Cardinal  regarda  l'horloge. 

—  Il  n'est  encore  que  huit  heures  et  demie,  mons 
Joseph  ;  je  vous  ai  déjà  dit  que  je  ne  m'occuperais  de  cette 
affaire  qu'à  neuf  heures.  En  attendant,  comme  il  faut 
que  justice  se  fasse,  vous  allez  écrire  ce  que  j'ai  à  vous 
dicter,  car  j'ai  la  mémoire  fort  bonne.  Il  reste  encore  au 
monde,  je  le  vois  sur  mes  notes,  quatre  des  juges  d'Ur- 
bain Grandier  ;  c'était  un  homme  d'un  vrai  génie  que  cet 
Urbain  Grandier  (ajouta-t-il  avec  méchanceté  ;  Joseph 
mordit  ses  lèvres)  ;  tous  ses  autres  juges  sont  morts  mi- 
sérablement ;  il  reste  Roumain,  qui  sera  pendu  comme 
contrebandier  ;  nous  pouvons  le  laisser  tranquille  •.  mais 
voici  cet  horrible  Lactance,  qui  vit  en  paix  avec  Barré  et 
Mignon.  Prenez  une  plume  et  écrivez  à  M.  l'évéque  de 
Poitiers  : 


376  CINQ-MARS. 

o  Monseigneur, 

a  Le  bon  plaisir  de  Sa  Majesté  est  que  les  pères  Barre 
et  Mignon  soient  remplacés  dans  leurs  cures,  et  envoyés 
dans  le  plus  court  d-élai  dans  la  ville  de  Lyon,  ainsi  que 
le  père  Lactance,  capucin,  pour  y  être  traduits  devant  un 
tribunal  spécial,  comme  prévenus  de  quelques  criminelles 
intentions  envers  l'État.  » 

Joseph  écrivait  aussi  froidement  qu'un  Turc  fait  tomber 
une  tète  au  geste  de  son  maître. 
Le  Cardinal  lui  dit  en  signant  la  lettre  : 

—  Je  vous  ferai  savoir  comment  je  veux  qu'ils  dispa- 
raissent ;  car  il  est  important  d'effacer  toutes  les  traces  de 
cet  ancien  procès.  La  Providence  m'a  bien  servi  en  enle- 
vant tous  ces  hommes  ;  j'achève  son  ouvrage.  Voici  tout 
ce  qu'en  saura  la  postérité. 

Et  il  lut  au  capucin  cette  page  de  ses  Mémoires  où  iJ 
raconte  la  possession  et  les  sortilèges  du  magicien  *. 

Pendant  sa  lente  lecture,  Joseph  ne  pouvait  s'empêcher 
de  regarder  l'horloge. 

—  Il  te  tarde  d'en  venir  à  M.  le  Grand,  dit  enfin  le 
Cardinal  ;  eh  bien  ,  pour  te  faire  plaisir  ,  passons-y.  Tu 
crois  donc  que  je  n'ai  pas  mes  raisons  pour  être  tran- 
quille? Tu  crois  que  j'ai  laissé  aller  ces  pauvres  conspi- 
rateurs trop  loin  ?  Non.  Voici  de  petits  papiers  qui  te  ras- 
sureraient situ  les  connaissais.  D'abord,  dans  ce  rouleau 
de  bois  creux,  est  le  traité  avec  l'Espagne,  saisi  àOloron. 
Je  suis  très  satisfait  de  Laubardemont  :  c'est  un  habile 
homme  ! 

Le  feu  d'une  féroce  jalousie  brilla  sous  les  épais  sourcils 
de  Joseph. 

'.  Voyez  les  i^iémoires  di3  Ricliolieu,  Colleclion  des  Mémoire», 
t.  XXVIII,  p.  139. 


LK    TRAVAIL.  377 

—  Ah  !  monseigneur,  dit-il,  ignore  à  quel  homme  il  l'a 
arraché  ;  il  est  vrai  qu'il  l'a  laissé  mourir,  et  sous  ce  rap- 
port on  n'a  pas  à  se  plaindre  ;  mais  enfin  il  était  l'agent  de 
la  conjuration  :  c'était  son  fils. 

—  Dites- vous  la  vérité  ?  dit  le  Cardinal  d'un  air  sévère  ; 
oui,  car  vous  n'oseriez  pas  mentir  avec  moi.  Comment 
l'avez-vous  su  ? 

—  Par  les  gens  de  sa  suite,  monseigneur  ;  voici  leurs 
rapports  ;  ils  comparaîtront. 

Le  Cardinal  examina  ces  papiers  nouveaux  et  ajouta  : 

—  Donc  nous  allons  l'employer  encore  à  juger  nos  con- 
jurés, et  ensuite  vous  en  ferez  ce  que  vous  voudrez,  je 
vous  le  donne. 

Joseph,  joyeux,  reprit  ses  précieuses  dénonciations  et 
continua  : 

—  Son  Éminence  parle  de  juger  des  hommes  encore 
armés  et  à  cheval  ? 

—  Ils  n'y  sont  pas  tous.  Lis  cette  lettre  de  Monsieur  à 
Chavigny  ;  il  demande  grâce,  il  en  a  assez.  Il  n'osait 
même  pas  s'adresser  à  moi  le  premier  jour,  et  n'élevait 
pas  sa  prière  plus  haut  que  les  genoux  d'un  de  mes  ser- 
viteurs '. 


1.       COPIE  TEXTUELLE   DE  LA     CORUESPO.NDANCE    DE  MONSIEUR 
ET  DU   CARDINAL  DE   RICHELIEU 

A  Monsieur  de  Chaviijny. 

«  Monsieur  de  ChavLny, 

«  Encore  que  je  croie  que  vous  n'êtes  pas  satisfait  de  moy,  et  qua 
véritaljlement  vous  en  ayez  sujet,  je  ne  laisse  pas  devons  prier  de 
travailler  à  mon  accomodement  avec  Son  Éminence,  et  d  attendre 
cet  effet  de  la  véritable  affection  que  vous  avez  pour  moy,  qui,  je  crois, 
sera  encore  plus  grande  que  votre  colère.  Vous  sçavez  le  besoin  que 
j'ai  que  vous  me  tiriez  delà  ceine  où  je  suis.  Vous  l'avez  déjà  faiJ 


378  CINQ-MARS. 

Mais  le  lendemain  il  a  repris  courage  et  m'a  envoyé 
celle-ci  à  moi-même  ',  et  une  troisième  pour  le  Roi. 

Son  projet  l'étoufFait,  il  n'a  pas  pu  le  garder.  Mais  on  ne 
m'apaise  pas  à  si  peu  de  frais,  il  me  faut  une  confession 
détaillée,  ou  bien  je  le  chasserai  du  royaume.  Je  le  lui  ai 
fait  écrire  ce  matin  -. 

Quant  au  magnifique  et  puissant  duc  de  Bouillon,  sei- 
gneur souverain  de  Sedan  et  général  en  chef  des  armées 
d'Italie,  il  vient  d'être  saisi  par  ses  officiers  au  milieu  de 
ses  soldats,  et  s'était  caché  dans  une  botte  de  paille.  Il 
reste  donc  encore  seulement  mes  deux  jeunes  voisins. 

deux  fois  anprès  de  Son  Éininence.  Je  vous  jure  que  ce  sera  la  der- 
nière fois  que  je  vous  donnerai  de  pareils  cmploys. 

«  Gaston  d'Orléans.  » 
1.  A  Son  Excellence  le  Cardinal- Duc. 

«  Mon  cousin, 

«  Ce  mesconnoissant  M.  le  Grand  est  homme  du  monde  le  plus 
coupable  de  vous  avoir  dépieu  ;  les  grâces  qu'il  recevoitdeSa  Majesté 
m'ont  toujours  fait  garder  de  lui  et  de  tous  ses  artifices  ;  mais  c'est 
pour  vous  mon  Cousin,  que  je  conserve  mon  estime  et  mon  amitié 
tout  entière...  Je  suis  touché  d'un  véritable  repentir  d'avoir  encore 
manqué  à  la  fidélité  que  je  dois  au  Roy,  monseigneur,  et  je  prends 
Dieu  à  témoin  de  la  sincérité  avec  laquelle  je  serai  toute  ma  vie  U 
plus  fidèle  de  vos  amis,  et  avec  la  mesme  passion  que  je  suis, 
«  Mon  Cousin, 

«  Votre  affectionné  Cousin, 

«  Gaston.  » 

2  Réponse  du  Cardinal. 

«  Monsieur, 

«  Puisque  Dieu  veut  que  les  hommes  aient  recours  à  une  ingénue 
et  entière  confession  pour  être  absous  de  leurs  fautes  en  ce  monde 
je  yons  enseigne  le  chemin  que  vous  devez  tenir  pour  vous  tirer  de 
peine.  Votre  Altesse  a  bien  commencé,  c'est  à  elle  d'achever.  C'est 
tout  ce  que  je  puis  vous  dire.  ■ 


LE    TRAVAIL.  379 

Ils  s'imaginèrent  avoir  le  camp  tout  entier  à  leurs  ordres  , 
et  il  ne  leur  demeure  attaché  que  les  Compagnies  rouges  ; 
tout  le  reste,  étant  à  Monsifur,  n'agira  pas,  et  mes  régi- 
ments les  arrêteront.  Cependant  j'ai  permis  qu'on  eût 
l'air  de  leur  obéir.  S'ils  donnent  le  signal  à  onze  heures 
et  demie,  ils  seront  arrêtés  aux  premiers  pas,  sinon  le 
Roi  me  les  livrera  ce  soir. . .  N'ouvre  pas  tes  yeux  étonnés; 
il  va  me  les  livrer,  te  dis-je,  entre  minuit  et  une  heure. 
Vous  voyez  que  tout  s'est  fait  sans  vous,  Joseph  ;  nous 
nous  en  passons  fort  bien,  et,  pendant  ce  temps-là,  je  ne 
vois  pas  que  nous  ayons  reçu  de  grands  services  de  vous; 
vous  vous  négligez. 

—  Ah  r  monseigneur,  si  vous  saviez  ce  qu'il  m'a  fallu 
de  peines  pour  découvrir  le  chemin  des  messagers  du 
traité  !  Je  ne  l'ai  su  qu'en  risquant  ma  vie  entre  ces  deux 
jeunes  gens... 

Ici  le  Cardinal  se  mit  à  rire  d'un  air  moqueur  du  fond 
de  son  fauteuil. 

—  Tu  devais  être  bien  ridicule  et  avoir  bien  peur  dans 
cette  boîte,  Joseph,  et  je  pense  que  c'est  la  première  fois 
de  ta  vie  que  tu  aies  entendu  parler  d'amour.  Aimes-tu  ce 
langage-là,  père  Joseph  ?  et,  dis-moi,  le  comprends-tu 
bien  clairement  ?  Je  ne  crois  pas  que  tu  t'en  fasse  une  idée 
très-belle. 

Richelieu,  les  bras  croisés,  regardait  avec  plaisir  son 
capucin  interdit,  et  poursuivit  du  ton  persifleur  d'un  grand 
seigneur  qu'il  prenait  quelquefois,  se  plaisant  à  faire 
passer  les  plus  nobles  expressions  par  les  lèvres  les  plus 
impures  : 

—  Voyons,  Joseph,  fais-moi  une  définition  de  l'amour 
selon  tes  idées.  Qu'est-ce  que  cela  peut  être  ?  car,  enfin, 
tu  vois  que  cela  existe  ailleurs  que  dans  les  romans.  Ce 
bon  jeune  homme  n'a  fait  toutes  ces  petites  conjurations 
que  par  amour.  Tu  l'as  entendu  toi-même  de  tes  oreilles 


380  CINQ-MARS. 

indignes.  Voyons,  qu'est-ce  que  l'amour  ?  Moi,   d'abord, 
je  n'en  sais  rien. 

Cet  homme  fut  anéanti  et  regarda  le  parqu3t  avec  l'œil 
slupide  de  quelque  animal  ignoble.  Après  avoir  cherché 
longtemps,  il  répondit  enfin  d'une  voix  traînante  et 
nasillarde  : 

—  Ce  doit  être  quelque  fièvre  maligne  qui  égare  le 
cerveau  ;  mais,  en  vérité,  monseigneur,  je  vous  avoue 
que  je  n'y  avais  jamais  réfléchi  jusqu'ici,  et  j'ai  toujours 
été  embarrassé  pour  parler  à  une  femme  ;  je  voudrais 
qu'on  pût  les  retrancher  de  la  société,  car  je  ne  vois  pas 
à  quoi  elles  servent,  si  ce  n'est  à  faire  découvrir  des 
secrets,  comme  la  petite  duchesse  ou  comme  Marion  de 
Lorme,  que  je  ne  puis  trop  recommander  à  Votre  Émi- 
nence.  Elle  a  pensé  à  tout,  et  a  jeté  avec  beaucoup 
d'adresse  notre  petite  prophétie  au  milieu  de  ces  conspi- 
rateurs. Nous  n'avons  pas  manqué  le  merveilleux  •,  cette 
fois,  comme  pour  le  siège  d'Hesdin  ;  il  ne  s'agira  plus  que 
de  trouver  une  fenêtre  par  laquelle  vous  passerez  le  jour 
de  l'exécution. 

—  Voilà  encore  de  vos  sottises,  monsieur  ?  dit  le  Car- 
dinal ;  vous  me  rendrez  aussi  ridicule  que  vous,  si  vous 
continuez.  Je  suis  trop  fort  pour  me  servir  du  ciel,  que 
cela  ne  vous  arrive  plus.  Ne  vous  occupez  que  des  gens 
que  je  vous  donne  :  je  vous  ai  fait  votre  part  tout  à 
l'heure.  Quand  le  grand  Écuyer  sera  pris,  vous  le  ferez 
juger  et  exécuter  à  Lyon.  Je  ne  veux  plus  m'en  mêler, 
cette  affaire  est  trop  petite  pour  moi  :  c'est  un  caillou  sous 
mes  pieds,  auquel  je  n'aurais  pas  dCi  penser  si  longtemps. 

1.  En  1638,  \i  prince  Thonnis  ;iyanl  fait  lever  le  siège  d'Hesdin, 
le  Cardinal  en  fut  très-peiné.  Une  religieuse  du  couvent  du  Mont- 
Calvaire  avait  dil  que  la  victoire  seroit  au  Roy,  et  le  père  Joseph 
vouloit  ainsi  que  l'on  crût  que  le  Ciel  protégeoil  le  ministre. 

{IlJpmoires  pour  l'histoire  du  Cardinal  de  lUchelieu. 


LK    TRAVAIL.  381 

Joseph  se  tut.  11  ne  pouvait  comprendre  cet  homms 
qui,  entouré  d'ennemis  armés,  parlait  de  l'avenir  comme 
d'un  présent  à  sa  disposition,  et  du  présent  comme  d'un 
passé  qu'il  ne  craignait  plus.  Il  ne  savait  s'il  devait  le 
croire  fou  ou  prophète,  inférieur  ou  supérieur  à  l'hu- 
manité. 

Sa  surprise  redoubla  lorsque  Chavigny  entra  précipi- 
tamment, et,  heurtant  ses  bottes  fortes  contre  le  tabouret 
du  Cardinal,  de  manière  à  courir  les  risques  de  tomber, 
s'écria  d'un  air  fort  troublé  : 

—  Monseigneur,  un  de  vos  domestiques  arrive  de  Per- 
pignan, et  il  a  vu  le  camp  en  rumeur  et  vos  ennemis  à 
cheval... 

-  Ils  mettront  pied  à  terre,  monsieur,  répondit  Ri- 
chelieu en  replaçant  son  tabouret  ;  vous  me  paraissez 
manquer  de  calme. 

—  Mais...  mais...  monseigneur,  ne  faut- il  pas  avertir 
M.  de  Fabert? 

—  Laissez-le  dormir,  et  allez  vous  coucher  vous-même, 
ainsi  que  Joseph. 

—  Monseigneur,  une  autre  chose  extraordinaire  :  le  Roi 
vient. 

—  En  effet,  c'est  extraordinaire,  dit  le  ministre  en  re- 
gardant l'horloge  ;  je  ne  l'attendais  que  dans  deux  heures. 
Sortez  tous  deux. 

Bientôt  on  entendit  un  bruit  de  bottes  et  d'armes  qui 
annonçait  l'arrivée  du  prince.  On  ouvrit  les  deux  battants; 
les  gardes  du  Cardinal  frappèrent  trois  fois  leurs  piques 
sur  le  parquet,  et  le  Roi  parut. 

Il  marchait  en  s'appuyant  sur  une  canne  de  jonc  d'un 
côté,  et  de  l'autre  sur  l'épaule  de  son  confesseur,  le  père 
Sirmond,  qui  se  retira  et  le  laissa  avec  le  Cardinal.  Celui- 
ci  s'était  levé  avec  la  plus  grande  peine  et  ne  put  faire  un 
na.s  au  devant  du  Roi^  parce   que  ses  jambes  malades 


382  CINQ-MARS. 

étaient  enveloppées.  11  fit  le  geste  d'aider  le  prince  à  s'as- 
seoir près  du  feu,  en  face  de  lui.  Louis  Xlll  tomba  dans 
un  grand  fauteuil  garni  d'oreillers,  demanda  et  but  un 
verre  d'élLxir  préparé  pour  le  fortifier  contre  les  évanouis- 
sements fréquents  que  lui  causait  sa  maladie  de  langueur, 
fit  un  geste  pour  éloigner  tout  le  monde,  et  seul  avec  Ri- 
chelieu, lui  parla  d'mie  voix  languissante  : 

—  Je  m'en  vais,  mon  cher  Cardinal  ;  je  sens  que  je  m'en 
vais  à  Dieu  :  je  m'affaiblis  de  jour  en  jour,  ni  l'été  ni  l'air 
du  Midi  ne  m'ont  rendu  mes  forces. 

—  Je  précéderai  Votre  Majesté,  répondit  le  ministre  ; 
la  mort  a  déjà  conquis  mes  jambes,  vous  le  voyez  ;  mais 
tant  qu'il  me  restera  la  tète  pour  penser  et  la  main  pour 
écrire,  je  serai  bon  pour  votre  service. 

—  Et  je  suis  sûr  que  votre  intention  était  d'ajouter  :  le 
cœur  pour  m'aimer,  dit  le  Roi. 

—  Votre  iMajesté  en  paut-elle  douter?  répondit  le  Car- 
dinal en  fronçant  le  sourcil  et  se  mordant  les  lèvres  par 
l'impatience  que  lui  donnait  ce  début. 

—  Quelquefois  j'en  doute,  répondit  le  prince  ;  tenez,  j'ai 
besoin  de  vous  parler  à  cœur  ouvert,  et  de  me  plaindre 
de  vous  à  vous-même.  Il  y  a  deux  choses  que  j'ai  sur  la 
conscience  depuis  trois  ans  :  jamais  je  ne  vous  en  ai 
parlé,  mais  je  vous  en  voulais  en  secret,  et  même,  si 
quelque  chose  eût  été  capable  de  me  faire  consentir  à 
des  propositions  contraires  à  vos  intérêts,  c'eût  été  ce  sou- 
venir. 

C'était  là  de  cette  sorte  de  franchise  propre  aux  carac- 
tères faibles,  qui  se  dédonmiagent  ainsi,  en  inquiétant 
leur  dominateur,  du  mal  qu'ils  n'osent  pas  lii  faire  com- 
plètement, et  se  vengent  de  la  sujétion  par  une  contro- 
verse, puérile.  Richeheu  reconnut  à  ces  paroles  qu'il  avait 
couru  un  grand  danger  ;  mais  il  vit  en  même  temps  le 
besoin  de  confesser,  pour  ainsi  dire,  toute  sa  rancune  ; 


LE    TRAVAIL.  383 

et,  pour  faciliter  l'explosion  de  ces  importants  aveux,  il 
accumula  les  protestations  qu'il  croyait  les  plus  propres 
i  impatienter  le  Roi. 

—  Non,  non,  s'écria  enfin  celui-ci,  je  ne  croirai  rien 
(ant  que  vous  ne  m'aurez  pas  expliqué  ces  deux  choses 
qui  me  reviennent  toujours  à  l'esprit,  et  dont  on  me  par- 
lait dernièrement  encore,  et  que  je  ne  puis  justifier  par 
aucun  raisonnement  :  je  veux  dire  le  procès  d'Urbain 
Grandier,  dont  je  ne  fus  jamais  bien  instruit,  et  les  motifs 
de  votre  haine  pour  ma  malheureuse  mère  et  même  contre 
sa  cendre. 

—  N'est-ce  que  cela.  Sire  ?  dit  Richelieu.  Sont-ce  là 
mes  seules  fautes  ?  Elles  sont  faciles  à  exphquer.  La  pre- 
mière affaire  devait  être  soustraite  aux  regards  de  Votre 
Majesté  par  ses  détails  horrbles  et  dégoûtants  de  scandale. 
11  y  eut,  certes,  un  art  qui  ne  peut  être  regardé  comme 
coupable  à  nommer  magie  des  crimes  dont  le  nom  révolte 
la  pudeur,  dont  le  récit  eût  révélé  à  l'innocence  de  dange- 
reux mystères  ;  ce  fut  une  sainte  ruse,  pour  dérober  aux 
yeux  des  peuples  ces  impuretés... 

—  Assez,  c'en  est  assez,  Cardinal,  dit  Louis  Xlil,  dé- 
tournant la  tête  et  baissant  les  yeux  en  rougissant  ;  je  ne 
puis  en  entendre  davantage  ;  je  vous  conçois,  ces  tableaux 
m'offenseraient  ;  j'approuve  vos  motifs,  c'est  bon.  On  ne 
m'avait  pas  dit  cela  ;  on  m'avait  caché  ces  vices  affreux. 
Vous  ètes-vous  assuré  des  preuves  de  ces  crimes  ? 

—  Je  les  eus  toutes  entre  les  mains.  Sire  ;  et  quant  à 
la  glorieuse  Reine  Marie  de  Médicis,  je  suis  étonné  que 
Votre  Majesté  oubUe  combien  je  lui  fus  attaché.  Oui,  je  ne 
crains  pas  de  l'avouer,  c'est  à  elle  que  je  dus  toute  mon 
élévation  ;  elle  daigna  la  première  jeter  les  yeux  sur  l'é- 
vêque  de  Luçon,  qui  n'avait  alors  que  vingt-deux  ans,  pour 
l'approcher  d'elle.  Combien  j'ai  souffert  lorsqu'elle  me 
força  de  la  combattre  dans  l'intérêt  de  Votre  Majesté.  Mais, 


384  CINQ-MARS 

comme  ce  sacrifice  fut  fait  pour  vous,  je  n'en  eus  et  n'en 
aurai  jamais  aucun  scrupule. 

—  Vous,  à  la  bonne  heure  ;  mais  moi,  dit  le  prince  avec 
amertume. 

—  Eh  !  Sire,  s'écria  le  Cardin:il,  le  Fils  de  Dieu  '  lui- 
même  vous  en  donna  l'exemple  ;  c'est  sur  le  modèle  de 
toutes  les  perfections  que  nous  réglâmes  nos  avis  ;  et  si 
les  monuments  dus  aux  précieux  restes  de  votre  mère 
ne  sont  pas  encore  élevés,  Dieu  m'est  témoin  que  ce  fut 
dans  la  crainte  d'affliger  votre  cœur  et  de  vous  rappeler 
sa  mort,  que  nous  en  retardâmes  les  travaux.  Mais  béni 
soit  ce  jour  oi!i  il  m'est  permis  de  vous  en  parler  !  je  dirai 
moi-même  la  première  messe  à  Saint  -  Denis ,  quand 
nous  l'y  verrons  déposée,  si  la  Providence  m'en  laisse  la 
force. 

Ici  le  Roi  prit  un  visage  un  peu  plus  affable,  mais  tou- 
jours froid,  et  le  Cardinal,  jugeant  qu'il  n'irait  pas  plus  loin 
pour  ce  soir  dans  la  persuasion,  se  résolut  tout  à  coup  à 
faire  la  plus  puissante  des  diversions  et  à  attaquer 
l'ennemi  en  face.  Continuant  donc  à  regarder  fixement  le 
Roi,  il  dit  froidement  : 

—  Est-ce  donc  pour  cela  que  vous  avez  permis  ma 
mort  ? 

—  Moi?  dit  le  Roi  :  on  vous  a  trompé;  j'ai  bien  en- 
tendu parler  de  conjuration,  et  je  voulais  vous  en  dire 

1.  En  1639,  le  Roi  consulta  son  conseil  sur  la  supplique  de  sa 
mère  exilée  pour  rentrer  en  France;  Richelieu  répondit  : 

«  Qui  peut  douter  qu'il  ne  soit  permis  à  un  prince  de  se  séparer 
d'une  mère  pour  des  considérations  importantes?...  Le  Fils  de  Dieu 
n'a  point  fait  difficulté  de  se  séparer  un  temps  de  sa  mère,  et  de  la 
laisser  en  peine  quelques  jours.  La  réponse  qu'il  lit  à  sa  mère,  lors- 
qu'elle s'en  plai^'noit,  apprend  aux  Roys  que  ceux  à  qui  Dieu  a  com- 
mis le  soin  du  bien  général  d'un  royaume  doivent  toujours  le  pré- 
férer à  toutes  les  obligations  particulières.  »  {Relation  de  M.  dt 
Fontrailles.) 


LE    TRAVAIL.  385 

quelque  chose  ;  mais  je  n'ai  rien  ordonné  contre  vous. 

—  Ce  n'est  pas  ce  que  disent  les  conjurés,  Sire  ;  ce- 
pendant j'en  dois  croire  Votre  Majesté,  et  je  suis  bien  aise 
pour  elle  que  l'on  se  soit  trompé.  Mais  quels  avis  daignez- 
vous  me  donner  ? 

—  Je...  voulais  vous  dire  franchement  entre  nous  que 
vous  feriez  bien  de  prendre  garde  à  Monsieur... 

—  Ah  !  Sire,  je  ne  puis  le  croire  à  présent,  car  voici 
une  lettre  qu'il  vient  de  m'envoyer  pour  vous,  et  il  sem- 
blerait avoir  été  coupable  envers  Votre  Majesté  même. 

Le  Roi,  étonné,  lut  : 

«  Monseigneur  , 

«  Je  suis  au  désespoir  d'avoir  encore  manqué  à  la 
fidélité  que  je  dois  à  Votre  Majesté  ;  je  la  suppUe  très- 
humblement  d'agréer  que  je  lui  en  demande  un  million 
de  pardons,  avec  un  compliment  de  soumission  et  de  re- 
pantance. 

«  Votre  très-humble  sujet, 

«  Gaston.  » 

—  Qu'est-ce  que  cela  veut  dire?  s'écria  Louis  ;  osaient- 
ils  s'armer  contre  moi-même  aussi  ? 

—  Aussi!  dit  tout  bas  le  Cardinal,  se  mordant  les 
lèvres  ;  puis  il  reprit  :  —  Oui,  Sire,  aussi  ;  c'est  ce  que  me 
ferait  croire  jusqu'à  un  certain  point  ce  petit  rouleau  de 
papiers. 

Et  il  tirait,  en  parlant,  un  parchemin  roulé  d'un  mor- 
ceau de  bois  de  sureau  creux,  elle  déployait  sous  les  yeux 
du  Roi. 

—  C'est  tout  simplement  un  traité  avec  l'Espagne , 
auquel,  par  exemple,  je  ne  crois  pas  que  Votre  Majesté 
ait  souscrit.  Vous  pouvez  en  voir  les  vingt  articles  l)ien 

22 


386  CINQ-MARS. 

en  règle  *.  Tout  est  prévu,  la  place  de  sûreté,  le  nombre 
des  troupes,  les  secours  d'hommes  et  d'argent. 

—  Les  traîtres  !  s'écria  Louis  agité,  il  faut  les  faire  sai- 
sir :  mon  frère  renonce  et  se  repent  ;  mais  faites  arrêter  le 
duc  de  Bouillon... 

—  Oui,  Sire. 

—  Ce  sera  difficile  au  milieu  de  son  armée  d'Italie. 

—  Je  réponds  de  son  arrestation  sur  ma  tète,  Sire  :  mais 
ne  reste-t-il  pas  un  autre  nom  ? 

—  Lequel?...  quoi?...  Cinq-Mars?  dit  le  Roi  en  balbu- 
tiant. 

—  Précisément,  Sire,  dit  le  Cardinal. 

—  Je  le  vois  bien...  mais  je  crois  que  l'on  pour- 
rait... 

—  Écoutez-moi,  dit  tout  à  coup  Richelieu  d'une  vou 
tonnante,  il  faut  que  tout  finisse  aujourd'hui.  Votre  favori 
est  à  cheval  à  la  tète  de  son  parti  ;  choisissez  entre  lui  et 
moi.  Livrez  l'enfant  à  l'homme  ou  l'homme  à  l'enfant,  il 
n'y  a  pas  de  milieu. 

—  Eh  !  que  voulez-vous  donc  si  je  vous  favorise  ?  dit  le 
Roi. 

—  Sa  tète  et  celle  de  son  confident. 

—  Jamais...  c'est  impossible!  reprit  le  roi  avec  hor- 
reur et  tombant  dans  la  même  irrésolution  où  il  était  avec 
Cinq-Mars  contre  Richeheu.  Il  est  mon  ami  aussi  bien  que 
vous  ;  mon  cœur  souffre  de  l'idée  de  sa  mort.  Pourquoi 
aussi  n'étiez-vous  pas  d'accord  tous  les  deux  ?  pourquoi 
cette  division?  C'est  ce  qui  l'a  amené  jusque-là.  Vous  avez 
fait  mon  désespoir  :  vous  et  lui,  vous  me  rendez  le  plus 
malheureux  des  hommes  ! 

Louis  cachait  sa  tête  dans  ses  deux  mains  en  parlant 

1.  Les  articles  de  ce  traité  sont  rapportés  en  détail  dans  la  liela- 
tion  de  Fontrailles;  voir  les  noies. 


LE    TRAVAIL.  387 

et  peut-être  versait-il  des  larmes  ;  mais  l'indexible  mi- 
nistre le  suivait  des  yeux  comme  on  regarde  sa  proie,  et 
sans  pitié,  sans  lui  accorder  un  moment  pour  respirer, 
profita  au  contraire  de  ce  trouble  pour  parler  plus  long- 
temps. 

—  Est-ce  ainsi,  disait-il,  avec  une  parole  dure  et  froide, 
que  vous  vous  rappelez  les  commandements  que  Dieu 
même  vous  a  faits  par  la  bouche  dg  votre  confesseur  ? 
Vous  me  dites  un  jour  que  l'Égliss  vous  ordonnait  expres- 
sément de  révéler  à  votre  premier  ministre  tout  ce  que 
vous  entendriez  contre  lui,  et  je  n'ai  jamais  rien  su  par 
vous  de  ma  mort  prochaine.  Il  a  fallu  que  des  amis  plus 
fidèles  vinssent  m'apprendre  la  conjur-ition  ;  que  les  cou- 
pables eux-mêmes,  par  un  coup  de  la  Providence,  se 
livrassent  à  moi  pour  me  faire  l'aveu  de  leurs  fiutes.  Un 
seul,  le  plus  endurci,  le  moindre  de  tous,  résiste  en- 
core ;  et  c'est  lui  qui  a  tout  conduit,  c'est  lui  qui  livre  la 
France  à  l'étranger,  qui  renverse  en  un  jour  l'ouvrage  de 
mes  vingt  années,  soulève  les  Huguenots  du  Midi,  appelle 
aux  armes  tous  les  ordres  de  l'État,  ressuscite  des  préten- 
tions écrasées,  et  rallume  enfin  la  ligue  éteinte  par  votre 
père  ;  car  c'est  elle,  ne  vous  y  trompez  pas,  c'est  elle  qui 
relève  toutes  ses  têtes  contre  vous.  Êtes-vous  prêt  au 
combat?  où  donc  est  votre  massue? 

Le  Roi,  anéanti,  ne  répondait  pas  et  cachait  toujours  sa 
tête  dans  ses  mains.  Le  Cardinal,  inexorable,  croisa  les 
bras  et  poursui\it  : 

—  Je  crains  qu'il  ne  vous  vienne  à  l'esprit  que  c'est 
pour  moi  que  je  parle.  Croyez-vous  ATaiment  que  je  ne 
me  juge  pas,  et  qu'un  tel  adversaire  m'importe  beau- 
coup? En  vérité,  je  ne  sais  à  quoi  il  tient  que  je  vous 
laisse  faire,  et  mettre  cet  immense  fardeau  de  l'État  dans 
la  main  de  ce  jouvenceau.  Vous  pensez  bien  que  depuis 
vingt  ans  que  ie  connais  votre  cour  je  ne  suis  pas  sans 


388  CINQ-MARS. 

m'êlre  assuré  quelque  retraite  où,  malgré  vous-même, 
je  pourrais  aller,  de  ce  pas,  achever  les  six  mois  peut-être 
qu'il  me  reste  de  vie.  Ce  serait  un  curieux  spectacle  pour 
moi  que  celui  d'un  tel  règne!  Que  répondrez- vous,  par 
exemple,  lorsque  tous  ces  petits  potentats,  se  relevant 
dès  que  je  ne  pèserai  plus  sur  eux,  viendront  à  la  suite 
de  votre  frère  vous  dire,  comme  ils  l'osèrent  à  Henri  IV 
sur  son  trône  :  «  Partagez-nous  tous  les  grands  gouver- 
nements à  titres  héréditaires  et  souveraineté,  nous  se- 
rons contents  •  !  »  Vous  le  ferez,  je  n'en  doute  pas,  et 
c'est  la  moindre  chose  que  vous  puissiez  accorder  à  ceux 
qui  vous  auront  délivré  de  Richelieu  ;  et  ce  sera  plus 
heureux  peut-être,  car  pour  gouverner  l'île  de  France, 
qu'ils  vous  laisseront  sans  doute  comme  domaine  origi- 
naire, votre  nouveau  ministre  n'aura  pas  besoin  de  tant 
de  papiers. 

En  parlant,  il  poussa  avec  colère  la  vaste  table  qui  rem- 
plissait presque  la  chambre,  et  que  surchargeaient  des  pa- 
piers et  des  portefeuilles  sans  nombre. 

Louis  fut  tiré  de  son  apathique  méditation  par  l'excès 
d'audace  de  ce  discours  ;  il  leva  la  tête  et  sembla  un  ins- 
tant avoir  pris  une  résolution  par  crainte  d'en  prendre  une 
autre. 

—  Eh  bien,  monsieur,  dit-il,  je  répondrai  que  je  veux 
régner  par  moi  seul. 

—  A  la  bonne  heure,  dit  Richelieu ,  mais  je  dois  vouo 
prévenir  que  les  affaires  du  moment  sont  difficiles.  Voici 
l'heure  où  l'on  m'apporte  mon  travail  ordinaire. 

—  Je  m'en  charge,  reprit  Louis,  j'ouvrirai  les  porte- 
feuilles, je  donnerai  mes  ordres. 

—  Essayez  donc,  dit  RicheUeu,  je  me  retire,  et,  si  quel- 
que chose  vous  arrête,  vous  m'appellerez. 

1.  Mémoires  de  Sully,  lo95 


LE    TRAVAIL.  389 

Il  sonna  :  à  l'instant  même  et  comme  s'ils  eussent  attendu 
le  signal,  quatre  vigoureux  valets  de  pied  entrèrent  et 
emportèrent  son  fauteuil  et  sa  personne  dans  un  autre 
appartement  ;  car,  nous  l'avons  dit,  il  ne  pouvait  plus 
marcher.  En  passant  dans  la  chambre  où  travaillaient  les 
secrétaires,  il  dit  à  haute  voix . 

—  Qu'on  prenne  les  ordres  de  Sa  Majesté. 

Le  Roi  resta  seul.  Fort  de  sa  nouvelle  résolution  et  fier 
d'avoir  une  fois  résisté,  il  voulut  sur-le-champ  se  mettre 
à  l'ouvrage  politique.  11  fit  le  tour  de  l'immense  table,  et 
vit  autant  de  portefeuilles  que  l'on  comptait  alors  d'Em- 
pires, de  Royaumes  et  de  cercles  dans  l'Europe  ;  il  en 
ouvrit  un  et  le  trouva  divisé  en  cases ,  dont  Je  nombre 
égalait  celui  des  subdivisions  de  tout  le  pays  auquel  il 
était  destiné.  Tout  était  en  ordre,  mais  dans  un  ordre 
elTrayant  pour  lui,  parce  que  chaque  note  ne  renfermait 
que  la  quintessence  de  chaque  affaire,  si  l'on  peut  parler 
ainsi,  et  ne  touchait  que  le  point  juste  des  relations  du 
moment  avec  la  France.  Ce  laconisme  était  à  peu  près 
aussi  énigmatique  pour  Louis  que  les  lettres  en  chiffres 
qui  couvraient  la  table.  Là,  tout  était  confusion  :  sur  des 
édits  de  bannissement  et  d'expropriation  des  Huguenots 
de  la  Rochelle  se  trouvaient  jetés  les  traités  avec  Gustave- 
Adolphe  et  les  Huguenots  du  Nord  contre  l'Empire  ; 
des  notes  sur  le  général  Bannier,  sur  Walstein,  le  duc  de 
W'eimar  et  Jean  de  Wert,  étaient  roulées  pêle-mêle  avec 
le  détail  des  lettres  trouvées  dans  la  cassette  de  la  Reine, 
la  liste  de  ses  colliers  et  des  bijoux  qu'ils  renfermaient  et 
la  double  interprétation  qu'on  eût  pu  donner  à  chaque 
phrase  de  ses  billets.  Sur  la  marge  de  l'un  d'eux  étaiertt 
ces  mots  :  Sur  quatre  lignes  de  récriture  d'un  homme,  on 
peut  lui  faire  un  procès  criminel.  Plus  loin  étaient  entas- 
sées les  dénonciations  contre  les  Huguenots,  les  plans  de 
république  qu'ils  avaient  arrêtés  ;  la  division  de  la  France 

22. 


390  CINQ-MARS. 

en  Cercles,  sous  la  dictature  annuelle  d'un  chef  ;  le  sceau 
de  cet  État  projeté  y  était  joint  représentant  un  ange 
appuyé  sur  une  croix,  et  tenant  à  la  main  la  Bible,  qu'il 
élevait  sur  son  front,  A  côté  était  une  liste  des  cardinaux 
que  le  Pape  avait  nommés  autrefois  le  même  jour  que 
l'évéque  de  Luçon  (Richelieu).  Parmi  eux  se  trouvait  le 
marquis  de  Bédémar,  ambassadeur  et  conspirateur  à  Ve- 
nise. 

Louis  XIÏI  épuisait  en  vain  ses  forces  sur  des  détails 
d'une  autre  époque,  cherchant  inutilement  les  papiers 
relatifs  à  la  conjuration,  et  propres  à  lui  montrer  son  véri- 
table nœud  et  ce  que  l'on  avait  tenté  contre  lui-même, 
lorsqu'un  petit  homme  d'une  figure  olivâtre,  d'une  taille 
courbée,  d'une  démarche  contrainte  et  dévote,  entra  dans 
le  cabinet  :  c'était  un  secrétaire  d'État,  nommé  Desnoyers  ; 
il  s'avança  en  saluant  : 

—  Puis-je  parler  à  Sa  Majesté  des  affaires  du  Portugal  ? 
dit-il. 

—  D'Espagne,  par  conséquent,  dit  Louis  ;  le  Portugal 
est  une  province  d'Espagne. 

—  De  Portugal,  insista  Desnoyers.  Voici  le  manifeste  que 
nous  recevons  à  l'instant.  Et  il  lut  : 

«  Don  Juan,  par  la  grâce  de  Dieu,  roi  de  Portugal,  des 
Algarves,  royaumes  deçà  d'Afrique,  seigneur  de  la  Guinée, 
conqueste,  navigation  et  commerce  de  l'Esthiopie,  Arabie, 
Perse  et  des  Indes...  » 

—  Qu'est-ce  que  tout  cela  ?  dit  le  Roi  ;  qui  parle  donc 
ainsi  ? 

—  Le  duc  de  Bragance,  roi  de  Portugal,  couronné  il  y 
a  déjh  une...  il  y  a  quelque  temps,  Sire,  par  un  homme 
appelé  Pinto.  A  peine  remonté  sur  le  trône,  il  tend  la  main 
à  la  Catalogne  révoltée. 

—  La  Catalogne  se  révolte  aussi  ?  Le  roi  Philippe  I\'  n'a 
donc  plus  pour  premier  ministre  le  Comte-duc  ? 


LE    TRAVAIL.  391 

—  Au  contraire,  Sire,  c'est  parce  qu'il  l'a  encore.  Voici 
la  déclaration  des  États-généraux  catalans  à  Sa  Majesté 
Clatholique,  contenant  que  tout  le  pays  prend  les  arrhes 
contre  ses  troupes  sacrilèges  et  excommuniées.  Le  roi  de 
Portugal... 

—  Dites  le  duc  de  Bragance,  reprit  Louis  ;  je  ne  recon- 
nais pas  un  révolté. 

—  Le  duc  de  Bragance  donc.  Sire,  dit  froidement  le 
conseiller  d'État,  envoie  à  la  principauté  de  Catalogne  son 
neveu,  D.  Ignace  de  Mascarenas,  pour  s'emparer  de  la 
protection  de  ce  pays  (et  de  sa  souveraineté  peut-être, 
qu'il  voudrait  ajouter  à  celle  qu'il  vient  de  réconquérir). 
Or,  les  troupes  de  Votre  Majesté  sont  devant  Perpignan. 

—  Eh  bien,  qu'importe  ?  dit  Louis. 

—  Les  Catalans  ont  le  cœur  plus  français  que  portugais, 
Sire,  et  il  est  encore  temps  d'enlever  cette  tutelle  au  roi 
de...  au  duc  de  Portugal.  a 

—  Moi,  soutenir  des  rebelles  !  vous  osez  ! 

—  C'était  le  projet  de  Son  Éminence,  poursuivit  le  se- 
crétaire d'État  ;  l'Espagne  et  la  France  sont  en  pleine  guerre 
d'ailleurs,  et  M.  d'Olivarès  n'a  pas  hésité  à  tendre  la  main 
de  Sa  Majesté  Catholique  à  nos  Huguenots. 

—  C'est  bon  ;  j'y  penserai,  dit  le  Roi  ;  laissez-moi. 

—  Sire,  les  États-généraux  de  Catalogne  sont  pressés, 
les  troupes  d'Aragon  marchent  contre  eux... 

—  Nous  verrons...  Je  me  déciderai  dans  un  quart  d'heure 
répondit  Louis  XIII. 

Le  petit  secrétaire  d'État  sortit  avec  un  air  mécontent  et 
découragé.  A  sa  place,  Chavigny  se  présenta,  tenant  un 
portefeuille  aux  armes  britanniques. 

—  Sire,  dit-il,  je  demande  à  Votre  Majesté  aes  ordres 
pour  les  affaires  d'Angleterre.  Les  parlementaires,  sous 
le  commandement  du  comte  d'Essex,  viennent  de  faire 
lever  le  siège  de  Glocester  ;  le  prince  Rupert  a   livré  à 


392  CINQ-MARS. 

Newbury  une  bataille  désastreuse  et  peu  profitable  à  Sa 
Majesté  Britannique.  Le  Parlement  se  prolonge,  et  il  a  pour 
lui  les  grandes  villes,  les  ports  et  toute  la  population  pres- 
bytérienne.  Le  roi  Charles  I"  demande  des  secours  que  la 
Reina  ne  trouve  plus  en  Hollande. 

—  Il  faut  envoyer  des  troupes  à  mon  frère  d' Angleterre, 
dit  Louis.  Mais  il  voulut  voir  les  papiers  précédents,  et, 
en  parcourant  les  notes  du  Cardinal,  il  trouva  que,  sur 
une  première  demande  du  Roi  d'Angleterre,  il  avait  écrit 
de  sa  main  : 

a  Faut  réfléchir  longtemps  et  attendre  :  —  les  Communes 
sont  fortes  ;  —  le  Roi  Charles  compte  sur  les  Écossais  ;  ils 
le  vendront. 

a  Faut  prendre  garde.  Il  y  a  là  un  homme  de  guerre 
qui  est  venu  voir  Vincennes,  et  a  dit  qu'on  ne  devrait 
jamais  frapper  les  princes  qu'à  la  tête.  Remarquable,  » 
ajoutait  le  Cardinal.  Puis  il  avait  rayé  ce  mot,  y  substi- 
tuant :  a  Redoutable.  > 

Et  plus  bas  : 

«  Cet  homme  domine  Fairfax  ;  —  il  fait  l'inspiré  ;  ce  sera 
un  grand  homme.  —  Secours  refusé;  —  argent  perdu.» 

Le  Roi  dit  alors  :  —  Non,  non,  ne  précipitez  rien,  j'at- 
tendrai. 

—  Mais,  Sire,  dit  Chavigny,  les  événements  sont  rapides; 
si  le  courrier  retarde  d'une  heure,  la  perte  du  roi  d'Angle- 
terre peut  s'avancer  d'un  an. 

—  En  sont-ils  là?  demanda  Louis. 

—  Dans  le  camp  des  Indépendants,  on  prêche  la  Répu- 
blique la  Bible  à  la  main  ;  dans  celui  des  Royalistes,  on  se 
dispute  le  pas,  et  l'on  rit. 

—  Mais  un  moment  de  bonheur  peut  tout  sauver  ! 

—  Les  Stuarts  ne  sont  pas  heureux,  Sire,  reprit  Cha- 
vigny respectueusement,  mais  sur  un  ton  qui  laissait  beau- 
coup à  penser. 


LE    TRAVAIL.  393 

—  Laissez-moi,  dit  le  Roi  d'un  ton  d'humeur. 
Le  secrétaire  d'État  sortit  lentement. 

Ce  fut  alors  que  Louis  XIII  se  vit  tout  entier,  et  s'ef- 
fraya du  néant  qu'il  trouvait  en  lui-même.  Il  promena 
d'abord  sa  vue  sur  l'amas  de  papiers  qui  l'entourait, 
passant  de  l'un  à  l'autre,  trouvant  partout  des  dangers 
et  ne  les  trouvant  jamais  plus  grands  que  dans  les  res- 
sources mêmes  qu'il  inventait.  Il  se  leva  et,  changeant  de 
place,  se  courba  ou  plutôt  se  jeta  sur  une  carte  géogra- 
phique de  l'Europe;  il  y  trouva  toutes  ses  terreurs  en- 
semble, au  nord,  au  midi,  au  centre  de  son  royaume;  les 
révolutions  lui  apparaissaient  comme  des  Euménides  ; 
sous  chaque  contrée,  il  crut  voir  fumer  un  volcan;  il  lui 
semblait  entendre  les  cris  de  détresse  des  rois  qui  l'ap- 
pelaient, et  les  cris  de  fureur  des  peuples  ;  il  crut  sentir 
la  terre  de  France  craquer  et  se  fendre  sous  ses  pieds;  sa 
vue  faible  et  fatiguée  se  troubla,  sa  tête  malade  fut  saisie 
d'un  vertige  qui  refoula  le  sang  vers  son  cœur. 

—  Richelieu  I  cria-t-il  d'une  voix  étouffée  en  agitant 
une  sonnette  ;  qu'on  appelle  le  Cardinal  I 

Et  il  tomba  évanoui  dans  un  fauteuil. 

Lorsque  le  Roi  rouvrit  les  yeux,  ranimé  par  les  odeurs 
fortes  et  les  sels  qu'on  lui  avait  mis  sur  les  lèvres  et  les 
tempes,  il  vit  un  instant  des  pages,  qui  se  retirèrent  sitôt 
qu'il  eut  entr' ouvert  ses  paupières,  et  se  retrouva  seul 
avec  le  Cardinal.  L'impassible  ministre  avait  fait  poser  sa 
chaise  longue  contre  le  fauteuil  du  Roi,  comme  le  siège 
d'un  médecin  près  du  Ut  de  son  malade,  et  fixait  ses 
yeux  étincelants  et  scrutateurs  sur  le  visage  pâle  de  Louis. 
Sitôt  qu'il  put  l'entendre,  il  reprit  d'une  voix  sombre  son 
terrible  dialogue  : 

—  Vous  m'avez  rappelé,  dit-il,  que  me  voulez-vous? 
Louis,  renversé  sur  l'oreiller,  entr'ouvrit  les  yeux  et  le 

regaida,  puis  se  hâta  de  les  refermer,  CeVe  tète  déchar 


394  CINQ-MARS. 

lée,  armée  de  deux  yeux  flamboyants  et  terminée  par 
jne  barbe  aiguë  et  blanchâtre;  cette  calotte  et  ces  vête- 
ments de  la  couleur  du  sang  et  des  flammes,  tout  lui 
représentait  un  esprit  infernal. 

—  Régnez,  dit-il  d'une  voix  faible. 

—  Mais  me  livrez-vous  Cinq-Mars  et  de  Thou?  poursui- 
vit l'implacable  ministre  en  s'approchant  pour  lire  dans 
leâ  yeux  éteints  du  prince ,  comme  un  avide  héritier 
poursuit  jusque  dans  la  tombe  les  dernières  lueurs  de  la 
volonté  d'un  mourant. 

—  Régnez,  répéta  le  Roi  en  détournant  la  tête. 

—  Signez  donc,  reprit  Richelieu,  ce  papier  porte  : 
«  Ceci  est  ma  volonté,  de  les  prendre  morts  ou  \dfs.  » 

Louis,  toujours  la  tête  renversée  sur  le  dossier  du 
fauteuil,  laissa  tomber  sa  main  sur  le  papier  fatal,  et 
signa. 

—  Laissez-moi,  par  pitié  !  je  meurs!  dit-il. 

—  Ce  n'est  pas  tout  encore,  continua  celui  qu'on  ap- 
pelle le  grand  politique  ;  je  ne  suis  pas  sûr  de  vous  ;  il  me 
faut  dorénavant  des  garanties  et  des  gages.  Signez  encore 
ceci,  et  je  vous  quitte. 

€  Quand  le  Roi  ira  voir  le  Cardinal,  les  gardes  de  celui- 
ci  ne  quitteront  pas  les  armes  ;  et  quand  le  Cardinal  ira 
chez  le  Roi,  ses  gardes  partageront  le  poste  avec  ceux  de 
Sa  Majesté  ^  » 

De  plus  : 

«  Sa  Majesté  s'engage  à  remettre  les  deux  Princes  ses 
fils  en  otage  entre  les  mains  du  Cardinal ,  comme  garantie 
de  la  bonne  foi  de  son  attachement  -.  » 

—  Mes  enfants  I  s'écria  Louis  relevant  sa  t-?te -x  vous 
osez... 


1.  Manuscrit  de  Pointis,    1642,  n"  18!». 

2.  Mémoires  d'Anne  d'Autriche,  1642. 


LE    TRAVAIL.  395 

—  Aimez- VOUS  mieux  que  je  me  retire?  dit  Richelieu. 
Le  Roi  signa. 

—  Est-ce  donc  fini  ?  dit-il  avec  un  profond  gémisse- 
ment. 

Ce  n'était  pas  fini  :  une  autre  douleur  lui  était  réservée. 
La  porte  s'ouvrit  brusquement,  et  l'on  vit  entrer  Cinq- 
Mars.  Ce  fut,  cette  fois,  le  Cardinal  qui  trembla. 

—  Que  voulez- vous,  monsieur  ?  dit-il  en  saisissant  la 
sonnette  pour  appeler. 

Le  grand  Écuyer  était  d'une  pâleur  égale  à  celle  du 
Roi;  et,  sans  daigner  répondre  à  Richelieu,  il  s'avança 
d'un  air  calme  vers  Louis  XIII.  Celui-ci  le  regarda  conmie 
regarde  un  homme  qui  vient  de  recevoir  sa  sentence  de 
mort. 

—  Vous  devez  trouver,  Sire,  quelque  difficulté  à  me 
faire  arrêter,  car  j'ai  vingt  mille  hommes  à  moi,  dit  Henry 
d'Effiat  avec  la  voix  la  plus  douce. 

—  Hélas  !  Cinq-Mars,  dit  Louis  douloureusement,  est-ce 
toi  qui  as  fait  de  telles  choses  ? 

—  Oui,  Sire,  et  c'est  moi  aussi  qui  vous  apporte  mon 
épée,  car  vous  venez  sans  doute  ae  me  livrer,  dit-il  en 
la  détachant  et  la  posant  aux  pieds  du  Roi,  qui  baissa  les 
yeux  sans  répondre. 

Cinq-Mars  sourit  avec  tristesse  et  sans  amertume,  parce 
qu'il  n'appartenait  déjà  plus  à  la  terre.  Ensuite,  regardant 
Richeheu  avec  mépris  : 

—  Je  me  rends  parce  que  je  veux  mourir,  dit-il  ;  mais 
ie  ne  suis  pas  vaincu. 

Le  Cardinal  serra  les  poings  par  fureur;  mais  il  se 
contraignit. 

—  Et  quels  sont  vos  complices  ?  dit-il. 

Cinq-Mars  regarda  Louis  XIII  fixement  et  entr'ou\Tit 
les  lèvres  pour  parler...  Le  Roi  baissa  la  tête  et  souffrit 
en  cet  instant  un  supplice  inconnu  à  tous  les  hommas. 


393  CINQ-MARS. 

—  Je  n'en  ai  point,  dit  enfin  Cinq-Mars,  ayant  pitié  du 
prince. 

Et  il  sortit  de  l'appartement. 

Il  s'arrêta  dès  la  première  galerie,  où  tous  les  gentils- 
hommes et  Fabert  se  levèrent  en  le  voyant.  Il  marcha 
droit  à  celui-ci  et  lui  dit  : 

—  Monsieur ,  donnez  ordre  à  ces  gentilshommes  de 
m'arrèter. 

Tous  se  regardèrent  sans  oser  l'approcher. 

—  Oui,  monsieur,  je  suis  votre  prisonnier...  oui,  mes- 
sieurs, je  suis  sans  épée,  et,  je  vous  le  répète,  prisonnier 
du  Roi. 

—  Je  ne  sais  ce  que  je  vois,  dit  le  général  ;  vous  êtes 
deux  qui  venez  vous  rendre,  et  je  n'ai  i  ordre  d'arrêter 
personne. 

—  Deux  ?  dit  Cinq-Mars ,  ce  ne  peut  être  que  M.  de 
Thou;  hélas!  à  ce  dévouement  je  le  devine. 

—  Eh!  ne  t'avais-je  pas  aussi  deviné?  s'écria  celui-ci 
en  se  montrant  et  se  jetant  dans  ses  bras. 


CHAPITRE    XXV 

LES    PRISO  NNIERS 

J'ai  trouvé  dans  mon  cœur  le  dessein  do  mon  frcre. 
PiciiAiD,  Léonidus. 

Mourir  sans  vider  mon  carquois! 
Sans  percer,  sans  fouler,  sans  pétrir  dans  leur  fange 
Ces  bourreaux  barbouilleurs  de  lois! 
André  Chémeb. 

Parmi  ces  vieux  châteaux  dont  la  France  se  dépouille 
â  regret  chaque  année,  comme  des  fleurons  de  sa  cou- 
ronne, il  y  en  avait  un  d'un  aspect  sombre  et  sauvage 


LES     PRISONNIERS.  397 

sur  la  rive  gauche  de  la  Saône.  Il  semblait  une  sentiiii^lle 
foimidable  placée  à  l'une  des  portes  de  Lyon,  et  tenait 
son  tiom  de  l'énorme  rocher  de  Pierre- Encise,  qui  s'élève 
à  pic  comme  une  sorte  de  pyramide  naturelle,  et  dont  la 
cime,  recourbée  sur  la  route  et  penchée  jusque  sur  le 
tleuve,  se  réunissait  jadis,  dit-on,  à  d'autres  roches  que 
l'on  voit  sur  la  rive  opposée,  formant  comme  l'arche  na- 
turelle d'un  pont  ;  mais  le  temps,  les  eaux  et  la  main 
des  hommes  n'ont  laissé  debout  que  le  vieux  amas  de 
granit  qui  servait  de  piédestal  à  la  forteresse,  détruite 
aujourd'hui.  Les  archevêques  de  Lyon  l'avaient  élevée 
autrefois,  comme  seigneurs  temporels  de  la  ville,  et  y 
faisaient  leur  résidence  ;  depuis,  elle  devint  place  de 
guerre,  et,  sous  Louis  XIII,  une  prison  d'État.  Une  seule 
tour  colossale,  oii  le  jour  ne  pouvait  pénétrer  que  par 
trois  longues  meurtrières,  dominait  l'édifice  ;  et  quelques 
bâtiments  irréguliers  l'entouraient  de  leurs  épaisses  mu- 
railles, dont  les  lignes  et  les  angles  suivaient  les  formes 
de  ia  roche  immense  et  perpendiculaire. 

Ce  fut  là  que  le  Cardinal  de  Richelieu,  avare  de  sa 
proie,  voulut  bientôt  incarcérer  et  conduire  lui-même 
ses  jeunes  ennemis.  Laissant  Louis  le  précéder  à  Paris,  il 
les  enleva  de  Narbonne,  les  traînant  à  sa  suite  pour  orner 
son  dernier  triomphe,  et  venant  prendre  le  Rhône  à  Ta- 
rascon,  presque  à  son  embouchure,  comme  pour  pro- 
longer ce  plaisir  de  la  vengeance  que  les  hommes  ont 
osé  nommer  celui  des  dieux  ;  étalant  aux  yeux  des  deux 
rives  le  luxe  de  sa  haine,  il  remonta  le  fleuve  avec  len- 
teur sur  des  barques  à  rames  dorées  et  pavoisées  de  ses 
armoiries  et  de  ses  couleurs,  couché  dans  la  première, 
et  remorquant  ses  deux  victimes  dans  la  seconde,  au  bout 
d'une  longue  chaîne. 

Souvent  le  soir,  lorsque  la  chaleur  était  passée,  les 
deux  nacelles  étaient  dépouillées  de  leur  tente,  et  l  on 

■23 


398  CINQ-MARS. 

voyait  dans  l'une  Richelieu,  paie  et  décharné,  assis  sur 
la  poupe  ;  dans  celle  qui  suivait,  les  deux  jeunes  prison- 
niers, debout,  le  front  calme,  appuyés  l'un  sur  l'autre, 
et  regardant  s'écouler  les  flots  rapides  du  fleuve.  Jadis 
les  soldats  de  César,  qui  campèrent  sur  ces  mêmes  bords, 
eussent  cru  voir  l'inflexible  batelier  des  enfers  conduisant 
les  ombres  amies  de  Castor  et  Pollux  :  des  chrétiens 
n'eurent  pas  même  l'audace  de  réfléchir  et  d'y  voir  un 
prstre  menant  ses  deux  ennemis  au  bourreau  :  c'était  le 
premier  ministre  qui  passait. 

En  effet,  il  passa,  les  laissant  en  garde  à  cette  ville 
même  où  les  conjurés  avaient  proposé  de  le  faire  périr. 
Il  aimait  à  se  jouer  ainsi,  en  face,  de  la  destinée, 
et  à  planter  un  trophée  où.  elle  avait  voulu  mettre  sa 
tombe. 

«  Il  se  faisait  tirer,  dit  un  journal  manuscrit  de  cette 
année,  contre-mont  la  rivière  du  Rhône,  dans  un  bateau 
oi!i  l'on  avait  bâti  une  chambre  de  bois,  tapissée  de  ve- 
lours rouge  cramoisi  à  feuillages,  le  fond  étant  d'or.  Dans 
le  même  bateau,  il  y  avait  une  antichambre  de  même 
façon  ;  à  la  proue  et  à  l'arrière  du  bateau,  il  y  avait  quan- 
tité de  soldats  de  ses  gardes  portant  la  casaque  écarlate, 
en  broderie  d'or,  d'argent  et  de  soie ,  ainsi  que  beaucoup 
de  seigneurs  de  marque.  Son  Éminence  était  dans  un  lit 
garni  de  taffetas  de  pourpre.  Monseigneur  le  Cardinal 
Bigny  et  messeigneurs  les  évêques  de  Nantes  et  de  Char- 
tres y  étaient  avec  quantité  d'abbés  et  de  gentilshommes 
en  d'autres  bateaux.  Au-devant  du  sien,  une  frégate  fai- 
sait la  découverte  des  passages,  et  après  montait  un 
autre  bateau  chargé  d'arquebusiers  et  d'officiers  pour 
les  coD^mander.  Lorsqu'on  abordait  en  quelque  île,  on 
mettait  des  soldats  en  icelle,  pour  voir  s'il  y  avait  des 
gens  suspects;  et  n'y  en  rencontrant  point,  ils  en  gar- 
daient les  bords,  jusques  à  ce  que  deux  bateaux  qui 


LES    PRISONNIERS.  399 

suivaient  eussent  passé  ;  ils  étaient  remplis  de  noblesse  et 
de  soldats  bien  armés. 

«  En  après  venait  le  bateau  de  Son  Éminence,  à  la  queue 
duquel  était  attaché  un  petit  bateau  dans  lequel  étaient 
MM.  de  Thou  et  de  Cinq-Mars ,  gardés  par  un  exempt  des 
gardes  du  roi  et  douze  gardes  de  Son  Éminence.  Apiès 
les.  bateaux  venaient  trois  barques  où  étaient  les  bardes  et 
la  vaisselle  d'argent  de  Son  Éminence,  avec  plusieurs  gen- 
tilshommes et  soldats. 

a  Sur  le  bord  du  Rhône,  en  Dauphiné,  marchaient  deux 
compagnies  de  chevau-légers,  et  autant  sur  le  bord  du  côté 
du  Languedoc  et  Vivarais  ;  il  y  avait  un  très-beau  régiment 
de  gens  de  pied  qui  entrait  dans  les  villes  où  Son  Éminence 
devait  entrer  ou  coucher.  Il  y  avait  plaisir  d'ouïr  les  trom- 
pettes qui  jouaient  en  Dauphiné  avec  les  réponses  de  celles 
du  Vivarais,  et  les  redits  des  échos  de  nos  rochers  ;  on  eût 
dit  que  tout  jouait  à  mieux  faire.  » 


Au  milieu  d'une  nuit  du  mois  de  septembre  16i2, 
tandis  que  tout  semblait  sommeiller  dans  l'inexpugnable 
tour  des  prisonniers,  la  porte  de  leur  première  chambre 
tourna  sans  bruit  sur  ses  gonds,  et  sur  le  seuil  parut  un 
homme  vêtu  d'une  robe  brune  ceinte  d'une  corde,  ses 
pieds  chaussés  de  sandales,  et  un  paquets  de  grosses  clefs 
à  la  main  :  c'était  Joseph.  11  regarda  avec  précaution  sans 
a^'ance^,  et  contempla  en  silence  l'appartement  du  grand 
Écuyer.  D'épais  tapis,  de  larges  et  splendides  tentures 
voilaient  les  murs  de  la  prison  ;  un  lit  de  damas  rougi 
était  préparé,  mais  le  captif  n'y  était  pas  ;  assis  près  d'une 
haute  cheminée,  dans  un  grand  fauteuil,  vêtu  d'une  lon- 
gue rob  e  grise  de  la  forme  dp.  celle  des  prêtres,  la  tête 


400  CINQ-MARS. 

baissée,  les  yeux  fixés  sur  une  petite  croix  d'or,  à  la  lueur 
tremblante  d'une  lampa,  il  était  absorbé  par  une  méditation 
si  profonde,  qu3  le  capucin  eut  le  loisir  d'approcher  jusqu'à 
lui  et  do  se  placer  debout  face  a  face  du  prisonnier  avant 
qu'il  s'en  aparçût.  Enfin  il  leva  la  tête  et  s'écria: 

—  Que  viens-tu  faire  ici,  misérable  ? 

—  Jeune  homme,  vous  êtes  emporté,  répondit  d'une 
voix  très-basse  le  mystérieux  visiteur  ;  deux  mois  de  prison 
auraient  pu  vous  calmer.  Je  viens  pour  vous  dire  d'impor- 
tantes choses  :  écoutez-moi  ;  j'ai  beaucoup  pensé  à  vous  , 
et  je  ne  vous  hais  pas  tant  que  vous  croyez.  Les  moments 
sont  précieux  :  je  vous  dirai  tout  en  peu  de  mots.  Dans 
deux  heures  on  va  venir  vous  interroger,  vous  juger  et 
vous  mettre  à  mort  avec  votre  ami  :  cela  ne  peut  manquer 
parce  qu'il  faut  que  tout  se  termine  le  même  jour. 

—  Je  le  sais,  dit  Cinq-Mars,  et  j'y  compte. 

—  Eh  bien  !  je  puis  encore  vous  tirer  d'affaire,  car  j'ai 
bsaucoup  réfléchi,  comme  je  vous  l'ai  dit,  et  je  viens  vous 
proposer  des  choses  qui  vous  seront  agréables.  Le  Cardinal 
n'a  pas  six  mois  à  vivre  ;  ne  faisons  pas  les  mystérieax, 
entre  nous  il  faut  être  franc  :  vous  voyez  oii  je  vous  ai 
amené  pour  lui,  et  vous  pouvez  juger  par  là  du  point  où. 
je  le  conduirai  pour  vous  si  vous  voulez  ;  nous  pouvons  lui 
retrancher  ces  six  mois  qui  lui  restent.  Le  Roi  vous  aime  et 
vous  rappellera  près  de  lui  avec  transport  quand  il  vous  saura 
vivant  ;  vous  êtes  jeune,  vous  serez  longtemps  heureux  et 
puissant  ;  vous  me  protégerez ,   vous  me  ferez  cardinal. 

L'étonnement  rendit  muet  le  jeune  prisonnier,  qui  ne 
pouvait  comprendre  un  tel  langage  et  semblait  a\'oir  de  la 
peine  à  y  descendre  de  la  hauteur  de  ses  méditations. 
Tout  ce  qu'il  put  dire  fut  : 

—  Votre  bienfaiteur  !  Richelieu  1 

Le  capucin  sourit  et  poursuivit  tout  bas  en  se  rappro- 
cliant  (le  lui  : 


LES    PRISONNIERS.  401 

— Il  n"  y  a  point  de  bienfaits  en  politique,  il  y  a  des  -, 
intérêts,  voila  tout.  Un  homme  employé  par  un  ministre 
ne  doit  pas  être  plus  reconnaissant  qu'un  cheval  monté 
par  un  écuyer  ne  l'est  d'être  préféré  aux  autres.  Mon  alkire 
lui  a  convenu,  j'en  suis  bien  aise.  A  présent,  il  me  convient 
de  le  jeter  à  terre. 

«  Oui,  cet  homme  n'aime  que  lui-même;  il  m'a  trompé, 
je  le  vois  bien,  en  reculant  toujours  mon  élévation  ;  mais, 
encore  une  fois,  j'ai  des  moyens  sûrs  de  vous  faire  évader 
sans  bruit  ;  je  peux  tout  ici.  Je  ferai  mettre,  à  la  place  des 
hommes  sur  lesquels  il  compte,  d'autres  hommes  qu'il 
destinait  à  la  mort,  et  qui  sont  ici  près,  dans  la  tour  du 
Nord,  la  tour  des  oubliettes,  qui  s'avance  là-bas  au-dessus 
de  l'eau.  Ses  créatures  iront  remplacer  ces  gens-là.  J'en- 
voie un  médecin,  un  empirique  qui  m'appartient,  au  glorieux 
Cardinal,  que  les  plus  savants  de  Paris  ont  abandonné  ;  si 
vous  vous  entendez  avec  moi,  il  lui  portera  un  remède 
universel  et  éternel. 

—  Retire-toi,  dit  Cinq-Mars,  retire-toi,  religieux  infer- 
nal !  aucun  homme  n'est  S9mblable  à  toi  ;  tu  n'es  pas  un 
homme  !  tu  marches  d'un  pas  furtif  et  silencieux  dans  les 
ténèbres,  tu  traverses  les  murailles  pour  présider  à  des 
crimes  secrets  ;  tu  te  places  entre  les  cœurs  des  amants 
pour  les  séparer  éternellement.  Qui  es-tu  ?  tu  ressembles 
à  l'âme  tourmentée  d'un  damné. 

—  Romanesque  enfant  !  dit  Joseph  ;  vous  auriez  eu  de 
grandes  qualités  sans  vos  idées  fausses.  Il  n'y  a  peut-être 
ni  damnation  ni  âme.  Si  celles  des  morts  revenaient  S3 
plaindre,  j'en  aurais  raille  autour  de  moi,  et  je  n'en  ai 
jamais  vu,  môme  en  songe. 

—  Monstre  !  dit  Cinq-Mars  à  demi-voix. 

—  Voilà  encore  des  mots,  reprit  Joseph  ;  il  n'y  a  point  r. 
de  monstre  ni  d'homme  vertueux.  Vous  et  M,  de  Thou  , 
qui  vous  piquez    de  ce  que.  vous   nommez   vertu,   vous 


402  CINQ-MARS. 

avez  manqué  de  causer  la  mort  de  cent  mille  hommes 
peut-être,  en  masse  et  au  grand  jour,  pour  rien,  tandis  que 
Richelieu  et  moi  nous  en  avons  fait  périr  beaucoup  moins, 
en  détail,  et  la  nuit,  pour  fonder  un  grand  pouvoir-  Quand 
on  veut  rester  pur,  il  ne  faut  point  se  mêler  d'agir  sur  les 
hommes,  ou  plutôt  ce  qu'il  y  a  de  plus  raisonnable  est  de 
voir  ce  qui  est,  et  de  se  dire  comme  moi  :  Il  est  possible 
que  l'àme  n'existe  pas  :  nous  sommes  les  fils  du  hasard  ; 
mais,  relativement  aux  autres  hommes,  nous  avons  des 
passions  qu'il  faut  satisfaire. 

—  Je  respire  !  s'écria  Cinq-Mars,  il  ne  croit  pas  en 
Dieu! 

Joseph  poursuivit  ; 

—  Or,  Richelieu,  vous  et  moi,  sommes  nés  ambitieux  ; 
il  fallait  donc  tout  sacrifier  à  cette  idée  ! 

—  Malheureux  !  ne  me  confondez  pas  avec  vous  ! 

—  C'est  la  vérité  pure  cependant,  reprit  le  capucin  ;  et 
seulement  vous  voyez  à  présent  que  notre  système  valait 
mieux  que  le  vôtre. 

—  Misérable  !  c'était  par  amour... 

—  Non!  non!  non!  non  1...  Ce  n'est  point  cela.  Voici 
encore  des  mots  ;  vous  l'avez  cru  peut-être  vous-même  , 
mais  c'était  pour  vous  ;  je  vous  ai  entendu  parler  à  cette 
jeune  fille,  vous  ne  pensiez  qu'à  vous-mêmes  tous  les 
deux  ;  vous  ne  vous  aimiez  ni  l'un  ni  l'autre  :  elle  ne  son- 
geait qu'à  son  rang,  et  vous  à  votre  ambition.  C'est  pour 
s'entendre  dire  qu'on  est  parfait  et  se  voir  adorer  qu'on 
veut  être  aimé,  c'est  encore  et  toujours  là  le  saint  égoïsme 
qui  est  mon  Dieu. 

—  Cruel  serpent  !  dit  Cinq-Mars,  n'était-ce  pas  assez  de 
nous  faire  mourir?  pourquoi  viens-tu  jeter  tes  venins  sur 
la  vie  que  tu  nous  ôtes  !  quel  df^mon  t'a  enseigné  ton  hor- 
lible  analyse  des  cœurs  ! 

—  La  haine  de  tout  ce  qui  m'est  supérieur,  dit  Joseph 


LPS    PRISONNIERS,  403 

avec  un  rire  bas  et  faux,  et  le  désir  de  fouler  aux  pieds 
tous  ceux  que  je  hais,  m'ont  rendu  ambitieux  et  ingénieux 
à  trouver  le  côté  faible  de  vos  rêves.  Il  y  a  un  ver  qui 
rampe  au  cœur  de  tous  ces  beaux  fruits, 

—  Grand  Dieu  !  l'entends-tu  !  s'écria  Cinq-Mars,  se  levant 
et  étendant  ses  bras  vers  le  ciel, 

La  solitude  de  sa  prison,  les  pieuses  conversations  de 
son  ami,  et  surtout  la  présence  de  la  mort,  qui  vient 
comme  la  lumière  d'un  astre  inconnu  donner  d'autres 
couleurs  à  tous  les  objets  accoutumés  de  nos  regards; 
les  méditations  de  l'éternité,  et  (le  dirons-nous?)  de 
grands  efforts  pour  changer  ses  regrets  déchirants  en  es- 
pérances immortelles  et  pour  diriger  vers  Dieu  toute  cette 
force  d'aimer  qui  l'avait  égaré  sur  la  terre  ;  tout  avait  fait 
en  lui-même  une  étrange  révolution  ;  et,  semblable  à  ces 
épis  que  mûrit  subitement  un  seul  coup  de  soleil,  son  àme 
avait  acquis  de  plus  vives  lumières,  exaltée  par  l'influence 
mystérieuse  de  la  mort, 

—  Grand  Dieu  !  répéta-t-il,  si  celui-ci  et  son  maître 
sont  des  hommes,  suis-je  un  homme  aussi?  Contemple, 
contemple  deux  ambitions  réunies,  l'une  égoïste  et  san- 
glante, l'autre  dévouée  et  sans  tache  ;  la  leur  soufflée  par 
la  haine,  la  nôtre  inspirée  par  l'amour.  Regarde,  Seigneur, 
regarde,  juge  et  pardonne.  Pardonne,  car  nous  fûmes  bien 
criminels  de  marcher  un  seul  jour  dans  la  même  voie  à 
laquelle  on  ne  donne  qu'un  nom  sur  la  terre,  quel  que  soit 
le  but  OLi  efle  conduise, 

Joseph  l'interrompit  durement  en  frappant  du  pied, 

—  Quand  vous  aurez  fini  votre  prière,  dit-il,  vous 
m'apprendrez  si  vous  voulez  m'aider,  et  je  vous  sauverai 
à  l'instant, 

—  Jamais,  scélérat  impur,  jamais,  dit  Henry  d'Effiat,  je 
ne  m'associerai  à  toi  et  à  un  assassinat  !  Je  l'ai  refusé  quand 
j'étais  puissant,  et  sur  toi-même. 


404  CINQ-MARS. 

—  Vous  avez  eu  tort,  :  vous  seriez  maître  à  présein. 

—  Eii  '  quel  bonlieur  aurais-je  de  mon  pouvoir,  partagé 
qu'il  serait  avec  une  femme  qui  ne  me  comprit  pas,  m'aima 
faiblement  et  me  préféra  une  couronne  ?  Après  son  abandon 
je  n'ai  pas  voulu  devoir  ce  qu'on  nomme  l'Autorité  à  la 
victoire  ;  juge  si  je  la  recewai  du  crime  ! 

—  Inconcevable  folie  !  dit  le  capucin  en  riant. 

—  Tout  avec  elle,  rien  sans  elle  ■.  c'était  là  toute  mon 
âme. 

—  C'est  par  entêtement  et  par  vanité  que  vous  persis- 
tez ;  c'est  impossible  !  reprit  Joseph  :  ce  n'est  pas  dans  la 
nature. 

—  Toi  qui  veux  nier  le  dévouement,  reprit  Cinq-Mars, 
comprends-tu  du  moins  celai  de  mon  ami  ? 

—  11  n'existe  pas  davantage  ;  il  a  voulu  vous  suivre 
parce  que... 

Ici  le  capucin,  un  peu  embarrassé,  chercha  un  instant. 

—  Parce  que...  parce  que...  il  vous  a  formé,  vous  êtes 
son  œuvre...  Il  tient  à  vous  par  amour-propre  d'auteur... 
Il  était  habitué  à  vous  sermonner,  et  il  sent  qu'il  ne  trou- 
verait plus  d'élève  si  docile  à  l'écouter  et  à  l'applaudir... 
La  coutume  constante  lui  a  persuadé  que  sa  vie  tenait  à  la 
vôtre...  c'est  quelque  chose  comme  cela...  il  vous  accom- 
pagne par  routine...  D'ailleurs  ce  n'est  pas  fini...  nous  ver- 
rons la  suite  et  l'interrogatoire  ;  il  niera  sûrement  qu'il  ait 
su  la  conjuration. 

—  Il  ne  le  niera  pas  !  s'écria  impétueusement  Cinq- 
Mars. 

—  Il  la  savait  donc  ?  vous  l'avouez,  dit  Joseph  triom- 
phant ;  vous  n'en  aviez  pas  encore  dit  si  long. 

—  0  ciel  !  qu'ai-je  fait?  soupira  Cinq-Mars  en  se  cachant 
la  tète. 

—  Calmez-vous  :  il  est  sauvé  malgré  cet  aveu,  si  nous 
acceptez  mon  offre. 


LES    PRISONN[EKS.  405 

D'Effiat  fut  quelque  teaips  sans  répondre...  ie  capucin 
poursuivit  : 

—  Sauvez  votre  ami...  la  faveur  du  Roi  vous  attend,  et 
peut-être  l'amour  égaré  un  moment... 

—  Homme,  ou  qui  que  tu  sois,  si  tu  as  quelque  chose  en 
toi  de  semblable  à  un  cœur,  répondit  le  prisonnier,  sauve- 
le;  c'est  le  plus  pur  des  êtres  créés.  Mais  fais-le  emporter 
loin  d'ici  pendant  son  sommeil,  car,  s'il  s'éveille,  tu  ne  le 
pourras  pas. 

—  A  quoi  cela  me  serait-il  bon  ?  dit  en  riant  le  capucin  ; 
c'est  vous  et  votre  faveur  qu'il  me  faut. 

L'impétueux  Cinq-Mars  se  leva,  et,  saisissant  le  bras  de 
Joseph,  qu'il  regardait  d'un  air  terrible  : 

—  Je  l'abaissais  en  te  priant  pour  lui  :  viens,  scélérat! 
dit-il  en  soulevant  une  tapisserie  qui  séparait  l'apparte- 
ment de  son  ami  du  sien;  viens  et  doute  du  dévouement 
et  de  l'immortalité  des  âmes...  Compare  l'inquiétude  dv,ton 
triomphe  au  calme  de  notre  défaite,  la  basses'^e  de  ton 
règne  à  la  grandeur  de  notre  captivité,  et  ta  veille  san- 
glante au  sommeil  du  juste. 

Une  lampe  solitaire  éclairait  de  Thou.  Ce  jeune  homme 
était  à  genoux  encore  devant  un  prie-Dieu  surmonté  d'un 
vaste  crucifix  d'ébène  ;  il  semblait  s'être  endormi  en 
priant;  sa  tête,  penchée  en  arrière,  était  élevée  encore 
vers  la  croix;  ses  lèvres  souriaient  d'un  sourire  calme  et 
divin,  et  son  corps  affaissé  reposait  sur  les  tapis  et  le 
coussin  du  siège. 

—  Jésus  !  comme  il  dort  !  dit  le  capucin  stupéfait,  mêlant 
par  oubli  à  ses  affreux  propos  le  nom  céleste  qu'il  pro- 
nonçait habituellement  chaque  jour. 

Puis  tout  à  coup  il  se  retira  brusquement,  en  portant 
la  main  à  ses  yeux,  comme  ébloui  par  une  vision  du 
ciel... 

—  Brou...  brr...  brr      dit-il  en  secouant  la  tète  et  se 

23. 


40C  CINQ-MARS. 

passant  la  main  sur  le  visage...  Tout  cela  est  un  enfan- 
tillage :  cela  me  gagnerait  si  j'y  pensais...  Ces  idées-là 
peuvent  être  bonnes,  comme  l'opium  pour  calmer... 
Mais  il  ne  s'agit  pas  de  cela  :  dites  oui  ou  non. 

—  Non,  dit  Cinq-Mars,  le  jetant  à  la  porte  par  l'épaule, 
je  ne  veux  point  de  la  vie  et  ne  me  repens  pas  d'avoir 
perdu  une  seconde  fois  de  Thou,  car  il  n'en  aurait  pas 
voulu  au  prix  d'un  assassinat;  et  quand  il  s'est  livré  à  Nar- 
bonne,  ce  n'était  pas  pour  reculer  à  Lyon. 

—  Réveillez-le  donc,  car  voici  les  juges,  dit  d'une  voix 
aigre  et  riante  le  capucin  furisux. 

En  ce  moment  entrèrent,  à  la  lueur  des  flambeaux  et 
précédés  par  un  détachement  de  garde  écossaise,  quatorze 
juges  vêtus  de  leurs  longues  robes,  et  dont  on  distinguait 
mal  les  traits.  Ils  se  rangèrent  et  s'assirent  en  silence  à 
droite  et  à  gauche  de  la  vaste  chambre  ;  c'étaient  les  com- 
missaires délégués  par  le  Cardinal-Duc  pour  cette  som- 
bre et  solennelle  affaire.  -  -  Tous  hommes  sûrs  et  de  con- 
fiance pour  le  Cardinal  de  Richelieu,  qui,  de  Tarascon,  les 
avait  choisis  et  inscrits.  11  avait  voulu  que  le  chancelier 
Séguier  vînt  à  Lyon  lui-même,  pour  éviter,  dit-il  dans  les 
instructions  ou  ordres  qu'il  envoie  au  Roi  Louis  XIII  par 
Chavigny,  «  pour  éviter  toutes  les  accroches  qui  arrive- 
ront sHl  n'y  est  point.  M.  Marillac,  ajoutait-il  fut  à  Nan- 
tes au  procès  de  Chalais.  M.  de  Chàteau-Neuf,  à  Toulouse, 
à  la  mort  de  M.  de  Montmorency;  et  M.  de  Bellièvre,  à 
Paris,  au  procès  de  M.  de  Biron.  L'autorité  et  l'intelligence 
qu'ont  ces  messieurs  des  formes  de  justice  est  tout  à  fait 
nécessaire.  » 

Le  chancelier  Séguier  vint  donc  à  la  hâte  ;  mais  en  ce 
moment  on  annonça  qu'il  avait  ordre  de  ne  point  pa- 
raître, de  peur  d'être  influencé  par  le  souvenir  de  son 
ancienne  amitié  pour  le  prisonnier,  qu'il  ne  vit  que  seul 
à  seul.  Les  commissaires  et  lui  avaient  d'abord,  et  rapi- 


LES  l'RlSONNIERS.  407 

dément,  reçu  les  lâches  dépositions  du  duc  d'Orléans, 
à  Villefranche,  en  Beaujolais,  puis  à  Vivey  *,  à  deux 
lieues  de  Lyon,  où  ce  triste  prince  avait  eu  ordre 
de  se  rendre,  tout  suppliant  et  tremblant  au  milieu 
de  ses  gens,  qu'on  lui  laissait  par  pitié,  bien  surveillé 
par  les  Gardes  françaises  et  suisses.  Le  Cardinal  avait 
fait  dicter  à  Gaston  son  rôle  et  ses  réponses  mot 
pour  mot  ;  et ,  moyennant  cette  docilité ,  on  l'avait 
exempté  en  forme  des  confrontations  trop  pénibles  avec 
MM.  de  Cinq-Mars  et  de  Thou.  Ensuite  le  chancelier  et  les 
commissaires  avaient  préparé  M.  de  Bouillon,  et,  forts 
de  leur  travail  préliminaire,  venaient  toniber  de  tout 
leur  poids  sur  les  deux  jeunes  coupables  que  l'on  ne 
voulait  pas  sauver.  —  L'histoire  ne  nous  a  conservé  que 
les  noms  des  conseillers  d'État  qui  accompagnèrent  Pierre 
Séguier,  mais  non  ceux  des  autres  commissaires,  dont 
il  est  seulement  dit  qu'ils  étaient  six  du  Parlemen*  de 
Grenoble  et  deux  présidents.  Le  rapporteur  conseiller 
d'État  Laubardemont,  qui  les  avait  dirigés  en  tout,  était 
à  leur  tète.  Joseph  leur  parla  souvent  à  l'oreille  avec  une 
politesse  révérencieuse,  tout  en  regardant  en  dessous 
Laubardemont  avec  une  ironie  féroce. 

Il  fut  convenu  que  le  fauteuil  servirait  de  sellette,  et 
l'on  se  tut  pour  écouter  la  réponse  du  prisonnier. 

11  parla  d'une  voix  douce  et  calme. 

—  Dites  à  M.  le  chancelier  que  j'aurais  le  droit  d'en 
appeler  au  Parlement  de  Paris  et  de  récuser  mes  juges, 
parce  qu'il  y  a  parmi  eux  deux  de  mes  ennemis,  et  à 
leur  tête  un  de  mes  amis,  M.  Séguier  lui-même,  que  j'ai 
conservé  dans  sa  charge;  mais  je  vous  épargnerai  bien 
des  peines,  Messieurs,  en  me  reconnaissant  coupable  de 

1.  Maison  qui  appartenait  à  un  abbé  d'Esnay,  frère  de  M.  deVil- 
leroy,  dit  Montrésor. 


408  CINQ-MARS. 

toute  la  conjuration,  par  moi  seul  cùn';ue  et  ordonnée. 
Ma  volonté  est  de  mourir.  Je  n'ai  donc  rien  à  ajouter 
pour  moi;  mais,  si  vous  voulez  être  justes,  vous  laisserez 
la  vie  à  celui  que  le  roi  même  a  nommé  le  plus  honnête 
homme  de  France,  et  qui  ne  meurt  que  pour  moi. 

—  Qu'on  l'introduise,  dit  Laubardemont. 

Deux  gardes  entrèrent  chez  M.  de  Thou,  et  l'ame- 
nèrent. 

Il  entra  et  salua  gravement  avec  un  sourire  angélique 
sur  les  lèvres,  et  embrassant  Cinq-Mars  : 

—  Voici  donc  enfin  le  jour  de  notre  gloire!  dit-il;  nous 
allons  gagner  le  ciel  et  le  bonheur  éternel. 

—  Nous  apprenons,  monsieur,  dit  Laubardemont,  nous 
apprenons  par  la  bouche  même  de  M.  de  Cinq-Mars,  que 
vous  avez  su  la  conjuration. 

De  Thou  répondit  à  l'instant  et  sans  aucun  trouble, 
toujours  avec  un  demi-sourire  et  les  yeux  baissés  : 

—  Messieurs,  j'ai  passé  ma  vie  à  étudier  les  lois  hu- 
maines ,  et  je  sais  que  le  témoignage  d'un  accusé  ne 
peut  condamner  l'autre.  Je  pourrais  répéter  aussi  ce  que 
j'ai  déjà  dit,  que  l'on  ne  m'aurait  pas  cru  si  j'avais  dé- 
noncé sans  preuve  le  frère  du  Roi.  Vous  voyez  donc  que 
ma  vie  et  ma  mort  sont  entre  vos  mains.  Pourtant,  lorsque 
j'ai  bien  envisagé  l'une  et  l'autre,  j'ai  connu  clairement 
que,  de  quelque  vie,  que  je  puisse  jamais  jouir,  elle  ne 
pourrait  être  que  malheureuse  après  la  perte  de  M.  de 
Cinq-Mars;  j'avoue  donc  et  confesse  que  j'ai  su  sa  con- 
spiration ;  j'ai  fait  mon  possible  pour  l'en  détourner.  — 
Il  m'a  cru  son  ami  unique  et  fidèle,  et  je  ne  l'ai  pas  voulu 
trahir,  c'est  pourquoi  je  me  condamne  par  les  lois  qu'a 
rapportées  mon  père  lui-môme,  qui  me  pardonne,  j'es- 
père. 

A  ces  mots,  les  deux  amis  se  jetèrent  dans  les  bras 
l'un  de  l'autre. 


LES    PRISONNIERS  409 

Cinq-Mars  s'écriait  : 

—  Ami  !  ami  !  que  je  regrette  ta  mort  que  j'ai  causée  ! 
Je  t'ai  trahi  deux  fois,  mais  tu  sauras  comment. 

Mais  de  Thou,  l'embrassant  et  le  consolant,  répondait  en 
levant  les  yeux  en  haut  : 

—  Ah  !  que  nous  sommes  heui  aux  de  finir  de  la  sorte  ! 
Humainement  parlant,  je  pourrais  me  plaindre  de  vous, 
monsieur,  mais  Dieu  siit  combien  je  vous  aime  !  Qu'aYons- 
nous  fait  qui  nous  mérite  la  grâce  du  martyre  et  le  bon- 
heur de  mourir  ensemble  ? 

Les  juges  n'étaient  pas  préparés  à  cette  douceur,  et  se 
regardaient  avec  surprise. 

—  Ah  !  si  l'on  me  donnait  seulement  une  pertuisane, 
dit  une  voix  enrouée  (c'était  le  vieux  Grandchamp,  qui 
s'était  glissé  dans  la  chambre,  et  dont  les  yeux  étaient 
rouges  de  fureur),  je  déferais  bien  monseigneur  de  tous  ces 
hommes  noirs  !  disait-il. 

Deux  hallebardiers  vinrent  se  mettre  auprès  de  lui  en 
silence  ;  il  se  tut,  et,  pour  se  consoler,  se  mit  à  une  fenêtre 
du  côté  de  la  rivière  où  le  soleil  ne  se  montrait  pas  encore, 
et  il  sembla  ne  plus  faire  attention  à  ce  qui  se  passait  dans 
la  chambre. 

Cependant  Laubardemont,  craignant  que  les  juges  ne 
vinssent  à  s'attendrir,  dit  à  haute  voix  : 

—  Actuellement,  d'après  l'ordre  de  monseigneur  le  Car- 
dinal, on  va  mettre  ces  deux  messieurs  à  la  gêne,  c'est-à- 
dire  à  la  question  ordinaire  et  extraordinaire. 

Cinq-Mars  rentra  dans  son  caractère  par  indignation,  et, 
croisant  les  bras,  fit,  vers  Laubardemont  et  Joseph,  deux 
pas  qui  les  épouvantèrent.  Le  premier  porta  involontaire- 
ment la  main  à  son  front. 

—  Sommes-nous  ici  à  Loudun  ?  s'écria  le  prisonnier. 
Mais  de  Thou,  s'approchant,  lui  prit  la  main  et  la  serra; 

il  se  tut,  et  reprit  d'un  ton  calme  en  regardant  les  juges  : 


410  CINQ-MARS. 

—  Messieurs,  cela  me  semble  bien  rude  ;  un  homme  de 
mon  âge  et  de  ma  condition  ne  devrait  pas  être  sujet  à 
toutes  ces  formalités.  J'ai  tout  dit  et  je  dirai  tout  encore. 
Je  prends  la  mort  à  gré  et  de  grand  cœur  :  la  question 
n'est  donc  point  nécessaire.  Ce  n'est  point  à  des  âmes 
comme  les  nôtres  que  l'on  peut  arracher  des  secrets  par 
les  souffrances  du  corps.  Nous  sommes  devenus  prisonniers 
par  notre  volonté  et  à  l'heure  marquée  par  nous-mêmes  ; 
nous  avons  dit  seulement  ce  qu'il  vous  fallait  pour  nous 
faire  mourir,  vous  ne  sauriez  rien  de  plus  ;  nous  avons  ce 
que  nous  voulons. 

—  Que  faites-vous,  ami  ?  interrompit  de  Thou  ?. . .  Il  se 
trompe,  messieurs  ;  nous  ne  refusons  pas  le  martyre  que 
Dieu  nous  offre,  nous  le  demandons. 

—  iMais,  disait  Cinq-Mars,  qu'avez-vous  besoin  de  ces 
tortures  infâmes  pour  conquérir  le  ciel  ?  vous,  martyr  déjà, 
martyr  volontaire  de  l'amitié  !  Messieurs,  moi  seul  je  puis 
avoir  d'importants  secrets  :  c'est  le  chef  d'une  conjuration 
qui  la  connaît  ;  mettez-moi  seul  à  la  question,  si  nous 
devons  être  ici  traités  comme  les  plus  vils  malfaiteurs. 

—  Par  charité,  messieurs,  reprenait  de  Thou,  ne  me 
privez  pas  des  mêmes  douleurs  que  lui  ;  je  ne  l'ai  pas  suivi 
si  loin  pour  l'abandonner  à  cette  heure  précieuse,  et  ne 
pas  faire  tous  mes  efforts  pour  l'accompagner  jusque  dans 
le  ciel. 

Pendant  ce  débat,  il  s'en  était  engagé  un  autre  entre 
Laubardemont  et  Joseph  ;  celui-ci,  craignant  que  la  dou- 
leur n'arrachât  le  récit  de  son  entretien ,  n'était  pas 
d'avis  de  donner  la  question  ;  l'autre,  ne  trouvant  pas 
son  triomphe  complété  par  la  mort,  l'exigeait  impérieu- 
sement. Les  juges  entouraient  et  écoutaient  ces  deux 
ministres  secrets  du  grand  ministre  ;  cependant,  plusieurs 
ciioses  leur  ayant  fait  soupçonner  que  le  crédit  du  capu- 
cin était  plus  puissant  que  celui  du  juge,  ils  penchaient 


LES    PRISONNIERS.  411 

pour  lui,  et  se  décidèrent  à  l'humanité  quand  il  finit  par 
ces  paroles  prononcées  à  voix  basse  : 

—  Je  connais  leurs  secrets  ;  nous  n'avons  pas  besoin 
de  les  savoir,  parce  qu'ils  sont  inutiles  et  qu'ils  vont  trop 
haut.  M,  le  Grand  n'a  à  dénoncer  que  le  Koi,  et  l'autre 
la  Reine;  c'est  ce  qu'il  vaut  mieux  ignorer.  D'ailleurs,  ils 
ne  parleraient  pas;  je  les  connais,  ils  se  tairaient,  l'un 
par  orgueil,  l'autre  par  piété.  Laissons-les  :  la  torture  les 
blessera  ;  ils  seront  défigurés  et  ne  pourront  pvus  marcher; 
cela  gâtera  toute  la  cérémonie;  il  faut  les  conserver  pour 
paraître. 

Cette  dernière  considération  prévalut  :  les  juges  se  reti- 
rèrent pour  aller  délibérer  avec  le  chancelier.  En  sortant, 
Joseph  dit  à  Laubardemont . 

—  Je  vous  ai  laissé  ass3z  de  plaisii"  ici  :  maintenant  vous 
allez  avoir  encore  celui  de  déUbérer,  et  vous  irez  inter- 
roger trois  prévenus  dans  la  tour  du  Nord. 

C'étaient  les  trois  juges  d'Urbain  Grandier. 

Il  dit,  rit  aux  éclats,  et  sortit  le  dernier,  poussant  devant 
lui  le  maître  des  requêtes  ébahi. 

A  peine  le  sombre  tribunal  eut-il  défilé,  que  Grandchamp, 
délivré  de  ses  deux  estafiers,  se  précipita  vers  son  maître, 
et,  lui  saisissant  la  main,  lui  dit  : 

—  Au  nom  du  ciel,  venez  sur  la  terrasse,  monseigneur, 
je  vous  montrerai  quelque  chose  ;  au  nom  de  voire  mère, 
venez... 

Mais  la  porte  s'ouvrit  au  vieil  abbé  Quillet  presque  dans 
le  mèiiie  instant, 

—  Mes  enfants  !  mes  pauvres  enfants  !  criait  le  vieillard 
en  pleurant  ;  hélas  !  pourquoi  ne  m'a-t-on  permis  d'entrer 
qu'aujourd'hui?  Cher  Henri,  votre  mère,  votre  frère,  votre 
sœur,  sont  ici  cachés... 

—  Taisez- vous,  monsieur  l'abbé,  disait  Grandchamp  ; 
venez  sur  la  terrasse,  m3ns3igneur. 


412  CINQ-MAKS. 

Mais  le  vieux  prêtre  retenait  son  élève  en  l'embras- 
sant. 

—  Nous  espérons,  nous  espérons  beaucoup  la  grâce. 

—  Je  la  refuserais,  dit  Cinq-Mars. 

—  Nous  n'espérons  que  les  grâces  de  Dieu,  reprit  de 
Thou. 

—  Taisez-vous,  interrompit  encore  Grandchamp,  les 
juges  viennent. 

En  effet,  la  porte  s'ouvrit  encore  à  la  sinistre  procession, 
où  Joseph  et  Laubardemont  manquaient. 

—  Messieurs,  s'écria  le  bon  abbé  s'adressant  aux  com- 
missaires, je  suis  heureux  de  vous  dire  que  je  viens  de 
Paris,  que  personne  ne  doute  de  la  grâce  de  tous  les  con- 
jurés. J'ai  vu,  chez  Sa  Majesté,  Monsieur  lui-même,  et 
quant  au  duc  de  Bouillon,  son  interrogatoire  n'est  pas 
défav. . . 

—  Silence  !  dit  M.  de  Ceton,  lieutenant  des  Gardes 
écossaises. 

Et  les  quatorze  commissaires  rentrèrent  et  se  rangèrent 
de  nouveau  dans  la  chambra. 

M.  de  Thou,  entendant  que  l'on  appelait  le  greffier  cri- 
minel du  présidial  de  Lyon  pour  prononcer  l'arrêt,  laissa 
éclater  involontairement  un  de  ces  transports  de  joie  reli- 
gieuse qui  ne  se  virent  jamais  que  dans  les  martyrs  et  les 
saints  aux  approches  de  la  mort  ;  et  s'avançant  au  devant 
de  cet  homme,  il  s'écria  : 

—  Quam  spcciosi  pedes  evatigelizantium  pacem,  evaii- 
gcUzanliumhona  ! 

Puis,  prenant  la  main  de  Guii-Mars,  il  se  mit  à  genoux 
et  tète  nue  pour  entendre  l'arrêt,  ainsi  qu'il  était  ordonné. 
D'Effiat  demeura  debout,  mais  on  n'osa  le  contraindre. 

L'arrêt  leur  fut  prononcé  en  ces  mots  : 

«  Entre  le  procureur  général  du  Roi,  demandeur  en  cas 
de  crinre  de  lèse-majesté,  d'une  part  ; 


LES    PRISONNIERS.  413 

«  Et  messire  Henry  d'Effiat  de  Cinq-Mars,  grand  Ecuyer 
de  France,  âgé  de  vingt-deux  ans  ;  et  François- Auguste 
de  Thou,  âgé  de  trente-cinq  ans,  conseiller  du  Roi  en  ses 
conseils  ;  prisonniers  au  château  de  Pierre-Encise  de  Lyon, 
défendeurs  et  accusés,  d'autre   part  ; 

«  Vu  le  procès  extraordinairement  fait  à  la  requête  du- 
dil  procureur  général  du  Roi,  à  rencontre  desdits  d'F.ffi.'H 
et  de  Thou,  informations,  interrogations,  confessions, 
dénégations  et  confrontations,  et  copies  reconnues  du 
traita  fait  avec  l'Espagne  ;  considérant,  la  chambre  délé- 
guée : 

«  1"  Qi^ie  celui  qui  attente  à  la  personne  des  ministres, 
des  princes  ,  est  regardé  par  les  lois  anciennes  et  consti- 
tutions des  Empereurs  com.me  criminel  de  lèse-majesté  ; 

«  2"  Que  îa  troisième  ordonnance  du  roi  Louis  XI  porte 
peine  de  mort  contre  quiconque  ne  révèle  pas  une  con- 
juration contre  l'État  ; 

«  Les  commissaires  députés  par  sa  Majesté  ont  déclaré 
lesdits  d'Effiat  et  de  Thou  atteints  et  convaincus  de  crime 
de  lèse-majesté,  savoir  : 

.  a  Ledit  d'Effiat  de  Cinq-Mars  pour  les  conspirations  et 
entreprises,  ligues  et  traités  faits  par  lui  avec  les  étran- 
gers contre  l'État  ; 

«  Et  ledit  de  Thou,  pour  avoir  eu  connaissance  des- 
dites entreprises  ; 

«  Pour  réparation  desquels  crimes,  les  ont  privés  de 
tous  honneurs  et  dignités,  et  les  ont  condamnés  et  con- 
damnent à  avoir  la  tète  tranchée  sur  un  échafaud,  qui, 
pour  cet  effet,  sera  dressé  en  la  place  des  Terreaux  de 
cette  ville  ; 

«  Ont  déclaré  et  déclarent  touj  et  un  chacun  de  leur 
biens,  meubles  et  immeubles,  acquis  et  confisqués  au 
Roi  ;  et  iceux  par  eux  tenus  immédiatement  de  la  cou- 
ronne, réunis  au  domaine  d'icelle  ;  sur  iceux  préalable- 


414  CINQ-MARS. 

ment  prise  la  somme  de  60,000  livres  applicables  à  œu- 
vres pies.  » 

Après  la  prononciation  de  l'arrêt,  M.  de  Thou  dit  à 
haute  voix  : 

—  Dieu  soit  béni  !  Dieu  soit  loué  ! 

—  La  mort  ne  m'a  jamais  fait  peur,  dit  froidement 
Cinq-Mars. 

Ce  fut  alors  que,  suivant  les  formes,  M.  de  Ceton,  le 
lieutenant  des  Gardes  écossaises,  vieillard  de  soixante- 
six  ans,  déclara  avec  émotion  qu'il  remettait  les  prison- 
niers entre  les  mains  du  sieur  Thomé,  prévôt  des  mar- 
chands du  Lyonnais,  prit  congé  d'eux,  et  ensuite  tous  les 
gardes  du  corps ,  silencieux  et  les  larmes  aux  yeux. 

—  Ne  pleurez  point,  leur  disait  Cinq-Mars,  les  larmes 
sont  inutiles  ;  mais  plutôt  priez  Dieu  pour  nous,  et  assu- 
rez-vous que  je  ne  crains  pas  la  mort. 

llleur  serrait  la  main,  et  de  Thou  les  embrassait.  Après 
quoi  ces  gentilshommes  sortirent  les  yeux  humides  de 
larmes  et  se  couvrant  le  visage  de  leurs  manteaux. 

—  Les  cruels  !  dit  l'abbé   Quillet,   pour  trouv'-^r  des 
armes  contre  eux,  il  leur  a  fallu  fouiller  dans  l'arsenal  des , 
tyrans.  Pourquoi  me  laisser  entrer  en  ce  moment  ?... 

—  Comme  confesseur,  monsieur,  dit  à  voix  basse  un 
commissaire  ;  car,  depuis  deux  mois,  aucun  étranger  n'a 
eu  permission  d'entrer  ici... 


Dès  que  les  grandes  portes  furent  refermées  et  les  por- 
tières abaissées  : 

—  Sur  la  terrasse,  au  nom  du  ciel  1  s'écria  encore 
Grandchamp.  Et  ii  y  entraîna  son  maître  et  de  Thou.  Le 
vieux  gouverneur  les  suivit  en  boitant. 


LES    PRISONNIERS.  415 

—  Que  nous  veux-tu  dans  un  moment  semblable  !  dit 
Cinq-Mars  avec  une  gravité  pleine  d'indulgence. 

—  Regardez  les  chaînes  de  la  ville,  dit  le  fidèle  domes- 
tique. 

Le  soleil  naissant  colorait  le  ciel  depuis  un  instant  à 
peine.  Il  paraissait  à  l'horizon  une  ligne  éclatante  et  jaune, 
sur  laquelle  les  montagnes  découpaient  durement  leurs 
formes  d'un  bleu  foncé  ;  les  vagues  de  la  Saône  et  les 
chaînes  de  la  ville,  tendues  d'un  bord  à  l'autre,  étaient 
encore  voilées  par  une  légère  vapeur  qui  s'élevait  aussi  de 
Lyon,  et  dérobait  à  l'œil  le  toit  des  maisons.  Les  premiers 
jets  de  la  lumière  matinale  ne  coloraient  encore  que  les 
points  les  plus  élevés  du  magnifique  paysage.  Dans  la  cité, 
les  clochers  de  l'hôtel  de  ville  et  de  Saint-Nizier,  sur  les 
collines  environnantes,  les  monastères  des  Carmes  et  de 
Sainte-Marie,  et  la  forteresse  entière  de  Pierre -Encise, 
étaient  dorés  de  tous  les  feux  de  l'aurore.  On  entendait  le 
bruit  des  carillons  joyeux  des  villages.  Les  murs  seuls  de 
la  prison  étaient  silencieux. 

—  Eh  bien,  dit  Cinq-Mars,  que  nous  faut-il  voir  ?  est-ce 
la  beauté  des  plaines  ou  la  richesse  des  villes  ?  est-ce  la 
paix  de  ces  villages  ?  Ah  !  mes  amis,  il  y  a  partout  la  des 
passions  et  des  douleurs  comme  celles  qui  nous  ont  ame- 
nés ici  ! 

Le  vieil  abbé  et  Grandchamp  se  penchèrent  sur  le 
parapet  de  la  terrasse  pour  regarder  du  coté  de  la  ri- 
vière. 

—  Le  brouillard  est  trop  épais  :  on  ne  voit  rien  encore, 
dit  l'abbé. 

—  Que  notre  dernier  soleil  est  lent  à  paraître  !  disait  de 
Thou. 

—  N'apercevez-vous  pas  en  bas,  au  pied  des  rochers, 
sur  l'autre  rive,  une  petite  maison  blanche  entre  la  porte 
d'Hahncourt  et  le  boulevard  Saint-Jean  ?  dit  l'abbé. 


416  CINQ-MARS. 

—  Je  ne  vois  rien,  répondit  Cinq-Mars,  qu'un  amas  de 
murailles  grisâtres. 

—  Ce  maudit  brouillard  est  épais  !  reprenait  Granchamp 
toujours  penché  en  avant,  comme  un  marin  qui  s'appuie 
sur  la  dernière  planche  d'une  jetée  pour  apercevoir  une 
voile  à  l'horison. 

—  Chut  !  dit  l'abbé,  on  parle  près  de  nous. 

En  effet,  un  murmure  confus,  sourd  et  inexplicable,  se 
faisait  entendre  dans  une  petite  tourelle  adossée  à  la  plate- 
forme de  la  terrasse.  Comme  elle  n'était  guère  plus  grande 
qu'un  colombier,  les  prisonniers  l'avaient  à  peine  remar- 
quée jusque-là. 

—  Vient-on  déjà  nous  chercher,  dit  Cinq-Mars. 

—  Bah  !  bah  !  répondit  Grandchamp,  ne  vous  occupez 
pas  de  cela  ;  c'est  la  tour  des  oubliettes.  Il  y  a  deux  mois 
que  je  rôde  autour  du  fort,  et  j'ai  vu  tomber  du  monde  de 
là  dans  l'eau,  au  moins  une  fois  par  semaine.  Pensons  à 
notre  affaire  :  je  vois  une  lumière  à  la  fenêtre  là-bas. 

Une  invincible  curiosité  entraîna  cependant  les  deux 
prisonniers  à  jeter  un  regard  sur  la  tourelle,  malgré  l'hor- 
reur de  leur  situation.  Elle  s'avançait,  en  effet,  en  dehors 
du  rocher  à  pic  et  au-dessus  d'un  gouffre  reuipli  d'une  eau 
verte  bouillonnante,  sorte  de  source  inutile,  qu'un  bras 
égaré  de  la  Saône  formait  entre  les  rocs  à  une  profondeur 
effrayante.  On  y  voyait  tourner  rapidement  la  roue  d'un 
moulin  abandonné  depuis  longtemps.  On  entendit  trois  fois 
un  craquement  semblable  h  C3lui  d'un  pont-levis  qui  s'a- 
baisserait et  se  relèverait  tout  à  coup  comme  par  ressort 
en  frappant  contre  la  pierre  des  murs  :  et  trois  fois  on  vit 
([uelque  chose  de  noir  tomber  dans  l'eau  et  la  faire  rejaillir 
en  écume  à  une  grande  hauteur, 

—  Miséricorde  !  seraient-ce  des  hommes  ?  s'écria  l'abbé 
en  se  signant. 

—  J'ai  cru  voir  des  robes  brunes  qui  tourbillonnaijnt 


LES    PRISONNIERS.  417 

en  l'air,  dit  Granchamp  ;  ce  sont  des  amis  du  Cardinal. 

Un  cri  terrible  parlit  de  la  tour  avec  un  jurement 
■impie. 

La  lourde  trappe  gémit  une  quatrième  fois.  L'eau  verte 
,  eçut  avec  bruit  un  fardeau  qui  fit  crier  l'énorme  roue  du 
moulin,  un  de  ses  larges  rayons  fut  brisé  et  un  homme 
embarrassé  dans  les  poutres  vermoulues  parut  hors  de 
l'écume,  qu'il  colorait  d'un  sang  noir,  tourna  deux  fois  en 
criant,  et  s'engloutit.  C'était  Laubardemont. 

Pénétré  d'une  profonde  iiorreur,  Cinq-Mars  recula. 

—  11  y  a  une  Providence,  dit  Grandchamp  :  Ui  bain 
Grandier  l'avait  ajourné  à  trois  ans.  AUons,  allons,  le  temps 
est  précieux  ;  messieurs,  ne  restez  pas  là  immobiles  ;  que 
que  ce  soit  lui  ou  non,  je  n'en  serais  pas  étonné,  car  ces 
coquins-là  se  mangent  eux-mêmes  comme  les  rats.  Mais 
tâchons  de  leur  enlever  leur  meilleur  morceau.  Vive  Dieu! 
je  vois  le  signal  !  nous  sommes  sauvés  ;  tout  est  prêt  ; 
accourez  de  ce  côté-ci,  monsieur  l'abbé.  Voilà  le  mouchoir 
blanc  à  la  fenêtre  ;  nos  amis  sont  préparés. 

L'abbé  saisit  aussitôt  la  main  de  chacun  des  deux  amis, 
et  les  entraîna  du  côté  delà  terrasse  où  ils  avaient  d'aboid 
attaché  leurs  regards. 

—  Écoutez-moi  tous  deux,  leur  dit-il  :  apprenez  qu'au- 
cun des  conjurés  n'a  voulu  de  la  retraite  que  vous  leur 
assuriez;  ils  sont  tous  accourus  à  Lyon,  travestis  et  en 
grand  nombre  ;  ils  ont  versé  dans  la  ville  assez  d'or  pour 
n'être  pas  trahis  ;  ils  veulent  tenter  un  coup  de  main  pour 
vous  délivrer.  Le  moment  choisi  est  celui  où  l'on  vous 
conduira  au  supplice  ;  le  signal  sera  votre  chapeau  que 
vous  mettrez  sur  votre  tête  quand  il  faudra  commencer. 

Le  bon  abbé,  moitié  pleurant,  moitié  souriant  par  es- 
poir, raconta  que,  lors  de  l'arrestation  de  son  élève,  il 
était  accouru  à  Paris  ;  qu'un  tel  secret  enveloppait  toutes 
les  actions  du  Cardinal,  que  personne  n'y   savait  le  heu 


418  CINQ-MARS. 

de  la  détention  du  grand  Écuyer  ;  beaucoup  le  disaient 
exilé  ;  et,  lorsque  l'on  avait  su  l'accommodement  de  Moin- 
siEUR  et  du  duc  de  Bouillon  avec  le  Roi,  on  n'avait  plus 
douté  que  la  vie  des  autres  ne  fût  assurée,  et  l'on  avait 
cessé  de  parler  de  cette  affaire,  qui  compromettait  peu  de 
personnes,  n'ayant  pas  eu  d'exécution.  On  s'était  même  en 
quelque  sorte  réjoui  dans  Paris  de  voir  la  ville  de  Sedan  et 
son  territoire  ajoutés  au  royaume,  en  échange  des  lettres 
d'abulition  accordées  à  M.  de  Bouillon  reconnu  inno- 
cent ,  comme  Monsieur  ;  que  le  résultat  de  tous  les 
arrangements  avait  fait  admirer  l'habileté  du  Cardinal 
et  sa  clémence  envers  les  conspirateurs  ,  qui ,  disait-on  , 
avaient  voulu  sa  mort.  On  faisait  même  courir  le  bruit 
qu'il  avait  fait  évader  Cinq-Mars  et  de  Thou,  s'occupant 
généreusement  de  leur  retraite  en  pays  étranger,  après  les 
avoir  fait  arrêter  courageusement  au  milieu  du  camp  de 
Perpignan. 

A  cet  endroit  du  récit,  Cinq-Mars  ne  put  s'*cmpêcher 
d'oublier  sa  résignation  ;  et,  serrant  la  main  de  son  ami  : 

—  Arrêter  !  s'écria-t-il  ;  faut-il  renoncer  même  à  l'hon- 
neur de  nous  être  livrés  volontairement  ?  Faut-il  tout  sa- 
crifier, jusqu'à  l'opinion  de  la  postérité  ? 

—  C'était  encore  là  une  vanité,  reprit  de  Thou  en  met- 
tant le  doigt  sur  sa  bouche  ;  mais  chut  !  écoutons  l'abbé 
jusqu'au  bout. 

Le  gouverneur,  ne  doutant  pas  que  le  calme  de  ces 
deux  jeunes  gens  ne  vînt  de  la  joie  qu'ils  ressentaient  de 
voir  leur  fuite  assurée,  et  voyant  que  le  soleil  avait  à 
peine  encore  dissipé  les  vapeurs  du  matin,  se  livra  sans 
contrainte  à  ce  plaisir  involontaire  qu'éprouvent  les  vieil- 
lards en  racontant  des  événements  nouveaux ,""' ceux 
mêmes  qui  doivent  affliger.  11  leur  dit  toutes  ses  peines 
infructueuses  pour  découvrir  la  retraite  de  son  élève, 
ignorée  de  la  cour  et  de  la  ville,  oi!i  l'on  n'osait  pas  même 


LES    PRISONNIERS.  419 

prononcer  son  nom  dans  les  asiles  les  plus  secrets.  Il  n'a- 
vait appris  l'emprisonnement  à  Pierre-Encise  que  par  la 
reine  elle-même,  qui  avait  daigné  le  faire  venir  et  le 
charger  d'en  avertir  la  maréchale  d'Effiat  et  tous  les  con- 
jurés, afin  qu'ils  tentassent  un  effort  désespéré  pour  dé- 
livrer leur  jeune  chef.  Anne  d'Autriche  avait  même  osé 
envoyer  beaucoup  de  gentilshommes  d'Auvergne  et  de 
la  Touraine  à  Lyon  pour  aider  à  ce  dernier  coup. 

—  La  bonne  reine  !  dit-il,  elle  pleurait  beaucoup  lors- 
que je  la  vis,  et  disait  qu'elle  donnerait  tout  ce  qu'elle  pos- 
sède pour  vous  sauver  ;  elle  se  faisait  beaucoup  de  repro- 
ches d'une  lettre,  je  ne  sais  quelle  lettre.  Elle  parlait  du 
salut  de  la  France,  mais  ne  s'expliquait  pas.  Elle  me  dit 
qu'elle  vous  admirait  et  vous  conjurait  de  vous  sauver,  ne 
fût-ce  que  par  pitié  pour  elle,  à  qui  vous  laisseriez  des 
remords  éternels. 

—  N'a-t-elle  rien  dit  de  plus,  interrompit  de  Thou,  qui 
soutenait  Cinq-Mars  pâhssant. 

—  Rien  de  plus  dit  le  vieillard. 

—  Et  personne  ne  vous  a  parlé  de  moi  ?  répondit  le 
grand  Écuyer. 

—  Personne,  dit  l'abbé. 

—  Encore,  si  elle  m'eût  écrit  !  dit  Henry  à  demi-voLx 

—  Souvenez-vous  donc,  mon  père,  que  vous  êtes  en- 
voyé ici  comme  confesseur,  reprit  de  Thou. 

Cependant  le  vieux  Grandchamp,  aux  genoux  de  Cinq- 
Mars  et  le  tirant  par  ses  habits  de  l'autre  côté  de  la  ter- 
rasse, lui  criait  d'une  voix  entrecoupée  : 

—  Monseigneur...  mon  maitre...  mon  bon  maître... 
les  voyez-vous?  les  voilà...  ce  sont  eux,  ce  sont  elles., 
elles  toutes. 

—  Eh!  qui  donc,  mon  vieil  ami?  disait  son  maître. 

—  Qui?  grand  Dieu!  Regardez  cette  fenêtre,  ne  les  re- 
connaissez-vous pas  ?  Votre  mère,  vos  sœurs,  votre  frère 


420  CINQ-MARS. 

En  effet,  le  jour  entièrement  venu  lui  fit  voir  dans 
l'éloignement  des  femmes  qui  agitaient  des  mou'^hoirs 
blancs  :  l'une  d'elles,  vêtue  de  noir,  étendait  ses  bras 
vers  la  prison,  se  retirait  de  la  fenêtre  comme  pour  re- 
prendre des  forces,  puis,  soutenue  par  les  autres,  repa- 
raissait et  ouvrait  les  bras,  ou  posait  la  main  sur  son 
cœur. 

Cinq-Mars  reconnut  sa  mère  et  sa  famille,  et  ses  forces 
le  quittèrent  un  moment,  il  pencha  la  tête  sur  le  sein  de 
son  ami,  et  pleura. 

—  Combien  de  fois  me  faudra-t-il  donc  mourir  ?  dit-il. 
Puis,  répondant  du  haut  de  la  tour  par  un  geste  de  sa 

main  à  ceux  de  sa  famille  : 

—  Descendons  vite,  mon  père,  répondit-il  au  vieil  abbé; 
vous  allez  me  dire  au  tribunal  de  la  pénitence,  et  devant 
Dieu,  si  le  reste  de  ma  vie  vaut  encore  que  je  fasse  verser 
du  sang  pour  la  conquérir. 

Ce  fut  alors  que  Cinq-Mars  dit  à  Dieu  ce  que  lui  seul 
et  Marie  de  Mantoue  ont  connu  de  leurs  secrètes  et  mal- 
heureuses amours.  «  Il  remit  à  son  confesseur,  d;t  le  P.  Da- 
niel, un  portrait  d'un  grande  dame  tout  entouré  de  dia- 
mants, lesquels  durent  être  vendus,  pour  l'argent  être 
employé  en  œuvre  pieuses.  » 

Pour  M.  de  Thou,  après  s'être  aussi  confessé;  il  écrivit 
une  lettre  *  :  «  Après  quoi  (selon  le  récit  de  son  confes- 
seur) il  me  dit  :  Voilà  la  dernière  pensée  que  je  veux  avoir 
pour  ce  monde  :  partons  en  paradis.  Et,  se  promenant 
dans  la  chambre  à  grands  pas,  il  récitoit  à  haute  voix  le 
psaume  Miserere  mei,  Deus,  etc.,  avec  une  ardeur  d'es- 
prit incroyable,  et  des  tressaillements  de  tout  son  corps 
si  \iolents  qu'on  eust  dit  qu'il  ne  touchoit  pas  la  terre  et 

1.  Voir  la  copie  d'i  cette  lettre  à  M"»«  la  princesse  de  Guéménée, 
dans  les  notes  à  la  fin  du  volume. 


LRS    PRISONNIERS.  421 

qu'il  alûit  sortir  de  luy-mesme.  Les  gardes  étoient  muets 
à  ce  -pectacle,  qui  les  faisoit  tous  frémir  de  respect  et 
d'horreur.  » 


Cependant  tout  était  calme  le  12  du  même  mois  de 
septembre  16/i2  dans  la  ville  de  Lyon,  lorsque,  au  grand 
étonnement  de  ses  habitants,  on  vit  arriver  dès  le  point 
du  jour,  par  toutes  ses  portes,  des  troupes  d'infanterie  et 
de  cavalerie  que  l'on  savait  campées  et  cantonnées  fort 
loin  de  là.  Les  Gardes  françaises  et  suisses,  les  régiments 
de  Pompadour,  les  Gens  d'armes  de  Maurevert  et  les  Ca- 
riibins  de  La  Roque,  tous  défilèrent  en  silence;  la  cavale- 
rie, portant  le  mousquet  appuyé  sur  le  pommeau  de  la 
selle,  vint  se  ranger  autour  du  château  de  Pierre-Encise; 
i 'infanterie  forma  la  haie  sur  les  bords  de  la  Saône,  depuis 
la  porte  du  fort  jusqu'à  la  place  des  Terreaux.  C'était  le 
lieu  ordinaire  des  exécutions. 

Quatre  compagnies  des  bourgeois  de  Lyon,  que  l'on  ap- 
pelle Pcnnunnage,  faisant  environ  onze  ou  douze  cents 
hommes,  «  furent  rangées,  dit  le  journal  de  Montrésor,au 
milieu  de  la  place  des  Terreaux,  en  sorte  qu'elles  enfer- 
moient  un  espace  d'environ  quatre-vingts  pas  de  chaque 
coté,  dans  lequel  on  ne  laissoit  entrer  personne,  sinon 
ceux  qui  étoient  nécessaires. 

a  Au  milieu  de  cet  espace  fut  dressé  un  échafaud  de 
sept  pieds  de  haut  et  environ  neuf  pieds  en  quarré,  au 
milieu  duquel,  un  peu  plus  sur  le  devant,  s'élevoit  un 
poteau  de  la  hauteur  de  trois  pieds  ou  environ,  devant 
lequel  on  coucha  un  bloc  de  la  hauteur  d'un  demi-pied, 
si  que  la  principale  façade  ou  le  devant  de  l'échalaud  re- 
gardoit  vers  la  boucherie  des  Terreaux,  du  coté  de  la 

24 


422  CINQ-MARS. 

Saône  ;  contre  lequel  échafaud  on  dressa  une  petite  échelle 
de  huit  échelons  du  côté  des  Dames  de  Saint-Pierre.  » 

Rien  n'avait  transpiré  dans  la  ville  sur  le  nom  des  pri- 
sonniers, les  murs  inaccessibles  de  la  forteresse  ne  lais- 
saient rien  sortir  ni  rien  pénétrer  que  dans  la  nuit,  et  les 
cachots  profonds  avaient  quelquefois  renfermé  le  père  et  le 
fils  durant  des  années  entières,  à  quatre  pieds  l'un  de  l'au- 
tre, sans  qu'ils  s'en  doutassent.  La  surprise  fut  extrême  à 
cet  appareil  éclatant,  et  la  foule  accourut,  ne  sachant  s'il 
s'agissait  d'une  fête  ou  d'un  supplice. 

Ce  même  secret  qu'avaient  gardé  les  agents  du  ministre 
avait  été  aussi  soigneusement  caché  par  les  conjurés,  car 
leur  tète  en  répondait. 

Montrésor,  Fontrailles,  le  baron  de  Beauvau,  Olivier 
d'Entraigues,  Gondi,  le  comte  du  Lude  et  l'avocat  Four- 
nier,  déguisés  en  soldats,  en  ouvriers  et  en  baladiris,  ar- 
més de  poignards  sous  leurs  habits,  avaient  jeté  et  par- 
tagé dans  la  foule  plus  de  cinq  cents  gentilshommes  et 
domestiques  déguisés  comme  eux;  des  chevaux  étaient 
préparés  sur  la  route  d'ItaUe,  et  des  barques  sur  le  Rhùne 
avaient  été  payées  d'avance.  Le  jeune  marquis  d'Effiat, 
frère  aîné  de  Cinq-Mars,  habillé  en  chartreux,  parcourait 
la  foule,  allait  et  venait  sans  cesse  de  la  place  des  Terreaux 
à  la  petite  maison  où  sa  mère  et  sa  sœur  étaient  enfermées 
avec  la  présidente  de  Pontac,  sœur  du  malheureux  de  Thou. 
Il  les  rassurait,  leur  donnait  un  peu  d'espérance,  et  reve- 
nait trouver  les  conjurés  et  s'assurer  que  chacun  d'eux 
était  disposé  à  l'action. 

Chaque  soldat  formant  la  haie  avait  à  ses  côtés  un  homme 
prêt  à  le  poignarder. 

La  foule  innombrable  entassée  derrière  la  ligne  des 
gardes  les  poussait  en  avant,  débordait  leur  alignement, 
et  leur  faisait  perdre  du  terrain.  Ambrosio,  domestique 
espagnol,  qu  avait  conservé  Cina-Mars,  s'était  chargé  du 


LES    PRISONNIERS.  423 

capitaine  des  piquiers,  et,  déguisé  en  musicien  catalan, 
avait  entamé  une  dispute  avec  lui,  feignant  de  ne  pas  vou- 
loir cesser  de  jouer  de  la  vielle.  Chacun  était  à  son  poste. 
L'abbé  de  Gondi ,  Olivier  d'Entraigues  et  le  marquis 
d'Effiat  étaient  au  milieu  d'un  groupe  de  poissardes  et 
d'écaillères  qui  se  disputaient  et  jetaient  de  grands  cris. 
Elles  disaient  des  injures  â  l'une  d'elles,  plus  jeune  et 
plus  timide  que  ses  mâles  compagnes.  Le  frère  de  Cinq- 
Mars  approcha  pour  écouter  leur  querelle. 

—  Eh!  pourquoi ,  disait-elle  aux  autres  ,  voulez-vous 
que  Jean  Le  Roux,  qui  est  un  honnête  homme ,  aille  cou- 
per la  tête  à  deux  chrétiens,  parce  qu'il  est  boucher  de 
son  état?  Tant  que  je  serai  sa  femme,  je  ne  le  souffrirai 
pas,  j'aimerais  mieux... 

—  Eh  bien,  tu  as  tort ,  répondaient  ses  compagnes  ; 
qu'est-ce  que  cela  te  fait  que  la  viande  qu'il  coupe  se 
mange  ou  ne  se  mange  pas  ?  Il  n'en  est  pas  moins  vrai 
que  tu  aurais  cent  écus  pour  faire  habiller  tes  trois  en- 
fants à  neuf.  T'es  trop  heureuse  d'être  l'épouse  d'un  bou- 
clier. Proûte  donc,  ma  mignonne,  de  ce  que  Dieu  t'en- 
voie par  la  grâce  de  Son  Éminence. 

—  Laissez-moi  tranquille,  reprenait  la  première,  j  e  ne 
ve  IX  pas  accepter.  J'ai  vu  ces  beaux  jeunes  gens  à  la 
fenêtre,  ils  ont  l'air  doux  comme  des  agneaux. 

—  Eh  bien,  est-ce  qu'on  ne  tue  pas  tes  agneaux  et  tca 
veaux?  reprenait  la  femme  Le  Bon.  Qu'il  arrive  donc  du 
bonlieur  à  une  petite  femme  comme  ça  !  Quelle  pitié  ! 
quand  c'est  de  la  part  du  révérend  capucin,  encore  ! 

—  Que  la  gaieté  du  peuple  est  horrible  !  s'écria  Oli- 
vier d'Entraigues  élourdiment. 

Toutes  ces  femmes  l'entendirent,  et  commencèrent  à 
murmurer  contre  lui. 

—  Du  peuple  !  disaient-elles  ;  et  d'oiî  est  donc  ce  petit 
maçon  avec  ce  plâtre  sur  ses  habits  ?    . 


424  CINQ -MARS. 

—  Ah  !  interrompit  une  autre,  tu  ne  vois  pas  que  c'e^^t 
quelque  gentilhomme  déguisé  ?  Regarde  ses  mains 
blanches  :  ça  n'a  jamais  travaillé. 

—  Oui,  oui,  c'est  quelque  petit  conspirateur  dameret  ; 
j'ai  bien  envie  d'aller  chercher  M.  le  Chevalier  du  Guet 
pour  le  faire  arrêter. 

L'abbé  de  Gondi  sentit  tout  le  danger  de  cette  situa- 
tion, et,  se  jetant  d'un  air  de  colère  sur  Olivier,  avec 
toutes  les  manières  d'un  menuisier  dont  il  avait  pris 
le  costume  et  le  tablier,  il  s'écria  en  le  saisissant  au 
collet  : 

—  Vous  avez  raison  :  c'est  un  petit  drôle  qui  ne  tra- 
vaille jamais.  Depuis  deux  ans  que  mon  père  l'a  mis  en 
apprentissage  ,  il  n'a  fait  que  peigner  ses  cheveux  blonds 
pour  plaire  aux  petites  filles.  Allons,  rentre  à  la  maison  ! 

Et,  lui  donnant  des  coups  de  latte,  il  lui  fit  percer  la 
foule  et  revint  se  placer  sur  uri  autre  point  de  la  haie. 
Après  avoir  tancé  le  page  étourdi,  il  lui  demanda  la  lettre 
qu'il  disait  avoir  à  remettre  à  M.  de  Cinq-Mars  quand  il 
serait  évadé.  Olivier  l'avait  depuis  deux  mois  dans  sa 
poche,  et  la  lui  donna. 

—  C'est  d'un  prisonnier  à  un  autre,  dit-il;  car  le  che- 
valier de  Jars,  en  sortant  de  la  Bastille,  me  l'a  envoyée 
de  la  part  d'un  de  ses  compagnons  de  captivité. 

—  Ma  foi.  dit  Gondi,  il  peut  y  avoir  quelque  secret 
important  pour  notre  ami;  je  la  décacheté,  vous  auriez 
dû  y  penser  pfus  tôt. 

--Ah!  bah  !  c'est  du  vieux  Bassompierre.  Lisons. 

«  Mon  cher  enfant. 

c  J'apprends  du  fond  de  la  Bastille,  oi;i  je  suis  encore, 
que  vous  voulez  conspirer  contre  ce  tyran  de  RiciieUeu, 
qui  ne  cesse  d'humilier  notre  bonne  vieille  Noblesse  el 


LES    PRISONNIERS.  425 

fes  Parlements,  et  de  saper  dans  ses  fondements  l'édifice 
sur   lequel  reposait  l'État.  J'apprends  que  les  Nobles 
sont  mis  à  la  taille,  et  condamnés  par  de  petits  juge 
contre  les  privilèges  de  leur  condition,  forcés  à  l'arri  re- 
ban  contre  les  pratiques  anciennes...  » 

—  Ah!  le  vieux  radoteur!  interrompit  le  page  en  riani 
aux  éclats. 

—  Pas  si  sot  que  vous  croyez;  seulement  il  est  un  peu 
reculé  pour  notre  affaire. 

—  «  Je  ne  puis  qu'approuver  ce  généreux  projet,  et  je 
vous  prie  de  me  bailler  advis  de  tout...  » 

—  Ah  !  le  vieux  langage  du  dernier  règne  !  dit  Olivier  ; 
il  ne  savait  pas  écrire  :  me  faire  expert  de  toutes  choses 
comme  on  dit  à  présent. 

—  Laissez-moi  Hre,pour  Dieu,  dit  l'abbé  ;  dans  cent 
ans  on  se  moquera  ainsi  de  nos  phrases. 

—  Il  poursuivit  : 

«  Je  puis  bien  vous  conseiller  nonobstant  mon  grand 
âge,  en  vous  racontant  ce  qui  m'advint  en  1560. 

—  Ah  !  ma  foi,  je  n'ai  pas  le  temps  de  m'ennuyer  à 
lire  tout.  Voyons  la  fin. 

«  Quand  je  me  rappelle  mon  dîner  chez  madame  la 
maréchale  d'Effiat,  votre  mère,  et  que  je  me  demande 
ce  que  sont  devenus  tous  les  convives,  je  m'afflige  véri- 
tablement. Mon  pauvTe  Puy-Laurens  est  mort  à  Vin- 
cennes,  de  chagrin  d'être  oublié  par  Monsieur  dans  cette 
prison;  de  Launay  tué  en  duel,  et  j'en  suis  marri;  car, 
malgi'é  que  je  fusse  mal  satisfait  de  mon  arrestation,  il  y 
mit  de  la  courtoisie,  et  je  l'ai  toujours  tenu  pour  un  ga- 
lant homme.  Pour  moi,  me  voilà  sous  clef  jusqu'à  la  fin 
de  la  vie  de  M.  le  Cardinal;  aussi,  mon  enfant,  nous 
étions  treize  â  table  :  il  ne  faut  pas  se  moquer  des  vieilles 
croyances.  Remerciez  Dieu  de  ce  que  vous  êtes  le  seul 
auquel  il  ne  soit  Das  arrivé  malencontre...  r* 

24. 


426  CINQ -MARS. 

—  Encore  un  à-propos  !  dit  Olivier  en  riant  de  tout 
son  cœur  ;  et  cette  fois,  l'abbé  de  Gondi  ne  put  tenir  son 
sérieux  malgré  ses  efforts. 

Us  déchirèrent  la  lettre  inutile,  pour  ne  pas  prolonger 
encore  la  détention  du  pauvre  maréchal  si  elle  était 
trouvée,  et  se  rapprochèrent  de  la  place  des  Terreaux  et 
de  la  haie  des  gardes  qu'ils  devaient  attaquer  lorsque  le 
signal  du  chapeau  serait  donné  par  le  jeune  prisonnier. 

Ils  virent  avec  satisfaction  tous  leurs  amis  à  leur  poste, 
et  prêts  à  jouer  des  couteaux,  selon  leur  propre  expres- 
sion. Le  peuple,  en  se  pressant  autour  d'eux,  les  favori- 
sait sans  le  vouloir.  Il  survint  près  de  l'abbé  une  troupe 
de  jeunes  demoiselles  vêtues  de  blanc  et  voilées;  elles 
allaient  à  l'église  pour  communier,  et  les  rehgieuses  qui 
les  conduisaient,  croyant  comme  tout  le  peuple  que  ce 
cortège  était  destiné  à  rendre  les  honneurs  à  quelque 
grand  personnage ,  leur  permirent  de  m.onter  sur  de 
larges  pierres  de  taille  accumulées  derrière  les  soldats. 
Là  elles  se  groupèrent  avec  la  grâce  de  cet  âge,  comme 
vingt  belles  statues  sur  un  seul  piédestal. On  eût  dit  ces 
vestales  que  l'antiquité  conviait  aux  sanglants  spectacles 
des  gladiateurs.  Elles  se  parlaient  à  l'oreille  en  regardant 
autour  d'elles,  riaient  et  rougissaient  p-nsemble,  comme 
font  les  enfants. 

L'abbé  de  Gondi  vit  avec  humeur  qu'Olivier  allait  en- 
core oublier  soc  rôk  de  conspirateur  et  son  costume  de 
maçon  p^ur  leur  lancer  des  œillades  et  prendre  un  main- 
tien trop  élégant  et  des  gestes  trop  civilisés  pour  l'état 
qu'on  devait  lui  supposer  :  il  commençait  déjà  à  s'ap- 
procher d'elles  en  bouclant  ses  cheveux  avec  ses  doigts, 
lorsque  FontraiUes  et  Montrésor  survinrent  par  bonheur 
sous  un  habit  de  soldats  suisses  ;  un  groupe  de  gentils- 
hommes ^  déguisés  en  mariniers,  les  suivait  avec  des  bâ- 
tons ferrés  à  la  main  ;  ils  avaient  sur  le  visage  uie  pâleur 


LES    PRISONNIERS.  427 

qui  n'annonçait  rien  de  bon.  On  entendit  une  marche 
sonnée  par  des  trompettes. 

—  Restons  ici,  dit  l'un  d'eux  à  sa  suite  ;  c'est  ici. 

L'air  sombre  et  le  silence  de  ces  spectateurs  contras- 
taient singulièrement  avec  les  regards  enjoués  et  curieux 
des  jeunes  filles  et  leurs  propos  enfantins. 

—  Ah  !  le  beau  cortège  !  criaient-elles  :  voilà  au  moins 
cinq  cents  hommes  avec  des  cuirasses  et  des  habits 
rouges,  sur  de  beaux  chevaux;  ils  ont  des  plumes  jaunes 
sur  leurs  grands  chapeaux.  — Ce  sont  des  étrangers,  des 
Catalans,  dit  un  garde-française.  —  Qui  conduisent-ils 
donc  ?  —  Ah  !  voici  un  beau  carrosse  doré  !  mais  il  n'y  a 
personne  dedans. 

—  Ah  !  je  vois  trois  hommes  à  pied  :  où  vont-ils  ? 

—  A  la  mort  ?  dit  Fontrailles  d'une  voix  sinistre  qui  fit 
taire  toutes  les  voix.  On  n'entendit  plus  que  les  pas  lents 
des  chevaux,  qui  s'arrêtèrent  tout  à  coup  par  un  de  ces 
retards  qui  arrivent  dans  la  marche  de  tout  cortège. 
On  vit  alors  un  douloureux  et  singulier  spectacle.  Un 
vieillard  à  la  tête  tonsurée  marchait  avec  peine  en  san- 
glotant, soutenu  par  deux  jeunes  gens  d'une  figure  inté- 
ressante et  charmante,  qui  se  donnaient  une  main  der- 
rière ses  épaules  voûtées,  tandis  que  de  l'auire  chacun 
d'eux  tenait  l'un  de  ses  bras.  Celui  qui  marchait  à  sa 
gauche  était  vêtu  de  noir  ;  il  était  grave  et  baissait  les 
yeux.  L'autre,  beaucoup  plus  jeune,  était  revêtu  d'une 
parure  éclatante  *  :  un  pourpoint  de  drap  de  Hollande, 
couvert  de  larges  dentelles  d'or  et  portant  des  manches 
bouffantes  et  brodées,  le  couvrait  du  cou  à  la  ceinture, 
habillement  assez  semblable  au  corset  des  femmes  ;  le 
reste  de  ses  vêtements  en  velours  noir  brodé  de  palmes 


1.  Le  portrait  en  pied  de  M.  de  Cinq- Mars  est  conservé  dans  le 
musée  de  Versailles. 


428  CINQ-MARS. 

d'argent,  des  bottines  grisâtres  à  talons  rouges,  où  s'atta- 
chaient des  éperons  d'or;  un  manteau  d'écarlate  cha/gô 
de  boutons  d'or,  tout  rehaussait  la  grâce  de  sa  taille  élé- 
gante et  souple.  Il  saluait  à  droite  et  à  gauche  de  la  haie 
avec  un  sourire  mélancolique. 

Un  vieux  domestique ,  avec  des  mouslachL'S  et  une 
barbe  blanches,  suivait,  le  front  baissé,  tenant  en  main 
deux  chevaux  de  bataille  caparaçonnés. 

Les  jeunes  demoiselles  se  taisaient;  mais  elles  ne  purent 
retenir  leurs  sanglots  en  les  voyant. 

—  C'est  donc  ce  pauvre  vieillard  qu'on  mène  à  la 
mort?  s'écrièrent-elles;  ses  enfants  le  soutiennent. 

—  A  genoux  !  mesdames,  dit  une  religieuse,  et  prie? 
pour  lui. 

—  A  genoux  !  cria  Gondi,  et  prions  que  Dieu  les  sauve. 
Tous  les  conjurés  répétèrent  :  —  A  genoux  !  à  genoux  ! 

et  donnèrent  l'exemple  au  peuple,  qui  les  imita  en  silence. 

—  Nous  pouvons  mieux  voir  ses  mouvements  à  présent, 
dit  tout  bas  Gondi  à  l^Iontrésor  :  levez-vous  ;  que  fait-il  ? 

—  Il  est  arrêté  et  parle  de  notre  côté  en  nous  saluant  ; 
je  crois  qu'il  nous  reconnaît. 

Toutes  les  maisons,  les  fenêtres,  les  murailles,  les 
toits,  les  échafauds  dressés,  tout  ce  qui  avait  vue  sur  la 
place  était  chargée  de  personnes  de  toute  condition  et  de 
tout  âge. 

Le  silence  le  plus  profond  régnait  sur  la  foule  im- 
mense; on  eût  entendu  les  ailes  du  moucheron  des 
fleuves,  le  souffle  du  moindre  vent,  le  passage  des  grains 
de  poussière  qu'il  soulève;  mais  l'air  était  calme,  le  soleil 
brillant,  le  ciel  bleu.  Tout  le  peuple  écoutait.  On  était 
proche  de  la  place  des  Terreaux;  on  entendit  des  coups 
de  marteau  sur  des  planches,  puis  la  voix  de  Cinq-Mars. 

Un  jeune  chartreux  avança  sa  tête  pâle  entre  deux 
gardes;  tous  les  conjurés  se  levèrent  au-dessus  du  peuple 


LA    FÊTE.  429 

à  genoux,  chacun  d'eux  portant  la  main  à  sa  ceinture 
ou  dans  son  sein  et  serrant  de  près  le  soldat  qu'il  devait 
poignarder. 

—  Que  fait-il  ?  dit  le  chartreux;  a-t-il  son  chapeau  sur 
la  tête  ? 

—  Il  jette  son  chapeau  a  terre  loin  de  lui,  dit  paisii)le- 
mcnt  l'arquebusier  qu'il  interrogeait. 


CHAPITRE    XXVI 

LA    FÊTE 

Mon  Dieu  !  qu'est-ce  que  ce  monde 
Deruiéies  paroUs  de  M.  de  Cinq-Mat». 

Le  jour  même  du  cortège  sinistre  de  Lyon,  et  durant 
les  scènes  que  nous  venons  de  voir,  une  fête  magnifique 
se  donnait  à  Paris,  avec  tout  le  luxe  et  le  mauvais  goû'. 
du  temps.  Le  puissant  Cardinal  avait  voulu  remplir  à  la 
fois  de  ses  pompes  les  deux  premières  villes  de  France. 

Sous  le  nom  d'ouverture  du  Palais  -  Cardinal ,  on 
annonça  cette  fête  donnée  au  Roi  et  à  toute  la  cour. 
Maître  de  l'empire  par  la  force,  il  voulut  encore  l'être  des 
esprits  par  la  séduction,  et,  las  de  dominer,  il  espéra 
plaire.  La  tragédie  de  3/îVam^  allait  être  représentée  dans 
une  salle  construite  exprès  pour  ce  grand  jour  :  ce  qui 
éleva  les  frais  de  cette  soirée,  dit  Pélisson,  à  trois  cent 
mille  écus. 

La  garde  entière  du  premier  ministre  *  était  sous  les 

1.  Le  Roi  donna  au  Cardinal,  en  \&iG,  une  garde  de  deux  cents 
arquebusiers  ;  en  leS'S,  quatre  cents  mousquetaires  à  pied  ;  en  163S, 
d'ux  compagnies  de  Gens  d'arnii^s  et  de  Ciievau  légers  furent  for- 
mées par  kii. 


430  CINQ-MARS. 

armes  ;  ses  quatre  compagnies  de  Mousquetaires  et  de 
Gens  d'armes  étaient  rangées  en  haie  sur  les  vastes  esca- 
liers et  à  l'entrée  des  longues  galeries  du  Palais-Cardinal  *, 
Ce  brillant  Pandémojiium,  où  les  péchés  mortels  ont  un 
temple  à  chaque  étage,  n'appartint  ce  jour-là  qu'à  l'or- 
gueil, qui  l'occupait  de  haut  en  bas.  Sur  chaque  marche 
était  posté  l'un  des  arquebusiers  de  la  garde  du  Cardi- 
nal, tenant  une  torche  à  la  main  et  une  longue  cara- 
bine dans  l'autre  ;  la  foule  de  ses  gentilshommes  circu- 
lait entre  ces  candélabres  vivants,  tandis  que  dans  le 
grand  jardin,  entouré  d'épais  marronniers,  remplacés 
aujourd'hui  par  les  arcades,  deux  compagnies  de  Che- 
vau-légers  à  cheval,  le  mousquet  au  poing,  se  tenaient 
prêtes  au  premier  ordre  et  à  la  première  crainte  de  leur 
maître. 

Le  Cardinal,  porté  et  suivi  par  ses  trente-huit  pages, 
vint  se  placer  dans  sa  loge  tendue  de  pourpre,  en  face 
de  celle  oia  le  Roi  était  couché  à  demi,  derrière  des  ri- 
deaux verts  qui  le  préservaient  de  l'éclat  des  flambeaux. 
Toute  la  cour  était  entassée  dans  les  loges,  et  se  leva 
lorsqu'il  parut  ;  la  musique  commença  une  ouverture 
brillante,  et  l'on  ouvrit  le  parterre  à  tous  les  hommes  de 
la  ville  et  de  l'armôe  qui  se  présentèrent.  Trois  flots  im- 
pétueux de  spectateurs  s'y  précipitèrent  et  le  remplirent 
en  un  instant;  ils  étaient  debout  et  tellement  pressés,  que 
le  mouvement  d'un  bras  suffisait  pour  causer  sur  toute  la 
foule  le  balancement  d'un  champ  de  blé.  On  vit  tel 
homme    dont    la  tète   décrivait  ainsi  un   cercle  assez 

1.  Il  avait  donné  au  Roi,  sous  réserve  d'usufruit  duranl  sa  vie,  ce 
palais  avec  ses  dépendances,  comme  aussi  sa  inagniflque  cliapello 
de  diamants,  avec  son  grand  buffet  d'argent  ciselé,  pesant  trois  mille 
marcs,  et  son  grand  diamant  en  forme  de  cœur,  pesant  plus  de 
vingt  carats;  M.  de  Gliavigny  accepta  celte  donation  pour  le  Roi 
Jlistoire  du  père  Joseph.) 


LA    FÊTE.  431 

étendu,  comme  celle  d'un  compas,  sans  que  ses  pieds 
eussent  quitté  le  point  où  ils  étaient  fixés,  et  on  emporta 
quelques  jeunes  gens  évanouis.  Le  ministre,  contre  sa 
coutume,  avança  sa  tète  décharnée  hors  de  sa  tribune, 
et  salua  l'assemblée  d'un  air  qui  voulait  être  gracieux. 
Cette  grimace  n'obtint  de  réponse  qu'aux  loges,  le  par- 
terre fut  silencieux.  Richelieu  avait  voulu  montrer  qu'il  ne 
craignait  pas  le  jugement  public  pour  son  ouvrage  et 
avait  permis  que  l'on  introduisît  sans  choix  tous  ceux 
qui  se  présenteraient.  Il  commençait  à  s'en  repentir, 
mais  trop  tard.  En  effet,  cette  impartiale  assemblée  fut 
aussi  froide  que  la  tragédie-pastorale  l'était  elle-même; 
en  vain  les  bergères  du  théâtre,  couvertes  de  pierreries, 
exhaussées  sur  des  talons  rouges ,  portant  du  bout  des 
doigts  des  houlettes  ornées  de  rubans,  et  suspendant  des 
guirlandes  de  fleurs  sur  leurs  robes  que  soulevaient  les 
vertiigadins,  se  mouraient  d'amour  en  longues  tirades  de 
deux  cents  vers  langoureux;  en  vain  des  amants  parfaits 
(car  c'était  le  beau  idéal  de  l'époque)  se  laissaient  dé- 
périr de  faim  dans  un  antre  solitaire,  et  déploraient  leur 
mort  avec  emphase,  en  attachant  à  leurs  cheveux  des 
rubans  de  la  couleur  favorite  de  leur  belle;  en  vain  les 
femmes  de  la  cour  donnaient  des  signes  de  ravissement, 
penchées  au  bord  de  leurs  loges,  et  tentaient  même  l'éva- 
nouissement le  plus  flatteur  :  le  morne  parterre  ne  don- 
nait d'autre  signe  de  vie  que  le  balancement  perpétuel 
des  têtes  noires  à  longs  cheveux.  Le  Cardinal  mordait  ses 
lèvres  et  faisait  le  distrait  pendant  le  premier  acte  et  le 
second;  le  silence  avec  lequel  s'écoulèrent  le  troisième  et 
le  quatrième  fit  une  telle  blessure  à  son  cœur  paternel, 
qu'il  se  fit  soulever  à  demi  liors  de  son  balcon,  et,  dans 
cette  immonde  et  ridicule  attitude,  faisait  signe  à  ses 
amis  de  la  cour  de  remarquer  les  plus  beaux  endroits,  et 
donnait  le  signal  des  applaudissements;  on  y  répondait 


432  CINQ -MARS. 

de  quelques  loges,  mais  l'impassible  parterre  était  plus 
silencieux  que  jamais  ;  laissant  la  scène  se  passer  entre  le 
théâtre  et  les  régions  supérieures,  il  s'obstinait  à  demeu- 
rer neutre.  Le  maître  de  l'Europe  et  de  la  France,  jetant 
alors  un  regard  de  feu  sur  ce  petit  amas  d'hommes  qui 
osaient  ne  pas  admirer  son  œuvTe,  sentit  dans  son  cœur 
le  vœu  de  Néron,  et  pensa  un  moment  combien  il  serait 
heureux  qu'il  n'y  eût  là  qu'une  tête. 

Tout  à  coup  cette  masse  noire  et  immobile  s'anima,  et 
des  salves  interminables  d'applaudissements  éclatèrent, 
au  grand  étonnement  des  loges,  et  surtout  du  ministre. 
11  se  pencha,  saluant  avec  reconnaissance;  mais  il  s'arrêta 
en  remarquant  que  les  battements  de  mains  interrompaient 
les  acteurs  toutes  les  fois  qu'ils  voulaient  recommencer. 
Le  roi  fit  ouvrir  les  rideaux  de  sa  loge,  fermés  jusque-là, 
pour  voir  ce  qui  excitait  tant  d'enthousiasme;  toute  la 
cour  se  pencha  hors  des  colonnes  :  on  aperçut  alors  dans 
la  foule  des  spectateurs  assis  sur  le  théâtre,  un  jeune 
homme  humblement  vêtu,  qui  venait  de  se  placer  avec 
peine  ;  tous  les  regards  se  portaient  sur  lui.  11  en  parais- 
sait fort  embarrassé,  et  cherchait  à  se  couvrir  de  son  pe- 
tit manteau  noir  trop  court.  Le  Cid  !  le  Cid  !  cria  le  par- 
terre, ne  cessant  d'applaudir.  Corneille,  effrayé,  se  sauva 
dans  les  coulisses,  et  tout  retomba  dans  le  silence. 

Le  Cardinal,  hors  de  lui,  fit  fermer  les  rideaux  de  sa 
loge  et  se  fit  emporter  dans  ses  galeries. 

Ce  fut  là  que  s'exécuta  une  autre  scène  préparée  dès 
longtemps  par  les  soins  de  Joseph,  qui  avait  sur  ce  point 
endoctriné  les  gens  de  sa  suite  avant  de  quitter  Paris.  Le 
cardinal  Mazarin ,  s'écriant  qu'il  était  plus  prompt  de 
faire  passer  Son  Eminence  par  une  longue  fenêtre  vitrée 
qui  ne  s'élevait  qu'à  deux  pieds  de  terre  et  conduisait  de 
sa  loge  aux  appartements,  la  fit  ouvrir,  et  les  pages  y 
fireût  passer  le  fauteuil.   Aussitôt  cent  voix  s'élevèrent 


LA  fEte.  433 

pour  dire  et  proclamer  l'accomplissemûnt  de  la  grande 
prophétie  de  Nostradamus.  On  se  disait  h  demi-voix  :  Le 
bonnet  rouge,  c'est  Uonseignem  \  quarante  onces,  c'est 
Cinq-Mars  ;  tout  finira,  c'était  de  Thou  :  quel  heureux  coup 
du  ciel  !  Son  Éminence  règne  sur  l'avenir  comme  sur  le 
présent  ! 

Il  s'avançait  amsi  sur  son  trône  ambulant  dans  de  lon- 
gues et  resplendissantes  galeries,  écoutant  ce  doux  mur- 
mure d'une  flatterie  nouvelle  ;  mais,  insensible  à  ce  bruit 
des  voix  qui  divinisaient  son  génie,  il  eut  donné  tous 
leurs  propos  pour  un  seul  mot,  un  seul  geste  de  ce  public 
immobile  et  inflexible,  quand  même  ce  mot  eût  été  un 
cri  de  haine  ;  car  on  étouffe  les  clameurs,  mais  comment 
se  venger  du  silence  ?  On  empêche  un  peuple  de  frapper, 
mais  qui  l'empêchera  d'attendre?  Poursuivi  par  le  fan- 
tôme importun  de  l'opinion  publique,  le  sombre  ministre 
ne  se  crut  en  sûreté  qu'arrivé  au  fond  de  son  palais,  au 
milieu  de  sa  cour  tremblante  et  flatteuse,  dont  les  adora- 
tions lui  firent  bientôt  oublier  que  quelques  hommes 
avaient  osé  ne  pas  l'admirer.  11  se  fit  placer  comme  un 
roi  au  milieu  de  ses  vastes  appartements,  et,  regardant 
autour  de  lui,  se  mit  à  compter  attentivement  les  hommes 
puissants  et  soumis  qui  l'entouraient  :  il  les  compta  et 
s'admira.  Les  chefs  de  toutes  les  grandes  familles,  les 
princes  de  l'Église,  les  présidents  de  tous  les  parlements, 
les  gouverneurs  des  provinces,  les  maréchaux  et  les  géné- 
raux en  chef  des  armées,  le  nonce,  les  ambassadeurs  de 
tous  les  royaumes,  les  députés  et  les  sénateurs  des  répu- 
bliques, étaient  immobiles,  soumis  et  rangés  autour  de 
lui,  comme  attendant  ses  ordres.  Plus  un  regard  qui  osât 
soutenir  son  regard,  plus  une  parole  qui  osât  s'élever 
sans  sa  volonté,  plus  un  projet  qu'on  osât  former  dans  ie 
repli  le  plus  secret  du  cœur,  plus  une  pensée  qui  ne  prc- 
cédàt  de  la  sienne.  L'Europe  muette  i'écoutait  par  repré- 

25 


434  CINQ-MARS. 

sentants.  De  loin  en  loin  il  élevait  une  voix  impérieuse, 
et  jetait  une  parole  satisfaite  au  milieu  de  ce  cercle  pom- 
peux, comme  un  denier  dans  la  foule  des  pauvres.  On 
pouvait  alors  reconnaître,  à  l'orgueil  qui  s'allumait  dans 
ses  regards  et  à  la  joie  de  sa  contenance,  celui  des  princes 
sur  qui  venait  de  tomber  une  telle  faveur  ;  celui-là  se 
trouvait  même  transformé  tout  à  coup  en  un  autre 
homme,  et  semblait  avoir  fait  un  pas  dans  la  hiérarchie 
des  pouvoirs,  tant  on  entourait  d'adorations  inespérées 
et  de  soudaines  caresses  ce  fortuné  courtisan,  dont  le 
Cardinal  n'apercevait  pas  même  le  bonheur  obscur.  Le 
frère  du  Roi  et  le  duc  de  Bouillon  étaient  debout  dans  la 
foule,  d'où  le  ministre  ne  daigna  pas  les  tirer  ;  seulement 
il  affecta  de  dire  qu'il  serait  bon  de  démanteler  quelques 
places  fortes,  parla  longuement  de  la  nécessité  des  pavés 
et  des  quais  dans  les  rues  de  Paris,  et  dit  en  deux  mots  à 
Turenne  qu'on  pourrait  l'envoyer  à  l'armée  d'Italie,  près 
du  prince  Thomas,  pour  chercher  son  bâton  de  maré- 
chal. 

Tandis  que  RicheUeu  ballottait  ainsi  dans  ses  mains 
puissantes  les  plus  grandes  et  les  moindres  choses  de 
l'Europe,  au  miheu  d'une  fête  bruyante  dans  son  magni- 
fique palais,  on  avertissait  la  Reine  au  Louvre  que  l'heure 
était  venue  de  se  rendre  chez  le  Cardinal,  où  le  Roi  l'at- 
tendait après  la  tragédie.  La  sérieuse  Anne  d'Autriche 
n'assistait  à  aucun  spectacle  ;  mais  elle  n'avait  pu  refuser 
la  fête  du  premier  ministre.  Elle  était  dans  son  oratoire, 
prête  à  partir  et  couverte  de  perles,  sa  parure  favorite  ; 
debout  près  d'une  grande  glace  avec  Marie  de  iMantoue, 
elle  se  plaisait  à  terminer  la  toilette  de  la  jeune  princesse, 
qui,  vêtue  d'une  longue  robe  rose,  contemplait  elle-même 
avec  attention,  mais  un  peu  d'ennui  et  d'un  air  boudeur, 
r ensemble  de  sa  toilette. 

La  Reine  considérait  son  propre  ouvrage  dans  Marie, 


LA   FÊTE.  435 

et,  plus  troublée  qu'elle,  songeait  avec  crainte  au  mo- 
ment où  cesserait  cette  éphémère  tranquillité,  malgré  la 
profonde  connaissance  qu'elle  avait  du  caractère  sensible 
mais  léger  de  Marie.  Depuis  la  conversation  de  Saint- 
Germain,  depuis  la  lettre  fatale,  elle  n'avait  pas  quitté 
un  seul  instant  la  jeune  princesse,  et  avait  donné  tous  ses 
soins  à  conduire  son  esprit  dans  la  voie  qu'elle  avait  tra- 
cée d'avance  ;  car  le  trait  le  plus  prononcé  du  caractère 
d'Anne  d'Autriche  était  une  invincible  obstination  dans 
ses  calculs,  auxquels  elle  eût  voulu  soumettre  tous  les 
événements  et  toutes  les  passions  avec  une  exactitude 
géométrique,  et  c'est  sans  doute  à  cet  esprit  positif  et 
sans  mobilité  que  l'on  doit  attribuer  tous  les  malheurs  de 
sa  régence.  La  sinistre  réponse  de  Cinq-Mars,  son  ar- 
restation, son  jugement,  tout  avait  été  caché  à  la  prin- 
cesse Marie,  dont  la  faute  première,  il  est  vrai,  avait  été 
un  mouvement  d'amour  -  propre  et  un  instant  d'oubli. 
Cependant  la  Reine  était  bonne,  et  s'était  amèrement  re- 
pentie de  sa  précipitation  à  écrire  de  si  décisives  paroles, 
dont  les  conséquences  avaient  été  si  graves ,  et  tous  ses 
efforts  avaient  tendu  à  en  atténuer  les  suites.  En  envisa- 
geant son  action  dans  ses  rapports  avec  le  bonheur  de 
la  France,  elle  s'applaudissait  d'avoir  étouffé  ainsi  tout  à 
coup  le  germe  d'une  guerre  civile  qui  eût  ébranlé  l'État 
jusque  dans  ses  fondements;  mais  lorsqu'elle  s'appro- 
chait de  sa  jeune  amie  et  considérait  cet  être  charmant 
qu'elle  brisait  dans  sa  fleur,  et  qu'un  vieillard  sur  un 
trône  ne  dédommagerait  pas  de  la  perte  qu'elle  avait  faite 
pour  toujours  ;  quand  elle  songeait  à  l'entier  dévouement, 
à  cette  totale  abnégation  de  soi-même  qu'elle  venait  de 
voir  dans  un  jeune  homme  de  vingt-deux  ans,  d'un  si 
grand  caractère  et  presque  maître  du  royaume,  elle  plai- 
gnait Marie,  et  admirait  du  fond  de  l'âme  l'homme  qu'elle  ! 
avait  si  mal  jugé.  l 


436  CINQ-MARS. 

Elle  aurait  voulu  du  moins  faire  connaître  tout  ce  qu'il 
valait  à  celle  qu'il  avait  tant  aimée,  et  qui  ne  le  savait  pas  ; 
mais  elle  espérait  encore  en  ce  moment  que  tous  les  con- 
jurés, réunis  à  Lyon,  parviendraient  à  le  sauver,  et,  une 
fois  le  sachant  en  pays  étranger,  elle  pourrait  alors  tout 
dire  à  sa  chère  Marie. 

Quant  à  celle-ci ,  elle  avait  d'abord  redouté  la  guerre  ;, 
mais,  entourée  de  gens  de  la  Reine,  qui  n'avaient  laissé 
parvenir  jusqu'à  elle  que  des  nouvelles  dictées  par  celte 
princesse,  elle  avait  su  ou  cru  savoir  que  la  conjuration 
n'avait  pas  eu  d'exécution  ;  que  le  Roi  et  le  Cardinal 
étaient  d'abord  revenus  à  Paris  presque  ensemble  ;  que 
Monsieur,  éloigné  quelque  temps,  avait  reparu  à  la  cour  ; 
que  le  duc  de  Bouillon,  moyennant  la  cession  de  Sedan, 
était  aussi  rentré  en  grâce  ;  et  que,  si  le  grand  Écuyer 
ne  paraissait  pas  encore,  le  motif  en  était  la  haine  plus 
prononcée  du  Cardinal  contre  lui  et  la  gra'Kle  part  qu'il 
avait  dans  la  conjuration.  Mais  le  simple  bon  sens  et  le 
sentiment  naturel  de  la  justice  disaient  assez  que,  n'ayant 
agi  que  sous  les  ordres  du  frère  du  Roi.  son  pardon  de- 
vait suivre  celui  du  prince.  Tout  avait  donc  calmé  l'in- 
quiélude  première  de  son  cœur,  tandis  que  rien  n'avait 
adouci  une  sorte  de  ressentiment  orgueilleux  qu'elle  avait 
contre  Cinq-Mars,  assez  indifférent  pour  ne  pas  lui  faire 
savoir  le  lieu  de  sa  retraite,  ignoré  de  la  Reine  même  et 
de  toute  la  cour,  tandis  qu'elle  n'avait  songé  qu'à  lui, 
disait-elle.  Depuis  deux  mois,  d'ailleurs,  les  bals  et  les 
carrousels  s'étaient  si  rapidement  succédé,  et  tant  de  de- 
voirs impérieux  l'avaient  entraînée,  qu'il  lui  restait  à 
peihe,  pour  s'attrister  et  se  plaindre,  le  temps  de  sa  toi- 
lette, où  elle  était  presque  seule.  Elle  commençait  bien 
chaque  soir  cette  réflexion  générale  sur  l'ingratitude  et 
l'inconstance  des  hommes,  pensée  profonde  et  nouvelle, 
qui  ne  manque  jamais  d'occuper  la  tète  d'une  jeune  per- 


LA   FÊTE  437 

sonne  à  l'âge  du  premier  amour  ;  mais  le  sommeil  ne  lui 
permettait  jamais  de  l'achever;  et  la  fatigue  de  la  danse 
fermait  ses  grands  yeux  rwirs  avant  que  ses  idées  eussent 
trouvé  le  temps  de  se  classer  dans  sa  mémoire  et  de  lui 
présenter  des  images  bien  nettes  du  passé.  Dès  son  ré- 
veil, elle  se  voyait  entourée  des  jeunes  prmcesses  de  la 
cour,  et,  à  peine  en  état  de  paraître,  elle  était  forcée  de 
passer  chez  la  Reine,  où  l'attendaient  les  éternels,  mais 
moins  désagréables  hommages  du  prince  Palatin  ;  les  Po- 
lonais avaient  eu  le  temps  d'apprendre  à  la  cour  de 
France  cette  réserve  mystérieuse  et  ce  silence  éloquent 
«lui  plaisent  tant  aux  femmes ,  parce  qu'ils  accroissent 
l'importance  des  secrets  toujours  cachés,  et  rehaussent 
les  êtres  que  l'on  respecte  assez  pour  ne  pas  oser  même 
souffrir  en  leur  présence.  On  regardait  Marie  comme  ac- 
cordée au  roi  Uladislas  ;  et  elle-même,  il  faut  le  confesser, 
s'était  si  bien  faite  à  cette  idée,  que  le  trône  de  Pologne 
occupé  par  une  autre  reine  lui  eût  paru  une  chose  mons- 
trueuse :  elle  ne  voyait  pas  avec  bonheur  le  moment  d'y 
monter,  mais  avait  cependant  pris  possession  des  hom- 
mages qu'on  lui  rendait  d'avance.  Aussi,  sans  se  l'avouer 
à  elle-même,  exagérait-elle  beaucoup  les  prétendus  torts 
de  Cinq-Mars  que  la  Reine  lui  avait  dévoilés  à  Saint-Ger- 
main. 

—  Vous  êtes  fraîche  comme  les  roses  de  ce  bouquet,  dit 
la  Reine;  allons,  ma  chère  enfant,  êtes-vous  prête?  Quel 
est  ce  petit  air  boudeur?  Venez,  que  je  referme  cette  bou- 
cle d'oreilles...  N'aimez-vous  pas  ces  topazes?  Voulez-vous 
une  autre  parure? 

--Oh!  noQ,  madame,  je  pense  que  je  ne  devrais  pas 
me  parer,  csv  personne  ne  sait  mieux  que  vous  combien 
je  suis  malheureuse.  Les  hommes  sont  bien  cruels  enveis 
nous  !  Je  réfléchis  encore  à  tout  ce  que  vous  m'avez  dit, 
et  tout  m'est  bien  prouvé  actuellement.  Oui,  il  est  bien 


43B  GINQ-MARS 

vrai  qu'il  ne  m'aimait  pas  ;  car  enfin,  s'il  m'avait  aimée, 
d'abord  il  eût  renoncé  à  une  entreprise  qui  me  faisait 
tant  de  peine,  comme  je  le  lui  avais  dit  ;  je  me  rappelle 
même,  ce  qui  est  bien  plus  fort,  ajoula-t-elle  d'un  air 
important  et  même  solennel,  que  je  lui  dis  qu'il  serait 
rebelle;  oui,  madame,  rebelle,  je  le  lui  dis  à  Saint-Eus- 
tache.  Mais  je  vois  que  Votre  Majesté  avait  bien  raison  : 
je  suis  bien  malheureuse  !  il  avait  plus  d'ambition  que 
d'amour. 

Ici  une  larme  de  dépit  s'échappa  de  ses  yeux  et  roula 
vite  et  seule  sur  sa  joue,  comme  une  perle  sur  une 
rose. 

—  Oui,  c'est  bien  certain...  continua-t-elle  en  atta- 
chant ses  bracelets  ;  et  la  plus  grande  preuve,  c'est  que 
depuis  deux  mois  qu'il  a  renoncé  à  son  entreprise  (comme 
vous  m'avez  dit  que  vous  l'aviez  fait  sauver),  il  aurait 
bien  pu  me  faire  savoir  où  il  s'est  retiré.  Et  moi,  pen- 
dant ce  temps-là,  je  pleurais,  j'implorais  toute  votre 
puissance  en  sa  faveur  ;  je  mendiais  un  mot  qui  m'apprît 
une  de  ses  actions  ;  je  ne  pensais  qu'à  lui  ;  et  encore  à 
présent  je  refuse  tous  les  jours  le  trône  de  Pologne,  parce 
qwe  je  veux  prouver  jusqu'à  la  fin  que  je  suis  constante, 
que  vous-même  ne  pouvez  me  faire  manquer  à  mon  atta- 
chement, bien  plus  sérieux  que  le  sien,  et  que  nous 
valons  mieux  que  les  hommes;  mais  du  moins,  je  crois 
que  je  puis  bien  aller  ce  soir  à  cette  fête,  puisque  ce  n'est 
pas  un  bal. 

—  Oui,  oui,  ma  chère  enfant,  venez  \ite,  dit  la  Reine, 
voulant  faire  cesser  ce  langage  enfantin  qui  l'affligepit,  et 
dont  elle  avait  causé  les  erreurs  ingénues;  venez,  vous 
verrez  l'union  qui  règne  entre  les  princes  et  le  Cardinal, 
et  nous  apprendrons  peut-être  quelques  bonnes  nou- 
velles. 

Elles  partirent. 


LA    FÊTE.  439 

Lorsque  les  deux  princesses  entrèrent  dans  les  longues 
galeries  du  Palais-Cardinal,  elles  furent  reçues  et  saluées 
froidement  par  le  Roi  et  le  ministre,  qui,  entourés  et  pres- 
sés par  une  foule  de  courtisans  silencieux,  jouaient  aux 
échecs  sur  une  taole  étroite  et  basse.  Toutes  les  femmes 
qui  entrèrent  avec  la  Reine,  ou  après  elle,  se  répandirent 
dans  les  appartements,  et  bientôt  une  musique  fort  douce 
s'éleva  dans  l'une  des  salles,  comme  un  accompagnement 
à  mille  conversations  particulières  qui  s'engagèrent  autour 
des  tables  de  jeu. 

Auprès  de  la  Reine  passèrent,  en  saluant,  deux  jeunes 
et  nouveaux  mariés,  l'heureux  Chabot  et  la  belle  du- 
chesse de  Rohan  ;  ils  semblaient  éviter  la  foule  et  chercher 
à  l'écart  le  moment  de  se  parler  d'eux-mêmes.  Tout  ie 
monde  les  accueillait  en  souriant  et  les  voyait  avec  envie  : 
leur  félicité  se  Usait  sur  le  visage  des  autres  autant  que 
sur  le  leur. 

Marie  les  suivit  des  yeux  :  —  Ils  sont  heureux  pourtant, 
dit-elle  à  la  Reine,  se  rappelant  le  blâme  que  l'on  avait 
voulu  jeter  sur  eux. 

Mais,  sans  lui  répondre,  Anne  d'Autriche  craignant  que, 
dans  la  foule,  un  mot  inconsidéré  ne  vînt  apprendre 
quelque  funeste  événement  à  sa  jeune  amie,  se  plaça 
derrière  le  Roi  avec  elle.  Bientôt  Monsieur,  le  prince  Pa 
lalin  et  le  duc  de  Bouillon  vinrent  lui  parler  d'un  air 
libre  et  enjoué.  Cependant  le  second,  jetant  sur  Marie  un 
regard  sévère  et  scrutateur,  lui  dit  :  «  Madame  la  prin- 
«  cesse,  vous  êtes  ce  soir  d'une  beauté  et  d'une  gaieté 
«  surprenantes.  » 

Elle  fut  interdite  de  ces  paroles,  et  de  le  voir  s'éloigner 
d'un  air  sombre  ;  elle  parla  au  duc  d'Orléans,  qui  ne  ré- 
pondit pas  et  sembla  ne  pas  entendre.  Marie  regarda  la 
Reine,  et  crut  remarquer  de  la  pâleur  et  de  l'inquiétude 
sur  ses  traits.  Cependant  personne  n'osait  approcher  le 


440  CINQ-MARS. 

Cardinal-Duc,  qui  méditait  leiitement  ses  coups  d'échecs; 
Mazarin  seul,  appuyé  sur  le  bras  de  son  fauteuil  et  sui- 
vant les  coups  avec  une  attention  servile,  faisait  des  gestes 
d'admiration  toutes  les  fois  que  le  Cardinal  avait  joué. 
L'application  sembla  dissiper  un  moment  le  nu?ge  qui 
couvrait  le  front  du  minisire  ••  il  venait  d'avancer  une  tour 
qui  mettait  le  roi  de  Louis  XIll  dans  cette  fausse  position 
qu'on  nomme  Pat,  situation  où  ce  roi  d'éûène,  sans  être 
attaqué  personnellement,  ne  peut  cependant  ni  reculer 
ni  avancer  dans  aucun  sens.  Le  Cardinal,  levant  les  yeux, 
regarda  son  adversaire,  et  se  mit  à  sourire  d'un  côté  des 
lèvres  seulement,  ne  pouvant  peut-être  s'interdire  un  se- 
cret rapprochement.  Puis,  en  voyant  les  yeux  éteints  et 
la  figure  mourante  du  prince,  il  se  pencha  à  l'oreille  de 
Mazarin,  et  lui  dit  : 

-  Je  crois,  ma  foi,  qu'il  partira  avant  moi  ;  il  est  bien 
changé. 

En  même  temps,  il  lui  prit  une  longue  et  violente  toux  ; 
souvent  il  sentait  en  lui  cette  douleur  aiguë  et  persévé- 
rante; à  cet  avertissement  sinistre  il  porta  à  sa  bouche 
un  mouchoir  qu'il  en  retira  sanglant;  mais,  pour  le  ca- 
cher, il  le  jeta  sous  la  table,  et  sourit  en  regardant  sévè- 
rement autour  de  lui,  comme  pour  défendre  l'inquié- 
tude. 

Louis  XIII,  parfaitement  insensible,  ne  fit  pas  le  plus 
léger  mouvenient,  et  rangea  ses  pièces  pour  une  autre 
partie  avec  une  main  décharnée  et  tremblante.  Ces  deu\ 
mourants  semblaient  tirer  au  sort  leur  dernière  heure. 

En  cet  instant  une  horloge  sonna  minuit.  Le  Roi  leva 
la  tête  : 

—  Ah!  ah!  dit-il  froidement,  ce  malin,  à  la  même 
heure,  M.  le  Grand,  notre  cher  ami,  a  passé  un  mauvais 
moment. 

Un  cri  perçant  paitit  auprès  de  lui  ;  il  frémit  et  se  jeta 


LA    FÊTE.  441 

de  l'autre  côté ,  renversant  le  jeu.  Marie  de  Mantoue, 
sans  connaissance,  était  dans  les  bras  de  la  Reine  ;  celle- 
ci,  pleurant  amèrement,  dit  à  l'oreille  du  Roi  : 

—  Ah!  Sire,  vous  avez  une  hache  à  deux  tranchants! 
Elle  donnait  ensuite  des  soins  et  des  baisers  maternels 

à  la  jeune  princesse,  qui,  entourée  de  toutes  les  femmes 
de  la  cour ,  ne  revint  de  son  évanouissement  que  pour 
verser  des  torrents  de  larmes.  Sitôt  qu'elle  rouvrit  les 
yeux  : 

—  Hélas  !  oui,  mon  enfant,  lui  dit  Anne  d'Autriche,  ma 
pauvre  enfant,  vous  êtes  reine  de  Pologne. 


Il  est  arrivé  souvent  que  le  même  événement  qui  fai- 
sait couler  des  larmes  dans  le  palais  des  rois  a  répandu 
l'allégresse  au  dehors;  car  le  peuple  croit  toujours  que 
la  joie  habite  avec  les  fêtes.  Il  y  eut  cinq  jours  de  réjouis- 
sances pour  le  retour  du  ministre,  et  chaque  soir,  sous 
les  fenêtres  du  Palais-Cardinal  et  sous  celles  du  Louvre, 
se  pressaient  les  habitants  de  Paris  ;  les  dernières  émeutes 
les  avaient,  pour  ainsi  dire,  mis  en  goût  pour  les  mouve- 
ments publics  ;  ils  couraient  d'une  rue  à  l'autre  avec  une 
curiosité  quelquefois  insultante  et  hostile  ,  tantôt  mar- 
chant en  processions  silencieuses ,  tantôt  poussant  de 
l(!ngs  éclats  de  rire  ou  des  huées  prolongées  dont  on 
ignorait  le  sens.  Des  bandes  de  jeunes  hommes  se  bat- 
taient dans  les  carrefours  et  dansaient  en  rond  sur  les 
places  publiques,  comme  pour  manifester  quelque  espé- 
rance inconnue  de  plaisir  et  quelque  joie  insensée  qui 
serrait  le  cœur.  11  était  remarquable  que  le  silence  le  plus 
triste  régnait  justement  dans  les  lieux  que  les  ordres  du 


442  CINQ-MARS. 

ministre  avaient  préparés  pour  les  réjouissances,  et  que 
l'on  passait  avec  dédain  devant  les  façades  illuminées  de 
son  palais.  Si  quelques  voix  s'élevaient,  c'était  pour  lire 
et  relire  sans  cesse  avec  ironie  les  légendes  et  les  inscrip- 
tions dont  l'idiote  flatterie  de  quelques  écrivains  obscurs 
avait  entouré  le  portrait  du  Cardinal-Duc,  L'une  de  ces 
.mages  étail  gardée  par  des  arquebusiers  qui  ne  la  garan- 
tissaient pas  des  pierres  que  lui  lançaient  de  loin  des 
mains  inconnues.  Elle  représentait  le  Cardinal  généralis- 
sime portant  un  casque  entouré  de  lauriers.  On  lisait  au- 
dessus  : 

Grand  duel  c'est  Justement  que  la  France  t'honore  ; 
Ainsi  que  le  dieu  Mars  dans  Paris  on  t'adore  •• 

Ces  belles  choses  ne  persuadaient  pas  au  peuple  qu'il 
fût  heureux;  et  en  effet  il  n'adorait  pas  plus  le  Cardinal 
que  le  dieu  Mars,  mais  il  .cceptait  ses  fêtes  à  titre  de  dés- 
ordre. Tout  Paris  était  en  rumeur,  et  des  hommes  à  lon- 
gue barbe,  portant  des  torches,  des  pots  remplis  de  vin- 
et  des  verres  d'étain  qu'ils  choquaient  à  grand  bruit,  se 
tenaient  sous  le  bras  et  chantaient  à  l'unisson,  avec  des 
voix  rudes  et  grossières,  une  ancienne  ronde  de  la  Ligue  : 

Reprenons  la  danse, 
Allons,  c'est  assez  : 
Le  printemps  commence, 
Les  Rois  sont  passés. 

Prenons  quelque  trère. 
Nous  sonnimes  lassés  ; 
Les  Rois  de  la  fève 
Nous  ont  harassés. 

Allons,  Jean  du  Mayne, 
Les  Rois  sont  passés*. 

Les  bandes  effrayantes  qui  hurlaient  ces  paroles  tra, 
versèrent  les  quais  et  le  Pont-Neuf,  froissant,  contre  les 

1.  Cette  gravure  oxiste  encore. 

:>.  Chant  des  tuerres  civiles.  (Voy.  Mém.  de  la  Ligue.) 


LA    FETE.  443 

hautes  maisons  qui  les  couvraient  alors,  quelques  bour- 
geois paisibles,  attirés  par  la  curiosité.  Deux  jeunes  gens 
enveloppés  dans  des  manteaux  furent  jetés  l'un  contre 
l'autre  et  se  reconnurent  à  la  lueur  d'une  torche  placée 
au  pied  de  la  statue  de  Henry  IV,  nouvellement  élevée, 
sous  laquelle  ils  se  trouvaient, 

—  Quoi  !  encore  à  Paris ,  monsieur  ?  dit  Corneille  à 
Milton  ;  je  vous  croyais  à  Londres. 

—  Entendez  -  vous  ce  peuple,  monsieur  ?  l'entendez- 
vous  ?  quel  est  ce  refrain  terrible  ; 

Les  Rois  sont  passéi  t 

—  Ce  n'est  rien  encore,  monsieur  ;  faites  attention  à 
leurs  propos. 

—  Le  Parlement  est  mort,  disait  l'un  des  hommes,  les 
seigneurs  sont  morts  :  dansons,  nous  sommes  les  maîtres  ; 
le  vieux  Cardinal  s'en  va,  il  n'y  a  plus  que  le  Roi  et 
nous. 

—  Entendez-vous  ce  misérable,  monsieur?  reprit  Cor- 
neille ;  tout  est  là,  toute  notre  époque  est  dans  ce  mot. 

—  Eh  quoi  !  est-ce-là  l'œuvre  de  ce  ministre  que  l'on 
appelle  grand  parmi  vous,  et  même  chez  les  autres  peu- 
ples ?  Je  ne  comprends  pas  cet  homme. 

—  Je  vous  l'expliquerai  tout  à  l'heure ,  lui  répondit 
Corneille  ;  mais,  avant  cela,  écoutez  la  fin  de  cette  lettre 
que  j'ai  reçue  aujourd'hui.  Approchons-nous  de  cette 
lanterne,  sous  la  statue  du  feu  roi...  Nous  sommes  seuls, 
la  foule  est  passée,  écoutez  : 

«  ...C'est  par  l'une  de  ces  imprévoyances  qui  empê- 
chent l'accompUsseraent  des  plus  généreuses  entreprises 
que  nous  n'avons  pu  sauver  MM.  de  Cinq-Mars  et  de 
Thûu.  Nous  eussions  dû  penser  que,  préparés  à  la  mort 


444  CINQ-MARS. 

par  de  longues  méditations,  ils  refuseraient  nos  secours  ; 
mais  cette  idée  ne  vint  à  aucun  de  nous  ;  dans  la  préci- 
pitation de  nos  mesures,  nous  fîmes  encore  la  faute  de 
nous  trop  disséminer  dans  la  foule,  ce  qui  nous  ôta  le 
moyen  de  prendre  une  résolution  subite.  J'étais  placé, 
pour  mon  malheur,  près  de  l'échafaud,  et  je  vis  s'avan- 
cer jusqu'au  pied  nos  malheureux  amis,  qui  soutenaient 
le  pauvre  abbé  Quillet,  destiné  à  voir  mourir  son  élève, 
qu'il  avait  vu  naître.  Il  sanglotait  et  n'avait  que  la  force 
de  baiser  les  mains  des  deux  amis.  Nous  nous  avançâmes 
tous,  prêts  à  nous  élancer  sur  les  gardes  au  signal  con- 
venu ;  mais  je  vis  avec  douleur  M.  de  Cinq-Mars  jeter  son 
chapeau  loin  de  lui  d'un  air  de  dédain.  On  avait  remar- 
qué notre  mouvement,  et  la  garde  catalane  fut  doublée 
autour  de  l'échafaud.  Je  ne  pouvais  plus  voir  ;  mais  j'en- 
tendais pleurer.  Après  les  trois  coups  de  trompette  ordi- 
naires, le  greffier  criminel  de  Lyon,  étant  à  cheval  assez 
près  de  l'échafaud,  lut  l'arrêt  de  mort  que  ni  l'un  ni 
l'autre  n'écoutèrent.  M.  de  Thou  dit  à  M.  de  Cinq-Mars  : 

«  —  Eh  bien  !  clier  ami,  qui  mourra  le  premier  ?  Vous  sou- 
vient-il de  saint  Gervais  et  de  saint  Protais? 

«  —  Ce  sera  celui  que  vous  jugerez  à  propos,  répon- 
dit Cinq-Mars. 

«  Le  second  confesseur,  prenant  la  parole,  dit  à  M.  de 
thou  :  Vous  êtes  le  plus  âgé. 

«  —  11  est  vrai ,  dit  M.  de  Thou,  qui,  s'adressant  à 
M.  le  Grand,  lui  dit  :  —  Vous  êtes  le  plus  généreux,  vous 
voulez  bien  me  montrer  le  chemin  de  la  gloire  du  ciel  ? 

«  —  Hélas  !  dit  Cinq-Mars,  je  vous  ai  ouvert  celui  du 
précipice  ;  mais  précipitons-nous  dans  la  mort  généreu- 
sement, et  nous  surgirons  dans  la  gloire  et  le  bonheur 
du  ciel. 

«  Après  quoi  il  l'embrassa  et  monta  l'échafaud  avec 
une  adresse  et  une  légèreté  merveilleuses.  11  fit  un  tout 


LA  fEte.  445 

sur  l'échafaud,  et  considéra  haut  et  bas  toute  cette 
grande  assemblée,  d'un  visage  assuré  et  qui  ne  témoi- 
gnait aucune  peur,  et  d'un  maintien  grave  et  gracieux  ; 
puis  il  fit  im  autre  tour,  saluant  le  peuple  de  tous  côtés, 
sans  paraître  reconnaître  aucun  de  nous,  mais  avec  une 
face  majestueuse  et  charmante  ;  puis  il  se  mit  à  genoux, 
levant  les  yeux  au  ciel,  adorant  Dieu  et  lui  recomman- 
dant sa  fin  :  comme  il  baisait  le  crucifix,  le  père  cria  au 
peuple  de  prier  Dieu  pour  lui,  et  M.  le  Grand,  ouvrant 
les  bras,  joignant  les  mains,  tenant  toujours  son  crucifix, 
fit  la  même  demande  au  peuple.  Puis  il  s'alla  jeter  de 
bonne  grâce  à  genoux  devant  le  bloc,  embrassa  le  poteau, 
mit  le  cou  dessus,  leva  les  yeux  au  ciel,  et  demanda  au 
confesseur  :  —  Mon  père,  serai-je  bien  ainsi?  Puis,  tan- 
dis que  l'on  coupait  ses  cheveux,  il  éleva  les  yeux  au  ciel 
et  dit  en  soupirant  :  —  Mon  Dieu,  qu'est-ce  que  ce 
monde  ?  mon  Dieu,  je  vous  offre  mon  supplice  en  satis- 
faction de  mes  péchés. 

«  —  Qu'attends-tu  ?  que  fais-tu  là?  dit-il  ensuite  à  l'exé- 
cuteur qui  était  là  et  n'avait  pas  encore  tiré  son  coupe- 
ret d'un  méchant  sac  qu'il  avait  apporté.  Son  confesseur, 
s'étant  approché,  lui  donna  une  médaille  ;  et  lui,  d'une 
tranquillité  d'esprit  incroyable,  pria  le  père  de  tenir  le 
crucifix  devant  ses  yeux,  qu'il  ne  voulut  point  avoir  ban- 
dés. J'aperçus  les  deux  mains  tremblantes  du  vieil  abbé 
Quillet,  qui  élevait  le  crucifix.  En  ce  moment,  une  voix 
claire  et  pure  comme  celle  d'un  ange  entonna  rAvc\ 
maris  Stella.  Dans  le  silence  universel,  je  reconnus  la 
voix  de  M.  de  Thou,  qui  attendait  au  pied  de  l'échafaud  ; 
le  peuple  répéta  le  chant  sacré.  M.  de  Cinq-Mars  em- 
brassa plus  étroitement  le  poteau,  et  je  vis  s'élever  une 
hache  faite  à  la  façon  des  haches  d'Angleterre.  Un  cri  ef- 
froyable du  peuple,  jeté  de  la  place,  des  fenêtres  et  des 
tours,  m'avertit  qu'elle  était  retombée  et  que  la  tète  avait 


446  CINQ-MARS. 

roulé  jusqu'à  terre  ;  j'eus  encore  la  force,  heureusement, 
de  penser  à  son  âme  et  de  commencer  une  prière  pour 
lui  ;  je  la  mêlai  avec  celle  que  j'entendais  prononcer  à 
haute  voix  par  .rxotre  malheureux  et  pieux  ami  de  Thou. 
Je  me  relevai,  et  le  vis  s'élancer  sur  l'échafaud  avec  tant 
de  promptitude,  qu'on  eût  dit  qu'il  volait.  Le  père  et  lui 
récitèrent  les  psaumes  ;  il  les  disait  avec  une  ardeur  de 
séraphin,  comme  si  son  âme  eût  emporté  son  corps  vers 
le  ciel  ;  puis,  s'agenouillant,  il  baisa  le  sang  de  Cinq-Mars, 
comme  celui  d'un  martyr,  et  devint  plus  martyr  lui- 
même.  Je  ne  sais  si  Dieu  voulut  lui  accorder  cette  grâce  ; 
mais  je  vis  avec  horreur  le  bourreau,  effrayé  sans  doute 
du  premier  coup  qu'il  avait  porté,  le  frapper  sur  le  haut 
de  la  tête,  où  le  malheureux  jeune  homme  porta  la  main; 
le  peuple  poussa  un  long  gémissement,  et  s'avança  contre 
le  bourreau  :  ce  misérable,  tout  troublé,  lui  porta  un  se- 
cond coup,  qui  ne  fit  encore  que  l'écorcher  et  l'abattre 
sur  le  théâtre,  oh  l'exécuteur  se  roula  sur  lui  pour  l'a- 
chever. Un  événement  étrange  effrayait  le  peuple  autant 
que  l'horrible  spectacle.  Le  vieux  domestique  de  M.  de 
Cinq-Mars,  tenant  son  cheval  comme  à  un  convoi  funè- 
bre, s'était  arrêté  au  pied  de  l'échafaud ,  et,  semblable 
à  un  homme  paralysé,  regarda  son  maître  jusqu'à  la 
fin,  puis  tout  à  coup,  comme  frappé  de  la  même 
hache,  tomba  mort  sous  le  coup  qui  avait  fait  tomber  la 
tète. 

«  Je  vous  écris  à  la  hâte  ces  tristes  détails  à  bord  d'une 
galère  de  Gènes,  oi!i  Fontrailles,  Gondi,  d'Entraigues, 
Beauvau,  du  Lude,  moi  et  tous  les  conjurés,  sommes  re- 
tirés. Nous  allons  en  Angleterre  attendre  que  le  temps  ait 
déUvré  la  France  du  tyran  que  nous  n'avons  pu  détruire. 
J'abandonne  pour  toujours  le  service  du  lâche  prince  qui 
nous  a  trahis. 

€  MONTRÉSOR.  » 


LA   FÊTE.  447 

—  Telle  vient  d'être,  poursuivit  Corneille,  la  fin  de  ces 
deux  jeunes  gens  que  vous  vîtes  naguère  si  puissants.  Leur 
dernier  soupir  a  été  celui  de  l'ancienne  monarchie  ;  il  ne 
peut  plus  régner  ici  qu'une  cour  dorénavant  ;  les  Grands 
et  les  Sénats  sont  anéantis  *. 

—  Et  voila  donc  ce  prétendu  grand  homme!  reprit 
Milton.  Qu'a-t-il  voulu  faire  ?  11  veut  donc  créer  des  répu- 
bliques dans  l'avenir,  puisqu'il  détruit  les  bases  de  votre 
monarchie? 

—  Ne  le  cherchez  pas  si  loin,  dit  Corneille  ;  il  n'a  voulu 
que  régner  jusqu'à  la  fin  de  sa  vie.  Il  a  travaillé  pour  le 
momicnt,  et  non  pour  l'avenir  ;  il  a  continué  l'œuvre  de 
Louis  XI,  et  ni  l'un  ni  l'autre  n'ont  su  ce  qu'ils  faisaient. 

L'Anglais  se  prit  à  rire. 

—  Je  croyais,  dit-il,  je  croyais  que  le  vrai  génie  avait 
une  autre  marche.  Cet  homme  a  ébranlé  ce  qu'il  devait 
soutenir,  et  on  l'admire  !  Je  plains  votre  nation. 

—  Ne  la  plaignez  pas  !  s'écria  vivement  Corneille  ;  un 
honime  passe,  mais  un  peuple  se  renouvelle.  Celui-ci, 
monsieur,  est  doué  d'une  immortelle  énergie  que  rien  ne 
peut  éteindre  :  souvent  son  imagination  l'égarera;  mais 
une  raison  supérieure  finira  toujours  par  dominer  ses  dé- 
sordres. 

Les  deux  jeunes  et  déjà  grands  hommes  se  promenaient 
en  parlant  ainsi  sur  cet  emplacement  qui  sépare  la  statue 
de  Henry  IV  de  la  place  Dauphine,  au  milieu  de  laquelle  ils 
s'arrêtèrent  un  moment. 

—  Oui,  monsieur,  poursuivit  Corneille,  je  vois  tous  les 
soirs  avec  quelle  vitesse  une  pensée  généreuse  retentit  dans 
les  cœurs  français,  et  tous  les  soirs  je  me  retire  heureux 

î.  On  appelait  le  parlement  sénat.  11  existe  des  lettres  adressées 
à  Monseigneur  de  Harlay,  prince  du  Sénat  de  Paris  et  premier  jug9 
du  royaume. 


448  CINQ-MARS. 

de  l'avoir  vu.  La  reconnaissance  prosterne  les  pau^/res 
devant  cette  statue  d'un  bon  roi  ;  qui  sait  quel  autre  nio- 
nument  élèverait  une  autre  passion  auprès  de  celui-ci  ?  qui 
sait  jusqu'où  l'amour  de  la  gloire  conduirait  notre  peuple? 
qui  sait  si,  au  lieu  même  où  nous  sommes,  ne  s'élèvera 
pas  une  pyramide  arrachée  à  l'Orient? 

—  Ce  sont  les  secrets  de  l'avenir,  dit  Milton  ;  j'admire, 
comme  vous,  votre  peuple  passionné;  mais  je  le  crains 
pour  lui-même;  je  le  comprends  mal  aussi,  et  je  ne  re- 
connais pas  son  esprit,  quand  je  le  vois  prodiguer  son 
admiration  h  des  hommes  tels  que  celui  qui  vous  gou- 
verne. L'amour  du  pouvoir  est  bien  puéril,  et  cet  homme 
en  est  dévoré  sans  avoir  la  force  de  le  saisir  tout  entier. 
Chose  risible  !  il  est  tyran  sous  un  maître.  Ce  colosse, 
toujours  sans  équilibre,  vient  d'être  presque  renversé  sous 
le  doigt  d'un  enfant.  Est-ce  là  le  génie  ?  non,  non  !  Lors- 
qu'il daigne  quitter  ses  hautes  régions  pour  une  passion 
humaine,  du  moins  doit-il  l'envahir.  Puisque  ce  Richelieu 
ne  voulait  que  le  pouvoir,  que  ne  l'a-t-il  donc  pris  par  le 
sommet  au  lieu  de  l'emprunter  à  une  faible  tète  de  Roi  qui 
tourne  et  qui  fléchit  ?  Je  vais  trouver  un  homme  qui  n'a 
pas  encore  paru,  et  que  je  vois  dominé  par  cette  miséra- 
ble ambition;  mais  je  crois  qu'il  ira  plus  loin.  Il  se 
nomme  Cromwell. 


Écrit  en  IS2G. 


FIN    DE    CINQ    MARS. 


NOTES 


DOCUMENTS   HISTORIQUES 


Lorsque  parut  pour  la  première  fois  ce  nvre  ',  ii  parut  seul,  sans 
notes,  comme  œuvre  d'art,  comme  résumé  d'un  siècle.  Pour  qu'en 
toute  loyauté  il  fût  jugé  par  le  public,  l'auteur  ne  voulut  l'entourer 
en  nulle  façon  de  cet  éclat  apparent  des  recherches  historiques,  dont 
iv  est  trop  facile  de  décorer  un  livre  nouveau.  Il  voulut,  selon  la 
théorie  qui  sert  ici  de  préface  :  Sur  la  vérité  dans  l'art,  ne  point 
montrer  le  vrai  délaillé,  mais  l'œuvre  épique,  la  composition  avec  sa 
tragédie,  dont  les  nœuds  enveloppent  tous  les  personnages  éminenls 
du  temps  de  Louis  XIII.  Bientôt  cependant  l'auteur  s'aperçut  de  la 
nécessité  d'indiquer  les  sources  principales  de  son  travail;  et  comme 
il  avait  toujours  voulu  remonleraux  plus  pures,  c'est-à-dire  aux  ma- 
nuscrits, et,  à  leur  défaut,  aux  éditions  contemporaines,  il  ajouta  les 
renseignements  les  plus  détaillés  à  la  seconde  édition  de  Cinq-Mars  *, 
pour  reclifier  des  erreurs  répandues  sur  l'authenticité  de  quelques 
faits.  Depuis  lors  il  revint  à  la  simple  et  primitive  unité  de  son  ou- 
vrage. Mais  aujourd'hui  qu'on  a  muliplié,  au  delà  de  ce  qu'il  eût 
pu  attendre,  celte  production,  qu'il  est  loin  de  croire  irréprochable, 
il  veut  que  les  esprits  curieux  des  détails  du  vraianecdotique  n'aient 
pas  à  chercher  ailleurs  des  documents  qu'il  avait  écartés 

PAGE  98. 

Une  barbe  plate  et  rousse  à  rcxtrémilé... 

«  Pendant  sa  jeunesse,  dit  l'historien  du  père  Joseph,  il  avait  les 

I.  Mars  1826.  —2  vol.  in-IH. 
S.  Juin  18-16.  —  4  Tol.  in  13 


450  NOTES. 

cheveux  et  la  barbe  d'un  roux  un  peu  ardent.  Il  s'était  aperçu  qaa 
Louis  XIII  ne  pouvait  souffrir  celte  couleur;  aussi  avait-il  pris  soin 
de  labrunir  avec  des  peignes  de  plomb  et  d'acier,  jusqu'à  ce  qu'il  çùî 
trouvé  le  secret  de  la  blanchir,  que  lui  donna  plus  tard  un  empi- 
rique. L'horreur  du  roi  était  telle  pour  cette  couleur,  qu'un  jour 
son  premier  gentilhomme  de  la  chambre  (dont  le  frère  avait  le  plus 
beau  gouvernement  du  royaume)  ,  ayant  l'honneur  d'accompagner 
Sa  Majesté  à  Fontainebleau,  dans  une  partie  de  chasse,  il  fit  tant 
de  pluie  qu'il  emporta  toute  la  peinture  dont  il  cachait  la  rousseui 
de  ses  cheveux.  Le  prince,  l'ayant  aperçue,  en  eut  peur  et  lui  dit  : 
—  Bon  Dieu,  que  vois-je!  ne  paraissez  plus  devant  moi.  Le  gentil- 
homme fut  obligé  de  se  défaire  de  sa  charge.  » 


PAGE   99. 

Son  confiJenl... 

Ce  trop  célèbre  capucin,  que  l'un  de  ses  historiens  appelle  l'espnl 
auxiliaire  du  Cardinal,  fut  non-seulement  son  confident,  mais  celui 
du  Roi  même.  Inflexible,  souple  et  bas,  il  affermissait  les  pas  du  mi 
nistre  dans  les  voies  du  sang,  et  l'aidait  à  y  faire  descendre  le  faible 
prince.  L'histoire  de  cet  homme  est  partout  ;  mais  voici  les  détails 
d'unf^  de  ses  manœuvres  que  l'on  connaît  peu  : 

M.  de  Montmorency  était  pris  à  Castelnaudary,  Louis  XIII  hésitait 
à  le  faire  périr.  Monsieur,  qui  l'avait  abandonné  sur  le  champ  de 
bataille,  demandait  sa  grâce  avec  vigueur.  Le  Cardinal  voulait  sa 
mort,  et  ne  savait  comment  obtenir  cette  précieuse  faveur.  Bullion 
était  chargé  de  la  négociation,  et  conseillait  Gaston  :  ce  fut  à  cet 
homme  que  Joseph  s'adressa  d'abord. 

Il  s'empare  de  lui  avec  une  adresse  de  serpent,  et,  par  son  organe, 
fait  conseiller  à.  Monsieur  de  ne  plus  demander  au  Roi  des  assurances 
pour  la  grâce  du  jeune  duc,  mais  de  s'en  remettre  à  la  bonté  seule 
de  Louis,  dont  on  blessait  le  cœur  en  ayant  l'air  d'en  douter.  Mon- 
sieur croit  voir  dans  ce  discours  l'intention  de  panlonner,  insinuée 
par  son  frère  même,  et  fait  son  aeeommodement  pour  lui  seul,  sans 
rien  stipuler  pour  le  jeune  duc,  et  s'en  remettant  à.  la  clémence  du 
Roi.  C'est  alors  qu'en  un  conseil  étroit  entre  le  Roi,  le  Cardinal  et 
Joseph,  celui-ci  ose  prendre  la  parole  le  premier,  et,  concertant  la 
fougue  de  ses  vociférations  politiques  avec  les  flegmatiques  argu- 
ments du  Cardinal,  arrache  de  Louis  la  promesse,  trop  bien  tenue, 
d'être  inflexible. 


K0TE3.  451 

Brulart  de  Léon,  ambassadeur  à  Ratisbonne  avec  Joseph,  dit  que  le 
capucin  n'avait  de  chrétien  q-uelenom,  et  ne  cherchait  qu'à  tromper 
tout  le  monde. 

Un  onvi-age  de  1635,  intitulé  la  Vérité  défendue,  en  parle  en  ces 
termes  : 

«  Il  est  le  grand  inquisiteur  d'État,  interroge  les  prétendus  crimi- 
nels, fait  mettre  les  hommes  en  prison  sans  information,  empêche 
que  leur  justification  ne  soit  écoutée,  et,  par  des  terreurs  paniques, 
il  tire  les  déclarations  qui  servent  pour  couvrir  l'injustice  du  Car- 
dinal. Il  fait  indignement  servir  le  ciel  à  la  terre,  le  nom  de  Dieu 
aux  tromperies,  et  la  religion  aux  ruses  de  l'Etat.  » 

Du  reste,  il  appartenait  à  une  très-bonne  famille,  dont  le  nom 
était  lia  Tremblay. 

Je  renvoie  à  la  Vie  même  de  cet  indigne  religieux  ceux  qui  le 
vou  iront  mieux  connaître. 


PAGli  102. 

Le  Cardinal  lui  dicta  ces  devoirs  de  nouvelle  nature,  etc. 

Ces  insolents  commandements  de  la  religion  ministérielle,  fondée 
par  Richelieu,  sont  extraits  d'un  manuscrit  désigné  dans  l'histoire 
du  père  Joseph, 

Voici  comment  s'exprime  à  ce  sujet  le  révérend  et  naïf  historien' 
et  généalogiste,  continuateur  de  l'abbé  Richard  : 

«  Il  composa  avec  le  Cardinal  un  livre  ayant  pour  titre  :  VUnilc 
du  ministre,  et  l»s  qualités  qu'il  doit  avoir.  Cet  ouvrage  n'a  jamais 
vu  le  jour  qu'entre  les  mains  du  Roi,  et  c'est  ce  traité  qui  détermina 
Sa  Majesté  à  se  reposer  entièrement  du  gouvernement  de  son  royaume 
sur  Son  Éminence.  J'ai  vu  ce  manuscrit  in-folio,  qui  est  très-bien 
écrit.  On  n'aura  pas  de  peine  à  reconnaître  que  le  père  Joseph  en  est 
i'auteur,  parla  lecture  des  principales  propositions  qui  y  sont  prou- 
vées, premièrement  commevérités  chrétiennes,  secondement,  comme 
vérités  politiques.  On  pourrait  intituler  ce  livre  :  Testament  politique 
du  père  Joseph.  Tous  les  grands  hommes  du  siècle  passé  en  ont 
laissé.  On  reconnaîtra  aisément  le  génie  du  père  dans  l'extralX  de 
ce  testament.  »  {Histoire  du  sère  Josej;jh.)  Suivent  les  ariicles  tel» 
qu'on  vient  de  les  lire. 


452  NOTES. 


PAGE   l07. 


Quant  au  Marillac,  elc. 


Le  maréchal  Je  Marillac  fui  privéde  ses  juges  légilimes;  les  mem- 
bres du  Parlement,  qui  voulurent  en  vain  prendre  connaissance  de 
l'affaire,  virent  Mole,  leur  procureur-général ,  décrété  et  interdit; 
traîné  innocent  de  tribunaux  en  tribunaux,  sans  en  trouver  un  assez 
habile  pour  lui  découvrir  un  crime,  le  maréchal  de  Marillac  tomba 
enfin  sous  l'arrêt  des  commissaires,  lu  par  un  garde-des-sceaux  eccJe- 
siaslique  (Chàleauneuf),  auquel  il  fallut  une  dispense  de  Rome,  sol- 
licitée exprès,  pour  condamner  un  homme  sans  reproche;  et  le  Car- 
dinal se  p:i;à  rire  des  lumi':rcs  qu'il  avait  fait  descendre  forcément 
sur  les  juges.  Quelle  confusion!  quel  temps!  On  ne  saurait  trop 
éclairer  les  points  principaux  de  l'histoire,  pour  éteindre  les  puérils 
re,jrels  du  passé  dans  quelques  esprits  qui  n'examinent  pas. 


PAGE   loi. 

Ce  jour-là,  le  Cafdinal  parut  revêtu  d'un  costume  entière- 
ment guerrier... 

Ce  costume  est  exactement  décrit  dans  les  Mémoires  mviuscrits 
dé  Ponlis,  tel  qu'on  le  lit  ici.  {Dibl.  de  l'Arsenal.) 

PAGE   177. 

D'extirper  une  branche  royale  de  Bourbon... 

Le  comte  de  Soissons,  assassiné  à  la  bataille  de  la  Marfce,  qu'il 
gagnait  sur  les  troupes  du  Roi,  ou  plutôt  du  Cardinal.  J'ai  sous  les 
yeux  des  relations  contemporaines  les  plus  détaillées  de  cette  affaire. 
Elles  renferment  ce  qui  suit  :  «  Le  régiment  de  Metlernich  et  Tin- 
fanterie  de  Laniboy  s'estant  rompus,  il  ne  resta  près  dudit  comté 
que  trois  ou  quatre  des  siens;  lequel,  dans  ce  désordre,  fut  aborda 
d'un  cavalier  seul,  que  ses  gens  ne  connurent  dans  cette  confusion 
pour  ennemy,  qui  luy  donna  un  coup  de  pistolet  au-dessous  de  l'œil, 
dont  il  fut  tué  tout  roiJc...  Ce  grand  prince,  c'ayanl  d'autre  des^oul 


NOTES.  453 

que  de  ^servir  Sa  Majesté  et  son  État,  et  arrester  les  violences  de 
celuy  qui  veut  miner  tout  ce  qui  est  au-dessus  Je  lui  ;...  il  (le  Cardi- 
nal) vient  d'extirper  une  branche  royale  de  Bourbon,  ayant  fait  choi- 
sir ce  prince  par  un  de  ses  gardes,  qui  s'était  mis  avec  ce  dessein 
exécrable,  et  par  son  commandement,  parmy  les  gens  d'armes  de  ce 
prince,  ayant  été  reconneu  tel,  après  qu'il  fut  lue  sur  la  place  par 
Uiqueinont,  escuyer  du  même  prince  défuncl.  »  {.yo7itglat,  Fa- 
bert,  etc.,  etc.,  Relation  de  Montrésor  t.  II,  p.  520.) 

Il  existe  à  la  Bibliothèque  de  Paris  un  curieux  autographe,  qui 
montre  quel  prix  mettait  le  Cardinal  à  ces  sortes  d'expéJilions. 


Bi/lel  de  M.  Des  Xoycrs,  escrit  à  M.   le  maréchal  de  Cliâtillon 
après  la  bataille  de  Sedan. 

Le  Iloy  a  résolu  de  donner  un  GOUVERAEMENT  et  une  pension 
pour  sa  vie  durante  au  gendarme  qui  a  tué  le  général  des  ennemis, 
Monsieur  le  maréchal  l'enverra  à  Reims  trouver  Sa  Majesté  aussitôt 
qu'il  y  sera  arrivé.  Fait  à  Péronne,  ce  9  juillet  1641. 

Des  Noyers. 

Vol.  g.  6,  233  MM. 


EXAMEN  DE  LA  CORRESPONDANCE  SECRETE  DU  CARDINAL  DE 
RICHELIEU  RELATIVE  AU  PROCÈS  CE  MM.  DE  CINQ-MARS  ET 
DE   THOU. 

L'activité  infatigable,  la  pénétration  vive,  la  persévérance 
ingénieuse  du  cardinal  de  Richelieu  à  la  fin  de  ses  jours,  quand 
les  maladies,  les  fatigues,  les  chagrins,  semblaient  devoir 
amortir  ses  rares  facultés,  ne  sont  pas  seulement  en  évidence 
dans  la  conduite  de  celte  affaire;  il  est  curieux  d'y  observer 
en  g(;niissant  les  voies  souterraines  par  lesquelles  devait  pas- 
ser, pour  arriver  à  son  but,  ce  puissant  mineur,  comme  disail 
Shakspearc  ;  0  worthy  pioncer  !  Toutes  les  oçiitesses  aux- 
quelles sont  forcés  de  descendre  les  travailleurs  politiques, 
pourraient  rendre  plus  modestes  leurs  imitateurs,  s'ils  consi- 
déraient que  celui-ci,  après  tous  ses  eff»orts,  après  l'accom 
plissement  entier  de  ses  projets,  ne  rcussil  qu'à  hàtcr  el  assure 


454  NOTES. 

la  chute  de  la  monarchie  unitaire  qu'il  croyait  affermir  pou? 
toujours. 

Pour  montrer  ces  écrits  sous  leur  vrai  jour,  il  est  nécessaire 
d'en  écarter  les  longues  phrases  de  procès-verbal,  dont  la  sé- 
cheresse et  la  confusion  ont  dégoûté  sans  doute  tous  ceux  qui 
les  ont  parcourus.  Mais  il  importe  d'en  extraire  les  traits  sin- 
guliers et  vifs  que  l'on  démêle  dans  cette  nuit,  lorsqu'on  y  at- 
taclie  des  regards  attentifs. 

Sitôt  que  M.  de  Cinq-Mars  est  arrêté  et  que  le  duc  d'Orléans 
s'est  excusé  par  la  lettre  que  j'ai  citée  dans  le  cours  de  ce 
livre  1,  la  première  mquiétude  du  Cardinal  est  de  savoir  si 
M.  de  Bouillon  est  arrêté.  Dans  le  doute,  et  craignant  le  retour 
de  Louis  XIII  à  sa  première  affection  pour  Cinq-Mars,  il  s'ar- 
rête à  Tarascon ,  et  de  là  veut  s'assurer  que  son  crédit  est  dans 
toute  sa  force  :  comme  un  athlète  qui  se  prépare  à  un  grand 
combat,  il  essaye  son  bras  et  pèse  sa  massue. 


Instruction,  après  l'arrest  de  M.  le  Grand,  àmessieurs  de  Chavi- 
gny  et  Des  Noyers,  estant  près  du  Roy,  pour  sçavoir,  entre  au- 
tres cltoses,  de  Sa  Majesté,  si  Son  Eminence  arjira  cotnme  elle  a 
fait  ci-devant,  ainsi  qu'elle  le  jugera  à  propos. 

Si  monsieur  de  Bouillon  est  pris,  il  est  question  de  faire  voir 
promptement  que  l'on  l'a  pris  avec  justice;  pour  ce  faire,  il  faut  des- 
couvrir les  auteurs  de  Madame  qui  en  ont  donné  advis,  et  qu'au  cas 
que  ladite  dame  ne  voudroit,  on  peut  trouver  quelque  invention  par 
laquelle  on  puisse  faire  connoislre  qu'on  a  cette  découverte  ;  on  le 
peut  faire  en  resserrant  de  toutes  parts  les  prisonniers  sans  per- 
mettre de  parler  à  personne,  parce  que  par  ce  moyen  on  pourvoit 
faire  croire  aux  wis  que  les  autres  ont  dit  ce  que  l'oii  sçait  :  ce  qui 
leur  donnera  lieu  de  se  confesser,  et  à  tout  le  moins  de  le  croire. 

Faut  arrester  Cloniac,  que  l'on  dit  avoir  des  papiers  secrets.  Faut 
retirer  la  casi^etle  de  cheveux  et  amourettes  qu'a  monsieur  de 
Chûisy. 

Faut  représenter  au  Pioy  qu'il  est  très-important  de  ne  dire  pas 
qu'il  ait  bruslé  tous  les  papiers,  et  en  effet  l'on  croit  qu'il  ne  Tapas 
fait. 

1.  Chapitre  iiir,  intiiulé  \£.  TiuTàn. 


NOTES.  455 

Si  monsieur  de  Bouillon  est  pris,  il  faut  pourvoirl'Italied'un  chei 
de  grande  fidélité,  pour  plusieurs  raisons  qui  pressent.  Il  en  faut  un 
en  Guyenne  et  un  autre  dans  le  Roussillon,  estant  douteux  si  mon- 
sieur de  Turenne  voudrait  servh-,  et  si  l'on  doit  le  laisser  seul,  le 
Roy  y  pourvoira  s'il  lui  plaist. 

On  voit  quel  piège  il  indique;  M.  de  Cinq-Mars  y  tomba  le 
premier. 

La  réponse  ne  se  fait  pas  attendre  :  on  a  arrêté  M.  de  Bouil- 
lon ;  le  Roi  a  consenti  à  faire  tous  les  mensonges  qui  lui  sont 
dictés,  et,  pour  preuve  de  son  obéissance,  il  écrit  de  sa  main  la 
leltre  qui  suit  : 

Lettre  du  Roy  à  Son  Eminence. 

Je  ne  me  trouve  jamais  que  bien  de  vous  voir.  Je  me  porte  beau 
coup  mieux  depuis  hier;  et  ensuite  de  la  prise  de  monsieur  de  Bouil- 
lon, qui  est  un   coup  de   parti,  j'espère  avec    l'ayde  de   Dieu  que 
tout  ira  bien,  et  qu'il  me  donnera  la  parfaite  santé;  c'est  de  quoi  je 
le  prie  de  tout  mon  cœur. 

LOUYS. 


Avec  ce  gage  on  peut  agir  :  il  a  fait  menacer  Monsieur,  et 
ne  lui  a  répondu  que  vaguement.  Gaston  se  remet  à  supplier  : 
le  même  jour  il  écrit  au  Roi,  au  cardinal  Mazarin,  à  M.  Des 
Noyers,  à  M.  de  Ghavigny,  et  une  seconde  fois  au  Cardinal. 
Remarquez  que  c'était  à  lui  d'abord  qu'il  avait  demandé  par- 
don le  17  juin,  avant  de  supplier  le  Roi  le  23,  suivant  en  cela 
la  hiérarchie  établie  par  le  Cardinal.  11  demande  grâce  à  tout  le 
monde  et  promet  une  entière  confession. 

Là-dessus,  le  Cardinal  met  le  pied  sur  le  frère  du  Roi,  et 
l'écrase  par  la  lettre  froide  oîi  il  lui  conseille  de  tout  confesser. 
On  l'a  lue  au  chapitre  le  Travail. 

Reviennent  de  nouveaux  rapports  du  fidèle  agent  Chavigny, 
lequel  ne  connaît  pas  d'assez  humbles  termes  pour  parler  au 
Cardinal,  dont  il  se  dit  sans  cesse  la  créature.  Chavigny  se 
moque  de  Monsieur  et  du  choléra-morbus  (déjà  connu,  comme 
l'on  voit),  qui  saisit  l'agent  de  ce  prince,  dans  la  peur  d'être 


453  NOTES. 

arrêté.  —  Il  t'ait  conseiller  à  Gasion  de  se  retirer  hors  de 
France.  On  voit  que  le  Roi  ne  se  permet  pas  de  répondre  sans 
que  le  Cardinal  ait  corrigé  la  lettre  qu'il  doit  écrire. 


31.  de  Chavigny  à  Son  Eminence. 

Le  Roy  parla  hier  à  monsieur  de  La  Rivière  aussi  bien  et  aussi 
fcrtenenl  qu'on  le  pouvait  désirer.  Jeluy  lis  meltre  par  escrit  et  si- 
gner toul  ce  qu'il  luy  dit  delà  part  de  Monsieur,  ainsi  que  Son  Knii- 
nence  verra  par  la  copie  que  je  luy  envoyé  :  etlorsqu'il  fil  difliculté 
d'obûir  aux  commandements  de  Sa  Majesté,  elle  luy  parla  enmais- 
tre,  et  il  eut  si  grand"peur  qu'on  l'arrestàt,  qu'il  luy  prit  presque 
une  défaillance,  et  ensuite  une  espèce  de  choléra-morbus  dont  il  a 
esté  guary  en  luy  rasseuranl  l'esprit.  Le  Roy  fui  ravy  de  ce  que 
Monseigneur  n'eust  pis  la  pensée  de  voir  Monsieur.  En  parlant  à 
Monsieur  de  La  Rivière,  je  l'ai  fait  tomber  insensiblement  dans  le 
dessein  de  proposer  à  Monsieur  qu'il  confesse  ingénuëment  toutes 
les  choses  par  un  escrit  qu'il  envoyera  au  Roy;  pour,  après  avoir 
vu  Sa  Majes;é,  s'en  aller  pendant  un  temps  hors  du  royaume,  avec 
ses  bonnes  grâces,  et  celles  de  Son  Eminence. 

11  m'a  dit  qu'il  feroit  celle  pruposilion  à  Monseigneur,  et  qu'il  luy 
demanderoit  sa  parole,  pour  la  seurelé  de  Monsieur,  au  cas  qu'en 
confessant  toutes  choses  par  escrit,  il  vinsl  trouver  le  Roy,  pour  s'en 
aller  par  après  hors  de  France. 

En  ce  cas,  son  Eminence  aura  agréable  de  faire  sçavoir  à  ses 
créatures  si  Venise  n'est  pas  le  meilleur  lieu  où  puisse  aller  Mon- 
sieur, et  quelle  somme  elle  estime  qu'on  puisse  lui  accorder  par  an. 

J'envoye  à  Monseigneur  la  réponse  du  Roy,  qui  doit  estro  mise  au 
pied  de  la  déclaralion  de  La  Rivière,  afin  qu'elle  soil  corrigée  comme 
il  lui  plaira,  et  de  la  mettre  entre  ses  mains  quand  il  passera. 

Je  scray  jusques  à  la  mort  sa  très -humble,  très-obligée  et  très- 
fidèle  créature. 

OtUYIG.NV 
A  Monlffin,  le  dernier  juin  ISH. 


Le  Cardinal  permet  à  Monsieur  de  sortir  du  royaume  et 
d'aller  à  Venise,  et  stipule  la  pension  qu'il  aura,  de  façon  à  le 
rendre  sage. 


NOTES.  457 


Blêmoires  de  MM.  de  Chavtgny  et  De»  Noyers. 

Je  ne  fais  point  de  difficuilé,  si  le  Roy  le  trouve  bon,  de  donner 
parole  à  M.  de  La  Rivière  que,  Monsieur,  déclarant  au  Jioy  tout  ce 
qu'il  sait  par  escrit,  satis  réserve,  venant  voir  Sa  Majesté  avant  que 
de  sortir  du  royaume,  selon  la  proposition  que  nous  en  a  fait  ledit 
sieur  de  La  Rivière,  Sa  Majesté  le  laissera  aller  librement,  sans  qu'il 
reçoive  mal,  s'il  sort  du  consentement  du  Roy.  Venise  est  une  bonne 
demeure,  et  en  ce  cas,  il  faut  que  la  permission  qu'il  demandera  au 
"Sloy  de  sortir  porte  :  «  Pour  ne  revenir  en  France  que  lorsqu'il  plaira 
su  Roy  nous  le  permettre  et  nous  l'ordonner.  » 

Quanta  l'argent,  je  crois  qu'il  se  doit  contenter  de  ce  que  le  Roy 
d'Esjiagne  luy  devoit  donner,  sçavoir  :  dix  mille  écus  par  mois.  Car 
luy  donner  plus,  c'est  luy  donner  moyen  de  mal  faire;  et  le  Roy  ne 
pouvant  consentir  qu'il  meine  avec  luy  les  mauvais  esprits  qui  l'onl 
perdu,  il  n'a  pas  besoin  davantage  pour  luy  et  pour  les  gens  de 
bien.  Cependant,  s'il  faut  passer  jusqu'à  quatre  cent  mille  livres,  je 
ne  crois  pas  qu'il  faille  s'arrester  pour  peu  de  chose.  Je  suis  entiè- 
rement à  ceux  qui  m'aiment  comme  vous. 

Le  cardinal  de  Richelieu. 

De  Terascon,  ce  dernier  juin  1(512. 

Ou  monsieur  de  La  Rivière  vient  avec  un  simple  compliment  de 
parole  et  une  confession  de  faute  déguisée,  ou  il  vient  avec  charge 
de  descouvrir  une  partie  de  ce  qui  a  esté  fait  : 

Si  le  premier,  le  Roi  doit  adjouster  foi  (ou  le  témoigner)  à  ce  qu'il 
dit,  et  respondre  qu'il  pardonne  volontiers  à  Monsieur,  et  que  M.  de 
La  Rivière  luy  rapporte  ce  qu'il  a  sur  la  conscience,  qu'il  n'en  doit 
pas  estre  en  peine  : 

Si  le  second,  il  doit  encore  lai  tesmoîgner  de  croire  que  tout  ca 
qu'il  dit  est  tout,  et  responde  :  «  Ce  que  vous  venez  de  descouvrir 
me  surprend  et  ne  me  surprend  pas. 

«  Il  me  surprend,  parce  que  je  n'eusse  pas  attendu  ce  nouveau 
tcsmoignage  de  manque  d'affection  de  mon  Frère.  Une  me  surprend 
pas^  parce  que  M.  le  Grand,  estant  pris,  s'enquiert  fort  si  on  ne 
''accuse  point  d'intelligence  avec  Monsieur. 

a  Monsieur  de  La  Rivière,  je  vous  parleray  franchement  :  ceux  qui 
ont  donné  ces  mauvais  conseils  à  mon  Frère  ne  doivent  rien  attendra 
de  moi,  que  la  rigueur  de  la  justice  :  pour  mon  Frère,  s'il  mo  des- 

26 


458  NOTES. 

couvre  tout  ce  qu'il  a  fait  sans  réserve,  il  recevra  des  effelâ  de  ma 
bonté,  ''omrce  il  en  a  déjà  receu  plusieurs  fois  par  le  passé.  » 

Quelque  instance  que  La  Rivière  fasse  d'avoir  promesse  d'un  par- 
don général,  sans  obligation  de  descouvrir  tout  ce  qui  s'est  passé,  le 
Roy  demeurera  dans  sa  dernière  response,  luy  disant  qu'il  ne  vou- 
droit  pas  luy-mesme  le  conseiller  de  faire  plus  que  Dieu,  quirequiert 
un  vrai  repentir  et  une  ingénue  reconnoissance  pour  pardonner; 

Qu'il  luy  doit  suffire  qu'il  l'asseure  que  Monsieur  recevra  les  effets 
(lésa bonté,  s'il  se  gouverne  envers  Sa  Majesté  commeil  doit,  c'est- 
à-dire  ainsi  qu'il  est  dit  cy-dessus. 

On  voit  que  les  rôles  sont  écrits  mot  pour  mot,  et  que  le  Roi 
ne  doit  rien  ajouter  ni  retrancher.  Aussitôt  l'agent  de  Monsielr 
(La  Rivière)  accourt,  et  le  Cardinal  l'envoie  au  Roi  d'avance 
dicter  sa  réponse.  Avec  quelle  souplesse  c'oaque  personnage 
obéit  au  directeur  de  celte  sanglante  comédie  1 


Les  observateurs  politiques  ne  s'endorment  pas  :  ils  excitent 
Louis  XIII  par  tous  les  moyens  possibles  contre  le  bouc  émis- 
saire sur  qui  tout  péché  doit  retomber.  On  redouble  de  ri- 
gueurs avec  le  prisonnier. 


Des  Noyers  écrit,  le  30  juin  1642,  au  Cardinal  : 

Le  Roy  m'a  dit  qu'il  croit  que  M.  le  Grand  eût  été  capable  de  s? 
faire  huguenot.  J'y  ai  adjousté  qu'il  se  fût  fait  Turc  pour  régner  et 
oster  à  Sa  Majesté  ce  que  Dieu  luy  a  si  légitimement  donné.  Sur 
quoi  le  Roy  m'a  dit  : 

—  Je  le  crois. 

Sa  Majesté  m'a  dit  ce  malin  que  Treville  avoit  entretenu  M.  le 
Marquis  sur  l'arrivé  do  M.  le  Grand  à  Montpellier,  et  qu'en  entrant 
dans  la  citadelle  "1  avoit  dit  : 

—  Ah  !  Faut-il  mourir  à  vingt-deux  ans!  Faut-il  conspirer  con- 
tre la  pairie  d'aussi  bonne  heure  !  Ce  qu'elle  avoil  très-bien  reçeu. 


NOTES.  459 

M.  Des  Noyers  à  Son  Éminence. 

Paris,  le  ler  juillet. 

Sa  Majesté  est  échauffée  plus  que  jamais  contre  M.  le  Grand,  car 
elle  a  seu  que,  durant  sa  maladie,  ce  misérable,  que  M.  le  premier- 
président  nomme  fort  bien  le  perfide  public,  a.yoil  dit  du  Roy  : 

—  Il  traînera  encore  ! 


Rien  n'est  oublié  pour  irriter  Louis  XIII,  quoiqu'il  nous 
soit  difficile  de  sentir  le  sel  du  bon  mot  du  premier-prési- 
dent. 

Le  même  homme  (Des  Noyers)  écrit  encore  le  i"  juillet  1642, 
de  Pierrelatte  : 

Sa  Majesté  continue  dans  de  très-grandes  démonstrations  d'amou» 
pour  Monseigneur,  et  dans  une  exécration  non  pareille  pour  r<i 
malheureux  perfide  public. 

Ainsi  le  bulletin  de  la  colère  royale  est  envoyé  au  Cardinal 
heure  par  heure,  et  l'on  a  soin  que  la  fièvre  ne  cesse  pas.  Les 
parents  des  deux  jeunes  gens  veulent  supplier,  on  les  arrête» 
M.  de  Chavigny  écrit  le  3  juillet  1642  : 

L'abbé  d'Effiat  et  l'abbé  de  Thou  venoient  trouver  le  Roy,  à  ce 
qu'on  nous  avoit  assuré.  Sa  Majesté  a  trouvé  bon  qu'on  envoyast 
au-devant  d'eux  pour  leur  commander  de  se  retirer. 


La  correspondance  est  pressante.  Le  lendemain  (4  juil- 
et  1642),  le  Cardinal  écrit  de  Tarascon  : 

Les  énigmes  les  plus  obscures  commencent  à  s'expliquer  :  le  per- 
fide public  confessant,  au  lieu  où  il  est,  qu'il  a  eu  de  mauvais  des» 
seins  contre  la  personne  de  M.  le  Cardinal,  mais  qu'il  n'en  a  point 
eu  que  le  Roy  n'y  ait  consenti;  le  mal  est  que  la  liberté  qu'il  a  eue 
jusques  à  présent  de  se  promener  deux  fois  le  jour,  fait  que  ce  dis- 
cours commence  d'être  bien  espandu  en  cette  province,  ce  qui  peut 
faire  beaucoup  de  mauvais  effet». 


460  NOTES. 

Une  crainte  mortelle  agile  le  Cardinal  qu'on  ne  vienne  à  sa- 
voir que  le  Roi  a  été  de  la  conjuration  :  il  rend  la  prison  plus 
sévère.  Il  ajoute  : 

Ceton,  lieutenant  des  gardes  écossaises,  âgé  de  soixante-six  ans,  a 
laissé  promener  M.  le  Grand  deux  fois  le  jour.  Il  n'y  a  que  trois 
jours  qu'il  en  usoit  encore  ainsi,  ce  qui  me  feroit  croire  que  les 
premiers  ordres  ont  été  perdus, 

M.  de  Bouillon  n'a  demandé  qu'un  médecin  et  deux  valcls  de 
cliambre;  le  perfide  public  a  six  personnes  qui  doivent  être  retran- 
chées. Autrement,  il  est  impossible  qu'il  ne  fasse  sçavoir  tout  ce 
qu'il  foudra;  jamais  prince  n'en  eut  davantage. 

Vous  parlerez  adroitement  de  ce  que  dessus,  sans  vie  mellre  en 
jeu  aucunement. 

Comme  il  attend  avec  impatience  un  bon  connnissaire,  il 
dit  : 

J'attends  M.  de  Chazé,  que  nous  cssnycroiis  par  M.  de  Tliou.  — 
Faites-le  hâter  par  le  Rhône,  car  le  temps  nous  presse,  et  il  est  né- 
cessaire que  je  sois  icy  pour  l'aider  à  ses  interrogations,  que  je  lui 
donnerai  toutes  diijcrccs. 

Comme  il  faut  envenimer  la  plaie  du  cœur  royal,  il  n'oublie 
pas  un  trait  qui  puisse  porter  : 

Il  est  bon  que  le  fideimarquis  de  Mort eniar  dise  au  Roy  comme 
le  perfide  public  d\s^\i  que  Fonlrailles  avoit  dit  un  bon  mot  sur  ses 
maladies,  sçavoir,  est  : 

—  //  n'est  pas  encore  assez  mal. 

Pour  montrer  comme  le  perfide  et  ses  principaux  conlidcnis 
estoient  mal  intentionnez  vers  le  Roy. 


On  voit  que  nulle  légèreté  do  propos,  nulle  étourdorie  du 
jeune  favori,  vraie  ou  supposée,  n'i  st  omise  par  le  rus?  poli- 
tique. Cliavigny  répond  sur-le-champ  et  dans  lei  mêmes  termes  : 

Le  fidèle  marquis  n'a  pu  encore  prendre  son  temps  pour  dire  ce 


NOTES.  4GI 

que  M.  leCardioa!  a  mandé  :  ce  sera  pour  demain;   nous  verrons 
ce  que  le  Roy  en  dira. 

Puis,  le  Icn  lemain,  le  môme  Ghavigny  écrit  à  la  liàle  : 

Morlemar  a  dit  tout  au  long  au  Roy  le  motdeM.  le  Grand.  Le  Roy 
n'a  pas  manqué,  aussitôt  ouy  ce  discours,  de  le  rapporter  à  Gha- 
vigny. 

C'est-A-dire  à  lui-même  :  Il  persifle  ainsi  Louis  XIII  sur  s:: 
docilité  I 

Et  je  crois  qu'il  en  fait  de  mesme  à  M.  Des  Noyers. 

Le  Roy  m'a  commandé  expressément  de  le  faire  sçavoir  à  Son  Émi- 
nence,  et  luy  dire  qu'il  croyoil  M.  le  Grand  assez  détestable  pour 
avoir  eu  une  si  horrible  pensée,  et  qu'il  se  souvient  qu'il  avoit  à  Lyon 
phis  (le  cinquante  gentilshommes  qui  dépendoient  de  luy. 

On  n'a  rien  oublié  pour  entretenir  Sa  Majesté  enbelle  humeni\Le 
Roy  a  répété  plusieurs  fois  que  M.  le  Grand  estoil  le  plus  grand 
menteur  du  monde.  Ainsi  on  peut  espérer  que  l'amitié  est  bien  usée 
dans  le  cœur  de  Louis  Xlll. 

Le  6  juillet  1642  (que  l'on  remarque  celte  rnpiditt'),  les  deux 
créatures  du  Cardinal-Duc,  Chavigny  et  Des  Noyers  lui  disaient 
le  résultat  de  leurs  insinuations  : 

Nous  supplions  très-humblement  Monseigneur  de  se  mettre  l'es- 
prit en  repos,  et  de  croire  qu'il  ne  fut  jamais  si  puissant  auprès  du 
Roy  qu'il  est,  que  sa  présence  opérera  tout  ce  qu'elle  voudra. 

Le  même  jour,  le  Cardinal-Duc  écrit  au  Roi  trcs-humblompnt 
et  sur  le  ton  d'une  victime  et  d'un  prèlrc  candide  que  le  Roi 
fléïend. 


Son  Eminence  au  Roy. 

Ayant  sçeu  dit-il,  la  nouvelle  descouverte  qu'il  a  pieu  au  Roy 
faire  du  mauvais  dessein  qu'avoit  M.  le  Grand  contre  moy,  contre 
nn  Cardinal,  qui  depuis  vingt-cinq  ans  a,  par  la  permission  de  Dieu, 

20. 


462  NOTES. 

assez  heureusement  servi  son  maistre;  plus  la  malice  de  ce  malheu- 
reux est  grande,  plus  la  bonté  de  Sa  Majesté  paroist.  Du  septiesma 
juillet  1642. 

El  le  7,  il  fait  venir  M.  do  Thou  dans  sa  chambre,  l'envoyant 
chercher  dans  la  prison  de  Tarascon.  J'ai  sous  les  yeux  ce  cu- 
rieux interrogatoire,  et  le  donne  tel  qu'il  a  été  conservé  mot 
pour  mot.  Il  n'est  pas  superflu  de  faire  remarquer  le  ton  do  po- 
litesse exquise  des  deux  personnages,  dont  aucun  n'oublie  le 
rang  et  le  caractère  de  l'autre,  et  qui  semblent  toujours  avoir 
dans  la  pensée  leur  vieil  adage  :  Un  gentilhomme  en  vaut  un 
nuire. 


Interrogatoire  et  réponse  de  M.  de  Thou  à  Monseigneur  le  Cardinal 
Duc,  qui  l'envoya  quérir  en  la  prison  du  chasteau  de  Tarascon, 
(Journal  de  M.  le  cardinal  de  Richelieu,  qu'il  a  fait  durant  le 
grand  orage  de  la  cour,  en  Vannée  1642,  et  tiré  des  Mémoires 
qu'il  a  escrits  de  sa  main  31.  DC.  XLVIU). 

M.  LE  Cardinal.  Monsieur,  je  vous  prie  de  m'excuser  de  vousavoir 
donné  la  peine  de  venir  icy. 

31.  DE  Thou.  Monseigneur,  je  la  reçois  avec  honneur  et  faveur. 

Après,  il  lui  fit  donner  une  chaise  près  de  son  lit. 

M.  LE  Cardinal.  Monsieur,  je  vous  prie  de  me  dire  l'origine  des 
choses  qui  se  sont  passées  cy-devant. 

M.  DE  Tiiou.  Monseigneur,  il  n'y  a  personne  qui  le  puisse  mieux 
sçavoir  que  Votre  Éminence. 

M.  LE  Cardinal.  Je  n'ai  point  d'intelligence  en  Espagne  pour  le 
sçavoir. 

M.  DE  Tuou.  Le  Roy  en  ayant  donné  l'ordre,  Monseigneur,  cela 
n'a  peu  estre  sans  vous  l'avoir  fait  connoistre. 

M.  LE  Cardinal.  Avez-vous  escrit  à  Rome  et  en  Espagne  ? 

M.  de  Tuou.  Ouy,  Monseigneur,  par  le  commandement  du  Roy. 

M.  LE  Cardinal.  Estes-vous  secrétaire  d'Etat,  pour  l'avoir  fait  ? 

M.  DE  Tiiou.  Non,  Monseigneur;  mais  le  Roy  me  l'avoil  com- 
mandé, je  n'ai  peu  faillir  de  le  faire. 

M.  LE  Cardinal.  Avez-vous  quelque  pouvoir  de  cela? 

M.  LE  ThOL'.  Ouy,  Monseigneur,  la  parole  du  Roy,  et  un  cor.iman- 
dement  de  !o  faire  par  escrit. 

M,  LE  Gakdinal.  Si  est-ce  que  M.  de  Cinq-Mars  n'en  a  rien  dilT 


1 


J 


NOTES.  463 

M.  deThou.  Il  a  eu  tort,  Monseigneur,  de  ne  l'avoir  dit;  car  il  a 
receu  le  commandement  aussi  bien  que  moi. 

M.  LE  Cardinal.  Où  sont  ces  coramaaJements? 

JI.  DE  Thou.IIs  sont  en  bonnes  mains,  pour  les  produire  quand  il 
en  sera  besoin. 

Mais  c'est  là  ce  qu'il  faut  éviter.  Le  Gardin'il  ne  veut  i)as  sa- 
voir que  le  Roi  a  donné  des  ordres  contre  lui.  Il  demande  à 
Paris  des  commissaires,  un  surtout  qu'il  désigne,  M.  de  Lamon, 
pour  aider  M.  de  Ghazé  à  de  nouveaux  inlfrrogaloires  dirigés 
contre  ce  de  Thou  si  imposant,  si  forme,  si  grave,  si  loyal  el 
si  redoutable  par  sa  verlu. 

Tandis  que  ce  jeune  magistrat  parle  ainsi,  Gaston  d'Orléans, 
Monsieur,  le  frère  du  Roi,  envoie  sa  confession  et  se  met  à 
genoux,  en  ces  termes  : 

Gaston,  fils  de  France,  frère  unique  du  Roy,  estant  touché  d'un 
véritable  repentir  d'avoir  encore  manqué  à  la  fidélité  que  je  dois  au 
Roy  mon  seigneur,  et  désirant  me  rendre  di^'ne  de  la  grâce  et  du 
pardon,  j'avoue  sincèrement  toutes  les  choses  dont  je  suis  coupable. 

Suivent  les  accusations  contre  M.  le  Grand,  sur  qui  il  rejette 
noblement  toute  l'affaire. 

Puis  une  seconde  confession  accompagne  la  première ,  tou- 
chant l'autre  péché  : 

Monsieur,  frère  du  Roy  à  Son  Éminence. 

D'Aigueperce,  le  7  juillet. 

Gaston,  etc.  Ne  pouvant  assez  exprimer  à  mon  cousin  le  Cardinal 
de  Richelieu  quelle  est  mon  extrême  douleur  d'avoir  pris  des  liaisons 
e',  correspondances  avec  ses  ennemis...  je  proteste  devant  Dieu,  e' 
prie  M.  le  Cardinal  de  croire  que  je  n'ai  pas  eu  plus  grande  connois- 
sance  de  ce  qui  peut  regarder  sa  personne,  et  que,  pour  mourir,  Je 
n'auroisjamais  preste  ny  l'oreille  ny  le  cœur  à  la  moindre  proposi- 
tion qui  eusl  esté  contre  elle,  etc.,  etc. 

La  politesse  de  la  frayeur  ne  peut  aller  plus  loin  et  plus  bas 
assurément. 


464  NOTES. 

Mais  le  maître  n'est  pas  content  fncore  de  ces  mensonges  cl 
de  ces  humiliations. 

11  envoie  ses  ordres  sur  ce  qui  doit  être  dit  par  Monsieur, 
s'il  veut  qu'on  lui  |  crmelte  de  rester  dans  le  royaume,  et  qu'oa 
lui  donne  de  quoi  vivre. 

On  confrontera  Monsieur  et  M.  de  Cin^-Mars. 


Instructions  de  Son  Emiw.nce. 

Quand  on  amènera  M.  le  Grand  au  Lieu  où  sera  la  personne  u9 
Monsieur,  Monsieur  lui  doit  dire  : 

«Monsieur  le  Grand,  quoyque  nous  soyons  de  différente  qualité, 
nous  nous  trouvons  en  mesme  peine,  mais  il  faut  que  nous  ayons 
recours  à  mesme  remède.  Je  confesse  notre  faute  et  supplie  le  Roy 
de  la  pardonner.  » 

Ou  M.  le  Grand  prendra  le  mesme  ch.3min  et  demeurera  d'accord 
de  ce  qu'aura  dit  Monsieur,  oii  il  voudra  faire  l'innocent  ;  en  quel 
cas  MoNSiELR  lui  dira  : 

«  Vous  m'avez'parlé  en  tel  lieu,  vous  m'avez  dit  cela,  vous  vinstes 
à  Saint-Germain  me  trouver  en  mon  escurie  avec  M.  de  Bouillon  (tel 
etmoy,  tels  et  tels)»...  Ensuite  Monsieur  dira  le  reste  de  l'iùstoire. 

11  fera  de  mCme  lorsqu'on  luy  amènera  .^1.  de  Bouillon. 

11  se  contentera  de  la  promesse  de  rester  dans  le  royaume,  sans 
jamais  prétendre  charge  ny  emploi. 

Je  dis  ceci,  après  avoir  bien  pliilosophé  sur  cette  affaire,  qxii  peut 
estre  celle  de  la  plus  grande  importance  qui  suit  jamaiê  arrivée 
en  ce  roijaume  de  cette  7iature, 

Mais  Monsieur  fait  beaucoup  de  difficultiî  de  se  laisser  con- 
fronter aux  accusés  ;  il  craint  de  manquer  d'assurance  devant 
eux.  Le  Roi  n'ose  l'exiger  de  son  frère  ;  il  faut  trouver  un  biais; 
le  chancelier  Séguier  le  trouve  et  l'envoie  bien  vite  : 

J'ai  proposé  au  Roy  de  mander  MM.  Talon,  conseiller  d'Estat  et 
advocat  général.  Le  Bret  et  du  Bignon,  qui  ont  tous  grande  conn ois- 
since  de  matières  criminelles,  pour  conférer  avec  moy  sur  toutes 
les  propositions  que  je  lui  ferai. 

L;ur  advis  est  que  l'on  peut  dispenser  Monsieur  d'être  présent  à 
la  lecture  de  sa  déclaration  aux  accusés. 

Cet  advis  est  appuyé  d'exemples  et  de  raisons  ;  quant  aux  exem- 


NOTES.  465 

pies  nous  avons  la  procédure  faite  de  La  Moleet  de  Coccna?,  accusés 
de  lèze-majesté.  En  ce  procès,  les  déclarations  du  Roy  de  Navarre 
et  du  duc  d'Alençon  furent  receues  et  leues  aux  accusés  sans  con- 
frontation, encore  qu'ils  l'eussent  demandée. 

...  Une  déposition  d'un  témoin  avec  des  présomptions  infaillibles 
servent  de  preuve  et  de  conviction  contre  un  accusé  en  crime  de 
lèze-majesté  :  ce  qui  n'est  pas  aux  autres  crimes. 


On  voit  que  le  chancclk-r  y  met  fort  bonne  volonté. 

SuiU'avis  donné  par  Jacques  Talon  et  Ilicrosmc  Bignon  et 
Orner  Talon,  décidant  «  qu'aucun  fils  de  France  n'a  este  ouy 
dans  aucun  procès,  et  que  leur  déclaration  sert  de  preuve  sans 
confronialion.  » 

Le  chancelier  reçoit  la  déclaration  de  Monsii^ur,  en  compa- 
gnie des  juges,  sieurs  de  Laubardemont,  Marca,  de  Paris, 
Champigny,  iMiraunicsnil,  de  Cliazé  et  de  Sèvo,  dans  laquelle 
le  duc  d'Orléans  avoue  :  avoir  donne  deux  blancs  sigiie's  à 
Fontrailles  pour  traiter  avec  le  rui  d'Espagne,  à  l'instiga- 
tion de  M.  le  Grand  ;  il  le  présente  comme  ayant  séduit  aussi 
M.  de  Bouillon. 

Après  ces  écrits,  le  Cardinal  est  armé  de  toutes  pièces,  et  sûr 
du  succès,  il  peut  partir.  II  se  rend  à  Paris;  et,  tandis  que 
l'on  juge  à  Lyon  Cinq-Mars  et  de  Thou  qu'il  abandonne,  il  va 
remettre  la  main  sur  le  Roi  et  faire  grâce  à  Monsieur  moyen- 
nant sa  nullité  politique,  et  à  M.  de  Bouillon  en  échange  de  la 
place  de  Sedan. 

Le  rapport  du  procès  est  très-cuneux  à  lire  et  trop  volumi- 
neux pour  être  copié  ici;  il  se  trouve  à  la  suite  des  interroga- 
toires. Le  rapporteur  charge  ainsi  M.  deCinq-Mars  aprèsavoir 
passé  légèrement  sur  Monsieur  et  le  duc  de  Bouillon  : 

Quant  à  M.  le  Grand,  i!  est  chargé  non-seulement  d'estre  complice 
de  celte  conjuration,  mais  ensuite  d'en  estre  auteur  et  promoteur. 

M.  le  Grand  empoisonne  l'esprit  de  Monsieur  par  des  craintes 
imaginaires  et  supposées  par  lui.  Voilà  un  crime. 

Pour  se  garantir  de  ses  terreurs,  il  le  porte  à  'aire  un  parti  dana 
l'Estat.  Cn  voilà  deux. 


466  NOTES. 

nie  porte  i  s'unir  à  l'Espagne.  C'en  est  un  troisième. 

Il  leporte  à  ruiner  M.  le  Cardinal,  et  le  faire  chasser  de»  affai- 
res. C'en  est  un  quatrième. 

//  le  porte  à  faire  la  guerre  en  France  pendant  le  siège  de  Perpi 
gnan,  pour  interrompre  le  cours  du  bonheur  de  cet  Estât.  C'en  est 
un  cinquième. 

Il   dresse  luy-mesme  le  traité  d'Espagne.  C'en  est  un  sixième. 

Il  produit  Fontraillesà  Monsieur  pour  estre  envoyé  pour  le  traité, 
et  envoyé  à  M.  le  comte  dAubijoux.  Ces  5\i\\.Q?,  peuvent  être  estimée» 
un  septième  crime,  ou  au  moins  l'accomplissement  de  tous  les 
autres. 

Tous  sont  crimes  de  lèze-majesté,  celuy  qui  touche  la  personne 
des  ministres  des  princes  estant  réputé,  par  les  lois  anciennes  et 
constitutions  des  enij)ereurs,  de  pareil  poids  que  ceux  qui  touchent 
leurs  propres  personnes. 

Un  ministre  sert  bien  son  prince  et  son  Estât,  on  l'oste  à  tous  les 
deux,  c'est  tout  de  mesme  que  qui  priveroit  le  premier  d'un  bras  et 
le  second  d'une  partie  de  sa  puissance. 

le  livre  ces  arguments  aux  réflexions  des  jurisconsultes.  Ils 
pen?°,ront  peut-être  qu'il  y  eût  eu  quelque  réponse  à  faire  si 
l'on  eût  regardé  comme  possible  de  répondre  à  ces  absurdités 
d'un  pouvoir  sans  contrôle.  Le  grand  fait  du  traité  d'Espagne 
suffisait,  et  je  ne  transcris  ce  que  le  rapporteur  ajoute  que  pour 
montrer  l'acharnement  qui  lui  était  prescrit  contre  l'ennemi,  le 
rival  de  faveur  du  premier  ministre  ». 

Si  M.  de  Cinq-Mars  eût  été  moins  ardent,  moins  hautain  et 
plus  habile,  il  ne  devait  pas  se  mettre  dans  son  tort  en  traitan» 
avec  l'étranger.  11  pouvait  renverser  le  Cardinal  à  moins  de 
frais  et  sans  s'allachcr  au  front  l'écriteau  d'o?/ic  de  V étranger, 
loujours  détesté  des  nations  monarchiques  ou  républicaines, 
celui  du  connétable  de  Bourbon  et  de  Coriolan.  Mais  il  avait 
vingt-deux  ans  et  n'avait  pas  la  tète  tout  entière  aux  grandes 
;;ffaires.  Il  agissait  trop  vite,   hâté  par  la  passion,   contre  un 

1 .  Il  7  a  peu  de  mots  aussi  involontnirement  et  cruellement  comiques  que 
jjelui-ci  répété  si  souvent  :  Il  le  porte  à,  etc.  Monsiecb  se  trouve  ainsi  présenté 
comme  un  écolier  au-dessous  de  l'ilge  de  raison  et  irresponsatilc,  que  son  gou- 
verneur porte  à  quelques  petites  erreurs.  Gouverneur  de  vingt-dtux  ans,  élève 
de  Iretiie-qualre.  Sanglant  facétie  ! 


NOTES.  467 

homme  d'expérience  qui  savait  attendre  avec  froideur  et  mettre 
son  ennemi  dans  son  tort. 


Sur  l'interrogatoire  secret. 

(Extrait  des  registres). 

M.  de  Cinq-3Iars  advoua  à  M.  le  Chancelier  que  la  plus  forte  pas- 
àion  qui  Tavoit  emporté  à  ce  qu'il  avoit  fait  estùitde  mettre  hors  des 
affaires  M.  le  Cardinal,  contre  lequel  il  avoit  une  adversion  qu'il  ne, 
pouvoit  vaincre  ny  modérer. 

Il  disoit  que  six  choses  lui  avoient  donné  cette  adversion. 

1.  La  première,  qu'après  le  siège  d'Arras,  à  la  fin  duquel  il  s'estoit 
trouvé,  M.  le  Cardinal  avoit  parlé  de  luy  comme  d'une  personne  qui 
n'avoit  pas  tesmoigné  beaucoup  de  cœur. 

2.  Qu'après  l'alliance  de  M.  le  marquis  de  Sourdis  et  de  son  frère, 
le  Cardinal  avoit  dit  que  M.  de  Sourdis  avoit  faict  honneur  à  sa 
maison. 

3.  Qu'ayant  souhaité  d'estre  faict  Duc  et  Pair,  M.  le  Cardinal  en 
avoit  deslûurné  le  Roy. 

4.  Qu'il  s'estoit  senti  obligé  de  prendre  la  protection  de  M.  l'ar- 
chevesque  de  Bordeaux,  lequel  il  avoit  cru  qu'on  vouioit  perdre. 

5.  Que  luy  parlant  de  la  princesse  Marie,  il  dit  que  sa  mère  vou- 
lait faire  le  mariage  de  luy  avec  elle;  Son  Éminence  dict  que  sa 
mère,  i/"'«  d'E''liat,  esioit  une  fulle,  et  que  si  la  princesse  }Iarie 
avoit  cette  pensée,  qu'elle  estait  plus  folle  encore.  Qu'ayant  étépfo- 
po-ée  pour  femme  de  Monsieur,  il  auroit  bien  de  la  vanité  et  de  la 
présomption  de  la  prétendre;  que  c'esloit  chose  ridicule. 

6.  Que  le  Cardinal  avoit  trouvéétrange  quele  Roy  l'eust  admis  au 
conseil,  et  l'en  avoit  faict  sortir. 


PAGE  398. 

Il  se  faisait  tirer,  dit  un  journal  manuscrit,  etc.,  etc. 

Son  bateau  prit  terre  contre  la  balme  de  Bonneri.  En  cette  ville, 
où  quantité  de  noblessel'attendoit,  entre  autres  M.  le  comte  de  Suze, 
Monseigneur  de  Viviers  le  salua  à  la  sortie  de  son  bateau;  mais  il 
fallut  attendre  de  lui  parler  jusques  à  ce  qu'il  fust  au  logis  qu'on  lui 
avoit  pré;:aré  dans  la  ville.  Quand  son  bateau  abordoit  la  terre,  il  y 


468  NOTES. 

avoil  un  pont  de  bois  qui  du  bateau  allait  aubord  de  la  rivière;  airèg 
qu'on  avoit  vu  s'il  s'estoit  bien  assuré,  on  sortoil  le  lit  dans  leijuel 
ledit  seigneur  estoit  coucbé,  car  il  esloit  malade  d'une  douleur  ou 
ulcère  au  bras.  Il  y  avoit  six  puissants  hommes  qui  portoientle  lit 
ivec  deux,  banres;  et  les  liens  où  les  hommes  mettoienl  les  mains 
îstoiepi  rembourrés  et  garnis  de  buffleteries.  Ils  portoieni  sur  les 
Épaules  et  autour  du  cou  certaines  trapointes  garnies  en  dedans  de 
coton,  et  la  main  couverte  de  buffle;  si  bien  que  les  sangles  ou  sur- 
faix qu'ils  mettoient  au  cou  estuient  comme  une  étole  quidescendoit 
jusques  aux  barres  dans  lesquelles  elles  estoient  passées.  Ainsi  ces 
hommes  portoientle  lit  et  ledit  seigneur  dans  les  villes  ou  aux  mai- 
sons auxquelles  il  devoit  loger.  Mais  ce  dont  tout  le  monde  esloit 
étonné,  c'est  qu'il  entroit  dans  les  maisons  par  les  fenêtres  ;  car  au- 
paravant qu'il  arrivât,  les  maçons  qu'ils  menoitabattoient  les  croisées 
des  maisons,  ou  faisoient  des  ouvertures  aux  murailles  des  chambres 
où  il  devoit  loger,  et  en  après  on  faisait  un  pont  de  bois  qui  venoit 
de  la  rue  jusqu'auv  fenêtres  ou  ouvertures  de  son  logis  :  ainsi  estant 
dans  son  lit  porlalif,  il  passoit  par  les  rues,  et  on  le  passoit  sur  le 
pont  jusque  dans  un  autre  lit  qui  lui  estoit  préparé  dans  sa  cham- 
bre, que  ses  officiers  avoient  tapissée  de  damas  incarnat  et  violet, 
avec  des  ameublements  très-riches.  Il  logea  à  Viviers  dans  la  maison 
de  Montarguy,  qui  est  à  présent  à  l'université  de  notre  église.  On 
abattit  la  croisée  de  la  chambre,  qui  a  sa  vue  sur  la  place,  et  le 
pont  de  bois  pour  y  monter  venoit  depuis  la  boutique  de  Noël  de 
Viel,  sous  la  maison  d'Ales,  du  côté  du  nord,  jusques  à  l'ouverture 
des  fenêtres,  où  le  seigneur  Cardinal  fut  porté  de  la  manière  expli- 
quée. Sa  chambre  estoit  gardée  de  tous  côtés,  tant  sous  les  voûtes 
qu'es  côtés  et  sur  le  dessus  des  logements  où  il  couchoit. 

Sa  cour  ou  suite  était  composée  de  gens  d'importance;  la  civilité, 
affabilité  et  courtoisie  estoient  avec  eux.  La  dévotion  y  estoit  très- 
grande  ;  caries  soldats,  qui  sont  ordinairement  indévôls  et  impies, 
.'irent  de  grandes  dévotions.  Le  lendemain  de  son  arrivée,  qui  esloi{ 
un  dimanche,  plusieurs  d'iceux  se  confessèrent  et  communièrent 
avec  démonstration  de  grande  piété  ;  ils  ne  firent  aucune  insolence 
dans  la  ville,  vivant  quasi  comme  dos  pucelles.  La  noblesse  aussi  lit 
de  grandes  dévoilons.  Quand  on  estoit  sur  le  Rhône,  quoiqu'il  y  cust 
quantité  de  bateliors,  tant  dans  les  barques  qu'après  les  chevaux, 
on  n'osait  jamais  blasphémer,  qu'est  quasi  un  miracle  que  de  telles 
gens  demeurassent  dans  une  telle  rétention  ;  on  ne  leur  voyait  pro- 
férer que  les  mots  qui  leur  estoient  nécessaire  pour  la  conduite  de 
eurs  barques,  mais  si  modestement,  que  toat  le  monde  en  estoit  ravi. 


NOTES.  469 

Monseigneur  le  cardinal  Bigni  logea  à  l'archidiaconé.  On  avcit 
}>rcpnré  la  maison  de  M.  Panisse  pour  monseigTieur  le  cardinal  Ma- 
zarin  ;  mais  au  partir  du  bourg  Saint-Andéol,  il  prit  la  poste  pour 
aller  trouver  le  Roy.  Le  dimanclie^o,  ledit  seigneur  fut  reporté  dans 
son  bateau  avec  le  même  ordre,  {l'xlruil  du  journal  manuscrit  de 
J.  de  Daiuic.) 


Sur  les  derniers  moments  de  MM.  de  Cinq-Mars  e'  de  Tltou,  et 
leurs    actes  de  dévotion, 

La  bravoure  de  M.  de  Cinq-Mars  dlait  froide,  noble  et  élé- 
gante. Il  n'y  en  a  pas  de  mieux  attestée.  Si,  après  tant  de  dé- 
tails historiques  résumés  dans  le  livre,  il  en  fallait  de  nouvelles 
preuves,  j'ajouterais,  pour  les  confirmer,  cette  lettre  de  M.  de 
Marca,  et  des  fragments  du  rapport  qui  les  suit,  oii  l'on  pourra 
remarquer  ce  passage  ; 

(  C'est  une  merveille  incroyable  qu'il  ne  témoigna  jamais  au- 
cune peur,  ni  trouble,  ni  aucune  émotion,  etc.  » 

Le  recueil  intitulé  :  Journal  de  M.  le  Cardinal,  duc  de 
Richelieu,  qu'il  a  faict  durant  le  grand  orage  de  la  court, 
en  l'an  1642,  tire's  de  ses  Mémoires  qu'il  a  écrits  de  sa 
main,  porte  ces  paroles  à  la  relation  de  l'insLi-uclion  du  procès  : 

M.  de  Cinq-Mars  ne  changea  jamais  de  visage,  ny  de  parole;  tou 
jours  les  mêmes  douceur,  modération  et  assurance. 

Tallcmanl   des    Réaux    dit   dans   ses   Mémoires ,    tome   I 
page  418,  etc.,  etc.  : 

a.  M.  le  Grand  fut  ferme,  et  le  combat  qu'il  souffroit  en  luy-mème 
ne  parut  point  au  dehors.  —  Il  mourut  avec  uno  grandeur  de  cou- 
rage étonnante,  et  ne  s'amusa  point  à  haranguer.  Il  ne  voulut  point 
de  bandeau.  Il  avoit  les  yeux  ouverts  quand  on  le  frappa,  et  tenoit 
le  billot  si  ferme,  qu'on  eut  de  la  peine  à  en  retirer  ses  bras.  Il  estoit 
plein  do  cœur  et  mourut  en  galant  homme.  Quoiqu'on  eût  résolu  de 
ne  point  lui  donner  la  question,  comme  portoit  la  sentence,  on  na 
iaissa  pas  de  la  lui  présenter;  cela  le  toucha,  mais  ne  lui  fit  rien 
faire  qui  le  démentît,  et  il  défaisoit  déià  son  pourpoint  quand  on  li.i 
£t  lever  la  main  seulement 

27 


470  NOTES. 

Plusieurs  rapports  ajoutent  que,  conduit  a  la  chambre  de  la 
torture,  il  s'écria  :  —  Où  me  menez-vous  ?  —  Qu'il  sent  mau- 
vais ici  !  en  portant  son  mouchoir  à  son  nez.  Ce  dédain  me 
semble  un  de  ces  traits  de  bravoure  moqueuse  dont  notre  his- 
toire fourmille. 

Il  rappelle  le  mot  d'un  gentilhomme  qui,  conduit  à  l'écha- 
faud  de  1793,  dit  au  charretier  du  tombereau  :  «  Postillon, 
mène-nous  bien,  tu  auras  pour  boire.  »  Les  Français  se  ven- 
tent de  la  mort  en  se  moquant  d'elle. 


l'^agment  d\ine  lettre  de  Monsieur  de  Marca,  conseiller  d' Estât,  a 
Monsieur  de  Brienne,  secrétaire  d'Estat,  laquelle  fait  mention 
de  tout  ce  qui  s'est  passé  à  l'instruction  du  proccz  de  Messieurs 
de  Cinq-Mars  et  de  Thou. 

Monsieur, 

J'ay  creu  que  vous  auriez  pour  agréable  d'estre  informé  des  choses 
principales  qui  se  sont  passées  au  jugement  qui  a  esté  rendu  contre 
Messieurs  le  Grand  et  de  Thou;  c'est  pourquoi  j'ay  pris  la  liberté 
de  vous  en  donner  connoissance  par  celle-cy.  Monsieur  le  Chance- 
lier commença  par  la  déposition  de  Monsieur  le  duc  d"Ûrléans,  la- 
quelle il  receut  en  forme  judiciaire  à  Ville-Franche  en  Beau-Jolois, 
où  esloit  lors  Monsieur,  dont  lecture  luy  fut  faite  en  présence  de 
sept  commissaires  qui  assistoient  Monsieur  le  Chancelier.  En  cette 
action  il  déclara  que  Monsieur  le  Grand  l'avoit  sollicité  de  faire  une 
Liaison  avec  luy  et  avec  Monsieur  de  Bouillon,  et  de  traiter  avec 
l'Espagne  ;  ce  qu'ils  auroient  résolu  eux.  trois  dans  l'hostel  de  Ve- 
nise, au  faubourg  Saint-Germain,  environ  la  feste  des  Rois  der- 
nière. 

Fontrailles  fut  choisi  pour  aller  à  Madrid,  où  il  arresta  le  traité 
avec  le  Comte-Duc,  par  lequel  le  Roy  d'Espagne  promcltoit  de  four- 
nir douze  mille  hommes  de  pied  ei  cinq  mille  chevaux  de  vieilles 
troupes,  quarante  mille  escus  à  Monsieur  pour  faire  nouvelles  le- 

ées,  etc.,  etc 

La  confession  du  traité,  sans  l'avoir  révélé,  jointe  au  preuves  qui 
?onl  aa  procez,  des  entremises  pour  la  liaison  des  complices,  et  le 
emps  de  six  semaines  ou  plus  que  M.  de  Thou  avoit  demeuré  prés 
de  M.  le  Grand,  logeant  dans  sa  maison  près  do  Perpignan,  le  con- 
seillant en  ses  affaires,  aprës  avoir  eu  conroissance  que  ledit  sienr 


NOTES.  471 

ie  graad  avoit  traité  avec  l'Espagne,  et  partant  qu'il  estoit  crimi- 
nel de  lèze-majesté;  tout  cela  joint  ensemble  porta  les  juges  à  le 
condamner,  suivant  les  lois  et  l'ordonnance  qui  sont  expressément 
contre  ceux  qui  ont  sceu  une  conspiration  contre  l'Estat  et  ne  l'ont 
pas  révélée,  encore  que  leur  silence  ne  soit  point  accompagné  do 
tant  d'autres  circonstances  qu'estoient  en  l'affaire  dudit  sieur  d 
Tliau.  Il  est  mort  en  vray  chrestien,  en  homme  de  courage,  ceh 
m  rite  un  grand  discours  particulier.  Monsieur  le  Grand  a  aussi 
lèmoigné  une  fermeté  toujours  égale,  et  fore  résolue  à  lamort,  avet 
une  froideur  admirable,  une  constance  et  une  dévotion  chrestienne. 
Je  vous  supplie  que  je  quitte  ce  discours  funeste,  pour  vous  a^seu 
rer  que  je  continue  dans  les  respects  que  je  dois,  et  le  désir  de  pa'- 
roistie  par  les  effets  que  je  suis. 

Monsieur, 

Votre  très-lmmble  et  obéissant  serviteur, 

Marca. 

Pe  Lyon,  ce  16  septembre  16i2. 

A  la  suite  de  cette  lettre  de  M.  de  Marca  fui  imprimé,  en 
M.  DC.  Lxv,  un  journal  qui,  depuis  peu,  a  été  attribué  légè- 
rement à  un  greffier  de  la  ville  de  Lyon.  Ce  rapport  fut  Ircs- 
répandu  et  publié,  comme  on  voit,  il  y  a  cent  soixante-douze 
ans.  Une  partie  des  détails  a  été  reproduiie,  en  1826,  par  moi, 
en  le  citant,  et  ses  traits  principaux  sont  épars,  et,  pour  aiiir>i 
dire,  semés  dans  le  cours  de  la  composition.  Cependant  quel- 
ques-uns de  ces  traits,  qui  ne  pouvaient  y  trouver  place, 
furent  à  dessein  laissés  de  côté,  et  ont  été  omis  dans  les  réim- 
pressions qui  ont  été  faites  de  ce  rapport.  II  ne  sera  pas  inu- 
tile de  les  reproduire  ici.  Ils  complètent  la  peinture  des  carac- 
tères de  ce  livre,  et  montrent  que  j'ai  été  religieusement  fidèle 
à  l'histoire,  et  n'ai  pas  permis  à  l'imagination  de  se  jouer  hors 
du  cercle  tracé  par  la  vérité. 

«  Nous  avons  vu  le  favori  du  plus  grand  et  du  plus  justo  des  rois 
laisser  sa  tête  sur  l'échafaud,  à  l'âge  do  vingt-deux  ans,  mais  avec 
une  constance  qui  trouvera  à  peine  sa  pareille  dans  nos  bistoires. 
Kous  avons  vu  un  conseiller  d'Estat  mourir  comme  un  saint,  après 
un  crime  que  les  hommes  ne  peuvent  pardonner  avec  justice.  —  II 
n'y  a  personne  au  monde    uL  scachant  leur  conspiration  contre  l'Es- 


472  NOTES. 

.at,  ne  les  juge  dignes  de  mort,  et  il  y  aura  peu  de  gens  qui,  ayant 
coniK.issance  de  leur  cDndition  et  de  leurs  belles  qualités  naturelles, 
ne  plaignent  leur  malheur. 

«  Monsieur  de  Cinq-Mars  arriva  à  Lyon  lo  quatriesme  septembre 
delà  présente  année  1642,  sur  les  deux  heures  tiprèsmidy,  dans  un 
carrosse  traisné  par  quatre  chevaux,  dans  lequel  il  y  avoit  quatre 
Gardes  du  corps,  ayant  le  mousquet  sur  le  bras,  et  entouré  de  gardes 
à  pied  au  nombre  de  cent  qui  estoient  à  Monsieur  le  Cardinal-Duc. 
Devant  marchoient  deux  ce.'its  cavaliers,  la  pluspart  Catalans,  et 
cstoient  suivis  de  trois  cents  autres  bien  montez. 

«<  M.  le  Grand  estoit  vêtu  de  drap  de  Hollande,  couleur  de  musc, 
tout  couvert  de  dentelle  d'or,  avec  un  manteau  d'escarlate  àgro? 
boutons  d'argent  à  queue,  lequel  estant  sur  le  pont  du  Rosne,  avant 
que  d'entrer  dans  la  ville,  demanda  à  Monsieur  de  Coton,  Lieutenant 
des  gardes  écossoises,  s'il  agréoil  qu'on  fermast  le  carrosse;  ce  qu" 
iuy  fut  refusé,  et  fui  conduit  par  le  pont  Saint-Jean;  de  là  au 
Change;  et  puis  par  la  rue  de  Flandre  jusques  au  pied  du  cbasteau 
de  Pierre-Encise,  se  montrant  par  les  rues  incessamment  par  l'une 
et  Taulre  portière,  saluant  tout  le  monde  avec  une  face  riante,  sor- 
tant demy-corps  du  carrosse;  et  me^me  recsgneut  beaucoup  de  per- 
sonnes qu'il  salua,  les  appelant  par  leurs  noms. 

«  Estant  arrivé  à  Pierre-Eiicije,  il  fut  assez  surpris  quand  on  Iuy 
dit  qu'il  falloil  descendre,  et  monter  à  cheval  par  le  dehors  de  la 
ville,  pour  atteindre>.'.e  cbasteau  :  Voicy  donc  la  dernière  que  je  fe- 
l'ay,  dit-il,  s'estanl  imaginé  qu'on  avoit  donné  ordre  de  le  conduire 
au  bois  de  Vincennes.  Il  avoit  souvent  demandé  aux  g.irdes  si  on  ne 
Iuy  perniettroit  pas  d'aller  à  la  chasse  quand  il  y  seroit. 

«  Sa  prison  estoit  au  pied  dé  la  gian  le  tour  du  cbasteau,  qui  n'a- 
voit  pas  d'autre  vue  que  deux  petites  fenestres  qui  tomboient  dans 
an  petit  jardin,  au  bas  desquelles  il  y  avoit  corps  de  garde,  dan^5 
la  chambre  aussi,  où  Monsieur  de  Cetoncourhoitavcc  quatre  gardes 
dans  l'arrière-cliambre,  et  à  toutes  les  portes  il  en  estoit  de  mesmc 

«  Monsieur   le   cardinal  Bichy  le  fut  visiter  le   lendemain   cin- 
quiesme,  et  Iuy  demanda  s'il  lui  agréoit  qu'on  Iuy  en  voyast  quelqu'un 
avec  qui  il  se  pust  divertir  dans  sa  prison.  Il  respondil  qu'il  en  se- 
roit  très-aise^  mais  qu'il  ne  méritoil  pas   que   personne  prist  ceti 
peine. 

«  En  suite  de  qiioy  Monsieur  le  cardinal  de  Lyon  Ct  appeler  le  Pore 
Maiavalete,  jésuiie  .ruquul  il  donna  commission  de  l'allor  voir  puis- 
qu'il le  aésiroil:  lequel  y  fut  le  6  dès  les  cinq  iieures  du  matin,  où 
il  demeura  jusques  a  huit  brures-  Il  le  trouva  dans  un  lit  de  damas 


NOTES.  473 

Incarnat,  incommodé,  ce  qui  le  reu  loit  fort  pasle  et  débile.  Le  bon 
Père  sceut  si  bien  entrer  dans  son  esprit,  qu  il  le  demanda  encore 
sur  le  soir,  puis  continua  à  le  voir  soir  et  mutin  pendant  tous  les 
jours  de  sa  prison  :  lequel  rendit  compte  puis  après  à  Messieurs  les 
Cardinaux-Ducs  et  dî  Lyon,  et  à  Monsii?ur  le  Cbancclier  de  tout  ca 
qu'il  lui  avait  dit,  et  demeura  ce  mesme  père  longtemps  en  confé- 
rence avec  Son  Émineace  Ducale  encore  qu'elle  ne  se  laissoit  voir 
pour  lors  à  personne. 

«  Le  sepliesmo,  Monsieur  le  Chancelier  fut  visiter  Monsieur  dj 
Cinq-Mars,  et  le  traita  fort  civilement,  lui  disant  qu'il  n'avoit  poip' 
sujet  d'appréhender,  mais  bien  d'espérer  toute  chose  à  son  advan- 
lage,  qu'il  sçavoit  bien  qu'il  avoit  affaire  à  un  bon  juge,  qui  n'avoil 
garde  d'estre  mesconnoissant  des  faveurs  qu'il  avoit  receues  de  son 
bienfaiteur;  qu'il  sçavoit  très-bien  que  c'esloit  par  bontez  et  son 
pouvoir  que  le  Roy  ne  l'avoiî  pas  dépossédé  de  sa  charge  ;  que  cette 
faveur  estoit  si  grande  qu'elle  ne  môritoit  pas  seulement  un  souve- 
nir immortel,  mais  des  reconnoissances  infinies  :  et  que  c'estoitdans 
les  occasions  qu'il  les  y  feroit  paroistre.  Le  sujet  de  ce  compliment 
estoit  pris  sur  ce  que  Monsieur  le  Grand  avoit  adoucy  une  fois  le 
Roy,  qui  estoit  en  grande  colère  contre  Monsieur  le  Chancelier; 
mais  la  véritable  raison  de  ces  civilitez  estoit  la  crainte  qu'il  avoit 
qu'il  ne  le  refusast  pour  juge,  et  qu'il  n'appalasl  au  Parlement  de 
Paris  pour  estre  délivré  par  le  peuple  qui  l'aynioit  passionnément. 

<  Monsieur  le  Grand  luy  respondit  que  cette  civilité  le  remplissoit 
de  honte  et  de  -confusion;  mais  pourtant,  dit-il,  je  voy  bien  que  dj 
la  façon  que  l'on  procède  à  mon  affaire  l'on  en  veut  à  ma  vie  ;  c'ci>t 
fait  de  nioy,  monsieur,  le  Roi/  m'a  abandonné.  Je  ne  me  considcrt 
que  comme  une  victime  qu'on  va  immoler  à  la  passion  de  mes  en- 
nemis  et  à  la  facilité  du  Roy.  A  quoy  Monsieur  le  Gliancelier  repar- 
tit que  ses  sentiments  n'estûient  pas  justes,  et  qu'il  en  avait  des  ex- 
périences toutes  contraires.  — Dieu  le  veuille,  dit  Monsieur  le  Grand, 
mais  je  ne  le  puis  croire. 

«  Le  8,  Monsieur  le  Chancellier  l'alla  voyr,  accompagné   de    si.\ 
aaistres  des  requestes,  de  deux  Présidents  et  de  si.x  Conseillers  df 
Grenoble,  duquel  après  l'avoir  interrogé  depuis  les  sept  heures  du 
matin  jusques  à  deux  heures  de  l'après  midy,  ils   ne  purent  jamai 
rien  tirer  des  cas  à  lui  imposez.  » 

Ce  rapport  qui,  ainsi  que  je  l'ai  dit,  fut  imprimé  à  la  suite 
de  la  lettre  de  JL  de  Marca,  donne  encore  ce  trait  curieux,  qui 
allesle  la  présence  d'esprit  incroyable  de  M.  de  Thou  ; 


474  rïOTEâ. 

«<  Après  sa  confession,  il  fut  visité  par  le  père  Jean  Terrasse,  gar- 
dien du  couvent  de  l'Observatoire  de  Saint-François  de  Tarascon, 
qui  l'avoit  visité  et  consolé  durant  sa  prison  de  Tarascon.  Il  fut  bien 
aise  de  le  voir,  il  se  promena  avec  lui  quelque  temps  dans  un  entre- 
tien spiriluel.  Ce  père  estoit  venu  à  l'occasion  d'un  vœu  que  M.  de 
Thou  avoitfait  à  Tarascon  pour  sa  délivrance,  qui  estoit  de  fonder 
une  chapelle  de  trois  cents  livres  de  rente  annuelle  dans  l'égiise  des 
pères  Cordeliersde  cette  ville  de  Tarascon;  il  donna  ordre  pour  cette 
fondation,  voulant  s'acquitter  de  son  vœu,  puisque  Dieu,  disoit-il, 
le  délivroit  non-seulement  d'une  prison  de  pierre,  mais  encore  de  la 
prison  de  son  corps;  demanda  de  l'encre  et  du  papier,  et  écrivit  ju- 
dicieusement cette  belle  inscription  qu'il  voulut  estre  mise  en  cette 
chapelle  : 

Christo  liberatori, 

votum  in  carcere  pro  llbertale 

conceptum 


Fran.  Aurjust.  Thuanus 

e  carcere  vitœ  jain  jam 

liberandus  ri^erito  solvil. 


XII  Septembr.  M.  D.  C.  XLII 

confitebor  tibi,  Domine,  quoniam 

exaudisti  me,  et  factus  es  mihi 

in  salutem. 

«  Cette  inscription  fera  admirer  la  présence  et  la  netteté  de  sob 
esprit,  et  fera  avouer  à  ceux  qui  la  considéreront  que  l'appréhen- 
sion de  la  mort  n'avoit  pas  eu  le  pouvoir  de  lui  causer  aucun  trou- 
ble. Il  pria  M.  Thomé  de  faire  compliment  de  sa  part  à  M.  le  Car- 
dinal de  Lyon,  et  lui  témoigna  que  s'il  eust  plu  à  Dieu  de  le  sortir 
de  ce  péril,  il  avoit  dessein  de  quitter  le  monde  et  de  se  donner  en- 
tièrement au  service  de  Dieu. 

11  écrivit  deux,  lettres  qui  furent  portées  ouvertes  à  M.  le  Chan- 
i  slicr,  et  puis  remises  entre  les  mains  de  aon  confesseur  pour  les- 
faire  tenir;  ces  lettres  étant  fermées,  il  dit  :  yoilà  la  der7iiére  pen^ 
sée  q%ie  je  veux  avoir  pour  le  monde,  partons  au  paradis.  Et  dés 


NOTES.  475 

iors  il  reprit  sans  interruption  ses  discours  spirituels  et  se  confessa 
une  seconde  fois.  Il  demandoit  parfois  si  l'heure  de  partir  pour  aller 
au  supplice  approchoit,  quand  on  le  devoit  lier,  et  prioit  qu'on  l'a- 
vertisl  quand  l'exécuteur  de  la  justice  seroit  là,  afin  de  l'embrasser 
mais  il  ne  le  vit  que  sur  l'échafaud.  » 


Sur  la  parajjhrase  que  fit  M.  de  Thon. 

Le  père  Montbrun,  confesseur  de  M.  de  Thou,  est  cité  dans 
ce  rapport,  et  donne  ces  détails  : 

M.  de  Thou,  étant  sur  l'échafaud  à  genoux ,  récita  aussi  le 
Psaume  115,  et  le  paraphrasa  en  français  presque  tout  du  long, 
d'une  voix  assez  haute  et  d'une  action  assez  vigoureuse,  avec  une 
ferveur  indicible,  mêlée  d'une  sainte  joie,  incroyable  à  ceux  qui  ne 
l'auroient  point  vue.  Voici  la  paraphrase  qu'il  en  fit,  et  que  je  vou- 
drois  pouvoir  accompagner  de  l'action  avec  jaquelleil  la  disoit;  j'ai 
tâché  de  retenir  ses  propres  paroles. 

«  Credidi,  propter  quod  locutus  sum.  Mon  Dieu,  credidi;  je  l'ai 
cru  et  je  le  crois  fermement,  que  vous  êtes  mon  créateur  et  mon  bon 
père,  que  vous  avez  souffert  pour  moi,  que  vous  m'avez  racheté  au 
prix  de  votre  sang,  vous  m'avez  ouvert  le  paradis.  Credidi.  Je  vous 
demande,  mon  Dieu,  un  grain,  un  petit  grain  de  cette  foi  vive,  qui 
onflammoit  les  cœurs  des  premiers  chrétiens  :  Credidi,  propter  quod 
locutus  sum.  Faites,  mon  Dieu,  que  je  ne  vous  parle  pas  seulement 
des  lèvres,  mais  que  mon  cœur  s'accorde  à  toutes  mes  paroles,  et 
que  me  volonté  ne  démente  point  ma  bouche  :  Credidi.  Je  ne  vous 
idore  pas,  mon  Dieu,  de  la  langue  :  je  ne  suis  pas  assez  éloquent; 
mais  je  vous  adore  d'esprit,  oui,  d'esprit,  mon  Dieu,  je  vous  adore 
en  esprit  et  en  vérité!  Ah  !  ah!  credidi.  Je  me  suis  fié  en  vous,  mon 
Dieu,  je  me  suis  abandonné  à  votre  miséricorde  après  tant  de  grâces 
que  vous  m'avez  faites,  propter  quod  locutus  sum;  et,  dans  cette 
confiance,  j'ai  parlé,  j'ai  tout  dit,  je  me  suis  accusé. 

u  Ego  autem  humiiialus  nimis.  Il  est  vrai.  Seigneur,  me  v^ilà 
extrêmement  humilié,  mais  non  pas  encore  comme  je  le  mérite.  Ego 
dixi  in  excessu  meo  :  Omnii^  homo  mendax.  Ah  !  qu'il  n'est  que  trop 
vrai  que  tout  ce  monde  n'est  que  mensonge,  que  folie,  que  vanité: 
ah!  qu'il  est  vrai  :  Omnis  homo  mendix !  Quid  relrihuam  Doviim 
pro  omnibus  quœ  rctribuit  mihi  ?  Il  répétoit  ceci  d'une  grande  vé- 
hémence :  Calicem  salutis  accis^iam    Mon  uère,  il  faut  boire  coura- 


47(5  NOTES. 

reusemenl  ce  calice  delà  mort;  oui,  el  je  le  reçois  d'un  grand  cœur, 
et  je  suis  prêt  à  le  boire  tout  entier. 

«  El  nonieii Domini  invocabo.  Vous  m'aiderez,  mon  Vix<\  à  implo  • 
cr  l'assistance  divine,  alln  qu'il  plaise  à  Dieu  de  fortifier  ma  foi- 
Messe,  et  me  donner  du  coura^'e  autant  qu'il  en  faut  pour  avaler  co 
'alice  que  le  bon  Dieu  m'a  préparé  pour  mon  salut.  » 

Il  passa  les  deux  versets  qui  suivent  dans  ce  P sainte ,  et  s'écria 
i'une  voix  forte  et  animée  :  «  Dirupisli,  Domine,  vincula  mea!  Ah! 
pion  Dieu,  que  vous  avez  fait  un  grand  coup!  vous  avez  brisé  ces 
liens  qui  me  tenoient  si  fort  attaché  au  monde!  Il  falloit  une  puis- 
sance divine  pour  m'en  dégager.  Dirupisli,  Domine,  vincula  mea!» 
Voici  les  propres  mots  qu'il  dit  ici  :  «  Que  ceux  qui  m'ont  amené 
ici  m'ont  fait  un  grand  plaisir!  que  je  leur  ai  d'obligations!  Al>  ! 
qu'ils  m'ont  fait  un  grand  bien ,  puisqu'ils  m'ont  tiré  de  ce  monde 
pour  me  loger  dans  le  ciel.  » 

Ici  son  confesseur  lui  dit  qu'i!  falloit  tout  oublier,  qu'il  ne  falloit 
pas  avoir  de  ressentiment  contre  eux.  A  cette  parole  il  se  tourna 
rers  1  père  tout  à  genoux  ,  comme  il  estoit,  et  d'une  belle  action  : 
«  Quoi!  mon  p're,  dit-il,  des  ressentiments?  Ah!  Dieu  le  sait,  Dieu 
m'est  témoin  que  je  les  aime  de  tout  mon  cœur,  et  qu'il  n'y  a  dans 
mon  âme  aucune  aversion  pour  qui  que  ce  soit  au  monde.  Dirupisli, 
Domine,  vinculamea;  libi  sacrificabo  hosliam  laudis.  La  voila  l'hos- 
tic.  beigneur  (se  montrant  soi-même),  la  voilà  cette  hostie  qui  vous 
doit  être  m -intenant  immolée  :  Tibi  sacrificabo  hosliam  laudis  et 
nomen  Domini  invocabo.  Vola  mea  Domino  reddam  (étendant  les 
deux  bras  et  la  vue  de  tous  côtés,  d'un  agréable  mouvement,  le  visage 
enflammé)  in  conspeclu  omnis  populi  ejus.  Oui,  Seigneur  je  veux 
vous  rendre  mes  vœux  ,  mon  esprit,  mon  cœur,  mon  àme,  ma  vie, 
in  conspeclu  omnis  populi  ejus,  devant  tout  ce  peu[)le,  devant  toute 
cette  assemblée!  In  alriis  domus  Domini  in  medio  lui  Jérusalem.  In 
alriis  domus  Domini.  Nous  y  voici  à  l'entrée  de  la  maison  du  Sei- 
gneur. Oui,  c'est  d'ici,  c'est  de  Lyon,  de  Lyon  qu'il  faut  monter  là- 
haut  (levant  les  bras  vers  le  ciel).  Lyon,  que  je  t'ai  bien  [ilus  d'obli- 
gation qu'au  lieu  de  ma  naissance,  qui  m'a  seulement  donné  une  vi« 
misérable,  et  tu  me  donnes  aujourd'hui  une  vie  éternelle!  tu  medio 
lui  Jérusalem.  Il  est  vrai  que  j'ai  trop  de  passion  pour  cette  mor'.. 
N'y  a-t-il  point  de  mal  ,  mon  pèro?  dit-il  plus  bas  en  souriant,  sa 
tournant  à  côté  vers  le  père.  .T'ai  trop  d'aise.  N'y  a-l-ii  n,Jnt  de  va- 
nité? Pour  moi  je  n'en  veux  point. 


NOTES.  477 

Détails  du  supplice  de  M.  de  Cinq-Mars. 

(Fragment  du   même  rapport.) 

C'est  une  merveille  incroyable  qu'il  ne  témoigna  jamais  aucune 
peur,  ni  trouble,  ni  aucune  émolion,  ains  paru  toujours  gai,  assuré, 
Inébranlable,  et  témoigna  une  si  grande  fermeté  d'esprit,  que  tous 
ceux  qui  le  virent  en  sont  encore  dans  l'étonnement. 

M.  de  Cinq-Mars,  sans  avoir  les  yeux  bandés,  posa  fort  propre- 
ment son  col,  dit  le  narrateur,  sur  le  poteau,  tenant  le  visage 
droit,  tourné  vers  le  devant  de  l'échafaud  ,  et  embrassant  fortement 
de  ses  deux  bras  le  poteau,  il  ferma  les  yeux  et  la  bouche,  et  attendit 
le  coup  que  l'exécuteur  lui  vint  donner  assez  pesamment  et  lente 
n.ent,  et  s'étant  mis  à  gauche  et  tenantson  couperet  des  deux  mains. 
lin  recevant  le  coup,  il  poussa  une  voix  forte,  comme  :  AU  1  qui  fut 
étouffée  dans  son  sang  ;  il  leva  les  genoux  de  dessus  le  bloc,  comme 
pour  se  lever,  et  retomba  en  la  même  assiette  qu'il  estoit.  La  tête 
n'estant  pas  entièrement  séparée  du  corps  par  ce  coup,  l'exécuteur 
passa  à  sa  droite  par  derrière,  et,  prenant  la  tête  par  les  cheveux  de 
la  main  droite,  de  la  gauche  il  scia  avec  son  couperet  une  partie  de 
la  trachée-artère  et  de  la  peau  du  cou,  qui  n'estoil  pas  coupée:  après 
quoi  il  jeta  la  tète  sur  l'échafaud,  qui  de  là  bondit  à  terre,  où  l'on 
remarqua  soigneusement  qu'elle  fit  encore  un  demi-tour  et  palpita 
issez-long'emps.  Elle  avoil  le  visage  tourné  vers  les  religieuses  de 
saint-l'icrre,  elle  dessus  de  la  tète  vers  l'échafaud,  les  yeux  ouverts, 
son  corps  demeura  droit  contre  le  poteau,  qu'il  tenoil  toujours  em- 
arassé,  tant  que  l'exécuteur  le  tira  pour  le  dépouiller,  ce  qu'il  fit,  et 
puis  le  couvrit  d'un  drap  et  mit  son  manteau  par-dessus  ;  la  tète 
lyant  été  rendue  sur  l'échafaud.  elle  fut  mise  auprès  du  corps,  sous 
0  inêmo  drap. 

L'exécution  de  M.  de  Thou  ressemble,  comme  celle  de 
si.  de  Cinq-Mars,  à  un  assassinat  ;  la  voici  telle  que  la  donne  ce 
nême  journal,  et  plus  horriblement  minutieux  que  la  lellre  de 
Monlr«5sor  . 

l/cxécutour  vint  pour  lui  bander  les  yeux  avec  le  mouchoir;  mais 
jomme  il  lui  faisoit  fort  mal,  mettant  les  coins  du  mouchoir  en  bas, 
qui  couvroicnt  sa  bouche,  il  le  retroussa  et  s'accommoda  mieux.  Il 
adora  le  crucifix  avant  que  de  mettre  la  tète  sur  le  poteau.  Il  h.oisa 

27. 


478  NOTES. 

le  sang  de  M.  de  Cinq-Mars  qui  y  estoit  resté.  Après,  il  mit  son  co? 
sur  le  poteau,  qu'un  frère  jésuite  avait  torché  de  son  mouchoir, 
parce  'ju'il  estoit  tout  mouillé  de  sang,  et  demanda  à  ce  frère  s'il  esloi; 
bien,  qui  lui  dit  qu'il  falloit  qu'il  avançast  mieux  sa  tète  sur  le  devant, 
ce  qu'il  lit.  En  même  temps,  l'exécuteur,  s'apercevant  que  les  cor- 
dons de  sa  chemise  n'estoient  point  déliés  et  qu'ils  lui  tenoient  le  cou 
serrés,  lui  porta  la  main  au  col  pour  les  dénouer;  ce  qu'ayant  senti, 
il  demanda  :  «  Qu'y  a-t-il  ?  faul-il  encore  oster  la  chemise  ?  »  et  se 
disposoit  déjà  à  l'ostor.  On  lui  dit  que  non,  qu'il  falloil  seulement 
dénouer  les  cordons  ;  ce  qu'ayant  fait  il  tira  sa  chemise  pour  décou- 
rrir  son  col  et  ses  épaules,  et,  ayant  mis  sa  tête  sur  le  poteau,  il  pro- 
nonça ses  dernières  paroles,  qui  furent  :  Maria,  mater  graliœ,  mater 
misericcrdiœ..,;  puis  lu  manus  tuas...  et  lors  ses  bras  commencè- 
rent à  trembloter  en  attendant  le  coup,  qui  lui  fui  donné  tout  en 
haut  du  col,  trop  près  de  la  tête,  duquel  coup  son  col  n'étant  coupé 
qu'à  demi,  le  corps  tomba  du  costé  gauche  du  poteau,  à  la  renverse, 
le  visage  contre  le  ciel,  remuant  les  jamLes  et  haussant  foihlemen' 
les  mains»  Le  bourreau  le  voulut  renverser  pour  achever  par  où  i! 
avoit  commencé;  mais  effrayé  des  cris  que  l'on  faisoit  contre  lui, 
il  donna  trois  ou  quatre  coups  sur  la  gorge  et  ainsi  lui  coupa  la 
tète,  qui  deaieura  sur  l'échafaud. 

L'exécuteur,  l'ayant  dépouillé,  porta  son  corps,  couvert  d'uu 
drap,  dans  le  carrosse  qui  les  avoit  amenés  ;  puis  il  y  mit  aussi 
celui  de  M.  de  Cinq-Mars  et  leurs  têtes,  qui  avojent  encore  toutes 
deux  les  yeux  ouvert?,  particulièrement  celle  de  M.  de  Thou,  qui 
sembloit  être  vivante.  De  là,  ils  furent  portés  aux  FeuiUans,  oh 
M.  de  Cinq-Mars  fut  enterré  devant  le  maître-autel,  sous  le 
balustre  de  ladite  église,  par  la  bonté  et  autorité  de  M.  du  Gay, 
trésorier  de  France  en  la  généralité  de  Lyon.  M.  de  Thou  a  été 
embaumé  par  le  soin  de  madame  sa  sœur  et  mis  dans  un  cercueil 
de  plomb,  pour  être  transporté  en  sa  sépulture. 

Telle  fut  la  fin  de  ces  deux  personnes,  qui  certes,  doivent 
laisser  à  la  postérité  une  autre  mémoire  que  celle  de  leur  mort. 
Je  laisse  à  chacun  d'en  faire  tel  jugement  qu'il  lui  plaira,  et  me 
contente  de  dire  que  ce  nous  est  une  grande  leçon  de  l'incon- 
stance des  choses  de  ce  monde  et  de  la  fragilité  de  notre  nature. 

Les  dernières  volontés  de  ces  deux  nobles  jeunes  gens  nous 
sont  demeurées  par  des  lettres  qu'ils  écrivirent  après  la  pro- 
nonciation de  leur  arrêt.  Celle  de  I\L  do  Cinq-Mars  à  la  maré- 
chale d'Effiat,  sa  mère,  peut  paraître  froide  à  quelques  par- 


NOTES.  479 

sonnes,  par  la  difticu  lé  de  se  reporter  à  celte  époque  où,  dans 
'es  plus  graves  circonstances,  on  s'allachait  à  contenir  plus 
lu'à  exprimer  chaleureusement  ses  émotions,  cl  où  le  grand 
monde,  dans  les  écrits  et  les  discours,  fuyait  le  pathétique  au- 
tant que  nous  le  cherchons. 

Lettre  de  M.  le  Grand  à  madame  sa  mère,  la  ynarquise  d'Effiat^ 

Madame  ma  très-chère  et  Irès-honorée  mère,  je  vous  escris,  puis- 
qu'il ne  m'est  plus  permis  de  vous  voir,  pour  vous  conjurer,  ma- 
dame, de  me  rendre  deux  marques  de  votre  dernière  bonté  :  l'une, 
madame,  en  donnant  à  mon  âme  le  plus  de  prières  qu'il  vous  sera 
possible,  ce  qui  sera  pour  mon  salut;  l'aulre,  soit  que  vous  obte- 
niez du  Roy lebien que  j'ai  emplojédansma  charge  de  grand-escuyer, 
et  ce  que  j'en  pouvois  avoir  d'autre  part  auparavant  qu'il  fust  con- 
fisqué, ou  soit  que  cette  grâce  ne  vous  soit  pas  accordée,  que  vous 
uyez  assez  de  générosité  pour  satisfaire  à  mes  créanciers.  Tout  ce 
qui  dépend  de  la  fortune  est  si  peu  de  chose,  que  vcss  nedevezpas 
me  refuser  cette  dernière  supplication,  que  je  vous  fais  pour  le  re- 
pos de  mon  âme.  Croyez-moi,  madame,  en  cela  plutôt  que  vos  sen- 
fiments  s'ils  répugnent  en  mon  souhait,  puisque,  ne  faisant  plus  un 
pas  qui  ne  me  conduise  cà  la  mort,  je  suis  plus  capable  que  qui  que 
ce  soit  de  juger  de  la  valeur  des  choses  du  monde.  Adieu,  madame 
et  me  pardonnez  si  je  ne  vous  ay  pas  assez  respectée  au  temps  que 
j'ai  vescu,  et  vous  assurez  que  je  meurs. 

Ma  très-chère  et  très-honorée  mère, 

Votra  très-humble  et  très -obéissant  et  très-obligé 
fils  et  serviteur, 

Henri  d'Effiat  de  Cinq-Mars. 

Le  manuscrit  original  est  à  la  Bibliothèque  royale  de  Paris, 
manusc.  n"  9327),  écrit  d'une  main  ferme  et  calme. 


Sut  la  dernière  lettre  de  M.  François-Auguste  de  Thou. 

On  a  vu  que,  laissé  seul  un  moment  d^ns  sa  prison,  M.  de  Thou 
écrivit  une  lettre  qui  fut  remise  à  son  confesseur.  Voilà,  disais- 


480  NOTES. 

il,  la  dernière  pensée  que  je  veux  avoir  pour  ce  motTde.  On 
a  vu  ses  elforls  pour  se  dc^lachor  de  celle  dernière  pensée,  l\ 
ce  redoublement  de  prières  ferventes  qu'il  prononce  en  se  frap- 
pant la  poitrine.  Il  prie  Dieu  d'avoir  pitié  de  lui  ;  il  repous-p. 
tout  le  monde  ;  il  s'enveloppe  déjà  dans  son  linceul.  Celte  icr- 
nièrc  pensée  était  déjà  la  plus  cruelle  qui  puisse  faire  saigner 
le  cœur  d'un  homme;  c'élail  un  dernier  regard  jelé  sur  une 
femme  aimée;  c'élait  un  adieu  à  sa  maîtresse,  la  princesse  de 
Guéménée.  Le  ton  est  grave,  et  le  respect  du  rang  ne  s'y  perd 
pas,  non  plus  que  celui  de  sa  dignité  personnelle  et  du  moment 
solennel  qui  s'ap|)roche.  J'ai  retrouvé  dcrnicremont  celle  lettre 
précieuse.  (Bibliolhôque  royale  de  Paris,  manuscrit  n"  927G 
page  223.)  La  voici  : 


Copie  de  la  lettre  de  M.  de  Thou,  escrile  à  madame  la  princesse 
de  Guéménée  après  la  pronoyiciation  de  Varrest. 

Madame, 

Je  ne  vous  ay  jamais  eu  de  l'obligation  en  toute  ma  vio  qu'aTijoui 
d'huy  qu'cslanl  près  de  la  quitter,  je  la  pers  avec  moins  de  peyne 
pa.v.ô  que  vous  me  l'avez  rendue  assès  malheureuse  ;  j'espère  que 
celle  de  l'autre  monde  sera  bien  différente  pour  moy  de  celle-cy,  et 
que  j'i  trouveray  des  félicités  autant  parde-sus  l'imagiiiation  des 
hommes  qu'elles  doivent  estrc  dans  leur  espérance  :  la  mienne,  ma- 
dame, n'est  fondée  que  sur  la  bonté  de  Dieu  et  le  mérite  de  la  pas< 
sion  de  son  Filz,  seule  capable  d'effacez  mes  péchez  dont  j'estois 
redevable  à  sa  justice,  et  qui  sont  à  un  tel  excez  qu'il  n'y  a  rien  qui 
les  surpasse  que  ccluy  de  sa  miséricorde.  Je  vous  demande  pardon 
de  tout  mon  cœur,  madame,  de  toutes  les  choses  quej'ay  faictes  qui 
vous  ont  pu  desplaire  et  fais  la  mesme  prière  à  toutes  les  personnei 
que  j\ty  haies  à  vostre  occasion,  vous  proli^stant,  madame,  qu'ati- 
lanl  que  la  fidélité  que  je  doibs  à  mon  Dieu  me  le  doit  p  'rmettre 
je  meurs  trop  asseurcmeni,  madame,  votre  très-humble  et  très- 
obéissant  serviteur. 

Da  Thou. 

De  Lion,  ce  12''  septembre  lGi2. 

Quel  reproche  amer  et  quel  mélancolique  retour  sur  sa  viej 


ifOîss.  481 

Si  celte  femme  (îlaii  digne  de  lui,  comment  reçut-elle  une  tello 
lettre  sans  en  mourir?  Ful-elle  jamais  consolée  de  mériter  un 
lel  adieu? 

La  vie  de  madame  la  princesse  de  Guéménéc  ne  permet  guère 
(le  penser  que  ses  rigueurs  aient  causé  lani  de  tristesse  et  une 
douleur  si  profonde.  Tallemant  dos  Réaux  dit,  on  plusieurs 
endroits,  que  M.  de  Thou  était  son  amant.  On  dit,  ajoute-t-il, 
(t.  I,  p.  418),  qu'il  lui  écrivit  après  avoir  clé  condamné 
C'est  cctle  lettre  qu'on  vient  de  lire.  Elle  me  semble  écrite  par 
un  homme  ici  que  le  misanlhrope  de  Molière,  avec  plus  de 
pitié,  et  ces  mots  :  toutes  lespersonncs  que  f  ai  haïes  à  votre 
occasion,  ressemblent  douloureusement  à  : 

C'eal  que  tout  l'univers  est  bien  reçu  de  tocs. 

Mali  ne  cherchons  pas  à  devancer  des  peines  que  rien  ne  Ira- 
hit,  s;  ce  n'est  ce  dernier  soupir  au  pied  de  récliafaud.  Le  sou- 
venir Ù3  M.  de  ïhou  nous  doit  représenter  une  autre  pensée  et 
conduit  ù  d'autres  rdfloxions.  Elles  suivront  la  copie  de  ce  traité 
avec  l'Espagne  qui  fait  la  base  du  procès  criminel. 


Articles  du  traité  fait  entre  le  Comte- Duc  pour  le  Roy  d'Espagna 
et  monsieur  de  Fontrailles  pour  et  au  nom  de  Monsieur,  à  Ma- 
drid, ie  13  mars  \Ç,i1,  dont  Monsieur  fait  mention  dans  sa  dé- 
claration du  7  juillet  dudit  an.  Au  tome  /e'  des  Mémoires  de 
Fontrailles. 

Le  sieur  do  Fontrailles  aiant  esté  envoie  par  monseigneur  le  duc 
d'Orléans  vers  le  Roy  d'Espagne  avec  lettres  de  Son  Altesse  pour  Sa 
Majesté  catholique  et  monseigneur  le  Comte-Duc  de  San  Lucar,  da- 
tées de  Paris,  du  20  janvier,  a  proposé,  en  vertu  du  pouvoir  à  iuj 
donné,  que  Son  AJtesse,  désirant  le  bien  général  et  parUculier  de  Is 
France,  de  voir  la  noblesse  et  le  peuple  de  ce  royaume  délivré  dea 
oppressions  qu'ils  souffrent  depuis  longlonips  par  une  si  sanglante 
guerre  pour  faire  cesser  la  cause  d'icelle,  et  pour  eslablir  une  paix 
générab  cA  raisonnable  entre  l'Empereur  et  les  deux  couronnes,  au 
■bénélice  ir'.  la  chrestienté,  prcndroit  volontiers  les  armes  à  cette  fin 
■s:  Sa  MajeSjô  Catholique  y  vouloit  concourir  de  son  coslé  avec  les 


482  ROTES. 

moyens  possibles  pour  avancer  leurs  affaires.  Et  après  avoir  déclaré 
le  particulier  de  sa  commission  en  ce  qui  est  des  offres  et  demandes 
que  font  les  seigneurs  d'Orléans  et  ceux  deson  party,  a  esté  accordé 
et  conclu  par  ledit  seigneur  Comte-Duc  pour  Leurs  Majestez  Impé- 
riale et  Catholique,  et  au  nom  de  Son  Altesse  par  ledit  sieur  dd 
Fontrailles,  les  articles  suivants  : 

1.  Comme  le  principal  but  de  ce  traité  est  do  faire  une  juste  paix 
entre  les  deux  couronues  d'Espagne  et  de  France,  pour  leur  bien 
commun  et  de  toute  la  chrestienté,  ont  déclaré  unanimement  qu'on 
ne  prétend  en  cecy  aucune  chose  contre  le  Roy  très-chrestien  et  au 
préjudice  de  ses  Estais^  ny  contre  les  droits  et  authoritez  de  la 
Reine  trèschreslienne  et  régnante  ;  ainsi  au  contraire  on  aura  soin 
de  la  maintenir  en  tout  ce  qui  lui  appartient. 

2.  Sa  Majesté  Catholique  donnera  12,090  hommes  de  pied  et 
5,000  chevaux  effectifs  de  vieilles  troupes,  le  tout  venant  d'Alle- 
magne, ou  de  l'Empire,  ou  de  Sa  Jlajesté  Catholique.  Que  si  par 
accident  il  manquoit  de  ce  nombre  2,000  ou  3,000  hommes,  on 
n'entend  point  pour  cela  qu'on  ayt  manqué  à  ce  qui  est  accordé, 
attendu  qu'on  les  fournira  le  plus  tost  qu'il  sera  possible. 

8.  Il  est  accordé  que,  dès  le  jour  que  monsieur  le  duc  d'Orléans 
se  trouvera  dans  la  place  de  scureté  où  il  dit  estre  en  état  de  pou- 
voir lever  des  troupes,  Sa  Majesté  Catholique  luy  baillera  quatre 
cens  mil  escus  comptant,  payables  au  consentement  de  Son  Al- 
tesse, pour  estre  emploiez  en  levées  et  autres  frais  utiles  pour  le 
bien  commun. 

4.  Sa  Majesté  Catholique  donnera  le  train  d'artillerie  avec  les  mu- 
nitions de  guerre  propres  à  un  corps  d'armée,  avec  les  vivres  pour 
toutes  les  troupes,  jusques  à  ce  qu'elles  soient  entrées  en  France, 
là  où  Son  Altesse  entretiendra  les  siens,  et  Sa  Majesté  Catholique 
les  autres,  comme  il  sera  spécifié  plus  bas. 

5.  Les  places  qui  seront  prises  en  France,  soit  par  l'armée  do  Sa 
Majesté  Catholique,  ou  celles  de  Son  Altesse,  seront  mises  es  mains 
de  Son  Altesse  et  de  ceux  de  son  party. 

6.  Il  sera  donné  audit  seigneur  d'Orléans,  douze  mil  escus  par 
mois  de  pension,  outre  ce  que  Sa  Majesté  Gaiholiqua  donne  en 
Flandres  à  la  duchesse  d'Orléans  sa  femme. 

7.  Est  arresté  que  celte  armée  et  les  troupes  d'icello  obéiront  alj- 
sfilumcnt  audit  seigneur  duc  dOrléans;  et  néanmoins,  attendu  qu  • 
ladite  armée  est  levée  des  deniers  de  Sa  Majesté  Catholique,  les  offi- 
ciers d'icelle  presteront  le  serment  de  fidélité  à  Son  Altesse  de  servit 
aox  fi.'.s  du  présent  Iraitéj  et  arr^ant  faute  de  Son  ^Ulesso,  s'il  y  a 


NOTES.  483 

quelque  prince  du  sang  de  France  dans  le  traité,  û  commandera  en 
la  mani^'re  qu'il  avoit  esté  arresté  dans  le  traité  fait  avec  monsei- 
gneur le  comte  de  Soissons.  Et  en  cas  que  l'arclùduc  Lcopold  oq 
lutre  personne,  llls  ou  frère  ou  parent  de  Sa  Majesté  Catholique, 
nenne  à  estre  gouverneur  pour  Sadite  Majesté  Catholique  en  Flan- 
dres, comme  il  sera  là,  par  mesme  moyen,  général  de  ses  armées 
et  que  Sa  Majesté  Catholique  a  tant  de  part  en  ce  lieu  :  est  accorda 
que  le  seigneur  duc  d'Orléans  et  ceux  de  son  party  de  quelque  qua* 
lité  et  condition  qu'ils  soient,  aiant  esgard  à  ces  considérations,  tiefr 
dront  bonne  correspondance  avec  ledit  seigneur  archiduc  ou  autn. 
que  dit  est,  et  luy  communiqueront  tout  ce  qui  se  présentera,  en r» 
cevant  tous  ensemble  les  ordres  de  l'Empereur,  de  Sa  Majesté  Ca- 
tholique, tant  pour  ce  qui  concerne  la  guerre  que  pour  les  plaiges 
de  cette  armée,  et  tous  les  progrez. 

8.  Et  d'autant  que  Son  Altesse  a  deux  personnes  propres  à  estre 
mareschaux  de  camp  en  cette  armée,  que  ledit  sieur  de  Fontrailles 
déclarera  après  la  conclusion  du  présent  traité.  Sa  Majesté  Catho- 
lique se  charge  d'obtenir  de  l'Empereur  deux  lettres-patentes  de  ma- 
reschaux  de  camp  pour  eux. 

9.  Il  est  accordé  que  Sa  Majesté  Catholique  donnera  quatre-vingt 
mil  ducas  de  pension  à  répartir  par  mois  aux  seigneurs  susdits. 

10.  Comme  aussi  on  donnera  dans  trois  mois  cent  mil  livres  pour 
pourvoir  et  munir  la  place  que  Son  ^Utesse  a  pour  sa  seureté  en 
France.  Et  si  celuy  qui  baille  la  place  n'est  pas  satisfait  de  cela,  on 
baillera  ladite  somme  contant ,  et  de  plus  cinq  cents  quintaux  de 
poudre  et  vingt-cinq  mil  livres  par  mois,  pour  l'entretien  de  la  gar- 
nison. 

11.  Il  est  accordé  de  part  et  d'autre  qu'il  ne  so  fera  point  d'ac- 
commodement en  général  ny  en  particulier  avec  la  couronne  de 
France,  si  ce  n'est  d'un  commun  consentement,  et  qu'on  rendia. 
toutes  les  places  et  pays  qu'on  aura  pris  en  France,  sans  se  servir 
contre  cela  d'aucuns  prétextes,  toutefois  et  quantes  que  la  France 
rendra  les  places  qu'elle  a  gagnées,  en  quelque  pays  que  ce  soit, 
mesme  celles  qu'elle  a,  achetées  et  qui  sont  occupées  par  les  armées 
qui  ont  serment  à  la  France.  Et  ledit  seigneur  duc  d'Orléans  et 
ceux  de  son  party  se  déclarent  dès  maintenant  pour  ennemis  des 
Suédois  et  de  tous  autres  ennemis  de  Leurs  Majestez  Impériales $t 
Catholique,  et  de  tous  ceux  qui  leur  donnent  et  donneront  faveur, 
avde  et  protection.  Et  pour  les  détruire,  Son  Altesse  et  ceux  de  sor 
party  donneront  toutes  les  assistances  possibles. 

12.  11  est  convenu  que  les  arméos  de  Flaridres,  et   celle  que  doi' 


484  NOTES. 

commander  Son  Altcsso,  ainsi    que    dit    est,   agiront   de  commune 
main  à  mesmes  un,  avec  bonne  correspondance. 

13.  On  taschera  de  faire  que  les  troupes  soient  prestes  au  plutosl, 
et  que  ce  soit  à  la  fin  de  may  :  sur  quoy  Sa  Majesté  Catholique  feri 
escrireau  gouverneur  de  Luxembourg  afin  qu'il  die  à  coluy  qui  luv 
oorieraun  blanc  signé  de  Son  Altesse  ou  de  quelqu'un  des  djux  sei- 
gneurs, le  temps  auquel  tout  pourra  estro  en  estât.  Lequel  blanc 
signé  Son  Altesse  envoycra  au  plustot,  afin  dj  gagner  tenjps  si  les 
choses  sont  pressées  ;  ou  si  elles  ne  le  sont  point  encore  lorsque  la 
personne  arrivera,  elle  s'en  retournera  à  la  place  de  seurelé. 

14.  Sa  Majesté  Catholique  donnera  aux  troupes  de  son  Altesse  un 
mois  après  qu'elles  seront  dans  le  service  et  ensuite,  cent  mil  livres 
par  mois,  pour  leur  entretien  et  pour  les  autres  affaires  de  la  guerrre. 
Et  Son  Altesse  aura  agréable  de  déclarer  après  le  nombre  des 
bommes  qu'il  aura  dans  la  place  de  seureté,  et  ccluy  de  ses  troupes 
s'il  trouve  bon  ;  demeurant  dès  maintenant  accordé  que  les  loge- 
mcns  et  les  contributions  se  distribueront  également  entre  les  deux 
armées. 

15.  L'argent  qui  se  tirera  du  royaume  de  France  sera  à  la  dispjsi» 
tion  de  Son  Altesse,  et  sera  départy  également  entre  les  deux  ar- 
mées comme  il  est  dit  en  l'article  précédent,  et  est  déclaré  qu'on 
ne  pourra  imposer  aucuns  tributs  que  par  l'ordre  de  Son  Altesse. 

16.  Au  cas  que  ledit  soigniur  duc  d'Oi  léans  soit  obligé  de  sortir 
de  France  et  qu'il  entre  dans  la  Franche-Comté  ou  autre  part,  Sa 
Majesté  Catholique  donnera  ordre  à  ce  que  Son  Altesse  et  les  deux 
autres  grands  du  party  soient  receus  dans  tous  ses  Estais,  et  pour 
les  faire  conduire  delà  dans  la  place  de  seureté. 

17.  D'autant  que  ledit  seigneur  duc  d'Orléans  désire  un  pouvoir 
de  Sa  Majesté  Catholique  pour  donner  la  paix  on  neutralité  aux  villes 
et  provinces  de  France  qui  la  demanderont,  il  y  aura  auprès  de  Son 
.\ltQsse  un  ambassadeur  de  Sa  Majesté  avec  plein  pouvoir  :  Sa  Ma- 
jesté accorde  à  cela. 

18.  S'il  arrive  faute,  ce  que  Dieu  ne  veuille,  dudit  seigneur  duc 
d'Orléans,  Sa  Majesté  Catholique  promet  de  conserver  les  mômei 
pensions  anxdils  seigneurs,  et  à  un  seul  d'eux  si  le  parti  subsiste, 

lU  qu'ils  demeurent  au  service  de  Sa  Majesté  Catholique. 

la.  Ledit  seigneur  duc  d'Orléans  asseure,  et  en  son  nom  ledit  sieur 
de  Fontraillos,  qu'à  mesme  temps  que  Son  Altcsse  se  découvrira,  il 
lui  fera  livrer  une  place  des  meilleures  de  France  pour  sa  seurelé, 
laquelle  sera  déclarée  à  la  conclusion  du  présent  traité  :  et  au  cas 
quelle  ne  soit  trouvée  suffisante  ledit  traité  demenrera  nul,  coninic 


NOTES.  48a 

aussi  leuil  sieur  de  Fontrailles  déclarera  lesdits  deux  seigneurs  pour 
lesquels  on  demande  pensions  susilltcs  dont  Sa  Majesté  demeure 
d'accord. 

•±Q.  Finalement  est  accordé  que  tout  le  contenu  de  ces  articles  sera 
a;)prouvé  et  ratifié  par  Sa  Majesté  Catholique  et  ledit  seigneur  duo 
d'Orléans,  en  la  manière  ordinaire  et  accoustumée  en  semblables 
traitez.  Le  Comte-Duc  le  promet  ainsi  au  nom  de  Sa  Majesté,  et  ledit 
sieur  de  Fontrailles  au  nom  de  Son  Altesse,  s'obiigeanl  respective- 
ment à  cela,  comme  de  leur  chef  ils  l'approuvent  dès  à  présent,  le 
ratifient  et  le  signent.  —  A  Madrid,  le  13  mars  1642.  Signé  :  Dom 
Gasi'ar  de  Gusmax,  et,  par  supposition  de  nom  :  Clermo.nt,  pour 
Fontrailles. 

Nous  Gasto.n,  fils  de  France,  frère  unique  du  Roy,  duc  d'Orléans, 
certifions  que  le  contenu  cy-dessus  est  la  vraie  copie  de  l'original 
du  traité  que  Fontrailles  a  passé  en  nostre  nom  avec,  monsieur  le 
Comte-Duc  de  San  Lucar.  En  tesmoin  de  quoy  nous  avons  signé  la 
présente  de  nostre  main,  et  icelh  fait  signer  par  notre  secrétaire, 
le  26  aoust  1642,  à  Villcfranche.  Signé  Gaston,  et  plus  bas  Coulas. 


Contre-lettre. 


D'autant  que  par  le  traité  que  j'ay  signé  aujourd'hui,  pour 
e;  au  nom  de  Sa  Majesté  Catholique,  je  suis  obligé  dj  déclarer  le 
nom  des  deux  personnes  qui  sont  comprises  par  Son  Altesse  dans 
ledit  traité,  et  la  place  qu'elle  a  prise  pour  sa  seureté,  je  déclare  et 
asseure  au  nom  de  Sou  Altesse  à  monsieur  le  Comte-Duc,  afin  qu'il 
die  à  Sa  Majesté  Catiioli({ue,  que  les  deux  pi'rsonnes  sont  le  seigneur 
duc  de  Bouillon,  et  le  seifjneur  de  Cinq-Mars,  grand  Esctiyer  de 
France;  et  la  place  de  seureté  qui  y  est  assjurée  à  Son  Altesse  es' 
Sedan,  que  ledit  seigneur  de  Bouillon  luy  met  entre  les  mains.  En 
foy  de  quoy  j'ay  signé  cet  escrit  à  Madrid,  le  13  mars  1642.  Signé,  par 
supposition  de  nom  :  Clermont. 

Nous  Gaston,  fils  de  France,  frère  unique  du  Roy,  duc  d'Orléans, 
I  econnoissons  que  le  contenu  cy-dessus  est  la  vraie  copie  de  la  décla- 
ration que  nioiisieur  de  Bouillon,  monsieur  le  Grand  et  nous  soub- 
signez  avons  donné  pouvoir  au  sieur  de  Fontrailles  do  faire  de?  noms 
de  ces  sieurs  de  Bouillon  et  le  Gfand,  à  monsieur  'le  duc  de  San 
Lucar  après  qu'il  auroit  passé  le  trailté  avec  lui,  auquei  ubiiié  Us 
lie  sont  compris  que  sous  le  titre  de  dau£tàru..i.ds.j!j>ig,ieursde  frar.ee. 


486  NOTES. 

Ea témoin  dequoy  nous  avons   signé  la  présente  certificalion  de 
notre  main,  et  icelle  fait  contresigner  par  notre  secrétaire. 

•Signe  ;  Gaston. 

A  Vilîefranche,  le  29  aoust  lCi2. 

Et  plus  bas  :  Goulas. 

Sur  la  non-révélation. 

La  vie  de  tout  homme  célèbre  a  un  sens  unique  et  précis, 
visible  surtout,  et  dès  le  premier  regard,  pour  ceux  qui  savent 
juger  les  grandes  choses  du  passé,  et  qui,  j'espère,  est  de- 
meuré dans  l'esprit  des  lecteurs  attentifs  du  livre  de  Cinq- 
Mars.  Le  sang  de  François-Auguste  de  Thou  a  coulé  au  nom 
d'une  idée  sacrée,  et  qui  demeurera  telle  tant  que  hreligion  de 
l'honneur  vivra  parmi  nous  ;  c'est  l'impossibilité  de  la  dé- 
nonciation sur  les  lèvres  de  l'homme  de  bien. 

Les  hommes  d'État  de  tous  les  temps  qui  ont  voulu  accli- 
mater la  dénonciation  en  France  y  ont  échoué  jusqu'ici,  à 
l'honneur  de  noire  pays.  C'est  déjà  une  assez  grande  tache  sur 
celte  entreprise  que  le  premier  qui  l'ait  formée  soit  Louis  XI, 
dont  la  bassesse  était  le  caractère  et  la  trahison  le  génie  ;  mais 
cet  arbre  du  mal  qu'il  planta  au  Plessis-lès-Tours  ne  porta 
point  ses  fruits  empoisonnés  ;  et  l'on  ne  vit  personne  dénoncer 
un  citoyen, 

Et,  sa  lèle  à  la  main,  demander  son  salaire. 

Le  salaire  était  cependant  siipulé  dans  l'édil  de  Louis  XI 
et,  pour  que  nulle  aulorité  ne  manque  à  l'examen  d'une  ques 
tion  aussi  grave,  j'en  vais  citer  le  point  important. 

Édit  contre  la  non-révélalion  des  crimes  de  léze-majeste. 

Loys,  [lar  la  grâce  de  Dieu,  Roy  de  France  :  sçavoir  faisons  à  tous 
présens  et  advenir  que,  comme  par  cy-Jcvant  maintes  conjurations, 
conspirations  damnables  et  pernicieuses  entreprises  ayant  été  falotes 


NOTES.  487 

conspirées  el  machinées,  tant  par  grands  personnages  (lue  par  moyen? 
et  petits,  à  rencontre  d'aucuns  nos  progéniteurs  Roys  de  France,  el 
mesmement  depuis  notre  advenement  à  la  couronne  : 

Disons,  déclarons,  constituons  et  ordonnons  par  lettres,  cdict, 
ordonnance  el  constitution  perpétuelle,  irrévocable  et  durable  à  tou- 
jours, que  toutes  personnes  quelconques  qui  dores  en  avant  sçauronl 
■)u  auront  connaissance  de  quelques  traités,  machinations,  conspira- 
tions el  entreprises  qui  se  fairont  à  rencontre  de  notre  personne,  de 
notre  très-chère  et  amée  compagne  la  Royne,  de  notre  très-cher  el 
amé  fils  le  Dauphin  de  Viennois,  et  de  nos  successeurs  Roys  et  Roynes 
de  France,  et  de  leurs  enfants,  aussi  à  rencontre  de  l'Estat  et  seureté 
de  nous  ou  d'eux  et  de  la  chose  publique  de  notre  royaume,  soient 
tenus  et  réputés  crimineux  de  léze-majesté,  el  punis  de  semblable 
peine  et  de  pareille  punition  que  doivent  estre  les  principaux  auc- 
teurs,  conspiratciirs  et  fauteurs  et  conducteurs  desdits  crimes,  sans 
exception  ni  réservation  de  personnes  quelconques,  de  quelque  estât, 
condition,  qualité,  dignité,  noblesse,  seigneurie,  prééminence  ou  pré- 
rogative que  ce  soit  ou  puisse  estre,  à  cause  de  nostre  sang  ou  autre- 
ment en  quelque  manière  que  ce  soit,  s'ils  ne  le  revellent  ou  envoyci:l 
reveller  à  nous  ou  à  nos  principaux  juges  et  officiers  dos  pays  où  ils 
seront,  le  plustost  que  possible  leur  sera  appris,  qu'ils  en  auront  eu 
connoissance;  auquel  cas  et  quant  ainsy  le  revelleront  ou  enverront 
reveller,  ils  ne  seront  en  aucuns  dangers  des  pnnilions  desdid 
crimes;  mais  seront  dignes  de  rémunération  entre  nous  et  la  chose 
puhHque.  Toutesfois,  en  autre  chose,  nous  voulons  et  entendons  les 
anciennes  lois,  constitutions  et  ordonnances  qui  par  nos  prédéces- 
seurs ou  de  droict  sont  introduites,  et  les  usages  qui  d'ancienneté  ont 
esté  gardés  et  observés  en  notre  royaume,  demeurer  à  leur  force  el 
vertu  sans  aucunement  y  déroger  par  ces  présentes.  Si  nous  donnons 
et  mandêHs  à  nos  amés  et  féaux  gens  de  notre  grand  conseil,  gens  de 
nos  parlemens,  et  à  nos  autres  justiciers,  officiers  et  subjecls  qui  à 
présent  sont  et  qui  seront  pour  le  temps  advenir  et  à  chacun  d'eux, 
sy  comme  à  luy  appartiendra,  que  cette  présente  notre  loy,  constitu- 
tion el  ordonnance  ils  facent  publier  par  tous  les  lieux  de  leur  pouvoir 
et  jurisdiction  accoutumés,  défaire  cris  et  proclamations  publiques, 
les  lire  publiquement  el  enregistrer  en  leurs  cours  el  auditoires,  e<. 
selon  icelle  loy  et  constitution,  jugent,  sertentient  et  délernairienl 
dores  en  avant,  perpétuellement,  sans  quelconque  difficulté,  toutes  les 
fois  que  les  cas  adviendront.  Et  afin  que  soit  chose  ferme  et  stable  à 
toujours,  nous  avons  fait  mettre  notre  scel  à  cesdites  présentes.  E* 
pour  ce  que  ces  présentes  l'on  pourra  avoir  à  besogner  à  plusieurs  et 


488  NOTES. 

divers  lieux,  nous  voulons  que  au  vidimus  d'icelles  fait  sonbs  scel 
royal,  foy  soit  adjouslée  comme  à  ce  préient  ori^iiuii. 

Donné  au  Plcssis  du  Parc-lès-Tours,  le  viTKjt-deuxième  jour  de 
décembre  vtil  quatre  cent  soixante-dix-sept,  et  de  notre  rè(jne  le 
dix-septième. 

Sic  signi.ium  supra  plicam. 

Par  ie  Roy  en  ton  conseil, 

L.  Texœr. 

Et  est  scriptum  :  Lecto,  puLiicato,  et  registralo,  Parisiis,  in 
parlementa,  décima  quinta  die  novembris,  anno  millesimo  qua- 
dragentesimo  septuagesimo  nono. 

Certes  il  est  facile  de  comprendre  que  cet  ddit  ail  été  rendu 
par  Louis  XI  en  1477,  c'esl-à-dire  lorsque  le  comte  de  La 
Marche,  Jacques  d'Armagnac,  venait  d'avoir  la  tôle  tranchée 
pour  crime  de  Ièse-majcsl(5,  cl  quand  ses  terres  et  ses  biens 
immenses  avaient  été  impudemment  dislribucs  à  ses  juges  ', 
héritage  monstrueux  et  inouï  depuis  les  Tibère  et  les  Néron, 
et  qui  s'accomplissait  pendant  que  l'on  forçait  les  enfants  du 
condamné  à  recevoir  goutte  à  goutte  le  sang  de  leur  porc  qui 
tombait  de  son  écliafaud  sur  leur  front.  Après  ce  coup  fa- 
meux, il  pouvait  poursuivre  et  se  croire  en  droit  de  mépriser  as- 
sez la  France  pour  lui  jeter  un  tel  édit  et  lui  proposer  de  nou- 
velles infamies.  Accoutumé  qu'il  était  à  faire  un  perpétuel  marché 
des  consciences,  à  beaux  deniers  comptants,  n'allant  jamais  en 
avant  qu'une  bourse  dans  une  main  et  une  hache  dans  l'autre, 
il  suivait  le  vieil  axiome,  qui  n'est  pas  un  grand  effort  degénie 
et  que  Machiavel  a  trop  fait  valoir,  de  placer  les  hommes  entre 
l'espérance  et  la  crainte.  Louis  XI  jouait  finement  son  jeu. 

1 .  Le  seigneur  de  Beaujeu  eut  le  comlé  de  La  Marche  (l'arrêt  avait  été  pro- 
nonce  en  son  nom);  le  chevalier  de  Bonsile,  le  comté  de  Castres;  Blosset,  la 
Wcomté  Cariât;  Louis  de  Graville,  les  villes  de  Nemours  et  de  roiU-sur-Yor.nc  ; 
le  seigneur  de  l'Isle  eut  la  vicomte  de  Alurat,  etc.;  et  l'on  regrette  de  voir, 
parmi  les  autres  nom»  de  ceux  qui  eurent  part  à  la  proie,  Philippe  de  Co- 
tiines  partageant  avec  Jean  de  Daillon  les  biens  de  Tournai  et  du  Tournaisis, 
^ui  avaient   appartenu    a    ce   duc   de    NeiiiouXs   qu'ils    venaient   de    conJatcner   i 

DQOrt. 


KCÎ2S.  489 

mais  enfin  la  France  se  releva  et  joua  noblement  le  sien  en  lai 
montrant  qu'elle  avait  d'au  1res  hommes  que  son  barbier.  Mai- 
gré  le  mol  de  son  invention,  car  il  faut  le  lui  resLiluer  et 
louve  loyauté,  malgré  la  traduction  adoucie  de  dénonciatior 
par  révélation,  personne  de  propos  délibéré  ne  sortit  de  chez 
soi  pour  aller  répéter  une  confidence  surprise  dans  l'abandon 
âe  l'amitié,  échappée  à  la  table  ou  au  foyer.  La  vile  ordon- 
nance tomba  en  oubli  jusqu'au  jour  oîi  le  cardinal  de  Richelieu 
donna  1.;  signal  de  sa  résurrection.  M.  de  Tliou  n'avait  poiui 
d'échange  do  place  forte  à  faire  contre  sa  grâce,  ainsi  que 
M.  de  Bouillon,  et  sa  mort  devait  ajouter  à  la  terreur  qu'inspi- 
rait celle  de  M.  de  Cinq-Mars  ;  s'il  était  absous,  ce  serait  au 
moins  un  censeur  jeune  et  vertueux  que  conserverait  M.  de 
Richelieu;  destiné  à  survivre  au  vieux  ministre,  il  écrirait 
pcut-clre  comme  son  père  une  histoire  du  cardinal,  et  serait 
un  juge  à  son  tour,  juge  inllexiblc  et  irrité  par  la  mort  de 
M.  le  Grand ,  son  ami.  M.  de  Richelieu  pensait  à  tout,  et  ces 
motifs  qui  ne  m'échappent  pas  ne  sauraient  lui  avoir  écha|)pé. 
Oublions,  pour  plus  d'impartialité,  son  mot  sur  le  président  de 
Thou  :  Il  a  mis  mon  nom  dans  son  histoire,  je  mettrai  Is 
sien  dans  la  mienne.  Faisons-lui  la  grâce  de.  l'esprit  de  ven- 
geance, il  reste  une  dureté  inflexible  ' ,  une  mauvaise  fui  pro- 
fonde et  le  plus  immoral  égoïsme.  La  vie  sévère  de  M.  de  Thou, 
qui  pouvait  devenir  utile  à  un  Étal  où  tout  se  corrompait,  était 
importune  et  dangereuse  au  ministre  ;  il  n'hésita  pas  :  n'hési- 
tons pas  non  plus  à  juger  celte  justice.  Il  faut  à  tout  prix  con- 
naître le  fond  de  ces  raisons  d'État  si  célébrées  et  dont  on  a 
fait  une  sorte  d'arche  sainte  impossible  à  toucher.  Les  mau- 
vaises actions  nous  laissent  le  germe  des  mauvaises  lois,  et  il 
n'est  pas  un  passager  minisire  qui  ne  cherche  à  les  fiir 
poindre  pour  conserver  la  source  de  son  pouvoir  d'emprun 
par  amour  de  ce  douteux  éclat.  Une  chose  peut,  il  est  vrai 
rassurer  :  c'est  que  toutes  les  fois  qu'une  pareille  idée  se  portt 

1.  Dupuy  rapporte  dans  ses  Mémoires  que  lorsque  l'eiempl  lui  apporla  la  Icltr 
du  cLancelicr  qui  lui  apprenait  l'arrêt  : 

<(  Et  M.  de  Thou  aussi  !  dit  le  Cardinal  avec  un  air  de  satisfaction  M.  le  Cnan- 
cr  lier  m'a  dOlivré  d'un  grand  fardeau.  Mais,  Picaut  ils  n'ont  point  dd  bourreau!  » 
—  On  voit  s'il  pensait  à  tout. 


490  NOTES. 

au  cerveau  d'un  homme  politique,  la  gestation  en  est  pesante  et 
pénible,  l'enfantement  en  serait  probablement  mortel,  et  l'avor- 
tement  est  un  bonheur  public. 

Je  ne  pense  pas  qu'il  se  rencontre  dans  l'histoire  un  fait  qui 
soit  plus  propre  que  le  jugement  d'Auguste  de  Thou  à  déposer 
contre  cette  fatale  idée,  en  cas  que  le  mauvais  génie  de  la 
France  voulût  jamais  que  la  proposition  fût  renouvelée  d'uno 
loi  de  non-révélation 

Gomme  rien  n'inspire  mieux  les  réponses  les  plus  sûres  et 
ne  les  présente  avec  de  plus  nettes  expressions  qu'un  danger 
extrême  chez  un  homme  supérieur,  je  vois  que  dès  l'abord 
>I.  de  Thou  alla  au  fond  de  la  question  de  droit  et  de  possibi- 
lité avec  sa  raison,  et  au  fond  de  la  question  de  sentim.ent  et 
d'honneur  avec  son  noble  cœur;  écoutons-le  : 

Le  jour  de  sa  confrontation  avec  M.  de  Cinq-Mars  i,  il  dit  :  «  Qu'a- 
près avoir  beaucoup  considéré  dans  son  esprit,  sçavoir,  s'il  devoit 
déclarer  au  Roy  (le  voyant  tous  les  jours  au  camp  de  Perpignan)  la 
jognoissance  qu'il  avoit  eue  de  ce  traité,  il  résolut  enluy-mesme  pour 
plusieurs  raisons  de  n'en  point  parler.  1°  Il  eût  fallu  se  rendre  déla- 
teur d'un  crime  d'Estat  de  Monsieur,  frère  unique  du  Roy,  de  Mon- 
sieur de  Rouillon  et  de  Monsieur  le  Grand,  qui  estoient  tous  beaucoup 
plus  puissants  et  plus  accrédités  q^ae  luy,  et  qu'il  y  avoit  certitude 
qu'il  succomberoit  en  cette  action,  dont  il  71'avoit  aucune  preuve 
pour  ie  vérilier.  —  Je  n'aurois  pu  citer,  dit-il,  le  tesmoignage  deFon- 
trailles,  qui  estoit  absent,  et  Monsieur  le  Grand  auroit  peut-être  me 
alors  qu'il  m'en  eust  parlé.  J'aurois  donc  passé  pour  un  calomnia- 
teur, et  mon  honneur,  qui  me  sera  toujours  plus  cher  que  ma  pro- 
pre vie,  estoit  perdu  sans  ressource.  « 

2°  Pour  ce  qui  regarde  M.  le  Grand,  il  ajoute  ces  paroles  déjà  fidè- 
lement rapportées  (p.  408)  et  d'une  beauté  incomparaLle  par  leur 
smpiicilé  antique,  j'oserai  presque  dire  évangélique  : 

«  —  Il  m'a  cru  son  amy  unique  et  fidèle,  et  je  ne  l'ai  pas  voulu 
trahir.  » 

Quelle  que  puisse  être  l'entreprise  secrète  que  l'on  suppose, 
ou  contre  une  tête  couronnée,  ou  contre  la  constilution  d'un 

1.  Voir  interrogatoire  et  confrontation  (12  septembre  1613),  Journed  de  M.  1« 
cardiaal-Duc.  écrit  do  sa  main  (p.  190^. 


NOTES.  491 

Étal  démocratique,  ou  contre  les  corps  qui  reprc^sentent  une 
nation  ;  quelle  que  soit  la  nature  de  l'exécution  du  complot, 
ou  assassinat,  ou  expulsion  à  main  armée,  ou  émeute  du 
peuple,  ou  corruption  ou  soulèvement  de  troupes  soldc^es,  la 
situation  sera  la  même  entre  le  conjuré  et  celui  qui  aura  reçu 
sa  confidence.  Sa  première  pensée  sera  la  perle  irréparable, 
éternelle,  de  son  honneur  et  de  son  nom,  soit  comme  ca- 
lomniateur s'il  ne  donne  pas  de  preuves,  soit  comme  lâche 
délateur  s'il  les  donne  :  puni  dans  le  premier  cas  par  des 
peines  infamantes,  puni  dans  le  second  par  la  vindicte  pu- 
blique, qui  le  montre  du  doigl  tout  souillé  du  sang  de  ses 
amis. 

Ce  premier  motif  de  silence,  lorsque  M.  de  Thou  daigna 
l'exprimer,  je  crois  que  ce  fut  pour  se  mettre  à  la  portée  des 
esprits  qui  le  jugeaient  et  pour  entrer  dans  le  ton  général  du 
procès  et  dans  les  termes  précis  des  lois,  qui  ne  se  supposent 
jamais  faites  que  pour  les  âmes  les  plus  basses,  qu  elles  cir- 
conscrivent et  pressent  par  des  barrières  grossières  et  une 
nécessité  inexorable  et  uniforme.  Il  démontre  qu'il  n'eût  pas  pu 
être  délateur  quand  même  il  l'eût  voulu.  Il  sous-entend  :  Si 
j'eusse  été  un  infâme,  je  n'aurais  pu  même  accomplir  mon 
infamie,  on  ne  m'eût  pas  cru.  —  Mais,  après  ce  peu  de  mots 
sur  l'impossibilité  matérielle,  il  ajoute  le  motif  de  l'impossibi- 
lité morale,  motif  vrai  et  d'une  vérité  éternelle,  immuable,  que 
tous  les  cultes  ont  reconnue  et  sanctionnée,  que  tous  les  peuples 
ont  mise  en  honneur  : 

//  m^a  cru  son  amy. 

Non-seulement  il  ne  l'a  pas  trahi,  mais  on  remarquera  que 
dans  tous  ses  interrogatoires,  ses  confrontations  avec  M.  de 
Bouillon  et  M.  de  Cinq-Mars,  il  ne  nomme  et  ne  compromet 
personne    . 

«  Soudain  que  je  fus  seul  avec  M.  de  Thou,  dit  Fontrailles  dans 
ses  Mémoires,  il  me  dit  le  voyage  que  je  venois  de  faire  en  Espagne, 
it  qui  me  surprit  fort,  car  je  croyois  qu'il  luy  eust  été  celé,  confor- 

1.  Voir  l'interrogatoire  et  procès-verbaui   instruits  par  M.  le  Chancelier,  etc. 

1642. 


492  NOTES. 

mément  à  la  délibération  qui  en  avoi*  os'é  prise.  —  Quand  je  iny 
demanda}'  comme  quoy  il  l'avoit  aapris,  il  me  déclara  en  confiance 
fort  franchement  qu'il  le  sçavoit  de  ia  Royne  et  qu'elle  lelenoitde 
Uonsieur. 

«Je  n'ignorois  pas  que  Sa  Majjsté  e;jelfort  souhaité  une  cabale  et 

avoit  contribué  de  tout  son  pouvoir  *-.  » 

M.  de  Thou  pouvait  donc  s'appuyer  sur  celte  autorité;  mais 
il  sait  qu'il  fera  pers(5culer  la  reine  Anne  d'Autriche,  et  il  se 
tait.  11  se  lait  aussi  sur  le  Roi  lui-même  et  ne  daigne  pas  répé- 
ter ce  qui!  a  dit  au  Cardinal  dans  son  entretien  particulier. 
11  ne  veut  pas  de  la  vie  à  ce  prix. 

Quant  à  M.  do  Cinq-Mars,  il  n'a  qu'une  raison  à  donner  : 

//  m'a  cru  son  amy. 

Quand  même,  au  lieu  d'être  un  ami  éprouvé,  il  n'eût  été 
qu'un  homme  uni  à  M.  de  Cinq-Mars  par  des  relations  passa- 
gères, il  Va  cru  son  ami,  il  a  eu  foi  en  lui,  il  ne  l'a  pas  voulu 
trahir.  Tout  est  là. 

Lorsque  la  religion  chrétienne  a  institué  la  confession,  elle  a, 
je  l'ai  dit  ailleurs,  divinisé  la  confidence  ;  comme  on  aurait  pu 
se  défier  du  confident,  elle  s'est  hâtée  de  déclarer  criminel  e.'. 
digne  de  la  mort  éternelle  le  prêtre  qii  révélerait  l'aveu  fait  à 
son  orei'.le.  Il  ne  falait  pas  moins  que  cela  pour  transformer 
tout  à  coup  un  étranger  en  ami,  en  frère,  pour  faire  qu'uo 
chrétien  pût  aller  ouvrir  son  âme  au  premier  venu,  à  l'inconnu 
qu'il  ne  reverra  jamais,  et  dormir  le  soir  en  paix  dans  s:.::  lit, 
sûr  de  son  secret  comme  s'il  l'eut  dit  à  Dieu. 

Donc  tout  ce  qu'a  pu  faiie  le  confesseur,  à  l'aide  de  sa  foi  e;. 
de  l'autorité  de  l'Église,  a  été  d'arriver  à  cire  considéré  par  le 
pénitent  comme  un  arni,  de  parvenir  à  faire  naître  ces  épan- 
chemenls  salutaires,  ces  larmes  sacrées,  ces  récits  complets, 
ces  abandons  sans  réserve  que  l'amitié  grave  et  bonne  avult 
seule  le  droit  de  recevoir  avant  la  confession,  l'amitié,  la  sainte 
amitié,  qui  rend  en  vertueux  conseils  ce  qu'elle  reçoit  en  cou- 
pables aveux. 

Si  donc  le  confesseur  prétend  à  la  tendresse  de  cœur    à  la 

1    ndalion  do  M.  de  Fonlrail.'es, 


NOTES.  493 

boDlé  suprême  de  l'ami,  quel  ami  ne  doit  regaraer  comme 
le  premier  devoir  l'infaillible  sûreté  du  secret  déposé  en  lui 
comme  dans  le  tabernacle  du  confesseur? 

Mais  ce  n'est  pas  seulement  de  l'ami  ancien  et  éprouvé  qu'il 
s'agit,  c'est  encore  de  tout  homme  traité  en  ami,  de  tout  pre- 
mier  venu  qui,  la  main  dans  la  main,  a  reçu  une  confidence 
sérieuse.  Le  droit  de  l'hospitalité  est  aussi  ancien  que  la 
famille  et  la  race  humaine  :  nulle  tribu,  nulle  horde,  si  sauvage 
qu'elle  soit,  ne  conçoit  qu'il  soit  possible  de  livrer  son  hôte. 
Un  secret  est  un  hôte  qui  vient  se  cacher  dans  le  cœur  de 
l'honnête  homme  comme  dans  son  inviolable  asile.  Quiconque 
le  livre  et  le  vend  est  hors  de  la  loi  des  nations. 

Ce  serait  une  bien  grande  honte  pour  les  pauvres  règnes  qui 
ne  pourraient  avoir  un  peu  de  durée  qu'au  prix  de  ces  lois  bar- 
bares, et  se  tenir  debout  qu'avec  de  si  noirs  appuis.  Mais  vou- 
lùl-on  en  faire  usage,  on  ne  le  pourrait  pas.  11  faudrait,  pour 
que  ce  fût  praticable,  que  la  civilisation  eiit  marché  d'un  pied 
et  non  de  l'autre.  Or  on  est  venu  partout  à  une  sorte  de  délica- 
tesse générale  de  sentiment  qui  fait  que  telles  actions  publiques 
ne  sont  pas  même  proposables.  On  ne  sait  comment  il  se  fait 
que  telles  choses,  utiles  il  y  a  des  siècles,  ne  se  peuvent  faire, 
ne  se  peuvent  dire,  ne  se  peuvent  même  nommer  sérieusement 
par  aucun  homme  vivant,  et  cela,  sans  que  jamais  on  ne  les 
ait  abolies.  Ce  sont  les  véritables  changements  de  mœurs  qui 
forcent  à  naître  les  véritables  et  durables  lois.  Qui  nous  dira 
où  est  le  pays  si  reculé  qui  oserait  aujourd'hui  donner  à 
l'homme  juge  la  dépouille  de  l'homme  jugé  !  Toutes  les  lois  ne 
sont  pas  de  main  Jiumaine...  La  loi  qui  défend  cet  héritage 
sanglant  n'a  pas  été  écrite,  elle  est  venue  s'asseoir  parmi  nous. 
A  SCS  côtés  s'est  posée  celle  qui  dit  :  Tu  ne  dénonceras  pas, 
et  le  plus  humble  journalier  n'oserait,  de  nos  jours,  se  placera 
1;^  table  de  son  voisin  s'il  y  avait  manqué. 

Pour  moi,  s'il  fallait  absolument  aux  honîmes  politiques 
quelques  vieux  ustensiles  des  temps  barbares ,  j'aimerais 
mieux  leur  voir  dérouiller,  restaurer  et  mettre  en  scène  et  en 
usage  les  chevalets  et  les  outils  de  la  torture;  car  ils  ne  souil- 
leraient du  moins  que  le  corps  et  non  l'âme  de  la  créature  d^ 

28 


494  NOTES. 

Dieu.  Ils  feraient  parler  peut-être  la  chair  souffrante;  mais  le 
cri  des  nerfs  et  des  os  sous  la  tenaille  est  moins  vil  que  la  froide 
vente  d'ime  tête  sur  un  comptoir,  et  il  n'y  a  pas  encore  eu  de 
nom  qui  ait  été  inscrit  plus  bas  que  le  nom  de  Jddas. 

Oui,  mieux  vaut  le  danger  d'un  prince  que  la  démoralisation 
de  l'espèce  entière.  Mieux  vaudrait  la  fin  d'une  dynastie  et 
d'une  forme  de  gouvernement,  mieux  vaudrait  même  celle  d'une 
nation,  car  tout  cela  se  remplace  et  peut  renaître,  que  (a  mort 
de  toute  vertu  parmi  les  hommes. 


FIN 


TABLE 


RÉFLEXIONS    SUR   LA    VÉRITÉ   DANS   l'aRT 1 

Chapitre  I.         —  Les  adieux ^^ 

Chapitre  II.       —  La  rue 3S 

Chapitre  III.      —  Le  bon  prêtre ^^ 

Chapitre  IV.      —  Le  procès 61 

Chapitre  V.        —  Le  martyre 72 

Chapitre  VI.      —  Le  songe Si 

Chapitre  VIL    —  Le  cabinet 94 

Chapitre  VIII.  —  L'entrevue 120 

Chapitre  IX.      —  Le  siège 1 J^ 

Chapitre  X.       —  Les  récompenses Ii9 

Chapitre  XI.      —  Les  méprises 163 

Chapitre  XII.    —  La  veillée •..  l'iS 

Chapitre  XIII.  —  L'Espagnol 19i 

Chapitre  XIV.  —  L'émeute 209 

Chapitre  XV.     —L'alcôve 227 

Chapitre  XVI.  —  La  confusion , 243 


i96  TABLE. 

Chapitre  XVII.  —  La  toilette 2:j2 

Chapitre  XVIII.  —  Lo  secret 268 

Ciiapitr:':  XIX.  —  La  partie  de  chasse 276 

Chapitre  XX.  —  La  lecture 305 

Chapitre  XXI.  —  Le  confessionnal 328 

Chapitre  XXII.  —  L'orage 340 

Chapitre  XXIII.  —  L'absence 356 

Chapitre  XXIV.  —  Le  travail 365 

Chapitre  XXV.  —  Les  prisonniers 396 

Chapitre  XXVI.  —  La  fôte 429 

Notes  et  documents  historiques    449 


ÉMILU  COMN.    —    IMPRIMKRIE   DE   LkGNT. 


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