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Full text of "Claudine Lamour"

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Ve y/v\ o va v\ \ e r 



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CLAUDINE LAMOUR 



ŒUVRES DU MÊME AUTEUR 



ROMANS ET NOUVELLES 

Un coin de Village. — Un Mâle. — Le Mort. — Thérèse 
Monique. — L'Hystérique. — Happe-Chair. — Ceux de 
la Glèbe. — Noëls flamands. — Madame Lupar. — Le 
Possédé. — Dames de Volupté. — La un des Bourgeois. 

— Le Bestiaire. — L'Arche. — L'Ironique Amour. — 
L'Ile Vierge. — L'Homme en Amour. — La Vie 
Secrète. — La petite femme de la mer. — Une femme. 

— Adam et Eve. — Le bon amour. — Au Cœur frais 
de la Forêt. — C'était l'été... — Le vent dans les 
moulins. — Le Sang et les Roses. — Les Deux Cons- 
ciences. — Le Petit Homme de Dieu. — Poupées 
d'Amour. — Comme va le Ruisseau {sous presse). 

CONTES POUR LES ENFANTS 

Bébés et Joujoux. — Histoire de huit Bêtes et une 
Poupée. — La Comédie des Jouets. — Les Jouets par- 
lants. 

CRITIQUES D'ART 

Gustave Courbet et son Œuvre. — Mes Médailles. — 
Histoire des Beaux-Arts en Belgique. — En Allemagne. 

— Les Peintres de la Vie. 

DIVERS 

Les Charniers. 
La Belgique. 

THÉÂTRE 

Un Mâle, 4 actes, en collaboration avec A. Bahibr et J. Dubois 
(1 vol.). — Le Mort. Les Mains. Les Yeux qui ont vu 

(1 vol.). 

Droits de reproduction, de traduction et de représentation réservés pour tous 
les pays, y compris la Suède, la Norvège, la Hollande et le Danemark. 

S'adresser, pour traiter, à la librairie Paul Ollerdorfi, 50, Chaussée d'Antin, 
Paris. 



I 



Jr*- / 

CAMILLE LEMONNIER 



Claudine 



Lamour 



Nouvelle édition. 




PARIS 

SOCIÉTÉ D'ÉDITIONS LITTÉRAIRES ET ARTISTIQUES 

Librairie Paul Ollendorff 

5o, CHAUSSÉE d'antin, 5o 

igo3 

Tous droits réservés. 



"Wf^W^»' 1 



THE NEW TORK 
PURL1C LIBRARY 

961411A 

Atflifc LH*S AH» 

TILDE* FOINDATION» 

S 1«38 L 



J 



i 



Celle-ci est bien la première des Claudine, la 
première en date. S'en suit-il que les autres aient 
avec elle un air de famille? Leurs aventures 
se proposent différentes. Claudine Lamour vécut 
sage au milieu de la folie : elle fut l'idole de 
la grande ville, et elle eut la fortune singulière 
de paraître ressembler à une spirituelle et ingé- 
nieuse divette. La ressemblance, à la vérité, ne 
dépassa pas lès longs gants noirs et le genre 
de chansons qui les illustrèrent toutes deux. 
Mais c'est un jeu pour les esprits trop avisés 
c? essayer, sur les livres qui ont trait à la vie du 
temps, le trousseau des fausses clefs. La clef 
dont on chercha à forcer les tiroirs du mien, 
aurait pu tout aussi bien aller sur d 'autres ser- 
rures. Il se trouva qu'en réalité, la vraie clef de 
mes personnages, c'est moi qui l'avais fabriquée 
sans avoir eu besoin de la décrocher au vestiaire 
des célébrités contemporaines. 

C. L. 



CLAUDINE LAMOUR 



— Voyons, mes bas... Mais non, pas ceux-là, 
grande bête... Les soie... 

Et Claudine, en attendant que La Pipe, un camu- 
son des Batignolles, un drôle de petit mufle de bote 
vive, un masque de négrillonne de tête de pipe, bou- 
che en gousse de piment et nez épaté, lui appariât 
dans le tas la paire de jambes réclamées, se mettait 
à faire sauter les boutons à capsules éraillées de son 
peignoir des jours de pioche et d'étude. 

Le molleton glissait des épaules, dénudait les 
bras jolis, d'un grain un peu râpeux ; elle l'abattait 
d'un coup de hanches à ses pieds ; et de l'étoffe en 
bourrelet autour de ses chevilles il sortait une amu- 
sante grande fille en chemise, un corps long et 
mince aux reins brefs, aux petites pointes aiguës 
de la gorge tenant droite sans plis jusqu'aux genoux 

1 



2 CLAUDINE LAM0UR 

la relombée de la batiste. Elle s'asseyait sur un ta- 
bouret bas, défaut la psyché, recommençait dans la 
lumière des deux girandoles vissées près de la glace 
le dessin d'une mimique qui tout à coup l'entrait 
dans l'ingénuité et l'ironie d'un masque de théâtre, 
lui donnait la gaminerie vicieuse et candide des 
seixe ans d'une petite blanchisseuse de La Chapelle. 
La sincérité de la grimace, l'effort et la tension de 
tout son être pour amener la netteté de la ressem- 
blance, finissaient par modeler d'une telle illusion 
de réalité l'image suscitée au tremblement des 
ondes lumineuses qu'elle se prenait à rire d'une imi- 
tation où elle devenait vraiment le petit personnage 
lïïlc et gentiment canaille de sa chanson. 

— Es-tu assez rosse, ma fille 1 

Puis, à demi tournée vers un petit homme brun, 
l'œil en vrille dans le plissement des paupières et 
qui, d'un bout 4e crayon écrasé entre ses maigres 
pouces nerveux, croquait à la volée, sur les fibreu- 
ses papillotes d'un cahier Job, l'affleurement à ses 
joues du jeu de muscles par lequel elle arrivait à 
lessmer la moue de son rôle : 

— Hein 1 Poiron ! c'est-il ça, voyons ? 

Puiron, dans la fièvre de ses sabrures, les dents 
serrées sous les quatre poils de moustacTie qui des- 
endaient vers son collier de barbe rouge en plat à 
arbe, lâchait sourdement: 

— Chic ! très chic I 

— Oui, je crois que ça y est, cette fois... Tu sais, 



» • » < 






CLAUDINE LAMOUR 3 

moi, je ne suispas comme ces bécasses, je change tous 
les soirs, je ne crois jamais assez serrer mon effet... 
Soudain elle se prenait à crier : 

— Àh ça ! La Pipe, vas-tu me laisser longtemps 
comme ça en chemise ? 

— Ah I m... ! Je ne trouve toujours pas l'autre 
jambe, répondait du fond de l'armoire la petite voix 
d'ange de cette fille q ai, avec un timbre d'harmonica, 
an cristal de musique de Paradis, savait saler la plus 
pure ordure faubourienne. 

Elle continua un instant à brasser les tiroirs : 
sous l'agilité de ses mains brunes de petite singe, 
colobrinaient en cabrioles, en flicflacs de gigues de 
ballerines, les poignées de bas infiniment nuancés 
qu'elle faisait virevolter autour de son geste. 

— Voilà ! 

La paire enfin se mariait au bout du poing dont 
elle les agitait devant Claudine. Celle-ci alors, les 
genoux au menton, avec la courbure du dos et le 
joliétirement des bras, enfilait les souples et menues 
mailles, les tendait toutes crissantes jusqu'au gras 
des caisses, fixait la boucle d'une jarretière à nœud 
bouffant. 

— Dis donc, Poiron... 

Son rire de bonne fille, aiguisé de blague, allait, 
par-deesus l'épaule, relancer les silences attentifs du 
petit homme aux coups de crayon. 11 lui voyait, en 
bornoyant vers la saillie des apophyses, la touche 
de pâte au raisin dont elle s'était fait sa bouche, très 



4 CLAUDINE LAMOUR 

vite d'un trait indiquait l'évasement du rire en profil 
par delà le raccourci de la pose. 

— Hein, quoi? 

— Te rappelles-tu d'une fois où tu as peint mes 
jambes au noir de cirage, parce que mes bas avaient 
des trous ? 

— Àh ! oui, rigolo ! 

Elle tendait ses pieds à La Pipe qui lui nouait ses 
souliers, puis se levait, disait sérieusement à Poi- 
ron : 

— Maintenant regarde le portrait de maman... Je 
passe mes culottes et, tu sais, je veux bien que tu 
me voies en chemise... Ça n'est pas dangereux, mais 
les culottes, ça n'est pour toi ni pour personne. 

Et elle ployait les jambes, les coulait, avec le glis- 
sement tâtonnant du pied en pointe, dans l'échan- 
crure qu'à deux mains La Pipe maintenait ouverte. 

— Àh 1 il y a du temps déjà... C'était là-bas à Ri- 
quiqui... J'étais la petite Lamour, alors, à vingt sous 
le cachet... Et encore les jours d'extra, quand il 
venait des princes japonais, des petits taikoun... 
jaunes comme des beignets. En temps ordinaire, 
Prunet, cet ancien ratichon tombé au beuglant et 
qu'on appelait Salsifis à cause de son échine qui ra- 
clait les plafonds, — tu sais bien, Salsifis — nous pay- 
ait des bocks et cinq sous de cervelas. Àh ! oui, la 
rosse de vie ! Maman qui me talochait en me ra- 
menant : — « Hé ! va donc, graine de rue ! En ve- 
nir à mon âge à te mener chanter dans les caboulots, 



CLAUDINE LAMODR 5 

moi, la petite-fille d'un braye qu'aurait pu devenir 
maréchal de Napoléon ! » Et les deux chambres à 
Montmart', où ça puait la punaise, avec les latrines 
en plein vent sur la terrasse et d'où on apercevait 
tout Paris par-dessus le bout de journal qu'on lisait r 
Les arlequins à dix sous pour deux!... Et pourtant» 
pourtant... Mais, grande buse, passe-moi donc mon 
jupon. Tu vois bien que Poiron en a assez de regar- 
der maman ! 

Elle ajustait son corset, un buse très bas sur les 
reins d'où sa longue taille dardait flexible et qui, à 
la scène, avec sa robe fendue en V et pattée de min- 
ces épaulettes, lui faisait un décolletage irritant et 
discret, le nu d'une tranche de poitrine presque 
plate entro le refoulement de sa petite gorge vers les 
aisselles. 

C'était Poiron qui avait imaginé cette coupe : elle 
était maintenant inséparable de la vogue de la chan- 
teuse et multipliait, sur les colonnes Morris, à tra- 
vers l'air de déshabillement des affiches aux nuan- 
ces électriques, le frétillement d'une infinité de 
Claudine Lamour en long buste de soie vert 
amande, avec la fleur poudrederisée de sa chair en 
cœur. 

M Be Lamour, dans sa pelisse doublée de ^eau 
de lapin blanc, souleva la portière : 

— Tiens, Poiron ! Ah, mes enfants, que temps î 
Vrai, je croyais pas que j'aurais pu rentrer. Ce 
qu'il lansquine ! 



6 CLAUDINE LAMOUR 

Claudine fit un pas, en reniflant, tout à coup fu- 
rieuse : 

— Tu as bu... Crois-tu que je ne le sente pas? Ça 
empoisonne à quinze pas... Àh ! vrai ! 

La grosse femme s'empesa, d'une raideur de ma- 
ternité légèrement hagarde : 

— Ma fille! 

Puis s'éboulanl sur un pouf, elle sembla perdre la 
dignité, évacua des navrements tremblotes. 

— Après tout ce que j'ai fait pour elle, Poiron !... 
M 'en tendre reprocher les trois sous d'une verte, 
quand d'autres s'en paient de la fine à six sousl 

— Nom d'un chien ! cria Poiron en se levant et 
fouillant dans ses poches, plus de papier ! 

j Son Job s'était couvert de croquades, d'abord des 
traits gras, massés d'ombres au plein du crayon, des 
i --if ignures à mesure de l'usé du Gilbert, des rais 
comme griffés avec le biseau d'un reste de mine de 
plomb, le caprice et la mobilité de la Claudine en 
chemise, en corset, en à peu près d'habillé, avec son 
geste de fixer la jarretière, son froncement de sour- 
cils et de narines à la recherche de la frimoussette 
de sa chanson, ses coudes remontés dans le dos en 
ailes de volaille troussée, le jeu de l'os de l'épaule 
dans l'estompage d'une demi- teinte finissant en la 
clarté d'un pli, toute la sémillante aventure de la 
chair maraudée, buissonnée au hasard de l'attitude 
dans le remuement des mains, de l'œil et du rire. 
Poiron, des ans de dèche, avait gardé le goût de 



. 



CLAUDINE LAMOUR 7 

l'économie du papier et quelquefois dessinait sur 
ses manchettes des sujets qu'ensuite à l'atelier il 
reprenait pour X Epatant, le Funambule et les au- 
tres feuilles à images où on lui payait un louis 
des chefs-d'œuvre. 

— Pas de veine, se dépita-4-il. Ta mère comme 
ça en chapeau, et toi dans tan corset, ça me faisait 
un dessin pour Bidouchet. Même le mot y était... 
« Après tout ce que j'ai fait pour elle ! » Vois-tu, 
non, ça ne s'invente pas! 

— Toute une après-midi que je bats la rue pour 
lui rendre service! s'entêtait M ae Lamour, dans 
un recommencement de ses hoquets. Je lui fais ses 
commissions, je lui économise cent sous de voiture, 
et pour trois sous de verte... Voyons, Poiron, c'est-il 
pas dégoûtant ? 

Claudine s'était remise à sa psyché et maintenant 
se faisait passer sa robe, la bouche encore colère 
montée contre le vice de cette mère qui, une fois des- 
cendue de son quatrième, retombait à ses fréquen- 
tations de concierges et de fruitières, se grisait avec 
des infortunes d'anciennes amies, des débines de pe- 
tit monde en savates chez les chands de vin de la 
Butte. 

— Non, tu ne sais pas, Poiron... Figure-toi que 
l'autre jour, j'ai trouvé dans un de ses bas, au fond 
du placard, pour plus de cinquante francs... Ah î il 
te faut des sujets I Eh bien, en voici un... Quand je 
lui ai mis son bas sous le nez, elle m'a dit que c'était 



8 CLAUDINE LAMOUR 

le restant de sa dot ! Si encore, les soirs, pendant 
que je n'y suis pas, elle ne les faisait pas monter, ses 
connaissances t 

Le lapin blanc de M me Lamour, cette fois, se sou- 
leva tout entier. 

— J'ai du cœur au moins, moi, je ne renie pas les 
amis. D'ailleurs toutes ces dames ont eu des posi- , 
tions, il y en a, ma chère, qui ont roulé voiture... 
Ah ! m ai 8 1 Et tant qu'à ce bas... Ah ! Poiron ! Poi- 
ron ! je ne te souhaite pas d'avoir jamais des en- 
fants... Les sous qu'étaient dedans, eh bien ! c'était 
pour que ça ne la gêne pas quand je serais venue à 
claquer... On aurait payé mes absoutes avec. 

Le bon cœur de Claudine aussitôt s'attendrit. Elle 
campa d'un coup de poing sur son toupet jaune Ja 
petite capote que lui passait La Pipe, et 6e mettant 
à rire : 

— Est-elle bête, hein, cette maman ?... Non, -mais 
l'es-tu? reprit-elle en allant lui coller le menton 
dans la nuque. Va ! va ! y a pas de danger que 
tu manques de quelque chose. On te fera dire des 
messes comme à une mère de duchesse... Et là-des- 
sus, bon?oir, je me sauve. Voilà la demie. Viens-tu, 
Poiron ? 

— Oui, mais jusqu'à la rue seulement. Tu sais, 
Bidouchet nous traite au cabaret, ce soir... Ah! on 
les connaît, les soupers de ce requin-là... Il trouve 
moyen de nous les faire payer en nous carottant au 
dessert des dessins. 



CLAUDINB LAMOUR 9 

Elle se gantait, mimait très vite dans la glace, 
comme pour un définitif rappel, sa comédie d'une 
petite moue de vice et d'ingénuité, trottait vers l'an- 
tichambre. Et là, tout à coup, une main sur le 
bouton de la porte, elle se retournait d'une inflexion 
brusque des hanches, disait à M me Lamour presque 
tendrement : 

— Si tu voulais être une vraie maman, tu me fe- 
rais prendre par La Pipe pour dix sous de frites chez 
le rôtisseur... Avec cinq sous de mortadelle, ça me 
fera mon souper. Je prierai Lorge de me ramener... 
Ça embêtera Xanraiiles. 

Poiron, qui bouionnait son paletot, leva son nez 
de belette : 

— Alors, décidément, tu n'en veux pas, de ton 
Xanraiiles ? 

— Elle l s'écria M m * Lamour, mais tu ne la con- 
nais donc pas, mon fils ! On lui ferait des ponts d'or 
qu'elle ne voudrait pas... Après ça elle gagne bien 
assez pour rester honnête... Moi je la laisse faire à 
sa tête. C'est ma faute, que je me dis, je lui ai trop 
prêché le bon exemple... Et ça me console, les fois 
que je pense qu'elle devrait bien avoir son coupé 
comme cette grande Mascré qui ne la vaut pas, ah ! 
Dieu non I 

— Mais là, vrai, tout de même, ajouta-t-elle en 
se reprenant à un air de grande dignité, j'aimerais 
autant Xanraiiles qu'un autre. 

— Oh ! fit Claudine, je n'aime que les gens qui ne 

r 



iû CLAUDINE LAMOUR 

s'occupent pas de mes jarretières, moi... Poiron ou 
Rosarès, par exemple... Mais je vais manquer mon 
numéro I s'écria-t-elle subitement* 

Elle se lança dans l'escalier . Tous deux, sous le 
parapluie de Poiron frileux, tremblant de froid, son 
collet remonté par-dessus son collier de barbe, res- 
taient un instant a guetter du porche, dans le gré* 
sillement fin de la brouée, le passage d'un fiacre. 

Enfin une masse noire s'estompait, elle ramassait 
très haut ses jupes, se pelotonnait dans les coussins. 
Et Poiron jetait au cocher : 

— Aux Folies-Rochechouart l 



11 



Elle enfila le couloir de service, un sous-sol hu- 
mide, empesté du suintement des latrines, et qui, 
entre le plâtras vert des murs, très bas tortuait, 
piqué de papillons de gaz chuintant comme du 
beurre frit à la poêle. 

Un raide escalier montait, débouchait au niveau 
de la scène. Elle poussa la porte ; une mitraille de 
cuivre, le barbare unisson des trompettes d'une ri- 
tournelle justement crevait sur le rappel de la pe- 
tite Bobby en maillot chocolat, de grands disques 



CLAUDINE LAMOUR 11 

d'or aux oreilles et qui, dans le bruissement d'une 
gaze azurine passequillée de sequins, les gousses 
rouges de ses grosses lèvres saignant parmi les 
mates plombagines de sa peau de négresse, tout à 
coup ébrasait son rire aux dents claires, d'une blan- 
cheur bleutée de lait de coco, et à petits pas rapides, 
les chevilles résonnantes du froissement des chaî- 
nettes qui, de Tune à l'autre, pendaient à de larges 
anneaux, trottait vers la rampe, d'un sautellement 
gentil de petit animal blessé. 

Après Bobby, c'était le tour du gros Bréville, un 
muids vivant, une bonbonne sur un toupillement de 
jambes ragotes et qui, la trogne bourgeonnée sous 
le poil carotte d'une perruque à la titus, depuis 
dix ans jouait la rigolade du vieux poivrot classique 
avec un gargarisme de notes saliveuses entrecou- 
pées de renâcîements et de hoquets. 

Claudine, en courant à sa loge, l'aperçut qui, en 
pantalon nankin à pont, son riflard écarlate sous le 
bras, dans le flottement de saqueue d'aronde bleu bar- 
beau, faisait les cent pas en attendant son entrée. 

,— Ah ! mon petit Louchet, dépêchons-nous, je 
suis en retard, jetait-elle à un petit homme très 
chauve en veston gris, un peigne derrière l'oreille, 
et qui, en la voyant venir, moulinait des bras avec 
impatience. 

— Je vous crois, mademoiselle. J'aurai de la 
chance si je réussis votre toupet... Et toutes ces da- 
mes qui crient après moi I 



12 CLAUDINE LA.MOUP. 

— Oui, mais nous avons les trois minutes après 
Bréville... Et on le rappelle toujours deux fois ! 

Rofessard, le régisseur, entra en coud de vent. 

— Ah ! mademoiselle 1 mademoiselle 1 vous no 
serez jamais prête. 

Elle avait lancé sur une chaise sa pelisse et sa 
capote, s'était mise en corset, et, un peignoir par- 
dessus les épaules, assise devant la glace, très calme, 
le regardait s'effarer, les yeux en caïeux, avec le tic 
des jaunes parchemins de son haut front qu'il re- 
muait comme la peau d'un masque. 

— Ne me grondez pas, mon petit papa... Vrai, ce 
n'est pas ma faute... Et puis, en traînant un peu... 
Tenez, faites un troisième rappel à Bréville... Lo 
temps de dire son couplet, ça y sera. 

Une porte battit, il passa dans la fanfare d'entrée 
du comique le chamaillis d'une querelle. La grande 
Brisquet criait : 

— Je m'en fiche... On ne me la fait pas, à moi ! 

— Eh bien! mon petit bichon, répondait une 
voix, plaignez-vous à m'sieu Rofessard... Ça ne aie 
regarde pas, 

— Hé l dites donc là-bas, on vous entendrait du 
Panthéon, s'écria aussitôt le régisseur en avançant 
la tête dans le couloir. Voyons, qu'y a-t-il ? 

M m€ Jean, l'habilleuse, des épingles dans la bou- 
che, avec le bedonnement de son gros ventre sous 
son tablier blanc, gesticulait dans le coup de gaz 
d'une loge d'où, jusqu'au crépis souillé du mur 



CLAUDINE LAMOUR 13 

d'en face, s'allongeait l'ombre irritée des bras de la 
Brisquet. 

— Ah I oui, mais venez donc, m'sieu Rofessard... 
C'est mâme Brisquet qui veut que je Phabille... Et 
M lle Lamour qui m'attend ! J'peux pourtant pas me 
couper en deux. 

La chanteuse, une romancière, une diseuse de 
chansons où c'était sa spécialité de roucouler de 
l'amour dans des paysages de petits ruisseaux, de 
tourterelles et de prés fleuris, brusquement laissa 
déborder à contre-jour, dans la pénombre du boyau, 
la majesté de sa gorge de belle femme un peu mar- 
quée, les lys en touffes d'une opulence de poitrine 
qui, à la scène, avec sa haute taille dans le craque- 
ment de ses cuirasses de satin, lui donnait l'air 
d'une allégorie échappée d'une fresque. 

— Mais voui, mais voui, mon mignon... Vous 
savez bien qu'il me faut une grosse demi-heure pour 
moi toute seule... Si Lamour n'avait pas été en re- 
tard, je serais déjà habillée... 

Elle se planta dans le gaz, toute ruisselante de la 
coulée somptueuse de sa chair, les poings aux han- 
ches, avec l'écartement de ses énormes bras qui 
bouchaient l'entrée, et de là, en avançant au bout 
d'un col annelé de beaux plis gras les larges plans 
de ses joues d'une moderne Ariane, elle continuait, 
en mots à double sens, acidulés de la rancune qu'elle 
vouait au succès de la nouvelle étoile, à réclamer 
l'application du règlement pour tout le monde. 



44 CLAUDINE LAMOUR 

— Y a un tableau... arec les heures dessus... 
Tant pis pour celles qui rigolent... On n'a qu'à leur 
fiche l'amende. 

— Je ne suis pas sourd... Ne criez donc pas 
comme ça, gémit Rofessard en tournant le dos, car 
il se sentait dans son tort, mais La Bourdeiile, le 
directeur, était plein d'égards pour Claudine et lui 
laissait des libertés qu'il refusait à ses autres pen- 
sionnaires. 

Lerisible fracas des cuivres de la ritournelle, 
comme l'ironie d'une apothéose, couvrit la sortie du 
titubement deBréville. Des paquets lourds d'applau- 
dissements, le bruit d'une chute d'eau sur des galets 
se répercutèrent. 

C'était toujours la même fortune pour ses imita- 
tions stupides, mettant autour de l'argument d'une 
noce où le cousin décroche sous la table la jarretière 
de la mariée, d'un débarquement à l'Exposition uni- 
verselle avec le produit d'une cagnotte en famille 
dont le reliquat se dissipe aux Montagnes-Russes, 
Tenguirlandement de ses mines ahuries de pocha rd 
coiffé d'un chapeau en accordéon, pivotant sur de 
petites jambes blèches, dans le nankin écourté du 
pantalon, tandis que le gloussement de la voix, 
monté du col à pointes dardé vers les oreilles, simu- 
lait le gargouillis d'un liquide au fond d'un enton- l 
noir. 

Et avec son air de courge ivre, le battement 
floche d'un entrechat dont il semblait continuer 



x 



CLAUDINE LAMOUR io 

un rigodon, Bréville se lançait en 6cène sur la 
reprise de la ritournelle, disait le couplet du 
rappel. 

— Ils mordent, mon petit Louchet, fit Claudine. 
Nous ayons bien le temps, 

Elle avait pris, dans un paquet de lettres que lui 
apportait le garçon, une enveloppe rose, d'une grosse 
écriture où elle reconnaissait la main de la Tou- 
que. Elle l'ouvrait,, haussait les épaules, la rejetait 
ensuite parmi les autres qu'elle gardait un instant 
sur les genoux. 

— Mais c'est un volcan, cette pauvre Touque I 
La voilà collée à cette petite gadoue de Bibi I 

Louchet, tout à sa besogne, allait prendre un fer 
sur le réchaud, clignait de l'œil vers la glace, s'écar- 
tait d'un pas pour juger de l'effet. 

— Ah ! mademoiselle, vous m'avez rendu nerveux 
ce soir... Je ne me sens pas inspiré. 

Légèrement, le petit doigt en l'air, il passait le fer 
aux frisons des tempes* deux mignonnes cardées de 
soies folles qui, près des yeux, mettaient le crépite- 
ment joli d'un feu rose. 

Puis à deux mains, d'une pression un peu tremblée, 
il pesait sur les cheveux de l'arrière de la tête, les 
massait du plat de ses paumes, cognait d'une chi- 
quenaude la touffe crespelée qui montait du grand 
front intelligent et lobé. Et tout à coup, d'un large 
mouvement heureux, il retirait le peignoir de dessus 
les épaules, sans cesser de bornoyer vers l'édifice 



16 CLAUDINE LAMOCA 

frêle que, debout sous!ebecdegaz,en variant les pro- 
fils, elle s'arrêtait un instant à étudier dans la glace. 

— Parfait !••• Ah ! vous êtes un artiste, père Lou- 
chet ! 

— Mais oui, mais oui, je ne manque pas d'esthé- 
tique, comme disait feu la maman du vicomte... 
Savez bien, la comtesse de Xanrailles, quand elle 
me payait ses perruques vingt fois le prix que j'en 
demande aux gens de notre partie. 

C'était son mot ; il s'assimilait aux professionnels 
du théâtre, se conférait le mérite d'une part de col- 
laboration dans leurs succès, mû, pour « ces dames 
et ces messieurs les artistes» qu'il coiffait, d'une bien- 
veillance qui, pour le bourgeois, le civil, comme il 
les appelait, n'était plus que la nuance du mépris 

Et, tout en ramassant ses fers et ses épingles, il 
ne cessait d'admirer le flammerolement de la petite 
houppe la huppant d'un semblant de crête de co<], 
ne voyait pas le grain rose des épaules que, à larges 
tapes de son cygne, tout entière nuée de poudre, 
elle plaquait de maréchale, s'en saupoudrant la 
gorge, le cou, le visage, laissant s'effumer le nuage 
jusqu'en les friselis d'or de ses cheveux. 

On entendit vacarmer, pour la sortie de Brévïlle, 
le chaudronnement des cuivres. Il croyait en avoir 
fini, maisRofessard, couru chauffer la claque, tout 
à coup réussissait à faire partir le troisième rappel, 
malgré les refus d'une partie de la salle réclamant 
Claudine. 



CLAUDINE LAMÔUR 17 

— Vont-ils me foutre la paix ! Je leur ai donné 
un assez joli numéro comme ça ! rechignait le co- 
mique. 

— Voyons, en scène, en scène, mon petit ! cria le 
sous-régisseur. 

Enfin il se décidait, moitié rageant, retrouvait tout 
de suite devant la rampe sa verve de bas amuseur, 
la sottise et la jovialité de son rôle de jocrisse pom- 
pette. 

— Vivement ! cria Claudine à M ra * Jean qui, 
en attendant l'achèvement delà coiffure, s'était mise 
à ronfloter sur la banquette. 

Elle se dressait en sursaut, ses épingles toujours 
dans la bouche : 

— Voilà ! voilà ! 

Claudine, d'une épargne de fille dé peuple qui, 
après les dèches, jouit de capitaliser, retardait la 
dépense d'une vraie femme de chambre, se conten- 
tant chez elle des services de La Pipe, cette petite 
fleur du ruisseau, cette rose sauvage poussée aux 
décombres des quartiers de misère, d'un dévouement 
de caniche d'aveugle, et pour la scène recourait au 
coup de main preste de l'habilleuse de la maison. 

M me Jean étendit un drap sur le raboteux plan- 
cher, ouvrit en rond la jupe de robe que Claudine, 
en dessous de satin, enjambait. Ensuite elle agrafa 
la ceinture, à croupetons dans la lumière du gaz 
éclairant la fine silhouette du bas du corps en foulard 
mousse vermicelle de noir et qui, plus haut, aux 



18 CLAUDINE IAMOCR 

épaules, finissait parmi les poudres de nacre et le 
pastel fleuri de la chair. 

Sa grosge taille maintenant se redressait, elle lui 
passait le rien léger d'un corsage à fronçures se fer- 
mant sous le bras, de la coupe ingénuedes corsages de 
certaines jeunes filles de Reynolds, affinant et rondi- 
nant à la fois le buste, — un modèle dessiné par 
Poiron qui aussitôt après se mettait à chercher la 
nuance en juxtaposant des tons sur sa palette et 
découvrait l'insinuante harmonie des verts rompus 
avec le roux rosé, soleilleux, spécial de la chevelure. 

— Ça y est-il? cria de loin Rofessard anxieux, 
ravagé par toutes les furies de son tic. Voilà Bré- 
ville qui achève son couplet. 

Des claquements de mains partirent. Puis le comi- 
que, habitué à ses deux rappels, soupçonnant un 
tour du régisseur dans ce rappel supplémentaire, 
apparut, sans transition repris à sa moue de dépit, 
les mains à son gilet qu'il déboutonnait colèrement 
en marchant. 

Claudine enfilait ses longs gants noirs, les faisait 
bouffer en petites soufflures jusqu'aux aisselles, très 
gaie, tout amusée de la joie de son entrée en scène, 
avec le petit battement voluptueux de son cœur au 
nez, comme elle disait. 

La porte de la loge s'était encombrée de monde. 
LaBourdeille s'interrompait de finir une affaire de 
Champagne, et, très rouge, enflammé de bocks et 
d'alcools, son gros rire lippu d'Auvergnat entre ses 



CLAUDINE LAMOOR 19 

côtelette» taillées à la maître d'hôtel, l'air interlope 
d'un tenancier et d'un placeur de vins, montait lui 
apporter sa poignée de mains. 

C'était, chaque fois qu'elle chantait, le mardi elle 
vendredi, quand arrivait l'heure de son numéro, la 
môme transformation de sa loge en un air de salon 
où des yeux de camarades, des regards allongés au 
crayon noir dans des faces maquillées de chanteuses, 
la mangeaient avec douceur et méchanceté, où une 
petite cour d'adorateurs mièvrement s'empressait 
et la cajolait de ses adulations. 

Elle aperçut Lorge qui se poussait, ce petit em- 
ployé à l'Assistance publique que les soirs du Chat 
noir inopinément mettaient en vue et qui lâchait un 
matin sa place, se mettait à rimer des chansons pour 
e^Ie. 

— Bonjour, Lorge ! C'est gentil d'être venu ! 
Elle lui tendait, au bout de ses bras noirs, ses 

doigts lâchement gantés et qui d'en bas, des rangs 
de fauteuils, avec le miroité du gaz de la rampe sur 
leur godronnement, avaient la drôlerie d'un gantage 
à la diable, dans tout ce chiffonné de sa personne 
où son talent même, son art d'artiste d'instinct gar- 
dait l'abandon et le chiffonné de la nature. 

Il vint une bouffée de l'attente impatiente de la 
salle, l'appelant sur l'air des lampions : 

— Clau-di-ne... Glau-di-ne. 

— Allons ! allons ' Mademoiselle, fît Rofessard, 
la main sur le timbre d'avertissement. 



20 CLAUDINE LAMO0R 

— Allez-y ! 

Et, d'un grand regard rapide s' enveloppant, avec 
le rappel au visage de la moue mimée chez elle à la 
psyché, une minute encore elle s'attarda à vivre 
dans la glace son rôiet, eut la vision des yeux de 
toute une salle fixés à la souple silhouette qui devant 
elle se terminait par l'endiablement spirituel de son 
petit toupet de clownesse, couleur bière de mars, 
un peu penché sur le côté et trémulant comme une 
rose safran à la brise. 

— Adorable, ma chère, dit, avec un petit batte- 
ment sans bruit des doigts, Lorge qu'en descendant 
vers la scène, elle frôlait du froutement de sa robe 
couleur d'eau dormante sous le vert des ajoncs. 

Elle sourit, fit un pas, lui jeta par-dessus l'épaule : 

— Ah I dites donc, Lorge, je la tiens cette fois, la 
Léte de votre petite blanchisseuse !... Allez donc voir 
ça de la salle. 

Sur la fin du grésillonnement du timbre, dans 
la kermesse des cuivres lui pétaradant le prélude 
d'entrée, elle se lança, apparut sous la porte du 
décor de fond, par-dessus la levée subite du claque- 
ment des mains, avec les fines et florales épaules 
d'un coin de décolletage jaillissant clair et soudain 
aux flambes de gaz concentrées par Jes réflecteurs. 



. 



CLAUDINE LAMOUB 21 



III 



Le prestige tout de suite opéra. 

D'un hanche ment léger qui la dégingandait, avec 
un rien de glissement dans les pieds sous le rebord 
de la robe, la croqure de son petit nez mutin au 
cintre, un air de tête à la fois gavroche et gauche, 
elle avança vite, lentement — on ne savait, tant sa 
marche était personnelle — poussa jusqu'à la rampe 
dans la courbure flexible de trois saluts montrant un 
instant, au fond du V de l'échancrure de son corset, 
la fossette de la nudité de sa poitrine. 

C'était une manière d'entrer qui la changeait des 
autres accourant en froufrous fringants, en trottine- 
mentsde petits talons claquant, en frétillements d'un 
gentil animal faisant des grâces. Elle arrivait tran- 
quille, sans pose, les bras ramenés devant la cein- 
ture, d'un rythme qui la portait. 

Une distinction imprévue en résultait, une distinc- 
tion qui soulignait d'un désaccord de retenue piquante 
le déluré de ses chansonnettes, une distinction qui 
avait fait dire an très influent Rollion, le gros criti- 
que du lundi, dans le style bonhomme de ses feuil- 



UUMVJJII. Vil 



22 CLAUDINE LAMOUR 

letons. qu'elle avait toujours l'air de s'observe*^ 
devant des personnes comme il faut. 

Tout à coup les cils battirent, une petit ombre ra- 
pide joua sur la clarté mate des joues. Elle rejeta la 
tête en arrière, la bouche cessa de sourire et devint 
dans la morphose du visage le petit creux noir ligné 
par le rouge des lèvres, d'où monta le charme rare 
d'une voix sans voix, d'une voix en glacis et en demi- 
teintes. 

La grande Olympia, la chanteuse des triomphes 
de l'Empire, la première, avait sensationné avec ce 
genre d'art, mais d'une sonorité de poumons où re- 
perçaient ses débuts de forte contralto et que son 
buste de jongleuse de poids ne savait pas toujours 
modérer. 

C'était, chez Claudine Lamour, un débit essentiel, 
le phrasé à part d'une diseuse parlant son chant, 
la spécialité de voix monocorde, grise, égale d'une 
chanteuse méprisante de toute vocalise et modulant 
de lenteB berceuses et de vieilles mélopées rustiques. 

Mais de cette limitation de ses moyens, Claudine, 
en adroite ouvrière, en bonne tailleuse taillant dans 
Péraflure d'une défroque les pièces de Fétoffe d'une 
robe, s'était composé un art de chanter ou, à force 
d'intelligence et de reprises, les trous ne s* aper- 
cevaient pas. 

Comme elle entamait son couplet, un obscurcis- 
sement de la mémoire, le caprice du cerveau s'éva- 
guant déjà vers une nouvelle conception du rôle. 



CLAUDINE LAMOUR 23 

tout à coup renouvelait le phénomène de lui faire 
trouver sur la scène une glose inédite, l'imprévu 
d'une mimique et d'une voix antipodiques à son des- 
sein antérieur. 

Elle se débattit un instant, chercha à concentrer 
l'image concertée à l'avance, puis sentant au bout 
de cet effort résister la poussée d'une autre version 
de son personnage, elle se laissait aller, se lançait 
bravement. 

C'était là son habituel désabusement, le motif 
d'une colère contre elle-même qui, par moments, la 
faisait s'écrier : 

— À quoi bon piocher, s'arrêter à un plan, puis- 
qu'après, c'est toujours à recommencer? 

Elle qui, studieusement, fouillait l'esprit et les des- 
sous de ses chansons, elle qui, peu improviseuse, à 
travers les tâtonnements d'une élucidation pénible, 
arrivait à indéfiniment reculer le mieux de l'effet, 
elle connaissait la misère de tout oublier presque 
chaque fois qu'elle entrait en scène et de faire autre- 
ment qu'elle n'avait voulu. Et ce mieux qui la 
décevait et qu'elle ne croyait jamais avoir atteint, 
subitement, presque à son insu, à travers réchauf- 
fement de la minute, se réalisait devant la rampe, 
était, après ses recherches jamais contentes, i'efflo- 
rescence spontanée de la trouvaille. 

Cette fois encore elle se sentit dévier, broda le 
thème de variations où,à la place de la petite moue 
de péché et de candeur il s :bsista seulement l'ingé- 



24 CLAUDINE LÂMOUR 

nuité d'une fillette débitant des énormités qu'elle 
n'avait pas l'air de comprendre. 

Sans charge, à l'aide uniquement du nuancement 
de la voix et du visage, ayant réduit la mimique fc 
un minimum de gestes comme en raccourci, elle 
silhouetta la rouerie d'un petit être délicieusement 
ignorant et amusé. 

C'était, enfilée à des mots d'observation, la quel- 
conque anecdocte de la petite blanchisseuse de fin 
allant reporter son linge chez l'étudiant, chez la 
grisette et chez la bourgeoise, se laissant prendre 
un baiser par le premier, équivoquant auprès de la 
seconde sur l'absence du pantalon, et disant à la 
troisième : 

Dans notre quartier, à La Chapelle, 
C'est tout marmites et marloux 
Mais p't'et, madam', que ça s'appelle 
Des sout'neurs dans l'inonde ed' chez vous. 

Un frisson passa sous les gaz ; l'assistance s'agui- 
chait à la drôlerie sournoise de l'œil et de la bou- 
che, au déluré du coup de tête et d'épaules dont, 
ses fins bras noirs pendant le long de la ceinture, 
toute droite et figée dans l'arebours et la contradic- 
tion de l'attitude, elle scanda le couplet final. Des 
cris, des bravos éruptèrent, le délire des salles 
fermentées au contact des femmes, la contagion 
d°s traînées de rires d'un public libertin et cha- 
touillé. 



CLAUDINE LÀMOUR 25 

Tout à coup, au milieu du tumulte, son rôle la 
quittait, elle eut l'air de ressusciter d'une autre 
vie en laquelle un moment elle s'était incorporée, 
les prunelles un peu battantes, noyées du vague 
d'un demi-réveil, avec Ja surprise émerveillée et 
brusque de cette salle qu'elle avait fini par oublier 
en chantant et que sous elle à présent elle aperce- 
vait mouvoir ses houles de visages et de mains, ses 
longs remous papillotes de clartés de chair et de 
luisants de linge. 

Il lui semblait qu'elle les voyait tous, d'une net- 
teté découpée et grouillante de figures sous des 
feuillages, dans la chambre noire d'un objectif. 
A une table du fond un vieillard obèse battant des 
mains en l'air lui figura l'oscillation massive de 
deux oreilles d'éléphant. Elle remarqua le joli vol 
captif d'une aile d'ara au chapeau d'une belle fille 
aux entoure d'yeux charbonnés et qui lui donnait 
l'apparence d'un éventement de grand oiseau sur 
son perchoir. 

Des voix couvrirent la ritournelle sur laquelle, 
après des saluts qui ramassaient dans les verres des 
lorgnettes la sensation d'un peu plus de sa chair 
dévoilée, elle faisait à reculons la fausse sortie. 

— Le Trottin ! le Trottin ! 

D'un haussement de ses sourcils, elle parut leur 
dire : Comment ! il vous en faut encor;! eut un 
geste bonne fille de ses longs gants noirs qui accep- 
tait, descendit vers la rampe. 

2 



26 CLAUDINE LAM0UR 

C*était chaque fois la même simulation d'une ré- 
ponse à une demande. De ce petit jeu de scène 
muet partait ensuite le prélude de la chanson que 
réclamait le public. Trois rappels et une chanson 
pour chaque rappel figuraient dans son engage- 
ment, moyennant le cachet de cent francs que lui 
payait La Bourdeille. 

Elle se campa, très rite recomposa l'air de tête 
du Trottin, une frimoussette éveillée et mtitine de 
petite des rues à qui le vieux monsieur des soirs de 
boutique à bijoux offre an bracelet et qui minaude, 
affriolée, en tortillant les épaules et louchant vers 
la pointe de son nez. 

Son succès pour cette chanson du pauvre Lentér y, 
mort de dèche dans un galetas, toujours rajeunis- 
sait. Elle l'avait chantée à ses débuts chez Prunet, 
le Salsifis de Riquiqui, i) y avait cinq ans, la por- 
tait ensuite à Beileville dans un beuglant d'où, 
après le concert, des ouvriers honnêtement, en ta- 
pant leurs gros souliers sur les trottoirs, la rame- 
naient par le minuit des rues de peur des rencon- 
tres, puis aux cafés interlopes qui étaient les étapes 
du commencement de sa vie d'artiste. 

Et en la rechantant, cette chanson des années de 
misère et des cachets à quarante sous, une sincérité 
d'émotion lui revenait, elle mettait dans la pitié du 
refrain : Au loup ! Au loup ! petit trottin, un peu de 
la piété qui lui montait du passé de son cœur pour 
la mémoire du bohème Lentéry, du vagabond quel- 



CLAUDINE LAMOUB 27 

quefois couchant sous les ponts et qpi, disait-on, 
était le bâtard d'une grande dame de l'Empire. 

Au loup ! Au loup I petit irottin ! Sans gestes, les 
bras à la taille, avec des temps de mélopée, c'était 
le changement à vue de la voix et du masque pour 
ce cri secourable, tandis que battait la petite flamme 
de son toupet. 

De nouveau l'affamement de la salle pour ce 
charme singulier de diseuse tumultua. Elle eut la 
môme sensation d'une foule soudainement surgie 
du vide, avec le battement d'éventail des mains, le 
souffle cbaud d'une humanité amoureuse lui brû- 
lant le visage. Xanr ailles debout, un gardénia à 
boutonnière, applaudissait très haut. Plus loin, 
parmi le remous des chapeaux et des plumes, s'agi- 
taient Laquem, Roilly, Saint-Jean Dulac, le ban- 
quier Pfaffein, toute sa cour, les princes de l'adula- 
tion et du soupir que, depuis deux mois, elle re- 
morquait dans son sillage des Bouffes. Lorge, sa 
canne sous le bras, tout entier tourné vers le public 
qu'il encourageait, se démenait, tapait dans ses 
paumes, faisait un succès à l'ombre de Lentéry qui 
ne le gênait plus. 

Elle salua à reculons, revint à la rampe, chanta 
la Môme. Mais la salle s'enrageait, tous réclamaient 
à présent la ballade des Pauv'gonzesses. Et c'était, 
avec ces deux chansons de Lorge, sous le frétille- 
ment de sa petite houppe rousse de poupée, à tra- 
vers le mélange d'effronterie et de candeur "qui 



28 CLAUDINE LAMODR 

nuançait son lunaire visage aux lèvres écarlates et 
aux yeux en langueur de la semblance mièvre et 
futée d'une Colombine, l'ironie encore et l'émotion 
d'un genre inventé par Lentéry et mis à la modo 
par ce Lorge qui disait : 

— Si Lentéry avait su faire le vers, il serait aussi 
fort que moi. 

Un tonnerre creva, tous les cuivres mugirent ; les 
petits pas glissants lentement remontèrent la scène 
comme ils étaient venus, s'effacèrent dans la pi- 
rouette dont maintenant, derrière la toile de fond, 
elle virait sur elle-même pour regagner sa loge en 
criant : 

— Madame Jean ! madame Jean ! 

Mais, en s'apercevant dans la glace, elle se 
sentait tout à coup une colère pour cette moue de ia 
petite blanchisseuse qu'elle n'avait pu se rappeler. 

— Je l'avais si bien là... Je me croyais si sûre... 
Et une fois en scène, bernique ! Ce que je m'en bats 
l'œil de leur claque ! Est-ce que ça me rend moins 
bete que je ne suis? 

Elle s'injuriait, l'œil mauvais, avec la montée su- 
bite aux prunelles du noir et de l'humide du dépit, 
enragée d'avoir été en-dessous de son rôle. Soudain, 
pur-dessus- son petit cimier roux, dans un reflet de 
roseurs de joues à moustaches retroussées où leurs 
têtes s'embrouillaient, elle vit entrer Xanraillcs, 
Lorge, Pfaffein, la bosse du petit marquis Laquem, 



CLAUDINE LAMOUR 29 

Oubliant qu'elle était en corset, sa gorge à l'air, 
elle leur cria : 

— Ai-je été assez vache, hein? Vache ! Vache î 
Vache! 

— Mais non, mais non, dit en riant Lorge, habi- 
tué à ces fureurs de Claudine pour ce qu'il appelait 
Farrière-goût de son talent. 

— Divine ! s'épouffa Pfaffein en saluant et cour- 
bant dans un plongeon sa tête de Juif de Francfort, 
d'un rose luisant d'émaillure et de maquillage. 

Elle demeurait un instant perdue dans les regrets 
de la création mal réalisée, secouait la tôte : 

— Tout de même, non, ce n'était pas ça. 

Et ensuite elle se mettait à leur pousser la porte 
au nez, presque gaiement, en désordre : 

— Ahçà! fichez-moi donc le camp tous... Vous 
êtes là à me reluquer... Et on me voit tout. 

Us s'en allaient, mais tout à coup elle appe- 
lait : 

— Hé Lorge ! vous me ramenez, hein! J'ai besoin 
de vous avoir un peu près de moi... et que vous me 
remontiez. 

Xanrailles réprima une envie de bousculer le chan- 
sonnier. Il entr'ouvrit la porte, s'écria : 

— Dites donc, mais il faudra prendre alors des 
numéros, pour savoir à qui le tour... 

— Non, mon petit, Vrai, aujourd'hui, ça s'peut 
pas... J'ai pas de courage à rire, allez ! 



30 CLAUDINE LAMODK 



IV 



Dans l'estompage gris des rideaux clos ne et urnu-. 
ant les onze heures de cette matinée d'hiver, roulait 
jusqu'à son lit, avec le rire en tire-lire de ses joues 
de potiron, la boule de graisse qui, à la scène, en 
ses rôles canaille, particularisait Marthe Touque. 

Celle-ci, dans le noir des courtines, ne distinguait 
d'abord qu'une pâleur confuse de draps où se perdait 
le petit toupet safran. Avec le tâtonnement au ha- 
sard de ses mains, elle palpait, se mettait à chercher 
la place du visage. Mais tout à. coup, la chanteuse, 
du fond de ses oreillers en tas, sombrée dans le dé- 
lice de la moiteur de la couette, se défendait d'un cri : 

— Pas de ça, voyons... tu me chatouilles. 

Alors la Touque s'orientait à la voix montée de 
la nuit du lit. Elle lui collait aux joues le relent d'ail 
et de vin d'un baiser aux lippes sensuelles, lui di- 
sait: 

— Vois-tu, je suis heureuse, heureuse... Non, 
vrai, ça ne m'est pas arrivé de longtemps. Et j'ai 
pris une voiture, je suis venue... J'avais besoin de 
causer avec toi. 

Claudine se souvint de la lettre de h veille, de la 



CLAUDINE LAMODE 31 

pâteuse écriture mal déchiffrée tandis que Louchet 
la coiffait. 

— Ah ! oui, tu m'aB écrit... Je n'ai pu lire que la 
moitié... Même qu'elle est là, quelque part, ajoutâ- 
t-elle en étendant le bras vers le marbre de la table 
de nuit... C'est tous les soirs des avalanches, ils 
voudraient tous coucher avec moi... Dis donc, si tu 
appelais La Pipe pour me faire un peu de jour? 

La grosse fille allait elle-même tirer les lourds 
damas ; le jour mort de la rue, la clarté . triste et 
souillée d'un matin de neige fondue filtra par la gui- 
pure des vitrages, coula comme une eau trouble 
jusqu'aux dentelles de l'oreiller. 

Claudine, mi-soulevée dans son peignoir de nuit, 
des yeux de sommeil encore sousl'ébouriffement des 
cheveux, d'un coup de poing retapait les coussins, 
s'y haussait, lissait du bout des doigts ses paupières, 
puis bâillant avec ennui : 

— Tu sais, moi, j'aime battre mes flemmes jus- 
qu'à midi. 

G'était la volupté de sa vie nouvelle, de sa vie de 
grande poupée gâtée du public, ces heures sans 
notion de l'heure à paresser dans les touffeurs du 
lit, la tête au creux douillet des duvets, les jambes 
floches en travers des draps, avec le frétillement 
joueur des orteils au-dessus des couvertures. L'évi- 
dence de sa chance toute neuve, elle la trouvait, 
après les nuits écourtées dur les sommiers en 



32 CLAUDINE LAMOUR 

noyaux de pèche de ses dix-neuf ans, dans la dou- 
ceur de rester là infiniment flàtrée à ne presque plus 
se sentir vivre, toute fondue, comme évanouie en le 
lointain et l'immatériel d'un songe, le cœur sans 
battements sous le nu de la gorge, écoutant monter 
du bas de la rue le grand bourdonnement des voitu- 
res, les cris des marchands en des musiques d'un 
autre monde, en le bercement et l'assoupissement 
d'une rumeur au pied d'une falaise. 

Tout de suite, avec l'argent des premiers moi?, 
elle avait pensé à s'acheter le meuble de sa chambre 
à coucher. C'était l'espoir réalisé de ses mauvais 
éveils de gamine, ce grand lit à baldaquin qu'elle 
se payait un matin dans une brocante, ce carrosse 
des départs pour les pays du songe, d'un air héral- 
dique et fastueux sous la brocatelle fanée des ri- 
deaux, et qui jurait avec la laideur utilitaire de la 
table de nuit, de l'armoire à glace et du lavabo à 
plaque de marbre blanc. 

Mais ça lui était bien égal, à la Claudine : sa petite 
tète, régie par la secousse de la sensation, s'inquié- 
tait peu de la symétrie. Il lui restait de la misère de 
son passé, de leur pauvreté d'ameublement raccolé 
aux encans, un goût du bric-à-brac, une passion 
d'achats d'oecases qui, certains jours, lui faisait 
rapporter chez elle des lots d'objets disparates ^>u 
tirés aux fripiers. 

Avec le décor aussi changeait l'habitude de la vie. 
Sa mère qui, toute petite, en la tirant par les pieds 



CLAUDLNB LAMOUR 33 

de dessous ses couvertures, mettait à l'air ses mai- 
gres jambons de filette et lui criait : Allons, file, il 
est sept heures ! maintenant ouatait le silence au- 
tour d'elle, couvait ses sommeils de poule aux œufs 
d'or, n'entrait dans la chambre que pour lui appor- 
ter, vers dix heures, sa tasse de lait chaud. 

Et c'était encore une joie, cette tasse de lait 
qu'elle vidait d'un lappement amusé, du suçotement 
gourmand d'une couleuvre, en soufflant sur la fu- 
mée aromatisée d'un goût d'amandes broyées et qui 
lui montait en bouffées aux joues, moitissant et em- 
perlant lé fin capillaire de l'entour de sa bouche. 

Claudine avait accueilli la saute de vent de la 
fortune avec la folie de gaieté d'une petite fille pour 
un jouet longuement convoité, toute en l'air et pin- 
çant devant Poiron, pour le premier mois de ca- 
chets qu'elle touchait, une gigue délirante, en une 
frénésie de son joli corps nerveux où son rire crécc 
lait, tournait avec ses pirouettes,mettantàla pointe 
de ses dents, dans l'allumement du visage, la mo- 
querie de la revanche, la nargue des laides débines 
qui limitaient l'horizon de son autrefois. Puis ia 
surprise avait passé, elle s'habituait très vite à ses 
succès, et seulement à travers la sensation d'un petit 
arrière- goût acre lui acidulant délicieusement son 
plaisir, quelquefois elle repensait à ses galopées des 
matins de crotte et de neige, à ses pataugements 
dans le lac des asphaltes quand, en bottines écu- 
lées, 6a robe effrangée lui battant ses bas trempés, 



34 CLAUDINE LAMOUR 

il lai fallait gagner son atelier de fleuriste de la rue 
Miromesnil. Ah ! oui, tout avait bien changé ! 

— Et comme ça, dit-elle é la Touque, te voilà 
donc avec Bibi ?... Mais alors, ça t'amuse donc bien 
de rigoler avec des filles, grande sale ? 

La petite boule de saindoux» tassée dans les sa- 
tins bleus de l'impératrice qui joignait le pied du lit, 
détendit son étrange rire gourmand et charnu. Puis, 
les yeux noyés en une extase, ses yeux comme des 
raisins dans la soufflure d'une pâte de baba, elle eut 
l'air de regarder passer devant elle son bonheur. 

— Ah ! tu ne sais pas, toi ! Vois-tu, il faut être 
fichue comme moi... Un homme, une femme, qu'est- 
ce que ça fait pourvu qu'on s'aime ? Moi, c'est le 
goût de l'amour qu'il me faut. Me griser de ça tou- 
jours, toujours, à en perdre la tête... Le flacon, 
c'est ça qui m'est égal I.., Toi, tu ne peux pas sa- 
voir, ça ne te dit rien, l'amour... Mais moi, je m'en 
fiche des ribotes sans en avoir jamais assez... Je ne 
pourrais pas vivre vingt-quatre heures sans me tour- 
menter de quelqu'un. 

— Et puis, et puis, ajouta-t-elle après un silence 
où elle parut s'enfoncer aux amoureuses langueurs 
des souvenirs, c'est bien pins gentiL.. C'est comme 
de la pâtisserie légère, mousseuse, des lys fouttés 
dans de la crème. Les hommes, eux, c'est des porte- 
faix, ils ont toujours l'air de fracturer des coffres- 
forts. Bibi, d'abord, ne voulait pas, elle était avec 
sa Georgina, une roulure, ma chère, une grue qui 



CULUDINE LAMOUR 35 

lui fichait des coups... Puis ça s'est décidé, elle est 
venue l'autre soir à Beaumarchais, j'étais dans ma 
loge, elle m'a sauté au cou en me disant : Tu sais, 
Boa grosse maman, je la plaque. Après les cochon* 
neries qu'elle m'a faites, j'en yeux plus... Emmène- 
moi souper. » Je n'avais pas un sou, l'habilleuse 
m'a prêté un louis, nous avons fait une noce!... 
Maintenant, nons nous mettons en ménage. 

Une subite gêne la fit se remuer dans les capitons 
du fauteuil, avec le trémoussement sous elle de ses 
lourdes hanches et les frictions lentes de ses mains 
l'une sur l'autre, un de ses habituels jeux de scène 
qu'elle retrouvait inconsciemment dans l'hésitation 
et la petite honte d'une pétition difficile. 

Elle toussa, décroisa ses jambes, se mit à tapoter 
les draps du lit : 

— Oui, en ménage... Tu comprends, ça nous fera 
à toutes deux des économies... Et justement... hem ! 
j'étais un peu venue pour ça... Est-ce que tu ne 
pourrais pas, hem, hem... 

Claudine fut prise d'une gaieté, son rire trilla. 

— Oh ! mais, c'est qu'il est très bien, ton petit 
effet... Vrai, il n'y a que toi pour te passer ainsi les 
mains... Je me souviens te l'avoir vu faire dans cette 
pièce de Machin... Hein? Comment donc ? 

Mais presque aussitôt elle se fronçait, sérieuse. 

— Et c'est pour me demander ça que tu es venue 
me déranger? Ah ça 1 où était donc maman? Dis, 
maman ne t'a donc pas dit que je dormais ? 



36 CLAUDINE LAMOUK 

Sa voix monta, se durcit. 

— Voyons, je te demande si tu n'as pas vu ma- 
man? 

La Touque baissa les yeux et répondit humble- 
ment : 

— C'est La Pipe qui m'a ouvert... Je te demande 
bien pardon d'être venue si matin. 

— Eh bien ! ma petite, fit Claudine avec décision, 
en se rejetant dans l'oreiller, je le regrette beau- 
coup... Mais je ne peux pas, non, je t'assure, je ne 
peux pas... J'ai dû payer mon terme, l'épicier, un 
tas de choses. Je suis à sec. 

— Ah ! bien... Ah ! bien... 

La Touque à présent tournait ses bagues, d'une 
candeur de navrement si artistement simulée que 
Claudine Lamour, facile à l'apitoiement, d'un cœur 
pâtissant de grisette, brusquement se jetait en che- 
mise de son lit, prenait cinq louis dans une cassette . 
sur la cheminée, et tout en regrimpant dans les 
draps, les talons au clair, les lui donnait, riant, di- 
sant : 

— Tiens, grande bête... Mais n'en dis rien à cette 
pauvre maman. Elle fait des prodiges pour me gar- 
der mes sous. 

Alors la Touque se lança d'un grand élan, écrasa 
dans les couvertures ses seins en courges, se mit à 
la baiser sur les joues avec une grimace de larmes 
qui tirait comiquement sa grande bouche jusqu'aux 
oreilles. Et elle pleurait réellement, elle halenait des 



CLAUDINE LAMODR 37 

mots de passion à travers le souffle chaud dont elle 
la mangeait: 

— Va ! va ! je n'oublierai jamais. S'il te fallait 
jamais un morceau de ma peau... Je t'adore, mon 
petit bichon ! 

Elle s'arracha du lit, reboutonna sa capote à 
contre-boutons, de la hâte de ses gros doigts sau- 
cissonnés, accourue là en peignoir, sans corset, la 
tignasse en cardées sous l'envol du chapeau, les 
pieds dans des savates. 

— Je me sauve... J'ai en bas mon sapin. 

Mais au moment où elle l'embrassait une dernière 
fois, Claudine, avec un regret de l'artiste pour celte 
folie de femme se galvaudant en des collages de ca- 
botines, soupirait : 

— Quel dommage!.,, si elle avait au moins du 
talent, ta Bibi ! 

Soudain, dans l'aveuglement du péché, dans le 
coup de sang de la démence d'amour, perça le cri 
et la joie de la créature de théâtre, heureuse de dé- 
biner une camarade. 

— Ça, c'est vrai... Un sabot, ma chère, une buse 
bonne qu'à jouer les pannes... Non, si tu savais ce 
qu'elle est toc dans ses rôles ! Mais que que tu veux ? 
J'aime encore mieux ça... Je ne suis pas forcée de 
l'admirer. 

Là-dessus, elle se jetait vers la porte, lui disait 
dans un baiser qu'elle lui envoyait dubout desdoigts: 

3 



38 CLAUDINE LÀM0UR 

— Te dérange pas... Je connais le chemin. 

Et dandine, dans les draps, restait an instant 
rongeuse, les prunelles vagues, se répétant : 

— Moi, je pourrais pas... Non, ça me passe ! 

Puis l'idée qu'elle venait d'être carottée, que peut- 
être Blbi envoyait la Touque et l'attendait dans le fia- 
cre, la jetait à travers les chambres, qu'elle traver- 
sait avec le claquement de ses talons nus sur le par- 
quet, dans le battement à ses jambes du molleton de 
son peignoir: 

— La Pipe ! 

La face rnouflarde de la petite bonne s'arrondit 
dans l'ouverture de la porte de la cuisine. 

— Suis-la, cours... Tu me diras s'il y a quelqu'un 
dans le sapin. 

La Pipe après quelques minutes remontait. 

— C'est une petite dame... Même que c'est elle 
qui a donné l'adresse au collignon. 

- Je suis refaite ! pouffa Claudine en se tordant 
do rire dans son oreiller. Ah ! la rosse ! 

Elle avait refermé les rideaux de la fenêtre ; mais 
un fleur d'ail et de musc éventé, le sillage d'une 
fragrance d'alcôve et de cuisine agitée par le geste 
de la grosse Touque, taquinait sa narine de femme 
n'aimant pas les odeurs. 

— La Pipe ! fais-moi donc du feu au salon I Ce 
qu'elle pue, cette mâtine-là ! 

Elle passa une robe de chambre, se couvrit les 



i 



CLAUDINE LÀMOUB 39 

épaules d'une palatine achetée à une mortuaire d'ac- 
trice, entra ses pieds sans bas dans des mules. Et 
tout à coup M ma Lamour poussait la porte, son 
cabas de marché au bras, et tirant par les ouïes de 
dessous le couvercle la damasquinure d'un corps 
effilé de maquereau : 

— Dis encore que je te la mange, ton argent... Je 
l'ai eu pour sept sous 1 



— Tiens, c'est vous, Rosarès 1 

Et au visiteur qui lui arrivait dans le désordre 
d'une table mal desservie, à la nappe maculée du 
rose des larmes de vin et parsemée de pain émié, 
elle tendit par-dessus le fumerolement des tasses de 
café, l'empressement gentil d'une main bleuie de 
l'encre avec laquelle elle venait d'écrire un mot à 
Lorge. 

Il courba sa haute taille, serra la petite main une 
entre ses gants noirs, son chapeau dans les doigts, 
l'air dévotieux à la fois et familier, découvrant 
dans le retroussis rouge des lèvres, sous la croqure 
d'une moustache en faucille, le sourire de ses canines 
aiguèset très blanches. 



40 CLAUDINE LAMOUE 

L'exotisme de son visage olivâtre au lier, busqué 
et aux fortes pommettes en saillie d'un kalmouk 
sous le crespèlement des soies d'une fine barbe 
noire, aux mobilités de prunelles tout à coup flam- 
boyantes puis s'éteignant en des velours, la laideur 
ravagée de cette face cabossée, cernée d'orbites 
noirs et qui, à travers la violence et le félin d'un 
air de reître et de prélat, gardait la hautaine mine 
d'une ressemblance de portrait d'hidalgo, justifiait 
le mot de Poiron : 

— Rosarès ? Une pochade de Vélasquez dans un 
coup de poing. 

C'était pour Claudine un des amis des com- 
mencements de sa vraie carrière, un ami dis- 
cret, et sûr qui s'était lié après le hasard d'une ren- 
contre où, une nuit, comme elle sortait du Chat-Noir 
avec sa mère, il avait apparu le chevalier sau- 
veur et les avait défendues contre trois voyous rués 
du fond d'un porche. 

Ce souvenir s'associait à d'autres, inoubliables 
pour Claudine. Une audition de ses chansons d'alors 
devant un public artiste, lui variant ses antérieurs 
auditoires, ce môme soir Ja lançait définitive- 
ment. Le lendemain, des critiques révélaient la 
jeunesse de son talent. Elle débutait à l'Eldorado, 
puis La Bourdeille arrivait, mettait à ses pieds les 
Folies, commençait autour de son nom et de sa 
personne la grande publicité qui l'affichait sur tous 
les murs de Paris, 






CLAUDINE LAMOUR 41 

Rosarès, en redingote étroite comme un spencer, 
moulinant de son jonc à pomme d'or sous le réver- 
bère, très grand, tout raide dans les trois tours 
de sa haute cravate noire épinglée d'un petit 
sphinx, incarna l'événement comme un symbole, 
resta la fière image surplombant le succès et l'aven- 
ture. 

C était, autour du miracle de son surgissement 
dans la ténèbre, le prestige de force nerveuse et 
martiale d'un gentilhomme rossant la canaille, la 
vigueur d'un athlète aux fins poignets d'acier, aux 
voltes d'un corps étonnamment délié et prompt. 

Les bandits en fuite, il avait mis le chapeau à la 
main, souriant, incliné et, cérémonieusement, s'était 
nommé : José de Rosarès. 

Ensuite il venait les voir, finissait par prendre 
l'habitude d'une cour galante, originalisée par le 
parti pris d'éluder tout aveu d'amour. 11 lui appor- 
tait un petit bouquet de trois sous, demeurait une 
demi-heure, lui baisait la main et s'en allait. Ses vi- 
sites quelquefois s'interrompaient pendant des se- 
maines. Un mystère alors régnait autour de ces 
absences qu'il ne cherchait pas à expliquer. Il sub- 
sista chez Claudine l'inquiétude d'une essence d'élec- 
tion, d'un être différent des autres, compliqué, 
secret, capteur, d'un dandy en relief sur la bana- 
lité de la gomme à la mode, ayant gardé la fleur 
d'élégance et de manières d'un courtisan du temps 
de la cour et des rois, respectueux de son corps et 



■J>W 



42 CLAUDINE LÀMOUli 

maftrc de sa volonté, avec la manie au fond de se 
croire irrésistiblement beau. 

— Ah ça ! qu'est-ce que vons devenez ? Voilà bien 
du temps qu'on ne vous a vu, dit Claudine en ap- 
puyant la pression de ses doigts dans la main gan- 
tée de Rosarès. 

Curieusement, dans les sombres prunelles cares- 
seuses, sous les chatteries du sourire haussant la 
moustache, elle regarda poindre la réponse. 

Il s'asseyait, le coude légèrement appuyé à son 
chapeau en travers des genoux, droit sans raideur 
dans la tension de son buste aux larges épaules sè- 
ches cemme sous une cuirasse, une petite touche de 
lumière au front puissamment bossue sous la re- 
luisance d'une chevelure annelée, peut-être trop 
noire pour n'être pas teinte. Et il disait : 

— Vraiment, vous m'avez fait la grâce de comp- 
ter les jours ? Vous allez mettre le comble à ma fa- 
tuité, ma belle amie ! Oh ! j'ai fait un grand voyage... 
Je reviens de loin, vous savez, des confins de là- 
bas où c'est invariablement pour moi l'exil de ne 
plus vous voir. 

Une malice taquina la lèvre de Claudine. 

— Ah I oui, vous avez toujours l'air, vous, d'un 
prince qui revient incognito. 

— Et qui espère bien le rester toujours pour ceux 
qui lui font l'honneur de l'aimer un peu. 

Il fermait à demi les yeux comme si, en une in- 
tention de dissimulation, il eût tiré un rideau sur 



L 



CLAUDINE LAMOUR 43 

les fenêtres de l'intimité de sa pensée. Il ajouta : 

— Voyez-vous, il est bon de se garder l'un pour 
l'autre un coin de mystère, oui, un coin par où Ton 
s'ignore... L'illusion de la vie, sans laquelle la vie 
ne serait pas possible, est à ce prix. 

— Hem l Hem ! 

Une gène soudaine la faisait tousser ; elle venait 
d'apercevoir sur une chaise, dans l'air d'emménage- 
ment qui bousculait les aspects des chambres autour 
d'elle, l'apparition ridicule d'une paire de ses cu- 
lottes. Avec un autre, elle n'y eût pas pris atten- 
tion. Elle se leva, les roula rapidement en tampon, 
les jeta derrière un petit paravent japonais, brisan t 
un des angles de la pièce. 

— Oh ! moi, dit-elle en revenant s'asseoir devant 
Rosarès, je ne suis pas comme vous... J'aime la 
franchise... Et, tenez, reprit-elle avec le rire à 
cœur ouvert dont elle accompagnait la drôlerie un 
peu crue de ses réparties, excusez le mot, mon prince, 
mais il me plaît de connaître mes amis jusque sous 
la chemise. 

— Oui, fit Rosarès en s'égayant à son tour, mais il 
faudrait pour cela l'ôter, la chemise, et franchement, 
ce qui est dessous n'en vaut pas toujours la peine. 

M me Lamour renversée en son fauteuil, les deux 
mains sur le ventre, en une béatitude heureuse de 
sieste, émit un gloussement. 

— Ça, par exemple, c'est bien vrai, monsieur le 
vicomte. 



44 CLAUDINE LAMOUR 

Elle chérissait les titres, s'obstinait à héraldiser 
leurs visiteurs. 

Rosarès salua d'un air délicieusement impertinent 
et bon enfant. 

— Mais je ne suis pas Xanrailles, chère madame, 
vous confondez... C'est marquis qu'il faudrait dire, 
si mon marquisat n'était pas resté, avec le cou de 
mon aïeul, sous le couperet de M. de Robespierre. 

- Oh ! dit M m * Lamour, vicomte ou marquis, 
tffesj pour moi chou vert ou vert chou. 

Et se versant une rasade d'eau-de-vie par-dessus 
le \i\ov'nx qu'elle venait d'ingurgiter : 

— Voua permettez... la petite rincette? 

C audine ia regarda en fronçant le sourcil. Elle 
vida sa tasse, docilement se leva, passa dans sa 
chambre à coucher, une chambre d'un ameuble- 
ment de bazar du boulevard Saint-Germain où elle 
s'internait pendant les visites et ou régulièrement, 
après ses repas, elle prolongeait un somme. 

C'était la misère et l'ennui de la divette, cet air 
rîi peuple mal embouché qui, des fréquentations de 
lotir dénuement, du goût de la camaraderie avec les 
déclassés de leur ancien voisinage, restait aux ma- 
nières nt à la voix de la bonne femme. Elle l'aimait 
d'une vieille affection sans fierté, quinteuse et re- 
bourse par moments, la rabrouant alors de la mau- 
vaise humeur de ses passades de nerfs, au fond très 
attachée à ce qu'il subsistait dans la maman du sou- 
venir des années de souffrance en commun. 



_.. 



CLAUDINE LAMOUR 45 

— Et vous, ma chère Claudine? Rien de changé ? 
Toujours des triomphes? interrogea Rosarès en le- 
vant jusqu'à ses genoux Trilby, une des trois chattes 
qui, avec Coco, le vieux perroquet vert et or ju- 
ché sur son perchoir dans la cuisine, étaient la pe- 
tite famille de la chanteuse. Vous savez que je ne 
lis pas les journaux et qu'en fait de spectacles, j'ai 
la faiblesse de ne suivre que les parades de bate- 
leurs. 

Elle eut une petite moue de dédain pour l'homme 
dont en effet elle n'apercevait jamais la tête parmi 
ses applaudisseurs. 

— Oh! vous 1 

— Mais non, fit-il en riant. Moi, je suis votre sa- 
tellite bien humble. Je vous regarde de loin évoluer 
dans votre sillon lumineux. 

Sa voix s'ironisa : 

— Mon admiration, à moi, rôde autour de la partie 
du firmament que vous constellez, bel astre! 

Elle soupçonna la moquerie de l'hyperbolisme, 
pinça les lèvres : 

— Au fond, vous avez bien raison... Ça n'est 
peut-être pas plus amusant que ça, mes chansons! 

Mais brusquement, haussant les épaules, elle se 
mettait à rire : 

— Eh bien non, c'est pas vrai. Si je ne me mon- 
tais pas le cou, je ne ficherais rien de bon, Rosa- 
rès... J'ai besoin d'être adulée, de sentir monter au- 

3 # 



46 CLAUDINE LAMOUR 

tour de moi les adorations d'un public... Si seulement 
je voyais dans la salle une tête en bois comme la 
vôtre, je serais perdue. Et justement, c'est ça qui 
me fait dire ce que je sens comme je sens, oui, les 
bouches ouvertes et les yeux ardents d'une salle que 
je finis par ne plus voir, mais qui est là, qui me 
mange des prunelles, qui m'entoure comme une at- 
mosphère de force et de vie. Et encore, la fièvre 
et le désir qu'il y a dans l'air, au fond d'un grand 
silence où l'on entend friter les gaz. 

Elle s'était levée, et, le corps en avant, avec une 
petite flamme sous le battement des cils, le trémous- 
sement de sa houppe jaune en hau de son front 
busqué de faunesse, elle regardait au-dessous d'elle 
de très loin, toute vibrante, redevenue sérieuse 
dans l'emballement du mirage qui, des rosaces du 
tapis, faisait monter réellement les silences et les 
ferveurs d'une salle. 

L'illusion ensuite la quittait, l'orient de ses yeux 
pers s'apàlissait, elle avait la même secousse qu'à 
la scène quand, ses couplets finis, elle reprenait 
possession d'elle-même. 

— Vous ne pouvez pas comprendre cela, vous, 
Rosarès... Non, il faut être de la partie... Ça ne 
6'explique pas... Ça vous passe comme un courant, 
comme de l'électricité dans tout le corps... On est 
tiré de soi, on n'est plus qu'une voix, quelque chose 
qui chante, qui vole, je ne sais pas... Allez! me 
jarretière aurait beau me tomber sur les souliers, 



CLAUDINE LÀMOUR 47 

je vous jure bien que je ne m'en apercevrais pas... 

— Et figurez-vous, ajouta Claudine en se repre- 
nant à sourire d'un sourire heureux, ravi, je ne me 
lasse jamais. C'est toujours pour moi la fraîcheur 
de mes premiers soirs de succès, la virginité de mes 
joies de petite idole... Oui, de l'inconnu, un nouvel 
être qui se lève en moi et qui est applaudi pour la 
première fois. 

— Mais, dit Hosarès, vous oubliez que vous m'avez 
fait quelquefois l'honneur de chanter pour moi tout 
seul et je vous assure que mon plaisir valait bien 
celui de toute une salle. Ah! Claudine, si j'étais roi 
quelque part, je vous ferais princesse, je vous don- 
nerais les appointements de tous mes ministres à la 
fois, à la condition de ne chanter que pour moi. 

— Ah bien... ah bien... c'est moi qui vous dirais 
zut! 

— C'est absolument ce que je pense, fit Rosarès 
impassible. 

— Mais, nom d'un chien! pourquoi me le faire 
dire alors? 

Sa petite colère un instant moussait, et tout à 
coup finissait dans la fusée d'un rire. 

— C'est que précisément je voulais vous fâcher 
un peu contre moi... Et vous savez, dit-il en lissant 
de ses gants les soies d'argent de la chatte mi-entrée 
dans son chapeau, vous ressemblez terriblement à 
Trilby quand elle s'ébouriffe en soufflant. 



48 CLAUDINE LAMOUR 

— Laissez donc, Rosarès. Je parie que vous no 
pensez pas un mot de ce que vous dites en ce mo- 
ment..» Est-ce qu'on sait jamais le fond de votre 
pensée a vous? Vous vous entourez de nuages... 
Qui, reprit-elle, tout est mystère en vous... Et te- 
nez; il me vient quelquefois à l'idée que je vous 
avais dëjà vu quelque part avant le soir de notre 
rencunlre. Certainement j'ai dû vous voir, mais j'ai 
beau me rappeler, cela encore est du mystère, et jo 
ne peux pas, non, je ne sais plus où, 

11 R'inclina et très gravement, en appuyant sca 
yeux impératifs et lourds : 

— Dans l'avenir, dit-il. 

Claudine se rejeta le mot tout haut, puis secoua 
la tétc : 

— Non, c'est trop profond pour moi... Vous 
abusez de ma simplicité, mon cher. 

— Mais, dit-il en changeant de voix, d'un Ion 
dîlnché eL léger, c'est bien simple, je crois aux pré- 
destinations, moi. Il était dit que nous devions nous 
rencontrer . 

Claudine battit des mains : 

— L'homme brun des cartes, alors î 

C'était un souvenir des soirs de là-bas quand, à la 
lampe, après les déveines de la journée, sa mère con- 
sul lait les tarots et lui disait sa destinée. Un homm« 
brun au bout du jeu toujours revenait parmi l'effa- 
cement et les hésitations des hommes blonds. Tou- 
tes deux, les coudes sur la table, ensuite s'interro- 






CLAUDINE LAMOUK 49 

geaient, fouillaient dans le passé à la recherche 
d'une image précise, sondaient les probabilités. 
L'homme brun devenait leur foi ; elles vivaient de 
l'espoir qu'il apparaîtrait un jour et changerait leur 
fortune. 

— Mais, dit Claudine avec l'air de sortir d'un 
rêve,Pfaffein aussi est brun, et La Bourdeille... Je 
ne vois partout que des providences brunes... 

Le timbre du palier sonna. La Pipe poussa la 
porte, annonça Lorge. 

— TiensI Lorge! Mais c'est encore un brun, ce- 
lui-là, s'écria Claudine. Eh bien! fais entrer. 

Hosarès s'était levé. 

— Oh! du tout, vous ne me dérangez pas... Bon- 
jour, Lorge, vous vous connaissez, hein?... M. de 
ilosarès. 

Le petit Lorge, dans son gros nœud de cravate, 
les cheveux en brosse, un pince-nez à cheval sur 
son nez en truffe, la démarche lourde d'un pataud 
arrivé de sa Dordogne, tout de suite se renfrogna. 

Il salua Rosarès d'un coup de tête écourté, puis 
tirant de son calepin un papier plié en deux : 

— C'est fait, je vous l'apporte. 

Et il tendit Je papier à Claudine, qui l'ouvrit, lut 
quelques vers d'une belle écriture allongée de co- 
piste où reperçait la main de l'ancien employé à 
l'Assistance publique, et subitement s'exclama ; 

— Ah! c'est gentil!... La vache, la vieille ma- 
man.. Oui, un gros effet. 



50 CLAUDINE LAMOUR 

— Mais, dit-elle en jetant le papier sur la table, 
avec la voix de la moue de dépit qui l'instant d'après 
lui montait au visage, vous savez, Lorge, comme je 
suis grue... Je ne comprends rien d'abord, j'ai be- 
soin de lire, de me gueuler ça tout haut, de cou- 
cher avec ça pendant des nuits... La vache, oui, je 
ne dis pas... Seulement l'accent à trouver pour dire 
ça... La vache... Attendez... vache... vache... va- 
che... 

Elle partait de l'intonation de sa voix naturelle 
et de la grêle musique si parisienne de cette into- 
nation pour, en élargissant toujours un peu plus 
la bouche et l'ouvrir à la fin en l'ovale dont elle au- 
rait avalé une poire, aboutir, après des essais d'un 
accent plus traînant et appuyé, à la modulation, 
comme venue du fond des vallées et répercutée aux 
silences du soir, d'une sorte de chantonnement 
d'appel : 

— Vâ-vâ-â-âche. Non, c'est trop long, ça ne sent 
pas le pré... Voyons... Va-a-ache. A présent, c'est 
trop faubourg, trop canaille. Il ne faudrait pourtant 
pas qu'on pense à l'abattoir, an coup du cheviilard... 
Moi, je vois là-dedans les étables, l'auge pleine 
d'herbes... Booum! Booum! 

Claudine à présent imitait le meuglement de la 
bête, toute droite, sa petite oreille en coquillage 
tendue au ronflement doux, lointain, des mufles 
humides. Elle revit très loin, comme en un ancien 
songe, les errances des grands bœufs fauchant de 



CLAUDINE LAMOUR 51 

leurs soles les roses eupatoires, eut au frisson des 
narines l'odeur froide des bouses et les muscs aigres 
de la crotte plaquant les torves échines. Ce fut, sous 
ses sourcils tendus, le souvenir d'une quinzaine 
passée chez un vieil oncle de sa mère aux dormoirs 
de Mortefontaine, un réveil des rumeurs du feuillage 
et des fumets de la plaine, la sensation des ruralités 
lentement ressuscitées et se mouvant véritablement 
autour d'elle. Au bout de sa vision revécue d'un 
coin de sa petite jeunesse, ensuite venait l'éclosion 
de la note juste. 

— Vâ-âche... Oui, c'est déjà mieux... Hein? vâ- 
àche. 

Lorge riait. 

— Épatant, cette Lamourl... Vrai, on y est, ça 
sent la terre à plein nez... Et je m'y connais, moi, 
j'ai été élevé au cornement des botes. 

Rosarès, du haut de son impertinence, regarda 
la grimace heureuse qui, à la mémoration de ses 
origines de fils de paysan, tout à coup rustiqua la 
large face du petit homme ragot. Lorge cessa de 
rire et lui tourna le dos. 

Claudine encore un instant restait à écouter le 
bourdonnement du passé en elle, puis s'abattant 
dans son fauteuil, elle faisait claquer sa langue, 
disait nerveusement avec de légers coups d'épau- 
les : 

— Ecoutez, Lorge... je voudrais bien, mais je 
ne peux pas... Non, je suis éreintée, je ne me sens 



52 CLAUDINE LÀMOUR 

pas la force de me mettre à quelque chose de nou- 
veau. Moi, vous gavez, ça me meta bas... Je ne 
suis pas comme les autres, je me tue à mon métier. 
Remettons ça à la rentrée, hein ? voulez-vous, mon 
petit Lorge ? 

— Eh bien, c'est gentil... Moi qui m'échine à 
vous faire des succès ! 

Un petit feu lui mordait les joues ; il rajusta son 
pînce-nez, avança les doigts vers le papier. 

— Tant pis ! Je la porterai à Canon. 

Aussitôt Claudine se détendit avec l'enragement 
de tout son dédain pour le nom de cette chanteuse 
de l'Eldorado qui, une fois, à une table de chez 
Maire, à haute voix lui avait dénié tout talent. Les 
yeux brillants, toute secouée, elle se jeta des deux 
mains sur les vers. 

— Non, je ne veux pas. . 

Et soudain, craignant avoir montré trop de dé* 
pii , elle rusa en un joli mouvement d'astuce fémi- 
nimc, lui dit en souriant : 

— Yrai, je ne voudrais pas vous faire cette peine, 
mon petit Lorge... Seulement, vous me laisserez 
bien un peu de temps... J'ai besoin pour ça d'aller 
à la campagne, de me rouler dans les herbes... On 
n'invente rien... Une vache, c'est une vache, je sais 
bleu, mais pour faire passer dans la voix tout ce 
qu'il y a là-dedans des champs, du soleil, da bon 
Dieu, il faut aller les regarder de près... Eh bien, je 






CLAUDINE LAMODR 53 

chausserai des sabots, je les mènerai, Jes vaches. 
Elle se mettait à rire, faisait le geste de gauler 
des bétes devant elle en criant : Hue ! Dia ! et en- 
suite elle demandait à Lorge de lui lire la pièce. 
Mais il souffla dans ses joues en lui désignant du 
coin de l'œil Rosarès. 

— Non, pas aujourd'hui... Je viendrai demain. 

11 alluma une cigarette et prit son chapeau, fu- 
rieux contre ce visiteur qui lui enlevait sa lecture. 
Elle raccompagnait jusque dans l'antichambre, et 
en lui serrant la main, il lui disait : 

— Ce qu'il m'embête, votre chevalier du clair de 
lune! Sans lui, je vous lisais ma machine... Ah ! ma 
chère, un petit chef-d'œuvre, vous verrez... C'est ce 
que j'ai fait de mieux. 

Elle s'amusait de sa colère, le renvoyait avec la 
caresse d'un mot d'amitié. 

— Adieu, mon petit Lorge... Je vous aime bien, 
allez ! 

Puis elle rentrait dans la chambre dont elle fai- 
sait le tour en se tordant les poignets, frémissante, 
la bouche mauvaise, balayant du claquement de 
son peignoir les meubles, envoyant du bout de sa 
mule Marousse, la chatte rouge, rouler sous la ta- 
ble. 

— Hein ? vous l'avez entendu ? Quel mufle ! Il 
voulait porter sa chanson à Cette Canon i Une cha- 
braque ! et qui a toujours l'air d'avoir avalé son 
râtelier en chantant... Non, mais l'enlendez-vous 



54 CLAUDINE LAMODR 

dire une vache, à celle-là I... Mais sans moi, ce 
Lorge n'était rien, c'est moi qui l'ai inventé... Je 
lui ai fait gagner déjà plus de dix mille francs de 
droits. Ah 1 le salaud ! C'est à vous dégoûter... Et 
vous savez, il faudrait qu'on se mette à ses pieds, 
il parle de ses machines comme s'il était le bon 
Dieu ! 

Avec cette mémoire du geste et de la voix qui, 
toute petite, en descendant du « poulailler » après 
l'audition d'un drame, lui faisait mimer et chanter 
dans la rue des rôles entiers d'acteurs, elle se lais- 
sait aller à imiter le timbre gras de Lorge, répétait 
sa phrase : 

— Ah, ma chère, un petit chef-d'œuvre, vous ver- 
rez... C'est ce que j'ai fait de mieux. Mais, nom d'un 
pétard ! on le sait bien, que c'est ce qu'il a fait de 
mieux. Il me le dit chaque fois qu'il fait quelque 
chose. 

Il lui venait ensuite aux paupières un petit batte- 
ment précipité où son dépit contre Lorge et la 
chanteuse de l'Eldorado se changeait en un atten- 
drissement de pitié pour le grand travail que lui 
coûtaient ses mises au point. 

— Allez, ils ne savent pas que je me mange les 
sangs à donner la vie à leurs histoires... Je ne vis 
plus, c'est comme si on m'arrachait la peau pour 
m'en mettre une autre aux épaules... Le Trottin, 
pas vrai ? Eh bien, j'en serais morte si, au bout de 
mes quinze jours, un soir, en tirant mes bas, je 



CLAUDINE LAMOUR 55 

n'avais pas trouvé tout à coup le cri du refrain : 
Au loup I au loup ! petit trottin I Ah ! c'est bien 
drôle... Je cherche, je me ronge, et v'ian 1 tout à 
coup ça m'arrive, une fusée, quelque chose qui me 
passe, qui me fait crier: — Mais c'est ça, ça y est !... 
Seulement, avant d'en arriver là! 

Les yeux au plafond, perdue dans le rappel des 
douleurs de la création, elle revit passer la défail- 
lance des heures de doute, le mauvais des jours ter- 
nes où inutilement elle se tourmentait pour l'image 
indécise à se dessiner sur la plaque mal sensibilisée 
de son cerveau. Puis, mobile en ses idées, brusque- 
ment ramenée à la pensée du petit Large, elle croi- 
sait les bras, hochait la tête, s'écriait d'un accent de 
conviction absolue : 

— Et tout de même, vous savez, ce mufle-là est 
un des grands poètes du siècle 1 



VI 



Tout un temps, elle laissait traîner dans son bu- 
vard la belle calligraphie de Lorge. Aux Folies, 
quand il montait s'informer à sa loge, elle plissait 



Kft CLAUDINE LAMOUR 

les yeux, souriait d'une moue de fine fausseté, avec 
l'air en dessous de lui dire : 

— Va ! va ! mon bonhomme, si tu prois ce que 
je le raconte I 

Et ne qu'elle lui racontait, c'était l'invariable 
mensonge qu'elle s'y était mise, à sa chanson, 
qu'el le l'apprenait, mais que cela lui demeurait en- 
core dans la gorge. 

— Non, vous savez, c'est là... là... Ça ne veut 
pas sortir. 

Et, toujours comédienne de gestes, elle qui, à la 
rampe, économisait la mimique, elle portait les 
mains à son cou, et d'un gargarisme simulait l'ob- 
tundioti du gosier. 

Lorge un soir se fâchait, la truffe de son nez de 
plèbe comme battue d'une pichenette sous la danse 
de ses verres de myopes. Non, ça ne pouvait plus 
durer, il en avait assez d'attendre: Mulheim, son 
éditeur, retardait depuis quinze jours la mise en 
vente. 

— Elï bien, laissez-moi encore une semaine, vons 
verrez, vous serez content... Ah l elle est joliment 
bien, votre petite Nicette ! 

Elle l'avait lue une seule fois, toute stupide de n 
rien comprendre, la trouvant béte à pleurer, cett 
Jiieioirc d'une fille de la campagne venue se placer 
en snrvïce à Paris et qui, aux autres pauvres filles 
qu'Ole rencontrait dans le bureau de placement au- 






CLAUDINE LAMOUR 57 

quel elle s'adressait, racontait, avec le tremblement 
d'un sanglot à la gorge, son regret de la vache et 
de la vieille maman quittées, restées là-bas au 
champ, derrière la haie où le cousin Pierre, le soir, 
venait fumer sa pipe. 

Elle se décida, la reprit, s'entassa les vers dans la 
tête du b redoublement précipité et tout d'une ha- 
leine d'un enfant qui s'ingère une leçon de mémoire. 
Et c'était toujours la môme aventure, il ne lui res- 
tait d'abord que l'impression et l'éveil d'un mot, 
comme le rais de soleil filtré par les fissures d'un 
volet et dardé sur un angle de meuble dans l'obscu- 
rité d'une chambre. Ce mot, dans la confusion du 
reste, ensuite s'éclairait d'une clarté vibratile et 
continue qui était pour elle le début de l'élucide- 
nient de toute création. 

En apprenant par cœur Nicette, elle resubit l'ob- 
session de la vache qui, de couplet en couplet, reve- 
nait toute blanche, avec ses cornes luisantes et le 
lent glissement de sa croupe dans les hautes herbes; 
elle la voyait rouler ses gros yeux bleus, se mou- 
voir d'une vie personnelle, à' travers sa totale in- 
compréhension de tout l'entour du débonnaire ani- 
mal de la chanson. 

Petit à petit, un travail de son esprit évolua sur 
cet axe. Le point clair vibrionna. Une verdoyance 
de champ commença à pointer par- dessus la pro- 
menade à petits pas brouteurs de la vache. Celle-ci 
à présent projetait de la lumière dans un rayon de 



53 CLAUDINE LAMOUE 

choses familières. De l'ensoleillement qui, autour 
d'elle, desembrumait le paysage, du brouillard len- 
"' tement levé sur les eaux et le ciel de ce paysage, il 
s'essora la fraîcheur et l'illumination d'un vrai ma- 
tin sur des luzernes, des ruisseaux, un bout de ver- 
ger ou une vieille femme en sabots, un tricot à la 
main, menait paître sa vache. Puis les lignes davan- 
tage se précisèrent. Ge songe d'un coin de nature 
mouillée, bruissant d'un éventement de feuillages, 
devint la mémoire à la fin très nette d'un petit ter- 
ritoire avoisinant le champ de l'oncle de sa mère ; 
une maison palaissée de vignes s'entourait des haies 
d'un courtil, une pauvre et riante maison : à la porte 
une bonne vieille en cornettes suivait des yeux, 
comme en la chanson, dans le coup de soleil de son 
petit clos, un passage de vache blanche. 

Alors le vide des vers se peupla, leur planitude 
bête se cisela d'une orfèvrerie de détails. Ge fut 
comme dans la nature, sur des eaux léthargiques, 
une gélatine légère à. l'origine, puis de grêles ca- 
pillarisdtions, des efflorescences où la vie s'attarde, 
enfin la genèse. Toute la finesse de son instinct, 
un petit miracle de sensibilité et d'art encore une 
fois éclosa à propos de cette pauvreté de Lorge. Elle 
se suggéra un monde d'humble et vivante poésie, 
cristallisa le mirage de ce coin de mystère et de vie 
qu'elle se tirait d'elle-même. 

Une figure, toutefois, persévérait, embrouillée, 
d'un flou nébuleux et gris. Et justement, parmi les 



CLAUDINE LAM0UK 59 

autres qui, au contraire, se dessinaient en relief au 
premier plan, cette figure tardive à venir était la 
figure môme de Nicette, le personnage de la chan- 
son. 

Elle avait fait des lieues dans les pays de sa mé- 
moire, en quête d'une image qui pût lui poser son 
type. Mais, à perte de vue, des groins de tocassons 
singeant leurs bourgeoises, des faces blettes de ser- 
vantes interlopes, des frimousses insolentes de 
femmes de chambre d'actrices aux sourires maquil- 
lés avec le fond des godets de leurs maîtresses, tout 
un silhouettement cynique, louche, égrillard, entre 
la cocotte, la mérétrice et la fille à tout faire, lui 
gâtait la fraîcheur de la petite paysanne échouée 
dans un bureau de placement et écoutant lui reve- 
nir les voix maternelles de la terre. Elle se dépita, 
fut sur le point de tout envoyer au diable. 

Un matin, comme Poiron lui arrivait, une idée 
lui fit se frapper le front : 

— Béte que je suis 1... Mais c'est bien simple. Je 
serai moi-même la petite servante. Ce serait un peu 
fort qu'en allant prendre l'air des bureaux de place- 
ment, je n'arrive pas à me faire la tête et la voix 
que je veux. 

Elle passa la robe des dimanches de La Pipe, lui 
emprunta son chapeau, se ganta de filoselle ; et tan- 
dis que la grosse fille, toute amusée, rhabillait de 
ses vêtements en s'ingéniant à lui donner sa ressem- 
blance, elle regardait en riant s'en aller ce qui restait 



60 CLAUDINE LAMOUR 

de sa distinction de fine plante humaine sous la 
vulgarité de ce travesti dépeuple. 

— Est-ce ça, Poiron? 

— Mais oui, pas mal du tout. 

Us partaient ensemble, prenaient un fiacre qui les 
arrêtait devant un café du quartier. 

Poiron entrait seul et notait quelques adresses de 
bureaux qu'il trouvait dans un Bottin. 11 remontait 
ensuite auprès de Claudine et jetail au cocher : 

— Hue des Dames. 

Cette fois, ce fut au tour de Claudine de descen- 
dre. Elle pénétrait dans un étroit et humide couloir 
au fond duquel la peinture d'une main sur le mur 
huileux la guidait vers une porte encrassée de la 
salissure d'innombrables attouchements, avec cette 
indication sur un carton cloué dans le panneau : 
X. Ormthol, placement de sujets en tout genre. En- 
trez sans sonner. 

Elle était prise d'un petit battement de cœur dans 
le noir et la puanteur de matou d'une pièce verdoyé 
des filtrations livides d'un verdal encastré dans le 
plafond. Tout d'abord elle avait peine à distinguer 
sur des chaises basses, dans l'air d'oubliettes de ce 
réduit misérable, les visages de misère d'une vieille 
femme en châle noir, les yeux mangés d'anémie, et 
d'une grande fille poitrinaire, les mains sous son ta- 
blier. 

Elle toussa, demanda timidement : 

— Le bureau, s'il vous plaît ? 



CLAUDINE LAMOUR 61 

La fille la toisa sans répondre. 
Elle se tourna vers la vieiDe. 

— Est-ce qu'il n'y a personne au bureau, ma- 
dame? 

Une petite voix d'enfant au bout d'un instant gre- 
lotta : 

— Vous venez pour une place... Nous sommes 
déjà ici depuis une heure et il ne revient pas, il est 
quelque part dans la rue... Oh ! n'y a rien à faire 
ici pour vous. 

— Merci, je repasserai. 

Et Claudine, en tâtonnant après le bouton de la 
porte, tout à coup entendait aboyer le rire en coups 
de dents de la fille. Elle se jeta à la rue, regagna 
le fiacre. 

— Rien... de la sale humanité ! Ah ! mon cher, si 
tu avais vu... Leurs yeux m'écharpaient. 

Poiron donna une autre adresse. Un bureau de la 
rue Saint-Lazarre, une antichambre où, dans une 
glace éraflée à moulures de cuivre, sous le jour 
d'une fenêtre drapée de rideaux algériens déteints, 
elle s'aperçut assise sur une banquette entre les plu- 
mes de coq d'une toque de femme de chambre an- 
glaise à la raideur pincée et les joues grasses, 
féminines, fraîchement épilées d'un valet de pied. 
Une porte à tambour, au bout de la pièce, restait 
close. 

— Le cabinet du directeur, pensa Claudine. 

Il entra deux autres filles gantées, coiffées de 

4 



02 CLAUDINE LAMOUR 

grands chapeaux, et tous les quatre, visiblement 
«fini rang de domesticité qui contrastait avec le dé- 
mode de la coupe de sa robe, l'examinaient, se sou- 
riaient en se la montrant du coin de l'œil. 
 la fin, l'une des filles disait : 

— Vous savez, ma petite, M. Letarrouilly ne place 
que des sujets dans les hauts prix... Et c'est dix 
francs pour l'inscription. 

Alors sa gaminerie de faubourienne de Montmar- 
tre subitement la jetait à la comédie de la hauteur 
il' une vraie dame devant une insolence de subal- 
terne. Elle se levait, laissait tomber du froid de sa 
Lctu : 

— Pardonnez-moi, mademoiselle... Je venais pour 
engager une femme de chambre à cent francs le 
mois... Mais je vois que M. Letarrouilly n'a pas ce 
qu'il me faudrait. 

Le rire qui ensuite la prenait dans l'escalier ne 
cessait pas tout de suite auprès de Poiron. Et il in- 
diquait un numéro de la rue Lamartine, le fiacre re- 
parlait, elle tombait cette fois sur un logement, un 
hôtel borgne de filles dépeignées roulant en savates 
dans, les escaliers et qui l'envoyaient frapper à une 
purle. Puis un vieux, les joues rongées d'une tache 
de vin, en train d'écurer à la cuillère une terrine de 
soupe à l'oignon, lui demandait cinq francs pour 
des a services » qu'il lui renseignait. 

Elle sortait de là défaillante, crachant l'odeur de 
pu nuises et de latrines qui lui tournait le cœur. Et 



CLAUDINE LAMOXJR 63 

en remontant en voiture, elle était prise tout à coup 
d'un grand navrement, d'un élan de bonne affliction 
qui lui mettait ce cri aux lèvres : 

— Ah ! les pauvres filles ! 

Ils battaient encore trois bureaux. A la fin, du 
piaillement d'une douzaines de salissons, de leurs 
caqtietages et de leurs rires de chair à louer rigoîeuse, 
amusée d'un temps de vacances, traînant la flemme 
d'un répit de leur servage, il se détachait les dix- 
huit ans tristes, rêveurs d'une petite pâlotte à la 
mine usée et douce, assise sur un seuil de porte, son 
baluchon à ses pieds, et qui lui disait gentiment : 

— J'étais chez un vieux monsieur... il m'a fichue 
enceinte. Ça m'en fait pour six mois encore.., Six 
mois de morte saison. Puis, par après, je ferai le 
trottoir. 

Claudine répétait le mot à Poiron, emballée pour 
la beauté de douleur et de cynisme de ce mot, 
reprise à son flair et à son goût d'artiste pour les 
trouvailles de la rue. 

— Hein ! est-ce cliché, ça î 

Et ensuite elle se la retraçait à elle-même, se l'en- 
fonçait avec des indications brèves dans la mé- 
moire : 

— Une petite... grande comme une botte... des 
yeux de petite bossue malade... Et une voix, une 
voix humide, traînante... une voix de goutte de pluie 
tintant le soir sur une vitre d'hôpital... C'est bête ce 
que jeté dis et pourtant c'est ça... de la pluie qui 



64 CLAUDINE LAMOUR 

tombe, de l'eau de larmes... Six mois de morte sai- 
son, fallait l'entendre ! Ça pleurait et ça faisait 
semblant de rire. 

Elle se mettait à réfléchir, les yeux vagues, tassée 
au fond de la voiture qui maintenant les ramenait. 

— Vois-tu, ça pourra me servir... ça et le reste, 
rôdeur de punaise, le vieux qui m'a filouté mes cent 
sous, les sales filles en cheveux dans Tesealier... 
Oui, je crois bien qu'avec une salade de tout ça, en 
composant, j'arriverai à quelque chose. 

Sur la confusion et le recul des souvenirs, sur 
reffeacement des visages se pénombrant en un 
lointain de songe et laissant uniquement subsister 
la sensation d'une humanité souffrante et vicieuse, 
peu à peu s'éveilia l'indécision d'une image de petite 
vierge de la campagne livrée au trafic des négriers 
de la viande blanche, perdue dans l'air de lupanar 
des bureaux à sujets. Et cette image, elle se prenait 
pour elle d'une compassion indolore et molle, d'une 
peine de son cerveau qui, à la longue, devenait une 
jouissance et avec laquelle elle se mettait à tirer 
de la chanson de Lorge la ressemblance de la 
Nicette avec la petite pâlotte de l'office de placement 
el une autre figure plus complète venue de ses 
seules suggestions. 



CLAUDINE LÀMOUR G5 



VII 



La grande Saint-Glaire, une après-midi, lui tomba 
dans l'ennui découragé de sa recherche d'un mode 
de débit, d'une diction chantée où, à travers la mé- 
lancolie de certaines chansons dépeuple, la mémoire 
du tralnement assoupi de la voix entendue un soir 
d > sa petite enfance chez une voisine, une bretonne, 
la femme d'un ouvrier mécanicien berçant un gar- 
çon, elle essayait de transférer la psychologie de 
l'image enfin incarnée. 

Elle avait passé une nuit mauvaise, soub resautée 
de réveils, et tôt levée, en Raccompagnant du tapo- 
tement maladroit de ses doigts frappant à contre- 
touches, s'était mise, dans le silence de l'appartement 
encore endormi, à chanter au piano, un vieux chau- 
dron qu'elle louait et sur lequel M. Ghantavène, son 
maître de musique, lui serinait ses airs. 

Des heures, elle était restée à se chercher cette 
voix qu'elle ne trouvait pas, bousculant leur ménage, 
envoyant des coups de pied à Trilby, à Marquise et 
àMarousse qui se frôlaient à ses jambes, se mon- 
tant tout à coup sans cause contre La Pipe qu'elle 
souffletait et qui, habituée à ses bourrasques, croi- 
sait les bras et lui disait : 

4* 



66 CLAUDINE LAMOUR 

— Si mademoiselle veut recommencer... 

La Saint- Claire, toute en noir, avec la nostalgie 
de ses beaux yeux fatals et froids, d'une pâleur de 
stryge où ses lèvres minces s'effilaient en rouge sa- 
brure, entra, la vit couchée sur sa chaise longue, 
les paupières tiraillées. 

— Ah ! c'est vous, Saint-Claire? 

— Oui, je m'embête... et vous savez, il n'y a en- 
core que vous qui m'amusiez un peu. 

— Ça tombe bien... J'ai justement ma migraine... 
Et je dois chanter ce soir 1 La chienne de vie l 

Saint-Claire haussa les épaules. 

— Vous n'avez pas comme moi, ma chère, chanté 
le soir du jour où mourait mon enfant... Et pas on 
sou pour l'enterrer ! J'avais promis de chanter à un 
concert, je comptais sur les cinq louis de mon ca- 
chet pour lui payer un bout de messe. 

— Eh bien, ajouta-t-elle sans un pli d'émotion à 
son impassible visage, ça a été très bien... Je ne 
crois pas que j'aie jamais mieux dit mon air des 
Bijoux. 

Elle s'était jetée sur une chaise avec la noncha- 
lance cassée de son grand corps maigre dont elle 
semblait toujours traîner l'ennui, ses longs bras 
comme des lianes pendant jusqu'au tapis, ces mer- 
veilleux bras de ses effets de scène qui étaient, avec 
ceux de Claudine, très longs aussi, à peu près la 
seule ressemblance qu'elles avaient entre elles. 

Et le dos en boule, aveulie, retombée à l'affaisse- 



CLAUDINE LAMOUR 67 , 

ment qui, en dehors du théâtre, l'accablait, le 
geste vulgaire de ses grandes mains de sage-femme 
démentant l'ampleur et la noblesse des magnifiques 
rythmes de ses rôles, elle 6e laissait aussitôt glisser 
au silence, peu expansive, toute vide sitôt qu'avec 
les légères et flottantes tuniques la surnaturalisant 
d'une illusion de déesse de fresque, elle abdiquait 
les tragiques lyrismes, les passionnelles mimiques 
de son art ardent et dur. 

dandine, avec cette étrange figure muette de la 
Saint-Glaire, se gênait peu, courant par les cham- 
bres de sa jolie vivacité d'essence nerveuse, Rha- 
billant devant sa glace, taquinant ses chats, tandis 
que la cantatrice, raide dans ses stupeurs de pru- 
nelle, le teint et les cernures des femmes passionné- 
ment sensuelles au sortir des agonies de la chair, 
s'attardait à tuer le temps qui paraissait la tuer. Et 
toujours c'était, dans ses paresses d'esprit et ses lan- 
gueurs d'un air de fille éreintée par les noces, le 
mot dont, à travers des bâillements, elle exprimait 
son incurable désintérêt de tout : 

— Ah 1 ce que je m'embête î 

Rémy Passelecq, le peintre des actrices de Paris, 
chez qui elles posaient en même temps, un jour les 
présentait. Elles s'étaient saluées sans entrain, sé- 
parées par de mutuels mépris pour leurs genres 
d'art. Elles n'y renonçaient pas, dans les rappro- 
chements qu'ensuite amenaient l'offre et le don de 
Trilby, la chatte aux soies d'argent de Saint-Glaire* 



68 CLAUDINE LAMOUR 

— L*nnour l persiflait celle-ci, cette petite qui ne 
sait pas seulement une note de musique! 

Chiudïne, elle, s'exclamait : 

— Ali 1 ouat ! Saint-Glaire ! Mais elle gueule ! La 
trompette du Jugement dernier! Si on appelle ça 
chanter !,.. Et puis l'opéra ! des gens qui se garga- 
risent I Une boutique où l'on attrape des courants 
d'air h regarder s'ouvrir comme des portes les bou- 
ches des artistes en scène! 

Et pirouettant sur ses talons, elles se moquait 
ensuite elle-même dans cet éclat de rire où, à travers 
un air cie blague, elle vidait le fond de sa pensée : 

— Dfibord, moi, écoutez, je n'aime que ce que 
je chante. 

— Diles donc, Saint-Glaire... 

Cl/itjHïne, de dessous les châles qui frileusement 
rem mî Lu u liaient, sortit sa petite tête d'oiseau fié- 
vreux et lui montrant la Nicette ouverte sur le 
piano : 

-~ Si vous étiez gentille, vous me chanteriez ça. 
C'est une nouvelle machine, vous savez... Je 
mïrrabouille à chercher le ton et c'est toujours à 
côte\.. 

Elle eut une nuance de voix drôle et ajouta : 

— Je ne suis pas une musicienne comme vous, 
moi I 

Saint-Claire se singularisait par une horreur de 
Bon art qui, loin de la scène, lui serrait les dents 
chaque fois qu'on lui parlait musique et obstiné- 



CLAUDINE LAMOUR 69 

ment lui faisait refuser de chanter dans les réunions. 
M Ue Georget, la dugazon, disait d'elle et de cette 
économie de son chant : 

— Elle met sa voix à la caisse d'épargne. 

El c'était en effet, à travers ses silences de fille 
âpre au gain, comme la volonté de cadenasser le 
coffre-fort de l'or de cette voix et la peur de dissi- 
per sans profit la monnaie de la fortune de son go- 
sier dont chaque note, maintenant qu'après des dé- 
buts contestés, elle montait aux hauts prix de 
l'Opéra, était, selon un calembour de Passelecq, 
une bank-note. 

Saint-Claire indolemment regarda le cahier, 
haussa les épaules : 

— Mais cette musique-là, ce n'est pasde la musiquel 

— Ah ! oui, fit Claudine pincée, en se rappelant sa 
définition de la voix de Saint-Claire, c'est des airs 
de trompette qu'il vous faut, à vous ! 

Saint-Claire, sans se froisser, allongea ses longs 
doigts vers les feuillets : 

— C'est-il cochon, au moins? 

Des mots crus à tout bout de champ par- 
taient de la froideur de son mutisme, mettant sou- 
dain l'affleurement à sa bouche d'une lie de peuple 
remontée. Un petit feu de vice amusé plissait alors 
ses yeux ; l'estafilade de sa grande bourbe mince 
frétillait comme Je carmin de la blessure d'une 
bouche de fille à soldats. 

A mi-voix, d'un chantonnement de lecture sans 



70 CLAUDINE LAMOUR 

effet, mais où lai revenait le ton spécial du déchif- 
frement de ses partitions, elle se mettait à fre- 
donner Los premières mesures. 

Clandine, à ce massacre de l'air et de l'intonation 
qu'elle Jetait suggérés, fout à coup Be dressait : 

— Mais non, ce n'est pas ça, pas ça du tout... 
Ma bonne Saint-Claire, je vous en prie, vous me 
gâlcz mon effet. 

La Saint-Claire, très calme, replaça le cahier sur 
le piano et d'une moue de dédain : 

— Vous avez raison. Ça n'est pas pour ma voix, 
es machûies-là. 

Le timbre tintait, La Pipe entra. 

— Mademoiselle, c'est M. Chantavène qui s'a- 
mène. 

Sous les ailes de pigeon de ses longs cheveux 
d'étoupe, se courbèrent les épaules en sifflet du 
petit maître de musique. 

De lob Claudine cria : 

— Non vraiment, aujourd'hui ça se pei-l pas, 
mon petit Chantavène... je suis trop patraque. 

il restait, son chapeau à la main, s'inclinant, sou- 
riant sons ses lunettes : 

— Serviteur, mesdames ! 

Alors elle lui répéta d'une voix d'enfant malade : 

— Ça s'peut pas... Revenez demain, mon polit 
Chantavène, hein? 

Il recommençait ses saluts, humble, très doux, 
fait aux rebuffades, en père de famille qui, toute la 



CLADDINB LAMOUB lï 

journée, battait Paris, courant le cachet, et le soir 
jusqu'à minuit, aux Folies, salivait en des mugisse- 
ments d'ophicléide. 

— A demain, parfaitement... Serviteur, mes- 
dames. 

Mais elle le rappelait : 

— Tenez, je ne veux pas que vous soyez venu 
pour rien... Mettez-vous au piano, faites-moi l'ac- 
compagnement. 

Saint-Glaire alors, de toute la fatigue de son 
corps, se tira de son fauteuil, lui serra la main, 
s'en alla en disant : 

— Moi, vous savez, la musique, quand ce n'est 
pas pour de l'argent... 

— - Pimbêche, va I Grue ! Machine à souffler ! 
cria Claudine en tendant le poing vers la moquette 
qui retombait sur son départ. 

Et elle se levait, allait s'appuyer du coude à 
l'épaule de Chantavène qui, après avoir accroché 
son chapeau à l'angle du paravent, assis devant le 
clavier, entamait la ritournelle. 

Mais tout de suite, dès les premières notes, elle 
se fâchait. 

— Trop vite, sacrebleu ! Vous avez l'air de cou- 
rir après la correspondance. Voyons, reprenez... 
Doux... doux... 

C'était elle, à présent, qui, du tapotement de 
ses doigts dans dos, lui indiquait le rythme, pla- 
quant les mots des vers sur les mesures de son 



72 CLAUDINE LAMOUR 

chant qu'il lui jouait. Et subitement, comme entraî- 
née, oubliant les pincement! de sa migraine, elle 
partait, s'écoutait vivre, à travers la caresse de sa 
voix à son oreille et l'éveil des sensations lui venant 
des résonnances de cette voix, la personnalité de la 
petite Mignon rurale regrettant le coin natal. 
Puis ^interrompant : 

— Non, ce n'est pas encore ça... Recommençons, 
hein? 

Des reprises qui n'allaient jamais jusqu'au bout 
de la chanson et que, parfois, dans l'emballement 
d'une courte joie, elle coupait de battements de 
mains, criant, riant, trépignant. 

— Ça y est, cette fois, oui, je crois que ça vient... 
Ali ! ma télé ! 

Ghantavène, raide au piano, tout petit dans le 
coup de vent de ce travail tourmenté de l'artiste, 
tapait à la volée sans plus voir la musique qu'il 
avait sous les yeux et qu'elle dérangeait en ses 
caprices de transposition. 

A la fin, elle se laissait tomber, se jetait de son 
long en travers du tapis, le front dans les poings, 
et lui criait : 

— Mais allez-vous-en, bourreau... Vous ne voyez 
donc pas que vous me tuez ! 

Ghantavène quittait son tabouret, brossait de la 
manche son chapeau en saluant : 

— Serviteur, mademoiselle. 

— Bien, bien... A demain pas? 






CLAUDINE LÀMOUR 73 

Mais le timbre battait encore une fois. La Pipe 
arrivait annoncer Lorge. Elle tendait la main, sans 
se lever du tapis, la voix mourante : 

— C'est vous, mon petit Lorge? je suis à bout... 
je crois que je vais mourir. 

— Ah ! oui, la migraine ! Eh bien, je vous ap- 
porte des journaux qui vont vous la rentrer... Le 
Figaro vous a fait quinze lignes chouette... Y Eclair 
aussi, le OU Bios... tous.., tous... Les journaux 
sont pleins de vous ce matin... Tous annoncent la 
création nouvelle de l'incomparable Claudine. 

Elle se dressa très vite, tout à coup ranimée à ce 
bruit de Paris venu du dehors et fanfarant autour 
de son nom. Prenant à poignées les journaux qu'il 
lui tendait, elle se mit à lire avidement du bout du 
remuement de ses lèvres, avec la joie de la saveur 
d'un fruit dans lequel elle eût enfoncé les dents. Et 
les grands carrés de papier déployés à ses pieds, 
elle lui souriait ensuite : 

— Ah ! vrai, vrai... Ces bons amis !... Vous aviez 
raison, mon petit Lorge, je ne sens plus mon mal. 



VIII 



Tout à coup, après son vendredi des Bouffes, 
Claudine partait pour Mortefontaine avec La Pipe* 

5 



74 CLAUDINE LAMODK 

Aux cahots de la malle-poste, montées sur 
l'impériale, elles longèrent des champs, des haies 
re verdies par F avril, des dentelures légères de 
jeunes feuillées, de vieux mues. d'enclo* derrière 
lesquels les maisons ouvraient au matin* leurs 
fenêtres . 

La i-t rute, ansaite, entra le resserrement des toR», 
avec b petite vitrine encombrée de l'épicier, le aine 
tfun troquet à travers l'ouverture d'une porte, le 
panonceau de la perception des postes, prenait ni* 
air iie rue de village. Le fouet claquait l'appel,, l'at- 
telage un instant stoppait, des bras se tendaient 
vr-rs les colis extraits de la bâche. Et puis de nou- 
veau le trottinement des croupes, l'écrasement des 
caillasses sous les roues ronflant, le fleur humide 
des herbages mêlé à <k& senteurs de bois bsûié, au 
fumet musqué desbéte» derrière les échalierg. Un 
petit veut frais, dans la tiédeur d'un ciel vaporeux,. 
moiré de soleil, soufflait, leur apportait du loin 
des rumeurs,, des voix, des cornements très doux, 
ouatés lu> silence où ensuite la vie se perdait. 

Claudine, dans sa pelisse d'hiver, un châle autour 
du dou, toute vive et charmée, «l'œil aux écoutesi, 
ouvrait le frémissement de son petit nez levé, flai- 
rait la surprise et le renouveau de cette odeur de 
nature qui la grisait. 

— Tiens 1 ma vache ! s'écria-t-elle à l'apparition, 
dans les mouillures des herbes lustrées d'un pré, des 
robeb blanches d'un troupeau où» avec la pensée 



k 



CLAUDINE LAJH0UR Ï5 

de la vache de la Nicette, elle n'apercevait d'abord 
que cette seule vache, 

— Y a point de vaches» fit le conducteur en tour- 
nant la tête, c'est tous bœufs. 

— Ah ! bien. L pour, moi les bœufs, (r'est encore 
des vaches. 

Un. rappel des fragrances d'encens, à l'arôme des 
fumées de bois, s'éveilla du. lointain de sa petite 
âme d'enfant chrétienne* Il lui vint un mot teinté 
de la candeur de son ancienne foi : 

— Hein ! La Pipe,, ça sent bon le bon Dieu ici I 
En. chipotant un plat d'œufs brouillés sur un coin 

de la vaste table de l'auberge, elle s'informait en- 
suite auprès de l'hôtelier, un bon gros Flamand 
roux, si quelqu'un de la descendance de son grand- 
oncle maternel, Jérôme-Michel Housaet, existait en- 
core dans le village. 
Il ne se rappelait pas du nom. 

— Et la. petite maison à côté des Hougget?. interro- 
geait-elle. Mais oui r vojs savez bien, une maison où 
il y a une bonne vieille femme en béguin et une 
vache blanche, — une maison, ajoutait-elle d'une 
ingénuité de petite, fille demeurée à l'âge du souve- 
nir, où c'était toujours du soleil ! 

La face de potiron mûr s'écarqua dans l'étonné- 
ment d'uik grand rire lippu, faisant rebondir les 
joues. 

— J'voyons pas ça... Non, j'voyons pas ça. 
Aussitôt^ cette tournure de patois greffé sur l'ac~ 



76 CLAUDINE LAMODR 

cent d'un idiome exotique, elle levait les yeux, se 
mettait à rire, elle aussi, devant la drôlerie de l'ex- 
pression malicieuse et poupine qui, tout à coup, 
assimilait ce visage de pataud narquois à des imi- 
tations bouffes restées dans sa mémoire. 

— Ah! mon bonhomme, il faudrait venir leur, 
chanter ça là-bas... Nom d'un pétard ! quel succès ! 
C'est bien plus nature que Rouget... Au fait, vous 
ne connaissez peut-être pas Rouget, un qui fait les 
paysans ? 

Les serviettes jetées, elle s'orientait au soupçon 
confus d'une grande prairie voisine d'un bois, d'une 
prairie où, près du pont d'un ruisseau, au bout d'un 
chemin sablonneux accoté de tronçons d'arbres 
sciés, elle revoyait le chaume et la tuile du vieux 
toit resté dans sa mémoire. 

Elles suivirent d'abord les clôtures d'un parc, 
côtoyèrent des étendues de prés, et tout à coup, 
apercevant se lever au loin des chaumines der- 
rière des files d'arbres, Claudine eut un batte- 
ment de cœur. 

— C'est là ! 

Alors elles marchèrent très vite, leurs jupes à 
poignées dans leurs mains, enfonçant jusqu'aux 
chevilles dans le sable mou. 

Et à mesure qu'elles avançaient, en se retrouvant 
parmi les lignes et les clartés de ce grand paysage 
à perte de vue, la sensation d'avoir joué là les 
pieds nus au chaud des herbes, dans un friselis 



CLAUDINE LÀMOUR Ti 

d'eaux vives, un froissis de feuilles remuées, lui 
remontait du retour à cette même vaste paix 
ensoleillée du passé dans l'éternité d'un identique 
paysage. 

— Vrai... vrai... la terre, les choses qui ne pas- 
sent pas, et mourir là, avoir là quelque part sa pe- 
tite tombe ! 

Le pont enjambait toujours le lit du ruisselet. Il y 
avait au bout du chemin des troncs d'arbres. Clau- 
dine reconnut la prairie, la maison de l'oncle, la 
petite maison de la bonne vieille à la vache à 
côté; mais celle-ci n'avait plus l'air de la petite 
maison de bonheur et de vieillesse qu'elle s'étail 
figurée. 

Et pourtant c'était bien le toit, les trois fenêtres 
dans la façade, les deux marches du seuil, les ar- 
bres du verger à l'entour... L'âme seule n'y était 
Plus, l'air de songe, le prestige de lointain à travers 
lesquels la vache et la maison dans son rideau de 
▼ignés lui avaient apparu. Un mirage s'était inter- 
posé : elle s'aperçut qu'elle avait voulu voir ce 
qu'elle voyait, que ce qu'elle voyait n'était plus que 
la réalité diminutive de son rêve. 

Des larmes sincères perlèrent, elle s'écria : 

— Ah ! La Pipe ! pourquoi être venue ici ? C'était 
bien plus vivant là-bas ! 

Elle ne voulut pas aller plus loin, reprit le che- 
min de l'auberge, s'enquit de l'heure du départ de 
la malle-poste pour regagner la gare. Et au gros 



78 CLAUDINE LAM0T7R 

homme, navré pour ce séjour de trois jours qu'elle 
contremandait subitement, elle disait : 

— Ah 1 votre pays, votre pays... J'en aîî'horreur. 
Il m'a menti I 

La voiture ne partait qu'au soir. Elles'franchirent 
la grille du parc, errèrent le long des nappes d'eau, 
sous le frisson d'or des folioles. Et en marchant 
elles arrivaient à un isthme mousseux, à une langue 
de terre herbeuse entre deux étangs où, sur un lé- 
ger mamelon, un pavillon en torchis et en palan- 
çons s'érigeait. 

Alors Claudine, aux fines vibrances des vies ger- 
mant sous les gramens, aux palpitations des arté- 
rioles du sol charriant les sèves nouvelles, s'amollit. 
Toute engourdie de la paresse de cette après-midi 
d'un soleil de printemps, avec le tâtonnement lan- 
guissait de ses mains au velours tiède des herbes, 
elle Be jeta à plat ventre, resta là couchée long- 
temps. 

Elle ne pensait rJlus à son regret de la maison, ne 
pensait plus à rien, infiniment heureuse, détendue, 
de petites titillations comme des piqûres d'insectes 
au creux des paumes, regardant au frisson des lacs, 
3ous le bleuissement de l'ombre des berges, fourmil- 
eria mièvre orfèvrerie des feuillages, trembler très 
loin en des profondeurs de porche, sous des jets 
gracieux de colonnades, des lumières de ciel. Des 
chevelures d'algues aussi bougeaient, des bulles d'air 
bouillonnaient, montaient franger d'écumes d'argent 



CLAUDINE LA1M0UR 79 

te remous lourd des lentilles ;une odear ftcre, amou- 
reuse, poivrait 9m narine. 

Et tout à coup, un tourment obscur, une peine 
délicieuse de sa chair toi vint du spasme de la terre 
sous elle. EMe bâilla, «étira ses poignets au bout de 
ses bras ouverts. 

— Dis, La Pipe, toi qui as connu l'homme, cgm- 
ment c'est-y ? 

La grosse fille, d'une chaleur de sang qui, à 
quinze ans, la jetait aux étreintes des mâles, s'é- 
brisa : 

— Oh ! moi, voyez-vous, mademoiselle, je ne saia 
pas, on est toute chose, c'est comme si on mourait 
un peu. 

Claudine réfléchissait un moment, et une image 
se dessinait, une mine d'homme fier, dans la grâce 
et la tendresse des clartés. 

— Et dis-moi, comment le trouves-tu, ïtcwarès? 

— Ail pour celui-là !... 

Non, elle n'aimait pas sa télé ; fl devait avoir tué 
des femmes dans sa vie. Claudine se mît à rire : 

— Ah1 oui, c'est maman qui dit ça. 

Une fraîcheur s'envola des eaux. Elles se levèrent, 
gagnèrent la voiture à laquelle on mettait les che- 
vaux. Puis l'attelage démarra ; elles se retrouvèrent 
sur la Toute, entre les haies, les vieux murs, les 
bouquets d'arbres des champs, dans les brames 
violettes du soir. 

Claudine tout un temps ferma les yeux. Sans ef- 



80 CLAUDINE LAMOUR 

fort de nouveau le prestige s'éveillait, elle se sentit 
visitée par les images, eut la vision de la petite 
maison avec la vieille femme et la vache blanche, 
toute nette, toute proche et lointaine. 

— Et Poiron qui devait venir nous rejoindre de- 
main avec Laquem... Ce qu'ils vont me blaguer! 



IX 



Le vicomte de Xanrailles, droit, appuyé du bout 
de l'épaule au mur de la loge, en gilet blanc liseré 
de moire noire, très moderne, de claires prunelles 
d'acier dans le mordoré d'un teint de sportman 
blond, un ébourifiement de moustache pâle à ses 
lèvres pulpeuses et rouges, s'éventait avec le petit 
éventail de poche de Claudine, un éventail de papier 
rouge à quinze sous. 

Elle venait de quitter la scène, toute chaude de 
son succès de la soirée, l'haleine encore à ses joues 
de ce grand désir furieux du public qui la mangeait 
sur les planches, et, en attendant M me Jean, 
rhabilleuse, occupée chez la Brisquet, elle s'était 
jetée sur la banquette, le frisson nu de ses épaules 
enfoncé aux robes pendantes à la patère. 

De dessus le battement du papillon de gaz, l'œil 
errant aux matités poudrées de l'entrebâillure de 



CLAUDINE LAMOUR 81 

son corsage, il la regardait d'une attention de ma» 
quignon étudiant le nerf d'une béte de prix. 

— Eh bien, ma petite Claudine ? 

Les satins de l'épaule jouèrent sous la patte qui 
retenait le corsage. Elle plissa les paupières, le tint 
une minute comme rassemblé dans le resserrement 
de son mince et ironique regard. 

— Voyons, Xanrailles, vous y tenez donc bien ? 
11 remua la tête lentement, sans rien dire. 
Elle eut un sourire : 

— Eh bien ! moi, ça m'est égal... Mais faites-vous 
aimer d'abord. 

Xanrailles croisa les jambes, et toujours appuyé 
de l'épaule au mur, se balançant avec de petites os- 
cillations de son large torse sous l'habit : 

— C'est toujours la même chose ce que vous me 
dites, Claudine... Aidez-moi un peu, au moins. 

— Oh ! moi, vous savez, je n'ai pas de tempéra- 
ment... Non, vrai, ça ne me dit rien, les hommes... 
le ne suis pas p pour un sou. 

Il se détachait enfin de la muraille, arrivait ven- 
tiler à petites secousses lentes de l'éventail la moi- 
teur un peu frémissante de ses épaules, el d'une 
voix de caresse, veloutée, profonde, il lui disait : 

— Je vous assure que vous seriez très bien avec 
moi, je suis gentil... Et puis, est-ce que je ne vous 
ai pas méritée par ces quatre mois de cour? Vous 
êlez la seule femme, ma chère, qui m'ait donné le 
goût de l'attendre si longtemps.... Positivement. 

5* 



82 CLAUDINE LAMOUR 

Elle renversait à demi la tète, fermait tout à fait 
ses paupières, de l'air de suivre une idée : 

— Moi, voyez-vous, Xariraiïïes, j'ai le cœur d'une 
vachère... Je crois encore à l'amour... Oh'! je saie si 
bâte... Et comme ça, ce qu'il me faudrait, c'est cm 
petit homme que j'aimerais, oui, comme une petite 
maman, et qui serait encore plus bête que moi. 

Elle parut savourer le mot, répéta : 

— L'amour, écoutez, c'est d'être bête à deux. 

— Je vous donnerais un coupé, fit Xanrailles né- 
gligemment. 

L'admiration de sa mère pour les riches entrete- 
nues jouissant d'une voiture au mois, tout à coup 
fa musa à travers l'éclat de rire dont elle (déclinait 
l'offre, à présent réveillée de son petit songe inté- 
rieur. 

— Ah ! oui, le coupé ! c'est maman qui serait 
heureuse L.. Mais là, vrai, l'onmibus «me suffit, à 
moi, je n'ai pas d'ambition. 

— Je vous amènerais le prince de Atiran, Ifau- 
léon, de Presny, les gens de mon monda,.. >Ça tous 
lancerait. .. Vous quitteriez les JBonfiès. 

Cette fois, Claudine se révoltait.: 

— Quitter la boite 1 Ah ça, pour qui nie prenez- 
vous ? Mais je ne troquerais pas pour l'Opéra! Ah! 
écoutez ! Un petit peu que je me fiche de votre cli- 
que en gants blancs! 

Le vicomte pirouetta aur ses talons, fit trois pas, 
ennuyé, en se frappant la cuisse du bout des pa- 



CLAUDINE LAMOUR 83 

lettesde l'éventail, p«s revenant 6e camper devant 
elle : 

— Toyoas, Claudine... -y a-Wl quelque chose qui 
vous déplaise en moi ? 

— Mais pas du tout... Vous êtes charmant, vous 
êtes un homme & la mede. Hais voilà, ça me coû- 
terait trop cher... Et pour le plaisir que vous au- 
riez, Trai, vous «étiez floué... Tenez, je vais vous 
dire : c'est : la Claudine que vous voudriez vous 
payer... Oh I tout simplement... Je serais pour 
vous comme une épingle à votre cravate, un che- 
val de taxe qui fait retourner les tètes quand vous 
allez au Bois... Hais, mon<cher,<ceu'«8t pas l'amour, 
ça! 

— Ohl dit-il en riant, vous êtes hérissée comme 
•une pelote d'épingles. Je vms qu'il n'y arien à es- 
pérer pour moi, ce soir... Nous en reparlerons une 
autrefois. 

— C'est ça, oui... «Et sans rancune, hein ? dit Clau- 
dine en avançant lajnain. 

Il lui baisa les ongles, et, après un instant -: 

~~ Avec toute ma rancune, au contraire, dit-il 
sérieusement. 

■Quelqu'un gratta à ia porte. 

-— Bon ! «c'est M m# Jean ! Vous savez, je vous 
femme... Je mis trop laide en corset... Entrez !... 
Tiens, >Foiro*1 

Elle le regardait venir dans rajustement étriqué 
de son smoking à mers de soie, l'air furtif et blême 



84 CLAUDINE LAMOUR 

d'an Pierrot qui va dans le monde, avec l'inquié- 
tude fureteuse de sa mine de rat dans les maigres 
touffes en collier de sa barbe rouge de shipman. 

— Ça tombe bien, nous causions de choses ten- 
dres. Mais dis donc à Xanrailles, toi qui me con- 
nais, Poiron, qu'il n'y a pas grand comme ça de vice 
en moi. 

D'une chiquenaude, il recula jusqu'au sommet de 
sa petite caboche sèche et pointue, tout en bosses, 
son chapeau à bords cylindriques des chapelleries 
du boul' Mich'. Puis, acérant sur tous deux la taqui- 
nerie de son œil noisette aux lumières vrillantes et 
dures, aux clartés humides aussi d'enfant : 

— Peuh! fit-il, ça lui a passé. 

— Le fait est qu'autrefois... 

Elle lui jetait un regard amusé et se croisant les 
bras, hochant la tête : 

— Non, vrai, Poiron, l'étais-je assez, rosse, hein ?. .. 
J'aurais montré mon foiron aux vieux messieurs 
pour deux sous... Nous étions comme ça une dizaine 
à la Batte, petites fleurs d'égout, dans les dix à 
douze ans, et qui nous apprenions Tune à l'autre 
tout ce que nous savions... 

— Et je vous jure, milord, nous savions à peu 
près tout ce qu'il est possible de savoir, ajoutait 
Claudine en saluant Xanrailles. Il y en avait une qui 
avait déjà deux amants. Elle se couchait sur le dos 
en faisant gigotterses guibolles, et nous regardions... 
Ah ! voyez-vous, Xanrailles, tout le monde n'est pas 



CLAUDINE LAMOUR 85 

du faubourg Saint-Germain... Notre faubourg Saint- 
Germain, à nous, c'étaient les ruelles en pente où, 
du haut des escaliers, dans le chien et loup, on ri- 
golait à regarder dans les chambres des hommes se 
mettre au lit. 
L'habilleuse entrait. 

— Ah! c'est enfin vous, mâme Jean... Eh bien, 
allons-y, hein ? 

Avec le trémoussement comique de son toupet 
comme le papillon au bout de la houppe d'un clown, 
elle se tournait vivement vers le vicomte et d'un ho- 
chement de tête ponctuait : 

— C'est même tout ça qui m'a rendue à la longue 
vertueuse... Quand j'ai eu gagné mes douze ans, 
toute cette saleté m'a tourné sur le cœur, j'ai fait 
ma première communion comme une petite sainte... 
Et puis un jour j'ai rencontré Poiron, je lui posais 
les petites de ses dessins, vous savez, avec leur 
gueule de brochet et leur nez où il leur pleut de- 
dans. 

Elle tendait le bras vers l'artiste, le montrait à 
Xanrailles : 

— Celui-là? Mon père nourricier, le vrai père de 
ma vertu ! C'est lui qui m'a élevée... Il me menait 
au théâtre, dans les places à vingt sous, je chantais 
en rentrant tout le rôle. Et il me disait : — «Toi, 
vois-tu, si tu te tiens bien, tu deviendras quelque 
chose. • Je n'ai pas voulu le faire mentir, Poiron. 

Là-dessus, elle leur fermait la porte. 



86 CLAUDINE LAMODR 

M me Jean la sortait des fronçures <te *en cor- 
sage, dégrafait «a robe, et elle restait un instant à 6e 
regarder dans la glace, les épaules tentes nues, dha- 
toyées da frisson d'or du gaz, arec son petit corset 
bas qui lui venait en dessous des seins et dans lequel 
elle fourrait sa chemise en tampon. 

— Dites donc, ma petite madame Jean ! 

— Mademoiselle ? 

— Croyez-vous que j'en ai bien encore pour cinq 
ou six ans de cette peau-là ? 

L'habilleuse, toujours somnolente et qui ne riait 
jamais, plissa les yeux vers cette tihair de la glace, 
répondit gravement : 

— Je vous crois... Cest frais, pas-décati du tout. ~ 
C'est bon comme neuf... Vous arêtes pas comme îles 
autres qui forit la noce, vous ! 

— Ah "bien ! ah bien, alors... 

Elle traînait sur le mot, puis sans préciser, laissant 
flotter du vague autour de sa pensée, elle ajoutait : 

— Alors, voyez-vous, màme Jean, j'ai bien le 
temps d'attendre. 

Elle passa sa mante, coiffa sa petite capote de 
tulle d'or aux papillons de Chantilly, et allant rou- 
vrir elle-même la porte : 

— Là... C'est fait. 

Xanrailles était parti; mais Pfaffeia, le juif rose, 
frais comme un fondant, Samt-Jeam Dulac, l'ait aoké 
d'ambassade, Poiron qui causait avec Dueroiok, le 
critique dramatique du {totfoffrften, et Laquem l'aiten- 



CLAUDINE LAMOUB 87 

daient. Elle serrait les mains qu'ils avançaient, 
Poiron présentait Ducrotois : 

— Ducrotois, suffisamment connu... Voilà qu'à 
son tour il abjure le grand art pour adorer les faux 
dieux ! 

Ce Ducrotois d'abord l'avait assez vilainement 
malmenée dans un canard où il ne signait pas. Elle 
ne parut pas se souvenir, trouva tout de suite le pe- 
tit air de tête au retroussas des coins de la bouche 
dont fille savait ,payer les amitiés dévouées. 

— Vous me gâtez, monsieur. 

Ducrotois, très haut, gauche, timide, une tète de 
jeune apôtre en redingote longue, eût voulu le récit 
de ses commencements. 

C'était un esprit grave, un bûchenr tourmenté de 
scrupules et qui, la plume revêehe, sans grâce, pé- 
niblement extrayait ses articles d'une gangue déno- 
tes «t de «documents. 

— -Mais quand vous voudrez-, demain... 

1a petite truffe de Lorge, dans son énorme nœud 
de cravate, à son tour débouchait. 
— Ma chère, vous aurez une presse épatante* 
Il lui apportait deB échos de reportage, des en- 
trefilets de troisième page où, avec des fioritures, 
des chouchoutements gentils autour de son nom, on 
battait une réclame de bienvenue à sa chanson à 
lui, Lorge. 

— Ah I merci... Mais là, vrai, j'ai le trac, s'écriait 
Claudine dans unsoudain scrupule de sa probe cous- 



88 CLAUDINE LAMOUE 

cience d'artiste. Pensez donc si je m'étais blousée I 
Pfaffein et Saint* Jean Dulac s'avançaient : 

— Alors, c'est bien pour dans dix jours ? 

— Mais sans doute, fit Lorge, vous n'avez donc 
pas vu les affiches ? 

La Bourdeille, en effet, depuis trois semaines, fai- 
sait placarder sur tous les coins de Paris de grandes 
enluminures fleuries où, sous l'image de la chan- 
teuse en son décolletage long, petit à petit l'annonce 
de la chanson nouvelle passait dn vague du « pro- 
chainement » à une datation fixe. 

Frouard, un reporter dramatique du Courrier de 
Parts et qui assumait le secrétariat des Folies, arriva 
sur le mot de Lorge. 

— Hein ? il a bien fait les choses, La Bourdeille I 
Quinze cents francs de droits de timbres ; et trois 
mille francs pour le dessin de Royat ! 

Depuis qu'il était en froid avec l'olympienne Bris- 
quet, sa maîtresse, il se rapprochait par dépit de 
Claudine que cette grosse femme de fresque détes- 
tait. Et il jouait à la chanteuse romancière ce der- 
nier tour d'être auprès de la Bourdeille l'instigateur 
de la grande publicité récente de son portrait à tra- 
vers Paris. 

— Oh ! il a toujours été bon pour moi, La Bour- 
deille! fit Claudine. 

Elle se tourna vers sa petite cour. 

— Voyons, messieurs, si nous prenions Pair!... 
Moi, vous savez, j'aime rentrer à pied. 



va -a 



CLAUDINE LAMODR 89 



— Gomment ! vingt-cinq sous de poireaux en 
deux jours I Mais tu en régales donc toute la mai- 
son ! s'exclama Claudine en parcourant le cahier de 
ménage de sa mère, toute montée par l'épluchement 
des comptes de la dernière quinzaine. 

— De quoi ? fit la grosse dame. Faudrait-il pas 
que je leur-z-y demande un acquit aux marchandes 
de la rue à qui que j'achète mes poireaux ? 

Les feuillets sautaient sous la colère des doigts de 
la chanteuse. 

— Et ça ? Quarante sous pour laine, oignons, ca- 
rottes ?... Alors, nous mangeons donc de la laine 
ici? 

— Pour sûr, non, nous n'en mangeons pas... De 
la laine avec quoi que ta mère est obligée de rac- 
commoder ses vieux bas, fille dénaturée ! 

— Un carro, trois francs... M'expliqueras-tu ? 

— Mais oui, le carreau de la vitre des cabinets. 
Le cahier vola par la chambre. 

— Gomment ! trois francs pour une vitre grande 
comme la main! Mais c'est dégoûtant... Ça vaut 
dix sous ! Ah ! si tu crois qu'on me la fait, à moi ? 
Vous êtes là toutes à me carotter mon pauvre ar- 



',J0 CLAUDINE LAMOUR 

gent. Oui, toi, la Toaque, les autres, toutes, toutes ! 
On ne peut plus se fier à personne. 

— Ah ! c'est comme ça... 

31 e1 * Lamour vida dans la tasse à café de son 
déjeuner le reste du carafon d'eau-de-vie, d'une 
gorgée sécha la tasse, puis, se levant, les poings 
appuyés à la table, avec le roulement. de ses gros 
yeux dans ses joues âbrillées et molles comme «me 
écaflote d'oigwon: 

— Eh bien, je m'en irai, tu t'en sertiras comme ira 
pourras... Seulement, t'entends, Irune rembourseras 
tout fargenft que j'ai dépensé pour ton éducation. 

Dans ta gaieté qui 'tout àeoup&a prenait pour 
l'imprévu et la drôlerie de cette réclamation, Clau- 
dine oubliait son dépit, sentait monter à sa luette le 
chatouillement d'un rire qui ensuite partant allait 
éveiller la joie du perroquet grignotant des caceuet- 
les sur son trapèze. 

— Ah ! par exemple... Eh bien, c'est gentil, l'édu- 
cation que tu m'as donnée... Une roulure, un fu- 
mier de ruisseau ! 

— Petite rosse 1 Petite rosse i grasseya la voix 
de ventriloque de €oco. 

— C'est pas moi qui lui fais dire, «'écria M** La- 
mour* 

Elle eut un geste vers les providences, aUiesftateur 
de ses afflictions, le geste qui, dans leurs querelles, 
avec le remous de ses fanons, 4ai faisait jeter les 
bras au plafond. . 



CLAUDINE LAMOUB 91 

— Et «'est pour tn'entendre «dire ça que je me suis 
imposé toutes les privations !.. Mais, malheureuse, 
situ n'avais pas eu ta Avère, est-ce que tu aurais 
seulement vu le jour ? 

Des souvenirs à présent remontaient du passé 
de Claudine, une lie d'aigreurs pour l'ironie de 
cette éducation que sa mère lui reprochait et 
qui toute petite, avec le déluré précoce de son 
vice l'avait l&chée aux curiosités louches de la 
rue. 

Elle cessa de rire, *t de rencanaillement d'une 
voix de gorge où la musique de ses chansons, le fin 
vfbrement de cristal se fêla, tourna à l'enrouement 
gras des riottes de peuple : 

— Ah! tu veux ton paquet... Eh bien 1 on te 
le flanquera, ton paquet... A douze ans tu me reti- 
rais de Téccfle pour me mettre apprentie chez la 
fleuriste... Une fois, un vieux me glissait dans la 
main une pièce de cent sous, et tu savais bien pour- 
quoi c'était, et tu m'as appelée : Vache ! parce que 
j'avais jeté ses cent sous, à ce vieux, dans le ruis- 
seau... Ceàt-H pas vrai, voyons... Ah ! oui, mon 
éducation, du propre î Des taloches en guise de 
beurre ! Pas de quoi me faire un pantalon î On me 
voyait tout ! Yrai, ce n'est pas ta faute si je l'ai 
encore ! 

— Petite rosse 1 Ah ! ah 1 ah ! recommença le 
ricanement "bavard du perroquet. 

Al or s elle se retournait, prenait à deux mains 



02 CLAUDINE LAMOUR 

la cage qu'elle secouait comme une poêle à marrons, 
furieuse pour cette insulte du refrain de la 
bête que les bourrasques d'humeur de La Pipe dans 
sa cuisine lui avaient appris et qui revenait au bout 
de tous ses jacassements de gaieté. 

— Et toi, toi !... te tairas-tu, sacré animal l 
Elle s'arrêtait sur l'entrée de La Pipe venant lui 

annoncer Ducrotois. Et ce rappel du nom du criti- 
que, en la ramenant à l'art, à l'odeur de l'imprimé 
qui, pour son sens subtil, ne se séparait pas des ju- 
gements des journaux sur son compte, subitement 
l'arrachait à la vulgarité de la voix et du geste, lui 
changeait l'air renfrogné de son visage en une moue 
de plaisir, en la vivacité de la bouche et des yeux 
de la figure qu'elle avait en redevenant la Claudine 
Lamour des bons moments. 

— Fais entrer... Non, attends, donne vite un 
coup de tablier au paravent..., Vrai, ce qu'il fait 
sale ici... Et cette paire de bas de maman, fourre- 
la donc dans la corbeille... Bon, maintenant tu peux 
faire entrer. 

Très vite elle tapotait du plat de ses mains leséche- 
vettes de cheveux qui lui pendaient en travers des 
joues, assurait les boutons de son peignoir et quand 
Ducrotois, les façons gauches, avec la gène de la 
hauteur de sa taille en perche à haricots, apparais- 
sait, elle allait à lui d'un ondoiement léger du buste, 
souriante, la main ouverte, à travers le claquement 
des talons de ses mules sur les tapis! 



CLAUDINB LAMODR 93 

—C'est bien aimable à vous... Maisil faudra m'ex- 
caser. J'étudiais, je vous reçois un peu à ladiable. 

Son furetage docu menteur, sa manie de détails 
précis, tandis qu'il s'asseyait, lui tournait les yeux 
vers le reflet dans la psyché de la déroute et de 
l'encombrement de la chambre. Au mur, des ors ba- 
riolés d'écrans japonais s'épinglaient en éventail par- 
dessus des portraits photographiques la représentant 
dans le geste et le visage de son répertoire. Des 
soies de Chine chiffonnées rairaillaient en travers du 
paravent, drapaient les damas et les brocatelles 
éraillés des fauteuils. Sur la cheminée le style em- 
pire d'une pendule aux colonnes d'un monopteros 
en albâtre, dépareillé de deux candélabres en 
zinc bronzé à bobèches frisées de gros verre. Entre 
les candélabres, des vide-poches en peluche, des 
boîtes de cigarettes turques, des cornets de pralines, 
un réchaud à frisure, un vaporisateur de bazar à 
quinze. Dans le reste de la pièce, un peu partout, 
le mauvais goût d'un luxe de pacotille, étagères, 
tables-gigogne, chiffonnières, chaises-bébés, esca- 
beaux d'Alsace, bahuts en faux Boule. Au panneau 
d'une des portes, gondolait la dernière affiche de 
Royat, fixée par quatre punaises. 

Ducrotois, méthodique, avait préparé un ques- 
tionnaire auquel elle répondait d'abord rigoureuse- 
ment ; mais, petit à petit entraînée, s'emballant à 
travers l'afflux des souvenirs, elle lui racontait ses 
séances de pose chez Poiron, son mimage des soirs 



94 CLAUDINE LjLMOUE 

où il lai payait un poulailler au. théâtre, ses débuts 
chez Salsifis devant Laquerai et les amis, son succès 
au Chat Noir qui la lançait. 

— Ça y était du coup 1... Laqnem, epn> connais- 
sait Olympia, vient me prendre un matin et me dît: 
<* Lamour, noua filons pour Bougi*aL Olympia 
nousattendl» Et là-dessus nous voilà débarquant 
dfevant la grille d'une vîUay w* perron noyé aoua les 
clématites, des volières pleines droiseara* de gros 
chats jouant à travers le jardî»... On nous fait at- 
tendre dans un petit pavillon — Olympia était à 
battre son absinthe* chez le troquet. Et tout d'une fois 
nous entendons des rires, des voix._ C'était elle qui, 
avec son air de grosse mère, arrivait escortée de tout 
son bataillon de greluchonoes*.. c AA ! Ah>l te voi&v 
ma petite* me* dit-elfe.. On m'a parlé de toi... Eh 
bien, ne te gène pas, ces dames et mai serons char- 
mées de tf entendra. » En ce temps j'avais un peu 
moins lfe trac que maintenant: je tousse, j'ouvre la 
bouche et me voilà partie... Je lui dégoise les 
Bons gendarme*, Nicole* , mon petit Camim,. (a Mère 
Àngot, là, d'une haleine... Ge qu'elle» rigolaient,, les 
petites dames I Olympia, elle, ne niait pas, elle 
m'écoutait sans rien cbire.^ Eh quand j'ai eu. fini, 
elle se tourna vers les autres :: — Elle ira, la* petite I 
Un peu vert, un peu en bois encore, niais plusttard... 
Et elle se mettait ensuite à me caresser les cheveux, 
me disait : — Vois-tu, tu as déj& la misère, c'est 
bon, les meilleure* commencent par ça. Mais il te 



CLAUDINE LAMOUR (& 

manque encore du vice. Ça,, c'est la via qui le donne. 
Claudine sourit. 

— Du vice, je ne dis pas... On le met où Ton 
peut. Moi, je l'ai dans la tête. 

Puis elle reparlait Yens cette image de la grande 
chansonnière- et de ce qu'elle mêlait de la tragé- 
dienne à son art sincère et franc : 

— C'est égalyj,'étais rudement heureuse en sortant 
de là... Je ptetwais> je. disais à Laquem : — Quelle 
femme, hein ? Ah ! celle-là ferait venir du. rire et 
des larmes à des pavés... Une fois, Poiron m'avait 
menée l'entendre à l'Eldorado... Ah!, oui, un fier 
type ! Pas cabotine pour deux sous... Et quais ges- 
tes ! Un air de chanter comme sur des barri- 
cades ! 

— Oui? reprenait Claudine dans l'élan de la 
sincérité de sa passion, une chanteuse de la 
grande race! C'est notre ancienne à noua autres 
toute? L 

Ducrotois griffonnait de» note» sur son cale- 
pin qu'il appuyait ai ses genoux, très attentif à son 
rôle d'écouteur, le regard sérieux, comme détaché 
de l'agitation des mimiques et des rires à travers 
lesquels elle lui jetait ces» aspect» de la Claudine an- 
térieure. 

A la fin, voyant toujours courir sa main, elle 
s'interrompit, s'écria ew la feinte d'une passade 
de modestie malicieuse : 

— Tout ce que je vous raconte là !... Ah î excu- 



96 CLAUDINE LAMOUB 

sez-moi, il n'y a pas de bavarde comme moi quand 
je m'y mets. 

— Mais du tout, je vous assure... C'est très inté- 
ressant. 

Et après un instant, revenant à son goût des hau- 
tes classifications, en un remords pour le débraillé 
de décadence qui, avec la chanson fin-de-siècle, 
s inoculait dans la poésie et qu'après son ancien 
pontificat de critique, reniant ses dogmes austères 
de normalien, il allait consacrer par six colonnes 
de feuilleton, il insinua : 

— Quel dommage 1 Une artiste comme vous ! 
Tenez, je comprends Béranger, il savait faire le 
vers... Mais les chansonnettes de café-concert 1 De 
la gaudriole ! Pas ça de littérature 1 

— De la littérature, non, en effet, fit Claudine en 
riant. Des choses bêtes ! Mais c'est bien plus drôle, 
des choses auxquelles il faut mettre son âme et 
son esprit... Des vers de mirliton, mais de mirliton 
sur lequel on joue les variations de la vie... Moi, 
d'abord, je ne pourrais pas, je ne comprends rien 
aux grands sentiments. 

11 secouait la tête. 

— Non, vous avez beau dire, ce n'est pas la même 
chose. 

Puis d'un feuillètement rapide à travers les écri- 
tures serrées du carnet, il semblait se relire, résumer 
son impression. 

— Une artiste naturelle, oui, voilà... Ce sera mon 



CLAUDINE LAMOUR 97 

point de départ... Une artiste naturelle, hein ? Le 
mot me paraît trouvé. 

Il s'en allait, elle l'accompagnait jusqu'au palier 
et, de dessus la rampe, dans la clarté de son rire 
aux dents de petite faunesse : 

- Et pas ça de Conservatoire, vous savez ! lui 
jetait-elle. 



XI 



— Eh bien ! c'est dû propre 1 Voilà ce petit salaud 
de Roilly qui s'en mêle, lui aussi. Il n'a pas pour 
un liard de santé et il voudrait me payer comme 
s'il en avait pour cent mille. Vrai, ce qu'ils me dé- 
goûtent, les hommes ! Ça ne peut seulement pas se 
trouver cinq minutes avec une femme sans penser à 
ses dessous. 

Une attrapade avec la Brisquet, l'apparition de 
cette femme statuaire sur le seuil de sa loge et le ton 
de voix dont elle lui jetait avec le mépris froid de 
sa grande bouche : '< Quand on veut avoir une ha- 
billeuse à soi toute seule, on se paie une femme de 
chambre, » lui mettaient dans le geste un claque- 
ment d'irritabilité nerveuse. 

Elle se campa devant la psyché, fit sauter son 
corset. 

6 



98 CLAUDINE LAMOUR 

— Àh çà ! mais qu'est-ce qu'ils ont donc tous à 
être pendus après ma peau ? Une Brisquet, oui, je 
comprends... Elle en a, celle-là, pour tout un régi- 
ment... Mais moi, avec mes pauvre* petit» os>!. 

M me Lamour, qui, en lisant la Petit Journal^, arro- 
sait sa brioche, d'un verre de, vin chaud, leva ta nez, 
toussa. 

— T'agite donc pas les sangs comme ça, ma fille. 
Moi, tu sais, je pense comme toi, t'as bien le temps, 
t'es pas pressée de faire une fin... Mais tout de 
même... 

Elle soupira. 

— Yois-tu, un petit qui serait gentil et qui ne 
viendrait pas trop souvent r efc qui te laisserait libre. . . 

La petite colère qui couvait en dandine éclata 
dans un mot bourru quelle lui jetait, la bouche 
rageuse, eu se retournant brusquement et avançant 
ses épaules nues 1 sous la clarté de la lampe; 

— Toi, fiche-woi la paix, heia ? 

— Ah! bien... Ah! bien... Ce que je t'en dis, 
c'est pour ton bien... Tu- es à l'âge où il n'est pas 
trop tôt de songer à* faire sa> pelote;. Avec le temps, 
la marchandise s'avarie. Regarde la petite Liron, 
c'était tout frais, tout rose à ses vingt ansL Y a 
quelqu'un qui lui» offre de lai faire une position. 
C'est la mère Liron qui me l'a dît, je ne sais plus 
combien de cents francs par mois. Un homme très 
bien qui était dans les chocolats» Mais la petite Li- 
ron s'était amourachée quelque part, elle n'a pas. 



CLAUDINE LAMOUR 99 

•▼ouln. Et qu'est-ce qu'y est arrivé? Elle ankl 
tourné, «Ile <a épousé son type. Et puis bonsoir, pas 
de galette, la misère. Une fois, dans la rue, le vieux 
monsieur dans les chocolats -vienl à passer, elle lui 
court après... (Elle aurait bien dit oui, cette fois. 
Mais qui n*a pins reparlé -de lui faire une position ? 
C'est le «monsieur. Je tous crois, eule sentait le 
moisi, cette liron... 

M m * Lamoor trempa sa briodhe, et «ans la regar- 
der, avec son radotement de vieille femme aimant 
entendre autour d'elle le bruit de*a voix, elle disait 
à travers le mâchonnement de ses bouchées : 

— Après tout c'est ton affaire... Je ne te donne pas 
de conseils. Ton père n'était pas toujours ce qu'on 
appelle la crème des hommes. Moi aussi, j'aurais 
pu avoir des raisons de le quitter. Les occasions ne 
m'ont pas manqué... Dame ! une petite-rfille de 
général de l'Empire... Eh bien ! je n'ai jamais eu 
de regret... S*il vivait, ton père, il te dirait que j'ai 
toujours été pour l'honneur. 

Claudine attrapait le mot au vol et le lui ren- 
voyait avec la raquette d'un éclat de rire. 

— L'honneur! Ah zut ! C'est de ça que je me 
bats l'œil. 

Elle empoigna Marquise par les touffes de l'échiné, 
la hissa à son épaule, puis à mi-voix, se parlant à 
elle-même, les yeux absents : 

— Non, c'est pas tout ça... J'sais pas comment 
j'suis faite, mais ça ne me dit rien, le bien ou le 



9614U 



100 CLAUDINE LAMOUR 

mal qu'on pense de moi. Il y a autre chose... Et 
puis, être honnête... Je parie qu'il y a des tas de 
gens qui se disent : La Claudine 1 Du joli I et qui 
s'imaginent que je mène une vie de patachon... 
Xanrailles lui-même, dans les commencements... 
Mais oui, le soir qu'il fermait sur nous la porte de 
ma loge et me poussait dans un coin en me deman- 
dant : — Voyons, qui? qui? — Mais personne ! 
— Pas possible, il doit y avoir quelqu'un ! — Mais 
non, je vous dis, je suis si béte ! » Il s'est mis à 
rire : — « Ah ! elle est bien bonne, celle-là ! Et 
moi, ma chère, qui croyais que vous aviez tout le 
calendrier... Je vous demande bien humblement 
pardon. » Ça c'était gentil. Mais voilà qu'il die pour 
son cercle et crie à tout le monde : — « La Clau- 
dine, vous ne savez pas ? Eh bien, il parait qu'elle 
l'a toujours ! » C'est Saint-Jean qui me l'a répété. 
Et comme il faisait une tête et me demandait, lui 
aussi, si c'était vrai, je lui ai ri au nez : — « Mais 
oui, mon petit, et même que ça ne me démange pas 
du tout. » 

Elle restait ensuite un long temps à voluptueuse- 
ment rouler la tête dans les longues soies chaudes 
de la chatte. 



CLAUDINE LAMOUU 10i 



XII 



Chantavène maintenant arrivait deux fois le jour lui 
plaquer ses accompagnements en des recommen- 
cements de la même mesure, des reprises coup sur 
coup du motif de la chanson. Pendant des heures, 
elle filigranait l'arabesque d'un détail, s'arrêtait au 
polissage d'une facette. Mais sa mauvaise humeur 
d'artiste toujours se butait contre la pauvreté à 
son gré de la réussite. Elle se mettait à trépigner, 
battait le professeur de ses mains coléreuses. 

— Ah ! vous, Chantavène ! Vous n'êtes bon qu'à 
chaudronner pour les Saint-Claire... 

— Mais, mademoiselle, c'est pourtant bien la 
note. Je ne joue que ce qui est écrit. 

— La note ? Mais elle n'est pas sur le papier, la 
note ! Elle est là, dans mon gosier... Là, là, répé- 
tait-elle en ouvrant très large la bouche et lui mon- 
trant le rose de sa luette. C'est moi le papier à 
musique ! 

Quand enfin, de l'essai à l'infini de ses nuances 
de voix, de cette distillation graduée de l'effet, 
l'intonation juste sortait, c'était, autour de la nuque 
d'oiseau malade de Chantavène, autour de l'envo- 
lement de ses filasses en freluches, la gesticulation 
en coup de vent dont elle secouait sur lui sa joie. 

6* 



103 CLAUDINE LAMOUR 

— Vous êtes un ange, mon petit Chantavène... 
Je vais vous embrasser pour la peine. 

Et, en le renvoyant, elle lui fourrait dans les 
poches, pour les petites Chantavène, des pralines 
qu'elle prenait à poignées aux cornets de la che- 
minée. 

Les derniers jours amenaient la fatigue et le 'bri- 
sement de son corps pour ses stations prolongées 
devant la psyché où, maintenant, en un apprentis- 
sage laborieux, elle se mettait à guetter f éveil de la 
mimique et de l'attitude. 

Saint-Glaire et ht Touque 4m surprenaient une 
après-midi, si lasse de son piétinement à la mèmre 
place que, pour.se désengourdir, elle avait fini par 
se poser sur une seule jambe, l'autre relevée très 
haut sous ses jupes, dans le ^ilhouettement d'une 
cigogne perchée au bord d'une eau. 

La Touque, très douée., mais paresseuse, se fiant 
à la nature, s'émerveilla : 

— Cette Lamour ! Quelle Metteuse ! Jamais con- 
tente ! Elle voudrait faire tenir la tour Eiffel dans 
une allumette 1 

Et se campant, les poings aux hanches: 

— Vois- tu, ma petite, j'ai commencé comme toi... 
Je piochais mes rôles, j'en devenais bleue... Puis 
un jour ça m'a passé... Merci, que je me suis dit, 
pour ce qu'y comprennent ces muffles ! Et comme 
ça, à présent, j'entre en scène, le &ouiflear meeouf- 
fle, je leur fais ma petite grimace... Et ça n'en va 



CLAUDINE LAMOUR 103 

pas plus mal... Et pois, à quoi bon? Ce qu'il leur 
faut aujourd'hui, c'est des rôles de peau, leur mon- 
trer des cuieses... Tkns, Bibi, pas? Eh bien, ma 
obère, depuis qu'elle -fait l'autruche dans la ma- 
chine du CMtelet, toute nue dans son maillot, avec 
son bouquet de plumes au croupion, la recette 
monte... Et tu sais si elle est cruche, celle-là... Mais 
elle est très bien en tutu... C'est l'auteur, «Charmette, 
qui a eu l'idée. La 'pièce n'allait pas... Alors il lui a 
fait wn pôle d'autruche. 

— Hfoi, dit Sairït-*Glaire avec l'ennui de la voix 
qui, chez cette chanteuse plastique, s'accompagnait 
de l'ennui du geste, je fais du fleuret pendant «trois 
jours pour me dérouiller... Puis came vient au bout 
des mains, tout naturellement... Je n'ai pas besoin 
de chercher. 

Bien qu'elfe passât pour bote, l'artiste, dans la 
petite secousse des choses de son -métier, sortait une 
minute de son apathie d'esprit, trouvait ee mot : 

— Oui, tes gestes sortent de moi comme des idées. 

— Môme que, dans votre partie, elles «ont sur- 
tout là, vos idées, souligna de la perfidie d'un sou- 
rire le dédain de ia Touque pour toutes les musi- 
ques. 

Le dédain de Saint-Claire, du haut de sa grande 
figure maigre, se dectila supérieur ; son œil froid 
vira bous 4a saillie do son front entêté de chè- 
vre ; elle redevint la princesse de ses rôles, négli- 
gemment laissa tomber: 



104 CLAUDINE LAMOUR 

— Oh ! vous et moi, c'est autre chose, mademoi- 
selle. 

C'était, chaque fois qu'elles se rencontraient chez 
Claudine, la vieille querelle des genres, l'antinomie 
et la contradiction de Fart noble et des rythmes 
lyriques avec le drame familier, l'embourgeoi- 
sement de l'idéal à fanfares et à panaches dans 
les formes de la vie usuelle. La métempsycose des 
reines et des déesses en cette descendante d'une fa- 
mille de concierges de Lyon, en cette étrange image 
ressuscitée des mortelles langueurs d'une impéra- 
trice de Byzance, s'aheurtait à la roture des rôles 
en sabots, à toute la plèbe d'art qu'incarnait le co- 
mique de la Touque allant de la drôlerie bourrue 
des servantes de Molière aux coups de gueule des 
marmites de Méténier. 

Et, dans l'antipodie des expressions de leur art à 
toutes deux, qui finissait par leur inspirer une mu- 
tuelle antipathie, elles devenaient véritablement la 
dispute des rangs et la guerre des castes d'une 
femme élevée sur Je trône et d'une chiffonnière 
de Clichy hérissée en ses orgueils de prolétaire. 

Claudine, qui n'aimait pas ébruiter ses créations 
en les jouant devant les femmes de son métier, 
avait cessé la petite représentation de sa chanson 
qu'elle se donnait à elle-même devant la glace. 
Mais, sitôt Saint-Glaire et la Touque parties, elle 
faisait monter la concierge, appelait sa mère et La 
Pipe, et, comme devant un vrai public, se ôlyiant à 



CLAUDINE LAMOUR 105 

un miroitement de toutes les facettes du rôle, elle 
leur jouait l'inédit de cette Nicette qui, dans trois 
jours, allait faire accourir Paris. 

C'était, après ses mises au point, l'épreuve à la- 
quelle habituellement elle avait recours, se corri- 
geant d'après les impressions qu'elle éveillait, s'en 
rapportant, pour juger de l'effet, & la fraîcheur du 
sens chez ces esprits de peuple tout de suite pris par 
la sincérité des intentions. 

La Pipe, sensible, d'un cœur de bon chien, san- 
glota sur la netteté de l'imitation qui lui restitua le 
vrai de la vie d'une pauvre sœur de misère, d'une 
serve des campagnes perdue dans les abandons de 
la capitale. La concierge se passa le coin de son ta 
blier sur les yeux. 

— Mâtin, mademoiselle... Ah ! mâtin ! mâtin 1 
Faudrait avoir les sangs gelés pour ne pas pleurer à 
vous entendre. 

— Alors, ça vous plaît ? 

Elle recommençait pour Rosarès, qui arrivait la 
voir au moment où la concierge s'en allait. Il l'écouta 
religieusement, et quand elle eut fini : 

— Mais, dit-il en souriant, c'est le comble de la 
stupidité. Oui, c'est parfaitement cela. C'est tout à 
fait ce qu'il faut à la stupidité du peuple souverain. 
Tout y est, l'appel à une petite émotion à fleur de 
peau, l'hypocrisie du sentiment qui chatouille la 
fibre... la maman... la vache... Les filles qui ont du 
sang de servante dans les veines, les beaux mes- 



1C6 CLAUDINE LAM0UB 

sieurs dont les mères se sont oubliées avec leurs pa- 
lefreniers vont joliment palpiter. CFest d'une dépra- 
vation honnête et humanitaire. L-humanitarisme ! 
la grande folie des sociétés pourries, le baka 4e lait 
où se rafraîchit l'ulcère des âmes ! 

— Seulement, reprit-il sérieusement après «'être 
amusé d« dépit de Claudine pour cette douche dont 
il réfrigérait sa fod <d'wtiate, seulement irotre ait à 
vous y met du génie... Oui, ma chère, tous iferiez 
croire au tgénie de cet imbécile de Lorge. 

— Ah I viwia, Véoria-t-ielle, je vous hais... d'est 
hien la dernière fois que vous me prendrez à vons 
dire âmes machines. 

Rosarès sHnclina du grand air cérémonieux qui 
autour de lui attardait le souvenir des anciens 
hommes de cour. 

— Vous «niiez grand tort, princesse. Vous n'avez 
pas de plus fervent admirateur... Je vous admire 
jusqu'à la passion, ajouta-4-il en insistant sur le 
mot et loi donnant la signification et l'ambiguïté 
d'un sentiment qui touchait à l'amour. 

Elle l'enveloppa dans un plissement de ses pau- 
pières, sembla l'imprimer sur la malice et la curio- 
sité de sa prunelle, et, se prenant à rire : 

— Vous avez une espèce d'Âme à vous, Hosarès. 

— J'en ai même plusieurs, je vous jure, sans 
savoir laquelle est la vraie, dit-»il en riant aussi. 

L'effet, à la répétition du lendemain aux Folies, 
se modifia. L'émotion des larmes, eaeroée sur «en 



CLAUDINE LAMODR 107 

public em miniature de la veille, divergea à an plai- 
sir aigu pour la multiplicité efc la rareté des nuances 
qui variaient et animaient les tableaux vivants delà 
chanson. Il y avait) là Poiron», Laqvem» Duorotois, 
Rolliont, Fàuchard, les gros bonnets de la critique. 
La Bourdeille, en tournée pour ses champagnes* 
avait pris* l'express et arrivait aussi l'entendre, tout 
ronflant d'enthousiasme* d'une gaieté turbulente de* 
maquignon pour la grosse fin de saison qu'allait lui' 
faire la «> dernière » de* Lasnour. Celui-là, dans le 
bruit de gros sous du claquement de ses- battoir», 
dans tes salves d'applaudissement^dont il cherchait 
à allumer la critique sur ses gardes* simulait à lui 
tout seul les fièvres et les délires d'une salle. Ce fut, 
an contraire, chez? Rollion, Ducroteis et' les autres 
lundistes, un murmure discret, l'émouBtillement dé- 
licat d'un public difficile et blasé. 

Poiron, dans tes coulisses, vint lui apprendre son 
succès: 

— Tu saiB, ça y est, ils sont empoignés. 

— Mais pas du tout... Crois-tu que je» ne me rende 
pas compte... lis sont restés- empaillés. 

Elle se dépitait en artiste habituée aux foules, 
mal à Taise devant le silence dissimulateur et ré- 
colligé d'un petit auditoire augurai. 

— Oui, même Rollion, qui' m'a fait un si bel ar- 
ticle, même Ducrotois, qui est venu* me voir l'autre 
semaine... tous des lâcheurs! Ah! si je faisais 
comme les autres, si j'acceptais de coucher avec !... 



108 CLAUDINE LAMOUR 

Tien», Rollion, par exemple... Eh bien, il les prend 
dès le Conservatoire; il y en a plus de cinq cents 
qu'il a déflorées. C'est la Touque qui me l'a dit. 

— Oui, des filles comme la Touque, je ne dis 
pas... Mais la Touque, ma chère, c'est le chemin 
de fer de ceinture P 

Elle ne se rendait pas, convaincue d'une brigue 
où les journaux se liguaient, criant qu'après tout 
elle s'en fichait, qu'elle aurait pour elle le public ; 
et elle se jetait dans un fiacre dont elle baissait les 
stores, toute à son enragement, rentrait se mettre 
au lit brisée, malade de tête et de corps, disant à 
La Pipe qui lui apportait de la tisane : 

— Ah l ma petite, si tu avais vu quelles sales 
têtes... Moi, vois-tu, il me faut des âmes de bonne 
bête comme toi. 

Elle se dépita, sentit naître une rancune pour son 
endosmose de la Nicette, comme pour la trahison 
d'une amie. A travers le désintérêt et déjà l'ennui 
pour le secret divulgué de l'enfantement, maintenant 
que la création se mettait à vivre en dehors d'elle, 
elle subissait le recommencement plus âpre de ses 
doutes, la peur de n'avoir mis au monde qu'un 
avorton. Toute certitude s'en alla, elle ne sut plus ce 
qu'elle avait fait. L'image s'obscurcit, s'émoussa, 
nébuleuse, ainsi que dans un recul du passé. La 
crise retardée, la crise de l'affaiblissement de ses 
nerfs et de l'indolence de sa volonté, après le sur- 
mènement de la mise au point, uniquement laissa 



CLAUDINE LAMOUE 109 

subsister la sensation d'an grand vide, d'an peu de 
sa propre mort. 

Elle pensa à Rosaires, à Poiron. S'ils avaient été 
là, ils l'auraient remontée. Hais personne ne savait 
où perchait cet énigmatique Rosarès, ce prince d'un 
territoire de mystère et de ténèbres, et pour Poi- 
ron... Elle appela La Pipe : 

— Prends un sapin et cours à Y Américain. C'est 
son heure de l'absinthe... Dis-lui que je l'attends, 
que j'ai besoin de le voir, que je me meurs... Et s'il 
n'est pas là, va à son atelier... Mais ramène-le, il 
faut que je le voie. 

La fille, au bout d'une heure de galopées en fia- 
cre, rentrait. Elle était allée partout, elle n'avait pu 
mettre la main sur Poiron. 

Elle trouva Claudine endormie, toute raide dans 
son lit. M ma Lamour connaissait ces grands som- 
meils exténués qui finissaient ses défaillances. Les 
chambres alors autour faisaient silence ; on amor- 
tissait d'un tampon de papier le claquement du 
timbre. 

La chanteuse, après une nuit de bonne paix , 
se réveilla le lendemain légère, heureuse, rafrai- 
chie,n'ayant plus que le désir et la passion de ce 
public auquel elle allait se donner. 



110 CLAUDINB LÀMOUB 



xni 



Aux émois d'une première devant use salle de 
tous les mondes de Paris, jaillit l'imprévu d'onze 
figuline évoquant sou» sa fine roralité et ses accent 
de nature le caprice fleuri de l'aimable paetonre des 
Saxes. Ckudiae, sous un nuage de robe vert d'eau 
qui aérisait sa silhouette, Iw donnait le frémissement 
long d'une libellule, apparut la féed'illusion et l'ab- 
solue artiste qni r d'un thème insignifiant, du ba- 
nal clavier d'une chanson de café-concert, savait ti- 
rer les complexes modulations de la vie. 

Un exquis pastel se révéla, un frais décor enso- 
leillé de plein air, tamisé du gris des mélancolies, à 
travers un avoine d'humble cœur virginal. L'Mylleen 
sabots derrière la haie, la vision de paix et d'harmonie 
d'abord régnait. C'était le guilleri du moineau dans 
le verger, le rire du ruisseau sous les mousse», la 
folie des feuilléesen amour. Puis l'air se mouillait, 
une larme voilait le paysage, et des notée basses, 
comme dans la peine d'un cœur (fui s'écoute, des 
notes frileuses d'oiseau battu par l'hiver laissaient 
mourir la chanson. 

Cette voix de Claudine, spéciale, artificielle, toute 
grêle et fêlée par moments, eut des rires et des 
pleurs, 8 entrecoupa de sensibilité et d'ironie, fut la 



CLADDÎNB LAMOUR 111 

grave musique d'un chant de bassoff soulignant un 
vieux lied dfes Pardons et que moque Faaide flûtet. 
Sa mimique; en gestes* brefs, aussi varia, se ruralisa. 
Seuls, la mutinerie et l'endiafeienient do petit toupet, 
en la morphose #art, resta l'habituelle Claudine, 
comme si avec son air gavroche, sa drôlerie de 
houppe de downeese, B rechigna*à la sentimen- 
talité de la chanson. 

Toute la salle s-'éleetris»» l'aedatiM quatre fois, 
debout, lee mains moulinantes, parmr Fenvél des 
bouquets venant s'écraser à ses pieds. Xanrailles loi 
faisait passe? une corbeille de chez Labrousee, une 
ûligranure éblouissante d'orchidées e» spires sensi- 
bles et comme animales. Une gerbe de Pfeffein lui 
arrivait par le chef d*o*chest*e. Poiron et Laquem 
lui jetaient pour cent sous de noees achetées aux 
cbarodes. marchandes die la rue. Et, en s'en allant, 
elle était obligée de tes emporter à brassées, tonte 
dispaume dans l'ample» et lackrtéde-^cerftoraisons 
comme un printemps. Mais des jonchées encom- 
braient la scène, un garçon de théâtre, à qull'on 
faisait une entrée, ensuite tes ramassait. 

Elle rentrait, tombait dan» le» bras de Lorge, 
rearoée jusqu'au» larmes, souriant les yeux hwmi des 
à La BonrdeiUe, tendant les main* aux: premiers 
qui arrivaient la féliciter. A travera unextoueeur de 
brisement, use langueur presque voluptueuse, elle 
leur disait : 

— Non, vrai, je n'ai jamais eu ia frousse comme ça. 



112 CLAUDINE LAHOCB 

— Grande bête I fit Poiron. 

— Oui, je sais... Que veux-tu? Je pensais que ça 
ne serait pas sorti. Ah ! oui, qu'on est béte I 

Elle appelait l'habilleuse. 

— Vite, ma petite madame Jean, j'ai un creux à 
l'estomac. . 

— Eh bien ! ma chère, dit Xanrailles, il ne tient 
qu'à vous,.. 

Et désignant Lorge, Laquem et Poiron : 

— Si vous voulez,nou8 souperons avec ces mes- 
sieurs à la Maison Dorée. 

— Mais non... Mais non... Maman qui m'attend 
avec ses dix sous de mortadelle... 

Il insista : 

— Donnez-moi un mot, je vais le remettre à un 
cocher qui le portera. 

— Alors, c'est donc vrai ?... Eh bien, nous allons 
faire la fête... Vous savez, vous autres? Xanrailles 
nous emmène souper. . . Je me paie un plumet ce soir. . . 
Et un fameux I 

Et, dans la griserie qui lui battait la tête, redeve- 
nue la petite Claudine de la folle joie des débuts, elle 
riait, battait des mains, tournait sur elle-même, d'un 
vibrement de longue mouche dont les ailes semblaient 
friseler aux légers et lumineux tissus de sa robe. 

M 09 Jean lui souffla à l'oreille : 

— Dites donc, mademoiselle, les bouquets... La 
fleuriste est là qui vous les reprendrait pour un 
louis... Dame ! c'est payé ! 



"\ 



CLAUDINE LAMOUE 113 



XIV 



A vec sa rondeur de brave homme parlant ses 
idées sans fioritures, leur conférant dans la hâte de 
récriture quelque chose du geste de ses bras courts 
aux mains carrées et velues,le gros Rollion se laissait 
aller, dans son feuilleton du lundi, à la franchise 
du plaisir qu'après quarante ans de métier son 
esprit sans hlasement goûtait encore. 

— « Moi, vous savez, je ne regarde pas au genre. 
Je suis comme le public, je demande à être amusé 
et, si Ton m'amuse, je le dis. Èh bien I la dernière 
création de M lla Lamour m'a fait passer un soir 
tout à fait agréable. Hé ! sans doute, ce n'est pas 
la diction de M mi Agar... Quand j'étais petit, il 
m'est, arrivé de passer mes vacances à la campagne, 
chez les paysans ; de vieilles femmes chantaient à 
leur rouet. Certainement, elles n'avaient pas été au 
Conservatoire : M Ue Lamour non plus ; et il m'est re- 
venu, en l'écoutant, le souvenir des vieilles gens à 
la voix traînante, chantant dans l'âtre. Mais vous 
saisissez tout de suite la différence : ce qui est ins- 
tinct chez les gens de campague est chez elle un 



114 CLAUDINE LAMOUR 

art parfait, très appris, très su, un art où il y a au- 
tant de sa tête que de son cœur. » 

Ducrotois, en son style cubique, avec sa gravité 
d'ancien pion, regrettait l'engouement du public 
pour un genre de littérature sans dignité. « Mais, 
ajoutait-il, Claudine Lamour, dans sa dernière créa- 
tion, vient de le réhabiliter. A force de délicatesse et 
de mesure elle a su releverla trivialité du sujet. » 

— Non vrai, sonrt-ils assez pompiers! gfiécria Poi- 
ron qui parcourait les journaux en tas sur la table. 
La trivialité du sujet ! C'eat crevant ! 

Il continuait la lecture de Farticle du pondéreux 
critique. 

— Tiens, un mot... « Mademoiselle Lamour a 
montré qu'elle savait s'encanailler avec distinc- 
tion. » Ducrotois se décrotte, mais ce crottin-là 
n'est pas de son écurie. 

Il ouvrit Y Opinion : 

— Fargueâ... un poète qui met des papillotes 
à sa prose... Celui-là au moins n'est pas toujours 
un imbécile. 

Et, du bredouillement précipité d'une lecture à 
mi-voix, sautant aux dernières lignes : * 

«Claudine Lamour a créé un. genre notmean» 
Nous avons avee sa chanson la vtraie humoriste fia-- 
de-siècle. » 

Le nez de Poiron titilla. 



CLAUDINE LAHOUB 115 

— Pas mal, le Fargtreil... Eh bien, Claadi&ette, 
te voilà baptisée. C'est peut-être encore ça qui res- 
tera de tout ce fatras... Et les jeunes, les trapézistes 
de lafô-o-oorme, qu'est- oe qu'ils disent ? 

Il brassait les encres fraîches du matin, cueillait 
dans l'amas des quotidiens une revue lilas. 

« Son genre, c'est, parmi les cocasseries de 
pitres, les caricatures stupides des bouibouis, une 
fraîcheur et une simplicité de nature, le fredon 
d'un moineau de Paris évadé vers les chaumes, un 
rien de la rigolade des canotières de la Grande-Jatte 
à travers le murmure assoupi d'une berceuse, le 
clair des dents du rire de la faubourienne sous le 
brillant humide d'une larme de petite sœur de cha- 
rité. Oui, cela, et l'aristocratie d'une grande dame 
de Fart, d'une princesse de la diction, avec la 
mutinerie éveillée de la petite chanteuse des car- 
refours... Ce genre de la Claudine ? Une naïveté 
délicieusement roublarde, de l'acquis et de la spon- 
tanéité, la ressouvenance par moment, on dirait, 
des vieilles chansons de peuple au ronflement 
des navettes, des paysages chantés, très doux 
et lointains et qui, parmi le frisson des feuillages, 
à travers une voix d'un autre âge, vous reviennent 
pincer les nerfs. » 

— Épatant, ta presse ! s'émerveilla Poiron. 



116 CLAUDINE LAMOUB 

Claudine le regardait avec l'interrogation de ses 
yeux ingénus. 

— Vrai, ça y est ? Tu n'inventes pas ? C'est que, 
vois-tu, je ne sais pas comment ils font pour voir 
tout ça dans mes chansons. 

-~ Laisse donc... Tu es le ruisselet où ils pèchent 
aux métaphores. Mais ça t'est bien égal, pas vrai, 
qu'ils s'admirent à travers toi... Tout cela moud du 
bruit autour de ton nom... Leur lyrisme souffle du 
vent dans tes voiles. 

Elle ne l'écoutait plus, et d'un fin plissement des 
paupières, avec le brasillement à la prunelle d'une 
minute d'adulation pour sa gloire d'étoile, elle 
s'adonisait sincèrement dans la glace. 

— Ah ! mon petit toupet ! te voilà devenu 
grand t Qui aurait cru ? 

Puis, se reprenaut au sérieux des corvées de sa 
vie d'artiste : 

— Dis donc, Poiron... tu serais bien aimable de 
passer me commander quelques cents de cartes... Je 
leur mettrai dessus un mot gentil. 

Mais tout de suite après, elle lui jetait de sa voix 
de blague : 

— Vrai ! Ce qu'elles doivent être toutes furieuses 
après moi ! 

Cette colère des camarades l'amusait, elle était 
secouée du crépitement d'une traînée de petits 
rires qui lui pouffaient des joues et où elle voyait se 
lever Tenragement des télés, le pli mauvais des bon- 



CLAUDINE LAMOUB 117 

ches, le méprisant sursaut des épaules dont elles 
avaient l'air de dire : Cette L amour ! 

— Oui, oui, cette Lamour... Et elle vous en fera 
voir bien d'autres, tas de chipies ! 

Une délicieuse fatuité s'éveilla ; elle subit le léger 
tournement de tôte de l'idole fêtée, grisée d'accla- 
mations. Et, se laissant tomber en un fauteuil, avec 
la caresse de ses doigts à l'illusion d'un front lourd 
encore du poids de la création, elle flûta languis- 
samment : 

— Je suis lasse... Ah ! Poiron, tune sais pas, toi, 
ce que c'est que se tirer tout un monde du cerveau! 

Poiron, bourru, la rabrouia d'un haussement 
d'épaules : 

— Mais bougre de petite bête, je crois, ma pa- 
role, que tu te gobes ! 

Du coin de l'œil elle le regarda étonnée, un peu 
dépitée pour ce mot qui l'arrachait à sa pose de 
petite reine. Elle se rappela l'impertinence de cer- 
tains sourires du mystérieux Rosarès : 

— Oh ! toi, tu es comme mon prince... Pas 
moyen de se monter le bourrichon avec vous au- 
tres I 

— Tant mieux, ça t'oblige à être une fille d'es- 
prit, mon petit. 



118 CLAUDIA LÀM0UB 



XV 



De traies les écritures à propos de son dernier «ac- 
cès il neetait, comme l'avait pressenti Boiron, le 
mot de Fargueil. Et ce mot, à travers les adu- 
lations de Paris autour de la vogue de ses pom- 
pées, faisait fortune, prenait la. conosinnee brève 
d'une formule résumant le genre de talent delà 
chanteuse. 

Des journaux la clichèrent humoriste fin-de-iiè- 
cle ; elle se cristallisa dans le momentané et l'artifi- 
ciel de cette forme d'art qu'elle mettait, à la mode 
et dont s'énwusiilla le iJasonent de lasalaeité pari- 
sienne. C'était, additionnée d'un condiment de Ma» 
gue, épicée d'un léger eaïenne, la dose émotion- 
nelle qui, sur l'émouissement du eapiice d'un vient 
public, opère comme de stimulantes cantharides, 
cette nuance de libertinage sentimental qui éitéthîse 
les satiétés d'un peu de la passion des vieillards 
pour les filles doucemeat pleurantes sous les 
épreintes de leur désir. 

— Ensuite, disait Rosarès à Claudine, il n'y a 
plus que les cirques, le sang des chrétiens sous la 
dent des lions, le pantellement rouge des chairs et 
l'horreur vraiment divine, la jouissance diabolique 



CLAUDINE LAMOUR 119 

de se repaître des massacres sur lesquels on est 
obligé de s'attendrir. Oui, nia chère Claudine, c'est 
vers cela que nous allons. 

— fit, ajouta-t-il avec le mépris froid de ses yeux, 
c'est vous antres, les petites Circés qui, d'un geste 
gentil de bergère à houlette menant des moutons, 
fierez entrer les lions dans l'arène. 



XVI 



— Alors, c'est donc vrai ? 

— Quoi ? fit Lorge au-devant de qui, un journal 
au poing, elle se jetait, avec la petite colère de son 
toupet jaune trémulant de gingaois. 

— Mais lisez donc... là... là... 

Et du plat de la main frappant l'entrefilet du 
Quotidien qu'elle lui mettait sous le nez, elle regar- 
dait converger, de derrière le miroitement du bino* 
cle, ses gros yeux de myope vers l'imprimé. 

— Eh bien, mais, dit-il après avoir lu, je le sa- 
vais*.. 

— Ah ! du moment que vous le prenez ainsi ! 

— Dame ! écoutez donc... C'était inévitable. Vé- 
delet est un cochon, tout le monde sait ça... Il m'a 
pigé mon genre ; tonte sa vie il a démarqué le linge 
dits autres. 



J20 CLAUDINE IAMOUtt 

Claudine haussa les épaules. 

— Mais non, il ne s'agit pas de Védelet... Mais 
lisez donc jusqu'au bout... Cette Bluette Canon qui 
se met à m'imiter I Et à qui on fait un succès pour 
un genre que j'ai créé ! 

— Eh bien, et moi ? répliqua Lorge, gourmé. Ah 
ça ! je ne compte donc pour rien, moi?... Il me 
semble pourtant que votre succès dans notre der- 
nière me revient bien un peu, à moi aussi. 

Elle connaissait sa vanité, rusa : 

— Est-il béte ! On ne peut plus rien lui dire ! 
Et l'amadouant de la câline rie d'un sourire : 

— Mais oui, mais oui, Védelet est un cochon, 
mais j'ai bien le droit, quand je trouve la main 
d'une Bluette Canon dans mes poches, de la trou- 
ver raide. 

Lorge se détendit. ' 

— Tenez, voulez-vous que je vous dise, ma pe- 
tite Lamour ? Nous faisons école ! Mais vous savez, 
il y a entre Canon et vous la même différence qu'il 
y a entre moi et Védelet... Un garçon que j'ai 
nourri du surplus de mes dèches ! à qui je passais 
mes vieilles bottes ! A présent, il me vole mes chan- 
sons... Et il n'y a pas un article du Code pour ces 
chiperies-là l 

Elle relut : 

« La charmante divette Bluette Canon vient d'ob- 
tenir à l'Eldorado, avec la Fille aux Qk$ 9 la der- 



CLAUDINE LAMOUR 121 

nière chanson de Jean Védelet, un succès qui fait 
pâlir un peu l'étoile de la Claudine... » 

— Un peu... Ah ! heureusement i Merci/ mon 
Dieu 1 

Cette gouaillerie, elle la lançait du bout du mé- 
pris de ses lèvres ; et, tout de suite après, déchirant 
le journal et en pétrissant les morceaux, elle ren- 
voyait en boule rouler sous la table, 

— Ah 1 tenez, voilà le cas que je fais de leurs sa- 
letés I 

Lorge ne lâchait pas sa rancune contre Védelet. 

— C'est lui qui aura fait passer l'article. Ils sont 
ensemble, avec Cendron, comme cul et chemise... 
Après tout, il lui doit bien ça, à Bluette... Voilà 
trois mois qu'il mange à sa gamelle. 11 n'est pas dé- 
goûté, Védelet. 

— Mais alors, c'est donc une punaise de bidet 1 
s'indigna Claudine en mettant dans le ton de cette 
injure toute la rage qu'elle se sentait contre la 
chanteuse qui se payait les services de ce laquais de 
lettres. 

Lorge s'amusa du mot. Puis, abattant ses verres 
et les polissant avec son mouchoir : 

— Dites donc, Claudine..* Vous ne savez pas 
pourquoi je venais ? 

— Tout ce que voulez, mon petit ; mais pas de 
chanson nouvelle.,. Non, je suis trop éreintée, je ne 
pourrais pas... 



122 CLAUDINE I&UOUR 

— Mais non*.. C'est Gérardi, du Casino, qui 
m'envoie... Il voudrait vous Avoir pour la rentrée, 
il vous paierait le Pérou. 

— Mais j'ai à peu près promis à La Bourdeille... 
Lorge, en froid avec les Folies qui lésinaient sur 

ses droits, se monta. 

— Laisses donc... La Bourdeille 1 Est-ce que ça 
compte, une parole à La Bourdeille ! Mais vous ne 
savez donc pas quel homme c'est ? Vous ne savez 
donc pas ce qu'il faisait pendant la guerre ?... 11 
avait monté une petite affaire, oui, avec trois'gre- 
dins de son acabit... Et cette petite affaire, Je vous 
la donne en mille... U arrachait aux morts et aux 
blessés leurs dents, nom de Dieu! Vous m'entendez 
bien... Et ces dente de Français pêle-mêle et de 
Prussiens, il les revendait par centaines de mille à 
l'Amérique ! 

— Même que depuis ce temps, reprenait Lorge 
gravement après une pause où, tout secoué de fu- 
reur, il parut savourer la stupéfaction de Claudine, 
le commerce des dents ne va plus... Ça a fini par 
devenir d'un bon marché ridicule... Je te crois, il 
les envoyait là-bas par flottes ! Ah oui, on le con- 
naît, votre La Bourdeille ï... Affilié à la sûreté par 
là-dessus 1.., Son b.... vit de la retape des filles qui 
viennent chez lui faire des hommes, pas vrai ?... 
Eh bien ! tout le monde sait ça, c'est lui qui les si- 
gnale au bureau des mœurs et les fait foutre en 
cartes I 



CLAUDINE LAMODR 123 

— Ah, mais, c'est dégoûtant 1 

Et sur cette parole proférée négligemment, elle 
se mettait à réfléchir en se passant sur le front le 
chatouillement songeur d'un doigt. 

— Dites doac, Lorge».. Le Pérou, de Gérardi, à 
combien que ça monterait bien ? 

— 11 ne m'a riea dit... Mais là, s'il vous donnait 
trois cents du cachet, hein ? Ça serait un petit peu 
mieux que les cent halles de eette crapule de La 
Bourdeille. 

Elle. le contempla, ahurie, secouée par l'éaormité 
de la somme. 

— Trois cents L.. Mon petit Large, je quitte La 
Bourdeille. 

— Eh bien I C'est dit, je passerai voir Gtérajdi... 
Et pour le reste, il viendra, vous arrangerez cela 
ensemble. 

La porte du palier battit, ils entendirent des voix. 
M me Lamour apparut avec un air de mystère. 

— Tieiis, c'est vousLorge?... Vous dérangez donc 
pas... Dis donc, Claudine, La Bourdeille est là... 
J'étais chez la concierge quand il a passé devant la 
loge... Tiens, je me dis, qu'est-ce qu'il nous veut, 
ce particulàer4à ? Je lui cours après, il était déjà 
sur le palier... Tiens, qu'il me dit, c'est cette chère 
bonne madame Lamour... J'aurais un mot très 
pressant à dire à notre grande artiste... Alors, voilà, 
je viens te dire... 

Loi ge mit un doigt sur sa bouche. 



124 CLAUDINE LAMOUR 

— Pas un mot... 

— Pour qui me prenez- vous, mon petit? Mais là, 
vrai, ça m'embête de lui dire, à cet homme... 

— Ah ! ouatte ! 

Elle avait un petit mouvement d'épaules décidé et 
allait ouvrir elle-même à La Bourdeille qui, très 
rond, soufflant et s'épongeant avec son mouchoir, 
un gros rire à sa trogne lippue, se coulait en biais 
par la porte, subitement se pinçait les lèvres en 
apercevant Lorge. 

— Tiens, Lorge!... Ah! sapristi!... En voilà 
une veine 1 

Tous deux se serrèrent les mains avec effusion. 

— Mais oui, reprenait La Bourdeille, j'allais jus- 
tement passer chez vous... 

Et lui bourrant l'estomac : 

— Vous savez, c'est entendu... J'augmente vos 
droits... Seulement, là, vrai, pour un ami, vous 
m'assassinez... 

— Hein ! vous l'entendez ! fit Lorge en se tour- 
nant vers Claudine. 

— Oui, c'est comme je dis... Mais que voulez- 
vous? Je suis dans un de mes bons jours, je deviens 
prodigue en vieillissant... Mes enfants finiront par 
me coller un conseil judiciaire... Tenez, ma petite 
Lamour, je venais vous, parler de votre réengage- 
ment... Je ne veux plus compter avec vous, ce sera 
cent cinquante francs... Hein? Que dites-vous de 
papa La Bourdeille? 



CLAUDINE LAMOUR 125 

Il chercha dans la poche de son veston : 

— J'ai là du papier... Nous allons signer, 
Lorge recula d'un pas en fredonnant, comme pour 

paraître s'étranger du marché ; mais virant sur ses 
talons, tout à coup il regardait Claudine d'agui- 
gnettes. Elle toussa, hocha la tête, prit un air froid : 

— Ecoutez, La Bourdeille, je voudrais bien... 
Mais on me propose mieux que ça. 

— Àh ! oui, s'écria le gros homme en marchant 
avec de grands gestes par la chambre... Gérardi, 
pas vrai ? Eh bien ? je le savais, on me l'a dit tout à 
l'heure sur le boulevard. Mais Gérardi promettrait 
la lune ! Est-ce que sa commandite existe seule- 
ment? 

Il arrivait lui prendre les mains et d'une voix qui 
jouait l'émotion, avec le battement rapide de ses 
lourdes paupières sur le cramoisi des joues : 

— Voyons, mon petit, vous n'allez pas oublier 
tout ce que j'ai fait pour vous, hein? Il n'y a per- 
sonne dans Paris pour vous avoir des salles comme 
aux Folies. Et mes affiches ! Est-ce que j'ai jamais 
regardé à l'argent avec vous ? Je sais bien, on dit 
que je suis un grippe-sou... Avec les autres, possi- 
ble... On fait ses affaires comme on peut. Mais je 
viderais pour vous le fond de ma caisse. Voyons, 
hein 1 Cent cinquante, ça va-t-il ? Mon argent à 
moi n'est pas de la monnaie de singe comme l'ar- 
gent de Gérardi, c'est du vrai argent... Mais, ma 
chère, ce Gérardi, vous ne savez donc pas qu'il a 



126 GLMJDJKB LAM0UB 

sauté cinq fois déj£ 1 Vous n'auriez pas cent sous de 
sa signature... 

— Et voyons voyons, qu'est-ce qu'il lai promet, 
Gérardi ? demandait ensuite La BourdeilLe & Lorge 
avec l'effarement de ses gros caïcux apoplectiques*.. 
Dites, mon petit Lorge, qu'est-ce qu'il lui promet, 
vous qui êtes son ami, à ûérardi ? 

Lorge se défendait d'un geste. 

— Oh, moi, je ne sais pas. Trois cents, quatre 
cents... 

— Quatre cents ! c'est faux, il en a menti.- Je 
vous jure qu'il en a menti, Gérardi 1 s'exclama La 
BourdeiiLe furieux, tapant ses poings dans le vide. 
Je suis un vieux renard, moi, on ne m'en fait pas 
accroire. MaisiLJbatladèche, votre Gérardi I Voilà 
des ans qu'il joue la série à la noire 1 En retournant 
toutes ses poches, il ne trouverait pas seulement 
cent francs à vous donner ! 

Et encore une fois il prenait les mains de Clau- 
dine, tendre, peloteur, son grand rire de dents blan- 
ches ébrasant ses lèvres papelardes : 

— Eh bien, écoutez. Je me saignerai aux quatre 
veines, j'irai jusqu'à deux cents... Seize cents au 
mois! Mais c'est le prix de l'Opérai... Voyons, ça 
tient-il ? Alors signons. 

Lorge, derrière La Bourdeille, fit de la tête un si- 
gne énergique de refus. Elle espéra gagner du temps. 

— Ecoutez, je ne vous promets rien, je verrai... 
Oui, je réfléchirai. 



CLAUDINE LAMOUR 123 

Jfaîs i! insistait. Sur son masque de vieux cabot 
d'affaires^ passa. la grimace d'une comédie de déso- 
lation. Les coins de sa bouche remontèrent jus- 
qu'aux oreilles, ses paupières titillèrent sons un pin- 
cement de fausses larmes. 

— Alors, vous voulez donc ma ruine ! Mais je me 
suis endetté pour voua, ce n'est pas en deux ans 
que je pourrais me refaire !... Hein, voyons, mon 
petit, c'est-il ma ruine que vous voulez ? Faut-il 
que je crève ? Non, vrai, je ne m'attendais pas à 
celle-là... Six. mille francs d'affiches que je vous ai 
faits J 

Dans la simulation d'une passion de bonne amitié, 
nn cri subitement lui venait : 

— Eh bien ! je ne veux pas, je vous aime trop 
pour vous laisser faire une bêtise... Ce sera deux 
cent cinquante... Je vendrai mon buggy, je me met- 
trai sur la paille. Hein ? ça tient-il ? 

Claudine s'opiniâtra , demanda huit jours. Et il 
se décidait enfin à partir, après l'offre d'une avance 
d'un mois qu'il voulait régler immédiatement et 
qu'elle refusait. 

— Quelle canaille I s'écria Lorge quand ils se re- 
trouvèrent à deux. Vous l'avez vu pleurer sa misère? 
C'est toujours la même chose quand on lui demande 
de l'argent... 11 pleure des larmes grosses comme 
des pièces de cent sous, et ce sont souvent, ces 
pièces de cent sous-là, les seules dont il vous paie... 
Tenez, une fois, à dîner chez lui dans sa villa de 



1S8 CLAUDINE LAMOUB 

Bois-Colombes, il nous disait, à ce cochon de Véde- 
let et à moi, à propos de la déconfiture de Grosnier : 
« Ça ne m'étonne pas... Il n'avait pas un sou de 
dettes en lâchant son théâtre... Concevez-vous ça, 
pas un sou dé dettes 1 II avait payé tout son monde 1 
Hé, parbleu! moi aussi, je paie... mais à petites fois, 
en me faisant tirer l'oreille. Y a pas de danger qu'ils 
me plantent là, mes gaillards ! je les tiens par ce 
que je leur dois... » 

« La Bourdeille 1 un caïman qui vous mange en 
pleurant... Et cette fripouille-là, on lui connaît pour 
plus d'un million d'immeubles dans Paris, raclés sur 
ses champagnes et dans les métiers louches qu'il 
fait... On n'en finirait pas avec les histoires sur son 
compte... C'est encore lui qui se vantait à Rollion 
de ne jamais coucher avec ses pensionnaires: a Voyez- 
vous, un théâtre doit être tenu comme une mai- 
son de joie ; sinon on se ruine, on n'a plus d'auto- 
rité. Tenez, Grosnier, il les avait toutes... Oui, un 
sérail... Il tenait sa comptabilité sur sa table de nuit. 
Eh bien, elles l'ont nettoyé. » 

— Et son râtelier, hein, vociférait Lorge en un 
dernier feu de colère, vous l'avez vu ? Parbleu I il 
peut s'en payer au prix qu'il a vendu ses dents de 
Français I 



CLAUDINE LAMOUR 139 



XVII 



Claudine, à quelques jours de là, traitait avec le 
Casino. Gérardi lui payait trois cents francs le ca- 
chet, elle s'engageait à chanter deux fois la semaine, 
comme aux Folies. 

Puis La Bourdeille clôturait, elle redevenait libre ; 
mais des directeurs la réclamaient en province, des 
tournées lui étaient offertes, elle se décidait pour 
Spa, Trouville, Dinard, Aix-1 es-Bains. 

Alors, dans l'appartement de la rue Blanche, 
parmi la bousculade des meubles, le linge et les 
robes en piles sur les tables et les chaises, tous les 
tiroirs ouverts, saccagés par le fourragement des 
poings de La Pipe, commença derrière le claque- 
ment des portes le bourrage des valises et des mal- 
les. On déjeuna sur des coins de nappes obstruées 
de cartons à chapeaux, de souliers jetés à la volée, 
de paquet s de chemises, avec tout juste la place 
d'une assiette où, de la hâte des fourchettes, on pi- 
cotait un brin de nourriture au galop. M me Lamour 
fit monter le dîner d'un gargot voisin ; les repas 
s'expédiaient en bouchées courtes, rapides, en coups 
de dents négligents dont le mâchonnement se sau- 
poudrait du nuage des poussières remuées. 



ISO OLATflMNE LAMOOR 

L'ancienne misère de M^Lamour, avec ses quatre 
sous de nippes dans la rareté du mobilier de ses 
deux chambres de la rue Lepic, lui faisait perdre la 
tête parmi l'encombrement de leur richesse actuelle. 
Elle s'agitait sur place, dans un démènement comi- 
que de sa grosse personne, secouée d'impatience pour 
des besognes qui ne s'achevaient pas et qu'elle était 
obligée de recommencer, sans mémoire, oubliant 
tout à coup l'objet à la recherche dïrçpieï eHè tour- 
nait par les chambres, vidant les malles après les 
avoir comblées, fourrant an fond des armoires 'le 
tâtonnement vente éiesporags dont' ensuite elle me- 
naçait La Pîpe en l'invectivant. 

Claudine, très musarde, toute Mèche et découra- 
gée dans le désarroi de leur ménage bohème, s'éti- 
rait en de» bâiWenrents d'ennui, sans goût delà lec- 
ture ni de rien, traînant de chaise en chaise, les 
cheveux en cardées le long dfe dos, son saut-de-lit 
passé par-dessus sa chemise. De sa vie d'autrefois, 
limitée aux couraiHerres à travers Paris, avec l'ho- 
rizon d'une mince échanerure de ciel entre les hauts 
pans de maçonneries, du casanier de sa vie actuelle 
paressant après les heures de pioche en des flemmes 
anonchalies de petite parvenue, ÎW venait à présent 
le désir de s^en aller, une passion voyageuse, l'attî- 
rement de Finconnu des pays où il y a des monta*» 
gnes et de la n»r. 

Cette mer qa'eife allait enfin voir à Trouville, 
cette mer des tableaux dtt Salon battant de sesêcume* 



CLAUDINE LAMOUfi 131 

des pilotis d*estacaiâes 9 d'eflumant en vapeurs roses 
dans la couleur de coquillages des ciek, volotant en 
conques joaillées, cette meriies fhangemrnta à vue 
d'une féerie où une fois, avec Poiron, elle voyait, 
m de» remous de dos d'hommes toisant la vague, 
gondoler d'énormes toiles vertes awnnJao* le défer- 
lement des hontes, surtout l'appelait, éveillait la 
confuse^ perception d'une antérieure station au bord 
do gris bourdonnant des lots, le mirage de l'époque 
incertaine d'une autre vie où de» mélopées lentes de 
berceuses, des chantonne méats de vieilles femmes de 
la mer s'attristaient de 1« plainte éternelle des ma- 



Et, les narines frémissantes comme an vent du 
large, les paumes des mains titillées, avec le songe 
des- oscillations mélodieuses de l'immense prairie ma- 
rine, elle se* tourmentait d'analogies, restait étonnée 
d'avoir tn«ové d'instinct, à travers l'inexpérience de 
l'art de ses commencements, les lents rythmes ber- 
cent?, les longues voix tratnanbesdeB bonnes aïeules 
écoutant se lamenter Ba tristesse des eaux. 

M B * Lamour ne se souvenait de personne des 
leurs qui eût navigué ; elle se rappelait semlement 
d'an parent, lun vieil homme venu à Paris et qui 
toujours parlait d'unecete délai Bretagne où: son père 
possédait rax bateaux de péche^ où sa. mère, les nuits 
de tempête, avait tourné au cabestan. 

— Qui sait ? disait Claudine, c'est peut-être cela, 
mtpeu dn sang qui me vient de là... Ah 1 et aussi 



132 CLAUDINE IAMOUR 

cette voisine, la Bretonne, la femme du menuisier 
qui avec ses dodo-l'enfant-do de nourrice de village, 
berçait son poupard... Quand elle chantait ses vieux 
airs avec le dodelinement de son derrière sur sa chai- 
se, ça me remuait; je me disais : C'est comme du 
vent qui soufflerait par la cheminée... 

— Oui, — et se parlant à elle-même, à travers la 
remembrance de leur ancien dénûment, elle parut 
conjecturer de mystérieuses correspondances, — oui, 
le hou hou triste du vent dans le froid des chambres 
de pauvres. 

Enfin, dans la déroute de l'appartement, les chai- 
ses refoulées en tous sens, il ne régna plus que les 
six grandes malles bondées jusqu'au couvercle, six 
malles à coins de cuivre que Claudine un matin s'en 
allait acheter avenue de l'Opéra et qu'en s'asseyant 
dessus et pesant de tout leur poids, La Pipe et sa 
mère parvenaient à fermer. Comme à midi, le jour 
de leur départ, toutes trois brisées, échouées à un 
coin de table, les yeux battus, elles grignotaient leur 
dernier déjeuner, on sonna, Marthe Touque se pré- 
cipita, gondolée d'essoufflement. 

— Eh bien ! c'est donc vrai, tu t'en vas ? C'est La- 
quem qui me l'a dit l'autre soir au Rat-Mort. Tu 
comprends, je ne voulais pas te laisser partir sans 
te faire mes adieux. Et comme ça tu plantes là La 
Bourdeille? Tu passes au Casino? Ma chère/ tout le 
monde en parle. Un potin 1 

— Que que t toux? La Bourdeille voulait me 



CLAUDINE LAMOUR 133 

garder. Mais je suis superstitieuse, il m'a pris une 
frousse ! Vois-tu, il ne fait pas bon se galvauder dans 
la même boîte. 

— Et dis donc, parait que tu en vas ramasser, des 
ors !... T'as la veine, quoi l 

— Peuh ! fit Claudine, les yeux dans son assiette, 
craignant au bout de la visite une demande d'argent. 

M m * Lamour avançait la terrine de foie gras. 

— Vous savez, si le cœur vous en dit... 

Mais la Touque refusait, éboulée sur une des 
malles. 

— Non, merci... Je suis dans un de mes jours, je 
n'ai pas le goût à manger... Seulement, si tu avais 
là une larme d'eau-de-vie... Oui, et une cigarette... 
J'ai besoin de m'étourdir. 

— La Pipe ! mets donc la bouteille. 

Elle se versait un grand verre, le lampait en deux 
traits, et, la cigarette insinuée derrière l'oreille sous 
la passe de son immense capeline de paille, tout à 
coup elle se mettait à crier .* 

— Tu ne sais pas ce qui m'arri ve? Cette ordure de Bibi 
qui me plaque, crois-tu ? Ah ! ma pauvre fille, on ne 
sait plus à qui se fier... En se mettant avec moi, elle 
avait pour plus de mille francs de dettes... J'ai em- 
prunté partout, je lui ai trouvé quatre cents francs... 
Et comme elle avait mis ses robes au clou, je l'ai 
renippée... Vois-tu, c'était trop de bonheur pour moi ! 

Elle vida le reste de la bouteille ; ses veut, dans 
la graisse malsaine des joues, s'enflammèrent. 

8 



134 oiAumra IAMOUR 

— Noo , ta ne peux pa» savoir combien je r aimais, 
cette garce-làr avec ses petits airs de singe malade.. . 
J'aurais fait le truc pour la garder... Ah Hune sais 
pas } toi ! Eh bien ftgure-toi, elle me trompait ; un 
soir, elle est partie se remettre *we l'autre... Et, ma 
chère, ee qui est pis, c'est qu'elle me volait, efle me 
prenait mon argent, à mot, pour le donner et cette 
gaenuche! C'est met qui eaeçoeisl Alors, tu com- 
prends, il m'a pris-une colère 1 Quand elle est rentrée 
an bout de trois jours, je tfni battWv.. Battue, «lui ! 
Je l'aurais tuée »... Et puis, elle s'est roulée, m'a 
juré de ne plue recommencer..* Moi r quart on me 
prend par le sentiment. «.Nous avons eu quinze bons 
jours... Mais voilà qu 'avant-hier, à la éemàère du 
Ghâtelet, où elle fait son autruche, die ne rentre de 
nouveau pas. Et le lendemain, je reçois un petit 
pouieU* liens, je Ta* là. 

Elle fouillait dans la» poche de sa jupe et retirait 
un papier qu'elle Usait : 

a Ma petite maman »... Vrai ! ça me fend le cœur, 
c'était le nom dont elle m'appelait... a Ha petite 
maman, ne m'attends pas. J'ai retrouvé un ancien 
type qui me met dans mes meubles. D'ailleurs, j'en 
avais assez de cette vie. Il est temps pour moi de 
songer à une situation sérieuse. Ainsi, pardonne-moi 
et pense quelquefois à ta petite Bibi qui ne t'oubliera 
jamais».. » 

— Hein l Se mettre avee ua homme t fistae assez 



CLAUDINE LAMOUR 13a 

dégoûtant ! s'écriait- elle ensuite en chiffonnait le 
papier, la moue d'un vrai dégoût à sa large bouche 
élastique de comédienne, sa houche des coups de 
gueule qui, à la scène, lui coupaient les joues du 
serpentement d'une grosse sangsue rouge. Après tout 
ce que j'avais fait pour elle I .Après l'avoir fait en- 
gager comme autruche, elle qui n'est pas même 
héte comme une autruche, ce qui est encore de la 
bêtise sur des écbaeses ! Ah ! vrai* vrai... 

Des larmes de colère et de douleur, dans son délais- 
sement d'amour où elle s'égalait à la crise de passion 
des sexes complémentaires,. marinaient à présent ses 
petits yeux ronds comme des houles de poivre dans 
une daube. Elle disait à travers des hoquets : 

— Vois-tu, mon petit ce n'est pas tant la peau... 
Ça, c'est la bagatelle... Mais l'amour ! On se donne, 
on croit qu'on va s'aimer toujours,^ puis-., etpuis... 

Elle passa la main sur la mouillure de ses joues et 
d'une voix de regret qui lui montait du désenchan- 
tement de toutes ses passades de tendresse : 

— Moi, j'étais faite pour être sœur de charké.,. 
Oui, faire de la charpie, frôler de la caresse des 
mains de pauvres corps.,, ça n'empêche pas de rigoler 
uupeu. 

La drôlerie de cette cornette de religieuse en coup 
de vent sur sa folle caboche de pe'ehé, amusa Claudine. 

— Je t'assure, je te ne vois pas en béguiu. 

— Va ! va ! je les aurais joliment dorlotés, mes 
malades... 



136 CLAUDINE IAMOUR 

Et toute remuée encore de sa peine, l'entour des 
yeux bouffi, elle retirait la cigarette de derrière son 
oreille, l'écrasait sous son pouce mangé de nicotine, 
allait à la cuisine chercher une allumette. 

— Vous savez, ma belle, nous partons à trois 
heures. Et voilà qu'une heure sonne... Avec vos ja- 
botages... 

La voix partait de la chambre voisine où M** 
Lamonr se faisait serrer par La Pipe les cordons de 
son corset. 

— Comment ! vous êtes donc de la partie, ma 
petite madame Lamour? 

— Allez, je ne m'en vante pas... Si jamais nous 
revenons entiers àt là-bas... Des pays de sauvages, 
paraît. Mais faut bien gagner nos argents. 

La Touque se leva. 

— Eh bien, je fiche mon camp, j* vas tâcher de 
m 'acheter une conduite, ça n'est pas trop tôt... Non, 
vrai, l'amour ne me dit plus rien à présent. 

Elles s'attardaient un instant dans l'antichambre 
et Claudine lui demandait : 

— Et toi, qu'est-ce que tu fais ? 

— Oh! moi! je vais me mettre à rouler... Une 
tournée... Des pannes! Ah! vois-tu, dans notre 
sacré métier. . , Si seulement je pouvais mettre la main 
sur un vieux monsieur seul ! Et qui me coucherait 
sur son testament ! 

De ses larges paumes courtes aux rides de la peau 
réticulées comme de la baudruche et coupées 



CLAUDINE LÀMOUR 137 

de l'entaillure profonde des ramuscules de l'arbre 
de vie, elle frappa ses gros seins. 

— Ah ! on ne sait pas ce qu'il y a sous cette 
couenne... J'ai un cœur comme un tambour. 

Puis, sur le seuil, reprise à sa folie: 

— Mais là, tout de môme, hein, cette Bibi ? Quelle 
gouape I Moi qui l'aimais comme mes petits boyaux 1 



XVIII 



Poiron, à l'égratignure des petites pattes de mou- 
che de l'enveloppe, griffées comme de la pointe d'une 
épingle, reconnaissait l'écriture de Claudine. 

a Une drôle de petite ville, ce Spa, et qui a l'air 
d'être peinte avec la couleur et le vernis qu'ils met- 
tent à leurs bottes, une miniature joliment enlumi- 
née où, tous les matins, on fait des papillotes aux 
arbres, où de petits torrents lessivent des paysages 
gentils, des réductions Colas de rochers, sur des 
fonds de cailloux roses comme des fondants, une 
nature où il fait toujours dimanche avec à toutes les 
fenêtres des têtes de toutes les nations du monde. 

« Ça m'a beaucoup amusée, je t'assure. Et avec 
ça, un succès! Un succès à m'en faire perdre la 
tète si ma petite tête, toute folle que tu la crois, 
n'était pas passablement calée sur mes épaules. Je 

8* 



138 CLACWNE LAMOUR 

trouve tous les jours dans mon courrier des poulets 
de princes russes qui mettent à mes pieds leur cœur 
enrichi de roubles et de diamants. Ça va me com- 
pléter ma collection d'autographes. 

» Xanrailles aussi est ici, il a demandé à venir 
me voir à i'héteL Soi* tranquille, ee n'est pas comme 
avec toi, je «tûs toujours habillée quand il vient, fit 
puis, maman fait la garde, un vrai chien de berger, 
car Xanrailles à présent n'est plus un assez gros 
monsieur pour elle, elle s'est mise en tête que mon 
homme brun a quelque part un trône, un vrai. 

« Oh ! cette maman ! Figure-toi qu'elle va tous 
les matins à l'église, .elle qui, à Paris, n'y allait ja- 
mais ; elfe prie te bon Dieu de la faire gagner au 
jeu. Et tu sais, on joue un jeu d'Infor ici! L'après- 
midi, nous allons au Casino, elle m'emprunte des 
pièces de cent sous qu'elle met «or le tapies elle a 
gagné et perdu, perdu et g*g»é, ça lui a lait deux 
ceato franee au total qu'elle a fourrés dans se* vieux 
bas pour «ee petites douceurs de Parie. Moi |e 
chute encore deux fols, pais je aie pour Trouviile. 
C'est égaL, tu me manques bien, mon petit Poîroa... 
Pourquoi ne viensntu pas ? H y a 4e bien bennes têtes 
en marmelade de vieux gâtera; et ce que les petites 
canes à marier dams les grands prix de vertu font ici 
la retape L .. C'est affligeant peur ma vdeiile-fiilerie. » 

Poiroo ensuite par les journaux apprenait son 
arrivée à Binard, les pluies de bouquets et tes rap* 



pels de fies triomphas d'humoriste fin-de-sièeie. 
Un matin, la petite écritaœ en coup* de griffa» 
lui revenait,, son joli rire Mag<ueur peohé des taches 
d'eaere dont toujours elle se barbouillait les doigte 
en écrivant. 

« Mo» petit Boâreft» c\est<e»core moi. Je sam la 
ooquehiohe des-geBStd'ici. Non, vrai, «ça prend dûs 
proportions ! Je vais -être obligée de mettre mes 
calottes doubles, de peur d'accident. /Quel dommage 
que Dmardsoilsi petit ! Je méfierais «amener en voi- 
ture chez moi le soir, et o» me deteltesait comme 
SarakJ Et voilà que les dames, les grandes* s'en 
mêlent ! Je ne devais chanter qu'oae fois ; elles 
m'ont offert de me payer des cachets supplémen- 
taires... La haronne d'Effraa.ges, surtout, une petite 
vieille des contes de fées, et qui sautille sur une 
canne, avec des yeux de péché mortel... Elle m'a 
présentée l'autre jour à toute sa hande,. tout un 
armoriai de comtesses et de marquises. Il fallait les 
entendre.** « Dites donc! mademoiselle, je compte sur 
vous cet hiver... » EUes veuleat toutes oa'avoirchez 
elles à Paris pour leurs fêtes. J'ai fait ma Sophie, 
j'étais très à l'aise, je bavardais comme une pie. Et 
tu sais, les mots qui me venaient, je les ai lâchés 
comme ça me venait. Ça les a beaucoup amusées. 

» Maintenant, si tu veux des détails psychologi- 
ques (comment ça s'écrit-il ?) je te dirai que je 
commence un petit peu à m'embêter, l'idole a la 



140 CLAUDINE LAMOUB 

nostalgie de Paris. La mer, vois-tu, c'est très beau, 
mais avec le tas de caleçons qu'on y voit, ça res- 
semble trop à un lavoir public. Il faut, pour bien 
en jouir, descendre dans les terres et cesser de 
l'apercevoir... 

« L'autre jour, avec ce croûtard de Passelecq, 
comme tu l'appelles, nous avons poussé une pointe 
dans les villages. Ah ! mon cher, c'est ça du vrai 
peuple, des vieux repéchés des naufrages, de grands 
fantômes de vieilles chantant au rouet. Je me suis 
admirée à travers l'air de voix lon-lan-laire dont 
elles vous chantent leurs complaintes. Mais tout de 
même c'est mieux, elles ne chantent pas pour des 
pièces de cent sous, celles-là ! Elles chantent comme 
elles vivent et comme elles meurent. J'étais très 
émue, je t'assure, j'étais chez elles comme à 
l'école... Ça me fera des effets quand Lorge m'ap- 
portera quelque chose. 

» Et Marquise, et Marousse, et Trilby, dis, mon 
petit Poiron, ne font-elles pas trop de crottes chez 
toi ? Tu serais bien gentil en passant prendre des 
nouvelles de Coco chez ma concierge. Nous par- 
tons pour Aix dans six jours. » 

» Ta vieillb Claudine. » 

» P. S. — L'homme brun qui- doit m'asseoir sur 
son trône, un vrai, n'a pas encore montré le bout 
de son nez. Maman m'assure que ce sera pour Aix. » 



CLAUDINE LAMOUE 141 



XIX 

— Mais, non, on n'en a jamais trop, de la cou- 
leur locale. Moi, d'abord, ça Ta me monter, ça me 
rappellera mes courses de là bas au pays des 
aïeules... Tiens, pour cent sous ce rouet... Ah ! mon 
cher, dire que depuis plus d'un siècle la toile des 
berceaux et des linceuls a été filée là-dessus 
au ronron des petites chansons... Où sont-elles, les 
mères-grands de mon vieux rouet? 

Par dessus le déballement des coffres, dans l'an- 
cien désordre du départ, avec une ouate de moisis- 
sure à la fermentation de la terrine de foie gra? 
restée sur la table, le tourbillon du geste de ses 
longs bras désigna à Poiron les emplettes de son 
séjour à la mer, un raccolement de choses dépa- 
reillées et vétustés, patinées de la fumée des àtres, 
usées au contact d'une humanité humble, le rouet, 
une saunière festonnée au couteau, an petit navire 
d'ex-voto, des chandeliers en bois, un coquemar, 
une lampe à bec, une mante et des coiffes de femme, 
des bijoux d'argent filigrane. 

— Ah ! Poiron, si«je l'avais laissée faire, elle au- 
rait acheté jusqu'aux punaises ! s'écria M m * Lamour, 
tassée dans son fauteuil à oreillères, les trois chattes 
en boule sur ses genoux. 



142 CLAUDINE LàMOUB 

— Va donc, maman, on sait bien que ta n'aimes 
que l'acajou, toi ! 

Et Claudine, sur le mépris de ce mot pour le goût 
du battant neuf de sa mère, se mettait à tirer d'une 
des malles une couronne de feuilles d'or, une coupe 
en cristal de roche, une pendule* un-éeri» d'où .elle 
sortait une branche d'églaotioe en diamants. 

— Tout ça, des cadeaux ! Qu'en dis~tu,.mon petit 
Poiron? Tiens, aette coupe, pas? C'est pwr un con- 
cert de charité, «a coup de mer qui a**it emporté 
dix hommes d'un village. J'aieha»té, le mains est 
venu h l'hôtel arec ses adjoiats L~ ils pleuraient <en 
me disant : « Mademoiselle, ga*dez ça en T&Që&àa- 
ment deyoUfcfcoaneeeav*».*. » A Spa, les afcon- 
nés m'ont donné la branche..» #mtil, beîa? Et il en 
pleuvait des cadeaux jusqi*e chez, h portier de 
l'hôtel... Cette: pendule, figure-toi, eh bien, je l'ai 
trouvée un soir en centrant, avee «se carte où il 
n'y avait que ce mot: « D'un de vos admirateurs ». 
Ça m'a fait rêver- 

Elle s'appuyait des «poignets à la table devant 
Poiron, et, avec das petits mouvements de tête dont 
elle semblait battre la mesure dft ses souveaira, les 
yeux retournée aux vittos <éu voyage, elle disait 
d'une voix lente : 

— Ah ! mon ami, quais soi** ! Si tu «v&ispu voir 
ta petite daudioe ! c'était du délire i .*. Une fois à 
Air, en me touchant, ça m'est «parti, 4e la joie, du 
bonheur, de Ténervement, jie ne «sais pas, et je me 



CLAUDINE LAMOUB 143 

set» mise à brâùre comme un veau. No», je n'en 
pouvais plus, c'était bon comme une peine qui fe- 
rait rire. 

— Et tout 4e môme, ce que je sais conteste d'être 
revenae, disait, lamioate suivante, avec l'allume- 
ment d'une moite de gaieté, la soudaine Claudine 
de ses farandoles d'bomear et de pensée... Non, 
vrai, j>'en avais assez, ça tournait à la scie. De- 
mande à maman comme je me suis peachée à la 
portière en apercevant dans le soir le gaz de Paris. 
J'ai agité mon mouchoir comme s'il y avait eu là, 
dans tout ce noir,, des visages d'amis qui m'atten- 
daient. Maman et La Pipe sont parties en avant, avec 
les trois voitures de nos bagages. Et moi, j'ai voulu 
rentrer à pied, j'étais éreintée, mais ça m'était bien 
égal. J'ai marché devant moi, j'aspirais à plein nez 
les odeurs de mon Paris. Je me disais : Même souf- 
frir ici, c'est encore du bonheur. Vois-tu, Poiron, 
ça ne peut pas se dire, ces choses-là ! 

— Oui,, fit ce Parisien endurci de Poiron. Un jour 
je suis parti pour Enghien avec l'idée d'y prendre 
des bains de mer. C'était Villenewe qui m'invitait à 
venir passer quinze jours, chez lui,, au bord du. lac. 
Eh bien ! le soir même v j£ rentrais prendre mon 
absinthe à V Américain. 

M°" Lamoor, engourdie de béatitude dans ses 
capitons, entrouvrit une paupière. 

— Poiroxihest comme moi... Si c'était pas qu'on 
trouve là-bas des gens de son monde à qui qu'on 



U4 CLAUDINE LAMOUR 

peut causer, on n'y resterait pas vingt-quatre heu- 
res. 

Claudine allait prendre ses trois chattes au giron 
de sa mère et, couchée de son long sur le tapis, en 
travers des paquets de linge évacués des malles, les 
roulait de la camaraderie de ses mains joueuses, 
fourrageait leur toison de gros manchons vivants. 

— Ah ! m'amourettes ! m'amourettes ! C'est fini, 
on ne se quittera plus, mes mimis... 

Puis ce fut l'invite d'un sourire avec lequel vive- 
ment elle se dressait sur les genoux et disait à Poiron : 

— Dis 1 veux-tu me mener manger une friture à 
Auteuil? 



XX 



Son répertoire des Folies, elle l'emportait à la 
réouverture du Casino. 

L'androgyne silhouette moulée au collant de ses 
fourreaux d'une nuance variant du vert libellule au 
vert caïman des kakémonos, la drôlerie de son air 
de clownesse anglaise aux nudités de chair coupées 
du noir des longs gants, au front cime du petit cas- 
que de flamme, tout de suite retrouvait dans le dé- 
cor rouge de ce music-hall les délires des soirs de 
Rochechouart. 



CLAUDINE LAMOUR 145 

La gène de l'inconnu d'une salle nouvelle d'abord 
subsista, la troublant, la faisant entrer tonte émue» 
déroutée par l'inhabituel des optiques. Mais bientôt 
elle se familiarisait avec le recul de la fin des fau- 
teuils sous l'ombre de la galerie, le grand trou c'air 
par-dessus Pévidement de cette galerie circulaire, 
les vibrations froides, les scintillements de micas et 
de gel de la nappe électrique dardée des capsules 
en bouquets. 

Un bleuissement pâle de minuit de lune, le glis- 
sement d'un éclairage égal, très doux, comme les 
transparences d'une eau épandue, allégeait le feu- 
trage foncé des rangs de loges du rez-de-chaussée, 
violaçait les velours rouges des fauteuils d'un ton 
d'aubergine, dans le haut verdissait l'or pâle des 
arabesques da fond de la galerie et du plafond. 

Et là-dessous, en le frêle et le cassant d'une lu- 
mière de cristal de roche, le découpage net des 
têtes, le bleu polaire des petites ombres portées 
coulant sur les peaux, le miroitement glacé des cal- 
vities parmi l'outre-mer du noir décomposé des ha- 
bits, les prismes joueurs et le chatoyé des robes de 
femmes. Elle s'habitua à revoir aux mêmes places, 
avec le raccourci de l'assiette des corps, des figures 
qu'elle finissait par reconnaître de l'imperceptible 
glissement de ses yeux, comme les touches et la 
bariolure des pochons de couleur d'un tableau. 

Là-bas, aux Folies, après les fauteuils des pre- 
miers rangs, le tassement des spectateurs autour des 

9 



140 CLAUDINE LAMOUR 

petites tables rondes rendait plus matériellement 
sensibles l'oscillation et la densité des grandes 
affluences. Le regard de Claudine, en entrant, se 
portait là, jouait comme aux creux et aux soufflures 
d'une houle, s'amusait de l'air de remous qui, dans 
ce fond de salle agitée, battait les têtes. 

toi contraire, le plan géométrique du Casino» 
l'alignement jusqu'au bout des rangées de fauteuils 
comme dans un vrai théâtre, la refroidissaient, avec 
leur parquement clairsemé de public, l'ondulation 
par files de la pâleur électrique des visages. Le 
pourtour du promenoir autour des loges, en mas- 
sant tout à coup des épaisseurs compactes de 
têtes, ensuite lui restituait la sensation du remue- 
ment d'une foule qu'elle éprouvait aux Folies. 

Une partie de son auditoire des Folies seulement 
la suivait dans ce déménagement de sa bruyante 
célébrité ; mais il lui arrivait, par compensation, 
dans ce théâtre de bel air qui ne sentait plus le fau- 
bourg, une clientèle toute neuve, la fleur de la 
haute gomme, le rire peint des grandes cythéréen- 
nes, le battement amusé des mains des femmes du 
monde. 

La vieille baronne d'Effrangés mettait à la mode 
les vendredis de la Claudine. Ces soirs-là, le boule- 
vard montait en mabse, une queue d'équipages 
s' alignait jusqu'au bas de la rue, la salle prenait un 
aspect de gala, tous les hommes en frac, les fau- 
teuils découpant un damier de blanc et de noir, avec 



CLAUDINE IAMOUR 147 

la cerclure d'or des lorgnettes en tous sens, le mi- 
roitement des faces à main à la curiosité des visa- 
ges. 

On arrivait an peu avant dix heures, dans le cla- 
quement des gifles et des coups de pied au cul 
d'une fin d'agile clownerie, dans les râclements 
d'une estudiantina en bas et capes noirs, aigrement 
gultarisant, pinçant les cordes en de frénétiques 
bouillonnements de manchettes à dentelles comme 
des écumes de crèmes fouettées, ou bien dans une 
farce de duettises nègres aux mufles camards sous 
des chapeaux en tuyaux de poêle. Ces bouffonneries 
et ces musiques, ces spasmes hilares se perdaient 
dans le tumultûment des entrées, le coup sec de la 
fermeture des loges, le froissis des étoffes, les grêles 
caquetages féminins piqués sur le bourdonnement 
sourd des voix d'hommes. 

Puis le rideau, sur une claque sans chaleur qui 
faisait revenir dans une salve mourante les artistes, 
le rideau-affiche aux lettres nonciales et aux vi- 
gnettes d'annonces, se baissait, un brouhaha d'en- 
tr acte s'interposait, préparait à l'attente de l'étoile. 
Claudine, en achevant de boutonner ses gants, vite 
habillée à présent qu'elle se payait les services 
d'une femme de chambre doublant La Pipe, réser- 
vée aux corvées ménagères, arrivait coller l'œil au 
treillis du rideau. 

Tout à coup, les trois gros coups résonnaient 
comme un pas dans la coulisse, répétés par le bâton 



148 CLAUDINE LAMOU& 

du chef toupillant sur son haut siège pour faire face 
à la scène. Un grésillonnement du timbre ensuite 
faisait se lever le rideau, les archets, les cuivres et 
lq, batterie partaient, attaquaient la ritournelle. Sur 
l'éclairement d'un décor de paysage vert, le mi- 
rage joli d'une nuit deBergame,dans un pluvinement 
de lune versé par les projections des cintres, éclatait 
la petite huppe de perruche. 

Une minute, la peinture framboisée du sourire, 
dans le bleuté du blane des joues sous les ondes 
électriques, se penchait, dominait les mains tendues 
comme des cymbales au bout des bras. Puis les 
longs gants noirs se décroisaient: la tête sur le côté, 
elle battait le petit mouvement bref dont elle com- 
mençait ses chansons. 

La nuance de l'admiration, avec le changement 
du public, avait varié. La sentimentale et mièvre Ni- 
cette qui, aux Folies, enlevait un public dans les 
prix doux, chatouillait médiocrement cette assis» 
tance sélect, d'un blasement auquel il fallait des 
épices relevées. Elle s'était décidée à modifier l'or- 
dre de ses numéros, débutait par la dernière de 
Lorge, leur vidait ensuite les poivres et les curris 
d'un répertoire plus fermenté. 

Et c'était comme là-bas, après le couplet final, la 
même moue charmée et gamine dont elle revenait 
en scène, le petit frisson pâmé des fauteuils au re- 
commencement des ritournelles, un grand silence 
ensuite autour de l'air de tête décidé dont elle se 



CLAUDINE LAMOUR 149 

campait sous l'émoi de sa houppe jaune verdissant 
aux électrophores, ses gants noirs plaqués de lui- 
sants bleus, avec le mince tordion bleu de son om- 
bre derrière elle sur la clarté dure des planches. 

Le rideau retombé, elle trouvait dans sa loge, en 
rentrant, des bouquets, des cartes, des sachets si- 
gnés Pihan et Marquis, que tous les vendredis, 
M m * d'Effrangés et ses amis lui faisaient passer. Et, 
en se laissant déshabiller, la peau frôlée par les 
doigts agiles de Rosine, la femme de chambre, elle 
se mettait à croquer des pralines, tendait les cor- 
nets glacés à Lorge, à Poiron, à Pfaffein qui, pour 
se ménager rentrée des coulisses, avait pris une 
part dans la commandite de Gérardi. 

Ce gros juif rose, depuis que Xanrailles, dépité, 
s'en était allé faire un tour en Orient, activait au- 
près d'elle une cour obséquieuse et tenace, aux 
sourires humbles, au chuintement d'un jargon 
de Francfort, à travers lequel un soir, lui aussi, 
comme Xanrailles, se risquait à lui offrir « eun be- 
dide coupé ». 



XX 



— Tiens ! Claudine ' 

C'était la Touque dans l'étouffement d'une après- 



150 CLAUDINE LAMOUK 

midi de mise en vente du Louvre» parmi le pillage 
des rayons où, tout à coup pincée d'une de ses cri- 
ses d'emplettes, avec le farfouillement de ses gants 
à travers les tas, la chanteuse débouchait, un petit 
feu aux joues, toute chaude de la joie des « occa- 
sions » qui lui vidaient son porte-monnaie. 

— Ah ! toi ! 

— Oui, j'étais venue. Des cravates... une canne... 

Claudine questionnait d'un haussement de sour- 
cils étonné. Plus bas alors, gênée, avec un tremblo- 
tement des paupières, sans la regarder, la Touque 
chuchotait : 

— C'est vrai, tu ne sais pas... Eh bien, j'ai un 
amant... Un petit, le fils de ma concierge... Alors 
tu comprends... Mais oui, je lui ai promis une canne 
et des cravates. 

— Ah bien, merci 1 Et ton ancienne tendresse ? 
Et Bibi ? 

Une colère surenfla le ballonnement blet de ses 
joues fibriliées de coupe-rose, troussa méchamment 
les coins de sa bouche. 

— Oh I celle-là î Elle a lâché son type et s'est re- 
mise avec sa roulure... Vrai ! Ça m'a dégoûtée pour 
toujours des femmes ! Je me console avec les 
hommes... 

— Tiens, reprit-elle en tournoyant dans un re- 
mous de foule, regarde, il est là. 

Et, toute heureuse., en un changement à vue de 
son visage dé grosse cuisinière sensuelle, l'œil hu- 



CLAUDINE LAMOUB 151 

mide, ses lourdes lippes ouvertes comme des gous- 
ses, elle désignait un blondin, une figure longuette 
et maladive de collégien vicieux qui, en veston, une 
casquette à galon d'or sur ses yeux bleu-de-lin à 
cils blancs, considérait le rayon des cravates. 

— Est-il mignon, hein ! Je gosse ?... Une vraie 
fille... Naturellement, la mère ne sait rien, nous 
avons des rendez-vous en ville... Et la nuit, je 
monte à sa chambre... Avec ça, d'une fidélité ! Y a 
pas de danger qu'il me trompe jamais, celui-là l... 
Enfin, quoi ! je suis heureuse, c'est la première fois 
que j'aime vraiment quelqu'un. 

Claudine s'égaya. 

— Tu les prends donc en nourrice à présent ? 

— Ma chère, je t'assure, c'est le bon âge... Je le 
forme.. Il aura fini ses classes dans six mois... Et 
comme ça, quand il est bien gentil, je lui fais mon 
petit cadeau... Tiens I le voiB-tu comme il te relu* 
que du bout de l'œil ?... Il te connaît, va, il a vu ton 
portrait chez moi, je lui ai promis de le mener t'en- 
tendre... Mais, je t'en prie, ma petite Claudine, ne 
le regarde pas trop, ça me rendrait jalouse. 

En l'attirant par le bras, elle l'obligeait à tourner 
le dos au petit homme qu'elle continuait à surveiller 
d'un regard attentif» Une grande fille brune, l'air 
hardi et rusé, des paquets dans les bras, restait 
plantée à un pas et les observait. 

— Ma femme de chambre, fit Claudine. 
-Ah î 



152 CLAUDINE LAMODR 

Le noir d'une minute d'envie pour le bonheur 
d'une camarade brouilla les petites prunelles rondes 
de Marthe Touque. 

— C'est vrai, te voilà lancée dans les grands prix, 
toi !.. C'est pas comme moi, j'ai fait cent francs de 
toute ma saison... Ajoute que Cabriol, avec qui nous 
faisions la tournée, m'a posé un lapin de deux 
louis... Et mon gargotier qui parle de me sai- 
sir! 

Des coudes, de gros ventres de femmes, dans le 
pétulant courant de la travée, les bousculaient, elles 
se reculèrent de quelques pas derrière un comptoir. 
Mais, tout à coup, le mépris d'une grande femme 
aux yeux froids se leva de dessus un lot d'étoffes 
qu'elle brassait de ses poignets cerclés de bracelets. 

Elles reconnurent Bluette Canon. 

— L'as-tu vue, hein ? fit Claudine. Elle me vole 
mon genre et ça vous toise ! Quel chausson ! 

Et une hargne de fille du peuple lui passant subi- 
tement en mots crus à travers sa distinction d'artiste 
fine, elle tendait le cou, criait : 

— On sait bien son prix à celle-là... Tout le inonde 
l'a sans chemise pour cinq louis... Et cette peau- 
là a trois enfants, ma chère I 

— Tiens, c'est vrai, à propos- ! s'exclama la Tou- 
que avec l'air de malice d'un coup droit qu'elle por- 
tait à r amour-propre de Claudine. La Bourdeille 
l'engage aux Folies... Il est furieux contre toi, La 
Bourdeille, il se venge en lui faisant le double des 



CLAUDINE LAMOUE 153 

affiches qu'il t'a faites... C'est Védelet qui me Ta dit. 

— Eh bien, c'est du propre ! 

Quelqu'un passa, salua d'un grand coup de cha- 
peau. 

— Tu le connais donc ? s'écria la Touque. Le 
prince de Trou... trou... ça finit par un ki... un am- 
bassadeur,, ma chère. 

— Mais non... Seulement, ça ne m'étonne pas... 
Y a maintenant des tas de gens qui me saluent dans 
la rue et que j'ai seulement jamais vus... Alors, 
comme ça, cette Canon... 

Elle enleva des mains de la femme de chambre 
une boite dont elle faisait sauter le couvercle. 

— Tiens... Quand elle aura comme moi ses por- 
traits sur du savon, la Canon, je cesserai de l'ap- 
peler un sabot. 

La Touque s'étrangla en un cri. 

— Mon gosse qui cause là-bas avec une femme ! 
Elles se quittaient. 

Claudine restait un instant encore à tourner au- 
tour des comptoirs ; puis, le chuchotement de son 
nom ébruité autour d'elle l'agaçait, la rejetait à son 
fiacre remisé sur la place, toute trépidante, mon- 
tée contre le tour que lui jouait La Bourdeille. 

Elle donnait son adresse au cocher, le cheval re- 
partait ; mais au tournant des Français, elle aper- 
cevait la petite bosse de Laquem, planté à l'étalage 
de Tresse et Stock. 

Elle cognait à la vitre. 

y 



154 CLAUDINE LAMOUE 

— Psitt ! 

Le peintre des bastringues et des beuglants, l'im- 
pressionniste ironique des coups de gaz luisarnant 
sur des chahuts de marlous et de gourgandes, ta- 
pant à cru d'étranges mufles bouffis et talés, des ve- 
naisons avariées de ribaudes maûues, ce comte 
Léhan de Laquem qui signait Laquem tout court 
ses savoureuses cuisines de bas populo fermenté, 
vira sur ses talons. 

— Dites donc, Laquem, vous qui êtes reBté de la 
maison là-bas, c'est-il vrai que La Bourdeille vient 
d'engager Canon ? 

— Oui, et elle est même rigolo, l'affiche ! Oh ! 
Paillot ne s'est pas mis en frais, il a tout simple- 
ment copié votre gesle des affiches de Royat. 

— Ah ! vrai ?... Et où la trouve-t-on, cette affi- 
che? 

— Mais je ne sais pas... C'est Frouard qui m'a 
montré il y a trois jours le bon à tirer... On devait 
commencer à coller ce matin. 

Elle se faisait descendre à l'angle de la rue Riche- 
lieu, remontait toute seule le boulevard pendant 
que la voiture ramenait la femme de chambre, et 
tout à coup, du furètement fouilleur de ses yeux 
plongeant à travers les files d'arbres, par dessus la 
galopée des fiacres et la houle noire des parapluies, 
elle devinait, dans la traînée rouge de l'allumement 
du gaz sous un crépuscule orageux, le grand pla- 
card teinté de tons de pastel, l'impression aux en- 



CLAUDINE LAMOLR 135 

cres lithographiques d'un air de sa personne et de 
son geste qui la faisait repercer à travers l'image de 
Eluette Canon. 

Elle traversa les asphaltes baveuses, passa devant 
l'affiche, repassa sans s'arrêter, les prunelles vrillan- 
tes, avec un titillement de colère sous ses gants, l'en- 
vie de lacérer l'enluminure à la pointe de son en-cas. 

— C'est moi, moi... Ils m'ont pigé jusqu'à mon 
toupet... Il doit y avoir des lois, pourtant... 

Enfin, elle hélait un cocher, se faisait reconduire, 
toute lâche et détendue dans les coussins, en proie 
à une peine sourde de son orgueil d'artiste où elle 
sentait lui venir la rancoeur pour l'outrage de cette 
concurrence presque frauduleuse, l'ennui de n'être 
pas encore de celles qu'on ne pense même pas à 
remplacer et pour qui des mains se lèvent courrou- 
cées, vengeresses, déchirant le mensonge et Tjnjure 
des réclames ennemies. 

— M'ont-ils assez salement lâchée 1 Moi qui pour* 
tant leur faisais des salles ! 

C'était, dans ce cri de candeur furieuse, dans la 
naïveté et la drôlerie ingénue de cet éplorement, la 
passade d'un navrement sincère, un furtif orage de 
douleur qui, momentanément, la sensibilisait à 
l'idée de l'abandon de tout un public. 

En rentrant, elle trouva sur la table l'enveloppe 
des pains de savon, un papier glacé, enluminé delà 
réduction d'un de ses portraits des grandes affiches 
de Royat. 



156 CLAUDINE LAMOUR 

Aussitôt la crise passa, sa vanité s'ébroua, elle 
appela La Pipe et lui cria : 

— Tu vois bien ça ?... Eh bien, ça, c'est la 
gloire 



XX11 



Cette virginité de Claudine Lamour? Un contre- 
sens, l'anomalie d'un tempérament en désaccord 
avec la pétulance et la rouerie de l'esprit, la contra- 
diction d'une cervelle tôt dévirginisée et de l'indo- 
lence de la personne secrète, peu passionnelle, d'une 
sensualité émoussée. 

La virginité toutefois relative de la petite vierge 
du pavé de Paris, de l'ancien trotlin des heures 
louches de La Chapelle et de Montmartre, lâchée 
aux perversions de la rue, frottée au compagnonnage 
des femmes de douze ans, défraîchie toute jeune à 
l'usure des frôlements de mâles à peine pubères. 

La nuance de virginité des gamines des quartiers 
de misère rentrant la nuit, se retournant sur des 
gestes de couples vagues dans le renfoncement noir 
des porches, s'attardant à regarder sous le clignote- 
ment des lanternes la retape des filles en accroche- 



CLAUDINE LAMOUR 157 

cœurs, les patients marchandages qui ensuite s'insi 
nuent dans le couloir des hôtels borgnes, s'amusant 
de hausser au-dessus de la bottine l'écourtement de 
leur jupe pour la paillardise sournoise des vieux 
messieurs en cache-nez qui, quelquefois, les attirent 
derrière une palissade et les étranglent. Et chez 
ces petits batteuses de trottoir, tout de suite 
salies par les images impures, précocement fer- 
mentées et vénéneuses, la gaminerie de l'éveil de la 
nubilité, l'apprentissage du frisson froid qui fait 
se granuler les papilles, l'expérience de la cha- 
touille des contacts, l'initiation au mécanisme 
des sexes les rendant, à travers un reste d'igno- 
rance, déjà savantes, les mûrissant pour le péché 
intégral. 

Claudine se rappelait d'un petit amant qu'elle se 
donnait à treize ans, le fils d'un boisselier de la rue 
des AbbesBes.Les soirs de dimanche, ils montaient à 
la butte et tous deux assis dans les gravats et les pis- 
senlits, avec le grand bonheur de jouer ensemble au 
mariage, il la faisait mourir en lui baisant la bouche* 

— Et tu sais, disait elle un jour à Poiron en lui 
racontant l'anecdote, ça allait aussi loin que ça 
pouvait aller... Ça n'a tenu qu'à un fil. Si bien que 
longtemps, pour la petite secousse que ça me fai- 
sait, un mal de ventre me donnait la peur d'accou- 
cher. 

Puis une fois son amant l'avait culbutée, elle lui 
avait griffé les joues avec une vraie fureur ; quand 



158 CLAUDINE IAMOUR 

ils se rencontraient ensuite, il la bombardait de crot- 
tin de cheval. 

Elle connut les avaries de la vertu à tra- 
vers les tâtonnements du goût de l'amour, les 
demi-abandons et les refus de l'émoustillement 
des sens, les essais de petite mort en des 
glissades vers l'absolu de la connaissance. A force 
de se défendre et d'oser, il survenait au bout 
de ces amusettes et de cet écolage du plai- 
sir, au bout de l'effleurement de tous ces attentats 
qui n'aboutissaient pas, le décati d'un à peu 
près de dévirginisation chez une fille au fond 
demeurée vierge. 

Poiron un jour l'amenait poser dans son atelier, 
amusé de son délurement de gosseline. Un bout de 
chemise en travers des tétins, les bâtons grêles de 
ses jambes sortant de sa jupe trop courte, avec le 
rire drôlichon de sa grande bouche mince et la mu- 
tinerie de ses yeux vairons sous l'ébouriffement de 
sa tignasse rousse, elle lui fournissait tout un temps 
la canaillerie rigoleuse de ses inimitables tortillons, 
le dégingandé de leurs attitudes maigres, aux apo- 
physes en clous, devant un lavabo de chambre gar- 
nie, leurs têtes de vice allumeur aux yeux de rat, 
sous le gaz d'une vitrine où un youtre obèse, sa 
canne dans le dos, les reluque. La variété et le fai- 
sandé de ce libertinage de la gourgande à Paris 
entre quinze et dix-huit ans, il les multipliait dans 
ses feuilles illustrées, du hersage d'un cmyon mor- 



CLAUDINE LAMOUR 159 

dant et gras, entamant profondément les vicieux 
dessous humains. 

Poiron bientôt, dans l'alacrité de cette cervelle 
toujours en l'air, dans le don de l'imitation qui, 
une fois, lui faisait singer le battement des mains et 
le couic d'un pauvre vieux qu'elle voyait crever 
sous un fardier, flaira la verve comique, l'éveil de 
la comédienne. 

Toutes les chansons de la rue, elle les savait et 
les redisait avec une voix et un air de tête à elle 
qui, à quelque temps de là, donnaient au dessi- 
nateur l'idée d'inviter Lentéry. Et Lentéry rimait 
pour elle son Trotlin, la menait débuter chez Sal- 
sifis. 

Poiron d'ailleurs, en Parisien désabusé des colla- 
ges, en artiste habitué à travailler de l'humanité, 
mettait son amour-propre à ne pas la posséder, à 
façonner avec sa philosophie de la vie cette trousse- 
pète qu'il traitait en grand frère grondeur, la dé- 
goûtant de l'ordure de ses premières fréquentations, 
usant en elle la saveur de l'homme, finissant par 
en faire à travers son pessimisme méprisant et ul- 
céré, sa blague froide d'implacable moraliste, le joli 
monstre de virginité qui, de sa virginité rouleuse 
frottée à l'amour, disait : 

— Moi, je n'ai commencé à être vierge qu'à dix- 
huit ans. 



160 CLAUDINE LAMOUB 



XXIII 



Une après-midi de février, Claudine, en paletot 
au collet remonté, un vieux tartan autour des 
épaules, frileuse, blottie à la chaleur de la bûche 
dans l'impératrice basse qui lui remonte les genoux, 
lit les Mémoires de Af 110 Clairon, prêtés par l'aimable 
et vieux Fouret, l'académicien. Tout à coup elle 
abat le livre sur ses cuisses, et, un doigt entre les 
pages refermées, se regardant et s'adonisant à tra- 
vers le mirage de la comédienne, murmure, rê- 
veuse : 

— Ah ! quelle femme, Rosarès ! celle-là aussi était 
du grand modèle 1 

— Aussi ! relève de l'impertinence d'un sourire 
sous sa moustache à l'espagnole l'étrange Rosarès 
assis devant elle, caressant de sa main gantée la 
pomme d'or du jonc qu'il tient entre les jambes. 

Elle l'observe dans un plissement de ses yeux, se 
sent devinée, hausse les épaules. Et le rèche d'un 
froid de bise et de gel qui, malgré le feu, filtre par 
les fentes et irrite ses papilles, lui aigrit la voix. 

— Mais oui, il n'y a que moi qui m'intéresse 
travers les autres. 



CLAUDINE LAMOUR " f ICI 

Derrière la pénombre des rideaux réunis ver* le 
bas par des épingles, dans la tiédeur douillette de 
la petite chambre close, les trois chattes roulées en 
boule aux écouailles de la chancelière de M me La- 
mour, le silence retombe, un assoupissement doux 
d'intérieur de petite femme qui se dorlotte, une paix 
de songerie seulement bruissante du crépitement du 
bois sur les chenets et où meurt le roulement sec 
des voitures de la rue. 

Claudine a repris sa lecture, le livre haussé, au 
bout de ses doigts, jusque près ses joues. Rosarès, 
par- dessus le haut des tranches qui lui coupent à 
moitié le visage, regarde le sautèlement de ligne en 
ligne de la lumière de ses yeux comme de vives 
mouches vertes dans l'éclairement du reflet des pa- 
ges à son front estompé du contre-jour dea vitres. 
La pendule sonne trois heures, elle lève le nez, 
l'aperçoit concentré dans le regard dont il l'é- 
tudié. 

— A quoi pensez- vous, grand ténébreux ? 

— Ah ! ma chère, n'allez pas rire. C'est une his- 
toire comique et tendre qui me revient, une histoire 
comme une légende des temps où, autour des figu- 
res, il flotte un peu de brouillard... J'ai follement 
aimé, dans un pays où vous n'irez jamais, — j'avais 
bien dix-huit ans déjà, — une petite Javanaise qui 
avait, au fond des prunelles, une certaine lumière 
spéciale qu'ont par moments les vôtres. Oui, en 
vous observant lire, j'ai revu cette lumière, un sein- 



162 CLAUDINE LAMOUR 

tillement vert des eaux sous Tété des feuilles, le 
Crissement des ailes d'une libellule sous des roseaux. . . 
C'était une danseuse sacrée, aux gestes de mains 
comme un battement d'éventails, et tournant sur 
ses jambes nues cerclées d'anneaux avec des balan- 
cements très lents de la taille. Oh ! une petite bête 
fine qu'on aurait pris plaisir à chasser dans les hal- 
liers, un petit singe folâtre et gentil qui me mor- 
dait la main. 

— Heureusement, reprend Rosarès avec un peu 
d'âpreté dans la voix, la petite danseuse un jour fut 
mangée par une panthère. Je tuai la panthère et la 
dépeçai. J'en ai gardé fidèlement la peau. Et, c'est ici 
que l'histoire devient amusante, vous ne me croirez 
peut-être pas, quand j'eus tué cette panthère, je ne 
pensai plus du tout à ma petite Javanaise. Tout 
mon amour fut pour la peau de la béte qui l'avait 
mangée, je me couchais dessus, je l'embrassais. 
Oui, dit-il en découvrant dans un rire les pointes 
acérées et blanches de ses dents, c'est encore là le 
meilleur souvenir qui m'est resté d'elle. 

Claudine, à ce conte «voluptueusement rouge, à la 
vision amoureuse et cruelle de ia mignonne femme 
animale et de sa chair tendre s'enfonçant aux crocs 
vermeils, éprouve un petit émoustillement féroce, 
un léger plaisir froid d'horreur qui lui fait regarder 
la bouche dont il lui parle et où, dans le rire aux 
dents de félin, lui paraît goutter un peu du sang de 
la gentille sin^c. 



CLAUDINE LAMODK 163 

— Mais c'est tout simplement atroce, votre his- 
toire ! 

Puis une analogie l'amuse. 

— Quel étrange homme vous faites, Rosarès! 
Mais alors, c'est donc cette panthère que vous aimez 
en moi, puisqu'elle avait mangé la petite danseuse 
qui avait mes yeux l 

Rosarès prend un temps, loi répond : 

— Je vous prie de croire que je vous prends trè6 
sérieusement pour une petite panthère « aussi ». 

Et, d'un appuiement de la voix, il souligne le 
rappel du mot qu'à propos de la Clairon, en s'éga- 
Iant à elle dans un élan de sa vanité d'artiste, elle 
lui a dit tout à l'heure. 

— Eh bien I dit Claudine, je sais à présent dans 
quel ordre vous classer, vous... Je vous appellerai 
dorénavant mon tigre. 



XXIV 



De Poiron à Claudine, la camaraderie des séances 
de pose, entre un artiste écouteur et un modèle à l'es- 
prit éveillé et jaseur, cette intimité des longs jours 
passés à se connaître, avec des bouts de déjeuner 



1G4 CLAUDINE IAMOUR 

sur le coin de la table encombrée de livres, de jour- 
naux, de dessins et de plats à débourrer les pipes, 
prenait la force et la durabilité d'une exceptionnelle 
amitié. 

La gosse, en se décortiquant, en s'affinant aux 
biseaux de son esprit, dans le stage d'un art où il 
lui communiquait un peu du mordant et de l'endia- 
blement froid de son art à lui, devenait pour Poiron 
une fille de sa famille intellectuelle, une création 
dont il modelait savamment le vice blagueur, le dé- 
crément mousseux et garçonnier. 

C'était lui qui, dans les tirebouchons d'une mèche 
à son front, trouvait la drôlerie, la pétulance du fa- 
meux toupet de ses vrais débuts au Chat-Noir, de 
cette huppe qui la crétait d'un air de postiche de 
clown et lui donnait la malice et régrill arderie 
d'une petite faunesse des grandes sylves humaines. 

Un pastel tatoué d'écrasis qu'il dessinait à la lampe 
d'après elle, avec le rouge des pommettes et du rire 
dans la veloutine des joues, elle l'accrochait dans sa 
chambre prôs du miroir et s'efforçait d'en restituer 
le grimage sur nature. Un jour Royat à qui La 
Bourdeille demandait une affiche, pour l'entrée de 
Claudine aux Folies, arrivait la voir et, apercevant 
le pastel au mur, s'émerveillait, demandait la per- 
mission de l'emporter. 

C'était des indications de cette exquise enlumi- 
nure, de cette pochade d'un soir allumée de cha- 
leurs roses, au frisson joueur delà peau sous les 



CLAUDINE LAMOUR 165 

fards, au battement des ailes du nez dans le pein- 
turage d'une tête de poupée, que l'étourdissant affi- 
chier tirait le caprice, la fine arabesque en liane de 
ses sémillantes lithographies. Poiron, en une dèche, 
vendait ensuite le pastel à Royat qui, plus tard, con 
sentait à le céder à Claudine, attachée à ce souve- 
nir comme au miroir de son art. 

A travers sa montée de cigale à quarante sous le 
cachet, de petite mime des bouibouis de Belleville 
devenue l'étoile des grandes salles, Poiron restait 
son conseiller, le bon ami qui lui imaginait la coupe 
de ses décolletages, le dessin et la couleur de ses 
robes, auprès de qui elle se renseignait sur la 
valeur d'un geste et la trouvaille d'une intona- 
tion. 

Cette amitié presque passionnée et insexuelle, la 
familiarité de leur ménage d'art qui, dans les types 
de Poiron et dans la cuisine de ses dessins, conti- 
nuait à mettre un peu de la grâce épicée de Clau- 
dine et la faisait s'inspirer, elle, des forts ragoûts de 
son originalité d'artiste, amenaient un soir, auprès 
de quelqu'un qui s'informait indiscrètement, cette 
riposte du terrible crayonneur : 

— Oh 1 nous, c'est un collage de cervelles 1 

11 subsistait, en outre, de leur connaissance corn- / 
mencée à la me, de leurs après-midis de flânes avec 
Laquem à travers les paysages de gravats et de culs 
de bouteille des banlieues, des soirs où il lui payait j 
un cintre à l'Ambigu ou à l'Odéon, la gaminerie 



166 CLAUDINE LAMOUR 

d'un compagonnage de jeunesse, avec la différence 
de quelques ans seulement dans leurs âges. 

Claudine, en fille du pavé chez qui s'éveille l'âme 
d'une grisette, quelquefois sentait lui revenir le goût 
des sauteries sous la tonnelle, des fritures mangées 
au bord de l'eau, des parties de balançoire aux guin- 
guettes, des ballades en nacelle sous les saulaies. 
Alors elle envoyait un petit bleu à Poiron ou courait 
le débaucher à son atelier; ils prenaient un fiacre qui 
les débarquait à la campagne, dans cette campa- 
gne paradoxale bornée d'un horizon de cheminées 
d'usines, boursouflée de monts d'escarbilles, cabos- 
sée de mergers, aux maigres persils de feuillages, 
aux ombres de files d'arbres en dents de peigne 
sur la craie des routes où vaguent des orgues pleu- 
rards, et qui, à ce Parisien fanatique de son Paris, 
ne pouvant résigner sa passion des asphaltes, parais- 
sait l'extrême confin des zones habitables. 

— Vois-tu, il y a deux bonshommes qui ont rude- 
ment compris ça, disait-il en bornoyant vers les sil- 
houettes rechignées arpentant les pondres aveuglan- 
tes, les tas de scories et de caillasses où palissait un 
âne famélique. C'est H uysmans et Raffaellh Uiaut 
être mufle pour ne pas saisir la beauté qu'il y a là- 
dedans, l'attendrissement de cette nature de misère 
qui a l'air d'une morgue d'arbres, d'un hôpital de 
terrains. Ça sue la scrofule et la lèpre ; il pousse des 
charognes partout, c'est de la campagne faite avec 
les vidures de Paris. C'est bien plus amusant ! 



CLAUDINE LAMODR 167 

Aussitôt les indigents territoires franchis, Poi- 
ron bâillait, s'aigrissait, déclarait que le vert lui 
faisait l'effet de l'émétique. 

— Tu as peut-être raison, finissait par reconnaî- 
tre Claudine, gagnée à son ennui, c'est bête à pleu- 
rer... Pilons. 

Et ils s'en revenaient las, désabusés, ayant chi- 
poté des omelettes rances œillées dé mouches et dont 
les relents faisaient éructer Poiron, gastralgique, ra- 
clé d'un pyroris où s'expiaient ses anciennes fami- 
nes. 

Mais, en rentrant dans Paris, ils se sentaient re- 
vivre. Une fraternité de misères remontées, de lies 
remâchées toujours aboutissait à leur faire trouver 
les carrefours et les grouillements de petit peuple 
délectables, les attirait à ce qu'il y avait de leur en- 
fance rouleuse à tous deux, de l'usure de leurs 
chaussures éculées de marmaille vagabonde à ce 
pavé des claque-patins, à ces trottoirs gras du suin- 
tement des humanités malchanceuses. 

Chez Poiron, le fils d'un tailleur de la rue des 
Martyrs, entré tout jeune à l'atelier Cabanel et qui, 
vite écœuré des pommadas et des fignoleries des co- 
pains, se mettait à gagner ses croûtes en aquarel- 
lant des étiquettes pour chromos, s'éveillait, au 
bout de ces galvaudages de son adresse de mains, 
un sens extraordinaire du pittoresque et du cynisme 
de la rue, du haillonnement avachi des débines de 
populo, du vice rigoleur et de la gouape des déclas- 



168 CLAUDINE LAMODR 

ses. Il aima, d'une dileclion am A re de Christ à re- 
bours, pour la saveur de péché et d'encanaillement 
qui en émanait, pour l'ironie de ces remous de 
crinle et de détresse entre les hautes falaises du 
Paris millionnaire et viveur, les faunes juteuses et 
parasites, les plèbes corrosives et fermentées, la 
ménagerie des bas instincts puissamment rostres et 
dentés. 

Et c'était, dans les feuilles qu'il illustrait alors de 
dessins payés dix francs, légendes comprises, ces 
perforantes légendes d'un Monnier plus acre et plus 
bref, le pince-sans-rire d'un comique cruel accen- 
tuant d'unenuance de grossissement la vérité des ty- 
pes, dénudant et grattant jusqu'à l'os les vénéneux 
rebuts de l'organisme social, faisant inférer d'une 
figure toute la série correspondante. 

Ces ragoûts fortement pimentés amusaient Glau - 
dine ; elle retrouvait là ses curiosités de petite fille, 
les titillations de son ancien libertinage, y aiguisait 
la passion qui, de certaines après-midis, lajeUit 
avec Poiron aux patibulaires ramas des boulevards 
extérieurs, aux louches racailles serpentant à tra- 
vers des bonaces de brave peuple se chauffant au 
soleil des bancs. 

Un matin Poiron arrivait la voir. 

— Eh bien, lui dit-il, il parait que les marquis 
s'en mêlent aussi d'aimer la canaille, mais à leur 
manière. J'en ai appris de drôles sur le compte de ce 
cacatois déplumé de Rosarès perché sur ses grands 



CLAUDINE LAMOUR 169 

airs... L'autre jour, Laquem payait un verre sur le 
zinc au jeune monsieur en rouflaquettes qui lui pose 
ses alphonses. Vient à passer Rosarès.— Tiens, je 
le connais, ce type-là, se met à dire le gigolo en le 
reluquant. C'est le marquis qu'on l'appelle, il est 
rien rupin. T s' fait la main en tapant sur les chevil- 
lards à la Yillette. . . Y en a pas de plus chouette pour la 
boxe et la savate... Une fois il a descendu la Mou- 
che qui n'a plus repiqué. 

Poiron s'écarta d'un pas et considérait la chan- 
teuse : 

— Qu'en dis-tu, Claudinette? 

— Je t'assure, s'écria-t-elle avec chaleur, que cet 
homme est tout à fait extraordinaire... Il y a des 
moments où il me fait peur. 

Elle chercha à définir sa gène vague pour quel- 
que chose d'ambigu et de contradictoire qu'elle 
éprouvait auprès de lui. 

— Oui, il a l'air d'un portrait qui ne lui ressem- 
blerait pas. 

Poiron, qui aimait ciseler ses mots, dit au bout 
d'un instant : 

— Vois-tu, Rosarès n'est pas un homme, c'est une 
attitude. 

Elle se prit à rire, puis sérieusement : 

— Eh bien, mon cher, c'est encore de tous le 
seul que je pourrais aimer. 



JC 



IW OIAUDINE LAMGU& 



XXV 



A une soirée de la baronne d'Effrangés cbez qui, 
entre une récitation de Coquelin et un air de GaroD, 
elle arrivait dire trois chansons, l'académicien Fir- 
min Fouret, un petit vieux alerte, un octogénaire 
au teint de papier de Hollande des Elzévirs, aux 
courts favoris gris rebroussés comme des ébarbures 
de marges, des yeux acajou égayés sous les cheveux 
en brosse, bavard, malicieux, éreinteur, se faisait 
présenter et lui demandait son jour. 

— Mais le jeudi, répondit-elle étourdiment. 

De cette parole en l'air, qui tout à coup rengageait, 
dériva pour Claudine l'habitude de recevoir l'après- 
midi du jeudi. 

Ce jour-là, La PipeetRosine déblayaient l'appar- 
tement de l'encombrement des robes traînant sur 
les chaises et des souliers échoués en travers des ta- 
pis. Une fureur de coups de plumeau éparpillait la 
poussière dormante mettant, le reste de la semaine, 
une housse grise aux meubles. M m * Lamour était re- 
misée dans sa chambre, et la Touque, d'un débraillé 
qui l'eût rendue gênante, consignée à la porte. 



I 



CLAUDINE LAMOUR 171 

Dès trois heures, le timbre tintait. Rosine, en ta- 
blier blanc à bavette, la mine d'une soubrette de 
comédie, introduisait. 

On était dix ou quinze à se tasser, quelquefois on 
se trouvait deux assis d'une jambe sur les poufs. 
M me d'Effrangés entrait en coup de vent avec le clau- 
diquement de sa boiterie, s'appuyant à une canne, 
les yeux de travers dans l'écaillureetrenfarinement 
d'une moue de vieux masque. M* e Mauser, du grand 
Comptoir d'escompte Mauser, Ritter et G ie , une 
grosse femme bruyante, parlait haut, riait comme 
un homme. Puis, d'un tâtonnement léger de ses 
mains devant elle, très myope, les yeux plissés et 
languissants, infiniment tendre, ses frêles gestes tout 
en frôlements de caresses, arrivait dans un nuage de 
parfums, dans une senteur musquée et chaude d'es- 
sences et de fourrures, une petite femme brune, sans 
âge, la marquise de Hautfays, toujours fourrée chez 
les actrices, grande amie de la Saint-Claire et qui, 
après avoir eu sa loge dans tous les théâtres de Paris, 
se faisait jouer à présent l'opéra et la comédie chez 
elle sur un théâtre construit dans les jardins de son 
hôtel de la rue Balzac. 

C'étaient aussi Ducrotois, ficelé dans sa longue re- 
dingote de pasteur anglican, peu parleur, la tête 
d'un saint de bois gothique ; Rosarès, décoratif en 
la fatuité de ses airs de cour et qui, aux avances de 
M rae Mauser, un jour répondait avec la [À\i& exquise 
impertinence : — « Mais, Madame, je n'aime que la 



172 CLAUDINE LAMODR 

joie de déplaire;» — Fouret, en pantalon gris clair 
et jaquette de cheval, très entoure des dames, tou- 
jours caquetant, d'un babil de perruche, la seconde 
jeunesse d'un vieillard vert aux jarrets d'acier, fai- 
sant tous les matins ses deux heures de salle d'ar- 
mes et abattant ensuite au Bois, l'hiver comme l'été, 
des trajets de quinze kilomètres ; puis Pfaffein, de 
Roilly, Saint-Jean-Dulac et par passades, Lorge, 
Passelecq, des journalistes et des peintres qu'ils ame- 
naient. 

La dévotion de cette petite assistance donnait à 
Claudine le goût de régner sans partage, d'être la 
seule Idole de son cénacle. Elle en éliminait avec un 
dédain de chanteuse parvenue ses camarades des 
Folies et du Casino, que du haut de sa tête elle affec- 
tait d'appeler « ces cabots». 

— Moi, vous savez, ma petite, disait à un de ces 
jeudis M me d'Effrangés, avec le vice de ses yeux lu- 
mernlants, j'aime surtout vos chansons un peu... un 
peu troussées par en bas. N'écoutez pas Fouret qui 
voudrait vous mettre à sucer son affreux caramel 
de Racine. 

L'académicien, qui venait de publier chez Cal- 
mann-Lévy un livre sur la diction racinienne, levait 
aussitôt son nez effilé de rat de bibiothèque. 

— Hé ! hé ! je ne déteste pas la chanson qui mon- 
tre les mollets... Surtout quand c'est mademoiselle 
qui les lui fait montrer... Mais Racine, mesdames, lui, 
avait une bien autre façon de trousser ses vers jus- 



CLAUDINB LAMOUR 173 

qu'en haut quand il faisait de la passion. Rappelez- 
vous... 

Et de sa voix grêle, sans donner d'autre effet que 
l'assombrissement léger de l'intonation, il récitait : 

... Ces Dieux qui dans mon flanc 
Ont allumé le feu fatal à tout mon sang... 

— Remarquez l'emportement des trois f... flanc, 
feu, fatal... Est-ce assez jupe en l'air et froufrou, 
ça?... Et cet autre vers : 

... Vécu s toute entière à sa proie attachée. 

Ah ! mesdames, s'il vous faut des sensations, eh 
bien, en voilà 1 

Claudine faisait un effort pour comprendre, con- 
centrée au froncement de ses sourcils. Et n'y 
parvenant pas, elle le regardait fâchée, disait avec 
son sans-gêne de fille mal embouchée : 

— Mais ce sont des vers, ça... Ça ne gueule pas, 
ça ne biche à rien, ça n'est pas nature pour un sou... 

— Voyez-vous, reprenait- elle au milieu des rires 
des femmes, en cherchant à transposer dans la lan- 
gue de ses chansons la littérature de Phèdre, si j'étais 
amoureuse, je dirais, moi, quelque chose comme 
ceci : « Nom d'un chien, ça me barbote le cœur.., 
j'en ai mal jusque dans mes petits boyaux...» Et on 
me comprendrait 1 

— Ah 1 petite fille I petite fille I faisait Fouret en 
agitant son doigt d'un air de gronderie souriante. 

10' 



174 CLAUDINE L AMOUR 

Cette éducation de son instinct fruste d'artiste 
ignorante des beaux vers, petit à petit devenait pour 
le vieil académicien épris de diction noble, attardé 
dans une esthétique solennelle, l'entêtement d'une 
manie. 11 lui apportait ce Racine dont il s'était fait 
l'exégète attitré, pendant des heures lui versait la 
mélodie limpide et froide des alexandrins. 

Elle regardait se mouvoir ses lèvres dans les 
rythmes savants et nuancés de son débit, s'intéres- 
sait à son art de fin diseur comme à la musique d'un 
air sans paroles, toute désespérée de n'y rien com- 
prendre. 

— Non, pour moi, c'est comme si j'entendais jouer 
de la flûte. 

Ducrotois ensuite un jour lui passait les Chansons 
des rues et des bois. Mais la forme du. vers, ses rac- 
courcis et ses ellipses la déroutèrent. Elle dit à Fo ti- 
ret qui lui lisait une des pièces du livre : 

— Ça vaut mieux que votre Racine... Mais tout de 
même, là, entre nous, Hugo, ça me fait l'effet d'une 
toupie sur une bouteille... Un monsieur qui joue au 
bilboquet avec les étoiles... Décidément je suis une 
bête, je ne comprends que la poésie qui a le coup de 
trop du petit bleu. 

— La sacrée caboche ! se dépita Fouret en reje- 
tant le livre sur la table. 

Puis, amusé de sa définition du poète qu'il n'aimait 
pas et dont le turbulent lyrisme dérangeait la sy- 



CLAUDINE LAMOUR 175 

métrie tranquille de sa poétique, il eut un petit rire 
fluet à la pointe des dents : 
— Ah bien, vous nous arrangez bien, vous 1 



XXVI 



Cette incompréhension lui restait devant les plas- 
tiques des grandes toiles du Louvre, l'anoblissement 
des beaux corps aux gestes vers le ciel, les rites 
solennels et pieux des maîtres transfigurant en la 
divinisation de la forme les réalités humaines. 

Poiron, une après-midi d'atelier sans feu, au temps 
de leurs débines, l'avait menée se chauffer aux calo- 
rifères du lieu sacré. Il s'était mis à crayonner les 
maupiteux entrés là comme eux se payer gratis une 
cuisson et roupillant par tas sur les banquettes, 
dans leurs blaudes grises squammées de plâtre séché, 
leurs culottes de velours maculé de la crotte des ca- 
ravanes. Elle avait fait, du glissement apeuré de ses 
bottines sur le glacis dès parquets, le tour des salles. 

Une impression subsista, la drôlerie d'étriquement 
des petits vieux en manches de lustrine et des vieilles 
dames en longues blouses, perchés comme des aras 
sur leurs échelles et pignochant des pans de toiles. 



176 CLAUDINE LAMOUIi 

— C'est rigolo, ils ont l'air de faire du canevas à 
la couleur, dit-elle à Poiron. 

Et longtemps elle les singea, imita leurs menus 
gestes cassés dont ils avaient l'air de chatouiller les 
figures qu'ils copiaient, le pli minutieux des myopies 
sous les touffes de sourcils des hommes, l'air de tête 
ingénu et absorbé des femmes sous l'annelure de 
leurs cheveux en copeaux. 

Passelecq, à son tour, comme Fouret, essayait de 
l'initier au culte des belles images aristocratiques. 
Us prenaient jour, elle le rencontrait dans la galerie 
d'Apollon. 

Et, après une heure de stations devant les Vinci, 
les Titien, les Gorrège, les Luini qui résumaient le 
credo du peintre des actrices de Paris, Claudine tout 
à coup s'écriait : 

-—Là vrai, c'est gentil, leurs bonshommes... Mais 
ils ont tous l'air de s'admirer dans un miroir... Ah 
oui, Poiron, avec ses gueules de sale monde !... Ça 
me fait rigoler, je sens que c'est vrai... Il ne ment 
pas, luit 



CLAUDINE LAMOCa l"/7 



XXVIi 



— C'est bien aimable à toi, maman... Mais vrai, 
tu aurais pu te dispenser... 

Elle plongeason visage dans le bouquet de jasmins, 
à moitié sortie du lit, le chatouillement de l'odeur 
aux narines, un peu attendrie, un peu crispée, et 
tout à coup, avec un plissement colère des sourcils, 
elle le jetait au loin, par dessus le sourire de la tête 
avec laquelle M m- Lamour, entrée lui fêter son 
anniversaire, demeurait penchée sur les draps. 

— Tiens, voilà le cas que j'en fais, de ton bouquet ! 
Aussitôt, se roulant sur l'oreiller, la face entre les 

mains, cette Claudine si sage, si peu voluptueuse et 
vaine, ce bon garçon de Claudine qui au miroir 
s'oubliait, studieuse et coquette uniquement de l'ar- 
tificiel de son masque d'artiste, eut la crise de larmes 
d'une femme qui s'aperçoit passer. 

— Vingt-sept ans... Pourquoi m'as- tu rappelé ? 
Cette ironie de son âge, en vieillissant l'ingénuité 

de son art de chanteuse mimant des jeunesses d'âmes 
vertes, des fraîcheurs de petites pastoures, des éveils 
ùe gamines, en lui ôtant l'illusion de la jeunesse de 



178 CLAUDINE I4AMOUR 

ses créations qui l'égalait à l'Age des rôles qu'elle 
jouait, ensuite tout un temps lui revenait dans de 
légers cris sanglotes, le navrement sincère de n'être 
plus qu'à demi-femme. 

— Vingt- sept ans ! Ah ! je suis finie, je sais 
vieille 1 

Une image, au fond de ce petit orage humide, se 
dessina, le serpentin délié et long d'un corps agile, 
la moue de péché novice d'un visage mutin et jolie t. 

— Ah oui, Canon ! Elle a de la chance. Vingt- 
deux ans... 

Dans un reste de peine molle, la réalité de l'image 
ensuite s'effaçait, se muait en le sémillant men- 
songe de ces affiches deRoyat où c'était son corps 
et son geste à elle, Claudine Lamour, qui se greffait 
au portrait de cette Bluette Canon. Elle revit autour 
la danse des lettres, le feu d'artifice des réclames, ce 
même faste de publicité que La Bourdeille lui avait 
payé à son entrée aux Folies. Depuis deux mois, elle 
ne pouvait faire un pas dans Paris sans se blesser 
les prunelles à ces annonces de Y « immense succès » 
de la rivale, à ce qui lui restait dans le claquement 
de la personne du pigeage de la Claudine des grandes 
affiches de Royat. Sa rancune alors se poivra, elle 
se releva sur le coude, tamponna ses draps de la 
colère de ses poings autour d'elle, injuriant La Bour- 
deille, criant qu'elle s'en foutait, de lui et de sa Ca- 
non. Et tout à coup, à la pointe de ses yeux méchants, 
le bouquet que ramassait M me Lamour et que, 



CLAUDINE LAMOUR 179 

d*une tape légère des doigts, elle défripait, arrivait 
s'enfiler. Elle s'écria : 

— Mais emporte-le donc, ton sacré bouquet 1 C'est 
ta faute aussi... 

Le regret d'une dépense inutile fit chevroter 
la vieille dame : 

— Des fleurs dont ça vous donnerait le goût d'en 
manger!... Dix francs de fichus, merci! 

La mobile Claudine, à cette désolation comique, 
déjà se repentait. Elle attira M me Lamour par la 
robe: 

— Te fâche pas, ma mimiche. Tiens, mets-le là 
sur la table... Ce sont mes nerfs, tu sais... C'est qu'il 
est vraiment bien, ton bouquet !... Mais là, vrai, je 
ne pensais plus à l'âge que j'avais, ça m'a fait un 
coup... Enfin, puisque ça y est ! Pas? 

Dans l'isolement qui ensuite se refaisait autour 
d'elle, la curiosité et la peur de ces vingt-sept ans 
de son corps la jetaient à la glace. Elle y mirait lon- 
guement ses épaules, le grain de sa gorge, son ventre 
sans soufflure, l'arabesque fuselée de ses jambes. Et 
le mot de M n 'Jean, la-bas, dans sa loge, lui reve- 
nait : 

— C'est bon comme neuf l 

Neuf, ah oui ! que trop ! Toutes les autres avaient 
des amants, il n'y avait qu'elle qui ne savait rien de 
l'amour. L'amertume revint, disparut avec la cajo- 
lerie d'un sourire errant à sa chair et dont elle 
s'adonisait. 



480 CLAUDINE LAMOUR 

— Et pourtant, c'est mignon tout plein, ce petit 
corps-là 1 

Un émoi vague, d'obscurs désirs s'agitèrent 
dans les remous de sa songerie, tandis que 
retombaient les dentelles et qu'elle rentrait au 
lit. 11 passa dans un nuage des figures d'hommes, 
elle s'interrogea : 

— Voyons, qui? Roilly ? Non... Xanrailles ? Non 
plus... Pfaffein ! Ah ! pour celui-là !... Rosarès, 
alors? 

Son grand air d'original, le mystère autour de 
cette vie hermétique, un prestige de laideur et de 
force soudain la reconquirent. 

— Rosarès !... Peut-être... 

Elle s'attarda à la conjecture de l'espèce d'amour 
de cet homme qui aimait de petites danseuses ja- 
ponaises et se passionnait pour des panthères as- 
sassines. 

— Ah 1 oui I... Ce serait *drôle ! 

Mais une révolte montait de sa virginité blasée : 

— Ah ça ! est-ce qu'il va me pousser des vices de 
petite pensionnaire rêvant à la chandelle? 



CLAUDINE LAMOUIl 181 



XXVIII 



Rosarès tomba, l'après-midi, dans la fin de la 
crise. 

Il lui armait, ce jour-là, peu causeur, dissimulé, 
plus masqué qu'à l'ordinaire, l'air en dents de scie, 
comme disait Claudine. 

— Dites donc, Rosarès, nous avons tous deux des 
têtes de carême aujourd'hui. Mettez-vous là, pen- 
dant que je vous regarderai. Ça me fera peut-être 
rire... et vrai, j'en ai besoin. 

11 lui prit la main, la considéra longuement sans 
rien dire. 

— Eh bien? fit-elle. 
Il secoua la tête. 

— Rien. 

Elle eut un petit rire nerveux, haussa les épaules. 

— Mai8non, mais non, je veux savoir à quoi 
vous pensez, grand muet bavard que vous êtes ! 

Il plissa les yeux, elle n'aperçât plus que le petit 
trou noir de ses pupilles. Et après un instant, ironi- 
que et brusque, il lui répondait : 

44 



189 CLAUDINE LAMOUB 

— Vous le voulez ? Eh bien, je pense à ce qu'il a 
fallu de races et d'événements pour faire de vous 
le petit miracle impur et vierge qui m'émerveille, 
la fleur de corruption d'une ville qui autrefois eûl 
été Byzance. 

L'idole bâilla, étira ses bras. 

— Non, pas de phrases!.. C'est trop sucre de 
pomme... Tenez, je m'ennuie. Ah I que je m'ennuie! 
Dites-moi plutôt des gros mots. 

— - Mais je ne pourrais pas, je me sens pleia de 
griffes et de caresses, dit-il en riant. Je suis toat à 
fait chat aujourd'hui. Si vous me passiez seulement 
les doigts dans la barbe, il en jaillirai! des étin- 
celles. 

— Ah! c'est embêtant... Eh bien, faites-moi la 
cour alors, mettez-vous là près de moi... 

Elle ferma à demi les yeux : 

— Non, plus près, tout près, pour voir... Vous- ne 
voulez pas ? 

Un petit silence coula. Tous deux semblèrent 
s'être reculés l'un de l'autre, trfer loin. Et à la fin, il 
avait l'air de rappeler son âme en exil «faner les 
nuages, disait d'une voix basse et sourde : 

— Oh I moi, j'ai mes ombres P Je ne courtise que 
mes ombres... C'est en moi comme ht sensation 
d'arriver du fond des temps, efe marcher depuis des 
éternités... J'ai été brame parmi les', éléphants 
blancs, peut-être.... 

Un rire soudain lui déchira la barbe. 



CLAUDINE LAMOUR 183 , 

— Et sans doute, ajouta-t-41, j'ai commis beau- 
coup de crimes, sans doute je suis chargé de 
péchés... Ce n'est pas pour rien que je suis le sur- 
vivant des. races meurtrières et conquérantes qui 
allaient au loin ravager les lies. 

Elle ne soupçonna pas les nostalgies, le mal des 
vies contradictoire* sous l'apparente frivolité des 
paroles, méconnut l'éveil tout, à coup du mystère 
des patries au fond de la conjecture de l'homme 
d'action» du robeur de proies sombré aux indolences 
du rêve, plein du mépris de n'être qu'un songeur. 
Btourdimenl elle s'ébroua : 

— - Ah bien, mon cher, j/e n'aime que la vie* moi... 
La vie sort de moi comme un éclat de rire... C'est 
çà qui m'est égal, ce que j'ai été.». Non vrai, ça ne 
me dit rien, les ombres, la mort... Je vivrais 
heureuse près d'un cimetière. 

Il maîtrisa un petit frémissement 

— Oh ! s'il vous plaît, dit-il presque durement, 
laissons les morUu... Ils n'ont rien à faire dans nos 
plaisanteries. 

Elle le regarda, ses yeux étaient devenus 
effrayants, sa pâleur olive se brouillait de marbrures 
noirâtres. Il fit un effort ; le rouge des lèvres, la 
blessure d'un sourire se rouvrit aux fines, frisures 
de la barbe. 

— Mais, pardon I Oh ! pardon ! dit-il. Je ne sais 
vraiment comment racheter ce détestable mouve- 
ment d'humeur. Eh bienl pour me punir, je 



184 CLAUDINE LAMOUR 

m'imposerai une mortification... Ne haussez pas les 
épaules, je vous jure que c'est très vrai. 

— Une mortification, Rosarès ? 

— Mais oui... Je veux m'obéir, je mène ma 
volonté comme un cheval... Sauf à lui casser la 
bouche quand elle est rétive. Et tout arrive, quel- 
quefois le cheval s'emporte... Alors, je me punis... 

— Eh bien ! c'est entendu, maniérisa-t-il au bout 
d'un instant, dans son style délicat et suranné, je 
m'exile loin de vous, loin de la lumière pendant une 
semaine. 

— Mais il est assommant ! pensa Claudine. Non, 
décidément, pas plus celui-là que Xanrailles et 
Pfaffein ! 

Elle joua la petite comédie d'un soupir : 

— Ah ! Rosarès, Rosarès I vous ne consentirez 
donc jamais à être un homme comme les autres ! 

Il se leva, lui baisa la main. 

— Adieu ! 

La porte de l'antichambre battit. Elle eut une 
moue de dépit, tendit le poing. 

— Va, va... Si tu crois que je vais courir après 
toi... 

Poiron, à son tour, entrait. 

— Je viens de rencontrer ton M. du Rasoir dans 
l'escalier... Tiens ! tu as l'air tout chose... Béte, 
va! 

— Mais non, s'écria Claudine. Ce n'est pas ce que 
tu crois. 



CLAUDINE LAMOUR 185 

— Alors, quoi ? 

— Eh bien, mon cher, je suis vexée, oui, affreu- 
sement... Figure-toi qu'il est avec toi le seul 
homme qui ne m'ait jamais parlé de la petite 
affaire ! 

Et croisant les bras, elle lui jetait avec une colère 
comique : 

— Àh ça, ça ne vous dit donc rien, la couleur de 
mes bas ? 

— Oh moi, tu sais, ma fille, répondait Poiron en 
roulant une cigarette, je suis de mon temps, je 
n'aime les femmes que pour le mal qu'elles font aux 
autres. Tes bas? Eh bien, tes bas, je les vois dans 
ton rire... Des bas de curé chantant la gaudriole. 

Le rire lui revenait, elle le battait de la gaieté 
bourrue de ses mains. 

— Est il rosse, vrai! 



XXIX 



— Foyons, ma ponnebedide Claudine, je meddrai 
deux mille vrancs afec... deux mille vrancs. 

— Alors, mon cher, c'est une affaire que vous me 
proposez, répondait-elle à cette offre de Pfaffein 



186 CLADD1NE LAMOTJR 

renchérissant, avec le large sourire sabal'terne de 
son visage en fondant rose, sur les propositions 
galantes qu'il s'efforçait de lui faire agréer, mais 
regardez-moi, est-ce qtte fai Pa5r (Ttine femme qui 
vend sa peau? Et puis, grosse bête, si j'étais assez 
sotte pour accepter, je vous flanquerais à la porte 
dès que vous m'auriez mise dans mes meubles... Je 
me connais, je suis propre... Là, vrai, mon petit, 
c'est comme je vous dis. C'est peut être bête, maïs 
je ne me vois pas couchée «sur le dos. 

Toujours souriant, il avait au palais un petit cla- 
quement de langue navré. 

— ©eh ! och ! Gomme fous êdes derrible ! Oh 
voui! fous Mes derrible... Che fous tonne ean 
appartement, «un fcedide coupé «et ring mille vrancs 
au mois et fous ne foulez bas ? Che fous assure que 
fous afez dort. 

— Vrai, Plaffein, ça ne se peut pas, je n'ai pas de 
goût pour la noce. Avec cent sous par jour, je me 
nourris, moi et maman. Vous ne voudriez pas que 
je me crève à manger plus que je ne peux ? 

— Fous meddriez fotre argent à ma panque. Che 
fous en donnerais du quinze bour cent. 

— Ah! le filou I s'e'cria Claudine Lamour en 
riant, il voudrait déjà me repincer l'argent qu'il 
m'offre... Mais, malheureux, c'est encore vous qui 
seriez volé... Allez ! il y a assez d'honnêtes femmes 
qtrise contenteraient du quart de vos cinq mille 
franc. 



OLAtFMNE JLAMOTJR 187 

Et Ha voix d'humilité iwnasse répondait : 
— Ch'ai pien le demps... Ch'adendrai... Fous ne 
frarlwes. bas dou jours ainsi. 



%KK 



— Dis, maman, fais-moi une réussite... Yeux-tu? 
Madame Lamour allait retirer du tiroir les tarots 

graisseux, les battait, les hà offrait à <oot»per. 

— De la main gauche, puisopnc tu es jeune Me... 
Bon. 

Très grave, «son gros nez penché en avant, ra- 
massée en "hoirie par-dessu6 la table, de la mouillure 
du pouce et de l'index: À sa balèvre elle prenait au 
jeu les cartes de cinq paquets, les déposait devant 
elle, la couleur en dessous. Et sourdement, rapi- 
dement : 

— Pour vous-même... pour la maison... pour ce 
que «vous n'attendez pas... pour oe que vous 
attendez... pour votre surprise. 

A chaque énumération, Claudine touchait du doigt 
l'un des paquets qui, par ce choix, devenait Tune 
des formes de sa chance. Puis madame Lamour 



188 CLAUDINE LAMOUR 

prenait deux cartes dans chacun des paquets, les 
retournait. 

— Pour vous-même... Tiens ! La dame de 
pique !... Une vieille femme qui te fera des ennuis. 

— Bon ! bon ! va toujours. 

— Pour la maison... As de carreau... As de 
trèfle... Tu recevras une lettre venant d'une ville 
étrangère qui te fera plaisir. 

— Non, c'est pas ça... Va toujours, je te dis. 

— Pour ce que vous n'attendez pas... Ah ! ah ! le 
neuf de carreau... Bonne nouvelle, tu recevras de 
l'argent. 

— Mais je m'en fiche de l'argent... Est-ce que je 
n'en gagne pas assez comme ça ? 

Sa mère lui coulait un regard froid, presque 
méprisant. 

— Je ne peux pas pourtant te dire autre chose 
qoe ce que disent les cartes!... Pour ce que vous 
attendez... Ah ! le neuf de cœur... Une réussite en 
amour. 

— Tu es sûre ? 

— Pardi! Y a pas d'erreur... Pour votre sur- 
prise... Ah! ma chère, le roi de carreau, ton 
homme brun... Neuf de trèfle, réussite... Tu l'auras. 

Claudine frappa des mains. 

— Rosarès ! 

— Paremment ! laissa tomber la voix négligente 
de madame Lamour. 



CLAUDINE LAMOUR 189 

Sur ce mot, elle s'appuyait des mains aux accou- 
doirs du fauteuil, se tournait vers Claudine. 

— Prends garde à celui-là, ma fille.... Sa tête ne 

me revient pas, il a un air noir qui n'est pas ça 

Doit être un homme du pays des singes. Mais oui, 
là-bas, un pays, je ne sais plus le nom, où ils ont 
des poils longs comme ça en venant au monde... 
Ah ! ça me revient, un Brésilien. Et, tu sais, ces 
gens-là sont effrayants... Ton père me racontait 
l'histoire d'un Brésilien qui avait mangé le cœur de 
sa maltresse... Et cru encore ! Ah ! le vicomte était 
bien plus gentil 1 Un homme de notre monde, celui- 
là !... Et puis, Rosarôs, qu'est-ce que ça veut dire? 
C'est pas un nom de chrétien... Doit avoir tué' 
quelque part des femmes. 

— Tu es bête, maman. 
Mentalement, Claudine se répétait : 

— Il doit avoir tué quelque part des femmes. 

Et le mot rude de Rosarès, le petit frémissement 
qui lui avait sillé par le visage revint : 

— S'il vous plaît, laissons les morts. 



11 



190 , CLACJWNB IAMODfi 



XKXI 



A la longue, flans cette vogue de son talent qu 
la dispersait comme matériellement à travers les 
adorations de Paris, il se détachait une part d'elfe 
vivant très haut, très loin, en une assomption de 
songe et de clarté, par delà -sa vie puremetft senso- 
rielle. Elle se perçât double, à la fois substance et 
illusion, être de chimère et de réalité, projetée *am 
mirage, diffusée aux espaces, entraînée en des orbes 
vers les étoiles, en la -volupté d'eaux profondes et 
rapides. De la bonne fille peu libertine s'aliéna 
l'artificiel d'une Claudine épousée toutes les nuits 
par la passion des fouies. 

— Mais, mon petit, que Yoriez-vous-que je fasse 
d'un amant ? disait-elle un jour à Saint-Jean Dulac 
qui, lui aussi, après Xanrailles, Roilly et Pfaffein, 
la pressait de ses postulations amoureuses, un 
amant, c'est bien peu pour une fille qui en a tous 
les soirs quinze cents ! 

Et c'était, dans ce mot dont elle se défendait, la 
perception confuse d'une possession qui la faisait 
maîtresse d'un multiple amant impersonnel, d'un 



CLAUDINE LAUODR 191 

-amant infiniment soypiraot et tiiaankweux, aux vo- 
lupté» 4e ht œaân *t <du regard errant le long de sa 
chair,, cueillant à sa peau les frissons du désir, se 
pâmant au frôlement de ce <qn'<eHe laissait sortir de 
sa nudité «ou» ses robes, enroulé autour d'elle de la 
caresse et du «hatoniileaient épaus d'»n homme 
aottKHirensfimeiitJSoaaMB et «xigeant. 

Tom les soirs, elle vivait là dans le baiser et l'at- 
touchement d'un public épris 4e «a forme de 
femme sous le dégmeanent -de l'artiste, -attiré à la 
«curiosité eu secret de «on sexe à travers le prestige 
et l'enveloppe de la jolie poupée l'excitant «du mon- 
tant de ses gestes >ét de «a diction. 

Une lasciveté, l'ardeur tenace «de touteB les péti- 
tions du désir, èes froids mois libertins, de tendres 
appels solitaires s'éveillaient ; «lie sentait glisser le 
vent «chaud des baleines aux froides cft bleues cou- 
lées 4e la clarté 'des lampeBâ ses bras et à sa gorge, 
mordre les ventouses du iregard élancé du trou noir 
-des lorgnettes, errer «et piquer le dard des prunelles 
cammt un vol 4e ça/ntbarides dardé du hallier 
to*ffu des têtes» Un très «mol et 'délicieux abandon, 
une effusion de la charité de son être aux magnéti- 
ques appels -de l'iairdroïsme ambrant lui versaient 
la douceur de s'enfoncer au* ondes d'un grand lac, 
d'être bercée par les courants tièdes d'une mer 
humaine. 

Dans les secrètes incitations de sa virginité, elle 
en arriva à ressentir vraiment aussi, aux fermenta- 



192 CLAUDINE LAMODR 

Uons pétulantes de ces étuves de lubricité, le men- 
songe d'un amour presque physique la mariant aux 
sensualités de l'amant collectif, s'offrant sur des 
lits préparés par un culte d'adonisme. 

Paris tout entier maintenant l'exigeait, le Paris 
des soirs de musique et du gaz des grand boulevards 
aussi bien que le Paris des coins de rue bariolés du 
tatouage des affiches, le Paris des palissades de 
banlieues arrêtant au tordion de ses hanches le vice 
fouilleur du voyou. Paris entier, par l'échelle de 
soie tombée de ses gants noirs, montait aux atti- 
rances de son étrange sourire ensorceleur, à l'appel 
de la friponnerie et de l'ingénuité de ses yeux sous 
le crépitement rouge du petit toupet, montait à l'as- 
saut de son corps, la possédait dans l'offrande pu- 
blique de l'irritant de l'image. Elle subit la mons- 
truosité de l'adulation d'une capitale pour ses vier- 
ges bouffonnes et ses mimes, les stupres du trottoir 
s'assouvissant sur la passivité des enluminures. 

L'apogée apparut, son règne radia dans les feux 
et la gloire. Elle devint, à travers le dorlotement cajo- 
leur des cohues, la circulation et l'omniprésence de 
l'Idole, de l'icône hilare et badine persuadant aux 
agonies des Byzances les perversions joyeuses. Dès 
lors, la petite fêlure grandit. Elle eut le faux des 
idées, l'irritable vanité, la mesquinerie des suscep- 
tibilités de toutes les idoles. Une nuance de lassi- 
tude, le rien de la tiédeur d'un public, le plissement 
d'une ride aux visages comme un frisson d'automne 



CLAUDINE LAMODR 193 

sur un étang, lui pinçaient les nerfs, ia ravageaient. 
Elle exigeait à présent de Gérardy, par dépit d'un 
peu de lenteur des fauteuils à s'allumer, une claque 
formidable, cent paires de battoirs en batterie dans 
tous les coins et cassant des bruits de niagaras sur 
ses entrées. 

Un soir de foule clairsemée, un soir languissant 
des printemps précoces de Paris vidant les théâtres, 
la traînée prit négligemment, le ' dernier rappel 
s'étouffa dans une fin de salves molle, une mous- 
queterie crépitant dans un air humide. 

Elle regagna sa loge, trépignante, les dis en 
pleurs, cria à Saint-Jean Dulac : 

— Hein ! vous avez vu ! Quels mufles î Non, mais 
là, vrai, hein ! le sont-ils assez, mufles I 

Il risqua un mot condoléant. Aussitôt elle se 
montait : 

— Oh ! vous l Qu'est-ce que vous y comprenez ? 
Mais, mon cher, il faut être une artiste comme moi 
pour sentir ça ! 

Et tout à coup, tandis que Rosine la dégrafait, 
elle tendait d'un grand geste le poing vers la salle : 

— Ah I mais ! Un petit peu que je te les plaque 
quand j'aurai seulement fait ma pelote ! 

Chez elle, sa colère lui restait. Elle se mettait à 
bousculer les meubles, rudoyait sa mère, envoyait 
à la volée une gifle à La Pipe. 

Des larmes d'enragement jaillirent. Elle se planta 
devant la glace et s'injuria : 



194 CLAUDINE LA.UOUR 

— Mata je m'ai donc plus <de talent 1 je ae Bais 
plat qu'un sabot comme Canon et les autres 1.., Ak 1 
la grue 1 la gruel 



XXXII 



Marthe Touque un midi se ruait, lui collait 
dans le cou un baiser de touche humide et sexuel 
laissant à la chair la cuisson (Tune petite rougeur. 

— Mais laisse-donc, tu me fais tonte froide !-se 
défendait Claudine. 

Elle arrivait en un de ses bons jours, un rire de 
grosse femme joyeuse à l'usure -de ses dents mau- 
vaises sons Fëcarquemeirt de ses lèvres charmelues. 

— J'avais besoin de te voir, je suis accourue. At I 
j'ai dn soleil tout plein le cœur... Figure-toi, ma 
fille, j'ai lâché mon petit singe... 'Ce qu'il me volait, 
celui-là... Ah oui, danb les grands prix ! Et le pis, 
je l'ai su trop tard, c'est que mon argent filait cheï 
la mère. Non, mais compremk)n tme pareille rosse- 
rie ! Ce petit, avec ses airs de petât Jésus en sucre 
de pomme, avait du vice jusqu'au bout Ses doigts I 
Une fois, je n'ai plus retrouvé ma pendule... J'ai 
demandé à la loge si quelqu'un était monfté pendant 



GLAUDINB LAMOUll 195 

mon absence. La mère a levé les bras au ciel : — 
« Cewment, vrai, mademoiselle Touque, on vous a 
volé votre pendule ?... Ah ! voyez-vous, on ne peut 
plus «e fier à rien ». Et une semaine après, ja la re- 
trouvai*, ma pendule, cher le fripier du coin qui 
me disait tout, <et que Ja vieille .était venue la lui 
vendre.». Ce petitsalaud-là mtà 'Chipait juBqa'à mes 
jupons... Je lui aurais pardonné tout de même. 
Mais voilà qu'on malin Bibi me tombe «a lit ; elle 
•avait lâché «on type qui la flouait, tu vois d'ici la 
scène... 

« Des «cris, des larmes, elle se Toulait, ma sup- 
pliait. Alors, comme ça... Eh bien eiri ! queveux- 
Uà?...le plus drôle, c'est <pue, depuis, ma con- 
cierge, furieuse de ce que j'ai fichu son moutard à 
la porte, m'injurie quand je passe devant la loge... 
Tu comprends, je hii ai donné oongé... Nous démé- 
nageons ie 15... Seulement... 

Elle traira sur te mot, coûta vers Claudine le re 
gard d'yeux mendiants, très dmx et gftné, qui si- 
gnalait chacune de ses pétitions. La dîvette, agacée, 
eut un geste : 

— .Non, tu sais. Je ne peux pas. 

— 0e quoi ? Mais* grande dinde, je ne viens pas 
te demander d'argent... J'ai «décroché à Renaudin 
quinze louis, la Marmite bat son plein... 

— C'est juste, s'interrompit-elle comme au rap- 
pel de ses succès dans ces trois actes, d'un cynisme 
crapuleux et funèbre, traînant les mœurs infâmes 



196 CLAUDINE LAMOUR 

des nuits de la Chapelle au gaz de la rampe. C'est 
juste, tu devrais bien venir me voir ! Du nanan, du 
caramel roulé dans du bran, ma chère ! 

— Oui, dit Claudine négligemment, j'ai vu dans 
les journaux, je suis joliment contente pour toi, va! 

— Oh ! tu sais, moi, je ne me gobe pas ! Alors, tu 
comprends, cet homme ne pouvait pas me refu- 
ser, je lui ai demandé une avance, à Renaudin... 
Ajoute que mon gargot m'a rouvert un œil... 
Enfin tous les bonheurs. Seulement je voulais te 
dire, c'est fini pour Bibi de son autruche au Châ- 
telet. La pièce n'allait plus, on a fermé... Et voilà, 
mon petit, je venais te demander de lui trouver un 
bout de figuration dans les Fleurs d'amour, à ton 
Casino... Oh I tu les mènes là-bas par le bout du 
nez, on ne te refusera pas... Quand ça ne serait 
qu'un cachet de cent sous... Elle n'est pas exi- 
geante, Bibi... Et puis vrai, tu sais, elle était moins 
béte que son rôle dans son autruche... Elle avait un 
petit croupionnement très drôle... Tiens, comme 
ça... Le gros Rollion lui a mis trois lignes dans son 
feuilleton. 

Elle parlait très vite, toute remontée de passion 
pour la gentillesse délurée du petit animal que son 
péché nourrissait, imitant du dandinement de ses 
lourdes hanches le tordion de croupe sous les plu- 
mes de la fausse autruche. 

— Mais, s'écria Claudine, je ne sais pas si Gérardi 
voudra... Sa figuration est au complet. 



CLAUDINE LAMODR 197 

La Touque eut un de ses gestes de scène, la 
bourra d'un coup de coude léger en la regardant de 
côté, de la malice de son petit œil en tire-lire. 

— Laisse-donc, c'est pas à faire avec moi... Mais 
Gérardi ramasserait ton crottin, ma fille... Us sont 
tous à tes pieds dans la boîte. 

Et lui prenant les mains, appuyant sur elle les 
humides supplications de ses gros yeux câlins. 

— Là, hein ? rien qu'un petit mot, tu me pro- 
mets ? 

— Grosse béte, va ! fit Claudine en riant, amusée. 
Eh bien, j'essaierai, je ne peux pas te dire autre 
chose. 

Elle se retourna. Rosine entrait déposer sur la ta- 
ble un léger emballage. 

— De la part de qui ? 

— Le commissionnaire n'a rien dit. 

Elle faisait sauter le couvercle et, sous une grosse 
terrine de foie gras que renfermait la caisse, elle dé- 
nichait un écrin qu'elle ouvrait. Sous la coulée 
de soleil blutée d'entre les rideaux, tremblota le 
lumerolement d'un fin bijou, un petit scarabée en 
brillants et en émeraudes. 

— Tiens, c'est gentil... Mais qui peut bien m'en- 
voyer ça ? 

Elle fouillait dans les rubans de papier : 

— Pas de carte... Le monsieur désire garder 
L'anonyme. 

— Ton prince, peut-être, l'homme brun ! s'écria 



198 OLAJJDlNfî L4M00JR 

M me Lamour qui, avertie par Rosine, arrivait voir. 
Claudine se frappait le front : 

— Bon, je sais... C'est -de Pfaffeîa... L'autre soir, 
il me vantait les pâtés 4e Tfeiviera... Des bédides 
bàdés gomme et la gréme... Eh bien, mes enfants, 
nous allons nous en payer, de son tadide àâdé. 

De la lecture des Mémoire* de la Clairon, tout à 
coup lai remontait un sowwufe, le marquis de 
Ximénè8 envoyait à t'aitirte un pâté où ette trou- 
vait 500 ducats et qu'elle donnait avec les ducats à 
des femmes de son entourage. 

Un petit vent passa, sa narine ftâtfit. N'était-elle 
pas la grande Claudine, comme l'autre la grande 
Clairon ? 

— Tiens, ma chère, dit-elle à la Ttyuque, je te le 
donne... Tu pourras le mettre au don. 

Et dans la main de la grosse fifle regardant, ex- 
tasiée, le bijou, d'une joie qui lui mouillait la bou- 
che, elle glissaît l'écrin. 

— Vrai...'? C'est bien vraiï 

— Ma fille ! intervint madame Lamour. 

— Puisque je te dis... D'ailleurs... 

Un petit remords, pour le scarabée et les bril- 
lants aux doigts de la Touque, à présent la jetait à 
la bravade d'une colère dont elle se libérait de ses 
regrets, à une comédie de dépit pour ce Pfaflein qui 
essayait de l'amorcer avec ce cadeau. 

— Est-ce qu'il croit m'acheter avec des arrhes, 



CLAUDINE LÀMOTJR 199 

cet imbécile! J'en veux pas, j'en veux pas... Em- 
porte-le, je te dis. 
Mais madame Lamour prsrtesteit, outrée. 

— Ta aurais bien pu me le donner à moi, ta 
mère. Ça sauvait tout... Tu disais à ton monsieur : 
Totre bijou, vous savez c'est maman qui le porte. 
Il n'aurait pas demandé à coucher avec moi, je 
suppose... fth bien, .atars ?-- T*, ta «'«auras jamais 
pour nm sou de conduite 1 

Claudine haussa les épaules. 

— ©es Ptfaffein î... Mais, si je voûtais, j'en aurais 
à la pelle, tu m'entends?.., à la pelle, à la pelle... 



XXXHî 



Ce ballet des Fleurs *T amour, où Claudine ob- 
tenait de Gérardi, dans le chœur des Magiciennes, 
un bout ée figuration pour la Bibi, clôturait chaque 
soir avec succès 'te programme. 

Gangoux, lie musicien, avait plaqué sur le Hvret 
de Lantinier et les pas de danse -de Biscaret, le 
maître de haftets, l'espèce de musique dont, à 
Fernando, cm il régissait l'orchestre, avec des 
racas de cymbales et de trompetteB il héroïsaii 



200 CLAUDINE LAMOUE 

le saut des cercles de papier et les exercices de 
haute école. 

Les Génies infernaux, au premier tableau, arri- 
vaient rober les jeunes vierges d'une lie, un batail- 
lon de jouvencelles aux voiles blancs pailletés d'or. 
A travers des saltations d'apaches, leurs visages 
cuivrés grimaçant sous des touffes de poils, l'air 
de singes frénétiques à longues queues, ils les emme- 
naient s'épiorer dans les farouches paysages du 
second tableau. C'étaient d'affreux rocs pelés aux 
contins de la terre où tout à coup on les apercevait 
échouées en des attitudes d'affliction, dépouillées de 
la candeur et de l'innocence des voiles, par un 
symbole de l'évanouissement de leur virginité le» 
laissant presque nues, d'une nudité de péché, dans 
la plastique et le collant des maillots. 

Surgissait une figure en robe constellée d'asté- 
rioles, les bras et les jambes cerclés d'anneaux d'or 
et qui, après des gestes de colère dont elle mimait 
son ressentiment pour le rapt des belles vierges, 
leur dénonçait par des signes l'arrivée de ses sœurs, 
les Magiciennes libératrices. Elles accouraient, 
guerrières et virulentes, dans le vol de leurs tuni- 
ques étoilées, sans nulles armes que les fluides de 
leurs sourires dont elles se mettaient à repousser la 
horde infernale: 

Tandis que les conquérants s'efforçaient de dé- 
fendre leur rose butin pâmé aux ondulations de 
bras en tresses et en algues, elles les vouaient aux 



CLAUDINE LAMODR 201 

sortilèges de leur beauté, les contraignaient à rétro- 
céder sous le charme des mains cueilleuses à leurs 
bouches des baisera qu'elles leur lançaient. 

Et c'était au tableau final le changement à vue 
des grands rochers désolés en un décor d'eaux 
jaillissantes et de lointaines montagnes bleues, le 
décor d'une féerie de fleurs immenses balancées au 
mouvement des bras d'une théorie de jeunes femmes 
plongeant aux vasques des fontaines. Sous le geste 
des Magiciennes arrachant de leurs corsages des 
cœurs de roses et les leur jetant, les Vierges 
nouaient des rythmes de danses heureuses, avec 
des sourires et des baisers pour l'enchantement qui 
les délivrait du songe impur ; et les roses, pour 
chacune, devenaient à l'effeuillement ancien de leur 
virginité, le parfum et la vertu d'un baptême qui les 
revirginisait. 

Le chœur des Magiciennes alors s'avançait au- de- 
vant delà scène, voilant d'un vivant rideau l'accom- 
plissement du mystère qui tout à coup les égalait à 
leurs sœurs aînées, les fleurs immenses des vasques, 
les montrait s'enroulant aux volutes et aux spires 
d'une liane d'apothéose, reconquises à leurs voiles 
d'innocence que, du bout des doigts, elles entrou- 
vraient sur leurs roses maillots de belles fleurs 
humaines, avec le frisson frêle d'un nuage vert 
d'eau aux mousselines des tutus, comme les corol- 
les d'où jaillissait leur forme de femmes et de 
roses. 



202 CLAUDINB LAMOOE 

L'aphrodisiaque de ces voluptueux tableaux, aux 
mousseuses indiscrétions des nudités, aux calii- 
pygies irritantes sous le soupçon des tuniques, le 
libertinage de ee grand déshabillèrent de kc figu- 
ration donnant aux figurantes et an coryphées 
l'air de femme» en peau? d'une bydrotérapie turque* 
leurs gtgottement* de jambe» grêles de trottina, 
montés aux assomptions des chorégraphies, leurs* 
ébat* die petits, animaux lascif» ei piaffante, allu- 
maient la htacure de la salle. Mm, temte menue, la 
frimousse et la gentillesse agile des petites faunoct 
sous l'envoiement de sa robe de magicienne ouverte 
jusqu'à la ceinture, s'apercerait nue cotmoie par l'&- 
chajtcrure d'un peignoir. 



XXXIV 



Claudine, dans l'affairement des derniers mois 

d'hiver, n'arrivait à créer qu'une chanson, — huit 
couplets de Large, une bétasaerie eentimentake et 
graveleuse, l'histoire d'une petite tatlleuse de vil- 
lage écrivant à son amoureux, le fusilier Leonâdas 
Tapin, le fourmillement de son désir et de son 
attente. 



CLAUDINE LAMOUR 203 

Cette chanson, elle en préparait la musique et la 
diction, en dosait les effets avec le nuancement de 
finesse et de candeur, avec les condiments de drôle- 
rie et de sensibilité qui dans son art salaient d'un rien 
d'égrillarderie blagueus* l'indication discrète de 
l'émotion. 

Et la rogne,, encore une fois, rendait tout de suite 
célèbre l'indigeste rknaillerie de Lorge, ce retapage 
du vieux, poncif de la lettre de la payse au petit 
soldat nostalgique là-bas dans sa caserne. Elle allait 
la dire à ses soirs. d a Casino, la colportait aux soirées 
de musique de M B * de Hautfays, aux five o'cloek. 
de M m * Masser, aux réunions de lf" e d'Effrangés* la 
répandait à travers l'enthousiasme des spectacles à 
bénéfices et des fête» de charité. Pfaffein, qui 
s'était vanté de ravoir pour lien à son Cercle, lui 
pavait de sa poche «a gros cachet pour qu'elle y 
chantât six de se» chansons. D'autres Cercles la 
demandaient ; elle acceptait de chanter en matinées 
aux Mant&gnea-Busses. 

Il Ini aima, cet hiver-là,, de quitter un salon pour 
monter dans la voiture des maîtres de la maison 
qui l'attendait au bas du perron, de là sauter à sa 
loge et y rester juste le temps de refaire sa tète, se 
mettant tout de suite après à dire en scène ses 
numéros et, sans changer de rôle, une pelisse aux 
épaules., grimper ensuite dans un fiacre qui la 
descendait vers minuit sous le porche d'an hàtel où 
elle avait promis une demi-heure da son répertoire. 



Î04 CLAUDINE LAMOUR 

En s'en allant, à travers les rires légers, les serre- 
ments de mains reconnaissants de l'adieu, des 
doigts lai inséraient dans l'échancrure du gant une 
bank-note. 

Ce fut pendant les trois mois de la saison l'enfiè- 
vrement d'une vie qui, à de certains jours, lai 
prenait ses après-midis entières et ne la libérait 
qu'au recommencement du matin. Toute rompue» 
sans voix, elle se traînait dans la nuit de son esca- 
lier, les jambes veules, se dégrafant dès le palier 
pour que Rosine n'eût plus qu'à lui ôter sa robe 
et lui passer son peignoir de nuit, ensuite s'abat- 
tait sur son lit de tout le brisement de ses huit 
heures de chansons pour l'amusement des épaules 
blanches et des habits noirs. 

Un peu après le déjeuner, arrivait Chantavène. 
Elle s'était décidée à répéter presque chaque jour, 
travaillant avec lui son solfège pendant une demi- 
heure, et au bout de la demie, s'asseyant à son tour 
au tabouret et piochant son clavier, toute rebroussée 
par bouffées contre la bonasserie du pauvre homme 
timide, lui criant : 

— Sacré nom d'un chien, peut-on être cornichon 
comme vous, Chantavène... Faites-moi donc recom- 
mencer, vous voyez bien que je ne fais que des ani- 
croches. 

— Mais oui, mademoiselle, sans doute. Tenez, 
reprenons là. 

Et battant la mesure du pied : 



CLAUDINE LAMOUR 205 

— Si, sol, la, mi, do... Bien, parfait... 

Elle le congédiait ensuite, en le bourrant de petits 
cadeaux pour les petites Chantavène. 

— Serviteur, mesdames. 
Mais elle l'arrêtait sur le seuil. 

— Dites donc, mon petit Chantavène, vous seriez 
bien gentil... M me Phar, la corsetière, m'attend pour 
deux heures... Vous lui direz que je ne peux pas, 
qu'elle vienne elle-même demain matin, un peu 
avant midi. Attendez donc, il doit venir aussi quel- 
qu'un, je crois... Rosine 1 qui doit venir demain 
avant midi ?... Ah ! c'est juste, un petit monsieur 
pour une interview... Voyons, Chantavène, à quelle 
heure croyez-vous que je sois libre demain ?... Ah ! 
mais, voyez-le donc, il est là à me regarder, en tor- 
tillant son chapeau... Eh bien, ce sera pour demain 
trois heures. Je l'attendrai. 

— Parfait, bien volontiers... Serviteur, mesdames. 
Elle le rattrapait dans l'antichambre. 

— Ahl dites donc, Chantavène... Il y a aussi 
Ghaudieu, à qui j'ai promis d'aller poser cette après- 
midi... Ça ne se peut pas, je suis trop patraque... 
Vous passerez lui dire que j'irai après-demain, 
n'est-ce pas ? 

Et quelquefois, repentante de ses rebuffades les 
jours où elle le battait de petites claques sur les 
mains ou lui jetait à la tète ses musiques, elle lui di- 
sait à travers le geste de lui montrer sa joue : 

— Ah I mon petit papa, vous n'avez pas de veine..' 

42 



206 CLAUDINE LAMOUR 

J'ai encore une fois aies nerfs aujourd'hui... Eh bien 1 
je vous pardonne, embrassez-moi. 

Le dorlotement de passion de& grands publics la 
suivait dans ses auditions intimes, devenait l'émoi 
et la cajolerie des froufrous de jupes autour d'elle, 
Pénamourement des coins de salon où des femmes 
lui frôlaient les bras de la douceur de leurs ganta, 
goûtaient comme un léger fumet de vice à flairer 
son odeur tiède de rousse, chatouillées et toutes ti- 
tillantes pour le sans -gêne de la gaminerie de ses 
mots. Leurs lettres, en des câlineries voluptueuses, 
des chuchotements de tendresses discrètes derrière 
les portes, se nuançaient de péché, effuaaient d'in- 
génus désirs et de troubles attirances. 

M me de Hautfays surtout, dans ses billets, sa gri- 
sait d'une ardeur mystique et sensuelle ; ceUerci lui 
restait à l'appuiement des lèvres dont elle la baisait 
près de la bouche, dans la petite caresse des adieux. 

Le mystère de la. vie de la Saint-Claire, de cette 
vie où, à part un vieil avoué de province arrivant 
deux foi& le mois et qu'elle appelait son oticle, 
aucun homme ne pénétrait, s'élucida. Sa liaison 
avec la marquise courait Paris. ; elles étaient aper- 
çues ensemble au Bois, aux concerts, aux fêtes. 
Quelquefois, la grande lyrique se condamnait des se- 
maines, devenait invisible, évanouie aux aliénées 
de son petit hôtel dans les verdures, cet hôtel aux 
rideaux clos et aux chambres en langueur d'une 
petite maisoa galante d'un autre âge. On constatait 



CLAUDINE LAMOUR 207 

que la marquise, très dévote, toujours occupée 
d'oeuvres évangéliques, se partageant entre de reli- 
gieux flirts d'ecclésiastiques et des patronages d'ar- 
tistes, prétextait vers le même temps des retraites, 
des départs, un séjour dams un de ses châteaux pour 
s' éclipser de la vie parisienne. 

Ciaadine en arriva à soupçonner une chapelle 
d'amour clandestine, des rites d'amitié libertine et 
faisandée. La froideur de Saint- Glaire pour les 
hommes, l'absence d'un amant -connu dans le coû- 
teux de «on train de princesse de théâtre, le petit 
vertige ordurier s'éveillant par moments de ses 
longues paix taciturnes dès lors s'expliquaient. Mais 
la silhouette du vieil oncle passant à la cantonade 
restait énigmatique. 

— Àh I leurs aaletëB à toutes celles-là I dit-elle un 
jour à Poiron 1 Je les ai vaes l'autre jour se bécoter 
sur l'escalier de la Hautfay*... Et le plus drôle, c'est 
que Saint-Glaire n'apparaît jamais aux fêtes de la 
marquise... Au fond, ça n'est pas plus propre que 
la Touque avec la Bibi. 

La philosophie gouailleuse de Poiron se déploya ; 

— Dis que c'est la même «hose... Ah 1 ma pauvre 
Claudine, tu trouves encore la candeur de t'étonner, 
toi... Mais c'est ainsi d'un bout à l'autre de Paris. 
Des femmes qui n'ont pas d'amants gardent leur 
vertu pour une amie... Une femme s'aime bien 
mieux à travers une autre femme parce que 1° c'est 
de l'adonisme de soi-même, ce culte-là, 2° il n'y a 



208 CLAUDINE LAMOUR 

pas l'incompatibilité des sexes comme entre l'homme 
et la femme ; 3° cette adullérette se conjugue à la 
première et à la seconde personne sans le danger 
de la troisième qui est l'enfant... Mais il y a des 
degrés... La Touque, c'est le bouiboui, la marquise, 
c'est le Conservatoire... Et remarque comme c'est 
intelligent, il y a là un vieux qui arrive pour main- 
tenir les bienséances. Moi, vois-tu, je crois bien que 
ça pourrait être un mari, un mari qu'on tire du coin 
périodiquement... Car enfin, elle a été mariée, cette 
Saint-Claire, qui s'appelle Brugnon, et on n'a jamais 
dit que son mari était mort. 

Saint-Claire, à trois jours de là, arrivait voir Clau- 
dine. Elle s'abattait dans un fauteuil, avec son dé- 
gingandé de gestes, ses grandes mains maigres pen- 
dant au bout de ses longs bras qui, à la scène, se 
mouvaient en belles plastiques. 

— Ce que je m'embête 1 J'ai là un vide, un vide... 
Dites donc, madame Lamour, vous seriez bien ai- 
mable de me tirer les cartes... J'ai 4eê ennuis, oui, 
de l'argent qui ne vient pas. 

C'était, dans ses torpeurs, à peu près l'unique se- 
cousse de sa vie, cet argent qui à ses fines lèvres 
pâles, quand elle en . parlait, faisait monter une 
bruine de sang frais et remuait d'un petit tremble- 
ment des paupières son dur visage de juive avare, 
mettant ses épargnes de sous en papillotes dans des 
cachettes. 

Madame Lamour, éveillée à sa passion de l'in- 



CLAUDINE LAMOUR 2j9 

connu des tarots, alla prendre le jeu dans le tiroir. 

— Le grand jeu, pas, madame Lamourî 

— Coupez... Mais non, pas de la main gauche... 
Les gens mariés, c'est de la main droite... Et qu'est- 
ce que vous me donnerez si je vous le fais, le grand 
jeu?... Tenez, ça sera une discrétion. 

— Une discrétion, oui. 

— Bon... voilà mes vingt et une cartes. 

Et promenant le bout du doigt sur les cartes en 
cercle, M me Lamour se mettait à compter. 

— Une, deux, trois, quatre, cinq, six, sept... La 
dame de carreau, c'est vous... Une, deusse, trois, 
quatre, cinq, six, sept... Tiens, il n'y a pas d'homme 
dans votre jeu... Attendez, la dame de trèfle, une 
dame noire, une amie qui joue un grand rôle dans 
votre vie... Une, deusse, trois, quatre, cinq, six 
sept... Le neuf de carreau, vous recevrez de l'argent 

Saint-Glaire s'émut. 

— De l'argent... Ah 1 bien, je suis heureuse 
alors... Quant aux hommes, je suis comme Claudine, 
ça ne me dit rien. 

— Oh I moi, fit Claudine un peu méprisante, aga- 
cée par la comparaison qui l'égalait aux pratiques 
de leur secret libertinage... Non, vrai, ce n'est pas 
la même chose. 

D'un mouvement circulaire, M mt Lamour rapide- 
ment raflait les cartes. Ellf les battait, les faisait cou- 
per, cette fois disposait en croix les vingt et une cartes 
qu'elle tirait du jeu, et de nouveau elle comptait : 

12* 



210 CLAUDINE LAMÔUR 

— Une, deosse, trois, quatre, cinq, six, sept.*. 
Tiens, eneore la dame de trèfle. 

Puis cueillant Tas de pique : 

— Oh ! oh 1 mais voyez donc... L'as de pique !... 
Et vous savez, ça signifie amour malheureux. 

— Qu'esl-ce que vous me difces-là, marne Lamour ? 
s'écria la Saint-Glaire en s'agitent dans son fau- 
teuil. 

— Mais, oui... Une, deusse, trois, quatre, cinq, 
six, sept... vous vous brouillerez avec votre amie... 
C'est le grand jeu, hein, qu'il vous faut... Alors, je 
vais faire les petits paquets... A» de carreau, une 
lettre... La dame de pique... C est votre amie, la 
dame brune, qui vous l'écrira... Du pique, mauvai- 
ses nouvelles... Tiens, le neuf de cœur... Une réus- 
site. Vous vous remettrez ensemble aprèsune querelle. 

— Madame de Hautfays, insinua Claudine. 

— Oui, fît Saint-Glaire, retombée à son impassi- 
bilité, Bans un pli du visage pour ce nom qui ébrui- 
tait sa liaison avec la marquise. 

Claudine, nerveuse, sentit se démanger ses griffes 
àe chatte. 

— Oh ! celle-là... Dites-moi, Saint-Claire, est-ce 
qu'elle vous attrape aussi dans les coins pour vous 
baiser la bouche comme un homme? Moi, tous 
savez, je ne *«is pas de cette paroisse-là. 

La chanteuse se pmça les lèvres et tout à coup 
riant, les yeux durs et froids : 

— Mais je vous assure qu'elle est tout à fait char- 



CLAUDINE LAMOUR 211 

mante, U mê de Hautefays. Oui, c'est vraiment une 
très bonne amie pour moi. 

— Et voilà, fit M" - Lamonr en ramassant les 
cartes, étes-voos contente, ma petite madame 
•Saiwt-Olair?... Ce serait un louis pour une autre, 
vous savez. 



XXXV 



« Moi aussi, je voudrais te faire ta binette, ma 
petite Glaudinette. Pas pour 1e Salon, le voisinage 
de Cfturadieu me tuerait, maïs pour une exposition 
cbefc Boussod «t Valadon. Viens aussitôt que tu 
pourras. Et puis, je t' apprendrai Bur ton scheffield 
de Rosarès quelque chose qui t'amusera. 

« Ton Poiron. » 

Sa curiosité ramenait,raprès-mid1 même de l'envoi 
du petit bleu, à l'atelier du boulevard de Clichy, une 
soupente de photographe au bout d'une terrasse 
entre deux toits, avec l'ouverture d'une trappe au 
haut d'une échelle de meunier et qui, sur cette 
plate-forme en plein air, dans le raffalement des 
fumées de cheminées, donnait l'illusion de grimper 
aux hunes d'un navire. 

— Es-tu là, Poiron? cria-t-elle du dernier éche- 



212 CLACDIN8 LÀMOUR 

Ion, n'osant se risquer toute seule dans le coup de 
vent qui souillait à cette altitude. 

11 arrivait lui tendre la main, la hissait jusqu'au 
zinc gondolé de la terrasse : delà, en se retenant à la 
rampe de bois ramusculée d'un cep de vigne-vierge, 
elle put apercevoir comme au fond d'un puits, 
avec des rampants de toits pour margelles, le 
grouillement d'une fin de marché à vau les trottoirs, 
les éventaires des camelots, les roulottes des mar- 
chands de saison, le scintillement humide de la 
marée dans les maniveaux, le rose de l'éventrement 
des lapins ouverts en croix et brandillant au poing 
des vendeurs. 

C'était une des joies de Claudine, la petite peur 
de se griser là-haut, toute secouée de vent, de la 
lumière et du bourdonnement de Paris. En s'enfer- 
mant dans l'atelier les jours de gros temps, ils 
avaient la sensation d'être séparés du reste du 
monde, perdus sur un radeau aux écumes des hau- 
tes eaux . 

Cet atelier ? Une cambuse en bois, ajourée d'un 
lanterneau au vitrage rejointoyé de papier, méandre 
de la salissure des rigoles d'eau à travers les suies ; 
une cambuse peinturlurée de vert poireau à l'exté- 
rieur et charbonnée en dedans d'écrasis de fusain, 
de croquades de Poiron ébauchant sur le raboteux 
des planches ses dessins pour les feuilles à gravures, 
d'écritures de légendes faites de mots surpris à la 
rue et griffonnés là pour mémoire ; une cambuse 



CLAUDINE LAMOUR 213 

qui, avec ces notations de la vie roulant en bas, 
avait l'air d'une chambre d'entomologiste épinglant 
au mur le butin de ses chasses. Pour meubles une 
table chargée de crayons, de rouleaux de papiers, 
de journaux, l'éraillure d'une moleskine de divan 
encombré de portefeuilles, des pliants, un fauteuil, 
un chevalet, dans l'angle un poêle en fonte. Poiron 
logeait au cinquième, sous l'échelle. 

— Oui, dit-il en déblayant un coin du divan pour 
l'asseoir, je voudrais faire de toi un pastel ,pas 
comme celui de Koyat, rien qu'une tète, cette fois, 
mais qui serait la vraie Claudine... Oh ! pas d'huile, 
c'est bon pour les fritures de Passelecq... Quand je 
penne que ce croûtard-là t'a mise en robe de scène 
sur un fond de Gobelins ! Tu as l'air d'un papillon 
sous verre... Quant à Ghaudieu, celui-là est bien, 
après Bouguereau, le plus sale confiseur que je con- 
naisse... Tu n'en sortiras pas vivante, ma fille, il va 
t'emmarmelader dans ses jus et ses sirops... Vois-tu, 
il te faut à toi des tons de lumière et de soie de 
Chine, des tons qui jouent l'arc-en-ciel, la nacre des 
coquillages, qui aient ta fleur de peau, les dessous 
roses de ton sang... Des piments finements pulvéri- 
sés, légers, volatiles... de la poussière de Paris 
dans un rêve... Quand veux-tu commencer? 

— Mais tout de suite... Seulement ne va pas me 
prendre trop de séances. Je pourrais pas... Ah 1 
Poiron, quelle vie 1 Je n'aurai bientôt plus le temps 
de changer de chemise ! 



214 CLAUDINE LAMOUR 

— Ta viendras cinq ou^six fois... ôeotii, hein? 
J'ai justement là un châssis tout prêt. 

D'un coup de pied, il envoyait routa* le chevalet 
au milieu de l'atelier, emboîtait te châssis, prenait 
sue craie. 

— Et Etosarès ? fit dandine négligemment, en ta- 
potant les plis de sa robe à «es jambes. 

— Àh ! c'est vrai, Rosarès. Eh bien, voilà... C'est 
lui qui fait le lutteur masqué à la Foire aux pains 
d'épîces. Mais oui, le tombeur d'Akides dont par- 
lent les journaux !.... Tourne un peu la tète, encore... 
€'est ça,.. Oui, ma «hère, c'est ton laid ténébreux 
en personne. 

— Comment, vrai ? 

— Lui-même. Laquem le tient de son gigolo... 
Mais non, tu baisses le nés... Parait qu'il a tombé 
l'autre soir le Petit Bordeaux, un roublard qui 
n'avait jamais touché... On lui a offert de venir 
lutter à l'£den, avec Toison-d'Or et les lutteurs de 
la troupe, mais il ne veut pas, il lutte pour l'hon- 
neur. On le dit très bien en maillot noir, un maillot 
qui lui va des pieds à la tête. 

— Mais alors, s'écria Claudine en s'agitant toute 
rouge sur le divan, cet homme-là veut donc être 
tous les mystères à la fois ? 

— Si oe n'était que cela... Mai*, crédié, ne bouge 
donc pas... Tu ne tiens pas la pose un instant... 
Rosarès^ figure-toi, c'est toute une légende. Laquem 
s'est mis en tête de faire une enquête. Roilly, qui 



CLAUDINE LAWODR fctfr 

est le cousin du préfet de police, a travaillé de son 
côté... Eh bien, figure-toi... 

En massant les dessous du portrait de frottis jaune 
paille très tendre, Poiron lai révéla un Rosacés inédit. 
C'était originalité du sport d'un homme dv monde 
passionné de sa force, merveilleusement seupJeà 
tous les exercices du corps, d'une puissance muscu- 
laire de félin et d'une finesse nerveose de singe, 
grimpant une nuit d'incendie à l'aide des genoux 
et des poignets le long d'une façade jusqu'au 
second étage d'où, par une échelle, il descendait un 
ménage de vieilles gens, arrêtant un midi aux 
Champs-Elysées l'emballement furieux d'un cheval, 
pariant un jour au comte de Bloussoff qu'il dé- 
passerait au bout d'une heure le galop de sa 
jument et sur la route de Versailles gagnant son 
pari, nageant à travers les minuits de Paris, par 
volupté de l'enveloppement ténébreux des eaux, 
ses deux heures de Seine, souffletant un sorr en 
pleine rue un monsieur qui invectivait une fille et 
se battant ensuite à Pépée avee Pinsulteur, qui! 
blessait. 

— Crois-tu hein T s'exdamaït-elle, les yeux 
ardents, au bout du dévrdement de ce chapelet 
d'anecdotes... Epatant, ce Kosarès !... L'homme 
masqué surtout... 

Un rire de blague lui monta aux dents : 

— Vraî r ça ne le change pas: 

— Tu Tas dît... un domino qui se met en maillot. 



216 CLAUDINE LAMODR 

Encore une fois Poiron était obligé de la rappeler 
à la pose. Elle se raidissait, demeurait un petit temps 
immobile, tout à coup levait le nez : 

— Dis donc, Poiron, j'oubliais... Senevez, du 
concert Marigny, m'offre cinq cents de cachet pour 
jouer Tété, deux fois la semaine. 

— Mince ! 

Il caressait d'une touche de rose gras les pom- 
mettes du portrait, ajoutait : 

— Maman Lamour va donc pouvoir enfin se payer 
du coupé. 



XXXVT 



— Mais entrez donc, monsieur l'abbé, il y a là 
des dames qui ne demandent pas mieux que de 
participer à vos bonnes œuvres. 

Et soulevant la portière, elle poussa dans sa 
petite assistance de visiteurs du jeudi l'abbé Gottin, 
arrivé quêter pour ses asiles de filles-mères dont il 
était le fondateur, un vieux prêtre remuant et ascé- 
tique, des yeux en clous d'acier sous Tébouriffement 
velu d'une taroupe couleur toile d'araignée, la ca- 
roncule massive d'une verrue jouant à la joue près 
du nez, et qui, dans l'usure luisante de sa soutane 



CLAUDINE LAMOUB 1217 

élimée et ses larges souliers carrés, avait l'humilité 
d'un vicaire venu des campagnes. 

— Je suis vraiment confus, mesdames... 

Il s'inclinait, précipitait de petits saluts, son 
chapeau à deux mains contre sa ceinture, souriant 
d'une grande bouche mince et dure. 

Madame de Hautfays fit un pas. 

— Oh ! monsieur l'abbé, nous sommes d'anciennes 
connaissances. 

— En effet, madame... Je n'oublierai jamais 
laide précieuse que vous avez apportée à nos pau- 
vres sœurs dans l'affliction. 

Sa petite taille en sarment noueux se redressa, il 
plissa les yeux, considéra les têtes Tune après 
l'autre, très maître de lui, raidi en sa passion de 
charité militante, prenant possession de son audi- 
toire dans l'acèrement scrutateur des prunelles. Son 
sourire à présent voltigeait, insinuant et spirituel. 

— C'est bien monsieur l'académicien Fouret crue 
j'aperçois ? 

Et se tournant vers Claudine : 

— Oh ! bien, mademoiselle, vous avez chez vous 
les plus hauts esprits et les plus nobles âmes de notre 
cher Paris... Je ne m'attendais pas à une pareille 
fortune, c'est Dieu qui m'a conduit certainement. 

Ses lèvres s'effilèrent, ne furent plus que le liséré 
d'une estafilade violâtre dans les os de la face ; il se 
conféra subitement l'air madré et froid d'une sorte 
d'avoué de la Providence, traitant une affaire qu'il 

13 



218 CLAUDINE LAMOUfi 

sentait aboutir à travers les respects et la bien- 
veillance des visages, 

— Nos frais sont immenses... Rien qu'à nos cour- 
tiers, à nos raccoleurs de pauvres filles-mères nous 
payons déjà cinq francs par brebis qu'ils nous 
amènent... Ah ! je sais, cela vous étonne; mais 
nous faut des chiens de berger pour suppléer à la 
paresse des âmes. Et puis, le bu t ne sanctifie-t-il pas 
tout ? Nous sauvons des âmes en détresse. C'est le 
salut qu'elles trouvent chez nous... Nous leur éle- 
vons leurs enfants, elles s'engagent à rester chez 
nous au moins trois ans. Sur les trois francs de 
salaire que nous leur allouons nous prélevons seu- 
lement la moitié pour leur nourriture, leur blan- 
chissage, Télève des petits, n'est-ce pas admirable? 
Et à leur sortie, elles reçoivent encore une petite 
dot, nous cherchons à les placer chez des personnes 
r ecommandables... Ah ! monsieur l'académicien, si 
le prix Montyon jamais pouvait s'égarer jusqu'à 
notre œuvre, ce serait un joli capital placé en Dieu... 
Dieu vous en ferait la rente. 

A mesure, une légère roséole lui échauffait les 
joues ; ses yeux se minéralisaient d'un éclat dur de 
pierres fines dans l'enchâssement d'un reliquaire à 
tète desaint gothique ; l'ardeur de l'apostolat descen- 
dait au pétulement de grosse mouche de sa verrue. 

Et il mêlait les chiffres aux paroles chrétiennes, 
feur ouvrait son grand-livre, déplorait un déficit 
annuel avec la lucidité et la correction d'un comptable 



CLAUDINE LAMOUR 219 

sûr de ses écritures. Il évitait tout appel direct à leur 
miséricorde, mais finissait par se l'attribuer dans 
cette parole diteen douceur et en conviction infinies : 
, — Ah ! elles seront bien heureuses ce soir, nos 
pauvres filles, quand elles apprendront du Comité 
ce que vous faites pour elles 1 

En un élan, la baronne d'Effanges et M ae de 
Hautfays souscrivirent chacune cinq cents francs 
qu'elles le priaient de faire toucher le lendemain. 

— Soyez toutes remerciées... Vous êtes dans nos 
sociétés perverses les cimes où s'attarde le rayon 
divin, reprenait l'abbé. Ah! je sais bien où je 
m'adresse, — les disques tournoyants de son regard 
virèrent vers Claudine — je savais que vous ne 
fermeriez pas votre porte à Dieu qui vous fut libéral 
et vous prodigua le talent et la gloire. 

Un murmure traîna, un applaudissement discret à ce 
grand cœur évangélique. Très simplement la divette 
alla prendre dans un coffret deux billets décent francs. 

— Tenez, monsieur l'abbé, joignez-les au reste... 

— Ah oui, bien heureuses ! dit l'ecclésiastique en 
tirant de sa poche un gros portefeuille graisseux et 
y glissant les papillotes. Soyez sûres que vous serez 
toutes bénies ce soir. 

Des évocations, un lointain d'images, à la sen- 
teur d'encens finement montée du remuement des 
plis de la soutane, ressuscitèrent en la mémoire de 
Claudine. 

— - Ah ! monsieur l'abbé, j'ai gardé la vision d'une 



220 CLAUDINE LAMOUR 

église quelque part, d'une blanche chapelle vue 
toute enfant... Oui, des communiantes en robes 
blanches, une peinture de bon Dieu sur l'autel, très 
doux, sonnant dans sa barbe, avec des yeux cou- 
leur de paradis, je ne sais pas, des yeux où Ton 
voyait à travers tourner les étoiles, des yeux de 
musique de violon... Oui, c'est ainsi qu'ils réappa- 
rurent.. . Etait-ce bien ainsi? 

Elle s'évanouit un instant aux ombres inté- 
rieures. Pois, derrière le battement de ses cils, un 
autre souvenir passa. 

— Ah ! ma communion aussi ! Figurez-vous, 
monsieur l'abbé, je m'y étais préparée comme une 
petite sainte, je ne mangeais plus, je passais des 
heures en prières... Mais voilà que le matin môme, 
en allant à 1 église.je vois un prêtre qui pissait, contre 
un mur... Ça ne m'est plus sorti de la tête, ça a 
tout gâté, En communiant, j'ai repensé au prêtre, 
j'aurais voulu mourir... Voyez-vous, ça a été la 
grande désillusion de mon enfance. 

Et la gaminerie de l'histoire qu'elle racontait sé- 
rieusement, avec une crudité de mots faisant inopi- 
nément remonter de l'éveil d'un prestige candide 
l'incorrigible Claudine des hardiesses de son voca- 
bulaire, tout à coup amenait au visage amusé des 
dames la contrainte et le pincement d'un sourire 
qu'elles arrêtaient au coin de la bouche. 

— Nous sommes de pauvres hommes, de très 
pauvres hommes, murmura l'abbé, gêné, redevenu, 



CLAUDINE LAMOUB 221 

à travers les petits saints dont il battait en retraite, 
le vicaire de la charité entrant humblement quêter 
chez la chanteuse fin de siècle. 

Elle l'accompagnait jusqu'au palier; mais là 
l'œuvre le ressaisissait. Les yeux injonctifs et doux, 
d'un chuchotement lent de confessionnal, comme 
s'associant pour un providentiel dessein à sa vie de 
péché et de perdition, il se risquait à une dernière 
pétition : 

— Ah! mademoiselle, si j'osais... Nous aurons 
bientôt un concert au profit de nos chères filles... 
M me Oaron, M me Deschamps, M. Ooquelin ont déjà 
accepté. Votre nom sur l'affiche serait un succès. 
Pouvons-nous espérer ? 

Leurs voix s'attardèrent ; puis la porte battit ; 
elle rentra, leur dit en riant : 

— Dame ! je n'ai pas voulu décourager le bon 
Dieu... J'ai accepté comme les autres. Mais tout de 
même c'est drôle : les curés me demandent à chanter 
pour leurs histoires... 1 



XXXVII 



Quatre poses chez Poiron faisaient venir au bout 
de l'affleurement des touches de pastel, dans un 
léger nuage poudroyé de veloutine, dans la clarté 



222 CLAUDINE LAMODE 

grasse et pulpeuse d'un cœur de rose-thé, l'artificiel 
et le mousseux de sa tête des soirs de grimage. 

Un duvet d'ombre dorait la malice du retroussis 
des lèvres, son rire de mime ingénue et hardie ; 
elle avait, sous le bleu électrique du front, vaporisé 
comme par de lointains électrophores, les clairs 
yeux pétillants d'une ménade dormant au clair de 
lune. Les pommettes, dans le crépitement du ma- 
quillage, se vermillonnaient d'une chaleur de sang, 
semblaient s'allumer aux rousses broussailles des 
cheveux. 

Poiron avait réclamé une dernière séance. Et une 
après-midi, ennuyée d'une scène avec M me Lamour 
qui, la veille, s'était horriblement grisée à un punch 
de concierge, la chanteuse devançait l'heure fixée 
pour la séance, grimpait à pied le boulevard de 
Clichy. 

Poiron n'était pas à l'atelier : elle redescendit les 
cinq étages, se retrouva à la rue avec le désœuvre- 
ment de l'heure qu'il lui fallait attendre. En tour- 
nant l'angle du boulevard, elle aperçut un bout 
d'avenue, des boutiques funéraires, des chantiers de 
pierres tombales. Des silhouettes en deuil s'enfon- 
çaient derrière les clôtures du cimetière. 

— Tiens ! Lentéry est là quelque part, pensa-t- 
alle. 

Elle acheta une touffe de violettes, s'engagea 
dans les allées. 

C'était tout au fond, dans un coin de sépultures 



CLAUDINE LAMODR 223 

vagues, aux tertres la plupart Bans croix bosselant 
les niveaux du terrain, découpant leurs étroites 
bandes comme des planches de maraîchers, le sou- 
venir d'un de ces pauvres remblais dénudés et ano- 
nymes parmi le faste des mausolées. Elle y était 
venue il y a six ans pour la dernière fois avec trois 
sous de roses, un petit bouquet de misère où elle 
avait mis un gros baiser triste pour le bon cœur 
d'ami resté vivant à travers la pitié de sa mé- 
moire. 

A petits pas pressés elle longea des architectures, 
vira à des tournants de rues dans cette cité funèbre 
et paradoxale, s'orientant d'après des tombeaux 
qu'elle reconnaissait. 

Tout d'une fois, les chemins s'embrouillèrent, 
elle se trouva perdue dans le carrefour des stèles et 
des grandes tables de marbre. Un des gardiens cau- 
sait avec des maçons à mi-corps engloutis dans un 
caveau. 

— Lentéry, monsieur, pourriez-vous me dire? 
■*- Lentéry... Lentéry... 

Il répétait le nom, feuilletait le registre de ses 
souvenirs, l'interrogeait ensuite sur la date de l'in- 
humation, la profession du défunt. 

— Lentéry, voyons... Il y a bien là, dans l'avenue, 
quelque chose comme ça... Un charcutier. 

— Hais non, un poète. 

Il leva les épaules, déclara qu'il ne se rappelait 
pas, et comme, de son petit claquement de talons 



224 CLAUDINE LAMOUE 

6ur les pierrailles, elle repartait, il la rattrapa. 

— Attendez donc, tous dites huit ans... C'était au 
fond, mais on a déblayé : il y a maintenant une 
perpétuité dessus.. . Vous verrez que ça a beaucoup 
gagné. 

Elle resta saisie, les sourcils remontés, un petit 
tremblement à la main dont elle tenait sa touffe de 
violettes. 

Mais du bout de sa canne il lui indiquait une des 
avenues, lui recommandait de tourner à droite, puis 
à gauche. 

Et avec un serrement de cœur, les yeux un peu 
troubles, elle se mettait à chercher les voies qu'il 
lui signalait. 

— Mon pauvre Lentéry... Si bon, si doux... Ah ! 
le pauvre ami I 

Maintenant, elle se souvenait. 

Oui, c'était par là, derrière le monument où un 
mystérieux génie, accroupi en prières, appuie sur 
son visage, de ses mains cachées sous les plis des 
draperies, le symbole des voiles attestateurs de 
l'absolue disparition. Elle regarda le nom du dédi- 
cataire de ce suprême et orgueilleux hommage, lut : 
Ponsavon, ancien industriel. 

Une colère monta: 

— Ah I le misérable... A-t-ildû flouer son monde, 
celui-là, pour avoir une pareille maison... Et Len- 
téry, lui, plus même son petit morceau de terre ! 

Enfin elle débouchait dans un espacement de se- 



CLAUDINE LAMOUR $25 

pultures closes de grillages, parmi de petits jardins 
d'où s'érigeaient des pyramides et des sarcophages. 

Les tertres avaient disparu, d'ostentatoires ma- 
çonneries peuplaient l'ancien abandon de la soli- 
tude où avait dormi le bon ami. 

Elle conjectura l'endroit, revit en pensée la petite 
levée de terre et subitement ses sanglots partirent, 
elle jeta son bouquet entre deux tombes sur l'étroit 
couloir de sable nu qui les séparait. 

— Mon pauvre Lentéry... Mon pauvre Lentéry... 
Ils ont jeté tes os comme ceux d'un chien ! 

Elle demeurait là tout un temps, les yeux attachés 
au secret de la terre, voyant se lever d'elle le triste 
visage du bohème famélique, son sourire d'yeux 
pâles, d'un bleu de fleur de lin, par-dessus le fré- 
tillement du tic qui, aux rares heures joyeuses, lui 
chatouillait les ailes du nez. 

Ah ! oui, son pauvre Lantéry ! Gomme il était 
oublié ! Il n'y avait plus qu'elle qui pensât encore à 
lui ! Elle le faisait revivre à travers cette chanson du 
Trottin qui l'associait en sa vieille camaraderie à ce 
qu'elle-même mettait de sa propre vie d'ancienne 
batteuse du pavé dans l'apitoiement de ces rimes 
mélancoliques. 

Et tout à coup, dans la sincérité de son affliction, 
passa le petit refrain : Au loup, au loup ! Elle se 
mettait à te fredonner à mi-voix, puis plus haut, 
comme s'il était encore là pour l'entendre, et in- 
consciemment, à travers le rappel des soirs frivoles, 



226 CLAUDINE LÀMOUR 

il lui venait le geste et le mouvement de tête dont 
elle le disait en scène, ce cri doucement apeuré du 
refrain. 

La souffrante image restée en sa mémoire s'effaça, 
elle n'aperçut plus, dans l'évanouissement en elle 
du bon Lentéry, derrière les marbres et les grés 
mortuaires, que des mains tendues, la fête des bra- 
vos et des bouquets. 

-r Ah ! mon petit Lentéry, si tu pouvais me voir 
maintenant... C'est ça qui l'épaterait ! 

Sa tristesse, la piété de son culte d'amitié s'en 
allèrent ; la vie rentra, orgueilleusement souffla par 
la petite porte un instant ouverte à la mort. 

Et, dans le silence de l'avenue, sentant que son 
cœur n'était plus présent, elle se pencha à demi, dit 
à travers un sourire aux poussières du poète sous 
la terre : 

— Adieu, mon pauvre vieux ! 

Ensuite elle se jetait à travers la cohue des tom- 
bes, marchait quelque temps au hasard, respirant 
l'odeur de plâtre frais, de bois pourri et d'immor- 
telles qui se volatilisait au soleil dans l'air très 
doux, mêlée à des senteurs déjeunes feuilles, à un 
fleur subtil de décomposition. 

Un médaillon, sous la chevelure de fins sarments 
d'une vigne vierge, l'arrêta : elle déchiffra un nom 
d'actrice rongé par les lichens, mangé d'ans. Et des 
talents, de vieilles gloires, des ombres qui comme 
elles avaient eu leur heure d'adorations et de suc- 



CLAUDINB LAMOUR 227 

ces, des grâces expirées de filles de théâtre et 
d'amour se levèrent des bosquets comme de petits 
fantômes si lointains, furent, parmi les arômes lé- 
gers du printemps, comme une essence qui monte, 
se dissipe aux haleines furtives du vent. 

— Ah! les pauvres mortes... Les pauvres pou- 
pées !.. Un peu de bruit et c'est fini ! 

Une peine molle l'affadit, elle se vit elle-même 
derrière un étroit grillage, sous les lierres. Rosarès 
un peu de temps lui apportait ses trois sous de vio- 
lettes, puis Poiron une fois arrivait, longtemps 
après, ne savait plus lire son nom au bas de l'usure 
du médaillon. 

— Ah 1 Rosarès, Rosarès ! viendra-t-il seule- 
ment? 

En une minute de vraie désolation, elle se pleura 
toute abandonnée, perdue à l'oubli de la terre. Des 
ripes de maçons, monotones, éternelles, en tous 
sens stridaient comme les cigales de la mort. Une 
fraîcheur, le frôlement de l'illusion d'une bouche à 
sa nuque remua ses frisons. 

— Une poupée, une pauvre poupée que personne 
n'aura aimée, qui n'aura aimé personne... 

Jamais elle n'avait autant désiré la présence de 
Rosarès. Elle lui eût pris les mains, elle lui eût dit : 

— Mais aimez-moi donc, faites donc que je vous 
aime. 

Et comme elle quittait la tombe sous laquelle dor- 
loteusement elle s'était regrettée, de nouveau • sa 



228 CLAUDINE LAMOUR 

pensée dériva vers Lentéry. Il était parti tout seul 
pour le champ, n'ayant qu'elle et Poiron derrière 
les lanternes de son corbillard, une après-midi nei- 
geuse de décembre. 

Elle revit les trottoirs blancs, les petites sépultu- 
res blanches, la bière que les valets descendaient et 
qui, tout de suite, s'enneigeait aussi. Personne 
n'était venu ; les amis n'avaient pas quitté la bras- 
serie. Ah ! oui, le morne et le triste de cela ! 

Elle se conceutra, raidit son effort à se rappeler la 
drôlerie du tic dans ce visage exténué de Pierrot 
macabre. Mais la grimace du petit plissement joueur 
de la peau se dessinait mal au bout du titillement 
de la joue et du nez dont elle se prenait tout à coup 
à mimer la fébrilité de cette pinçade nerveuse. 

Elle continuait en pressant le pas, s'emballait à 
cette poursuite dé la ressemblance qui devenait 
comme l'étude de l'attrapade d'une expression qu'elle 
eût cherchée pour une de ses chansons à elle. Et 
enfin, au moment de quitter l'enclos, en passant de- 
vant les chalets de l'entrée, elle trouvait la forme 
exacte de tic, plissait coup sur coup le nez sous sa 
voilette, s'interrompait pour rire et recommençait. 

Elle consulta sa montre : elle était en retard d'une 
demi-heure. 

— Si jamais on me repince à fourrer le pied lè- 
dedans ! se dit Claudine en se remettant à trotter 
vers le boulevard de Clichy. 



CLAUDINE LAMOUR 229 



XXXVIII 



Un coupé, que Claudine à présent louait an mois, 
la débarqua avec Rosarès dans le ronron som- 
meillant d'une après-midi de la foire au pain d'épi- 
ces. C'était une idée à elle, la passade d'un caprice 
lui venant dans le dépit d'un jour où quelqu'un lui 
apprenait le retour de Xanrailles et son coup de 
passion imprévu pour Bluette Canon dont il faisait 
sa maîtresse. 

— Si nous allions voir les lions de Pezon, hein ? 
Ça me calmera les nerfs... Non, mais vrai, cette 
fille qui me vole à présent mes amants après m'a voir 
volé tout le reste ! Elle démarquerait mes chemises I 
D'ailleurs, n'étes-vous pas un héros là-bas, vous 
qui êtes un héros de toutes les manières? 

Rosarès avait haussé les épaules. 

— Je n'ai rien du caniche, je vous assure... Je 
n'ai que le revers des médailles dont peut-être vous 
m'attribuez l'ambition. Et ce revers, c'est beaucoup 
de dédain pour l'humanité. 

— Alors c'est par dédain de l'humanité que vous 
sauvez les gens, vous ? 



230 CLAUDINE LAMOCR 

— Par pur sport, ma chère... C'est une question 
d'entraînement... Je m'habilue à m'obéir. 

Une torpeur de sieste derrière les barreaux, dans 
le silence des travées, accroupissait l'ennui lourd 
des bétes, leur regret des océans et des déserts. 
L'ours blanc, avec un dandinement de sa tête plate 
aux rouges yeux hagards des fous criminels, tassé 
sur les reins, se balançait comme en un bercement 
de sommeil. Un grand lion nubien, seul en sa 
cage, allongé, les pattes raides, dans l'attitude des 
sphynx, soufflait à petites haleines courtes, gonflant 
et cavant coup sur coup le battement de son flanc 
roux. 

A côté, la lionne, une patte en travers d'un des 
lionceaux, les prunelles fermées, léchait voluptueu- 
sement de sa langue rose, avec un bruit de râpe, le 
poil d'un autre lionceau aplati tout inerte, d'un 
étirement long de peau de tapis. La panthère noire, 
tournée en boule, la tête dans les pattes de derrière, 
par moments vagissait, un petit miaulement plaintif 
et bref qui revenait comme le mal d'une peine 
sourde et qu'elle n'achevait pas. Des tigres, roulés 
sur l'échiné, les pattes en l'air, avec le retrousse- 
ment des babines à leurs crocs, semblaient morts. 
Et seulement un peu plus loin, brouillée par les rais 
des barreaux qui doublaient ses zébrures, en un 
aller et retour de mécanique, une forme très vite 
continuellement se déplaçait, la hyène. 

Les singes, pendus par la queue aux traverses 



CLAUDINE LAMOUR 231 

des cages, accouplés et s'épuçant amoureusement 
dans les coins, surtout amusèrent Claudine de leurs 
petits visages nostalgiques et séniles aux regards 
de fiévreux, de leur air dolent d'enfants ou de très 
vieilles gens malades. 

Un des singes, traqué par le pourchas furieux 
d'un singe plus gros, tout à coup se mettait à rebon- 
dir, d'une élasticité de balle en caoutchouc, s'accro- 
chant aux cintres, se rejetant aux barreaux, fuyant 
en des sauts éperdus, des trajectoires enragées. Les 
autres singes à leur tour se lançaient nerveux, tré- 
pidants, des crissements de dents au clair dans le 
froncement des mufles. 

Bientôt toute la loge s'assourdit de leurs 
glapissements. Les tigres se détendirent, regardè- 
rent à travers les grilles de fer en dilatant leurs 
yeux cerclés d'or. Le laborieux ours morne, mis en 
goût de carnage, sortit la pointe pâle de sa langue 
et s'imprima des pendiculations plus énergiques. 
Brusquement, le grand lion se leva, rauqua par 
trois fois caverneusement. 

Puis le hourvari des singes, en traînées de petits 
cris souffreteux vers les fonds, s'apaisa. Tout d'une 
fois la taciturnité des bétes recommença ; on n'en- 
tendit plus que le grattement d'un tigre raclant 
avec ses ongles les taches de sang du plancher. 

Ils revinrent au lion, haut sur ses pattes, les pru- 
nelles magnétiques sous un lent battement des pau- 
pières. Une idée folle traversa la tête de Claudine. 



232 CLAUDINE LAMOUR 

Elle regarda Rosarès du coin de l'œil en riant : 

— Vous n'entreriez pas là. 

— Donnez-moi cette fleur, dit-il en avançant la 
main vers une rose qu'elle portait au corsage. 

Un tigre se ruait du fond de sa cage sur un des 
valets qui passait. Elle fit un pas. Quand elle se re- 
tourna, Rosarès avait disparu. Un grand battement 
de cœur lui coupa la respiration ; elle cria : 

— Rosarès ! 

Mais ses yeux, instinctivement, se rivaient à la 
grande figure triste du lion. 

Un fracas de barres relevées soudain retentit, la 
porte béa. Rosarès, droit, souriant, sa haute taille 
serrée dans sa redingote, la rose aux doigts de sa 
main gantée, de l'air dont il lui arrivait en visite, 
»e dressa sur le noir du couloir. 

Le lion se raidit ; ils se regardèrent. 

Et à travers l'effroyable peur qui à présent la re- 
tenait là, toute blanche, sans un cri, les dents cla- 
quantes, il se levait en Claudine, devant cette témé- 
rité dédaigneuse, la drôlerie de courage de la jolie 
histrionne qui domptait les publics. Très vite elle 
passait sous la barrière, s'avançait jusque tout près 
des barreaux et avec le balancement de sa petite tête 
aux épaules, se mettait à chanter au lion Le trottin. 

La porte battit, elle ne vit plus que l'énorme béte 
rouge, se sentit mangée de son souffle comme d'une 
brûlure. Ensuite le sens l'abandonnait, elle tombait 
à la renverse. 



CLAUDINE LAMOUR 233 

En revenant à la vie, elle aperçât Rosarès pen- 
ché et loi tamponnant doucement les tempes. A 
travers une crise de larmes, elle lui disait : 

— Vous êtes là... C'est bien vous... Ah, mon ami, 
tous m'avez fait mourir. .. 

Il se mit à rire : 

— Quelle folie t Je m'étais commandé de sortir de 
là comme j'y étais entré... Et vous voyez, j'en suis 
sorti. 

— Mais cette horrible béte aurait pu vous dévo- 
rer I 

— Bah ! je serais resté dans votre souvenir, vêtu 
de pourpre comme un empereur... Ça vaut bien la 
vie... 

— Et puis, ajouta Rosarès en se reprenant à rire, 
peut-être vous seriez-vous rappelé l'histoire de la 
panthère... A prix d'or vous vous seriez payé la 
peau de ce lion... C'eût été gentil de dire à vos amis 
du jeudi avec négligence : c Cette peau, vous voyez 
bien, eh bien! elle me rappelle l'histoire d'un 
homme qui, sur un signe de moi, est entré dans la 
cage d'un lion. Et voilà ce qu'il en reste de cet 
homme, la peau de la béte qui l'a mangé. 

Elle lui appuya son gant aux lèvres. 

— Non, taisez- vous... Ne suis-je pas assez punie 
comme cela ?... Ah ! Rosarès, comment vous faire 
oublier ma sottise ? 

— Mais il n'y a eu là rien que de très naturel de 
votre part... Si les femmes nous en demandaient un 



234 CLAUDINE LAM0UR 

peu plus, de ces sottises-là, nous ne serions pas les 
lamentables ganaches en qui se meurt jusqu'au 
goût de l'imprudence. Qui donc, si ce n'est la femme, 
serait encore capable de nous enseigner le mépris 
de la vie î 

La rose légèrement voltigeait à sa main, dans le 
murmure dédaigneux et léger dont il semblait 
railler la gravité de la pensée de la mort. 

— C'est à moi, à présent, de vous la demander, 
dit Claudine en la touchant des doigts. 

Et d'un attendrissement qui lui pinçait un peu la 
gorge, passionnément monta, dans un sourire, la 
caresse de la voix dont elle soulignait ce soudain 
élan : 

— Allez, elle ne s'effeuillera pas, celle-là... Elle 
restera toujours pour moi la rose qu'aurait pu rou- 
gir votre sang. 



XXXÏX 



Son engagement au Casino expirait ; Marigny 
n'ouvrait qu'aux lilas,en mai. Il advenait à Claudine, 
pendant l'intervalle, une paresse jouisseuse à se dé- 
tendre des corvées de l'hiver, une volupté de son 



CLAUDINE LAMODR 235 

corps à s'attarder au lit, à traîner jusqu'au soir sans 
corset en des nonchalances mal éveillées. 

Lorge, un matin, vint lui proposer une chan- 
son nouvelle pour son début à Marigny. Elle s'ef- 
fara à l'idée des fatigues de cette création, toute 
prise d'une langueur de repos, éprouvant le besoin 
de se payer un peu de bon temps, de vivre un peu 
pour elle. Elle lui dit : 

— Pas maintenant, mon petit Lorge, je vous en 
prie... Plus tard, tout ce que vous voudrez... Ah ! 
si vous saviez comme je suis lasse ! Je voudrais m'en 
aller de moi, ne plus me réveiller avant un petit 
temps... J'en ai mon soûl de n'être toujours qu'une 
poupée à amuser le public... Allez, on ne me con- 
naît pas, on ne sait pas qu'il y a en moi une petite 
sentimentale, une petite machine à nerfs qui as- 
pire à des sensations tendres, à des fraîcheurs de 
vie! 

Elle restait, les yeux perdus au lointain d'une vi- 
sion, au charme d'un aimable paysage levé de ses 
indolences ; d'une voix de convalescente, elle l'évo- 
quait. 

— Mon rêve, Lorge ? Ce serait une petite maison 
à la campagne dans une grande plaine où on verrait 
tout là bas un village et le clocher de l'église... 
Aller à la messe en poney-chaise qu'on conduirait 
soi-même, faner son foin, se faire chanter le soir 
des airs par de petites filles sur la pelouse quand on 
n'y voit plus... Et pas de lampes, plus de lumières ! 



236 CLAUDINE LAMOUB 

Pas de lumières surtout... Vivre très doucement 
dans des chambres sans lumières, derrière des sto- 
res qu'agite le vent. 
Lorge eut un geste dégoûté. 

— Mais, ma pauvre Claudine, vous n'y resteriez 
pas huit jours danB votre rêve... Tenez, moi, je 
suis fils de paysans, j'ai été élevé à la campa- 
gne... Eh bien, rien que de renifler l'odeur des fu- 
miers, ça me fait fuir... Non, voyez-vous, les champs 
c'est bon à mettre en chansons. 

Le mirage de la petite maison close affleuré du 
surmènement des mois d'hiver, venu s'imprimer en 
son désir sautillant et léger, l'étourdissait tout un 
temps de l'illusion de se croire faite pour une soli- 
tude d'ombre et de roses. L'efflux du printemps 
l'envahit, un petit vertige doux monta en bouffées, 
en espoirs tendres, en rêves d'un amoureux roman. 
Une frêle et jolie historiette s'éveilla, l'arrange- 
ment du secret d'une vie à deux dans les feuillages. 
Une ombre toujours dans la lumière passait, haute, 
aux yeux éclatants. Elle soupirait : 

— Rosarès ! 

De l'après-midi héroïque, lui était restée la curio- 
sité de la passion de cet homme qui entrait chez les 
lions en souriant, une fleur au lieu de cravache vol- 
tigeant au bout des doigts. Un simple mot, le rien 
d'une ironie avait suffi pour lui faire risquer su' vie 
comme si elle la lui eût demandée, du grand amour 
dont les forts meurent pour une femme. 



CLAUDINE LAMOUE 23.' 

Elle s'interrogea, voulut se croire amoureuse à 
son tour, 

— Mais oui, j'en tiens, c'est sûr, je n'ai jamais 
pensé à un homme comme je pense à lui... Com- 
ment ai-je pu m'y tromper jusqu'à présent? 

D'étranges énervements, des émois comme pour 
un mal la faisaient se regarder dans la glace et s'api- 
toyer sur elle-même. 

— Vrai ! ma petite, te voilà donc avec un béguin, 
toi aussi?.,. Mon pauvre cœur! mon pauvre moi !... 
S'il pouvait seulement se douter... Et Poironl ah 
oui, Poiron ! En voilà un qui sera étonné quand il 
saura... Ce Poiron qui me disait : « Toi, Claudine, 
tu finiras dans un rhumatisme de virginité. » 

Devant Rosarès, le petit choc s'en allait, elle res- 
tait étonnée de ne plus rien sentir et c'était le re- 
commencement d'un flirt discret, nuancé de galan- 
terie, entre une fille qui oublie d'être coquette et un 
tiède adorateur d'un genre d'adoration évitant de 
s'égarer aux allusions de l'amour. 

Rosarès parti, le regret du petit roman la prenait. 
Elle s'accusait de sottise, c'était sa faute aussi s'il 
ne lui avait rien dit... Et tout à coup, elle se frap- 
pait la gorge, hochait la tête, s'accablait de l'aveu 
que Bon cœur était mort en elle. 

— Non, vrai, ça ne va plus là-dessous. C'est froid 
en moi, la petite chose.. . 

Ces menues colères s'achevaient en un dépit comi- 
que dont elle s'écriait : 



238 CLAUDINE LAMOUR 

— Je ne peox pas tout de même tomber à bras 
raccourcis sur lui 1 



XL 



Sous l'or frileux d'un perdllage printanier, dans 
le petit frisson soiral soufflé de Féchancrure du ciel 
entre les arbres, le décor pimpant et frais d'une illu- 
sion de kiosque d'Orient. Au fond, en pans coupés, 
sous un crépitement de tulipes de gaz, de hauts tru- 
meaux de glaces reflétaient des vagues de feuillages, 
de larges remous de public. Latéralement, s'ajou - 
rant vers les bosquets, de longues baies tréfiées, di- 
visées par de minces fûts, avec des géraniums en 
touffes dans l'entrecolonnement. 

De la rampe dardaient des jets vermeils. L'illu- 
mination, comme à travers un air de verdures en 
gala, l'éclaboussement des pluies d'un feu d'artifice, 
ensuite gagnait le jardin. Des grappes de boules 
roses et blanches» des chaleurs de gros fruits mûris- 
sant à des espaliers d'automne, pommaient les her- 
ses en ifs et en losanges disséminés le long des tra- 
vées, ardant du cœur des feuillages. Des thyrses d'or 
jusqu'au ciel flambaient ; un saule parmi des érables 



CLAUDINE LAMOUR 239 

épandait une chevelure d'argent. Et un enchante- 
ment de féerie, avec le miraillé des verres de cou- 
leur dans l'émoi léger des massifs, l'égoottis du gaz 
au retroussis des feuilles, le piquetage des clartés 
comme un vol de lampyres, chimérisait cette nuit 
sous les arbres d'un mirage de fêtes galantes chez 
Watteau. 

Encore une fois, les aspects se brouillèrent 
psur Claudine. Un artificiel et tendre paysage s'in- 
décisa comme à travers un recul de nuageux por- 
tiques. Sur des rideaux délicats, une palpitation de 
grandes roses, des étoilements furtifs, un men- 
songe exquis de nature, le mystère d'une nuit des 
bois, élyséenne et paradoxale, aux perspectives 
fuyant en du rêve, aux arcanes se vaporisant sous 
un frisson de mousseuses et pâles guipures. 

Même le public s'irréalisait, n'était plus, sous 
l'ondée lumineuse, sous les diffus feuillages, que les 
tulipages fantasques d'un grand parterre bariolé. 
Elle perçut des visages comme des flores, les hautes 
tiges balancées des tailles de femmes, une houle de 
coiffures sur le foliolement trembloté qui, parti des 
bosquets, allait se mourir en d'étranges chimisations 
de verts aux altitudes des arbres. Des luminosités 
tout à coup, des micas, des scintils sinuaient, allu- 
maient l'air nébuleux et rose, la frappe d'un clair 
au verre coulé des bocks, un étain de plateau, la 
paillette d'un ruolz, le blanc d'un tablier de garçon, 
la braise d'un cigare dans le noir des barbes. Elle 



240 CLAUDINE LAMOUB 

se familiarisa, s'accoutuma à ne plus grossir la voix, 
s'indifféra des cliquetis de la buvette, du roulement 
des voitures aux asphaltes des avenues, du ronfle- 
ment des musiques lui arrivant par rafales de Y Hor- 
loge et des Ambassadeurs. 

D'abord le gros de la troupe s'exhibait, un débal- 
lage de vieux comiques maquillés perpétuant les co- 
casseries niaises et les nauséeuses gaudrioles, une pa- 
nachure de rouleuses de concerts d'hiver déballant 
en plein air des décolletages avariés, les claques et 
les coups de pied au cul des parades de mimes. 

Sevenez, appréciant la bêtise du public toujous se 
regoulant des mêmes plats faisandés, leur servait 
d'immuables rengaines : celles-ci faisaient la fortune 
de son jardin. Cette particularité, en effet, signalait 
à Marigny la vogue de certains numéros, c'est qu'on 
les allait entendre pour les siffler. Les petites places, 
les consommations à vingt sous tannaient les tables 
à coups de cannes, tambourinaient avec les bocks, 
flûtaient dans des clefs, imitaient les cris des ména- 
geries, couvraient les sorties de bordées tempé- 
tueuses. 

Sevenez, en adroit industriel, tolérait le chahut, 
même le stimulait par des entrées gratuites moyen- 
nant cette claque à rebours, bénéficiant ainsi d'un 
tapage qui l'achalandait et qu'il se garantissait en 
écoulant dans les bas prix d'ancienues raclures. 

Un couple surtout excitait les frénésies, les deux 
Fontalive, Phomme boulot, soufflé, camard, piquant 



OLAUDINB LAMOUR 24i 

des pincements de guitare sur les chansons de sa 
femme, une fausse espagnole en accroche-cœur et 
en jupe canari. Tous deux, sous l'assaut, demeu- 
raient impassibles, l'air doux et résigné. La main 
de Fontalive continuait à gratter les cordes, en tirait 
des musiques que, la tête un peu penchée, il parais- 
sait seul discerner à travers les hourvaris. M n ° Fon- 
talive roucoulait, la bouche ouverte, cette bouche 
dont le trou noir, dans l'énorme hilarité, semblait 
éructer du silence. 

Au dernier couplet, ils s'en allaient avec de grands 
saluts, le mari appuyant d'un geste de remercie- 
ment sa guitare à son cœur, la femme cueillant à 
ses lèvres des sourires qu'elle leur jetait à la volée. 
Quelquefois, l'ironie des bravos et des battements 
de mains persistant, l'illusion d'un rappel, le leurre 
de leur pauvre vanité d'artistes ridicules les rame- 
nait en scène tout émus, empressés, éternisant à 
reculons un recommencement de leurs cérémo- 
nieuses courbettes. 

Sur l'usure et le délabrement de ce vieux caboti- 
nage, quelques succès se détachaient : 

Xénie la gommeuse, une grande fille en chapeau 
caricatural, fleuri d'orchidées et piqué de scarabées, 
d'un diamètre de roue de fiacre, très montante avec 
ses lumineuses et grasses épaules jaillissant en touffes 
d azalées d'un soupçon de corsage, ses bouffettes 
de jarretières bouton d'or allumant le noir du maillot 
sous le froutement des courts dessous de soie couleur 

14 



242 CLAUDINE LAJ10UR 

chair que, toute trémulante, en an frétillement de 
joli insecte, le campé de son torse en avant faisait 
bouffer et se trousser jusqu'au tutu derrière elle. 

Le beau Léonce, aimé des femmes, l'homme aux 
airs de tête d'un césar de beuglant, l'inventeur de 
la chanson patriotique qu'il rimait et notait loi-môme, 
le fournisseur du civisme des orgues désolant le di- 
manche des banlieues et dont les serinements, en 
droits d'auteur, lui payaient sa villa de Poissy. 

Le long et désossé Gharolais, en ses charges bouf- 
fonnes de potaches rigoleurs, le képi sur l'oreille, la 
tunique remontée dans le dos, et qui, quelquefois, 
en robe courte de petite fille, les pantalons blancs 
descendus jusqu'aux genoux, une tresse à nœud bleu 
lui battant les reins, chantait, en sautant à la corde, 
des couplets puérils et graveleux. 

L'épais Grasselot, taurin, rougeaud, trapu — le 
parodîste à perruque carotte des rôles d'auvergnats 
et d'englishman, le pitaud à tignasse d'étoupe des 
jocrisseries villageoises. 

Les huit Mils, une famille d'équilibristes améri- 
cains, filles et garçons, érigeant jusqu'au cintre des 
pyramides de corps qui, en s'écroulant, les faisaient 
retomber sur les pieds, après des séries de culbutes 
en l'air. 

Les duettistes Bobby qui avaient imaginé d'exé- 
cuter ensemble des orchestres de cloches où la 
fêlure du bronze de bavardes et très vieilles campa- 
nes, des grelottements de pauvre métal faussé alter- 



CLAUDINE LAMOUfc 243 

naient avec lé dingdon ronfleur des lourds bourdons, 
où c'était vraiment, à travers la sonorité des volées 
d'un soir de Pâques qu'ils imitaient avec leurs bou- 
ches, les ondes et la musique de toutes ces cloches 
arrivant du fond des campagnes et des villes, et se 
rapprochant et s'éteignant, finissant par agoniser en 
de fines vibrations métalliques, en des frissements 
de grosse mouche aux parois d'un verre. 

Enfin la sonnerie annonçait le grand numéro des 
mercredis et des vendredis. L'Adorée émanait de la 
fièvre d'attente, semblait surgir de l'énervement 
qui précède les suprêmes apparitions. Tout à coup, 
dans les jets des girandoles, aux gaz fusant des 
globes, sur le décor blanc et or le safran de la 
petite houppe saillissait, casquant de son aigrette 
d'oiseau des lies la laiteuse peau de rousse de Clau- 
dine. 

Un charme tout de suite, comme aux Folies et 
au Casino, l'instituait l'idole, montait de sa fine 
silhouette, du sexe délicat de sa grâce et de sa ga- 
minerie de petite Parisienne, du bijou de la forme 
garçonnière soupçonnée sous ses robes. 

L'estompe d'une ombre mince, taudis que, les 
bras à la ceinture, ses longs bras aux gants noirs, 
elle se mettait à chanter, passait comme un fris- 
son aux clartés de son décolletage. Le menton et 
le rouge de la bouche au contraire s'éclairaient 
dans le masque tout éclatant, comme lunarisé 
d'un bleuissement léger. Seule, une touche d'ombre 



241 CLAUDINE LAMODR 

nuait le haut des joues, sous la cernure des yeux. 
Une autre femme, qui était la Claudine de la part 
de son corps qu'elle ne montrait pas au public, der- 
rière elle détachait dans les hautes glaces des tru- 
meaux, sur le reflet émeraudé des feuillages, l'é- 
chancrure du dos de son corsage et les blancheurs 
mates, poudrerizées de ses épaules. 



XLI 



Le caprice de la petite maison aux stores clos, 
dans un silence de campagne où, le soir, venaient 
chanter des fillettes, était passé. 

Elle se retrouvait toute sage, sans nostalgies, la 
tête froide, abattant laborieusement son heure de 
piano avec Chantavène, travaillant la nouvelle chan- 
son de Lorge qu'un jour, lasse de son désœuvre- 
ment, elle allait elle-même lui demander. 

Son émoi passionnel, la petite chaleur de son dé- 
sir de l'inconnu de l'amour, aussi s'en étaient allés 
avec les frissons et la jeunesse du printemps, s'é- 
taient fondus dans l'autre amour, l'amour pour le 
grand amant de ses soirées de chansons. 



CLAUDINE LAMOUK 245 

— Décidément, ce n'était que la caboche, s'avoua- 
t-elle. J'ai essayé de prendre le mors aux dents, 
mais ça ne m'a pas réussi. Je me suis remise au pas 
comme un vieux cheval de fiacre. 

De la brève secousse uniquement subsista la pe- 
tite vanité heureuse de déjouer le mal universel, la 
grande folie qui ravageait la femme. Elle s'émer- 
veilla de si bien se commander et de jouer à la ra- 
quette avec son cœur, A Poiron ironiquement lui 
reparlant de Rosarès, elle répondait en haussant les 
épaules : 

— Laisse donc, c'est fini... Une ombre chinoise 
qui a passé derrière mes rideaux... Que veux-tu ? Je 
suis une femme manquée, moi... Et cependant je 
crois bien que j'y ai été tout de même de mon petit 
béguin... J'avais ouvert mon balcon, il n'aurait eu 
qu'à attacher l'échelle de soie... Maintenant, vois- 
tu, Poiron, je n'ai plus que mes petites machines 
dans la tête. 

Poiron eut son fin regard de policier sournois : 

— Veux-tu que je te dise ? Tu t'aimes trop, mon 
mignon, pour aimer quelqu'un. 

Ohez Boussod et Valadon, en se revoyant, le jour 
des invitations, dans le miracle de ressemblance et 
d'esprit du pastel qu'avec cinquante de ses dessins 
exposait Poiron, le mot revenait lui chanter à la 
pensée. Une Claudine de péché et de tentation, le 
vice et l'ingénuité de sa jolie moue de scène, avf c 
Vaguichement de la malice des yeux moquant la 

14* 



246 CLAUDINE LAMODR 

candeur de la bouche» se levait irritante, secrète, en 
froideurs, en ironiques appels, des roses blondeurs 
et du poudrerizement vaporeux de la petite frimousse 
du portrait. 
Pfaffein, justement, l'attirait vers le cadre. 

— Zafez-fous, Glaudine, ze que ze fiens de vaire ? 
Ze l'ai ageté à Poiron, fodre bordrait... Gomme ça, 
ze fous aurai doud de même malgré fous... Mais 
frai, il bromet blus que ne tient l'original. 

— Oh! moi, je n'aime que moi, Pfaffein... Poiron 
a raison. 

Et à travers le singulier sourire dont elle s'adoni- 
sait, devant le clair reflet de sa chair dans l'illusion 
de la vie de l'image sous la vitre, il lui venait tout 
à coup le léger frémissement à la peau des perver- 
sions lesbiennes; elle disait drôlement au ban- 
quier : 

— Voyez-vous, je ne me ferais jamais d'infidélité 
à moi-même que pour une Claudine qui^me ressem- 
blerait. 

Ghaudieu, au Salon, avec son portrait où il la pei- 
gnait sur un fond de Gobelins, dans sou attitude de 
scène, la tête un peu de côté, ses longs gants noirs 
jusqu'aux aisselles, une peinture de bon vitrier fi- 
gnoleur et imbécile, ensuite ravivait le renom fin 
de siècle de la chanteuse. 

L'après-midi du vernissage, comme le peintre lui 
faisait les honneurs de la publicité de son œuvre , 
elle était reconnue ; son nom, parmi les poussées des 



CLAUDINE LAMOUR 247 

femmes, s'ébruitait ; une affluence bientôt stationna. 
Et toute prise par l'adulation montée des murmures 
autour d'elle, elle se composait le sourire et l'air de 
visage détaché de la femme de théâtre qui se sent 
regardée. 

Paris encore une fois, en ce succès que la foule 
faisait à son portrait, arrivait cajoler la chère pré- 
sence de la grande amuseuse, adorait la petite reine 
qui savait si bien l'allumer par son art de gouaille 
et de nature. 

Le bruit autour de ce qui perçait de son piquant 
de femme et de son charme de diseuse dans les hui- 
les laborieuses deChaudieu, ensuite grandissait avec 
la réclame des journaux. Des feuilles d'art obte- 
naient de l'artiste des croquis qui, à travers le gillo- 
tage, la multipliaient en des tirages fabuleux. Le 
salonnier du Temps écrivit : « La France peut être 
contente, elle admire au Salon ses trois idoles: 
Boulanger, Paulus et Claudine Lamour. » Fouret, 
un jour, lui amenait le secrétaire d'un ministre 
qui, de la part de la femme de ce ministre, arrivait 
lui demander une audition à une soirée du minis- 
tère. 

— C'est ton premier pas dans la politique, fît 
Poiron, goguenard. Il ne te manque plus que l'Ely- 
sée. 

De nouveau, le tourbillonla ressaisit. Elle dut abré- 
ger ses flânes au lit, passait des matinées à rece- 
voir; l'appartement, trop petit, laissait déborder 



248 CLAUDINE LAMOUR 

ses visiteurs dans l'escalier. Des files sans relâche 
s'allongeaient, pélerinaient dans l'antichambre. 
Madame Phar avait mis à la mode le corset Clau- 
dine ; il vint une grande lingère qui ambitionna de 
créer sous son nom le soupçon d'une chemise 
échancrée sur le patron de ses corsages. D'ancien- 
nes gloires du théâtre, en robes élimées, de pauvres 
petits cabas à la main, entraient pétitionner pour de 
légers subsides. Une vieille dame noble, très digne 
et qui s'entremettait aussi pour des mariages, s'offrit 
à lui dépouiller son courrier. Des poètes, des musi- 
ciens en foule postulaient pour être chantés à 
Marigny. Toute une équivoque littérature s'ameula 
sur ses talons, voulant rimer pour elle des grivoi- 
series. Un industriel littéraire lui proposait une part 
de droits d'auteur pour un livre qui s'appellerait 
les Mémoires (Tune Chanteuse. Elle était obligée 
de se protéger contre les embûches des photographes. 
Un reportage effréné battait son palier, divulguait 
les intimités de sa vie. 

Des engagements qu'elle ne savait pas refuser la 
forçaient en outre à se déplacer très loin. Entre deux 
de ses soirs de Marigny, elle partait chantera Spa, 
Bruxelles, Trouville, Aix-les-Bains, quelquefois re- 
partant la nuit même pour Paris, heureuse de dor- 
mir aux cahots du train de mauvais sommeils au 
bout desquels, dans le petit jour frileux, elle voyait 
galoper des paysages qui un peu plus abrégaient 
ses nostalgies des asphaltes parisiennes. 



CLAUDINB LAMOUR 249 

L'été aux lourds accablements, aux midis brû- 
lants persuadant les envolées et les trêves, ramena 
les fatigues et les corvées de l'hiver. Elle subit le 
dispersement et l'exil d'une vie hors d'elle-même où 
par moments, cherchant à se récupérer après les 
mensonges et les mirages, elle se demandait s'il lui 
restait encore quelque chose de la femme. 

Des amis de ses jeudis, la plupart avaient dis- 
paru, en fuite vers les plages et les montagnes ; elle 
n'avait gardé que l'académicien, Rosarès et Poiron 
cristallisés dans leur passion de Paris et qui ne se 
résignaient pas à la migration des autres. 

Tout à coup le dégoût de son appartement la 
prit. Elle manqua d'air dans les larges souffles de 
sa haute fortune. Fouret galamment se chargea de 
battre les alentours de l'avenue de Villiers. Elle finit 
par retenir, dans un hôtel de la rue de Prony, les 
six pièces d'un troisième où, vers la mi-août, elle 
emménageait. Mais l'insolite bric à brac de la rue 
Blanche, les nombreuses occases raccolées aux 
bazars et chez les fripiers détonnèrent dans les stucs 
et les ors des hauts salons s'ajourant sur une large 
et lumineuse bretèque. Claudine alors s'affaira, cou- 
rut les grands marchands d'ameublement, dépensa 
sans compter, prodigue de l'argent de ses cachettes, 
tirant du secret de ses tiroirs le livre d'heures bénit 
par l'abbé Cottin et où, sous la protection de la 
Vierge et des saints, elle massait ses liasses de 
billets. Tout emballée d'ostentation, en une crise 



250 CLAUDINE LAMODE 

aiguë de requinquement elle rêva de s'égaler aux 
fastueuses princesses de son métier. M ne Lamour, 
trimballée avec le perroquet et les trois chattes de 
pièce en pièce, ne trouvait un peu ses «ses qu'à 
l'office où elle finît par trôner d'un air de reine- 
mère. 

Dans la bousculade des chambres, encore une fois 
il fallut déjeuner debout, d'un saucisson et d'un 
chanteau de pain, buvant dans le même verre, s'es- 
suyant la bouche à la manche des peignoirs. Clau- 
dine laborieusement stylaît sa mère. 

— Tu sais, maman, pas de bêtises, hein ! Il s'agit 
de bien se tenir ici... Nous sommes dans une mai- 
son chic.. «Au premier, c'est le gros Jenkins, l'Améri- 
cain, tu sais bien, qui a gagné des millions dans les 
beurres d'égouts... Au second, c'est le comte Machin, 
mais oui, qui a des croix jusque dans le dos. J'espère 
que tu ne vas pas me compromettre. 

— Va, c'est bien inutile, tes recommandations... 
On verra bien que je suis la petite fille d'un général 
de l'empire. 

Mais un soir Claudine, en rentrant à llmproviste, 
entendait sortir de la loge un bout de conversation 
où elle reconnaissait le jabotage de la voix de 
M B# Lamour disant : 

— Ma fille, ma chère dame? Allez, vous ne la 
connaissez pas... Pas fière pour un sou... Et pour- 
tant elle a eu un vicomte qui s'est ruiné pour elle... 
A présent c'est un marquis... Savez bien, le grand 



GLAUDINH LAUQVR , 251 

avec son air du Brésil, M. le marquis de Rosarès... 
Mais oa ne l'a pas pour des figues, ma fille... Ella 
n'en veut pas, de son marquis, elle est bien au-des- 
sus de ça. Et puis un homme qui avait des pan- 
thères là-bas, dans un pays qu'on ne sait pas, et 
qui les nourrissait avec des danseuses ! 

Elle ouvrait vivement la porte du petit salon de 
la concierge, apercevait sa mère attablée avec des 
femmes devant un saladier de vin ehaud. fit M** La- 
mour, à la vue de la tête qu'elle avançait par l'en- 
tre-bâillement, tout à coup se médusait, son verre 
dans les mains, ne trouvant dans son effarement 
qu'une parole où reperçait le langage de domesti- 
cité de ses anciennes fréquentations : 

— On y va 1 on y va 1 



AL1I 



Un chagrin pour le vieux perroquet que La Pipe, 
un matin, trouvait mort dans sa cage, lui fit 
monter aux paupières les larmes d'un long compa- 
gnonnage rompu. Il avait fraternisé avec leurs mi- 
sères, il avait subi leurs variables équinoxes ; c'était 
une des épaves de leurs dèches de Montmartre, là- 



252 CLAUDINE LAMOUE 

haut, en leur polaire cinquième d'où, par cette 
voix de gouaille de l'oiseau, les passants s'interlo- 
quaient de s'entendre injurier: 

— Voleur !... Pilou !... Chameau!... 

Un don ce volatile, un legs de la dame du troi- 
sième à qui M* e Lamour arrivait un jour poser des 
sangsues et qui, par reconnaissance, lui laissait 
en mourant cette dernière affection de sa vie, 
un souvenir pour elle rattaché à l'attente d'un ami 
parti pour une traversée lointaine et qui n'en était 
pas revenu. 

— Âh ! Coco ! Mon pauvre Coco ! 

Elle le baisait à travers ses plumes froides de pe- 
tit cadavre aux pattes raides et rétractées, aux 
peaux de la paupière mangeant les fixes prunelles 
vitreuses, aux saillies dures de l'os sous les papilles 
noirâtres de la chair, tout étincelant de la vive lu- 
mière des îles, incrusté aux ailes et à la gorge 
d'inextinguibles pierreries, resté dans la rigidité de 
la mort le bel oiseau de soleil allumant un éclair 
aux forêts natales. 

L'œil, dans la funèbre anatomie de la petite forme 
crispée, cet œil orbiculaire et vibratoire, cerclé de 
disques jaunes et rouges, d'une gravité comique de 
vieux clown biglant, gardait, sous la remontée de la 
pellicule palpébrale, la drôlerie d'un fixe regard iro- 
nique. Et par le bec entr'ouvert, le noir violacé de 
sa grosse langue tordue se pétrait, n'était plus, cette 
langue cajoleuse d'une douceur de caoutchouc, dont 



CLAUDINE LAMOUR 253 

il lui passait la frôleur chaude à la joue, qu'un silex 
glacé. 

— Ah 1 mon vieux Coco ! Ah ! le pauvre ami ! 

Elle se rappela leur joie, à sa mère et à elle, 
quand enfin elles avaient pu satisfaire leur désir 
d'une cage longtemps convoitée à l'étalage d'une 
brocante de la rue Lafayette. Derrière les bar- 
reaux de l'habitacle arrondi en dôme, le bavard 
perroquet, avec de petits cris rauques de surprise, 
en s'accrochant du bec et des ongles, aussitôt s'était 
risqué sur le trapèze où, ensuite, c'était devenu sa 
joie de se balancer tout ébroué, d'un vertige genti 
de voltiges. 

D'autres souvenirs aussi, son étonnement de pe 
tite fille pour le mystère de l'intelligence et l'étran- 
geté des attitudes de cette béte à l'air d'un très vieil 
homme solennel, laissant conjecturer la morphose 
en cette forme d'oiseau d'un philosophe centenaire, 
d'une âme d'ancien brahmane. 

Cette impression plus tard ne la quittait pas; elle 
arrivait à lui trouver, dans sa gravité ridicule des 
heures où il s'immobilisait en boule sur son per- 
choir, quelque chose de la tête officielle et pontifique 
d'un dignitaire des hauts emplois, d'un membre de 
l'Institut, d'un président de cour, d'un professeur 
rimant des alexandrins. 

Jamais elle n'avait connu son âge ; les lancures 
d'un immémorial rhumatisme par moments lui tor- 
daient les pattes ; il fermait à demi les yeux, gémis- 

15 



254 CLAUDINE LAJtfOUR 

sail avec des vagissements d'enfant malade, dans le 
trémulement d'une petite danse de Saint-Guy d'où 
il sortait la langue algide, les prunelles évanouies. 
Ces crises, depuis deux mois, avaient redoublé ; 
il perdit la gaieté, s'amoroait ; leur nouvel emména- 
gement surtout, Tinaccoutumance des grandes piè- 
ces luxueuses et claires, comme s'il ne pouvait rési- 
gner le regret de l'intimité d'un petit appartement, 
] humilité de sa condition de perroquet de bonnes 
gens simples, sembla lui avoir donné le dégoût de 
la vie. 

Et Glau !ine tout à coup était prise de sanglots à 
travers lesquels lui revenait, avec la douceur d'un 
cri affectueux, l'éclat de rire de cette injure que, de 
son grasseiement de ventriloque, il lui jetait ten- 
drement ; elle se laissait aller à l'imiter, par besoin 
de l'entendre encore, en ce rappel de la voix morte, 
répétait : 

— Petite rosse l Petite rosse ! 

Elle l'enveloppa de la charité puérile d'un linceul 
de batiste, lui fit une couchette dans le satin d'un 
coffret, et ensuite elle le portait elle-même chez un 
empailleur de la rue Saint-Lazare avec qui elle ou- 
bliait de débattre le prix. 

Coco, petit à petit, dans l'affairement de leur ins- 
tallation, lui sortait de la pensée. Un peu d'oubli 
l'enterra aux sables de ce cœur léger, dispersé aux 
agitations de la vie. 

Claudine à présent, en une passade de ses inter- 



CLAUDINE LAMOUR 255 

mittentes lésines, s'effrayait de la dépense, se re- 
prenait à économiser rageusement sur le train du 
ménage. Quand un matin rempailleur lui apportait 
son perroquet perché sur un cep, une petite 
surprise joyeuse d'abord l'émoustilla pour l'illusion 
de la vie éternisée en l'artificiel de la ressemblance. 

— Ah ! mon vieux Coco ! moi qui t'avais oublié ! 
Cette fois, nous ne nous quitterons plus 1 

Mais l'industriel lui remettait sa facture ; elle se 
montait contre le chiffre. 

— Dites donc, vous vous fichez de moi ! Trente 
francs pour ça 1 

Et, dans un claquement de colère, elle lui jetait à 
la tète la pauvre relique de son vieil amour. 



XLIII 



Une éclipse de Rosarès, une de ces soudaines dis- 
paritions où il avait l'air de s'être englouti dans 
une trappe, tirant sur lui le rideau, s'évanouis- 
sant en de problématiques exils, en des cloîtres 
de turlutaine et de caprice, à la fin inquiétait 
Claudine. 

— Ah çà ! est-ce qu'il me bouderait? Mais nous 



256 CLAUDINE LÀMOUR 

n'avons rien eu ensemble... Alors, quoi!... Ah! 
Zut! 

D'un hochement de tête agacé, du battement de 
sa huppe dans l'air, elle envoya promener la petite 
obsession. 

Marrousse arrivait se frotter l'échiné à ses jam- 
bes. 

— Ah ! m'amourette, le beau monsieur est parti.... 
Reviendra plus, le beau monsieur... 

Elle lui caressa brusquement ses soies d'argent 
et, tout à coup, virant sur ses talons, arracha 
M me Lamour à la lecture du Petit Journal: 

— Dis donc, maman, fais-moi une réussite, veux- 
tu? 

L'oracle s'attabla. 

L'homme brun, le chevalier mystérieux de sa 
destinée reparut, constant dans l'aventure des 
cartes. 

Claudine eut un élan. 

— Si tu veux le coupé pour un tour de Bois, tu 
sais, te gènes pas. 

Mais tout de suite après, haussant les épaules : 

— C'est pas que j'y tienne à mon homme brun... 
Poiron entra. 

— Tiens! tu tombes bien... Sais-tu, mon petit 
Poiron, ce qu'est devenu Rosarès ? 

— Rosarès? un épateur... Doit faire quelque 
part des économies d'imprévu... Méfie-toi des gens 
qui se font une tète de dimanche... 



CLAUDINE LÀMOUR 257 

— Oh I ce Poiron I 

Sa voix se fêla, elle lui dit mi -fâchée : 

— Vraiment, je ne sais pas ce que tu as après ce 
pauvre Rosarès î 

Mais, à quelques jours de là, l'artiste, chez lequel, 
entre deux courses,elle montait, lui apprenaitla réap- 
parition de Rosarès rôdant le soir autour deMarigny, 
à l'heure où elle chantait. Elle lui sauta au cou. 

— Vrai ? Tu es bien sûr? Il commençait à man- 
quer à ma collection {...C'est bien gentil à toi... 

Puis une après-midi, La Pipe arrivait prévenir 
Claudine de sa visite. Une petite chaleur lui passa à 
la peau. Elle cria : 

— Mais, grande dinde, fais-le entrer. .. Et plus 
vile que ça, voyons. 

Il courba sa haute taille sanglée dans l'éternelle 
redingote, lui coula ses trois sous de fleurs aux 
doigts qu'il frôlait d'un baiser, ses fines dents blan- 
ches au clair dans un sourire de maître à danser, 
l'air dissimulé et cérémonieux. 

Elle s'était composé une tête, lui dit négligemment: 

— Ah! c'est vous? 

— Mais oui, répondit-il en paraissant jouir de 
cet accueil indifférent, comme s'il y sentait percer 
un dépit, et je vois, j'arrive à temps... Un peu plus 
et vous cessiez de me reconnaître, 

— Ma foi, mon cher, je ne vous espérais plus... 
Vous êtes donc allé combattre les tigres daus votre 
pays, là-bas ? 



258 CLAUDINE LAMODR 

— Ne riez pas, c'est très vrai... Des tigres, oui, 
d'horribles bêtes goulues, des monstres affamés de 
chair humaine... Âh ! fit- il sourdement, les yeux en 
feu, Tîle en était toute pleine. 

Et son geste décrivait la circonférence d'un vaste 
espace. 

Elle haussa les sourcils, surprise, hésitant entre 
la métaphore et la réalité, furetant en ses prunelles. 

Tout à coup la bouche de Rosarès s'ironisa. 

— C'est idiot, n'est-ce pas ? Gomme si nous ne 
portions pas de bien pires carnassiers en nous, 
comme s'il ne nous était pas enjoint de lutter con- 
tre les lions et les tigres dont nous sommes nous- 
mêmes infestés ! 

11 se mit à rire follement, en une pétulance de 
belle humeur. 

— Eh bien ! mettons que ce soit ça que j'aie 
voulu dire... Hé ! Hé I vraiment, pourquoi pas ? 

Avec des pouffements dans sa barbe noire, 
l'œil fourbe et colère par éclats, l'œil d'un chat 
joueur à la minute de l'étirement des griffes, un œil 
qui, dans la fébrilité de ce masque d'être supra-ner- 
veux, se réticulait, fibrille de rais mouvants sur 
des remous de fond noir, il répétait toujours plus 
haut : 

— Pourquoi pas ? Dites, pourquoi pas ? 
Claudine se sentit agacée par ce sarcasme. Elle 

lui tourna le dos, répliqua sèchement : 

— Mon Dieu ! Rosarès, épargnez -moi donc vos 



CLAUDINE LAMÛUK * 9t59 

phrases à double sens... Vous savez, je suis une 
bête, moi, je n'entends rien à tontes vos parabo- 
les... Et puis, tenez, c'est faux, tout cela, en vous... 
Vous me faites l'effet d'un comédien qui viendrait 
apprendre chez moi un rôle. 

Rosarès, en saluant ironiquement, le buste en 
avant, s'aperçut dans la glace. Il s'y mira un 
instant, plissa à demi les yeux d'un air de fatuité 
heureuse. Puis, changeant subitement de ton et 
de visage, avec le nuancement grave, spécial de 
la voix et de la physionomie d'un professeur dé- 
veloppant en chaire une glose, il se renversait dans 
le fauteuil, les bras repliés aux accoudoirs, s'éven- 
tait légèrement de son chapeau : 

— Vous êtes-vous déjà demandé, ma chère Clau- 
dine, ce que le monde deviendrait si l'on n'y jouait 
pas, avec toute la férocité dont on est capable, la 
comédie ? Mais cette comédie que nous jouons 
tous, c'est le meilleur de nous qui remonte à la sur- 
face. Ce que les philosophes appellent l'idéal et ce 
que les femmes appellent le romanesque, c'est 
la comédie de nos mauvais instincts pour échapper 
à la laideur originelle et nous égaler à la beauté. 
Nous sommes tous les grimes et les mimes d'un 
rôle qui varie selon l'importance de nos facultés. 
Nous nous mirons au petit miroir intérieur afin de 
nous faire la tète que nous voulons qu'on nous voie, 
nous tâchons d'être plus beaux que nature, ce qui 
n'est pas difficile, et en fin de compte, comme Dieu 



2G0 CLAUDINE LAMOUR 

resté encore à travers son mystère l'expression la 
plus infinie de la beauté, parce qu'elle est la plus 
inconnue, c'est une des faces de Dieu que chacun 
do nous s'ingénie à singer. 

Il s'arrêta, se balança, savourant l'effet qu'il pro- 
duisait. 

— Tous artistes alors ? fit Claudine. 
Il sourit, reprit : 

— La fausseté, disiez -vous... Mais c'est le signe 
le plus incontestable de notre supériorité sur les au- 
tres animaux. On se pèlerait tout vif, on se mange- 
rait jusqu'à l'os si l'on ne pratiquait pas cette es- 
sentielle vertu des civilisations, l'hypocrisie... Les 
sauvages, par exemple... Eb bien, mais c'est déjà 
en germe la fausseté des civilisations... un premier 
degré, mais qui s'arrête encore à la ruse... Puis la 
ruse s'affine, se maniérise, devient le joli mensonge 
par lequel nous tâchons d'échapper l'un à l'autre... 
Il arrive un temps où tout n'est plus qu'artiGce, où 
l'hypocrisie devient le fond même des sociétés : 
alors la civilisation est à son apogée... Il n'y a plus 
ensuite qu'à retourner à la barbarie. 

Rosarès, de nouveau, se pencha, jeta un coup 
d'œil à la glace. Et, frappant d'une tape légère la 
coque de son nœud de cravate, il ajouta d'un grand 
sérieux : 

— Ah I la comédie ! N'en médisons pas, Clau- 
dine... Le tout, c'est de n'être pas un cabotin vul- 



CLAUDINE LAMOUR 261 

gaire... Il y en a qui jouent les Bobèche et sont faits 
pour recevoir les coups de pied où vous savez 
bien... Les autres... 

— Vous, n'est-ce pas ? s'écria Claudine, les yeux 
méchants. 

— Les autres sont des princes dépossédés et quel- 
quefois meurent de ne pouvoir jouer des rôles à 
leur taille. 

Ses prunelles s'appuyèrent dominatrices et lour- 
des ; une tristesse l'assombrit ; il eut l'air de des. 
cendre au mépris de sa force inutile, aux douleurs 
d'un règne éans emploi ; et elle le regarda, le trouva 
soudain très beau. 

Un silence tomba où, au bout d'un instant, d'une 
voix lente et basse, comme sortie du rêve intérieur, 
Claudine jetait cette parole : 

— Et l'amour, Rosarès ? Mensonge aussi? 

Il tressaillit, l'éclair de ses dents aiguës mordit sa 
lèvre ; il lui rejetait ensuite le mot avec un rire de 
pitié dédaigneuse : 

— Oh ! l'amour 1 

Mais, aussitôt, levant les épaules : 

— Hé oui, sans doute ! Et du mensonge à la cen- 
tième puissance encore bien ! Du mensonge de tou- 
tes les manières puisque l'amour, au fond, n'est 
que la plus intense expression de l'égoïsme et 
qu'en laissant croire à autrui qu'on l'aime, c'est à 
soi-même qu'on donne l'assurance de s'adorer... 
L'amour n'est qu'une des formes de l'adonisation... 

15- 



262 CLAUDINE LAMOUR 

' — Mais, reprit-il en mettant dans sa voix une ar- 
deur de passion, tout le monde n'a pas l'orgueil de 
savoir s'aimer. Et quand, par hasard, deux êtres 
capables de cet adonisme-là se rencontrent, oh ! 
alors, c'est la lutte et c'est terrible, le plus faible en 
doit fatalement mourir... Car c'est la loi que le plus 
fort goûte la jouissance suprême et les plus aiguës 
voluptés de l'amour de soi à travers le renoncement 
de l'adversaire. 

Un cruel sourire endurcit jusqu'à la férocité son 
visage. Il répéta plus âprement en détachant les 
syllabes : 

— Le renoncement de l'adversaire. 

Son front encore une fois s'embruma ; un frisson 
silla ses joues ; il cessa d'être présent. 

Mais la curiosité étourdie de Claudine brusque- 
ment le relançait dans sa rêverie : 

— Avez- vous déjà aimé, Rosarès ? 
Il la regarda d'un air défiant. 

— Je pensais bien que cette question viendrait... 
Oui, je le pensais... Eh bien, dit-il, puisque vous 
l'exigez, sachez que j'ai failli être aimé. 

Et l'accent de douleur dont il appuya sur cette fin 
de phrase, en laissant soupçonner une lutte où il 
n'avait pas été le plus fort, évoqua le drame in- 
connu. 



CLAUDINE LAMOUR 263 



XL1V 



— Mais entrez donc, marne Grasselot... Y a pas... 
y a pas... 

Sur cette invite de Claudine avançait jusqu'à la 
table, dans le roulement de sa courte personne be- 
donnante, le large visage de santé de la femme du 
comique. Et ce visage, un moment elle le mouvait 
en des recommencements de petits saluts gênés 
par-dessus les convives en cercle autour de la 
nappe, la serviette passée dans le gilet. Leurs tê- 
tes gouailleuses et spirituelles tous les mardis à 
présent arrivaient décorer les déjeuners de la chan- 
teuse. En une brève présentation, elle énonçait des 
noms de journalistes, d'écrivains et d'artistes con- 
nus. 

— Ducrotois... Poiron... Laquem... Lorge... Ghau- 
dieu... Mirouet... Bêche, vous savez, l'auteur des 
Dos et de la Guenuche... Messieurs, en vous serrant 
un peu... Vous allez goûter de cette omelette, marne 
Grapselot. 

— Merci, vrai. Mais ne vous dérangez donc pas, 
je suis honteuse... J'étais venue... 



2G4 CLAUDINE LAMOUR 

Et, levant un filet qu'elle tenait à la main, elle 
l'approchait de Claudine. 

— C'est Grasselot, vous savez... Il a passé tonte 
son après-midi d'hier à vous les cueillir... Et 
comme ça il me dit ce matin : — « J'ai un plant à re- 
tourner, je peux pas, tu iras lui porter ces poires 
toi-même... Et alors j'ai pris le train. Grasselot 
vous recommande ses Beuré. 

— 11 est bien aimable... Ah ! oui, c'est tout à 
fait aimable... Mais ne restez donc pas debout, ma 
petite madame Grasselot... C'est bien le moins que 
vous nous demeuriez... Vous saurez, messieurs... 

Elle leur silhouetta un Grasselot levé dès l'aube 
et passant ses journées à bêcher un jardinet qu'il 
possédait à Bois-Colombes, très fier de ses couches 
à melons, embusqué des nuits entières dans un ap- 
pentis et tirant sur les lapins qui, par la haie, arri- 
vaient lui dévaster ses choux. 

— Ah ! oui, son jardin ! Il s'en ferait mourir, 
s'écria la grosse petite femme qui enfin se décidait 
à s'asseoir et à qui, en reculant les couverts, La- 
quem et Lorge ménageaient une place à la table. 
Je suis obligée de lui rappeler l'heure tous les 
soirs... « Dis donc , Grasselot, laisse tout là, 
v'ià le train qui va passer... » Alors faut l'enten- 
dre ronchonner : « Comment ! déjà l'heure ! Et 
rr>on semis qui n'est pas fini ! Et ma tine qu'y 
m'faut quitter ! Ah ! la sacrée chienne de vie 1 » 
— « Mais va donc, Grasselot, tu n'as plus qu'un 



CLAUDINE LAMOUR 265 

quart d'heure, je te dis... » Je lui passe sa chemise, 
je lui fixe ses bretelles... « Et ta cravate, attends donc 
que je te fasse ton nœud... « Bah ! qu'il me répond, 
je m'en passerai bien, de ma cravate... » Et là-dessus 
le voilà parti en coup de vent avec ses godillots à 
clous, son chapeau de paille, sa trique de roulier. — 
Vrai, ça me fait de la peine de le voir se négliger 
comme ça... Mais rien à faire, il est endiablé après 
son jardin. 

— - Ah ! bien, fit Mirouet, le critique de VEclaireur, 
et la Sainte-Bohème, et les vieilles mœurs de la con- 
frérie, qu'est-ce que nous en faisons alors si les co- 
médiens se mettentà jouer les petits propriétaires?... 
Les comédiens ! Il n'y avait plus que ça qui fai- 
sait encore un peu rire... Des gens pour qui 89 
n'existait pas et qui, avec leurs épates, leurs airs 
de tête à se foutre du bourgeois, étaient les derniers 
rois de nos sociétés égalitaires... C'était bien plus ri- 
golo ! 

Ducrotois réclama le droit pour l'artiste de res- 
sembler aux autres citoyens. Autrefois des règle- 
ments de police régissaient la corporation; ils 
étaient soumis à un contrôle spécial comme des ha- 
bitués de dispensaires. Les Comédiennes étaient les 
filles cartées des menus-plaisirs de S. M. le public. 
L'Eglise les excommuniait ; l'archevêque de Paris 
leur retirait le Sacrement nuptial. 

— Aujourd'hui, on les décore... Même les femmes 
sont officiers d'académie... Je ne dis pas qu'il n'y a 



266 CLAUDINE LAMOUR 

pas là an peu d'exagération... Mais enfin, Mironet, 
l'art aussi a changé, nous ne sommes plus au temps 
des baladins et des histrions ! 

— Oh ! vous, Ducrotois, on sait bien que vous 
êtes pour le sacerdoce en tout. Moi, voyez-vons, 
j'aime mieux le c Roman Comique ». 

— Mais, Mirouet, dit Claudine, nous en sommes 
tous là... Nous vivons en bons bourgeois. Pourquoi 
voulez-vous que nous soyons autrement faits que 
les autres ? Je vous assure, quant à moi, qu'une fois 
ma petite pelote faite, je fiche mon camp... Hein, 
Lorge ! la petite maison sous les feuilles... Et aller 
à la messe en poney-chaise que je conduirais moi- 
même... Les chansons des petites filles... Des fois il 
me vient des idées de vie tranquille à regarder pous- 
ser les fruits aux arbres comme Grasselot... Alors 
j'ai besoin de me tenir à quatre pour ne pas planter 
tout là... Et Grasselot n'est pas le seul, à Marigny... 
Tenez, Gharolais, pas, marne Grasselot? 

A ce nom, la petite femme en train de gâcher du 
plat de son couteau un morceau de Brie qu'elle écra- 
sait ensuite sur son pain, levait le nez et, reprise à son 
caquet, disait d'une enfilée: 

— Allez, c'est très drôle... Quand on va le voir, 
on le trouve en bras de chemise, sous sa cloche de 
paille, des sabots aux pieds, et taillant, émondant, 
échenillant, son sécateur et des brins d'osier dans 
la poche de son tablier bleu, comme un vrai jardi- 
nier... Et le plus amusant, c'est qu'il répète ses ma- 



CLAUDINE LAMOUR 267 

chines et cherche ses effets sans cesser de travailler... 
Si bien qu'on voit parmi ses perches à haricots une 
autre perche à haricots qui est Charolais, avec sa pe- 
tite tôte en boule faisant la grimace, ouvrant une 
bouche en gueule de four, roulant des yeux comme 
des disques de chemin de fer... Et toujours ce glous- 
sement, vous savez, cette voix qui n'est plus une voix 
humaine et a l'air de monter du fond d'une oie qu'il 
aurait dans le ventre... Avec ça correct comme un 
notaire quand il vient en ville, l'air d'un English, 
bottes vernies, gants pattes de canard. Ah ! ce n'est 
pas comme Grasselot ! 

— Un squelelette qui se tiendrait bien, fit Clau- 
dine en pelant un quartier de poire. 

— Et vous savez, chez lui on ne parle jamais des 
camarades.il a deux filles qui ne savent même pas ce 
que leur père va faire tous les soirs à Paris... lia mis 
son fils aux études pour devenir avocat... Et quanta 
M me Charolais, elle me disait un jour, cette dame : 
« Je meurs d'envie d'aller au théâtre, mais M. Cha- 
rolais ne veut pas... Croiriez-vous que je ne l'ai pas 
entendu une seule fois depuis que j'ai eu mes enfants ? 
Quand il s'en va à Paris, je dis à mes filles : « Yoilà 
votre père qui s'en va à ses affaires... » Et nous 
jouons au loto jusqu'à dix heures pour tuer le 
temps. 

— Hein ? s'écriait Claudine, c'est-y de la vertu, ça? 
Chaudieu, de l'autre bout de la table, l'inter- 
pella : 



268 CLAUDINE LAM0UR 

— Dite» donc, Laraour, est-ce vrai ce qu'on dît de 
Léonce et qu'il est conseiller municipal dans sa com- 
mune ? 

— Je vous crois... Léonce ! mais c'est presque un 
seigneur. 11 arrive à Paris en buggy, il a des pois- 
sons dans un vrai étang... Il m'avait invitée une fois, 
j'aurais voulu le voir dans son justaucorps rouge, 
avec ses grandes bottes... Mais voilà, au dernier 
moment, il m'a envoyé un mot d'excuses... Sa 
femme était malade... Sa femme est toujours ma* 
lade quand une autre femme doit venir... Et comme 
ça on ne reçoit jamais de femmes chez eux. Et il l'aime, 
parait-il, il lui est fidèle comme un caniche. Lui, le 
beau Léonce, l'homme espéré de toutes les femmes, 
avec ses airs à la Napoléon, il se laisse traiter en pe- 
tit garçon par la maternité bourrue de la maman 
Léonce. Une ancienne écuyère qui, après s'être cassé 
la jambe, un soir qu'elle passait à travers ses cercles 
de papier, imaginait de dresser des cochons qu'elle 
faisait travailler chez Fernando. Allez, c'est un vrai 
ménage, celui-là, un ménage comme il n'y en a 
pas beaucoup ailleurs. Elle vient l'entendre chanter 
tous les soirs. Un groom garde le buggy devant Ma- 
rigny, puis ils refilent ensemble comme si elle l'en- 
levait... Moi il ne m'excite pas du tout, Léonce. Mais 
faudrait voir alors la tête des autres femmes faisant 
les cent pas pour l'attendre au passage. 

Une rancune flamba au pince-nez de Lorge. 

— Et ce qu'il est rat, celui-là ! II a toute une po- 



CLAUDINE LAMOUR 269 

Hce, il traque les pauvres bougres qui, dans leurs 
bastringues, font danser sur ses vieilles scies patrio- 
tiques... Et quand il en pince un, c'est cinquante 
francs de dommages et intérêts qu'il encaisse. 

— Je ne dis pas, interrompit Claudine en riant, 
mais tout de même son Peiit Tambour, vous savez, 
cette histoire du petit tapin battant la charge et 
qu'il chante en tricotant des baguettes sur de la 
peau d'âne et qui tout à coup, dans le pif paf de la 
fusillade, crie : Vive la France ! et meurt.. Je vous 
assure bien, Lorge, que ça y est. 

Mais le chansonnier, avec le mépris d'un hausse- 
ment d'épaules pour cette vogue chauvine du grand 
Léonce qui courait la rue, s'empourprait. 

— Ah oui I l'armée frrrançaise, est-ce pas ? Mais 
l'Empire a tué la France avec cette rengaîne-là... 
Du caporalisme sentimental, du chauvinisme de 
café-concert avec accompagnement de bocks.. Laissez 
donc. Son Petit Tambour, à Léonce, c'est fait pour 
battre le rappel des gros sous... 

Mirouet, froid, souffla une pulpe de raisin dans 
sa main. 

— Lorge, vous êtes injuste. Léonce ferait un très 
bon candidat national... Citoyens, la parole est au 
citoyen Léonce... (Vif mouvement; bravos; vive 
Léonce ! ) Il battrait ses rrrran , chanterait deux ou trois 
chansons de son répertoire. Ça suffirait... Mes- 
sieurs, n'oublions pas que la France est un peuple 
gai. 



270 CLADDINB LAMODR 

On entendit la voix de Gangoux qui, le nez dans 
son assiette, disait à Bêche : 

— Oui, mon cher, un ballet qui fera sauter les 
grègues... Un ballet comme on n'en a pas encore 
fait... où Ton verra des femmes en oiseaux, avec 
des plumes de cygnes sur le nu de la peau et des 
queues de paons au derrière, l'air de grandes dindes 
se tortillant avec des cuisses roses... Le dernier mot 
de la musique pour tutus et collants... Senevez est 
parti recruter des danseuses à Londres... Vous savez, 
il leur faut du gibier exotique, c'est plus grue... 

Mais Bêche, taciturne, concentré, des yeux très 
doux sous l'ébouriffement de ses longs cheveux 
noirs, tout entier à son idéal de chanson populaire 
et de revendications sociales, secouait la tète: 

— Voyez-vous, Gangoux, c'est fini, bien fini, tout 
ça !... Demain sera le jour de la grande liquidation... 
Les bagnes se videront dans la rue... Qu'est-ce que 
vous voulez qu'on fasse de vos ballets ? Il faut faire 
comme le Christ, aller à la crapule, à la sainte ca- 
naille, aux Madeleines du trottoir... Allez ! demain 
tout s'écroulera de haut en bas... 11 n'y aura plus 
que la royauté de la boue et du sang. 

— Anarchiste I fit Claudine. 

• Puis, à propos d'un mot concernant la Xénie et 
qu'elle surprenait dans un bout de conversation 
entre Ducrotois et M me Grasselot, tout à coup elle 
attrapait ce mot au vol et leur criait par-dessus la 
table : 



OLAUDTNE LAMOUR 271 

— Xénie ? Je suis pourtant bonne camarade, mais 
celle-là 1... Non, vous ne pouvez pas vous figurer ce 
qu'elle est poison. Allez, on sait bien qu'elles ne 
valent pas lourd, les autres... Cette petite Rose 
Eliane qui a imaginé de se vendre au poids sur de 
vraies balances... Suzanne qui, l'autre soir, pariait 
qu'elle viendrait chanter sans maillot et qui, en 
rentrant, pour montrer qu'elle avait gagné son pari, 
le vnit tout... Ah! oui, on sait bien qu'à Marigny 
comme partout c'est une maison de filles... Mais 
cette Xénie ! Elle les dépasse toutes en rosserie. Il 
n'y a personne qui pourrait se vanter de n'avoir pas 
va sa chemise. Et avec ça débineuse î Non jamais 
elle ne me pardonnera mon succès ! Tenez, l'autre 
soir, pendant que Rosine m'attendait dans ma loge... 

Elle appela la femme de chambre : 

— Dis donc, Rosine, conte à ces messieurs ce que 
disait de moi Xénie l'autre soir. 

— Ah ! bien, Mademoiselle... Ah bien ! attendez 
donc... Hais là, vrai, je n'oserais pas à cause que... 
Mais oui, elle a levé ses jupons... 

Et Rosine, encouragée par le regard curieux des 
hommes, en soubrette de théâtre éveillée à la sin- 
gerie de la mimique de sa maltresse et qui, dans le 
récit d'une anecdote, se taille un petit rôle, imitait 
le campement des poings aux hanches de la Xénie : 

— Mais oui, mai oui, elle sortait de sa loge en gom- 
meuse avec M. Narreux, un petit qui fait des Echos... 
Elle attendait son tour, après Mademoiselle... Et 



272 CLAUDINE LAMOUR 

voilà justement Mademoiselle qui finit sa seconde 
chanson... Alors le jardin se met à crier, à battre des 
mains... C'étaient comme des charrettes de pavés 
qu'on verserait... Ça n'avait pas l'air de l'amuser, 
M me Xénie... Ah! mais non, mais non... Et voilà 
qu'elle se campe le poing comme ça et elle dit à 
M. Narreux : — « Ce qu'ils la gobent, celle-là avec 
ses airs gnangnan... Vrai, faut avoir du goût... Mais, 
mon cher, c'est pas une femme, c'est un mannequin 
habillé. On sait bien pourquoi on ne la voit jamais 
qu'en robes longues. Elle est fichue en échalas..., 
elle est cagneuse comme une vache... Y a pas de 
danger qu'elle les montre, ses jambes!... » Et là- 
dessus, en riant, elle ramasse d'une fois ses jupes, 
quelque chose que je ne peux pas faire... On lui 
voyait ses maillots jusqu'en haut. Et elle dit à M. 
Narreux qui avait les oreilles toutes rouges : — 
Tiens, mon petit, quand elle en aura comme ça... 

— Mais on les connaît, ses jambes, s'écria Clau- 
dine, très montée. On lui enfoncerait une épingle à 
chapeau dedans qu'elle ne la sentirait seulement 
pas... Des jambes de rechange qu'elle s'achète chez 
le fabricant I Eh bien, qu'elle ose donc les montrer 
sans maillots, ses jambes... On verra bien quelles 
sont les mieux tournées. 

En une impudeur de bravade, repoussant son 
fauteuil et reculant d'un pas, la petite flamme du 
toupet frétillante, brusquement elle se dressa, les 
poings passés dans l'étoffe de son peignoir. Très 



CLAUDINE LAMOUR 273 

vite, elle le faisait sauter jusqu'au-dessus des bouf- 
fettes de ses jarretières et, un instant, des mousseu- 
ses batistes et du joli flot bouillonné des dentelles, 
sortait la vision de ses bauts bas noirs et du fusèle- 
ment délicat de ses jambes. 

— Ah ! oui.... ah ! oui.... et qu'elle en fasse seu- 
lement autant, ce chameau-là I 



XLV 



... Et des mains, des mains, toutes les mains d'une 
foule, l'immense douceur frôleuse de ces mains à l'in- 
fini en désirs, en errances, en glissements comme des 
soies de chevelures, des chaleurs de plumes, des 
eaux de fontaines. 

Le corsage sous les mains glissa ; elles cherchè- 
rent les routes secrètes de la nudité. Ce fut un bos- 
quet de lune, de claires feuillées, l'égouttis d'une 
lumière des minuits autour de l'offrande joyeuse de 
son corps pour l'amour de toutes ces mains. Puis 
des bouches, des bouches, un vol et des frissons de 
tant de bouches que toute sa chair sous leur papil- 
lonnement léger s'empourpra comme une aurore, 



271 CLAUDINE LAMOUR 

ne fut plus qu'une grande rose butinée par les ten- 
dres folies de baisers de toutes ces bouches. 

De la pointe de ses orteils à la racine de ses che- 
veux elles couraient, tourbillonnaient en grappes 
de fruits roses, en ardents bouquets d'automne, en 
lianes d'une forêt profonde. Et des soupirs, des bri- 
ses d'haleines, le vent et le balancement d'un grand 
parasol que Charolais, en petite fille, remuait en 
dansant d'un geste de bénédiction. 

Une palpitation monta, s'étendit ; elle se sentit 
enfoncer dans les fraîcheurs d'un lac, dans le ver- 
tige mol et ondoyant du bercement d'une vaste éten- 
due d'eau. Des poissons aux yeux de pierreries par 
flottilles déferlaient, inouïs, glissant doucement à sa 
peau, en sillages étincelants qui ensuite s'évanoui- 
rent. Mais leurs yeux se dilatèrent ; c'était le rêve et 
le désir des yeux d'une foule en fusées, en Ûamblois, 
en diamants noirs, en rouges pépites, en disques de 
braises, la roue et les ellipses en feux d'artifices et 
en vols de lampires de tous ces milliers d'yeux, sur 
des tremblements de feuillages d'or, sur des fonds 
mouvants de roses architectures. 

Et tout à coup il n'y eut plus que ces yeux, ils 
adhéraient à sa chair, ils s'incrustaient dans ses 
pores, leurs ventouses ia mangeaient, leurs tarets 
la vrillaient : et toute escarbouclée de leurs gem- 
mes vivantes, elle s'aperçut l'idole possédée par leurs 
viols impérieux et doux. 

Ces yeux, à leur tour, étaient comme des palpa- 



CLAUDINE LAMOUR 27* 

tions de mains et des frôlements de bouches ; ils 
devenaient l'ondulement et la résille autour de son 
corps d'un myriadaire baiser. 

Des arbres s'effeuillèrent et churent en pluie 
d'yeux lourds, la nuit pleura des larmes qui, en 
tombant, se congelèrent et des sphères d'yeux 
encore, par-dessus les autres, en remous infini- 
ment giroyaient ; et tous étaient comme les 
înnumérables facettes d'un miroir où sa jouissance 
délirait de voir la splendeur multipliée de sa 
nudité. 

Une agonie délicieuse la déchira. Dans un pay- 
sage glaciaire, sous la lune du pôle, elle absorbait 
des breuvages incendiés et aromatiques qui divi- 
nement la consumaient. Elle était enlevée à la cime 
d'un mont et savourait jusqu'à l'horreur la vo- 
lupté de se sentir un instant suspendue sur les 
abîmes. Des épées lui térébraient les flancs, tandis 
qu'elle s'éperduait à respirer des roses et qu'un 
contact râpeux exquisement lui réticulait la plante 
des pieds. 

Et des mains, des mains, des bouches, toutes les 
bouches au bout de la fureur amoureuse des yeux 
d'une multitude, des yeux et des bouches, et des 
mains merveilleusement agiles lacérant ses fibres, 
ouvrant et lui tordant les entrailles, éréthisant 
toutes à la fois en des affres, en l'imminence 
suprême, ses papilles... 

D'avides et luxurieuses meutes, une démence de 



276 CLAUDINE LAMOUR 

foules encore se rua ; elle subissait de surhumains 
sévices ; le culte d'un peuple entier hurla. Des 60- 
leils écarlates vrombirent, fusèrent. .. Le gel de ses 
os crépita, des laves brûlantes jaillirent et la torré- 
fièrent, elles expira aux ombres vides 



XLV1 



Rosarès, tout en profils, en raccourcis de vie, en 
instantanés variables comme des changements à 
vue, restait pour Claudine une énigme. C'était l'é- 
trangeté serpentine d'une figure d'homme en 
arabesques et en décor sur les banalités quoti- 
diennes, aux clartés dures et coupantes, aux sour- 
noises pénombres d'un ambigu portrait d'un au- 
tre temps, cauteleux et violent, dominateur et 
félin. 

Elle finit par éprouver pour lui la contradiction 
et l'inquiétude d'un sentiment mêlé d'attirement et 
d'aversion. La confiance lui manquait: aussitôt 
qu'elle croyait le connaître, il lui échappait ; son 
identité se reculait à travers un incognito qui à la 
fois la charmait et l'irritait, mettait en déroute 
toute certitude. Le héros s'effaçait, elle ne voyait 



CLAUDINE LAMODR 277 

plus qu'un fantoche risible. Puis de nouveau le 
point de vue changeait, l'horizon de Rosarès s'illi- 
mitait ; elle se sentait virer au giroiement des ailes 
de ce moulin vivant tournant à des pâles contraires. 
Il aimait apparaître la silhouette toujours en lutte 
sur des fonds de conjectures. 

Leur flirt se vinaigra : ils eurent des périodes 
agitées. Aux coupn de griffes de ses chatteries, elle 
se fâchait, opposait de petits ébouriffements rageurs 
qui amusaient Rosarès. Tous deux, dans leurs rires 
et leurs querelles, semblaient passer de l'amour à 
l'ironie de l'amour. 

Claudine, une fois, comme en la quittant il se 
courbait pour lui baiser la main, retirait ses doigts 
au frôlement de sa moustache. 

Gravement, il lui disait : 

— J'en ai bien regret, mais j'y mettrai le double 
demain. 

Alors elle le rappelait, lui collait toute sa main à 
la bouche, s'écriait : 

— Mais mettez-les-y donc tout de suite ! 

Une gêne aussi, parfois, malgré leur connaissance 
déjà longue, lui donnait la sensation de l'embarras 
et de la gaucherie du début d'une relation amou- 
reuse, — comme pour la nudité de son petit cerveau 
instinctif et ingénu devant cet esprit armé en 
guerre, à la trempe souple et meurtrière. 

11 lui vint des duplicités, un goût de ruse qui, 
à travers la conscience de mentir, lui faisait mon- 

16 



278 OIAUDINS LAMOUa 

trcr l'envers de sa pensée et de son caractère 
en le dénoncement soudain d'une autre femme 
cauteleuse et rétractile, ou d'une Agnès roma- 
nesque et sentimentale. 

Elle sortait de cette petite comédie dépitée contre 
elle-même, se disant : 

— Je me croyais pourtant cette seule vertu, la 
franchise... Et voilà qu'elle m'a manqué encore une 
fois avec ce diable d'homme qui joue de moi comme 
d'un clavier... Est-ce qu'à mon âge, il me pous- 
serait l'âme dissimulée d'une petite fille ? 

Un jour d'humeur un peu rèche, un énervement 
la prit pour l'enguirlandement de fleurettes dont 
Rosarès, grand complimenteur ironique et maniéré» 
courtisanesquement simulait une petite pose d'adu- 
lation amoureuse. Elle haussa les épaules, eut une 
moue dédaigneuse. 

— Allez ! c'est bien inutile, mon cher. Nous 
sommes de trop vieux renards. Voulez- vous que je 
vous dise? Vous avez envie de ma peau, vous 
espérez y arriver par les petits sentiers de traverse 
quand les autres tout simplement prennent la 
grand' route... Et moi je m'amuse à vous tendre la 
perche pour vous faire passer le gué... Sauf à vous 
la retirer au dernier moment. Mais ce n'est pas une 
raison pour m' assassiner de vos fadaises. 

Rosarès se récria : 

— Oh I mais, dans ces conditions, cela devient un 
siège beaucoup moins compliqué que je ne le 



CLAUDINE LAMOUE 279 

croyais. Il s'agirait seulement de ne pins lâcher la 
perche. 

Il se tut on moment, puis, avec ce goût de l'entor- 
tillé qui sybillisait sa pensée, il ajouta d'une voix 
lente, berceuse: 

— Moi, je rêve d'une ville close et imprenable, 
d'une Oarthage où, sur des bûchers, des cœurs 
viennent s'immoler sans que la pitié de la déesse 
s'attendrisse... J'en fais le tour, je regarde la 
hauteur des remparts... 

11 se mit à rire : 

— ....Et j'ai la prudence de ne pas tenter l'esca- 
lade. 

— Àh I oui, je sais, lâcha Claudine en une bordée 
crue, vous voudriez qu'on vous mît le nez dans la 
gamelle \ 



XLVII 



Des nuits de fin d'été amoureusement palpitèrent 
sous les- noirs feuillages. Un prestige léger de 
mythologie8, le mensonge d'une féerie de clair de 
lune glissa aux sylves fabuleuses, baignant les 
gorges et les maillots comme un. rappel de la 



280 OLATTOIKE LAMOUR 

nudité des nymphes parmi les feuillées. En un décor 
de songe, en l'illusoire d'un soir de kiosques et de 
musiques, sous des pluies d'étoiles et de fleurs, elle 
ressentit le trouble charmant de vivre un rêve, de 
ne plus être que le geste et la voix ailés dans un air 
de fastes, un culte de petite idole en silhouette sur 
des apothéoses. 

Un encens montait, l'haleine du monstre dompté, 
très bas sous ses pieds, et la ferveur en petits spas- 
mes, en murmures odorants, en cris chatouilleux, 
comme en une équivoque chapelle, pour une reli- 
gion aux rites libertins, relancement d'une débau- 
che mystique vers un flanc de vierge vénéneuse et 
hilare. 

Elle s'apparut la mignonne reine de Saba des noc- 
turnes assomptions, surgie au déclin d'une orgie, 
s'éri géant par- dessus les lourdes ivresses des fins de 
règne. Là-bas, aux Folies, au Casino, des cloisons, 
d'hermétiques murailles, les barrières d'un harem 
s'interposaient. Ici, plus rien qu'un frêle rideau de 
feuillages, la ceinture des mousselines vertes en en- 
roulements autour de l'étrange mystère nuptial qui 
la mariait au grand amant. 

Elle lui appartenait bien mieux ; la scène par- 
tout ouverte, aux portiques immenses, simulait 
l'alcôve lumineuse et fleurie où leurs mutuelles pos- 
sessions s'enlaçaient. Une sensation exquise en- 
vahissait son être. Elle se sentait heureuse d'être 
étreinte par le baiser et le frôlement de la ca- 



CLAUDINE LAMOUR 281 

resse des yeux, goûtait le délice de s'abandonner au 
vertige des ondes amoureuses.EUe se rappela le songe. 

L'ancienne Claudine étrangement s'affina. Elle 
eut son heure de haute poésie intérieure, monta aux 
apogées. Ce furent, sous des ciels d'étoiles faisant 
cortège à la sienne, d'intimes et profondes exulta- 
tions, des griseries adorables de la petite tête vani- 
teuse, des lumières en elle rejaillies de l'incendie des 
lampes, de la magie des jardins en feu, de la clarté 
infiniment soyeuse et enveloppante de la nuit. Des 
émotions se levèrent, des attendrissements, une lan- 
gueur de jeune et véritable amour, en un rafraîchis- 
sement de son vieil esprit de gouaille, en l'aurore 
d'une âme nouvelle sortie de l'enchantement * de 
cette minute de sa vie. 

Elle sentit venir le cri des grandes adorations, le 
désir du sacrifice : 

— Ah 1 ce i^aris ! comme il est bon ! comme il 
m'aime !... On voudrait mourir pour lui ! 

Rosarès encore une fois avait disparu ; le pauvre 
élan de sa nubilité négligente s'amortit ; elle se mit 
à la dernière chanson de Lorge de toute sa passion 
d'art, l'orfévrit de tout le guillochage chatoyant des 
détails dont elle filigranait la misère de ces carica- 
tures de la poésie. 

Elle s'était fait chez elle un éclairage à l'imita- 
tion des gaz de la rampe, projetant la lumière de 
bas en haut, un éclairage où, devant un système de 
miroirs à trois pans, un haut cabinet de glaces qui la 

16- 



231 CLAUDINE LAMOUR 

reflétait en ses profils, elle se mettait à étudier ses 
effets, le fin glacis de l'ombre sons le menton, 
l'éteignement de la clarté au crenx des yeux, l'allu- 
mement et le jeu de la bouche en le plein de la ré- 
verbération, le dessin du geste et de l'expression de 
toute sa personne. 

Elle connut le recommencement des défaillances. 
Une fièvre de travail, la nuit, la fit se dresser 
en sursaut dans ses draps, mimant et chantonnant, 
battant l'air de gesticulations dont l'ombre se tortil- 
lait par les murs, écoutant monter d'elle une petite 
voix comme ua songe. Et tout à coup, sautant de 
son lit, elle courait en chemise à ses miroirs, jetait 
le cri de sa chanson, regardait s'éveiller des lim- 
pidités du cristal la figure de son incarnation. 
C'étaient aussi des fureurs pour Ghantavène lui 
plaquant l'accompagnement, l'agacement de ses 
nerfs malades pour le bruit d'un piano monté de 
l'étage au-dessous, le découragement des heures où, 
se laissant aller à la dérive, elle contemplait longue- 
ment ses portraits du temps des Folies, avec de pe- 
tits hochements de tète et ce cri affligé : 

— Ah t oui, alors t alors !... 

Quelquefois, à l'improviste, dans les magasins, 
à la rue, lui arrivait la trouvaille, l'attrape du ton 
de la voix et du caractère du geste. C'étaient les 
grands bonheurs. Sans s'inquiéter des passants, des 
fredons aux lèvres, faisant la petite grimace du rôle 
sous sa voilette, elle se mettait à répéter la notation 



CLAUDINE LAMOUR 283 

trouvée, courant devant elle les yeux fixes, battant 
de la galopadç joyeuse de ses talons les trottoirs, 
toute absorbée dans l'effort de la cristallisation in- 
térieure. 

La chanson enfin s'essorait. Elle retrouvait les 
émois, la petite frousse froide qui, à chaque créa- 
tion, lui restituait le trac de ses débuts. 

Avec les soirs, des foules se renouvelèrent, un dé- 
lire de public'pour la jolie poupée de plaisir. Du 
fond d'une gloire rouge, parmi les feux et les cui- 
vres de Marigny, la huppe en auréole flamba par- 
dessus Paris entier. 

La palpitation d'une mer humaine dès la nuit 
montait, le fabuleux paysage s'incendiait de phos- 
phorescences... Et c'était autour le grand ronfle- 
ment continu comme d'une machine broyant la 
concurrence pour cette vogue du jardin aux galas 
de lumières en pyramides et en portiques, le bour- 
donnement des voitures du Tout-Paris arrivant vers 
l'étoile, s'allumant à son aigrette, débusquant dans 
le friselis des feuilles avec ses froutis légers d'étoffes 
et ses plumes et ses touffes de fleurs comme un au- 
tre été... 

Une musique inouïe, l'hymne de la vie en amour, 
comme à travers un frémissement de harpes, de 
fiâtes et de violoncelles, susurrait, ailé, tendre, pim- 
pant, sur le bourdonnement des basses, sur des 
sourdines de grandes eaux déferlantes... Et tou- 
jours le brouhaha des orchestres au loin, le tinte- 



281 OLAUDINK LAMODR 

ment des cristaux, la rumeur d'une foule en grappes 
aux abords du Concert, les cris du marchand de 
programmes : Achetez le répertoire de Glaudide La- 
mour, le roulement de Paris là-bas, vers Tare de 
Triomphe Renfonçant dans la nuit. 

Ensuite elle ne savait pas tout de suite s'en aller. 
Elle renvoyait son coupé et avec Pfaffein ou Lorge 
ou Poiron, elle allait s'asseoir dans l'avenue, de- 
meurait là perdue en un coin d'ombre, sous les ar- 
bres, détendue, un peu lasse, n'ayant plus dans la 
fatigue de ses nerfs que la vibration délicieuse du 
trémulement des roues aux asphaltes. 

Des falbalas de filles aux aguets, des froissis d'éven- 
tails dans les bosquets, modernisaient l'illusion des 
mylhologies. L'heure du désir mêlait les rires et les 
appels ; des bouches cajoleuses promettaient le 
bonheur. Sonores et glorieux, Marigny, l'Horloge 
les Ambassadeurs magnifiaient le plaisir et la gau- 
driole, exaltaient les dernières ardeurs des fins de 
jour d'une capitale monstrueuse roulant aux ago- 
nies du spasme, s' exaspérant aux suprêmes péchés. 

D'infinies processions de las fiacres, des piaffes 
étincelantes d'attelages, en cliquetis clairs de gour- 
mettes, en grincements d'essieux, remontaient, des- 
cendaient, sinuaient, ombres chinoises intermina- 
blement silhouettées et dansantes dans Pair rouge, 
dans les flaques de lumière électrique, sur l'incendie 
des kiosques et des portiques. Un giroiement de 
formes confuses imitait d'énormes roues de ta- 



CLAUDINE LAM0UB 285 

nèbres et de feux, mécaniques et rythmées. Par 
myriad.es couraient, crépitaient les lanternes, en 
boules vertes, rouges, jaunes, bleues, comme élan- 
cées des mortiers d'un feu d'artifice, en disques 
de métal semblant projetés par d'invisibles jon- 
gleurs, en trajectoires d'astérioles, en longs vols de 
lampyres. Intermittents et lourds, les puissants om- 
nibus détachaient sur le bruit de concassement des 
galets d'une plage comme un déferlement sourd de 
paquets de mer. Et toujours les rouges strideurs des 
cuivres, le fracas des ritournelles baratées comme par 
de laborieux orchestrions, le grelottement des voix 
aiguës des chanteuses comme de frileux oiseaux, le 
gargarisme gras des barytons... Elle interrogeait: 
est-ce qu'elle aussi avait ce grélement de voix 
d'une petite mécanique près de se casser, cette 
voix qui, entendue de loin, parmi le roulement des 
asphaltes, ressemblait à des hoquets de petites 
femmes miniature, un peu sanglotantes, un peu ani- 
males ? 

A la fin, le souffle profond de Paris au visage, les 
paupières battues du multitudinaire fourmillement 
des lumières et des formes, comme entraînée aux dé- 
rives d'un énorme fleuve de moires et de musiques, 
Claudine se laissait aller, la bouche souriante, en 
un assoupissement berceur, à une petite mort 
exquise de son être conscient. 

Puis les fanfares se silenciaient, les foules hors 
des porches flamboyants s'étaient écoulées, un 



286 CLAUDINE LAMOUR 

froid montait de la Seine derrière ses quais. Seuls, 
bous les arbres, des falbalas de filles persuadant le. 
désir... Comme une enfant, elle s'entêtait, disait: 
Encore ! Encore 1 aspirait l'humide et lent délais- 
sement des allées, de toute sa passion de Paris aimé 
jusqu'en ses minuits. 



XLVIII 



— Ah ! Poiron l Poiron I 

Entrée en bourrasque, toute soufflante de l'esca- 
lade de l'échelle au bout des cinq étages, elle se je- 
tait sur le divan, dans la petite cambuse où Poiron 
sabrait pour Bidouchet un dessin d'affiche aux 
grandes lignes violentes d'une fresque pour Sodome, 
représentant Paris fêtard, par caravanes innombra- 
bles, en longues files processionnaires, montant au 
Moulin-rouge là-haut , tout rouge dans la nuit 
comme unBrocken. 

Il s'étonna. 

— Ah ça ! Qu'est-ce qui te passe ? 
— • Figure-toi... 

Et après s'être un instant éventée avec son mou- 



CLAUDINE LAMODR 287 

choir, elle se mettait à dire très vite, d'une voix où 
restait l'essoufflement de la montée : 

— Figure-toi, je viens d'avoir une scène... Mais 
oui, avec Rosarès... Oh ! une histoire 1 J'ai cru 
qu'il allait me tuer... Veux-tu savoir? il m'aime, 
Rosarès ; une femme ne se trompe pas là-dessus. 
Ça t'embête, hein, toi qui me disais : Rosarès, un 
bonhomme qui n'aime que lui et qui se regarde 
dans les yeux des femmes, un miroir où il s'ado- 
nise !... Eh bien ! c'est pourtant comme ça. Rosa- 
rès m'aime d'amour furieux, d'un amour à me dépe- 
cer vivante... Va, c'est bien drôle. Il était venu, tu 
sais, avec son petit bouquet de trois sous... Il 
s'était assis là où tu es, moi, j'étais ici... Et comme 
ça, en bavardant, voilà que je lui reparle des lions 
de Pezon, à propos d'une peur qui m'a prise l'au- 
tre soir pour une souris dans ma loge. Il hausse les 
épaules et me dit : « Oh 1 moi si j'étais capable de 
connaître la peur 1 Entrer dans la cage du lion 
n'était rien, puisque j'en suis sorti, mais vous aimer 
Claudine, <ce serait bien plus terrible... On n'en sor- 
tirait pas vivant I « 11 fallait voir de quel air de mo- 
querie il me fiutait ça... Alors il m'est passé une 
idée. Ah ! c'est comme ça ! me suis-je dit. Eh bien 
nous allons rire, je vaste monter un bateau, mon 
petit. Et là-dessus, je l'aguiche, je roule de l'œil, je 
lui colle : — « Mais je ne vous défends pas, vous sa- 
vez... Mon cœur est à qui saura le prendre... Es- 
sayez. » Il se met à rire : — Vous voudriez donc 



288 CLAUDINE LAMOUR 

que je ressemble aux autres hommes ? Mais, ma 
chère, un homme amoureux, c'est le commence- 
ment de la folie. Et puis moi, vous savez, je suis un 
sauvage, je voudrais boire du sang quand j'aime... 

« Le plus drôle, Poiron, c'est que j'ai un peu 
perdu la tête en ce moment... Oh I j'ai été parfai- 
tement ridicule. Et comme ça, en m 'emballant, je 
lui dis dans le nez : « Et pourtant si je vous aimais, 
moi, Rosarès ? » Ça m'est parti comme à une pe •- 
tite pensionnaire qui joue à l'amour avec son cou- 
sin. Il me regarde en riant plus fort : — Vous, 
Claudine, amoureuse ! Mais il me faudrait avoir 
pour rivaux vos chats 1 » Ça m'a piquée, tu com- 
prends, j'avais l'air de rester sur mes avances ; 
alors je me suis fâchée, je lui ai crié:— Ah! ça, mais 
vous ne voyez donc rien, vous... Vous êtes le seul 
homme qui m'ait jamais dit quelque chose, Rosa- 
rès. » Je crois, ma parole, que j'étais sincère. Là-des- 
sus alors, changement à vue, tableau. Sa tête est 
devenue terrible, il m'a pris les poignets en disant : 
— Ah ! taisez- vous, taisez vous... Mais vous ne savez 
donc pas que j'essaie ma force auprès de vous ? 
Vous ne voyez donc pas que je ne veux pas vous 
aimer ? » 

« Je t'assure qu'il m'a passé une frousse, j'étais 
très pâle, il ressemblait au lion de Pezon... J'ai 
fermé les yeux en pensant : — Ça y est, enfin ! » Et 
quand je les ai rouverts, mes yeux, au bruit d'une 
chaise qu'il faisait tomber, je l'ai revu, debout, 



CLAUDINE LAMOUR 289 

souriant, me disant : « Avouez que nous nous en 
sommes assez bien tiré de notre petite comédie... » 
Moi, je ne me sentais plus de colère, je lui dis: 
Ah ! c'est comme ça... Eh bien, allez, c'est fini, je 
vous déteste ». Il s'est penché, il m'a baisé la main, 
il n'avait plus du tout l'air d'un lion. Et très dou- 
cement, il me répondait : « Merci. Ce mot-là, Clau- 
dine, vaut pour moi tout le reste. » 

Claudine qui, d'une voix et d'un geste de comé- 
dienne devant la rampe, en imitant l'œil et l'expres- 
sion du visage de Rosarès, s'était laissé aller à jouer 
la scène avec une teinte légère de charge, mainte- 
nant se plantait les poings sur les genoux. 

— Eh bien 1 Poiron, qu'en dis-tu ? 

— Mais, il faudrait savoir d'abord comment ça se 
termina entre vous, 

— Rosarès prit son chapeau, je lui tendis la 
main, j'avais une envie folle de rire. — « Oh ! tout 
cela est bien invraisemblable, lui dis-je, j'espère que 
vous oublierez ce qui vient de se passer. » Il secoua 
la tête et partit sans répondre. 

Elle se remettait à s'éventer, et d'une candeur de 
regret comique : 

— Vrai, il aurait bien pu me respecter un peu 
moins ! C'est trop bête à mon âge de n'avoir retiré 
mes culottes pour personne ! 

Poiron alluma une cigarette, exhala des ronds de 
fumée qu'il considéra un instant avec attention, puis 
allant poser les mains aux épaules de Claudine et la 

17 



290 CLAUDINE LAMOUK 

regardant à travers le plissement fin de ses yeux : 

— Alors, il est donc venu, le moment physiolo- 
gique ? 

— Peuh l dit-elle d'une mono chagrine et ingé- 
nue, sait-on jamais? Seulement, là, vrai, je crois 
que j'ai trop attendu... Vois-tu, Poiron, il n'y a 
qu'un temps pour les premières communions. 



XLIX 



— Maman n'est pas là ? 

— Non, mademoiselle, elle est sortie avec 
M 11 * Marthe... Venez donc, mâme Lamour, je paie 
une chartreuse, qu'elle lui a dit... Elles sont au rafé 
du coin de la place. 

Claudine rageusement tira ses gants et jeta son 
chapeau. 

— Ah î vrai... C'est un peu fort.». Cette Touque 1 
On sonna. Billes rentraient. Tout de suite la chan- 
teuse se monta. 

— Vrai, c'est dégoûtant. Voilà que tn débauches 
maman... Avec ça qu'elle ne trouve pas le chemin 
du troquet toute seule. Pouah ! vous puez l'alcool à 
quinze pas l 



CLAUDINE LAMOUR 291 

— Ma fille... s'interposa M m6 Lamoar. 

Mais un petit feu aux pommettes, ses grands bras 
en ailes de moulin, elle ne la laissait pas parler. 

— Oh! toi, tais-toi... A ton âge, dans ta situa- 
tion... Tiens I Ne me fais pas dire... Et ce billet de 
cinq cents que tu m'as chipé encore avant-hier! 
Mais oui, mais oui, j'ai, moi, une. mère qui me 
yole... Après ça, tu me diras peut-être bien que ça 
te revient, l'argent que je nous gagne ! Voyons, mais 
dis-le donc. 

— On te les rendra, tes argents, et avec l'intérêt 
en plus, tu m'entends, ma fille, s'écria madame La- 
mour, un instant interdite à cette révélation de ses 
larcins. 

La Touque., pour paraître se désintéresser de cette 
lessive ménagère, leur tournait le dos et tambouri- 
nait contre les vitraux, de grands cloisonnages po- 
lychromes appliqués aux châssis des fenêtres et 
jouant la diaprure des vraies verrières. 

Une porte claqua ; M ne Lainour, en soufflant 
comme une chatte, battait en retraite. Dans un 
froufrou de jupes Claudine, les bras croisés, nerveu- 
sement, à petits coups de talons, allait par la cham- 
bre, 

La grosse Marthe enfin quitta la fenêtre. 

— Ecoute, mon petit, ne me fais pas de scène, 
j'ai eu tort. Mais le cœur me chavirait. J'avais be- 
soin d'un cordial. Alors, par politesse... Je t'assure, 
nous avons été très convenables. 



292 CLAUDINE LAMOUR 

Claudine, sans répondre, haussa les épaules. 
Elle reprit: 

— Si tu savais ce que je suis malheureuse! C'est 
fini encore une fois avec Bibi. Je suis une pas-de- 
chance, moi... Après tout ce que j'ai fait pour elle ! 
Va, je te jure, j'en ai à présent mon soûl... J'aime 
encore mieux les hommes ! 

Et avec des pouffements de colère qui la re- 
muaient comme de la gélatine, les yeux brouillés 
d'éau, elle lui disait la décampade de la greluchonne 
filant un matin pendant son absence et lui empor- 
tant son dernier argent. 

— Non, on ne saura jamais ce qu'elle m'a fait de 
rosseries... Et le pis, c'est qu'elle se met maintenant 
à imiter ton genre... Elle est engagée au Concert 
Wagram où elle fait sa petite Claudine. Non, c'est à 
crever, elle a des gants longs comme toi, elle s'est 
fait ta tête, elle t'a chipé ton décolle tage... A ça 
près qu'on lui voit tout ! 

« Tiens, c'est pour moi un remords... Je Je disais 
à M me Lamour : — Allez, madame Lamour, je ne 
me pardonnerai jamais, ça me tient là... Claudine, 
toujours si bonne camarade ! » Et vrai, mon mi- 
gnon, je t'assure, c'est môme pour ça que j'étais 
venue. 

— Comment, celle-là aussi I 

Claudine s'était campée, les poings aux hanches, 
et la tête avancée an bout du cou tendu, éclatait de 
rire. 



CLAUDINE LAMOUR 293 

— Eibi jouant les Claudine ! Mais tontes alors, 
toutes, toutes ! Il n'y aura plus que des Claudine ! 
Cette Bluette Canon aussi, qu'un journal l'autre jour 
appelait Claudine Canon. Je ne pourrai bientôt plus 
recevoir personne sans dire à Rosine de serrer l'ar- 
genterie 1 

Ses nerfs se tendirent, un petit feu de colère cré- 
pita. 

— Eh bien, c'est du joli... Tu te mets avec les 
gens qui me dévalisent à présent... Je te croyais 
plus propre que ça. 

— Va, ne me dis rien. J'en ai bien déjà assez de 
peine comme ça. 

Elle se frictionnait les paupières du revers de la 
main, la bouche remontée dans les joues, toute 
reniflante de larmes ravalées. Ensuite, avec un tré- 
molement de la voix qui lui donnait l'air de parler 
en mâchant du caoutchouc, elle disait : 

— Cette fille-là m'ensorcelait, j'aurais pris, pour 
elle, de l'argent à la montre d'un changeur. 

— Laisse donc, fit Claudine dédaigneuse. 

Mais elle ne voulait pas, s'emballait dans sa co- 
médie des regrets. 

— Non, non, j'ai eu des torts envers toi— je me 
vomis I... Comme si les autres ne t'en faisaient pas 
assez déjà, des crasses, sans que les amies, les 
vraies, s'en mêlent aussi I Tiens, ce matin encore... 
Gomment ? tu ne sais pas ? 

Sa tête aussitôt changeait, la mouillure de son 



394 CLAUDINE LAMOUE 

cillement se séchait dans l'acide reyard apitoyé 
qu'elle lai pointait 

— Mais oui, ma chère, un article du Don Qui- 
chotte /...Ah ça I voyons, je dois Ta voir sur moi. 

Elle retournait sa poche, finissait par en retirer 
un journal qu'elle défroissait à petites tapes de ses 
mains grasses: 

— Tiens, lis... J'ai pensé que ça t'amuserait 1 
Avec une perfidie de candeur, elle lui montrait, à 

la troisième page, un article rubrique : Les Fétiches. 

— Donne, donne, fit Claudine en s'emparant du 
journal. 

Elle alla vers la fenêtre et se mit à lire à mi- 
voix* 

a En aura-t-on bientôt assez de cette raseuse de 
Claudine avec ses sentimentalités éventées, son pi- 
teux démarquage de la grande Olympia, une ar- 
tiste, celle-là, ses mitaines de clownesse anglaise, 
ses frimousses de pince-sans-rire et les inepties de 
ce plat chansonnier, Lorge ? » 

Elle devint tout à coup très pâle, appuya la main 
à son cœur : 

— Comment I C'est de moi qu'on parle ainsi? 
Ses yeux de nouveau sautaient au papier, man- 
geaient les lignes. 

... « Eh bien, non, nous n'en voulons plus. Nos 
mains et nos cœurs désormais iront à Xénie, l'in- 



CLAUDINE LAMOUR 295 

comparable mime, la divette exquise, la créatrice 
des grandes gommeuses 1 » 

— C'est de Narreux ! s'écria Claudine, tonte 
raide, en jetant le journal. 

Mais elle le reprenait, se mettait à lire jusqu'au 
bout. L'article à présent se velourait d'onctueuses 
adulations, s'achevait en un cantique à la gloire de la 
rivale. Et Claudine, de la fureur de ses mains, tou- 
tes maculées de l'encrage de l'impression, subite- 
ment lacérait le papier, le semait en papillotes au- 
tour d'elle. 

La rue remonta. Des mots de gouaille et de rage 
lai tordaient la bouche, elle battait l'air de ses 
gestes. 

— Ah ! ouat l On les connaît, ces journalistes de 
quatre sous ! Ça rote son absinthe au nez des gens 
qui ont du talent... Je n'aurais qu'à leur montrer 
mes jarretières, comme cette Xénie, pour les avoir 
tous à mes pieds... Et puis tont le monde sait qu'il 
est son amant, à la Xénie, ce cochon-là 1 On ne voit 
que lui dans ses jupes, à Marigny I II lui raccroche 
ses michets 1 Ah ! ce qu'ils font ensemble de potins 

sur mon compte dans sa loge !... Mais je 1' , cette 

grande salée-là, avec son nez en pied de marmite et 
ses yeux comme des escargots frits dans le beurre ! 

Puis la crise passait, elle se sentit redevenir 
l'idole invulnérable. Et acérant sur la Touque l'iro- 
nie d'un sourire bénin, elle lui dit : 



296 CLAUDINE LAMOUB 

— Va, tout de môme, je te remercie... Tu as mis 
un empressement... 

Rosine entre-bâilla la porte: 

— C'est marne Grasselot qui voudrait voir ma- 
demoiselle. 

— Je n'y suis pour personne, cria Claudine. Uais 
aussitôt elle se ravisa : 

— M mt Grasselot, tu dis... Fais entrer. 
Elle faisait un pas vers la Touque : 

— Mais va-t-en donc, tu vois bien que je te dé- 
teste aujourd'hui... Je suis franche au moins, moi. 

— Ah I ma pauvre Claudine, crois bien que c'était 
dans une bonne intention... 

La Touque, en se croisant sur le seuil avec la vi- 
siteuse, écourtait un salut méprisant d'artiste d'un 
théâtre classé pour la subalternité de la femme d'un 
grime de concert. M me Grasselot, en le roulement 
de ses jambes courtes, son filet de ménagère au 
bras, très vite s'avançait, une moue chagrine à son 
visage de nèfle mûre troué par le retroussis des na- 
rines. 

— Vous dérangez donc pas... Rien qu'un instant, 
c'est Grasselot qui m'envoie... Ah! des affaires! 
Avant-hier soir, en passant devant la loge de Xénie, 
Grasselot a surpris un mot... 11 m'a dit: « Ya tout 
de suite avertir Claudine. Moi j'ai un parc à retour- 
ner... Dis-lui pour qu'elle n'ait pas le coup... » En- 
fin, parait qu'il y a du chambard dans l'air... Ils 
montent une coterie contre vous. Narreux était 



CLAUDINE LÀMOUR 297 

dans la loge, il disait : — « On lui fera danser lo 
chahut à la Claudine... » Alors, vous savez, la mou- 
tarde lui a monté au nez, à Grasselot. Il est rentré 
furieux... Vrai aussi, c'est pas gentil I 

Claudine, dans son saisissement, se laissa tomber 
sur une chaise. 

— Ah î mame Grasselot, voilà où ce serait le 
moment d'avoir un amant... Oui, un monsieur qui 
prendrait pour lui le mal qu'on vous fait et qui ta- 
perait avec un jonc et de vrais poings... Moi, vous 
savez, je n'ai personne... 

Elle se relevait, se mettait à trotter par la chambre, 
appelait sa mère et La Pipe. 

— Ah ! écoutez, c'est complet. Cette méchante bote 
de la Touque qui tout à l'heure me jetait au nez les 
saletés de la Bibi et à présent vous, mame Grasselot 1 . • 
Mais vous, c'est autre chose, vous avez bon cœur... 
C'est bien aimable à Grasselot et à vous.. Eh bien, 
eh bien, on verra... Allez, je vous le dis, on verra... 
Ah! oui... Ah! oui... 

Une Apreté de rancune et de combattivité lui mous- 
sait aux narines. Elle se posa son chapeau en coup 
de poing, se jeta dans un fiacre, grimpa chezPoiron. 
Mais il était absent ; elle se sentit soudain très triste» 
toute abandonnée. 

D'un écrasis de crayon sur le papier d'un chas- 
sis accroché au chevalet elle lui griffonna ce 
mot : 



17* 



298 CLAUDINE LAMOUB 

c Viens oe soir à Marigny avec les amis... Je sais 
avertie qu'on fera da potin... J'en mourrai». 

Remontée dans la Toiture, des Sanglots l'étran* 
glèrent. 

— Ah ! Mon Paris ! Mon Paris t D^jà I 



Un sifflet strida. 

— A la porte ! Bravo ! Bravo ! 

D'autres sifflets, dans la masse profonde des mains 
claquant au bout des bras, s'entêtèrent, sifflant à 
l'unisson. 

— A la porte les siffleurs ! Bravo I Oua ! Oua ! 
crièrent les petites places, debout, le torse en avant. 

Claudine redescendit en scène, souriante, très 
brave, sans un geste, tandis que l'ouragan des cuivres 
mugissait, crevait dans le tapage. Elle partait sur la 
dernière note de la ritournelle, d'un air de tête crâne, 
le petit toupet brandi au clair, toute* morte au dedans, 
avec la sensation d'un trou sous elle où très loin 
tombait sa voix. 

Elle eut un hoquet ; on crut à un effet voulu ; le 
jardin riait. Elle recommença, accentua le hoquet 
cette fois, lui donnant l'inédit d'une cocasserie triste, 
presque funèbre, où tout à coup, comme dans un rire 



CLAUDINE LAMOUR 299 

qni serait un râle, s'étrangla la chamon. Ses nerfs 
se pincèrent ; elle eût voulu mourir réellement dans 
son hoquet, couler droite devant tous en leur crachant 
son souffle dans cette douleur de son art. 

Et c'était ensuite le refrain. Encore une fois le 
hoquet rauquait, soubresautait ; elle l'exaspérait, le 
leur jetait comme l'étouffement d'un caillot de sang 
dans la gorge, comme le glouglou de l'entrée d'une 
grande eau dans la bouche d'un noyé. 

Les petits fifres aigres de nouveau s'acérèrent, 
partirent en bordée. Un tonnerre roula, mais leur 
vrillement grêle, continu, forait le fracas lourd des 
voix. Elle remonta, tourna sur ses talons, soudain 
aperçutjà une table Xanrailles et Saint-Jean Dulac 
qui,très amusés, les mains à leurs cannes, en pleine 
lumière riaient. Une chaleur lui flamba aux joues. 
Elle leur eût crié des injures. Maintenant, à travers 
la reprise des sax, les sifflets et les cris grêlaient, 
ronflaient d'un large bruit d'ouragan. Elle se raidit, 
se campa. Une boule, des sursauts de silhouettes 
faisant face aux siffleurs tumultuèrent, noirs dans 
l'illumination des globes, piqués de luisances de 
cannes en l'air. 

Un entrain, à présent, un affolement de gaité 
ébouriffait les attitudes, croyait en hilarités au rouge 
des faces. Les petites places, comme pour les Fonta- 
live, imitaient les cris d'animaux. Et elle demeurait 
perdue dans la bourrasque avec son petit sourire 
paie et crispé, ses grands gants noirs imprimés dans 



300 CLAUDINE LAMODR 

sa taille, les épaules un peu fléchies vers ce public 
qui finissait par l'oublier, iâché à sa joie cruelle de 
boucan. 

L'éventement lent des feuilles au froid de la nuit, 
les vagues d'épaules remuées par rangs entiers de 
fauteuils se confondirent sur sa rétine, d'une même 
et longue oscillation remplissant tout le jardin, mon- 
tant des bosquets vers le petit frisson bleu des étoiles. 
Brusquement, une bousculade terrible : un jeune 
homme, un enfant, se ruait, les poings hauts. Un 
remous tournoya ; elle vit s'avancer très vite deux 
gardiens de la paix. 

Le bâton de Raypolli, le chef d'orchestre, de 
nouveau s'agitait dans le gaz ; elle put enfin chan- 
ter. 

Elle se sentait tout à coup maîtresse il» ta volonté : 
un orgueil lui soufflait aux narines; c'était comme une 
lutte qui s'écrasait, vaincue, à ses pieds. La mort 
s'en alla ; elle apparut la vie et le triomphe, se donna 
de toute son âme. Alors, dans le concassement des 
musiques, la frénésie des grands soirs éclatait. Les 
siflets en déroute avaient fui vers les issues. Les 
bouquets volèrent ; Marigny entier acclamait debout 
la victoire de l'idole. 

Dans sa loge, ses larmes ensuite jaillissaient, heu- 
reuses, colères, salées, très douces. 

Sevenez arrivait lui garantir que lps sifleurs ne 
recommenceraient plus. Des garçons de service lui 
apportaient des cartes d'inconnus* La petite Eiiane, 



CLAUDINE LAMODR 301 

l'air condoulant, de son filet de voix gentil et faux, 
lui coulait : 

— Vous savez, ça nous arrive à toutes ! 

Elle emmenait Poiron dans son coupé qui, au grand 
trot, prenait le chemin de la rue de Prony ; ils mon- 
taient en hâte l'escalier, elle se mettait à boire d'un 
trait un grand verre de cognac qui lui tournait le 
cœur. Et affalée sur le divan, la tête dans les poings, 
elle criait à Poiron : 

— Non, mais comprends-tu ce Xanrailles et ce 
Saint-Jean Dulac ? Il faudrait donc se laisser grimper 
dessus par toute la bande ? 

Ensuite, elle n'avait plus qu'un pauvre sourire 
découragé aux lèvres à travers lequel elle murmurait 
brisée, revenue au souvenir des agonies, dans les 
flambois en fête du jardin : 

— Tout de même, non, je ne pourrai jamais me 
faire à ça I 



U 



Les journaux lui apprenaient le duel. Ghêgre, le 
jeune homme dont elle avait vu tout à coup tour- 
noyer les poings, se battait à l'épée. 



302 CLAUDINE LAMOU& 

— Mais je connais ce nooa-là... Voyons, Chègre... 
Chègre..: 

En déblayant le passé, nn souvenir papillota. Elle 
se rappela des lettres que, pendant tout an mois, elle 
avait reçues, des lettres de fratche adoration timide, 
et qu'à la juvénilité des aveux, elle avait prises pour 
des poulets de collégien fervescent. 

— Chègre... Mais oui, le petit qui me parlait de 
6a maman morte, qui effeuillait des violettes dans 
ses enveloppes... C'était signé Chègre, je me sou- 
viens... Blessé ! ah ! le pauvre enfant ! 

Des ondes chaudes montèrent, un petit tumulte 
de pitié s'agita. En un élan du cœur elle revit les 
remous d'une foule, une ombre dressée sur les ors et 
les flammes, des pétulances de silhouettes à travers 
le moulinet des cannes... L'omhre, c'était Chègre. 
Elle se le représenta blond, joli, une soie légère 
au rose des lèvres, les mains frêles d'une petite 
fille... 

Et tout à coup elle se jetait à ses tiroirs, remuait 
les vieilles écritures dédaignées, tant d'offres brû- 
lantes, des cris de désir, le laconisme brutal des 
billets où des inconnus fixaient leur prix. 

De tout cela elle avait haussé les épaules, sans 
goût de l'homme, libertine rien que de tête. Elle 
avait ri aussi des lettres du petit Chègre, ah oui 1 
Et maintenant, de la hâte nerveuse de ses mains, 
des mêmes jolies mains négligentes qui les avaient 
enterrées aux oubliettes, elle fouillait toute cette 



CLAUDINE L AMOUR 303 

correspondance amoureuse^ ces risibles reliques des 
cultes de l'idole, aux fins arômes d'ambre, d'impé- 
rial russe et de havane volatilisés. 

Enfin un feuillet lui restait aux doigts, les lignes 
serrées d'une calligraphie rapide, fluette, fleurie de 
majuscules chaque fois que revenait le mot Amour 
ou Mademoiselle... Et au bas, Henry Ghègre et l'a- 
dresse, rue des Ecoles. 

— Ah ! le bon cœur ! 11 s'est battu pour moi!... 
Cette main-là a tenu l'épée pour moi!... Et il est 
blessé!... 

Elle lut : « Je n'espère rien, je vous aime, je vou- 
drais mourir pour vous !... » 

— Rosine, mon chapeau, je sors... 

Elle hélait un fiacre, traversait Paris avec la pe- 
tite pâleur sous sa voilette d'arriver trop tard, un 
émoi inconnu, matinal, léger, heureuse comme 
pour un rendez-vous. Des fuites d'idées en bouffées 
et ea frissons lui frôlaient la cervelle ; elle sentit s'é- 
vanouir et revivre les quinze ans de ses passionnet- 
t es... Peut-être mourant, ce petit Chègre... Blessé, di- 
saient les journaux... Rien qu'un peu blessé peut- 
étne, et alors... 

— M. Henry Ghègre, madame ? 

— Au quatrième, la porte au fond du couloir. 
Elle monta d'abord très vite, s'attarda ensuite an 

palier du troisième, sans souffle, n'ayant plus la 
force de gravir les seize marches qui la séparaient 
du couloir. Elle fit un effort, écouta un instant der- 



304 CLAUDINB LAMOUR 

rière la porte, tira le cordon très doucement. 

— M. Chègre? 

— C'est ici... Il est un peu souffrant, M. 
Chègre... Vous désirez? 

Mais tout à coup le grand garçon brun qui lui 
parlait dans rentre-bâillement de la porte, se met- 
tait à sourire. 

— Oh ! pardon... C'est bien mademoiselle La- 
mour, je crois ? 

Elle fit un pas dans la chambre, répondit d'une 
voix basse : 

— Oui, je venais.... j'ai appris... Il n'y a pas de 
danger au moins ? 

— Chègre sera bien heureux... Il repose... Mais 
non... Encore cinq ou six jours, et il n'y paraîtra 
plus. 

— Ah 1... ah!... à la bonne heure... je craignais... 

En paroles vagues, compatissantes, dans la demi- 
obscurité des rideaux clos, l'entretien un instant 
traînait. 

Elle ne savait pas s'en aller, d'un glissement des 
yeux aux pénombres regardait la bibliothèque au 
mur, le sopha en travers des deux fenêtres, la table 
chargée de livres et de papiers, une grande affiche 
de Royat en vis-à-vis à la glace de la cheminée, et 
qui, avec son printemps de nuances pastellées, le 
chatoiement de sa couleur en touffes, reflétait, aux 
transparences cristallines, la fleur de chair lunarisée 
de bleu électrique et le cobalt écaillé de clair du 



CLAUDINE LAMOUR 305 

noir des hauts gants de la Claudine apparaissant la 
jolie poupée de plaisir aux lumières. Une odeur 
de phénol s'effusait. 

— Un étudiant, ce petit Chègre, pensa-t-elle. 
Quelqu'un dans la chambre voisine faiblement 

parla. 

— Lagarousse... Dis donc, Lagarousse, qui est-ce? 

— Le Toilà qui s'éveille, fit le grand garçon brun . . 
Mais entrez donc, mademoiselle... Je vais lui 
dire. 

Il disparaissait un instant, elle regretta d'être ve- 
nue, se trouva un peu sotte toute seule dans celte 
chambre de garçon. 

Un cri partit : 

— Ah ! mon Dieu! 

Puis un chuchotis vague, un bruit de meubles 
rangés, un heurt de faïences sur la tablette du 
lavabo... 

A côté de l'image, dans les profondeurs de la 
glace, elle s'aperçut réelle, toute rose, un petit rire 
muet aux lèvres. Et Lagarousse sortait de la cham- 
bre, lui faisait signe ; 

— Surtout, pas d'émotion... Le médecin... 

Chègre, appuyé sur le coude, sa main droite ban- 
dée, immobile parmi les couvertures, très pâle, les 
yeux brillants et humides, la regarda s'avancer. 

— Ah ! monsieur... mon pauvre ami... 

La voix lui manqua, elle ne sut plus que dire. 

— Ah! mon Dieu... Vous... expira Chègre fai- 



30G CLAUDINE LAMOUR 

bip ment, délicieusement, un» grosse larme lente 
roulée à la maigreur tirée des joues. 

11 lui prenait la main, elle lui sourit : ils enten- 
dirent Lagarousse qui sans bruit fermait la porte 
sur eux. 

Et les mots maintenant revenaient à Claudine : 

— Mais, c'est insensé... Une femme à qui on n'a 
jamais parlé... Sans les journaux je n'aurais rien 
su... Et puis, est-ce que nous en valons la peine? 
Vous auriez pu y laisser la vie ! 

Il retombait sur l'oreiller et, d'un souffle de voix 
extasiée, où le sifflement léger des S attardait un 
charme d'enfance, lui disait : 

— Puisque vous êtes là î 

Ils restèrent un long moment à se sourire, les mains 
lacées, sans plus parler. De la rue sourdait un bour- 
donnement continu, lointain, infiniment assoupi, le 
bruit de Paris passant comme dans un nuage. 

Une mince bande de jour, par les rideaux, glissait 
en rais clair jusqu'au papier de tenture par delà le 
lit. Elle aperçut en de petits cadres de nickel deux 
de ses photographies des étalages de la rue de Rivoli. 
Leurs yeux à tous deux se regardèrent a travers 
l'aveu de ces images; Claudine pensa : 

— Mais je ne suis pas mal du tout là-dessus. 

Et Ub se taisaient toujours, ne trouvant rien à se- 
dire. 

C'était autour de ce peu de lumière et de bruit, dans 
les sourdines et les ombres de cette moite chambre de 



CLAUDINE LÀMOUR 307 

malade, comme la sensation exquise d'un plus grand 
silence et d'an plus absolu isolement les abandon- 
nant Fun à l'autre dans le rêve et l'aventure. 

Mais tintait le rire de Claudine, cette mélodie d'un 
fin vibrement de cristal. 

— Figurez- vons... Ahl c'est bien drôle... Je ne 
tous avais jamais vu et pourtant... Ah ! monsieur 
Ghègre, j'avais deviné que vous étiez blond. 

Il osa appuyer à sa bouche la petite main gantée : 

— Vous êtes venue... Vous êtes venue. Gomme c'est 
bon votre petite main... les gants noirs... 

Lagarousse, dans la chambre voisine, toussa. 

— Et votre ami que nous oublions !.. C'est lui qui 
vous veille ? 

Sa robe en froutements sillait par la pièee. Devani 
un dessin, un portrait de femme belle et sérieuse, 
mémoré parla piété d'une tresse de lierre, elle trouva 
un air d'émotion, lui dit dans un sourire qui l'asso- 
ciait à son regret filial : 

— La maman ? Ah l je me souviens... 

11 remuait la télé ; puis des balbutiements lui trem - 
blaient aux lèvres : 

— G'est bien vous... Vous êtes venue.. Si vous 
saviez comme je suis heureux !.. Je voudrais mourir. 

— Dis donc, Ghègre, fit Lagarousse en grattant à 
la porte. 

Les joues pâles rosirent, Ghègre fronça le sourcil. 

— Eh bien quoi?.. Tu m'agaces. Laisse nous... 

— C'est que, tu sais bien, le docteur... 



308 CLAUDINE LAMOUB 

— Mais il a raison, voire ami, s'écria Claudine... 
Le docteur, oui... Ecoutez, je reviendrai, je vous le 
promets. 

Il retenait sa main. 

— Non, je vous en prie... Encore un moment... 
Cette béte de Lagarousse... 

Une langueur l'assoupit ; il fermâtes yeux, déten- 
dit les doigt», murmura en songe : 

— N'est-ce pas ? Oui... demain... demain. 
Elle se pencha, le baisa dans les cheveux. 

— Ah ! le pauvre mimi !... Mais c'est qu'il est tout- 
à-fait gentil... 

Et sur la pointe des pieds elle gagnait la porte, 
saluait Lagarousse, s'évadait par l'escalier, amusée 
du mystère de sa visite et du clandestin de sa fuite, 
faisant retomber sa voilette devant la loge du con- 
cierge, comme si elle se semblait un peu compro- 
mise. 

— Un petit amant... un petit amant, mais c'est 
très amusant. 

Puis le mirage aimable s'estompait, d'autres oi- 
seaux lui chantèrent par la tète. Elle repensa à l'ar- 
ticle de Narreux : 

— Ah bien, ce pauvre Lorge! on l'arrange joli- 
ment !... Après tout, c'est peut-être vrai, il leur faut 
autre chose à présent... Je verrai Bruant, je lui 
demanderai. 



CLAUDINE LÀMOCR 309 



LU 



«Eh bien ! oui, tendre ami Poiron, ma chère vieille 
boite à secrets, nous sommes ici depuis deux jours... 
Chègre en délire positivement... Quant à moi, c'est 
drôle, il me vient une tendresse de maman pour ce 
grand enfant ; je voudrais qu'il fût tout petit pour 
le tenir sur mes genoux... 

» Tu me diras si c'est cela de l'amour... Moi je ne 
sais pas... Le reste ne vaut pas qu'on en parle... 
Comment, ce n'est que cela ! Chègre criait : — « Ah 1 
Dieu ! Ah ! Dieu ! » Moi : — « Mon mignon, ah ! mon 
mignon!...» Et figure-toi, j'ai tout à coup pensé à 
cette chanson de Bruant... Oui, un genre nouveau à 
créer, le Cynisme macabre... Lorge est démodé, n'en 
faut plus !... Bruant et les autres, c'est bien plus 
extraordinaire... Du spleenétique froid avec un goût 
de sang remâché... 

» Je me suis mise à rire... Il a cru que c'était de 
bonheur... C'est vrai, j'avais trouvé subito mon air 
de tête, tu verras, un air de rigolade sinistre et qui 
s'en fout. 

» Ce matin il a plu. Je grelotte... Chègre me sup- 



310 CLAUDINE LAMOUR 

plie de rester jusqu'à vendredi, mais j'en ai assez... 
Nous refilons demain. 

» Décidément tout cela me parait un peu bébête, 
je m'y suis prise trop tard... Le petit mécanisme est 
rouillé. 

» A bientôt, mon petit Poiron. Je t'avais promis 
de t'écrire mes a sensations » et v'ian, ça y est ! 

» Ta Claudine. » 



LUI 



— Parfaitement... Oh ! celui-là n'est pas un être 
complexe comme vous, Rosarès. Un petit cœur de 
chérubin dans une trousse de carabin... Eh bien... 

Elle haussa les épaules. 

— Nous avons été faire de Tanatomie comparée, 
voilà. 

Dans le visage soudain très pâle de Rosarès, les 
sourcils sinuèrent. 

— Quelle plaisanterie ! 

— Mais non, du tout... Pourquoi?... Vous qui 
faites profession de regarder dans les âmes, vous ne 
voyez donc pas que je vous dis la vérité? 



CLAUD1NB LAMOUR 311 

— Alors? 

La question sortit haletante ; il la pulvérisait sous 
le marteau de ses yeux. Elle eut le rire des villa- 
geoises de comédie, hochant la tête qu'elle avançait 
vers lui, mi-penchée, les paumes des mains en 
dehors, d'un geste d'aveu ironique : 

— Oui. 

Le sombre masque aussitôt se creusa, fut labouré 
de sentiments contradictoires qui, en un instant, le 
transfigurèrent en une laideur fulgurante. 

Claudine sentit qu'elle triomphait. 

— Enfin, voilà donc au moins quelque chose qui 
a le don de vous étonner... vous qui vous vantiez de 
ne vous étonner de rien... Ah! mais ah! mais... 
vous reconnaîtrez, grand ténébreux, que si vous 
avez joué serré, j'ai été, moi, une partenaire digne 
de vous. 

Il parut se ramasser dans un effort prodigieux, 
lissa de la main son front qui tout à coup se redres- 
sait, et, avec un étrange sourire de ses petites dents 
aiguës sous l' ébourifferaient colère de la moustache, 
il laissa tomber négligemment ce mot où se révéla 
le secret de toute sa tactique de dandy : 

— Ah ! ma chère Claudine, je m'en vais trop 
tard. 

— Hé oui, ajouta-t-il d'un ton fat et léger, j'ai 
manqué ma sortie, mais je ne disparais pas tout à 
fait : vous me verrez désormais à travers les autres 
hommes, car je resterai pour vous l'Inconnu. Adieu, 



312 CLAUDINE LAMOUR 

ma chère Lamour. Je sais de ceux qui dédaignent 
d'être aimés, mais qui veulent qu'on se souvienne 
d'eux. 

Et sur cette impertinence, il lui appuya à la 
main un baiser comme une morsure, raidit sa 
haute taille, gagna fièrement & pas lents l'anti- 
chambre. 

Claudine entendit battre la porte, demeura un 
moment les yeux fixés vers cet épisode de sa vie qui 
s'en allait. Puis la petite huppe trépida, elle secoua 
la tête : 

— Epatant, le chevalier des brouillards !... Il s'en 
va comme il est venu, incognito... C'est égal, c'eût 
été du joli si je m'étais laissé aller à P aimer vrai- 
ment, ce M. José de Je-ne-sais-quoi ! 

Elle se jeta dans un fauteuil, attira des jour- 
naux. 

— Voyons ce que l'on dit ce matin de Claudine... 
Le vent tournait. Une lassitude, de la rancune 

pour son prestige d'idole s'éternisant à tous les 
coins de rues, vinaigrait les entrefilets. L'Obser- 
vateur lui conseillait de varier son genre, à la lon- 
gue défraîchi. Le Tambour insinuait l'opportunité 
d'une retraite si. plus tard, elle ne voulait pas s'en 
aller dans le froid d'un délaissement général. 

Cette pauvre Claudine 1 écrivait avec une nuance 
de pitié méprisante V Opinion. Ducrotois, sans la 
nommer, promulguait la nécessité d'un retour à 



CLAUDINE LAMOUR 313 

une note d'art moins débraillée. Mais surtout les 
revues des jeunes, les emballés pour les formes 
nouvelles de la cbanson s'enrageaient. 

L'acide flûtement des petits fifres de Marigny se 
réveilla. Il montait des feuillages, gagnait Paris ; 
toujours plus haut stridaient les sifflets en hallalis ; 
ils la vrillaient, foraient son rose cimier de clov. - 
nesse, cette auréole de sa vogue. Elle se souvint 
du cimetière, de la petite tombe au médaillon usé 
sous les lierres. 

— Ah ! les poupées 1 les pauvres mortes I 

Un nom par delà le sien déjà flambait, l'or neuf 
d'une divette avec une légende autour, et qu'en at- 
tendant la réouverture, La Bourdeille cornaquait 
dans les bureaux de rédaction. 

Elle eut un petit rir^ crue). Fini Bluele Canon ! 
Les atouts, aux Folies, maintenant se totalisaient 
sur cette Olga Oussaloff, cette parisienne exotique 
d'un raacabrisme rouge, des vrais spleens et des 
hallucinations d'une fin de monde, une fleur de 
péché et de révolte dont Royat tout à coup, en de 5 
affiches, divulguait le front barbare et pervers. 

Et les journaux, les réclames de La Bourdeille, 
ce fracas de cymbales autour de l'assomption de 
l'astre inédit, c'était Paris cassant ses vieux jouets 
pour en ériger de nouveaux, Paris passant au grand 
trot de ses fiacres et de ses landaus devant la pau- 
vre gloire froidissante de Claudine et vidant ses 
brassées de bouquets, lâchant ses adorations aux 

18 



314 CLAUDINE LAMOUB 

pieds de la jeune gloire vierge... Elle sentit se rom- 
pre le charme, le grand amant des nuits d'été s'obs- 
curcir. 

D'autres temps advenaient, un autre art, de la 
plèbe, de la canaille pourpre, diadémée de sang et 
de boue, le sacre des prostituées et des gitons sur 
des fonds embrasés de Byzance. Sa pauvre petite 
chanson à elle se perdait ridicule, toute mièvre et 
veule, dans un grand bruit d'égout crevant, dans 
un tintamarre frénétique de saturnales. Ah ! il avait 
bien raison, Bêche ! 

Une vision de jardins en fête l'obséda, des kios- 
ques de musique et de clair de lune, des nymphes 
mi-nues dans un mensonge de mythologies... 
L'hymne de la vie en amour, comme à travers un 
frémissement de harpes, de flûtes et de violoncelles, 
susurrait, ailé, sur un bourdonnement de basses, 
sur une rumeur de grandes eaux déferlantes. Et le 
brouhaha des orchestres, le cri du marchand de 
programmes, l'éternel roulement de Paris là-bas, 
vers les damnations joyeuses... Des jets roses dar- 
daient, des buissons de feux, vers une apothéose 
d'épaules... Olga Oussaloff à son tour chantait 
pour le grand amant oublieux en grappes autour 
d'elle. 

Et puis viendrait une autre, une autre encore, 
d'infinis et toujours nouveaux harems, jetant des 
sourires, épuisant les voluptés, se livrant aux baisers 
jusqu'à la mort. 



OLAUDINB LAMOUR 315 

Elle n'eut pas môme la petite colère des jours de 
son règne. 

— Encore un an... pensa-t-elle, puis tout sera dit, 
je ne serai plus que la vieillesse d'une étoile. 



la Hulpe, août-novembre 1891. 



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C est une heureuse idée que Vient 
d avoir la Société d'Editions Litté- 
raires et Artistiques, en lançant ses 
romans reliés au prix ordinaire de 
S fr. _So. 

On peut considérer cette innovation 
Comme devant transformer la librairie 
française : il y a longtemps que tes 
Anglais, toujours plus pratiques et 
plus soucieux de satisfaire te public, 
a va ie n t co m m encê . 

Nous ne verrons donc plus bientôt 
ces pauvres livres nullement brochés, 
effeuillés, salis, roulés à la première 
lecture? bons tout au plus à rester sur 
la banquette du wagon un de ta voiture. 

Le succès d'une pareille initiative 
est certain, puisque tout le monde, 
maintenant; et sans débourser un sou 
Je plus, aura sa bibliothèque toute 
reliée, avec une ornementation et des 
nuances différentes suivant ies titres. 

C'est une révjtution en librairie. 



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sjns doute le mieux F époque byzantine 
et a te plus profondément pénétré dans 
se s splendeurs et ses atrocités* L'dtne 
de* By-ancc revit dans Basile et Sophia, 
au milieu des tumultes et des drames, 
parmi ies révoltes populaires ou dans 
Viciai des fêtes et la lourde atmosphère 
des orgies. Aucun livre n'égale celui- 
ci par la couleur, le mouvement et la peinture des passions 
humaines. 



C.-H. Dufau, l'artiste dont l'imagination souple et féconde est 
jointe à une surprenante assimilation de l'époque restituée, a su 




rendre V illustration de Basile et Sophia aussi vivante et émou- 
vante que le texte éclatant de l'écrivain. 



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DE L ACADEMIE FRANÇAISE 



Les Amours d'un Interne 



ROMAN 




i hi s' sQxirutU dit rf- 
terrtis&tmeni considérable 
qu'obtint, à San apparition, 
t'èmouvattt roman de M. J. 

i *Lircti\ • : Les A J 11 ours d'un 

Interne. 
Tout ce que fa passion 
humaine à la fois contenue et violente peut donner de pathétique, 
se trouvait là, traduit en accents dignes du grand talent de 
l'auteur si aime du public. 



Il y a dans Les Amours d'un Interne des pages d'une exquise 
tendresse et des tableaux d'une vigueur et d'une vérité remar- 
quables. Ce sera donc une bonne fortune pour tous ceux qui 
aiment notre littérature que l'admirable édition illustrée que vient 
de faire la Société d'Editions Littéraires et Artistiques du 
roman Les Amours d'un Interne. 

Le soin de ces illustrations a été confié à un jeune artiste. 
Geo-Dupuis, dont le nom a conquis très rapidement une grande 
notoriété. Il a été .vivre, pour ainsi dire, au milieu des malades, 
dans le cadre même du roman et il a rapporté de la Salpètrière 
des études remarquables, intenses, quelquefois terrifiantes, qui 
permettent de classer ce beau livre parmi les plus complets, au 
point de vue artistique comme au point de vue littéraire, -qui 
aient été lancés depuis longtemps. 




Un vol. gr. in- 16 Jésus. Prix : 3 fr. 50. 

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ENAGRYOS 



LES 



Femmes de Setnê 

Illustrations de C.-H. DUFAU 

Gravure sur bois de G. LEMOINE 



Les Femmes de Setnê — le nouveau volume d'Enacvyos — 
nous reportent à ces époques de la très vieille Egypte qui parais- 
sent fabuleuses et qui sont pourtant mieux connues que telles 
époques plus récentes. Dans cette merveilleuse civilisation, pleine 
de raffinements que ne connut jamais notre moyen âge, Enacryos 
fait se dérouler un récit prodigieusement 
émouvant par des aventures étranges et par 
des détails typiques sur des mœurs qui ne 
urent pas trop féroces et qui 
ne furent pas non plus très pu- 
res. Un tel roman tranche sur 
la. banalité croissante des 
romans grecs et romains. 
Il marque un effort ori- 
ginal et puissant — mais 
la force s'y cache sous 
la grâce. Qui résistera 
au charme délicieux de 
la princesse Aoura et de 
Vexquise Ga'ita ? Qui 
n'aimera tes extraordi- 
naires aventures d'amour 
et de guerre du chef de 
phalange Setnê ? 




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50, Chaussée d" A at în Ps 



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LE C/lliVAI^E 

Illustrations de G. JEANNIOT 
Gravées sur bois par G. LE MOI NE 



Le Calvaire est peut-être le livre le plus puissant du grand 
écrivain qu'est Octave Mirbcau. Cest une Manon Lescaut moderne, 




V histoire dune liaison, farouche et passionnée, qui raconte tout 
ce que V amour de deux êtres peut avoir de tragique et de violent ; 
c'est l'histoire de V enlisement d'un homme, de la mort lente de sa 
volonté. 



Le grand dessinateur Jeanniot, dont on sait là force d'évo- 
cation et l'habileté puissante à saisir la vie, était tout indiqué 
par la nature de son talent pour illustrer le Calvaire de Mirbeau, 
et il en a su rendre l'ironie souvent terrible et V émouvante vérité. 




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ABEL HERMANT 



Le Cavalier Miserey 



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Illustrations de JEANNIOT 
Grayfas sur bois par G. Lemoine 



drons!. 



Quand Miserey, 
Jean - Baptiste , cava- 
lier au 21* Chasseurs f 
s'en vint che\ lui per- 
missionnaire pour la 
première fois, « dérouté 
par le souvenir des lar- 

fes et hautes cham- 
rées, il étouffa dans sa 
chambrette... Son ré- 
veil fut ponctuel comme 
si le trompette de garde 
l'avait sonné, et, le soir, 
dans son premier som- 
meil, il eut, vers dix 
heures, une hallucina- 
tion de l'extinction des 
feux... » Et quand, à 
la charge finale des 
manœuvres, le Colonel 
Comte de Vermandois, 
qui la commandait, 
l'arrêta net d'un geste 
ample et d'une voix 
superbe : «... Esca- 
Halte /...» ce fut, pour Miserey haletant d'essoufflement 



et d'enthousiasme, « l'apothéose des deux régiments dans la grande 
lumière de midi. » L'intrigue du livre a divisé — et peut diviser 
encore les opinions : Si le cavalier Miserey « tourna mal », est-ce 
vraiment la faute du régiment seul ? n'y sont-ils pas pour quelque 
chose, lui-même d'abord par sa faiblesse, et surtout « madame 
Blanche» par sa coquetterie vicieuse?. . Mais pour ces scènes de 
la vie militaire, parfois touchantes, souvent drôles, singulièrement 
« observées » toujours, il n'y a pas d'homme ayant « passé par le 
régiment», qui ne sente revivre à leur lecture mille petites 
émotions chères de sa jeunesse ; et il est même curieux de cons- 
tater que les «militaristes », comme on dit maintenant, et ceux 
qui ne le sont pas, se rappellent les souvenirs de cette existence 



spéciale avec une égale vivacité. Et c'est Jeanniot, un passionne 
au h dessin militaire », qui a voulu illustrer ce livre, ajoutant en 
quelque sorte la vie du dessin à celte du style et contribuant à 
faire du Cavalier Miserey, parmi les romans de r armée, le plus 
suggestif sans doute de souvenirs intimes et d'impression? 
émues. . . 




; Spécimen des Illu stration 

Un val. gr. in- 16 jésus. Prix : 3 fr. 50. 



JEAN LOMBARD 



L'AGONIE 

ROMAN 

Préface d'OCTAVE MIRBEAU 



Illustrations en noir, 

couverture, 

frontispice et triptyques 

en couleurs 

de A . Leroux, 



Un vol. g*\ fji-i6 Jésus. 
Prix : 3 fr- 50 




« L'Agonie, c'est Rome envahie, polluée par les voluptueux et 
féroces cultes d'Asie ; c'est l'entrée triomphale du bel Hélioga- 
bale, mitre d'or, les joues peintes de vermillon , entouré de ses 



prêtres syriens, de ses eunuques, de ses femmes nues. Œuvre 
grandiose et farouche... Des théories d'hommes passent et repas- 
sent en gestes convulsés d'ovations, en rudes attitudes martiales 
de défilés de guerre, en troublants cortèges de religions infâmes, 
en courses haletantes d'émeutes.., » 

(Kxtrait Je la Préface d'OcTAVE Mirbeau pour L'Agonie.) 



JEAN LOMBARD 



BYZANCE 

ROMAN 

Préface de PAUL MARGUERITTE 

Illustrations en noir, couverture et hors texte en couleurs 
de A. Leroux. 



« Analyser Byzance dépasserait le cadre de cette étude... Il 
faut entrer au cœur de la ville déchirée par les factions des 
Verts et des Bleus. . ., il faut se joindre au complot de ceux qui 
veulent renverser l'Autocrate Constantin V et le remplacer par 
l'enfant Oupravda t de race esclavonne, et petit-fils du grand Jus- 
tinien:.. Ce qui caractérise surtout Fart de Lombard, c'est un 
surprenant don de vision. . . En son cerveau s'agitait V humanité 





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SPÉCIMEN 

DES ILLUSTRATIONS 

DE " LAÛÛNlE" 




Reproduction en noir du frontispice 
en couleurs de Byzance. 

avec ses fureurs, ses joîes y ses fauves amours, ses rêves d'or et 
ses délires de sang. Prosateur épique, il voyait, il sentait natu- 
rellement grand...» 

(Extrait de la Préface de Paul Margueritte pour^Byzance.) 



Un vol. gr. in- 16 jésus. Prix : 3 fr. 50 

Envoi franco contre mandat postal. 



ŒUVRES COMPLETES ILLUSTREES 



GUY DE MAUPASSANT 



HO¥rçE cœur* 

Illustrations de René LE LONG 

Gravées sur bois par G. LEMOINE 



Voici un livre d'humanité, délicat et profond, âpre et char- 
mant. Trois person- 
nages. Madame de 
Burne, jeune, jolie, 
veuve, libre, très 
«femme du monde», 
enchante son salon 
les salons de ses 
amies, les exposi- 
tions et les villégiatu- 
res oii elle fréquente, 
de ses spirituels sou- 
rires et de ses grâ- 
ces divinement pari- 
siennes. 

Elle croit aimer, 
elle aime, — comme 
elle peut, entre un five 
o'clock et un diner 
diplomatique, aux ra- 
res instants que sa 
mondanité lui laisse 




libres, — elle aime André Marioîle de tout son esprit et de tout 
son cœur peut-être, mais il manque à son amour précisément ce 
complet abandon de soi où vibrent ensemble rame et les sens, et 
André, qui s'étonne d'abord de ne pas le trouver en elle, finit 
par s'exaspérer de ne pas l'y faire naître. Car depuis leurs 
premières intimités, — après leur délicieuse rencontre, apparem- 
ment imprévue, mais amoureusement préparée, dans le Jardin 




Botanique d' Avr anches, et leur excursion aventureuse à l'Abbaye 
du Mont-Saint-Michel, — jusqu'à sa retraite désespérée en 
pleine forêt de Fontainebleau, il aura, de cette mondaine trop 
affairée pour être tendre et plus sentimentale que passionnée, à 
la fois tout obtenu, et rien. . . 

Hélas ! son charme provoquait dans l'âme d'André le rêve de 
l'amour absolu, mais son insuffisance nerveuse était incapable de 
lui en procurer la réalité. Heureusement que la servante de 



V Hôtel Corot, qui est d'âme plus simple et de sang plus vivace, * 
s'offre a compléter ces sensations inachevées, et elle y réussit à 
merveille, étant de celles qui doublent le prix de la joie qu'elles 
donnent par ^accueil qu'elles* font à celle qu'elles reçoivent.. 
René Lelong a très artist entent saisi et rendu toutes les élégan- 
ces de NOTRE CŒUR, qui est peut-être celui des romans de 
Maupassant où le grand analyste a mis le plus de lui-même... 




Un vol. gr. in- 16 jésus. Prix : 3 fr. 50 



Envoî franco contre mandat postal. 




ALFRED GAPUS 



Qui Perd 

Gagne 

Illustrations de René LE LONG 

Gravées sur bois par G. LEM01NE 



Qui perd gagne est un roman gai; c'est peut-être le seul 
ouvrage parmi les romans contemporains oit éclate avec autant 
de brio et de fantaisie le véritable esprit français. Alfred Capus 



a donné libre cours 
dans Qui perd gagne 
à sa verve caustique 
et à sa féconde et 
amusante invention 

II n'a pas écrit jus- 
qu'à présent un livre 
où s'affirme de façon 
plus éclatante la phi- 
losophie douce et sou- 
riante de son grand 
talent f et c'est un livre 
qui s'impose comme 
s'impose un chef* 
d'oeuvre. 
Avec les belles illustrations de René Lelong, le roman d'Alfred 
Capus doit être dans toutes les bibliothèques. 




EMILE BERGERAT 



FatiMaj ipalgré lui 



Dans la même collection de Livres illustres à 3 fr, 5o, la 
Librairie Ollendorff a voulu faire paraître un des chefs-d'œuvre 
d'Emile Bergerat, ce Faublas malgré lui où le piquant et spirituel 
chroniqueur a donné tout à la fois des pages dramatiques et 
colorées à la Mérimée, comme cette Mort du général d'Essoré, qui 
est un des plus beaux morceaux de notre littérature contempo- 




raine, et des fantaisies amusantes où brille dans tout son éclat sa 
verve de Parisien moraliste et gai. Ilogel a dignement commenté 
les récits du Faublas de son crayon exact et fin. 



Dessins 

de 
VOGEL 

Gravés 

sur bois 

par 

G. LEMOINE 






Un vol. 




gr. in- 16 jésus. 




Prix : 




3 ft. 50 




Envoi franco 




contre mandat 




postal 




adressé à la 


^^ 


Librairie 


^'T*T 


OllendorfT, 


;. 


50, Chaussée 


'"-""/ 


d'An tin, 


\ 4 


Paris. 






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JEAN BERTHEROY 



Les Vierges 
de Syracuse 

Illustrations de Manuel ORAZI 



T^OMANS modernes comme Lucie Guérin, romans antiques 
IV comme La Danseuse de Pompéï, ont également contribué 
à répandre la renommée de Jean Bertheroy; et comme son grand 
talent se trouve particulièrement à Vaise dans l'évocation des 
formes, des mystères et des passions de V humanité disparue, 
Bertheroy vient de nous donner, avec Les Vierges de Syracuse, 



un chef-d'œuvre. La défense de Syracuse contre Marcellus, la 
puissante personnalité d'Archimède, Praxilla et les huit Vierges 
dont la vie est intimement liée à celle de la Cité, tout cela nous 
fait vivre, par la double puissance de Vimagination et de Vhis- 
toire, une action très lointaine, délicieuse de grâce hellénique et 
toujours vivante cependant d'une éternelle humanité. Le maître 
Ora\i était particulièrement désigné par la nature de son talent 
pour orner ce livre comme il convenait; il Va copieusement illustré 
de grandes compositions en noir et en couleurs qui, admirablement 
reproduites avec tous les perfectionnements de l'industrie moderne, 
font de ce livre une merveille de typographie, — un volume de 
luxe, — à 3 fr. 5o — qu 1 il faut avoir dans sa bibliothèque. 




Un vol. gr. in- 16 jésus. Prix : 3 fr. 50 



Envoi franco contre mandat postal. 



ABEL HERMANT 



Les Confidences 
d'une Aïeule 

Illustrations de Louis MORIN 



Les Confidences d'une Aïeule : c'est le récit, à la fois fantai- 
siste et réaliste, de Vexistence mouvementée dune délicieuse 
petite grande dame de la fin du XVIII e siècle. Philosophe quel- 
quefois, sentimentale et spirituelle toujours, elle se fait suivre, 
d'amours en amours, à travers les années tumultueuses et char- 
mantes de la Révolution et de l'Empire, qu'elle vécut fort gaillar- 
dement. Elle doit être aujourd'hui très âgée, la marquise.., 
Non, elle est toujours jeune, d'une jeunesse très gaie et très 
française, car elle a eu, entre autres bonnes fortunes, celle 
d'entrer dans le monde sur la présentation de deux parrains. 
Abel Hermant, V écrivain, et Louis Morin, le dessinateur, qui 
sont bien des hommes du XIX e siècle, voire du XX e , et qui ont 
fait passer en elle, généreusement, toute la séduction de leur 
verve mordante et de leur espiègle sensualité. 



Un vol- gr. in- 16 Jésus. Prix : 3 fr. 50 

Emoi franco contre mandat postaL 









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Réduction en noir du dessin de Louis 
Morin pour la couverture en couleurs 

des Confidences d'une Aïeule. 



FE3 2 8 1938 



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