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Full text of "Collection complete des œuvres de J.J. Rousseau"

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COLLECTION 
COMPLETE 

DES ŒUVRES 

DE 

J.J. ROUSSEAU, 

T OME VINGTIEME, 



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COLLECTION 

COMPLETE 

DES ŒUVRES 

DE 

J.J.ROUSSEAU, 

Cit<»yen de Genève. 
TOME VINGTIEME. 

Contenant les II derniers Livres des 

Confejpms de J. J. Rouiïèau. 
Lqs Rêveries du Promeneur Solitaire. 




A GENEVE. 



Af. D C C. I KXXJ^i^o^ 



lis c\ 

2 3 MAY 1958 ") 

Of OXFORD 

La, 



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LES 

CONFESSIONS 

D E 

J. J. ROUSSEAU. 



Mimoîm. Tome IL A 

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LES 

CONFESSIONS 

D E 

1.1. ROUSSEAU. 



=«s^ 



LIVRE C I N (lU I E M E. 

E fut 5 ce me femble , en 1732 , qiie 
j'arrivai à Chambery , comme je viens de 
le dire , & que je commençai d'être em- 
ployé au Cadaftre pour le fervice du Roî. 
Tavois vingt ans pairé3 9 près de vingt-un* 
rétois affez formé pour mon âge du côté 
de refprit ; mais le jugement ne Vétoit 
gueres , & j'avois grand befoin des mains 
dans lefqueUes je tombai poiu* apprendre 
à me conduire* Car quelques années d'ex- 
périence n'avoient pu me guérir encore 
radicalement de mes vifions romanefques ; 
& malgré tous les maux que j*avois louf- 
ferts , )e coiinoiffpis auffi peu le monde & 
les hommes que fi je n'avois pas acheté 
ces inftruûionst 

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Les Confessions. 



Je logeai chez moi , ç*eft-à-dire chez 

Maman ; mais je ne retrouvai pas ma cham-^ 

bre d'Annecy. Plus de jardin , plus de riiiC- 

feau , plus de payfage. La maifon <ju*elk 

occiipoit étoit fombre & trifle , . & pia 

chambre étoit la plus fombre & la pluç 

trifle de la maifon. Un mur pour vue , un 

cul-de^-fec pour me, peu d'air , peu de 

jour, peu d'efpaçe, des grillons, des rafs, 

des planches pourries ; tout cela ne faifoit 

pas une plaifante habitation. Mais j^étois 

chez elle , auprès d'elle , fans cêffe à mon 

bureau ou dans fa chambre , je m'apper- 

cevois peu de la laideur de la mienne , je 

n'avois pas le tems d'y rêver. Jl paroîtra 

bizaire qu'elle fe ffit fixée à Chambeiy 

tout exprès pour habiter cette vilaine mai^ 

fon : cela même fut un trait d'habileté de 

fa part que je ne dois p^s taire. Elle alloit 

à Turin avec répugnance , fentant biea 

qu'après des révolutions toutes récentes 

& dans Fagitation où l'on étoit encore à 

la Cour , ce n'étoit pas le moment de ^y 

préfenter. Cependant , fes afÈiires deman-- 

doient qu*elle ^y montrât ; elle craigribit 

d'être oubliée ou defférvie. Elle favoit fur»- 

toitt. c[ii« Iç Comte de * * *;. Iiïtend^wt-Géni^ 



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L I V R E V. 5 

Xal des Finances , ne la favorifoit pas. II 
avoit à Chambery une maifon vieille , mal 
bâtie j & dans une fi vilaine pofition qu^elle 
teûoit toujours vide ; elle la loua & s'y 
çtablit. Cela lui réuffit mieux qu'un voya- 

fe ; fa penfion ne fut point lupprimee , 
. C depuis lors le Comte de ***• tut tou- 
jours de fes amis. 

J'y trouvai fon ménage â-peu-prés monté 
comme auparavant , & le fidelle Claude 
^net toinours avec elle* C'étoit , comme 
je crois ravoir dit , un pavÊm de Moutru 
qui dans fon enÊmce heroorifoit dans le 
Jura pour faine du thé de Suifie , 6c 
Qu'elle avoit pris à fon fervice â caufe de 
tes drogues , trouvant commode d'avoir 
un herborifte dans fon laquais. Il fe paf- 
fionna fi bien pour l'étude des plantes , Se 
elle favorifa fi bien fon goût qu'il devint 
un vrai botamile > & que s'il ne fût mort 
jeime il fe feroit fait un nom dans cette 
fcience , conune il en méritoit un parmi 
les honnêtes gens. Comme il étoit férieux, 
même grave, & que j'étois plus jeune que 
hii , il devint pour moi une efpece de 
gouverneur qui me fauva beaucoup de 
foHes i car il m'en impofoit , & je n'ofois 



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Les Confessions. 



tn'oiiblier devant lui. Il en impofoit même 
à fa maîtrefle qiii connoiffoit fon grand 
fens , fa droiture , fon inviolable attache-- 
ment pour elle, & qui le lui rendoit bien* 
Claude Ana était fans contredit un homme 
rare , & le feul mênre de fon efpece que 
j'aye jamais vu. Lent, pofé , réfléchi) cir- 
confpeft dans fa conduite , froid dans fes 
manières , laconique & fentencieux dans 
fes propos , il étoit dais fes paflîons d*une 
împétuofité cju'il ne laiflToit jamais paroi- 
tre , mais qui le dévoroit en - dedans , & 
qui ne lui a feit faire en fa vie qu'une 
fottîfe , mais terrible j c'efl de s*être em- 
poifonné. Cette fcene tragique fe pafTa peu 
après mon arrivée , & il la fàHoit pour 
m*apprendre l'intimité de ce garçon avec 
& maitrefTe ; car fi elle ne me Teût dit 
elle-même y jamais je ne m'ien f erois douté* 
AfTiirément fi l'attachement , le zèle & la 
fidélité peuvent mériter ime pareille ré- 
compenfe , elle lui étoit bien due , & ce 
qui prouve qu'il en étoit digne , il n'en 
abuia jamais. Ils avoient rarement des que- 
relles , & elles fînifToient toujours bien» 
Il en vint pourtant une qui finit mal : fa 
maîtrefle lui dit dans la colère ua mot 



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L l'y R E V. 7 

outrageant qu'il 'ne put dîgérérMl ne con- 
flilta que ion défëfpoir,.&: trouvant fous 
fa main une phiole de laudanum ^ il Ta-i 
vala , puis fut fe coucher traiAtjuïllement ^ 
comptant ne fe réveiller. jamais* Heureu- 
fement Madame dé Wurtns iniquiete , agi- 
tée elle - même , errant dais^ fa maifon ^ 
trouva .fe pMole Vidé '^ devina le refte# 
En vi|knt a îfôn fe^D^ elîe poufla des 
cris qiti m'attiî^rént'i ellç ,m^avoua tout , 
impIorà^ mon afBffàhte \ ^^ paHrint avec 
beaùcoiu) de peine'^S' liti ftlre vernir Vo- 
piurti. Témoin de -cèttb fcené , -• j'àdmiraî 
ma bêtife de n^^vorr'^inaîs e\t le moindre 
foupçon des lisifons c/tiVlîe m'iapjyfenoit. 
Mais OzwàéAnà étoit^ 'dîfcrét qiie de 
plus clairvoyans aùroîent' pii s'y mépren- 
dre. Le raccommodement 'ftit^tel que f en 
fiis vivement touché moi-même , & de- 
puis ce tems , ajoutant pour lui le refpeft 
a Peftime, je de^^hç en quelque façon fon 
élevé , & ne n^èn trouvai pas pîu^ mal. 
Je n'appris pourtant pas fans peine que 
quelqu^un pouvoit vivre avec elle dans 
une plus grande intimité que moi. Je n^a- 
vois pas longé même à defirer pour moi 
cette place; mais il m'ctoit dur delà voir- 

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^ Les GoNFE^siaNS, 

r^^mplir pfr.un^i^^ffç i cçla ;étcjit fort nata- 
reL . . Cependant ^ au, 1^: de|' m-èndre ea 
^verfion celui quirme iàvîwt fouiHée , je 
fentis réellement s^étenHre u lui l'attache- 
ipent que j'avois pour elle- Je defiroîs fur 
toute choie ^'#e fùt'beureufe ;. & puif- 
€fu^eUe..ayqit^;^gfqinil^ liyÇ^ur^ l'être ,, 
7 étois content ,qu^l ^ut Jiei^x^x ifuffi. Da 
ton côté ^ il. entro^t p^^itçJ9f^(rdai;is le» 
vues 4?: fa -lOîaîtr^e.,, ^ pfit en .fincere 
am^ié Ij'aiïfi qu^ejle s^tcjitcnoiJÊ^ Saiisaf- 
fbfter ay:çf inoi Fautorii^ que fon^ pofte- 
le mettoit en ciioit. 4e prendre , il prit 
nature^le^mènt çell&quç ion jugement lui 
donnoit fur ^e mjen^ Je n'oé>is rien faire 
qu'il parut dçf3pr€>\ji'V;pr , i5c, il ne défaprou* 
Yoit que ce qui àwt n^. Nous vivions 
ainfi dans une. ufiion qui nous rendoit tous 
heureux , & que la mort feule a pu dé- 
truire. Une des preuves de l'excellence du 
car^ere de cette awnaii|p femme , efî que 
tous, ceux qui r^imoient s'aimoient enp 
tr^eux, ;La jalouiie , la rivalité même ce- 
doit au fentiment dominant qu'elle infpi- 
roit 5 &. je n'ai vu jamais aucun de ceux 
qui l'entouroient fe voidojr du mal l'un à 
l'autre. Que ceux qui me lifent fufgendent 



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L I V R E ¥• 9 

un moment leur leôure à cet éloge , & 
-slls trouvent en y penfent quelqu'autre 
'femme dont ils puiffent dire la même 
^hofe , qu'ils s'attachent à elle pour le 
-repos de leur yie. 

Ici commence , depuis mon arrivée à 
Chambery juiqu'à mon départ pour Paris 
<n 1741 , un intervalle de huit ou neuf 
ans , durant lequel j'àiu-ai peu d'événemens 
à dire , parce que ma vie a été auffi finw 
pie que douce , & cette uniformité étoit 
précifément ce dont j'avois le plus grand 
oefoin pour achever de former mon ca- 
raftere ^ que des troubles continxiels em- 
pechoient de fe fixer^ Ceft durant ce pré- 
cieux intervalle que mon éducation mêlée 
& fans fuite ayant pris de la confiflance ^ 
m'a Élit ce que je n*ài plus cefle d'être à 
travers les orages qui m'attendoient. Ce 
progrès fiit infenfihle & lent , chargé de 
peu d'événemens mémoraWes ; mais il mé- 
rite cependant d'être fuivi & développé. 

Au commencement je n'étois gueres 
occupé que de mon travail ; la gêne du 
bureau ne me ïaiffoît pas . fonder à autre 
chofe. Le peu de tems que j'avois de libre 
fe paflbit auprès de la bonne Maman , & 

A 5 

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10 Les Confessions^ 

n'ayant pas même celui de lire, lafantalfie 
ne m'en prenait pas. Mais quand ma be-- 
fogne > deveaue une efpece de routine ^ 
çccupa mjoins mon e^^rit ,. il reprit fes 
inquiétudes , la lefture me redevint nécef- 
faire,; & comme'fi ce goût fe fut toujours 
irrité par la difSculté de m'y livrer , ï 
feroit redevenu paffion comme chez moft 
maître , fi d'autres goûts venus à la trar- 
verfe n'euffént feit diverfion à celui • là,. 

Quoiqu'il ne fallût pas à nos opérations, 
une arithmétique bien tranicendante , il en 
iûlloit affez pour m'embarrafler ^uelque^ 
ibis.. Pour vaincre cette difficulté , j'achetai 
.des livres d'arithmétique ,. & je Tappris 
bien ; car je Tâppris leid. L!arlthmétiqu« 
pratique s'étend- plus loin qu'on ne penfe 
quand on y veut mettre l'fexafte précifion^ 
il. y a des opérations d'une lon^eui 
extrême , au milieu defquelles j'ai vu» 
quelquefois de bons géomètres s'égarer* 
La réflexion jointe à Tufage donne des 
idées FxCttes ,, & alors on trouve dès mé^ 
thodes abrégées dont l'invention flatt« 
l'amour-propre ,! dont la juilefTe fatisfàit 
' refprit ,, & qui font faire avec plaifir ua 
tuvail ingrat gar lui-mêmie. Je m'y en.- 



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L I V R E ¥• Il 

fonçai fi bien , qu'il n*y avoît point de 
qiieftlon ioluble par les feuls «luffires qui 
m'embarraflat , & maintenant ^que tout ce 
que fai fu s'effiice Journellement^ de ma 
mémoire , cet acquis y demeure* encorQ 
en partie y au bout de. trente ans d'inter- 
ruption fl y a quelques jours que dans 
im voyage que J'ai feit à Davenport chez 
mon hôte, aiEuant à la leçon d'arithméti- 
que de fes enfans , }'ai fait fens faute avec 
un plaiiir incroyable une opération des 
plus corppofées^ Il me fembloit en poÊint 
mes chifires , que j'étois encore à Cbam^ 
bery dans mes heureux jours. C'étoit re- 
venir de loin fur mes pas* 

Le lavis des mappes de nos géome- 
,tres m'avoit aufli rendu le goût du deflein- 
J'achetai des couleurs & je me mis à faire 
des fleiu:^ & des payfages. C'eft dommage 
que je me fois trouvé peu de talent pour 
cet art ; l'inclination y étoit toute entière* 
Au milieu de mes ci*ayons & de mes; pin- 
ceaux y j'auroîs paffé des mois entiers fans 
fortir. Cette occupation devenant pour 
moi trop attachante , on étoit obligé de 
m'en arracher. Il en eft aînfi de tous les 
goûts auxqiiels je çommçûce à me Hvrer, 

A 6 



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IX Les Confessions. 

* ' I N il I ■■■! I I I I I I I 9 

Hs. augmentent , deviennent paffion , &: 
bientôt je ne vois plus rien au nnmde que 
Famufement dont je fuis occupé, L'âj^e ne^ 
m'a pas guéri de ce dé&ut ; il ne Ta pas. 
diminué même , 6r maintenant que j'écris 
ceci, me voilà comme un vieux radoteur,, 
engoué d'une autre , étude inutile où je 
n'entends rien> & que Ceux même qui s^T 
font livrés dans leur jeuneffe font forcés^ 
d'al^donner à l'âge où je la veux com*^ 
mencen 

C^étoit alors qu'acné eût été à fa placer. 
L'occafion étoit belle , & j^èus quelque 
tentation d'en profiter.. Le contentement 
que je voyois dans les yeux iHAmt reve- 
nant chargé de plantes nouvelles , me mir 
deux ou trois fois for le point d'aller her- 
borifer avec lui- Je fuis prefque affuré que 
fi j'y avois été une feule fois cela, m'au- 
roit gagné y &c je ferois peut-être aujour- 
d'hui un grand botanjfte : car je ne con- 
nois point d'étude au monde q\ii s'affocie 
mieux avec mes goûts naturels que celle 
des plantes ; & la vie que je mené depuis 
dix ans à la campagne n'eu gueres qu'une 
herborifation continuelle , à la vérité fans 
objet & fans progrès ; inais n'^iyant alors 



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L I V R E V. r j 

■* Il " I- i ■ ■■ I ■ ■ I ' ■ I ■ I II «^ 

«hame idée de la botanique , je Tavoî^ 
prife en une forte de mépris & même de 
dégoût ; je ne la regardois qiie comme 
«ne étude d'apothicaire. Nfciman , qui Tai*^ 
moit , n^en faifoit pas elle-même un autre 
ufage ; elle ne recherchoit que les plantes 
nfuelles pour les appliquer à fes drogues» 
Ainfi la botanique y la chymie & Tanato- 
mie, confondues dans mon efprit fous le 
nom de médecine , ne fervoient qu*à me 
fournir des fircafmes plaifans toute la jour* 
née , & à m^attirer des foufffets de tems^ 
en tems. D'ailleurs un goût différent &C 
trop contraire à celui -là croiffoit par de- 
grés , & bientôt abforba tous les autres#^ 
Je parle de la miifique. Il faut affurément 
que je fois né pour cet art , puifque j*àî 
conunencé de Vaimer dès mon enfance ^ 
& qu'il eft le feul que j'aye aimé conftam- 
ment dans tous lestems. Ce qu^il y a d'é- 
tonnant , eft qu'un art pour lequel j'étois 
né , m'ait jiéanmoins tant coûté de peine 
à apprendre , & avec des fliccès fi lents , 
qu^après^ ime pratigite dé toute ma vie ^ 
jamais je n'ai pu parvenir à chanter Vire- 
ment tout â livre ouvert. Ce qui me ren- 
doit fur - tout alors cette étude agréable y 



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14 Les Confessions. 

étoit qiie je la pouvois faire avec Mamani 
Ayant des goûts d'ailleurs fort différenS' , 
la miifique étoit pour nous un point de 
réunion dont j'aimois à fiiire ufage. Elle 
oe s'y reflifolt pas ; j'étois alors à-peu-près 
auflî avancé cju'elle ; en deux ou trois fois? 
nous déchiffrions un air. Quelquefois \^ 
voyant empreffée autour d'un foiuneau , 
je lui difois : Maman , voici un duo char- 
inant qui m'a bien l'air de faire fèntir l'em- 
pyreume à vos drogues* Ah ! par ma foi i 
me difoit-elle , û tu me les fois brûler , je 
te les ferai manger. Tout en difputant je 
Fentçaînois à fon clavecin : on s'y oublioitj 
l'extrait de genièvre ou d'abfynthe étoit 
calciné , elle m'en barbouilloit le vifege , 
& fout cela étoit délicieux* 

On voit qu'avec peu de tems de refte y 
j 'a vois beaucoup de chofes à quoi l'enï- 
ployer. U me vint pourtant encore ua 
amufement de plus ,, qui fit bien valoir 
tous les autres. 

Nous occupions im cachot fi étouffé i 
qu'on avoit befoin quelquefois d'aller 
prendre l'air fur la terre. Ame engagea 
Maman à louer dans un fauxbourg un jar- 
din pour y mettre des plantes.^ A ce îardia 



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Livre V. if 

était jointe ime guinguette affez )oUe qi;'oM 
meubla fuivant Tordonnance* On y mk 
iii> lit ; nous allions fouvent y c^ner , ôc 
j'y CQucliois quelquefois. Infenfihlement 
,)e m'engouai de cette petite retraite , j'y 
mis quelques livres, beaucoup d'eftampes; 
je pafibis une partie de mon tems à l'oiV 
jner & à y préparer à Maman quelcjue fur* 
prife agréable horfqu'etle s'y venoit pro- 
mener. Je la quitto'iô pour venir m'occur 
.per d'elle , . pour y penfer avec plus de 
jplsiûr ; autre caprice que je n'excufe m 
n'explique, mais que j'avoue, parce qiie 
Ja chofe étoit ainfi. j£ me fouviens qu\irie 
fois Madame de Luxembourg me parloit ea 
raillant d'un homme qui quittoit fa maîr 
treffe pour lui écrire. Je lui dis que j'aa- 
rois bien été cet homme - là ,, & j.'auroîs 
pu ajouter que je l'avois été quelquefois. 
Je n'ai poiurtant jamais fenti près de Mdr 
man ce befoin de m'éloîgner d'elle poiur 
l'aimer davantage y car tête-à-tête avec 
elle j'étois aum parfaitement à mon aife 
que . fi j'euile été feul , & cela ne m'eil 
j^amais arrivé près de perfonne autre , ni 
bomme ni femme , quelque attachement 
cfie î'aye eu pour eux^ Mais elie/étoit^fi 



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%6 Les Confessions. 

■ M I ■ ■ I I II II » 

ibivvent entourée , & de gens qui me 
convenoient û peu , que le dépit & Pen- 
nui me chafToient dans mon afyle , où je 
Tavdis comme je la voulois , fans crainte 
que les importuns vinffent nous y fuivre.. 
Tandis mï^ainfi partagé entre le travail , 
ie plaifir & Tinflruftion , )è vivois dans le 
'plus doux repos , l'Europe n'étoit pas fi 
tranquille que moi.^ La France & l^Empe^ 
reur venoient de s'entre-déclarer la guerre t 
le Roi de Sardaigne étoit entré dans la que- 
relle , & Tarmee Françoife ftloit en Pié- 
'mont pour entrer dans le Milanois. II en 
pafîa une colonne par Chambery , & ent- 
tr'autres le régiment de Champagne dont 
"étoit Colonel M- le EKic de la Trimouille: , 
auquel je fiis préfenté , qui me promit 
beaucoup de chofes, & qui fiu"ement n'a 
jamais repenfé à moi. Notre petit jardin 
étoit précifément au haut du fàuxbourg 
,par lequel entroient les troupes , de forte 
que je me raffafiois du plgifir d'aller les 
voir paffer , & je me paffionnois pour le ^ 
fuccès de cette guerre , conwne s^l m'eût 
beaucoup intéreffé. Jufques-là je ne m'é- 
tois pas encore avifé de fonger a\i^ af- 
feires publiques ^ & je me mis à lire ks 



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L r V R E V. 17 

gazettes pour la première fois , mais avec 
Ifine telle partialité pour la France qiie le 
^ceur me IjXgp^t de joie à fes moindres 
avantages joTqjie ùs revers m'affligeoient 
comme slils fl^Tent tonnés fur moi. Sx 
cette folie n*eût été que paflaeere , je ne 
«daignerais pas en parler ; mais elle s'eft 
tellement enracinée dans mon cœur fans^ 
aucune raifon , que lorique l'ai fait dans. 
la fuhe à Paris Tanti-defpote & le fier 
républicain , je fentois en dépit de moi- 
même une prédileâion fecrete pour cette 
même nation que je trouvois fervile , &c 
pour ce gouvernement que j'afïeâois de 
irander. Ce qu'il y avoit de plaifantétoît; 
qu^ayant honte d'un penchant fi contrairç^ 
à mes maximes , je n^ofois l'avouer à per* 
Ibnne r & je railloîs les François de leurs» 
déi&îtes , tandis que le cœur m'en faîgnoit 
plus ^'à eux. Je fuis furement le feuf 
qui vivant chez une nation qui le traitoit 
bien & qu'il adoroit , fe foit fait chez elle 
un faux: air de la dédaigner. Enfin ce pen-» 
chant s'efl trouvé fi défintérefïe de ma 
part, fi fort, fi confiant , fi invincible^ 

Ïie même depuis ipa fortie du royaume ^ 
îpuis que le Gouvernement ^ les Magif- 



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i8 Les Confessions. 

trats , les Auteurs , s'y font à Tenvi dé- 
chaînés contre moi ^ depuis qu'il eft de- 
venu du bon air de m'accè^SJer d^injuftî- 
ces & d'outrages, je n^dî pii nïe guérir 
de ma folie. Je les aime ert dépit de moi 
quoiqu'ils me maltraitent. 

J'ai cherché long-tems la caufe de cette 

i)artialité, & je n*ai pu la trouver que dans 
'occafion qui la vit naître. Un goût croit 
fant pour la littérature , m'attachoit aux 
livres François, aux Auteurs de ces livres, 
& au pays de ces Auteurs. Au moment 
même que défîloit fous mes yeux l'armée 
Françoife , je Kfois les grahds Capitaines 
de Brantôme. J'avois la tête pleine des 
Cliffhn , des Boyard^ de$ Lautrtc , des Cor 
^^8^j àes Montmorency , des la Trimouilk^ 
& je m'affeftionnois à leurs defcençlans 
comme aux héritiers, de leur mérite & de 
leur courage. A chaque répment qui paf- 
foit je croyois revoir ces fameufes bandes 
noires qui jadis avaient tant fait d'exploits 
en Piémont. Enfin j'applîquois à, ce que 
je voyois les idées que je puifois dans les 
livres; mes leftures continuées & tou- 
jours tirées de la même nation nourrif- 
foient mon affeftion poiu- die , & m'^n 



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L I V R E V, 19 

firent enfin iine.paffion aveugle que rien 
n'a pu {lirmonter. J'ai eu dans la uute 00 
cafion de remarquer dans mes voyages 
que cette impreflion ne m*étoit pas parti- 
culière , & qu^agiffant plus ou moins dans 
tous les pays fur la partie de la nation qui 
aimoit la leâiu-e & qui cultivoit les let- 
tres , elle balançoit la haine générale qu'inC» 
pire l'air avantageux des François. Les ro- 
mans plus que les hommes leur attachent 
les femnies de tous les pays , leurs chefr 
d'œuvres dramatiques affeaionnent la jeu- 
nèfle à leurs théâtres. L9 célébrité de celui 
de Paris y attire des foules d'étrangers qui 
en reviennent enthoufîaftes» Enfin l*excel- 
lent goût de leur littérature leiu" foumet 
tous les efprits qui en ont , & dans la guerre 
fi malheiu-eufe dont ik ifortent, jai vu 
leurs Auteurs & leurs Philofophes foute- 
nirla gloire du, nom François ternie par 
leiu^ Guerriers* 

rétois donc Françoîç ardent , Se ceîii 
me rendit notivellifte. J'allois avec la foule 
ée$ gobes -mouches attendre fur la place 
Tarrivée des courriers , & plus bête que 
Fane de la fable , je m'inquiétois beaucoup 
IKmr favoir de quel maître j'aurois Phoi>* 



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fio Les Confessions. 

. 1 II I ' ., ' ' I . . ■ 1 ■ ■ ■ — ■ ■ ■ 

neur de porter le bât : Car on prétendoît 
alors que nous appartiendrions à la France , 
& l*on faifoit de la Savoy e un échange 
pour le Milanois. Il faut pourtant conve- 
nir que f avois quelques fujets de crainte ; 
car fi cette guerre eût mal toiu-né pour 
les Alliés ^ la penfion de Maman couroît 
4in grand rifque. Mais j'étois plein de 
coni^ce dans mes bons amis ^ & poirr 
le coup , malgré la fiurprife de M. de 
•Sroglie , cette confiance ne fut pas trom- 
pée , grâces au roi de Sardaigne à qui je 
n'avois pas penfé* 

Tandis qu'on fe battait en Italie , on 
chantoit en France. Les Opéra de Ra^ 
vttau commençoient à faire . du bruit & 
relevèrent fes ouvrages théoriques que 
leur obfcurité laifibit à la portée de peu 
de gens. Par hafard , j'enten(Ûs parler de 
ion traité de Tharmonle , & je n'eus point 
de repos que je n'euffe acquis ce livre. 
Par un autre h^ard , je tombai malade. La 
lïlaladie étoit inflammatoire ; elle fut vive 
& courte ; mais ma convalefcence fut lon- 
gue , & je ne fus d'un mois en état de 
lortir. Diuant ce tems j'ébauchai , je dé- 
yorai mon traité de l'harmonie;; mab il 



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L I V R E V. il 

étoit fi long , û diffus , fi mal arrangé , 

Sue je fentis qu'il me falloit un tems con- 
dérable pour l'étudier & le débrouUlei*. 
Je fufpendois mon application & je ré- 
créois mes yeux avec de la mufique^ Les 
cantates de Bcmicr fur lefquelles \e m*exeiv 
çois ne me fortoicnt pas de Tefprit. J'en 
appris par cœur quatre ou cinq , entr^au- 
très celle des amours dorTuans , aue je 
n'ai pas revue depuis ce tems-là 9 oC que 
je fais encore prefque toute entière , de 
même que ramour piqué par une abeille f 
très- jolie cantate de Clerambault^ que j'ap- 
pris â-peu-près dans le même tems. 

Pour, m'achever il arriva de la Valdofte 
«n jeime organiûe appelle l'abbé Palais^ 
bon muficien , bon nomme , & qui ac^ 
compagnoit très-bien du clavecin. Je fais 
connoiffance avec lui ; nous voilà infé- 
pardbles. Il étoit élevé d*im moine Italien ^ 
grand organifte. Il me parloit de fçs prin- 
cipes ; je les comparois avec ceux de mon 
Rameau , je rempliffois ma tête d'accom* 
pagnemens , d'accords, d'harmonie. Il falloit 
fe former l'oreille à tout cela : je propo^ 
iki à Maman un petit concert tous les 
«ois j elle y confentit Me voilà fi pleia 



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22 Les Confessions. 

de ce concert , que ni jour ni nuit je 
ne m'occupois cPautre chofe, & réelle7 
Xnent cela m'occupoit , & beaucoup , pour 
raffembler la mufique , les concertans , les 
înftrùmens , tirer les parties , &c. Mamaa 
chantoit, le Père Caton dont j'ai déjà parlé 
& dont j'ai à parler encore chantoit auffi ; 
un ijiaître à danfer appelle Roche & fon 
fils jbuoient du violon ; Canavas muficien 
piémontois qui travailloit au cadailre & 
qui depuis s'eft marié à Paris , jouoit du 
violoncelle ; Tabbé Palais accompagnoit 
du clavecin; j'avois Thorineur de conduire 
la mufique , fans oublier le bâton du bû- 
cheron. On peut juger combien tout cela 
étoit beau ! Pas tout- à -fait comme chez 
M, de Trcytorcns , mais il ne s'en fialloit 
gueres. 

Le petit concert de Madame de Wor 
Tins nouvelle convertie , & vivant ^ dî- 
ïolt-on , des charités du Roi , faifoit mur- 
murer la fequelle dévote , mais c'étoit un 
amufement agréable pour plufieurs hon- 
nêtes gens. On ne devineroit pas qui je 
mets I leur tête en cette occafion ? un 
moine ; mais un moine homme de mé- 
rite 9 & même aimable^ dont les infor*; 



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L I V R E V. 23 

■ » I ' ■ I ' '■■' ' ■■ ■ ' I I I _ ■ I 11 

tunes m'ont dans la fuite bien vivement 
aSeâé 9 &c dont la mémoire, liée à celle 
de mes beaux jours, m'eft encore chère. 
Il ^'agit du P. Coton cordelier , qui con- 
jointement avec le comte d^Onan avoit 
Élit feifir à Lyon la mufique du pauvre 
petit-Chat ; ce qui n'eft pas le plus beau 
trait de fa vie. Il étoit Bachelier de Sor- - 
bonne : il avoit vécu long-tems à Paris 
dans le plus grand monde & très-faufilé 
fur-tout chez le Marquis SAntrtmont , alors 
Ambafladeiu" de Sardaigne. Cétoit un grand 
homme bien feit , le vifage plein, les yeux 
à fleur de tête , des cheveux noirs qui 
Êdfoient fans afFeâation le crochet à coté 
du front , l'air à la fois noble , ouvert y 
modeile, fe préfentant fimplement & bien ; 
n'ayant ni le maintien canard ou effronté 
des moines, nll'abord cavalier d'un hom- 
me à la mode , quoiqu'il le fut , mais 
l'affurançe d'un honnête homme oui fans 
rougir de fa robe s'honore lui-même & 
fe ferit* toujours à fa place parmi les hon- 
nêtes gens. Quoique le P. Caton n'eût pas 
beaucoup d'étude po.ur un Doûeur ,il en 
avoit beaucoup pour un homme du mon- 
de, & n'étant point preffé de montrer 



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Les Confessions. 



fon acquis il le plaçoit fi à propos qu'A 
jen paroiffoit davantage. Ayant beaucoup 
vécu dans la fociété il s^étoit plus attar 
;ché aux talens agréables qit*à un fôlidè 
favoin II avoh de refprit, faifoitdes vers^ 
parloit bien , chantoit. mietixj, aw>it là 
Toîx belle , touchoît l'orgue 4c le claye- 
(Cin. Il n'en feUoit pas tant pour être re^ 
cherché , auffi l'étoit-il ; mais cela lui fit 
fi peu négliger les foins de fon étar, qu'il 
parvint, malgré des concurrens très-ja- 
îoux à ê^n^^lu Définiteur de ùl province^ 
ou comme on dit, un des grands colliers 
Àe l'Ordre. ^ ' . ' 

Ce P. CatoH fit connoiflance avec Ma^ 
man chez le Marquis ^Antrzmont. Il en- 
tendit parler de nos concerts , il en vou- 
lut être , il en fiit , & les rendit brillans* 
Nous fûmes bientôt liés par nortre goût 
commun pour la mufique, qui chez l'uti 
& chez Pautre étoitune paffion très-vive, 
avec cette différence qu'il étoit vraiment 
muficîen^ & que je n'étois qu!urfbarbouil- 
lon. Noxis allions avec Gi/wvii5 & l'abbé 
Palais faire de , la mufiqite dans fa cham- 
tre , & quelquefois à fon orgue les jours 
de fête* Nous dînions fôuvent à fon petit 

couvert ; 



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L I V R E V- 15 

couvert ; car ce qu'il avoit encore d'éton- 
nant pour un moine eu qu'il ctoit géné- 
reux , magnifique , & fenfuel fans grof- 
fiéreté. Les jours de nos concerts il fou- 
poit chez Maman. Ces foupers étoient 
très-gais , très-agréables ; on y difoit le 
mot & la chofe , on y chantoit des duo : 
j'étois à mon aife, j'avois de refprit, des 
faillies , le P* Coton étoit charmant , Ma-» 
man ctoit adorable , Tabbé Palais avec fa 
voix de bœuf étoit le plaftron. Momens fi 
doux de la folâtre jeunefle , qu^iJiiy a de 
tems que vous êtes partis ! 

Conune je n'aurai plus à parler de ce 
pauvre P. Caeon , que j'achève ici en deux 
mots fa trifte hiftoire. Les autres moines 
jaloux ou plutôt fiirieux de lui voir xiti 
mérite , une élégance de mœurs quin'avoit 
rien de la crapule monaftique le prirent eit 
haine , parce qu'il n'étoit pas auflî haïffa- 
ble qu'eux. Les chefs fe liguèrent contre 
lui èc ameutèrent les moinillons envieu3i; 
de fa place, ôcqui n'ofoient auparavant 
le regarder. On lut . fit mille affronts t 
on le deftitua , on lui ôta fa chambre 
cu'il avoit meublée avec goût qupigu'ave^ 
«mplicité , on le relégi\a je ne fais ok i 

Afipioircs. Tome Ih 6 

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id Les Confessions. 

enfin ces miférables Taccablerent de tant 
croutrages que fon ame honnête , & fiere 
avec jiiftice n*y put réfifter ; & après avoir 
fait les délices des fociétés les plus aima- 
bles , il moiuiit de douleur fur un vil gra- 
bat , dans quelque fond de cellule ou de 
cachot, regrette, pleuré de tous les honnê- 
tes gens dont il fot connu , & qui ne lui ont 
trouvé d'autre défaut que d'être moine. 

Avec ce petit train de vie je fis fi bieo 
en très-peu de tems qu'abforbé tout en- 
tier par la mufique je me trouvai hor^ 
d'état de penfer à autre chofe. Je n'allois 
phis à mon bureau qu'à contre-cœiu" , la 

Î;êne & l'aflîduité au travail m'en firent lui 
upplice infuportable , & j'en vins enfin 
à vouloir quitter mon emploi pour me 
Kvrer totalement à la mufique. On peut 
crwe que cette folie ne pafla pas fans op- 
pofition. Quitter im pofte honnête & d'iui 
revenu fixe pour courir après des écoliers 
incertains étoit un parti trop peu fenfé 
pour plaire à Maman. Même en fuppo- 
iaiit mes progrès futurs aufli grands cjuc 
je me les figurois , c'étoit borner bien 
modeftement mon ambition que de me 
réduire pour la vie à l'état de muficien* 

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Livre V. 



17 



Elle qui ne fbrmôit qiie des projets ma- 
gnifiques & qui ne me prénoit plus tout-à- 
feît au mot de M* ilAubonnc^ me voyoit 
avec peine occupé férieufement d'un ta- 
lent qu'elle trouvoit fi fiîvole ,^& me ré- 
pétoit fouvent ce proverbe de province , 
un peu moins jufte à Paris ^^que qui bien 
chanu & bien danje , fait un metier^ui 
peu avance. Elle me voyoit d'un autre côté 
entraîné par im goût irréfiftible ,• ma paf 
fion de mufique devenolt une fiireur , & 
il étoit à craindre que mon travail fe (en- 
tant de mes diftraâions, ne m'attirât un 
congé qu'il valoit beaucoup mieux pren- 
dra de moi-môme. Je lui repréfentois en- 
core que cet emploi n'avoit pas Ibng-tems 
à durer , qu'il me falloit un talent pour vi- 
vre , & qu'il étoit plus fur d'achever d'ac- 
quérir par la pratique cjejui auquel mon goût 
me portoit & quMIe m'avoit choifi , que 
de me mettre à la niercî des protégions , ou 
de faire de nouveaux efliais qui pouvoient 
mal réulSr , &; me laifler , après avoir 
pafie l'âge d'apprendre , fans reffourcé 
pour gagner mon pain. Enfin J'extorquai 
fon îConfentément plus, % force d'impor- 
tunités & de carefles ^ que de ralfons dpn^. 



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18 Les Confessions, 

elle fe contentât, Aufll-tôt je courus re-. 
mercier fièrement M. Coçcdli Direâeiir- 
général du çadaflre , comme fi j'avois fait 
1 afte le plus héroïque , & je quittai vo- 
lontairement mon emploi fiins iujet , fans 
raifon , fans prétexte , avec autant & plus 
de JQie que je n'en avois çu à le prendrç 
il n'y avoit pas deux ans. 

Cette démarche toute folle qu^elle étoît, 
m'attira dans le pays une forte de confier 
dération qui me tiit utile. Les uns me fup^ 
poferent dçs reffource? que je n'avois pas ; 
d'autres me vpyant livré tout-à-fait à la 
mufioue , jugèrent de mon talent par mon 
f^crifice , & çrurçnt qu*avec tant de 
pafîipn pour cet art je devois le pof-f 
îéder fupérieurement. Danç le royaume 
cîes aveugles les borgnes font rois ; je paf- 
lai 1^ pour un bon maîtrç , parce qu'il n'y 
en avpit que de mauvais. Ne manquant 
pas ^^u r^fte ,,d'un certain goût de ch^nt ^ 
tavorifé d'iailleurs par mon âge &' par ma 
figure , j'eus bientôt plus d'éçollerès qu'il 
ne ni en falloît pour remplacer ma paye 
^e fècrétaire. 

Il eft certain fjue pour l'agrément de 
fc vie oh PC éoùvoit pafl^er plus rapide;,^^ 



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L I V R E V. x^ 

inent d\ine extrémité à Tautre. Au ca- 
daftre , occupé huit heures par jour du 
phis mauffade travail avec des gens encore 
.plus mauflades, enfermé dans un trifte bu- 
reau empuanti de rhaleine & de la fueur 
de tous ces manans , la plupart fort mal 
.peignés & fort mal-propres , je me fen- 
tois quelquefois accablé jufqu*au vertige 
par Tattention , Todeiir , la gêne & l'en- 
nuL Au lieu de cela me voilà tout-à-coup 
^etté' ppirmi Iç ^beau monde, admis, re- 
cherch4 dans ^Ijçs meilleures maifo;îs i parp- 
.tout un accueil graçieiix , careiïkat, un 
air de fête : d*amiables Demoifelles ^ien 
parées m'attendent, me reçoivent avec 
empreffement; je ne vois que des objets 
charmans, je ne fens que la rofe & la fleur 
d'orange ; on chante , on caufe , on rit , on 
s'amitie; je ne. fors de-là que pour aller 
ailleurs en foire autant : on conviendra qu*à 
égalité dans les avantages , il n'y avoit pas 
à balancer dans le choix. Auffi me trou- 
vai-je fi bien du mien, qu'il ne m'eft ar- 
rivé jamais de m'en repentir, & je ne 
m'en repens pas même en ce moment, 
oîi je pefe au poids de la raifon les ac- 
tions de ma vie ^ & où je fuis délivré 

B 3 

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jo Les Confessions. 

■ I ■ ■ " Il I I ■ il - T iMÉi. iiÉ m 

des motifs peii fenfés qui m'ont entraîné* 
Voilà prefque rimique fois qu'en n'é- 
coutant que mes pencbans , je n'ai pas vit 
tromper mon attente. L'accueil ùifé , VéÇ- 
prit liant , l'hiuneur facile des habitans dti 
pays me rendit le commerce du monde 
aimabîe , & le goût que j*y^^ri$ aïoi^ 
m'a bien prouvé que fi je n'àime pas à 
vivre parmi lés hommes, c'efl moins xn^ 
Ôute que la leur. . 

C'ett dommage que les Savoyards ne 
foieÀt pas riches , ou peut-être fer<rit-«e 
domttage mi'ils le fuflfent ;i>càr tels qu'ils 
font c'eft. le meilleiu* & le pKis 'fociable 
peuple que je connoiffe. S'il éfl une petite 
ville au monde oii l'on goûte la douceur 
de la vie dans un commerce agréable & 
fïir , c'eft Chambery. La* nobleffe de la 
province qui s'y raffemble , n'a que ce qu'il 
faut de bien poiu* vivre , elle n'en a pas afTee 
poiu- parvenir , & ne pouvant fe livrer à 
l'ambition , elle fuit par néceflîté le coii- 
feil de Cynéas. Elle dévoue fa jeunefle à 
l'état militaire , puis revient vieillir paifî- 
b^ement chez foi. L'honneur & la r^ifon 
préfident à ce partage. Les femmles font 
pelles & pourroient fç -paifer de l'être ;. 



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Livre V. 3^ 

elles ont tout ce qui peut faire valoir la 
beauté , & même y fuppléer. Il eft fingu- 
lier qu'apellé par mon état à voir beaucoup 
de jeunes filles, je ne me rappelle pas d*en 
avoir vu à Chambery une feule qui nç fût 
pas charmante. On dira que j'étois difpoféà 
les trouver telles , & Ton peut avoir raifon ; 
mais je n'avois pas befoin d'y mettre du 
mien pour cela. Je ne puis en vérité me 
•rappeUer unis pîaifir le fouvenîr de mes 
jeunes écolieres. Que ne puis-je en nom- 
■ mant ici les plus aimables , les rappeller de 
' même &c moi avec 'elles j à Tâge heiu-eux 
-où nous étions , lors des momens aiîiït 
doux qu'innocens que j*ai paiTes auprès 
d'elles ! La première fut Mlle, de Mellarcde 
ma voifine , fœur de Télé ve de M. G aime. 
Cétoit une bnme très- vive , mais d'une 
vivacité carefTante , pleine de grâces , & 
"^fahs étôurderie. Elle étoit un peu maigre, 
comme font la plupart des filles à fonâge , 
mais fes yeux brillans, fa taille fine & Ton 
air attirant nWoient pas befoin d'embon- 
point pour plaire. Py allois le matin , & 
elle étoit encore ordinairement en désha- 
billé, fans autre coiffure que {es cheveux 
^négligemment relevés , ornés de quelqite 

B4 

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j2 Les Confessions. 

, A I »^^— WH I .1 II «Il I II I ■ I I I ^1^^^^ 

fleur qu'on mettoit à mon arrivée & qu'on 
ôtoit à mon départ poiu* fe coiffer. Je ne 
-crains rien tant dans le monde qu'ime jo- 
lie pçrfonne en déshabillé ; je la redoute- 
l'ois cent fois moins , paréerMlle. de Mtn^ 
ihon chez qui j'allois Taprès - midi Tétoit 
toujours , & me faifoit une impreffion 
tout auffi douce , mais différente. Ses che- 
veux étoiènt d'un blond cendré : elle ctoit 
très-mîgnonne , très-timide & très-blan-^ 
. che ; ime voix nette , jufte & flûtée , mais 
oui n'ofoit fe développer. Elle avoit au; 
lein la cicatrice d'une brûlure d'eau bouit- 
Jante qu'un fichu de chenille bleue ne ca- 
choit.pas extrêmement. Cette marque attî-* 
roit quelquefois de ce côté mon attention, 
qui bientôt n'étoit plus pour la cicatrice* 
Mlle* de ChalUs^ ime autre de mes voifi- 
nés 9 étoit une fille faite ; grande , belle 
quarrure, de l'embonpoint : elle avoit été 
très-bien. Ce n'étoit plus une beauté ; mais 
c'étoit une perfonne à citer pour la bonnt 
grâce, ^pour l'humeur égale, pour le boa 
naturel. Sa fœur, Madame de Charly , la 
plus belle femme de Chambery , n'appre- 
fioit plus la mufique , mais elle la laifoit 
apprendre à ià, fiUe toute jeime encore > 



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L I V R E V. .3J 

mais dont la beauté nalffante eût promis 
rfégaler celle de fa mère , fi malheiireufe- 
ment elle n'eût été un peu rpuffe. J*avoifi 
â la Vifitation une petite demoifelle Fran- 
çoife , dont f ai oiiblié le nom , mais qui 
mérite une place dans la Me de mes pré- 
férences. Elle avoit pris, le ton lent &c 
traînant des religieufes , & fur ce ton traî- 
nant elle difoît des chofes très-faillantes , 
qui ne fembloient pas aller avec fon main- 
tien. Au refte tWe étoit pareffeufe , n'ai- 
moit pas à prendre la peine de montrer 
ion efprit , Se cf étoit ime feveur qu'elle 
n'accordoit pas à tout le monde. Ce ne 
Hit qu'après im mois ou deux de leçons fie 
de négligence , qu'elle s'aviiâ de cet expé- 
dient pour me rendre plus aflîdu ; car ye 
n'ai jamais pu prendre fur moi de l'être^ 
Je me plaifbis à mes leçons ûuand j'y étois ^ 
mais je n'aimois pas être obligé de m'y ren- 
dre ni que l'heure me commandât : en toute 
chofe la gêne & l'affujettiffement me font 
iniiii^rtables; ils me feroient prendre en 
haine ie4)laifir même. On dit que chez les 
Mahométans un homme paffe au point du 
jour dans les mes pour ordonner aux maris 
tie rendre le devoir à leurs femmej. Je 

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j% Les Confessions- 

{trois un mauvais Tiwc à ces heures - là- 
pavois quelques écolieres auffi ,dans la 
Bovrgeoifie , & une entr'autres qui fiit la 
caufe indirefte d'un changement de relation 
dont j'ai à parler , puifqu'enfîn jexiois tout 
dire. Elle etoit fiUe d*un épicier, & fe nom- 
moît Mlle, L^**^ vrai modèle d'une ftattie 

frecque, & que je citerois pour la plus belle 
lie que j'aie jamais vue, s'il y avoit quel- 
que véritable beauté fans vie & ikns ame- 
Son indolence , fa froideur y fon infenfibi- 
Eté alloient à un point incroyable. Il étoit 
également impoflible de lui plaire & de la 
fâcher , & je fuis perfuadé que fi l'on eût 
feit fur elle quelque entreprife elle aiU"oit 
liaiffé faire , non par goût mais par ûupi- 
dite. Sa mère y qui n'en vouloit pas cou- 
rir le rifque ne la quittoit pas d'un pas. En- 
lui feifant apprendre à chanter , en lui don- 
nant un jeune maître, elle feiibit tout de 
fon mieiLx pour l'émouftiller , mais cela ne 
téuflit point. Tandis que le maître agaçoit 
h. fille , la mère agaçoit le maître , &: cela 
ae réufliflbît pas beaucoup mieux. Madame 
X***.. ajoutait à fa vivacité naturelle toute 
celle que fk fille auroit dû avoir. C'étoit 
un ]|jé;tit minois dveilld^ chifonn^^^mar^ 



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L I V R E V^ 35 

fjué de petite vérole. Elle avoit de petits 

;yeux très-àrdens , & un peu rouges , parce 

.qu'elle y avoit prefque toujours mal. Tous 

.les matins quand J'arrivois je trouvois prêt 

mon café à la crème ; & la mère ne manquoi t 

.jamais de m'accueillir par un baifer bien ap- 

plique fur la bouche , & que par auiofiré 

j'aïu-ois voidu rendre à la fille , poiu: voir 

.comment elle Tauroit pris. Au refte tout 

,cela fe faifoit fi fimpkment & fi fort fans 

conféquence que quand M. £***. étoitlà, 

les agaceries & les baifers n^en alloiènt pas 

moins leur train. Cétoit une bonne pâte 

/ d'homme ; le vrai père de fd fille , & que 

£à femme ne trompoit pas j: parce qu'il 

û'^en étoît pas befoin. 

Je me prêtois à toutes ces careflés avec 
ma balourcKfe ordinaire , les prenant tout 
bonnement pour des marques de pure ami- 
tié. J'en étois pourtant importuné quel- 
quefois ; car la vive Madame i***. ne laîf- 
toit pas d'être exigeante , & fi dans la Jour- 
née j'avois pafié devant la boutique fàhs 
m'arrêter , il y auroit eu du bruit II falloit 
quand j'étois prcffé y que je priffe un détour 
pour pafler dans une autre rue, lâchant É>îèim 
qu*ll n'étoit pas aufli aile de fordrde chex 
elle que d y entrerr B d 



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36 Les Confessions. 

Madame i***. s*occupoit trop de moi 
pour que je ne m'occupafle point d'elle* 
Ses attentions me touchoient beaucoup ; 
j*en parlois à Maman comme d'xme chofe 
fans myftere , & quand il y en auroit eu , 
je ne lui en aurois pas moins parlé ; car 
lui faire un fecret de quoi que ce Ait , ne 
m'eût pas ^é poflible : mon cœur étoit 
ouvert devant elle comme devant Dieu. 
Elle ne prit pas tout-à-feit la chofe avec 
la même fimplicité ^e moi. Elle vit des 
avances où je n'avois vu que des amitiés, 
elle jugea que Madame X***. fe fàifant \m 
point d'honneur de me laiffer moins fot 

au^elle ne m*avoit trouvé, parviendroit 
e manière ou d'autre à fe faire entendre , 
& outre qu'il n'étoit pas jufte qu'ime au- 
tre femme fe chargeât de l'inftrudion 
de fon élevé , elle avoit des motifs plus 
. dignes d'elle , pour me garantir des pièges 
^ auxquels mon âge & mon état m expo- 
. foient. Dans le même tems on m'en tendit 
un d'une efpece plus dancereufe auquel 
j'échappai ; mais qui lui ht fendr que les 
dangers qui me menaçoient fans ceffe , 
rendoient néceflaires tous les préferyatife 
qu'elle y pouvoit apporter. 



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L I V R E V. 37 

^ .-— ^- — . — .-*— — I ■ ■■ » - 

Madame la Comteffe de M***, mère 
tfiitie de mes écolieres , étoit une femme de 
beaucoup d'efprit ,* & paiToit pour n'a- 
voir pas moins de méchanceté. Elle avoit 
été câufe à ce qu'on difoit , de bien des 
brouilleries , & d'une entr'autres qui avoit 
eu des fuites fatales à la Maifon à'A**\ 
Maman avoit été affez liée avec elle pour 
connoître fon caraâere ; ayant très-inno- 
cemment infpiré du goût à quelqu'un fur 
C[ui Madame de M***, avoit des préten- 
tions , elle refta chargée auprès d'elle du 
crime de cette préférence , ouoiqu'elk 
n'eût été ni recherchée ni acceptée , & Ma- 
dame de M***, chercha depuis lors à jouer 
à fe rivale plufieurs tours dont aucun ne 
réuflît. J'en rapporterai im des plus comi- 
ques par manière d'échantillon, Eiles étoient 
enfemble à la campagne avec pltifieurs Gen- 
tilshommes du voifinage, & entr'autres 
l'afpirant en queftîon. Madame de M***, dit 
im jour à un de ces Meilleurs que Ma- 
dame de Warens n'étoit qu'une précieufe , 
qu'elle n'avoit point de goût, qu'elle fe 
mettoit mal ^ qu'elle couvroit fe gorge 
comme une bourgeoife. Quant à ce der- 
nier article , lui dit l'homme , qui «toit 



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.j8 Les Confessions* * 

un plaifent ^ elle a fes raifons , & je. feîs 
qu'elle a un gros vilain rat empreint fur 
le fein , mais fi reffemblant qu on diroit 
qu'il court» La haine ainfi que l'amour 
rend crédule. Madame de M^\ réfolut 
de tirer parti de cette découverte, &un 
joiu: que Maman étoit au jeu avec l'ingrat 
favori de la dame , celle-ci prit {on tems 
pour pafTer derrière fa rivale , puis ren- 
verfant à demi fa chaife elle découvrit 
adroitement fon mouchoir. Mais au lieu 
du gros rat , le Monfieiu* ne vit qu'uii 
objet fort différent qu'il n'étoit pas plus 
aifé dWblier que de voir ,& cela ne fit 
pas le compte de la Dame. 

Je n'étois pas un perfonnage à occuper 
. Madame de Af***. qui ne vouloir que des 
gens brillans autour d'elle. Cependant elle 
fit quelque attention à moi , non pour ma 
figure dont affurément elle ne fe foucioit 
point du tout , mais pour l'efprit qu'o% 
me fuppofoit &c qui m'eût pu rendre utile 
à (es goûts. Elle en avoit im affez vif pour 
la fatire. Elle aimoit à faire des chanfoas& 
des vers fur les gens qui lui déplaifoient. Si 
,elle m'eût trouvé allez de talent pour lui 
aider à tourner fes xçxs ^ & aiRz de çom?- 



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L I V R E ¥• 39 

plaiiânce pour les écrire , entr'elle & moi 
nous aurions biemôt mis Chambery fens* 
deflus - defibus^ On feroit remonté à la 
fource de ces libelles; Madame de M**\ 
fe feroit tirée d'aflàire en me lacrifîant , & 
f aurois été enfermé k refle de mes jours 
peut-être , poiu- m'apprendre à feiire le 
Phœbus avec les Dames» 

Heiureufementrien de tout cela n'arriva» 
Madame deiW***. me retint à dîner deux ou 
trois fois pour me faire caufer , & trouva 
que je n'etois q\i\m fot. Je le fentois moi- 
même & j'engémiflbis y enviant les talens 
de mon ami Fenturc , tandis que j'aurois 
dû remercier ma bêtife des périls dont elle 
me fàuvoit» Je demeurai pour Madame de 
ii***. le maître à chanter de fa fille & riea 
de plus : mais je vécus tranquille & tou- 
jours bien voulu dans Chambery. Cela 
valoit mieux que d'être un bel elprit pour 
eUe , & un ferpent pour le refte du pays* 
Quoi qu'il en foit , Maman vit que pour 
m'arracher aux périls de ma jeuneffe , il 
étoit tems de me traiter en homme , 6c 
c'efi ce qu'elle fit; mais de la façon la plus. 
finguliere dont jamais femme fe fbit avifée 
pi pareillç. occaÛQm. le lui trouvai r«ur 



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40 Les Confessions. 

plus grave & le propos plus moral qu'à 
ion ordinaire. A la gaîté folâtre dont elle 
' cntremêloit ordinairement fes inftruftions, 
fuccéda tout-à-coup un ton toujours fou- 
tenu qui n'étoit ni femilier ni févere ; mais 
oui fembloit préparer une explication. 
Après avoir cherché vainement en moi- 
même la raifon de ce changement , je la 
lui" demandai ; c'étoit ce qu'elle attendoit. 
Elle me propofa ime promenade au petit 
jardin pour le lendemain : nous y fumes 
tiès le matin. Elle avoit pris (es mefures 
pour qu'on nous laiflât feuls toute la jour- 
née : elle l'employa à me préparer aux 
bontés qu'elle vouloit avoir pour moi , 
non comme une autre femme , par du ma- 
nège & des agaceries ; mais par des entre- 
tiens pleins de fentiment & de raifon, plus 
feits pour m'inftruire que pour me féduire, 
& qui parloient plus à mon cœur qu'à mes 
{ens. Cependant, quelque excellens & uti- 
les que mffent les difcours qu'elle me tint; 
& quoiqu'ils ne fuffent rien moins que 
froids & triftes , je n'y fis pas toute l'at- 
tention qu'ils méritoient, & je ne les gra-« 
vai pas dans ma mémoire , comme j'aurois 
fait dans tout autre tems. Son début , cet 



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L I V R E V* 41 

air de prcparatif m^avoit donné de Tin- 

3uiétude : tandis qu'elle parloit, rêveur & 
iflrait malgré moi , fétois moins occupé de 
ce quMle difoit que de cherchera quoi elle 
en vouloit venir ; &ii-tôt que je Teus com^ 
pris 9 ce qui ne me flit pas facile , la nou- 
veauté de cette idée qui depuis que je 
vivois auprès d'elle , ne m'étoit pas venue 
ime feule fois dans Tefprit , m occupant 
alors tout entier, ne me laiâa plus le maî« 
tre de penfer à ce qu'elle me difoit. Je ne 
penfois qu'à elle, & je ne l'écoutois pas. 

Vouloir rendre les ;eunes gens attentifs 
i ce qu'on leur veut dire , en leur mon- 
trant au bout un objet très-intéreffant pour 
eux , eu un contre-fens très-ordinaire aux 
înfHtuteurs, & que je n'ai pas évité moi- 
même dans mon Emile. Le jeune homme 
fiappé de l'objet qu'on lui préfente , s*en 
occupe uniquement , & faute à pîed:> joints 
par-defTus vos difcours préliminaires pour 
aller d'abord où vous le menez trop len- 
tement à fon gré. Quand on veut le rendre 
attentif , il ne faut pas fe laiffer pénétrer 
d'avance , & c'efl en quoi Maman fut maW 
adroite. Par une fingularité qui tenoit à 
fon efprit fyflématique^ elle prit la précau- 



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4^ tES Confessions. 

■ tion très - vaine de faire fès conditions ; 
•mais fi«tôt qvie j'en vis le prix , je ne les 
écoutai pas même , & je me dépêchai de 
confentir à tout. Je doute même qu'en 
pareil cas il -y ait fur la terre entière im 
homme affez franc ou aflez courageux pour 
ofer marchander , & une feule remme cjui 
pût pardonner de Tavôir fait. Par une fuite 
de la même bîzanrerie , eUe mit à cet ac- 
•Côfu les formalités les pîi'^ ^raves^ & me 
donna pour y penfer huit jours dont je 
Faffiirai feuflfement que je n'avoîs pas be- 
foia : car , pbut comble de fingularité , jje 
fiis très-aife de les avoir, tant la nouveauté 
^e ces idées m*avoit frappé , &c tant je 
fentôis un bouleverfement dans les mien- 

• nés , qui me demandoit du tems pour les 
arranger ! 

On croira que ces huit jours me dure- 

rerenthuit fiecles. Tout au contraire, j'au- 

' irois voulu qu'ils les euffent dures en effet. 

"Je ne fais comment décrire Tétat oii je me 

• trouvois , plein d'un certain efïroi mêlé 
d'impatience , redoutant ce que je defirois ^ 
jufqu^à chercher quelquefois tout de bon 
dans ma tête quelque honnête moyen d'é- 

'viter d'être heureux. Qu'on ft repréfente 



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. L 1 V R E V. 4} 

mon tempérament ardent & lafcif , mon 
feng enflammé , mon cœur enivré cTamonr, 
ma vigueur , ma fanté , mon âge ; qu'on 
penfe que dans cet état , altéré de la foif 
des fenunes , je n'avois encore approché 
d'aucune ; que Fimagination , le befoin , 
la vanité, la curiofité fe réuniflbient pour 
me dévorer de^ràrdent defir d'^e homn^ 
& de le paroître* Qu'on ajoute for-tout , 
car c'eft ce quil ne Êiut pas qu'on oublie, 
cnie mon vif & tendre attadiement pour 
elle loin de s'attiédir , n^avoit iEût qu'aug- 
menter de joiu- en jour , que' je n'étois 
bien qu'auprès d'elle , que je ne m'en éloi- 
gnois que p^ur y penler , que J'avois le 
cœur plein , non-feulement de (es bontés, 
de fon caraftere aimable , mais de fon fexe, 
de fa figure , de fa perfonne , d'elle ; en 
un mot, par tous les rapports fous lefquels 
elle pouvoit m'être chère ; & qu'on rfima- 
gine pas que pour dix ou douze ans que 
j*avois de moins qii'elle, elle fîit vieillie ou 
me parût l'être. Depuis cinq ou fix ans 
que j'avois éprouvé des tranfports fi doux: 
à fk première vue , elle étoit réellement 
très -peu changée , & ne me le paroiflbit 
point du tout, EUe a toujours été char* 



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44 Les Confessions. 

. ai, I I I, la T i li I I I ti f I I , " ■ I ; I t II . ■ ■ ■ I r I r ^ 1^ 

- mante pour moi ^ & l'étoit encore pour 
tout le monde- Sa taille feule avoit pris un 
peu plus de rondeur. Du refte c'étoit le 
même oeil , le même teint , le même fein , 
les mêmes traits , les mêmes beaux che- 

;Veux blohds^ la même gaîté , tout )ufqii*à 
la même voix , cette voix argentée de Ja 
jeunefle qui fît toujoxlrs fur moi tant d'im* 

,preffion , qu'encore aujourd'hui ]e ne puis 
entendre fans émotion le fon d*une jolie 
voix de fîUé^ 

Naturellement ce que favois â Craindre 

idans Pattente de la poflHIîph d'une per- 
fonne Ô chérie^ etoit de Tanticipet & de 

:ne pouvoir affez gouverner mes defirs &C 
mon imagination pour refter maître de 
moi - même. On verra que dans un âge 
avancé , la feule idée de quelques légères 
faveurs qui m'attendoient près de la per- 
fonne aimée , allumoit mon fang à tel 
point qu'il m'étoit impoffible de faire im- 
punément le court trajet qui me féparoit 
d'elle. Comment , par quel prodige , dans 
la fleur de ma jeunefTe , eus-je fi peu d^em- 
prefTement pour la première jouifTance î 
Comment pus-je en voir approcher l'heure 

-pveç plus de peine que dç plaifir ? Com- 



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L I V R E V, 4j 

ment , au lieu des délices qui deVoient 
fri'enivrer , fentois - je prefque de la ré* 
pugnance & des craintes ? Il n'y a point 
a douter que fi j'avois pu me dérober à 
mon bonheur avec bienfeance , je ne l'eufle 
feit de tout mon cœur. J*ai promis des 
kizaTreries dans Thilloire de mon attache* 
ment pour elle ! En voilà fiiremejat une à 
laquelle on ne s'attendoit pks, . 

Le leôeur déjà révolté juge qu'étant 
poffédée par un autre homme , elle fe dé'^ 
gradoit à mes yeux en fe partageant , & 
qu*im fentxment de méfefUme attiédiflbit 
ceux qu'elle m'avoit infpirés ;^îl fe trompe. 
Ce partoge , il eu vrai , me faifoit une 
cruelle peine , tant par une délic^teffe fort 
naturelle, que parce qu*en effet je le trou** 
vois peu (hgne d'elle ôf de moi ; mais 
quant à ines fentimens pour elle il ne les 
îdtéroit point , & je peux jurer que jamais 
je ne Taimai plus tendrement que quîuid 
je deiiirois fi peu de la pofféder. Je con- 
noiffois trop Ion cœur çhafte & fon t^m^ 
pérament de gkçe , pour croire un mo- 
ment que le plaifir des fens eût aucunf^ 
part à cet abandon d'eilç-môme ; j'étois par»» 
£ûteinent fur q\ie le feul foin de iri'sirni;; 



y Google. 



^6 Les Confessions. 

■ Il - ■ r I I. .1 , I I II II lia I m il m 

cher à des dangers autrement prefqu'iné- 
vitables , & de me conferver tout entier 
à moi & à mes devoirs , lui en faifoit en- 
freindre un qu'elle ne regardoit pas du 
même œil aue les autres femmes , comme 
il fera dit ci-après. Je la plaignois , & je 
me plaignois. J'aurois voulu lui dire ; non 
Maman , il n'eft pas néceflàire ; je vous 
réponds de moi fans cela : mais je n'ofois; 
premièrement parce que ce n'étoi^>as une 
chofe à dire , & puis parce qu*au fond je 
fentois que cela n étoit pas vrai , & qu'en 
effet il n*y avoit qu'une fenune qui pût me 

Î garantir des autres fenunes & me mettre à 
'épreuve des tentations. Sans defirer de la 
pofféder , j'étois bien aife qu'elle m'ôtât 
le defir d'en pofféder d'autres ; • tant je re- 
gardois tout ce qui pouvoit me dlAiaire 
d'elle comme un malheur. 

La longue habitude de vivre enfemble 
& d'y vivre innocemment , loin d'affoiblir 
mes fentimens pour elle ,• les avoît renfor- 
cés ; mais leiu" avoit en même tems donné 
ime autre tournure qui les rendoit plus 
^affeftueux , plus tendres peut-être, mais 
moins fenfuels. A force de l'appeller Ma- 
nian ^ à force d'ufer avec elle de la ùxxù'^. 



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L I V R E V. 47 

liarité d'un fils , je m'étois accoutumé à 

me regarder comme tel. Je crois que voilà 

la véritable caufe du peu d'empreffement 

Xji\Q j'eus de la pofféder , quoiqu'elle me 

mt fi chère. Je me fouvlens très-bien que 

mes premiers fentimens /ans- être plus vifs 

étoient plus voluptueux. A Annecy j'étois* 

dans Fivreffe , à Chambery je n'y étois 

plus. Je Taimois toujours auffi paflionné- 

jnent qu'il fut poffible ; mais je l'aimois 

plus pour elle & moins pour moi , ou du 

moins je cherchois plus mon bonheur que 

mon plâifir auprès d'elle : elle étoit pour 

moi plus qu'une fœur , plus qu'une mère, 

plus qu'une amie , plus même qu'ime maî- 

treffe , & c'étoit pour cela qu'elle n'étoit 

pas une maîtreffe. Enfin je l'aimois trop 

pour la convoiter *: voilà ce qu'il y a de 

plus clair dans mes idées. 

Ce jour , plutôt redouté qu'attendu J 
vint enfin. Je promis tout , & je ne men- 
tis pas. Mon cœur confîrmoit mes encage- 
mens fans en defirer le prix. Je l'obtint 
pourtant. Je me vis pour la première fois 
dans les bras d'une femme, & d'une fem- 
me que j'adorois. Fus*je heureux ? non , ' 
]e goûtai le. plaUir. Xe ne fais quelle invin^ 



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48 Les Confessions. 

cible trifteffe en empoifonnoit le charme. 
J*étois comme fi j*avois commis im incefte* 
Deux ou trois fois , en la preflant avec 
tranfport dans mes bras , j'inondai fon fein 
dfe mes larmes* Pour elle , elle n'étoit nî 
trifte ni vive ; elle étoit careiïante &c tran^ 
ijuille* Comme elle étoit peu fenfuelle & 
n^avoit point recherché la volupté , elle 
n'en eut pas les délices & n'en a jamais eu 
les renfords. 

Je Le répète : toutes {es fautes lui vin* 
*ent dt (es erreurs, jamais de fes paflîons. 
Elle étoit bien née , fon coeur étoit pur, 
^Ue airaoit les chofes honnêtes , fes pen* 
chans étoient droits & vertueux , fon goût 
étoit délicat , elle étoit feite pour une élé- 
gance de moeurs qu'elle a toujours aimée 
MjC (pi'elle n'a jamais fuivie ; parce qiiW 
lieu d'écouter fon cœur qui la menoit bien^ 
^le écouta fa raifon qui la menoit mal. 
Quand des principes faux Tont égarée , fes 
vrais fentimens les ont toujours démentis : 
«nais malheureufement elle fe piquoit de 
philofophie , & la morale qu'elle s'étoit 
ûitg , gâta celle que fon cœur lui diôoit, 

M. de Tavel fon premier amant fut foa 
la^icre df philofophie 9 U les principes 



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L I V R E V. 49 

qu'il lui donna furent ceux dont il avoit 
befoin pour la féduire. La trouvant atta- 
chée à fon mari , à {es devoirs , toujours 
froide , raifonnante & inattaquable par les 
{éns , il Tattaqua par des fophifmes , & 
parvint à lui montrer fes devoirs auxquels 
elle étoit fi attachée comme un bavardage 
de catéchifme , fait uniquement pour amu- 
fer les enfans , l'union des fexes comme 
Taôe le plus indifférent en foi , la fidélité 
conjugale comme une apparence obliga- 
toire dont toute la moralité regardoit l'o- 
pinion , le repos des maris comme la feule 
régie du devoir des femmes ; en forte que 
des infidélités ignorées , nulles pour celui 
qu'elles offenfoient, l'étoient aufiî pour la 
confcience ; enfin il lui perfuada que la 
chofe en elle - même n'étoit rien , qu'elle 
ne prenoit d'exiftence que par le fcandale,' 
& que toute femme qui paroiffoit fage , 

{)ar cela feul l'étoit en effet. Ceft ainfi qu^ 
e malheureux parvint à fon but en cor- 
rompant la raifon d'uh enfant dont il n'avoit 
pu corrompre le cœur. Il en fut jpuni par 
là plus dévorante jaloufie , perfuadé qu'elle 
le ti^itoit lui-même comme il lui avoit ap- 
pris à traiter fon mari. Je ne ais s'il fe 
Mcmoires. Tome ÎL C 



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50 Les Confessions, 

trompoit fur ce point. Le miniftre p**\ 
paflk pour fon fucceffeur. Ce que je fais , 
c'eft que le tempérament froid de cette 
jeune femme qui l'auroit dû garantir de ce 
îyfrême, fiit ce qui Tempêcha dans la fuite 
d'y renoncer. Elle ne pouvoit concevoir 
qu*on donnât tant d'importance à ce qui 
n'en avoit point pour elle. Elle n'honora 
jamais du nom de vertu une abftinence 
qui lui coùtoit fi peu. 

Elle n'eût donc gueres abufé de ce faux 
principe poiu: elle - même ; mais elle en 
abufa pour autrui , & cela par ime autre 
maxime prefque aufïl fauffe , mais plus 
d'accord avec la bonté de fon cœur. Elle 
a toujours cm que rien n'attachoit tant lui 
homme à une femme que la poffeflîon, & 
quoiqu'elle n'aimât (es amis que d'amitié , 
cétoit d*une amitié fi tendre qu'elle em- 
ployoit tous les moyens qui dependoierit 
d'elle pour fe les attacher plus fortement* 
Ce qu'il y a d'extraordinaire , eft qu'elle a 

})re{que toujours réuflî. Elle étoit fi réel- 
ement aimpble que , plus l'intimité dans 
laquelle on vivoit avec elle étoit grande , 

i)lus on y trouvoit de nouveaux lujets de 
'aimer. Une autre çhofe digne de remar- 



,y Google 



L I V R E V. 51 

que , eft qu'après fe premiere^foibleffe elle 
n'a gueres fevorifé que des malheureux ; 
les gens brillans ont tous perdu leur peine 
auprès d'elle; mais U feUoit qu'im homme 
qu'elle commençoit par plaindre , fut bien 
peu aimable fi elle ne finiffoit par l'aimer* 
Quand elle ie fit des choix peu dignes 
d'elle , bien loin que ce fut par des incli- 
nations baffes qui n'approchèrent jamais 
de fon noble cœur, ce fut luiiquemênt pat 
fon caraftere trop généreux , trop humain, 
trop compatifÊint , trop fenfible , qu'elle 
ne gouverna pas toujoiurs avtc aflez dç 
difcemement. 

Si quelques principes feux Font égarée i' 
combien n'en avoit- elle pas d'admirables 
dont elle ne fe départoit jamais ? Par com* 
bien de vertus ne rachetoit - elle pas {eg 
^oiblefles , fi l'on peut appeller de ce nom 
des erreurs oîi les fens avoient fi peu dé 
part? Ce même homme qui la trompa fiir 
un point, l'infh^ifit excellemment fiir mille 
autres ; & fes paffions quî n'étoient pas 
fougueufes , lui permettant de fiiivf e tou- 
jours fes lumières , eUe alîôit bien quand 
tes fbphifines ne Té^oient pa$; Ses mo^ 
tà& éfioi^nt louables jufques dans- fes feu<; 

C ^ 

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^1 Les Confessions. 

tes ; en s'abufant elle pouvoit mal faire , 
mais elle ne pouvoit vouloir rien qui fut 
mal. Elle abhorroit la duplicité , le men- 
ibnge : elle étoit jufle, équitable, humaine, 
défintérefTée , fîdelle à fa parole , à fes 
amis , à (es devoirs qu'elle reconnoifToit 
pour tels 5 incapable de vengeance & de 
haine , & ne concevant pas même qu'il y 
eût le moindre mérite à pardonner. Enfin, 
pour revenir à ce qu'elle avoit de moins 
excufable ,fans eflimer {es faveurs ce qu'el- 
les valoient , elle n'en fit jamais im vil 
commerce ; elle les prodiguoit , mais elle 
ne les vendoit pas , quoiqu'elle fut fans 
ceffe aux expédiens pour vivre , & j'ofe 
dire que fi Socratt put eflimer Afpajîe , il 
eût refpefté Madame de Warens. 

Je fais d'avance qu'en lui donnant im 
caraôere fenfible & un tempérament froid, 
j« ferai accufé dç contradiâion comme à 
l'ordinaire & avec autant de raifon. Il fe 
peut que la nature ait eu tort, & que cette 
combinaifoh n'ait pas dû être; |e fais feu- 
lement qu'elle a été. Tous ceux qui ont 
connu Madame de JTaren^ 9 & do^t un fi 
grand nombre exifle encore, ont pu favoir 
gu:'€llfi étoit ainfi. J'gfe m^m^ ajouter 



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IL _ ' " ' ggSSm 

L I V R E V. 5} 

"- - - I - 

qu'elle n'a connu qu'un feul vrai plaifir 
au monde ; c'étoit d'en feire à ceux qu'elle 
aîmoit. Toutefois permis à chacim d'ar* 
gumenter là-deffus tout à fon aife , & de 
prouver doôemen^que cela n^eft pas vrai. 
Ma fonâion eft de dire la vérité , mais 
non pas de la feire croire* 

J'appris peu-à-peu tout ce que je viens 
de dire dans les entretiens qui fuivirent 
notre union , & qui feuls la rendirent dé- 
licieufe. Elle avoit eu raifon d'efpérer que 
fa complaifance me feroit ut51e ; j'en tirai 
pour mon inftruftion de grands avantages. 
Elle m'avoit jufqu'alors parlé de moi leul 
comme à un enfant. Elle commença de me 
traiter en homme éc me parla d'elle. Tout 
ce qu'elle me difoit m'étoit fi intéreffant ^ 
je m'en fentois fi touché que , me repliant 
fur moi-même , j'appUquois à mon profit 
fes confidences plus que je n'avois fait ks 
leçons. Quand on fent vraiment que le 
cœur parle , le nôtre s'ouvre pour rece- 
voir fes éparichemens , & jamais toute la 
morale d'un pédagogue ne vaudra le bavar- 
dage affeôueux & tendre d'une femme 
fenfée pour qui l'on a de l'attachement. 

L'intinûté dans laquelle je vivois gvec 

Cl 



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54 Le^ Confessions. 

»— — ■ I ■ ■■■ I — — — i— la 

cUe , Payant mife à portée de m'apprécier 
plus avantageufement qu'elle n'avoit fait , 
elle Jugea que malgré mon air gauche je 
Valois la peine d'être cultivé pour le mon- 
de , &^ que fi je m'y montrois im jour 
fur un. certain pied , je ferois en état d'y 
faire mon chemin. Sur cette idée elle s'at* 
tachoit , non -feulement à former mon 
jugement, mais mon extérieur, mes ma-» 
nieres , à me rendre aimable autant qu'efti- 
mable , & s'il eft vrai qu'on puiffe allier 
les fuccès dans le monde avec la vertu ^ 
ce que poiur moi je ne croîs pas , je fuis 
fur au moins qu'il n'y a pour cela d'autre 
route que celle qu'elle a voit prife & qu'elle 
vouloit m'enfeigner. Car Macbme de Wa^ 
uns connoiffoit les hommes & favoit (iipé- 
rieurement l'art de traiter avec eux fans 
menfonge & fans imprudence , fans les 
tromper & fans les fâcher. Mais cet art 
étoit dans fon caraôere bien phis que dans 
fès leçons , elle favoit mieux le mettre en 
pratique que l'enfeigner, & j'étois l'hom- 
me du monde le moins propre à l'appren- 
dre. Aufli tout ce qu'elle fît à cet égard , 
fut-il , peu s'en faut , peine perdue , de 
même que le foin qu'elle prit de me donner 



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L I V R E V. 55 

* ■ Il I I ■ I . - I I , — 

des maîtres pour la danfe & pour les armes. 
Quoique lefte & bien pris dans ma taille , 
je ne pus apprendre à danfer un menuet, 
Pavois tellement pris,àcaufede mes cors 
l'habitude de marcher du talon , que Roche 
ne put me la faire perdre , & jamais avec 
Fair affez ingambe je n'ai pu fauter un 
médiocre foffé. Ce fiit encore pis à la 
falle d'armes. Après trois mois de leçon 
je tirois encore à la nuiraille , hors d'état 
de faire affaut, & jamais je n'eus le poignet 
affez fouple ou le bras aflez ferme pour 
retenir mon fleuret quand il plaifoit ^u 
maître de le faire fauter. Ajoutez que j'a- 
vois un dégoût mortel pour cet exercice & 
pour Je maître qui tâchoit de me Penfei- 
gner. Je n'aurois jamais cru qu'on pût être 
fi fier de l'art de tuer un homme. Pour met- 
tre fon vafte génie à ma portée , il ne s'ex- 
primoit que par des comparaifons tirées 
de la mufique qu'il ne favoit point. Il 
trouvoit des analogies frappantes entre les 
bottes de tierce & de quarte, & les intei^ 
valles muficaux du même nom. Quand il 
vouloit faire une feinte il me difoit de 
prendre garde à ce diefe, parce qu'ancien- 
nement les diçfes s'appelloient desfiinecs: 

C4 



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r 



Les Confessions. 



' quand il m'avoit fait fauter de la main mon 
fleuret, il difoit en ricanant que c'étoit 

' une paufe. Enfin je ne vis de ma vie un 
pédant plus infupportable que ce pauvre 
homme , avec fon plumet &c fon plaftron. 
Je fis donc peu de progrès dans me^ 
exercices que je quittai bientôt par pur 
dégoût ; mais j'en fis davantage dans un 
art plus utile , celui d'être content de mon 
fort & de n'en pas defirer un plus brillant, 
pour lequel je commençois à fentir que je 
n'étois pas né. Livré tout entier au defir 
de rendre à Maman la vie heureufe , je 
me plaifois toujours plus auprès d'elle , & 
quand iffalloit m'en éloigner pour courir 
len ville , malgré ma paflion pour la mufi- 
que , je commençois à fentir la gêne de 
mes leçons. 

J'ignore fi Claude jénet s'apperçut de 
l'intimité de notre commerce. J'ai lieu de 

' croire qu'il ne lui flit pas caché. C'étoit 

' im garçon très-clairvoyant mais très-dif- 
cret qui ne parloit jamais contre fa pen- 
fée , mais qui ne la difoit pas toujours. 
Sans me faire le moindre iemblant qu'il 
fut inftruit , par fa conduite il paroiffoit 
l'être , & cette conduite ne venoit fure- 



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eft 1 ■■ ■' il 5Mf 

L I V R E V. 57 

ment pas de baffeffe d'ame , mais de ce 
qu'étant entré dans les principes de fk mai- 
treffe , il ne pouvoit défeprouver qu'elle 
agît conféquemment. Quoiqu'aufS jeune 
qu'elle , il étoit fi mûr & fi grave , qu'il 
nous regardoit prefque comme deux enrans 
dignes d'indulgence , & nous le regardions 
Tun & l'autre comme un homme refpec- 
table dont nous avions ?efl:ime à ménager: 
Ce ne fut qu'après qu'elle lui fiit infidelle 
que je connus bien tout l'attachement 
qu'elle avoit pour lui. Comme elle lavoit 
que je ne penlois, ne fentois, ne refpirois 
que par elle , elle me montroit combien 
elle l'aimoit afin que je l'aimafle de même, 
& elle appuyoit encore moins fin: fon 
amitié pour lui que fiir fon eftime , parce 
€jue c'etoit le fentiment que je pouvois 
partager le plus pleinement. Combien de 
fois elle attendrit nos ccfeurs & nous 
fit embraffer avec larmes, en nous difaht 
que nous étions néceflaires tous deux 911 
bonheur de fa vie ; & que lesfemmes qui 
Kront ceci ne fourient pas malignement. 
Avec le tempérament qu'elle avoit , ce 
befoin n'étoit pas équivoque : c'étoit uni* 
quement celui de fon coeur. 

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58 Les Confessions. 

Ainfi Rétablît entre nous trois une fociété 
ûihs autre exemple peut-être fur la terre. 
Tous nos vœux, nos foins, nos cœurs 
étoient en commun. Rien n'en paffoit au- 
delà de ce petit cercle. L'habitude de 
Yiyre enfemble & d'y vivre exclufivement 
Revint fi grande , que fi dans nos repas lui 
des trois manquoit ou qu'il vînt un qua- 
trième tout étoit dérangé , & malgré nos 
Uaifons particulières les tête-à-têtes nous 
€tpient moins doirx que la réunion. Ce 
qui prévenoit entre nous la gêne étoit 
iine extrême confiance réciproque , & ce 
çji prévenoit Tennui étoit que nous étions 
toijs fort occupés. Maman , tovjoiLU-s pro- 
Jejttante & toujours agifl^nte ne nous lait» 
foit çueres oififs ni Tun m l'autre y & 
nous avions encore chaam pour notre 
compte de quoi bien remplir notre tems, 
Selon moi, le défœuvrement n'eft pas 
Hioins le fléau de la fociété que celui de 
la iblitude. Rien ne rétrécit plus Tefprit , 
rien n'engendre plus de riens,, de rapports , 
4e paquets, de tracafïeries , de nienfbn- 
ges , que d'être éternellement renfermés 
vis-à-vis les uns des autres dans une cham- 
bre , réduits pour tout ovivrage à la né^ 



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L I V R E V. . 59 

>■ — — 

ceflité de babiller continuellement. Quand 
tout le monde eft occupé Ton ne parle 
que quand on a quelque chofe à dire; 
mais quand on ne mit rien il ùluî abfolur 
ment parler toujours , & voilà de toutes 
les gênes la plus incommode & la plus 
dan^ereufe. J'ofe même aller, plus loin , 
& je foutiens que poiu" rendre un cercle 
vraiment agréable , il Êiut non-feulement 
que chacun y faiTe quelque chofe y mais 
quekïue chote qui di^mande un peu d'atten- 
tion. Fa^e des nœuds c'eft ne rien feire , 
& il faut tout autant de foin pour amufex 
une femme qui feit des pœuds que celle 
qui tient les bra^ croifés. Mais quand elle 
brode , c'eft aRtre chofè ; elle s'occupe 
affez poiw remplir les intervalles du filence. 
Ce qu'il y a de choquant , de ridicule eft 
de voir pendant ce tems une douzaine de 
flandrins fe lever, s'affeoir, aller , venir, 
pirouetter fur leurs talons ^ retourner deux 
cents fois les magots de la cheminée , éc 
fetiguer leur minerve à maintenir un inta^ 
Tiflâ)le flux de paroles : la belle occupa- 
tion ! Ces gens -là , quoi qu'ils fkflent 
feront toujours à charge aux autres & à 
, eux-mêmes. Quand fétois à Motiers j'aJ- 

C 6 



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éo Les Confessions. 

lois faire des lacets chez mes voifines; fi 
je retoumois dans le monde , j'aurois tou- 
jours dans ma poche un bilboquet , & 
j'en jouerois toute la Journée pour me 
difpenfer de parler quand je n'aurois rien 
à dire. Si chacun en feifbit autant les 
hommes deviendroient moins méchans , 
leur commerce deviendroit plus fur , & 
je penfe, plus agréable. Enfin que les 
plaifans rient s'ils veulent, mais je fou- 
tiens que la feule morale à la jtortée 
du préfent fiécle eft la morale du bilboi 
quet. 

Au refte on ne nous laiffoit gueres le 
foin d'éviter l'ennui par nous-mêmes , & 
les importuns nous en donnoient trop par 
leur affluence , pour nous en laîffer quand 
nous reftions feuls. L'impatience qu'ils 
m'avoient donnéç autrefois n'étoit pas 
diminuée , & toute la différence étoit que 
î'avois moins de tems pour m'y livrer. La 
pauvre Maman n'avoit point perdu fon 
ancienne fkntaifîe d^entreprifes & de fyftê- 
mes. Au contraire , plus les befoins domeiP- 
tiques devenoient préffans , plus pour y 
pourvoir elle fe livroit à fes vifioas. Moins 
cUe BYoit de râSburces préfentes , plus 



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L I V R E V. 6l 

elle s'en forgeoit dans l'avenir. Le progrès 
des ans ne iàifoit qu'augmenter en elle 
cette manie , & à mefure qu'elle perdoit 
le goût des plaifirs du monde & de la jeu- 
nette , elle le remplaçoit par celui des 
fecrets & des projets. La maifon ne dé- 
fempliffoit pas de charlatans, de Éibricans » 
de fouffleurs , d'entrepreneurs de toute 
efpece , qui , diftribuant par millions la 
fortime , finiffoient par avoir befoin d'un 
écu. Aucun ne fortoit de chez elle à vide > 
& l'un de mes étonnemens eft qu'elle ait 
pu fuffire auflî long-tems à tant de profii- 
fions fans en épuifer la fource , & fans 
laffer fes créanciers. 

{ Le projet dont elle étolt le plus occupée 
au tems dont je parle , & qui n'étoit^pas 
le plus déraifonnable qu'elle eût formé , 
étoit de faire établir à Chambery un jardin 
royal de plantes avec un démonflrateut 
appointé , & Pon comprend d'avance à 

3U1 cette place étoit defÙnée. La pofition 
e cette ville au milieu des Alpes, étoit 
très-fevorâble à la Botanique, & Maman 
€jui fàcilitoit toujours un projet par un 
autre ^ y joignoit celui d'un collège de 
pharmacie, qui véritablement paroiffoit 



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6z Les Confessions. 

très-utile dans un pays auffi pauvre , oit 
les apothicaires font prefque les feuls mé- 
decins. Là retraite du Proto-médecin Grojfi, 
à Chambery , après la mort du Roi Viûor, 
lui parut favorifer beaucoup cette idée , 
& la lui fuggéra peut-être. Quoi qu'il ea 
ibit, elle fe mit à cajoler Gro£i^ qui pour- 
tant n'étoit pas trop cajolable; car c*étoit 
bien le plus cauftique & le plus brutal 
Monfieur que j'aye jamais connu. On en 
jugera par deux ou trois traits que je vais 
citer pour échantillon. 
. Un jour il étoit en confultatiw avec 
tf autres médecins , im entr'autres qu'oa 
avoit fait venir d'Annecy & qui étoit le 
médecin ordinaire du malade. Ce jeune 
homme encore mal appris pour un mé* 
decin , ofa n'être pas de l'avis de Mon- 
iieiu: le Proto. Celui-ci pour toute réponiè 
lui demanda quand il s'en retournoit , par 
pîi il paffoit , & quelle voiture il prenoit } 
L'autre après l'avoir iatisfait lui demanda 
à fon tour s'il y a quelque chofe poiyr 
fon fervice. Rien , rien , dit Groffi , unon 
que je veux m'aller mettre à nn^ fenêtre 
iiir votre paiTage^ pour avoir le plaifir 
4e voir paffer un âne à cheval. Il çtoit 



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L I V R E V. ^ 6} 

suffi avare que riche & dur* Un de fe$ 
amis lui voulut un jour emprunter de Tar^ 

}ient avec de bonnes furetés. Mon ami, 
uî dit-il en lui ferrant le bras & grinçant 
les dents ; quand St. Pierre defcendroit du 
Ciel pour m'emprunter dix piftoles , & 
qu'il me donneroit la Trinité pour cau- 
tion , je ne les lui prêterois pas. Un jour 
invité à dîner chez M. le Comte Picon 
Gouverneur de Savoye & très-dévot , il 
arrive avant l'heure , & S. E. alors occu- 
pées A dire le rofaire , lui en propofe Ta- 
mufement. Ne fâchant trop que répon-? 
dre , il Êiit une grimace affreufe & fe met 
à genoux. Mais a peine avoit-il récité deux 
^vcj que n'y pouvant plus tenir , il fe 
levé brufquement, prend fa canne &s'en 
va fans mot dire. Le Comte Picon court 
après , & lui crie : M. Groffij M. GroJJî^ 
reitez donc ; vous avez là-bas à la broche 
une excellente bartavelle. M. le Comte ! 
lui répond l'autre en fe retournant; vous 
me donneriez im ange rôti que je ne ref- 
terois pas. Voilà quel étoit M. le Proto- 
médecjn Groffi , que Maman entreprit & 
vint à bout d'c^pprjvoifer. Qaoiqu'extrê- 
meoiwt occupe il s'accoutuma à- v^mr 



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€4 Les Confessions. 

très-fouvent chez elle , prit jinet en ami- 
tié , marqua faire cas de {es connoiffan- 
ces, en parloit avec eftime , & , ce qu'on 
n^auroit pas attendu d'un pareil ours, af- 
feftoit de le traiter avec confidération pour 
effacer les impreifions du paffé. Car quoi- 
qu'-^72e/ ne fîit plus fur le pied d'un do- 
îneftique , on favoit qu'il l'avoit été , & 
il ne felloit pas moins que l'exemple & 
l'autorité de M. le Proto-médecin , poiur 
donner à fon égard le ton qu'on n'aii- 
roit pas pris de tout autre. Claude Anet 
avec un habit noir, une perruque bien 
peignée , un maintien grave & décent , une 
conduite Tage & circonfpefte , des con- 
noiffances aflez étendues en matière mé- 
dicale & en botanique , & la faveur du 
chef de la faculté pouvoit raîfonnablement 
efpérer de .remplir avec applaudiffement 
la place de Démonftrateur Royal des plan- 
tes, fi l'établiffement projette avoit lieu , 
& réellement GroJ/î en avoit goûté le plan, 
"favoit adopté , & n'attendoit pour le pro^ 
{)ofer à la Cour que le moment où la 'paix 
permettroit de fonger aux chofes utiles , 
& laifferoit difpofer de quelque argent 
pour y pouvoir. 



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L I V R E V. 65 

'Mais ce projet dont l'exécution m'eût 
probablement jette dans la botanique pour 
laquelle il me femble que j'étois né , man- 
qua par un de ces coups inattendus qui 
renverfent les deffeins les mieux concer- 
tés. J'étois deftiné à devenir par degrés un 
exemple des miferes humaines. On diroit 
que la providence qui \n*appelIoit à ces 
grandes épreuves, écartoitde fa main tout 
ce qui m'eut empêché d'y arriver. Dans 
ime courfe c^Anu avoit faite au haut des 
montagnes pour aller chercher du Génîpi, 
plante rare qui ne croît que fur les Al- 
pes, & dont M. Grc^ avoit b^foin, ce 
pauvre garçon s'échauiîa tellement qu'il 
gagna ime pleuréfie dont le Génipi ne put 
le fauver , quoiqu'il y foit , dlt-ori , fpé- 
cifique; & malgré tout l'art de Grojfi ^ 
qui certainement étoit un très-habile hom- 
me , malgré les foins infinis que nous prî- 
mes de lui fa bottne maîtreffe & moi , il 
mourut le cinquième jour entre nos mains 
après la plus cruelle agonie , durant la- 
quelle il n'eut d'autres exhortations que 
les miennes , & je les lui prodiguai avec 
des élans de douleur & de zèle qui , s'il 
étoit en état de m'entendre , dévoient être 



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66 Les Confessions. 

de quelque confolation pour lui. Voilà 
comment je perdis le plus folide ami que 
j'eus en toute ma vie, homme eflimable 
& rare en qui la nature tint lieu d'éduca- 
tion , qui nourrit dans la fervitude toutes 
les vertus des grands hommes , & à qui 
peut-être il ne manqua pour fe montrer 
tel à tout le monde , que de vivre & 
d'être placé. 

Le lendemain j'en parlois avec Maman 
dans Taffliâion la plus vive & la plus fin- 
cere , & tout d'un coup au milieu de l'en- 
tretien j'eus la vile & indigne penfée qriè 
fhéritoisde fes nippes , & fur-tout d'un 
bel habit noir qui m*avoit donné dans la 
vue. Je le penfai , par conféquent je le 
dis ; car près d'elle c'étoit poiur moi la 
même chofe. Rien ne lui fît mieux fentir 
la perte qu'elle avoit faite, que ce lâche 
& odieux mot , le défintéreffement & la 
nobleffe d'ame étant des qualités que le 
défunt avoit éminenuiient poffédées. La 
pauvre femme fans rien répondre fe tourna 
de Tautre côté & fe mit à pleurer. Chè- 
res & précieufes larmes ! Elles fiirent en- 
tendues , & coulèrent toutes dans mon 
coeur j elles y lavèrent jufqu'aux demie- 



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L I V R E V. 6j 

I III II m\ • 

tes traces d'un fentiment bas & m^l-hon- 
^lête ; il n'y en eft jamais entré depuis ce 
tems-là. 

Cette perte caufa à Maman autant de 
préjudice que de douleur. Depuis ce mo- 
ment (ts affeires ne cefferent d'aller en 
décadence. Anct étoit un garçon exaû & 
rangé qui maintenoit l'ordre dans la maifon 
de fa maîtreffe. On craignoit fe vigilance, 
& le gafpillage étoit moindre. Elle-même 
craignoit fa cenfure & fe contenoit da- 
vantage dans fes diffipations. Ce n'étoit pas 
aflez pour elle de ion attachement, elle 
Touloit conferver fon eftime , & elle re^ 
doutoit le jufte reproche qu'il ofoit quel- 
quefois lui feire , qu'elle prodiguoit le bien 
d'autrui autant que le fien. Je penfois 
comme lui , je le difois même ; mais je 
n'avois pas le même afcendant fur elle ^ 
& mes difcours n'en impoioient pas com-» 
me les fiens. Quand il ne fot plus , je ftis 
bien forcé de prendre fa place , pour la- 
quelle j'avois auffi peu d'aptitude que de 
goût ; je la remplis mal. J'étois peu foi- 
gneux , j'étois fort timide , tout en grondant 
a-part-moi, je laiiTois tout aller comme 
il alloit D'ailleurs j'avois bien obtenu la 



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68 Les Confessions. 

même confiance ; mais non pas la même 
autorité. Je voyois le défordre , j'en gé- 
miffois , je m'en plaignois , & je n'étois 
pas écouté. J'étqis trop jeune & trop vif 
pour Bvoir le droit d'être raifonnable , &C 
quand je voulois mo mêler de faire le 
cenfeur, Maman me donnoit de petits 
foufflets de careffes , m'appelloit fon pe- 
tit mentor , & me forçoit à reprendre le 
rôle qui me convenoit. 

Le fentiment profond de la détreffe où 
{es dépenfes peu mefurées dévoient né- 
céffairenient la jetter tôt ou t^d , me fit 
une impreflîpn d'autant plus forte , qu'étant 
devenu Pinfpeâeur defamaifon, je)ugeois 
par moi-même de l'inégalité de la balance 
entre le doit &c tavoir. Je date de cette 
époque le penchant à l'avarice que je me 
fuis toujours fenti depuis ce tems-là. Je 
n'ai jamais été follement prodigue que par 
bourafques;mais jufqu'alors je ne m*étoi$ 
jamais beaucoup inquiété fi j'avois peu 
ou beaucoup d'argent Je commençai à 
feire cette attention , & à prendre du foud 
-de ma bourfe. Je devenois vilain par un 
motif très-noble ; car en vérité je ne fon- 
geois qu'à ménager à Maman quelque reP 



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L I V R E V. 69 

ibiifce dans la cataftrophe que je pré- 
voyoi^. Je craignois que fes créanciers ne 
fifient faifir fa penfion, qu'elle ne fut tout- 
àrùàt fupprimee , & je m'imaginois , fe-- 
Ion mes vues étroites , que mon petit ma- 
got lui feroit alors d\in grand fecours. 
Mais pour le faire & fur-tout pour le con- 
ferver , il feUoit me cacher d'elle ; car il 
n'eût pas convenu, tandis qu'elle étoitaux 
expédiens^ qu'elle eût fu que j'avois de 
l'argent mignon. J'allois donc cherchant 
par-ci par-là de petites caches oîi je four- 
rois quelques louis en dépôt , comptant 
augmenter ce dépôt fans ceffe jufqu'au 
moment de le mettre à {es pieds. Mais 
j'étois fi mal-adroit dans le choix de mes 
cachettes , qu'elle les éventoit toujours ; 
puis pour m'apprendre qu'elle les avoit 
trouvées, elle ôtoit l'or que j'y avois mis, 
& en mettoit davantage en autres efpe- 
ces. Je vcnois tout honteux rapporter à la 
boiurfe commune mon petit tréfor , & ja- 
mais elle ne manquoit de l'employer en 
nippes ou meubles à mon profit, comme 
épee d'argent , montre ou autre chofe pa» 
reille. 
Jîien convaincu qu'accumuler ne mft 



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70 Les Confessions. 

réuflîroit jamais & feroit pour elle une 
mince reflburce , je fentis enfin que je n'en 
avois point d'autre contre le malheur que 
îe craignois que de me mettre en état de 
pourvoir par moi-même à fa iiibfiftance , 
quand, ceflant de pourvoir à la mienne, 
elle verroit le pain prêt à lui manquer. 
Malheureufement jettant mes projets du 
côté de mes goûts , je m'obftinois à cher- 
cher follement ma fortime dans la mufî- 
que , & fentant naître des idées & des 
chants dans ma tête , je crus qu'auiîî-tôt 
que je ferois en état d'en tirer parti j'ai- 
lois devenir un homme célèbre , un Or- 
phée moderne dont les fons dévoient at- 
tirer tout l'argent du Pérou. Ce dont il 
s'agiffoit pour moi , commençant à lire 
panablement la mufiqiie , étoit d*appren- 
dre la compofition. La difficulté étoit de 
trouver quelqu'un pour me l'enfeigner ;* 
car avec mon Rameau feul je n'efpérois 
pas y parvenh- par moi-même , & depuis 
le départ de M. le Maître , il n'y avoit 
perfonne en Savoye qui entendît rien à 
l'harmonie. 

Ici l'on va voir encore une de ces în* 
conféquences dont ma vie eft remplie,^ 



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L I V R E V. 71 

- - ^ - 

qiii m*ont fait fi fouvent aller contre mon 
but, lors même que j'y penfois tendre di- 
reâement Vmturt m'avoit beaucoup parlé 
de Tabbé Blanchard fon maître de com- 
pofition , homme de mérite & d'un grand 
talent , qui pour lors étoit maître de mu- 
fique de la cathédrale de Befançon , & qui- 
Fefî: maintenant de la Chapelle de Verfail- 
les. Je me mis en tête d'aller à Befançon 
prendre leçon de Tabbé Blanchard^ & cette 
idée me parut fi raifonnabk que je par- 
vins à la faire trouver telle à Maman. La 
voilà travaillant à mon petit équipage , 
& cela avec la profufion qu'elle mettoit 
à toute chofe. Ainfi toujours avec le pro- 
jet de prévenir une banqueroute & de ré- 
parer dans l'avenir l'ouvrage de fa diffi- 
pation , je commençai dans le monient 
même par lui caufer une dépenfe de huit 
cents francs : j'accélèrois fa ritine pour me 
mettre en état d'y remédier. Quel<^ie folle 
que fut cette conduite , l'illulion étoit en- 
tière de ma part & même de la fienne. 
Nous étions perfuadés l'un & l'autre , moi 
que je travaillois utilement pour elle , elle 
que je travaillois utilement pour moi. 
Tavois compté trouver Fmturc encore 



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71 Les Confessions. 



à Annecy & lui demander une lettre pour 
Vd!bhé Blanchard. Il n'y étoit plus. Il fal- 
lut poiu- tout renfeignement me conten- 
ter d'une Meffe à quatre parties de & 
compofition & de fa main qu'il m'avoit 
laiffée.Avec cette recommandation je vais 
à Befançon paflant par Genève oîi je fus 
voir mes parens , & par Nion où je flis 
voir mon père , qui me reçut comme à 
ion ordinaire , & fe chargea de me faire 




Befançon. L'abbé Blanchard me re^c 
bien , me promet fes inftruâions & m of- 
fre fes fervices. Nous étions prêts à com- 
mencer quand j'apprends par une lettre 
de mon père que ma malle a été faifie & 
confifqueeaux/Joz(//Jj, Bureau de France 
for les frontières de Suifle, Effrayé de cette 
nouvelle j'employe les connoiflances que 
je m'étois faites à Befançon poiu: favoir 
îe motif de cette confifcation ; car bien fur 
de n'avoir point de contrebande, je ne 
pouvois concevoir fur quel prétexte on 
l'avoit pu fonder. Je l'apprends enfin ; il 
feut le dire ; car c'efl un fait curieux. 

Je voyois à Chambery im vieux Lyon- 

nois , 



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L I V K E V. 73 

rois , fort bon homme , appelle M. Du- 
vivier , qui a voit travaillé au f^ifa fous 
la Régence , & qui faute d'emploi étoit 
venu travailler au cadaftre. II avoit vécu 
dans le monde; il avoit des talens , quel- 
que favoir , de la douceur , de la poli- 
te£k , il favoit la mufique , & comme 
j'étois de chambrée avep lui , nous nous 
étions liés de préférence au milieu des 
ours mal-léchés qui nous entouroient. Il 
avoit à Paris àes correfpondances qui lui 
fbumiffoient ces petits riens , ces nouveau- 
ûs éphémères qui courent , on ne fait 
pourquoi , qui meurent on ne fait com- 
ment , fans quejamais perfonne y repenfe 
quand on a cette d'en parler. Comme je 
le menois quelquefois dîner chez Maman, 
il me faifoit fa cour en quelque forte, 
& pour fe rendre agréable il tâchoit de 
me faire aimer ces fadaîfes , pour lefquel- 
les j'eu^ toujours un tel dégoût qu'il ne 
m'eft ai^rivé de la vie d'en lire une à moi 
feul. Nlalheiueufement un de ces maudits 
papiers refta dans la poche de vefle d'un 
habit neuf que j'avois pprté deux ou trois 
fois pour être çn règle avec les Commis. 
Ce papier étolt une parodie Janfénifte affçz 
. Mémoires. Tome II. D 

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74 Le^ Confessions. 

ifc— j I ■ Il I II i i i I I —^i^^i 

plate de la belle fçene^ du Mitridate dé 
Racine. Je n'en avois pas lu dix vers & 
Tavois la'fle par oubli dans ma poche. 
Voilà ce qui ût confîfquer mon équipa- 
ge. Les Commis firent a la tçte de 1 in- 
ventaire de cette malle un magnifique pro^ 
cès-verbal , ôîi , fuppofant que cet écrit 
venoit de Genève pour être imprimé &C 
diflribué en France , ils s'étendoient en 
feintes inveôive$ contre les ennemis de 
Dieu & de PEglife , & en éloges de leur 
pieufe vigilance qui avoit arrêté Texécu- 
èon de ce projet infernal» Ils trouvèrent 
fans doute que mes chemifes fentoientaufli 
Phéréfie ; car en vertu de ce terrible pa* 
pier tout fut cpnfifqué 9 fens 'que jam^ 
j'aye eu ni raifon ni nouvelle de ma pau- 
vre pacotille. Les gens des fçrmçs à qui 
Ton s'adrefla demandoient tant d'inftmc- 
tions , de renfeignemens , de certificat^ , 
de mémoires , que me perdant mille fois 
dans ce labyrinte 9 je ftis contraint de tout 
abandonner. J'ai un vrai regret de n'avoir 
pas confervç le procès-verçal du bureau 
des Rouffes. C*étoit une pièce à figurer 
avec diftinftion p^utni celles "dont le rer 
çueil doit accompagner cet écrit* 



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L I V R E ¥• 75 

Cette perte me fit revenir à Chambery 
tout 4e fuite fans avoir rien fait avec l'abbé 
Blanchard j & tout bien pefé , voyant le 
malheur me fuivre dans toutes m^s entre- 
prifes, je réfolus de m'attacher unique- 
ment à Maman , de cpurir fa fortune , & 
de ne plus m'inquiéier inutilement d'un 
avenir auquel je ne pouvois rien. Elle me 
reçut comme fi j'aVois rapporté destréfors , 
remonta peu-à^peu ma petite garderôbe, 
& mon malheur , affez griand pour Tun & 
pour l'autre , fut prefque auffi*tôt oublié 
qu'arrivé. 

Quoique ce malheur m'eût refi-oidi fur 
mes projets de mufique , je ne laiiTois pas 
d'étudier toujours mon Rameau , & à force 
d'efibrts je parvins enfin à l'entendre *& à 
feire quelques petits eflàis de coàipofition 
dont le faccès m'encoiuragea. Le Comte 
de BclUgardc fils du Marquis ^Amremont^ 
étoit revenu de Drefde après là mort du 
.roi Aimijle. Il avoit vécu long'-temsà 
Paris , u aimoit extrêmement la mufique, 
& avoit pris en pâfliion celle de Rameatu 
Son frère le Comte de NangU jouoit du 
violon , Madame la Comtefle de la Tour 
leur fceur çhantoit un peui Tout cela mit 



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76 Les Confessions. 

à Chambery la mufique à la mode , & Ton 
établit une manière de concert pvibîlc , dont 
on voulut d'abord me donner la direftion; 
mais on s'apperçut bientôt qu'elle paffoit 
mes forces , & Ton s'arrangea autrement. 
Je ne laiffois pas d'y donner quelques pe- 
"tits morceaux de ma feçon , & entr^autres 
une cantate qui plût beaucoup. Ce n'étoit 
pas une pièce bien faite, mais elle étoit 
pleine de chants nouveaux & de chofes 
d'effet, que l'on n'attenjjoit p^sde moi. Ces 
Meffieurs nç purent croire que lifant fi mal 
la mufique , jç fiiffe en état d'en compofer 
de paffable , &^ ils ne doutèrent pas que 
je ne me fuffe fait honneur du travail d'aiw 
trui. Pour vérifier la chofe , un matin M. 
de Nangis vint me trouveraveç une cantate 
de Clerambault qu'il javoit tranfpofée, di- 
foit-il pour la commodité de la voix, & à 
laquelle il falloit faire une autre baffe , la 
tranfpofitîpn rendant celle de • CUrambauU 
impraticable fur l'inflrument ; je répondis • 
que c'etoit un travail confidérable oc qui 
ne pouvolt âf r<e fait fur-le-champ. Il crut 
ue je cherchoîs une défaite & nlt prefla 
e lui faire au moins la baffe d'un récitatif. 
Je la fis donc, mal fans doute, parce qu'ea 



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i 



Livre V, 77 

>« ■ 

toute chofe il me faut povu: bien faire ,' 
mes aifes & la liberté , mais Je la fis dii 
moins dans les règles , & comme il étoit 
préfent , il ne put douter que je ne fuffe 
les élémens de la compofition. Ainfi Je ne 
perdis pas mes écolieres , mais Je me re- 
froidis un peu fur la inufiqcie ^ voyant 
qu'on faifbit un concert & que Fon s'y 
paflbit de moi. 

Ce fut à-peu-près dans ce tems-là que ^ 
la paix étant faite , l'armée Françoife re- 
paffa les monts, Plufieurs Officiers vinrent 
voir Ivîaman ; entr'autres M. le Comte de 
Lautrec , colonel du régiment d'Orléans ^ 
depuis Plénipotentiaire à Genève , & en- 
fin Maréchal de France ; auquel elle me 
préfenta. Sur ce qu'elle lui dit, il parut 
s'întéreffer beaucoup à moi , & me pro- 
mit beaucoup de chofes , dont il ne s'eft 
fouvenu que la dernière année de fa vie , 
lorfque Je n'avois plus befoin de lui. Le 
jeune Marquis de Scnneclcrre , dont le père 
étoit alors Ambaffadeur à Turin , pafla dans 
le même tems à Chambery. Il dîna chez 
Madame de Mcnthon ; J'y dînois auffi ce 
jour - là. Après le dîné il fvit queftion de 
mufique ; il la favoit très-bien. L'opéra de 

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78 Les Confessions. 

I I I I É 

Jephté étoit alors dans fa nouveauté ; il en 
parla , on le fit apporter. Il me fît frémir 
en me propofant d'exécuter à nous deux 
cet opéra , & tout en ouvrant le livre il 
tomba fur ce morceau céltl^re à deux 
chœurs : 

Xa Terre , PEnfer , le Ciel même » 
Tout tremble devant le Seigneur. 

Il me dit; combien voulez-vous faire de 
parties ? Je ferai pour ma part ces iix-là. 
Je n'étois pas encore accoutumé à cette 
pétulance Françoife , & quoique j'euffe 
quelquefois annoncé des partitions , )e ne 
comprenois pas comment le même honuae 
pouvoit feire en même tems lix parties ni 
même deux. Rien ne m'a plus coûté dans 
l'exercice de la mufiqûe que de fauter ainfi 
légèrement d'une partie a l'autre , & d'à* 
voir l'œil à la fois fur toute une partition. 
A la manière dont je me, tirai de cette 
entreprife , M. de SenncSerre dut être 
tenté de croire que je ne favois pas la mu- 
£que. Ce fiit peut-être pour vérifier ce 
doute qu'il me propofa de noter une chan- 
fon qu'il vouloit donner à Mlle, de Afc»- 
$hon. Je nepouvois m'en défendre. Il chanta 
la chanfon ; je l'écrivis , même fans le 



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■ÉMAvMMiritairiÉaaiMidM 



Livre V. * 79 

■■ I " ■ I 1 1 I ■ I I if 

faire beaucoup rcpéten II la lut enfuite 9 
& trouva , comme il étoit vrai , qu^cUè 
étoit très-correûement notée. Il avoit vu 
mon embarras , il prit plaifir à aire valoir 
ce petit fuccès. C'étoit pourtant une chofe 
très-fimple. Au fond je lavois fort bien la 
mufique^je ne manquoisque de cette vi"» 
vacite du premier coup-d'œil que je n'eus 
jamais fur rien , & qui ne ^'acquiert en 
muâque que par une pratique conlommée. 
Quoi qif Û en foit je fus fenfible à Thon- 
nête foin qu'il prit d'effacer dans Tefprit 
«les autres & ^ns le mien la petite bonté 
que î'avdis eue ; & douze ou quinze ans 
après me rencontrant avec lui dans divex^ 
fes maifons de Paris , je fus tenté plu^ 
fieurs fois de lui rappeller cette anecdote, 
& de lui montrer que j'en gardois k fou- 
venir. Mais il avoit perdu les yeux depuis 
ce tems-là. Je craignb de renouveller fes re- 
grets en lui rappellant l'ufage qu'il en avoit 
iù feire , & je me tiK*. 

Je touche au moment qui commence k 
lier mon exiflence paffée avec la préfente; 
Quelques amitiés de ce tems-là prolongées 
}ufqu'à celui-ci me font devenues bien pré- 
cieufest Elles m'ont fouvent fait regretter 

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8o Les Confessions. 

cette heureufe obfciirité où ceux qui 
difoient mes amis Pétoient & m^aimoien 
pour moi , par pure bienveillance , non 
par la vanité d'avoir des liaifons avec un 
homme connu , ou par le defir fecret de 
trouver ainfi plus d'occafxons de lui nuire. 
Ceft d'Ici que je date ma première con- 
noiflance avec mon vieux ami Gaufecoim 
qiri m'efl toujours refté , malgré les efforts 
qu'on a faits pour me Tôter. Toujours 
reflé ! non. Helas ! je viens de le perdre. 
Mais il n'a ceffé de m'aimer qu'en ceffant 
de vivre , & notre amitié n*a fini qu'avec 
lui. M. de GauffUouri étoit un des hommes 
les plus aimables qui aient exifté. Il étoit 
impoflible de le voir fans l'aimer, & de 
vivre avec lui fins s'y attacher tout-à-fait» 
Je n'ai vu de ma vie une phyfionomie plus 
ouverte , plus careflante , qui eût plus de 
férénité , qui marquât plus de fentinaent 
& d'eiprit, qui inspirât plus de confiance* 
Quelque réfervé qu'on pût être on ne pou- 
voit ihs la première vue fe défendre d*ê- 
tre auffi familier avec lui que fi on l'eût ^ 
connu depuis vingt ans , & moi qui avois 
tant de peine d'être à mon aife avec les 
nouveaux vifages , j'y fiis avec lui <b pre^ 



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L I V R E V. 8i: 



mier moment. Son ton , fon accent , fon 
propos accompagnoient parfaitement fa 
phyfionomie. Le fon de fa voix étoit net ^ 
plein , bien timbré; ime belle voix de baffe 
étoffée & mordante qui rempliffoit Toreille 
& fonnoit au cœur. Il efl impoflible d'à-, 
voir une gaîté plus égale & plus douce , 
des grâces plus vraies & plus fimples , des 
talens plus naturels & cultivés avec plus 
de goût. Joignez à cela un cœur aimant^ 
mais aimant un peu trop tout le monde , 
un caraftere officieiuc avec peu de choix ^ 
fervant (es amis avec zèle , ou plutôt fe 
feifant Tami des gens qu'it pouvoit fervif , 
& fachantfaire tres-adroitement fes propres 
afiaires en fkifant très-chaudement celles 
d'autrui. Gauffctoun étoit fils d'un fimple 
horloger & avoit été horloger lui-même.' 
Mais & figure &c fon mérite Pappelloient 
dans une autre fphere oh il ne tarda pas 
d'entrer. Il fit connoif&nce avec M, de la 
Clofurcj Réfident de France à Genève qui 
le prit en amitié. Il lui procura à Paris d'au- 
tres connoiffances qui lui furent utiles » 
& par lefquelles il parvint à avoir la four- 
niture des fels du Valais , qui lui valoit 
vingt mille livres de rente. Sa fortune ^ 

P5 

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8i Les CoNFESsio^irs, 

affez belle , (e borna là du côté des hom- 
mes , mais du côté des femmes la preffe 
y étoit; il eut à choifir , & fit ce quil 
voulut. Ce qu*il y eut de plus rare , & 
de plus honorable pour lui fut qu^ayant 
des lîaifons dans tous les états ^ il fut par- 
tout chéri , recherché de tout le monde 
fans jamais être envié ni haï de perfonne, 
& je crois qu*il eu mort fens avoir eu de 
fa vie un feiiî ennemi. Heiweux homme î 
Il venoit tous les ans aux hains d'Aix oit 
fe rafïèmble la bojone compagnie des pays 
voifins. Lié avec toute la nobleffe <fe Sa- 
voye 5, il venoit d'Aix à Chambery voir 
' le comte de BelUgarde & fon père le Mar- 
quis d^Antremcnty chez qui Maman fit & 
me fit fiiire connoiffanee avec lui. Cette 
connoiflànee qui fembtoit devoir n^abou- 
tir à rien & fiit nombre d'années inter- 
rompue , ferenouvella dans Poccafion que 
je dirai & devint un véritable attachement. 
C*eft aflTez pour m*autorifer à parler d'un 
ami avec qui }*ai été fi étroitement lié: 
mais quand je ne prendrois auam intérêt 
perfonnel à fa mémoire ^ c'étoit un homme 
4i aimable & fi heureufwnent né que poin: 
rh#iui€ur de Tefpece humaine je. la croî^ 



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L I V R E V. «J 

rois toujours bonne à conférver. Cet hom»». 
me fi charmant avoit pourtant fes défauts, 
^iniî que les autres ^ comme on pourra 
voir ci-après ; mais s'il ne les eût pas eu$ 

fieut-etre eût-il été. moins, aimable. Pour 
e rendre intéreflant autant qu'il pouvoit 
rêtre, il feUoit qu'qn eût quelque çhqfç: 
à lui pardonner^ 

Une autre liaifbn du même tems n'efi 
pas éteinte ^ ôc me leurre encore de cet 
efpoir du bonheur temporel qui meurt 6 
difficilement dans le cœur de l*homme^ 
M. de Confié y gentilhomme Savoyard ^ 
alors jeune & aimable eut la fàntaifie d'ap«- 
prendre la mufique, ou plutôt 4e feire* 
connoiflance avec celui qui Tenfeigfioit.. 
Avec de Pefprit: , & du goût poiir les beW 
les connoiffances , M* de Con^i avoit ime 
douceur de caraûere qui le rendoît très?- 
liant , & je Tétois beaucpup moi-même 
pour les gens en qui j<ç la trouvois. La 
lîaifon fiit bientôt fiaite. Le germe de litr 
térature & de philofophie qui commeiV' 
çoit à fermenter dans ma t^te & qui n'at^ 
tendoit qu'un peu de culture & d'énuir 
lation pour fe développer tout-à-fait y le^ 
trouvoit en luû M,, de Qonni avoit peu; 



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84 Les Confessions. 

de difpofition poiir la mufique ; ce fiiî 
un bien pour moi : les heiwes des leçons 
fe paffoient à toute autre chofe qu'à fol- 
fier. Nous déjeûnions , nous cautions , 
nous lifions quelques nouveautés , & pas 
un mot de mufique. La correfpondance 
de Voltaire avec le Prince Royal de Prufle 
faifoit du bruit alors ; nous nous entrete- 
nions fouvent de ces deux hommes célè- 
bres , dont Fim depuis peu fiir le trône 
s'annonçoit déjà tel qu'il devoit dans peu 
fe montrer, & dont l'autre, aufli décrié 
qu'il eft admiré maintenant, nous faifoit 
plaindre fincérement le malheur cjui fem- 
kloit le pourfuivre , & qu'on voit fi fou- 
vent être l'apanage des grands talens. Le 
Prince de Prufle avoit été peu heureux 
dans fa jeunefle, & Voltaire fembloit fait 
pour ne l'être jamais. L'intérêt que nous 
prenions à Pun & à l'autre s'étendoit à 
tout ce qui s'y rapportoit Rien de tout ce 
qu'écrivoit Voltaif e ne nous échappoit. Le 

fout que je pris à ces leftures m'infpira le 
efir d apprendre à écrire avec élégance ; 
6c^ de tâcher d'imiter le beau coloris de 
cet auteur dont j'étois enchanté. Quelque 
tçflis après parurejtt fcs lettres philofophi- 



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L I V R E V. 85 

t|ues ; quoiqu'elles ne foient affurément 
pas fon meilleur ouvrage , ce fut celui qui 
m'attira le plus vers l'étude , & ce goût 
naiflant ne s éteignit plus depuis ce tems-Ià. 
Mais le moment n'étoit pas venu de 
m'y livrer tout de bon. Il me reftoît en- 
core une humeur un peu volage , un defir 
d'aller & venir qui s'étoit plutôt borné 
qu'éteint, & que nourriffoit le train de 
la maifon de Madame de Warms , trop 
bruyant pour mon humeur folitaire. Ce 
tas d'inconnus qui lui affluoient Journel- 
lement de toutes parts , & la perfuafion 
où j'étois que ces gens-là ne cherchoient 

Si'à la duper chacun à fa .manière , me 
ifoient un vrai tourment de mon habi- 
tation. Depuis qu'ayant fuccédé à Claude 
Ancî dans la conndence de fa maîtreffe 
je fuivois de plus près l'état de i^s affai- 
res, j'y voyois un progrès en mal dont 
j'étois effrayé. J'avois cent fois remon- 
tré , prié , preffé , conjuré , & toujours 
inutilement. Je m'étois jette à fes pieds , 
je lui avois fortement repréfenté la catas- 
trophe qui la menaçoit, je l'avois vive- 
ment exhortée à réformer fa dépenfe , à 
commencer par moi , à fou&ir plutôt un 



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86 Les Confessions. 

I M l ■ m 

peu tandis qu'elle étoît encore jeune , que,; 
multipliant toujours fes dettes & fes créan- 
ciers , de s'expofer fur fes vieux jours à 
leurs vexations & à la mifere. Senfible à 
b fincérité de mon zèle elle s'attendriC» 
foit avec moi , & me promettoit les plus 
belles chofes du monde. Un croquant ar- 
rivoit-il? A Tbôant tout étoit oublie. 
Après mille épreuves de l'inutilité de mes 
remontrances , que me reftoit-il à feire que 
de détourner les yeux du mal que Je^ne 
pouvois prévenir? Je m'éloignois de la 
maifon dont je ne pouvois garder la por- 
te ; je faifois de petits voyages à Nion ^ 
à Genève , à Lyon , qui m^étourdifîant 
fiu- ma peine fecrete , en augmentoient 
en même tems le fujet par ma dépenfe. 
le puis jurer que j*en aurois fouffert tous 
les retranchemens avec joie , fi Maman 
eût vraiment profité de cette épargne ; 
maïs certain que ce que je me rehifois 

f)âflbit à des fripons , j'abufois de fa fàci- 
ité pour partager avec eux , & comme 
ie chiejn qui revient de la boucherie, j^em- 
portois mon lopin du morceau que Je 
n'avois pu fauver. 
Les prétextes oe me manquoient pas 



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L I V R E V. iy 

pour tous ces voyages , & Maman feule 
m'en eût fourni de refte , tant elle avoit 
par-tout de liaifons , de négociations , d'af- 
faires , de commiilions à donner à quel- 
qu'un de fur. Elle ne demandoit qu'à m'en- 
voyer , je ne demandois qu'à aller ; cela 
ne pouvoit manquer de teire une vie af- 
fez ambulante. Ces voyaees me mirent à 
portée de faire quelques bonnes connoif^ 
^nces qui m*ont été dans la fuite agréa- 
bles ou utiles : entr'autres à Lyon cette de 
M. Pcrrichon ^ que je me reproche de n'a- 
voir pas affez cultivé , vu les bontés qu'il 
a eues poiu* moi ; celle du bon Parifot 
dont je parlerai dans fon tems : à Greno- 
ble celles de Madame Deybms & de Ma-* 
dame la Préfidente de Bardonanche , femme 
de beaucoup d'efprit, & qui m'eût pris 
en amitié fî j'avois été à portée de la voir 

{)lus fbiivent : à Genève celle de M. de 
a Clofure Réfident de France , qui me par- 
loit fouvent de ma mère dont malgré la 
mort & le tems , fon cœur n'avoit pu fe 
déprendre ; celle des deux Barrillot , dont 
le père, qui m*appelloit fon petit -fîls, 
étoit d'une fociéte très -aimable, & l'uu 
des plus dignes hommes que j^aye jamais 



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S8 Les Confessions. 

connus. Durant les troubles de la R^u- 
blique , ces deux citoyens fe jetterent dans 
les deux partis contraires ; le fils dans celui 
de la Bourgeoifie , le père dans celui des 
Magiftrats , & lorfqu'on prit les armes en 
1737 , je vis , étant à Genève , le père & 
le fils fortir armés de la même maifon , 
Tun pour monter à Thôtel-de-ville , l'au- 
tre pour fe rendre à fon quartier , furs de 
fe trouver deux heures après Tun vis-à- 
vis de l'autre , expofés à s'entr'égorger. 
Ce fpeâacle affreux me fit une impreffion 
fi vive que je jurai de ne tremper jamais 
dans aucune guerre civile^ & de ne fou- 
,tenir jamais au-dedans la liberté par les 
armes , ni. de ma perfonne ni de mon 
aveu , fi jamais je rentrois dans mes droits 
de citoyen. Je me rends le témoignage 
d'avoir tenu ce ferment dans .une occa- 
fion délicate , & Ton trouvera , du moins 
je Iç penfe , que cette modération fiit de 
quelque prix. 

Mais je n'en étois pas encore à cette 
première fermentation de patriotifme que 
Genève en armes excita dans mon cœur. 
On jugera combien j'en étois loin par un 
feit très-grave à ma charge que j'ai oublié 



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L I V R E V. 89 

■■I I ^ ■ I . ■ , Il I I I II 1^ 

de mettre à fa place & qui ne doit pas 
être omis. 

Mon oncle Bernard étoit depuis quel- 
ques années pafl'é dans !a Caroline pour jr 
fidre bâtir la ville de Charleftovn dont J 
avoit donné le plan. Il y mourut peu 
après; mon pauvre coufin étoit auiïi mort 
au fervice, du Roi de Pruffe , & ma tante 
perdit ainfi fon fils & fon mari prefque en 
même tems. Ces pertes réchauffèrent un 
peu fon amitié pour le plus proche parent 
qui lui reftât & cjui étoit moi. Quand j'ai- 
lois à Genève , je logeois chez elle & je 
m'amufois à fureter & feuilleter les livres 
& papiers que mon oncle avoit laiffés. J'y 
trouvai beaucoup de pièces curieufes & 
des lettres dont affurément on ne fe dôu- 
teroit pas« Ma tante qui faifoit peu de cas 
de ces papertfles, m'eut laifle tout empor- 
ter fi j*avois voulu. Je me contentai de 
deux ou trois livres commentés de la main 
de mon grand - père Bernard le miniftre , 
& entr*autrês les œirvres pofthumes de 
P^ohault in-quarto , dont les marges étoient 
pleines d'excellentes fcholies qui me firent 
aimer les mathématiques. Ce livre eft refté 
parmi ççvuc de Maoainç de Warms i fai 



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90 Les Confessions. 

toujours été fâché de ne l'avoir pas gardé* 
A ces livres je joignis cinq ou fix nlemoi- 
res manufcrits , & un feul imprimé , <juî 
étoit du fameux Michdi Ducrtt , homnie 
d'un grand talent, favant , éclairé , maïs 
trop remuant , traité bien cniellement par 
les magiftrats de Genève , & mort demié- 
rememt dans la fortereflfe d'Arberg où il 
étoit enfermé depuis longues années , potir 
avoir , difoit-on, trempé dans la eonfpira?- 
tion de Berne. 

Ce mémoire étoit une critique aflez ju* 
dicieufe de ce grand & ridicule plan de 
fortification qu'on a exécuté en partie à 
Genève , à la grande rifée des gens du 
métier qui ne favent pas le but fecret qu*a- 
Voit le Confeil dans l'exéaition de cette 
magnifique entreprife. M. Michdi ayant 
été exclu de la chambre des fortifications 
pour avoir blâmé ce plan , avoit cru , 
comme membre des Deux - Cents , & 
même comme citoyen , pouvob en dire 
fon avis plus au long , & e'étoit ce qu'il 
avoit fait par ce mémoire qu'il eut 1 un- 
prudence de feire imprimer , mais non pas 
publier ; car il n'en fit tirer que le nombre 
d'exemplaires qu'il envoydt aux Deuxs^ 



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L I V R E V. 9^ 

Cents 9 ,& qui furent tous interceptés à*l» 
pofte par ordre du Petit Confeil Je trou-* 
vaî ce mémoire parmi les papiers de mon 
oncle ^ avec la réponfe qu'il avoit été 
chargé d'y faire , & j'emportai l'im & l'au- 
tre. J'avois fait ce voyage peu après ma 
fortie du Cadaftre , & j'etois demeuré en 
quelque liaifon avec Favocat Coccelli qui 
en étoit le chef. Quelque tems après le 
direâeur de la douane s'avifa de me prier 
de lui tenir un enfant , & me donna Ma- 
dame Coccelli pour commère. Les honneurs 
me tournoient la tête , & fier d'appartenir 
de fi près à M. l'avocat, je tâchois de £iire 
l'iipportantpour me montrer digne de cette 
gloire. 

Dans cette idée , je crus ne pouvoir rien 
faire d,e mieux que de lui faire voir mon 
mémoire imprimé de M. Micheli , qui 
réellement étoit une pièce rare , pour lui 
prouver que j'appartenois à des notables 
de Genève qui favoient les fecrets de TEr 
lat. Cependant , par une demi-réferve dont 
î'aurois peine à rendre raifon , je ne lui 
montrai point la réponfe de mon onde à 
ce mémoire , peut-être parce qu'elle étoit 
jnanufcrite , & qu'il ne falloit à M, l'avor 



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$2 Les Confessions. 




le revoir, & que bien convaincu de Finu- 
tilité de mes efforts , je me fis un mérite 
de la chofe & transformai ce vol en pré- 
fent. Je ne doute pas un moment qu'il 
n'ait bien fait valoir à la Cour de Turin 
cette pièce , plus curieufe cependant qu'u- 
tile , Se qu'il n'ait eu grand foin de fe faire 
rembourfer de manière ou d'autre de l'ar- 
gent qu'il lui en avoit dû conter pour l'ac- 
quérir. Heureufement , de tous les futurs 
contingens , un des moins probables eÛ 

2u'un jour le roi de Sardaigne afHégera 
Genève. Mais comme il n'y a pas d'im- 
pofîibilité à la chofe , j'aurai toujours à 
reprocher à ma fotte vanité d'avoir montré 
les plus grands défauts de cette place à fon 
plus ancien ennemi. 

Je pafTai deux ou trois ans de cette fa- 
çon entre la mufique , les magifléres , les 
projets , les voyages , flottant inceflam- 
ment d'une chofe à l'autre , cherchant à 
me fixer fans favoir à quoi , mais entraîné 
pourtant par degrés vers l'étude , voyant 
îles gens de lettres ^ entendant parler de 



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L I V R E V. 95 

ittératiire, me mêlant quelquefois d'en 
varier moi-même, & prenant plutôt le 
argon des livres que la connoiflknce de 
eur contenu. Dans mes voyages de Ge- 
leve , j'allois de tems en tems voir en 
raflant nw>n ancien bon ami M. Simon , 
jui fomentoit beaucoup mon émulation 
laiflante par des nouvelles toutes fraîches 
le la .Republique des Lettres tirées de 
Baillet ou de Colomiés. Je voyois auffi 
beaucoup à Chambery un Jacobin profeir- 
feur de Phyfique , bon homme de moine 
dont j'ai oublié le nom , & qui &ifoit 
Pouvant de petites expériences qui m'amu-* 
foient extrêmement* Je voulus à fon exem- 
ple faire de Fencre de fympathie. Pour cet 
effet , après avoir rempU ime bouteille plus 
qu'à demi de chaux vive , d*orpiment & 
d'eau , je la bouchai bien. L'eflFervefcencc 
commença prefque à Tinftant très-violem- 
ment. Je courus à la bouteille pour la dé- 
boucher , mais je n'y fus pas à tems; elle 
me iâûta au vifage comme une boinbe* 
Pavalai de l'orpiment , de la chaux ; j'w 
faillis mourir. Je reffai aveugle plus de lix 
ièmaihes , & j'appris ainfi à ne pas me mê- 
Içr de Phyfique expérimentale fans en fa?^ 
voir les élénitns. 



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94 Les Confessions. 

Cette aventure m'arriva mal- à -propos 
pour ma fanté , qui depuis quelque tems 
s'altéroit l'enfiblement. Je ne fais d^oîi ve- 
noit qu'étant bien conformé par le coffi'e 
& ne feifent d'excès d'aucune efpece , je j 
déclinois à vue d'œiL J'ai une aiTez bonne | 
quarrure , la poitrine Wge , mes. poumons 
doivent y jouer à Taife ; cependant j'avois i 
la courte haleine '^je me fentois opprefliè; 
je foupirois involontairement , j'avois des 
palpitations 9 je crachois du fan^ ; la fièvre 
lente furvint & je n'en ai jamais été bien 
quitte. Comment peut-on tomber dans cet 
état à la' fleur de l'âge , fans avoir aucun 
vifcere vicié , fans avoir rien feit pour 
détruire là fanté ? 

L'épée ufe le foiureau , dit-on quelque- 
fois. Voilà mon hiiloire. Mes pafiions 
m'ont fait vivre , & mes paflîons m'ont 
tué. Quelles paflions dira-t-on? Des riens: 
Us chofes du monde les plus puériles ; 
mais qui m'iifFeôoient comme s il fe fut 
agi de la pofTeflion d'Helene ou du trône 
de l'univers. D'abord les femmes. Quand 
l'en eus une , mes fens fiirent tranquilles ^ 
mais mon cœur ne le fiit jamais. Lés be-> 
Hoins de l'amour me dévoroient au fein àff 



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L I V R E V. 95 

1^ joiiiflance. J'avois une tendre mère, une 
ajiiie chérie , mais il me felloit une maî* 
tf effe. Je me la fîgurois à fa place j je me 
la créols de mille façons pour me donner 
k change à moi-même. Si j*avois cru tenir 
Maman dans mes bras quand je Ty tenois, 
mes itreintes n'aiiroient pas été moins 
vives , maij tous mes defirs fe feroient 
éteints ; j'aïu-ois fanglotté de tendreffe , mais 
î^ n'aurois pas joiu. Jouir î Ce fort eft-il 
f^it pour l'homme ? Ah il jamais une feule 
fois en ma vie j'avois goûté dans leur plé- 
nitude toutes les délices de famour , je 
n'imagine pas que ma frêle exiftence y eût^ 
pu fuSire ; je terois mort fur le feit. 

J'étoisdonc brûlant d*amoiu- fans objet , 
& c'eft peut-être ainfi qu'il épuife le plus. 
ï*étois inquiet , tourmenté du mauvais état 
des aâ^res de ma pauyre Maman & de 
fon imprudente conduite , qui ne pouvoit 
ihanquer d'opérer fa ruine totale en peu 
àe tems. Ma cruelle imagination qui v^ 
toujours au devant des malheurs ^ me mon- 
troit celui-là fans ceffe dans tout fon excès 
& dans toutes (es fuites^ Je me voyois 
4'avance forcément féparé par la mifere 
de celle à qui j'avois confacré ma vie ^ 6i 



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96 Les Confessions. 

fans qui je n'en pouvols jouir. Voilà com- 
ment j'avois toujours Tame agitée. Les 
defirs & les craintes me dévoroient alter- 
nativement. 

La mufique étoit pour moi uue autre 
paffion moins fougueufe , mais non moins 
confumante par lardeur avec laquelle je 
m'y livrois , par l'étude opiniâtre des obs- 
curs livres de Rameau , par mon invinci- 
ble obftination à vouloir en charger ma 
lliémoire qui s'y refufoit toujours, par mes 
courfes continuelles , par les compilations 
îmmenfes que j'entaffois , paffent très-fou- 
yent à copier les nuits entières. Et poiu*- 
quoi m'arreter aux* chofes permanentes , 
tandis que toutes les folies qid paffoient 
dans mon inconftante tête , les goûts fii- 
gitifs d'un feul jour , un voyage , un con- 
cert , un foupé , une promenade à faire , 
un roman à lire , une comédie à voir , 
tout ce qui étoit le moins du monde pré- 
médité dans mes plaiiirs ou dans mes ado- 
res devenoit pour moi tout autant de paf^ 
fions violentes , qui dans leur impétuofité 
ridicule .me donnoient le plus vrai tour- 
ment. La leâure des malheurs imaginaires 
de CUvcland , faite avec fureur & fouveiit 

interrompue , 



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L I V R E Vv 97 

■ m • M .1 .1 . ■ r I I I I t . 1 I ,, .« Il ■■ 

ilîterrompiie , m'a fait faire, je crois , pliis 
de mauvais fang qiie' les miens* 

Il y avoii un Genevois nommé M. Ba^ 
guent , lequel avoit été employé fous 
Pierre4e-Grand à la Cour de Rufîîe ; un 
des plus vilains hommes & des plus grands 
foux que j'aye jamais vus , toujours plein 
de projets auffi fbux que lui, qui feîfoit 
tomber les millions comme la pluie , & à 
qui le6 zéros ne coùtoient rien. Cet homme 
«tant venu à Chambery pour quelque pro- 
cès au Sénat , s'empara de Maman comme 
de raifon , & pour fes tréfors de zéros 
qu'il lui prodiguoit généreufement , lui 
tiroit {es pauvres écus pieèe à pièce. Je 
ne Taimois point, il le voyoit; avec moî 
cela n'eft pas difficile ^ il n'y avoit forte 
de baffeffe qu'il n'employât pour me cajo- 
ler. Il s'avife de_me propofer d'apprendre 
les échecs qu'il jouoit un peu. J eflayai ^ 
prefque malgré moi , & après avoir tant 
bien que mat appris la marche , mon pro- 
grès nit fi rapide qu'avant la fin de la pre-^ 
miere féance , je lut donnai la tour qu'il 
nf avoit donnée en commençant. Il ne m'en 
&llùt pas ds^vantage : me voilà forcené desi 
échecs. J'achète un échiquier : j'achète le 

Mémoires^ Tome II« E 



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98 Les Confessions. 

calabrois; je m'enferme dans ma chambre, 
j'y pafle les jours & les nuits à vouloir 
apprendre par cœur toutes les parties , à 
les fourrer dans ma tête bon gré mal gré , 
à jouer feul fans relâche & fans fin. Après 
deux ou trois mois de ce beau travail & 
tfefForts inimaginables je vais au café , 
maigre , jaune , & prefque hébété. Je 
m'eflaye , je rejoue avec M. Baguent : il 
me bat une fois , deux fois , vingt fois ; 
tant de tombinaifons s'étoient brouillées 
dans ma tête , & mon imagination s'étoit 
fi bien amortie , que je ne voyois plus 
qu'un nuage devant moi. ToutejS les fois 
qu'avec le livre de Philidor ou celui de 
Stamma j'ai voulu m'exercera étudier àt% 
parties , la même chofe m'eft arrivée , & 
après iç'être épuifé de fatigue , je me fuis 
trouvé plus foible qu'auparavant. Du refte» 
que j'aye abandonné les échecs , ou qu'en 
ÎOuant je me fois remis en haleine , je n'ai 
jamais avancé d'un cran dçpui^'«ette pre- 
mière féance , & je me fuis toujours re- 
trouvé au même point oii j'étois en la 
fîniffant. Je m'exercerois des milliers de 
fiecles que je finirots par pouvoir donner 
k tour à Bagueret , &c rien de plus. Voilà» 



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L I V R E V* 9^ 



du tems bien employé , direz - tous ! & 
jé n'y en ai pas employé peiu Je ne finis 
ce premier effai ^ue quand je n'eus plus 
la force de contmuer. Quand j'allai me 
montrer fortant de ma chambre , j'avois 
l'air d'un déterré, & fuivant le mêipe trainl 
je n'aurois pas refté déterré long-tems. *^^ 
conviendra qu'il eft difficile , & fur-touj^ 
dans l'ardeur de la Jeuneffe , qu'une pareille 
tête laiffe toujours le corps «n fanté. 

L*altér:ation de la mienne agit fur mon 
humeur, & tempéra l'ardeur de mes fan- 
taifies* Me fentant afFoiblir , je devins plus 
tranquille & perdis un peu la fureur" des 
voyages. Plus fédentaire , je flis pris, non^ 
de l'ennui, mais de la mélancolie ;ïés' 
vapeurs fuccéderent aux paffions; hi^; lan- 
gueur devint trifteffe; je pleuroîs & ibu- 
pirois à propos de rien ; je fentois la vîç 
m'échapper fans l'avoir goûtée ; j? S^P^^ 
fois fur l'état oîi ie laiflbis m^* pauvre* 
Maman , fur celui ou je la voyoîs prête à 
tomber ; je puis cure que la quitter i& /a 
laiiTer à plaindre étoit mon unique regret. 
Enfin je tombai tout- à -fait nialaile. EII2 
me foigna comme jamais mère n^a fDigné 
ion alliant « .& cela hii fit du bien à elle^ 

E z 

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== 

loo Les Confessions. 

même , en fkifant diverfion aux projets 8c 
teiiant écartés les projetteurs. Quelle douce 
mort , û alors elle fut venue ! Si j'avois 
peu goûté les biens de la vie , j'en avois 
peu fenti lés malheurs. Mon ame paifible 
poUvôit partir fans le fentiment ciiiel de 
1 înjuliice des hommes qui empoifonne la 
vie & la mort. J'avois la confolation de 
me furvivre dans la meilleure moitié de 
moi-même ; c'étoit à peine mourir. Sans 
les inquiétudes que favois fur fon fort je 
fèrois mort comme j'aurois pu m'endor-» 
jjhir, & ces inquiétudes mêmes avoient 
un objet afFeûueux & tendre qui en tem- 
j^éroh l'amertume. Je lui difois : vous 
iroilk dépofitaire de tout mon être ; feites 
en forte qu'il foit heureux. Deux ou trois 
fois quand j'étois le plus mal , il m'arriva 
de nie lever dans la nuit & de me traîner 
S ia (Chambre > pour lui donner fur fa con* 
tiuî'te des conieils , j'ofe dire pleins de 
jufteffe & de fens , mais où l'intérêt que 
je preaôiii à fon fort fe marquoit mieux 
C(}xe toute autre chofe. Comme fi les pleurs 
^toient itia nourriture &m-on remède, je 
me fonifîois de ceux que je vcrfois auprès 
d'elle , avec elle , affis fur fon. lit , ôc te-: 



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L I V R E V. lOX 

nant fes mains dans les miennes. Les heu- 
res couloient dans ces entretiens noûur- 
nés , & je m'en retournois en meilleur état 
que Je n'étois venu; content & calme dans 
les promefles qu'elle m'avoit feites , dans 
les efpérances qu'elle m'avoit données, je 
m'endormois là - defliis avec la paix du 
cœur &c h réfignation à la providence. 
Plaife à Dieu qu'après tant de fiijets de 
haïr la vie , après tant d'orages qui ont 
agité ia mienne & qui ne m'en font plus 
qu'un fardeau , la mort qui doit la termi- 
ner nre foit auffi peu cruelle qu'elle ma 
l'eût été dans ce* moment-là î 

A force de foins , de vigilance & d*în- 
croyables peines , elle me fauva , & il eiîf 
certain qu'elle feule pouvoit me iauver. 
J'ai peu de foi à la médecine des médecins, 
mais j'en ai beaucoup à celle des vrais 
anjis ; les chofes dont notre bonheiu* dé- 
pend le font toujours beaucoup mieux que 
toutes les autres. S'il y a dans la vie \m 
fentiment délicieinc , c eft celui qite nous 
éprouvâmes d'être rOTdus l'un à l'autre. 
Notre attachement mutuel n'en augmenta 
pas , cela n'étoit pas poffible ; mais il prit 
. je né iais quoi de plus intime , de plus 

E î 

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lox Les Confessions. 

touchant dans fa grande fimplicité. Je de^ 
vepois tout-à-fait Ion œuvre , tout-à-fait 
fon enfant , & plus qiie fi elle eût été 
ma vraie mère* Nous commençâmes , fans 
y fbnger , à ne plus nous féparer Tun de 
l'autre , à mettre en quelque forte toute 
notre exiftence en commun ; & fentant 
«ue réciproquement nous nous étions non- 
leulement néceflàires , mais fuffifans , nous 
rous accoutumâmes à ne plus penfer à 
rien d'étranger à nous , à borner abfolu- 
Eient notre bonheur & tous nos defirs à 
cette pofleffion mutuelle &c peut-être uni- 
que parmi les humains, qui n'étoit point, 
comme je Pai dit , celle de Tamour , mais 
une pofleflîon plus eflentielle qui, fans 
tenir aux fens , au fexe , à l'âge , à la figure , 
tenoit à tout ce par quoi l'on eft foi , & 
qu'on ne peut perdre qu'en ceflànt d'être. 
A quoi tint-il que cette précieufe crife 
n'amenât le bonheur du reue de fes jours 
& des miens ? Ce ne fiit pas à moi , ]e 
m'en rends le confolant témoignage. Ce 
ne fiit pas non plus à elle, du moins à fa 
volonté. Il étoit écrit que bientôt l'invin- 
cible naturel reprendroit fon empire. Mais 
ce fatal retoiu: ne fe fit pas tout a un cou]j)* 

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Livre V. loj 

j ■■ * ■ " ■■ ■ 

D y eut , grâces au Cîel , im intervalle ; 
court & précieux intervalle ! qui n*a pas 
fini par ma faute , & dont je ne me re- 
procherai pas d'avoir mal profité. 

Quoique guéri de ma grande maladie, 
je n'avois pas repris ma vigueur. Ma poi- 
trine n'étoit pas rétablie ; un refte de 
fièvre duroit toujours , & me tenoit en 
langueur. Je n'avois plus de goût à rien 
qu*à finir mes jours près de celle qui m'é- 
toit chère , à la maintenir dans fes bonnes 
réfolutions , à lui faire fentir en quoi coa- 
fifloit le vrai charme d'une vie heureufe, 
à rendre la fienne telle autant qu'il dépen- 
dît de moi. Mais je voyois , je fentois 
même que dans une maifon fombre & trifte , 
la continuelle folitude du tête-à-tête de- 
viendroit à Ik fin trifte auffi. Le remède 
à cela fe préfenta comme- de lui-même. 
Maman m'avoit ordonné le lait & vouloit 
que j'allefle le prendre à la campagne. J'y 
consentis , pourvu qu'elle y vînt avec 
moi. Il n'en fallut pas davantage pour la 
. déterminer; il ne s'agit plus que du choix 
du lieu. Le jardin du fauxbourg n'étoit 
pas proprement à la campagne , entouré 
de maifons &c d'autres jardims , il n'avoit 

E4 



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104 Les Confessions. 

point les attraits ^'une retraite champêtre. 
j3*ailleurs 9près la mort H^Anu nous avions 
quitté ce Jardin pour raifon d'économie > 
n'ayant plus à cœur d y tenir des plantes ^ 
& d'autres vues nous fàifant peu regretter 
ce réduit. 

Profitant maintenant du dégoût que je 
\\\\ trouvai pour la ville , je lui propofai 
de Tabandonner tout-à-feît, & de nous 
établir dans une folitude agréable , dans 
43uelque petite maifon affez éloignée pour 
dérouter les importuns. Elle Feut lÊdt, & 
4Ce parti que fon bon ange & le mien me 
iuggérpient , nous eût vraifemblablement 
afmré des jours heureux & tramjuilles ^ 
jufqu'au moment où la mort devoit nous 
léparer. Mais cet état n'étoit pas celui oît 
nous étions appelles. Maman divoitéprou^^ 
ver toutes les peines de l'indigence & du 
mal - être ^ après avoir pafle fa vie dans 
Tribondance y pour la lui faire quitter avec 
moins de regret ; & moi , par un affem-*^ 
blage de maux de toute efpece , je devois 
être un jour en exemple à quiconque inf«- 
pire du feut amour du bien public & d^ 
la juftice , ofe ^ fort de fa feule innocence ^ 
dire ouvertenient U vérité ^ux hojwnea 



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L I V R E V. ^ 10$ 

fens sVtayer par des cabales, fans s'être 
feit des partis pour le protéger» 

Une malheureufe crainte la retînt. Elle 
n'oià quitter fa vilaine maifon de peur de 
iacher le propriétaire. Ton projet de 
retraite eft charmant , me dit-elle , & fort 
de mon goût ; mais dans cette retraite iî 
feut vivre. En quittant ma prifon Je riique 
de perdre fiaon pain , & qttand nous n'en 
aurons plus dans les bois il en feudra bien 
retourner chercher à la ville. Pour avoir 
moins befoin d'y venir ne la quittons pas 
tout-à^it. Payons cette petite penfion ait 
Comte de '*^***. pour qu'il me laiffe la 
mienire. Cherchons quelque réduit affei 
loin de la ville , pour vivi^ en paix , & 
sffez près pour y revenir toutes les fois 
■qu'il fera néceffaire. Ainfi ftit fait. Après 
^voir un peu cherché, nous nous fixâmes 
aux Charmett^, une terre de M- de Can[ii£ 
â la porte de Chatnbery , mais retirée 8t 
Solitaire comme fi l'on étoh à cent lieues- 
Entre deux côteau^c aflfez élevés eu uti 
petit vallon nord & fud ^u fond duquel 
coule une rigoîle entre des cailloux & des 
arbres.. Le long de ce vallon à mi-côte 
iont quelques maiibns éparfes fort agré*-^ 



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io6 L£?. Confessions. 

ables pour quiconque aime un afyle urt 
peu fauvage & retiré. Après avoir effayé 
aeux ou trois de ces maifons , nous choi- 
{îmes enfin la plus Jolie ^ appartenant à un 
gentilhomme qui étoit au fervice^ appelle 
M. Noiret. La maifon étoit trQs4ogeable« 
Au-devaitt lui jardin en terraffe , une vigne 
au-deflfus ^ un verger au-deflbus , vis-à-vis 
un petit bois.de Châtaîgaers , une fontaine 
à portée ; plus haut dans la montagne, de& 
prés pour Tentretien du bétail ; enfin tout 
ce qu*il falloit pour le petit ménîge cham* 
pêtre que nous y voulions établir»^ Autant 
que )e puis me rappeller les tems & le» 
dates y nous en prîmes pojQTeflîon vers la 
fin de Tété de 1736, J'é,tois tranfporté^ 
le premier jour que nous y couchâmes. O 
Maman \ dis-je à cette chère amie en Tem- 
braffant & Tinondant de larmes d^attendrif» 
femenjc & de joie : ce féjour eft celui d» 
bonheur & de l'innocence.. Si nous, ne \t% 
trouvons pas ici Tun avec l'autre ^ il ne kfi^ 
feut; chercher nulle part^ 

J/à dvc cinquUmc Uvnu. 



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L E S 

CONFESSIONS 

DE 

J. J.ROUSSEAU. 



L I F R E S I X I E M E. 



Hoc erat in votis : modusagri non ita magnus^ 
Jfortus ubi , êf teSo vicinus aqwzfons $ 
£t paululùjn fylvA fuper his foret. 

Je ne puis pas ajouter : auciius atque Dt 
mdiùs fictre ; mais n'importe , il ne m'en 
falloit pas davantage ; il ne m^cn falloir 
pas même la propriété : c'étoit affez pour 
moi de la jouiffance , & il y a long-tems 
que j*ai dit & fenti que le propriétaire & 
le poffeffeur font fouvent deux perfonnes 
très - différentes ; même en laiffant à part 
les maris & les amans» 

Ici commence le court bonheur Je ma 
vie ; ici viennent les paifibles ^ mais rapides 
momens qui m'ont donné le droit de dire 
jçiie j'ai vécu» Momens précieux ôc û re* 

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io8 Les Confessions. 

» ■ » m . ^ M .^ r 

grettés ! Ah 1 recommenGezr pour moi votre 
aimable cours; coulez plus lentement dans, 
mon fouvenir s'il eft poffible ,. que vous, 
ne fîtes réellement dans v.otre fiigitive ilic- 
ceflion.. Commpnt ferisu-je pour prolonger- 
â mon gré ce récit fi touchant & fi fimple;: 
pour redire toujours le$ mêmes chofes âe 
n*fennuyer pas plus mes leâeurs en les, 
répétant que je ne m'ennuyois moi-même 
en les recommençant fans cefle ? Encore 
fi tout cela coïîfiftoît en faits y. en aâions ^ 
en paroles, je pourrois le décrire & te 
rendre ,^ en quelque façon r. mais comment 
dire ce qui n'étoit ni dit ni fait ^ ni peafe 
même ^ mais goûté , mais fenti , fans.cjue 
je puiffe énoncer d'autre objet de mon. 
bonheur que ce fentimcnt même. Je me* 
levois avec le foleif & j'étpis heurexix; je- 
me promenois& j^étois heureux, je voyoîs. 
Maman & j^étois heiu-eux , je. la quittoiis. 
& j'étois heiu-eux ; je parcourois les boîs^ 
les coteaux , j*errois dans les vallons ,, je 
Jifois, j*étols oifif, je travaillbis au jardia^ 
îe cueillois les fruits, j'iaidoîs au ménage ^, 
ce le bonheur me fuivoit oar-tout ;. il n'é-^ 
toit dans aucune cltofe aflignable , il étoit 
tout en moi-même , il ne pouvcit SQ9t 
iquitter un &ul ïi^lSJ^U 



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Livre VI. 



lO^i 



Rien de tout ce qui m'eft arrivé durant 
cette é^que chérie , rien de ce que j'ai 
fait , dit & penfé tout le tems qir^lfe a 
dure n'eft échappé de ma mémoire. Les. 
tetn& qui précédent & qui fuivent me re- 
Tiennem par intervalles. Je me les rappelle- 
inégalement & eonfiifément; mais je me 
rappelle cehii-là tout entier comme s'il' 
duroit encore. Mon imagination, qui dans 
ma jeuneffe alloit toujours en avant & 
mmntenarit rétrograde, compenfe par ces 
doux fouvenirs l'efpoir que j'ki pour ja- 
mais perdu, fe ne vois plus rien dansï 
1 avenir qui me tente; les leuls. retours du 
palfe peuvent me flatter , & ces retoiu-s 
a yife & fi vrais dans Fépoqiie dont je 
parle , me font fouvent vivre heureux 
malgré mes. malheurs. 

Je donnerai de c^s fouvenîrs. un feuî 
txemple qui pourra faire juger de leur for- 
ce & de leur vérité. Le premier jour que 
nous allâmes coucher aux Gharmettcs ^ 
i&maa étoit en dbaife à porteurs , & je b 
foiyois à pied. Le chemin monte, elle 
«toit affez pefaitte, & craignant de trop, 
fatiguer fes porteurs, elle voulut defcendre 
>j»eu-près à moitié cheinin pour faire k 



,Google 



iio Les Confessions. 

rçfte à pied. En marchant elle rît quelque 
chofe de bleu^ns la haie & me dit ; voiA 
de la pervenche encore en fleur. Je n*avoîs 
jamais vu de la pervenche, je ne me baiflaî 
pas pour Texaminer , & j'ai la vue trop 
courte pour diftinguer à terre les plantes 
de ma hauteiur. Je jettai feulement en paf- 
iknt un coup d'œil fur celle-là, & près 
de trente ans fe font paffés fans que j*aye 
revu de la pervenche , ou que j^ ayé rait 
attention. En 1 764 étant à Greffier avec 
mon ami M. Du Pcyrou , nous montions 
une petite nuMîtagne au fommet de laquelle 
il a un joli falon qu*il appelle avec raifoB 
Belle-vue. Je commençois alors'dTierbori* 
kr un peu. En montant & regardant parmi 
les buiflbns , je poufle un en de joie ; ah 
voilà de la pervenche ! & c'en étoit en 
effet. Du Pcyrou s'apperçut du tranfport y 
mais il en ignoroit la caufe ; il Tapprendiu 
je Tefpere , lorfqu'un jour il lira ceci. Le 
leûeur peut jiiger par llmpreffion d'im fi 
petit objet de celle que m'ont feit tous 
ceux qui fe rapportent à la même époque» 
Cependant Tair de la campagne ne me 
fendit point ma première lanté. J*étois 
languiâant; je le devins davantage» J^ ae 



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L I V R E V li III 

pus fupport^ le lait , il fallut le quitter. 
C'étoit alors la mode de Teau pour tout 
remède ; je ^e mis à Teau , & fi peu dis- 
crètement qu*elle feillit me guérir, non de 
mes maux , mais de la vie. Tous les matins 
en me levant j'àllois à la^ontaine avec un^ 
grand gobelet , & j*en buvois fucceflive- 
ment en me promenant la valeur de deux 
bouteilles. Je quittai tout-à-fait le vin à 
mes repas. L'eau que je buvois étoit un 

I)eu crue & difficile à paffer, comme font 
a plupart des eaux des montagnes. Bref, 
je ns fi bien qu'en moins de deux mois je 
me détruifis totalement Teflomac (jue j'a- 
vois eu très-bon jufqu'àlots. Ne digérant 
plus , je compris qu'il ne Moit plus cfpé- 
rer de guérir. Dans ce même tems il 
m'arriva un accident auffi fingulier par lui-* 
même que par fes fuites y qui ne finiront: 
qu'avec moi.. 

Un matin que je n*étoîs pas pîtis mat 
qu'à l'ordinaire , en dreflknt une petite 
fable fur fon pied je fentis dans tout mcHi 
corps une révolution fuWte & prefque in- 
concevable. Je ne faurois mieux. la com- 
parer qu'à une efpece de tempête qui s'éleva 
dans, mon fang & gagna dans J'iniUnt toii&; 



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112 Les Confessions. 

mes membres. Mes artères fe mirent à 
battre d^une fi grande force, que nonr 
feulement je fentois leur battement, mak 
que je Tentendois même & fuNtout celui 
^es carotides. Un -grand biuit d^oreilles fe 
joignit à cek , ^ ce bruit étoit triple a» 
plutôt quadruple , favoir i un bourdorai^ 
ment grave & fourd, un murmure pluj; 
clair comme d*une eau courante y un fiifte* 
ment très -aigu, & le battement que je 
viens de dire & dont je pouvois aiiement 
compter ks coups fans me tâter le poul5 
ni toucher mon corps^ dé mes mains. Ce 
bruit interne étoit fi grand qu'il wiotsi la 
fineflè d'ouïe que j'avois auparavant , & 
me rendit , non tout-à*fa\t fotird , mais 
dur d'oreiJte> comme je le fuis depuis ce 
tems-là. 

On peut juger de ma fïirprîfe & de mon 
effroi» Je me cnis mort;, je me mis an Kt; 
le médecinrfut appelle ; je lui contai mon 
cas en frémiffant oc le Jugeant fims îpemede. 
Je crois qu'il en penfa de mêîne , mais il 
fit fon métie;-. Il m'enfila de longs raifon* 
»emens oh je ne compris rien du toitt; 
puis en confëquence de ia fublime théorie 
û çonunen(a in mwUrili la cure expéri^ 



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Livre VI. 



115 



mentale qu'il lui plut de tenter* Elle étok 
û pénible , fi dégoûtante , & opéroit fi 

Eu que je m'en laiTai bientôt, & au 
ut de mielques iemaînes Toyant que j^ 
n'étois m mieux ni pis^ je quittai le lit 
& repris ma vie oraiiiaire , avec mon 
battement d'artères & mes bourdonne*- 
mens , qui depuis ce tems-là , c'éft-à-dire 
depuis trente ans, ne m'ont pas quitté une 
minute^ 

J'avois été jufqu'alors grand dormeur,: 
La totale [mvation du ibmmeil cpl fe joi- 
gnit à tous ces fymptômes , & qui les « 
couramment accompagnés juiqu^ , acfae^ 
va-de me j^erfuader qu'il me reftoît peu 
de tems à vivre* Cette pcrfiiafion me tran^ 
quillî/a poiu" un tems iur le Coin de guérir» 
Ne pouvant prolonger ma vie , je réfolus 
de tirer du peu qinl m'en reftoit tout le 
parti qu'il étoit pofSble ^ & cela fe poiH- 
voit par une finguliere faveur de ta nature y 
qui dans un état fi fiinefte m'exemptoit 
des doideurs qu'il fembloit devoir m atti- 
ren J'étois importuné de ce bruit, mais 
je n'en foujflfrois pas : il n'étoit accompa- 
gné d'aucune autre incommodité habi- 
tude que de l'infomnie durant les nuits 1^ 



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i;4 Les Confessions. 

^, en tout tems d'une courte haleine qm 
n'alloit pas jufqu'à Tafthme , & ne fe fai- 
foit fentir que quand je voulois courir ou 
agir un peu fortement, 

Ciet accident qui devoit tuer mon corps 
ne tua que mes paflions , & f en bénis 
le Ciel chaque jour par Theureux effet qu'3 
produifit uir mon ame. Je puis bien dire 
que je ne commençai de vivre que quand 
je me regardai comme un homme mort 
Donnant leur véritable prix aux chofes 
que j'allois quitter, je commençai de m'oc^- 
cuper de Joins plus nobles , comme par 
anticipation fur ceux que j'aurois bien- 
tôt à remplir & que j'avois fort négligés 
jufqu'alors. J avois Ibuvent travefti la re- 
ligion à ma mode , mais je n'avois jamais 
été tout-à-fait fans religion. Il m'en coûta 
moins de revenir à ce fujet fi trifte pour 
tant de gens , mais fi doux pour qui s'en 
fait un objet de confolation &c d'efpoir. 
Maman me fut en cette occafion beaifr- 
coup pluîS utile que tous les théologiens 
ne me Pauroient été. 

Elle qui mettoit toute chofe en fyftêmc 
n'avoit pas manqué d'y mettre auffi la r^ 
ligion 9 & ce i}'flême étoit compofé dldéis 



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Livre VI. 115' 

très-difparates , les unes très-faines , les 
autres très-folles , de fentimens relatifs à 
fon caraftere, & de préjugés venus de 
fon éducation. En général les croyans font 
Dieu comme ils font eux-mêmes, les bori$ 
le font bon , les médians le font méchant; 
les dévots haineux & bilieux ne voyent 
que l'enfer parce qu'ils voudroient dam- 
ner tout le monde : les âmes aimantes & 
douces n'y croyent guères , & l'un des 
étonnemens dont je ne reviens point efi 
de voir le bon Fénelon en parler dans 
fon Télémaque , comme s'il y croyoit 
tout de bon : mais j'efpere qu'il mentok 
alors ; car enfin quelque véridigue qu'on 
foit , il faut bien mentir quelquefois quand 
on eft Evêque. Maman ne mentoit pas 
avec moi , & cette ame fans fiel qui ne 
pouvoit imaginer un Dieu vindicatif & 
toujoiirs coiu-roucé ne voyoit que clé- 
mence & miféricorde où les dévots ne 
voyent que juftice & punition. Elle di- 
foit fouvent qu'il n'y aiu-oit point de jui^ 
tice en Dieu d'être )uile envers nous , 
parce que ne nous ayant pas donné ce 

Îu'il fiiut poiu: l'être ce feroit redeman- 
er plus qu'a n'a donné. Ce qu'il y avoit 



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xi6 Les Confessions. 

■ ^-•-- — ' -i 

4e bizarre étoit qiie fans croire à Tenfet 
elle ne laiffoit pas de croire au purgatoire. 
Cela vénoit de ce qu'elle ne favoit que 
faire des âmes des méchans , ne pouvant 
111 les damner ni les mettre avec les bons 
jufqu'à ce c(ti'ils le fviffeiit devenus ; & 
il feut avouer qu'en efFet & dans ce monde 
& dans l'autre , les méchans font toujours 
bien embarrafliins. 

Autre bizarrerie. On voit que toute îa 
doftrine du péché originel & de la ré- 
demption èft détruite par ce fyfiême, que 
la bafe du Chrîftianifme vulgaire en eft 
ébranlée , & que le Catholicifme au moins 
ne peut fobfifier. Maman cependant étoit 
bonne catholique ou prétendoit l'être , & 
il eft fôr qu'elle le prétendoit de très-bonne 
foi. Il lui fembloit qu'on expliquoit trop 
littéralemertt & trop durement rEcriture, 
Tout ce qu'on y lit des tourmens éternels 
lui paroifloit commîimtoire ou figuré. La 
mort de Jéfus-^Chrift lui paroifloit im 
exemple dé charité vraiftient divine poitr 
apprendre aux homnies à aimer Dieu & 
à s'aimer entr'eux de même. En im moty 
fidelle à la religion qu'elle avoit embraf- 
iee, elle en admettoit fmcér^ment tou^ 



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L I V R E V I^ 117 

■—————'■'■ '■ ■ ■■ '■' ■ ■■ "^i 

ia profeffion de foi ; mais quand on ve^ 
noît à la difcufHon de chaque article > 
il fe trouvoit qu'eHe croyoit tout autre- 
ment que l'Eglife, toujours en sy fou- 
«nettant. Elle avoit là-deffus une fimpli- 
eité de cœur, une franchife plus éloquente 
^ue des ergoteries , & qui foiivent em- 
b^rrafToit jufqu'à fon confeffeur ; car elle 
ne lui déguiloit rien. Je fuis bonne car 
tholique , lui difoit-elle , je veux toujours 
Fêtre ; j'adopte de toutes les puiflances 
de mon ame les décifions de Sainte Mère 
EgHfe. Je ne fuis pas maîfereffe de ma foi, 
mais je le fuis de ma volonté. Je la fou- 
mets fans réferve , & je veux tout croire. 
Que me demandez-vous de plus ? I 

Quand il n'y.auroit point eu de mo- 
lîale chrétienne, je crois qu'elle Tauroit 
fuivie , tant elle s'adaptoit bien à fou car 
raûere. Elle feifoit tout ce qui étoit or- 
donné , mais elle l'eût fait de même quand 
il n'auroit pas été ordonné. Dans les cho- 
fes indifférentes elle aimoit à obéir , Se 
$'il ne lui eût pas été permis, prefcrit 
même de Ëûre gras, elle auroit âîit maigrg 
entre Dieu & elle , fans que la prudenCQ 
eut f u befoin d'y entrer pcw nen, Mai^ 



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ii8 Les Confessions. 

» Il I ■ I ■ ■ " ■ ■ n 

toute cette morale étolt fubordonnée aiix 
principes de M. de Tavtl^ ou plutôt elle 
prétendoit n'y rien voir de contraire. Elle 
eût couché tous les jours avec vingt hom- 
mes en repos de confcience , & fans même 
en avoir plus de fcrupule que de defir. Je 
fais que force dévotes ne font pas fur ce 
point plus fcnipukufes , mais la différence 
eft qu'elles font féduites par leurs paiSons, 
& qu'elle ne Pétoit que par {ts fophiA 
mes. Dans les converfetions les plus tou- 
chantes & j'ofe dire les plus édifiantes elle 
fïit tombée fur ce point fens changer ni 
d'air ni de ton , fans fe croire en contra- 
diôion avec elle-même. Elle Teût même 
interrompue au befoin pour le fait , & 
puis Peut reprife avec la même férénité 
qu'auparavant : tant elle étoit intimement 
perfuadée que tout cela rfétoit qu'une 
maxime de police fociale,, dont toute per- 
fonne fenfee pouvoit faire l'interpréta- 
tion, Tappllcation , l'exception félon Tef- 
prit de la chofe , uns le moindre rîfque 
d'offenfer Dieu. Quoique fur ce point je 
ne fuffe affurément pas de fon avis , j'a- 
voue que je n'ofois le combattre , hon- 
teux du rôle peu galant .qu'il m'çût -feUti 



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^ ^ p ■ 1 ■ 1^ 

Livre VI. ii^ 

^ " ■ ' ' 

feire pour cela. J'aurois bien cherché d'é- 
tablir la règle pour les autres en tâchant 
de ni'en excepter ; mais outre que fon tem- 
pérament prévenoit affez l'abus de fes 
principes , je fais qu'elle n'étoit pas femme 
à prendre le change, & que réclamer l'ex- 
ception pour moi c'étoit la lui laiffer pour 
tous ceux qu'il lui plairoît. Au refte , je 
compte ici par occafion cette inconféquen- 
ce avec les autres , quoiqu'elle ait eu tou- 
jours peu d'effet dans fâ conduite & qu'a- 
lors elle n'en eût point du tout ; mais j'ai 
promis ' d'expofer fîdellement fes princi- 
pes , & je veux tenir cet engagement : je 
reviens à moi. 

Trouvant en elle toutes les maximes dont 
j'avois befoin pour garantir mon ame des 
terreurs de la mort & de fes fuites, je 
puifois avec fécurité dans cette fource de 
confiance. Je m'attachois à elle plus que 
je n'avois jamais fait; j'aurois vouUi tranC- 
porter toute en elle ma vie que je fen- 
tois prête à m'abandonner. De ce redou- 
blement d'attachement pour elle , de la 
Îerfualion qu'il me reftoit peu de tems- 
vivre , de ma profonde fécurité* fur moa 
fort à venir > réfultcit un état habituel trèfty 



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ixo Les Confessions. 

> ■ ■> 

calme , & fei^fuel même , en ce qu'amoiy 
tiflajit toutes les paffioas qai portent au 
loin nos craintes & nos elpérances , il me 
^aiffoit jouir (ans inquiétude & fans trou- 
ble du peu de jours qui m'étoient laiffés. 
Une chofe contribuoit à les rendre plus 
agréables ; c*étoil le foin de nourrir fon 
goût pour la campagne par tous les amu- 
lemens que j'y pouvois. raflembler. En 
lui feiiànt aimer fon jardin , fa baffe-cour, 
fes pigeons , (es vaches , je m*afFeôion* 
nois moi-même à tout cela , & ces peti-j 
tes ccoypations qui rempliffoient ma jour- 
née fans troubler ma tranquillité , me va- 
lurent mieux que le lait & tous les re- 
mèdes pour conferver ma pa\ivre machi- 
ne , & la rétablir même autant que cela 
fe pouvoit 

Les vendanges , la récolte des fruits 
nous amuferent le reûe de cette année , 
& nous attachèrent de plus en plus à la 
vie ruftique au milieu des bonnes gens 
dont nous étions entourés. Nous vîmes 
îirriver l'hiver avec grand regret , & nous 
retournâmes à la ville comme nous fe» 
rions allés en exil. Moi fur-tout qiii dou-» . 
tant de revoir Iç printems croyois àk^ 

adieu 



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L I V R E V L IZI 

adieu pour toujours aux Charmettes. Je 
ne les quittai pas fans baifer h terre &c 
les arbres , & fans me retourner plu- 
£eurs fois en m'en éloignant. Ayant quitté 
depuis long-tems mes écolieres , ayant 
perdu le goût des amufemens & des fo« 
détésde la ville , je ne fortois plus, je 
ne voyois plus perforaie, excepté Ma- 
man y & M. Satomon devenu depuis pei^ 
fon médecin & le mien , honnête hom- 
me , homme d'efprit , grand CartéfieHj-quî 
p^^loît affez bien du fyftême du monde , 
& dont les entretiens agréables & infinie- 
tifs me valurent mieux ^e toutes fes or- 
donnances. Je n'ai jamais pu fupporter ce 
fot &c niais rempliflage da^s converfationg 
ordinaires ; mais des converfktions utiles 
& folides m'ont toujoiurs fait grand plaifir^ 
& je ne m'y fois jamais remfé. Je pris 
beaucoup de coût à celles de M, Salomon ; 
il me fembloit que j'anticipois avec lui 
fur ces hautes connoiflances que mon ame 
alloit acquérir quand elle auroit perdu 
{ts entraves» Ce goût que j'avoîs pour 
lui s'étendit aux fujets qu'il traitoit, & 
je commençai de rechercher les livres qui 
pou voient m'aider à le mieux entendre* 
jjdsspoircs. Tome Ifc^ 15 



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112 Les Confessions. 

Ceux qui mêloient la dévotion aux fcien- 
ces , m «toient les plus convenables ; tels 
étoient particulièrement ceux de l'Ora- 
toire & de Port-Royal. Je me mis à les 
lire ou plutôt à les dévorer. Il m*en 
tomba dans les mains un du Père Lami 
intitulé 9 Entretiens fur les Sciences, C'étoit 
\me efbece d'ïntroduftion à la connoif- 
fance des livres qui en traitent. Je le lus 
& relus cent fois ; je réfolus d*en faire 
mon guide. Enfin je me fentis entraîne 
peu-à-peu malgré mon état, ou plutôt 
par mon ét^t vers Tétudç avec une force 
irréfiilible , & tout en regardant chaque 
jour comme le dernier de mes jours , 
l'étudioisavec autant d'ardeur que fi j'avois 
dâ toujours vivre. On difoit que cela 
^ife faifoit du mal ; je crois , moi , que 
cela me fit du bien , & non-feulement à 
taon ame , mais à mon corps ; car cette 
application pour laquelle je me paffion- 
nois me devint fi délicieufe , que , ne 
penfant plus à mes maux , j'en étois beau- 
cpup moins afFeâé. Il eft pourtant vrai 




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L 1,V R E VU I2J 

Jtt€ pas dormir, à penfer au Iiça d*agir, 
& enfin à regarder le dépériffement luj- 
ceflîf &c lent de ma machine comme lui 
progrès inéviteble que la mort feule pou» 
voit .arrêten 

. Jt^on- feulement cette opinion n^v^é^ 
Cacha de toiis les vains foins de }a vie» 
^mais elle me dcUvra de Timportunité des 
remèdes , auxquels on m'avoit jufqu*aloi> 
ibiunis maigre moi. Salomon convaincH 
que fes drogues ne pouvoient me faur 
ver, m'en épargna le déboire, & fe conr 
tenta d'amufer la douleur de ma , pauvre 
Maman avec quelques-unes à^ ces ordon- 
nances indifïei^entes qui leurrent P^fpojr 
ilu malade , & maintiennerlt le crédit du 
médecin. Je quittai l'étroit régime , je re- 
pris. Tuâge du vin , & tout le tr^ifi ^ 
-vie d'un homme en "façité felpnja «qftire 
^e^més forces, fobi:e, f>ir toute cÀispf^ , 
ioaxs^ ne m'abûenant .de. rien.:rJe;.fo,i:tis 
-même '& feconîmto^i d^allet v^a^ir^fll^s 
connôi^^esv, fur-tout M. deConzU dçait 
ié'^^Mnmercçi me pl^fpit fort^^.Ennp^ .fpft 
^"il-me parôt^wu .d''^ppiîei\drejufti^^^ 
ma 4ernier6 heute^foit qv'uQ tel^e, d'i;;i- 
:|iQ|rA'c[è^ wiYts ù sachât a^ fopd d$ mqn 



çom« 



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124 Les Confêssxons. 

cœur , l'attente de la mort loin de ra- 
lentir mon goût pour l'étude fembloit 
l'animer , & je me preffois d'amaffer un 
peu d'acquis pour l'autre monde , comme 
fi j'avois cru n'y avoir que celui que j'au*- 
rots emporté, je pris en affeâion la bou<* 
tique d'un libraire appelle Bouchard ok 
fe rendoient quelques gens de lettres , 
& le printems que j'avois cru ne pas re- 
voir étant proche , je m'affortis de quel- 
ques livres pour les Charmettes 3» en cas 
que j'euffe le bonheur d'y retourner. 

J'eus ce bonheur , & j en profitai de 
mon mieux, La joie avec laquelle je vis 
les premiers boui^eons eft inexprimable. 
Revoir le printems étoit pour moi ref- 
fiifciter en paradis, A peme les neiges 
commençoient à fondée que nous quittâr 
mes notre cachot , & nous fûmes laffex-- 
tôt aux Cterm^és pour y avoir les^ prJ- 
mitésràa rôffignol. Dès^-lors je ne crus 
ptas mourir ;& réelleïtteftt' a eft fingu- 
lier <ïUè je rfai jamais feitc de grandes ma- 
hdks à4a campagne. ryarbèàucoup'IKuf- 
- fi;rt,'mais jô n'y ai jawais ét^ alite. Sou- 
vent j'ai dit,;me leiiiant'pUtsimaJ cju'à 
l'ordinaire : quand. vdus m9^ verrez ;mt 



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L I V R E V I. 115 

" - Il I 

à mourir , portez -moi à l'ombre d'un 
chêne ; je vous promets que j *en reviendrai. 
Quoique fbible je repris mes fonctions 
champêtres, mais d*ime manière propor- 
tionnée à mes forces. J'eus un vrai cha- 
grin de ne pouvoir faire le jardin tout 
leul ; mais guand j'avois donné iix coups 
de bêche , j'étois hors d'haleine , la fueur 
me ruifleloit , je n'en pouvois plus. Quand 
J'étoisbaiflé^ mesbattemens redoubloient , 
& le fan|; me montoit à la tête avec tant 
de force, qu'il feUoitbien vite meredref- 
fer. Contraint de me borner à des foins 
moins fatigws, je pris entr'autres celui du 
colombier, & je m'y afFeftionnai fi fort 
que j'y paffois fouvent plufieurs heures 
de fuite. fans m'ennuyer un moment. Le 
pieeon eft fort timioe y & difficile à ap- 
pnvoifer. Cependant je vins à bout d'info 
pirer aux miens tant de confiance , qu'ils 
me/uivoient par-tout & fe laiflbient pren- 
dre quand je voulois. Je ne pouvois pa- 
roître au jardin ni dans la cour fans en 
avoir à Tinflant deux ou trois fur les bras, 
fur là tête , & enfin malgré le plaifir <^ue 
j'y prenois, ce cortège me devint fi in- 
commode ^ que je fus obligé 4e kxxr ôt^ 

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iiô Les Confessions. 



cette familiarité, faî toujours pris uiïCiv 
gulier plaifir à apprivoifer les animaux , 
nir-tout ceux qui font craintifs & fauva- 
ges. Il me paroiffoit charmant de leur int 
pirer tme -confiance qiie je n'ai jamais 
trompée. Je voulois qu'ils m'aimalffent^a 
liberté. 

J'ai dit que j*avois apporté des livres^ 
f en fis ufage ; mais d'une manière moins 
propre à m'inftruire gu'à m'accabler. La 
feufle idée que favois des chofes, me 
perfuadoit que pour lire un livre avec fruit 
ri fallôit avoir toutes les connoiflànces 
^'il fuppofoit , bien éloigné de penfer 
que fou vent l'auteur ne les avoit pas lut» 
i^ême , & qu'il les puifoit dans d'autres 
livres à mefuré qu'il en avoit befoin. Avec 
cette folle idée j étois arrêté à chaque inf- 
tant , forcé de courir inceffamment d'un 
livre à l'autre , & quelquefois avant d'être 
à la dixième page de celui que je voii- 
fois étudier ," il m'eût fallu épuifer de% 
bibliothèques. Cependant je m'obftinai û 
bien à cette extravagante méthode, qu« 
j'y perdis uiî tems infini , & faillis à me 
brouiller la tête au point de ne pouvoir 
plus ni rierffvoir ni rien favoif . Heureu* 



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Livre V I. 127 

•^ fement je m'apperçus que j'enfiloîs une 
feuffe route qui m'égaroit dans un laby- 
rinthe immenle, & yen fortis avant d y 
être tout-à-fait perdu. 

Pour peu qu'on ait un vl'aî goût pour 
les fciences , la première chofe qu'on {ent 
en s'y livrant c'eft leur'Kaifon qui fait 
qu'elles s'attirent, s'aident , s'éclairent mu* 
tuellement, & que l'une ne peut fe pafler 
de Tautre. Quoique l'efprit humain ne 
-puifle fuffire à toutes, & qu'il en faille 
toujours préférer ime comme la princi- 
pale , fi l'on n'a quelque notion des au-^ 
ftres , dans la fienne même on fe trouve 
fouvent dans l'obfcurité. Je fentis que ce 
que j'avois entrepris étoit bon & utile en 
luî-n^ême , qu*il n'y avolt que la méthode 
à changer. Prenant d'abord l'encyclopédie 
j'allois la divifant dans fes branches ; je 
vis qu'il falloit faire tout Iç contraire ; les; 
prendre chacune féparément, & les pour- 
fuivre chacime à part jufqu'au point oît 
elles fe réunifTent. Ainfi je revins à la 
{ynthefe ordinaire; mais j'y revins en 
homme qui, fait ce qu'il fait. La médita- 
tion me tenoit en cela lieu de connoif- 
iànce^ & 'une réflexion très-naturelle ai** 

F4 



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ii8 Les Confessions* 

doit à me bien guider. Soit que je vé- 
cuffe ou que je mouniffe , je rfavois point 
de tems à perdre. Ne rien favoir à près 
de vingt-cinq ans & vouloir tout appren- 
dre, «'eft s'engager à bien mettre le tems 
à profit. Ne fâchant à quel point le fort 
ou la mort pouvoient arrêter mon zèle, 
je voulois à tout événement acquérir des 
idées de toutes chofes, tant pour fonder 
mes difpofitions naturelles que pour ju- 
ger par moi-même de ce qui méritoit le 
mieux d'être cultivé. 

Je trouvai dans l'exécution de ce plan 
tm autre avantage auquel je n'avois pas 
penfé ; celui de mettre beaucoup de tems 
a profit. Il feut que je ne fois pas né pour 
l'étude ; car une longue application me 
Êitigue à tel point qu'il m'eft impoflible 
4e m'occuper demi - heure de fuite avec 
force du même fujet , fur-tout en fuivant 
les idées d'autrui ; car il m'eft arrivé quel- 
quefois de me livrer plus long - tems aux 
miennes & même avec affez de fuccès. 
Quand j'ai fuivi durant quelques pages un 
auteur qu'il faut lire avec appUcation , 
mon efprit l'abandonne & fe perd dans les 
nuages. Si je m'obftine , je mépuife inuti?* 



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L I V R E V L . I la^ 

■ ■V ' ." ■ . ■ ■.. ■■ ■ ■■■' ■ ■ ^ . 

lement ; les éblouifletnens me prennent , je 
ne vois plus rien. Mais que des fujets dâ^ 
férens fe fuccedent , même fans intemip-^ 
tion,, Tun me délafTe de l'autre ; &c fans 
avoir befoin de relâche , je les fuis plus 
alfément. Je mis à profit cette obfervation 
dans mon plan d'études , & je les entre- 
mêlai tellement que je m'occupois tout le 
^our &c m me fàtiguois jamais. U efl vrai 
Que les foins champêtres &c domeûiques 
iaiibient des diverfions utiles ; mais dans 
ma ferveur çroiflante , je trouvai bientôt 
le moyen d'en ménager encore le tems 
pour 1 étude , & de m occuper à la fois de 
deux chofes , fans fonger que chacune en 
alloit moins bien. 

D^ns tant de menus détails qui me chaiv 
pent éc dont j'exçede fouvent mon lefteur^ 
If mets pourtant une difcrétion dont il ne 
ie dputeroit giicyes fi je n'avois foin de 
1*^ avertir. la jw exemple je me rappelle 
avec délices tous les dmérens eflkis que 
|e fis pour diibribuer mon tems de &çon 
/que Yy trouvafle à la fois autant d'agré- 
jnent & d'utilité qu'il étoit poflible , & je 
puis dire que ce tems où je yivois dans 
1^ retr^ £c toujours iD^lade , fiu celui 

l 5 



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136' Lés' CoNFES'sioTVîs. 

de nïa vîé où je fiis îç moins; oifif & lé 
moins ennuyé. Deux ou trois mois fe 
pjifferent aimi à tâter la pente de mon 
efprît & à jouir dans la plus belle feifort 
de Tannée > & dans un lieu qu'elle rcndoît 
enchanté , du charme de la vir dont je 
fentois fxbien le prix^ decelid d'une fc* 
tiété aufli libre que douce , fi Ton peut 
donner le nom de fociété à une aufli par-. 
Élite union , & de celui des b^es connoil^ 
fences que je me propofois <f acquérir ; car 
c'étoit pour moi comme fi je les avois déjà 
pofTédees ; ou plutôt c'étoit mieux encore ^ 
^uifque le plaifîr d'apprendre entroit pour 
beaucoup dans monbonheun. 

Il faut paffei: fiu: ces. eflais quî tous, 
étoient pour moi des jouiflances ^. mais 
trop fimples pour pouvoir être expliquéefl 
Encore un coup y le vrai bonheur ne fe 
décrit pas , il,fe fent , & fe fent d*autaiil 
mieux qull' peut le moins ïedécrire , parce 
«[u'il ne réftihe pas d\m recueil de faits f. 
mais, qu'il efl un état permanent. Je me 
îépe^ fouyent,;ntais je me répéterpis bieà 
dayantôge> fi je difois la même dlofe a\:^ 
tant de rois qu'elle me vient dani refprit;. 
§^^ii enfia mon train de -yife fouvcrt: 



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L I V R E V L 131 

l_ _ ■ - - - - - - ^ '— T I _ ■ I I J 1 1 

changé eût pris u^ cours uniforme , voici 
à-peu-près quelle en fut la diftribution. 

Je me levois tous les matins avant le 
foleil. Je mpntois par un verger voifin dans 
un très-joli chemm qui étoit au-deffus de 
la vigne & fuivoit la côte jufqu'à Cham- 

* h^ty. Là , tout en me promenant je fàifois 
ma prière , qui ne conuftoit pas en un vaia 
balbutiement de lèvres ^ mais dans ime fin- 
cere élévation de cœur à l'Auteur de ceti^ 
aimable nature dont les beautés étoient fous 
mes yeux. Je n*ai jamais aimé à prier dans 
la chambre : il me femble que les murs tc 

^tous ces petits ouvrages des honmies s*in* 
terpofent entre Dieu & moi» J'aime à le 
contempler dans fe&^ oeuvres , tandis que 
. mon cœur s'élève à lui. Mes prières étoient 
pures , je puis le dire , & dignes par - là 
d'être exaucées. Je ne demandois pour moi 
& pour celle dont mes vœux ne me fëpa- 
roient jam^s , qu'une vie innocente & 
tranquiÛe ; exempte du vice, de la dou- 
leur , des pénibles befoins ^ la mort des 
juftes & leur fort dans l'avenir. Du refte 
cet afte fe paffoit plus en admiration & en 
contemplation qu'en demandes , & je fa* 
yois qu'auprès du Difpeniateur des vrais 

F 4 



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I3Z Les Confessions. 

biens ^ le meilleur moyen cTobtenîr ceux 

3ui nous font nécefikîres eft moins de les 
emander que de ks mériter. Je revenois 
en me promenant, par un affez grand tour^ 
occupé à confidérer avec intérêt & volupté 
les objets champêtres dont f étois envi- 
ronné , tes feuls dont Fœîl & le cœur ne 
fc taffent jamais* Je regardoîs de loin s'il 
étoit jour chez Maman ; (juand je voyois 
fon contrevent ouvert , je treffaillois <fe 
joie & f accourois* S*il étoit fermé j^enlroîs 
au jardin en attendant qu'elle fut reveillée 9 
^'amu&nt à repaffet ce que f avois appris 
Ta veille ou à jardiner* Le contrevent s'ou- 
vroit , j*alloîs Fémbraffer <fans fon lit fou* 
vent encore à moitî^^^éndormîe , & cet 
embraffement auffi pur que tendre tiiroît 
de fon innocence même un charme qui 
n'eft jamais joint à la volupté des kns^ 

Nous déjeunions ordinairement avec du 
café au lait* Cétoit le tems de la joiunec 
oit nous étions le phis tranquilles , oîi 
nous caufions le phi^ à notre aifè. Ces 
féances > pour Fordînairç affez longues » 
m^ont laiffé un goût vif »ponr les déteû- 
nés, & je préfere infiniment Pufege d An- 
gleterre & de Suifie oit le déjeuné eft un 



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L I V R £ V L 131; 

a i ^ Il ■ I I iiii ^ 

Irnd repas qui rafTemble tout le monde , à 
celvii de France où chacun déjeune feul 
dans fa chambre , ou le plus fouvent ne 
déjeûne point du tout: Après une heure 
ou deux de cauferie , j'allois à mes livres 
f ufqu'au dîné. Je commençois par quelque 
livre de philofophie , comme la logique 
de Port-Royal, TEflai de Locke, Malle- 
branche , Leibnitz , Defcartes , &c. Je 
m'apperçus bientôt que tous ces Auteurs 
étoient entr'cux en contradiftion prefque 
perpétuelle , & je formai le chimérique 
projet de les accorder , qui me &tiguà 
t)eaucoup & me fit perdre bien du tems. 
Je me brouîllois la tète , & je n'avançois 
point. Enfin renonçant encore à cetfe mé- 
thode j'en pris une infiniment meilleure ^ 
& à laquelle j'attribue tout le progrès que 
je puis avoir &it , Qialgré mon dé&ut de 
capacité; car il dl' certain que j'en &ds 
toujours fort peu pour rétude. En lifànt 
chaque Auteur, je ftie fis une loi d'adopter 
& mivre toutes fcs idées fans y mêler, les 
miennes ni celles d'un autre , & fans ja* 
mais difputer avec lui. Je me dis , commen- 
çons par me faire un magaiin d'idées ^ 
vraies ou &uffes y m^i&nettes , en atteà- 



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134 Les Confessions. 

M ■ ■ ' J I ■ >i ■ I I H 

^nt que ma tête en fait aflez fournie pour 
pouvoir les comparer & choifir. Cette 
méthode n'eft pas fans inconvénients , je 
le fais ^ mais elle m'a réuffi dans Tobjet de 
m*inftrulre. Au bout de quelques années 
paiTées à ne penfer exaôement que d*aprè$ 
autrui , fans réfléchir , pour ainfi dire , & 
prefque fans raifonner y je me fuis trouvé 
un affez grand fonds d^acguis pour me fuf» 
fire à moi-même & penler fans le fecours 
d'autniu Alors , quand les voyages & les 
affaires m'ont ôtéles moyens de confulter 
les livres , je me fuis amufé à repaffer & 
comparer ce que j^avois lu , à* pefer cha* 
<}ue chofe à la balance de la raifon , & à 
juger quelquefois mes maîtres. Pour avoir 
conmiencé tard à mettre en exercice ma 
faculté judiciaire , je n^ai pas trouvé qu'elle 
eût perdu £i vigueur , & quand j *ai publié 
mes propres idées , on ne m'a pas accufé 
d'être un difciple lervile , Se de jurer m 
wrlm magifiru 

Je paflbis de-là à b géométrie élémen» 

•taire ; car je n'ai jamais été plus loin , 

m'obftinant à vouloir vaincre mon peu de 

^jnémoire à force de revenir cent & cent 

ipis fur mes pas , Scde recommencer 



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îiftcel&mm^ntla même marfefec^J'ïé né. goô-^ 
tai pas cdle d^Euclide qui cherche plutôt 
la chaîne des démonftratîons qiie la liaifoit 
des idées ; je préférai la géométrie d u Père 
JÊ*ami qm dès-lors devînt un de mes auteurs 
fiiYoris,:& dont je fftis encore avec plaifif 
tes ouvrages* L^algebre fuivoit , & ce fut 
toujours le P. Lami que je pris pour guide j 

rnd je fiis plus avancé , je pris la rcience 
calcul du P. Reynauê^ puis fon analyfe 
démontrée que-Jc n*ai fiiit qu^efBeurer* Je 
n'ai jamais été affez loin pour Men fentîr 
Pâpplitatioh deTalgebre à la ^géométrie. Je 
Ji^aîmois point cette manière d^opérer fans 
voir ce quon fait ; & il me fembloit que 
réfoudre un problême de géométrie par 
ïes équations , c'étoit jouer un air en tour- 
imnt une rhanivelie^ La première fois que 
je trî^uvai par le calcul que fe qiiarré d uii 
binoraSf étoit compôfé mi quarré de ch*»- 
«une de fes parties & du- doùBie produit 
4e Tune par P3iitre>. liaalgré ïa jufteffe de , 
«a multmlîcatîpn , je n*ien voulus riein 
«roire juimi'à ce que j'enfle feit la figure* 




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136 Les Çonf£$$|[0]Ns. 

due je voulais yoir Fopératioix fur le^ 
lignes , autrement je n*y comprenois plus 
rien. 

Après cela yenoît le latin. Cçtoît moa 
étude la plus pénible ^ & dans laquelle je 
fi^ai janiais fait de grjft^ds progrès. Je me 
tnis d'a}>ord à la pméthode latine de Port- 
Rojral , mais fans fruit» Ces vers oibrogots 
me fàifoient mal au cœur & ne pouroient 
entrer dans mon oreille. Je me perdois 
. dans ces foides de régies, & en apprenant 
la derniers , j'oiibliois tout ce qui avoit 
précédé. Une étude de mots n'eft pas ce 
qu'il Êiut à un hcMnme {ans mémoire ^ & 
c'étoit pïîécifém^nt pour forcer ma mé- 
moire à prendre de la capacité , que je 
m'obftinois à cette ^ude- Il fallut l'aban- 
donner à la fin. J'entendois affez la conf* 
tru£tion pour pouvoir lire un aiueur fa^ 
jcik;, à FaidJe d'un diôion^wre,,^']^ fuîvis 
çetiê routp, &rje la'fn trouvai iien..Jç 
m'appliqujai àfei tradiifltiop-|;fton4)ar,çcrit, 
mais mentale, & je m'en tins là. A force de 
jtpms & d'exercice , jcffuis p^çmt à lire 
aflez couramment les jouteurs latins^ ms^ 
jamais à ppuyoj^r ,ni^ler.fû écrira, dans 
^e^e langue i ce qui joi^'afouyent fli^f»^ cUq; 



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Livre VI. 137 

■■ ■■ I II III iii I I ■ Il ■ Il II I i 

l'embarras quand je me fuis trouvé , je ne 
fais comment, enrôlé parmi les gens de 
îettres. Un autre inconvénient conféquent 
à cette manière d'apprendre 9 eft que je 
n*ai jamais fu la prolodie , encore moins 
les régies de la verfification. Defirant pour- 
tant w fentir l'harmonie de la langue en 
vers & en profe , j'ai fait bien des eflforts 
pour y parvenir ; mais je fiiis convainai que 
ikns maître cela efl prefque impoffible^ 
Ayant appris la compofition du plus facile 
de tous les vers qui efl l'hexamêti^, j'eus la 
patience de fcander prefque tout Virale, & 
d'y marquer les pieds & la quantité ; puis 
quand j'etois en doute fi vme fyllabe etoit 
longue ou breye , c'étoit mon Virgile eue 
î'alloîs confulter. On fent que cela me rai- 
foit feire bien des fautes, à caufe des alté- 
rations permifes par les régies de la verfi- 
fication. Mais s'il y a de l'avantage à étudier 
leul , il y a auflî de grands inconvéniens, 
& fur - tout une peine incroyable. Je {dj& 
cela mieux que qui que ce foit. 

Avant midi je qmttois mes livres , & 
fi le dîné n'étoit pas prêt , j'allois faire 
vifîte à mes amis les pigeons , ou travail- 
fer au jardin en attendit l'heure. Quand 



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138 Les Confessions. 

^ m^ 

je m'entendois appeUer , j'accourois fort 
content , & muni d'un grand appétit ; car 
c'eft encore une chofe à noter , que quel- 
que malade que je puifle être , Tappétit 
jie me manque jamais. Nous dînions très* 
agréablement , en caufant de nos affaires , 
en attendant que Maman pût manger. Deux 
ou trois fois la femaine , quand il fàiibit 
beau , nous allions derrière la maifon pren- 
dre le café dans un cabinet frais & touflu 
eue i'avois garni de houblon , & qui nous 
feifoit grand plaifir durant la chaleur; nous 
paffions là une petite heure à vifiter nos 
légumes y nos fleurs, à des entretiens rela* 
tiiS à notre manière de vivre , & qui nous 
en faifoient mieux goûter la douceur. Pâ- 
.vois une autre petite femille au bout du 
jardin : c'étoient des abeilles. Je rie man- 
,quois gueres , & fouvent Maman avec 
liioi d'aller leur rendre vifite ; je m*inté- 
reffois beaucoup à leur ouvrage , je m'a- 
lîiufois infiniment à les voir revenir de la 
picorée , leurs petites aiiffes quelquefois 
£ chargées qu'elles avoient peine à mar- 
cher. Les premiers jours la curiofité me 
rendit indifcret , & elles me piquèrent deux 
ou troi$ foi^ i xodi^ enfuite nous fîmes û 

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Livre V L 139 

bien connoUlânce , que quelque près que 
jie vinffe elles me laiiloient faire , & quel- 
ques pleines que fliffcnf^les ruches, prêtes 
à jetter leur effaim , j'en étois quelquefois 
entouré , j'en avois fur les mains , fur le 
vifàge , ians qu'aucune me' piquât jamais. 
Tous les animaux fe défient de l'homme 
& n'ont pas tort ; mais font- ils fiurs une 
fois qu^il ne leur veut pas nuire, leur con- 
fiance devient fi grande , au'il faut être 
plus que barbare pour en aoufer. 

Je retournois à mes livres : maïs mes 
occupations de raprès-midi dévoient moins 
porter le nom de travail & d'étude , ^e 
de fécréatiom & d'amufefliem* Je n'ai ja* 
mais pu iùpporter l'application du cabinet 
après mon dîné , & en général toute peine 
me coûte durant la chaleur du jour. Je 
m'occupois pourtant; mais fans gêne 6ç 
preique fans régie, à lire fans étudier. La 
çhofe que je fuivois le plus exaûement 
étoit riuftoire & la géographie, & comme 
cela ne demandoît point de contention 
d'efprit , j'y fis autant de progrès qite le 
permettoit mon peu de mémoire. Je vou- 
lus étudier le P. Pétau , & je m'enfonçai 
llans les téoo&res de k chronologie ; mai^ 



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140 Les Confessions. 



je me dégoûtai de la partie critique quï 
n'a ni fond ni rive , & je mWeàionnaî 
par préférence à Pexaâe mefuye des teins 
Sck la inarche des corps céleftes. J'auros 
même pris du goût pour PaftrononEiie fi 
j'arois eu des infiriunens ; mais il fellut 
me contenter de quelques élémeas pris 
dans des livres , & de quelques obferva- 
tions groiïieres faites avec une lunette d'ap- 
proche, feulement pour connoître la fitua- 
tion générale du Ciel; car ma vue courte 
ne me permet pas de diflinguer â yeux 
nuds aflez r^tement les aftres. Je me rap- 
pelle à- ce fujet une aventure dont le fou- 
•^nir mVfouvent fait rire. J'avois acheté 
un planifphere céleôe pour étudier les 
conftellations. favois attaché ce planif- 
phere fur un chaifis , & les nuits où le 
Ciel étoit ferein , f allois dans le jardïi 
pofer mon chaflîs fur quatre piquets de ma 
hauteur, le planifphere tourné en-deflbuis, 
& pour rédairer fans (jue le vent foufflât 
ma chandelle , je la mis dans vm feau à 
terre entre les quatre piquets; puis regar- 
dant alternativement le planifphere avec 
nies yeux, & les aftres avec ma lunette, 
je mexerçois à connoître I^ étoiles & 



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L I V R E V. 141 

^ I ■ ' ' ' ' ■■ ■ I ■ ■ ■ 

î difocmer tes conftellations.'Je crois avoir 
dit que le jardin de M* Noint étoit en 
terrafle ; on vojroit du chemin tout ce gui 
^Y &ifoit. Un foir des pay fans paflànt a&sz 
tard y me virent àams un grotefque équi* 
{>açe y occupé à mon opération. La lueur 

r" donnoit fiir.mon planifoliere & dont 
ne yoyoient pas la caufe , parce que 
la lumière étoit cachée à leurs yeux par 
les bords du feau , css quatre piquets 9 ce 
grand papier bàrbouîllé de figures, ce cadre 
& le jeu de mahinette qirxls voy oient aller 
& venir, d<Mmoit à cet objet im air de 
grimake qui les effraya. Ma- parure n'é- 
toit pas propre à les raffurer : un chapeau 
clabaud par deffus mon bonnet , & un 
pet-en-l'air ouetté de Maman qu'elle m*a- 
voit obligé de mettre , oip-oîent . à leurs 
jeux rimaçejd'un vrai forcier, & comme 
il étoit près ode minuit ils ne doutèrent 
point que ce ne fiit le commencement du 
£ibat. Peu ^curieux d*en voir davantage il$ 
ieiàuverent très-alarmés , éveillèrent leurs 
yoà&ns pouf leur conter leurivifion,. •& 
Vhiftoire I courut. fi. bîeh que dçs^ le Ifedé* 
"JoaiiiitdiaqLin fut-dàiïrs^le-vQifinageque'ie 
6batiïè j;^oiticb6rld..A^aÎ0^. Je heiaisr 



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€41 Les Confessions. 

w ' ' I ■ I ■ Il i^— ^ 

ce qii'eût produit enfin cette rumeur , û 
Vun des payfans témoin de mes conjura- 
tions n'en eût le même jour porté ù 
plainte à deux Jéfuites qui veiK)ient nous 
voir 9 & qui &ns favoir de quoi il s'agiP 
foit les défabufereht par provifion. Us 
nous contèrent l'hiftoire,'je leur en dis 
la caufe , & nous rîmes beaucoup. Cepen- 
<lant il fut réfolu , crainte de récidive que 
j*ohferverois déformais fans lumière & 
que j'irois confiilter le planifphere dans 1^ 
maiion. Ceux qui ont ki da^ les L^tns 
de la m(mtaffit ma magie xie V^nife trou;* 
veront , je m'affure , que j'avpis de Icmi- 
gue main une grande vocation pour être 
lorcier. 

Tel étoit mon train de vie aux Char- 
mettes quand je n'étois occupé dWcuns 
foins champêtres ; car ils avoient toujours 
la préférence , & daiisi ce ^ qui i^'excédoit 
pas mes fortes ^ je travaillois comme un 
payfan; mais il eft virai (pie mon extrême 
foiblefle ne me laiffoit gueres alors fur cet 
iartiçle que le mérite de la bonne volonté. 
J>'aiUéurs:, je voulois fiùi^ à la'foi$<deux 
ouvrages , & par. cette laifoo îeû^ fid-i^ 
iK)isJbiea aucun* Je.iif étoi&iiâs otfnitaîitôtCL 



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L I V R E V I. 143 

de me donner par force de la mémoire ; je 
m'obftinois à vouloir beaucoup apprendre 
par cœur. Pour cela je portois toujours 
avec moi quelque livre qu'avec une peine 
incroyable j'étudiois & repaffois tout en 
travaillant Je ne fiiis pas comment l'opi- 
niâtreté de ces vains & continuels efForts 
ne m'a pas enfin rendu ftupide. Il faut que 
j'aye appris & rappris bien vingt fois les 
éclogues de Virgile , dont je ne fais pas 
un feul mot. J'ai perdu ou dépareillé des 
multitudes de livres , par Thabitude que 
j*avois d'en porter par-tout avec moi , au 
colombier , au jardin , au verger , à la 
vigne. Occupé d'autre chofe je pofois mon 
livre au pied d'un arbre ou fur la haie ; 
par -tout j'oiibliois de le reprendre, & 
touvent au bout de quinze jours je le 
retrouvois pourri ou rongé des fourmis 
& des limaçons. Cette ardeur d'apprendre 
devint une manie qui me rendoit comme 
hébété , tout occupé que j'étois fans, ceffe 
k marmoter quelque chofe entre mes dents. 
Les écrits de Port-Royal & de^ fOra* 
toiré étant ceux que je lifois le plus fré* 
quemment m'a voient rendu demi-Janfé- 
iiHle ^ 6c malgré toute ma coniiançe le^ 



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t44 Les Confessions* 

dure théologie m'épouvantoit Quelquefois; 
La terreiu- de Tenfer , que ju^ues-là j V 
(rois très-peu craint troubloit peu-à-peu 
ma fécurité , & fi Maman ne m'eût tran- 
^llifé l'âme , cette ef&ayante doârine 
ûi'eût enfin tout-A-feit bouleverfé. Mon 
confefleur, qui étoit auflî le fien, contrî- 
buoit pour la part à me maintenir dans 
une bonne affiette. Cétoit le Père Berna ^ 
léfiiite , bon & fege vieillard dont la mé- 
moire me fera toujours en vénération. 
Quoique Jéfuite , il avoit la fimplidté 
d'un en&nt , & fa morale moins relâdiée 
Que douce étoit précifément ce qu'il me 
felloit pour balancer les triftes impreffions 
du Janfénifme. Ce bon homme & fon 
compagnon le père Coppicfy venoient fou- 
yent nous voir aux Charmettes , quoique 
le chemin fut fort rude, & aflez long 
pour des gens de leur âge. Leurs vîfites 
me faifoient grand bien : que Dieu veuille 
le rendre à leurs âmes; car ils étoient trop 
vieux alors pour que je les préfiime en 
vie encore aujourd'hui, falloisauffi les 
voir à Chambery, je me fàmiliarifois peu- 
à-peu avec leur maifon; leur bibliothèque 
étoit à mon fervice ; le fouvenîr de cet 

heureux 



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L I V R E V L 145 

heureux tems fe lie avec celui des Jéfiiites, 
au point de me faire aimer l'un par l'autre , 
& quoique leur dôftrine m'ait toujours 
paru dangereufe , je n*ai jamais pu trou- 
ver en moi le pouvoir de les haïr fincé* 
rement. 

Je voudrois lavoir s*il pafle quelque- 
fois dans les cœurs des autres hommes 
des puérilités pareilles à celles qui paffent 
quelquefois dans le mien. Au milieu de 
mes éuides & d'une vie innocente autant 
qu'on la puîffe meneç , & malgré tout ce 
qu'on m'avoit pu dire , la peur de Tenfer 
m'agitoit encore fouvent. Je me deman- 
dois : en quel état fuis-je ? Si je mourois 
à rinftant-même , ferois-je damné ? Selon 
mes Janféniftes la chofe étoit indubitable ; 
mais félon ma confcience il me paroiflbit 
que non. Toujours craintif, & flottant 
dans cette cruelle incertitude j'avois re*- 
cours pour en fortir aux expédiens les 
plus rihbles , & pour lefquels je ferois 
volontiers enfermer un homme fi je lui 
en voyois feire autant. Un jour rêvant à 
ce trifte fujet je m'exerçois machinale- 
ment à lancer des pierres contre les troncs 
des arbres, & cela avec xnon adreiîSe ordL-t 

Mémoires, Tome IL G 

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146 Le5 .Confessions. 

naire , c*efl-à-dire , {ans prefque en te 
cher aucun. Tout au milieu de ce 
exercice -, je m'avifai de m'en faire ul 
efpece de pronoftic pour calmer mon 
quiétude. Je me dis ; je m'en vais jet 
cette pierre contre l'arbre qui eft vis-èw 
de moi. Si je le touche, figrie de falut i 
je le manque , figne de damnation. Te 
«n difant ainfi je jette ma pierre d'u 
main tremblante & avec un horrible batte* 
ment de cœur , mais û heureufement qu'el- 
le va frapper au beau milieu de l'arbre ; 
ce qui véritablement n'étoit pas difficile ; 
car j'avois eu (bin de le choifir fort gros 
& fort près. Depuis lors je n'ai plus douté 
de mon falut. Je ne fais en me rappellant 
ce trait fi je dois rire ou gémir fur moi- 
même. Vous autres grands hommes qui 
riez furement ^ félicitez-vous , mais n'in- 
fultez pas à ma miferé ; car je vous jiu-e 
que je la fens bien; 

. Au refte ces troubles » ces alai'rhes infé^ 
parables peut être de la dévotion , n'é- 
toient pas un état permanent. Commune* 
fit^nt j'étois affez tranquille, & l'impreflloa 
que l'idée d'une mort prochaine faifôit fur 
mon ame ^ étoit moins de la XTiileiT^ 



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Livre V L 147 

'une langueur paifible , & qui même 
" : fes douceiu-s. Je viens de retrouver 
i de vieux papiers une efpece d'ex- 
ion que Je me faifois à moi-même , 
je me félicitois de mourir à Tâge 
*0n trouve affez de courage en ioi 
envifager la mort , & lans avoir 
ouvé de grands maux ni de corps ni 
d'efprit durant ma vie. Que j'avois bien 
taifon ! Un preffentin^ent me jfaifoit crain- 
dre de vivre pour fouffrir. Il fembloit que 
je prévoyoiç le fort qui m'attendoit fur 
mes vieux jours. Je n'ai jamais été fi près 
de la fageffe que durant cette heureufe^ 
époque. Sans grands remords fur le pafle ; 
délivré des foucis de l'avenir , le fenti- 
ment qui dominoit conftamment dans mon 
ame étoit de jouir du préfent. Les dévots 
ont pour l'ordinaire ime petite fenfualitd 
très-vive qui leur fait favourer avec déli- 
ces les plaifirs innocens qui leur font per- 
mis. Les mondains leur en font un crime 
je ne fais pourquoi , ou plutôt je le faisj 
bien. C'eft qu'ils envient aux autres là 
jouiflànce des plaifirs fimples dont eux- 
mêmes ont perdu le. goût. Je Tavois ce 
goût j & je trouvois dbarmant de le fatis^ 



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148 Les Confessions, 

feire en fureté de confcience. Mon cœur 
neuf encore fe livroit à tout avec un plaifir 
d'enfant , ou plutôt fi je Tofe dire , avec 
une volupté d ange : car en* vérité ces tran- 

auilles'jôiiiffances ont la férénité de celles 
u paradis. Des dînes feits fur Therbe à 
Montagnole , des foupés fous le berceau, 
la récolte des fruits , les vendanges , les 
veillées à teiller avec nos gens , tout cela 
faifoit pour nous autant de fêtes auxquelles 
Maman prenoit le même plaifir que moi. 
Des promenades plus folitaires avoient un 
charme plus grand encore , parce que le 
Cœur s'epanchoit plus en liberté. Nous en 
fîmes une entr'autres qui fait époque dans 
ma mémoire , un jour de St. Louis dont 
Maman portoit le nom. Nous partîmes 
çnfemble & feuls de bon matin après la 
meffe qu'un Carme étoit venu nous dire 
à la pointe du jour dans une chapelle 
attenante à la maifon. J'avois propofé 
d'aller parcourir la côte oppofée à celle 
çii nous étions , & que nous n'avions 
point vifitée encore. Nous avions envoyé 
nos provifions d'avance , car la courfe de* 
voitdiu-er tout le jour. Maman, quoiqu'un 
peu ronde & gratte ne marchoit pas mal; 



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Livre V L 149 

nous allions de colline en colline &c àei 
bois en bois , quelquefois au foleil &C 
fouvent à Nombre ; nous repofant de tems 
en tems , & nous oubliant des heures en- 
tières ; caufant de nous , de notre union , de 
la douceur de notre fort , & feifant pour 
ià durée des vœux qui ne fiirent pas exau- 
cés. Tout fembloit confpirer au bonheiur 
de cette journée. Il avoit plu depuis peu ; 
point de pouffiere, & des ruiffeaux bien 
courans. Un petit vent frais agitoit les 
feuilles , Tair étoit pur , l'horizon fans 
nuages ; la férénité regnoit au Ciel comme 
dans nos cœurs. Notre dîné fut fait chez 
un payfan & partagé avec fa famille qui 
nous béniffoit de bon cœur. Ces pauvres 
Savoyards font fi bonnes gens ! Après le 
dîné nous gagnâmes l'ombre fous de grands 
arbres , où tandis que j'amafTois des brins 
de bois fec pour faire notre^café, Maman 
s'amufoit à herborifer parmi les broufTail- 
les , & avec les fleurs du bouquet que 
chemin faifant je lui avois ramaflé-, elle 
me fît remarquer dans leur flruûure mille 
chofes curieufes qui m'amuferent beau- 
coup & qui dévoient me donner du goût 
pour la botanique , mais le moment n'é-« 

G 3 



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• < I I ■ ■ ' H I 1 II I I I - ' f* f 

150 Les Confessions. 

toit pas venu ; fétois diftrait par trop 
d'autres études. Une idée qui vint me frap^ 
per fy^ diverfion aux fleurs & aux plante»» 
Lafituation d'ame oii je me trouvois, tout 
ce que nous avions dit & fait ce jour-là , 
tous les objets qui m'avoient frappé me 
rappellerent Tefpece de rêve que tout 
éveillé j^avois fait à Annecy fept ou huit 
ans auparavant & dont j*ai rendu compta 
en fon lieu. Les rapports en étoient fi 
frappans , qu'en y penfant j'en fus éma 
jufqu'aux larmes. Dans un tranfport d'at- 
tendriffement j'embraflai cette chère amie* 
Maman , Maman , lui dis-je avec paflion ^ 
ce jour m'a été promis.depuis long-tems , 
& je ne vois rien au-delà. Mon bonheur 
grâce à vous eft à fon comble , puiffe-t-2 
ne pas décliner déformais ! Puiffe-t-il durei? 
aufli long-tems que j'en conferverai le 
goût ! il ne finira qu'avec moi. 

Ainfi coulèrent mes jours heureux , &* 
d'autant plus heureux que n'appercevant 
rien qui les dût troubler , je n'envifâgeois 
en effet leur fin qu'avec la mienne. Ce 
n'étoit pas que la fource de mes foucis fut 
abfolument tarie ; mais je lui voyois pren- 
dre un autre cours que je dirigeois de mon 



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Livre VI. 151 

a i l ■ 1 ' ' > .1. I I. .■ 

.mieux fur des objets utiles , afin qu'elle 
portât fon remède avec elle. Maman 
aimoît naturellement la campagne , & ce 
eoùt ne s'attiëdiflbit pas avec moi. Peii- 
a-peu elle prit celui des foins champêtres; 
elle aimoit à faire valoir les terres, & elle 
avoit fur cela des connoiffances dont elle 
faifoit uiàge avec plaifir. Non contente de 
ce qui dépendoit de la maifon qu'elle avoit 
prife , elle louoit tantôt im champ , tantôt 
un pré. Enfin portant fon humeur entre- 
prenante im àes objets d'agriculture y ait 
lieu de refter oifivexians fa maifoji , elle 
prenoit le train de devenir bientôt une 
^groffe fermière. Je n'ainiois pas trop à la 
voir ainfi s'étendre , & je m'y oppofois 
tant que je pouvois ; bien fur qu'elle feroit 
toujours trompée , & que ion humeur 
libérale & prodigue porteroit toujours la 
dépenfe au*delà du produit. Toutefois je 
xne confolois en penfant que ce produit 
<lu moins ne feroit pas nul & ui aideroit 
à vivre. De toutes les entreprifes qu'elle 
poirvoit former , celle*là me pa'roiflbit la 
moins niineufe , & fans y envifager.com*- 
-me elle un objet de profit, j'y envifageôis 
une occupation continuelle qui la garanti- 

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151 Les Confessions. 

roit des mauvaifes af&ires & des efcrocs. 
Dans cette idée je defirois ardemment de 
recouvrer autant de force & de fanté qu*il 
m'en ialloit pour veiller à {es affaires ^ 
pour être piqueur de {es ouvriers ou fon 
premier ouvrier , & naturellement Texer- 
.cice que cela me faifoit faire > m'arrachant 
fouvent à mes livres , & me diftraifant fur 
mon état , devoit le rendre meilleur. 
* Uhiver fuivant Barillot revenant d'Ita- 
Jie m'apporta quelques livres , entr*autres 
•le Bontempi & la Cartella per mufica du 
P. Banchieri qui me donnèrent du goût 
poiu" rhiftoire de la mufxque & pour les 
recherches théoriques de ce bel art. Ba- 
rillot refta quelque tems avec nous , & 
comme j'étois majeur depuis plufieurs 
mois y il flit convenu que j'irois le prin- 
tems fuivant à Genève redemander le bien 
de ma mère oti du moins la part qui m*en 
revenoit, en attendant qu'on fût ce que 
mon frère étoit devenu. Cela s'exécuta 
comme il avoit été réfôlu. J'allai à Ge« 
neve , mon père y vint de fon côté. De- 

Îniis long-tems il y revenoit (ans qu*on 
ui cherchât querelle , quoiqu'il n*eût jar* 
tuais purgé fon décret : mais comme, oa 



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L I V R E V L I^} 

>■■ Il I II , Il ■ ■ I ■■ I II . I . 

avoit de Teftime pour fon courage & 
du refpeâ pour fa probité » on feignoit 
d'avoir oublié fon affaire , & les Magif- 
trats ocaipés du grand projet qui éclata 
peu après , ne vouloient pas effaroucher 
avant le tems la Bourgeoifie , en lui rap- 
pellant mal-à-propos leur ancienne par- 
tialité. 

Je craignoîs qu^on ne me fît des dif- 
ficultés fur mon changement de religion ; 
Ton n*en fît aucune. Les loix de Genève 
font à cet égard moins dures que celles 
de Berne , ou quiconque change de re- 
ligion , perd non-feulement fon état mais 
fon bien. Le mien ne me fut donc pas 
difputé , mais fe trouva je ne fais comr 
ment, réduit à fort peu de chofe. Quoi- 
ou*on fut à-peu-près fïir que mon frerç 
etoit mort , on n'en avoit point de preuve 
juridique. Je manquois de titres fufHfans 
pour réclamer la part ^ & je la laiffat 
Éms regret pour aider à vivre à mon père 
cjui en a joui tant qu'il a vécu. Si-tôt 
<jue les formalités de juftice fiirent faites ^ 
& que j'eus reçu mon argent , j*en mis 
quelque partie en livres ^ oc je volai por- 
ter le refle aux pieds de- Mainan» Le 

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L : ' iTï 

«54 Les CoNFESsiONSr 

cœur nie battoit de îoie durant b route i 
& le moment oîi Je dépofai cet argent 
dansfes mains, me fut mille fois plus 
doux que celui où il entra dans les mien- 
nes. Elle le reçut arec cette fimplicité 
des belles âmes qui fkifant ces chofes-là 
iàns effort y les voyent fans admiration^ 
Cet argent fut employer prefque tout en- 
tier à mon ufage , & cela arec une égale 
fimplicité. L'emploi en eût exeârement 
été le même, s'il lui fût venu d'autre part. 
Cependant ma fanté ne le rétabliffolt 
point. Je dépériflbi^ au contraire ;à vue 
d'œil. J'étois pâle comme un mort , ^ 
maigre comme un fquelette. Mes batte- 
mens d'artères étoient terribles , mes pal- 
pitations plus fréquentes , j'étois conti^ 
nuellement oppreffé , & ma foiblefle eniùi 
devint telle que j'avois peine à me mou- 
voir ; je ne pouvois preffer le pas fans 
étouffer , je ne pouvois me baiffer fans 
avoir des veitiges , je ne pouvois fou- 
lever le plus léger fardeau ; j'étois réduit 
à l'inaôion la' plus tourmentante pour 
im homme aufîi remuant que moi. Il eft 
certain qu'il fe mêloit à tout cela beaiK 
coup de yapeiu-s, liCS vapeurs font k^ 



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Livre V I. 155 

maladies des gens heureux ; c'étoit la * 
mienne : les pleurs que je verfois fouvent 
fans raifon de pleurer , les frayeurs vives 
au bruit d'une feuille ou d un oifeau ; 
rinégalité d'humeur dans le calme de Ja 
plus douce vie, tout cela .marquoit cet 
ennui du bien-être qui fait pour ainfi dire 
extravaguer la fenfibilité. Nous fommes 
fi peu faits pour être heureux icirbas qu'il 
feut néccffairement que Tame ou le corps 
fouf&e quand ils ne fouf&ent pas tous 
les deux , & que le bon état de Tun feit 
prefque. toujours tort à Fautre. Qiianci 
j'aurois pu jouir délicieufement de la vie ^ 
ma machine en décadence m'en empê- 
choit, (ans qu'on pût dire où la caufe 
.du mal avoit fon vrai fiége. Dans la fuite 
malgré le déclin des ans & des. mauxi 
très-réels & très-graves , mon corps fenv- 
ble avoir repris des forces pour mieux 
fentir mes malheurs , & maintenant que 
j'écris ceci, infirme & prefque fexagé- 
naire; accablé de douleurs dç toute efpe- 
ce , je me féns pour fouffrir plus de vi- 
gueur & de vie que je n'en eus pour jouir 
à la fleur de mon âge & dans le fein du 
plus vrai bonheuTt 

G « 

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156 Les Confessions. 

Pouir mTacl^ver^ ayant fait entrer uxt 
peu de phyfiologie dans mes leftiires , je 
m'étois mis à étudier Tanatomie, &paf^ 
Éint ea revue la multitude & le jeu des 
pièces qui compofoîent ma machine, je 
m'attendois à fentir détraquer tout cela 
vingt fois le joitr:loin d'être étonné de 
me trouver mourant, je Fétois que je 
pufle encore vivre , & je ne Efois pas. 
la d^fcription d'une maladie aue je ne 
cruffe être la mienne. Je fuis mr que fi 
je n'avois pas été malade je le ferois de* 
venu par cette fatale étude.. Trouvant 
dans chaque maladie des fymptômes de 
ht mienne je croyois tes avoir toutes , & 
j'étt gagnai par-delSlis une plus cruelle 
encore dont je m'étois cru délivré ; la 
j&ntaifîe de guérir ; c'en eu une difficile 
à éviter quand on fe met à lire des li- 
vres de médecine. A force de chercher ^ 
de réfléchir ^ de comparer , j'allai m'ima- 
-gîner que la bafe de mon mal étoit un* 
Çolype au cœur, &c Salomon lui-même: 
parût frappé de cette idée. Raifonnable-- 
ment je deyois: partir de cette opinioa 
pour- me confirmer dans ma féfolutioni 
^récédfint^ Je ne Bs point ainfi. Je tentr 



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L I V R E V I. 157 

dis tous les refforts de mon efprk pour 
chercher comment on pouvoit guérir d'ufi 
polype au cœur ^ réfohi d'entreprendre 
cette merveiUeufe aue. Dans un voyage 
i^Amt avoit feit à Montpellier pour aller 
voir le jardin des plantes & le démonf- 
testeur M. Sauvages^ on lui avoit dit que 
M, Fiifs avoit guéri un pareil polype» 
Maman s'en fouvint & m'en parla. Il n'en 
fallut pas davantage pour m'infpirer le defir 
d'aller confulter M. Fi^es. L'efpoir de gué- 
rir me feit retrouver du courage & des 
forces pour entreprendre ce voyage. Uar- 
gent venu de Genève en fournit le moyen» 
Maman loin de m'en détourner m'y ex- 
horte; &: me voilà parti poiu* Mont- 
pellier. 

Je n^eus pas befoin d'aller fi loin pour 
trouver le médecin qu'il me fhlloit* Le 
cheval me fatigant trop , favois pris une 
chaife à Grenoble. A Moirans cinq oit 
fix autres chaifes arrivèrent à la file après 
la mienne.. Pour Ip coup c'étoit vraiment 
faventure des brancards.. La plupart de 
ces chaifes étoient le cortège d'une nou^ 
velle mariée appellée Madame de***» 
Avec elle étoit une autre femme appellée 



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II I ","' ^ ■ ■ ■ I ■ 11 ni •■ nq^i^ 

158 Lçs Confessions, 

■ Il ■ Il I « I - .1. .1. ■■i-.i I é 

Madame N*** ^ moins jeune & mob^ 
belle que Madame de * * * , mais non moivs 
aimable , & qui de Romane où s'arrêtoit 
celle-ci devoit pourfuivre fà route jut 
qu'au * * *. près le Pont du St. Efprit. 
Avec la timidité qu'on me connoît , on 
s'attend que la connolffance ne ftit pas fi-tôt 
faite avec des femmes brillantes & la 
fuite qui les entouroit r'^mais enfin fuivant 
la même route , logeant dans les mêmes 
• auberges, & fous* peine de paffer pour 
. un loup-garou , forcé de me préfenter à 
.la même table ^ il falloit bien que cette 
connoiflance fe fît; elle fe fit donc , & 
même plutôt que je n'aurois voidu ; car 
tout ce fracas ne convenoit îïteres à un 
malade & fur-tout à un malade de mon 
humeur. Mais la curiofité rend ces co- 
quines de femmes fi infinuantes , que poiir 
. parvenir à connoître un homme , elles 
commencent par lui faire tourner la tête. 
Ainfi arriva de moi. Madame de * * *. trop 
entourée de fes Jeunes roquets , n'avoit 
gueres le tems de m'agacer, & d'ailleurs 
ce n'en étoit pas la peine , puifque nous 
allions nous quitter ; mais Madamç N* * % 
moins obfédee , avoit des provifiops à 



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L I V R E V I. 15^ 

fcire pour fa route : voilà Madame N**\ 
qui m'entreprend , & adieu le pauvre Jéan^ 
Jaques , ou plutôt adieu la fièvre , les va* 

Eeurs , le polype , tout paît auprès d'elle , 
ors certaines palpitations qui me refi- 
rent & dont elle ne vouloit pas me gué- 
rir. Le mauvais état de ma fanté fiit le 
premier texte de notre connoifTance. On 
vpyoit que j'étois malade, on favoit que 
j'allois à Montpellier , & il faut que moa 
air & mes manières n'annonçafTent pas un 
débauché ; car il fut clair dans la fuite 
qu'on ne m'avoit pas foupçonné d'aller 

Îr faire un tour de cafTerolle. Quoique 
'état de maladie ne foit pas pour im hom- 
, me une grande recommandation près des 
Dames , il me rendit toutefois intérefTaiit 
pour celles-ci. Le matin elles envoyoient 
(avoir de mes nouvelles , & m'inviter à 
prendre le chocolat avec elles ; elles s'in- 
formoient comment j'avois pafTé la nuit. 
Une fois, félon ma louable coutume de 
parler -lans penfer , je répondis que je 
ne fàvois pas. Cette réponfe leur fit croire 
que j'étois fou; elles m'examinèrent da- 
vantage , & cet examen ne me nuifit pas. 
Pentendis luie fois Madame de***, dire 



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i6o Les Confessions. 

à fon amie : il manque de monde , mais it 
eft aimable. Ce mot me rafiura beaucoup ^ 
& fît Que je le devins en effet» " - 
En fe tamilîarjifant il feUoit parler de 
foi , dire d'oîi Ton venoit , qui 1 on étoit. 
Cela m'embarraffoit ; car je fentois très- 
bien que parmi la bonne compagnie , & 
avec des femmes galantes ce mot de nou- 
veau converti m'alloit tuer. Je ne fais par 
quelle bizarrerie je m'avifai de paflfer pour 
Anglois. Je me donnai pour Jacobite , on 
me prit pour tel; je m'appellai Dtiddingy 
& Ton m*appella M/ Duddlng. Un mau- 
dit Marquis de***, qui étoit là , malade 
ainfi que moi , vieux au par-deiTus , ôc 
d'aflfez mauvaife humeur , s*avifa de lier 
converfation avec M. Dudding. Il me 
parla du roi Jaques , du Prétendant , de 
Fancienne Cour de St. Germain^ Tétois 
fur les épines. Je ne favois de tout cela 
que le peu que j'en avois lu dans le Comte 
Hamilton & dans les gazettes ; cepen- 
dant je fis de ce peu fi bon ufage que je 
me tirai d'affaire : heureux qu'on ne ie 
lut pas avifé de me queflionner fur la 
langue angloife dont je ne ikvois pasua 
feul mot,. 



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L I V R E V L i6i 

. fc I ■■■■■ M il» III I ■III II IM 

Toute la compagnie fe convenolt & 
voyoit à regret le moment de fe quitter* 
Nous feifions des journées de limaçon. 
Nous nous trouvâmes un dimanche à St. 
Marcellin ; Madame N***. voulut aller à 
la meffe, j'y fus avec elle; cela faillit à 
gâter mes af&ires. Je me comportai com- 
me j'ai toujours fait. Sur ma contenance 
modefle & recueillie , elle me crut dévot 
& prit de moi la plus ijiauvaife opinion 
du monde , comme elle me l'avoua deux 
jours après. Il me fallut enfuite beaucoup 
de galanterie pour effacer cette mauvaife 
hnpreffion , ou plutôt Madame N***. en 
femme d'expérience & qui ne fe rebutolt 
pas aifement , voidut bien courir les rif- 
ques de (es avances pour voir comment 
je m'en tirerois. Elle m'en fit beaucoup , 
& de telles , que bien éloigné de préfu- 
mer de ma figure , je crus qu'elle le mo- 
auoit de moi. Sur cette folie il n'y eut 
forte debêtifes que je ne fiffe; c'étoit pis 
que le Marquis du Legs^ Madame N**\ 
tint bon , me fit tant d'agaceries & me 
dit des chôfes fi tendres , qu'un homme 
beaucoup moins fot eût eu bien de la 
peine à prendre tout cela férieufejment^ 



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i6i Les Confessions. 

' «■'■■■ ■ ■ ■ ■■■ ■ 1 11*^ 

Plus elle en feifoit^ pîiis elle me confir- 
moit dans mon idée , & ce qui me touf- 
mentoit davantage étoit qu'à bon compte 
je me prenois d'amour tout de bon. Je 
me difois & je Un difois en foupirant : 
ah ! que tout cela n'eft-il vrai ! je ferois 
le plus heureux des hommes. Je crois que 
ma {implicite de novice ne fit qu'irriter 
fa fantaifie } elle n'en voulut pas avoir le 
démenti. 

Nous avions laiffé à Romans Madame 
de***. & fa fuite. Nous continuions no- 
tre route k plus licitement & le plus 
agréablement du monde, Madame AT***, 
le Marquis de***, & moi. Le Marquis 
quoique malade & grondeur, étoit un 
aflez bonhomme, mais qui nVimoitpas 
trop à manger fon pain à la fiimec du 
rôti. Madame N***. cachoit fi peu le 
goût qu'elle avoit pour moi, qu'il s'en 
apperçut plutôt que moi-même , & (es 
farcalmes malins auroient dû me donner 
au moins la confiance que je n'ofois pren- 
dre aux bontés de la Dame , fi par un 
travers d'efprit dont moi feul étois capa- 
ble , je ne m'étois imaginé qu'ils s'enten- 
4oient pour me perfifler. Cette fotte idée 



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ipM^—^—— — ri àirtiteai— afcM^fc— —é^driWi^ 

L I V R E V I. 10^5 

acheva de me renverfer la tête, & me 
fît fiiire le plus plat perfonnage , dans une 
iituation oîi , mon cœur étant réellement 
pris ,m'en pouvoit diâer un affez bril- 
lant. Je ne conçois pas comment Madame 
N* * *. ne fe rebuta pas de ma mauflade- 
rie , & ne me congédia pas avec le der* 
>ûer mépris. Mais cétoit xme femme d'cA 
prit qui favoit difcerner fon monde , 2# 
qui voyoit bien qu'il y avoit plus dt 
pêtife que de tiédeur dans mes procédés. 
Elle parvint enfin à fe faire entendre ^ 
& ce ne fut pas fans peine. A Valence 
nous étions arrivés pour dîner,, & feloa 
notre louable coutume nous y paflâmes 
le refte du jour. Nous étions logés horf 
de la ville à St. Jaques , )e me louvien^ 
drai toujours de cette auberge ainfi que 
de la char>bre que Madame N***. y oc* 
cupoit. Après le dîné elle voulut fe pro- 
mener ; elle favoit que le Marquis n'étoit 
pa^ allant : c'étoit le moyen de fe ména- 
ger un tête-à-tête dont elle avoit ' bien 
réfohi de tirer parti ; car il n*y avoit plus 
■de tems à perdre pour en avoir à met^ 
tre à profit. Nous nous promenions au- 
jtpur de la ville, le long des ioffés. Là 



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164 Les Confessions. 

. — ■< 

je repris la longue hiftoire de mes com- 
plaintes , auxquelles elle répondoit d'un 
ton fi tendre, me preflant quelquefois 
contre fon cœur le bras qu'elle tenoit , 
qu'il falloit une ftupidité pareilhe à la 
mienne pour m'em pêcher de vérifier fi 
elle parloit férieufement. Ce qu'il y avoit 
d'impayable étoit que j'étois moi-même 
-excefl[ivement ému. J'ai dit qu'elle étok 
aimable ; l'amour la rendoit charmante ; 
il lui rendoit tout l'éclat de la première 
jeunefle, & elle ménageoit fes agaceries 
avec tant d'art qu'elle auroit féduit im 
homme à l'épreuve. J'étois donc fort mal 
à mon ai{e & toujours fiur le point de m'é- 
manciper. Mais la crainte d'offenfer ou de 
déplaire; la frayeur plus grande encore 
d'être hué , fiffle, berné , de fournir une 
hiftoire à table, & d'être complimenté 
fur mes entreprifes par l'impitoyable Mar- 
quis , me laetinrent au point d'être indi- 
.gné moi-même de ma fotte honte , & de 
ne la pouvoir vaincre en me la repro- 
chant. J'étois au fupplice ; j'avois déjà 
quitté mes propos de Céladon dont je 
lentois tout le ridicule en fi beau che- 
min ; ne ikchant plus quelle contenance 



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L I V R E V I. 165 

tenir ni que dire, je metaifois; j'avois 
Tair boudeur ; enfin je faifois tout ce qu'il 
falloit pour m'attirer le traitement que 
j'avois redoiité. Heureufement Madame 
N^ * *. prit un parti plus humain. Elle 
interrompit brufquement ce filence en paf- 
fant un bras autour de mon cou , & dans 
rinftant fa bouche parla trop clairement 
for la mienne poiu* me laifTer mon er* 
reur. La crife ne pouvoit fe faire plus à 
propos. Je devins aimable. Il en étoit 
tems. Elle m'avoit donné cette confiance 
dont le défeut m'a prefque toujours em- 
pêché d'être moi. Je le fiis alors. Jamais 
mes yeux , mes fens , mon cœur & ma 
bouche n'ont fi bien parlé; jamais je n'ai 
fi pleinement réparé mes torts , & fi cette 
petite conquête avoit coûté des foins à 
Madame AT^***, j'eus lieu de croire qu'elle 
n'y avoit pas regret. 

Quand je vivrois cent ans , je ne me 
rappellerois jamais fans plaifir le fouvenir 
de cette charmante femme. Je dis char- 
mante , quoiqu'elle ne fut ni belle ni jeu- 
ne; mais n'étant non plus ni laide ni vieille, 
elle n'avoit rien dans (k figure qui empê- 
cha fpn eiprit & fes grâces de £iire tout 



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^66 Les Confessions^ 

■'■■■' ' ' ' !■■ III'.- Il I ■ I I J 

leur effet. Tout au contraire des autres 
femmes , ce qu'elle avoit de moins frais 
étoit le vifage , & je crois que le rouge 
le lui avoit gâté. Elle avoit fes raifons 
pour être facile ; c'étoit le moyen de va- 
loir tout fon prix. On pouvoit la voir fans 
Taimer , mais non pas la pofféder fans Ta- 
dorer , & cela prouve ", ce me femble , 
qu'elle n'étoit pas toujours aufîi prodigue 
de les bontés qu'elle le fut avec moi. Elle 
s'étoit prife d'un goût trop prompt & trop 
vif pour être excufable , mais où le cœur 
entroit du moins autant que les fens ; & 
durant le tems court & délicieux que je 
pafTai auprès d'elle , j'eus lieu de croire 
aux ménagemens forcés qu'elle m'impo* 
fbit, que quoique fenfuelle & toluptueufe 
elle aimoit encore mieux ma fànté que fe^ 
plaifirs. 

Notre intelligence n'échappa pas au Mar- 
t|uis. Il n'en tlroit pas moins fur moi ; au 
contraire , il me traitoit plus que jamais 
en pauvre amoureux tranfi , martyr des 
rigueurs de fa Dame. Il ne lui échappa 
jamais im mot , un fourire y un regard qui 
pût me faire foupçonner qu'il nous eût de- 
vinés , & je l'aurois cru notrç dupe , ^ 



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L I V K E VI. 167 

^ S_l_ 

, Madame N***. qiii voyoit mieux que moi 
ne m'eût dit qu'il ne Tëtoit pas , mais qu'il 
etoit galant Somme ; & en effet on ne fau- 
roit avoir des attentions plus honnêtes , 
ni fe comporter plus poliment qu'il fit tou- 
joiurs , même envers moi , faiif fes plai- 
iànteries , iur-tout depuis mon fuccès : il 
m'en attribuoit l'honneur peut-être , & 
nje fuppofoit moins fot que je ne l'avois 
para ; il fe trompoit , comme on a vu , 
mais n'importe ; je profitois de fon erreur, 
& il eft vrai qu'alors les rieurs étant pour 
moi Je prêtois le flanc de bon cœiu" & 
d'affez bonne grâce' à fes épigrammes , 8c 
j'y ripoftois quelquefois même ^ffez heu- 
reufement, tout fier de me faire honneur 
auprès de Madame N***. de l'efprit qu'elle 
m'avoit donné. Je n'étois plus le mêm^ 
homme. 

Nous étions dans un pays & dans une 
faifon de bonne chère. Nous la faifions 
par-tout excellente , grâce aux bons foins 
du Marquis. Je me ferdis pourtant paffé 
qu'il les étendît jufqu'à jios chambres ; 
mais il envoyoit devant fon laquais pour 
les retenir, & le coquin , foit de fon chef, 
fcit par l'orcke de ion maître , le logegi^ 



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i68 Les Confessions. 

toiiJQurs à côté de Madame N***. & me 
fourroit à l'autre bout de la maifon ; maïs 
cela ne m'embarraffoit gueres,& nos rendez- 
vous n'en étoient que plus plquans. Cette 
vie délicieufe dura quatre ou cinq jours 
pendant lefquels Je m'enivrai des plus dou- 
ces voluptés. Je les goûtai pures, vives, iàns 
aucun mélange de peines , ce font les pre- 
mières & les feules que j'aye ainfi goûtées, 
& je puis dire que je dois a Madame N'^^f^. 
de ne pas mourir fans avoir connu le plaifir. 
Si ce que je fentois poiu: elle n'étoit pas 
précifément de l'amour , c'étoit du moins 
im retour fi tendre pour celui qu'elle me 
témoignoit ; c'étoit une fenfualité fi brû- 
lante dans le plaifir &C une intimité fi douce 
dans les entretiens , qu'elle avoit tout le 
charme de la paffion fans en avoir le dé- 
lire qui tourne la tête & fait qu'on ne fait 
pas jouir. Je n'ai fenti l'amour vrai qu'une 
ieule fois en ma vie , & ce ne fat pas 
auprès d'elle. Je ne l'aimois pas non fàus 
comme j'avois aimé & comme j'aimois 
Madame de Warens ; mais c'étoit pour cela 
même que je la poffédois cent fois mieux. 
Près de Maman , mon plaifu' étoit toujoiu^ 
V troublé par, im fentiment de triflefle , par 



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L I V m E VI; i6ôf 

cm fecrct ferrement de cœur que je ne 
fiirmontois pas Êins peine; au lieu de me 
féliciter de h pofféder y jre me reprochois 
de Tavilir. Près de Madanife N"^"^. au con- 
^^e , fier d'être homme & d'âtre heu- 
reux ^ je. me livrois âmes fens avec joie , 
avec confiance; je partageois rimprèfîîon 
ipie je feifois fur les liens ; fétois affèz à 
moi pour contempler avec autant de va- 
nité que de volupté mon triomphe , & pour, 
toer de - là de quoi le] tedoubler. 

Je ne me fouviens pas de Tendroît ok 
nous quittait Marquis qui étoit du pays ; 
mais nous nous trouvâmes 'feuls avant 
d'arriver à Montelimar , & dès -lors Ma- 
dame A^*^^* établit fâ femme^de-chambre 
dans ma chaife , & je paiTai dans la fienne 
^ec elle. Je puisafltiter que la route ne 
nous énnuyoit pas d» cette màiiiâére, & 
î^aurois eu'ibiert de la« {^ine'à dire crom*- 
ment le payé '^e nous parcourions étoit 
fidt. A Morttelimar^elle eut des affaires qui 
Vy TètinrçlA trois jours , durant lefqùek 
eue ne me quitta pourtant qu'un quart- 
dPheui-e ^MJut ime Vîfitfe qui lui attira dés 
knportunités défolantes & des invitations 
^ elle tt*eut garde d'accepter, EUeprétextii 

M^o'ms^ Tome H, H 



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!■ M .. ... ■ .... H l 

f70 LES"ÇaN¥ESSIONSf 

^ ■ ■ ■ p t \ ' ^"■" "" <■■' ■ ■ I ' ■ 1^ 

des îpcotnmocHtés :qui ne nous empêchC'^ 
rent pourtant pas tfallet nous promençr 
tous les jours tête-A^rtête dans le plus beau 
pays & fous te plus beau ael du monde. 
Oh , ces trois ]o\usstl J'ai dû) les^egrett» 
qudauefois ; Unî^ cft ptu3 'Tçv?eau de 
iemblables? 

Vf s amours ^e voyage ne font pas feits 
popr durer, Il felljut nous féparer , ^ j'a^ 
voue qu'il en était tcms ; non que je fuffe 
raffafie ni prêt à l'âtre ; je ni'attachois 
çhaqiXe pur d^Vant^ge ; vms malgré toute 
^ difcrétiondô fe Pâme., il ne me reftoiç 
guerçs qiievla^bonn^ volonté, Npus don** 
names Iç changera noi? re^ts par des 
projets pour notre réunlon^Jl ftit décidé 
c[ue puifque ce régime me ^ifoit.du bien 
j?en uferois , &i <pl? ]'iv^$ p^er 19iiveB 
au^^^. (omh dir^iOn de Nfedame^V^**;, 
je devois (^htt^^^r^^t à Montpellier 
«cinq ou fl^ fem^iixes ^- pour lui laiflcr le 
»ems de préparer les chofes de manière c^ 
prévenir les çaqugts. Elle me dc9Uiad%m^ 
pies inftruftipns fur çe.que je àtvf^ 4sh 
voir, fur ce quç je devois éf»:^^.{wbi 
'jnaniere dontvje devjçiç me comporter, Ea 
fyi^çfi^X nQVi ^mwi ns>v&^ écrire/ £l)|> 



*i • 



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Livre VI. 171 

m ' ■ , ■ I , t II .1 11 ^ 

me parla beaucoup & férieufement du foi i 
de ma fànté ; m'exhorta de cohfulter d'ha- 
biles gens, d'être très - attentif à tout c* 
qu*xls me preicriroient , & fe chargea , 
quelque fevere que pût être leur ordon- 
nance , de me la faire exécuter tandis que 
je ferois auprès d'elle, Je crois qii*elle par- 
loit fincérement , car eUe m'aimoît : elle 
m^ext donna mille preuves plus fures qu2 
des feveurs* Elle jugea par mon équipage,^ 
que je ne nageois pas dans Topulence i 
quoiqu'elle ne fut pas riche elle - même , 
elle youli*t à notre réparation me forcer, 
de partager ùl bourfe qu'elle apportoit de 
Crenoble affez bien garnie , & j'eus beau- 
i:oup de peine à m'en défendre* Enfin je 
la quittai le coeur tout plein d'elle , & lui 
laiffant , ce me femble , Un véritable atta-^ 
cheipent pour moi, 

J'achevois ma route en la recommen- 
çant dans mes fouvenirs , & pour le coup' 
très-çontent d'être dans ime. bonne chaile 
pour y rêver plus à mon aife aux pîaî-. 
?îrs que j'ayois goûtés , & à ceux qui m'é* 
toient promis. Je ne penfois qu'au ***.* 
& à. la charmante vie qui m'y attendoit* 
J[e np yoyçi$ que Ma^bme JV***. & fer 

H' X ' 



DgitzedTîy Google 



ïyi Lïs Confessions. 

■■ ' .1 > 

'cntoiirs. Tout le refte de Tunlvers n*étoit 
rien pour moi , Maman m&ne étoit ou- 
bliée. Je m'occupois à combiner dans ma 
tète tous les détails dans lefquels Mada:* 
me A?*** étoit entrée pour me faire 
d'avance une idée de fa demeure , de fon 
voifinage , de {es fociétés , de toute fa 
«naniere de vivre. Elle avoit ime fille dont 
elle m'avoit parlé très-fouvent en mère 
idolâtrei Cette fille avoit quinze ans paf- 
fés ; elle étoit vive, charmante , & d'un 
caraôere aimable. On m'avoit promis que 
l'en ferois carefTé , je n'avois pas oublié 
cette promefTe , & j'étois fort curieux d'i- 
tnaginer comment Mademoifelle N**\ 
f raiteroit le bon ami de fa Maman. Tels 
fiu-ent les fujets de mes rêveries de- 
puis le Pont St. Efprit jufqu'à Remou- 
tin. On m'avoit dit d'aller voir le Pont- 
,1du-Gard; je n'y manquai pas. Après 
im déjeûné d'excellentes figues , je pris 
tm guide & j'allai voir le Pont-du-Gard. 
C'étoit le premier ouvrage des Romains 
que j'eufTe vu. Je m^attendois à voir un 
monument digne des maifts qui l'avoient 
xonflruit. Pour le coup l'objet paflà mon 
attente, & ce fiit la'feul^ fois^en ma vie. 



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L I V R E V L 17J 

U n'appartenoit qu'aux Romains de pro- 
duire cet effet. L*afpeft de ce fimple & 
noble ouvrage me frappa d'autant plus 
qu'il eft au milieu d'un défert oîi le filence 
& la folitude rendent l'objet plus frap- 
pant & l^dniiration plus vive ; car ce 
prétendu pont n'étoit qu'un aqueduc. On 
fe demande quelle force a tranfporté ces 
pierres énormes fi loin de toute carrière , 
& a réuni les bras de tant de milliers 
d'hommes dans un lieu oîi il n'en habite 
suciin? h pîrccunis les trois étaees de 
ce fu|>erbe édifice que le reipeft m'em- 
pêchoit prefque d*ofer figuier fous mes 
pieds. Le retentiffement de mes pas fous 
ces immenfes voûtes me faifoit croire 
entendre la forte voix de ceux qui les 
avoient bâties. Je me perdois comme un 
infeôe dans cette immenfité. Je fentois 
tout en me faifant petit , je ne fais quoi 

5[ui m'élevoit l'ame, & je me difois ea 
oupirant : que ne fuis-je né Romain ! Je 
reftai }à plufîeurs heures dans une con- 
templation raviffante. Je m'en revins dis- 
trait &c rêveur , & cette rêverie ne fiit 
£as favorable à Madame N***. Elle avoit 
ien fongé à me prémunir confire les 

H) 

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J74 Les Confessions. 

filles de Montpellier , mais non pas con- 
tre le Pont-du-Gard. On ne s'avife jamais 
de tout. 

A Nîmes j'allai voir les Arènes ; c'eft 
vn ouvrage beaucoup plus magnifique 
que le Pont-du-Gard , & qui me fit becîu- 
coup moins d'impreflion, foit que mon 
admiration fe fut épuifée fur le premier 
objet , foit que la fituation de l'autre au 
milieu d'une ville fut moins propre à 
Texciter. Ce vaflé & fuperbe Cirque efl. 
entouré de vilaines pâtîtes maîfons , Sc 
d'autres maifons plus petites & plus vi- 
laines encore en remplifTent l'arène, de 
forte que le tout ne produit qu'un effet 
difparate & confus , oîi lé regret & Tin- 
diçnation étouffent le plaifir & la fur- 
fncife. J'ai vu depuis le Cirque de Vérone 
infiniment plus petit & moins beau que 
celui de Nîmes , mais entretenu & con- 
fervé avec toute la décence & la pro- 
preté poifibles , & qui par cela même me 
fit une imprçflîon plus forte & plus agréa- 
ble. Les François n'ont foin de rien & ne 
refpeûent aucun monument. Ils font tout 
feu pojjr entreprendre & ne faveftt rien 
ftcur m rien entretenir. 



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L I V R E V I. 17 J 

1* ■ ■ ■ — — -^ 

- J'étois changé à tel point & ma fenfua- 
lité mife en exercice s'ëtoit fi bien éveil- 
lée qiie je m'arrêtai un jour au Pont-de- 
Lunel pour y faire bonne chère , avec de 
la compagnie qui s'y trouva* Ce caba- 
ret le plus cftimé de l'Europe , méritoit 
alors de l'être. CeiBc quile tenoient a voient 
fil tirer parti de fon theureufe fituation 
pour le tenir abondamment ^pproyifionhé 
& avec choix. C'étoit réellement une chofe 
curieufe de trouver dans une maifon feule 
& ifolée au milieu de la campagne , une 
table foiurnie en poiflbn de mer & d'eau 
douce , en, gibier excellent , en vins fins , 
fervie aveC' ces attentions & ces folnç 
qu'on ne trouve que chez les grands &c 
les riches , & tout cela pour vos trente- 
cinq fous. Mais 'le Pont-de-Lunel ne refta 
pas lonç-tems fur ce pied , & à force 
d'ufer la réputation , il la perdit enfin 
tout-à-fait. 

J'avois oublié durant ma route que 
J'étois malade ; je m'en fouvlns en arri^ 
vant à Montpellier. Mes vapeurs étoient 
bien guéries , mais tous mes autres maux 
me refloient , & quoique l'habitude m'y 
rendît moins fenfible , c'en étoit affez 

H4 



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176 Les Confessions. 

m ■■ I ■ i II I . . ^ 

pour fe croire mort à qui s'en troiive- 
roit attaqué tout d'un coup. En effet ils . 
ctoient moins douloureux qu'eilrayans ^ 
& fàifoient plus fouf&ir Tefprit que le 
corps dont ils fembloient annoncer la def- 
truôion. Cela faifoit que diftrait par des 
payions vives je ne fongeois plus à moa 
état; mais comme il n'étoit pas imagi* 
naire, je le fentois ll-tôt que j'étois de 
feng-froid.- Je fongeai donc férieufement 
aux confeils de Madame N^^^. 6c au but 
de mon voyage. Tallai confulter les pra* 
ticiens les plus illuftres ; fur-tout M. Jï- 
j^s , & pour fiuabondance de précautio». 
je me mis en penfion chez un médecin* 
C'étoit im Irlandois appelle Flt^Moris , 
qui tenoit ime table affez nombreufe d'étu* 
dians en médecine , & il y avoit cela de 
commode pour un malade à s^y mettre ^ 
que M. Fiti'Moris fe contentoit d'une pen* 
ûon honnête pour la nourriture & ne- 
prenoit rien de fes penfionnaires pour 
les foins , comme médecin. Il fe char- 
gea de l'exécution des ordonnances de M. 
Fi{es, & de veiller fur ma fanté. Il s*ac-. 
quitta fort bien de cet emploi quant au 
cégime 4 on ne gagnoit pas d'iadigefUons 



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L I V R E V I. 177 

- - - A - ■ ■- - -- - 

à cette penfion-là , & quoigue je ne foi» 
pas fort fenfible aux privations de cette 
efpece , les objets de comparâifon étoient 
fi proches qiie Je ne pouvois m'empêcher 
de trouver quelquefois en moi-même, 
que JVf ***. étoit im meilleur pourvoyeur 
que M. Fiti-Moris. Cependant comme on 
ne mouroit pas de faim , non plus , 6c 
que toute cette jeuneffe étoit fort gaie ; 
cette manière de vivre me fit du bien réel- 
lement , & m'empêcha de retomber dani 
mes lahgueiu-s. Je paflbis la matinée à 
prendre des drogues , fur-tout , je ne fais 
quelles eaux, je crois les eaux de Vais , 
& à écrire à Madame N^^^. car la cor- 
refpofidance alloit fon train , & Rouffiau 
fe chargeoit de retirer les lettres de fort 
ami DudJing. A midi j'allois faire un tour 
à la Canourgue avec quelqu'un de nefs 
jeunes commençaux, qui tous étoient de 
très-bons enfans ; on fe raffembloit , on 
alloit dîner. Après dîné , une importante 
af&ire occupoit la plupart d'entre nous 
jufqu'au foir : c'étoit d'aller hors de la 
ville jouer le goûté en deux ou trois 
parties de mail. Je ne jouois pas; je n'en 
avois ni la force ni TaurçAe , mais je pa-^ 

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178 Les Confessions. 

riois , & fuivant avec Tintérêt du pari , 
nos joueurs & leurs boules à travers des 
chemins raboteux & pleins de pierres , 
je faifois un exercice agréable & falutaire 

r' me convenoit tout-à-fait. On goûtoit 
s un cabaret hors la ville. Je n'ai pas 
befoin de dire que ces goûtés étoient gais , 
mais j'ajouterai qu'ils étoient affez décens, 
quoique les filles du cabaret fiiffent jo- 
lies. M. FUi'Moris grand joueur de mail , 
étoitnotrepréfident,& je puis dire malgré 
la mauvaile réputation des étudiarîs , que 
je trojuvai plus de moeurs & d'honnêteté 
parmi toute cette jeuneffe, qu'il ne feroit 
aifé d'en trouver dans le même nombre 
4'hommes faits. Ils étoient plus bruyans 
que crapuleux , plus gais que libertins, 
& je me monte fi aifément à un train de 
vie quand il eft volontaire , que je n'au- 
Tois pas mieux demandé que de voir 
durer celui-là toujours. Il y avoit parmi 
ces étudians plufieurs Irlandois avec les- 
quels je fâchois d'apprendre quelques 
mots d'Anglois par précaution pour le ^ ^ *. 
car le tems approchoit de m'y rendre. 
Madame N^^^, m'en preffoit cnaque or- 
dinaire p tc'jb me préparois à lui àbw. 



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Livre V L 179 

Il étoit clair qiie mes médecins > qui n'a- 
voient rien compris à mon mal, me re- 
gardoient comme im malade imaginaire 
^ me traitoient fur ce pied , avec leiu* 
fquine , leurs eaux & leur p^tit-lait. Tout* 
au contraire des théologiens, les méde- 
cins & les philofopHes n'admettent pour 
vrai que ce qu^ls peuvent expliquer , & 
font cle leur intelligence la mefure des pot 
fibles. Ces Meilleurs ne connoiffoient rien 
à mon mal; donc je n'étoispas malade : 
car comment fuppofer que des Dofteurs 
ne fuffent pas tout? Je vis qu'ils necher- 
choieht qu à m'amufer & me faire man- 
ger mon argent^ & jugeant que leur fubC- 
titut du ^^^. feroit cela tout auffi bien 
qu'eux, mais plus agréablement , je réfo- 
lus de lui donner la préférence , & je 
ouittai Montpellier dans cette fage .inten- 
tion. 

Je partis vers la fin de Novembre après 
lix femaines ou deux mois de féjour dans 
cette ville , où je laiflai une douzaine de * 
louis fans aucun profit pour ma fanté ni 
pour mon inilruûion , fi ce n'eft un cours 
iTanatomie' commencé fous M. ///^rTWor/i, 
j8c que je fiis obligé d'abandonner par 

H iJ 



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j8o Les Confessions. 

■ ' Il I II I I. I 1» 

Fhorrible puanteur des cadavres qu*oa 
difféquoit , & qu*il me fiit impoflible de 
fupporter. 

Mal à mon aife au-dedans de moi fur 

la réfolution que j^avois prife, 'fy réflé- 

chiflbis en m*avançant toujours vers le 

Pont St. Efprit, qui étoit également là 

route du ^**. & de Chambery. Les fou* 

venirs de Maman & fes lettres , quoique 

moins fréquentes que celles de Madanie 

JV^^¥, réveilloient dans mon cœur des 

remords que j*avois étouffés durant ma 

première route. Ils devinrent fi vifs aj.i re* 

tour que, balançant Tamour du plaifîr, 

ils me mirent en état d*écouterla raifoti 

feule. D'abord dans le rôle d'aventurier 

que j'allois recommencer je pou vois être 

moins heureux que la première fois ; il 

ne felloit dans tout le ^**. qu'une feule 

perfonne qui eût été en Angleterre ^ qui 

connût les Anglois , ou qui (ut leur lan- 

fue y pour me démafquer. La femille de 
iadame A/^^*^. pouvoit fe prendre de 
mauvaife humeur çpntre moi , & me trai- 
ter peu honnêtement. Sa fille à laquelle 
malgré moi je penfois plus qu'il n'eut 
^u ^ m'inquiétoit çnçorç» Je tr^embloîs 



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i I 11 Mil I T ■il^ 

* Livre VI. i8r 

d'en devenir amoureux, & cette peur 
fàifoit déjà la moitié de Touvrage. Ai- 
lois -je donc pour prix des bontés de la 
mère , chercher à corrompre fa fille , à 
lier le plus déteftable commerce , à mettre 
la diflention , le déshonneur; le fcandale 
& Tenfer dans fa maifon ? Cette idée me 
fit horreur , je pris bien la ferme réfolu- 
tion de me combattre & de me vaincre 
fi ce malheureux penchant venoit à fe dé^ 
clarer. Mais pourquoi m'expofer à ce com^ 
bat? Quel miférable état de vivre avec 
la mère dont je ferois raflafié, & de brû- 
ler pour la fille fans ofer lui montrer mon 
cœur? Quelle nécefîité d'aller chercher 
cet état, & m'expofer aux majheurs , aux 
af&onts , aux remords , pour des plaifirs 
dont j'avois d'avance épuifé le plus grand 
charme : car il eft certain que ma fentaifie 
avoit perdit fa première vivacité. Le goût 
du plaifir y étoit encore , mais la paffion 
ny étoit plus. A cela fe m^loient des ré- 
flexions relatives à ma fituation, à mes 
devoirs , à cette Maman fi bonne , fi gé- 
néreufe ,.qui déjà chargée de dettes , ré- 
toit eixcore de mes folles dépenfes , qui 
s'épuifoit pouf, ^oï^U que je JTQmp^ 



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iSi Les Confessions. 

•^— —<———— I II I I ■ I II— ■— ^^■^■^B— 

fi indignement. Ce reproche devint fi vif 
qu'il l'emporta à la fin. Eh approchant du 
St. Efprit , je pris la réfolution de brûler 
Fétape du***. & de pafler tout droit. 
Je l'exécutai courageufement , avec quel- 
ques foupirs 9 je l'avoue; mais auffi avec 
cette fatisfadtion intérieure que je goù- 
tois pour la première fois de ma vie de 
iTïe dire , je mérite ma propre eftime : 
je fais préférer mon devoir à mon plaifir. 
iVoilà la première obligation véritable que 
j^aye à l'étude. C'étpit elle qui ni'avoit 
appris à réfléchir , à comparer. Après 
les principes fi purs que j'avois adoptés 
il y avoit peu de tems ; après les reçles 
de fagefle & de vertu que je m'étois faites 
& que je m etois fenti fi fier de fuivre; 
la honte d'être fi peu conféquent à moi- 
même , de démentir fi-tôt & fi haut mes 
propres maximes, l'emporta fur la vo- 
lupté : l'orgueil eût peut-être autant de 
part à ma réfolution crue la vertu ; mais 
fi cet orgueil n'eft pas la vertu même , il 
a des eftets fi fçnxblables qu'il eft pardon- 
nable de s'y tromper. 

L'un des avantages des bonnes aftions 
f ft d'çlçyer l'ame & de la dîfpofer à en 



y Google 



L I V R E V L 183 

faire de meilleures : car telle eft la foi- 
bleffe humaine qu'on doit mettre au nom- 
bre des bonnes aûions , Tabftinence du 
mal qu'on eft tenté de commettre. Si-tôt 
que j eus pris ma réfolution je devins un 
autre homme , ou plutôt je redevins celui 
que j'étois auparavant , & que ce mo- 
ment d'ivreffe avoit fait difparoître. Plein 
de bons fentimens & de bonnes réfolu- 
tions , je continuai ma route dans la bonne 
intention d'expier ma faute ; ne penfant 
qu'à régler déformais ma conduite fiu: les 
loix de la vertu , à me confacrer fans 
réferve au fervice de la meilleure des 
mères , à lui vouer autant de fidélité que 
j'avois d'attachement pour elle , & î n'é- 
couter plus d'autre amour que Celui de 
mes devoirs. Hélas ! La fincerité de mon 
retour au bien fembloit me promettre une 
autre deftinée ; mais la mienne étoit écrite 
& déjà commencée , & quand mon cœur 

Elein d'amour pour les chofes bonnes & 
onnêtes, ne voyoit plus qu'innocence 
& bonheur dans la vie , je touchois au 
moment funefte qui devoit traîner à fa 
fuite la longue chaîne de mes malheurs* 
L'emprèffement d'arriver me fit ^5 



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184 ^^^ Confessions. 

, ; A_ ^ 

plus de diligence que je n'avois compté. 
Je lui avois annoncé de Valence le jour 
& rheiu-e de mon- arrivée. Ayant gagné 
une demi-journée fur mon calcul , je ref- 
tai autant de tems à Chaparillan , afin d*ar- 
river jufte au moment que j'avois mar- 
qué. Je voidois goûter dans tout fon char- 
me le plaifirde. la revoir. J^aimois mieux 
le différer un peu pour y joindre celui 
d*être attendu. Cette précaution m'avoit 
toujours réuffi. J'avois vu toujours mar- 
quer mon arrivée par une efpece de petite 
lête : je n'en attendois pas moins cette fois 
& ces empreffemens qiu m'étoient fi fenfi- 
bles , valoient bien la peine d'être ménagés. 
J'arrivai donc exactement à l'heiu'e. De 
tout loin je regardois fi je ne la verrois 
point fur le chemin; le cœur me battoit 
de plus en plus à mefure que j'appro- 
chois. J'arrive effoufflé ; car j'avois quitté 
ma voiture en ville : je ne vois peru^nne 
dans la cour , fur la porte , à la fenêtre ; 
je commence à me troubler ; je redoute 
quelque accident. J'entre ; tout eft tran- 
quille ; des ouvriers goûtoient dans la 
cuifine ; du refte aucun apprêt. La fer- 
jrame parut furprife de me voir; elle îgno^ 



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L I V R E V I. l8j 

roit que je duffe aitlver. Je monte , je 
la vois enfin , cette chère Maman fi ten- 
drement , fi vivement, fi purement aimée;, 
j'accours , je m'élance à {es. pieds. Ah î 
te voilà , petit ! me dit-elle en m'embrkf- . 
fent : as -tu fait bon voyage? Com- 
ment te portes-tu ? Cet accueil m'inter- 
dit un peu. Je lui demandai fi elle nVivoit 
pas reçu ma lettre ? Elle me dit qu'oui^- 
J'aïu-ois cru que non , lui dis-je ; & Té- 
clairciffement finit là. Un jeune homme 
étoit avec elle. Je . le connoiflbis pour 
l'avoir vu déjà d^ns la maifon avant moi) 
départ : mais cette fois il y paroiflbit éta^' 
bli, iirétoitt Bref 9 je trouvai ma placf. 
priie. 

Ce jeune homme étoit du Pays-de- 
Vaud , fon père appelle Fim^enrîed , étoit 
concierge , ou foi-difant capitaine du châ- 
teau de Chillon. Le fils.dç Monfieur le 
capitaine étoit garçon pemiquier , & cou- 
roit le monde eh cette qualité quand il 
vint fe préfenter à Madame de Wartns , 
qui le reçut bien , comme elle faifoit tous ' 
les paffans , & fur-tout ceux de fon pays, 
C'étoit un grand fede blondin , affez bien 
feit, le vifage plat, l'efprit de même , par^ 



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i86 Les Confessions. 

lant comme le beau Liandrc; mêlant tous 
les tons , tous les goûts de fon état avec 
la longue hiftoire de {es bonnes fortu- 
nes ; ne nommant que la moitié des Mar- 
quifes avec lefquelles il avoit couché , & 
prétendant n'avoir point coiffé de jolies : 
femmes , dont il n'eût aufli coiffé les maris. 
Vain , fot , ignorant , infolent ; au de- 
meurant le meilleur fils du monde. Tel 
fiit le fubftitut qui me flit donné durant 
mon abfence , & Taffocié qui me fiit o^ 
fcrt après mon retour. 

O ! fi ks âmes dégagées de leurs terres- 
tres entraves , voyent encore du fein de 
réterneile lumière ce qui fe paffe cKez les 
mortels , pardonnez , ombre chère & ref- 

reâable , fi je ne fais pas plus de grâce 
vos fautes qu'aux miennes, fi je dévoile 
également les imês & les autres aux yeux 
des leûeiu-s ! Je dois , je veux être vrai 
pour vous comme pour moi-même ; vous 
y perdrez toujours beaucoup moins que 
moi. Eh î Combien votre aimable & doux 
caraôere , votre inépuifable bonté " de 
cœur, votre franchife & toutes vos excel- 
lentes vertus ne rachetent-elles pas de foi- 
blefifes , û Ton peut appeller ainfi les torts 



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Livre VI. 187 

ée votre feule raifon ? Vous eûtes des 
erreurs & non pas des vices ; votre con- 
duite fiit répréhenfible, mais votre cœiur 
fut toujours pur. 

Le nouveau venu s'étoit montré zélé i 
diligent , exaft pour toutes (es petites 
commifîîons qui etoient toujours en gnmd 
nombre ; il s étoit feit le piqueur de (es 
ouvriers. Auffi bruyant que je Tétois p^n , 
il fe fàifoît voir & fur-tout entendre à la 
fois à la charme , aux foins , au bois , à 
VécuriQ , à la baffe-cour. Il n'y avoit que 
le jardin qu'il néglîgeoit^ parce que c'étoit 
un travail trop paifible & qui ne feifoit 
point de bruit. Son grand plaifir étôit de 
charger & charrier , de fcier ou fendre du 
bois , on le voyoit toujours la hache ou 
la pioche à la main ; on Tentendoit cou- 
rir, coiener, criera pleine tête. Je ne fais 
de combien dTiommes il faifoit le travail, 
mais il faifoit toujours lé bruit de dix ou 
douze. Tout ce tintamarre en impoû à ma 
pauvre Maman; elle crut ce jeune homme 
im tréfor pour {es affaires. Voulant fe l'at- 
tacher , elle employa pour cela tous les 
moyens qu'elle y crutpropres , & n'oublia 
pas celui fiu: lequel elle comptoit le plus. 



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i88 Les Confessions. 

r — - - — -■--■■ ■ — . — . — ^-^— . 

On a dû connoître mon cœur , fes fen- 
tîmens les plus conftans , les plus vrais ^ 
ceux fur - tout qui me ramenoient en ce 
moment auprès d'elle. Quel prompt & 
plein bouleverfement dans tout mon être! 
qu'on fe mette à ma place pour en juger. En 
un moment je vis évanouir pour jamais 
tout l'avenir de félicité que je m'étois peint. 
Toutes les douces idées que je careflbis 
fi afïeûueufement difparurent ; & moi qui 
depuis mon enfonce ne favois voir mon 
exiftence qu'avec la fienne, je me vis feiîl 
pour la première fois. Ce moment fiit 
affi-çux : ceux qui le fuivircnt fiu-ent tou- 
jours fombres. J'étoîs jeune encore : mais 
ce doux fentiment de jouiflance & d'efpé- 
rance qui vivifie la jeuneffe me quitta poiir 
jamais. Dès -lors l'être fenfible fut mort 
à demi. Je ne vis plus devant moi que les 
triftes reftes d'une vie infipide , & fi quel- 
quefois encore une image de bonheur ef- 
fleura mes defirs , ce bonheur n'étoit plus 
celui qui m'étoit propre , je fentois qu'en 
l'obtenant je ne ferois pas vraiment heu- 
raix. 

fétois fi bête & ma confiance étoit fi 
pleine 9 que malgré le ton âmilier du nou- 



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L I V R E V I. i8^ 

Veau venu , que je regardois comme un 
effet de cette facilité d'humeur de Maman, 
qui rapprochoit tout le monde d'elle , je 
ne me ferois pas avifé d'en foupçonner la 
véritable caufe , fi elle ne me Teùt dite 
elle-même ; mais elle fe preffa de me feire 
cet aveu avec une franchife capable d'a?« 
jouter à ma rage , fi mon cœur eut pu fc 
tourner de ce côté-là ; trouvant quant-à- 
«lie la chofe toute fimple, me reprochant 
ma négligence dans la maifon , fie m'allé* 
guant mes fi-équentes abfences , comme fi 
elle eût été d'un tempérament fort prefle 
d*en remplir les vides. Ah , Maman ! lui 
^s-je , le cœur ferré de doiileur , qu'ofez-»' 
vous m'apprendre ? Quel prix d'un atta» 
chement pareil au mien ? Ne m*avez-vous 
tant de fois çonfervé k vie , que pour 
m'ôter tout ce qiii me la rendoit chère } 
J'en mourrai , mais vous me reçretterez,p 
Elle me répondit d'un ton tranquille à me 
rendre fou , que j'étois un enfant , qu'o« 
ne mouroit point de ces chofesrlà ; que je 
ne perdrois rien , que nous n'eh ferions 
pas moins bons amis , pas moins intimes 
dans tous les fens , que fon tendre attache^ 
iB^nt pour moi ne poûwit ni ^ diminua 



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•>■ '■■ I ml , 

190 Les Coi^fessions. 

tii finir qu'avec elle. Elle me fit entendre 
en un mot , que tous mes droits demeu- 
roient les mêmes , & qu'en les partageant 
avec un autre, je n'en etois pas privé pour 
cela, 

Jam^s la pureté , la vérité, la force de 
mes fentimens pour elle ; jamais la fincé- 
TÎté, l'honnêteté de mon ame nefe firent 
mieux fentir à moi que dans ce moment. 
Je me précipitai à fes pieds , j'embraflai 
fes genoux en verfant clés torrens de lar- 
mes. Non , Maman , lui dis-je avec tranf- 
port; je vous aime trop pour vous avilir; 
votre poffeffion m'eft trop chçre pour la 
partager : les regrets qui l'accompagnèrent 
quand je l'acquis fe font accrus avec mon 
amour ; non , je ne la puis çonferver au 
même prix. Vous aurez toujours mes ado- 
rations ; foyez^en toujours digne : il m'eft 
plus néceffaire encore de vous honorer 
que de vous pofféder. C'eft à vous , ô 
Maman , que je vous cède ; c'eft à l'imion 
de nos coeurs que je facrifie tous mes plaif 
firs. Puiiîài-je périr mille fois , avant d'en 
goûter qui dégradent ce que j^aime I 

Je tins cette réfolutiqn avec une conft 
lU^ce digne,, j'o^ k dke^ du fentiment 



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/ 


_ _ 




L I V RE VI. 


I9t 



qui me Ysvoït feit former; Dès ce moment 
je ne vis plus cette Maman fi chérie aiie 
des yeux à\\n véritable fils ; & il eft à 
noter que , bien que ma réfolutîon n'eût 
point fon approbation fecrete , comme je 
m^en fuis trop appérçu, elle n'employa 
jamais pour m'y faire renoncer, ni propos 
infin\ian$, ni careffes , ni aucune de ces 
adroites agaceries dont les femmes favent 
ufer fans le commettre , & qui manquent 
rarement de leur réuffir. Réduit à me cher- 
cher.im fort indépendant d'elle , &c n'en 
pouvantmême imaginer, je pafUii bientôt 
à l'autre extrémité.!^ le cherchai tout en 
eHe. Je l'y cherchai fi parfaitement , que 
je parvins prefoue à m'oublier moi-même. 
L'ardent defir de la voir heureufe à quel- 
que prix que ce fut , abforboit toutes mes 
'affeâions* f elle avoit beau iéparer fon bon- 
heur du jôien , je Iç voy pis mien, «a 
<iépit d'-eUe. 

' Ainfir commencèrent à germer HVfc mesi 
malheurs les vertus dont la femence étoit 
au fbttd de mon amt , qive l'étude .^voit 
cultivées &^ qui n'attendoient pour éçlore 
Quelle ferment de Tadverfîté. J-e premier. 



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f^2 Les Confessions. 

tfécarter de mon cœur tout fentiment de 
haine & d'envie contre celui qui m'avoit 
fupplanté. Je voulus, au contraire, &cje 
voulus fincérement m'attacher à ce jeuof 
homme , le former , travailler à fon édu- 
cation , lui feire feptir fon bonheur ^ ren 
fendre digne , s'il étoit poflible , &c &ire , 
en un mot, pour lui tout ce t^Anet avoit 
fait pour moi dans une occafion pareille. 
Mais la parité manquoit entre les per-» 
fonnes. Avec plus de douceur &: de Iu<« 
mieres , je nt^vois pas le fang-froid-& la 
fermeté aAntt , ni cj^e force de corac* 
tere qui enimpofoitVî & dont j'aurois eu 
hefoin pour réuifir. "^je trouvai encore 
moins dans le jeune homme les qualités 
t^^Amt avoit trouvées en moi ; la dod»» 
lité , rattachement, la reconnoiflance ; ûu> 
tout le fentiment du befoin que j Wois de 
iès ioms 6c Tardent defir de les rendre 
utiles. Tout cela manquoit ici. Celiii que 
je vouloîs former ne voyoit en moi qi/iin 
pédant importun qui n'avoit^que du babi# 
Au contraire , il s'admiroit hii ^ même 
comme un homme important dans la maî^ 
ion ; & mefûrant les ferviçfes qu'il y croyok 
Ijgpdre fvir le bruit «pi'il y i^it^ ûteff^u 

4oit 



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L I V R E V I. 19J 

• ' ■ > t 

doit {es haches & fes pioches comme in- 
uniment plus utiles mie tous mes bou-* 
«jiiins. A quelque é&ara il rfavoit pas tort j 
mais il.partoit 4e-là pour fe donner des 
airs à faire mourir de rire. Il tranchoit avec' 
les payÊuîs du gentilhomme campagnard , 
bientôt il en fit autant avec moi , & enfin 
avec Mamaa elle-même* Son nom de rint^ 
Ttnricd ne lui^aroifiknt pas affez noble ^ 
il le quitta pour celui de Monfieiu* de Cour- 
tilles y & ceft fous ce dernier nom qu'il a 
été connu depuis à Chambéry , & en MaiN. 
rienne où il^s'eft marié. 

Enfin, tant fit Tilluftre perfonnage qu'i! 
fut tout dans la maifon & moi rien. Com* 
me lorfque j'avois le malheur de lui dé^ 
plaire , c étoit Maman & non pas moi qu'il 
grondoît , la crainte de Pexpoler à fes bru- 
talités me rendoit docile à tout ce qu'il 
4efiroît^ & chaque fois qu'il fendoit du 
bois , emploi qu'il remphffoit avec une 
fierté fans égale , il fàlloit que je fufle là 
û>eâateur oifif & tranquille admirateur de 
ia prouefTe. Ce garçon n'étoit pourtant pas 
absolument d'un mauvais naturel; il aimoit 
Maman parce qu'il étoit impoffible de ne 
la pas aimer : il n'avoit même pas pour 

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194 Les Confessions. 

moi de Taverfion; & quand les intervalles 
de {es fougues permettoient de lui parler , 
il nous écoutoit quelquefois affez docile- 
ment, convenant franchement qu'il n'étoit 
qu*un fot , après quoi il n*en faiibit pas 
moins de nouvelles fottifes. Il avoit d'ail- 
leurs une intelligence fi bornée & des goûts 
û bas , qu'il etoit difficile de lui parler 
raifon & prefque impoffiblç de fe plair« 
avec lui. A la poffeffion d'une femme 
pleine de charmes , il ajouta le ragoût 
aune femme-de-chambre vieille , rouffe , 
édéntée , dont Maman avoit la patience 
d'endurer le dégoûtant fervice , quoiqu'elle 
lui fît mal au cœur. Je m'apperçus de ce 
nouveau manège , & j'en ms outré d'in- 
dignation : mais je m'apperçus dVne autre 
chofe qui m'affefta bien plus vivement en- 
core, à qui me jettîf dans un plus profond 
découragement que tô\it ce qui s'étoit paffé 
jufqu'alors. Ce fiit le refroidiffement de 
Maman envers môL 

La privation que je m'étois impofée, & 
qu'elle avôit fait femblant d'approuver eft 
une de ces chofes que les femmes ne par- 
donnent point , quelque mine qu'elles faf- 
ient ^ WPins par la privation qu'il en rér 



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Livre ;V X r ^95 

^te pour eUes-m&nes , que par VmàïSS^ 
rence qu'elles y voyent pour leur poffef" 
ûoru Prenez la femme la plus fenfée , la 
plus philofophe , la moins attachée à fes 
fens , le'^rime le phis insémiiîîble que 
ITiomme , dont au refte elle fe foucie le 
moins , puiffe commettre envers elle, eft 
ePen pouvoir jouir & de n'en rien feire» 
Il feut bien que ceci foit fans exception ^ 
jmifqu'une fympathie fi natiu-elle & 11 forte 
ûit altérée en elle par lUie abftinepce qui 
nVivott que des motifsi de vertu , d'attache- 
ment & d'eftime. Dè&-16rs je ceffâi de 
titotiver en^ elle ceitôx intimité des cœurs 
qiiî fit toujours là^us 4ouce jbuîffance dii 
mien. Elle ne s'épanchoit plus avec moi 
que quand die aVoit à fe plaîhdre dli^ou- 
veau venu ; quand'ils étoient bien enfem- 
ble , j'entrois peu dans fes confidences» 
Enfin elle menoiï ^p^^t^k-pen une manière 
d*être dont j« ne Éifoîs -plus partie* Ma 
préfence lui feifoit plkifti^ encore , mais 
elle né lui fkifoit plus befbin , & f aurois 
palfè des jours entiers fans la voir ^ qu'elle 
ne s'en feroit pas ap^erçue. * 

; fnfêftfiblemént' je «le fentis ifolé & feul 
9à6$-èttfe'tri^ dont auparavaiÀ 



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Ï96 Les Confessions. 

•j'étbis Famé & oîi je rivois pourainfi dire 
â double^ Je -m'accoiîtinna^ pèù-àrpeuà 
me lîéparer de tout ce qpi Vy faifcit , do 
jçeux mêmes qui Thabito^efit; & ^our m'é^ 
paiPgner de • jçonùniitls décBîr^mens ^ je 
th'enfermai avec mes Imej, bu^bienj'aî'^ 
lois, foupirer & pleurer à m0n aife au 
«lilieiidés bois. O^tte vie me devint biem 
fqt toiitrà-^fait infupportable. Je fehtis que 
la préfeucefïerfomielle & Téloignement jç^ 
içpeur^d'une femme qui m'étoit^fi chem 
ivnxokifi ;na douleur f&ç giCeaç^Akntdô 
la voir je i]ni'en'{eotiiK>is îftoirii'jCfcuf^ement 
jr<pparé. > h fyrmi le projet dç^^iiitter A 
jnaifonXje lé lui dis ,, & loin de s y 4|>pQt 
fer felle je fevorifa. Elle ^voit à Grenoble 
• une aipie appellée Madame Dtybc^s dont 
le mari étôit ami de M. de M^bly Grandr 
prévôt à Lyon, M. 'I>çykms me pro^q^ 
réducation des enfens- de M, <^e M^iy \ 
j'acceptai, j8c je f)ârtis poyf Lyon fans 
Jaiffer.ni prefquie fentirje moiôdrc^re^^ 
d'une fépgration dont auparavant la ;feul4 
idée nQus^û^ 4^nnér lès ^go^fTe^ A^i}f^ 
PO^t. ^ ^ , .. .,. . . , -,;;> \^ .^; 

T 4'avois à-peurprès-lèsf eoni?ftiffancespé-ï 



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. L I ,v R ç V L .^ 197 

âvpir \p talent Durant ufi an que je paffal 
chez M. dç. Mabfy , j'eus le ;teins de me 
déiàbufer. La douceur de mon naturel 
jn'eût rendu propre à ce- métier , fi l^étw 
portement n'y eujt mêlé fes orages* Tant 
gue.tout alloit biep & que je yayois réuf- 
iir mes"fpinsi &y^si, peines qu*^^loris je 
p'épargnpis ppipt^J^étois un ai^e^^J'étob 
im diable q^ai^c^cfe^ qh^fes aUpient de 
travers. Quapd mes- élèves ne ih'enten^ 
dolent pas j'^xtr^yagiipis j, &; quand ils 
marquoient de ]a;n)éçh§pçeté jele5 aurpî^ 
itués j ce n'itpit pjj^s l^^pyen de les reti- 
re fàvans oc fages. J'^ avois deux ; ilia 
étoient dTiumeuTS'txàsr-différentes. L'un de 
huit à neuf j ans appelle Stjç. M^â^l étoit 
d'une jolie figure , refprit aflTez ouvert ^ 
aflez vif, étourdi , ^ badin , , nKrlin , - mais 
d\ine mjalignitp .gaie. Le cadet appelle 
Cb/2^///i<: paroiiïoit pi;efque jftupidie ,. mu-» 
fard, têm comme une mule ,;&^ï^, pou-* 
vant rien apprepc|re. On peut juger qu'en^ 
treçes devi^ fujets je n'avoi&pa^ befogne 
faite* 'Avec.cie la patience jSi du feng^froid 
peut-être aurois-;e; pu, réuifir, limais hwte 
de l'une & de l'autre , Je ne |is; rien qui 
yaiUe y & m^ élf[ves tournoient' très^mal, 

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Ï98 Les Confessions. 

Je ne manquoîs pas d'aflîduité , mais je 
manquois d'égalité, fiu>tout de prudence. 
Je ne favois employer auprès d'eux que 
trois inftnimens toujours inutiles & fou- 
yent pernicieux auprès des enfàns ; le fen- 
timent , le ràifonnement , la colère. Tan-^ 
tôt je m'attendriffois a^ec S et. Marie ju{i 
qu'à pleurer ; je veûlois Pattéfldtir lui- 
même comme fï^VeriÉnt étoit fu(ceptible 
d'une véritable émotion de cœur v tantôt 
fe m'épuîfois à lui' parler fâdfon comme 
^'il avoit pu m'éntehdre ; & comme il me 
fkifoit quelquefois des ârgumens très^fiib- 
tils , je le prenois Ipnt de bon pour rai-* 
fonnablé , parce qu'il étôit raifonneur. Le 
petit Condillac étoit encbi^ plus embarraf- 
fant , parce que n'entendant rien, ne ré- 
pondant rien , ne s'émouvant de rien , & 
d'ime opiniâtreté à toute épreuve , il ne 
triomphoit jamais mieux de moi qlie quand 
il m'avoît mis en fiireur ; alors c'étoit lui 
qui étoit le fage & c'étoit moi qui étoit 
l'enfant. Je voyois toutes me$ feutes, je les 
fentois ; j'étuchois l'efprit de mes élevés , 
je les pénétrois très -bien , & je ne crois 
-pis que jamais une feule fois j*aye été la 
Jupe de leurs rufés : mais que me fer- 

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L I V R E V I. 199 

voit de voir le mal, fans favoir appliquer 
le remède î En pénétrant tout je n'empâ- 
chois rien , je ne réuffiffois à rien , & tout 
ce que je faifois étoit précifément ce qu'il 
ne fellpit pas faire. 

Je ne réuffiffois gueres mieux pour moi 
que pour mes élevés. J'avois été recom- 
mandé par Madame Deybtns à Madame de 
Mably. Elle Tavoit priée de former mes 
manières & de me donner le ton du monde ; 
elle y prit quelques foins & voulut que 
j*apprifle à feu-e les honneun de fa maifon ; 
mais je m'y pris fi gauchement , j'étois fi 
honteux , fi fot qu elle fe rebuta & me 
planta là. Cela ne m'empêcha pas de deve- 
nir félon ma coutume amoureux d'elle. J'en 
fis affez pour qu'elle s'en apperçiit , mai<j 
je n'ofid jamais me déclarer ; elle ne fe 
trouva pas d'humeur à faire les avances ^ 
& j'en tus pour mes lorgnçries & mes fou- 
pirs , dont même je m'ennuyai bientôt 
voyant qu'ils i^boutîffoient à rien. 

J'avoistout-à-fàit perdu chez Maman 
le goût des petites friponneries , parce que 
tout étant à moi , je n'avois rien à voler. 
D'ailleurs, les principes élevés que je m'é- 
tois faits dévoient me rendre déformais 

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zoo Les Confessions. 

-^^— — ^— — ■■II.. I !■ 

bien fupérieur à de telles baffeffes , & il eft 
certain qite depuis lors je l'ai d'ordinaire 
été : mai^ c'eô moins pour avoir appris à 
vaincre mes tentations que pour en avoir 
coupé la racine , & j'aurois grand'peur de 
voler comme dans mon enfonce , fi j'étois 
iujet aux mêmes defirs. J'eus la preuve de 
cela chez M. de Mably. Environné de pe- 
tites chofes volables que je ne reçardois 
même pas , )e m'aviiai de convoiter un 
certain petit vin blanc d'Arbois très - joli^ 
d )nt quelques verres que par-ci par-là je by^ 
vois à table m'avqient fort afFriandé. Il étoît 
un peu louche ; je croyois iavoir bicji 
coller le vin , je m'en vantai ^ on me coi> 
iia cehti-là ; je le collai & le gâtai , mais 
aux yeux feulement. Il refta toujours agréai 
ble à boire, & Toccafion ^t que je m'en 
accommodai de tems en tems oe quelque^ 
bouteilles pour boire à mon aife en mon 
petit particulien Malheureufement je n'ai 
jamais pu boire fens manger. Comment 
faire pour avoir du pain «? Il m'étoit im* 
poffible d'en mettre en réferve. En faire 
acheter par les laquais, c'étoit nie déceler 
& presque infulter le maître de la maifon. 
En afibgter moi-même, je n'olki jamais* Ua 



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«AiUnhaiÉifa^Mi 



Livre V h lot 

^Êamgt^-mtm I M il ■ rmwmm i -rrr . ' . r- i "i . n ' , i "^ , , '* 

beau Mohfieur f épée au tôfé^ aller ctiet iirt 
boulanger îtcheter un morcfeâu ^ de pain , ' 
cela fe pouvoit-il ^ Enfin je me rappellat 
le pis - saler d'tin6 gfaiîde %rnceffe à <jxii^ 
Ton difbit q^iè les payftth^ nWoîent pas de ' 

rn ^ & qui répondit r qu*iffe mangent de * 
briocl^; Encore'^ miô de feçcms pour 
en venir là! Sottïfetrt à Cé deffein , je 
parcoitrois quelquefois toute la ville & 
paâbis devant trente pâtifli^rs avant d'en- 
trer chez aucun* fl fattoît qti*il ^nV 'eût 
qu'une feute perfonne dans la boutique ^ 
& que fapbyfionomie m*attirât beaucoup- 
pour que j- ofafie franchir le pas. Mais auflr 
miand j'avm une fois i«a there- petite 
0rioche y & que bien ehfïrmé dans ma* 
chambre j'alloîs trouver ma bouteille au 
fqnd d!une armoire,* quelles bonnes- petites^ 
buvettes je faiibis là tout feûl en lifaat 
Quelques îpagçs He roinan. Car lire en man-* 
geâot ilit toujours ma fentaifie au défauC 
rfun tête-à-tête. G'eft le fuppïément die lat 
feciété qm me inânque^ Je xlévore * alter- 
nativement ime page &un motrceau : c'eft 
comme fi. mon li\îre dînoit avec moi.. 
• Je p!ai jamais été diflblu ni crapuleux; 
ëc nejgu^ luis enivré de ma- vie. Ttinfi me:^ 

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20X Les Conf essioiïs. 

petits vols n'étolent pas fort jbdifcrets : 
cependant , ils fe décmivrirem ; les bou- 
teilles me décelèrent. On ne m'en fit pas 
femblant,mais je n*eu5plits la direôion de 
la cave. En tput cela M. de MMyi^ con- 
duifit honnêtement & pni4eniment. C'étoit 
un très - galant; homme^ qui , fous uii air 
auffi dur que fqn emploi ^ avoit^une véri- 
table douceur de caraÔere & une rare 
bonté de cœur. Il étoit judicieux , équita- 
ble , & , ce qu'on n'attendroit pas d'un 
officier de Matéchauffée , même très - hur 
main« En Tentant ion indulgence , je lui en 
devins plus attaché , & cela mç fit pro* 
longer mon féjour dans fa maifon plus que 
jç n'aurois fait fans Cela. Mais enfin dé- 
goûté d'un métier auquel je n'étois pas 
propre , & d'une fituation très-gênante qui 
n'avoit rien d'agréable pour moi ^ après 
un an d'eiTai* durant lequel je n'épargnai 
point mes foins ^ je me déterinimi à quit- 
ter mes difciples , bien convaincu que je 
ne parviendrois jamais à les bien élever. 
M. de Mably lui - même voyoit cela tout 
aufli bien que moi. Cependant je crois qu*il 
n'eût jamais pris fur lui de me renvoyer 
fi je ne lui en eufie épargné la peine ^ & 



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Livre VI. zoj 

cet excès de condefcendance en pareil cas 
n*eft affurément pas ce que j'approuve. 

Ce qui me rendoit mon état plus infup. 
portable , étoit la comparaifon continuelle 
que j'en fkifois avec celui que j'avois 
quitté ; c'étoit le fouvenir de mes chères 
Charmettes , de mon jardin , de mes arbres, 
de ma fontaine , de mon verger , & fur* 
tout de ceUe pour qui j'étois né qui don- 
noit de Tame à tout cela. En repenfant à 
elle , à nos plaifirs , à notre innocente 
vie, il me prenoit des ferremens de cœur, 
des étoufiemens qui m^ôtoient le courage 
de rien faire. Cent fois j'ai été violemment 
tenté de partir à Tinftant & à pied pour 
retourner auprès d'elle ; pourvu que je la 
reviffe encore une fois , j'aurois été con* 
tent de mourir à l'inftant même. Enfin je 
ne pus réfîfter à ces fouvenirs fi tendres 
qui me rappelloient auprès d'elle à quel- 
que prix que ce fut. Je me difois que ^e 
n'avois pas été affez patient , affez corn- 
plaifant , affez careffant , que je pouvois 
encore vivre heureux dans une amitié 
très-douce , en y mettant du mien plus que 
je n'avois fait. Je forme les plus beaux 
projets du monde , je brûle de les exécu- 

I 6 

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204 ^-^5 Confessions* 

■■I II ' . ■ I < ■ 

ter. Je quitte tout , fe renonce à tout , je 
pars , je vole , j'arrive dans tous les mê*- 
mes tranfports de ma première jeuneffe ^ 
& je me retrouve à fes pieds. Ah ! j'y 
ferois mort de joie , fi j'avois retrouvé 
dans fon accueil , dans fes careflès ,. dans 
fon cœur enfin , le quart de ce que jV 
retrouvois autrefois ^ & qiie j'y reportois 
encore* 

AfFreufe iltufîon des chofés humaines ? 
Elle me reçut toujours avec fon excellent 
cœur qui ne pouvoit mourir qu'avec eller 
mais je venok rechercher le paffé qui 
n'étoit plus-8c qui ne pouvoit renaître. A 
peine eus-je refté demi - heure avec elle , 
^ue je fentis mon ancien bonheur mort 
pour toujours. Je me retrouvai dans 1^ 
même fituation défolante que j'avois été- 
forcé de fiiir , & cela , fans, que je puffe 
dire qu'il y eût de la fautç de perfonne j 
car au fond CourtitUs: tiétoit pas mauvais^ 
& parut me revoir avec plus de plaifîr 
eue de chagrin. Mais comment me fouffrîr 
Surnuméraire près de celle pour qui j*avoisi 
ité tout> & qui ne pouvoit ceffer d'être 
tout pour moi ? Comment vivre étranger- 
4ans k maifoa dont x'étois l'enfant 2^ L!a^ 



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Livre V L 105 

peft des objets témoins de mon bonheur 
paâe me rendoit la comparaifon' plus 
cruelle» Taurois moins foufFert dans une. 
autre habitation. Mais me voir rappeller 
inceflamment tant de doux fouvenîrs ^ 
c*étqit irriter te fentiment de mes pertes, 
Confumé de vains regrets , livré à la plus 
noire mélancolie , je repris le train de 
refter feul hors les heiu"es des repas. En* 
fermé avec mes livres , j'y cherchois des 
diftraftioiis utiles , & fentant le péril im- 
minent que j'avois tant craint autrefois , 
je me tourmentais derechef à chercher en 
moi-même les moyens d'y pourvoir quand 
Maman n'auroit plus de reflburce. J'avois 
mis les chofés dans fa maifon fur te pied 
d'aller fens empirer ; mais depuis moi tout 
ctoit changé. Son économe étoit un dîfCi^ 
pateur. Il vouloit briller : bon cheval , bon 
équipage , il aimoit à s'étaler noblement 
aux yeux des voîfins ; il fàifoit des entre-^ 
prifès continuelles en chofes où il n'en* 
tendoit rien. La penfîon fe mangeoit d'à-* 
vance , les quartiers en étoîent engagés > 
les loyers étoient arriérés & les dettes 
alloient leur train. Je prévovpis que cette 
peniioa ne tarderoit pas dfltre ûû&& ^ 



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to6 Les Confessions. 

peut-être fupprîmée. Enfin je n'envifage<M5 
oue ruine & défaftres, & le moment m'en 
^mbloit fi proche que j'en fentois d'avance 
toutes les horreurs. 

Mon cher cabinet étoît ma feule diftrac- 
tion. A force d'y chercher des rentedes 
contre le trouble dé mon ame , je m'avifaî 
^'y en chercher contre les maux ^e je 
prévoyois ; & revenant à mes anciennes 
idées , me voilà bâtiflant de nouveaux châ- 
teaux en Efpagne , pour tirer cette pauvre 
Maman dés extrémités cruelles ou je la 
voyois prête à tomber. Je ne me fentois 
pas affez favant & ne me croyois pas affez 
d'efprit pour briller dans la republique des 
lettres, & faire une fortime par cette voie. 
Une nouvelle idée qui fe préfenta , m'inf- 
pira la confiance que la médiocrité de 'mes 
talens ne pouvoit me donner, ie n'avois 
ipas abandonné la mufiqiie en ceflant de 
l'enfeigner. Au contraire, j'en a vois affez 
étudié la théorie pour pouvoir me regar- 
der au moins comme favant en cette partie. 
En réfléchiffant à la peine que j'javois eue 
d'apprejtidre à déchiffrer la note , & à celle 
ique j'avois encore à chanter à livre ouvert, 
jé vins à penfèr que cette difficulté pou- 



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Livre V !• 



207 



yoit bien venir de la chofe autant que d^ 
moi , fechant fur-tout qu'en général ap* 
prendre la mufique n'étoit pour perfonne 
une chofe aifée. En examinant la conili-> 
tution des lignes , je les trouvoîs fouvent 
fort mal invehtés. Il y avoit long - tems 
que j'avois penfé à noter l'échelle par 
chiffres pour éviter d*avoir toujours à 
tracer des lignes & portées , lorfqu'il fal- 
loit noter le moindre petit air. J'avois été 
arrêté par les difficultés des oâaves , Si 
par celles de la mefure & des valeiu-s* 
Cette ancienne idée me revînt dans Fef-f 
prit, & je vis en y repenfant que ce^ 
difficultés n'étoient pas inlurmontables, Vy^ 
rêvai avec iliccès , & je parvins à noter 
quelque mufique que ce fut par mes chif* 
n-es avec la plus grande exaâitude , & je 

Îuis dire avec la plus grande {implicite. 
)ès ce moment je crus ma fortune feite, 
& dans l'ardeur de la partager avec celle 
à qui je devois tout , je ne fongeai qu'à 
partir pour Paris , ne doutant pas qu'en 
préfentant mon projet à l'Atadémie je ne 
fîiTe une révolution. Pavois rapporté de 
Lyon quelque argent; je vendis mes livres. 
£n quinze ]ours ma réfolution fut prife ôc 

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Les* Confessions, &c^ 

exécutée. Enfin , plein des idées magnifi-» 
ques qiû me ravôieiit infpkée , & toujours 
lè même dan$ tous les tems , ^e partis de 
Savoy e avec mon fyftême de mufîqué ^ 
coinmè 'autrefois j*etois parti de Turia 
avec ma fontaine de Héron. 

TeUes ont été les erreurs & les fautes 
de ma îeimeffe.Ten ai narré Phîftoire av€C 
imé fidélité ; dont mon cœur çft contenta 
Si dans la fuite J'honorai mon âge mûr de 
quel^ies vertus, j^ les aurois "dites avec: 
b'même franchife , & c'étoit mon deffein^ 
Mais il jEaut m^arreter ici. Le tems peut 
lever bien des voiles. Si ma mémoire par- 
vient à là' poftérité , peut - être un jour 
elle apprendra ce que favois à dire. Alors 
pxi faura pourquoi je me tais- 

. '. Fin du JixUmt lÀvrei. 



,) ' 



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LES 

RÊVERIES 

D U 

P RO MENEUR 

SOLITAIRE. 



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LES 

RÊVERIES 

DU 

PROMENEUR 

SOLITAIRE, 



=aC»Ba 



PP.EM 1ERE PROMENADE., 



Mï 



LE voici donc feul Air la terre, rfayaitf 
plus de frère, de prochain , d'ami , de fo- 
ciété que moi-même. Le plus fociable & 
le plus aimant des humains en a été profcrit 
par un accord unanime. Ils ont cherché 
dans les rafitiemens de leur haine quel tour- 
ment pouvoit être le plus cniel à mon ame 
fenfible , & ils ont brifé violemment tous 
les liens qui m^attachoient à eux. J'aurois 
aimé les nommes en dépit d'eux - mêmes, 
ïls n'ont pu qu*en ceflant de l'être fe dé- 
rober à mon affeâEion. Les voilà donc 
étrangers , inconnus , nuls enfin pour moi 
piiifqu'ils l'oiît voului^ Mais moi , détaché 



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/ 



212 -Les Rêveries, 

* r • > ' • ■ — >— ■ • — ; ■■ ;■ ■ ^ = — , > 

tfeux.&f de toutj^auè fuis-^e n^i-m^ne? 
Voilà ce qui me reue à chercher. Malheu- 
reufement , cette recherche doit être pré- 
cédée d'un coup - d'œil fur ma pofition- 
Ccft itne idée par laquelle il feiit ïiéccffaî- 
reihenf^ie je paîffè, pour arriver d'eux 
à moi. 

Depuis qukiz€-an*.&-pUis que je fuis 
dans cette étrange pofition , elle me paroît 
cncoreun rêve. Je m*imagine tôiij'oiitt 

3u'une indîgeftion ta% tourmente , . que je 
ors d%m mauvais fommeil , & que je 
vais me réveiller bien foulage de ma pi^f 
en me retrouvant. avec mçs amis. Oiii ^ 
fans doute, il fautque j'aye :^it, fans'^iç 
je m'en apperÇufle , un laùt de la veiUe 
au fommeil, ou plutôt de la vie à la mort. 
Tiré je ne fais comment de Tordre .des 
chofes , je me. fiiis vu précipité dans urt 
cahos incompréhenfible où je n'appej-çois 
rien du tout ; & plus je penfe à ma fittiâtion 
'préfente , & moins je^ piiis comprendre 
oh je fuiâ. ' ! 

Eh ! comment auroîs-je pu prévoir le 
deftin qui m'attendoitî Comment le puis- 
je concevoir encore aujourd'hui que j'y 
luis livré ? Pouvois-je-Jans mon bon feas 



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K ' ■ ■ -M 

l'c- Fr aM E N A D I. Xïf 

fuppofer qu'un jour, moi le même homme 
que j'étois , k même que je fuis encore; 
je pafferois, je ferois tenu fans le moindre 
doutepour un monftre, un empoifonneur| 
un aflaffin ; que je deviéndroîs l'horreur 
de la race hunïarne , le jouet de là canaille j 
que toute la felutation que me feroiënt les 
paâans feroit de cracher fur moi ; qu'une 
génération toute entière s-amuferoit d\in 
accord unanime à m'enterrer tout vivant ï 
Quand cette éâ-ange révolution fe fit, pris 
au dépourvu , j'en fus d'abord bouleverfé* 
Mes agitations , mon indignation me plon-^ 
gèrent dans un délire qui n'a pas eu troji 
àç dix ans pour'fe calmer; & dans cet 
intervalle , tombé d'erreur en erreur , dé 
fkute en faute , de fottifç en fottife , j'ai 
fourni par mes imprudences aux direfteurs 
de ma deftinée autant d'inftrtimêns qu'ils 
ont habilement mi^ en çeu vre poUF la fixer 
iàns mour. * "i 

Se ittétfuis débattit long-tems âufR vio* 
lemtnHït que v^ement. Sans adreffe, fans 
art , fans diâii^ulation , fans pmdence ^ 
â-anc , ouvert, ipipatiiîttt, emporté , je n'ai 
fait -en me débattant que m'enlacer davan^i 
tëS^V^ lii|irxdonn|r inççfiaxxuQent d,e noiu 



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1^14 Les Rêveries, 

yelles prifes qu'ils n'ont eu garde de né- 
j|liger. Sentant enfin tous mes efforts inu- 
tiles & me tourmentant à pure perte , j'ai 
pris le feiJ parti qui me reftoit à premire, 
celui de me Soumettre à ma deftmée lans 
plus regimber contre la néceffité. J'ai trouvé 
qans cette réfignaûon le dédommagement 
de tous mes maux par la tranquillité qu'elle 
me procure , & qui ne pouvdit s allier 
avec le travail continuel d'ime réfiftancc 
aufli pénible qu'infruftueufe. 

Une autre cnofe a contribué à cette tran- 
quillité. Dans tous les rafinemens de leur 
Jiaine ^ mes perfécuteurs en ont omis un 
que leur amnK>fité leur a fait oublier ; 
cétoit d'en graduer fi bien les effets, qu'lk 

Îmffent entretenir & renouveller mes dou- 
eurs fans ceffe , en me portant toujours 
quelque nouvelle atteinte. S'ils avoient eu 
î'adreffe jJe me laiffer^ quelque lueur d*ef- 
pérance , ils me tiendroient eacore par-là. 
Ils pourroient faire encore de moi leur 
jouet par quelque faux leurre , 6ç. nae na- 
vrer enfidte d'un tourment toujoujrs nou- 
veau par mon attente déçue* Mais ils ont 
d'avance épuifé toutes leurs; ^ireflburces; 
^nê^^Bielaiflant rien ils figbfoiit. tout qté 



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- -ïu - ' 

à eux-mêmes. La dif&mation, ladépref- 
Êon , la dérlfion , Fopprobre dont ils 
m'ont couvert ne font pas plus fufcepti- 
blés d'augmentation que d'adouciffement ; 
nous fournies également hors d'état 9 eux 
de les aggraver , & moi de m'y fouftraire. 
fls fe font tellement preflés de porter à 
ton comble la mefure de ma mifere , que 
toute la puiflGance humaine 9 aidée de tou- 
tes les rufes de l'enfer , n'y fauroit plus 
tien ajouten La douleur phyfique elle- 
même au lieu d'augmenter mes peines y 
feroit diverfion. En m'arrachant des cris , 
peut-être 9 elle m'épargneroit des gémiffe- 
mens , & les déchu-emens de mon corps 
fuipendroient ceux de mon cœur. 

Qu*ai-je encore à craindre d'eux puif- 
que tout eft feit? Ne pouvant plus empirer 
mon état , ils ne feuroient plus m'infpirèi: 
d'alarmes* L'inquiétude & l'effroi font des 
maux dont ils m'ont pour jamais délivré : 
c*eft toujours un foulagement. Les maux 
réels ont fur moi peu de prife ; je prends 
aifément mon parti fur ceux c[ue j^éprouve , 
mais non pas fur ceux que je crains. Mon 
magination efiàrouchée les combine, les 
retourne , les étçnd & ksaugmente. Leur 



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zi6 Les R êv^rie s, 

* " ' — : '. n^' - 

lâttente me tourmente cent fois plus quÇ 
leur préfence^ & la menace m*eft plus 
terrible que le coup. Si-tôt qu'ils arrivent, 
révénement leur ôtant tout ce qu'ils 
avoient d'imaginaire , les réduit à leur 
jufle valeur. Je les trouve alors beaucoup 
moindres que je ne me les étois figurés ^ 
& même au milieu de ma fouffrance , je 
ne laiffe pas de me fentir foulage. Dans 
cet état , affranchi de toute nouvelle crainte 
& délivré de l'inquiétude, de l'efpérance , 
îa feule habitude fuffira pour me rendre 
de jour en jour plus fupportable une fitua- 
tion que rien ne peut empirer , & à 
mefure que le fentiment s'en émoufle par 
la durée, ils n'ont plus de moyens pour 
le ranimer. Voilà le bien que m'ont feit 
mes perfécuteurs en épuifant fans mefiue 
tous les traits de leur animofité. Ils fe 
font ôté fur moi tout empire , & je puis 
déformais me moquer d^eux. 

Il n'y a pas deux mois encore qu'un 
plein calme eft rétabli dans mon cœiu-. 
Depuis long-tems je ne craignois plus 
rien ; mais j efpérois encore , & cet efpoir 
tantôt bercé , tantôt fruftré , étoit une 
prife par laquelle mille paflions div^erfes 



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I'*- Promenade. 217 

ne ceflbîent de m'agiter. Un événement 
auffi trifte qu'imprévu vient enfin d'efïàcer 
de mon cœur ce foible myon d'efpérance y 
& m'a fait voir ma deftinée fixée à jamais 
fens retour ici -bas. Dès -lors je me fuit 
îéfigné fens réferve , & j'ai retrouvé la 
paix. 

Si-tôt que j'ai commencé d'entrevoir la 
trame dam toute fon étendue ^ j'ai pardu 
pour jamais l'idée de ramener de moii vi- 
vait ie public fur mon compte , & même 
ce retour ne pouvant plus être réciproque 
me feroit déformais bien inutile. Le% 
iiommes^auroient beau revenir à moi , ils 
ne me retrouveroient plus» Avec le dédain 
ou'ils m*ont inlpiré leur commerce me 
iWoit infi^pide & même à charge , & je 
iuis cent-lbis plus heureux dans ma foli-- 
tude , que je ne poUrrois l'être en vivant 
avec eux. Us ont arraché de mon_cœiir 
toutes les douceurs de la fociété. Elles 
n'y pourroient plus germer derechef à 
mon âee ; il eft trop tard. Qu'ils me fef^ 
fent déformais du bien ou du mal , tout 
m'eft indifférent de leur part., & quoi 
qu'ils faffent, mes contemporains ne fe- 
ront jamais rien pour moi, 

Mimoircu Tome IL K 



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2i8 Les Rêveries. 

Mais je comptoîs encore fur Tavenlr i 
& j'efpérois qu'une génération meilleure , 
examinant mieux & les jugemens portés 
par celle-cî for mon compte , & fa cson- 
duite avec moi , démêleroit aifément l'ar- 
tifice de ceux qui la dirigent , & me ver- 
roit enfin tel que je fuis. Ceft cet efpoir 
qui m'a feit écrire mes Dialogues , & qui 
'ni'a fuggéré mille folles tentatives pour 
les faire paffer à la poftérité. Cet efpoir , 
quoiqu'éloigné , tenoit mon ame dsns la 
même agitation que quand je cherchois 
encore dans le fiecle im cœur jufte , & 
mes efpérancçs que j'avois beau jetter au 
loin me rendolent également le jouet des 
hommes d'aujourd'hui. J'ai dit dans mes 
Dialogues fur quoi je fondois cette attente. 
Je me trompois. Je l'ai fenti par bonheur 
afiez à tems pour trouver ' encore avant 
ma dernière heure un intervalle de pleine 
quiétude , & de repos abfolu. Cet inter- 
valle a commencé à l'époque -dont je 
parle , & j'ai lieu de croire qu'il ne fera 
plus interrompu^ 

Il fe pafTe bien peu de jours que de 
nouvelles réflexions ne me confirment 
fiombiçn j'étois dans Terreur de compter 



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#■1 " ^' I ■ ■ ^ ■ I I ■ ■■ ■ I m 

P«- Promenade. ii^ 

for le retour du public , même dans un 
autre âge ; puifquil eft conduit dans ce 
qui me regarde par des guides qui fe re- 
nouvellent fans ceffe dans les Corps qui 
m'ont pris en averûon. Les particuliers 
meurent ; mais les Corps colleâifs ne 
meurent point* Les mêmes paffions s'y 
perpétuent, & leur haine ardente , immor- 
telle comme le démon qui Tinfpire^ a 
toujours la même aftivitè* Quand tous 
mes ennemis particuliers feront morts, les 
Médecins , les Oratoriens vivront encore, 
& quand je n'aurois pour perfécuteurs 
que ces deux Col^s-là , je clois être fur 
qu'ils ne laifTerônt pas plus de paix à ma 
mémoire après ma mort , qu'ils n'en laiA 
fent à ma pcrfonne de mon vivant. Peut- 
être , par trait de tems , les Médecin^ 
eue j'ai réellement offenfés pourroient-ils 
sappaifer: mais les Oratoriens que j'ai- 
mois, que j'eftimois , en qui j'avois toute 
conifîance &t que je n'ofïenfai jamais , le^ 
Oratoriens gens d^égliiè & demi-moines, 
feront à jamais implacables , leur propre 
^^té fait mon crime que leur amour- 
propre ne me pardonnera jamais , & le 
public dont ils auront foin d'entretenir & 

K 1 



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220 Les Rêveries, 

ranimer ranimofité fans ceffe , ne s'appaî- 
fera pas plus qu'eux. 

Tout eft fini pour moi fur la terre. 
On ne peut plus m*y Êiire ni bien ni mal. 
Il ne me refte plus rien à efpérer ni à 
craindre en ce monde, & m'y voilà tran- 
^îuille au fond de Tabyme , pauvre mortel 
infortuné, mais impaifible comme Dieu 
même. 

Tout ce qui m'eft extérieiu- > m'eft 
étranger déformais. Je n'ai plus en ce 
monde ni |M-ochain , ni femblables , ni 
frères. Je fuis fiu- la terre comme dans 
une planète étrangère oîi je ferois tombé 
de celle que j'hc3)itois. Si je reconnois 
autour de moi quelque chofe , ce ne font 
que des objetsaffligeans & déchirans pour 
«ron cqeur , éc je ne peux jetter les yeux 
fur ce qui me touche & m'entoure fans 
y trouver toujours quelque fujet de dédain 
qui m'indigne , ou de douleur qui m'afflige. 
Ecartons donc de mon efprit tous les péni- 
ÏAes objets dont. je m'occuperois aufli dou- 
loureulem^nt qu'inutilement. Seul pour le 
refte de ma vie,*puifque je ne trouve 
qu'en moi la confolation , l'efpérance & 
Pi paix , je ne 4oi$ ni ne veux plus m'oc^ 



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P«- Promenade. m 

cuper que de moi. Ceft dans cet état cpe 
je reprends la fuite de Texartien févere 6e 
îincere que j'appellai jadis mes Confef- 
fions. Je confacre mes derniers jours à 
m'étudier moi-même & à préparer d'avan- 
ce le compte que je ne tarderai pas à rendrt 
de moi. Livrons-nous tout entier à la dou- 
ceur de converfer avec mon ame puis- 
qu'elle eft la feule aue les hommes ne 
puiffent m'ôter. Si a force de réfléchir 
îiir mes difpofitions intérieures je parviens 
à les mettre en meilleur ordre & à corri- 
ger le mal qui peut y refter , mes médita- 
nons ne feront pas entièrement inutiles , 
& quoique je ne fois plits bon à rien fuf 
h terre , je n'aurai pas tout-à-fàit perdji 
mes derniers jours. Les loifirs de meg 
promenades journalières ont fouvent été 
remplis de contemplations charmantes > 
dont j'ai regret d'avoir perdu le fouvenm 
Je fixerai par l'écriture celles qui pourronl 
me venir encore ; chaque fois que je les 
telirai m'en rendra la jouiflànce. J'ou-* 
plierai mes * malheurs , mes perfécuteurs ^ 
ines opprobres , en fongeant au pri» 
jqu'aVoit mérité mon cœur. 

Ces feuilles ne feront proprement qu^ua 

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t I ' ' ' ' '" w J 

222 Les RÊVERIES, 

>l ■ ■■ ■ ■ ■ III il .M Il — ■<— » 

informe Journal de mes rêveries. Il y fera 
beaucoup (jueftion de moi , parce qu'un 
folitaire qui réfléchit s^occupe néceflmré- 
ment beaucoup de lui-même. Du refte , 
toutes les idées étrangères qui me paffent 
par la tête en me promenant , y trouve- 
ront également leiu* place. Je dirai ce que 
j*ai penfé tout comme il m*eft venu , & 
avec auffi peu de liaifon que les idées dé 
la veille en ont d'ordinaire avec celles du 
lendemain. Mais il en réfultera toujoius 
une nouvelle connoiffance de mon naturel 
& de mon humeur par celle des fentimens 
& des penfées , dont mon efprit fait h 
pâture journalière dans l'étrange état oîi 
je fuis. Ces feuilles peuvent donc être re- 
gardées comme un appendice de mes con^ 
teffioQS 9 mais je ne leur ^n donne plus le 
titre , ne fentant plus rien à dire qui puifle 
le mériter. Mon cœur s'eft purifie à la 
coupelle de Tadverfité , & jy trouve à 
peine en le fondant avec fom , quelque 
l-efte de penchant répréhenfîblé. Qu'aurois- 
Je encore à confefTer miand toutes les a& 
feôions terreftres en font arrachées ? Je 
n'ai pas plus à me louer qu'à me blâmer : 
je fius nxà déformais parmi les hommes ^^ 



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P^- P R O M E N/A D E, ai} 



& c'eft tout ce qiie je puis être n'ayant 
pkis avec eux de relation réelle, de véri- 
tabk fociété. Ne pouvant plus faire aucun 
bien qui ne tourne à mal , ne pouvant plus 
agir fans nuire à autrui, ou à moi-même , 
m'abflenir efl devenu mon luiique devoir, 
& je le remplis autant qu'il efl en moi* 
Mais dans ce défœuvrement du corps mon 
ame efl encore aôive , elle produit encore 
des fentimens , des penfées , & fa vie in- 
-terne & morale femble encore s'être accrue 
far la mort de tout intérêt terreflre & 
temporel. Mon corps n'efl plus pour moi 
qu'un embarras , qu'un obflacle , & Je 
m'en dégage d'avance autant que je puis. 
Une fitiiation fi finguliere mérite afTu- 
rément d'être examinée & décrite, & c'efl 
à cet examen que te confacre mes derniers 
loifirs. Pour le faire avec fuccès il y fau- 
droit procéder avec ordre & méthode ; 
mais je fuis incapable de ce travail & 
même il m'écarteroit de mon but qui ç& 
de me rendre compte des modifications 
de mon ame & de leurs fuccefïîons. Je 
ferai fur moi-même à Quelque égard les 
opérations que font les phyficiens fur l'air 
poiu: en connoître Tétat journalier. J'ap- 

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Z24 Le$ Rêveries, 

pliquerai k baromètre à mon ame , & ces 
opérations bien dirigées & long-tems 
répétées me pourroient fournir des ré- 
fwltats auffi uirs qiie les leurs* Mais je 
n'étends pas jufques-là mon entreprife. Je 
ijie contenterai de tenir le régiib-e des 
opérations, fans chercher à les réduire en 
fyftême. Je fais la même entreprife que 
Montagne , mais avec un but tout con- 
traire au fien : car il n'écrivoit fes Eâàis 
<\vie pour les autres ^ & je n'écris mes 
Rêveries que pour moi. Si dans mes plui 
vieux jours aux approches du départ , je 
refte , comme je Fefpere , dans la même 
difpofition oïl je fuis y leur leûvire me rap* 
pellera la douceur que je goûte à les écrire, 
& faifant renaître ainfi pour moi le tems 
paffé doublera pour ainfi dire mon exif- 
tence. En dépit des hommes, je faurai 
coûter encore le charme de la fociété & 
jç vivrai décrépit avec moi dans un autre 
âge, comme je vivrois avec un moins 
vieux ami. 

J'écrivoîs mes premières Confeffions & 
mes Dialogues -dans un fouci continuel 
fur les moyens de les dérober aux main$i 
rapacQS de mes periejputeiurs^ pour lg& 



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If«- Promenade. iiç 

tranjQnettre , s*il étoit poffibk , à d'aut^^f 
générations. La même inquiétude ne m 
tourmente plus pour cet écrit ^ je fais 
qu'elle fcroit inutile ; & le defir d'être 
mieux connu des hommes s'étant éteint 
dans m©n cœur , n'y laiffe qu'une indiffé-i^ 
rence profonde fur le fort & de mes vrais 
écrits & des monumens de mon inno* 
cence, qui déjà peut-être ont été tous- 
poiu: jamais anéantis. Qu'on épie ce que 
|e fais , qu'on s'inquiète de ces feuilles , 
qu'on s'en emiJare ; qu'on les fuppf ime , 
ou'on les Êlfife , tout cela ip'eft égal dé- 
K>rmais» Je ne les cache ni ne les montre. 
Si on me Içs enlevé de mon vivant , oa 
me m^enlévera ni le plaifir de les avoir 
écrites , ni le fou venir de leur contenu ^ 
ni les mécttations folitaircs doiit elles font 
le fruit &c dont la foiirce ne peut s'éteîn- 
ire qu'avec mon ame. Si dès mes premie* 
res calamités j'avois fu ne point regimber 
contre ma deftinée , & prendre le parti 
^e je prends aujourd'hui , tous les eftbrts 
ifes hommes, toutes leiu's épouvantables 
machines euffent été fur moi fans effets 
& ils n'auroient pas plus troublé mon re- 
pos par toutes leurs trames , qu'ils ne peu^ 



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^l6 Les Rêveries^ 

vent le troubler déformas par tous leurs 
fuGcès ; qu'ils jouiflfent à leur gré de mon 
opprobre ^ ils ne m'empêcheront pas de 
jouir de mon innocence^ & d'achever na£&' 
jours en paix i^algrç eux» 




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DEUXIEME promenade; 

/\Yant donc formé le projet de décrire 
rétat habituel de mon ame dans la plus 
étrange pofition où fe pulfle jamais trouver 
im mortel , je n'ai vu nulle manière plus 
fimple & plus fure d'exécuter cette entre- 
prile , que de tenir un régiftre fidelle de 
mes promenades folitaires & des rêveries 
^ui les rempliffent , quand je laiffe ma tête 
entièrement libre , & mes idées fuivre leur 
pente fans réfiftance & fans gêne. Ces heu- 
res de folitude & de méditation font les 
feules de la journée où je fois pleinement 
moi , & à moi fans diverfion , fans rifta-» 
de , & où je puiffe véritablement dire être 
ce que la nature a voulu. 

J'ai bientôt fenti que j'avoîs trop tardé 
d'exécuter ce projet. Mon imagination déjà 
moins vive , ne s'enflamme plus comme 
autrefois à la contemplation de Tobjet qui 
l'anime , je m^enivre moins du délire de la 
rêverie ; il y a plus de réminifcence que 
de création aans ce qu'elle produit défor- 
mais; un tiède ^Uanguiffement énerve tou^ 
tes mes fecultés i l'eiprit.de vie s'éteint ^ 

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ax8 Les Rêveries, 

ntoi par degrés; moa ame ne s^élance plu» 
^l'avec peine hors de fa caduque envc- 
lope ^ & fans refpérance de l'état auquel 
î^pire parce que je m'y fensavob droit,. 
jd a'exiftcrois plus que par des fouve^ 
Dirs.,Ainfi poiîr me contempler moi-même, 
évant mon déclin , il faut que je remonte 
^u moins de quelques années au tems ok 
perdant tout efpoii? ici-bas & ne trouf- 
vant plus d'aliment pour mon cœur fur 
ta terre , je m'acicoutumois peu-à-peu à le* 
iioiu^rir de fa propre fubftance , & à cher* 
ichei: . toute fa pâture au-^edans de moi*. 
Cette reflource , dont je m'avifai trop 
tsLvà devint fi féconde qu'elle fufiît bien- 
tôt "pour me dédommager de tout. L'ha* 
^ituae de rentrer en moi-même me fit 

Ïjerdre enftn le fentiment ô£ prefque le 
buvenîx d^ mes oi^ux, j*appris ainfî par 
ma propre expérienciî que la fource du 
vrîù liK>iAçur efl en nous , & qu'il ne 
dépend pas des hommes de rendre vrai» 
m^ent miférable celui qui fait, vouloir être 
he,u«euxH Depuis quatre oir cinq ans je 
^ÇQÛJtoî$. habituellement ces. délices kxtcr* 
\q^ qu99 trouvent dans la cooten^latiott 
^ lie&dinés. amantes Sl àouo^i». Ces. raVi£^ 



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W i ■' I I '.'. ' saag 

f<Énens ; ces extalîes que j'eproitvois quel- 
quefois en me promenant ainfi feul , étoient 
ées joui&nces que je devois à mes perfé- 
cuteurs : ians eux , je n'aurais jamais trou- 
vé ni connii^ les trefors que je portois ea 
ilioîr4nême^ Au milieu de tant de richeffes,. 
comment en tenir un régiftre fidelle ? E» 
youbnt me rappeller tant de douces rê- 
Teries^.aulieu de les décrire j'y retom- 
bois. Ceft un état que fon fouvenir ra- 
mené , & qu'on cefferoit bientôt de con- 
nokre, en ceifïànt tout-à-fait de le fentir,» 

réprouvai bien cet effet dans les^ pro* 
menades qui fuivirent le projet d'écrire 
h fuite de mes Confeffions. , fiir-tout dans; 
celle dont je vais parler , & dans, laquelle 
tm accident imprévu vint rompre le fil. 
ât mes idées ,& leur donner pour quelr 
que tems un autre cours. 

Le jeudi 14 Oûobre 1.776 , fe fuivis. 
s^rès dîné les- boulevards )uf(|u!à la rue 
du chemin verd pat laqueUe je gagnois 
les hauteurs de Ménil^montant ^ & deAk^, 
prenant les fentiers à ti:avers. les vignes 
êc les prairies^ je traverfaî jufqu'à Cha^ 
vomie le riant payfage qui fépare ces deux 
j(Blages^ £ui$ ^e &l un. détpur ^xu: ]:ss^ 



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130 Les RivERiEs, 

venir par les mêmes prairies en prenant 
un autre chemin. Je m'amufois à les par- 
courir avec ce plaifir & cet intérêt que- 
m'ont toujours clonné les fîtes agréables ^ 
& m'arrêtant quelquefois à fixer des plan- 
tes dans la verdure. J'en apperçus denit 
que je voyois affez rarement autoW de 
Paris, &que je trouvai très -abondantes 
dans ce canton-là. L'une eô le Picrls kie^ 
racioïdes de la famil|e des compofées , Se, 
l'autre le BupUurum fakatum de celles 
des ombelliferes. Cette découverte me ré-r 
)ouit & m'amufa très-long-tems , & fimt 
par celle d'une plante encore plus rare 
liir-tout dans un pays élevé , lavoir le 
Cerajlium aquadcum que 9 malgré l'acci-^ 
dent qui m'arriva k même jour , j^ re^ 
trouve dans im livre que j'avois fur mof^ 
& placé dans mon herbier» 

Enfin après avoir parcouru en détail 
plufieurs autres plantes que je voyois 
encore en fleurs , & dont Tafpeû ôc l'é* 
numération qui m'étoit familière me don- 
jîoit néanmoms toujours du plaifir, je 
quittai peu-à-peu ces menues obferva- 
tions poiu" me livrer à Pimpreffion , non 
'iuoins agréable; m^ plus touchante o^ 



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Iftpe» Promenade. 131. 

ûàfoit {ver moi Tenfemble de tout cela. 
Depuis quelques jours on avoit achevé 
la vendange ; les promeneurs de la ville 
s'étoient déjà retirés ; les payfans aufïi 

Îiittoient les champs jufques aux travaux 
hiver. La campagne encore verte & 
riante , mais défeuillée en partie & déjà 
prefque déferte , offroit par-tout Tirnage 
de la folitude & des approches de l'hiver. 
Il réfultoit de fon afpeft un mélange d'inw 
preflîon douce 8ç trille , trop analogue à 
mon âge & à mon fort , pour que je ne 
m'en fiffe pas Tapplication. Je me voyois 
au déclin tf ime vie innocente & infor- 
tunée , Famé encore pleine de fentimens 
vivaces & Tefprit encore orné de quel- 
ques fleurs, mais déjà* flétries par la trif- 
tefle & defféchées par les ennuis. Seul & 
délaifle je fçntois venir le froid des pre-^^ 
mieres glaces , & mon imagination tarif- 
fente ne peuploit plus ma folitude d*être& 
formés lelon mon cœur. Je me difois 
en foupirant : qu'ai-je fait ici-bas ? J'étois. 
feit pour vivre , & je meurs fans avoir 
vécu. Au moins ce n'a pas été ma feute^^ 
& je porterai à l'Auteur de mon être^ 
£noa i'ofirande de&]2oanes (x;uvres qu'oa 



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I 



z}i Les Rêvehies, 

ne m'a pas laiiTé faire , du moiiis un trW 
but de bonnes intentions fruftrées , de fen- 
timens fakis mais rendus ikns effet , 6c 
d*une patience à l'épreuve des mépris des 
hommes. Je m'attendriffois fur ces ré- 
flexions 9 je récapitulois les mouvement 
de mon ame dès maJeunefTe , &c pendant 
mon âge mûr, & depuis qu'on m'a fé- 
quefbré de la fbci^é des hommes , & du- 
rant la longue retraite dans laquelle je 
éoîs achever mes jours. Je revenoi^ avec 
complaifance fur toutes les affeûions de 
mon coeiu* , fiir fes attachemens fi ten- 
dres mais fi aveugles , fur les idées moins 
trifles que confolantes dont mon efprit 
s'étoit nourri depuis quelques années , & 
ie me préparois a les rappeller affez pour 
les décrire avec unplaifir prefque égal à 
celui que j'avois pris à m'y livrer. Moa 
après-midi fe pafla dans ces paifibles mé- 
ditations, & |e m'en revenois très -con- 
tent de ma journée, quand au fort de 
itta rêverie , j'en fiis tire par l'événement 
qui me refle à raconfîr. 

J'étoîs fur les fix beiu-es à la defcente 
ie Ménil-montant prefcpie vis-à-vis dis 
(Râlant Jardinier ^ quaâd des perfûOMS 



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."/ 



Iimc. Promenade. 133 

giii marchoient devant moi , s'étant tout- 
i<:oup brufq[ueïnent écartées , je vis fon- 
dre fur moi un gros chien danois qui» 
s'élançant à toutes jambes devant un car- 
roffe , n*eut pas même le tems de rete- 
nir fe courfe ou de fe détourner quand 
il m'apperçut. Je jugeai que le feul moyen 
^ue j'avois d*éviter d'être jette par terre , 
etoit de faire un ^rand faut fi jufte , que 
le cliien paflât tous moi tandis que je 
ibrois en Tair. Cette idée plus prompte 
eue l'éclair, & que je n'eus le tems ni 
ie raifonner ni d'exécuter ,fiit la dernière 
ayant mon accident. Je ne fentis ni le coup» 
m la chute » ni rien de ce qui s'enfuivit 
jufqu'au moment où je revins à moi. 

Il étoit prefque nuit quand je reprit 
connoijQànce. Je me trouvai entre les bras 
de trois ou quatre jeunes gens qui me 
racontèrent ce quivenoit de m'arriven Le 
chien danois n*ayax3(t pu retenir fon élan 
s'étoit précipité uir mes deux jambes , ôc 
me choquant de fa maffe & de fa vîteffe » 
m'avoit feit tomber la tête en avant : la 
mâchoire fiipérieure portant tout le poids 
de mon corps , avoit frappé fur un pavé; 
icès-rabottux , & la chute avoit été d'au- 



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234 Les Rêveries, 

tant plus violente qu'étant à la defcente, 
ma tête avoit donné plus bas que mes 
pieds. 

Le carroffe auquel appartenoit le chieit 
fuivoit immédiatement , & m'auroit palTé 
iiir le corps , û le cocher n'eut à l'imlant 
retenu fes chevaux. Voilà ce C[ue j'ap- 
pris par le récit de ceux qui m'avoient 
relevé & qui me foiitenoient encore lorf- 
que je revins à moi. L'état auquel je me 
trouvai dans cet inftant eft trop firtguHer 
pour n'en pas feire ici la defcription.^ 

Là nuits*avançoit. î'apperçus le Gel^ 
quelques étoiles , & un peu. de verdure. 
Cette première fenfation fut \m mom«it 
délicieux. Je ne me fentois encore que 
par -là. Je naîffois dans cet inftant à la 
vie , & il me iembloit que je renipliffois 
de ma légère exiftence tous les objets que 
j'appercevois. Tout entier au moment 
préfent je ne me fouvenois de rien ; je 
n'avois nulle notion diftinôe de mon in- 
dividu , pas la moindre idée de ce qui 
venoit de m'arriver; je ne favois ni qui 
j'étois ni où j'étois ; je ne fentois ni mal , 
ni cramte , ni inquiétude. Je voyois cou- 
ler mon iang , comme j'aurçis vu çout 



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llm^. Promenade. ij^f 

^ _ ■ - 1 I , ■ ■ I ■ ' r _ 1 I 

îer un ruiffeau , ians fonger feulement que 
ce Ikng m'appartint en aucune forte. Je 
fentois dans tout mon être un calme ra- 
viffant auquel chaque fois que je me le 
rappelle je ne trouve rien de compara- 
ble dans toute raôivité des phifirs connus. 
On me demanda où je demeurois ; il 
me fut impoâîble de le dire. Je deman- 
dai où j'étois; on me dit, à la haute 
tome; c'étoit comme fi Ton m'eût dit^ 
au mont Atlas. Il rallut demander fucce£* 
fivement le pays , la .ville & le quartier 
où je me trouvois. Encore cela ne put-il 
ûiiEre pour me reconnôître ; il me fallut 
tout le. trajet de -là jufqu'au boulevard 
pour me rappeîler ma demeure & mon 
nom. Un Monfieur que je me conpoiffois 
pas & qui eut la charité de m*accompa- 
gner quelque tems , apprenant que je deç 
meurois fi loin , me confeilla de prendre 
au Temple un fiacre pour me reconduire* 
chez moi. Je marchois très -bien , très- 
légèrement , fans fentir ni douleur ni bief- 
fiu-e , quoique je crachafle toujours beau- 
coup de fang. Mais j'avois im friffon gla- 
ôal qui faifoit claquer d'une façon très- 
încotxunode mes dents jOracafTées, Arrivé 



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236 Les Kêveries, 

au Temple , je penfaî que puîfque je mar* 
cho;s fans peine il valoit mieux conti- 
mier ainfi ma route à pied , que de m'ex- 
pofer à [>érir de froid dans un fiacre. Je 
fis ainfi la demi-lieue qu'il y a du Tem- 
ple à la rue Plâtriere, marchant fans peine ^ 
gîtant les embarras , les voitures , choi- 
fiffant & fliivant mon chemin tout aufî- 
bien que j'aurois pu faire en pleine fanté. 
J'arrive , j'ouvre le fccret qu'on a £ùt 
mettre à la porte de la rue, je monte 
Tefcalier (bns l'obfcurité , & j'entre enfin 
chez moi lans autre accident <pie ma chûtt 
& {es fuites dont je ne m'appercevois pas 
même encore alors* 

Les cris de ma femme en me voyant, 
me 'firent comprendre que j'étois plus mal- 
traité que je ne penfois. Je paflai la huit fans 
connoitre encore & fentir mon mal. Voici 
ce que je fentis & trouvai le lendemain. 
J'avois la lèvre fupérieure fendue en de- 
dans jufqu'au ne* y en dehors la peau Fa- 
voit mieux garantie & empêchoit la to- 
tale féparation , quatre dents enfoncées à 
la mâchoire fupérieure , toute la partie 
du vifàge qui la couvre extrêmement en- 
flée &c meiutrie , le pouce droit foulé & 



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I !««• Promenade. 237 

très • gros , le pouce gauche grièvement 
blefféjle bras gauche foulé, le genou gau- 
che auffi très -enflé & qu'une contufion 
forte & douloureufe empêchoit totale- 
ment de plier. Mais avec tout ce fracas , 
rien de brifé , pas même une dent, bonr 
heiu" qui tient du prodige dans ime chute 
comme celle-là. 

Voilà très-fidellement Thifloire de mon 
accident. En peu de jours cette hiftoire 
fe répandit dans Paris tellement changée 
& défigurée qu'il étoit impolfible d'y rien 
reconnoître. J aurois dû compter d'avance 
for cette métamorphofe ; mais il s'y joi- 
gnit tant de circonftances bizarres ; tant 
de propos obfcurs & de réticences l'ac- 
compagnèrent , on m'en parloit d'un air 
fi nfiblement difcret que tous ces myA 
teres m*inquiéterent. J*ai toujours haï les 
ténèbres, elles m'infpirent naturellement 
une horreur que celles dont on m'envi- 
ronne depuis tant d'années n'ont pas dû 
diminuer. Parmi toutes les fingular^tés de 
cette époque je n'en remarquerai qu'une , 
mais fuffiiante pour faire juger des autres, 

M. '*-*^. avec lequel |e n'avois eu ja- 
mais aucune relation ^ envoya fon &cré« 



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238 Les Rêveries., 

iaire s'informer de mes nouvelles , & ma 
feire d'inftantes offres de fervice qui ne 
tne parurent pas dans»la circonâanœ , d'une 
grande utilité pour mon foulagement. Son 
iecrétaire ne laiffa pas de me prelTer très- 
vivement de me prévaloir de ces oflfres , 
jufqu'à me dire que fi je ne me fiois 

r; à lui , je pouvois écrire direâement 
M. **^. Ce grand empreffement & 
Tair de confidence qu'il y joignit me firent 
Comprendre qu'il y avoit fous tout cela 
ijuelque myftere que je cherchois vaine- 
ment à pénétrer. Il n'en &llojt pas tant 
pour m'efïaroucher, fiir- tout dans l'état 
d'agitation oh mon accident &c la fièvre 
qui s'y étoit jogite avoit mis ma tête. 
Je me livrois à mille conjeôures inquié- 
tantes & triftes , & je feifois fiir tout ce 
qui fe pafibit autour de moi des commen* 
laires qui marquoient plutôt le délire de 
la fièvre , que le feng-fi-oid d'un homme 
qui ne prend plus d'intérêt à rien. 

Un autre événement vint achever de 
troubler ma tranquillité. Madame ***• 
m'avoit recherché depuis quelques années» 
fens que je puffe deviner pourquoi. De 
petits cadeaux affeâés, de fréquentes vi? 



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lime. Promenade, 239 

ikes fans objet & fans plaifir me inar- 
quoient affez un but fecret à tout cela, 
^nais ne me le montt-olent pas. Elle m'avoit 
parlé d'un roman qu'elle voulôit faire pour 
le préfenter à la Reine. Je lui avois dit 
ce que jepenfois des femmes auteurs. Elle 
m'avoit feit entendre que ce projet aVoit 
pour but le rétabliffement de fa fortune 
pour lequel elle avoit befoin de protec- 
tion ; je n'avois rien à répondre à cela.' 
Elle me dit depuis que n'ayant pu avpir 
accès auprès de la Reine , elle etoit dé- 
terminée à donner fon livre au public. 
Ce n'étolt plus le cas de lui donner des 
confeils qu'elle ne me demandoit pas, & 
qu'elle nauroit pas fuivis. Elle m'avoit 
parlé de me montrer auparavant le ma- 
fiufcrit. Je la priai de n'en rien feire , & 
elle rfen fit rien. 

Un beau jour durant ma convalefcen- 
ce , je reçus de fa part ce livre tout im- 
primé & même relié , & je vis dans la 
préface de fi grofTes louanges de moi, 
fi maufladement plaquées & avec tant 
d'aflfeâation que j'en'fus défagréablement 
afieâé. La rude flagornerie qui s'y faifoit 
ientir ne s'aUia jamais avec la bienveUt 



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. m\ !■ ' 'I 1" ■ ■' ■' 'tii 

. 140 Les Rêveries, 

. - ■ ■■ - -. 

lance ; mon cœur ne fauroit fe tromper 
là-deffiis. 

Quelques jours après Madame ***. me 
vint voir avec fa fille. Elle m'apprit que 
fon livre faifoit le plus grand bruit à Caufe 
d'une note qui le lui attiroit ; j'avois à 
peine remarqué cette note en parcourant 
rapidement ce roman. Je la relus après 
ie départ de Madame*^*; j'en examinai 
la tournure, j'y cms trouver le motif de 
fes vifites , de les cajoleries , des groffes 
louanges de fa préface , & je jugeai oue 
tout cela n'avoit d'autre but que de aiP- 
pofer le public à m*attribuer îa*note,& 
par conféquent le blâme qu'elle pouvoit 
attirer à fon auteur dans la circonflaïKe 
©il elle étoit publiée. 

Je n'avois aucun moyen de détruire 
ce bniït & l'impreffion qu'il pouvoit fiiî* 
re , & tout ce qui dépendoit de moi étoit 
de ne pas l'entretenir en foufirant la cou* 
tinuatîon des vaines & oftenfives vifites 
de Madame ^^^. & de fa fille. Voici 
pour cet effet, le billet que j'écrivis à la 
mère. 

« RouffcaU ne recevant chez lui aucun 
p aviteiu", remercie Madame ^^'*'. de fes 

>> bontés, 



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1 1'^*- P R O M EN A D E. 141» 

i — ^ - ■ 

If bontés , & la prie de ne pliis l'honorer 
9f de fes vifites. » 

Elle me répondit par une lettre ho 1- 
uête dans la forme , mais tournée comme 
foutes celles que l'on m'écrit en pareil 
cas. Pavois barbarement poftç le poignard 
dans Ion cœur fenfible , & je devois croire 
au ton de fa lettre qu'ayant pour moi des 
fcntimens fi vifs & fi vrais , elle ne fup- 

Îorteroit point iàns mourir cette rupture. 
>'eft ainfi que la droiture èc klfranchife 
en toute cnofe iont des crimes affreux 
dans le monde , & je paroîtroîs à mes. 
contemporains méchant & féroce , quand 
je n'aurols à leurs yeux d'autre crime que. 
de n'être pas feux & perfide comme eux» 
J'étois déjà forti'plufieurs fpis & je 
me promenoîs même affez fouvent aux 
ThuiUeries , qvand je vis à Tétonnement 
de plufieurs de ceux qui me rencontroient 
qu'il y avoit encore à mon égard quel- 
qu'autre nouvelle que j'ignorois. J*apçris 
enfin que le bruit public étoit, que j*é- 
tpis mort^ de ma chute , & ^e bniit fa 
répandit fi rapidement & fi opiniâtrement 
eue plus "de quinz:e jours après que j'en 
tas Inftruit, l'on en, parla à la Cour conune 
Himoim. Tome IL L 



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Î4i Les Rêveries, 

d*une chofe iure. Le Courrier d'Avignon; 
à ce qu'on eut foin de m'écrire > annon-=^ 
çant cette heureufe nouvelle, ne manqua 
. pas d'anticiper à èette ôccafionfurle tributf 
d'outrages &C d'indignités qu'on prépare à 
ma mémoire après ma mort en forme 
d'oraifon fimebre. 

Cette nouvelle fiit accompagnée d'une 
circonftance encore plus finjgidiere que je 
n'appris que par haiard 8c oont je n ai pu 
favoir aucun détail. C'eft qu*on avoit 
oWert en même tems une foufcription 
pour Fîriipreffion des manufcrits que l'on 
trouveroit chez moi; Je compris par -là 
qu'on tenoit prêt un recueil d écrits iàbri- 

3ués toiiï; exprès poiir me les attribuer 
'abord âjprès ma mort : car de penfer 
qu'on imprimât fidefleù>ent aucun de ceux 
qu'on poùiToit trouver en effet , c'étoit 
une bêtife qui ne pouvôit entrer dans Tef- 
prit d'un homme fenfSj & dont quinze ans 
d'expérience, ne m'onit çjue trop garantît 

/Ces remarques, fkke'S coup fur coup 
6c fuiviçs de béaucoi^ d'àutrea qui n'^ 
toient gueres moins étonnantes! ,'\éfl&rou- 
cherent derechef mon ïrti^^iîàtîoh que je 
Croyois amortie J . & cé^[ tioïtes' ténèbres* 



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Ilttie. Promenade, 24^ 



qu'on renforçoit fans relâche autour de 
tiroi , ranimèrent toute rhorreiu* ou*eHe$ 
mWpirenl naturellement. Je me àtîguai 
à feire^fiu- tout cela mille commentaires ^ 
& à tâcher de comprendre des myfteres 
qu'on a rendus inexplicables pour moî. 
Le feil réfultat confiant de tant d'énigm'es 
fut la confirmation de toutes mes conclu- 
fions précédentes ; favoir , que la deftinée 
de ma çerfonne , & celle de ma réputation 
ayam été fixées de concert par toute k 
génération préfente . nul effort de ma part 
" ne pouvoit mV fouttraire^ puifqu'il m'eft 
de toute impollîbilité de tranfinettre auaia 
dépôt à d'autres âges fans le faire pafler 
dans cçlui-ci par des mains intéreffées à le 
fupprimen. 

Mais cette fois j'allai plus loin. L'amas 
de tant de circonftances fortuites, l'élé- 
vation de tous mes plus cruels ennemis 
B&e&ée pour ainfi dire parla fortune 
tous ceux qui gouvernent l'Etat , tous 
ceux qui dingent l'opinion publique, tous 
les gens en place , tous les hommes en 
crédit triés comme fur le volet parmi ^evCx 
qui ont contre moi quelque animofité fer 
ff£^^ 9 POPî concourir au commun comi 

L 2 

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144 Les Rêveries, 

Slot , cet accord univerfel eft trop extraor- 
inaire pour être purement fortuit. Un 
feul homme qui eût reflifé djen être com- 
plice , un feiu événement qui lui eût été 
contraire, ime feule circomtance impré- 
vue , qui lui eût fait obftacle fuffifoit pour 
le faire échouer. Mais toutes les volontés , 
toutes les fetalités , la fortune , & toutes 
les révolutions ont affermi Poeuvre des 
hommes , & im concours fi frappant qui 
tient du prodige , ne peut me laifler dou- 
ter gue fon plem fuccès ne foit écrit dans 
les aécrets éternels. Des foules d'obferva-' 
tions particulières , foit dans le paffé, foit 
dans le préfent , me confirment tellement 
dans cette opinion que je ne puis m'em- 
pêcher de regarder déformais comme un 
de ce$ fecrets du Ciel impénétrables à la 
ràifon humaine , la même œuvre que je 
rfenvifageois jufqu'ici que comme im fruit 
de la méchanceté des hommes. 

t Cette idée , loin de m*être cruelle & dé- 
chirante , me confole , me tranquillife, & 
m'aide à me réfigner. Je ne vais pas fi loin 
mie St. Auguftin qui fe fût confolé d*être 
cfemné fi tçUé eût été la volonté de Dieu. 
Irta réfi^nation vient d'une foiu-çe moim 



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Urne. Promenade. 245 

défintéreffée , il eft vrai , mais non moins 
pure & plus digne à mon gré de l'Etre 
parfait que j'adore. 

Dieu eft jufte ; il veut que je fouffre ; 
& il fait que je fuis innocent* Voilà le 
motif de ma confiance , mon cœur & ma 
raifon me crient qu'elle ne me trompera 
pas. Laiflbns donc faire les hommes & la 
deftinée ; apprenons à foufFrir fans mur- 
miure ; tout doit à la fin rentrer dans l'or- 
dre , & mon tour viendra tôt ou tard. 




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TROISIEME PROMENADE. 

Je deviens vieux en apprenant toujours. 

iJ O L o N répètent fouvent ce vers dans ùl 
vieilleffe* Il a un fens dans lequel je pour- 
rois le dire aufH dans la mienne; mais c'eft 
une bien trifle fcience que celle que depuis 
vingt ans l'expérience m'a feit acquérir : 
Kgnorance eft encore préférable. Uadver» 
£té &ns doute eft un grand maître ; mais 
ce maître fait payer cher {es téçons , & 
fouvent le pront qu'on en retire ne vaut 
pas le prix qu'elles ont coûté. D'ailleiu^, 
avant qu'on ait obtenu tout cet acquis par 
des leçons fi tardives, Tà-propos d en ukt 
fe pafle. La jeuneffe eft le tems d'étudier 
la fageffe ; la vieilleffe eft le tems de la 
pratiquer. L'expérience înftniit toujours , 

1e Tavoue ; mais elle ne profite que pour 
'efpace qu'on a devant foi» £ft-il tems au 
moment qu'il fout mourir d'apprendre com- 
ment on aiuroit dû vivre ? 

Eh, que me fervent des lumières fi tard & 
fi douloureufement acquifes fur ma deftinée 
& fur les paflîons d'autrui dont elle eft 
l'œuvre ! Je n'ai appris à mieux comioître 



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i ' ■ • • • n ' ■ j ■ 

Illrae. Promenade. 147 

> ■ ■■ " t ' ■■ 

les hommes que pour mieux fentir la mi- 
fere oîi ils m'ont plongé , fans que cette 
connoiflànce, en me découvrant tous leurs 
pièges , m'en ait pu faire éviter aucun. 
Que ne fuis - je refté toujours dans cette 
imbécille mais douce confiance qui me 
rendit durant tant d'années la proie & le 
jouet de mes bruyans amis , fens qu'enve- 
loppé de toutes leurs trames j'en eufle 
jneme le moindre foupçon ! J'étois leur 
dupe & leur viftime , il eft vrai , mais je 
me croyois aimé d'eux , & mon cœur 
jouiffoit de l'amitié qu'ils m'avoient infpi- 
xée en leur en attribuant autant pour moi. 
Ces douces illufions font détruites. La 
trifte vérité que le tems & la raifon m'ont 
dévoilée , en me faifant fentir mon mal- 
heur , m'a fait voir quil étoit fans remède 
& qu'il ne me reftoit qu'à m'y réfigner. 
Ainfi toutes les expériences de mon âgé 
font pour moi dans mon état fans utilité 
préfente, &vfans profit pour Pavenir. 

Nousentrons en lice à notre naiffancei 
nous en fortons à la mort. Que fert d'ap- 
prendre à mieux conduire fon char quand 
on efl' au bout de la carrière ? Il ne reflte 
plus à ppnfei; alors que comment on ea 

L4 



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a48 Les Rêveries,^ 

fortira. L'étuàe d'un vieillard , s'il lui en 
refte encore à faire , eft uniquement d'ap- 
prendre à mourir , & c'eft précifément 
celle qu'on fait le moins à mon âge ; on 
y penfe à tout , hormis à cela. Tous les 
vieillards tieivient plus à la vie que les 
enfàns , & en fortent de plus mauvaife 
grâce que les jeunes gens. C'eft que tous 
leurs travaux ayant été pour cette vie , 
ils voyent à fa fin qu'ils ont perdu leurs 
peines. Tous leurs foins, tous leurs biens, 
tous les fruits de leurs laborieufes veilles, 
ils quittent tout quand ils s'en vont. Ils 
n'ont fongé à rien acquérir durant leur 
vie qu'ils puffent emporter à leur mort. 

Je me fiiis dit tout cela quand il étoît 
tems de me le dire , & fi je n*ai pas mieux 
fu tirer parti de mes réflexions , ce n'eft 
pas faute de les avojr faites à tems & de 
les avoir bien digérées. Jette dès mon en- 
fance dans le tourbillon du monde , j'ap- 
pris de bonne heure par l'expérience qiie 
|e n'étois pas fait pour y vivre , & que 
je n'y parviendrois jamais à l'état dont 
mon cœur fentoit le befoin. Ceffant donc 
de chercher parmi les hommes le bonheur 
que je fentois n'y pouvoir trouver , taon 



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Illme. Promenade. 149 

ardente imagmation fautoit déjà par-deffus 
Fefpace de ma vie à peine commencée ^ 
comme fur un terrain qui m'étoit étranger, 
pour fe repofer fur une affiette tranquille 
où je puffe me fixer. 

Ce fentiment , nourri par l'éducation 
dès mon enfance &c renforcé durant toute 
ma vie par ce long tiffu de miferes ^ 
d'infortunes qiii Ta remplie , m'a fait cher- 
cher dans tous les tems à connoître la 
nature & la destination de mon être avec 
plus d'intérêt & de foin que je n'tn ai 
trouvé dans aucun autre homme. J'en ai 
beaucoup vu qui philofophoient bien plus 
doâement que moi , mais leur philofophie 
l«ur étoit pour ainfi dire étrangère. Vou- 
lant être plus favans que d'autres , ils 
étudioient l'univers pour favoir comment 
il étoit arrangé, comme ils auroient étudié 
quelque machine qu'ils auroient apperçue, 
par pure curiofîté. ils étudioient la nature 
hiunaine pour en pouvoir parler fàvam- 
ment , mais non pas pour fe connoître ; 
ils travailloient pour inflruire les autres ^ 
mais non pas pour s'éclairer en - dedans* 
Plufieiurs di^'entr'eux ne vouloient que faire 
un livre ^ n'importoit quel, poiurvu qu'il 

L 5 

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aja Les Rêveries, 

fôt accueilli. Quand! le leur étoit fait & 
publié» fon contenu ne les intéreffoit plus 
en aucune forte , fi ce n'eft poiu" le faire 
adopter aux autres & pour le défendre an 
cas qii^it fut attaqué » mais du refle uns en 
rien tirer pour leur propre ufage y fans 
s'embarrafTer même que ce contenu fut 
feux ou vrai , pourvu qu'il ne fïit pas ré- 
futé. Pour moi , quand j ai defiré d'appren- 
dre, c'étoit pour fevoir moi-même & noa 
pas pour enjfeigner ; j'ai toujours cru qu'a-- 
vant d'inftruire les autres il felloit com- 
mencer par favoir afTez pour foi ; & de 
toutes les études que j'ai tâché de feire e^ 
ma vie au milieu des hommes , il n^y en 
a gueres gue j^ n'euffe feite également feul 
dans une lile déferte oii j'aurois été confiné 
poiu: le refle de mes jours. Ce qu'on doit 
iàire dépend beaucoup de ce qu'cm doit 
croire ; &C dans tout ce qui ne tient pas 
aux premiers befoins de lia nature ^ nos 
opinions font la régie de nos aâions. Dans 
ce principe qui flit toujours le mien, j'» 
^cherché fouvent & long-tems pour &rir 
ger l'emploi de ma vie , à connoître fil 
véritable fin y 6c je me fuis bientôt con- 
iblé de mon peu d'4ptitude à me caoduir^ 



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Illme. Promenade. aljï 

habiletnent dans te monde ^ en fentant qu'U 
n'y fâlloit pas chercher cette fin. 

Né dans une famille oii régnoîent les 
mœu^ Se la piété ; élevé enfiiite avec dou» 
ceur chez un mimûre plein de fagefle &c 
de religion , j'avois reçu dè§ ma plus ten*' 
are eimnce des principes , des maximes > 
d'autres dirôient dés préjugés , qui ne 
m'ont jamais tout-à-fiiit aban(u>nné. Enfartt 
encore , & livré à moi-même, alléché par 
des careffes , fédyit par la vanité , leurré 
par Tefpérance , forcé par k néceffité -, je 
me fis catholique ; mais je demeurai tou^ 
^ours chrétien , & bientôt gagné par llia*- 
bitude mon cœur s'attacha fincérement à 
ma nouvdle religion. Les inftruftions, les 
exemples de Madame de Warcns m'affer*- 
mirent dans cet attachement. La folkude 
champêtre oirj'ai pafléJa fleui de majeur 
s^Se y l'étude des hons livres à laquelle je 
me livrai tout etttîÉr , rmforcerent àuprèp 
d'elle mes difpofiùons naturelles aua^ fèi> 
timens affeftueux , & ntfe rendirent dévot 
»prefque à la manière de Finchn. La médif^ 
dation dans kretraite ^ Pémde de la.natarie^ 
h pontèm{^tion dè^l'uàivûrs'ifofqént u^ 
^Utaire à s'élanicer in^&mmtntiiersd'Au* 

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I I 

i^x Les kêvErRiEs,- 

leur des chofes , & à chercher avec uee 
4ouce inquiétude la fin de tout ce qu*il 
voit & la caufe de tout ce qu'il fent. LorA ' 

3ue ma deftinée me rejetta dans le torrent 
u- monde , je n'y reÉrouvai plus rien qui 
fiit flatter un moment mon cœur. Le fe^ 
gret de mes doux loifirs me fuivit par* 
tout , ôc jetta l'indifférence & le dégoût 
fur tout ce qui pbuvoit fe trouver a ma 
portée , propre à mener à la fortime & 
aux honneurs. Incertain dans mes inquiets 
defirs , j'efpérois peu , j'obtins moins , ôc 
je fentis dans des lueurs même de profpé- 
Tité que quand j'aurois obtenu tout ce que 
je croyois chercher j je n'y aurois point 
trouvé ce bonheur dont mon cœiur étoit 
avide fans en favoir démêler l'objet. Ainfi 
tout contrîbuoit à djétacher mes afleâions 
de (ce monde , même avant les malheurs 
qui devoieiat m*y rendre toiu*à-fiiit .étran* 
ger. JSe parvins yufqu'à l'âge de aiuHrante 
^ns flottant entre l'indigence & la rortune, 
entre h fàpfie & Tég^rement , plein de 
•vices d'habitude fans aucun mauvais pen-» 
chant dans le cœur ,, vivant au haiard &ns 
principes bien décidés ^par ma raifon ^ St 
éâébsjx iur tnes devoirs, ians le& mépr^ 



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1 11^^ P R O M E N A li E. iy 5 

fer , mais fouvent fans les bien connoître* 
Dès^ ma jeuneffe j'avois fixé cette épo- 
que de quarante ans comme le terme de 
mes efforts pour parvenir , & celui de mes 
prétentions en tout genre. Bien réfolu » 
dès cet âge atteint & oans quelque fituaûon 
que je fuffe , de ne plus me débattre poui" 
en fortir & de paffer le refte de mes jours 
à vivre au jour Ja journée fans plus m'oo- 
cuper de l'avenir. Le moment venu , j*exé* 
cutai ce projet fans peine ; & quoiqu'alors 
ma fortune femblât vouloir prendre une 
affiette plus fixe , j'y renonçai non-feule^ 
ment fans regret mais avec un plaifir vé- 
ritable. En me délivrant de tous ces leur- 
res , de toutes ces vairi^s efpérances , je 
me livrai pleinement à Tinciu^ie & au re- 
pos cPefprit qui fit toujours mon goût le 
plus dominant & mon penchant le plus 
durable. Je quittai le monde & fes pon>- 
pes , je renonçai à toutes parures , plus 
d'épée, plus de montre , plus de bas blancs, 
de dorure , de coiffure , une pernioue toute 
£mple ^ un bon gros habit de drap , &C 
mieux que tout cela , je déracinai de mon 
cœur les cupidités èc les convoitifes qui 
donnât du prix à tQut ce que }e quil^ois» 



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2^4 Lbs Rêveries, 

■ , ^ i * 

Je renonçai à la place que j'occnpoisalors j 
pour laquelle je n'étois nuUenwnt propre , 
& je me mis à copier de la mufique à tant 
la page , ocaipation pour laquelle j^ayois 
eu toujoiu-s un goût décidé. 

Je ne bornai pas ma réforme aux chofe$ 
extérieures. Je tentis que celle-là même en 
exigeoit une autre plus pénible &ns doute ^ 
mais plus nécefTaire dans les opinions ; ^ 
réfolu de n*en pas faire à deux fois ^ j'e»- 
trepris de foumettre mon intérieur à im 
examen févere qui le réglât pour le refte 
de ma vie tel que je voulois le trouver ^ 
-ma mort. 

Une grande révolution qui venoit de fe 
faire en moi, un autre monde moral qui 
fe dé^oilolt à mes regards , les infenfés 
jugemens des hommes , dont ians prévoir 
encore combien j'en ferois la viâime , je 
xommençois à fentir Tabfurdité , le befoiii 
toujours crolfl^t d'un aiitre bien que la 
gloriole littéraire dont à peine la vapeur 
m'avoit atteint que j'en étois déjà dégoûté^ 
le defir enfin de tracer pour le refte de ma 
carrière une route moins incertaine que 
ce]}e daps laquelle j'en venois dç paiS^ 
la ^lus. belle m^iti^ ^ tout m'âblîgeott A 



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III«»e- Promenade. 25c 

» ■ I j ' ■ ■ " ' * 

cette grande revue dont je fentois depuis 
long-tems le befoin. Je ^entrepris donc, & 
je ne négligeai rien de ce qui dépendoit 
de moi poiu" bien exécuter cette enti-eprife» 
C'eft de cette époque que je puis dater 
mon entier renoncement au monde , & 
ce goût vif pour la folitude , qui ne m'a 
plus quitté depuis ce tems-là; Uouvrage 
que j'entreprenois ne pouvoit s'exécuter 

3ue dans une retraite abfolue ; il deman- 
oit de longues & paifibles méditations 
que le tumulte de la fociété ne foufte 
pas. Cela me força de prendre pour lui 
tems ime autre manière de vivre dont en-r 
iiiite je me trouvai fi bien y que ne Tayant 
Miterronapue depuis lors que par force &c 
pour peu d'inftans , je Tai reprifè de tout 
mon coeur & m'y fuis borné fans peine, 
auffi-tôt que je Tai pu , & quand enfuit^ 
les hommes m'ont réduit à vivre feul , 
j*ai trouvé qu'en n^ féqueflrant pour me 
rendre miférable , ils avoient plus fait pour 
mon bonheur que je n'avois fu f^re mon 
même. 

Je me livrai au travail que j'avois en- 
trepris avec un zèle proportionné > & à 
riûiportancç .de. la chofe &c au befoin qu^ 



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i^6 Les Rê v e rie s, 

je fentois en avoir. Je vlvois alors avec 
des philofophes modernes cjui ne reffem- 
bloient giieres aux anciens : au lieu de 
levw mes doutes & de fixer mes irréfo- 
lutions , ils avoient ébranlé toutes les cer- 
titudes que je croyois avoir fur les points 
qu'il m'importoit le plus de connoître : 
çi(r, ardens miffionnaires d'athéïfine, & 
très-impérieux dogmatiques , ils n'endu- 
roient point fans colère , que fur quelque 
point que ce pût être , on ofât peni^ 
autrement qu'eux. Je m'étois défendu fou- 
vent affez foiblement par haine poiu: la 
difpute , & par j)eu de talent pour la fou- 
temr ; mais jamais je n*adoptai leurdéfo- 
lante doûrine, & cette réfiftance, à des hom- 
mes auffi intolérans , qui d'ailleiu-s avoient 
leurs vues , ne fut pas une de$ moindres 
Caufes qui attifèrent leur anîmofité. 

Ils ne m'avoienf pas perfuadé , mais ils 
m'avoient inqiiiété. Leurs argumens m*a- 
voient ébraalé , fans m'avoir jamais con- 
vainai ; je n'y trouvois point de bonne 
réponfe , mais je fentois qu'il y en de- 
voit avoir. Je.macaifois moins d'erreur,, 
que d'ineptie , & mon cœur leur répoxi: 
doit mieux que ma raifoot 



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Illmc. Promenade* 257 

» " ■ ' *» 

Je me dis enfin ; me laifferai-jd. éter- 
nellement balotter par les fophifmes des 
mieux difans , dont je ne fuis pas même 
fiir que les opinions qu'ils prêchent & 
qu'ils ont tant d'ardeur à faire adopter 
aux autres foierlt bien les leurs à eux- 
nîêmes ? J^eurs paffions , qui gouvernent 
leiu^s doftrines , leiu- intérêt de faire croire 
ceci ou cela , rendent impoffible à péné- 
trer ce qu'ils croient eux-mêmes. Peut-on 
chercher de la bonne foi dans des chefe 
de parti ? Leur philofophie eft pour les 
autres; il m'en fiiudroit ime pour moi» 
Cherchons-la de toutes mes forces tandis 
qu'il eft tems encore , afin d'avoir une 
règle fixe de conduite pour le refte de 
mes jours. Me voilà dans la maturité de 
l'âge , dans toute la force de l'entende- 
ment. Déjà je touche au dédia. Si j'at- 
tends encore , je n'aurai plus dans ma déli- 
bération tardive l'ufage de toutes mes for- 
ces ; mes facultés intelleftuelles auront dé- 
jà perdu de leur aftivité, je ferai moins 
bien ce que je puis feire aujourd'hui de 
mon mieux pofiîble : faififfons ce moment 
favorable ; il eft Pépoque de ma réforme 
externe & matérielle , qu'il foit auffi cellç 



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^^S Les Rê veri e s, 

* ■ I ■ . .1.. ^ I — ^^ 

de ma réforme Intelleftuelle & morale; 
Fixons une bonne fois mes opinions, mes 
principes , & foyons pour le refte de ma 
vie ce que j^aurai trouvé devoir être après 
y avoir bien penfé. 

^ J'exécutai ce projet lentement & à di- 
verfes reprifes, mais avec tout TeâTort 
& toute l'attention dont j'étois capable. 
Je fentois vivement que le repos du refte 
de ^mes jours & mon fort total en dé- 
pendoient. Je m'y trouvai d'abord dans 
im tel labyrinthe d'embarras , de difBculr 
tés , d'objeftions , de tortuofîtés , de té- 
nèbres que vingt fois tenté de tout aban^ 
donner, je fiis prêt , renonçant à de vai- 
nes recherches, de m'en tenir dans mes 
délibérations aux règles de la prudence 
commune , fans plus en chercher dans des 

Erincipes que j'avois tant de peine à dé- 
rouiller. Mais cette prudence même m'é- 
toit tellement étrangère , je me fentois fi 
peu propre à l'acquérir , que la prendre 
pour mon guide , n'étoit autre chofe que 
vouloir à travers les mers & les orages , 
chercher fens gouvernail , fans bouffole , 
un fanal prefque inacceffible 9 & qui ne 
m'indiquoit aucun port. 



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Illmc. Promenade. 159 

Je perMai : pour la première fois de 
tna vie j'eus du œurage , & je dois à fon 
fuccès d'avoir pu foutenir l'horrible defti- 
née qui dès -lors commençoit à m*enve- 
lopper fans que j*en euffe le moindre foup- 
çon. Après les recherches les plus arden- 
tes & les plus finceres qui jamais peut-être 
aient été faites par aucun mortel , je me 
décidai pour toute ma vie fur tous les fen* 
timens qu'il m'importoit d*avoir ; & fi j'ai 
pu me tromper dans mes réfultats , je fuis 
lur au moins que mon erreur ne peut m'ê- 
tre imputée à crime ; car j'ai fait tous mes 
efforts pour m'en garantir. Je ne doute 
point , il eft vrai , que les préjugés de 
renfànce & les vœux fecrets de mon cœur 
n'aient fait pencher 1» balance du côté le 
plus confôlant pour moi. On fe défend 
difficilement de croire ce qu'on defure avec 
tant d'ardeur , & qui peut douter que Tin* 
térêt d'admettre ou rejetter les jugemens 
de l'autre vie ne détermine la foi de la 

i)lupart des hommes fur leur efpérance on 
eur crainte. Tout cela pouvait fafciner 
mon jugement, j*en conviens, mais non 
pas altérer ma bonne foi : car je craignois 
xle me tromper fvir toute chofe» Si tout 



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lôo Les Rêveries, 

confiftoit dans Tufage démette vie , il m'îm- 
portoit de le favoir , pour en tirer du 
moins le meilleur parti qu'il dépendroit de 
moi tandis qu'il étoit encore tems & n'être 

Î)as tout-à-fait dupe. Mais ce aue j'avois 
e plus à redouter au monde aans la dif- 
pofition où je me fentois , étoit d'expofer 
le fort étemel de mon ame pour la jouif- 
fance des biens de ce monde , qui ne m'ont 
jamais paru d'un grand prix. 

J'avoue encore que je ne levai pas tou- 
jours à ma fatisfaftion toutes ces difficul- 
tés qui m'avoient embarraffé , & dont nos 
philofophes avoient fi fouvent rebattu mes 
oreilles. Mais, réfolu de me décider enfiii 
fur des matières où l'intelligence humaine 
a fi peu de prife , & trouvant de toutes 
parts des myfteres impénétrables & des 
objeûions infolubles , j'adoptai dans cha- 
que queftion le fentiment qui me parut le 
mieux établi direftement , le plus croya- 
ble en lui-même , fans m'arrêter aux ob- 
jections que je ne pouvois réfoudre , mais 
qui fe retorquoient par d'autres objedioni 
non moins fortes dans le fyftême oppofé. 
Le ton dogmatique fur ces matières ne 
convient qu'à des charlatans ; mais il in»* 



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£IIme. Promenade. i6ï 

porte d'avoir un fentiment pour foi , & 
de le choifir avec toute la maturité de ju- 
gement qu'on y peut mettre. Si malgré 
cela nous tombons dans Terreur , nous 
n'en faurions porter la peine en bonne 
juûice , puifque nous n'en aurons point la 
coulpe. Voilà le principe inébranlable qui 
iert de bafe à ma lécurité. 

Le réfultat de mes pénibles recherches , 
fiit tel à-pevi-près oue je l'ai configné de- 
puis dans la profeflion de foi du Vicaire 
Savoyard , ouvrage indignement prollitué 
& profané dans la génération préfente , 
Uîais qui pçut faire un jour révolution 
parmi les hommes , fi jamais il y renaît 
du bon fens & de la bonne foi. 

Depuis lors , refté tranquille dans les 
principes que j'avois adoptés après une 
méditation fi longue $c fi réfléchie , j'en 
ai fait la règle immuable dç ma conduite &C 
de ma foi , fans plus m'inquiéter ni des 
objeâîons que je n'avois pu réfoudrç, ni 
4e celles que je n'avois pu prévoir , 8c 
cjui fe prétentoient nouvellement de tem^ 
à. autre 4 mon efprit, Elles m'ont inquiété 
dueiquefois , mais elles ne m'ont jamais 
wranlç. Je me fuis toujoiurs dit; tout cek' 



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a6i Les Rêveries, 

%— ■ ■ ' 

ne font que des arguties & des fubdlîtés 
métaphyhques , qui ne font d^aucun poids 
auprès des principes fondamentaux adop- 
tés par ma raifon , confirmés par mon 
cœur, & qui tous portent le fceau de 
l'affentiment intérieur |dans le fiîence des 
pallions. Dans des matières fi fupérieures 
a l'entendement humain, une objeûion 
que je ne puis réfoudre , renverfera-t-ellc 
tout un coTpB de doftrine fi folide , fi 
bien liée , & fonriée avec tant de médi- 
tation & de foin , fi bien appropriée à ma 
raifon , à mon cœur , à tout mon être, & 
renforcée de Faffentiment intérieur que je 
{ens manquer à tous les autres } Non, de 
vaines argiunentatîons ne détruiront jamais 
la convenance que j*apperçois entre ma 
nature immortelle & la confiitution de ce 
monde , & Tordre phyfique que j'y vois 
régnen Vy trouve dànà Tordre moral cor- 
re^ndant & dont le fyftême eft le ré- 
fultat de mes recherches , les appuis dont 
l'ai befoin pour fupporter les mifêres de 
ma vie. Dans tout autre fyftême je vivrois 
iaos reffource , & je mourrois fans efpoir. 
Je ferois la plus malheureufe des creatu- 
rest Tenons-nous en donc à celui qui feul 



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I Ilmc. Promenade. i6| 

fuffit pour me rendre heureux en dépit de 
la fortune & des hommes. 

Cette délibération & la conclufion que 
j'en tirai ne femblent-elles pas avoir été 
diaées par le Ciel même pour me préparer 
à la deflinée quim*attendoit, &me mettre 
en état de la foutenir ? Que ferois-je de- 
venu , que deviendrois-je encore , dans 
les angoifles afFreufes qui m'attendoient , 
& dans l'incroyable fituation où je fois ré- 
dmt pour le refte de ma vie , fi , refté fans 
afyle où je puffe échapper à mes impla- 
cwles perfécuteurs , ians dédommagement 
des opprobres qu'ils me foiit effxiyer en 
ce monde , & wns efpoir d'obtenir ja- 
mais la juftice qui m'étoit due , je m*étois 
vu livré tCHit entier au plys hoirible fort 
qu'ait éprouvé fur la terre aucun mortel ? 
Tandis que , tranquille dans mon inno- 
cence je n'imaginois qiCeftime & bienveil- 
lance poiu: moi parmi les hommes ; tandis 
^emon cœur ouvert & confiant s'épan-' 
aïoit avec des amis & des fi*erés 9 les traî- 
tres m'enlaçoient en filence de rets forgés 
au fond des enfers. Surpris par les plus 
imprévus dé tous les m^heurs & les plus 
terribles poiurime ame fiere ^ traîné dans h^ 



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104 Les Rêveries, 

&nge fans jamais favoir par qiii , ni pour- 
quoi , plongé dans un aby me d'ignominie , 
enveloppé d'horribles ténèbres à travers 
lefquelles je n'appercevois que de iiniibes 
objets , à la première furprife je fiis ter- 
rafle, & jamais je ne ferois revenu de ra- 
battement où me jetta ce genre imprévu de 
malheurs , fi je ne m'étois ménagé d'à- * 
vance des forces pour me relever dans mes 
chûtes. 

Ce ne fut qu'après des années d'agita- 
ûons que reprenant enfin mes eforits & 
commençant de rentrer en moi-même, je 
ièntis le prix des refTources que je m'étois 
ménagées pouf Tadverfité. Décidé fur tou- 
tes les choies dont il m'importoit de juger, 
je vis , en comparant mes maximes à ma 
£tuation , que je donnois aux iofènfés }u« 
gemens des hommes , & aux petits événe- 
mens de cette courte vie , beaucoup plus 
4'importance qu'ils n'en avoient. Que 
cette vie n'étant qu'un état d'épreuves , il 
importoit peu que ces épreuves fuflTent de 
telle ou telle forte pourvu qu'il en réfultât 
l'cfFet auquel elles étoient deftinées , & cjuc 
par confequent plus les épreuves étoient 
Iprandes , fortes , multipliées , plus il étoit 

avantageux 



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II im». Promenade. 265 

!■ I Il I .■■■■.■■■■• 

avantageux de les fevoir foutenin Toutes 
les plus vives peines perdent leur force 
pour quiconque en voit le dédommage- 
ment grand & fur ; & la certitude d • ce 
dédommagement étoit le principal fruit 
que j'avois retiré de mes méditations pré- 
cédentes. ; 

Il eft vrai qu'au milieu des outrages fans 
nombre & des indignités fans mefure dont 
je me fentois accable de toutes parts , des 
intervalles d'inquiétude & de doutes ve- 
noient de tems a autre ébranler mon efpé- 
rance & troubler ma tranquillité. Les puif^ 
fantes objeôions que je n'avois pu refou- 
dre fe préfentoient alors à mon efpritavec 
plus de force , pour achever de m'abattre 
précifément dans les momens , où 'fur- 
chargé du poids de ma deftinée , j'étois prêt 
à tomber dans le découragement. Souvent 
des argumens nouveaux que j'entendois 
faire me revenoient dans l'efprit à Tappui 
de ceux qui m'avoient déjà tourmenté* 
Ah ! me difois-je alors dans des ferremens 
de cœur prêts à m'étoufFer, qui me garan- 
tira du defefpoir fi dans l'horreur de mon 
fort je ne vois plus que des chimères dans 
les confolations que me fourniffoit ma rai* 

Mémoires. Tome IL M 



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i66 Les Rêveries, 

'' " '■■ ■ t 

fon ? Si détruifant ainfi fon propre ou- 
vrage , elle renverfe tout Pappui d'efpérance 
& ae confiance qu'elle m'avoit ménagé 
dans Padverfité. Quel appui que des illu- 
fions qui ne bercent que moi feul au 
inonde ? Toute la génération préfente ne 
voit qu'erreurs & préjugés dans les fenti- 
mens dont je me nourris feul ; elle trouve 
la vérité , l'évidence dans le fyftême con^ 
traire au mien ; elle femble même ne pou- 
voir croire que je l'adopte de bonne foi , & 
moi-même en m'y livrant de toute ma vo- 
lonté , j'y trouve des difficultés infurmon- 
tables qu'il m'eft impoffible de réfoudre & 
ijui ne m'empêchent pas d'y perfiften Suis- 
je donc feul fage, feul éclairé parmi les 
mortels ? Pour croire que les chofes font 
arinfi fiiffit •» il qu'elles me conviennent ? 
Puis-je prendre ime confiance éclairée en 
des apparences qui n'ont rien de folide aux 
yeux du refte des honmies , & qui me fem- 
oleroient illufoires à moi-même fi mon 
cœur ne foutenoitpas ma raifon? N'eût-il 
pas mieux valu combatti'e mes perfécu- 
teiu-s à armes égales en adoptant leurs maxi- 
mes , que de refter fur les chimères des 
lûiçnnesen proie à leurs atteintes fans agir 



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III™- Promenade. 167 

•i^*^— — — ■ 1 1 » ■ ■■ Il I —1^—^ 

pour les repouffcr? Je me crois iàge , & Je 
ne fois que dupe , viûûne & martyr d'une 
vaine erreiuv 

. Combien de fois dans ces momens dô 
^oute & d'incertitude je fos prêt à m'aban- 
donner au défefpoir. Si jamais j'avois paffé 
dans cet état un mois entier , c'étoit fait de 
ma vie & de moi* Mais ces crifes , quoi- 
cu'autrefois affez fréquentes ont toujours 
été courtes , & maintenant que je n'en fuis 
pas délivré tout-à-fàit encore , elles font 
fi rares & fi rapides, cpi*elles n'ont pas 
même la force de troubler mon repos. Ce 
iîpnt de légères inquiétudes qui n'afFet>ent 
pas plus mon ame , qu'ime plume qui 
tombe dans la rivière ne peut altérer le 
cours de l'eau, Tai fenti oue remettre en 
délibération les mêmes points fur Içfquels 
je m'étois ci-devant décidé, ètoit mefup- 
pofer de nouvelles lumières ou le jugement 
plus formé , ou plus de zèle pour la vérit^ 
<jue je n'avois lors de mes recherches ; 
qu'aucun de ces cas n'étant ni ne pouvant 
«tre le mien, je ne pouvois préférer par 
aucune raifon foUde , des opinions qui dans 
Taccablement du défefpoir ne me tentoîent 
Ijpie pour augmOTter^ma mifere, 4 df$. 



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268 Les Rêveries, 

fentimens adoptés dans la vigueur de l'âge,' 
dans toute la maturité de refprit, après 
Texamen le plus réfléchi , & dans des terni 
où le calme de ma vie ne me laiffoit d'au- 
tre intérêt dominant que celui de connoître 
la vérité. Aujourd'hui que mon cœiu- ferré 
de détrefle , hton ame aflàiflee par les en- 
iiuis , mon imagination effarouchée , ma 
tête troublée par tant d'affreux myfteres 
dont je fuis environné , aujourd'hui que 
toutes mes facultés affoiblies par la vieil- 
leffe & les angoiffes ont perdu tout leur reA 
fort , irai-je m'ôter à plaifir toutes les ref- 
fources que je m'étois ménagées , & don- 
ner plus de confiance à ma raifon décli- 
nante pour me rendre injuftement malheu- 
reux , qu'à m^ raifon pleine &vigoiu-eiiie 
pour me dédommager des maux que je 
îbuffi"e fans les avoir mérités ? Non, je ne 
Aiis niplus fage , ni mieux inftruit , ni de 
jnéilleure foi que quand je me décidai fur 
ces grandes queftions , je n'ignorois pas 
alors les difficultés dont je me laiffe trou- 
bler aujourd'hui ; elles ne m'arrêtèrent 
Î>asV& s'il s'en préfente quelques nouvel- 
e§ doftt on ne s'étoitpas encore avifé , ce 
fû^ îes'fophifmes d'une liibtilè métaphyfiîj 



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Illme. Promenade. 269 

•oue qiii ne fauroient balancer les vérités 
-éternelles admifes de tous les tems ,par tous 
les Sages, reconnues par toutes les na- 
tions , & gravées dans le cœur humain en 
carafteres ineflaçables. Je favois en médi- 
tant for ces matières que Tentendement hu* 
main cire onfcrit par les fens ne les pou voit 
embrafferdans toute leur étendue. Jem'eil 
tins donc à ce qui étoit à ma portée fans 
in'engaiger dans ce qui la paffoit. Ce parti 
-étoit raifonnable , je Tembraflai jadis & 
m'y tins avec raffentiment de mon cœur & 
de maraifon. Sur quel fondement y renon- 
cerois^je aujourd'hui que tant de pùiiïâns 
motifs m'y doivent tenir attaché ? Quel 
.danger vois-je à le fuivre ? Quel profit 
jtrouverois-jé à l'abandonner ? En prenant 
la doârine de mes perfécuteurs prendrois-je 
auffi leur morale ? Cette morale fans ra- 
cine & fans fruit , jqu'ils étalent pompeu- 
iement dans des livres ou dans quelque ac-* 
tion d'éclat fur le théâtre , fans qu'il eit 
pénètre jamais rien dans le cœur ni dans la 
raifon ; ou bien cette autre morale {etïQt^ 
&c cruelle ^ doftrine întériaire de tou$ 
leurs initiés, à laquelle 1 autre ne fcrt que 
de mafque , qu'ils fuivcnt fçule, dans leuir 

M 3 



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g ■■ '}Ê ■ g gsasaaa 

270 Les Rêveries, 

m I II • » ' ' ■ I m il " .! ■! i— — ill^— 

conduite , & qu'ils ont fi habilement pra- 
tiquée à mon égard* Cette morale , pure- 
ment offenfive, ne fert point à la défenfe ^ 
& n*eft bonne qu'à Taggreffion» De quoi 
>me ferviroit-elle dans l'état oii ils mont 
réduit? Ma feide innocence me foutient 
dans les malheurs , & combien me ren» 
drois-je plus malheureux encore , fi m'ô«- 
tant cette unique mais puiiTantereflburce f 
|*y fiibftituois la méchanceté? Les attein*» 
«Irois-je dans Tart de nuire , & quand fy 
réuffirois , de quel mal me foulageroit celui 
que je leur pourrois feire ? Je perdroîs ma 
propre eftime > & je ne gagnerois rien à la 
place. 

Oeû aînfî que raifonnant avec moi- 
même je parvins à ne plus me laiffer ébran- 
ler dans mes principes par des argumens 
captieux , par des objeûions infohibles, 
& par des <fifficxiltés qui paffoient ma por- 
tée & peut-être celle de Tefprit humain. Le 
|mien , reftant dans la plus folide aflîette 
que j'avois pu lui donner , s'accoutuma fi 
bien à s*y repofer à Tabri de ma confcien- 
ce f qu'aucune doôrine étrangère ancienne 
ou nouvelle ne peut plus l'émouvoir , ni 
troubler un innant mon repos. Tombé 



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Ill^e. Promenade. 271 

<— ——'^— -****— ' ■ ' ' ■ 1 1 ■ 1 1 ■ ■ 1 1 I I lit , Il 1^ 

dans la langueur & Tappefantiffement d'ef- 
prit , j'ai oublié Jufqu^aux raifonnemenà 
lurleiquels je fondois ma croyance & mes 
maximes ; mais je n'oublierai jamais les 
conclufions que j'en ai tirées avec l'appro- 
bation de ma confcience & de ma raifon , 
-& je m'y tiens déformais. Que tous les 
philoibphes viennent ergoter contre : ils 
perdront leur tems & leurs peines* Je me 
tiens pour le refte de ma vie en toute 
chofe , au parti que j'ai pris quand j'étois 
plus en état de bien choifir. 

Tranquille dans ces difpofitîons , j'y 
trouve avec le contentement de moi , TeA 
pérance & les confolations dont j'ai befoin 
dans ma iîtuation. Il n'eft pas poffible 
qu'une folitude auffi complette, auffi per- 
manente , auffi trifte en elle-même , l'a- 
nimofité toujours fenfible & toujours ac- 
tive de toute la génération préfente , les 
indignités dont elle m'accable fans ceffe ^ 
ne me jettent quelquefois dans l'abatte- 
ment, l'efpérance ébranlée , les doutes dé* 
courageans reviennent encore de tems à 
autre troubler mon ame & la remplir de 
triftefle. C'eit alors qu'incapable des opéra- 
tions de Tefprit néceffaires pour me raffu- 

M4 



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272 Les Rêveries, 

rer moi-même , j*ai befoin de me rappel- 
1er mes anciennes réfolutions , les foins , 
Tattention , la fincérité de cœur qiie j'ai 
xriifes aies prendre reviennent alors à mon 
fou venir & me rendent toute ma confiance. 
Je me refiife ainfi à toutes nouvelles idées 
comme à des erreurs funeftes , qui n'ont 
qii'une fauffe apparence , & ne font bon- 
nes qu*à troubler mon repos. 

Ainfi retenu dans l'étroite fphere de mes 
^ciennes connoiflànces , je n'ai pas , 
comme Solon , le bonheur de pouvoir 
jn'inftniire chaque Jour en vieiUiffimt , &c 
je dois même me garantir du dangereux or- 
gueil de vouloir apprendre ce que je fuis 
déformais hors d'état de bien favoir. Mais 
s'il me refte peu d'acquifitions à efpérer du 
côté des lumières utiles , il m'en refte de 
* bien importantes à faire du côté des vertus ^ 
néceffaires à mon état. C'eft-là qu'il feroit 
tems d'enrichir & d'orner mon ame d'un 
acquis qu'elle pût emporter avec elle , lors- 
que délivrée de ce corps qui l'oflEufque & 
l'aveugle , & voyant la vérité fans voile , 
elle appercevrala mifere de toutes ces con- 
noiflànces dont nos faux favans font fi 
vains. FUe gémira des momçns perdus en 



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1 

Illme. PnoMEN ADE. 173J 

■ I ■ ■ ■■ ■■ I ■ I I I I* 

cette vie à les vouloir acquérir. Mais la 
patience , la douceur , la réfignation , l'in- 
tégrité , la juftice impartiale , font un bie» 
qu'on emporte avec foi , & dont on peut 
s'enrichir fans ceffe , fans craindre que. la 
mort même nous en faffe perdre le prixi 
Ceft à cette unique & utile étude que je 
confàcre lereflede ma vieilleffe. Heureux 
ii par mes progrès fur moi-même , j'ap- 
prends à fortir de la vie , non meilleur j 
car cela n'eft pas poffible , mais plus ver-r 
tueux que je n'y fuis entré l 





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QUATRIEME PROMENADE. 

U Ans le petit nombre de livres que je 

lis quelquefois encore , Plutarque eft celui 

qui m 'attache & me profite le plus. Ce fut H 

première leâiure de mon enfonce , ce fera la 

dernière de ma vieilleffe ; c^eft preique le 

feul Auteur que je n'ai jamais lu fans ea 

lirer quelque fruit. Avant-Mer je lifois daps 

fes œuyres morales le traité , comnum on 

vourra; tirer utiiuê. de fis eunemis ? Le même 

jour en rangeant quelques brochures qui 

m'ont été envoyées par les Auteurs , je 

iBDmbaifurun des journaux de FAbbéJÎ***. 

au titre duquel il avoit mis ces paroles W- 

tam vtro impendenti^ R***. Trop au fait des 

tournures de ces Meffieurs ^ pour prendre 

te change fiir celle-là, je compris qu'il 

avoit cru fous cet air de poHteffe me dire 

une cruelle contre-vérité : mais fur quoi 

fondé ? Pourquoi ce farcafme ? Quel mjet 

y pouvois-je avoir donné l Pour mettre à 

profit les leçons du bon Plutarque , je réfo- 

Sus d'employer à m^examiner fur le men- 

ibnge , la promenade du lendemain , & 

j'y yins bien confirmé dans Topinion dë]^ 

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lymc. Promenade. 275 

¥" ■ ' "" ■ 

prife que , le connols^toi toi-même du Tem- 
ple de Delphes n'étoit pas une maxime fi 
facile à fuivre , que je Tavois cru dans mes 
Confefïions. 

Le lendemain m'étant mis éh marche 
pour exécuter cette réfolution , la première 
idée qui me vint en commençant à me re- 
cueillir , fiit celle d'un menfonge affreux 
fait dans ma première jeimeffe , dont le fou- 
Venir m'a troublé toute ma vie & vient jut 
ques dans ma vieilleffe contrifler encore 
mon cœur déjà navré de tant d'autres fa- 
çons. Ce menfonge, qui fiit un grand 
crime en lui-même , en dût être im plus 
grand encore par fes effets que j'ai toujoui's 
Ignorés , mais que le remords m'a fait fup- 
pofer auffi cruels qu'il étoit poflible. Cepenr 
dant à ne confulterquela difpofition où j'é- 
tois qn le faifant i ce menfonge ne fut qu'ua 
finit de la mauvaife honte , & bien loin 
qu'il partît d'une intention de nuTfe à celle 
qui eîî fut la viftime , je puis jurer à la 
face du Ciel qu'à l'inflant même oii cette 
honte invincible me l'arrachoit y j'aiirois 
donné tout mon fang avec joie pour en dé- 
tourner l'effet fur moi feul. C'eu un délire 
^le je ne puis expliquer , qu'en difeat 

M 6 



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2.76 Les Rêveries, 

.il ■ t 

comme je crois le fentir , qu'en cet inftant 
mon naturel timide fubjugua tous les vœux 
de mon cœur. 

Le fouvenir de ce malheureux aâe & 
les inextinguibles regrets qu'il m*a laifles 
m'ont infpu-é pour le menlonge une hor- 
reur qui a dû garantir mon cœur de ce vice 
pour le refte de ma vie. Lorfque je pris ma 
devife je me fentois fait pour ta mériter , 
& je ne doutois pas que je n'en fiiffe digne 
quand fiu" le mot de PAbbé /J***^ J€ com- 
merçai de m'examiner plus férieufement» 
Alors en m?épluchant avec plus de foin ^ 
je fus bien ftirpris du nombre de chofes de 
mon invention que je me rappellois avoir 
diteis comme vraies dans le même tems où^ 
fier en moi-même de mon amour pour ta 
vérité , je Iid facrifiois ma fureté , mes inté- 
rêts, ma perfonne , avec une impartialité 
dont je ne connoisnul autre exemple parmi 
les humains. 

Ce qui me fiirprit le plus étoît qu*ien me 
lappellant ces chofes controuvées , jen^ea 
fentois aucun vrai repentir. Moi dont 
rhorreur pour lafàuffeté n'a rien dans mon. 
cœur qui la balance, moiquibraverois les 
j^gpUces sfil ks &lloit éviter pa^ un^mçit^ 



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IV"*- Promenade. 277 

afci^i— ■■ m ■■ ■ iiii ■ l u ■■ I. ■ ■■ III II ■■ Il II 

fonge , par quelle bizarre inconféqiience 
mentois-je ainfi de gaîté de cœur fans né* 
ceiVité , fans profit, & par quelle inconce^ 
vable contradiftion n'en fentois-je pas le 
moindre regret , moi que le remorcK d'u» 
menfonge n'a ceffé d'affliger pendant cin- 
quante ans } Je ne me fuis jamais endurci 
iur mes feutes; rinftinft moral m^atoxi^ 
jours bien conduit , ma confcience a gardé 
la première intégrité , & quand même elle 
fe feroit altérée en fe pliant à mes intérêts , 
comment, gardant toute fe droiture dans 
les occafions où Thomme forcé par fes paC^ 
£ons peut au moins s'excufer fur fk foi-- 
bleffe , la perd-elle uniquement dans les 
chofes indifférentes oii le vice n'a point 
d'excufe ï Je vis que de la folution de ce 
problème dépendoit la jufteffe du juge** 
ment que j'avois à porter en ce point fur 
moi-même , & après Tavoir bien exa** 
miné, voici de quelle manière je parvins à 
me l'expliquer» 

je me fouviens d'avoir lu dans %m !>• 
-vre de philofophie que mentir c'eft ca- 
cher inie vérité que l'on doit manifefter. 
Il fuit bien de cette définition que taire 
W^ yériîé qu'on n'e& pas obfigé 4^ dii^ 



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iLji Les Rêveries, 

■ ■ '^ "^ 

n'eft pas mentir ; mais celui qui non cort-» 
tenl en pareil cas de ne pas dire la vé- 
rité dit le contraire, ment-il alors, ou ne 
ïnent-il pas ? Selon la définition Ton ne 
faiiroit dire qu'il ment. Car s'il donne de 
la faufle monnoie à un homme auquel 
il ne doit rien , il trompe cet honune , 
fens doute, mais il ne le vole pas. 

II fe préfente ici deux queftions à exa- 
miner, très-importantes lune & l'autre. 
La première , quand & comment on doit 
à autnii la vérité , puifqu'on ne la doit 
pas toujours. La féconde , s'il eft des cas 
oii Ton puiffe tromper iimocemment. 
Cette féconde queftion eft très-décidée , 
je le fais bien ; négativement dans les li- 
vres , oii la plus auftere morale ne coûte 
rien à TAuteur, affirmativement dans la 
fociété oïl la morale des livres pafle pour 
un bavardage impoffible à pratiquer. Laif- 
fons donc ces autorités qui fe contredis 
fent , & cherchons par mes propres pria- 
cipes à réfoudre pour moi ces queftions. 

La vérité générale & abftraite eft le 
plus précieux de tous les biens. Sans elk 
l'homme eft aveugle ; elle eft Tœil de la 
jcaifon. C'cft par elle que Thojawe ajh 



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I yne. Promenade. 179 

prend à fe conduire , à être ce qu'il doit 
être, à faire ce qu'il doit faire , à ten-* 
dre à fa véritable fin. La vérité particif»- 
liere & individuelle n'eft pas toujour* 
un bien , elle eft quelquefois un mal ^ 
très-fouvent une chofe indifférente. Les 
chofes qu'il importe à un homme de fa- 
voir êc dont la connoifiance eil nécef- 
faire à fon bonheur , ne font peut-être 
pas en grand nombre , mais en quelcjue 
nombre qu'elles fbient elle? font un bien 
qui lui appartient , qu'il a droit de récla- 
mer par -tout oh il le trouve , & dont 
on ne peut le fruflrer fans commettre îe 
plus inique de tous les vols , puifqu'ellê 
efl de ces biens communs à tous , dont 
la communication n'en prive point celui 
qui le donne. 

Quant aux vérités qui n^ont aucune 
forte d'utilité , ni pour l'inflruftion m 
dans la pratique , comment feroient-elles 
lui bien dû , puifqu'elles ne font pas même 
un bien , & puifque la propriété n'eft fon- 
dée c|ue fur l'utilité, oîi. il n'y a point 
d*utllité pdiSble il ne peut y avoir de 
propriété. On peut réclamer un terrain 
• Quoique ftérile , parce, qu'on peièt^auinoins 



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28o Les Rêveries, 

■ ——1 II I ■ .p— 1— — ^^ 

habiter fur le fol : mais qu'un fait oi- 
feux , indifférent à tous égards , & fans 
conféquence pour perfonne foit vrai ou 
feux , cela n'intéreffe qui que ce foit. Dans 
Tordre moral rien n*eft inutile y non plus 
que dans Tordre phyfique. Rien ne peut 
être dû de ce qui n'eft bon à rien ; pour 
qu'ime chofe foit due il feut qu'elle foit, 
ou puiffe être utile. Ainfi la vérité due 
eft celle qui intéreffe la juflice , & c'eâ 

Î)rofiiner ce nom facré de vérité que de 
'appliquer aux chofes vaines dont Texif- 
tence eft indifférente à tous , & dont la 
connoiffance eft inutile à tout La vérité 
dépouillée de toute efpece d'utilité même 
poffible , ne peut donc pas être une chofe 
due, & par conféquent celui qui la tait 
ou la déguife, ne ment point. 

Mais eft-il de ces vérités fi parfaite- 
ment ftériles qu'elles foient de tout point 
inutiles à tout, c'eft un autre article à 
difcuter & auquel Je reviendrai tout-à- 
l'heute. Quant à préfent paffons à la fé- 
conde queûion. 

Ne pas dire ce qui eft vrai , & dire ce 
qui eft j&ux font deux chofes très-diffé- 
xentesi^iaais dont peut nécUU»oins réful* 



y Google 



IV«e- Promenade. i8i 

ter le même effet ; car ce réfuhat eft affu- 
rémentbien le même toutes les fois que 
cet effet eft mil. Par-tout où la vérité eft 
indifférente , Terreur contraire eft indiffé- 
rente auffi; d'où il fuit qu'en pareil cas 
celui qui trompe en difant le contraire 
de la vérité , n'eft pas plus injufte que celui 
qui trompe en ne la déclarant pas ; car en 
fait de vérités inutiles. Terreur n'a rien 
de pire que Tignorance. Que je croye le 
fable qui eft au fond de la mer blanc ou 
rouge , cela ne m'importe pas plus que 
d'ignorer de quelle couleur il eft. Com- 
ment pourroit-on être injufte en ne nui- 
iant à perfonne , puifque Tinjuftice ne 
fonfifte que dans le tort fait à autrui ? 
Mais ces queftions ainfi fommairement 
décidées ne fauroient me fournir encore 
aucune application fure pour la pratique, 
fans beaucoup d'éclairciffemens préalables 
néceffaires pour faire avec jufteffe cette 
application dans tous les cas qui peuvent 
ie préfenter. Car fi l'obligation de dire 
la vérité n'eft fondée que fur fon utilité, 
comment me conftituerai^je juge de cette 
utilité ? Très-fouvent l'avantage de l'un 
/ait le préjudice de l'autre , Tijitérêt p^- 



,y Google 



iSi Les Rêveries, 

■ I. Il I . ■ » y i I , Il t ■■ 

ticulier eft prefque toujours en oppofr 
tlon avec l'intérêt public Comment fe 
conduire en pareil cas ? Faut-il fecrifier 
Tutilité de Tabfent à celle de la perfonne 
à qui l'on parle ? Faut-il taire ou dire 
la vérité <jui profitant à Tun nuit à Tau- 
tre ? Faut-il pefer tout ce qu'on doit dire 
à l'unique balance du bien public, pu à 
celle de la juftice diftributiVe , & iliis-)e 
aflïiré de connoître affez tous les rap- 

Î)orts de la chofe pour ne difpenfer les 
umieres dont je difpofe que for les ré- 
gies de l'équité? De plus , en examinant 
ce qu'on doit aux autres, ai-je examina 
iliffifamnient ce qu'on fe doit à foi-même ^ 
ce gu'on doit à la vérité pour elle feuleî 
Si je ne fois aucun tort a im autre en le 
trompant, s'enfuit-il que je ne m'en faflè 
point à moi-même , & luffit-il de rfêtre 
jamais injufte pour être toujours innocent? 
Que d'embarraffantes difcuffions dont 
il feroit aifé de fe tirer en fe difant ; fbyons 
toujours vrai au rifque de tout ce qui 
en peut arriver. La juftice elle-même eft 
dans la vérité des chofes ; le menfonge 
eft toujours iniquité , l'erreur eft toujours 
impofture , quand on donne ce qui n*e^ 



y Google 



I V**- Promenade. i8^ 

pas pour la règle de ce qii*on doit faire 
ou croire* Et quelqu'eflêt qui réfulte de 
la vérité on eft toujours inculpable quand 
on l'a dite , parce qu'on n'y a rien mis 
du fien. 

Mais c'eft-là trancher la queftion fansr 
la réfoudre. Il ne s'agiffoit pas de pro- 
noncer s'il feroit bon de dire toujours la 
vérité, mais fi l'on y étoit toujours éga- 
lement obligé, & fur la définition que 
j*examinois fiippoiànt que non , de dis- 
tinguer les cas où la vérité eft rigou- 
reufement due , de ceux oà l'on peut la 
taire fans injuftice & la déguifer fans men- 
fonge : car j'ai trouvé que de tels cas exiA- 
toient réellement. Ce dont il s'agit eft donc 
de chercher une règle fure pour les cou» 
noître & les bien déterminer. 

Mais d'où tirer cette règle & la preuve 

de fon infeillibilité ? Dans tour 

tes les queftions de morale difficiles com- 
me celle - ci , je me fuis toujours bien 
trouvé de les réfoudre par le diôamen de 
ma çonfcience , plutôt que par les lumiè- 
res de ma raifon. Jamais Tinftinft moral 
ne m'a trompé : il a gardé jufqu'ici fa pu- 
reté dans mon cœur aflez pour que jef 



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284 Les Rêveries,' 

T- - - -^ ■-- ■ . ..„- -- ■ -^-^^^ ■ ^-^ j. 

puiffe m'y confier, & s'il fe tait queV 

3uefbis devant mes paflîons dans ma con- 
uite , il reprend bien fon empire fiir 
.elles dans mes fouvenirs* Ceft-là que je 
me juge moi-même avec autant de févé- 
rité peut-être, que je ferai jugé par le 
Souverain Juge après cette vie. 

Juger des difcours des hommes par les 
effets qu'ils produifent , c'eft fouvent mal 
les apprécier. Outre que ces efkts ne 
font pas toujours fenfibles & faciles à 
connoître , ils varient à l'infini comme les 
circonftances dans lefquelles ces difcours 
font tenus. Mais c'eft uniquement l'inten- 
tion de celui qui les tient qui ks appré- 
cie, & détermine leur degré de malice 
ou de bonté. Dire faux n*eft mentir que 
par l'intention de tromper , & l'intention 
même de tromper loin d'être toujours 
jointe avec celle de nuire a quelquefois 
un but tout contraire. Mais pour rendre 
un menfonge innocent il ne wffit pas que 
l'intention de nuire ne foit pas expreffe 9 
il faut de plus la certitude que l'erreur dans 
laquelle on jette ceux à qui l'on parle ne 
peut nuire à eux ni à perfonne en quel- 
que feçon que ce foit II çft rare & dif^ 



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'^4 ¥*"«• Promenade. 185 

ficile mi'on puiffe avoir cette certitude ; 
auiïî eft-il difficile & rare qu'un menfonge 
ibit parfaitement innocent. Mentir pour 
fon avantage à foi-même eft impoftiU"e ^ 
mentir pour l'avantage d'autrui eu frau- 
de , mentir pour nuire eft calomnie ; c'eft 
la pire efpece de menfonge. Mentir fans 
profit ni préjudice de foi ni d'autrui n'eft 
pas mentir : ce n'eft pas menfonge , c'eft 
fiûion. 

Les fiftions qui ont un objet moral 
s'appellent apologues ou fables, & comme 
leur objet n eft ou ne doit être que d'en- 
velopper des vérités utiles fous des for- 
mes fm fibles & agréables , en pareil cas 
on ne s'attache gueres à cacher le men- 
fonge de fait qui n'eft que l'habit de la 
venté , & celui qui ne débite une fable 
oue poiu: une fable , ne ment en aucune 
éiçon. 

Il eft d'autres fiftions purement oifeufes 
telles que font la plupart des contes & des 
romans qui , fans renfermer au^ne inf- 
truâion véritable n'ont pour objet que l'a- 
mufement. Celles-là, dépouillées de toute 
utilité morale ne peuvent s'apprécier que 
par rÎAtention de celui qui les yivente , &C 



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iX6 . Les RÊVERIES, 

lorfqu'il les débite avec affirmation comme 
des vérités réelles , on ne peut gueres dis- 
convenir qu'elles ne foîent de vrais men- 
ibnges. Cependant , qui jamais s'efl&ît un 
grand fcrupule de ces menfbnges-là , & 
qui jamais en a feit un reproche grave à 
ceux qui les font ? S*il y a par exemple 
quelque objet moral dans le Temple de 
Gnide , cet objet eu bien offuCqué & gâté 
par les détails voluptueux & par les images 
fcfcives. Qu'a fait FAuteur pour couvrir 
cela d'un vernis de modeftie ? Il a feint 
que fon ouvrage étoit la traduâicm d'un 
manufcrit Grec , & il a fait Fhifloire de la 
découverte de ce manufcrit de la fhçon la 
plus propre à perfuader fes leûeurs de la 
vérité de fon récit. Si ce n'eft^pas là un 
menfonge bien pofitif , qu'on me dife donc 
ce que c'eft oue mentir ? Cependant qui 
eft-ce qui s'eit avifé de faire à l'Auteur un 
crime de ce menfonge & de le traiter pour 
çelad*impofleur ? 

On dira vainement que ce n'eil-làqu!une 

plailanterie , que l'Auteur tout en affir- 

-«nant ne vouloit perfuader perfonne , qu'il 

n'a perfuadé perlonne en effet , & que le 

public n'a pas douté un moment qu*il ne 



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lyme. Promenade. 287 

fôt lui-même TAuteiir de Touvrage pré- 
tendu Grec dont il fe donnoit pour le tra- 
duôeur. Je répondrai cp'une pareille plai- 
santerie fans aucun objet n'eût été qu'un 
fcâen fot enfentillage , qu'un menteur ne 
ment pas moins quand il affirme quoiqu'il 
ne perfuadepas , qu'il faut détacher du pu- 
blic inftruit des multitudes de lefteurs fim- 
ples & crédules , à qui Thiftoire du manuf- 
oit narrée par un Auteur grave avec im air 
de bonne toi en a réellement impofé , & 
qui ont bu &ns crainte dans une coupe de 
forme antique le poifon dont ils fe feroient 
au moms défiés s'il leur eût été préfenté 
<bns un vafe moderne* 

Que ces diftinftions fe trouvent ou non 
dans les livres , elles ne s'en font pas moins 
dans le cœur de tout homme de bonne foi 
avec lui-même , qui ne veut rien fe per- 
mettre que fa cpnfcience puiffe lui repro- 
cher. Car dire une chofe rauffe à fon avan- 
tage , n'eft pas moins mentir que fi on la 
diibit au préjudice d'autrui; quoique le 
menfongefbit moins criminel. Donner l'a- 
vantage à qui ne doit pas l'avoir , c'eft trou- 
bler l'ordre de la juftice, attribuer fàufFe- 
raent à foi-même ou à autrui unaâe à!ovh 



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a88 Les Rêveries, 

> ' ' ' ' I f 

peut réfulter louange ou blâme , inailpa- 
tion ou difailpation , c'eft feire une chofe 
injufte ; or tout ce qui , contraire à la 
vérité , bleffe la juftice en quelque façon 
que ce foit , c'eft menfonge. Voilà la limite 
exafte : mais tout ce qui , contraire à la 
vérité y n'intéreffe la juftice en aucune forte 
n'eflque fiâion, & j'avoue que quiconque 
fe reproche une pure fîôion comme \m 
menfonge a la confcience plus délicate 
que moi. 

Ce qu^on appelle menfonges officieux 
font de vrais menfonges, parce (ju*en im- 
pofer à l'avantage foit d'autnii y foit de 
foi-même , n*efl pas moins injufle , que 
d'en impofer à fon détriment. Quiconque 
loue ou blâme contre la vérité, ment, dès 
qu il s'agit d'une perfonne réeÙe. S'il s'agit 
d'un être imaginaire , il en peut dire tout 
ce qu'il veut , fans mentir , à moins qu*il 
ne juge fur la moralité des feits qu'il in- 
vente , & qu'il n'en juge faufTement : car 
alors s'il ne ment pas dans le fait , il ment 
contre la vérité morale , cent fois plus ref- 
peâable que celle des faits. 

J'ai vu de ces gens qu'on appelle vrais 
dans le inonde. Toute leiu: véracité s'é- 

puifc 



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lyme. PrOMENADE. 189 

> ll » I ■ î " ■ I ■ 11.. ■! I ■'■ 

piiife dans les converfations olfeufes à cjter 
iîdellément , les lieux , les teins , les per- 
fonnes , à ne fe perniettre aucune fiâion , 
à ne broder aucune circonftance , à ne rieri 
exagérer. En tout ce qui ne touche pointa 
4eur intérêt , ils font dans leurs narrations 
de la plus inviolable fidélité. Mais s'agit-il 
<îe traiter quelque aflaire qui les regarde , 
de narrer quelque fait qui leur touche de 
près; toutes les couleurs font employées 
pour préfenter les chofes fous le jour qui 
leur eA le plus avantageux , & fi le men- 
fonge leur eft utile & qu*ils s'abftiennent 
de le dire eux-mêmes, ils le fevorifent 
avec adreffe , & font en forte qu'on Ta- 
dopte fans le leur pouvoir imputer. Ainfi 
le veut la prudence : adieu la véracité. 

L'homme que j'appelle vrai fait tout le 
contraire. En chofes parfaitement indiffé- 
rentes , la vérité qu'alors l'autre refpeôe fi 
fort , le touche fort peu , & il ne fe fera 
gueres de fcrupule d'amufer une compa- 
gnie par des faits controuvés , dont il ne 
xéfulte aucun jugement injufte ni pour ijî 
contre qui que ce foit vivant ou.ipprt* 
Mais tout difcours qui produit pQUif qiw^t- 
«pi'un.profit ou dommage , eftimè ou mô- 

Mimoins^ Tome 11^ N 

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V 

290 Les R ê v.e ries, 

pris , louange ou blâme contre la juftice & 
la vérité eft un menfonge qui jamais n'ap- 
prochera de fon cœur , ni de fa bouche , ni 
de fa plume. Il eft folidement vrai , même 
(Contre fon intérêt , quoiqu'il fe pique aiTez 
peu de rêtre dans les converfations oifeu- 
fes. Il eft vrai en ce qu'il ne cherche à 
tromper perfonne , qu'il eft auffi fidelle à 
la vérité qui Taccufe , qu'à celle qui Tho- 
nore , & qu'il n'en impofe jamais pour fon 
avantage , ni pour nuire à fon ennemi. La 
différence donc qu'il y a entre mon homme 
rn2i,& l'autre , eft que celui du monde eft 
très-rigoureufement fidelle à toute vérité 
qui ne lui coûte rien , mais pas au-delà, 
& que le mien ne la fert jamais fi fidelle- 
mentcjue quand il faut s'immoler pour elle* 
Mais , diroit-on, comment accorder ce 
relâchement avec cet ardent amour pour 
la vérité dont je le glorifie ? Cet amour 
eft donc feux puifqu'il fouffre tant d'allia- 
ge ? Non , il eft pur & vrai : mais il n'eft 
[qu'une émanation! de l'amour de la juftice, 
'& ne veut jamais être favix, quoiqu'il foit 
foùvent febuleux. Juftice & vérité font 
•ifen^foîn efprit deux mots fynonymes qu'il 
•prerid hm pour^ l'autre indifféremment 



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lymt. Promenade. 19^ 

La feinte vérité qiie fon cœur adore ne 
confifte point en faits indifférens , & en. 
noms inutiles , mais à rendre fidellement 
à chacun ce qui lui eft dû en chofes qui 
font véritablement fiennes, en imputa- 
tions bonnes ou mauvaifes, en rétribu- 
tions dTionneur ou de blâme , de louange 
& d*improbation. Il n'eft feux ni contre 
autrui , parce que fon équité Pen empêche 
& qu'il ne veut nuire à perfonne injufte- 
ment , ni pour lui-même , parce que fe 
confcience l'en empêche , & qu'il ne feu- 
roit s'approprier ce qui n'eft pas à luîj 
Ceft fur-tout de fe propre eôime*qu*il eft 
jaloux; c'eft le bien dont il peut le moins 
fe paffer , & il fentiroit une perte ^réelle 
(Taccjuérir celle des autres aux dépens de 
ce bien-là« Il mentira donc quelquefois en 
chofès indifférentes , fens fcrupule & fensr 
croire mentir , jamais pour le dommage 
ou le profit d'autrui, -ni de lui-mêmeJ 
En tout ce qui tient aux vérités hiftori- 

Sues -j en tout ce qui a trait à la conduite 
es hommes^ à la juilice , à la fociabilité ^ 
ux lumières utiles, il garantira de Ter- 
eur , & lui-même , & les autres autant 
[u'il dépendra de lui. Tout menfonge h jrs 

N X 

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%9\ Les Rêveries, 

>ii ■ III n' i I II. I I »^>fc^ 

de - là , felon lui n*en eft pas un. Si le 
Temple de Gnide eft un, ouvrage utile , 
rhiftoire du manufcrit Grec n'eft qii'une 
iîôion très • innocente ; elle eft un mèn* 
fonge très-piuiiflSable , fi Touvrage eft 
dangereux. 

Telles flirent mes règles de confci^ence 
fiir le menfonge & ftir la vérité. Mon 
cœur fuivoit n^achinalement ces règles 
avant que ma raifon les eut adoptées ^ & 
l'inftina moral en fit feul l'application. Le 
criminel menfcmge dont la pauvre MarloD 
fiit la viâime m'a laiiTé d'inefiàçables re- 
mords j 'qui m'ont garanti tout fe refte de 
ma vie non-feulement de tout menfonge 
de cette efpece , mais de tous ceux qui de 
quelque façon que ce pût »être pcaivoient 
toucner l'intérêt & la réputation d'autnii. 
En généralifant ainû Texclufion je me fuis 
difpçnfé de pefer exaâement l'avantage, 
& le préjudice , & de marquer les limites 
précités du menfonge nuifible , & du men* 
îbnge officieux ; en r^egardant l'un & l'autre 
comme coupables > je me les fuis ioterdits 
tous les deux. 

En c^eci comme en tout lé refte mon 
tempérament a beaucoup influé fur ïnes 



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I yme. Promenade. 293 

tnaximes, ou plutôt fur mes habitudes^ 
car je n^ai gueres agi par regks ou n*ai 
gueres fùivi d'autres règles en toute chofe 
que* les impulfîons de mon naturel. Jamais^ 
menfonge prémédité n^approcha de ma 
penfée , jamais Je n*ai menti pour mon 
intérêt ; mais fouvent j*ai menti par honte, 
pour me tirer d-embarras en chofes indifEe- 
rentes , ou qui n*intéreffoient tJout au plus 
que moi feul , lors qu'ayant àvjfoutenir 
un entretien , la lenteur de me^ idées &c 
Faridité de ma converfation n» forçoienÇ 
de recourir aux fiôions pouF^avoir quel- 
que chofe à dire. Quand il làiit néceffai-* ' 
rement parler , & que des vérités amu- 
santes ne fe prëfehtent pas affez-tôt à mon 
efprit, je débite des fables poiu- ne pas 
demeurer muet ; mais dans Pinvention 
de ces fables , j'ai foin , tant que je puis y 
qu'elles ne foient pas des menfonges , 
c'eft-à-dire qu'elles ne bleffent ni la juftice 
ni la vérité due, & qu'elles ne foient que 
des fîâions indifférentes à tout le monde 
& à moi. Mon defir fel-oit bien d'y fubfti- 
tuer au moins à la vérité des mits une 
vérité morale ; c'eft-à-dire d'y bien repré^- 
fenter les affeftions naturelles au c<»uf 

N % 



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294 Les Rêveries, 

humain, & d'en faire fortir toujours quel- 
que inftruâîon utile y d'en faire en im 
mot des contes moraux, des apologues; 
mais il feudroit plus de préfence d'efprît 
que je n'en ai , & plus de facilité dans 
la parole pour favoir mettre à profit pour 
rinflruftion , le babil de la converfation. 
^ Sa marche , plus rapide que celle de mes 
idées me forçant prefque toujours de par- 
ler avant dç penfer , m'a fouvent fuggéré 
des fottifes & des inepties , que ma raifon 
défapprouvoit , & que mon cœiu' délà- 
vouoit à mefure qu'elles échappoient de 
ma bouche, mais qui précédant mon pro- 
pre jugement ne pouvoient plus être ré- 
formées par fa cenfure. 

C'efl encore par cette première , & 
îrréfîflible impulfion du tempérament , 
que dans des momens imprévus & rapi- 
des , la honte & la timidité m'arrachent 
fouvent des menfcnges , auxq|uels ma 
volonté n*a point de part ; mais qui la 
précédent en quelque forte par la hécefîîté 
de répondre à Tinflant. L'imprefTion pro- 
fonde du fouvenir de la pauvre Marion 
peut bien retenir toujours ceux qui 
jpourroient être nuiûbles à 4*autres , mais 



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lymc. Promenade. 295 

non pas ceux qui peuvent fervîr à me 
tirer d'embarras quand il s'agit de moi 
feul , ce qui rfeu pas moins contre ma 
confcience & mes principes, que ceux 
qui peuvent influer fur le fort d*autrui. 

J'attefte le Ciel que fi je pouvois Tinf- 
tant d'après retirer le menfonge qui m*ex- 
cufe , ôc dire la vérité qui me charge 
iàns me feire un «nouvel affront en me 
rétraâant , je le ferois de tout mon cœur ; 
mais la honte de me prendre ainfi moi- 
même en feute me retient encore ^ & je 
me repens très-fincérement de ma faute , 
fens néanmoins Tofer réparer. Un exemple 
expliquera mieux ce que je veux dire , & 
montrera que je ne mens ni parlntérêt 
ni par amour-propre , encore moins par 
envie ou par malignité : mais uniquenîent 
par embarras & mauvaife honte , fâchant 
même très -bien quelquefois que ce men- 
fonge eft connu pour tel , & ne peut me 
ièrvir du tout à rien. 

Il y a quelque tems que M. jF***. m'en- 
gagea contre mon ufage à aller avec ma 
Femme , dîner en manière de pic-nic avec 
lui & M. j5***. chez la Dame***, reftau- 
ratrice , laquelle & fes deux filles dînèrent 

N4 

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zc)6 Les RÊVERIES, 

auffi avec nous. Au milieu du dîné , l'aî- 
née , qui eft mariée depuis peu & qui 
étoit greffe....... (*) savifa de me de- 

mander brufquement & en me fixant , fî 
j^avois eu des enfens. Je répondis en rou- 
gii&nt jufqu^aux yeux que je rfavois pas 
eu ce bonheur. Elle fourit malignement 
en regardant la compagnie : tout cela n*c- 
toit pas bien obfcur , même pour moi. 

Il eft clair d'abord que cette réponfê 
n'eft point celle que j'aurois voulu feire „ 
quand même j'aurois eu l'intention d'ea 
impofer ; car dans la difpofition où je 
voyois les convives , j'étois bien iur qive 
ma réponfe ne changeoit rien à leur opî-^ 
mon fur ce point. On s'attendoit à cette 
négative , on la provoquoit même pour 
jouir du pîaifir de m'àvoir feit mentir. Je 
n'étois pas affez bouché pour ne pas fentir 
cela. Deux minutes après, la réponfe que 
j'aurpis dû faire me vint d'elle-même^ 
F'oilà une quejlion jku dîfirctc de la pari 
d^uttc jmnt jîmmt ^ à un homme qui cl 
yiûlli garçon. En parlant ainfi , fans men"* 

<*) Ces i)oint5 iiuUquea» ^iiel^uef mots %uc Toil.o'ajiDt 
liie 4^ If 9Miuf6£i|. 



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I V"^- Promenade, 297 

tir , fans avoir à rougir d'aucun aveu, je 
mettois fcsv rieurs de mon côté , & je lui 
feifois une petite leçon qui naturellement 
devoit la rejridre tm peu moins imperti-^ 
nente à me queftionnçr. Je ne fis rien de 
tout cei^ , je ne dis point ce qu'il falloir 
dire , je dis ce qu'il ne falloit pas & qui 
ne pouvoit me fervîr de rien. Il eft donc 
certain que ni mon jugement ni ma vo-^^ 
lonté ne diâerent ma réponfe , & qu'elle 
fut Teffet machinal de mon embarras. Au-^ 
trefois je n*avois point cet embarras, &C 
\e faifois Taveu de mes fautes avec plu» 
de franchife que de honte , parce que je 
ne doutois pas qu'on ne vit ce qui les 
rachetoit & que ie fentois au-dedans de 
moi ; mais Toeil de la malignité me ravre 
& nie déconcerte ; en dev.enant plus mal- 
heureux , je fuîs devenu plus timide > 6c 
jamais je n'ai menti que par timidité.^ 

Je n'ai jamais mieux fenti mon aveiv 
fion naturelle pour le menfonge qu'en écri*- 
vant jnes Confeffionsr car c'eft là que lei 
tentations auroient été fréquentes & for- 
teSr, pour peu mte mon penchant m'eût 
porté de ce côte- Mais loin d'avoir rien 
iu^rien diflimulé qiiifûtà nra chargej^ gar 

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%^2 Les Rêveries, 

un tour d*efprit que j'ai peine à m'explî* 

quer & qui vient peut-être d'éloignement 

pour toute imitation , je me fentois plutôt 

porté à mentir dans te fens contraire en 

m'accufant avec trop dç févéritc , qu^en 

m'excufant avec trop d'indulgence , & ma* 

confçience m'affure qu'un jour je ferai juge 

moins févérement que je ne me fois jugé 

moi-même. Oui je le dis & le fens avec 

une fiere élévation d'âme , j'ai porte dans 

cet écrit ta bonne foi ,. la véracité , la fran- 

chife , aufll loin y plus loin même , au 

moins je le crois , que ne fit jamais aucun 

autre homme ; fentant que le bien forpaf- 

ibit le mal ^ j'avois mon intérêt à tout 

dire,, & j'ai tout dit;. 

Je n'ai jamais dit moins , fai dit plus 
quelquefois ^ non dans les faits , mais dans 
les cirçonftances , & cette efpece de men- 
fonge fut plutôt l'effet du délire de l'imagi- 
Batioii qu'un afte de volonté. J'ai tort 
même de l'appeller naenfonge , car auame 
de ces additions n*en fut un. J'écrivois mes 
Conférons déjà vieux, & dégoûté dei 
vains plaifirs de la vie que j'avois tous 
cffleiy-es , & dont mon cœur aivoit bien 
&ntite vidâi^ Je les écrivois de mémoi^i 



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I V™*- Promenade. 



299 



cette mémoire me manquoit fouvent ou ne 
me fourniffoit que des fouvenirs impar- 
faits , & j'en rempliffois les lacunes par des 
détails que j'imaginois en fupplément de 
ces fouvenirs , mais qui ne leur étoient ja- 
mais contraires. J'aimois ^m'étendre fur 
les momens heureux de ma vie , & je les 
embelliffois quelquefois des ornemens que 
de tendres regrets venoient me fournir. Je 
dîfois les choies que j'avois oubliées comme 
il' me fembloit qu'elles avoient dû être , 
comme elles avoient été peut-être en effets 
jamais au contraire de ce que je me rappel- 
lois qu'elles avoient été. Je prêtois quel* 
quefois à la vérité des charmes étrangers , 
mais jamais je n'ai mis le menfonge à la 
place pour pallier mes vices , ou pour m'ar- 
roger des vertus. 

Que fi quelquefois fans y fonger par un 
mouvement involontaire j'ai caché le côté 
difforme en me peignant de profil , ces ré- 
ticences ont bien été compenfées par d'au- 
tres réticences plus bizarres qui m^ont fou- 
vent fait taire le bien plus foigneufement 
que le, mal. Ceci eft une fingularité de 
mon naturel qu'il eft fi>rt pardonnable aux 
hommes de ne pas crçire y mais qui tout 

N 6 



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300 Les. R b y eries, 

irxroyable qu^elle eil n*en eft pas moinS; 
réelle :. j'ai fouy ent dit le mal dans toute f» 
turpitude y f ai rarement dit le bien dans^ 
tout ce qu'il eut d- aimable , & fouvent je 
Tai tu tout-à-&it parce qu'il m'honoroit 
trop, & que feifent mes. Confeffions j'au^ 
rois r^r aavoir feit mon élo^e. J'ai décrit 
lï^es jeunes ans^fans me vanter des heureu-^ 
{es qualités dont mon cœur étoit doué , &C 
même en fupprîmant les faits qui lesmet-- 
toient trop en évidence- Je m'en rappeller 
ici deux de ma première enfance , qui tous, 
deux font bien venus à mon fouvenir eui 
écrivant,. mais que j'ai rejettes l'un &^ 
l'autre pat l'imique raîfen dont je viens d^ 
parler.. 

J'âlloîs prefijue tous . les dimanches , paf- 
ferla journée aux Pâquischez M, Fa:i^ quî 
avoit époufé une de mes tantes & qui avoit 
là une fabrique d'indiennes. Un jour j'é-^ 
tois à rétendage dans la. chambre de Bâ^. 
calandrç Se j'en regardois les rouleaux de? 
fonte :: leur luifant flattoit mavue , je fus: 
tenté d'y pofer mes doigts & je lès prome-* 
nois avec plaifir fur le liffé du cylindre ,, 
^uandle jeune Fa^y s'étantmis dans là roue^ 
mi dpjtwia im demi quart, de tour û adroi^^ 



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i V"^ Promenade. 301: 

tement , qu^il n V prit que le bout de mes^ 
deiftx plus longs doigts ; mais c*en fut affer 
pour qu'ils y niffent écrafés par le bout &C. 
que les deux ongles y reûaffent. Je fis un 
cri J>erçant , Fa^y détourne à finftant la 
roue y mais les ongles ne refterent pas. 
moins au cylindre & le fang niiffeloit de 
mes doigts, F^çyconflerné s'écrie^ fort de 
la roue , m'embraffe & me conjure d^appai- 
fer mes cris , ajoutent qu'il étoit perdu. Au^ 
fort de ma douleur la fienne me toucha , je 
me tus i nous fûmes à la carpiere, où it 
m'aida à laver mes doigs & à étancher moii 
feng avec delà moufle. Il me iupplia avec 
fermes de ne point l'accufer ; je le lui 
promis & le tins fi bien ^ que plus de vingt: 
ans après , perfonne ne fàvoit par quelle 
aventure j'avois deux de mes doigts cica- 
trifés ; car ils le font demeurés toujours. Je 
fos détenu dans mon lit plusse trois femai-* 
ues , &pllis de deux mois hors d'état de me 
fervirde ma main , difant toujours qu'une 
groffe pierre en tombant m'âvoit écrafé mtst 
doigts. 

Iifagnanima menzôgnar! or quaii^ è il 
^Siib^Ho «lie. fi. )3^oilA à,te jfff^oMtCl: 



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3Q2 Les Rêveries, 

I" < ■ ■ ■ ■ I ■ 1 1 I M 

Cet accident me fut pourtant bien fen- 
fible par la circonftance , car c*étoit le 
tems des exercices oii l*on faifoit ma- 
nœuvrer la Bourgeoifie , & nous avions 
feit im rang de trois autres enfens de mon 
âge avec lefquels je devois en uniforme 
faire Texercice avec la compagnie de mon 
quartier. Teus la douleur d'entendre le tam- 
Doxu" de la compagnie pafiant fous ma fe* 
nêtre avec mes trois camarades ^ tandis 
que j'étois dans mon lit. 

Mon autre hiftoire eCt toute femblable^ 
mais d*un âge plus avancé. 

Je jouois au mail à Plain- Palais avec 
un de mes camarades appelle Plinu. Nous 
prîmes querelle au jeu, nous nous bat- 
tîmes , & durant le combat il me donna 
fur la tête nue un coup de mail fi bien 
appliqué que d'une main plus forte il 
m'eut fait fauter la cervelle. Je tombe à 
rinflant. Je ne vis de ma vie une agita- 
tion pareille à celle de ce pauvre garçon , 
voyant mon fang ruiffeler dans mes che- 
veux. Il crut m'avoir tué. Il fe précipite 
fur moi , m^embrafTe , me ferre étroite- 
ment en fondant eh larmes & pùts&nt 
(des cris perçans. J^ Tembraffois aufli de 

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I V*«* P,R O M E N A D E. 30 J 

toute ma force en pleurant comme lui 
dans une émotion conflife y qui n'étoit 
pas fans quelque douceur. Enfin il fe mit 
en devoir d'étanciver mon fang qui con* 
tînuoitde couler , & voyant que nos deux 
mouchoirs n'y pou voient fuffire , il m^eri'- 
traîna chez fa mère qui avoit un petit 
jardin près de là. Cette bonne Dame faillit 
à fe trouver mal en me voyant dans cet 
état. Mais elle fut conferver des forces 
pour me panfer , & après avoir bien baf- 
fine ma plaie elle y appliqua des fleurs 
de lys macérées dans Teau-de-vie , vul- 
néraire excellent & très-ufité dans notre 
pays. Ses larmes & celles de fon fils pé- 
nétrerent mon cœur au point que long- 
tcms jé la regardois comme ma mère & 
fon fils comme mon frère , jufqu'à-ce 
qu'ayant perdu Tun & l'autre de vue , je 
KS oubliai peu-à-peu- 

Je gardai le même fecret fur cet acci- 
dent que fur l'autre , & il m'en eft ar- 
rivé cent atitrcs de pareille nature en ma 
vie, dont je n'ai pas même été tenté de 
parler dans mes Confeiîions^tantfy cher^ 
'<:hpîs peu l'art de faire valoir le bien que 
Je fentois dans mon caraôere^ Non ,. quand 



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JÔ4 LesRêveries, 

f ai parlé contre la Tférité qui m'étoit con- 
nue , ce n*a Jamais ©té qu'en chofes in-^ 
différentes , &c plus , ou par l'embarras de 
parler ou pour le plaifir d'écrire que par 
auam motif dlnterêtpour moi, ni d'à- 
vantage ou de préjudice d'îautruî.: Et qui* 
conque lira mes Gonfeffions impartiale- 
ment , fi jamais cela arrive , fentira que 
tes aveux que fy fois font plus humi- 
îians, plus pénibles à faire , que ceux d'un 
mal plus, grand mais moins honteux à dire ^ 
& que je n'ai pas dit parce que je ne l'ai 
pas fait. 

Il fuit de toutes ces réflèxions^ que la^ 
profeflîon de véracité que je me fliis feite 
a plus fon fondement fur des fentimens de 
droiture & d'éguité que fur la réalité des 
chofes & que ).*ai plus fuivi dans la pra- 
tique , les dire£Hons morales de ma conf^ 
cience, que les notions abflraites du vrai y 
' & du feux. J'ai fouvent débité bien des 
fables , mais j^ai très-rarement menti. Ea 
fùivant ces principes j'ai donné fur ^nol 
beaucoup de prifes aux autres , mais je 
n'ai fait tort à qui que ce fiit, & je ne me 
ftiis point attribué a moi-même plus d'à* 
xmtBge qu'il ne m'en étoit du, Ceû uni* 



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IV^e. Pro M EN AD E. 30J 

M^M— — — ^i^i^>— — »^— i— — I II I ■ ■ I I ■ Il M ■ I I ,1 ^ 

quement par-là , ce me femble , que la 
vérité eft une vertu., A tout autre égard 
elle rfeft pour nous qu'un être métaphyfi* 
que dont il ne réfulte ni bien ^ ni mal. 

Je ne fens pourtant pas mon cœur affez 
content de ces diftinftions pour me croire 
tout-à-fait irrépréhenfible. Enpefantavec 
tant de foin ce que je devois aux autres , 
ai-je affez examiné ce que je me devois 
à moi-même ? S'il feut être jufte pour 
autrui, il faut être vrai pour foi, c'eil 
un hommage que Thonnête-homme doit 
rendre à fa propre dignité* Quand la ftéri- 
lité de ma converfatioii me forçoit dV 
liippléer par d'innocentes fifitions , j'avoi$ 
tort , parce qu*il ne faut point pour amu- 
fer autrui s^avilîr foi-même ; & quand ^ 
entraîné par le plaifir d'écrire , j'ajoutois 
à des chofes réelles des ornemens inven- 
tés , j'avois plus de tort encore^, parce que 
orner la vérité par des fables , c'eû en effet 
la défigurer. 

Mais ce qui me rend plus înexcufable 
eft la devife que favois choifie. Cette de^ 
vife m'obligeoit plus que tout autre hom- 
me à une profeflîon plus étroit de. la 



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3o6 Les Rêveries, 

vérité, & a ne fiîffifoit pas que je lui 
facrifiafle par-tout mon intérêt & mes 
penchans , il falloit lui facrifier auffi ma 
foibleffe, & mon naturel timide. H falloit 
avoir le courage & la force d'être vrai 
toujours en toute occafion , & qu'il ne 
fortît jamais ni fîâions ni fables d'une 
bouche & d'une plirnie , qui s'étoit par** 
ticuliérement confacrée à la vérité. Voilà 
ce que j'aurois dû me dire en prenant 
cette fiere devife , & me répéter fans ceffe 
tant que j'ofai la porter. Jamais la fâuiTelé 
ne diÛa mes menfonges , ils font tous 
venus de foibleffe, mais cela m^excufe 
très -mal. Avec ime ame foible on peut 
tout au plus fe garantir du vice , mais 
c'efl être arrogant & téméraire d'ofer pro- 
feffer de grandes vertus. 

Voilà des réflexions qui probablement 
ne m^ feroient jamais venues dans l*efprit 

fi l'Abbé R ne me les eût fuggérée^. 

Il eft bien tard , fans doute , poiur en feirg 
uiage ; mais il n'efl pas trop tard au moins 
pour redreffer mon erreur , & remettre 
ma volonté dans la règle : car c'eft défor*^^ 
mais tout ce qui dépend de moi. En ceci 



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I vn»«- Promenade. 307 

donc & en toutes chofes femblables , la 
maxime de Solon «ft applicable à tous les 
âges , & il n'eft jamais trop tard pour ap- 
prendre même de fes ennemis à être iàge, 
vrai, modefle & à moins préfumer de loi. 




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CINQUIEME PROMENADE. 

JLIe toutes les habitations oii j*ai demeuré 
( & j'en ai eu de charmantes , ) aucune ne 
m'a rendu fi véritablement heureux , & ne 
m'a laiffé de fi tendres regrets que ITfîe de 
St. Pierre au milieu du lac de Bienne. Cette 
petite Me qu'on appelle à Neufchâtel l'Iile 
de la Motte , eft bien peu connue même 
en Suiffe. Aucun voyageur , que je fâche, 
n'en fait mention. Cependant, elle eft tiè5- 
agréable & finguîiérement fituée pour le 
bonheiu* d^m homme qui aime à fe cir- 
confcrire ; car quoique je fois peut-être le 
feul au monde à qui fa deftinée en ait fait 
une loi , je ne puis croire être le feul qui 
ait im goût fi naturel, quoique je ne Paye 
trouvé jufqu'ici chez nul autre. 

Les rives du lac de Bienne font plus 
iâuvages & romantiques que celles du lac 
de Genève , parce que les rochers & les 
bois y bordent l'eau de plus près ; mais 
elles ne font pas moins riantes. S'il y a 
moins de ciiltiu'e de champs & de vignes, 
moins de villes & de maifons, il y a auffi 
plus de verdure natiurelle^plus de prairies, 



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-T" 



yra*. Promenade, 309 

d'afyles ombragés de boccages , des con- 
traftes plus fréquens & des accidens plus 
rapprochés. Comme il n'y a pas fur ces 
heureux bords de grandes routes commo- 
des pour les voitures , le pays eft peu fré- 
quenté par les voyageurs ; mais il eft in- 
téref&nt pour des contemplatifs folitalres 
oui aiment à s'enivrer à loifir des charmes 
de la nature , & à fe recueillir dans un 
filence que ne trouble aucun airtre bruit 

Sue le cri des aigles, le ramage entrecoupé 
e quelques oifeairx y&cle roulement clés 
torrens qui tombent de la montagne. Ce 
beau baflîn d'une forme prefque ronde en- 
ferme dans fon milieu deux petites Mes , 
Tune habitée & cultivée d'environ demi- 
lieue de tour , l'autre plus petite , déferte 
& en friche, & qui fera détruite à la fin 
par les tranfports ae la terre qu'on en ôte 
fens ceffe pour réparer les degats que les 
yagùes'& les orages font à la grande. C'eft 
ainfi que la fubftance du foîble eft toujours 
employée au profit du puiffant. 

Il n'y a dans l'Ifle qu'une feule maifon , 
thais grande , agréable & commode , qui 
appartient à l'hôpital de Berne ainfi que 
rifle, &c oîi loge un Receveur avec fa fa-^ 



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3IO LesReveries, 

mille & (es domeftiques. Il y entretient 
une nombreufe baffe - cour , une volière 
& des réfervoirs pour le poiffon, L'Ifle 
dans fe petiteffe eft tellement variée dans 
fes teitains & fçs afpeôs , qu'elle ofire tou- 
tes fortes de fites , & fouttre toutes fortes 
de cultures. On y trouve des champs, des 
vignes , des bois , des vergers , des gras 
.pâturages ombragés de bofquets , & bordés 
d'arbrifleaux de toute efpece dont le bord 
des eaux entretient la fraîcheur; une haute 
terraffe plantée de deux rangs d'arbres 
borde PIfle dans fa longueur , &c dans le 
milieu de cette terraffe on a bâti im joli 
ialon où les habitans des rives voifines fc 
raffemblent , & viennent danfer les dimach 
ches durant les vendanges. 

Ceft dans cette Isle que je me réfiigîai 
après la lapidation de Moeurs. J'en trouvai 
le féjour fi charmant , j'y menois ime vie 
fi convenable à mon hiuneur que, réfolu 
d'y finir mes joiu"sje n'avois d'autre inquié- 
tude finon qu'on ne melaiffât pas exécuter 
ce projet, qui ne s'âccordoit pas avec celui 
de m'entramer en Angleterre dont je feifr 
tois déjà les premiers effets. Dans lespreA 
fentimens qui m'inquiétoient p j'auroif 



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\mt. Promenade. 31X 



\ 



voulu qu'on m'eût fait de cet afyle une 
prifon perpétuelle , (ju'on m'y eût con- 
finé pour toute ma vie, & qu'en m'ôtant 
toute puiffance & tout efpoir d'en fortir , 
on m'eût interdit toute efpece de commu- 
nication avec la terre ferme , de forte qu'i- 
gnorant tout ce qui fe faifoit dans le monde 
j'en euffe oublié l'exiftence, & qu'on y eût 
oublié la mienne auili. 

OQpe m'a laiffé paffer gueres que deux 
mois dans cette Ifle , mais j'y aurois 
paffé deux ans, deux fiédes , & toute l'é- 
ternité fans mV ennuyer un moment, quoi- 
que je n'y euffe avec ma compagne , d'au- 
tre locieté que celle du Receveur , de fa 
femme & dç fes domeftiques , qui tous 
étoient à la vérité de très-bonnes gens , & 
rien de plus ; mais c'étoit précifement ce 
qu'il me falloit. Je compte ces deux mois 
pour le tems le plus heureux de ma vie , 
& tellement heureux qu'il m'eftt fuffî du- 
rant toute monexiftence , fans laiffer naître 
un feul infiant dans mon ame le defir d'un 
autre état 

Quel étoit donc ce bonheur & en quoi 
conMoitfa jouilTance? Je le donneroisà 
deviner à tous hommes de ce fiéclç fiu- la 



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3X1 Les Rêveries, 

defcription <le la vie que j'y menois. Le 
précieux yir nicnte fut la première & la 
principale de ces jouiflànces que je voulus 
layourer dans toute fa douceur , & tout 
ce que je fis durant mon féjour ne fut en 
tffet que Tocaipation délicieufe & nécef- 
faire d'un homme qui s'eft dévoué à l'oi- 
fiveté. 

L'efpoir qu^on ne demanderont pas 
mieux que de me kiflW dans ce féjoM^ifolé 
oii je m'étois enlacé de moi-^ême , dont 
il m'étoit impoffible de ibrtir fans aflif- 
tance & fans être bien apperçu , & où je 
ne pouvois avoir ni communication 'ni 
correfpondance que parie concours des 
gens qui m'entouroient , cet e^oir , dis-je , 
me donnoit celui d'y finir mes jours plus 
tranquillement que je ne hs avois pafles , 
ôclldée que j'aurois le tems de m'y arran- 
ger tout ^loifir fit que je commençai par 
n'y faire aucun arrangement. Tranfporte là 
bnifquement feul & nud , j'y fis venir 
fucceflivement ma gouvernante', mes livres 
i& mon petit équipage dont j'eus le plaifir 
de ne rien déballer, laifTant mes caiflTes & 
mes xnalles comme elles étoient arrivées & 
yivant dans l'habitaiioil o\x je comptois 

achever 



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V*"^ Promenade. 313 

achever mes jours , comme dans une au- 
berge dont j'aurois dû partir le lendemain. 
Toutes chofes telles qu'elles étoient allô ent 
fi bien que vouloir les mieux ranger étoit 
y gâter quelque chofe. Un de mes plus 
grands délices étoit fur-tout de laiffer tou- 
jours mes livres bien encaiffés & de n'a- 
voir point d'écritoire. Quand de malheu-* 
renies lettres me forçoient de prendre la 
plume pour y répondre , j'empruntois eir 
murmurant Fécritoire du Receveur , & je 
me hâtois de la rendre dans la vaine efpé- 
rance de n'avoir plus befoin de la rem- 
prrinter. Au lieu de ces triAes paperaffes & 
de toute cette bouquinerie ,j'empIiffoisma 
chambre de fleiu"s & de foin ; car j'étois 
alors dans ma première ferveur de Bota- 
nique , pour laquelle le Dofteur â*Iyernois 
m'avoit infpiré un goût qui bientôt devint 
paflîon. Ne voulant plus d'oeuvre de tra- 
vail il m'en feUoit une d'amufement , qui 
me plût & qui ne me donnât depeine que 
celle qu'aime à prendre un pareffeux. J'en- 
trepris de faire l^ Flora purinfularis & de 
décrire toutes les plantes de l'Ifl^ fans en 
<5mettre uiie feule, avec un détail fufHfant 
pour m'occuper le refte de mes jours. Pn 
Jiémoiresn Tome IL O 

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314 Les Rêveries, 

dit qu'un Allemand a fait un livrç fur un 
zeft de citron 9 j*en aurais fait un fiir cha- 

aue gramen des prés 9 fur chaque mouffe 
es bois , fur chaque lichen qui tapiffe les 
rochers ; enfin je ne voulois pas laiffer im 
poil d'herbe , pas un atome végétal qui ne 
fut amplement décrit. En coniëquence de 
ce beau projet , tous les matins après le 
dé jeûné , que nous faiiions tous enfemble , 
j'allois , une loupe à la main & mon jyp* 
Uma natura fous le bras , vifiter un canton 
de l'Ifle que j'avois poiu: cet effet divifée 
en petits qiiarrés , dans l'intention de les 

})arcourii: l'un après l'autre en chaque fei- 
on* Rien n'eft plus fingulier que les ravif- 
femens, les extafes que j'éprouvois à cha- 
que obfervation que je faiîois fur la flruc- 
ture ^ l'organifation végétale , & fur le jeu 
des parties fexuelles dans la friiftification , 
dont lefyflême étoit alors tout-à-feit noif- 
veau pour moi. La diflinâion des carac- 
tères génériques , dont je n'avois pas au- 
paravant la moindre idée, m'enchantoiten 
les vérifiant fur les efpeces communes en 
attendant qu'il s'en offrît à moi de plus ra- 
res. La fourchure des deux longues étami- 
nes de la Brunelle y le reffort de celles de 



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V«c. Promenade. jif 

■ ■ ■■ ■■■■ I ■■■■ - ■■» ■■■ I \ , 

l'Ortie & de la Pariétaire , Texplofion du 
fruit de la Balfamine & de la capfiile du 
Buis , jnille petits jeux de la fruôifîcation 
que j'cbfervois peur la première fois me 
ccmbloient de joie , & j'allois demandant 
fi Ton avoit vu les cornes de la Brunelle 
comme La Fontaine demandoit fi Ton avoit 
lu Habacuc. Au bout de deux ou trois 
heures je m'en revenois chargé d'une am-- 
pie moiffon , provifion d'amufement pour 
Taprès-dinée au logis en cas de pluie; 
J'employois le rcfte de la matinée à aller 
avec le Receveur , fa femme & Thérefe 
vifiter leurs ouvriers &leur récolte, met- 
tant le plus fouvent la main à l'œuvre avec 
eux , & fouvent des Bernois qui me ve- 
noient voir , m'ont trouvé juché fur dcf 
grands arbres ceint d'un (àc que je remplit. 
fois de fruit , & que je dévallois enfuite 
à terre avec une corde. L'exercice que j'a-^ 
vois fait dans la matinée & la bonne hu-* 
meur qui en eft inféparable me rendoient 
le repos du dîné très-agréable ; mais quand 
il fe prolongeoit trop & eue le beau tems 
m^învitoit, je ne pouvois fi long - tems 
attendre , & perdant qu'on étoit encore à 
ta4>le je m'efquivois & j'allois me jetter 
* O X 



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3i6 Les Rêveries, 

i > -• 

feul dans un bateau que je conduifois au 
milieu du lac quand Teau étoit calme, & 
là, m'étendant tout de mon long dans le 
bateau les yeux tournés vers le Ciel , je 
me laiffois aller & dériver lentement au 
gré de Peau, quelquefois pendant plufieurs 
heures , plongé dans mille rêveries con- 
fufes , mais délicieufes , & qui ùlîi^ avoir 
aucun objet bien déterminé m confiant, ne 
laiffoient pas d*être à mon gré cent fois 
préférables à tout ce que j'avois trouvé de 
plus doux dans ce qu'on appelle les plaifirs 
de la vie. Souvent averti par le baifler du 
foleil de Theure de la retraite , je me trou- 
vois fi loin de Tlfle que j'étois forcfé de 
travailler de toute ma force poiu* arriver 
ayant la nuit clofe. D'autres fois , au lieu 
4e m'écarter en pleine eau, je me plaifois à 
côtoyer les verdoyantes rives de Tlfle dont 
les Umpides eaux & les ombrages frais 
ip*ont iouvent engagé à m'y baigner. Mais 
une de mes navigations les plus fréquentes 
ctoit d'aller de la grande à la petite Me , 
d'y débarquer & d'y paffer l'après-dînée , 
tantôt à <les promenades très-circonl'crites 
au milieu des Marceaux, des Bourdaines , 
des Perficaires , des Arbriffeaux de toute 



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yme. Promenade, 517 

cfpece , & tantôt m'établlffant au fommet 
d'untertre fablonneiix , couvert de gazon , 
de Serpolet, de fleurs , même d^Efparcette , 
& de treiBes qu'on y avoit vraifemblable- 
ment femés autrefois , & très-propre à loger 
des lapins qui pouvoient là multiplier en 
paix fans rien craindre , & fans nuire à 
rien. Je donnai cette idée au Receveur qui 
fit venir de Neufchâtel des lapins mâles & 
femelles, &nouftllâmes en grande pompe, 
fa femme, une de fes fœurs, Thérefe Se 
moi les établir dans la petite Ifle, où ils 
commençoient à peupler avant mon départ 
& où ils auront prolpéré fans doute , s'ils 
ont pu foutenir la rigueur des hivers. La 
fondation de cette petite colonie fiit une 
fête. Le Pilote des Argonautes n*étoit pas 
plus fier que moi menant en triomphe la 
compagnie & les lapins de la grande Ifle à 
la petite , & je hotois avec orgueil , que la 
Receveufe qui redoutoit Teau à l'excès & 
s'y trouvoit toujours, mal , s'embarqua 
ibus ma conduite avec confiance , & ne 
montra nulle peur durant la traverfée. 

Quand le lac agité ne me permettoit pas 
la navigation , je paflbis mon après-midi k 
parcourir Tlfle «n herborifant à droite &c à 
^ O 3 

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3i8 Les Rêveries, 

m ■■ I ■'■ I ■!! Il ' I II » ,1 

gauche , m'affeyant tantôt dans les réduits 
les plus rians & les plus folitaires pour y 
rêver à mon aife , tantôt fiw les terraffes 
& les tertres , pour parcourir des yeux le 
fuperbe & raviffant coup-d'œil du lac & 
de fes rivages , coiu-onnés d'un côté par 
des montaçnfs prochaines , & de l'autre 
élargis en riches & fertiles plaines dans let 
Queues la vue s'étendoit jufqu*aux monta- 
ges bleuâtres plus éloifiiées qui la b<y- 
noient. 

^^uand le foir approchoit je defcendoisdes 
cimes de Tlfle , & j'allois volontiers m'af- 
feoirau bord du lac fur la grève dans quel- 
que afyle caché ; là le bruit des vagues & 
l'agitation de Peau fixant mes fens , & 
chaffant de moname toute autre agitation , 
la plongeoient dans une rêverie delicieufe 
oîilanuitme furprenoit fou vent fans que je 
m'en fuffe apperçu. Le flux & reflux de 
cette eau , ion baiit continu mais renflé 
par intervalles frappant fans relâche mon 
oreille & mes yeux, fuppléoient aux mou- 
vemens internes que la rêverie éteimok 
en moi , & fufiîfoient pour me faire lentir 
avec plaifir mon exiftence , fois prendre la 
peine de penfer. De tems à autre naiflbk 



y Google 



i 



Vme. Promenade. 319 

quelcjue foible & courte réflexion fur Tinf- 
tabilité des chofes de ce inonde dont la fur- 
face des eaux m'offroit rimagjî : mais bien- 
tôt ces impreflions légères s'efFaçoient 
dans Tuniformité du mouvement continu 
qui me berçoit , & qui fans aucun concours 
aûif de mon ame ne laiflbit pas de m'at- 
tacher'au point, qu'appelle par Theure 8c 
par le lignai convenu ^ je ne pouvois m'ar- 
racher de-là fans efforts. 

Après le foupé quand la foirée étoit 
belle , nous allions encore tous enfcmble 
faire quelque tour de promenade fur la ter- 
rafle pour y refpirer raîr du lac & la fraî- 
cheiu". On fe repofoit dans le pavillon , on 
rioit , on caufoit , on chantoit quelque 
vieille chanfon qui valoit bien le tortillage 
moderne , & enfin Ton s'alloit coucher 
content de fa journée & n'en délirant 
qu'une femblable pour le lendemain. 

Telle eft, lailïant à part les vifites im- 
prévues & importimes , la manière dont 
f ai palTé mon tems dans cette Me durant le 
féjour que j'y ai fait. Qu'on me dife à pré- 
fent ce qu'il y a là d'aflez attrayant pour 
exciter dans mon cœur des regrets fi vifs » 
il tendres & fi durables , qu'au bout d^ 

O4 



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320 Les Rêveries, 

* ' ' . < 

quinze ans , il m'eft impoflible de fonger à 
cette habitation chérie, fans m'y fentir à 
chaque fois tranfporter encore par les élans 
du defir. 

J'ai remarqué dans les viciflîtudes d'ime 
longue vie que les. époques des plus dou- 
ces jouiffances & clés plaifirs les plus vife 
ne font pourtant pas celles dont le fouvenir 
m'attire & me touche le plus. Ces courts 
momens de délire & de paffion y quelques 
vifs qu'ils puiffent être ne font cependant 
& par leur vivacité même, que des points 
bien clair-femés dans la ligne de la vie* Ils 
font trop rares & trop rapides pour confti- 
tuer un état, & le boaheur que mon cœiu* 
regrette n'eft point compofé d'inftans fugi- 
tifs , maïs un état fimple & permanent , 
qui n'a rien de vif en lui-même , mais 
dont la durée accroît le charme au point 
d'y trouver enfin lafuprême félicité. 

Tout eft dans un flux continuel fur la 
terre. Rien n'y garde une forme confiante 
& arrêtée , & nos afFeÛions qui s'attachent 
aux chofes extérieiu-es paffent & changent 
néceffairement comme elles. Toujours en 
avant ou en arrière de nous , elles rappel- 
knt le paffé qui n'elt plus ou prévienneot 



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V«ne. Promenade. 321 

Fâyenir qui fouvent ne doit point être : il 
n'y-^ a rien là de folide à quoi le cœur fe 
piri^e attacher. Aufli n'a-t-on gueres ici-bas 
que du plaifir qui paffe ; pour le bonheur 
qui dure , je doute qu*ii y foit connu. A 
peine eft-il dans nos plus vives jouiffances 
un inftant oîi le cœur puiffe véritablement 
nous dire : jt voudrais que cet injlant durât 
toujours. Et comment peut - on appeller 
bonheur un état fiigitif qui npus laiffe en- 
core le cœur inquiet & vide , qui nous fait 
regretter quelque chofe avant , ou defiier 
encore quelque chofe après ? 

Mais s'il eft un état oîi Tame trouve une 
affiette affez folide pour s'y repofer toute 
entière & raflembler là tout fon être, fans 
avoir befoin de rappeller le paffé , ni d'en- 
jamber fur Pavenir; où le tems.ne foit 
rien pour elle,o{i le préfent dure toujours 
fans néanmoins marquer fa durée & fans 
aucune trace de fucceflîon, fans auam au- 
tre fentiment de privation ni de jouiflance ^ . 
de plaifir ni de peine , de defir ni de crainte 
que celui feul de notre exiftence ^ &c que 
ce fentiment feul puiffe la remplir toute 
entière ; tant que cet état dure , celui qui 
s'y trouve peut s'appeller heureux-^ nôa 

O 5 

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311 Les Rêveries, 

d*un bonheur imparfait , pauvre & relatif, 
tel c[ue celui qu'on trouve dans les plaifirs 
de la vie , mais d'un bonheur fufEiant , 
parfait & plein , qui ne laiffe dans Tanie 
aucun vide qu'elle fente le befoin de rem- 
plir. Tel eft rétat où je me fuis trouvé 
louvent à Hfle de St. Pierre dans mes rêve- 
vies folitaires 9 foit couché dans mon ba- 
teau que je laiflbis dériver au gré de l'eau, 
ibit afKs fur les rives du lac agité , foît 
ailleiu-s au bord d'une belle rivière ou d'ua 
ruiffeau murmurant fur le gravier. 

De quoi jouit-on dans une pareille fitua- 
tion ? De rien d'extérieur à loi , de rien 
iînon de foi - même & de fa propre exif- 
tence , tant que cet état dure , on fe fuffit 
à foi-même , conune Dieu. Le fentiment 
de Texiftence dépouillé de toute autre af- 
feâion eft par lui-même un fentiment pré- 
cieux de contentement & de paix , qui 
fiiffiroit ftul pour rendre cette exiftence 
chère & douce , à qui fauroit écarter de 
foi toutes les impremons fenfuelles & ter- 
reftres qui viennent {ans^effe nous en dîA 
traire & en troubler ici - bas la douceur. 
Mais la plupart des hommes agités de paf- 
jfions cpntinuelles connoiflent peu cet état, 



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yme. Promenade. 313 

& ne f ayant goûté qu'imparfaitement du- 
rant peu d'inftans , n'en confervent qu'une 
idée obfcure & confufe qui ne leur en fait 
pas fehtir le charme. Il ne ferpit pas même 
bon, dans la préfente conftitution des cho- 
fes , qu'avides de ces douces extafeS , ils 
s^y dégoùtafTent de la vie aftive dont leurs 
befoins toujours renaiflans leiu* prefcrivent 
le devoir. Mais un infortuné qu'on a re- 
tranché de la fociété humaine , & qui ne 
peut plus rien fidre ici - bas d'utile & de 
bon pour autrui ni pour foi, peut trouver 
&ns cet état , à toutes les félicités humai- 
nes des dédommagemens que la fortime & 
les hommes ne lui fauroient ôter. 

Il eft vrai que ces dédommagemens ne 
peuvent être lentis par toutes les âmes ni 
dans toutes les fituations. Il faut que le 
cœur foit en paix & qu'aiijCune paffion n'en 
vienne troubler le calme. Il y raut des dif^ 
pofitions de la part de celui qui les éprou- 
ve , il en faut dans le concours des objets 
environnans. ILn'y faut , ni un repos ab- 
folu , ni trop d'agitation , mais un mou- 
vement uniforme & modéré qui n'ait ni 
fecoufTes ni intervalles. Sans mouvement, 
la vie n'çA qu'ime léthargie. Si le moux^t 

O 6 



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314 Les Rêveries^ 

mmmmmtm i ■ ■ ■ i ■ i ■ ■ i i n ■ i ■ ■ i ■ ■ 1 

ment eft inégal ou trop fort il réveille ; ea 
novs rappellant aux objets environnans ^ 
il détruit le charme de la rêverie , & nous 
arrache d'au -dedans de nous , pour nous^ 
remettre à Knflant fous le joug de la for- 
tune & des hommes , & nous rendre au 
fentiment de nos malheurs. Un filence ab- 
folu porte à la trifteffe. Il offre une image 
de la mort^ Alprs , le fecours d\mc ima- 
gination riante eft néceffaire & fe préfente 
aflèz naturellement à ceux que le Ciel e» 
a gratifiés. Le mouvement qui ne vient 
pas du dehors , fe feit alors au -dedans de 
BOUS. Le repos eft moindre , iî eft vrai ^ 
mais il eft aufli plus agréable , quand de 
légères & douces idées , làns agiter le fond 
de rame, ne font pour ainfi dire qu'en: 
«ffieurer la fiirfàce. Il n'en feut qu'a/T^r 
pour fe fouvenir de fol-même en oubliant 
tous fes maux. Cette efpece de rêverie peut 
fe goûter par-tout où l'on peut être tran- 
qu&e ; & f ai fouvent penfé qu'à la Baftilte^ 
& même dans un cachot oii nul objet n'eût 
irappé ma. vue , j'aurois encore pu r^er 
agréablement.. 

Maisi il feut avouer que cek fe fàifbît 
Iden miçux &: plus agréablement dans ime 



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V»n*. Promenade. 



315 



Me fertile & folitaîre ^ naturellement cir* 
confcrite & féparée du refte d« monde^ 
oïl rien ne m'offrait que des images rîan* 
tes , oh rien ne me rappelloit des fouve- 
nirs attriftans , où la fociété du petit nom^ 
bre dliabitans étoit liante & douce fans 
être intéreifrante au point de m'occuper in* 
ceflamment; où je pouvois enfin me livrer 
tout le jour uns obftacle & fans foins aux 
occupations de mon goût , ou à la plus 
molle oifîveté; L'occafîon fans doute étoit 
belle pour un rêveur , qui , fâchant fe nour* 
rir d'agréables chimères au milieu des ob* 
jets les plus déplaifans , pouvoit s^en ral^ 
&iier à ton aife en y fkifant concourir tout 
ce qui frappoit réellement fes fens» En for* 
tant d\me longue & douce rêverie , me 
voyant entouré de verdure , de fleurs ^ 
tfoifeaux, & laiflfant errer mes yeux au loii^ 
fur les romanefques rivages qui bordoient 
une vafle étendue d*eau claire & criftallîne^ 
î'aflîmilois à mes fiftions tous ces aimablei 
objets ; & me\rouvant enfin ramené par 
degrés à moi-même & à ce qui m^entou^ 
roit , je ne pouvois marquer le point de 
réparation des fiftions aux réalites ; tant 
tout concouroit également à me rendr^ 



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326 Les Rêveries, 

chefe la vie recueillie & folitaire que je 
menois dans ce beau féjour. Que ne peut- 
elle renaître encore ! Que ne puis-)e aller 
finir mes jours dans cette Me chérie fans 
en reflfortir jamais , ni jamais y revoir au- 
cun habitant du continent qui me rappellât 
le fouvenir des calamités de toute eipece 
qu'ils fe plaifent à raffembler fur moi de- 
puis tant d'années ! Ils feroient bientôt 
oubliés pour jamais : 6ns doute ils ne 
m'oublieroient pas de même : mais que 
m'importeroit , pourvu qu*ib n'€uflent' 
aucun accès pour y venir troubler mon 
repos ?(T)él2vré de toutes les pafîîons ter- 
reftres qu'engendre le tumulte de la vie 
ibciale , mon ame s'élanceroit fréquemment 
au-deflus de cette atmofphere, & commer- 
ceroit d'avance avec les Intelligences célelP 
tes dont elle efpere aller augmenter le nom- 
bre dans peu de tems-^Les hommes fe gar- 
deront, je le fais , de me rendre un fi doux 
afyle où ils n'ont pas voulu me laiflen 
Mais ils ne m'empêcheront pas du moins 
de m'y tranfpprter chaque jour fur les 
ailes de l'imagination , &: d'y goûter du- 
rant quelques heures , le même j^laifir que 
fi je rhabitois encore. Ce que j'y feroi9 



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yme. Promenade. 327 

de plus doux, feroit d'y rêver à mon aife. 
En rêvant que j'y fuis , ne fais- je pas la 
même chofe ? Je fais même plus ; à Fat* 
trait d'une rêverie abftraite & monotone , 
je joins des images charmantes qui la vivi- 
fient. Leurs objets échappoient fouvent à 
mes fens dans mes extafes ; & maintenant, 
plus ma rêverie eft profonde , plus elle 
me les peint vivement. Je fuis fouvent plus 
au milieu d'eux , & plus agréablement en- 
core , que quand j'y étois réellement; Le 
malheur eft qu'à mefure que Timagina^on 
s'attiédit ^ cela vient avec plus de peine 
& ne diure pas fi long-tems. Hélas 1 c'eft 
quand on commence à quitter fa dépouillç 
qu'on en eft le plus omifqué ! 




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SIXIEME PROMENADE. 

JNOus n^avons guercs de mouvement 
machmal dont nous ne puffions trouver 
la caufe dans notre cœur , û nous favions 
bien l'y chercher. 

Hier en paflant fur le nouveau boule- 
vard pour aller hcrborifer le long de la 
Biévre du côté de Gentilly , ;e fis le cro- 
chet à droite en approchant de la barrière 
tfegfer, & m^écartant dans la campagne 
j'allai par la route de Fontainebleau gagner* 
les hauteurs qui bordent cette petite ri viefe* 
Cette marche étoit fort indifférente en elle- 
même ; mais en me rappellant que j'avois 
fait plufleurs fois machinalement le mêQÎe 
détour , f en recherchai la caufe en moi- 
même , & je ne pus m^empêcher de rire 
quand je vins à la démêler. 

Dans un coin du boulevard , à la fortîe 
de la barrière d'enfer , s'établit journelle- 
ment en été une femme qui vend du fruit, 
de la tifanne & des petits pains. Cette 
femme a im petit garçon fort eentil , mais 
boiteux, qui, clopinant avec les béquilles 
s'w ya d'aflez bonne grâce demandant L'aur 



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yime. Promenade. 3x9 

mône aux paffans. Tavois fait une efpece 
de connoifl'ance avec ce petit bon homme; 
il ne manquoit pas chaque fois que je par- 
fois de venir me faire ion petit compli- 
ment, toujours fuivi de ma petite offrande* 
Les premières fois je fiis charmé de le 
voir , je lui donnois de très-bon cœur & 
je continuai quelque tems de le faire avec 
le même plaiur , y joignant même le plus 
fouvent celui d'exciter & d'écouter fon 
petit babil que je troxlvois agréable. Ce 
plaifir devenu par degrés habitude fe trouva 
je ne fais comment , transformé dans une 
efpece de devoir dont je fentis bientôt la 
gêne; fur-tout à caufe de la harangue pré- 
liminaire qu'il feUoit écouter , & dans la- 
quelle il ne manquoit jamais de m'appeller 
iouvent M, itoujfeau , pour montrer qu'il 
me coimoifToit bien ; ce qui m'apprenoit 
affez y au contraire , qu'il ne me connoifToit 

Îas plus que ceux qui l'avoient inflniit. 
)ès-lors je paffois par-là moins volontiers^ 
& enfin je pris machinalement Thabitude 
de felre le plus fouvent un détoiu: quand 
j'approchois de cette traverfe. 

Voilà ce que je découvris en y réflé- 
chiiO^t : car rieni^de tout cela ne s'étoit 



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530 Les Rêveries, 

offert jufqu*alors diftinaement à ma en- 
fée. Cette obfervation m'en a rappelle fuc- 
ceffivement des multitudes d'autres qui 
m'ont bien confirmé que les vrais & pre- 
miers motifs de la plupart de mes aflions 
ne me font pas auffi clairs à moi-même 

Sue je me Fétois long-tems figuré. Je fais 
C je fen$ que feire du bien eft le plus 
vrai bonheur que le cœur humain puiffe 
goûter ; mais il v a long-tems que ce 
konheur a été nus hors dé ma portée, 
& ce n'eu pas dans un auffi miférable 
fort que le mien qu'on peut efpérer de 
placer avec choix & avec fruit une feule 
aûion réellement bonne. Le plus grand 
foin de ceux qui règlent ma deftmée, 
ayant été que tout ne fut pour moi que 
fauffe & trompeufe apparence , un mo- 
tif de vertu n'eft jamais qu'im leurre qu'on 
me préfente pour m'attirer dans le pièce 
où l'on veut m'enlacer. Je fais cela; je 
fais que le feul bien qui fdit déformais 
en ma puiflance eft de m'abftenir d'agir , 
de peur de mal faire fans le vouloir & 
fans le favoir. 

Mais il fiit des tems plus heureux oii 
fiiivant les mouvemens de pion cœur, 



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Vime. Promenade. 351^ 

je pouvois quelquefois rendre un autre 
cœur content, & je me dois Thonor»- 
ble témoignage que chaque fois que j'ai 
pu goûter ce pîaifir , je l'ai trouvé plus 
doux qu'aucim autre. Ce penchant fut 
vif, vrai, pur, & rien dans mon plus 
jfccret intérieur ne l'a jamais démenti. Ce- 
pendant j'ai fenti fouvent le poids ^ 
mes propres bienfeits par la chaîne des 
devoirs qu'ils entraînoient à leur fuite : 
alors le plaifir a diiparu , & je n'ai plus 
trouvé dans la continuation des mêmes 
foins qui m'avoient dabord charmé , 
qu'une gêne prefque infupportable. Du- 
rant mes courtes profpérités beaucoup de 
gens recouroient à moi , & jamais dans 
tous les fervices que je pus leur rendre 9 
aucun d'eux ne fut éconduit. Mais de ces 
premiers bienfaits verfés avec effufion de 
cœur, naiflbient des chaînes d'engagc- 
mens fucceffifs que je n'avois pas pré- 
vus & dont je ne pouvois plus fecouer 
le joug. Mes premiers fervices n'étoient 
aux yeux de ceux qui les recevoient mie 
les arrhes de ceux qui les dévoient lui- 
vre; & dès que quelque infortuné avoit 
jette fur moi le grappin d'un bieoÊdt reçu ^ 



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331 Les Rêveries, 

c*en étoit fait déformais , & ce premier 
bienfait libre & volontaire devenoit un 
droit indéfini à tous ceux dont il pou- 
voit avoir befoin dans la fuite , fans que 
Timpuiflanc^^ même fufFît pour m'en a^ 
franchir. Voilà comment des jouiffances 
très-douces fe transformoient pour moi 
dans la fuite en d'onéreux affujettiffemens. 
Ces chaînes cependant ne hie parurent 
pas très-pefantes tant qu'ignoré du public, 
je vécus dans Toblcunté. Mais quand une 
fois ma perfonne fiit affichée par mes écrits, 
faute grave fans doute , mais plus gu^ej^- 
piée par mes malheurs ; dès-lors je de- 
vins le biureau général d'adrefTe de tous 
les fouffi-eteux ou foi-difants-tels , de tous 
les ayenturiers qui cherchoient des dupes, 
de tous ceux qui fous prétexte du grand 
crédit qu'ils feignoient de m'attribuer vou- 
loient s'emparer de moi de manière ou 
d'autre. C'cft alors que j'eus lieu de con- 
inoître que tous les pençhans de la natiir 

Îe, fans. excepter la bienfeifance elle- 
nême , portés ou fuivis dans la fociété 
fans pruaence & fans choix , changent de 
nature & deviennent fouvent auffi nuifi- 
bîes iqu'ils étoient utiles dans leur pre- 



,y Google 



V I""*- Promenade. 



333 



mlere direftion. Tant de cruelles expé- 
riences changèrent peu à peu mes pre* 
mieres difpoutions , ou plutôt les renfer- 
mant enûn dans leurs véritables bornes , 
elles m'apprirent à fuivtô-'^oins aveu- 
glément mon penchant à bien faire , lors- 
qu'il ne fervoit qu'à favorifer la méchan- 
ceté d'autrui. 

Mais je n'ai point regret à ces mêmes 
expériences , puifqu'elles m'ont procuré 
par la réflexion de nouvelles lumières fur 
la connoiflance de moi-même , & fur les 
vrais motifs de ma conduite en mille cir- 
conftances fur lefquelles je me fuis fi fou- 
vent fait illufion. J'ai vu que poiu* bien 
faire avec plaifir , il falloit que j'agiflfe li- 
brement, uns contrainte, & que pour 
m'ôter toute la douce^^tr d'une bonne œu- 
vre , il fuffifoit qu'elle devînt un devoir 
poiu- moi. Dès-lors le poids de l'obliga- 
tion me ûît un ferdeau des plus douces 
jouiflanctç, &, comme je l'ai dit dans 
l'Emile, à ce que je crois, j'euffe été chez 
les Turcs , un mauvais mari à l'heure oîi 
le cri public les appelle à remplir les de- 
voirs de leur état. 

Voilà ce qui modifie beaucoup l'opl- 



,y Google 



334 Les RivERiES, 

nion que j'eus long-tems de ma propre 
vertu ; car il n'y en a point à fuivre fcs 
penchans , & à fe donner , quand ils nous 
y portent , le plaifir de bien faire : mais 
elle confifte à les vaincre quand le de- 
voir le commande , pour faire ce qu'il 
nous prefcrit , & voilà ce que j'ai fu moins 
feire qu'homme du mondé. Né fenfibU 
& bon , portant la pitié jufqu'à la foi- 
blefTe , & me fentant exalter l'ame par 
tout ce qui tient à la générofité, je tiis 
humain , bienfeifànt , fecourable par goût , 
par pailîon même , tant ou'on n'intéreffa 
que mon cœur ; j'eufTe été le meillleur 
& le plus clément des hommes , fi j'ei^ 
avois été le plus puiffant , & pour étein- 
dre en moi tout defir de vehgeance , il 
m'eût fuffi de pouvoir me venger. J'au- 
rols même été jufle fans peine contre 
«ion propre intérêt , mais contre celui des 
perfonnes qui m'étoient chères je n'aurois 
pu me réfoudre à l'être. Dès que mon 
devoir & mon cœur étoient en contra- 
diftion , le premier eut rarement la vic- 
toire, à moins qu'il ne fallût feulement 
que m'abftenir ; alors j'étois fort le plus 
iouvent ; ihais agir contre mon penchant 



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Vime. Promenade. 335 

■ ■ ' ■ ■" ■ ■ '■ 1 . 1 . . . _i 

me fiit toujours impoffible. Que ce foît 
les hommes , le deroir ou même la né- 
çeffité qui commande , quand mon cœur 
fe tait , ma volonté refte fourde, & je ne 
iàurois obéir. Je vois le mal qui me me- 
nace & je le laiffe arriver plutôt que de 
m'agiter pour le prévenir. Je commence 
quelquefois avec effort^ mais cet effort 
me laffe^ m'épuife bien vite; je ne fau- 
rois continuer. En toute chofe imagina- 
ble ce que je ne fais pas avec plaiûr^ 
m'eft bientôt impolïlble à faire. 

Il y a plus. La contrainte d'accord avec, 
mon defir fuffit pour l'anéantir ôc le changer 
en répugnance , en averfion même, pour 
peu qu'elle agiffe trop fortement j & voilà 
ce qui me rend pénible la bonne œuvre 
qu'on exige & que je faifois de moi- 
même , lorfqu'on ne Texigeoit pas. Un 
bienfait purement gratuit eA certamement 
ime œuvre que j'aime à faire. Mais quand 
celui qui l'a reçu s'en fait un titre pour 
en exiger la continuation fous peine de 
ÙL haine , quand il me fait une loi d'être 
à jamais fon bienfàiteiu^, pour avoir d'a- 
bord pris plaifir à l'être , dès4ors la gêne 
commence & le plaiûr s'évanouit Ce que jç 



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530 Les Rêveries, 

fais alors quand je cède , eft foibleffe & mau- 
vaife honte , mais la bonn^ volonté n'y 
eft plus , & loin que je m^èn applaudifle 
en moi-même, je me reproche en ma 
confcience de bien faire à contre-cœur. 

' Je fais qu*il y a une efpece de contrat 
& même le phis faint de tous entre le 
bienfaiteur & l'obligé. Ceft une forte de 
fociété cju'ils forment l'un avec l'autre , 
plus étroite que celle qui unit les hommes 
en général , & fi l'obligé s'engage tacite- 
ment à la reconnoiflknce , le bienfaiteur 
s'engpge de même à conferver à l'autre , 
tant qu'il ne s'en tendra pas indigne ^ la 
même bonne volonté qu'il vient de lui 
témoigner , & à lui en renoiiveller les 
àftes toutes les fois qu'il le pourra & 
qu'il en fera requis. Ce ne font pas là des 
conditions expreffes , mais ce font des ef» 
fets naturels de la relation qui vient de 
s'établir entr*eux. Celui qui la première 
fois reflife un fervice gratuit qu'on lui de- 
mande ne donne aucun droit de fe plain* 
dre à celui qu'il a refiifé ; mais celui qui 
dans im cas femblable refufe au même la 
même grâce qu'il lui accorda ci-devant, 

fruflre une eipérancé qu'il Ta autoriféà 

concevoir i 

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V I™«- Promenade. 337 

concevoir ; il trompe & dément une at- 
tente qu'il a fait naître. On fent dans ce 
refu$ je ne fais quoi d'injufte & de plus dur 
crue dans Tautre , mais il n'en eu pas moins 
1 effet d'une indépendance que le cœur ai- 
me , & à laquelle il ne renonce pas fins 
effort. Quand je paye une dette c'efl un 
devoir que je remplis ; quand je fais un 
don cVfl un plailir que je me donne. Or 
le plaifir de remplir fes devoirs eft de 
ceux que la feule habitude de la vertu 
fait naître : ceux qui nous viennent im- 
médiatement de la nature ne s'élèvent pas 
fi haut que cela. 

Après tant de triûes expériences , j*ai 
appris à prévoir de loin les confégucn-^' 
ces de mes premiers mouvemens fuivis ,• 
& je me fuis fou vent abfleçiu d'une bonne 
œuvre que j'avois le defir & le pouvoir 
de faire , effrayé de PafTujettiflement au- 
quel dans la fiiite je m'allois foumettre , 
h je m'y livrois inconfidérément. Je n'ai 
pas toujours fenti cette crainte , au con- 
traire, dans ma jeuneffe je m'attachois par 
mes propres bienfaits , & j'ai fouvent 
éprouvé de même que ceux que j'obligeois 
s'affeôionnoient à moi par reconnoiflancQ 

Mémoires, 'I*ome 11% P 



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338 Les Rêveries, 

encore plus que par intérêt. Mais les cho- 
fes ont bien changé de face à cet égard 
comme à tout autre , aufïî-tôt que mes 
malheurs ont commencé. Tai vécu dès- 
lors dans une génération nouvelle qui ne 
reflembioit pomt à la première , & mes 
propres l'rïitimens pour les autres ont fouf- 
fert des changemens que j'ai trouvés dans 
les leu s. Les mêmes gens que j'ai vus 
fuccefTivement dans ces deux générations 
il différentes , fe foht pour ainfi dire af- 
lîmilés fucceiîivement à Tune & à Pau- 
tre. De vrais & francs qu'ils étoient d'a- 
% bord , devenus ce qu'ils font , ils ont fait 
**^ommç tous les autres. Et par cela feu! 
ime les tems font changés, les hommes ont 
tnangé comme eux. Eh , comment pour- 
rois* je garder les mêmes fentimens pour 
ceux en qui je trouve le contraire de ce 
qui les fît naître ! Je ne les hais point, 
parce que je ne faurois haïr; mais je lie 
puis me défendre du mépris qu'ils méri- 
tent, ni m'abflenir de le leur témoigner. 
Peut-être , fans m'en appercevoir , ai-je 
changé moi-même plus qu'il n'auroit Édiu. 
Quel naturel r^ifleroit , fans s*altérer , à 
une fituation jiarçille à la mienne ? Con- 



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Vime. Promenade. 339 

vaincu par vingt ans d'expérience que tout 
ce que la nature a mis d'heureufes difpo- 
fitions dans mon cœur eft tourné par ma 
deftinée , '& par ceux qui en difpofent ^ 
au préjudice de moi - même ou d'autnii , 
je ne puis plus regarder une bonne œuvre 
qu'on me préfente à feire que comme un 
piège qu'on me tend , & tous lequel eft 
caché quelque mal. Je fais que quel que 
foit l'enet de l'œuvre , je n'en aurai pas 
moins le mérite de ma bonne intentions 
Oui , ce mérite y eft toujours iàns doute , 
mais le charme intérieur n'y eft plus ; &C 
fi-tôt que ce ftimulant me manque , je ne 
fens qu'indifférence 6c glace au-dedans dé 
moi ; & fur qu'au lieu de faire une aÔioit 
vraiment utile , je ne fais qu'un aôe de 
dupe , l'indignation de l'amour - propre 
jointe au défaveu de la raifbn ne m'infpire 
oue répugnance & réfiflance , oii j'eufTe 
été plein d'ardeur & de zèle dans mon état 
naturel. 

Il eft des fortes d'adveilîtés qui élèvent 
& renforcent l'ame , mais il en eft quî 
l'abattent & la tuent ; telle eft celle dont 
je fuis la proie. Pour peu qu'il y eût eu 
quelque mauvais levain dans la mieane ^ 

P 1 



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340 Les Rêveries, 

J " M 

elle Teût fait fermenter à l'excès , elle 
m'eût rendu frénétique ; mais elle ne m'a 
rendu que nul. Hors d'état de bien feire & 
pour moi-même & pour autrui , je m'abP 
tiens d'agir ; & cet état qui n'eft innocent 
que parce qu'il eft forcé , me feit trouver 
ime forte de douceur à me livrer pleine* 
ment fans reproche à mon penchant natu- 
rel. Je vais trop loin fans doute , puifque 
j'évite les occafions d'agir , même où je 
ne vois que du bien à faire. Mais certain 
qu'on ne me laiffe pas voir les chofes 
cçmpie- elles font, je m'abftiens de juger 
fvur, le$ apparences qu'on leur donne ; & 
de quelque leurre qu'on couvre les motifs 
d'agir, il fuffit que ces motifs foient laiffés 
à ma portée pour que je fois fur qu'ils font 
trompeurs. 

Ma deflinée fembleavoîr tendu dès mon 
enfance le premier piège qui m'a rendu 
long-tems fi facile à tomber dans tous les 
autres. Je fuis né le plus confiant des hom- 
mes , & durant quarante ans entiers jamais 
cçtte confiance ne fiit trompée une feule 
fois. Tombé tout-d'un-coup dans im autre 
ordre de gens & de chofes , j'ai donné dans 
n^§ embûches fans jamais en apperce/oir 



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yime. Promenade. 341 

aucune , & vingt ans d'expérience ont à 
peine fiiffi pour m'éclairer fur mon fort. 
Une fois convaincu qu'il n'y a que men- 
fonge & fauffeté dans les démonflrations 
grimacières qu'on me prodigue , j'ai palfé 
• rapidement à l'autre extrémité : car , quand 
^ on eft une fois forti de fon naturel , il n'y 
a plus de bornes qui nous retiennent. Dès- 
lors je me fuis dégoûté des hommes , & 
ma volonté concourant avec la leur à cet 
égard , me tient encore plus éloigné d'eux 
Tjue né" font toutes leurs machines. 

Ils ont beau feire : cette répugnance ne, 
peut jamais aller jufqu'à l'averfibn. En peii- 
lant à la dépendance où ils fe font mis de 
moi pour me tenir dans la leur, ils me 
font une pitié réelle. Si je ne fuis malheu- 
reux , ils le font eux-mêmes ; & chaque 
fois que je rentre en moi , je les trouve 
toujours à plaindre. L'orgueil peut-être fe 
mêle encore à ces jugemens, je me fens 
trop au-deffus d'eux pour les haïr. Ils peu- 
vent m'intéreffer tout au plus jufqu'au 
mépris , mais jamais jufqu'à la haine : enfin 
je m'aime trop moi-même , pour pouvoir 
haïr qui que ce foit. Ce feroit refferr€^/, 
comprimer mon exiflence ^ & je voxii 

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.34* Les Rêveries. 

drois plutôt rétendre fur tout l'univers. 

J'aime mieiuf les fiiir que les haïr. Leur 
afpeâ frappe mes fens , & par eux , mon 
cœiu d'impreffionsque mille regards cruek 
me rendent pénibles ; mais le mal-aife cefle 
auffi-tôt que Fobjet qui le caufe a difparu. 
Je m'occupe d'eux , & bien malgré moi , 
par leur préfenCe , mais jamais par leur 
îbuvenir. Quand je ne les vois plus , ik 
font pour moi comme s'ils n'exiftoient 
point. 

Ik ne me font même îndifFérens gu'cn 
ce qui fe rapporte à moi : car dans lieiu-s 
rapports entr'eux , ils peuvent encore m'in- 
téreffer & m'émouvoir comme les perfon- 
nages d'un drame que je verrois repréfën- 
ter. Il fàudroit que mon être moral fut 
anéanti pour que la juftice me devînt in- 
différente. Le fpeâade de l'injuftice & de 
la méchanceté me fait encore bouillir le 
fang de colère ; les aftes de vertu oîi je 
.ne vois ni forfanterie ni oilentation me 
font toujours treflailler de joie , & m'arra- 
chent encore de douces larmes. Mais il 
faut que je les voye & les apprécie moî- 
^ême ; car après ma propre hlAoire , il 
&udroit que je fiifie inienfe pour adopter^ 



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V !"»«• Promenade. 34} 

for quoi que ce (ùt^ le jugement des hom- 
mes , & pour croire auciuie chofe fur la 
foi tfautrui. 

Si ma figure & mes traits étoient auffi 
parfaitement inconnus aux hommes que le 
font mon caraftere & mon naturel , je 
vivrois encore fans peine au milieu d'eux. 
Leur fociété même pourroit me plaire tant 
que je leur ferois parfeitement étranger. 
Livré fans contrainte à mes inclinations 
naturelles ^ je les aimerois encore s'ils qe 
s*occupoient jamais de moi. J'exercerois 
fur eux une bienveillance univerfelle& par- 
feitémenit défintérefTée : mais fans former 
jamais d'attachement particulier , & fans 
porter le joug d'aucun devoir, je ferois en- 
vers eux librement & de moi-même , tout 
ce qu'ils >3nt tant de peine à faire incités 
par leur amour-propre , & contraints par 
toutes leiu-s loix. 

Si j'étois reflé libre, obfcur, ifplé com- 
me j'étois feit pour l'être , je n'aurois 
fait que du bien ; car je n'ai dans le cœur 
le germe d'aucune paffion nuifible. Si 
j'eufTe été invifible & tout-puiffent com- 
me Dieu j'aurois été bienfaifant & bon 
comme lui. C'eil la force &c la liberté qui 

p 4 

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344 Les Rêveries^ 

font les excellens hommes. La faibleffe 
& refclàrage n'ont jamais fait oue des 
médians. Si j'euffe été poflefTeur de 
Tanneau de Gygès , il m'eût tiré de la dé- 
pendance des hommes & les eût mis 
dans la mienne. Je me fuis fou vent de- 
mandé dans mes châteaux en Efpagne , 
quel ufàge j'aïu-ois fait de cet anneau; 
car c*eft bien là que la tentation d'abu- 
fer doit être près du pouvoir. Maître de 
contenter mes deiirs , pouvant tout , fans 
pouvoir être trompé par perfonne, qu'au- 
rois-je pu defîrer avec quelque fuite ? Une 
feule chofe : c'eût été de voir tous les 
cœurs contens. L'afpeft de la félicité pu- 
blique eût pu feul toucher mon cœur 
d'un fentiment permanent , & l'ardent de- 
^ fir d*y concourir eût été ma plus conf- 
iante paffion. Toujours jufte (ans partia- 
lité , & toujçurs bon fans foibleffe , je 
me ferois également garanti des méfiances 
aveugles, & des haines implacables ; parce 
que voyant les hommes tels qulls font, 
& lifant aifément au fond de leurs cœun, 
j'en aurois peu trouvé d'affez aimables 
pour mériter toutes mes affeftions , peu 
d!âffçz odieu;! pour mériter jtoute ma hai- 



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V !"**• Promenade. 34c 

lu I I I I I ■ ■ I ■ ' . Il » 

ne , & qiie leur méchanceté même m^eût 
difpofé à les plaindre, par. la connoif- 
fance certaine du mal qu'ils fe font à euxr 
mêmes, en voulant en faite à autrui. 
Peut-être aurois-jé eu dans. des momens 
de gaîté l'enfantillage d'opérer quelque- 
fois des prodiges : mais parfaitement dé^ 
fintérefle pour moi-même, & n'ayant 
pour loi que mes inclinations naturelles , 
liir quelgues aôes de juftice févere , j'en 
aurois fait mille de clémence & d'équité. 
Minillre de la Providence & difpenfateiu: 
de {es loix , felôn mon pouvoir , j'auroîs 
fait des miracles plus fages & plus uti- 
les que ceux de la légende dorée , & dti 
tombeau de Saint Médard. 

Il n'y a qu'un feul point fur lequel Ja 
faculté de pénétrer par-tout invifible m'eût 

f* )u faire chercher des' tentations auxquel-* 
es j'aurois mal réfifté, & une fois entré 
dans ces voies d'égarement où n'eu^ai-je 
point été conduit par elles ? Ce feroit bien 
tm\ connoître la nature & moi-même", 
^que de me flatter que ces facilités ne m'au- 
roient point féduit, ou que la raifon m'àu- 
xoit arrêté dans cette fetale pente. Sûr de 
ffloi fur tout autre article, j'étois perdu 

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\ 

346 Les RivkRiES, 

par celiii-là feul. Celui que la puiflance 
met au-deffus de ITiomme doit être au- 
defliis des foiblefles de l'humanité , fans 
quoi y cet excès de force ne fervira qu'à 
le mettre en effet au-deflbus des autres 
Jk. de ce qu'il eût été lui-même s'il fût 
rçfté leur égal. 

Tout bien confidéré , je crois queje 
ferai mieux de jetter mon anneau magi- 
'cjiie avant qu'il nl'ait fait faire quelque fot- 
tift. Si les nommes s'obftinent à me voir 
tout autre que je ne fuis & que mon af- 
peft irrite leur injuftice , poiu* leur ôter 
cette vue il faut les fuir , mais non pas 
m'éclipfer au milieu d'eux. C'eft à eux de 
fe cacher devant moi , de me dérober leurs 
manœuvres, de fiiirla lumière du jour, 
de s'enfoncer en terre comme des Tau- 
pes. Pour moi qu'ils me voyent s'ils peu- 
vent, tant mieux, mais cela leur eu im- 
pQilible; ils ne verront jamais à ma place 
:que le J. J. qu'ils fe font fait & qu'ils ont 
fait félon leur cœur pour le haïr à leur 
aife. J'aurois donc tort de m'affefter de la 
façon don| ils me voyent : je n*y dois 
prendre aucun intérêt véritable , car ce 
n'eil pas moi qu'ils voyent ainfi. 



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yimc. Promenade. 347 

Leréfultat que je puis tirer de toutes 
ces réflexions eft , que je n'ai jamais été 
vraiment propre à la fociété civile où tout 
eft gêne, obligation , devoir , & que mon 
naturel indépendant me rendit toujours in- 
capable des afliijettiflfemens néceflaires à 
qui veut vivre avec les hommes. Tant 
que j'agis librement , je fuis bon , & je 
ne fais que du bien ; mais fi-tôt que je 
fens le joug , foit de la néceffité foit des 
hommes je deviens rebelle ou plutôt ré- 
tif, alors je fuis nul. Lorfqu'il feutfeire 
le contraire de ma volonté , je ne le fais 
point , quoi qu'il arrive ; je ne fais pas 
non plus ma volonté même , parce que 
je fuis foible. Je m'abftiens d'agir : car 
toute ma foibleffe eft pour l'aftion, toute 
ma force eft négative , & tous mes pé- 
chés font d'omiîuon , rarement de com- 
mifïion. Je n'ai jamais cru que la liberté 
de l'honune coniiftâtà èire ce qu'il veut, 
mais bien à ne jamais faire ce qu'il ne 
veut pas , & voilà celle que j'ai toujours 
reclamée , fouvent confervée , & par qui 
j'ai été le plus en fcandale à mes contem- 
porains. Car pour eux , aftifs , remuans , 
ambitieux % déteftant la liberté dans les 

P 6 



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348 Les Rêveries^ 

autres & n*en voulant point pour eux*- 
mêmes , pourvu qu'ik faffent quelque- 
fois leur volonté, ou plutôt qu'ils do- 
minent celle d*autnii > ils fe gênent toute 
kur vie à fkîre ce qui leur répugne , & 
n'omettent riea de fervile poxir comman- 
der^ Leur tort n*a donc pas été de m'écar* 
ter de la fociété comme un memfa^e inu- 
tile^ mais de m*èn profcrîre comme ua 
. membre pernicieux r car j'ai très-peu feit 
4e bien , je l^voue ; mais pour du mal ^ 
il n'en eft entré dans ma volonté de mai 
vie ^ & je doute qii^il y ait aucun hom^. 
me au monde qui en aitréjellement moins; 
feit que moi^ 




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SEPTIEME PROMENADE* 



iE Recueil de mes longs rêves eô â 
peine commencé , & déjà je fens qu'il tou- 
che à Êi fin. Un autre anmfement lui fuc- 
céde, m'abforbe, & m'ôte même le tenis 
de rêver. }e m'y livre avec un engoue- 
ment qui tient de l'extravagance & qui 
me feit rire moi-même quand j'y réflé- 
chis ; mais je ne m'y livre pas moins ^ 
parce que dans la fituation oii me voilà, 
je n'ai plus d'aittre règle de conduite que 
de fuivre en tout mon penchant fans con* 
trainte. Je ne peux rien à mon fort , je 
n'ai que des inclinations innocentes , ic 
tous, les jugemens des hommes étcmt dé* 
formais nuls pour moi , la fagefie même 
veut qu^èn ce qui refte à ma portée je 
feffe tout ce qui me flatte^ foit en pu^ 
blic , foit à-part-moi, fans autre règle que 
ma &ntaiiie , & fans autre nfiefure que le 
peu de force qui m'eft refté.: Me voilà 
ëonc à mon foin pour toute nourriture^ 
& à 1^ Botanique pour toute occupation.. 
Déjà vieux j^n avois pris 1;^ première 
teinture ea Sui£^ auprès un Po^kuir 



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350 Les Rê v e ri e s, 

^Ivtmois , & j'avois herborifé affez heu- 
reufement durant mes voyages pour pren- 
dre une çonnoiffance paffable du règne vé- 
gétal. Mais devenu plus que s'exagénaife 
& fédentaire à Paris , les forces conunen- 
çant à me manquer pour les grandes her- 
borifktions, & d'ailleiu"s affez livré à ma 
copie de mufique pour n'avoir pas befoin 
d'autre occupation , j'avois abandonné cet 
amufement qui ne m'étoit plus néceffaire; 
f avois rendu mon herbier , j'avois vendu 
mes livres , content de revoir quelque- 
fois les plantes communes que je trouvois 
autour de Paris dans mes promenades. Du- 
rant cet intervalle , le peu que je fa vois s'eft 
: prefï^ue entièrement efîàcéde ma mémoire 
& bien plus rapidement jju'il ne s'y étoit 
gravé, 

Tout d'un coup, âgé de foixante-cînq 
9ns paffés , privé du peu de mémoire qu^ 
î'avois & des forces qui me reûoient pour 
• courir la campagne, fans guide , fans li- 
vres, fans jardin , fans herbier, me voilà 
repris de ç^te foUe , mais avec plus d'ar- 
deur encore que je .n'en «us. en m'y li- 
vrant la preîxiiere fois ; me voilà fériea- 



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Vllwe. p R o M E N A D E. 3 5 1 

fement occupé du fage projet d'apprendre 
par cœur tout le regnum vegetabUe de Mur- 
ray, & de connoître toutes les plantes 
connues fur la terre. Hors d'état de ra- 
cheter des livres de botanique je me fuis 
mis en devoir de tranfcrire ceux qu*on 
m'a prêtés , & réfôlu de refaire un her- 
bier plus riche que le premier , en atten- 
dant que j'y mette toutes les plantes de 
la mer & des Alpes & de tous les aiv 
bres des Indes. Je commence toujours à 
bon compte parle Mouron , le Cerfeuil , la 
Bourache & le Séneçon ; j'herborife fa- 
vamment fur la cage de mes oifeaux , & 
à chaque nouveau brin d'herbe que je 
rencontre , je médis avec fatisfàûion : voilà 
toujours une plante de plus. 

Je ne cherche pas à juftifier le parti que 
je prends de fuivre cette fkntaifie ; je la 
trouve très-raifonnable , perfuadé que dans 
la^ofxtîon oii je fuis , me livrer aux amu- 
femens qui me flattent, eft une grande 
fageffe , & même une grande vertu : c'eft le 
moyen dé ne lalffer germer dans mon cœiur 
aucun levain de vengeance ou de, haine, 
& pour trouver encore dans ma deftinée 
du goût à quelque amufement ^ il faut zÇ- 



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55* Les Rêver ies, 

furémeiit avoir un naturel bien épuré de 
toutes paflîons irafcibles. Ceft me venger^ 
de mes perfécuteurs à ma manière, je 
ne faurois les punir plus cruellement que 
d'être heureux malgré eux. 

Oui , fans doute , la raifon me permet, 
me prefcrit même de me livrer à tout 
penchant qui m'attire & que rien ne m'em- 
pêche de fliivre ; mais elle ne m'apprend 
pas pourquoi ce penchant m'attire & quel 
attrait je puis trouver à une vaine étude, 
feite fans profit, fans progrès , & qui, 
vieux , radoteur , déjà caduc & pefànt , 
fans facilité, fans mémoire, me ramené aux 
exercices de la jeunefle & aux leçons d'un 
'écolier. Or c'eft une bizarrerie que je vou- 
drôis m'expliquer ; il me femble que , bien 
éclaircie , elle pourroit jetter quelque nou* 
veau Joiu* fur cette connoiffance de moi- 
même , à Tàcquifition de laquelle j'ai con- 
iàcré mes derniers loifirs. 

J'ai penfé quelquefois affez profonde* 
'ment; mais rarement avec plaifir, prefque 
toujours contre mon gré & comme par 
force : la rêverie me délaffe & m'amufe, 
la réflexion me fatigue & m'attrifle ; pen- 
fer fixt toujours pour moi unç occupa* 



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Viimc. Promenade. 35^5 

tîon pénible & fans charme. Quelquefois 
mes rêveries finiflent par la méditation , 
mais plus fouvent mes méditations finit- 
fent par la rêverie , & durant ces égai-e- 
mens , mon ame erre & plane dans Puni* 
vers fur les aîles de l'imagination dans 
des extafes qui paffent toute autre jouif- 
lance. \ ^ 

- Tant que je goûtai celle-là dans toute 
■& pureté , toute autre occupation me fut 
toujours infipide. Mais quand ime fois ^ 
jette dans la carrière littéraire par des im* 
pulfîbns étrangères , je içniis la fatigue du 
travail d'efprit, & Timportunité 'd'une ci^ 
lébrité malheureufe , je fentis en même 
•tems languir & s'attiédir mes douces rê- 
veries , & bientôt forcé de m'occuper mal- 
gré moi de ma trifte fituation , je ne puiî 
plus retrouver que bien rarement ces ché^ 
res extafes qui durant cinquante ans mV 
voient tenu lieu de fortune & de gloire \ 
^ fans autre dépenfe que celle du tems', 
m'avoient rendu dans ToiAveté le plus heu- 
reux des mortels. 

J'avois même à craindre dans mes rê- 
veries , que mon imagination efiàrouchéc 
par mes malheurs ne tournât enfin de ce 



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354 Les Rêveries^ 

côté (on adivlté, & que le continuel fen- 
timent de mes peiiies me reuerrant le 
cœur par degrés , ne m'accablât enfin de 
leur poids. Dans cet état, un inftlndqui 
m'eft naturel, me taifant fuir toute idée 
attriftante impofa filence à mon imagination, 
& fixant mon attention fiu* les objets qui 
m'environnoient , me fit pour la première 
fois détailler le ipeûacle de la natiu-e , 
que je n'avois gueres contemplé ^ufqu'a- 
lors qu'en mafle , & dans fon enfemble. 

Les arbres , les arbriffeaux , les plantes 
font la parure & le vêtement de la terre. 
Rien n'eft fi trifte que Tafpeft d'une cam- 
pagne nue & pelée qui n'étale aux yeux 
que des pierres, du limon & des fables. 
Mais vivifiée par la nature & revêtue de 
fa robe de noces au milieu du cours des 
eaux & du chant des oifeaux , la terre 
ofire à l'homme dans l'harmonie des trois 
règnes , un fpeâacle plein de vie , d'inté- 
rêt & de charmes , le feul ipeâacle ad 
inonde dont (es yeux & fon cœur ne fc 
lafTent jamais. 

Plus un contemplateur a l'ame fenfible, 
plus il fe livre aux extafes qu'excite en lui 
€et accord. Une rêverie douce & profonde 



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VII"**- PrOME NADE. 355 

s'empare alors de fes fens , & il fe perd 
avec une délicleufe ivrefle dans Timmen- 
fité de ce beau fyftême avec lequel il fe 
fent identifié. Alors tous les objets parti- 
culiers lui échappent; il ne voit &c ne fent 
rien que dans le tout. Il faut que quelque 
circonftance particulière refferre ùs idées 
& circonfcrive fon imagination poiu* qu'il 
puiffe obferver par partie cet univers qu'il 
s'efForçoit d'embraffer. 

Ceft ce qui m'arriva naturellement 
quand mon cœur refferre par la dctreffe , 
rapprochoit & concentroit tous {es mou- 
vemens autour de lui pour conferver ce 
reôe de chaleur prêt à s'évaporer & s'étein- 
dre dans l'abattement où je tombois par 
degrés. J'errois nonchalamment dans les 
bois & dans les montagnes , n'ofant penfer 
de peur d'attifer mes douleurs. Mon ima- 
gination qui fe refufe aux objets de peine 
laiffoit mes fens fe livrer aux împreffions 
légères mais douces des objets environ- 
nans. Mes yeux fe promenoient fans ceffe 
de l'un à l'autre , & il n'étoit pas poilîble 
que dans une variété fi grande , il ne s'en 
trouvât qui les fixoient davantage , & Us 
arrêtoient plus long-temSt 



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35^ Les Rêveries, 



Je pris goût à cette récréation des yeux 
qiii dans l'infortune repofe , amufe , diftrait 

I efprit & fufpend le fentiment des peines. 
La nature des objets aide beaucoup à cette 
diverfion & la rend plus féduifante. Les 
odeurs fuaves , les vives coideurs , les 
plus élégantes formes femblent fe difputer 
à Tenvi le droit de fixer notre attention. 

II ne faut qu'aimer le plaifir pour fe livrer 
à des fenfations fi douces ; & fi cet effet 
n'a pas lieu fur tous ceux qui en font frap- 
pés , c'eft dans les uns faute de fenfibilité 
natijrelle , & dans k plupart que leur eiprît 
trop occupé d'autres idées ne fe livre qu'à 
la dérobée aux objets qui frappent leurs 
fens. 

Une autre chofe contribue encore à éloi- 
gner du règne végétal l'attention dés gens 
de goût ; c'eft l'habitude de ne chercher 
dans les plantes que des drogues & des 
remèdes. Théophrafte s'y éto^J pris autre- 
ment , & l'on peut regarder ce philofophc 
comme le feul botanifte de l'antiquité : 
auflî n'efi: - il prefque point connu parmi 
nous ; mais grâce à un certain Diofcoridc 
grand compilateur de recettes ^ &c k fes 
commentateurs", la médecine . s'eft tçUe- 



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Vii«e. Promenade. 357 

ment emparée des plantes transformées en 
fimples , qu'on n'y voit que ce qu on n'y 
voit point ; favoir les prétendues vertus 
qu'il plaît au tiers & au quart de leur at- 
tribuer. On ne conçoit pas que l'organifa- 
tipn végétale puifie par elle-même mériter 
quelque attention ; des gens qui paffent 
leur vie à arranger favamment des coquil- 
les , fe moquent de la botanique comme 
d'une étude inutile quand on n'y joint pas , 
comme ils difent , celle de:; propriétés , 
c'eft-à-dire quand on n'abandonne pas l'ob- 
fervation de la nature qui ne ment point 
&; qui ne nous dit rien de tout cela, pour 
fe livrer uniquement à l'autorité des nom- 
mes qui font menteurs , & qui nous affir- 
ment beaucoup de chofes qu'il faut croire 
fur leur parole , fondée elle-même le plus 
fo^vent fur l'autorité d'autrui. Arrêtez- 
vous dans une prairie émaillée à examiner 
iiicceflîvement les fleurs dont elle brille ; 
ceux qui vous verront faire vous prenant 
pour un frater , vous demanderont des 
herbes pour guérir la rogne des enfans , 
la galle des hommes , ou la morve des 
chevaux. 

Ce dégoûtant préjugé eft détruit en pîurr 



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3î8 Les Rêveries, 

~~ ■ ■ . . __^^__i 

tie dans les autres pays & fur - tout en 
Angleterre , grâce à Linnaeus qui a un peu 
tire la botanique des écoles de pharmacie 
pour la rendre à l'hiâoire naturelle & aux 
ufàges économi(]|ues ; mais en France oà 
cette étude a mouis pénétré chez les gens 
du monde , on eft refté fur ce point telle- 
ment barbare , qu'un bel efprit de Paris 
voyant à Londres un jardin de curieux , 
plein d'arbres & de plantes rares , s'écria 
pour tout éloga : voila un fort bcaujard'uh 
dAfothicairc ï A ce compte le premier 
Apothicaire fiit Adam. Car il n'eft pas aifé 
d'imaginer un jardin mieux aflbrti déplan- 
tes que celui d'Eden. 

Ces idées médicinales ne font apurement 
gueres propres à rendre agréable l'étude 
de la botamque ; elles flétriffent T^Mil des 
prés , l'éclat des fleurs ,- deflechent la fraî- 
cheur des boccages , rendent la verdure 
& les ombrages infipides & dégoûtans ;* 
toutes ces ftruôures charmantes & gracieu- 
fes intéreffent fort peu quiconque ne veut 
que piler tout cela dans un mortier , & 
Ion n*ira pas chercher des guirlandes pour 
les bergères , parmi des herbes pour les 
layemens. 



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Viime. Promenade. 359 

Toute cette pharmacie ne fouilloit point 
mes images champêtres , rien n'en étoit 
>lus éloigné que des tifannes & des em- 
>lâtres. J'ai fouvènt penfé en regardant de 
>rès les champs , les vergers , les bois & 
eurs nombreux habitans que le règne vé- 
gétal étoit im magafin d'alimens donnés 
par la^nature à l'homme & aux animaux. 
Mais jamais il ne m'eft venu à Tefprit d'y 
chercher des drogues & des remèdes. Je 
ne vois rien dans ces diverfes produftions 
qui m'indique un pareil ufage , & elle 
nous auroit montré le choix , fi elle nous 
Tavoît prefcrit,^comme elle a feit pour les 
comeftibles. Je fens même que le plaifir 
que je prends à parcourir les boccages , 
(eroit empoifonné par le fentiment des in- 
firmités humaines , s'il me laiflbit penfer 
à la fièvre , à la pierre , à la goutte & au 
mal caduc. Du refte je ne difputerai point 
aux végétaux les grandes vertus qu'on leur 
attribue ; je dirai feulement qu'en fiippo- 
iànt ces vertus réelles , c'eft malice pure 
aux malades de continuer à l'être ; car de 
tant dé^ maladies que les hommes fe don- 
nent , il n'y en a pas une feule dont vingt 
ibites d'herbes ne guérifient radicalement. 



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360 Les Rêveries, 

Ces tournures d'efprit qui rapportent 
toujours tout à notre intérêt matériel , qui 
font chercher par-tout du profit ou des re- 
mecles , & qui feroient regarder avec in- 
différence toute la nature, fi l^on fe portoit 
toujours bien , n'ont jamais été les mien- 
nes. Je me (tns là-defliis tout à rebours des 
autres hommes : tout ce qui tient au fenti- 
ment de mes befoins attrifte &^gâte mes 
penfées , & jamais je n'ai trouvé de vrais 
charmes aux plaifirs de refprit qu'en per- 
dant tout-^-fait de vue l'intérêt de mon 
corps. Ainfi quand même je crolrois à la 
médecine , & quand même {es remèdes 
feroient agréables , je ne trouverois jamais 
à m'en occuper, ces délices que donne une 
contemplation pure & défintéreflee , & 
mon ame ne fauroit s'exalter & planer fur 
la nature , tant que je la fens tenir aux liens 
de mon corps. D'ailleurs, fans avoir eu 
jamais grande conjf^ce à la médecine, j'en 
ai eu beaucoup à des médecins que j'efti- 
mois, que j'aimois , & à qui je laiffois gou- 
verner ma carcaffe avec pleine autorité. 
Quinze ans d*epcpiërience m'ont inflruit à 
mes dépens ; rentré maintenant fous les 
feules loix de h nature , j'ai repris par 

elles 



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Viim«. Promenade. 361 

* ' » ' ■'■■ ■ . ■■ i^ ' ^ 

elles ma première faute. Quand les méde^ 
tins n^auroient point contre moi d'autres 
griefs , qui pourroit s'étonner de leur 
naine ? Je fuis la preuve vivante de la 
vanité de leur art & de l'inutilité de leurs 
foins. 

Non rien de perfonnel , rien qui tienne 
à l'intérêt de mon corps ne peut occuper 
vraiment mon ame. Je ne médite, je hé 
rêve jamais plus délicieufenient que quanrf 
je m'oublie moi-même. Je fens des extafes,* 
des raviffemens inexprimables à me foridres 
pour ainfi dire dans le fyftême^es êtres ^ 
à m'identifier avec la nature entière. Tant 
que les hommes furent mes frères , je me 
Kiifois des projets de félicité terreftre; ces 
projets étant toujours relatifs au tout , je 
ne pouvois être heureux que de la félicité! 
publique , & jamais Fidée d'un bonhéiVr 
particulier n'a touché mon cœur que quand 
j'ai vu mes frères ne chercher le leur que 
dans ma mifere. Alors , pour ne Jes pas 
haïr il a bien feUu les fuir , alors me refii { 
gîant chez la mère commime , j'ai cherché 
dans fes bras à me fouftraire aux atteintes' 
de fes enfans ; je fuis devenu folitaire, ou , 
comme ilsdifent, infociable & milantrope^ 

Mmoircs. Tome IL jQ 



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36x Les RÊVERIES^ 

parce que la plus fauvage folitude me pa^ 
roît préférable à la fociété des méchans, 
qui ne fe noiuiit que de trahifons & de 
haine* 

Force de m'abflenir de penfer , de peur 
de penfer à mes malheurs malgré moi; 
forcé de contenir les reftes d'une imagi- 
nation riante , mais languiflante y que tant 
d'angoiffes pourroient eflfaroucher a la fin; 
forcé de tâcher d'oublier les honunes , qui 
m'accablent d'ignominie & d'outrages , de 
peur^que l'indignation ne m'aigrît enfin 
contr*eux ; je ne puis cependant me con- 
centrer tout entier en moi-même , parce 
que mon ame expanfive cherche , malgré 
^e j'en aye > à étendre {es fentimens & 
Ion exiftence fur d'autres êtres , & je ne 

Euis plus , comme autrefois ^ me jetter tète 
aiflee dans ce vaile océan de la nature , 
parce que mes feailtés afibiblies & relâ- 
chées ne trouvent plus d'objets affez dé- 
terminés , afTez fixes , afTez à ma portée 
pour s'y attacher fortement , & que je ne, 
me fens plus aflèz de vigueur pour nager, 
dans le xahos de mes anciennes extaies^ 
Mes idées ne] font pr^fque plus que dçs 
^niàtions ^ ô( I^ fphere de mpn çnteaderi 



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y lime. Promenade, 36} 

ment ne paffe pas les objets dont je fuis 
immédiatement entouré» 

Fuyant les hommes , cherchant la folî- 
tude, n'imaginant plus , penfant encore 
moins , & cependant doue d'un tempéra- 
ment vif qui m'éloiene de l'apathie lan-^ 
guiffante oc mélancolique , je commençai 
de m'occuper de tout ce qui m'entouroit ; 
& par un inftinft fort naturel , je donnai la 
préférence aux objets les plus agréables»» 
Le règne minéral n'a rien en foi d*aimablë 
& d'attrayant ; fes richeffes enfermées dans 
le fein de la terre femblent avoir été éloi- 
gnées des regards des hommes -pour né 
pas tenter leur cupidité : elles font là comme 
en réferve pour fervir un jour de fupplé* 
ment aux véritables richeffes qui font plus 
à {a portée, & dont il perd le goût à ri^e- 
fure qu'il fe Corrompt. Alors il faut qu'il 
appelle l'induftrie , la j^eine & le travail ait 
iecours dé fesmiferes ; il fouille les én^ 
trailles de la terre , il va chercher dans 
fon centre aux rifques de fa vie & aux 
dépens de fa faute des biens imaginaires 
à la placé des biens réels qu'elle lui dffroit 
d'elle -nième quand il favoit en jouir. Il 
feût:le fokU & le jour qu'il n^eft ^lu^ 

<2 2 



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364 Les Rêveries, 

digne de voir ; il s'enterre tout vivant & 
fait bien , ne méritant plus de vivre à la 
lumière du jour. Là des carrières , des gouf- 
fres , des forges , des fourneaux , un appa- 
reil d'enclumes , de marteaux , de fiimée 
& de feux , fuccedent aux douces images 
des travaux champêtres. Les vifages hâves 
des malheureux qui languiffent dans les in- 
feôes vapeurs des mines , de noirs forge- 
rons , de hideux ciclopes , font le fpeôacle 
que l'appareil des mines fubftitue au fein de 
la terre , à celui de la verdure & des fleiu-s, 
du ciel azuré , des bergers amoureux , & 
des laboureurs robuftes fur fa furface, 
. II eft aifé , je l'avoue , d'aller ramaflànt 
du fable & des pierres , d'en remplir fes 
poches & fon cabinet-, & de fe donner avec 
-^cela les airs d'un naturalifte : mais ceux 

3WÎ s'attachent & fe bornent à ces fortes 
e coUeôions font pour l'ordinaire de ri- 
dhesignotans qui ncr cherchent à cela que 
le plaifir de l'étalage. Pour profiter dans 
rétude des minéraux, il Êiut être chy- 
mifte & phyficien ; il faut faire des expé- 
riences pénibles &c coûteùfes , travailler 
dans des laboratoires , dépenfer beaucoup 
4'argent & de tem$ parmi le charbon , les 



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Viime. Promenade. 36c 

creufèts , les fourneaux, les cornues, dans 
la fumée & les vapeurs étouffantes, tou- 
jours au rifque de fa vie & fouvent aux 
dépens de fa fanté. De tout ce trifte & 
^tigant travail réililte pour Tordinaire 
beaucoup moins de favoir que d'orgueil , 
& où eft le plus médiocre chymifte qui 
ne croye pas avoir pénétré toutes les gran- 
des opérations de la nature , pour avoir 
trovivé, par hafard peut-être, quelques 
petites combinaifons de Fart. 

Le règne animal eft plus à notre portée, 
& certainement méiîte encore mieux d'ê- 
tre étudié ; mais enfin cette étude n'a-t-elle 
pas auffi {e$ difficultés , fes embarras, fes 
dégoûts & fes peines? Sur -tout pour un 
ibiitaire qui n'a ni dans fes jeux , ni dans 
{es travaux d'affiftance à efpérer de per- 
fonne ; comment obferver , difféquer , étu- 
dier , connoître les oifeaux dans les airs , 
les poiffohs dans les eaux, les quadrupèdes 
plus légers que le vent , plus forts que 
rhomme & qui ne font pas plus difpofés 
à venir s'oflfrir à mes recherches , que 
moi de courir après eux poiu* les y.fou- 
inettre de force t J'aurois donc pour ref- 
fource des efcargots , des vers , des mou- 

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366 Les Rêveries, 

ches, & je pafferois ma vie à me* mettre 
hors d'haleine pour courir après des pa- 
pillons , à empaler de pauvres infeâes , 
à difféquer des fburis quand fen pourrois 
prendre , ou les charognes des bêtes que 
par haiard je trouverois mortes. L'étude 
^ des animaux jn*eft rien fans Tanatomie ; c'eft 
par elle qu'on apprend à les claffer , à. dit- 
tiaguer les genres , les efpeces. Pour les 
étudier par leurs mœurs , par leurs carac- 
tères , il feudroit avoir des voliéfes , des 
viviers, des toiénageries; il.feudroit les 
contraindre , en quelc»ie manière que ce 
pût être , k refter raffenablés autour de 
moi ; je n'ai ni le goût , ni les moyens de 
les tenir en captivité, ni l'agilité neceflaire 
pour les fuivre dans leiu-s allures quand 
ils font en libertés II feudra donc les étur 
dier morts , les déchirer , les défoffer , 
fouiller à loifir dans ieurs entrailles palpi- 
tantes. Quel appareil ajf&eux qu'un amphi- 
théâtre anatomique, des cadavres, puants, 
de baveufes & livides chairs , du fang, des 
inteftins dégoûtans, des fquekttes ameux, 
des vapeurs peflilentielles l Ce n'eft pus là , 
iiir ma parole , que L J» ira chercher fe* 
«QiufexaejQS* < 



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i 



Viimc Promenade. 367 

\ -- - ^-^ -^ 

' Brillantes fleurs , émail des prés, ombra- 
ges frais , ruifleaux , bofquets , verdure , 
venez purifier mon imagination falié paf 
tous ces hideux objets. Mon ame morte à 
tous les grands mouvemens ne peut plu» 
s'aflfeâer que par des objets fenfîbles ; je 
n'ai plus que des fenfations , & ce n'eft 
plus que pcr elles que la peine ou le plailir 
peuvent m'atteindre ici-bas. Attiré par les 
rians objets qui m'entourent , je les confi- 
dere, je les contemple , je les compare « 
j'apprends enfin à les clafler, & me voilà 
tout-d'un-coup aulîi botanifte qu'a befoin 
de l'être celui qui ne veut étudier la nature 
que pour trouver (ans ceffe de nouvelles 
raifons de l'aimer. 

Je ne cherche point à m'inflriûre r il eft 
trop tard. D'ailleurs , je n'ai jamais vu 

3ue tant de fcience contribuât au bonheur 
e la vie ; mais je cherche à me donner 
des amufemens doux & fimples que je 
puîffe goûter fans peine , & qui me dif- 
traifent de mes malheurs. Je n'ai ni dépenfe 
à faire , ni peine à prendre pour errer non-r 
chalamment d'herbe en herbe , de plante^ 
en plante , pour les examiner , pour corn-- 
J)ar€r leurs divers car aQeres , pout inar- 

Q4 

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368 Les Rêveries, 

qiier leurs rapports & leurs différences ; 
«nfin pour obferver l'organifation végétale 
de manière à fuivre la marche & le jet^ 
de ces machines vivantes , à chercher quel- 
quefois avec fuccès leurs loix générales, 
la ralfon & la fin de leurs ftniâtures diver- 
fcs , & à me livrer aux charmes de l'ad- 
miration reconnôiffante 5 pour la main qui 
me fait jouir de tout cela. 

Les plantes femblent avoir été femées 
avec proAifion fur la terre comme les 
étoiles dans le Ciel , pour inviter l'homme 
par Tattrait du plaifir & de la curiofité 
à l'étude de la nature ; mais les ailres 
ibnt placés loin de nous ; il faut des con- 
noiffances préliminaires , des inftruméns , 
des machines , de bien longues échelles 
pour les atteindre & les rapprocher à no?- 
tre portée. Les plantes y font naturelle- 
ment. Elles naîffent fous nos pieds, & 
dans nos mains pour ainfi dire , & ii la 
petlftffe de leurs parties effentielles les 
dérobe quelquefois à la fimple vue , les 
inftruméns qui les y rendent font d'un beau- 
" coup plus facile ufage que ceux de l'af- 
trônomie. La botanique eft l'étude d'un 
oififôc pareiTeux folitaire: une pointe Qc 



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Vllme. Promenade. 369 

une loupe font tout l'appareil dont il a 
befoin pour les obferven II fe promené , 
il erre librement d'un objet à l'autre , il 
Élit la revue de chaque fleur avec inté- 
rêt & curiofité , & fi-tôt qu'il commence 
à faifir les loix de leur ftniâure , il goûte 
à les obferver un plaifir fens peine, aufli 
vif que s'il luiencoûtoit beaucoup. Il y 
a d^s cette oifeufe occupation un char- 
me qu'on ne fent que dans le plein calme 
des paillons 9 mais qui fuffit feul alors 
pour rendre la vie neureufe & douce : 
mais fi^tôt qu'on y mêle tm motif d'in- 
térêt ou de vanité , foit pour remplir des 
places , ou pour feire des livres , fi-tôt 
qu'on ne veut apprendre que pour ins- 
truire i qu'on n'heibori/e que pour deve- 
nir auteur , ou profefleur , tout ce doux 
charme s'évanouit , on ne voit plus' dans 
les plantes que des inftrumens de nos paf- 
fions 9 on ne trouve plus aucun vrai plaifir 
dans leur étude , on ne veut plus fa voir , 
mais montrer qii'on fait , & dans les bois 
on n'eft que ivur le théâtre du monde, 
occupé du foin de s'y faire admirer ; ou 
bien fe bornant à. la botanique de cabinet 
6c de jardin tout au plus , au lieu^ ^61^ 

Q5 



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370 Les, RÊVERIES, 

ferver les végétaux: dans la nature on ne? 
s'occupe que de fyilênies 8c de méthodes ;; 
Ratière éternelle de difpute qui ne fàitpas. 
çonnoître une plante de plus, & ne jette: 
wciine vériltaHe lumière fur Thiftoire na- 
turelle & le régne végétal. De-li les.haines^ 
lesj^loufies^que la concurrence de célébrité: 
excite chez les,botaniftesauteiu-ii, autant &: 
plus.que chez, les, autres fayans. . En déïnatu*. 
rant cette aimable- ét^de ,,ik la tranfplan-- 
tent au milieu dés villes & des académies,, 
oit elle ne dégénère pas moins que les plan-- 
J^ exotiques dans les jardins des curieux,. 
Des dilpofitions bien différentes otii fait: 
pour moi de cette étude une efpece de- 
jaflion-,. qui, remplit le vide de toutes; 
c.çUcs, que je n'ai plus, Jie ^vis les ro- 
ch^rs ,. les montagnes , je m'enfonce dans^ 
les, vallons.,, dans les, bois poiu- me déro- 
ber^ autant qu'il eft poflible au fouvenir 
des. hommes ,. & aux atteintes à^s mé- 
cH^ns, Il me femble que fous les ombra- 
ges d'une forêt, je fuis oublié,, libre fc 
paiûblê comme fi je n'avois plus d'enne- 
tfii^9, ou, que le feuillage des,bois dût me: 
garantir de leurs atteintes., comme il les. 
âfiigng. de. mon. fouve/iir ^ ôc je m^imP?- 



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VII™^- Promenade. 371: 

fcM»— — — I I I I I H I II I I I l | — — ■» 

gîne dans nia bêtife qu'en ne penfant point 
a eux ils he penferont point à moi. Je 
trouve une fi grande douceur dans cette 
îllufion que je m*y livrerois tout entief 
£ ma iîtuation , ma foibleflTe & mes be- 
ibins me le permettoîent. Plus la folitiide 
où je vis alors eft profonde plus il faut: 

2ue quelque objet en rempîiffe le vide ^ 
l ceux que mon imagination me reflife 
ou que ma. mémoire repouffe for>t fup— 
pléés p«fr les produftlons fpontanéès que: 
la terre non forcée par l'es hommes , . of-- 
ïre à mes yeux de toutes parts. Le plaifir 
d'aller dans un défert chercher de nou- 
velles plantes couvre celui d*échapper à- 
mes perfécuteurs , &c parvenu dans' desi 
lieux oîi je ne vois nulles traces d*horn- 
mes , je refpîre plus à mon aife comme 
dans un afyle oii leur haine ne me pour- 
fiiit plus. 

Je me rappellerai toute ma vie une 
lîerborifation que je fis un jour dû cot& 
de la Roballa montagne du jufticier Clerc ^ 
Tétois feul , je m'enfonçai dans les anfr^c— 
tuofités de la montagne, & de toîs eiu 
Èôis, de roche en roche , je parviiïs à. uni 
léduit ÎL caché que jè n*ai vu de ma yïes 

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^7^ Les Rêverie s , 

»— — i I — — ^— ■— 

«n afpeâ plus fauvage. De noirs Êipins 
entremêles de hêtres prodigieux dontplu- 
fieurs tombés de vieillefle & entrelaffés 
lesims dans les autres^ fermoient ce ré- 
duit de barrières impénétrables, quelques 
intervalles que laiflbit cette fombre en- 
ceinte n'ofFroient au-delà que des rocher 
coupées à pic , & d'horribles précipices 
que je n*olois regarder qu'en me cou- 
chant fur le ventre. Le Duc, la Chevêche 
& rOrfraye faifoient entendre leiu-s cris 
dans les fentes de la montagne ^ quelques 
petits oifeaux rares mais familiers tempé- 
roient cependant Thorreur de cette folitu- 
de , là je trouvai la Dentaire HtptaphyU 
los , le Ciclamtn , le Niim avis , le grand 
Lafirpitium &c Quelques autres plantes qui 
me charmérient oc m amuferent long-tems : 
mais infenfihlement dominé par la forte 
ÎHipreflion des objets , j'oubliai la botani- 
ijue & les plantes , je m'affis fur des oreil- 
ler$ de Lycopodium & de Moufles , & 
|e me mis à rêver plus à mon aife en 
penfkiit que j'étois là dans un refuge ignoré 
de tout l'univers oîi les perfécuteurs ne 
nie déterrerôient pas. Un mouvement 
4'orgueil fe mêla bientôt à cette rêve- 



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Viime. Promenade. 373 

» ■ ■ ■ 

rie. Je me comparois à ces grands voya^ 

feurs qui découvrent une Ifle déferte^ 
c )e me difois avec compIaifance,.fans 
doute je fuis le preînier mortel qui ait pé« 
nétré jufqu'ici ; je me regardois prefquc 
comme un autre Colomb. Tandis que je 
me pavanois dans cette idée, j'entendis peu 
loin de moi un certain cliquetis que je 
crus reconnoître; j'écoute : le même bruit 
fe répète & fe multiplie : furpris & eu* 
rieiix , je me lève je perce à travers un 
fourré de brouffailles du côté d'où ve- 
noit le bruit , & dans une combe à ving]t 
pas du lieu même oii je' croyois être par- 
venu le premier , j'apperçois xme manur 
faûure de bas. 

Je ne f^urois exprimer l'agitation coit^ 
fiife & contradictoire que je fentis danf 
mon cœur à cette découverte. Mon çrer 
mier mouvement fut un fentimcnt de joie 
de me retrouver parmi des humains pu je 
m^étois cm totalement feul : mais ce mou- 
vement plus rapide que l'éclair , fit biea- 
tôt place à un fentiment douloureux plus 
durable , comme ne pouvant dans les an- 
tres même des Alpes échapper aux cruelles 
mains des hommes acharnés à me to\ir^ 



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374 Les Rêveries, 

menter. Carj'étois bien fur qu'il n*y avoît 
peut-être pas deux hommes dans cette- fe* 
prique qui ne fiiffent initiés dans le complot 
dont le prédicant Montmollin s'étoit feit. 
Ic chef, & qui tiroit de plus loin fes pre-^ 
miers mobiles. Je me hâtai d'écarter cette 
trifte idée & je finis par rire en moi-même , 
& de ma vanité puérile & de la manière 
comique dont j'en avois été puni. 

Mais en effet, qui jamais eût dû s*atten-- 
dre à trouver une manufaâure dans un. 
précipice.. Il ny a que la Suiffe au monde 
qui préfente ce mélange de la nature fau- 
vage , & de l'induftrie humaine. La Suiffe 
entière n*eff pour ainfî dire qu'une grande 
ville dont les rues larges St longues plus* 
mie celle de St. Antoine , font iemées de 
torêts , coupées de montagnes , & dont 
les maifons eparfes & ifoléesne communî- 

Î[ueot entr'elles cjue par des jardins anglois.. 
e me rappellai à ce fiijet une autre her- 
borifation que J^u Peyrou , Dtfchtmy^ le 
colonel P«ry , le jufticier CUrc & mof 
avions faite il y avoit quelque tems fur- 
la montagne de Ghafferon, du fommct 
de laquelle on découvre feptlacs. On noiisi 
dit qii'îl n'y 'avx>it qu'une feule mailbûi 



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Vll">«- Promenade. 375; 

■ ' f ■ ■ I Il II 

fiir cette montagne ^ & nous n^euflîons. 
fiirement pas deviné la profeflîon de celui 
qui rhabitoit, fi Ton n'eût ajouté que c'é* 
toit un Libraire ,.& qui même fâifoit fort 
bien fes affiiîres dans le pays, (*). Il me 
femble qu'un feul fait de cette efpece fait 
mieux connoître la Suiffe , que toutes les» 
defcriptions^ des voyageurs. 

En voici une auti^e de mêm« nature,. 
ou à-peu-près qui ne fait pas moins con- 
Boître im peuple fort différent.. Durant 
mon féjour à Grenoble je faifois fouvent 
de petites herborifations hors la ville avec 
le fieur iBw/eravocat de ce pays-là, noft» 
pas qu'il' aimât ni fut la botamque , mais, 
parce que s'étant fait mon garde de la 
manche ,. il fe ferfoit , autant que la chofc^ 
étoit poflîble , ime loi de ne pas me quit- 
ter d'im. pas.. Un jour nous nous pro- 
menions le long de Tlsère dans un \ievu 
tout plein de Saules épineux. Je vis fur ces, 
arbriffeaux des firuits mûrs , j'eus la eu- 
riofité d'en goûter , & leur trouvant une- 

, (*.) (Teft Tans doute la refl^tnblance.des noms qufa eut 
traîné M. Roufllau à appliquer Tanecdote do l.ibra.'Te, 4! 
Chsjfcron^ au lieu de Chajferal stutte montagne très-4tovlp^ 
4u:le$.frpaci^fe4 de la Piiqpii^auté de Neofcli^l^cl.. 



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37^ Les Rêveries^ 

petite acidité très-agréable . je me mis à 
manger de ces grains pour me rafraîchir; 
le Sieur Bovitr fe tenoit à côté de moi 
iàns m'imiter & fans rien dire* Un de (es 
amis finrint qui me voyant jncorer ces 
grains , me dit : eh ! Monfieur , que fai- 
tes-vous là ? ignorez-vous que ce fruit 
empoifonne ? Ce fruit empoilonne , m'é- 
criai-je tout furpris ! Sans doute reprit-il , 
,& tout le monde fait fi bien cela , que 
perfonne dans le pays ne s'avife d'en goû- 
ter. Je regardois le Sieiu* Bovier & je lui 
dis, pourquoi donc ne m'avertiflîez-vous 
pas ? Ah , Monfieur , me répondit-il d'un 
ton refpeôueux , je n'ofois pas prendre 
cette liberté. Je me mis à nre de cette 
humilité Dauphinoife, «n difcontinuant 
néanmoins ma petite collation. J'étois per- 
fiiadé , comme je le fuis encore , que toute 
produâion natiu-elle agréable au goût ne 
peut être nuifible au corps , ou ne Fefl du 
moins que par fon excès. Cependant j'a- 
voue que je m'écoutai un peu tout le refle 
de la journée: mais j'en fus quitte pour 
un peu d'inquiétude ; je foupai très-bien,) 
dormis mieux & me levai le matin en 
"parfaite fanté, après avoir avalé la veille, 



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VII™*- Promenade, 377 



qiiinie ou vingt grains de ce terrible Ai/?- 
popkac , qui empoifonne à très-petite dofe, 
à ce que tout le monde me dit à Greno- 
ble le lendemain- Cette aventure me pa- 
rut fi plaifante que je ne me la rappelle ja- 
mais fans rire de la fmguliere difcxétioo 
de Monfieur l'avocat Bovier. 

Toutes mes courfes de botanique , les 
diverfes impreffions du local des objets 
qui m'ont frappé, les idées qu'il ni*a fait 
naître , les incidens qui s'y font mêles , 
tout cela m'a laiffé des impreffions qui le 
renouvellent par l'afpeft des plantes her- 
borifées dans ces mêmes lieux. Je ne re- 
verrai plus ces beaux payfages , ^s fo- 
rêts , ces lacs , ces bofquets , ces rochers, 
ces montagnes dont l'afpea a toujours 
touché mon cœur : mais maintenant que 
je ne peux plus courir ces heureufes con- 
trées, je n'ai qu'à ouvrir mon herbier, 
& bientôt il m'y tranfporte. Les fragmeris 
des plantes que j'y ai cueiUies fuffifent 
pour me rappeller tout ce magnifique fpec- 
tacle. Cet herbier eft poiur moi un jour- 
nal d'herborifations , qui me les fait re- 
commencer avec un nouveau charme , & 
produit l'effet d'un optique qui les peior, 
droit derechef à mes yeux. 



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378 Les Rêveries, 

Ceft la chaîne des idées acceffoires quî 
m'attache à la botanique. Elle rafferable ôt 
rappelle à mon imagination toutes les idées 
qui la flattent davantage , les prés , les eaux^ 
les bois , la folitude , la paix fur-tout , & 
le repos qu'on trouve au milieu de tout 
cela font retracés par elle inceffamment 
à ma mémoire. Elle me fait oublier les 

Î)erfécutions des hommes , leiu* haine , 
eut mépris, leurs outrages & tous les 
#naux dont ils ont payé mon tendre & 
fincere attachement pour eux. Elle me 
tranfporte dans des habitations paifibles , 
au milieu de gens fimp!es'& bons , tek 
que ceux avec qui j'ai vécu jadis. Elle me 
rappelle & mon jeune, âge , & mes in- 
nocens pîaifirs, elle m'en feit jouir de- 
rechef, & me rend heureux bien fouvent 
encore , au milieu du plu^ trifle" fort qu ait 
..fubi jamais im mortel. 



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HUITIEME PROMENADE. 



Eî 



jN méditant fur les difpofitîons de mon 
ame dans toutes les fituations de ma vie ^ 
je fuis extrêmement firappé de voir fi peu 
de proportion entre les diverfes combi* 
naiibns de ma deftinée , & les fentimens 
habituels de bien ou mal-être dont eUes 
m*bnt affefté. Les divers intervalles de mes 
courtes profpérités ne m'ont laiiFé çrefcjue 
aucim fouveiiir agréable de la manière in- 
time & permanente dont elles m'ont afFeâé} 
& au contraire , dans toutes les miferes 
de ma vie , je me fentois conftamment 
rempli de fentimens tendres , touchans ,, 
délicieux , qui verfant un baume falutaire 
fur les bleffures de mon cœur navré , fem- 
bloient en convertir la douleur en vo- 
lupté , & dont Taimabie fouvenir me re-^ 
vient feul ^ dégagé de celui des maux que 
j'éprouvois en même tems. Il me femble 
que j'ai plus goûté la douceur de l'exif- 
tcnce ; que )'ai réellement plus vécu quand 
mes fentimens refferrés , pour aiofi dire ^ 
autour de mon cœur par ma deftinée ^ 
n'alloient point s'évaporant au - dehors. 



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.3^0 Les Rêveries, 



fur. tous les objets de l'eftime des hommes 
qui en méritent û peu par eux-mêmes , & 
qui font l'unique occupation des gens que 
Ion croit heureux. 

Quand toutétoit dans Tordre autour de 
moi ; quand j'étois content de tout ce qui 
m'entouroif & de la fphere dans laqueUe 
}^^^ à vivre , je la rempliffois de mes 
affeâions. Mon ame expanfive s'étendoit 
fur d'autres objets. Et toujours attiré loin 
de moi par ^es goûts de mille efpeces , 
par desattachemei^ aim^les qui fans ceffe 
.occiipoientmon cœur; je m^ubliois en 
quelque %on moi-même, j'étois toia 
entier à ce qui m'étoit étranger , & j'épro\i- 
vois dans la continuelle agitation de mon 
cœur, toute la vicifïitude des chofeshu- 
nwmes. Cette vie orageufe ne me laiffoit 
m paix au -dedans , ni repos au- dehors. 
Heureux en apparence , je n'avois pas un 
f^'M'mentqui pût foutenir l'épreuve de h 
réflexion , & dans lequel je puffe vraiment 
Jne complaire. Jamais je n'étois parfaite- 
ment content ni d'autnii ni de moi-même. 
Le tumulte du monde m'étourdiflbit , la 
fohtude m'ennuyoit ; j'avois fans cefle'be- 
foin de dianger de place, & je n'étois biea 



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VIII««- Promenade. 381 

nulle part. J'étois fêté pourtant, bien-voulu, 
bien reçu , careffé par-tout ; je n'avois pas 
uiî ennemi , pas un malveuiîlant , pas un 
envieux ; comme on ne cherchoit qu*à 
m'obligcr , j*avois fouvent le plaifir d^obli- 
ger moi-même beaucoup de monde ; &C 
lans bien , fans emploi , fans fauteurs , fans 
grands talens bien développés ni bien con- 
nus , je jouiffois des avantages attachés à 
tout cela , & je ne voyois perfonne dans 
aucim état , dom le fort me parût préfé- 
rable au mien. Que me manquoit-il donc 
pour être heureux ? je Tignore ; mais je 
fais que je ne Tétois pas. Que me manque- 
t-il aujourd'hui pour être le plus infortuné 
^es mortels ?. rien de tout ce que les hom* 
mes ont pu mettre du leur pour cela. Hé 
bien ! dans cet état déplorable , je ne chan- 
gerois pas encore d'être & de deftinée con- 
tre le plus fortuné d'entr'eux , & j*aime 
encore mieux être moi dans toute ma mi- 
fere que d'être aucun de ces gens -là dans 
toute leur profpérité. Réduit à moi feul , 
je me nourris , il eft vrai , de ma propre 
fubflancé 9 mais elle ne s'épuife pas ; je 
me fuffis à moi-même 5^ quoique je rumine, 
pour ain£ dire , à vide , & que mon ima- 



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38i Les RivEiiiEs, 

gînation tarie & mes idées éteintes ne foiir* 
niffent plus tfalimens à mon cœur. Mon 
ame oilufquée , obftruée par mes organes 
s'afeiflè de jour en jour , & fous le poids 
de ces lourdes maffes n*a plus affez de 
vigueur pour s'élancer comme autrefois 
hors de ia vieille enveloppe. 

C'eft à ce retour fiu* nous - mêmes que 
nous force Tadverfité ; & c'eft peut-être 
là ce qui la rend le plus infupportable à la 
plupart des hommes. Pour moi , qui ne 
trouvé à me reprocher que des fautes , j*en 
accufe ma foibleffe & je me confole, car 
jamais mal prémédité n'approcha de mon 
cœur. 

Cependant » à moînS d'être ftupide ^ 
comment contempler un moment ma fitua* 
tion fans la voir auffi horrible qu'ils l'ont 
rendue , & fens périr de ctouleur & de 
défefpoif. Loin de cela , moi le plus fenfi-' 
ble des êtres , je la contemple &c ne m'en 
émeus pas ^ & fans combats , fans efforts 
fur moi-même , je me vois prefque avec 
indifférence dans im état dont nul autre 
homme peut-être ne fupporteroit l'afpeô 
Êns effroi. 

Comment en fuîs-je venu là ? car j'étoiç 



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VIII"«- Proivienade. 383 

W I ■ I I I ■ I ■ I II I ., ^^««■■i^.^, 

bien loin de cette difpoîitîon paifible au 
premier foupçon du complot dont i'étois 
enlafle depuis long - tems , fans m'en être 
aucunement apperçu. Cette découverte 
nouvelle me bouleverfa. L'infamie & la 
trahifon me furprirent au dépourvu. Quelle 
ame honnête eft préparée à de tels gen- 
res de peines ? Il taudroit les mériter 
pour les prévoir. Je tombai dans tous les 
pièges qu'on creufa fous mes pas. L'indi- 
gnation , la fureur , le délire s emparèrent 
de moi : je perdis la tramontane. Ma tête 
fe bouleverfa , & dans les ténèbres horri- 
bles oîi Ton n'a ceffé de me tenir plongé 9 
je n'apperçus plus ni lueur pour me con- 
duire , ni appui , ni prife où je puffe me 
tenir ferme , &c réfifter au dçfefpoir qui 
m'entraînoit. 

Comment vivre heureux & tranquille 
dans cet état affreux ? J'y fuis pourtant en-» 
core & plus enfoncé que jamais , & j'y ai 
retrouve le calme & la paix ; & j'y vis heu* 
reux & tranquille , & j'y ris des incroya- 
bles tourmens que mesperfécuteurs fe don^ 
nent fans çeffe , tandis que je refte en paix, 
occupé de fleurs, d'étamines &c d'enfantilla- 
Çes^'^fic que je ne fonge pas même à eu?ç^ 



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384 Les Rêv£Ri£Sy 

Comment s'eft fait ce paflage ? naturel- 
lement , infenfiblement & fans peine. La 
première ^urprife fiit ép^uvantàle. Moi 
qui me fentois digne d'amour & d'eitime; 
moi qui me croyois honoré , chéri comme 
je méritois de l'être , je me vis travefU 
tout- d'un -coup enim monftre afireux tel 
qu'il n'en exifta jamais. Je vois toute ime 
génération fe précipiter toute entière dans 
cette étrange opinion , fans explication 9 
fans doute , fans honte & fans que je puiffe 
jparvenir à favoir jamais la caufe de cette 
étrange révolution. Je me débattis avec 
violence & ne fis que mieux m'enlacer. Je 
voulus forcer mes perfécuteurs à s'expli- 
quer avec moi ; ils n'avoient garde. Après 
m'être long-tems tourmenté lans fiiccès , 
il fallut bien prendre haleine. Cependant 
j*cfpéroîs toujours , je me difois : un aveu- 
glement fi (hipide , une fi abfurde préven- 
tion ne faurojt gagner tout le genre -hu- 
main. Il y a des hommes de fens qui ne 
partagent pas le délire ; il y a des amcs 
juiles qui déteftent la fourberie & les traî- 
tres. Cherchons , je trouverai peut - être 
enfin un homme ; fi je le trouve , ils font 
confondus. J'ai cherché vainement ; îe ne 

rai 



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HlM l HW gBBEHBEBB m i H M l II 11 f IBI I I H » 

Tai point iroiiyé, La ligue eft univerfelle, 
fans exceçition , fens «tour , & je fuis fur 
iTachever mes jours dans cette affireufe 
profçription , ùli^ jafnais en pénétrer le 
thyûere. 

Ceft dans cet état déplorable qu'aprè$ 
de longues angoifles , au lieu du defeipoit 
qui fembloit devoir ^re enfin mon par-j 
tage^ j^ai retrouvé la férénité , la tranouil- 
lité y la paix , le bonheiu: même , puilque; 
chaaue jour de ma vie me rappelle avec 
plaifir celui de la veille , & que je n'eu 
cefire point d'autre pour le lendemain. 

D'oii vient cette différence ? D'une feule 
çhofe ; c'eft que j'ai appris à porter le joug 
de la néceflitéfans murmure, Ceft queje 
m'efforçois de tenir encore à mille chofes, 
& que toutes ces prifes m'ayant fuccefli-* 
vement échappé , réduit à moi feul , j'ai 
repris eafin mon affiette. Preffé de tous 
côtés je demeure en équilibre , parce que 
îe ne m'attache plus à rien , jp ne m'ap- 
puye que fur moi. ) 

Quand je m'élevois avec tant d'ardeue 
contre l'opinion , je portois encore fort 
joug uns que je m'en apperçuffe. On veut 
jêjtre eflime des^ens qu'on eftime , ôf tant 

Jiiémoires. Tome II. R 



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}8$ Les Rêveries, 

^- • • ■ ' 

cju'e je pus juger avantageufement des hom- 
mes ou du moins de quelques hommes , 
les jugemens qu'ils portoient de moi ne 
pouvoient m'être indifférens. Je voyois 
«Jue fouvent les jugemens du public font 
équitables , mais je ne voyois pas que 
tette équité même étoit Tefllet du hafard , 
que les règles fur lefquelles les hommes 
rondent leurs opinions ne font tirées que 
de leurs paffions ou de leurs préjuges , 
qui en font Touvraee ; & que lors même 
qu'ils jugent bien , fouvent encore ces bons 
îu^emens naiffent d'im mauvais principe , 
comme lorfqu*ils feignent d'honorer en 
quelque fuccçs le mérite d'un homme , 
non par efprit de juiKce , mais pour fe 
donner un air impartial , en calomniant 
tout à leur aife le même homme fur d'au- 
tres points. 

Mais , quand après de fi longues & vai- 
nes recherches , je les vis tous refter fans 
exception dans le plus inique & abfurde 
fyftême que l'eiprit infernal pût inventer ; 
quand je vis qu'à mon égard la raifon étoit 
bannie de toutts les têtes , & l'équité de 
tous les coeurs ; quand je vis une généra- 
lion frénétique fe livrer toute entière à 



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• VIII"*®- Promena D E. 387 

. Faveugle iiireur de fes guides contre un 
infortuné qui jamais ne fit , ne voulut , ne 
rendit de mal à perfonne ; quand après 
avoir vainement cherché un homme , il 
£illut Peindre enfin ma lanterne & m*é- 
crier : il n'y en a plus ; alors je commen- 
•çai à me voir feul fur la terre, & je com- 
pris que mes contemporains n'étoient par 
rapport à moi, que des êtres mécaniques ^ 
(jui n'agiflfoient que par impulfion , & dont 
je ne pouvois calculer Taftion que par les 
loîx du mouvement. Quelque intention , 
ouelqiie paflîon que j*euffe pu fuçpofer 
aans leurs âmes, elles n'auroient jamais 
expliqué leur conduite à mon égard , d'une 
façon ^ue je puffe entendre. C'eftainfi que 
leurs difpofitions intérieures cefferent d'être 
quelque chofe pour moi» Je ne vis plus en 
eux que des maffes différemment mues , 
xlépourvues à mon égard de toute moralité. 
Dans tous les maux qui nous arrivent , 
nous regardons plus à l'intention qu'à l'ef- 
fet. Une tuile qui tombe d'un toit peut 
nou$ hleffer davantage , mais ne nous na- 
vre pas tant qu'une pierre lancée à deffein 
par une main malveuillante. Le coup porte 
4 &ÛXK quelquefois , mais l'intention ne 

R 1 



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j88 Les RÊVERIES, 

» ■ . ■ ' ' » . 

manque jamais fon atteinte. La douleur 
matérielle efl ce qu'on fent le moins dans 
les atteintes de la fortune ; &c quand les 
infortimés ne fàvent à qui s'en prendre de 
leurs malheurs , ils s'en prennent à la deC- 
tinée qu'ils perfonnifient , & à laquelle ils 
prêtent des yeux & une intelligence pour 
les tourmenter à deflein. C'eft ainfi qu'un 
joueur dépité par fes pertes , fe met en 
fiireur fans favoir contre qui. Il imagine 
un fort qui s'acharne à deffçin fur lui pour 
le tourmenter , & trouvant un aliment à 
ÙL colère , .il s'anime & s*enflamme contre 
l'ennemi qu'il s'eil: créé. L'homme fige qui 
ne voitdans tous les malheurs qui lui arri- 
vent que les coups de l'aveugle néceffité , 
n'apoint ces agitations infenfées; il crie 
dans fa douleur , mais fans'*emportement , 
fans colère , il ne fent du mal dont il eft 
h proie que l'atteinte matérielle ; & les 
coups qu'il reçoitont beattJ>leff€r ùl per- 
Anne., pas un n'arrive jufqu'àSim cœur. 
C'eft beaucoup que d'çn être vemi là, 
mais ce n'cft pas tout. Si l'on s'arrête^ 
bien avoir coupé le mal , mats c'eft avoir 
laifle la racine. Car cette racine n'eft pas 
àms les «très qui nous ibnt ètran^rst 



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Viiime. Promenade. 389 

«lie eft en noiis-mêmes , & c'eft là qii'â 
faut •travailler pour Tarracher tout-à-fait. 
Voilà ce que je fentis parfaitement, dès 
<jue je commençai de revemr à moi. Ma 
raifon ne me montrant qu'abfurdités daas 
toutes les explications que je cherchois 
à donner à ce qui m'arrive , je com- 
pris que lescaufes, les inflnmiens , les 
«rioyens de tout cela nl*étant inconnus 
& inexplicables , dévoient être nids pour 
«noi ; que je devois regarder tous les dé- 
tails de ma deftinée , comme autant d'ac- 
tes d'une pure fetalité où je ne devois 
iiippofer ni direction , ni intention , nî 
caufe morale ; qu'il faÛoit m'y foumettre 
^uîs raifonner & fans regimber parce que 
cela étoit inutile ; que tout ce que j'avoi^ 
â faire encore filr la terre ét^t de m'y re- 
garder comme un être purement paffif , 
je ne devois point ufer à réfifler inuti*- 
lement à ma deftinée, la force qui me 
reftoit pGiu: la flipportet. Voilà ce que 
je me difois ; ma raifon , mon coeur y 
acquiefçoient , & néanmoins je fentois ce 
cœur murmurer encore. D^oîi venoit ce 
Hiurmure? Je le cherchai , }e le trouvai ; 
il venojt de l'amoiu*- propre qui après 

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390 Les Rêveries^ 

s'être indigné contre les hommes , fe fou- 
levoit encore contre la raifon. 

Cette découverte n'étoit pas fi facile 
à faire qu'on poiuroit croire , car un in- 
nocent perféaité prend long-tems pour un 
pur amour de la juftice l'orgueil de fon 
petit individu. Maisauffila véritable fource 
une fois bien connue , eil facile à tarir 
ou du moins à détourner. L'eftime de foi- 
même eft le plus grand mobile des âmes 
fieres , l'amour-propre fertile en illufions 
fe déguife & fe feit prendre pour cette 
eftime ; mais quand la fraude enfin fe dé- 
couvre , & que l'amour-propre ne peut 
plus fe cacher, dès -lors il. n'eu plus à 
craindre & quoi qu'on l'étoufFe avec peine, 
en le fubjugue au moins aifément. 

Je n'eus jamais beaucoup de pente à 
l'amour-propre. Mais cette paiSon feâice 
s'étoit exaltée en moi dans le monde , & 
fur-tout quand je fus auteur ; j'en avois 
peut-être encore moins qu'un autre ^ mais 
j'en avois prodigieufement. Les terribles 
leçons que j'ai reçues Tont bientôt ren- 
fermé dans fes premières bornes ; il com- 
mença par fe révolter contre l'injuftice , 
;^»âi^ il a ^ par la dédaigner : en f# re- 



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yi£{me. ProIMENADE. 59I 

pliant fur mon ame , en coupant les rela-f 
tions extérieures qui le rendent exigeant , 
en renonçant aux comparaifons , aux pré- 
férences , il s'eft contenté que je fiiffe boa. 
pour moi ; alors redevenant apiour de 
»oi-même, il eft rentré dans Tordre d« 
la nature , & m'a xlélivré dû joug de 
l'opinion. 

Dès4ors j'ai retrouvé la paix de l'ame ,' 
jSc prefque la félicité. Car^ dans quelque 
fituation qu'on fe trouve, ceneû qtic 
par lui qu'on* eft coriftamment malheu- 
orçux. Quand il* fe tait , & que la raifon, 
parle, «lie nous confole enfin de tous les. 
inaux qu'il n'a pas dépendu de nous d'é*- 
viter. Elle les anéantit même autant qu'ik 
n'agiffent pas immédiatement fur nous ; 
car on eu fiir alors d'éviter leurs plus 
poignantes atteintes eh céffant de s'en oç*- 
cuper. ils ne font rien pour celui qui n'y 
penfe pas. I^es offenfes , les vengeances , 
les paffe-droits , les outrages , les uijuftices 
ne font rien pour celui qui ne voit dans 
les maux qu'il endure , que le mal même 
& non pas l'intention ; pour celui dont 
la place ne dépend . pas dans ia propre 
eftime de celle qu'il plaît aux autres d% 

R4 ' 

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39* Les Rêveries^ 

lui accorder. De quelque façon que les 
bommes veuillent me voir , il$ ne iâu- 
roient changer mon être^ & malgré leur 
puiflancè & malgré toutes leurs £>urdes 
intrigues , je continuerai , quoi qu'ils Êd^ 
fént y, d'&re en dépit d'eux ce que je fuis» 
SI eil vrai que leues di^ofitions à mon 
égard influent fur ma fituation réelle. La 
barrière qu'ils ont mife entr'èux & moi i 
sn'ôte toute reflburce de fubfiflance il 
id'affiâance dans ma vieillefie & mes be* 
ibins. Elle ihe rend l'argent même imitile»' 
pui£pi'il ne peut me wocufer les &rvi- 
£^s qui me iont liécefSiiceSf il n'y a plus 
ni commerce ni accours réciproque ^ ni 
correfpondance entr'èux & moi. Seul zn, 
milieu d'eux , je n'ai que moi feul pour 
Teflbiurce, & cette renource eftbien fbî^ 
ble à mon âge & dans l'état où je fuis» 
Cts maux font grands, mais & ont perdu 
fur moi toute leur force ^ depuis que j'ai 
fu les fiipporter fans m'en irriter. Les 
points où le vrai befoin fe fait fèntir font 
toujours rares. La prévoyance & l'ima- 
gination les multiplient , & c'eft par cette 
contimiité de fentiment qu'on s inquiète 
iç cpi'oa ie rend malheureux» Pour md 



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VI lime. Promenade. 593 

j'ai beau fa voir que je fbuffrirai demain y 
il me fuffit de ne pas foufFrir aujour- 
d'hui pour être tranquille. Je ne m'afteûe 
point du mal que je prévois, mais feule- 
ment de celui que je fens & cela le ré* 
duit à très-peu de chofe. Seul , malade & 
délaiffé dans mon lit , j'y peux mourir 
d'indigence, de froid & de faim , fans 
que perfonne s'en mette en peine. Mais 
qu'importe fi je ne m*en mets pas ea 
peine moi-même , & fi je m'afFefte aufïî 
peu que les autres de mon deftin quel 
qu'il foit. N'eft-ce rien fiir-tout à mon 
âge que d'avoir appris à voir la vie & 
la mort , la maladie & la fanté , la ri- 
cheflfe & la mifere , la gloire & la diffa- 
mation avec la même indifférence ? Tous, 
les autres vieillards s'inquiètent de tout; 
moi je ne m'inquiére de rien ; quoi qu'il 
puiffe arriver tout m'èft indifférent , & 
cette indifférence n'eft pas Touvrage de 
ma fàgeffe , elle eft celui de mes ennemis ;• 
& devient une compenfation des maux 
qu'ils me font. En me rendant infeafible 
à l'adverfîté, ils m'ont fait plus de bien,^ 
que s'ils m'euffént épargné (es atteintes.'. 
En ne l'éprouvant pas je pduvbi» toujours 

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J94 LESJlâVERIES, 

la craindre , au lieu qu'ea la fubjuguant, 
je ne la crains plus» 

Cette difoofition me livre ^ au imlieu 
des traverfes de ma vie y à l'incurie de 
mon naturel ^ prefque auffi pleinement que 
C îe vivoîs dans k plus complette prof- 
périté. Hors les courts momens oii je 
fuis rappelle par la préfence des objets 
aux plus doulôiu-eufes inquiétudes y tout 
le refte du tems , livré par mes penchans 
aux affeftipns qui m'attirent , mon cœur 

" iè nourrit encore des fentimens pour lef* 
quels il étoît né > & j'en jouis .avec les 
êtres imaginaires qui les produiicnt^& 
qui les partagent y comme fi ces êtres exit 
toîent réellement* Ils exiftent pour moi 
qui les ai créés, & j:e ne crains ni qu'ils 
me trahiffent ni qu*ils m^abandoanenn Ils 
dureront autant que mes malheurs mêmes 
& fiiffîront pour me les faire oublier* 

Tout me ramené à la vie heureufe & 
douce pour laquelle j'étois né ^ )e pafle 
les trois quarts de ma vie,, ou occupé 
dTobiets inuru^fs & même agréables aux- 
quels je livre avec . délices mon cfprit & 
«ics £q{ïs ; ou avec les en&ns de mes 
âotsiiks c]^ f ai créés ieloa mou C(£ur| 



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vu V^'V ROM E-H A li E. J95 

& dont le commerce en nourrit les fen- 
timens , ou ' avec moi feul , content de 
moi-même & déjà plein du bonheur que 
je fens m*êtré dû. En tout ceci Tamout 
de moi-même fait toute Fœuvre , Pamour- 
propre n*]^ entre pour rien. Il n'en eft pas 
ainii des triftes momens que je paffe en- 
core au milieu des hommes , jouet de 
îeurs careffes traîtreffes , de leurs com-^ 
plimens empoulés & dérifoires , de leuB 
«lieUeufe malignité. De quelque façon que 
je m'y fuis pu prendre, Tamour-propre 
alors fait fon jeu. La haine & Panimo*- 
iité que je vois dans leurs cœurs , à 
travefi cette groffiére enveloppe , déchi- 
rent le mien de douleur , & ridée d'être 
ainfi fottement pris pour dupe ajoute en- 
core à cette douleur im dépit très-pué- 
rile , fruit d'un fot amour-propre dont je 
fens toute la bêtife , mais que je ne puis 
fubjuguer. Les efiorts que j'ai faits pour 
m'aguerrir à ces regards infultaris & mo- 
queurs , font incroyables. Cent fois j'ai 
-paffé par les promenades publiques & par 
les lieux les plus fréquentés , dans Puni- 
que deffein de m'exercer à ces cruelles 
lûtes. Non-feulement je n'y ai pu pai> 

R 6 



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^^6 LESRâVERIES, 

Tenir , mais je n'ai même rien avancé ^ 
& tous mes pénibles mais vains efforts 
m'ont laifle tout aufii facile à troubler ^ 
à navrer , &; à indigner qu'auparavant. 

Dominé par m,es lens , auoi mie jé puifle 
£ûre , je n'ai jamais fii rénfter a leurs imr 
jweffions , & tant que l'objet agit fur eux , 
mon cœur ne cefiè d'en être meGté ; mais 
ces affeâions paffageres ne durent qu'aux 
tant que la fenlation qrui les caufe. la pré» 
fence de l'homme Jiaine\ix m'affeâfi vio- 
lemment ; mais fi-tôtquHl difparoît, l'im- 
preffion cefle ; à l'infbnt que je ne le vois 
plus , je n'y penfè plus. J'ai beau Êivoir 
qu'il va s'occuper de moi , je ne faurois 
m'occuper de lui. Le mal que je ne fens 
point aftuelleilient ne m'affeûe en aucune 
forte , le perfécuteiu- que je ne vois point 
efl nul pour moi. Je lens l'avantage que 
cette pofition donne à ceux qui dilpofent 
de ma deflinée. Qu'ils en dilpofent donc 
tout à leiu: aife. J'aime encore mieux qii'ils 
me tourmentent fans réfiflance , que d être 
forcé de penfèr à eux poiur me garantir de 
leurs coups. 

Cette aâion de mes fens fur mon cœur 
/ait le feul tournujjnt de ma vie. Les.lieyx 



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r VIII'»^- Promenade. 397 

f 
où je ne vois perfonne , je ne penfe plus 
à ma deâinée. Je ne la fens plus , je ne 
iouffi-e plus. Je fuis he weux & content uns 
diverfion , fans obftacle. Mais j'échappe 
rarement à quelque atteinte fenûble ; &c 
lorfque j'y penfe le moins , uii gefte , un. 
regard finiitre que j'apperçois , un mot eiH 
venimé que j'entends, un malveuillant mie 
je rencontre fuffit poiu: me bouleverler* 
Tovùb ce que je puis &ire en pareil cas eft 
d'oublier bien vite & de fliir. Le troublé 
de mon cœur difparoît avec Pobjet qui l'a 
caufé , & je rentre dans le calme aufll-t^ 
que je fuis feuL Ou fi quelque chofe m'in-* 
quiète , c'eû la crainte de. rencontrer fia 
mon pai&ge qiielqi^e nouveau fujet de 
douleiu-. C'eft- là ma feule p^nç ; <>^ 
die Tuffit pour altérer mon bonheur. Je 
loge au milieu de Paris, En fbrtanit de chez 
moi. je foupire après la campagne & lafo» 
litude ; mais il feut l'aller chercher fi loito 
qu'avant de pouvoir refpirer à monaife, 
je trouve en mon chemin mille objets qui 
. me ferrent le cœur, & la moitié de la jciur* 
née fe paffe en angoiflfes ., avant que faye 
atteint l'afyle que je vais chercher; Heu- 
reux dîi moins qua^d oa me làifie acheter 



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J9^ . Les Rêveries, 

»■ I ■'■ ■ ■ I ■ ■ Il II >■— — 

liia roiite. Le moment où j'échappe au cor- 
tège des méchans eft délicieux ; & ii - tôt 
cme je me vois fous les arbres , au milieu 
oe la verdure , je crois me voir dans le 
paradis terreftre , & je goûte un plaifir 
interne auffi vif que fi j'etois le plus heu- 
reux des mortels. 

: Je me fouviens parfeitement que durant 
mes courtes profperités , ces mêmes pro- 
menades folitaires qui me font aujourd'hui 
fi délicieufes , m'étoi^nt infipides & en- 
nuyeufes. Quand j'étois chez quelqu'un à 
la campagne , le befoin de faire dç l'exer- 
cice & de refoirer le grand air , me fài- 
foit fouvent fortir feul , & m'échappant 
comme un voleur, je m'allois promener 
dans le parc ou dans la campagne. Mais 
loin d'y trouver le calme heureux que j'y 
goûte aujourd'hui , fy portois l'agitation 
des. vaines idées qui m'avoient occupé 
dans le fklon; le fouvenir de la compagnie 
que j'y avois laiffée ni'y luivoit. I>ans la 
folitude , les vapeurs de l'amour - propre 
& le tumulte du monde terniffoient à mes 
yeux la fraîcheur des bofquets , & trou-* 
Sloient la paix de la retraite. Tavois beau 
fuir au fond des boi^ ^ u^e foule impor^ 



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Vxiime. Promenade. 3951 

tune m'y fuivoit par-tout , & voiloit poiur 
moi toute la nature. Ce n*eft qu'après m'ê* 
tre détaché des paflions fociales & de leur 
trifte cortège , que je l'ai retrouvée avec 
tous fes charmes. 

Convaincu de l'impolTibilité de contenir 
ces premiers mouvemens involontaires , 
j'ai ceffé tous mes efforts pour cela. Je ^ 
laiffe à chaque atteinte mon fang s'allumer , 
la colère & l'indignation s'emparer de me« 
fens i je cède à la nature cette première 
explofion que toutes mes forces ne pour- 
roient arrêter ni fiifpendre. h tâche feu- 
lement d'en arrêter les fuites avant qu'elle 
ait produit aucun effet. Les yeux étince- 
lans , le feu du vifage , le tremblement des 
membres , les fuffocantes palpitations » 
tout cela tient au feul phyfK|ue , & le rair 
fonnement n'y peut rien. Mais après avoir 
laiffé faire au naturel fa première explo^ 
fion , l'on peut redevenir fon propre mai-* 
ti'e en reprenant peu-à-peu ks fens ; c'eft 
ce que j'ai tâché de foire long -tems iàns 
fuccès, mais enfin pkis heureufement ; & 
celïant d'employer ma force en vaine ré- 
fiftance , )'attends te moment de vaincre 
en laiûknt agir 01a râifon ^ car elle ae mQ 



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400 Les Rêveries, 

parle que quand elle peut fe faire écouter. 
Eh! que dis-je, hélas ! ma raifon ? faurois 
grand tort encore de lui feire Thonneur 
de ce triomphe , car eUe n'y a gueres de 
part ; tout vient également d*un tempéra- 
ment verlàtiie qu'un vent impétueux agite , 
Biais qui rentre dans le calme à Pinftant 
que le vent ne fouffle plus ; c'eft mon na- 
turel ardent qui m'agite, c'eft mon naturel 
indolent qui m^appaife. Je cède à toutes 
les impiduons préfentes , tout choc me 
donne un mouvement vif & court ; fi-tôt 
qu'il n'y a plus de choc , le mouvement 
cefle , rien de communiqué ne peut fe 
prolonger en moi. Tous les événemens de 
la fortune , toutes les maclûnes des hom- 
mes ont peu de prife fur un homme aînfî 
confKtué. Pour m'affeâer de peines dura- 
bles , il Êiudroit que l'impreffion fe renou- 
vellâtà chaque irklant. Ou* les intervalles, 
quelque courts qu'ils foient, fufîîfent pour 
me rendre à moi-mêmç. Je fiiis ce qu'il 
plaît aux hommes tant qu'Us peuvent agir 
fur mes fens , mais â%i premier infbnt de 
relâche , je rédeviens ce que la nature a 
voulu ; c'eft là , quoiqu'on puiffe faire , 
mon état le plus conÉant, & celui par le* 



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î yillmei P r o M E N A D E. 4Qt 

quel , en dépit de la deitinée , je goûte un 
bonheur pour lequel je me fens conftitué. 
J'ai décrit cet état dans une de mes rêve- 
ries ; il me convient fi bien que je ne de-? 
fire autre chofe que fa durée, & ne crains 
eue de le voir troubler. Le mal que m'ont 
rait les liommes ne me touche en aucune 
forte ; la crainte feule de celui qu'ils peu* 
vent me faire encore eft capable de m'agi- 
ter ; mais certain qu'ils n'ont plus de nou- 
velle prife par laquelle ils puiflent m'afFec- 
ter d'un fentiment pemianefit , je me ris de 
toutes leurs trames , &c je jouis de i^oi* 
même en dépit d^eux. 




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NEUVIEME PROMENADE. 



ij E bonheur eu un état permanent qui 
ne femble pas fait ici - bas pour Thommew 
Tout eft fur la terre dans lui flux continuel 
qui ne permet à rien d'y prendre une for- 
me conflante. Tout change autour de nous. 
Nous changeons nous - mêmes , & nul ne 
peut s'affurer qu'il aimera demain ce qu'il 
aime aujoinrd'hui. Ainfi tous nos projets 
de jfelicité pour cette vie font des chimè- 
res. Profitons du contentement d'efprit 
quand il vient, gardpns-nous de l'éloigner 
par notre feute , mais ne faifons pas des 

i)rojets pour Tenchaîner , car ces projets- 
à font de pures folies. J'ai peu vu d'hom- 
mes heureux , peut- être point : mais j'ai 
fouvent vu des cœurs conteris, & de tous 
les objets qui m'ont frappé c'eft celui 
qui m'aie plus contenté moi-même. Jç 
crois que c'eft une fuite naturelle du pou- 
voir des fenfations fur mes fentimens in* 
ternes. Le bonheur n'a point d*enfeigne 
extérieure ; pour le connoître il faudroit 
lire dans le cœur de l'homme heureux ; 
0iais le contentement fe lit dans les yeux. 



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I X««- Promenade. 403 

dans le maintien , dan5 Taccent, dans la dé- 
marche , & femble fe communiquer à celui 
3ui Tapperçoit. Eft-il une jouiflance plus 
ouce que de voir un peuple entier fe 
livrer à la joie un jour de fête , & tous 
les cœurs s'épanouir aux rayons expanlife 
du plaifir qui paffe rapidement, mais vive- 
ment , à travers les nuages de la vie ? . • 

Il y a trois joiu-s que M. P. vînt avec 
im empreffement extraordinaire me mon- 
trer reloge de Mde. Geof&in par M. D. 
La ledure fut précédée de longs & grands 
€clats de rire fur le ridicide néologiime de 
cette pièce, & fur les badins jeux de mots 
dont n la difoit remplie, U commença de 
lire en riant toujours. Je Técoutois d'un 
férieux qui le calma , & voyant que je ne 
rimitois point, li cefla enfin de rire. L'ar* 
ticle le plus long & le plus recherché dé 
cette pièce , rouloit fur' le plaifir que pre- 
noit Mde. Geoffrin à voir les enfans & à 
les faire caufer. L'auteur tiroit avec raifoa 
de cette difpofition une preuve de boa 
naturel. Mais il ne s'arrêtoit pas là , 8c il 
accufoit décidément de mauvais naturel & 
de méchanceté ^ tous ceux qui u'avoient 



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404 Les Rêveries, 

pa^^le même goût , au point de dire que 
fi l'on interrogeoit là-deffiis ceux quon 
mené au gibet ou à la roue, tous convien- 
droient qu'ils n'avoient pas aimé les ea- 
£ins. Ces affertions faifoient un effet fin- 
gulier dans la place oh elles étoient. Sup- 
yofent tout cela Arrai, étoit-celà'Poccafion 
de le dire , & felîoit-à fouiller l'éloge d'une 
femme efHmable des images de fupplice & 
de malfeiteurs ? Je compris aifement le 
motif de cette affeâation vilaine , & quand 
M. P. eût fini de lire , en relevant ce qui 
m'avoit paru bien dans l'éloge , j'ajoutai 
que l'auteur en l'écrivant avoit dans le 
coeur moins d*amitié que de haine. 

Le lendemain , le tems étant aflez beau 
quoique froid , j'allai faire une courfe jus- 
qu'à l'Ecole militaire , comptant d'y trou- 
ver des mouffes en pleine fleur ; en allant 
je rivois fur la vifite de la veille , & fiir 
l'écrit de M. D. où )e penfois bien que le 
placage épifodique n'avoit pas été mis fans 
deffein , & la feule affeâation de m'appor- 
ter cette brochure , à moi , à qui Ton cache 
tout, m'apprenoit affe2 quel en étoit l'ob- 
jet. J'avois mis mes enfans aux enfkns 
trouvés. C'en étoh affez pour m'avoir tra-. 



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essssssssssssssssssssssssssss^^ 

jXmc- Promenade. 405 

vefti en père dénaturé y & dé-là en éten- 
dant & careffant cette idée , on en avoit . 
peu^à-peu tiré la conféquence évidente que 
je haïnois les enfans ; en fuivant par lat^ 
penfée la chaîne de ces gradations, j*ad- 
mirois avec quel art TinduArie humaine 
fait changer les chofes du blanc au noir. 
Car je ne crois pas que japiais homme ait 
plus aimé que moi a voir de petits bam- 
bins folâtrer & jouer enfemble , & fou- 
vent dans la rue & aux promenades je 
m'arrête à regarder leur efpiéglerie & leurs 
petits jeux avec un intérêt que je ne vois 
partager à perfonne. Le jour même où vint 
M. P. une heure avant fa vifite , j'avois eu 
celle des deux petits du Souffoi les plus 
jeunes en&ns de mon hôte , dont Taîné 
peut avoir fept ans. Ils étoient venus 
m'embraffer de fi bon cœur , & je leur 
avois rendu fi tendrement leurs careffes 9 
que malgré la difparité des âges , ilsavoient 
paru fe plaire avec moi fmcéremwit ; & 
pour moi j'étois tranfporté d'aife de voie 
que ma vieille figure ne les avoit pas re-* 
butés ; le cadet même parolffoit venir à 
moi fi volpntiers que , plus enfent qu'eux. 
Je me fentois attacher à lui déjà par pré« 



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j^6 Les Rêveries, 

• — ■ — - ■ 

férence , & je le vis partir avec autant de 
regret qiie s'il m*eût appartenu. 

Je comprends que le reproche d'avoir 
jnîs mes enfans aux enfàns trouvés a feci- 
lement dégénéré , avec im peu de tour- 
nure, en celui d'être un père dénaturé & 
de haïr les enfans. Cependant , il eft fîir 
que c'eft la crainte d'une deftinée pour 
eux mille fois pire , & prefque inévitable 
par toute autre voie , qui m'a le plus dé- 
terminé dans cette démarche. Plus indiflé- 
rent ûxt ce qu'ils deviendroient , & hors 
d'état de les élever moi-même , il aiu'oit 
feUu , dans ma fituation , les laiffer élever 
par leur mère qui les auroit gâtés , & par 
ù famille qui en auroit fait &s monflres. 
Je fi-émis encore d'y penfer. Ce que Maho- 
met fit de Saïde n'efl rien auprès de ce 
qu'on auroit &it d'eux à mon é^d , ic 
les pièges qu'on m'a tendus là-defliis dans 
la fuite , me confirment aflfez que le pro* 
jet en avoit été formé. A la vérité j'etois 
bien éloigné de prévoir alors ces trames 
atroces : mais je favois que l'éducation 
pour eux la moins périlleufe étoit celle 
çics en&ns trouvés. ; & je les y mis. Je le 
&roi^ encore , avec bien moins de doute 



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IX"^- Promenade. 407 

auflî , fi la chofe étoit à faire , & je fais 
bien que nul père n'eft plus tendre que je 
Faiirois été pour eux , pour peu que Tha- 
Bkude eût aidé la nature. 

Si j'ai fait quelque progrès dans la con- 
noifTance du cœur humain , c'eft le plaifîr 
que j'avois à voir & obferver les enj&ns 
qiiini'a valu cette connoiffance. Ce même 
plaifir dans ma jeuneffe y a mis ime efpece 
d'obftacle, car je jouois avec les enfànsfî 
gaîment & de fi bon cœur que je ne fon*- 
geois gueres à les étudier. Mais quand en 
vieillifi&nt j'ai vu que ma figure caduque 
les inquiétoit , je me fiiis aDfl:enu de les 
importuner ; j'ai mieux aimé me priver 
d'un plaifir que de troubler leur joie , & 
content alors de me fatisÊiire en regardant 
leurs jeux & tous leurs petits manèges , 
l'ai trouvé le dédommagement de mon fa- 
crifice dans les lumières que ces obferva- 
tions m'ont fait acquérir fur les premiers 
& vrais mouvemens de la nature, auxquels 
tous nos favans ne connoifient rien. J'ai 
configné dans mes écrits la preuve que je 
m'étois occupé de cette recherche, trop 
foigneufement pour ne l'avoir pas faite 
av^c plaifir ^ 6c ce ieroit apurement h 



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4o8 Les Rêveries, 

chofe du fponde la plus incroyable cpe 
THéloife &c l'Emile fuflent l'ouvrage d un 
iionune qui n'aimoit pas les enâns. 

Je n'eus jamais ni préfence d'eiprit , nî 
&cilité de parler ; mais depuis mes mal- 
heurs ma langue & ma tête fe font de plus 
en plus embarraflees. L'idée & le mot pro-» 
pre m'échappent également ,& rien n'exige 
un meilleur difcemement & un choix d'ex« 
preiSons plus juftes que les propos qu'on 
tient aux en&ns. Ce qui augmente encore 
en moi cet embarras , eft l'attention des 
écoutans, les interprétations & le poids 
qu'ils donnent à tout ce qui part d'un 
homme qui , ayant écrit expreflement pour 
les çn&ns , eft fuppofë ne devoir leur par- 
ler quç par oracles. Cette gêne extrême & 
rinaptitude que je me fens me trouUe , 
me déconcerte , & je ferois bien plus à 
mon aife devant im Monarque d'Aue eue 
flevant un bambin qu'il feut Êdre babil£&n 
. Un autre inconvénient me tient main- 
tenant plus éloigné d'eux , & depuis mes 
malheurs je les vois toujours avec le même 
plaifir, mais je n'ai plus avec eux la même 
lamiKarité. Les enfiais n'aiment pas b vieil- 
Icfle, L'a^eâ de k nature iéùaiiante eft 

hideux 



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IXme. P a o M k N A D £• 4D9 

ludeiixà leitrsyeidc. Leur répiignancé que 
J'apperçois me navre, & j'àiinfe mieiri 
xn'abftenir de les careffer , que die'.leur 
donner de la gêne ou du dégoût. Ce mo- 
tif qui n*agit que fur les âmes vraiment 
aimantes , eft nul pour tous nos dofteurs 
& dodoreffes; Mde. GéofFrii^ s*e'mbarraf^ 
foitfort peti que les enfans eiment du plaî- 
fir avec elle , pourvu qil'elle en eût avéô 




ni dans Tâge où jé voyois le petit coeut 
d*im enfant s*^panduir avec le' mien. ^S} 
cela pouvoît m'aririver encore, de plaifit 
devenu plus rare n'en ferôit pour moï que 
plus vif ; je réprouYois bien l*^i!tre matin 
par celui que je prenois à c^reffer les pe- 
tits du Smïfiçi j non- feulement parce qiit 
la Bonne qui les conduifoit ne m'en impo* 
foit'pas beaucoup , & que je fêntois moins 
le befoîn de m^écouter devant ellej m2iis 
^core parce que Tair jovial avec lequel 
3s mVibordercnt ne les quitta point , & ' 
qu?ils ne partirent ni fe déplaire hi fen^ 
nuyer aveà moî. . ; , . . . ^^ 

"' Ohî fi'favbis eùéàfé qutl^teà'môinerfl 
Mémoires. TQ2ç§ !!« S 

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410 . t ES. Rêveries , 

4e pures careflfe$ qui vinflent du cœur ^ 
ne fïxt - ce que d'un enfent encore en ja- 
quette , il je pouvois voir encore dans 
3uelques yeux la joie & le contentement 
'êtise avec moi , de copibien de maux & 
de peines ne me dédommageroient pas ces 
courts .mais doux ëparicbemens de mon 
cœur ? Ah î. je né liy-ois pas obligé de 
chercher pai*mi les animaux , le regard de 
la bienveuillance qui m'eft déformais fe- 
fiifé parnu Ie$ hupiains. J'en puis juger fur 
bien peu d'exemples , mais toujours chers 
â nion fouvf nin En voici im qu'en tout 
autre état;j?aurbis oublié preique , & dont 
nmprefljdii mi^îl afôlt fur moi peint bien 
fowiç^m^, miftre, ^ 

. II y à deux ans j qviç m'étant allé pro* 
mener du côté de Ja fio^vette France , je 
pouifai .pîùs loin ; p}iîs tirant à gauche Se 
voletant tourner autour de Montmartre, 
je traveiïài le vijlage, de Clignancojurt. Je 
jmarchpis dîftnSt §c .rêvant fans regîuxler 
autour ^dè mol , quand tôut-4-çoyp je me 
fentis f^i|ir les genou^, Je regarde ^ & je 
vois un petit enfant de cinq à fîx.ans qui 
ïerroit mes genoux de toute! fe* force ea 
Jne,r?^r4ani^4)^nJ^tTl. ^5^ iiça- 

(^ .Il tf:r;T .iv 



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IJCP'r -P R o M E N A D E. 41 r 



reflânt , que mes entrailles s'émurent. Je 
me difois : ç'eûainfique j'aurois été traité 
ides miens. Je pris Tenfknt dans mes bras, 
je le baiiai pluûeurs fois dans \ine efpeq^ 
de trafifport , & puis., je continuai moa 
chemin. Jefentois en marchant qu'il me 
manquoit quelque chofe. Un befoin nai^ 
iant me ranxenoit fur mes pas. Je me re- 
prochois d'avoir quitté fi brufquement cet 
eofsuit ;, je çroyois , yôir dans fon aûion , 
fans caule apparente^ un^ forte. d'iqfpira-* 
Xipn qu'il lie êi^oit pa$ dédaigner^ Enfin 
oéd^int à la tentation , jç reviens fur me$ 
pas;. je coursa T^nfent, ip l'embraffe dç 
nouveau, &c je lui donne, de quoi acheter 
des^pj^tits .pains dç; î^anterre, dont le mar- 
ich^d p^oît^là par,]^iàrd y & je comment 
çai à le;, faire jafer j je lui de^mandai qui 
etoit f^n Ipere} il me le niantra qui rçlioit 
des toimeaux ;' j^étois prêt à quitter l'enfant 
pour aller hii parler , quand je vis que 
J'avcjs été prévenu par un homme de 
jDÛ^iS^^fe mine , qui me parut être une de 
^es ^nwsiuches qu'on tient farts ceSe à mes 
troi^S* Tandis que cet ho^me lui parlait 
^1 oreille j je vis Us regards du tonnelier 
kfixçr aitentivementfur moi d'un air qui 



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4i2 TLES RI VÉRIÊS', 

hWoitrien d'amical. Cet objet me refferrâ 
le cœur à Knifant , & je quittai le père ^ 
Tenfknt avec plus de promptitude que te 
tf en avoik nm -à revenir fur mes pas, matk 
dam un trouWe moiiis agréaMe, qui chan- 
jgeà toutes mes difoofitîons. Je Ifes ai pour- 
tant fenti renaître fbuvent depuis lors , je 
fiiis repafle phifieurs fois p^r Cltgnancourt 
dans fiefpérance d'y revoir cet enfeot y 
mais je n'ai plus'révit ni lui ni Te père, & 
il ne ih'eft- pl^5 refté de cette' rencontre 
fc|u*uh fouvenir^àfKx vif.mêlé toùjoiu^ de 
Ôoùceur & de tritteffé , comme tciutes^ lei 
émotions qui pénètrent wicore quelquefois 
|ufmies à mon cœur. , 
" Il y a coinpenfàtiou à todtj; fi meis'plaî- 
f rs font raïtes ^^courti', je les goftte ^ufi 
jpk^ç^vivettieht ^uand* il? viennent ,* .^e 
s'ils? m'étoient^lus fâmilier^-; jtles'numne, 
pour ainA dire, par ^è fréqjnens fouve- 
nirs ; & quelque^ rares qii'lls foient , s'ils 
i^oient purs & fans mélange , je ferois plus 
fcèurejux , peut - être.,'ëuç dans ma proroê- 
m. IDf^^Pexfràxi^tîliferè, orffe^puvè 
ri^e die-pcfuriHi giièiîf feiutroùvîSf.iltiS^ 
en eft plu$ àffe^éîSi^ rieie fetoit ùtf Wdhè 
en trouvant urié bOitte tPor;'Oii Hroitfi 



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■ ■ ■ ! ! ■ I ■ ■ I ■ »! ■ ' ■■■' II* '1 Wl l^r » 1" -1 ip n . I J ■■ I I I I m. I il . I I II II 

fbrt 4*5 moin<kes plaifii^ de i^tte éfpecé, 
çpie.jepiiîs diéfober à ia vigibfcv^e deihe^ 
perfécutçjurffi* Un <les plus dfmx s'offrit il 
y a qtf^treoii cinq afts, qiie je. ne me rap- 
pèllec)ân%u5^^ fa0S mê .fentir ravi d'aife d'en 
avoir fi bien profité. 

> Uil diinaftche nqii€t étions allés ^ . ma 
feftl<Ae& dK)i,:dÎHer à la iporte Maill0t^ 
A^rès ïe<lîd«riioiis traveriôhi^ le boiis dç 
Boulogne jufqpii'à te Muette. Là nouis nolisl 
aSimes fur rherl* à TénÀre eri attendant 
^e le foleil fut baiflé , pour nolis en re-r 
tourner en&îte toui doucement par Paffy^ 
Une vingtaiinp* de petites; filles conduites 
pâi- luie manière de rdigie«fe> virtrént les 
u#i^ s'afieoir ,le3> autres folâtrer affez prèft 
as nonsk Durant leurs jeiix vint à paflfer. 
un Oubliewr avec fon tamboiir & fon tour-^ 
niquet , qui cberchoît pratique. Je vis que 
te$. petites filles convbitoieùt fort les oun 
Wie^) &jd(euac ou trois. dVmr'dlesr qui 3q^ 
parewmént poffledoiàîliqùfelqtœsrliàrds ç de- 
4)anderèntJà pethôûtàh^dt ]imep. Tan^ 
^e la géuvernante héfitoit & di^utcôti: 
.^appellu rOublieul- & je lui dis : faites ti-i 
^*f( Hautes ces. Demoiselles chacune à fom 

S3 



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414 Les Rêveries^ 

tour & je vous payerai le tout. Ce mot 
répandit dans toute la troupe une joie qui 
feule eût plus que payé ma bourfe , quanë 
je Taurois toute employée à cela. 

Comme je vis qu'elles s'empreffoîent 
avec un peu de conAiûon , avec Tagré-* 
jnent de la gouvernante , je les fis ranger 
toutes d'un côté , & puis paffer de l'autre 
côté Pime après l'autre , à mefiire qu'eues 
avoieni tiré. Quoi qu'il n'y eût point de 
billet blanc 6c qu'il revînt au moins une 
oublie à chaame de celles qui n'auroîent 
rien, qu'aucune d'elles ne pouvoit donc 
être abfohihient mécontente; afin de ren-' 
dre la fête encore plus gaie, je dis en fe- 
cret à rOublieur d'uf^ de foïi adrefle ordi- 
naire en fens cont/aire , en fai&nt tomber 
autant de bons lots qu'il pourroit & que 
je lui en tiendrois compte. Au moyen de 
cette prévoyance ^ il y eut près d'une 
centaine d'oubliés diftribuées quoique les 
jeunes filles ne tiraifent chacuiœ qu'une 
ieule fois i car là^deffus je fus inexora- 
ble, ne voulant ni favorîfer des abus, ni 
marquer des préférences qui produiroient 
des mécontentemens. Ma fènune infinua à 
celles qui avoient de bons lots d'en £ûre 



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I X"*»*- P R O M E N A Ô É, 41 5^ 

part à leurs camarades , au moyen de quoi ' 
le partage devint prefcpie égal , & là joie 
plus générale. 

Je priai la religieufe de tirer à fon tour, 
craignant fort qii elle ne rejettât dédaigheu- ' 
fement mon ofte ; elle l'accepta de bonne 
gtâce, tira comme les penfionnaifés , . & ' 
prit fans façon ce qui' lui revint Je lui 
en fus un gré infini , & je trouvai à cela 
une forte de politeffe qxii me plut fort , ôf : 
qui vaut bien , Je crois , celle des fîma- 
grées- Pendant tOutfe cette opératîpn , il y 
€iit des disputes '<iu'on porta devant mon 
tribunal , & ces petites filles venant plai- 
der tour-à-tour^ leur caufe me donneront 
occafion de remarquer, que quoiqu'il n'y 
en eût aucune de jolie , la gentilleffe de 
quelques-unes faîfôit oublier leur laideur. ' 
' Nous nous quittâmes enfin très-contens ' 
les uns des autres ^ & cet après - midi fiit 
un de cetix de ma Vie dont je me rap- 
pelle le fouvénir avec le plus de iatis- 
fàcHon. La fête au refte ne fut pas nii- 
neufe. Pour trente fols qu'il m'en coûta 
tout au plus, il y e\it pour plus de cent 
écus de contentement ; tant il eft vrai mie- ' 
le plaifîrne femefure pas fur 4a d^itfe, 

S 4 



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4J6 t^S RÊV,E|IIES, 

— 1—— — I II t I II ^ ^M^^M^ 

&,que ia^joie ^ plus aime dçs liards que 
de$ louis. Je fuis revenu plufieurs autres* 
fois à la même place , à la même heure*, 
cfpérçpt 4'y (rencontrer encore la petite 
tfpupefc4W4S'cela n'eft^plas arrivé* 

. Ceci x^ç , rappelé .uo aiutre amufement 
ànjpeii7:j^ès de même ^fpece , dont Iç ibu- 
vejaif, m'efl; reilé 4« beaucoup plus. loin. 
Cétoit dans le malheureux toms oà Êui- 
iilë parmi Içs riches & tes gens de lettres » 
j'etois) (jiielqùçfois J-éduit â partager leurs 
traites p^ifirsr J'é^i^ è là Chevrette au 
tenis.delarilt^. du v^^at de la inaifon; 
toute If Êwdfll^s'^tmt réunie pom^la cé- 
lébrer ; Sc^out i!4clat des plaifirs bruyans 
fut %js en œuvre pour cet eflfet. Speâa- 
cles ,. feftins j feux d'artifice , ri^i ne fut 
épargné/L'on tÇ^volt pas.lç tem$î de pren- 
dre haie^oe;,: & i'4>n ^'^u^diiToil «u Ueu 
de sfajmvfer* Apràs^ le dîner on alla pren- 
dre Tair 4a^$ Favemie , QÎi jfe tenoit ime 
efpece de foire» On danfoit t les Meffieurs 
daignèrent danfer avec les payfannes , mais 
le^ Dâpies gardèrent leur dignité. On ven- 
doit là 4^s ^ifis d?épi<;«i Un jeiHie homme 
dCjla, çpmpiÊignie s'^vife d'en adb^eter pour 
k^ bfl««r, i!ttnr ^è^ Ta^riÇ W mil&u de 



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JJXV- Vk^ô mena d^e. ^17 

» y ■ 1 I f — 

I4. fpiile^i8ç Ijpfi^^ri^ tant de plajur àyoirt 
toi^ ç^^m^nis fç^ precipjt^', fè;Jbattr<^,j 
f^ rçiwener pour en avair, que tout Je ;. 
monade ^vcnilùt fe do^uoerle mêmp plaifi^f ^ 
Etpai^s d'çmçe <{e voler. 4 droite èc,k- 
gsjiçhe^. ÔC felle^,^ garçonj^ 4e ^çcHi^r ,- 
djenfafler , ;o4 VeÔr^pier:^ c§ki;,p^rçiffoit 
cb^ia^ît; ^^tpi^t le nipîKÎe.; Jj^ fi^ ^^mm©- 
Içs autres par mauva^fe Honte ^ quoi >qu*e|i, 
dedans je ne.m'amufaÉfe.pps, autant qa'eujf^ 
^aiS'bîen^ot ennuyé 4e vider ma bourfe 
P9^ir;fair€( ççr^er Iff geng ^^je laii&i % 
1^ l3ionnfi:cpn>p?gw^j:.« fe;;fys. in^, pp^*: 
nje^rr^eulj d^ns^ jîi rfo^. j^ variété degj 
©bje^ /n^'^ny^^ il<?qg-tems* J a^ei-^ç en-t 
tr'aunriçs cinq, oj^ ûpc làyoyards^ aytQUfd'un^ 
petite .^lleqwî. avoit ^nçprç'fur ion in-, 
Vôntaire^ une ^ç>u7jàti£ de cl^tive$ ppnT-> 
jif çîs /font €llp âttroit bicïjL \^ulu fedébaf-s 
ra^er. Lf$f fayoyardf dp ieur^cotérai^roie^il , 
bien ypuljbi IW d^barfa^er. , m^i$ il? ji'h*- 
v^Mfidtîquedeufltou trois Ikrds àeiix tous,> 
& ce n'étoit pas de quoi ftâre une grande 
bîrêcbe aux potntnQs, Cet inventaire étoit 
pouf, eux ter j^<^n des Hefpérid^ ^ . & 1^ 
j^pi.ûllp, iiqk If nd^afioft' ^^ie^:'gâr4<^î^ 
jCette tomédie m'amufe long-tems j j*çn fis 

s j 

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4i8 Les Rêveries, 

■ ' '" '■''' ^ ■ I < 

enfin k dénouement en payant 1er pom- 
ines à la petite fille , & tes lui feifant dit 
tribuer aux petits garçons. J'eus alors un 
àes plus doux fpeâacles qui puiflent fiât-* 
ter un cœvir d'homme , celm de voir h 
îoie uriie avec l'innocence de l'âge feié-' 
pandre tout autour de moi. Car ksfpec- 
tateurs même en la voyant ta partage- ' 
rent , & moi <jui partageois à fi bonmar*" 
ché cette joie , j'avois de plus celle defen- 
tir qu'elle étoit mon ouvrage. 

En comparant cet amufement avec ceux 
que je v^nois de quitter , )e fentois avec ; 
îatis&âibn la différence qu'il y a d^ goût$ ' 
fains , & dès plaifib naturels, à ceux que- 
fiit nsutre l'opulence, & qui te font gue* * 
res que des plaifirs de moquerie , & des 

foûts exclufifs engendrés par le mépris. 
;ar quelle forte de plaifir pouvoi^en pren- 
dre à voir des troupeadX d'jiommes avilis • 
par la mifere , s'entaffer, is'étduffer , s'ef- 
tropier triitalement pour s'ai'racher avide- 
ment quelques morceaux de pains d'épice 
foulés aux pieds & couverts de boue ? ' 
De mon côté qitand j'ai bien réflédii 
fur l'e^ece de volupté c^ie je goûtois dans 
ces fortes d'(>tcafiorts, j'ai trouvé qu'elle 






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IXme. P R O M E N A D Ej, 419 .^ 

a— ^^— ■ II. Il I — ^i— ^M^^— 

coniiftoit moins dans un fentiment de bien- , 
£n{ance que dans le plaifir de voir des viû- 
ges contens.Cet afpefla pourmdi un charme 
gui , bien qu'il pénètre jufqu'à mon coeur ,. 
Semble être uniquement de fenfatio^. Si , 
je ne vois la fatisfàâion que je caufe , ; 
quand même j'en ferois iur , je n*en joui- 
rois qu'à demi. C'eft même pour moi un 
i>Iaifir défintérefle qui ne dépend pas 4e; ,.' 
a part que f y puis . avoir. Car dans les r, 
fêtes du peuple , celui de vpir des vifi- 
ges gais m'a toujours vivement attiré. ' 
Cette attente a pourtant été fbuvent fruf- 
trée en France oii , cette nation qui fe ; 
prétend fi gaie , montre peu cette gaît;é , 
dans "(es jeux. Souvent j'allois jadis aux t. 
guinguettes pour y voir danfer le menu 
peuple : mais ks danfes étoient- fi mauf- 
fades , fon maintien fi dolent, fi gauche , 
que j'en fortois plutôt contrifté que ré- 
joui. Mais à Genève & en Suîffe, oîk le 
rire ne s'évapore pas fans cefle en folles 
malignités, toutvrefpire le contentemen^i- 
&' la gaîté dans les fêtes. La mifero n'y 
porte point fon hideux, iafpfft» Le fafte r^y ,. 
montre pas non plus fon înfolence. Le ,, 
bien-être, la fraternité, la concorde y 

S 6 



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416^ L'éts" Rêveries, 

dîfpofent les cœurs à s'épanouir , & fou- 
vent darft les ' transports d'une innocente 
joie, lesinfahniis s'accoilenf , s*embraffent 
66 ^ifrtt^tità jouir de concert des plaifirs 
du^ jotir. ' Poitr jouit mai - même de ces 
âÎBiàWe^ fêtes , fe "û*af pas befoin à^en 
être. Il me fufKt de les voir ; en les 
votant je les partage ; & P^™^ ^"^ ^^ 
vîftgés'^^ài^ , je fiiis Hen * nuf qu'il n'y a 
J)s^ un Weitr 'pluà . gâi \ ànk îe mien. . 

'l^rortïiTe ce nefoitla qu*ua plaifir de 

fen^tîbn', fl ai certainement une caufe mo- 

taîe^,'&"la preuve en eft, que ce même 

afpèS^auHeude me flatter, de me plaire, 

petrfme déchirer, de douleur & d*indi- 

gnôtion V quiftd je fkïs que ces fignes de 

pl^ifîf & !de joie fxtr ^ les; vifeges des me- 

chans/ne ^fd^t que des 'marques que leur 

malignité'^ieÀ ;ÉÇtr^ite; Là joie Innocente 

cft là feule: dont fe& figires^ flattent mon 

coéun Ceut.de la cruelle & moqueufe 

joïe fe ' rtavrent ^& Pàffligent quoi qu'elle 

n*^' iluî iip^j^Vt à mWi. Çé's iîgnes fans 

dcutS '^'iie 'feùltoiônt * être" exâÛement les 

m&ïîfe^', {)^r(aris de principes fi difFérens: 

ma« etifiii ce font' également des figues 

dévoie', ôc *feufs (fifex^ônces feintes ne 



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IXme! ^pit o M E îf aVe. 4it' 



A 



feint affurémeitt pa^ prôportidiinelles à 
trelles des mouvemens qu'ils excitent en 

. Ceux de douleur & de peme me font en^. 
core plus fenfibles i au point qu'il m'èftlm-^ 
'^poflible de lesibutentr lans être agité moi- 
même d'cmotlons peut^ctre encore plusi i-^ 
vesque celles qu'ils repréfentcnr. L^iniagîna- 
tî.on renforçant la fenfation m^identifîe avec 
rêtre fpuSrant , & me donne ipuyent plus 
rf*angoiffe qu'il n*en fent lut-rrieme. Un 
vifage itiççontent eft encpre un fpeSacIe 
qjiril m'eft impofîlbte de foutenir , fur-teut. 
Il j*ai lieu de penfer que ce mécontente- 
ment me regarde. Je ne fan roi s dire com- 
bien Tair grognard & maufiade des valets 
qui fervent en recliignarit , m'a arraché 
d^écus'dâns les maifons oîi j'avois autre- 
fois la fottife de me laifler entraîner , &c ^ 
oii les' domefliques m*ont toujours fait 
pbyer bien chèrement l'hofpitalitc des maî- 
tres. Toujours trop affeflc des objets fen- 
fibles , & fur -tout de ceiLx qui portent 
fighç de plaifir ou de peine ^ de bienveil- 
lance ou d'averfion, je me laifle entraî- 
ner par ces impreflions extérieures, fans 
pouvoir jamais m'y dérober autrement que 



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412 i.E s RÊVERIES, 

par la fuite. Un figne , un gefte , un coup 
cPϔI d'un inconnu fuffit pour troubler 
mes plaifirs,ou calmer mes peines. Je ne 
fuis a moi que qu^n4 je fiiis feul, hors 
de-Ià je fuis le jouet "de tous ceux qui 
m'entourent, 

' Je vi vois jadîsàvec plaifir dans le monde 
quand je ne voyois dans tous les yeux 
que bienveillance , ou tout au pis indiffé^ 
rence ^ans ceux à qui j'étois inconnu ; 
mais aujourdiiui qu*on ne .prend pas moins 
de peine à montrer mon vifage au peuple , 
qu'a lui mafquer mon naturel, je né puis met- 
tre le pied dans la rue fans m'y voir entouré 
d'objets déchirans. Je me hâte de ^gner 
à grands pas la campagne ; fi-tôt cjue je vois 
la verdure , je commence à refpirer. Faut- 
il s'étonner fi j'aime la folîtude ! Je ne 
vois qu'animofité fur les vîiages des hom- 
mes , & la nature me rit toujours. 

Je fens pourtant encore , il faut l'avouer , 
du plaifir à vivre au milieu des hommes 
tant que mon vîfage leur eft inconnu. Mais 
c'eft un plaifir qu'on ne me laiffegiiercs. J'ai- 
mois encore , il y a quelques années à tra- 
verfer les villages, & à voir au matin les 
laboureiu-s raccommoder leurs fléaux ou 



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IXm«. Promenade. 41? 

^ ' I .1 • 

les femmes fur leur porte avec leurs en- 
fânis. Cette vue avoit je ne fais quoi qui 
touchoit mon cœwr. Je m*arrêtoi$^ quel- 
quefois , fans y preodre garde , à regarder 
lès petits manèges de ces bonnes gens, & [ 
je me fentois loupirer fans favbir pour- 
quoi. J*ignore fi Ton m'a vu fenfîble à ce * 
petit plaifir & fi Ton a voulu me Tôter en- ' 
core ; mais au changement que j'apperçois ' 
fïirles phyfionomiesà mon pâflage, &à 
Tair dont je fuis regardé , je fuis bien forcé 
^e comprendre qu'on a pris grand foin de ' 
in'ôter cetincomito.La même chofe m'eft ' 
arrivée d'une :teçon plus njairquéè encore '- 
aux Invalides. Ce bel établinement ^'atou- 
jôiirs intéreflé. Je ne vois jamais fans at- 
tendriflement & vénération ces groupes de 
bt>ns vieillards qui peuvent dire comme 
ceux de Lacédémone : ^ 

J{ous avon^ été jadis 

Jeunes , vaillans , & hardis. , 

Une de mes promenades favorites , étoit, 
autour de UEcole militaire , & je rencon-^ 
trois avec phiCit çà & là aue^ues Inva- 
lides qui , ayant confervé 1 ancienne hon- 
nêteté militaire y me ialuoient en pa^t. 



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A V - - -o ^i 



414 11 É S RÊVERIES, 

(>e Jfalut que mon cteur leur readoit 3u. 
centuple , mellattoit & augmentoit le plaîfir 
que j'avois â les voir. Comme je ne fais rien^ 
cacher 4e ce qui rhe touche, je parlôis fou- 
vent des Invalides- & de ïa façon dont leur . 
a^eâ in'aifeâoit. Il n'enj fallut pas davaa-^ 
tage/Au tout ^egueîquQ teins je m'apper- 
çus que je n*étois plus im inconnu pour eux, 
ou plutôt que je le ïeut étois bien davan- 
tage , puifqu^Is me yoyoient du ïneme oeil 
2.ué f^it le .pu|)lit.'Î^Ius Jlionnetetë , plus 
é falutations. Un air repouffant * un re- 




pre- 
le leur 

métier ne Jeur J^iTant pas comme aux au- . 
très couvrir leur animofi^e, d*un mafque 
ricaneur & traître , ils me, montrent tout 
ouvert'eînentla' pïus ^violente .hainp , & tel 
eft l'excès de ma niîfere que je uiis forcé 
de diftinguer dans inôri etttj^ icéiùc qui me 
déguifenf tt nfoiÀs- léûr'fttreur. 

Depuis lors je nie promené avec ncKMs 
de plaifir du côté dés hiyalides ; cepen- 
dant comme mes fec*ifltens p<î>ur eu^ ne 
dépendent pas des kùrs^pour mpi, je nie 
vois. jamais fanswéfye&i & fanis ihtérêj. 
ces anciens défenfeurs de leur patrie : m^ 



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I X"'^- P R Q M EN AD E. 4.15 . 

il m'eftbien dur de tne voir fi mal payé . 
de leur part de la jufticp que je leur rends. 
Quand par hafard j'en rencontre quelqu'un 
qui a échappé aux infiruûions commu-, 
Ti€S , ou qui ne conooiflant pas ma figure - 
ne me^o^itçe aucune, ayerfion , Thonnôte 
iahitation de ce feul là me dédommage du 
maintien ré}>àrbatif.des autres. Je les our 
blie pour ne . m'occuper que de lui , & • 
je Hi*imagine qu'il a une de ces âmes com- ' 
me la mienne , oii la haine ne fauroit pé* - 
nétrer. J'eu$ encore ce plaifir l'année der- 
nière eh p^ant l'eau pour in'aller pro-^j 
mènera Tifle au^ Cignes. Un pauvre vieux ^ 
Invalide dan^ un bateau attendoit compa- 

Snie pour traverfer. Je mp préfentai , je 
is au batelier de partir. L'eau étoit forte . 
& la traverfée fut longue. Je n'ofois pres- 
que pas adreffer la parole à l'Invalide de 
peut d'être rudoyé & rebuté comme à r 
rordincâre ; mais fon air honnête me raf- 
fura. Nous caufômes. Il me parut homme 
d^ fens & dé mœurs. Je fus furpris & 
charmé de fon ton ouvert &c affable. Je 
n'étois pas accoutumé à tant de feveur. 
. Ma furprife cefla ouand, j*appris qu'il ar- ^ 
rivoit tout nouveUemeot; de province. Je 



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4i6 Les Rêveries, 

compris qu'on ne hii avoit pas encore ^ 
montré ma £gure & donné {es inftruc- 
tions. Je profitai de cet incognito pour 
converfer quelque moment avec un hom- 
me , & je fentis à la douceiu* que j'y 
tfouvois combien la rareté des pkifirs 
les plus communs eft capable d'en aug- 
menter le prix. En fortant du bateau il 
préparoit fes deux pauvres liards. Je paya 
le paffage & le priai de les refferrer , en 
tremblant de le cabrer. Cela n'arriva point; 
au contraire il parut fenfible à mon at- 
tention , & fur-tout à Celle que j'eus en- 
core , comme il étoit plus vieux que moi , 
de lui aider à fortir du bateau. Qui croi- 
rôit que je fus affez enfant pour en pleu- 
rer aaife ? Je mourois d'envie de lui 
mettre une pièce de vingt- quatre fols 
dans la main pour avoir du tabac ; }e n'o- 
fai jam*iis. La même honte qui me re- 
tint /m'a fouvem empêché de foire de 
bonnes aftions qui m'auroient ccwnblé de 
jôîe , & dont je ne me fuis abftenu qu'en 
déplorant ttion imbécillité. Cette fois après 
avoir quitté mon vieux Invalide je me 
confoîai bientôt en penfant que j'aurois, 
pour ainfi dif e-, agi contre mes propres 



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■JL-J L ' , J I I H 

IX»«- Promenade. 417 

^ ; < , T 

principes, en mêlant aux chofes honnê- 
tes un prix d'argent qui dégrade leur no- 
bleffe & fouille leur défintereffement. Il 
feut s*empreffer de fecourir ceux qui en 
ont befoin ; mais dans le commerce ordi- 
naire de la vie , laifTpns la bienveillance 
naturelle & Turbanité faire chacune leur 
cèuvre , fans que jamais rien de vénal & 
de mercantille ofe approcher d'ime fi pure 
iburce pour la corrompre ou pour Pal- 
térer. On dit qu'en Hollande le peuple 
fe j&it payer pour vous dire l'heure & 
pour vous montrer le chemin. Ce doit 
%tît un bien méprifable peuple que celui , 

Ïii trafiqué aînfi des plus (impies devoirs 
?rinimanité. \ 

: J'ai remarqué qu'il n'y a que l'Eu*- 
rope feule où Ton vende Thofpitalité. 
Dans toute l'Afie on vous logé gratuite- 
ment. Je comprends qu'on n'y trouve 
pas fi bien toutes î^s aifès. Mais n*efl-ce 
rien que de fe dire je fuis homnie & 
reçu chez des humains ? C'efl l'humanité 
IJ^ire qui me donne le couvert. Les pe- 
tites privations s'endurent fans peine , 
quand le cœur efl mieux traité que le 
corps. 



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DIXIEME PROMENADE^ 



, U J O u R d'h u I joiir de Pâques fleu-^ 
ricS , il y a précifément cinquante ans de> 
ma pfenfiiere connoifTance avec Madame 
de Warens. Elle a voit vingtihuit ans alors, : 
étant née avec k fiecle. Jerfen avois pas^ 
encore dix-fept , & m<Mî tempérament, 
naîffant ^ mais que j'ignorois encore , donr : 
ncit une nouvelle chaleur à XAi cœur na-, 
ttirellement plein de vie. S'il n'étoit pasr 
étonnant cp'elle conçût de la bienveillance- 
pour, un jeune homme vif 9 mais ^o^^ 
£c Qiodeili^e y d'Une figure afîez agréable ,) 
il rétoit encore moins qu'une femme; 
chafntante-j pleine tf^fprit & de grâces 9 
m'iiifpirât - avec la reconnoiffance , des- 
fentimens plus tendres cjueje n'en dif- 
t^fpois pa?t Mais ce qui eft moins, or- 
dinaire,' eft que. ce preinief; c^oflientdé-; 
cida de. jPfK>i pour toute ma vie , & pro^ 
d>iiiit parunench^mement inévitable le 
deâin djii jreâe d$ ities joitrs^ . Mon amç 
dont nâes organes nWoient point déve- - 
loppé les plvis.précieufes fecultés , n'avolt 
encore aucune forme déterminée. JEIlç. 



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X««- Promenade. 419 

àttendoit dans une forte d'impatience le 
îwoment qui devoît la lui donner , & ce 
moment accéléré par cette rencontre ne 
vint pourtant pas fi-tôt ; & dans 1^ fim- 
plicité de moeurs que l'éducation m'avoit 
donnée , je vis long-tems prolonger poùt 
moi cet état délicieux mais rapide où Ta-^ 
ftioiir & rinnocençe habitent le même 
cœur. Elle m*a voit éloigné. Tout me rap- 
peHbit à elle.' Il y fallut revenir. Ce,re- 
ibui* fixa ma deftinée , & long-tems en?- 
core avant de la pofféder • je ne vîyois 
plus qu'en elle & pour elle. ^ Ah ! fi j'a- 
vois uifH à fon cœur > comme elle fuf^ 
fifoit au mien ! Quels paifibles & déli- 
cieux' Joi^rs nous eufTions coules enfem^ 
hh f.Noiis' en avoris paffës de tels, mais 
qA*iî^ ont été courts ^& rapides &z quel 
d^ftih 'les a ftiivis ! Il n^y' a pas de jours 
biS je^'bë me rappelle avec joie & atten- 
driïFén\ent cet unique & court tems de 
iiicrVié bti je fus moi pleinement^ fans 
mélangé 4 & fens obftacle , & où je puis 
^rîtâmemeut dire avoir vécu. Je puis 
diJ"eVà^pe^^^ comme ce Préfet du 

ftçtdïrè' qui, di^racié fous Vefpafien ^ 
^^di alH noir pûifiblement fes jours âlâ 



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439 L£S RÊVERiE.Sy 



campagne ; foi pajfé foixanu & dix ans 
fur la une & fcn ai vécu fcpt. Sans ce 
court mais précieux efpace je ferois reflé 
peut-être incertain fut moi , car tout le 
refte de ma vie , Êicile & fans réûflancei 
j*ai été tellement agité y ballotté , tiraillé 
par les pallions d^utnii que , prefque 
paflif dans une vie auiîi orageufe , j'au- 
rois peine à démêler ce qu'il y a du mien 
dans ma propre conduite, tant la dure 
néceffité n a ceffé dé s'appeftntir fur moi. 
Mais durant ce petit nombre d'années, 
aimé d'une femme pleiùe de complaifance 
& de douceur, je fis ce que je voulois 
fidre , je fliS ce que je voulois être, & par 
Pemploi que Je fis de. mes ,loifirs, aid4 
de fes leçons & de iôxi exe^nple, -JQ {\is 
^onnér à mô^ .ame.^'^pcôre fin^plê &^ 
neuve 1^ la forme qvi* lui jÇ<^venoit da- 
vantage, & qu'elle a^^fdée .toujpur?? Le 
goût de la folîuide & de la contempla-, 
tîon' nacquît dans mon cœur avec les len- ^ 
timens expanfifs & tendres faits pour être 
fon aliment. Le tumulte & le bruit les 
reiïerrent &: les étouffent , le calme (S£ 
!a paix les raniment Ôc les çxaltçnt, Tai 
beioiii de me recueillir pour aimer, fea- 



,y Google 



Xme. Promenade. 43 i 

gageai Maman à vivre à la campagne. 
Une maifon ifolée au penchant aiiii 
vallon fiit notre afyle , & c'eft-là que 
dans Teipace de quatre ou cinq ans j'aî 
JOUI d'im fiecle de vie , & d'un bonheur 
pur & pïein qui couvre de fori char- 
me tout ce que mon fort* préfeht a d'af- 
freux. Pavois befoin d'une amie félon 
mon cœur , je la pôffcdois. Tavois déliré 
la campagne , je Tavois obtenue. Je ne 
pouvois fouffrir raffujettiffement , j'étois 
parfaitement libre & mieux que libre , car 
afliijetti par mes feuls attachemens , je ne 
fàifois que ce que je voulois faire. Tout 
mon tems étoit rempli par des foins af» 
feftueux ou par des occupations cham- 
pêtres. Je ne defirois rien que la conti- 
nuation d'un état fi doux ; ma feule peine 
étoit la crainte qu'il ne durât pas long- 
tems, & cette ^crainte née de la gêne 
de notre fituation n'étoit pas fans fon- 
dement. Dès-lors je fongeai à me donner 
en même tems des diverfions fur cette in- 
quiétude , & des r^ffources pour en pré- 
venir l'effet. Je penfai qu'iuie provifion 
de talens étoit la plus fure rcflburce con- 
tre la mifere, & je réfolus d'employer 



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431 Les Rêveries, &c. 

mes loifîrs à ttie mettre en état , s'il étoit 

f)oflible, de rendre un Jour à la meil- 
eure des femmes , Tafliftance que j'en 
avois reçue 



Fin du fécond Folumcdes Mémoires^ 






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