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Ve y/v\ o va v\ \ e r
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CLAUDINE LAMOUR
ŒUVRES DU MÊME AUTEUR
ROMANS ET NOUVELLES
Un coin de Village. — Un Mâle. — Le Mort. — Thérèse
Monique. — L'Hystérique. — Happe-Chair. — Ceux de
la Glèbe. — Noëls flamands. — Madame Lupar. — Le
Possédé. — Dames de Volupté. — La un des Bourgeois.
— Le Bestiaire. — L'Arche. — L'Ironique Amour. —
L'Ile Vierge. — L'Homme en Amour. — La Vie
Secrète. — La petite femme de la mer. — Une femme.
— Adam et Eve. — Le bon amour. — Au Cœur frais
de la Forêt. — C'était l'été... — Le vent dans les
moulins. — Le Sang et les Roses. — Les Deux Cons-
ciences. — Le Petit Homme de Dieu. — Poupées
d'Amour. — Comme va le Ruisseau {sous presse).
CONTES POUR LES ENFANTS
Bébés et Joujoux. — Histoire de huit Bêtes et une
Poupée. — La Comédie des Jouets. — Les Jouets par-
lants.
CRITIQUES D'ART
Gustave Courbet et son Œuvre. — Mes Médailles. —
Histoire des Beaux-Arts en Belgique. — En Allemagne.
— Les Peintres de la Vie.
DIVERS
Les Charniers.
La Belgique.
THÉÂTRE
Un Mâle, 4 actes, en collaboration avec A. Bahibr et J. Dubois
(1 vol.). — Le Mort. Les Mains. Les Yeux qui ont vu
(1 vol.).
Droits de reproduction, de traduction et de représentation réservés pour tous
les pays, y compris la Suède, la Norvège, la Hollande et le Danemark.
S'adresser, pour traiter, à la librairie Paul Ollerdorfi, 50, Chaussée d'Antin,
Paris.
I
Jr*- /
CAMILLE LEMONNIER
Claudine
Lamour
Nouvelle édition.
PARIS
SOCIÉTÉ D'ÉDITIONS LITTÉRAIRES ET ARTISTIQUES
Librairie Paul Ollendorff
5o, CHAUSSÉE d'antin, 5o
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Tous droits réservés.
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THE NEW TORK
PURL1C LIBRARY
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J
i
Celle-ci est bien la première des Claudine, la
première en date. S'en suit-il que les autres aient
avec elle un air de famille? Leurs aventures
se proposent différentes. Claudine Lamour vécut
sage au milieu de la folie : elle fut l'idole de
la grande ville, et elle eut la fortune singulière
de paraître ressembler à une spirituelle et ingé-
nieuse divette. La ressemblance, à la vérité, ne
dépassa pas lès longs gants noirs et le genre
de chansons qui les illustrèrent toutes deux.
Mais c'est un jeu pour les esprits trop avisés
c? essayer, sur les livres qui ont trait à la vie du
temps, le trousseau des fausses clefs. La clef
dont on chercha à forcer les tiroirs du mien,
aurait pu tout aussi bien aller sur d 'autres ser-
rures. Il se trouva qu'en réalité, la vraie clef de
mes personnages, c'est moi qui l'avais fabriquée
sans avoir eu besoin de la décrocher au vestiaire
des célébrités contemporaines.
C. L.
CLAUDINE LAMOUR
— Voyons, mes bas... Mais non, pas ceux-là,
grande bête... Les soie...
Et Claudine, en attendant que La Pipe, un camu-
son des Batignolles, un drôle de petit mufle de bote
vive, un masque de négrillonne de tête de pipe, bou-
che en gousse de piment et nez épaté, lui appariât
dans le tas la paire de jambes réclamées, se mettait
à faire sauter les boutons à capsules éraillées de son
peignoir des jours de pioche et d'étude.
Le molleton glissait des épaules, dénudait les
bras jolis, d'un grain un peu râpeux ; elle l'abattait
d'un coup de hanches à ses pieds ; et de l'étoffe en
bourrelet autour de ses chevilles il sortait une amu-
sante grande fille en chemise, un corps long et
mince aux reins brefs, aux petites pointes aiguës
de la gorge tenant droite sans plis jusqu'aux genoux
1
2 CLAUDINE LAM0UR
la relombée de la batiste. Elle s'asseyait sur un ta-
bouret bas, défaut la psyché, recommençait dans la
lumière des deux girandoles vissées près de la glace
le dessin d'une mimique qui tout à coup l'entrait
dans l'ingénuité et l'ironie d'un masque de théâtre,
lui donnait la gaminerie vicieuse et candide des
seixe ans d'une petite blanchisseuse de La Chapelle.
La sincérité de la grimace, l'effort et la tension de
tout son être pour amener la netteté de la ressem-
blance, finissaient par modeler d'une telle illusion
de réalité l'image suscitée au tremblement des
ondes lumineuses qu'elle se prenait à rire d'une imi-
tation où elle devenait vraiment le petit personnage
lïïlc et gentiment canaille de sa chanson.
— Es-tu assez rosse, ma fille 1
Puis, à demi tournée vers un petit homme brun,
l'œil en vrille dans le plissement des paupières et
qui, d'un bout 4e crayon écrasé entre ses maigres
pouces nerveux, croquait à la volée, sur les fibreu-
ses papillotes d'un cahier Job, l'affleurement à ses
joues du jeu de muscles par lequel elle arrivait à
lessmer la moue de son rôle :
— Hein 1 Poiron ! c'est-il ça, voyons ?
Puiron, dans la fièvre de ses sabrures, les dents
serrées sous les quatre poils de moustacTie qui des-
endaient vers son collier de barbe rouge en plat à
arbe, lâchait sourdement:
— Chic ! très chic I
— Oui, je crois que ça y est, cette fois... Tu sais,
» • » <
CLAUDINE LAMOUR 3
moi, je ne suispas comme ces bécasses, je change tous
les soirs, je ne crois jamais assez serrer mon effet...
Soudain elle se prenait à crier :
— Àh ça ! La Pipe, vas-tu me laisser longtemps
comme ça en chemise ?
— Ah I m... ! Je ne trouve toujours pas l'autre
jambe, répondait du fond de l'armoire la petite voix
d'ange de cette fille q ai, avec un timbre d'harmonica,
an cristal de musique de Paradis, savait saler la plus
pure ordure faubourienne.
Elle continua un instant à brasser les tiroirs :
sous l'agilité de ses mains brunes de petite singe,
colobrinaient en cabrioles, en flicflacs de gigues de
ballerines, les poignées de bas infiniment nuancés
qu'elle faisait virevolter autour de son geste.
— Voilà !
La paire enfin se mariait au bout du poing dont
elle les agitait devant Claudine. Celle-ci alors, les
genoux au menton, avec la courbure du dos et le
joliétirement des bras, enfilait les souples et menues
mailles, les tendait toutes crissantes jusqu'au gras
des caisses, fixait la boucle d'une jarretière à nœud
bouffant.
— Dis donc, Poiron...
Son rire de bonne fille, aiguisé de blague, allait,
par-deesus l'épaule, relancer les silences attentifs du
petit homme aux coups de crayon. 11 lui voyait, en
bornoyant vers la saillie des apophyses, la touche
de pâte au raisin dont elle s'était fait sa bouche, très
4 CLAUDINE LAMOUR
vite d'un trait indiquait l'évasement du rire en profil
par delà le raccourci de la pose.
— Hein, quoi?
— Te rappelles-tu d'une fois où tu as peint mes
jambes au noir de cirage, parce que mes bas avaient
des trous ?
— Àh ! oui, rigolo !
Elle tendait ses pieds à La Pipe qui lui nouait ses
souliers, puis se levait, disait sérieusement à Poi-
ron :
— Maintenant regarde le portrait de maman... Je
passe mes culottes et, tu sais, je veux bien que tu
me voies en chemise... Ça n'est pas dangereux, mais
les culottes, ça n'est pour toi ni pour personne.
Et elle ployait les jambes, les coulait, avec le glis-
sement tâtonnant du pied en pointe, dans l'échan-
crure qu'à deux mains La Pipe maintenait ouverte.
— Àh 1 il y a du temps déjà... C'était là-bas à Ri-
quiqui... J'étais la petite Lamour, alors, à vingt sous
le cachet... Et encore les jours d'extra, quand il
venait des princes japonais, des petits taikoun...
jaunes comme des beignets. En temps ordinaire,
Prunet, cet ancien ratichon tombé au beuglant et
qu'on appelait Salsifis à cause de son échine qui ra-
clait les plafonds, — tu sais bien, Salsifis — nous pay-
ait des bocks et cinq sous de cervelas. Àh ! oui, la
rosse de vie ! Maman qui me talochait en me ra-
menant : — « Hé ! va donc, graine de rue ! En ve-
nir à mon âge à te mener chanter dans les caboulots,
CLAUDINE LAMODR 5
moi, la petite-fille d'un braye qu'aurait pu devenir
maréchal de Napoléon ! » Et les deux chambres à
Montmart', où ça puait la punaise, avec les latrines
en plein vent sur la terrasse et d'où on apercevait
tout Paris par-dessus le bout de journal qu'on lisait r
Les arlequins à dix sous pour deux!... Et pourtant»
pourtant... Mais, grande buse, passe-moi donc mon
jupon. Tu vois bien que Poiron en a assez de regar-
der maman !
Elle ajustait son corset, un buse très bas sur les
reins d'où sa longue taille dardait flexible et qui, à
la scène, avec sa robe fendue en V et pattée de min-
ces épaulettes, lui faisait un décolletage irritant et
discret, le nu d'une tranche de poitrine presque
plate entro le refoulement de sa petite gorge vers les
aisselles.
C'était Poiron qui avait imaginé cette coupe : elle
était maintenant inséparable de la vogue de la chan-
teuse et multipliait, sur les colonnes Morris, à tra-
vers l'air de déshabillement des affiches aux nuan-
ces électriques, le frétillement d'une infinité de
Claudine Lamour en long buste de soie vert
amande, avec la fleur poudrederisée de sa chair en
cœur.
M Be Lamour, dans sa pelisse doublée de ^eau
de lapin blanc, souleva la portière :
— Tiens, Poiron ! Ah, mes enfants, que temps î
Vrai, je croyais pas que j'aurais pu rentrer. Ce
qu'il lansquine !
6 CLAUDINE LAMOUR
Claudine fit un pas, en reniflant, tout à coup fu-
rieuse :
— Tu as bu... Crois-tu que je ne le sente pas? Ça
empoisonne à quinze pas... Àh ! vrai !
La grosse femme s'empesa, d'une raideur de ma-
ternité légèrement hagarde :
— Ma fille!
Puis s'éboulanl sur un pouf, elle sembla perdre la
dignité, évacua des navrements tremblotes.
— Après tout ce que j'ai fait pour elle, Poiron !...
M 'en tendre reprocher les trois sous d'une verte,
quand d'autres s'en paient de la fine à six sousl
— Nom d'un chien ! cria Poiron en se levant et
fouillant dans ses poches, plus de papier !
j Son Job s'était couvert de croquades, d'abord des
traits gras, massés d'ombres au plein du crayon, des
i --if ignures à mesure de l'usé du Gilbert, des rais
comme griffés avec le biseau d'un reste de mine de
plomb, le caprice et la mobilité de la Claudine en
chemise, en corset, en à peu près d'habillé, avec son
geste de fixer la jarretière, son froncement de sour-
cils et de narines à la recherche de la frimoussette
de sa chanson, ses coudes remontés dans le dos en
ailes de volaille troussée, le jeu de l'os de l'épaule
dans l'estompage d'une demi- teinte finissant en la
clarté d'un pli, toute la sémillante aventure de la
chair maraudée, buissonnée au hasard de l'attitude
dans le remuement des mains, de l'œil et du rire.
Poiron, des ans de dèche, avait gardé le goût de
.
CLAUDINE LAMOUR 7
l'économie du papier et quelquefois dessinait sur
ses manchettes des sujets qu'ensuite à l'atelier il
reprenait pour X Epatant, le Funambule et les au-
tres feuilles à images où on lui payait un louis
des chefs-d'œuvre.
— Pas de veine, se dépita-4-il. Ta mère comme
ça en chapeau, et toi dans tan corset, ça me faisait
un dessin pour Bidouchet. Même le mot y était...
« Après tout ce que j'ai fait pour elle ! » Vois-tu,
non, ça ne s'invente pas!
— Toute une après-midi que je bats la rue pour
lui rendre service! s'entêtait M ae Lamour, dans
un recommencement de ses hoquets. Je lui fais ses
commissions, je lui économise cent sous de voiture,
et pour trois sous de verte... Voyons, Poiron, c'est-il
pas dégoûtant ?
Claudine s'était remise à sa psyché et maintenant
se faisait passer sa robe, la bouche encore colère
montée contre le vice de cette mère qui, une fois des-
cendue de son quatrième, retombait à ses fréquen-
tations de concierges et de fruitières, se grisait avec
des infortunes d'anciennes amies, des débines de pe-
tit monde en savates chez les chands de vin de la
Butte.
— Non, tu ne sais pas, Poiron... Figure-toi que
l'autre jour, j'ai trouvé dans un de ses bas, au fond
du placard, pour plus de cinquante francs... Ah î il
te faut des sujets I Eh bien, en voici un... Quand je
lui ai mis son bas sous le nez, elle m'a dit que c'était
8 CLAUDINE LAMOUR
le restant de sa dot ! Si encore, les soirs, pendant
que je n'y suis pas, elle ne les faisait pas monter, ses
connaissances t
Le lapin blanc de M me Lamour, cette fois, se sou-
leva tout entier.
— J'ai du cœur au moins, moi, je ne renie pas les
amis. D'ailleurs toutes ces dames ont eu des posi- ,
tions, il y en a, ma chère, qui ont roulé voiture...
Ah ! m ai 8 1 Et tant qu'à ce bas... Ah ! Poiron ! Poi-
ron ! je ne te souhaite pas d'avoir jamais des en-
fants... Les sous qu'étaient dedans, eh bien ! c'était
pour que ça ne la gêne pas quand je serais venue à
claquer... On aurait payé mes absoutes avec.
Le bon cœur de Claudine aussitôt s'attendrit. Elle
campa d'un coup de poing sur son toupet jaune Ja
petite capote que lui passait La Pipe, et 6e mettant
à rire :
— Est-elle bête, hein, cette maman ?... Non, -mais
l'es-tu? reprit-elle en allant lui coller le menton
dans la nuque. Va ! va ! y a pas de danger que
tu manques de quelque chose. On te fera dire des
messes comme à une mère de duchesse... Et là-des-
sus, bon?oir, je me sauve. Voilà la demie. Viens-tu,
Poiron ?
— Oui, mais jusqu'à la rue seulement. Tu sais,
Bidouchet nous traite au cabaret, ce soir... Ah! on
les connaît, les soupers de ce requin-là... Il trouve
moyen de nous les faire payer en nous carottant au
dessert des dessins.
CLAUDINB LAMOUR 9
Elle se gantait, mimait très vite dans la glace,
comme pour un définitif rappel, sa comédie d'une
petite moue de vice et d'ingénuité, trottait vers l'an-
tichambre. Et là, tout à coup, une main sur le
bouton de la porte, elle se retournait d'une inflexion
brusque des hanches, disait à M me Lamour presque
tendrement :
— Si tu voulais être une vraie maman, tu me fe-
rais prendre par La Pipe pour dix sous de frites chez
le rôtisseur... Avec cinq sous de mortadelle, ça me
fera mon souper. Je prierai Lorge de me ramener...
Ça embêtera Xanraiiles.
Poiron, qui bouionnait son paletot, leva son nez
de belette :
— Alors, décidément, tu n'en veux pas, de ton
Xanraiiles ?
— Elle l s'écria M m * Lamour, mais tu ne la con-
nais donc pas, mon fils ! On lui ferait des ponts d'or
qu'elle ne voudrait pas... Après ça elle gagne bien
assez pour rester honnête... Moi je la laisse faire à
sa tête. C'est ma faute, que je me dis, je lui ai trop
prêché le bon exemple... Et ça me console, les fois
que je pense qu'elle devrait bien avoir son coupé
comme cette grande Mascré qui ne la vaut pas, ah !
Dieu non I
— Mais là, vrai, tout de même, ajouta-t-elle en
se reprenant à un air de grande dignité, j'aimerais
autant Xanraiiles qu'un autre.
— Oh ! fit Claudine, je n'aime que les gens qui ne
r
iû CLAUDINE LAMOUR
s'occupent pas de mes jarretières, moi... Poiron ou
Rosarès, par exemple... Mais je vais manquer mon
numéro I s'écria-t-elle subitement*
Elle se lança dans l'escalier . Tous deux, sous le
parapluie de Poiron frileux, tremblant de froid, son
collet remonté par-dessus son collier de barbe, res-
taient un instant a guetter du porche, dans le gré*
sillement fin de la brouée, le passage d'un fiacre.
Enfin une masse noire s'estompait, elle ramassait
très haut ses jupes, se pelotonnait dans les coussins.
Et Poiron jetait au cocher :
— Aux Folies-Rochechouart l
11
Elle enfila le couloir de service, un sous-sol hu-
mide, empesté du suintement des latrines, et qui,
entre le plâtras vert des murs, très bas tortuait,
piqué de papillons de gaz chuintant comme du
beurre frit à la poêle.
Un raide escalier montait, débouchait au niveau
de la scène. Elle poussa la porte ; une mitraille de
cuivre, le barbare unisson des trompettes d'une ri-
tournelle justement crevait sur le rappel de la pe-
tite Bobby en maillot chocolat, de grands disques
CLAUDINE LAMOUR 11
d'or aux oreilles et qui, dans le bruissement d'une
gaze azurine passequillée de sequins, les gousses
rouges de ses grosses lèvres saignant parmi les
mates plombagines de sa peau de négresse, tout à
coup ébrasait son rire aux dents claires, d'une blan-
cheur bleutée de lait de coco, et à petits pas rapides,
les chevilles résonnantes du froissement des chaî-
nettes qui, de Tune à l'autre, pendaient à de larges
anneaux, trottait vers la rampe, d'un sautellement
gentil de petit animal blessé.
Après Bobby, c'était le tour du gros Bréville, un
muids vivant, une bonbonne sur un toupillement de
jambes ragotes et qui, la trogne bourgeonnée sous
le poil carotte d'une perruque à la titus, depuis
dix ans jouait la rigolade du vieux poivrot classique
avec un gargarisme de notes saliveuses entrecou-
pées de renâcîements et de hoquets.
Claudine, en courant à sa loge, l'aperçut qui, en
pantalon nankin à pont, son riflard écarlate sous le
bras, dans le flottement de saqueue d'aronde bleu bar-
beau, faisait les cent pas en attendant son entrée.
,— Ah ! mon petit Louchet, dépêchons-nous, je
suis en retard, jetait-elle à un petit homme très
chauve en veston gris, un peigne derrière l'oreille,
et qui, en la voyant venir, moulinait des bras avec
impatience.
— Je vous crois, mademoiselle. J'aurai de la
chance si je réussis votre toupet... Et toutes ces da-
mes qui crient après moi I
12 CLAUDINE LA.MOUP.
— Oui, mais nous avons les trois minutes après
Bréville... Et on le rappelle toujours deux fois !
Rofessard, le régisseur, entra en coud de vent.
— Ah ! mademoiselle 1 mademoiselle 1 vous no
serez jamais prête.
Elle avait lancé sur une chaise sa pelisse et sa
capote, s'était mise en corset, et, un peignoir par-
dessus les épaules, assise devant la glace, très calme,
le regardait s'effarer, les yeux en caïeux, avec le tic
des jaunes parchemins de son haut front qu'il re-
muait comme la peau d'un masque.
— Ne me grondez pas, mon petit papa... Vrai, ce
n'est pas ma faute... Et puis, en traînant un peu...
Tenez, faites un troisième rappel à Bréville... Lo
temps de dire son couplet, ça y sera.
Une porte battit, il passa dans la fanfare d'entrée
du comique le chamaillis d'une querelle. La grande
Brisquet criait :
— Je m'en fiche... On ne me la fait pas, à moi !
— Eh bien! mon petit bichon, répondait une
voix, plaignez-vous à m'sieu Rofessard... Ça ne aie
regarde pas,
— Hé l dites donc là-bas, on vous entendrait du
Panthéon, s'écria aussitôt le régisseur en avançant
la tête dans le couloir. Voyons, qu'y a-t-il ?
M m€ Jean, l'habilleuse, des épingles dans la bou-
che, avec le bedonnement de son gros ventre sous
son tablier blanc, gesticulait dans le coup de gaz
d'une loge d'où, jusqu'au crépis souillé du mur
CLAUDINE LAMOUR 13
d'en face, s'allongeait l'ombre irritée des bras de la
Brisquet.
— Ah I oui, mais venez donc, m'sieu Rofessard...
C'est mâme Brisquet qui veut que je Phabille... Et
M lle Lamour qui m'attend ! J'peux pourtant pas me
couper en deux.
La chanteuse, une romancière, une diseuse de
chansons où c'était sa spécialité de roucouler de
l'amour dans des paysages de petits ruisseaux, de
tourterelles et de prés fleuris, brusquement laissa
déborder à contre-jour, dans la pénombre du boyau,
la majesté de sa gorge de belle femme un peu mar-
quée, les lys en touffes d'une opulence de poitrine
qui, à la scène, avec sa haute taille dans le craque-
ment de ses cuirasses de satin, lui donnait l'air
d'une allégorie échappée d'une fresque.
— Mais voui, mais voui, mon mignon... Vous
savez bien qu'il me faut une grosse demi-heure pour
moi toute seule... Si Lamour n'avait pas été en re-
tard, je serais déjà habillée...
Elle se planta dans le gaz, toute ruisselante de la
coulée somptueuse de sa chair, les poings aux han-
ches, avec l'écartement de ses énormes bras qui
bouchaient l'entrée, et de là, en avançant au bout
d'un col annelé de beaux plis gras les larges plans
de ses joues d'une moderne Ariane, elle continuait,
en mots à double sens, acidulés de la rancune qu'elle
vouait au succès de la nouvelle étoile, à réclamer
l'application du règlement pour tout le monde.
44 CLAUDINE LAMOUR
— Y a un tableau... arec les heures dessus...
Tant pis pour celles qui rigolent... On n'a qu'à leur
fiche l'amende.
— Je ne suis pas sourd... Ne criez donc pas
comme ça, gémit Rofessard en tournant le dos, car
il se sentait dans son tort, mais La Bourdeiile, le
directeur, était plein d'égards pour Claudine et lui
laissait des libertés qu'il refusait à ses autres pen-
sionnaires.
Lerisible fracas des cuivres de la ritournelle,
comme l'ironie d'une apothéose, couvrit la sortie du
titubement deBréville. Des paquets lourds d'applau-
dissements, le bruit d'une chute d'eau sur des galets
se répercutèrent.
C'était toujours la même fortune pour ses imita-
tions stupides, mettant autour de l'argument d'une
noce où le cousin décroche sous la table la jarretière
de la mariée, d'un débarquement à l'Exposition uni-
verselle avec le produit d'une cagnotte en famille
dont le reliquat se dissipe aux Montagnes-Russes,
Tenguirlandement de ses mines ahuries de pocha rd
coiffé d'un chapeau en accordéon, pivotant sur de
petites jambes blèches, dans le nankin écourté du
pantalon, tandis que le gloussement de la voix,
monté du col à pointes dardé vers les oreilles, simu-
lait le gargouillis d'un liquide au fond d'un enton- l
noir.
Et avec son air de courge ivre, le battement
floche d'un entrechat dont il semblait continuer
x
CLAUDINE LAMOUR io
un rigodon, Bréville se lançait en 6cène sur la
reprise de la ritournelle, disait le couplet du
rappel.
— Ils mordent, mon petit Louchet, fit Claudine.
Nous ayons bien le temps,
Elle avait pris, dans un paquet de lettres que lui
apportait le garçon, une enveloppe rose, d'une grosse
écriture où elle reconnaissait la main de la Tou-
que. Elle l'ouvrait,, haussait les épaules, la rejetait
ensuite parmi les autres qu'elle gardait un instant
sur les genoux.
— Mais c'est un volcan, cette pauvre Touque I
La voilà collée à cette petite gadoue de Bibi I
Louchet, tout à sa besogne, allait prendre un fer
sur le réchaud, clignait de l'œil vers la glace, s'écar-
tait d'un pas pour juger de l'effet.
— Ah ! mademoiselle, vous m'avez rendu nerveux
ce soir... Je ne me sens pas inspiré.
Légèrement, le petit doigt en l'air, il passait le fer
aux frisons des tempes* deux mignonnes cardées de
soies folles qui, près des yeux, mettaient le crépite-
ment joli d'un feu rose.
Puis à deux mains, d'une pression un peu tremblée,
il pesait sur les cheveux de l'arrière de la tête, les
massait du plat de ses paumes, cognait d'une chi-
quenaude la touffe crespelée qui montait du grand
front intelligent et lobé. Et tout à coup, d'un large
mouvement heureux, il retirait le peignoir de dessus
les épaules, sans cesser de bornoyer vers l'édifice
16 CLAUDINE LAMOCA
frêle que, debout sous!ebecdegaz,en variant les pro-
fils, elle s'arrêtait un instant à étudier dans la glace.
— Parfait !••• Ah ! vous êtes un artiste, père Lou-
chet !
— Mais oui, mais oui, je ne manque pas d'esthé-
tique, comme disait feu la maman du vicomte...
Savez bien, la comtesse de Xanrailles, quand elle
me payait ses perruques vingt fois le prix que j'en
demande aux gens de notre partie.
C'était son mot ; il s'assimilait aux professionnels
du théâtre, se conférait le mérite d'une part de col-
laboration dans leurs succès, mû, pour « ces dames
et ces messieurs les artistes» qu'il coiffait, d'une bien-
veillance qui, pour le bourgeois, le civil, comme il
les appelait, n'était plus que la nuance du mépris
Et, tout en ramassant ses fers et ses épingles, il
ne cessait d'admirer le flammerolement de la petite
houppe la huppant d'un semblant de crête de co<],
ne voyait pas le grain rose des épaules que, à larges
tapes de son cygne, tout entière nuée de poudre,
elle plaquait de maréchale, s'en saupoudrant la
gorge, le cou, le visage, laissant s'effumer le nuage
jusqu'en les friselis d'or de ses cheveux.
On entendit vacarmer, pour la sortie de Brévïlle,
le chaudronnement des cuivres. Il croyait en avoir
fini, maisRofessard, couru chauffer la claque, tout
à coup réussissait à faire partir le troisième rappel,
malgré les refus d'une partie de la salle réclamant
Claudine.
CLAUDINE LAMÔUR 17
— Vont-ils me foutre la paix ! Je leur ai donné
un assez joli numéro comme ça ! rechignait le co-
mique.
— Voyons, en scène, en scène, mon petit ! cria le
sous-régisseur.
Enfin il se décidait, moitié rageant, retrouvait tout
de suite devant la rampe sa verve de bas amuseur,
la sottise et la jovialité de son rôle de jocrisse pom-
pette.
— Vivement ! cria Claudine à M ra * Jean qui,
en attendant l'achèvement delà coiffure, s'était mise
à ronfloter sur la banquette.
Elle se dressait en sursaut, ses épingles toujours
dans la bouche :
— Voilà ! voilà !
Claudine, d'une épargne de fille dé peuple qui,
après les dèches, jouit de capitaliser, retardait la
dépense d'une vraie femme de chambre, se conten-
tant chez elle des services de La Pipe, cette petite
fleur du ruisseau, cette rose sauvage poussée aux
décombres des quartiers de misère, d'un dévouement
de caniche d'aveugle, et pour la scène recourait au
coup de main preste de l'habilleuse de la maison.
M me Jean étendit un drap sur le raboteux plan-
cher, ouvrit en rond la jupe de robe que Claudine,
en dessous de satin, enjambait. Ensuite elle agrafa
la ceinture, à croupetons dans la lumière du gaz
éclairant la fine silhouette du bas du corps en foulard
mousse vermicelle de noir et qui, plus haut, aux
18 CLAUDINE IAMOCR
épaules, finissait parmi les poudres de nacre et le
pastel fleuri de la chair.
Sa grosge taille maintenant se redressait, elle lui
passait le rien léger d'un corsage à fronçures se fer-
mant sous le bras, de la coupe ingénuedes corsages de
certaines jeunes filles de Reynolds, affinant et rondi-
nant à la fois le buste, — un modèle dessiné par
Poiron qui aussitôt après se mettait à chercher la
nuance en juxtaposant des tons sur sa palette et
découvrait l'insinuante harmonie des verts rompus
avec le roux rosé, soleilleux, spécial de la chevelure.
— Ça y est-il? cria de loin Rofessard anxieux,
ravagé par toutes les furies de son tic. Voilà Bré-
ville qui achève son couplet.
Des claquements de mains partirent. Puis le comi-
que, habitué à ses deux rappels, soupçonnant un
tour du régisseur dans ce rappel supplémentaire,
apparut, sans transition repris à sa moue de dépit,
les mains à son gilet qu'il déboutonnait colèrement
en marchant.
Claudine enfilait ses longs gants noirs, les faisait
bouffer en petites soufflures jusqu'aux aisselles, très
gaie, tout amusée de la joie de son entrée en scène,
avec le petit battement voluptueux de son cœur au
nez, comme elle disait.
La porte de la loge s'était encombrée de monde.
LaBourdeille s'interrompait de finir une affaire de
Champagne, et, très rouge, enflammé de bocks et
d'alcools, son gros rire lippu d'Auvergnat entre ses
CLAUDINE LAMOOR 19
côtelette» taillées à la maître d'hôtel, l'air interlope
d'un tenancier et d'un placeur de vins, montait lui
apporter sa poignée de mains.
C'était, chaque fois qu'elle chantait, le mardi elle
vendredi, quand arrivait l'heure de son numéro, la
môme transformation de sa loge en un air de salon
où des yeux de camarades, des regards allongés au
crayon noir dans des faces maquillées de chanteuses,
la mangeaient avec douceur et méchanceté, où une
petite cour d'adorateurs mièvrement s'empressait
et la cajolait de ses adulations.
Elle aperçut Lorge qui se poussait, ce petit em-
ployé à l'Assistance publique que les soirs du Chat
noir inopinément mettaient en vue et qui lâchait un
matin sa place, se mettait à rimer des chansons pour
e^Ie.
— Bonjour, Lorge ! C'est gentil d'être venu !
Elle lui tendait, au bout de ses bras noirs, ses
doigts lâchement gantés et qui d'en bas, des rangs
de fauteuils, avec le miroité du gaz de la rampe sur
leur godronnement, avaient la drôlerie d'un gantage
à la diable, dans tout ce chiffonné de sa personne
où son talent même, son art d'artiste d'instinct gar-
dait l'abandon et le chiffonné de la nature.
Il vint une bouffée de l'attente impatiente de la
salle, l'appelant sur l'air des lampions :
— Clau-di-ne... Glau-di-ne.
— Allons ! allons ' Mademoiselle, fît Rofessard,
la main sur le timbre d'avertissement.
20 CLAUDINE LAMO0R
— Allez-y !
Et, d'un grand regard rapide s' enveloppant, avec
le rappel au visage de la moue mimée chez elle à la
psyché, une minute encore elle s'attarda à vivre
dans la glace son rôiet, eut la vision des yeux de
toute une salle fixés à la souple silhouette qui devant
elle se terminait par l'endiablement spirituel de son
petit toupet de clownesse, couleur bière de mars,
un peu penché sur le côté et trémulant comme une
rose safran à la brise.
— Adorable, ma chère, dit, avec un petit batte-
ment sans bruit des doigts, Lorge qu'en descendant
vers la scène, elle frôlait du froutement de sa robe
couleur d'eau dormante sous le vert des ajoncs.
Elle sourit, fit un pas, lui jeta par-dessus l'épaule :
— Ah I dites donc, Lorge, je la tiens cette fois, la
Léte de votre petite blanchisseuse !... Allez donc voir
ça de la salle.
Sur la fin du grésillonnement du timbre, dans
la kermesse des cuivres lui pétaradant le prélude
d'entrée, elle se lança, apparut sous la porte du
décor de fond, par-dessus la levée subite du claque-
ment des mains, avec les fines et florales épaules
d'un coin de décolletage jaillissant clair et soudain
aux flambes de gaz concentrées par Jes réflecteurs.
.
CLAUDINE LAMOUB 21
III
Le prestige tout de suite opéra.
D'un hanche ment léger qui la dégingandait, avec
un rien de glissement dans les pieds sous le rebord
de la robe, la croqure de son petit nez mutin au
cintre, un air de tête à la fois gavroche et gauche,
elle avança vite, lentement — on ne savait, tant sa
marche était personnelle — poussa jusqu'à la rampe
dans la courbure flexible de trois saluts montrant un
instant, au fond du V de l'échancrure de son corset,
la fossette de la nudité de sa poitrine.
C'était une manière d'entrer qui la changeait des
autres accourant en froufrous fringants, en trottine-
mentsde petits talons claquant, en frétillements d'un
gentil animal faisant des grâces. Elle arrivait tran-
quille, sans pose, les bras ramenés devant la cein-
ture, d'un rythme qui la portait.
Une distinction imprévue en résultait, une distinc-
tion qui soulignait d'un désaccord de retenue piquante
le déluré de ses chansonnettes, une distinction qui
avait fait dire an très influent Rollion, le gros criti-
que du lundi, dans le style bonhomme de ses feuil-
UUMVJJII. Vil
22 CLAUDINE LAMOUR
letons. qu'elle avait toujours l'air de s'observe*^
devant des personnes comme il faut.
Tout à coup les cils battirent, une petit ombre ra-
pide joua sur la clarté mate des joues. Elle rejeta la
tête en arrière, la bouche cessa de sourire et devint
dans la morphose du visage le petit creux noir ligné
par le rouge des lèvres, d'où monta le charme rare
d'une voix sans voix, d'une voix en glacis et en demi-
teintes.
La grande Olympia, la chanteuse des triomphes
de l'Empire, la première, avait sensationné avec ce
genre d'art, mais d'une sonorité de poumons où re-
perçaient ses débuts de forte contralto et que son
buste de jongleuse de poids ne savait pas toujours
modérer.
C'était, chez Claudine Lamour, un débit essentiel,
le phrasé à part d'une diseuse parlant son chant,
la spécialité de voix monocorde, grise, égale d'une
chanteuse méprisante de toute vocalise et modulant
de lenteB berceuses et de vieilles mélopées rustiques.
Mais de cette limitation de ses moyens, Claudine,
en adroite ouvrière, en bonne tailleuse taillant dans
Péraflure d'une défroque les pièces de Fétoffe d'une
robe, s'était composé un art de chanter ou, à force
d'intelligence et de reprises, les trous ne s* aper-
cevaient pas.
Comme elle entamait son couplet, un obscurcis-
sement de la mémoire, le caprice du cerveau s'éva-
guant déjà vers une nouvelle conception du rôle.
CLAUDINE LAMOUR 23
tout à coup renouvelait le phénomène de lui faire
trouver sur la scène une glose inédite, l'imprévu
d'une mimique et d'une voix antipodiques à son des-
sein antérieur.
Elle se débattit un instant, chercha à concentrer
l'image concertée à l'avance, puis sentant au bout
de cet effort résister la poussée d'une autre version
de son personnage, elle se laissait aller, se lançait
bravement.
C'était là son habituel désabusement, le motif
d'une colère contre elle-même qui, par moments, la
faisait s'écrier :
— À quoi bon piocher, s'arrêter à un plan, puis-
qu'après, c'est toujours à recommencer?
Elle qui, studieusement, fouillait l'esprit et les des-
sous de ses chansons, elle qui, peu improviseuse, à
travers les tâtonnements d'une élucidation pénible,
arrivait à indéfiniment reculer le mieux de l'effet,
elle connaissait la misère de tout oublier presque
chaque fois qu'elle entrait en scène et de faire autre-
ment qu'elle n'avait voulu. Et ce mieux qui la
décevait et qu'elle ne croyait jamais avoir atteint,
subitement, presque à son insu, à travers réchauf-
fement de la minute, se réalisait devant la rampe,
était, après ses recherches jamais contentes, i'efflo-
rescence spontanée de la trouvaille.
Cette fois encore elle se sentit dévier, broda le
thème de variations où,à la place de la petite moue
de péché et de candeur il s :bsista seulement l'ingé-
24 CLAUDINE LÂMOUR
nuité d'une fillette débitant des énormités qu'elle
n'avait pas l'air de comprendre.
Sans charge, à l'aide uniquement du nuancement
de la voix et du visage, ayant réduit la mimique fc
un minimum de gestes comme en raccourci, elle
silhouetta la rouerie d'un petit être délicieusement
ignorant et amusé.
C'était, enfilée à des mots d'observation, la quel-
conque anecdocte de la petite blanchisseuse de fin
allant reporter son linge chez l'étudiant, chez la
grisette et chez la bourgeoise, se laissant prendre
un baiser par le premier, équivoquant auprès de la
seconde sur l'absence du pantalon, et disant à la
troisième :
Dans notre quartier, à La Chapelle,
C'est tout marmites et marloux
Mais p't'et, madam', que ça s'appelle
Des sout'neurs dans l'inonde ed' chez vous.
Un frisson passa sous les gaz ; l'assistance s'agui-
chait à la drôlerie sournoise de l'œil et de la bou-
che, au déluré du coup de tête et d'épaules dont,
ses fins bras noirs pendant le long de la ceinture,
toute droite et figée dans l'arebours et la contradic-
tion de l'attitude, elle scanda le couplet final. Des
cris, des bravos éruptèrent, le délire des salles
fermentées au contact des femmes, la contagion
d°s traînées de rires d'un public libertin et cha-
touillé.
CLAUDINE LÀMOUR 25
Tout à coup, au milieu du tumulte, son rôle la
quittait, elle eut l'air de ressusciter d'une autre
vie en laquelle un moment elle s'était incorporée,
les prunelles un peu battantes, noyées du vague
d'un demi-réveil, avec Ja surprise émerveillée et
brusque de cette salle qu'elle avait fini par oublier
en chantant et que sous elle à présent elle aperce-
vait mouvoir ses houles de visages et de mains, ses
longs remous papillotes de clartés de chair et de
luisants de linge.
Il lui semblait qu'elle les voyait tous, d'une net-
teté découpée et grouillante de figures sous des
feuillages, dans la chambre noire d'un objectif.
A une table du fond un vieillard obèse battant des
mains en l'air lui figura l'oscillation massive de
deux oreilles d'éléphant. Elle remarqua le joli vol
captif d'une aile d'ara au chapeau d'une belle fille
aux entoure d'yeux charbonnés et qui lui donnait
l'apparence d'un éventement de grand oiseau sur
son perchoir.
Des voix couvrirent la ritournelle sur laquelle,
après des saluts qui ramassaient dans les verres des
lorgnettes la sensation d'un peu plus de sa chair
dévoilée, elle faisait à reculons la fausse sortie.
— Le Trottin ! le Trottin !
D'un haussement de ses sourcils, elle parut leur
dire : Comment ! il vous en faut encor;! eut un
geste bonne fille de ses longs gants noirs qui accep-
tait, descendit vers la rampe.
2
26 CLAUDINE LAM0UR
C*était chaque fois la même simulation d'une ré-
ponse à une demande. De ce petit jeu de scène
muet partait ensuite le prélude de la chanson que
réclamait le public. Trois rappels et une chanson
pour chaque rappel figuraient dans son engage-
ment, moyennant le cachet de cent francs que lui
payait La Bourdeille.
Elle se campa, très rite recomposa l'air de tête
du Trottin, une frimoussette éveillée et mtitine de
petite des rues à qui le vieux monsieur des soirs de
boutique à bijoux offre an bracelet et qui minaude,
affriolée, en tortillant les épaules et louchant vers
la pointe de son nez.
Son succès pour cette chanson du pauvre Lentér y,
mort de dèche dans un galetas, toujours rajeunis-
sait. Elle l'avait chantée à ses débuts chez Prunet,
le Salsifis de Riquiqui, i) y avait cinq ans, la por-
tait ensuite à Beileville dans un beuglant d'où,
après le concert, des ouvriers honnêtement, en ta-
pant leurs gros souliers sur les trottoirs, la rame-
naient par le minuit des rues de peur des rencon-
tres, puis aux cafés interlopes qui étaient les étapes
du commencement de sa vie d'artiste.
Et en la rechantant, cette chanson des années de
misère et des cachets à quarante sous, une sincérité
d'émotion lui revenait, elle mettait dans la pitié du
refrain : Au loup ! Au loup ! petit trottin, un peu de
la piété qui lui montait du passé de son cœur pour
la mémoire du bohème Lentéry, du vagabond quel-
CLAUDINE LAMOUB 27
quefois couchant sous les ponts et qpi, disait-on,
était le bâtard d'une grande dame de l'Empire.
Au loup ! Au loup I petit irottin ! Sans gestes, les
bras à la taille, avec des temps de mélopée, c'était
le changement à vue de la voix et du masque pour
ce cri secourable, tandis que battait la petite flamme
de son toupet.
De nouveau l'affamement de la salle pour ce
charme singulier de diseuse tumultua. Elle eut la
môme sensation d'une foule soudainement surgie
du vide, avec le battement d'éventail des mains, le
souffle cbaud d'une humanité amoureuse lui brû-
lant le visage. Xanr ailles debout, un gardénia à
boutonnière, applaudissait très haut. Plus loin,
parmi le remous des chapeaux et des plumes, s'agi-
taient Laquem, Roilly, Saint-Jean Dulac, le ban-
quier Pfaffein, toute sa cour, les princes de l'adula-
tion et du soupir que, depuis deux mois, elle re-
morquait dans son sillage des Bouffes. Lorge, sa
canne sous le bras, tout entier tourné vers le public
qu'il encourageait, se démenait, tapait dans ses
paumes, faisait un succès à l'ombre de Lentéry qui
ne le gênait plus.
Elle salua à reculons, revint à la rampe, chanta
la Môme. Mais la salle s'enrageait, tous réclamaient
à présent la ballade des Pauv'gonzesses. Et c'était,
avec ces deux chansons de Lorge, sous le frétille-
ment de sa petite houppe rousse de poupée, à tra-
vers le mélange d'effronterie et de candeur "qui
28 CLAUDINE LAMODR
nuançait son lunaire visage aux lèvres écarlates et
aux yeux en langueur de la semblance mièvre et
futée d'une Colombine, l'ironie encore et l'émotion
d'un genre inventé par Lentéry et mis à la modo
par ce Lorge qui disait :
— Si Lentéry avait su faire le vers, il serait aussi
fort que moi.
Un tonnerre creva, tous les cuivres mugirent ; les
petits pas glissants lentement remontèrent la scène
comme ils étaient venus, s'effacèrent dans la pi-
rouette dont maintenant, derrière la toile de fond,
elle virait sur elle-même pour regagner sa loge en
criant :
— Madame Jean ! madame Jean !
Mais, en s'apercevant dans la glace, elle se
sentait tout à coup une colère pour cette moue de ia
petite blanchisseuse qu'elle n'avait pu se rappeler.
— Je l'avais si bien là... Je me croyais si sûre...
Et une fois en scène, bernique ! Ce que je m'en bats
l'œil de leur claque ! Est-ce que ça me rend moins
bete que je ne suis?
Elle s'injuriait, l'œil mauvais, avec la montée su-
bite aux prunelles du noir et de l'humide du dépit,
enragée d'avoir été en-dessous de son rôle. Soudain,
pur-dessus- son petit cimier roux, dans un reflet de
roseurs de joues à moustaches retroussées où leurs
têtes s'embrouillaient, elle vit entrer Xanraillcs,
Lorge, Pfaffein, la bosse du petit marquis Laquem,
CLAUDINE LAMOUR 29
Oubliant qu'elle était en corset, sa gorge à l'air,
elle leur cria :
— Ai-je été assez vache, hein? Vache ! Vache î
Vache!
— Mais non, mais non, dit en riant Lorge, habi-
tué à ces fureurs de Claudine pour ce qu'il appelait
Farrière-goût de son talent.
— Divine ! s'épouffa Pfaffein en saluant et cour-
bant dans un plongeon sa tête de Juif de Francfort,
d'un rose luisant d'émaillure et de maquillage.
Elle demeurait un instant perdue dans les regrets
de la création mal réalisée, secouait la tôte :
— Tout de même, non, ce n'était pas ça.
Et ensuite elle se mettait à leur pousser la porte
au nez, presque gaiement, en désordre :
— Ahçà! fichez-moi donc le camp tous... Vous
êtes là à me reluquer... Et on me voit tout.
Us s'en allaient, mais tout à coup elle appe-
lait :
— Hé Lorge ! vous me ramenez, hein! J'ai besoin
de vous avoir un peu près de moi... et que vous me
remontiez.
Xanrailles réprima une envie de bousculer le chan-
sonnier. Il entr'ouvrit la porte, s'écria :
— Dites donc, mais il faudra prendre alors des
numéros, pour savoir à qui le tour...
— Non, mon petit, Vrai, aujourd'hui, ça s'peut
pas... J'ai pas de courage à rire, allez !
30 CLAUDINE LAMODK
IV
Dans l'estompage gris des rideaux clos ne et urnu-.
ant les onze heures de cette matinée d'hiver, roulait
jusqu'à son lit, avec le rire en tire-lire de ses joues
de potiron, la boule de graisse qui, à la scène, en
ses rôles canaille, particularisait Marthe Touque.
Celle-ci, dans le noir des courtines, ne distinguait
d'abord qu'une pâleur confuse de draps où se perdait
le petit toupet safran. Avec le tâtonnement au ha-
sard de ses mains, elle palpait, se mettait à chercher
la place du visage. Mais tout à. coup, la chanteuse,
du fond de ses oreillers en tas, sombrée dans le dé-
lice de la moiteur de la couette, se défendait d'un cri :
— Pas de ça, voyons... tu me chatouilles.
Alors la Touque s'orientait à la voix montée de
la nuit du lit. Elle lui collait aux joues le relent d'ail
et de vin d'un baiser aux lippes sensuelles, lui di-
sait:
— Vois-tu, je suis heureuse, heureuse... Non,
vrai, ça ne m'est pas arrivé de longtemps. Et j'ai
pris une voiture, je suis venue... J'avais besoin de
causer avec toi.
Claudine se souvint de la lettre de h veille, de la
CLAUDINE LAMODE 31
pâteuse écriture mal déchiffrée tandis que Louchet
la coiffait.
— Ah ! oui, tu m'aB écrit... Je n'ai pu lire que la
moitié... Même qu'elle est là, quelque part, ajoutâ-
t-elle en étendant le bras vers le marbre de la table
de nuit... C'est tous les soirs des avalanches, ils
voudraient tous coucher avec moi... Dis donc, si tu
appelais La Pipe pour me faire un peu de jour?
La grosse fille allait elle-même tirer les lourds
damas ; le jour mort de la rue, la clarté . triste et
souillée d'un matin de neige fondue filtra par la gui-
pure des vitrages, coula comme une eau trouble
jusqu'aux dentelles de l'oreiller.
Claudine, mi-soulevée dans son peignoir de nuit,
des yeux de sommeil encore sousl'ébouriffement des
cheveux, d'un coup de poing retapait les coussins,
s'y haussait, lissait du bout des doigts ses paupières,
puis bâillant avec ennui :
— Tu sais, moi, j'aime battre mes flemmes jus-
qu'à midi.
G'était la volupté de sa vie nouvelle, de sa vie de
grande poupée gâtée du public, ces heures sans
notion de l'heure à paresser dans les touffeurs du
lit, la tête au creux douillet des duvets, les jambes
floches en travers des draps, avec le frétillement
joueur des orteils au-dessus des couvertures. L'évi-
dence de sa chance toute neuve, elle la trouvait,
après les nuits écourtées dur les sommiers en
32 CLAUDINE LAMOUR
noyaux de pèche de ses dix-neuf ans, dans la dou-
ceur de rester là infiniment flàtrée à ne presque plus
se sentir vivre, toute fondue, comme évanouie en le
lointain et l'immatériel d'un songe, le cœur sans
battements sous le nu de la gorge, écoutant monter
du bas de la rue le grand bourdonnement des voitu-
res, les cris des marchands en des musiques d'un
autre monde, en le bercement et l'assoupissement
d'une rumeur au pied d'une falaise.
Tout de suite, avec l'argent des premiers moi?,
elle avait pensé à s'acheter le meuble de sa chambre
à coucher. C'était l'espoir réalisé de ses mauvais
éveils de gamine, ce grand lit à baldaquin qu'elle
se payait un matin dans une brocante, ce carrosse
des départs pour les pays du songe, d'un air héral-
dique et fastueux sous la brocatelle fanée des ri-
deaux, et qui jurait avec la laideur utilitaire de la
table de nuit, de l'armoire à glace et du lavabo à
plaque de marbre blanc.
Mais ça lui était bien égal, à la Claudine : sa petite
tète, régie par la secousse de la sensation, s'inquié-
tait peu de la symétrie. Il lui restait de la misère de
son passé, de leur pauvreté d'ameublement raccolé
aux encans, un goût du bric-à-brac, une passion
d'achats d'oecases qui, certains jours, lui faisait
rapporter chez elle des lots d'objets disparates ^>u
tirés aux fripiers.
Avec le décor aussi changeait l'habitude de la vie.
Sa mère qui, toute petite, en la tirant par les pieds
CLAUDLNB LAMOUR 33
de dessous ses couvertures, mettait à l'air ses mai-
gres jambons de filette et lui criait : Allons, file, il
est sept heures ! maintenant ouatait le silence au-
tour d'elle, couvait ses sommeils de poule aux œufs
d'or, n'entrait dans la chambre que pour lui appor-
ter, vers dix heures, sa tasse de lait chaud.
Et c'était encore une joie, cette tasse de lait
qu'elle vidait d'un lappement amusé, du suçotement
gourmand d'une couleuvre, en soufflant sur la fu-
mée aromatisée d'un goût d'amandes broyées et qui
lui montait en bouffées aux joues, moitissant et em-
perlant lé fin capillaire de l'entour de sa bouche.
Claudine avait accueilli la saute de vent de la
fortune avec la folie de gaieté d'une petite fille pour
un jouet longuement convoité, toute en l'air et pin-
çant devant Poiron, pour le premier mois de ca-
chets qu'elle touchait, une gigue délirante, en une
frénésie de son joli corps nerveux où son rire crécc
lait, tournait avec ses pirouettes,mettantàla pointe
de ses dents, dans l'allumement du visage, la mo-
querie de la revanche, la nargue des laides débines
qui limitaient l'horizon de son autrefois. Puis ia
surprise avait passé, elle s'habituait très vite à ses
succès, et seulement à travers la sensation d'un petit
arrière- goût acre lui acidulant délicieusement son
plaisir, quelquefois elle repensait à ses galopées des
matins de crotte et de neige, à ses pataugements
dans le lac des asphaltes quand, en bottines écu-
lées, 6a robe effrangée lui battant ses bas trempés,
34 CLAUDINE LAMOUR
il lai fallait gagner son atelier de fleuriste de la rue
Miromesnil. Ah ! oui, tout avait bien changé !
— Et comme ça, dit-elle é la Touque, te voilà
donc avec Bibi ?... Mais alors, ça t'amuse donc bien
de rigoler avec des filles, grande sale ?
La petite boule de saindoux» tassée dans les sa-
tins bleus de l'impératrice qui joignait le pied du lit,
détendit son étrange rire gourmand et charnu. Puis,
les yeux noyés en une extase, ses yeux comme des
raisins dans la soufflure d'une pâte de baba, elle eut
l'air de regarder passer devant elle son bonheur.
— Ah ! tu ne sais pas, toi ! Vois-tu, il faut être
fichue comme moi... Un homme, une femme, qu'est-
ce que ça fait pourvu qu'on s'aime ? Moi, c'est le
goût de l'amour qu'il me faut. Me griser de ça tou-
jours, toujours, à en perdre la tête... Le flacon,
c'est ça qui m'est égal I.., Toi, tu ne peux pas sa-
voir, ça ne te dit rien, l'amour... Mais moi, je m'en
fiche des ribotes sans en avoir jamais assez... Je ne
pourrais pas vivre vingt-quatre heures sans me tour-
menter de quelqu'un.
— Et puis, et puis, ajouta-t-elle après un silence
où elle parut s'enfoncer aux amoureuses langueurs
des souvenirs, c'est bien pins gentiL.. C'est comme
de la pâtisserie légère, mousseuse, des lys fouttés
dans de la crème. Les hommes, eux, c'est des porte-
faix, ils ont toujours l'air de fracturer des coffres-
forts. Bibi, d'abord, ne voulait pas, elle était avec
sa Georgina, une roulure, ma chère, une grue qui
CULUDINE LAMOUR 35
lui fichait des coups... Puis ça s'est décidé, elle est
venue l'autre soir à Beaumarchais, j'étais dans ma
loge, elle m'a sauté au cou en me disant : Tu sais,
Boa grosse maman, je la plaque. Après les cochon*
neries qu'elle m'a faites, j'en yeux plus... Emmène-
moi souper. » Je n'avais pas un sou, l'habilleuse
m'a prêté un louis, nous avons fait une noce!...
Maintenant, nons nous mettons en ménage.
Une subite gêne la fit se remuer dans les capitons
du fauteuil, avec le trémoussement sous elle de ses
lourdes hanches et les frictions lentes de ses mains
l'une sur l'autre, un de ses habituels jeux de scène
qu'elle retrouvait inconsciemment dans l'hésitation
et la petite honte d'une pétition difficile.
Elle toussa, décroisa ses jambes, se mit à tapoter
les draps du lit :
— Oui, en ménage... Tu comprends, ça nous fera
à toutes deux des économies... Et justement... hem !
j'étais un peu venue pour ça... Est-ce que tu ne
pourrais pas, hem, hem...
Claudine fut prise d'une gaieté, son rire trilla.
— Oh ! mais, c'est qu'il est très bien, ton petit
effet... Vrai, il n'y a que toi pour te passer ainsi les
mains... Je me souviens te l'avoir vu faire dans cette
pièce de Machin... Hein? Comment donc ?
Mais presque aussitôt elle se fronçait, sérieuse.
— Et c'est pour me demander ça que tu es venue
me déranger? Ah ça 1 où était donc maman? Dis,
maman ne t'a donc pas dit que je dormais ?
36 CLAUDINE LAMOUK
Sa voix monta, se durcit.
— Voyons, je te demande si tu n'as pas vu ma-
man?
La Touque baissa les yeux et répondit humble-
ment :
— C'est La Pipe qui m'a ouvert... Je te demande
bien pardon d'être venue si matin.
— Eh bien ! ma petite, fit Claudine avec décision,
en se rejetant dans l'oreiller, je le regrette beau-
coup... Mais je ne peux pas, non, je t'assure, je ne
peux pas... J'ai dû payer mon terme, l'épicier, un
tas de choses. Je suis à sec.
— Ah ! bien... Ah ! bien...
La Touque à présent tournait ses bagues, d'une
candeur de navrement si artistement simulée que
Claudine Lamour, facile à l'apitoiement, d'un cœur
pâtissant de grisette, brusquement se jetait en che-
mise de son lit, prenait cinq louis dans une cassette .
sur la cheminée, et tout en regrimpant dans les
draps, les talons au clair, les lui donnait, riant, di-
sant :
— Tiens, grande bête... Mais n'en dis rien à cette
pauvre maman. Elle fait des prodiges pour me gar-
der mes sous.
Alors la Touque se lança d'un grand élan, écrasa
dans les couvertures ses seins en courges, se mit à
la baiser sur les joues avec une grimace de larmes
qui tirait comiquement sa grande bouche jusqu'aux
oreilles. Et elle pleurait réellement, elle halenait des
CLAUDINE LAMODR 37
mots de passion à travers le souffle chaud dont elle
la mangeait:
— Va ! va ! je n'oublierai jamais. S'il te fallait
jamais un morceau de ma peau... Je t'adore, mon
petit bichon !
Elle s'arracha du lit, reboutonna sa capote à
contre-boutons, de la hâte de ses gros doigts sau-
cissonnés, accourue là en peignoir, sans corset, la
tignasse en cardées sous l'envol du chapeau, les
pieds dans des savates.
— Je me sauve... J'ai en bas mon sapin.
Mais au moment où elle l'embrassait une dernière
fois, Claudine, avec un regret de l'artiste pour celte
folie de femme se galvaudant en des collages de ca-
botines, soupirait :
— Quel dommage!.,, si elle avait au moins du
talent, ta Bibi !
Soudain, dans l'aveuglement du péché, dans le
coup de sang de la démence d'amour, perça le cri
et la joie de la créature de théâtre, heureuse de dé-
biner une camarade.
— Ça, c'est vrai... Un sabot, ma chère, une buse
bonne qu'à jouer les pannes... Non, si tu savais ce
qu'elle est toc dans ses rôles ! Mais que que tu veux ?
J'aime encore mieux ça... Je ne suis pas forcée de
l'admirer.
Là-dessus, elle se jetait vers la porte, lui disait
dans un baiser qu'elle lui envoyait dubout desdoigts:
3
38 CLAUDINE LÀM0UR
— Te dérange pas... Je connais le chemin.
Et dandine, dans les draps, restait an instant
rongeuse, les prunelles vagues, se répétant :
— Moi, je pourrais pas... Non, ça me passe !
Puis l'idée qu'elle venait d'être carottée, que peut-
être Blbi envoyait la Touque et l'attendait dans le fia-
cre, la jetait à travers les chambres, qu'elle traver-
sait avec le claquement de ses talons nus sur le par-
quet, dans le battement à ses jambes du molleton de
son peignoir:
— La Pipe !
La face rnouflarde de la petite bonne s'arrondit
dans l'ouverture de la porte de la cuisine.
— Suis-la, cours... Tu me diras s'il y a quelqu'un
dans le sapin.
La Pipe après quelques minutes remontait.
— C'est une petite dame... Même que c'est elle
qui a donné l'adresse au collignon.
- Je suis refaite ! pouffa Claudine en se tordant
do rire dans son oreiller. Ah ! la rosse !
Elle avait refermé les rideaux de la fenêtre ; mais
un fleur d'ail et de musc éventé, le sillage d'une
fragrance d'alcôve et de cuisine agitée par le geste
de la grosse Touque, taquinait sa narine de femme
n'aimant pas les odeurs.
— La Pipe ! fais-moi donc du feu au salon I Ce
qu'elle pue, cette mâtine-là !
Elle passa une robe de chambre, se couvrit les
i
CLAUDINE LÀMOUB 39
épaules d'une palatine achetée à une mortuaire d'ac-
trice, entra ses pieds sans bas dans des mules. Et
tout à coup M ma Lamour poussait la porte, son
cabas de marché au bras, et tirant par les ouïes de
dessous le couvercle la damasquinure d'un corps
effilé de maquereau :
— Dis encore que je te la mange, ton argent... Je
l'ai eu pour sept sous 1
— Tiens, c'est vous, Rosarès 1
Et au visiteur qui lui arrivait dans le désordre
d'une table mal desservie, à la nappe maculée du
rose des larmes de vin et parsemée de pain émié,
elle tendit par-dessus le fumerolement des tasses de
café, l'empressement gentil d'une main bleuie de
l'encre avec laquelle elle venait d'écrire un mot à
Lorge.
Il courba sa haute taille, serra la petite main une
entre ses gants noirs, son chapeau dans les doigts,
l'air dévotieux à la fois et familier, découvrant
dans le retroussis rouge des lèvres, sous la croqure
d'une moustache en faucille, le sourire de ses canines
aiguèset très blanches.
40 CLAUDINE LAMOUE
L'exotisme de son visage olivâtre au lier, busqué
et aux fortes pommettes en saillie d'un kalmouk
sous le crespèlement des soies d'une fine barbe
noire, aux mobilités de prunelles tout à coup flam-
boyantes puis s'éteignant en des velours, la laideur
ravagée de cette face cabossée, cernée d'orbites
noirs et qui, à travers la violence et le félin d'un
air de reître et de prélat, gardait la hautaine mine
d'une ressemblance de portrait d'hidalgo, justifiait
le mot de Poiron :
— Rosarès ? Une pochade de Vélasquez dans un
coup de poing.
C'était pour Claudine un des amis des com-
mencements de sa vraie carrière, un ami dis-
cret, et sûr qui s'était lié après le hasard d'une ren-
contre où, une nuit, comme elle sortait du Chat-Noir
avec sa mère, il avait apparu le chevalier sau-
veur et les avait défendues contre trois voyous rués
du fond d'un porche.
Ce souvenir s'associait à d'autres, inoubliables
pour Claudine. Une audition de ses chansons d'alors
devant un public artiste, lui variant ses antérieurs
auditoires, ce môme soir Ja lançait définitive-
ment. Le lendemain, des critiques révélaient la
jeunesse de son talent. Elle débutait à l'Eldorado,
puis La Bourdeille arrivait, mettait à ses pieds les
Folies, commençait autour de son nom et de sa
personne la grande publicité qui l'affichait sur tous
les murs de Paris,
CLAUDINE LAMOUR 41
Rosarès, en redingote étroite comme un spencer,
moulinant de son jonc à pomme d'or sous le réver-
bère, très grand, tout raide dans les trois tours
de sa haute cravate noire épinglée d'un petit
sphinx, incarna l'événement comme un symbole,
resta la fière image surplombant le succès et l'aven-
ture.
C était, autour du miracle de son surgissement
dans la ténèbre, le prestige de force nerveuse et
martiale d'un gentilhomme rossant la canaille, la
vigueur d'un athlète aux fins poignets d'acier, aux
voltes d'un corps étonnamment délié et prompt.
Les bandits en fuite, il avait mis le chapeau à la
main, souriant, incliné et, cérémonieusement, s'était
nommé : José de Rosarès.
Ensuite il venait les voir, finissait par prendre
l'habitude d'une cour galante, originalisée par le
parti pris d'éluder tout aveu d'amour. 11 lui appor-
tait un petit bouquet de trois sous, demeurait une
demi-heure, lui baisait la main et s'en allait. Ses vi-
sites quelquefois s'interrompaient pendant des se-
maines. Un mystère alors régnait autour de ces
absences qu'il ne cherchait pas à expliquer. Il sub-
sista chez Claudine l'inquiétude d'une essence d'élec-
tion, d'un être différent des autres, compliqué,
secret, capteur, d'un dandy en relief sur la bana-
lité de la gomme à la mode, ayant gardé la fleur
d'élégance et de manières d'un courtisan du temps
de la cour et des rois, respectueux de son corps et
■J>W
42 CLAUDINE LÀMOUli
maftrc de sa volonté, avec la manie au fond de se
croire irrésistiblement beau.
— Ah ça ! qu'est-ce que vons devenez ? Voilà bien
du temps qu'on ne vous a vu, dit Claudine en ap-
puyant la pression de ses doigts dans la main gan-
tée de Rosarès.
Curieusement, dans les sombres prunelles cares-
seuses, sous les chatteries du sourire haussant la
moustache, elle regarda poindre la réponse.
Il s'asseyait, le coude légèrement appuyé à son
chapeau en travers des genoux, droit sans raideur
dans la tension de son buste aux larges épaules sè-
ches cemme sous une cuirasse, une petite touche de
lumière au front puissamment bossue sous la re-
luisance d'une chevelure annelée, peut-être trop
noire pour n'être pas teinte. Et il disait :
— Vraiment, vous m'avez fait la grâce de comp-
ter les jours ? Vous allez mettre le comble à ma fa-
tuité, ma belle amie ! Oh ! j'ai fait un grand voyage...
Je reviens de loin, vous savez, des confins de là-
bas où c'est invariablement pour moi l'exil de ne
plus vous voir.
Une malice taquina la lèvre de Claudine.
— Ah I oui, vous avez toujours l'air, vous, d'un
prince qui revient incognito.
— Et qui espère bien le rester toujours pour ceux
qui lui font l'honneur de l'aimer un peu.
Il fermait à demi les yeux comme si, en une in-
tention de dissimulation, il eût tiré un rideau sur
L
CLAUDINE LAMOUR 43
les fenêtres de l'intimité de sa pensée. Il ajouta :
— Voyez-vous, il est bon de se garder l'un pour
l'autre un coin de mystère, oui, un coin par où Ton
s'ignore... L'illusion de la vie, sans laquelle la vie
ne serait pas possible, est à ce prix.
— Hem l Hem !
Une gène soudaine la faisait tousser ; elle venait
d'apercevoir sur une chaise, dans l'air d'emménage-
ment qui bousculait les aspects des chambres autour
d'elle, l'apparition ridicule d'une paire de ses cu-
lottes. Avec un autre, elle n'y eût pas pris atten-
tion. Elle se leva, les roula rapidement en tampon,
les jeta derrière un petit paravent japonais, brisan t
un des angles de la pièce.
— Oh ! moi, dit-elle en revenant s'asseoir devant
Rosarès, je ne suis pas comme vous... J'aime la
franchise... Et, tenez, reprit-elle avec le rire à
cœur ouvert dont elle accompagnait la drôlerie un
peu crue de ses réparties, excusez le mot, mon prince,
mais il me plaît de connaître mes amis jusque sous
la chemise.
— Oui, fit Rosarès en s'égayant à son tour, mais il
faudrait pour cela l'ôter, la chemise, et franchement,
ce qui est dessous n'en vaut pas toujours la peine.
M me Lamour renversée en son fauteuil, les deux
mains sur le ventre, en une béatitude heureuse de
sieste, émit un gloussement.
— Ça, par exemple, c'est bien vrai, monsieur le
vicomte.
44 CLAUDINE LAMOUR
Elle chérissait les titres, s'obstinait à héraldiser
leurs visiteurs.
Rosarès salua d'un air délicieusement impertinent
et bon enfant.
— Mais je ne suis pas Xanrailles, chère madame,
vous confondez... C'est marquis qu'il faudrait dire,
si mon marquisat n'était pas resté, avec le cou de
mon aïeul, sous le couperet de M. de Robespierre.
- Oh ! dit M m * Lamour, vicomte ou marquis,
tffesj pour moi chou vert ou vert chou.
Et se versant une rasade d'eau-de-vie par-dessus
le \i\ov'nx qu'elle venait d'ingurgiter :
— Voua permettez... la petite rincette?
C audine ia regarda en fronçant le sourcil. Elle
vida sa tasse, docilement se leva, passa dans sa
chambre à coucher, une chambre d'un ameuble-
ment de bazar du boulevard Saint-Germain où elle
s'internait pendant les visites et ou régulièrement,
après ses repas, elle prolongeait un somme.
C'était la misère et l'ennui de la divette, cet air
rîi peuple mal embouché qui, des fréquentations de
lotir dénuement, du goût de la camaraderie avec les
déclassés de leur ancien voisinage, restait aux ma-
nières nt à la voix de la bonne femme. Elle l'aimait
d'une vieille affection sans fierté, quinteuse et re-
bourse par moments, la rabrouant alors de la mau-
vaise humeur de ses passades de nerfs, au fond très
attachée à ce qu'il subsistait dans la maman du sou-
venir des années de souffrance en commun.
_..
CLAUDINE LAMOUR 45
— Et vous, ma chère Claudine? Rien de changé ?
Toujours des triomphes? interrogea Rosarès en le-
vant jusqu'à ses genoux Trilby, une des trois chattes
qui, avec Coco, le vieux perroquet vert et or ju-
ché sur son perchoir dans la cuisine, étaient la pe-
tite famille de la chanteuse. Vous savez que je ne
lis pas les journaux et qu'en fait de spectacles, j'ai
la faiblesse de ne suivre que les parades de bate-
leurs.
Elle eut une petite moue de dédain pour l'homme
dont en effet elle n'apercevait jamais la tête parmi
ses applaudisseurs.
— Oh! vous 1
— Mais non, fit-il en riant. Moi, je suis votre sa-
tellite bien humble. Je vous regarde de loin évoluer
dans votre sillon lumineux.
Sa voix s'ironisa :
— Mon admiration, à moi, rôde autour de la partie
du firmament que vous constellez, bel astre!
Elle soupçonna la moquerie de l'hyperbolisme,
pinça les lèvres :
— Au fond, vous avez bien raison... Ça n'est
peut-être pas plus amusant que ça, mes chansons!
Mais brusquement, haussant les épaules, elle se
mettait à rire :
— Eh bien non, c'est pas vrai. Si je ne me mon-
tais pas le cou, je ne ficherais rien de bon, Rosa-
rès... J'ai besoin d'être adulée, de sentir monter au-
3 #
46 CLAUDINE LAMOUR
tour de moi les adorations d'un public... Si seulement
je voyais dans la salle une tête en bois comme la
vôtre, je serais perdue. Et justement, c'est ça qui
me fait dire ce que je sens comme je sens, oui, les
bouches ouvertes et les yeux ardents d'une salle que
je finis par ne plus voir, mais qui est là, qui me
mange des prunelles, qui m'entoure comme une at-
mosphère de force et de vie. Et encore, la fièvre
et le désir qu'il y a dans l'air, au fond d'un grand
silence où l'on entend friter les gaz.
Elle s'était levée, et, le corps en avant, avec une
petite flamme sous le battement des cils, le trémous-
sement de sa houppe jaune en hau de son front
busqué de faunesse, elle regardait au-dessous d'elle
de très loin, toute vibrante, redevenue sérieuse
dans l'emballement du mirage qui, des rosaces du
tapis, faisait monter réellement les silences et les
ferveurs d'une salle.
L'illusion ensuite la quittait, l'orient de ses yeux
pers s'apàlissait, elle avait la même secousse qu'à
la scène quand, ses couplets finis, elle reprenait
possession d'elle-même.
— Vous ne pouvez pas comprendre cela, vous,
Rosarès... Non, il faut être de la partie... Ça ne
6'explique pas... Ça vous passe comme un courant,
comme de l'électricité dans tout le corps... On est
tiré de soi, on n'est plus qu'une voix, quelque chose
qui chante, qui vole, je ne sais pas... Allez! me
jarretière aurait beau me tomber sur les souliers,
CLAUDINE LÀMOUR 47
je vous jure bien que je ne m'en apercevrais pas...
— Et figurez-vous, ajouta Claudine en se repre-
nant à sourire d'un sourire heureux, ravi, je ne me
lasse jamais. C'est toujours pour moi la fraîcheur
de mes premiers soirs de succès, la virginité de mes
joies de petite idole... Oui, de l'inconnu, un nouvel
être qui se lève en moi et qui est applaudi pour la
première fois.
— Mais, dit Hosarès, vous oubliez que vous m'avez
fait quelquefois l'honneur de chanter pour moi tout
seul et je vous assure que mon plaisir valait bien
celui de toute une salle. Ah! Claudine, si j'étais roi
quelque part, je vous ferais princesse, je vous don-
nerais les appointements de tous mes ministres à la
fois, à la condition de ne chanter que pour moi.
— Ah bien... ah bien... c'est moi qui vous dirais
zut!
— C'est absolument ce que je pense, fit Rosarès
impassible.
— Mais, nom d'un chien! pourquoi me le faire
dire alors?
Sa petite colère un instant moussait, et tout à
coup finissait dans la fusée d'un rire.
— C'est que précisément je voulais vous fâcher
un peu contre moi... Et vous savez, dit-il en lissant
de ses gants les soies d'argent de la chatte mi-entrée
dans son chapeau, vous ressemblez terriblement à
Trilby quand elle s'ébouriffe en soufflant.
48 CLAUDINE LAMOUR
— Laissez donc, Rosarès. Je parie que vous no
pensez pas un mot de ce que vous dites en ce mo-
ment..» Est-ce qu'on sait jamais le fond de votre
pensée a vous? Vous vous entourez de nuages...
Qui, reprit-elle, tout est mystère en vous... Et te-
nez; il me vient quelquefois à l'idée que je vous
avais dëjà vu quelque part avant le soir de notre
rencunlre. Certainement j'ai dû vous voir, mais j'ai
beau me rappeler, cela encore est du mystère, et jo
ne peux pas, non, je ne sais plus où,
11 R'inclina et très gravement, en appuyant sca
yeux impératifs et lourds :
— Dans l'avenir, dit-il.
Claudine se rejeta le mot tout haut, puis secoua
la tétc :
— Non, c'est trop profond pour moi... Vous
abusez de ma simplicité, mon cher.
— Mais, dit-il en changeant de voix, d'un Ion
dîlnché eL léger, c'est bien simple, je crois aux pré-
destinations, moi. Il était dit que nous devions nous
rencontrer .
Claudine battit des mains :
— L'homme brun des cartes, alors î
C'était un souvenir des soirs de là-bas quand, à la
lampe, après les déveines de la journée, sa mère con-
sul lait les tarots et lui disait sa destinée. Un homm«
brun au bout du jeu toujours revenait parmi l'effa-
cement et les hésitations des hommes blonds. Tou-
tes deux, les coudes sur la table, ensuite s'interro-
CLAUDINE LAMOUK 49
geaient, fouillaient dans le passé à la recherche
d'une image précise, sondaient les probabilités.
L'homme brun devenait leur foi ; elles vivaient de
l'espoir qu'il apparaîtrait un jour et changerait leur
fortune.
— Mais, dit Claudine avec l'air de sortir d'un
rêve,Pfaffein aussi est brun, et La Bourdeille... Je
ne vois partout que des providences brunes...
Le timbre du palier sonna. La Pipe poussa la
porte, annonça Lorge.
— TiensI Lorge! Mais c'est encore un brun, ce-
lui-là, s'écria Claudine. Eh bien! fais entrer.
Hosarès s'était levé.
— Oh! du tout, vous ne me dérangez pas... Bon-
jour, Lorge, vous vous connaissez, hein?... M. de
ilosarès.
Le petit Lorge, dans son gros nœud de cravate,
les cheveux en brosse, un pince-nez à cheval sur
son nez en truffe, la démarche lourde d'un pataud
arrivé de sa Dordogne, tout de suite se renfrogna.
Il salua Rosarès d'un coup de tête écourté, puis
tirant de son calepin un papier plié en deux :
— C'est fait, je vous l'apporte.
Et il tendit Je papier à Claudine, qui l'ouvrit, lut
quelques vers d'une belle écriture allongée de co-
piste où reperçait la main de l'ancien employé à
l'Assistance publique, et subitement s'exclama ;
— Ah! c'est gentil!... La vache, la vieille ma-
man.. Oui, un gros effet.
50 CLAUDINE LAMOUR
— Mais, dit-elle en jetant le papier sur la table,
avec la voix de la moue de dépit qui l'instant d'après
lui montait au visage, vous savez, Lorge, comme je
suis grue... Je ne comprends rien d'abord, j'ai be-
soin de lire, de me gueuler ça tout haut, de cou-
cher avec ça pendant des nuits... La vache, oui, je
ne dis pas... Seulement l'accent à trouver pour dire
ça... La vache... Attendez... vache... vache... va-
che...
Elle partait de l'intonation de sa voix naturelle
et de la grêle musique si parisienne de cette into-
nation pour, en élargissant toujours un peu plus
la bouche et l'ouvrir à la fin en l'ovale dont elle au-
rait avalé une poire, aboutir, après des essais d'un
accent plus traînant et appuyé, à la modulation,
comme venue du fond des vallées et répercutée aux
silences du soir, d'une sorte de chantonnement
d'appel :
— Vâ-vâ-â-âche. Non, c'est trop long, ça ne sent
pas le pré... Voyons... Va-a-ache. A présent, c'est
trop faubourg, trop canaille. Il ne faudrait pourtant
pas qu'on pense à l'abattoir, an coup du cheviilard...
Moi, je vois là-dedans les étables, l'auge pleine
d'herbes... Booum! Booum!
Claudine à présent imitait le meuglement de la
bête, toute droite, sa petite oreille en coquillage
tendue au ronflement doux, lointain, des mufles
humides. Elle revit très loin, comme en un ancien
songe, les errances des grands bœufs fauchant de
CLAUDINE LAMOUR 51
leurs soles les roses eupatoires, eut au frisson des
narines l'odeur froide des bouses et les muscs aigres
de la crotte plaquant les torves échines. Ce fut, sous
ses sourcils tendus, le souvenir d'une quinzaine
passée chez un vieil oncle de sa mère aux dormoirs
de Mortefontaine, un réveil des rumeurs du feuillage
et des fumets de la plaine, la sensation des ruralités
lentement ressuscitées et se mouvant véritablement
autour d'elle. Au bout de sa vision revécue d'un
coin de sa petite jeunesse, ensuite venait l'éclosion
de la note juste.
— Vâ-âche... Oui, c'est déjà mieux... Hein? vâ-
àche.
Lorge riait.
— Épatant, cette Lamourl... Vrai, on y est, ça
sent la terre à plein nez... Et je m'y connais, moi,
j'ai été élevé au cornement des botes.
Rosarès, du haut de son impertinence, regarda
la grimace heureuse qui, à la mémoration de ses
origines de fils de paysan, tout à coup rustiqua la
large face du petit homme ragot. Lorge cessa de
rire et lui tourna le dos.
Claudine encore un instant restait à écouter le
bourdonnement du passé en elle, puis s'abattant
dans son fauteuil, elle faisait claquer sa langue,
disait nerveusement avec de légers coups d'épau-
les :
— Ecoutez, Lorge... je voudrais bien, mais je
ne peux pas... Non, je suis éreintée, je ne me sens
52 CLAUDINE LÀMOUR
pas la force de me mettre à quelque chose de nou-
veau. Moi, vous gavez, ça me meta bas... Je ne
suis pas comme les autres, je me tue à mon métier.
Remettons ça à la rentrée, hein ? voulez-vous, mon
petit Lorge ?
— Eh bien, c'est gentil... Moi qui m'échine à
vous faire des succès !
Un petit feu lui mordait les joues ; il rajusta son
pînce-nez, avança les doigts vers le papier.
— Tant pis ! Je la porterai à Canon.
Aussitôt Claudine se détendit avec l'enragement
de tout son dédain pour le nom de cette chanteuse
de l'Eldorado qui, une fois, à une table de chez
Maire, à haute voix lui avait dénié tout talent. Les
yeux brillants, toute secouée, elle se jeta des deux
mains sur les vers.
— Non, je ne veux pas. .
Et soudain, craignant avoir montré trop de dé*
pii , elle rusa en un joli mouvement d'astuce fémi-
nimc, lui dit en souriant :
— Yrai, je ne voudrais pas vous faire cette peine,
mon petit Lorge... Seulement, vous me laisserez
bien un peu de temps... J'ai besoin pour ça d'aller
à la campagne, de me rouler dans les herbes... On
n'invente rien... Une vache, c'est une vache, je sais
bleu, mais pour faire passer dans la voix tout ce
qu'il y a là-dedans des champs, du soleil, da bon
Dieu, il faut aller les regarder de près... Eh bien, je
CLAUDINE LAMODR 53
chausserai des sabots, je les mènerai, Jes vaches.
Elle se mettait à rire, faisait le geste de gauler
des bétes devant elle en criant : Hue ! Dia ! et en-
suite elle demandait à Lorge de lui lire la pièce.
Mais il souffla dans ses joues en lui désignant du
coin de l'œil Rosarès.
— Non, pas aujourd'hui... Je viendrai demain.
11 alluma une cigarette et prit son chapeau, fu-
rieux contre ce visiteur qui lui enlevait sa lecture.
Elle raccompagnait jusque dans l'antichambre, et
en lui serrant la main, il lui disait :
— Ce qu'il m'embête, votre chevalier du clair de
lune! Sans lui, je vous lisais ma machine... Ah ! ma
chère, un petit chef-d'œuvre, vous verrez... C'est ce
que j'ai fait de mieux.
Elle s'amusait de sa colère, le renvoyait avec la
caresse d'un mot d'amitié.
— Adieu, mon petit Lorge... Je vous aime bien,
allez !
Puis elle rentrait dans la chambre dont elle fai-
sait le tour en se tordant les poignets, frémissante,
la bouche mauvaise, balayant du claquement de
son peignoir les meubles, envoyant du bout de sa
mule Marousse, la chatte rouge, rouler sous la ta-
ble.
— Hein ? vous l'avez entendu ? Quel mufle ! Il
voulait porter sa chanson à Cette Canon i Une cha-
braque ! et qui a toujours l'air d'avoir avalé son
râtelier en chantant... Non, mais l'enlendez-vous
54 CLAUDINE LAMODR
dire une vache, à celle-là I... Mais sans moi, ce
Lorge n'était rien, c'est moi qui l'ai inventé... Je
lui ai fait gagner déjà plus de dix mille francs de
droits. Ah 1 le salaud ! C'est à vous dégoûter... Et
vous savez, il faudrait qu'on se mette à ses pieds,
il parle de ses machines comme s'il était le bon
Dieu !
Avec cette mémoire du geste et de la voix qui,
toute petite, en descendant du « poulailler » après
l'audition d'un drame, lui faisait mimer et chanter
dans la rue des rôles entiers d'acteurs, elle se lais-
sait aller à imiter le timbre gras de Lorge, répétait
sa phrase :
— Ah, ma chère, un petit chef-d'œuvre, vous ver-
rez... C'est ce que j'ai fait de mieux. Mais, nom d'un
pétard ! on le sait bien, que c'est ce qu'il a fait de
mieux. Il me le dit chaque fois qu'il fait quelque
chose.
Il lui venait ensuite aux paupières un petit batte-
ment précipité où son dépit contre Lorge et la
chanteuse de l'Eldorado se changeait en un atten-
drissement de pitié pour le grand travail que lui
coûtaient ses mises au point.
— Allez, ils ne savent pas que je me mange les
sangs à donner la vie à leurs histoires... Je ne vis
plus, c'est comme si on m'arrachait la peau pour
m'en mettre une autre aux épaules... Le Trottin,
pas vrai ? Eh bien, j'en serais morte si, au bout de
mes quinze jours, un soir, en tirant mes bas, je
CLAUDINE LAMOUR 55
n'avais pas trouvé tout à coup le cri du refrain :
Au loup I au loup ! petit trottin I Ah ! c'est bien
drôle... Je cherche, je me ronge, et v'ian 1 tout à
coup ça m'arrive, une fusée, quelque chose qui me
passe, qui me fait crier: — Mais c'est ça, ça y est !...
Seulement, avant d'en arriver là!
Les yeux au plafond, perdue dans le rappel des
douleurs de la création, elle revit passer la défail-
lance des heures de doute, le mauvais des jours ter-
nes où inutilement elle se tourmentait pour l'image
indécise à se dessiner sur la plaque mal sensibilisée
de son cerveau. Puis, mobile en ses idées, brusque-
ment ramenée à la pensée du petit Large, elle croi-
sait les bras, hochait la tête, s'écriait d'un accent de
conviction absolue :
— Et tout de même, vous savez, ce mufle-là est
un des grands poètes du siècle 1
VI
Tout un temps, elle laissait traîner dans son bu-
vard la belle calligraphie de Lorge. Aux Folies,
quand il montait s'informer à sa loge, elle plissait
Kft CLAUDINE LAMOUR
les yeux, souriait d'une moue de fine fausseté, avec
l'air en dessous de lui dire :
— Va ! va ! mon bonhomme, si tu prois ce que
je le raconte I
Et ne qu'elle lui racontait, c'était l'invariable
mensonge qu'elle s'y était mise, à sa chanson,
qu'el le l'apprenait, mais que cela lui demeurait en-
core dans la gorge.
— Non, vous savez, c'est là... là... Ça ne veut
pas sortir.
Et, toujours comédienne de gestes, elle qui, à la
rampe, économisait la mimique, elle portait les
mains à son cou, et d'un gargarisme simulait l'ob-
tundioti du gosier.
Lorge un soir se fâchait, la truffe de son nez de
plèbe comme battue d'une pichenette sous la danse
de ses verres de myopes. Non, ça ne pouvait plus
durer, il en avait assez d'attendre: Mulheim, son
éditeur, retardait depuis quinze jours la mise en
vente.
— Elï bien, laissez-moi encore une semaine, vons
verrez, vous serez content... Ah l elle est joliment
bien, votre petite Nicette !
Elle l'avait lue une seule fois, toute stupide de n
rien comprendre, la trouvant béte à pleurer, cett
Jiieioirc d'une fille de la campagne venue se placer
en snrvïce à Paris et qui, aux autres pauvres filles
qu'Ole rencontrait dans le bureau de placement au-
CLAUDINE LAMOUR 57
quel elle s'adressait, racontait, avec le tremblement
d'un sanglot à la gorge, son regret de la vache et
de la vieille maman quittées, restées là-bas au
champ, derrière la haie où le cousin Pierre, le soir,
venait fumer sa pipe.
Elle se décida, la reprit, s'entassa les vers dans la
tête du b redoublement précipité et tout d'une ha-
leine d'un enfant qui s'ingère une leçon de mémoire.
Et c'était toujours la môme aventure, il ne lui res-
tait d'abord que l'impression et l'éveil d'un mot,
comme le rais de soleil filtré par les fissures d'un
volet et dardé sur un angle de meuble dans l'obscu-
rité d'une chambre. Ce mot, dans la confusion du
reste, ensuite s'éclairait d'une clarté vibratile et
continue qui était pour elle le début de l'élucide-
nient de toute création.
En apprenant par cœur Nicette, elle resubit l'ob-
session de la vache qui, de couplet en couplet, reve-
nait toute blanche, avec ses cornes luisantes et le
lent glissement de sa croupe dans les hautes herbes;
elle la voyait rouler ses gros yeux bleus, se mou-
voir d'une vie personnelle, à' travers sa totale in-
compréhension de tout l'entour du débonnaire ani-
mal de la chanson.
Petit à petit, un travail de son esprit évolua sur
cet axe. Le point clair vibrionna. Une verdoyance
de champ commença à pointer par- dessus la pro-
menade à petits pas brouteurs de la vache. Celle-ci
à présent projetait de la lumière dans un rayon de
53 CLAUDINE LAMOUE
choses familières. De l'ensoleillement qui, autour
d'elle, desembrumait le paysage, du brouillard len-
"' tement levé sur les eaux et le ciel de ce paysage, il
s'essora la fraîcheur et l'illumination d'un vrai ma-
tin sur des luzernes, des ruisseaux, un bout de ver-
ger ou une vieille femme en sabots, un tricot à la
main, menait paître sa vache. Puis les lignes davan-
tage se précisèrent. Ge songe d'un coin de nature
mouillée, bruissant d'un éventement de feuillages,
devint la mémoire à la fin très nette d'un petit ter-
ritoire avoisinant le champ de l'oncle de sa mère ;
une maison palaissée de vignes s'entourait des haies
d'un courtil, une pauvre et riante maison : à la porte
une bonne vieille en cornettes suivait des yeux,
comme en la chanson, dans le coup de soleil de son
petit clos, un passage de vache blanche.
Alors le vide des vers se peupla, leur planitude
bête se cisela d'une orfèvrerie de détails. Ge fut
comme dans la nature, sur des eaux léthargiques,
une gélatine légère à. l'origine, puis de grêles ca-
pillarisdtions, des efflorescences où la vie s'attarde,
enfin la genèse. Toute la finesse de son instinct,
un petit miracle de sensibilité et d'art encore une
fois éclosa à propos de cette pauvreté de Lorge. Elle
se suggéra un monde d'humble et vivante poésie,
cristallisa le mirage de ce coin de mystère et de vie
qu'elle se tirait d'elle-même.
Une figure, toutefois, persévérait, embrouillée,
d'un flou nébuleux et gris. Et justement, parmi les
CLAUDINE LAM0UK 59
autres qui, au contraire, se dessinaient en relief au
premier plan, cette figure tardive à venir était la
figure môme de Nicette, le personnage de la chan-
son.
Elle avait fait des lieues dans les pays de sa mé-
moire, en quête d'une image qui pût lui poser son
type. Mais, à perte de vue, des groins de tocassons
singeant leurs bourgeoises, des faces blettes de ser-
vantes interlopes, des frimousses insolentes de
femmes de chambre d'actrices aux sourires maquil-
lés avec le fond des godets de leurs maîtresses, tout
un silhouettement cynique, louche, égrillard, entre
la cocotte, la mérétrice et la fille à tout faire, lui
gâtait la fraîcheur de la petite paysanne échouée
dans un bureau de placement et écoutant lui reve-
nir les voix maternelles de la terre. Elle se dépita,
fut sur le point de tout envoyer au diable.
Un matin, comme Poiron lui arrivait, une idée
lui fit se frapper le front :
— Béte que je suis 1... Mais c'est bien simple. Je
serai moi-même la petite servante. Ce serait un peu
fort qu'en allant prendre l'air des bureaux de place-
ment, je n'arrive pas à me faire la tête et la voix
que je veux.
Elle passa la robe des dimanches de La Pipe, lui
emprunta son chapeau, se ganta de filoselle ; et tan-
dis que la grosse fille, toute amusée, rhabillait de
ses vêtements en s'ingéniant à lui donner sa ressem-
blance, elle regardait en riant s'en aller ce qui restait
60 CLAUDINE LAMOUR
de sa distinction de fine plante humaine sous la
vulgarité de ce travesti dépeuple.
— Est-ce ça, Poiron?
— Mais oui, pas mal du tout.
Us partaient ensemble, prenaient un fiacre qui les
arrêtait devant un café du quartier.
Poiron entrait seul et notait quelques adresses de
bureaux qu'il trouvait dans un Bottin. 11 remontait
ensuite auprès de Claudine et jetail au cocher :
— Hue des Dames.
Cette fois, ce fut au tour de Claudine de descen-
dre. Elle pénétrait dans un étroit et humide couloir
au fond duquel la peinture d'une main sur le mur
huileux la guidait vers une porte encrassée de la
salissure d'innombrables attouchements, avec cette
indication sur un carton cloué dans le panneau :
X. Ormthol, placement de sujets en tout genre. En-
trez sans sonner.
Elle était prise d'un petit battement de cœur dans
le noir et la puanteur de matou d'une pièce verdoyé
des filtrations livides d'un verdal encastré dans le
plafond. Tout d'abord elle avait peine à distinguer
sur des chaises basses, dans l'air d'oubliettes de ce
réduit misérable, les visages de misère d'une vieille
femme en châle noir, les yeux mangés d'anémie, et
d'une grande fille poitrinaire, les mains sous son ta-
blier.
Elle toussa, demanda timidement :
— Le bureau, s'il vous plaît ?
CLAUDINE LAMOUR 61
La fille la toisa sans répondre.
Elle se tourna vers la vieiDe.
— Est-ce qu'il n'y a personne au bureau, ma-
dame?
Une petite voix d'enfant au bout d'un instant gre-
lotta :
— Vous venez pour une place... Nous sommes
déjà ici depuis une heure et il ne revient pas, il est
quelque part dans la rue... Oh ! n'y a rien à faire
ici pour vous.
— Merci, je repasserai.
Et Claudine, en tâtonnant après le bouton de la
porte, tout à coup entendait aboyer le rire en coups
de dents de la fille. Elle se jeta à la rue, regagna
le fiacre.
— Rien... de la sale humanité ! Ah ! mon cher, si
tu avais vu... Leurs yeux m'écharpaient.
Poiron donna une autre adresse. Un bureau de la
rue Saint-Lazarre, une antichambre où, dans une
glace éraflée à moulures de cuivre, sous le jour
d'une fenêtre drapée de rideaux algériens déteints,
elle s'aperçut assise sur une banquette entre les plu-
mes de coq d'une toque de femme de chambre an-
glaise à la raideur pincée et les joues grasses,
féminines, fraîchement épilées d'un valet de pied.
Une porte à tambour, au bout de la pièce, restait
close.
— Le cabinet du directeur, pensa Claudine.
Il entra deux autres filles gantées, coiffées de
4
02 CLAUDINE LAMOUR
grands chapeaux, et tous les quatre, visiblement
«fini rang de domesticité qui contrastait avec le dé-
mode de la coupe de sa robe, l'examinaient, se sou-
riaient en se la montrant du coin de l'œil.
 la fin, l'une des filles disait :
— Vous savez, ma petite, M. Letarrouilly ne place
que des sujets dans les hauts prix... Et c'est dix
francs pour l'inscription.
Alors sa gaminerie de faubourienne de Montmar-
tre subitement la jetait à la comédie de la hauteur
il' une vraie dame devant une insolence de subal-
terne. Elle se levait, laissait tomber du froid de sa
Lctu :
— Pardonnez-moi, mademoiselle... Je venais pour
engager une femme de chambre à cent francs le
mois... Mais je vois que M. Letarrouilly n'a pas ce
qu'il me faudrait.
Le rire qui ensuite la prenait dans l'escalier ne
cessait pas tout de suite auprès de Poiron. Et il in-
diquait un numéro de la rue Lamartine, le fiacre re-
parlait, elle tombait cette fois sur un logement, un
hôtel borgne de filles dépeignées roulant en savates
dans, les escaliers et qui l'envoyaient frapper à une
purle. Puis un vieux, les joues rongées d'une tache
de vin, en train d'écurer à la cuillère une terrine de
soupe à l'oignon, lui demandait cinq francs pour
des a services » qu'il lui renseignait.
Elle sortait de là défaillante, crachant l'odeur de
pu nuises et de latrines qui lui tournait le cœur. Et
CLAUDINE LAMOXJR 63
en remontant en voiture, elle était prise tout à coup
d'un grand navrement, d'un élan de bonne affliction
qui lui mettait ce cri aux lèvres :
— Ah ! les pauvres filles !
Ils battaient encore trois bureaux. A la fin, du
piaillement d'une douzaines de salissons, de leurs
caqtietages et de leurs rires de chair à louer rigoîeuse,
amusée d'un temps de vacances, traînant la flemme
d'un répit de leur servage, il se détachait les dix-
huit ans tristes, rêveurs d'une petite pâlotte à la
mine usée et douce, assise sur un seuil de porte, son
baluchon à ses pieds, et qui lui disait gentiment :
— J'étais chez un vieux monsieur... il m'a fichue
enceinte. Ça m'en fait pour six mois encore.., Six
mois de morte saison. Puis, par après, je ferai le
trottoir.
Claudine répétait le mot à Poiron, emballée pour
la beauté de douleur et de cynisme de ce mot,
reprise à son flair et à son goût d'artiste pour les
trouvailles de la rue.
— Hein ! est-ce cliché, ça î
Et ensuite elle se la retraçait à elle-même, se l'en-
fonçait avec des indications brèves dans la mé-
moire :
— Une petite... grande comme une botte... des
yeux de petite bossue malade... Et une voix, une
voix humide, traînante... une voix de goutte de pluie
tintant le soir sur une vitre d'hôpital... C'est bête ce
que jeté dis et pourtant c'est ça... de la pluie qui
64 CLAUDINE LAMOUR
tombe, de l'eau de larmes... Six mois de morte sai-
son, fallait l'entendre ! Ça pleurait et ça faisait
semblant de rire.
Elle se mettait à réfléchir, les yeux vagues, tassée
au fond de la voiture qui maintenant les ramenait.
— Vois-tu, ça pourra me servir... ça et le reste,
rôdeur de punaise, le vieux qui m'a filouté mes cent
sous, les sales filles en cheveux dans Tesealier...
Oui, je crois bien qu'avec une salade de tout ça, en
composant, j'arriverai à quelque chose.
Sur la confusion et le recul des souvenirs, sur
reffeacement des visages se pénombrant en un
lointain de songe et laissant uniquement subsister
la sensation d'une humanité souffrante et vicieuse,
peu à peu s'éveilia l'indécision d'une image de petite
vierge de la campagne livrée au trafic des négriers
de la viande blanche, perdue dans l'air de lupanar
des bureaux à sujets. Et cette image, elle se prenait
pour elle d'une compassion indolore et molle, d'une
peine de son cerveau qui, à la longue, devenait une
jouissance et avec laquelle elle se mettait à tirer
de la chanson de Lorge la ressemblance de la
Nicette avec la petite pâlotte de l'office de placement
el une autre figure plus complète venue de ses
seules suggestions.
CLAUDINE LÀMOUR G5
VII
La grande Saint-Glaire, une après-midi, lui tomba
dans l'ennui découragé de sa recherche d'un mode
de débit, d'une diction chantée où, à travers la mé-
lancolie de certaines chansons dépeuple, la mémoire
du tralnement assoupi de la voix entendue un soir
d > sa petite enfance chez une voisine, une bretonne,
la femme d'un ouvrier mécanicien berçant un gar-
çon, elle essayait de transférer la psychologie de
l'image enfin incarnée.
Elle avait passé une nuit mauvaise, soub resautée
de réveils, et tôt levée, en Raccompagnant du tapo-
tement maladroit de ses doigts frappant à contre-
touches, s'était mise, dans le silence de l'appartement
encore endormi, à chanter au piano, un vieux chau-
dron qu'elle louait et sur lequel M. Ghantavène, son
maître de musique, lui serinait ses airs.
Des heures, elle était restée à se chercher cette
voix qu'elle ne trouvait pas, bousculant leur ménage,
envoyant des coups de pied à Trilby, à Marquise et
àMarousse qui se frôlaient à ses jambes, se mon-
tant tout à coup sans cause contre La Pipe qu'elle
souffletait et qui, habituée à ses bourrasques, croi-
sait les bras et lui disait :
4*
66 CLAUDINE LAMOUR
— Si mademoiselle veut recommencer...
La Saint- Claire, toute en noir, avec la nostalgie
de ses beaux yeux fatals et froids, d'une pâleur de
stryge où ses lèvres minces s'effilaient en rouge sa-
brure, entra, la vit couchée sur sa chaise longue,
les paupières tiraillées.
— Ah ! c'est vous, Saint-Claire?
— Oui, je m'embête... et vous savez, il n'y a en-
core que vous qui m'amusiez un peu.
— Ça tombe bien... J'ai justement ma migraine...
Et je dois chanter ce soir 1 La chienne de vie l
Saint-Claire haussa les épaules.
— Vous n'avez pas comme moi, ma chère, chanté
le soir du jour où mourait mon enfant... Et pas on
sou pour l'enterrer ! J'avais promis de chanter à un
concert, je comptais sur les cinq louis de mon ca-
chet pour lui payer un bout de messe.
— Eh bien, ajouta-t-elle sans un pli d'émotion à
son impassible visage, ça a été très bien... Je ne
crois pas que j'aie jamais mieux dit mon air des
Bijoux.
Elle s'était jetée sur une chaise avec la noncha-
lance cassée de son grand corps maigre dont elle
semblait toujours traîner l'ennui, ses longs bras
comme des lianes pendant jusqu'au tapis, ces mer-
veilleux bras de ses effets de scène qui étaient, avec
ceux de Claudine, très longs aussi, à peu près la
seule ressemblance qu'elles avaient entre elles.
Et le dos en boule, aveulie, retombée à l'affaisse-
CLAUDINE LAMOUR 67 ,
ment qui, en dehors du théâtre, l'accablait, le
geste vulgaire de ses grandes mains de sage-femme
démentant l'ampleur et la noblesse des magnifiques
rythmes de ses rôles, elle 6e laissait aussitôt glisser
au silence, peu expansive, toute vide sitôt qu'avec
les légères et flottantes tuniques la surnaturalisant
d'une illusion de déesse de fresque, elle abdiquait
les tragiques lyrismes, les passionnelles mimiques
de son art ardent et dur.
dandine, avec cette étrange figure muette de la
Saint-Glaire, se gênait peu, courant par les cham-
bres de sa jolie vivacité d'essence nerveuse, Rha-
billant devant sa glace, taquinant ses chats, tandis
que la cantatrice, raide dans ses stupeurs de pru-
nelle, le teint et les cernures des femmes passionné-
ment sensuelles au sortir des agonies de la chair,
s'attardait à tuer le temps qui paraissait la tuer. Et
toujours c'était, dans ses paresses d'esprit et ses lan-
gueurs d'un air de fille éreintée par les noces, le
mot dont, à travers des bâillements, elle exprimait
son incurable désintérêt de tout :
— Ah 1 ce que je m'embête î
Rémy Passelecq, le peintre des actrices de Paris,
chez qui elles posaient en même temps, un jour les
présentait. Elles s'étaient saluées sans entrain, sé-
parées par de mutuels mépris pour leurs genres
d'art. Elles n'y renonçaient pas, dans les rappro-
chements qu'ensuite amenaient l'offre et le don de
Trilby, la chatte aux soies d'argent de Saint-Glaire*
68 CLAUDINE LAMOUR
— L*nnour l persiflait celle-ci, cette petite qui ne
sait pas seulement une note de musique!
Chiudïne, elle, s'exclamait :
— Ali 1 ouat ! Saint-Glaire ! Mais elle gueule ! La
trompette du Jugement dernier! Si on appelle ça
chanter !,.. Et puis l'opéra ! des gens qui se garga-
risent I Une boutique où l'on attrape des courants
d'air h regarder s'ouvrir comme des portes les bou-
ches des artistes en scène!
Et pirouettant sur ses talons, elles se moquait
ensuite elle-même dans cet éclat de rire où, à travers
un air cie blague, elle vidait le fond de sa pensée :
— Dfibord, moi, écoutez, je n'aime que ce que
je chante.
— Diles donc, Saint-Glaire...
Cl/itjHïne, de dessous les châles qui frileusement
rem mî Lu u liaient, sortit sa petite tête d'oiseau fié-
vreux et lui montrant la Nicette ouverte sur le
piano :
-~ Si vous étiez gentille, vous me chanteriez ça.
C'est une nouvelle machine, vous savez... Je
mïrrabouille à chercher le ton et c'est toujours à
côte\..
Elle eut une nuance de voix drôle et ajouta :
— Je ne suis pas une musicienne comme vous,
moi I
Saint-Claire se singularisait par une horreur de
Bon art qui, loin de la scène, lui serrait les dents
chaque fois qu'on lui parlait musique et obstiné-
CLAUDINE LAMOUR 69
ment lui faisait refuser de chanter dans les réunions.
M Ue Georget, la dugazon, disait d'elle et de cette
économie de son chant :
— Elle met sa voix à la caisse d'épargne.
El c'était en effet, à travers ses silences de fille
âpre au gain, comme la volonté de cadenasser le
coffre-fort de l'or de cette voix et la peur de dissi-
per sans profit la monnaie de la fortune de son go-
sier dont chaque note, maintenant qu'après des dé-
buts contestés, elle montait aux hauts prix de
l'Opéra, était, selon un calembour de Passelecq,
une bank-note.
Saint-Claire indolemment regarda le cahier,
haussa les épaules :
— Mais cette musique-là, ce n'est pasde la musiquel
— Ah ! oui, fit Claudine pincée, en se rappelant sa
définition de la voix de Saint-Claire, c'est des airs
de trompette qu'il vous faut, à vous !
Saint-Claire, sans se froisser, allongea ses longs
doigts vers les feuillets :
— C'est-il cochon, au moins?
Des mots crus à tout bout de champ par-
taient de la froideur de son mutisme, mettant sou-
dain l'affleurement à sa bouche d'une lie de peuple
remontée. Un petit feu de vice amusé plissait alors
ses yeux ; l'estafilade de sa grande bourbe mince
frétillait comme Je carmin de la blessure d'une
bouche de fille à soldats.
A mi-voix, d'un chantonnement de lecture sans
70 CLAUDINE LAMOUR
effet, mais où lai revenait le ton spécial du déchif-
frement de ses partitions, elle se mettait à fre-
donner Los premières mesures.
Clandine, à ce massacre de l'air et de l'intonation
qu'elle Jetait suggérés, fout à coup Be dressait :
— Mais non, ce n'est pas ça, pas ça du tout...
Ma bonne Saint-Claire, je vous en prie, vous me
gâlcz mon effet.
La Saint-Claire, très calme, replaça le cahier sur
le piano et d'une moue de dédain :
— Vous avez raison. Ça n'est pas pour ma voix,
es machûies-là.
Le timbre tintait, La Pipe entra.
— Mademoiselle, c'est M. Chantavène qui s'a-
mène.
Sous les ailes de pigeon de ses longs cheveux
d'étoupe, se courbèrent les épaules en sifflet du
petit maître de musique.
De lob Claudine cria :
— Non vraiment, aujourd'hui ça se pei-l pas,
mon petit Chantavène... je suis trop patraque.
il restait, son chapeau à la main, s'inclinant, sou-
riant sons ses lunettes :
— Serviteur, mesdames !
Alors elle lui répéta d'une voix d'enfant malade :
— Ça s'peut pas... Revenez demain, mon polit
Chantavène, hein?
Il recommençait ses saluts, humble, très doux,
fait aux rebuffades, en père de famille qui, toute la
CLADDINB LAMOUB lï
journée, battait Paris, courant le cachet, et le soir
jusqu'à minuit, aux Folies, salivait en des mugisse-
ments d'ophicléide.
— A demain, parfaitement... Serviteur, mes-
dames.
Mais elle le rappelait :
— Tenez, je ne veux pas que vous soyez venu
pour rien... Mettez-vous au piano, faites-moi l'ac-
compagnement.
Saint-Glaire alors, de toute la fatigue de son
corps, se tira de son fauteuil, lui serra la main,
s'en alla en disant :
— Moi, vous savez, la musique, quand ce n'est
pas pour de l'argent...
— - Pimbêche, va I Grue ! Machine à souffler !
cria Claudine en tendant le poing vers la moquette
qui retombait sur son départ.
Et elle se levait, allait s'appuyer du coude à
l'épaule de Chantavène qui, après avoir accroché
son chapeau à l'angle du paravent, assis devant le
clavier, entamait la ritournelle.
Mais tout de suite, dès les premières notes, elle
se fâchait.
— Trop vite, sacrebleu ! Vous avez l'air de cou-
rir après la correspondance. Voyons, reprenez...
Doux... doux...
C'était elle, à présent, qui, du tapotement de
ses doigts dans dos, lui indiquait le rythme, pla-
quant les mots des vers sur les mesures de son
72 CLAUDINE LAMOUR
chant qu'il lui jouait. Et subitement, comme entraî-
née, oubliant les pincement! de sa migraine, elle
partait, s'écoutait vivre, à travers la caresse de sa
voix à son oreille et l'éveil des sensations lui venant
des résonnances de cette voix, la personnalité de la
petite Mignon rurale regrettant le coin natal.
Puis ^interrompant :
— Non, ce n'est pas encore ça... Recommençons,
hein?
Des reprises qui n'allaient jamais jusqu'au bout
de la chanson et que, parfois, dans l'emballement
d'une courte joie, elle coupait de battements de
mains, criant, riant, trépignant.
— Ça y est, cette fois, oui, je crois que ça vient...
Ali ! ma télé !
Ghantavène, raide au piano, tout petit dans le
coup de vent de ce travail tourmenté de l'artiste,
tapait à la volée sans plus voir la musique qu'il
avait sous les yeux et qu'elle dérangeait en ses
caprices de transposition.
A la fin, elle se laissait tomber, se jetait de son
long en travers du tapis, le front dans les poings,
et lui criait :
— Mais allez-vous-en, bourreau... Vous ne voyez
donc pas que vous me tuez !
Ghantavène quittait son tabouret, brossait de la
manche son chapeau en saluant :
— Serviteur, mademoiselle.
— Bien, bien... A demain pas?
CLAUDINE LÀMOUR 73
Mais le timbre battait encore une fois. La Pipe
arrivait annoncer Lorge. Elle tendait la main, sans
se lever du tapis, la voix mourante :
— C'est vous, mon petit Lorge? je suis à bout...
je crois que je vais mourir.
— Ah ! oui, la migraine ! Eh bien, je vous ap-
porte des journaux qui vont vous la rentrer... Le
Figaro vous a fait quinze lignes chouette... Y Eclair
aussi, le OU Bios... tous.., tous... Les journaux
sont pleins de vous ce matin... Tous annoncent la
création nouvelle de l'incomparable Claudine.
Elle se dressa très vite, tout à coup ranimée à ce
bruit de Paris venu du dehors et fanfarant autour
de son nom. Prenant à poignées les journaux qu'il
lui tendait, elle se mit à lire avidement du bout du
remuement de ses lèvres, avec la joie de la saveur
d'un fruit dans lequel elle eût enfoncé les dents. Et
les grands carrés de papier déployés à ses pieds,
elle lui souriait ensuite :
— Ah ! vrai, vrai... Ces bons amis !... Vous aviez
raison, mon petit Lorge, je ne sens plus mon mal.
VIII
Tout à coup, après son vendredi des Bouffes,
Claudine partait pour Mortefontaine avec La Pipe*
5
74 CLAUDINE LAMODK
Aux cahots de la malle-poste, montées sur
l'impériale, elles longèrent des champs, des haies
re verdies par F avril, des dentelures légères de
jeunes feuillées, de vieux mues. d'enclo* derrière
lesquels les maisons ouvraient au matin* leurs
fenêtres .
La i-t rute, ansaite, entra le resserrement des toR»,
avec b petite vitrine encombrée de l'épicier, le aine
tfun troquet à travers l'ouverture d'une porte, le
panonceau de la perception des postes, prenait ni*
air iie rue de village. Le fouet claquait l'appel,, l'at-
telage un instant stoppait, des bras se tendaient
vr-rs les colis extraits de la bâche. Et puis de nou-
veau le trottinement des croupes, l'écrasement des
caillasses sous les roues ronflant, le fleur humide
des herbages mêlé à <k& senteurs de bois bsûié, au
fumet musqué desbéte» derrière les échalierg. Un
petit veut frais, dans la tiédeur d'un ciel vaporeux,.
moiré de soleil, soufflait, leur apportait du loin
des rumeurs,, des voix, des cornements très doux,
ouatés lu> silence où ensuite la vie se perdait.
Claudine, dans sa pelisse d'hiver, un châle autour
du dou, toute vive et charmée, «l'œil aux écoutesi,
ouvrait le frémissement de son petit nez levé, flai-
rait la surprise et le renouveau de cette odeur de
nature qui la grisait.
— Tiens 1 ma vache ! s'écria-t-elle à l'apparition,
dans les mouillures des herbes lustrées d'un pré, des
robeb blanches d'un troupeau où» avec la pensée
k
CLAUDINE LAJH0UR Ï5
de la vache de la Nicette, elle n'apercevait d'abord
que cette seule vache,
— Y a point de vaches» fit le conducteur en tour-
nant la tête, c'est tous bœufs.
— Ah ! bien. L pour, moi les bœufs, (r'est encore
des vaches.
Un. rappel des fragrances d'encens, à l'arôme des
fumées de bois, s'éveilla du. lointain de sa petite
âme d'enfant chrétienne* Il lui vint un mot teinté
de la candeur de son ancienne foi :
— Hein ! La Pipe,, ça sent bon le bon Dieu ici I
En. chipotant un plat d'œufs brouillés sur un coin
de la vaste table de l'auberge, elle s'informait en-
suite auprès de l'hôtelier, un bon gros Flamand
roux, si quelqu'un de la descendance de son grand-
oncle maternel, Jérôme-Michel Housaet, existait en-
core dans le village.
Il ne se rappelait pas du nom.
— Et la. petite maison à côté des Hougget?. interro-
geait-elle. Mais oui r vojs savez bien, une maison où
il y a une bonne vieille femme en béguin et une
vache blanche, — une maison, ajoutait-elle d'une
ingénuité de petite, fille demeurée à l'âge du souve-
nir, où c'était toujours du soleil !
La face de potiron mûr s'écarqua dans l'étonné-
ment d'uik grand rire lippu, faisant rebondir les
joues.
— J'voyons pas ça... Non, j'voyons pas ça.
Aussitôt^ cette tournure de patois greffé sur l'ac~
76 CLAUDINE LAMODR
cent d'un idiome exotique, elle levait les yeux, se
mettait à rire, elle aussi, devant la drôlerie de l'ex-
pression malicieuse et poupine qui, tout à coup,
assimilait ce visage de pataud narquois à des imi-
tations bouffes restées dans sa mémoire.
— Ah! mon bonhomme, il faudrait venir leur,
chanter ça là-bas... Nom d'un pétard ! quel succès !
C'est bien plus nature que Rouget... Au fait, vous
ne connaissez peut-être pas Rouget, un qui fait les
paysans ?
Les serviettes jetées, elle s'orientait au soupçon
confus d'une grande prairie voisine d'un bois, d'une
prairie où, près du pont d'un ruisseau, au bout d'un
chemin sablonneux accoté de tronçons d'arbres
sciés, elle revoyait le chaume et la tuile du vieux
toit resté dans sa mémoire.
Elles suivirent d'abord les clôtures d'un parc,
côtoyèrent des étendues de prés, et tout à coup,
apercevant se lever au loin des chaumines der-
rière des files d'arbres, Claudine eut un batte-
ment de cœur.
— C'est là !
Alors elles marchèrent très vite, leurs jupes à
poignées dans leurs mains, enfonçant jusqu'aux
chevilles dans le sable mou.
Et à mesure qu'elles avançaient, en se retrouvant
parmi les lignes et les clartés de ce grand paysage
à perte de vue, la sensation d'avoir joué là les
pieds nus au chaud des herbes, dans un friselis
CLAUDINE LÀMOUR Ti
d'eaux vives, un froissis de feuilles remuées, lui
remontait du retour à cette même vaste paix
ensoleillée du passé dans l'éternité d'un identique
paysage.
— Vrai... vrai... la terre, les choses qui ne pas-
sent pas, et mourir là, avoir là quelque part sa pe-
tite tombe !
Le pont enjambait toujours le lit du ruisselet. Il y
avait au bout du chemin des troncs d'arbres. Clau-
dine reconnut la prairie, la maison de l'oncle, la
petite maison de la bonne vieille à la vache à
côté; mais celle-ci n'avait plus l'air de la petite
maison de bonheur et de vieillesse qu'elle s'étail
figurée.
Et pourtant c'était bien le toit, les trois fenêtres
dans la façade, les deux marches du seuil, les ar-
bres du verger à l'entour... L'âme seule n'y était
Plus, l'air de songe, le prestige de lointain à travers
lesquels la vache et la maison dans son rideau de
▼ignés lui avaient apparu. Un mirage s'était inter-
posé : elle s'aperçut qu'elle avait voulu voir ce
qu'elle voyait, que ce qu'elle voyait n'était plus que
la réalité diminutive de son rêve.
Des larmes sincères perlèrent, elle s'écria :
— Ah ! La Pipe ! pourquoi être venue ici ? C'était
bien plus vivant là-bas !
Elle ne voulut pas aller plus loin, reprit le che-
min de l'auberge, s'enquit de l'heure du départ de
la malle-poste pour regagner la gare. Et au gros
78 CLAUDINE LAM0T7R
homme, navré pour ce séjour de trois jours qu'elle
contremandait subitement, elle disait :
— Ah 1 votre pays, votre pays... J'en aîî'horreur.
Il m'a menti I
La voiture ne partait qu'au soir. Elles'franchirent
la grille du parc, errèrent le long des nappes d'eau,
sous le frisson d'or des folioles. Et en marchant
elles arrivaient à un isthme mousseux, à une langue
de terre herbeuse entre deux étangs où, sur un lé-
ger mamelon, un pavillon en torchis et en palan-
çons s'érigeait.
Alors Claudine, aux fines vibrances des vies ger-
mant sous les gramens, aux palpitations des arté-
rioles du sol charriant les sèves nouvelles, s'amollit.
Toute engourdie de la paresse de cette après-midi
d'un soleil de printemps, avec le tâtonnement lan-
guissait de ses mains au velours tiède des herbes,
elle Be jeta à plat ventre, resta là couchée long-
temps.
Elle ne pensait rJlus à son regret de la maison, ne
pensait plus à rien, infiniment heureuse, détendue,
de petites titillations comme des piqûres d'insectes
au creux des paumes, regardant au frisson des lacs,
3ous le bleuissement de l'ombre des berges, fourmil-
eria mièvre orfèvrerie des feuillages, trembler très
loin en des profondeurs de porche, sous des jets
gracieux de colonnades, des lumières de ciel. Des
chevelures d'algues aussi bougeaient, des bulles d'air
bouillonnaient, montaient franger d'écumes d'argent
CLAUDINE LA1M0UR 79
te remous lourd des lentilles ;une odear ftcre, amou-
reuse, poivrait 9m narine.
Et tout à coup, un tourment obscur, une peine
délicieuse de sa chair toi vint du spasme de la terre
sous elle. EMe bâilla, «étira ses poignets au bout de
ses bras ouverts.
— Dis, La Pipe, toi qui as connu l'homme, cgm-
ment c'est-y ?
La grosse fille, d'une chaleur de sang qui, à
quinze ans, la jetait aux étreintes des mâles, s'é-
brisa :
— Oh ! moi, voyez-vous, mademoiselle, je ne saia
pas, on est toute chose, c'est comme si on mourait
un peu.
Claudine réfléchissait un moment, et une image
se dessinait, une mine d'homme fier, dans la grâce
et la tendresse des clartés.
— Et dis-moi, comment le trouves-tu, ïtcwarès?
— Ail pour celui-là !...
Non, elle n'aimait pas sa télé ; fl devait avoir tué
des femmes dans sa vie. Claudine se mît à rire :
— Ah1 oui, c'est maman qui dit ça.
Une fraîcheur s'envola des eaux. Elles se levèrent,
gagnèrent la voiture à laquelle on mettait les che-
vaux. Puis l'attelage démarra ; elles se retrouvèrent
sur la Toute, entre les haies, les vieux murs, les
bouquets d'arbres des champs, dans les brames
violettes du soir.
Claudine tout un temps ferma les yeux. Sans ef-
80 CLAUDINE LAMOUR
fort de nouveau le prestige s'éveillait, elle se sentit
visitée par les images, eut la vision de la petite
maison avec la vieille femme et la vache blanche,
toute nette, toute proche et lointaine.
— Et Poiron qui devait venir nous rejoindre de-
main avec Laquem... Ce qu'ils vont me blaguer!
IX
Le vicomte de Xanrailles, droit, appuyé du bout
de l'épaule au mur de la loge, en gilet blanc liseré
de moire noire, très moderne, de claires prunelles
d'acier dans le mordoré d'un teint de sportman
blond, un ébourifiement de moustache pâle à ses
lèvres pulpeuses et rouges, s'éventait avec le petit
éventail de poche de Claudine, un éventail de papier
rouge à quinze sous.
Elle venait de quitter la scène, toute chaude de
son succès de la soirée, l'haleine encore à ses joues
de ce grand désir furieux du public qui la mangeait
sur les planches, et, en attendant M me Jean,
rhabilleuse, occupée chez la Brisquet, elle s'était
jetée sur la banquette, le frisson nu de ses épaules
enfoncé aux robes pendantes à la patère.
De dessus le battement du papillon de gaz, l'œil
errant aux matités poudrées de l'entrebâillure de
CLAUDINE LAMOUR 81
son corsage, il la regardait d'une attention de ma»
quignon étudiant le nerf d'une béte de prix.
— Eh bien, ma petite Claudine ?
Les satins de l'épaule jouèrent sous la patte qui
retenait le corsage. Elle plissa les paupières, le tint
une minute comme rassemblé dans le resserrement
de son mince et ironique regard.
— Voyons, Xanrailles, vous y tenez donc bien ?
11 remua la tête lentement, sans rien dire.
Elle eut un sourire :
— Eh bien ! moi, ça m'est égal... Mais faites-vous
aimer d'abord.
Xanrailles croisa les jambes, et toujours appuyé
de l'épaule au mur, se balançant avec de petites os-
cillations de son large torse sous l'habit :
— C'est toujours la même chose ce que vous me
dites, Claudine... Aidez-moi un peu, au moins.
— Oh ! moi, vous savez, je n'ai pas de tempéra-
ment... Non, vrai, ça ne me dit rien, les hommes...
le ne suis pas p pour un sou.
Il se détachait enfin de la muraille, arrivait ven-
tiler à petites secousses lentes de l'éventail la moi-
teur un peu frémissante de ses épaules, el d'une
voix de caresse, veloutée, profonde, il lui disait :
— Je vous assure que vous seriez très bien avec
moi, je suis gentil... Et puis, est-ce que je ne vous
ai pas méritée par ces quatre mois de cour? Vous
êlez la seule femme, ma chère, qui m'ait donné le
goût de l'attendre si longtemps.... Positivement.
5*
82 CLAUDINE LAMOUR
Elle renversait à demi la tète, fermait tout à fait
ses paupières, de l'air de suivre une idée :
— Moi, voyez-vous, Xariraiïïes, j'ai le cœur d'une
vachère... Je crois encore à l'amour... Oh'! je saie si
bâte... Et comme ça, ce qu'il me faudrait, c'est cm
petit homme que j'aimerais, oui, comme une petite
maman, et qui serait encore plus bête que moi.
Elle parut savourer le mot, répéta :
— L'amour, écoutez, c'est d'être bête à deux.
— Je vous donnerais un coupé, fit Xanrailles né-
gligemment.
L'admiration de sa mère pour les riches entrete-
nues jouissant d'une voiture au mois, tout à coup
fa musa à travers l'éclat de rire dont elle (déclinait
l'offre, à présent réveillée de son petit songe inté-
rieur.
— Ah ! oui, le coupé ! c'est maman qui serait
heureuse L.. Mais là, vrai, l'onmibus «me suffit, à
moi, je n'ai pas d'ambition.
— Je vous amènerais le prince de Atiran, Ifau-
léon, de Presny, les gens de mon monda,.. >Ça tous
lancerait. .. Vous quitteriez les JBonfiès.
Cette fois, Claudine se révoltait.:
— Quitter la boite 1 Ah ça, pour qui nie prenez-
vous ? Mais je ne troquerais pas pour l'Opéra! Ah!
écoutez ! Un petit peu que je me fiche de votre cli-
que en gants blancs!
Le vicomte pirouetta aur ses talons, fit trois pas,
ennuyé, en se frappant la cuisse du bout des pa-
CLAUDINE LAMOUR 83
lettesde l'éventail, p«s revenant 6e camper devant
elle :
— Toyoas, Claudine... -y a-Wl quelque chose qui
vous déplaise en moi ?
— Mais pas du tout... Vous êtes charmant, vous
êtes un homme & la mede. Hais voilà, ça me coû-
terait trop cher... Et pour le plaisir que vous au-
riez, Trai, vous «étiez floué... Tenez, je vais vous
dire : c'est : la Claudine que vous voudriez vous
payer... Oh I tout simplement... Je serais pour
vous comme une épingle à votre cravate, un che-
val de taxe qui fait retourner les tètes quand vous
allez au Bois... Hais, mon<cher,<ceu'«8t pas l'amour,
ça!
— Ohl dit-il en riant, vous êtes hérissée comme
•une pelote d'épingles. Je vms qu'il n'y arien à es-
pérer pour moi, ce soir... Nous en reparlerons une
autrefois.
— C'est ça, oui... «Et sans rancune, hein ? dit Clau-
dine en avançant lajnain.
Il lui baisa les ongles, et, après un instant -:
~~ Avec toute ma rancune, au contraire, dit-il
sérieusement.
■Quelqu'un gratta à ia porte.
-— Bon ! «c'est M m# Jean ! Vous savez, je vous
femme... Je mis trop laide en corset... Entrez !...
Tiens, >Foiro*1
Elle le regardait venir dans rajustement étriqué
de son smoking à mers de soie, l'air furtif et blême
84 CLAUDINE LAMOUR
d'an Pierrot qui va dans le monde, avec l'inquié-
tude fureteuse de sa mine de rat dans les maigres
touffes en collier de sa barbe rouge de shipman.
— Ça tombe bien, nous causions de choses ten-
dres. Mais dis donc à Xanrailles, toi qui me con-
nais, Poiron, qu'il n'y a pas grand comme ça de vice
en moi.
D'une chiquenaude, il recula jusqu'au sommet de
sa petite caboche sèche et pointue, tout en bosses,
son chapeau à bords cylindriques des chapelleries
du boul' Mich'. Puis, acérant sur tous deux la taqui-
nerie de son œil noisette aux lumières vrillantes et
dures, aux clartés humides aussi d'enfant :
— Peuh! fit-il, ça lui a passé.
— Le fait est qu'autrefois...
Elle lui jetait un regard amusé et se croisant les
bras, hochant la tête :
— Non, vrai, Poiron, l'étais-je assez, rosse, hein ?. ..
J'aurais montré mon foiron aux vieux messieurs
pour deux sous... Nous étions comme ça une dizaine
à la Batte, petites fleurs d'égout, dans les dix à
douze ans, et qui nous apprenions Tune à l'autre
tout ce que nous savions...
— Et je vous jure, milord, nous savions à peu
près tout ce qu'il est possible de savoir, ajoutait
Claudine en saluant Xanrailles. Il y en avait une qui
avait déjà deux amants. Elle se couchait sur le dos
en faisant gigotterses guibolles, et nous regardions...
Ah ! voyez-vous, Xanrailles, tout le monde n'est pas
CLAUDINE LAMOUR 85
du faubourg Saint-Germain... Notre faubourg Saint-
Germain, à nous, c'étaient les ruelles en pente où,
du haut des escaliers, dans le chien et loup, on ri-
golait à regarder dans les chambres des hommes se
mettre au lit.
L'habilleuse entrait.
— Ah! c'est enfin vous, mâme Jean... Eh bien,
allons-y, hein ?
Avec le trémoussement comique de son toupet
comme le papillon au bout de la houppe d'un clown,
elle se tournait vivement vers le vicomte et d'un ho-
chement de tête ponctuait :
— C'est même tout ça qui m'a rendue à la longue
vertueuse... Quand j'ai eu gagné mes douze ans,
toute cette saleté m'a tourné sur le cœur, j'ai fait
ma première communion comme une petite sainte...
Et puis un jour j'ai rencontré Poiron, je lui posais
les petites de ses dessins, vous savez, avec leur
gueule de brochet et leur nez où il leur pleut de-
dans.
Elle tendait le bras vers l'artiste, le montrait à
Xanrailles :
— Celui-là? Mon père nourricier, le vrai père de
ma vertu ! C'est lui qui m'a élevée... Il me menait
au théâtre, dans les places à vingt sous, je chantais
en rentrant tout le rôle. Et il me disait : — «Toi,
vois-tu, si tu te tiens bien, tu deviendras quelque
chose. • Je n'ai pas voulu le faire mentir, Poiron.
Là-dessus, elle leur fermait la porte.
86 CLAUDINE LAMODR
M me Jean la sortait des fronçures <te *en cor-
sage, dégrafait «a robe, et elle restait un instant à 6e
regarder dans la glace, les épaules tentes nues, dha-
toyées da frisson d'or du gaz, arec son petit corset
bas qui lui venait en dessous des seins et dans lequel
elle fourrait sa chemise en tampon.
— Dites donc, ma petite madame Jean !
— Mademoiselle ?
— Croyez-vous que j'en ai bien encore pour cinq
ou six ans de cette peau-là ?
L'habilleuse, toujours somnolente et qui ne riait
jamais, plissa les yeux vers cette tihair de la glace,
répondit gravement :
— Je vous crois... Cest frais, pas-décati du tout. ~
C'est bon comme neuf... Vous arêtes pas comme îles
autres qui forit la noce, vous !
— Ah "bien ! ah bien, alors...
Elle traînait sur le mot, puis sans préciser, laissant
flotter du vague autour de sa pensée, elle ajoutait :
— Alors, voyez-vous, màme Jean, j'ai bien le
temps d'attendre.
Elle passa sa mante, coiffa sa petite capote de
tulle d'or aux papillons de Chantilly, et allant rou-
vrir elle-même la porte :
— Là... C'est fait.
Xanrailles était parti; mais Pfaffeia, le juif rose,
frais comme un fondant, Samt-Jeam Dulac, l'ait aoké
d'ambassade, Poiron qui causait avec Dueroiok, le
critique dramatique du {totfoffrften, et Laquem l'aiten-
CLAUDINE LAMOUB 87
daient. Elle serrait les mains qu'ils avançaient,
Poiron présentait Ducrotois :
— Ducrotois, suffisamment connu... Voilà qu'à
son tour il abjure le grand art pour adorer les faux
dieux !
Ce Ducrotois d'abord l'avait assez vilainement
malmenée dans un canard où il ne signait pas. Elle
ne parut pas se souvenir, trouva tout de suite le pe-
tit air de tête au retroussas des coins de la bouche
dont fille savait ,payer les amitiés dévouées.
— Vous me gâtez, monsieur.
Ducrotois, très haut, gauche, timide, une tète de
jeune apôtre en redingote longue, eût voulu le récit
de ses commencements.
C'était un esprit grave, un bûchenr tourmenté de
scrupules et qui, la plume revêehe, sans grâce, pé-
niblement extrayait ses articles d'une gangue déno-
tes «t de «documents.
— -Mais quand vous voudrez-, demain...
1a petite truffe de Lorge, dans son énorme nœud
de cravate, à son tour débouchait.
— Ma chère, vous aurez une presse épatante*
Il lui apportait deB échos de reportage, des en-
trefilets de troisième page où, avec des fioritures,
des chouchoutements gentils autour de son nom, on
battait une réclame de bienvenue à sa chanson à
lui, Lorge.
— Ah I merci... Mais là, vrai, j'ai le trac, s'écriait
Claudine dans unsoudain scrupule de sa probe cous-
88 CLAUDINE LAMOUE
cience d'artiste. Pensez donc si je m'étais blousée I
Pfaffein et Saint* Jean Dulac s'avançaient :
— Alors, c'est bien pour dans dix jours ?
— Mais sans doute, fit Lorge, vous n'avez donc
pas vu les affiches ?
La Bourdeille, en effet, depuis trois semaines, fai-
sait placarder sur tous les coins de Paris de grandes
enluminures fleuries où, sous l'image de la chan-
teuse en son décolletage long, petit à petit l'annonce
de la chanson nouvelle passait dn vague du « pro-
chainement » à une datation fixe.
Frouard, un reporter dramatique du Courrier de
Parts et qui assumait le secrétariat des Folies, arriva
sur le mot de Lorge.
— Hein ? il a bien fait les choses, La Bourdeille I
Quinze cents francs de droits de timbres ; et trois
mille francs pour le dessin de Royat !
Depuis qu'il était en froid avec l'olympienne Bris-
quet, sa maîtresse, il se rapprochait par dépit de
Claudine que cette grosse femme de fresque détes-
tait. Et il jouait à la chanteuse romancière ce der-
nier tour d'être auprès de la Bourdeille l'instigateur
de la grande publicité récente de son portrait à tra-
vers Paris.
— Oh ! il a toujours été bon pour moi, La Bour-
deille! fit Claudine.
Elle se tourna vers sa petite cour.
— Voyons, messieurs, si nous prenions Pair!...
Moi, vous savez, j'aime rentrer à pied.
va -a
CLAUDINE LAMODR 89
— Gomment ! vingt-cinq sous de poireaux en
deux jours I Mais tu en régales donc toute la mai-
son ! s'exclama Claudine en parcourant le cahier de
ménage de sa mère, toute montée par l'épluchement
des comptes de la dernière quinzaine.
— De quoi ? fit la grosse dame. Faudrait-il pas
que je leur-z-y demande un acquit aux marchandes
de la rue à qui que j'achète mes poireaux ?
Les feuillets sautaient sous la colère des doigts de
la chanteuse.
— Et ça ? Quarante sous pour laine, oignons, ca-
rottes ?... Alors, nous mangeons donc de la laine
ici?
— Pour sûr, non, nous n'en mangeons pas... De
la laine avec quoi que ta mère est obligée de rac-
commoder ses vieux bas, fille dénaturée !
— Un carro, trois francs... M'expliqueras-tu ?
— Mais oui, le carreau de la vitre des cabinets.
Le cahier vola par la chambre.
— Gomment ! trois francs pour une vitre grande
comme la main! Mais c'est dégoûtant... Ça vaut
dix sous ! Ah ! si tu crois qu'on me la fait, à moi ?
Vous êtes là toutes à me carotter mon pauvre ar-
',J0 CLAUDINE LAMOUR
gent. Oui, toi, la Toaque, les autres, toutes, toutes !
On ne peut plus se fier à personne.
— Ah ! c'est comme ça...
31 e1 * Lamour vida dans la tasse à café de son
déjeuner le reste du carafon d'eau-de-vie, d'une
gorgée sécha la tasse, puis, se levant, les poings
appuyés à la table, avec le roulement. de ses gros
yeux dans ses joues âbrillées et molles comme «me
écaflote d'oigwon:
— Eh bien, je m'en irai, tu t'en sertiras comme ira
pourras... Seulement, t'entends, Irune rembourseras
tout fargenft que j'ai dépensé pour ton éducation.
Dans ta gaieté qui 'tout àeoup&a prenait pour
l'imprévu et la drôlerie de cette réclamation, Clau-
dine oubliait son dépit, sentait monter à sa luette le
chatouillement d'un rire qui ensuite partant allait
éveiller la joie du perroquet grignotant des caceuet-
les sur son trapèze.
— Ah ! par exemple... Eh bien, c'est gentil, l'édu-
cation que tu m'as donnée... Une roulure, un fu-
mier de ruisseau !
— Petite rosse 1 Petite rosse i grasseya la voix
de ventriloque de €oco.
— C'est pas moi qui lui fais dire, «'écria M** La-
mour*
Elle eut un geste vers les providences, aUiesftateur
de ses afflictions, le geste qui, dans leurs querelles,
avec le remous de ses fanons, 4ai faisait jeter les
bras au plafond. .
CLAUDINE LAMOUB 91
— Et «'est pour tn'entendre «dire ça que je me suis
imposé toutes les privations !.. Mais, malheureuse,
situ n'avais pas eu ta Avère, est-ce que tu aurais
seulement vu le jour ?
Des souvenirs à présent remontaient du passé
de Claudine, une lie d'aigreurs pour l'ironie de
cette éducation que sa mère lui reprochait et
qui toute petite, avec le déluré précoce de son
vice l'avait l&chée aux curiosités louches de la
rue.
Elle cessa de rire, *t de rencanaillement d'une
voix de gorge où la musique de ses chansons, le fin
vfbrement de cristal se fêla, tourna à l'enrouement
gras des riottes de peuple :
— Ah! tu veux ton paquet... Eh bien 1 on te
le flanquera, ton paquet... A douze ans tu me reti-
rais de Téccfle pour me mettre apprentie chez la
fleuriste... Une fois, un vieux me glissait dans la
main une pièce de cent sous, et tu savais bien pour-
quoi c'était, et tu m'as appelée : Vache ! parce que
j'avais jeté ses cent sous, à ce vieux, dans le ruis-
seau... Ceàt-H pas vrai, voyons... Ah ! oui, mon
éducation, du propre î Des taloches en guise de
beurre ! Pas de quoi me faire un pantalon î On me
voyait tout ! Yrai, ce n'est pas ta faute si je l'ai
encore !
— Petite rosse 1 Ah ! ah 1 ah ! recommença le
ricanement "bavard du perroquet.
Al or s elle se retournait, prenait à deux mains
02 CLAUDINE LAMOUR
la cage qu'elle secouait comme une poêle à marrons,
furieuse pour cette insulte du refrain de la
bête que les bourrasques d'humeur de La Pipe dans
sa cuisine lui avaient appris et qui revenait au bout
de tous ses jacassements de gaieté.
— Et toi, toi !... te tairas-tu, sacré animal l
Elle s'arrêtait sur l'entrée de La Pipe venant lui
annoncer Ducrotois. Et ce rappel du nom du criti-
que, en la ramenant à l'art, à l'odeur de l'imprimé
qui, pour son sens subtil, ne se séparait pas des ju-
gements des journaux sur son compte, subitement
l'arrachait à la vulgarité de la voix et du geste, lui
changeait l'air renfrogné de son visage en une moue
de plaisir, en la vivacité de la bouche et des yeux
de la figure qu'elle avait en redevenant la Claudine
Lamour des bons moments.
— Fais entrer... Non, attends, donne vite un
coup de tablier au paravent..., Vrai, ce qu'il fait
sale ici... Et cette paire de bas de maman, fourre-
la donc dans la corbeille... Bon, maintenant tu peux
faire entrer.
Très vite elle tapotait du plat de ses mains leséche-
vettes de cheveux qui lui pendaient en travers des
joues, assurait les boutons de son peignoir et quand
Ducrotois, les façons gauches, avec la gène de la
hauteur de sa taille en perche à haricots, apparais-
sait, elle allait à lui d'un ondoiement léger du buste,
souriante, la main ouverte, à travers le claquement
des talons de ses mules sur les tapis!
CLAUDINB LAMODR 93
—C'est bien aimable à vous... Maisil faudra m'ex-
caser. J'étudiais, je vous reçois un peu à ladiable.
Son furetage docu menteur, sa manie de détails
précis, tandis qu'il s'asseyait, lui tournait les yeux
vers le reflet dans la psyché de la déroute et de
l'encombrement de la chambre. Au mur, des ors ba-
riolés d'écrans japonais s'épinglaient en éventail par-
dessus des portraits photographiques la représentant
dans le geste et le visage de son répertoire. Des
soies de Chine chiffonnées rairaillaient en travers du
paravent, drapaient les damas et les brocatelles
éraillés des fauteuils. Sur la cheminée le style em-
pire d'une pendule aux colonnes d'un monopteros
en albâtre, dépareillé de deux candélabres en
zinc bronzé à bobèches frisées de gros verre. Entre
les candélabres, des vide-poches en peluche, des
boîtes de cigarettes turques, des cornets de pralines,
un réchaud à frisure, un vaporisateur de bazar à
quinze. Dans le reste de la pièce, un peu partout,
le mauvais goût d'un luxe de pacotille, étagères,
tables-gigogne, chiffonnières, chaises-bébés, esca-
beaux d'Alsace, bahuts en faux Boule. Au panneau
d'une des portes, gondolait la dernière affiche de
Royat, fixée par quatre punaises.
Ducrotois, méthodique, avait préparé un ques-
tionnaire auquel elle répondait d'abord rigoureuse-
ment ; mais, petit à petit entraînée, s'emballant à
travers l'afflux des souvenirs, elle lui racontait ses
séances de pose chez Poiron, son mimage des soirs
94 CLAUDINE LjLMOUE
où il lai payait un poulailler au. théâtre, ses débuts
chez Salsifis devant Laquerai et les amis, son succès
au Chat Noir qui la lançait.
— Ça y était du coup 1... Laqnem, epn> connais-
sait Olympia, vient me prendre un matin et me dît:
<* Lamour, noua filons pour Bougi*aL Olympia
nousattendl» Et là-dessus nous voilà débarquant
dfevant la grille d'une vîUay w* perron noyé aoua les
clématites, des volières pleines droiseara* de gros
chats jouant à travers le jardî»... On nous fait at-
tendre dans un petit pavillon — Olympia était à
battre son absinthe* chez le troquet. Et tout d'une fois
nous entendons des rires, des voix._ C'était elle qui,
avec son air de grosse mère, arrivait escortée de tout
son bataillon de greluchonoes*.. c AA ! Ah>l te voi&v
ma petite* me* dit-elfe.. On m'a parlé de toi... Eh
bien, ne te gène pas, ces dames et mai serons char-
mées de tf entendra. » En ce temps j'avais un peu
moins lfe trac que maintenant: je tousse, j'ouvre la
bouche et me voilà partie... Je lui dégoise les
Bons gendarme*, Nicole* , mon petit Camim,. (a Mère
Àngot, là, d'une haleine... Ge qu'elle» rigolaient,, les
petites dames I Olympia, elle, ne niait pas, elle
m'écoutait sans rien cbire.^ Eh quand j'ai eu. fini,
elle se tourna vers les autres :: — Elle ira, la* petite I
Un peu vert, un peu en bois encore, niais plusttard...
Et elle se mettait ensuite à me caresser les cheveux,
me disait : — Vois-tu, tu as déj& la misère, c'est
bon, les meilleure* commencent par ça. Mais il te
CLAUDINE LAMOUR (&
manque encore du vice. Ça,, c'est la via qui le donne.
Claudine sourit.
— Du vice, je ne dis pas... On le met où Ton
peut. Moi, je l'ai dans la tête.
Puis elle reparlait Yens cette image de la grande
chansonnière- et de ce qu'elle mêlait de la tragé-
dienne à son art sincère et franc :
— C'est égalyj,'étais rudement heureuse en sortant
de là... Je ptetwais> je. disais à Laquem : — Quelle
femme, hein ? Ah ! celle-là ferait venir du. rire et
des larmes à des pavés... Une fois, Poiron m'avait
menée l'entendre à l'Eldorado... Ah!, oui, un fier
type ! Pas cabotine pour deux sous... Et quais ges-
tes ! Un air de chanter comme sur des barri-
cades !
— Oui? reprenait Claudine dans l'élan de la
sincérité de sa passion, une chanteuse de la
grande race! C'est notre ancienne à noua autres
toute? L
Ducrotois griffonnait de» note» sur son cale-
pin qu'il appuyait ai ses genoux, très attentif à son
rôle d'écouteur, le regard sérieux, comme détaché
de l'agitation des mimiques et des rires à travers
lesquels elle lui jetait ces» aspect» de la Claudine an-
térieure.
A la fin, voyant toujours courir sa main, elle
s'interrompit, s'écria ew la feinte d'une passade
de modestie malicieuse :
— Tout ce que je vous raconte là !... Ah î excu-
96 CLAUDINE LAMOUB
sez-moi, il n'y a pas de bavarde comme moi quand
je m'y mets.
— Mais du tout, je vous assure... C'est très inté-
ressant.
Et après un instant, revenant à son goût des hau-
tes classifications, en un remords pour le débraillé
de décadence qui, avec la chanson fin-de-siècle,
s inoculait dans la poésie et qu'après son ancien
pontificat de critique, reniant ses dogmes austères
de normalien, il allait consacrer par six colonnes
de feuilleton, il insinua :
— Quel dommage 1 Une artiste comme vous !
Tenez, je comprends Béranger, il savait faire le
vers... Mais les chansonnettes de café-concert 1 De
la gaudriole ! Pas ça de littérature 1
— De la littérature, non, en effet, fit Claudine en
riant. Des choses bêtes ! Mais c'est bien plus drôle,
des choses auxquelles il faut mettre son âme et
son esprit... Des vers de mirliton, mais de mirliton
sur lequel on joue les variations de la vie... Moi,
d'abord, je ne pourrais pas, je ne comprends rien
aux grands sentiments.
11 secouait la tête.
— Non, vous avez beau dire, ce n'est pas la même
chose.
Puis d'un feuillètement rapide à travers les écri-
tures serrées du carnet, il semblait se relire, résumer
son impression.
— Une artiste naturelle, oui, voilà... Ce sera mon
CLAUDINE LAMOUR 97
point de départ... Une artiste naturelle, hein ? Le
mot me paraît trouvé.
Il s'en allait, elle l'accompagnait jusqu'au palier
et, de dessus la rampe, dans la clarté de son rire
aux dents de petite faunesse :
- Et pas ça de Conservatoire, vous savez ! lui
jetait-elle.
XI
— Eh bien ! c'est dû propre 1 Voilà ce petit salaud
de Roilly qui s'en mêle, lui aussi. Il n'a pas pour
un liard de santé et il voudrait me payer comme
s'il en avait pour cent mille. Vrai, ce qu'ils me dé-
goûtent, les hommes ! Ça ne peut seulement pas se
trouver cinq minutes avec une femme sans penser à
ses dessous.
Une attrapade avec la Brisquet, l'apparition de
cette femme statuaire sur le seuil de sa loge et le ton
de voix dont elle lui jetait avec le mépris froid de
sa grande bouche : '< Quand on veut avoir une ha-
billeuse à soi toute seule, on se paie une femme de
chambre, » lui mettaient dans le geste un claque-
ment d'irritabilité nerveuse.
Elle se campa devant la psyché, fit sauter son
corset.
6
98 CLAUDINE LAMOUR
— Àh çà ! mais qu'est-ce qu'ils ont donc tous à
être pendus après ma peau ? Une Brisquet, oui, je
comprends... Elle en a, celle-là, pour tout un régi-
ment... Mais moi, avec mes pauvre* petit» os>!.
M me Lamour, qui, en lisant la Petit Journal^, arro-
sait sa brioche, d'un verre de, vin chaud, leva ta nez,
toussa.
— T'agite donc pas les sangs comme ça, ma fille.
Moi, tu sais, je pense comme toi, t'as bien le temps,
t'es pas pressée de faire une fin... Mais tout de
même...
Elle soupira.
— Yois-tu, un petit qui serait gentil et qui ne
viendrait pas trop souvent r efc qui te laisserait libre. . .
La petite colère qui couvait en dandine éclata
dans un mot bourru quelle lui jetait, la bouche
rageuse, eu se retournant brusquement et avançant
ses épaules nues 1 sous la clarté de la lampe;
— Toi, fiche-woi la paix, heia ?
— Ah! bien... Ah! bien... Ce que je t'en dis,
c'est pour ton bien... Tu- es à l'âge où il n'est pas
trop tôt de songer à* faire sa> pelote;. Avec le temps,
la marchandise s'avarie. Regarde la petite Liron,
c'était tout frais, tout rose à ses vingt ansL Y a
quelqu'un qui lui» offre de lai faire une position.
C'est la mère Liron qui me l'a dît, je ne sais plus
combien de cents francs par mois. Un homme très
bien qui était dans les chocolats» Mais la petite Li-
ron s'était amourachée quelque part, elle n'a pas.
CLAUDINE LAMOUR 99
•▼ouln. Et qu'est-ce qu'y est arrivé? Elle ankl
tourné, «Ile <a épousé son type. Et puis bonsoir, pas
de galette, la misère. Une fois, dans la rue, le vieux
monsieur dans les chocolats -vienl à passer, elle lui
court après... (Elle aurait bien dit oui, cette fois.
Mais qui n*a pins reparlé -de lui faire une position ?
C'est le «monsieur. Je tous crois, eule sentait le
moisi, cette liron...
M m * Lamoor trempa sa briodhe, et «ans la regar-
der, avec son radotement de vieille femme aimant
entendre autour d'elle le bruit de*a voix, elle disait
à travers le mâchonnement de ses bouchées :
— Après tout c'est ton affaire... Je ne te donne pas
de conseils. Ton père n'était pas toujours ce qu'on
appelle la crème des hommes. Moi aussi, j'aurais
pu avoir des raisons de le quitter. Les occasions ne
m'ont pas manqué... Dame ! une petite-rfille de
général de l'Empire... Eh bien ! je n'ai jamais eu
de regret... S*il vivait, ton père, il te dirait que j'ai
toujours été pour l'honneur.
Claudine attrapait le mot au vol et le lui ren-
voyait avec la raquette d'un éclat de rire.
— L'honneur! Ah zut ! C'est de ça que je me
bats l'œil.
Elle empoigna Marquise par les touffes de l'échiné,
la hissa à son épaule, puis à mi-voix, se parlant à
elle-même, les yeux absents :
— Non, c'est pas tout ça... J'sais pas comment
j'suis faite, mais ça ne me dit rien, le bien ou le
9614U
100 CLAUDINE LAMOUR
mal qu'on pense de moi. Il y a autre chose... Et
puis, être honnête... Je parie qu'il y a des tas de
gens qui se disent : La Claudine 1 Du joli I et qui
s'imaginent que je mène une vie de patachon...
Xanrailles lui-même, dans les commencements...
Mais oui, le soir qu'il fermait sur nous la porte de
ma loge et me poussait dans un coin en me deman-
dant : — Voyons, qui? qui? — Mais personne !
— Pas possible, il doit y avoir quelqu'un ! — Mais
non, je vous dis, je suis si béte ! » Il s'est mis à
rire : — « Ah ! elle est bien bonne, celle-là ! Et
moi, ma chère, qui croyais que vous aviez tout le
calendrier... Je vous demande bien humblement
pardon. » Ça c'était gentil. Mais voilà qu'il die pour
son cercle et crie à tout le monde : — « La Clau-
dine, vous ne savez pas ? Eh bien, il parait qu'elle
l'a toujours ! » C'est Saint-Jean qui me l'a répété.
Et comme il faisait une tête et me demandait, lui
aussi, si c'était vrai, je lui ai ri au nez : — « Mais
oui, mon petit, et même que ça ne me démange pas
du tout. »
Elle restait ensuite un long temps à voluptueuse-
ment rouler la tête dans les longues soies chaudes
de la chatte.
CLAUDINE LAMOUU 10i
XII
Chantavène maintenant arrivait deux fois le jour lui
plaquer ses accompagnements en des recommen-
cements de la même mesure, des reprises coup sur
coup du motif de la chanson. Pendant des heures,
elle filigranait l'arabesque d'un détail, s'arrêtait au
polissage d'une facette. Mais sa mauvaise humeur
d'artiste toujours se butait contre la pauvreté à
son gré de la réussite. Elle se mettait à trépigner,
battait le professeur de ses mains coléreuses.
— Ah ! vous, Chantavène ! Vous n'êtes bon qu'à
chaudronner pour les Saint-Claire...
— Mais, mademoiselle, c'est pourtant bien la
note. Je ne joue que ce qui est écrit.
— La note ? Mais elle n'est pas sur le papier, la
note ! Elle est là, dans mon gosier... Là, là, répé-
tait-elle en ouvrant très large la bouche et lui mon-
trant le rose de sa luette. C'est moi le papier à
musique !
Quand enfin, de l'essai à l'infini de ses nuances
de voix, de cette distillation graduée de l'effet,
l'intonation juste sortait, c'était, autour de la nuque
d'oiseau malade de Chantavène, autour de l'envo-
lement de ses filasses en freluches, la gesticulation
en coup de vent dont elle secouait sur lui sa joie.
6*
103 CLAUDINE LAMOUR
— Vous êtes un ange, mon petit Chantavène...
Je vais vous embrasser pour la peine.
Et, en le renvoyant, elle lui fourrait dans les
poches, pour les petites Chantavène, des pralines
qu'elle prenait à poignées aux cornets de la che-
minée.
Les derniers jours amenaient la fatigue et le 'bri-
sement de son corps pour ses stations prolongées
devant la psyché où, maintenant, en un apprentis-
sage laborieux, elle se mettait à guetter f éveil de la
mimique et de l'attitude.
Saint-Glaire et ht Touque 4m surprenaient une
après-midi, si lasse de son piétinement à la mèmre
place que, pour.se désengourdir, elle avait fini par
se poser sur une seule jambe, l'autre relevée très
haut sous ses jupes, dans le ^ilhouettement d'une
cigogne perchée au bord d'une eau.
La Touque, très douée., mais paresseuse, se fiant
à la nature, s'émerveilla :
— Cette Lamour ! Quelle Metteuse ! Jamais con-
tente ! Elle voudrait faire tenir la tour Eiffel dans
une allumette 1
Et se campant, les poings aux hanches:
— Vois- tu, ma petite, j'ai commencé comme toi...
Je piochais mes rôles, j'en devenais bleue... Puis
un jour ça m'a passé... Merci, que je me suis dit,
pour ce qu'y comprennent ces muffles ! Et comme
ça, à présent, j'entre en scène, le &ouiflear meeouf-
fle, je leur fais ma petite grimace... Et ça n'en va
CLAUDINE LAMOUR 103
pas plus mal... Et pois, à quoi bon? Ce qu'il leur
faut aujourd'hui, c'est des rôles de peau, leur mon-
trer des cuieses... Tkns, Bibi, pas? Eh bien, ma
obère, depuis qu'elle -fait l'autruche dans la ma-
chine du CMtelet, toute nue dans son maillot, avec
son bouquet de plumes au croupion, la recette
monte... Et tu sais si elle est cruche, celle-là... Mais
elle est très bien en tutu... C'est l'auteur, «Charmette,
qui a eu l'idée. La 'pièce n'allait pas... Alors il lui a
fait wn pôle d'autruche.
— Hfoi, dit Sairït-*Glaire avec l'ennui de la voix
qui, chez cette chanteuse plastique, s'accompagnait
de l'ennui du geste, je fais du fleuret pendant «trois
jours pour me dérouiller... Puis came vient au bout
des mains, tout naturellement... Je n'ai pas besoin
de chercher.
Bien qu'elfe passât pour bote, l'artiste, dans la
petite secousse des choses de son -métier, sortait une
minute de son apathie d'esprit, trouvait ee mot :
— Oui, tes gestes sortent de moi comme des idées.
— Môme que, dans votre partie, elles «ont sur-
tout là, vos idées, souligna de la perfidie d'un sou-
rire le dédain de ia Touque pour toutes les musi-
ques.
Le dédain de Saint-Claire, du haut de sa grande
figure maigre, se dectila supérieur ; son œil froid
vira bous 4a saillie do son front entêté de chè-
vre ; elle redevint la princesse de ses rôles, négli-
gemment laissa tomber:
104 CLAUDINE LAMOUR
— Oh ! vous et moi, c'est autre chose, mademoi-
selle.
C'était, chaque fois qu'elles se rencontraient chez
Claudine, la vieille querelle des genres, l'antinomie
et la contradiction de Fart noble et des rythmes
lyriques avec le drame familier, l'embourgeoi-
sement de l'idéal à fanfares et à panaches dans
les formes de la vie usuelle. La métempsycose des
reines et des déesses en cette descendante d'une fa-
mille de concierges de Lyon, en cette étrange image
ressuscitée des mortelles langueurs d'une impéra-
trice de Byzance, s'aheurtait à la roture des rôles
en sabots, à toute la plèbe d'art qu'incarnait le co-
mique de la Touque allant de la drôlerie bourrue
des servantes de Molière aux coups de gueule des
marmites de Méténier.
Et, dans l'antipodie des expressions de leur art à
toutes deux, qui finissait par leur inspirer une mu-
tuelle antipathie, elles devenaient véritablement la
dispute des rangs et la guerre des castes d'une
femme élevée sur Je trône et d'une chiffonnière
de Clichy hérissée en ses orgueils de prolétaire.
Claudine, qui n'aimait pas ébruiter ses créations
en les jouant devant les femmes de son métier,
avait cessé la petite représentation de sa chanson
qu'elle se donnait à elle-même devant la glace.
Mais, sitôt Saint-Glaire et la Touque parties, elle
faisait monter la concierge, appelait sa mère et La
Pipe, et, comme devant un vrai public, se ôlyiant à
CLAUDINE LAMOUR 105
un miroitement de toutes les facettes du rôle, elle
leur jouait l'inédit de cette Nicette qui, dans trois
jours, allait faire accourir Paris.
C'était, après ses mises au point, l'épreuve à la-
quelle habituellement elle avait recours, se corri-
geant d'après les impressions qu'elle éveillait, s'en
rapportant, pour juger de l'effet, & la fraîcheur du
sens chez ces esprits de peuple tout de suite pris par
la sincérité des intentions.
La Pipe, sensible, d'un cœur de bon chien, san-
glota sur la netteté de l'imitation qui lui restitua le
vrai de la vie d'une pauvre sœur de misère, d'une
serve des campagnes perdue dans les abandons de
la capitale. La concierge se passa le coin de son ta
blier sur les yeux.
— Mâtin, mademoiselle... Ah ! mâtin ! mâtin 1
Faudrait avoir les sangs gelés pour ne pas pleurer à
vous entendre.
— Alors, ça vous plaît ?
Elle recommençait pour Rosarès, qui arrivait la
voir au moment où la concierge s'en allait. Il l'écouta
religieusement, et quand elle eut fini :
— Mais, dit-il en souriant, c'est le comble de la
stupidité. Oui, c'est parfaitement cela. C'est tout à
fait ce qu'il faut à la stupidité du peuple souverain.
Tout y est, l'appel à une petite émotion à fleur de
peau, l'hypocrisie du sentiment qui chatouille la
fibre... la maman... la vache... Les filles qui ont du
sang de servante dans les veines, les beaux mes-
1C6 CLAUDINE LAM0UB
sieurs dont les mères se sont oubliées avec leurs pa-
lefreniers vont joliment palpiter. CFest d'une dépra-
vation honnête et humanitaire. L-humanitarisme !
la grande folie des sociétés pourries, le baka 4e lait
où se rafraîchit l'ulcère des âmes !
— Seulement, reprit-il sérieusement après «'être
amusé d« dépit de Claudine pour cette douche dont
il réfrigérait sa fod <d'wtiate, seulement irotre ait à
vous y met du génie... Oui, ma chère, tous iferiez
croire au tgénie de cet imbécile de Lorge.
— Ah I viwia, Véoria-t-ielle, je vous hais... d'est
hien la dernière fois que vous me prendrez à vons
dire âmes machines.
Rosarès sHnclina du grand air cérémonieux qui
autour de lui attardait le souvenir des anciens
hommes de cour.
— Vous «niiez grand tort, princesse. Vous n'avez
pas de plus fervent admirateur... Je vous admire
jusqu'à la passion, ajouta-4-il en insistant sur le
mot et loi donnant la signification et l'ambiguïté
d'un sentiment qui touchait à l'amour.
Elle l'enveloppa dans un plissement de ses pau-
pières, sembla l'imprimer sur la malice et la curio-
sité de sa prunelle, et, se prenant à rire :
— Vous avez une espèce d'Âme à vous, Hosarès.
— J'en ai même plusieurs, je vous jure, sans
savoir laquelle est la vraie, dit-»il en riant aussi.
L'effet, à la répétition du lendemain aux Folies,
se modifia. L'émotion des larmes, eaeroée sur «en
CLAUDINE LAMODR 107
public em miniature de la veille, divergea à an plai-
sir aigu pour la multiplicité efc la rareté des nuances
qui variaient et animaient les tableaux vivants delà
chanson. Il y avait) là Poiron», Laqvem» Duorotois,
Rolliont, Fàuchard, les gros bonnets de la critique.
La Bourdeille, en tournée pour ses champagnes*
avait pris* l'express et arrivait aussi l'entendre, tout
ronflant d'enthousiasme* d'une gaieté turbulente de*
maquignon pour la grosse fin de saison qu'allait lui'
faire la «> dernière » de* Lasnour. Celui-là, dans le
bruit de gros sous du claquement de ses- battoir»,
dans tes salves d'applaudissement^dont il cherchait
à allumer la critique sur ses gardes* simulait à lui
tout seul les fièvres et les délires d'une salle. Ce fut,
an contraire, chez? Rollion, Ducroteis et' les autres
lundistes, un murmure discret, l'émouBtillement dé-
licat d'un public difficile et blasé.
Poiron, dans tes coulisses, vint lui apprendre son
succès:
— Tu saiB, ça y est, ils sont empoignés.
— Mais pas du tout... Crois-tu que je» ne me rende
pas compte... lis sont restés- empaillés.
Elle se dépitait en artiste habituée aux foules,
mal à Taise devant le silence dissimulateur et ré-
colligé d'un petit auditoire augurai.
— Oui, même Rollion, qui' m'a fait un si bel ar-
ticle, même Ducrotois, qui est venu* me voir l'autre
semaine... tous des lâcheurs! Ah! si je faisais
comme les autres, si j'acceptais de coucher avec !...
108 CLAUDINE LAMOUR
Tien», Rollion, par exemple... Eh bien, il les prend
dès le Conservatoire; il y en a plus de cinq cents
qu'il a déflorées. C'est la Touque qui me l'a dit.
— Oui, des filles comme la Touque, je ne dis
pas... Mais la Touque, ma chère, c'est le chemin
de fer de ceinture P
Elle ne se rendait pas, convaincue d'une brigue
où les journaux se liguaient, criant qu'après tout
elle s'en fichait, qu'elle aurait pour elle le public ;
et elle se jetait dans un fiacre dont elle baissait les
stores, toute à son enragement, rentrait se mettre
au lit brisée, malade de tête et de corps, disant à
La Pipe qui lui apportait de la tisane :
— Ah l ma petite, si tu avais vu quelles sales
têtes... Moi, vois-tu, il me faut des âmes de bonne
bête comme toi.
Elle se dépita, sentit naître une rancune pour son
endosmose de la Nicette, comme pour la trahison
d'une amie. A travers le désintérêt et déjà l'ennui
pour le secret divulgué de l'enfantement, maintenant
que la création se mettait à vivre en dehors d'elle,
elle subissait le recommencement plus âpre de ses
doutes, la peur de n'avoir mis au monde qu'un
avorton. Toute certitude s'en alla, elle ne sut plus ce
qu'elle avait fait. L'image s'obscurcit, s'émoussa,
nébuleuse, ainsi que dans un recul du passé. La
crise retardée, la crise de l'affaiblissement de ses
nerfs et de l'indolence de sa volonté, après le sur-
mènement de la mise au point, uniquement laissa
CLAUDINE LAMOUE 109
subsister la sensation d'an grand vide, d'an peu de
sa propre mort.
Elle pensa à Rosaires, à Poiron. S'ils avaient été
là, ils l'auraient remontée. Hais personne ne savait
où perchait cet énigmatique Rosarès, ce prince d'un
territoire de mystère et de ténèbres, et pour Poi-
ron... Elle appela La Pipe :
— Prends un sapin et cours à Y Américain. C'est
son heure de l'absinthe... Dis-lui que je l'attends,
que j'ai besoin de le voir, que je me meurs... Et s'il
n'est pas là, va à son atelier... Mais ramène-le, il
faut que je le voie.
La fille, au bout d'une heure de galopées en fia-
cre, rentrait. Elle était allée partout, elle n'avait pu
mettre la main sur Poiron.
Elle trouva Claudine endormie, toute raide dans
son lit. M ma Lamour connaissait ces grands som-
meils exténués qui finissaient ses défaillances. Les
chambres alors autour faisaient silence ; on amor-
tissait d'un tampon de papier le claquement du
timbre.
La chanteuse, après une nuit de bonne paix ,
se réveilla le lendemain légère, heureuse, rafrai-
chie,n'ayant plus que le désir et la passion de ce
public auquel elle allait se donner.
110 CLAUDINB LÀMOUB
xni
Aux émois d'une première devant use salle de
tous les mondes de Paris, jaillit l'imprévu d'onze
figuline évoquant sou» sa fine roralité et ses accent
de nature le caprice fleuri de l'aimable paetonre des
Saxes. Ckudiae, sous un nuage de robe vert d'eau
qui aérisait sa silhouette, Iw donnait le frémissement
long d'une libellule, apparut la féed'illusion et l'ab-
solue artiste qni r d'un thème insignifiant, du ba-
nal clavier d'une chanson de café-concert, savait ti-
rer les complexes modulations de la vie.
Un exquis pastel se révéla, un frais décor enso-
leillé de plein air, tamisé du gris des mélancolies, à
travers un avoine d'humble cœur virginal. L'Mylleen
sabots derrière la haie, la vision de paix et d'harmonie
d'abord régnait. C'était le guilleri du moineau dans
le verger, le rire du ruisseau sous les mousse», la
folie des feuilléesen amour. Puis l'air se mouillait,
une larme voilait le paysage, et des notée basses,
comme dans la peine d'un cœur (fui s'écoute, des
notes frileuses d'oiseau battu par l'hiver laissaient
mourir la chanson.
Cette voix de Claudine, spéciale, artificielle, toute
grêle et fêlée par moments, eut des rires et des
pleurs, 8 entrecoupa de sensibilité et d'ironie, fut la
CLADDÎNB LAMOUR 111
grave musique d'un chant de bassoff soulignant un
vieux lied dfes Pardons et que moque Faaide flûtet.
Sa mimique; en gestes* brefs, aussi varia, se ruralisa.
Seuls, la mutinerie et l'endiafeienient do petit toupet,
en la morphose #art, resta l'habituelle Claudine,
comme si avec son air gavroche, sa drôlerie de
houppe de downeese, B rechigna*à la sentimen-
talité de la chanson.
Toute la salle s-'éleetris»» l'aedatiM quatre fois,
debout, lee mains moulinantes, parmr Fenvél des
bouquets venant s'écraser à ses pieds. Xanrailles loi
faisait passe? une corbeille de chez Labrousee, une
ûligranure éblouissante d'orchidées e» spires sensi-
bles et comme animales. Une gerbe de Pfeffein lui
arrivait par le chef d*o*chest*e. Poiron et Laquem
lui jetaient pour cent sous de noees achetées aux
cbarodes. marchandes die la rue. Et, en s'en allant,
elle était obligée de tes emporter à brassées, tonte
dispaume dans l'ample» et lackrtéde-^cerftoraisons
comme un printemps. Mais des jonchées encom-
braient la scène, un garçon de théâtre, à qull'on
faisait une entrée, ensuite tes ramassait.
Elle rentrait, tombait dan» le» bras de Lorge,
rearoée jusqu'au» larmes, souriant les yeux hwmi des
à La BonrdeiUe, tendant les main* aux: premiers
qui arrivaient la féliciter. A travera unextoueeur de
brisement, use langueur presque voluptueuse, elle
leur disait :
— Non, vrai, je n'ai jamais eu ia frousse comme ça.
112 CLAUDINE LAHOCB
— Grande bête I fit Poiron.
— Oui, je sais... Que veux-tu? Je pensais que ça
ne serait pas sorti. Ah ! oui, qu'on est béte I
Elle appelait l'habilleuse.
— Vite, ma petite madame Jean, j'ai un creux à
l'estomac. .
— Eh bien ! ma chère, dit Xanrailles, il ne tient
qu'à vous,..
Et désignant Lorge, Laquem et Poiron :
— Si vous voulez,nou8 souperons avec ces mes-
sieurs à la Maison Dorée.
— Mais non... Mais non... Maman qui m'attend
avec ses dix sous de mortadelle...
Il insista :
— Donnez-moi un mot, je vais le remettre à un
cocher qui le portera.
— Alors, c'est donc vrai ?... Eh bien, nous allons
faire la fête... Vous savez, vous autres? Xanrailles
nous emmène souper. . . Je me paie un plumet ce soir. . .
Et un fameux I
Et, dans la griserie qui lui battait la tête, redeve-
nue la petite Claudine de la folle joie des débuts, elle
riait, battait des mains, tournait sur elle-même, d'un
vibrement de longue mouche dont les ailes semblaient
friseler aux légers et lumineux tissus de sa robe.
M 09 Jean lui souffla à l'oreille :
— Dites donc, mademoiselle, les bouquets... La
fleuriste est là qui vous les reprendrait pour un
louis... Dame ! c'est payé !
"\
CLAUDINE LAMOUE 113
XIV
A vec sa rondeur de brave homme parlant ses
idées sans fioritures, leur conférant dans la hâte de
récriture quelque chose du geste de ses bras courts
aux mains carrées et velues,le gros Rollion se laissait
aller, dans son feuilleton du lundi, à la franchise
du plaisir qu'après quarante ans de métier son
esprit sans hlasement goûtait encore.
— « Moi, vous savez, je ne regarde pas au genre.
Je suis comme le public, je demande à être amusé
et, si Ton m'amuse, je le dis. Èh bien I la dernière
création de M lla Lamour m'a fait passer un soir
tout à fait agréable. Hé ! sans doute, ce n'est pas
la diction de M mi Agar... Quand j'étais petit, il
m'est, arrivé de passer mes vacances à la campagne,
chez les paysans ; de vieilles femmes chantaient à
leur rouet. Certainement, elles n'avaient pas été au
Conservatoire : M Ue Lamour non plus ; et il m'est re-
venu, en l'écoutant, le souvenir des vieilles gens à
la voix traînante, chantant dans l'âtre. Mais vous
saisissez tout de suite la différence : ce qui est ins-
tinct chez les gens de campague est chez elle un
114 CLAUDINE LAMOUR
art parfait, très appris, très su, un art où il y a au-
tant de sa tête que de son cœur. »
Ducrotois, en son style cubique, avec sa gravité
d'ancien pion, regrettait l'engouement du public
pour un genre de littérature sans dignité. « Mais,
ajoutait-il, Claudine Lamour, dans sa dernière créa-
tion, vient de le réhabiliter. A force de délicatesse et
de mesure elle a su releverla trivialité du sujet. »
— Non vrai, sonrt-ils assez pompiers! gfiécria Poi-
ron qui parcourait les journaux en tas sur la table.
La trivialité du sujet ! C'eat crevant !
Il continuait la lecture de Farticle du pondéreux
critique.
— Tiens, un mot... « Mademoiselle Lamour a
montré qu'elle savait s'encanailler avec distinc-
tion. » Ducrotois se décrotte, mais ce crottin-là
n'est pas de son écurie.
Il ouvrit Y Opinion :
— Fargueâ... un poète qui met des papillotes
à sa prose... Celui-là au moins n'est pas toujours
un imbécile.
Et, du bredouillement précipité d'une lecture à
mi-voix, sautant aux dernières lignes : *
«Claudine Lamour a créé un. genre notmean»
Nous avons avee sa chanson la vtraie humoriste fia--
de-siècle. »
Le nez de Poiron titilla.
CLAUDINE LAHOUB 115
— Pas mal, le Fargtreil... Eh bien, Claadi&ette,
te voilà baptisée. C'est peut-être encore ça qui res-
tera de tout ce fatras... Et les jeunes, les trapézistes
de lafô-o-oorme, qu'est- oe qu'ils disent ?
Il brassait les encres fraîches du matin, cueillait
dans l'amas des quotidiens une revue lilas.
« Son genre, c'est, parmi les cocasseries de
pitres, les caricatures stupides des bouibouis, une
fraîcheur et une simplicité de nature, le fredon
d'un moineau de Paris évadé vers les chaumes, un
rien de la rigolade des canotières de la Grande-Jatte
à travers le murmure assoupi d'une berceuse, le
clair des dents du rire de la faubourienne sous le
brillant humide d'une larme de petite sœur de cha-
rité. Oui, cela, et l'aristocratie d'une grande dame
de Fart, d'une princesse de la diction, avec la
mutinerie éveillée de la petite chanteuse des car-
refours... Ce genre de la Claudine ? Une naïveté
délicieusement roublarde, de l'acquis et de la spon-
tanéité, la ressouvenance par moment, on dirait,
des vieilles chansons de peuple au ronflement
des navettes, des paysages chantés, très doux
et lointains et qui, parmi le frisson des feuillages,
à travers une voix d'un autre âge, vous reviennent
pincer les nerfs. »
— Épatant, ta presse ! s'émerveilla Poiron.
116 CLAUDINE LAMOUB
Claudine le regardait avec l'interrogation de ses
yeux ingénus.
— Vrai, ça y est ? Tu n'inventes pas ? C'est que,
vois-tu, je ne sais pas comment ils font pour voir
tout ça dans mes chansons.
-~ Laisse donc... Tu es le ruisselet où ils pèchent
aux métaphores. Mais ça t'est bien égal, pas vrai,
qu'ils s'admirent à travers toi... Tout cela moud du
bruit autour de ton nom... Leur lyrisme souffle du
vent dans tes voiles.
Elle ne l'écoutait plus, et d'un fin plissement des
paupières, avec le brasillement à la prunelle d'une
minute d'adulation pour sa gloire d'étoile, elle
s'adonisait sincèrement dans la glace.
— Ah ! mon petit toupet ! te voilà devenu
grand t Qui aurait cru ?
Puis, se reprenaut au sérieux des corvées de sa
vie d'artiste :
— Dis donc, Poiron... tu serais bien aimable de
passer me commander quelques cents de cartes... Je
leur mettrai dessus un mot gentil.
Mais tout de suite après, elle lui jetait de sa voix
de blague :
— Vrai ! Ce qu'elles doivent être toutes furieuses
après moi !
Cette colère des camarades l'amusait, elle était
secouée du crépitement d'une traînée de petits
rires qui lui pouffaient des joues et où elle voyait se
lever Tenragement des télés, le pli mauvais des bon-
CLAUDINE LAMOUB 117
ches, le méprisant sursaut des épaules dont elles
avaient l'air de dire : Cette L amour !
— Oui, oui, cette Lamour... Et elle vous en fera
voir bien d'autres, tas de chipies !
Une délicieuse fatuité s'éveilla ; elle subit le léger
tournement de tôte de l'idole fêtée, grisée d'accla-
mations. Et, se laissant tomber en un fauteuil, avec
la caresse de ses doigts à l'illusion d'un front lourd
encore du poids de la création, elle flûta languis-
samment :
— Je suis lasse... Ah ! Poiron, tune sais pas, toi,
ce que c'est que se tirer tout un monde du cerveau!
Poiron, bourru, la rabrouia d'un haussement
d'épaules :
— Mais bougre de petite bête, je crois, ma pa-
role, que tu te gobes !
Du coin de l'œil elle le regarda étonnée, un peu
dépitée pour ce mot qui l'arrachait à sa pose de
petite reine. Elle se rappela l'impertinence de cer-
tains sourires du mystérieux Rosarès :
— Oh ! toi, tu es comme mon prince... Pas
moyen de se monter le bourrichon avec vous au-
tres I
— Tant mieux, ça t'oblige à être une fille d'es-
prit, mon petit.
118 CLAUDIA LÀM0UB
XV
De traies les écritures à propos de son dernier «ac-
cès il neetait, comme l'avait pressenti Boiron, le
mot de Fargueil. Et ce mot, à travers les adu-
lations de Paris autour de la vogue de ses pom-
pées, faisait fortune, prenait la. conosinnee brève
d'une formule résumant le genre de talent delà
chanteuse.
Des journaux la clichèrent humoriste fin-de-iiè-
cle ; elle se cristallisa dans le momentané et l'artifi-
ciel de cette forme d'art qu'elle mettait, à la mode
et dont s'énwusiilla le iJasonent de lasalaeité pari-
sienne. C'était, additionnée d'un condiment de Ma»
gue, épicée d'un léger eaïenne, la dose émotion-
nelle qui, sur l'émouissement du eapiice d'un vient
public, opère comme de stimulantes cantharides,
cette nuance de libertinage sentimental qui éitéthîse
les satiétés d'un peu de la passion des vieillards
pour les filles doucemeat pleurantes sous les
épreintes de leur désir.
— Ensuite, disait Rosarès à Claudine, il n'y a
plus que les cirques, le sang des chrétiens sous la
dent des lions, le pantellement rouge des chairs et
l'horreur vraiment divine, la jouissance diabolique
CLAUDINE LAMOUR 119
de se repaître des massacres sur lesquels on est
obligé de s'attendrir. Oui, nia chère Claudine, c'est
vers cela que nous allons.
— fit, ajouta-t-il avec le mépris froid de ses yeux,
c'est vous antres, les petites Circés qui, d'un geste
gentil de bergère à houlette menant des moutons,
fierez entrer les lions dans l'arène.
XVI
— Alors, c'est donc vrai ?
— Quoi ? fit Lorge au-devant de qui, un journal
au poing, elle se jetait, avec la petite colère de son
toupet jaune trémulant de gingaois.
— Mais lisez donc... là... là...
Et du plat de la main frappant l'entrefilet du
Quotidien qu'elle lui mettait sous le nez, elle regar-
dait converger, de derrière le miroitement du bino*
cle, ses gros yeux de myope vers l'imprimé.
— Eh bien, mais, dit-il après avoir lu, je le sa-
vais*..
— Ah ! du moment que vous le prenez ainsi !
— Dame ! écoutez donc... C'était inévitable. Vé-
delet est un cochon, tout le monde sait ça... Il m'a
pigé mon genre ; tonte sa vie il a démarqué le linge
dits autres.
J20 CLAUDINE IAMOUtt
Claudine haussa les épaules.
— Mais non, il ne s'agit pas de Védelet... Mais
lisez donc jusqu'au bout... Cette Bluette Canon qui
se met à m'imiter I Et à qui on fait un succès pour
un genre que j'ai créé !
— Eh bien, et moi ? répliqua Lorge, gourmé. Ah
ça ! je ne compte donc pour rien, moi?... Il me
semble pourtant que votre succès dans notre der-
nière me revient bien un peu, à moi aussi.
Elle connaissait sa vanité, rusa :
— Est-il béte ! On ne peut plus rien lui dire !
Et l'amadouant de la câline rie d'un sourire :
— Mais oui, mais oui, Védelet est un cochon,
mais j'ai bien le droit, quand je trouve la main
d'une Bluette Canon dans mes poches, de la trou-
ver raide.
Lorge se détendit. '
— Tenez, voulez-vous que je vous dise, ma pe-
tite Lamour ? Nous faisons école ! Mais vous savez,
il y a entre Canon et vous la même différence qu'il
y a entre moi et Védelet... Un garçon que j'ai
nourri du surplus de mes dèches ! à qui je passais
mes vieilles bottes ! A présent, il me vole mes chan-
sons... Et il n'y a pas un article du Code pour ces
chiperies-là l
Elle relut :
« La charmante divette Bluette Canon vient d'ob-
tenir à l'Eldorado, avec la Fille aux Qk$ 9 la der-
CLAUDINE LAMOUR 121
nière chanson de Jean Védelet, un succès qui fait
pâlir un peu l'étoile de la Claudine... »
— Un peu... Ah ! heureusement i Merci/ mon
Dieu 1
Cette gouaillerie, elle la lançait du bout du mé-
pris de ses lèvres ; et, tout de suite après, déchirant
le journal et en pétrissant les morceaux, elle ren-
voyait en boule rouler sous la table,
— Ah 1 tenez, voilà le cas que je fais de leurs sa-
letés I
Lorge ne lâchait pas sa rancune contre Védelet.
— C'est lui qui aura fait passer l'article. Ils sont
ensemble, avec Cendron, comme cul et chemise...
Après tout, il lui doit bien ça, à Bluette... Voilà
trois mois qu'il mange à sa gamelle. 11 n'est pas dé-
goûté, Védelet.
— Mais alors, c'est donc une punaise de bidet 1
s'indigna Claudine en mettant dans le ton de cette
injure toute la rage qu'elle se sentait contre la
chanteuse qui se payait les services de ce laquais de
lettres.
Lorge s'amusa du mot. Puis, abattant ses verres
et les polissant avec son mouchoir :
— Dites donc, Claudine..* Vous ne savez pas
pourquoi je venais ?
— Tout ce que voulez, mon petit ; mais pas de
chanson nouvelle.,. Non, je suis trop éreintée, je ne
pourrais pas...
122 CLAUDINE I&UOUR
— Mais non*.. C'est Gérardi, du Casino, qui
m'envoie... Il voudrait vous Avoir pour la rentrée,
il vous paierait le Pérou.
— Mais j'ai à peu près promis à La Bourdeille...
Lorge, en froid avec les Folies qui lésinaient sur
ses droits, se monta.
— Laisses donc... La Bourdeille 1 Est-ce que ça
compte, une parole à La Bourdeille ! Mais vous ne
savez donc pas quel homme c'est ? Vous ne savez
donc pas ce qu'il faisait pendant la guerre ?... 11
avait monté une petite affaire, oui, avec trois'gre-
dins de son acabit... Et cette petite affaire, Je vous
la donne en mille... U arrachait aux morts et aux
blessés leurs dents, nom de Dieu! Vous m'entendez
bien... Et ces dente de Français pêle-mêle et de
Prussiens, il les revendait par centaines de mille à
l'Amérique !
— Même que depuis ce temps, reprenait Lorge
gravement après une pause où, tout secoué de fu-
reur, il parut savourer la stupéfaction de Claudine,
le commerce des dents ne va plus... Ça a fini par
devenir d'un bon marché ridicule... Je te crois, il
les envoyait là-bas par flottes ! Ah oui, on le con-
naît, votre La Bourdeille ï... Affilié à la sûreté par
là-dessus 1.., Son b.... vit de la retape des filles qui
viennent chez lui faire des hommes, pas vrai ?...
Eh bien ! tout le monde sait ça, c'est lui qui les si-
gnale au bureau des mœurs et les fait foutre en
cartes I
CLAUDINE LAMODR 123
— Ah, mais, c'est dégoûtant 1
Et sur cette parole proférée négligemment, elle
se mettait à réfléchir en se passant sur le front le
chatouillement songeur d'un doigt.
— Dites doac, Lorge».. Le Pérou, de Gérardi, à
combien que ça monterait bien ?
— 11 ne m'a riea dit... Mais là, s'il vous donnait
trois cents du cachet, hein ? Ça serait un petit peu
mieux que les cent halles de eette crapule de La
Bourdeille.
Elle. le contempla, ahurie, secouée par l'éaormité
de la somme.
— Trois cents L.. Mon petit Large, je quitte La
Bourdeille.
— Eh bien I C'est dit, je passerai voir Gtérajdi...
Et pour le reste, il viendra, vous arrangerez cela
ensemble.
La porte du palier battit, ils entendirent des voix.
M me Lamour apparut avec un air de mystère.
— Tieiis, c'est vousLorge?... Vous dérangez donc
pas... Dis donc, Claudine, La Bourdeille est là...
J'étais chez la concierge quand il a passé devant la
loge... Tiens, je me dis, qu'est-ce qu'il nous veut,
ce particulàer4à ? Je lui cours après, il était déjà
sur le palier... Tiens, qu'il me dit, c'est cette chère
bonne madame Lamour... J'aurais un mot très
pressant à dire à notre grande artiste... Alors, voilà,
je viens te dire...
Loi ge mit un doigt sur sa bouche.
124 CLAUDINE LAMOUR
— Pas un mot...
— Pour qui me prenez- vous, mon petit? Mais là,
vrai, ça m'embête de lui dire, à cet homme...
— Ah ! ouatte !
Elle avait un petit mouvement d'épaules décidé et
allait ouvrir elle-même à La Bourdeille qui, très
rond, soufflant et s'épongeant avec son mouchoir,
un gros rire à sa trogne lippue, se coulait en biais
par la porte, subitement se pinçait les lèvres en
apercevant Lorge.
— Tiens, Lorge!... Ah! sapristi!... En voilà
une veine 1
Tous deux se serrèrent les mains avec effusion.
— Mais oui, reprenait La Bourdeille, j'allais jus-
tement passer chez vous...
Et lui bourrant l'estomac :
— Vous savez, c'est entendu... J'augmente vos
droits... Seulement, là, vrai, pour un ami, vous
m'assassinez...
— Hein ! vous l'entendez ! fit Lorge en se tour-
nant vers Claudine.
— Oui, c'est comme je dis... Mais que voulez-
vous? Je suis dans un de mes bons jours, je deviens
prodigue en vieillissant... Mes enfants finiront par
me coller un conseil judiciaire... Tenez, ma petite
Lamour, je venais vous, parler de votre réengage-
ment... Je ne veux plus compter avec vous, ce sera
cent cinquante francs... Hein? Que dites-vous de
papa La Bourdeille?
CLAUDINE LAMOUR 125
Il chercha dans la poche de son veston :
— J'ai là du papier... Nous allons signer,
Lorge recula d'un pas en fredonnant, comme pour
paraître s'étranger du marché ; mais virant sur ses
talons, tout à coup il regardait Claudine d'agui-
gnettes. Elle toussa, hocha la tête, prit un air froid :
— Ecoutez, La Bourdeille, je voudrais bien...
Mais on me propose mieux que ça.
— Àh ! oui, s'écria le gros homme en marchant
avec de grands gestes par la chambre... Gérardi,
pas vrai ? Eh bien ? je le savais, on me l'a dit tout à
l'heure sur le boulevard. Mais Gérardi promettrait
la lune ! Est-ce que sa commandite existe seule-
ment?
Il arrivait lui prendre les mains et d'une voix qui
jouait l'émotion, avec le battement rapide de ses
lourdes paupières sur le cramoisi des joues :
— Voyons, mon petit, vous n'allez pas oublier
tout ce que j'ai fait pour vous, hein? Il n'y a per-
sonne dans Paris pour vous avoir des salles comme
aux Folies. Et mes affiches ! Est-ce que j'ai jamais
regardé à l'argent avec vous ? Je sais bien, on dit
que je suis un grippe-sou... Avec les autres, possi-
ble... On fait ses affaires comme on peut. Mais je
viderais pour vous le fond de ma caisse. Voyons,
hein 1 Cent cinquante, ça va-t-il ? Mon argent à
moi n'est pas de la monnaie de singe comme l'ar-
gent de Gérardi, c'est du vrai argent... Mais, ma
chère, ce Gérardi, vous ne savez donc pas qu'il a
126 GLMJDJKB LAM0UB
sauté cinq fois déj£ 1 Vous n'auriez pas cent sous de
sa signature...
— Et voyons voyons, qu'est-ce qu'il lai promet,
Gérardi ? demandait ensuite La BourdeilLe & Lorge
avec l'effarement de ses gros caïcux apoplectiques*..
Dites, mon petit Lorge, qu'est-ce qu'il lui promet,
vous qui êtes son ami, à ûérardi ?
Lorge se défendait d'un geste.
— Oh, moi, je ne sais pas. Trois cents, quatre
cents...
— Quatre cents ! c'est faux, il en a menti.- Je
vous jure qu'il en a menti, Gérardi 1 s'exclama La
BourdeiiLe furieux, tapant ses poings dans le vide.
Je suis un vieux renard, moi, on ne m'en fait pas
accroire. MaisiLJbatladèche, votre Gérardi I Voilà
des ans qu'il joue la série à la noire 1 En retournant
toutes ses poches, il ne trouverait pas seulement
cent francs à vous donner !
Et encore une fois il prenait les mains de Clau-
dine, tendre, peloteur, son grand rire de dents blan-
ches ébrasant ses lèvres papelardes :
— Eh bien, écoutez. Je me saignerai aux quatre
veines, j'irai jusqu'à deux cents... Seize cents au
mois! Mais c'est le prix de l'Opérai... Voyons, ça
tient-il ? Alors signons.
Lorge, derrière La Bourdeille, fit de la tête un si-
gne énergique de refus. Elle espéra gagner du temps.
— Ecoutez, je ne vous promets rien, je verrai...
Oui, je réfléchirai.
CLAUDINE LAMOUR 123
Jfaîs i! insistait. Sur son masque de vieux cabot
d'affaires^ passa. la grimace d'une comédie de déso-
lation. Les coins de sa bouche remontèrent jus-
qu'aux oreilles, ses paupières titillèrent sons un pin-
cement de fausses larmes.
— Alors, vous voulez donc ma ruine ! Mais je me
suis endetté pour voua, ce n'est pas en deux ans
que je pourrais me refaire !... Hein, voyons, mon
petit, c'est-il ma ruine que vous voulez ? Faut-il
que je crève ? Non, vrai, je ne m'attendais pas à
celle-là... Six. mille francs d'affiches que je vous ai
faits J
Dans la simulation d'une passion de bonne amitié,
nn cri subitement lui venait :
— Eh bien ! je ne veux pas, je vous aime trop
pour vous laisser faire une bêtise... Ce sera deux
cent cinquante... Je vendrai mon buggy, je me met-
trai sur la paille. Hein ? ça tient-il ?
Claudine s'opiniâtra , demanda huit jours. Et il
se décidait enfin à partir, après l'offre d'une avance
d'un mois qu'il voulait régler immédiatement et
qu'elle refusait.
— Quelle canaille I s'écria Lorge quand ils se re-
trouvèrent à deux. Vous l'avez vu pleurer sa misère?
C'est toujours la même chose quand on lui demande
de l'argent... 11 pleure des larmes grosses comme
des pièces de cent sous, et ce sont souvent, ces
pièces de cent sous-là, les seules dont il vous paie...
Tenez, une fois, à dîner chez lui dans sa villa de
1S8 CLAUDINE LAMOUB
Bois-Colombes, il nous disait, à ce cochon de Véde-
let et à moi, à propos de la déconfiture de Grosnier :
« Ça ne m'étonne pas... Il n'avait pas un sou de
dettes en lâchant son théâtre... Concevez-vous ça,
pas un sou dé dettes 1 II avait payé tout son monde 1
Hé, parbleu! moi aussi, je paie... mais à petites fois,
en me faisant tirer l'oreille. Y a pas de danger qu'ils
me plantent là, mes gaillards ! je les tiens par ce
que je leur dois... »
« La Bourdeille 1 un caïman qui vous mange en
pleurant... Et cette fripouille-là, on lui connaît pour
plus d'un million d'immeubles dans Paris, raclés sur
ses champagnes et dans les métiers louches qu'il
fait... On n'en finirait pas avec les histoires sur son
compte... C'est encore lui qui se vantait à Rollion
de ne jamais coucher avec ses pensionnaires: a Voyez-
vous, un théâtre doit être tenu comme une mai-
son de joie ; sinon on se ruine, on n'a plus d'auto-
rité. Tenez, Grosnier, il les avait toutes... Oui, un
sérail... Il tenait sa comptabilité sur sa table de nuit.
Eh bien, elles l'ont nettoyé. »
— Et son râtelier, hein, vociférait Lorge en un
dernier feu de colère, vous l'avez vu ? Parbleu I il
peut s'en payer au prix qu'il a vendu ses dents de
Français I
CLAUDINE LAMOUR 139
XVII
Claudine, à quelques jours de là, traitait avec le
Casino. Gérardi lui payait trois cents francs le ca-
chet, elle s'engageait à chanter deux fois la semaine,
comme aux Folies.
Puis La Bourdeille clôturait, elle redevenait libre ;
mais des directeurs la réclamaient en province, des
tournées lui étaient offertes, elle se décidait pour
Spa, Trouville, Dinard, Aix-1 es-Bains.
Alors, dans l'appartement de la rue Blanche,
parmi la bousculade des meubles, le linge et les
robes en piles sur les tables et les chaises, tous les
tiroirs ouverts, saccagés par le fourragement des
poings de La Pipe, commença derrière le claque-
ment des portes le bourrage des valises et des mal-
les. On déjeuna sur des coins de nappes obstruées
de cartons à chapeaux, de souliers jetés à la volée,
de paquet s de chemises, avec tout juste la place
d'une assiette où, de la hâte des fourchettes, on pi-
cotait un brin de nourriture au galop. M me Lamour
fit monter le dîner d'un gargot voisin ; les repas
s'expédiaient en bouchées courtes, rapides, en coups
de dents négligents dont le mâchonnement se sau-
poudrait du nuage des poussières remuées.
ISO OLATflMNE LAMOOR
L'ancienne misère de M^Lamour, avec ses quatre
sous de nippes dans la rareté du mobilier de ses
deux chambres de la rue Lepic, lui faisait perdre la
tête parmi l'encombrement de leur richesse actuelle.
Elle s'agitait sur place, dans un démènement comi-
que de sa grosse personne, secouée d'impatience pour
des besognes qui ne s'achevaient pas et qu'elle était
obligée de recommencer, sans mémoire, oubliant
tout à coup l'objet à la recherche dïrçpieï eHè tour-
nait par les chambres, vidant les malles après les
avoir comblées, fourrant an fond des armoires 'le
tâtonnement vente éiesporags dont' ensuite elle me-
naçait La Pîpe en l'invectivant.
Claudine, très musarde, toute Mèche et découra-
gée dans le désarroi de leur ménage bohème, s'éti-
rait en de» bâiWenrents d'ennui, sans goût delà lec-
ture ni de rien, traînant de chaise en chaise, les
cheveux en cardées le long dfe dos, son saut-de-lit
passé par-dessus sa chemise. De sa vie d'autrefois,
limitée aux couraiHerres à travers Paris, avec l'ho-
rizon d'une mince échanerure de ciel entre les hauts
pans de maçonneries, du casanier de sa vie actuelle
paressant après les heures de pioche en des flemmes
anonchalies de petite parvenue, ÎW venait à présent
le désir de s^en aller, une passion voyageuse, l'attî-
rement de Finconnu des pays où il y a des monta*»
gnes et de la n»r.
Cette mer qa'eife allait enfin voir à Trouville,
cette mer des tableaux dtt Salon battant de sesêcume*
CLAUDINE LAMOUfi 131
des pilotis d*estacaiâes 9 d'eflumant en vapeurs roses
dans la couleur de coquillages des ciek, volotant en
conques joaillées, cette meriies fhangemrnta à vue
d'une féerie où une fois, avec Poiron, elle voyait,
m de» remous de dos d'hommes toisant la vague,
gondoler d'énormes toiles vertes awnnJao* le défer-
lement des hontes, surtout l'appelait, éveillait la
confuse^ perception d'une antérieure station au bord
do gris bourdonnant des lots, le mirage de l'époque
incertaine d'une autre vie où de» mélopées lentes de
berceuses, des chantonne méats de vieilles femmes de
la mer s'attristaient de 1« plainte éternelle des ma-
Et, les narines frémissantes comme an vent du
large, les paumes des mains titillées, avec le songe
des- oscillations mélodieuses de l'immense prairie ma-
rine, elle se* tourmentait d'analogies, restait étonnée
d'avoir tn«ové d'instinct, à travers l'inexpérience de
l'art de ses commencements, les lents rythmes ber-
cent?, les longues voix tratnanbesdeB bonnes aïeules
écoutant se lamenter Ba tristesse des eaux.
M B * Lamour ne se souvenait de personne des
leurs qui eût navigué ; elle se rappelait semlement
d'an parent, lun vieil homme venu à Paris et qui
toujours parlait d'unecete délai Bretagne où: son père
possédait rax bateaux de péche^ où sa. mère, les nuits
de tempête, avait tourné au cabestan.
— Qui sait ? disait Claudine, c'est peut-être cela,
mtpeu dn sang qui me vient de là... Ah 1 et aussi
132 CLAUDINE IAMOUR
cette voisine, la Bretonne, la femme du menuisier
qui avec ses dodo-l'enfant-do de nourrice de village,
berçait son poupard... Quand elle chantait ses vieux
airs avec le dodelinement de son derrière sur sa chai-
se, ça me remuait; je me disais : C'est comme du
vent qui soufflerait par la cheminée...
— Oui, — et se parlant à elle-même, à travers la
remembrance de leur ancien dénûment, elle parut
conjecturer de mystérieuses correspondances, — oui,
le hou hou triste du vent dans le froid des chambres
de pauvres.
Enfin, dans la déroute de l'appartement, les chai-
ses refoulées en tous sens, il ne régna plus que les
six grandes malles bondées jusqu'au couvercle, six
malles à coins de cuivre que Claudine un matin s'en
allait acheter avenue de l'Opéra et qu'en s'asseyant
dessus et pesant de tout leur poids, La Pipe et sa
mère parvenaient à fermer. Comme à midi, le jour
de leur départ, toutes trois brisées, échouées à un
coin de table, les yeux battus, elles grignotaient leur
dernier déjeuner, on sonna, Marthe Touque se pré-
cipita, gondolée d'essoufflement.
— Eh bien ! c'est donc vrai, tu t'en vas ? C'est La-
quem qui me l'a dit l'autre soir au Rat-Mort. Tu
comprends, je ne voulais pas te laisser partir sans
te faire mes adieux. Et comme ça tu plantes là La
Bourdeille? Tu passes au Casino? Ma chère/ tout le
monde en parle. Un potin 1
— Que que t toux? La Bourdeille voulait me
CLAUDINE LAMOUR 133
garder. Mais je suis superstitieuse, il m'a pris une
frousse ! Vois-tu, il ne fait pas bon se galvauder dans
la même boîte.
— Et dis donc, parait que tu en vas ramasser, des
ors !... T'as la veine, quoi l
— Peuh ! fit Claudine, les yeux dans son assiette,
craignant au bout de la visite une demande d'argent.
M m * Lamour avançait la terrine de foie gras.
— Vous savez, si le cœur vous en dit...
Mais la Touque refusait, éboulée sur une des
malles.
— Non, merci... Je suis dans un de mes jours, je
n'ai pas le goût à manger... Seulement, si tu avais
là une larme d'eau-de-vie... Oui, et une cigarette...
J'ai besoin de m'étourdir.
— La Pipe ! mets donc la bouteille.
Elle se versait un grand verre, le lampait en deux
traits, et, la cigarette insinuée derrière l'oreille sous
la passe de son immense capeline de paille, tout à
coup elle se mettait à crier .*
— Tu ne sais pas ce qui m'arri ve? Cette ordure de Bibi
qui me plaque, crois-tu ? Ah ! ma pauvre fille, on ne
sait plus à qui se fier... En se mettant avec moi, elle
avait pour plus de mille francs de dettes... J'ai em-
prunté partout, je lui ai trouvé quatre cents francs...
Et comme elle avait mis ses robes au clou, je l'ai
renippée... Vois-tu, c'était trop de bonheur pour moi !
Elle vida le reste de la bouteille ; ses veut, dans
la graisse malsaine des joues, s'enflammèrent.
8
134 oiAumra IAMOUR
— Noo , ta ne peux pa» savoir combien je r aimais,
cette garce-làr avec ses petits airs de singe malade.. .
J'aurais fait le truc pour la garder... Ah Hune sais
pas } toi ! Eh bien ftgure-toi, elle me trompait ; un
soir, elle est partie se remettre *we l'autre... Et, ma
chère, ee qui est pis, c'est qu'elle me volait, efle me
prenait mon argent, à mot, pour le donner et cette
gaenuche! C'est met qui eaeçoeisl Alors, tu com-
prends, il m'a pris-une colère 1 Quand elle est rentrée
an bout de trois jours, je tfni battWv.. Battue, «lui !
Je l'aurais tuée »... Et puis, elle s'est roulée, m'a
juré de ne plue recommencer..* Moi r quart on me
prend par le sentiment. «.Nous avons eu quinze bons
jours... Mais voilà qu 'avant-hier, à la éemàère du
Ghâtelet, où elle fait son autruche, die ne rentre de
nouveau pas. Et le lendemain, je reçois un petit
pouieU* liens, je Ta* là.
Elle fouillait dans la» poche de sa jupe et retirait
un papier qu'elle Usait :
a Ma petite maman »... Vrai ! ça me fend le cœur,
c'était le nom dont elle m'appelait... a Ha petite
maman, ne m'attends pas. J'ai retrouvé un ancien
type qui me met dans mes meubles. D'ailleurs, j'en
avais assez de cette vie. Il est temps pour moi de
songer à une situation sérieuse. Ainsi, pardonne-moi
et pense quelquefois à ta petite Bibi qui ne t'oubliera
jamais».. »
— Hein l Se mettre avee ua homme t fistae assez
CLAUDINE LAMOUR 13a
dégoûtant ! s'écriait- elle ensuite en chiffonnait le
papier, la moue d'un vrai dégoût à sa large bouche
élastique de comédienne, sa houche des coups de
gueule qui, à la scène, lui coupaient les joues du
serpentement d'une grosse sangsue rouge. Après tout
ce que j'avais fait pour elle I .Après l'avoir fait en-
gager comme autruche, elle qui n'est pas même
héte comme une autruche, ce qui est encore de la
bêtise sur des écbaeses ! Ah ! vrai* vrai...
Des larmes de colère et de douleur, dans son délais-
sement d'amour où elle s'égalait à la crise de passion
des sexes complémentaires,. marinaient à présent ses
petits yeux ronds comme des houles de poivre dans
une daube. Elle disait à travers des hoquets :
— Vois-tu, mon petit ce n'est pas tant la peau...
Ça, c'est la bagatelle... Mais l'amour ! On se donne,
on croit qu'on va s'aimer toujours,^ puis-., etpuis...
Elle passa la main sur la mouillure de ses joues et
d'une voix de regret qui lui montait du désenchan-
tement de toutes ses passades de tendresse :
— Moi, j'étais faite pour être sœur de charké.,.
Oui, faire de la charpie, frôler de la caresse des
mains de pauvres corps.,, ça n'empêche pas de rigoler
uupeu.
La drôlerie de cette cornette de religieuse en coup
de vent sur sa folle caboche de pe'ehé, amusa Claudine.
— Je t'assure, je te ne vois pas en béguiu.
— Va ! va ! je les aurais joliment dorlotés, mes
malades...
136 CLAUDINE IAMOUR
Et toute remuée encore de sa peine, l'entour des
yeux bouffi, elle retirait la cigarette de derrière son
oreille, l'écrasait sous son pouce mangé de nicotine,
allait à la cuisine chercher une allumette.
— Vous savez, ma belle, nous partons à trois
heures. Et voilà qu'une heure sonne... Avec vos ja-
botages...
La voix partait de la chambre voisine où M**
Lamonr se faisait serrer par La Pipe les cordons de
son corset.
— Comment ! vous êtes donc de la partie, ma
petite madame Lamour?
— Allez, je ne m'en vante pas... Si jamais nous
revenons entiers àt là-bas... Des pays de sauvages,
paraît. Mais faut bien gagner nos argents.
La Touque se leva.
— Eh bien, je fiche mon camp, j* vas tâcher de
m 'acheter une conduite, ça n'est pas trop tôt... Non,
vrai, l'amour ne me dit plus rien à présent.
Elles s'attardaient un instant dans l'antichambre
et Claudine lui demandait :
— Et toi, qu'est-ce que tu fais ?
— Oh! moi! je vais me mettre à rouler... Une
tournée... Des pannes! Ah! vois-tu, dans notre
sacré métier. . , Si seulement je pouvais mettre la main
sur un vieux monsieur seul ! Et qui me coucherait
sur son testament !
De ses larges paumes courtes aux rides de la peau
réticulées comme de la baudruche et coupées
CLAUDINE LÀMOUR 137
de l'entaillure profonde des ramuscules de l'arbre
de vie, elle frappa ses gros seins.
— Ah ! on ne sait pas ce qu'il y a sous cette
couenne... J'ai un cœur comme un tambour.
Puis, sur le seuil, reprise à sa folie:
— Mais là, tout de môme, hein, cette Bibi ? Quelle
gouape I Moi qui l'aimais comme mes petits boyaux 1
XVIII
Poiron, à l'égratignure des petites pattes de mou-
che de l'enveloppe, griffées comme de la pointe d'une
épingle, reconnaissait l'écriture de Claudine.
a Une drôle de petite ville, ce Spa, et qui a l'air
d'être peinte avec la couleur et le vernis qu'ils met-
tent à leurs bottes, une miniature joliment enlumi-
née où, tous les matins, on fait des papillotes aux
arbres, où de petits torrents lessivent des paysages
gentils, des réductions Colas de rochers, sur des
fonds de cailloux roses comme des fondants, une
nature où il fait toujours dimanche avec à toutes les
fenêtres des têtes de toutes les nations du monde.
« Ça m'a beaucoup amusée, je t'assure. Et avec
ça, un succès! Un succès à m'en faire perdre la
tète si ma petite tête, toute folle que tu la crois,
n'était pas passablement calée sur mes épaules. Je
8*
138 CLACWNE LAMOUR
trouve tous les jours dans mon courrier des poulets
de princes russes qui mettent à mes pieds leur cœur
enrichi de roubles et de diamants. Ça va me com-
pléter ma collection d'autographes.
» Xanrailles aussi est ici, il a demandé à venir
me voir à i'héteL Soi* tranquille, ee n'est pas comme
avec toi, je «tûs toujours habillée quand il vient, fit
puis, maman fait la garde, un vrai chien de berger,
car Xanrailles à présent n'est plus un assez gros
monsieur pour elle, elle s'est mise en tête que mon
homme brun a quelque part un trône, un vrai.
« Oh ! cette maman ! Figure-toi qu'elle va tous
les matins à l'église, .elle qui, à Paris, n'y allait ja-
mais ; elfe prie te bon Dieu de la faire gagner au
jeu. Et tu sais, on joue un jeu d'Infor ici! L'après-
midi, nous allons au Casino, elle m'emprunte des
pièces de cent sous qu'elle met «or le tapies elle a
gagné et perdu, perdu et g*g»é, ça lui a lait deux
ceato franee au total qu'elle a fourrés dans se* vieux
bas pour «ee petites douceurs de Parie. Moi |e
chute encore deux fols, pais je aie pour Trouviile.
C'est égaL, tu me manques bien, mon petit Poîroa...
Pourquoi ne viensntu pas ? H y a 4e bien bennes têtes
en marmelade de vieux gâtera; et ce que les petites
canes à marier dams les grands prix de vertu font ici
la retape L .. C'est affligeant peur ma vdeiile-fiilerie. »
Poiroo ensuite par les journaux apprenait son
arrivée à Binard, les pluies de bouquets et tes rap*
pels de fies triomphas d'humoriste fin-de-sièeie.
Un matin, la petite écritaœ en coup* de griffa»
lui revenait,, son joli rire Mag<ueur peohé des taches
d'eaere dont toujours elle se barbouillait les doigte
en écrivant.
« Mo» petit Boâreft» c\est<e»core moi. Je sam la
ooquehiohe des-geBStd'ici. Non, vrai, «ça prend dûs
proportions ! Je vais -être obligée de mettre mes
calottes doubles, de peur d'accident. /Quel dommage
que Dmardsoilsi petit ! Je méfierais «amener en voi-
ture chez moi le soir, et o» me deteltesait comme
SarakJ Et voilà que les dames, les grandes* s'en
mêlent ! Je ne devais chanter qu'oae fois ; elles
m'ont offert de me payer des cachets supplémen-
taires... La haronne d'Effraa.ges, surtout, une petite
vieille des contes de fées, et qui sautille sur une
canne, avec des yeux de péché mortel... Elle m'a
présentée l'autre jour à toute sa hande,. tout un
armoriai de comtesses et de marquises. Il fallait les
entendre.** « Dites donc! mademoiselle, je compte sur
vous cet hiver... » EUes veuleat toutes oa'avoirchez
elles à Paris pour leurs fêtes. J'ai fait ma Sophie,
j'étais très à l'aise, je bavardais comme une pie. Et
tu sais, les mots qui me venaient, je les ai lâchés
comme ça me venait. Ça les a beaucoup amusées.
» Maintenant, si tu veux des détails psychologi-
ques (comment ça s'écrit-il ?) je te dirai que je
commence un petit peu à m'embêter, l'idole a la
140 CLAUDINE LAMOUB
nostalgie de Paris. La mer, vois-tu, c'est très beau,
mais avec le tas de caleçons qu'on y voit, ça res-
semble trop à un lavoir public. Il faut, pour bien
en jouir, descendre dans les terres et cesser de
l'apercevoir...
« L'autre jour, avec ce croûtard de Passelecq,
comme tu l'appelles, nous avons poussé une pointe
dans les villages. Ah ! mon cher, c'est ça du vrai
peuple, des vieux repéchés des naufrages, de grands
fantômes de vieilles chantant au rouet. Je me suis
admirée à travers l'air de voix lon-lan-laire dont
elles vous chantent leurs complaintes. Mais tout de
même c'est mieux, elles ne chantent pas pour des
pièces de cent sous, celles-là ! Elles chantent comme
elles vivent et comme elles meurent. J'étais très
émue, je t'assure, j'étais chez elles comme à
l'école... Ça me fera des effets quand Lorge m'ap-
portera quelque chose.
» Et Marquise, et Marousse, et Trilby, dis, mon
petit Poiron, ne font-elles pas trop de crottes chez
toi ? Tu serais bien gentil en passant prendre des
nouvelles de Coco chez ma concierge. Nous par-
tons pour Aix dans six jours. »
» Ta vieillb Claudine. »
» P. S. — L'homme brun qui- doit m'asseoir sur
son trône, un vrai, n'a pas encore montré le bout
de son nez. Maman m'assure que ce sera pour Aix. »
CLAUDINE LAMOUE 141
XIX
— Mais, non, on n'en a jamais trop, de la cou-
leur locale. Moi, d'abord, ça Ta me monter, ça me
rappellera mes courses de là bas au pays des
aïeules... Tiens, pour cent sous ce rouet... Ah ! mon
cher, dire que depuis plus d'un siècle la toile des
berceaux et des linceuls a été filée là-dessus
au ronron des petites chansons... Où sont-elles, les
mères-grands de mon vieux rouet?
Par dessus le déballement des coffres, dans l'an-
cien désordre du départ, avec une ouate de moisis-
sure à la fermentation de la terrine de foie gra?
restée sur la table, le tourbillon du geste de ses
longs bras désigna à Poiron les emplettes de son
séjour à la mer, un raccolement de choses dépa-
reillées et vétustés, patinées de la fumée des àtres,
usées au contact d'une humanité humble, le rouet,
une saunière festonnée au couteau, an petit navire
d'ex-voto, des chandeliers en bois, un coquemar,
une lampe à bec, une mante et des coiffes de femme,
des bijoux d'argent filigrane.
— Ah ! Poiron, si«je l'avais laissée faire, elle au-
rait acheté jusqu'aux punaises ! s'écria M m * Lamour,
tassée dans son fauteuil à oreillères, les trois chattes
en boule sur ses genoux.
142 CLAUDINE LàMOUB
— Va donc, maman, on sait bien que ta n'aimes
que l'acajou, toi !
Et Claudine, sur le mépris de ce mot pour le goût
du battant neuf de sa mère, se mettait à tirer d'une
des malles une couronne de feuilles d'or, une coupe
en cristal de roche, une pendule* un-éeri» d'où .elle
sortait une branche d'églaotioe en diamants.
— Tout ça, des cadeaux ! Qu'en dis~tu,.mon petit
Poiron? Tiens, aette coupe, pas? C'est pwr un con-
cert de charité, «a coup de mer qui a**it emporté
dix hommes d'un village. J'aieha»té, le mains est
venu h l'hôtel arec ses adjoiats L~ ils pleuraient <en
me disant : « Mademoiselle, ga*dez ça en T&Që&àa-
ment deyoUfcfcoaneeeav*».*. » A Spa, les afcon-
nés m'ont donné la branche..» #mtil, beîa? Et il en
pleuvait des cadeaux jusqi*e chez, h portier de
l'hôtel... Cette: pendule, figure-toi, eh bien, je l'ai
trouvée un soir en centrant, avee «se carte où il
n'y avait que ce mot: « D'un de vos admirateurs ».
Ça m'a fait rêver-
Elle s'appuyait des «poignets à la table devant
Poiron, et, avec das petits mouvements de tête dont
elle semblait battre la mesure dft ses souveaira, les
yeux retournée aux vittos <éu voyage, elle disait
d'une voix lente :
— Ah ! mon ami, quais soi** ! Si tu «v&ispu voir
ta petite daudioe ! c'était du délire i .*. Une fois à
Air, en me touchant, ça m'est «parti, 4e la joie, du
bonheur, de Ténervement, jie ne «sais pas, et je me
CLAUDINE LAMOUB 143
set» mise à brâùre comme un veau. No», je n'en
pouvais plus, c'était bon comme une peine qui fe-
rait rire.
— Et tout 4e môme, ce que je sais conteste d'être
revenae, disait, lamioate suivante, avec l'allume-
ment d'une moite de gaieté, la soudaine Claudine
de ses farandoles d'bomear et de pensée... Non,
vrai, j>'en avais assez, ça tournait à la scie. De-
mande à maman comme je me suis peachée à la
portière en apercevant dans le soir le gaz de Paris.
J'ai agité mon mouchoir comme s'il y avait eu là,
dans tout ce noir,, des visages d'amis qui m'atten-
daient. Maman et La Pipe sont parties en avant, avec
les trois voitures de nos bagages. Et moi, j'ai voulu
rentrer à pied, j'étais éreintée, mais ça m'était bien
égal. J'ai marché devant moi, j'aspirais à plein nez
les odeurs de mon Paris. Je me disais : Même souf-
frir ici, c'est encore du bonheur. Vois-tu, Poiron,
ça ne peut pas se dire, ces choses-là !
— Oui,, fit ce Parisien endurci de Poiron. Un jour
je suis parti pour Enghien avec l'idée d'y prendre
des bains de mer. C'était Villenewe qui m'invitait à
venir passer quinze jours, chez lui,, au bord du. lac.
Eh bien ! le soir même v j£ rentrais prendre mon
absinthe à V Américain.
M°" Lamoor, engourdie de béatitude dans ses
capitons, entrouvrit une paupière.
— Poiroxihest comme moi... Si c'était pas qu'on
trouve là-bas des gens de son monde à qui qu'on
U4 CLAUDINE LAMOUR
peut causer, on n'y resterait pas vingt-quatre heu-
res.
Claudine allait prendre ses trois chattes au giron
de sa mère et, couchée de son long sur le tapis, en
travers des paquets de linge évacués des malles, les
roulait de la camaraderie de ses mains joueuses,
fourrageait leur toison de gros manchons vivants.
— Ah ! m'amourettes ! m'amourettes ! C'est fini,
on ne se quittera plus, mes mimis...
Puis ce fut l'invite d'un sourire avec lequel vive-
ment elle se dressait sur les genoux et disait à Poiron :
— Dis 1 veux-tu me mener manger une friture à
Auteuil?
XX
Son répertoire des Folies, elle l'emportait à la
réouverture du Casino.
L'androgyne silhouette moulée au collant de ses
fourreaux d'une nuance variant du vert libellule au
vert caïman des kakémonos, la drôlerie de son air
de clownesse anglaise aux nudités de chair coupées
du noir des longs gants, au front cime du petit cas-
que de flamme, tout de suite retrouvait dans le dé-
cor rouge de ce music-hall les délires des soirs de
Rochechouart.
CLAUDINE LAMOUR 145
La gène de l'inconnu d'une salle nouvelle d'abord
subsista, la troublant, la faisant entrer tonte émue»
déroutée par l'inhabituel des optiques. Mais bientôt
elle se familiarisait avec le recul de la fin des fau-
teuils sous l'ombre de la galerie, le grand trou c'air
par-dessus Pévidement de cette galerie circulaire,
les vibrations froides, les scintillements de micas et
de gel de la nappe électrique dardée des capsules
en bouquets.
Un bleuissement pâle de minuit de lune, le glis-
sement d'un éclairage égal, très doux, comme les
transparences d'une eau épandue, allégeait le feu-
trage foncé des rangs de loges du rez-de-chaussée,
violaçait les velours rouges des fauteuils d'un ton
d'aubergine, dans le haut verdissait l'or pâle des
arabesques da fond de la galerie et du plafond.
Et là-dessous, en le frêle et le cassant d'une lu-
mière de cristal de roche, le découpage net des
têtes, le bleu polaire des petites ombres portées
coulant sur les peaux, le miroitement glacé des cal-
vities parmi l'outre-mer du noir décomposé des ha-
bits, les prismes joueurs et le chatoyé des robes de
femmes. Elle s'habitua à revoir aux mêmes places,
avec le raccourci de l'assiette des corps, des figures
qu'elle finissait par reconnaître de l'imperceptible
glissement de ses yeux, comme les touches et la
bariolure des pochons de couleur d'un tableau.
Là-bas, aux Folies, après les fauteuils des pre-
miers rangs, le tassement des spectateurs autour des
9
140 CLAUDINE LAMOUR
petites tables rondes rendait plus matériellement
sensibles l'oscillation et la densité des grandes
affluences. Le regard de Claudine, en entrant, se
portait là, jouait comme aux creux et aux soufflures
d'une houle, s'amusait de l'air de remous qui, dans
ce fond de salle agitée, battait les têtes.
toi contraire, le plan géométrique du Casino»
l'alignement jusqu'au bout des rangées de fauteuils
comme dans un vrai théâtre, la refroidissaient, avec
leur parquement clairsemé de public, l'ondulation
par files de la pâleur électrique des visages. Le
pourtour du promenoir autour des loges, en mas-
sant tout à coup des épaisseurs compactes de
têtes, ensuite lui restituait la sensation du remue-
ment d'une foule qu'elle éprouvait aux Folies.
Une partie de son auditoire des Folies seulement
la suivait dans ce déménagement de sa bruyante
célébrité ; mais il lui arrivait, par compensation,
dans ce théâtre de bel air qui ne sentait plus le fau-
bourg, une clientèle toute neuve, la fleur de la
haute gomme, le rire peint des grandes cythéréen-
nes, le battement amusé des mains des femmes du
monde.
La vieille baronne d'Effrangés mettait à la mode
les vendredis de la Claudine. Ces soirs-là, le boule-
vard montait en mabse, une queue d'équipages
s' alignait jusqu'au bas de la rue, la salle prenait un
aspect de gala, tous les hommes en frac, les fau-
teuils découpant un damier de blanc et de noir, avec
CLAUDINE IAMOUR 147
la cerclure d'or des lorgnettes en tous sens, le mi-
roitement des faces à main à la curiosité des visa-
ges.
On arrivait an peu avant dix heures, dans le cla-
quement des gifles et des coups de pied au cul
d'une fin d'agile clownerie, dans les râclements
d'une estudiantina en bas et capes noirs, aigrement
gultarisant, pinçant les cordes en de frénétiques
bouillonnements de manchettes à dentelles comme
des écumes de crèmes fouettées, ou bien dans une
farce de duettises nègres aux mufles camards sous
des chapeaux en tuyaux de poêle. Ces bouffonneries
et ces musiques, ces spasmes hilares se perdaient
dans le tumultûment des entrées, le coup sec de la
fermeture des loges, le froissis des étoffes, les grêles
caquetages féminins piqués sur le bourdonnement
sourd des voix d'hommes.
Puis le rideau, sur une claque sans chaleur qui
faisait revenir dans une salve mourante les artistes,
le rideau-affiche aux lettres nonciales et aux vi-
gnettes d'annonces, se baissait, un brouhaha d'en-
tr acte s'interposait, préparait à l'attente de l'étoile.
Claudine, en achevant de boutonner ses gants, vite
habillée à présent qu'elle se payait les services
d'une femme de chambre doublant La Pipe, réser-
vée aux corvées ménagères, arrivait coller l'œil au
treillis du rideau.
Tout à coup, les trois gros coups résonnaient
comme un pas dans la coulisse, répétés par le bâton
148 CLAUDINE LAMOU&
du chef toupillant sur son haut siège pour faire face
à la scène. Un grésillonnement du timbre ensuite
faisait se lever le rideau, les archets, les cuivres et
lq, batterie partaient, attaquaient la ritournelle. Sur
l'éclairement d'un décor de paysage vert, le mi-
rage joli d'une nuit deBergame,dans un pluvinement
de lune versé par les projections des cintres, éclatait
la petite huppe de perruche.
Une minute, la peinture framboisée du sourire,
dans le bleuté du blane des joues sous les ondes
électriques, se penchait, dominait les mains tendues
comme des cymbales au bout des bras. Puis les
longs gants noirs se décroisaient: la tête sur le côté,
elle battait le petit mouvement bref dont elle com-
mençait ses chansons.
La nuance de l'admiration, avec le changement
du public, avait varié. La sentimentale et mièvre Ni-
cette qui, aux Folies, enlevait un public dans les
prix doux, chatouillait médiocrement cette assis»
tance sélect, d'un blasement auquel il fallait des
épices relevées. Elle s'était décidée à modifier l'or-
dre de ses numéros, débutait par la dernière de
Lorge, leur vidait ensuite les poivres et les curris
d'un répertoire plus fermenté.
Et c'était comme là-bas, après le couplet final, la
même moue charmée et gamine dont elle revenait
en scène, le petit frisson pâmé des fauteuils au re-
commencement des ritournelles, un grand silence
ensuite autour de l'air de tête décidé dont elle se
CLAUDINE LAMOUR 149
campait sous l'émoi de sa houppe jaune verdissant
aux électrophores, ses gants noirs plaqués de lui-
sants bleus, avec le mince tordion bleu de son om-
bre derrière elle sur la clarté dure des planches.
Le rideau retombé, elle trouvait dans sa loge, en
rentrant, des bouquets, des cartes, des sachets si-
gnés Pihan et Marquis, que tous les vendredis,
M m * d'Effrangés et ses amis lui faisaient passer. Et,
en se laissant déshabiller, la peau frôlée par les
doigts agiles de Rosine, la femme de chambre, elle
se mettait à croquer des pralines, tendait les cor-
nets glacés à Lorge, à Poiron, à Pfaffein qui, pour
se ménager rentrée des coulisses, avait pris une
part dans la commandite de Gérardi.
Ce gros juif rose, depuis que Xanrailles, dépité,
s'en était allé faire un tour en Orient, activait au-
près d'elle une cour obséquieuse et tenace, aux
sourires humbles, au chuintement d'un jargon
de Francfort, à travers lequel un soir, lui aussi,
comme Xanrailles, se risquait à lui offrir « eun be-
dide coupé ».
XX
— Tiens ! Claudine '
C'était la Touque dans l'étouffement d'une après-
150 CLAUDINE LAMOUK
midi de mise en vente du Louvre» parmi le pillage
des rayons où, tout à coup pincée d'une de ses cri-
ses d'emplettes, avec le farfouillement de ses gants
à travers les tas, la chanteuse débouchait, un petit
feu aux joues, toute chaude de la joie des « occa-
sions » qui lui vidaient son porte-monnaie.
— Ah ! toi !
— Oui, j'étais venue. Des cravates... une canne...
Claudine questionnait d'un haussement de sour-
cils étonné. Plus bas alors, gênée, avec un tremblo-
tement des paupières, sans la regarder, la Touque
chuchotait :
— C'est vrai, tu ne sais pas... Eh bien, j'ai un
amant... Un petit, le fils de ma concierge... Alors
tu comprends... Mais oui, je lui ai promis une canne
et des cravates.
— Ah bien, merci 1 Et ton ancienne tendresse ?
Et Bibi ?
Une colère surenfla le ballonnement blet de ses
joues fibriliées de coupe-rose, troussa méchamment
les coins de sa bouche.
— Oh I celle-là î Elle a lâché son type et s'est re-
mise avec sa roulure... Vrai ! Ça m'a dégoûtée pour
toujours des femmes ! Je me console avec les
hommes...
— Tiens, reprit-elle en tournoyant dans un re-
mous de foule, regarde, il est là.
Et, toute heureuse., en un changement à vue de
son visage dé grosse cuisinière sensuelle, l'œil hu-
CLAUDINE LAMOUB 151
mide, ses lourdes lippes ouvertes comme des gous-
ses, elle désignait un blondin, une figure longuette
et maladive de collégien vicieux qui, en veston, une
casquette à galon d'or sur ses yeux bleu-de-lin à
cils blancs, considérait le rayon des cravates.
— Est-il mignon, hein ! Je gosse ?... Une vraie
fille... Naturellement, la mère ne sait rien, nous
avons des rendez-vous en ville... Et la nuit, je
monte à sa chambre... Avec ça, d'une fidélité ! Y a
pas de danger qu'il me trompe jamais, celui-là l...
Enfin, quoi ! je suis heureuse, c'est la première fois
que j'aime vraiment quelqu'un.
Claudine s'égaya.
— Tu les prends donc en nourrice à présent ?
— Ma chère, je t'assure, c'est le bon âge... Je le
forme.. Il aura fini ses classes dans six mois... Et
comme ça, quand il est bien gentil, je lui fais mon
petit cadeau... Tiens I le voiB-tu comme il te relu*
que du bout de l'œil ?... Il te connaît, va, il a vu ton
portrait chez moi, je lui ai promis de le mener t'en-
tendre... Mais, je t'en prie, ma petite Claudine, ne
le regarde pas trop, ça me rendrait jalouse.
En l'attirant par le bras, elle l'obligeait à tourner
le dos au petit homme qu'elle continuait à surveiller
d'un regard attentif» Une grande fille brune, l'air
hardi et rusé, des paquets dans les bras, restait
plantée à un pas et les observait.
— Ma femme de chambre, fit Claudine.
-Ah î
152 CLAUDINE LAMODR
Le noir d'une minute d'envie pour le bonheur
d'une camarade brouilla les petites prunelles rondes
de Marthe Touque.
— C'est vrai, te voilà lancée dans les grands prix,
toi !.. C'est pas comme moi, j'ai fait cent francs de
toute ma saison... Ajoute que Cabriol, avec qui nous
faisions la tournée, m'a posé un lapin de deux
louis... Et mon gargotier qui parle de me sai-
sir!
Des coudes, de gros ventres de femmes, dans le
pétulant courant de la travée, les bousculaient, elles
se reculèrent de quelques pas derrière un comptoir.
Mais, tout à coup, le mépris d'une grande femme
aux yeux froids se leva de dessus un lot d'étoffes
qu'elle brassait de ses poignets cerclés de bracelets.
Elles reconnurent Bluette Canon.
— L'as-tu vue, hein ? fit Claudine. Elle me vole
mon genre et ça vous toise ! Quel chausson !
Et une hargne de fille du peuple lui passant subi-
tement en mots crus à travers sa distinction d'artiste
fine, elle tendait le cou, criait :
— On sait bien son prix à celle-là... Tout le inonde
l'a sans chemise pour cinq louis... Et cette peau-
là a trois enfants, ma chère I
— Tiens, c'est vrai, à propos- ! s'exclama la Tou-
que avec l'air de malice d'un coup droit qu'elle por-
tait à r amour-propre de Claudine. La Bourdeille
l'engage aux Folies... Il est furieux contre toi, La
Bourdeille, il se venge en lui faisant le double des
CLAUDINE LAMOUE 153
affiches qu'il t'a faites... C'est Védelet qui me Ta dit.
— Eh bien, c'est du propre !
Quelqu'un passa, salua d'un grand coup de cha-
peau.
— Tu le connais donc ? s'écria la Touque. Le
prince de Trou... trou... ça finit par un ki... un am-
bassadeur,, ma chère.
— Mais non... Seulement, ça ne m'étonne pas...
Y a maintenant des tas de gens qui me saluent dans
la rue et que j'ai seulement jamais vus... Alors,
comme ça, cette Canon...
Elle enleva des mains de la femme de chambre
une boite dont elle faisait sauter le couvercle.
— Tiens... Quand elle aura comme moi ses por-
traits sur du savon, la Canon, je cesserai de l'ap-
peler un sabot.
La Touque s'étrangla en un cri.
— Mon gosse qui cause là-bas avec une femme !
Elles se quittaient.
Claudine restait un instant encore à tourner au-
tour des comptoirs ; puis, le chuchotement de son
nom ébruité autour d'elle l'agaçait, la rejetait à son
fiacre remisé sur la place, toute trépidante, mon-
tée contre le tour que lui jouait La Bourdeille.
Elle donnait son adresse au cocher, le cheval re-
partait ; mais au tournant des Français, elle aper-
cevait la petite bosse de Laquem, planté à l'étalage
de Tresse et Stock.
Elle cognait à la vitre.
y
154 CLAUDINE LAMOUE
— Psitt !
Le peintre des bastringues et des beuglants, l'im-
pressionniste ironique des coups de gaz luisarnant
sur des chahuts de marlous et de gourgandes, ta-
pant à cru d'étranges mufles bouffis et talés, des ve-
naisons avariées de ribaudes maûues, ce comte
Léhan de Laquem qui signait Laquem tout court
ses savoureuses cuisines de bas populo fermenté,
vira sur ses talons.
— Dites donc, Laquem, vous qui êtes reBté de la
maison là-bas, c'est-il vrai que La Bourdeille vient
d'engager Canon ?
— Oui, et elle est même rigolo, l'affiche ! Oh !
Paillot ne s'est pas mis en frais, il a tout simple-
ment copié votre gesle des affiches de Royat.
— Ah ! vrai ?... Et où la trouve-t-on, cette affi-
che?
— Mais je ne sais pas... C'est Frouard qui m'a
montré il y a trois jours le bon à tirer... On devait
commencer à coller ce matin.
Elle se faisait descendre à l'angle de la rue Riche-
lieu, remontait toute seule le boulevard pendant
que la voiture ramenait la femme de chambre, et
tout à coup, du furètement fouilleur de ses yeux
plongeant à travers les files d'arbres, par dessus la
galopée des fiacres et la houle noire des parapluies,
elle devinait, dans la traînée rouge de l'allumement
du gaz sous un crépuscule orageux, le grand pla-
card teinté de tons de pastel, l'impression aux en-
CLAUDINE LAMOLR 135
cres lithographiques d'un air de sa personne et de
son geste qui la faisait repercer à travers l'image de
Eluette Canon.
Elle traversa les asphaltes baveuses, passa devant
l'affiche, repassa sans s'arrêter, les prunelles vrillan-
tes, avec un titillement de colère sous ses gants, l'en-
vie de lacérer l'enluminure à la pointe de son en-cas.
— C'est moi, moi... Ils m'ont pigé jusqu'à mon
toupet... Il doit y avoir des lois, pourtant...
Enfin, elle hélait un cocher, se faisait reconduire,
toute lâche et détendue dans les coussins, en proie
à une peine sourde de son orgueil d'artiste où elle
sentait lui venir la rancoeur pour l'outrage de cette
concurrence presque frauduleuse, l'ennui de n'être
pas encore de celles qu'on ne pense même pas à
remplacer et pour qui des mains se lèvent courrou-
cées, vengeresses, déchirant le mensonge et Tjnjure
des réclames ennemies.
— M'ont-ils assez salement lâchée 1 Moi qui pour*
tant leur faisais des salles !
C'était, dans ce cri de candeur furieuse, dans la
naïveté et la drôlerie ingénue de cet éplorement, la
passade d'un navrement sincère, un furtif orage de
douleur qui, momentanément, la sensibilisait à
l'idée de l'abandon de tout un public.
En rentrant, elle trouva sur la table l'enveloppe
des pains de savon, un papier glacé, enluminé delà
réduction d'un de ses portraits des grandes affiches
de Royat.
156 CLAUDINE LAMOUR
Aussitôt la crise passa, sa vanité s'ébroua, elle
appela La Pipe et lui cria :
— Tu vois bien ça ?... Eh bien, ça, c'est la
gloire
XX11
Cette virginité de Claudine Lamour? Un contre-
sens, l'anomalie d'un tempérament en désaccord
avec la pétulance et la rouerie de l'esprit, la contra-
diction d'une cervelle tôt dévirginisée et de l'indo-
lence de la personne secrète, peu passionnelle, d'une
sensualité émoussée.
La virginité toutefois relative de la petite vierge
du pavé de Paris, de l'ancien trotlin des heures
louches de La Chapelle et de Montmartre, lâchée
aux perversions de la rue, frottée au compagnonnage
des femmes de douze ans, défraîchie toute jeune à
l'usure des frôlements de mâles à peine pubères.
La nuance de virginité des gamines des quartiers
de misère rentrant la nuit, se retournant sur des
gestes de couples vagues dans le renfoncement noir
des porches, s'attardant à regarder sous le clignote-
ment des lanternes la retape des filles en accroche-
CLAUDINE LAMOUR 157
cœurs, les patients marchandages qui ensuite s'insi
nuent dans le couloir des hôtels borgnes, s'amusant
de hausser au-dessus de la bottine l'écourtement de
leur jupe pour la paillardise sournoise des vieux
messieurs en cache-nez qui, quelquefois, les attirent
derrière une palissade et les étranglent. Et chez
ces petits batteuses de trottoir, tout de suite
salies par les images impures, précocement fer-
mentées et vénéneuses, la gaminerie de l'éveil de la
nubilité, l'apprentissage du frisson froid qui fait
se granuler les papilles, l'expérience de la cha-
touille des contacts, l'initiation au mécanisme
des sexes les rendant, à travers un reste d'igno-
rance, déjà savantes, les mûrissant pour le péché
intégral.
Claudine se rappelait d'un petit amant qu'elle se
donnait à treize ans, le fils d'un boisselier de la rue
des AbbesBes.Les soirs de dimanche, ils montaient à
la butte et tous deux assis dans les gravats et les pis-
senlits, avec le grand bonheur de jouer ensemble au
mariage, il la faisait mourir en lui baisant la bouche*
— Et tu sais, disait elle un jour à Poiron en lui
racontant l'anecdote, ça allait aussi loin que ça
pouvait aller... Ça n'a tenu qu'à un fil. Si bien que
longtemps, pour la petite secousse que ça me fai-
sait, un mal de ventre me donnait la peur d'accou-
cher.
Puis une fois son amant l'avait culbutée, elle lui
avait griffé les joues avec une vraie fureur ; quand
158 CLAUDINE IAMOUR
ils se rencontraient ensuite, il la bombardait de crot-
tin de cheval.
Elle connut les avaries de la vertu à tra-
vers les tâtonnements du goût de l'amour, les
demi-abandons et les refus de l'émoustillement
des sens, les essais de petite mort en des
glissades vers l'absolu de la connaissance. A force
de se défendre et d'oser, il survenait au bout
de ces amusettes et de cet écolage du plai-
sir, au bout de l'effleurement de tous ces attentats
qui n'aboutissaient pas, le décati d'un à peu
près de dévirginisation chez une fille au fond
demeurée vierge.
Poiron un jour l'amenait poser dans son atelier,
amusé de son délurement de gosseline. Un bout de
chemise en travers des tétins, les bâtons grêles de
ses jambes sortant de sa jupe trop courte, avec le
rire drôlichon de sa grande bouche mince et la mu-
tinerie de ses yeux vairons sous l'ébouriffement de
sa tignasse rousse, elle lui fournissait tout un temps
la canaillerie rigoleuse de ses inimitables tortillons,
le dégingandé de leurs attitudes maigres, aux apo-
physes en clous, devant un lavabo de chambre gar-
nie, leurs têtes de vice allumeur aux yeux de rat,
sous le gaz d'une vitrine où un youtre obèse, sa
canne dans le dos, les reluque. La variété et le fai-
sandé de ce libertinage de la gourgande à Paris
entre quinze et dix-huit ans, il les multipliait dans
ses feuilles illustrées, du hersage d'un cmyon mor-
CLAUDINE LAMOUR 159
dant et gras, entamant profondément les vicieux
dessous humains.
Poiron bientôt, dans l'alacrité de cette cervelle
toujours en l'air, dans le don de l'imitation qui,
une fois, lui faisait singer le battement des mains et
le couic d'un pauvre vieux qu'elle voyait crever
sous un fardier, flaira la verve comique, l'éveil de
la comédienne.
Toutes les chansons de la rue, elle les savait et
les redisait avec une voix et un air de tête à elle
qui, à quelque temps de là, donnaient au dessi-
nateur l'idée d'inviter Lentéry. Et Lentéry rimait
pour elle son Trotlin, la menait débuter chez Sal-
sifis.
Poiron d'ailleurs, en Parisien désabusé des colla-
ges, en artiste habitué à travailler de l'humanité,
mettait son amour-propre à ne pas la posséder, à
façonner avec sa philosophie de la vie cette trousse-
pète qu'il traitait en grand frère grondeur, la dé-
goûtant de l'ordure de ses premières fréquentations,
usant en elle la saveur de l'homme, finissant par
en faire à travers son pessimisme méprisant et ul-
céré, sa blague froide d'implacable moraliste, le joli
monstre de virginité qui, de sa virginité rouleuse
frottée à l'amour, disait :
— Moi, je n'ai commencé à être vierge qu'à dix-
huit ans.
160 CLAUDINE LAMOUB
XXIII
Une après-midi de février, Claudine, en paletot
au collet remonté, un vieux tartan autour des
épaules, frileuse, blottie à la chaleur de la bûche
dans l'impératrice basse qui lui remonte les genoux,
lit les Mémoires de Af 110 Clairon, prêtés par l'aimable
et vieux Fouret, l'académicien. Tout à coup elle
abat le livre sur ses cuisses, et, un doigt entre les
pages refermées, se regardant et s'adonisant à tra-
vers le mirage de la comédienne, murmure, rê-
veuse :
— Ah ! quelle femme, Rosarès ! celle-là aussi était
du grand modèle 1
— Aussi ! relève de l'impertinence d'un sourire
sous sa moustache à l'espagnole l'étrange Rosarès
assis devant elle, caressant de sa main gantée la
pomme d'or du jonc qu'il tient entre les jambes.
Elle l'observe dans un plissement de ses yeux, se
sent devinée, hausse les épaules. Et le rèche d'un
froid de bise et de gel qui, malgré le feu, filtre par
les fentes et irrite ses papilles, lui aigrit la voix.
— Mais oui, il n'y a que moi qui m'intéresse
travers les autres.
CLAUDINE LAMOUR " f ICI
Derrière la pénombre des rideaux réunis ver* le
bas par des épingles, dans la tiédeur douillette de
la petite chambre close, les trois chattes roulées en
boule aux écouailles de la chancelière de M me La-
mour, le silence retombe, un assoupissement doux
d'intérieur de petite femme qui se dorlotte, une paix
de songerie seulement bruissante du crépitement du
bois sur les chenets et où meurt le roulement sec
des voitures de la rue.
Claudine a repris sa lecture, le livre haussé, au
bout de ses doigts, jusque près ses joues. Rosarès,
par- dessus le haut des tranches qui lui coupent à
moitié le visage, regarde le sautèlement de ligne en
ligne de la lumière de ses yeux comme de vives
mouches vertes dans l'éclairement du reflet des pa-
ges à son front estompé du contre-jour dea vitres.
La pendule sonne trois heures, elle lève le nez,
l'aperçoit concentré dans le regard dont il l'é-
tudié.
— A quoi pensez- vous, grand ténébreux ?
— Ah ! ma chère, n'allez pas rire. C'est une his-
toire comique et tendre qui me revient, une histoire
comme une légende des temps où, autour des figu-
res, il flotte un peu de brouillard... J'ai follement
aimé, dans un pays où vous n'irez jamais, — j'avais
bien dix-huit ans déjà, — une petite Javanaise qui
avait, au fond des prunelles, une certaine lumière
spéciale qu'ont par moments les vôtres. Oui, en
vous observant lire, j'ai revu cette lumière, un sein-
162 CLAUDINE LAMOUR
tillement vert des eaux sous Tété des feuilles, le
Crissement des ailes d'une libellule sous des roseaux. . .
C'était une danseuse sacrée, aux gestes de mains
comme un battement d'éventails, et tournant sur
ses jambes nues cerclées d'anneaux avec des balan-
cements très lents de la taille. Oh ! une petite bête
fine qu'on aurait pris plaisir à chasser dans les hal-
liers, un petit singe folâtre et gentil qui me mor-
dait la main.
— Heureusement, reprend Rosarès avec un peu
d'âpreté dans la voix, la petite danseuse un jour fut
mangée par une panthère. Je tuai la panthère et la
dépeçai. J'en ai gardé fidèlement la peau. Et, c'est ici
que l'histoire devient amusante, vous ne me croirez
peut-être pas, quand j'eus tué cette panthère, je ne
pensai plus du tout à ma petite Javanaise. Tout
mon amour fut pour la peau de la béte qui l'avait
mangée, je me couchais dessus, je l'embrassais.
Oui, dit-il en découvrant dans un rire les pointes
acérées et blanches de ses dents, c'est encore là le
meilleur souvenir qui m'est resté d'elle.
Claudine, à ce conte «voluptueusement rouge, à la
vision amoureuse et cruelle de ia mignonne femme
animale et de sa chair tendre s'enfonçant aux crocs
vermeils, éprouve un petit émoustillement féroce,
un léger plaisir froid d'horreur qui lui fait regarder
la bouche dont il lui parle et où, dans le rire aux
dents de félin, lui paraît goutter un peu du sang de
la gentille sin^c.
CLAUDINE LAMODK 163
— Mais c'est tout simplement atroce, votre his-
toire !
Puis une analogie l'amuse.
— Quel étrange homme vous faites, Rosarès!
Mais alors, c'est donc cette panthère que vous aimez
en moi, puisqu'elle avait mangé la petite danseuse
qui avait mes yeux l
Rosarès prend un temps, loi répond :
— Je vous prie de croire que je vous prends trè6
sérieusement pour une petite panthère « aussi ».
Et, d'un appuiement de la voix, il souligne le
rappel du mot qu'à propos de la Clairon, en s'éga-
Iant à elle dans un élan de sa vanité d'artiste, elle
lui a dit tout à l'heure.
— Eh bien I dit Claudine, je sais à présent dans
quel ordre vous classer, vous... Je vous appellerai
dorénavant mon tigre.
XXIV
De Poiron à Claudine, la camaraderie des séances
de pose, entre un artiste écouteur et un modèle à l'es-
prit éveillé et jaseur, cette intimité des longs jours
passés à se connaître, avec des bouts de déjeuner
1G4 CLAUDINE IAMOUR
sur le coin de la table encombrée de livres, de jour-
naux, de dessins et de plats à débourrer les pipes,
prenait la force et la durabilité d'une exceptionnelle
amitié.
La gosse, en se décortiquant, en s'affinant aux
biseaux de son esprit, dans le stage d'un art où il
lui communiquait un peu du mordant et de l'endia-
blement froid de son art à lui, devenait pour Poiron
une fille de sa famille intellectuelle, une création
dont il modelait savamment le vice blagueur, le dé-
crément mousseux et garçonnier.
C'était lui qui, dans les tirebouchons d'une mèche
à son front, trouvait la drôlerie, la pétulance du fa-
meux toupet de ses vrais débuts au Chat-Noir, de
cette huppe qui la crétait d'un air de postiche de
clown et lui donnait la malice et régrill arderie
d'une petite faunesse des grandes sylves humaines.
Un pastel tatoué d'écrasis qu'il dessinait à la lampe
d'après elle, avec le rouge des pommettes et du rire
dans la veloutine des joues, elle l'accrochait dans sa
chambre prôs du miroir et s'efforçait d'en restituer
le grimage sur nature. Un jour Royat à qui La
Bourdeille demandait une affiche, pour l'entrée de
Claudine aux Folies, arrivait la voir et, apercevant
le pastel au mur, s'émerveillait, demandait la per-
mission de l'emporter.
C'était des indications de cette exquise enlumi-
nure, de cette pochade d'un soir allumée de cha-
leurs roses, au frisson joueur delà peau sous les
CLAUDINE LAMOUR 165
fards, au battement des ailes du nez dans le pein-
turage d'une tête de poupée, que l'étourdissant affi-
chier tirait le caprice, la fine arabesque en liane de
ses sémillantes lithographies. Poiron, en une dèche,
vendait ensuite le pastel à Royat qui, plus tard, con
sentait à le céder à Claudine, attachée à ce souve-
nir comme au miroir de son art.
A travers sa montée de cigale à quarante sous le
cachet, de petite mime des bouibouis de Belleville
devenue l'étoile des grandes salles, Poiron restait
son conseiller, le bon ami qui lui imaginait la coupe
de ses décolletages, le dessin et la couleur de ses
robes, auprès de qui elle se renseignait sur la
valeur d'un geste et la trouvaille d'une intona-
tion.
Cette amitié presque passionnée et insexuelle, la
familiarité de leur ménage d'art qui, dans les types
de Poiron et dans la cuisine de ses dessins, conti-
nuait à mettre un peu de la grâce épicée de Clau-
dine et la faisait s'inspirer, elle, des forts ragoûts de
son originalité d'artiste, amenaient un soir, auprès
de quelqu'un qui s'informait indiscrètement, cette
riposte du terrible crayonneur :
— Oh 1 nous, c'est un collage de cervelles 1
11 subsistait, en outre, de leur connaissance corn- /
mencée à la me, de leurs après-midis de flânes avec
Laquem à travers les paysages de gravats et de culs
de bouteille des banlieues, des soirs où il lui payait j
un cintre à l'Ambigu ou à l'Odéon, la gaminerie
166 CLAUDINE LAMOUR
d'un compagonnage de jeunesse, avec la différence
de quelques ans seulement dans leurs âges.
Claudine, en fille du pavé chez qui s'éveille l'âme
d'une grisette, quelquefois sentait lui revenir le goût
des sauteries sous la tonnelle, des fritures mangées
au bord de l'eau, des parties de balançoire aux guin-
guettes, des ballades en nacelle sous les saulaies.
Alors elle envoyait un petit bleu à Poiron ou courait
le débaucher à son atelier; ils prenaient un fiacre qui
les débarquait à la campagne, dans cette campa-
gne paradoxale bornée d'un horizon de cheminées
d'usines, boursouflée de monts d'escarbilles, cabos-
sée de mergers, aux maigres persils de feuillages,
aux ombres de files d'arbres en dents de peigne
sur la craie des routes où vaguent des orgues pleu-
rards, et qui, à ce Parisien fanatique de son Paris,
ne pouvant résigner sa passion des asphaltes, parais-
sait l'extrême confin des zones habitables.
— Vois-tu, il y a deux bonshommes qui ont rude-
ment compris ça, disait-il en bornoyant vers les sil-
houettes rechignées arpentant les pondres aveuglan-
tes, les tas de scories et de caillasses où palissait un
âne famélique. C'est H uysmans et Raffaellh Uiaut
être mufle pour ne pas saisir la beauté qu'il y a là-
dedans, l'attendrissement de cette nature de misère
qui a l'air d'une morgue d'arbres, d'un hôpital de
terrains. Ça sue la scrofule et la lèpre ; il pousse des
charognes partout, c'est de la campagne faite avec
les vidures de Paris. C'est bien plus amusant !
CLAUDINE LAMODR 167
Aussitôt les indigents territoires franchis, Poi-
ron bâillait, s'aigrissait, déclarait que le vert lui
faisait l'effet de l'émétique.
— Tu as peut-être raison, finissait par reconnaî-
tre Claudine, gagnée à son ennui, c'est bête à pleu-
rer... Pilons.
Et ils s'en revenaient las, désabusés, ayant chi-
poté des omelettes rances œillées dé mouches et dont
les relents faisaient éructer Poiron, gastralgique, ra-
clé d'un pyroris où s'expiaient ses anciennes fami-
nes.
Mais, en rentrant dans Paris, ils se sentaient re-
vivre. Une fraternité de misères remontées, de lies
remâchées toujours aboutissait à leur faire trouver
les carrefours et les grouillements de petit peuple
délectables, les attirait à ce qu'il y avait de leur en-
fance rouleuse à tous deux, de l'usure de leurs
chaussures éculées de marmaille vagabonde à ce
pavé des claque-patins, à ces trottoirs gras du suin-
tement des humanités malchanceuses.
Chez Poiron, le fils d'un tailleur de la rue des
Martyrs, entré tout jeune à l'atelier Cabanel et qui,
vite écœuré des pommadas et des fignoleries des co-
pains, se mettait à gagner ses croûtes en aquarel-
lant des étiquettes pour chromos, s'éveillait, au
bout de ces galvaudages de son adresse de mains,
un sens extraordinaire du pittoresque et du cynisme
de la rue, du haillonnement avachi des débines de
populo, du vice rigoleur et de la gouape des déclas-
168 CLAUDINE LAMODR
ses. Il aima, d'une dileclion am A re de Christ à re-
bours, pour la saveur de péché et d'encanaillement
qui en émanait, pour l'ironie de ces remous de
crinle et de détresse entre les hautes falaises du
Paris millionnaire et viveur, les faunes juteuses et
parasites, les plèbes corrosives et fermentées, la
ménagerie des bas instincts puissamment rostres et
dentés.
Et c'était, dans les feuilles qu'il illustrait alors de
dessins payés dix francs, légendes comprises, ces
perforantes légendes d'un Monnier plus acre et plus
bref, le pince-sans-rire d'un comique cruel accen-
tuant d'unenuance de grossissement la vérité des ty-
pes, dénudant et grattant jusqu'à l'os les vénéneux
rebuts de l'organisme social, faisant inférer d'une
figure toute la série correspondante.
Ces ragoûts fortement pimentés amusaient Glau -
dine ; elle retrouvait là ses curiosités de petite fille,
les titillations de son ancien libertinage, y aiguisait
la passion qui, de certaines après-midis, lajeUit
avec Poiron aux patibulaires ramas des boulevards
extérieurs, aux louches racailles serpentant à tra-
vers des bonaces de brave peuple se chauffant au
soleil des bancs.
Un matin Poiron arrivait la voir.
— Eh bien, lui dit-il, il parait que les marquis
s'en mêlent aussi d'aimer la canaille, mais à leur
manière. J'en ai appris de drôles sur le compte de ce
cacatois déplumé de Rosarès perché sur ses grands
CLAUDINE LAMOUR 169
airs... L'autre jour, Laquem payait un verre sur le
zinc au jeune monsieur en rouflaquettes qui lui pose
ses alphonses. Vient à passer Rosarès.— Tiens, je
le connais, ce type-là, se met à dire le gigolo en le
reluquant. C'est le marquis qu'on l'appelle, il est
rien rupin. T s' fait la main en tapant sur les chevil-
lards à la Yillette. . . Y en a pas de plus chouette pour la
boxe et la savate... Une fois il a descendu la Mou-
che qui n'a plus repiqué.
Poiron s'écarta d'un pas et considérait la chan-
teuse :
— Qu'en dis-tu, Claudinette?
— Je t'assure, s'écria-t-elle avec chaleur, que cet
homme est tout à fait extraordinaire... Il y a des
moments où il me fait peur.
Elle chercha à définir sa gène vague pour quel-
que chose d'ambigu et de contradictoire qu'elle
éprouvait auprès de lui.
— Oui, il a l'air d'un portrait qui ne lui ressem-
blerait pas.
Poiron, qui aimait ciseler ses mots, dit au bout
d'un instant :
— Vois-tu, Rosarès n'est pas un homme, c'est une
attitude.
Elle se prit à rire, puis sérieusement :
— Eh bien, mon cher, c'est encore de tous le
seul que je pourrais aimer.
JC
IW OIAUDINE LAMGU&
XXV
A une soirée de la baronne d'Effrangés cbez qui,
entre une récitation de Coquelin et un air de GaroD,
elle arrivait dire trois chansons, l'académicien Fir-
min Fouret, un petit vieux alerte, un octogénaire
au teint de papier de Hollande des Elzévirs, aux
courts favoris gris rebroussés comme des ébarbures
de marges, des yeux acajou égayés sous les cheveux
en brosse, bavard, malicieux, éreinteur, se faisait
présenter et lui demandait son jour.
— Mais le jeudi, répondit-elle étourdiment.
De cette parole en l'air, qui tout à coup rengageait,
dériva pour Claudine l'habitude de recevoir l'après-
midi du jeudi.
Ce jour-là, La PipeetRosine déblayaient l'appar-
tement de l'encombrement des robes traînant sur
les chaises et des souliers échoués en travers des ta-
pis. Une fureur de coups de plumeau éparpillait la
poussière dormante mettant, le reste de la semaine,
une housse grise aux meubles. M m * Lamour était re-
misée dans sa chambre, et la Touque, d'un débraillé
qui l'eût rendue gênante, consignée à la porte.
I
CLAUDINE LAMOUR 171
Dès trois heures, le timbre tintait. Rosine, en ta-
blier blanc à bavette, la mine d'une soubrette de
comédie, introduisait.
On était dix ou quinze à se tasser, quelquefois on
se trouvait deux assis d'une jambe sur les poufs.
M me d'Effrangés entrait en coup de vent avec le clau-
diquement de sa boiterie, s'appuyant à une canne,
les yeux de travers dans l'écaillureetrenfarinement
d'une moue de vieux masque. M* e Mauser, du grand
Comptoir d'escompte Mauser, Ritter et G ie , une
grosse femme bruyante, parlait haut, riait comme
un homme. Puis, d'un tâtonnement léger de ses
mains devant elle, très myope, les yeux plissés et
languissants, infiniment tendre, ses frêles gestes tout
en frôlements de caresses, arrivait dans un nuage de
parfums, dans une senteur musquée et chaude d'es-
sences et de fourrures, une petite femme brune, sans
âge, la marquise de Hautfays, toujours fourrée chez
les actrices, grande amie de la Saint-Claire et qui,
après avoir eu sa loge dans tous les théâtres de Paris,
se faisait jouer à présent l'opéra et la comédie chez
elle sur un théâtre construit dans les jardins de son
hôtel de la rue Balzac.
C'étaient aussi Ducrotois, ficelé dans sa longue re-
dingote de pasteur anglican, peu parleur, la tête
d'un saint de bois gothique ; Rosarès, décoratif en
la fatuité de ses airs de cour et qui, aux avances de
M rae Mauser, un jour répondait avec la [À\i& exquise
impertinence : — « Mais, Madame, je n'aime que la
172 CLAUDINE LAMODR
joie de déplaire;» — Fouret, en pantalon gris clair
et jaquette de cheval, très entoure des dames, tou-
jours caquetant, d'un babil de perruche, la seconde
jeunesse d'un vieillard vert aux jarrets d'acier, fai-
sant tous les matins ses deux heures de salle d'ar-
mes et abattant ensuite au Bois, l'hiver comme l'été,
des trajets de quinze kilomètres ; puis Pfaffein, de
Roilly, Saint-Jean-Dulac et par passades, Lorge,
Passelecq, des journalistes et des peintres qu'ils ame-
naient.
La dévotion de cette petite assistance donnait à
Claudine le goût de régner sans partage, d'être la
seule Idole de son cénacle. Elle en éliminait avec un
dédain de chanteuse parvenue ses camarades des
Folies et du Casino, que du haut de sa tête elle affec-
tait d'appeler « ces cabots».
— Moi, vous savez, ma petite, disait à un de ces
jeudis M me d'Effrangés, avec le vice de ses yeux lu-
mernlants, j'aime surtout vos chansons un peu... un
peu troussées par en bas. N'écoutez pas Fouret qui
voudrait vous mettre à sucer son affreux caramel
de Racine.
L'académicien, qui venait de publier chez Cal-
mann-Lévy un livre sur la diction racinienne, levait
aussitôt son nez effilé de rat de bibiothèque.
— Hé ! hé ! je ne déteste pas la chanson qui mon-
tre les mollets... Surtout quand c'est mademoiselle
qui les lui fait montrer... Mais Racine, mesdames, lui,
avait une bien autre façon de trousser ses vers jus-
CLAUDINB LAMOUR 173
qu'en haut quand il faisait de la passion. Rappelez-
vous...
Et de sa voix grêle, sans donner d'autre effet que
l'assombrissement léger de l'intonation, il récitait :
... Ces Dieux qui dans mon flanc
Ont allumé le feu fatal à tout mon sang...
— Remarquez l'emportement des trois f... flanc,
feu, fatal... Est-ce assez jupe en l'air et froufrou,
ça?... Et cet autre vers :
... Vécu s toute entière à sa proie attachée.
Ah ! mesdames, s'il vous faut des sensations, eh
bien, en voilà 1
Claudine faisait un effort pour comprendre, con-
centrée au froncement de ses sourcils. Et n'y
parvenant pas, elle le regardait fâchée, disait avec
son sans-gêne de fille mal embouchée :
— Mais ce sont des vers, ça... Ça ne gueule pas,
ça ne biche à rien, ça n'est pas nature pour un sou...
— Voyez-vous, reprenait- elle au milieu des rires
des femmes, en cherchant à transposer dans la lan-
gue de ses chansons la littérature de Phèdre, si j'étais
amoureuse, je dirais, moi, quelque chose comme
ceci : « Nom d'un chien, ça me barbote le cœur..,
j'en ai mal jusque dans mes petits boyaux...» Et on
me comprendrait 1
— Ah 1 petite fille I petite fille I faisait Fouret en
agitant son doigt d'un air de gronderie souriante.
10'
174 CLAUDINE L AMOUR
Cette éducation de son instinct fruste d'artiste
ignorante des beaux vers, petit à petit devenait pour
le vieil académicien épris de diction noble, attardé
dans une esthétique solennelle, l'entêtement d'une
manie. 11 lui apportait ce Racine dont il s'était fait
l'exégète attitré, pendant des heures lui versait la
mélodie limpide et froide des alexandrins.
Elle regardait se mouvoir ses lèvres dans les
rythmes savants et nuancés de son débit, s'intéres-
sait à son art de fin diseur comme à la musique d'un
air sans paroles, toute désespérée de n'y rien com-
prendre.
— Non, pour moi, c'est comme si j'entendais jouer
de la flûte.
Ducrotois ensuite un jour lui passait les Chansons
des rues et des bois. Mais la forme du. vers, ses rac-
courcis et ses ellipses la déroutèrent. Elle dit à Fo ti-
ret qui lui lisait une des pièces du livre :
— Ça vaut mieux que votre Racine... Mais tout de
même, là, entre nous, Hugo, ça me fait l'effet d'une
toupie sur une bouteille... Un monsieur qui joue au
bilboquet avec les étoiles... Décidément je suis une
bête, je ne comprends que la poésie qui a le coup de
trop du petit bleu.
— La sacrée caboche ! se dépita Fouret en reje-
tant le livre sur la table.
Puis, amusé de sa définition du poète qu'il n'aimait
pas et dont le turbulent lyrisme dérangeait la sy-
CLAUDINE LAMOUR 175
métrie tranquille de sa poétique, il eut un petit rire
fluet à la pointe des dents :
— Ah bien, vous nous arrangez bien, vous 1
XXVI
Cette incompréhension lui restait devant les plas-
tiques des grandes toiles du Louvre, l'anoblissement
des beaux corps aux gestes vers le ciel, les rites
solennels et pieux des maîtres transfigurant en la
divinisation de la forme les réalités humaines.
Poiron, une après-midi d'atelier sans feu, au temps
de leurs débines, l'avait menée se chauffer aux calo-
rifères du lieu sacré. Il s'était mis à crayonner les
maupiteux entrés là comme eux se payer gratis une
cuisson et roupillant par tas sur les banquettes,
dans leurs blaudes grises squammées de plâtre séché,
leurs culottes de velours maculé de la crotte des ca-
ravanes. Elle avait fait, du glissement apeuré de ses
bottines sur le glacis dès parquets, le tour des salles.
Une impression subsista, la drôlerie d'étriquement
des petits vieux en manches de lustrine et des vieilles
dames en longues blouses, perchés comme des aras
sur leurs échelles et pignochant des pans de toiles.
176 CLAUDINE LAMOUIi
— C'est rigolo, ils ont l'air de faire du canevas à
la couleur, dit-elle à Poiron.
Et longtemps elle les singea, imita leurs menus
gestes cassés dont ils avaient l'air de chatouiller les
figures qu'ils copiaient, le pli minutieux des myopies
sous les touffes de sourcils des hommes, l'air de tête
ingénu et absorbé des femmes sous l'annelure de
leurs cheveux en copeaux.
Passelecq, à son tour, comme Fouret, essayait de
l'initier au culte des belles images aristocratiques.
Us prenaient jour, elle le rencontrait dans la galerie
d'Apollon.
Et, après une heure de stations devant les Vinci,
les Titien, les Gorrège, les Luini qui résumaient le
credo du peintre des actrices de Paris, Claudine tout
à coup s'écriait :
-—Là vrai, c'est gentil, leurs bonshommes... Mais
ils ont tous l'air de s'admirer dans un miroir... Ah
oui, Poiron, avec ses gueules de sale monde !... Ça
me fait rigoler, je sens que c'est vrai... Il ne ment
pas, luit
CLAUDINE LAMOCa l"/7
XXVIi
— C'est bien aimable à toi, maman... Mais vrai,
tu aurais pu te dispenser...
Elle plongeason visage dans le bouquet de jasmins,
à moitié sortie du lit, le chatouillement de l'odeur
aux narines, un peu attendrie, un peu crispée, et
tout à coup, avec un plissement colère des sourcils,
elle le jetait au loin, par dessus le sourire de la tête
avec laquelle M m- Lamour, entrée lui fêter son
anniversaire, demeurait penchée sur les draps.
— Tiens, voilà le cas que j'en fais, de ton bouquet !
Aussitôt, se roulant sur l'oreiller, la face entre les
mains, cette Claudine si sage, si peu voluptueuse et
vaine, ce bon garçon de Claudine qui au miroir
s'oubliait, studieuse et coquette uniquement de l'ar-
tificiel de son masque d'artiste, eut la crise de larmes
d'une femme qui s'aperçoit passer.
— Vingt-sept ans... Pourquoi m'as- tu rappelé ?
Cette ironie de son âge, en vieillissant l'ingénuité
de son art de chanteuse mimant des jeunesses d'âmes
vertes, des fraîcheurs de petites pastoures, des éveils
ùe gamines, en lui ôtant l'illusion de la jeunesse de
178 CLAUDINE I4AMOUR
ses créations qui l'égalait à l'Age des rôles qu'elle
jouait, ensuite tout un temps lui revenait dans de
légers cris sanglotes, le navrement sincère de n'être
plus qu'à demi-femme.
— Vingt- sept ans ! Ah ! je suis finie, je sais
vieille 1
Une image, au fond de ce petit orage humide, se
dessina, le serpentin délié et long d'un corps agile,
la moue de péché novice d'un visage mutin et jolie t.
— Ah oui, Canon ! Elle a de la chance. Vingt-
deux ans...
Dans un reste de peine molle, la réalité de l'image
ensuite s'effaçait, se muait en le sémillant men-
songe de ces affiches deRoyat où c'était son corps
et son geste à elle, Claudine Lamour, qui se greffait
au portrait de cette Bluette Canon. Elle revit autour
la danse des lettres, le feu d'artifice des réclames, ce
même faste de publicité que La Bourdeille lui avait
payé à son entrée aux Folies. Depuis deux mois, elle
ne pouvait faire un pas dans Paris sans se blesser
les prunelles à ces annonces de Y « immense succès »
de la rivale, à ce qui lui restait dans le claquement
de la personne du pigeage de la Claudine des grandes
affiches de Royat. Sa rancune alors se poivra, elle
se releva sur le coude, tamponna ses draps de la
colère de ses poings autour d'elle, injuriant La Bour-
deille, criant qu'elle s'en foutait, de lui et de sa Ca-
non. Et tout à coup, à la pointe de ses yeux méchants,
le bouquet que ramassait M me Lamour et que,
CLAUDINE LAMOUR 179
d*une tape légère des doigts, elle défripait, arrivait
s'enfiler. Elle s'écria :
— Mais emporte-le donc, ton sacré bouquet 1 C'est
ta faute aussi...
Le regret d'une dépense inutile fit chevroter
la vieille dame :
— Des fleurs dont ça vous donnerait le goût d'en
manger!... Dix francs de fichus, merci!
La mobile Claudine, à cette désolation comique,
déjà se repentait. Elle attira M me Lamour par la
robe:
— Te fâche pas, ma mimiche. Tiens, mets-le là
sur la table... Ce sont mes nerfs, tu sais... C'est qu'il
est vraiment bien, ton bouquet !... Mais là, vrai, je
ne pensais plus à l'âge que j'avais, ça m'a fait un
coup... Enfin, puisque ça y est ! Pas?
Dans l'isolement qui ensuite se refaisait autour
d'elle, la curiosité et la peur de ces vingt-sept ans
de son corps la jetaient à la glace. Elle y mirait lon-
guement ses épaules, le grain de sa gorge, son ventre
sans soufflure, l'arabesque fuselée de ses jambes. Et
le mot de M n 'Jean, la-bas, dans sa loge, lui reve-
nait :
— C'est bon comme neuf l
Neuf, ah oui ! que trop ! Toutes les autres avaient
des amants, il n'y avait qu'elle qui ne savait rien de
l'amour. L'amertume revint, disparut avec la cajo-
lerie d'un sourire errant à sa chair et dont elle
s'adonisait.
480 CLAUDINE LAMOUR
— Et pourtant, c'est mignon tout plein, ce petit
corps-là 1
Un émoi vague, d'obscurs désirs s'agitèrent
dans les remous de sa songerie, tandis que
retombaient les dentelles et qu'elle rentrait au
lit. 11 passa dans un nuage des figures d'hommes,
elle s'interrogea :
— Voyons, qui? Roilly ? Non... Xanrailles ? Non
plus... Pfaffein ! Ah ! pour celui-là !... Rosarès,
alors?
Son grand air d'original, le mystère autour de
cette vie hermétique, un prestige de laideur et de
force soudain la reconquirent.
— Rosarès !... Peut-être...
Elle s'attarda à la conjecture de l'espèce d'amour
de cet homme qui aimait de petites danseuses ja-
ponaises et se passionnait pour des panthères as-
sassines.
— Ah 1 oui I... Ce serait *drôle !
Mais une révolte montait de sa virginité blasée :
— Ah ça ! est-ce qu'il va me pousser des vices de
petite pensionnaire rêvant à la chandelle?
CLAUDINE LAMOUIl 181
XXVIII
Rosarès tomba, l'après-midi, dans la fin de la
crise.
Il lui armait, ce jour-là, peu causeur, dissimulé,
plus masqué qu'à l'ordinaire, l'air en dents de scie,
comme disait Claudine.
— Dites donc, Rosarès, nous avons tous deux des
têtes de carême aujourd'hui. Mettez-vous là, pen-
dant que je vous regarderai. Ça me fera peut-être
rire... et vrai, j'en ai besoin.
11 lui prit la main, la considéra longuement sans
rien dire.
— Eh bien? fit-elle.
Il secoua la tête.
— Rien.
Elle eut un petit rire nerveux, haussa les épaules.
— Mai8non, mais non, je veux savoir à quoi
vous pensez, grand muet bavard que vous êtes !
Il plissa les yeux, elle n'aperçât plus que le petit
trou noir de ses pupilles. Et après un instant, ironi-
que et brusque, il lui répondait :
44
189 CLAUDINE LAMOUB
— Vous le voulez ? Eh bien, je pense à ce qu'il a
fallu de races et d'événements pour faire de vous
le petit miracle impur et vierge qui m'émerveille,
la fleur de corruption d'une ville qui autrefois eûl
été Byzance.
L'idole bâilla, étira ses bras.
— Non, pas de phrases!.. C'est trop sucre de
pomme... Tenez, je m'ennuie. Ah I que je m'ennuie!
Dites-moi plutôt des gros mots.
— - Mais je ne pourrais pas, je me sens pleia de
griffes et de caresses, dit-il en riant. Je suis toat à
fait chat aujourd'hui. Si vous me passiez seulement
les doigts dans la barbe, il en jaillirai! des étin-
celles.
— Ah! c'est embêtant... Eh bien, faites-moi la
cour alors, mettez-vous là près de moi...
Elle ferma à demi les yeux :
— Non, plus près, tout près, pour voir... Vous- ne
voulez pas ?
Un petit silence coula. Tous deux semblèrent
s'être reculés l'un de l'autre, trfer loin. Et à la fin, il
avait l'air de rappeler son âme en exil «faner les
nuages, disait d'une voix basse et sourde :
— Oh I moi, j'ai mes ombres P Je ne courtise que
mes ombres... C'est en moi comme ht sensation
d'arriver du fond des temps, efe marcher depuis des
éternités... J'ai été brame parmi les', éléphants
blancs, peut-être....
Un rire soudain lui déchira la barbe.
CLAUDINE LAMOUR 183 ,
— Et sans doute, ajouta-t-41, j'ai commis beau-
coup de crimes, sans doute je suis chargé de
péchés... Ce n'est pas pour rien que je suis le sur-
vivant des. races meurtrières et conquérantes qui
allaient au loin ravager les lies.
Elle ne soupçonna pas les nostalgies, le mal des
vies contradictoire* sous l'apparente frivolité des
paroles, méconnut l'éveil tout, à coup du mystère
des patries au fond de la conjecture de l'homme
d'action» du robeur de proies sombré aux indolences
du rêve, plein du mépris de n'être qu'un songeur.
Btourdimenl elle s'ébroua :
— - Ah bien, mon cher, j/e n'aime que la vie* moi...
La vie sort de moi comme un éclat de rire... C'est
çà qui m'est égal, ce que j'ai été.». Non vrai, ça ne
me dit rien, les ombres, la mort... Je vivrais
heureuse près d'un cimetière.
Il maîtrisa un petit frémissement
— Oh ! s'il vous plaît, dit-il presque durement,
laissons les morUu... Ils n'ont rien à faire dans nos
plaisanteries.
Elle le regarda, ses yeux étaient devenus
effrayants, sa pâleur olive se brouillait de marbrures
noirâtres. Il fit un effort ; le rouge des lèvres, la
blessure d'un sourire se rouvrit aux fines, frisures
de la barbe.
— Mais, pardon I Oh ! pardon ! dit-il. Je ne sais
vraiment comment racheter ce détestable mouve-
ment d'humeur. Eh bienl pour me punir, je
184 CLAUDINE LAMOUR
m'imposerai une mortification... Ne haussez pas les
épaules, je vous jure que c'est très vrai.
— Une mortification, Rosarès ?
— Mais oui... Je veux m'obéir, je mène ma
volonté comme un cheval... Sauf à lui casser la
bouche quand elle est rétive. Et tout arrive, quel-
quefois le cheval s'emporte... Alors, je me punis...
— Eh bien ! c'est entendu, maniérisa-t-il au bout
d'un instant, dans son style délicat et suranné, je
m'exile loin de vous, loin de la lumière pendant une
semaine.
— Mais il est assommant ! pensa Claudine. Non,
décidément, pas plus celui-là que Xanrailles et
Pfaffein !
Elle joua la petite comédie d'un soupir :
— Ah ! Rosarès, Rosarès I vous ne consentirez
donc jamais à être un homme comme les autres !
Il se leva, lui baisa la main.
— Adieu !
La porte de l'antichambre battit. Elle eut une
moue de dépit, tendit le poing.
— Va, va... Si tu crois que je vais courir après
toi...
Poiron, à son tour, entrait.
— Je viens de rencontrer ton M. du Rasoir dans
l'escalier... Tiens ! tu as l'air tout chose... Béte,
va!
— Mais non, s'écria Claudine. Ce n'est pas ce que
tu crois.
CLAUDINE LAMOUR 185
— Alors, quoi ?
— Eh bien, mon cher, je suis vexée, oui, affreu-
sement... Figure-toi qu'il est avec toi le seul
homme qui ne m'ait jamais parlé de la petite
affaire !
Et croisant les bras, elle lui jetait avec une colère
comique :
— Àh ça, ça ne vous dit donc rien, la couleur de
mes bas ?
— Oh moi, tu sais, ma fille, répondait Poiron en
roulant une cigarette, je suis de mon temps, je
n'aime les femmes que pour le mal qu'elles font aux
autres. Tes bas? Eh bien, tes bas, je les vois dans
ton rire... Des bas de curé chantant la gaudriole.
Le rire lui revenait, elle le battait de la gaieté
bourrue de ses mains.
— Est il rosse, vrai!
XXIX
— Foyons, ma ponnebedide Claudine, je meddrai
deux mille vrancs afec... deux mille vrancs.
— Alors, mon cher, c'est une affaire que vous me
proposez, répondait-elle à cette offre de Pfaffein
186 CLADD1NE LAMOTJR
renchérissant, avec le large sourire sabal'terne de
son visage en fondant rose, sur les propositions
galantes qu'il s'efforçait de lui faire agréer, mais
regardez-moi, est-ce qtte fai Pa5r (Ttine femme qui
vend sa peau? Et puis, grosse bête, si j'étais assez
sotte pour accepter, je vous flanquerais à la porte
dès que vous m'auriez mise dans mes meubles... Je
me connais, je suis propre... Là, vrai, mon petit,
c'est comme je vous dis. C'est peut être bête, maïs
je ne me vois pas couchée «sur le dos.
Toujours souriant, il avait au palais un petit cla-
quement de langue navré.
— ©eh ! och ! Gomme fous êdes derrible ! Oh
voui! fous Mes derrible... Che fous tonne ean
appartement, «un fcedide coupé «et ring mille vrancs
au mois et fous ne foulez bas ? Che fous assure que
fous afez dort.
— Vrai, Plaffein, ça ne se peut pas, je n'ai pas de
goût pour la noce. Avec cent sous par jour, je me
nourris, moi et maman. Vous ne voudriez pas que
je me crève à manger plus que je ne peux ?
— Fous meddriez fotre argent à ma panque. Che
fous en donnerais du quinze bour cent.
— Ah! le filou I s'e'cria Claudine Lamour en
riant, il voudrait déjà me repincer l'argent qu'il
m'offre... Mais, malheureux, c'est encore vous qui
seriez volé... Allez ! il y a assez d'honnêtes femmes
qtrise contenteraient du quart de vos cinq mille
franc.
OLAtFMNE JLAMOTJR 187
Et Ha voix d'humilité iwnasse répondait :
— Ch'ai pien le demps... Ch'adendrai... Fous ne
frarlwes. bas dou jours ainsi.
%KK
— Dis, maman, fais-moi une réussite... Yeux-tu?
Madame Lamour allait retirer du tiroir les tarots
graisseux, les battait, les hà offrait à <oot»per.
— De la main gauche, puisopnc tu es jeune Me...
Bon.
Très grave, «son gros nez penché en avant, ra-
massée en "hoirie par-dessu6 la table, de la mouillure
du pouce et de l'index: À sa balèvre elle prenait au
jeu les cartes de cinq paquets, les déposait devant
elle, la couleur en dessous. Et sourdement, rapi-
dement :
— Pour vous-même... pour la maison... pour ce
que «vous n'attendez pas... pour oe que vous
attendez... pour votre surprise.
A chaque énumération, Claudine touchait du doigt
l'un des paquets qui, par ce choix, devenait Tune
des formes de sa chance. Puis madame Lamour
188 CLAUDINE LAMOUR
prenait deux cartes dans chacun des paquets, les
retournait.
— Pour vous-même... Tiens ! La dame de
pique !... Une vieille femme qui te fera des ennuis.
— Bon ! bon ! va toujours.
— Pour la maison... As de carreau... As de
trèfle... Tu recevras une lettre venant d'une ville
étrangère qui te fera plaisir.
— Non, c'est pas ça... Va toujours, je te dis.
— Pour ce que vous n'attendez pas... Ah ! ah ! le
neuf de carreau... Bonne nouvelle, tu recevras de
l'argent.
— Mais je m'en fiche de l'argent... Est-ce que je
n'en gagne pas assez comme ça ?
Sa mère lui coulait un regard froid, presque
méprisant.
— Je ne peux pas pourtant te dire autre chose
qoe ce que disent les cartes!... Pour ce que vous
attendez... Ah ! le neuf de cœur... Une réussite en
amour.
— Tu es sûre ?
— Pardi! Y a pas d'erreur... Pour votre sur-
prise... Ah! ma chère, le roi de carreau, ton
homme brun... Neuf de trèfle, réussite... Tu l'auras.
Claudine frappa des mains.
— Rosarès !
— Paremment ! laissa tomber la voix négligente
de madame Lamour.
CLAUDINE LAMOUR 189
Sur ce mot, elle s'appuyait des mains aux accou-
doirs du fauteuil, se tournait vers Claudine.
— Prends garde à celui-là, ma fille.... Sa tête ne
me revient pas, il a un air noir qui n'est pas ça
Doit être un homme du pays des singes. Mais oui,
là-bas, un pays, je ne sais plus le nom, où ils ont
des poils longs comme ça en venant au monde...
Ah ! ça me revient, un Brésilien. Et, tu sais, ces
gens-là sont effrayants... Ton père me racontait
l'histoire d'un Brésilien qui avait mangé le cœur de
sa maltresse... Et cru encore ! Ah ! le vicomte était
bien plus gentil 1 Un homme de notre monde, celui-
là !... Et puis, Rosarôs, qu'est-ce que ça veut dire?
C'est pas un nom de chrétien... Doit avoir tué'
quelque part des femmes.
— Tu es bête, maman.
Mentalement, Claudine se répétait :
— Il doit avoir tué quelque part des femmes.
Et le mot rude de Rosarès, le petit frémissement
qui lui avait sillé par le visage revint :
— S'il vous plaît, laissons les morts.
11
190 , CLACJWNB IAMODfi
XKXI
A la longue, flans cette vogue de son talent qu
la dispersait comme matériellement à travers les
adorations de Paris, il se détachait une part d'elfe
vivant très haut, très loin, en une assomption de
songe et de clarté, par delà -sa vie puremetft senso-
rielle. Elle se perçât double, à la fois substance et
illusion, être de chimère et de réalité, projetée *am
mirage, diffusée aux espaces, entraînée en des orbes
vers les étoiles, en la -volupté d'eaux profondes et
rapides. De la bonne fille peu libertine s'aliéna
l'artificiel d'une Claudine épousée toutes les nuits
par la passion des fouies.
— Mais, mon petit, que Yoriez-vous-que je fasse
d'un amant ? disait-elle un jour à Saint-Jean Dulac
qui, lui aussi, après Xanrailles, Roilly et Pfaffein,
la pressait de ses postulations amoureuses, un
amant, c'est bien peu pour une fille qui en a tous
les soirs quinze cents !
Et c'était, dans ce mot dont elle se défendait, la
perception confuse d'une possession qui la faisait
maîtresse d'un multiple amant impersonnel, d'un
CLAUDINE LAUODR 191
-amant infiniment soypiraot et tiiaankweux, aux vo-
lupté» 4e ht œaân *t <du regard errant le long de sa
chair,, cueillant à sa peau les frissons du désir, se
pâmant au frôlement de ce <qn'<eHe laissait sortir de
sa nudité «ou» ses robes, enroulé autour d'elle de la
caresse et du «hatoniileaient épaus d'»n homme
aottKHirensfimeiitJSoaaMB et «xigeant.
Tom les soirs, elle vivait là dans le baiser et l'at-
touchement d'un public épris 4e «a forme de
femme sous le dégmeanent -de l'artiste, -attiré à la
«curiosité eu secret de «on sexe à travers le prestige
et l'enveloppe de la jolie poupée l'excitant «du mon-
tant de ses gestes >ét de «a diction.
Une lasciveté, l'ardeur tenace «de touteB les péti-
tions du désir, èes froids mois libertins, de tendres
appels solitaires s'éveillaient ; «lie sentait glisser le
vent «chaud des baleines aux froides cft bleues cou-
lées 4e la clarté 'des lampeBâ ses bras et à sa gorge,
mordre les ventouses du iregard élancé du trou noir
-des lorgnettes, errer «et piquer le dard des prunelles
cammt un vol 4e ça/ntbarides dardé du hallier
to*ffu des têtes» Un très «mol et 'délicieux abandon,
une effusion de la charité de son être aux magnéti-
ques appels -de l'iairdroïsme ambrant lui versaient
la douceur de s'enfoncer au* ondes d'un grand lac,
d'être bercée par les courants tièdes d'une mer
humaine.
Dans les secrètes incitations de sa virginité, elle
en arriva à ressentir vraiment aussi, aux fermenta-
192 CLAUDINE LAMODR
Uons pétulantes de ces étuves de lubricité, le men-
songe d'un amour presque physique la mariant aux
sensualités de l'amant collectif, s'offrant sur des
lits préparés par un culte d'adonisme.
Paris tout entier maintenant l'exigeait, le Paris
des soirs de musique et du gaz des grand boulevards
aussi bien que le Paris des coins de rue bariolés du
tatouage des affiches, le Paris des palissades de
banlieues arrêtant au tordion de ses hanches le vice
fouilleur du voyou. Paris entier, par l'échelle de
soie tombée de ses gants noirs, montait aux atti-
rances de son étrange sourire ensorceleur, à l'appel
de la friponnerie et de l'ingénuité de ses yeux sous
le crépitement rouge du petit toupet, montait à l'as-
saut de son corps, la possédait dans l'offrande pu-
blique de l'irritant de l'image. Elle subit la mons-
truosité de l'adulation d'une capitale pour ses vier-
ges bouffonnes et ses mimes, les stupres du trottoir
s'assouvissant sur la passivité des enluminures.
L'apogée apparut, son règne radia dans les feux
et la gloire. Elle devint, à travers le dorlotement cajo-
leur des cohues, la circulation et l'omniprésence de
l'Idole, de l'icône hilare et badine persuadant aux
agonies des Byzances les perversions joyeuses. Dès
lors, la petite fêlure grandit. Elle eut le faux des
idées, l'irritable vanité, la mesquinerie des suscep-
tibilités de toutes les idoles. Une nuance de lassi-
tude, le rien de la tiédeur d'un public, le plissement
d'une ride aux visages comme un frisson d'automne
CLAUDINE LAMODR 193
sur un étang, lui pinçaient les nerfs, ia ravageaient.
Elle exigeait à présent de Gérardy, par dépit d'un
peu de lenteur des fauteuils à s'allumer, une claque
formidable, cent paires de battoirs en batterie dans
tous les coins et cassant des bruits de niagaras sur
ses entrées.
Un soir de foule clairsemée, un soir languissant
des printemps précoces de Paris vidant les théâtres,
la traînée prit négligemment, le ' dernier rappel
s'étouffa dans une fin de salves molle, une mous-
queterie crépitant dans un air humide.
Elle regagna sa loge, trépignante, les dis en
pleurs, cria à Saint-Jean Dulac :
— Hein ! vous avez vu ! Quels mufles î Non, mais
là, vrai, hein ! le sont-ils assez, mufles I
Il risqua un mot condoléant. Aussitôt elle se
montait :
— Oh ! vous l Qu'est-ce que vous y comprenez ?
Mais, mon cher, il faut être une artiste comme moi
pour sentir ça !
Et tout à coup, tandis que Rosine la dégrafait,
elle tendait d'un grand geste le poing vers la salle :
— Ah I mais ! Un petit peu que je te les plaque
quand j'aurai seulement fait ma pelote !
Chez elle, sa colère lui restait. Elle se mettait à
bousculer les meubles, rudoyait sa mère, envoyait
à la volée une gifle à La Pipe.
Des larmes d'enragement jaillirent. Elle se planta
devant la glace et s'injuria :
194 CLAUDINE LA.UOUR
— Mata je m'ai donc plus <de talent 1 je ae Bais
plat qu'un sabot comme Canon et les autres 1.., Ak 1
la grue 1 la gruel
XXXII
Marthe Touque un midi se ruait, lui collait
dans le cou un baiser de touche humide et sexuel
laissant à la chair la cuisson (Tune petite rougeur.
— Mais laisse-donc, tu me fais tonte froide !-se
défendait Claudine.
Elle arrivait en un de ses bons jours, un rire de
grosse femme joyeuse à l'usure -de ses dents mau-
vaises sons Fëcarquemeirt de ses lèvres charmelues.
— J'avais besoin de te voir, je suis accourue. At I
j'ai dn soleil tout plein le cœur... Figure-toi, ma
fille, j'ai lâché mon petit singe... 'Ce qu'il me volait,
celui-là... Ah oui, danb les grands prix ! Et le pis,
je l'ai su trop tard, c'est que mon argent filait cheï
la mère. Non, mais compremk)n tme pareille rosse-
rie ! Ce petit, avec ses airs de petât Jésus en sucre
de pomme, avait du vice jusqu'au bout Ses doigts I
Une fois, je n'ai plus retrouvé ma pendule... J'ai
demandé à la loge si quelqu'un était monfté pendant
GLAUDINB LAMOUll 195
mon absence. La mère a levé les bras au ciel : —
« Cewment, vrai, mademoiselle Touque, on vous a
volé votre pendule ?... Ah ! voyez-vous, on ne peut
plus «e fier à rien ». Et une semaine après, ja la re-
trouvai*, ma pendule, cher le fripier du coin qui
me disait tout, <et que Ja vieille .était venue la lui
vendre.». Ce petitsalaud-là mtà 'Chipait juBqa'à mes
jupons... Je lui aurais pardonné tout de même.
Mais voilà qu'on malin Bibi me tombe «a lit ; elle
•avait lâché «on type qui la flouait, tu vois d'ici la
scène...
« Des «cris, des larmes, elle se Toulait, ma sup-
pliait. Alors, comme ça... Eh bien eiri ! queveux-
Uà?...le plus drôle, c'est <pue, depuis, ma con-
cierge, furieuse de ce que j'ai fichu son moutard à
la porte, m'injurie quand je passe devant la loge...
Tu comprends, je hii ai donné oongé... Nous démé-
nageons ie 15... Seulement...
Elle traira sur te mot, coûta vers Claudine le re
gard d'yeux mendiants, très dmx et gftné, qui si-
gnalait chacune de ses pétitions. La dîvette, agacée,
eut un geste :
— .Non, tu sais. Je ne peux pas.
— 0e quoi ? Mais* grande dinde, je ne viens pas
te demander d'argent... J'ai «décroché à Renaudin
quinze louis, la Marmite bat son plein...
— C'est juste, s'interrompit-elle comme au rap-
pel de ses succès dans ces trois actes, d'un cynisme
crapuleux et funèbre, traînant les mœurs infâmes
196 CLAUDINE LAMOUR
des nuits de la Chapelle au gaz de la rampe. C'est
juste, tu devrais bien venir me voir ! Du nanan, du
caramel roulé dans du bran, ma chère !
— Oui, dit Claudine négligemment, j'ai vu dans
les journaux, je suis joliment contente pour toi, va!
— Oh ! tu sais, moi, je ne me gobe pas ! Alors, tu
comprends, cet homme ne pouvait pas me refu-
ser, je lui ai demandé une avance, à Renaudin...
Ajoute que mon gargot m'a rouvert un œil...
Enfin tous les bonheurs. Seulement je voulais te
dire, c'est fini pour Bibi de son autruche au Châ-
telet. La pièce n'allait plus, on a fermé... Et voilà,
mon petit, je venais te demander de lui trouver un
bout de figuration dans les Fleurs d'amour, à ton
Casino... Oh I tu les mènes là-bas par le bout du
nez, on ne te refusera pas... Quand ça ne serait
qu'un cachet de cent sous... Elle n'est pas exi-
geante, Bibi... Et puis vrai, tu sais, elle était moins
béte que son rôle dans son autruche... Elle avait un
petit croupionnement très drôle... Tiens, comme
ça... Le gros Rollion lui a mis trois lignes dans son
feuilleton.
Elle parlait très vite, toute remontée de passion
pour la gentillesse délurée du petit animal que son
péché nourrissait, imitant du dandinement de ses
lourdes hanches le tordion de croupe sous les plu-
mes de la fausse autruche.
— Mais, s'écria Claudine, je ne sais pas si Gérardi
voudra... Sa figuration est au complet.
CLAUDINE LAMODR 197
La Touque eut un de ses gestes de scène, la
bourra d'un coup de coude léger en la regardant de
côté, de la malice de son petit œil en tire-lire.
— Laisse-donc, c'est pas à faire avec moi... Mais
Gérardi ramasserait ton crottin, ma fille... Us sont
tous à tes pieds dans la boîte.
Et lui prenant les mains, appuyant sur elle les
humides supplications de ses gros yeux câlins.
— Là, hein ? rien qu'un petit mot, tu me pro-
mets ?
— Grosse béte, va ! fit Claudine en riant, amusée.
Eh bien, j'essaierai, je ne peux pas te dire autre
chose.
Elle se retourna. Rosine entrait déposer sur la ta-
ble un léger emballage.
— De la part de qui ?
— Le commissionnaire n'a rien dit.
Elle faisait sauter le couvercle et, sous une grosse
terrine de foie gras que renfermait la caisse, elle dé-
nichait un écrin qu'elle ouvrait. Sous la coulée
de soleil blutée d'entre les rideaux, tremblota le
lumerolement d'un fin bijou, un petit scarabée en
brillants et en émeraudes.
— Tiens, c'est gentil... Mais qui peut bien m'en-
voyer ça ?
Elle fouillait dans les rubans de papier :
— Pas de carte... Le monsieur désire garder
L'anonyme.
— Ton prince, peut-être, l'homme brun ! s'écria
198 OLAJJDlNfî L4M00JR
M me Lamour qui, avertie par Rosine, arrivait voir.
Claudine se frappait le front :
— Bon, je sais... C'est -de Pfaffeîa... L'autre soir,
il me vantait les pâtés 4e Tfeiviera... Des bédides
bàdés gomme et la gréme... Eh bien, mes enfants,
nous allons nous en payer, de son tadide àâdé.
De la lecture des Mémoire* de la Clairon, tout à
coup lai remontait un sowwufe, le marquis de
Ximénè8 envoyait à t'aitirte un pâté où ette trou-
vait 500 ducats et qu'elle donnait avec les ducats à
des femmes de son entourage.
Un petit vent passa, sa narine ftâtfit. N'était-elle
pas la grande Claudine, comme l'autre la grande
Clairon ?
— Tiens, ma chère, dit-elle à la Ttyuque, je te le
donne... Tu pourras le mettre au don.
Et dans la main de la grosse fifle regardant, ex-
tasiée, le bijou, d'une joie qui lui mouillait la bou-
che, elle glissaît l'écrin.
— Vrai...'? C'est bien vraiï
— Ma fille ! intervint madame Lamour.
— Puisque je te dis... D'ailleurs...
Un petit remords, pour le scarabée et les bril-
lants aux doigts de la Touque, à présent la jetait à
la bravade d'une colère dont elle se libérait de ses
regrets, à une comédie de dépit pour ce Pfaflein qui
essayait de l'amorcer avec ce cadeau.
— Est-ce qu'il croit m'acheter avec des arrhes,
CLAUDINE LÀMOTJR 199
cet imbécile! J'en veux pas, j'en veux pas... Em-
porte-le, je te dis.
Mais madame Lamour prsrtesteit, outrée.
— Ta aurais bien pu me le donner à moi, ta
mère. Ça sauvait tout... Tu disais à ton monsieur :
Totre bijou, vous savez c'est maman qui le porte.
Il n'aurait pas demandé à coucher avec moi, je
suppose... fth bien, .atars ?-- T*, ta «'«auras jamais
pour nm sou de conduite 1
Claudine haussa les épaules.
— ©es Ptfaffein î... Mais, si je voûtais, j'en aurais
à la pelle, tu m'entends?.., à la pelle, à la pelle...
XXXHî
Ce ballet des Fleurs *T amour, où Claudine ob-
tenait de Gérardi, dans le chœur des Magiciennes,
un bout ée figuration pour la Bibi, clôturait chaque
soir avec succès 'te programme.
Gangoux, lie musicien, avait plaqué sur le Hvret
de Lantinier et les pas de danse -de Biscaret, le
maître de haftets, l'espèce de musique dont, à
Fernando, cm il régissait l'orchestre, avec des
racas de cymbales et de trompetteB il héroïsaii
200 CLAUDINE LAMOUE
le saut des cercles de papier et les exercices de
haute école.
Les Génies infernaux, au premier tableau, arri-
vaient rober les jeunes vierges d'une lie, un batail-
lon de jouvencelles aux voiles blancs pailletés d'or.
A travers des saltations d'apaches, leurs visages
cuivrés grimaçant sous des touffes de poils, l'air
de singes frénétiques à longues queues, ils les emme-
naient s'épiorer dans les farouches paysages du
second tableau. C'étaient d'affreux rocs pelés aux
contins de la terre où tout à coup on les apercevait
échouées en des attitudes d'affliction, dépouillées de
la candeur et de l'innocence des voiles, par un
symbole de l'évanouissement de leur virginité le»
laissant presque nues, d'une nudité de péché, dans
la plastique et le collant des maillots.
Surgissait une figure en robe constellée d'asté-
rioles, les bras et les jambes cerclés d'anneaux d'or
et qui, après des gestes de colère dont elle mimait
son ressentiment pour le rapt des belles vierges,
leur dénonçait par des signes l'arrivée de ses sœurs,
les Magiciennes libératrices. Elles accouraient,
guerrières et virulentes, dans le vol de leurs tuni-
ques étoilées, sans nulles armes que les fluides de
leurs sourires dont elles se mettaient à repousser la
horde infernale:
Tandis que les conquérants s'efforçaient de dé-
fendre leur rose butin pâmé aux ondulations de
bras en tresses et en algues, elles les vouaient aux
CLAUDINE LAMODR 201
sortilèges de leur beauté, les contraignaient à rétro-
céder sous le charme des mains cueilleuses à leurs
bouches des baisera qu'elles leur lançaient.
Et c'était au tableau final le changement à vue
des grands rochers désolés en un décor d'eaux
jaillissantes et de lointaines montagnes bleues, le
décor d'une féerie de fleurs immenses balancées au
mouvement des bras d'une théorie de jeunes femmes
plongeant aux vasques des fontaines. Sous le geste
des Magiciennes arrachant de leurs corsages des
cœurs de roses et les leur jetant, les Vierges
nouaient des rythmes de danses heureuses, avec
des sourires et des baisers pour l'enchantement qui
les délivrait du songe impur ; et les roses, pour
chacune, devenaient à l'effeuillement ancien de leur
virginité, le parfum et la vertu d'un baptême qui les
revirginisait.
Le chœur des Magiciennes alors s'avançait au- de-
vant delà scène, voilant d'un vivant rideau l'accom-
plissement du mystère qui tout à coup les égalait à
leurs sœurs aînées, les fleurs immenses des vasques,
les montrait s'enroulant aux volutes et aux spires
d'une liane d'apothéose, reconquises à leurs voiles
d'innocence que, du bout des doigts, elles entrou-
vraient sur leurs roses maillots de belles fleurs
humaines, avec le frisson frêle d'un nuage vert
d'eau aux mousselines des tutus, comme les corol-
les d'où jaillissait leur forme de femmes et de
roses.
202 CLAUDINB LAMOOE
L'aphrodisiaque de ces voluptueux tableaux, aux
mousseuses indiscrétions des nudités, aux calii-
pygies irritantes sous le soupçon des tuniques, le
libertinage de ee grand déshabillèrent de kc figu-
ration donnant aux figurantes et an coryphées
l'air de femme» en peau? d'une bydrotérapie turque*
leurs gtgottement* de jambe» grêles de trottina,
montés aux assomptions des chorégraphies, leurs*
ébat* die petits, animaux lascif» ei piaffante, allu-
maient la htacure de la salle. Mm, temte menue, la
frimousse et la gentillesse agile des petites faunoct
sous l'envoiement de sa robe de magicienne ouverte
jusqu'à la ceinture, s'apercerait nue cotmoie par l'&-
chajtcrure d'un peignoir.
XXXIV
Claudine, dans l'affairement des derniers mois
d'hiver, n'arrivait à créer qu'une chanson, — huit
couplets de Large, une bétasaerie eentimentake et
graveleuse, l'histoire d'une petite tatlleuse de vil-
lage écrivant à son amoureux, le fusilier Leonâdas
Tapin, le fourmillement de son désir et de son
attente.
CLAUDINE LAMOUR 203
Cette chanson, elle en préparait la musique et la
diction, en dosait les effets avec le nuancement de
finesse et de candeur, avec les condiments de drôle-
rie et de sensibilité qui dans son art salaient d'un rien
d'égrillarderie blagueus* l'indication discrète de
l'émotion.
Et la rogne,, encore une fois, rendait tout de suite
célèbre l'indigeste rknaillerie de Lorge, ce retapage
du vieux, poncif de la lettre de la payse au petit
soldat nostalgique là-bas dans sa caserne. Elle allait
la dire à ses soirs. d a Casino, la colportait aux soirées
de musique de M B * de Hautfays, aux five o'cloek.
de M m * Masser, aux réunions de lf" e d'Effrangés* la
répandait à travers l'enthousiasme des spectacles à
bénéfices et des fête» de charité. Pfaffein, qui
s'était vanté de ravoir pour lien à son Cercle, lui
pavait de sa poche «a gros cachet pour qu'elle y
chantât six de se» chansons. D'autres Cercles la
demandaient ; elle acceptait de chanter en matinées
aux Mant&gnea-Busses.
Il Ini aima, cet hiver-là,, de quitter un salon pour
monter dans la voiture des maîtres de la maison
qui l'attendait au bas du perron, de là sauter à sa
loge et y rester juste le temps de refaire sa tète, se
mettant tout de suite après à dire en scène ses
numéros et, sans changer de rôle, une pelisse aux
épaules., grimper ensuite dans un fiacre qui la
descendait vers minuit sous le porche d'an hàtel où
elle avait promis une demi-heure da son répertoire.
Î04 CLAUDINE LAMOUR
En s'en allant, à travers les rires légers, les serre-
ments de mains reconnaissants de l'adieu, des
doigts lai inséraient dans l'échancrure du gant une
bank-note.
Ce fut pendant les trois mois de la saison l'enfiè-
vrement d'une vie qui, à de certains jours, lai
prenait ses après-midis entières et ne la libérait
qu'au recommencement du matin. Toute rompue»
sans voix, elle se traînait dans la nuit de son esca-
lier, les jambes veules, se dégrafant dès le palier
pour que Rosine n'eût plus qu'à lui ôter sa robe
et lui passer son peignoir de nuit, ensuite s'abat-
tait sur son lit de tout le brisement de ses huit
heures de chansons pour l'amusement des épaules
blanches et des habits noirs.
Un peu après le déjeuner, arrivait Chantavène.
Elle s'était décidée à répéter presque chaque jour,
travaillant avec lui son solfège pendant une demi-
heure, et au bout de la demie, s'asseyant à son tour
au tabouret et piochant son clavier, toute rebroussée
par bouffées contre la bonasserie du pauvre homme
timide, lui criant :
— Sacré nom d'un chien, peut-on être cornichon
comme vous, Chantavène... Faites-moi donc recom-
mencer, vous voyez bien que je ne fais que des ani-
croches.
— Mais oui, mademoiselle, sans doute. Tenez,
reprenons là.
Et battant la mesure du pied :
CLAUDINE LAMOUR 205
— Si, sol, la, mi, do... Bien, parfait...
Elle le congédiait ensuite, en le bourrant de petits
cadeaux pour les petites Chantavène.
— Serviteur, mesdames.
Mais elle l'arrêtait sur le seuil.
— Dites donc, mon petit Chantavène, vous seriez
bien gentil... M me Phar, la corsetière, m'attend pour
deux heures... Vous lui direz que je ne peux pas,
qu'elle vienne elle-même demain matin, un peu
avant midi. Attendez donc, il doit venir aussi quel-
qu'un, je crois... Rosine 1 qui doit venir demain
avant midi ?... Ah ! c'est juste, un petit monsieur
pour une interview... Voyons, Chantavène, à quelle
heure croyez-vous que je sois libre demain ?... Ah !
mais, voyez-le donc, il est là à me regarder, en tor-
tillant son chapeau... Eh bien, ce sera pour demain
trois heures. Je l'attendrai.
— Parfait, bien volontiers... Serviteur, mesdames.
Elle le rattrapait dans l'antichambre.
— Ahl dites donc, Chantavène... Il y a aussi
Ghaudieu, à qui j'ai promis d'aller poser cette après-
midi... Ça ne se peut pas, je suis trop patraque...
Vous passerez lui dire que j'irai après-demain,
n'est-ce pas ?
Et quelquefois, repentante de ses rebuffades les
jours où elle le battait de petites claques sur les
mains ou lui jetait à la tète ses musiques, elle lui di-
sait à travers le geste de lui montrer sa joue :
— Ah I mon petit papa, vous n'avez pas de veine..'
42
206 CLAUDINE LAMOUR
J'ai encore une fois aies nerfs aujourd'hui... Eh bien 1
je vous pardonne, embrassez-moi.
Le dorlotement de passion de& grands publics la
suivait dans ses auditions intimes, devenait l'émoi
et la cajolerie des froufrous de jupes autour d'elle,
Pénamourement des coins de salon où des femmes
lui frôlaient les bras de la douceur de leurs ganta,
goûtaient comme un léger fumet de vice à flairer
son odeur tiède de rousse, chatouillées et toutes ti-
tillantes pour le sans -gêne de la gaminerie de ses
mots. Leurs lettres, en des câlineries voluptueuses,
des chuchotements de tendresses discrètes derrière
les portes, se nuançaient de péché, effuaaient d'in-
génus désirs et de troubles attirances.
M me de Hautfays surtout, dans ses billets, sa gri-
sait d'une ardeur mystique et sensuelle ; ceUerci lui
restait à l'appuiement des lèvres dont elle la baisait
près de la bouche, dans la petite caresse des adieux.
Le mystère de la. vie de la Saint-Claire, de cette
vie où, à part un vieil avoué de province arrivant
deux foi& le mois et qu'elle appelait son oticle,
aucun homme ne pénétrait, s'élucida. Sa liaison
avec la marquise courait Paris. ; elles étaient aper-
çues ensemble au Bois, aux concerts, aux fêtes.
Quelquefois, la grande lyrique se condamnait des se-
maines, devenait invisible, évanouie aux aliénées
de son petit hôtel dans les verdures, cet hôtel aux
rideaux clos et aux chambres en langueur d'une
petite maisoa galante d'un autre âge. On constatait
CLAUDINE LAMOUR 207
que la marquise, très dévote, toujours occupée
d'oeuvres évangéliques, se partageant entre de reli-
gieux flirts d'ecclésiastiques et des patronages d'ar-
tistes, prétextait vers le même temps des retraites,
des départs, un séjour dams un de ses châteaux pour
s' éclipser de la vie parisienne.
Ciaadine en arriva à soupçonner une chapelle
d'amour clandestine, des rites d'amitié libertine et
faisandée. La froideur de Saint- Glaire pour les
hommes, l'absence d'un amant -connu dans le coû-
teux de «on train de princesse de théâtre, le petit
vertige ordurier s'éveillant par moments de ses
longues paix taciturnes dès lors s'expliquaient. Mais
la silhouette du vieil oncle passant à la cantonade
restait énigmatique.
— Àh I leurs aaletëB à toutes celles-là I dit-elle un
jour à Poiron 1 Je les ai vaes l'autre jour se bécoter
sur l'escalier de la Hautfay*... Et le plus drôle, c'est
que Saint-Glaire n'apparaît jamais aux fêtes de la
marquise... Au fond, ça n'est pas plus propre que
la Touque avec la Bibi.
La philosophie gouailleuse de Poiron se déploya ;
— Dis que c'est la même «hose... Ah 1 ma pauvre
Claudine, tu trouves encore la candeur de t'étonner,
toi... Mais c'est ainsi d'un bout à l'autre de Paris.
Des femmes qui n'ont pas d'amants gardent leur
vertu pour une amie... Une femme s'aime bien
mieux à travers une autre femme parce que 1° c'est
de l'adonisme de soi-même, ce culte-là, 2° il n'y a
208 CLAUDINE LAMOUR
pas l'incompatibilité des sexes comme entre l'homme
et la femme ; 3° cette adullérette se conjugue à la
première et à la seconde personne sans le danger
de la troisième qui est l'enfant... Mais il y a des
degrés... La Touque, c'est le bouiboui, la marquise,
c'est le Conservatoire... Et remarque comme c'est
intelligent, il y a là un vieux qui arrive pour main-
tenir les bienséances. Moi, vois-tu, je crois bien que
ça pourrait être un mari, un mari qu'on tire du coin
périodiquement... Car enfin, elle a été mariée, cette
Saint-Claire, qui s'appelle Brugnon, et on n'a jamais
dit que son mari était mort.
Saint-Claire, à trois jours de là, arrivait voir Clau-
dine. Elle s'abattait dans un fauteuil, avec son dé-
gingandé de gestes, ses grandes mains maigres pen-
dant au bout de ses longs bras qui, à la scène, se
mouvaient en belles plastiques.
— Ce que je m'embête 1 J'ai là un vide, un vide...
Dites donc, madame Lamour, vous seriez bien ai-
mable de me tirer les cartes... J'ai 4eê ennuis, oui,
de l'argent qui ne vient pas.
C'était, dans ses torpeurs, à peu près l'unique se-
cousse de sa vie, cet argent qui à ses fines lèvres
pâles, quand elle en . parlait, faisait monter une
bruine de sang frais et remuait d'un petit tremble-
ment des paupières son dur visage de juive avare,
mettant ses épargnes de sous en papillotes dans des
cachettes.
Madame Lamour, éveillée à sa passion de l'in-
CLAUDINE LAMOUR 2j9
connu des tarots, alla prendre le jeu dans le tiroir.
— Le grand jeu, pas, madame Lamourî
— Coupez... Mais non, pas de la main gauche...
Les gens mariés, c'est de la main droite... Et qu'est-
ce que vous me donnerez si je vous le fais, le grand
jeu?... Tenez, ça sera une discrétion.
— Une discrétion, oui.
— Bon... voilà mes vingt et une cartes.
Et promenant le bout du doigt sur les cartes en
cercle, M me Lamour se mettait à compter.
— Une, deux, trois, quatre, cinq, six, sept... La
dame de carreau, c'est vous... Une, deusse, trois,
quatre, cinq, six, sept... Tiens, il n'y a pas d'homme
dans votre jeu... Attendez, la dame de trèfle, une
dame noire, une amie qui joue un grand rôle dans
votre vie... Une, deusse, trois, quatre, cinq, six
sept... Le neuf de carreau, vous recevrez de l'argent
Saint-Glaire s'émut.
— De l'argent... Ah 1 bien, je suis heureuse
alors... Quant aux hommes, je suis comme Claudine,
ça ne me dit rien.
— Oh I moi, fit Claudine un peu méprisante, aga-
cée par la comparaison qui l'égalait aux pratiques
de leur secret libertinage... Non, vrai, ce n'est pas
la même chose.
D'un mouvement circulaire, M mt Lamour rapide-
ment raflait les cartes. Ellf les battait, les faisait cou-
per, cette fois disposait en croix les vingt et une cartes
qu'elle tirait du jeu, et de nouveau elle comptait :
12*
210 CLAUDINE LAMÔUR
— Une, deosse, trois, quatre, cinq, six, sept.*.
Tiens, eneore la dame de trèfle.
Puis cueillant Tas de pique :
— Oh ! oh 1 mais voyez donc... L'as de pique !...
Et vous savez, ça signifie amour malheureux.
— Qu'esl-ce que vous me difces-là, marne Lamour ?
s'écria la Saint-Glaire en s'agitent dans son fau-
teuil.
— Mais, oui... Une, deusse, trois, quatre, cinq,
six, sept... vous vous brouillerez avec votre amie...
C'est le grand jeu, hein, qu'il vous faut... Alors, je
vais faire les petits paquets... A» de carreau, une
lettre... La dame de pique... C est votre amie, la
dame brune, qui vous l'écrira... Du pique, mauvai-
ses nouvelles... Tiens, le neuf de cœur... Une réus-
site. Vous vous remettrez ensemble aprèsune querelle.
— Madame de Hautfays, insinua Claudine.
— Oui, fît Saint-Glaire, retombée à son impassi-
bilité, Bans un pli du visage pour ce nom qui ébrui-
tait sa liaison avec la marquise.
Claudine, nerveuse, sentit se démanger ses griffes
àe chatte.
— Oh ! celle-là... Dites-moi, Saint-Claire, est-ce
qu'elle vous attrape aussi dans les coins pour vous
baiser la bouche comme un homme? Moi, tous
savez, je ne *«is pas de cette paroisse-là.
La chanteuse se pmça les lèvres et tout à coup
riant, les yeux durs et froids :
— Mais je vous assure qu'elle est tout à fait char-
CLAUDINE LAMOUR 211
mante, U mê de Hautefays. Oui, c'est vraiment une
très bonne amie pour moi.
— Et voilà, fit M" - Lamonr en ramassant les
cartes, étes-voos contente, ma petite madame
•Saiwt-Olair?... Ce serait un louis pour une autre,
vous savez.
XXXV
« Moi aussi, je voudrais te faire ta binette, ma
petite Glaudinette. Pas pour 1e Salon, le voisinage
de Cfturadieu me tuerait, maïs pour une exposition
cbefc Boussod «t Valadon. Viens aussitôt que tu
pourras. Et puis, je t' apprendrai Bur ton scheffield
de Rosarès quelque chose qui t'amusera.
« Ton Poiron. »
Sa curiosité ramenait,raprès-mid1 même de l'envoi
du petit bleu, à l'atelier du boulevard de Clichy, une
soupente de photographe au bout d'une terrasse
entre deux toits, avec l'ouverture d'une trappe au
haut d'une échelle de meunier et qui, sur cette
plate-forme en plein air, dans le raffalement des
fumées de cheminées, donnait l'illusion de grimper
aux hunes d'un navire.
— Es-tu là, Poiron? cria-t-elle du dernier éche-
212 CLACDIN8 LÀMOUR
Ion, n'osant se risquer toute seule dans le coup de
vent qui souillait à cette altitude.
11 arrivait lui tendre la main, la hissait jusqu'au
zinc gondolé de la terrasse : delà, en se retenant à la
rampe de bois ramusculée d'un cep de vigne-vierge,
elle put apercevoir comme au fond d'un puits,
avec des rampants de toits pour margelles, le
grouillement d'une fin de marché à vau les trottoirs,
les éventaires des camelots, les roulottes des mar-
chands de saison, le scintillement humide de la
marée dans les maniveaux, le rose de l'éventrement
des lapins ouverts en croix et brandillant au poing
des vendeurs.
C'était une des joies de Claudine, la petite peur
de se griser là-haut, toute secouée de vent, de la
lumière et du bourdonnement de Paris. En s'enfer-
mant dans l'atelier les jours de gros temps, ils
avaient la sensation d'être séparés du reste du
monde, perdus sur un radeau aux écumes des hau-
tes eaux .
Cet atelier ? Une cambuse en bois, ajourée d'un
lanterneau au vitrage rejointoyé de papier, méandre
de la salissure des rigoles d'eau à travers les suies ;
une cambuse peinturlurée de vert poireau à l'exté-
rieur et charbonnée en dedans d'écrasis de fusain,
de croquades de Poiron ébauchant sur le raboteux
des planches ses dessins pour les feuilles à gravures,
d'écritures de légendes faites de mots surpris à la
rue et griffonnés là pour mémoire ; une cambuse
CLAUDINE LAMOUR 213
qui, avec ces notations de la vie roulant en bas,
avait l'air d'une chambre d'entomologiste épinglant
au mur le butin de ses chasses. Pour meubles une
table chargée de crayons, de rouleaux de papiers,
de journaux, l'éraillure d'une moleskine de divan
encombré de portefeuilles, des pliants, un fauteuil,
un chevalet, dans l'angle un poêle en fonte. Poiron
logeait au cinquième, sous l'échelle.
— Oui, dit-il en déblayant un coin du divan pour
l'asseoir, je voudrais faire de toi un pastel ,pas
comme celui de Koyat, rien qu'une tète, cette fois,
mais qui serait la vraie Claudine... Oh ! pas d'huile,
c'est bon pour les fritures de Passelecq... Quand je
penne que ce croûtard-là t'a mise en robe de scène
sur un fond de Gobelins ! Tu as l'air d'un papillon
sous verre... Quant à Ghaudieu, celui-là est bien,
après Bouguereau, le plus sale confiseur que je con-
naisse... Tu n'en sortiras pas vivante, ma fille, il va
t'emmarmelader dans ses jus et ses sirops... Vois-tu,
il te faut à toi des tons de lumière et de soie de
Chine, des tons qui jouent l'arc-en-ciel, la nacre des
coquillages, qui aient ta fleur de peau, les dessous
roses de ton sang... Des piments finements pulvéri-
sés, légers, volatiles... de la poussière de Paris
dans un rêve... Quand veux-tu commencer?
— Mais tout de suite... Seulement ne va pas me
prendre trop de séances. Je pourrais pas... Ah 1
Poiron, quelle vie 1 Je n'aurai bientôt plus le temps
de changer de chemise !
214 CLAUDINE LAMOUR
— Ta viendras cinq ou^six fois... ôeotii, hein?
J'ai justement là un châssis tout prêt.
D'un coup de pied, il envoyait routa* le chevalet
au milieu de l'atelier, emboîtait te châssis, prenait
sue craie.
— Et Etosarès ? fit dandine négligemment, en ta-
potant les plis de sa robe à «es jambes.
— Àh ! c'est vrai, Rosarès. Eh bien, voilà... C'est
lui qui fait le lutteur masqué à la Foire aux pains
d'épîces. Mais oui, le tombeur d'Akides dont par-
lent les journaux !.... Tourne un peu la tète, encore...
€'est ça,.. Oui, ma «hère, c'est ton laid ténébreux
en personne.
— Comment, vrai ?
— Lui-même. Laquem le tient de son gigolo...
Mais non, tu baisses le nés... Parait qu'il a tombé
l'autre soir le Petit Bordeaux, un roublard qui
n'avait jamais touché... On lui a offert de venir
lutter à l'£den, avec Toison-d'Or et les lutteurs de
la troupe, mais il ne veut pas, il lutte pour l'hon-
neur. On le dit très bien en maillot noir, un maillot
qui lui va des pieds à la tête.
— Mais alors, s'écria Claudine en s'agitant toute
rouge sur le divan, cet homme-là veut donc être
tous les mystères à la fois ?
— Si oe n'était que cela... Mai*, crédié, ne bouge
donc pas... Tu ne tiens pas la pose un instant...
Rosarès^ figure-toi, c'est toute une légende. Laquem
s'est mis en tête de faire une enquête. Roilly, qui
CLAUDINE LAWODR fctfr
est le cousin du préfet de police, a travaillé de son
côté... Eh bien, figure-toi...
En massant les dessous du portrait de frottis jaune
paille très tendre, Poiron lai révéla un Rosacés inédit.
C'était originalité du sport d'un homme dv monde
passionné de sa force, merveilleusement seupJeà
tous les exercices du corps, d'une puissance muscu-
laire de félin et d'une finesse nerveose de singe,
grimpant une nuit d'incendie à l'aide des genoux
et des poignets le long d'une façade jusqu'au
second étage d'où, par une échelle, il descendait un
ménage de vieilles gens, arrêtant un midi aux
Champs-Elysées l'emballement furieux d'un cheval,
pariant un jour au comte de Bloussoff qu'il dé-
passerait au bout d'une heure le galop de sa
jument et sur la route de Versailles gagnant son
pari, nageant à travers les minuits de Paris, par
volupté de l'enveloppement ténébreux des eaux,
ses deux heures de Seine, souffletant un sorr en
pleine rue un monsieur qui invectivait une fille et
se battant ensuite à Pépée avee Pinsulteur, qui!
blessait.
— Crois-tu hein T s'exdamaït-elle, les yeux
ardents, au bout du dévrdement de ce chapelet
d'anecdotes... Epatant, ce Kosarès !... L'homme
masqué surtout...
Un rire de blague lui monta aux dents :
— Vraî r ça ne le change pas:
— Tu Tas dît... un domino qui se met en maillot.
216 CLAUDINE LAMODR
Encore une fois Poiron était obligé de la rappeler
à la pose. Elle se raidissait, demeurait un petit temps
immobile, tout à coup levait le nez :
— Dis donc, Poiron, j'oubliais... Senevez, du
concert Marigny, m'offre cinq cents de cachet pour
jouer Tété, deux fois la semaine.
— Mince !
Il caressait d'une touche de rose gras les pom-
mettes du portrait, ajoutait :
— Maman Lamour va donc pouvoir enfin se payer
du coupé.
XXXVT
— Mais entrez donc, monsieur l'abbé, il y a là
des dames qui ne demandent pas mieux que de
participer à vos bonnes œuvres.
Et soulevant la portière, elle poussa dans sa
petite assistance de visiteurs du jeudi l'abbé Gottin,
arrivé quêter pour ses asiles de filles-mères dont il
était le fondateur, un vieux prêtre remuant et ascé-
tique, des yeux en clous d'acier sous Tébouriffement
velu d'une taroupe couleur toile d'araignée, la ca-
roncule massive d'une verrue jouant à la joue près
du nez, et qui, dans l'usure luisante de sa soutane
CLAUDINE LAMOUB 1217
élimée et ses larges souliers carrés, avait l'humilité
d'un vicaire venu des campagnes.
— Je suis vraiment confus, mesdames...
Il s'inclinait, précipitait de petits saluts, son
chapeau à deux mains contre sa ceinture, souriant
d'une grande bouche mince et dure.
Madame de Hautfays fit un pas.
— Oh ! monsieur l'abbé, nous sommes d'anciennes
connaissances.
— En effet, madame... Je n'oublierai jamais
laide précieuse que vous avez apportée à nos pau-
vres sœurs dans l'affliction.
Sa petite taille en sarment noueux se redressa, il
plissa les yeux, considéra les têtes Tune après
l'autre, très maître de lui, raidi en sa passion de
charité militante, prenant possession de son audi-
toire dans l'acèrement scrutateur des prunelles. Son
sourire à présent voltigeait, insinuant et spirituel.
— C'est bien monsieur l'académicien Fouret crue
j'aperçois ?
Et se tournant vers Claudine :
— Oh ! bien, mademoiselle, vous avez chez vous
les plus hauts esprits et les plus nobles âmes de notre
cher Paris... Je ne m'attendais pas à une pareille
fortune, c'est Dieu qui m'a conduit certainement.
Ses lèvres s'effilèrent, ne furent plus que le liséré
d'une estafilade violâtre dans les os de la face ; il se
conféra subitement l'air madré et froid d'une sorte
d'avoué de la Providence, traitant une affaire qu'il
13
218 CLAUDINE LAMOUfi
sentait aboutir à travers les respects et la bien-
veillance des visages,
— Nos frais sont immenses... Rien qu'à nos cour-
tiers, à nos raccoleurs de pauvres filles-mères nous
payons déjà cinq francs par brebis qu'ils nous
amènent... Ah ! je sais, cela vous étonne; mais
nous faut des chiens de berger pour suppléer à la
paresse des âmes. Et puis, le bu t ne sanctifie-t-il pas
tout ? Nous sauvons des âmes en détresse. C'est le
salut qu'elles trouvent chez nous... Nous leur éle-
vons leurs enfants, elles s'engagent à rester chez
nous au moins trois ans. Sur les trois francs de
salaire que nous leur allouons nous prélevons seu-
lement la moitié pour leur nourriture, leur blan-
chissage, Télève des petits, n'est-ce pas admirable?
Et à leur sortie, elles reçoivent encore une petite
dot, nous cherchons à les placer chez des personnes
r ecommandables... Ah ! monsieur l'académicien, si
le prix Montyon jamais pouvait s'égarer jusqu'à
notre œuvre, ce serait un joli capital placé en Dieu...
Dieu vous en ferait la rente.
A mesure, une légère roséole lui échauffait les
joues ; ses yeux se minéralisaient d'un éclat dur de
pierres fines dans l'enchâssement d'un reliquaire à
tète desaint gothique ; l'ardeur de l'apostolat descen-
dait au pétulement de grosse mouche de sa verrue.
Et il mêlait les chiffres aux paroles chrétiennes,
feur ouvrait son grand-livre, déplorait un déficit
annuel avec la lucidité et la correction d'un comptable
CLAUDINE LAMOUR 219
sûr de ses écritures. Il évitait tout appel direct à leur
miséricorde, mais finissait par se l'attribuer dans
cette parole diteen douceur et en conviction infinies :
, — Ah ! elles seront bien heureuses ce soir, nos
pauvres filles, quand elles apprendront du Comité
ce que vous faites pour elles 1
En un élan, la baronne d'Effanges et M ae de
Hautfays souscrivirent chacune cinq cents francs
qu'elles le priaient de faire toucher le lendemain.
— Soyez toutes remerciées... Vous êtes dans nos
sociétés perverses les cimes où s'attarde le rayon
divin, reprenait l'abbé. Ah! je sais bien où je
m'adresse, — les disques tournoyants de son regard
virèrent vers Claudine — je savais que vous ne
fermeriez pas votre porte à Dieu qui vous fut libéral
et vous prodigua le talent et la gloire.
Un murmure traîna, un applaudissement discret à ce
grand cœur évangélique. Très simplement la divette
alla prendre dans un coffret deux billets décent francs.
— Tenez, monsieur l'abbé, joignez-les au reste...
— Ah oui, bien heureuses ! dit l'ecclésiastique en
tirant de sa poche un gros portefeuille graisseux et
y glissant les papillotes. Soyez sûres que vous serez
toutes bénies ce soir.
Des évocations, un lointain d'images, à la sen-
teur d'encens finement montée du remuement des
plis de la soutane, ressuscitèrent en la mémoire de
Claudine.
— - Ah ! monsieur l'abbé, j'ai gardé la vision d'une
220 CLAUDINE LAMOUR
église quelque part, d'une blanche chapelle vue
toute enfant... Oui, des communiantes en robes
blanches, une peinture de bon Dieu sur l'autel, très
doux, sonnant dans sa barbe, avec des yeux cou-
leur de paradis, je ne sais pas, des yeux où Ton
voyait à travers tourner les étoiles, des yeux de
musique de violon... Oui, c'est ainsi qu'ils réappa-
rurent.. . Etait-ce bien ainsi?
Elle s'évanouit un instant aux ombres inté-
rieures. Pois, derrière le battement de ses cils, un
autre souvenir passa.
— Ah ! ma communion aussi ! Figurez-vous,
monsieur l'abbé, je m'y étais préparée comme une
petite sainte, je ne mangeais plus, je passais des
heures en prières... Mais voilà que le matin môme,
en allant à 1 église.je vois un prêtre qui pissait, contre
un mur... Ça ne m'est plus sorti de la tête, ça a
tout gâté, En communiant, j'ai repensé au prêtre,
j'aurais voulu mourir... Voyez-vous, ça a été la
grande désillusion de mon enfance.
Et la gaminerie de l'histoire qu'elle racontait sé-
rieusement, avec une crudité de mots faisant inopi-
nément remonter de l'éveil d'un prestige candide
l'incorrigible Claudine des hardiesses de son voca-
bulaire, tout à coup amenait au visage amusé des
dames la contrainte et le pincement d'un sourire
qu'elles arrêtaient au coin de la bouche.
— Nous sommes de pauvres hommes, de très
pauvres hommes, murmura l'abbé, gêné, redevenu,
CLAUDINE LAMOUB 221
à travers les petits saints dont il battait en retraite,
le vicaire de la charité entrant humblement quêter
chez la chanteuse fin de siècle.
Elle l'accompagnait jusqu'au palier; mais là
l'œuvre le ressaisissait. Les yeux injonctifs et doux,
d'un chuchotement lent de confessionnal, comme
s'associant pour un providentiel dessein à sa vie de
péché et de perdition, il se risquait à une dernière
pétition :
— Ah! mademoiselle, si j'osais... Nous aurons
bientôt un concert au profit de nos chères filles...
M me Oaron, M me Deschamps, M. Ooquelin ont déjà
accepté. Votre nom sur l'affiche serait un succès.
Pouvons-nous espérer ?
Leurs voix s'attardèrent ; puis la porte battit ;
elle rentra, leur dit en riant :
— Dame ! je n'ai pas voulu décourager le bon
Dieu... J'ai accepté comme les autres. Mais tout de
même c'est drôle : les curés me demandent à chanter
pour leurs histoires... 1
XXXVII
Quatre poses chez Poiron faisaient venir au bout
de l'affleurement des touches de pastel, dans un
léger nuage poudroyé de veloutine, dans la clarté
222 CLAUDINE LAMODE
grasse et pulpeuse d'un cœur de rose-thé, l'artificiel
et le mousseux de sa tête des soirs de grimage.
Un duvet d'ombre dorait la malice du retroussis
des lèvres, son rire de mime ingénue et hardie ;
elle avait, sous le bleu électrique du front, vaporisé
comme par de lointains électrophores, les clairs
yeux pétillants d'une ménade dormant au clair de
lune. Les pommettes, dans le crépitement du ma-
quillage, se vermillonnaient d'une chaleur de sang,
semblaient s'allumer aux rousses broussailles des
cheveux.
Poiron avait réclamé une dernière séance. Et une
après-midi, ennuyée d'une scène avec M me Lamour
qui, la veille, s'était horriblement grisée à un punch
de concierge, la chanteuse devançait l'heure fixée
pour la séance, grimpait à pied le boulevard de
Clichy.
Poiron n'était pas à l'atelier : elle redescendit les
cinq étages, se retrouva à la rue avec le désœuvre-
ment de l'heure qu'il lui fallait attendre. En tour-
nant l'angle du boulevard, elle aperçut un bout
d'avenue, des boutiques funéraires, des chantiers de
pierres tombales. Des silhouettes en deuil s'enfon-
çaient derrière les clôtures du cimetière.
— Tiens ! Lentéry est là quelque part, pensa-t-
alle.
Elle acheta une touffe de violettes, s'engagea
dans les allées.
C'était tout au fond, dans un coin de sépultures
CLAUDINE LAMODR 223
vagues, aux tertres la plupart Bans croix bosselant
les niveaux du terrain, découpant leurs étroites
bandes comme des planches de maraîchers, le sou-
venir d'un de ces pauvres remblais dénudés et ano-
nymes parmi le faste des mausolées. Elle y était
venue il y a six ans pour la dernière fois avec trois
sous de roses, un petit bouquet de misère où elle
avait mis un gros baiser triste pour le bon cœur
d'ami resté vivant à travers la pitié de sa mé-
moire.
A petits pas pressés elle longea des architectures,
vira à des tournants de rues dans cette cité funèbre
et paradoxale, s'orientant d'après des tombeaux
qu'elle reconnaissait.
Tout d'une fois, les chemins s'embrouillèrent,
elle se trouva perdue dans le carrefour des stèles et
des grandes tables de marbre. Un des gardiens cau-
sait avec des maçons à mi-corps engloutis dans un
caveau.
— Lentéry, monsieur, pourriez-vous me dire?
■*- Lentéry... Lentéry...
Il répétait le nom, feuilletait le registre de ses
souvenirs, l'interrogeait ensuite sur la date de l'in-
humation, la profession du défunt.
— Lentéry, voyons... Il y a bien là, dans l'avenue,
quelque chose comme ça... Un charcutier.
— Hais non, un poète.
Il leva les épaules, déclara qu'il ne se rappelait
pas, et comme, de son petit claquement de talons
224 CLAUDINE LAMOUE
6ur les pierrailles, elle repartait, il la rattrapa.
— Attendez donc, tous dites huit ans... C'était au
fond, mais on a déblayé : il y a maintenant une
perpétuité dessus.. . Vous verrez que ça a beaucoup
gagné.
Elle resta saisie, les sourcils remontés, un petit
tremblement à la main dont elle tenait sa touffe de
violettes.
Mais du bout de sa canne il lui indiquait une des
avenues, lui recommandait de tourner à droite, puis
à gauche.
Et avec un serrement de cœur, les yeux un peu
troubles, elle se mettait à chercher les voies qu'il
lui signalait.
— Mon pauvre Lentéry... Si bon, si doux... Ah !
le pauvre ami I
Maintenant, elle se souvenait.
Oui, c'était par là, derrière le monument où un
mystérieux génie, accroupi en prières, appuie sur
son visage, de ses mains cachées sous les plis des
draperies, le symbole des voiles attestateurs de
l'absolue disparition. Elle regarda le nom du dédi-
cataire de ce suprême et orgueilleux hommage, lut :
Ponsavon, ancien industriel.
Une colère monta:
— Ah I le misérable... A-t-ildû flouer son monde,
celui-là, pour avoir une pareille maison... Et Len-
téry, lui, plus même son petit morceau de terre !
Enfin elle débouchait dans un espacement de se-
CLAUDINE LAMOUR $25
pultures closes de grillages, parmi de petits jardins
d'où s'érigeaient des pyramides et des sarcophages.
Les tertres avaient disparu, d'ostentatoires ma-
çonneries peuplaient l'ancien abandon de la soli-
tude où avait dormi le bon ami.
Elle conjectura l'endroit, revit en pensée la petite
levée de terre et subitement ses sanglots partirent,
elle jeta son bouquet entre deux tombes sur l'étroit
couloir de sable nu qui les séparait.
— Mon pauvre Lentéry... Mon pauvre Lentéry...
Ils ont jeté tes os comme ceux d'un chien !
Elle demeurait là tout un temps, les yeux attachés
au secret de la terre, voyant se lever d'elle le triste
visage du bohème famélique, son sourire d'yeux
pâles, d'un bleu de fleur de lin, par-dessus le fré-
tillement du tic qui, aux rares heures joyeuses, lui
chatouillait les ailes du nez.
Ah ! oui, son pauvre Lantéry ! Gomme il était
oublié ! Il n'y avait plus qu'elle qui pensât encore à
lui ! Elle le faisait revivre à travers cette chanson du
Trottin qui l'associait en sa vieille camaraderie à ce
qu'elle-même mettait de sa propre vie d'ancienne
batteuse du pavé dans l'apitoiement de ces rimes
mélancoliques.
Et tout à coup, dans la sincérité de son affliction,
passa le petit refrain : Au loup, au loup ! Elle se
mettait à te fredonner à mi-voix, puis plus haut,
comme s'il était encore là pour l'entendre, et in-
consciemment, à travers le rappel des soirs frivoles,
226 CLAUDINE LÀMOUR
il lui venait le geste et le mouvement de tête dont
elle le disait en scène, ce cri doucement apeuré du
refrain.
La souffrante image restée en sa mémoire s'effaça,
elle n'aperçut plus, dans l'évanouissement en elle
du bon Lentéry, derrière les marbres et les grés
mortuaires, que des mains tendues, la fête des bra-
vos et des bouquets.
-r Ah ! mon petit Lentéry, si tu pouvais me voir
maintenant... C'est ça qui l'épaterait !
Sa tristesse, la piété de son culte d'amitié s'en
allèrent ; la vie rentra, orgueilleusement souffla par
la petite porte un instant ouverte à la mort.
Et, dans le silence de l'avenue, sentant que son
cœur n'était plus présent, elle se pencha à demi, dit
à travers un sourire aux poussières du poète sous
la terre :
— Adieu, mon pauvre vieux !
Ensuite elle se jetait à travers la cohue des tom-
bes, marchait quelque temps au hasard, respirant
l'odeur de plâtre frais, de bois pourri et d'immor-
telles qui se volatilisait au soleil dans l'air très
doux, mêlée à des senteurs déjeunes feuilles, à un
fleur subtil de décomposition.
Un médaillon, sous la chevelure de fins sarments
d'une vigne vierge, l'arrêta : elle déchiffra un nom
d'actrice rongé par les lichens, mangé d'ans. Et des
talents, de vieilles gloires, des ombres qui comme
elles avaient eu leur heure d'adorations et de suc-
CLAUDINB LAMOUR 227
ces, des grâces expirées de filles de théâtre et
d'amour se levèrent des bosquets comme de petits
fantômes si lointains, furent, parmi les arômes lé-
gers du printemps, comme une essence qui monte,
se dissipe aux haleines furtives du vent.
— Ah! les pauvres mortes... Les pauvres pou-
pées !.. Un peu de bruit et c'est fini !
Une peine molle l'affadit, elle se vit elle-même
derrière un étroit grillage, sous les lierres. Rosarès
un peu de temps lui apportait ses trois sous de vio-
lettes, puis Poiron une fois arrivait, longtemps
après, ne savait plus lire son nom au bas de l'usure
du médaillon.
— Ah 1 Rosarès, Rosarès ! viendra-t-il seule-
ment?
En une minute de vraie désolation, elle se pleura
toute abandonnée, perdue à l'oubli de la terre. Des
ripes de maçons, monotones, éternelles, en tous
sens stridaient comme les cigales de la mort. Une
fraîcheur, le frôlement de l'illusion d'une bouche à
sa nuque remua ses frisons.
— Une poupée, une pauvre poupée que personne
n'aura aimée, qui n'aura aimé personne...
Jamais elle n'avait autant désiré la présence de
Rosarès. Elle lui eût pris les mains, elle lui eût dit :
— Mais aimez-moi donc, faites donc que je vous
aime.
Et comme elle quittait la tombe sous laquelle dor-
loteusement elle s'était regrettée, de nouveau • sa
228 CLAUDINE LAMOUR
pensée dériva vers Lentéry. Il était parti tout seul
pour le champ, n'ayant qu'elle et Poiron derrière
les lanternes de son corbillard, une après-midi nei-
geuse de décembre.
Elle revit les trottoirs blancs, les petites sépultu-
res blanches, la bière que les valets descendaient et
qui, tout de suite, s'enneigeait aussi. Personne
n'était venu ; les amis n'avaient pas quitté la bras-
serie. Ah ! oui, le morne et le triste de cela !
Elle se conceutra, raidit son effort à se rappeler la
drôlerie du tic dans ce visage exténué de Pierrot
macabre. Mais la grimace du petit plissement joueur
de la peau se dessinait mal au bout du titillement
de la joue et du nez dont elle se prenait tout à coup
à mimer la fébrilité de cette pinçade nerveuse.
Elle continuait en pressant le pas, s'emballait à
cette poursuite dé la ressemblance qui devenait
comme l'étude de l'attrapade d'une expression qu'elle
eût cherchée pour une de ses chansons à elle. Et
enfin, au moment de quitter l'enclos, en passant de-
vant les chalets de l'entrée, elle trouvait la forme
exacte de tic, plissait coup sur coup le nez sous sa
voilette, s'interrompait pour rire et recommençait.
Elle consulta sa montre : elle était en retard d'une
demi-heure.
— Si jamais on me repince à fourrer le pied lè-
dedans ! se dit Claudine en se remettant à trotter
vers le boulevard de Clichy.
CLAUDINE LAMOUR 229
XXXVIII
Un coupé, que Claudine à présent louait an mois,
la débarqua avec Rosarès dans le ronron som-
meillant d'une après-midi de la foire au pain d'épi-
ces. C'était une idée à elle, la passade d'un caprice
lui venant dans le dépit d'un jour où quelqu'un lui
apprenait le retour de Xanrailles et son coup de
passion imprévu pour Bluette Canon dont il faisait
sa maîtresse.
— Si nous allions voir les lions de Pezon, hein ?
Ça me calmera les nerfs... Non, mais vrai, cette
fille qui me vole à présent mes amants après m'a voir
volé tout le reste ! Elle démarquerait mes chemises I
D'ailleurs, n'étes-vous pas un héros là-bas, vous
qui êtes un héros de toutes les manières?
Rosarès avait haussé les épaules.
— Je n'ai rien du caniche, je vous assure... Je
n'ai que le revers des médailles dont peut-être vous
m'attribuez l'ambition. Et ce revers, c'est beaucoup
de dédain pour l'humanité.
— Alors c'est par dédain de l'humanité que vous
sauvez les gens, vous ?
230 CLAUDINE LAMOCR
— Par pur sport, ma chère... C'est une question
d'entraînement... Je m'habilue à m'obéir.
Une torpeur de sieste derrière les barreaux, dans
le silence des travées, accroupissait l'ennui lourd
des bétes, leur regret des océans et des déserts.
L'ours blanc, avec un dandinement de sa tête plate
aux rouges yeux hagards des fous criminels, tassé
sur les reins, se balançait comme en un bercement
de sommeil. Un grand lion nubien, seul en sa
cage, allongé, les pattes raides, dans l'attitude des
sphynx, soufflait à petites haleines courtes, gonflant
et cavant coup sur coup le battement de son flanc
roux.
A côté, la lionne, une patte en travers d'un des
lionceaux, les prunelles fermées, léchait voluptueu-
sement de sa langue rose, avec un bruit de râpe, le
poil d'un autre lionceau aplati tout inerte, d'un
étirement long de peau de tapis. La panthère noire,
tournée en boule, la tête dans les pattes de derrière,
par moments vagissait, un petit miaulement plaintif
et bref qui revenait comme le mal d'une peine
sourde et qu'elle n'achevait pas. Des tigres, roulés
sur l'échiné, les pattes en l'air, avec le retrousse-
ment des babines à leurs crocs, semblaient morts.
Et seulement un peu plus loin, brouillée par les rais
des barreaux qui doublaient ses zébrures, en un
aller et retour de mécanique, une forme très vite
continuellement se déplaçait, la hyène.
Les singes, pendus par la queue aux traverses
CLAUDINE LAMOUR 231
des cages, accouplés et s'épuçant amoureusement
dans les coins, surtout amusèrent Claudine de leurs
petits visages nostalgiques et séniles aux regards
de fiévreux, de leur air dolent d'enfants ou de très
vieilles gens malades.
Un des singes, traqué par le pourchas furieux
d'un singe plus gros, tout à coup se mettait à rebon-
dir, d'une élasticité de balle en caoutchouc, s'accro-
chant aux cintres, se rejetant aux barreaux, fuyant
en des sauts éperdus, des trajectoires enragées. Les
autres singes à leur tour se lançaient nerveux, tré-
pidants, des crissements de dents au clair dans le
froncement des mufles.
Bientôt toute la loge s'assourdit de leurs
glapissements. Les tigres se détendirent, regardè-
rent à travers les grilles de fer en dilatant leurs
yeux cerclés d'or. Le laborieux ours morne, mis en
goût de carnage, sortit la pointe pâle de sa langue
et s'imprima des pendiculations plus énergiques.
Brusquement, le grand lion se leva, rauqua par
trois fois caverneusement.
Puis le hourvari des singes, en traînées de petits
cris souffreteux vers les fonds, s'apaisa. Tout d'une
fois la taciturnité des bétes recommença ; on n'en-
tendit plus que le grattement d'un tigre raclant
avec ses ongles les taches de sang du plancher.
Ils revinrent au lion, haut sur ses pattes, les pru-
nelles magnétiques sous un lent battement des pau-
pières. Une idée folle traversa la tête de Claudine.
232 CLAUDINE LAMOUR
Elle regarda Rosarès du coin de l'œil en riant :
— Vous n'entreriez pas là.
— Donnez-moi cette fleur, dit-il en avançant la
main vers une rose qu'elle portait au corsage.
Un tigre se ruait du fond de sa cage sur un des
valets qui passait. Elle fit un pas. Quand elle se re-
tourna, Rosarès avait disparu. Un grand battement
de cœur lui coupa la respiration ; elle cria :
— Rosarès !
Mais ses yeux, instinctivement, se rivaient à la
grande figure triste du lion.
Un fracas de barres relevées soudain retentit, la
porte béa. Rosarès, droit, souriant, sa haute taille
serrée dans sa redingote, la rose aux doigts de sa
main gantée, de l'air dont il lui arrivait en visite,
»e dressa sur le noir du couloir.
Le lion se raidit ; ils se regardèrent.
Et à travers l'effroyable peur qui à présent la re-
tenait là, toute blanche, sans un cri, les dents cla-
quantes, il se levait en Claudine, devant cette témé-
rité dédaigneuse, la drôlerie de courage de la jolie
histrionne qui domptait les publics. Très vite elle
passait sous la barrière, s'avançait jusque tout près
des barreaux et avec le balancement de sa petite tête
aux épaules, se mettait à chanter au lion Le trottin.
La porte battit, elle ne vit plus que l'énorme béte
rouge, se sentit mangée de son souffle comme d'une
brûlure. Ensuite le sens l'abandonnait, elle tombait
à la renverse.
CLAUDINE LAMOUR 233
En revenant à la vie, elle aperçât Rosarès pen-
ché et loi tamponnant doucement les tempes. A
travers une crise de larmes, elle lui disait :
— Vous êtes là... C'est bien vous... Ah, mon ami,
tous m'avez fait mourir. ..
Il se mit à rire :
— Quelle folie t Je m'étais commandé de sortir de
là comme j'y étais entré... Et vous voyez, j'en suis
sorti.
— Mais cette horrible béte aurait pu vous dévo-
rer I
— Bah ! je serais resté dans votre souvenir, vêtu
de pourpre comme un empereur... Ça vaut bien la
vie...
— Et puis, ajouta Rosarès en se reprenant à rire,
peut-être vous seriez-vous rappelé l'histoire de la
panthère... A prix d'or vous vous seriez payé la
peau de ce lion... C'eût été gentil de dire à vos amis
du jeudi avec négligence : c Cette peau, vous voyez
bien, eh bien! elle me rappelle l'histoire d'un
homme qui, sur un signe de moi, est entré dans la
cage d'un lion. Et voilà ce qu'il en reste de cet
homme, la peau de la béte qui l'a mangé.
Elle lui appuya son gant aux lèvres.
— Non, taisez- vous... Ne suis-je pas assez punie
comme cela ?... Ah ! Rosarès, comment vous faire
oublier ma sottise ?
— Mais il n'y a eu là rien que de très naturel de
votre part... Si les femmes nous en demandaient un
234 CLAUDINE LAM0UR
peu plus, de ces sottises-là, nous ne serions pas les
lamentables ganaches en qui se meurt jusqu'au
goût de l'imprudence. Qui donc, si ce n'est la femme,
serait encore capable de nous enseigner le mépris
de la vie î
La rose légèrement voltigeait à sa main, dans le
murmure dédaigneux et léger dont il semblait
railler la gravité de la pensée de la mort.
— C'est à moi, à présent, de vous la demander,
dit Claudine en la touchant des doigts.
Et d'un attendrissement qui lui pinçait un peu la
gorge, passionnément monta, dans un sourire, la
caresse de la voix dont elle soulignait ce soudain
élan :
— Allez, elle ne s'effeuillera pas, celle-là... Elle
restera toujours pour moi la rose qu'aurait pu rou-
gir votre sang.
XXXÏX
Son engagement au Casino expirait ; Marigny
n'ouvrait qu'aux lilas,en mai. Il advenait à Claudine,
pendant l'intervalle, une paresse jouisseuse à se dé-
tendre des corvées de l'hiver, une volupté de son
CLAUDINE LAMODR 235
corps à s'attarder au lit, à traîner jusqu'au soir sans
corset en des nonchalances mal éveillées.
Lorge, un matin, vint lui proposer une chan-
son nouvelle pour son début à Marigny. Elle s'ef-
fara à l'idée des fatigues de cette création, toute
prise d'une langueur de repos, éprouvant le besoin
de se payer un peu de bon temps, de vivre un peu
pour elle. Elle lui dit :
— Pas maintenant, mon petit Lorge, je vous en
prie... Plus tard, tout ce que vous voudrez... Ah !
si vous saviez comme je suis lasse ! Je voudrais m'en
aller de moi, ne plus me réveiller avant un petit
temps... J'en ai mon soûl de n'être toujours qu'une
poupée à amuser le public... Allez, on ne me con-
naît pas, on ne sait pas qu'il y a en moi une petite
sentimentale, une petite machine à nerfs qui as-
pire à des sensations tendres, à des fraîcheurs de
vie!
Elle restait, les yeux perdus au lointain d'une vi-
sion, au charme d'un aimable paysage levé de ses
indolences ; d'une voix de convalescente, elle l'évo-
quait.
— Mon rêve, Lorge ? Ce serait une petite maison
à la campagne dans une grande plaine où on verrait
tout là bas un village et le clocher de l'église...
Aller à la messe en poney-chaise qu'on conduirait
soi-même, faner son foin, se faire chanter le soir
des airs par de petites filles sur la pelouse quand on
n'y voit plus... Et pas de lampes, plus de lumières !
236 CLAUDINE LAMOUB
Pas de lumières surtout... Vivre très doucement
dans des chambres sans lumières, derrière des sto-
res qu'agite le vent.
Lorge eut un geste dégoûté.
— Mais, ma pauvre Claudine, vous n'y resteriez
pas huit jours danB votre rêve... Tenez, moi, je
suis fils de paysans, j'ai été élevé à la campa-
gne... Eh bien, rien que de renifler l'odeur des fu-
miers, ça me fait fuir... Non, voyez-vous, les champs
c'est bon à mettre en chansons.
Le mirage de la petite maison close affleuré du
surmènement des mois d'hiver, venu s'imprimer en
son désir sautillant et léger, l'étourdissait tout un
temps de l'illusion de se croire faite pour une soli-
tude d'ombre et de roses. L'efflux du printemps
l'envahit, un petit vertige doux monta en bouffées,
en espoirs tendres, en rêves d'un amoureux roman.
Une frêle et jolie historiette s'éveilla, l'arrange-
ment du secret d'une vie à deux dans les feuillages.
Une ombre toujours dans la lumière passait, haute,
aux yeux éclatants. Elle soupirait :
— Rosarès !
De l'après-midi héroïque, lui était restée la curio-
sité de la passion de cet homme qui entrait chez les
lions en souriant, une fleur au lieu de cravache vol-
tigeant au bout des doigts. Un simple mot, le rien
d'une ironie avait suffi pour lui faire risquer su' vie
comme si elle la lui eût demandée, du grand amour
dont les forts meurent pour une femme.
CLAUDINE LAMOUE 23.'
Elle s'interrogea, voulut se croire amoureuse à
son tour,
— Mais oui, j'en tiens, c'est sûr, je n'ai jamais
pensé à un homme comme je pense à lui... Com-
ment ai-je pu m'y tromper jusqu'à présent?
D'étranges énervements, des émois comme pour
un mal la faisaient se regarder dans la glace et s'api-
toyer sur elle-même.
— Vrai ! ma petite, te voilà donc avec un béguin,
toi aussi?.,. Mon pauvre cœur! mon pauvre moi !...
S'il pouvait seulement se douter... Et Poironl ah
oui, Poiron ! En voilà un qui sera étonné quand il
saura... Ce Poiron qui me disait : « Toi, Claudine,
tu finiras dans un rhumatisme de virginité. »
Devant Rosarès, le petit choc s'en allait, elle res-
tait étonnée de ne plus rien sentir et c'était le re-
commencement d'un flirt discret, nuancé de galan-
terie, entre une fille qui oublie d'être coquette et un
tiède adorateur d'un genre d'adoration évitant de
s'égarer aux allusions de l'amour.
Rosarès parti, le regret du petit roman la prenait.
Elle s'accusait de sottise, c'était sa faute aussi s'il
ne lui avait rien dit... Et tout à coup, elle se frap-
pait la gorge, hochait la tête, s'accablait de l'aveu
que Bon cœur était mort en elle.
— Non, vrai, ça ne va plus là-dessous. C'est froid
en moi, la petite chose.. .
Ces menues colères s'achevaient en un dépit comi-
que dont elle s'écriait :
238 CLAUDINE LAMOUR
— Je ne peox pas tout de même tomber à bras
raccourcis sur lui 1
XL
Sous l'or frileux d'un perdllage printanier, dans
le petit frisson soiral soufflé de Féchancrure du ciel
entre les arbres, le décor pimpant et frais d'une illu-
sion de kiosque d'Orient. Au fond, en pans coupés,
sous un crépitement de tulipes de gaz, de hauts tru-
meaux de glaces reflétaient des vagues de feuillages,
de larges remous de public. Latéralement, s'ajou -
rant vers les bosquets, de longues baies tréfiées, di-
visées par de minces fûts, avec des géraniums en
touffes dans l'entrecolonnement.
De la rampe dardaient des jets vermeils. L'illu-
mination, comme à travers un air de verdures en
gala, l'éclaboussement des pluies d'un feu d'artifice,
ensuite gagnait le jardin. Des grappes de boules
roses et blanches» des chaleurs de gros fruits mûris-
sant à des espaliers d'automne, pommaient les her-
ses en ifs et en losanges disséminés le long des tra-
vées, ardant du cœur des feuillages. Des thyrses d'or
jusqu'au ciel flambaient ; un saule parmi des érables
CLAUDINE LAMOUR 239
épandait une chevelure d'argent. Et un enchante-
ment de féerie, avec le miraillé des verres de cou-
leur dans l'émoi léger des massifs, l'égoottis du gaz
au retroussis des feuilles, le piquetage des clartés
comme un vol de lampyres, chimérisait cette nuit
sous les arbres d'un mirage de fêtes galantes chez
Watteau.
Encore une fois, les aspects se brouillèrent
psur Claudine. Un artificiel et tendre paysage s'in-
décisa comme à travers un recul de nuageux por-
tiques. Sur des rideaux délicats, une palpitation de
grandes roses, des étoilements furtifs, un men-
songe exquis de nature, le mystère d'une nuit des
bois, élyséenne et paradoxale, aux perspectives
fuyant en du rêve, aux arcanes se vaporisant sous
un frisson de mousseuses et pâles guipures.
Même le public s'irréalisait, n'était plus, sous
l'ondée lumineuse, sous les diffus feuillages, que les
tulipages fantasques d'un grand parterre bariolé.
Elle perçut des visages comme des flores, les hautes
tiges balancées des tailles de femmes, une houle de
coiffures sur le foliolement trembloté qui, parti des
bosquets, allait se mourir en d'étranges chimisations
de verts aux altitudes des arbres. Des luminosités
tout à coup, des micas, des scintils sinuaient, allu-
maient l'air nébuleux et rose, la frappe d'un clair
au verre coulé des bocks, un étain de plateau, la
paillette d'un ruolz, le blanc d'un tablier de garçon,
la braise d'un cigare dans le noir des barbes. Elle
240 CLAUDINE LAMOUB
se familiarisa, s'accoutuma à ne plus grossir la voix,
s'indifféra des cliquetis de la buvette, du roulement
des voitures aux asphaltes des avenues, du ronfle-
ment des musiques lui arrivant par rafales de Y Hor-
loge et des Ambassadeurs.
D'abord le gros de la troupe s'exhibait, un débal-
lage de vieux comiques maquillés perpétuant les co-
casseries niaises et les nauséeuses gaudrioles, une pa-
nachure de rouleuses de concerts d'hiver déballant
en plein air des décolletages avariés, les claques et
les coups de pied au cul des parades de mimes.
Sevenez, appréciant la bêtise du public toujous se
regoulant des mêmes plats faisandés, leur servait
d'immuables rengaines : celles-ci faisaient la fortune
de son jardin. Cette particularité, en effet, signalait
à Marigny la vogue de certains numéros, c'est qu'on
les allait entendre pour les siffler. Les petites places,
les consommations à vingt sous tannaient les tables
à coups de cannes, tambourinaient avec les bocks,
flûtaient dans des clefs, imitaient les cris des ména-
geries, couvraient les sorties de bordées tempé-
tueuses.
Sevenez, en adroit industriel, tolérait le chahut,
même le stimulait par des entrées gratuites moyen-
nant cette claque à rebours, bénéficiant ainsi d'un
tapage qui l'achalandait et qu'il se garantissait en
écoulant dans les bas prix d'ancienues raclures.
Un couple surtout excitait les frénésies, les deux
Fontalive, Phomme boulot, soufflé, camard, piquant
OLAUDINB LAMOUR 24i
des pincements de guitare sur les chansons de sa
femme, une fausse espagnole en accroche-cœur et
en jupe canari. Tous deux, sous l'assaut, demeu-
raient impassibles, l'air doux et résigné. La main
de Fontalive continuait à gratter les cordes, en tirait
des musiques que, la tête un peu penchée, il parais-
sait seul discerner à travers les hourvaris. M n ° Fon-
talive roucoulait, la bouche ouverte, cette bouche
dont le trou noir, dans l'énorme hilarité, semblait
éructer du silence.
Au dernier couplet, ils s'en allaient avec de grands
saluts, le mari appuyant d'un geste de remercie-
ment sa guitare à son cœur, la femme cueillant à
ses lèvres des sourires qu'elle leur jetait à la volée.
Quelquefois, l'ironie des bravos et des battements
de mains persistant, l'illusion d'un rappel, le leurre
de leur pauvre vanité d'artistes ridicules les rame-
nait en scène tout émus, empressés, éternisant à
reculons un recommencement de leurs cérémo-
nieuses courbettes.
Sur l'usure et le délabrement de ce vieux caboti-
nage, quelques succès se détachaient :
Xénie la gommeuse, une grande fille en chapeau
caricatural, fleuri d'orchidées et piqué de scarabées,
d'un diamètre de roue de fiacre, très montante avec
ses lumineuses et grasses épaules jaillissant en touffes
d azalées d'un soupçon de corsage, ses bouffettes
de jarretières bouton d'or allumant le noir du maillot
sous le froutement des courts dessous de soie couleur
14
242 CLAUDINE LAJ10UR
chair que, toute trémulante, en an frétillement de
joli insecte, le campé de son torse en avant faisait
bouffer et se trousser jusqu'au tutu derrière elle.
Le beau Léonce, aimé des femmes, l'homme aux
airs de tête d'un césar de beuglant, l'inventeur de
la chanson patriotique qu'il rimait et notait loi-môme,
le fournisseur du civisme des orgues désolant le di-
manche des banlieues et dont les serinements, en
droits d'auteur, lui payaient sa villa de Poissy.
Le long et désossé Gharolais, en ses charges bouf-
fonnes de potaches rigoleurs, le képi sur l'oreille, la
tunique remontée dans le dos, et qui, quelquefois,
en robe courte de petite fille, les pantalons blancs
descendus jusqu'aux genoux, une tresse à nœud bleu
lui battant les reins, chantait, en sautant à la corde,
des couplets puérils et graveleux.
L'épais Grasselot, taurin, rougeaud, trapu — le
parodîste à perruque carotte des rôles d'auvergnats
et d'englishman, le pitaud à tignasse d'étoupe des
jocrisseries villageoises.
Les huit Mils, une famille d'équilibristes améri-
cains, filles et garçons, érigeant jusqu'au cintre des
pyramides de corps qui, en s'écroulant, les faisaient
retomber sur les pieds, après des séries de culbutes
en l'air.
Les duettistes Bobby qui avaient imaginé d'exé-
cuter ensemble des orchestres de cloches où la
fêlure du bronze de bavardes et très vieilles campa-
nes, des grelottements de pauvre métal faussé alter-
CLAUDINE LAMOUfc 243
naient avec lé dingdon ronfleur des lourds bourdons,
où c'était vraiment, à travers la sonorité des volées
d'un soir de Pâques qu'ils imitaient avec leurs bou-
ches, les ondes et la musique de toutes ces cloches
arrivant du fond des campagnes et des villes, et se
rapprochant et s'éteignant, finissant par agoniser en
de fines vibrations métalliques, en des frissements
de grosse mouche aux parois d'un verre.
Enfin la sonnerie annonçait le grand numéro des
mercredis et des vendredis. L'Adorée émanait de la
fièvre d'attente, semblait surgir de l'énervement
qui précède les suprêmes apparitions. Tout à coup,
dans les jets des girandoles, aux gaz fusant des
globes, sur le décor blanc et or le safran de la
petite houppe saillissait, casquant de son aigrette
d'oiseau des lies la laiteuse peau de rousse de Clau-
dine.
Un charme tout de suite, comme aux Folies et
au Casino, l'instituait l'idole, montait de sa fine
silhouette, du sexe délicat de sa grâce et de sa ga-
minerie de petite Parisienne, du bijou de la forme
garçonnière soupçonnée sous ses robes.
L'estompe d'une ombre mince, taudis que, les
bras à la ceinture, ses longs bras aux gants noirs,
elle se mettait à chanter, passait comme un fris-
son aux clartés de son décolletage. Le menton et
le rouge de la bouche au contraire s'éclairaient
dans le masque tout éclatant, comme lunarisé
d'un bleuissement léger. Seule, une touche d'ombre
241 CLAUDINE LAMODR
nuait le haut des joues, sous la cernure des yeux.
Une autre femme, qui était la Claudine de la part
de son corps qu'elle ne montrait pas au public, der-
rière elle détachait dans les hautes glaces des tru-
meaux, sur le reflet émeraudé des feuillages, l'é-
chancrure du dos de son corsage et les blancheurs
mates, poudrerizées de ses épaules.
XLI
Le caprice de la petite maison aux stores clos,
dans un silence de campagne où, le soir, venaient
chanter des fillettes, était passé.
Elle se retrouvait toute sage, sans nostalgies, la
tête froide, abattant laborieusement son heure de
piano avec Chantavène, travaillant la nouvelle chan-
son de Lorge qu'un jour, lasse de son désœuvre-
ment, elle allait elle-même lui demander.
Son émoi passionnel, la petite chaleur de son dé-
sir de l'inconnu de l'amour, aussi s'en étaient allés
avec les frissons et la jeunesse du printemps, s'é-
taient fondus dans l'autre amour, l'amour pour le
grand amant de ses soirées de chansons.
CLAUDINE LAMOUK 245
— Décidément, ce n'était que la caboche, s'avoua-
t-elle. J'ai essayé de prendre le mors aux dents,
mais ça ne m'a pas réussi. Je me suis remise au pas
comme un vieux cheval de fiacre.
De la brève secousse uniquement subsista la pe-
tite vanité heureuse de déjouer le mal universel, la
grande folie qui ravageait la femme. Elle s'émer-
veilla de si bien se commander et de jouer à la ra-
quette avec son cœur, A Poiron ironiquement lui
reparlant de Rosarès, elle répondait en haussant les
épaules :
— Laisse donc, c'est fini... Une ombre chinoise
qui a passé derrière mes rideaux... Que veux-tu ? Je
suis une femme manquée, moi... Et cependant je
crois bien que j'y ai été tout de même de mon petit
béguin... J'avais ouvert mon balcon, il n'aurait eu
qu'à attacher l'échelle de soie... Maintenant, vois-
tu, Poiron, je n'ai plus que mes petites machines
dans la tête.
Poiron eut son fin regard de policier sournois :
— Veux-tu que je te dise ? Tu t'aimes trop, mon
mignon, pour aimer quelqu'un.
Ohez Boussod et Valadon, en se revoyant, le jour
des invitations, dans le miracle de ressemblance et
d'esprit du pastel qu'avec cinquante de ses dessins
exposait Poiron, le mot revenait lui chanter à la
pensée. Une Claudine de péché et de tentation, le
vice et l'ingénuité de sa jolie moue de scène, avf c
Vaguichement de la malice des yeux moquant la
14*
246 CLAUDINE LAMODR
candeur de la bouche» se levait irritante, secrète, en
froideurs, en ironiques appels, des roses blondeurs
et du poudrerizement vaporeux de la petite frimousse
du portrait.
Pfaffein, justement, l'attirait vers le cadre.
— Zafez-fous, Glaudine, ze que ze fiens de vaire ?
Ze l'ai ageté à Poiron, fodre bordrait... Gomme ça,
ze fous aurai doud de même malgré fous... Mais
frai, il bromet blus que ne tient l'original.
— Oh! moi, je n'aime que moi, Pfaffein... Poiron
a raison.
Et à travers le singulier sourire dont elle s'adoni-
sait, devant le clair reflet de sa chair dans l'illusion
de la vie de l'image sous la vitre, il lui venait tout
à coup le léger frémissement à la peau des perver-
sions lesbiennes; elle disait drôlement au ban-
quier :
— Voyez-vous, je ne me ferais jamais d'infidélité
à moi-même que pour une Claudine qui^me ressem-
blerait.
Ghaudieu, au Salon, avec son portrait où il la pei-
gnait sur un fond de Gobelins, dans sou attitude de
scène, la tête un peu de côté, ses longs gants noirs
jusqu'aux aisselles, une peinture de bon vitrier fi-
gnoleur et imbécile, ensuite ravivait le renom fin
de siècle de la chanteuse.
L'après-midi du vernissage, comme le peintre lui
faisait les honneurs de la publicité de son œuvre ,
elle était reconnue ; son nom, parmi les poussées des
CLAUDINE LAMOUR 247
femmes, s'ébruitait ; une affluence bientôt stationna.
Et toute prise par l'adulation montée des murmures
autour d'elle, elle se composait le sourire et l'air de
visage détaché de la femme de théâtre qui se sent
regardée.
Paris encore une fois, en ce succès que la foule
faisait à son portrait, arrivait cajoler la chère pré-
sence de la grande amuseuse, adorait la petite reine
qui savait si bien l'allumer par son art de gouaille
et de nature.
Le bruit autour de ce qui perçait de son piquant
de femme et de son charme de diseuse dans les hui-
les laborieuses deChaudieu, ensuite grandissait avec
la réclame des journaux. Des feuilles d'art obte-
naient de l'artiste des croquis qui, à travers le gillo-
tage, la multipliaient en des tirages fabuleux. Le
salonnier du Temps écrivit : « La France peut être
contente, elle admire au Salon ses trois idoles:
Boulanger, Paulus et Claudine Lamour. » Fouret,
un jour, lui amenait le secrétaire d'un ministre
qui, de la part de la femme de ce ministre, arrivait
lui demander une audition à une soirée du minis-
tère.
— C'est ton premier pas dans la politique, fît
Poiron, goguenard. Il ne te manque plus que l'Ely-
sée.
De nouveau, le tourbillonla ressaisit. Elle dut abré-
ger ses flânes au lit, passait des matinées à rece-
voir; l'appartement, trop petit, laissait déborder
248 CLAUDINE LAMOUR
ses visiteurs dans l'escalier. Des files sans relâche
s'allongeaient, pélerinaient dans l'antichambre.
Madame Phar avait mis à la mode le corset Clau-
dine ; il vint une grande lingère qui ambitionna de
créer sous son nom le soupçon d'une chemise
échancrée sur le patron de ses corsages. D'ancien-
nes gloires du théâtre, en robes élimées, de pauvres
petits cabas à la main, entraient pétitionner pour de
légers subsides. Une vieille dame noble, très digne
et qui s'entremettait aussi pour des mariages, s'offrit
à lui dépouiller son courrier. Des poètes, des musi-
ciens en foule postulaient pour être chantés à
Marigny. Toute une équivoque littérature s'ameula
sur ses talons, voulant rimer pour elle des grivoi-
series. Un industriel littéraire lui proposait une part
de droits d'auteur pour un livre qui s'appellerait
les Mémoires (Tune Chanteuse. Elle était obligée
de se protéger contre les embûches des photographes.
Un reportage effréné battait son palier, divulguait
les intimités de sa vie.
Des engagements qu'elle ne savait pas refuser la
forçaient en outre à se déplacer très loin. Entre deux
de ses soirs de Marigny, elle partait chantera Spa,
Bruxelles, Trouville, Aix-les-Bains, quelquefois re-
partant la nuit même pour Paris, heureuse de dor-
mir aux cahots du train de mauvais sommeils au
bout desquels, dans le petit jour frileux, elle voyait
galoper des paysages qui un peu plus abrégaient
ses nostalgies des asphaltes parisiennes.
CLAUDINB LAMOUR 249
L'été aux lourds accablements, aux midis brû-
lants persuadant les envolées et les trêves, ramena
les fatigues et les corvées de l'hiver. Elle subit le
dispersement et l'exil d'une vie hors d'elle-même où
par moments, cherchant à se récupérer après les
mensonges et les mirages, elle se demandait s'il lui
restait encore quelque chose de la femme.
Des amis de ses jeudis, la plupart avaient dis-
paru, en fuite vers les plages et les montagnes ; elle
n'avait gardé que l'académicien, Rosarès et Poiron
cristallisés dans leur passion de Paris et qui ne se
résignaient pas à la migration des autres.
Tout à coup le dégoût de son appartement la
prit. Elle manqua d'air dans les larges souffles de
sa haute fortune. Fouret galamment se chargea de
battre les alentours de l'avenue de Villiers. Elle finit
par retenir, dans un hôtel de la rue de Prony, les
six pièces d'un troisième où, vers la mi-août, elle
emménageait. Mais l'insolite bric à brac de la rue
Blanche, les nombreuses occases raccolées aux
bazars et chez les fripiers détonnèrent dans les stucs
et les ors des hauts salons s'ajourant sur une large
et lumineuse bretèque. Claudine alors s'affaira, cou-
rut les grands marchands d'ameublement, dépensa
sans compter, prodigue de l'argent de ses cachettes,
tirant du secret de ses tiroirs le livre d'heures bénit
par l'abbé Cottin et où, sous la protection de la
Vierge et des saints, elle massait ses liasses de
billets. Tout emballée d'ostentation, en une crise
250 CLAUDINE LAMODE
aiguë de requinquement elle rêva de s'égaler aux
fastueuses princesses de son métier. M ne Lamour,
trimballée avec le perroquet et les trois chattes de
pièce en pièce, ne trouvait un peu ses «ses qu'à
l'office où elle finît par trôner d'un air de reine-
mère.
Dans la bousculade des chambres, encore une fois
il fallut déjeuner debout, d'un saucisson et d'un
chanteau de pain, buvant dans le même verre, s'es-
suyant la bouche à la manche des peignoirs. Clau-
dine laborieusement stylaît sa mère.
— Tu sais, maman, pas de bêtises, hein ! Il s'agit
de bien se tenir ici... Nous sommes dans une mai-
son chic.. «Au premier, c'est le gros Jenkins, l'Améri-
cain, tu sais bien, qui a gagné des millions dans les
beurres d'égouts... Au second, c'est le comte Machin,
mais oui, qui a des croix jusque dans le dos. J'espère
que tu ne vas pas me compromettre.
— Va, c'est bien inutile, tes recommandations...
On verra bien que je suis la petite fille d'un général
de l'empire.
Mais un soir Claudine, en rentrant à llmproviste,
entendait sortir de la loge un bout de conversation
où elle reconnaissait le jabotage de la voix de
M B# Lamour disant :
— Ma fille, ma chère dame? Allez, vous ne la
connaissez pas... Pas fière pour un sou... Et pour-
tant elle a eu un vicomte qui s'est ruiné pour elle...
A présent c'est un marquis... Savez bien, le grand
GLAUDINH LAUQVR , 251
avec son air du Brésil, M. le marquis de Rosarès...
Mais oa ne l'a pas pour des figues, ma fille... Ella
n'en veut pas, de son marquis, elle est bien au-des-
sus de ça. Et puis un homme qui avait des pan-
thères là-bas, dans un pays qu'on ne sait pas, et
qui les nourrissait avec des danseuses !
Elle ouvrait vivement la porte du petit salon de
la concierge, apercevait sa mère attablée avec des
femmes devant un saladier de vin ehaud. fit M** La-
mour, à la vue de la tête qu'elle avançait par l'en-
tre-bâillement, tout à coup se médusait, son verre
dans les mains, ne trouvant dans son effarement
qu'une parole où reperçait le langage de domesti-
cité de ses anciennes fréquentations :
— On y va 1 on y va 1
AL1I
Un chagrin pour le vieux perroquet que La Pipe,
un matin, trouvait mort dans sa cage, lui fit
monter aux paupières les larmes d'un long compa-
gnonnage rompu. Il avait fraternisé avec leurs mi-
sères, il avait subi leurs variables équinoxes ; c'était
une des épaves de leurs dèches de Montmartre, là-
252 CLAUDINE LAMOUE
haut, en leur polaire cinquième d'où, par cette
voix de gouaille de l'oiseau, les passants s'interlo-
quaient de s'entendre injurier:
— Voleur !... Pilou !... Chameau!...
Un don ce volatile, un legs de la dame du troi-
sième à qui M* e Lamour arrivait un jour poser des
sangsues et qui, par reconnaissance, lui laissait
en mourant cette dernière affection de sa vie,
un souvenir pour elle rattaché à l'attente d'un ami
parti pour une traversée lointaine et qui n'en était
pas revenu.
— Âh ! Coco ! Mon pauvre Coco !
Elle le baisait à travers ses plumes froides de pe-
tit cadavre aux pattes raides et rétractées, aux
peaux de la paupière mangeant les fixes prunelles
vitreuses, aux saillies dures de l'os sous les papilles
noirâtres de la chair, tout étincelant de la vive lu-
mière des îles, incrusté aux ailes et à la gorge
d'inextinguibles pierreries, resté dans la rigidité de
la mort le bel oiseau de soleil allumant un éclair
aux forêts natales.
L'œil, dans la funèbre anatomie de la petite forme
crispée, cet œil orbiculaire et vibratoire, cerclé de
disques jaunes et rouges, d'une gravité comique de
vieux clown biglant, gardait, sous la remontée de la
pellicule palpébrale, la drôlerie d'un fixe regard iro-
nique. Et par le bec entr'ouvert, le noir violacé de
sa grosse langue tordue se pétrait, n'était plus, cette
langue cajoleuse d'une douceur de caoutchouc, dont
CLAUDINE LAMOUR 253
il lui passait la frôleur chaude à la joue, qu'un silex
glacé.
— Ah 1 mon vieux Coco ! Ah ! le pauvre ami !
Elle se rappela leur joie, à sa mère et à elle,
quand enfin elles avaient pu satisfaire leur désir
d'une cage longtemps convoitée à l'étalage d'une
brocante de la rue Lafayette. Derrière les bar-
reaux de l'habitacle arrondi en dôme, le bavard
perroquet, avec de petits cris rauques de surprise,
en s'accrochant du bec et des ongles, aussitôt s'était
risqué sur le trapèze où, ensuite, c'était devenu sa
joie de se balancer tout ébroué, d'un vertige genti
de voltiges.
D'autres souvenirs aussi, son étonnement de pe
tite fille pour le mystère de l'intelligence et l'étran-
geté des attitudes de cette béte à l'air d'un très vieil
homme solennel, laissant conjecturer la morphose
en cette forme d'oiseau d'un philosophe centenaire,
d'une âme d'ancien brahmane.
Cette impression plus tard ne la quittait pas; elle
arrivait à lui trouver, dans sa gravité ridicule des
heures où il s'immobilisait en boule sur son per-
choir, quelque chose de la tête officielle et pontifique
d'un dignitaire des hauts emplois, d'un membre de
l'Institut, d'un président de cour, d'un professeur
rimant des alexandrins.
Jamais elle n'avait connu son âge ; les lancures
d'un immémorial rhumatisme par moments lui tor-
daient les pattes ; il fermait à demi les yeux, gémis-
15
254 CLAUDINE LAJtfOUR
sail avec des vagissements d'enfant malade, dans le
trémulement d'une petite danse de Saint-Guy d'où
il sortait la langue algide, les prunelles évanouies.
Ces crises, depuis deux mois, avaient redoublé ;
il perdit la gaieté, s'amoroait ; leur nouvel emména-
gement surtout, Tinaccoutumance des grandes piè-
ces luxueuses et claires, comme s'il ne pouvait rési-
gner le regret de l'intimité d'un petit appartement,
] humilité de sa condition de perroquet de bonnes
gens simples, sembla lui avoir donné le dégoût de
la vie.
Et Glau !ine tout à coup était prise de sanglots à
travers lesquels lui revenait, avec la douceur d'un
cri affectueux, l'éclat de rire de cette injure que, de
son grasseiement de ventriloque, il lui jetait ten-
drement ; elle se laissait aller à l'imiter, par besoin
de l'entendre encore, en ce rappel de la voix morte,
répétait :
— Petite rosse l Petite rosse !
Elle l'enveloppa de la charité puérile d'un linceul
de batiste, lui fit une couchette dans le satin d'un
coffret, et ensuite elle le portait elle-même chez un
empailleur de la rue Saint-Lazare avec qui elle ou-
bliait de débattre le prix.
Coco, petit à petit, dans l'affairement de leur ins-
tallation, lui sortait de la pensée. Un peu d'oubli
l'enterra aux sables de ce cœur léger, dispersé aux
agitations de la vie.
Claudine à présent, en une passade de ses inter-
CLAUDINE LAMOUR 255
mittentes lésines, s'effrayait de la dépense, se re-
prenait à économiser rageusement sur le train du
ménage. Quand un matin rempailleur lui apportait
son perroquet perché sur un cep, une petite
surprise joyeuse d'abord l'émoustilla pour l'illusion
de la vie éternisée en l'artificiel de la ressemblance.
— Ah ! mon vieux Coco ! moi qui t'avais oublié !
Cette fois, nous ne nous quitterons plus 1
Mais l'industriel lui remettait sa facture ; elle se
montait contre le chiffre.
— Dites donc, vous vous fichez de moi ! Trente
francs pour ça 1
Et, dans un claquement de colère, elle lui jetait à
la tète la pauvre relique de son vieil amour.
XLIII
Une éclipse de Rosarès, une de ces soudaines dis-
paritions où il avait l'air de s'être englouti dans
une trappe, tirant sur lui le rideau, s'évanouis-
sant en de problématiques exils, en des cloîtres
de turlutaine et de caprice, à la fin inquiétait
Claudine.
— Ah çà ! est-ce qu'il me bouderait? Mais nous
256 CLAUDINE LÀMOUR
n'avons rien eu ensemble... Alors, quoi!... Ah!
Zut!
D'un hochement de tête agacé, du battement de
sa huppe dans l'air, elle envoya promener la petite
obsession.
Marrousse arrivait se frotter l'échiné à ses jam-
bes.
— Ah ! m'amourette, le beau monsieur est parti....
Reviendra plus, le beau monsieur...
Elle lui caressa brusquement ses soies d'argent
et, tout à coup, virant sur ses talons, arracha
M me Lamour à la lecture du Petit Journal:
— Dis donc, maman, fais-moi une réussite, veux-
tu?
L'oracle s'attabla.
L'homme brun, le chevalier mystérieux de sa
destinée reparut, constant dans l'aventure des
cartes.
Claudine eut un élan.
— Si tu veux le coupé pour un tour de Bois, tu
sais, te gènes pas.
Mais tout de suite après, haussant les épaules :
— C'est pas que j'y tienne à mon homme brun...
Poiron entra.
— Tiens! tu tombes bien... Sais-tu, mon petit
Poiron, ce qu'est devenu Rosarès ?
— Rosarès? un épateur... Doit faire quelque
part des économies d'imprévu... Méfie-toi des gens
qui se font une tète de dimanche...
CLAUDINE LÀMOUR 257
— Oh I ce Poiron I
Sa voix se fêla, elle lui dit mi -fâchée :
— Vraiment, je ne sais pas ce que tu as après ce
pauvre Rosarès î
Mais, à quelques jours de là, l'artiste, chez lequel,
entre deux courses,elle montait, lui apprenaitla réap-
parition de Rosarès rôdant le soir autour deMarigny,
à l'heure où elle chantait. Elle lui sauta au cou.
— Vrai ? Tu es bien sûr? Il commençait à man-
quer à ma collection {...C'est bien gentil à toi...
Puis une après-midi, La Pipe arrivait prévenir
Claudine de sa visite. Une petite chaleur lui passa à
la peau. Elle cria :
— Mais, grande dinde, fais-le entrer. .. Et plus
vile que ça, voyons.
Il courba sa haute taille sanglée dans l'éternelle
redingote, lui coula ses trois sous de fleurs aux
doigts qu'il frôlait d'un baiser, ses fines dents blan-
ches au clair dans un sourire de maître à danser,
l'air dissimulé et cérémonieux.
Elle s'était composé une tête, lui dit négligemment:
— Ah! c'est vous?
— Mais oui, répondit-il en paraissant jouir de
cet accueil indifférent, comme s'il y sentait percer
un dépit, et je vois, j'arrive à temps... Un peu plus
et vous cessiez de me reconnaître,
— Ma foi, mon cher, je ne vous espérais plus...
Vous êtes donc allé combattre les tigres daus votre
pays, là-bas ?
258 CLAUDINE LAMODR
— Ne riez pas, c'est très vrai... Des tigres, oui,
d'horribles bêtes goulues, des monstres affamés de
chair humaine... Âh ! fit- il sourdement, les yeux en
feu, Tîle en était toute pleine.
Et son geste décrivait la circonférence d'un vaste
espace.
Elle haussa les sourcils, surprise, hésitant entre
la métaphore et la réalité, furetant en ses prunelles.
Tout à coup la bouche de Rosarès s'ironisa.
— C'est idiot, n'est-ce pas ? Gomme si nous ne
portions pas de bien pires carnassiers en nous,
comme s'il ne nous était pas enjoint de lutter con-
tre les lions et les tigres dont nous sommes nous-
mêmes infestés !
11 se mit à rire follement, en une pétulance de
belle humeur.
— Eh bien ! mettons que ce soit ça que j'aie
voulu dire... Hé ! Hé I vraiment, pourquoi pas ?
Avec des pouffements dans sa barbe noire,
l'œil fourbe et colère par éclats, l'œil d'un chat
joueur à la minute de l'étirement des griffes, un œil
qui, dans la fébrilité de ce masque d'être supra-ner-
veux, se réticulait, fibrille de rais mouvants sur
des remous de fond noir, il répétait toujours plus
haut :
— Pourquoi pas ? Dites, pourquoi pas ?
Claudine se sentit agacée par ce sarcasme. Elle
lui tourna le dos, répliqua sèchement :
— Mon Dieu ! Rosarès, épargnez -moi donc vos
CLAUDINE LAMÛUK * 9t59
phrases à double sens... Vous savez, je suis une
bête, moi, je n'entends rien à tontes vos parabo-
les... Et puis, tenez, c'est faux, tout cela, en vous...
Vous me faites l'effet d'un comédien qui viendrait
apprendre chez moi un rôle.
Rosarès, en saluant ironiquement, le buste en
avant, s'aperçut dans la glace. Il s'y mira un
instant, plissa à demi les yeux d'un air de fatuité
heureuse. Puis, changeant subitement de ton et
de visage, avec le nuancement grave, spécial de
la voix et de la physionomie d'un professeur dé-
veloppant en chaire une glose, il se renversait dans
le fauteuil, les bras repliés aux accoudoirs, s'éven-
tait légèrement de son chapeau :
— Vous êtes-vous déjà demandé, ma chère Clau-
dine, ce que le monde deviendrait si l'on n'y jouait
pas, avec toute la férocité dont on est capable, la
comédie ? Mais cette comédie que nous jouons
tous, c'est le meilleur de nous qui remonte à la sur-
face. Ce que les philosophes appellent l'idéal et ce
que les femmes appellent le romanesque, c'est
la comédie de nos mauvais instincts pour échapper
à la laideur originelle et nous égaler à la beauté.
Nous sommes tous les grimes et les mimes d'un
rôle qui varie selon l'importance de nos facultés.
Nous nous mirons au petit miroir intérieur afin de
nous faire la tète que nous voulons qu'on nous voie,
nous tâchons d'être plus beaux que nature, ce qui
n'est pas difficile, et en fin de compte, comme Dieu
2G0 CLAUDINE LAMOUR
resté encore à travers son mystère l'expression la
plus infinie de la beauté, parce qu'elle est la plus
inconnue, c'est une des faces de Dieu que chacun
do nous s'ingénie à singer.
Il s'arrêta, se balança, savourant l'effet qu'il pro-
duisait.
— Tous artistes alors ? fit Claudine.
Il sourit, reprit :
— La fausseté, disiez -vous... Mais c'est le signe
le plus incontestable de notre supériorité sur les au-
tres animaux. On se pèlerait tout vif, on se mange-
rait jusqu'à l'os si l'on ne pratiquait pas cette es-
sentielle vertu des civilisations, l'hypocrisie... Les
sauvages, par exemple... Eb bien, mais c'est déjà
en germe la fausseté des civilisations... un premier
degré, mais qui s'arrête encore à la ruse... Puis la
ruse s'affine, se maniérise, devient le joli mensonge
par lequel nous tâchons d'échapper l'un à l'autre...
Il arrive un temps où tout n'est plus qu'artiGce, où
l'hypocrisie devient le fond même des sociétés :
alors la civilisation est à son apogée... Il n'y a plus
ensuite qu'à retourner à la barbarie.
Rosarès, de nouveau, se pencha, jeta un coup
d'œil à la glace. Et, frappant d'une tape légère la
coque de son nœud de cravate, il ajouta d'un grand
sérieux :
— Ah I la comédie ! N'en médisons pas, Clau-
dine... Le tout, c'est de n'être pas un cabotin vul-
CLAUDINE LAMOUR 261
gaire... Il y en a qui jouent les Bobèche et sont faits
pour recevoir les coups de pied où vous savez
bien... Les autres...
— Vous, n'est-ce pas ? s'écria Claudine, les yeux
méchants.
— Les autres sont des princes dépossédés et quel-
quefois meurent de ne pouvoir jouer des rôles à
leur taille.
Ses prunelles s'appuyèrent dominatrices et lour-
des ; une tristesse l'assombrit ; il eut l'air de des.
cendre au mépris de sa force inutile, aux douleurs
d'un règne éans emploi ; et elle le regarda, le trouva
soudain très beau.
Un silence tomba où, au bout d'un instant, d'une
voix lente et basse, comme sortie du rêve intérieur,
Claudine jetait cette parole :
— Et l'amour, Rosarès ? Mensonge aussi?
Il tressaillit, l'éclair de ses dents aiguës mordit sa
lèvre ; il lui rejetait ensuite le mot avec un rire de
pitié dédaigneuse :
— Oh ! l'amour 1
Mais, aussitôt, levant les épaules :
— Hé oui, sans doute ! Et du mensonge à la cen-
tième puissance encore bien ! Du mensonge de tou-
tes les manières puisque l'amour, au fond, n'est
que la plus intense expression de l'égoïsme et
qu'en laissant croire à autrui qu'on l'aime, c'est à
soi-même qu'on donne l'assurance de s'adorer...
L'amour n'est qu'une des formes de l'adonisation...
15-
262 CLAUDINE LAMOUR
' — Mais, reprit-il en mettant dans sa voix une ar-
deur de passion, tout le monde n'a pas l'orgueil de
savoir s'aimer. Et quand, par hasard, deux êtres
capables de cet adonisme-là se rencontrent, oh !
alors, c'est la lutte et c'est terrible, le plus faible en
doit fatalement mourir... Car c'est la loi que le plus
fort goûte la jouissance suprême et les plus aiguës
voluptés de l'amour de soi à travers le renoncement
de l'adversaire.
Un cruel sourire endurcit jusqu'à la férocité son
visage. Il répéta plus âprement en détachant les
syllabes :
— Le renoncement de l'adversaire.
Son front encore une fois s'embruma ; un frisson
silla ses joues ; il cessa d'être présent.
Mais la curiosité étourdie de Claudine brusque-
ment le relançait dans sa rêverie :
— Avez- vous déjà aimé, Rosarès ?
Il la regarda d'un air défiant.
— Je pensais bien que cette question viendrait...
Oui, je le pensais... Eh bien, dit-il, puisque vous
l'exigez, sachez que j'ai failli être aimé.
Et l'accent de douleur dont il appuya sur cette fin
de phrase, en laissant soupçonner une lutte où il
n'avait pas été le plus fort, évoqua le drame in-
connu.
CLAUDINE LAMOUR 263
XL1V
— Mais entrez donc, marne Grasselot... Y a pas...
y a pas...
Sur cette invite de Claudine avançait jusqu'à la
table, dans le roulement de sa courte personne be-
donnante, le large visage de santé de la femme du
comique. Et ce visage, un moment elle le mouvait
en des recommencements de petits saluts gênés
par-dessus les convives en cercle autour de la
nappe, la serviette passée dans le gilet. Leurs tê-
tes gouailleuses et spirituelles tous les mardis à
présent arrivaient décorer les déjeuners de la chan-
teuse. En une brève présentation, elle énonçait des
noms de journalistes, d'écrivains et d'artistes con-
nus.
— Ducrotois... Poiron... Laquem... Lorge... Ghau-
dieu... Mirouet... Bêche, vous savez, l'auteur des
Dos et de la Guenuche... Messieurs, en vous serrant
un peu... Vous allez goûter de cette omelette, marne
Grapselot.
— Merci, vrai. Mais ne vous dérangez donc pas,
je suis honteuse... J'étais venue...
2G4 CLAUDINE LAMOUR
Et, levant un filet qu'elle tenait à la main, elle
l'approchait de Claudine.
— C'est Grasselot, vous savez... Il a passé tonte
son après-midi d'hier à vous les cueillir... Et
comme ça il me dit ce matin : — « J'ai un plant à re-
tourner, je peux pas, tu iras lui porter ces poires
toi-même... Et alors j'ai pris le train. Grasselot
vous recommande ses Beuré.
— 11 est bien aimable... Ah ! oui, c'est tout à
fait aimable... Mais ne restez donc pas debout, ma
petite madame Grasselot... C'est bien le moins que
vous nous demeuriez... Vous saurez, messieurs...
Elle leur silhouetta un Grasselot levé dès l'aube
et passant ses journées à bêcher un jardinet qu'il
possédait à Bois-Colombes, très fier de ses couches
à melons, embusqué des nuits entières dans un ap-
pentis et tirant sur les lapins qui, par la haie, arri-
vaient lui dévaster ses choux.
— Ah ! oui, son jardin ! Il s'en ferait mourir,
s'écria la grosse petite femme qui enfin se décidait
à s'asseoir et à qui, en reculant les couverts, La-
quem et Lorge ménageaient une place à la table.
Je suis obligée de lui rappeler l'heure tous les
soirs... « Dis donc , Grasselot, laisse tout là,
v'ià le train qui va passer... » Alors faut l'enten-
dre ronchonner : « Comment ! déjà l'heure ! Et
rr>on semis qui n'est pas fini ! Et ma tine qu'y
m'faut quitter ! Ah ! la sacrée chienne de vie 1 »
— « Mais va donc, Grasselot, tu n'as plus qu'un
CLAUDINE LAMOUR 265
quart d'heure, je te dis... » Je lui passe sa chemise,
je lui fixe ses bretelles... « Et ta cravate, attends donc
que je te fasse ton nœud... « Bah ! qu'il me répond,
je m'en passerai bien, de ma cravate... » Et là-dessus
le voilà parti en coup de vent avec ses godillots à
clous, son chapeau de paille, sa trique de roulier. —
Vrai, ça me fait de la peine de le voir se négliger
comme ça... Mais rien à faire, il est endiablé après
son jardin.
— - Ah ! bien, fit Mirouet, le critique de VEclaireur,
et la Sainte-Bohème, et les vieilles mœurs de la con-
frérie, qu'est-ce que nous en faisons alors si les co-
médiens se mettentà jouer les petits propriétaires?...
Les comédiens ! Il n'y avait plus que ça qui fai-
sait encore un peu rire... Des gens pour qui 89
n'existait pas et qui, avec leurs épates, leurs airs
de tête à se foutre du bourgeois, étaient les derniers
rois de nos sociétés égalitaires... C'était bien plus ri-
golo !
Ducrotois réclama le droit pour l'artiste de res-
sembler aux autres citoyens. Autrefois des règle-
ments de police régissaient la corporation; ils
étaient soumis à un contrôle spécial comme des ha-
bitués de dispensaires. Les Comédiennes étaient les
filles cartées des menus-plaisirs de S. M. le public.
L'Eglise les excommuniait ; l'archevêque de Paris
leur retirait le Sacrement nuptial.
— Aujourd'hui, on les décore... Même les femmes
sont officiers d'académie... Je ne dis pas qu'il n'y a
266 CLAUDINE LAMOUR
pas là an peu d'exagération... Mais enfin, Mironet,
l'art aussi a changé, nous ne sommes plus au temps
des baladins et des histrions !
— Oh ! vous, Ducrotois, on sait bien que vous
êtes pour le sacerdoce en tout. Moi, voyez-vons,
j'aime mieux le c Roman Comique ».
— Mais, Mirouet, dit Claudine, nous en sommes
tous là... Nous vivons en bons bourgeois. Pourquoi
voulez-vous que nous soyons autrement faits que
les autres ? Je vous assure, quant à moi, qu'une fois
ma petite pelote faite, je fiche mon camp... Hein,
Lorge ! la petite maison sous les feuilles... Et aller
à la messe en poney-chaise que je conduirais moi-
même... Les chansons des petites filles... Des fois il
me vient des idées de vie tranquille à regarder pous-
ser les fruits aux arbres comme Grasselot... Alors
j'ai besoin de me tenir à quatre pour ne pas planter
tout là... Et Grasselot n'est pas le seul, à Marigny...
Tenez, Gharolais, pas, marne Grasselot?
A ce nom, la petite femme en train de gâcher du
plat de son couteau un morceau de Brie qu'elle écra-
sait ensuite sur son pain, levait le nez et, reprise à son
caquet, disait d'une enfilée:
— Allez, c'est très drôle... Quand on va le voir,
on le trouve en bras de chemise, sous sa cloche de
paille, des sabots aux pieds, et taillant, émondant,
échenillant, son sécateur et des brins d'osier dans
la poche de son tablier bleu, comme un vrai jardi-
nier... Et le plus amusant, c'est qu'il répète ses ma-
CLAUDINE LAMOUR 267
chines et cherche ses effets sans cesser de travailler...
Si bien qu'on voit parmi ses perches à haricots une
autre perche à haricots qui est Charolais, avec sa pe-
tite tôte en boule faisant la grimace, ouvrant une
bouche en gueule de four, roulant des yeux comme
des disques de chemin de fer... Et toujours ce glous-
sement, vous savez, cette voix qui n'est plus une voix
humaine et a l'air de monter du fond d'une oie qu'il
aurait dans le ventre... Avec ça correct comme un
notaire quand il vient en ville, l'air d'un English,
bottes vernies, gants pattes de canard. Ah ! ce n'est
pas comme Grasselot !
— Un squelelette qui se tiendrait bien, fit Clau-
dine en pelant un quartier de poire.
— Et vous savez, chez lui on ne parle jamais des
camarades.il a deux filles qui ne savent même pas ce
que leur père va faire tous les soirs à Paris... lia mis
son fils aux études pour devenir avocat... Et quanta
M me Charolais, elle me disait un jour, cette dame :
« Je meurs d'envie d'aller au théâtre, mais M. Cha-
rolais ne veut pas... Croiriez-vous que je ne l'ai pas
entendu une seule fois depuis que j'ai eu mes enfants ?
Quand il s'en va à Paris, je dis à mes filles : « Yoilà
votre père qui s'en va à ses affaires... » Et nous
jouons au loto jusqu'à dix heures pour tuer le
temps.
— Hein ? s'écriait Claudine, c'est-y de la vertu, ça?
Chaudieu, de l'autre bout de la table, l'inter-
pella :
268 CLAUDINE LAM0UR
— Dite» donc, Laraour, est-ce vrai ce qu'on dît de
Léonce et qu'il est conseiller municipal dans sa com-
mune ?
— Je vous crois... Léonce ! mais c'est presque un
seigneur. 11 arrive à Paris en buggy, il a des pois-
sons dans un vrai étang... Il m'avait invitée une fois,
j'aurais voulu le voir dans son justaucorps rouge,
avec ses grandes bottes... Mais voilà, au dernier
moment, il m'a envoyé un mot d'excuses... Sa
femme était malade... Sa femme est toujours ma*
lade quand une autre femme doit venir... Et comme
ça on ne reçoit jamais de femmes chez eux. Et il l'aime,
parait-il, il lui est fidèle comme un caniche. Lui, le
beau Léonce, l'homme espéré de toutes les femmes,
avec ses airs à la Napoléon, il se laisse traiter en pe-
tit garçon par la maternité bourrue de la maman
Léonce. Une ancienne écuyère qui, après s'être cassé
la jambe, un soir qu'elle passait à travers ses cercles
de papier, imaginait de dresser des cochons qu'elle
faisait travailler chez Fernando. Allez, c'est un vrai
ménage, celui-là, un ménage comme il n'y en a
pas beaucoup ailleurs. Elle vient l'entendre chanter
tous les soirs. Un groom garde le buggy devant Ma-
rigny, puis ils refilent ensemble comme si elle l'en-
levait... Moi il ne m'excite pas du tout, Léonce. Mais
faudrait voir alors la tête des autres femmes faisant
les cent pas pour l'attendre au passage.
Une rancune flamba au pince-nez de Lorge.
— Et ce qu'il est rat, celui-là ! II a toute une po-
CLAUDINE LAMOUR 269
Hce, il traque les pauvres bougres qui, dans leurs
bastringues, font danser sur ses vieilles scies patrio-
tiques... Et quand il en pince un, c'est cinquante
francs de dommages et intérêts qu'il encaisse.
— Je ne dis pas, interrompit Claudine en riant,
mais tout de même son Peiit Tambour, vous savez,
cette histoire du petit tapin battant la charge et
qu'il chante en tricotant des baguettes sur de la
peau d'âne et qui tout à coup, dans le pif paf de la
fusillade, crie : Vive la France ! et meurt.. Je vous
assure bien, Lorge, que ça y est.
Mais le chansonnier, avec le mépris d'un hausse-
ment d'épaules pour cette vogue chauvine du grand
Léonce qui courait la rue, s'empourprait.
— Ah oui I l'armée frrrançaise, est-ce pas ? Mais
l'Empire a tué la France avec cette rengaîne-là...
Du caporalisme sentimental, du chauvinisme de
café-concert avec accompagnement de bocks.. Laissez
donc. Son Petit Tambour, à Léonce, c'est fait pour
battre le rappel des gros sous...
Mirouet, froid, souffla une pulpe de raisin dans
sa main.
— Lorge, vous êtes injuste. Léonce ferait un très
bon candidat national... Citoyens, la parole est au
citoyen Léonce... (Vif mouvement; bravos; vive
Léonce ! ) Il battrait ses rrrran , chanterait deux ou trois
chansons de son répertoire. Ça suffirait... Mes-
sieurs, n'oublions pas que la France est un peuple
gai.
270 CLADDINB LAMODR
On entendit la voix de Gangoux qui, le nez dans
son assiette, disait à Bêche :
— Oui, mon cher, un ballet qui fera sauter les
grègues... Un ballet comme on n'en a pas encore
fait... où Ton verra des femmes en oiseaux, avec
des plumes de cygnes sur le nu de la peau et des
queues de paons au derrière, l'air de grandes dindes
se tortillant avec des cuisses roses... Le dernier mot
de la musique pour tutus et collants... Senevez est
parti recruter des danseuses à Londres... Vous savez,
il leur faut du gibier exotique, c'est plus grue...
Mais Bêche, taciturne, concentré, des yeux très
doux sous l'ébouriffement de ses longs cheveux
noirs, tout entier à son idéal de chanson populaire
et de revendications sociales, secouait la tète:
— Voyez-vous, Gangoux, c'est fini, bien fini, tout
ça !... Demain sera le jour de la grande liquidation...
Les bagnes se videront dans la rue... Qu'est-ce que
vous voulez qu'on fasse de vos ballets ? Il faut faire
comme le Christ, aller à la crapule, à la sainte ca-
naille, aux Madeleines du trottoir... Allez ! demain
tout s'écroulera de haut en bas... 11 n'y aura plus
que la royauté de la boue et du sang.
— Anarchiste I fit Claudine.
• Puis, à propos d'un mot concernant la Xénie et
qu'elle surprenait dans un bout de conversation
entre Ducrotois et M me Grasselot, tout à coup elle
attrapait ce mot au vol et leur criait par-dessus la
table :
OLAUDTNE LAMOUR 271
— Xénie ? Je suis pourtant bonne camarade, mais
celle-là 1... Non, vous ne pouvez pas vous figurer ce
qu'elle est poison. Allez, on sait bien qu'elles ne
valent pas lourd, les autres... Cette petite Rose
Eliane qui a imaginé de se vendre au poids sur de
vraies balances... Suzanne qui, l'autre soir, pariait
qu'elle viendrait chanter sans maillot et qui, en
rentrant, pour montrer qu'elle avait gagné son pari,
le vnit tout... Ah! oui, on sait bien qu'à Marigny
comme partout c'est une maison de filles... Mais
cette Xénie ! Elle les dépasse toutes en rosserie. Il
n'y a personne qui pourrait se vanter de n'avoir pas
va sa chemise. Et avec ça débineuse î Non jamais
elle ne me pardonnera mon succès ! Tenez, l'autre
soir, pendant que Rosine m'attendait dans ma loge...
Elle appela la femme de chambre :
— Dis donc, Rosine, conte à ces messieurs ce que
disait de moi Xénie l'autre soir.
— Ah ! bien, Mademoiselle... Ah bien ! attendez
donc... Hais là, vrai, je n'oserais pas à cause que...
Mais oui, elle a levé ses jupons...
Et Rosine, encouragée par le regard curieux des
hommes, en soubrette de théâtre éveillée à la sin-
gerie de la mimique de sa maltresse et qui, dans le
récit d'une anecdote, se taille un petit rôle, imitait
le campement des poings aux hanches de la Xénie :
— Mais oui, mai oui, elle sortait de sa loge en gom-
meuse avec M. Narreux, un petit qui fait des Echos...
Elle attendait son tour, après Mademoiselle... Et
272 CLAUDINE LAMOUR
voilà justement Mademoiselle qui finit sa seconde
chanson... Alors le jardin se met à crier, à battre des
mains... C'étaient comme des charrettes de pavés
qu'on verserait... Ça n'avait pas l'air de l'amuser,
M me Xénie... Ah! mais non, mais non... Et voilà
qu'elle se campe le poing comme ça et elle dit à
M. Narreux : — « Ce qu'ils la gobent, celle-là avec
ses airs gnangnan... Vrai, faut avoir du goût... Mais,
mon cher, c'est pas une femme, c'est un mannequin
habillé. On sait bien pourquoi on ne la voit jamais
qu'en robes longues. Elle est fichue en échalas...,
elle est cagneuse comme une vache... Y a pas de
danger qu'elle les montre, ses jambes!... » Et là-
dessus, en riant, elle ramasse d'une fois ses jupes,
quelque chose que je ne peux pas faire... On lui
voyait ses maillots jusqu'en haut. Et elle dit à M.
Narreux qui avait les oreilles toutes rouges : —
Tiens, mon petit, quand elle en aura comme ça...
— Mais on les connaît, ses jambes, s'écria Clau-
dine, très montée. On lui enfoncerait une épingle à
chapeau dedans qu'elle ne la sentirait seulement
pas... Des jambes de rechange qu'elle s'achète chez
le fabricant I Eh bien, qu'elle ose donc les montrer
sans maillots, ses jambes... On verra bien quelles
sont les mieux tournées.
En une impudeur de bravade, repoussant son
fauteuil et reculant d'un pas, la petite flamme du
toupet frétillante, brusquement elle se dressa, les
poings passés dans l'étoffe de son peignoir. Très
CLAUDINE LAMOUR 273
vite, elle le faisait sauter jusqu'au-dessus des bouf-
fettes de ses jarretières et, un instant, des mousseu-
ses batistes et du joli flot bouillonné des dentelles,
sortait la vision de ses bauts bas noirs et du fusèle-
ment délicat de ses jambes.
— Ah ! oui.... ah ! oui.... et qu'elle en fasse seu-
lement autant, ce chameau-là I
XLV
... Et des mains, des mains, toutes les mains d'une
foule, l'immense douceur frôleuse de ces mains à l'in-
fini en désirs, en errances, en glissements comme des
soies de chevelures, des chaleurs de plumes, des
eaux de fontaines.
Le corsage sous les mains glissa ; elles cherchè-
rent les routes secrètes de la nudité. Ce fut un bos-
quet de lune, de claires feuillées, l'égouttis d'une
lumière des minuits autour de l'offrande joyeuse de
son corps pour l'amour de toutes ces mains. Puis
des bouches, des bouches, un vol et des frissons de
tant de bouches que toute sa chair sous leur papil-
lonnement léger s'empourpra comme une aurore,
271 CLAUDINE LAMOUR
ne fut plus qu'une grande rose butinée par les ten-
dres folies de baisers de toutes ces bouches.
De la pointe de ses orteils à la racine de ses che-
veux elles couraient, tourbillonnaient en grappes
de fruits roses, en ardents bouquets d'automne, en
lianes d'une forêt profonde. Et des soupirs, des bri-
ses d'haleines, le vent et le balancement d'un grand
parasol que Charolais, en petite fille, remuait en
dansant d'un geste de bénédiction.
Une palpitation monta, s'étendit ; elle se sentit
enfoncer dans les fraîcheurs d'un lac, dans le ver-
tige mol et ondoyant du bercement d'une vaste éten-
due d'eau. Des poissons aux yeux de pierreries par
flottilles déferlaient, inouïs, glissant doucement à sa
peau, en sillages étincelants qui ensuite s'évanoui-
rent. Mais leurs yeux se dilatèrent ; c'était le rêve et
le désir des yeux d'une foule en fusées, en Ûamblois,
en diamants noirs, en rouges pépites, en disques de
braises, la roue et les ellipses en feux d'artifices et
en vols de lampires de tous ces milliers d'yeux, sur
des tremblements de feuillages d'or, sur des fonds
mouvants de roses architectures.
Et tout à coup il n'y eut plus que ces yeux, ils
adhéraient à sa chair, ils s'incrustaient dans ses
pores, leurs ventouses ia mangeaient, leurs tarets
la vrillaient : et toute escarbouclée de leurs gem-
mes vivantes, elle s'aperçut l'idole possédée par leurs
viols impérieux et doux.
Ces yeux, à leur tour, étaient comme des palpa-
CLAUDINE LAMOUR 27*
tions de mains et des frôlements de bouches ; ils
devenaient l'ondulement et la résille autour de son
corps d'un myriadaire baiser.
Des arbres s'effeuillèrent et churent en pluie
d'yeux lourds, la nuit pleura des larmes qui, en
tombant, se congelèrent et des sphères d'yeux
encore, par-dessus les autres, en remous infini-
ment giroyaient ; et tous étaient comme les
înnumérables facettes d'un miroir où sa jouissance
délirait de voir la splendeur multipliée de sa
nudité.
Une agonie délicieuse la déchira. Dans un pay-
sage glaciaire, sous la lune du pôle, elle absorbait
des breuvages incendiés et aromatiques qui divi-
nement la consumaient. Elle était enlevée à la cime
d'un mont et savourait jusqu'à l'horreur la vo-
lupté de se sentir un instant suspendue sur les
abîmes. Des épées lui térébraient les flancs, tandis
qu'elle s'éperduait à respirer des roses et qu'un
contact râpeux exquisement lui réticulait la plante
des pieds.
Et des mains, des mains, des bouches, toutes les
bouches au bout de la fureur amoureuse des yeux
d'une multitude, des yeux et des bouches, et des
mains merveilleusement agiles lacérant ses fibres,
ouvrant et lui tordant les entrailles, éréthisant
toutes à la fois en des affres, en l'imminence
suprême, ses papilles...
D'avides et luxurieuses meutes, une démence de
276 CLAUDINE LAMOUR
foules encore se rua ; elle subissait de surhumains
sévices ; le culte d'un peuple entier hurla. Des 60-
leils écarlates vrombirent, fusèrent. .. Le gel de ses
os crépita, des laves brûlantes jaillirent et la torré-
fièrent, elles expira aux ombres vides
XLV1
Rosarès, tout en profils, en raccourcis de vie, en
instantanés variables comme des changements à
vue, restait pour Claudine une énigme. C'était l'é-
trangeté serpentine d'une figure d'homme en
arabesques et en décor sur les banalités quoti-
diennes, aux clartés dures et coupantes, aux sour-
noises pénombres d'un ambigu portrait d'un au-
tre temps, cauteleux et violent, dominateur et
félin.
Elle finit par éprouver pour lui la contradiction
et l'inquiétude d'un sentiment mêlé d'attirement et
d'aversion. La confiance lui manquait: aussitôt
qu'elle croyait le connaître, il lui échappait ; son
identité se reculait à travers un incognito qui à la
fois la charmait et l'irritait, mettait en déroute
toute certitude. Le héros s'effaçait, elle ne voyait
CLAUDINE LAMODR 277
plus qu'un fantoche risible. Puis de nouveau le
point de vue changeait, l'horizon de Rosarès s'illi-
mitait ; elle se sentait virer au giroiement des ailes
de ce moulin vivant tournant à des pâles contraires.
Il aimait apparaître la silhouette toujours en lutte
sur des fonds de conjectures.
Leur flirt se vinaigra : ils eurent des périodes
agitées. Aux coupn de griffes de ses chatteries, elle
se fâchait, opposait de petits ébouriffements rageurs
qui amusaient Rosarès. Tous deux, dans leurs rires
et leurs querelles, semblaient passer de l'amour à
l'ironie de l'amour.
Claudine, une fois, comme en la quittant il se
courbait pour lui baiser la main, retirait ses doigts
au frôlement de sa moustache.
Gravement, il lui disait :
— J'en ai bien regret, mais j'y mettrai le double
demain.
Alors elle le rappelait, lui collait toute sa main à
la bouche, s'écriait :
— Mais mettez-les-y donc tout de suite !
Une gêne aussi, parfois, malgré leur connaissance
déjà longue, lui donnait la sensation de l'embarras
et de la gaucherie du début d'une relation amou-
reuse, — comme pour la nudité de son petit cerveau
instinctif et ingénu devant cet esprit armé en
guerre, à la trempe souple et meurtrière.
11 lui vint des duplicités, un goût de ruse qui,
à travers la conscience de mentir, lui faisait mon-
16
278 OIAUDINS LAMOUa
trcr l'envers de sa pensée et de son caractère
en le dénoncement soudain d'une autre femme
cauteleuse et rétractile, ou d'une Agnès roma-
nesque et sentimentale.
Elle sortait de cette petite comédie dépitée contre
elle-même, se disant :
— Je me croyais pourtant cette seule vertu, la
franchise... Et voilà qu'elle m'a manqué encore une
fois avec ce diable d'homme qui joue de moi comme
d'un clavier... Est-ce qu'à mon âge, il me pous-
serait l'âme dissimulée d'une petite fille ?
Un jour d'humeur un peu rèche, un énervement
la prit pour l'enguirlandement de fleurettes dont
Rosarès, grand complimenteur ironique et maniéré»
courtisanesquement simulait une petite pose d'adu-
lation amoureuse. Elle haussa les épaules, eut une
moue dédaigneuse.
— Allez ! c'est bien inutile, mon cher. Nous
sommes de trop vieux renards. Voulez- vous que je
vous dise? Vous avez envie de ma peau, vous
espérez y arriver par les petits sentiers de traverse
quand les autres tout simplement prennent la
grand' route... Et moi je m'amuse à vous tendre la
perche pour vous faire passer le gué... Sauf à vous
la retirer au dernier moment. Mais ce n'est pas une
raison pour m' assassiner de vos fadaises.
Rosarès se récria :
— Oh I mais, dans ces conditions, cela devient un
siège beaucoup moins compliqué que je ne le
CLAUDINE LAMOUE 279
croyais. Il s'agirait seulement de ne pins lâcher la
perche.
Il se tut on moment, puis, avec ce goût de l'entor-
tillé qui sybillisait sa pensée, il ajouta d'une voix
lente, berceuse:
— Moi, je rêve d'une ville close et imprenable,
d'une Oarthage où, sur des bûchers, des cœurs
viennent s'immoler sans que la pitié de la déesse
s'attendrisse... J'en fais le tour, je regarde la
hauteur des remparts...
11 se mit à rire :
— ....Et j'ai la prudence de ne pas tenter l'esca-
lade.
— Àh I oui, je sais, lâcha Claudine en une bordée
crue, vous voudriez qu'on vous mît le nez dans la
gamelle \
XLVII
Des nuits de fin d'été amoureusement palpitèrent
sous les- noirs feuillages. Un prestige léger de
mythologie8, le mensonge d'une féerie de clair de
lune glissa aux sylves fabuleuses, baignant les
gorges et les maillots comme un. rappel de la
280 OLATTOIKE LAMOUR
nudité des nymphes parmi les feuillées. En un décor
de songe, en l'illusoire d'un soir de kiosques et de
musiques, sous des pluies d'étoiles et de fleurs, elle
ressentit le trouble charmant de vivre un rêve, de
ne plus être que le geste et la voix ailés dans un air
de fastes, un culte de petite idole en silhouette sur
des apothéoses.
Un encens montait, l'haleine du monstre dompté,
très bas sous ses pieds, et la ferveur en petits spas-
mes, en murmures odorants, en cris chatouilleux,
comme en une équivoque chapelle, pour une reli-
gion aux rites libertins, relancement d'une débau-
che mystique vers un flanc de vierge vénéneuse et
hilare.
Elle s'apparut la mignonne reine de Saba des noc-
turnes assomptions, surgie au déclin d'une orgie,
s'éri géant par- dessus les lourdes ivresses des fins de
règne. Là-bas, aux Folies, au Casino, des cloisons,
d'hermétiques murailles, les barrières d'un harem
s'interposaient. Ici, plus rien qu'un frêle rideau de
feuillages, la ceinture des mousselines vertes en en-
roulements autour de l'étrange mystère nuptial qui
la mariait au grand amant.
Elle lui appartenait bien mieux ; la scène par-
tout ouverte, aux portiques immenses, simulait
l'alcôve lumineuse et fleurie où leurs mutuelles pos-
sessions s'enlaçaient. Une sensation exquise en-
vahissait son être. Elle se sentait heureuse d'être
étreinte par le baiser et le frôlement de la ca-
CLAUDINE LAMOUR 281
resse des yeux, goûtait le délice de s'abandonner au
vertige des ondes amoureuses.EUe se rappela le songe.
L'ancienne Claudine étrangement s'affina. Elle
eut son heure de haute poésie intérieure, monta aux
apogées. Ce furent, sous des ciels d'étoiles faisant
cortège à la sienne, d'intimes et profondes exulta-
tions, des griseries adorables de la petite tête vani-
teuse, des lumières en elle rejaillies de l'incendie des
lampes, de la magie des jardins en feu, de la clarté
infiniment soyeuse et enveloppante de la nuit. Des
émotions se levèrent, des attendrissements, une lan-
gueur de jeune et véritable amour, en un rafraîchis-
sement de son vieil esprit de gouaille, en l'aurore
d'une âme nouvelle sortie de l'enchantement * de
cette minute de sa vie.
Elle sentit venir le cri des grandes adorations, le
désir du sacrifice :
— Ah 1 ce i^aris ! comme il est bon ! comme il
m'aime !... On voudrait mourir pour lui !
Rosarès encore une fois avait disparu ; le pauvre
élan de sa nubilité négligente s'amortit ; elle se mit
à la dernière chanson de Lorge de toute sa passion
d'art, l'orfévrit de tout le guillochage chatoyant des
détails dont elle filigranait la misère de ces carica-
tures de la poésie.
Elle s'était fait chez elle un éclairage à l'imita-
tion des gaz de la rampe, projetant la lumière de
bas en haut, un éclairage où, devant un système de
miroirs à trois pans, un haut cabinet de glaces qui la
16-
231 CLAUDINE LAMOUR
reflétait en ses profils, elle se mettait à étudier ses
effets, le fin glacis de l'ombre sons le menton,
l'éteignement de la clarté au crenx des yeux, l'allu-
mement et le jeu de la bouche en le plein de la ré-
verbération, le dessin du geste et de l'expression de
toute sa personne.
Elle connut le recommencement des défaillances.
Une fièvre de travail, la nuit, la fit se dresser
en sursaut dans ses draps, mimant et chantonnant,
battant l'air de gesticulations dont l'ombre se tortil-
lait par les murs, écoutant monter d'elle une petite
voix comme ua songe. Et tout à coup, sautant de
son lit, elle courait en chemise à ses miroirs, jetait
le cri de sa chanson, regardait s'éveiller des lim-
pidités du cristal la figure de son incarnation.
C'étaient aussi des fureurs pour Ghantavène lui
plaquant l'accompagnement, l'agacement de ses
nerfs malades pour le bruit d'un piano monté de
l'étage au-dessous, le découragement des heures où,
se laissant aller à la dérive, elle contemplait longue-
ment ses portraits du temps des Folies, avec de pe-
tits hochements de tète et ce cri affligé :
— Ah t oui, alors t alors !...
Quelquefois, à l'improviste, dans les magasins,
à la rue, lui arrivait la trouvaille, l'attrape du ton
de la voix et du caractère du geste. C'étaient les
grands bonheurs. Sans s'inquiéter des passants, des
fredons aux lèvres, faisant la petite grimace du rôle
sous sa voilette, elle se mettait à répéter la notation
CLAUDINE LAMOUR 283
trouvée, courant devant elle les yeux fixes, battant
de la galopadç joyeuse de ses talons les trottoirs,
toute absorbée dans l'effort de la cristallisation in-
térieure.
La chanson enfin s'essorait. Elle retrouvait les
émois, la petite frousse froide qui, à chaque créa-
tion, lui restituait le trac de ses débuts.
Avec les soirs, des foules se renouvelèrent, un dé-
lire de public'pour la jolie poupée de plaisir. Du
fond d'une gloire rouge, parmi les feux et les cui-
vres de Marigny, la huppe en auréole flamba par-
dessus Paris entier.
La palpitation d'une mer humaine dès la nuit
montait, le fabuleux paysage s'incendiait de phos-
phorescences... Et c'était autour le grand ronfle-
ment continu comme d'une machine broyant la
concurrence pour cette vogue du jardin aux galas
de lumières en pyramides et en portiques, le bour-
donnement des voitures du Tout-Paris arrivant vers
l'étoile, s'allumant à son aigrette, débusquant dans
le friselis des feuilles avec ses froutis légers d'étoffes
et ses plumes et ses touffes de fleurs comme un au-
tre été...
Une musique inouïe, l'hymne de la vie en amour,
comme à travers un frémissement de harpes, de
fiâtes et de violoncelles, susurrait, ailé, tendre, pim-
pant, sur le bourdonnement des basses, sur des
sourdines de grandes eaux déferlantes... Et tou-
jours le brouhaha des orchestres au loin, le tinte-
281 OLAUDINK LAMODR
ment des cristaux, la rumeur d'une foule en grappes
aux abords du Concert, les cris du marchand de
programmes : Achetez le répertoire de Glaudide La-
mour, le roulement de Paris là-bas, vers Tare de
Triomphe Renfonçant dans la nuit.
Ensuite elle ne savait pas tout de suite s'en aller.
Elle renvoyait son coupé et avec Pfaffein ou Lorge
ou Poiron, elle allait s'asseoir dans l'avenue, de-
meurait là perdue en un coin d'ombre, sous les ar-
bres, détendue, un peu lasse, n'ayant plus dans la
fatigue de ses nerfs que la vibration délicieuse du
trémulement des roues aux asphaltes.
Des falbalas de filles aux aguets, des froissis d'éven-
tails dans les bosquets, modernisaient l'illusion des
mylhologies. L'heure du désir mêlait les rires et les
appels ; des bouches cajoleuses promettaient le
bonheur. Sonores et glorieux, Marigny, l'Horloge
les Ambassadeurs magnifiaient le plaisir et la gau-
driole, exaltaient les dernières ardeurs des fins de
jour d'une capitale monstrueuse roulant aux ago-
nies du spasme, s' exaspérant aux suprêmes péchés.
D'infinies processions de las fiacres, des piaffes
étincelantes d'attelages, en cliquetis clairs de gour-
mettes, en grincements d'essieux, remontaient, des-
cendaient, sinuaient, ombres chinoises intermina-
blement silhouettées et dansantes dans Pair rouge,
dans les flaques de lumière électrique, sur l'incendie
des kiosques et des portiques. Un giroiement de
formes confuses imitait d'énormes roues de ta-
CLAUDINE LAM0UB 285
nèbres et de feux, mécaniques et rythmées. Par
myriad.es couraient, crépitaient les lanternes, en
boules vertes, rouges, jaunes, bleues, comme élan-
cées des mortiers d'un feu d'artifice, en disques
de métal semblant projetés par d'invisibles jon-
gleurs, en trajectoires d'astérioles, en longs vols de
lampyres. Intermittents et lourds, les puissants om-
nibus détachaient sur le bruit de concassement des
galets d'une plage comme un déferlement sourd de
paquets de mer. Et toujours les rouges strideurs des
cuivres, le fracas des ritournelles baratées comme par
de laborieux orchestrions, le grelottement des voix
aiguës des chanteuses comme de frileux oiseaux, le
gargarisme gras des barytons... Elle interrogeait:
est-ce qu'elle aussi avait ce grélement de voix
d'une petite mécanique près de se casser, cette
voix qui, entendue de loin, parmi le roulement des
asphaltes, ressemblait à des hoquets de petites
femmes miniature, un peu sanglotantes, un peu ani-
males ?
A la fin, le souffle profond de Paris au visage, les
paupières battues du multitudinaire fourmillement
des lumières et des formes, comme entraînée aux dé-
rives d'un énorme fleuve de moires et de musiques,
Claudine se laissait aller, la bouche souriante, en
un assoupissement berceur, à une petite mort
exquise de son être conscient.
Puis les fanfares se silenciaient, les foules hors
des porches flamboyants s'étaient écoulées, un
286 CLAUDINE LAMOUR
froid montait de la Seine derrière ses quais. Seuls,
bous les arbres, des falbalas de filles persuadant le.
désir... Comme une enfant, elle s'entêtait, disait:
Encore ! Encore 1 aspirait l'humide et lent délais-
sement des allées, de toute sa passion de Paris aimé
jusqu'en ses minuits.
XLVIII
— Ah ! Poiron l Poiron I
Entrée en bourrasque, toute soufflante de l'esca-
lade de l'échelle au bout des cinq étages, elle se je-
tait sur le divan, dans la petite cambuse où Poiron
sabrait pour Bidouchet un dessin d'affiche aux
grandes lignes violentes d'une fresque pour Sodome,
représentant Paris fêtard, par caravanes innombra-
bles, en longues files processionnaires, montant au
Moulin-rouge là-haut , tout rouge dans la nuit
comme unBrocken.
Il s'étonna.
— Ah ça ! Qu'est-ce qui te passe ?
— • Figure-toi...
Et après s'être un instant éventée avec son mou-
CLAUDINE LAMODR 287
choir, elle se mettait à dire très vite, d'une voix où
restait l'essoufflement de la montée :
— Figure-toi, je viens d'avoir une scène... Mais
oui, avec Rosarès... Oh ! une histoire 1 J'ai cru
qu'il allait me tuer... Veux-tu savoir? il m'aime,
Rosarès ; une femme ne se trompe pas là-dessus.
Ça t'embête, hein, toi qui me disais : Rosarès, un
bonhomme qui n'aime que lui et qui se regarde
dans les yeux des femmes, un miroir où il s'ado-
nise !... Eh bien ! c'est pourtant comme ça. Rosa-
rès m'aime d'amour furieux, d'un amour à me dépe-
cer vivante... Va, c'est bien drôle. Il était venu, tu
sais, avec son petit bouquet de trois sous... Il
s'était assis là où tu es, moi, j'étais ici... Et comme
ça, en bavardant, voilà que je lui reparle des lions
de Pezon, à propos d'une peur qui m'a prise l'au-
tre soir pour une souris dans ma loge. Il hausse les
épaules et me dit : « Oh 1 moi si j'étais capable de
connaître la peur 1 Entrer dans la cage du lion
n'était rien, puisque j'en suis sorti, mais vous aimer
Claudine, <ce serait bien plus terrible... On n'en sor-
tirait pas vivant I « 11 fallait voir de quel air de mo-
querie il me fiutait ça... Alors il m'est passé une
idée. Ah ! c'est comme ça ! me suis-je dit. Eh bien
nous allons rire, je vaste monter un bateau, mon
petit. Et là-dessus, je l'aguiche, je roule de l'œil, je
lui colle : — « Mais je ne vous défends pas, vous sa-
vez... Mon cœur est à qui saura le prendre... Es-
sayez. » Il se met à rire : — Vous voudriez donc
288 CLAUDINE LAMOUR
que je ressemble aux autres hommes ? Mais, ma
chère, un homme amoureux, c'est le commence-
ment de la folie. Et puis moi, vous savez, je suis un
sauvage, je voudrais boire du sang quand j'aime...
« Le plus drôle, Poiron, c'est que j'ai un peu
perdu la tête en ce moment... Oh I j'ai été parfai-
tement ridicule. Et comme ça, en m 'emballant, je
lui dis dans le nez : « Et pourtant si je vous aimais,
moi, Rosarès ? » Ça m'est parti comme à une pe •-
tite pensionnaire qui joue à l'amour avec son cou-
sin. Il me regarde en riant plus fort : — Vous,
Claudine, amoureuse ! Mais il me faudrait avoir
pour rivaux vos chats 1 » Ça m'a piquée, tu com-
prends, j'avais l'air de rester sur mes avances ;
alors je me suis fâchée, je lui ai crié:— Ah! ça, mais
vous ne voyez donc rien, vous... Vous êtes le seul
homme qui m'ait jamais dit quelque chose, Rosa-
rès. » Je crois, ma parole, que j'étais sincère. Là-des-
sus alors, changement à vue, tableau. Sa tête est
devenue terrible, il m'a pris les poignets en disant :
— Ah ! taisez- vous, taisez vous... Mais vous ne savez
donc pas que j'essaie ma force auprès de vous ?
Vous ne voyez donc pas que je ne veux pas vous
aimer ? »
« Je t'assure qu'il m'a passé une frousse, j'étais
très pâle, il ressemblait au lion de Pezon... J'ai
fermé les yeux en pensant : — Ça y est, enfin ! » Et
quand je les ai rouverts, mes yeux, au bruit d'une
chaise qu'il faisait tomber, je l'ai revu, debout,
CLAUDINE LAMOUR 289
souriant, me disant : « Avouez que nous nous en
sommes assez bien tiré de notre petite comédie... »
Moi, je ne me sentais plus de colère, je lui dis:
Ah ! c'est comme ça... Eh bien, allez, c'est fini, je
vous déteste ». Il s'est penché, il m'a baisé la main,
il n'avait plus du tout l'air d'un lion. Et très dou-
cement, il me répondait : « Merci. Ce mot-là, Clau-
dine, vaut pour moi tout le reste. »
Claudine qui, d'une voix et d'un geste de comé-
dienne devant la rampe, en imitant l'œil et l'expres-
sion du visage de Rosarès, s'était laissé aller à jouer
la scène avec une teinte légère de charge, mainte-
nant se plantait les poings sur les genoux.
— Eh bien 1 Poiron, qu'en dis-tu ?
— Mais, il faudrait savoir d'abord comment ça se
termina entre vous,
— Rosarès prit son chapeau, je lui tendis la
main, j'avais une envie folle de rire. — « Oh ! tout
cela est bien invraisemblable, lui dis-je, j'espère que
vous oublierez ce qui vient de se passer. » Il secoua
la tête et partit sans répondre.
Elle se remettait à s'éventer, et d'une candeur de
regret comique :
— Vrai, il aurait bien pu me respecter un peu
moins ! C'est trop bête à mon âge de n'avoir retiré
mes culottes pour personne !
Poiron alluma une cigarette, exhala des ronds de
fumée qu'il considéra un instant avec attention, puis
allant poser les mains aux épaules de Claudine et la
17
290 CLAUDINE LAMOUK
regardant à travers le plissement fin de ses yeux :
— Alors, il est donc venu, le moment physiolo-
gique ?
— Peuh l dit-elle d'une mono chagrine et ingé-
nue, sait-on jamais? Seulement, là, vrai, je crois
que j'ai trop attendu... Vois-tu, Poiron, il n'y a
qu'un temps pour les premières communions.
XLIX
— Maman n'est pas là ?
— Non, mademoiselle, elle est sortie avec
M 11 * Marthe... Venez donc, mâme Lamour, je paie
une chartreuse, qu'elle lui a dit... Elles sont au rafé
du coin de la place.
Claudine rageusement tira ses gants et jeta son
chapeau.
— Ah î vrai... C'est un peu fort.». Cette Touque 1
On sonna. Billes rentraient. Tout de suite la chan-
teuse se monta.
— Vrai, c'est dégoûtant. Voilà que tn débauches
maman... Avec ça qu'elle ne trouve pas le chemin
du troquet toute seule. Pouah ! vous puez l'alcool à
quinze pas l
CLAUDINE LAMOUR 291
— Ma fille... s'interposa M m6 Lamoar.
Mais un petit feu aux pommettes, ses grands bras
en ailes de moulin, elle ne la laissait pas parler.
— Oh! toi, tais-toi... A ton âge, dans ta situa-
tion... Tiens I Ne me fais pas dire... Et ce billet de
cinq cents que tu m'as chipé encore avant-hier!
Mais oui, mais oui, j'ai, moi, une. mère qui me
yole... Après ça, tu me diras peut-être bien que ça
te revient, l'argent que je nous gagne ! Voyons, mais
dis-le donc.
— On te les rendra, tes argents, et avec l'intérêt
en plus, tu m'entends, ma fille, s'écria madame La-
mour, un instant interdite à cette révélation de ses
larcins.
La Touque., pour paraître se désintéresser de cette
lessive ménagère, leur tournait le dos et tambouri-
nait contre les vitraux, de grands cloisonnages po-
lychromes appliqués aux châssis des fenêtres et
jouant la diaprure des vraies verrières.
Une porte claqua ; M ne Lainour, en soufflant
comme une chatte, battait en retraite. Dans un
froufrou de jupes Claudine, les bras croisés, nerveu-
sement, à petits coups de talons, allait par la cham-
bre,
La grosse Marthe enfin quitta la fenêtre.
— Ecoute, mon petit, ne me fais pas de scène,
j'ai eu tort. Mais le cœur me chavirait. J'avais be-
soin d'un cordial. Alors, par politesse... Je t'assure,
nous avons été très convenables.
292 CLAUDINE LAMOUR
Claudine, sans répondre, haussa les épaules.
Elle reprit:
— Si tu savais ce que je suis malheureuse! C'est
fini encore une fois avec Bibi. Je suis une pas-de-
chance, moi... Après tout ce que j'ai fait pour elle !
Va, je te jure, j'en ai à présent mon soûl... J'aime
encore mieux les hommes !
Et avec des pouffements de colère qui la re-
muaient comme de la gélatine, les yeux brouillés
d'éau, elle lui disait la décampade de la greluchonne
filant un matin pendant son absence et lui empor-
tant son dernier argent.
— Non, on ne saura jamais ce qu'elle m'a fait de
rosseries... Et le pis, c'est qu'elle se met maintenant
à imiter ton genre... Elle est engagée au Concert
Wagram où elle fait sa petite Claudine. Non, c'est à
crever, elle a des gants longs comme toi, elle s'est
fait ta tête, elle t'a chipé ton décolle tage... A ça
près qu'on lui voit tout !
« Tiens, c'est pour moi un remords... Je Je disais
à M me Lamour : — Allez, madame Lamour, je ne
me pardonnerai jamais, ça me tient là... Claudine,
toujours si bonne camarade ! » Et vrai, mon mi-
gnon, je t'assure, c'est môme pour ça que j'étais
venue.
— Comment, celle-là aussi I
Claudine s'était campée, les poings aux hanches,
et la tête avancée an bout du cou tendu, éclatait de
rire.
CLAUDINE LAMOUR 293
— Eibi jouant les Claudine ! Mais tontes alors,
toutes, toutes ! Il n'y aura plus que des Claudine !
Cette Bluette Canon aussi, qu'un journal l'autre jour
appelait Claudine Canon. Je ne pourrai bientôt plus
recevoir personne sans dire à Rosine de serrer l'ar-
genterie 1
Ses nerfs se tendirent, un petit feu de colère cré-
pita.
— Eh bien, c'est du joli... Tu te mets avec les
gens qui me dévalisent à présent... Je te croyais
plus propre que ça.
— Va, ne me dis rien. J'en ai bien déjà assez de
peine comme ça.
Elle se frictionnait les paupières du revers de la
main, la bouche remontée dans les joues, toute
reniflante de larmes ravalées. Ensuite, avec un tré-
molement de la voix qui lui donnait l'air de parler
en mâchant du caoutchouc, elle disait :
— Cette fille-là m'ensorcelait, j'aurais pris, pour
elle, de l'argent à la montre d'un changeur.
— Laisse donc, fit Claudine dédaigneuse.
Mais elle ne voulait pas, s'emballait dans sa co-
médie des regrets.
— Non, non, j'ai eu des torts envers toi— je me
vomis I... Comme si les autres ne t'en faisaient pas
assez déjà, des crasses, sans que les amies, les
vraies, s'en mêlent aussi I Tiens, ce matin encore...
Gomment ? tu ne sais pas ?
Sa tête aussitôt changeait, la mouillure de son
394 CLAUDINE LAMOUE
cillement se séchait dans l'acide reyard apitoyé
qu'elle lai pointait
— Mais oui, ma chère, un article du Don Qui-
chotte /...Ah ça I voyons, je dois Ta voir sur moi.
Elle retournait sa poche, finissait par en retirer
un journal qu'elle défroissait à petites tapes de ses
mains grasses:
— Tiens, lis... J'ai pensé que ça t'amuserait 1
Avec une perfidie de candeur, elle lui montrait, à
la troisième page, un article rubrique : Les Fétiches.
— Donne, donne, fit Claudine en s'emparant du
journal.
Elle alla vers la fenêtre et se mit à lire à mi-
voix*
a En aura-t-on bientôt assez de cette raseuse de
Claudine avec ses sentimentalités éventées, son pi-
teux démarquage de la grande Olympia, une ar-
tiste, celle-là, ses mitaines de clownesse anglaise,
ses frimousses de pince-sans-rire et les inepties de
ce plat chansonnier, Lorge ? »
Elle devint tout à coup très pâle, appuya la main
à son cœur :
— Comment I C'est de moi qu'on parle ainsi?
Ses yeux de nouveau sautaient au papier, man-
geaient les lignes.
... « Eh bien, non, nous n'en voulons plus. Nos
mains et nos cœurs désormais iront à Xénie, l'in-
CLAUDINE LAMOUR 295
comparable mime, la divette exquise, la créatrice
des grandes gommeuses 1 »
— C'est de Narreux ! s'écria Claudine, tonte
raide, en jetant le journal.
Mais elle le reprenait, se mettait à lire jusqu'au
bout. L'article à présent se velourait d'onctueuses
adulations, s'achevait en un cantique à la gloire de la
rivale. Et Claudine, de la fureur de ses mains, tou-
tes maculées de l'encrage de l'impression, subite-
ment lacérait le papier, le semait en papillotes au-
tour d'elle.
La rue remonta. Des mots de gouaille et de rage
lai tordaient la bouche, elle battait l'air de ses
gestes.
— Ah ! ouat l On les connaît, ces journalistes de
quatre sous ! Ça rote son absinthe au nez des gens
qui ont du talent... Je n'aurais qu'à leur montrer
mes jarretières, comme cette Xénie, pour les avoir
tous à mes pieds... Et puis tont le monde sait qu'il
est son amant, à la Xénie, ce cochon-là 1 On ne voit
que lui dans ses jupes, à Marigny I II lui raccroche
ses michets 1 Ah ! ce qu'ils font ensemble de potins
sur mon compte dans sa loge !... Mais je 1' , cette
grande salée-là, avec son nez en pied de marmite et
ses yeux comme des escargots frits dans le beurre !
Puis la crise passait, elle se sentit redevenir
l'idole invulnérable. Et acérant sur la Touque l'iro-
nie d'un sourire bénin, elle lui dit :
296 CLAUDINE LAMOUB
— Va, tout de môme, je te remercie... Tu as mis
un empressement...
Rosine entre-bâilla la porte:
— C'est marne Grasselot qui voudrait voir ma-
demoiselle.
— Je n'y suis pour personne, cria Claudine. Uais
aussitôt elle se ravisa :
— M mt Grasselot, tu dis... Fais entrer.
Elle faisait un pas vers la Touque :
— Mais va-t-en donc, tu vois bien que je te dé-
teste aujourd'hui... Je suis franche au moins, moi.
— Ah I ma pauvre Claudine, crois bien que c'était
dans une bonne intention...
La Touque, en se croisant sur le seuil avec la vi-
siteuse, écourtait un salut méprisant d'artiste d'un
théâtre classé pour la subalternité de la femme d'un
grime de concert. M me Grasselot, en le roulement
de ses jambes courtes, son filet de ménagère au
bras, très vite s'avançait, une moue chagrine à son
visage de nèfle mûre troué par le retroussis des na-
rines.
— Vous dérangez donc pas... Rien qu'un instant,
c'est Grasselot qui m'envoie... Ah! des affaires!
Avant-hier soir, en passant devant la loge de Xénie,
Grasselot a surpris un mot... 11 m'a dit: « Ya tout
de suite avertir Claudine. Moi j'ai un parc à retour-
ner... Dis-lui pour qu'elle n'ait pas le coup... » En-
fin, parait qu'il y a du chambard dans l'air... Ils
montent une coterie contre vous. Narreux était
CLAUDINE LÀMOUR 297
dans la loge, il disait : — « On lui fera danser lo
chahut à la Claudine... » Alors, vous savez, la mou-
tarde lui a monté au nez, à Grasselot. Il est rentré
furieux... Vrai aussi, c'est pas gentil I
Claudine, dans son saisissement, se laissa tomber
sur une chaise.
— Ah î mame Grasselot, voilà où ce serait le
moment d'avoir un amant... Oui, un monsieur qui
prendrait pour lui le mal qu'on vous fait et qui ta-
perait avec un jonc et de vrais poings... Moi, vous
savez, je n'ai personne...
Elle se relevait, se mettait à trotter par la chambre,
appelait sa mère et La Pipe.
— Ah ! écoutez, c'est complet. Cette méchante bote
de la Touque qui tout à l'heure me jetait au nez les
saletés de la Bibi et à présent vous, mame Grasselot 1 . •
Mais vous, c'est autre chose, vous avez bon cœur...
C'est bien aimable à Grasselot et à vous.. Eh bien,
eh bien, on verra... Allez, je vous le dis, on verra...
Ah! oui... Ah! oui...
Une Apreté de rancune et de combattivité lui mous-
sait aux narines. Elle se posa son chapeau en coup
de poing, se jeta dans un fiacre, grimpa chezPoiron.
Mais il était absent ; elle se sentit soudain très triste»
toute abandonnée.
D'un écrasis de crayon sur le papier d'un chas-
sis accroché au chevalet elle lui griffonna ce
mot :
17*
298 CLAUDINE LAMOUB
c Viens oe soir à Marigny avec les amis... Je sais
avertie qu'on fera da potin... J'en mourrai».
Remontée dans la Toiture, des Sanglots l'étran*
glèrent.
— Ah ! Mon Paris ! Mon Paris t D^jà I
Un sifflet strida.
— A la porte ! Bravo ! Bravo !
D'autres sifflets, dans la masse profonde des mains
claquant au bout des bras, s'entêtèrent, sifflant à
l'unisson.
— A la porte les siffleurs ! Bravo I Oua ! Oua !
crièrent les petites places, debout, le torse en avant.
Claudine redescendit en scène, souriante, très
brave, sans un geste, tandis que l'ouragan des cuivres
mugissait, crevait dans le tapage. Elle partait sur la
dernière note de la ritournelle, d'un air de tête crâne,
le petit toupet brandi au clair, toute* morte au dedans,
avec la sensation d'un trou sous elle où très loin
tombait sa voix.
Elle eut un hoquet ; on crut à un effet voulu ; le
jardin riait. Elle recommença, accentua le hoquet
cette fois, lui donnant l'inédit d'une cocasserie triste,
presque funèbre, où tout à coup, comme dans un rire
CLAUDINE LAMOUR 299
qni serait un râle, s'étrangla la chamon. Ses nerfs
se pincèrent ; elle eût voulu mourir réellement dans
son hoquet, couler droite devant tous en leur crachant
son souffle dans cette douleur de son art.
Et c'était ensuite le refrain. Encore une fois le
hoquet rauquait, soubresautait ; elle l'exaspérait, le
leur jetait comme l'étouffement d'un caillot de sang
dans la gorge, comme le glouglou de l'entrée d'une
grande eau dans la bouche d'un noyé.
Les petits fifres aigres de nouveau s'acérèrent,
partirent en bordée. Un tonnerre roula, mais leur
vrillement grêle, continu, forait le fracas lourd des
voix. Elle remonta, tourna sur ses talons, soudain
aperçutjà une table Xanrailles et Saint-Jean Dulac
qui,très amusés, les mains à leurs cannes, en pleine
lumière riaient. Une chaleur lui flamba aux joues.
Elle leur eût crié des injures. Maintenant, à travers
la reprise des sax, les sifflets et les cris grêlaient,
ronflaient d'un large bruit d'ouragan. Elle se raidit,
se campa. Une boule, des sursauts de silhouettes
faisant face aux siffleurs tumultuèrent, noirs dans
l'illumination des globes, piqués de luisances de
cannes en l'air.
Un entrain, à présent, un affolement de gaité
ébouriffait les attitudes, croyait en hilarités au rouge
des faces. Les petites places, comme pour les Fonta-
live, imitaient les cris d'animaux. Et elle demeurait
perdue dans la bourrasque avec son petit sourire
paie et crispé, ses grands gants noirs imprimés dans
300 CLAUDINE LAMODR
sa taille, les épaules un peu fléchies vers ce public
qui finissait par l'oublier, iâché à sa joie cruelle de
boucan.
L'éventement lent des feuilles au froid de la nuit,
les vagues d'épaules remuées par rangs entiers de
fauteuils se confondirent sur sa rétine, d'une même
et longue oscillation remplissant tout le jardin, mon-
tant des bosquets vers le petit frisson bleu des étoiles.
Brusquement, une bousculade terrible : un jeune
homme, un enfant, se ruait, les poings hauts. Un
remous tournoya ; elle vit s'avancer très vite deux
gardiens de la paix.
Le bâton de Raypolli, le chef d'orchestre, de
nouveau s'agitait dans le gaz ; elle put enfin chan-
ter.
Elle se sentait tout à coup maîtresse il» ta volonté :
un orgueil lui soufflait aux narines; c'était comme une
lutte qui s'écrasait, vaincue, à ses pieds. La mort
s'en alla ; elle apparut la vie et le triomphe, se donna
de toute son âme. Alors, dans le concassement des
musiques, la frénésie des grands soirs éclatait. Les
siflets en déroute avaient fui vers les issues. Les
bouquets volèrent ; Marigny entier acclamait debout
la victoire de l'idole.
Dans sa loge, ses larmes ensuite jaillissaient, heu-
reuses, colères, salées, très douces.
Sevenez arrivait lui garantir que lps sifleurs ne
recommenceraient plus. Des garçons de service lui
apportaient des cartes d'inconnus* La petite Eiiane,
CLAUDINE LAMODR 301
l'air condoulant, de son filet de voix gentil et faux,
lui coulait :
— Vous savez, ça nous arrive à toutes !
Elle emmenait Poiron dans son coupé qui, au grand
trot, prenait le chemin de la rue de Prony ; ils mon-
taient en hâte l'escalier, elle se mettait à boire d'un
trait un grand verre de cognac qui lui tournait le
cœur. Et affalée sur le divan, la tête dans les poings,
elle criait à Poiron :
— Non, mais comprends-tu ce Xanrailles et ce
Saint-Jean Dulac ? Il faudrait donc se laisser grimper
dessus par toute la bande ?
Ensuite, elle n'avait plus qu'un pauvre sourire
découragé aux lèvres à travers lequel elle murmurait
brisée, revenue au souvenir des agonies, dans les
flambois en fête du jardin :
— Tout de même, non, je ne pourrai jamais me
faire à ça I
U
Les journaux lui apprenaient le duel. Ghêgre, le
jeune homme dont elle avait vu tout à coup tour-
noyer les poings, se battait à l'épée.
302 CLAUDINE LAMOU&
— Mais je connais ce nooa-là... Voyons, Chègre...
Chègre..:
En déblayant le passé, nn souvenir papillota. Elle
se rappela des lettres que, pendant tout an mois, elle
avait reçues, des lettres de fratche adoration timide,
et qu'à la juvénilité des aveux, elle avait prises pour
des poulets de collégien fervescent.
— Chègre... Mais oui, le petit qui me parlait de
6a maman morte, qui effeuillait des violettes dans
ses enveloppes... C'était signé Chègre, je me sou-
viens... Blessé ! ah ! le pauvre enfant !
Des ondes chaudes montèrent, un petit tumulte
de pitié s'agita. En un élan du cœur elle revit les
remous d'une foule, une ombre dressée sur les ors et
les flammes, des pétulances de silhouettes à travers
le moulinet des cannes... L'omhre, c'était Chègre.
Elle se le représenta blond, joli, une soie légère
au rose des lèvres, les mains frêles d'une petite
fille...
Et tout à coup elle se jetait à ses tiroirs, remuait
les vieilles écritures dédaignées, tant d'offres brû-
lantes, des cris de désir, le laconisme brutal des
billets où des inconnus fixaient leur prix.
De tout cela elle avait haussé les épaules, sans
goût de l'homme, libertine rien que de tête. Elle
avait ri aussi des lettres du petit Chègre, ah oui 1
Et maintenant, de la hâte nerveuse de ses mains,
des mêmes jolies mains négligentes qui les avaient
enterrées aux oubliettes, elle fouillait toute cette
CLAUDINE L AMOUR 303
correspondance amoureuse^ ces risibles reliques des
cultes de l'idole, aux fins arômes d'ambre, d'impé-
rial russe et de havane volatilisés.
Enfin un feuillet lui restait aux doigts, les lignes
serrées d'une calligraphie rapide, fluette, fleurie de
majuscules chaque fois que revenait le mot Amour
ou Mademoiselle... Et au bas, Henry Ghègre et l'a-
dresse, rue des Ecoles.
— Ah ! le bon cœur ! 11 s'est battu pour moi!...
Cette main-là a tenu l'épée pour moi!... Et il est
blessé!...
Elle lut : « Je n'espère rien, je vous aime, je vou-
drais mourir pour vous !... »
— Rosine, mon chapeau, je sors...
Elle hélait un fiacre, traversait Paris avec la pe-
tite pâleur sous sa voilette d'arriver trop tard, un
émoi inconnu, matinal, léger, heureuse comme
pour un rendez-vous. Des fuites d'idées en bouffées
et ea frissons lui frôlaient la cervelle ; elle sentit s'é-
vanouir et revivre les quinze ans de ses passionnet-
t es... Peut-être mourant, ce petit Chègre... Blessé, di-
saient les journaux... Rien qu'un peu blessé peut-
étne, et alors...
— M. Henry Ghègre, madame ?
— Au quatrième, la porte au fond du couloir.
Elle monta d'abord très vite, s'attarda ensuite an
palier du troisième, sans souffle, n'ayant plus la
force de gravir les seize marches qui la séparaient
du couloir. Elle fit un effort, écouta un instant der-
304 CLAUDINB LAMOUR
rière la porte, tira le cordon très doucement.
— M. Chègre?
— C'est ici... Il est un peu souffrant, M.
Chègre... Vous désirez?
Mais tout à coup le grand garçon brun qui lui
parlait dans rentre-bâillement de la porte, se met-
tait à sourire.
— Oh ! pardon... C'est bien mademoiselle La-
mour, je crois ?
Elle fit un pas dans la chambre, répondit d'une
voix basse :
— Oui, je venais.... j'ai appris... Il n'y a pas de
danger au moins ?
— Chègre sera bien heureux... Il repose... Mais
non... Encore cinq ou six jours, et il n'y paraîtra
plus.
— Ah 1... ah!... à la bonne heure... je craignais...
En paroles vagues, compatissantes, dans la demi-
obscurité des rideaux clos, l'entretien un instant
traînait.
Elle ne savait pas s'en aller, d'un glissement des
yeux aux pénombres regardait la bibliothèque au
mur, le sopha en travers des deux fenêtres, la table
chargée de livres et de papiers, une grande affiche
de Royat en vis-à-vis à la glace de la cheminée, et
qui, avec son printemps de nuances pastellées, le
chatoiement de sa couleur en touffes, reflétait, aux
transparences cristallines, la fleur de chair lunarisée
de bleu électrique et le cobalt écaillé de clair du
CLAUDINE LAMOUR 305
noir des hauts gants de la Claudine apparaissant la
jolie poupée de plaisir aux lumières. Une odeur
de phénol s'effusait.
— Un étudiant, ce petit Chègre, pensa-t-elle.
Quelqu'un dans la chambre voisine faiblement
parla.
— Lagarousse... Dis donc, Lagarousse, qui est-ce?
— Le Toilà qui s'éveille, fit le grand garçon brun . .
Mais entrez donc, mademoiselle... Je vais lui
dire.
Il disparaissait un instant, elle regretta d'être ve-
nue, se trouva un peu sotte toute seule dans celte
chambre de garçon.
Un cri partit :
— Ah ! mon Dieu!
Puis un chuchotis vague, un bruit de meubles
rangés, un heurt de faïences sur la tablette du
lavabo...
A côté de l'image, dans les profondeurs de la
glace, elle s'aperçut réelle, toute rose, un petit rire
muet aux lèvres. Et Lagarousse sortait de la cham-
bre, lui faisait signe ;
— Surtout, pas d'émotion... Le médecin...
Chègre, appuyé sur le coude, sa main droite ban-
dée, immobile parmi les couvertures, très pâle, les
yeux brillants et humides, la regarda s'avancer.
— Ah ! monsieur... mon pauvre ami...
La voix lui manqua, elle ne sut plus que dire.
— Ah! mon Dieu... Vous... expira Chègre fai-
30G CLAUDINE LAMOUR
bip ment, délicieusement, un» grosse larme lente
roulée à la maigreur tirée des joues.
11 lui prenait la main, elle lui sourit : ils enten-
dirent Lagarousse qui sans bruit fermait la porte
sur eux.
Et les mots maintenant revenaient à Claudine :
— Mais, c'est insensé... Une femme à qui on n'a
jamais parlé... Sans les journaux je n'aurais rien
su... Et puis, est-ce que nous en valons la peine?
Vous auriez pu y laisser la vie !
Il retombait sur l'oreiller et, d'un souffle de voix
extasiée, où le sifflement léger des S attardait un
charme d'enfance, lui disait :
— Puisque vous êtes là î
Ils restèrent un long moment à se sourire, les mains
lacées, sans plus parler. De la rue sourdait un bour-
donnement continu, lointain, infiniment assoupi, le
bruit de Paris passant comme dans un nuage.
Une mince bande de jour, par les rideaux, glissait
en rais clair jusqu'au papier de tenture par delà le
lit. Elle aperçut en de petits cadres de nickel deux
de ses photographies des étalages de la rue de Rivoli.
Leurs yeux à tous deux se regardèrent a travers
l'aveu de ces images; Claudine pensa :
— Mais je ne suis pas mal du tout là-dessus.
Et Ub se taisaient toujours, ne trouvant rien à se-
dire.
C'était autour de ce peu de lumière et de bruit, dans
les sourdines et les ombres de cette moite chambre de
CLAUDINE LÀMOUR 307
malade, comme la sensation exquise d'un plus grand
silence et d'an plus absolu isolement les abandon-
nant Fun à l'autre dans le rêve et l'aventure.
Mais tintait le rire de Claudine, cette mélodie d'un
fin vibrement de cristal.
— Figurez- vons... Ahl c'est bien drôle... Je ne
tous avais jamais vu et pourtant... Ah ! monsieur
Ghègre, j'avais deviné que vous étiez blond.
Il osa appuyer à sa bouche la petite main gantée :
— Vous êtes venue... Vous êtes venue. Gomme c'est
bon votre petite main... les gants noirs...
Lagarousse, dans la chambre voisine, toussa.
— Et votre ami que nous oublions !.. C'est lui qui
vous veille ?
Sa robe en froutements sillait par la pièee. Devani
un dessin, un portrait de femme belle et sérieuse,
mémoré parla piété d'une tresse de lierre, elle trouva
un air d'émotion, lui dit dans un sourire qui l'asso-
ciait à son regret filial :
— La maman ? Ah l je me souviens...
11 remuait la télé ; puis des balbutiements lui trem -
blaient aux lèvres :
— G'est bien vous... Vous êtes venue.. Si vous
saviez comme je suis heureux !.. Je voudrais mourir.
— Dis donc, Ghègre, fit Lagarousse en grattant à
la porte.
Les joues pâles rosirent, Ghègre fronça le sourcil.
— Eh bien quoi?.. Tu m'agaces. Laisse nous...
— C'est que, tu sais bien, le docteur...
308 CLAUDINE LAMOUB
— Mais il a raison, voire ami, s'écria Claudine...
Le docteur, oui... Ecoutez, je reviendrai, je vous le
promets.
Il retenait sa main.
— Non, je vous en prie... Encore un moment...
Cette béte de Lagarousse...
Une langueur l'assoupit ; il fermâtes yeux, déten-
dit les doigt», murmura en songe :
— N'est-ce pas ? Oui... demain... demain.
Elle se pencha, le baisa dans les cheveux.
— Ah ! le pauvre mimi !... Mais c'est qu'il est tout-
à-fait gentil...
Et sur la pointe des pieds elle gagnait la porte,
saluait Lagarousse, s'évadait par l'escalier, amusée
du mystère de sa visite et du clandestin de sa fuite,
faisant retomber sa voilette devant la loge du con-
cierge, comme si elle se semblait un peu compro-
mise.
— Un petit amant... un petit amant, mais c'est
très amusant.
Puis le mirage aimable s'estompait, d'autres oi-
seaux lui chantèrent par la tète. Elle repensa à l'ar-
ticle de Narreux :
— Ah bien, ce pauvre Lorge! on l'arrange joli-
ment !... Après tout, c'est peut-être vrai, il leur faut
autre chose à présent... Je verrai Bruant, je lui
demanderai.
CLAUDINE LÀMOCR 309
LU
«Eh bien ! oui, tendre ami Poiron, ma chère vieille
boite à secrets, nous sommes ici depuis deux jours...
Chègre en délire positivement... Quant à moi, c'est
drôle, il me vient une tendresse de maman pour ce
grand enfant ; je voudrais qu'il fût tout petit pour
le tenir sur mes genoux...
» Tu me diras si c'est cela de l'amour... Moi je ne
sais pas... Le reste ne vaut pas qu'on en parle...
Comment, ce n'est que cela ! Chègre criait : — « Ah 1
Dieu ! Ah ! Dieu ! » Moi : — « Mon mignon, ah ! mon
mignon!...» Et figure-toi, j'ai tout à coup pensé à
cette chanson de Bruant... Oui, un genre nouveau à
créer, le Cynisme macabre... Lorge est démodé, n'en
faut plus !... Bruant et les autres, c'est bien plus
extraordinaire... Du spleenétique froid avec un goût
de sang remâché...
» Je me suis mise à rire... Il a cru que c'était de
bonheur... C'est vrai, j'avais trouvé subito mon air
de tête, tu verras, un air de rigolade sinistre et qui
s'en fout.
» Ce matin il a plu. Je grelotte... Chègre me sup-
310 CLAUDINE LAMOUR
plie de rester jusqu'à vendredi, mais j'en ai assez...
Nous refilons demain.
» Décidément tout cela me parait un peu bébête,
je m'y suis prise trop tard... Le petit mécanisme est
rouillé.
» A bientôt, mon petit Poiron. Je t'avais promis
de t'écrire mes a sensations » et v'ian, ça y est !
» Ta Claudine. »
LUI
— Parfaitement... Oh ! celui-là n'est pas un être
complexe comme vous, Rosarès. Un petit cœur de
chérubin dans une trousse de carabin... Eh bien...
Elle haussa les épaules.
— Nous avons été faire de Tanatomie comparée,
voilà.
Dans le visage soudain très pâle de Rosarès, les
sourcils sinuèrent.
— Quelle plaisanterie !
— Mais non, du tout... Pourquoi?... Vous qui
faites profession de regarder dans les âmes, vous ne
voyez donc pas que je vous dis la vérité?
CLAUD1NB LAMOUR 311
— Alors?
La question sortit haletante ; il la pulvérisait sous
le marteau de ses yeux. Elle eut le rire des villa-
geoises de comédie, hochant la tête qu'elle avançait
vers lui, mi-penchée, les paumes des mains en
dehors, d'un geste d'aveu ironique :
— Oui.
Le sombre masque aussitôt se creusa, fut labouré
de sentiments contradictoires qui, en un instant, le
transfigurèrent en une laideur fulgurante.
Claudine sentit qu'elle triomphait.
— Enfin, voilà donc au moins quelque chose qui
a le don de vous étonner... vous qui vous vantiez de
ne vous étonner de rien... Ah! mais ah! mais...
vous reconnaîtrez, grand ténébreux, que si vous
avez joué serré, j'ai été, moi, une partenaire digne
de vous.
Il parut se ramasser dans un effort prodigieux,
lissa de la main son front qui tout à coup se redres-
sait, et, avec un étrange sourire de ses petites dents
aiguës sous l' ébourifferaient colère de la moustache,
il laissa tomber négligemment ce mot où se révéla
le secret de toute sa tactique de dandy :
— Ah ! ma chère Claudine, je m'en vais trop
tard.
— Hé oui, ajouta-t-il d'un ton fat et léger, j'ai
manqué ma sortie, mais je ne disparais pas tout à
fait : vous me verrez désormais à travers les autres
hommes, car je resterai pour vous l'Inconnu. Adieu,
312 CLAUDINE LAMOUR
ma chère Lamour. Je sais de ceux qui dédaignent
d'être aimés, mais qui veulent qu'on se souvienne
d'eux.
Et sur cette impertinence, il lui appuya à la
main un baiser comme une morsure, raidit sa
haute taille, gagna fièrement & pas lents l'anti-
chambre.
Claudine entendit battre la porte, demeura un
moment les yeux fixés vers cet épisode de sa vie qui
s'en allait. Puis la petite huppe trépida, elle secoua
la tête :
— Epatant, le chevalier des brouillards !... Il s'en
va comme il est venu, incognito... C'est égal, c'eût
été du joli si je m'étais laissé aller à P aimer vrai-
ment, ce M. José de Je-ne-sais-quoi !
Elle se jeta dans un fauteuil, attira des jour-
naux.
— Voyons ce que l'on dit ce matin de Claudine...
Le vent tournait. Une lassitude, de la rancune
pour son prestige d'idole s'éternisant à tous les
coins de rues, vinaigrait les entrefilets. L'Obser-
vateur lui conseillait de varier son genre, à la lon-
gue défraîchi. Le Tambour insinuait l'opportunité
d'une retraite si. plus tard, elle ne voulait pas s'en
aller dans le froid d'un délaissement général.
Cette pauvre Claudine 1 écrivait avec une nuance
de pitié méprisante V Opinion. Ducrotois, sans la
nommer, promulguait la nécessité d'un retour à
CLAUDINE LAMOUR 313
une note d'art moins débraillée. Mais surtout les
revues des jeunes, les emballés pour les formes
nouvelles de la cbanson s'enrageaient.
L'acide flûtement des petits fifres de Marigny se
réveilla. Il montait des feuillages, gagnait Paris ;
toujours plus haut stridaient les sifflets en hallalis ;
ils la vrillaient, foraient son rose cimier de clov. -
nesse, cette auréole de sa vogue. Elle se souvint
du cimetière, de la petite tombe au médaillon usé
sous les lierres.
— Ah ! les poupées 1 les pauvres mortes I
Un nom par delà le sien déjà flambait, l'or neuf
d'une divette avec une légende autour, et qu'en at-
tendant la réouverture, La Bourdeille cornaquait
dans les bureaux de rédaction.
Elle eut un petit rir^ crue). Fini Bluele Canon !
Les atouts, aux Folies, maintenant se totalisaient
sur cette Olga Oussaloff, cette parisienne exotique
d'un raacabrisme rouge, des vrais spleens et des
hallucinations d'une fin de monde, une fleur de
péché et de révolte dont Royat tout à coup, en de 5
affiches, divulguait le front barbare et pervers.
Et les journaux, les réclames de La Bourdeille,
ce fracas de cymbales autour de l'assomption de
l'astre inédit, c'était Paris cassant ses vieux jouets
pour en ériger de nouveaux, Paris passant au grand
trot de ses fiacres et de ses landaus devant la pau-
vre gloire froidissante de Claudine et vidant ses
brassées de bouquets, lâchant ses adorations aux
18
314 CLAUDINE LAMOUB
pieds de la jeune gloire vierge... Elle sentit se rom-
pre le charme, le grand amant des nuits d'été s'obs-
curcir.
D'autres temps advenaient, un autre art, de la
plèbe, de la canaille pourpre, diadémée de sang et
de boue, le sacre des prostituées et des gitons sur
des fonds embrasés de Byzance. Sa pauvre petite
chanson à elle se perdait ridicule, toute mièvre et
veule, dans un grand bruit d'égout crevant, dans
un tintamarre frénétique de saturnales. Ah ! il avait
bien raison, Bêche !
Une vision de jardins en fête l'obséda, des kios-
ques de musique et de clair de lune, des nymphes
mi-nues dans un mensonge de mythologies...
L'hymne de la vie en amour, comme à travers un
frémissement de harpes, de flûtes et de violoncelles,
susurrait, ailé, sur un bourdonnement de basses,
sur une rumeur de grandes eaux déferlantes. Et le
brouhaha des orchestres, le cri du marchand de
programmes, l'éternel roulement de Paris là-bas,
vers les damnations joyeuses... Des jets roses dar-
daient, des buissons de feux, vers une apothéose
d'épaules... Olga Oussaloff à son tour chantait
pour le grand amant oublieux en grappes autour
d'elle.
Et puis viendrait une autre, une autre encore,
d'infinis et toujours nouveaux harems, jetant des
sourires, épuisant les voluptés, se livrant aux baisers
jusqu'à la mort.
OLAUDINB LAMOUR 315
Elle n'eut pas môme la petite colère des jours de
son règne.
— Encore un an... pensa-t-elle, puis tout sera dit,
je ne serai plus que la vieillesse d'une étoile.
la Hulpe, août-novembre 1891.
8498. — Paris. — Imp. Hemmerlé et (?•.
r^^^m^^^^m
Innovation en Librairie !
Le Livre \
RELIÉ
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3 fr. 50
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[ LE LIVRE RELIE
I à 3 fr. 5o ^
C est une heureuse idée que Vient
d avoir la Société d'Editions Litté-
raires et Artistiques, en lançant ses
romans reliés au prix ordinaire de
S fr. _So.
On peut considérer cette innovation
Comme devant transformer la librairie
française : il y a longtemps que tes
Anglais, toujours plus pratiques et
plus soucieux de satisfaire te public,
a va ie n t co m m encê .
Nous ne verrons donc plus bientôt
ces pauvres livres nullement brochés,
effeuillés, salis, roulés à la première
lecture? bons tout au plus à rester sur
la banquette du wagon un de ta voiture.
Le succès d'une pareille initiative
est certain, puisque tout le monde,
maintenant; et sans débourser un sou
Je plus, aura sa bibliothèque toute
reliée, avec une ornementation et des
nuances différentes suivant ies titres.
C'est une révjtution en librairie.
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LES DEUX FEJipS <
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Un volume grand in-i8 jésus
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La Confession
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de la
if Librairie
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*
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PAUL ADAM
Basile et Sophia
Illustrations de C.-H. DU F AU
Gravées sur boisjpar G. LKMOIXE
1
8^ ■'■]
S
sfc*
^
4
/*£ï^/ .Il^dii es/ l'homme qui connaît
sjns doute le mieux F époque byzantine
et a te plus profondément pénétré dans
se s splendeurs et ses atrocités* L'dtne
de* By-ancc revit dans Basile et Sophia,
au milieu des tumultes et des drames,
parmi ies révoltes populaires ou dans
Viciai des fêtes et la lourde atmosphère
des orgies. Aucun livre n'égale celui-
ci par la couleur, le mouvement et la peinture des passions
humaines.
C.-H. Dufau, l'artiste dont l'imagination souple et féconde est
jointe à une surprenante assimilation de l'époque restituée, a su
rendre V illustration de Basile et Sophia aussi vivante et émou-
vante que le texte éclatant de l'écrivain.
Un vol. gr. in 16 jésus. Prix : 3 fr. 50
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JULES CLARETIE
DE L ACADEMIE FRANÇAISE
Les Amours d'un Interne
ROMAN
i hi s' sQxirutU dit rf-
terrtis&tmeni considérable
qu'obtint, à San apparition,
t'èmouvattt roman de M. J.
i *Lircti\ • : Les A J 11 ours d'un
Interne.
Tout ce que fa passion
humaine à la fois contenue et violente peut donner de pathétique,
se trouvait là, traduit en accents dignes du grand talent de
l'auteur si aime du public.
Il y a dans Les Amours d'un Interne des pages d'une exquise
tendresse et des tableaux d'une vigueur et d'une vérité remar-
quables. Ce sera donc une bonne fortune pour tous ceux qui
aiment notre littérature que l'admirable édition illustrée que vient
de faire la Société d'Editions Littéraires et Artistiques du
roman Les Amours d'un Interne.
Le soin de ces illustrations a été confié à un jeune artiste.
Geo-Dupuis, dont le nom a conquis très rapidement une grande
notoriété. Il a été .vivre, pour ainsi dire, au milieu des malades,
dans le cadre même du roman et il a rapporté de la Salpètrière
des études remarquables, intenses, quelquefois terrifiantes, qui
permettent de classer ce beau livre parmi les plus complets, au
point de vue artistique comme au point de vue littéraire, -qui
aient été lancés depuis longtemps.
Un vol. gr. in- 16 Jésus. Prix : 3 fr. 50.
Envoi franco contre mandat postal.
ENAGRYOS
LES
Femmes de Setnê
Illustrations de C.-H. DUFAU
Gravure sur bois de G. LEMOINE
Les Femmes de Setnê — le nouveau volume d'Enacvyos —
nous reportent à ces époques de la très vieille Egypte qui parais-
sent fabuleuses et qui sont pourtant mieux connues que telles
époques plus récentes. Dans cette merveilleuse civilisation, pleine
de raffinements que ne connut jamais notre moyen âge, Enacryos
fait se dérouler un récit prodigieusement
émouvant par des aventures étranges et par
des détails typiques sur des mœurs qui ne
urent pas trop féroces et qui
ne furent pas non plus très pu-
res. Un tel roman tranche sur
la. banalité croissante des
romans grecs et romains.
Il marque un effort ori-
ginal et puissant — mais
la force s'y cache sous
la grâce. Qui résistera
au charme délicieux de
la princesse Aoura et de
Vexquise Ga'ita ? Qui
n'aimera tes extraordi-
naires aventures d'amour
et de guerre du chef de
phalange Setnê ?
.
Un vol. gr- in- 16 Jésus. Prix 3 fr. 50
r r 'v<t ; j h Li brame ( i
50, Chaussée d" A at în Ps
OCTAVE MJRBEAU
LE C/lliVAI^E
Illustrations de G. JEANNIOT
Gravées sur bois par G. LE MOI NE
Le Calvaire est peut-être le livre le plus puissant du grand
écrivain qu'est Octave Mirbcau. Cest une Manon Lescaut moderne,
V histoire dune liaison, farouche et passionnée, qui raconte tout
ce que V amour de deux êtres peut avoir de tragique et de violent ;
c'est l'histoire de V enlisement d'un homme, de la mort lente de sa
volonté.
Le grand dessinateur Jeanniot, dont on sait là force d'évo-
cation et l'habileté puissante à saisir la vie, était tout indiqué
par la nature de son talent pour illustrer le Calvaire de Mirbeau,
et il en a su rendre l'ironie souvent terrible et V émouvante vérité.
Un vol. gr. in- 16 Jésus. Prix : 3 fr. 50
Envoi franco contre mandat postal.
ABEL HERMANT
Le Cavalier Miserey
ROMAN
Illustrations de JEANNIOT
Grayfas sur bois par G. Lemoine
drons!.
Quand Miserey,
Jean - Baptiste , cava-
lier au 21* Chasseurs f
s'en vint che\ lui per-
missionnaire pour la
première fois, « dérouté
par le souvenir des lar-
fes et hautes cham-
rées, il étouffa dans sa
chambrette... Son ré-
veil fut ponctuel comme
si le trompette de garde
l'avait sonné, et, le soir,
dans son premier som-
meil, il eut, vers dix
heures, une hallucina-
tion de l'extinction des
feux... » Et quand, à
la charge finale des
manœuvres, le Colonel
Comte de Vermandois,
qui la commandait,
l'arrêta net d'un geste
ample et d'une voix
superbe : «... Esca-
Halte /...» ce fut, pour Miserey haletant d'essoufflement
et d'enthousiasme, « l'apothéose des deux régiments dans la grande
lumière de midi. » L'intrigue du livre a divisé — et peut diviser
encore les opinions : Si le cavalier Miserey « tourna mal », est-ce
vraiment la faute du régiment seul ? n'y sont-ils pas pour quelque
chose, lui-même d'abord par sa faiblesse, et surtout « madame
Blanche» par sa coquetterie vicieuse?. . Mais pour ces scènes de
la vie militaire, parfois touchantes, souvent drôles, singulièrement
« observées » toujours, il n'y a pas d'homme ayant « passé par le
régiment», qui ne sente revivre à leur lecture mille petites
émotions chères de sa jeunesse ; et il est même curieux de cons-
tater que les «militaristes », comme on dit maintenant, et ceux
qui ne le sont pas, se rappellent les souvenirs de cette existence
spéciale avec une égale vivacité. Et c'est Jeanniot, un passionne
au h dessin militaire », qui a voulu illustrer ce livre, ajoutant en
quelque sorte la vie du dessin à celte du style et contribuant à
faire du Cavalier Miserey, parmi les romans de r armée, le plus
suggestif sans doute de souvenirs intimes et d'impression?
émues. . .
; Spécimen des Illu stration
Un val. gr. in- 16 jésus. Prix : 3 fr. 50.
JEAN LOMBARD
L'AGONIE
ROMAN
Préface d'OCTAVE MIRBEAU
Illustrations en noir,
couverture,
frontispice et triptyques
en couleurs
de A . Leroux,
Un vol. g*\ fji-i6 Jésus.
Prix : 3 fr- 50
« L'Agonie, c'est Rome envahie, polluée par les voluptueux et
féroces cultes d'Asie ; c'est l'entrée triomphale du bel Hélioga-
bale, mitre d'or, les joues peintes de vermillon , entouré de ses
prêtres syriens, de ses eunuques, de ses femmes nues. Œuvre
grandiose et farouche... Des théories d'hommes passent et repas-
sent en gestes convulsés d'ovations, en rudes attitudes martiales
de défilés de guerre, en troublants cortèges de religions infâmes,
en courses haletantes d'émeutes.., »
(Kxtrait Je la Préface d'OcTAVE Mirbeau pour L'Agonie.)
JEAN LOMBARD
BYZANCE
ROMAN
Préface de PAUL MARGUERITTE
Illustrations en noir, couverture et hors texte en couleurs
de A. Leroux.
« Analyser Byzance dépasserait le cadre de cette étude... Il
faut entrer au cœur de la ville déchirée par les factions des
Verts et des Bleus. . ., il faut se joindre au complot de ceux qui
veulent renverser l'Autocrate Constantin V et le remplacer par
l'enfant Oupravda t de race esclavonne, et petit-fils du grand Jus-
tinien:.. Ce qui caractérise surtout Fart de Lombard, c'est un
surprenant don de vision. . . En son cerveau s'agitait V humanité
l ^^
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r ' ^ *\
A w
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0- ■
SPÉCIMEN
DES ILLUSTRATIONS
DE " LAÛÛNlE"
Reproduction en noir du frontispice
en couleurs de Byzance.
avec ses fureurs, ses joîes y ses fauves amours, ses rêves d'or et
ses délires de sang. Prosateur épique, il voyait, il sentait natu-
rellement grand...»
(Extrait de la Préface de Paul Margueritte pour^Byzance.)
Un vol. gr. in- 16 jésus. Prix : 3 fr. 50
Envoi franco contre mandat postal.
ŒUVRES COMPLETES ILLUSTREES
GUY DE MAUPASSANT
HO¥rçE cœur*
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Voici un livre d'humanité, délicat et profond, âpre et char-
mant. Trois person-
nages. Madame de
Burne, jeune, jolie,
veuve, libre, très
«femme du monde»,
enchante son salon
les salons de ses
amies, les exposi-
tions et les villégiatu-
res oii elle fréquente,
de ses spirituels sou-
rires et de ses grâ-
ces divinement pari-
siennes.
Elle croit aimer,
elle aime, — comme
elle peut, entre un five
o'clock et un diner
diplomatique, aux ra-
res instants que sa
mondanité lui laisse
libres, — elle aime André Marioîle de tout son esprit et de tout
son cœur peut-être, mais il manque à son amour précisément ce
complet abandon de soi où vibrent ensemble rame et les sens, et
André, qui s'étonne d'abord de ne pas le trouver en elle, finit
par s'exaspérer de ne pas l'y faire naître. Car depuis leurs
premières intimités, — après leur délicieuse rencontre, apparem-
ment imprévue, mais amoureusement préparée, dans le Jardin
Botanique d' Avr anches, et leur excursion aventureuse à l'Abbaye
du Mont-Saint-Michel, — jusqu'à sa retraite désespérée en
pleine forêt de Fontainebleau, il aura, de cette mondaine trop
affairée pour être tendre et plus sentimentale que passionnée, à
la fois tout obtenu, et rien. . .
Hélas ! son charme provoquait dans l'âme d'André le rêve de
l'amour absolu, mais son insuffisance nerveuse était incapable de
lui en procurer la réalité. Heureusement que la servante de
V Hôtel Corot, qui est d'âme plus simple et de sang plus vivace, *
s'offre a compléter ces sensations inachevées, et elle y réussit à
merveille, étant de celles qui doublent le prix de la joie qu'elles
donnent par ^accueil qu'elles* font à celle qu'elles reçoivent..
René Lelong a très artist entent saisi et rendu toutes les élégan-
ces de NOTRE CŒUR, qui est peut-être celui des romans de
Maupassant où le grand analyste a mis le plus de lui-même...
Un vol. gr. in- 16 jésus. Prix : 3 fr. 50
Envoî franco contre mandat postal.
ALFRED GAPUS
Qui Perd
Gagne
Illustrations de René LE LONG
Gravées sur bois par G. LEM01NE
Qui perd gagne est un roman gai; c'est peut-être le seul
ouvrage parmi les romans contemporains oit éclate avec autant
de brio et de fantaisie le véritable esprit français. Alfred Capus
a donné libre cours
dans Qui perd gagne
à sa verve caustique
et à sa féconde et
amusante invention
II n'a pas écrit jus-
qu'à présent un livre
où s'affirme de façon
plus éclatante la phi-
losophie douce et sou-
riante de son grand
talent f et c'est un livre
qui s'impose comme
s'impose un chef*
d'oeuvre.
Avec les belles illustrations de René Lelong, le roman d'Alfred
Capus doit être dans toutes les bibliothèques.
EMILE BERGERAT
FatiMaj ipalgré lui
Dans la même collection de Livres illustres à 3 fr, 5o, la
Librairie Ollendorff a voulu faire paraître un des chefs-d'œuvre
d'Emile Bergerat, ce Faublas malgré lui où le piquant et spirituel
chroniqueur a donné tout à la fois des pages dramatiques et
colorées à la Mérimée, comme cette Mort du général d'Essoré, qui
est un des plus beaux morceaux de notre littérature contempo-
raine, et des fantaisies amusantes où brille dans tout son éclat sa
verve de Parisien moraliste et gai. Ilogel a dignement commenté
les récits du Faublas de son crayon exact et fin.
Dessins
de
VOGEL
Gravés
sur bois
par
G. LEMOINE
Un vol.
gr. in- 16 jésus.
Prix :
3 ft. 50
Envoi franco
contre mandat
postal
adressé à la
^^
Librairie
^'T*T
OllendorfT,
;.
50, Chaussée
'"-""/
d'An tin,
\ 4
Paris.
7"' ■ ?*Tf
JEAN BERTHEROY
Les Vierges
de Syracuse
Illustrations de Manuel ORAZI
T^OMANS modernes comme Lucie Guérin, romans antiques
IV comme La Danseuse de Pompéï, ont également contribué
à répandre la renommée de Jean Bertheroy; et comme son grand
talent se trouve particulièrement à Vaise dans l'évocation des
formes, des mystères et des passions de V humanité disparue,
Bertheroy vient de nous donner, avec Les Vierges de Syracuse,
un chef-d'œuvre. La défense de Syracuse contre Marcellus, la
puissante personnalité d'Archimède, Praxilla et les huit Vierges
dont la vie est intimement liée à celle de la Cité, tout cela nous
fait vivre, par la double puissance de Vimagination et de Vhis-
toire, une action très lointaine, délicieuse de grâce hellénique et
toujours vivante cependant d'une éternelle humanité. Le maître
Ora\i était particulièrement désigné par la nature de son talent
pour orner ce livre comme il convenait; il Va copieusement illustré
de grandes compositions en noir et en couleurs qui, admirablement
reproduites avec tous les perfectionnements de l'industrie moderne,
font de ce livre une merveille de typographie, — un volume de
luxe, — à 3 fr. 5o — qu 1 il faut avoir dans sa bibliothèque.
Un vol. gr. in- 16 jésus. Prix : 3 fr. 50
Envoi franco contre mandat postal.
ABEL HERMANT
Les Confidences
d'une Aïeule
Illustrations de Louis MORIN
Les Confidences d'une Aïeule : c'est le récit, à la fois fantai-
siste et réaliste, de Vexistence mouvementée dune délicieuse
petite grande dame de la fin du XVIII e siècle. Philosophe quel-
quefois, sentimentale et spirituelle toujours, elle se fait suivre,
d'amours en amours, à travers les années tumultueuses et char-
mantes de la Révolution et de l'Empire, qu'elle vécut fort gaillar-
dement. Elle doit être aujourd'hui très âgée, la marquise..,
Non, elle est toujours jeune, d'une jeunesse très gaie et très
française, car elle a eu, entre autres bonnes fortunes, celle
d'entrer dans le monde sur la présentation de deux parrains.
Abel Hermant, V écrivain, et Louis Morin, le dessinateur, qui
sont bien des hommes du XIX e siècle, voire du XX e , et qui ont
fait passer en elle, généreusement, toute la séduction de leur
verve mordante et de leur espiègle sensualité.
Un vol- gr. in- 16 Jésus. Prix : 3 fr. 50
Emoi franco contre mandat postaL
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Réduction en noir du dessin de Louis
Morin pour la couverture en couleurs
des Confidences d'une Aïeule.
FE3 2 8 1938
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